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Full text of "L'Égypte et Ismaïl pacha"

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University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/lgypteetismaOOsacr 


(^ 


v- 


L'ÉGYPTE 


ISMAÏL  PACHA 


DES    MEMES    AUTEURS 


POUR   PARAITRE   PROCHAINEMENT 


ACHMET    LE    FELLAH 


ETUDE     EGYPTIENNE 


PaKIS.     —     J.     CLAYli,     IMrUIMEUR,     RUE     S  A  I  N  T  -  B  EN  O  I  T 


LÉGYPTE 


ISMAÎL  PACHA 


AMEDEE   SACRE    ET    LOUIS    OUTREBON 


PARIS 
J.    HETZEL,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

l8,     RUE     JACOB,     l8 

1865 

Tous  droits  réservés. 


796910 


AU    LECTEUR. 


Ceci  est  nu  livre  à  bAtoiis  rompus,  écrit 
au  couraut  des  souvenirs. 

Les  ouvrages  sur  I'Égypte  ne  manquent 
pas.  Tous  les  voyageurs  en  Orient  ont  parlé 
de  l'Egypte  pittoresque  et  monumentale; 
mais  le  temps  ou  la  volonté  leur  a  manqué 
pour  connaître  du  pays  autre  chose  que  ce 
qu'en  peut  voir  un  touriste. 

Un  séjour  de  plusieurs  années  à  Alexan- 
drie, au  Caire,  à  Suez  et  à  Damiette,  nous 
a  permis  de  recueillir  d'assez  curieux  docu- 
ments relatifs  aux  mœurs,  aux  coutumes  et 
à  l'administration  locales.  Nous  allons  donc 
essayer  de  décrire  l'Egypte  telle  que  nous 


2  AU    LECTEUR. 

l'avoDs  vue,  telle  qu'elle  existait  vers  la  fiu 
de  l'année  1864. 

Peut-être  réussirons-nous,  et  c'est  là  notre 
])ut,  à  jeter  quelque  lumière  sur  une  page 
encore  peu  connue  de  l'histoire  contempo- 
raine. 

Fé\Tier  1865. 


L'EGYPTE 


ISMAIL-PACHA. 


CHAPITRE   PREMIER. 

IS-MAÏL,    VICE-ROI. 

Ouvrez  le  premier  atlas  venu,  et  vous  trouvez, 
sur  la  côte  d'Afrique,  au  nord-est,  un  pays  trois 
ou  quatre  fois  grand  comme  la  France,  et  agréa- 
blement teinté  pour  le  plaisir  des  yeux.  C'est 
l'Egypte. 

Comme  les  géographes  ne  doutent  de  rien,  ils 
ont,  suivant  leur  fantaisie,  arrêté  leur  enluminage 
plus  ou  moins  loin  de  l'Equateur.  Le  fait  est 
qu'ils  sont  à  cet  égard  dans  le  plus  grand  embar- 


4  L'EGYPTE 

ras,  comme  nous,  comme  tout  le  monde,  et  que  le 
vice-roi  lui-même  payerait  chèrement  l'homme. 
—  géographe  ou  non  ,  —  qui  pourrait  assigner  à 
l'Egypte  ses  véritables  frontières,  autrement  que 
sur  le  papier,  bien  entendu. 

Le  Nil,  un  maître  fleuve  dont  on  ne  connaîtra 
peut-être  jamais  la  source,  traverse  le  pays  de  part 
en  part,  sur  un  lit  de  granit  rose,  creusant  au  mi- 
lieu de  sables  sans  fin  une  vallée  merveilleusement 
fertile  où  le  blé,  les  fruits,  et  les  Arabes  de  toutes 
nuances,  mûrissent  à  souhait  pour  la  plus  grande 
fortune  du  pacha. 

On  peut  voir  ailleurs  ce  que  futautrefois  l'Egypte; 
notre  rôle  se  borne  à  dire  ce  qu'elle  est  aujourd'hui. 
Nous  renvoyons  donc  les  lecteurs  aux  ouvrages 
spéciaux,  s'il  leur  plaît  de  connaître  par  quelles 
décadences  successives  la  barbarie  est  revenue  aux 
lieux  mêmes  oii  naquit  la  civilisation. 

Une  longue  et  douloureuse  histoire  que  celle- 
là!  Triste  comme  un  récit  d'invasion,  comme  un 
compte  rendu  de  pillage  et  de  massacre.  Mais  nous 
n'entendons  faire  que  de  l'histoire  contemporaine. 


I:T  ISMAIL-PACIIA.  r, 

En  ISGli,  Ismaïl-Pacha ,  premier  du  nom,  fils 
d'Ibrahim,  gouverne  l'Egypte  pour  le  compte  de 
Sa  Hautesse  le  sultan. 

C'est  un  homme  de  taille  moyenne ,  large  d'é- 
paules, roux  de  barbe,  et  très-probablement  myope, 
quoiqu'il  ne  faille  pas  se  fier  aux  apparences.  Le 
Turc  est  le  Normand  d'Asie  ;  il  feint  volontiers  la  sur- 
dité pour  se  dispenser  de  répondre ,  et  s'improvise 
myope  pour  laisser  venir  plus  près  son  interlocu- 
teur. 

On  le  dit  bon  musulman,  —  tout  comme  le  lé- 
gendaire duc  de  Byzance.  Au  reste,  Allah,  Maho- 
met et  lui  régleront  cette  affaire-là  un  jour  ou 
l'autre. 

Si  jamais  ordonnance  dépoétisa  un  pays,  c'est 
bien  la  réforme  somptuaire  édictée  par  Mahmoud 
pour  l'empire  ottoman.  L'Oriental,  en  redingote 
boutonnée  jusqu'au  cou  et  coiffé  d'une  toque  coni- 
que en  drap  rouge,  a  perdu  toute  espèce  de  couleur 
locale.  Donc,  le  vice-roi  d'Egypte,  féal  du  sultan, 
porte,  pour  se  conformer  à  la  règle,  la  stambouline 
et  le  tarbouch.  On  le  dit  encore  très-continent. 
C'est  ainsi  qu'il  n'a  guère  que  deux  ou  trois  femmes 
légitimes,  quoique  la  loi  du  Prophète  lui  en  accorde 


6  L'EGYPTE 

jusqu'à  quatre,  avec  un  nombre  illimité  de  con- 
cubines. 

Ismaïl-Pacha  est  petit-fils  de  3Iéhémet-Ali,  et 
administre  fort  habilement  une  colossale  fortune 
personnelle.  Il  administre  également  l'Egypte  de  la 
façon  qui  sera  décrite  par  la  suite. 


Méliémet-Ali  fut  un  grand  prince.  Soldat  de  for- 
tune, il  parvint,  par  son  mérite  personnel,  au  gou- 
vernement du  pacbalik  d'Egypte,  que,  plus  tard, 
on  érigea  à  son  intention  en  vice-royauté.  Bientôt 
il  rêva  pour  lui  et  pour  ses  sujets  de  hautes  desti- 
nées :  d'abord  l'indépendance  pour  les  siens,  et 
pour  lui-même  l'aigrette  du  Commandeur  des 
Croyants.  Comme  il  allait  grand  train  sur  la  route 
de  la  conquête,  les  puissances  européennes  s'in- 
terposèrent, et  il  dut  se  résigner  à  n'être  que  vice- 
roi. 

Toutefois,  l'Egypte  sortait  du  droit  commun  qui 
régit  les  provinces  ottomanes;  la  suzeraineté  du 
sultan  se  résumait  dès  lors  en  un  insignifiant  tribut 


KT   ISMAIL-l'ACH  \.  7 

et  un  serment  de  vasselage  illusoire ,  puisque  la 
succession  au  gouvernement  du  pays  se  trouvait 
définitivement  acquise  à  la  famille  de  Méhémet- 
Ali. 

D'après  la  loi  musulmane,  l'hérédité  suit  l'ordre 
de  la  primogéniture  chez  les  mâles  ;  l'aîné  de  la 
famille  en  est  le  chef  de  droit.  C'est  là  une  coutume 
patriarcale  et  qui  ne  manque  pas  de  valeur  au 
point  de  vue  restreint  de  la  famille,  —  même  de  la 
tribu.  Il  est  bon,  dans  un  milieu  où  les  intérêts 
sont  communs ,  que  la  direction  des  affaires  de  la 
communauté  n'incombe  pointa  un  enfant^.  3Iais 
les  besoins  d'un  peuple  diffèrent  essentiellement  de 
ceux  d'une  tribu,  et  l'ordre  de  succession  établi  en 
Egypte  a  pour  résultat  direct  de  mettre  en  coupe 
réglée  le  pays  administré  de  la  sorte.  Pour  peu 
qu'il  tienne  à  établir  convenablement  ses  fils,  cha- 
que vice-roi  passe  sur  l'Egypte  comme  un  ouragan 
sur  la  plaine.  Qu'importe  l'avenir  !  Un  autre  fe- 

1.  Le  Koraa  place  la  femme  à  un  degré  tellement  inférieur  sur 
l'échelle  sociale,  qu'il  lui  accorde  à  peine  une  place  dans  la  famille. 
La  femme  n'est  qu'un  instrument  de  reproduction.  Elle  u'entre  point 
dans  la  mosquée,  n'est  tenue  à  aucune  pratique  religieuse.  Quelques 
docteurs  musulmans  vont  même  jusqu'à  lui  contester  une  àmo 
comme  la  nôtre! 


^  L'iiGYPTE 

rail  lu  iijuisson,  inieu\  vaul  Ja  l'auclier  en  herbe! 

Entre  autres  vertus,  Méhémet-Ali  jouissait  d'une 
rare  fécondité  :  il  eut  une  centaine  de  fils.  On  voit 
qu'il  tenait  à  ne  point  laisser  tomber  la  vice-royauté 
en  quenouille. 

La  plus  grande  partie  de  ces  enfants  moururent 
avant  l'âge  de  raison.  Il  semble,  au  reste  que  la 
fatalité  se  soit  attachée  à  sa  famille.  Les  autres, 
ïoussoum,  Ibrahim,  Ismaïl,  Saïd,  3Iohamed-Ali, 
sont  morts  jeunes  encore. 

Une  phthisie  pulmonaire  emporta  Ibrahim-Pa- 
cha, le  premier  successeur  de  Méhémet-Ali. 

Abbas-Pacha,  fils  de  Toussoum,  qui  vint  ensuite 
au  pouvoir,  fut  étranglé  à  la  suite  d'une  révolu- 
lion  de  palais.  Quant  à  son  frère,  El-Hami-Pacha, 
qui  avait  épousé  une  fille  du  sultan  Abdul-3Iedjid. 
on  s'arrangea  si  bien  pour  développer  chez  ce 
jeune  prince  de  funestes  instincts,  que  la  débauche 
l'emporta.  Pour  n'accuser  personne,  disons  qu'il 
mourut  d'hébétement. 

Achmet,  l'aîné  des  enfants  d'Ibrahim-Pacha, 
serait  actuellement  au  pouvoir  sans  un  accident  de 
chemin  de  fer.  Par  un  regrettable  hasard,  le  convoi 
qui  transportait  d'Alexandrie  au  Caire  quelques- 


ET   ISM  ML-l'ACII  A.  0 

uns  des  princes,  sombra  dans  le  Nil  au  passage 
du  bac  de  Kafr-Zaïat.  La  locomolive  avait  trop 
de  vitesse  acquise,  la  barrière  était  ouverte.  Fatalité! 
Le  prince  Halim  parvint  à  sortir  de  son  wagon. 
Achmet  y  resta;  son  embonpoint  l'empêcha  de 
s'échapper  par  la  portière.  Ismaïl,  retenu  par  une 
indisposition,  avait  préféré  se  soigner  chez  lui. 

Une  lugubre  anecdote  pour  clore  la  liste. 

Ismaïl,  frère  cadet  (+'Ibraliim-Pacha,  gouvernait 
le  Soudan.  Un  jour,  il  remarqua  que  des  nègres 
apportaient  de  la  paille  en  quantité  autour  du 
camp  qu'il  occupait  avec  son  état-major. 

—  u  Pourquoi  cette  paille?  dit-il. 

—  «  Altesse  vous  avez  demandé  deux  mille  che- 
vaux :  ne  faut-il  pas  les  nourrir.  » 

Le  lendemain,  nouveaux  amoncellements  de 
paille,  nouvelle  question. 

—  «  Altesse  vous  avez  demandé  dix  mille  bœufs, 
c'est  aussi  pour  les  nourrir.  » 

Pendant  trois  ou  quatre  jours  les  bottes  arri- 
vèrent si  nombreuses  qu'on  pouvait  en  entourer  le 
camp;  ce  qui  fut  fait,  et  Ismaïl  ainsi  que  son  état- 
major  furent  brûlés  comme  des  rats  dans  un  pail- 
lasson. 


10  L'KGVPTl- 

Sans  apprécier  autrement  toutes  ces  catastrophes, 
il  est  bien  permis  de  constater  qu'on  meurt  tôt  et 
de  façon  singulière,  dans  la  famille  de  Méhémet- 
Ali.  Ainsi  le  veut,  disent  les  médisants,  l'ordre  de 
succession  à  la  vice-royauté. 

Halim,  l'oncle  du  Pacha  régnant,  est  le  seul  fils 
vivant  du  fondateur  de  la  dynastie  égyptienne. 


Un  homme  d'infiniment  d'esprit,  et  qui  sait  son 
Orient  mieux  que  personne,  disait,  il  y  a  quelques 
mois  : 

«  Ismaïl-Pacha  me  fait  absolument  l'effet  d'un 
«  caporal  d'ordinaire,  qu'on  aurait,  sans  dire  gare, 
«  nommé  général  en  chef.  Habitué  à  ses  quatre 
((  hommes  et  à  ses  quatre  sous,  il  apporterait 
«  fatalement  dans  l'administration  de  son  corps 
«  d'armée  cette  science  de  détails,  cette' connais- 
«  sance  parfaite  des  infiniment  petits,  qui  naguère 
«  faisaient  de  son  escouade  le  modèle  du  régiment. 
«  Mais  il  passerait  en  revue  les  boutons  de  guêtres 
«  au  lieu  de  faire  sonner  la  charge!  » 


ET  IS.MAIL-PAGHA.  Il 

La  comparaison  est  exacte  :  Ismaïl  n'a  point 
appris  à  régner.  C'est  toute  une  science  que  de  sa- 
voir gouverner  les  hommes,  —  sous  la  monarchie 
absolue,  bien  entendu,  —  science  que  les  plus  ha- 
biles n'acquièrent  qu'à  la  longue  après  une  initiation 
pénible,  et  dont  le  Pacha  actuel  ne  savait  malheu- 
reusement pas  le  premier  mot,  quand  la  mort  de 
Mohammed-Saïd  l'improvisa  vice-roi.  Grâce  aux 
libéralités  de  Méhémet-Ali ,  il  se  trouvait  un  des 
plus  riches  propriétaires  d'Egypte;  c'est  peut-être 
le  plus  riche  qu'il  faudrait  dire.  Naturellement  doué 
de  ce  bon  sens  pratique  et  de  cet  esprit  d'économie 
qui  font  la  fortune  d'un  chef  d'exploitation  rurale,  il 
sut  gérer  si  habilement  son  bien,  employer  si  reli- 
gieusement son  revenu  en  acquisitions  nouvelles, 
qu'il  tripla  sa  fortune:  ses  blés,  ses  sucres  faisaient 
prime  sur  le  marché  ;  on  se  disputait  le  coton  de 
ses  domaines,  dont  il  soignait  mieux  la  culture, 
pour  leur  faire  produire  davantage  et  vendre  plus 
cher  la  récolte. 

On  le  citait  comme  le  cultivateur  modèle. 

Mais  il  restait  continuellement  éloigné  des 
affaires  de  l'État,  et  n'apprenait  rien  de  ce  que 
doit  savoir  un  gouvernant.  L'administration  d'un 


[2  LKGVPTK 

pays  comporte  d'autres  connaissauces  que  la  régie 
(l'un  domaine  :  aussi  n"entend-on  point  dire 
qu'Ismaïl-Paclia  ait  encore  été  cité  comme  le  mo- 
dèle des  vice-rois. 

Il  faut  bien  faire  la  part  des  coutumes  du  pays 
et  reconnaître  que  les  pachas  d'Egypte  s'occupent 
assez  peu  d'initier  leurs  successeurs  au  métier  de 
roi.  Leur  préoccupation  constante  est  de  laisser  la 
couronne  à  leur  lils,  de  déblayer  la  route  du  trône 
encombrée  par  les  collatéraux.  Aussi  l'héritier 
présomptif  se  tient-il  à  distance.  Il  s'enferme  dans 
ses  propriétés,  à  la  suite  d'une  disgrâce  qu'il 
appelait  depuis  longtemps  de  tous  ses  vœux;  il  ne 
se  montre  qu'aux  réunions  strictement  ofTicielIes. 
évite  le  tête-à-tête  amical. 

Nourri  dans  le  sérail,  il  en  sait  les  détours. 

En  Orient  la  tasse  de  café  convenablement  pré- 
parée, —  on  en  a  vu  des  exemples  à  (lonstanti- 
nople,  —  est  le  plus  court  chemin  d'un  héritier  à 
une  succession.  La  chose  se  passe  trancjuillement, 
en  ramille.  et  l'on  évite  ainsi  les  criailleries  de  ces 
maudits  Européens,  toujours  prêts  à  se  mêler  des 
aifaires  d'autrui. 


i;t  iSMvir.-PACii a.  13 

On  tient  partout  en  tro|)  liaute  estime  la  mé- 
moire de  Mohammecl-Saïïl  jiour  croire  qii'Ismaïl- 
Pacha  ait  jamais  eu  raison  de  craindre  rien  de 
semblable.  Si  IMohammed  a  pu  rêver  le  trône  pour 
son  fils,  il  était  loin  de  songer  à  lui  en  frayer  le 
chemin  par  l'assassinat  de  ses  proches,  puisqu'il 
ne  songea  pas  même  à  lui  laisser  un  patrimoine. 
Toussoum-Pacha ,  le  fils  du  dernier  vice- roi,  est 
presque  pauvre.  Peut-on  faire  un  plus  bel  éloge 
du  caractère  de  son  père  ? 


Ismaïl-Pacha  se  tint-il  volontairement  éloigné  des 
affaires,  comme  le  disent  les  uns?  En  fut-il  écarté 
par  son  prédécesseur,  à  qui  son  caractère  était  par- 
ticulièrement antipathique,  ainsi  que  l'aifirment  les 
autres?  Qui  lésait?  Toujours  est-il  qu'il  s'enferma 
dans  son  palais,  thésaurisant  au  mieux,  jusqu'au 
jour  où  Mohammed-Saïd,  à  la  veille  de  son  voyage 
en  Europe,  le  fit  venir  et  lui  confia  la  régence. 

Pendant  cet  intérim ,  où  il  jouait  forcément  le 
rôle  de  gérant  non  responsables  le  prince  remplit 


i;  L'EGYPTE 

convenablement  son  mandat,  et,  comme  un  hon- 
nête commis,  n'abusa  point  de  la  signature.  Rien 
d'ailleurs  à  ce  moment  ne  pouvait  encore  faire  pré- 
voir la  fin  prochaine  de  Saïd ,  qui  venait  de  partir 
plein  de  force  et  d'espérances.  Tout  héritier  pré- 
somptif qu'il  fût,  Ismaïl  pouvait  attendre  longtemps 
la  couronne  qu'on  lui  posait  provisoirement  sur 
la  tête,  non  pour  l'accoutumer  à  en  supporter  le 
poids,  mais  parce  qu'il  fallait  bien  la  placer  quelque 
parti 

Ce  semblant  de  règne,  qui  lui  laissait  des  loisirs, 
permit  à  Ismaïl  de  compter  ses  fidèles.  Le  bilan  des 
amitiés  ne  fut  pas  long  à  dresser  :  le  prince  était 
mal  en  cour;  on  lui  tourna  le  dos  avec  toute  la  po- 
litesse due  à  un  futur  souverain  qu'on  espère  bien 
ne  pas  voir  régner  de  sitôt.  Puis,  s'il  faut  l'avouer, 
on  augurait  mal  de^on  administration. 

Sans  doute,  à  cette  époque,  on  ne  pouvait,  sans 
({uelque  injustice,  préjuger  de  ce  que  pourrait  être 
aux  affaires  un  homme  dont  on  ne  connaissait  en- 
core que  la  vie  privée.  Quoi  qu'il  eu  fut,  la  préven- 
tion existait.  Le  vieux  parti  turc  que  Saïd-Pacha 
avait  maté,  ne  dissimulait  pas  ses  espérances  en 
Ismaïl.  11  n'en  fallait  pas  davantage  pour  éloigner 


Eï  ISMAIL-I'ACIIA.  15 

(kl  prince  l'élément  européen ,  prépondérant  alors. 

Aussi  le  vice-roi  embryonnaire,  et  destiné  peut- 
être  à  ne  jamais  venir  à  terme,  dut-il  s'entourer, 
faute  de  mieux,  d'une  cour  de  mécontents,  de  ja- 
loux ou  d'ambitieuK  déçus,  qui  depuis 

mais  alors  Moharamed-Saïd^  qui  ne  marchandait 
ni  ses  antipathies,  ni  ses  aiïections,  repoussait  ob- 
stinément leurs  obséquiosités  et  leurs  services. 

Quelques  mois  plus  tard,  Saïd  revenait  en  Egypte, 
et  la  maladie  se  déclarait,  qui  devait  le  mener  au 
tombeau.  C'était  vers  la  fin  de  l'année  1862. 


A  cette  époque,  sir  Henri  Bulwer,  ambassadeur 
d'Angleterre  en  Turquie,  visitait  l'Egypte,  et  spé- 
cialement les  travaux  du  canal  de  Suez.  Pressen- 
tait-on déjà  la  mort  prochaine  du  Pacha?  L'Angle- 
terre avait-elle  fait  des  promesses?  Qui  pourrait  le 
dire?  Toujours  est-il  qu'un  parti  nouveau  com- 
mença, —  mais  tout  doucement,  tout  humblement, 
—  à-  montrer  le  bout  de  son  nez,  en  parti  qui  ne  se 
sent  point  fort  et  craint  les  nasârdes. 


l(i  L'ÉGYPTK 

Ce  serait  une  curieuse  histoire,  si  on  la  pouvait 
raconter,  que  celle  des  mille  intrigues  microsco- 
piques qui  s'ourdirent  alors  sous  le  manteau.  Dans 
l'ombre ,  une  sorte  de  contre-gouvernement  s'or- 
ganisa, se  recrutant  de  quelques  habiles  parmi  les 
déshérités  de  la  faveur.  Chacun  apporta  ce  qu'il 
put  à  la  niasse,  qui  une  idée,  qui  des  relations;  les 
plus  pauvres  apportèrent  leur  bonne  volonté  et  des 
espérances  1 

Avant  tout,  on  se  jura  d'être  économes.  Point 
de  ces  prodigalités  qui  avaient  mené  à  mal  la  for- 
tune du  vice-roi,  —  il  est  vrai  qu'elles  avaient  en- 
richi le  pays,  —  excepté  pourtant  à  l'endroit  des 
bons  amis,  dont  le  dévouement  ne  saurait  être 
troj)  récompensé. 

Saïd,  (pii  faisait  beaucoup  pour  l'Egypte,  avait 
pour  habitude  de  ne  jamais  promettre;  il  fut  con- 
venu qu'on  promettrait  toujours,  attendu  qu'en 
Orient  cela  n'engage  absolument  à  rien.  Le  nous 
ven'ons  [hakaloum),  cette  épée  de  chevet  de  la 
diplomatie  turque,  agréablement  augmenté  du 
fameux  demain  (boukra),  l'immuable  réponse  des 
Arabes  qui  ne  veulent  rien  dire,  devait  servir  de 
mot  d'ordre  pour  l'avenir. 


ET   ISMAIL-l'ACII A.  17 

Sur  ces  données  on  dressa  tout  un  plan  adminis- 
tratir.  Ce  n'était  pas-  trop  mal  pour  un  premier  dé- 
but! Après  quoi  on  but  une  infinité  de  tasses  de 
café,  —  inoiïensives  comme  de  raison,  —  on  fuma 
nombre  de  pipes,  et  l'on  attendit.  Rien  n'empêche 
de  supposer  toutefois  que  les  amis  firent  quelques 
neuvaines,  chacun  selon  sa  croyance,  afin  d'obte- 
nir du  ciel  le  prompt  succès  de  la  bonne  cause. 

Mais,  —  comme  devant,  —  Ismaïl  n'avait  rien 
appris  de  son  métier. 

Les  petits  arrangements,  débattus  en  comité  se- 
cret et  toutes  portes  closes,  .pouvaient  sans  doute 
être  fort  du  goût  des  intéressés,  sans  pour  cela 
constituer  im  système  gouvernemental ,  encore 
moins  une  ligne  de  conduite  pour  le  prince.  Aussi 
Ismaïl  se  trouva-t-il  tout  décontenancé  quand  la 
vice-royauté,  sans  dire  gare,  vint  lui  tomber  sur  les 
épaules. 

Pour  se  remettre  du  choc,  il  éprouva  le  besoin 
de  parler  un  peu  à  l'Europe,  et  il  récita  couram- 
ment une  sorte  de  profession  de  foi,  qui  faisait  par- 
tie du  programme  naguère  élaboré  à  frais  com- 
muns. 

L'Europe  reçut  avec  le  plus  grand  sérieux  la 

'2 


f8  L'LGYPTK 

commiinicalion  du  discours  d'avènement  ;  les  naïfs 
du  monde  entier ,  et  les  compères  de  l'endroit, 
poussèrent  des  cris  d'allégresse.  A  Alexandrie,  au 
Caire,  il  paraît  qu'on  s'embrassait  beaucoup  dans 
les  rues.  (A  Damiette,  où  nous  étions  alors,  on  ne 
s'embrassa  pas  du  tout,  au  moins  en  public.) 

Il  faut  dire  que  la  proclamation  était  superbe, 
et  qu'elle  eût  produit  le  plus  grand  effet  dans  un 
collège  électoral.  Elle  parlait  de  tout,  promettant 
des  réformes,  une  ère  nouvelle,  la  régénéi'alion  du 
peuple  égyptien,  la  sécurité  la  plus  absolue  pour 
les  résidents,  et  émettait,  notamment  au  sujet  de  la 
corvée,  des  opinions  bien  nettes  qui  durent  être, 
pour  les  cheiks  de  villages,  matière  à  de  sérieuses 
réflexions. 

Hélas!  la  Charte  fut-elle  toujours  une  vérité? 


Avant  toutes  choses,  on  se  dépêcha  d'enterrer 
le  vice-roi  défunt,  non  point  au  Barrage,  —  comme 
il  en  avait  manifesté  le  désir,  en  s'y  faisant  con- 
struire un  mausolée,  —  mais  dans  une  mosquée 


ET  ISMAIL-PACHA.  19 

d'Alexandrie.  Un  flot  de  populace  à  qui  on  avait 
distribué  des  vivres  suivit,  en  mangeant  et  en  hur- 
lant, le  corps  de  Mohammed-Saïd  jusqu'à  son  der- 
nier asile.  Sans  doute  l'armée  avait  ce  jour-là  de 
graves  occupations,  car  le  cortège  officiel  se  com- 
posait d'une  trentaine  de  soldats  en  petite  tenue  et 
d'une  douzaine  de  matelots  qui  portaient  le  corps. 
Le  gouverneur  d'Alexandrie,  accompagné  d'une 
escouade  de  la  police,  était  chargé  de  maintenir  le 
bon  ordre,  —  probablement  aussi  de  représenter 
les  corps  de  l'État  et  les  hauts  dignitaires,  occupés 
ailleurs  en  ce  moment. 


La  nouvelle  royauté  débuta  mal  :  Ismaïl  était  au 
pouvoir  depuis  quinze  jours  à  peine,  quand  un 
fâcheux  incident  faillit  tout  compromettre. 

Saïd-Pacha  avait  compris,  dès  son  avènement, 
que  la  politique  rétrograde  de  son  prédécesseur 
Abbas-Pacha  devait  tôt  ou  tard  causer  la  ruine  du 
pays.  Aussi,  sans  s'inquiéter  des  bouderies  ni  des 
rancunes  du  parti  turc,  influent  surtout  sous  le 


t!0  L'EGYPTE 

règne  précédent,  appela-l-il  des  quatre  coins  de 
FEurope  une  pléiade  d'hommes  intelligents  dont 
il  écoutait  les  conseils  et  fit  la  fortune.  Les  mécon- 
lenls  se  retirèrent  dans  leurs  propriétés,  et  tout 
fut  dit.  On  vivait  très-bien  à  la  cour  de  Saïd,  mal- 
i;ré  l'absence  des  Turcs,  —  peut-être  même  à  cause 
de  cela. 

Survinrent  les  massacres  de  Syrie.  L'Arabe 
d'Égj'pte,  timide  et  inofîensif,  habitué  d'ailleurs 
au  contact  des  Européens,  n'a  jamais  songé  à 
égorger  personne.  En  dépit  des  émissaires  expé- 
diés de  Damas  pour  provoquer  un  soulèvement, 
les  chrétiens  de  tous  rites  purent  donc  sans  danger 
vaquer  à  leurs  occupations.  Mais  quelques  fanati- 
(|ues  avaient  prêché  la  guerre  sainte  en  pleine 
mosquée;  il  fallait  un  exemple  terrible.  Saïd  fit 
pendre  les  prédicateurs,  et,  chose  inouïe  dans  les 
fastes  musulmans,  la  mosquée  fut  fermée,  tout 
comme  on  ferme  chez  nous  un  club  révolutionnaire 
ou  une  guinguette  trop  bruyante. 

Rien  ne  peut  donner  une  idée  de  la  rumeur 
(lu'occasionna  cette  dernière  mesure.  Quelques  in- 
digènes influents,  ceux-là  qui  boudaient  le  pacha 
en  haine  de  l'Europe,  ne  manquèrent  pas  d'exploi- 


ET  ISMAIL-FACIIA.  21 

1er  le  mécontentemeiU  public.  De  ce  jour,  la  ([ues- 
lion  religieuse  servit  de  prétexte  aux  ambitieux 
déçus  :  elle  leur  amena  tout  d'abord  des  recrues 
nombreuses.  On  se  taisait  cependant,  car  le  vice- 
roi  n'était  point  d'humeur  patiente,  mais  en  priant 
tout  bas  Allah  de  débarrasser  l'Egypte  du  Pacha 
chrétien. 

Aussi  la  mort  de  Saïd  fut-elle  accueillie  par  les 
cris  de  triomphe  du  parti,  et  la  populace  hurlait 
dans  les  rues  : 

—  «  Enfin  nous  avons  un  Pacha  turc!  Les  chré- 
«  tiens  n'ont  qu'à  se  bien  tenir!  )> 

Ils  se  tinrent  assez  bien,  en  elFet,  ainsi  (ju'on  va 
le  voir. 


Vers  la  fm  de  janvier  J86'2,  —  Mohammed-Saïd 
était  mort  le  18  du  même  mois,  — un  Français  fut 
insulté  en  plein  jour  par  des  soldats  égyptiens  qui 
se  jetèrent  sur  lui,  le  blessèrent  grièvement,  et 
après  l'avoir  traîné,  la  corde  au  cou,  dans  les  rues 
d'Alexandrie,  allaient  le  massacrer  pour  en  Qnir, 


-r:  L'ÉGYPTi-: 

(juand  des  Européens  parvinrent  à  l'arracher  des 
mains  de  ses  bourreaux.  L'affaire  Ht  grand  bruil, 
et  le  consul  de  France  demanda  une  punition 
exemplaire  des  coupables. 

Ni  le  vice-roi  de  fraîche  date,  ni  ses  bons  con- 
seillers qui  avaient  rédigé  à  tête  reposée  sa  circu- 
laire de  joyeux  avènement,  n'avaient  prévu  ce 
déplorable  incident  dans  leur  programme  gouver- 
nemental. Restait  l'inspiration  :  elle  ne  fut  pas 
heureuse. 

ïsmaïl  fit  un  moment  la  sourde  oreille  :  une 
maladresse  insigne  dans  un  moment  où  couraient 
les  bruits  les  moins  rassurants  pour  les  Européens! 
Hésiter  une  seconde  à  punir  sévèrement  les  cou- 
pables, c'était,  sinon  se  reconnaître  leur  complice, 
(lu  moins  encourager  pour  l'avenir  de  semblables 
attentats. 

On  a  beaucoup  parlé  à  cette  époque  d'influences 
<]ui  poussèrent  le  vice-roi  dans  la  voie  de  la  résis- 
tance aux  justes  réclamations  de  notre  consul.  Il 
répugnerait  d'avoir  à  penser  que  plusieurs  de  nos 
compatriotes,  qui  entouraient  alors  ïsmaïl,  aient  à 
ce  point  manqué  de  dignité  nationale,  et  en  même 
temps  si   peu  compris  les  véritables  intérêts  du 


F.T  JSM  AIL-PAC  H  A.  n 

pacha.  Aussi,  pour  l'honneur  du  nom  français, 
vaut-il  mieux,  croire,  malgré  la  clameur  publique, 
que  Son  Altesse  suivit,  en  cette  circonstance,  sa 
propre  inspiration. 

Cependant  à  Alexandrie  l'agitation  était  grande. 
La  colonie  européenne  savait  que  le  consul  de 
France  avait  exigé  une  réparation  éclatante,  et 
soixante  mille  voix  applaudissaient  à  sa  fermeté. 
Enfin  Ismaïl ,  après  deux  jours  d'hésitations  et  de 
pourparlers,  accorda  tant  bien  que  mal  ce  qu'on 
lui  demandait.  Quatre  ou  cinq  soldats  furent  dé- 
gradés sur  la  place  des  Consuls  et  exilés  on  ne  sait 
où,  pendant  qu'un  bataillon  de  l'armée  indigène  fai- 
sait amende  honorable  au  pavillon  français. 

La  leçon  était  dure,  et  le  Yice-roi  dut  s'aperce- 
voir que  la  politique  expectante,  dont  il  espérait  des 
merveilles,  présente  quelquefois  des  désagréments. 

Quant  à  l'armée  égyptienne,  elle  ne  s'aperçut  de 
rien  du  tout.  Ils  étaient  là  cinq  cents  gaillards  ha- 
billés de  gris  et  alignés  de  leur  mieux,  qui  rôtis- 
saient au  -soleil  et  se  demandaient  pourquoi  on  les 
avait  fait  venir,  au  lieu  de  bâtonner  simplement  les 
coupables,  comme  cela  se  pratique  d'ordinaire. 
Personne  n'ignore  que  les  coups  de  bâton  jouent 


L'EGYPTE 


un  rôle  important  dans  la  législation  du  pays. 
L'armée  en  prend  sa  part,  comme  de  juste,  et  l'on 
se  fera  une  idée  exacte  de  l'effet  que  peut  produire 
sur  les  soldats  indigènes  l'appareil  si  imposant  chez 
nous  d'une  dégradation  militaire,  quand  on  saura 
qu'ils  n'avaient  jamais  rien  vu  de  semblable,  et  s'en 
retournèrent  à  leur  caserne  sans  avoir  compris  ce 
qui  venait  de  se  passer. 


Ce  qu'on  appelle  I'honneur  chez  les  peuples  ci- 
vilisés est  complètement  inconnu  en  Orient;  le 
mot  n'a  même  pas  d'équivalent  en  langue  arabe. 


Ismaïl  avait  fait  contre  fortune  bon  cœur;  la  co- 
lonie française  se  rendit  immédiatement  à  son  pa- 
lais de  Ras-el-Tin,  pour  le  remercier.  C'est  lii  (pi'il 
lut  donné  pour  la  première  fois  aux  Européens  de 
contempler  Son  Altesse.  Trente  personnes,  qui  fai-. 


I:T   IS.MAll.-l'ACII  a. 


saient  partie  de  la  députation,  diront  do  quel  air 
charmé  le  pacha  reçut  les  remercîments,  protesta 
de  son  bon  vouloir  pour  les  résidents,  et  assura 
dans  un  petit  discours  dénué  de  toute  préparation, 
u  qu'il  avait  toujours  compté  sur  l'appui  et  sur  le 
«  chosf.  de  la  France!  »  (Textuel.) 

Le  pacha  n'a  rien  oublié,  car  sa  mémoire  est 
bonne,  et  les  rancunes  ont  la  vie  dure  là-bas.  Peut- 
être  la  ligne  de  conduite  qu'il  a  suivie  depuis  en 
diverses  circonstances  n'est-elle  que  la  conséquence 
d'un  malheureux  début  au  pouvoir. 

Il  n'a  pas  oublié  non  plus  les  leçons  de  la  pru- 
dence, et  la  mort  tragique  de  quelques-uns  de  ses 
aînés  l'a  justement  mis  en  garde  contre  une  infi- 
nité de  hasards  dont  la  Providence  pourrait  bien 
n'avoir  pas  fait  tous  les  frais.  Par  exemple,  il  ne 
prend  à  ses  repas  que  des  aliments  préparés  pour 
lui  par  sa  mère,  dans  le  harem,  et  ces  aliments  lui 
sont  remis  dans  une  cassette  dont  il  possède  la 
double  clé. 

En  voyage ,  son  linge  lui  parvient  de  la  même 
manière.  Il  y  aurait  même  sur  ce  sujet  tout  un 
vaudeville  à  faire,  que  ne  comporte  pas  la  gravité 
turcjue ,  quoique  les  dames  du  harem  de  Son  Al- 


tesse  aient  pris  la  peine  d'en  fournir  le  scénario. 

Le  harem  du  pacha  se  trouvait  a  Alexandrie, 
quand  le  yice-roi  partit  brusquement  pour  le  Caire. 
Craignant  que  leur  maître  bien-aimé  ne  séjournât 
longtemps  dans  cette  dernière  ville,  les  épouses  ne 
lui  octroyèrent,  —  toujours  dans  la  fameuse  cas- 
sette, —  que  deux  ou  trois  chemises,  afin  que  si 
la  galanterie  ne  le  ramenait  pas  au  sérail,  il  y  re- 
vint au  moins  pour  changer  de  linge! 

Sauf  ces  détails  arrachés  à  l'indiscrétion  d'un 
familier,  on  ne  sait  rien  de  la  vie  intime  du  pa- 
cha, autour  de  qui  les  intimes  ont  du  reste  éta- 
bli une  sorte  de  cordon  sanitaire  que  ne  franchis- 
sent jamais  les  largesses  vice-royales.  Il  faut  donc 
se  résigner,  faute  de  mieux,  à  apprécier  Ismaïl 
d'après  ses  actes.  Mais  auparavant,  disons  quel- 
ques mois  des  princes  appelés  à  lui  succéder. 


K T   JSMAlL-i>A(:ilA. 


CHAPITRE   II. 

I,  IJ  s     HÉRITIERS    niSMAÏL. 

Mustapha-Pacha,  l'héritier  présomptif,  est  le 
frère  d'Ismaïl  et  son  cadet  de  douze  ou  quinze 
jours.  Point  n'est  besoin  de  dire,  ainsi  que  le  de- 
mandait un  interlocuteur  naïf,  s'ils  sont  nés  de  la 
même  mère  :  la  fécondité  proverbiale  des  femmes 
du  Levant  ne  va  pas  jusque-là. 

On  s'accorde  à  reconnaître  chez  ce  prince  d'émi- 
nentes  qualités  administratives  :  le  poste  qu'il  oc- 
cupe près  du  sultan  semblerait  justifier  l'opinion 
publique." 

Mustapha  n'habite  pas  l'Egypte,  où  il  possède 
pourtant  de  magnifiques  propriétés.  Successive- 
ment ministre  des  finances  et  ministre  d'État  de  la 


J^  LEGYPÏt: 

Subiime-Porte,  il  vient  passer  ses  vacances  en  Eu- 
rope, à  une  distance  respectueuse  de  son  bien- 
aimé  frère  le  pacha.  L'année  dernière  il  eut  l'hon- 
neur d'être  reçu  par  l'empereur  Napoléon  III,  qui 
lui  donna  des  marques  non  équivoques  de  sa  bien- 
veillance. Mohammed-Saïd  le  tenait  en  singulière 
estime  et  en  grande  amitié.  Mais  on  assure  que 
ses  relations  avec  Ismaïl  ont  toujours  été  un  peu 
tendues,  et  que  sous  le  règne  précédent,  les  deux 
fils  d'Ibrahim-Pacha  ne  négligeaient  pas  les  occa- 
sions de  se  tourner  le  dos,  —  même  en  public. 

En  bonne  conscience ,  une  aînesse  de  douze 
jours,  (juaud  elle  sépare  d'une  couronne,  ne  peut 
guère  fournir  les  éléments  d'une  solide  amitié  fra- 
ternelle, alors  surtout  (|ue  la  différence  des  carac- 
tères, l'opposition  des  intérêts  de  toute  nature,  suf- 
fisent dc^'à  à  créer  une  antipathie  légitime. 

il  \  a  loin  pourtant  de  cette  excusable  froideur 
aux  projets  qu'une  malveillance  intéressée  essaya 
de  prêter  à  3Iustapha-Pacha.  La  lumière  s'est  heu- 
reusement faite  sur  la  prétendue  conspiration  de 
l'année  dernière,  et  il  reste  acquis  que  si  l'héritier 
attend  le  li'ùne.  il  n'aide  point  la  Providence  qui 
ly  assoira  tôt  ou  lai'd.  La  colonie  euro[)éenne,  qui 


HT    ISM  AII.-PAC.II  A.  -J!) 

juge  sainement  des  choses,  parce  qu'elle  les  voit 
de  près,  a  pu  s'apercevoir  une  fois  de  plus  que  les 
complots  tramés  par  la  police  ne  convainquent  ja- 
mais personne,  et  restent  tout  entiers  à  la  honte  de 
ceux  qui  les  ont  provoqués. 


Halim-Pacha,  l'oncle  d'Ismaïl  et  de  Mustapha, 
et  leur  successeur  naturel  à  la  mode  arabe,  habite 
auprès  du  Caire  la  splendide  résidence  de  Choubra. 
Quand  le  vice-roi  actuel  s'en  alla  à  Gonstanlinople 
our  chercher  l'investiture  de  la  Sublime-Porte,  il 
fut  chargé  de  la  régence  en  Egypte. 

Artiste  jusqu'au  bout  des  ongles,  travailleur  in- 
fatigable, abordant  sans  préparation  les  questions 
les  plus  complexes,  le  prince  Halîm  représente 
dans  le  pays,  comme  son  neveu  Mustapha,  l'élé- 
ment civilisateur. 

Malheureusement  ses  idées  ne  prévalent  pas  tou- 
jours dans  le  conseil,  et  il  a  dû  un  moment  se  reti- 
rer à  peu  près  des  afTaires.  Toutefois,  comme  il  foit 
de  droit  partie  du  Divan,  il  assiste  aux  séances; 


:{(t  LEGYPTi: 

mais  ses  opinions  bien  arrêtées  et  la  fermeté  avec 
laquelle  il  les  formule  ne  l'ont  point  toujours  mis 
en  faveur.  Aussi  se  passe-t-on  de  ses  avis  tant 
qu'on  le  peut,  et  lui-même,  fatigué  d'une  résis- 
tance dont  il  sent  toute  l'inutilité,  se  tient  à  l'écart, 
satisfait  de  l'estime  des  gens  de  bien. 

Après  Ualim-Pacha ,  toujours  en  suivant  l'ordre 
de  primogéniture,  viennent  : 

D'abord  un  jeune  prince,  petit-fils  de  Méhémet- 
Ali.  et  que  la  noirceur  de  sa  peau  a  ,  dit-on,  fait 
exclure  de  la  succession  au  trône.  —  Vanité  des 
vanités  ! 

Puis  une  bande  de  principicules  eu  jaquette  ou 
au  biberon,  dont  nous  n'enregistrerons  pas  les  faits 
et  gestes  absolument  dénués  d'intérêt  quant  à  pré- 
sent. D'ailleurs  les  portes  des  harems  sont  closes; 
rien  de  ce  qui  s'y  passe  ne  transpire  au  dehors. 
Plusieurs  de  ces  bambins  ont  des  précepteurs  euro- 
péens. Tout  permet  de  croire  qu'ils  récitent  leurs 
leçons  et  font  leurs  thèmes  à  la  satisfaction  géné- 
rale. Mais  nous  n'avons  pointa  anticiper  sur  l'his- 
toire qu'écriront  un  jour  nos  arrière-neveux. 


ET    I  S. M  A  IL- l'A  Cil. A.  31 


CHAPITRE   111. 

LK     FELLAH.    —    LA     CORVÉE. 

C'est  un  bon  pays  que  l'Egypte!  Le  blé  y  rap- 
porte jusqu'à  cent  pour  un  de  semaille,  et  l'ar- 
gent, savamment  manipulé,  peut  donner  jusqu'à 
cinq  pour  cent  de  revenu  par  mois,  en  tout  bien 
tout  honneur. 

Gomme  en  ce  monde  le  système  des  compen- 
sations finit  toujours  par  s'établir,  le  fellah,  à  qui 
Dieu  dispense  de  si  magnifiques  récoltes,  est  la  vic- 
time préférée  de  l'usure.  Pour  son  usage  spécial,  les 
prêteurs  ont  inventé  le  taux  de  soixante  pour  cent. 

Depuis  un  an ,  l'Europe  s'occupe  beaucoup  des 
fellahs.  Les  récentes  <îiflicul tés  qui  se  sont  élevées 
entre  la  compagnie  du  canal  de  Suez  et  le  vice-roi 


:{0  LI-mi'TE 

d'Égyple,  ont  valu  à  ces  pauvres  diables  une  célé- 
brité qu'ils  n'aïubilionnaient  guère,  et  qu'il  leur 
faudra  payer  cher  un  jour  ou  l'autre.  —  Jamais 
les  nègres  n'ont  été  plus  maltraités  que  lorsque  les 
pliilantlH'opes  se  sont  imaginé  d'être  négrophiles, 
pour  |)asser  le  temps. 

3Iais,  il  faut  l)ien  le  dire,  on  n'a  pas  idée  en 
Fj'ance  de  ce  que  peut  être  un  fellah. 

Sous  prétexte  (]ue  le  mot  arabe  se  traduit  assez 
exactement  en  français  par  celui  de  paysan ,  on 
l)rêtc  volontiers  au  cultivateur  égyptien  les  allures 
épanouies  des  campagnards  de  la  Beauce  ou  du 
Perche.  On  se  représente  le  solide  gars ,  emblousé 
jusqu'au  menton,  qui  s'en  va  à  la  ville  voisine 
vendre  sa  paire  de  bœufs,  qui  mange  bien,  boit 
mieux,  j)arle  haut  et  vole  pour  le  candidat  de  l'op- 
position quand  la  pluie  a  versé  ses  seigles;  et  les 
optimistes  répètent,  avec  Virgile,  l'éloge  de  la  vie 
des  champs. 

Les  laboureurs  égyptiens  ne  lisent  pas  Virgile; 
pour  cette  raison  et  pour  quchpies  autres,  ils  s'ob- 
stinent encore  à  ignorer  leur  bonheur. 

Conçu  au  hasard  de  l'accouplement,  sur  un  tas 
de  paille  ou  de  roseaux   (|u'abrile  lant  bien  que 


ET    IS.MAIL-PACII  A.  33 

mal  une  cahute  de  terre  battue,  le  fellah  vient  au 
monde  à  la  grâce  de  Dieu!  Un  pauvre  hère,  dé- 
guenillé, rongé  de  vermine,  abruti  de  misères, 
a  rencontré  quelque  neuf  mois  auparavant  une 
fillette  trop  jeune,  qui  promenait  par  les  champs 
sa  figure  couverte  d'un  voile  et  son  corps  à  peu 
près  nu.  Voilà  les  parents  du  nouveau-né. 

En  cas  où  les  lecteurs  seraient  tentés,  sur  le  mot 
presque  nu,  de  mettre  la  main  devant  leurs  yeux, 
ajoutons  que  la  femme  du  fellah  est  merveilleuse- 
ment conformée,  —  ce  qui  vaut  bien  la  peine  de 
desserrer  un  peu  les  doigts,  —  et  qu'elle  entend  la 
pudeur  a  sa  manière.  Comme  l'autruche,  qui  cache 
sa  tête  sous  son  aile  croyant  n'être  plus  aperçue  du 
chasseur,  la  femme  arabe  se  voile  hermétiquement 
la  face,  suivant  la  prescription  de  l'islam.  Quant  au 
reste,  dont  la  loi  ne  parle  pas,  elle  ne  s'en  occupe 
guère,  et  appartient,  des  épaules  aux  pieds,  à  l'in- 
discrétion publique. 

Lorsque  l'Arabe  prend  une  femme,  c'est  dans  la 
louable  intention  de  la  faire  travailler  comme  une 
bête  de  somme;  il  se  repose  d'autant.  Il  est  vrai 
qu'il  a  dû  payer  une  dot,  mais  pour  le  même  prix 
on  ne  lui  aurait  vendu  qu'un  baudet  malingre.  La 


34  L'KGYPTE 

femme  coûte  moins  cher  à  nourrir  qu'un  âne  et 
porte  des  fardeaux  aussi  lourds.  Le  mariage  con- 
stitue donc  pour  le  fellah  une  véritable  économie. 
En  consécpience ,  la  nouvelle  épouse  prend ,  dès  le 
lendemain  des  noces,  le  chemin  des  champs  sous 
la  conduite  de  son  seigneur  et  maître.  Bientôt  le 
terme  de  sa  grossesse  avance  :  mais  le  moment  est 
propice  pour  la  culture  du  riz;  il  faut  songer  a  la 
récolte,  rester,  douze  heures  durant,  les  genoux 
dans  la  vase  et  la  tête  au  soleil.  Quant  à  l'enfant 
qui  doit  naître....  Dieu  est  clément  et  miséricor- 
dieux! 

D'ordinaire,  l'enfant  naît  chétif.  Huit  jours  après 
sa  naissance,  —  la  récolte  n'attend  pas,  —  sa  mère 
l'emmène  et  le  dépose  par  terre  sur  une  loque,  où 
il  peut  crier  à  l'aise  entre  deux  gorgées  de  lait.  Le 
I)ère,  plongé  dans  la  béatitude  que  donnent  une 
conscience  en  repos  et  un  chibouck  convenablement 
bourré,  regarde  travailler  sa  femme  et  écoute  vagir 
le  marmot.  Un  beau  malin,  le  lait  de  la  mère  tarit; 
elle  donne  au  bambin  un  trognon  de  chou,  un 
morceau  de  galette,  une  poignée  de  dattes,  ce  qui 
se  trouve,  et  voilà  l'enfant  sevré.  Du  reste,  il  se 
roule  déjà   comme  un  jeune  chat,    il    marchera 


ET    IS.MAIL-PACIl.V.  35 

dans  six  semaines,  son  éducation  est  terminée.  Les 
polissons  des  huttes  voisines  se  chargeront  de  lui 
apprendre  au  plus  vile  une  série  d'épouvantables 
jurons  qui  forment  le  fond  de  la  langue  indigène. 
Après  s'être  endjourbé  à  loisir  et  vautré  dans  la 
poussière,  le  jeune  fellah  rentre  au  gourbi  pater- 
nel ,  où  toute  la  famille,  père  et  mère,  filles  et  gar- 
çons, s'entassent  pêle-mêle  et  reposent  dans  une 
naïve  promiscuité,  sous  l'œil  du  Très-Haut! 


Jusqu'à  sept  ou  huit  ans,  les  enfants  des  deux 
sexes  sont  absolument  nus  et  malpropres.  Les  ablu- 
tions recommandées  par  le  Koran  n'existent  pour  le 
fellah  qu'à  l'état  de  pratique  légendaire.  Au  sur- 
plus ,  la  loi ,  d'ailleurs  formelle,  ne  s'adresse  qu'aux 
adultes;  elle  ordonne  bien  aux  fidèles  de  s'ondoyer 
un  certain  nombre  de  fois  par  jour,  mais  il  n'est 
dit  nulle  part  qu'on  doive  débarbouiller  les  enfants. 
Quant  à  la  morale  publique,  —  une  invention  de 
nos  sociétés  modernes,  —  les  ordonnances  du  gou- 
vernement n'en  font  pas  mention ,  et  chacun  use  du 


■M  L'EGYPTK 

droit  de  se  vêtir  aussi  peu  qu'il  lui  plaît.  Seule- 
ment, quand  vient  l'époque  de  la  nubilité,  on 
couvre  le  visage  des  jeunes  filles.  Encore  faut-il 
voir  dans  celte  coutume  une  annonce  matrimoniale 
plutôt  que  l'observance  de  pratiques  religieuses. 
Le  père  prévient  ainsi  le  public  qu'il  a  une  fille  h 
marier. 

Le  garçon,  lui,  toujours  dans  son  costume  ada- 
mique,  s'utilise  de  son  mieux  aux  travaux  de  la 
terre.  Il  mène  aux  pâturages  de  gigantesques  buffles, 
porte  des  paquets.  (L'Arabe  ne  fait  pas  un  quart 
de  lieue  sans  être  accompagné  de  paquets  de  toutes 
sortes  ;  il  a  grand  soin  de  ne  pas  s'en  charger  et 
les  confie  à  sa  femme  et  à  ses  enfants.)  Le  jeune 
fellah  aide  encore  sa  mère  à  préparer  les  repas.  De 
la  fiente  des  bestiaux  il  pétrit  des  galettes,  qui  séche- 
ront plus  tard  le  long  de  la  hutte,  et  constituent  la 
réserve  de  combustible,  pendant  que  les  mouches 
s'accrochent  en  grappes  à  ses  yeux  clignotants, 
et  lui  préparent  pour  l'avenir  d'incurables  oph- 
Ihalmics.  Vers  huit  ans,  son  père  lui  endosse  une 
chemise  bleue  en  cotonnade  grossière,  et  songe  à 
lui  trouver  une  vocation.  Pour  peu  que  le  bambin 
ait  d'ambition,  on  l'envoie  à  la  ville  prochaine,  où 


1:ï    IS-MAIL-PACIIA.  37 

il  ne  manque  pas  de  s'employer  comme  décrotteur, 
domestique  ou  ânier. 

Rien  n'attriste  autant  que  de  voir  à  Alexandrie 
et  au  Caire  des  marmots  de  huit  ans  suivre  de  toute 
la  vitesse  de  leurs  petites  jambes  un  une  en  belle  hu- 
meur, ou  porter  au  marché  des  fardeaux  capables 
d'effrayer  un  homme  solide.  Mais  le  fils  du  fellah 
connaît  la  souffrance  de  longue  main  ;  puis  le  métier 
est  bon  avec  les  Européens ,  les  nouveaux  venus 
surtout,  qu'on  peut  rançonner  à  merci. 

Le  plus  souvent,  le  fellah  reste  au  village.  Alors 
commence  pour  lui  l'apprentissage  d'un  long  mar- 
tyre, toute  une  vie  de  privations  et  de  souffrances, 
sur  un  sol  d'une  fécondité  miraculeuse,  au  milieu 
d'une  végétation  sans  pareille. 

Quelques  détails  sont  nécessaires  pour  expliquer 
cette  apparente  étrangeté. 


La  vallée  du  Nil  constitue  en  réalité  toute  l'E- 
gypte. Comme  il  ne  pleut  presque  jamais  dans  le 


38  L'EGYPTE 

pays.,  et  que  la  terre,  brûlée  par  un  soleil  impla- 
cable, veut  de  l'eau  en  abondance  pour  produire, 
on  a  dû,  de  toute  antiquité,  recourir  aux  irrigations^ 
De  mauvais  plaisants  ont  imprimé  que  le  Nil  dé- 
borde à  époques  périodiques,  et  qu'il  se  charge  de 
déposer  sur  les  terres  inondées  le  limon  fécondant. 
En  réalité  le  Nil  se  comporte  ni  plus  ni  moins  que 
le  commun  des  fleuves;  ses  eaux  deviennent  plus 
abondantes  à  l'époque  des  averses  équatoriales,  mais 
il  ne  sort  que  rarement  de  son  lit.  En  Egypte,  — 
dans  la  basse  Egypte  surtout,  sol  de  formation  toute 
récente  et  plat  comme  les  terrains  d'alluvion,  —  une 
inondation  est,  plus  qu'ailleurs,  un  épouvantable 
fléau  qu'on  n'a  point  encore  songé  à  utiliser  comme 
procédé  d'irrigation.  Aussi,  lorsque  les  eaux,  — 
imparfaitement  endiguées  d'ailleurs,  suivant  les  ha- 
bitudes du  gouvernement  local,  qui  commence  tout 
et  n'achève  rien,  —  lorsque  les  eaux  atteignent  leur 
maximum  d'élévation,  le  fellah  les  déverse  sur  son 
champ  au  moyen  de  canaux  et  de  tranchées.  Il  les 
y  laisse  séjourner  assez  de  temps  pour  donner  à  la 
terre  l'humidité  fertile.  L'évaporation  particulière 
aux  chmats  lorridos  se  charge  du  surplus,  et  il  reste 
sur  le  sol  une  sorte  de  boue  noire,  épaisse,  glai- 


ET   ISMAIL-PACHA.  39 

seuse  :  c'est  le  limon  du  Nil,  le  célèbre  engrais  de 
l'Egypte. 

Explique  qui  voudra  cette  merveilleuse  fécon- 
dation. 

Les  agronomes  indigènes,  s'ils  savaient  écrire, 
pourraient  publier  à  ce  sujet  de  gros  livres  pleins 
de  remarques  intéressantes.  Ils  diraient  qu'un  demi- 
seau  d'eau,  jeté  au  hasard  sur  le  sable  du  désert, 
suffit  à  y  faire  germer  de  deux  pouces  une  poignée 
de  grains  d'orge  en  huit  jours.  —  Ils  diraient  que 
l'humus  convenablement  aménagé  donne  au  culti- 
vateur trois  récoltes  par  an Que  ne  diraient- 
ils  pas  ? 

S'ils  étaient  sincères,  ils  ajouteraient  aussi  que 
le  fellah  ne  possède  point  cette  terre  si  fertile,  qu'il 
la  cultive  pour  d'autres,  à  d'exorbitants  prix  de 
location  ;  que  l'impôt  absorbe  le  plus  clair  de  sa  ré- 
colte pendant  que  l'usure  dévore  le  reste;  qu'enfin, 
même  aux  temps  les  plus  durs  de  notre  féodalité, 
jamais  caste  taillable  et  corvéable  à  merci  n'a  vécu 
aussi  misérable  existence  que  les  sujets  du  vice- 
roi  d'Egypte. 

Mais  la  sincérité  coûte  cher  là-bas  aux  gens  qui 
la  professent.    H  y  a   quelque  quinze  mois,  un 


40  LEGÏ.-Tb: 

pauvre  diable  de  lettres  nommé  Gawdate-EtTendi, 
s'avisa  malencontreusement  de  publier  dans  un  jour- 
nal français  d'Alexandrie  une  série  d'articles  fort 
curieux.  Il  parlait  un  peu  de  l'administration  de 
son  pa}S,  des  hommes  et  des  choses,  et  prouvait, 
en  fin  de  compte,  que  le  sort  de  ses  concitoyens 
laissait  beaucoup  à  désirer.  La  justice  locale,  entre 
autres  qualités,  se  pique  d'être  fort  expéditive  à 
l'endroit  des  indigènes;  aussi  Gawdate-Effendi  fut- 
il  envoyé  au  Faz-Oglou^  sans  forme  de  procès,  pour 
y  méditer  à  son  aise  sur  l'inconvénient  des  révéla- 
tions. 

Gomme  le  gouvernement  égyptien  spécule  beau- 
coup sur  la  terreur  qu'il  inspire  à  ses  adnjinislrés, 
dont  il  tient  toujours  la  vie  entre  ses  mains  sans 
être  obligé  d'en  rendre  compte  à  personne  ;  comme 
d'un  autre  côté,  certains  Européens,  résidant  dans 
le  pays  H  qui  connaissent  les  actes  arbitraires  du 
pouvoir,  sont  intéressés  à  garder  le  silence,  on  ne 
sait  rien  ici  de  ce  qui  se  passe  en  Egypte.  Aussi 
l'Arabe  cultivateur  continue-t-il  à  vivre  de  racines, 


1.  Le  Faz-Oglou,  province  de  l'extrême  Kgypte,  sur  les  bords  du 
Nil  Bleu,  sert  de  lieu  de  d.''portation.  Le  pays  est  très-malsain;  on  y 
meurt  vite. 


i:t  ism  \ji,-i>A(;ii  a. 


malgré    la    proclaïualioii    d'Isniaïl,    (jui,    nouvel 
Henri  IV,  avait  promis  la  poule  au  pol. 


Vers  quinze  ans,  le  fellah  commence  ii  payer  sa 
dette  à  l'État,  et  un  peu  aussi  aux:  fonctionnaires 
et  agents  de  tous  grades,  qui  [)ullulent  dans  la  hié- 
rarchie égyptienne.  Le  jeune  garçon  sait  manier  la 
pioche;  ses  maigres  épaules  inllcchies  par  l'habi- 
tude des  lourds  fardeaux,  peuvent  porter  le  sac  de 
terre.  —  Il  est  co.n  pour  la  corvée. 


On  a  tant  parlé  de  la  corvée  et  de  façons  si  di- 
verses, au  sujet  des  travaux  du  canal  de  Suez, 
qu'il  importe  d'établir  une  bonne  fois  les  faits  dans 
toute  leur  vérité,  et  de  dire  comment  se  pratique 
sur  les  bords  du  Nil  ce  mode  de  prestation  en  tra- 
vail. Nous  disons  se  pratique,  car  il  reste  con- 
venu que  rien  n'a  été  cliangé  de  ce  qui  se  fai- 


Vl  L'EGYPTE 

sait  autrefois ,  n'en  déplaise  aux  affirmations  de 
M.  Nubar. 

Personne  n'a  été  dupe  de  la  petite  scène  atten- 
drissante qu'il  vint  jouer  à  Paris  au  profit  de  son 
maître,  ni  du  Mémoire  inondé  de  larmes  qu'il  pu- 
blia touchant  les  malheurs  de  ses  infortunés  com- 
patriotes. 

De  toute  antiquité  la  corvée  a  existé  en  Egypte; 
elle  y  est  même  indispensable  pour  certains  travaux 
d'utilité  publique,  pour  le  curage  des  canaux,  par 
exemple,  qui  nécessite  le  concours  d'un  nombre 
considérable  de  bras  à  des  époques  périodicpies. 

En  principe  ,  le  travail  forcé,  —  moyennant  sa- 
laire ou  dégrèvement  d'impôt,  — ne  constitue  point 
une  mesure  arbitraire,  et  il  n'est  pas  de  gou- 
vernement européen  qui  n'y  ait  eu  recours  aux 
moments  d'urgence;  chacun  fournit  sa  collabora- 
lion  à  l'œuvre  qui  intéresse  le  bien-ctre  de  tous,  et 
c'est  justice.  Mais,  en  Egypte,  les  choses  se  pas- 
sent autrement. 

Le  fellah  requis  pourjine  corvée  ne  reçoit  aucun 
salaire. 

Il  est  corvrable  à  outrance,  —  toujours  au  même 
prix,  —  et  la  durée  de  la  corvée  n'a  pour  limite 


ET    1S:\I  AIL-PACH  A.  43 

que   le  bon   plaisir   de    celui   qui  la   commande. 

Enfin,  il  ne  participe  ni  directement  ni  indirec- 
tement aux  bénéfices  du  travail  qu'il  exécute. 

Il  lui  reste,  il  est  vrai,  la  satisfaction  d'avoir 
contribué  à  augmenter  la  fortune  du  pacha,  et  pro- 
curé quelques  douceurs  aux  employés  du  gouver- 
nement *. 

C'est  la  règle  immuable.  —  Jamais  les  choses 
ne  se  sont  passées  autrement.  Un  fellah  tomberait 
de  son  haut,  s'il  apprenait  qu'on  dût  jamais  le 
payer  d'un  travail  exécuté  pour  le  compte  du  gou- 
vernement. C'est  ce  qui  explique  bien  la  répu- 
gnance des  premiers  contingents  à  se  rendre  sur 
les  travaux  de  l'isthme  de  Suez,  —  ils  s'altendaient 
à  ne  pas  recevoir  un  sou,  suivant  l'usage.  —  La 
Compagnie  paya  à  bureaux  ouverts,  mais  elle  gâ- 
tait le  métier,  et  Ismaïl,  en  prince  sagement  éco- 
nome, ne  lui  a  pas  encore  pardonné. 

Quant  à  se  priver  bénévolement  des  ressources 
que  lui  créait  un  usage  établi  de  toute  ancienneté , 
le  vice-roi  actuel  a  toujours  trop  bien  entendu  ses 

1.  Tout  ce  qui  précède  est  relatif  aux  corvées  requises  pour  le  ser 
vice  du  pacha  et  des  siens.  La  Compagnie  de  Suez  a  toujours  payé 
les  contingents  arabes  que  le  vice-roi  mettait  à  sa  disposition. 


intérêts  pour  y  songer  un  instant.  —  Non  pas  qu'il 
eût  remords  d'exiger  de  ses  sujets  un  travail  gra- 
tuit, alors  qu'ils  trouvaient  ailleurs  une  rémunéra- 
tion suflTisante,  —  le  plaisant  scrupule!  —  Seu- 
lement les  Arabes ,  pas  plus  que  d'autres  ,  ne 
possèdent  le  don  d'ubiquité.  Chaque  journée  de 
fellah  employé  aux  travaux  du  canal  représentait 
une  perte  sèche  pour  les  cultures  particulières  du 
pacha,  car  ses  domaines  sont  immenses,  et  les 
travailleurs  manquaient.  Aussi  Ismaïl  décréta-t-il 
énergiquement  l'abolition  de  la  corvée,  en  tant, 
qu'elle  profitait  aux  autres  ;  mais  il  n'a  jamais 
promis  de  ne  pas  l'utiliser  toutes  les  fois  que  la 
raison  d'Etat  l'exigerait. 

En  Egypte .  l'État .  c'est  le  vice-roi.  —  Voyez 
plutôt. 


L'année  dernière,  le  Nil  déborde  et  emporte  les 
terrassements  du  chemin  de  fer  d'Alexandrie  au 
Caire  sur  un  espace  de  plus  de  deux  lieues  :  il  ne 
restait  pas  rail  sur  traverse,  et  les  poteaux  du  té- 


ET    ISMAIL-PACII  \.  45 

légraphe  s'en  allaient  à  vaii-l'eau.  On  appelle  la 
corvée,  et  des  fellahs  en  nombre  considérable  tra- 
vaillent six  ou  sept  semaines  à  réparer  le  désastre. 
Rien  de  mieux,  n'est-ce  pas?  Un  chemin  de  fer  est 
un  établissement  d'utilité  générale  qu'il  convient  de 
rendre  au  public  dans  le  plus  bref  délai.  —  Pour 
dire  toute  la  vérité ,  le  chemin  de  fer  égyptien  ap- 
partient au  gouvernement,  qui  avait  intérêt  à  ré- 
tablir au  plus  tôt  un  service  éminemment  lucratif  : 
voilà  pour  la  raison  d'État. 

Comme  de  juste,  les  travailleurs  n'ont  reçu  au- 
cun salaire,  —  l'usage  s'y  oppose,  —  et  les  rive- 
rains ,  déyd  ruinés  par  l'inondation  ,  ont  eu  l'hon- 
neur d'être  employés  de  préférence  a  rétablir 
gratuitement  les  talus  du  chemin  de  fer. 

L'affaire  fit  du  bruit  dans  Landerneau  !  un  or- 
gane semi-officiel  du  gouvernement  du  vice-roi 
déclara,  tirbi  et  orbi.  que  le  rétablissement  de  la 
corvée  dans  une  circonstance  aussi  exceptionnelle 
ne  constituait  pas  une  violation  des  promesses 
vice-royales,  que  dans  un  incendie  chacun  fait  la 
chaîne.  (Il  serait  aussi  logique  d'envoyer  les  inon- 
dés de  la  Loire  passer  trois  mois  au  bagne  de 
Toulon  et  de  les  faire  travailler  à  l'embellissement 


4ti  LI-GYPÏE 

des  ports  pour  les  consoler  de  leur  récolte  perdue. 
Encore  nourrit- on  les  forçats,  tandis  que  le 
fellah  en  corvée  est  obligé  de  pourvoir  à  tous  ses 
besoins.  )  Mais  on  n'imprima  nulle  part  que  les 
corvéables  eussent  été  payés.  —  La  colonie  aurait 
ri  de  trop  bon  cœur! 

Le  même  organe  se  contenta  de  publier,  tou- 
jours à  l'appui  du  désintéressement  déjà  connu, 
que  le  vice-roi  ne  pouvait  trouver  à  aucun  prix  de 
journaliers  pour  cultiver  ses  magnifiques  jardins 
du  Caire.  La  chose  s'explique  de  reste,  si  l'on  vou- 
lait faire  accepter  aux  jardiniers  européens  la  série 
de  prix  en  usage  pour  les  corvéables.  Mais  ne  pas 
trouver  de  fellahs!...  Cette  fois  la  colonie  haussa 
les  épaules  pour  tout  de  bon. 


Que  dire  de  plus?  La  corvée  était  officiellement 
rétablie.  On  ne  sait  jusqu'où  seraient  allés  les  abus, 
sans  une  protestation  énergique  du  commerce  an- 
glais. 11  fui  alors  prouvé  que  l'industrie  privée  était 
im[)uissante  à  lutter  contre  l'envahissement  du  Ira- 


i:t  I  s  m  ail -pacha.  47 

vail  forcé.  Des  indigènes  rolenus  par  des  particu- 
liers avaient  dû  rompre  l'engagement  accepté,  sur 
la  réquisition  du  cheik  de  leur  village. 

Des  négociants,  dans  l'impossibilité  de  faire 
transporter  leurs  balles  de  coton  par  le  chemin  de 
fer,  perpétuellement  retenu  pour  le  service  du  pa- 
cha, avaient  nolisé  des  barques.  Mais  le  pacha  a 
besoin,  lui  aussi,  de  barques  pour  transporterie 
coton  de  ses  domaines.  Barques  et  bateliers  furent 
requis  en  son  nom,  et  les  récoltes  du  prince  arri- 
vèrent à  souhait  sur  le  marché.  On  protesta,  mais 
l'affaire  était  faite,  le  coton  vendu  à  bon  prix,  l'ar- 
gent encaissé,  et  les  bateliers,  interrogés  sur  le 
salaire  qu'ils  avaient  reçu,  ne  comprirent  même 
pas  ce  qu'on  leur  demandait.  Ils  crurent  qu'on  se 
moquait  d'eux;  les  Européens  devaient  bien  savoir 
que  l'effendinah  ^  ordonne  la  corvée,  mais  ne  paye 
jamais  le  fellah. 

Toute  morale  à  part,  on  ne  comprendrait  effecti- 
vement guère  que  l'effendinah  songeât  à  acheter 
quand  il  peut  prendre.  Rien  ne  lui  est  plus  facile 
que  de  conserver  en  même  temps  vis-à-vis  de  l'Eu- 

1.  Le  vice-roi. 


48  LKGVPTt: 

rope  une  attitude  de  noble  désintéressement.  Los 
affaire?  du  trésor  égyptien  se  traitent  en  cachette. 
Le  budget  qu'on  avait  promis  de  faire  connaître 
n'existe  pas  même  à  l'état  de  projet. 

L'Europe  ne  croit  pas  un  mot  des  allégations 
vice-royales,  —  c'est  parfaitement  sûr,  —  princi- 
palement au  sujet  du  travail  rétribué;  mais  l'opi- 
nion publique,  qui  ne  connaît  pas  l'Egypte  et  s'en 
inquiète  médiocrement,  pense  à  tout  autre  chose 
qu'à  donner  des  démentis  au  pacha. 

Malheureusement  l'exemple  est  contagieux,  et 
depuis  le  gouverneur  de  province  jusqu'au  cheik 
de  village,  chaque  agent  prélève  sur  les  fellahs  une 
dîme  proportionnée  à  ses  besoins.  On  met  en 
réquisition  les  bêtes  de  somme  de  tout  le  district, 
on  y  ajoute  un  certain  nombre  de  paysans  valides, 
pour  aller  labourer  la  terre  du  premier  bey  venu. 
Une  autre  fois,  c'est  un  prince  européen  qui  va 
visiter  les  monuments  de  la  haute  Egypte.  Il  faut 
des  dromadaires  pour  remorquer  la  barque,  pour 
dégager  le  paquebot  ensablé.  A  chaque  station  le 
noble  visiteur  trouve  des  montures,  des  coureurs, 
des  guides;  les  indigènes  se  jettent  à  Tenu  comme 
des  chiens  pour  aller  lui  chercher  dans  le  marais 


ET    IS.MAIL-PACHA.  W 

une  bécassine  démontée.  A  son  retour  en  Europe, 
il  ne  tarit  pas  en  éloges  sur  la  magnifique  liospila- 
lité  du  vice- roi. 

S'il  savait  comme  de  semblables  générosités  coû- 
tent peu  au  trésor  égyptien! 

Par  contre,  son  voyage  se  résume  pour  les  po- 
pulations riveraines  en  une  affreuse  calamité.  Bêtes 
et  gens  ont  été  requis  d'ordre  du  pacha. — Voilà 
pour  la  corvée  officielle;  restent  les  dîmes  particu- 
lières. On  renvoie  les  fellahs  dont  on  n'a  plus  que 
faire,  mais  le  gouverneur  et  ses  gens,  les  janis- 
saires, les  hommes  de  l'escorte,  trouvent  toujours 
quelque  monture  à  leur  goût,  quelque  dromadaire 
fin  coureur;  chacun  prend  ce  qui  lui  convient,  et 
tout  est  dit.  Le  fellah  ne  réclame  point;  à  qui 
porterait-il  ses  plaintes?  Au  gouverneur?  —  Mais 
le  gouverneur,  qui  pille  de  son  mieux ,  sait  à  quoi 
s'en  tenir  sur  la  moralité  des  agents  subalternes. 
Bien  fin  qui  lui  en  remontrerait,  à  celui-là,  en  fait 
d'exactions!  D'ailleurs,  du  plus  humble  au  plus 
puissant,  pachas  et  commis  se  tiennent  par  la 
main. 

Puis,  il  faut  bien  le  dire,  le  fellah  ne  songe 
même  pas  à  se  plaindre.  Il  connaît  d'avance  le  ré- 


50  L'EGYPTE 

sultat  de  sa  réclanialion.  —  Le  silence  est  (For,  dîf 
Je  proverbe  arabe.  —  Dans  l'espèce,  le  silence 
épargne  jjien  une  cinquantaine  de  coups  de  cour- 
bag. 


Mais,  demandera-t-on.  le  pacha  d'Egypte  peut-il 
avoir  connaissance  de  ces  monstruosités?  Sans 
aucun  doute.  En  ce  qui  le  concerne,  il  sait  fort 
bien  qu'il  n'a  jamais  payé  un  corvéable,  et  le 
voulùt-il,  —  ce  qui  semble  impossible,  malgré  tout 
le  respect  imaginable  pour  le  manifeste  de  joyeux 
avènement,  —  le  voulût-il  fermement,  que  les  fel- 
lahs ne  recevraient  pas  une  obole  des  sommes  qu'il 
leur  aurait  destinées.  Grâce  à  l'administration  en 
vigueur  dans  le  pays,  chaque  employé  prélèverait 
sa  part  et  le  cheik  garderait  le  reste. 

A  l'époque  de  l'arrivée  des  premiers  contingents 
sur  les  travaux  du  canal  de  Suez,  la  Compagnie, 
dans  l'impossibilité  de  payer  individuellement  cha- 
cun des  dix  ou  quinze  mille  fellahs  qu'elle  em- 
ployait, remettait  en  bloc  aux  cheiks  le  salaire  à 


ET    ISMAIL-PACIIA.  51 

répartir  entre  les  travailleurs.  II  fallut  renoncer  à 
ce  mode  de  payement;  les  fellahs  ne  recevaient 
rien  ou  presque  rien  de  la  somme  leur  revenant. 
On  paya  alors  par  groupes  de  dix  hommes.  Mais 
les  contingents  n'avaient  pas  quitté  le  chantier  de- 
puis une  heure  que  déjà  une  partie  de  l'argent  se 
trouvait  dans  la  bourse  des  cheiks,  tant  le  fellah 
redoute  les  représailles  de  ces  paternels  adminis- 
trateurs. 

C'est  que  le  cheik  est  véritablement  le  roi  du 
village.  Responsable  sur  sa  tête,  non  point  de  la 
vie  des  habitants,  —  la  vie  d'un  fellah  ne  compte 
guère,  —  mais  des  redevances  de  toutes  sortes  à 
payer  au  trésor,  il  peut  tout  ce  qu'il  veut,  surtout 
en  ce  qui  concerne  la  corvée  qu'il  a  mission  de 
fournir,  et  pour  laquelle  il  désigne  à  son  gré  tels 
ou  tels  habitants.  Naturellement  le  cheik,  comme 
le  ciel,  admet  des  accommodements,  et,  moyennant 
une  redevance,  certains  fellahs,  moins  misérables 
que  les  autres,  s'affranchissent  du  labeur  forcé. 

Est-il  besoin  d'insister  sur  de  semblables  faits 
et  d'en  tirer  les  conclusions,  alors  que  le  pouvoir, 
parfaitement  instruit  de  ce  qui  se  passe,  prêche 
d'exemple  et  encourage  les  abus? 


02  L  EGYPTE 

E[i  résumé ,  la  corvée  égyptienne  constitue  un 
des  actes  arbitraires  les  plus  odieux  de  souverain  à 
sujets.  Le  lecteur  a  compris  de  reste,  à  la  façon 
dont  se  recrutent  les  contingents,  que  le  travail 
forcé,  absolument  gratuit,  n'équivaut  point  à  un 
dégrèvement  de  contributions,  puisque  le  fellah  ne 
s'afTrancliit  de  cet  impôt  hors  cadre  qu'au  prix 
d'une  dépense  nouvelle;  que  le  travail  forcé  a  pour 
limites  le  bon  ou  le  mauvais  vouloir  des  cheiks,  qui 
désignent  à  leur  choix  les  corvéables,  et  qu'enfin 
les  réquisitions  motivées  par  le  voyage  d'un  prince 
étranger  en  Egypte  ou  par  les  besoins  personnels, 
d'un  agent  de  dixième  ordre,  pèsent  de  tout  le 
poids  de  l'injustice  et  de  la  spoliation  sur  de  pau- 
vres gens,  qui  n'en  tirent  profit  à  aucun  titre. 

Ismaïl-Pacha  avait  donc  sagement  agi,  en  pro- 
mettant d'abolir  la  corvée.  Mais  personne  n'est  par- 
fait ici-bas,  et  il  n'a  sans  doute  pas  trouvé  encore 
le  loisir  de  tenir  sa  promesse. 


Au  milieu  de  ces  labeurs  harassants  et  sans  trêve 


'.T    I S  M  A  IL- PAC  H  A.  53 

(jiii,  au  rebours  des  voyages,  déforment  la  jeunesse, 
l'heure  de  la  virilité  a  sonné  pour  le  fellah.  Des 
enseignements  de  l'enfance,  il  lui  reste  un  grand 
amour  de  la  fange  ,  son  premier  berceau;  le  plus 
profond  mépris  pour  sa  mère,  —  une  pauvre 
servante  avilie  à  plaisir  par  la  loi  musulmane,  et 
vouée,  sa  vie  durant,  aux  travaux  de  la  plus  rebu- 
tante domesticité,  —  enfin,  la  crainte  haineuse  de 
tout  ce  qui  touche  au  pouvoir,  de  près  ou  de  loin. 
Au  physique ,  le  fellah  de  vingt  ans  est  un  grand 
garçon  dégingandé ,  rarement  barbu  et  toujours 
privé  de  mollets.  Le  haie  a  passé  une  teinte  plus 
sombre  sur  sa  peau  déjà-  bistrée.  Ses  longues 
mains,  ses  pieds  plats  et  singulièrement  attachés 
font  rêver  aux  singes. 

Tout  le  monde  a  vu,  au  Musée  égyptien  de  Pa- 
ris, de  longues  silhouettes  aux  contours  angu- 
leux, qui  se  profilent  çà  et  là  parmi  les  hiéroglyphes 
des  sarcophages.  Après  quatre  mille  ans,  les  por- 
traits n'ont  rien  perdu  de  leur  ressemblance;  le 
fellah  de  nos  jours  paraît  calqué  sur  le  laboureur 
des  Rhamsès.  De  fait,  le  type  s'est  perpétué,  parce 
que  la  race  est  restée  la  même. 

L'Egypte  n'a  jamais  subi  d'invasions  réelles.  Les 


lii  L'KGYPTE 

dominations  grecque  et  romaine  se  résumèrent  en 
une  occupation  politique.  Quant  aux  hordes  d'Abou- 
Beckr,  elles  levaient  des  tributs,  imposaient  une  re- 
ligion nouvelle,  et  s'en  allaient  plus  loin  butiner  et 
convertir.  —  Ainsi  l'ordonne  le  Koran,  cette  Bible 
des  nomades.  — Durant  ces  conquêtes  successives, 
l'indigène  courba  le  dos.  Que  lui  importait  d'obéir  h 
tel  maître  plutôt  qu'à  tel  autre,  de  payer  le  tribut  à 
César,  à  Ptolémée  ou  à  Sésostris?  Mais  il  conserva 
intact  son  caractère  originel. 


Une  autre  élrangeté  qu'on  ne  s'explique  pas, 
c'est  que  la  race  égyptienne  pure  ne  peut  se  mé- 
langer à  aucune  autre.  Dès  la  troisième  génération, 
les  métis  doivent  se  retremper  à  la  source  autoch- 
thone,  sous  peine  de  stérilité.  —  C'est  là  un  curieux 
chapitre  à  ajouter  à  la  physiologie  des  mulets,  et 
(|ue  nous  livrons  aux  méditations  des  ethnolo- 
gistes  ^  ! 

1.  Travaux  du  docteur  Schnci))),  mùdeciii  sanitaire  du  gouverne- 
ment français  à  Alexandrie. 


ET    IS.M  AIL-P ACHA.  îjh 

En  coiiSLH[iietice  de  la  pureté  de  leur  race,  el 
comme  pour  protester  contre  leurs  conquérants 
successifs,  tous  les  fellahs  se  ressemblent.  On  dirait 
que  le  même  moule  a  fourni  les  têtes  destinées  à 
surmonter  plusieurs  millions  d'épaules.  Sauf  de  lé- 
gères diiïérences  dans  la  taille  et  dans  la  maigreur, 
qui,  chez  quelques  sujets,  atteint  presque  les  limites 
de  la  diaphanéité,  il  n'existe  en  réalité  qu'un  fel- 
lah, tiré  à  un  nombre  infini  d'exemplaires.  Si  l'on 
ajoute  à  cela  le  peu  de  variété  dans  les  prénoms, — 
les  musulmans  ignorent  absolument  le  nom  patro- 
nymique, —  on  avouera  que  les  faiseurs  de  signa- 
lements doivent  éprouver  de  sérieuses  difficultés 
s'ils  prennent  leur  métier  à  cœur. 

Somme  toute,  le  type  est  laid.  Une  éternité  de 
servitude  a  imprimé  sur  la  face  du  fellah  les  stig- 
mates de  l'insouciance  et  de  Fhébêtement.  L'œil 
clignotant  ne  sait  pas  regarder  en  face;  les  oreilles 
démesurément  évasées  s'écartent  de  la  tête  comme 
les  anses  d'une  amphore;  le  front  étroit  se  déprime 
à  partir  des  sourcils  qu'envahiraient  presque  les 
cheveux  s'ils  n'étaient  scrupuleusement  rasés. 

Chez  la  femme  on  rencontre  les  mêmes  signes  ca- 
ractéristiques, mais  plus  profondément  gravés,  par 


50  L'EGYPTE 

suite  (Je  la  précocité  particulière  aux  pa\s  chauds 
el  aussi  d'une  fécondité  désastreuse.  Mâles  et  fe- 
melles possèdent  une  dentition  merveilleuse,  com- 
mune du  reste  à  toutes  les  races  d'Afrique,  —  bêtes 
fauves  y  compris,  —  comme  si  la  nature,  par  une 
cruelle  raillerie,  avait  voulu  ,  en  leur  donnant  des 
dents  superbes,  ne  pas  leur  fournir  de  quoi  mettre 
dessous. 


Vers  la  di.v- huitième  année  environ,  arrive  pour 
le  fellah  cette  période  de  formation  où  les  signes 
typiques  de  la  race  atteignent  leur  développement, 
le  dernier  mot  de  la  beauté  indigène.  Il  songe  alors 
à  se  marier,  pour  faire  souche  et  prendre  un  peu 
de  repos.  De  savantes  matrones,  habiles  à  toutes 
les  roueries  du  maquignonnage,  se  chargent,  moyen- 
nant honnête  salaire,  de  lui  trouver  une  perle  de 
jeune  fille,  belle  comme  le  jour,  douce  comme  le 
miel;,  laborieuse  et  féconde.  De  son  côté  le  fiancé 
s'est  proprement  fait  couper  l'index  de  la  main 


ET    IS.MAIL-l'ACHA.  r)7 

droite^  pour  échapper  à  la  conscription,  il  ne  reste 
plus  qu'à  débattre  avec  le  père,  le  prix  de  la  dot 
à  donner  par  le  gendre,  car  le  fellah  le  plus  pauvre 
doit  toujours  acheter  sa  femme.  11  n'est  pas  tenu 
de  prouver  par  quels  moyens  il  subviendra  aux 
besoins  du  ménage  ;  le  père  n'en  demande  pas 
si  long.  Pourvu  qu'il  cède  sa  fille  à  un  bon 
prix,  l'avenir  ne  le  regarde  plus,  et  la  femme 
une  fois  mariée  saura  bien  elle  -  même  se  tirer 
d'affaire. 

Mahomet,  en  autorisant  la  polygamie,  imposa  à 
tout  musulman  de  ne  prendre  de  femmes  qu'autant 
qu'il  en  pourrait  nourrir,  obligation  toute  morale 
et  que  chacun  observe  à  sa  manière.  Toutefois. 
comme  il  avait  permis  le  divorce ,  même  pour  les 
causes  les  plus  futiles,  il  voulut  que  l'épouse  ne  se 
trouvât  pas  absolument  à  la  merci  des  caprices  de 
son  maître;  —  et  l'homme  est  obligé  de  constituer 
à  sa  future  une  dot  que  celle-ci  reprend  au  jour  de 
la  répudiation.  Aussi,  chez  les  fellahs,  le  divorce, 
une  déplorable  opération  financière,  est-il  moins 
fréquent  que  dans  la  classe  aisée.  La  femme,  au 

1.  Voir  le  chapitre  IX. 


58  LKGYPTn; 

contraire,  a  loul  intérêt  à  faire  rompre  le  mariage, 
et  elle  s'y  étudie  de  son  mieux. 

La  cérémonie  du  divorce  n'exige  pas  de  grandes 
préparations.  Les  deux  conjoints  se  présentent 
devant  le  cadi  :  «  Je  me  sépare  de  toi ,  »  dit  par 
trois  fois  le  mari  à  sa  femme,  et  l'acte  de  répudiation 
est  accompli. 

Suit  pour  la  forme  un  petit  discours  oii  le  ma- 
gistrat admoneste  le  pauvre  mari ,  et  lui  prouve 
que  le  divorce  est  une  mauvaise  action  et  une 
mauvaise  affaire,  —  excepté  quand  la  femme  s'est 
rendue  absolument  désagréable.  C'est  précisément 
le  cas. 

L'ex-épouse  reçoit  le  complément  de  sa  dot,  et, 
dès  le  lendemain^  elle  se  met  en  quête  d'un  nouveau 
mari.  Les  occasions  ne  lui  manquent  pas,  pour  peu 
qu'elle  soit  jeune  et  bien  faite.  Certaines  femmes, 
habilement  dressées  par  leur  mère,  exploitent  ainsi 
la  profession  matrimoniale,  et,  au  bout  de  cinq  ou 
six  spéculations,  arrivent  à  se  créer  une  honnête 
aisance. 


r.T    ISMMI.-PACIl  A.  .V.i 

Somme  loule,  le  mariage  représenle  [)Our  le 
fellah  une  véritable  bonne  fortune,  où  sa  paresse 
trouve  son  compte,  beaucoup  plus  que  le  tempé- 
rament excessif  qu'on  a,  bien  à  tort,  prêté  aux 
races  méridionales. 

Ce  sont  d'abord  trois  ou  quatre  jours  de  liesse, 
dont  les  parents  prennent  leur  part  absolument 
comme  chez  nous;  des  repas  qui  n'en  finissent 
plus,  où  le  poulet  et  le  riz,  naïvement  déguisés, 
font  leur  possible  pour  figurer  dignement.  On  ne 
plaisante  pas  avec  le  Koran,  et  l'eau  du  Nil,  abon- 
damment servie  dans  les  poteries  du  cru,  désaltère- 
à  discrétion  la  bruyante  assistance.  Suivant  l'usage 
moins  propre  que  fraternel,  chacun  s'abreuve  à  la 
même  gargoulette  et  prend  avec  les  doigts  sa  part 
dans  le  plat  commun;  le  même  usage  interdit  sous 
peine  d'impolitesse  de  s'essuyer  la  bouche  avant  ou 
après  boire,  et  garde  un  silence  absolu  sur  la  ques- 
tion des  essuie-mains. 

Toutefois  et  pour  réhabiliter  le  fellah  aux  yeux 
des  lecteurs,  11  faut  convenir  que  les  choses  ne  se 
passent  pas  autrement  dans  le  meilleur  des  mondes 
musulmans.  Assis  par  terre,  l'Oriental  met  la  main 
au  plat,  en  simple  Judas;  il  arrache  son  lambeau 


(i(i  li:gyptk 

(le  vianik'.  pL'liit  ses  aliments  et  avale.  Les  fils  de 
famille  excellent  à  déchiqueter  la  volaille,  qu'ils 
émiettent  de  façon  à  faire  mourir  de  dépit  le  plus 
habile  écuyer  tranchant.  Il  faut  voir  les  £?ens  du 
hel  air,  quand  un  hasard,  toujours  béni  par  ces 
estomacs  sans  fond,  les  assied  autour  d'une  table 
servie  à  l'européenne!  Plantés  en  équilibre  sur  leur 
chaise,  comme  un  funambule  sur  sa  corde,  ils 
s'étudient  à  comprendre  le  mécanisme  du  couteau, 
et  finalement  prennent  les  bouchées  de  la  main 
gauche,  pour  les  enfiler  dans  la  fourchette  qu'ils 
brandissent  triomphalement  de  la  main  droite. 

La  pipe  et  le  café,  ces  indispensables  éléments  de 
toute  réunion  orientale,  tiennent  une  notable  part 
dans  la  cérémonie  du  mariage  arabe. 

Jusque-là,  le  fellah  n'a  point  encore  vu  le  visage 
de  sa  femme.  Il  s'esquive  au  moment  oii  les  con- 
vives les  moins  faciles  à  indigérer  ne  peuvent  plus 
dire  :  Allah!  et  va  s'enfe^er  dans  une  cahute  voi- 
sine. Là  aussi,  entre  commères,  on  mène  grand 
bruit  de  mâchoires  et  d'exclamations.  Après  bien 
des  pourparlers,  la  nouvelle  mariée  lève  son  voile 
et —  les  parents  et  amis  se  délectent  en  l'honneur 
du  jeune  couple  aux  sons  précipités  de  la  darabouka . 


KT    ISMAJL-l'ACHA.  01 

L'Iiomme  garde  pour  lui  les  corvées  de  toutes 
sortes.  Mais  à  la  femme,  être  d'une  nature  inié- 
rieure,  incombe  le  labeur  quotidien.  Car  le  Koran 
n'a  point  prêché  le  travail,  le  travail  manuel  sur- 
tout, et,  fidèle  aux  prescriptions  de  la  loi,  le  fellah 
garde  sa  dignité.  Le  jour  seulement  oii  la  faim 
l'étreint  aux  entrailles,  il  prend  la  bêche,  conduit 
la  charrue,  récolte  sa  moisson;  jusque-là,  il  se  re- 
pose un  peu  sur  sa  femme  et  beaucoup  sur  Dieu. 
En  bonne  conscience,  l'imprévu  compte  pour  une 
si  grande  part  dans  sa  vie,  il  lui  faut  si  souvent 
s'employer  au  gré  de  tous  ses  maîtres,  il  a  si  peu 
de  confiance  en  l'avenir,  qu'on  est  presque  tenté 
de  donner  raison  à  son  inertie.  L'apathie  est  le 
suprême  remède  des  désespérances;  elle  s'allie  du 
reste  merveilleusement  au  fatalisme  qui  fait  le 
fond  de  la  croyance  mahométane. 

Assurément,  au  premier  coup  d'œil  un  semblable 
contre- sens  bouleverse  toutes  les  idées  reçues. 
L'Européen  nouvellement  débarqué  n'a  pas  assez 
d'indignation  contre  les  paysans  qu'il  rencontre  à 
chaque  pas,  montés  sur  de  fringants  mulets,  pen- 
dant que  les  femmes  suivent  à  pied,  [)ortant  les 
enfants,  les  bardes  et  les  outils. 


L'ÉGVPTl-; 


Mais  si  l'on  songe  que  ce  même  fellah  terminait 
hier  le  curage  d'un  canal,  que  demain  il  lui  faudra 
repartir,  pour  aller  a  cent  lieues  relever  les  laliis  du 
chemin  de  fer,  ou  ensemencer  le  jardin  de  soncheik, 
ou  bien  encore  couper  les  cannes  à  sucre  de  n'im- 
porte quel  eiïendi,  l'indignation  fait  place  à  un  sen- 
timent tout  autre,  et  l'on  se  prend  à  déplorer  le  sort 
du  pauvre  diable,  qui,  harassé  de  travailler  pour 
les  autres,  n'a  plus  la  force  de  labourer  son  champ. 


Vingt  ans  environ  s'écoulent  ainsi.  La  terre  n'a 
point  enrichi  le  fellah;  ses  plantureuses  récoltes, 
il  les  a  vendues  sur  pied  pour  j)ayer  la  location  et 
l'impôt.  Quelques  pièces  d'or  ont-elles  éciiappé  au 
fisc  et  aux  usuriers,  vile  il  les  enfouit.  Si  le  cheik 
allait  apprendre  qu'il  n'est  pas  le  dernier  des  mi- 
sérables !  Puis  un  soir  il  s'éteint  tristement  sur 
sa  natte  de  roseaux,  pendant  que  ses  fils  vont  aux 
champs  et  que  sa  femme,  déirépite  avant  l'âge, 
mendie  son  pain  dans  la  ville  voisine.  On  meurt 
jeune  sous  le  ciel  d'Egypte  !  ; 


El-    IS.Al AIL-I'ACIIA.  03 

Une  triste  et  monotone  histoire  que  la  vie  du 
fellah  !  Un  long  poëine  de  souffrances  que  ne  di- 
sent point  les  tertres  blanchis  du  cimetière  où 
reposent  pêle-mèie  les  obscurs  martyrs  de  l'opu- 
lence égyptienne. 

Mais  les  Arabes  ne  s'affectent  pas  de  si  peu.  Le 
lendemain,  le  corps  est  mené  à  son  dernier  asile, 
accompagné  des  hurlements  des  pleureuses  à  gages, 
pendant  que  tous  les  aveugles  de  l'endroit,  réunis 
pour  la  circonstance ,  chantent  sur  un  rhythme 
égayé  : 

«  Il  n'y  a  qu'un  Dieu,  et  Mahomet  est  son 
prophète  !  » 


L'KGYPTE    ET    ISMAIL- PACHA.  05 


CHAPITRE    IV 


ALEXANDRIE. 


Deux  villes,  le  Caire  et  Alexandrie,  se  disputent 
l'honneur  de  posséder  Ismaïl-Pacha ,  qui,  à  tour 
de  rôle,  vient  passer  quelques  mois  dans  chacune 
d'elles.  Mohammed- Ali  préférait  le  séjour  d'Alexan- 
drie; son  petit-fils  habite  plus  volontiers  le  Caire. 
Il  ne  faut  pas  discuter  des  goûts. 

De  ces  changements  périodiques  de  résidence, 
résulte  pour  certaines  parties  de  l'administration 
un  va-et-vient  continuel ,  auquel  les  employés 
amateurs  de  locomotion  doivent  trouver  un  certain 
charme.  C'est  ainsi  que  le  ministère  des  affaires 
étrangères,  —  commis,  matériel,  et  le  reste,  —  obligé 
de  suivre  l'altesse,  voyage  plusieurs  fois  par  aii 


C.!',  LI'GVPTE 

d'une  capitale  à  une  autre,  et  tient  ses  séances  au 
pied  levé.  Aussi  les  gens  bien  avisés  s'en)busquent- 
ils  à  la  station  du  chemin  de  1er  pour  attendre  le 
passage  du  juinistère  ambulant,  et  tâchent  de  se 
faufiler  dans  le  wagon  d'un  chef  de  bureau,  oii  ils 
peuvent  tout  à  leur  aise  causer  de  leurs  alTaires. 


Alexandrie  manque  absolument  de  pittoresque. 
Bâtie  au  ras  de  la  mer.  sur  une  plate  lagune  qui 
contourne  un  port  d'un  accès  diflicile.  l'antique 
cité  d'Alexandre  n'a  gardé  aucun  vestige  des 
dominations  successives  qu'elle  a  subies  depuis  sa 
fondation.  N'étaient  la  colonne  de  Pompée,  qui  se 
confond  volontiers  avec  les  cheminées  des  usines 
a  voisinantes,  et  l'aiguille  de  Cléopàti'e,  un  mono- 
lithe écloppé.  ])ordu  au  milieu  dos  piles  d'un  chan- 
tier de  bois,  rien  ne  rap])ellci"ait  une  des  plus  llo- 
rissantes  stations  de  la  civilisalioii  antique. 

Première  étape  de  la  coufiuôte  de  l'Egypte,  elle 
a  vu  passer  tous  les  envahisseurs .  mais  aucun 
d'eux  ne  s'y  est  installé. 


r.T    ISMAII.-I'ACII  \.  07 

Commeunehôtellcrie  où  cliaque  voyageur  cliange 
à  son  caprice  l'aménagement  de  sa  chambre,  sans 
s'occuper  de  réparer  les  fondations  (pii  menacent 
ruine,  Ale\an:lrie  n'est  qu'un  pèle-mèle  liyl)ridede 
constructions  sans  caractère.  Le  quartier  du  port 
présente  seul  quelque  originalité.  Dans  des  ruelles 
fétides  bordées  de  maisons  branlantes,  gîte  celte 
population  bigarrée  qu'on  ne  rencontre  que  dans 
les  grandes  villes  maritimes.  A'oyageurs,  marins  de 
loutes  les  nations,  artisans,  portefaix,  marchands, 
se  heurtent,  boivent,  crient;  et  tout  d'abord  le 
nouveau  débarqué  se  sent  pris  au  nez,  aux.  yeux 
et  à  la  gorge  par  une  sorte  de  miasme  sui  generis. 
C'est  la  premièce  effluve  de  l'Orient  embaumé. 

Accroupis  sur  de  larges  bancs  collés  aux  murs 
suants  d'une  échoppe,  des  indigènes  enturbanés 
de  blanc,  de  rouge  ou  de  vert,  fument  de  longues 
pipes  en  suivant  de  lœil  les  péripéties  d'une  partie 
de  marelle  ou  de  dominos. 

L'Arabe  raffole  du  domino.  —  importation  euro- 
péenne. —  et  y  excelle  à  rendre  jaloux  nos  habi- 
tués d'estaminet. 

Plus  loin,  des  groupes  de  femmes  reviennent  de 
la  fontaine.  Les  jambes  nues  jusqu'aux  genoux,  la 


08  LKGYPÏF. 

tête  scrupuleusement  couverte,  elles  soutiennent 
d'une  main  la  cruche  (|ui  pose  sur  leur  tête,  et 
traînent  à  la  remorque  un  horrible  bambin  en  cos- 
tume de  l'âge  d'or.  Ailleurs,  les  Maltais  et  les  Grecs, 
en  costume  national,  débitent  les  vins  capiteux  de 
Sicile  et  le  mastic  de  Ghio,  pendant  que  le  mar- 
chand indigène,  les  jambes  croisées  à  la  façon  de 
nos  tailleurs,  trône  majestueusement  dans  sa  bou- 
tique large  d'un  mètre,  au  milieu  de  pièces  de  ma- 
dn polam  et  de  mouchoirs  imprimés  en  Alsace. 

Place  !  place  !  gare  à  vos  pieds  !  C'est  un  arbaghi 
qui  arrive,  debout  sur  son  camion  lancé  de  toute 
la  vitesse  de  deux  chevaux  vigoureux.  Tant  pis 
|)Our  (jui  ne  s'elTace  pas  assez  vite!  Le  porteur 
d'eau,  courbé  sous  le  poids  de  son  outre  en  peau 
de  bouc,  s'appuie  au  mur,  pour  assurer  sa  uiarche 
sur  la  terre  glissante,  et  répand  consciencieusement 
une  partie  de  sa  charge  sur  les  jambes  des  voisins. 
Passent  et  repassent,  voix  glapissante  et  nez  au 
vent,  de  grands  garçons  précédés  d'un  éventaire 
où  s'étalent,  noires  de  mouches,  d'atroces  friandises 
fort  au  goût  des  habitants. 

Et  toujours,  tenace  comme  un  remords,  la  môme 
senteur  pénétrante  s'attache  à  vos  pas.  Vous  la  re- 


ET   IS.MAIL-PACHA.  OU 

trouverez  partout,  dans  les  splendides  bazars  du 
Caire  et  sous  la  hutte  délabrée  du  fellali.  C'est  le 
parfum  local,  l'odeur  arabe. 


Tout  à  coup,  au  détour  d'une  ruelle  sombre,  en- 
combrée, embourbée,  le  tableau  change,  et  l'on  se 
trouve  en  face  d'un  immense  parallélogramme  bordé 
de  maisons  à  l'ilalienne.  Il  semble  qu'on  ait  en- 
levé brusquement  la  toile  de  fond  d'un  décor  de 
féerie.  Des  gens  vêtus  suivant  les  suprêmes  exi- 
gences de  la  fashion,  promènent  les  dernières  modes 
parisiennes  sur  une  place  plantée  d'arbres,  garnie 
de  bancs,  de  jets  d'eau  et  de  becs  de  gaz. 

Rien  n'étonne  et  ne  désenchante  autant  que  cette 
brusque  intrusion  de  l'Europe  correcte,  en  [)lein 
débraillé  de  la  vie  orientale.  La  place  des  Consuls, 
avec  ses  rangées  d'habitations  spacieuses  et  ses  pro- 
meneurs en  chapeaux  noirs,  a  dû  faire  pleurer  bien 
des  élégies  aux  poètes  touristes.  De  fait .  le  tableau 
jure  avec  le  cadre,  et  le  voyageur,  sommairement 
équipé,  consulte  avec  anxiété  sa  valise,  tout  en  se 
demandant  s'il  valait  bien  la  peine  de  faire  huit 


7i)  i;H(;vi'Tfc: 

cents  lieiit'S   pour  venir  contempler  une  mauvaise 
contrefaçon  du  pays  natai. 


Sur  160.000  habitants,  Alexandrie  compte  plus 
de  70,000  Européens;  diaque  Européen  possède 
en  moyenne  un  domestique^.  Si  donc  on  ajoule  à 
ce  nombre  les  gens  (jui  cirent  les  bottes  et  brossent 
les  babils  de  leurs  contemporains,  il  reste  pour 
tout  elTectif  indigène  quelques  milliers  d"bonnîies. 
dont  les  àniers,  les  porteurs  d'eau  et  les  marchands 
des  (pialre  saisons  forment  l'imposante  majorité. 
Les  commerçants  du  pa\s,  efTrayés  par  une  redou- 
table concurrence,  ont  fermé  bouli(|ue.  laissant  çà 
et  là(piel(pies-uns  ties  leurs,  cal  nies  et  dédaigneuses 
Hgures  qui,  par  leur  insouciance,  semblent  pro- 
lester contre  les  obséijuiosités  des  négociants 
d'outre-mer. 

En  somme,  la  colonie  européenne  est  réellement 
maîtresse  d'Alexandrie.  Toutes  les  nations  du  globe 
ont  fourni  leur  contingent  à  cette  réunion  bizarie 

I.  Voir,  il  la  tiii  du  voluini-,  lu  note  (.'xplicative  n"  i. 


1:T    ISMAIL-PACHA.  71 

de  colons,  diflerenls  (l'alhiies.  de  iiururs,  et  sans 
autre  lien  qu'un  immense  désir  de  s'eni'icliii' 
promptement  et  un  dédain  profond  pour  les  insti- 
tutions du  pays.  Grâce  aux  capitulations  qui  inter- 
disent aux  pachas  toute  immixtion  dans  les  aiïaires 
des  résidents  européens,  chacun  vit  de  son  côté, 
ne  relevant  que  des  lois  de  son  propre  pays ,  sous  le 
haut  patronage  d'un  consul. 

A  la  longue  pourtant,  les  dissemblances  s'eiïa- 
cent  un  peu.  Si  le  colon  ne  perd  jamais  le  caractère 
inhérent  à  sa  nationalité,  ses  allures  se  modifient 
au  contact  des  gens  qu'il  fréquente.  C'est  la  loi 
commune  :  les  exilés  finissent  toujours  par  prendre 
quelque  chose  des  mœurs  de  leur  nouvelle  patrie. 
Plus  tard  on  en  viendra  sans  doute  à  adopter  une 
langue  uniijue  pour  les  relations,  coninie  on  a 
adopté  le  costume  européen,  et  s'il  est  impossible 
que  des  éléments  aussi  hétérogènes  puissent  jamais 
former  une  nation,  ils  auront  au  moins  constitué 
une  société. 

Jusqu'à  présent,  les  Grecs  et  les  Italiens  sont  en 
majorité.  La  langue  italienne  est  la  langue  des  sa- 
lons; le  haut  commerce  parle  grec  de  préférence. 
l)e[)uis  quelques  années,  la  colonie  française  a  pris 


7'J  L'KGVPTE 

une  extension  remaniuable,  et  comme  nos  com- 
patriotes n'ont  généralement  pas  le  don  des  langues, 
il  se  pourrait  bien  que  le  français  devînt  avant  peu 
l'idiome  de  la  colonie. 


Mais  le  voyageur  nouvellement  arrivé  de  France 
M  "a  pas  eu  le  temps  de  se  livrer  à  ces  considéra- 
tions tout  à  fait  flatteuses  pour  l'amour-propre  na- 
tional. Aussi,  après  le  premier  mouvement  de 
désappointement  naturel  chez  tout  homme  qui, 
croyant  visiter  une  contrée  pittoresque,  se  trouve 
tout  à  coup  dans  la  grande  rue  de  sa  sous-préfec- 
lure,  ledit  voyageur,  qui  a  fait  provision  d'étonne- 
ments  et  d'exclamations,  revient  fort  désappointé  à 
son  hôtel,  où  un  garçon  lui  sert  en  français  un  diner 
médiocre.  L'admiration  rentrée  et  la  cuisine  ita- 
lienne aidant,  il  trouve  la  chère  exécrable. 

Au  pays,  il  avait  tracé  son  itinéraire  et  savouré 
|mr  avance  des  délices  inconnues,  d'étranges  émo- 
tions. Couché  sur  un  tapis  aux  brillantes  couleurs, 
à  l'ombre  d'un  caravansérail  en  ruine,  il  regardait. 


HT    ISM  ML-PACMA.  73 

muet  d'admiration ,  les  aimées  aux  bias  bruns,  aux 
cheveux  semés  de  secjuins  d'or,  bondir  sans  bruit 
en»agitant  leurs  crotales  ^.  Un  puissant  chef,  dont 
il  s'était  juré  de  devenir  l'ami,  donnait  la  fête  en  son 
honneur.  Ensemble  ils  s'étaient  accroupis  autour 
d'un  de  ces  festins  légendaires,  où  l'imagination  ne 
ménage  pas  l'ambroisie;  ils  avaient  échangé  leurs 
armes,  —  bonne  occasion  de  se  défaire  d'un  vieux 
fusil  hors  d'usage,  contre  un  yatagan  de  Damas  au 
fourreau  d'argent  ciselé;  — et,  comme  deux  frères, 
ils  se  passaient  le  bouquin  d'ambre  d'un  narguil 
où  brûlait  le  plus  fin  tabac  du  Sinaï. 

A  quelques  pas,  agenouillé  dans  le  sable,  un 
dromadaire  couvert  d'un  kourgli  en  peau  de  ga- 
zelle, autre  présent  du  puissant  cheik,  ruminait 
lentement  le  repas  du  mois  passé,  en  jetant  un  re- 
gard dédaigneux  sur  les  débris  du  festin. 

Sur  le  paquebot,  les  rêves  s'étaient  dorés  de  plus 
belle,  accompagnés  de  trépignements  d'impatience 
et  de  questions  aux  officiers  du  bord,  qui  ont  bien 
d'autres  voiles  à  faire  carguer...  Terre!  terre!  Ah! 
enfin!!... 

1.  Crocaks,  sorte  de  cast;ignettes  en  cuivre. 


LHGVPTK 


Et  voilà  (jiie  le  faïUaisiste  se  trouve  face  à  face 
avec  une  cluunbre  d'Iiôlel  et  un  bifteck  trop  cuit! 
Il  veut  (les  aimées,  des  parfums,  du  labac  em- 
baiiuii'; — le  i^ai'çon  lui  a[)porle  tlu  \iniiii;re  de 
Bully  et  des  cigares  dits  u  petits  bordeaux.  »  — 
((  Quant  à  des  aimées,  Monsieur  plaisante  sans 
((  doute;  la  nuiison  n'en  tient  [as.  Monsieur  a  de- 
ce  mandé  des  |)ipes;  prélere-t-il  la  mai-que  Fiolet, 
«  la  pipe  bel.ue,  la  marseillaise?  » 

Idéal,  idéal,  petite  Heur  l)lcue  ! 

L'idéal  ne  résiste  pas  à  ce  premier  coup  de 
massue  de  la  réalité.  Le  touriste,  s'il  pi'end  des 
notes,  consigne  sur  ses  tablettes,  —  avec  la  plus 
franche  mauvaise  humeur,  —  l'inévilable  début  de 
tout  vo\age  pittoresque  en  Egypte.  Il  ne  manipie 
pas  d'y  ajouter  :  a  Alexandrie,  une  des  villes  les 
plus  maussades  du  monde,  en  est  certainement  la 
plus  malpropre.  » 

Devant  toutes  les  portes,  les  tas  dimmoiulices 
semblent  avoir  élu  domicile,  et  la  boue,  lac  im- 
mense, baigne,  trois  mois  durant,  le  pied  des  mai- 
sons. Il  est  vrai  (pi'au  |)rintemps,  grâce  au  soleil, 
le  marécage  se  transibi'mc  en  nu  moelleux  tapis  de 
poussière;  d'un  pied  d'épaisscui'.  L'édilité  ne  [)araît 


i;r  isM  \ir,-i' AT.  Il  A.  75 

[Kis  avoir  encore  l)ien  sai^i  la  subtile  ditlei-eiire  qui 
e\isle  entre  une  rue  et  un  eloaf[ue;  elle  se  eontenle 
(le  faire,  enlever  les  immondices  quand  elles  pren- 
nent le  développement  d'une  colline,  et  les  fait  jeter 
à  cent  pas  de  là,  sur  les  bords  de  la  mer  :  la  brise 
qui  vient  du  large  s'y  iniprègne  d'une  senteur  em- 
baumée! 

Tous  les  maux:  ont  leui's  remèdes.  En  Egypte, 
le  remède  ordinaire  contre  la  poussière  et  la  boue, 
c'est  l'àne!  Non  point  la  cliélive  bourritiue  qui  chez 
nous  porte  les  sacs  au  moulin,  mais  l'àne  tringant, 
sobre,  infatigable,  une  héroïiiue  niontuie  (pie  per- 
sonne ne  dédaigne  d'entburcher.  Clia(iue  coin  de 
rue  est  encombré  d'un  véritable  troupeau  d'ànes  et 
d'àniers,  les  uns  guettant  le  passant  et  lançant  les 
autres  dans  ses  jambes.  L'infortuné  touriste  se 
laisse  hisser  sur  la  preujière  selle  venue  et  le 
baudet  reni[)orte  —  de  haute  lutte  —  vers  la  co- 
lonne de  Pompée. 

Chemin  faisant,  il  a  le  loisir  de  contempler  de 
véritables  palmiers,  dont  les  arbres  en  tôle  peinte 
de  la  Samaritaine  ne  lui  ont  donné  qu'une  idée 
imparfaite.  Au  reloiu",  il  suit  les  bords  du  canal 
Mahmoudieh. 


70  LÉGYPTE 

Celte  fois,  le  coup  d'œil  est  réellement  merveil- 
leux. 


Si  quelque  chose  peut  faire  pardonner  la  bana- 
lité d'Alexandrie,  ce  sont  les  jardins  suburbains  et 
la  campagne  environnante.  A  quelques  pas  de  la 
ville,  le  sol ,  débarrassé  de  son  nuinteau  de  pierres, 
déploie  toute  sa  splendeur,  comme  pour  écraser 
sous  une  fécondité  grandiose  l'œuvre  mesquine  des 
enfants  des  hommes.  Tache  de  boue  dans  un  rayon 
de  soleil,  Alexandrie  doit  à  son  éblouissant  entou- 
rage cette  hideur  vigoureuse  qui  blesse  l'œil  du 
nouveau  venu.  Tout  le  long  du  canal,  et  suivant 
les  méandres  d'un  chemin,  défoncé  comme  toutes 
les  roules  en  Egypte,  les  Alexandrins  ont  éparpillé 
de  coquettes  villas  entourées  de  jardins,  —  bou- 
quets larges  d'un  arpent.  — oîi  resplendit  la  flore 
des  cinq  parties  du  monde. 

En  face  de  quelques-unes  de  ces  0[)ulentes  de- 
meures, un  bateau  de  plaisance,  aménagé  comme 
un  palais,   n'attend  (pi' un  ordre  du  maître  pour 


KT    ISM  All.-l'  \CIIA.  77 

remonter  le  Nil  jus(iii'tui\  cataiaeles.  Des  palmiers 
élancent  de  tous  côtés  leur  tige  empanachée  au 
milieu  du  feuillage  sombre  des  sycomores;  les 
champs  de  cannes  à  sucre,  les  plantations  de  coton 
s'étendent  à  perte  de  vue  en  tapis  verdoyant.  A 
l'horizon,  le  soleil  couchant  éclabousse  de  teintes 
empourprées  les  eaux  clapotantes  du  lac,  et  tamise 
ses  derniers  rayon  s  à  travers  un  bouquet  de  lauriers- 
roses  . 

C'est  dans  l'émerveillement  causé  par  ce  tableau 
féerique,  que  l'amateur  de  promenades  a  baudet 
rentre  en  ville,  où  l'ânier  lui  demande  conscien- 
cieusement un  louis  pour  une  course  qui  coûte 
douze  sous  aux.  indigènes.  Ahuri  par  les  cris  de 
son  interlocuteur,  qui  semble  vouloir  provoquer 
une  émeute,  il  paye  et  s'en  va. 


Pour  peu  qu'il  ait  l'habitude  de  donner  auK  pau- 
vres, sa  charité  heurte  à  chaque  pas  de  nouvelles 
occasions.  Les  rues  d'Alexandrie  sont  littéralement 
pavées  de  mendiants. 


7«  l'K(;yi'th 

La  nicndicilé  a  dû  èlre  invenlée  on  Egypte;  elle 
s'y  e^l  Pn  tout  cas  singulièrement  perfectionnée. 
Les  naturels  ont  élevé  jusqu'il  la  hauteur  d'un  art 
les  pratiques  ordinaires  du  métier  :  ils  suivent  le 
passant  malgré  les  refus,  les  injures,  les  coups,  et 
l'obsèdent  pendant  un  quai'l  de  lioue.  Le  moyen 
de  ne  pas  donner? 

Quelques-uns  n'acceptent  que  de  l'argent.  Un 
Européen  oITrait  ii  l'un  d'eux  un  morceau  de  ])ain; 
l'Arabe  refusa  fièrement.  —  <(  Du  |)ain.  mais  je 
<i  n'en  ai  pas  besoin;  c'est  de  l'argent  (jue  je  le 
((  demande.  » 

De  fait,  le  musulman  ne  s'inquiète  guère  de  son 
repas.  Il  sait  (pfil  dînera  toujours. — là  ou  ail- 
leurs.—  On  ne  niiMirt  pas  de  faim  dans  un  pa\s 
où  le  premier  venu  peut  s'asseoir  ii  la  table  d'un 
vrai  croyant,  et  ujeltre  de  droit  la  main  au  plat. 
]Mais  comme  l'Arabe  est  essentiellement  quéujan- 
deur,  il  ne  manque  pas  de  prélever  une  juste  dîme 
sur  les  infidèles  (ju'Allali  lui  envoie  \n\v  tous  les 
bateaux  d'Europe.  D'ailleurs,  à  Alexandrie,  le  mi'- 
tier  de  pauvre  en  viuil  bien  un  autre.  Ecoutez 
plutôt. 

Il  existe  |)our  les  iuTrmes  et  les  vi^llards  des 


I.T    ISMAll.-l'ACII  \.  7'l 

maisons  de  refuge  enlreteniies  par  l'Élal  ou  dotées 
|)ar  de  pieuses  fondations.  Les  pensionnaires  sont 
tenus  à  la  résidence, — comme  les  prélats  sous 
Louis  XIV.  Aussi  s'enlendent-iis  avec  le  gardien, 
(jui  leur  ouviv  la  porte  en  cachette.  Chacun  de  ces 
e.veat  clandestins  coûte  dnuzc  sovs  par  personne, 
prix  ii\e,  et  l'hôjiital  reste  vide  toute  la  journée. 
A  ce  compte,  les  pensionnaires  doivent  faire  de 
bonnes  recettes,  les  gardiens  aussi. 

Ce  dernier  détail,  communiqué  par  un  obligeant 
compatriote  qu'il  a  rencontré  \\  table  d'hôte,  dé- 
tourne pour  jamais  noire  tourisle  du  grand  travail 
qu'il  militait  sur  l'exlinction  du  paupérisme  en 
Egypte. 


Le  même  compatriote  obligeant  lui  propose  de 
raccompagner  à  l'un  des  théâtres  italiens,  au 
Cercle  italien,  etc. 

Aimez-vous  l'Italie?  on  en  a  mis  partout. 

Mais  comme  on  ne  vient  pas  en  Orient  pour  voir 
l'Italie,  bien  que  tout  chemin  mén?  îi  Rome;  comme 


«0  li-(;yptf. 

il  ne  faut  ([1111110  promenade  de  deux  heures  et  une 
conversation  de  cinq  minutes  pour  visiter  Alexan- 
drie et  en  penser  tout  le  mal  possible,  l'infortuné 
voyageur  se  lia  te  de  boucler  sa  valise  et  de  prendre 
le  train  qui  part  pour  le  Caire 


ET    ISMML-PACHA.  81 


CHAPITRE   V. 

A    TRAVERS    LE    CAIRE.    —   SUEZ. 

Car  on  va  d'Alexandrie  au  Caire 

en  chemin  de  fer,  absolument  comme  de  Paris  à 
Saint-Cloud.  On  y  peut  aller  également  en  bateau 
à  vapeur,  —  quand  le  Nil  débordé  a  emporté  la 
voie  ferrée,  par  exemple. 

Enfin,  rien  n'empêche  d'effectuer  le  trajet  à  che- 
val ou  à  pied.  Toutefois,  ce  dernier  mode  de  loco- 
motion manque  d'attraits,  parce  que,  entre  autres 
raisons,  la  route,  sur  un  parcours  de  plus  de  cin- 
quante lieues,  est  totalement  dépourvue  d'hôtelle- 
ries; circonstance  qui  fait  le  plus  grand  honneur  à 
l'hospitalité  arabe.  Quant  aux  étrangers,  à  part  les 


82  L'EGYPTF. 

grandes  villes ,  ils  ne  trouveraient  pas  dans  toute 
l'Egypte  le  plus  pitoyable  repas  d'auberge. 

En  Orient,  le  voyageur  se  munit  de  vivres  et 
couche,  faute  de  mieux,  à  la  belle  étoile.  L'au- 
berge, c'est  le  chameau  qui  porte  la  tente  et  les 
provisions. 

Le  lecteur  qui  sans  cloute  tient  à  coucher  dans 
un  lit,  voudra  bien  accompagner  notre  touriste  et 
arriver  au  Caire  en  wagon,  tout  prosaïquement, 
comme  le  commun  des  voyageurs.  Du  même  coup, 
il  nous  saura  gré  de  lui  épargner  le  chapitre  d'ex- 
tases stéréotypées,  que  les  écrivains  de  l'école  des- 
criptive ne  manquent  pas  de  délayer  en  pareil  cas. 


Le  Caire,  capitale  de  l'Egypte  musulmane,  ne 
ressemble  à  aucune  ville  du  monde.  Dernier  ves- 
tige d'une  domination  puissante  qui  n'a  guère 
laissé  que  des  ruines,  l'antique  cité  des  kalifes  est 
l'expression  la  |)lus  complète  du  génie  arabe.  Là 
seulement  on  trouve  écrite  en  caractères  de  pierre 
et  de  boue,  la  bizarre  épopée  de  l'Islam. 


K  r    ISM  Vil.-I'ACII  V.  83 

Depuis  le  ranati((ae  armé  de  l'époque  victorieuse, 
jusqu'au  fellah,  notre  contemporain,  chaque  géné- 
ration a  marqué  son  passage  par  un  monument  ou 
une  dévastation,  document  suprême  où  se  lit  cou- 
ramment une  histoire  de  décadence  qui  commence 
par  la  conquête  et  finit  par  la  servitude. 

La  population  du  Caire  est  d'environ  trois  cent 
mille  âmes.  Au  fait,  personne  n'en  sait  rien.  Le  gou- 
vernement local,  qui  traite  ses  afiaires  en  famille, 
ijarde  sur  ce  sujet  un  silence  de  bon  gnût.  Ce  qu'on 
peut  dire,  c'est  que  la  ville  couvre  le  long  du  Nil 
un  espace  considérable  où  les  maisons  se  pres- 
sent lés  unes  contre  les  autres  ,  et  qu'à  certaines 
heures  de  la  journée,  il  est  aussi  difficile  de  circu- 
ler dans  la  ville  que  de  traverser  l'avenue  des 
Champs-Elysées  un  soir  d'illuminations. 


A  ces  mêmes  heures,  le  thermomètre  accuse  des 
températures  fantasliques.  Le  soleil ,  presque  au 
zénith,  ferait  bouillir  les  cervelles  dans  les  crânes, 
comme  des  œufs  dans  un  coquemar,  si  les  indi- 


84  L- EGYPTE 

gènes  n'avaient  le  soin  de  tendre  au-dessus  des 
rues  les  plus  fréquentées  des  lambeaux  d'étoffes 
multicolores.  Dans  l'orahre  lumineuse  (|ue  projette 
ce  pittoresque  écran,  se  meut  une  foule  bicarrée, 
bruyante,  affairée,  où  toutes  les  races  se  coudoient 
et  s'enchevêtrent;  on  dirait  un  de  ces  tableaux 
ethnographiques  oîi  l'auteur  s'est  plu  à  réunir  les 
différents  types  qui  peuplent  le  globe.  Pêle-mêle  de 
costumes  aux  couleurs  éclatantes,  riches  ou  dégue- 
nillés, fouillis  de  visages,  de  bras,  d'épaules  nues 
qui  passent  par  toutes  les  nuances  de  l'ocre  et  de  la 
sépia,  la  foule  ondule,  tachée  çà  et  là  de  points 
sombres  qu'on  prendrait  pour  des  déchirures"  dans 
la  toile  de  cet  harmonieux  tableau. 

Ce  sont  les  nègres  du  Soudan,  en  costume  ada- 
mique  au  caleçon  près. 

D'honnêtes  négriers,  établis  à  Khartoum,  se 
chargent  de  fournir  à  l'Egypte  ces  robustes  esclaves 
qu'on  emploie  aux  besognes  les  plus  rebutantes, 
sous  prétexte  sans  doute  qu'ils  ne  doivent  pas 
craindre  de  se  tacher  les  doigts. 

En  descendant  de  quelques  tons  cette  gamme 
vigoureuse  qui  se  termine  à  l'encre  de  Chine,  on 
trouve  le  Barbarin,  —  l'élégant  des  bords  du  Nil. 


ET    ISM  \IL-1'A(:[I A.  85 

Le  Barbarin  croit  au  prestige  du  costume  et  ii 
l'influence  de  Teau  sur  la  propreté  générale  du 
corps  ;  il  porte  une  chemise  blanche  et  des  souliers. 
Domestique  par  goût,  il  s'attache  volontiers  à  ses 
maîtres,  méprise  les  nègres,  —  où  diable  l'orgueil 
va-t-il  se  nicher?  —  et  caresse  l'espoir  de  retou?- 
ner  au  pays  avec  un  petit  pécule  et  une  paire  de 
chaussettes,  suprême  raffinement  d'un  luxe  qui  ne 
manque  pas  de  le  placer  d'emblée  en  tête  de  la 
gentry  nubienne.  Quelquefois  la  nostalgie  le  prend 
au  cœur;  il  abandonne  la  ville  et  part  pour  em- 
brasser ses  pénates  de  tei're  glaise  et  sa  noire  fa- 
mille. —  Aller  et  retour,  le  voyage  dure  un  peu 
plus  de  six  mois. 

Autour  des  nègres  et  des  Barbarins,  ombres  vi- 
goureuses, s'éparpille  la  foule  aux  mille  couleurs. 
—  Le  Saïdien,  torse  bistré,  (jue  recouvre  mal  une 
cape  de  grosse  toile  brune  sanglée  à  la  ceinture;  — 
la  tête  disparait  sous  un  bonnet  conique  en  feutre 
roux.  Le  Copte  en  longue  robe  de  soie  aux  mille 
raies  ;  le  riche  marchand  en  caftan  orange  ,  gris- 
perle  ou  amarante,  et  ces  milliers  d'individus  de 
toutes  races,  de  toutes  sectes,  de  tous  costumes  qui 
composent  la  population  du  Caire. 


i6  L'EGYPTE 

Les  femmes,  sauf  celles  de  la  classe  inférieure, 
ne  se  prodiguent  pas  dans  les  rues.  Elles  ne  sor- 
tent guère  qu'en  voitures  lancées  à  fond  de  train  et 
soigneusement  escortées  d'eunuques.  Hàtons-nous 
d'ajouter  que  celte  absence  de  la  belle  moitié  de 
notre  espèce  ne  nuit  en  rien  au  pittoresque  du  coup 
d'œil.  Le  costume  des  Levantines  et  des  riches 
Arabes,  dont  cent  tableaux  ont  reproduit  les  coquets 
ajustements,  se  porte  exclusivement  à  la  maison. 
Pour  sortir,  les  femmes  recouvrent  leur  toilette 
d'un  fourreau  informe  en  soie  de  couleur  claire,  et 
par  surcroît  de  précaution,  elles  disposent  sur  le 
tout  une  immense  pièce  de  soie  noire  qui  vient" re- 
joindre au  front  l'épais  voile  blanc  (jui  leur  couvre 
le  visage.  Le  pied  ne  se  devine  même  pas  sous  la 
botte  jaune  (pii  l'enveloppe.  Accoutrées  de  la  sorte, 
les  femmes  ont  exactement  l'allure  gracieuse  d'un 
paquet.  Ainsi  le  veut  cette  farouche  jalousie  musul- 
mane tant  plaisantée  dans  les  vaudevilles,  et  dont 
les  Orientaux  se  trouvent  si  bien;  —  ceci  soit  dit 
avec  tout  le  respect  possible  pour  le  sexe  auquel 
nous  devons  nos  mères. 

Sans  doute   la   chair  est    démesurément  faible 
dans  ce  beau  pays  de  lumière  et  de  soleil,  car  les 


1-T    IS.M  ML-P.\r.lI  \.  87 

chréliens  ont  a(loj)lé  là-bas  la  «oiitiiinc  iiialiDini'- 
tane.  Peul-ôtre  aussi,  en  raisoû  cVincessanles  pro- 
miscuités, le  Ivoran  a-t-il  un  peu  déteint  sur  l'Evan- 
gile. En  tout  cas,  les  femmes,  à  quelque  religion 
qu'elles  appartiennent,  sont  scrupuleusement  voi- 
lées et  sortent  le  moins  possible. 

Aussi,  bien  que  la  population  du  Caire  soit  im- 
mense, et  que  les  harems  s'y  comptent  par  milliers, 
doit-on  se  résigner  à  ne  point  recontrer  de  femmes. 
On  est  presque  tenté  de  se  demander  si  la  race  arabe 
a  les  deux  sexes. 

En  revanche,  les  eunuques  pullulent,  expédiés 
chaque  année  de  la  haute  Egypte. 

A  Kliartoum,  outre  le  commerce  d'esclaves,  on 
s'occupe  beaucoup  de  la  fabrication  des  gardiens 
de  harem.  Un  chirurgien  européen  s'y  est  acquis, 
dans  cette  aimable  profession ,  une  renommée  et 
une  fortune  colossales  :  —  il  réussit  un  sujet  sur 
dix. 

On  doit  ajouter,  pour  l'honneur  des  pauvres  mu- 
tilés, qu'ils  s'acquittent  de  leur  devoir  à  la  satis- 
faction £>énérale  des  maris. 


8.S  L'EGYPTE 

Il  suffit  d'avoir  vécu  quinze  jours  clans  le  pays, 
pour  savoii'  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  prétendues 
bonnes  fortunes  dont  fourmillent  tous  les  récits  de 
voyages  en  Orient. 

Le  haren),  sanctuaire  inviolable,  est  réellement 
inviolé  i.  On  conte  bien  aux  nouveaux  venus  l'épo- 
pée graveleuse  d'un  Européen,  d'un  Français  (nous 
sommes  si  charmants!)  qui  parvint  à  s'introduire 
dans  le  gynécée  d'un  pacha,  où  il  vécut  pendant 
huit  jours  d'amour,  d'eau  fraîche  et  de  confitures 
(jue  lui  prodiguaient  ses  victimes  devenues  ses  geô- 
lières. Mais  l'anecdote,  amplifiée  par  la  tradition 
verbale,  n'est  qu'une  plaisanterie  légendaire,  abso- 
lument comme  le  bout  de  fil  que  les  loustics  de  mer 
collent  sur  le  verre  d'une  longue-vue  pour  faire 
voir  la  ligne  aux  passagers  novices. 

D'ailleurs,  toutes  les  mesures  sont  prises  pour 
décourager  les  don  Juan ,  s'il  s'en  rencontrait. 
Personne  n'est  tenté  de  risquer  sa  vie  pour  se  rap- 
l)ro(her  d'une-  femme  (ju'il  n'a  jamais  vue.    Puis 

1.  Tout  liomine  qui  priirtrc  dans  un  liarem  est  puni  de  mort,  les 
P^uropécns  comme  les  autres.  C'est  un  des  délits  que  le  gouverne- 
ment ottoman ,  dans  \cfi  capiliilations ,  se  réserve  de  juger  d'après 
la  législation  du  pays.  Mais  on  ne  cito  pas  d'exemple  qu'il  ait  eu 
l'occasion  d'appli([urr  cette  loi  inlinspitaiiére. 


ET    ISM  \IL-I'AC.  HA.  81) 

les  eunuques  font  bonne  .mude.  Foris  delà  loi  (|ui 
leur  permet  de  luei'  iinpuniMuenl,  —  puisque  loul 
homme  est  puni  de  mort,  qui  frappe  un  eunuque,  — 
ces  déclassés  de  l'amour  ([ui  poi'tent  sur  leur  face 
avilie  comme  le  stigmate  de  l'impuissance,  ont 
élevé  la  surveillance  domestique  à  la  hauteur  d'un 
insupportable  despotisme.  On  dirait  qu'ils  prennent 
plaisir  à  se  venger  de  leur  faiblesse  sur  des  êtres 
plus  faibles  ([u'eux.  Les  Européennes  admises  en 
visite  dans  les  harems,  racontent  à  ce  sujet  d'o- 
dieuses scènes  de  tyrannies  et  de  vengeances.  L'eu- 
nuque torture  à  plaisir  les  femmes  du  maître;  il 
va  même  jusqu'à  les  frapper;  ,quedire  à  cela?  N'ar- 
rive-t-il  pas  quelquefois  au  chien  du  jardinier  de 
saccager,  pour  le  plaisir  de  détruire,  les  plates- 
bandes  dont  on  lui  a  confié  la  garde? 


Sur  ses  vieux  jours  le  cerbère  des  harems  songe 

à  faire  une  fin:  il  se  mauie  !  ! Mon  Dieu,  oui! 

comme  les  autres,  et  vit  dans  son  propre  harem  en 
bon  oncle  de  famille.  On  cite  comme  une  merveille 


'.)0  L'KGVPTE 

(le  luxe,  le  luirem  du  chef  de?  eunuques  de  feu  SaïJ- 
Paclia.  —  Un  heureux  gaillard  que  cet  ancien  fonc- 
tionnaire :  il  possède  une  fortune  immense  et  plu- 
sieurs femmes  légitimes  ! 

Gomme  une  union  dans  ces  conditions  négatives 
est  en  contradiction  formelle  avec  les  prescriptions 
du  Koran,  on  doit  supposer  (pie  le  niariage  est  per- 
)nis  aux  eunufjues  à  litre  de  consolation  ;  faute  de 
mieux  ils  torturent  leurs  femmes.  C'est  une  occu- 
pation, un  souvenir  des  fonctions  chéries,  une 
sorte  de  rei;ain  d'honneurs. 


Après  loul ,  cliarhomiier  esl  maître  chez  lui  ; 
chacun  entend  à  sa  façon  la  vie  de  famille;  aussi 
nous  serions  désolés  que  ces  détails  jmrement  in- 
structifs portassent  le  trouble,  même  dans  un  mé- 
nage d'eunuques.  Heureusement  les  livres  ne 
liainenl  point  sur  les  divans  des  harems,  pai'  la 
raison  lonle  simple  qu'on  ne  ti'ouverait  guère  dans 
lout  rOricul  une  musulmiine  sachant  ses  letlivs. 


ET    ISM  \II.-P  \(;ii  \.  Ol 

La  même  défiance  (jui  ;i  pro  liiil  les  eiiiuniues, 
a  donné  naissance  ii  une  aiili'e  inonstiuosih'.  Les 
marchands  d'esclaves  consent  les  jeunes  (illes  pour 
èlre  plus  sûrs  de  leur  virginité.  On  cite  l'exemple 
d'un  Egyptien,  qui  pour  recompenser  une  esclave 
de  ses  bons  services,  la  fit  découdre,  et  la  maria 
à  un  garçon  du  pays. 

Qu'on  vienne  après  cela  pailer  d'al)()lir  la  cor- 
vée en  Egypte,  alors  que  l'esclavage  existe  avec  les 
agréables  détails  que  nous  venons  de  donner! 

Est  -  il  besoin  d'ajouter  que  la  vie  arabe  se 
passe  absolument  en  famille,  dans  le  sens  le  plus 
restreint  du  mot?  que  rien  de  ce  qui  se  fait  au 
dedans  ne  transpire  au  dehors;  que  les  femmes 
ignorent  jusqu'au  nom  de  ces  gracieuses  réunions 
qui  donnent  tant  de  charmes  aux  sociétés  civi- 
lisées. 

Des  choses  de  l'extérieur,  elles  savent  tout  juste 
ce  qu'elles  ont  pu  apercevoir,  en  écartant  les  per- 
siennes  étroitement  grillées  ou  les  stores  de  la  voi- 
ture pendant  la  promenade. 

Encore  ces  curiosités  bien  excusables  trouvent- 
elles  rarement  grâce  devant  la  jalousie  du  mari. 

Au  dedans  la  femme  se  pare,  fume,  mange  et 


'J'2  L'KGYPTK 

cause  d'obscénités,  —  la  conversation  liabitiielle 
entre  dames  du  meilleur  monde.  —  Il  reste  bien 
entendu  d'ailleurs  que  son  seigneur  et  maître  n'a 
fjuun  mot  à  dire  pour  la  jeter  à  la  porte.  Dans  la 
classe  la  plus  élevée  seulement,  sa  condition  tend 
à  s'améliorer,  grâce  au\  relations  avec  les  Euro- 
péens, et  à  une  sorte  d'éducation  rudimentaire  qui 
force  peu  à  peu  les  portes  du  harem.  La  femelle 
disparaît  pour  faire  place  à  la  com{)agne,  sincère- 
ment attachée  à  sa  famille,  mais  malheureusement 
privée  de  cette  influence,  de  ces  moyens  d'action 
que  nos  mœurs  ont  donnés  à  la  femme. 

Pendant  que  ses  épouseSj,  légitimes  ou  non,  se 
livrvnl  dans  le  harem  aux  occupations  variées  dont 
il  est  parlé  plus  haut.  l'Arabe  vaque  en  sûreté  à 
ses  plaisirs  et  à  ses  affaires.  Comme  chacun,  sui- 
vant Tusaiic  oriental,  sort  de  son  côté,  et  que  les 
eunuques  veillent,  il  ne  se  fait  pas  faute  d'user  de 
sa  liberté,  sans  crainte  de  représailles.  Ce  sont, 
après  les  affaires,  d'interminables  séances  devant 
les  cafés,  des  promenades  sans  fm  dans  les  allées 
de  l'Ezbekieh,  des  rires  démesurés  au  théâtre  de 
Kharagheuz,  l'elfronté  polichinelle  turc,  dont  les 
plaisanteries  fortement  é{)icées  et  ornées  de  gestes 


i:t  iSMAiL-PAcii a.  <i:j 

explicatifs,    lbn(   pâmer   daise  riionoiahle   assis- 
tance. 


L'Ezbekieli,  un  jardin  immense,  planté  d'arbres 
magnifiques,  a  longtemps  été  le  rendez-vous  des 
Arabes  du  bel  air.  Mais  depuis  quelques  années, 
la  colonie  européenne  a  eftarouché  les  indigènes 
qui  vont  cacher,  au  fond  du  vieux:  Caire,  leurs 
costumes  pittoresques  et  leurs  naïves  fantasias. 

Pendant  les  jours  caniculaires,  l'Ezbekieh  devient 
une  véritable  oasis:  tout  à  Tenlour,  les  rues  sont 
désertées.  —  Aux  cliamps  la  tei're  se  gerce  en  cre- 
vasses immenses,  oii  un  homme  disparaîtrait  tout 
entier.  —  Parfois,  à  travers  les  lames  de  persiennes 
soigneusement  baissées,  on  aperçoit  un  pauvre 
diable  de  piéton,  la  langue  pendante,  qui  se  hasarde 
à  traverser  la  place,  en  rasant  les  murailles  d'oîi 
tombe  une  petite  ombre  grêle  et  mince  comme  une 
lame  de  couteau.  Vingt  pas  plus  loin,  il  a  disparu 
dans  la  poussière.  On  distingue  confusément  une 
créature  humaine  se  débattant  dans  un  nuaae  lu- 


94  LKGVPTE 

uiineux,  et  tordant  son  mouchoir  après  s'être 
essuyé  le  front. 

Les  baudets  font  peine  à  voir,  tant  cpie  durent 
ces  chaleui's  tori'ides.  Malgré  les  dessins  variés 
H  dont  on  a  soin  de  peindre  et  d'orner  leur  visage,  » 
probablement  pour  leur  faire  prendre  la  tempéra- 
ture en  patience,  ils  n'ont  plus  ces  airs  vaillants 
des  bons  jours.  Joyeu\  cris,  sonores  comme  des 
éclats  de  trompettes,  galop  l'etentissant.  tètes  fiè- 
rement dressées,  oùêtes-vous?  Les  pauvres  baudets 
s'en  vont  au  tout  petit  pas.  les  oreilles  pendantes 
sur  le  cou,  et  leur  brayement  plainlif  semble  dire: 
«  Mon  Dieu  !  (pie  je  prendrais  donc  bien  quelque 
chose  de  frais!  » 

Tout  le  reste  de  la  population,  chevaux  et  dro- 
madaires, hommes  et  femmes,  indigènes  et  Euro- 
péens, profite  de  l'extravagante  chaleur  pour  dormir 
le  plus  possible.  Ciiacun  trouve  le  temps  de  traiter 
ses  affaires;  mais  à  (pielle  heure  de  la  journée? 
Et  le  dialogue  sui\iint  s\'M;i!)lit  uniloi-mément  entre 
le  visiteur  et  le  doint'.-viKiuf  du  vi.-ilé. 

—  «  Monsieur  fait  sa  sieste  »  (son  kief,  comme 
disent  les  indigènes). 

—  ((  Ah!  fort  bien,  je  repasserai.  » 


1:T    ]S.MAlL-i'A(.ll  \.  DÔ 

A  ciiKj  heures,  retour  du  visiteur. 

—  «  .Aïonsieur  finit  sa  sieste,  si  vous  [)Ouviez 
l'evenii'. 

—  ((  Diable!  —  fait  le  visiteur  en  descetulanl.  — 
voilii  un  juste,  si  l'aplicrisnie  est  vi'ai  I  »  Et  il  ajoute 
comme  détail  purement  pliysioloiiique,  (pie  ledit 
juste  ne  doit  pas  se  ruiner  en  acquisitions  d'opiu.ni. 

A  si\  heures,  nouvelle  visite. 

—  u  Cette  fois,  monsieur  vient  de  partir  :  vous 
le  rencontrerez  pour  sur  à  la  promenade,  dans  la 
grande  allée  de  l'Ezbekieli.  » 

Eftectivement  l'homme  tant  cherché  se  prélasse 
devant  un  des  cafés  qui  bordent  le  jardin.  Piensei- 
2:nements  pris,  on  acquiert'  la  conviction  que  le 
personnage  déjeune  ou  dine  cinq  fois  par  jour  et 
(ju'il  fait  sa  sieste  après  chaque  repas.  Le  pauvre 
homme!  La  sieste  fait  d'ailleurs  partie  indispen- 
sable des  habitudes  orientales;  de  nudi  à  trois 
heures  les  boutiques  sont  fermées,  les  bureaux 
font  relâche  pour  cause  de  sommeil. 


%  L^  EGYPTE 

Le  soir,  la  scène  change,  el  le  Caire  aux  flam- 
beaux est  bien  la  plus  merveilleuse  ville  du  monde. 
Si  Dieu  descendait  sur  terre,  dit  un  jjpo verbe,  il 
habiterait  Béziers;  oui,  mais  il  prendrait  cha(jue 
soir  le  paquebot  de  Marseille  pour  venir  passer  la 
nuit  au  Caire. 

Peu  nombreuse  et  éparpillée  dans  les  rues  qui 
avoisinent  le  Mouski,  —  quartier  franc,  —  la 
colonie  européenne  n'a  pas  songé  à  se  diviser  en 
petites  coteries  mesquines  et  cancanières.  On  sent 
que  la  poignée  d'Européens  isolés  au  milieu  de 
trois  ou  (piatre  cent  mille  Arabes  a  besoin  de 
serrer  ses  rangs  pour  être  forte,  et  l'Ezbekieh 
devient  chaque  soir  le  Champ-de-Marsoii  la  colonie 
passe  en  revue  tous  les  siens.  A  cet  égard  encore, 
le  Caire  est  la  véritable  capitale  de  l'Egypte. 
Alexandrie,  c'est  la  p^etite  ville  de  province  avec  ses 
rancunes,  ses  préjugés,  ses  haines  de  clocher.  Au 
Caire,  chacun  s'habille,  mange,  boit  et  aime  comme 
il  l'entend  sans  que  personne  s'en  inquiète.  La  vie 
orientale,  si  bruyante  au  dehors,  si  calme,  si  mys- 
térieuse au  dedans,  a  singulièrement  influé  sur  les 
mœurs  de  la  colonie.  On  se  rencontre  sur  la  place 
publique,  chez  les  marchands;  mais  l'Européen 


ET    ISMAIL-PACIIA.  97 

vit  chez  lui.  et  si  les  bruits  de  la  ville  montent 
quelquefois  jusqu'aux  fenêtres,  la  ville  ne  sait  rien 
de  ce  qui  se  passe  derrière  les  rideaux.  jMalheu- 
reusement  le  nombre  des  résidents  va  croissant,  et 
dans  dix  ans  une  partie  du  Caire  sera  envahie  par  les 
Européens.  Tant  pis  !  parce  qu'avec  les  envahisseurs 
arrivera  tout  le  cortège  des  intrigues  et  des  pas- 
sions bruyantes  qui  ont  fait  déjà  d'Alexandrie  la 
ville  fatigante  que  l'on  sait. 


On  n'en  finirait  pas  s'il  fallait  énumérer  les 
monuments  du  Caire.  (En  Orient,  les  seuls  monu- 
ments sont  les  mosquées;  les  résidences  princières, 
même  les  plus  somptueuses,  affectent  à  l'extérieur 
la  forme  de  casernes.)  Dus  à  la  munificence  des 
princes  ou  aux  legs  de  pieux  musulmans,  les 
édifices  religieux  dressent  à  chaque  coin  de  rue 
leurs  muratlles  dentelées  et  leurs  minarets  pointus, 
chefs-d'œuvre  d'élégance,  de  légèreté  et  de  har- 
diesse. L'imagination  la  plus  capricieuse  a  présidé 
à  la  construction  de  ces  temples  bizarres,  où  l'on 


98  L'EGYPTE 

est  étonné  de  retrouver  des  fragments  complets  de 
nos  églises  du  moyen  âge.  Certaines  mosquées  ont 
l'air  d'être  construites  avec  les  pierres  sculptées 
des  cathédrales  gothiques. 

Du  reste  l'architeclure  arabe  reprend  maintenant 
en  bloc  à  l'art  chrétien  ce  ({u'elle  lui  a  j)rélé  au 
temps  des  croisades.  La  mosquée  de  ^léhémet- 
Ali,  avec  ses  deux  flèches  trop  maigres  à  force 
d'élégance,  a  été  copiée  sur  l'ancienne  basilique 
de  Sainte-Sophie  à  Constantinople. 

A  côté  des  merveilles  de  l'architecture,  on  trouve 
des  bicoques  délabrées,  des  murs  en  ruines, 
des  quartiers  abandonnés,  tout  un  pêle-mêle  de 
désolations  et  de  splendeurs  !  Un  tremblement  de 
terre  et  un  immense  incendie  ont  successivement 
détruit  une  partie  du  Caire.  Rien  n'a  été  recon- 
struit, comme  si  le  sol  atteint  par  les  fléaux  eût  été 
maudit. 

Le  fatalisme,  qui  fait  le  fond  de  la  religion 
mahométane.  a  doué  l'Arabe  d'une  solide  dose 
d'insouciance.  Si  sa  maison  s'écroule  ou  flambe, 
c'est  que  Dieu  l'a  voulu  ainsi;  auquel  cas,  ce  n'est 
pas  la  peine  de  la  reconstruire,  car  Dieu  la  dé- 
liuirait  de  nou^eau.   Dans  un  incendie,  l'Arabe 


KT    JSMAir.-PACIIA.  9'J 

fume  sa  pips  et  regarde  en  liaussant  les  épaules  les 
Européens  qui  font  la  chaîne.  On  ne  sait  pas  ce 
qu'il  a  fallu  d'eiïorls  de  la  part  des  consuls  pour 
obtenir  à  Alexandrie  un  service  de  pompiers.  Et 
quel  service  !  De  temps  à  autre,  on  promène  bien 
dans  les  rues  une  pompe  grande  comme  le  fond 
d'un  chapeau,  escortée  par  quelques  Arabes  à  cas- 
ques, mais  lorsqu'une  maison  prend  feu,  il  ne  faut 
rien  moins  que  les  sommations  les  plus  énergiques 
pour  obtenir  le  concours  des  indigènes*. 

Du  haut  de  la  citadelle,  saluons  de  loin  les  py- 
ramides de  Ghizeh,  gigantesques  tas  de  pierres,  dont 
le  sommet  s'émiette,  sans  doute  sous  le  poids  des 
quarante  siècles  qui  contemplent  tour  à  tour  les 
armées  victorieuses  et  les  touristes  à  baudet.  Gar- 
dons-nous surtout  d'aller  les  voir  de  près,  à  moins 
que  nous  ne  soyons  engagés  par  quelque  vœu  à 
accomplir  ce  harassant  pèlerinage. 

Il  faut  remonter  le  Nil,  pour  trouver  des  traces 
vraiment  merveilleuses  del'antique  civilisation  égyp- 
tienne. Ça  et  là,  l'utile  a  bien  remplacé  l'agréable  : 
c'est  ainsi  que  de  splendides  ruines  d'une  ville  de 

1.  Voir,  notes  explicatives  (n»  1.) 


lOU  L'KGYPTK 

la  haute  Egypte,  ont  servi  l'année  dernière  à  con- 
struire une  raffinerie  de  sucre.  Mais  à  part  ces  re- 
maniements dus  à  l'initiative  utilitaire  d'Ismaïl- 
Pafha,  d'assez  magnifiques  restes  sont  encore 
debout  pour  qu'on  ne  dépense  pas  toute  son 
admiration  en  extases  devant  les  pyramides  de 
Ghizeh. 

A  la  porte  du  Caire,  avant  même  d'avoir  dépassé 
l'immense  nécropole  des  kalifes  et  ses  quarante 
mosquées  bâties  au  milieu  des  sables,  le  désert 
conunence,  s'étendant  à  l'infini  de  chaque  côté  de 
la  vallée  du  Nil. 


Cinquante  lieues  plus  bas,  à  l'endroit  oii  les 
dunes  viennent  se  baigner  dans  la  mer  Rouge, 
on  voyait,  il  y  a  quelque  dix.  ans,  une  misérable 
bourgade  sans  un  brin  de  végétation,  sans  une 
citerne,  dont  les  rares  habitants  devaient  aller 
chercher  jusqu'au  Caire  leurs  vivres  et  leur  eau. 

Quand  le  service  de  la  malle  des  Indes  nécessita 
la  i)rolongation,  jusqu'à  la  mer  Rouge,  du  chemin 


ET    ISMAIL-PACIIA.  lOI 

de  fer  d'Alexandrie  au  Caire,  quelques  construc- 
tions s'élevèrent,  des  négociants  y  établirent  timi- 
dement des  comptoirs.  Aujourd'hui,  Suez  a  pris 
comme  ville  de  transit  une  importance  considé- 
rable. Les  maisons,  les  ateliers,  les  usines  se  dres- 
sent comme  par  enchantement.  Il  n'y  a  pas  encore 
un  arbrisseau  à  vingt  lieues  h  la  ronde,  mais  la 
Compagnie  du  canal  de  Suez  y  a  amené  l'eau  douce; 
on  n'y  récolte  pas  un  chou,  mais  l' Hôtel-Anglais, 
le  plus  bel  établissement  de  ce  genre  qu'il  y  ait  en 
Orient,  sert  aux  voyageurs  tous  les  fruits  de  la 
saison. 

C'est  que  chaque  jour  un  convoi  part  du  Caire, 
chargé  de  vivres  frais,  de  provisions  de  toutes 
sortes  à  destination  de  Suez.  Il  n'y  a  pas  un  an 
qu'un  train  spécial  y  amenait  l'eau  nécessaire  aux 
habitants.  Alors  on  y  regardait  à  deux  fois  avant 
de  se  laver  les  mains,  —  quand  le  train  avait 
éprouvé  un  retard,  surtout;  —  un  bain  était  le 
dernier  mot  d'un  luxe  effréné. 

Ici,  la  voie  d'eau  coûte  deux  sous  à  tout  citoyen 
qui  ne  veut  pas  prendre  la  peine  d'aller  emplir  sa 
cruche  à  la  fontaine;  aussi  dit-on  volontiers  d'un 
pauvre  diable  :  qu'il  ne  gagne  pas  de  quoi  boire  de 


102  L'EGYPTE 

l'eau.  A  Suez,  où  ne  coulait  même  pas  le  Mança- 
narès,  un  ménage  modeste  dépensait  h  peu  près 
cinq  francs  d'eau  par  jour.  On  conçoit  facilement 
que  les  employés  à  douze  cents  francs  aient  du 
rester  sur  leur  soif. 

C'était  le  bon  temps  alors  pour  le  chemm  de  fer 
égyptien!  Bien  certainement,  le  vice-roi  n'a  tant  chi- 
cané la  compagnie  du  canal  de  Suez  que  parce  que 
ladite  Compagnie,  amenant  abondamment  et  gratis 
l'eau  douce  dans  le  pays,  rendait  inutile  le  train 
aquatique  expédié  du  Caire,  et  privait  Son  Altesse 
d'un  revenu  important,  car  le  chemin  de  fer  appar- 
tient à  l'État.  Et  la  preuve  qu'il  y  avait  là-dessous 
une  rancune  de  concurrence,  c'est  que,  dans  le 
principe,  on  essaya  de  persuader  aux  Arabes  que 
l't^audu  canal  était  infectée. 

Calme  et  digne,  le  chemin  de  fer  continuait  cha- 
que matin  d'apporter  son  eau  dont  personne  ne 
voulait  j)lus,  jusqu'au  jour  où  di\-sept  locomotives, 
dans  l'impossibilité  d'alimenter  leurs  chaudières, 
se  trouvèrent  bloquées  à  la  station  d'arrivée.  Il 
fallut  en  rabattre,  et  on  alla  honteusement  pomper 
l'eau  de  l'ennemi  pour  pouvoir  déblayer  la  voie. 


KT    IS  M  AIL-PAC  II  A.  10:5 

Vers  la  môme  époque  se  passait,  toujours  h  Suez, 
une  scène  d'un  autre  genre. 

La  Compagnie  des  messageries  impériales,  qui  a 
établi  dans  la  ville  une  agence  de  premier  ordre 
pour  ses  services  de  l' Indo-Chine,  avait  obtenu  de 
Mohammed-Saïd  l'autorisation  de  faire  'construire 
dans  la  rade  un  immense  bassin  de  radoub.  L'acte 
de  concession  portait  que  le  gouvernement  fourni- 
rait, pour  ce  travail  d'une  incontestable  utilité,  un 
contingent  de  douze  cents  hommes.  Quand  le  mo- 
ment fut  venu  d'exécuter  la  convention,  Saïd- 
Pacha  était  mort,  les  corvéables  ne  vinrent  point 
avec  toute  la  régularité  désirable,  et  les  Message- 
ries réclamèrent. 

A  ce  moment  les  discussions  entre  Ismaïl-Pacba 
et  la  Compagnie  de  Suez  s'aigrissaient  visiblement. 
Il  s'agissait  de  refuser  la  corvée  pour  les  travaux  du 
canal  ;  mais  alors  comment  l'accorder  pour  les  tra- 
vaux du  bassin?  Il  fallait  avoir  un  précédent  pour 
justifier  les  rigueurs  préméditées. 

On  s'arrangea  si  bien  que  les  fellahs  se  mutinèrent 
et  refusèrent  de  travailler.  —  Comme  si  un  fellah 
se  révoltait  jamais  de  son  propre  mouvement!  Pour 
en  finir,  les  Messageries  durent  entrer  en  arrange- 


104  L'EGYPTE 

ment  et  acceptèrent  du  pacha  le  rachat  de  la  corvée. 

Ce  fut  un  des  grands  arguments  employés  plus 
tard  contre  l'isthme  de  Suez.  De  quel  droit  la 
Compagnie  se  montrait-elle  plus  intraitable  que  les 
Messageries?  Que  ne  faisait-elle  venir,  elle  aussi, 
des  travailleurs  européens? 

Sans  interpréter  en  aucune  façon  la  décision  sou- 
veraine intervenue  depuis  à  ce  sujet,  on  pouvait 
répondre  que  la  seule  difficulté  pour  les  travaux  en 
Egypte  étant  de  se  procurer  des  travailleurs,  puis- 
que de  tout  temps  il  a  fallu  lecourir  à  la  corvée, 
il  n'existait  entre  la  situation  des  deux  compagnies 
aucune  corrélation.  On  peut  déplacer  quelques  cen- 
taines d'hommes  pour  faire  la  besogne  d'un  millier 
de  fellahs;  mais  l'administration  du  canal,  si  elle 
n'avait  trouvé  le  moyen  de  remplacer  par  des  ma- 
chines les  vingt  mille  corvéables  sur  lesquels  elle 
comptait,  aurait  été  obligée  de  recruter  une  armée 
d'ouvriers. 

C'est  pour  le  coup  que  le  vice-roi  aurait  crié  à 
l'invasion,  en  voyant  dix  mille  Français  débarquer 
chez  lui!  Quel  malheureux  lièvre  il  avait  été 
lever  là  ! 


ET    ISMML-PACIIA.  lO.j 

Les  Européens  composent  presque  entièrement 
la  population  de  Suez,  qu'ils  ont  du  reste  fondée, 
ou  peu  s'en  faut.  Leur  véritable  place  est  là,  dans 
une  ville  nouvelle,  qui  deviendra  un  jour  ou  l'autre 
l'entrepôt  du  commerce  des  deuK  mondes.  Que  ne 
s'y  établissent-ils,  eux,  leurs  bruyantes  machines 
et  leurs  industries  tracassières ?  Que  ne  laissent-ils 
le  Caire,  la  pittoresque  cité  arabe,  refléter  silencieu- 
sement dans  le  Nil  ses  maisons  grises  et  ses  mi- 
narets pointus? 


L'KGYPTE    I:T    ISMAI  L- PACIIA.  107 


CHAPITRE   VI. 

ESQUISSES    AU   TRAIT. —  RAGHEB-PACIIA.  —  M  I!AR-P  \r.IIA. 

Du  vice-roi,  administrateur  de  l'Egypte  pour  le 
compte  du  sultan,  relèvent  toutes  les  nomuiations 
de  fonctionnaires. 

Tout  comme  les  souverains  européens,  le  vice- 
roi  a  son  conseil  privé  composé  de  ses  ministres. 
Il  est  inutile,  pour  l'instruclion  de  nos  lecteurs,  de 
citer  ici  tous  les  noms  de  ces  messieurs  :  un  livre 
n'est  point  une  ardoise,  et  il  nous  faudrait  effacer 
trop  souvent. 

Plusieurs  d'entre  eux  sont  musulmans  de  hasard  ; 
enlevés  par  Ibrabim-Pacha  pendant  la  guerre  de 
Morée,  ils  ont  été,  jeunes  encore,  convertis  à  l'is- 
lam. L'hiotoire  ne  raconte  pas  les  moyens  persua- 


108  L'EGYPTE 


sifs  dont  se  servit  le  maître  pour  convaincre  ces 
candides  néophytes  de  la  supériorité  du  croissant 
sur  la  croix.  11  est  probable  que  leur  abjuration  fut 
simplement  contrainte...  et  douloureuse! 


Ragheb-Pacha,  le  président  du  conseil,  est  du 
nombre  de  ces  convertis.  Dès  sa  jeunesse,  il  mon- 
tra, dit-on,  une  aptitude  rare  dans  l'application  des 
quatre  règles  de  rarilliiiiéti(iue. 

Sa  conversion  l'avait  rendu  libre  —  un  musul- 
man ne  peut  être  esclave;  —  les  pratiques  affectées 
de  sa  nouvelle  religion  et  les  qualités  qui  lui  furent 
reconnues  devaient  infailliblement  le  signaler  entre 
tous,  dans  un  pays  où  les  capacités  musulmanes 
sont  rares,  et  le  porter  au  premier  rang  sous  un 
prince  qui  met  toute  sa  gloire  à  savoir  compter. 

Ragheb-Paclia,  président  du  conseil,  chef  des 
aides  de  camp  du  vice-roi,  est  chargé  spécialement 
de  la  direction  des  affaires  turques  et  indigènes.  A 
Nubar-Pacha  incombe  la  direction  des  affaires  et 
des  relations  avec  les  Européens. 


ET    ISMAIL-PACIIA.  101) 

Les  autres  minislres  sont  des  comparses. 


En  vérité,  l'animosité  connue  de  Nubar  contre 
l'islhnie  de  Suez,  si  elle  se  prolongeait,  serait  de 
l'ingratitude.  N'est-ce  pas  à  ses  attaques  contre 
cette  entreprise  qu'il  doit  aujourd'hui  le  bruit  qui 
s'est  fait  autour  de  son  nom?  Les  réclames  et  les 
quolibets  créent  les  réputations  aussi  bien  que  le 
mérite,  et  sans  ces  deux  auxiliaires  il  végéterait  en- 
core dans  l'obscurilé  qui  enveloppe  pour  les  Euro- 
péens tous  les  ministres  du  vice-roi. 

La  presse  française  a  commis  la  faute  de  flatter 
r amour-propre  de  Nubar  en  disant  de  lui  :  C'est 
l'agent  de  l'influence  anglaise. 

Nubar  personnifie,  en  effet,  l'influence  anglaise 
chaque  fois  qu'elle  représente  une  politique  égoïste, 
froide,  sans  avenir  pour  la  civilisation;  il  n'a  pas 
besoin  d'étudier  son  rôle.  Mais  la  vérité,  c'est 
qu'il  endosserait  aussi  bien  la  politique  russe,  la 
politique  italienne,  la  politique  autrichienne,  etc.. 


110  L'I'GÏPTE 

au  besoin  même  la  politique  française,  si  jamais 
nous  pouvions  nous  inspirer  d'intentions  exclusives 
et  mesquines. 

Cet  liomme  est  certainement  le  plus  grand  en- 
nemi des  Européens  en  Egypte  et  de  la  réputation 
du  vice-roi. 

«  L'Egypte,  ma  patrie  !  dit-il  les  larmes  aux  yeux  ; 
«  les  pauvres  fellahs,  vies  concitoyens!  »  Voyons 
un  peu! 

Nubar,  de  famille  ai'mcnienne  schismatique,  né 
à  Constantinople,  recueilli  par  Méhémet-Ali,  élevé 
en  France  chez  les  jésuites  de  Sorrèze,  et  en  Suisse 
au  collège  prolestant  de  Genève,  naguère  protégé 
d'une  grande  puissance,  nous  donne  difTicilemenl 
l'idée  d'un  patriote  égyptien.  Entre  nous,  il  faut 
que  cet  Arménien  ait  été  bien  musulman  pour  de- 
venir pacha. 

(Le  colonel  Sève,  de  célèbre  mémoire,  fut  forcé 
d'abjurer  pour  devenir  Soliman-Pacha.) 

Pour  le  vulgaire,  Nubar  est  un  homme  très-fort, 
—  c'est  l'expression.  N'a-l-il  pas  été  à  tour  de 
rôle,  l'interprète  et  le  confidentd'Ibrahim,  d'Abbas, 
de  Saïd  et  d'Ismaïl?  D'aucuns  assurent  qu'il  trouve, 
même  en  ce  moment,  le  moyen  d'avoir  un  pied 


KT   JSMAiL-l'ACIlA.  III 

dans  l'étrier  de  l'avenir,  en  restant  l'ami  de  Musla- 
plia-Paclia,  le  successeur  au  trône. 

En  Orient,  —  tendre  la  main  à  la  f(3is  à  F  homme 
qui  règne  et  à  son  héritier,  c'est  le  comble  de 
l'équilibre. 


Compagnon  d'Jbrahim,  lorsque  ce  prince  vint 
aux  eaux  du  Yernet  soigner  la  pbtliisie  qui  devait 
l'enlever  plus  tard,  il  sut  à  propos  demander  un 
congé,  lorsqu'il  fallut  retourner  en  Egypte.  Il 
évitait  ainsi  l'inquisition  et  l'interrogatoire  aux- 
quels furent  soumis  par  Méhémet-Ali  tous  ceux 
qui  avaient  accompagné  son  fils  en  Europe;  —  en 
attendant,  sans  se  compromettre ,  que  le  pouvoir 
échût  à  Ibrahim. 

S'il  est  un  nom  abhorré  des  Européens,  c'est 
celui  d'Abbas.  Nubar  le  cite  volontiers  comme  le 
modèle  des  souverains  égyptiens,  et  pour  justifier 
son  dire,  voici  l'histoire  qu'il  raconte  : 

Nubar  avait  un  frère,  un  ménechme,  qui  parta- 
geait avec  lui  la  faveur  du  prince.  A  cette  époque, 


112  L'ÉGÏPTE 

les  consuls  de  Prusse  et  d'Autriche  ayant  eu  à  se 
plaindre,  —  cas  fréquent,  —  de  la  conduite  du 
gouvernement,  se  montraient  intraitables  à  l'endroit 
des  réparations,  et  en  Allemands  entêtés  qu'ils 
étaient,  tenaient  bon  devant  les  ûnesses  et  les  subti- 
lités d'Abbas.  Poussé  dans  ses  derniers  retranche- 
ments, le  pacha  dût  sacrifier  quelqu'un  de  son 
entourage;  —  l'Orient  est  la  patrie  du  bouc  émis- 
saire. Il  se  mit  donc  en  grande  colère  contre  les 
deux  Nubar,  les  chassa  de  sa  présence,  les  exila 
même,  et  pour  rendre  le  châtiment  plus  exem- 
plaire, prit  la  peine  de  leur  fixer  une  résidence  à 
l'étranger. 

Où  devait-il  les  mterner?  En  France?  En  Angle- 
terre? En  Italie?  En  Turquie?  Mais  les  deux  frères 
parlaient  turc,  anglais,  italien,  français:  l'exil  serait 
pour  eux  un  plaisir.  Abbas-Pacha  expédia  l'un  à 
Vienne,  l'autre  à  Berlin  :  les  Nubar  ne  savaient 
pas  l'allemand! 

Ils  se  mirent  donc  assidûment  à  apprendre  celte 
langue,  —  l'alTaire  de  quelques  mois  pour  un 
Levantin;  —  dans  l'intervalle,  le  consul  prussien  et 
le  consul  autrichien,  mauvais  coucheurs,  furent 
destitués;   les   Nubar  avaient  su  employer  leurs 


ET   ISMAIL-PACIIA.  113 

loisirs.   La  comédie  était  bien  jouée  de   part  et 
d'autre.  Le  inailre  Jes  reçut  à  bras  ouverts. 

Aux  yeux  du  Nubar  qui  nous  occupe,  la  tac- 
tique d'Abbas  est  un  trait  de  génie. 

Toute  la  diplomatie  égyptienne  est  de  cette  force: 
elle  dépense  en  roueries,  en  finesses  indignes,  un 
temps,  un  argent  et  une  intelligence  qui  seraient 
bien  plus  fructueusement  employés  ailleurs. 

Haut  de  taille,  fortement  moustachu,  brun  et 
régulier  de  visage,  Nubar  est  désolé  de  son  phy- 
sique martial,  car  les  combats  ne  sont  pas  son 
affaire.  Aussi  il  voile  son  regard ,  penche  le  corps 
en  avant,  incline  la  tête  sur  l'une  ou  l'autre  épaule. 
Il  donne  à  sa  voix  les  intonations  les  plus  miel- 
leuses. Quelques  accès  de  toux  viennent-ils  lui 
couper  la  parole,  il  essuie  délicatement  ses  lèvres 
avec  la  plus  fine  batiste;  serait-il  heureux,  si  on 
pouvait  le  croire  poitrinaire!  Ses  allures  sont  effé- 
minées, on  dirait  une  petite  maîtresse  en  moustaches; 
mais  gestes  et  manières,  tout  est  gauche,  emprunté, 
maladroit  à  force  de  recherche,  et  si  peu  de  péné- 
tration que  vous  possédiez,  vous  ne  vous  y  trompez 
pas  :  c'est  un  renard  que  vous  avez  devant  les 
yeux,  mais  ce  n'est  qu'un  renard. 


lU  L'EGYPTE 

S'il  a  besoin  de  vous,  il  devient  obséquieux,  quel 
que  soit  votre  rang,  et,  s'il  vous  appelle  son  cher 
ami,  il  semble  dire  encore  :  pardonnez-moi ,  je  ne 
trouve  pas  d'épithète  plus  tendre  à  vous  donner.  — 
Hélas!  à  peine  êtes-vous  hors  de  sa  présence,  que 
le  masque  reprend  son  expression  naturelle,  les 
muscles  se  détendent,  et  de  cette  bouche  qu'il 
arrondissait  tout  à  l'heure,  sort  à  votre  adresse 
toute  la  série  d'appellations  gracieuses  dont  la 
langue  turque  possède  un  si  riche  répertoire. 

Sa  fortune  est  énorme  et  provient  des  largesses 
des  vice-rois. 

Nubar  n'oublie  pas  les  siens,  et  quand  il  est  de- 
venu pacha ,  son  beau-frère  l'a  remplacé  comme 
interprète. 

Grand  bien  fasse  à  Ismaïl-Pacha  son  ministre 
Nubar! 


ET   ISMAIL-PACIIA.  115 


CHAPITRE   VII. 


L  ADMIMSTRATION    LOCALE    DANS    SES    RAPPORTS 
AVEC    LA    COLONIE. 


On  aurait  mauvaise  grâce,  en  parlant  de  l'admi- 
nistration d'Ismaïl-Pacha,  de  ne  pas  adopter  la 
division  qu'il  a  pris  lui-même  le  soin  d'indiquer 
par  le  choix,  de  ses  deux  ministres  préférés.  Con- 
trairement à  ce  qui  se  passe  dans  les  Etats  civilisés, 
les  vice-rois  sont  tenus,  —  Dieu  merci  !  —  d'em- 
ployer plusieurs  poids  et  plusieurs  mesures,  selon 
qu'ils  ont  affaire  à  leurs  sujets  ou  aux  étrangers. 

De  cette  inégalité  de  droits  et  de  devoirs  dont 
chacun  des  résidents  prend  sa  part  en  raison  de 
sa  nationalité,  ressortent  de  graves  enseignements. 
Du  même  coup,  certaines  étrangetés  dans  les  al- 


110  L'EGYPTE 

liires  (lu  gouvernement  local  trouvent  leur  expli- 
cation, sinon  leur  excuse.  Nous  allons  donc  exa- 
miner d'abord  radiiiini?^tratioii  du  pays  au  point  de 
vue  de  ses  rapports  avec  la  colonie  européenne. 

En  pi'incipe,  —  et  ceci  soit  dit  avec  tout  le  res- 
pect possible  pour  les  vice-rois  passés  et  à  venir  — 
les  Européens  résidant  en  Egypte  s'inciuièlent  du 
pacha  autant  qu'un  Français  du  roi  de  Prusse.  Ne 
sont  point  compris  dans  ce  nombre  les  fournisseurs 
brevetés  de  l'altesse  ni  ceux  qui  aspirent  à  lui 
vendre  n'importe  quoi.  Les  autres  ne  reconnaissent 
que  l'autorité  de  leur  consul,  fondé  de  pouvoirs 
du  gouvernement  de  la  mère-patrie.  En  quelque 
façon  (ju'ils  aient  contrevenu  aux  lois  du  J'ays,  la 
juridiction  locale  ne  peut  rien  contre  eux.  Même  le 
droit  de  réprimande  s'exerce  par  voie  consulaire. 

En  revanche,  les  consuls  disposent  d'un  pouvoir 
discrétionnaire.  Agents  politiques  et  commerciaux, 
officiers  municipaux  et  ministériels,  diplomates  et 
notaires,  juges,  maires  et  huissiers,  ils  dressent 
les  actes,  enregistrent  les  naissances,  signifient  les 
protêts,  connaissent  de  tous  les  crimes  et  délits, 
défèrent  les  coupables  aux  tribunaux,  incarcèrent 
les  débiteurs  insolvables,    et  enfin   expulsent   de 


ET    ISMAIL-PACHA.  117 

plein  droit  ceux  de  leurs  administrés  dont  la  pré- 
sence peut  être  un  danfioi-  ou  un  scandale  pour  la 
colonie. 

Des  navires  stationnaires  à  l'ancre  dans  le  port 
d'Alexandrie,  chacun  sous  son  pavillon  national, 
n'attendent  que  l'ordre  des  consuls  pour  leur  prê- 
ter main  forte,  en  cas  de  besoin. 


Il  arrive  que,  dans  un  but  d'intérêt  général,  les 
représentants  européens  abandonnent  une  partie  de 
leurs  pouvoirs  au  gouvernement  local,  spécialement 
en  ce  qui  concerne  les  mesures  d'édilité.  Mais  au- 
cune ordonnance  n'est  exécutoire  contre  un  rési- 
dent si  elle  n'a  reçu  l'approbation  de  son  consul. 
Dans  le  cas  spécial  de  flagrant  délit  sur  la  voie  pu- 
blique, la  police  indigène  peut  s'emparer  du  délin- 
quant et  le  conduire  à  la  zaplié. 

Le  mot  Zaptié  se  traduit  assez  exactement  par 
préfecture  de  police,  —  riilgô  violon.  —  L'agent 
de  police,  c'est  le  caivas. 

On  recrute  le  cawas  un  pau  partout;  mais  c'est 


118  L'EGYPTE 

en  Turquie  que  pousse  plus  particulièrement  cette 
variété  de  drôles  à  moustaches  et  à  sabre,  une  des 
plaies  de  l'Egypte  contemporaine. 

Les  Turcs  méprisent  profondément  les  Arabes, — 
on  n'a  jamais  su  pourquoi ,  —  et  ne  laissent  échap- 
per aucune  occasion  de  les  molester.  Aussi  le  cawas 
exerce-l-il  une  véritable  terreur  sur  les  indigènes; 
les  injustices  ne  lui  coûtent  guère,  les  coups  de 
bâton  non  plus.  Au  demeurant,  l'homme  le  moins 
fin  du  monde,  il  prélève  chez  les  marchands  du 
quartier,  —  comme  de  juste,  —  ses  petits  impôts 
journaliers,  sans  rien  se  refuser  des  choses  qui  font 
la  vie  douce.  Aux  heures  de  la  digestion,  il  sta- 
tionne de  préférence  devant  les  cafés  arabes  et 
daigne  accepter  la  tasse  qu'on  se  garderait  bien  de 
ne  pas  lui  offrir. 


Sauf  ces  légères  imperfections,  le  cawas  n'a 
guère  d'autre  tort  que  celui  de  n'être  pas  indigène 
et  de  haïr  cordialement  ceux  qu'il  doit  surveiller; 
Brave  garçon  du  reste,  et  qui  ne  néglige  aucune 


ET    IS-MAIL-PACHA.  119 

occasion  d'augmenter  sa  solde  sans  doute  trop  lé- 
gère. 

Lors  de  la  dernière  épizootie ,  une  ordonnance 
parut  qui  enjoignait  d'abattre  tous  les  bœufs  ma- 
lades, et  de  les  enterrer  profondément.  Les  cawas 
devaient  veiller  à  l'exécution  de  cette  mesure.  En 
conséquence,  ils  se  rendaient  chez  les  fellahs,  et  ne 
manquaient  pas  de  trouver  tous  les  bestiaux  ma- 
lades. Récriminations  du  paysan  qui  soutenait  que 
ses  bêtes  ne  s'étaient  jamais  mieux  portées;  prières, 
larmes,  et  enfin  haccluch,  moyennant  quoi  le  ca\vas 
graciait  les  ruminants  et  leur  permettait  de  vivre. 

Aussi  de  mémoire  d'homme  ne  mangea-t-on 
nulle  part  autant  de  viande  malsaine;  mais  rien 
n'empêchait  le  bon  cawas  d'acheter  de  la  volaille  ni 
même  de  Y  accepter. 

C'est  peut-être  grâce  au  sans-gêne  avec  lequel 
ils  s'acquittèrent  de  leurs  fonctions  dans  une  con- 
joncture aussi  grave,  que  les  gens  de  police  évitè- 
rent d'ajouter  un  lactomètre  à  la  panoplie  qu'ils 
portent-à  la  ceinture.  Un  journal  hilare  d'Alexan- 
drie n'avait  rien  trouvé  de  mieux  pour  empêcher 
les  fraudes  des  fellahs  qui  vendent  du  lait,  (|ue 
d'armer  les  cawas  d'un  pèse-lait. 


1-20  L'EGYPTE 

Avec  les  Européens,  queivintimident  ni  la  grosse 
moustache,  ni  l'attirail  guerrier,  le  cawas  assou- 
plit ses  allures.  S'agit-il  dune  infraction  à  quelque 
règlement  de  police  qu'il  est  chargé  de  faire  exécu- 
ter, il  offre  d'arranger  l'affaire  moyennant  un  léger 
pourboire. 

II  y  a  plus  :  certaines  ordonnances  constituent 
pour  les  gens  de  police  de  véritables  aubaines.  Il  y 
a  deux  ans  environ,  à  la  suite  de  crimes  qui  avaient 
jeté  l'épouvante  dans  le  pays,  le  gouvernement  lo- 
cal publia  un  règlement  qui  défendait  à  tous  les  ré- 
sidents, quelle  fiue  fut  leur  nationalité,  de  sortir 
sans  lanterne  après  l'heure  du  couvre-feu.  La  me- 
sure était  sage;  elle  reçut  l'adhésion  de  tous  les 
consuls,  et  fit  pousser  des  cris  de  joie  aux  mar- 
chands de  fanons  ^.  Le  même  édit  interdisait  de  por- 
ter à  la  ville  aucune  espèce  d'armes ,  sous  peine 
d'amende  et  de  prison.  La  seconde  partie  de  l'ordon- 
nance ne  laissait  pas  que  de  présenter  quelques  dif- 
ficultés à  l'exécution.  Tout  le  monde  peut  ne  pas 
être  en  humeur  de  se  laisser  enlever  ses  ai^mes,  et 
pour  les  cawas  il  y  avait  à  recevoir  plus  de  bles- 

1.  Lanterne. 


ET    ISMAIL-PACIIA.  121 

sures  que  d'argenl;  —  ce  qui  fait  qu'ils  ne  désar- 
mèrent personne.  Mais  le  soir,  placés  en  embus- 
cade, ils  attendaient  i'inoffensif  promeneur  sans 
chandelle,  et  l'entraînaient  chez  un  marchand  de 
lanternes,  qui  leur  faisait  une  remise,  si  mieux 
ne  plaisait  au  délinquant  de  payer  un  honnête  bac- 
chicli  ^  pour  éviter  tous  ces  ennuis. 

S'ils  n'ont  pas  la  force  du  lion,  —  qui  donc  a 
pu  inventer  ce  ridicule  dicton  :  «  Fort  comme  un 
Turc?  ')  —  les  cawas  possèdent  entre  autres  vertus 
la  prudence  du  serpent.  Ennemis  de  la  solitude,  ils 
ne  marclient  que  par  bandes,  et  arrivent  volontiers 
sur  le  lieu  du  crime  quand  le  coupable  a  pris  la 
fuite. 

On  s'assassine  beaucoup  à  Alexandrie,  en  plein 
jour,  dans  la  rue  (juand  l'occasion  se  présente 
belle.  On  y  force  aussi  souvent  la  porte  de  sou 
prochain,  dont  on  dévalise  la  boutique  sans  oublier 
d'enq:»orter  les  meubles.  Cela  tient  à  la  composition 
spéciale  d'une  partie  de  la  colonie,  qui  ne  se  re- 
crute pas  exclusivement  parmi  les  prix  Montyon. 

Un  assassinat  vient-il  d'être  commis,  en  enten- 

1.  Cadeau. 


122  LM'XVPTE 

(lant  les  cris  de  la  victime,  les  cawas  du  voisinage 
se  précipitent  à  la  recherche  de  quelques  collègues; 
lorsque  le  corps  d'armée  présente  un  effectif  impo- 
sant, ils  accourent  en  toute  hâte.  Renseignements 
pris,  on  acquiert  la  certitude  que  le  coupable  un 
tel,  de  telle  nationalité,  vient  de  se  réfugier  dans 
telle  maison.  Là  s'arrête  le  rôle  du  cawas  qui  avait 
si  brillamment  débuté;  car  la  police  égyptienne  n'a 
pas  le  droit  de  violer  le  domicile  d'un  Européen,  qui 
ne  peut  être  arrêté  en  tout  état  de  cause  que  par 
les  caw^as  appartenant  à  son  consulat.  Pendant 
qu'on  va  chercher  l'ordre  d'arrestation,  le  meur- 
trier a  soin  de  s'échapper  par  la  terrasse. 


Ici  prennent  place  tout  naturellement  quelques 
explications  pour  répondre  au  point  d'interroga- 
tion des  lecteurs.  De  prime-abord ,  il  semble 
étrange  qu'on  ait  dénié  à  un  gouvej'nement  le  droit 
de  connaître  des  crimes  qui  se  commettent  sur  son 
territoire,  et  en  tout  cas  de  s'assurer  de  la  per- 
sonne du  coupable.  L'impuissance  forcée  de  la  po- 


ET   ISMAIL-PACHA.  123 

lice  locale  en  pareil  cas  n'est-elle  pas  un  encoura- 
gement pour  les  criminels? 

Hélas!  toutes  les  médailles  ont  leurs  revers,  et 
les  capitulations  qui  réglementent  la  position  des 
Européens  en  Orient  ne  sont  pas  parfaites,  non  plus 
qu'aucune  chose  en  ce  monde.  Mais  comme  jus- 
qu'ici personne  n'a  rien  trouvé  de  mieux,  on  les 
maintient  malgré  de  légères  imperfections. 

A  l'époque  où  furent  signées  les  premières  capi- 
tulations entre  la  France  et  la  Sublime-Porte,  ce 
n'était  pas  tout  roses  pour  un  chrétien  que  de 
vivre  en  Orient.  Le  musulman  a  la  manie  du  prosé- 
lytisme, il  a  conquis  ses  premiers  coreligionnaires 
à  coups  de  sabre;  de  nos  jours,  il  use  encore  volon- 
tiers de  moyens  éminemment  persuasifs,  quand  il  le 
peut  sans  danger.  Il  importait  donc  à  l'Europe  de 
sauvegarder,  non-seulement  les  intérêts  de  ses  na- 
tionaux, mais  encore  leur  existence,  chaque  jour 
menacée.  Tant  de  précautions  furent  prises,  tant  de 
garanties  stipulées;  à  mesure  que  le  colosse  turc  se 
réduisait  à  ses  proportions  véritables,  il  dut  se  ré- 
signer à  tant  de  concessions,  que  la  colonie  forme 
aujourd'hui  en  Egypte  une  sorte  d'Etat  dans  l'État. 

Les  consuls   furent  alors  investis  de  la  toute- 


124  LEGYPTE 

puissance  (ju'ils  ont  conservée  de  nos  jours;  seule- 
ment leurs  pouvoirs  ont  subi  les  modifications  suc- 
cessives nécessitées  par  les  événements.  Deux  dé- 
putés nommés  par  la  nation  étaient  et  sont  encore 
spécialement  chargés  de  représenter  les  intérêts 
commerciaux.  Comme  rien  n'a  été  modifié  depuis 
longtemps,  disons  ce  qui  se  j)asse  de  nos  jours. 


Un  Français,  par  exemple,  jouit  en  Egypte  de 
la  plénitude  de  ses  droits,  et  demeure  soumis  en 
toutes  choses  aux  prescriptions  du  Gode  Napoléon. 
Le  tribunal  consulaire  connaît  de  tous  les  procès  en 
première  instance,  et  renvoie  les  parties  devant  la 
Cour  impériale  d'Aix  dont  relèvent  les  consulats  du 
Levant.  En  cas  de  dilTérence  de  nationalité,  l'af- 
faire se  juge  d'après  la  législation  nationale  du  dé- 
fendeur. C'est  dire  assez  que  nos  nationaux  évitent 
autant  que  possible  d'intenter  des  procès  aux  imii- 
gènes,  car  la  justice  locale  use  de  procédés  som- 
maires suffisamment  connus. 

Catholiques,  protestants  ou  Israélites  pratiquent 


KT    ISMAII.-l'ACHA.  125 

ouvertement  tous  les  cultes,  bâtissent  dos  églises, 
(les  temples,  des  synagogues,  sonnent  à  toute  volée 
leurs  cloches,  objets  de  l'horreur  musulmane,  et 
personne  ne  songe  à  les  inquiéter. 

Dans  le  Levant,  le  clergé  catholique  est  spéciale- 
ment placé  sous  la  oroteclion  française,  à  quelque 
nationalité  qu'appartiennent  ses  membres.  Prêtres 
autrichiens,  moines  d'Italie,  congrégations  de 
tous  ordres,  s'adressent  à  notre  consul  pour  les 
affaires  du  culte.  —  La  fille  aînée  de  l'Église  fait  là- 
bas  le  ménage  de  toute  la  famille.  —  Ce  n'est  pas 
un  mince  honneur  pour  la  France  ni  une  légère 
besogne  pour  les  employés  du  consulat,  d'autant 
que  les  sujets  pontificaux  relèvent  par  la  même  oc- 
casion de  notre  agence  consulaire. 

Cette  prépondérance  de  la  France  en  matière  de 
religion  s'explique  par  le  droit  d'ancienneté.  Un  sou- 
verain français  traita  le  premier  avec  les  Turcs  pour 
la  protection  de  ses  sujets  et  des  chrétiens  d'O- 
rient, et  les  Européens  furent  longtemps  désignés 
dans  tout  le  Levant  sous  la  dénomination  générale 
de  Francs.  Aujourd'hui  encore,  un  mélange  bizarre 
de  quatre  ou  cinq  idiomes  se  parle  sur  plusieurs  des 
côtes  africaines  ou  asiatiques  :  c'est  la  langue  fran- 


126  LÉGYPTL 

que;  et  il  n'est  point  de  ville  orientale  tant  soit  peu 
habitée  par  les  Européens,  qui  n'ait  son  quartier 
franc.  Alexandrie  possède  une  rue  franque  où  ne 
demeurent  peut-être  pas  quatre  Français.  —  Au 
Caire,  les  sujets  de  tous  les  souverains  du  monde 
ont  ouvert  de  somptueux  magasins  dans  le  quartier 
franc,  ou  Mouski. 

Ainsi  l'Européen  échappe  absolument  à  l'admi- 
nistration locale. 

Par  contre,  il  ne  participe  pas  aux  avantages 
que  la  loi  réserve  aux  sujets  de  la  Sublime-Porte. 
Il  ne  peut  posséder  la  terre;  les  esclaves  deviennent 
hbres  de  droit  le  jour  oii  il  les  achète  ;  il  ne  peut 
les  vendre  sous  peine  de  nullité  du  contrat. 

Ce  qui  n'empêche  pas  bon  nombre  de  résidents 
d'avoir  des  esclaves;  seulement,  pour  éviter  les 
discussions,  ils  les  achètent  des  premiers  posses- 
seurs, à  bord  des  paquebots  qui,  d'après  l'ordre 
ou  sans  l'ordre  d'Ismaïl-Pacha,  font  la  traite  dans 
la  mer  Rouge,  le  long  des  côtes  de  l'Abyssinie,  et 
viennent  vendre  discrètement  leur  cargaison  à 
Suez. 


1:T    ISMAIL-PACIIA.  127 

Cependant  personne  ne  regrette  la  palernelle 
administration  turque.  Il  y  a  plus;  les  indigènes 
font  leur  possible  pour  s'y  soustraire;  et  il  n'est 
pas  de  manœuvres  qu'ils  n'exécutent  pour  obtenir 
la  protection  d'un  consul,  n'importe  lequel.  C'est 
ce  qne  les  Levantins,  appellent  prendre  wi  cha- 
peau. 

Car,  outre  le  droit  de  protéger  leurs  nationaux, 
les  représentants  des  principaux  Etats  européens 
peuvent  délivrer  à  un  certain  nombre  de  sujets 
égyptiens  une  sorte  de  brevet  de  naturalisation. 
Heureusement  pour  le  pacha,  ce  nombre  est  exces- 
sivement restreint;  on  vient  même  de  prendre  des 
mesures  nouvelles  pour  c[u'il  se  restreigne  davan- 
tage; car  si  l'on  en  juge  par  les  demandes  qui  en- 
combrent les  cartons  des  chancelleries,  il  n'y  aurait 
bientôt  plus  que  des  étrangers  en  Egypte. 

(Artim-Bey,  dont  l'influence  fut  si  grande  en 
Egypte,  ne  négligea  pas  cette  prudente  mesure, 
que  lui  avait  conseillée  Méhémet-Ali  lui-même, 
pour  le  prémunir  contre  les  revers  de  la  fortune. 
La  précaution  était  bonne  :  grâce  à  la  protection 
française,  Artim-Bey  sauva  sa  tête  des  mains 
d'Abbas-Pacha.) 


128  L'EGYPTE 

Ces  manifestations  journalières  du  vœu  national 
excusent  surabondamment  Ismaïl -Pacha  de  ne 
point  instituer  de  chambre  représentative  et  de  pro- 
fesser le  plus  profond  mépris  pour  le  vote  uni- 
versel ! 


Si  les  sujets  nés  du  pacha  supportent  avec  une 
telle  impatience  la  domination  turque,  que  la  plu- 
part abandonneraient  volontiers  la  moitié  de  leur 
fortune  pour  placer  le  reste  sous  la  sauvegarde  de 
lois  réellement  protectrices,  les  puissances  e\iro- 
péennes  pouvaient-elles  prendre  troj)  de  garanties 
pour  la  sûreté  de  leurs  nationaux.?  Sans  doute,  à 
chaque  ligne  des  capitulations  on  entend  le  droit 
du  plus  fort  faire  gronder  sa  voix  brutale;  sans 
doute  on  sent  dans  la  balance  le  poids  de  l'épée 
de  Brennus.  Mais  la  sûreté  commune  ordonne  im- 
périeusement de  réduire  les  êtres  malfaisants  à 
l'impuissance  de  nuire?  —  Est-on  coupable  de 
cruauté  parce  qu'on  muscle  son  chien  pour  l'em- 
pêcher de  mordre? 


ET   ISMAIL-PACHA.  129 

Grâce  aux  capilulations,  les  Européens  oiil  pu 
s'installer  dans  le  Levant;  c'est  grâce  à  elles  qu'ils 
y  peuvent,  encore  aujourd'hui,  vivre  sans  danger; 
aussi  les  maintient-on  sans  en  rien  modifier,  pas 
même  certaines  clauses  qui  peuvent  paraître  exces- 
sives. Le  jour  oii,  pour  un  motif  quelconque,  on 
permettrait  au  gouvernement  local  de  s'immiscer 
dans  les  affaires  de  nos  résidents...  heureusement 
il  n'en  est  pas  question ,  le  misérable  sort  des  raïas 
(sujets  chrétiens  de  la  Porte)  dit  assez  ce  que  de- 
viendrait la  colonie  européenne  en  Egypte. 

Il  a  été  question  un  moment  de  modifier  certains 
articles  des  capitulations,  mais  on  a  dû  renoncer  à 
ce  projet.  La  condition  des  Européens  ne  pourrait 
guère  être  modifiée  que  par  la  création  d'un  conseil 
municipal  où  toutes  les  nationalités  seraient  repré- 
sentées ;  encore  les  propositions  faites  dans  ce  sens 
n'ont-elles  qu'imparfaitement  réussi.  Il  faut  bien 
l'avouer,  les  rivalités  de  nation  à  nation  ne  sont  pas 
le  moindre  obstacle  à  l'exécution  d'une  mesure  où 
chacun  pourtant  trouverait  son  intérêt. 

Outre  l'antipathie  des  races,  outre  la  haine  re- 
ligieuse (le  musulman  ne  peut  voir  un  chrétien  sans 
le  maudire  tout  bas,  lorsqu'il  n'ose  pas  l'invectiver 


130  L'EGYPTE 

à  haute  voix  *),  l'organisation  turque  dans  son 
ensemble  s'écarte  tellement  des  principes  de  droit 
commun  à  tous  les  peuples  civilisés,  que  les  puis- 
sances européennes  ont  dû  prononcer  contre  la 
Porte  une  sorte  de  mise  hors  la  loi  des  nations. 
N'étaient  des  raisons  politiques  de  l'ordre  le  plus 
élevé,  nul  doute  que  la  Turquie  n'eût  été  depuis 
longtemps  rayée  de  la  carte  d'Europe. 

L'histoire  de  sa  décadence  démontre  surabon- 
damment l'impuissance  caduque  de  ses  institutions, 
et  dix  fois  elle  se  serait  éteinte  de  sa  belle  mort, 
tout  naturellement,  sans  les  hautes  considérations 
qui  lui  ont  amené  des  sauveurs  in  extremis.  Mais, 
comme  pour  ces  vieillards  dont  on  respecte  les  ma- 
nies, on  s'est  contenté  de  la  réduire  à  l'impossibi- 
lité de  nuire,  et  les  choses  iront  ainsi  tant  qu'il 
plaira  à  Dieu.  Quant  à  des  modifications,  à  des 
réformes,  l'Europe  n'y  a  point  songé  :  la  constitu- 
tion de  l'empire  ottoman  s'y  oppose;  —  déranger 
une  pierre  serait  faire  crouler  l'édifice. 


1.  11  est  pourtant  entendu  qu'il  y  a  des  gens  bien  élevés  partout. 
Nous  connaissons  parmi  les  musulmans  des  hommes  fort  remar- 
quables qui  ne  partagent  pas  ces  haines  d'un  autre  âge. 


ET    ISMAIL-PACIIA.  131 

Le  vice  fondamental  des  institutions  tunjuos  est 
de  reposer  sur  un  anachronisme.  Certes  le  Koran 
est  un  livre  précieux:  :  théodicée,  hygiène,  théra- 
peutique, morale,  civilité  puérile  et  honnête,  psy- 
chologie, architecture,  art  militaire,  il  comprend 
tout;  on  y  trouve  des  preuves  de  l'immortalité  de 
l'âme  et  une  recette  pour  préparer  le  pilau  :  une 
véritable  encyclopédie! 

Malheureusement  les  leçons  administratives  et 
les  procédés  culinaires  s'adressaient  spécialement 
à  des  nomades,  braves  gens  sans  feu  ni  lieu,  sans 
foi  ni  loi.  et  Mahomet  n'y  mit  point  de  façon.  Son 
livre,  écrit  au  point  de  vue  de  la  conquête,  devait 
être,  selon  son  idée,  une  sorte  de  vade-mecum  pour 
le  soldat,  qui  y  trouvait  tout  à  la  fois  les  préceptes 
à  inculquer  auK  adeptes  futurs  et  la  manière  de 
planter  convenablement  sa  tente.  Dans  un  but  fa- 
cile à  concevoir,  il  rapportait  tout  à  l'idée  reli- 
gieuse, levier  infaillible  et  le  seul  dont  il  disposât  : 
pour  forcer  ses  disciples  à  se  laver  les  mains,  il 
faisait  de  l'ablution  une  pratique  religieuse,  une 
<euvre  agréable  à  Dieu.  Il  avait  prévu  les  prome- 
nades triomphales  de  l'islam  à  travers  le  monde 
qui  tombait  en  ruines,  mais  il  ne  songea  pas  qu'ua 


132  L'EGYPTE 

jour  ses  fidèles  pourraient  s'installer  quelque  part. 
Il  a  donc  si  bien  embrouillé  la  loi  civile  et  la  loi 
religieuse,  que  le  bon  musulman  peut  être  seul  un 
bon  citoyen.  Quant  aux  infidèles,  le  Koran  ne  s'en 
occupe  que  pour  indiquer  les  avanies  qu'on  peu.t 
se  permettre  à  leur  endroit. 


Si  le  dogme  est  immuable,  la  science  sociale  a 
fait  du  chemin  depuis  douze  cents  ans.  Toutes  les 
puissances  d'Europe  ont  dû  faire  subir,  dans  le  sens 
du  progrès,  de  profonds  changements  à  leurs  insti- 
tutions. Mais  dans  le  Koran  tout  s'enchaîne;  il  est 
presque  impossible  d'en  rien  modifier  sans  attaquer 
les  principes  rehgieux.  Il  en  résulte  que  l'empire 
ottoman  est  administré  en  1864  (est-ce  administré 
qu'il  faut  dire?)  absolument  comme  les  tribus  de 
Bédouins  et  les  hordes  de  bandits  qui,  il  y  a  douze 
cents  ans,  accompagnaient  à  la  conquête  du  monde 
les  premiers  successeurs  du  Prophète. 

On  comprend  que  les  Européens  du  xix*  siècle 
s'accoutument  difiicilement  à  ce  régime  par  trop 


KT    ISMAJL-l'ACll  A.  133 

primitif,  et  que  les  puissances  aient  fait  leur  pos- 
sible pour  y  soustraire  leurs  nationaux,  comme 
aussi  à  certaines  pénalités  tout  à  fait  dans  le  goût 
oriental,  que  réprouvent  absolument  nos  sociétés 
modernes. 

Et  voilà  pourquoi  la  colonie  européenne  d'Egypte 
relève  de  dix-huit  consuls  généraux  et  non  point 
d'Ismaïl-Pacha. 

Voilà  pourquoi  aussi  Alexandrie  et  le  Caire  sont 
les  refuges  de  bon  nombre  de  gens  sans  aveu  qui 
échappent  à  la  justice,  à  cause  de  l'insuffisance  des 
moyens  dont  dispose  la  police  des  consulats  et  de 
l'impuissance  du  pouvoir  local. 


Il  existerait  bien  un  moyen  de  purger  une  bonne 
fois  le  pays  de  ses  hôtes  dangereux;  les  consuls 
n'auraient  pour  cela  qu'à  remettre  une  partie  de 
leurs  pouvoirs  aux  mains  des  agents  du  gouver- 
neur. La  police  turque  se  fait  merveilleusement. 
Sitôt  qu'un  crime  est  commis  par  un  indigène,  on 
s'adresse  au  cheik  du  quartier,  qui,  responsable  des 


134  LKGYPTE 

habitants  de  sa  circonscription,  a  bientôt  fait  de 
trouver  le  coupable. 

C'est  ainsi  qu'on  réussit,  il  y  a  quelques  années» 
à  débarrasser  Constantinople  des  bandits  qui  l'in- 
festaient. —  Les  survivants  sont  venus  à  Alexandrie, 
où  ils  exercent  plus  tranquillement  leur  industrie. 

Mais  sans  doute  le  remède  serait  pire  que  le  mal, 
puisque  les  consuls  refusent  de  l'employer.  Qui  sait 
où  s'arrêteraient  les  abus  de  la  police  indigène  le 
jour  où  ses  agents  pourraient,  sans  dire  gare,  en- 
foncer la  porte  des  résidents?  Puis  ces  marques  de 
confiance  ne  s'accordent  pas  au  premier  gouvernant 
venu.  Telle  concession  que  les  agents  européens  ont 
pu  faire,  dans  la  limite  de  leurs  pouvoirs,  à  un 
pacha  dont  les  tendances  étaient  suffisamment  con- 
nues, qu'on  savait  ne  devoir  pas  abuser  des  pou- 
voirs remis  temporairement  entre  ses  mains,  cette 
concession ,  ils  la  refusent  à  d'autres.  Ce  qui  était 
possible  avec  Méhémet-Ali  et  Saïd-Pacha  pouvait 
devenir  dangereux  sous  le  gouvernement  d'Abbas» 

C'est  qu'en  Egypte,  où  la  nation  ne  compte  pas, 
l'attitude  des  consuls  se  modifie  suivant  les  allures 
personnelles  de  l'Altesse.  Méhémet-Ali  et  Saïd- 
Pacha,    en  s'cntourant    d'hommes  remarquables. 


F/r   ISMAIL-PACIIA.  135 

choisis  selon  leurs  mérites,  sans  distinction  de  na- 
tionalité, donnèrent  la  mesure  des  tendances  du 
gouvernement  vers  une  administration  meilleure. 
S'ils  n'ont  vécu  assez  ni  l'un  ni  l'autre  pour  mener 
l'entreprise  à  bonne  fin,  leurs  actes  restent  au  moins 
comme  des  jalons  avancés  qui  montrent  à  leurs 
successeurs  le  chemin  à  suivre,  la  route  du  progrès. 
Et  à  ce  propos  quelques  anecdotes  feront  voir  com- 
ment le  chef  de  la  dynastie  vice-royale  entendait  le 
respect  dû  aux  résidents  et  la  liberté  des  cultes 
dans  ses  États. 


Un  musulman  venait  de  mourir,  qui  s'était  fait 
au  Caire  une  grande  réputation  de  piété.  Alors  la 
colonie  était  peu  nombreuse;  les  fanatiques  ne 
voyaient  pas  sans  colère  les  infidèles  envahir  chaque 
jour  la  terre  sacrée  de  l'islam  et  y  bâtir  leurs  tem- 
ples maudits.  Ils  convinrent  donc  qu'on  profiterait 
de  la  mort  du  saint  pour  provoquer  un  soulèvement 
contre  les  chrétiens.  Le  corps  s'en  allait  h  sa  der- 
nière demeure  escorté  d'une  foule  considérable,  et 


130  L'ÉGYPTI-: 

précédé,  selon  l'usage,  de  tous  les  aveugles  de 
l'endroit,  quand,  parvenus  dans  le  Mouski,  les  por- 
teurs s'arrêtèrent  et  déposèrent  leur  fardeau.  Le 
défunt,  disaient-ils,  refusait  d'avancer.  Grande  ru- 
meur, attroupements,  imprécations  contre  les  chré- 
tiens. Tout  à  coup  débouche  une  troupe  d'hommes 
armés  de  gourdins  :  c'étaient  des  gens  de  police 
envoyés  par  Méhémet-Ali  pour  connaître  les  raisons 
qui  empêchaient  le  mort  de  se  laisser  tranquillement 
enterrer.  Les  allégations  du  défunt  ne  tinrent  pas, 
paraît-il,  contre  une  grêle  de  coups  de  bâtons  dis- 
pensés à  la  foule  avec  une  libéralité  tout  orientale. 
Il  reprit  place  sur  les  épaules  de  ses  amis  et  con- 
naissances et  continua  son  chemin.  Les  arguments 
de  bois  sec  avaient  été  employés  à  propos;  celte 
lugubre  facétie  n'eut  pas  de  seconde  édition. 


Dans  une  autre  circonstance,  le  convoi  funèbre 
d'un  Européen  fut  insulté  parla  populace.  On  porta 
plainte  auprès  de  Méhémet-Ali,  qui  fit  des  coupa- 
bles une  punition  exemplaire.  Ce  n'est  pas  tout. 


KT    ISMAII.-l'ACII  A.  VM 

Par  son  ordre,  le  corps  lut  exhumé,  ramené  a  la 
maison  mortuaire,  on  recommença  la  cérémonie 
de  l'enterrement,  et  une  députation  des  principaux 
cheiks  musulmans  dut  faire  partie  du  cortège. 

Certes,  Méhémet-Ali  n'était  point  tendre  pour 
ses  sujets.  Il  les  tondait  jusqu'au  vif  chaque  fois 
qu'il  en  trouvait  l'occasion,  sans  préférence,  les 
musulmans  aussi  bien  que  les  chrétiens.  Mais  il 
voulait,  du  moins,  leur  laisser  la  liberté  d'adorer 
I3ieu,  chacun  à  sa  manière. 

Voyant  un  jour  dans  les  rues  du  Caire  un  Arabe 
qui  rudoyait  un  pauvre  diable  : 

—  (c  Pourquoi  maltraites-tu  cet  homme?  »  lui 
demanda-t-il. 

—  «  Mais,  Altesse,  ce  n'est  qu'un  chrétien! 

—  «  Écoute-moi.  ^Mahomet  est  le  prophète  do 
Dieu,  n'est-ce  pas?  et  Jésus? 

—  «  Jésus  aussi  est  un  prophète. 

—  «  Et  tu  ne  rougis  pas,  toi  qui  as  deux  pro- 
phètes, de  frapper  ce  malheureux  qui  n'en  a 
qu'un!  »    , 

Hélas  !  ces  beaux  exemples  sont  bien  loin  !  En  ce 
sens,  comme  en  beaucoup  d'autres,  les  saines  tra- 
ditions de  famille  sont  perdues.   Ismaïl-Pacha  fit 


138  LKGYPTE 

bien  publier,  lors  de  la  mort  crun  de  ses  serviteurs 
chrétiens,  que,  par  une  faveur  spéciale,  il  avait 
permis  aux  prêtres  de  venir  enlever  dans  le  palais 
les  restes  de  leur  coreligionnaire.  Mais  après  ren- 
seignements, on  acquit  la  certitude  que  le  corps 
avait  été  tout  simplement  déposé  dans  le  quartier 
franc,  d'où  il  fut  conduit  à  l'église  sans  tant  de  cé- 
rémonies. 


Quant  aux  relations  du  vice-roi  actuel  avec  la 
colonie,  s'il  ne  fait  point  mystère  de  son  mauvais 
vouloir,  les  résidents  ne  dissimulent  guère  non  plus 
leur  mécontentement.  Même  les  rapports  de  pure 
convenance  empruntent  à  la  personnalité  vice- 
royale  on  ne  sait  quelle  aigreur  qui  donne  la  mesure 
d'une  antipathie  réciproque.  Chacune  des  parties 
sent  qu'elle  a  en  face  un  ennemi  et  argumente  en 
conséquence. 

Somme  toute,  quand  il  s'agit  de  justes  réclama- 
tions, et  les  consuls  n'en  patronent  pas  d'autres, 
l'Altesse,  malgré  des  tergiversations  sans  motifs, 


ET    ISM  A  IL- l'A  Cil  A.  130 

est  bien  obligée  de  céder,  tout  en  perdant  par  la 
mauvaise  grâce  le  bénéfice  de  ses  concessions.  On 
dirait  une  de  ces  girouettes  raal  graissées  qui,  après 
bien  des  oscillations  et  des  grincements,  finissent 
toujours  par  obéir  à  l'impulsion  du  vent. 

L'Europe  ignore  ces  tiraillements  journaliers. 
D'abord  les  postes  consulaires,  dans  le  Levant,  ne 
s'accordent  qu'à  certains  agents  spéciaux ,  fami- 
liarisés avec  la  politique  turque,  connaissant  au 
juste  la  valeur  des  difiicultés  puériles  soulevées  par 
une  administration  tracassière,  et  qui  aiment  mieux 
enjamber  les  obstacles  que  de  susciter  des  conflits. 

Puis  les  pachas  ont  à  leur  service  une  mise  en 
scène  d'un  succès  infaillible,  comme  ces  directeurs 
de  théâtres  qui  dissimulent  sous  de  splendides  dé- 
cors l'insuffisance  du  libretto.  Vue  par  le  gros  bout 
de  la  lorgnette,  l'Egypte  joue  la  civilisation  de  façon 
à  tromper  un  opticien  distrait  et  un  économiste. 

Il  suffit,  pour  obtenir  l'efffet  voulu,  de  faire  dé- 
filer devant  l'œil  de  l'observateur,  — l'observateur, 
c'est  l'Europe,  qui  pense  à  autre  chose,  —  un  cer- 
tain nombre  de  personnages  remarquables,  qu'on  a 
fait  venir  à  grands  frais,  sous  prétexte  de  doter  le 
pays  d'institutions  qui  lui  manquent. 


140  L'KGVPTE 

De  semblables  exhibitions  coulent  cher.  Toute- 
fois, en  obhgeant  les  figurants  à  reprendre  la  file, 
toujours  selon  les  procédés  scéniques,  on  obtient  un 
imposant  défilé. 

En  prince  qui  sait  qu'un  sou  vaut  cinq  centimes, 
Ismaïl-Pacha  n'a  point  fait  provision  de  sujets 
pour  sa  lanterne  magique;  il  en  possède  tout  juste 
le  nombre  suffisant  pour  faire  croire  que  l'Egypte 
suit  encore  les  grandes  traditions  de  Méhémet-Ali. 
La  série  épuisée,  il  fait  repasser  les  mêmes  verres 
dans  la  lanterne.  C'est  ainsi  qu'il  laisse  à  certaines 
illustrations  européennes  les  positions  que  leur  ont 
créées  ses  prédécesseurs.  Le  moyen  de  faire  autre- 
ment! Mais  il  se  sent  mal  à  l'aise  dans  leur  voisi- 
nage; les  yeux  continuellement  ouverts  sur  ses  pe- 
tites manœuvres  l'intimident,  —  il  est  des  besognes 
qui  ne  veulent  pas  de  témoins;  —  aussi,  comme  il 
tient  à  l'écart  ces  illustres  importuns!  avec  quelle 
joie  il  leur  accorde  des  congés  illimités,  espérant 
s'en  débarrasser  pour  toujours  !  comme  il  s'entend 
à  les  décourager*! 

1.  M.  Mariette,  notre  célèbre  t'gyptologue,  auquel  la  science 
moderne  doit  de  si  précieuses  découvertes,  a  réuni  au  Caire  une 
collection  d'antiquités   égyptiennes  qui  n'a  pas  sa  pareille  dans  le 


1:T   ISMAJL-l'ACllA.  141 

Le  même  ostracisme  frappe  tout  naturellement 
ceux  de  ses  sujets  qui  ont  reçu  une  éducation  eu- 
ropéenne. Une  pléiade  de  jeunes  gens  élevés  dans 
nos  universités,  dans  nos  écoles  spéciales  par  les 
soins  de  Méhémet-Ali  et  de  Saïd- Pacha  végètent 
dans  d'infimes  positions. 

Des  officiers  sortis  de  notre  École  d'état-major 
sont  commis  au  chemin  de  fer.  Quant  aux  élèves 
de  l'Ecole  polytechnique  indigène,  —  nous  parle- 
rons en  temps  et  lieu  de  cette  pépinière  de  célébri- 
tés, —  on  en  rencontre  quelques-uns  qui,  faute  de 
mieux,  songent  à  s'établir  décrotteurs. 


A  ces  preuves  d'un  mauvais  vouloir  manifeste 
pour  tout  ce  qui  touche  de  près  ou  de  loin  aux  idées 
européennes,  des  faits  sont  malheureusement  venus 
se  joindre  qui  donnent  au  gouvernement  un  carac- 
tère de  franche  hostilité  envers  la  colonie.  On  verra 
par  la  suite  dans  quelle  mesure  ces  faits  pouvaient 

monde.  Dix-huit  mois  après  son  avènement,  Ismail-Pacha  n'avait 
pas  daigné  honorer  le  musée  égyptien  d'une  seule  visite! 


li-J  LKGYPTE 

être  pR'judieiables  aux  intérêts  des  indigènes.  Di- 
sons, en  attendant,  que  l'industrie  privée  des  rési- 
dents se  trouva  un  moment  compromise  par  suite 
des  opérations  vice-royales,  an  point  que  le  com- 
merce anglais  dut  protester  hautement,  la  concur- 
rence, ainsi  que  le  disait  un  journal  d'Alexandrie, 
devenant  impossible  avec  un  épicier  qui  a  des  ca- 
nons. Le  mot  était  sanglant.  On  y  répondait  par 
une  contre-protestation  oii  quelques  intimes  appo- 
sèrent leurs  signatures^. 

De  mauvaises  langues  prétendent  que  ces  mêmes 
signatures  figurent  au  bas  des  adresses  périodiques 
dont  le  pacha  raffole  (toujours  la  mise  en  scène! 
un  truc,  disent  les  machinistes)  ,  et  qu'on  a  fait 
clicher  les  noms  une  bonne  fois .  pour  éviter  les 
frais  de  composition. 

Hélas!  cette  imposante  minorité  n'a  point  em- 
pêché la  colonie  d'accueillir  par  un  toile  général  la 
récente  mesure  du  vice-roi,  et  la  nomination  de 
M.  Nubar  au  ministère  des  travaux  publics  vient 
de  mettre  le  sceau  à  l'impopularité  d'Ismaïl-Pacha. 

1.  Voir,  à  la  fin  du  volume,  la  note  explicative  n°  2. 


ET    1 S  MAIL-PAC  H  A.  143 


CHAPITRE  VIII. 

LA    TERRE.  —  l'iMPÔT.  —  l'uSURE. 

Tout  cela  n'empêche  pas  Ismaïl  d'être  le  plus 
riche  propriétaire  foncier  de  ses  Etats,  et  d'admi- 
nistrer fort  habilement  sa  fortune  personnelle,  ainsi 
qu'on  le  verra  tout  à  l'heure. 

Pour  répondre  victorieusement  à  la  colonie  c|ui 
prétendait  qu'une  partie  du  territoire  égyptien  était 
la  propriété  du  vice-roi,  un  journal  officiel  pid^liait 
dernièrement  :  que  le  huitième  seulement  du  pays 
appartenait  à  la  famille  de  Méhémet-Ali.  — Ce  seu- 
lement n'a  pas  besoin  de  commentaires! 

D'ailleurs,  la  part  d' Ismaïl  dans  cet  humble  hui- 
tième ne  laissa  pas  que  de  s'accroître  un  peu  ,  par 
certaines  mesures   de  haute  administration.    Par 


Ii4  L'ÉGYPTc: 

exemple.  200,000  feddans  de  terrain  environ,  si- 
tués dans  les  provinces  de  Menoufieh  et  de  Daka- 
lieh  furent  adjoints  en  1863  à  la  Daïra  de  l'Altesse, 
pour  mettre  d'accord  la  succession  d'El-Hami-Pa- 
cha,  celle  de  Toussoum  et  les  administrateurs  des 
biens  des  mosquées  qui  se  disputaient  ce  terri- 
toire. 

Le  reste  du  sol  appartient  aux  mosquées  d'abord, 
qui  possèdent  de  tous  côtés  des  propriétés  considé- 
rables, provenant  de  dotations  pieuses,  et  par  la 
suite,  de  l'emploi  de  leurs  revenus,  —  et  enfin  à  un 
certain  nombre  de  marquis  de  Carabas,  depuis  le 
jour  où  Méliémet-Ali,  par  le  massacre  des  mameluks, 
—  une  vraie  Saint-Barthélémy  de  propriétaires,  — 
s'improvisa  possesseur  du  territoire  qu'il  avait  jus- 
que-là administré  pour  le  compte  de  la  Sublime- 
Porte. 

De  tristes  sires  que  ces  mameluks,  et  sur  le 
sort  desquels  il  ne  faudrait  pas  s'apitoyer  outre  me- 
sure! Grands  feudataires  indépendants  les  uns  des 
autres,  ils  pressuraient  volontiers  leurs  vassaux. 
Aussi  les  fellahs  de  nos  jours  n'ont  rien  à  envier  à 
leurs  aïeux,  si  ce  n'est  peut-être  les  égards  intéres- 
sés du  maître  pour  la  bête  de  somme,  qu'il  ne  sur- 


ET  ISMAIL-PACHA.  145 

mène  point  de  peur  de  lui  faire  perdre  de  sa  valeur. 

Méhémet-Ali  garda  pour  lui  le  sol  conquis  de 
haute  lutte  et  une  nouvelle  féodalité  commença  en 
plein  xix'^  siècle.  Il  fit  quelques  donations  à  ses  fi- 
dèles; mais  en  bon  chef  d'une  dynastie  nombreuse, 
il  songea  à  l'avenir  de  ses  enfants,  et  distribua  à 
chacun  d'eux  une  partie  du  territoire.  C'est  ainsi 
que  le  huitième  de  l'Egypte  dont  il  est  parlé  plus 
haut  appartient  encore  aux  enfants  du  premier 
vice-roi  par  droit  d'hérédité. 

Gomme  la  transmission  territoriale  est  admise 
entre  musulmans,  Ismaïl,  par  de  sages  économies, 
a  pu  s'arrondir  en  achetant  au  plus  juste  prix  les 
terres  de  ses  collatéraux  obérés. 

D'ailleurs,  ce  qui  s'appelle  chez  nous  le  domaine 
de  la  couronne  n'existe  pas  en  Egypte.  Chaque  pa- 
cha, en  arrivant  au  pouvoir ,  possède  de  son  chef 
un  certain  nombre  de  propriétés,  qu'il  accroît  pen- 
dant son  règne,  s'il  le  jugea  propos,  et  qui  retour- 
nent lors  de  sa  mort  à  ses  héritiers  directs.  Abso- 
lument comme  un  tuteur  à  qui  on  laisserait  la 
libre  disposition  de  la  fortune  d'un  pupille,  sans 
l'obliger  à  rendre  compte  de  ses  actes,  le  vice-roi 
peut  couper  et  tailler  dans  ses  États,  selon  sa  fan- 

10 


146  LÉGVPTI-: 

taisie.  S'il  veut  le  bien  du  pays,  comme  ÎMoiiam- 
med-Saïd,  il  s'inquiète  peu  d'assurer  l'opulence  de 
ses  enfants,  mais  rien  ne  l'empêche  non  plus  de 
s'approprier  ce  qui  lui  paraît  bon  à  prendre. 

Outre  la  réserve  en  espèces,  les  enfants  d'Israaïl 
posséderont  un  jour  une  incalculable  fortune  terri- 
toriale. 


Qu'on  n'aille  point  juger  la  propriété  foncière 
d'après  les  maigres  revenus  de  nos  domaines  euro- 
péens. La  terre  d'Egypte  est  bénie.  Le  riz ,  le  blé, 
l'indigo,  les  fruits  de  toutes  sortes,  la  canne  à  sucre 
y  poussent  presque  spontanément.  Le  coton  sur- 
tout, qui  depuis  la  guerre  d'Amérique  a  quadru- 
plé de  valeur,  est  devenu  l'objet  d'un  commerce 
immense.  C'est  au  point  que  Mohammed-Saïd  dut, 
vers  la  fin  de  son  règne,  rendre  une  ordonnance 
pour  obliger  ses  sujets  à  semer  des  céréales  et  des 
graines  fourragères  dans  une  proportion  détermi- 
née. La  culture  du  coton  avait  tout  envahi,  et  il 
fallut  pendant  plusieurs  mois  faire  venir  à  grands 


ET   ISMAIL-PACriA.  147 

frais  des  blés  d'Italie  et  d'Odessa  pour  nourrir 
l'Egypte,  le  grenier  de  l'ancien  monde. 

Cette  incurie  du  producteur  qui  se  résigne  à  faire 
venir  de  l'étranger  les  denrées  premières  qu'il  pour- 
rait tirer  du  sol  à  bon  marché,  et  sans  l'épuiser, 
découle  de  l'organisation  en  vigueur. 

Le  fellah  ne  possède  presque  jamais  la  terre  ;  il  la 
cultive  pour  le  compte  des  bénéficiaires  de  Méhé- 
met-Ali  et  Saïd- Pacha.  Il  tient  même  la  propriété 
foncière  en  médiocre  estime. 

Contrairement  à  tout  paysan  du  monde,  dont 
l'unique  passion  est  d'acquérir  le  sol  qui  le  fait  vi- 
vre, le  fellah  ne  prise  guère  que  les  écus.  Cela  se 
conçoit. 

Quand  notre  campagnard  achète  un  lopin  de 
terre,  il  est  sûr  qu'on  ne  viendra  pas  le  lui  pren- 
dre; —  n'avons-nous  pas  des  juges  à  Berlin  !  — et 
des  lois  qui  répartissent  l'impôt  proportionnelle- 
ment sur  les  propriétés?  Le  taux  de  l'impôt  n'est 
pas  un  mystère,  chacun  sait  d'avance  ce  qu'il  lui 
faudra  payer.  Un  paysan  peut  envoyer  ses  fils  au 
collège,  donner  à  ses  filles  des  professeurs  de  danse 
et  des  robes  de  soie  sans  que  le  fisc  élève  pour  cela 
le  tarif  de  ses  redevances. 


as  L'ÉGYPTK 

Mais  rien  ne  prouve  au  fellah  qu'il  possédera 
demain  la  terre  achetée  aujourd'hui,  et  la  honte 
nous  monte  au  visage  d'être  obligé  de  donner  des 
preuves  à  l'appui  de  cette  incroyable  assertion. 

Mohammed-Saïd ,  justement  ému  du  sort  des 
fellahs ,  leur  avait  accordé  d'importantes  conces- 
sions de  terrain.  C'était  le  seul  moyen  de  faire  un 
peuple  d'un  troupeau  d'esclaves. 

Le  sol  qu'ils  avaient  jusqu'alors  cultivé  pour 
d'autres,  devenait  leur  propriété;  ils  avaient  inté- 
rêt à  l'améliorer,  à  le  défendre;  une  génération 
encore,  et  la  nationalité  égyptienne,  solidement 
fondée,  préparée  d'ailleurs  à  recevoir  les  féconds 
enseignements  du  progrès,  surgissait  des  ruines  de 
l'islamisme! 


Le  premier  soin  d'Ismaïl-Pacha,  dès  son  avène- 
ment, fut  de  retirer  les  concessions  accordées  par 
Mohammed-Saïd.  On  parla  bien  un  instant  devant 
les  Européens  d'indemniser  les  dépossédés;  mais  le 
mot  de  rachat  prend  une  signification  tellement 


ET    JSMAlL-l'ALHA.  149 

burlesque ,  quand  il  s'applique  à  des  transactions 
entre  le  vice-roi  et  ses  sujets;  on  sait  si  bien  com- 
ment se  payent  les  corvéables,  qu'on  est  forcé  de 
conclure  par  cette  déplorable  vérité  :  Ismaïl  reprit 
les  terres  et  ne  donna  point  d'argent. 

A  défaut  des  indigènes  qui,  scrupuleusement 
bâillonnés,  ne  peuvent  crier  quand  on  les  écorche, 
la  colonie  ne  ménagea  point  ses  commentaires  sur 
la  façon  sommaire  employée  par  le  vice-roi  pour 
augmenter  ses  petits  domaines.  Il  fallait  inventer 
un  procédé  nouveau,  et  voici  la  triomphante  comé- 
die que  les  féaux,  et  amis  brochèrent  en  un  clin 
d'œil. 


Rien  dans  la  législation  turque  ne  s'oppose  à 
une  donation  entre-vifs.  Ces  maudits  bavards  d'Eu- 
ropéens en  seraient  pour  leurs  frais  de  médisance, 
si  le  fellah  venait  à  donner  spontanément  ce  qu'on 
lui  a  extorqué  jusqu'alors. 

En  conséquence,  quelques  dévoués  firent  courir  le 
bruit  qu'un  certain  nombre  de  villages,  émerveillés 


150  LÉGYPTE 

(le  la  bonne  aihuinistralioii  du  vice-roi  clans  ses  do- 
maines, sollicitaient  humblement  l'honneur  de  faire 
partie  de  sa  'Daira.  On  appelle  tlaïra  l'intendance 
des  propriétés  particulières  des  princes.  Après  une 
répétition  générale,  où  on  étudia  soigneusement 
tous  les  effets,  la  requête  des  fellahs  fut  transmise 
au  grand  conseil,  qui  ne  tarit  pas  en  éloges  sur 
une  SI  louable  résolution  ,  et  promit  de  la  faire 
agréer  de  Son  Altesse. 

Ismaïl  joua  son  rôle  avec  bonhomie,  et  se  croyant 
sûr  de  la  réponse,  il  demanda  l'avis  des  assistants. 
—  Hélas  !  un  des  conseillers,  trop  honnête  homme 
pour  accepter  un  emploi  dans  cette  parodie,  ne  vint 
pas  à  la  réplique  et  se  leva  tout  indigné  : 

((  —  Pourquoi  toutes  ces  pantalonnades?  — 
s'écria- t-il  avec  l'autorité  que  lui  donnent  son  ca- 
ractère et  sa  naissance  illustre.  —  Si  le  vice-roi 
veut  s'approprier  tel  village,  qu'il  le  prenne.  Les 
fellahs  pas  plus  que  d'autres  ne  se  donnent  eux  et 
leurs  biens.  Autrefois,  quand  l'un  de  nous  voulait 
un  domaine,  il  le  demandait  à  Méhémet-Ali,  qui  le 
prenait  tout  simplement,  sans  avoir  besoin  de  ces 
farces  judiciaires  qui  ne  trompent  personne.  » 

Cette  énergique  sortie  valut  au  loyal  conseiller 


ET    ISMAIL-PACIIA.  151 

une  belle  et  bonne  disgrâce  ;  mais  les  villages  con- 
voités furent  annexés  à  la  daïra  du  vice- roi. 


11  n'en  faudrait  pas  tant  pour  dégoûter  à  jamais 
l'indigène  du  métier  de  propriétaire,  si  la  tradition 
ne  le  mettait  déjà  en  garde  contre  le  danger  de  pa- 
raître riche. 

Méhémet-Ali  guerroya  beaucoup  ;  il  couvrit  le 
pays  déroutes,  de  canaux,  de  fortifications,  remplit 
les  arsenaux  et  les  ports,  et  en  tin  de  compte  dé- 
pensa des  sommes  énormes.  Si  riche  que  soit  un 
trésor,  il  finit  par  s'épuiser.  Bientôt  même  les  res- 
sources que  le  pacha  s'était  créées  par  la  sanglante 
opération  financière  dont  les  mameluks  tirent  les 
frais,  ces  ressources  devinrent  insuffisantes,  et  il 
lui  fallut  recourir  à  l'emprunt  forcé. 

Des  fortunes  particulières  s'étaient  reformées  ;  il 
prit  à  même,  sans  compter,  —  sans  rendre  sur- 
tout, —  jusqu'au  jour  oii  il  fit  décapiter  ses  princi- 
paux créanciers  pour  apurer  une  bonne  fois  ses 
comptes.  Alors  les  prêteurs  se  montrèrent  timides; 


15'2  L'EGYPTE 

quelques  exécutions  encore,  et  les  plus  riches  s'ap- 
pauvrirent tout  à  coup.  Les  brillants  costumes,  les 
armes  splendides ,  les  chevaux  caparaçonnés  d'or 
disparurent  brusquement,  sans  qu'on  pût  savoir 
comment.  Ce  fut  le  triomphe  de  l'exaction. 

L'Europe,  occupée  de  la  question  d'Orient,  se 
irardait  bien  d'inquiéter  dans  son  intérieur  le  tur- 
bulent prince  qu'on  avait  eu  tant  de  peine  à  faire 
rester  chez  lui  ;  et  les  indigènes  devinrent  ou  firent 
semblant  d'être  pauvres  à  apitoyer  Job. 

Accablés  par  l'impôt,  quelques-uns  aimèrent 
mieux  laisser  leurs  champs  en  friche  que  de  les 
cultiver  pour  le  pacha;  les  prisons,  les  bagnes 
s'emplirent,  et  chacun  se  mit  à  enfouir  son  or.    " 


Chez  la  génération  actuelle,  les  traditions  de  ter- 
reur se  sont  continuées,  non  sans  quelque  raison, 
ainsi  qu'on  l'a  vu  plus  haut;  aussi  le  fellah  met-il 
prudemment  son  argent  à  l'abri  des  convoitises,  et 
n'achète  plus  un  pouce  de  terrain.  Sait-il  si  la 
daïra   d'fsmaïl  ne  voudrait  pas  quelque  jour  se 


KT    ISMAIL-P ACII  A.  l.Vl 

passer  la  fantaisie  d'annexer  son  champ?  tandis  que 
les  limiers  de  police  ne  découvriront  jamais  la  ca- 
chette où  il  entasse  ses  écus. 

A  notre  époque,  où  de  si  belles  choses  s'écrivent 
journellement  en  de  si  gros  volumes  sur  les  pertes 
résultant  de  l'immobilisation  d'un  capital  quelcon- 
que, on  ne  trouvera  pas  d'épithètes  assez  mépri- 
santes pour  qualifier  l'ineptie  d'un  paysan  qui  en- 
terre son  or  et  le  laisse  improductif;  mais  en  réalité, 
le  fellah  ne  connaît  guère  d'autre  opération  qui  lui 
présente  quelque  sécurité,  puisque,  à  ses  yeux,  la 
seule  garantie  du  possesseur  est  de  paraître  ne  rien 
posséder.  De  cette  façon,  il  ne  jouit  pas  de  l'intérêt 
mais  il  sauve  au  moins  le  capital. 

Puis  là  où  il  n'y  a  rien,  le  roi  perd  ses  droits,  et 
la  grande  préoccupation  des  sujets  du  pacha  est 
d'échapper  au  fisc. 


C'est  que  l'impôt  en  Egypte,  loin  de  se  baser  sur 
les  besoins  de  la  nation,  n'a  pour  taux  que  les  ca- 


134  LKGVPTE 

priées  du  viee-roi  et  la  fantaisie  des  employés  du 
gouvernement. 

Des  domaines  considérables  ne  payent  pas  un 
sou  de  redevance,  tandis  que  le  champ  voisin  est 
écrasé  de  taxes  de  toutes  sortes.  Telle  propriété  qui 
cette  année  coûte  dix  mille  francs  d'impôts,  en  coû- 
tera peut-être  quinze  mille  l'année  prochaine,  sans 
que  le  propriétaire  ait  été  prévenu,  sans  qu'il  re- 
çoive d'autre  justification  qu'une  quittance  du  col- 
lecteur, quand  le  collecteur  en  donne. 

De  ces  abus,  l'administration  locale  doit  être  ab- 
solument rendue  responsable,  car  ils  résultent  de 
r incurie  dos  fonctionnaires  et  de  l'improbité  des 
agents  subalternes.  Aussi,  le  gouvernement  (pi i 
sait  à  (|uoi  s'en  tenir  sur  l'incapacité  des  uns  et  les 
gredineries  des  autres,  s'esl-il  une  bonne  fois  dé- 
barrassé de  tout  souci,  en  demandant  une  certaine 
somme  annuelle  à  chacun  des  gouverneurs,  sans 
s'inquiéter  des  moyens  qu'ils  emploient  pour  la  lui 
fournir. 

Le  gouverneur  de  province,  lui.  ne  voit  qu'une 
chose  :  à  une  époque  déterminée,  la  somme  con- 
venue doit  être  dans  ses  coffres,  augmentée  d'un 
boni  proportionné  à  ses  besoins;  —  il  faut  bien  que 


i:  r  isAiA  iL-i>.\c:ii  \.  155 

tout  le  monde  vive!  —  il  donne  des  ordres  en  con- 
séquence à  ses  agents,  qui  se  chargent  de  régle- 
menter le  pillage,  tous  prélevant,  suivant  la  tradi- 
tion, un  petit  impôt  personnel. 

Un  pareil  mode  de  perception  déroute  la  statis- 
tique, la  somme  à  payer  n'ayant  pour  limite  que  la 
rapacité  du  collecteur.  Cependant,  comme  les  rede- 
vances de  toutes  sortes  passent  par  la  même  filière 
pour  arriver  au  Trésor,  —  et  Dieu  sait  s'il  en  passe 
et  à  quels  litres!  —  on  ne  s'écartera  guère  de  la 
vérité  en  alfirmant  que  pour  chaque  pièce  d'or 
versée  dans  les  coffres  du  Pacha,  les  indigènes  en 
ont  payé  deux  au  moins! 

On  comprend  après  cela  que  l'administration 
turque  refuse  si  obstinément  aux  Européens  le 
droit  d'acheter  la  terre. 

Les  employés  du  fisc  savent  leur  métier  :  s'a- 
dressent-ils à  un  homme  influent  ou  bien  à  un  de 
ces  rares  étrangers  qui,  par  firman  spécial,  pos- 
sèdent un  domaine,  leur  tactique  change  :  ils  ar- 
rivent munies  d'un  chiffon  de  papier  et  accompagnés 
d'un  arpenteur.  Le  papier  est  le  soi-disant  extrait 
d'un  cadastre  rudimentaire  où  se  trouve  consigné, 
avec  la  superficie  approximative  de  la  propriété,  le 


150  L  EGYPTE 

prix  à  percevoir  par  chaque  feddan  de  terre  cultivée , 
car  le  sol  inculte  ne  paye  pas  d'impôt^.  L'arpenteur 
est  un  compère. 

Pendant  qu'on  promène,  pour  la  forme,  la  chaîne 
métrique  de  côté  et  d'autre,  l'employé  du  gouver- 
neur insinue  habilement  au  propriétaire  qu'en  fai- 
sant figurer  sur  son  papier  le  total  des  feddans  en 
culture  pour  un  chiffre  réduit,  le  produit  de  la  mul- 
tiplication diminuerait  d'autant,  et... 

Et  le  propriétaire,  touché  de  ce  raisonnement 
plein  de  justesse  qui  lui  procure  une  économie  con- 
sidérable, donne  un  pourboire  au  commis  qui  ar- 
range les  choses  en  conscience. 

Qu'il  vole  les  particuliers  ou  l'État,  un  bon  em- 
ployé du  fisc  ne  doit  jamais  sortir  les  mains  nettes; 
seulement,  dans  le  dernier  cas,  il  complète  le  total 
à  fournir  en  pressurant  un  peu  plus  les  autres  con- 
tribuables. 


Le  fellah,  prévenu  du  sort({ui  l'attend,  s'arrange 

1 .  Le  feddau  vaut  0, 42  d'hectare. 


I:T    ISMAIL-1> ACM  \.  157 

religieusement  pour  ne  plus  posséder  un  para*  le 
jour  où  on  vient  réclamer  ses  contributions.  On 
peut  l'incarcérer,  le  battre  comme  plâtre,  —  et  on 
ne  s'en  fait  pas  faute,  —  il  ne  payera  rien,  dit-il, 
car  il  n'a  rien,  la  terre  ne  lui  appartient  pas  et  sa 
récolte  est  vendue  d'avance! 

Voici  comme  : 

A  certaines  époques  de  l'année,  lorsque  l'état 
d'avancement  des  produits  permet  d'estimer  ap- 
proximativement la  récolte,  les  centres  de  production 
sont  littéralement  envahis  par  une  nuée  de  prêteurs 
à  la  petite  saisoïi.  Naguère  les  indigènes  exploi- 
taient seuls  cette  branche  de  commerce,  tout  à  fait  en 
harmonie  avec  les  habitudes  du  pays;  mais,  comme 
le  métier  rapporte  gros,  la  plupart  des  maisons  de 
banque  d'Alexandrie  et  du  Caire  expédient  mainte- 
nant dans  les  villages  des  agents  chargés  de  traiter 
ces  sortes  d'affaires. 

Les  fellahs  attendent  impatiemment  l'apparition 
périodique  des  hirondelles  d'usure  et  accourent  en 

foule  pour  EMPRUNTER. 


1.  Le  para,  quarantième  partie  de  la  piastre  égj-ptienne,  qui  vaut 
elle-même  environ  26  centimes. 


158  I.ÉGYPTE 

Tout  nalurellemeut,  les  prêteurs,  qui  connaissent 
les  habitudes  de  leur  clientèle,  ont  haussé  les  prix 
en  proportion  et  ne  lâchent  leurs  écus  qu'à  d'exor- 
bitantes conditions;  d'autant  que  le  fellah  ne  con- 
naît en  (ait  de  valeurs  que  les  espèces  monnayées, 
et  refuse  absolument  toutes  sortes  de  valeurs  mo- 
bilières et  autres  crocodiles  empaillés,  dont  s'ac- 
commodent, faute  de  mieux,  nos  fils  de  famille  en 
mal  de  jeunesse. 

Ce  qu'il  veut,  ce  sont  des  pièces  trébuchantes, 
fleur  de  coin  ;  il  les  distingue  avec  une  habileté  que 
lui  envieraient  nos  manieurs  d'argent.  En  fait  d'im- 
portations européennes,  il  n'accepte  jusqu'à  nouvel 
ordre  que  la  monnaie;  la  civilisation  aura  son  tour 
sans  doute,  mais  rien  ne  prouve  qu'il  en  soit  encore 
question. 

Les  conditions  du  prêt  varient  entre  un  et  cinq 
pour  cent  par  mois.  11  va  sans  dire  que  la  somme 
prêtée  ne  dépasse  jamais  la  moitié  du  prix  présumé 
de  la  récolte,  laquelle  est  abandonnée  par  l'emprun- 
teur comme  garantie,  et  devra  être  livrée  à  domicile, 
faute  du  remboursement  du  prêt  à  l'époque  déter- 
minée. 

Ce  sont  là  d'invariables  conditions.  Invariable- 


i;t  is. m  ail-PAC  II  a.  159 

ment  aussi,  l'échéance  arrivée,  le  fellah  ne  rem- 
bourse pas,  et  on  lui  saisit  sa  récolte. 


Voilà  en  réalité  une  opération  assez  simple  et  qui, 
répétée  plusieurs  fois,  ne  laisse  pas  que  de  donner 
de  bons  résultats. 

Grâce  à  leurs  capitaux  considérables,  certaines 
maisons,  hautement  patronnées,  ont  créé  depuis 
deux  ans  une  rude  concurrence  aux  menus  pré- 
teurs ;  un  moment  on  crut  même  qu'elles  allaient 
monopoliser  en  Egypte  ce  genre  de  spéculation,  qui 
réussit  à  mettre  en  leur  possession  une  partie  des 
récoltes  du  pays.  C'est  ce  que,  par  un  euphémisme 
de  bon  goiit,  on  appelait  acheter  des  cotons. 

Il  existe  bien  dans  le  pays  des  négociants  qui 
achètent  réellement  cette  denrée  et  qui  exercent  fort 
honorablement  une  lucrative  industrie;  il  n'est 
point  question  de  ceux-là. 

Acheter  du  coton  est  devenu  une  expression 
proverbiale  :  c'est  prêter  aux  fellahs  sur  leurs 
récoltes. 


IGO  LÉGYPÏE 

De  fait,  l'opuration  susdite  constitue  un  achat, 
même  aux  yeux  du  vendeur.  Le  fellah  qui  em- 
prunte, sans  besoin j  avec  la  ferme  intention  de  ne 
pas  rendre,  s'inquiète  assez  peu  du  taux  de  l'inté- 
rêt. Son  unique  but  est  de  mettre  en  sûreté,  et  tout 
de  suite,  le  plus  d'argent  possible,  et  il  aime  mieux 
faire  la  part  de  l'usure,  comme  on  fait  dans  un  in- 
cendie la  part  du  feu  ,  que  de  risquer  de  tout 
perdre. 

Une  incurable  défiance,  une  terreur  profonde  du 
gouvernement,  pèsent  sur  toute  sa  vie,  se  reflètent 
dans  tous  ses  actes.  Il  enterre  son  or,  comme 
l'avare  qui  craint  d'être  dévalisé;  comme  lui,  il 
s'appauvrit  à  plaisir,  se  couvre  de  vêtements  sor- 
dides. —  Prudence  est  mère  de  sûreté. 

Si  quelques  Européens  exploitent  cette  crainte  à 
leur  profit,  ils  font  bien.  L'exemple  leur  vient  de 
haut,  et  on  ne  comprendrait  guère  leurs  scrupules 
en  présence  des  faits  dont  ils  sont  témoins  chaque 
jour.  Il  y  a  place  pour  plusieurs  à  la  curée  égyp- 
tienne; les  plus  adroits  tâchent  d'attraper  un  lam- 
beau. 

Mais,  à  tout  seigneur  tout  honneur,  le  vice-roi 
garde  pour  lui  la  part  du  lion.  Pour  être  juste,  on 


ET    ISMAIL-PACIl  A.  101 

doit  ajouter  qu'il  y  met  infiniment  plus  de  formes 
que  son  aïeul,  et  qu'il  n'a  pas  massacré  le  moindre 
mameluk.  Ce  que  c'est  pourtant  que  la  civilisa- 
tion! 


n 


I/KGYPTE    ET    ISM  UL-PACII A.  iOJ 


CHAPITRE   IX. 

l'organisation    nouvelle.  —  l'armée.  —  LA    MARINB. 

Si  le  hasard  permettait  jamais  que  l'Europe  eût 
à  intervenir  dans  les  affaires  du  pacha  d'Egypte, 
—  Allah  l'en  préserve!  —  le  plus  serieux^  reproche 
qu'on  pourrait  adresser  au  vice-roi  serait  de  n'a- 
voir voulu  comprendre  ni  son  époque,  ni  les  véri- 
tables intérêts  du  pays,  ni  même  le  banal  axiome  : 
que  l'art  de  gouverner  les  hommes  se  modifie  avec 
la  position  géographique. 

A  part  les  incontestables  qualités  qui  font  d'Is- 
maïl  un  fermier  modèle  et  un  adroit  commerçant, 
il  y  avait  peut-être  en  lui  l'étoffe  d'un  excellent  roi 
du  Congo  ou  du  Monomotapa,  —  d'autant  (ju'il 
traite  un  peu  ses  sujets  comme  des  nègres. 


IGi  L'KGVPTE 

Mais  tels  procédés,  excellents  sous  l' Equateur, 
perdent  sensiblement  de  leur  efficacité  en  changeant 
de  latitude;  les  procédés  administratifs  sont  de  ce 
nombre. 

Sur  les  bords  du  fleuve  Bleu,  par  exemple,  Théo- 
dore, roi  d'Abyssinie,  peut  se  permettre  bien  des 
petites  fantaisies  qui  coûteraient  cher  à  d'autres; 
tandis  que  l'Egypte  est  trop  notre  voisine  pour 
n'être  pas  forcée  un  jour  ou  l'autre  d'adopter  nos 
institutions,  pour  que  ses  gouvernants  ne  soient  pas 
obligés,  dans  certaines  limites,  à  se  modeler  sur 
les  nôtres. 

Puisque  le  progrès  tend  chaque  jour  à  envahir, 
la  seule  ressource  honorable  du  pacha  d'Egypte  se- 
rait de  marcher  franchement  à  la  tête  du  mouve- 
ment, au  lieu  de  se  tenir  à  l'endroit  où  finit  l'ar- 
rière-garde,  pour  achever  les  traînards  derrière  les 
buissons. 

Telle  a  été  la  politique  de  Mohammed-Saïd,  et  les 
honneurs  dont  le  comblèrent  les  souverains,  à  l'é- 
poque de  son  voyage  en  Europe,  prouvent  assez 
qu'il  suivait  la  bonne  voie. 


À 


ET.  ISMAIL-PACHA.  165 

On  comprend  rimpossibilitc  où  se  trouva  Ismaïl, 
lors  de  son  avènement,  de  rompre  brusquement 
avec  les  traditions  de  son  prédécesseur  :  l'Europe 
aurait  poussé  les  hauts  cris. 

Quelles  que  fussent  alors  ses  intentions ,  il  était 
d'une  bonne  politique  de  paraître  suivre  tout  d'a- 
bord la  route  tracée,  sauf  à  prendre  plus  tard  des 
sentiers  de  traverse ,  et  finalement  de  rebrousser 
chemin. 

Aussi  ne  parla-l-il  de  réformer  l'administration 
en  vigueur  que  pour  y  apporter  de  salutaires  mo- 
difications. Il  alla  même  au-devant  de  demandes 
qu'on  ne  songeait  point  à  lui  faire,  persuadé  que 
l'Europe  se  contenterait  de  ses  promesses  et  ne 
l'obligerait  pas  à  les  tenir,  prévision  que  la  suite 
a  justifiée. 

Bref,  il  se  garda  bien  d'abroger  aucune  des  ins- 
titutions établies  ou  ébauchées  par  Saïd.  Seulement, 
dans  les  différents  postes,  il  nomma  des  hommes 
de  son  choix,  comme  c'est  le  droit  de  tous  les  sou- 
verains. 

Le  tour  était  fait^  sans  que  personne  vît  passer 
la  muscade. 


I!i0  L'KGYPTK 

Pour  bien  comprendre  la  portée  de  cette  substi- 
lulion  de  personnes,  si  naturelle  au  premier  abord, 
qu'on  ne  songea  point  à  s'en  émouvoir,  il  ne  faut  pas 
perdre  de  vue  que  l'Egypte  sortait  à  peine  de  la 
barbarie,  que  tout  ou  presque  tout  restait  à  créer; 
la  voie  était  tracée,  il  est  vrai,  mais  tant  d'obsta- 
cles l'encombraient  encore!  Saïd  l'avait  déblayée 
de  son  mieux,  mais  les  broussailles  ne  demandaient 
qu'à  l'obstruer  de  nouveau!  Quand  on  songe  à 
riniïuence  qu'exerce  souvent  cbez  les  nations  les 
plus  civilisées,  pourvues  d'institutions  de  toutes 
sortes,  l'arrivée  au  pouvoir  de  certains  ministres, 
on  comprend  de  quel  poids  un  événement  du  même 
genre  pèse  sur  les  destinées  d'un  peuple  encore  à 
son  enfance. 

Or,  le  choix  d'Ismaïl  était  significatif. 

Les  nouveaux  venus,  recrutés  parmi  les  mécon- 
tents de  la  veille,  n'attendaient  qu'un  signe  du 
maître  pour  servir  ses  projets  de  toute  la  force  de 
leurs  rancunes. 

Les  Turcs .  qu'on  avait  soigneusement  tenus  à 
l'écart,  sortirent  de  tous  les  coins,  et  les  indigènes 
rentrèrent  sous  terre.  Quelques  Arabes ,  dont  le 
dernier  vice-roi  avait  encouragé  les  efforts,  s'é- 


KT    IS  MAIL-PACHA.  107 

(aient,  par  leurs  mérites,  élevés  à  de  hautes  posi- 
tions; presque  tous  durent  céder  leur  place. 

Quant  aux  Européens,  ils  furent  généralement 
priés  de  faire  valoir  leurs  droits  à  la  retraite. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  il  y  a  dans  tQut  cela 
autre  chose  qu'un  de  ces  renouvellements  de  per- 
sonnel, conséquence  ordinaire  de  l'avènement  d'un 
nouveau  souverain  ;  antre  chose  qu'un  boulever- 
sement de  partis,  autre  chose  qu'une  substitution 
d'un  élément  à  un  autre,  —  de  la  barbarie  à  la 
civilisation,  si  l'on  veut. 

Quand  en  France  une  nouvelle  dynastie  amène 
avec  elle  ses  fidèles  au  pouvoir,  et  que  les  emplois 
changent  de  titulaires,  un  citoyen  prend  la  place 
d'un  autre  et  rien  de  plus. 

Tandis  qu'Ismaïl,  en  appelant  à  lui  les  Turcs,  a 
bénévolement  affirmé  la  servitude  purement  nomi- 
nale de  l'Egypte.  Sans  doute,  c'était  agir  en  bon 
vassal,  mais  c'était  aussi  porter  le  coup  de  grâce  à 
son  peuple. 

De  deux  choses  l'une  :  ou  le  vice-roi  reconnaît 
qu'il  n'y  a  pas  de  nationalité  égyptienne,  et  alors 
on  s'explique  difficilement  que  M.  Nubar,  son 
fondé  de  pouvoirs  à  Paris,  ait  tant  pai'lé  de  son 


t08  LKGYPTK 

cœur  égyptien,  du  peuple  égyptien,  etc..  C'est  ïlrc 
qu'il  fallait  dire,  et  soiiiïleter  une  fois  pour  toutes 
la  mémoire  de  Méhémet-Ali... 

Ou  bien  une  nationalité  existe,  dépendante,  il 
est  vrai,  mais  non  asservie.  Les  puissances  euro- 
péennes l'ont  compris  ainsi  en  lui  octroyant  des 
souverains  héréditaires,  et,  dans  ce  cas,  l'arrivée 
des  Turcs  à  la  suite  d'Jsmaïl  est  une  nouvelle  inva- 
sion, qui  vaudra  à  son  promoteur  un  rang  hono- 
rable parmi  les  conquérants  osmanlis,  entre  3Ia- 
liomet  II  et  Soliman. 


Une  fois  les  Turcs  au  pouvoir,  il  n'y  avait  plus 
à  s'occuper  de  rien;  l'Egypte  marcherait  bien  de 
décadences  en  ruines,  pour  la  plus  grande  joie  des 
nouveaux  venus,  à  qui  la  conquête  n'a  coûté  cette 
fois  que  la  peine  de  se  montrer. 

Donc,  au  premier  coup  d'œil,  l'Egypte  paraît 
encore  administrée  comme  du  temps  de  Saïd-Pa- 
cha,  c'est-à-dire  qu'aucune  des  institutions  qu'il 
avait  fondées  n'a  été  abrogée,  qu'on  a  même  am- 


KT  JSM  vii.-i'  u;ii  A.  ion 

plifié,  au  jx)int  de  vue  purement  ihéâtrtil,  certains 
eiïets  qui  faisaient  bien  en  perspective. 

Ainsi,  il  y  a  encore  une  armée  égyptienne,  une 
marine  égyptienne,  des  arsenaux  et  des  canons.  — 
Ali!  des  canons,  ce  n'est  pas  cela  qui  manque;  on 
en  rencontre  dans  tous  les  coins,  montés  ou  dé- 
montés, placés  en  ligne  ou  vautrés  dans  la  pous- 
sière du  premier  chemin  venu. 

11  y  a  encore  quelques  ingénieurs  européens. 
—  pas  beaucoup,  —  attachés  aux  travaux  du  gou- 
vernement. 

L'école  polytechnique  égyptienne  continue  aussi 
son  commerce,  et  livre  chaque  année  à  la  circulation 
quantité  de  jeunes  gens  pleins  de  ce  savoir  et  de 
cette  distinction  qui  ne  s'acquièrent  que  dans  la  fa- 
brique brevetée. 

On  assure  qu'il  existe  encore  une  école  de  mé- 
decine pour  les  indigènes,  mais  il  faut  croire  que 
l'Etat  ne  prodigue  pas  ses  Esculapes,  car  il  nous  a 
été  impossible  d'apercevoir  le  plus  humble  de  ces 
remarquables  praticiens. 

Savamment  groupées  dans  un  mémoire,  et  suf- 
fisamment aidées  par  la  réclame,  qui  ne  gâte  jamais 
rien,  ces  institutions  ne  laissent  pas  que  de  donner 


170  l'i:gyi>tk 

une  bonne  opiriion  du  vice-roi;  tellement  bonne 
même,  qu'on  s'y  tromperait  en  Europe,  si  les  con- 
suls ne  prenaient  la  peine  d'instruire  leurs  gouver- 
nements de  ce  qui  se  passe  effectivement  sous  leurs 
yeux. 

Gomme  ce  livre  s'adresse  au  public,  qui  ne  peut 
guère  puiser  à  cette  source  de  documents  confiden- 
tiels, il  convient  de  rétablir  les  cboses  sous  leur 
véritable  aspect. 


Le  premiei'  (pii  fut  vice-roi  d'Egypte  fut  un  soldat 
heureux.  Aussi  Méliémet-Ali  faisait-il  grand  état 
de  la  valeur  militaire,  et  organisa-t-il  une  armée 
qui  ne  le  cédait  en  rien,  si  ce  n'est  en  nombre,  aux 
meilleures  troupes  européennes  *. 

L'histoire  a  enregistré  les  faits  d'armes  du  re- 
doutable pacha;  nous  ne  reviendrons  pas  s\n"  ce 
sujet.  Ce  qu'on  ne  sait  pas  assez,  c'est  que  l'Egyp- 
tien, sous  une  niain  ferme  et  habile,  est  un  excellent 
soldat. 

1.  L'organisation  des  troupes  (''gypticiiaes  est  due  en  partie  à  un 
éininent  ollicier  français,  M.  le  colonel  Sève,  depuis  Soliman-Pacha. 


i;t  ISM.MI,-!'  vcii a.  iti 

On  a  dit  quelque  jjail  que  les  grandes  qualités 
d'un  peuple  se  retrouvaient  dans  l'armée,  et  que 
la  diseipline  militaire  était  le  meilleur  des  maîtres. 
Le  soldat  égyptien  fournit  une  nouvelle  preuve  à 
l'appui  de  cette  vérité. 

Sobre,  patient,  soumis,  prudent  et  bra^e  à  la 
fois,  il  supporte  sans  se  plaindre  d'incroyables  pri- 
vations, et,  quand  l'occasion  s'en  présente,  il  sait 
défendre  Silistrie  contre  les  Russes  et  tailler  en 
pièces,  à  la  bataille  de  Nézib,  une  armée  deux  fois 
plus  nombreuse. 

A  une  époque  plus  rapprochée  de  nous,  on  a  pu 
voir  de  quelle  brillante  façon  s'est  conduit,  au 
Mexique,  le  bataillon  égyptien  offert  par  Moham- 
med-Saïd  à  la  France.  Les  flatteuses  distinctions 
dont  plusieurs  officiers  et  soldats  ont  été  l'objet 
n'ont  point  besoin  de  commentaires  '. 

Comme  détail  original,  ajoutons  que  le  soldat 
égyptien  est  sociable  et  gai,  contrairement  au  soldat 
turc,  contrairement  surtout  aux  habitudes  orien- 
tales, qui  comportent  un  grand  fond  de  tacitur- 
nité. 

i.  Voir  aux  notes  explicatives  (note  3  . 


172  LKGYPÏK 

A  l'exemple  de  son  père,  et  imbu  comme  lui  des 
vérilés  dont  nous  parlions  plus  haut,  Moliammed- 
Saïd  honora  la  profession  militaire  et  voulut  la  faire 
sortir  de  l'abaissement  où  Pavait  tenue  la  politique 
rétrograde  de  son  prédécesseur  Abbas-Pacha.  Il 
soignait  ses  soldats,  les  équipait  bien,  les  payait, 
—  une  innovation  particulièrement  agréable  aux 
troupiers,  —  et  ne  dédaignait  pas  de  goûter  la 
soupe  de  ïordinaire.  Aussi  fut-il  adoré  de  ses 
troupes. 

On  lui  doit  la  création  de  bataillons  de  chasseurs 
à  pied,  organisés  sur  le  modèle  des  nôtres;  du 
Régiment  des  dromadaires^,  semblable  à  celui  (jue 
Bonaparte  fit  équiper  pendant  l'expédition  d'Egypte; 
r introduction  du  canon  rayé  dans  le  service  de  l'ar- 
tillerie indigène;  enfin,  il  choisit  pour  les  soldats  de 
sa  garde  un  costume  pittoresque,  —  casque  avec 
pointe  et  cotte  de  mailles  en  acier,  — (|ui  rappelle 
l'équipement  de  guerre  des  anciens  Sarrasins. 

Pour  prouver  sans  réplique  qu'il  ne  considérait 
point  le  service  mililaire  comme  une  corvée,  il 
institua  la  conscription.  Tout  Égyptien  devait  servir 
son  pays  pendant  un  certain  temps,  ou  constituer 
l'armée  de  réserve. 


I.  r    1S\1  VIL-I'ACII  \.  17:! 

Dire  que  cette  mesure  lit  pousser  des  ens  de  joie, 
nous  ne  l'affirmerions  pas:  le  feliah,  comme  notre 
paysan,  aime  son  village.  Même  en  France,  où  l'on 
se  pique  de  patriotisme,  les  premières  réquisitions 
ne  s'effectuèrent  pas  sans  difficulté. 

Les  Egyptiens  continuèrent  donc  de  couper  un 
doigt  à  leurs  nouveau-nés  pour  les  rendre  impro- 
pres au  service.  Mais  quand  des  mesures  rigou- 
reuses eurent  assumé  sur  les  parents  la  res- 
ponsabilité de  ces  mutilations;  quand  les  premiers 
conscrits  revinrent  au  village  après  un  congé  et 
qu'ils  racontèrent  comment  on  vivait  en  garnison, 
les  fellahs  ne  mutilèrent  plus  personne. 

Ismaïl ,  prince  économe,  avait  promis  en  arri- 
vant au  pouvoir  de  ne  point  donner  dans  ces  pro- 
digalités; il  a  tenu  parole.  Il  a  remis  les  soldats 
à  la  portion  congrue,  il  les  atTuble  à  bon  marché 
et  n'en  conserve  que  le  nombre  strictement  né- 
cessaire pour  ne  pas  laisser  les  casernes  absolument 
désertes. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'ait,  lui  aussi,  besoin  d'une 
armée.  L'Egypte  méridionale  est  à  chaque  instant 
menacée  d'invasion  par  des  peuplades  belliqueuses; 
mais  il  préfère  utiliser  la  corvée,  et  des  bandes  de 


LKGVPTb: 


nègres,  organisées  tant  bien  que  mal,  font  semblant 
de  protéger  les  frontières. 


La  marine  a  subi  quelques  modifications  de  dé- 
tails dans  le  sens  utilitaire.  C'est  ainsi  que,  ne 
pouvant  dans  la  Méditerranée  jouer  le  rôle  de  puis- 
sance maritime,  la  flotte  égyptienne  transporte 
aujourd'hui  les  cotons  des  domaines  du  vice-roi. 
Mohammed-Saïd  eût  vendu  ses  vaisseaux  un  jour 
de  gène,  Ismaïl  préfère  les  utiliser  à  son  service 
particulier. 

Sous  pavillon  de  guerre,  ses  marchandises  dé- 
barquent sans  encombre  à  Marseille  ou  à  Liverpool, 
et  les  canons  des  forts  rendent  le  plus  sérieusement 
du  monde  les  honneurs  militaires  au\  cotons  de 
Son  Altesse  ! 

Au  reste,  la  marine  égyptienne  n'existe  depuis 
quinze  ans  que  pour  mémoire.  Le  désastre  de 
Sinope  a  achevé  ce  qu'il  en  restait;  mais  les  pa- 
chas ne  songent  pas  à  la  rétablir;  ils  n'en  ont  pas 
besoin. 


Kl    JSM  AIL -l'A  Cil  A.  175 

L'instruction  navale  se  ressent  de  celte  indifle- 
rence.  On  cite  comme  exemple,  sous  les  derniers 
règnes,  un  amiral  égyptien  qui,  parti  d'Alexandrie, 
ne  put  jamais  relever  le  gisement  de  l'ile  de  Malte, 
et  revint  un  mois  après,  en  soutenant  que  3Ialte, 
—  une  fantaisie  de  géographe.  —  n'existait  que  sur 
le  papier.  Un  de  ses  collègues,  un  de  ses  émules, 
en  partant  pour  Smyrne,  n'avait  oublié,  en  fait  de 
choses  indispensables,  que  les  instruments  néces- 
saires à  relever  le  point  en  mer.  Jl  arriva  pourtant 
à  destination,  tant  il  est  vrai  qu'il  existe  un  Dieu 
pour  les  ignorants.  Ajoutons  comme  détail  que  les 
observations  en  pleine  mer  se  ressentent  un  peu  de 
l'éducation  par  trop  sommaire  des  officiers  de  la 
marine  locale;  en  général,  le  point  se  relève  en 
collaboration;  le  sextant  passe  de  main  en  main, 
comme  les  pièces  curieuses  d'un  théâtre  de  la  foire. 
Chacun  regarde,  écrit  un  chiffre,  —  celui  qui  lui 
passe  par  la  tête,  —  et  la  moyenne  de  ces  estima- 
tions détermine  suffisamment  la  latitude. 

Dans  les  grandes  occasions,  l'ignorance  se  com- 
plique de  sans-façon.  Le  capitaine  d'un  bateau  de 
la  Medjidié  oublie  d'embarquer  ses  voiles.  Un  autre 
prend  du  charbon  en  quantité  insuffisante,  sans 


170  LKGVPTl-: 

5;avoir  où  se  ra\ilailler.  Mais  le  plus  triomphant 
exemple  à  citer  est  celui  de  ce  commandant  d'un 
des  bateaux,  de  la  Compagnie,  (jui,  non  content 
d'avoir  laissé  à  terre  tout  le  matériel  de  Fatelier 
d'ajustage,  avait  également  négligé  d'emporter  de 
la  vaisselle  et  du  linge  de  table,  dans  l'espérance 
sans  doute  que  les  passagers  européens  qu'il  avait 
à  bord  se  contenteraient  de  puiser  au  plat  sans  s'es- 
suyer les  doigts. 
Ainsi  du  reste. 


La  mer  ne  fut  jamais  l'élément  des  Égyptiens;  à 
Alexandrie,  la  marée  manquerait  cinq  fois  par  se- 
maine, sans  des  pécheurs  grecs  et  napolitains  qui 
approvisionnent  la  ville.  L'Arabe,  paisible  batelier, 
aime  mieux  pêcher  le  poisson  vaseux  du  Nil  ou  des 
lacs  intérieurs  (|ui  bordent  la  côte,  que  de  livrer  sa 
vie  et  son  bateau  aux  hasards  de  la  haute  mer. 

Les  riverains  de  la  mer  Rouge  sont  plus  aven- 
tureux, cela  se  conçoit. 

Avant  ([ue  les  communications  fussent  établies 


ET   ISMAIL-PACIIA.  177 

entre  le  Caire  et  Suez,  les  habitants  de  cette  der- 
nière ville  n'avaient  guère  de  ressources  que  les 
produits  de  la  pêche,  et  n'hésitaient  pas  trop  à  faire 
sortir  leurs  bateaux  par  les  temps  douteux.  Au- 
jourd'hui que  les  provisions  arrivent  en  abondance, 
les  pêcheurs  se  comptent  à  Suez,  et  quand  on  veut 
du  poisson,  il  faut  prescjue  le  commander  d'avance. 

Que  les  habitants  de  Suez  soient  fatigués  d'un 
passé  d'ichthyophagie,  on  le  comprend  facilement; 
mais  on  s'explique  moins  pourquoi  la  marine  égyp- 
tienne, qu'on  a  tant  fait  que  de  conserver,  reste 
dans  la  Méditerranée,  qui  n'est  pas  sa  place,  au 
lieu  de  croiser  dans  la  mer  Rouge,  où  sa  présence 
est  utile  et  peut  devenir  indispensable. 

Sans  doute,  les  cotons  du  vice-roi  se  vendent  en 
Europe  et  non  pas  à  Aden  ou  h  Calcutta;  mais 
comme,  en  définitive,  les  vaisseaux  de  guerre  sont 
propriétés  de  l'Etat,  il  y  aurait  peut-être  équité  à 
s'occuper  un  peu  de  ce  qui  se  passe  du  côté  de 
Masaouah,  le  long  de  l'Abyssinie  et  aussi  sur  les 
côtes  d'Arabie. 

Pour  ne  désobliger  personne,  on  pourrait,  par 

exemple,  partager  le  différend  en  deux,  laisser  au 

nord  la  moitié  de  la  flotte  de  guerre,  qui  continue- 
ls 


i78  LÉGYPTE 

rail  k  importer  et  à  exporter  une  foule  de  choses 
pour  le  compte  particulier  du  vice-roi,  pendant 
que  le  reste  surveillerait  dans  le  sud  les  intérêts  de 
l'Egypte. 


Au  fait,  il  vaut  mieux  sans  doute  que  les  choses 
restent  dans  l'état  actuel.  Qui  sait  si  les  vaisseaux 
de  guerre,  accoutumés  maintenant  à  porter  des 
marchandises,  ne  prendraient  pas  d'eux-mêmes 
quelque  chargement  dans  la  mer  Rouge,  —  aiïaire 
d'habitude  et  pour  ne  pas  revenir  sans  lest,  —  du 
bois  cVéhène,  par  exemple,  qui  ne  se  vend  pas  cher 
sur  la  côte,  et  dont  on  trouve  un  bon  prix  en 
Egypte? 

Décidément  la  flotte  fait  aussi  bien  de  naviguer 
dans  la  iMéditerranée,  oii  personne  ne  s'en  inquiète 
et  où  elle  n'inquiète  personne. 


ET    ISMAIL-PACHA.  179 


CHAPITRE   X. 


INSTRUCTION     PUBLIQUE. 


L'Arabe,  on  doit  l'avouer,  n'est  pas  un  puits  de 
science.  Sur  im  millier  d'hommes  pris  au  hasard, 
on  en  rencontre  bien  un  qui  sache  lire  et  écrire, 
deux  autres  qui  distinguent  leurs  lettres. 

L'homme  qui  lit  et  écrit  passablement  prend  de 
droit  le  titre  d'effendi,  —  traduisez  :  savant,  —  et 
pourrait  hardiment  poser  sa  candidature  à  l'Insti- 
tut, s'il  existait  un  institut  local.  (Nous  n'enten- 
dons pas  parler  ici  de  l'Institut  égyptien,  —  une 
société  savante  d'importation  européenne,  com- 
posée de  gens  recommandables  ou  érudits,  qui  se 
montrent  très-réservés  au  sujet  de  l'admission  des 
indigènes.) 


180  L'EGYPTE 

Point  n'est  besoin  d'ajouter  que  les  traditions  de 
la  littérature  arabe,  si  florissante  il  y  a  quelques 
siècles,  sont  tombées  dans  le  plus  profond  oubli, 
si  ce  n'est  peut-être  chez  les  ulémas  qui,  comme 
nos  moines  du  moyen  âge,  collectionnent  les  ma- 
nuscrits, cultivent  la  théologie  et  les  belles-lettres, 
mais  gardent  tout  pour  eux,  —  science  et  livres. 
Quehjues  abécédaires  circulent  çà  et  là ,  que  les 
enfants  ànonnent  sur  un  rhythme  pulmonique  assez 
semblable  aux  soupirs  d'un  boulanger  en  fonctions, 
et  constituent  la  bibliothèque  à  l'usage  de  la  jeu- 
nesse du  pays. 

Au  fait,  les  Egyptiens  n'ont  pas  besoin  de  savoir 
lire.  Pourvu  (pi'ils  cultivent  la  terre,  on  ne  leur  en 
demande  pas  davantage. 


Depuis  deux  ans  on  a  souvent  parlé  de  projets 
qu'on  appellerait  chez  nous  universitaires.  S'il  fal- 
lait en  croire  l'organe  officiel,  il  serait  question  ni 
plus  ni  moins  de  régénérer  l'Egypte  par  la  science. 

En  conséquence,  les  élèves  de  l'Abbassieh  ont 


ET  ISMAIL-PACHA.  181 

reçu  un  costume  qui  rappelle  volontiers  celui  de 
nos  Saint-Gyriens.  On  a  commandé,  à  leur  inten- 
tion, toute  une  édition  de  tables  de  logarithmes  en 
attendant  qu'ils  sachent  lire. 

Les  frais  de  mise  en  scène  coûtent  cher,  mais  on 
ne  compte  pas  quand  il  s'agit  d'une  représentation 
solennelle. 

Pour  les  accessoires,  un  fantaisiste  fut  engagé, 
qui,  six  mois  durant,  publia  chaque  matin  le  pro- 
gramme d'une  création  nouvelle  :  crèches,  écoles, 
ouvroirs,  maisons  d'éducation  pour  les  filles,  rien 
n'y  manquait. 

A  propos  des  ouvroirs  et  des  maisons  d'éduca- 
tion pour  les  filles,  il  n'est  peut-être  pas  inutile  de 
dire  que  jamais  bouffonnerie  de  cette  force  n'a  été 
publiée  nulle  part.  Pour  qui  connaît  les  mœurs  mu- 
sulmanes, les  maisons  d'éducation  de  jeunes  filles 
sont  un  non-sens.  L'Arabe  ne  se  sépare  point  de 
ses  filles,  et  puisqu'il  craint  tant  défaire  voir  même 
leur  visage  au  public,  comment  peut-on  croire  qu'il 
les  abandonne,  corps,  âme  et  direction,  à  des  étran- 
gers, fût-ce  à  des  étrangères  ? 

En  Algérie,  où  la  domination  française  établie 
depuis  trente  ans  doit  avoir  singulièrement  modi- 


182  L'KGYPTE 

fié  les  mœurs  arabes  en  ce  qu'elles  ont  d" inso- 
ciable, il  a  été  impossible  d'obtenir  autre  chose 
que  d'insuffisants  résultais.  El  l'on  voudrait  que  la 
chose  fut  possible  en  Egypte!  Ensuite  l'instruction 
des  femmes  est  incompatible  avec  les  mœurs  arabes  : 
le  jour  où  les  femmes  arabes  seront  devenues,  par 
le  savoir,  les  égales  de  leurs  maris,  les  harems  dis- 
paraîtront de  la  terre  de  l'Islam. 

En  revanche,  on  ne  voit  pas  du  tout  ce  que  les 
jeunes  filles  pourraient  apprendre  d'utile  dans  ces 
fameux  ouvroirs  qu'il  était  question  de  fonder.  Les 
travaux  d'aiguille?  Mais  elles  n'en  ont  pas  besoin 
pour  elles-mêmes,  puisqu'elles  se  vêtissent  d'un 
sac  :  quant  aux  femmes  riches,  elles  ont  le  bon 
goût  de  se  fournir  chez  les  couturières  européennes. 
Peut-être  était-il  question  de  faire  fabriquer  par 
les  jeunes  indigènes  les  pantalons  et  les  vestes  de 
l'armée  égyptienne  ,  pour  diminuer  d'autant  les 
frais  qu'occasionne  au  Trésor  l'équipement  des 
troupes.  Peut-être  encore  voulait-on  établir  un 
vaste  magasin  de  confection ,  une  sorte  de  Belle 
Jardinière  gouvernementale ,  pour  monopoliser 
dans  le  pays  le  commerce  des  blouses  de  fellahs. 
En  tout  cas.  le  projet  a  été  ajourné. 


ET    ISMAIL-P ACIIA.  183 

A  ne  considérer  que  le  nouveau  programme,  (jui 
comporte  toutes  ces  tentatives  saugrenues,  on  se- 
rait porté  à  croire  qu'aucun  essai  n'a  jamais  été  tenté 
relativement  à  l'instruction  publicjue  avant  Israaïl- 
Pacha.  Il  ne  faudrait  pourtant  pas  en  conclure  que 
Méhémet-Ali  et  ses  successeurs  aient  négligé  à  ce 
point  l'éducation  et  le  bien-être  du  peuple,  que 
l'Egypte  manquât  alors  de  toute  espèce  d'institu- 
tions. 

L'instruction  primaire,  il  est  vrai,  ne  fut  jamais 
obligatoire  ;  mais  si  le  fondateur  de  la  dynastie 
égyptienne,  qui  y  avait  songé  un  moment,  se  vit 
forcé  d'abandonner  son  projet,  il  n'en  posa  pas 
moins  les  bases  de  tout  un  système  d'établissements 
publics,  laissant  à  ses  successeurs  le  soin  de  les 
faire  prospérer. 

L'école  de  l'Abbassieh,  dont  on  parle  tant  aujour- 
d'hui et  dont  personne  n'a  encore  vu  les  résultats, 
existait  en  germe  dans  le  programme  des  prédé- 
cesseurs ;  seulement  le  moment  n'était  pas  venu 
de  la  fonder.  Avant  de  songer  à  créer  des  savants 
indigènes,  il  était  peut-être  bon  que  la  masse  ei^it 
reçu  des  notions  élémentaires  de  beaucoup  de 
choses  qu'elle  ignore.  L'Egypte  a  plutôt  besoin  de 


184  L'EGYPTE 

maîtres  d'école  que  de  professeurs  de  mathéma- 
tiques transcendantes,  d'autant  que  l'Europe  four- 
mille d'hommes  éminents  tout  prêts  à  se  mettre  au 
service  d'un  gouvernement  civilisateur. 

Ainsi  l'avait  compris  Méhémet-Ali,  qui  fit  venir 
de  partout  des  savants,  des  ingénieurs,  des  officiers. 
Que  s'il  importait  au  pays  de  compter  quelques  in- 
digènes dans  les  rangs  de  ces  illustres,  le  moyen 
était  bien  simple  :  envoyer  quelques  jeunes  gens  en 
Europe  suivre  les  cours  de  nos  universités,  fonder, 
en  un  mot,  une  ou  plusieurs  missions  égyptiennes, 
—  ce  qui  a  été  fait. 

Quand  ces  jeunes  gens  revenaient  au  pays,  ils 
trouvaient  une  position  en  rapport  avec  leurs  mé- 
rites ;  leur  exemple  stimulait  les  autres,  sans  qu'il 
fût  besoin  de  recourir  aux  moyens  factices  d'in- 
struction à  domicile,  en  usage  aujourd'hui  dans  le 
pays. 

Des  écoles  de  toutes  sortes  furent  fondées  vers 
cette  époque,  ainsi  que  bon  nombre  d'établisse- 
ments indispensables  à  un  gouvernement  belliqueux 
comme  l'était  celui  de  Méhémet-Ali. 

Mais  le  pacha  renonça  promptement  à  ce  sys- 
tème d'éducation  (pii  péchait  par  la  base.  Le  peuple 


ET    ISMAIL-PACfFA.  185 

n'était  pas  suffisamment  préparé;   il  ne  l'est  pas 
davantage  aujourd'hui. 

Tout  cela  soit  dit  pour  ])ien  établir  qu'Ismaïl- 
Pacha  n'a  rien  innové,  et  qu'il  a  suivi  la  route  tra- 
cée, en  se  heurtant  à  des  écueils  que  les  errements 
de  ses  grédécesseurs  devaient  lui  indiquer. 


C'est  encore  3Iéhémet-Ali  qui  institua  au  Caire 
l'école  de  médecine,  dirigée  longtemps  par  un  ha- 
bile médecin  français,  le  docteur  Clot-Bey.  L'idée 
qui  présida  à  cette  création  était  bonne  sans  doute, 
mais  devait  fatalement  produire  d'insuffisants  ré- 
sultats par  les  motifs  énoncés  plus  haut  :  les  élèves 
manquaient  des  premières  notions  indispensables 
pour  profiter  des  leçons  du  maître.  La  preuve  en 
est  que  les  malades,  même  ceux  des  grandes  villes, 
s'adressent  encore  aux  barbiers  arabes,  à  défaut  de 
docteur  européen. 

On  ne  dit  pas  s'ils  vont  chez  le  hakim  (médecin) 
indigène  pour  se  faire  raser. 

Au  reste,  Méhémet-Ali  comptait  assez  peu  sur 


186  LKGVPTE 

les  docteurs  sortis  de  la  Faculté  du  Caire,  et  cette 
méfiance  valut  au  pays  une  de  ses  plus  belles  insti- 
tutions :  l'Intendance  sanitaire. 


De  concert  avec  le  consul  de  France,  31,  de  Mi- 
niault,  il  organisa  une  sorte  de  conseil  suprême, 
composé  d'illustrations  médicales  de  tous  les  pays, 
et  le  chargea  de  veiller  sur  la  santé  de  son  peuple. 
Grâce  aux.  énergiques  mesures  d'hygiène  décrétées 
par  l'Intendance  sanitaire,  et  que  le  pacha  faisait 
scrupuleusement  exécuter,  les  épouvantables  épi- 
démies qui  dépeuplaient  l'Orient,  il  y  a  un  demi- 
siècle,  ont  disparu  d'Egypte. 

Constatons  à  regret  qu'aujourd  liui  les  prescrip- 
tions du  corps  médical  sont  loin  d'être  aussi  complè- 
tement observées.  Ce  fait,  qu'il  provienne  de  lin- 
suiïisante  transmission  des  ordres  ou  du  niauvais 
vouloir  des  agents  subalternes,  n'en  constitue  pas 
moins  un  danger  réel,  auquel  rE^u-^yplc  n'a  échappé 
l'année  dernière  que  par  miracle. 

PemIanI  réjiizoolic.  alors  (pie  les  bestiaux  mou- 


ET    IS.MAlL-l'ACIIA.  187 

raient  chaque  jour  par  milliers,  on  avait  ordonné 
aux  fellahs  d'enterrer  les  cadavres  et  d'abattre  les 
animaux  malades. 

On  a  vu  comment  les  cawas  exécutaient  la  seconde 
partie  de  l'ordonnance.  Quant  aux  bétes  mortes,  le 
fellah  les  jetait  tout  simplement  dans  le  Nil. 

Ce  fut  pendant  trois  mois  un  horrible  spectacle. 
Les  cadavres  de  bœufs  et  de  chameaux  encom- 
braient le  fleuve,  qui  parfois  les  rejetait  sur  ses 
bords  où  les  chiens  se  disputaient  la  chair  putréfiée. 
Certains  canaux  en  étaient  obstrués,  au  point  de 
rendre  la  navigation  impossible.  A  Damiette^  où  le 
Nil  décrit  presque  un  angle  droit,  les  charognes 
s'amoncelaient  par  centaines  sur  la  rive.  Il  ne  fal- 
lut rien  moins  ({ue  l'énergie  du  médecin  de  l'In- 
tendance pour  obliger  le  gouverneur  à  faire  enlever 
une  partie  de  ces  épouvantables  épaves  ;  le  reste 
fut  conduit  à  la  mer. 

Un  moment  le  bruit  courut  que  la  peste  sévis- 
sait sur  plusieurs  points  du  Delta.  La  colonie. jeta 
des  cris  d'.épouvante.  Heureusement  la  nouvelle  fut 
démentie.  Les  bestiaux  étaient  moris  jusqu'au  der- 
nier, et  le  danger  disparaissait  avec  les  causes  qui 
l'avaient  lait  naître. 


188  L'KGYPTE 

La  Providence  fut  bien  indulgente  ! 

Les  mesures  d'hygiène,  si  nécessaires  dans  les 
pays  chauds,  sont  plus  particulièrement  l'objet  des 
tiavaux  de  l'Intendance  sanitaire.  En  Egypte,  il 
n'existe  réellement  pas  de  maladies  endémiques, 
sauf  pourtant  l'éléphantiasis,  dont  on  rencontre  trop 
souvent  des  cas  monstrueux  et  toujours  incurables. 
Les  fièvres  y  sont  à  peu  près  inconnues,  excepté  aux 
environs  d'Alexandrie,  malgré  les  brusques  transi- 
tions de  température,  malgré  le  mauvais  entretien 
des  canaux.  Un  médecin  peut  là-bas  faire  fortune 
en  peu  de  temps,  s'il  s'entend  à  guérir  la  dyssente- 
rie,  l'ophthalmie,  l'hépatite  et  les  insolations. 


1/r  JSAi AiL-i'AciiA.  m 


CHAPITRE   XI 


LA     PU  ESSE. 


La  presse  européenne  a  toujours  beaucoup  gêné 
les  vice-rois  d'Egypte. 

Des  ordonnances  existent  qui  défendent  aux  jour- 
naux de  s'occuper  des  choses  du  pays.  Elles  étaient 
un  peu  tombées  en  désuétude.  Ismaïl  les  remit  en 
vigueur. 

A  ce  propos,  le  même  fantaisiste  préposé  aux  in- 
novations, parla  d'instituer  un  comité  de  censure 
préventive,  sorte  d'oftice  maître-Jacques  dont  les 
attributions  devaient  être  formidables. 

Mais,  comme  il  existe  partout  des  gens  d'esprit, 
un  petit  journal  satiricjue,  poursuivi  à  outrance,  et 
paraissant  à  époques  fixes ,  malgré  les  poursuites 


190  LÉGVPTE 

gouvernementales,  se  chargea  de  prouver  l'inanité 
des  mesures  restrictives. 

Tous  les  efforts  de  la  police  ne  purent  arriver  à 
faire  découvrir  l'imprimerie ,  les  bureaux ,  les  ré- 
dacteurs du  journal. 

LArgus^  d'ailleurs,  s'était  attiré  bon  nombre  de 
haines  en  vulgarisant  de  dangereuses  vérités  et,  on 
doit  le  dire,  d'inutiles  scandales.  Rien  ne  fut  plus 
curieux  que  cette  lutte  du  moucheron  contre  le 
lion. 

Chaque  jeudi,  la  feuille  satirique  se  trouvait  dis- 
tribuée, on  ne  sait  comment,  sous  le  nez  des  cawas, 
semant  à  pleines  colonnes  l'ironie  et  le  sarcasme, 
narguant  la  police  que  des  amis  envoyaient  en  grand 
mystère  saisir  une  vieille  presse  à  huile  dans  une 
cave  abandonnée. 

Les  cawas  s'en  donnaient  h  cœur  joie  de  bru- 
talité et  d'ineptie.  On  arrêtait  sur  la  place  publique 
d'honnêtes  promeneurs  qui  lisaient  tranquillement 
un  journal;  et,  comme  lesdits  cawas  sont  complè- 
tement illettrés,  ils  saisissaient  la  Pairie  ou  la  Ga- 
zette de  Cologne,  arrivées  par  le  bateau  du  matin, 
croyant  mettre  la  main  sur  la  feuille  incriminée. 

Puis,  (juand  on  eut  bien  fouillé  partout  sans  rien 


1:T    ISMAlL-l'ACII  \.  KM 

trouver  ,  qu'on  eut  sondé  jusqu'aux  barques  amar- 
rées sur  le  canal,  à  une  lieue  d'Alexandrie,  pour 
y  trouver  l'imprimerie  suspecte,  que  les  rédacteurs 
eurent  publié  ce  qu'ils  avaient  à  dire,  ils  firent  leurs 
adieux  au  public,  et  le  journal  cessa  de  paraître. 

Si  courte  qu'ait  été  son  apparition,  V Argus  a  eu 
le  temps  de  dévoiler  bien  des  manœuvres  et  d'ap- 
pliquer sur  quelques  fronts  de  flétrissants  stigmates 
que  le  baume  de  l'adulation  n'a  pas  encore  cica- 
trisés. 

Cette  audacieuse  violation  des  lois  de  la  presse 
valut  aux  autres  feuilles  une  recrudescence  de  sé- 
vérités. Les  gens  de  l'entourage  du  pacha,  dérangés 
par  la  publicité  dans  leurs  combinaisons ,  poussè- 
rent Ismaïl  à  des  mesures  tellement  rigoureuses, 
que  les  consuls  durent  s'interposer  et  refuser  de 
transmettre  d'injustes  avertissements. 

Entre  autres  gais  épisodes  à  ce  sujet,  on  a  ri 
l)eaucoup  à  Alexandrie  de  certain  avertissement  qui 
voyagea  dans  les  bureaux,  fut  remanié  dans  tous 
les  sens,  et  qui  en  définitive  n'osa  pas  sortir  du  ca- 
binet du  ministre,  tant  on  redoutait  l'honorabilité 
et  l'énergie  du  consul. 

Du  même  coup,  le  projet  de  formation  d'un  bu- 


192  L'EGYPTE 

reau  de  censure  fut  renvoyé  à  des  temps  meil- 
leurs. 

Ces  temps  seraient  venus  sans  doute  à  l'heure  où 
nous  écrivons  ces  lignes ,  car  une  loi  nouvelle 
est  sortie  qui  réglemente  la  presse  dans  l'empire  ot- 
toman ;  mais  il  faut  espérer  que  les  justes  observa- 
tions de  l'Europe  feront  modifier  ces  ordonnances 
draconiennes. 


Le  journalisme  ne  peut  pas  être  une  puissance 
en  Egypte,  où  les  habitanis  ne  savent  pas  lire.  Il 
ne  s'adresse  qu'aux  Européens,  qui  s'en  servent 
dans  l'occasion  pour  défendre  leurs  intérêts,  sur  le 
terrain  même  où  ils  peuvent  être  en  péril.  Personne 
n'a  jamais  songé  à  en  faire  un  moyen  d'action  sur 
les  gens  du  pays,  ni  à  compromettre  l'influence  du 
vice-roi  sur  ses  sujets.  Quant  aux;  réclamations  des 
indigènes  par  cette  voie,  l'exemple  de  Gawdate- 
Effendi  suffirait  à  décourager  les  amateurs,  s'il  s'en 
rencontrait.  IMais  la  nouvelle  législation  crée  (ant 
d'obslacles.  qu'elle  eût  mieux  fait  de  refuser  tout 


ET   ISMAIL-PACHA.  193 

nettement  l'autorisation  de  fonder  des  journaux  en 
ïunjuic. 

Pour  les  puissances  européennes,  accéder  à  ces 
exigences  de  la  Porte,  c'est  abandonner  une  partie 
des  droits  des  résidents;  c'est  presque  les  livrer  à 
la  merci  des  mille  tracasseries  du  pouvoir  local, 
—  car  les  capitulations  n'ont  pas  tout  prévu;  — 
c'est  enfin  donner  pour  l'avenir  à  certains  débats, 
qui  se  règlent  là-bas  le  plus  souvent  en  conciliation, 
une  importance  peut-être  dangereuse. 

Le  jour  où  les  négociants  n'auront  plus  d'organes 
dans  le  pays  pour  se  plaindre  de  ce  que  leurs  mar- 
chandises se  perdent  à  la  douane  par  l'incurie  des 
agents  du  gouvernement,  ils  lanceront  quelque  pro- 
testation dans  le  genre  de  celle  qui,  l'année  der- 
nière, souleva  tant  de  clameurs  à  Manchester  et  à 
Liverpool . 

Heureusement  ces  ordonnances ,  quand  bien 
même  elles  viendraient  à  être  acceptées  par  l'Eu- 
rope, ne  pourront  pas,  en  Egypte  du  moins,  rece- 
voir intégralement  leur  rigoureuse  application.  Par 
exemple,  pour  ce  qui  concerne  la  défense  de  s'oc- 
cuper en  quoi  que  ce  soit  des  affaires  du  gouverne- 
ment, des  actes  de  Son  Altesse  et  des  faits  et  gestes 

13 


194  L'EGYPTE 

du  pouvoir,  le  vice-roi  ne  consentira  jamais,  et 
avec  raison,  à  l'exécution  de  cette  clause  :  lui  aussi 
a  besoin  de  la  presse,  même  dans  ses  États  ;  il  pos- 
sède des  organes  dévoués  à  sa  cause  et  qui  devront 
disparaître  en  même  temps  que  les  .autres,  car  la 
défense  mentionnée  plus  haut  n'établit  aucune  dis- 
tinction ;  elle  interdit  toute  espèce  de  commentaires, 
la  louange  aussi  bien  que  le  blâme.  Les  plus  belles 
médailles  ont  leur  revers! 

Ce  qui  arrivera  très-sûrement,  c'est  que  la  loi 
nouvelle  ne  sera  pas  acceptée  sans  discussion  par 
toutes  les  puissances.  Les  résidents  de  telle  natio- 
nalité jouiront  bien  certainement  à  cet  égard  de 
licences  qui  seront  refusées  à  d'autres.  Il  restera 
aux  mécontents  le  droit  d'opter  entre  leur  journal 
et  leur  patrie.  Au  pis-aller,  ils  partiront  pour  New- 
York  et  s'y  feront  recevoir  citoyens  américains, 
comme  l'avait  résolu  Tannée  dernière  un  de  nos 
compatriotes  que  la  mort  empêcha  d'exécuter  son 
projet*. 

1.  Les  sujets  du  gouvernement  américain  Jouissent  en  Kgj^ptc  de 
la  liberté  presque  illimitée  à  laquelle  donne  droit  la  constitution  des 
États-Unis.  En  matière  de  presse,  on  sait  jusqu'où  s'étend  cette 
liberté. 


ET    ISMAIL-PACHA.  195 


CHAPITRE  XII, 


LE    BUDGET^ 


Le  vice-roi  d'Egypte  est  probablement  le  plus 
riche  souverain  du  monde*  Son  revenu  s'élève  à 
des  sommes  fabuleuses;  les  charges  de  l'Etat  aug- 
mentent ou  diminuent  selon  son  gré  ;  lui-même  n'est 
tenu  à  aucun  frais  de  représentation  vis-à-vis  des 
puissances. 

Quelle  somme  entre  annuellement  dans  les 
coffres  du  trésor  égyptien?  Quelle  autre  somme  en 
sort?  C'est  là  un  renseignement  que  pourrait  seul 
donner  le  ministre  des  finances,  renseignement  qu'il 
a  grand  soin  de  garder  secret,  attendu  que  cela  ne 
regarde  personne. 

L'Etat  doit  quelques  millions  de  côté  et  d'autre  : 


100  L'EGYPTE 

un  emprunt  par-ci, des  obligations  par-là,  à  celui-ci 
une  rente  viagère,  à  cet  autre  une  pension  trans- 
missible.   • 

Tient-on  état  de  ces  choses  dans  les  bureaux  du 
ministère?  Il  faut  bien  l'espérer.  En  tout  cas,  ce 
(]ui  s'appelle  ailleurs  la  dette  publique  n'entre  dans 
les  dépenses  que  pour  une  somme  insignifiante. 

Aussi  les  économistes,  qui  estiment  la  richesse 
d'une  nation  proportionnelle  à  l'élévation  de  sa 
dette,  trouvent-ils  à  l'appui  de  leur  dire  une  preuve 
dans  le  sujet  qui  nous  occupe. 

Il  est  regrettable  que  les  chiffres  manquent  abso- 
lument pour  dresser  un  état,  même  approximatif, 
de  la  situation  financière  de  l'Egypte.  Les  pachas 
se  sont  montrés  très-sobres  de  confidences  à  cet 
égard.  Au  fait,  rien  ne  les  oblige  à  initier  le  public 
aux  mystères  de  leur  fortune  personnelle,  et  l'on 
se  demande  encore  pourquoi  S.  A.  le  vice-roi  actuel, 
lors  de  son  avènement,  prit  l'engagement  solennel 
de  se  créer  une  liste  civile. 

A  défaut  de  documents  exacts,  contentons-nous 
des  renseignements  qu'un  long  séjour  en  Egypte 
nous  a  permis  de  réunir. 


KT    ISMAIL-PACII  A.  197 

Les  impôts — etacciden  tellement  les  confiscations 
et  les  annexions  domaniales  —  constituent  les  prin- 
cipales ressources  du  gouvernement,  ou  plutôt  du 
pacha,  puisque,  ainsi  que  nous  l'avons  surabon- 
damment démontré,  le  vice-roi  et  l'Etat,  c'est  tout 
un,  en  tant  qu'il  s'agit  de  recettes. 

Les  étrangers  n'ont  guère  à  supporter  d'autres 
droits  que  les  frais  d'importation  et  d'exportation 
pour  leurs  marchandises;  —  plus  un  fort  pourboire 
aux  commis  douaniers  pour  que  lesdites  marchan- 
dises ne  restent  pas  exposées  aux  quatre  vents  du 
ciel  dans  les  hangars,  qu'on  intitule  magasins  de 
la  douane.  Mais  cette  dernière  contribution,  abso- 
lument indirecte,  n'entre  pas  dans  les  coffres  de 
l'Étal. 

Quant  à  l'impôt  foncier,  qui  concerne  presque 
uniquement  les  indigènes,  il  frappe  deux  natures 
de  propriétés  parfaitement  distinctes  :  les  abbadiehs, 
domaines  concédés  à  titre  gracieux  par  les  vice- 
rois,  et  qui  payent  annuellement  une  redevance  dé- 
terminée,- immuable,  fixée  par  l'acte  même  de  con- 
cession ;  les  biens  particuliers  provenant  d'héritages, 
d'achats  ou  de  mutations,  soumis  à  des  droits  va- 
riables que  le  lise  élève  à  sa  fantaisie. 


198  L'EGYPTE 

Quant  aux  vacoufs,  biens  du  clergé,  ils  ne  payent 
de  redevance  qu'aux  mosquées. 

Dans  le  cas  de  concessions  territoriales  à  des 
Européens  —  cas  assez  rares  —  les  bénéficiaires 
rentrent  dans  le  droit  commun  qui  régit  la  propriété 
en  Turquie,  à  moins  que  l'acte  de  donation  n'ait 
stipulé  une  exemption  d'impôts. 

Fiefs,  alleux,  bénéfices,  rien  ne  manque.  On  se 
croirait  en  pleine  féodalité. 

A  ces  ressources  viennent  s'ajouter  les  produits 
du  chemin  de  fer  d'Alexandrie  à  Suez ,  les  divi- 
dendes encaissés  par  le  vice -roi  pour  ses  parts 
d'exploitation  dans  différentes  compagnies  indus- 
trielles, et  enfin  les  revenus  des  domaines  parti- 
culiers de  Son  Altesse.  Ces  derniers  ne  laissent 
pas  d'être  considérables,  si  Ton  veut  bien  se  rap- 
.  peler  ce  qui  a  été  dit  au  sujet  de  la  corvée  et  de  la 
marine. 

Grâce  à  la  suppression  des  frais  de  main-d'œuvre 
et  de  transport,  qui  constituent  à  peu  près  le  total 
des  dépenses  d'exploitation  et  de  commerce,  on  ne 
s'éloignera  guère  de  la  vérité  en  ajoutant  comme 
bénéfice  net  au  quantum  de  recettes  ce  qui,  pour 
tout  autre  producteur,  constituerait  le  revenu  brut. 


ET   ISMAIL-PACHA.  199 

En  Egyple,  où  la  terre  donne  plus  do  deux  récoltes 
par  an,  ce  revenu  est  incalculable. 


De  l'aveu  de  Mohammed-Saïd,  qui  ne  possédait 
pas,  à  beaucoup  près,  la  fortune  personnelle  de  son 
successeur,  et  n'avait  pas  songé  à  utiliser  la  marine 
de  l'État  au  transport  de  ses  récoltes,  non  plus 
qu'à  l'importation  des  bestiaux  pour  son  propre 
compte,  la  totalité  de  ces  recettes  s'élevait  bien  à 
cent  trente  millions  de  francs,  tous  frais  payés. 
Trop  de  faits  viennent  à  l'appui  des  saines  habi- 
tudes d'économie  du  vice-roi  actuel  pour  qu'on 
n'augmente  pas  d'un  bon  quart  le  total  des 
sommes  dont  Son  Altesse  Ismaïl-Pacha  dispose 
chaque  année,  soit  au  bas  mot  cent  soixante  mil- 
lions. 

Tout  exorbitant  que  paraisse  ce  chiffre^  il  n'a, 
semblerait-il,  pas  paru  suffisant,  puisque  de  nou- 
velles mesures  viennent  d'être  prises  pour  la  collec- 
tion de  l'impôt.  C'est  ainsi  qu'une  correspondance 
a  paru  dernièrement  dans  un  journal  français,  an- 


•200  L  i:  (j  W  \  IL 

nonçant  (jiie  les  fellahs  allaient  être  appelés  à  par- 
ticiper pour  une  portion  plus  considérable  dans  les 
frais  de  l'État.  (On  verra  bientôt  en  cpioi  consistent 
ces  frais.)  En  conséquence,  il  ne  s'a2:irait  rien 
moins  que  d'établir  un  cadastre  du  territoire  de 
l'Egypte,  lequel  cadastre,  déterminé  par  les  cheiks 
de  village  et  soumis  aux  gouverneurs  de  province, 
serait  approuvé  sans  discussion  par  Son  Altesse. 

Le  journal  dont  nous  tirons  ces  détails  ne  tarit 
pas  d'éloges  sur  cette  mesure,  qu'il  intitule  une 
double  représentation  des  intérêts  publics . 

Pourquoi  ne  pas  dire  tout  de  suite  que  les  fellahs 
vont  être  appelés  eux-mêmes  à  fixer  leurs  impôts? 
Il  faut  que  le  gouvernement  local  soit  bien  persuadé 
qu'on  ne  saura  jamais  en  Europe  un  seul  mot  de 
ce  qui  se  passe  là-bas,  pour  qu'il  laisse  publier,  sans 
protester,  des  plaisanteries  de  cette  force.  Comme 
sil  n'était  pas  avéré  que  l'intermédiaire  des  cheiks 
et  des  mudirs  ^  se  résume,  non  pas  en  une  double 
représentation,  mais  en  une  double  exaction. 


I.  Le  mot  de  mudir  n'a  pas  en  français  de  traduction  exacte.  On 
dit  volontiers  d'un  homme  influent  :  «  C'est  un  ^îudir.  »  La  mu- 
dirieh ,  se  traduit  à  peu  près  par  préfecture,  si  Ucet  parva  compo- 
nere  maynis. 


KT    ISM  AIL-PACII  \.  201 

En  réalilé,  c  est  là  encore  un  des  tableaux  de 
cette  grande  féerie  de  civilisation  dont  le  vice-roi  a 
fait  dresser  le  plan  et  régler  la  mise  en  scène  pour 
des  usages  à  lui  connus. 

D'un  côté,  le  pouvoir  paraît  ignorer  les  perpé- 
tuelles concussions  de  ses  agents,  qu'il  connaît  de 
reste,  et  qu'il  encourage  pai*  son  exemple;  en 
même  temps  il  essaye  de  persuader  à  l'Europe  que 
les  mudirs  et  les  cheiks  représentent  le  vœu  du 
peuple  égyptien  ,  alors  qu'ils  ne  sont  que  les  in- 
struments du  bon  plaisir  du  vice-roi.  D'un  autre 
côté,  le  règlement  nouveau  a  pour  effet  de  légi- 
timer aux  yeux  des  étrangers  toutes  les  mesures 
arbitraires  qu'on  pourra  prendre  contre  les  indi- 
gènes. Que  r Europe  vienne  seulement  à  croire 
que  les  fellahs  sont  admis  à  voter  le  budget  de 
l'État,  et,  en  cas  d'observations.  Son  Altesse  Ismaïl 
aura  toujours  prête  la  réponse  de  la  femme  de 
Sganarelle  :  «  Et  s'il  plaît  à  mon  peuple  d'être 
écrasé  d'impôts  !  » 


202  L'KGYPTK 

OÙ  passent  ces  sommes  si  facilement  acquises  et 
qui,  par  une  confusion  étrange  de  destinations, 
viennent  toutes  s'entasser  dans  une  même  bourse? 
Le  vice-roi  actuel  avait  promis  de  le  faire  connaître, 
en  s'engageant  à  se  réserver  seulement  une  partie 
des  revenus  du  pays.  Une  semblable  promesse  con- 
tenait implicitement  la  nécessité  de  la  création 
d'un  budget. 

Puisque  le  vice-roi  tenait  à  limiter  de  son  plein 
gré  les  dépenses  de  sa  maison,  alors  qu'il  lui  était 
loisible,  sans  que  personne  eût  le  droit  d'y  trouver 
à  redire,  d'employer  à  sa  fantaisie  la  totalité  des 
recettes,  Ismaïl-Pacha  donnait  la  preuve  d'un  haut 
désintéressement  et  l'assurance  d'une  sage  admi- 
nistration. 

Mais  la  conséquence  de  cette  promesse  n'est- 
elle  pas  que  l'excédant  des  revenus  serait  employé 
en  travaux  d'utilité  publique,  en  améliorations,  en 
institutions  nouvelles ,  toutes  choses  que  l'Egypte 
réclame  impérieusement  ?  L'Europe,  qui  a  accepté  la 
parole  de  Son  Altesse,  sans  la  lui  avoir  demandée, 
n'exigera  jamais  de  preuve.  Mais  le  gouvernement, 
s'il  voulait  que  sa  bonne  foi  ne  fût  pas  mise  en 
doute,   n'avait   qu'un  moven   de   fnire  cesser  les 


I:T    ISMAIL-Ï'ACHA.  203 

commentaires  :  c'était  de  publier  un  compte  rendu 
de  ses  dépenses  et  de  ses  recettes  avec  application 
aux  divers  articles  d'un  budget.  Sinon,  il  laissait  le 
champ  libre  aux  suppositions  de  toutes  sortes,  — • 
confirmées  depuis  par  deux  ans  de  règne. 

Le  moins  qu'on  ait  pu  faire  en  Europe,  c'a  été 
d'oublier  les  promesses  du  vice-roi,  puisqu'il  refuse 
de  fournir  les  preuves  à  l'appui  de  sa  prétendue 
bonne  volonté. 

Faute  de  documents  officiels,  il  faut  donc  se  con- 
tenter de  données  approximatives,  mais  suffisantes, 
pour  éclairer  l'opinion  publique. 


Les  charges  d'État  du  gouvernement  égyptien  se 
réduisent  à  bien  peu  de  chose. 

L'armée.  Mais  elle  a  subi  de  telles  simplifications, 
que  les  plus  modestes  principautés  d'Allemagne 
n'ont  rien  à  lui  envier.  D'ailleurs,  la  mise  en  dispo- 
nibilité des  officiers  élevés  en  Europe  a  permis  de 
faire  accepter  aux  indigènes  des  traitements  éco- 
nomiques. 


20i  LKGVPTE 

La  marine.  Mais  elle  coûte  moins  qu'elle  ne 
rapporte.  Si  le  vice-roi  voulait  céder  l'entreprise  de 
la  marine  égyptienne  à  une  compagnie  de  capita- 
listes, sans  doute  ces  capitalistes  décupleraient 
promptement  leur  fortune. 

Restent  la  douane,  les  employés  du  gouverne- 
ment, le  payement  des  emprunts  contractés  par  les 
prédécesseurs,  quelques  pensions  insignifiantes, 
les  frais  de  distributions  de  prix  aux  élèves  de 
l'Abbassieh  et  l'indemnité  du  canal  de  Suez. 

Celte  dernière  obligation,  considérable  sans 
doute,  et  qu'on  a  soin  de  mettre  en  avant,  afin  de 
justifier  les  nouvelles  taxes  que  les  fellahs  vont  être 
appelés  à  fournir,  cette  obligation  comporte  des 
délais  suffisants  pour  que  le  rachat  des  terrains 
autrefois  concédés  à  la  Compagnie  se  résolve  pour 
le  gouvernement  en  une  magnifique  spéculation. 

La  crainte  de  voir  s'implanter  une  colonie  fran- 
çaise en  Egypte  n'a  pas  été  la  raison  déterminante 
des  différends  suscités  par  le  pacha  :  il  a  songé  sur- 
tout à  conclure  une  bonne  affaire.  Il  suivait  pas  k 
pas  les  travaux  de  la  Compagnie;  puis,  quand  il  fut 
bien  avéré  que  l'arrivée  de  l'eau  suffisait  pour 
transformer  le  sable  en  cultures  splendides;  quand 


ET    ISMAII.-P  VCIIA.  205 

l'administration,  à  force  d'encouragements,  eut 
résolu  le  problème  de  la  colonisation  en  plein 
désert,  que  les  communications  furent  établies,  les 
colons  trouvés,  les  premiers  champs  ensemencés, 
Ismaïl  cria  bien  haut  à  l'invasion,  et  les  terrains 
lui  ont  été  rendus. 

Sans  doute  un  haut  arbitrage  est  intervenu,  qui 
a  tenu  compte  des  efforts  de  la  compagnie  de  Suez 
et  sauvegardé  ses  intérêts  dans  les  limites  du  pos- 
sible. Mais  la  solution,  toute  politique  à  part,  n'en 
reste  pas  moins  fructueuse  pour  le  vice-roi. 

Deux  mois  après  l'arrivée  des  eaux  à  Suez,  des 
acquéreurs  se  présentaient  déjà,  offrant  de  payer 
les  terrains  un  franc  le  mètre,  et  cela  avant  toute 
tentative  de  culture.  Même  en  adoptant  pour 
l'avenir  ce  prix  ridiculement  minime,  puisqu'une 
propriété  de  la  même  Compagnie,  achetée  moins  de 
deux  millions,  a  trouvé  au  bout  de  trois  ans  d'ex- 
ploitation des  acquéreurs  i)Our  une  somme  trois 
fois  plus  élevée,  le  vice-roi  aurait  fait  encore  une 
excellente  affaire,  au  point  de  vue  de  la  vente  im- 
médiate. Quels  seront  ses  bénéfices,  alors  que  les 
terrains  en  question  rentrés  en  sa  possession 
seront  assimilés  au  restant  du  territoire? 


206  LÉGYPTE 

Franchement,  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  crier  misère, 
et  parce  que  le  vice-roi  vient  de  conclure  un  marché 
avantageux,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  rançonner 
ses  sujets  de  plus  belle. 

Quant  aux  177,6/i2  actions  de  la  même  Com- 
pagnie dont  le  gouvernement  est  tenu  de  fournir  les 
versements  comme  le  commun  des  souscripteurs , 
les' stipulations,  consenties  d'un  commun  accord, 
ont  rendu  ces  versements  le  moins  onéreux  possible 
pour  le  Trésor.  D'ailleurs,  il  reste  toujours  au  vice- 
roi  le  droit  de  vendre  ses  actions,  comme  il  en  fut 
question  un  moment  l'aniiée  dernière,  pendant  que 
Nubar-Pacha  pleurait  et  payait  à  Paris. 

Il  ne  s'agissait  rien  moins  que  d'inonder  la  place 
de  titres  pour  discréditer  la  valeur.  Mais  l'affaire 
n'eut  point  de  suites. 


Malgré  des  afilrmations  contraires,  la  douane 
égyptienne  ne  laisse  pas  que  de  rapporter  de  beaux 
bénéfices  à  l'Etat.  Certaines  marchandises  payent 
en  entrant  un  droit  de  75  p.  100,  le  tabac,  par 


ET    ISMAlL-l'ACllA.  207 

exemple.  Ce  que  coûte  le  personnel,  on  n'en  sait 
rien.  En  tout  cas,  comme  il  n'existe  réellement  sur 
la  Méditerranée  qu'un  petit  nombre  de  ports, 
Alexandrie,  Rosette,  Damiette,  Aboukir,  Port-Saïd 
et  le  Mex,  —  ce  dernier  à  une  lieue  d'Alexandrie, 
—  les  douaniers  ne  pullulent  pas.  C'est  même 
en  raison  de  leur  insuffisance  numérique  que  bon 
nombre  de  marchandises  font,  dans  les  entrepôts 
du  gouvernement,  des  quarantaines  tout  à  fait  pré- 
judiciables aux  intérêts  du  commerce. 

Si  la  douane,  institution  lucrative  avant  tout, 
a  dernièrement  occasion nij  quelques  frais,  la  na- 
ture même  des  dépenses  indique  une  augmentation 
de  revenus.  En  effet,  les  arrivages  se  succédaient  si 
rapidement  qu'il  a  fallu,  à  toute  force,  construire 
des  docks,  moins  pour  satisfaire  aux  besoins  de  la 
colonie  que  pour  éviter  des  procès  quotidiens  in- 
tentés au  gouvernement,  qui  laissait  croupir  les 
colis  dans  la  boue.  Au  Caire  et  dans  l'intérieur  du 
pays,  où  il  pleut  rarement,  on  n'eut  point  fait  tant 
de  dépenses,  et  dans  les  gares  du  chemin  de  fer 
les  marchandises  attendent  sub  Jove  qu"il  plaise 
aux  commis  de  les  délivrer  aux  destinataires. 


'JU8  L'EGYPTE 

Aux  dépenses  vient  s'ajouler  le  payement  des 
pensions  viagères  concédées  par  le  gouvernement. 
La  liste  de  ces  pensions,  assez  considérable  du 
temps  des  prédécesseurs  d'Ismaïl-Pacha,  va  cha- 
que jour  en  s'amoindrissant  par  suite  du  décès  des 
titulaires. 

Il  y  aurait  injustice  à  accuser  Ismaïl-Pacha  d'a- 
voir augmenté,  dans  ce  sens,  les  dettes  de  l'État. 
Les  pensionnaires  du  gouvernement  égyptien  se 
réduisent  aujourd'hui  à  un  petit  nombre  d'Euro- 
péens venus  autrefois  dans  le  pays  et  à  qui  de  longs 
services  ont  valu  une  honorable  retraite.  En  fait  de 
pensions  allouées  par  le  vice-roi  régnant,  on  ne 
cite  guère  (lu'une  indemnité  viagère  pour  coups  et 
blessures  ayant  failli  entraîner  mort  d'homme, 
quelques  secours  à  droite  et  à  gauche  et  quelques 
rentes  servies,  d'abord  à  des  Européens  pour  ra- 
chat de  concessions  accordées  par  Saïd,  puis  à  un 
ancien  familier  dont  il  convenait  de  dorer  la  dis- 
grâce. 

Les  mosquées  possèdent  des  biens  immenses, 
qui  dispensent  l'État  de  rétribuer  le  clergé  mu- 
sulman. 

Quant  aux  employés  du  gouvernement,  si  les 


ET    ISMAIL-PACIIA.  '20'J 

Iraiteaients  ont  été  réduits  et  le  personnel  diminué, 
on  doit  dire,  à  l'éloge  du  pacha,  qu'il  paye  régu- 
lièrement ses  agents. 


Le  gouvernement  de  Mobammed-Saïd  laissait 
sous  ce  rapport  beaucoup  à  désirer.  Dix  mois  s'é- 
coulaient souvent  sans  que  les  employés,  —  comme 
la  sœur  Anne,  — vissent  rien  venir,  si  ce  n'est  les 
usuriers  auxquels  ils  vendaient,  pour  un  morceau 
de  pain,  le  prix  de  leur  travail  à  toucher  dans  un 
temps  illimité. 

Ceux  qui  purent  attendre  firent  une  excellente 
affaire,  car  les  traitements  étaient  bons;  mais  le 
fretin  des  bureaux  mourait  de  faim,  et  l'on  put  voir 
le  singulier  spectacle  d'employés  à  six  mille  francs 
mendiant  dans  la  rue  leur  repas  quotidien. 

Au  reste,  c'a  toujours  été  le  grand  tort  de  l'ad- 
ministration de  Saïd  de  payer  à  terme  ce  qu'il  eût 
été  possible  de  payer  comptant.  Les  fournisseurs 
de  l'Etat,  au  lieu  de  recevoir  un  mandat  à  vue, 
devaient  se  contenter  de  bons  du  Trésor  à  échéances 


210  L'EGYPTE 

plus  OU  moins  longues,  et  haussaient  en  consé- 
quence les  prix  de  leurs  livraisons.  Puis,  pressés 
de  réaliser,  ils  négociaient  à  tout  prix  le  papier  du 
gouvernement.  C'est  ainsi  qu'en  1861  on  achetait 
encore  les  bons  du  Trésor  avec  un  escompte  de 
18,  quelquefois  de  20  7o«  Ce  n'était  point  que  le 
Trésor  fût  pauvre,  puisque  le  pacha  avouait  un  re- 
venu de  cent  trente  millions,  tous  fiais  payés;  il 
faut  voir  la  une  bizarrerie  du  caractère  de  Saïd. 
plus  encore  que  des  habitudes  de  désordre. 

S'il  dépensa  des  sommes  énormes ,  s'il  fut 
obligé  même  un  moment  de  vendre  les  ameuble- 
ments de  ses  palais  et  jusqu'à  ses  bijoux,  si,  en 
un  mot,  il  se  ruina,  lui  et  ses  enfants,  il  enrichit 
son  pays. 

On  fait  sonner  bien  haut  maintenant  le  mot  de 
prodigalités,  on  aligne  des  chiffres  effrayants  pour 
prouver  qu'il  a  grevé  le  Trésor.  —  Qui  le  conteste? 
Sans  doute  Mohammed-Saïd  fut  prodigue,  mais  il 
raisonnait  ses  prodigalités;  sans  doute  il  a  con- 
tracté des  emprunts  que  ses  successeurs  devront 
rembourser  avec  les  revenus  de  l'Etat. — Il  le  faut 
bien,  puisqu'il  n'a  pas  laissé  de  quoi  les  payer. 
Biais,  à  coup  sur,  on  ne  l'accusera  pas  d'avoir  fait 


ET     ISM  \IL-1' ACHA.  2H 

servir  son  royaume  à  l'accroissement  de  sa  fortune 
personnelle. 

Quant  à  ceux  qui  dénigrent  aujourd'hui  sa  mé- 
moire, qu'ils  fouillent  donc  dans  leurs  coffres-forts, 
et,  s'ils  n'y  reconnaissent  plus,  dans  le  nombre,  le 
sac  d'or  qui  les  aida  à  faire  fortune,  ils  y  trou- 
veront bien  toujours  quelque  acte  de  donation  ou 
le  dernier  joyau  du  prince  qui  se  dépouilla  pour  les 
enrichir. 

Il  convient,  à  ce  propos,  de  dire  comment  se 
traitaient  les  affaires  du  gouvernement  sous  les 
derniers  règnes,  ne  fût-ce  que  pour  indiquer  l'ori- 
gine des  colossales  fortunes  de  plusieurs  Européens. 
Du  même  coup,  les  prodigalités  de  Saïd- Pacha 
trouveront  leur  explication,  peut-être  leur  excuse. 


L'EGYPTE    ET   ISMAIL-PACHA.  213 


CHAPITRE   XIII. 


LA    COLONIE    EUROPEENNE.    —    COMMISSIONS 
ET    SOCIÉTÉS    NOUVELLES. 


Les  90,000  Européens  de  nations  différentes  qui 
composent  la  colonie  ne  sont  point  tous  débarqués 
à  Alexandrie  pour  soigner  une  affection  de  poitrine, 
non  plus  pour  vivre  de  leurs  rentes.  Les  uns,  après 
quelques  peccadilles  que  la  mère  patrie  prenait  trop 
au  sérieux ,  comptaient  recommencer  les  affaires 
sur  un  sol  nouveau.  D'autres, — qui  n'avaient  pas 
d'histoire,  —  arrivaient  légers  de  bagages,  riches 
d'espérance,  pour  tenter  l'inconnu.  Ce  qu'ils  de- 
vaient faire  le  lendemain,  ils  l'ignoraient  peut-être, 
mais  tous  ont  fait  quelque  chose,  en  attendant 
mieux. 


214  L- EGYPTE 

De  tout  temps,  les  Grecs,  les  Ioniens  et  les  Mal- 
tais ont  accaparé  le  commerce  de  détail  dans  la 
basse  Egypte.  Les  Grecs  surtout,  qui  en  Orient 
sont  partout  chez  eux,  ont  ouvert  à  chaque  coin  de 
rue  leurs  échoppes  aux  voyantes  enseignes.  Les 
premiers  aussi  ils  ont  fondé  dans  le  pays  des 
comptoirs  de  haut  commerce  et  des  établissements 
de  banque.  Grâce  à  leurs  relations  avec  les  maisons 
de  Gonstantinople,  à  leur  connaissance  approfondie 
des  mœurs  et  de  la  langue  locales,  ils  ont  pu  sans 
danger  faire  fructifier  leurs  capitaux,  à  une  époque 
où  personne  ne  songeait  à  aventurer  les  siens.  Au- 
jourd'hui encore,  ils  font  presque  la  loi  sur  les 
marchés. 

Mais,  soit  défiance,  soit  toute  autre  chose,  et  bien 
que  les  Grecs  offrissent  volontiers  leur  intermédiaire 
pour  les  achats  et  les  opérations  de  toutes  sortes, 
les  prédécesseurs  du  vice-roi  actuel  avaient  cou- 
tume de  s'approvisionner  en  Europe,  persuadés 
qu'ils  y  seraient  mieux  servis  et  à  meilleur  compte. 

Telle  a  été  l'origine  des  fameuses  commissions 
données  par  les  pachas  d'Egypte  à  des  particuliers, 
commissions  qui  pour  les  intelligents  ont  servi  de 
base  à  de  splendides  et  très-avouables  opulences. 


KT    ISAI AIL- PACHA.  t>15 

Comme  on  le  pense  bien,  ces  ordres  d'achat  n'é- 
taient qu'un  prétexte  à  récompenser  des  services 
rendus.  Telle  action  d'éclat,  telle  carrière  honora- 
blement remplie  qui  se  paye  chez  nous  d'une  dis- 
tinction, d'un  emploi  honorifique  ou  lucratif,  valait 
là-bas  une  concession  de  terrains,  le  don  d'un  palais 
ou  la  commande  de  cinquante  mille  paires  de  sou- 
liers pour  l'armée. 

Au  fond ,  il  n'y  a  pas  tant  de  différence  qu'on  le 
croit  entre  les  deux  manières  de  dispenser  les  lar- 
gesses. Seulement  les  Orientaux  font  moins  de 
façons.  En  gens  qui  savent  que  toute  peine  mérite 
salaire,  ils  donnent  de  l'argent  :  c'est  peut-être  plus 
brutal,  mais  c'est  plus  franc,  et  personne  ne  s'en 
plaint.  On  pourrait  citer  à  Alexandrie  et  au  Caire 
cinquante  fortunes  princières  qui  n'ont  pas  com- 
mencé autrement. 

Cet  usage  du  cadeau  ou  hachich  rentre  absolu- 
ment dans  les  habitudes  du  Levant,  Même  les  Eu- 
ropéens l'ont  adopté;  s'ils  rétribuent  assez  peu  le 
travail  quotidien,  en  revanche,  il  n'est  pas  rare  de 
voir  un  commis  à  mille  écus  d'appointements  rece- 
voir en  fin  d'année  une  gratification  de  plusieurs 
mille  francs. 


tiin  L'ÉGYPTK 

Mohammed-Saïcl  s'est  ruiné  en  bachichs! 


Depuis  deux  ans,  les  procédés  ont  complètement 
changé;  on  a  adopté  pour  les  fournitures  du  gou- 
vernement le  système  des  soumissions  cachetées. 
Jusqu'à  quel  point  la  concurrence  est-elle  possible 
et  loyale  dans  ces  conditions  en  Egypte?  Le  com- 
merce local  dit  beaucoup  de  choses  à  cet  égard.  Le 
secret  des  soumissions  ne  serait,  paraît-il,  pas  si 
exactement  gardé  que  certains  adjudicataires,  tou- 
jours les  mêmes,  ne  trouvent  moyen  d'accaparer 
presque  toutes  les  fournitures.  Mais,  en  tant  qu'il 
s'agit  de  gratiûcations,  le  cadeau  pur  et  simple  a 
été  remplacé  par  des  autorisations  de  compagnies 
nouvelles,  avec  primes  ou  privilèges,  ce  qui  pré- 
sente aux  bénéficiaires  de  sérieux  avantages.  Que 
le  pays  gagne  ou  non  à  ces  innovations,  — et  c'est 
ce  qu'il  nous  reste  à  examiner,  —  en  tout  cas  elles 
n'appauvrissent  pas  le  Trésor.  Tout  au  contraire, 
Ismaïl-Pacha .  qui  est  intéressé  pour  une  portion 
du  capital  dans  la  plupart  de  ces  entreprises,  a  su 


ET    IS.MAIL-PACHA.  217 

prendre  de  telles  mesures  qu'elles  réussissent  à 
souhait. 

Ce  qui  n'empéehe  pas  les  privilégiés  du  jour  de 
se  draper  fièrement  dans  leur  dignité  et  de  professer 
un  véritable  dédain  pour  les  heureux  d'autrefois, 
les  hommes  du  bachich. 

Il  faut  bien  avouer,  et  en  cela  les  envieux  au- 
raient presque  raison,  que  la  plupart  de  ces  for- 
tunes, dont  la  source  est  généralement  honorable, 
se  sont  accrues  par  des  manœuvres  singulières  qui 
justifient  en  partie  les  malveillances.  De  rares,  de 
très-rares  Européens,  par  l'emploi  qu'ils  savent 
faire  de  leurs  richesses,  de  leur  influence  laborieu- 
sement acquise,  ont  réussi  à  se  faire  pardonner, 
même  de  ceux  qui  les  jalousaient,  d'avoir  été  plus 
courageux,  plus  habiles,  plus  intelligents  que  les 
autres.  3Iais  ceux-là  se  comptent,  et  on  ne  sait 
trop  si,  comme  Boileau, 

Il  en  est  jusqu'à  trois  que  l'on  pourrait  nommer. 

Le  reste  vit  richement  au  milieu  d'un  faste  de 
mauvais  goût.  On  sent  que  ces  enrichis  d'hier  sont 
mal  à  l'aise  dans  leur  luxe.  Tout  frais  émoulus  de 


'218  L'KGYPÏE 

la  gêne,  ils  étonnent  sous  leur  habit  neuf  et  ne 
savent  pas  porter  leurs  écus. 


Gomme  on  le  pense,  les  nationaux  prenaient 
alors  part  aux  libéralités  des  souverains,  mais  en 
se  tenant  à  l'écart  des  spéculations  nouvelles  pa- 
tronnées par  les  Européens.  Cette  insouciance  de 
l'xVrabe,  même  pour  les  progrès  qui  intéressent  le 
plus  directement  son  bien-être,  —  car  il  ne  redoute 
rien  tant  (jue  les  innovations,  —  a  laissé  le  champ 
libre  aux  spéculateurs  étrangers. 

On  n'en  finirait  pas,  s'il  fallait  passer  en  revue  les 
milliers  de  projets  soumis  à  l'approbation  des  pa- 
chas qui  se  sont  succédé  depuis  quinze  ans  au  gou- 
vernement de  l'Egypte.  Une  clause  invariable,  c'est 
que  tous  ces  projets  se  terminent  par  une  demande 
de  subvention,  quand  ils  ne  prétendent  pas  laisser 
au  vice-roi  le  soin  des  détails  financiers  de  la  future 
entreprise. 

A  quelques-uns  de  ces  projets  la  fortune  publique 
est  venue  en  aide,  c'est  le  petit  nombre;  encore  les 


ET    ISMAIL-PACII  \.  -21;) 

souscriptions,  —  sauf  depuis  deux  ou  trois  ans,  — 
devaient-elles  se  recueillir  au  dehors  ;  car  en  Egypte, 
où  l'indigène  garde  son  or  improductif  plutôt  que 
de  l'employer  à  des  spéculations  d'un  résultat  cer- 
tain, le  crédit  public  est  encore  à  naître. 

D'autres  ont  réussi  à  trouver  des  commandi- 
taires et  ont  enrichi  leurs  promoteurs. 

Un  détail  commun  à  la  plupart  de  ces  entreprises, 
c'est  qu'en  dehors  du  but  avoué  elles  ne  poursui- 
vaient qu'une  même  espérance  :  se  faire  acheter 
par  le  gouvernement.  Il  s'agissait  donc  moins  de  se 
rendre  utile  que  de  gêner  le  plus  possible  ;  de  telle 
sorte  qu'un  beau  jour  le  Pachtj,  fatigué  des  réclama- 
tions qu'on  lui  adressait  de  toutes  parts,  supprimait 
la  Compagnie  nouvelle,  à  beaux  deniers  comptants, 
pour  cause  d'incommodité  publique. 

Aujourd'hui  on  ne  rachète  plus  rien. 

Les  autorisations  s'octroient  difficilement,  et  en 
général  à  un  petit  nombre  d'intimes  sur  la  fidélité 
desquels  on  peut  compter.  Ce  serait  là  assurément 
un  progrès  ;  mais  les  capitaux  engagés  par  Ismaïl- 
Pacha  dans  plusieurs  sociétés  nouvelles  expliquent 
trop  clairement  l'état  florissant  de  ces  compagnies 
pour  qu'on  lui  sache  gré  de  la  protection  qu'il  leur 


220  LÉGVPTli 

accorde.  En  augmentant  leurs  privilèges,  le  pacha- 
actionnaire  augmente  ses  dividendes. 


Au  nombre  des  sociétés  fondées  ou  réorganisées 
depuis  l'avènement  du  vice-roi  figurent  : 

La  Compagnie  du  gaz  ; 

La  Société  financière; 

L' Egyptian  commercial  and  trading  Company  li- 
mited  ^  ; 

La  Société  agricole  et  industrielle; 

La  Medjidié  {compagnie  de  navigation) . 

La  Compagnie  du  gaz,  la  Société  financière,  la 
Société  agricole  et  industrielle  ,  dont  les  titres  di- 
sent assez  les  opérations,  sont  dues  à  l'initiative 
européenne  et  rendent  au  pays  d'éminents  ser- 
vices. Les  capitaux  anglais  et  français  ont  fourni 
presque  entièrement  le  fonds  social.  (  Rien  du  tré- 
sor égyptien.) 

Il  paraît  que  les  deux  autres  compagnies  font 
d'excellentes  affaires. 

1.  Voir  la  note  explicative  n"  5. 


ET    ISMAIL-I'ACUA.  o-JI 

La  Medjidié  d'abord,  au  capital  de  800,000  livres 
égyptiennes  (vingt  millions  de  francs  environ.,  dont 
la  moitié  appartient  à  Son  Altesse),  servit  à  ses  ac- 
tionnaires un  dividende  de  18  "/o ,  six  mois  après 
sa  réorganisation. 

Le  vice-roi  avait  prêté  généreusement  quelques- 
uns  des  bâtiments  de  l'État. 

Entre  autres  opérations,  les  paquebots  de  la 
Compagnie  transportent  à  Djeddah  des  nuées  de 
pèlerins  qui  s'en  vont  chaque  année  à  La  Mecque*. 

L'Efjyptian  commercial  and  trading  Company 
limited,  plus  avantageusement  connue  sous  le  nom 
de  Compagnie  du  Soudan,  trafique  d'une  infinité  de 
choses  dans  l'Afrique  centrale  et  le  long  de  la  mer 

1.  Les  bateaux  de  la  Medjidié  sont  encore  employés  par  le  gou- 
vernement égyptien  à  ravitailler  un  corps  expéditionnaire  de  4,000 
hommes,  envoyé,  il  y  a  un  an,  sur  la  demande  du  sultan,  pour  répri- 
mer des  désordres  qui  ont  éclaté  dans  cette  partie  de  l'Arabie. 

Les  Arabes  de  l'Yemen  s'étaient  soulevés,  saccageaient  les  planta- 
tions de  café,  repoussaient  les  corps  turcs  chargés  de  les  combattre, 
et  bloquaient  les  places  de  Moka,  Odeida  et  Djedda.  De  leur  côté,  les 
Mohabites,  ces  protestants  de  l'islam,  oubliant  les  leçons  qui  leur 
avaient  été  infligées  en  1823  par  Ibrahim-Paciia,  interceptaient  et 
pillaient  les  caravanes  de  hadjis  qui  venaient  visiter  les  lieux  saints. 
A"os  pèlerins  algériens,  renommés  en  Orient  pour  leur  bravoure,  s'or- 
ganisèrent alors  à  Djeddah  et  formèrent,  moyennant  salaire,  l'escorte 
des  caravanes.  A  leur  tête,  l'émir  Abd-el-Kadrr  livra  un  brillant  com- 
bat aux  hordes  de  pillards  et  ouvrit  la  route  de  Médine. 


222  LKCVPTF. 

Rouge.  A  tort  ou  à  raison,  beaucoup  de  clameurs 
s'élevèrent,  lors  de  sa  création,  parmi  les  commer- 
çants d'Alexandrie.  Sans  nous  faire  l'écho  des  ré- 
clamations individuelles,  tout  permet  de  croire  que 
la  Compagnie  réussit  à  merveille,  car  on  cria  beau- 
coup au  monopole. 

La  sollicitude  du  Pacha  pour  ces  deux  dernières 
entreprises  est  un  gage  de  leur  prospérité.  11  n'a 
donc  pas  à  craindre  qu'on  vienne  lui  proposer  le 
rachat  des  concessions.  D'ailleurs  il  juge  trop  sai- 
nement des  afTaires  commerciales  pour  tomber  dans 
les  errements  de  son  prédécesseur  :  il  ne  rachète 
pas,  il  achète. 


La  meilleure  acquisition  qu'il  ait  faite  en  ce  sens 
est  celle  de  la  poste  européenne  qu'une  compagnie 
italienne,  concessionnaire  depuis  plusieurs  années, 
exploitait  à  la  satisfaction  générale.  Aujourd'hui, 
le  service  des  lettres  et  paquets  dans  toute  l'Egypte 
relève  du  gouvernement.  (Un  banquier  de  l'en- 
droit avait  acheté  la  concession  en  temps  utile,  et 


l'.T    ISMAll.-P ACII A.  223 

vient  de  la  vendre  au  pacha.)  La  poste  rappoi'te 
beaucoup  :  on  comprend  le  légitime  désir  d'un  sou- 
verain de  disposer  d'un  service  aussi  important  et 
d'encaisser  les  bénéfices  qui  en  résultent.  Il  reste  à 
savoir  si  l'organisation  nouvelle  répondra  comme 
auparavant  aux  besoins  de  la  colonie.  Beaucoup 
d'affaires  se  traitent  par  correspondance  :  or  le  vice- 
roi  est  commerçant.  Voilà  entre  ses  mains  un  ter- 
rible moyen  de  monopole,  s'il  voulait  jamais  en 
abuser. 

On  doit  espérer  pourtant  que  ses  besoins  person- 
nels n'arrêteront  pas  le  service  de  la  poste  comme 
ils  arrêtèrent  naguère  sur  le  chemin  de  fer  le  trans- 
port des  marchandises  des  particuliers.  Retenir 
tous  les  wagons,  passe  encore,  ce  sont  là  jeux  de 
prince.  Mais  qu'il  n'aille  pas  lui  prendre  la  fantaisie 
d'accaparer  tous  les  sacs  à  dépêches! 


L'KGVPTE    I:T    ISMAIL-I'ACIIA. 


CHAPITRE   XIV. 

LE    COTON.  —  LA    DOUANE    ÉGYPTIENNE.  —  LARGENT. 

Un  signe  caractéristique  commun  à  tous  les  ré- 
sidents, c'est  une  immense  activité  commerciale. 
Chacun  vend  ou  veut  vendre  quelque  chose;  les 
plus  avisés  vendent  du  coton. 

On  sait  que  le  coton  fut  importé  en  Egypte  vers 
le  commencement  de  ce  siècle  par  un  Français. 
M.  Jumel;  on  sait  encore  quelle  extension  a  prise, 
depuis  la  guerre  d'Amérique,  la  culture  du  pré- 
cieux textile  qui,  en  trois  ans,  a  quadruplé  de 
valeur. 

C'est  dans  la  basse  Egypte,  le  Delta,  que  les 
plantations  sont  surtout  considérables.  Le  coton 
commence  à  disparaître  du  .Caire  en  remontant  le 

15 


'2iG  L'EGYPTE 

Nil,  et  ne  peut  être  considéré  comme  l'objet  d'une 
récolte  productive  dans  la  haute  Egypte,  où  les 
moyens  d'irrigation  seraient,  dans  tous  les  cas,  in- 
suffisants pour  les  besoins  que  réclame  cette  plante. 

A  part  les  propriétés  des  princes  auxquels  les 
barques  et  les  bateaux  ne  manquent  jamais,  on  n'y 
sème  que  le  coton  nécessaire  aux  besoins  de  l'in- 
dustrie locale,  qui  le  manipule  sur  place. 

Nequada,  au-dessus  de  Louqsor,  Akmine,  Keneh, 
Esneli,  cultivent  le  coton-arbuste  qui  se  taille  après 
la  première  récolte  et  dure  deux  ans.  Les  produits 
de  ces  plantations,  assez  restreintes,  se  travaillent  à 
Akmine  et  dans  quelques  villages,  où  de  grossiers 
métiers  à  tisser  fabriquent  des  cotonnades  pour  les 
fellahs  du  voisinage.  Il  est  assez  curieux  de  voir 
fonctionner  ces  appareils  rudimentaires  en  usage 
depuis  des  siècles,  et  dont  le  maniement  exige  un 
tel  apport  de  temps,  qu'un  ouvrier  ne  peut  fabri- 
quer qu'un  pic  (environ  66  centimètres)  d'étoile 
par  jour;  mais  ce  (ju'il  convient  d'examiner  ici, 
c'est  la  vente  du  colon  au  point  de  vue  de  l'im- 
portation en  Europe. 

On  regrette  que  la  douane  égyptienne  ne  four- 
nisse, —  et  à  contre-cœur  encore,  —  que  des  ren- 


ET   ISMAn.-PVClF A.  227 

seignemcnts  imparfaits  sur  la  quantité  des  mar- 
chandises importées  et  exportées.  Toutefois ,  les 
documents  que  nous  publions  ci-après ,  relatifs  à 
l'exportation  du  coton,  sufïiront  à  faire  apprécier  la 
branche  la  plus  importante  du  commerce  de  l'E- 
gypte. Voici  à  ce  sujet  un  relevé  comparatif  depuis 
1857  jusqu'en  186/t,  pendant  la  période  de  cinq 
mois,  du  l*"'"  octobre  au  28  février  de  chacune  de 
ces  années  : 


ANGLETERRE. 

FRANCE. 

AUTRICHE. 

TOTAL. 

balli'S. 

balles. 

balles. 

balles. 

1857-1858 

20,293 

0,909 

5,801 

33,003 

1858-1859 

36,111 

13,007 

8,09  i 

57,872 

1859-1800 

47,285 

11,023 

5,0  i5 

03,053 

1800-1801 

53,373 

19,199 

3,755 

70,327 

1801-1802 

03,112 

15,018 

3,380 

82,110 

1802-1803 

80,752 

24,382 

3,305 

114,439 

1 803-1 80 i 

100,263 

40,309 

9,500 

150,132 

Ce  tableau  indique  la  proportion  dans  laquelle 
Texportation  du  coton  Jumel  a  cru  depuis  sept  an- 
nées. En  1857,  l'Angleterre  prenait  à  l'Egypte 
20,293  balles;  la  France,  6,909,  c'est-à-dire  le 
tiers  à  peu  près,  et  l'Autriche  5,801,  un  peu  plus 
du  quart.  Le  total  était  de  3o,003  balles.  De  1858 
à  1859,  l'exportation  a  presque  doublé;  pour  la 


228  L'KGYPTF. 

France,  l'accroissemenl  a  été  de  6,158  balles;  au 
total,  nous  trouvons  57,872  halles. 

Pendant  la  période  1859-1860,  l'augmentation 
est  presque  insensible,  et  l'exportation  n'est  au  to- 
tal que  de  63,953  balles;  sur  ce  nombre,  l'An- 
gleterre entre  pour  47,285  balles  ;  une  notable 
diminution  se  remarque  pour  la  France  et  l'Au- 
triche, encore  toutes  préoccupées  de  la  guerre  d'I- 
talie. 

En  1860-1861,  première  année  du  traité  de 
commerce  : 

On  signale  une  forte  reprise  pour  la  France,  qui 
entre  dans  le  chiffre  de  l'exportation  pour  19.199 
balles  contre  11,623  de  l'année  précédente,  soit 
une  augmentation  en  faveur  de  1861  de  7,576  bal- 
les; pendant  la  même  année,  l'Autriche  ne  demande 
à  l'Egypte  que  3.755. 

En  1861  et  1862,  deuxième  année  du  traité  de 
commerce  franco-anglais,  l'Angleterre  a,  depuis 
1857,  triplé  son  chiffre  d'exportation,  tandis  que 
la  France  et  surtout  l'Autriche  éprouvent  une  nou- 
velle diminution. 

C'est  aussi  dès  la  campagne  de  186  j -1862  qu'on 
remarque  un  accroissement  considérable  dans  l'ex- 


ET   ISMAIL-PACIIA.  229 

porlation  totale.  Cet  accroissement  est  dû  particu- 
lièrement à  la  guerre  américaine. 

Le  chiffre  total  de  l'exporlation  a  crû  des  cinq 
tiers  depuis  1857. 

Depuis  lors,  l'exportation  pour  la  France  et  l'An- 
gleterre quadruple;  le  chiffre  total  s'élève  en  1863 
à  114, /t39  balles,  et  en  186/i  monte  à  150,13:2 
balles. 

Dans  le  courant  de  cette  dernière  année,  la 
France  a  fait  un  immense  progrès;  de  24,382  bal- 
les, elle  a  atteint  40,309  balles;  l'Autriche,  de  son 
côté,  qui  avait  vu  descendre  le  chiffre  de  son  impor- 
tation à  3,305  balles  pendant  l'année  précédente, 
le  triple  alors,  et  prend  9,560  balles. 

Il  résulte  de  ce  relevé  que  l'Angleterre,  qui  de- 
mandait en  1859  trois  fois  plus  de  coton  à  l'Egypte 
que  la  France,  soit  dans  la  proportion  de  3  à  1, 
n'entre  plus  dans  le  chiffre  total  que  pour  la  pro- 
portion de  5  à  2. 


A  l'époque  où  ces  chiffres  ont  été  colligés,  il  exis- 


■230  L'KGYPTE 

tait  encore  en  Egypte  un  stock  considérable.  La 
presque  totalité  de  ce  coton  appartenait  au  vice-roi, 
qui  l'avait  acquis  de  côté  et  d'autre,  et  le  gardait 
pour  une  favorable  occasion.  On  se  fera  une  idée 
approximative  de  la  somme  représentée  par  ces 
iiiaicliandises  et  des  bénéfices  du  producteur,  sa- 
chant (\UQ  \e  fair  égyptien  (qualité  bonne)  se  vend 
en  moyenne  de  Zi5  à  50  talaris  (225  à  250  fr.)  le 
cantar,  soit  1x5  kilogrammes,  et  que  le  prix  de  re- 
vient d'un  cantar  n'excède  pas  62  fr.  50  à  65  fr., 
tous  frais  compris. 


Les  renseignements  font  défaut  relativement  à 
l'exportation  des  autres  productions  du  pays,  telles 
que  le  blé,  les  fruits,  la  canne  à  sucre,  les  fèves,  le 
sésame,  l'indigo,  le  maïs,  le  tabac,  etc.  Les  obser- 
vations partielles  recueillies  par  quelques  maisons 
de  commerce  ne  constituent  point  les  éléments 
d'une  statistique  assez  exacte  pour  ([u'il  y  ail  lieu 
de  les  consigner. 


KT    IS.MAIL-PACllA.  231 

L'enibarras  est  plus  grand  encore,  s'il  s'a,^il  des 
marchandises  importées.  La  seule  choso  qu'on 
sache  bien  à  cet  égard,  c'est  qu'on  ne  sait  rien  du 
tout.  Cela  tient  à  la  manière  toute  spéciale  dont 
fonctionne  la  douane  égyptienne. 

On  peut  voir  dans  la  protestation  anglaise  dont 
nous  donnons  la  teneur  à  la  fin  de  ce  volume,  sur 
quels  points  portent  les  principaux  griefs  du  com- 
merce de  la  colonie.  11  y  est  dit,  entre  autres  vérités, 
que  les  commis  douaniers  ne  se  piquent  pas  de 
probité,  et  qu'ils  acceptent  si  volontiers  les  pour- 
boires, qu'à  cette  condition  seulement  le  négociant 
peut  espérer  de  ne  pas  voir  ses  colis  séjourner 
indéfiniment  dans  les  entrepôts.  C'est  l'usage,  et 
la  colonie  a  accepté  cette  énormité  dont  elle  profite 
de  son  mieux. 

De  là  cette  question  qui  chez  nous  n'aurait 
aucun  sens,  et  qu'on  entend  à  chaque  pas  dans 
les  rues  d'Alexandrie  : 

«  Avez-vous  fait  une  bonne  douane?  » 

Faire  une  bonne  douane,  c'est  s'arranger  con 
venablement    avec    les    douaniers    qui   délivrent 
l'estampille  d'entrée  ou  de  sortie.  Quelques  Euro- 
péens possèdent  dans  ce  genre  d'affaires  une  incon- 


'232  L'ÉGVPÏE 

lestable  supériorité.  Par  leur  intermédiaire,  les 
marchandises  entrent  et  sortent  avec  une  prompti- 
tude et  à  un  bon  marclié  qui  tiennent  du  prodige; 
on  assure  même  que  plusieurs  d'entre  eux  ont  con- 
senti de  petits  marchés  amiables  avec  les  employés 
de  service  à  certaines  hernies,  et  que  tous  leurs  co- 
lis, quels  qu'ils  soient,  passent  moyennant  un  droit 
réduit  de  moitié  —  et  un  bacliich  proportionnel, 
comme  de  juste. 

Jusque-lii,  il  n'y  aurait  pas  grand  mal.  Le  trésor 
égyptien  surveille  ses  agents  comme  il  lui  plaît;  il 
est  assez  riche  pour  qu'on  le  pille  un  peu,  et  il  se 
laisse  faire  de  si  bonne  grâce  !  Mais  le  commerçant 
qui  croit  avec  l'aison  |)ouvoir  l'ctirer  ses  marchan- 
dises en  temps  utile,  sans  frauder  le  fisc,  sous  con- 
dition de  payer  les  droits  exigibles,  celui-là  est 
obligé  d'attendre  son  tour  —  après  tout  le  monde. 
Et  les  procès  de  pleuvoir,  parce  que  ses  caisses  ont 
été  détériorées,  ou  |)erdues,  ou  bien  encore  lui  ont 
été  délivrées  trop  tard  pour  qu'il  puisse  faire  face 
à  ses  engagements  envers  le  public. 

La  construction  des  docks  et  l'aménagement  des 
inutiles  bâtiments  de  l'Arsenal,  qui  après  un  an 
d'instances  ont  été  misa  la  disposition  du  commerce, 


KT    ISMAIL-PACn  \.  "233 

firent  cesser  bien  des  procès.  Il  convient  de  dire  à 
la  lonange  d'ïsmaïl-Paclia  qu'il  a  compris  celte  fois 
ses  véritables  intérêts  et  que  les  réclamations  de  la 
colonie  portent  maintenant  sur  d'autres  points  non 
moins  importants. 

Ainsi  on  n'a  pas  idée  des  difficultés  que  présente 
le  transport  des  marchandises  à  leur  sortie  de  la 
douane.  Le  trajet  jusqu'à  destination^  soit  dans  la 
ville,  soit  au  chemin  de  fer,  constitue  un  véritable 
voyage  au  long  cours.  Des  charrettes,  des  camions 
embourbés,  ont  séjourné  quatre  jours  dans  les 
ornières  qui  avoisinent  l'entrepôt  sous  le  pseudo- 
nyme de  mes.  Heureux  encore  ceux  qui  peuvent 
se  procurer  des  charrettes  à  prix  d'or!  Un  négo- 
ciant du  pays  a  fait  le  curieux  calcul  que  ses  mar- 
chandises lui  coûtaient  deux  fois  plus,  comme  frais 
de  transport  de  la  Douane  à  ses  magasins  en  ville, 
que  de  Marseille  à  Alexandrie. 

L'installation  du  chemin  de  fer  américain  a  nota- 
blement modifié  ces  conditions  extravagantes.  Forte 
des  droits  cfue  lui  donnait  une  concession  signée  par 
Mohammed-Saïd,  la  Compagnie  nouvelle  a  réussi 
à  installer  son  service  de  transport  pour  les  mar- 
chandises et  les  voyageurs.  Cela  n'a  pas  été  sans 


2U  L'KGYPTK 

peine.  L'aiitoritJ  déploya  contre  la  société  des 
trésors  de  mauvaise  volonté,  qu'elle  tenait  en 
réserve  ;  les  agents  du  gouvernement  chicanaient  à 
qui  mieux  mieux.  De  fait,  la  Compagnie  avait  été 
obligée,  pour  rétablir  le  niveau  dans  plusieurs 
points  du  parcours  où  les  rues  ondoient  comme 
une  cliaîne  de  collines,  d'élever  des  remblais  qui 
ne  laissaient  pas  que  de  gêner  singulièrement  la 
circulation.  Mais  elle  tint  bon  contre  les  tracasseries 
de  l'administration,  contre  les  réclamations,  contre 
les  plaisanteries,  et  ceux-là  même  qui  avaient  tant 
raillé  Va  société  d'encombrement  général,  comme  on 
l'appelait  à  son  début,  n'eiu'cnt  pas  assez  de  louanges 
quand  elle  transporta  voyageurs  et  colis  avec  une 
rapidité  et  un  bon  marché  jusqu'alors  inconmis. 


Nous  n'entreprendrons  point  d'étudier  les  mar- 
chandises au  point  de  vue  de  leurs  transformations 
diverses,  ni  les  transactions  auxquelles  elles  donnent 
lieu.  A  la  sortie  de  la  douane,  elles  appartiennent 
au  commerce  libre,  dont  les  affaires  se  traitent  à 


1;T    IS.MAlL-PAf.ll  a.  235 

peu  près  coiiiiiie  paitoiit.  Grâce  aux  nouveaux 
moyens  de  transport,  les  prix,  ont  même  singuliè- 
rement baissé  depuis  quelque  mois;  presque  tous 
les  produits  étrangers  se  vendent  à  des  conditions 
telles  que  personne  n'a  besoin  de  se  fournir  en 
Europe.  En  passant,  un  bon  conseil  aux  nouveaux 
Aenus:  s'ils  nous  en  croient,  ils  se  garderont  pru- 
demment d'acheter  quoi  que  ce  soit  aux  indigènes, 
qui  tiennent  de  troisième  ou  de  quatrième  main 
les  rossignols  de  toute  la  chrétienté.  L'industrie 
locale  fabrique  des  poteries  grossières,  des  tuyaux 
de  pipe  et  des  étoffes  lapeuses;;  il  ne  faut  rien  lui 
demander  de  plus. 


La  composition  même  de  la  colonie,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  s'oppose  à  ce  que  les  affaires  se 
traitent  autrement  qu'au  comptant.  En  général,  le 
crédit  se  Solde  dans  les  vingt-quatre  heures,  — 
juste  le  temps  nécessaire  pour  s'assurer  que  les 
espèces  reçues  en  échange  des  marchandises  sont 
de  bon  aloi. 


236  L'ÉGVPTE 

Cette  méfiance  s'explique  de  deux  façons  :  d'abord 
par  la  solvabililé  plus  que  problématique  de  bon 
nombre  de  faiseurs  d'affaires,  et  surtout  par  l'ab- 
sence d'une  monnaie  unique,  si  nécessaire  à  la 
facilité  des  transactions. 

Il  existe  bien  une  monnaie  indigène,  mais  les 
pièces  ont  été  frappées  à  un  si  petit  nombre 
d'exemplaires,  les  femmes  du  pays  ont  tellement 
pris  l'habitude  de  se  les  accrocher  dans  les  cheveux, 
au  nez,  aux  oreilles,  sur  le  front,  que  la  monnaie 
égyptienne  a,  pour  ainsi  dire,  disparu  de  la  circu- 
lation. 

Les  pièces  européennes,  pour  des  motifs  inconnus, 
ne  sont  point  admises  à  figurer  parmi  les  joyaux 
du  beau  sexe  arabe.  On  les  réserve  pour  les  be- 
soins du  commerce. 

Toutes  les  monnaies  ont  en  Egypte  droit  de  cité. 
Guinées  anglaises,  ducats  autrichiens,  napoléons  de 
France,  livres  turques,  dollars,  piastres,  roubles, 
francs,  florins,  swanzigs,  circulent  en  liberté.  Pour 
chacun  de  ces  types,  le  gouvernement  local  a  même 
établi  une  sorle  de  prix  fixe,  dont  la  conversion  en 
piastres,  dites  au  tarif  (environ  0,26  centimes), 
sert  de  base  à  ses  payements  et  à  ses  recettes. 


r.T    ISMAIL-P ACIIA.  237 

L'Arabe  sait  son  tarif  sur  le  bout  du  dois-t.  Ils 
sont  changeurs  de  naissance,  ces  (ils  de  l'Orient! 
Un  aveugle  mendie  h  Alexandrie,  qui  reconnaît 
au  toucher  les  monnaies  h  l'efïigie  de  tous  les  sou- 
verains. 

Certaines  pièces  sont  l'objet  d'une  prédilection 
spéciale.  C'est  ainsi  que  le  talaro  de  la  reine  (thaler 
autrichien,  environ  5  francs  30  centimes)  sert  de 
monnaie  de  compte  pour  la  plupart  des  transac- 
tions. On  dit  couramment  :  J'ai  payé  ce  cheval 
80  talavi.  Le  long  des  côtes  de  la  mer  Rouge, 
cette  valeur  a  seule  cours  sur  les  marchés.  A  tel 
point  qu'on  voit  circuler  des  pièces  portant  l'effigie 
de  Marie-Thérèse  et  le  millésime  de  J780,  qui  ont 
été  frappées,  il  y  a  six  mois,  pour  les  besoins  du 
commerce  du  Levant. 

Ce  qui  s'explique  moins,  c'est  la  prédilection  des 
Arabes  pour  le  swanzig ,  une  rondelle  vert-de- 
grisée.  —  autre  produit  de  l'Autriche,  —  qui  s'ac- 
cepte pour  60  centimes,  et  qui  n'a  pas  l'air  de  les 
valoir.  Chez  certains  marchands,  on  ne  trouve  à 
échanger  des  francs  contre  des  swanzigs  qu'en 
payant  un  agio  énorme.  Les  mêmes  marchands  re- 
fusent obstinément  le  florin,  qui  vaut  li  swanzigs, 


2:18  Li:GYPTt: 


quoique  celte  pièce  soit  frappée  à  un  titre  beaucoup 
plus  élevé  et  qu'elle  porte,  comme  ses  subdivisions, 
l'efïigie  de  l'empereur  (lAutrirho, 
C'est  une  affaire  de  voirue. 


Pour  les  transactions  commerciales  avec  l'inté- 
rieur de  r  Afrique,  on  s'approvisionne  de  marcban- 
dises  d'échange,  ou  mieux  encore  de  verroteries, 
dont  Venise  fabrique  des  quantités  considérables. 

De  son  ancienne  puissance  la  ville  des  doges  n'a 
gardé  que  le  droit  de  battre  monnaie...  pour  les 
peuplades  des  bords  du  Nil  Blanc. 

Ces  verroteries  n'ont  pas  de  valeur  fixe;  elles 
subissent  les  caprices  de  la  mode  :  les  perles 
bleu- de-ciel ,  qui  faisaient  prime  l'année  dernière, 
sont  tombées  à  vil  prix,  s'il  est  de  bon  (on  cette 
année  de  porter  au  Soudan  des  perles  couleur  jon- 
quille ou  amaranthe. 

A  l'inverse  des  fellahs  qui  se  font  des  colliers 
avec  des  pièces  d'or  et  d'argent,   les   nègres  se 


KT    JSMAIL-PACllA.  239 

servent,  comme  numéraire,  des  perles  de  leurs 
colliers. 


Malgré  l'artluence  des  monnaies  de  toutes  les 
nations,  les  espèces  métalliques  manquent  souvent 
sur  la  place  d'Alexandrie.  Chaque  bateau  venant 
d'Angleterre,  de  France,  d'Autriche,  en  importe 
des  quantités  énormes  qui  disparaissent  de  la  cir- 
culation connue  par  enchantement.  Les  joailliers 
indigènes  en  fondent  une  partie,  les  fellahs  enter- 
rent le  reste. 

Il  n'est  pas  rare,  lorsque  les  paquebots  ont 
éprouvé  un  retard,  de  voir  des  maisons  de  banque, 
au  capital  de  plusieurs  millions,  n'avoir  pas  vingt- 
cinq  napoléons  en  caisse.  C'est  un  cas  de  force 
majeure,  et  les  porteurs  d'effets  à  recevoir  sont 
priés  de  repasser  après  l'arrivée  du  bateau. 

Cette  disette  de  numéraire  donne  lieu  à  un  grand 
nombre  d'affaires  d'agio  et  de  change.  Il  n'est  pas 
indifférent  de  recevoir  une  somme  en  livres  égyp- 


2i0  l'i;g\pte 

tiennes,  en  souverains  anglais  ou  en  or  de  France; 
car,  si  ces  difierentes  monnaies  ont  un  équivalent 
fixe  en  piastres  dites  au  tarif,  le  petit  commerce  ne 
connaît  que  la  piastre  courante,  valeur  de  compte, 
variable  à  chaque  instant,  suivaiU  les  besoins  du 
marché. 

Les  employés  du  gouvernement  se  livrent  à  un 
autre  genre  de  trafic  qui,  s'il  exige  moins  de  cal- 
culs, rapporte  également  d'assez  jolis  bénéfices. 
Nous  avons  dit  plus  haut  que  l'absence  momen- 
tanée d'espèces  dans  les  colFres  n'impliquait  pas 
l'insolvabilité.  Il  arrive  donc,  lorsque  le  porteur 
d'un  bon  a  recevoir  se  présente  dans  les  bureaux 
de  l'administration ,  qu'on  le  prie  de  revenir  dans 
quelques  jours.  —  Cependant,  s'il  a  par  trop  besoin 
de  son  argent,  le  commis  se  fait  un  plaisir  de 
Vobliger  et  lui  remet  la  somme,  de  laquelle  il  a 
prélevé  le  bachicli,  juste  rémunération  de  ses  bons 
offices. 

La  menue  monnaie  fait  continuellement  défaut. 
Pour  s'en  approvisionner,  le  commerce  de  détail 
est  forcé  chaque  jour  de  recourir  aux  sérafs  (chan- 
geurs) installés  au  coin  de  toutes  les  rues,  et  qui 
font  payer  chèrement  leur  intermédiaire. 


ET    ISMAIL-PACII A.  2'tl 

Son  Altesse  Ismaïl.  vice-roi  d'Egypte,  a  reçu  de 
ses  sujets  le  sobriquet  de  Séraf-Pacha. 


Si  le  lecteur  a  bien  voulu  nous  suivre  dans  notre 
course  au  clocher  à  travers  l'Egypte  contempo- 
raine, il  aura  pu  remarquer  que  jusqu'ici  nous 
n'avons  pas  dit  un  seul  mot  de  l'emploi  présumable 
des  sommes  énormes  encaissées  jjar  le  gouverne- 
ment local.  La  terre  et  le  commerce,  l'Européen  et 
l'indigène,  enrichissent  le  Trésor.  Il  nous  reste  à 
examiner  de  quelle  façon  lé  vice-roi  balance  ses 
comptes,  et  s'il  rend  en  bien-être  ce  que  le  public 
lui  verse  en  espèces. 


16 


L'KGYPTE    KT    ISMAIL-PA  Cil  A.  243 


CHAPITRE  XV. 


LES     TRAVAUX      PUBLICS. 


Les  travaux  d'utilité  publique,  —  c'est  de  néces- 
sité absolue  qu'il  faudrait  dire,  —  comportent  en 
Egypte  deux  catégories  bien  distinctes  : 

Les  travaux  abandonnés, 

Et  ceux  qu'on  n'a  point  commencés  encore. 

Sans  doute  l'achèvement  des  premiers  et  la  mise 
à  exécution  des  autres  font  partie  des  attributions 
du  ministère  nouvellement  créé;  probabilité  tout 
à  fait  honorable  pour  le  ministre,  sur  l'initiative 
duquel  Son  Altesse  paraît  fonder  le  plus  grand 
espoir. 

Nubar-Pacha  et  les  travaux  publics  se  connais- 
sent de  longue  date. 


2ii  L'KGVPTE 

Le  ministre  d'aujourd'hui  dirigeait,  il  va  quel- 
ques années,  l'administration  du  chemin  de  fer 
égyptien;  par  la  raison  même  qu'à  cette  époque, 
son  service  laissait  tout  à  désirer,  Nubar-Pacha 
est  plus  qu'un  autre  en  position  de  savoir  quels 
écueils  il  convient  d'éviter  dans  sa  position  ac- 
tuelle. 

La  colonie  s'est  permis  de  penser  qu'un  admi- 
nistrateur médiocre  pourrait  bien  ne  pas  faire  un 
excellent  ministre;  mais  le  vice- roi  en  a  décidé 
autrement.  Ses  affaires  ne  sont  point  celles  de  la 
colonie,  et  il  a  bien  le  droit  de  choisir  son  entou- 
rage à  sa  guise. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  nomination  est  grosse  de 
promesses;  sûrement  l'ère  de  rénovation  va  pro- 
chainement luire.  Il  n'est  jamais  trop  tard  pour 
bien  faire. 

Tout  permet  donc  de  supposer  qu'on  va  curer 
les  canaux,  ouvrir  de  nouvelles  routes  —  et  aussi 
entretenir  un  peu  les  anciennes;  assainir  certains 
quartiers  du  Caire,  réparer  le  port  d'Alexandrie, 
construire  des  entrepôts,  des  gares  aux  stations  du 
chemin  de  fer,  et  surtout  nommer  des  ingénieurs 
pour  s'occuper  de  tous  ces  travaux,  au  lieu  d'at- 


KT   1 S  M  A  IL- PAC  II  A,  245 

tendre  que  l'Ecole  polytechnique  du  coin  ait  produit 
des  grands  hommes. 

Que  si  les  travaux  d'embellissement  rentrent 
dans  les  attributions  du  ministre,  il  fera  bien  cer- 
tainement abattre  bon  nombre  de  maisons  du  Caire 
({ui  par  un  prodige  d'équilibre  ne  tombent  que  par 
fragments  sur  la  tête  des  passants;  attendu  que  les- 
dites  maisons,  dénuées  d'ailleurs  de  tout  intérêt 
archéologique,  manquent  autant  de  pittoresque  que 
de  solidité.  Mais  il  aura  grand  soin,  lorsqu'il  s'agira 
de  restaurer  un  monument  historique,  de  prendre 
l'avis  des  savants,  pour  éviter  de  regrettables  mé- 
prises. 

Rien  ne  s'opposera  à  l'exécution  d'innombrables 
ouvrages  d'art,  tels  que  ponts,  voûtes,  écluses,  qui 
manquent  de  tout  côté,  non  plus  qu'au  creusement 
du  canal  qui,  en  fécondant  une  partie  de  l'Egypte, 
doit  alimenter  d'eau  douce  la  rigole  du  canal  de 
Suez. 

Des  ordres  sévères  seront  donnés  pour  l'établis- 
sement des  prises  d'eau,  parce  que  sans  cette  pré- 
caution les  irrigations  s'effectuent  imparfaitement, 
les  pâturages  malsains  déterminent  de  terribles  épi- 
zooties,  —  conime  celle  de  l'année  dernière,  qui 


246  L' EGYPTE 

enleva  tous  les  bestiaux.  —  et  qu'il  faudrait,  dans 
ce  cas,  employer  la  marine  de  l'État  à  aller  cher- 
cher des  bœufs,  tandis  qu'elle  ne  manque  pas  d'oc- 
cupations aussi  lucratives. 

Que  ne  fera-t-on  pas? 

On  pourrait  toujours,  en  attendant  ces  innom- 
brables travaux,  achever  le  barrage  du  Nil. 


La  question  du  barrage  du  Nil,  si  intéressante 
pour  l'Egypte,  nous  oblige  à  dire  quelques  mots  de 
la  culture  telle  qu'elle  se  pratiquait  dans  le  pays 
avant  Méhémet-Ali. 

Les  anciens  Egyptiens  irriguaient  au  moyen  de 
digues  longitudinales  dans  le  sens  du  Nil.  digues 
qui  retenaient  les  eaux  jusqu'au  moment  où  le  ni- 
veau du  fleuve  venait  à  baisser.  Ils  ensemençaient 
alors  sans  aucune  préparation  et  trois  mois  après 
faisaient  la  récolte. 

Les  coutumes  tiennent  bon  en  Egypte;  au  com- 
mencement du  siècle,  on  n'avait  pas  encore  modifié 
les  procédés  qui  datent  peut-être  de  six  mille  ans  , 


ET    ISM  A  IL- PAC  II  A.  247 

et  pendant  neuf  mois  la  terre  restait  inculte.  Les 
céréales  seules  réussissent  à  peu  près  en  toutes 
saisons  :  les  fellahs  devaient  donc  renoncer  aux 
cultures  riches,  telles  que  le  coton,  la  canne  à 
sucre,  l'indigo,  le  sésame,  qui  demandent  de  l'eau 
à  une  épO(]ue  de  Tannée  où  le  fleuve  est  descendu 
au-dessous  du  niveau  des  terres. 

D'un  autre  côté,  il  arrivait  en  certaines  années 
que  le  Nil,  comme  tous  les  cours  d'eau,  s'enflait 
démesurément  et  inondait  au  lieu  de  fertiliser. 

Méhémet-Ali  conçut  l'idée  de  réglementer  les 
caprices  du  fleuve,  de  répandre  la  fécondité  dans  la 
basse  Egypte,  d'y  empêcher  les  inondations,  et  il 
lit  commencer  les  travaux  du  barrage,  auxquels 
concoururent  les  saint- simoniens,  qui  venaient 
alors  d'arriver  en  Egypte  ^,  et  une  pléiade  d'ingé- 
nieurs français. 

i.  On  ne  lira  pas  sans  intérêt  le  fragment  suivant  que  nous  ex- 
trayons des  lettres  de  M.  Enfantin  : 

<i  Vous  vous  souvenez  que,  lorsque  le  roi  Louis-Philippe  m'ouvrit 
ma  prison,  ce  ne  fut  pas  une  fantaisie  qui  me  dirigea  vers  TÉgypte 
avec  plusieurs  ingénieure,  médecins,  savants,  agriculteurs.  ÎNous  nous 
sonnnes  trouvés  ainsi  en  Orient,  depuis  Constantinople,  Sriiyruo,  les 
Iles,  la  Syrie,  jusqu'à  Thèbes,  cinquante  pèlerins  à  peu  près,  pai'- 
courant  à  l'avance  le  théâtre  où  nous  pressentions  qu'allait  se  jouer 
la  scène  du  xix*  siècle,  l'Union  de  VOrient  et  de  l'Occident  :  nous 


•248  L'EGYPTE 

Par  ses  ordres  une  digue  fut  élevée  un  peu  au- 
dessous  du  Caire,  à  un  endroit  dit  «  le  ventre  de  la 
vache,  »  où  le  Nil  se  partage  en  deux  branches, 
l'une  se  dirigeant  à  l'ouest,  vers  Rosette,  l'autre 
allant  se  jeter  dans  la  mer,  à  deux  lieues  plus  loin 
que  Damiette.  Gomme  à  ce  point  du  fleuve  il  passe, 
en  moyenne,  deux  cents  barques  par  jour,  il  s'agis- 
sait de  ne  pas  interrompre  la  navigation. 

En  conséquence,  on  commença  la  construction 
de  deux  ponts  qui  devaient  être  pourvus  à  la  fois 
d'arches  marinières  pour  laisser  passer  les  bateaux 
et  d'écluses  pour  endiguer  les  eaux. 


allions  là,  comme  un  siècle  plus  tard  (peut-être  moins,  je  l'espère) 
nous  irions  à  Panama,  comme  nous  serions  allés  avec  Colomb  en 
Amérique,  à  son  premier  voyage;  nous  marchions  en  éclaireurs. 

«  Nous  avions  tenté  de  lancer  Méhémet-Ali  dans  la  grande  œuvre 
do  la  jonction  des  deux  mers,  et  nous  poursuivions  auprès  de  lui  cette 
belle  entreprise,  en  même  temps  que  quelques-uns  d'entre  nous  se 
livraient,  comme  ingénieurs,  comme  professeurs,  comme  artistes,  à  des 
œuvres  utiles  à  l'Egypte.  Tous,  après  des  courses  lointaines,  jusqu'en 
Arabie  et  dans  l'Abyssinie  même,  revenaient  au  Caire,  comme  à  un 
quartier  général,  rapporter  leurs  observations;  enfin,  quelques-uns 
se  faisuient  de  l'Egypte  une  seconde  patrie;  et  aujourd'hui  même  que 
le  plus  grand  nombre  de  ces  pèlerins  est  resté  eu  France,  les  der- 
niers, restés  en  Egypte,  y  sont  chefs  d'écoles,  professeurs,  ingénieurs 
ou  même  attachés  à  l'armée  active. 

«  Le  Pacha  recula  devant  le  canal,  se  rabattit  sur  un  chemin  de 
fer  de  Suez  au  Caire,  dont  il  fit  venir  les  rails  d'Angleterre  et  qu'il 


ET    ISM  AIL-PAC  HA.  249 

On  devait  également  cieuser  trois  vastes  canaux 
d'irrigation  destinés  à  alimenter  la  basse  Egypte  en 
proportion  de  ses  besoins. 

Une  partie  de  celte  œuvre  gigantesque  a  été 
exécutée.  Sur  chacun  des  deux  bras  on  a  construit 
deux  ponts  d'une  longueur  totale  de  1,0^0  mètres. 
Ces  ponts  et  la  maçonnerie  des  quais  (1,500  mètres 
environ)  ont  été  achevés  il  y  a  sept  ou  lui  il  ans 
seulement,  car  Abbas-Pacha  fit  abandonner  le  tra- 
vail, qui  ne  fut  repris  (pie  sous  Saïd-Pacha. 

Les  portes-écluses  de  la  branche  de  Rosette  ne 


n'exécuta  point,  absorbé  comme  il  était  par  un  autre  projet  indus- 
triel indiqué  également  par  Napoléon,  le  barrage  du  Nil,  projet  au- 
quel plusieurs  d'entre  nous  travaillèrent,  où  notre  brave  capitaine 
Hoart  s'épuisa  et  trouva  la  mort,  où  quelques  bons  ouvriers  que  nous 
avions  amenés  de  France  furent  enlevés  par  la  peste. 

«  Le  barrage  paraissait  à  Méhéniet-Ali  une  œuvre  nationale,  tandis 
qu'il  voyait  dans  le  canal  de  Suez  une  œuvre  universelle  dont  il  se 
souciait  peu  ;  le  barrage  l'absorbait  donc,  et  bientôt  les  difficultés  de 
la  situation  politique,  plus  encore  que  les  très-grandes  difficultés  du 
barrage,  lui  firent  perdre  de  vue  toute  grande  œuvre  pacifique  pour 
se  préparer  et  se  livrer  exclusivement  à  la  guerre. 

«  C'est  alors  que  je  revins  en  France,  ainsi  que  la  plus  grande 
partie  des  hommes  qui  m'avaient  accompagné  en  Egypte;  je  revins 
plus  certain  que  jamais  de  l'avenir  prochain  qui  verrait  l'Europe  tout 
entière  en  marche  vers  l'Orient,  et  convaincu  des  grandes  destinées 
du  pays  des  pyramides,  lorsqu'il  serait  électrisé  et  régénéré  par  le 
contact  immédiat  de  la  science  et  de  l'industrie  modernes.  « 


250  LKGYPTE 

fonctionnent  pas;  il  n'en  existe  point  sur  la  brandie 
de  Daniiette,  et  les  canaux  d'irrigation  sont  com- 
mencés, mais  sans  que  rien  permette  de  croire 
qu'on  les  achèvera  un  jour,  car  on  n'y  travaille 
plus. 

Mohammed-Saïd,  en  continuant  l'œuvre  de 
Méhémet-Ali,  avait  songé  à  l'utiliser  comme  moyen 
de  défense  pour  le  pays,  et  il  y  fit  élever  une  im- 
posante ligne  de  fortifications,  qui  font  du  barrage 
la  véritable  place  forte  de  l'Egypte. 

En  1859,  Mohammed-Saïd  put  croire  que  ses 
mesures  de  prudence  allaient  être  justifiées.  C'était 
à  l'époque  de  la  guerre  d'Italie.  Une  escadre  an- 
glaise parut  tout  à  coup  devant  Alexandrie;  le 
vice-roi,  à  la  tète  d'une  armée  de  50,000  hommes, 
se  retira  derrière  le  Barrage  et  attendit  les  événe- 
ments. Ce  ne  fut  qu'une  alerte.  La  paix  fut  conclue, 
et  la  flotte  anglaise  disparut  comme  par  enchante- 
ment. 

Retranché  derrière  cette  position,  qui  commande 
tout  le  Delta,  le  pacha  pouvait  à  son  gré  inonder  la 
terre  basse  ou  bien  intercepter  le  cours  du  Nil ,  seul 
moyen  de  communication  dans  un  pa}S  oii  les 
routes  n'existent  pas,  et  allamer  les  envahisseurs, 


ET   ISMAIL-PAf.HA.  '2;j1 

s'ils  étaient  venus  à  bout  de  s'emparer  des  villes  du 
littoral.  La  mort  ne  lui  permit  pas  de  mener  son 
projet  à  bonne  fin. 

Tel  qu'il  a  été  abandonné  depuis  la  mort  de 
Saïd-Pacha,  le  barrage,  avec  le  village  et  les  forti- 
fications qu'il  y  édifia,  a  un  aspect  monumental; 
mais  le  but  qu'on  se  proposait  est  loin  d'être  at- 
teint. 

En  effet,  à  l'époque  de  sa  crue,  c'est-à-dire  du 
20  juin  au  /i  juillet,  le  Nil,  qui  coule  avec  une  ra- 
pidité de  6'", 72  par  seconde,  fournit  assez  d'eau 
pour  fertiliser,  non  pas  les  l,/i70,000  hectares  en- 
viron dont  se  compose  la  basse  Egypte,  mais  un 
million  de  feddans,  soit  /i/|0,000  hectares.  Or,  il 
n'existe  guère  que  100,000  hectares  de  terres  cul- 
tivées dans  la  basse  Egypte.  Encore  les  fellahs 
doivent-ils,  pour  obtenir  ce  résultat,  avoir  recours 
aux  procédés  d'irrigation  en  usage  depuis  quatre 
mille  ans,  la  sakieh  et  le  chadnuf. 

Les  chiffres  sont  éloquents.  L'incurie  du  gouver- 
nement actuel  -laisse  en  fiiche  les  trois  quarts  du 
pays,  qu'il  serait  possible  de  rendre  h  la  culture  au 
prix  de  quelques  millions  et  d'insignifiantes  dé- 
penses d'entretien. 


252  L'EGYPTE 

Là  ne  s'arrêtent  pas  les  conséquences  de  cette 
insouciance  déplorable.  Des  machines  élévatoires, 
l'une,  le  chadouf  ^,  nécessite  nne  main-d'œuvre 
considérable  ;  l'autre ,  la  sakieh  ~  occupe  en 
moyenne  trois  bœufs.  Quand  on  songe  (ju'il  faut 
20  mètres  cubes  d'eau  par  jour  pour  arroser  con- 
venablement un  feddan  de  terre;  que  la  culture  du 
riz  en  nécessite  50  mètres  cubes;  on  ne  s'étonne 
pas  que  la  basse  Egypte  compte  plus  de  50.000  sa- 
kiehs. 

C'est  donc  environ  150,000  bœufs  ou  bufïles  que 
l'achèvement  du  barrage  pourrait  rendre  à  l'agri- 
culture ou  à  la  consommation. 

Songe-t-on  à  l'épouvantable  position  des  culti- 
vateurs quand  une  épizootie  comme  celle  de  l'année 

1.  Le  chadouf  &e  compose  d'une  traverse  de  bois  reposant  sur  un 
montant  en  terre  battue,  et  munie  à  l'une  de  ses  extrémités  d'une 
corde  qui  soutient  un  panier  de  jonc.  Une  boule  de  terre,  placée  à 
l'autre  extrémité  de  la  traverse,  sert  de  contre-poids  et  fait  remonter 
le  panier,  dont  le  fellah  déverse  le  contenu  dans  le  champ  à  irriguer. 

2.  La  sakieh  est  une  machine  élévatoire  de  construction  primitive. 
Une  roue  verticale,  soit  creuse,  soit  garnie  de,  godets  en  poterie, 
plonge  sa  partie  inférieure  dans  l'eau,  à  peu  près  comme  la  roue 
d'un  moulin.  Pendant  Timmcrsion,  les  godets  s'emplissent  et  vien- 
nent déverser  dans  une  conduite  inclinée  l'eau  nécessaire  à  la  ferti- 
lisation. La  sakieh  est  mue  par  un  manège,  auquel  est  attelé  un  bœuf 
ou  un  Iniirii'. 


KT    ISMAIL-PACIIA.  253 

ilerniore  vient  enlever  tous  les  bestiaux  du  pays? 
Sans  doute  la  Société  agricole  et  industrielle 
d'Egypte  atténuera  dans  l'avenir  une  partie  de  ces 
désastres,  s'ils  viennent  k  se  renouveler.  JMais  elle 
trouverait  ain|)lement  à  s'occuper  de  la  fertilisation 
de  terrains  immenses,  que  le  barrage,  —  si  on  le 
terminait, — serait  insuffisant  à  irriguer.  Car  les 
70,000,000  de  mètres  cubes  d'eau  qu'il  doit  four- 
nir, selon  les  calculs  des  ingénieurs,  ne  peuvent 
arroser  que  /t/iO.OOO  hectares,  et,  nous  l'avons  dit, 
1,^70,000  hectares  environ  pourraient  être  livrés 
à  la  culture. 


Cet  état  de  choses  ne  saurait  manquer  d'altirer 
toute  l'attention  du  nouveau  ministre  des  travaux 
publics.  L'occasion  se  présente  pour  lui  d'affirmer 
par  des  preuves  les  bonnes  intentions  dont  il  s'est 
dit  animé. - 

Que  si  ses  sensibleries  écrites  n'étaient  qu'un 
moyen  oratoire  destiné  à  donner  le  change  à  l'Eu- 
rope sur  l'état  de  l'Egypte  et  les  véritables  senti- 


25  i  LK(JY1»TE 

menls  du  pacha,  des  considérations  d'une  nature 
tout  autre  auront  sans  doute  une  influence  plus 
directe. 

Le  barrage  du  Nil  est  indispensable  aussi  bien 
pour  arrêter  les  inondations  que  pour  irriguer  les 
terres.  Or  l'inondation,  —  fléau  peu  respectueux, — 
enlève  les  talus  du  chemin  de  fer.  qui  appartient  à 
l'État,  ni  plus  ni  moins  que  la  hutte  du  paysan. 
C'est  une  grosse  dépense  quand  il  s'agit  de  réparer 
la  voie. 

Puis  quand  le  fleuve  a  emporté  la  récolte,  le 
fellah,  qui  n'a  phis  rien,  ne  peut  payer  l'impôt,  et 
les  finances  de  l'État  s'appauvrissent  d'autant. 

Décidément  M.  Nubar  fera  terminer  le  barrage 
du  Nil. 

Ce  jour-là  seulement  il  sera  possible  de  connaître 
quelle  somme  représentent  les  travaux  publics  dans 
les  dépenses  du  trésor  égyptien. 


ET    ISMAIL-PAIICA.  255 


CHAPITRE   XVI. 

LES  CHEMINS  DE  FEU  ÉGYPTIENS. 

Ils  furent  établis  moitié  par  une  compagnie  an- 
glaise et  moitié  par  le  gouvernement  égyptien  au- 
quel ils  appartiennent  aujourd'hui.  La  ligne  princi- 
pale s'étend  tout  d'une  venue  d'Alexandrie  à  Suez, 
avec  un  buffet  au  tiers  du  parcours  et  des  buvettes 
çà  et  là.  Deux  embranchements  vont  rejoindre  : 
l'un ,  Mansourah ,  sur  la  bouche  damiettaine  du 
Nil,  non  loin  de  l'endroit  où  saint  Louis  perdit  la 
bataille  du  même  nom;  l'autre,  Zagazig,  un  des 
centres  de  production  de  la  basse  Egypte,  oii  les 
canaux  viennent  rayonner  comme  les  branches 
d'une  étoile.  Deux  fils  télégraphiques,  —  anglais 
et  turc,  —  longent  la  voie  dans  toute  son  étendue  ; 


256  I/KGYPIE 

OU.  pour  mieux  dire,  le  second  s'embranche  sur 
le  tronçon  principal ,  particularité  qui  nécessite  à 
chaque  instant  des  traductions  de  dépêches  et  pro- 
duit souvent  de  singuliers  quiproquo. 

Certes,  rien  n'étonne  autant  qu'un  chemin  de 
fer  et  un  télégraphe  en  Egypte;  mais  il  faut  dire 
que  les  pachas  ont  commencé  comme  les  autres  sou- 
verains finissent,  et  que  s'il  existe  une  voie  ferrée  , 
les  routes  ordinaires  sont  complètement  inconnues, 
et  le  service  postal  s'est  effectué  jusqu'à  cette  an- 
née au  moyen  d'une  compagnie  européenne. 

D'ailleurs  le  chemin  de  fer  égyptien,  —  la  com- 
pagnie du  Iransit ,  comme  on  dit  là- bas,  —  est 
bien  dans  son  genre  la  plus  singulière  administra- 
tion qui  se  puisse  voir. 

En  principe,  on  ignore  absolument  ce  qui.  dans 
un  service  bien  tenu ,  s'appelle  renouvellement 
ou  réparation  du  matériel  et  de  la  voie  ;  on  rem- 
place une  roue  quand  elle  se  détache  ou  qu'elle  se 
brise;  un  wagon  lorsqu'il  se  disloque,  les  rails  et 
les  talus  quand  linondcitioii  les  a  emportés.  Jus- 
que-là on  attend.  Les  Orientaux  sont  fatalistes; 
ils  ne  trouvent  pas  à  propos  d'aider  la  Providence, 
qui  saura  bien  empêcher  le  désastre ,  et  si  quekiue 


ET   ISM  AIL-PAC  H  A.  257 

train  vient  à  dérailler,  il  est  toujours  temps  de 
s'incliner  devant  les  décrets  du  Très-Haut. 

Quand  la  Compagnie  anglaise  céda  le  chemin  de 
fer  au  gouvernement,  tout  était  neuf,  et  par  con- 
séquent en  bon  état.  Les  postes  principaux  étaient 
occupés  par  des  Européens  ;  pendant  quelque 
temps  le  service  put  donc  s'effectuer  d'une  façon 
régulière.  Mais  peu  à  peu  le  personnel  indigène 
envahit  les  emplois,  personnel  inexpérimenté,  né- 
gligent, habitué  aux  façons  d'agir  des  administra- 
tions égyptiennes,  et  depuis  lors  les  choses  ont  été 
de  mal  en  pis. 

Il  suffit  d'avoir  une  fois  traversé  l'Egypte  d'A- 
lexandrie à  Suez  pour  juger  jusqu'à  quel  point  il 
est  possible  de  mal  diriger  un  service  public. 

Le  voyageur  est  à  peine  arrivé  à  l'embarca- 
dère depuis  un  quart  d'heure,  qu'il  commence  une 
série  de  remarques  peu  flatteuses  pour  l'adminis- 
tration du  transit.  Le  départ  était  fixé  pour  huit 
heures  et  demie  :  huit  heures  trois  quarts  viennent 
de  sonner  6t  rien  n'annonce  que  le  convoi  se  dis- 
pose à  partir.  Il  est  neuf  heures.  Le  voyageur, 
lorsqu'une  affaire  pressante  l'appelle  au  Caire, 
suppute  avec  désespoir  que  si  le  retard  se  prolonge, 

17 


2Ô8  LÉGYPTE 

il  vaut  mieux  rentrer  à  Alexandrie,  car  le  train 
n'arrivera  jamais  pour  le  moment  de  son  rendez- 
vous.  Sans  doute  le  quart  d'heure  de  grâce  est  une 
mesure  particulièrement  agréable  au  retardataire. 
Mais  quarante  minutes  !... 

L'impatient  voyageur  commet  une  erreur  gros- 
sière. Il  devrait  savoir  que  le  chemin  de  fer  appar- 
tient à  l'État;  que  c'est  par  faveur  spéciale  qu'on 
consent  à  le  transporter  lui  et  ses  bagages,  pour 
son  argent;  d'ailleurs,  X-bey  ou  Y-pacha  a  fait 
prévenir  qu'il  prendrait  le  train,  et  c'est  bien  le 
moins  que  le  public  attende  l'arrivée  d'un  person- 
nage de  cette  importance  ! 

Enfin ,  l'Excellence  paraît.  Toutes  les  échines 
indigènes  se  voûtent  sur  son  passage,  on  révolu- 
tionne la  gare  pour  lui  faire  une  ovation.  Toute 
une  cargaison  de  malles  s'engouffre  avec  lui  dans 
un  compartiment  de  première  classe ,  pendant  que 
la  cloche  sonne  l'avant- coup  du  départ,  que  la 
foule  se  précipite  vers  le  bureau  des  billets  :  et  le 
dialogue  suivant  s'établit  entre  le  voyageur  et  le 
commis  : 

—  «  Un  billet  de  seconde  pour  le  Caire,  s'il 
vous  plaît? 


ET  ISMAIL-PACllA.  259 

—  u  C'est  tant. 

—  ((  Comment!  Mais  la  semaine  dernière  j'ai 
payé  beaucoup  moins. 

—  «  C'est  possible.  Depuis  quelques  jours  le 
tarif  a  été  modifié  ;  on  a  diminué  le  prix  des  pre- 
mières classes  et  augmenté  celui  des  secondes. 

—  ((  Ah  !  très-bien  !  » 

Et  le  voyageur  de  payer  sans  observation,  d'au- 
tant plus  que  le  train  va  partir,  et  que  s'il  a  attendu 
X-bey,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  qu'il  attende 
tout  le  monde. 

De  temps  en  temps,  le  tarif  du  prix  des  places 
est  sujet  à  une  foule  de  remaniements  dont  le  pu- 
blic n'est  pas  prévenu.  Depuis  quelques  mois  seu- 
lement ,  après  des  réclamations  sans  nombre ,  ce 
tarif  a  été  publié;  jusque-là  il  fallait  bien  donner  à 
l'agent  qui  délivrait  les  billets  la  somme  réclamée 
par  lui.  Même  en  accordant  toute  la  probité  ima- 
ginable aux  employés  du  Transit,  il  était  bien  diffi- 
cile que  des  erreurs  ne  vinssent  à  être  commises,  et 
l'administration  était  chaque  jour  saisie  d'une 
plainte  nouvelle. 

Muni  de  son  billet,  le  voyageur  songe  un  instant 
à  faire  enregistrer  ses  bagages;  mais  il  voit  passer 


260  LÉGYPTE 

tant  de  valises  et  de  colis  par  la  porte  destinée  au 
public,  qu'il  fait  comme  tout  le  monde  et  s'installe 
avec  ses  malles  dans  un  wagon.  Il  évite  du  même 
coup  les  frais  d'excédants  de  bagages  et  les  dan- 
gers que  pourraient  courir  ses  effets ,  car  le  four- 
gon destiné  aux  malles  ne  jouit  pas  en  général 
d'une  grande  réputation  de  sécurité.  D'ailleurs, 
c'est  l'habitude  en  pareil  cas  de  ne  pas  se  gêner 
pour  ses  voisins.  Chacun  empile  sur  les  coussins 
tout  ce  qu'il  possède  de  ballots  et  de  caisses.  Si  les 
compagnons  de  voyage  se  trouvent  incommodés, 
ils  n'ont  qu'à  chercher  une  autre  place  :  l'agent 
chargé  de  la  surveillance  a  toujours  grand  soin  de 
ne  pas  intervenir  dans  la  discussion,  —  à  moins 
pourtant  qu'on  ait  oublié  de  lui  glisser  un  ba- 
chich  ! 

Enfin,  le  signal  du  départ  est  donné  1  Une  ef- 
froyable secousse  annonce  que  le  train  est  en  mar- 
che :  c'est  le  mécanicien  qui  vient  d'ouvrir  tout 
d'un  coup  son  régulateur.  Les  chaînes  se  tendent  à 
se  briser,  les  wagons  tamponnent  violemment,  et 
l'infortuné  voyageur  reçoit  inévitablement  dans  la 
poitrine  les  colis  empilés  sur  la  banquette  d'en  face, 
à  moins  que  son  vis-à-vis  ne  lui  tombe  sur  les  ge- 


ET   IS.MAIL-PACHA.  201 

noux.  Remis  cle  cette  alerte,  qui  ne  doit  se  renou- 
veler qu'à  chaque  station,  il  a  tout  le  loisir  d'exa- 
miner son  entourage. 

A  part  une  malpropreté  sordide,  les  wagons  du 
Transit  égyptien  ressemblent  de  tout  point  aux  voi- 
tures du  même  genre  en  usage  dans  la  plupart  des 
compagnies  de  chemins  de  fer.  Jadis  les  banquettes 
étaient  rembourrées,  mais  depuis  la  hausse  du  co- 
ton on  les  a  débarrassées  d'un  capitonnage  trop 
luxueux.  Les  ressorts  rebondissent  à  merveille,  on 
croirait  voyager  sur  un  sommier  élastique,  —  sans 
matelas. 

Suivant  l'habitude  musulmane,  la  compagnie  est 
exclusivement  masculine.  (  Les  harems  des  princes 
voyagent  dans  des  compartiments  à  part  dont  les 
fenêtres  sont  scrupuleusement  closes.)  Gomme  il 
n'existe  point  d'ordonnance  qui  interdise  de  fumer 
dans  les  wagons ,  chaque  Arabe  s'est  muni  d'une 
pipe  à  longue  portée  qu'il  installe  de  son  mieux. 
Après  quoi,  il  retire  ses  souliers,  s'accroupit  sur  la 
banquette ,  et  de  la  main  caresse  ses  pieds  nus  *, 

1.  La  chaussure  est  une  des  grandes  concessions  que  les  indigènes, 
même  de  la  classe  élevée,  aient  faites  aux  Européens.  Encore  s'affran- 
chissent-ils tant  qu'ils  peuvent  de  cette  contrainte.  Un  pacha  ne  se 


'■H)-2  L'KGVPTE 

pendant  que  le  fourneau  de  sa  pipe  roussit  en  con- 
science le  pantalon  du  voisin  d'en  face,  ou  creuse 
de  larges  brûlures  dans  les  porte-manteaux. 

Dans  le  compartiment  voisin,  des  mameluks^ 
turcs  de  la  suite  d'un  prince  se  sont  réunis  à  quel- 
ques employés  en  train  de  rejoindre  leur  ministère 
qui  vient  de  déménager  d'Alexandrie.  Tous  portent 
le  costume  de  la  réforme  :  —  pantalon  et  redingote 
à  l'européenne ,  et  pratiquent  à  grand  renfort  d'a- 
raki  ^  l'indifférence  en  matière  de  religion  musul- 
mane. Gais  compagnons  du  reste,  qui  chantent  toute 
autre  chose  que  des  cantiques,  boivent  sec  et  offrent 
une  rasade  à  leurs  voisins  avec  cette  cordialité 
dont  l'Orient  a  gardé  le  secret. 

L'Arabe,  lui,  ne  boit  que  de  l'eau.  Il  a  emporté 
en  conséquence  sa  gargoulette  qu'il  fait  remplir 
aux  stations,  et  éventre  le  monstrueux   sac  de 


gène  guère  pour  se  déchausser  dans  le  cours  d'une  audience,  accor- 
dée même  à  des  Européens.  Nous  avons  vu  un  gouverneur  de  pro- 
vince, en  une  circonstance  qui  n'avait  rien  d'intime,  ne  pas  cesser 
de  se  7nasser  les  doigts  de  pieds,  pendant  une  bonne  demi-heure  que 
dura  la  réception. 

1.  Domestiques  de  la  maison  des  princes. 

2.  Eau-de-vie  blanche  aromatisée,  qu'on  désigne  encore  sous  les 
noms  d'aqua-vite  et  de  mastic. 


ET   IS  MAIL-PAC  II  A.  '203 

provisions  dont  il  a  eu  soin  de  se  munir  comme 
pour  un  voyage  au  long  cours. 

De  loin  en  loin,  le  train  s'arrête;  on  a  le  loisir 
de  remarquer  l'état  déplorable  des  stations.  Des 
balles  et  des  colis  de  toute  sorte ,  jetés  sur  le  bord 
de  la  voie,  indiquent  la  place  où  s'élèverait  en  Eu- 
rope la  gare  des  marchandises.  Le  ciel  enflammé , 
d'où  tombent  perpendiculairement  les  rayons  d'un 
soleil  foudroyant ,  sert  de  salle  d'attente  au  public. 
Et  le  voyageur  se  félicite  de  n'avoir  pas  de  caisses 
en  route,  et  de  n'être  pas  lui-même  obligé  de  des- 
cendre à  la  station. 

Des  deux  côtés  de  la  voie  défilent  de  misérables 
bourgades  décorées  du  nom  de  ville,  et  dont  la  po- 
pulation s'entasse  sous  des  huttes  de  terre.  Voici 
Kafr-Dawar,  Damanour,  Abou-Hommous ,  Kafr- 
Zaïat,  tas  de  boue  habités  par  des  créatures  hu- 
maines; enfin  Tantah,  la  ville  sainte  !  Une  demi- 
heure  d'arrêt,  —  ou  bien  une  heure  ou  davan- 
tage encore.  On  n'est  jamais  pressé.  D'ailleurs ,  il 
n'existe  pas  de  voie  de  garage,  quoique  la  ligne  de 
Samanoud  vienne  rejoindre  en  cet  endroit  le  tron- 
çon principal,  et  il  faut  attendre  le  passage  du  train 
du  Caire. 


264  L' EGYPTE 

C'est  l'époque  de  la  foire  de  Tantah.  A  perte  de 
vue  la  plaine  qui  s'étend  au  bas  de  la  ville  est 
couverte  de  teintes  aux  milles  couleurs.  Là  vient 
camper  pendant  un  mois  une  population  immense 
accourue  de  tous  les  points  de  l'Orient  et  de 
l'Afrique,  pour  vendre  ses  troupeaux  et  faire  ses 
dévotions.  La  mosquée  de  Tantah  jouit  d'une 
grande  réputation.  Les  femmes  stériles  s'y  rendent 
en  pèlerinage  pour  s'y  livrer  à  des  débauches 
autorisées  dont  nous  ne  reproduirons  pas  les  dé- 
tails monstrueux^. 

A  Tantah,  pendant  la  fête,  se  tient  le  grand 
marché  aux  bestiaux  —  et  aussi  le  grand  marché 
aux  esclaves.  C'est  là  que  les  riches  indigènes 
viennent  s'approvisionner  de  bétail  humain  2. 


1.  La  plunic  se  refuse  à  tracer  les  scènes  de  prostitution  publique 
que  la  religion  musulmane  permet  aux  femmes  stériles,  à  l'époque 
de  cette  fête  religieuse.  11  suffira  de  dire  que  les  fous  sont  chargés  de 
donner  des  leçons  de  fécondité. 

2.  Après  la  foire  de  Tantah,  les  marchands  d'esclaves  se  rendent 
dans  les  villages  environnants  pour  y  vendre  leur  fonds  de  magasin. 
En  1863,  un  de  ces  industriels  avait  osé  s'établir  à  Tell-el-Kébir, 
village  qui  fait  partie  de  la  propriété  de  l'Ouady,  appartenant  à  la 
compagnie  du  canal  de  Suez.  L'administration  le  fit  immédiatement 
chasser. 


ET    ISMAIL-PACIIA.  265 

Nouveau  coup  de  cloche,  nouvelle  secousse,  et 
le  train  se  remet  en  marche.  Voici  Benha  et  son 
magnifique  pont  de  fer  construit  par  la  Compagnie 
anglaise.  Voici  venir  aussi  l'agent  chargé  de  véri- 
fier les  billets. 

A  ce  moment  le  voyageur  acquiert  la  certitude 
qu'il  a  commis  une  insigne  maladresse  en  se  mu- 
nissant d'un  billet  à  la  station  de  départ.  Plusieurs 
de  ses  voisins  n'ont  pas  pris  tant  de  peine,  et 
quand  on  leur  réclame  le  ticket,  ils  glissent  adroi- 
tement une  pièce  dans  la  main  du  commis.  Cette 
façon  de  voyager  à  bon  compte  sur  le  chemin  de 
fer  égyptien  a  longtemps  été  une  habitude.  Nombre 
d'Européens  ne  voyageaient  pas  autrement  avant 
qu'Abderrhaman-Ruchdi -Pacha  ait  été  mis  à  la 
tête  du  Transit. 

La  nomination  de  ce  fonctionnaire,  dont  on  con- 
naissait déjà  l'intégrité  et  l'énergie,  fit  cesser  bien 
des  abus.  Depuis  dix  mois  qu'il  dirige  les  che- 
mins de  fer,  d'importantes  réformes  ont  été  in- 
troduites ,  une  partie  du  personnel  renouvelée.  11 
a  fait  publier  le  tarif  des  places,  établi  un  con- 
trôle sévère  des  recettes  et  des  dépenses,  créé  des 
trains  express,  etc.  Mais  au  moment  oii  il  était 


200  L'EGYPTE 

permis  d'espérer  de  son  administration  les  meil- 
leurs résultats  pour  l'État  et  pour  les  particuliers, 
l'arrivée  de  Nubar-Pacha  au  ministère  des  travaux 
publics  vient  de  tout  remettre  en  question.  D'après 
ce  qu'on  sait  du  caractère  des  deux  fonctionnaires, 
il  est  à  craindre  qu  Abderrhaman  ne  reste  pas  long- 
temps en  faveur. 


Nous  ne  reviendrons  ni  sur  les  abus  tant  de  fois 
signalés  auxquels  donne  lieu  le  transport  des 
marchandises  par  le  chemin  de  fer,  ni  sur  les  ac- 
caparements du  pacha  et  les  malversations  de 
quelques  agents.  Quant  au  désordre,  un  seul  fait 
en  dira  plus  long  a  ce  sujet  que  tous  les  commen- 
taires. 

Les  commis-magasiniers  délivrent  les  colis  en 
gare  sans  exiger  le  reçu  délivré  par  le  bureau 
expéditeur.  Nous  avons  vu  entre  les  mains  d'un 
négociant  du  Caire  un  bulletin  de  ce  genre,  alors 
que  les  marchandises  dont  le  Transit  avait  pris 
charge  étaient  depuis  longtemps  en  sa  possession. 


ET   ISMAIL-PACIIA.  2(57 

Assurément  la  personne  dont  il  s'agit  est  trop 
honorable  pour  faire  usage  de  ce  bulletin,  et  de 
ce  côté  l'administration  peut  être  tranquille;  mois 
d'autres  cas  doivent  se  présenter. 

Malgré  tant  de  causes  de  ruine,  le  chemin  de 
fer  égyptien  rapporte  au  gouvernement  de  ma- 
gnifiques revenus.  Le  prix  réduit  des  troisièmes 
classes  attire  une  foule  d'indigènes,  qui  n'ont  du 
reste  pas  le  choix  entre  les  moyens  de  transport. 
On  les  entasse  dans  des  espèces  de  tombereaux  oii 
il  est  impossible  de  s'asseoir  et  de  s'abriter.  N'im- 
porte :  ils  sont  encore  mieux  là  que  sur  un  âne  ; 
ils  arrivent  plus  vite  et  à  meilleur  compte.  Aussi 
les  tombereaux  ne  se  vident- ils  à  chaque  station 
que  pour  se  remphr  jusqu'aux  bords  d'hommes  et 
de  femmes  en  haillons. 

Les  riches  Arabes  se  permettent  seuls  d'aborder 
les  secondes  classes.  Quant  aux  wagons  des  pre- 
mières, les  Européens  s'y  peuvent  prélasser  sans 
craindre  le  contact  d'autres  indigènes  que  les  hauts 
fonctionnaires  de  l'État  —  qui,  on  doit  le  dire, 
ne  se  déchaussent  pas  tous  en  public. 


208  L'EGYPTE 

Le  matériel  de  la  compagnie  du  transit  se  com- 
pose d'un  assez  grand  nombre  de  voitures  et  d'une 
soixantaine  de  locomotives  dont  vingt  environ  sont 
en  état.  Le  reste  attend,  en  plein  air,  des  répara- 
tions qui  n'arrivent  jamais. 

Il  existe  aussi  dans  les  environs  des  stations 
principales,  quelques  paquets  de  rails,  quelques 
pièces  de  rechange  placés  là  uniquement  pour  le 
coup  d'œil  ;  car  s'ils  étaient  destinés  aux  répara- 
tions, nul  doute  qu'on  ne  s'en  fût  servi  depuis 
dix-huit  mois  pour  renouveler  la  ligne  du  Caire  à 
Suez,  qui  s'émiette  en  vingt  endroits. 

Il  faut  croire  que  les  locomotives  connaissent 
bien  leur  chemin  pour  ne  pas  dérailler  plus  sou- 
vent !  En  tout  cas,  ce  ne  seraient  pas  les  rails  qui 
pourraient  les  empêcher  de  se  jeter  hors  de  la 
voie. 


Dans  le  cas  oîj  l'on  serait  tenté  d'excuser 
l'incurie  de  l'administration  du  transit,  ajoutons 
(pi' un  autre  chemin  de  fer  existe  dans  le  pays 


ET   ISMAIL-PACIIA.  -JOO 

et  fonctionne  à  merveille.  Il  est  vrai  qu'il  appar- 
tient à  une  société  particulière,  la  compagnie  du 
chemin  de  fer  de  Ramlé. 

Ramlé  (sable,  en  arabe)  est  une  véritable  con- 
quête des  Européens  sur  le  désert,  une  oasis  créée 
à  deux  lieues  d'Alexandrie  par  quelques  amateurs 
de  villégiature.  La  vogue  aidant,  Ramlé  est  au- 
jourd'hui une  sorte  de  petite  ville  où  les  citadins 
viennent  respirer  la  poussière  pendant  les  soirs 
d'été. 

La  concession  du  chemin  de  Ramlé  fut  accordée 
par  Mohammed-Saïd. 

Depuis  deux  ans  quelques-uns  des  actionnaires 
n'ont  point  su  assez  cacher  le  mécontentement  que 
leur  causaient  les  manœuvres  commerciales  du 
pacha,  et  Ismaïl,  pour  faire  pièce  à  la  Compagnie, 
vient  d'autoriser  la  création  d'une  ligne  nouvelle, 
qui  doit  relier  Alexandrie  à  Rosette,  en  passant 
par  le  même  Ramlé.  —  Bis  in  idem. 

Rosette,  l'ancienne  ville  des  roses,  n'est  plus 
aujourd'hui  qu'un  amas  désert  de  maisons  en 
ruine,  qu'on  démolit  pour  en  extraire  les  briques. 
L'intérêt  public  eût  peut-être  exigé  qu'on  accordât 
plutôt  la  concession   d'un  chemin  de  fer  dans  la 


270  L'KGVPTE 

liaule  Egypte,  —  qu'avait  sollicitée  une  société  de 
capitalistes. 

Ismaïl-Pacha  a  trouvé  sans  doute  que  ses  ba- 
teaux à  vapeur  sur  le  Nil  suffisaient  au  transport 
de  ses  récoltes,  et  l'autorisation  n'est  point  venue. 


I-.T   IS.MAH.-l'AClI  A.  271 


CHAPITRE   XVII. 

CONSIDÉRATIONS    GlÎNKRALES. 

Et  maintenant  !... 

Il  serait  injuste  de  nier  les  progrès  accomplis 
par  l'Egypte  depuis  l'avènement  au  pouvoir  d'Is- 
maïl-Pacha.  Mais  nous  invoquons  le  témoignage 
de  tous  les  hommes  consciencieux  qui,  comme 
nous,  ont  suivi  de  près  et  avec  soin  les  actes  du 
nouveau  règne.  Que  d'efforts  dépensés  par  la  co- 
lonie, quelle  pression  exercée  par  les  consuls  pour 
vaincre  les  lenteurs  calculées,  les  résistances,  les 
réponses  dilatoires  du  prince,  alors  qu'il  s'agissait 
d'obtenir  les  améliorations  capables  d'illustrer  son 
règne,  coupables  d'accroître  directement  ou  indi- 
rectement  l'influence   des   Européens    et   de   les 


272  L'KGYPTE 

enrichir!  L'opinion  publique  se  souvient  encore 
des  obstacles  sans  nombre  que  suscita  la  politique 
tortueuse  du  pacha  pour  entraver  l'exécution  d'une 
œuvre  gigantesque  qui  sera  sa  page  glorieuse  dans 
l'histoire. 

A6n  de  populariser  l'entreprise  en  France,  on 
s'est  plu  à  attribuer  l'opposition  que  rencontrait 
la  Compagnie  du  canal  de  Suez  dans  les  conseils 
du  vice-roi,  aux  effets  de  l'influence  anglaise.  Le 
fait,  vrai  à  l'origine  des  travaux,  cessa  d'être  exact 
lorsque  Nubar-Pacha  vint  à  Paris.  L'Angleterre 
et  la  Porte  avaient  été  au  contraire  encouragées 
par  Ismaïl,  qui  espérait  se  délier  des  engagements 
de  son  prédécesseur. 

«  Isolé,  je  suis  impuissant,  —  faisait  dire  Ismaïl 
((  à  Constantinople  et  à  Londres,  —  protégez-moi, 
«  appuyez  mes  réclamations,  et  je  me  fais  fort 
«  d'annuler  les  contrats.  »  A  Paris  le  langage  était 
tout  autre  :  «  Le  canal  de  Suez  !  je  suis  son 
«  protecteur  déclaré;  je  consens  à  tout.  Mais  Pal- 
ce  merston!...  mais  Fuad!  » 

L'opposition  avait  sa  source  et  sa  résidence  au 
Caire. 

On    prétend  communément  que    la    prospérité 


ET   ISMAIL-PACIIA.  273 

d  un  pays  dépend  entièrement  de  ses  gouvernants; 
rÉgypte  prospère  malgré  Ismaïl- Pacha.  Les  cir- 
constances de  la  richesse  du  sol  y  sont  plus  fortes 
que  la  mauvaise  volonté  du  vice-roi. 

Aucun  peuple  aujourd'hui  n'a  le  droit  de  se 
tenir  à  l'écart  de  l'activité  intelligente,  du  mou- 
vement des  idées  nouvelles  qui  entraînent  l'hu- 
manité. Après  l'insuccès  des  moyens  pacifiques, 
les  canons  de  l'Occident  ont  du  enfoncer  les  portes 
que  la  Chine  et  le  Japon,  endormis  dans  une  civi- 
lisation caduque,  tenaient  hermétiquement  fermées 
au  progrès.  Quatre  cent  millions  d'hommes,  nés 
d'hier  à  la  vie  du  siècle,  vont  désormais  participer 
aux  bienfaits  des  sociétés  modernes. 

Sur  la  route  de  l'extrême  Orient  se  trouve 
l'Egypte,  halte  marquée  par  la  Providence  qui  l'a 
comblée  de  ses  largesses,  prévoyant  pour  elle  de 
grandes  destinées.  L'antique  Misraïm  nourrissait 
le  monde  entier;  si  ceux  qui  régnent  aujourd'hui 
en  maîtres  sur  cette  terre  féconde  n'ont  plus  con- 
science de  leur  mission,  c'est  à  l'Europe  de  les 
rappeler  au  devoir  ! 

La  question  d'occupation  est  maintenant  réso- 
lue. Tout  amour-propre  national  à  part,  l'Egypte 

18 


274  L'EGYPTE 

ne  sera  probablement  jamais  ni  française,  ni  an- 
glaise. Que  si  l'une  des  deux  puissances  tentait  de 
s'emparer  de  cette  position  unique,  une  coalition 
aurait  bientôt  fait  justice  de  ses  velléités  de  con- 
quête. L'Egypte  n'appartient  à  personne,  elle 
appartient  à  l'Europe. 

Peu  importe  que  les  descendants  de  Méhémet- 
Ali,  oubliant  la  politique  de  leur  aïeul,  cherchent 
à  resserrer  les  liens  qui  les  enchaînent  à  Constan- 
tinople.  Si  même  en  rentrant  plus  complètement 
sous  la  domination  ottomane,  l'Egypte  pouvait 
trouver  un  avantage  quelconque;  si  la  main  ferme 
d'un  administrateur  tel  que  Fuad- Pacha  pouvait 
sortir  le  pays  de  l'ornière,  nous  applaudirions  de 
grand  cœur  à  cette  solution. 

Ce  qu'il  convient  d'établir,  —  sans  proposer  de 
remède  au  mal,  —  c'est  que  la  responsabilité  de 
la  mauvaise  administration  du  pays  doit  incomber 
tout  entière  à  Ism  ail -Pacha.  Ses  États  ne  sont 
point  comme  ceux  du  sultan  l'objet  des  convoi- 
tises de  voisins  envahissants  ;  il  n'a  point  à  s'oc- 
cuper de  faire  rentrer  dans  l'obéissance  de  turbu- 
lents vassaux,  ni  d'apaiser  d'incessantes  querelles 
religieuses.    Ses  finances    prospères  ignorent  les 


ET    ISM  AIL-PACHA.  275 

embarras  laissés  à  l'empire  ottoman  par  un  passé 
de  désordres  qui  longtemps  encore  entravera  la 
marche  du  progrès  en  Turquie.  Son  mauvais  vou- 
loir n'a  donc  pas  d'excuse. 

Au  lieu  de  subir  l'invasion  des  idées  européennes, 
il  devait  l'appeler  de  toutes  ses  forces,  diriger  le 
mouvement  civilisateur,  et  non  se  laisser  traîner 
à  la  remorque  en  maugréant.  Nous  vivons  à  une 
époque  d'investigations  et  d'audaces.  La  distance 
n'est  point  si  grande  entre  l'Europe  et  l'Egypte 
qu'on  ne  sache  un  jour  ici  ce  qui  se  passe  là-bas. 
L'opinion  publique  pourrait  bien  aller  chercher  le 
vice-roi  jusque  dans  ses  Etats...  et  l'opinion  pu- 
blique c'est  le  torrent  qui,  ne  pouvant  tourner  un 
obstacle,  entraîne  tout  sur  son  passage. 

Peut-être  alors  se  demandera-t-on  si  Son  Altesse 
Ismaïl-Pacha,  vice-roi  d'Egypte,  a  une  autre  mis- 
sion à  remplir  que  d'échanger  ses  cotons  contre 
les  guinées  des  commerçants  de  Liverpool,  et  ses 
sucres  contre  les  piastres  de  ses  sujets. 


FIN. 


NOTES   JUSTIFICATIVES. 


NOTES  JUSTIFICATIVES. 


Extraits  du  discours  prononcé  par  S.  A.  L  le  prince 
Napoléon,  au  banquet  du  canal  de  Suez,  le  il  février 
1864  : 

«  Ceci  est  bien  constaté.  Que  la  Compagnie  de  l'isthme 
de  Suez  ait  profité  de  ce  que  j'appelle  hautement  un 
mal,  c'est  vrai,  car  je  n'en  veux  pas  de  la  corvée. 
(Bruyants  applaudissements.)  Elle  en  a  profité  en  rendant 
supportable  ce  qui  avant  elle  était  bien  plus  mauvais, 
détestable,  intolérable. 

«  Eh  bien,  si  les  propositions  qu'on  vous  a  faites  avaient 
été  acceptées,  croyez-vous  que  la  corvée  serait  abolie? 
Non,  messieurs.  Je  m'expliquerai  franchement,  comme 
j'ai  promis  de  le  faire  ;  c'est  chose  souvent  dangereuse, 
pour  un  homme  qui  parle  en  public,  d'oser  prédire 
l'avenir  qui  peut  lui  donner  un  démenti  ;  mais  je  suis  si 


'280  AOTKS   JLSTIKJCATIVES. 

convaincu,  que  j'aime  à  vous  ouvrir  tout  mon  cœur. 
(Bravo!  bravo!)  Non,  la  corvée  ne  sera  pas  abolie  en 
Egypte  ;  elle  ne  le  sera  pas  de  sitôt.  On  ne  vous  donnera 
plus  20,000  travailleurs,  on  vous  en  donnera  6,000,  et 
puis  ces  6,000  on  vous  les  supprimera. 

«  Croyez-vous  que  la  corvée  sera  abolie  pour  cela  en 
Egypte?  Point  du  tout,  messieurs,  elle  sera  abolie  pour 
la  Compagnie  ;  mais  elle  ne  le  sera  pas  pour  les  terres  à 
coton  et  à  sucre  du  vice -roi  et  de  messieurs  les  gros 
pachas.  (Applaudissements.)  Elle  ne  sera  pas  abolie, 
elle  sera  maintenue  pour  les  malheureux  fellahs  forcés 
d'aller  cultiver  le  coton  et  le  sucre.  ISe  vous  laissez 
donc  pas  séduire  par  des  mots,  par  des  grimaces.  Ce 
sont  de  mauvaises  plaisanteries.  On  abolira  la  corvée 
pour  le  canal,  on  ne  l'abolira  pas  en  Egypte  ;  on  la  con- 
servera et  on  la  conservera  soigneusement  au  profit  de 
messieurs  les  pachas.  (Très-bien!  très-bien!)  » 


«  Un  exemple  se  présente  à  mon  esprit,  je  le  trouve 
en  Egypte  même;  il  est  d'hier.  Un  bassin  se  creuse  à 
Suez  pour  les  Messageries  impériales,  je  ne  serai  pas 
démenti  par  l'ancien  directeur  des  Messageries ,  aujour- 
d'hui ministre  des  travaux  publics,  l'honorable  M.  Béhic. 
Ce  travail  devait  être  fait  moyennant  une  corvée  fournie 
par  le  gouvernement  égyptien.  Le  traité  est  conclu.  Et 
puis,  le  gouvernement  égyptien  trouva  qu'il  lui  coûtait  plus 


.\OTKS    JrSTlFlCATIN  KS.  ■iHl 

cher  d'envoyer  ses  travailleurs,  et  qu'il  aurait  beaucoii|) 
plus  d'avantages  à  les  garder,  qu'il  trouverait  mieux 
son  compte  à  ce  que  le  bassin  fût  creusé  par  le  travail 
libre  que  par  le  travail  forcé,  parce  que,  depuis  le  traité 
avec  les  Messageries,  il  s'était  passé  de  l'autre  côté  de 
l'Océan  de  grands  événements  qui  avaient  changé  la 
condition  agricole  de  l'Egypte.  Le  coton,  autrefois  très- 
bon  marché,  était  très-cher,  il  y  avait  de  gros  bénéfices 
pour  l'Egypte  à  le  cultiver  depuis  qu'elle  ne  craignait 
plus  la  concurrence  américaine.  Le  vice-roi,  qui  est  très- 
intelligent  et  bon  calculateur,  s'est  dit  : 

«  Je  fournis  aux  Messageries  impériales  des  travailleurs 
«  de  la  corvée,  c'est  une  erreur;  j'aurai  bien  plus  d'avan- 
ce tages  à  garder  ces  hommes  sur  mes  terres  à  coton  et  à 
((  sucre.  »  Et  il  a  proposé  à  M.  Béhic  de  ne  plus  lui 
fournir  des  ouvriers  par  la  corvée,  en  parlant  aussi  de 
l'humanité  qui  s'y  opposait.  L'humanité!  ah!  c'est  une  si 
belle  chose,  même  pour  les  Orientaux!  (Rires.)  M.  Béhic 
lui  a  répondu  :  «  Vous  avez  raison,  l'iiunianité  est  une 
«  excellente  chose,  mais  calculons  ce  que,  pour  nous, 
«  coûtera  votre  humanité  ?  )>  Et  le  gouvernement  égyp- 
tien, après  avoir  beaucoup  compté,  beaucoup  calculé, 
après  avoir  beaucoup  fumé  de  pipes  et  pris  beaucoup 
de  café,  finit  par  s'exécuter  et  par  payer,  si  je  ne  me 
trompe,  trois  millions  et  quelques  cent  mille  francs  à  la 
Compagnie  des  Messageries,  atin  de  remplacer,  pour  le 
creusement  du  bassin  de  Suez,  la  corvée  à  laquelle  il 
était  engagé  par  le  travail  libre.  » 


282  NOTES   J  LSTJFICAÏIVES. 

«  Parierai-je  des  traités  de  18/il,  qui  règlent  les  rap- 
l)Orts  entre  la  Porte  et  l'Egypte?  Je  les  avais  lus,  ces 
traités;  je  les  ai  relus  avant  le  banquet.  Qu'est-ce  qu'on 
y  trouve  ?  Un  état  de  choses  qui  n'est  pas  exécuté.  Il  y 
est  dit,  entre  autres  choses,  que  le  vice-roi  d'Egypte  n'a 
pas  le  droit  d'intliger  la  peine  de  mort;  et  on  sait  que, 
quand  il  veut  se  débarrasser  de  quelque  sujet  plus  ou 
moins  désagréable ,  on  lui  fait  remonter  le  Ml  dans  une 
barque  vers  le  Soudan.  11  tombe  dans  le  lleuve  et  on  dit 
qu'il  s'est  noyé.  (On  rit.)  Tout  le  monde  est  ainsi  satis- 
fait, les  traités  et  le  gouvernement  égyptien. 

«  Le  vice-roi  n'a  pas  le  droit  de  nommer  un  pacha  : 
([u'est-ce  qu'il  fait?  Il  nomme  un  bey;  un  bey  est  une 
sorte  de  colonel,  seulement  il  lui  donne  le  rang  et  les 
droits  de  pacha,  ce  qui  équivaut  à  un  général,  et  le  droit 
se  trouve  d'accord  avec  le  fait.  (Nouveaux  rires.)  Je  de- 
mande que  pour  le  canal  ce  soit  la  même  chose.  (Très- 
bien,  très-bien  !  )  » 


<(  Tout  à  l'heure  je  serrais  la  main  de  quelqu'un,  de 
M.  Mougel-Bey,  qui  a  fait  le  barrage  du  Nil.  Savez-vous 
ce  que  c'est  que  le  barrage  du  Nil.  M.  Mougel  a  dépensé 
vingt  millions  pour  le  faire,  c'est-à-dire  pour  maintenir 
le  niveau  du  Nil  à  une  hauteur  variable  à  volonté,  pour 
inonder  les  terrains  environnants  par  un  immense  bar- 
rage. 


NOTKS   JUSTIFICATIVKS.  283 

((  Vous  savez  que  la  ierlilité  de  l'KyypLe  est  en  raison 
directe  de  l'eau  dont  on  peut  disposer  pour  irriguer  les 
terres.  Il  y  a  dix  ans  qu'il  est  terminé,  achevé  complète- 
ment, sauf  peu  de  chose,'  sauf  des  portes.  Voih\  tout  ce 
qui  y  manque,  et  il  faudrait  pour  cela  dépenser  un  mil- 
lion quinze  cent  mille  francs  au  plus.  Eh  bien,  ces  portes, 
on  ne  les  place  pas,  et  le  barrage  est  inutile.  Le  gouver- 
nement égyptien  est  comme  un  homme  qui  perdrait  ses 
pantalons,  parce  qu'il  ne  sait  pas  y  coudre  un  bouton. 
(Hilarité.) 

((  Les  Orientaux  en  sont  là,  ils  ne  savent  jamais  coudre 
le  dernier  bouton.  Voilà  dix  ans  qu'ils  ont  dépensé  vingt 
millions  pour  le  barrage  du  Nil,  et  ils  ne  profitent  pas  de 
ses  avantages:  leurs  terres  perdent  la  fertilité  que  leur 
donnerait  l'irrigation  du  fleuve  ;  ils  perdent  l'intérêt  de 
l'argent  qu'ils  ont  dépensé;  et  tout  cela  pour  ne  pas  sa- 
voir mettre  des  portes  au  barrage,  pour  ne  pas  vouloir 
dépenser  un  million  ou  quinze  cent  mille  francs.  » 


284  NOTES   JUSTIFICATIVES. 


NOTE    1,    page    09. 


On  lit  dans  V Égijple,  journal  d'Alexandrie,  à  la 
date  du  5  novembre  i86/i  : 

((  Un  sinistre  qui  menace  de  prendre  les  plus  larges 
proportions,  plane  en  ce  moment  sur  le  faubourg  de  Mi- 
net-el-Siragua, 

«  Hier,  vers  dix  heures  du  matin,  M.  Zizinia  reçut  l'a- 
vis qu'une  grande  fermentation  s'était  déclarée  dans  des 
charbons  de  terre  emmagasinés  par  lui  dans  une  schouna 
voisine  de  l'embarcadère  du  chemin  de  fer. 

M  Communication  de  cet  avis  fut  immédiatement  don- 
née à  M.  le  gouverneur  d'Alexandrie  et  à  M.  le  chef  de 
police,  avec  prière  d'envoyer  sur  les  lieux  menacés  un 
personnel  suffisant  pour  aviser  aux  mesures  de  sau- 
vetage. 

«  On  assure  que  près  de  2,000  tonneaux  de  charbon 
sont  entassés  dans  la  schouna  menacée  ;  cette  schouna  est 
contiguë  à  plusieurs  autres  qui  sont  remplies  de  coton  et 
d'autres    matières    combustibles;    nous    n'envisageons 


NOTES    JUSTIFICATIVES.  tis:, 

qu'avec  effroi  les  développements  que  le  feu  pourrait 
prendre  dans  de  pareilles  conditions. 

«  Nous  regrettons  d'avoir  à  déclarer  que,  jusqu'à  six 
heures  du  soir,  malgré  les  vives  instances  faites  par  le  re- 
présentant du  consul  de  France  auprès  des  autorités  lo- 
cales, aucune  disposition  n'avait  été  prise  pour  conjurer 
le  fléau. 

((  Un  appel  fait  par  M.  Tricou  à  l'obligeance  de  M.  le 
commandant  de  la  Perdrix  a  été  plus  rapidement  exaucé; 
un  quart  d'heure  à  peine  après  avoir  reçu  l'avis  du  dan- 
ger, M.  le  commandant  envoyait  sur  les  lieux  tous  les 
hommes  disponibles  de  son  équipage,  et  nous  avons  vu 
jusqu'à  l'heure  la  plus  avancée  de  la  nuit  ces  braves  ma- 
telots donner  à  la  population  indigène  l'exemple  d'une 
activité  qui  malheureusement  a  rencontré  peu  d'imita- 
teurs. 

((  On  nous  assure,  mais  nous  avons  peine  à  le  croire, 
qu'au  moment  où  une  demande  de  concours  lui  a  été 
adressée,  M.  le  gouverneur  ou  son  substitut  aurait  dé- 
claré au  messager  du  consulat  de  France,  que  de  nou- 
velles instructions  émanant  de  haut  lieu  lui  interdi- 
saient d'envoyer  en  pareil  cas  des  hommes  sur  les 
points  menacés  avant  que  le  prix  de  leur  labeur  eût  été 
garanti! 

a  Nous  aimons  à  croire  que  cette  assertion  recevra  un 
démenti.  » 

Le  lendemaiD,  le  même  journal  publie  la  note 
suivante  : 


286  .NOTES   JUSTIFICATIVES. 

Incendie  de  Minet-el-Siragua. 

«  Le  feu  s'est  déclaré  hier,  vers  trois  heures  de  l'après- 
midi,  dans  les  charbons  de  M.  Zizinia. 

«  Les  mesures  les  plus  énergiques  ont  été  prises  pour 
le  combattre, 

((  Par  les  ordres  de  M.  le  gouverneur  d'Alexandrie,  ac- 
couru des  premiers  sur  les  lieux,  trois  au  quatre  cents 
travailleurs  ont  immédiatement  ouvert  des  trancliées  des- 
tinées à  isoler  la  masse  incandescente  et  à  circonscrire  le 
feu  dans  la  partie  où  il  avait  pris  naissance. 

Stimulant  tout  son  monde  de  la  parole  et  de  l'exemple, 
Son  Excellence  Mourad-Pacha  s'est  porté  sur  les  points 
les  plus  menacés  et  a  mis  lui-même  la  main  à  l'œuvre 
avec  une  furia  toute  française. 

«  Énergifjuement  secondé  par  Lutfi-Effendi  que  son 
séjour  à  Suez  avait  déjà  familiarisé  avec  les  accidents  de 
ce  genre,  et  par  M.  Martin,  directeur  du  chemin  de  fer 
américain,  M.  le  gouverneur  a  pu,  vers  neuf  heures  du 
soir,  acquérir  la  conviction  que  l'incendie  ne  franchirait 
pas  les  limites  qu'il  lui  avait  pour  ainsi  dire  tracées 
lui-même. 

«  C'est  à  ce  moment  seulement  que  ,  sans  vouloir 
abandonner  son  poste ,  Son  Excellence  a  consenti  à 
prendre  en  plein  air,  sur  un  chariot  métamorphosé  en 
table  de  festin,  sa  part  d'un  souper  improvisé  par  les  soins 
de  M.  Zizinia. 

«  A  l'heure  qu'il  est,  tout  danger  sérieux  a  diparu.  » 

Très-vraiscnibiablement  ces  deux  nouvelles  sont 


NOTES   JUSTIFICATIVES.  287 

exactes,  chacune  à  leur  date  respective.  Le  gouvei- 
neur  d'Alexandrie  a  dû  s'exécuter  et  accorder  le 
lendemain  ce  qu'il  avait  refusé  la  veille.  Apprécie 
qui  voudra  les  ordres  émanant  de  haut  lieu  dont  la 
première  note  fait  mention. 


288  NOTES    JUSTIFICATIVES. 


NOTE    -2,    page    142. 


Nous  donnons  ci-dessous  le  texte  de  la  protesta- 
tion du  commerce  anglais,  à  la  réunion  des  né- 
gociants anglais  tenue  h  l'Inslitut  britannique  à 
Alexandrie,  le  21  janvier  186/t;  M.  Peter  Taylor, 
président. 

Les  résolutions  suivantes  ont  été  prises  à  l'unanimité  : 

1»  Que  les  chemins  de  fer  devaient  servir  pour  le  trans- 
port des  marchandises  pour  le  public,  sans  préférences 
aucunes,  tandis  que  le  gouvernement  et  la  daïradeS.  A.  le 
vice-roi  en  ont  souvent  pratiqué  le  monopole,  excluant  le 
public,  et  que,  en  conséquence  de  cette  injustice  il  est 
résulté  pour  les  négociants,  en  diverses  circonstances,  des 
dommages  pécuniaires  importants  et  des  embarras  très- 
sérieux, 

2°  Que  l'administration  du  chemin  de  fer  est  légale- 
ment responsable  du  nombre  des  colis  qui  lui  sont  confiés 


XOTES   JUSTIFICATIVI^S.  28'J 

pour  le  transport,  comme  de  tout  vol  commis  pendant 
le  transit,  quoi(iu'à  plusieurs  reprises  elle  ait  refusé  de 
donner  satisfaction  aux  propriétaires  pour  des  articles 
perdus  ou  endommagés  pendant  fju'ils  étaient  sous  la 
responsabilité  de  l'administration. 

3°  Que  le  gouvernement  égyptien  et  la  daïra  de  S.  A.  le 
viee-roi  agissent  avec  la  plus  grande  injustice  en  mono- 
polisant, comme  ils  le  font  souvent,  le  transport  par  eau 
pour  l'intérieur  en  prenant  de  force  les  bateaux  du  iNil, 
les  mabones,  les  peseurs,  etc.,  etc.,  de  sorte  que  les  né- 
gociants ont  été  assujettis  à  de  lourdes  impositions  de  la 
part  des  cbeiks  de  mabonniers,  porteurs,  cbarretiers  et 
bourriquiers,  etc.,  etc.,  et  qu'ils  ont  même  souvent  été 
arrêtés  dans  leurs  opérations. 

li"  Que  la  manière  de  traiter  les  marcbandises  des  né- 
gociants, actuellement  en  pratique  à  la  douane  d'Alexan- 
drie, est  sans  précédents  dans  aucun  pays  civilisé;  les 
marchandises  de  valeur  sont  retenues  pendant  six  se- 
maines et  plus  à  cause  du  manque  de  porteurs  du  gou- 
vernement pour  décharger  les  mabones.  Qu'il  n'y  a  pas 
d'aménagements  pour  recevoir  les  marcbandises  impor- 
tées, ni  même  suffisamment  d'espaces  couverts  pour  les 
protéger  contre  les  intempéries  et  contre  le  vol;  il  en  ré- 
sulte des  pertes  importantes  pour  les  propriétaires,  et  il 
devrait  être  remédié  sans  délai  à  ces  abus. 

5°  Que  les  agents  des  bateaux  à  vapeur  sont  souvent 
dans  l'impossibilité,  à  quelque  prix  que  ce  soit,  de  se  pro- 
curer des  ouvriers  pour  décharger  leurs  steamers,  parce 

19 


'290  NOTES   JL'STll'ICATIVES. 

que  le  gouvernement  les  arrache  par  force  au  travail 
pour  lequel  ils  sont  engagés. 

Que  les  représenianls  de  Sa  Majesté  sont  requis  de 
soumettre  à  S.  A.  le  vice-roi  ces  abus  afin  d'en  obtenir  le 
redressement. 

6°  Que  les  routes  pour  les  besoins  du  commerce  sont 
dans  le  plus  triste  état  et  que  les  mesures  nécessaires 
pour  leur  réparation  devraient  être  prises  immédiate- 
ment, spécialement  celles  conduisant  des  magasins  aux 
quais  d'embarquement  et  de  la  douane  et  du  chemin  de 
fer  à  la  ville. 

7°  Que  le  honteux  système  de  corruption  pratiqué  au 
chemin  de  fer  et  à  la  douane  devrait  être  arrêté. j 

8°  Que  vu  l'immense  importation  de  machines  dans  ce 
port  (importation  qui  augmente  chaque  jour),  l'agence- 
ment de  l'arsenal  est  tout  à  fait  insufiisant  et  (|ue  les  me- 
sures nécessaires  devraient  être  prises  sans  retard  pour 
faciliter  le  débarquement,  comme  aussi  l'ennnagasinage 
après  la  niise  à  terre  desdites  machines. 

9°  Que  si  S.  A.  le  vice-roi  est  d'opinion  que  le  chemin 
de  fer  et  les  vapeurs  du  Ml  ne  peuvent  sutiire  qu'à  ses 
besoins  et  à  ceux  de  son  gouvernement,  les  représentants 
de  Sa  Majesté  sont  requis  de  demander  à  S.  A.  une  auto- 
risation (pii  pei-metle  au  commerce  de  cette  ville  de  pour- 
voir il  ses  frais  aux  moyens  nécessaires  de  transport  tant 
par  terre  que  i)ar  eau  sans  demander  l'aide  pécuniaire  do 
Son  Altesse  le  vice-roi. 


NOTES    JUSTIFICATIVES.  'JiM 

10°  Que  les  ordres  de  S.  E.  le  goiivenieur  d'Alexandrie 
ayant  été  i\  plusieurs  reprises  annulés  par  des  otiiciers 
inférieurs,  les  représentants  de  Sa  Majesté  devront  repré- 
senter ceci  à  S.  A,  le  vice-roi  afin  de  mettre  un  terme  aux 
embarras  qu'un  tel  conflit  entre  l'autorité  cause  aux  né- 
gociants. 

Signé  :  Peter  TAYr.OR,  président,  Peel  et  C'*' , 
W.  Prehn  et  C'"^ ,  P.  Pasouale  ,  Anderso.\  et 
HoBSON,  H.  Bl'lrei.ev,  R.-J.  Moss  et  C''^,  Dixon 
Brothers  et  C'^,  Fairmann  et  C'«,  Joyce  Thurburn 

et    C"^,    A.-St.-J.    FORSMANN,    SCHILIZZI  et   LiDDELL, 

Barker  et  O  ,  P.-J.  Cavafy  et  C'"^ ,  Dickinson 
et  C'^,  Carwer,  Bros  et  Gill,  John  Corlett,  Chas, 
J.  Joyce  et  C'«,  Fleming  et  C'^  J.  Haselden,  W.-B. 
Brough  et  0^. 


292  NOTES    JUSTIFICATIVES. 


NOTE    3,    page    1-0. 


On  ne  lira  pas  sans  intérêt  le  rapport  circon- 
stancié transmis  au  gouvernement  français  par  le 
commandant  supérieur  de  la  Vera-Cruz,  sur  le 
combat  du  2  octobre  1863,  dans  lequel  s'est  trouvé 
engagé  un  détachement  du  bataillon  nègre  égyp- 
tien; le  sang-froid  et  l'intrépidité  déployés  par  cette 
petite  troupe  sont  appréciés  par  le  commandant 
français  dans  des  termes  qui  nous  dispensent  de 
tout  commentaire  sur  cette  affaire  si  honorable 
pour  le  contingent  égyptien. 

«  Le  2  octobre  1863,  à  sept  heures  du  matin,  le  traiii 
ordinaire  du  chemin  de  fer  quittait  la  gare  de  la  Vera- 
Cruz  pour  se  rendre  à  la  Soledad. 

«  Ce  train  était  escorté  par  14  hommes,  7  de  la  l"""  corn- 


^OTKS    JUSTinCATIVKS.  29:5 

pagnie  de  marins  indigènes  des  Antilles,  et  7  du  bataillon 
nègre  égyptien,  les  nommés  : 

«  Bekit  Badren,  1"  soldat,  chef  du  détachement. 

«  Belal  Hammad  2®  soldat. 

((  IttOLim  Soudan  id. 

((  Brahim  Abderrahman  id. 

«  Mohammed  Abdallah  id. 

((  Omar  Mohammed  id. 

«  Mohammed  Ali  id. 

«  Il  se  composait  de  wagons  à  voyageurs  et  de  trucks 
à  marchandises;  le  nombre  des  passagers  civils  était  de 
ZiO  environ  ;  parmi  eux  on  comptait  : 

«MM.  Ligier,  chef  de  bataillon  au  régiment  étranger; 

Schérer,  lieutenant  à  la  compagnie  indigène  du 

génie,  de  la  Guadeloupe. 
Boutenaille,  sous-lieutenant  à  la  contre-guerilla  ; 
Lyons,  directeur  du  chemin  de  ferj 
Franck,  mécanicien  en  chef  du  chemin  de  fer; 
Savelli,  curé  de  la  Soledad  ; 
Plusieurs  femmes  et  enfants. 

Le  convoi  se  dirigeait  sur  la  Tézéria  avec  une  vitesse  de 
15  à  16  kilomètres  à  l'heure  quand,  à  un  tournant  assez 
brusque,  à  6  kilomètres  environ  de  cette  station,  dans  un 
endroit  appelé  la  Loma  de  la  Bevista,  où  la  voie  est  en- 
caissée de  h  mètres  environ  et  les  talus  couverts  de  bois 
ou  de  fortes  broussailles,  le  mécanicien  placé  sur  la  lo- 
comotive s'aperçut  ([ue  plusieurs  rails  avaient  été  enlevés; 
la  vapeur  fut  immédiatement  renversée,  mais  le  train 


•201  NOTKS    JUSTIFICATIVES. 

entier,  entraîné  par  la  vitesse  acquise,  continua  un  mo- 
ment encore  sa  roule,  et  les  wagons  de  la  tête  déraillèrent 
sans  qu'on  pût  einj)êcher  cet  accident. 

((  A  cet  instant,  niic  vive  fusillade;  éclata  des  deux  côtés 
de  la  voie  :  les  coups  partaient  de  haut  en  bas  sans  qu'on 
pût  apercevoir  les  assaillants;  le  mécanicien  et  un  voya- 
geur civil  furent  blessés.  Toutes  les  personnes  descendues 
(lu  ^vagon  y  remontèrent  précipitamment;  le  comman- 
dant Ligier  prit  la  direction  de  la  défense  et  descendit 
pour  examiner  la  position  et  voir  s'il  ne  serait  pas  possible 
de  tourner  l'ennemi. 

«  Au  milieu  de  l'émotion  générale  et  du  désordre 
causé  par  le  déraillement,  par  les  cris  des  femmes  et  des 
enfants,  par  l'inquiétude  de  tous  les  voyageurs,  les  sept 
Égyptiens  n'avaient  eu  qu'une  seule  pensée,  celle  de  se 
saisir  de  leurs  armes,  de  s'assurer  de  leur  état  et  de  se 
tenir  prêts  à  faire  feu  sur  les  ennemis  s'ils  se  décou- 
vraient; couverts  par  les  parois  du  wagon  où  ils  étaient 
placés,  ils  attendirent  le  moment  d'engager  la  lutte  avec 
un  sang-froid  digne  des  plus  grands  éloges. 

((  En  voyant  le  commandant  Ligier  descendre  de 
wagon,  tous  les  hommes  d'escorte  le  suivirent  pour  exé- 
cuter ses  ordres;  malgré  un  feu  très-vif  mais  peu  meur- 
trier, par  suite  de  l'obligation  où  se  trouvaient  les  Mexi- 
cains de  se  couvrir  le  plus  possible,  la  reconnaissance  se 
fît  sans  encombre. 

u  Le  commandant,  reconnaissant  que  la  position  ne 
pouvait  être  tournée,  voulut  l'attaciuerde  front;  il  lança 
les  quatorze  hommes  à  l'assaut  de  la  hauteur;  mais  le 
terrain  était  couvert  de  broussailles  trop  épaisses,  on  ne 


>OTES    JUSTIFICATIVIiS.  '295 

put  avancer,  et  il  fallut  se  replier  sur  les  wagons.  Pendant 
ce  mouvement,  le  commandant  Ligier  fut  grièvement 
blessé,  deux  marins  furent  également  atteints  par  les 
projectiles.  Ce  succès  encouragea  les  assaillants;  le  feu 
redoubla  et  rendit  la  retraite  indispensable.  Au  moment 
où  le  commandant  Ligier,  aidé  par  le  nommé  Belal-Ham- 
mad,  remontait  en  wagon,  un  nouveau  coup  de  feu  le 
blessait  mortellement,  et  Betal  Hammad  lui-même  tom- 
bait tué  par  une  balle  à  la  tête.  Bekhit  Badren  et  Iltoum 
Soudan  se  dévouèrent  alors;  ils  relevèrent  d'abord  le 
commandant  qui  respirait  encore,  le  hissèrent  dans  le 
wagon  et  revinrent  prendre  Betal  Hammad,  protégés  par 
le  feu  du  restant  de  l'escorte  éparpillée  derrière  toutes  les 
voitures. 

«  A  partir  de  ce  moment,  le  lieutenant  Schérer  prit  le 
commandement  général  ;  il  plaça  ses  hommes  de  manière 
à  neutraliser  complètement  toute  tentative  d'attaque  de 
vive  force  de  la  part  des  Mexicains;  de  plus  il  expédia 
des  hommes  du  chemin  de  fer  à  la  Téjéria  et  à  la  Vera- 
Cruz  pour  informer  le  commandant  supérieur  de  sa  po- 
sition critique  et  lui  demander  des  secours. 

«  La  Téjéria  était  occupée  à  cette  époque  par  une  sec- 
tion d'Égyptiens  forte  d'un  officier  et  de  /i5  hommes,  et 
placée  sous  les  ordres  supérieurs  du  sous-!ieulenant  Ra- 
zaud,  du  régiment  étranger;  cet  officier  avait,  dès  le  ma- 
tin, été  prévenu  par  ses  espions  qu'un  parti  nombreux  de 
Mexicains,  250  à  300  hommes  environ,  battait  la  cam- 
pagne; il  avait  pris  ses  dispositions  en  conséquence,  et 
se  tenait  prêta  toute  éventualité;  aussi  quand  l'avis  de 
M,  Schérer  lui   arriva,  cet  officier  put-il  partir  tout  de 


'29G  NOTKS    J  l  oTIFIC  ATIVRS. 

suite  au  pas  de  course  avec  les  Égyptiens;  il  se  dirigea 
en  droite  ligne  sur  la  Loma  de  la  Revista. 

«  Pendant  ce  temps,  le  combat  continuait  toujours;  les 
défenseurs  du  convoi,  malgré  leur  petit  nombre,  tiraient 
presque  à  coup  sûr  sur  les  Mexicains;  le  mal  qu'ils  leur 
faisaient  dut  être  très-grand,  car  plusieurs  fois  ces  der- 
niers, gênés  par  ce  feu  bien  dirigé,  voulurent  essayer  de 
descendre  et  tenter  une  lutte  corps  à  corps,  et  toujours 
leurs  tentatives  furent  infructueuses;  le  nonnné  Ittoum- 
Soudan  en  tua  lui-même  deux  presque  à  bout  pourtant. 

«  L'attaque  durait  depuis  plus  d'une  heure  et  les  mu- 
nitions commençaient  à  s'épuiser,  quand  tout  à  coup  du 
côté  de  l'ennemi  le  feu  se  ralentit  brusquement  et  cessa 
même  un  instant  après  :  M.  le  lieutenant  Scbérer  crai- 
gnant un  i)iégo,  ne  voulait  pas  quitter  la  défensive;  il  at- 
tendit quelf|uc's  minutes,  puis  un  Indien  se  décida  à  aller 
à  la  découverte,  et  il  ne  tarda  pas  à  revenir  annonçant  la 
disparition  complète  des  Mexicains.  Prévenu  jiar  ses 
éclaireurs,  leur  chef  avait  appris  l'arrivée  de  la  garnison 
de  la  ïéjéria;  craignant  de  se  trouver  pris  entre  deux 
feux,  il  s'était  décidé  à  abandonner  le  lieu  du  combat. 

«  On  put  alors  respirer  à  l'aise  et  porter  secours  aux 
blessés;  les  pertes  avaient  été  très-sensibles;  le  comman- 
dant Ligier,  Betal  Hammad  et  un  Mexicain  passager 
étaient  morts;  MM.  Lyons,  directeur  du  chemin  de  fer,  le 
curé  Savelli  et  un  soldat  étaient  très-grièvement  blessés; 
M.  Schérer,  M.  Botemaille,  neuf  soldats  ou  passagers  et 
une  dame  avaient  des  blessures  moins  graves,  heureuse- 
ment. On  s'empressa  de  leur  donner  les  soins  les  plus  ur- 
gents; une  heure  après,  vers  dix  heures  et  demie,  tous 


NOTKS    JUSTIFICATIVr.S.  '297 

étaient  ranituiés  ù  la  \'ora-Cruz  et  transj^ortés  dans  leurs 
familles  ou  dans  les  hôpitaux. 

«  Dans  ce  combat,  les  sept  Égyptiens  ont  déployé  lu 
vigueur  la  plus  grande,  le  sang-froid  le  plus  rare;  fous 
ont  fait  l'admiration  des  ofticiers  et  des  soldats  près  des- 
quels ils  combattaient;  nul  doute  qu'en  grande  partie  le 
succès  n'ait  été  dû  à  leur  résistance  opiniâtre,  résistance 
d'autant  plus  méritoire  que,  d'après  les  renseignements 
recueillis  postérieurement,  les  Mexicains  étaient  au 
nombre  d'environ  300,  tant  fantassins  que  cavaliers. 

«  Après  l'affaire,  le  premier  soldat,  Bekhit  Badren,  a 
été  nommé  caporal,  Ittoum  Soudan,  Brahim  Âbderrah- 
man,  Moliammed  Abdallah  et  Omar  Mohammed  ont  été 
faits  premiers  soldats.  De  plus,  Bekhit  Badren  et  Ittoum 
Soudan  ont  été  proposés  pour  la  médaille  militaire. 

((  Cette  récompense  leur  a  été  accordée  le  1®'"  mars 
186Z|,  par  M.  le  général  commandant  en  chef  le  corps  ex- 
péditionnaire. 

((  Le  commandant  supérieur, 

((  Signé  :  H.    Maréchal. 

((  Vu  :  le  général  de  brigade,  commandant  supérieur 
d'Orizaba, 

«  Signé  :  de  Maussiun.  » 

La  Vera-Cruz,  le  24  mars  1864. 


298  NOTES    JL  STIFIC  ATI  \  KS. 


NOTE    /l,    page    70. 


Le  bureau  européen  de  la  police  des  passe-ports 
a  fourni  les  renseignements  statistiques  suivants, 
qui  donneront  une  idée  exacte  du  mouvement  des 
arrivages  dans  la  colonie  européenne. 

Liste  des  voyageurs  arrivés  à  Alexandrie  depuis  le 
l"^'"  ramazan  1280,  jusqu'à  la  fin  de  1281.  (Six  mois  du 
8  février  186/i  au  2  août.) 

41  Américains,  1,650  Anglais,  22  Hanséatiques,  1,061 
Autrichiens,  l/i  Belges,  1  Danois,  36  Espagnols,  1,187 
Français,  513  Algériens,  23  Hollandais,  882  Italiens, 
1,873  Grecs,  /i91  Persans,  5  Portugais,  91  lYussiens, 
/j69  Russes,  5  Suédois. 

Pendant  cette  môme  période,  le  chifîre  des  arrivants 
s'est  élevé  à  27,503  personnes  et  le  chiffre  des  départs  à 
15,882.  Ce  qui  représente  une  augmentation  de  popula- 
tion de  11,021  liabilants. 


\o  iKS  Ji  sTii-icAin  i;s.  299 


NOTE     5,     pa|,'e     22  0. 


Notre  livre  était  fait  lorsque,  dans  le  journal  le 
TempSj,  en  date  du  10  février  courant  (1865),  nous 
avons  trouvé  une  correspondance  du  Caire  du 
19  janvier,  de  laquelle  nous  extrayons  le  passage 
suivant  : 

a  Je  commencerai  par  la  Compagnie  dite  du 

Soudan  et  de  la  haute  Egypte,  dont  la  création  remonte 
au  mois  de  juin  1863.  Lorsque  le  vice-roi  se  décida  à 
prendre  cette  entreprise  sous  son  patronage,  cinq  mois  à 
peine  s'élaient  écoulés  depuis  son  avènement.  On  ne  pou- 
vait mieux  commencer  un  règne.  Quel  était,  en  effet,  le 
but  des  fondateurs?  Un  but  tout  de  civilisation  et  de  pro- 
grés :  développer  la  production  et  faire  pénétrer  le  com- 
merce régulier  dans  de  riches  contrées  inexploitées  jus- 
qu'ici. 

((Sous  le  nom  de  Soudan  (Bel-ed-Essoudan,  pays  des 


300  NOTES   JLSTiriCATlVKS. 

noirs) ,  ou  fuinprend  aujoui-d'liui  la  vaste  région  ([ui 
s'étend  au  sud  du  Sahara,  depuis  la  hauteur  de  l'Al- 
gérie jusqu'à  FAbyssiiiie.  Quant  au  Soudan  égyptien 
proprement  dit,  celui  que  la  Compagnie  nouvelle  avait 
surtout  en  vue,  il  est  borné  à  l'ouest  par  le  Darfour, 
et  à  l'est  par  l'Abyssinie;  au  sud,  on  ne  connaît  pas 
ses  limites.  Mais,  tel  qu'il  a  été  exploré  jusqu'à  ce  jour, 
la  surface  totale  qu'il  occu[)e  n'est  pas  de  moins  de 
1^0, 000  lieues  carrées,  plus  de  quatre  fois  la  superficie 
de  la  France. 

('  Le  champ  est  vaste,  comme  on  le  voit,  d'autant  plus 
vaste  que  dans  ces  régions  le  manque  absolu  des  voies  de 
communication  ordinaires  force  le  commerce  à  suivre  le 
cours  des  ileuves  :  circonstance  qui  rend  tributaires  de 
la  Compagnie  non-seulement  le  Soudan  lui-même,  mais 
encore  tous  les  pays  qui  bordent  les  affluents  du  Nil, 
c'est-à-dire  une  partie  de  l'Abyssinie,  le  territoire  des 
Gallas,  le  Darfour,  etc.  Le  vice-roi  voulut,  en  accordant 
son  aulurisatioi) ,  que  les  moyens  fussent  proportionnés 
au  but,  et  la  société  fut  constituée  au  capital  de  deux 
millions  de  livres  sterling  (50,000,000  de  francs). 

«  En  outre,  désireux  d'aider  de  tout  son  pouvoir  au 
succès  de  l'atfaire,  il  ordonna  que  la  ligne  télégraphique 
fût  continuée  jusqu'à  Kartoum ,  et  que  l'on  préparât  le 
matériel  nécessaire  à  l'établissement  d'un  service  de  re- 
morquage sur  le  Ml,  du  Caire  à  la  première  cataracte, 
celle  d'Assouan.  Ces  deux  mesures  elles-mêmes  ne  fai- 
saient, dans  son  esprit,  qu'en  préparer  une  troisième  plus 
radicale  et  bien  autrement  importante.  Il  projetait  dès 
lors  de  relier  la  capitale  de  son  royaume  à  ses  confms  les 


NOTES    Jl  S  1!  ne  V\\\  I.S.  ;t01 

plus  extrêmes,  au  moyen  d'une  voie  feiire  qui,  remon- 
tant la  vallée  du  Nil  jusqu'à  Dongolak,  s'élancerait  au 
travers  du  désert  de  Bahiouda  jusqu'à  la  sixi<''me  cata- 
racte, 

((Tels  étaient  les  moyens  que  le  gouvernement  ('gyp- 
tien  tenait  à  la  disposition  de  la  Compagnie  du  Soudan. — 
Voyons  maintenant,  en  quelques  mots,  quelles  ressources 
devaient  lui  offrir  les  contrées  où  elle  se  proposait  d'é- 
tendre ses  opérations. 

((  Ces  ressources,  les  récits  des  voyageurs  qui,  dans  ces 
derniers  temps,  ont  pénétré  dans  l'Afrique  équatoriale, 
nous  les  représentent  comme  très-variées,  presque  infi- 
nies. Je  ne  parlerai  ni  de  l'ivoire,  ni  des  plumes  d'au- 
truche, ni  de  la  gomme,  dont  le  Caire  a  dejjuis  longtemps 
déjà  centralisé  le  commerce.  Je  ne  dirai  rien  non  plus  des 
métaux  précieux  que  Ton  y  rencontre  à  l'état  natif,  des 
mines  de  fer  magnétique  et  de  cuivre,  dont  lexploitation, 
il  est  vrai,  ne  deviendra  régulière  et  fructueuse  qu'avec 
l'aide  de  procédés  d'une  introduction  et  d'un  emploi 
assez  onéreux,  du  moins  jusqu'à  nouvel  ordre.  Mais  la 
véritable  source  de  richesses  dans  ces  immenses  régions, 
c'est  le  sol.  Des  pics  les  plus  élevés  de  l'Abyssinie  aux 
vallées  du  Sennaar  et  aux  plaines  du  Soudan  lui-même,  la 
nature  semble  avoir  pris  plaisir  à  le  façonner  pour  les 
cultures  les  plus  productives  :  céréales,  café,  sucre, 
plantes  textiles,  bois  de  teinture  et  de  construction;  il 
n'est  pour  ainsi  dire  rien  que  l'on  ne  puisse  en  faire 
sortir,  grâce  à  l'existence  de  larges  cours  d'eau,  de  lacs 
nombreux,  dont  un  soleil  de  feu  vient  surexciter  les  prin- 
cipes fécondants. 


wi  Norr.s  .11  sTiFic  \ti\  ks. 

(c  De  plus,  répizoûtie  qui  venait  d'éclaler  en  Egypte,  et 
les  effets  de  la  guerre  d'Amérique  sur  les  prix  du  colon 
favorisaient  singulièrement  les  débuts  de  la  nouvelle  Com- 
pagnie. Les  troupeaux  de  bétail  sont  innombrables  dans 
les  gras  pâturages  f[u'arrose  le  Nil  supérieur  et  ses  af- 
lluents,  et  chacun  sait  (jue  le  cotonnier  pousse  ii  l'état 
naturel  dans  le  Soudan  et  les  pays  qui  l'environnent. 
Il  lui  eût  donc  sutiî  de  quelques  efllbrts  persévérants  pour 
faire  tourner  à  son  plus  grand  profit  ce  que  l'on  considé- 
rerait ailleurs,  i\  juste  titre,  comme  des  mallieurs  pu- 
blics. 

«Au  lieu  de  cela,  qu'a-t-elle  fait?  Elle  s'est  traînée 
pendant  quelque  temps  dans  l'ornière  tracée  avant  elle 
par  des  négociants  dont  les  ressources  restreintes  limi- 
taient les  opérations  et  comprimaient  l'esprit  d'entre- 
prise. Puis,  ne  trouvant  pas  à  ce  métier  d'aliment  suffisant 
pour  les  grands  capitaux  dont  elle  dispose,  elle  s'est 
rabattue  sur  les  fellahs.  Ses  agents  ont  couru  les  villages 
du  Delta,  faisant  aux  cultivateurs  besoigneux  des  avances 
sur  leurs  récoltes  de  coton,  à  raison  de  3,  k  et  jusqu'à 
5  »/„  par  mois.  Bref,  du  rôle  magnifique  qu'elle  pou- 
vait jouer,  elle  est  descendue,  tranchons  le  mot,  à  celui 
d'usurière. 

«  Le  châtiment  ne  s'est  du  reste  pas  fait  attendre.  Do- 
minée par  l'appât  d'un  gain  à  la  fois  facile  et  considé- 
rable, la  Compagnie  s'est  laissé  tronq:)er  sur  l'importance 
des  ressources,  sur  la  valeurdes  propriétés  de  bon  nombre 
de  ses  emprunteurs;  et  lorsqu'à  éclaté  la  dernière  crise, 
partie  de  ses  placements  a  été  gravement  compromise. 
On  n'estime  pas  â  moins  de  soixante-dix  mille  livres  ster- 


NOTES    J  L  S  T 1 1"  I  (  ;  AT  I  \  F.  S .  'Mi 

ling  le  cliiflVe  des  pertes  que  rcntraiiiement  de  ses  agonis 
lui  a  fait  essuyer. 

(c  Espérons  que  la  leçon  lui  profitera.  Je  le  crois  pour 
mon  compte,  d'autant  plus  facilement,  (ju'à  la  suite  de 
cette  pileuse  aventure,  le  personnel  de  la  direction  a  été 
remanié.  C'est  à  M.  Ross,  négociant  du  plus  grand  mé- 
rite, que  sont  désormais  confiées  ses  destinées.  Elles  ne 
peuvent  que  devenir  très-prospères  en  d'aussi  habiles 
mains. 

«  On  ne  tardera  donc  pas  à  voir  la  Compagnie  du  Sou- 
dan rentrer  dans  sa  véritable  voie  et  poursuivre  avec 
persévérance  et  courage  le  but  pour  lequel  elle  a  été 
fondée. 

«  A  bientôt  de  nouveaux  renseignements  sur  quelques 
autres  compagnies,  la  longueur  de  cette  lettre  me  forçant 
de  les  ajourner  à  la  suivante,  y 

Nous  laissons  au  correspondant  la  responsabilité 
de  semblables  assertions  sur  le  compte  de  la  Com- 
pagnie du  Soudan,  —  assertions  qui  contirment 
pleinement  du  reste  les  opinions  que  nous  avons 
émises  dans  le  courant  de  ce  volume,  écrit  avec 
toute  la  discrétion  possible. 

Le  document  ci-dessus  prouve  une  fois  de  plus 
que  le  vice-roi  soutient  énergiqiiement  les  opéra- 
tions qu'il  patronne. 

A  ce  propos,  n'oublions  pas  d'ajouter  que  les 


304  .\  OTl-S    J  L  STl  IJ  C  ATI  \  K  S. 

compai^nies  «  la  Medjidié  »  et  «  l'Azizié,  »  faisant 
le  service  de  la  Méditenanée,  de  la  mer  Rouge  et 
du  Nil,  viennent  de  fusionner.  On  sait  que  le  vice- 
roi  possède  une  notable  partie  du  capital  social  de 
ces  sociétés. 


TABLE 


Ac  Lectecp. 1 

Chapitre  I*"""       Ismail ,  vice-roi 3 

—  II.       Les  héritiers  d'Ismail 27 

—  III.      Le  fellah.  —  La  corvée 31 

—  IV.      Alexandrie 65 

—  V.        A  travers  le  Caire.  —  Suez 81 

—  VI.      Esquisses  au  trait.  —  Ragheb-Pacha.  —  Nubar- 

Pacha 107 

—  VIL     L'administration  locale  dans  ses  rapports  avec 

la  colonie 115 

—  VIII.    La  terre.  —  L'impôt.  —  L'usure 143 

—  IX.      L'organisation  nouvelle.  —    L'armée.   —   La 

marine 163 

—  X.    '   Instruction  publique 179 

—  XL      La  presse 189 

—  XII.     Le  budget 195 

—  XIII.   La  colonie   européenne.    —   Commissions  et 

sociétés  nouvelles 213 

'20 


306  TABLE 

Chapitre  XIV.    Le  colon.  -  La  douane  égj-ptienne.  -  L'ar- 

.    .    .     225 
gent 

—  XV.     Les  travaux  publics -"*'* 

—  XVI.    Les  chemins  de  fer  égj'ptiens 25o 

—  WII.  Considérations  générales -''' 

....     277 
Notes  justificatives 


FIN     DE    L\     TABLE. 


LRIS.     —    J.     CLAVE,     IMPRIMEUR,     RUE     S  A  1  N  T- R  E  N  O  I  T, 


0 


DT  Sacré,    Amédée 

'^^  L'Egypte  et  Ismaïl  nacha 

S33 


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