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(^
v-
L'ÉGYPTE
ISMAÏL PACHA
DES MEMES AUTEURS
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT
ACHMET LE FELLAH
ETUDE EGYPTIENNE
PaKIS. — J. CLAYli, IMrUIMEUR, RUE S A I N T - B EN O I T
LÉGYPTE
ISMAÎL PACHA
AMEDEE SACRE ET LOUIS OUTREBON
PARIS
J. HETZEL, LIBRAIRE-ÉDITEUR
l8, RUE JACOB, l8
1865
Tous droits réservés.
796910
AU LECTEUR.
Ceci est nu livre à bAtoiis rompus, écrit
au couraut des souvenirs.
Les ouvrages sur I'Égypte ne manquent
pas. Tous les voyageurs en Orient ont parlé
de l'Egypte pittoresque et monumentale;
mais le temps ou la volonté leur a manqué
pour connaître du pays autre chose que ce
qu'en peut voir un touriste.
Un séjour de plusieurs années à Alexan-
drie, au Caire, à Suez et à Damiette, nous
a permis de recueillir d'assez curieux docu-
ments relatifs aux mœurs, aux coutumes et
à l'administration locales. Nous allons donc
essayer de décrire l'Egypte telle que nous
2 AU LECTEUR.
l'avoDs vue, telle qu'elle existait vers la fiu
de l'année 1864.
Peut-être réussirons-nous, et c'est là notre
])ut, à jeter quelque lumière sur une page
encore peu connue de l'histoire contempo-
raine.
Fé\Tier 1865.
L'EGYPTE
ISMAIL-PACHA.
CHAPITRE PREMIER.
IS-MAÏL, VICE-ROI.
Ouvrez le premier atlas venu, et vous trouvez,
sur la côte d'Afrique, au nord-est, un pays trois
ou quatre fois grand comme la France, et agréa-
blement teinté pour le plaisir des yeux. C'est
l'Egypte.
Comme les géographes ne doutent de rien, ils
ont, suivant leur fantaisie, arrêté leur enluminage
plus ou moins loin de l'Equateur. Le fait est
qu'ils sont à cet égard dans le plus grand embar-
4 L'EGYPTE
ras, comme nous, comme tout le monde, et que le
vice-roi lui-même payerait chèrement l'homme.
— géographe ou non , — qui pourrait assigner à
l'Egypte ses véritables frontières, autrement que
sur le papier, bien entendu.
Le Nil, un maître fleuve dont on ne connaîtra
peut-être jamais la source, traverse le pays de part
en part, sur un lit de granit rose, creusant au mi-
lieu de sables sans fin une vallée merveilleusement
fertile où le blé, les fruits, et les Arabes de toutes
nuances, mûrissent à souhait pour la plus grande
fortune du pacha.
On peut voir ailleurs ce que futautrefois l'Egypte;
notre rôle se borne à dire ce qu'elle est aujourd'hui.
Nous renvoyons donc les lecteurs aux ouvrages
spéciaux, s'il leur plaît de connaître par quelles
décadences successives la barbarie est revenue aux
lieux mêmes oii naquit la civilisation.
Une longue et douloureuse histoire que celle-
là! Triste comme un récit d'invasion, comme un
compte rendu de pillage et de massacre. Mais nous
n'entendons faire que de l'histoire contemporaine.
I:T ISMAIL-PACIIA. r,
En ISGli, Ismaïl-Pacha , premier du nom, fils
d'Ibrahim, gouverne l'Egypte pour le compte de
Sa Hautesse le sultan.
C'est un homme de taille moyenne , large d'é-
paules, roux de barbe, et très-probablement myope,
quoiqu'il ne faille pas se fier aux apparences. Le
Turc est le Normand d'Asie ; il feint volontiers la sur-
dité pour se dispenser de répondre , et s'improvise
myope pour laisser venir plus près son interlocu-
teur.
On le dit bon musulman, — tout comme le lé-
gendaire duc de Byzance. Au reste, Allah, Maho-
met et lui régleront cette affaire-là un jour ou
l'autre.
Si jamais ordonnance dépoétisa un pays, c'est
bien la réforme somptuaire édictée par Mahmoud
pour l'empire ottoman. L'Oriental, en redingote
boutonnée jusqu'au cou et coiffé d'une toque coni-
que en drap rouge, a perdu toute espèce de couleur
locale. Donc, le vice-roi d'Egypte, féal du sultan,
porte, pour se conformer à la règle, la stambouline
et le tarbouch. On le dit encore très-continent.
C'est ainsi qu'il n'a guère que deux ou trois femmes
légitimes, quoique la loi du Prophète lui en accorde
6 L'EGYPTE
jusqu'à quatre, avec un nombre illimité de con-
cubines.
Ismaïl-Pacha est petit-fils de 3Iéhémet-Ali, et
administre fort habilement une colossale fortune
personnelle. Il administre également l'Egypte de la
façon qui sera décrite par la suite.
Méliémet-Ali fut un grand prince. Soldat de for-
tune, il parvint, par son mérite personnel, au gou-
vernement du pacbalik d'Egypte, que, plus tard,
on érigea à son intention en vice-royauté. Bientôt
il rêva pour lui et pour ses sujets de hautes desti-
nées : d'abord l'indépendance pour les siens, et
pour lui-même l'aigrette du Commandeur des
Croyants. Comme il allait grand train sur la route
de la conquête, les puissances européennes s'in-
terposèrent, et il dut se résigner à n'être que vice-
roi.
Toutefois, l'Egypte sortait du droit commun qui
régit les provinces ottomanes; la suzeraineté du
sultan se résumait dès lors en un insignifiant tribut
KT ISMAIL-l'ACH \. 7
et un serment de vasselage illusoire , puisque la
succession au gouvernement du pays se trouvait
définitivement acquise à la famille de Méhémet-
Ali.
D'après la loi musulmane, l'hérédité suit l'ordre
de la primogéniture chez les mâles ; l'aîné de la
famille en est le chef de droit. C'est là une coutume
patriarcale et qui ne manque pas de valeur au
point de vue restreint de la famille, — même de la
tribu. Il est bon, dans un milieu où les intérêts
sont communs , que la direction des affaires de la
communauté n'incombe pointa un enfant^. 3Iais
les besoins d'un peuple diffèrent essentiellement de
ceux d'une tribu, et l'ordre de succession établi en
Egypte a pour résultat direct de mettre en coupe
réglée le pays administré de la sorte. Pour peu
qu'il tienne à établir convenablement ses fils, cha-
que vice-roi passe sur l'Egypte comme un ouragan
sur la plaine. Qu'importe l'avenir ! Un autre fe-
1. Le Koraa place la femme à un degré tellement inférieur sur
l'échelle sociale, qu'il lui accorde à peine une place dans la famille.
La femme n'est qu'un instrument de reproduction. Elle u'entre point
dans la mosquée, n'est tenue à aucune pratique religieuse. Quelques
docteurs musulmans vont même jusqu'à lui contester une àmo
comme la nôtre!
^ L'iiGYPTE
rail lu iijuisson, inieu\ vaul Ja l'auclier en herbe!
Entre autres vertus, Méhémet-Ali jouissait d'une
rare fécondité : il eut une centaine de fils. On voit
qu'il tenait à ne point laisser tomber la vice-royauté
en quenouille.
La plus grande partie de ces enfants moururent
avant l'âge de raison. Il semble, au reste que la
fatalité se soit attachée à sa famille. Les autres,
ïoussoum, Ibrahim, Ismaïl, Saïd, 3Iohamed-Ali,
sont morts jeunes encore.
Une phthisie pulmonaire emporta Ibrahim-Pa-
cha, le premier successeur de Méhémet-Ali.
Abbas-Pacha, fils de Toussoum, qui vint ensuite
au pouvoir, fut étranglé à la suite d'une révolu-
lion de palais. Quant à son frère, El-Hami-Pacha,
qui avait épousé une fille du sultan Abdul-3Iedjid.
on s'arrangea si bien pour développer chez ce
jeune prince de funestes instincts, que la débauche
l'emporta. Pour n'accuser personne, disons qu'il
mourut d'hébétement.
Achmet, l'aîné des enfants d'Ibrahim-Pacha,
serait actuellement au pouvoir sans un accident de
chemin de fer. Par un regrettable hasard, le convoi
qui transportait d'Alexandrie au Caire quelques-
ET ISM ML-l'ACII A. 0
uns des princes, sombra dans le Nil au passage
du bac de Kafr-Zaïat. La locomolive avait trop
de vitesse acquise, la barrière était ouverte. Fatalité!
Le prince Halim parvint à sortir de son wagon.
Achmet y resta; son embonpoint l'empêcha de
s'échapper par la portière. Ismaïl, retenu par une
indisposition, avait préféré se soigner chez lui.
Une lugubre anecdote pour clore la liste.
Ismaïl, frère cadet (+'Ibraliim-Pacha, gouvernait
le Soudan. Un jour, il remarqua que des nègres
apportaient de la paille en quantité autour du
camp qu'il occupait avec son état-major.
— u Pourquoi cette paille? dit-il.
— « Altesse vous avez demandé deux mille che-
vaux : ne faut-il pas les nourrir. »
Le lendemain, nouveaux amoncellements de
paille, nouvelle question.
— « Altesse vous avez demandé dix mille bœufs,
c'est aussi pour les nourrir. »
Pendant trois ou quatre jours les bottes arri-
vèrent si nombreuses qu'on pouvait en entourer le
camp; ce qui fut fait, et Ismaïl ainsi que son état-
major furent brûlés comme des rats dans un pail-
lasson.
10 L'KGVPTl-
Sans apprécier autrement toutes ces catastrophes,
il est bien permis de constater qu'on meurt tôt et
de façon singulière, dans la famille de Méhémet-
Ali. Ainsi le veut, disent les médisants, l'ordre de
succession à la vice-royauté.
Halim, l'oncle du Pacha régnant, est le seul fils
vivant du fondateur de la dynastie égyptienne.
Un homme d'infiniment d'esprit, et qui sait son
Orient mieux que personne, disait, il y a quelques
mois :
« Ismaïl-Pacha me fait absolument l'effet d'un
« caporal d'ordinaire, qu'on aurait, sans dire gare,
« nommé général en chef. Habitué à ses quatre
(( hommes et à ses quatre sous, il apporterait
« fatalement dans l'administration de son corps
« d'armée cette science de détails, cette' connais-
« sance parfaite des infiniment petits, qui naguère
« faisaient de son escouade le modèle du régiment.
« Mais il passerait en revue les boutons de guêtres
« au lieu de faire sonner la charge! »
ET IS.MAIL-PAGHA. Il
La comparaison est exacte : Ismaïl n'a point
appris à régner. C'est toute une science que de sa-
voir gouverner les hommes, — sous la monarchie
absolue, bien entendu, — science que les plus ha-
biles n'acquièrent qu'à la longue après une initiation
pénible, et dont le Pacha actuel ne savait malheu-
reusement pas le premier mot, quand la mort de
Mohammed-Saïd l'improvisa vice-roi. Grâce aux
libéralités de Méhémet-Ali , il se trouvait un des
plus riches propriétaires d'Egypte; c'est peut-être
le plus riche qu'il faudrait dire. Naturellement doué
de ce bon sens pratique et de cet esprit d'économie
qui font la fortune d'un chef d'exploitation rurale, il
sut gérer si habilement son bien, employer si reli-
gieusement son revenu en acquisitions nouvelles,
qu'il tripla sa fortune: ses blés, ses sucres faisaient
prime sur le marché ; on se disputait le coton de
ses domaines, dont il soignait mieux la culture,
pour leur faire produire davantage et vendre plus
cher la récolte.
On le citait comme le cultivateur modèle.
Mais il restait continuellement éloigné des
affaires de l'État, et n'apprenait rien de ce que
doit savoir un gouvernant. L'administration d'un
[2 LKGVPTK
pays comporte d'autres connaissauces que la régie
(l'un domaine : aussi n"entend-on point dire
qu'Ismaïl-Paclia ait encore été cité comme le mo-
dèle des vice-rois.
Il faut bien faire la part des coutumes du pays
et reconnaître que les pachas d'Egypte s'occupent
assez peu d'initier leurs successeurs au métier de
roi. Leur préoccupation constante est de laisser la
couronne à leur lils, de déblayer la route du trône
encombrée par les collatéraux. Aussi l'héritier
présomptif se tient-il à distance. Il s'enferme dans
ses propriétés, à la suite d'une disgrâce qu'il
appelait depuis longtemps de tous ses vœux; il ne
se montre qu'aux réunions strictement ofTicielIes.
évite le tête-à-tête amical.
Nourri dans le sérail, il en sait les détours.
En Orient la tasse de café convenablement pré-
parée, — on en a vu des exemples à (lonstanti-
nople, — est le plus court chemin d'un héritier à
une succession. La chose se passe trancjuillement,
en ramille. et l'on évite ainsi les criailleries de ces
maudits Européens, toujours prêts à se mêler des
aifaires d'autrui.
i;t iSMvir.-PACii a. 13
On tient partout en tro|) liaute estime la mé-
moire de Mohammecl-Saïïl jiour croire qii'Ismaïl-
Pacha ait jamais eu raison de craindre rien de
semblable. Si IMohammed a pu rêver le trône pour
son fils, il était loin de songer à lui en frayer le
chemin par l'assassinat de ses proches, puisqu'il
ne songea pas même à lui laisser un patrimoine.
Toussoum-Pacha , le fils du dernier vice- roi, est
presque pauvre. Peut-on faire un plus bel éloge
du caractère de son père ?
Ismaïl-Pacha se tint-il volontairement éloigné des
affaires, comme le disent les uns? En fut-il écarté
par son prédécesseur, à qui son caractère était par-
ticulièrement antipathique, ainsi que l'aifirment les
autres? Qui lésait? Toujours est-il qu'il s'enferma
dans son palais, thésaurisant au mieux, jusqu'au
jour où Mohammed-Saïd, à la veille de son voyage
en Europe, le fit venir et lui confia la régence.
Pendant cet intérim , où il jouait forcément le
rôle de gérant non responsables le prince remplit
i; L'EGYPTE
convenablement son mandat, et, comme un hon-
nête commis, n'abusa point de la signature. Rien
d'ailleurs à ce moment ne pouvait encore faire pré-
voir la fin prochaine de Saïd , qui venait de partir
plein de force et d'espérances. Tout héritier pré-
somptif qu'il fût, Ismaïl pouvait attendre longtemps
la couronne qu'on lui posait provisoirement sur
la tête, non pour l'accoutumer à en supporter le
poids, mais parce qu'il fallait bien la placer quelque
parti
Ce semblant de règne, qui lui laissait des loisirs,
permit à Ismaïl de compter ses fidèles. Le bilan des
amitiés ne fut pas long à dresser : le prince était
mal en cour; on lui tourna le dos avec toute la po-
litesse due à un futur souverain qu'on espère bien
ne pas voir régner de sitôt. Puis, s'il faut l'avouer,
on augurait mal de^on administration.
Sans doute, à cette époque, on ne pouvait, sans
({uelque injustice, préjuger de ce que pourrait être
aux affaires un homme dont on ne connaissait en-
core que la vie privée. Quoi qu'il eu fut, la préven-
tion existait. Le vieux parti turc que Saïd-Pacha
avait maté, ne dissimulait pas ses espérances en
Ismaïl. 11 n'en fallait pas davantage pour éloigner
Eï ISMAIL-I'ACIIA. 15
(kl prince l'élément européen , prépondérant alors.
Aussi le vice-roi embryonnaire, et destiné peut-
être à ne jamais venir à terme, dut-il s'entourer,
faute de mieux, d'une cour de mécontents, de ja-
loux ou d'ambitieuK déçus, qui depuis
mais alors Moharamed-Saïd^ qui ne marchandait
ni ses antipathies, ni ses aiïections, repoussait ob-
stinément leurs obséquiosités et leurs services.
Quelques mois plus tard, Saïd revenait en Egypte,
et la maladie se déclarait, qui devait le mener au
tombeau. C'était vers la fin de l'année 1862.
A cette époque, sir Henri Bulwer, ambassadeur
d'Angleterre en Turquie, visitait l'Egypte, et spé-
cialement les travaux du canal de Suez. Pressen-
tait-on déjà la mort prochaine du Pacha? L'Angle-
terre avait-elle fait des promesses? Qui pourrait le
dire? Toujours est-il qu'un parti nouveau com-
mença, — mais tout doucement, tout humblement,
— à- montrer le bout de son nez, en parti qui ne se
sent point fort et craint les nasârdes.
l(i L'ÉGYPTK
Ce serait une curieuse histoire, si on la pouvait
raconter, que celle des mille intrigues microsco-
piques qui s'ourdirent alors sous le manteau. Dans
l'ombre , une sorte de contre-gouvernement s'or-
ganisa, se recrutant de quelques habiles parmi les
déshérités de la faveur. Chacun apporta ce qu'il
put à la niasse, qui une idée, qui des relations; les
plus pauvres apportèrent leur bonne volonté et des
espérances 1
Avant tout, on se jura d'être économes. Point
de ces prodigalités qui avaient mené à mal la for-
tune du vice-roi, — il est vrai qu'elles avaient en-
richi le pays, — excepté pourtant à l'endroit des
bons amis, dont le dévouement ne saurait être
troj) récompensé.
Saïd, (pii faisait beaucoup pour l'Egypte, avait
pour habitude de ne jamais promettre; il fut con-
venu qu'on promettrait toujours, attendu qu'en
Orient cela n'engage absolument à rien. Le nous
ven'ons [hakaloum), cette épée de chevet de la
diplomatie turque, agréablement augmenté du
fameux demain (boukra), l'immuable réponse des
Arabes qui ne veulent rien dire, devait servir de
mot d'ordre pour l'avenir.
ET ISMAIL-l'ACII A. 17
Sur ces données on dressa tout un plan adminis-
tratir. Ce n'était pas- trop mal pour un premier dé-
but! Après quoi on but une infinité de tasses de
café, — inoiïensives comme de raison, — on fuma
nombre de pipes, et l'on attendit. Rien n'empêche
de supposer toutefois que les amis firent quelques
neuvaines, chacun selon sa croyance, afin d'obte-
nir du ciel le prompt succès de la bonne cause.
Mais, — comme devant, — Ismaïl n'avait rien
appris de son métier.
Les petits arrangements, débattus en comité se-
cret et toutes portes closes, .pouvaient sans doute
être fort du goût des intéressés, sans pour cela
constituer im système gouvernemental , encore
moins une ligne de conduite pour le prince. Aussi
Ismaïl se trouva-t-il tout décontenancé quand la
vice-royauté, sans dire gare, vint lui tomber sur les
épaules.
Pour se remettre du choc, il éprouva le besoin
de parler un peu à l'Europe, et il récita couram-
ment une sorte de profession de foi, qui faisait par-
tie du programme naguère élaboré à frais com-
muns.
L'Europe reçut avec le plus grand sérieux la
'2
f8 L'LGYPTK
commiinicalion du discours d'avènement ; les naïfs
du monde entier , et les compères de l'endroit,
poussèrent des cris d'allégresse. A Alexandrie, au
Caire, il paraît qu'on s'embrassait beaucoup dans
les rues. (A Damiette, où nous étions alors, on ne
s'embrassa pas du tout, au moins en public.)
Il faut dire que la proclamation était superbe,
et qu'elle eût produit le plus grand effet dans un
collège électoral. Elle parlait de tout, promettant
des réformes, une ère nouvelle, la régénéi'alion du
peuple égyptien, la sécurité la plus absolue pour
les résidents, et émettait, notamment au sujet de la
corvée, des opinions bien nettes qui durent être,
pour les cheiks de villages, matière à de sérieuses
réflexions.
Hélas! la Charte fut-elle toujours une vérité?
Avant toutes choses, on se dépêcha d'enterrer
le vice-roi défunt, non point au Barrage, — comme
il en avait manifesté le désir, en s'y faisant con-
struire un mausolée, — mais dans une mosquée
ET ISMAIL-PACHA. 19
d'Alexandrie. Un flot de populace à qui on avait
distribué des vivres suivit, en mangeant et en hur-
lant, le corps de Mohammed-Saïd jusqu'à son der-
nier asile. Sans doute l'armée avait ce jour-là de
graves occupations, car le cortège officiel se com-
posait d'une trentaine de soldats en petite tenue et
d'une douzaine de matelots qui portaient le corps.
Le gouverneur d'Alexandrie, accompagné d'une
escouade de la police, était chargé de maintenir le
bon ordre, — probablement aussi de représenter
les corps de l'État et les hauts dignitaires, occupés
ailleurs en ce moment.
La nouvelle royauté débuta mal : Ismaïl était au
pouvoir depuis quinze jours à peine, quand un
fâcheux incident faillit tout compromettre.
Saïd-Pacha avait compris, dès son avènement,
que la politique rétrograde de son prédécesseur
Abbas-Pacha devait tôt ou tard causer la ruine du
pays. Aussi, sans s'inquiéter des bouderies ni des
rancunes du parti turc, influent surtout sous le
t!0 L'EGYPTE
règne précédent, appela-l-il des quatre coins de
FEurope une pléiade d'hommes intelligents dont
il écoutait les conseils et fit la fortune. Les mécon-
lenls se retirèrent dans leurs propriétés, et tout
fut dit. On vivait très-bien à la cour de Saïd, mal-
i;ré l'absence des Turcs, — peut-être même à cause
de cela.
Survinrent les massacres de Syrie. L'Arabe
d'Égj'pte, timide et inofîensif, habitué d'ailleurs
au contact des Européens, n'a jamais songé à
égorger personne. En dépit des émissaires expé-
diés de Damas pour provoquer un soulèvement,
les chrétiens de tous rites purent donc sans danger
vaquer à leurs occupations. Mais quelques fanati-
(|ues avaient prêché la guerre sainte en pleine
mosquée; il fallait un exemple terrible. Saïd fit
pendre les prédicateurs, et, chose inouïe dans les
fastes musulmans, la mosquée fut fermée, tout
comme on ferme chez nous un club révolutionnaire
ou une guinguette trop bruyante.
Rien ne peut donner une idée de la rumeur
(lu'occasionna cette dernière mesure. Quelques in-
digènes influents, ceux-là qui boudaient le pacha
en haine de l'Europe, ne manquèrent pas d'exploi-
ET ISMAIL-FACIIA. 21
1er le mécontentemeiU public. De ce jour, la ([ues-
lion religieuse servit de prétexte aux ambitieux
déçus : elle leur amena tout d'abord des recrues
nombreuses. On se taisait cependant, car le vice-
roi n'était point d'humeur patiente, mais en priant
tout bas Allah de débarrasser l'Egypte du Pacha
chrétien.
Aussi la mort de Saïd fut-elle accueillie par les
cris de triomphe du parti, et la populace hurlait
dans les rues :
— « Enfin nous avons un Pacha turc! Les chré-
« tiens n'ont qu'à se bien tenir! )>
Ils se tinrent assez bien, en elFet, ainsi (ju'on va
le voir.
Vers la fm de janvier J86'2, — Mohammed-Saïd
était mort le 18 du même mois, — un Français fut
insulté en plein jour par des soldats égyptiens qui
se jetèrent sur lui, le blessèrent grièvement, et
après l'avoir traîné, la corde au cou, dans les rues
d'Alexandrie, allaient le massacrer pour en Qnir,
-r: L'ÉGYPTi-:
(juand des Européens parvinrent à l'arracher des
mains de ses bourreaux. L'affaire Ht grand bruil,
et le consul de France demanda une punition
exemplaire des coupables.
Ni le vice-roi de fraîche date, ni ses bons con-
seillers qui avaient rédigé à tête reposée sa circu-
laire de joyeux avènement, n'avaient prévu ce
déplorable incident dans leur programme gouver-
nemental. Restait l'inspiration : elle ne fut pas
heureuse.
ïsmaïl fit un moment la sourde oreille : une
maladresse insigne dans un moment où couraient
les bruits les moins rassurants pour les Européens!
Hésiter une seconde à punir sévèrement les cou-
pables, c'était, sinon se reconnaître leur complice,
(lu moins encourager pour l'avenir de semblables
attentats.
On a beaucoup parlé à cette époque d'influences
<]ui poussèrent le vice-roi dans la voie de la résis-
tance aux justes réclamations de notre consul. Il
répugnerait d'avoir à penser que plusieurs de nos
compatriotes, qui entouraient alors ïsmaïl, aient à
ce point manqué de dignité nationale, et en même
temps si peu compris les véritables intérêts du
F.T JSM AIL-PAC H A. n
pacha. Aussi, pour l'honneur du nom français,
vaut-il mieux, croire, malgré la clameur publique,
que Son Altesse suivit, en cette circonstance, sa
propre inspiration.
Cependant à Alexandrie l'agitation était grande.
La colonie européenne savait que le consul de
France avait exigé une réparation éclatante, et
soixante mille voix applaudissaient à sa fermeté.
Enfin Ismaïl , après deux jours d'hésitations et de
pourparlers, accorda tant bien que mal ce qu'on
lui demandait. Quatre ou cinq soldats furent dé-
gradés sur la place des Consuls et exilés on ne sait
où, pendant qu'un bataillon de l'armée indigène fai-
sait amende honorable au pavillon français.
La leçon était dure, et le Yice-roi dut s'aperce-
voir que la politique expectante, dont il espérait des
merveilles, présente quelquefois des désagréments.
Quant à l'armée égyptienne, elle ne s'aperçut de
rien du tout. Ils étaient là cinq cents gaillards ha-
billés de gris et alignés de leur mieux, qui rôtis-
saient au -soleil et se demandaient pourquoi on les
avait fait venir, au lieu de bâtonner simplement les
coupables, comme cela se pratique d'ordinaire.
Personne n'ignore que les coups de bâton jouent
L'EGYPTE
un rôle important dans la législation du pays.
L'armée en prend sa part, comme de juste, et l'on
se fera une idée exacte de l'effet que peut produire
sur les soldats indigènes l'appareil si imposant chez
nous d'une dégradation militaire, quand on saura
qu'ils n'avaient jamais rien vu de semblable, et s'en
retournèrent à leur caserne sans avoir compris ce
qui venait de se passer.
Ce qu'on appelle I'honneur chez les peuples ci-
vilisés est complètement inconnu en Orient; le
mot n'a même pas d'équivalent en langue arabe.
Ismaïl avait fait contre fortune bon cœur; la co-
lonie française se rendit immédiatement à son pa-
lais de Ras-el-Tin, pour le remercier. C'est lii (pi'il
lut donné pour la première fois aux Européens de
contempler Son Altesse. Trente personnes, qui fai-.
I:T IS.MAll.-l'ACII a.
saient partie de la députation, diront do quel air
charmé le pacha reçut les remercîments, protesta
de son bon vouloir pour les résidents, et assura
dans un petit discours dénué de toute préparation,
u qu'il avait toujours compté sur l'appui et sur le
« chosf. de la France! » (Textuel.)
Le pacha n'a rien oublié, car sa mémoire est
bonne, et les rancunes ont la vie dure là-bas. Peut-
être la ligne de conduite qu'il a suivie depuis en
diverses circonstances n'est-elle que la conséquence
d'un malheureux début au pouvoir.
Il n'a pas oublié non plus les leçons de la pru-
dence, et la mort tragique de quelques-uns de ses
aînés l'a justement mis en garde contre une infi-
nité de hasards dont la Providence pourrait bien
n'avoir pas fait tous les frais. Par exemple, il ne
prend à ses repas que des aliments préparés pour
lui par sa mère, dans le harem, et ces aliments lui
sont remis dans une cassette dont il possède la
double clé.
En voyage , son linge lui parvient de la même
manière. Il y aurait même sur ce sujet tout un
vaudeville à faire, que ne comporte pas la gravité
turcjue , quoique les dames du harem de Son Al-
tesse aient pris la peine d'en fournir le scénario.
Le harem du pacha se trouvait a Alexandrie,
quand le yice-roi partit brusquement pour le Caire.
Craignant que leur maître bien-aimé ne séjournât
longtemps dans cette dernière ville, les épouses ne
lui octroyèrent, — toujours dans la fameuse cas-
sette, — que deux ou trois chemises, afin que si
la galanterie ne le ramenait pas au sérail, il y re-
vint au moins pour changer de linge!
Sauf ces détails arrachés à l'indiscrétion d'un
familier, on ne sait rien de la vie intime du pa-
cha, autour de qui les intimes ont du reste éta-
bli une sorte de cordon sanitaire que ne franchis-
sent jamais les largesses vice-royales. Il faut donc
se résigner, faute de mieux, à apprécier Ismaïl
d'après ses actes. Mais auparavant, disons quel-
ques mois des princes appelés à lui succéder.
K T JSMAlL-i>A(:ilA.
CHAPITRE II.
I, IJ s HÉRITIERS niSMAÏL.
Mustapha-Pacha, l'héritier présomptif, est le
frère d'Ismaïl et son cadet de douze ou quinze
jours. Point n'est besoin de dire, ainsi que le de-
mandait un interlocuteur naïf, s'ils sont nés de la
même mère : la fécondité proverbiale des femmes
du Levant ne va pas jusque-là.
On s'accorde à reconnaître chez ce prince d'émi-
nentes qualités administratives : le poste qu'il oc-
cupe près du sultan semblerait justifier l'opinion
publique."
Mustapha n'habite pas l'Egypte, où il possède
pourtant de magnifiques propriétés. Successive-
ment ministre des finances et ministre d'État de la
J^ LEGYPÏt:
Subiime-Porte, il vient passer ses vacances en Eu-
rope, à une distance respectueuse de son bien-
aimé frère le pacha. L'année dernière il eut l'hon-
neur d'être reçu par l'empereur Napoléon III, qui
lui donna des marques non équivoques de sa bien-
veillance. Mohammed-Saïd le tenait en singulière
estime et en grande amitié. Mais on assure que
ses relations avec Ismaïl ont toujours été un peu
tendues, et que sous le règne précédent, les deux
fils d'Ibrahim-Pacha ne négligeaient pas les occa-
sions de se tourner le dos, — même en public.
En bonne conscience , une aînesse de douze
jours, (juaud elle sépare d'une couronne, ne peut
guère fournir les éléments d'une solide amitié fra-
ternelle, alors surtout (|ue la différence des carac-
tères, l'opposition des intérêts de toute nature, suf-
fisent dc^'à à créer une antipathie légitime.
il \ a loin pourtant de cette excusable froideur
aux projets qu'une malveillance intéressée essaya
de prêter à 3Iustapha-Pacha. La lumière s'est heu-
reusement faite sur la prétendue conspiration de
l'année dernière, et il reste acquis que si l'héritier
attend le li'ùne. il n'aide point la Providence qui
ly assoira tôt ou lai'd. La colonie euro[)éenne, qui
HT ISM AII.-PAC.II A. -J!)
juge sainement des choses, parce qu'elle les voit
de près, a pu s'apercevoir une fois de plus que les
complots tramés par la police ne convainquent ja-
mais personne, et restent tout entiers à la honte de
ceux qui les ont provoqués.
Halim-Pacha, l'oncle d'Ismaïl et de Mustapha,
et leur successeur naturel à la mode arabe, habite
auprès du Caire la splendide résidence de Choubra.
Quand le vice-roi actuel s'en alla à Gonstanlinople
our chercher l'investiture de la Sublime-Porte, il
fut chargé de la régence en Egypte.
Artiste jusqu'au bout des ongles, travailleur in-
fatigable, abordant sans préparation les questions
les plus complexes, le prince Halîm représente
dans le pays, comme son neveu Mustapha, l'élé-
ment civilisateur.
Malheureusement ses idées ne prévalent pas tou-
jours dans le conseil, et il a dû un moment se reti-
rer à peu près des afTaires. Toutefois, comme il foit
de droit partie du Divan, il assiste aux séances;
:{(t LEGYPTi:
mais ses opinions bien arrêtées et la fermeté avec
laquelle il les formule ne l'ont point toujours mis
en faveur. Aussi se passe-t-on de ses avis tant
qu'on le peut, et lui-même, fatigué d'une résis-
tance dont il sent toute l'inutilité, se tient à l'écart,
satisfait de l'estime des gens de bien.
Après Ualim-Pacha , toujours en suivant l'ordre
de primogéniture, viennent :
D'abord un jeune prince, petit-fils de Méhémet-
Ali. et que la noirceur de sa peau a , dit-on, fait
exclure de la succession au trône. — Vanité des
vanités !
Puis une bande de principicules eu jaquette ou
au biberon, dont nous n'enregistrerons pas les faits
et gestes absolument dénués d'intérêt quant à pré-
sent. D'ailleurs les portes des harems sont closes;
rien de ce qui s'y passe ne transpire au dehors.
Plusieurs de ces bambins ont des précepteurs euro-
péens. Tout permet de croire qu'ils récitent leurs
leçons et font leurs thèmes à la satisfaction géné-
rale. Mais nous n'avons pointa anticiper sur l'his-
toire qu'écriront un jour nos arrière-neveux.
ET I S. M A IL- l'A Cil. A. 31
CHAPITRE 111.
LK FELLAH. — LA CORVÉE.
C'est un bon pays que l'Egypte! Le blé y rap-
porte jusqu'à cent pour un de semaille, et l'ar-
gent, savamment manipulé, peut donner jusqu'à
cinq pour cent de revenu par mois, en tout bien
tout honneur.
Gomme en ce monde le système des compen-
sations finit toujours par s'établir, le fellah, à qui
Dieu dispense de si magnifiques récoltes, est la vic-
time préférée de l'usure. Pour son usage spécial, les
prêteurs ont inventé le taux de soixante pour cent.
Depuis un an , l'Europe s'occupe beaucoup des
fellahs. Les récentes <îiflicul tés qui se sont élevées
entre la compagnie du canal de Suez et le vice-roi
:{0 LI-mi'TE
d'Égyple, ont valu à ces pauvres diables une célé-
brité qu'ils n'aïubilionnaient guère, et qu'il leur
faudra payer cher un jour ou l'autre. — Jamais
les nègres n'ont été plus maltraités que lorsque les
pliilantlH'opes se sont imaginé d'être négrophiles,
pour |)asser le temps.
3Iais, il faut l)ien le dire, on n'a pas idée en
Fj'ance de ce que peut être un fellah.
Sous prétexte (]ue le mot arabe se traduit assez
exactement en français par celui de paysan , on
l)rêtc volontiers au cultivateur égyptien les allures
épanouies des campagnards de la Beauce ou du
Perche. On se représente le solide gars , emblousé
jusqu'au menton, qui s'en va à la ville voisine
vendre sa paire de bœufs, qui mange bien, boit
mieux, j)arle haut et vole pour le candidat de l'op-
position quand la pluie a versé ses seigles; et les
optimistes répètent, avec Virgile, l'éloge de la vie
des champs.
Les laboureurs égyptiens ne lisent pas Virgile;
pour cette raison et pour quchpies autres, ils s'ob-
stinent encore à ignorer leur bonheur.
Conçu au hasard de l'accouplement, sur un tas
de paille ou de roseaux (|u'abrile lant bien que
ET IS.MAIL-PACII A. 33
mal une cahute de terre battue, le fellah vient au
monde à la grâce de Dieu! Un pauvre hère, dé-
guenillé, rongé de vermine, abruti de misères,
a rencontré quelque neuf mois auparavant une
fillette trop jeune, qui promenait par les champs
sa figure couverte d'un voile et son corps à peu
près nu. Voilà les parents du nouveau-né.
En cas où les lecteurs seraient tentés, sur le mot
presque nu, de mettre la main devant leurs yeux,
ajoutons que la femme du fellah est merveilleuse-
ment conformée, — ce qui vaut bien la peine de
desserrer un peu les doigts, — et qu'elle entend la
pudeur a sa manière. Comme l'autruche, qui cache
sa tête sous son aile croyant n'être plus aperçue du
chasseur, la femme arabe se voile hermétiquement
la face, suivant la prescription de l'islam. Quant au
reste, dont la loi ne parle pas, elle ne s'en occupe
guère, et appartient, des épaules aux pieds, à l'in-
discrétion publique.
Lorsque l'Arabe prend une femme, c'est dans la
louable intention de la faire travailler comme une
bête de somme; il se repose d'autant. Il est vrai
qu'il a dû payer une dot, mais pour le même prix
on ne lui aurait vendu qu'un baudet malingre. La
34 L'KGYPTE
femme coûte moins cher à nourrir qu'un âne et
porte des fardeaux aussi lourds. Le mariage con-
stitue donc pour le fellah une véritable économie.
En consécpience , la nouvelle épouse prend , dès le
lendemain des noces, le chemin des champs sous
la conduite de son seigneur et maître. Bientôt le
terme de sa grossesse avance : mais le moment est
propice pour la culture du riz; il faut songer a la
récolte, rester, douze heures durant, les genoux
dans la vase et la tête au soleil. Quant à l'enfant
qui doit naître.... Dieu est clément et miséricor-
dieux!
D'ordinaire, l'enfant naît chétif. Huit jours après
sa naissance, — la récolte n'attend pas, — sa mère
l'emmène et le dépose par terre sur une loque, où
il peut crier à l'aise entre deux gorgées de lait. Le
I)ère, plongé dans la béatitude que donnent une
conscience en repos et un chibouck convenablement
bourré, regarde travailler sa femme et écoute vagir
le marmot. Un beau malin, le lait de la mère tarit;
elle donne au bambin un trognon de chou, un
morceau de galette, une poignée de dattes, ce qui
se trouve, et voilà l'enfant sevré. Du reste, il se
roule déjà comme un jeune chat, il marchera
ET IS.MAIL-PACIl.V. 35
dans six semaines, son éducation est terminée. Les
polissons des huttes voisines se chargeront de lui
apprendre au plus vile une série d'épouvantables
jurons qui forment le fond de la langue indigène.
Après s'être endjourbé à loisir et vautré dans la
poussière, le jeune fellah rentre au gourbi pater-
nel , où toute la famille, père et mère, filles et gar-
çons, s'entassent pêle-mêle et reposent dans une
naïve promiscuité, sous l'œil du Très-Haut!
Jusqu'à sept ou huit ans, les enfants des deux
sexes sont absolument nus et malpropres. Les ablu-
tions recommandées par le Koran n'existent pour le
fellah qu'à l'état de pratique légendaire. Au sur-
plus , la loi , d'ailleurs formelle, ne s'adresse qu'aux
adultes; elle ordonne bien aux fidèles de s'ondoyer
un certain nombre de fois par jour, mais il n'est
dit nulle part qu'on doive débarbouiller les enfants.
Quant à la morale publique, — une invention de
nos sociétés modernes, — les ordonnances du gou-
vernement n'en font pas mention , et chacun use du
■M L'EGYPTK
droit de se vêtir aussi peu qu'il lui plaît. Seule-
ment, quand vient l'époque de la nubilité, on
couvre le visage des jeunes filles. Encore faut-il
voir dans celte coutume une annonce matrimoniale
plutôt que l'observance de pratiques religieuses.
Le père prévient ainsi le public qu'il a une fille h
marier.
Le garçon, lui, toujours dans son costume ada-
mique, s'utilise de son mieux aux travaux de la
terre. Il mène aux pâturages de gigantesques buffles,
porte des paquets. (L'Arabe ne fait pas un quart
de lieue sans être accompagné de paquets de toutes
sortes ; il a grand soin de ne pas s'en charger et
les confie à sa femme et à ses enfants.) Le jeune
fellah aide encore sa mère à préparer les repas. De
la fiente des bestiaux il pétrit des galettes, qui séche-
ront plus tard le long de la hutte, et constituent la
réserve de combustible, pendant que les mouches
s'accrochent en grappes à ses yeux clignotants,
et lui préparent pour l'avenir d'incurables oph-
Ihalmics. Vers huit ans, son père lui endosse une
chemise bleue en cotonnade grossière, et songe à
lui trouver une vocation. Pour peu que le bambin
ait d'ambition, on l'envoie à la ville prochaine, où
1:ï IS-MAIL-PACIIA. 37
il ne manque pas de s'employer comme décrotteur,
domestique ou ânier.
Rien n'attriste autant que de voir à Alexandrie
et au Caire des marmots de huit ans suivre de toute
la vitesse de leurs petites jambes un une en belle hu-
meur, ou porter au marché des fardeaux capables
d'effrayer un homme solide. Mais le fils du fellah
connaît la souffrance de longue main ; puis le métier
est bon avec les Européens , les nouveaux venus
surtout, qu'on peut rançonner à merci.
Le plus souvent, le fellah reste au village. Alors
commence pour lui l'apprentissage d'un long mar-
tyre, toute une vie de privations et de souffrances,
sur un sol d'une fécondité miraculeuse, au milieu
d'une végétation sans pareille.
Quelques détails sont nécessaires pour expliquer
cette apparente étrangeté.
La vallée du Nil constitue en réalité toute l'E-
gypte. Comme il ne pleut presque jamais dans le
38 L'EGYPTE
pays., et que la terre, brûlée par un soleil impla-
cable, veut de l'eau en abondance pour produire,
on a dû, de toute antiquité, recourir aux irrigations^
De mauvais plaisants ont imprimé que le Nil dé-
borde à époques périodiques, et qu'il se charge de
déposer sur les terres inondées le limon fécondant.
En réalité le Nil se comporte ni plus ni moins que
le commun des fleuves; ses eaux deviennent plus
abondantes à l'époque des averses équatoriales, mais
il ne sort que rarement de son lit. En Egypte, —
dans la basse Egypte surtout, sol de formation toute
récente et plat comme les terrains d'alluvion, — une
inondation est, plus qu'ailleurs, un épouvantable
fléau qu'on n'a point encore songé à utiliser comme
procédé d'irrigation. Aussi, lorsque les eaux, —
imparfaitement endiguées d'ailleurs, suivant les ha-
bitudes du gouvernement local, qui commence tout
et n'achève rien, — lorsque les eaux atteignent leur
maximum d'élévation, le fellah les déverse sur son
champ au moyen de canaux et de tranchées. Il les
y laisse séjourner assez de temps pour donner à la
terre l'humidité fertile. L'évaporation particulière
aux chmats lorridos se charge du surplus, et il reste
sur le sol une sorte de boue noire, épaisse, glai-
ET ISMAIL-PACHA. 39
seuse : c'est le limon du Nil, le célèbre engrais de
l'Egypte.
Explique qui voudra cette merveilleuse fécon-
dation.
Les agronomes indigènes, s'ils savaient écrire,
pourraient publier à ce sujet de gros livres pleins
de remarques intéressantes. Ils diraient qu'un demi-
seau d'eau, jeté au hasard sur le sable du désert,
suffit à y faire germer de deux pouces une poignée
de grains d'orge en huit jours. — Ils diraient que
l'humus convenablement aménagé donne au culti-
vateur trois récoltes par an Que ne diraient-
ils pas ?
S'ils étaient sincères, ils ajouteraient aussi que
le fellah ne possède point cette terre si fertile, qu'il
la cultive pour d'autres, à d'exorbitants prix de
location ; que l'impôt absorbe le plus clair de sa ré-
colte pendant que l'usure dévore le reste; qu'enfin,
même aux temps les plus durs de notre féodalité,
jamais caste taillable et corvéable à merci n'a vécu
aussi misérable existence que les sujets du vice-
roi d'Egypte.
Mais la sincérité coûte cher là-bas aux gens qui
la professent. H y a quelque quinze mois, un
40 LEGÏ.-Tb:
pauvre diable de lettres nommé Gawdate-EtTendi,
s'avisa malencontreusement de publier dans un jour-
nal français d'Alexandrie une série d'articles fort
curieux. Il parlait un peu de l'administration de
son pa}S, des hommes et des choses, et prouvait,
en fin de compte, que le sort de ses concitoyens
laissait beaucoup à désirer. La justice locale, entre
autres qualités, se pique d'être fort expéditive à
l'endroit des indigènes; aussi Gawdate-Effendi fut-
il envoyé au Faz-Oglou^ sans forme de procès, pour
y méditer à son aise sur l'inconvénient des révéla-
tions.
Gomme le gouvernement égyptien spécule beau-
coup sur la terreur qu'il inspire à ses adnjinislrés,
dont il tient toujours la vie entre ses mains sans
être obligé d'en rendre compte à personne ; comme
d'un autre côté, certains Européens, résidant dans
le pays H qui connaissent les actes arbitraires du
pouvoir, sont intéressés à garder le silence, on ne
sait rien ici de ce qui se passe en Egypte. Aussi
l'Arabe cultivateur continue-t-il à vivre de racines,
1. Le Faz-Oglou, province de l'extrême Kgypte, sur les bords du
Nil Bleu, sert de lieu de d.''portation. Le pays est très-malsain; on y
meurt vite.
i:t ism \ji,-i>A(;ii a.
malgré la proclaïualioii d'Isniaïl, (jui, nouvel
Henri IV, avait promis la poule au pol.
Vers quinze ans, le fellah commence ii payer sa
dette à l'État, et un peu aussi aux: fonctionnaires
et agents de tous grades, qui [)ullulent dans la hié-
rarchie égyptienne. Le jeune garçon sait manier la
pioche; ses maigres épaules inllcchies par l'habi-
tude des lourds fardeaux, peuvent porter le sac de
terre. — Il est co.n pour la corvée.
On a tant parlé de la corvée et de façons si di-
verses, au sujet des travaux du canal de Suez,
qu'il importe d'établir une bonne fois les faits dans
toute leur vérité, et de dire comment se pratique
sur les bords du Nil ce mode de prestation en tra-
vail. Nous disons se pratique, car il reste con-
venu que rien n'a été cliangé de ce qui se fai-
Vl L'EGYPTE
sait autrefois , n'en déplaise aux affirmations de
M. Nubar.
Personne n'a été dupe de la petite scène atten-
drissante qu'il vint jouer à Paris au profit de son
maître, ni du Mémoire inondé de larmes qu'il pu-
blia touchant les malheurs de ses infortunés com-
patriotes.
De toute antiquité la corvée a existé en Egypte;
elle y est même indispensable pour certains travaux
d'utilité publique, pour le curage des canaux, par
exemple, qui nécessite le concours d'un nombre
considérable de bras à des époques périodicpies.
En principe , le travail forcé, — moyennant sa-
laire ou dégrèvement d'impôt, — ne constitue point
une mesure arbitraire, et il n'est pas de gou-
vernement européen qui n'y ait eu recours aux
moments d'urgence; chacun fournit sa collabora-
lion à l'œuvre qui intéresse le bien-ctre de tous, et
c'est justice. Mais, en Egypte, les choses se pas-
sent autrement.
Le fellah requis pourjine corvée ne reçoit aucun
salaire.
Il est corvrable à outrance, — toujours au même
prix, — et la durée de la corvée n'a pour limite
ET 1S:\I AIL-PACH A. 43
que le bon plaisir de celui qui la commande.
Enfin, il ne participe ni directement ni indirec-
tement aux bénéfices du travail qu'il exécute.
Il lui reste, il est vrai, la satisfaction d'avoir
contribué à augmenter la fortune du pacha, et pro-
curé quelques douceurs aux employés du gouver-
nement *.
C'est la règle immuable. — Jamais les choses
ne se sont passées autrement. Un fellah tomberait
de son haut, s'il apprenait qu'on dût jamais le
payer d'un travail exécuté pour le compte du gou-
vernement. C'est ce qui explique bien la répu-
gnance des premiers contingents à se rendre sur
les travaux de l'isthme de Suez, — ils s'altendaient
à ne pas recevoir un sou, suivant l'usage. — La
Compagnie paya à bureaux ouverts, mais elle gâ-
tait le métier, et Ismaïl, en prince sagement éco-
nome, ne lui a pas encore pardonné.
Quant à se priver bénévolement des ressources
que lui créait un usage établi de toute ancienneté ,
le vice-roi actuel a toujours trop bien entendu ses
1. Tout ce qui précède est relatif aux corvées requises pour le ser
vice du pacha et des siens. La Compagnie de Suez a toujours payé
les contingents arabes que le vice-roi mettait à sa disposition.
intérêts pour y songer un instant. — Non pas qu'il
eût remords d'exiger de ses sujets un travail gra-
tuit, alors qu'ils trouvaient ailleurs une rémunéra-
tion suflTisante, — le plaisant scrupule! — Seu-
lement les Arabes , pas plus que d'autres , ne
possèdent le don d'ubiquité. Chaque journée de
fellah employé aux travaux du canal représentait
une perte sèche pour les cultures particulières du
pacha, car ses domaines sont immenses, et les
travailleurs manquaient. Aussi Ismaïl décréta-t-il
énergiquement l'abolition de la corvée, en tant,
qu'elle profitait aux autres ; mais il n'a jamais
promis de ne pas l'utiliser toutes les fois que la
raison d'Etat l'exigerait.
En Egypte . l'État . c'est le vice-roi. — Voyez
plutôt.
L'année dernière, le Nil déborde et emporte les
terrassements du chemin de fer d'Alexandrie au
Caire sur un espace de plus de deux lieues : il ne
restait pas rail sur traverse, et les poteaux du té-
ET ISMAIL-PACII \. 45
légraphe s'en allaient à vaii-l'eau. On appelle la
corvée, et des fellahs en nombre considérable tra-
vaillent six ou sept semaines à réparer le désastre.
Rien de mieux, n'est-ce pas? Un chemin de fer est
un établissement d'utilité générale qu'il convient de
rendre au public dans le plus bref délai. — Pour
dire toute la vérité , le chemin de fer égyptien ap-
partient au gouvernement, qui avait intérêt à ré-
tablir au plus tôt un service éminemment lucratif :
voilà pour la raison d'État.
Comme de juste, les travailleurs n'ont reçu au-
cun salaire, — l'usage s'y oppose, — et les rive-
rains , déyd ruinés par l'inondation , ont eu l'hon-
neur d'être employés de préférence a rétablir
gratuitement les talus du chemin de fer.
L'affaire fit du bruit dans Landerneau ! un or-
gane semi-officiel du gouvernement du vice-roi
déclara, tirbi et orbi. que le rétablissement de la
corvée dans une circonstance aussi exceptionnelle
ne constituait pas une violation des promesses
vice-royales, que dans un incendie chacun fait la
chaîne. (Il serait aussi logique d'envoyer les inon-
dés de la Loire passer trois mois au bagne de
Toulon et de les faire travailler à l'embellissement
4ti LI-GYPÏE
des ports pour les consoler de leur récolte perdue.
Encore nourrit- on les forçats, tandis que le
fellah en corvée est obligé de pourvoir à tous ses
besoins. ) Mais on n'imprima nulle part que les
corvéables eussent été payés. — La colonie aurait
ri de trop bon cœur!
Le même organe se contenta de publier, tou-
jours à l'appui du désintéressement déjà connu,
que le vice-roi ne pouvait trouver à aucun prix de
journaliers pour cultiver ses magnifiques jardins
du Caire. La chose s'explique de reste, si l'on vou-
lait faire accepter aux jardiniers européens la série
de prix en usage pour les corvéables. Mais ne pas
trouver de fellahs!... Cette fois la colonie haussa
les épaules pour tout de bon.
Que dire de plus? La corvée était officiellement
rétablie. On ne sait jusqu'où seraient allés les abus,
sans une protestation énergique du commerce an-
glais. 11 fui alors prouvé que l'industrie privée était
im[)uissante à lutter contre l'envahissement du Ira-
i:t I s m ail -pacha. 47
vail forcé. Des indigènes rolenus par des particu-
liers avaient dû rompre l'engagement accepté, sur
la réquisition du cheik de leur village.
Des négociants, dans l'impossibilité de faire
transporter leurs balles de coton par le chemin de
fer, perpétuellement retenu pour le service du pa-
cha, avaient nolisé des barques. Mais le pacha a
besoin, lui aussi, de barques pour transporterie
coton de ses domaines. Barques et bateliers furent
requis en son nom, et les récoltes du prince arri-
vèrent à souhait sur le marché. On protesta, mais
l'affaire était faite, le coton vendu à bon prix, l'ar-
gent encaissé, et les bateliers, interrogés sur le
salaire qu'ils avaient reçu, ne comprirent même
pas ce qu'on leur demandait. Ils crurent qu'on se
moquait d'eux; les Européens devaient bien savoir
que l'effendinah ^ ordonne la corvée, mais ne paye
jamais le fellah.
Toute morale à part, on ne comprendrait effecti-
vement guère que l'effendinah songeât à acheter
quand il peut prendre. Rien ne lui est plus facile
que de conserver en même temps vis-à-vis de l'Eu-
1. Le vice-roi.
48 LKGVPTt:
rope une attitude de noble désintéressement. Los
affaire? du trésor égyptien se traitent en cachette.
Le budget qu'on avait promis de faire connaître
n'existe pas même à l'état de projet.
L'Europe ne croit pas un mot des allégations
vice-royales, — c'est parfaitement sûr, — princi-
palement au sujet du travail rétribué; mais l'opi-
nion publique, qui ne connaît pas l'Egypte et s'en
inquiète médiocrement, pense à tout autre chose
qu'à donner des démentis au pacha.
Malheureusement l'exemple est contagieux, et
depuis le gouverneur de province jusqu'au cheik
de village, chaque agent prélève sur les fellahs une
dîme proportionnée à ses besoins. On met en
réquisition les bêtes de somme de tout le district,
on y ajoute un certain nombre de paysans valides,
pour aller labourer la terre du premier bey venu.
Une autre fois, c'est un prince européen qui va
visiter les monuments de la haute Egypte. Il faut
des dromadaires pour remorquer la barque, pour
dégager le paquebot ensablé. A chaque station le
noble visiteur trouve des montures, des coureurs,
des guides; les indigènes se jettent à Tenu comme
des chiens pour aller lui chercher dans le marais
ET IS.MAIL-PACHA. W
une bécassine démontée. A son retour en Europe,
il ne tarit pas en éloges sur la magnifique liospila-
lité du vice- roi.
S'il savait comme de semblables générosités coû-
tent peu au trésor égyptien!
Par contre, son voyage se résume pour les po-
pulations riveraines en une affreuse calamité. Bêtes
et gens ont été requis d'ordre du pacha. — Voilà
pour la corvée officielle; restent les dîmes particu-
lières. On renvoie les fellahs dont on n'a plus que
faire, mais le gouverneur et ses gens, les janis-
saires, les hommes de l'escorte, trouvent toujours
quelque monture à leur goût, quelque dromadaire
fin coureur; chacun prend ce qui lui convient, et
tout est dit. Le fellah ne réclame point; à qui
porterait-il ses plaintes? Au gouverneur? — Mais
le gouverneur, qui pille de son mieux , sait à quoi
s'en tenir sur la moralité des agents subalternes.
Bien fin qui lui en remontrerait, à celui-là, en fait
d'exactions! D'ailleurs, du plus humble au plus
puissant, pachas et commis se tiennent par la
main.
Puis, il faut bien le dire, le fellah ne songe
même pas à se plaindre. Il connaît d'avance le ré-
50 L'EGYPTE
sultat de sa réclanialion. — Le silence est (For, dîf
Je proverbe arabe. — Dans l'espèce, le silence
épargne jjien une cinquantaine de coups de cour-
bag.
Mais, demandera-t-on. le pacha d'Egypte peut-il
avoir connaissance de ces monstruosités? Sans
aucun doute. En ce qui le concerne, il sait fort
bien qu'il n'a jamais payé un corvéable, et le
voulùt-il, — ce qui semble impossible, malgré tout
le respect imaginable pour le manifeste de joyeux
avènement, — le voulût-il fermement, que les fel-
lahs ne recevraient pas une obole des sommes qu'il
leur aurait destinées. Grâce à l'administration en
vigueur dans le pays, chaque employé prélèverait
sa part et le cheik garderait le reste.
A l'époque de l'arrivée des premiers contingents
sur les travaux du canal de Suez, la Compagnie,
dans l'impossibilité de payer individuellement cha-
cun des dix ou quinze mille fellahs qu'elle em-
ployait, remettait en bloc aux cheiks le salaire à
ET ISMAIL-PACIIA. 51
répartir entre les travailleurs. II fallut renoncer à
ce mode de payement; les fellahs ne recevaient
rien ou presque rien de la somme leur revenant.
On paya alors par groupes de dix hommes. Mais
les contingents n'avaient pas quitté le chantier de-
puis une heure que déjà une partie de l'argent se
trouvait dans la bourse des cheiks, tant le fellah
redoute les représailles de ces paternels adminis-
trateurs.
C'est que le cheik est véritablement le roi du
village. Responsable sur sa tête, non point de la
vie des habitants, — la vie d'un fellah ne compte
guère, — mais des redevances de toutes sortes à
payer au trésor, il peut tout ce qu'il veut, surtout
en ce qui concerne la corvée qu'il a mission de
fournir, et pour laquelle il désigne à son gré tels
ou tels habitants. Naturellement le cheik, comme
le ciel, admet des accommodements, et, moyennant
une redevance, certains fellahs, moins misérables
que les autres, s'affranchissent du labeur forcé.
Est-il besoin d'insister sur de semblables faits
et d'en tirer les conclusions, alors que le pouvoir,
parfaitement instruit de ce qui se passe, prêche
d'exemple et encourage les abus?
02 L EGYPTE
E[i résumé , la corvée égyptienne constitue un
des actes arbitraires les plus odieux de souverain à
sujets. Le lecteur a compris de reste, à la façon
dont se recrutent les contingents, que le travail
forcé, absolument gratuit, n'équivaut point à un
dégrèvement de contributions, puisque le fellah ne
s'afTrancliit de cet impôt hors cadre qu'au prix
d'une dépense nouvelle; que le travail forcé a pour
limites le bon ou le mauvais vouloir des cheiks, qui
désignent à leur choix les corvéables, et qu'enfin
les réquisitions motivées par le voyage d'un prince
étranger en Egypte ou par les besoins personnels,
d'un agent de dixième ordre, pèsent de tout le
poids de l'injustice et de la spoliation sur de pau-
vres gens, qui n'en tirent profit à aucun titre.
Ismaïl-Pacha avait donc sagement agi, en pro-
mettant d'abolir la corvée. Mais personne n'est par-
fait ici-bas, et il n'a sans doute pas trouvé encore
le loisir de tenir sa promesse.
Au milieu de ces labeurs harassants et sans trêve
'.T I S M A IL- PAC H A. 53
(jiii, au rebours des voyages, déforment la jeunesse,
l'heure de la virilité a sonné pour le fellah. Des
enseignements de l'enfance, il lui reste un grand
amour de la fange , son premier berceau; le plus
profond mépris pour sa mère, — une pauvre
servante avilie à plaisir par la loi musulmane, et
vouée, sa vie durant, aux travaux de la plus rebu-
tante domesticité, — enfin, la crainte haineuse de
tout ce qui touche au pouvoir, de près ou de loin.
Au physique , le fellah de vingt ans est un grand
garçon dégingandé , rarement barbu et toujours
privé de mollets. Le haie a passé une teinte plus
sombre sur sa peau déjà- bistrée. Ses longues
mains, ses pieds plats et singulièrement attachés
font rêver aux singes.
Tout le monde a vu, au Musée égyptien de Pa-
ris, de longues silhouettes aux contours angu-
leux, qui se profilent çà et là parmi les hiéroglyphes
des sarcophages. Après quatre mille ans, les por-
traits n'ont rien perdu de leur ressemblance; le
fellah de nos jours paraît calqué sur le laboureur
des Rhamsès. De fait, le type s'est perpétué, parce
que la race est restée la même.
L'Egypte n'a jamais subi d'invasions réelles. Les
lii L'KGYPTE
dominations grecque et romaine se résumèrent en
une occupation politique. Quant aux hordes d'Abou-
Beckr, elles levaient des tributs, imposaient une re-
ligion nouvelle, et s'en allaient plus loin butiner et
convertir. — Ainsi l'ordonne le Koran, cette Bible
des nomades. — Durant ces conquêtes successives,
l'indigène courba le dos. Que lui importait d'obéir h
tel maître plutôt qu'à tel autre, de payer le tribut à
César, à Ptolémée ou à Sésostris? Mais il conserva
intact son caractère originel.
Une autre élrangeté qu'on ne s'explique pas,
c'est que la race égyptienne pure ne peut se mé-
langer à aucune autre. Dès la troisième génération,
les métis doivent se retremper à la source autoch-
thone, sous peine de stérilité. — C'est là un curieux
chapitre à ajouter à la physiologie des mulets, et
(|ue nous livrons aux méditations des ethnolo-
gistes ^ !
1. Travaux du docteur Schnci))), mùdeciii sanitaire du gouverne-
ment français à Alexandrie.
ET IS.M AIL-P ACHA. îjh
En coiiSLH[iietice de la pureté de leur race, el
comme pour protester contre leurs conquérants
successifs, tous les fellahs se ressemblent. On dirait
que le même moule a fourni les têtes destinées à
surmonter plusieurs millions d'épaules. Sauf de lé-
gères diiïérences dans la taille et dans la maigreur,
qui, chez quelques sujets, atteint presque les limites
de la diaphanéité, il n'existe en réalité qu'un fel-
lah, tiré à un nombre infini d'exemplaires. Si l'on
ajoute à cela le peu de variété dans les prénoms, —
les musulmans ignorent absolument le nom patro-
nymique, — on avouera que les faiseurs de signa-
lements doivent éprouver de sérieuses difficultés
s'ils prennent leur métier à cœur.
Somme toute, le type est laid. Une éternité de
servitude a imprimé sur la face du fellah les stig-
mates de l'insouciance et de Fhébêtement. L'œil
clignotant ne sait pas regarder en face; les oreilles
démesurément évasées s'écartent de la tête comme
les anses d'une amphore; le front étroit se déprime
à partir des sourcils qu'envahiraient presque les
cheveux s'ils n'étaient scrupuleusement rasés.
Chez la femme on rencontre les mêmes signes ca-
ractéristiques, mais plus profondément gravés, par
50 L'EGYPTE
suite (Je la précocité particulière aux pa\s chauds
el aussi d'une fécondité désastreuse. Mâles et fe-
melles possèdent une dentition merveilleuse, com-
mune du reste à toutes les races d'Afrique, — bêtes
fauves y compris, — comme si la nature, par une
cruelle raillerie, avait voulu , en leur donnant des
dents superbes, ne pas leur fournir de quoi mettre
dessous.
Vers la di.v- huitième année environ, arrive pour
le fellah cette période de formation où les signes
typiques de la race atteignent leur développement,
le dernier mot de la beauté indigène. Il songe alors
à se marier, pour faire souche et prendre un peu
de repos. De savantes matrones, habiles à toutes
les roueries du maquignonnage, se chargent, moyen-
nant honnête salaire, de lui trouver une perle de
jeune fille, belle comme le jour, douce comme le
miel;, laborieuse et féconde. De son côté le fiancé
s'est proprement fait couper l'index de la main
ET IS.MAIL-l'ACHA. r)7
droite^ pour échapper à la conscription, il ne reste
plus qu'à débattre avec le père, le prix de la dot
à donner par le gendre, car le fellah le plus pauvre
doit toujours acheter sa femme. 11 n'est pas tenu
de prouver par quels moyens il subviendra aux
besoins du ménage ; le père n'en demande pas
si long. Pourvu qu'il cède sa fille à un bon
prix, l'avenir ne le regarde plus, et la femme
une fois mariée saura bien elle - même se tirer
d'affaire.
Mahomet, en autorisant la polygamie, imposa à
tout musulman de ne prendre de femmes qu'autant
qu'il en pourrait nourrir, obligation toute morale
et que chacun observe à sa manière. Toutefois.
comme il avait permis le divorce , même pour les
causes les plus futiles, il voulut que l'épouse ne se
trouvât pas absolument à la merci des caprices de
son maître; — et l'homme est obligé de constituer
à sa future une dot que celle-ci reprend au jour de
la répudiation. Aussi, chez les fellahs, le divorce,
une déplorable opération financière, est-il moins
fréquent que dans la classe aisée. La femme, au
1. Voir le chapitre IX.
58 LKGYPTn;
contraire, a loul intérêt à faire rompre le mariage,
et elle s'y étudie de son mieux.
La cérémonie du divorce n'exige pas de grandes
préparations. Les deux conjoints se présentent
devant le cadi : « Je me sépare de toi , » dit par
trois fois le mari à sa femme, et l'acte de répudiation
est accompli.
Suit pour la forme un petit discours oii le ma-
gistrat admoneste le pauvre mari , et lui prouve
que le divorce est une mauvaise action et une
mauvaise affaire, — excepté quand la femme s'est
rendue absolument désagréable. C'est précisément
le cas.
L'ex-épouse reçoit le complément de sa dot, et,
dès le lendemain^ elle se met en quête d'un nouveau
mari. Les occasions ne lui manquent pas, pour peu
qu'elle soit jeune et bien faite. Certaines femmes,
habilement dressées par leur mère, exploitent ainsi
la profession matrimoniale, et, au bout de cinq ou
six spéculations, arrivent à se créer une honnête
aisance.
r.T ISMMI.-PACIl A. .V.i
Somme loule, le mariage représenle [)Our le
fellah une véritable bonne fortune, où sa paresse
trouve son compte, beaucoup plus que le tempé-
rament excessif qu'on a, bien à tort, prêté aux
races méridionales.
Ce sont d'abord trois ou quatre jours de liesse,
dont les parents prennent leur part absolument
comme chez nous; des repas qui n'en finissent
plus, où le poulet et le riz, naïvement déguisés,
font leur possible pour figurer dignement. On ne
plaisante pas avec le Koran, et l'eau du Nil, abon-
damment servie dans les poteries du cru, désaltère-
à discrétion la bruyante assistance. Suivant l'usage
moins propre que fraternel, chacun s'abreuve à la
même gargoulette et prend avec les doigts sa part
dans le plat commun; le même usage interdit sous
peine d'impolitesse de s'essuyer la bouche avant ou
après boire, et garde un silence absolu sur la ques-
tion des essuie-mains.
Toutefois et pour réhabiliter le fellah aux yeux
des lecteurs, 11 faut convenir que les choses ne se
passent pas autrement dans le meilleur des mondes
musulmans. Assis par terre, l'Oriental met la main
au plat, en simple Judas; il arrache son lambeau
(i(i li:gyptk
(le vianik'. pL'liit ses aliments et avale. Les fils de
famille excellent à déchiqueter la volaille, qu'ils
émiettent de façon à faire mourir de dépit le plus
habile écuyer tranchant. Il faut voir les £?ens du
hel air, quand un hasard, toujours béni par ces
estomacs sans fond, les assied autour d'une table
servie à l'européenne! Plantés en équilibre sur leur
chaise, comme un funambule sur sa corde, ils
s'étudient à comprendre le mécanisme du couteau,
et finalement prennent les bouchées de la main
gauche, pour les enfiler dans la fourchette qu'ils
brandissent triomphalement de la main droite.
La pipe et le café, ces indispensables éléments de
toute réunion orientale, tiennent une notable part
dans la cérémonie du mariage arabe.
Jusque-là, le fellah n'a point encore vu le visage
de sa femme. Il s'esquive au moment oii les con-
vives les moins faciles à indigérer ne peuvent plus
dire : Allah! et va s'enfe^er dans une cahute voi-
sine. Là aussi, entre commères, on mène grand
bruit de mâchoires et d'exclamations. Après bien
des pourparlers, la nouvelle mariée lève son voile
et — les parents et amis se délectent en l'honneur
du jeune couple aux sons précipités de la darabouka .
KT ISMAJL-l'ACHA. 01
L'Iiomme garde pour lui les corvées de toutes
sortes. Mais à la femme, être d'une nature inié-
rieure, incombe le labeur quotidien. Car le Koran
n'a point prêché le travail, le travail manuel sur-
tout, et, fidèle aux prescriptions de la loi, le fellah
garde sa dignité. Le jour seulement oii la faim
l'étreint aux entrailles, il prend la bêche, conduit
la charrue, récolte sa moisson; jusque-là, il se re-
pose un peu sur sa femme et beaucoup sur Dieu.
En bonne conscience, l'imprévu compte pour une
si grande part dans sa vie, il lui faut si souvent
s'employer au gré de tous ses maîtres, il a si peu
de confiance en l'avenir, qu'on est presque tenté
de donner raison à son inertie. L'apathie est le
suprême remède des désespérances; elle s'allie du
reste merveilleusement au fatalisme qui fait le
fond de la croyance mahométane.
Assurément, au premier coup d'œil un semblable
contre- sens bouleverse toutes les idées reçues.
L'Européen nouvellement débarqué n'a pas assez
d'indignation contre les paysans qu'il rencontre à
chaque pas, montés sur de fringants mulets, pen-
dant que les femmes suivent à pied, [)ortant les
enfants, les bardes et les outils.
L'ÉGVPTl-;
Mais si l'on songe que ce même fellah terminait
hier le curage d'un canal, que demain il lui faudra
repartir, pour aller a cent lieues relever les laliis du
chemin de fer, ou ensemencer le jardin de soncheik,
ou bien encore couper les cannes à sucre de n'im-
porte quel eiïendi, l'indignation fait place à un sen-
timent tout autre, et l'on se prend à déplorer le sort
du pauvre diable, qui, harassé de travailler pour
les autres, n'a plus la force de labourer son champ.
Vingt ans environ s'écoulent ainsi. La terre n'a
point enrichi le fellah; ses plantureuses récoltes,
il les a vendues sur pied pour j)ayer la location et
l'impôt. Quelques pièces d'or ont-elles éciiappé au
fisc et aux usuriers, vile il les enfouit. Si le cheik
allait apprendre qu'il n'est pas le dernier des mi-
sérables ! Puis un soir il s'éteint tristement sur
sa natte de roseaux, pendant que ses fils vont aux
champs et que sa femme, déirépite avant l'âge,
mendie son pain dans la ville voisine. On meurt
jeune sous le ciel d'Egypte ! ;
El- IS.Al AIL-I'ACIIA. 03
Une triste et monotone histoire que la vie du
fellah ! Un long poëine de souffrances que ne di-
sent point les tertres blanchis du cimetière où
reposent pêle-mèie les obscurs martyrs de l'opu-
lence égyptienne.
Mais les Arabes ne s'affectent pas de si peu. Le
lendemain, le corps est mené à son dernier asile,
accompagné des hurlements des pleureuses à gages,
pendant que tous les aveugles de l'endroit, réunis
pour la circonstance , chantent sur un rhythme
égayé :
« Il n'y a qu'un Dieu, et Mahomet est son
prophète ! »
L'KGYPTE ET ISMAIL- PACHA. 05
CHAPITRE IV
ALEXANDRIE.
Deux villes, le Caire et Alexandrie, se disputent
l'honneur de posséder Ismaïl-Pacha , qui, à tour
de rôle, vient passer quelques mois dans chacune
d'elles. Mohammed- Ali préférait le séjour d'Alexan-
drie; son petit-fils habite plus volontiers le Caire.
Il ne faut pas discuter des goûts.
De ces changements périodiques de résidence,
résulte pour certaines parties de l'administration
un va-et-vient continuel , auquel les employés
amateurs de locomotion doivent trouver un certain
charme. C'est ainsi que le ministère des affaires
étrangères, — commis, matériel, et le reste, — obligé
de suivre l'altesse, voyage plusieurs fois par aii
C.!', LI'GVPTE
d'une capitale à une autre, et tient ses séances au
pied levé. Aussi les gens bien avisés s'en)busquent-
ils à la station du chemin de 1er pour attendre le
passage du juinistère ambulant, et tâchent de se
faufiler dans le wagon d'un chef de bureau, oii ils
peuvent tout à leur aise causer de leurs alTaires.
Alexandrie manque absolument de pittoresque.
Bâtie au ras de la mer. sur une plate lagune qui
contourne un port d'un accès diflicile. l'antique
cité d'Alexandre n'a gardé aucun vestige des
dominations successives qu'elle a subies depuis sa
fondation. N'étaient la colonne de Pompée, qui se
confond volontiers avec les cheminées des usines
a voisinantes, et l'aiguille de Cléopàti'e, un mono-
lithe écloppé. ])ordu au milieu dos piles d'un chan-
tier de bois, rien ne rap])ellci"ait une des plus llo-
rissantes stations de la civilisalioii antique.
Première étape de la coufiuôte de l'Egypte, elle
a vu passer tous les envahisseurs . mais aucun
d'eux ne s'y est installé.
r.T ISMAII.-I'ACII \. 07
Commeunehôtellcrie où cliaque voyageur cliange
à son caprice l'aménagement de sa chambre, sans
s'occuper de réparer les fondations (pii menacent
ruine, Ale\an:lrie n'est qu'un pèle-mèle liyl)ridede
constructions sans caractère. Le quartier du port
présente seul quelque originalité. Dans des ruelles
fétides bordées de maisons branlantes, gîte celte
population bigarrée qu'on ne rencontre que dans
les grandes villes maritimes. A'oyageurs, marins de
loutes les nations, artisans, portefaix, marchands,
se heurtent, boivent, crient; et tout d'abord le
nouveau débarqué se sent pris au nez, aux. yeux
et à la gorge par une sorte de miasme sui generis.
C'est la premièce effluve de l'Orient embaumé.
Accroupis sur de larges bancs collés aux murs
suants d'une échoppe, des indigènes enturbanés
de blanc, de rouge ou de vert, fument de longues
pipes en suivant de lœil les péripéties d'une partie
de marelle ou de dominos.
L'Arabe raffole du domino. — importation euro-
péenne. — et y excelle à rendre jaloux nos habi-
tués d'estaminet.
Plus loin, des groupes de femmes reviennent de
la fontaine. Les jambes nues jusqu'aux genoux, la
08 LKGYPÏF.
tête scrupuleusement couverte, elles soutiennent
d'une main la cruche (|ui pose sur leur tête, et
traînent à la remorque un horrible bambin en cos-
tume de l'âge d'or. Ailleurs, les Maltais et les Grecs,
en costume national, débitent les vins capiteux de
Sicile et le mastic de Ghio, pendant que le mar-
chand indigène, les jambes croisées à la façon de
nos tailleurs, trône majestueusement dans sa bou-
tique large d'un mètre, au milieu de pièces de ma-
dn polam et de mouchoirs imprimés en Alsace.
Place ! place ! gare à vos pieds ! C'est un arbaghi
qui arrive, debout sur son camion lancé de toute
la vitesse de deux chevaux vigoureux. Tant pis
|)Our (jui ne s'elTace pas assez vite! Le porteur
d'eau, courbé sous le poids de son outre en peau
de bouc, s'appuie au mur, pour assurer sa uiarche
sur la terre glissante, et répand consciencieusement
une partie de sa charge sur les jambes des voisins.
Passent et repassent, voix glapissante et nez au
vent, de grands garçons précédés d'un éventaire
où s'étalent, noires de mouches, d'atroces friandises
fort au goût des habitants.
Et toujours, tenace comme un remords, la môme
senteur pénétrante s'attache à vos pas. Vous la re-
ET IS.MAIL-PACHA. OU
trouverez partout, dans les splendides bazars du
Caire et sous la hutte délabrée du fellali. C'est le
parfum local, l'odeur arabe.
Tout à coup, au détour d'une ruelle sombre, en-
combrée, embourbée, le tableau change, et l'on se
trouve en face d'un immense parallélogramme bordé
de maisons à l'ilalienne. Il semble qu'on ait en-
levé brusquement la toile de fond d'un décor de
féerie. Des gens vêtus suivant les suprêmes exi-
gences de la fashion, promènent les dernières modes
parisiennes sur une place plantée d'arbres, garnie
de bancs, de jets d'eau et de becs de gaz.
Rien n'étonne et ne désenchante autant que cette
brusque intrusion de l'Europe correcte, en [)lein
débraillé de la vie orientale. La place des Consuls,
avec ses rangées d'habitations spacieuses et ses pro-
meneurs en chapeaux noirs, a dû faire pleurer bien
des élégies aux poètes touristes. De fait . le tableau
jure avec le cadre, et le voyageur, sommairement
équipé, consulte avec anxiété sa valise, tout en se
demandant s'il valait bien la peine de faire huit
7i) i;H(;vi'Tfc:
cents lieiit'S pour venir contempler une mauvaise
contrefaçon du pays natai.
Sur 160.000 habitants, Alexandrie compte plus
de 70,000 Européens; diaque Européen possède
en moyenne un domestique^. Si donc on ajoule à
ce nombre les gens (jui cirent les bottes et brossent
les babils de leurs contemporains, il reste pour
tout elTectif indigène quelques milliers d"bonnîies.
dont les àniers, les porteurs d'eau et les marchands
des (pialre saisons forment l'imposante majorité.
Les commerçants du pa\s, efTrayés par une redou-
table concurrence, ont fermé bouli(|ue. laissant çà
et là(piel(pies-uns ties leurs, cal nies et dédaigneuses
Hgures qui, par leur insouciance, semblent pro-
lester contre les obséijuiosités des négociants
d'outre-mer.
En somme, la colonie européenne est réellement
maîtresse d'Alexandrie. Toutes les nations du globe
ont fourni leur contingent à cette réunion bizarie
I. Voir, il la tiii du voluini-, lu note (.'xplicative n" i.
1:T ISMAIL-PACHA. 71
de colons, diflerenls (l'alhiies. de iiururs, et sans
autre lien qu'un immense désir de s'eni'icliii'
promptement et un dédain profond pour les insti-
tutions du pays. Grâce aux capitulations qui inter-
disent aux pachas toute immixtion dans les aiïaires
des résidents européens, chacun vit de son côté,
ne relevant que des lois de son propre pays , sous le
haut patronage d'un consul.
A la longue pourtant, les dissemblances s'eiïa-
cent un peu. Si le colon ne perd jamais le caractère
inhérent à sa nationalité, ses allures se modifient
au contact des gens qu'il fréquente. C'est la loi
commune : les exilés finissent toujours par prendre
quelque chose des mœurs de leur nouvelle patrie.
Plus tard on en viendra sans doute à adopter une
langue uniijue pour les relations, coninie on a
adopté le costume européen, et s'il est impossible
que des éléments aussi hétérogènes puissent jamais
former une nation, ils auront au moins constitué
une société.
Jusqu'à présent, les Grecs et les Italiens sont en
majorité. La langue italienne est la langue des sa-
lons; le haut commerce parle grec de préférence.
l)e[)uis quelques années, la colonie française a pris
7'J L'KGVPTE
une extension remaniuable, et comme nos com-
patriotes n'ont généralement pas le don des langues,
il se pourrait bien que le français devînt avant peu
l'idiome de la colonie.
Mais le voyageur nouvellement arrivé de France
M "a pas eu le temps de se livrer à ces considéra-
tions tout à fait flatteuses pour l'amour-propre na-
tional. Aussi, après le premier mouvement de
désappointement naturel chez tout homme qui,
croyant visiter une contrée pittoresque, se trouve
tout à coup dans la grande rue de sa sous-préfec-
lure, ledit voyageur, qui a fait provision d'étonne-
ments et d'exclamations, revient fort désappointé à
son hôtel, où un garçon lui sert en français un diner
médiocre. L'admiration rentrée et la cuisine ita-
lienne aidant, il trouve la chère exécrable.
Au pays, il avait tracé son itinéraire et savouré
|mr avance des délices inconnues, d'étranges émo-
tions. Couché sur un tapis aux brillantes couleurs,
à l'ombre d'un caravansérail en ruine, il regardait.
HT ISM ML-PACMA. 73
muet d'admiration , les aimées aux bias bruns, aux
cheveux semés de secjuins d'or, bondir sans bruit
en»agitant leurs crotales ^. Un puissant chef, dont
il s'était juré de devenir l'ami, donnait la fête en son
honneur. Ensemble ils s'étaient accroupis autour
d'un de ces festins légendaires, où l'imagination ne
ménage pas l'ambroisie; ils avaient échangé leurs
armes, — bonne occasion de se défaire d'un vieux
fusil hors d'usage, contre un yatagan de Damas au
fourreau d'argent ciselé; — et, comme deux frères,
ils se passaient le bouquin d'ambre d'un narguil
où brûlait le plus fin tabac du Sinaï.
A quelques pas, agenouillé dans le sable, un
dromadaire couvert d'un kourgli en peau de ga-
zelle, autre présent du puissant cheik, ruminait
lentement le repas du mois passé, en jetant un re-
gard dédaigneux sur les débris du festin.
Sur le paquebot, les rêves s'étaient dorés de plus
belle, accompagnés de trépignements d'impatience
et de questions aux officiers du bord, qui ont bien
d'autres voiles à faire carguer... Terre! terre! Ah!
enfin!!...
1. Crocaks, sorte de cast;ignettes en cuivre.
LHGVPTK
Et voilà (jiie le faïUaisiste se trouve face à face
avec une cluunbre d'Iiôlel et un bifteck trop cuit!
Il veut (les aimées, des parfums, du labac em-
baiiuii'; — le i^ai'çon lui a[)porle tlu \iniiii;re de
Bully et des cigares dits u petits bordeaux. » —
(( Quant à des aimées, Monsieur plaisante sans
(( doute; la nuiison n'en tient [as. Monsieur a de-
ce mandé des |)ipes; prélere-t-il la mai-que Fiolet,
« la pipe bel.ue, la marseillaise? »
Idéal, idéal, petite Heur l)lcue !
L'idéal ne résiste pas à ce premier coup de
massue de la réalité. Le touriste, s'il pi'end des
notes, consigne sur ses tablettes, — avec la plus
franche mauvaise humeur, — l'inévilable début de
tout vo\age pittoresque en Egypte. Il ne manipie
pas d'y ajouter : a Alexandrie, une des villes les
plus maussades du monde, en est certainement la
plus malpropre. »
Devant toutes les portes, les tas dimmoiulices
semblent avoir élu domicile, et la boue, lac im-
mense, baigne, trois mois durant, le pied des mai-
sons. Il est vrai (pi'au |)rintemps, grâce au soleil,
le marécage se transibi'mc en nu moelleux tapis de
poussière; d'un pied d'épaisscui'. L'édilité ne [)araît
i;r isM \ir,-i' AT. Il A. 75
[Kis avoir encore l)ien sai^i la subtile ditlei-eiire qui
e\isle entre une rue et un eloaf[ue; elle se eontenle
(le faire, enlever les immondices quand elles pren-
nent le développement d'une colline, et les fait jeter
à cent pas de là, sur les bords de la mer : la brise
qui vient du large s'y iniprègne d'une senteur em-
baumée!
Tous les maux: ont leui's remèdes. En Egypte,
le remède ordinaire contre la poussière et la boue,
c'est l'àne! Non point la cliélive bourritiue qui chez
nous porte les sacs au moulin, mais l'àne tringant,
sobre, infatigable, une héroïiiue niontuie (pie per-
sonne ne dédaigne d'entburcher. Clia(iue coin de
rue est encombré d'un véritable troupeau d'ànes et
d'àniers, les uns guettant le passant et lançant les
autres dans ses jambes. L'infortuné touriste se
laisse hisser sur la preujière selle venue et le
baudet reni[)orte — de haute lutte — vers la co-
lonne de Pompée.
Chemin faisant, il a le loisir de contempler de
véritables palmiers, dont les arbres en tôle peinte
de la Samaritaine ne lui ont donné qu'une idée
imparfaite. Au reloiu", il suit les bords du canal
Mahmoudieh.
70 LÉGYPTE
Celte fois, le coup d'œil est réellement merveil-
leux.
Si quelque chose peut faire pardonner la bana-
lité d'Alexandrie, ce sont les jardins suburbains et
la campagne environnante. A quelques pas de la
ville, le sol , débarrassé de son nuinteau de pierres,
déploie toute sa splendeur, comme pour écraser
sous une fécondité grandiose l'œuvre mesquine des
enfants des hommes. Tache de boue dans un rayon
de soleil, Alexandrie doit à son éblouissant entou-
rage cette hideur vigoureuse qui blesse l'œil du
nouveau venu. Tout le long du canal, et suivant
les méandres d'un chemin, défoncé comme toutes
les roules en Egypte, les Alexandrins ont éparpillé
de coquettes villas entourées de jardins, — bou-
quets larges d'un arpent. — oîi resplendit la flore
des cinq parties du monde.
En face de quelques-unes de ces 0[)ulentes de-
meures, un bateau de plaisance, aménagé comme
un palais, n'attend (pi' un ordre du maître pour
KT ISM All.-l' \CIIA. 77
remonter le Nil jus(iii'tui\ cataiaeles. Des palmiers
élancent de tous côtés leur tige empanachée au
milieu du feuillage sombre des sycomores; les
champs de cannes à sucre, les plantations de coton
s'étendent à perte de vue en tapis verdoyant. A
l'horizon, le soleil couchant éclabousse de teintes
empourprées les eaux clapotantes du lac, et tamise
ses derniers rayon s à travers un bouquet de lauriers-
roses .
C'est dans l'émerveillement causé par ce tableau
féerique, que l'amateur de promenades a baudet
rentre en ville, où l'ânier lui demande conscien-
cieusement un louis pour une course qui coûte
douze sous aux. indigènes. Ahuri par les cris de
son interlocuteur, qui semble vouloir provoquer
une émeute, il paye et s'en va.
Pour peu qu'il ait l'habitude de donner auK pau-
vres, sa charité heurte à chaque pas de nouvelles
occasions. Les rues d'Alexandrie sont littéralement
pavées de mendiants.
7« l'K(;yi'th
La nicndicilé a dû èlre invenlée on Egypte; elle
s'y e^l Pn tout cas singulièrement perfectionnée.
Les naturels ont élevé jusqu'il la hauteur d'un art
les pratiques ordinaires du métier : ils suivent le
passant malgré les refus, les injures, les coups, et
l'obsèdent pendant un quai'l de lioue. Le moyen
de ne pas donner?
Quelques-uns n'acceptent que de l'argent. Un
Européen oITrait ii l'un d'eux un morceau de ])ain;
l'Arabe refusa fièrement. — <( Du |)ain. mais je
<i n'en ai pas besoin; c'est de l'argent (jue je le
(( demande. »
De fait, le musulman ne s'inquiète guère de son
repas. Il sait (pfil dînera toujours. — là ou ail-
leurs.— On ne niiMirt pas de faim dans un pa\s
où le premier venu peut s'asseoir ii la table d'un
vrai croyant, et ujeltre de droit la main au plat.
]Mais comme l'Arabe est essentiellement quéujan-
deur, il ne manque pas de prélever une juste dîme
sur les infidèles (ju'Allali lui envoie \n\v tous les
bateaux d'Europe. D'ailleurs, à Alexandrie, le mi'-
tier de pauvre en viuil bien un autre. Ecoutez
plutôt.
Il existe |)our les iuTrmes et les vi^llards des
I.T ISMAll.-l'ACII \. 7'l
maisons de refuge enlreteniies par l'Élal ou dotées
|)ar de pieuses fondations. Les pensionnaires sont
tenus à la résidence, — comme les prélats sous
Louis XIV. Aussi s'enlendent-iis avec le gardien,
(jui leur ouviv la porte en cachette. Chacun de ces
e.veat clandestins coûte dnuzc sovs par personne,
prix ii\e, et l'hôjiital reste vide toute la journée.
A ce compte, les pensionnaires doivent faire de
bonnes recettes, les gardiens aussi.
Ce dernier détail, communiqué par un obligeant
compatriote qu'il a rencontré \\ table d'hôte, dé-
tourne pour jamais noire tourisle du grand travail
qu'il militait sur l'exlinction du paupérisme en
Egypte.
Le même compatriote obligeant lui propose de
raccompagner à l'un des théâtres italiens, au
Cercle italien, etc.
Aimez-vous l'Italie? on en a mis partout.
Mais comme on ne vient pas en Orient pour voir
l'Italie, bien que tout chemin mén? îi Rome; comme
«0 li-(;yptf.
il ne faut ([1111110 promenade de deux heures et une
conversation de cinq minutes pour visiter Alexan-
drie et en penser tout le mal possible, l'infortuné
voyageur se lia te de boucler sa valise et de prendre
le train qui part pour le Caire
ET ISMML-PACHA. 81
CHAPITRE V.
A TRAVERS LE CAIRE. — SUEZ.
Car on va d'Alexandrie au Caire
en chemin de fer, absolument comme de Paris à
Saint-Cloud. On y peut aller également en bateau
à vapeur, — quand le Nil débordé a emporté la
voie ferrée, par exemple.
Enfin, rien n'empêche d'effectuer le trajet à che-
val ou à pied. Toutefois, ce dernier mode de loco-
motion manque d'attraits, parce que, entre autres
raisons, la route, sur un parcours de plus de cin-
quante lieues, est totalement dépourvue d'hôtelle-
ries; circonstance qui fait le plus grand honneur à
l'hospitalité arabe. Quant aux étrangers, à part les
82 L'EGYPTF.
grandes villes , ils ne trouveraient pas dans toute
l'Egypte le plus pitoyable repas d'auberge.
En Orient, le voyageur se munit de vivres et
couche, faute de mieux, à la belle étoile. L'au-
berge, c'est le chameau qui porte la tente et les
provisions.
Le lecteur qui sans cloute tient à coucher dans
un lit, voudra bien accompagner notre touriste et
arriver au Caire en wagon, tout prosaïquement,
comme le commun des voyageurs. Du même coup,
il nous saura gré de lui épargner le chapitre d'ex-
tases stéréotypées, que les écrivains de l'école des-
criptive ne manquent pas de délayer en pareil cas.
Le Caire, capitale de l'Egypte musulmane, ne
ressemble à aucune ville du monde. Dernier ves-
tige d'une domination puissante qui n'a guère
laissé que des ruines, l'antique cité des kalifes est
l'expression la |)lus complète du génie arabe. Là
seulement on trouve écrite en caractères de pierre
et de boue, la bizarre épopée de l'Islam.
K r ISM Vil.-I'ACII V. 83
Depuis le ranati((ae armé de l'époque victorieuse,
jusqu'au fellah, notre contemporain, chaque géné-
ration a marqué son passage par un monument ou
une dévastation, document suprême où se lit cou-
ramment une histoire de décadence qui commence
par la conquête et finit par la servitude.
La population du Caire est d'environ trois cent
mille âmes. Au fait, personne n'en sait rien. Le gou-
vernement local, qui traite ses afiaires en famille,
ijarde sur ce sujet un silence de bon gnût. Ce qu'on
peut dire, c'est que la ville couvre le long du Nil
un espace considérable où les maisons se pres-
sent lés unes contre les autres , et qu'à certaines
heures de la journée, il est aussi difficile de circu-
ler dans la ville que de traverser l'avenue des
Champs-Elysées un soir d'illuminations.
A ces mêmes heures, le thermomètre accuse des
températures fantasliques. Le soleil , presque au
zénith, ferait bouillir les cervelles dans les crânes,
comme des œufs dans un coquemar, si les indi-
84 L- EGYPTE
gènes n'avaient le soin de tendre au-dessus des
rues les plus fréquentées des lambeaux d'étoffes
multicolores. Dans l'orahre lumineuse (|ue projette
ce pittoresque écran, se meut une foule bicarrée,
bruyante, affairée, où toutes les races se coudoient
et s'enchevêtrent; on dirait un de ces tableaux
ethnographiques oîi l'auteur s'est plu à réunir les
différents types qui peuplent le globe. Pêle-mêle de
costumes aux couleurs éclatantes, riches ou dégue-
nillés, fouillis de visages, de bras, d'épaules nues
qui passent par toutes les nuances de l'ocre et de la
sépia, la foule ondule, tachée çà et là de points
sombres qu'on prendrait pour des déchirures" dans
la toile de cet harmonieux tableau.
Ce sont les nègres du Soudan, en costume ada-
mique au caleçon près.
D'honnêtes négriers, établis à Khartoum, se
chargent de fournir à l'Egypte ces robustes esclaves
qu'on emploie aux besognes les plus rebutantes,
sous prétexte sans doute qu'ils ne doivent pas
craindre de se tacher les doigts.
En descendant de quelques tons cette gamme
vigoureuse qui se termine à l'encre de Chine, on
trouve le Barbarin, — l'élégant des bords du Nil.
ET ISM \IL-1'A(:[I A. 85
Le Barbarin croit au prestige du costume et ii
l'influence de Teau sur la propreté générale du
corps ; il porte une chemise blanche et des souliers.
Domestique par goût, il s'attache volontiers à ses
maîtres, méprise les nègres, — où diable l'orgueil
va-t-il se nicher? — et caresse l'espoir de retou?-
ner au pays avec un petit pécule et une paire de
chaussettes, suprême raffinement d'un luxe qui ne
manque pas de le placer d'emblée en tête de la
gentry nubienne. Quelquefois la nostalgie le prend
au cœur; il abandonne la ville et part pour em-
brasser ses pénates de tei're glaise et sa noire fa-
mille. — Aller et retour, le voyage dure un peu
plus de six mois.
Autour des nègres et des Barbarins, ombres vi-
goureuses, s'éparpille la foule aux mille couleurs.
— Le Saïdien, torse bistré, (jue recouvre mal une
cape de grosse toile brune sanglée à la ceinture; —
la tête disparait sous un bonnet conique en feutre
roux. Le Copte en longue robe de soie aux mille
raies ; le riche marchand en caftan orange , gris-
perle ou amarante, et ces milliers d'individus de
toutes races, de toutes sectes, de tous costumes qui
composent la population du Caire.
i6 L'EGYPTE
Les femmes, sauf celles de la classe inférieure,
ne se prodiguent pas dans les rues. Elles ne sor-
tent guère qu'en voitures lancées à fond de train et
soigneusement escortées d'eunuques. Hàtons-nous
d'ajouter que celte absence de la belle moitié de
notre espèce ne nuit en rien au pittoresque du coup
d'œil. Le costume des Levantines et des riches
Arabes, dont cent tableaux ont reproduit les coquets
ajustements, se porte exclusivement à la maison.
Pour sortir, les femmes recouvrent leur toilette
d'un fourreau informe en soie de couleur claire, et
par surcroît de précaution, elles disposent sur le
tout une immense pièce de soie noire qui vient" re-
joindre au front l'épais voile blanc (jui leur couvre
le visage. Le pied ne se devine même pas sous la
botte jaune (pii l'enveloppe. Accoutrées de la sorte,
les femmes ont exactement l'allure gracieuse d'un
paquet. Ainsi le veut cette farouche jalousie musul-
mane tant plaisantée dans les vaudevilles, et dont
les Orientaux se trouvent si bien; — ceci soit dit
avec tout le respect possible pour le sexe auquel
nous devons nos mères.
Sans doute la chair est démesurément faible
dans ce beau pays de lumière et de soleil, car les
1-T IS.M ML-P.\r.lI \. 87
chréliens ont a(loj)lé là-bas la «oiitiiinc iiialiDini'-
tane. Peul-ôtre aussi, en raisoû cVincessanles pro-
miscuités, le Ivoran a-t-il un peu déteint sur l'Evan-
gile. En tout cas, les femmes, à quelque religion
qu'elles appartiennent, sont scrupuleusement voi-
lées et sortent le moins possible.
Aussi, bien que la population du Caire soit im-
mense, et que les harems s'y comptent par milliers,
doit-on se résigner à ne point recontrer de femmes.
On est presque tenté de se demander si la race arabe
a les deux sexes.
En revanche, les eunuques pullulent, expédiés
chaque année de la haute Egypte.
A Kliartoum, outre le commerce d'esclaves, on
s'occupe beaucoup de la fabrication des gardiens
de harem. Un chirurgien européen s'y est acquis,
dans cette aimable profession , une renommée et
une fortune colossales : — il réussit un sujet sur
dix.
On doit ajouter, pour l'honneur des pauvres mu-
tilés, qu'ils s'acquittent de leur devoir à la satis-
faction £>énérale des maris.
8.S L'EGYPTE
Il suffit d'avoir vécu quinze jours clans le pays,
pour savoii' à quoi s'en tenir sur les prétendues
bonnes fortunes dont fourmillent tous les récits de
voyages en Orient.
Le haren), sanctuaire inviolable, est réellement
inviolé i. On conte bien aux nouveaux venus l'épo-
pée graveleuse d'un Européen, d'un Français (nous
sommes si charmants!) qui parvint à s'introduire
dans le gynécée d'un pacha, où il vécut pendant
huit jours d'amour, d'eau fraîche et de confitures
(jue lui prodiguaient ses victimes devenues ses geô-
lières. Mais l'anecdote, amplifiée par la tradition
verbale, n'est qu'une plaisanterie légendaire, abso-
lument comme le bout de fil que les loustics de mer
collent sur le verre d'une longue-vue pour faire
voir la ligne aux passagers novices.
D'ailleurs, toutes les mesures sont prises pour
décourager les don Juan , s'il s'en rencontrait.
Personne n'est tenté de risquer sa vie pour se rap-
l)ro(her d'une- femme (ju'il n'a jamais vue. Puis
1. Tout liomine qui priirtrc dans un liarem est puni de mort, les
P^uropécns comme les autres. C'est un des délits que le gouverne-
ment ottoman , dans \cfi capiliilations , se réserve de juger d'après
la législation du pays. Mais on ne cito pas d'exemple qu'il ait eu
l'occasion d'appli([urr cette loi inlinspitaiiére.
ET ISM \IL-I'AC. HA. 81)
les eunuques font bonne .mude. Foris delà loi (|ui
leur permet de luei' iinpuniMuenl, — puisque loul
homme est puni de mort, qui frappe un eunuque, —
ces déclassés de l'amour ([ui poi'tent sur leur face
avilie comme le stigmate de l'impuissance, ont
élevé la surveillance domestique à la hauteur d'un
insupportable despotisme. On dirait qu'ils prennent
plaisir à se venger de leur faiblesse sur des êtres
plus faibles ([u'eux. Les Européennes admises en
visite dans les harems, racontent à ce sujet d'o-
dieuses scènes de tyrannies et de vengeances. L'eu-
nuque torture à plaisir les femmes du maître; il
va même jusqu'à les frapper; ,quedire à cela? N'ar-
rive-t-il pas quelquefois au chien du jardinier de
saccager, pour le plaisir de détruire, les plates-
bandes dont on lui a confié la garde?
Sur ses vieux jours le cerbère des harems songe
à faire une fin: il se mauie ! ! Mon Dieu, oui!
comme les autres, et vit dans son propre harem en
bon oncle de famille. On cite comme une merveille
'.)0 L'KGVPTE
(le luxe, le luirem du chef de? eunuques de feu SaïJ-
Paclia. — Un heureux gaillard que cet ancien fonc-
tionnaire : il possède une fortune immense et plu-
sieurs femmes légitimes !
Gomme une union dans ces conditions négatives
est en contradiction formelle avec les prescriptions
du Koran, on doit supposer (pie le niariage est per-
)nis aux eunufjues à litre de consolation ; faute de
mieux ils torturent leurs femmes. C'est une occu-
pation, un souvenir des fonctions chéries, une
sorte de rei;ain d'honneurs.
Après loul , cliarhomiier esl maître chez lui ;
chacun entend à sa façon la vie de famille; aussi
nous serions désolés que ces détails jmrement in-
structifs portassent le trouble, même dans un mé-
nage d'eunuques. Heureusement les livres ne
liainenl point sur les divans des harems, pai' la
raison lonle simple qu'on ne ti'ouverait guère dans
lout rOricul une musulmiine sachant ses letlivs.
ET ISM \II.-P \(;ii \. Ol
La même défiance (jui ;i pro liiil les eiiiuniues,
a donné naissance ii une aiili'e inonstiuosih'. Les
marchands d'esclaves consent les jeunes (illes pour
èlre plus sûrs de leur virginité. On cite l'exemple
d'un Egyptien, qui pour recompenser une esclave
de ses bons services, la fit découdre, et la maria
à un garçon du pays.
Qu'on vienne après cela pailer d'al)()lir la cor-
vée en Egypte, alors que l'esclavage existe avec les
agréables détails que nous venons de donner!
Est - il besoin d'ajouter que la vie arabe se
passe absolument en famille, dans le sens le plus
restreint du mot? que rien de ce qui se fait au
dedans ne transpire au dehors; que les femmes
ignorent jusqu'au nom de ces gracieuses réunions
qui donnent tant de charmes aux sociétés civi-
lisées.
Des choses de l'extérieur, elles savent tout juste
ce qu'elles ont pu apercevoir, en écartant les per-
siennes étroitement grillées ou les stores de la voi-
ture pendant la promenade.
Encore ces curiosités bien excusables trouvent-
elles rarement grâce devant la jalousie du mari.
Au dedans la femme se pare, fume, mange et
'J'2 L'KGYPTK
cause d'obscénités, — la conversation liabitiielle
entre dames du meilleur monde. — Il reste bien
entendu d'ailleurs que son seigneur et maître n'a
fjuun mot à dire pour la jeter à la porte. Dans la
classe la plus élevée seulement, sa condition tend
à s'améliorer, grâce au\ relations avec les Euro-
péens, et à une sorte d'éducation rudimentaire qui
force peu à peu les portes du harem. La femelle
disparaît pour faire place à la com{)agne, sincère-
ment attachée à sa famille, mais malheureusement
privée de cette influence, de ces moyens d'action
que nos mœurs ont donnés à la femme.
Pendant que ses épouseSj, légitimes ou non, se
livrvnl dans le harem aux occupations variées dont
il est parlé plus haut. l'Arabe vaque en sûreté à
ses plaisirs et à ses affaires. Comme chacun, sui-
vant Tusaiic oriental, sort de son côté, et que les
eunuques veillent, il ne se fait pas faute d'user de
sa liberté, sans crainte de représailles. Ce sont,
après les affaires, d'interminables séances devant
les cafés, des promenades sans fm dans les allées
de l'Ezbekieh, des rires démesurés au théâtre de
Kharagheuz, l'elfronté polichinelle turc, dont les
plaisanteries fortement é{)icées et ornées de gestes
i:t iSMAiL-PAcii a. <i:j
explicatifs, lbn( pâmer daise riionoiahle assis-
tance.
L'Ezbekieli, un jardin immense, planté d'arbres
magnifiques, a longtemps été le rendez-vous des
Arabes du bel air. Mais depuis quelques années,
la colonie européenne a eftarouché les indigènes
qui vont cacher, au fond du vieux: Caire, leurs
costumes pittoresques et leurs naïves fantasias.
Pendant les jours caniculaires, l'Ezbekieh devient
une véritable oasis: tout à Tenlour, les rues sont
désertées. — Aux cliamps la tei're se gerce en cre-
vasses immenses, oii un homme disparaîtrait tout
entier. — Parfois, à travers les lames de persiennes
soigneusement baissées, on aperçoit un pauvre
diable de piéton, la langue pendante, qui se hasarde
à traverser la place, en rasant les murailles d'oîi
tombe une petite ombre grêle et mince comme une
lame de couteau. Vingt pas plus loin, il a disparu
dans la poussière. On distingue confusément une
créature humaine se débattant dans un nuaae lu-
94 LKGVPTE
uiineux, et tordant son mouchoir après s'être
essuyé le front.
Les baudets font peine à voir, tant cpie durent
ces chaleui's tori'ides. Malgré les dessins variés
H dont on a soin de peindre et d'orner leur visage, »
probablement pour leur faire prendre la tempéra-
ture en patience, ils n'ont plus ces airs vaillants
des bons jours. Joyeu\ cris, sonores comme des
éclats de trompettes, galop l'etentissant. tètes fiè-
rement dressées, oùêtes-vous? Les pauvres baudets
s'en vont au tout petit pas. les oreilles pendantes
sur le cou, et leur brayement plainlif semble dire:
« Mon Dieu ! (pie je prendrais donc bien quelque
chose de frais! »
Tout le reste de la population, chevaux et dro-
madaires, hommes et femmes, indigènes et Euro-
péens, profite de l'extravagante chaleur pour dormir
le plus possible. Ciiacun trouve le temps de traiter
ses affaires; mais à (pielle heure de la journée?
Et le dialogue sui\iint s\'M;i!)lit uniloi-mément entre
le visiteur et le doint'.-viKiuf du vi.-ilé.
— « Monsieur fait sa sieste » (son kief, comme
disent les indigènes).
— (( Ah! fort bien, je repasserai. »
1:T ]S.MAlL-i'A(.ll \. DÔ
A ciiKj heures, retour du visiteur.
— « .Aïonsieur finit sa sieste, si vous [)Ouviez
l'evenii'.
— (( Diable! — fait le visiteur en descetulanl. —
voilii un juste, si l'aplicrisnie est vi'ai I » Et il ajoute
comme détail purement pliysioloiiique, (pie ledit
juste ne doit pas se ruiner en acquisitions d'opiu.ni.
A si\ heures, nouvelle visite.
— u Cette fois, monsieur vient de partir : vous
le rencontrerez pour sur à la promenade, dans la
grande allée de l'Ezbekieli. »
Eftectivement l'homme tant cherché se prélasse
devant un des cafés qui bordent le jardin. Piensei-
2:nements pris, on acquiert' la conviction que le
personnage déjeune ou dine cinq fois par jour et
(ju'il fait sa sieste après chaque repas. Le pauvre
homme! La sieste fait d'ailleurs partie indispen-
sable des habitudes orientales; de nudi à trois
heures les boutiques sont fermées, les bureaux
font relâche pour cause de sommeil.
% L^ EGYPTE
Le soir, la scène change, el le Caire aux flam-
beaux est bien la plus merveilleuse ville du monde.
Si Dieu descendait sur terre, dit un jjpo verbe, il
habiterait Béziers; oui, mais il prendrait cha(jue
soir le paquebot de Marseille pour venir passer la
nuit au Caire.
Peu nombreuse et éparpillée dans les rues qui
avoisinent le Mouski, — quartier franc, — la
colonie européenne n'a pas songé à se diviser en
petites coteries mesquines et cancanières. On sent
que la poignée d'Européens isolés au milieu de
trois ou (piatre cent mille Arabes a besoin de
serrer ses rangs pour être forte, et l'Ezbekieh
devient chaque soir le Champ-de-Marsoii la colonie
passe en revue tous les siens. A cet égard encore,
le Caire est la véritable capitale de l'Egypte.
Alexandrie, c'est la p^etite ville de province avec ses
rancunes, ses préjugés, ses haines de clocher. Au
Caire, chacun s'habille, mange, boit et aime comme
il l'entend sans que personne s'en inquiète. La vie
orientale, si bruyante au dehors, si calme, si mys-
térieuse au dedans, a singulièrement influé sur les
mœurs de la colonie. On se rencontre sur la place
publique, chez les marchands; mais l'Européen
ET ISMAIL-PACIIA. 97
vit chez lui. et si les bruits de la ville montent
quelquefois jusqu'aux fenêtres, la ville ne sait rien
de ce qui se passe derrière les rideaux. jMalheu-
reusement le nombre des résidents va croissant, et
dans dix ans une partie du Caire sera envahie par les
Européens. Tant pis ! parce qu'avec les envahisseurs
arrivera tout le cortège des intrigues et des pas-
sions bruyantes qui ont fait déjà d'Alexandrie la
ville fatigante que l'on sait.
On n'en finirait pas s'il fallait énumérer les
monuments du Caire. (En Orient, les seuls monu-
ments sont les mosquées; les résidences princières,
même les plus somptueuses, affectent à l'extérieur
la forme de casernes.) Dus à la munificence des
princes ou aux legs de pieux musulmans, les
édifices religieux dressent à chaque coin de rue
leurs muratlles dentelées et leurs minarets pointus,
chefs-d'œuvre d'élégance, de légèreté et de har-
diesse. L'imagination la plus capricieuse a présidé
à la construction de ces temples bizarres, où l'on
98 L'EGYPTE
est étonné de retrouver des fragments complets de
nos églises du moyen âge. Certaines mosquées ont
l'air d'être construites avec les pierres sculptées
des cathédrales gothiques.
Du reste l'architeclure arabe reprend maintenant
en bloc à l'art chrétien ce ({u'elle lui a j)rélé au
temps des croisades. La mosquée de ^léhémet-
Ali, avec ses deux flèches trop maigres à force
d'élégance, a été copiée sur l'ancienne basilique
de Sainte-Sophie à Constantinople.
A côté des merveilles de l'architecture, on trouve
des bicoques délabrées, des murs en ruines,
des quartiers abandonnés, tout un pêle-mêle de
désolations et de splendeurs ! Un tremblement de
terre et un immense incendie ont successivement
détruit une partie du Caire. Rien n'a été recon-
struit, comme si le sol atteint par les fléaux eût été
maudit.
Le fatalisme, qui fait le fond de la religion
mahométane. a doué l'Arabe d'une solide dose
d'insouciance. Si sa maison s'écroule ou flambe,
c'est que Dieu l'a voulu ainsi; auquel cas, ce n'est
pas la peine de la reconstruire, car Dieu la dé-
liuirait de nou^eau. Dans un incendie, l'Arabe
KT JSMAir.-PACIIA. 9'J
fume sa pips et regarde en liaussant les épaules les
Européens qui font la chaîne. On ne sait pas ce
qu'il a fallu d'eiïorls de la part des consuls pour
obtenir à Alexandrie un service de pompiers. Et
quel service ! De temps à autre, on promène bien
dans les rues une pompe grande comme le fond
d'un chapeau, escortée par quelques Arabes à cas-
ques, mais lorsqu'une maison prend feu, il ne faut
rien moins que les sommations les plus énergiques
pour obtenir le concours des indigènes*.
Du haut de la citadelle, saluons de loin les py-
ramides de Ghizeh, gigantesques tas de pierres, dont
le sommet s'émiette, sans doute sous le poids des
quarante siècles qui contemplent tour à tour les
armées victorieuses et les touristes à baudet. Gar-
dons-nous surtout d'aller les voir de près, à moins
que nous ne soyons engagés par quelque vœu à
accomplir ce harassant pèlerinage.
Il faut remonter le Nil, pour trouver des traces
vraiment merveilleuses del'antique civilisation égyp-
tienne. Ça et là, l'utile a bien remplacé l'agréable :
c'est ainsi que de splendides ruines d'une ville de
1. Voir, notes explicatives (n» 1.)
lOU L'KGYPTK
la haute Egypte, ont servi l'année dernière à con-
struire une raffinerie de sucre. Mais à part ces re-
maniements dus à l'initiative utilitaire d'Ismaïl-
Pafha, d'assez magnifiques restes sont encore
debout pour qu'on ne dépense pas toute son
admiration en extases devant les pyramides de
Ghizeh.
A la porte du Caire, avant même d'avoir dépassé
l'immense nécropole des kalifes et ses quarante
mosquées bâties au milieu des sables, le désert
conunence, s'étendant à l'infini de chaque côté de
la vallée du Nil.
Cinquante lieues plus bas, à l'endroit oii les
dunes viennent se baigner dans la mer Rouge,
on voyait, il y a quelque dix. ans, une misérable
bourgade sans un brin de végétation, sans une
citerne, dont les rares habitants devaient aller
chercher jusqu'au Caire leurs vivres et leur eau.
Quand le service de la malle des Indes nécessita
la i)rolongation, jusqu'à la mer Rouge, du chemin
ET ISMAIL-PACIIA. lOI
de fer d'Alexandrie au Caire, quelques construc-
tions s'élevèrent, des négociants y établirent timi-
dement des comptoirs. Aujourd'hui, Suez a pris
comme ville de transit une importance considé-
rable. Les maisons, les ateliers, les usines se dres-
sent comme par enchantement. Il n'y a pas encore
un arbrisseau à vingt lieues h la ronde, mais la
Compagnie du canal de Suez y a amené l'eau douce;
on n'y récolte pas un chou, mais l' Hôtel-Anglais,
le plus bel établissement de ce genre qu'il y ait en
Orient, sert aux voyageurs tous les fruits de la
saison.
C'est que chaque jour un convoi part du Caire,
chargé de vivres frais, de provisions de toutes
sortes à destination de Suez. Il n'y a pas un an
qu'un train spécial y amenait l'eau nécessaire aux
habitants. Alors on y regardait à deux fois avant
de se laver les mains, — quand le train avait
éprouvé un retard, surtout; — un bain était le
dernier mot d'un luxe effréné.
Ici, la voie d'eau coûte deux sous à tout citoyen
qui ne veut pas prendre la peine d'aller emplir sa
cruche à la fontaine; aussi dit-on volontiers d'un
pauvre diable : qu'il ne gagne pas de quoi boire de
102 L'EGYPTE
l'eau. A Suez, où ne coulait même pas le Mança-
narès, un ménage modeste dépensait h peu près
cinq francs d'eau par jour. On conçoit facilement
que les employés à douze cents francs aient du
rester sur leur soif.
C'était le bon temps alors pour le chemm de fer
égyptien! Bien certainement, le vice-roi n'a tant chi-
cané la compagnie du canal de Suez que parce que
ladite Compagnie, amenant abondamment et gratis
l'eau douce dans le pays, rendait inutile le train
aquatique expédié du Caire, et privait Son Altesse
d'un revenu important, car le chemin de fer appar-
tient à l'État. Et la preuve qu'il y avait là-dessous
une rancune de concurrence, c'est que, dans le
principe, on essaya de persuader aux Arabes que
l't^audu canal était infectée.
Calme et digne, le chemin de fer continuait cha-
que matin d'apporter son eau dont personne ne
voulait j)lus, jusqu'au jour où di\-sept locomotives,
dans l'impossibilité d'alimenter leurs chaudières,
se trouvèrent bloquées à la station d'arrivée. Il
fallut en rabattre, et on alla honteusement pomper
l'eau de l'ennemi pour pouvoir déblayer la voie.
KT IS M AIL-PAC II A. 10:5
Vers la môme époque se passait, toujours h Suez,
une scène d'un autre genre.
La Compagnie des messageries impériales, qui a
établi dans la ville une agence de premier ordre
pour ses services de l' Indo-Chine, avait obtenu de
Mohammed-Saïd l'autorisation de faire 'construire
dans la rade un immense bassin de radoub. L'acte
de concession portait que le gouvernement fourni-
rait, pour ce travail d'une incontestable utilité, un
contingent de douze cents hommes. Quand le mo-
ment fut venu d'exécuter la convention, Saïd-
Pacha était mort, les corvéables ne vinrent point
avec toute la régularité désirable, et les Message-
ries réclamèrent.
A ce moment les discussions entre Ismaïl-Pacba
et la Compagnie de Suez s'aigrissaient visiblement.
Il s'agissait de refuser la corvée pour les travaux du
canal ; mais alors comment l'accorder pour les tra-
vaux du bassin? Il fallait avoir un précédent pour
justifier les rigueurs préméditées.
On s'arrangea si bien que les fellahs se mutinèrent
et refusèrent de travailler. — Comme si un fellah
se révoltait jamais de son propre mouvement! Pour
en finir, les Messageries durent entrer en arrange-
104 L'EGYPTE
ment et acceptèrent du pacha le rachat de la corvée.
Ce fut un des grands arguments employés plus
tard contre l'isthme de Suez. De quel droit la
Compagnie se montrait-elle plus intraitable que les
Messageries? Que ne faisait-elle venir, elle aussi,
des travailleurs européens?
Sans interpréter en aucune façon la décision sou-
veraine intervenue depuis à ce sujet, on pouvait
répondre que la seule difficulté pour les travaux en
Egypte étant de se procurer des travailleurs, puis-
que de tout temps il a fallu lecourir à la corvée,
il n'existait entre la situation des deux compagnies
aucune corrélation. On peut déplacer quelques cen-
taines d'hommes pour faire la besogne d'un millier
de fellahs; mais l'administration du canal, si elle
n'avait trouvé le moyen de remplacer par des ma-
chines les vingt mille corvéables sur lesquels elle
comptait, aurait été obligée de recruter une armée
d'ouvriers.
C'est pour le coup que le vice-roi aurait crié à
l'invasion, en voyant dix mille Français débarquer
chez lui! Quel malheureux lièvre il avait été
lever là !
ET ISMML-PACIIA. lO.j
Les Européens composent presque entièrement
la population de Suez, qu'ils ont du reste fondée,
ou peu s'en faut. Leur véritable place est là, dans
une ville nouvelle, qui deviendra un jour ou l'autre
l'entrepôt du commerce des deuK mondes. Que ne
s'y établissent-ils, eux, leurs bruyantes machines
et leurs industries tracassières ? Que ne laissent-ils
le Caire, la pittoresque cité arabe, refléter silencieu-
sement dans le Nil ses maisons grises et ses mi-
narets pointus?
L'KGYPTE I:T ISMAI L- PACIIA. 107
CHAPITRE VI.
ESQUISSES AU TRAIT. — RAGHEB-PACIIA. — M I!AR-P \r.IIA.
Du vice-roi, administrateur de l'Egypte pour le
compte du sultan, relèvent toutes les nomuiations
de fonctionnaires.
Tout comme les souverains européens, le vice-
roi a son conseil privé composé de ses ministres.
Il est inutile, pour l'instruclion de nos lecteurs, de
citer ici tous les noms de ces messieurs : un livre
n'est point une ardoise, et il nous faudrait effacer
trop souvent.
Plusieurs d'entre eux sont musulmans de hasard ;
enlevés par Ibrabim-Pacha pendant la guerre de
Morée, ils ont été, jeunes encore, convertis à l'is-
lam. L'hiotoire ne raconte pas les moyens persua-
108 L'EGYPTE
sifs dont se servit le maître pour convaincre ces
candides néophytes de la supériorité du croissant
sur la croix. 11 est probable que leur abjuration fut
simplement contrainte... et douloureuse!
Ragheb-Pacha, le président du conseil, est du
nombre de ces convertis. Dès sa jeunesse, il mon-
tra, dit-on, une aptitude rare dans l'application des
quatre règles de rarilliiiiéti(iue.
Sa conversion l'avait rendu libre — un musul-
man ne peut être esclave; — les pratiques affectées
de sa nouvelle religion et les qualités qui lui furent
reconnues devaient infailliblement le signaler entre
tous, dans un pays où les capacités musulmanes
sont rares, et le porter au premier rang sous un
prince qui met toute sa gloire à savoir compter.
Ragheb-Paclia, président du conseil, chef des
aides de camp du vice-roi, est chargé spécialement
de la direction des affaires turques et indigènes. A
Nubar-Pacha incombe la direction des affaires et
des relations avec les Européens.
ET ISMAIL-PACIIA. 101)
Les autres minislres sont des comparses.
En vérité, l'animosité connue de Nubar contre
l'islhnie de Suez, si elle se prolongeait, serait de
l'ingratitude. N'est-ce pas à ses attaques contre
cette entreprise qu'il doit aujourd'hui le bruit qui
s'est fait autour de son nom? Les réclames et les
quolibets créent les réputations aussi bien que le
mérite, et sans ces deux auxiliaires il végéterait en-
core dans l'obscurilé qui enveloppe pour les Euro-
péens tous les ministres du vice-roi.
La presse française a commis la faute de flatter
r amour-propre de Nubar en disant de lui : C'est
l'agent de l'influence anglaise.
Nubar personnifie, en effet, l'influence anglaise
chaque fois qu'elle représente une politique égoïste,
froide, sans avenir pour la civilisation; il n'a pas
besoin d'étudier son rôle. Mais la vérité, c'est
qu'il endosserait aussi bien la politique russe, la
politique italienne, la politique autrichienne, etc..
110 L'I'GÏPTE
au besoin même la politique française, si jamais
nous pouvions nous inspirer d'intentions exclusives
et mesquines.
Cet liomme est certainement le plus grand en-
nemi des Européens en Egypte et de la réputation
du vice-roi.
« L'Egypte, ma patrie ! dit-il les larmes aux yeux ;
« les pauvres fellahs, vies concitoyens! » Voyons
un peu!
Nubar, de famille ai'mcnienne schismatique, né
à Constantinople, recueilli par Méhémet-Ali, élevé
en France chez les jésuites de Sorrèze, et en Suisse
au collège prolestant de Genève, naguère protégé
d'une grande puissance, nous donne difTicilemenl
l'idée d'un patriote égyptien. Entre nous, il faut
que cet Arménien ait été bien musulman pour de-
venir pacha.
(Le colonel Sève, de célèbre mémoire, fut forcé
d'abjurer pour devenir Soliman-Pacha.)
Pour le vulgaire, Nubar est un homme très-fort,
— c'est l'expression. N'a-l-il pas été à tour de
rôle, l'interprète et le confidentd'Ibrahim, d'Abbas,
de Saïd et d'Ismaïl? D'aucuns assurent qu'il trouve,
même en ce moment, le moyen d'avoir un pied
KT JSMAiL-l'ACIlA. III
dans l'étrier de l'avenir, en restant l'ami de Musla-
plia-Paclia, le successeur au trône.
En Orient, — tendre la main à la f(3is à F homme
qui règne et à son héritier, c'est le comble de
l'équilibre.
Compagnon d'Jbrahim, lorsque ce prince vint
aux eaux du Yernet soigner la pbtliisie qui devait
l'enlever plus tard, il sut à propos demander un
congé, lorsqu'il fallut retourner en Egypte. Il
évitait ainsi l'inquisition et l'interrogatoire aux-
quels furent soumis par Méhémet-Ali tous ceux
qui avaient accompagné son fils en Europe; — en
attendant, sans se compromettre , que le pouvoir
échût à Ibrahim.
S'il est un nom abhorré des Européens, c'est
celui d'Abbas. Nubar le cite volontiers comme le
modèle des souverains égyptiens, et pour justifier
son dire, voici l'histoire qu'il raconte :
Nubar avait un frère, un ménechme, qui parta-
geait avec lui la faveur du prince. A cette époque,
112 L'ÉGÏPTE
les consuls de Prusse et d'Autriche ayant eu à se
plaindre, — cas fréquent, — de la conduite du
gouvernement, se montraient intraitables à l'endroit
des réparations, et en Allemands entêtés qu'ils
étaient, tenaient bon devant les ûnesses et les subti-
lités d'Abbas. Poussé dans ses derniers retranche-
ments, le pacha dût sacrifier quelqu'un de son
entourage; — l'Orient est la patrie du bouc émis-
saire. Il se mit donc en grande colère contre les
deux Nubar, les chassa de sa présence, les exila
même, et pour rendre le châtiment plus exem-
plaire, prit la peine de leur fixer une résidence à
l'étranger.
Où devait-il les mterner? En France? En Angle-
terre? En Italie? En Turquie? Mais les deux frères
parlaient turc, anglais, italien, français: l'exil serait
pour eux un plaisir. Abbas-Pacha expédia l'un à
Vienne, l'autre à Berlin : les Nubar ne savaient
pas l'allemand!
Ils se mirent donc assidûment à apprendre celte
langue, — l'alTaire de quelques mois pour un
Levantin; — dans l'intervalle, le consul prussien et
le consul autrichien, mauvais coucheurs, furent
destitués; les Nubar avaient su employer leurs
ET ISMAIL-PACIIA. 113
loisirs. La comédie était bien jouée de part et
d'autre. Le inailre Jes reçut à bras ouverts.
Aux yeux du Nubar qui nous occupe, la tac-
tique d'Abbas est un trait de génie.
Toute la diplomatie égyptienne est de cette force:
elle dépense en roueries, en finesses indignes, un
temps, un argent et une intelligence qui seraient
bien plus fructueusement employés ailleurs.
Haut de taille, fortement moustachu, brun et
régulier de visage, Nubar est désolé de son phy-
sique martial, car les combats ne sont pas son
affaire. Aussi il voile son regard , penche le corps
en avant, incline la tête sur l'une ou l'autre épaule.
Il donne à sa voix les intonations les plus miel-
leuses. Quelques accès de toux viennent-ils lui
couper la parole, il essuie délicatement ses lèvres
avec la plus fine batiste; serait-il heureux, si on
pouvait le croire poitrinaire! Ses allures sont effé-
minées, on dirait une petite maîtresse en moustaches;
mais gestes et manières, tout est gauche, emprunté,
maladroit à force de recherche, et si peu de péné-
tration que vous possédiez, vous ne vous y trompez
pas : c'est un renard que vous avez devant les
yeux, mais ce n'est qu'un renard.
lU L'EGYPTE
S'il a besoin de vous, il devient obséquieux, quel
que soit votre rang, et, s'il vous appelle son cher
ami, il semble dire encore : pardonnez-moi , je ne
trouve pas d'épithète plus tendre à vous donner. —
Hélas! à peine êtes-vous hors de sa présence, que
le masque reprend son expression naturelle, les
muscles se détendent, et de cette bouche qu'il
arrondissait tout à l'heure, sort à votre adresse
toute la série d'appellations gracieuses dont la
langue turque possède un si riche répertoire.
Sa fortune est énorme et provient des largesses
des vice-rois.
Nubar n'oublie pas les siens, et quand il est de-
venu pacha , son beau-frère l'a remplacé comme
interprète.
Grand bien fasse à Ismaïl-Pacha son ministre
Nubar!
ET ISMAIL-PACIIA. 115
CHAPITRE VII.
L ADMIMSTRATION LOCALE DANS SES RAPPORTS
AVEC LA COLONIE.
On aurait mauvaise grâce, en parlant de l'admi-
nistration d'Ismaïl-Pacha, de ne pas adopter la
division qu'il a pris lui-même le soin d'indiquer
par le choix, de ses deux ministres préférés. Con-
trairement à ce qui se passe dans les Etats civilisés,
les vice-rois sont tenus, — Dieu merci ! — d'em-
ployer plusieurs poids et plusieurs mesures, selon
qu'ils ont affaire à leurs sujets ou aux étrangers.
De cette inégalité de droits et de devoirs dont
chacun des résidents prend sa part en raison de
sa nationalité, ressortent de graves enseignements.
Du même coup, certaines étrangetés dans les al-
110 L'EGYPTE
liires (lu gouvernement local trouvent leur expli-
cation, sinon leur excuse. Nous allons donc exa-
miner d'abord radiiiini?^tratioii du pays au point de
vue de ses rapports avec la colonie européenne.
En pi'incipe, — et ceci soit dit avec tout le res-
pect possible pour les vice-rois passés et à venir —
les Européens résidant en Egypte s'inciuièlent du
pacha autant qu'un Français du roi de Prusse. Ne
sont point compris dans ce nombre les fournisseurs
brevetés de l'altesse ni ceux qui aspirent à lui
vendre n'importe quoi. Les autres ne reconnaissent
que l'autorité de leur consul, fondé de pouvoirs
du gouvernement de la mère-patrie. En quelque
façon (ju'ils aient contrevenu aux lois du J'ays, la
juridiction locale ne peut rien contre eux. Même le
droit de réprimande s'exerce par voie consulaire.
En revanche, les consuls disposent d'un pouvoir
discrétionnaire. Agents politiques et commerciaux,
officiers municipaux et ministériels, diplomates et
notaires, juges, maires et huissiers, ils dressent
les actes, enregistrent les naissances, signifient les
protêts, connaissent de tous les crimes et délits,
défèrent les coupables aux tribunaux, incarcèrent
les débiteurs insolvables, et enfin expulsent de
ET ISMAIL-PACHA. 117
plein droit ceux de leurs administrés dont la pré-
sence peut être un danfioi- ou un scandale pour la
colonie.
Des navires stationnaires à l'ancre dans le port
d'Alexandrie, chacun sous son pavillon national,
n'attendent que l'ordre des consuls pour leur prê-
ter main forte, en cas de besoin.
Il arrive que, dans un but d'intérêt général, les
représentants européens abandonnent une partie de
leurs pouvoirs au gouvernement local, spécialement
en ce qui concerne les mesures d'édilité. Mais au-
cune ordonnance n'est exécutoire contre un rési-
dent si elle n'a reçu l'approbation de son consul.
Dans le cas spécial de flagrant délit sur la voie pu-
blique, la police indigène peut s'emparer du délin-
quant et le conduire à la zaplié.
Le mot Zaptié se traduit assez exactement par
préfecture de police, — riilgô violon. — L'agent
de police, c'est le caivas.
On recrute le cawas un pau partout; mais c'est
118 L'EGYPTE
en Turquie que pousse plus particulièrement cette
variété de drôles à moustaches et à sabre, une des
plaies de l'Egypte contemporaine.
Les Turcs méprisent profondément les Arabes, —
on n'a jamais su pourquoi , — et ne laissent échap-
per aucune occasion de les molester. Aussi le cawas
exerce-l-il une véritable terreur sur les indigènes;
les injustices ne lui coûtent guère, les coups de
bâton non plus. Au demeurant, l'homme le moins
fin du monde, il prélève chez les marchands du
quartier, — comme de juste, — ses petits impôts
journaliers, sans rien se refuser des choses qui font
la vie douce. Aux heures de la digestion, il sta-
tionne de préférence devant les cafés arabes et
daigne accepter la tasse qu'on se garderait bien de
ne pas lui offrir.
Sauf ces légères imperfections, le cawas n'a
guère d'autre tort que celui de n'être pas indigène
et de haïr cordialement ceux qu'il doit surveiller;
Brave garçon du reste, et qui ne néglige aucune
ET IS-MAIL-PACHA. 119
occasion d'augmenter sa solde sans doute trop lé-
gère.
Lors de la dernière épizootie , une ordonnance
parut qui enjoignait d'abattre tous les bœufs ma-
lades, et de les enterrer profondément. Les cawas
devaient veiller à l'exécution de cette mesure. En
conséquence, ils se rendaient chez les fellahs, et ne
manquaient pas de trouver tous les bestiaux ma-
lades. Récriminations du paysan qui soutenait que
ses bêtes ne s'étaient jamais mieux portées; prières,
larmes, et enfin haccluch, moyennant quoi le ca\vas
graciait les ruminants et leur permettait de vivre.
Aussi de mémoire d'homme ne mangea-t-on
nulle part autant de viande malsaine; mais rien
n'empêchait le bon cawas d'acheter de la volaille ni
même de Y accepter.
C'est peut-être grâce au sans-gêne avec lequel
ils s'acquittèrent de leurs fonctions dans une con-
joncture aussi grave, que les gens de police évitè-
rent d'ajouter un lactomètre à la panoplie qu'ils
portent-à la ceinture. Un journal hilare d'Alexan-
drie n'avait rien trouvé de mieux pour empêcher
les fraudes des fellahs qui vendent du lait, (|ue
d'armer les cawas d'un pèse-lait.
1-20 L'EGYPTE
Avec les Européens, queivintimident ni la grosse
moustache, ni l'attirail guerrier, le cawas assou-
plit ses allures. S'agit-il dune infraction à quelque
règlement de police qu'il est chargé de faire exécu-
ter, il offre d'arranger l'affaire moyennant un léger
pourboire.
II y a plus : certaines ordonnances constituent
pour les gens de police de véritables aubaines. Il y
a deux ans environ, à la suite de crimes qui avaient
jeté l'épouvante dans le pays, le gouvernement lo-
cal publia un règlement qui défendait à tous les ré-
sidents, quelle fiue fut leur nationalité, de sortir
sans lanterne après l'heure du couvre-feu. La me-
sure était sage; elle reçut l'adhésion de tous les
consuls, et fit pousser des cris de joie aux mar-
chands de fanons ^. Le même édit interdisait de por-
ter à la ville aucune espèce d'armes , sous peine
d'amende et de prison. La seconde partie de l'ordon-
nance ne laissait pas que de présenter quelques dif-
ficultés à l'exécution. Tout le monde peut ne pas
être en humeur de se laisser enlever ses ai^mes, et
pour les cawas il y avait à recevoir plus de bles-
1. Lanterne.
ET ISMAIL-PACIIA. 121
sures que d'argenl; — ce qui fait qu'ils ne désar-
mèrent personne. Mais le soir, placés en embus-
cade, ils attendaient i'inoffensif promeneur sans
chandelle, et l'entraînaient chez un marchand de
lanternes, qui leur faisait une remise, si mieux
ne plaisait au délinquant de payer un honnête bac-
chicli ^ pour éviter tous ces ennuis.
S'ils n'ont pas la force du lion, — qui donc a
pu inventer ce ridicule dicton : « Fort comme un
Turc? ') — les cawas possèdent entre autres vertus
la prudence du serpent. Ennemis de la solitude, ils
ne marclient que par bandes, et arrivent volontiers
sur le lieu du crime quand le coupable a pris la
fuite.
On s'assassine beaucoup à Alexandrie, en plein
jour, dans la rue (juand l'occasion se présente
belle. On y force aussi souvent la porte de sou
prochain, dont on dévalise la boutique sans oublier
d'enq:»orter les meubles. Cela tient à la composition
spéciale d'une partie de la colonie, qui ne se re-
crute pas exclusivement parmi les prix Montyon.
Un assassinat vient-il d'être commis, en enten-
1. Cadeau.
122 LM'XVPTE
(lant les cris de la victime, les cawas du voisinage
se précipitent à la recherche de quelques collègues;
lorsque le corps d'armée présente un effectif impo-
sant, ils accourent en toute hâte. Renseignements
pris, on acquiert la certitude que le coupable un
tel, de telle nationalité, vient de se réfugier dans
telle maison. Là s'arrête le rôle du cawas qui avait
si brillamment débuté; car la police égyptienne n'a
pas le droit de violer le domicile d'un Européen, qui
ne peut être arrêté en tout état de cause que par
les caw^as appartenant à son consulat. Pendant
qu'on va chercher l'ordre d'arrestation, le meur-
trier a soin de s'échapper par la terrasse.
Ici prennent place tout naturellement quelques
explications pour répondre au point d'interroga-
tion des lecteurs. De prime-abord , il semble
étrange qu'on ait dénié à un gouvej'nement le droit
de connaître des crimes qui se commettent sur son
territoire, et en tout cas de s'assurer de la per-
sonne du coupable. L'impuissance forcée de la po-
ET ISMAIL-PACHA. 123
lice locale en pareil cas n'est-elle pas un encoura-
gement pour les criminels?
Hélas! toutes les médailles ont leurs revers, et
les capitulations qui réglementent la position des
Européens en Orient ne sont pas parfaites, non plus
qu'aucune chose en ce monde. Mais comme jus-
qu'ici personne n'a rien trouvé de mieux, on les
maintient malgré de légères imperfections.
A l'époque où furent signées les premières capi-
tulations entre la France et la Sublime-Porte, ce
n'était pas tout roses pour un chrétien que de
vivre en Orient. Le musulman a la manie du prosé-
lytisme, il a conquis ses premiers coreligionnaires
à coups de sabre; de nos jours, il use encore volon-
tiers de moyens éminemment persuasifs, quand il le
peut sans danger. Il importait donc à l'Europe de
sauvegarder, non-seulement les intérêts de ses na-
tionaux, mais encore leur existence, chaque jour
menacée. Tant de précautions furent prises, tant de
garanties stipulées; à mesure que le colosse turc se
réduisait à ses proportions véritables, il dut se ré-
signer à tant de concessions, que la colonie forme
aujourd'hui en Egypte une sorte d'Etat dans l'État.
Les consuls furent alors investis de la toute-
124 LEGYPTE
puissance (ju'ils ont conservée de nos jours; seule-
ment leurs pouvoirs ont subi les modifications suc-
cessives nécessitées par les événements. Deux dé-
putés nommés par la nation étaient et sont encore
spécialement chargés de représenter les intérêts
commerciaux. Comme rien n'a été modifié depuis
longtemps, disons ce qui se j)asse de nos jours.
Un Français, par exemple, jouit en Egypte de
la plénitude de ses droits, et demeure soumis en
toutes choses aux prescriptions du Gode Napoléon.
Le tribunal consulaire connaît de tous les procès en
première instance, et renvoie les parties devant la
Cour impériale d'Aix dont relèvent les consulats du
Levant. En cas de dilTérence de nationalité, l'af-
faire se juge d'après la législation nationale du dé-
fendeur. C'est dire assez que nos nationaux évitent
autant que possible d'intenter des procès aux imii-
gènes, car la justice locale use de procédés som-
maires suffisamment connus.
Catholiques, protestants ou Israélites pratiquent
KT ISMAII.-l'ACHA. 125
ouvertement tous les cultes, bâtissent dos églises,
(les temples, des synagogues, sonnent à toute volée
leurs cloches, objets de l'horreur musulmane, et
personne ne songe à les inquiéter.
Dans le Levant, le clergé catholique est spéciale-
ment placé sous la oroteclion française, à quelque
nationalité qu'appartiennent ses membres. Prêtres
autrichiens, moines d'Italie, congrégations de
tous ordres, s'adressent à notre consul pour les
affaires du culte. — La fille aînée de l'Église fait là-
bas le ménage de toute la famille. — Ce n'est pas
un mince honneur pour la France ni une légère
besogne pour les employés du consulat, d'autant
que les sujets pontificaux relèvent par la même oc-
casion de notre agence consulaire.
Cette prépondérance de la France en matière de
religion s'explique par le droit d'ancienneté. Un sou-
verain français traita le premier avec les Turcs pour
la protection de ses sujets et des chrétiens d'O-
rient, et les Européens furent longtemps désignés
dans tout le Levant sous la dénomination générale
de Francs. Aujourd'hui encore, un mélange bizarre
de quatre ou cinq idiomes se parle sur plusieurs des
côtes africaines ou asiatiques : c'est la langue fran-
126 LÉGYPTL
que; et il n'est point de ville orientale tant soit peu
habitée par les Européens, qui n'ait son quartier
franc. Alexandrie possède une rue franque où ne
demeurent peut-être pas quatre Français. — Au
Caire, les sujets de tous les souverains du monde
ont ouvert de somptueux magasins dans le quartier
franc, ou Mouski.
Ainsi l'Européen échappe absolument à l'admi-
nistration locale.
Par contre, il ne participe pas aux avantages
que la loi réserve aux sujets de la Sublime-Porte.
Il ne peut posséder la terre; les esclaves deviennent
hbres de droit le jour oii il les achète ; il ne peut
les vendre sous peine de nullité du contrat.
Ce qui n'empêche pas bon nombre de résidents
d'avoir des esclaves; seulement, pour éviter les
discussions, ils les achètent des premiers posses-
seurs, à bord des paquebots qui, d'après l'ordre
ou sans l'ordre d'Ismaïl-Pacha, font la traite dans
la mer Rouge, le long des côtes de l'Abyssinie, et
viennent vendre discrètement leur cargaison à
Suez.
1:T ISMAIL-PACIIA. 127
Cependant personne ne regrette la palernelle
administration turque. Il y a plus; les indigènes
font leur possible pour s'y soustraire; et il n'est
pas de manœuvres qu'ils n'exécutent pour obtenir
la protection d'un consul, n'importe lequel. C'est
ce qne les Levantins, appellent prendre wi cha-
peau.
Car, outre le droit de protéger leurs nationaux,
les représentants des principaux Etats européens
peuvent délivrer à un certain nombre de sujets
égyptiens une sorte de brevet de naturalisation.
Heureusement pour le pacha, ce nombre est exces-
sivement restreint; on vient même de prendre des
mesures nouvelles pour c[u'il se restreigne davan-
tage; car si l'on en juge par les demandes qui en-
combrent les cartons des chancelleries, il n'y aurait
bientôt plus que des étrangers en Egypte.
(Artim-Bey, dont l'influence fut si grande en
Egypte, ne négligea pas cette prudente mesure,
que lui avait conseillée Méhémet-Ali lui-même,
pour le prémunir contre les revers de la fortune.
La précaution était bonne : grâce à la protection
française, Artim-Bey sauva sa tête des mains
d'Abbas-Pacha.)
128 L'EGYPTE
Ces manifestations journalières du vœu national
excusent surabondamment Ismaïl -Pacha de ne
point instituer de chambre représentative et de pro-
fesser le plus profond mépris pour le vote uni-
versel !
Si les sujets nés du pacha supportent avec une
telle impatience la domination turque, que la plu-
part abandonneraient volontiers la moitié de leur
fortune pour placer le reste sous la sauvegarde de
lois réellement protectrices, les puissances e\iro-
péennes pouvaient-elles prendre troj) de garanties
pour la sûreté de leurs nationaux.? Sans doute, à
chaque ligne des capitulations on entend le droit
du plus fort faire gronder sa voix brutale; sans
doute on sent dans la balance le poids de l'épée
de Brennus. Mais la sûreté commune ordonne im-
périeusement de réduire les êtres malfaisants à
l'impuissance de nuire? — Est-on coupable de
cruauté parce qu'on muscle son chien pour l'em-
pêcher de mordre?
ET ISMAIL-PACHA. 129
Grâce aux capilulations, les Européens oiil pu
s'installer dans le Levant; c'est grâce à elles qu'ils
y peuvent, encore aujourd'hui, vivre sans danger;
aussi les maintient-on sans en rien modifier, pas
même certaines clauses qui peuvent paraître exces-
sives. Le jour oii, pour un motif quelconque, on
permettrait au gouvernement local de s'immiscer
dans les affaires de nos résidents... heureusement
il n'en est pas question , le misérable sort des raïas
(sujets chrétiens de la Porte) dit assez ce que de-
viendrait la colonie européenne en Egypte.
Il a été question un moment de modifier certains
articles des capitulations, mais on a dû renoncer à
ce projet. La condition des Européens ne pourrait
guère être modifiée que par la création d'un conseil
municipal où toutes les nationalités seraient repré-
sentées ; encore les propositions faites dans ce sens
n'ont-elles qu'imparfaitement réussi. Il faut bien
l'avouer, les rivalités de nation à nation ne sont pas
le moindre obstacle à l'exécution d'une mesure où
chacun pourtant trouverait son intérêt.
Outre l'antipathie des races, outre la haine re-
ligieuse (le musulman ne peut voir un chrétien sans
le maudire tout bas, lorsqu'il n'ose pas l'invectiver
130 L'EGYPTE
à haute voix *), l'organisation turque dans son
ensemble s'écarte tellement des principes de droit
commun à tous les peuples civilisés, que les puis-
sances européennes ont dû prononcer contre la
Porte une sorte de mise hors la loi des nations.
N'étaient des raisons politiques de l'ordre le plus
élevé, nul doute que la Turquie n'eût été depuis
longtemps rayée de la carte d'Europe.
L'histoire de sa décadence démontre surabon-
damment l'impuissance caduque de ses institutions,
et dix fois elle se serait éteinte de sa belle mort,
tout naturellement, sans les hautes considérations
qui lui ont amené des sauveurs in extremis. Mais,
comme pour ces vieillards dont on respecte les ma-
nies, on s'est contenté de la réduire à l'impossibi-
lité de nuire, et les choses iront ainsi tant qu'il
plaira à Dieu. Quant à des modifications, à des
réformes, l'Europe n'y a point songé : la constitu-
tion de l'empire ottoman s'y oppose; — déranger
une pierre serait faire crouler l'édifice.
1. 11 est pourtant entendu qu'il y a des gens bien élevés partout.
Nous connaissons parmi les musulmans des hommes fort remar-
quables qui ne partagent pas ces haines d'un autre âge.
ET ISMAIL-PACIIA. 131
Le vice fondamental des institutions tunjuos est
de reposer sur un anachronisme. Certes le Koran
est un livre précieux: : théodicée, hygiène, théra-
peutique, morale, civilité puérile et honnête, psy-
chologie, architecture, art militaire, il comprend
tout; on y trouve des preuves de l'immortalité de
l'âme et une recette pour préparer le pilau : une
véritable encyclopédie!
Malheureusement les leçons administratives et
les procédés culinaires s'adressaient spécialement
à des nomades, braves gens sans feu ni lieu, sans
foi ni loi. et Mahomet n'y mit point de façon. Son
livre, écrit au point de vue de la conquête, devait
être, selon son idée, une sorte de vade-mecum pour
le soldat, qui y trouvait tout à la fois les préceptes
à inculquer auK adeptes futurs et la manière de
planter convenablement sa tente. Dans un but fa-
cile à concevoir, il rapportait tout à l'idée reli-
gieuse, levier infaillible et le seul dont il disposât :
pour forcer ses disciples à se laver les mains, il
faisait de l'ablution une pratique religieuse, une
<euvre agréable à Dieu. Il avait prévu les prome-
nades triomphales de l'islam à travers le monde
qui tombait en ruines, mais il ne songea pas qu'ua
132 L'EGYPTE
jour ses fidèles pourraient s'installer quelque part.
Il a donc si bien embrouillé la loi civile et la loi
religieuse, que le bon musulman peut être seul un
bon citoyen. Quant aux infidèles, le Koran ne s'en
occupe que pour indiquer les avanies qu'on peu.t
se permettre à leur endroit.
Si le dogme est immuable, la science sociale a
fait du chemin depuis douze cents ans. Toutes les
puissances d'Europe ont dû faire subir, dans le sens
du progrès, de profonds changements à leurs insti-
tutions. Mais dans le Koran tout s'enchaîne; il est
presque impossible d'en rien modifier sans attaquer
les principes rehgieux. Il en résulte que l'empire
ottoman est administré en 1864 (est-ce administré
qu'il faut dire?) absolument comme les tribus de
Bédouins et les hordes de bandits qui, il y a douze
cents ans, accompagnaient à la conquête du monde
les premiers successeurs du Prophète.
On comprend que les Européens du xix* siècle
s'accoutument difiicilement à ce régime par trop
KT ISMAJL-l'ACll A. 133
primitif, et que les puissances aient fait leur pos-
sible pour y soustraire leurs nationaux, comme
aussi à certaines pénalités tout à fait dans le goût
oriental, que réprouvent absolument nos sociétés
modernes.
Et voilà pourquoi la colonie européenne d'Egypte
relève de dix-huit consuls généraux et non point
d'Ismaïl-Pacha.
Voilà pourquoi aussi Alexandrie et le Caire sont
les refuges de bon nombre de gens sans aveu qui
échappent à la justice, à cause de l'insuffisance des
moyens dont dispose la police des consulats et de
l'impuissance du pouvoir local.
Il existerait bien un moyen de purger une bonne
fois le pays de ses hôtes dangereux; les consuls
n'auraient pour cela qu'à remettre une partie de
leurs pouvoirs aux mains des agents du gouver-
neur. La police turque se fait merveilleusement.
Sitôt qu'un crime est commis par un indigène, on
s'adresse au cheik du quartier, qui, responsable des
134 LKGYPTE
habitants de sa circonscription, a bientôt fait de
trouver le coupable.
C'est ainsi qu'on réussit, il y a quelques années»
à débarrasser Constantinople des bandits qui l'in-
festaient. — Les survivants sont venus à Alexandrie,
où ils exercent plus tranquillement leur industrie.
Mais sans doute le remède serait pire que le mal,
puisque les consuls refusent de l'employer. Qui sait
où s'arrêteraient les abus de la police indigène le
jour où ses agents pourraient, sans dire gare, en-
foncer la porte des résidents? Puis ces marques de
confiance ne s'accordent pas au premier gouvernant
venu. Telle concession que les agents européens ont
pu faire, dans la limite de leurs pouvoirs, à un
pacha dont les tendances étaient suffisamment con-
nues, qu'on savait ne devoir pas abuser des pou-
voirs remis temporairement entre ses mains, cette
concession , ils la refusent à d'autres. Ce qui était
possible avec Méhémet-Ali et Saïd-Pacha pouvait
devenir dangereux sous le gouvernement d'Abbas»
C'est qu'en Egypte, où la nation ne compte pas,
l'attitude des consuls se modifie suivant les allures
personnelles de l'Altesse. Méhémet-Ali et Saïd-
Pacha, en s'cntourant d'hommes remarquables.
F/r ISMAIL-PACIIA. 135
choisis selon leurs mérites, sans distinction de na-
tionalité, donnèrent la mesure des tendances du
gouvernement vers une administration meilleure.
S'ils n'ont vécu assez ni l'un ni l'autre pour mener
l'entreprise à bonne fin, leurs actes restent au moins
comme des jalons avancés qui montrent à leurs
successeurs le chemin à suivre, la route du progrès.
Et à ce propos quelques anecdotes feront voir com-
ment le chef de la dynastie vice-royale entendait le
respect dû aux résidents et la liberté des cultes
dans ses États.
Un musulman venait de mourir, qui s'était fait
au Caire une grande réputation de piété. Alors la
colonie était peu nombreuse; les fanatiques ne
voyaient pas sans colère les infidèles envahir chaque
jour la terre sacrée de l'islam et y bâtir leurs tem-
ples maudits. Ils convinrent donc qu'on profiterait
de la mort du saint pour provoquer un soulèvement
contre les chrétiens. Le corps s'en allait h sa der-
nière demeure escorté d'une foule considérable, et
130 L'ÉGYPTI-:
précédé, selon l'usage, de tous les aveugles de
l'endroit, quand, parvenus dans le Mouski, les por-
teurs s'arrêtèrent et déposèrent leur fardeau. Le
défunt, disaient-ils, refusait d'avancer. Grande ru-
meur, attroupements, imprécations contre les chré-
tiens. Tout à coup débouche une troupe d'hommes
armés de gourdins : c'étaient des gens de police
envoyés par Méhémet-Ali pour connaître les raisons
qui empêchaient le mort de se laisser tranquillement
enterrer. Les allégations du défunt ne tinrent pas,
paraît-il, contre une grêle de coups de bâtons dis-
pensés à la foule avec une libéralité tout orientale.
Il reprit place sur les épaules de ses amis et con-
naissances et continua son chemin. Les arguments
de bois sec avaient été employés à propos; celte
lugubre facétie n'eut pas de seconde édition.
Dans une autre circonstance, le convoi funèbre
d'un Européen fut insulté parla populace. On porta
plainte auprès de Méhémet-Ali, qui fit des coupa-
bles une punition exemplaire. Ce n'est pas tout.
KT ISMAII.-l'ACII A. VM
Par son ordre, le corps lut exhumé, ramené a la
maison mortuaire, on recommença la cérémonie
de l'enterrement, et une députation des principaux
cheiks musulmans dut faire partie du cortège.
Certes, Méhémet-Ali n'était point tendre pour
ses sujets. Il les tondait jusqu'au vif chaque fois
qu'il en trouvait l'occasion, sans préférence, les
musulmans aussi bien que les chrétiens. Mais il
voulait, du moins, leur laisser la liberté d'adorer
I3ieu, chacun à sa manière.
Voyant un jour dans les rues du Caire un Arabe
qui rudoyait un pauvre diable :
— (c Pourquoi maltraites-tu cet homme? » lui
demanda-t-il.
— « Mais, Altesse, ce n'est qu'un chrétien!
— « Écoute-moi. ^Mahomet est le prophète do
Dieu, n'est-ce pas? et Jésus?
— « Jésus aussi est un prophète.
— « Et tu ne rougis pas, toi qui as deux pro-
phètes, de frapper ce malheureux qui n'en a
qu'un! » ,
Hélas ! ces beaux exemples sont bien loin ! En ce
sens, comme en beaucoup d'autres, les saines tra-
ditions de famille sont perdues. Ismaïl-Pacha fit
138 LKGYPTE
bien publier, lors de la mort crun de ses serviteurs
chrétiens, que, par une faveur spéciale, il avait
permis aux prêtres de venir enlever dans le palais
les restes de leur coreligionnaire. Mais après ren-
seignements, on acquit la certitude que le corps
avait été tout simplement déposé dans le quartier
franc, d'où il fut conduit à l'église sans tant de cé-
rémonies.
Quant aux relations du vice-roi actuel avec la
colonie, s'il ne fait point mystère de son mauvais
vouloir, les résidents ne dissimulent guère non plus
leur mécontentement. Même les rapports de pure
convenance empruntent à la personnalité vice-
royale on ne sait quelle aigreur qui donne la mesure
d'une antipathie réciproque. Chacune des parties
sent qu'elle a en face un ennemi et argumente en
conséquence.
Somme toute, quand il s'agit de justes réclama-
tions, et les consuls n'en patronent pas d'autres,
l'Altesse, malgré des tergiversations sans motifs,
ET ISM A IL- l'A Cil A. 130
est bien obligée de céder, tout en perdant par la
mauvaise grâce le bénéfice de ses concessions. On
dirait une de ces girouettes raal graissées qui, après
bien des oscillations et des grincements, finissent
toujours par obéir à l'impulsion du vent.
L'Europe ignore ces tiraillements journaliers.
D'abord les postes consulaires, dans le Levant, ne
s'accordent qu'à certains agents spéciaux , fami-
liarisés avec la politique turque, connaissant au
juste la valeur des difiicultés puériles soulevées par
une administration tracassière, et qui aiment mieux
enjamber les obstacles que de susciter des conflits.
Puis les pachas ont à leur service une mise en
scène d'un succès infaillible, comme ces directeurs
de théâtres qui dissimulent sous de splendides dé-
cors l'insuffisance du libretto. Vue par le gros bout
de la lorgnette, l'Egypte joue la civilisation de façon
à tromper un opticien distrait et un économiste.
Il suffit, pour obtenir l'efffet voulu, de faire dé-
filer devant l'œil de l'observateur, — l'observateur,
c'est l'Europe, qui pense à autre chose, — un cer-
tain nombre de personnages remarquables, qu'on a
fait venir à grands frais, sous prétexte de doter le
pays d'institutions qui lui manquent.
140 L'KGVPTE
De semblables exhibitions coulent cher. Toute-
fois, en obhgeant les figurants à reprendre la file,
toujours selon les procédés scéniques, on obtient un
imposant défilé.
En prince qui sait qu'un sou vaut cinq centimes,
Ismaïl-Pacha n'a point fait provision de sujets
pour sa lanterne magique; il en possède tout juste
le nombre suffisant pour faire croire que l'Egypte
suit encore les grandes traditions de Méhémet-Ali.
La série épuisée, il fait repasser les mêmes verres
dans la lanterne. C'est ainsi qu'il laisse à certaines
illustrations européennes les positions que leur ont
créées ses prédécesseurs. Le moyen de faire autre-
ment! Mais il se sent mal à l'aise dans leur voisi-
nage; les yeux continuellement ouverts sur ses pe-
tites manœuvres l'intimident, — il est des besognes
qui ne veulent pas de témoins; — aussi, comme il
tient à l'écart ces illustres importuns! avec quelle
joie il leur accorde des congés illimités, espérant
s'en débarrasser pour toujours ! comme il s'entend
à les décourager*!
1. M. Mariette, notre célèbre t'gyptologue, auquel la science
moderne doit de si précieuses découvertes, a réuni au Caire une
collection d'antiquités égyptiennes qui n'a pas sa pareille dans le
1:T ISMAJL-l'ACllA. 141
Le même ostracisme frappe tout naturellement
ceux de ses sujets qui ont reçu une éducation eu-
ropéenne. Une pléiade de jeunes gens élevés dans
nos universités, dans nos écoles spéciales par les
soins de Méhémet-Ali et de Saïd- Pacha végètent
dans d'infimes positions.
Des officiers sortis de notre École d'état-major
sont commis au chemin de fer. Quant aux élèves
de l'Ecole polytechnique indigène, — nous parle-
rons en temps et lieu de cette pépinière de célébri-
tés, — on en rencontre quelques-uns qui, faute de
mieux, songent à s'établir décrotteurs.
A ces preuves d'un mauvais vouloir manifeste
pour tout ce qui touche de près ou de loin aux idées
européennes, des faits sont malheureusement venus
se joindre qui donnent au gouvernement un carac-
tère de franche hostilité envers la colonie. On verra
par la suite dans quelle mesure ces faits pouvaient
monde. Dix-huit mois après son avènement, Ismail-Pacha n'avait
pas daigné honorer le musée égyptien d'une seule visite!
li-J LKGYPTE
être pR'judieiables aux intérêts des indigènes. Di-
sons, en attendant, que l'industrie privée des rési-
dents se trouva un moment compromise par suite
des opérations vice-royales, an point que le com-
merce anglais dut protester hautement, la concur-
rence, ainsi que le disait un journal d'Alexandrie,
devenant impossible avec un épicier qui a des ca-
nons. Le mot était sanglant. On y répondait par
une contre-protestation oii quelques intimes appo-
sèrent leurs signatures^.
De mauvaises langues prétendent que ces mêmes
signatures figurent au bas des adresses périodiques
dont le pacha raffole (toujours la mise en scène!
un truc, disent les machinistes) , et qu'on a fait
clicher les noms une bonne fois . pour éviter les
frais de composition.
Hélas! cette imposante minorité n'a point em-
pêché la colonie d'accueillir par un toile général la
récente mesure du vice-roi, et la nomination de
M. Nubar au ministère des travaux publics vient
de mettre le sceau à l'impopularité d'Ismaïl-Pacha.
1. Voir, à la fin du volume, la note explicative n° 2.
ET 1 S MAIL-PAC H A. 143
CHAPITRE VIII.
LA TERRE. — l'iMPÔT. — l'uSURE.
Tout cela n'empêche pas Ismaïl d'être le plus
riche propriétaire foncier de ses Etats, et d'admi-
nistrer fort habilement sa fortune personnelle, ainsi
qu'on le verra tout à l'heure.
Pour répondre victorieusement à la colonie c|ui
prétendait qu'une partie du territoire égyptien était
la propriété du vice-roi, un journal officiel pid^liait
dernièrement : que le huitième seulement du pays
appartenait à la famille de Méhémet-Ali. — Ce seu-
lement n'a pas besoin de commentaires!
D'ailleurs, la part d' Ismaïl dans cet humble hui-
tième ne laissa pas que de s'accroître un peu , par
certaines mesures de haute administration. Par
Ii4 L'ÉGYPTc:
exemple. 200,000 feddans de terrain environ, si-
tués dans les provinces de Menoufieh et de Daka-
lieh furent adjoints en 1863 à la Daïra de l'Altesse,
pour mettre d'accord la succession d'El-Hami-Pa-
cha, celle de Toussoum et les administrateurs des
biens des mosquées qui se disputaient ce terri-
toire.
Le reste du sol appartient aux mosquées d'abord,
qui possèdent de tous côtés des propriétés considé-
rables, provenant de dotations pieuses, et par la
suite, de l'emploi de leurs revenus, — et enfin à un
certain nombre de marquis de Carabas, depuis le
jour où Méliémet-Ali, par le massacre des mameluks,
— une vraie Saint-Barthélémy de propriétaires, —
s'improvisa possesseur du territoire qu'il avait jus-
que-là administré pour le compte de la Sublime-
Porte.
De tristes sires que ces mameluks, et sur le
sort desquels il ne faudrait pas s'apitoyer outre me-
sure! Grands feudataires indépendants les uns des
autres, ils pressuraient volontiers leurs vassaux.
Aussi les fellahs de nos jours n'ont rien à envier à
leurs aïeux, si ce n'est peut-être les égards intéres-
sés du maître pour la bête de somme, qu'il ne sur-
ET ISMAIL-PACHA. 145
mène point de peur de lui faire perdre de sa valeur.
Méhémet-Ali garda pour lui le sol conquis de
haute lutte et une nouvelle féodalité commença en
plein xix'^ siècle. Il fit quelques donations à ses fi-
dèles; mais en bon chef d'une dynastie nombreuse,
il songea à l'avenir de ses enfants, et distribua à
chacun d'eux une partie du territoire. C'est ainsi
que le huitième de l'Egypte dont il est parlé plus
haut appartient encore aux enfants du premier
vice-roi par droit d'hérédité.
Gomme la transmission territoriale est admise
entre musulmans, Ismaïl, par de sages économies,
a pu s'arrondir en achetant au plus juste prix les
terres de ses collatéraux obérés.
D'ailleurs, ce qui s'appelle chez nous le domaine
de la couronne n'existe pas en Egypte. Chaque pa-
cha, en arrivant au pouvoir , possède de son chef
un certain nombre de propriétés, qu'il accroît pen-
dant son règne, s'il le jugea propos, et qui retour-
nent lors de sa mort à ses héritiers directs. Abso-
lument comme un tuteur à qui on laisserait la
libre disposition de la fortune d'un pupille, sans
l'obliger à rendre compte de ses actes, le vice-roi
peut couper et tailler dans ses États, selon sa fan-
10
146 LÉGVPTI-:
taisie. S'il veut le bien du pays, comme ÎMoiiam-
med-Saïd, il s'inquiète peu d'assurer l'opulence de
ses enfants, mais rien ne l'empêche non plus de
s'approprier ce qui lui paraît bon à prendre.
Outre la réserve en espèces, les enfants d'Israaïl
posséderont un jour une incalculable fortune terri-
toriale.
Qu'on n'aille point juger la propriété foncière
d'après les maigres revenus de nos domaines euro-
péens. La terre d'Egypte est bénie. Le riz , le blé,
l'indigo, les fruits de toutes sortes, la canne à sucre
y poussent presque spontanément. Le coton sur-
tout, qui depuis la guerre d'Amérique a quadru-
plé de valeur, est devenu l'objet d'un commerce
immense. C'est au point que Mohammed-Saïd dut,
vers la fin de son règne, rendre une ordonnance
pour obliger ses sujets à semer des céréales et des
graines fourragères dans une proportion détermi-
née. La culture du coton avait tout envahi, et il
fallut pendant plusieurs mois faire venir à grands
ET ISMAIL-PACriA. 147
frais des blés d'Italie et d'Odessa pour nourrir
l'Egypte, le grenier de l'ancien monde.
Cette incurie du producteur qui se résigne à faire
venir de l'étranger les denrées premières qu'il pour-
rait tirer du sol à bon marché, et sans l'épuiser,
découle de l'organisation en vigueur.
Le fellah ne possède presque jamais la terre ; il la
cultive pour le compte des bénéficiaires de Méhé-
met-Ali et Saïd- Pacha. Il tient même la propriété
foncière en médiocre estime.
Contrairement à tout paysan du monde, dont
l'unique passion est d'acquérir le sol qui le fait vi-
vre, le fellah ne prise guère que les écus. Cela se
conçoit.
Quand notre campagnard achète un lopin de
terre, il est sûr qu'on ne viendra pas le lui pren-
dre; — n'avons-nous pas des juges à Berlin ! — et
des lois qui répartissent l'impôt proportionnelle-
ment sur les propriétés? Le taux de l'impôt n'est
pas un mystère, chacun sait d'avance ce qu'il lui
faudra payer. Un paysan peut envoyer ses fils au
collège, donner à ses filles des professeurs de danse
et des robes de soie sans que le fisc élève pour cela
le tarif de ses redevances.
as L'ÉGYPTK
Mais rien ne prouve au fellah qu'il possédera
demain la terre achetée aujourd'hui, et la honte
nous monte au visage d'être obligé de donner des
preuves à l'appui de cette incroyable assertion.
Mohammed-Saïd , justement ému du sort des
fellahs , leur avait accordé d'importantes conces-
sions de terrain. C'était le seul moyen de faire un
peuple d'un troupeau d'esclaves.
Le sol qu'ils avaient jusqu'alors cultivé pour
d'autres, devenait leur propriété; ils avaient inté-
rêt à l'améliorer, à le défendre; une génération
encore, et la nationalité égyptienne, solidement
fondée, préparée d'ailleurs à recevoir les féconds
enseignements du progrès, surgissait des ruines de
l'islamisme!
Le premier soin d'Ismaïl-Pacha, dès son avène-
ment, fut de retirer les concessions accordées par
Mohammed-Saïd. On parla bien un instant devant
les Européens d'indemniser les dépossédés; mais le
mot de rachat prend une signification tellement
ET JSMAlL-l'ALHA. 149
burlesque , quand il s'applique à des transactions
entre le vice-roi et ses sujets; on sait si bien com-
ment se payent les corvéables, qu'on est forcé de
conclure par cette déplorable vérité : Ismaïl reprit
les terres et ne donna point d'argent.
A défaut des indigènes qui, scrupuleusement
bâillonnés, ne peuvent crier quand on les écorche,
la colonie ne ménagea point ses commentaires sur
la façon sommaire employée par le vice-roi pour
augmenter ses petits domaines. Il fallait inventer
un procédé nouveau, et voici la triomphante comé-
die que les féaux, et amis brochèrent en un clin
d'œil.
Rien dans la législation turque ne s'oppose à
une donation entre-vifs. Ces maudits bavards d'Eu-
ropéens en seraient pour leurs frais de médisance,
si le fellah venait à donner spontanément ce qu'on
lui a extorqué jusqu'alors.
En conséquence, quelques dévoués firent courir le
bruit qu'un certain nombre de villages, émerveillés
150 LÉGYPTE
(le la bonne aihuinistralioii du vice-roi clans ses do-
maines, sollicitaient humblement l'honneur de faire
partie de sa 'Daira. On appelle tlaïra l'intendance
des propriétés particulières des princes. Après une
répétition générale, où on étudia soigneusement
tous les effets, la requête des fellahs fut transmise
au grand conseil, qui ne tarit pas en éloges sur
une SI louable résolution , et promit de la faire
agréer de Son Altesse.
Ismaïl joua son rôle avec bonhomie, et se croyant
sûr de la réponse, il demanda l'avis des assistants.
— Hélas ! un des conseillers, trop honnête homme
pour accepter un emploi dans cette parodie, ne vint
pas à la réplique et se leva tout indigné :
(( — Pourquoi toutes ces pantalonnades? —
s'écria- t-il avec l'autorité que lui donnent son ca-
ractère et sa naissance illustre. — Si le vice-roi
veut s'approprier tel village, qu'il le prenne. Les
fellahs pas plus que d'autres ne se donnent eux et
leurs biens. Autrefois, quand l'un de nous voulait
un domaine, il le demandait à Méhémet-Ali, qui le
prenait tout simplement, sans avoir besoin de ces
farces judiciaires qui ne trompent personne. »
Cette énergique sortie valut au loyal conseiller
ET ISMAIL-PACIIA. 151
une belle et bonne disgrâce ; mais les villages con-
voités furent annexés à la daïra du vice- roi.
11 n'en faudrait pas tant pour dégoûter à jamais
l'indigène du métier de propriétaire, si la tradition
ne le mettait déjà en garde contre le danger de pa-
raître riche.
Méhémet-Ali guerroya beaucoup ; il couvrit le
pays déroutes, de canaux, de fortifications, remplit
les arsenaux et les ports, et en tin de compte dé-
pensa des sommes énormes. Si riche que soit un
trésor, il finit par s'épuiser. Bientôt même les res-
sources que le pacha s'était créées par la sanglante
opération financière dont les mameluks tirent les
frais, ces ressources devinrent insuffisantes, et il
lui fallut recourir à l'emprunt forcé.
Des fortunes particulières s'étaient reformées ; il
prit à même, sans compter, — sans rendre sur-
tout, — jusqu'au jour oii il fit décapiter ses princi-
paux créanciers pour apurer une bonne fois ses
comptes. Alors les prêteurs se montrèrent timides;
15'2 L'EGYPTE
quelques exécutions encore, et les plus riches s'ap-
pauvrirent tout à coup. Les brillants costumes, les
armes splendides , les chevaux caparaçonnés d'or
disparurent brusquement, sans qu'on pût savoir
comment. Ce fut le triomphe de l'exaction.
L'Europe, occupée de la question d'Orient, se
irardait bien d'inquiéter dans son intérieur le tur-
bulent prince qu'on avait eu tant de peine à faire
rester chez lui ; et les indigènes devinrent ou firent
semblant d'être pauvres à apitoyer Job.
Accablés par l'impôt, quelques-uns aimèrent
mieux laisser leurs champs en friche que de les
cultiver pour le pacha; les prisons, les bagnes
s'emplirent, et chacun se mit à enfouir son or. "
Chez la génération actuelle, les traditions de ter-
reur se sont continuées, non sans quelque raison,
ainsi qu'on l'a vu plus haut; aussi le fellah met-il
prudemment son argent à l'abri des convoitises, et
n'achète plus un pouce de terrain. Sait-il si la
daïra d'fsmaïl ne voudrait pas quelque jour se
KT ISMAIL-P ACII A. l.Vl
passer la fantaisie d'annexer son champ? tandis que
les limiers de police ne découvriront jamais la ca-
chette où il entasse ses écus.
A notre époque, où de si belles choses s'écrivent
journellement en de si gros volumes sur les pertes
résultant de l'immobilisation d'un capital quelcon-
que, on ne trouvera pas d'épithètes assez mépri-
santes pour qualifier l'ineptie d'un paysan qui en-
terre son or et le laisse improductif; mais en réalité,
le fellah ne connaît guère d'autre opération qui lui
présente quelque sécurité, puisque, à ses yeux, la
seule garantie du possesseur est de paraître ne rien
posséder. De cette façon, il ne jouit pas de l'intérêt
mais il sauve au moins le capital.
Puis là où il n'y a rien, le roi perd ses droits, et
la grande préoccupation des sujets du pacha est
d'échapper au fisc.
C'est que l'impôt en Egypte, loin de se baser sur
les besoins de la nation, n'a pour taux que les ca-
134 LKGVPTE
priées du viee-roi et la fantaisie des employés du
gouvernement.
Des domaines considérables ne payent pas un
sou de redevance, tandis que le champ voisin est
écrasé de taxes de toutes sortes. Telle propriété qui
cette année coûte dix mille francs d'impôts, en coû-
tera peut-être quinze mille l'année prochaine, sans
que le propriétaire ait été prévenu, sans qu'il re-
çoive d'autre justification qu'une quittance du col-
lecteur, quand le collecteur en donne.
De ces abus, l'administration locale doit être ab-
solument rendue responsable, car ils résultent de
r incurie dos fonctionnaires et de l'improbité des
agents subalternes. Aussi, le gouvernement (pi i
sait à (|uoi s'en tenir sur l'incapacité des uns et les
gredineries des autres, s'esl-il une bonne fois dé-
barrassé de tout souci, en demandant une certaine
somme annuelle à chacun des gouverneurs, sans
s'inquiéter des moyens qu'ils emploient pour la lui
fournir.
Le gouverneur de province, lui. ne voit qu'une
chose : à une époque déterminée, la somme con-
venue doit être dans ses coffres, augmentée d'un
boni proportionné à ses besoins; — il faut bien que
i: r isAiA iL-i>.\c:ii \. 155
tout le monde vive! — il donne des ordres en con-
séquence à ses agents, qui se chargent de régle-
menter le pillage, tous prélevant, suivant la tradi-
tion, un petit impôt personnel.
Un pareil mode de perception déroute la statis-
tique, la somme à payer n'ayant pour limite que la
rapacité du collecteur. Cependant, comme les rede-
vances de toutes sortes passent par la même filière
pour arriver au Trésor, — et Dieu sait s'il en passe
et à quels litres! — on ne s'écartera guère de la
vérité en alfirmant que pour chaque pièce d'or
versée dans les coffres du Pacha, les indigènes en
ont payé deux au moins!
On comprend après cela que l'administration
turque refuse si obstinément aux Européens le
droit d'acheter la terre.
Les employés du fisc savent leur métier : s'a-
dressent-ils à un homme influent ou bien à un de
ces rares étrangers qui, par firman spécial, pos-
sèdent un domaine, leur tactique change : ils ar-
rivent munies d'un chiffon de papier et accompagnés
d'un arpenteur. Le papier est le soi-disant extrait
d'un cadastre rudimentaire où se trouve consigné,
avec la superficie approximative de la propriété, le
150 L EGYPTE
prix à percevoir par chaque feddan de terre cultivée ,
car le sol inculte ne paye pas d'impôt^. L'arpenteur
est un compère.
Pendant qu'on promène, pour la forme, la chaîne
métrique de côté et d'autre, l'employé du gouver-
neur insinue habilement au propriétaire qu'en fai-
sant figurer sur son papier le total des feddans en
culture pour un chiffre réduit, le produit de la mul-
tiplication diminuerait d'autant, et...
Et le propriétaire, touché de ce raisonnement
plein de justesse qui lui procure une économie con-
sidérable, donne un pourboire au commis qui ar-
range les choses en conscience.
Qu'il vole les particuliers ou l'État, un bon em-
ployé du fisc ne doit jamais sortir les mains nettes;
seulement, dans le dernier cas, il complète le total
à fournir en pressurant un peu plus les autres con-
tribuables.
Le fellah, prévenu du sort({ui l'attend, s'arrange
1 . Le feddau vaut 0, 42 d'hectare.
I:T ISMAIL-1> ACM \. 157
religieusement pour ne plus posséder un para* le
jour où on vient réclamer ses contributions. On
peut l'incarcérer, le battre comme plâtre, — et on
ne s'en fait pas faute, — il ne payera rien, dit-il,
car il n'a rien, la terre ne lui appartient pas et sa
récolte est vendue d'avance!
Voici comme :
A certaines époques de l'année, lorsque l'état
d'avancement des produits permet d'estimer ap-
proximativement la récolte, les centres de production
sont littéralement envahis par une nuée de prêteurs
à la petite saisoïi. Naguère les indigènes exploi-
taient seuls cette branche de commerce, tout à fait en
harmonie avec les habitudes du pays; mais, comme
le métier rapporte gros, la plupart des maisons de
banque d'Alexandrie et du Caire expédient mainte-
nant dans les villages des agents chargés de traiter
ces sortes d'affaires.
Les fellahs attendent impatiemment l'apparition
périodique des hirondelles d'usure et accourent en
foule pour EMPRUNTER.
1. Le para, quarantième partie de la piastre égj-ptienne, qui vaut
elle-même environ 26 centimes.
158 I.ÉGYPTE
Tout nalurellemeut, les prêteurs, qui connaissent
les habitudes de leur clientèle, ont haussé les prix
en proportion et ne lâchent leurs écus qu'à d'exor-
bitantes conditions; d'autant que le fellah ne con-
naît en (ait de valeurs que les espèces monnayées,
et refuse absolument toutes sortes de valeurs mo-
bilières et autres crocodiles empaillés, dont s'ac-
commodent, faute de mieux, nos fils de famille en
mal de jeunesse.
Ce qu'il veut, ce sont des pièces trébuchantes,
fleur de coin ; il les distingue avec une habileté que
lui envieraient nos manieurs d'argent. En fait d'im-
portations européennes, il n'accepte jusqu'à nouvel
ordre que la monnaie; la civilisation aura son tour
sans doute, mais rien ne prouve qu'il en soit encore
question.
Les conditions du prêt varient entre un et cinq
pour cent par mois. 11 va sans dire que la somme
prêtée ne dépasse jamais la moitié du prix présumé
de la récolte, laquelle est abandonnée par l'emprun-
teur comme garantie, et devra être livrée à domicile,
faute du remboursement du prêt à l'époque déter-
minée.
Ce sont là d'invariables conditions. Invariable-
i;t is. m ail-PAC II a. 159
ment aussi, l'échéance arrivée, le fellah ne rem-
bourse pas, et on lui saisit sa récolte.
Voilà en réalité une opération assez simple et qui,
répétée plusieurs fois, ne laisse pas que de donner
de bons résultats.
Grâce à leurs capitaux considérables, certaines
maisons, hautement patronnées, ont créé depuis
deux ans une rude concurrence aux menus pré-
teurs ; un moment on crut même qu'elles allaient
monopoliser en Egypte ce genre de spéculation, qui
réussit à mettre en leur possession une partie des
récoltes du pays. C'est ce que, par un euphémisme
de bon goiit, on appelait acheter des cotons.
Il existe bien dans le pays des négociants qui
achètent réellement cette denrée et qui exercent fort
honorablement une lucrative industrie; il n'est
point question de ceux-là.
Acheter du coton est devenu une expression
proverbiale : c'est prêter aux fellahs sur leurs
récoltes.
IGO LÉGYPÏE
De fait, l'opuration susdite constitue un achat,
même aux yeux du vendeur. Le fellah qui em-
prunte, sans besoin j avec la ferme intention de ne
pas rendre, s'inquiète assez peu du taux de l'inté-
rêt. Son unique but est de mettre en sûreté, et tout
de suite, le plus d'argent possible, et il aime mieux
faire la part de l'usure, comme on fait dans un in-
cendie la part du feu , que de risquer de tout
perdre.
Une incurable défiance, une terreur profonde du
gouvernement, pèsent sur toute sa vie, se reflètent
dans tous ses actes. Il enterre son or, comme
l'avare qui craint d'être dévalisé; comme lui, il
s'appauvrit à plaisir, se couvre de vêtements sor-
dides. — Prudence est mère de sûreté.
Si quelques Européens exploitent cette crainte à
leur profit, ils font bien. L'exemple leur vient de
haut, et on ne comprendrait guère leurs scrupules
en présence des faits dont ils sont témoins chaque
jour. Il y a place pour plusieurs à la curée égyp-
tienne; les plus adroits tâchent d'attraper un lam-
beau.
Mais, à tout seigneur tout honneur, le vice-roi
garde pour lui la part du lion. Pour être juste, on
ET ISMAIL-PACIl A. 101
doit ajouter qu'il y met infiniment plus de formes
que son aïeul, et qu'il n'a pas massacré le moindre
mameluk. Ce que c'est pourtant que la civilisa-
tion!
n
I/KGYPTE ET ISM UL-PACII A. iOJ
CHAPITRE IX.
l'organisation nouvelle. — l'armée. — LA MARINB.
Si le hasard permettait jamais que l'Europe eût
à intervenir dans les affaires du pacha d'Egypte,
— Allah l'en préserve! — le plus serieux^ reproche
qu'on pourrait adresser au vice-roi serait de n'a-
voir voulu comprendre ni son époque, ni les véri-
tables intérêts du pays, ni même le banal axiome :
que l'art de gouverner les hommes se modifie avec
la position géographique.
A part les incontestables qualités qui font d'Is-
maïl un fermier modèle et un adroit commerçant,
il y avait peut-être en lui l'étoffe d'un excellent roi
du Congo ou du Monomotapa, — d'autant (ju'il
traite un peu ses sujets comme des nègres.
IGi L'KGVPTE
Mais tels procédés, excellents sous l' Equateur,
perdent sensiblement de leur efficacité en changeant
de latitude; les procédés administratifs sont de ce
nombre.
Sur les bords du fleuve Bleu, par exemple, Théo-
dore, roi d'Abyssinie, peut se permettre bien des
petites fantaisies qui coûteraient cher à d'autres;
tandis que l'Egypte est trop notre voisine pour
n'être pas forcée un jour ou l'autre d'adopter nos
institutions, pour que ses gouvernants ne soient pas
obligés, dans certaines limites, à se modeler sur
les nôtres.
Puisque le progrès tend chaque jour à envahir,
la seule ressource honorable du pacha d'Egypte se-
rait de marcher franchement à la tête du mouve-
ment, au lieu de se tenir à l'endroit où finit l'ar-
rière-garde, pour achever les traînards derrière les
buissons.
Telle a été la politique de Mohammed-Saïd, et les
honneurs dont le comblèrent les souverains, à l'é-
poque de son voyage en Europe, prouvent assez
qu'il suivait la bonne voie.
À
ET. ISMAIL-PACHA. 165
On comprend rimpossibilitc où se trouva Ismaïl,
lors de son avènement, de rompre brusquement
avec les traditions de son prédécesseur : l'Europe
aurait poussé les hauts cris.
Quelles que fussent alors ses intentions , il était
d'une bonne politique de paraître suivre tout d'a-
bord la route tracée, sauf à prendre plus tard des
sentiers de traverse , et finalement de rebrousser
chemin.
Aussi ne parla-l-il de réformer l'administration
en vigueur que pour y apporter de salutaires mo-
difications. Il alla même au-devant de demandes
qu'on ne songeait point à lui faire, persuadé que
l'Europe se contenterait de ses promesses et ne
l'obligerait pas à les tenir, prévision que la suite
a justifiée.
Bref, il se garda bien d'abroger aucune des ins-
titutions établies ou ébauchées par Saïd. Seulement,
dans les différents postes, il nomma des hommes
de son choix, comme c'est le droit de tous les sou-
verains.
Le tour était fait^ sans que personne vît passer
la muscade.
I!i0 L'KGYPTK
Pour bien comprendre la portée de cette substi-
lulion de personnes, si naturelle au premier abord,
qu'on ne songea point à s'en émouvoir, il ne faut pas
perdre de vue que l'Egypte sortait à peine de la
barbarie, que tout ou presque tout restait à créer;
la voie était tracée, il est vrai, mais tant d'obsta-
cles l'encombraient encore! Saïd l'avait déblayée
de son mieux, mais les broussailles ne demandaient
qu'à l'obstruer de nouveau! Quand on songe à
riniïuence qu'exerce souvent cbez les nations les
plus civilisées, pourvues d'institutions de toutes
sortes, l'arrivée au pouvoir de certains ministres,
on comprend de quel poids un événement du même
genre pèse sur les destinées d'un peuple encore à
son enfance.
Or, le choix d'Ismaïl était significatif.
Les nouveaux venus, recrutés parmi les mécon-
tents de la veille, n'attendaient qu'un signe du
maître pour servir ses projets de toute la force de
leurs rancunes.
Les Turcs . qu'on avait soigneusement tenus à
l'écart, sortirent de tous les coins, et les indigènes
rentrèrent sous terre. Quelques Arabes , dont le
dernier vice-roi avait encouragé les efforts, s'é-
KT IS MAIL-PACHA. 107
(aient, par leurs mérites, élevés à de hautes posi-
tions; presque tous durent céder leur place.
Quant aux Européens, ils furent généralement
priés de faire valoir leurs droits à la retraite.
Qu'on ne s'y trompe pas, il y a dans tQut cela
autre chose qu'un de ces renouvellements de per-
sonnel, conséquence ordinaire de l'avènement d'un
nouveau souverain ; antre chose qu'un boulever-
sement de partis, autre chose qu'une substitution
d'un élément à un autre, — de la barbarie à la
civilisation, si l'on veut.
Quand en France une nouvelle dynastie amène
avec elle ses fidèles au pouvoir, et que les emplois
changent de titulaires, un citoyen prend la place
d'un autre et rien de plus.
Tandis qu'Ismaïl, en appelant à lui les Turcs, a
bénévolement affirmé la servitude purement nomi-
nale de l'Egypte. Sans doute, c'était agir en bon
vassal, mais c'était aussi porter le coup de grâce à
son peuple.
De deux choses l'une : ou le vice-roi reconnaît
qu'il n'y a pas de nationalité égyptienne, et alors
on s'explique difficilement que M. Nubar, son
fondé de pouvoirs à Paris, ait tant pai'lé de son
t08 LKGYPTK
cœur égyptien, du peuple égyptien, etc.. C'est ïlrc
qu'il fallait dire, et soiiiïleter une fois pour toutes
la mémoire de Méhémet-Ali...
Ou bien une nationalité existe, dépendante, il
est vrai, mais non asservie. Les puissances euro-
péennes l'ont compris ainsi en lui octroyant des
souverains héréditaires, et, dans ce cas, l'arrivée
des Turcs à la suite d'Jsmaïl est une nouvelle inva-
sion, qui vaudra à son promoteur un rang hono-
rable parmi les conquérants osmanlis, entre 3Ia-
liomet II et Soliman.
Une fois les Turcs au pouvoir, il n'y avait plus
à s'occuper de rien; l'Egypte marcherait bien de
décadences en ruines, pour la plus grande joie des
nouveaux venus, à qui la conquête n'a coûté cette
fois que la peine de se montrer.
Donc, au premier coup d'œil, l'Egypte paraît
encore administrée comme du temps de Saïd-Pa-
cha, c'est-à-dire qu'aucune des institutions qu'il
avait fondées n'a été abrogée, qu'on a même am-
KT JSM vii.-i' u;ii A. ion
plifié, au jx)int de vue purement ihéâtrtil, certains
eiïets qui faisaient bien en perspective.
Ainsi, il y a encore une armée égyptienne, une
marine égyptienne, des arsenaux et des canons. —
Ali! des canons, ce n'est pas cela qui manque; on
en rencontre dans tous les coins, montés ou dé-
montés, placés en ligne ou vautrés dans la pous-
sière du premier chemin venu.
11 y a encore quelques ingénieurs européens.
— pas beaucoup, — attachés aux travaux du gou-
vernement.
L'école polytechnique égyptienne continue aussi
son commerce, et livre chaque année à la circulation
quantité de jeunes gens pleins de ce savoir et de
cette distinction qui ne s'acquièrent que dans la fa-
brique brevetée.
On assure qu'il existe encore une école de mé-
decine pour les indigènes, mais il faut croire que
l'Etat ne prodigue pas ses Esculapes, car il nous a
été impossible d'apercevoir le plus humble de ces
remarquables praticiens.
Savamment groupées dans un mémoire, et suf-
fisamment aidées par la réclame, qui ne gâte jamais
rien, ces institutions ne laissent pas que de donner
170 l'i:gyi>tk
une bonne opiriion du vice-roi; tellement bonne
même, qu'on s'y tromperait en Europe, si les con-
suls ne prenaient la peine d'instruire leurs gouver-
nements de ce qui se passe effectivement sous leurs
yeux.
Gomme ce livre s'adresse au public, qui ne peut
guère puiser à cette source de documents confiden-
tiels, il convient de rétablir les cboses sous leur
véritable aspect.
Le premiei' (pii fut vice-roi d'Egypte fut un soldat
heureux. Aussi Méliémet-Ali faisait-il grand état
de la valeur militaire, et organisa-t-il une armée
qui ne le cédait en rien, si ce n'est en nombre, aux
meilleures troupes européennes *.
L'histoire a enregistré les faits d'armes du re-
doutable pacha; nous ne reviendrons pas s\n" ce
sujet. Ce qu'on ne sait pas assez, c'est que l'Egyp-
tien, sous une niain ferme et habile, est un excellent
soldat.
1. L'organisation des troupes (''gypticiiaes est due en partie à un
éininent ollicier français, M. le colonel Sève, depuis Soliman-Pacha.
i;t ISM.MI,-!' vcii a. iti
On a dit quelque jjail que les grandes qualités
d'un peuple se retrouvaient dans l'armée, et que
la diseipline militaire était le meilleur des maîtres.
Le soldat égyptien fournit une nouvelle preuve à
l'appui de cette vérité.
Sobre, patient, soumis, prudent et bra^e à la
fois, il supporte sans se plaindre d'incroyables pri-
vations, et, quand l'occasion s'en présente, il sait
défendre Silistrie contre les Russes et tailler en
pièces, à la bataille de Nézib, une armée deux fois
plus nombreuse.
A une époque plus rapprochée de nous, on a pu
voir de quelle brillante façon s'est conduit, au
Mexique, le bataillon égyptien offert par Moham-
med-Saïd à la France. Les flatteuses distinctions
dont plusieurs officiers et soldats ont été l'objet
n'ont point besoin de commentaires '.
Comme détail original, ajoutons que le soldat
égyptien est sociable et gai, contrairement au soldat
turc, contrairement surtout aux habitudes orien-
tales, qui comportent un grand fond de tacitur-
nité.
i. Voir aux notes explicatives (note 3 .
172 LKGYPÏK
A l'exemple de son père, et imbu comme lui des
vérilés dont nous parlions plus haut, Moliammed-
Saïd honora la profession militaire et voulut la faire
sortir de l'abaissement où Pavait tenue la politique
rétrograde de son prédécesseur Abbas-Pacha. Il
soignait ses soldats, les équipait bien, les payait,
— une innovation particulièrement agréable aux
troupiers, — et ne dédaignait pas de goûter la
soupe de ïordinaire. Aussi fut-il adoré de ses
troupes.
On lui doit la création de bataillons de chasseurs
à pied, organisés sur le modèle des nôtres; du
Régiment des dromadaires^, semblable à celui (jue
Bonaparte fit équiper pendant l'expédition d'Egypte;
r introduction du canon rayé dans le service de l'ar-
tillerie indigène; enfin, il choisit pour les soldats de
sa garde un costume pittoresque, — casque avec
pointe et cotte de mailles en acier, — (|ui rappelle
l'équipement de guerre des anciens Sarrasins.
Pour prouver sans réplique qu'il ne considérait
point le service mililaire comme une corvée, il
institua la conscription. Tout Égyptien devait servir
son pays pendant un certain temps, ou constituer
l'armée de réserve.
I. r 1S\1 VIL-I'ACII \. 17:!
Dire que cette mesure lit pousser des ens de joie,
nous ne l'affirmerions pas: le feliah, comme notre
paysan, aime son village. Même en France, où l'on
se pique de patriotisme, les premières réquisitions
ne s'effectuèrent pas sans difficulté.
Les Egyptiens continuèrent donc de couper un
doigt à leurs nouveau-nés pour les rendre impro-
pres au service. Mais quand des mesures rigou-
reuses eurent assumé sur les parents la res-
ponsabilité de ces mutilations; quand les premiers
conscrits revinrent au village après un congé et
qu'ils racontèrent comment on vivait en garnison,
les fellahs ne mutilèrent plus personne.
Ismaïl , prince économe, avait promis en arri-
vant au pouvoir de ne point donner dans ces pro-
digalités; il a tenu parole. Il a remis les soldats
à la portion congrue, il les atTuble à bon marché
et n'en conserve que le nombre strictement né-
cessaire pour ne pas laisser les casernes absolument
désertes.
Ce n'est pas qu'il n'ait, lui aussi, besoin d'une
armée. L'Egypte méridionale est à chaque instant
menacée d'invasion par des peuplades belliqueuses;
mais il préfère utiliser la corvée, et des bandes de
LKGVPTb:
nègres, organisées tant bien que mal, font semblant
de protéger les frontières.
La marine a subi quelques modifications de dé-
tails dans le sens utilitaire. C'est ainsi que, ne
pouvant dans la Méditerranée jouer le rôle de puis-
sance maritime, la flotte égyptienne transporte
aujourd'hui les cotons des domaines du vice-roi.
Mohammed-Saïd eût vendu ses vaisseaux un jour
de gène, Ismaïl préfère les utiliser à son service
particulier.
Sous pavillon de guerre, ses marchandises dé-
barquent sans encombre à Marseille ou à Liverpool,
et les canons des forts rendent le plus sérieusement
du monde les honneurs militaires au\ cotons de
Son Altesse !
Au reste, la marine égyptienne n'existe depuis
quinze ans que pour mémoire. Le désastre de
Sinope a achevé ce qu'il en restait; mais les pa-
chas ne songent pas à la rétablir; ils n'en ont pas
besoin.
Kl JSM AIL -l'A Cil A. 175
L'instruction navale se ressent de celte indifle-
rence. On cite comme exemple, sous les derniers
règnes, un amiral égyptien qui, parti d'Alexandrie,
ne put jamais relever le gisement de l'ile de Malte,
et revint un mois après, en soutenant que 3Ialte,
— une fantaisie de géographe. — n'existait que sur
le papier. Un de ses collègues, un de ses émules,
en partant pour Smyrne, n'avait oublié, en fait de
choses indispensables, que les instruments néces-
saires à relever le point en mer. Jl arriva pourtant
à destination, tant il est vrai qu'il existe un Dieu
pour les ignorants. Ajoutons comme détail que les
observations en pleine mer se ressentent un peu de
l'éducation par trop sommaire des officiers de la
marine locale; en général, le point se relève en
collaboration; le sextant passe de main en main,
comme les pièces curieuses d'un théâtre de la foire.
Chacun regarde, écrit un chiffre, — celui qui lui
passe par la tête, — et la moyenne de ces estima-
tions détermine suffisamment la latitude.
Dans les grandes occasions, l'ignorance se com-
plique de sans-façon. Le capitaine d'un bateau de
la Medjidié oublie d'embarquer ses voiles. Un autre
prend du charbon en quantité insuffisante, sans
170 LKGVPTl-:
5;avoir où se ra\ilailler. Mais le plus triomphant
exemple à citer est celui de ce commandant d'un
des bateaux, de la Compagnie, (jui, non content
d'avoir laissé à terre tout le matériel de Fatelier
d'ajustage, avait également négligé d'emporter de
la vaisselle et du linge de table, dans l'espérance
sans doute que les passagers européens qu'il avait
à bord se contenteraient de puiser au plat sans s'es-
suyer les doigts.
Ainsi du reste.
La mer ne fut jamais l'élément des Égyptiens; à
Alexandrie, la marée manquerait cinq fois par se-
maine, sans des pécheurs grecs et napolitains qui
approvisionnent la ville. L'Arabe, paisible batelier,
aime mieux pêcher le poisson vaseux du Nil ou des
lacs intérieurs (|ui bordent la côte, que de livrer sa
vie et son bateau aux hasards de la haute mer.
Les riverains de la mer Rouge sont plus aven-
tureux, cela se conçoit.
Avant ([ue les communications fussent établies
ET ISMAIL-PACIIA. 177
entre le Caire et Suez, les habitants de cette der-
nière ville n'avaient guère de ressources que les
produits de la pêche, et n'hésitaient pas trop à faire
sortir leurs bateaux par les temps douteux. Au-
jourd'hui que les provisions arrivent en abondance,
les pêcheurs se comptent à Suez, et quand on veut
du poisson, il faut prescjue le commander d'avance.
Que les habitants de Suez soient fatigués d'un
passé d'ichthyophagie, on le comprend facilement;
mais on s'explique moins pourquoi la marine égyp-
tienne, qu'on a tant fait que de conserver, reste
dans la Méditerranée, qui n'est pas sa place, au
lieu de croiser dans la mer Rouge, où sa présence
est utile et peut devenir indispensable.
Sans doute, les cotons du vice-roi se vendent en
Europe et non pas à Aden ou h Calcutta; mais
comme, en définitive, les vaisseaux de guerre sont
propriétés de l'Etat, il y aurait peut-être équité à
s'occuper un peu de ce qui se passe du côté de
Masaouah, le long de l'Abyssinie et aussi sur les
côtes d'Arabie.
Pour ne désobliger personne, on pourrait, par
exemple, partager le différend en deux, laisser au
nord la moitié de la flotte de guerre, qui continue-
ls
i78 LÉGYPTE
rail k importer et à exporter une foule de choses
pour le compte particulier du vice-roi, pendant
que le reste surveillerait dans le sud les intérêts de
l'Egypte.
Au fait, il vaut mieux sans doute que les choses
restent dans l'état actuel. Qui sait si les vaisseaux
de guerre, accoutumés maintenant à porter des
marchandises, ne prendraient pas d'eux-mêmes
quelque chargement dans la mer Rouge, — aiïaire
d'habitude et pour ne pas revenir sans lest, — du
bois cVéhène, par exemple, qui ne se vend pas cher
sur la côte, et dont on trouve un bon prix en
Egypte?
Décidément la flotte fait aussi bien de naviguer
dans la iMéditerranée, oii personne ne s'en inquiète
et où elle n'inquiète personne.
ET ISMAIL-PACHA. 179
CHAPITRE X.
INSTRUCTION PUBLIQUE.
L'Arabe, on doit l'avouer, n'est pas un puits de
science. Sur im millier d'hommes pris au hasard,
on en rencontre bien un qui sache lire et écrire,
deux autres qui distinguent leurs lettres.
L'homme qui lit et écrit passablement prend de
droit le titre d'effendi, — traduisez : savant, — et
pourrait hardiment poser sa candidature à l'Insti-
tut, s'il existait un institut local. (Nous n'enten-
dons pas parler ici de l'Institut égyptien, — une
société savante d'importation européenne, com-
posée de gens recommandables ou érudits, qui se
montrent très-réservés au sujet de l'admission des
indigènes.)
180 L'EGYPTE
Point n'est besoin d'ajouter que les traditions de
la littérature arabe, si florissante il y a quelques
siècles, sont tombées dans le plus profond oubli,
si ce n'est peut-être chez les ulémas qui, comme
nos moines du moyen âge, collectionnent les ma-
nuscrits, cultivent la théologie et les belles-lettres,
mais gardent tout pour eux, — science et livres.
Quehjues abécédaires circulent çà et là , que les
enfants ànonnent sur un rhythme pulmonique assez
semblable aux soupirs d'un boulanger en fonctions,
et constituent la bibliothèque à l'usage de la jeu-
nesse du pays.
Au fait, les Egyptiens n'ont pas besoin de savoir
lire. Pourvu (pi'ils cultivent la terre, on ne leur en
demande pas davantage.
Depuis deux ans on a souvent parlé de projets
qu'on appellerait chez nous universitaires. S'il fal-
lait en croire l'organe officiel, il serait question ni
plus ni moins de régénérer l'Egypte par la science.
En conséquence, les élèves de l'Abbassieh ont
ET ISMAIL-PACHA. 181
reçu un costume qui rappelle volontiers celui de
nos Saint-Gyriens. On a commandé, à leur inten-
tion, toute une édition de tables de logarithmes en
attendant qu'ils sachent lire.
Les frais de mise en scène coûtent cher, mais on
ne compte pas quand il s'agit d'une représentation
solennelle.
Pour les accessoires, un fantaisiste fut engagé,
qui, six mois durant, publia chaque matin le pro-
gramme d'une création nouvelle : crèches, écoles,
ouvroirs, maisons d'éducation pour les filles, rien
n'y manquait.
A propos des ouvroirs et des maisons d'éduca-
tion pour les filles, il n'est peut-être pas inutile de
dire que jamais bouffonnerie de cette force n'a été
publiée nulle part. Pour qui connaît les mœurs mu-
sulmanes, les maisons d'éducation de jeunes filles
sont un non-sens. L'Arabe ne se sépare point de
ses filles, et puisqu'il craint tant défaire voir même
leur visage au public, comment peut-on croire qu'il
les abandonne, corps, âme et direction, à des étran-
gers, fût-ce à des étrangères ?
En Algérie, où la domination française établie
depuis trente ans doit avoir singulièrement modi-
182 L'KGYPTE
fié les mœurs arabes en ce qu'elles ont d" inso-
ciable, il a été impossible d'obtenir autre chose
que d'insuffisants résultais. El l'on voudrait que la
chose fut possible en Egypte! Ensuite l'instruction
des femmes est incompatible avec les mœurs arabes :
le jour où les femmes arabes seront devenues, par
le savoir, les égales de leurs maris, les harems dis-
paraîtront de la terre de l'Islam.
En revanche, on ne voit pas du tout ce que les
jeunes filles pourraient apprendre d'utile dans ces
fameux ouvroirs qu'il était question de fonder. Les
travaux d'aiguille? Mais elles n'en ont pas besoin
pour elles-mêmes, puisqu'elles se vêtissent d'un
sac : quant aux femmes riches, elles ont le bon
goût de se fournir chez les couturières européennes.
Peut-être était-il question de faire fabriquer par
les jeunes indigènes les pantalons et les vestes de
l'armée égyptienne , pour diminuer d'autant les
frais qu'occasionne au Trésor l'équipement des
troupes. Peut-être encore voulait-on établir un
vaste magasin de confection , une sorte de Belle
Jardinière gouvernementale , pour monopoliser
dans le pays le commerce des blouses de fellahs.
En tout cas. le projet a été ajourné.
ET ISMAIL-P ACIIA. 183
A ne considérer que le nouveau programme, (jui
comporte toutes ces tentatives saugrenues, on se-
rait porté à croire qu'aucun essai n'a jamais été tenté
relativement à l'instruction publicjue avant Israaïl-
Pacha. Il ne faudrait pourtant pas en conclure que
Méhémet-Ali et ses successeurs aient négligé à ce
point l'éducation et le bien-être du peuple, que
l'Egypte manquât alors de toute espèce d'institu-
tions.
L'instruction primaire, il est vrai, ne fut jamais
obligatoire ; mais si le fondateur de la dynastie
égyptienne, qui y avait songé un moment, se vit
forcé d'abandonner son projet, il n'en posa pas
moins les bases de tout un système d'établissements
publics, laissant à ses successeurs le soin de les
faire prospérer.
L'école de l'Abbassieh, dont on parle tant aujour-
d'hui et dont personne n'a encore vu les résultats,
existait en germe dans le programme des prédé-
cesseurs ; seulement le moment n'était pas venu
de la fonder. Avant de songer à créer des savants
indigènes, il était peut-être bon que la masse ei^it
reçu des notions élémentaires de beaucoup de
choses qu'elle ignore. L'Egypte a plutôt besoin de
184 L'EGYPTE
maîtres d'école que de professeurs de mathéma-
tiques transcendantes, d'autant que l'Europe four-
mille d'hommes éminents tout prêts à se mettre au
service d'un gouvernement civilisateur.
Ainsi l'avait compris Méhémet-Ali, qui fit venir
de partout des savants, des ingénieurs, des officiers.
Que s'il importait au pays de compter quelques in-
digènes dans les rangs de ces illustres, le moyen
était bien simple : envoyer quelques jeunes gens en
Europe suivre les cours de nos universités, fonder,
en un mot, une ou plusieurs missions égyptiennes,
— ce qui a été fait.
Quand ces jeunes gens revenaient au pays, ils
trouvaient une position en rapport avec leurs mé-
rites ; leur exemple stimulait les autres, sans qu'il
fût besoin de recourir aux moyens factices d'in-
struction à domicile, en usage aujourd'hui dans le
pays.
Des écoles de toutes sortes furent fondées vers
cette époque, ainsi que bon nombre d'établisse-
ments indispensables à un gouvernement belliqueux
comme l'était celui de Méhémet-Ali.
Mais le pacha renonça promptement à ce sys-
tème d'éducation (pii péchait par la base. Le peuple
ET ISMAIL-PACfFA. 185
n'était pas suffisamment préparé; il ne l'est pas
davantage aujourd'hui.
Tout cela soit dit pour ])ien établir qu'Ismaïl-
Pacha n'a rien innové, et qu'il a suivi la route tra-
cée, en se heurtant à des écueils que les errements
de ses grédécesseurs devaient lui indiquer.
C'est encore 3Iéhémet-Ali qui institua au Caire
l'école de médecine, dirigée longtemps par un ha-
bile médecin français, le docteur Clot-Bey. L'idée
qui présida à cette création était bonne sans doute,
mais devait fatalement produire d'insuffisants ré-
sultats par les motifs énoncés plus haut : les élèves
manquaient des premières notions indispensables
pour profiter des leçons du maître. La preuve en
est que les malades, même ceux des grandes villes,
s'adressent encore aux barbiers arabes, à défaut de
docteur européen.
On ne dit pas s'ils vont chez le hakim (médecin)
indigène pour se faire raser.
Au reste, Méhémet-Ali comptait assez peu sur
186 LKGVPTE
les docteurs sortis de la Faculté du Caire, et cette
méfiance valut au pays une de ses plus belles insti-
tutions : l'Intendance sanitaire.
De concert avec le consul de France, 31, de Mi-
niault, il organisa une sorte de conseil suprême,
composé d'illustrations médicales de tous les pays,
et le chargea de veiller sur la santé de son peuple.
Grâce aux. énergiques mesures d'hygiène décrétées
par l'Intendance sanitaire, et que le pacha faisait
scrupuleusement exécuter, les épouvantables épi-
démies qui dépeuplaient l'Orient, il y a un demi-
siècle, ont disparu d'Egypte.
Constatons à regret qu'aujourd liui les prescrip-
tions du corps médical sont loin d'être aussi complè-
tement observées. Ce fait, qu'il provienne de lin-
suiïisante transmission des ordres ou du niauvais
vouloir des agents subalternes, n'en constitue pas
moins un danger réel, auquel rE^u-^yplc n'a échappé
l'année dernière que par miracle.
PemIanI réjiizoolic. alors (pie les bestiaux mou-
ET IS.MAlL-l'ACIIA. 187
raient chaque jour par milliers, on avait ordonné
aux fellahs d'enterrer les cadavres et d'abattre les
animaux malades.
On a vu comment les cawas exécutaient la seconde
partie de l'ordonnance. Quant aux bétes mortes, le
fellah les jetait tout simplement dans le Nil.
Ce fut pendant trois mois un horrible spectacle.
Les cadavres de bœufs et de chameaux encom-
braient le fleuve, qui parfois les rejetait sur ses
bords où les chiens se disputaient la chair putréfiée.
Certains canaux en étaient obstrués, au point de
rendre la navigation impossible. A Damiette^ où le
Nil décrit presque un angle droit, les charognes
s'amoncelaient par centaines sur la rive. Il ne fal-
lut rien moins ({ue l'énergie du médecin de l'In-
tendance pour obliger le gouverneur à faire enlever
une partie de ces épouvantables épaves ; le reste
fut conduit à la mer.
Un moment le bruit courut que la peste sévis-
sait sur plusieurs points du Delta. La colonie. jeta
des cris d'.épouvante. Heureusement la nouvelle fut
démentie. Les bestiaux étaient moris jusqu'au der-
nier, et le danger disparaissait avec les causes qui
l'avaient lait naître.
188 L'KGYPTE
La Providence fut bien indulgente !
Les mesures d'hygiène, si nécessaires dans les
pays chauds, sont plus particulièrement l'objet des
tiavaux de l'Intendance sanitaire. En Egypte, il
n'existe réellement pas de maladies endémiques,
sauf pourtant l'éléphantiasis, dont on rencontre trop
souvent des cas monstrueux et toujours incurables.
Les fièvres y sont à peu près inconnues, excepté aux
environs d'Alexandrie, malgré les brusques transi-
tions de température, malgré le mauvais entretien
des canaux. Un médecin peut là-bas faire fortune
en peu de temps, s'il s'entend à guérir la dyssente-
rie, l'ophthalmie, l'hépatite et les insolations.
1/r JSAi AiL-i'AciiA. m
CHAPITRE XI
LA PU ESSE.
La presse européenne a toujours beaucoup gêné
les vice-rois d'Egypte.
Des ordonnances existent qui défendent aux jour-
naux de s'occuper des choses du pays. Elles étaient
un peu tombées en désuétude. Ismaïl les remit en
vigueur.
A ce propos, le même fantaisiste préposé aux in-
novations, parla d'instituer un comité de censure
préventive, sorte d'oftice maître-Jacques dont les
attributions devaient être formidables.
Mais, comme il existe partout des gens d'esprit,
un petit journal satiricjue, poursuivi à outrance, et
paraissant à époques fixes , malgré les poursuites
190 LÉGVPTE
gouvernementales, se chargea de prouver l'inanité
des mesures restrictives.
Tous les efforts de la police ne purent arriver à
faire découvrir l'imprimerie , les bureaux , les ré-
dacteurs du journal.
LArgus^ d'ailleurs, s'était attiré bon nombre de
haines en vulgarisant de dangereuses vérités et, on
doit le dire, d'inutiles scandales. Rien ne fut plus
curieux que cette lutte du moucheron contre le
lion.
Chaque jeudi, la feuille satirique se trouvait dis-
tribuée, on ne sait comment, sous le nez des cawas,
semant à pleines colonnes l'ironie et le sarcasme,
narguant la police que des amis envoyaient en grand
mystère saisir une vieille presse à huile dans une
cave abandonnée.
Les cawas s'en donnaient h cœur joie de bru-
talité et d'ineptie. On arrêtait sur la place publique
d'honnêtes promeneurs qui lisaient tranquillement
un journal; et, comme lesdits cawas sont complè-
tement illettrés, ils saisissaient la Pairie ou la Ga-
zette de Cologne, arrivées par le bateau du matin,
croyant mettre la main sur la feuille incriminée.
Puis, (juand on eut bien fouillé partout sans rien
1:T ISMAlL-l'ACII \. KM
trouver , qu'on eut sondé jusqu'aux barques amar-
rées sur le canal, à une lieue d'Alexandrie, pour
y trouver l'imprimerie suspecte, que les rédacteurs
eurent publié ce qu'ils avaient à dire, ils firent leurs
adieux au public, et le journal cessa de paraître.
Si courte qu'ait été son apparition, V Argus a eu
le temps de dévoiler bien des manœuvres et d'ap-
pliquer sur quelques fronts de flétrissants stigmates
que le baume de l'adulation n'a pas encore cica-
trisés.
Cette audacieuse violation des lois de la presse
valut aux autres feuilles une recrudescence de sé-
vérités. Les gens de l'entourage du pacha, dérangés
par la publicité dans leurs combinaisons , poussè-
rent Ismaïl à des mesures tellement rigoureuses,
que les consuls durent s'interposer et refuser de
transmettre d'injustes avertissements.
Entre autres gais épisodes à ce sujet, on a ri
l)eaucoup à Alexandrie de certain avertissement qui
voyagea dans les bureaux, fut remanié dans tous
les sens, et qui en définitive n'osa pas sortir du ca-
binet du ministre, tant on redoutait l'honorabilité
et l'énergie du consul.
Du même coup, le projet de formation d'un bu-
192 L'EGYPTE
reau de censure fut renvoyé à des temps meil-
leurs.
Ces temps seraient venus sans doute à l'heure où
nous écrivons ces lignes , car une loi nouvelle
est sortie qui réglemente la presse dans l'empire ot-
toman ; mais il faut espérer que les justes observa-
tions de l'Europe feront modifier ces ordonnances
draconiennes.
Le journalisme ne peut pas être une puissance
en Egypte, où les habitanis ne savent pas lire. Il
ne s'adresse qu'aux Européens, qui s'en servent
dans l'occasion pour défendre leurs intérêts, sur le
terrain même où ils peuvent être en péril. Personne
n'a jamais songé à en faire un moyen d'action sur
les gens du pays, ni à compromettre l'influence du
vice-roi sur ses sujets. Quant aux; réclamations des
indigènes par cette voie, l'exemple de Gawdate-
Effendi suffirait à décourager les amateurs, s'il s'en
rencontrait. IMais la nouvelle législation crée (ant
d'obslacles. qu'elle eût mieux fait de refuser tout
ET ISMAIL-PACHA. 193
nettement l'autorisation de fonder des journaux en
ïunjuic.
Pour les puissances européennes, accéder à ces
exigences de la Porte, c'est abandonner une partie
des droits des résidents; c'est presque les livrer à
la merci des mille tracasseries du pouvoir local,
— car les capitulations n'ont pas tout prévu; —
c'est enfin donner pour l'avenir à certains débats,
qui se règlent là-bas le plus souvent en conciliation,
une importance peut-être dangereuse.
Le jour où les négociants n'auront plus d'organes
dans le pays pour se plaindre de ce que leurs mar-
chandises se perdent à la douane par l'incurie des
agents du gouvernement, ils lanceront quelque pro-
testation dans le genre de celle qui, l'année der-
nière, souleva tant de clameurs à Manchester et à
Liverpool .
Heureusement ces ordonnances , quand bien
même elles viendraient à être acceptées par l'Eu-
rope, ne pourront pas, en Egypte du moins, rece-
voir intégralement leur rigoureuse application. Par
exemple, pour ce qui concerne la défense de s'oc-
cuper en quoi que ce soit des affaires du gouverne-
ment, des actes de Son Altesse et des faits et gestes
13
194 L'EGYPTE
du pouvoir, le vice-roi ne consentira jamais, et
avec raison, à l'exécution de cette clause : lui aussi
a besoin de la presse, même dans ses États ; il pos-
sède des organes dévoués à sa cause et qui devront
disparaître en même temps que les .autres, car la
défense mentionnée plus haut n'établit aucune dis-
tinction ; elle interdit toute espèce de commentaires,
la louange aussi bien que le blâme. Les plus belles
médailles ont leur revers!
Ce qui arrivera très-sûrement, c'est que la loi
nouvelle ne sera pas acceptée sans discussion par
toutes les puissances. Les résidents de telle natio-
nalité jouiront bien certainement à cet égard de
licences qui seront refusées à d'autres. Il restera
aux mécontents le droit d'opter entre leur journal
et leur patrie. Au pis-aller, ils partiront pour New-
York et s'y feront recevoir citoyens américains,
comme l'avait résolu Tannée dernière un de nos
compatriotes que la mort empêcha d'exécuter son
projet*.
1. Les sujets du gouvernement américain Jouissent en Kgj^ptc de
la liberté presque illimitée à laquelle donne droit la constitution des
États-Unis. En matière de presse, on sait jusqu'où s'étend cette
liberté.
ET ISMAIL-PACHA. 195
CHAPITRE XII,
LE BUDGET^
Le vice-roi d'Egypte est probablement le plus
riche souverain du monde* Son revenu s'élève à
des sommes fabuleuses; les charges de l'Etat aug-
mentent ou diminuent selon son gré ; lui-même n'est
tenu à aucun frais de représentation vis-à-vis des
puissances.
Quelle somme entre annuellement dans les
coffres du trésor égyptien? Quelle autre somme en
sort? C'est là un renseignement que pourrait seul
donner le ministre des finances, renseignement qu'il
a grand soin de garder secret, attendu que cela ne
regarde personne.
L'Etat doit quelques millions de côté et d'autre :
100 L'EGYPTE
un emprunt par-ci, des obligations par-là, à celui-ci
une rente viagère, à cet autre une pension trans-
missible. •
Tient-on état de ces choses dans les bureaux du
ministère? Il faut bien l'espérer. En tout cas, ce
(]ui s'appelle ailleurs la dette publique n'entre dans
les dépenses que pour une somme insignifiante.
Aussi les économistes, qui estiment la richesse
d'une nation proportionnelle à l'élévation de sa
dette, trouvent-ils à l'appui de leur dire une preuve
dans le sujet qui nous occupe.
Il est regrettable que les chiffres manquent abso-
lument pour dresser un état, même approximatif,
de la situation financière de l'Egypte. Les pachas
se sont montrés très-sobres de confidences à cet
égard. Au fait, rien ne les oblige à initier le public
aux mystères de leur fortune personnelle, et l'on
se demande encore pourquoi S. A. le vice-roi actuel,
lors de son avènement, prit l'engagement solennel
de se créer une liste civile.
A défaut de documents exacts, contentons-nous
des renseignements qu'un long séjour en Egypte
nous a permis de réunir.
KT ISMAIL-PACII A. 197
Les impôts — etacciden tellement les confiscations
et les annexions domaniales — constituent les prin-
cipales ressources du gouvernement, ou plutôt du
pacha, puisque, ainsi que nous l'avons surabon-
damment démontré, le vice-roi et l'Etat, c'est tout
un, en tant qu'il s'agit de recettes.
Les étrangers n'ont guère à supporter d'autres
droits que les frais d'importation et d'exportation
pour leurs marchandises; — plus un fort pourboire
aux commis douaniers pour que lesdites marchan-
dises ne restent pas exposées aux quatre vents du
ciel dans les hangars, qu'on intitule magasins de
la douane. Mais cette dernière contribution, abso-
lument indirecte, n'entre pas dans les coffres de
l'Étal.
Quant à l'impôt foncier, qui concerne presque
uniquement les indigènes, il frappe deux natures
de propriétés parfaitement distinctes : les abbadiehs,
domaines concédés à titre gracieux par les vice-
rois, et qui payent annuellement une redevance dé-
terminée,- immuable, fixée par l'acte même de con-
cession ; les biens particuliers provenant d'héritages,
d'achats ou de mutations, soumis à des droits va-
riables que le lise élève à sa fantaisie.
198 L'EGYPTE
Quant aux vacoufs, biens du clergé, ils ne payent
de redevance qu'aux mosquées.
Dans le cas de concessions territoriales à des
Européens — cas assez rares — les bénéficiaires
rentrent dans le droit commun qui régit la propriété
en Turquie, à moins que l'acte de donation n'ait
stipulé une exemption d'impôts.
Fiefs, alleux, bénéfices, rien ne manque. On se
croirait en pleine féodalité.
A ces ressources viennent s'ajouter les produits
du chemin de fer d'Alexandrie à Suez , les divi-
dendes encaissés par le vice -roi pour ses parts
d'exploitation dans différentes compagnies indus-
trielles, et enfin les revenus des domaines parti-
culiers de Son Altesse. Ces derniers ne laissent
pas d'être considérables, si Ton veut bien se rap-
. peler ce qui a été dit au sujet de la corvée et de la
marine.
Grâce à la suppression des frais de main-d'œuvre
et de transport, qui constituent à peu près le total
des dépenses d'exploitation et de commerce, on ne
s'éloignera guère de la vérité en ajoutant comme
bénéfice net au quantum de recettes ce qui, pour
tout autre producteur, constituerait le revenu brut.
ET ISMAIL-PACHA. 199
En Egyple, où la terre donne plus do deux récoltes
par an, ce revenu est incalculable.
De l'aveu de Mohammed-Saïd, qui ne possédait
pas, à beaucoup près, la fortune personnelle de son
successeur, et n'avait pas songé à utiliser la marine
de l'État au transport de ses récoltes, non plus
qu'à l'importation des bestiaux pour son propre
compte, la totalité de ces recettes s'élevait bien à
cent trente millions de francs, tous frais payés.
Trop de faits viennent à l'appui des saines habi-
tudes d'économie du vice-roi actuel pour qu'on
n'augmente pas d'un bon quart le total des
sommes dont Son Altesse Ismaïl-Pacha dispose
chaque année, soit au bas mot cent soixante mil-
lions.
Tout exorbitant que paraisse ce chiffre^ il n'a,
semblerait-il, pas paru suffisant, puisque de nou-
velles mesures viennent d'être prises pour la collec-
tion de l'impôt. C'est ainsi qu'une correspondance
a paru dernièrement dans un journal français, an-
•200 L i: (j W \ IL
nonçant (jiie les fellahs allaient être appelés à par-
ticiper pour une portion plus considérable dans les
frais de l'État. (On verra bientôt en cpioi consistent
ces frais.) En conséquence, il ne s'a2:irait rien
moins que d'établir un cadastre du territoire de
l'Egypte, lequel cadastre, déterminé par les cheiks
de village et soumis aux gouverneurs de province,
serait approuvé sans discussion par Son Altesse.
Le journal dont nous tirons ces détails ne tarit
pas d'éloges sur cette mesure, qu'il intitule une
double représentation des intérêts publics .
Pourquoi ne pas dire tout de suite que les fellahs
vont être appelés eux-mêmes à fixer leurs impôts?
Il faut que le gouvernement local soit bien persuadé
qu'on ne saura jamais en Europe un seul mot de
ce qui se passe là-bas, pour qu'il laisse publier, sans
protester, des plaisanteries de cette force. Comme
sil n'était pas avéré que l'intermédiaire des cheiks
et des mudirs ^ se résume, non pas en une double
représentation, mais en une double exaction.
I. Le mot de mudir n'a pas en français de traduction exacte. On
dit volontiers d'un homme influent : « C'est un ^îudir. » La mu-
dirieh , se traduit à peu près par préfecture, si Ucet parva compo-
nere maynis.
KT ISM AIL-PACII \. 201
En réalilé, c est là encore un des tableaux de
cette grande féerie de civilisation dont le vice-roi a
fait dresser le plan et régler la mise en scène pour
des usages à lui connus.
D'un côté, le pouvoir paraît ignorer les perpé-
tuelles concussions de ses agents, qu'il connaît de
reste, et qu'il encourage pai* son exemple; en
même temps il essaye de persuader à l'Europe que
les mudirs et les cheiks représentent le vœu du
peuple égyptien , alors qu'ils ne sont que les in-
struments du bon plaisir du vice-roi. D'un autre
côté, le règlement nouveau a pour effet de légi-
timer aux yeux des étrangers toutes les mesures
arbitraires qu'on pourra prendre contre les indi-
gènes. Que r Europe vienne seulement à croire
que les fellahs sont admis à voter le budget de
l'État, et, en cas d'observations. Son Altesse Ismaïl
aura toujours prête la réponse de la femme de
Sganarelle : « Et s'il plaît à mon peuple d'être
écrasé d'impôts ! »
202 L'KGYPTK
OÙ passent ces sommes si facilement acquises et
qui, par une confusion étrange de destinations,
viennent toutes s'entasser dans une même bourse?
Le vice-roi actuel avait promis de le faire connaître,
en s'engageant à se réserver seulement une partie
des revenus du pays. Une semblable promesse con-
tenait implicitement la nécessité de la création
d'un budget.
Puisque le vice-roi tenait à limiter de son plein
gré les dépenses de sa maison, alors qu'il lui était
loisible, sans que personne eût le droit d'y trouver
à redire, d'employer à sa fantaisie la totalité des
recettes, Ismaïl-Pacha donnait la preuve d'un haut
désintéressement et l'assurance d'une sage admi-
nistration.
Mais la conséquence de cette promesse n'est-
elle pas que l'excédant des revenus serait employé
en travaux d'utilité publique, en améliorations, en
institutions nouvelles , toutes choses que l'Egypte
réclame impérieusement ? L'Europe, qui a accepté la
parole de Son Altesse, sans la lui avoir demandée,
n'exigera jamais de preuve. Mais le gouvernement,
s'il voulait que sa bonne foi ne fût pas mise en
doute, n'avait qu'un moven de fnire cesser les
I:T ISMAIL-Ï'ACHA. 203
commentaires : c'était de publier un compte rendu
de ses dépenses et de ses recettes avec application
aux divers articles d'un budget. Sinon, il laissait le
champ libre aux suppositions de toutes sortes, — •
confirmées depuis par deux ans de règne.
Le moins qu'on ait pu faire en Europe, c'a été
d'oublier les promesses du vice-roi, puisqu'il refuse
de fournir les preuves à l'appui de sa prétendue
bonne volonté.
Faute de documents officiels, il faut donc se con-
tenter de données approximatives, mais suffisantes,
pour éclairer l'opinion publique.
Les charges d'État du gouvernement égyptien se
réduisent à bien peu de chose.
L'armée. Mais elle a subi de telles simplifications,
que les plus modestes principautés d'Allemagne
n'ont rien à lui envier. D'ailleurs, la mise en dispo-
nibilité des officiers élevés en Europe a permis de
faire accepter aux indigènes des traitements éco-
nomiques.
20i LKGVPTE
La marine. Mais elle coûte moins qu'elle ne
rapporte. Si le vice-roi voulait céder l'entreprise de
la marine égyptienne à une compagnie de capita-
listes, sans doute ces capitalistes décupleraient
promptement leur fortune.
Restent la douane, les employés du gouverne-
ment, le payement des emprunts contractés par les
prédécesseurs, quelques pensions insignifiantes,
les frais de distributions de prix aux élèves de
l'Abbassieh et l'indemnité du canal de Suez.
Celte dernière obligation, considérable sans
doute, et qu'on a soin de mettre en avant, afin de
justifier les nouvelles taxes que les fellahs vont être
appelés à fournir, cette obligation comporte des
délais suffisants pour que le rachat des terrains
autrefois concédés à la Compagnie se résolve pour
le gouvernement en une magnifique spéculation.
La crainte de voir s'implanter une colonie fran-
çaise en Egypte n'a pas été la raison déterminante
des différends suscités par le pacha : il a songé sur-
tout à conclure une bonne affaire. Il suivait pas k
pas les travaux de la Compagnie; puis, quand il fut
bien avéré que l'arrivée de l'eau suffisait pour
transformer le sable en cultures splendides; quand
ET ISMAII.-P VCIIA. 205
l'administration, à force d'encouragements, eut
résolu le problème de la colonisation en plein
désert, que les communications furent établies, les
colons trouvés, les premiers champs ensemencés,
Ismaïl cria bien haut à l'invasion, et les terrains
lui ont été rendus.
Sans doute un haut arbitrage est intervenu, qui
a tenu compte des efforts de la compagnie de Suez
et sauvegardé ses intérêts dans les limites du pos-
sible. Mais la solution, toute politique à part, n'en
reste pas moins fructueuse pour le vice-roi.
Deux mois après l'arrivée des eaux à Suez, des
acquéreurs se présentaient déjà, offrant de payer
les terrains un franc le mètre, et cela avant toute
tentative de culture. Même en adoptant pour
l'avenir ce prix ridiculement minime, puisqu'une
propriété de la même Compagnie, achetée moins de
deux millions, a trouvé au bout de trois ans d'ex-
ploitation des acquéreurs i)Our une somme trois
fois plus élevée, le vice-roi aurait fait encore une
excellente affaire, au point de vue de la vente im-
médiate. Quels seront ses bénéfices, alors que les
terrains en question rentrés en sa possession
seront assimilés au restant du territoire?
206 LÉGYPTE
Franchement, il n'y a pas là de quoi crier misère,
et parce que le vice-roi vient de conclure un marché
avantageux, ce n'est pas une raison pour rançonner
ses sujets de plus belle.
Quant aux 177,6/i2 actions de la même Com-
pagnie dont le gouvernement est tenu de fournir les
versements comme le commun des souscripteurs ,
les' stipulations, consenties d'un commun accord,
ont rendu ces versements le moins onéreux possible
pour le Trésor. D'ailleurs, il reste toujours au vice-
roi le droit de vendre ses actions, comme il en fut
question un moment l'aniiée dernière, pendant que
Nubar-Pacha pleurait et payait à Paris.
Il ne s'agissait rien moins que d'inonder la place
de titres pour discréditer la valeur. Mais l'affaire
n'eut point de suites.
Malgré des afilrmations contraires, la douane
égyptienne ne laisse pas que de rapporter de beaux
bénéfices à l'Etat. Certaines marchandises payent
en entrant un droit de 75 p. 100, le tabac, par
ET ISMAlL-l'ACllA. 207
exemple. Ce que coûte le personnel, on n'en sait
rien. En tout cas, comme il n'existe réellement sur
la Méditerranée qu'un petit nombre de ports,
Alexandrie, Rosette, Damiette, Aboukir, Port-Saïd
et le Mex, — ce dernier à une lieue d'Alexandrie,
— les douaniers ne pullulent pas. C'est même
en raison de leur insuffisance numérique que bon
nombre de marchandises font, dans les entrepôts
du gouvernement, des quarantaines tout à fait pré-
judiciables aux intérêts du commerce.
Si la douane, institution lucrative avant tout,
a dernièrement occasion nij quelques frais, la na-
ture même des dépenses indique une augmentation
de revenus. En effet, les arrivages se succédaient si
rapidement qu'il a fallu, à toute force, construire
des docks, moins pour satisfaire aux besoins de la
colonie que pour éviter des procès quotidiens in-
tentés au gouvernement, qui laissait croupir les
colis dans la boue. Au Caire et dans l'intérieur du
pays, où il pleut rarement, on n'eut point fait tant
de dépenses, et dans les gares du chemin de fer
les marchandises attendent sub Jove qu"il plaise
aux commis de les délivrer aux destinataires.
'JU8 L'EGYPTE
Aux dépenses vient s'ajouler le payement des
pensions viagères concédées par le gouvernement.
La liste de ces pensions, assez considérable du
temps des prédécesseurs d'Ismaïl-Pacha, va cha-
que jour en s'amoindrissant par suite du décès des
titulaires.
Il y aurait injustice à accuser Ismaïl-Pacha d'a-
voir augmenté, dans ce sens, les dettes de l'État.
Les pensionnaires du gouvernement égyptien se
réduisent aujourd'hui à un petit nombre d'Euro-
péens venus autrefois dans le pays et à qui de longs
services ont valu une honorable retraite. En fait de
pensions allouées par le vice-roi régnant, on ne
cite guère (lu'une indemnité viagère pour coups et
blessures ayant failli entraîner mort d'homme,
quelques secours à droite et à gauche et quelques
rentes servies, d'abord à des Européens pour ra-
chat de concessions accordées par Saïd, puis à un
ancien familier dont il convenait de dorer la dis-
grâce.
Les mosquées possèdent des biens immenses,
qui dispensent l'État de rétribuer le clergé mu-
sulman.
Quant aux employés du gouvernement, si les
ET ISMAIL-PACIIA. '20'J
Iraiteaients ont été réduits et le personnel diminué,
on doit dire, à l'éloge du pacha, qu'il paye régu-
lièrement ses agents.
Le gouvernement de Mobammed-Saïd laissait
sous ce rapport beaucoup à désirer. Dix mois s'é-
coulaient souvent sans que les employés, — comme
la sœur Anne, — vissent rien venir, si ce n'est les
usuriers auxquels ils vendaient, pour un morceau
de pain, le prix de leur travail à toucher dans un
temps illimité.
Ceux qui purent attendre firent une excellente
affaire, car les traitements étaient bons; mais le
fretin des bureaux mourait de faim, et l'on put voir
le singulier spectacle d'employés à six mille francs
mendiant dans la rue leur repas quotidien.
Au reste, c'a toujours été le grand tort de l'ad-
ministration de Saïd de payer à terme ce qu'il eût
été possible de payer comptant. Les fournisseurs
de l'Etat, au lieu de recevoir un mandat à vue,
devaient se contenter de bons du Trésor à échéances
210 L'EGYPTE
plus OU moins longues, et haussaient en consé-
quence les prix de leurs livraisons. Puis, pressés
de réaliser, ils négociaient à tout prix le papier du
gouvernement. C'est ainsi qu'en 1861 on achetait
encore les bons du Trésor avec un escompte de
18, quelquefois de 20 7o« Ce n'était point que le
Trésor fût pauvre, puisque le pacha avouait un re-
venu de cent trente millions, tous fiais payés; il
faut voir la une bizarrerie du caractère de Saïd.
plus encore que des habitudes de désordre.
S'il dépensa des sommes énormes , s'il fut
obligé même un moment de vendre les ameuble-
ments de ses palais et jusqu'à ses bijoux, si, en
un mot, il se ruina, lui et ses enfants, il enrichit
son pays.
On fait sonner bien haut maintenant le mot de
prodigalités, on aligne des chiffres effrayants pour
prouver qu'il a grevé le Trésor. — Qui le conteste?
Sans doute Mohammed-Saïd fut prodigue, mais il
raisonnait ses prodigalités; sans doute il a con-
tracté des emprunts que ses successeurs devront
rembourser avec les revenus de l'Etat. — Il le faut
bien, puisqu'il n'a pas laissé de quoi les payer.
Biais, à coup sur, on ne l'accusera pas d'avoir fait
ET ISM \IL-1' ACHA. 2H
servir son royaume à l'accroissement de sa fortune
personnelle.
Quant à ceux qui dénigrent aujourd'hui sa mé-
moire, qu'ils fouillent donc dans leurs coffres-forts,
et, s'ils n'y reconnaissent plus, dans le nombre, le
sac d'or qui les aida à faire fortune, ils y trou-
veront bien toujours quelque acte de donation ou
le dernier joyau du prince qui se dépouilla pour les
enrichir.
Il convient, à ce propos, de dire comment se
traitaient les affaires du gouvernement sous les
derniers règnes, ne fût-ce que pour indiquer l'ori-
gine des colossales fortunes de plusieurs Européens.
Du même coup, les prodigalités de Saïd- Pacha
trouveront leur explication, peut-être leur excuse.
L'EGYPTE ET ISMAIL-PACHA. 213
CHAPITRE XIII.
LA COLONIE EUROPEENNE. — COMMISSIONS
ET SOCIÉTÉS NOUVELLES.
Les 90,000 Européens de nations différentes qui
composent la colonie ne sont point tous débarqués
à Alexandrie pour soigner une affection de poitrine,
non plus pour vivre de leurs rentes. Les uns, après
quelques peccadilles que la mère patrie prenait trop
au sérieux , comptaient recommencer les affaires
sur un sol nouveau. D'autres, — qui n'avaient pas
d'histoire, — arrivaient légers de bagages, riches
d'espérance, pour tenter l'inconnu. Ce qu'ils de-
vaient faire le lendemain, ils l'ignoraient peut-être,
mais tous ont fait quelque chose, en attendant
mieux.
214 L- EGYPTE
De tout temps, les Grecs, les Ioniens et les Mal-
tais ont accaparé le commerce de détail dans la
basse Egypte. Les Grecs surtout, qui en Orient
sont partout chez eux, ont ouvert à chaque coin de
rue leurs échoppes aux voyantes enseignes. Les
premiers aussi ils ont fondé dans le pays des
comptoirs de haut commerce et des établissements
de banque. Grâce à leurs relations avec les maisons
de Gonstantinople, à leur connaissance approfondie
des mœurs et de la langue locales, ils ont pu sans
danger faire fructifier leurs capitaux, à une époque
où personne ne songeait à aventurer les siens. Au-
jourd'hui encore, ils font presque la loi sur les
marchés.
Mais, soit défiance, soit toute autre chose, et bien
que les Grecs offrissent volontiers leur intermédiaire
pour les achats et les opérations de toutes sortes,
les prédécesseurs du vice-roi actuel avaient cou-
tume de s'approvisionner en Europe, persuadés
qu'ils y seraient mieux servis et à meilleur compte.
Telle a été l'origine des fameuses commissions
données par les pachas d'Egypte à des particuliers,
commissions qui pour les intelligents ont servi de
base à de splendides et très-avouables opulences.
KT ISAI AIL- PACHA. t>15
Comme on le pense bien, ces ordres d'achat n'é-
taient qu'un prétexte à récompenser des services
rendus. Telle action d'éclat, telle carrière honora-
blement remplie qui se paye chez nous d'une dis-
tinction, d'un emploi honorifique ou lucratif, valait
là-bas une concession de terrains, le don d'un palais
ou la commande de cinquante mille paires de sou-
liers pour l'armée.
Au fond , il n'y a pas tant de différence qu'on le
croit entre les deux manières de dispenser les lar-
gesses. Seulement les Orientaux font moins de
façons. En gens qui savent que toute peine mérite
salaire, ils donnent de l'argent : c'est peut-être plus
brutal, mais c'est plus franc, et personne ne s'en
plaint. On pourrait citer à Alexandrie et au Caire
cinquante fortunes princières qui n'ont pas com-
mencé autrement.
Cet usage du cadeau ou hachich rentre absolu-
ment dans les habitudes du Levant, Même les Eu-
ropéens l'ont adopté; s'ils rétribuent assez peu le
travail quotidien, en revanche, il n'est pas rare de
voir un commis à mille écus d'appointements rece-
voir en fin d'année une gratification de plusieurs
mille francs.
tiin L'ÉGYPTK
Mohammed-Saïcl s'est ruiné en bachichs!
Depuis deux ans, les procédés ont complètement
changé; on a adopté pour les fournitures du gou-
vernement le système des soumissions cachetées.
Jusqu'à quel point la concurrence est-elle possible
et loyale dans ces conditions en Egypte? Le com-
merce local dit beaucoup de choses à cet égard. Le
secret des soumissions ne serait, paraît-il, pas si
exactement gardé que certains adjudicataires, tou-
jours les mêmes, ne trouvent moyen d'accaparer
presque toutes les fournitures. Mais, en tant qu'il
s'agit de gratiûcations, le cadeau pur et simple a
été remplacé par des autorisations de compagnies
nouvelles, avec primes ou privilèges, ce qui pré-
sente aux bénéficiaires de sérieux avantages. Que
le pays gagne ou non à ces innovations, — et c'est
ce qu'il nous reste à examiner, — en tout cas elles
n'appauvrissent pas le Trésor. Tout au contraire,
Ismaïl-Pacha . qui est intéressé pour une portion
du capital dans la plupart de ces entreprises, a su
ET IS.MAIL-PACHA. 217
prendre de telles mesures qu'elles réussissent à
souhait.
Ce qui n'empéehe pas les privilégiés du jour de
se draper fièrement dans leur dignité et de professer
un véritable dédain pour les heureux d'autrefois,
les hommes du bachich.
Il faut bien avouer, et en cela les envieux au-
raient presque raison, que la plupart de ces for-
tunes, dont la source est généralement honorable,
se sont accrues par des manœuvres singulières qui
justifient en partie les malveillances. De rares, de
très-rares Européens, par l'emploi qu'ils savent
faire de leurs richesses, de leur influence laborieu-
sement acquise, ont réussi à se faire pardonner,
même de ceux qui les jalousaient, d'avoir été plus
courageux, plus habiles, plus intelligents que les
autres. 3Iais ceux-là se comptent, et on ne sait
trop si, comme Boileau,
Il en est jusqu'à trois que l'on pourrait nommer.
Le reste vit richement au milieu d'un faste de
mauvais goût. On sent que ces enrichis d'hier sont
mal à l'aise dans leur luxe. Tout frais émoulus de
'218 L'KGYPÏE
la gêne, ils étonnent sous leur habit neuf et ne
savent pas porter leurs écus.
Gomme on le pense, les nationaux prenaient
alors part aux libéralités des souverains, mais en
se tenant à l'écart des spéculations nouvelles pa-
tronnées par les Européens. Cette insouciance de
l'xVrabe, même pour les progrès qui intéressent le
plus directement son bien-être, — car il ne redoute
rien tant (jue les innovations, — a laissé le champ
libre aux spéculateurs étrangers.
On n'en finirait pas, s'il fallait passer en revue les
milliers de projets soumis à l'approbation des pa-
chas qui se sont succédé depuis quinze ans au gou-
vernement de l'Egypte. Une clause invariable, c'est
que tous ces projets se terminent par une demande
de subvention, quand ils ne prétendent pas laisser
au vice-roi le soin des détails financiers de la future
entreprise.
A quelques-uns de ces projets la fortune publique
est venue en aide, c'est le petit nombre; encore les
ET ISMAIL-PACII \. -21;)
souscriptions, — sauf depuis deux ou trois ans, —
devaient-elles se recueillir au dehors ; car en Egypte,
où l'indigène garde son or improductif plutôt que
de l'employer à des spéculations d'un résultat cer-
tain, le crédit public est encore à naître.
D'autres ont réussi à trouver des commandi-
taires et ont enrichi leurs promoteurs.
Un détail commun à la plupart de ces entreprises,
c'est qu'en dehors du but avoué elles ne poursui-
vaient qu'une même espérance : se faire acheter
par le gouvernement. Il s'agissait donc moins de se
rendre utile que de gêner le plus possible ; de telle
sorte qu'un beau jour le Pachtj, fatigué des réclama-
tions qu'on lui adressait de toutes parts, supprimait
la Compagnie nouvelle, à beaux deniers comptants,
pour cause d'incommodité publique.
Aujourd'hui on ne rachète plus rien.
Les autorisations s'octroient difficilement, et en
général à un petit nombre d'intimes sur la fidélité
desquels on peut compter. Ce serait là assurément
un progrès ; mais les capitaux engagés par Ismaïl-
Pacha dans plusieurs sociétés nouvelles expliquent
trop clairement l'état florissant de ces compagnies
pour qu'on lui sache gré de la protection qu'il leur
220 LÉGVPTli
accorde. En augmentant leurs privilèges, le pacha-
actionnaire augmente ses dividendes.
Au nombre des sociétés fondées ou réorganisées
depuis l'avènement du vice-roi figurent :
La Compagnie du gaz ;
La Société financière;
L' Egyptian commercial and trading Company li-
mited ^ ;
La Société agricole et industrielle;
La Medjidié {compagnie de navigation) .
La Compagnie du gaz, la Société financière, la
Société agricole et industrielle , dont les titres di-
sent assez les opérations, sont dues à l'initiative
européenne et rendent au pays d'éminents ser-
vices. Les capitaux anglais et français ont fourni
presque entièrement le fonds social. ( Rien du tré-
sor égyptien.)
Il paraît que les deux autres compagnies font
d'excellentes affaires.
1. Voir la note explicative n" 5.
ET ISMAIL-I'ACUA. o-JI
La Medjidié d'abord, au capital de 800,000 livres
égyptiennes (vingt millions de francs environ., dont
la moitié appartient à Son Altesse), servit à ses ac-
tionnaires un dividende de 18 "/o , six mois après
sa réorganisation.
Le vice-roi avait prêté généreusement quelques-
uns des bâtiments de l'État.
Entre autres opérations, les paquebots de la
Compagnie transportent à Djeddah des nuées de
pèlerins qui s'en vont chaque année à La Mecque*.
L'Efjyptian commercial and trading Company
limited, plus avantageusement connue sous le nom
de Compagnie du Soudan, trafique d'une infinité de
choses dans l'Afrique centrale et le long de la mer
1. Les bateaux de la Medjidié sont encore employés par le gou-
vernement égyptien à ravitailler un corps expéditionnaire de 4,000
hommes, envoyé, il y a un an, sur la demande du sultan, pour répri-
mer des désordres qui ont éclaté dans cette partie de l'Arabie.
Les Arabes de l'Yemen s'étaient soulevés, saccageaient les planta-
tions de café, repoussaient les corps turcs chargés de les combattre,
et bloquaient les places de Moka, Odeida et Djedda. De leur côté, les
Mohabites, ces protestants de l'islam, oubliant les leçons qui leur
avaient été infligées en 1823 par Ibrahim-Paciia, interceptaient et
pillaient les caravanes de hadjis qui venaient visiter les lieux saints.
A"os pèlerins algériens, renommés en Orient pour leur bravoure, s'or-
ganisèrent alors à Djeddah et formèrent, moyennant salaire, l'escorte
des caravanes. A leur tête, l'émir Abd-el-Kadrr livra un brillant com-
bat aux hordes de pillards et ouvrit la route de Médine.
222 LKCVPTF.
Rouge. A tort ou à raison, beaucoup de clameurs
s'élevèrent, lors de sa création, parmi les commer-
çants d'Alexandrie. Sans nous faire l'écho des ré-
clamations individuelles, tout permet de croire que
la Compagnie réussit à merveille, car on cria beau-
coup au monopole.
La sollicitude du Pacha pour ces deux dernières
entreprises est un gage de leur prospérité. 11 n'a
donc pas à craindre qu'on vienne lui proposer le
rachat des concessions. D'ailleurs il juge trop sai-
nement des afTaires commerciales pour tomber dans
les errements de son prédécesseur : il ne rachète
pas, il achète.
La meilleure acquisition qu'il ait faite en ce sens
est celle de la poste européenne qu'une compagnie
italienne, concessionnaire depuis plusieurs années,
exploitait à la satisfaction générale. Aujourd'hui,
le service des lettres et paquets dans toute l'Egypte
relève du gouvernement. (Un banquier de l'en-
droit avait acheté la concession en temps utile, et
l'.T ISMAll.-P ACII A. 223
vient de la vendre au pacha.) La poste rappoi'te
beaucoup : on comprend le légitime désir d'un sou-
verain de disposer d'un service aussi important et
d'encaisser les bénéfices qui en résultent. Il reste à
savoir si l'organisation nouvelle répondra comme
auparavant aux besoins de la colonie. Beaucoup
d'affaires se traitent par correspondance : or le vice-
roi est commerçant. Voilà entre ses mains un ter-
rible moyen de monopole, s'il voulait jamais en
abuser.
On doit espérer pourtant que ses besoins person-
nels n'arrêteront pas le service de la poste comme
ils arrêtèrent naguère sur le chemin de fer le trans-
port des marchandises des particuliers. Retenir
tous les wagons, passe encore, ce sont là jeux de
prince. Mais qu'il n'aille pas lui prendre la fantaisie
d'accaparer tous les sacs à dépêches!
L'KGVPTE I:T ISMAIL-I'ACIIA.
CHAPITRE XIV.
LE COTON. — LA DOUANE ÉGYPTIENNE. — LARGENT.
Un signe caractéristique commun à tous les ré-
sidents, c'est une immense activité commerciale.
Chacun vend ou veut vendre quelque chose; les
plus avisés vendent du coton.
On sait que le coton fut importé en Egypte vers
le commencement de ce siècle par un Français.
M. Jumel; on sait encore quelle extension a prise,
depuis la guerre d'Amérique, la culture du pré-
cieux textile qui, en trois ans, a quadruplé de
valeur.
C'est dans la basse Egypte, le Delta, que les
plantations sont surtout considérables. Le coton
commence à disparaître du .Caire en remontant le
15
'2iG L'EGYPTE
Nil, et ne peut être considéré comme l'objet d'une
récolte productive dans la haute Egypte, où les
moyens d'irrigation seraient, dans tous les cas, in-
suffisants pour les besoins que réclame cette plante.
A part les propriétés des princes auxquels les
barques et les bateaux ne manquent jamais, on n'y
sème que le coton nécessaire aux besoins de l'in-
dustrie locale, qui le manipule sur place.
Nequada, au-dessus de Louqsor, Akmine, Keneh,
Esneli, cultivent le coton-arbuste qui se taille après
la première récolte et dure deux ans. Les produits
de ces plantations, assez restreintes, se travaillent à
Akmine et dans quelques villages, où de grossiers
métiers à tisser fabriquent des cotonnades pour les
fellahs du voisinage. Il est assez curieux de voir
fonctionner ces appareils rudimentaires en usage
depuis des siècles, et dont le maniement exige un
tel apport de temps, qu'un ouvrier ne peut fabri-
quer qu'un pic (environ 66 centimètres) d'étoile
par jour; mais ce (ju'il convient d'examiner ici,
c'est la vente du colon au point de vue de l'im-
portation en Europe.
On regrette que la douane égyptienne ne four-
nisse, — et à contre-cœur encore, — que des ren-
ET ISMAn.-PVClF A. 227
seignemcnts imparfaits sur la quantité des mar-
chandises importées et exportées. Toutefois , les
documents que nous publions ci-après , relatifs à
l'exportation du coton, sufïiront à faire apprécier la
branche la plus importante du commerce de l'E-
gypte. Voici à ce sujet un relevé comparatif depuis
1857 jusqu'en 186/t, pendant la période de cinq
mois, du l*"'" octobre au 28 février de chacune de
ces années :
ANGLETERRE.
FRANCE.
AUTRICHE.
TOTAL.
balli'S.
balles.
balles.
balles.
1857-1858
20,293
0,909
5,801
33,003
1858-1859
36,111
13,007
8,09 i
57,872
1859-1800
47,285
11,023
5,0 i5
03,053
1800-1801
53,373
19,199
3,755
70,327
1801-1802
03,112
15,018
3,380
82,110
1802-1803
80,752
24,382
3,305
114,439
1 803-1 80 i
100,263
40,309
9,500
150,132
Ce tableau indique la proportion dans laquelle
Texportation du coton Jumel a cru depuis sept an-
nées. En 1857, l'Angleterre prenait à l'Egypte
20,293 balles; la France, 6,909, c'est-à-dire le
tiers à peu près, et l'Autriche 5,801, un peu plus
du quart. Le total était de 3o,003 balles. De 1858
à 1859, l'exportation a presque doublé; pour la
228 L'KGYPTF.
France, l'accroissemenl a été de 6,158 balles; au
total, nous trouvons 57,872 halles.
Pendant la période 1859-1860, l'augmentation
est presque insensible, et l'exportation n'est au to-
tal que de 63,953 balles; sur ce nombre, l'An-
gleterre entre pour 47,285 balles ; une notable
diminution se remarque pour la France et l'Au-
triche, encore toutes préoccupées de la guerre d'I-
talie.
En 1860-1861, première année du traité de
commerce :
On signale une forte reprise pour la France, qui
entre dans le chiffre de l'exportation pour 19.199
balles contre 11,623 de l'année précédente, soit
une augmentation en faveur de 1861 de 7,576 bal-
les; pendant la même année, l'Autriche ne demande
à l'Egypte que 3.755.
En 1861 et 1862, deuxième année du traité de
commerce franco-anglais, l'Angleterre a, depuis
1857, triplé son chiffre d'exportation, tandis que
la France et surtout l'Autriche éprouvent une nou-
velle diminution.
C'est aussi dès la campagne de 186 j -1862 qu'on
remarque un accroissement considérable dans l'ex-
ET ISMAIL-PACIIA. 229
porlation totale. Cet accroissement est dû particu-
lièrement à la guerre américaine.
Le chiffre total de l'exporlation a crû des cinq
tiers depuis 1857.
Depuis lors, l'exportation pour la France et l'An-
gleterre quadruple; le chiffre total s'élève en 1863
à 114, /t39 balles, et en 186/i monte à 150,13:2
balles.
Dans le courant de cette dernière année, la
France a fait un immense progrès; de 24,382 bal-
les, elle a atteint 40,309 balles; l'Autriche, de son
côté, qui avait vu descendre le chiffre de son impor-
tation à 3,305 balles pendant l'année précédente,
le triple alors, et prend 9,560 balles.
Il résulte de ce relevé que l'Angleterre, qui de-
mandait en 1859 trois fois plus de coton à l'Egypte
que la France, soit dans la proportion de 3 à 1,
n'entre plus dans le chiffre total que pour la pro-
portion de 5 à 2.
A l'époque où ces chiffres ont été colligés, il exis-
■230 L'KGYPTE
tait encore en Egypte un stock considérable. La
presque totalité de ce coton appartenait au vice-roi,
qui l'avait acquis de côté et d'autre, et le gardait
pour une favorable occasion. On se fera une idée
approximative de la somme représentée par ces
iiiaicliandises et des bénéfices du producteur, sa-
chant (\UQ \e fair égyptien (qualité bonne) se vend
en moyenne de Zi5 à 50 talaris (225 à 250 fr.) le
cantar, soit 1x5 kilogrammes, et que le prix de re-
vient d'un cantar n'excède pas 62 fr. 50 à 65 fr.,
tous frais compris.
Les renseignements font défaut relativement à
l'exportation des autres productions du pays, telles
que le blé, les fruits, la canne à sucre, les fèves, le
sésame, l'indigo, le maïs, le tabac, etc. Les obser-
vations partielles recueillies par quelques maisons
de commerce ne constituent point les éléments
d'une statistique assez exacte pour ([u'il y ail lieu
de les consigner.
KT IS.MAIL-PACllA. 231
L'enibarras est plus grand encore, s'il s'a,^il des
marchandises importées. La seule choso qu'on
sache bien à cet égard, c'est qu'on ne sait rien du
tout. Cela tient à la manière toute spéciale dont
fonctionne la douane égyptienne.
On peut voir dans la protestation anglaise dont
nous donnons la teneur à la fin de ce volume, sur
quels points portent les principaux griefs du com-
merce de la colonie. 11 y est dit, entre autres vérités,
que les commis douaniers ne se piquent pas de
probité, et qu'ils acceptent si volontiers les pour-
boires, qu'à cette condition seulement le négociant
peut espérer de ne pas voir ses colis séjourner
indéfiniment dans les entrepôts. C'est l'usage, et
la colonie a accepté cette énormité dont elle profite
de son mieux.
De là cette question qui chez nous n'aurait
aucun sens, et qu'on entend à chaque pas dans
les rues d'Alexandrie :
« Avez-vous fait une bonne douane? »
Faire une bonne douane, c'est s'arranger con
venablement avec les douaniers qui délivrent
l'estampille d'entrée ou de sortie. Quelques Euro-
péens possèdent dans ce genre d'affaires une incon-
'232 L'ÉGVPÏE
lestable supériorité. Par leur intermédiaire, les
marchandises entrent et sortent avec une prompti-
tude et à un bon marclié qui tiennent du prodige;
on assure même que plusieurs d'entre eux ont con-
senti de petits marchés amiables avec les employés
de service à certaines hernies, et que tous leurs co-
lis, quels qu'ils soient, passent moyennant un droit
réduit de moitié — et un bacliich proportionnel,
comme de juste.
Jusque-lii, il n'y aurait pas grand mal. Le trésor
égyptien surveille ses agents comme il lui plaît; il
est assez riche pour qu'on le pille un peu, et il se
laisse faire de si bonne grâce ! Mais le commerçant
qui croit avec l'aison |)ouvoir l'ctirer ses marchan-
dises en temps utile, sans frauder le fisc, sous con-
dition de payer les droits exigibles, celui-là est
obligé d'attendre son tour — après tout le monde.
Et les procès de pleuvoir, parce que ses caisses ont
été détériorées, ou |)erdues, ou bien encore lui ont
été délivrées trop tard pour qu'il puisse faire face
à ses engagements envers le public.
La construction des docks et l'aménagement des
inutiles bâtiments de l'Arsenal, qui après un an
d'instances ont été misa la disposition du commerce,
KT ISMAIL-PACn \. "233
firent cesser bien des procès. Il convient de dire à
la lonange d'ïsmaïl-Paclia qu'il a compris celte fois
ses véritables intérêts et que les réclamations de la
colonie portent maintenant sur d'autres points non
moins importants.
Ainsi on n'a pas idée des difficultés que présente
le transport des marchandises à leur sortie de la
douane. Le trajet jusqu'à destination^ soit dans la
ville, soit au chemin de fer, constitue un véritable
voyage au long cours. Des charrettes, des camions
embourbés, ont séjourné quatre jours dans les
ornières qui avoisinent l'entrepôt sous le pseudo-
nyme de mes. Heureux encore ceux qui peuvent
se procurer des charrettes à prix d'or! Un négo-
ciant du pays a fait le curieux calcul que ses mar-
chandises lui coûtaient deux fois plus, comme frais
de transport de la Douane à ses magasins en ville,
que de Marseille à Alexandrie.
L'installation du chemin de fer américain a nota-
blement modifié ces conditions extravagantes. Forte
des droits cfue lui donnait une concession signée par
Mohammed-Saïd, la Compagnie nouvelle a réussi
à installer son service de transport pour les mar-
chandises et les voyageurs. Cela n'a pas été sans
2U L'KGYPTK
peine. L'aiitoritJ déploya contre la société des
trésors de mauvaise volonté, qu'elle tenait en
réserve ; les agents du gouvernement chicanaient à
qui mieux mieux. De fait, la Compagnie avait été
obligée, pour rétablir le niveau dans plusieurs
points du parcours où les rues ondoient comme
une cliaîne de collines, d'élever des remblais qui
ne laissaient pas que de gêner singulièrement la
circulation. Mais elle tint bon contre les tracasseries
de l'administration, contre les réclamations, contre
les plaisanteries, et ceux-là même qui avaient tant
raillé Va société d'encombrement général, comme on
l'appelait à son début, n'eiu'cnt pas assez de louanges
quand elle transporta voyageurs et colis avec une
rapidité et un bon marché jusqu'alors inconmis.
Nous n'entreprendrons point d'étudier les mar-
chandises au point de vue de leurs transformations
diverses, ni les transactions auxquelles elles donnent
lieu. A la sortie de la douane, elles appartiennent
au commerce libre, dont les affaires se traitent à
1;T IS.MAlL-PAf.ll a. 235
peu près coiiiiiie paitoiit. Grâce aux nouveaux
moyens de transport, les prix, ont même singuliè-
rement baissé depuis quelque mois; presque tous
les produits étrangers se vendent à des conditions
telles que personne n'a besoin de se fournir en
Europe. En passant, un bon conseil aux nouveaux
Aenus: s'ils nous en croient, ils se garderont pru-
demment d'acheter quoi que ce soit aux indigènes,
qui tiennent de troisième ou de quatrième main
les rossignols de toute la chrétienté. L'industrie
locale fabrique des poteries grossières, des tuyaux
de pipe et des étoffes lapeuses;; il ne faut rien lui
demander de plus.
La composition même de la colonie, ainsi que
nous l'avons dit, s'oppose à ce que les affaires se
traitent autrement qu'au comptant. En général, le
crédit se Solde dans les vingt-quatre heures, —
juste le temps nécessaire pour s'assurer que les
espèces reçues en échange des marchandises sont
de bon aloi.
236 L'ÉGVPTE
Cette méfiance s'explique de deux façons : d'abord
par la solvabililé plus que problématique de bon
nombre de faiseurs d'affaires, et surtout par l'ab-
sence d'une monnaie unique, si nécessaire à la
facilité des transactions.
Il existe bien une monnaie indigène, mais les
pièces ont été frappées à un si petit nombre
d'exemplaires, les femmes du pays ont tellement
pris l'habitude de se les accrocher dans les cheveux,
au nez, aux oreilles, sur le front, que la monnaie
égyptienne a, pour ainsi dire, disparu de la circu-
lation.
Les pièces européennes, pour des motifs inconnus,
ne sont point admises à figurer parmi les joyaux
du beau sexe arabe. On les réserve pour les be-
soins du commerce.
Toutes les monnaies ont en Egypte droit de cité.
Guinées anglaises, ducats autrichiens, napoléons de
France, livres turques, dollars, piastres, roubles,
francs, florins, swanzigs, circulent en liberté. Pour
chacun de ces types, le gouvernement local a même
établi une sorle de prix fixe, dont la conversion en
piastres, dites au tarif (environ 0,26 centimes),
sert de base à ses payements et à ses recettes.
r.T ISMAIL-P ACIIA. 237
L'Arabe sait son tarif sur le bout du dois-t. Ils
sont changeurs de naissance, ces (ils de l'Orient!
Un aveugle mendie h Alexandrie, qui reconnaît
au toucher les monnaies h l'efïigie de tous les sou-
verains.
Certaines pièces sont l'objet d'une prédilection
spéciale. C'est ainsi que le talaro de la reine (thaler
autrichien, environ 5 francs 30 centimes) sert de
monnaie de compte pour la plupart des transac-
tions. On dit couramment : J'ai payé ce cheval
80 talavi. Le long des côtes de la mer Rouge,
cette valeur a seule cours sur les marchés. A tel
point qu'on voit circuler des pièces portant l'effigie
de Marie-Thérèse et le millésime de J780, qui ont
été frappées, il y a six mois, pour les besoins du
commerce du Levant.
Ce qui s'explique moins, c'est la prédilection des
Arabes pour le swanzig , une rondelle vert-de-
grisée. — autre produit de l'Autriche, — qui s'ac-
cepte pour 60 centimes, et qui n'a pas l'air de les
valoir. Chez certains marchands, on ne trouve à
échanger des francs contre des swanzigs qu'en
payant un agio énorme. Les mêmes marchands re-
fusent obstinément le florin, qui vaut li swanzigs,
2:18 Li:GYPTt:
quoique celte pièce soit frappée à un titre beaucoup
plus élevé et qu'elle porte, comme ses subdivisions,
l'efïigie de l'empereur (lAutrirho,
C'est une affaire de voirue.
Pour les transactions commerciales avec l'inté-
rieur de r Afrique, on s'approvisionne de marcban-
dises d'échange, ou mieux encore de verroteries,
dont Venise fabrique des quantités considérables.
De son ancienne puissance la ville des doges n'a
gardé que le droit de battre monnaie... pour les
peuplades des bords du Nil Blanc.
Ces verroteries n'ont pas de valeur fixe; elles
subissent les caprices de la mode : les perles
bleu- de-ciel , qui faisaient prime l'année dernière,
sont tombées à vil prix, s'il est de bon (on cette
année de porter au Soudan des perles couleur jon-
quille ou amaranthe.
A l'inverse des fellahs qui se font des colliers
avec des pièces d'or et d'argent, les nègres se
KT JSMAIL-PACllA. 239
servent, comme numéraire, des perles de leurs
colliers.
Malgré l'artluence des monnaies de toutes les
nations, les espèces métalliques manquent souvent
sur la place d'Alexandrie. Chaque bateau venant
d'Angleterre, de France, d'Autriche, en importe
des quantités énormes qui disparaissent de la cir-
culation connue par enchantement. Les joailliers
indigènes en fondent une partie, les fellahs enter-
rent le reste.
Il n'est pas rare, lorsque les paquebots ont
éprouvé un retard, de voir des maisons de banque,
au capital de plusieurs millions, n'avoir pas vingt-
cinq napoléons en caisse. C'est un cas de force
majeure, et les porteurs d'effets à recevoir sont
priés de repasser après l'arrivée du bateau.
Cette disette de numéraire donne lieu à un grand
nombre d'affaires d'agio et de change. Il n'est pas
indifférent de recevoir une somme en livres égyp-
2i0 l'i;g\pte
tiennes, en souverains anglais ou en or de France;
car, si ces difierentes monnaies ont un équivalent
fixe en piastres dites au tarif, le petit commerce ne
connaît que la piastre courante, valeur de compte,
variable à chaque instant, suivaiU les besoins du
marché.
Les employés du gouvernement se livrent à un
autre genre de trafic qui, s'il exige moins de cal-
culs, rapporte également d'assez jolis bénéfices.
Nous avons dit plus haut que l'absence momen-
tanée d'espèces dans les colFres n'impliquait pas
l'insolvabilité. Il arrive donc, lorsque le porteur
d'un bon a recevoir se présente dans les bureaux
de l'administration , qu'on le prie de revenir dans
quelques jours. — Cependant, s'il a par trop besoin
de son argent, le commis se fait un plaisir de
Vobliger et lui remet la somme, de laquelle il a
prélevé le bachicli, juste rémunération de ses bons
offices.
La menue monnaie fait continuellement défaut.
Pour s'en approvisionner, le commerce de détail
est forcé chaque jour de recourir aux sérafs (chan-
geurs) installés au coin de toutes les rues, et qui
font payer chèrement leur intermédiaire.
ET ISMAIL-PACII A. 2'tl
Son Altesse Ismaïl. vice-roi d'Egypte, a reçu de
ses sujets le sobriquet de Séraf-Pacha.
Si le lecteur a bien voulu nous suivre dans notre
course au clocher à travers l'Egypte contempo-
raine, il aura pu remarquer que jusqu'ici nous
n'avons pas dit un seul mot de l'emploi présumable
des sommes énormes encaissées jjar le gouverne-
ment local. La terre et le commerce, l'Européen et
l'indigène, enrichissent le Trésor. Il nous reste à
examiner de quelle façon lé vice-roi balance ses
comptes, et s'il rend en bien-être ce que le public
lui verse en espèces.
16
L'KGYPTE KT ISMAIL-PA Cil A. 243
CHAPITRE XV.
LES TRAVAUX PUBLICS.
Les travaux d'utilité publique, — c'est de néces-
sité absolue qu'il faudrait dire, — comportent en
Egypte deux catégories bien distinctes :
Les travaux abandonnés,
Et ceux qu'on n'a point commencés encore.
Sans doute l'achèvement des premiers et la mise
à exécution des autres font partie des attributions
du ministère nouvellement créé; probabilité tout
à fait honorable pour le ministre, sur l'initiative
duquel Son Altesse paraît fonder le plus grand
espoir.
Nubar-Pacha et les travaux publics se connais-
sent de longue date.
2ii L'KGVPTE
Le ministre d'aujourd'hui dirigeait, il va quel-
ques années, l'administration du chemin de fer
égyptien; par la raison même qu'à cette époque,
son service laissait tout à désirer, Nubar-Pacha
est plus qu'un autre en position de savoir quels
écueils il convient d'éviter dans sa position ac-
tuelle.
La colonie s'est permis de penser qu'un admi-
nistrateur médiocre pourrait bien ne pas faire un
excellent ministre; mais le vice- roi en a décidé
autrement. Ses affaires ne sont point celles de la
colonie, et il a bien le droit de choisir son entou-
rage à sa guise.
Quoi qu'il en soit, cette nomination est grosse de
promesses; sûrement l'ère de rénovation va pro-
chainement luire. Il n'est jamais trop tard pour
bien faire.
Tout permet donc de supposer qu'on va curer
les canaux, ouvrir de nouvelles routes — et aussi
entretenir un peu les anciennes; assainir certains
quartiers du Caire, réparer le port d'Alexandrie,
construire des entrepôts, des gares aux stations du
chemin de fer, et surtout nommer des ingénieurs
pour s'occuper de tous ces travaux, au lieu d'at-
KT 1 S M A IL- PAC II A, 245
tendre que l'Ecole polytechnique du coin ait produit
des grands hommes.
Que si les travaux d'embellissement rentrent
dans les attributions du ministre, il fera bien cer-
tainement abattre bon nombre de maisons du Caire
({ui par un prodige d'équilibre ne tombent que par
fragments sur la tête des passants; attendu que les-
dites maisons, dénuées d'ailleurs de tout intérêt
archéologique, manquent autant de pittoresque que
de solidité. Mais il aura grand soin, lorsqu'il s'agira
de restaurer un monument historique, de prendre
l'avis des savants, pour éviter de regrettables mé-
prises.
Rien ne s'opposera à l'exécution d'innombrables
ouvrages d'art, tels que ponts, voûtes, écluses, qui
manquent de tout côté, non plus qu'au creusement
du canal qui, en fécondant une partie de l'Egypte,
doit alimenter d'eau douce la rigole du canal de
Suez.
Des ordres sévères seront donnés pour l'établis-
sement des prises d'eau, parce que sans cette pré-
caution les irrigations s'effectuent imparfaitement,
les pâturages malsains déterminent de terribles épi-
zooties, — conime celle de l'année dernière, qui
246 L' EGYPTE
enleva tous les bestiaux. — et qu'il faudrait, dans
ce cas, employer la marine de l'État à aller cher-
cher des bœufs, tandis qu'elle ne manque pas d'oc-
cupations aussi lucratives.
Que ne fera-t-on pas?
On pourrait toujours, en attendant ces innom-
brables travaux, achever le barrage du Nil.
La question du barrage du Nil, si intéressante
pour l'Egypte, nous oblige à dire quelques mots de
la culture telle qu'elle se pratiquait dans le pays
avant Méhémet-Ali.
Les anciens Egyptiens irriguaient au moyen de
digues longitudinales dans le sens du Nil. digues
qui retenaient les eaux jusqu'au moment où le ni-
veau du fleuve venait à baisser. Ils ensemençaient
alors sans aucune préparation et trois mois après
faisaient la récolte.
Les coutumes tiennent bon en Egypte; au com-
mencement du siècle, on n'avait pas encore modifié
les procédés qui datent peut-être de six mille ans ,
ET ISM A IL- PAC II A. 247
et pendant neuf mois la terre restait inculte. Les
céréales seules réussissent à peu près en toutes
saisons : les fellahs devaient donc renoncer aux
cultures riches, telles que le coton, la canne à
sucre, l'indigo, le sésame, qui demandent de l'eau
à une épO(]ue de Tannée où le fleuve est descendu
au-dessous du niveau des terres.
D'un autre côté, il arrivait en certaines années
que le Nil, comme tous les cours d'eau, s'enflait
démesurément et inondait au lieu de fertiliser.
Méhémet-Ali conçut l'idée de réglementer les
caprices du fleuve, de répandre la fécondité dans la
basse Egypte, d'y empêcher les inondations, et il
lit commencer les travaux du barrage, auxquels
concoururent les saint- simoniens, qui venaient
alors d'arriver en Egypte ^, et une pléiade d'ingé-
nieurs français.
i. On ne lira pas sans intérêt le fragment suivant que nous ex-
trayons des lettres de M. Enfantin :
<i Vous vous souvenez que, lorsque le roi Louis-Philippe m'ouvrit
ma prison, ce ne fut pas une fantaisie qui me dirigea vers TÉgypte
avec plusieurs ingénieure, médecins, savants, agriculteurs. ÎNous nous
sonnnes trouvés ainsi en Orient, depuis Constantinople, Sriiyruo, les
Iles, la Syrie, jusqu'à Thèbes, cinquante pèlerins à peu près, pai'-
courant à l'avance le théâtre où nous pressentions qu'allait se jouer
la scène du xix* siècle, l'Union de VOrient et de l'Occident : nous
•248 L'EGYPTE
Par ses ordres une digue fut élevée un peu au-
dessous du Caire, à un endroit dit « le ventre de la
vache, » où le Nil se partage en deux branches,
l'une se dirigeant à l'ouest, vers Rosette, l'autre
allant se jeter dans la mer, à deux lieues plus loin
que Damiette. Gomme à ce point du fleuve il passe,
en moyenne, deux cents barques par jour, il s'agis-
sait de ne pas interrompre la navigation.
En conséquence, on commença la construction
de deux ponts qui devaient être pourvus à la fois
d'arches marinières pour laisser passer les bateaux
et d'écluses pour endiguer les eaux.
allions là, comme un siècle plus tard (peut-être moins, je l'espère)
nous irions à Panama, comme nous serions allés avec Colomb en
Amérique, à son premier voyage; nous marchions en éclaireurs.
« Nous avions tenté de lancer Méhémet-Ali dans la grande œuvre
do la jonction des deux mers, et nous poursuivions auprès de lui cette
belle entreprise, en même temps que quelques-uns d'entre nous se
livraient, comme ingénieurs, comme professeurs, comme artistes, à des
œuvres utiles à l'Egypte. Tous, après des courses lointaines, jusqu'en
Arabie et dans l'Abyssinie même, revenaient au Caire, comme à un
quartier général, rapporter leurs observations; enfin, quelques-uns
se faisuient de l'Egypte une seconde patrie; et aujourd'hui même que
le plus grand nombre de ces pèlerins est resté eu France, les der-
niers, restés en Egypte, y sont chefs d'écoles, professeurs, ingénieurs
ou même attachés à l'armée active.
« Le Pacha recula devant le canal, se rabattit sur un chemin de
fer de Suez au Caire, dont il fit venir les rails d'Angleterre et qu'il
ET ISM AIL-PAC HA. 249
On devait également cieuser trois vastes canaux
d'irrigation destinés à alimenter la basse Egypte en
proportion de ses besoins.
Une partie de celte œuvre gigantesque a été
exécutée. Sur chacun des deux bras on a construit
deux ponts d'une longueur totale de 1,0^0 mètres.
Ces ponts et la maçonnerie des quais (1,500 mètres
environ) ont été achevés il y a sept ou lui il ans
seulement, car Abbas-Pacha fit abandonner le tra-
vail, qui ne fut repris (pie sous Saïd-Pacha.
Les portes-écluses de la branche de Rosette ne
n'exécuta point, absorbé comme il était par un autre projet indus-
triel indiqué également par Napoléon, le barrage du Nil, projet au-
quel plusieurs d'entre nous travaillèrent, où notre brave capitaine
Hoart s'épuisa et trouva la mort, où quelques bons ouvriers que nous
avions amenés de France furent enlevés par la peste.
« Le barrage paraissait à Méhéniet-Ali une œuvre nationale, tandis
qu'il voyait dans le canal de Suez une œuvre universelle dont il se
souciait peu ; le barrage l'absorbait donc, et bientôt les difficultés de
la situation politique, plus encore que les très-grandes difficultés du
barrage, lui firent perdre de vue toute grande œuvre pacifique pour
se préparer et se livrer exclusivement à la guerre.
« C'est alors que je revins en France, ainsi que la plus grande
partie des hommes qui m'avaient accompagné en Egypte; je revins
plus certain que jamais de l'avenir prochain qui verrait l'Europe tout
entière en marche vers l'Orient, et convaincu des grandes destinées
du pays des pyramides, lorsqu'il serait électrisé et régénéré par le
contact immédiat de la science et de l'industrie modernes. «
250 LKGYPTE
fonctionnent pas; il n'en existe point sur la brandie
de Daniiette, et les canaux d'irrigation sont com-
mencés, mais sans que rien permette de croire
qu'on les achèvera un jour, car on n'y travaille
plus.
Mohammed-Saïd, en continuant l'œuvre de
Méhémet-Ali, avait songé à l'utiliser comme moyen
de défense pour le pays, et il y fit élever une im-
posante ligne de fortifications, qui font du barrage
la véritable place forte de l'Egypte.
En 1859, Mohammed-Saïd put croire que ses
mesures de prudence allaient être justifiées. C'était
à l'époque de la guerre d'Italie. Une escadre an-
glaise parut tout à coup devant Alexandrie; le
vice-roi, à la tète d'une armée de 50,000 hommes,
se retira derrière le Barrage et attendit les événe-
ments. Ce ne fut qu'une alerte. La paix fut conclue,
et la flotte anglaise disparut comme par enchante-
ment.
Retranché derrière cette position, qui commande
tout le Delta, le pacha pouvait à son gré inonder la
terre basse ou bien intercepter le cours du Nil , seul
moyen de communication dans un pa}S oii les
routes n'existent pas, et allamer les envahisseurs,
ET ISMAIL-PAf.HA. '2;j1
s'ils étaient venus à bout de s'emparer des villes du
littoral. La mort ne lui permit pas de mener son
projet à bonne fin.
Tel qu'il a été abandonné depuis la mort de
Saïd-Pacha, le barrage, avec le village et les forti-
fications qu'il y édifia, a un aspect monumental;
mais le but qu'on se proposait est loin d'être at-
teint.
En effet, à l'époque de sa crue, c'est-à-dire du
20 juin au /i juillet, le Nil, qui coule avec une ra-
pidité de 6'", 72 par seconde, fournit assez d'eau
pour fertiliser, non pas les l,/i70,000 hectares en-
viron dont se compose la basse Egypte, mais un
million de feddans, soit /i/|0,000 hectares. Or, il
n'existe guère que 100,000 hectares de terres cul-
tivées dans la basse Egypte. Encore les fellahs
doivent-ils, pour obtenir ce résultat, avoir recours
aux procédés d'irrigation en usage depuis quatre
mille ans, la sakieh et le chadnuf.
Les chiffres sont éloquents. L'incurie du gouver-
nement actuel -laisse en fiiche les trois quarts du
pays, qu'il serait possible de rendre h la culture au
prix de quelques millions et d'insignifiantes dé-
penses d'entretien.
252 L'EGYPTE
Là ne s'arrêtent pas les conséquences de cette
insouciance déplorable. Des machines élévatoires,
l'une, le chadouf ^, nécessite nne main-d'œuvre
considérable ; l'autre , la sakieh ~ occupe en
moyenne trois bœufs. Quand on songe (ju'il faut
20 mètres cubes d'eau par jour pour arroser con-
venablement un feddan de terre; que la culture du
riz en nécessite 50 mètres cubes; on ne s'étonne
pas que la basse Egypte compte plus de 50.000 sa-
kiehs.
C'est donc environ 150,000 bœufs ou bufïles que
l'achèvement du barrage pourrait rendre à l'agri-
culture ou à la consommation.
Songe-t-on à l'épouvantable position des culti-
vateurs quand une épizootie comme celle de l'année
1. Le chadouf &e compose d'une traverse de bois reposant sur un
montant en terre battue, et munie à l'une de ses extrémités d'une
corde qui soutient un panier de jonc. Une boule de terre, placée à
l'autre extrémité de la traverse, sert de contre-poids et fait remonter
le panier, dont le fellah déverse le contenu dans le champ à irriguer.
2. La sakieh est une machine élévatoire de construction primitive.
Une roue verticale, soit creuse, soit garnie de, godets en poterie,
plonge sa partie inférieure dans l'eau, à peu près comme la roue
d'un moulin. Pendant Timmcrsion, les godets s'emplissent et vien-
nent déverser dans une conduite inclinée l'eau nécessaire à la ferti-
lisation. La sakieh est mue par un manège, auquel est attelé un bœuf
ou un Iniirii'.
KT ISMAIL-PACIIA. 253
ilerniore vient enlever tous les bestiaux du pays?
Sans doute la Société agricole et industrielle
d'Egypte atténuera dans l'avenir une partie de ces
désastres, s'ils viennent k se renouveler. JMais elle
trouverait ain|)lement à s'occuper de la fertilisation
de terrains immenses, que le barrage, — si on le
terminait, — serait insuffisant à irriguer. Car les
70,000,000 de mètres cubes d'eau qu'il doit four-
nir, selon les calculs des ingénieurs, ne peuvent
arroser que /t/iO.OOO hectares, et, nous l'avons dit,
1,^70,000 hectares environ pourraient être livrés
à la culture.
Cet état de choses ne saurait manquer d'altirer
toute l'attention du nouveau ministre des travaux
publics. L'occasion se présente pour lui d'affirmer
par des preuves les bonnes intentions dont il s'est
dit animé. -
Que si ses sensibleries écrites n'étaient qu'un
moyen oratoire destiné à donner le change à l'Eu-
rope sur l'état de l'Egypte et les véritables senti-
25 i LK(JY1»TE
menls du pacha, des considérations d'une nature
tout autre auront sans doute une influence plus
directe.
Le barrage du Nil est indispensable aussi bien
pour arrêter les inondations que pour irriguer les
terres. Or l'inondation, — fléau peu respectueux, —
enlève les talus du chemin de fer. qui appartient à
l'État, ni plus ni moins que la hutte du paysan.
C'est une grosse dépense quand il s'agit de réparer
la voie.
Puis quand le fleuve a emporté la récolte, le
fellah, qui n'a phis rien, ne peut payer l'impôt, et
les finances de l'État s'appauvrissent d'autant.
Décidément M. Nubar fera terminer le barrage
du Nil.
Ce jour-là seulement il sera possible de connaître
quelle somme représentent les travaux publics dans
les dépenses du trésor égyptien.
ET ISMAIL-PAIICA. 255
CHAPITRE XVI.
LES CHEMINS DE FEU ÉGYPTIENS.
Ils furent établis moitié par une compagnie an-
glaise et moitié par le gouvernement égyptien au-
quel ils appartiennent aujourd'hui. La ligne princi-
pale s'étend tout d'une venue d'Alexandrie à Suez,
avec un buffet au tiers du parcours et des buvettes
çà et là. Deux embranchements vont rejoindre :
l'un , Mansourah , sur la bouche damiettaine du
Nil, non loin de l'endroit où saint Louis perdit la
bataille du même nom; l'autre, Zagazig, un des
centres de production de la basse Egypte, oii les
canaux viennent rayonner comme les branches
d'une étoile. Deux fils télégraphiques, — anglais
et turc, — longent la voie dans toute son étendue ;
256 I/KGYPIE
OU. pour mieux dire, le second s'embranche sur
le tronçon principal , particularité qui nécessite à
chaque instant des traductions de dépêches et pro-
duit souvent de singuliers quiproquo.
Certes, rien n'étonne autant qu'un chemin de
fer et un télégraphe en Egypte; mais il faut dire
que les pachas ont commencé comme les autres sou-
verains finissent, et que s'il existe une voie ferrée ,
les routes ordinaires sont complètement inconnues,
et le service postal s'est effectué jusqu'à cette an-
née au moyen d'une compagnie européenne.
D'ailleurs le chemin de fer égyptien, — la com-
pagnie du Iransit , comme on dit là- bas, — est
bien dans son genre la plus singulière administra-
tion qui se puisse voir.
En principe, on ignore absolument ce qui. dans
un service bien tenu , s'appelle renouvellement
ou réparation du matériel et de la voie ; on rem-
place une roue quand elle se détache ou qu'elle se
brise; un wagon lorsqu'il se disloque, les rails et
les talus quand linondcitioii les a emportés. Jus-
que-là on attend. Les Orientaux sont fatalistes;
ils ne trouvent pas à propos d'aider la Providence,
qui saura bien empêcher le désastre , et si quekiue
ET ISM AIL-PAC H A. 257
train vient à dérailler, il est toujours temps de
s'incliner devant les décrets du Très-Haut.
Quand la Compagnie anglaise céda le chemin de
fer au gouvernement, tout était neuf, et par con-
séquent en bon état. Les postes principaux étaient
occupés par des Européens ; pendant quelque
temps le service put donc s'effectuer d'une façon
régulière. Mais peu à peu le personnel indigène
envahit les emplois, personnel inexpérimenté, né-
gligent, habitué aux façons d'agir des administra-
tions égyptiennes, et depuis lors les choses ont été
de mal en pis.
Il suffit d'avoir une fois traversé l'Egypte d'A-
lexandrie à Suez pour juger jusqu'à quel point il
est possible de mal diriger un service public.
Le voyageur est à peine arrivé à l'embarca-
dère depuis un quart d'heure, qu'il commence une
série de remarques peu flatteuses pour l'adminis-
tration du transit. Le départ était fixé pour huit
heures et demie : huit heures trois quarts viennent
de sonner 6t rien n'annonce que le convoi se dis-
pose à partir. Il est neuf heures. Le voyageur,
lorsqu'une affaire pressante l'appelle au Caire,
suppute avec désespoir que si le retard se prolonge,
17
2Ô8 LÉGYPTE
il vaut mieux rentrer à Alexandrie, car le train
n'arrivera jamais pour le moment de son rendez-
vous. Sans doute le quart d'heure de grâce est une
mesure particulièrement agréable au retardataire.
Mais quarante minutes !...
L'impatient voyageur commet une erreur gros-
sière. Il devrait savoir que le chemin de fer appar-
tient à l'État; que c'est par faveur spéciale qu'on
consent à le transporter lui et ses bagages, pour
son argent; d'ailleurs, X-bey ou Y-pacha a fait
prévenir qu'il prendrait le train, et c'est bien le
moins que le public attende l'arrivée d'un person-
nage de cette importance !
Enfin , l'Excellence paraît. Toutes les échines
indigènes se voûtent sur son passage, on révolu-
tionne la gare pour lui faire une ovation. Toute
une cargaison de malles s'engouffre avec lui dans
un compartiment de première classe , pendant que
la cloche sonne l'avant- coup du départ, que la
foule se précipite vers le bureau des billets : et le
dialogue suivant s'établit entre le voyageur et le
commis :
— « Un billet de seconde pour le Caire, s'il
vous plaît?
ET ISMAIL-PACllA. 259
— u C'est tant.
— (( Comment! Mais la semaine dernière j'ai
payé beaucoup moins.
— « C'est possible. Depuis quelques jours le
tarif a été modifié ; on a diminué le prix des pre-
mières classes et augmenté celui des secondes.
— (( Ah ! très-bien ! »
Et le voyageur de payer sans observation, d'au-
tant plus que le train va partir, et que s'il a attendu
X-bey, ce n'est pas une raison pour qu'il attende
tout le monde.
De temps en temps, le tarif du prix des places
est sujet à une foule de remaniements dont le pu-
blic n'est pas prévenu. Depuis quelques mois seu-
lement , après des réclamations sans nombre , ce
tarif a été publié; jusque-là il fallait bien donner à
l'agent qui délivrait les billets la somme réclamée
par lui. Même en accordant toute la probité ima-
ginable aux employés du Transit, il était bien diffi-
cile que des erreurs ne vinssent à être commises, et
l'administration était chaque jour saisie d'une
plainte nouvelle.
Muni de son billet, le voyageur songe un instant
à faire enregistrer ses bagages; mais il voit passer
260 LÉGYPTE
tant de valises et de colis par la porte destinée au
public, qu'il fait comme tout le monde et s'installe
avec ses malles dans un wagon. Il évite du même
coup les frais d'excédants de bagages et les dan-
gers que pourraient courir ses effets , car le four-
gon destiné aux malles ne jouit pas en général
d'une grande réputation de sécurité. D'ailleurs,
c'est l'habitude en pareil cas de ne pas se gêner
pour ses voisins. Chacun empile sur les coussins
tout ce qu'il possède de ballots et de caisses. Si les
compagnons de voyage se trouvent incommodés,
ils n'ont qu'à chercher une autre place : l'agent
chargé de la surveillance a toujours grand soin de
ne pas intervenir dans la discussion, — à moins
pourtant qu'on ait oublié de lui glisser un ba-
chich !
Enfin, le signal du départ est donné 1 Une ef-
froyable secousse annonce que le train est en mar-
che : c'est le mécanicien qui vient d'ouvrir tout
d'un coup son régulateur. Les chaînes se tendent à
se briser, les wagons tamponnent violemment, et
l'infortuné voyageur reçoit inévitablement dans la
poitrine les colis empilés sur la banquette d'en face,
à moins que son vis-à-vis ne lui tombe sur les ge-
ET IS.MAIL-PACHA. 201
noux. Remis cle cette alerte, qui ne doit se renou-
veler qu'à chaque station, il a tout le loisir d'exa-
miner son entourage.
A part une malpropreté sordide, les wagons du
Transit égyptien ressemblent de tout point aux voi-
tures du même genre en usage dans la plupart des
compagnies de chemins de fer. Jadis les banquettes
étaient rembourrées, mais depuis la hausse du co-
ton on les a débarrassées d'un capitonnage trop
luxueux. Les ressorts rebondissent à merveille, on
croirait voyager sur un sommier élastique, — sans
matelas.
Suivant l'habitude musulmane, la compagnie est
exclusivement masculine. ( Les harems des princes
voyagent dans des compartiments à part dont les
fenêtres sont scrupuleusement closes.) Gomme il
n'existe point d'ordonnance qui interdise de fumer
dans les wagons , chaque Arabe s'est muni d'une
pipe à longue portée qu'il installe de son mieux.
Après quoi, il retire ses souliers, s'accroupit sur la
banquette , et de la main caresse ses pieds nus *,
1. La chaussure est une des grandes concessions que les indigènes,
même de la classe élevée, aient faites aux Européens. Encore s'affran-
chissent-ils tant qu'ils peuvent de cette contrainte. Un pacha ne se
'■H)-2 L'KGVPTE
pendant que le fourneau de sa pipe roussit en con-
science le pantalon du voisin d'en face, ou creuse
de larges brûlures dans les porte-manteaux.
Dans le compartiment voisin, des mameluks^
turcs de la suite d'un prince se sont réunis à quel-
ques employés en train de rejoindre leur ministère
qui vient de déménager d'Alexandrie. Tous portent
le costume de la réforme : — pantalon et redingote
à l'européenne , et pratiquent à grand renfort d'a-
raki ^ l'indifférence en matière de religion musul-
mane. Gais compagnons du reste, qui chantent toute
autre chose que des cantiques, boivent sec et offrent
une rasade à leurs voisins avec cette cordialité
dont l'Orient a gardé le secret.
L'Arabe, lui, ne boit que de l'eau. Il a emporté
en conséquence sa gargoulette qu'il fait remplir
aux stations, et éventre le monstrueux sac de
gène guère pour se déchausser dans le cours d'une audience, accor-
dée même à des Européens. Nous avons vu un gouverneur de pro-
vince, en une circonstance qui n'avait rien d'intime, ne pas cesser
de se 7nasser les doigts de pieds, pendant une bonne demi-heure que
dura la réception.
1. Domestiques de la maison des princes.
2. Eau-de-vie blanche aromatisée, qu'on désigne encore sous les
noms d'aqua-vite et de mastic.
ET IS MAIL-PAC II A. '203
provisions dont il a eu soin de se munir comme
pour un voyage au long cours.
De loin en loin, le train s'arrête; on a le loisir
de remarquer l'état déplorable des stations. Des
balles et des colis de toute sorte , jetés sur le bord
de la voie, indiquent la place où s'élèverait en Eu-
rope la gare des marchandises. Le ciel enflammé ,
d'où tombent perpendiculairement les rayons d'un
soleil foudroyant , sert de salle d'attente au public.
Et le voyageur se félicite de n'avoir pas de caisses
en route, et de n'être pas lui-même obligé de des-
cendre à la station.
Des deux côtés de la voie défilent de misérables
bourgades décorées du nom de ville, et dont la po-
pulation s'entasse sous des huttes de terre. Voici
Kafr-Dawar, Damanour, Abou-Hommous , Kafr-
Zaïat, tas de boue habités par des créatures hu-
maines; enfin Tantah, la ville sainte ! Une demi-
heure d'arrêt, — ou bien une heure ou davan-
tage encore. On n'est jamais pressé. D'ailleurs , il
n'existe pas de voie de garage, quoique la ligne de
Samanoud vienne rejoindre en cet endroit le tron-
çon principal, et il faut attendre le passage du train
du Caire.
264 L' EGYPTE
C'est l'époque de la foire de Tantah. A perte de
vue la plaine qui s'étend au bas de la ville est
couverte de teintes aux milles couleurs. Là vient
camper pendant un mois une population immense
accourue de tous les points de l'Orient et de
l'Afrique, pour vendre ses troupeaux et faire ses
dévotions. La mosquée de Tantah jouit d'une
grande réputation. Les femmes stériles s'y rendent
en pèlerinage pour s'y livrer à des débauches
autorisées dont nous ne reproduirons pas les dé-
tails monstrueux^.
A Tantah, pendant la fête, se tient le grand
marché aux bestiaux — et aussi le grand marché
aux esclaves. C'est là que les riches indigènes
viennent s'approvisionner de bétail humain 2.
1. La plunic se refuse à tracer les scènes de prostitution publique
que la religion musulmane permet aux femmes stériles, à l'époque
de cette fête religieuse. 11 suffira de dire que les fous sont chargés de
donner des leçons de fécondité.
2. Après la foire de Tantah, les marchands d'esclaves se rendent
dans les villages environnants pour y vendre leur fonds de magasin.
En 1863, un de ces industriels avait osé s'établir à Tell-el-Kébir,
village qui fait partie de la propriété de l'Ouady, appartenant à la
compagnie du canal de Suez. L'administration le fit immédiatement
chasser.
ET ISMAIL-PACIIA. 265
Nouveau coup de cloche, nouvelle secousse, et
le train se remet en marche. Voici Benha et son
magnifique pont de fer construit par la Compagnie
anglaise. Voici venir aussi l'agent chargé de véri-
fier les billets.
A ce moment le voyageur acquiert la certitude
qu'il a commis une insigne maladresse en se mu-
nissant d'un billet à la station de départ. Plusieurs
de ses voisins n'ont pas pris tant de peine, et
quand on leur réclame le ticket, ils glissent adroi-
tement une pièce dans la main du commis. Cette
façon de voyager à bon compte sur le chemin de
fer égyptien a longtemps été une habitude. Nombre
d'Européens ne voyageaient pas autrement avant
qu'Abderrhaman-Ruchdi -Pacha ait été mis à la
tête du Transit.
La nomination de ce fonctionnaire, dont on con-
naissait déjà l'intégrité et l'énergie, fit cesser bien
des abus. Depuis dix mois qu'il dirige les che-
mins de fer, d'importantes réformes ont été in-
troduites , une partie du personnel renouvelée. 11
a fait publier le tarif des places, établi un con-
trôle sévère des recettes et des dépenses, créé des
trains express, etc. Mais au moment oii il était
200 L'EGYPTE
permis d'espérer de son administration les meil-
leurs résultats pour l'État et pour les particuliers,
l'arrivée de Nubar-Pacha au ministère des travaux
publics vient de tout remettre en question. D'après
ce qu'on sait du caractère des deux fonctionnaires,
il est à craindre qu Abderrhaman ne reste pas long-
temps en faveur.
Nous ne reviendrons ni sur les abus tant de fois
signalés auxquels donne lieu le transport des
marchandises par le chemin de fer, ni sur les ac-
caparements du pacha et les malversations de
quelques agents. Quant au désordre, un seul fait
en dira plus long a ce sujet que tous les commen-
taires.
Les commis-magasiniers délivrent les colis en
gare sans exiger le reçu délivré par le bureau
expéditeur. Nous avons vu entre les mains d'un
négociant du Caire un bulletin de ce genre, alors
que les marchandises dont le Transit avait pris
charge étaient depuis longtemps en sa possession.
ET ISMAIL-PACIIA. 2(57
Assurément la personne dont il s'agit est trop
honorable pour faire usage de ce bulletin, et de
ce côté l'administration peut être tranquille; mois
d'autres cas doivent se présenter.
Malgré tant de causes de ruine, le chemin de
fer égyptien rapporte au gouvernement de ma-
gnifiques revenus. Le prix réduit des troisièmes
classes attire une foule d'indigènes, qui n'ont du
reste pas le choix entre les moyens de transport.
On les entasse dans des espèces de tombereaux oii
il est impossible de s'asseoir et de s'abriter. N'im-
porte : ils sont encore mieux là que sur un âne ;
ils arrivent plus vite et à meilleur compte. Aussi
les tombereaux ne se vident- ils à chaque station
que pour se remphr jusqu'aux bords d'hommes et
de femmes en haillons.
Les riches Arabes se permettent seuls d'aborder
les secondes classes. Quant aux wagons des pre-
mières, les Européens s'y peuvent prélasser sans
craindre le contact d'autres indigènes que les hauts
fonctionnaires de l'État — qui, on doit le dire,
ne se déchaussent pas tous en public.
208 L'EGYPTE
Le matériel de la compagnie du transit se com-
pose d'un assez grand nombre de voitures et d'une
soixantaine de locomotives dont vingt environ sont
en état. Le reste attend, en plein air, des répara-
tions qui n'arrivent jamais.
Il existe aussi dans les environs des stations
principales, quelques paquets de rails, quelques
pièces de rechange placés là uniquement pour le
coup d'œil ; car s'ils étaient destinés aux répara-
tions, nul doute qu'on ne s'en fût servi depuis
dix-huit mois pour renouveler la ligne du Caire à
Suez, qui s'émiette en vingt endroits.
Il faut croire que les locomotives connaissent
bien leur chemin pour ne pas dérailler plus sou-
vent ! En tout cas, ce ne seraient pas les rails qui
pourraient les empêcher de se jeter hors de la
voie.
Dans le cas oîj l'on serait tenté d'excuser
l'incurie de l'administration du transit, ajoutons
(pi' un autre chemin de fer existe dans le pays
ET ISMAIL-PACIIA. -JOO
et fonctionne à merveille. Il est vrai qu'il appar-
tient à une société particulière, la compagnie du
chemin de fer de Ramlé.
Ramlé (sable, en arabe) est une véritable con-
quête des Européens sur le désert, une oasis créée
à deux lieues d'Alexandrie par quelques amateurs
de villégiature. La vogue aidant, Ramlé est au-
jourd'hui une sorte de petite ville où les citadins
viennent respirer la poussière pendant les soirs
d'été.
La concession du chemin de Ramlé fut accordée
par Mohammed-Saïd.
Depuis deux ans quelques-uns des actionnaires
n'ont point su assez cacher le mécontentement que
leur causaient les manœuvres commerciales du
pacha, et Ismaïl, pour faire pièce à la Compagnie,
vient d'autoriser la création d'une ligne nouvelle,
qui doit relier Alexandrie à Rosette, en passant
par le même Ramlé. — Bis in idem.
Rosette, l'ancienne ville des roses, n'est plus
aujourd'hui qu'un amas désert de maisons en
ruine, qu'on démolit pour en extraire les briques.
L'intérêt public eût peut-être exigé qu'on accordât
plutôt la concession d'un chemin de fer dans la
270 L'KGVPTE
liaule Egypte, — qu'avait sollicitée une société de
capitalistes.
Ismaïl-Pacha a trouvé sans doute que ses ba-
teaux à vapeur sur le Nil suffisaient au transport
de ses récoltes, et l'autorisation n'est point venue.
I-.T IS.MAH.-l'AClI A. 271
CHAPITRE XVII.
CONSIDÉRATIONS GlÎNKRALES.
Et maintenant !...
Il serait injuste de nier les progrès accomplis
par l'Egypte depuis l'avènement au pouvoir d'Is-
maïl-Pacha. Mais nous invoquons le témoignage
de tous les hommes consciencieux qui, comme
nous, ont suivi de près et avec soin les actes du
nouveau règne. Que d'efforts dépensés par la co-
lonie, quelle pression exercée par les consuls pour
vaincre les lenteurs calculées, les résistances, les
réponses dilatoires du prince, alors qu'il s'agissait
d'obtenir les améliorations capables d'illustrer son
règne, coupables d'accroître directement ou indi-
rectement l'influence des Européens et de les
272 L'KGYPTE
enrichir! L'opinion publique se souvient encore
des obstacles sans nombre que suscita la politique
tortueuse du pacha pour entraver l'exécution d'une
œuvre gigantesque qui sera sa page glorieuse dans
l'histoire.
A6n de populariser l'entreprise en France, on
s'est plu à attribuer l'opposition que rencontrait
la Compagnie du canal de Suez dans les conseils
du vice-roi, aux effets de l'influence anglaise. Le
fait, vrai à l'origine des travaux, cessa d'être exact
lorsque Nubar-Pacha vint à Paris. L'Angleterre
et la Porte avaient été au contraire encouragées
par Ismaïl, qui espérait se délier des engagements
de son prédécesseur.
« Isolé, je suis impuissant, — faisait dire Ismaïl
(( à Constantinople et à Londres, — protégez-moi,
« appuyez mes réclamations, et je me fais fort
« d'annuler les contrats. » A Paris le langage était
tout autre : « Le canal de Suez ! je suis son
« protecteur déclaré; je consens à tout. Mais Pal-
ce merston!... mais Fuad! »
L'opposition avait sa source et sa résidence au
Caire.
On prétend communément que la prospérité
ET ISMAIL-PACIIA. 273
d un pays dépend entièrement de ses gouvernants;
rÉgypte prospère malgré Ismaïl- Pacha. Les cir-
constances de la richesse du sol y sont plus fortes
que la mauvaise volonté du vice-roi.
Aucun peuple aujourd'hui n'a le droit de se
tenir à l'écart de l'activité intelligente, du mou-
vement des idées nouvelles qui entraînent l'hu-
manité. Après l'insuccès des moyens pacifiques,
les canons de l'Occident ont du enfoncer les portes
que la Chine et le Japon, endormis dans une civi-
lisation caduque, tenaient hermétiquement fermées
au progrès. Quatre cent millions d'hommes, nés
d'hier à la vie du siècle, vont désormais participer
aux bienfaits des sociétés modernes.
Sur la route de l'extrême Orient se trouve
l'Egypte, halte marquée par la Providence qui l'a
comblée de ses largesses, prévoyant pour elle de
grandes destinées. L'antique Misraïm nourrissait
le monde entier; si ceux qui régnent aujourd'hui
en maîtres sur cette terre féconde n'ont plus con-
science de leur mission, c'est à l'Europe de les
rappeler au devoir !
La question d'occupation est maintenant réso-
lue. Tout amour-propre national à part, l'Egypte
18
274 L'EGYPTE
ne sera probablement jamais ni française, ni an-
glaise. Que si l'une des deux puissances tentait de
s'emparer de cette position unique, une coalition
aurait bientôt fait justice de ses velléités de con-
quête. L'Egypte n'appartient à personne, elle
appartient à l'Europe.
Peu importe que les descendants de Méhémet-
Ali, oubliant la politique de leur aïeul, cherchent
à resserrer les liens qui les enchaînent à Constan-
tinople. Si même en rentrant plus complètement
sous la domination ottomane, l'Egypte pouvait
trouver un avantage quelconque; si la main ferme
d'un administrateur tel que Fuad- Pacha pouvait
sortir le pays de l'ornière, nous applaudirions de
grand cœur à cette solution.
Ce qu'il convient d'établir, — sans proposer de
remède au mal, — c'est que la responsabilité de
la mauvaise administration du pays doit incomber
tout entière à Ism ail -Pacha. Ses États ne sont
point comme ceux du sultan l'objet des convoi-
tises de voisins envahissants ; il n'a point à s'oc-
cuper de faire rentrer dans l'obéissance de turbu-
lents vassaux, ni d'apaiser d'incessantes querelles
religieuses. Ses finances prospères ignorent les
ET ISM AIL-PACHA. 275
embarras laissés à l'empire ottoman par un passé
de désordres qui longtemps encore entravera la
marche du progrès en Turquie. Son mauvais vou-
loir n'a donc pas d'excuse.
Au lieu de subir l'invasion des idées européennes,
il devait l'appeler de toutes ses forces, diriger le
mouvement civilisateur, et non se laisser traîner
à la remorque en maugréant. Nous vivons à une
époque d'investigations et d'audaces. La distance
n'est point si grande entre l'Europe et l'Egypte
qu'on ne sache un jour ici ce qui se passe là-bas.
L'opinion publique pourrait bien aller chercher le
vice-roi jusque dans ses Etats... et l'opinion pu-
blique c'est le torrent qui, ne pouvant tourner un
obstacle, entraîne tout sur son passage.
Peut-être alors se demandera-t-on si Son Altesse
Ismaïl-Pacha, vice-roi d'Egypte, a une autre mis-
sion à remplir que d'échanger ses cotons contre
les guinées des commerçants de Liverpool, et ses
sucres contre les piastres de ses sujets.
FIN.
NOTES JUSTIFICATIVES.
NOTES JUSTIFICATIVES.
Extraits du discours prononcé par S. A. L le prince
Napoléon, au banquet du canal de Suez, le il février
1864 :
« Ceci est bien constaté. Que la Compagnie de l'isthme
de Suez ait profité de ce que j'appelle hautement un
mal, c'est vrai, car je n'en veux pas de la corvée.
(Bruyants applaudissements.) Elle en a profité en rendant
supportable ce qui avant elle était bien plus mauvais,
détestable, intolérable.
« Eh bien, si les propositions qu'on vous a faites avaient
été acceptées, croyez-vous que la corvée serait abolie?
Non, messieurs. Je m'expliquerai franchement, comme
j'ai promis de le faire ; c'est chose souvent dangereuse,
pour un homme qui parle en public, d'oser prédire
l'avenir qui peut lui donner un démenti ; mais je suis si
'280 AOTKS JLSTIKJCATIVES.
convaincu, que j'aime à vous ouvrir tout mon cœur.
(Bravo! bravo!) Non, la corvée ne sera pas abolie en
Egypte ; elle ne le sera pas de sitôt. On ne vous donnera
plus 20,000 travailleurs, on vous en donnera 6,000, et
puis ces 6,000 on vous les supprimera.
« Croyez-vous que la corvée sera abolie pour cela en
Egypte? Point du tout, messieurs, elle sera abolie pour
la Compagnie ; mais elle ne le sera pas pour les terres à
coton et à sucre du vice -roi et de messieurs les gros
pachas. (Applaudissements.) Elle ne sera pas abolie,
elle sera maintenue pour les malheureux fellahs forcés
d'aller cultiver le coton et le sucre. ISe vous laissez
donc pas séduire par des mots, par des grimaces. Ce
sont de mauvaises plaisanteries. On abolira la corvée
pour le canal, on ne l'abolira pas en Egypte ; on la con-
servera et on la conservera soigneusement au profit de
messieurs les pachas. (Très-bien! très-bien!) »
« Un exemple se présente à mon esprit, je le trouve
en Egypte même; il est d'hier. Un bassin se creuse à
Suez pour les Messageries impériales, je ne serai pas
démenti par l'ancien directeur des Messageries , aujour-
d'hui ministre des travaux publics, l'honorable M. Béhic.
Ce travail devait être fait moyennant une corvée fournie
par le gouvernement égyptien. Le traité est conclu. Et
puis, le gouvernement égyptien trouva qu'il lui coûtait plus
.\OTKS JrSTlFlCATIN KS. ■iHl
cher d'envoyer ses travailleurs, et qu'il aurait beaucoii|)
plus d'avantages à les garder, qu'il trouverait mieux
son compte à ce que le bassin fût creusé par le travail
libre que par le travail forcé, parce que, depuis le traité
avec les Messageries, il s'était passé de l'autre côté de
l'Océan de grands événements qui avaient changé la
condition agricole de l'Egypte. Le coton, autrefois très-
bon marché, était très-cher, il y avait de gros bénéfices
pour l'Egypte à le cultiver depuis qu'elle ne craignait
plus la concurrence américaine. Le vice-roi, qui est très-
intelligent et bon calculateur, s'est dit :
« Je fournis aux Messageries impériales des travailleurs
« de la corvée, c'est une erreur; j'aurai bien plus d'avan-
ce tages à garder ces hommes sur mes terres à coton et à
(( sucre. » Et il a proposé à M. Béhic de ne plus lui
fournir des ouvriers par la corvée, en parlant aussi de
l'humanité qui s'y opposait. L'humanité! ah! c'est une si
belle chose, même pour les Orientaux! (Rires.) M. Béhic
lui a répondu : « Vous avez raison, l'iiunianité est une
« excellente chose, mais calculons ce que, pour nous,
« coûtera votre humanité ? )> Et le gouvernement égyp-
tien, après avoir beaucoup compté, beaucoup calculé,
après avoir beaucoup fumé de pipes et pris beaucoup
de café, finit par s'exécuter et par payer, si je ne me
trompe, trois millions et quelques cent mille francs à la
Compagnie des Messageries, atin de remplacer, pour le
creusement du bassin de Suez, la corvée à laquelle il
était engagé par le travail libre. »
282 NOTES J LSTJFICAÏIVES.
« Parierai-je des traités de 18/il, qui règlent les rap-
l)Orts entre la Porte et l'Egypte? Je les avais lus, ces
traités; je les ai relus avant le banquet. Qu'est-ce qu'on
y trouve ? Un état de choses qui n'est pas exécuté. Il y
est dit, entre autres choses, que le vice-roi d'Egypte n'a
pas le droit d'intliger la peine de mort; et on sait que,
quand il veut se débarrasser de quelque sujet plus ou
moins désagréable , on lui fait remonter le Ml dans une
barque vers le Soudan. 11 tombe dans le lleuve et on dit
qu'il s'est noyé. (On rit.) Tout le monde est ainsi satis-
fait, les traités et le gouvernement égyptien.
« Le vice-roi n'a pas le droit de nommer un pacha :
([u'est-ce qu'il fait? Il nomme un bey; un bey est une
sorte de colonel, seulement il lui donne le rang et les
droits de pacha, ce qui équivaut à un général, et le droit
se trouve d'accord avec le fait. (Nouveaux rires.) Je de-
mande que pour le canal ce soit la même chose. (Très-
bien, très-bien ! ) »
<( Tout à l'heure je serrais la main de quelqu'un, de
M. Mougel-Bey, qui a fait le barrage du Nil. Savez-vous
ce que c'est que le barrage du Nil. M. Mougel a dépensé
vingt millions pour le faire, c'est-à-dire pour maintenir
le niveau du Nil à une hauteur variable à volonté, pour
inonder les terrains environnants par un immense bar-
rage.
NOTKS JUSTIFICATIVKS. 283
(( Vous savez que la ierlilité de l'KyypLe est en raison
directe de l'eau dont on peut disposer pour irriguer les
terres. Il y a dix ans qu'il est terminé, achevé complète-
ment, sauf peu de chose,' sauf des portes. Voih\ tout ce
qui y manque, et il faudrait pour cela dépenser un mil-
lion quinze cent mille francs au plus. Eh bien, ces portes,
on ne les place pas, et le barrage est inutile. Le gouver-
nement égyptien est comme un homme qui perdrait ses
pantalons, parce qu'il ne sait pas y coudre un bouton.
(Hilarité.)
(( Les Orientaux en sont là, ils ne savent jamais coudre
le dernier bouton. Voilà dix ans qu'ils ont dépensé vingt
millions pour le barrage du Nil, et ils ne profitent pas de
ses avantages: leurs terres perdent la fertilité que leur
donnerait l'irrigation du fleuve ; ils perdent l'intérêt de
l'argent qu'ils ont dépensé; et tout cela pour ne pas sa-
voir mettre des portes au barrage, pour ne pas vouloir
dépenser un million ou quinze cent mille francs. »
284 NOTES JUSTIFICATIVES.
NOTE 1, page 09.
On lit dans V Égijple, journal d'Alexandrie, à la
date du 5 novembre i86/i :
(( Un sinistre qui menace de prendre les plus larges
proportions, plane en ce moment sur le faubourg de Mi-
net-el-Siragua,
« Hier, vers dix heures du matin, M. Zizinia reçut l'a-
vis qu'une grande fermentation s'était déclarée dans des
charbons de terre emmagasinés par lui dans une schouna
voisine de l'embarcadère du chemin de fer.
M Communication de cet avis fut immédiatement don-
née à M. le gouverneur d'Alexandrie et à M. le chef de
police, avec prière d'envoyer sur les lieux menacés un
personnel suffisant pour aviser aux mesures de sau-
vetage.
« On assure que près de 2,000 tonneaux de charbon
sont entassés dans la schouna menacée ; cette schouna est
contiguë à plusieurs autres qui sont remplies de coton et
d'autres matières combustibles; nous n'envisageons
NOTES JUSTIFICATIVES. tis:,
qu'avec effroi les développements que le feu pourrait
prendre dans de pareilles conditions.
« Nous regrettons d'avoir à déclarer que, jusqu'à six
heures du soir, malgré les vives instances faites par le re-
présentant du consul de France auprès des autorités lo-
cales, aucune disposition n'avait été prise pour conjurer
le fléau.
(( Un appel fait par M. Tricou à l'obligeance de M. le
commandant de la Perdrix a été plus rapidement exaucé;
un quart d'heure à peine après avoir reçu l'avis du dan-
ger, M. le commandant envoyait sur les lieux tous les
hommes disponibles de son équipage, et nous avons vu
jusqu'à l'heure la plus avancée de la nuit ces braves ma-
telots donner à la population indigène l'exemple d'une
activité qui malheureusement a rencontré peu d'imita-
teurs.
(( On nous assure, mais nous avons peine à le croire,
qu'au moment où une demande de concours lui a été
adressée, M. le gouverneur ou son substitut aurait dé-
claré au messager du consulat de France, que de nou-
velles instructions émanant de haut lieu lui interdi-
saient d'envoyer en pareil cas des hommes sur les
points menacés avant que le prix de leur labeur eût été
garanti!
a Nous aimons à croire que cette assertion recevra un
démenti. »
Le lendemaiD, le même journal publie la note
suivante :
286 .NOTES JUSTIFICATIVES.
Incendie de Minet-el-Siragua.
« Le feu s'est déclaré hier, vers trois heures de l'après-
midi, dans les charbons de M. Zizinia.
« Les mesures les plus énergiques ont été prises pour
le combattre,
(( Par les ordres de M. le gouverneur d'Alexandrie, ac-
couru des premiers sur les lieux, trois au quatre cents
travailleurs ont immédiatement ouvert des trancliées des-
tinées à isoler la masse incandescente et à circonscrire le
feu dans la partie où il avait pris naissance.
Stimulant tout son monde de la parole et de l'exemple,
Son Excellence Mourad-Pacha s'est porté sur les points
les plus menacés et a mis lui-même la main à l'œuvre
avec une furia toute française.
« Énergifjuement secondé par Lutfi-Effendi que son
séjour à Suez avait déjà familiarisé avec les accidents de
ce genre, et par M. Martin, directeur du chemin de fer
américain, M. le gouverneur a pu, vers neuf heures du
soir, acquérir la conviction que l'incendie ne franchirait
pas les limites qu'il lui avait pour ainsi dire tracées
lui-même.
« C'est à ce moment seulement que , sans vouloir
abandonner son poste , Son Excellence a consenti à
prendre en plein air, sur un chariot métamorphosé en
table de festin, sa part d'un souper improvisé par les soins
de M. Zizinia.
« A l'heure qu'il est, tout danger sérieux a diparu. »
Très-vraiscnibiablement ces deux nouvelles sont
NOTES JUSTIFICATIVES. 287
exactes, chacune à leur date respective. Le gouvei-
neur d'Alexandrie a dû s'exécuter et accorder le
lendemain ce qu'il avait refusé la veille. Apprécie
qui voudra les ordres émanant de haut lieu dont la
première note fait mention.
288 NOTES JUSTIFICATIVES.
NOTE -2, page 142.
Nous donnons ci-dessous le texte de la protesta-
tion du commerce anglais, à la réunion des né-
gociants anglais tenue h l'Inslitut britannique à
Alexandrie, le 21 janvier 186/t; M. Peter Taylor,
président.
Les résolutions suivantes ont été prises à l'unanimité :
1» Que les chemins de fer devaient servir pour le trans-
port des marchandises pour le public, sans préférences
aucunes, tandis que le gouvernement et la daïradeS. A. le
vice-roi en ont souvent pratiqué le monopole, excluant le
public, et que, en conséquence de cette injustice il est
résulté pour les négociants, en diverses circonstances, des
dommages pécuniaires importants et des embarras très-
sérieux,
2° Que l'administration du chemin de fer est légale-
ment responsable du nombre des colis qui lui sont confiés
XOTES JUSTIFICATIVI^S. 28'J
pour le transport, comme de tout vol commis pendant
le transit, quoi(iu'à plusieurs reprises elle ait refusé de
donner satisfaction aux propriétaires pour des articles
perdus ou endommagés pendant fju'ils étaient sous la
responsabilité de l'administration.
3° Que le gouvernement égyptien et la daïra de S. A. le
viee-roi agissent avec la plus grande injustice en mono-
polisant, comme ils le font souvent, le transport par eau
pour l'intérieur en prenant de force les bateaux du iNil,
les mabones, les peseurs, etc., etc., de sorte que les né-
gociants ont été assujettis à de lourdes impositions de la
part des cbeiks de mabonniers, porteurs, cbarretiers et
bourriquiers, etc., etc., et qu'ils ont même souvent été
arrêtés dans leurs opérations.
li" Que la manière de traiter les marcbandises des né-
gociants, actuellement en pratique à la douane d'Alexan-
drie, est sans précédents dans aucun pays civilisé; les
marchandises de valeur sont retenues pendant six se-
maines et plus à cause du manque de porteurs du gou-
vernement pour décharger les mabones. Qu'il n'y a pas
d'aménagements pour recevoir les marcbandises impor-
tées, ni même suffisamment d'espaces couverts pour les
protéger contre les intempéries et contre le vol; il en ré-
sulte des pertes importantes pour les propriétaires, et il
devrait être remédié sans délai à ces abus.
5° Que les agents des bateaux à vapeur sont souvent
dans l'impossibilité, à quelque prix que ce soit, de se pro-
curer des ouvriers pour décharger leurs steamers, parce
19
'290 NOTES JL'STll'ICATIVES.
que le gouvernement les arrache par force au travail
pour lequel ils sont engagés.
Que les représenianls de Sa Majesté sont requis de
soumettre à S. A. le vice-roi ces abus afin d'en obtenir le
redressement.
6° Que les routes pour les besoins du commerce sont
dans le plus triste état et que les mesures nécessaires
pour leur réparation devraient être prises immédiate-
ment, spécialement celles conduisant des magasins aux
quais d'embarquement et de la douane et du chemin de
fer à la ville.
7° Que le honteux système de corruption pratiqué au
chemin de fer et à la douane devrait être arrêté. j
8° Que vu l'immense importation de machines dans ce
port (importation qui augmente chaque jour), l'agence-
ment de l'arsenal est tout à fait insufiisant et (|ue les me-
sures nécessaires devraient être prises sans retard pour
faciliter le débarquement, comme aussi l'ennnagasinage
après la niise à terre desdites machines.
9° Que si S. A. le vice-roi est d'opinion que le chemin
de fer et les vapeurs du Ml ne peuvent sutiire qu'à ses
besoins et à ceux de son gouvernement, les représentants
de Sa Majesté sont requis de demander à S. A. une auto-
risation (pii pei-metle au commerce de cette ville de pour-
voir il ses frais aux moyens nécessaires de transport tant
par terre que i)ar eau sans demander l'aide pécuniaire do
Son Altesse le vice-roi.
NOTES JUSTIFICATIVES. 'JiM
10° Que les ordres de S. E. le goiivenieur d'Alexandrie
ayant été i\ plusieurs reprises annulés par des otiiciers
inférieurs, les représentants de Sa Majesté devront repré-
senter ceci à S. A, le vice-roi afin de mettre un terme aux
embarras qu'un tel conflit entre l'autorité cause aux né-
gociants.
Signé : Peter TAYr.OR, président, Peel et C'*' ,
W. Prehn et C'"^ , P. Pasouale , Anderso.\ et
HoBSON, H. Bl'lrei.ev, R.-J. Moss et C''^, Dixon
Brothers et C'^, Fairmann et C'«, Joyce Thurburn
et C"^, A.-St.-J. FORSMANN, SCHILIZZI et LiDDELL,
Barker et O , P.-J. Cavafy et C'"^ , Dickinson
et C'^, Carwer, Bros et Gill, John Corlett, Chas,
J. Joyce et C'«, Fleming et C'^ J. Haselden, W.-B.
Brough et 0^.
292 NOTES JUSTIFICATIVES.
NOTE 3, page 1-0.
On ne lira pas sans intérêt le rapport circon-
stancié transmis au gouvernement français par le
commandant supérieur de la Vera-Cruz, sur le
combat du 2 octobre 1863, dans lequel s'est trouvé
engagé un détachement du bataillon nègre égyp-
tien; le sang-froid et l'intrépidité déployés par cette
petite troupe sont appréciés par le commandant
français dans des termes qui nous dispensent de
tout commentaire sur cette affaire si honorable
pour le contingent égyptien.
« Le 2 octobre 1863, à sept heures du matin, le traiii
ordinaire du chemin de fer quittait la gare de la Vera-
Cruz pour se rendre à la Soledad.
« Ce train était escorté par 14 hommes, 7 de la l""" corn-
^OTKS JUSTinCATIVKS. 29:5
pagnie de marins indigènes des Antilles, et 7 du bataillon
nègre égyptien, les nommés :
« Bekit Badren, 1" soldat, chef du détachement.
« Belal Hammad 2® soldat.
(( IttOLim Soudan id.
(( Brahim Abderrahman id.
« Mohammed Abdallah id.
(( Omar Mohammed id.
« Mohammed Ali id.
« Il se composait de wagons à voyageurs et de trucks
à marchandises; le nombre des passagers civils était de
ZiO environ ; parmi eux on comptait :
«MM. Ligier, chef de bataillon au régiment étranger;
Schérer, lieutenant à la compagnie indigène du
génie, de la Guadeloupe.
Boutenaille, sous-lieutenant à la contre-guerilla ;
Lyons, directeur du chemin de ferj
Franck, mécanicien en chef du chemin de fer;
Savelli, curé de la Soledad ;
Plusieurs femmes et enfants.
Le convoi se dirigeait sur la Tézéria avec une vitesse de
15 à 16 kilomètres à l'heure quand, à un tournant assez
brusque, à 6 kilomètres environ de cette station, dans un
endroit appelé la Loma de la Bevista, où la voie est en-
caissée de h mètres environ et les talus couverts de bois
ou de fortes broussailles, le mécanicien placé sur la lo-
comotive s'aperçut ([ue plusieurs rails avaient été enlevés;
la vapeur fut immédiatement renversée, mais le train
•201 NOTKS JUSTIFICATIVES.
entier, entraîné par la vitesse acquise, continua un mo-
ment encore sa roule, et les wagons de la tête déraillèrent
sans qu'on pût einj)êcher cet accident.
(( A cet instant, niic vive fusillade; éclata des deux côtés
de la voie : les coups partaient de haut en bas sans qu'on
pût apercevoir les assaillants; le mécanicien et un voya-
geur civil furent blessés. Toutes les personnes descendues
(lu ^vagon y remontèrent précipitamment; le comman-
dant Ligier prit la direction de la défense et descendit
pour examiner la position et voir s'il ne serait pas possible
de tourner l'ennemi.
« Au milieu de l'émotion générale et du désordre
causé par le déraillement, par les cris des femmes et des
enfants, par l'inquiétude de tous les voyageurs, les sept
Égyptiens n'avaient eu qu'une seule pensée, celle de se
saisir de leurs armes, de s'assurer de leur état et de se
tenir prêts à faire feu sur les ennemis s'ils se décou-
vraient; couverts par les parois du wagon où ils étaient
placés, ils attendirent le moment d'engager la lutte avec
un sang-froid digne des plus grands éloges.
(( En voyant le commandant Ligier descendre de
wagon, tous les hommes d'escorte le suivirent pour exé-
cuter ses ordres; malgré un feu très-vif mais peu meur-
trier, par suite de l'obligation où se trouvaient les Mexi-
cains de se couvrir le plus possible, la reconnaissance se
fît sans encombre.
u Le commandant, reconnaissant que la position ne
pouvait être tournée, voulut l'attaciuerde front; il lança
les quatorze hommes à l'assaut de la hauteur; mais le
terrain était couvert de broussailles trop épaisses, on ne
>OTES JUSTIFICATIVIiS. '295
put avancer, et il fallut se replier sur les wagons. Pendant
ce mouvement, le commandant Ligier fut grièvement
blessé, deux marins furent également atteints par les
projectiles. Ce succès encouragea les assaillants; le feu
redoubla et rendit la retraite indispensable. Au moment
où le commandant Ligier, aidé par le nommé Belal-Ham-
mad, remontait en wagon, un nouveau coup de feu le
blessait mortellement, et Betal Hammad lui-même tom-
bait tué par une balle à la tête. Bekhit Badren et Iltoum
Soudan se dévouèrent alors; ils relevèrent d'abord le
commandant qui respirait encore, le hissèrent dans le
wagon et revinrent prendre Betal Hammad, protégés par
le feu du restant de l'escorte éparpillée derrière toutes les
voitures.
« A partir de ce moment, le lieutenant Schérer prit le
commandement général ; il plaça ses hommes de manière
à neutraliser complètement toute tentative d'attaque de
vive force de la part des Mexicains; de plus il expédia
des hommes du chemin de fer à la Téjéria et à la Vera-
Cruz pour informer le commandant supérieur de sa po-
sition critique et lui demander des secours.
« La Téjéria était occupée à cette époque par une sec-
tion d'Égyptiens forte d'un officier et de /i5 hommes, et
placée sous les ordres supérieurs du sous-!ieulenant Ra-
zaud, du régiment étranger; cet officier avait, dès le ma-
tin, été prévenu par ses espions qu'un parti nombreux de
Mexicains, 250 à 300 hommes environ, battait la cam-
pagne; il avait pris ses dispositions en conséquence, et
se tenait prêta toute éventualité; aussi quand l'avis de
M, Schérer lui arriva, cet officier put-il partir tout de
'29G NOTKS J l oTIFIC ATIVRS.
suite au pas de course avec les Égyptiens; il se dirigea
en droite ligne sur la Loma de la Revista.
« Pendant ce temps, le combat continuait toujours; les
défenseurs du convoi, malgré leur petit nombre, tiraient
presque à coup sûr sur les Mexicains; le mal qu'ils leur
faisaient dut être très-grand, car plusieurs fois ces der-
niers, gênés par ce feu bien dirigé, voulurent essayer de
descendre et tenter une lutte corps à corps, et toujours
leurs tentatives furent infructueuses; le nonnné Ittoum-
Soudan en tua lui-même deux presque à bout pourtant.
« L'attaque durait depuis plus d'une heure et les mu-
nitions commençaient à s'épuiser, quand tout à coup du
côté de l'ennemi le feu se ralentit brusquement et cessa
même un instant après : M. le lieutenant Scbérer crai-
gnant un i)iégo, ne voulait pas quitter la défensive; il at-
tendit quelf|uc's minutes, puis un Indien se décida à aller
à la découverte, et il ne tarda pas à revenir annonçant la
disparition complète des Mexicains. Prévenu jiar ses
éclaireurs, leur chef avait appris l'arrivée de la garnison
de la ïéjéria; craignant de se trouver pris entre deux
feux, il s'était décidé à abandonner le lieu du combat.
« On put alors respirer à l'aise et porter secours aux
blessés; les pertes avaient été très-sensibles; le comman-
dant Ligier, Betal Hammad et un Mexicain passager
étaient morts; MM. Lyons, directeur du chemin de fer, le
curé Savelli et un soldat étaient très-grièvement blessés;
M. Schérer, M. Botemaille, neuf soldats ou passagers et
une dame avaient des blessures moins graves, heureuse-
ment. On s'empressa de leur donner les soins les plus ur-
gents; une heure après, vers dix heures et demie, tous
NOTKS JUSTIFICATIVr.S. '297
étaient ranituiés ù la \'ora-Cruz et transj^ortés dans leurs
familles ou dans les hôpitaux.
« Dans ce combat, les sept Égyptiens ont déployé lu
vigueur la plus grande, le sang-froid le plus rare; fous
ont fait l'admiration des ofticiers et des soldats près des-
quels ils combattaient; nul doute qu'en grande partie le
succès n'ait été dû à leur résistance opiniâtre, résistance
d'autant plus méritoire que, d'après les renseignements
recueillis postérieurement, les Mexicains étaient au
nombre d'environ 300, tant fantassins que cavaliers.
« Après l'affaire, le premier soldat, Bekhit Badren, a
été nommé caporal, Ittoum Soudan, Brahim Âbderrah-
man, Moliammed Abdallah et Omar Mohammed ont été
faits premiers soldats. De plus, Bekhit Badren et Ittoum
Soudan ont été proposés pour la médaille militaire.
(( Cette récompense leur a été accordée le 1®'" mars
186Z|, par M. le général commandant en chef le corps ex-
péditionnaire.
(( Le commandant supérieur,
(( Signé : H. Maréchal.
(( Vu : le général de brigade, commandant supérieur
d'Orizaba,
« Signé : de Maussiun. »
La Vera-Cruz, le 24 mars 1864.
298 NOTES JL STIFIC ATI \ KS.
NOTE /l, page 70.
Le bureau européen de la police des passe-ports
a fourni les renseignements statistiques suivants,
qui donneront une idée exacte du mouvement des
arrivages dans la colonie européenne.
Liste des voyageurs arrivés à Alexandrie depuis le
l"^'" ramazan 1280, jusqu'à la fin de 1281. (Six mois du
8 février 186/i au 2 août.)
41 Américains, 1,650 Anglais, 22 Hanséatiques, 1,061
Autrichiens, l/i Belges, 1 Danois, 36 Espagnols, 1,187
Français, 513 Algériens, 23 Hollandais, 882 Italiens,
1,873 Grecs, /i91 Persans, 5 Portugais, 91 lYussiens,
/j69 Russes, 5 Suédois.
Pendant cette môme période, le chifîre des arrivants
s'est élevé à 27,503 personnes et le chiffre des départs à
15,882. Ce qui représente une augmentation de popula-
tion de 11,021 liabilants.
\o iKS Ji sTii-icAin i;s. 299
NOTE 5, pa|,'e 22 0.
Notre livre était fait lorsque, dans le journal le
TempSj, en date du 10 février courant (1865), nous
avons trouvé une correspondance du Caire du
19 janvier, de laquelle nous extrayons le passage
suivant :
a Je commencerai par la Compagnie dite du
Soudan et de la haute Egypte, dont la création remonte
au mois de juin 1863. Lorsque le vice-roi se décida à
prendre cette entreprise sous son patronage, cinq mois à
peine s'élaient écoulés depuis son avènement. On ne pou-
vait mieux commencer un règne. Quel était, en effet, le
but des fondateurs? Un but tout de civilisation et de pro-
grés : développer la production et faire pénétrer le com-
merce régulier dans de riches contrées inexploitées jus-
qu'ici.
((Sous le nom de Soudan (Bel-ed-Essoudan, pays des
300 NOTES JLSTiriCATlVKS.
noirs) , ou fuinprend aujoui-d'liui la vaste région ([ui
s'étend au sud du Sahara, depuis la hauteur de l'Al-
gérie jusqu'à FAbyssiiiie. Quant au Soudan égyptien
proprement dit, celui que la Compagnie nouvelle avait
surtout en vue, il est borné à l'ouest par le Darfour,
et à l'est par l'Abyssinie; au sud, on ne connaît pas
ses limites. Mais, tel qu'il a été exploré jusqu'à ce jour,
la surface totale qu'il occu[)e n'est pas de moins de
1^0, 000 lieues carrées, plus de quatre fois la superficie
de la France.
(' Le champ est vaste, comme on le voit, d'autant plus
vaste que dans ces régions le manque absolu des voies de
communication ordinaires force le commerce à suivre le
cours des ileuves : circonstance qui rend tributaires de
la Compagnie non-seulement le Soudan lui-même, mais
encore tous les pays qui bordent les affluents du Nil,
c'est-à-dire une partie de l'Abyssinie, le territoire des
Gallas, le Darfour, etc. Le vice-roi voulut, en accordant
son aulurisatioi) , que les moyens fussent proportionnés
au but, et la société fut constituée au capital de deux
millions de livres sterling (50,000,000 de francs).
« En outre, désireux d'aider de tout son pouvoir au
succès de l'atfaire, il ordonna que la ligne télégraphique
fût continuée jusqu'à Kartoum , et que l'on préparât le
matériel nécessaire à l'établissement d'un service de re-
morquage sur le Ml, du Caire à la première cataracte,
celle d'Assouan. Ces deux mesures elles-mêmes ne fai-
saient, dans son esprit, qu'en préparer une troisième plus
radicale et bien autrement importante. Il projetait dès
lors de relier la capitale de son royaume à ses confms les
NOTES Jl S 1! ne V\\\ I.S. ;t01
plus extrêmes, au moyen d'une voie feiire qui, remon-
tant la vallée du Nil jusqu'à Dongolak, s'élancerait au
travers du désert de Bahiouda jusqu'à la sixi<''me cata-
racte,
((Tels étaient les moyens que le gouvernement ('gyp-
tien tenait à la disposition de la Compagnie du Soudan. —
Voyons maintenant, en quelques mots, quelles ressources
devaient lui offrir les contrées où elle se proposait d'é-
tendre ses opérations.
(( Ces ressources, les récits des voyageurs qui, dans ces
derniers temps, ont pénétré dans l'Afrique équatoriale,
nous les représentent comme très-variées, presque infi-
nies. Je ne parlerai ni de l'ivoire, ni des plumes d'au-
truche, ni de la gomme, dont le Caire a dejjuis longtemps
déjà centralisé le commerce. Je ne dirai rien non plus des
métaux précieux que Ton y rencontre à l'état natif, des
mines de fer magnétique et de cuivre, dont lexploitation,
il est vrai, ne deviendra régulière et fructueuse qu'avec
l'aide de procédés d'une introduction et d'un emploi
assez onéreux, du moins jusqu'à nouvel ordre. Mais la
véritable source de richesses dans ces immenses régions,
c'est le sol. Des pics les plus élevés de l'Abyssinie aux
vallées du Sennaar et aux plaines du Soudan lui-même, la
nature semble avoir pris plaisir à le façonner pour les
cultures les plus productives : céréales, café, sucre,
plantes textiles, bois de teinture et de construction; il
n'est pour ainsi dire rien que l'on ne puisse en faire
sortir, grâce à l'existence de larges cours d'eau, de lacs
nombreux, dont un soleil de feu vient surexciter les prin-
cipes fécondants.
wi Norr.s .11 sTiFic \ti\ ks.
(c De plus, répizoûtie qui venait d'éclaler en Egypte, et
les effets de la guerre d'Amérique sur les prix du colon
favorisaient singulièrement les débuts de la nouvelle Com-
pagnie. Les troupeaux de bétail sont innombrables dans
les gras pâturages f[u'arrose le Nil supérieur et ses af-
lluents, et chacun sait (jue le cotonnier pousse ii l'état
naturel dans le Soudan et les pays qui l'environnent.
Il lui eût donc sutiî de quelques efllbrts persévérants pour
faire tourner à son plus grand profit ce que l'on considé-
rerait ailleurs, i\ juste titre, comme des mallieurs pu-
blics.
«Au lieu de cela, qu'a-t-elle fait? Elle s'est traînée
pendant quelque temps dans l'ornière tracée avant elle
par des négociants dont les ressources restreintes limi-
taient les opérations et comprimaient l'esprit d'entre-
prise. Puis, ne trouvant pas à ce métier d'aliment suffisant
pour les grands capitaux dont elle dispose, elle s'est
rabattue sur les fellahs. Ses agents ont couru les villages
du Delta, faisant aux cultivateurs besoigneux des avances
sur leurs récoltes de coton, à raison de 3, k et jusqu'à
5 »/„ par mois. Bref, du rôle magnifique qu'elle pou-
vait jouer, elle est descendue, tranchons le mot, à celui
d'usurière.
« Le châtiment ne s'est du reste pas fait attendre. Do-
minée par l'appât d'un gain à la fois facile et considé-
rable, la Compagnie s'est laissé tronq:)er sur l'importance
des ressources, sur la valeurdes propriétés de bon nombre
de ses emprunteurs; et lorsqu'à éclaté la dernière crise,
partie de ses placements a été gravement compromise.
On n'estime pas â moins de soixante-dix mille livres ster-
NOTES J L S T 1 1" I ( ; AT I \ F. S . 'Mi
ling le cliiflVe des pertes que rcntraiiiement de ses agonis
lui a fait essuyer.
(c Espérons que la leçon lui profitera. Je le crois pour
mon compte, d'autant plus facilement, (ju'à la suite de
cette pileuse aventure, le personnel de la direction a été
remanié. C'est à M. Ross, négociant du plus grand mé-
rite, que sont désormais confiées ses destinées. Elles ne
peuvent que devenir très-prospères en d'aussi habiles
mains.
« On ne tardera donc pas à voir la Compagnie du Sou-
dan rentrer dans sa véritable voie et poursuivre avec
persévérance et courage le but pour lequel elle a été
fondée.
« A bientôt de nouveaux renseignements sur quelques
autres compagnies, la longueur de cette lettre me forçant
de les ajourner à la suivante, y
Nous laissons au correspondant la responsabilité
de semblables assertions sur le compte de la Com-
pagnie du Soudan, — assertions qui contirment
pleinement du reste les opinions que nous avons
émises dans le courant de ce volume, écrit avec
toute la discrétion possible.
Le document ci-dessus prouve une fois de plus
que le vice-roi soutient énergiqiiement les opéra-
tions qu'il patronne.
A ce propos, n'oublions pas d'ajouter que les
304 .\ OTl-S J L STl IJ C ATI \ K S.
compai^nies « la Medjidié » et « l'Azizié, » faisant
le service de la Méditenanée, de la mer Rouge et
du Nil, viennent de fusionner. On sait que le vice-
roi possède une notable partie du capital social de
ces sociétés.
TABLE
Ac Lectecp. 1
Chapitre I*""" Ismail , vice-roi 3
— II. Les héritiers d'Ismail 27
— III. Le fellah. — La corvée 31
— IV. Alexandrie 65
— V. A travers le Caire. — Suez 81
— VI. Esquisses au trait. — Ragheb-Pacha. — Nubar-
Pacha 107
— VIL L'administration locale dans ses rapports avec
la colonie 115
— VIII. La terre. — L'impôt. — L'usure 143
— IX. L'organisation nouvelle. — L'armée. — La
marine 163
— X. ' Instruction publique 179
— XL La presse 189
— XII. Le budget 195
— XIII. La colonie européenne. — Commissions et
sociétés nouvelles 213
'20
306 TABLE
Chapitre XIV. Le colon. - La douane égj-ptienne. - L'ar-
. . . 225
gent
— XV. Les travaux publics -"*'*
— XVI. Les chemins de fer égj'ptiens 25o
— WII. Considérations générales -'''
.... 277
Notes justificatives
FIN DE L\ TABLE.
LRIS. — J. CLAVE, IMPRIMEUR, RUE S A 1 N T- R E N O I T,
0
DT Sacré, Amédée
'^^ L'Egypte et Ismaïl nacha
S33
PLEASE DO NOT REMOVE
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