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Full text of "L'hérésiarque & Cie"

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PQ 
Z601 

P6H4 

1922 


K 


)>'7  0 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


littp://www.archive.org/details/lhrsiarqueciOOapol 


J'  ^ 


L'HERESIARQUE  a  e 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 


L'Enchanteur  Pourrissant,  avec  bois  d'André  Derain.    1S09 

Le  Bestiaire  du  Cortège  d'Orphée,  poèmes,  avec  bois  de 
Raoul  Duly 1911 

Les  Peintres  cubistes 1912 

Alcools,  poèmes 1913 

Case  d'Armons 1915 

Le    Poète    assassiné,    avec   un  portrait   de    l'auteur,    par 
André  Rouveyre 1916 

Vitam  Impendere   Amort,  avec  un   dessin   d'André   Rou- 
veyre   1917 

Les  Mamelles   de   Tiresias,  musique  de    Germaine-Albert 
Birot,  et  dessins  de  Serge  Ferrât 1918 

Calligrammes,    avec    un     porlr.\  :    de    l'auteur    par    Pablo 
Picasso 1918 


E.   GREVDî   —   IMPRIMERIE   DE   LAGNY 


^     . ^ 


L'HERESIARQUE 


a  c 


lE 


GUILLAUME    APOLLINAIRE 


DIXIEME   EDITION 


1922 


PARIS 

DELAMAIN,     BOUTELLEAU     ET    C*^  ,     ÉDITEURS 
flace  du  Théâtre  Français,  et  7,  rue  du  Vieux-Colombier. 

LIBRAIRIE     STOCK 


Pc 

1917. 


L'auteur  et  l'éditeur  déclarent  réserver  leurs  droits  de  ira» 
iluaion  et  de  reproduction  pour  tous  les  pays,  7  compris  la 
Suède  et  la  Norvège. 

Cet  ouvrage  a  été  déposé  au  Ministère  de  l'Intérieur  (section  de 
la  librairie)  en  of^obre  1910. 


THADÉE  NATANSON 

CES 

PHILTRES  DE  PHANTASE 


LE   PASSANT  DE  PRAGUE 


LE  PASSANT  DE  PRAGUE 


En  mars  1902,  je  fus  à  Prague. 

J'arrivais  de  Dresde. 

Dès  Bodenbach,  où  sont  les  douanes  autri- 
chiennes, les  allures  des  employés  de  chemin 
de  fer  m'avaient  montré  que  la  raideur  alle- 
mande n'existe  pas  dans  l'empire  des  Habs- 
bourg. 

Lorsqu'à  la  gare  je  m'enquis  de  la  consigne, 
afin  d'y  déposer  ma  valise,  l'employé  me  la 
prit  ;  puis,  tirant  de  sa  poche  un  billet  depuis 
longtemps  utilisé  et  graisseux,  il  le  déchira  en 
deux  et  m'en  donna  une  moitié  en  m*invitant 
à  la  garder  soigneusement.  Il  m'assura  que,  de 
son  côté,  il  ferait  de  même  pour  Vautre  moitié, 
et  que,  les  deux  fragments  de  billet  coïncidant, 
je   prouverais    ainsi   être    le    propriétaire   du 


4  l'hérésiarque    et    Cie 

bagage  quand  il  me  plairait  de  rentrer  en  sa  pos- 
session, lime  salua  en  retirant  son  disgracieux 
képi  autrichien. 

A  la  sortie  de  la  gare  François-Joseph,  après 
avoir  congédié  les  faquins,  d'obséquiosité  tout 
italienne,  qui  s'offraient  en  un  allemand  in- 
compréhensible, je  m'engageai  dans  de  vieilles 
rues,  afin  de  trouver  un  logis  en  rapport  avec 
ma  bourse.de  voyageur  peu  riche.  Selon  une 
habitude  assez  inconvenante,  mais  très  com- 
mode quand  on  ne  connaît  rien  d'une  ville,  je 
me  renseignai  auprès  de  plusieurs  passants. 

Pour  mon  étonnement,  les  cinq  premiers  ne 
comprenaient  pas  un  mot  d'allemand,  mais  seu- 
lement le  tchèque.  Le  sixième,  auquel  je  m'a- 
dressai, m'écouta,  sourit,  et  me  répondit  en 
français  : 

—  Parlez  français,  monsieur,  nous  détestons 
les  Allemands  bien  plus  que  ne  font  les  Fran- 
çais. Nous  les  haïssons,  ces  gens  qui  veulent 
nous  imposer  leur  langue,  profitent  de  nos 
industries  et  de  notre  sol  dont  la  fécondité  pro- 
duit tout,  le  vin,  le  charbon,  les  pierres  fines  et 
les  métaux  précieux,  tout,  sauf  le  sel.  A  Prague, 
on  ne  parle  que  le  tchèque.  Mais  lorsque  vous 
parlerez  français,  ceux  qui  sauront  vous  ré- 
pondre le  ieront  toujours  avec  joie. 

Il  m'indiqua  un  hôtel  situé  dans  une  rue  dont 


LE    PASSANT    DE    PaAGUE 


le  nom  est  orthographié  de  telle  sorte  qu'on  le 
prononce  PoTJiiz,  et  prit  con  gé  en  m'assurant 
de  sa  sympathie  pour  la  France. 


Peu  de  jours  auparavant,  Paris  avait  fêté  le 
centenaire  de  Victor  Hugo. 

Je  pus  me  rendre  compte  que  les  sympathies 
bohémiennes,  manifestées  à  cette  occasion, 
n'étaient  pas  vaines.  Sur  les  murs,  de  belles 
affiches  annonçaient  les  traductions  en  tchèque 
des  romans  de  Victor  Hugo.  Les  devantures 
des  librairies  semblaient  de  véritables  musées 
bibliographiques  du  poète.  Sur  les  vitrines 
étaient  collés  des  extraits  de  journaux  parisiens 
relatant  la  visite  du  maire  de  Prague  et  des 
Sokols.  Je  me  dem.ande  encore  quel  était  le 
rôle  de  la  gymnastique  en  cette  aûaire. 

Le  rez-de  chaussée  de  Thôtel  qui  m'avait  été 
indiqué,  était  occupé  par  un  café  chantant.  Au 
premier  étage,  je  trouvai  une  vieille  qui,  après 
que  j'eus  débattu  le  prix,  me  mena  dans  une 
chambre  étroite  où  étaient  deux  lits.  Je  spécifiai 
que  j'entendais  habiter  seul.  La  femme  sourit, 
et  me  dit  que  je  ferais  comme  bon  me  semble- 
rait ;  qu'en  tout  cas  je  trouverais  facilement  une 
compagne  au  café-chantant  du  rez-de-chaussée. 


L  ni: RÉSIA TIQUE    ET    C^« 


Je  sortis,  dans  l'intôution  de  me  promener 
tant  qu'il  ferait  jour  et  de  dîner  ensuite  dans 
une  auberge  bohémienne.  Selon  ma  coutume, 
je  me  renseignai  auprès  dun  passant.  Il  se 
trouva  que  celui-ci  reconnut  aussi  mon  accent 
et  me  répondit  en  français  : 

—  Je  suis  étranger  comme  vous,  mais  je 
connais  assez  Prague  et  ses  beautés  pour  vous 
inviter  à  m'accompagner  à  travers  la  ville. 

Je  regardai  Thomme.  Il  me  parut  sexagé- 
naire, mais  encore  vert.  Son  vêtement  appa- 
rent se  composait  d'un  long  manteau  marron 
au  col  de  loutre,  d'un  pantalon  de  drap  noir 
assez  étroit  pour  mouler  un  mollet  qu'on  devi- 
nait très  musclé.  Il  était  coiffé  d'un  large  cha- 
peau de  feutre  noir,  comme  en  portent  souvent 
les  professeurs  allemands.  Son  front  était  en- 
touré d'une  bandelette  de  soie  noire.  Ses 
chaussures  de  cuir  mou,  sans  talons,  étouf- 
faient le  bruit  de  ses  pas  égaux  et  lents  comme 
ceux  de  quelqu'un  qui,  ayant  un  long  chemin 
à  parcourir,  ne  veut  pas  être  fatigué  en  arrivant 
au  but.  Nous  allions  sans  parler.  Je  détaillai  le 
profil  de  mon  compagnon.  Le  visage  disparais- 
sait presque  dans  la  masse  de   la  barbe,  des 


LE    PASSANT    DE    PRAGUE  / 

moustaches,  et  des  cheveux  démesurément 
longs  mais  soigneusement  peignés,  d'une  blan- 
cheur d'hermine.  On  voyait  pourtant  les  lèvres 
épaisses  et  violettes.  Le  nez  proéminait,  poilu 
et  courbe.  Près  d'un  urinoir,  Finconu  s'arrêta 
et  me  dit  : 

—  Pardon,  monsieur. 

Je  le  suivis.  Je  vis  que  son  pantalon  était  à 
pont.  Dès  que  nous  fûmes  sortis  : 

—  Regardez  ces  anciennes  maisons,  dit-il  ; 
elles  conservent  les  âignes  qui  les  distinguaient 
avant  qu'on  ne  les  eût  numérotées.  Voici  la 
maison  à  la  Vierge,  celle-là  est  à  VAigle,  et 
voilà  la  maison  au  Chevalier. 

Au-dessus  du  portail  de  cette  dernière  une 
date  était  gravée. 

Le  vieillard  la  lut  à  haute  voix  : 

■—  1721.  Où  étais-je  donc?.,.  Le  21  juin  1721 
j'arrivai  aux  portes  de  Munich. 

Je  l'écoutais.  effrayé,  et  pensant  avoir  affaire 
à  un  fou.  Il  me  regarda  et  sourit,  découvrant 
des  gencives  édentées.  Il  continua  ; 

J'arrivai  aux  portes  de  Munich.  Mais  il  paraît 
que  ma  figure  ne  plul  pas  aux  soldats  du  poste, 
car  ils  m'interrogèrent  de  façon  fort  indiscrète. 
Mes  réponses  ne  les  satisfaisant  pas,  ils  me 
garrottèrent  et  me  menèrent  devant  les  inqui- 
siteurs. Bien  que  ma  conscience  fût  nette,  je 


8  l'hérésiarque    et    Qie 

n'étais  pas  fort  rassuré.  En  chemin,  la  vue  du 
saint  Onuphre,  peint  sur  la  maison  qui  porte 
actuellement  le  numéro  17  de  la  Marienplatz, 
m'assura  que  je  vivrais  au  moins  jusqu'au  len- 
demain. Car  cette  image  a  la  prr>priété  d'ac- 
corder un  jour  de  vie  à  qui  la  regarde.  Il  est 
vrai  que,  pour  moi,  cette  vue  n'avait  que  peu 
d'utilité  ;  je  possède  l'ironique  certitude  de  sur- 
vivre. Les  juges  me  remirent  en  liberté,  et, 
durant  huit  jours,  je  me  promenai  dans  Munich. 

—  Vous  étiez  bien  jeune  alors,  articalai-je 
pour  dire  quelque  chose;  bien  jeune I 

Il  répondit  sur  un  ton  d'indifférence  : 

—  Plus  jeune  de  près  de  deux  siècles.  Mais, 
sauf  le  costume,  j'avais  le  même  aspect  qu'au- 
jourd'hui. Ce  n'était  d'ailleurs  pas  ma  première 
visite  à  Munich.  J'y  étais  venu  en  1334,  et  je 
me  souviens  toujours  de  deux  cortèges  que  j'y 
rencontrai.  Le  premier  était  composé  d'ar- 
chers promenant  une  ribaude,  qui  faisait  vail- 
lamment tête  aux  huées  populaires  et  portait 
royalement  sa  couronne  de  paille,  diadème 
infamant  au  sommet  duquel  tintinnabulait  une 
clochette;  deux  longues  tresses  de  paille  des- 
cendaient jusqu'aux  jarrets  de  la  belle  fille. 
Ses  mains  enchaînées  étaient  croisées  sur  son 
ventre  qui  avançait  vénérieusement,  selon  la 
mode  d'une  époque  où  la  beauté  des  femmes 


LE    PASSANT    DE    PRAGUE  \J 

consistait  à  paraître  enceintes.  C'est  d'ailleurs 
leur  seule  beauté.  Le  second  cortège  était 
celui  d'un  juif  qu'on  menait  pendre.  Avec  la 
foule  hurlante  et  saoule  de  bière,  je  marchai 
jusqu'aux  potences.  Le  juif  avait  la  tête  prise 
dans  un  masque  de  fer  peint  en  rouge.  Ce  mas- 
que simulait  une  figure  diabolique,  dont  les 
oreilles  avaient,  à  vrai  dire,  la  forme  des  cor- 
nets qui  sont  les  oreilles  d'âne  dont  on  coiffe 
les  méchants  enfants.  Le  nez  s'allongeait  en 
pointe,  et,  pesant,  forçait  le  malheureux  à 
marcher  courbé.  Une  langue  immense,  plate, 
étroite  et  roulée  complétait  ce  jouet  incom- 
mode. Nulle  femme  n'avait  pitié  du  juif.  Aucune 
n'eut  l'idée  d'essuyer  sa  face  suante  sous  le 
masque,  —  comme  cette  inconnue  qui  essuya 
le  visage  de  Jésus  avec  le  linge  appelé  Sainte- 
Véroiyque.  Ayant  remarqué  qu'un  valet  du 
cortège  menait  deux  gros  chiens  en  laisse, 
la  plèbe  exigea  qu'on  les  pendît  aux  côtés  du 
juif.  Je-  trouvai  que  c'était  un  double  sacrilège, 
au  point  de  vue  de  la  religion  de  ces  gens-la, 
qui  firent  du  juif  une  sorte  de  Christ  navrant, 
et  au  point  de  vue  de  l'humanité,  car  je  déteste 
les  animaux,  monsieur,  et  ne  supporte  pas 
qu'on  les  traite  en  hommes I 

—  Vous  éles  Israélite,   n'est-ce  pas?  dis-je 
simplement. 


iO  l'hébésiabque  et  c*« 

Il  répondit  : 

—  Je  suis  le  Juif  Errant.  Vous  l'aviez  sans 
doute  déjà  deviné.  Je  suis  l'Éternel  Juif  — 
c'est  ainsi  que  m'appellent  les  Allemands.  Je 
suis  Isaac  Laquedem. 

Je  lui  donnai  ma  carte  en  lui  disant  : 

—  Vous  étiez  a  Paris,  l'an  dernier,  en  avril, 
n'est-ce  pas?  Et  vous  avez  écrit  à  la  craie  votre 
nom  sur  un  mur  de  la  rue  de  Bretagne.  Je  me 
souviens  de  l'avoir  lu,  un  jour  que,  sur  l'impé- 
riale d'un  omnibus,  je  me  rendais  à  la  Bastille. 

Il  dit  que  c'était  vrai,  et  je  continuai  : 

—  On  vous  attribue  souvent  le  nom  d'Ahas- 
vérus ? 

—  Mon  Dieu,  ces  noms  m'appartiennent  et 
bien  d'autres  encore  î  La  complainte  que  l'on 
chanta  après  ma  visite  à  Bruxelles  me  nomme 
Isaac  Laquedem,  d'après  Philippe  Mouskes,  qui, 
en  1243,  mit  en  rimes  flamandes  mon  histoire. 
Le  chroniqueur  anglais  Mathieu,  de  Paris,  qui 
la  tenait  du  patriarche  arménien,  l'avait  déjà 
racontée.  Depuis,  les  poètes  et  les  chroniqueurs 
ont  souvent  rapporté  mes  passages,  sous  le  nom 
dAhasver,  A-hasvérus  ou  Ahasvère,  dans  telles 
ou  telles  villes.  Les  Italiens  me  nomment  But- 
tadio  —  en  latin  Buttadeus  ;  —  les  Bretons, 
Boudedeo;  les  Espagnols,  Juan  Espéra-en- 
Dios.  Je  préfère  le  nom  d'Isaac  Laquedem,  sous 


LE    PASSANT    Dtà    PRAGUE  li 

lequel  on  m'a  vu  souvent  en  Hollande.  Des 
auteurs  prétendent  que  j'étais  portier  chez 
Ponce-Piiate,  et  que  mon  nom  était  Kartha- 
philos.  D'autres  ne  voient  en  moi  qu'un  save- 
tier, et  la  ville  de  Berne  s'iionore  de  conserver 
une  paire  de  bottes  qu'on  prétend  faites  par 
moi  et  que  j'y  aurais  laissées  après  mon  pas- 
sage. Mais  je  ne  dirai  rien  sur  mon  identité, 
sinon  que  Jésus  m'ordonna  de  marcher  jusqu'à 
son  retour.  J«  n'ai  pas  lu  les  œuvres  que  j'ai 
inspirées,  mais  j'en  connais  le  nom  des  auteurs. 
Ce  sont  :  Goethe,  Schubart,  Schlegel,  Schrei- 
ber,  von  Schenck,  Plîzer,  W.  Muiler,  Lenau, 
Zedlitz,  Moseos,  Kohler,  Klingemann,  Levin, 
Schiiking,  Andersen,  Heller,  Herrig,  Hamer- 
ling,  Robert  Giseke,  Carmen  Sylva,  Hellig, 
Neubaur,  Paulus  Cassel,  Edgard  Quinet,  Eu- 
gène Sue,  Gaston  Paris,  Jean  Richepin,  Jules 
Jouy,  l'Anglais  Conway,  les  Pragois  Max  Haus- 
hofer  et  Suchomel.  Il  est  juste  d'ajouter  que 
tous  ces  auteurs  se  sont  aidés  du  petit  livre 
de  colportage  qui,  paru  à  Leyde  en  1602,  fut 
aussitôt  traduit  en  latin,  français  et  hollan- 
dais, et  fut  rajeuni  et  augmenté  par  Simrock 
dans  ses  livres  populaires  allemands.  Mais 
regardez!  Voici  le  Ring  ou  Place  de  Grève. 
Cette  église  contient  la  tombe  de  l'astroiiome 
Tycho-Brahé  ;  Jean  Huss  y    prêcha,    et   ses 


l'2  l'hérésiaroue  et  ci* 

murailles  gardent  les  marques  des  boulets  des 
guerres  de  Trente  Ans  et  de  Sept  Ans. 

Nous  nous  tûmes,  visitâmes  l'église,  puis 
allâmes  entendre  tinter  l'heure  à  l'horloge  de 
l'Hôtel  de  Ville.  La  Mort,  tirant  la  corde,  sonnait 
en  hochant  la  tête.  D'autres  statuettes  re- 
muaient, tandis  que  le  coq  battait  des  ailes 
et  que,  devant  une  fenêtre  ouverte,  les  Douze 
ApôLres  passaient  en  jetant  un  coup  d'œil  impas- 
sible sur  la  rue.  Après  avoir  visité  la  désolante 
prison  appelée  Schblnskd,  nous  traversâmes  le 
quartier  juif  aux  étalages  de  vieux  habits,  de 
ferrailles  et  d'autres  choses  sans  nom.  Des  bou- 
chers dépeçaient  des  veaux.  Des  femmes  bot- 
tées se  hâtaient.  Des  juifs  en  deui]  passaient, 
reconnaissables  à  leurs  habits  déchirés.  Les 
enfants  s*apostrophaient  en  tchèque  ou  en 
jargon  hébraïque.  Nous  visitâmes,  tête  cou- 
verte, Tantique  synagogue,  où  les  femmes 
n'entrent  point  pendant  les  cérémonies,  mais 
regardent  par  une  lucarne.  Cette  synagogue  a 
Tair  d'une  tombe,  où  dort  voilé  le  vieux  rouleau 
de  parchemin  qui  est  une  admirable  thora. 
Ensuite,  Laquedem  lut  à  l'horloge  de  l'Hôtel  de 
Ville  juif  qu'il  était  trois  heures.  Cette  horloge 
porte  des  chiffres  hébreux  et  ses  aiguilles  mar- 
chent à  rebours.  Nous  passâmes  la  Moldau  sur 
la  Carlsbriicke,  pont  d'où  saint  Jean  Népomu- 


LE  Passant  di£  praGuë  13 

cène,  martyr  du  secret  de  la  Confession,  fut 
jeté  dans  la  rivière.  De  ce  pont  orné  de  statues 
pieuses,  on  a  le  spectacle  magnifique  de  la 
Moldau  et  de  toute  la  ville  de  Prague  avec  ses 
églises  et  ses  couvents. 

En  face  de  nous  se  dressait  la  colline  du 
Hradschin.  Pendant  que  nous  montions  entre 
les  palais,  nous  parlâmes. 

—  Je  croyais,  dis-je,  que  vous  n'existiez  pas. 
Votre  légende,  me  semblait-il,  symbolisait 
votre  race  errante...  J'aime  les  Juifs,  monsieur. 
Ils  s'agitent  agréablement  et  il  en  est  de 
malheureux...  Ainsi,  c'est  vrai,  Jésus  vous 
chassa? 

—  C'est  vrai,  mais  ne  parlons  pas  de  cela. 
Je  suis  accoutumé  à  ma  vie  sans  fin  et  sans 
repos.  Car  je  ne  dors  pas.  Je  marche  sans  cesse, 
et  marcherai  encore  pendant  que  se  manifeste* 
ront  les  Quinze  Signes  du  Jugement  Dernier. 
Mais  je  ne  parcours  pas  un  chemin  de  la  croix, 
mes  routes  sont  heureuses.  Témoin  immortel 
et  unique  de  la  présence  du  Christ  sur  la  terre, 
j'atteste  aux  hommes  la  réalité  du  drame  divin 
et  rédempteur  qui  se  dénoua  sur  le  Golgotha. 
Quelle  gloire  !  Quelle  joie  !  Mais  je  suis  aussi 
depuis  dix-neuf  siècles  le  spectateur  de  l'Hu- 
manité, qui  me  procure  de  merveilleux  diver- 
tissements. Mon  péché,  monsieur,  fut  un  péché 


14  L'iiEKESîAhQUL    ET    C'« 

de  génie,  et  il  y  a  bien  longtemps  que  j'ai  cessé 
de  m'en  repentir. 

II  se  tut.  Nous  visitâmes  le  château  royal  du 
Hradschin,  aux  salles  majestueuses  et  désolées, 
puis  la  cathédrale,  où  sont  les  tombes  royales 
et  la  châsse  d'argent  de  saint  Népomucène. 
Dans  la  chapelle  où  Ton  couronnait  les  rois 
de  Bohème,  et  où  le  saint  roi  Wenceslas  subit 
le  martyre,  Laquedem  me  fit  remarquer  que 
les  murailles  étaient  de  gemmes  :  agates  et 
améthystes.  Il  m'indiqua  une  améthyste  : 

—  Voyez,  au  centre,  les  veinures  dessinent 
une  face  aux  yeux  flamboyants  et  fous.  On  pré- 
tend que  c'est  le  masque  de  Napoléon. 

—  C'est  mon  visage,  m'écriai-je,  avec  mes 
yeux  sombres  et  jaloux  ! 

Et  c'est  vrai.  Il  est  là,  mon  portrait  doulou- 
reux, près  de  la  porte  de  bronze  où  pend  l'an- 
neau que  tenait  saint  Wenceslas  quand  il  fut 
massacré.  Nous  dûmes  sortir.  J'étais  pâle  et 
malheureux  de  m 'être  vu  fou,  moi  qui  crains 
tant  de  le  devenir.  Laquedem,  pitoyable,  me 
consola  et  me  dit  : 

—  Ne  visitons  plus  de  monuments.  Mar- 
chons dans  les  rues.  Regardez  bien  Prague  ; 
Humboldt  affirme  qu'elle  est  parmi  les  cinq 
villes  les  plus  intéressantes  d'Europe. 

'—  Vous  lisez  donc? 


LE    PASSANT    DE    PRAGUE  15 

—  Oh!  parfois,  de  bons  livres,  en  marchant... 
Allons,  riez  !  J'aime  aussi  parfois  en  marchant. 

—  Quoi!  vous  aimez  et  n'êtes  jamais  jaloux? 

—  Mes  amours  d'un  instant  valent  des 
amours  d'un  siècle.  Mais,  par  bonheur,  per- 
sonne ne  me  suit,  et  je  n'ai  pas  le  temps  de 
prendre  cette  habitude  d'où  s'engendre  la 
jalousie.  Allons,  riez  !  ne  craignez  ni  l'avenir, 
ni  la  mort.  On  n'est  jamais  sûr  de  mourir. 
Croyez-vous  donc  que  je  sois  seul  à  n'être  pas 
mort!  Souvenez-vous  d'Enoch,  d'Elie,  d'Empé- 
docle,  d'Apollonius  de  Tyane.  N'y  a-t-il  plus 
personne  au  monde  pour  croire  que  Napoléon 
vive  encore?  Et  ce  malheureux  roi  de  Bavière, 
Louis  II!  Demandez  aux  Bavarois.  Tous  affir- 
meront que  leur  roi  magnifique  etfou  vit  encore. 
Vous-même,  vous  ne  mourrez  peut-être  pas. 


La  nuit  descendait  et  les  lumières  naissaient 
sur  la  ville.  Nous  repassâmes  la  Moldau  par 
un  pon^  plus  moderne  : 

—  Il  est  l'heure  de  dîner,  dit  Laquedem,  la 
marche  excite  l'appétit  etje  suis  un  gros  mangeur. 

Nous  entrâmes  dans  une  auberge  où  l'on  fai- 
sait de  la  musique. 

Il  y  avait  là  un  violoniste;  un  homme  qui 


16  l'hérésiarque  et  Ci« 

tenaille  tambour,  la  grosse  caisse  et  le  triangle; 
un  troisième,  qui  touchait  une  sorte  d'harmo- 
nium à  deux  petits  claviersjuxtaposés  et  placés 
sur  soufflets.  Ces  trois  musiciens  faisaient  un 
bruit  du  diable  et  accompagnaient  fort  bien  le 
goulasch  au  paprika,  les  pommes  de  terre 
sautées  mêlées  de  grains  de  cumin,  le  pain  aux 
graines  de  pavot  et  la  bière  amère  de  Pilsen 
qu'on  nous  servit.  Laquedem  mangea  debout 
en  se  promenant  dans  la  salle.  Les  musiciens 
jouaient  puis  quêtaient.  Pendant  ce  temps,  la 
salle  s'emplissait  des  voix  gutturales  de  ses 
hôtes,  tous  Bohémiens  à  tête  en  boule,  à  face 
ronde,  au  nez  en  Tair.  Laquedem  parla  délibé- 
rément. Je  vis  qu'il  m'indiquait.  On  me  regarda  ; 
quelqu'un  vint  me  serrer  la  main  en  disant  : 

a  Vive  la  Frantzé  !  » 

La  musique  joua  la  Ma.rseillaise.  Petit  à 
petit  l'auberge  s'emplit.  Il  y  avait  là  aussi  des 
femmes.  Alors,  on  dansa.  Laquedem  saisit  la 
jolie  fille  de  l'hôte,  et  les  voir  me  fut  un 
ravissement.  Tous  deux  dansaient  comme  des 
anges,  selon  ce  qu'en  dit  le  Talmud  qui  appelle 
les  anges  maîtres  de  danse.  Soudain,  il 
empoigna  sa  danseuse,  la  souleva  et  balla  ainsi 
aux  applaudissements  de  tous.  Quand  la  fille 
fut  de  nouveau  sur  ses  pieds,  elle  était  sérieuse 
et  quasi  pâmée.  Laquedem  lui  donna  un  bai- 


LE    PASSANT   DE    PRAGUE       -  17 

ser  qui  claqua  juvénilement.  Il  voulut  payer 
son  écot  dont  le  montant  était  d'un  florin.  A 
cet  effet  il  tira  sa  bourse,  sœur  de  celle  de  Fortu- 
natus  et  jamais  vide  des  cinq  sous  légendaires. 


* 


Nous  sortîmes  de  l'auberge  et  traversâmes 
la  grande  place  rectangulaire  nommée  Wen- 
zelplatz,  Viehmarkt,  Rossmarkt  ou  Vàclavské 
Nàmesti.  Il  était  dix  heures.  A  la  lueur  des 
réverbères  rôdaient  des  femmes  qui,  au  passage, 
nous  murmuraient  des  mots  tchèques  d'invite. 
Laquedem  m'entraîna  dans  la  ville  juive  en 
disant  : 

—  Vous  allez  voir  :  pour  la  nuit,  chaque 
maison  s'est  transformée  en  lupanar. 

C'était  vrai.  A  chaque  porte  se  tenait,  debout 
ou  assise,  tête  couverte  d'un  châle,  une 
matrone  marmonnant  Tappel  à  Tamour  noc- 
turne. Tout  d'un  coup,  Laquedem  dit  ; 

—  Voulez-vous  venir  au  quartier  des  Vigno- 
bles Royaux?  On  y  trouve  des  fillettes  de  qua- 
torze à  quinze  ans,  que  des  philopèdes  eux- 
mêmes  trouveraient  de  leur  goût. 

Je  déclinai  cette  offre  tentante.  Dans  une 
maison  proche,  nous  bûmes  du  vin  de  Hongrie 
avec    des  femmes     en   peignoir,  allemandes, 


18  L*IÎÉRÉ?IARQUE    ET    C»» 

hongroises  ou  bohémiennes.  La  fête  devint 
crapuleuse,  mais  je  ne  m'en  mêlai  pas. 

Laquedem  méprisa  ma  réserve.  Il  entreprit 
une  Hongroise  tétonnière  et  fessue.  Bientôt 
débraillé,  il  entraîna  la  fille,  qui  avait  peur 
du  vieillard.  Son  sexe  circoncis  évoquait  un 
tronc  noueux,  ou  ce  poteau  de  couleurs  des 
Peaux-Rouges,  bariolé  de  terre  de  Sienne, 
d'écarlateetdu  violet  sombre  des  ciels  d'orage. 
Au  bout  d'un  quart  d'heure,  ils  revinrent.  La 
fille  lasse,  amoureuse,  mais  effrayée,  criait 
en  allemand  : 

—  Il  a  marché  tout  le  temps,  il  a  marché 
tout  le  temps  ! 


Laquedem  riait;  nous  payâmes  et  partîmes. 
Il  me  dit  : 

—  J'ai  été  fort  content  de  cette  fille  et  je 
suis  rarement  satisfait.  Je  ne  me  souviens  de 
pareilles  jouissances  qu'à  Forli,  en  1^67,  où 
j'eus  une  pucelle.  Je  fus  heureux  aussi  à  Sienne, 
je  ne  sais  plus  en  quelle  année  du  xiv®  siècle, 
auprès  d'une  fornarine  mariée,  dont  les  che- 
veux avaient  la  couleur  des  pains  dorés.  En 
1542,  à  Hambourg,  Je  fus  si  épris,  que  j'allai 
dans  une  église,  pieds  nus,  supplier  Dieu  val- 


LE    PASSANT    DE    PRAGUE  19 

nement  de  me  pardonner  et  de  me  permettre 
de  m'arréter.  Ce  jour-là,  pendant  le  sermon, 
je  fus  reconnu  et  accosté  par  l'étudiant  Paulus 
von  Eitzen,  qui  devint  évoque  de  Schleswig.  Il 
raconta  son  aventure  à  son  compagnon  Chry- 
sostôme  Daedalus,  qui  l'imprima  en  1564. 

—  Vous  vivez  !  dis-je. 

—  Oui  !  je  vis  une  vie  quasi  divine,  pareil  à 
un  Wotan,  jamais  triste.  Mais,  je  le  sens,  il 
faut  que  je  parte.  J'en  ai  assez  de  Prague  !  Vous 
tombez  de  sommeil.  Allez  dormir.  Adieu  1 

Je  pris  sa  longue  main  sèche  : 

—  Adieu,  Juif  Errant,  voyageur  heureux  et 
sans  but!  Votre  optimisme  n'et  pas  médiocre, 
et  qu'ils  sont  fous  ceux  qui  vous  représentent 
comme  un  aventurier  hâve  et  hanté  de  remords. 

—  Des  remords?  Pourquoi  ?  Gardez  la  paix 
de  l'âme  et  soyez  méchant.  Les  bons  vous  en 
sauront  gré.  Le  Christ!  je  l'ai  bafoué,  li  m'a 
fait  surhumain.  Adieu!... 


Je  suivis  des  yeux,  tandis  qu'il  s'éloignait  dans 
la  nuit  froide,  les  jeux  de  son  ombre,  simple, 
double  ou  triple  selon  les  lueurs  des  réverbères. 

Soudain,  il  agita  les  oras,  poussa  un  cri 
lamentable  de  bête  blessée  et  s'abattit  sur  le  sol. 


20  l'hÉKESIA    QUE    ET    Gi« 

Je  me  précipitai  en  criant.  Je  m'agenouillai 
et  déboutonnai  sa  chemise.  Il  tourna  vers  moi 
des  yeux  égarés  et  parla  confusément  : 

—  Merci.  Le  temps  est  venu.  Tous  les  quatre- 
vingt-dix  ou  cent  ans,  un  mal  terrible  me 
frappe.  Mais  je  me  guéris,  et  possède  alors  les 
forces  nécessaires  pour  un  nouveau  siècle  de  vie. 

Et  il  se  lamenta,  disant  : 

—  Oi  !  oï,  ce  qui  signifie  «  hélas  !  »  en  hébreu. 
Durant  ce  temps,  toute  la  puterie  du  quartier 

juif,  attirée  par  les  cris,  était  descendue  dans 
la  rue.  La  police  accourut.  Il  y  eut  aussi  des 
hommes  à  peine  vêtus  qui  s'étaient  levés  en 
hâte  de  leur  lit.  Des  têtes  paraissaient  aux 
fenêtres.  Je  m'écartai  et  regardai  s'éloigner 
le  cortège  des  agents  de  police  emportant 
Laquedem,  suivis  de  la  foule  des  hommes  sans 
chapeau  et  des  filles  en  peignoir  blanc  empesé. 


Bientôt  il  ne  resta  dans  la  rue  qu'un  vieux 
juif  aux  yeux  de  prophète.  Il  me  regarda  avec 
défiance  et  murmura  en  allemand  : 

—  C'est  un  juif.  Il  va  mourir. 

Et  je  vis  qu'avant  d'entrer  dans  sa  maison, 
il  ouvrait  son  manteau  et  déchirait  sa  chemise, 
diagonalement. 


LE    SACRILÈGE 


LE   SACRILÈGE 


Le  Père  Séraphin,  dont  le  nom  monastique 
remplaçait  celui  d'une  illustre  famille  bava- 
roise, était  grand  et  maigre.  Il  avait  une  peau 
bistrée,  des  cheveux  blonds  et  des  yeux  d'un 
bleu  de  ruisseau.  Il  parlait  le  français  sans 
aucun  accent  étranger,  et,  seuls,  ceux  qui  l'en- 
tendaient dire  la  messe  pouvaient  se  douter  de 
son  origine  franconienne,  car  le  père  pronon- 
çait le  latin  à  la  façon  des  Allemands. 

D'abord  destiné  pour  l'état  militaire,  il  avait 
porté  l'uniforme  des  chevau-légers  pendant  un 
an,  au  sortir  du  Maximilianeum  de  Munich,  où 
se  trouve  l'École  des  cadets. 

La  vie  l'ayant  déçu  de  bonne  heure,  l'officier 
s'était  retiré  en  France  dans  un  couvent  de  la 
Règle  de  saint  François,  et,  peu  de  temps  après, 
il  rççut  les  Ordres^ 


24  l'hérésiarque  et  c^» 

Personne  ne  connaissait  l'aventure  qui  avait 
poussé  le  Père  Séraphin  à  se  réfugier  chez  les 
moines.  On  savait  seulement  qu'un  nom  était 
tatoué  sur  son  avant-bras  droit.  Des  enfants  de 
chœur  l'avaient  lu  pendant  que  le  père  prêchait, 
et  que  les  manches  larges  de  son  froc,  cou- 
leur carmélite,  retombaient.  C'était  un  nom  de 
femme  :  EUnor,  qui  est  aussi  un  nom  de  fée 
dans  les  anciens  romans  de  chevalerie. 


Quelques  années  après  les  événements  qui 
avaient  changé  un  ofûcier  bavarois  en  un 
Franciscain  français,  la  réputation  du  Père 
Séraphin  comme  prédicateur,  théologien  et 
casuiste  parvint  à  Rome,  où  on  l'appela  pour 
le  charger  de  la  fonction  délicate  et  ingrate 
d'avocat  du  diable. 

Le  Père  Séraphin  prit  son  rôle  au  sérieux, 
et,  pendant  son  advocature,  il  n'y  eut  point  de 
canonisation.  Avec  une  passion  que,  n'eût  été 
la  sainteté  du  personnage,  on  aurait  pu  croire 
satanique,  le  Père  Séraphin  mit  un  tel  achar- 
nement à  combattre  la  canonisation  du  Bien- 
heureux Jérôme  de  Stavelot,  qu'elle  est  aban- 
donnée depuis  ce  temps-là.  Il  démontra  aussi 
aue    les  extases    de   la   Vénérable   Marie   de 


LE    SAGRILÈ&E  25 

Bethléem  étaient  des  crises  d'hystérie.  Les 
Jésuites  retirèrent  d'eux-mêmes,  par  peur  du 
terrible  avocat  du  diable,  la  cause  de  béatifi- 
cation du  Père  Jean  Saille,  déclaré  vénérable 
dès  le  xviii®  siècle.  Quant  à  Juana  du  Llo- 
bregat,  cette  dentellière  mayorquaise  dont  la  vie 
s'est  écoulée  en  Catalogne,  et  à  qui  la  Vierge  est 
apparue,  paraît-il,  au  moins  trente  fois,  seule 
ou  accompagnée  soit  de  sainte  Thérèse  d'Avila, 
soit  de  saint  Isidore,  le  Père  Séraphin  décou- 
vrit dans  sa  vie  de  telles  faiblesses  que  les 
évêques  espagnols  eux-mêmes  ont  renoncé  à 
la  voir  déclarer  vénérable,  et  son  nom  n'est 
plus  invoqué  à  cette  heure  que  dans  certaines 
maisons  de  Barcelone,  particulièrement  mal 
famées. 

Irrités  à  cause  du  fanatisme  avec  lequel  le 
Père  Séraphin  salissait  les  mérites  des  défunts 
qu'ils  honoraient,  les  Ordres  qui  avaient  des 
intérêts  dans  ces  saintes  causes  intriguèrent 
pour  qu'il  cessât  son  office.  Et  quelle  victoire  '• 
Il  dut  retourner  en  France.  Sa  réputation 
étrange  d'avocat  du  diable  l'y  suivit.  On  frémis- 
sait en  l'écoutant  prêcher  sur  la  mort  ou  sur 
l'enfer.  S'il  élevait  le  bras,  sa  main  droite,  où  il 
n'y  avait  que  le  majeur  et  l'annulaire,  caries 
autres  doigts  manquaient,  on  ne  sait  par  quelle 
aventure,  semblait  la  tèle  cornue  d'un  diable 


26  l'hérésiarq.  E  Eï  c^ 

nain.  Les  lettres  bleuâtres  du  nom  d'Elinor,  illi- 
sibles de  loin,  paraissaientune  brûlure  infernale, 
et,  s'il  prononçait  à  la  gothique  quelque  phrase 
latine,  les  dévots  se  signaient  en  tremblant. 

En  fouillant  dans  la  vie  des  futurs  saints,  le 
Père  Séraphin  avait  pris  en  mésestime  tout  ce 
qui  est  humain;  il  méprisait  tous  les  saints, 
se  rendant  compte  qu'ils  ne  l'eussent  point  été, 
s'il  eût  rempli  son  ofâce  à  l'époque  de  leur 
procès  de  canonisation.  Bien  qu'il  ne  Tavouât 
pas,  le  culte  de  dulie  qu'on  leur  rend  lui  parais- 
sait presque  hérétique  ;  aussi  n'invoquait-il, 
autant  que  possible,  que  les  personnes  de  la 
Sainte  Trinité... 


On  ne  méconnaissait  point  ses  hautes  vertus, 
et  il  était  devenu  le  confesseur  ordinaire  de 
l'archevêque.  Vivant  à  une  époque  d'anticléri- 
calisme, le  Père  Séraphin  ne  pouvait  manquer 
de  chercher  des  moyens  pour  remédier  à  l'irré- 
ligion universelle.  Ses  méditations  l'amenèrent 
à  penser  que  l'intervention  des  saints  n'avait 
que  peu  d'action  auprès  de  la  Divinité  : 

—  Pour  que  le  monde  revienne  à  Dieu,  se 
disait-il,  il  faut  que  Dieu  lui-même  revienne 
parmi  les  hommes. 


LE    SACniLÈGE  27 


Une  nuit,  s'étant  éveillé,  il  s'étonna: 

—  Comment  ai-je  pu  blasphémer?  N'avons- 
nous  pas  sans  cesse  Dieu  parmi  nous  ?  N'avons- 
nous  pas  TEucharistie  qui,  si  tous  lesliommes 
s'en  nourrissaient,  détruirait  l'impiété  sur  la 
terre  ? 

Et  le  moine  se  leva,  déjà  vêtu  de  son  froc  de 
bure  ;  il  traversa  le  cloître  endormi,  réveilla  le 
frère  portier  et  quitta  le  couvent. 

Les  rues  étaient  sombres,  les  chiffonniers  y 
semblaient  des  feux  follets  à  cause  de  leur 
lanterne,  et  des  éteigneurs  de  réverbères  se 
hâtaient  vers  les  flammes  de  gaz  dansant  en- 
core aux  carrefours. 

Parfois  luisait  le  soupirail  d'une  boulan- 
gerie ;  le  Père  Séraphin  s'en  approchait,  éten- 
dait les  mains  et  prononçait  les  paroles  sacra- 
mentelles : 

—  Ceci  est  mon  corps,  ceci  est  mon  sang..., 
consacrant  ainsi  les  fournées  entières. 

Après  l'aurore,  il  sentit  qu'il  était  las  et  re- 
connut qu'il  avait  consacré  une  quantité  de  pain 
suffisante  pour  donner  à  communiera  prés  d'un 
million  d'hommes.  Cette  multitude  se  rassa- 
sierait de  l'Eucharistie  le  jour  m.ême.  Grâce  à 


28  l'hérésiarque  et  c*« 

elle,  les  hommes  redeviendraient  bons,  et,  dès 
après  midi,  le  règne  de  Dieu  arriverait  sur 
terre.  Quel  miracle  et  quelle  jubilation  ! 

Le  moine  passa  toute  la  matinée  dans  les 
belles  rues  et  se  trouva  vers  midi  près  de 
rarchevéché.  Très  content  de  soi,  il  alla  trouver 
l'archevêque,  qui,  justement,  était  à  table  : 

—  Prenez  place,  mon  Père,  dit  le  prélat, 
vous  déjeunerez  avec  moi  et  vous  êtes  venu 
fort  à  propos. 

Le  Père  Séraphin  s'était  assis,  et,  attendant 
qu'on  le  servit,  regardait  le  pain  qui  s'allon- 
geait sur  la  nappe.  L'archevêque  en  avait  coupé 
un  quignon  et  le  côté  tranché  apparaissait  rond 
et  blanc  comme  une  hostie.  L'archevêque  porta 
à  sa  bouche  un  morceau  de  viande  et  du  pain, 
puis  il  continua  : 

—  Vous  êtes  venu  fort  à  propos,  j'avais  besoin 
de  votre  ministère  et  n'ai  point  dit  la  sainte 
messe  ce  matin.  Je  me  confesserai  après  ce  repas. 

Le  moine  tressaillit  et  regarda  Tarchevêque 
en  demandant  d'une  voix  rauque: 

—  Monseigneur!  un  péché  mortel? 

Mais  le  domestique  arrivait,  portant  des  plats 
fumants  qu'il  déposa  devant  le  moine,  auquel  le 
prélat  recommanda  le  silence  en  portant  un 
doigt  à  ses  lèvres.  Le  domestique  sorti,  le  Père 
Séraphin  se  leva  et  répéta  ; 


LE    SACRILÈGE  29 

—  Un  péché  mortel,  Monseigneur?...  et  vous 
avez  mangé  du  pain  1 

L'archevêque  étonné  le  regardait,  en  roulant 
de  petites  J3oulettes  de  mie  qu'il  lançait  vers  le 
plafond.  Il  pensait  : 

—  Quel  fanatique!  Je  changerai  de  confesseur. 
Le  moine  reprit  : 

—  Un  péché  mortel,  Monseigneur,  et  vous 
avez  mangé  du  pain  eucharistique? 

Le  prélat  nia  : 

—  Vous  avez  mal  compris,  mon  Père,  je  vous 
l'ai  dit,  je  n*ai  point  célébré  la  sainte  messe  ce 
matin. 

Mais  le  Père  Séraphin  se  jeta  à  genoux,  les 
bras  en  croix,  en  criant  : 

—  Je  suis  un  grand  pécheur,  Monseigneur, 
j'ai  consacré  ce  matin  tous  les  pains  dans  toutes 
les  boulangeries  de  notre  ville.  Vous  avez  mangé 
du  pain  consacré.  Tant  d'hommes  dont  beau- 
coup étaient  en  état  dépêché  mortel  ont  mangé 
le  corps  de  Notre-Seigneur  !  Le  mets  divin  a 
été  profané  à  cause  de  moi,  prêtre  sacrilège... 

L'archevêque  s'était  dressé,  terrible.  Il 
s'écria  : 

—  Anathème  sur  toi,  moine  ! 

Puis,  Tancienne  fonction  du  Père  se  mêlant 
dans  son  esprit  à  des  réminiscences  classi- 
ques, il  déclama  : 


30  l'hérésiarque  et  c>« 

—  Advocat  infâme  vatem  dici 

en  prononçant  spirituellement  à  la  façon  des 
Français  du  xvi*  siècle  : 

—  Avocat  infâme  va-t-en  d'ici  I 

Et  là-dessus,  il  éclata  de  rire. 

Mais  le  moine  ne  riait  pas  : 

—  Confessez-moi,  Monseigneur,  dit-il,  je 
vous  confesserai  ensuite. 

Ils  s'absolvirent  mutuellement.  Ensuite, sur 
l'avis  du  Franciscain  coupable,  les  carrosses 
de  l'archevêché  furent  attelés,  et  les  domes- 
tiques, les  petits  abbés  qui  peuplent  les  palais 
épiscopaux,  allèrent  dans  toutes  les  boulan- 
geries, acheter  le  pain  qu'ils  devaient  déposer 
au  couvent  du  moine  sacrilège. 


Là,  les  moines  étaient  réunis,  le  Père  gar- 
dien parlait  : 

—  Qu'est  devenu  le  Père  Séraphin  ?  Il  était 
vertueux.  Peut-être,  au  semblant  de  nos  frères 
de  jadis  qui  furent  égarés  par  des  oiseaux 
célestes  et  restèrent  pendant  des  siècles  en 
extase,  reviendra-t-il  dans  cent  ans... 


LE    SACRILÈGE  31 

Les  moines  se  signèrent  et  chacun  d'eux 
avait  à  citer  une  histoire  : 

—  L'un  des  moines  de  Heisterbach,  qui  avait 
douté  de  Téternité,  suivit  un  écureuil  dans  la 
forêt.  Il  pensa  y  être  demeuré  dix  minutes. 
Mais  en  revenant  au  couvent,  il  vit  qu'au  bord 
du  chemin  les  petits  cyprès  étaient  devenus  de 
grands  arbres... 

Un  autre  dit  : 

—  Un  moine  italien  pensa  n'avoir  écouté 
qu'une  minute  un  rossignol  chanteur,  mais  en 
retournant  au  monastère... 

Un  jeune  moine  ergoteur  ricana  : 

—  On  cite  quelques  aventures  de  cette  espèce 
chez  les  Grecs,  et  qui  sait?  en  ces  oiseaux,  au 
Moyen-Age,  était  peut-être  passée  Tâme  des 
antiques  Sirènes... 

A  ce  moment  on  frappa  à  la  porte  du  couvent, 
et  les  petits  abbés  de  l'archevêché  entrèrent, 
portant,  avec  des  précautions  infinies,  les  pains 
consacrés,  qui  étaient  de  diverses  formes.  Il  y 
avait  des  flûtes  longues  et  minces,  des  pains 
polkas  pareils  à  des  écus  ronds  —  fuselés  d'or  à 
cause  de  la  croûte,  et  d'argent  à  cause  de  la  farine 
saupoudrée  —  qu'avaient  pétris  des  gindres  igno- 
rant l'art  du  blason  ;  des  petits  pains  viennois, 
pareils  à  des  oranges  pâles,  des  pains  de  ménage 
appelés  bouleau  ou  fendu,  selon  leur  aspect. 


32  l'héhésiarque  et  c^» 

Et  devant  les  moines  chantant  le  Tantum 
ergoj  les  petits  abbés  portèrent  leur  fardeau  dans 
la  chapelle  et  empilèrent  les  pains  sur  l'autel... 

En  expiation  du  sacrilège,  les  prêtres  et  les 
moines  passèrent  la  nuit  en  adoration.  Le 
matin  ils  communièrent,  et  aussi  les  jours 
suivants  jusqu'à  consommation  des  Saintes- 
Espèces,  qui  les  derniers  jours,  craquaient  sous 
les  dents,  carie  pain  s'était  rassis... 


Le  Père  Séraphin  ne  reparut  pas  au  couvent. 
Personne  ne  pourrait  dire  ce  qu'il  devint,  si 
les  journaux  n'avaient  rapporté  la  mort,  àl'assaut 
de  Pékin,  d'un  soldat  anonyme  de  la  Légion 
étrangère,  sur  l'avant-bras  droit  duquel  était 
t-itoué  un  nom  de  femme  :  Elinor,  qui  est  aussi 
un  nom  de  fée  dans  les  anciens  romans  de 
chevalerie... 


LE  JUIF  LATIN 


LE  JUIF  LATIN 


Un  matin,  je  dormais,  vivant  en  un  beau 
songe.  Un  violent  coup  de  sonnette  m'éveilla. 
Je  me  dressai,  jurant  en  latin,  en  français,  en 
allemand,  en  italien,  en  provençal  et  en  wallon. 
Je  passai  un  pantalon,  mis  des  savates  et  allai 
ouvrir.  Un  monsieur  que  je  ne  connaissais  pas, 
mais  d'apparence  correcte,  me  demanda  un 
instant  d'entretien... 

Je  fis  entrer  Tinconnu  dans  la  chambre  qui 
me  sert  de  cabinet  de  travail,  salon,  et  salle  à 
manger,  le  cas  échéant.  Il  s'empara  de  Tunique 
fauteuil.  Pendant  ce  temps,  dans  la  chambre 
■à  coucher,  je  précipitais  une  toilette  sommaire 
en  regardant  mon  réveille-matin,  qui  marquait 
onze  heures.  Je  plongeai  ma  tête  dans  la  cuvette, 
et,  taudis  que  je  frottais  mes  cheveux  mouillés, 
le  monsieur  s'écria  : 


36  L  HÉRÉSIARQUE    ET    C" 

—  Je  ne  suis  pas  un  poireau  ! 

Les  cheveux  en  désordre,  je  pénétrai  dans  la 
pièce  où  je  vis  ce  monsieur,  penché  sur  un  res- 
tant de  pâté  que  j'avais  oublié  de  cacher.  Je 
m'excusai,  demandai  la  permission  de  passer 
un  veston,  et  portai  le  plat  dans  la  chambre  à 
coucher. 

Lorsque  je  revins,  le  monsieur  me  dit  en 
souriant  : 

—  J'ai  lu  ie  Passant  de  Prague^  et  j'y  ai  vu 
que  vous  m'aimiez. 

Je  balbutiai  sans  oser  nier,  à  cause  que  je 
m'imaginai  avoir  affaire  à  un  éditeur  original 
qui,  séduit  par  ma  littérature,  venait  m'en 
demander  contre  espèces.  Il  continua  : 

—  Je  me  nomme  Gabriel  Fernisoun,  né  en 
Avignon.  Vous  ne  me  connaissez  pas,  mais  vous 
aimez  les  juifs,  donc  vous  m*aimez,  car  je  suis 
juif,  monsieur! 

Je  ris  en  disant  que,  par  conséquent,  il  était 
vrai  que  je  l'aimasse,  mais  Fernisoun  m'inter- 
rompit, s'écriant  : 

—  Halte-là,  ne  m'aimez  pas.  Vous  êtes  indé- 
cent, mon  ami.  Vous  avez  la  gueule  de  bois, 
ce  matin,  mon  pauvre,  et  vous  osez  parler 
d'amour  I 

Je  me  récriai,  protestant  que  mes  mœurs 
étaient  pures  et  que  je  ne  m*étais  pas  couché 


LE    JUIF    LATIN  37 

plus  tard  qu'à  une  heure  du  matin.  Fernisoun 
se  réinstalla  dans  le  fauteuil.  Je  pris  une  chaise. 
Il  parla  : 

—  J'y  consens,  vous  n'êtes  pas  amoureux  ; 
et,  puisque  je  vous  vois  raisonnable,  je  vais 
élucider  votre  sympathie  pour  les  juifs.  Quels 
juifs  préférez-vous? 

A  cette  question  bizarre,  je  répondis  pour  le 
flatter  : 

—  Ceux  d'Avignon,  cher  monsieur,  et,  parmi 
ceux-là,  je  préfère  les  prénommés  Gabriel, 
nom  qui  se  termine  en  el  comme  les  paroles 
qui  me  sont  les  plus  chères  :  ciel  et  miel. 


Mots  finissant  en  el  comme  les  noms  des  anges, 
Le  ciel  que  l'on  médite  et  le  miel  que  l'on  mange. 


Fernisoun  rit  bruyamment  et,  triomphant, 
s'écria  : 

—  Nous  y  voilà  donc,  Boudiou  !  Dites-le  crû- 
ment et  sans  ambages,  ce  sont  les  juifs  du  sud 
de  l'Europe  occidentale  que  vous  préférez.  Ce 
ne  sont  pas  les  juifs  que  vous  aimez,  ce  sont 
des  Latins.  Oui  des  Latins.  Je  vous  ai  dit  que 
j'étais  juif,  monsieur,  mais  je  parlais  au  point 
de  vue  confessionnel,  à  tous  autres  ék^ards  je 
suis  latin.  Vous  aimez  les  juifs  dits  portugais 
qui,   jadis,   faussement    convertis,  tinrent   de 


38  l'hérésiarque  et  c*« 

leurs  parrains  espagnols  ou  portugais  des  noms 
espc^gnols  ou  portugais.  Vous  aimez  les  juifs 
dont  les  noms  sont  catholiques  comme  Santa- 
Cruz  ou  Saint-Paul.  Vous  aimez  les  juifs  ita- 
liens et  ceux  français,  dit  Coratadins.  Je  vous 
Tai  dit,  monsieur,  je  suis  né  en  Avignon  et 
issu  d'une  famille  y  établie  depuis  des  siècles. 
Vous  aimez  les  noms  comme  Muscat  ou  Ferni- 
soun.  Vous  aimez  des  Latins  et  nous  sommes 
d'accord.  Vous  nous  aimez  parce  que,  Portu- 
gais et  Comtadins,  nous  ne  sommes  pas  mau- 
dits. Non,  nousne  le  sommes  pas.  Nous  n'avons 
pas  trempé  dans  le  crime  judiciaire  accompli 
contre  le  Christ.  La  tradition  en  fait  loi,  et  la 
malédiction  ne  nous  atteint  pasî... 

Fernisoun  s'était  dressé,  rouge  et  gesticu- 
lant, tandis  que,  resté  assis,  je  le  regardais 
bouche  bée.  Il  se  calma,  regarda  autour  de  soi 
et  me  dit,  avec  une  moue  de  dédain  : 

—  Vous  êtes  bien  mai  installé,  Boudiou  ! 
Au  demeurant,  je  m'en  bats  l'œil.  Mais,  enfin, 
vous  devriez  posséder  quelque  boisson  déli- 
cate. Vos  visiteurs  vous  en  sauraient  gré. 

J'allai  à  la  cheminée,  en  soulevai  le  manteau, 
et  pris  dans  les  cendres  un  flacon  de  vieille 
liqueur  aux  poires  bergamotes.  Fernisoun  le 
déboucha  tandis  que  je  lui  cherchais  une 
tasse.  En  même  temps,  je  lui  vantai  la  finesse 


LE    JUIF    LATIN  39 

de  cette  liqueur  que  je  tenais  d'un  distil- 
lateur de  Durckheim,,  dans  le  Palatinat.  Sans 
m'écouter,  il  remplit  sa  tasse  jusqu'au  bord  et 
la  vida  d'un  trait.  Ensuite,  il  secoua  soigneuse- 
ment les  dernières  gouttes  sur  le  parquet  tandis 
que  je  m'excusais  : 

—  Vous  auriez  préféré  un  bol? 
Fernisoun   ne  daigna  pas  répondre   sur  ce 

point.  Il  continua  : 

—  Et  puis,  au  fait,  vous  avez  raison,  vous. 
Latins,  de  nous  aimer,  nous  juifs  latins.  Car 
nous  appartenons  aux  races  latines  autant  que 
les  Grecs  et  les  Sarrazius  de  Provence  et  de 
Sicile.  Nous  ne  sommes  plus  des  métèques, 
pas  plus  que  tous  les  individus  hétérogènes 
que  les  grandes  invasions  ont  fait  se  mêler 
aux  Romains  de  l'empire.  Nous  sommes,  en 
outre,  les  meilleurs  propagateurs  de  la  lati- 
nité. Dans  ia  plupart  des  milieux  juifs  de  Bul- 
garie et  de  Turquie,  quelle  langue  parle-t-on, 
sinon  l'espagnol? 

Fernisoun  but  une  nouvelle  rasade  de  liqueur 
aux  poires  bergamotes,  puis,  fouillant  dans 
son  gilet,  il  en  tira  un  cahier  de  papier  à  ciga- 
rettes. Il  me  demanda  du  tabac.  Je  lui  en  tendis 
avec  des  allumettes.  Fernisoun  roula  une  ciga- 
rette, l'alluma  et,  jetant  triplement  de  la  fumée 
par  la  bouche  et  les  narines,  il  reprit  : 


40  l'hérésiarque  et  g« 

—  En  somme,  qu'esl-ce  qui  a  fait  la  diffé- 
rence des  juifs  et  des  chrétiens?  C'est  que  les 
juifs  espéraient  un  Messie,  tandis  que  les  chré- 
tiens s'en  souvenaient.  Nietszche  s'était  appro- 
prié ridée  juive.  Combien  de  Latins  se  sont 
imprégnés  de  l'idée  de  Nietszche  et  espèrent 
ce  surhumain  peu  messianique,  duquel  pro- 
clame la  venue  le  Zarathoustra,  emprunté  au 
Vendidadj  où  il  célèbre  la  parole  sainte,  la 
très  brillante,  le  ciel  qui  s'est  produit  soi-même, 
le  temps  infini,  l'air  qui  agit  là-haut,  la  bonne 
loi  mazdéenne,  la  loi  de  Zarathoustra  contre 
les  Daévas  !  Nous,  juifs  latins,  nous  n'avons 
plus  d'espoir.  Les  Prophètes  nous  avaient 
promis  le  bonheur  matériel  :  nous  l'avons.  La 
France,  Tltaiie,  l'Espagne,  ne  nous  traitent 
plus  en  étrangers.  Nous  sommes  libres.  Aussi, 
n'ayant  plus  rien  à  désirer,  nous  n'espérons 
plus,  et  j'y  consens;  le  Messie  est  venu  pour 
nous  comme  pour  vous.  Et  je  puis  l'avouer  : 
Au  fond  du  cœur  je  suis  catholique.  Pourquoi  ? 
demanderez-vous.  A  cause  qu'il  n'y  a  plus  de 
religion  hébraïque  en  France.  Les  juifs  russes, 
polonais,  allemands,  ont  conservé  une  reli- 
gion extérieure.  Leurs  rabbins  connaissent, 
enseignent  et  fortifient  la  religion.  Nous  autres, 
nous  mangeons  des  rôtis  cuits  au  beurre,  nous 
bâfrons  de  la  cochonaille,  sans  nous  soucier  de 


LE    JUIF   LATIN  41 

Moïse  ni  des  Prophètes.  Pour  moi,  j'adore  les 
buissons  d'écrevisses  des  soupers  galants,  et 
j'ai  même  un  faible  pour  les  escargots.  L'hé- 
breu? c'est  à  peine  si  la  plupart  d'entre  nous 
le  savent  lire  au  moment  de  la  Barmitzva. 
Nos  savants  hébraïsants  font  sourire  les  rabbins 
étrangers  ;  et  la  traduction  française  qui  existe 
du  Talmud  est,  au  dire  des  juifs  allemands  ou 
polonais,  un  monument  de  l'ignorance  des  rab- 
bins de  France.  Donc,  j'ignore  la  religion 
juive,  elle  est  abolie  comme  le  paganisme,  ou 
plutôt,  non,  de  même  que  le  paganisme,  elle 
survit  dans  le  catholicisme  qui  m'attire  par  ses 
théophanies  surtout.  Le  judaïsme  alexandrin 
ne  fit  plus  cas  des  théophanies  mosaïques.  Elles 
parurent  à  cette  époque  fabuleuses  el  gros- 
sières. Le  catholicisme  a  fait  delà  théophanie 
des  dogmes  divers.  Ce  miracle  se  renouvelle 
chaque  jour  à  la  messe.  L'histoire-du  Sacré- 
Cœur  fait  délirer  mon  âme  ancienne  de  juif 
latin,  épris  des  théophanies  et  des  anthropo- 
morphismes.  Je  suis  catholique,  sauf  le  bap- 
tême. 

—  C''est  fort  simple,  dis-je,  faites-vous  bap- 
tiser. Le  baptême  est  un  sacrement  que  n'im- 
porte qui  peut  vous  administrer  :  homme, 
femme,  juif,  protestant,  bouddhiste,  mahomé- 
tan. 


42  l'hérésiarque  et  c^^ 

—  Je  le  sais,  dit  Fernisoun,  mais  je  ne  veux 
m'en  servir  que  plus  tard.  En  attendant,  je 
m'amuse. 

—  Ah!  Ahî  les  effets  du  baptême  sont  d'ef- 
facer tous  les  péchés.  Comme  on  ne  peut  en 
user  qu'une  seule  fois,  vous  voulez  retarder  le 
plus  possible  cet  instant. 

—  Vous  y  êtes.  Je  n'espère  plus  le  Messie, 
mais  j'espère  le  Baptême.  Cet  espoir  me  donne 
toutes  les  joies  possibles.  Je  vis  pleinement.  Je 
m'amuse  superbement.  Je  vole,  je  tue,j'éventre 
des  femmes,  je  viole  des  sépultures,  mais  j'irai 
en  paradis,  car  j'espère  le  Baptême  et  l'on  ne 
dira  pas  le  Kâdisch  pour  ma  mort. 

J'insinuai  : 

—  Vous  exagérez  peut-être.  Je  vous  crois 
trop  imbu  de  certaine  littérature.  Mais,  prenez 
garde,  la  mort  vient  comme  un  voleur,  à  pas 
de  loup,  à  l'improviste,  et  si  j'avais  ce  ijonbeur 
que  vous  avez  d'être  croyant,  j'ajouterais  que 
l'enfer  est  pavé  de  bonnes  intentions.  Au  fait, 
quels  livres  lisez-vous  ? 

—  Cela  vous  intéresse-t-il  ?  Voici  ma  biblio- 
thèque ;  elle  est  édifiante. 

Il  sortit  de  sa  poche  deux  livres  fatigués,  que 
je  pris.  Le  titre  du  premier  bouquin  était  : 
Catéchisme  du  diocèse  d'Avignon  ;  celui  du 
second  :   Les   Vampii^es  de  la  Hongrie^  par 


LE    JUIF    LATIN  43 

Dom  Cal  met.  Ce  dernier  titre  m'effraya  plus 
que  n'avait  pu  le  faire  la  déclaration  criminelle 
du  juif  latin.  Je  compris  qu'il  ne  se  vantait 
point,  et  qu'érudit  et  sanguinaire,  l'homme  à  qui 
j'avais  affaire  était  un  maniaque  du  meurtre. 
Je  regardai  rapidement  autour  de  moi,  en  l'es- 
poir de  découvrir  une  arme  pour  me  défendre 
au  cas  où  Fernisoun  ferait  le  forcené.  Je  vis 
sur  une  étagère,  à  portée  de  ma  main,  un  petit 
revolver  à  parfumerie  qui,  détérioré  et  sans 
valeur,  aurait  dû  être  jeté  depuis  longtemps. 
Cet  objet  me  sauva  la  vie  en  Toccurrence,  car 
Fernisoun,  profitant  de  ce  que  je  détournais 
les  yeux,  avait  tiré  un  couteau  passé  à  sa  cein- 
ture, sous  ses  vêtements.  Je  laissai  tomber  les 
livres  et  saisis  précipitamment  la  minuscule  et 
illusoire  arme  à  feu  que  je  braquai  sur  le  juif 
latin.  Il  pâlit  et  trembla  de  tous  ses  membres, 
implorant  : 

—  Grâce,  vous  vous  méprenez  I 
Je  criai  : 

—  Assassin  !  va  perpétrer  ailleurs  des  crimes 
que  tu  crois  pardonnables  !  iMes  principes  ne 
me  permettent  point  de  te  dénoncer,  mais  je 
souhaite  que,  dès  ce  soir,  tes  sauvageries  trou- 
vent un  châtiment.  Ta  lâcheté,  j'espère,  limite 
le  nombre  de  tes  victimes,  et  ta  loquacité  te  si- 
gnalera à  la  police.  Il  y  a  des  juges  à  Paris  et. 


44  L'HÎRÉSIAhQUE    ET    C»* 

si  tu  reçois  le  Baptême,  que   ce  soit  avant  de 
monter  à  réchafaud  ! 

Durant  que  je  parlais,  Fernisoun  ramassa  ses 
livres  et,  se  relevant,  me  demanda  fort  civile- 
ment pardon  pour  m'avoir  effrayé.  Je  lui  ordon- 
nai de  m'abandonner  son  couteau  qui  était  une 
lame  catalane  très  dangereuse.  Il  obéit,  puis 
sortit  toujours  menacé  par  le  ridicule  petit  re- 
volver à  parfumerie  que  je  n'avais  pas  lâcbé. 


Le  soir,  par  économie,  je  soupai  chez  moi, 
de  charcuterie  et  du  restant  de  pâté  sur  lequel 
Fernisoun  s'était  penché.  Je  n'avais  aucune 
idée  du  danger  que  je  courais.  Mais  je  connus 
bientôt  la  noirceur  d'âme  du  juif  latin.  Je  fus 
pris  de  douleurs  d'entrailles  intolérables.  Le 
pâté  était  empoisonné.  Fernisoun  l'avait  arrosé 
ou  saupoudré  avec  quelque  drogue  infecte  qui 
m'aurait  tué  en  peu  d'heures,  si  je  n'avais  bu 
une  burette  d'huile,  puis  une  fiole  de  glycé- 
rine. Je  provoquai  des  vomissements  salutaires. 
Je  courus  acheter  du  lait  et,  par  bonheur,  je 
m'en  tirai  sans  médecin. 

Les  jours  suivants,  les  journaux  se  trouvè- 
rent remplis  par  les  récits  de  crimes  sensation- 
nels commis  sur  des   femmes  dans  tous  les 


1 


LE    JUIF    LATiN  45 

coins  de  Paris.  L'une  d'elles  fut  trouvée  nue, 
tendue  comme  un  drapeau  flottant,  et  fichée 
sur  un  pieu  planté  au  milieu  du  boulevard  de 
Belleville.  Des  enfants,  des  vieillards  furent 
égorgés.  On  remarquera  qu'il  ne  s'agissait  que 
d'êtres  faibles.  Des  passants,  hommes  ou 
femmes,  dans  la  foule  qui  se  presse  sur  les 
boulevards  à  la  tombée  de  la  nuit,  eurent  la 
cuisse  ou  le  bras  entaillés  par  un  rasoir  qui, 
d'un  seul  coup,  pénétrait  les  vêtements,  puis 
la  chair.  Le  rasoir  taillait  sans  douleur  et  les 
malheureux  ne  tombaient,  baignés  dans  leur 
sang,  qu'au  bout  de  quelques  pas.  Les  assas- 
sins demeurèrent  inconnus.  On  attribua  les 
premiers  crimes  aux  bandes  d'Apaches  et 
autres  tatoués  qui  effrayent  nos  âmes  meil- 
leures, et  désolent  ceux  qui  croient  à  la  per- 
fectibilité humaine.  Les  autres  forfaits  furent 
mis  sur  le  compte  d'un  de  ces  maniaques  qui 
pullulent  et  qui  ne  ressortissent  pas  à  la  Cour 
d'assises,  mais  à  la  Salpêtrière.  Je  fus  souvent 
tenté  de  dénoncer  l'auteur  de  tous  ces  crimes. 
Car  je  me  doutais  bien  que  c'était  le  catéchu- 
mène Gabriel  Fernisoun  qui  agissait  en  l'at- 
tente du  baptême.  L'égoïsme  triompha.  J'avais 
échappé  au  monstre,  je  le  laissai  agir  sans  le 
dénoncer. 


46  l'héhêsiaihque  et  c^» 


...  Au  bout  de  quelques  mois,  je  nie  trouvai 
avec  une  de  ces  bandes  hétérociites  qui 
fréquentent  les  tavernes  du  quartier  latin.  Nous 
étions  à  la  Lorraine^  attablés  devant  des 
absinthes  que  nous  troublions  méthodique- 
ment. Il  y  avait  là,  avec  moi,  un  de  ces  petits 
journalistes  qui  écrivent  de  vagues  chroniques 
en  troisième  page  de  canards  mi-morts,  don- 
nent des  échos  aux  grands  quotidiens,  et  qué- 
mandent, dans  les  maisons  de  commerce,  des 
commandes  de  publicité.  Il  y  avait  aussi,  en 
casquette  et  manteau  de  peau  de  phoque,  un 
de  ces  chauffeurs  qui  fréquentent  tous  les  fa- 
bricants de  l'avenue  de  la  Grande-Armée,  ont 
toujours  quelque  auto  à  vendre,  étant  sans 
cesse  sur  le  point  d'en  acheter,  connaissent  à 
fond  les  autos  de  toutes  marques,  et  vous  tapent 
de  cent  sous  à  l'occasion.  Il  y  avait  un  élève  de 
TEcole  des  Beaux-Arts  et  un  ionctionnaire  des 
Colonies  récemment  revenu  de  la  Martinique. 
Il  avait  raconté  pour  la  troisième  fois  l'éruption 
du  Mont-Pelé.  Le  journaliste  parlait  de  faire 
un  poker.  L'élevé  des  Beaux-Arts  bâilla  en 
exprimant  le  désir  de  jouer  avec  le  joker.  Le 
chauheur  dit  : 


LE   JUIF    LATIN  47 

—  Voilà  Philippe  ! 

Philippe,  étudiant  douteux  mais  chic,  très 
beau  garçon,  arrivait  avec  la  grande  Nella. 
Celle-ci  était  une  assez  belle  brune.  Son  cor- 
set descendant  très  bas,  selon  la  modo,  la  fai- 
sait paraître  stéatopyge,  mais  la  proéminence 
était  illusoire  ;  ceux  qui  connaissaient  Nella 
intimement  lui  déniaient  la  callipygie.  Phi- 
lippe nous  serra  la  main,  se  défit  de  son  cha- 
peau et  de  son  raglan,  arrangea  sa  coiffure,  sa 
cravate,  et  s'assit  en  face  de  Nella,  à  la  table 
voisine.  Il  commanda  un  chambéry-fraisette 
pour  soi  et  un  quinquina  pour  Nella.  Puis,  se 
tournant  vers  nous,  il  déclara  : 

—  J'en  ai  une  bonne  !  Nella  veut  se  faire 
religieuse. 

Le  chauffeur  cria  : 

—  Il  n'y  a  plus  de  congrégations. 

Le  journaliste  dit  qu'il  fallait  une  forte  dot. 
Nella  affirma  : 

—  Je  veux  me  faire  Petite  Sœur  des  Pauvres. 
Nous  rîmes  bruyamment,  puis  demandâmes 

en  chœur  : 

—  Et  pourquoi? 
Philippe  ricana  : 

—  C'est  une  histoire  à  dormir  debout. 
Voyons,  raconte  ça,  Nella. 

—  La  barbe  I  dit  Nella. 


48  L'HÉRÉSiARQrE    ET    C'= 

Mais,  sur  nos  instances,  elle  se  décida  : 
—  Voilà  !  J'avais  eu  affaire,  rue  de  la  Pépi- 
nière, près  de  la  place  Saint-Augustin,  et  je 
revenais  par  le  boulevard  Malesherbes  en  Tin- 
tention  de  prendre  Tomnibus  à  la  Madeleine. 
Tout  à  coup,  au  coin  de  la  rue  des  Mathurins, 
an  homme  se  dressa  devant  moi  en   criant   : 
«  Madame  ou  mademoiselle,  je  suis  juif.  Je 
vais  mourir,  baptisez-moi  !   »  J'avais  peur,   il 
était  près  de  minuit.  Je  voulus  courir,  mais  le 
monsieur,  qui  haletait,  s'accrocha  à  mon  bras 
en  me  suppliant  :  «  Je  suis  un  grand  criminel! 
Mon  dernier  crime,  le  plus  exéirable,  est  que 
je  viens  de  m'empoisonner.    Tout  à   i*heure, 
j'ai  pensé  qu'après  tout  il  se  pourrait  que  je 
mourusse  sans  baptême,  et  j'ai  voulu  finir  par 
un  suicide  qui  me  laisserait  encore  le  temps  de 
me  faire  baptiser.  Je  me  repens,  madame,  et  je 
vous  supplie.  Il  y  a  de  l'eau  dans  le  ruisseau, 
au  bord  du  trottoir.  Vous  n'avez  qu'à  m'en  ver- 
ser sur  la  tête,  en  disant  :  Je  te  baptise  au  nom 
du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit.  Pressez- 
vous,  le  poison  fait  son  œuvre  et  je  me  sens 
mourir.  ))   Des  passants  s'éLant  arrêtés,  nous 
regardaient  curieusement.  Le  monsieur  sentait 
les  forces  lui  manquer,    il   se  coucha  sur  le 
troitoir.  J'eus  pitié  de  ce  moribond  qui  m'im- 
plorait. Avec  ma  main,  je  puisai  de  l'eau  Qui 


LE    JUIF    LATIN  49 

stagnait  dans  le  ruisseau  et  je  baptisai  ce  juif 
comme  il  m'avait  demandé,  tandis  qu'il  criait 
douloureusement  :  «  Afea  culpa,  ! mea  culpa!  » 
A  ce  moment,  des  agents  survinrent.  Le  nou- 
veau baptisé  délirait  :  «  Je  suis  chrétien!... 
Oh!  que  je  souffre...  A  boire.  .  Le  ciel 
s'ouvre...  »  Et  il  mourut  en  se  convulsant, 
pendant  que  les  agents  remportaient.  Je  dus  les 
suivre  au  poste.  Cette  aflaire  m'a  occasionné 
quelques  démarches  chez  le  commissaire  de 
police.  On  en  a  un  peu  parlé  dans  les  jour- 
naux, mais  d'autres  événements  plus  impor- 
tants prennent  en  ce  moment  l'attention  du 
public  et  je  n'ai  pas  eu  la  réclame  qu'un  mo- 
ment j'avais  espérée.  Le  juif  s'appelait  Gabriel 
Fernisoun.  On  trouva  sur  lui  un  testament  par 
lequel  il  laissait  sa  fortune  à  l'archevêque  de 
Paris,  à  charge  pour  lui  de  l'employer  à  hâter 
la  conversion  des  juifs,  fait  qui  doit  se  produire 
peu  avant  la  fin  du  monde.  En  attendant,  il 
m'a  convertie,  moi.  Je  n'aurai  plus  de  repos 
avant  de  m'être  faite  Petite  Sœur  des  Pauvres 
et  cela  ne  tardera  pas.  Figurez-vous  que  tous 
ceux  qui  ont  approché  le  cadavre  de  Ferni- 
soun, ont  été  étonnés  de  la  bonne  odeur  qu'il 
exhalait.  Le  commissaire  m'a  dit  que  les  mé- 
decins peuvent  expliquer  ce  fait  qui  se  produit 
quelquefois.  Pour  moi,  je  trouve  cela  miracu- 


50  l'hérésiarque  et  C^e 

leux.  De  plus,  des  deux  agents  qui  portèrent  le 
cadavre  au  poste,  l'un  avait  ri,  pensant  avoir 
affaire  à  un  ivrogne.  Il  mourut  d*une  rupture 
d*anévrisme,  le  lendemain.  Le  second  avait 
essuyé  avec  son  mouchoir  la  bave  qui  vint  aux 
lèvres  de  l'agonisant,  puis  il  lui  avait  fermé 
les  yeux.  Il  vient  de  faire  un  héritage  qui  le 
fait  riche  pour  le  reste  de  sa  vie.  Je  tiens  ces 
faits  de  ce  dernier  agent  que  je  revis  chez  le 
commissaire  de  police. 


Cette  histoire  avait  ennuyé  tout  le  monde. 
Le  journaliste  était  parti  des  premiers  en  di- 
sant qu'il  ferait  un  écho  au  sujet  de  Fernisoun 
et  de  Nella,  Mais  je  pense  qu'il  y  renonça, 
l'histoire  étant  trop  cléricale  et  digne  des  Bol- 
landistes.  Le  chauffeur,  l'élève  des  Beaux-Arts, 
avaient  payé  leurs  consommations,  puis  étaient 
partis  sans  rien  dire.  Philippe  avait  demandé 
un  jacquet,  et  je  partis  enfin,  assez  triste,  lais- 
sant la  convertie  et  son  amant  aux  délices  du 
jacquet. 


Le  lendemain,  je  vis  un  de  mes  amis  qui  est 
prêtre.  Je  lui  racontai  l'histoire  de  Fernisoun 


LE    JUIF    LATIN  51 

par  le  détail,  depuis  la  visite  qu'il  me  fit  jus- 
qu'aux phéiiomèiies  qui  suivirent  son  décès. 
Le  prêtre  m'écouta  attentivement^  et  me  dit  : 

—  Ce  Gabriel  Fernisoun  est  certainement  en 
paradis.  Le  baptême  l'a  lavé  de  tous  ses  pé- 
chés, et  c'est,  mèié  à  la  troupe  des  Innocents, 
qu'il  vaque  à  l'adoration  perpétuelle.  11  grossit 
le  nombre  des  saints  aémères  que  l'Eglise 
honore  le  jour  de  la  Toussaint. 

Je  quittai  mon  ami  là-dessus.  Mais  j'appris, 
depuis,  qu'avec  l'assentiment  de  l'archevêque, 
qui  vient  d'hériter  la  très  grosse  fortune  de 
Fernisoun,  il  établit  un  dossier  sur  le  cas  bi- 
zarre et  édifiant  de  ce  juif  qui,  ayant  vécu  en 
criminel,  fut  sauvé  parce  qu'il  eut  la  foi.  Ce 
prêtre  a  obtenu  les  dépositions  écrites  de 
l'agent,  de  Nella,  du  commissaire  de  police.  Je 
lui  ai  promis  la  mienne. 


Dans  cinquante  ans,  le  procès  de  canonisa- 
tion de  Gabriel  Fernisoun  viendra  à  Fiome. 
L'avocat  de  Dieu  aura  le  beau  rôle.  Durant  la 
minute  qui  se  passa  entre  son  baptême  et  sa 
mort,  Fernisoun  ne  fut  qu'édifiant  et  admi- 
rable, et  sa  vie  précédente,  lavée  dans  l'eau 
baptismale,  ne  compte  pas  au  point  de  vue  reii- 


5^ 


LHERESIÀIIQUE    ET    G' 


gieux.  Les  miracles  opérés  par  son  cadavre  pa- 
raîtront incontestables.  La  science  est  ridicule 
qui  essaye  d'expliquer  par  des  moyens  naturels 
la  bonne  odeur  exhalée  par  un  corps  mort.  De 
plus,  ce  cadavre  opéra  une  conversion.  Car 
Nella,  poussée,  il  est  vrai,  par  le  prêtre,  est, 
en  effet,  devenue  une  religieuse  et  édifie  ses 
compagnes  de  couvent  à  cette  heure.  Les  deux 
miracles  accomplis  sur  les  agents  sont  patents. 
Les  incrédules  peuvent  invoquer  le  hasard  à 
propos  de  mort  subite  et  d'héritage  inattendu, 
mais  le  hasard  n'a  rien  à  faire  dans  les  procès 
de  canonisation.  La  seule  chicane  dont  Tavocat 
du  diable  pourra  tirer  parti,  portera  sur  Teau 
ayant  servi  au  baptême.  L'onde  des  ruisseaux 
parisiens  est  rarement  claire.  Comme  Ferni- 
soun  fut  baptisé  non  loin  d'une  station  de  voi- 
tures, l'avocat  du  diable  insinuera  que  cette 
eau  ne  fut  peut-être  que  du  pissat  de  cheval. 
Si  cette  opinion  prévaut,  il  sera  avéré  que  Ga- 
briel Fernisoun  n*a  jamais  été  baptisé  et,  en  ce 
cas,  mon  Dieu  !  nous  savons  tous  que  l'enfer 
est  pavé  de  bonnes  intentions. 


L'HÉRÉSIARQUE 


L'HÉRÉSIARQUE 


Le  monde  anglo-saxon  s'intéresse  aux  ques- 
tions religieuses.  En  Amérique  surloiit,  de 
nouvelles  religions  issues  du  christianisme  sur- 
gissent chaque  année  et  recrutent  nombre 
d'adhérents. 

Au  contraire,  les  réformateurs  et  les  pro- 
phèteslaisseraientla  Catholicité  fort  indifférente. 
En  effet,  elle  ne  se  soucie  plus  du  fond  de  sa 
religion.  Aussi  est-il  bien  rare  que  se  produi- 
sent de  ces  petites  dissensions  théologiques 
qui  amenaient  autrefois  la  fondation  d'une 
hérésie.  A  la  vérité,  il  arrive  souvent  que  des 
])rétres  catholiques  se  séparent  de  l'Eglise.  Ces 
fuites  sont  dues  à  la  perte  de  la  foi.  Beaucoup 
de  ces  prêtres  s'en  vont  à  cause  de  leurs  opi- 
nions spéciales  sur  des  points  de  morale  ou  de 


56  l'hérésiarque  et  g^» 

discipline  (le  mariage  des  ecclésiastiques,  etc.). 
Les  défroqués  sont  pour  la  plupart  des  in- 
croyants; quelques-uns  pourtant  créentun  petit 
schisme.  Mais  il  n'y  a  plus  d'hérésiarque  véri- 
table —  comme  Arius,  par  exemple.  Il  peut 
exister  quelque  turlupin  solitaire,  tandis  qu'il 
semble  impossible  qu'un  éliésaïte  surgisse. 

Pour  ces  raisons,  le  cas  de  Benedetto  Orfei 
qui,  à  la  fin  du  xix®  siècle,  fonda  à  Rome  l'hé- 
résie dite  des  Trois-Vies,  est  unique,  à  mon 
sens. 


A  partir  de  1878,  le  R.  P.  Benedetto  Orfei 
fut,  à  Rome,  le  représentant  près  de  l'État  de 
son  Ordre  expulsé.  Le  père  Benedetto  Orfei 
était  théologien  et  gastronome,  pieux  et  gour- 
mand. Il  était  fort  bien  en  cour  pontificale,  et, 
n'eussent  été  ses  actes  ultérieurs,  il  serait 
aujourd'hui  cardinal,  c'est-à-dire  papable.  Cet 
homme  si  bien  fait  pour  devenir  un  calme 
pourpré,  se  perdit  en  prétendant  fonder  une 
hérésie.  A  la  suite  de  son  excommunication,  il 
s'était  retiré  dans  une  villa  de  Frascati.  Il  y 
pontifiait,  ayant  pour  fidèles  ses  domestiques, 
deux  pieuses  dames,  et  quelques  enfants  cam- 
pagnards auxquels  il  enseignait  le  rudiment.  A 


L*HÉRÉSIARQUE  57 

son  sens,  il  préparait  ainsi  une  secte  glorieuse 
destinée  à  remplacer  le  catholicisme.  Comme 
tout  hérésiarque,  il  repoussait  le  dogme  de  Tln- 
faillibité  papale,  et  jurait  que  Dieu  lui  avait 
donné  des  pouvoirs  de  réforme  sur  son  Église. 
J'imagine  que  si  Benedetto  Orfei  était  devenu 
pape,  et  que  l'idée  de  son  hérésie  ne  lui  eût  été 
inspirée  qu'à  ce  moment,  il  seseraitau  contraire 
servi  du  dogme  de  Tlnfaillibilité  pour  obliger 
les  catholiques  à  croire  en  sa  doctrine,  que  nul 
n'aurait  alors  niée  sans  être  hérétique. 


Je  visitai  Benedetto  Orfei  par  une  douce 
après-midi  de  mai.  L'hérésiarque  était  assis 
dans  un  fauteuil  moelleux.  Sur  sa  table  s'éta- 
laient des  papiers  —  probablement  des  brefs 
ou  encycliques,  —  Il  me  reçut  fort  civilement 
et  fît  servir,,  pour  m'honorer,  de  vieux  flacons 
de  vino  sa,nto  et  certaines  confiseries  romaines 
ou  siciliennes  :  des  noix  confîtes  dans  du  miel, 
une  sorte  de. pâté  fait  de  pâte  de  fondant  aux 
trois  parfums  de  rose,  de  menthe  et  de  citron, 
où  étaient  enfouis  des  morceaux  de  fruits  confits 
(écorces  d'orange,  cédrats,  ananas),  de  la  pâte 
de  coing  très  douce  appelée  cotoghiatay  une 
autre  pâte  nommée  cocuzzatSLj  et  une  sorte  de 


58  l'hérésiarqce  et  c^« 

crêpes  de  pâte  de  pêche  que  Ton  nomme  persU 
cata.  Il  exigea  que  je  goùta^se  au  vino  .<anio  et 
le  dégusta  avec  moi,  non  sans  donner  des  mar- 
ques de  satisfaction  réelle  :  hochements  de  tète, 
agitation  d'une  gorgée  de  vin  dans  la  bouche 
avec  mouvements  appropriés  des  lèvres  et  des 
joues,  léger  frottement  de  la  main  gauche  sur 
l'estomac.  Je  m'aperçus  bientôt  que  ce  bon 
hérésiarque  était  sourd.  Comme  il  savait  que  je 
venais  le  visiter  afin  de  prendre  des  notes  des- 
tinées à  élaborer  dans  la  suite  un  essai  sur  son 
hérésie,  je  le  laissai  parler  sans  jamais  i'inter- 
^^ompre. 

Benedetto  Orfei,  qui  était  originaire  d'Ales- 
sandria,  en  parlait  volontiers  le  dialecte.  Son 
discours  était  émaillé  de  paroles  grasses, 
presque  obscènes,  mais  étonnamment  expres- 
sives. C'est  le  fait  des  mystiques  d'employer 
de  telles  paroles,  le  mysticisme  touche  de  près 
l'érotisme.  Malgré  rintérét  que  pourraient  avoir 
certaines  expressions  pour  les  philologues,  je 
n'insisterai  pas  sur  ce  côté  de  l'esprit  d'Orfei. 
Ma  science  très  superficielle  des  dialectes  ita- 
liens ne  m'a  d'ailleurs  pas  permis  de  tout  com- 
prendre, et  je  nai  saisi  le  sens  de  nombre  de 
mots  que  grâce  à  la  mimique  qui  accompagaait 
les  discours  de  Theresiarque. 


l'hérésiarque  59 


Voici  comment  Benedetto  Orfei  me  raconta 
ce  qu  il  nommait  sa  conversion  illurainatrice  : 

—  Je  m'étais  occupé  tout  le  jour  de  l'hypos- 
tase.  Le  soir  venu,  après  avoir  dit  ma  prière, 
je  me  couchai  et  commençai  le  rosaire.  En 
même  temps  je  méditais  sur  les  mystères  de  la 
Religion.  Je  songeais  à  la  bonté  du  Fils  de  Dieu, 
qui,  pour  effacer  la  tache  originelle,  se  fit 
homme  et  mourut  sur  la  Croix,  supplice  infa- 
mant, entre  deux  larrons.  Une  phrase  qui  prit 
la  forme  d*un  refrain  populaire  vint  chanter  en 
mon  esprit  : 

«  Ils  étaient  trois  hommes 
Sur  le  Golgotha, 
De  même  qu'au  ciel 
Ils  sont  en  Trinité.  » 

Ici  l'hérésiarque  s'arrêta,  ému,  versa  du  vin 
dans  nos  deux  verres,  et  bat,  d'un  air  triste 
bientôt  dissipé,  le  contenu  du  sien,  sans  négUger 
les  frottements  de  main  sur  la  panse,  agitations 
de  visage,  exclamations  sur  le  velouté  du  vieux 
vin.  11  m'obligea  à  goûter  de  la  cocuzzsita  et 
continua  ainsi  : 


60 


L'nÉRÉSIA-  Q:  E    ET    G'» 


■ —  Le  refrain  divin  chanta  dans  mon  âme  jus- 
qu'à l'heure  où  je  m'endormis.  Mon  sommeil 
fut  profond,  et  le  matin,  à  l'heure  des  songes 
véridiqueSj  je  vis  le  ciel  ouvert.  Parmi  les 
chœurs  des  hiérarchies  d'Assistance,  d'Empire 
et  d'Exécution,  et  plus  hauts  que  le  chœur  des 
Séraphins,  qui  est  le  plus  élevé,  trois  crucifiés 
s'offrirent  à  mon  adoration.  Ebloui  de  la 
lumière  qui  entourait  les  crucifiés,  je  baissai 
les  yeux  et  vis  la  troupe  sainte  des  Vierges, 
des  Veuves,  des  Confesseurs,  des  Docteurs,  des 
Martyrs  adorant  les  crucifiés.  Mon  Patron, 
saint  Benoît,  vint  à  ma  rencontre,  suivi  d'un 
ange,  d'un  lion,  d'un  bœuf,  tandis  qu'un  aigle 
volait  au-dessus  de  lui.  Il  me  dit  :  «  Ami, 
souviens-toi  I  »  En  même  temps,  il  dressa  sa 
main  droite  vers  les  crucifiés.  Je  remarquai  que 
le  pouce,  l'index  et  le  majeur  de  cette  main 
étaient  étendus,  tandis  que  les  deux  autres 
doigts  étaient  repliés.  Au  même  instant  les 
Chérubins  agitèrent  leurs  encensoirs,  et  un  par- 
fum, plus  suave  que  celui  du  plus  pur  des  encens 
minéens,  se  répandit  dans  l'air.  Je  vis  alors  que 
l'ange  escortant  mon  saint  Patron  portait  un 
ciboire  d'or,  d'un  travail  admirable.  Saint  Benoît 


l'hérésîarquïï  61 

ouvrit  le  ciboire,  y  prit  une  hostie,  qu'il  divisa 
en  trois  parties,  et  je  communiai  triplement 
d'une  seule  hostie,  dont  le  goût  devait  être  plus 
exquis  que  celui  de  la  manne  que  savourèrent 
les  Hébreux  dans  le  désert.  Une  musique  ravis- 
sante de  luths,  de  harpes  et  autres  instruments 
célestes,  tenus  par  des  Archanges,  se  fit  entendre 
et  le  chœur  des  Saints  chanta  : 

Ils  étaient  trois  hommes 
Sur  le  Golgotha, 
De  même  qu'au  ciel 
Ils  sont  en  Trinité, 

«  Je  m'éveillai.  Je  compris  que  ce  rêve  était 
un  événement  grave  dans  ma  vie  et  pour  les 
hommes.  L'heure  à  laquelle  il  s'était  prodaitne 
me  laissait  guère  de  doute  sur  la  véracité  d'un 
tel  songe.  Néanmoins,  comme  il  renversait  les 
croyances  sur  lesquelles  repose  le  christianisme, 
j'hésitai  à  en  faire  part  au  pape.  La  nuit  suivante, 
je  vis  en  songe  matinal,  au  milieu  de  deux 
femmes,  la  Très  Sainte  Vierge,  leur  disant  : 
«  Vous  aussi  êtes  mères  de  Dieu,  mais  les 
hommes  ne  connaissent  pas  votre  maternité  I  » 
Et  je  m'éveillai,  tout  en  nage.  Je  n'avais  plus 
aucune  hésitation.  Je  récitai  tout  haut  la 
doxologie.Je  fus  dire  la  messe  à  Sainte-Marie- 
Majeure,  puis  j'allai  au  Vatican  demander  une 


62  l'hérésiarque  et  Ci« 

audience  au  Saint-Père  qui  me  Taccorda.  Je  lui 
fis  le  récit  de  ce  qui  s'était  passé.  Le  j  ape 
m'écouta  en  silence  et  médita  un  instant  après 
m'avoir  entendu.  Sa  méditation  finie,  il  médit 
sévèrement  de  cesser  toute  étude  théologique, 
de  ne  plus  songer  à  des  choses  ridicules  et 
impossibles  qu'un  démon  avait  seul  suscitées 
en  moi.  Il  m'enjoignit  de  revenir  le  visiter  au 
bout  d'un  mois.  Je  m*en  fus  peiné  et  honteux. 
Je  rentrai  dans  mon  couvent  désert  et  pleurai. 
Le  refrain  sacré  :  Ils  étaient  trois  hommes, 
revint  chanter  en  mon  âme.  Je  le  repoussai  de 
toute  ma  volonté,  comme  une  tentation.  Je 
m'humiliai  devant  Dieu. 

«  Pendant  un  mois,  je  suivis  un  jeûne  rigou- 
reux et  pratiquai  les  douze  mortifications 
recommandées  par  le  contemplatif  Harphius 
au  livre  II  de  sa  Théologie  mystique.  Je  me 
mortifiai  surtout  selon  les  cinq  dernières  :  mor- 
tification de  toute  curiosité  de  l'entendement, 
mortification  de  tout  scrupule  de  cœur,  morti- 
fication de  toute  impatience  inquiète  de  l'àme, 
mortification  de  toute  volonté,  et  pratique  de  la 
résignation  à  supporter,  pour  l'amour  de  Dieu, 
tout  abandon.  Au  bout  du  mois,  après  cespéni 
tences,  la  conviction  qui  m'était  venue  si 
fortuitement  s'était  renforcée  dans  mon  âme, 
et  je  fus  retrouver  le  Saint-Père  qui,  très  atiec- 


l'hérésiarque  63 

tueusement,  me  demanda  si  j'avais  abandonné 
les  chimères  que  le  démon  de  l'hérésie  m'avait 
inspirées.  Pour  lui  répondre,  il  ne  me  vint  que 
ces  paroles  :  Ils  et  aient  tr  ois  hoinmes,..  a  Hélas! 
s'écria  le  pape,  cet  homme  esi  possédé  !  »  Je  me 
rais  à  genoux  alors.  Je  parlai  de  mes  mortifica- 
tions et  suppliai  le  pontife  de  m'exorciser.  Les 
larmes  aux  yeux,  il  m'affirma  que  Dieu  me 
saurait  gré  do  cette  humiliation  volontaire  ;  puis 
il  m'exorcisa  selon  les  rites.  Je  partis  ensuite, 
sans  insister,  car  j'étais  bien  assuré  que  mes 
pensées  n'étaient  pas  d'inspiration  diabolique 
mais  divine,  puisqu'aucun  exorcisme  n'avait 
prévalu  contre  elles.  » 


L'hérésiarque  cessa  de  parler,  fit  son  manège 
accoutumé,  but  son  vino  santo,  médita  un 
moment,  les  yeux  au  plafond,  et,  renversé  sur 
le  dossier  de  son  fauteuil,  fit  tourner,  l'un 
autour  de  l'autre,  ses  pouces  rapprochés  sur 
son  ventre.  Il  reprit  ainsi  : 


—  Le  lendemain,  j'écrivis  au  pape,  lui  faisant 
part  de  ma  conviction  et  le  priant,  puisqu'il  était 


64  l'hérésiarque  et  c** 

le  chef  de  la  religion,  de  proclumer  la  vérité 
que  j'avais  apprise  si  miraculeusement.  J'ajou- 
tai qu'il  n'y  avait  pas  d'infallibilité  qui  put 
rendre  mensonger  ce  qui  était  vrai,  et  que,  par 
conséquent,  je  me  séparerais  de  l'Église,  au  cas 
où  il  préférerait  les  anciennes  erreurs  à  l'évi- 
dence nouvelle.  Pour  réponse,  on  m'excom- 
munia. Alors,  ayant  abandonné  mon  Ordre,  et 
riche  des  biens  que  je  lui  avais  apportés,  je  vins 
me  réfugier  dans  cet  asile  de  paix  où,  jeté  hors 
du  giron  de  l'Église  catholique,  je  place  les 
fondements  de  la  nouvelle  religion.  J'inaugurai 
la  véritable  communion  triple  en  une  hostie 
renfermant  les  trois  corps  humains  d'un  seul 
Dieu  en  Trois  Personnes.  Caria  vérité  est  celle- 
ci  :  la  Trinité  se  fit  hommes.  Il  y  eut  trois  in- 
carnations. Les  Trois  Personnes  du  seul  Dieu 
souffiirent,  le  mémy  jour,  la  Passion  néces- 
saire pour  le  rachat  de  THumanité.  Le  larron 
de  droite  était  Dieu  le  père.  On  le  remarque 
aisément  par  les  paroles  de  sollicitude  qu'il  eut 
sur  la  Croix  pour  son  Fils  bien-aimé.  Sa  vie  fut 
triste  et  patiente.  Il  souffrit  injustement  d'être 
pris  pour  un  larron  qu'il  n'était  pas.  Étant  tout 
puissant  et  infiniment  majestueux,  il  ne  voulut 
avoir  aucun  disciple.  Le  Christ,  qui  mourut 
entre  les  Larrons  divins,  était  le  Verbe  et, 
l'étant,  lut  le  Législateur.  Ce  sont  ses  paroles 


l'hérésiarque  65 

et  ses  actes  qui  devaient  être  transmis  au 
monde  pour  lui  être  un  enseignement.  Il  en 
fut  ainsi.  Le  larron  de  gauche  était  le  Saint- 
Esprit,  le  Paraclet,  réternel  Amour  qui,  devenu 
homme,  voulut  être  pareil  à  Tamour  humain 
qui  est  infâme.  Il  fut  larron  réel  et  souffrit  jus- 
tement. Voici  le  mystère  en  toute  sa  sainteté  : 
Dieu  se  fit  homme.  Dieu  le  père  incarné  souf- 
frit pour  exercer  sur  soi  sa  toute-puissance  et 
s'humilia  jusqu'à  rester  inconnu  et  sans  his- 
toire. Dieu  le  fils  incarné  souffrit  pour  attester 
la  vérité  de  son  enseignement  et  donner 
l'exemple  du  martyre.  Il  souffrit  injustement 
mais  glorieusement  pour  irapper  l'esprit  des 
hommes.  Dieu  le  Saint-Esprit  voulut  souffrir 
justement.  Il  s'incarna  dans  les  pires  faiblesses 
humaines,  et  s'abandonna  à  tous  les  péchés  par 
compassion  et  amour  profond  pour  l'Humanité. 
Voici  la  vérité  : 

Ils  étaient  trois  hommes 
Sur  le  Golgotha 
De  même  qu'au  ciel 
Ils  sont  en  Trinité. 


C'est  ainsi  que  Benedetto  Orfei  me   raconta 
l'histoire  de  son  hérésie  et  me  développa    sa 

3 


66  l'hérésiarque  et  c^e 

doctrine.  Emporté  par  son  récit,  il  avait  oublié 
de  boire.  Aussitôt  son  discours  terminé,  il 
allongea  la  main  droite,  tout  en  restant  ren- 
versé dans  son  fauteuil,  saisit  une  crêpe  de 
persicat3L,  qu'il  roula  soigneusement,  et  en  fît 
une  bouchée.  Puis,  s'étant  versé  du  vino  sa.nto, 
il  le  but,  mais  maladroitement,  car  persicata, 
et  vino  sardo  dévièrent  dans  son  gosier.  Il 
avala  de  travers,  et  ce  fut  une  explosion  par  la 
bouche  et  le  nez.  L'hérésiarque,  rouge  à  éclater, 
toussa  cinq  bonnes  minutes.  Il  eut  besoin  de 
se  moucher.  Comme  il  n'usait  pas  de  tabac,  au 
lieu  d'un  énorme  mouchoir  de  couleur,  il  sortit 
un  petit  mouchoir  de  batiste  blanche,  fort  peu 
ecclésiastique.  Cette  élégance  m'étonna.  Il 
reprit  haleine  en  respirant  bruyamment,  non 
sans  m'indiquer  du  doigt  le  cotignac  pour  m'in- 
viter  à  en  prendre. 

Il  me  confessa  ensuite  que  la  religion  catho- 
lique était  pourrie,  étant  trop  vieille,  et  que  le 
pape  craignait  d'y  toucher  de  peur  que  tout  ne 
s'écroulât.  Il  fut  même  plus  expressif,  et,  em- 
ployant son  dialecte  natal,  il  ajouta  : 

—  L'è  cmè  ra  raerda  :  pï  a  s'asmircia,,  pï  va 
spissa. 


Lorsque  je  me  levai  pour  prendre  congé, 


L'riÉRÉSIARQUE  67 

rhérésiarque  voulut  m'accompagner  jusqu'à  la 
porte. 

Au  moment  où  il  se  leva,  sa  soutane,  sorte 
de  robe  monacale  de  bure  noire,  s'ouvrit  et  je 
vis  qu'en  dessous  l'hérésiarque  était  nu.  Sou 
corps  velu  était  sillonné  de  marques  de  flagel- 
lation. Une  ceinture  rugueuse,  hérissée  de 
piquants  de  fer,  qui  devaient  déterminer  d'in- 
supportables souffrances,  entourait  sa  taille.  Je 
vis  encore  d'autres  choses,  mais  elles  sont  de 
telle  nature  que  je  ne  peux  les  décrire.  Toute 
cette  nudité,  à  vrai  dire,  ne  m'apparut  qu'un 
instant.  L'hérésiarque  referma  aussitôt  sa  sou- 
tane dont  il  noua  la  cordelière,  et,  souriant, 
m'invita  à  passer  dans  la  pièce  voisine  qui  était 
la  bibliothèque.  J'étais  stupéfait  de  voir  que  cet 
homme  donnait  de  tels  châtiments  à  sa  chair  et 
satisfaisait  en  même  temps  sa  sensualité  gour- 
mande. Je  méditai  sur  ces  contrastes  en  pas- 
sant dans  la  bibliothèque,  où  je  vis,  convena- 
blement rangés  sur  des  rayons,  des  livres  de 
toute  sorte  que  l'hérésiarque  m'invita  à  regarder. 
Il  y  avait  là,  mêlés,  des  volumes  précieux  ou 
vulgaires,  de  théologie,  de  philosophie,  de  lit- 
térature et  de  sciences.  C'étaient  des  livres  et 
des  manuscrits  anciens  et  modernes  sur  papier 
ou  parchemin.  Je  remarquai  les  œuvres  d'Aris- 
tote,  de  Galien,  d'Oribase,  la  Syphilis  de  Fra- 


68  l'hérésiarque  et  g^® 

castor,  la  Sagesse  de  Charron,  le  livre  du 
jésuite  Mariana,  les  contes  de  Boccace,  de  Ban- 
dello,  du  Lasca,  Saint  Thomas,  Vico,  Kant, 
Marcile  Ficin,  le  diadème  des  Moines  de  Sma- 
ragdus  et  d'autres.  Je  quittai  ensuite  l'héré- 
siarque, que  je  n'cii  plus  revu. 


A  quelque  temps  de  là,  j'appris  que  venait  de 
paraître  :  V Évangile  véridique,  de  Benedetto 
Orfeiy  traduit  en  langue  vulgaire^  contenant 
la  vie  de  Dieu  le  père,  premier  des  deux 
évangiles  parallèles  aux  évangiles  canoni- 
ques. 3e  me  "^rocuTdiile  livre,  qui  était  fort  court. 
Il  ne  contenait  rien  de  précis  sur  la  vie  de  la 
première  personne  de  Dieu.  On  y  apprenait  que 
l'on  ne  savait  rien  de  la  naissance  de  Dieu  le 
père.  De  sa  vie,  on  ne  savait  presque  rien, 
sinon  qu'il  fut  juste,  obscur  et  sans  amis.  Son 
existence  était  mêlée  à  celle  de  deux  autres 
personnes  de  la  Trinité,  et  c'est  en  essayant  de 
détourner  Dieu  TEsprit-Saint  d'un  crime  que 
celui-ci  commettait,  qu'il  fut  pris  avec  lui  et 
condamné  injustement.  Chacune  des  paroles 
qu'il  échangea  au  lieu  du  supplice  avec  Jésus 
et  le  mauvais  larron,  faisait  l'objet  d'un  cha- 
pitre où  elle  était  commentée.  C'était  en  elîet 


I 


l'hÉRÉSIaI  QUE  69 

le  seul  moment  bien  connu  de  sa  vie,  et  encore 
rhérésiarqae  en  avait-il  emprunté  le  récit  aux 
évangiles  synoptiques.  Après  la  mort  de  Dieu 
le  père,  tout  redevenait  mystérieux.  On  ne 
savait  plus  rien,  ni  de  sa  résurrection  et  ascen- 
sion, probables,  mais  inconnues.  L'ouvrage 
avait  été,  paraît-il,  écrit  en  latin,  traduit  aus- 
sitôt en  italien  et  publié.  Le  manuscrit  latin 
sur  parchemin  doit  encore  exister. 

L'année  suivante,  Benedetto  Orfei  fit  paraître 
le  second  évangile  parallèle  aux  évangiles  cano- 
niques ou  Évangile  du  Saint-Esprit.  Comme 
celle  de  Dieu  le  père,  sa  vie  était  peu  connue. 
Mais,  tandis  que  du  Père  éternel  on  ne  con- 
naissait que  sa  mort,  on  savait  du  Saint-Esprit 
qu'il  viola,  un  jour,  une  vierge  endormie.  Ce 
stupre  avait  été  l'opération  du  Saint-Esprit  de 
laquelle  était  né  Jésus.  On  insistait  aussi  sur 
les  paroles  prononcées  sur  la  croix,  puis  le 
mystère  se  faisait  après  l'instant  où  les  soldats 
eurent  brisé  les  jambes  des  deux  larrons.  Ce 
volume,  à  la  vérité  fort  beau  et  d'une  grande 
élévation  de  pensée  par  certains  endroits,  con- 
tenait des  passages  d'une  telle  crudité  que  les 
autorités  italiennes  le  firent  saisir  comme  livre 
obscène  ;  aussi  est-il  introuvable. 

Les  exemplaires  du  premier  évangile,  ou  Vie 
de  Dieu  le  père,  sont  d'ailleurs  fort  rares  eux- 


70 


l'hérésiarque  et  C" 


mêmes  :  soucieuse  de  les  détruire,  la  cour  pon- 
tificale en  avait  acheté  la  plus  grande  partie. 

L'hérésie  des  Trois-Vies  ne  se  répandit  pas. 
Benedetto  Orfei  mourut  au  seuil  du  siècle.  Ses 
quelques  disciples  se  dispersèrent,  et  il  est  pro- 
bable que  l'enseignement  de  l'hérésiarque  aura 
été  vain,  qu'il  n'en  sortira  rien,  et  que  nul  ne 
songera  à  le  reprendre. 


Un  prêtre  qui  avait  beaucoup  connu  Bene- 
detto Orfei,  et  qui  avait  souvent  essayé  de  lui 
faire  abjurer  ce  que  les  catholiques  appelaient 
ses  erreurs,  m'a  raconté  la  fin  de  l'hérésiarque. 
Il  mourut,  à  ce  qu'il  sembla,  des  suites  d'une 
indigestion,  mais  son  corps  fut  trouvé  to^t  cou- 
vert de  plaies  résultant  des  tortures  qu'Orfei 
s'imposait;  si  bien  que  les  médecins  hésitèrent 
à  attribuer  son  décès  à  sa  gourmandise  ou  à  ses 
mortifications.  La  vérité  est  que  l'hérésiarque 
était  pareil  à  tous  les  hommes,  car  tous  sont  à 
la  fois  pécheurs  et  saints,  quand  ils  ne  sont  pas 
criminels  et  martyrs. 


L'INFAILLIBILITE 


LlNFAILLiBILITÉ 


Le  ^5  juin  K'06,  le  cardinal  Porporelli  ache- 
vait de  dinar  lorsqu'on  lui  annonça  la  visite 
d'un  prêtre  français,  l'abbé  Delhonneau.  II 
était  trois  heures  de  l'après-midi.  L'implacable 
soleil  qui  exalta  la  ruse  triomphatrice  des 
anciens  Romains  et  qui  échauffe  avec  peine  la 
froide  rouerie  de  ceux  de  nos  temps,  s*il  laissait 
tomber  des  rayons  insoutenables  sur  la  place 
d'Espagne  où  s'élève  le  palais  cardinalice,  res- 
pectait l'appartement  de  Mgr  Porporelli.  Des 
Persiennes  entretenaient  une  fraîcheur  agréable 
et  un  demi-jour  presque  voluptueux. 

L'abbé  Delhonneau  fut  introduit  dans  la  salle 
à  manger.  C'était  un  prêtre  morvandiau.  Son 
aspect  têtu  n'allait  point  sans  analogie  avec 
celui  des  Peaux-Rouges. 


74  l'hérésiarque  et  c'« 

Autunois,  il  aurait  dû  naître  dans  l'enceinte 
celtique  de  Taucienne  Bibracte,  sur  le  mont 
Beuvray.  Il  y  a  encore  à  Autun,  ville  d'origine 
gallo-romaine,  et  aux  environs,  des  Gaulois 
dans  les  veines  desquels  il  ne  coule  point  de 
sang  latin,  et  l'abbé  Delhonneau  était  de  ce 
nombre. 

11  s'approcha  du  prince  de  l'Eglise  et  lui 
baisa  Tanneau  selon  l'usage.  Refusant  les  fruits 
de  Sicile  que  Mgr  Porporelii  lui  offrait  dans  une 
corbeille,  il  exposa  le  but  de  sa  démarche. 

—  Je  souhaite,  dit-il,  avoir  une  entrevue  avec 
noire  Saint-Père  le  Pape,  mais  en  audience 
privée. 

—  Mission  secrète  gouvernementale  ?  de- 
manda le  cardinal  en  clignant  d'un  œil. 

—  Non  point,  Monseigneur  !  répondit  l'abbé 
Delhonneau,  les  raisons  qui  me  font  solliciter 
cette  audience  n'intéressent  pas  seulement 
rÉglise  de  France,  mais  la  Catholicité  tout  en- 
tière. 

—  Dio  mio  !  s'écria  le  cardinal  en  mordant 
dans  une  figue  sèche,  farcie  avec  une  noisette 
et  de  l'anis.  Est-ce  réellement  si  grave? 

—  Très  grave,  Monseigneur,  répéta  le  prêtre 
français,  tandis  qu'apercevant  quelques  taches 
de  bougie  sur  sa  soutane,  il  s'efforçait  de  les 
aratter. 


l'infaillibilité  75 

Le  prélat  gémit  : 

—  Que  peut-il  encore  y  avoir  ?  Nous  avons 
déjà  assez  d'ennuis  avec  votre  loi  sur  la  sépa- 
ration ot  les  divagations  de  ce  chanoine  Bier- 
baum,  de  Landshut,  en  Bavière,  qui  ne  cesse 
d'écrire  contre  l'Infaillibilité... 

—  L'imprudent  î  interrompit  Tabbé  Delhon- 
neau. 

Mgr  Porporelli  se  mordit  les  lèvres.  Dans  sa 
jeunesse,  alors  qu'iln'était  qu'un  prêtre  mondain 
(^e  Florence,  il  avait  combattu  l'Infaillibilité, 
mais  il  s'était  incliné  ensuite  devant  le  dogme. 

—  Vous  aurez  audience  demain,  signor  abbé, 
dit-il,  vous  connaissez  le  cérémonial? 

Il  tendit  la  main  ;  le  prêtre  s'inclina,  y  appli([ua 
un  baiser  sonore,  et  se  retira,  marchant  à 
reculons  jusqu'à  la  porte  on  il  s'inclina  une 
seconde  fois,  tandis  que  le  cardinal,  d'un  air  las, 
le  bénissait  de  la  main  droite,  pendant  que  de 
la  gauche  il  tâtait  des  pêches  dans  la  corbeille. 


* 


Lorsque  le  lendemain  l'abbé  Delhonneau  fut 
introduit  chez  le  pape,  il  se  jeta  à  genoux  et 
baisa  la  mule  du  blanc  Pontife,  puis  s'étant 
relevé  délibérément,  il  le  pria  en  latin  de  l'en- 
tendre seul,  comme  en  confession.   Et  quelle 


76  l'hérésiarque  et  0»» 

condescendance  !  Le  Saint-Père  accueillit  cette 
requête  osée. 

^  Lorsqu'ils  furent  seuls,  Tabbé  Delhonneau  se 
mit  à  parler  lentement.  Il  s'efforçait  de  pro- 
noncer le  latinà  l'italienne,  mais  les  gallicismes 
abondaient  dans  son  langage  de  séminaire  ;  de 
plus.  Vu  français  y  revenait  souvent,  incom- 
préhensible pour  le  pape  qui  interrompait  l'ora- 
teur et  se  faisait  répéter  ce  qu'il  ne  comprenait 
point. 

—  Saint-Père,  disait  l'abbé  Delhonneau,  à  la 
suite  d'études  et  de  réflexions  pénibles  j'ai 
acquis  la  certitude  que  nos  dogmes  ne  sont 
pas  d'origine  divine.  J'ai  perdu  la  loi- et  je  suis 
convaincu  que  chez  aucun  homme  elle  ne  peut 
résister  à  un  examen  honnête.  Il  n'est  pas  une 
branche  de  la  science  qui  ne  contredise  par 
des  faits  irréfutables  les  soi-disant  vérités  de  la 
religion.  Hélas  î  Saint-Père,  quelle  peine  pour 
un  prêtre  de  découvrir  ces  erreurs  et  quelle 
douleur  d'oser  les  avouer! 

—  Mon  enfant,  dit  le  pape,  je  pense  que  dans 
ces  conditions  vous  avez  cessé  de  célébrer  la 
Sainte-Messe.  Les  doutes  qui  sont  venus  vous 
assaillir,  aucun  prêtre  ne  peut  se  vanter  de  ne 
pas  les  avoir  connus;  mais  une  retraite  dans 
cette  ville,  berceau  du  catholicisme,  vous  rendra 
la  foi  perdue,  et  par  les  mcriles  de... 


I 


—  Non!  Non!  Saint-Père.  J'ai  fait  tout  ce 
qui  était  possible  pour  recouvrer  une  foi  qui, 
d'abord  vacillante,  s'est  effondrée  à  jamais.  Je 
me  suis  efforcé  de  me  détourner  de  pensées 
qui  lue  torturaient.  C'était  en  vain!...  Et  vous- 
même,  Saint-Père,  vous  l'avez  déclaré,  des 
doutes  voussont  venus.  Quedis-je?  des  doutes? 
Non!  mais  des  clartés,  des  illuminations,  des 
certitudes  !  Avouez-le,  le  trirègne  qui  pèse  sur 
votre  iront  est  lourd  de  faussetés  sacrées.  Et  si 
la  politique  vous  empêche  d'affirmer  les  néga- 
tious  qui  roulent  dans  votre  cerveau,  elles  n'en 
existent  pas  moins.  Et  l'effroi  de  régner  au 
moyen  de  mensonges  séculaires,  voila  le  vrai 
fardeau  de  la  papauté,  fardeau  qui  fait  hésiter 
les  élus  au  sortir  du  conclave... 

...  Ptépondez-moi,  Saint-Père  :  Vous  savez 
tout  cela.  Un  pontife  romain  ne  doit  pas  être 
moins  perspicace  qu'un  pauvre  prêtre  du 
M or van  l 


* 

4   » 


Le  pap.e  était  assis  immobile,  grave,  et  pen- 
dant cette  dernière  partie  du  discours  iln'ouvrit 
pas  la  bouche.  Devant  lui,  l'abbé  Delhonneau 
semblait  un  de  ces  Gaulois  qui  pendant  le  sac 
de  Rome  venaient  agaceries  sénateurs  majes- 


78  l'hérésiarque  et  g'« 

tueux,  pareils  à  des  statues,  sur  leur  chaise 
curule.  Levant  lentement  les  yeux,  le  pontife 
demanda  : 

—  Prêtre  !  où  voulez-vous  en  venir  ? 

—  Saint-Père,  répondit  l'abbé  Delbonneau, 
vous  détenez  une  puissance  formidable,  vous 
avez  le  droit  de  décréter  le  Bien  et  le  Mal.  Votre 
Infaillibilité,  ce  dogme  incontestable  parce 
qu'il  repose  sur  une  réalité  terrestre,  vous 
donne  un  magistère  qui  ne  souffre  point  de 
contradiction.  Vous  pouvez  imposer  aux  catho- 
liques la  vérité  ou  Terreur,  à  votre  choix. 
Soyez  bon  !  Soyez  humain  !  Enseignez  ce  qui 
est  vrai  !  Ordonnez  ex  cdLthedrsL  que  le  catho- 
licisme soit  dissous  I  Proclamez  que  ses  prati- 
ques sont  superstitieuses  !  Annoncez  que  le  rôle 
glorieux  et  millénaire  de  l'Eglise  est  terminé  ! 
Erigez  ces  vérités  en  dogme  et  vous  aurez 
acquis  la  reconnaissance  de  l'Humanité.  Vous 
descendrez  ensuite  dignement  d'un  trône  d'où 
vous  dominiez  par  l'erreur  et  que  nul  ne  pour- 
rait désormais  légitimement  occuper  si  vous 
le  déclariez  vacant  à  jamais  I 


Le  pape   s'était    levé.   Dédaigneux  de  tout 
cérémonial,  il  sortit  de  la  pièce  sans  adresser 


79 

un  mot  ni  un  regard  au  prêtre  français  qui 
souriait  avec  mépris,  et  qu'un  garde-noble  vint 
guider  à  travers  les  galeries  somptueuses  du 
Vatican,  jusqu'à  la  sortie. 


Quelque  temps  après,  la  curie  romaine  créa 
un  nouvel  èvêché  à  Fontainebleau  et  y  nomma 
Tabbé  Delhonneau. 

Lors  de  son  premier  voyage  ad  liviina, 
cet  évêque  ayant  proposé  au  Saint-Siège 
l'érection  en  dogme  de  la  croyance  à  la  mission 
divine  de  la  France,  le  cardinal  Porporelli, 
quand  il  l'apprit,  s'écria  : 

—  Pur» gallicanisme  !  Mais  l'administration 
gallo-romaine,  quel  bienfait  pour  les  Gaules  ! 
Elle  est  nécessaire  pour  dompter  laturbalence 
des  Français.  Et  que  de  peine  pour  les  civi- 
liserl... 


TROIS   HISTOIRES 

DE   CHATIMENTS   DIVINS 


TROIS  HISTOIRES  DE  CHATIMENTS 
DIVINS 


LE    GÎTON 


Le  nommé  Louis  Gian,  fils  d'un  petit  mar- 
chand d'huiles  à  Nice,  ne  manifesta  jamais  la 
moindre  piété  au  contraire  des  autres  enfants 
qui,  au  moins  à  Tépoque  de  leur  première  com- 
munion, font  preuve  d'une  dévotion  touchante-. 

Le  vicaire  boiteux  de  Sainte-Réparate  lui 
avait  dit,  un  jour,  pendant  le  catéchisme,  en 
essuyant  ses  lunettes  avec  sa  soutane  sale  • 

—  Toi,  Louis  !  il  t'arrivera  malheur,  parce 
que  tu  es  faux.  A  te  voir,  on  te  prendrait  pour 
un  ange.  La  vérité?  tu  es  plat  comme  une 
punaise  à  genoux.  Tu  te  moques  de  moi.  Je  le 


Î54  L  HEPESTARQUE    ET    C^^ 

sais,  et  tu  le  peux.  Mais  on  ne  se  rit  pas  de  Dieu. 
D'ailleurs,  lu  l'apprendras,  trop  tôt  à  ton 
souhait. 

Louis  Gian  avait  écouté,  debout  et  les  yeux 
baissés,  Tadmonestation  du  vicaire.  Mais,  dès 
que  celui-ci  eut  le  dos  tourné,  Timpie  singea  sa 
marche  chancelante  et  chantonna  : 

—  Cinq  et  trois  font  huit.  Cinq  et  trois  font 
huit. 

Le  jeune  Nissard  ne  s'amenda  pas.  Jusqu'à 
quatorze  ans  il  fréquenta  peu  l'école,  maispail- 
larda  sous  les  ponts  du  Paillon  et  au  Château, 
d'abord  avec  les  garçons  de  son  âge,  ensuite 
avec  les  petites  filles. 

K  quatorze  ans,  il  fut  placé  chez  un  chemisier 
et  quitta  le  vieux  Nice  aux  parfums  de  fruits  et 
d'aromates  mêlés  aux  odeurs  de  chair  crue,  de 
pâte  aigre,  de  morue  et  de  latrines,  pour  une 
boutique  dans  la  ville  neuve.  Dès  les  premiers 
jours  il  fut  remarqué  par  le  patron  etla  patronne 
qui,  en  bons  Nissards,  ne  firent  chômer  l'ap- 
prenti ni  le  jour,  ni  la  nuit. 

La  patronne  était  rousse  comme  une  orange, 
mais  le  patron  sentait  le  pzssa?a.  Louis  Gian 
se  fit  enlever  en  temps  de  carnaval  par  un 
Russe  quinquagénaire  et  méticuleux  qu'il  fallait 
appeler  :  «  Mon  général  !  »  et  qui  l'appelait  : 
«  Ganvniède  !  » 


mois  insTOiREs  d£  chat:ma>;ts  divj.ns     c.j 

Ayant  reconnu  que  le  Pousse  était  exigeant  et 
avare,  il  le  vola  et  le  quitta. 

Ensuite  il  se  prodigua  à  un  Turc  brutal  et 
gourmand. 

Le  Turc,  s'étant  décavé  à  Monte-Carlo,  fut 
remplacé  par  un  Américain.  Louis  Gian  avait 
compris  que  sa  condition  fruclueuse  le  vouait, 
comme  une  mappemonde,  à  toutes  les  nationa- 
lités. 

Pourtant  il  ne  sut  pas  dans  le  fortune  ^rarder 
cette  sérénité  qui  est  le  privilège  des  vertueux. 
Il  méprisa  ses  compagnons  d'autrefois  et  pas- 
sait près  d'eux  sans  paraître  les  voir.  Ceux-ci 
lui  rendirent  d'abord  mépris  pour  mépris.  Ils 
ne  manquaient  pas,  lorsqu'ils  le  rencontraient, 
de  faire  le  geste  qui  consiste  à  placer  le  bras 
gauche  à  la  jointure  du  droit  plié  et  à  agiter  le 
poing  droit  fermé.  Oubien  encore,  ils  mimaient, 
à  son  passage,  Tobscène  lettre  Z  d'un  alphabet 
muet  qu'emploient  volontiers  les  Nissards,  les 
Monégasques,  les  Turbiasques  et  les  Mento- 
nasques.  , 

A  la  fin,  rinconduite  de  Louis  Gian  fut  en 
horreur  au  Ciel,  comme  elle  l'était  à  ses  anciens 
camarades.  Celui  qui  pisse  contre  le  vent  se 
mcuille  la  chemise  ;  il  plut  à  Dieu  de  punirpar 
la  peine  du  talion  les  péchés  du  giton. 

Louis  Gian  insulta  un   ami  d'autrefois  qui 


86  l'hérésiarque  et  c»« 

l'avait  apostrophé.  Il  y  eut  querelle,  bataille  et 
promesse  de  vengeance. 

Quatre  jeunes  gens,  qui  ne  valaient  en  somme 
pas  mieux  que  Louis  Gian,  l'attendirent  un 
soir  qu'il  était  allé  seul  au  théâtre.  Ils  se  saoulè- 
rent de  ce  vin  de  Corse  bien  tombé  de  la  répu- 
tation qu'il  eut  au  xvi*  siècle,  puis  guettèrent 
en  face  de  la  villa  où  Tencroupé  vivait  avec 
un  Autrichien  morbide. 

Lorsque  Louis  Gian  arriva  après  minuit,  ils 
se  précipitèrent  sur  lui,  le  bâillonnèrent  et, 
l'ayant  hissé  sur  la  grille  de  la  ville,  l'em- 
palèrent et  se  sauvèrent  en  se  donnant  des 
tapes... 

L'empalé  mourut,  avec  volupté  peut-être.  Il 
était  beau  comme  Attys.  Les  lucioles  luisaient 
autour  de  lui... 


II 


LA     DANSEUSE 


J'ai  lu,  jadis,  dans  un  vieil  auteur,  ce  récit 
authentique  ou  légendaire  de  la  mort  de  Salomé. 
Je  n'ai  point  orné  le  conte  de  mots  hébreux,  de 
descriptions  exactes  de  costumes  et  de  palais  ; 
sophisteries  qui  eussent  donné  au  récit  cette 
couleur  locale  tant  cherchée  aujourd'hui.  A  la 
vérité,  mon  ignorance  m'eut  empêché  de  le 
faire,  et  j'ai  même  conservé  à  mes  personnages 
les  noms  qu'ils  portent  dans  nos  évangiles. 

Ceux  qui  avaient  fait  mourir  saint  Jean-Bap- 
tiste furent  châtiés.  Hérodiade  avait  été  férue 
de  la  maigreur  ragoûtante  du  pénitent  qui 
invitait  les  hommes  à  prendre  des  bains.  Bien 
qu'ayant  agi  comme  Joseph  chez  Putiphar,  le 
mangeur  de  sauterelles  avait  sans  doute  éprouvé 


88  l*hérésia:ique  et  c>« 

des  désirs  charnels,  tôt  réprimés,  pour  celle  qui 
le  voulait.  Lorsqu'Hérodiade,  incestueuse  selon 
la  loi  des  Juifs,  eut  épousé  son  beau-frère  Hérode 
Anlipas,  il  se  mêla  un  peu  de  jalousie  aux  re- 
proches faits  par  le  Baptiste.  Salomé,  enjolivée, 
attifée,  diaprée,  fardée,  dansa  devant  le  roi  et, 
excitant  un  vouloir  doublement  incestueux, 
obtint  la  tête  du  Saint  refusée  à  sa  mère. 

Hérodiade  reçut  dans  un  vaisseau  d'or  la  tête 
chevelue  à  face  barbue.  Sa  passion  se  réveillant 
soudain,  elle  baisa  ardeniment  les  lèvres 
violàtres  du  Baptiste  décollé.  Mais  son  ressen- 
timent fut  plus  fort.  Elle  le  satisfit  en  perçant 
à  coups  d'épingle  la  langue,  les  yeux  et  toutes 
les  parties  du  chef  sanglant.  Le  sacrilège  cessa 
par  la  mort  d'Hérodiade,  qui,  jouant  encore  avec 
la  tète  précieuse,  succomba  suivant  toute 
vra^'semblance  à  une  rupture  d'anévrisme. 

Cette  femme  orgueilleuse  ne  demeura  point 
en  enfer.  Elle  fait  partie  de  ces  hordes  d'esprits 
qui  peuplent  les  airs,  et  que,  lorsqu'ils  sontbons, 
j'aime  fort  à  appelei  des  dieux.  Bien  entendu, 
j'entends  par  dieu  ce  sur  quoi  l'homme  n'a  nul 
pouvoir,  et  non  pas  cette  âme  du  monde  que 
Speusippe  d'Athènes  a  le  premier  cru  gou- 
verner sans  entendement  l'univers.  Les  nuits 
d'orage,  Hérodiade,  annoncée  par  les  ulule- 
ments  des  hiboux  etTeôroi  des  animaux,  mène 


TH016    HISTOIKKS    D6    CHATIMENTS    DIVINS       89 

uno  chasse  fantastique  qui  passe  au-dessus  de 
la  cime  de  nos  forêts. 

Hérode  Antipas,  roi  de  Judée,  dont  le  pouvoir 
équivalait  à  celui  du  bey  de  Tunis  de  nosjours, 
fut  exilé  par  Tibère  et  mourut  malheureux  à 
Lyon. 

Salomé,  dont  la  belle  danse  avait  sillé  les 
yeux  da  roi,  périt  en  dansant  ;  mort  étrange 
qu'envieront  les  ballerines. 

Cette  dame  dansa  une  fois  pendant  une  fête 
sur  la  terrasse  de  marbre  incrusté  de  serpentine 
d'un  proconsul,  et  celui-ci  l'emmena,  lorsqu'il 
quitta  la  Judée  pour  une  province  barbare  au 
bord  du  Danube. 

Il  arriva  que,  s'étant  un  jour  d'hiver  égarée 
seule  au  bord  du  fleuve  gelé,  elle  fut  séduite 
par  la  glace  bleuâtre  et  s'élança  dessus  en 
dansant.  Elle  était  comme  toujours  richement 
accoutrée  et  dorée  de  ces  chaînes  à  mailles 
minuscules  pareilles  à  celles  que  firent  depuis 
les  joailliers  vénitiens,  que  ce  travail  rendait 
aveugles  vers  Tâge  de  trente  ans.  Elle  dansa 
longtemps,  mimant  l'amour,  la  mort  et  la  folie. 
Et,  de  vrai,  il  paraissait  qu'il  y  eût  un  peu  de 
foleur  dans  sa  grâce  et  sa  joliesse.  Selon  les 
attitudes  de  son  corps  înel,  ses  mains  gesticu- 
laient en  chironomie.  Nostalgiquement,  elle 
mima  encore   les  mouvements  lents  des  oli- 


90  l'hérésiarque  et  c" 

veuses  de  Judée  gantées  et  accroupies,  quand 
choient  les  olives  mûres. 

Puis,  les  yeux  mi-clos,  elle  essaya  des  pas 
presque  oubliés  :  cette  danse  damnable  qui  lui 
avait  valu  jadis  la  tète  du  Baptiste.  Soudain,  la 
glace  se  brisa  sous  elle  qui  s'enfonça  dans  le 
Danube,  mais  de  telle  façon  que,  le  corps  étant 
baigné,  la  tête  resta  au  dessus  des  glaces  rap- 
prochées et  ressoudées.  Quelques  cris  terribles 
effrayèrent  de  grands  oiseaux  au  vol  lourd,  et, 
lorsque  la  malheureuse  se  tut,  sa  tête  semblait 
tranchée  et  posée  sur  un  plat  d'argent. 

La  nuit  vint,  claire  et  froide.  Les  constella- 
tions luisaient.  Des  bêtes  sauvages  venaient 
flairer  la  mourante  qui  les  regardait  encore 
avec  terreur.  Enfin,  en  un  dernier  effort,  elle 
détourna  ses  yeux  des  ourses  de  la  terre  pour 
les  reporter  vers  les  ourses  du  ciel,  et  expira. 

Comme  une  gemme  terne,  la  tête  demeura 
longtemps  au-dessus  des  glaces  lisses  autour 
d'elle.  Les  oiseaux  rapaces  et  les  bêtes  sau- 
vages la  respectèrent.  Et  Thiver  passa.  Puis, 
au  soleil  de  Pâques,  ce  fut  la  débâcle  et  le 
corps  paré,  incrusté  de  joyaux,  jeté  sur  une 
rive  pour  les  pourritures  fatales. 

Certains  rabbins  nensent  que  l'âme  d'Adam 
anima  aussi  Moïse  et  David.  Je  ne  suis  pas 
éloigné  de  croire  que  celle   de  Salomé  avait 


TROIS    HISTOIRES    DE    CHATIMENTS   DIVINS      91 

empli  la  fille  de  Jephté,  et  que,  n'ayant  jamais 
chômé  depuis,  elle  survit  en  Espagne,  en  Tur- 
quie, ou  peut-être  aux  provinces  danubiennes, 
dans  le  corps  d'une  danseuse  de  kolo,  —  cette 
ronde  obscène  qu'on  peut  appeler  :  la  danse  de 
la  croupe. 


III 


D  UN    MONSinK    A    LYON    OU    L  ENVIE 


Il  y  eut  une  fois,  à  Lyon,  un  soyeux  nommé 
Gorène  auquel  ses  parents,  fort  pieux,  avaient 
donné  le  prénom  de  Gaétan  parce  qu'il  était 
né  le  jour  de  la  fuite  du  pape  à  Gaète. 

Gaétan  Gorène  était  devenu  un  bon  catho- 
lique. Il  hérita  la  grande  fortune  de  son  père, 
et,  lui  ayant  succédé,  il  prit  pour  femme  une 
fille  de  sa  condition. 

Ses  biens  s'augmentaient  ;  il  était  heureux 
en  ménage,  mais  sa  félicité  n'était  pas  com- 
plète. Après  trois  ans  de  mariage,  il  n'avait 
pas  encore  d'enfant. 

Dans  l'espoir  d'en  obtenir  un,  il  fit  suivre  à 
sa  femme  les  prescriptions  des  plus  grands 
médecins.  Il  la  mena  en  vain  aux  sources 
réputées  merveilleuses  contre  la  stérilité. 


TROIS    HISTOIRES    DE    CHATIMENTS    DIVINS       93 

Enfin,  connaissant  que  les  ressorts  humains 
étaient  impuissants,  d'accord  avec  sa  femme,  il 
eut  recours  à  la  religion.  Il  écouta  les  conseils 
du  confesseur  de  son  épouse.  Mais  la  vertu  des 
pèlerinages  les  plus  fameux  fut  trouvée  en 
défaut,  et  les  prières  les  plus  ferventes  furent 
dites  inutilement. 

Le  fabricant  lyonnais  gagna  un  nombre 
incalculable  de  jours  d'indulgence,  mais  son 
épouse  resta  bréhaigne  comme  avant.  Il  blas- 
phéma contre  le  ciel,  douta  des  vérités  reli- 
gieuses et  finalement  perdit  la  foi  de  ses  pères. 
Cet  homme  présomptueux  ne  pouvait  sup- 
porter que  la  Divinité  n'eût  point  fait  de 
miracle  en  sa  faveur.  Il  ne  se  confessa  plus,  ne 
communia  plus,  n'alla  plus  aux  offices  reli- 
gieux et  cessa  de  donner  aux  œuvres  pieuses 
qu'il  avait  soutenues  jusque-là. 

Il  relut  l'histoire  de  Napoléon,  et  délibéra 
même  de  répudier  une  épouse  stérile,  demeu- 
rée pieuse  malgré  son  mari.  Il  se  trouva  alors 
un  médecin  sans  renom,  mais  de  haute 
science,  qui,  ayant  appris  la  détresse  du  riche 
soyeux,  entreprit  la  cure,  et,  de  façon  ou 
d'autre,  rendit  propre  à  être  ensemencée  la 
terre  inféconde. 

Gaétan  Gorène  pensa  étouffer  de  joie  lorsque 
sa  femme  lui  annonça  un  jour  que,  par  divers 


94  l'hérésiapque  et  c*® 

signes  irrécusables,  elle  avait  reconnu  être 
enceinte  et  qu'elle  espérait  même  ne  pas 
demeurer  primipare  si  cette  grossesse  avait  une 
heureuse  issue.  Le  fabricant  fut  ainsi  confirmé 
dans  son  impiété  et  s'ouvrit  sur  ce  sujet  à  sa 
femme  pour  la  détourner  des  pratiques  dévo- 
tieuses. 

La  dame  en  bonne  chrétienne  ne  manqua 
pas  de  tout  raconter  à  son  confesseur. 

Celui-ci  était  un  prêtre  robuste,  dans  la 
force  de  Tâge,  têtu  dans  la  foi,  pensant  que 
tout  est  permis  pour  que  le  règne  de  Dieu 
arrive.  Il  avait  appris  avec  douleur  le  scandale 
causé  par  l'irréligion  du  fabricant,  et  voyant  le 
résultat  obtenu  par  ceux  qui  avaient  suivi  ses 
conseils  sincères,  il  en  éprouva  du  dépit.  Com- 
prenant qu*à  cause  de  la  grossesse  de  la 
dame,  Satan  avait  été  le  plus  fort,  le  prêtre 
entreprit  de  ramener  au  bercail  la  brebis 
égarée. 

Vraiment,  le  ciel  tira  une  éclatante  vengeance 
de  rimpiété  de  Gaétan  Gorène.  Une  nuit  de 
prières  inspira  au  religieux  un  tour  qui  réussit 
pleinement. 

Un  jour  d*été,  sachant  que  le  mari  était  à 
Lyon  pour  ses  affaires  et  la  femme  à  la  cam- 
pagne, le  prêtre,  abandonnant  la  soutane,  se 
vêtit  du  plus  mal  qu'il  put,  simulant  un  vaga- 


TROIS    HISTOIRES    DE    CHATIMENTS    DIVINS         95 

bond,  colporteur,  gueux,  mendiant,  bélître,  fai- 
néant ou  chemineau,  comme  on  en  voit  sur 
toutes  les  routes. 

Ainsi  accoutré,  il  alla  à  la  ville  où  la  dame 
enceinte,  s'ennuyant  seule,  regardait  par  la 
fenêtre.  C'était  un  jour  violent  d'été,  à  l'heure 
de  midi  dont  Pan,  caché  dans  les  moissons, 
symbolise  le  rut  effrayant.  Le  faux  vagabond 
s'approcha  de  la  muraille,  sous  la  fenêtre  de  la 
dame  qui  s'ennuyait.  Il  accomplit  un  acte 
naturel  qu'il  est  inutile  de  nommer  et  exposait 
un  pilon  à  mortier,  un  bâton  pastoral,  une  flûte 
à  Robin,  et  mieux,  un  rossignol  tel  que  beau- 
coup de  dames  l'eussent  voulu  entendre  chanter 
Kyrie  eleison.  Celle-ci,  malgré  sa  dévotion, 
ne  fut  pas  indifférente  et  eut  envie  d'être  le 
mortier  du  pilon,  la  cage  du  rossignol.  Mais, 
étant  honnête,  elle  ne  pouvait  satisfaire  son 
vouloir.  Néanmoins,  il  est  certain  qu'éprou- 
vant des  démangeaisons,  elle  se  gratta. 

Bien  que  les  phénomènes  relatifs  aux  envies 
des  femmes  grosses  soient  conte -tés  par  plu- 
sieurs savants,  il  me  paraît  certain  aussi  que 
la  dame  était  enceinte  d'une  fille.  Car,  quelques 
mois  après,  elle  accoucha,  et,  lorsque  le  mari, 
haletant  d'émotion,  voulut  savoir  de  quel  sexe 
était  l'enfant,  la  sage- femme  leva  les  bras  au 
ciel  en  disant  :  «  C'est  un  monstre!  »,  et  le 


96  L*HERÉSIARQUK    ET    0^® 

médecin  qui  l'assistait  dit  :  «  C'est  un  herma- 
phrodite! » 

A  la  suite  de  ce  monstrueux  événement,  le 
riche  soyeux  faillit  devenir  fou  de  douleur. 
Reconnaissant  que  tout  arrive  par  la  main  de 
Dieu,  il  se  résigna,  devint  dévot,  donna  de 
grandes  sommes  aux  œuvres,  et  édifia  tout  le 
monde  par  sa  piété. 

Le  prêtre,  apprenant  ce  qui  était  arrivé,  rit 
à  éclater,  se  roula,  sauta,  toussa,  et  finalement 
alla  à  confesse.  Mais  le  curé  lui  refusa  l'abso- 
lution et  il  dut  l'implorer  chez  l'arche^^êque. 

L'androgyne  mourut  bientôt.  Gaétan,  rede- 
venu pieux,  vécut  heureux  avec  sa  fetnme  et 
ils  eurent  beaucoup  d'enfants. 


SIMON   MAGE 


SIMON  MAGE 


...  Et  tandis  que  la  foule  rendait  gloire  à 
celui  dont  les  disciples  accomplissaient  tant  de 
prodiges,  un  homme  aux  cheveux  noirs  et 
frisés,  à  la  barbe  rousse  et  fine,  à  la  face  fardée, 
s'approcha  du  diacre  Philippe  et  lui  dit  : 

—  Devin!  veuille,  en  retour  de  ta  science 
que  je  désire  apprendre,  te  laisser  inculquer  la 
mienne  qui  comprend  avant  tout  les  dix  degrés 
démoniaques.  Depuis  longtemps,  mon  enten- 
dement a  franchi  les  trois  degrés  ténébreux  et 
je  connais  à  présent  les  sept  parvis  de  l'enfer 
proprement  dit. 

—  Arrière  !  cria  le  diacre  Philippe,  il  nV  a 
rien  de  commun,  sorcier,  entre  toi  et  moi-  Je 
suis  le  disciple  de  Celui  qui  dans  sa  bonté  livra 
tes  maîtres  maudits  à  toutes  les  douleurs.  Je 

{ ^  DiSLlOTHECA 


100  l'hérésiarque  et  c»« 

suis  de  son  Église,  et,  selon  son  vouloir,  les 
portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  point  contre 
elle. 

Mais  rhomme  sourit,  et,  assujetissant  sur  sa 
lête,  delà  main  droite,  la  tiare  couleur  de  sa- 
fran 011,  comme  le  Méandre  au  soleil,  brillait 
un  serpent  fait  d'opales,  il  reprit  : 

—  Je  commande  durement  aux  légions  de 
démons  et  communique  avec  les  myriades 
d'anges.  En  leur  suavité  consiste  ma  force,  et, 
le  plus  riche,  le  plus  savant  de  Samarie,  je 
veux  me  soumettre  à  celui  dont  les  suppôts 
accomplissent  tant  de  prodiges.  Comment  se 
nomme  ton  maître? 

—  C'est,  répondit  le  diacre,  Jésus  de  Naza- 
reth, le  Messie,  Fils  de  Dieu. 

Puis  il  l'endoctrina,  et  voyant  qu'humble  et 
soumis  il  reconnaissait  la  vérité,  il  lui  demanda 
son  nom,  et  l'homme  saisit  dans  chaque  main 
un  anneau  d'or  de  ses  oreilles.  A  ses  doigts, 
des  pierres  opaques,  serties  dans  des  bagues 
d'or,  portaient  gravés  des  signes  divers.  Dans 
cette  position,  le  haut  du  corps,  les  bras  et  la 
tête  figuraient  un  triangle  isocèle.  De  longues 
paupières  violettes  voilèrent  Téclat  des  yeux 
noirs,  et  la  bouche  peinte  prononça  : 

—  Simon. 

Le  diacre  se  souvint  de  ce  nom  qui  avait  été 


STM^'N    MAGE  101 

celui    du    chef  des    apôtres,   puis    il    buntisa 
rhomme,  rappelant  Pierre,  et  ajoutant  : 

—  Simon,  désormais  tu  es  Pierre,  comme 
Test  le  Vicaire  de  Dieu  sur  la  terre. 

A  ce  moment,  le  peuple  ayant  crié  :  «  Place  », 
en  s*écartant,  Philippe  vit  venir  Pierre  lui- 
même,  les  yeux  troublés  parles  larmes,  qui  ne 
tarissaient  plus  depuis  que,  par  trois  fois,  il  avait 
renié  son  divin  Maître.  Près  de  Tancien  pêcheur 
du  lac  de  Tibériade  marchait  Jean,  le  discipie 
bien-aimé. 

Et  le  diacre  dit  : 

—  Voici  que  Pierre  vient  en  pleurant.  A  côté 
de  lui,  marche,  jeune  et  grave,  Jean  le  préféré. 
Homme  que  le  baptême  a  renouvelé,  demande- 
leur  de  te  conférer  le  Saint-Esprit. 

Le  peuple  s'était  dispersé.  Il  ne  restait  plus 
sur  la  place,  avec  le  diacre  Philippe  et  Jecm, 
que  le  nouveau  baptisé.  Il  ramena  par  devant 
les  plis  de  sa  robe  traînante,  dont  Tetoffe  jaune 
était  tramée  de  dessins  violets  figurant  des 
bùîes  fantastiques,  et  découvrit  ainsi  des  san- 
dales de  cuir  azuré,  ornées  au  cou  de-pied  d'an 
quadruple  triangle  d'or.  Et  Pierre,  se  penchant 
vers  Philippe,  demanda  : 

—  Quel  est  cet  homme  à  l'attitude  orgueil- 
leuse? Il  ne  paraît  avoir  la  véritable  humilité 
du  cœur. 


102  l'h£iœsi\rque  et  cî« 

Et  le  diacre  Philippe  répondit  : 

—  C'est  un  magicien.  A  son  dire,  il  comman- 
dait durement  aux  légions  de  démons  et  s'ac- 
cordait avec  les  myriades  d*anges.  Il  s'est  sou- 
mis, lui,  sa  science  et  ses  suppôts  surnaturels 
à  la  divine  autorité  du  Christ,  notre  Maitre,  et 
il  a  été  baptisé. 

Une  longue  théorie  de  femmes  gantées, 
portant  une  cruche  sur  la  tête,  traversa  la  place. 
Elles  s'approchèrent  des  apôtres,  et  l'une 
d'elles,  gracieuse  et  forte,  ayant  déposé  sa 
cruche,  s'agenouilla  devant  Pierre  en  disant  : 

—  Maître,  on  assure  que  vous  parlez  au  nom 
de  Jésus  de  Nazareth.  Un  jour,  il  s'entretint 
avec  moi.  J'étais  assise,  à  peu  de  distance  de 
la  ville,  sur  la  margelle  du  puits  où  nous  allons. 
Maître,  parlez-nous  de  Jésus. 

Et  le  sorcier  se  mit  devant  elle,  disant  : 

—  Maître,  ne  lui  répondez  pas,  c'est  une 
prostituée. 

Mais,  Pierre  répliqua  : 

—  Mage  écarte-toi! 

Et  souriant,  tout  en  pleurs,  il  dit  à  la  Sama- 
ritaine : 

—  Femme  qui  avez  la  foi,  allez  jusqu'au  puits 
avec  vos  compagnes  quérir  Teau  de  votre  bap- 
tême, et  revenez  vers  moi. 

Et  la  Samaritaine,   après  s'être   relevée,    se 


SIMON    MAGE  103 

dirigea,  suivie  des  autres  femmes,  vers  la  porte 
de  la  ville. 

Le  sorcier,  s'étant  de  nouveau  approché  de 
Pierre,  lui  dit  : 

—  Je  suis  venu  vers  Philippe  ton  disciple,  qui 
accomplit  ici,  avant  ta  venue,  des  prodiges 
admirables.  Je  te  prie  de  me  conférer  le  Saint- 
Esprit  et  le  pouvoir  de  le  conférer  à  mon 
tour. 

Et  Pierre  demanda  : 

—  Mage,  pourquoi  désires-tu  le  pouvoir  de 
conférer  le  Saint-Esprit? 

Et  le  sorcier  répondit  : 

—  A  cause  de  la  gloire  que  j'en  acquerrai. 
Elle  me  mettra  au-dessus  des  autres  hommes, 
et  un  jour,  si  tu  mourais  avant  moi,  je  serais 
digne  de  prendre  ta  place,  ô  Maître  I 

Et  Pierre  répliqua  : 

—  Celui  qui  souhaite  une  autre  gloire  que 
celle  du  Très-Haut  est  indigne  de  conférer  le 
Saint-Esprit.  Va-t'en,  mage,  avec  ta  magie. 

Mais  le  sorcier  s'inclinant  reprit  : 

—  Maitre,  vous  êtes  pauvre  et  je  suis  riche  : 
vendez-moi  la  science  dont  ma  magie  n'est 
que  l'erreur! 

Pierre  se  détourna  de  lui,  et  demanda  à  Phi- 
lippe : 

—  Comment  s'appelait  cet  homme? 


104  L'HiiaÊSlAhQUE    Eï    G'« 

—  Simon!  répondit  le  diacre. 

Et  Pierre,  tombant  à  genoux,  s'écria  : 

—  0  mon  nom  de  pêcheur  !  Que  Simons 
soient  tous  ceux  qui  voudraient  acheter  les 
dons  sacrés.  Que  ce  péché  exécrable  soit  en 
horreur  au  ciel  et  à  la  terre  î 

Le  magicien  s'était  baissé,  et,  tandis  que  les 
manches  lourdes  et  pendantes  de  sa  robe  soule- 
vaient la  poussière,  il  traça  sur  le  sol  les  mots 
ABLANATAVALBA  et  ûNORARONO  qui  peuvent  se 
lire  indifféremment  de  .droite  à  gauche  ou  de 
g-mche  à  droite,  et,  lorsqu'il  se  releva,  les  dis- 
ciples virent  devant  eux  la  vivante  image  de 
Pierre,  le  chef  des  Apôtres,  mais  qui  ne  pleu- 
rait pas  et  disait  : 

—  Simon-Pierre,  je  ne  suis  nul  autre  que 
celui  que  tu  es,  et  nos  noms  sont  les  mêmes.  Je 
vivrai  aussi  longtemps  que  l'Église  où  tu  com- 
mandes. J*en  deviens  pour  toujours  le  mauvais 
chef,  tandis  que  tu  en  es  le  bon  pasteur.  Et  là 
où  tu  représenteras  la  bonté  céleste,  je  serai 
l'infernale  méchanceté  qui  met  en  branle,  quand 
il  me  plaît,  les  légions  de  démons  et  les 
myriades  d'anges. 

Alors,  il  disparut,  etles  apôtres  le  cherchaient 
en  vain  des  yeux  sur  la  place,  où  revenait,  par 
la  porte  de  la  ville,  la  théorie  des  Samaritaines, 
qui,  les  bras  levés,  maintenaient  sur  leur  tête 


SIMON    MAGE  105 

balancée  le  vase  empli  de  leur  eau  bapLismaie. 


...  Et  voyant  s'avance/  deux  vieillards  d'une 
ressemblance  parfaite,  Néron  demanda  : 

—  Lequel  d'entre  vous  est  ce  Galiléen  dont 
les  miracles  étonnent  la  ville? 

Mais  l'un  des  bommes  leva  les  yeux  au  ciel 
sans  rien  répondre,  tandis  que  son  compagnon 
s'écriait  : 

—  Cet  autre  qui  me  ressemble  n'est  qu'un 
imposteur.  Et,  dans  ce  jardin  où  tu  nous 
accueilles,  ô  César,  je  veux  m'élever  devant  toi 
comme  un  oiseau  prenant  son  vol.  Mon  art  me 
donne  le  moyen  de  confondre  ainsi  ce  silen- 
cieux. 

L'empereur  éclata  de  rire  : 

—  Etrangers,  dit-il,  je  vous  ai  pris  d'abord 
pour  Castor  etPollux,mais  ils  s'aiment  et  vivent 
alternativement.  Votre  inimitié  excite  mon. 
imagination.  Encbanteurs,  faites  des  prodiges. 
Ma  musique  accompagnera  vos  gestes.  Ensuite, 
je  célébrerai  votre  lutte  en  stropbes  alcaïques. 

Il  vit  alors  que  le  visage  du  vieillard  qui 
avait  parlé  était  calme  et  rusé,  tandis  que  sur 
les  joues  du  silencieux,  des  larmes,  qui  ne  ces- 
saient de  couler,  avaient  creusé  deux  sillons. 


Î06  l'hérésiarque  et  c^^ 

Prenant  un  luth  accordé,  Néron  le  fit  sonner, 
et  l'homme  qui  ne  pleurait  pas  s'écria  : 

—  Pierre,  voici  le  moment  oii  je  te  confon- 
drai. Mon  art  détruira  tous  les  enchantements 
de  ton  ignorance.  Mes  alliés  veillent  dans  le 
Ciel  et  dans  l'Enfer. 

Il  traça  sur  le  sol  le  nom  d'ANATANA,  qui  se 
lit  de  droite  à  gauche  et  réciproquement.  Une 
nuée  sombre  s'étant  élevée,  le  magicien  lui 
dit  : 

—  Anatana,  prince  deTEnfer,  si  mon  ennemi 
m'attaque  au  moment  où  venant  de  quitter  la 
terre,  j'aurai  peine  à  me  défendre,  tu  feras  la 
nuit  et  combattras  cet  homme  dans  l'obscurité. 

Il  s'accroupit  pour  renouer  les  cordons  de  sa 
sandale  droite,  ornée  au  cou  de  pied  d'un 
quadruple  triangle  d'or,  et  se  releva  en  appe- 
lant : 

—  Eloah  Quanah,  Dieu  jaloux,  préposé  aux 
portes  de  la  demeure  céleste,  à  l'ouest,  écarte- 
toi  en  ouvrant  pour  laisser  passer  ceux  qui  me 
servent  ! 

Alors  il  cria  : 

—  Kokhabiel! 

Et  ce  fut  une  rumeur  argentine  d'armes 
célestes,  tandis  que  s'avançaient  Kokhabiel  et 
les  trois  cent  soixante-cinq  mille  Anges  qu'il 
commande.  Le  magicien  jeta  un  regard  triom- 


SIMON    MaGE  107 

phant  sur  Pierre  qui,  tombé  à  genoux,  priait 
maintenant  les  bras  en  croix. 
L'enchanteur  appela  : 

—  Quemuel  ! 

Et  avec  un  bruit  semblable  au  chant  de 
milliers  d'oiseaux  s'avancèrent  Quemuel  et  les 
douze  mille  Esprits  qui  sont  sous  ses  ordres. 

Le  mage  commanda  : 

—  Ange  Dumiei,  portier  de  l'enfer,  laisse 
passer  ceux  qui  me  servent. 

Et,  silencieux,  comme  le  vol  des  chauves- 
souris,  s'avancèrent  à  califourchon  sur  des 
zèbres,  des  hémiones,  des  onagres,  ou  debout 
sur  des  éléphants  portant  de  belles  citadelles, 
ou  bien  assis  sur  des  panthères,  ou  encore  à 
pied,  menant  des  ours,  des  onces  enchaînés, 
les  quatre-vingt  dix  mille  Démons  présents  à 
l'exode  d'Egypte. 

Et  le  magicien  dit  à  ceux  quilui  obéissaient  : 

—  Vous  qui  êtes  à  la  fois  mes  maîtres  et  mes 
serviteurs,  voici  queje  m'élèverai  devant  César 
comme  l'oiseau  prend  son  vol.  Défendez-moi 
tandis  que  je  serai  dans  l'air,  aûn  que  mon 
ennemi  demeure  sur  la  terre,  impuissant  et 
confondu. 

Il  s'approcha  de  Pierre  et  lui  parla  : 

—  Les  puissances  du  Ciel  et  de  l'Enfer 
m'obéissent.  Dieu  lui-même  va  paraître  devant 


lOS  l'hérésiarque  et  c'« 

U»i  pour  te  confondre  en  attestant  ma  science  et 
to  i  ignorance. 

Il  appela  : 

—  Sidra! 

Et  rOrdre  qui  est  la  Bouche  de  Dieu  parut 
au  firmament  où,  à  la  parole  du  mage,  se  mani- 
festèrent Tathmahinta,  qui  est  le  Coude  gauche 
au  Corps  de  Dieu,  Auramat,  qui  est  un  Doigt 
majestueux  au  Pied  droit  du  Corps  de  Dieu, 
Auhez,  qui  est  un  Doigt  préhensif  au  Pied 
gauche  du  corps  de  Dieu,  auprès  d'Hatou- 
mah,  qui,  l'Intégrité  même,  est  aussi  un  Orteil 
au  Pied  gauche  du  Corps  de  Dieu. 

Et  quelle  immense  Majesté  emplissait  le  ciel, 
à  mesure  qu'apparaissaient  les  célestes  Puis- 
sances, qui  sont  des  Membres  au  Corps  de 
Dieu! 

Dagoul  \Ve  Adom  s'inscrivit  en  une  distincte 
rubrique  sur  le  Corps  de  Dieu.  Alors,  Kokhabiel 
et  ses  trois  cent  soixante-cinq  mille  Anges, 
Quemuel  et  ses  douze  mille  Esprits,  Anatana 
Tobscur,  et  les  quatre-vingt-dix  mille  Démons 
présents  à  Texode  d'Egypte,  les  légions  de 
démons  etl^s  myriades  d'anges  de  toutes  hiérar- 
chies s'inclinèrent,  et  le  fulgurant  Ohaztah 
p-arut  qui  est  le  Prince  de  la  Face  divine. 

Prompts  et  inouïs,  entourant,  supportant  le 
Corps  adorable  se  manifestèrent  Afapé,  Elohé- 


I 


SIMON  magh:  109 

mancith,  Tamani,  Ouriel  et  les  autres  Faces 
d'aigles,  de  lions  ou  de  chérabins  qui  ornent  le 
Char  céleste. 

Les  Ofanim,  classe  d'anges  multicolores,  qui 
sont  les  roues  de  ce  Char  plus  rapide  que 
r esprit  humain  ne  saurait  le  concevoir,  tour- 
nèrent dans  le  ciel  en  jetant  un  éclat  insup- 
portable, et,  prenant  tous  les  tons,  depuis  les 
blancheurs  totales  et  infiniment  variées  des 
plus  pures  régions  étoilées  jusqu'aux  dernières 
nuances  qui  flamboient  dans  les  abîmes,  tandis 
que,  sombre  et  terrible,  comme  une  annoncia- 
tion  de  tempête,  dominait  au  zénith  la  profon- 
deur violette  d'Humasion,  l'Améthyste,  qui  est 
une  appellation  de  la  Divinité. 

Et  Pierre,  le  front  contre  terre,  suppliait  le 
Très-Haut  de  confondre  le  magicien,  qui  s'écria  : 

—  César!  je  vais  maintenant  m'élever  devant 
toi,  à  la  face  de  Dieu. 

Il  appela: 

—  Isda  I  Auhabiel  î  Auferethel  ! 

Et  Isda,  qui  est  Tange  de  la  nourriture, 
s'avança,  et  lui  donna  les  forces  nécessaires  à 
Taccomplissementde  son  faux  miracle  ;  ensuite, 
Auhabiel,  l'ange  aimé  de  Dieu  et  préposé  à 
l'amour,  étendit  ses  ailes,  et,  prenant  le  mago 
par  les  cheveux,  l'emporta  vers  les  régions  supé- 
rieures, tandis  qu'Auferethel,  qui  est  l'ange  du 


110  l'hérésiarque  et  c»« 

plomb,  retenait  Simon,  afin  qu'il  ne  montât  pas 

trop  vite  et  ne  perdît  point  connaissance. 

Mais,  soudain,  s'étant  levé,  Pierre  rompit  le 
charme  d'un  seul  geste,  et,  dans  un  silence 
auguste,  s'écroula  l'angélique  et  rayonnante 
majesté  du  Corps  divin,  pendant  qu'avec  un 
bruit  d'argent  et  de  soie,  disparaissaient  les 
myriades  d'anges,  pendant  qu'avec  la  rumeur 
d'un  grouillement  de  cloaque,  s'enfonçaient 
dans  l'abîme  les  légions  démoniaques. 


...  Et  crucifié  la  tête  en  bas,  par  respect  pour 
l'adorable  position  de  son  Maître,  Pierre  aux 
yeux  brûlés  par  les  larmes,  Pierre  sur  le  point 
de  mourir,  regardait  un  homme  qui  lui  ressem- 
blait s'avancer  vers  le  bourreau,  auquel  il  de- 
mandait : 

—  Combien  me  vendrais-tu  le  corps  de  ce 
supplicié? 

Et  le  bourreau  répondait  : 

—  Etranger,  ce  martyr  qui  te  ressemble  est 
sans  doute  ton  frère...  Moi  aussi,  je  suis 
chrétien,  car  j'ai  été  baptisé.  J'exerce  mon 
métier,  et,  faisant  cela,  j'accomplis  la  volonté 
divine.  Mais,  le  corps  d'un  martyr  est  un  do;i 
SLcré  de  Dieu  à  ses  lidèles,  et  il  est  interdit  de 


SIMON    MAGE  111 

vendre  les  dons  sacrés.  Quand  cet  homme  sera 
mort,  tu  emporteras  le  cadavre,  afin  que  les 
croyants  puissent  Thonorer...  En  attendant, 
pour  passer  le  temps,  jouons  aux  dés  mon 
silence  contre  tes  sandales  azurées,  qu'orne, 
au  cou  de  pied,  un  quadruple  triangle  d'or. 


L'OTAIIKA 


L'OTMIICA 


Sur  le  pré,  proche  les  vergers  aux  pruniers 
fleuris  qui  entourent  le  village  bosniaque,  le 
kolo  tournait,  ronde  échevelée  et  chantante. 
Les  croupes  s'agitaient  en  cadence  :  celles  des 
garçons  sautaient,  nerveuses  et  étroites  ;  celles 
des  filles  roulaient,  lourdes  et  bulbeuses,  et 
tendaient  le  jupon  court.  Les  chansons  s'envo- 
laient, lyriques,  satiriques  ou  gaillardes,  et  en 
ce  cas  les  filles  faisaient  semblant  de  ne  pas 
comprendre.  On  chantait  : 

Le  premier  disait  :  «  Tu  es  une  rose.  » 

Le  second  disait  :  «  Tu  es  une  étoile.  » 

Le  troisième  disait  :  «  Tu  es  un  ange  des  cieux.  » 

Mais  le  quatrième  m'a  contemplée  sans  rien  me  diro. 

De  par  mon  miroir,  je  ne  suis  ni  ro^e,  ni  étoile,  ni  ange, 

De  par  mon  miroir  les  trois  ont  menti. 

M  celui  qui  s'est  tu  sera  mon  bien-aimé. 


116  l'hérésiarque  kt  cj» 

Le  kolo  tourna  un  instant  en  silence.  Les 
croupes  remuaient,  sautillaient,  frétillaient,  se 
tortillaient.  Les  tziganes,  hommes  et  femmes, 
assis  sur  le  talus  du  chemin  qui  borde  le  pré, 
préludèrent  un  autre  air  sur  leurs  guitares,  et 
la  troupe  dansante  entonna  : 

Le  vieux  beg  turc  de  Sarajevo 

Pesait  cent  dix  okes. 

Sa  fille  qui  n'en  pesait  que  trente 

S'est  enfuie  chez  les  Serbes  pour  danserla  poskotznika. 

Puis  les  garçons  chantèrent  : 

La  fiancée  n'était  pas  vierge, 
Elle  était  comme  un  sac  troué.., 

A  ce  moment  un  cri  retentit,  sauvagement  : 

—  Otmiksb! 

Et  une  troupe  de  garçons,  qui,  sans  doute 
avec  la  complicité  des  tziganes,  s'étaient  tenus 
cachés  derrière  une  haie,  de  l'autre  côté  du 
chemin,  s'élancèrent  vers  les  danseurs  de 
kolo. 

Au  cri  d'Otmika  tous  avaient  compris  qu'il 
s'agissait  du  rapt  traditionnel  chez  les  Sud- 
Slaves.  Un  amoureux  éconduit,  sachant  que 
sa  bien-aimée  dansait  le  kolo  sur  le  pré,  avait 
réuni  une  troupe  d'amis,  et  ils  étaient  venus, 
décidés  à  ravir  la  dédaigneuse.   Mais  le  r"0- 


LOT^HKÂ  117 

mont  avait  été  mal  choisi.  Les  danseuses 
avaient  poussé  un  cri  de  terreur  et  s'étaient  pla- 
cées derrière  les  danseurs,  parmi  lesquels  il  y 
avait  peut-être  Tamant  favorisé.  Voyant  qu'une 
résistance  s'était  organisée  si  promptemem,  les 
ravisseurs  s'arrêtèrent, .  interdits.  Ils  n'étaient 
que  six,  tandis  qu'il  y  avait  onze  danseurs  avec 
autant  de  filles.  Celles-ci  chuchotaient  : 

—  C'est  Orner,  le  petit  tailleur.  Il  veut  enle- 
ver M  ara. 

Orner  était  au  premier  rang  des  otmikari; 
petit,  brun,  fort  comme  un  taureau,  il  tremblait 
de  rage.  Les  tziganes  pincèrent  leurs  guitares. 
Les  yeux  d'Orner  brillèrent.  Il  fit  un  pas  en 
avant  et  entonna  : 

Ljra  kolo,  igra  kolo  nadvadeset  idva. 

U  ton  kolu,  u  tom  kolu,  lipa  Mara  igra. 

Kakva  Mara,  kakva  Maramedna  astauna... 

Le  kolo  tourne  composé  de  vingt-deux  personnes. 

Dans  la  ronde  balle  la  Jolie  Mara. 

Quelle  bouche  de  miel  a  Mara.. . 

Un  joli  garçon,  grand  et  maigre,  défenseur 
des  filies,  l'interrompit  : 

-^  Orner,  tu  sais  que  chez  nous,  lorsqu'on  ne 
sait  pas  le  nom  d'une  fille  ou  qu'on  ne  veut 
pas  la  nommer,  on  l'appelle  Mara.  Dis  pour 
quelle  fille  tu  as  crié,  Otmika!  afin  qu'elle 
puisse  se  défendre. 


118  l'hérésiarque  £T  ci® 

Omer  cria  : 

—  Mara,  la  fille  du  vieux  Teiiso. 

Mara  passa  sa  jolie  tête  brune  et  peureuse 
entre  ses  défenseurs  en  disant  : 

—  Omer,  je  ne  te  veux  pas  de  mal.  Ta  as 
assez  longtemps  chanté  sous  mes  fenêtres,  en 
toute  saison.  Mais  je  n'ai  jamais  répondu,  Ta 
sais  de  belles  chansons,  mais  je  ne  veux  pas 
me  marier  avec  toi. 

La  troupe  des  danseurs  de  kolo  cria  : 

—  Adieu,  Omer!  et  se  mit  alors  en  marche 
vers  le  village. 

Les  otmikari  ne  s'opposèrent  pas  à  cette  re- 
traite. Mais  les  tziganes,  sur  la  route,  ayant 
commencé  Pair  des  Litanies  de  Marco,  les  ra- 
visseurs psalmodièrent  pour  insulte  à  la  belle 
Mara,  ce  chant  misogyne  : 

Marco,  des  femmes  délivre-nous. 
Marco,  de  ces  vipères  délivre-nous, 
Marco,  de  ces  putains  délivre-nous, 
Marco,  de  ces  charognes  délivre-nous, 
Marco,  de  ces  traîtresses  délivre-nous... 

Ensuite  Omer  se  tourna  rageur  vers  ses 
compagnons  : 

—  Dire  que  j'étais  si  empressé  auprès  d'elle  ! 
L'année  dernière,  elle  se  laissait  faire  encore. 
Après  le  kolo,  elle  acceptait  les  gnrabié  miel- 
leux, les  tartes  aux  prunes,  les  alcé  de  fro- 


119 

ment,  saindoux  et  miel  que  je  lui  apportais. 
Mais  depuis,  elle  a  été  à  la  ville.  Elle  y  a  vu 
des  Italiens,  des  Juifs,  des  Turcs,  des  V^iea- 
nois,  qui  sait?  et  peut-être  de  ces  Grecs  que 
je  déteste  et  que  je  ne  peux  voir  sans  leur 
montrer  les  cinq  doigts  de  la  main  droite  en 
disant  :  «  Pende!  »,  ce  qui  est  la  plus  grave 
injure  qu'on  leur  puisse  faire! 
Un  des  Otmika,ri  répondit  : 

—  Si  elle  connaît  la  ville,  elle  ne  sera  pas  fa- 
cile à  prendre.  De  plus,  son  père  a  aussi  des 
idées  de  la  ville.  Il  en  est  venu  à  mépriser  les 
institutions  séculaires  de  notre  race  et  il  sera 
dans  le  cas  de  se  plaindre.  Votmika,  tradition- 
nelle est  sévèrement  punie  quand  il  y  a  plainte, 
et  il  ferait  ramener  sa  fille  chez  lui  par  les 
gendarmes. 

Les  tziganes  s'étaient  approchés  et  tendaient 
leurs  mains  ouvertes.  Ils  étaient  beaux,  mais 
sales  et  sournois.  Omer  leur  jeta  quelques 
pièces.  L'un  d'eux  dit  en  ricanant  : 

—  Les  jours  les  plus  heureux  pour  l'homme 
sont  celui  où  il  se  marie  et  celui  où  sa  femme 
crève. 

Une  vieille  tzigane  à  face  desséchée  avait 
tiré  de  sa  poche  une' longue  chevelure  noire, 
coupée  par  surprise  à  quelque  misérable  gar- 
deuse  d'oies,  endormie  dans  une  prairie.  Avec 


120  L*nÉnÉsrARQUE  et  g*» 

un  vieux  peigne  cassé  elle  peignait  cette  che- 
velure triste  comme  une  relique  de  morte,  en 
marmonnant  inintelligiblement.  Elle  releva  la 
tète,  et,  regardant  fixement  Orner,  elle  lui  dit  en 
chevrotani  . 

—  Pourquoi  ne  fais-tu  pas  Votmikec  sur  une 
fille  d*un  village  voisin,  comme  cela  se  pratique 
ordinairement?  Si  tu  veux,  je  t'en  volerai  une 
dont  les  cheveux  seront  plus  beaux  que  ceux 
que  je  tiens. 

Mais  Omer  répondit  : 

—  Un  héros  ne  vole  pas,  il  ravit.  Je  veuxMara. 
La  vieille  continua  : 

—  Si  tu  me  donnes  bien  de  l'argent,  je  ravi- 
rai pour  toi  Mara.  Car  tu  n'es  pas  rusé,  mais  je 
suis  fine  comme  les  aiguilles  de  sapin,  moi. 

Omer  réfléchit,  puis  consentit  le  prix  voulu 
par  la  vieille,  lui  donna  des  arrhes  et  s'en  alla 
avec  ses  compagnons,  tandis  qu'en  signe  de 
joie  pour  l'aubaine,  les  tziganes,  au  son  d'une 
guitare,  dansaient  la  khaliandra,  sautant  et  se 
battant  les  semelles  sur  les  fesses,  en  se  tenant 
d'une  main  par  l'oreille  et  de  l'autre  par  l'or- 
gane génital. 


»  ♦ 


Le  lendemain,  Omer  ne  se  montra  pas  dans 


L*OTMIKA  121 

le  village.  Il  passa  sa  journée  à  coudre  et  à 
broder,  accroupi  à  la  turijue.  Dans  les  rues  les 
gens  parlaient  de  Votmika  et  beaucoup  désap- 
prouvaient Orner  d'avoir  interrompu  le  kolo. 
Bandi,  le  marcliand  de  cochons,  annonçait 
qu'il  ferait  désormais  dix  lieues,  quand  il  aurait 
besoin  d'un  tailleur,  plutôt  que  d'avoir  affaire 
à  Orner.  Le  vieux  et  riche  Tenso,  veuf  pour  la 
seconde  fois,  avait  paru  un  instant  dans  la  rue 
et  avait  juré  qu'Orner  n'aurait  pas  sa  fille, 
qu'elle  ne  quittait  plus  la  maison  et  qu'il  était 
décidé  à  recourir  à  la  gendarmerie  en  cas  de 
violence.  Le  soir,  le  vieux  curé  entra  dans  la 
maison  de  Tenso.  Lorsqu'il  en  sortit,  au  bout 
d'une  heure,  ceux  qui  le  virent  assurèrent  qu'il 
avait  l'air  fort  agité,  et  qu'il  avait  répondu  d'une 
voix  brisée  par  les  sanglots  refoulés  à  ceux 
qui  lui  avaient  parlé. 


Le  surlendemain,  vers  deux  heures,  le  village 
était  presque  désert,  comme  il  Test  toujours 
pendant  l'après-midi.  Le  vieux  Tenso,  dans  sa 
chambre,  souffrait  d'une  rage  aux  dents.  M  ara, 
dans  la  cuisine,  surveillait  la  cuisson  du  re- 
mède infaillible  contre  le  mal  de  dents  :  des 
figues  bouillies  dans  du  lait.  A  ce  moment,  on 


152  l'hÉRÉSTARQUE    et   Cie 

frappa  à  la  porte  de  la  maison.  Mara  regarda 
par  la  feuètre  et  vit  une  vieille  tzigane  qui 
cria  : 

—  FrajJe  !  Frajle  f  {{) 

Mara  descendit  ouvrir  et  la  vieille  lui  dit  : 

—  N'as-tu  pas  besoin  de  mes  services,  la 
belle? 

—  D*où  viens-tu?  demanda  Mara. 

—  De  Bohême,  le  pays  merveilleux  où  Ton 
doit  passer  mais  non  séjourner,  sous  peine  d'y 
demeurer  envoûté,  ensorcelé,  incanté. 

—  Que  sais-tu  ? 

—  J'enseigne  à  danser,  chanter.  Je  sais  jeter 
les  sorts  les  plus  insidieux.  Je  sais  lire  l'avenir 
dans  la  main,  dans  les  cartes.  Je  sais  coiffer, 
épiler,  et  même  repuceler  une  nourrice. 

Mara  lui  tendit  la  main  gauche  en  disant  ; 

—  Regarde  ! 

La  vieille  l'examina  et  répliqua  : 

—  Tu  te  marieras  sous  peu. 

Mara  lui  donna  une  pièce  de  monnaie,  en 
disait  : 

—  Va-t'en,  vieille  I  Je  sais  danser,  chanter. 
Nul  n'a  encore  écarté  mes  jambes.  Je  me  coiffe 
seule  et  je  ne  veux  pas  être  4pilée. 

La  vieille  ricana  : 

(1)  Mademoiselle. 


l'otmik\  i23 

—  Téremtété!  J'ai  épilé  de  belles  musul- 
cnanes,  dans  l'Herzégovine,  et  des  chrétiennes 
aussi.  Le  goût  de  la  chair  lisse  se  propage,  ma 
fille,  et  les  touffes  de  fenouil,  aux  endroits 
sei'iets  d*un  corps  poli,  répugnent  à  plus  d'un 
homme,  même  parui  les  chrétiens. 

Mara  tapa  du  pied  et  cria  : 

—  Va-t'en  ! 

Mais  la  vieille  leva  la  main,  et,  d'un  coup,  défît 
la  chevelure  de  Mara  dont  les  nattes  retom- 
bèrent : 

—  Vois-tu,  la  belle,  tu  ne  sais  pas  te  coif- 
fer. Je  vais  t«  recoiffer  pour  rien.  Tourne- 
toi. 

Honteuse  de  son  impatience,  Mara  se  laissa 
faire  docilement.  La  vieille  tira  une  paire  de 
ciseaux,  mais,  à  ce  moment,  une  main  nerveuse 
la  saisit  à  la  gorge.  La  vieille  poussa  un  cri  en 
laissant  tomber  les  ciseaux,  qui  firent  un  bruit 
métallique  sur  le  pavé.  Mara  se  retourna  et  vit 
d'un  coup  d'œil  les  ciseaux  ouverts  sur  le  sol 
et  le  curé  serrant  la  tzigane  à  la  gorge.  Omer, 
à  qui  la  vieille  avait  promis  de  retenir  Mara  à 
la  porte,  afin  qu'il  pût  l'enlever,  arrivait  en  cou- 
rant. L'apercevant,  Mara  poussa  un  cri  et  re- 
ferma violem.ment  ia  porte,  qu'elle  verrouilla. 
Omer  s'arrêta  désespéré  en  murmurant  : 

—  Trop  tard  I 


124  l'uéuésiarqub  et  c^» 

A  ce  moment,  une  troupe  de  cochons  dé- 
boucha à  un  tournant.  Les  bêtes  flaireuses, 
aux  petits  yeux,  aux  jambes  courtes,  gro- 
gnaient, gargouillaient,  ronflaient,  renâclaient, 
reniflaient.  Derrière,  le  troupeau  grouillant 
et  rose  sale,  venait  Bandi  qui,  armé  d'un 
gourdin,  dirigeait  les  cochons  en  se  dandinant, 
et  sifflotant.  A  la  vue  d'Orner,  Bandi  fit  tour- 
noyer son  bâton  en  menaçant  le  tailleur.  Mais 
le  curé  lui  cria  : 

—  Hé,  Bandi  !  laisse  Orner,  j'en  fais  mon 
affaire.  Occupe-toi  de  cette  vieille  qui  voulait 
voler  la  chevelure  de  Mara. 

Le  curé  se  dirigea  versOmer,  qu'il  saisit  par 
l'oreille  et  entraîna.  De  l'autre  côté,  la  vieille 
courait  :  les  cochons  la  suivaient  de  près,  eu 
trottant  plus  vite,  en  frétillant  et  en  remuant 
leur  queue  toftillée.  Bandi  en  quelques  sauts  la 
rattrapa,  et  lui  administra  une  volée  qui,  bien 
que  rudement  appliquée,  ne  retarda  pas  la  fuite 
delà  tzigane.  En  courant,  elle  poussait  des 
hurlements,  criait  des  malédictions  et  vomis- 
sait des  juroas  immondes... 


Le  curé  tira  Orner  par  l'oreille  jusque  devant 

le  presbytère.  Là,  il  le  lâcha  enfin  et  parla  : 


l'otmika  155 

—  Orner,  tu  es  le  scandale  de  ce  village.  Tu 
veux  enlever  une  fille  qui  ne  veut  pas  de  toi. 
Séduire  une  ûUe  est  une  mauvaise  action,  mon 
fils! 

Orner  se  récria  : 

—  Je  ne  veux  pas  la  séduire,  je  veux 
l'épouser.  Qu'importe  qu'elle  ne  me  veuille 
pas  ?  L'homme  doit-il  s'embarrasser  des  volontés 
des  femmes  qui  pleurent  quand  elles  veulent 
et  rient  quand  elles  peuvent? 

Le  curé  Técouta  d'un  air  attendri  : 

—  Ainsi,  c'est  différent.  Omer,  mon  enfant, 
tes  intentions  sont  donc  pures...  L'as-tu  de- 
mandée à  son  père? 

—  Oui  !  cria  Omer,  Tenso  a  juré  que  je  n'au- 
rais pas  sa  fille.  Mais  je  veux  épouser  Mara. 
D'ailleurs  vous  savez  tout.  Vous  êtes  resté 
plus  d'une  heure,  hier,  dans  sa  maison. 

—  Oui  !  répliqua  le  curé,  je  sais  tout  ce  qui 
s'est  passé  avant.  Mais  j'avais  pensé,  comme 
croit  Tenso,  du  reste,  que,  ne  pouvant  avoir 
Mara  pour  épouse,  tu  voulais  l'enlever  pour  la 
déshonorer  et  l'abandonner. 

—  Le  vieux  Tenso  mépriserait-il  assez  nos 
coutumes,  dit  d'une  voix  sombre  Omer,  pour 
me  refuser  sa  fille  au  cas  où,  l'otmika  ayant 
réussi,  j'aurais  enlevé  Mara  ? 

—  Hélns  !  dit  tristement  le  curé.  Hélas  !  mais 


126  l'hérésiarque  et  c*« 

toi,  Orner,  méprises-tu  assez  les  divertissements 
de  notre  race,  pour  venir  interrompre  le  kolo, 
la  danse  nationale  et  crier  :  Otmika  !  pendant 
les  rondes? 

—  Je  croyais  que  les  prêtres  considéraient  la 
danse  comme  mauvaise. 

—  Quoi  ?. . .  Il  en  est,  c'est  vrai ,  qui  croient  que 
la  danse  est  Toeuvre  de  Satan.  Moi,  je  suis  de 
l'avis  du  curéSpangenberg  qui,  en  1547,  prêcha 
que  la  danse  est  bonne,  car  on  dansa  aux  noces 
de  Cana,  et  Jésus  y  dansa  peut-être  aussi.  Mais 
toi,  Omer,  qu'as-tu  fait!  N'ayant  pas  réussi 
l'enlèvement  pendant  la  danse,  qu'as-tu  ima- 
giné, Omer!  Car  j'ai  tout  deviné.  Tu  as  pris 
pour  complice  une  possédée,  un  être  infâme, 
une  receleuse  de  démons,  une  tzigane  voleuse 
de  chevelures. 

—  Le  diable  couche  avec!  dit  Omer,  elle  m'a 
induit  en  iâcheté.  Mais  aussi,  comment  avoir 
Mara  maintenant?  Elle  ne  sortira  plus,  sinon 
accompagnée  pour  aller  à  la  messe.  Le  vieux 
Tenso,  dit-on,  veut  aller  habiter  en  ville.  Je 
suis  forcé  de  recourir  à  la  ruse. 

Le  curé  réfléchit  : 

—  Non,  il  n'y  a  rien  à  faire  du  côté  du  vieux 
Tenso.  Mara  veut  se  marier  à  la  ville.  Mon 
pauvre  Omer,  renonce  àl'otmika,  désaimeMara. 
Marie-toi  avec  une  autre. 


'  - 127 


L  OTMIKA 

Jamais  !  Je  veux  Mara  ! 


A  ce  moment  des  enfants  qui  passaient  vin- 
rent baiser  les  mains  du  curé.  Quand  ils  s'en 
furent  allés,  il  sourit  : 

—  Orner  !  la  place  de  Mara  à  Téglise  est  à 
gauche  près  de  la  petite  porte. 

Omer  tressaillit  : 

—  Mais...  le  péché...  un  rapt  dans  l'église... 
pendant  la  messe... 

—  A  tu  place,  Omer,  je  commettrais  ce  péché. 
Sois  héroïque,  mais  demande  pardon  à  Dieu, 
avant  et  après.  Moi,  je  t'absoudrai  quand  tu 
viendras  te  confesser. 

Omer  parut  hésiter  : 

—  Mais...  les  gendarmes. 

—  Sois  héroïque,  Omer,  le  ciel  ne  t'aban- 
donnera pas.  Moi,  je  te  bénis. 

Il  le  bénit  en  souriant  et  disparut  derrière  la 
porte  du  presbytère.  Omer  fixa  un  instant  le  sol, 
se  gratta  la  tête,  fit  un  grand  signe  de  croix  et 
revint  dans  son  atelier.  Le  soir  tombait.  Plus 
tôt  que  de  coutume,  il  alluma  la  lampe.  Il  tira 
des  ballots  d'étoffes  et  coupa  deux  vêtements, 
l'un  d'homme,  l'autre  de  femme.  Puis,  avant  de 
s'accroupir  pour  coudre,  il  se  signa  et  murmura  : 


128  l'hérésiauque  kt  g»« 

—  Notre  Père,  qui  êtes  aux  Cieux,  que  votre 
règne  arrive,  que  Votrnika  réussisse... 


Le  dimanche  suivant  fut  un  beau  jour  sans 
nuages.  Sur  la  place  de  Téglise  s'était  installé 
un  de  ces  hommes  qui  promènent  des  phono- 
graphes de  village  en  village.  Il  avait  placé, 
pour  donner  l'exemple,  deux  des  tubes  de 
son  appareil  à  ses  oreilles,  et  invitait  les  pas- 
sants àenfaire  autant,  moyennantdix  kreutzer  . 
Des  enfants,  rangés  autour,  le  regardaient.  Des 
hommes,  groupés  plus  loin,  parlaient  de  la 
partie  de  quilles  de  la  veille.  Quelques  femmes 
babillaient  en  tricotant.  L'une  d'elles,  vieille, 
édentée,  qu'on  appelait  Croix  de  Hongrie 
parce  qu'elle  était  penchée  comme  la  croix  qui 
termine  la  couronne  figurée  sur  les  monnaies 
hongroises,  déclara  : 

—  Omer  aura  Mara,  allez!  qu'un  homme 
vienne  à  aimer  une  femme,  il  n'y  a  rien  à  faire  ; 
il  l'aura,  et  il  faudra  qu'elle  l'aime. 

A  ce  moment,  la  cloche  sonna  pour  la  messe, 
et,  sur  la  place,  parut  Mara  donnant  le  bras  au 
vieux  Tenso.  Près  d'eux  marchaient  Bandi,  le 
meneur  de  porcs,  fier  et  digne,  et  le  joli  garçon 
qui  avait  interpellé  Omer  sur  le  pré.  Ils  entré- 


l'otmika  129 

rent  dans  l'église  qui  s'emplit  bientôt  de  tous 
les  habitants  du  village,  endimanchés.  Selon  la 
coutume,  les  hommes  se  placèrent  d'un  côté 
de  la  nef,  les  femmes  de  l'autre.  Omer  était 
venu  aussi  avec  ses  compagnons.  Mara  l'aperçut 
au  fond  de  Teglise  et  remarqua  qu'il  était  riche- 
ment vêtu.  Puis,  elle  le  vit  sortir  avec  ses  amis. 
L'office  commença. 

A  l'évangile,  tout  le  monde  se  dressa.  Tout 
à  coup,  la  petite  porte  près  de  laquelle  était 
placée  Mara  s'ouvrit  pour  laisser  passer  Omer 
qui  saisit  la  jeune  fille  à  bras-le-corps,  la  sou- 
leva et  s'enfuit  en  un  clin  d'œil.  Les  femmes 
poussèrent  des  cris  et  se  sauvèrent  du  côté  des 
hommes  où  des  jurons  tonnaient  formidable- 
ment. Le  vieux  Tenso,  plusieurs  jeunes  gens, 
dont  Bandi,  se  précipitèrent  vers  la  sortie  pour 
rattraper  les  ravisseurs.  Mais  le  vieux  prêtre,  à 
l'autel,  s'était  tourné.  Il  cria  : 

—  Arrêtez-vous,  païens!  arrêtez-vous. 

A  la  voix  de  leur  pasteur,  les  hommes  s'arrê- 
tèrent, interdits.  Seul,  le  vieux  Tenso  sortit.  Le 
prêtre  continua  : 

—  Quoi  !  païens  !  voudriez-vous  manquer  la 
messe  parce  qu'un  garçon  enlève  une  fille  qu'il 
veut  épouser? 

Il  y  eut  des  murmures.  Le  prêtre  reprit  plus 

fort  : 

5 


130  L*HËRÉSIARQLE    ET    C" 

—  Votyniksi  n'est-elle  pas  une  de  nos  cou- 
tumes ? 

Il  y  eut  alors  des  exclamations  approbatives, 
et  tous  reprirent  leurs  places  tandis  que  le  vieux 
prêtre  parlait  : 

—  Ferez- vous  voire  salut  en  poursuivant  les 
otmikdiriy  ou  en  assistant  à  la  messe?  Orner  et 
ses  amis  manquent  la  messe,  c'est  affaire  à  leur 
âme.  Mais,  vous  autres,  voudriez-vous  que 
votre  pasteur  n'achève  la  cérémonie  que  devant 
des  femmes?  Pécheurs,  Satan  a  trouvé  cette 
nouvelle  ruse  pour  vous  induire  en  péché 
mortel!  Je  ne  ferai  pas  d'autre  sermon  aujour- 
d'hui. Ayez  confiance  en  Dieu  et  repentez-vous. 
C'est  la  grâce  que  je  vous  souhaite. 

—  Amen  I  répondit  d'une  voix  cassée  la  vieille 
Croix  de  Hongrie. 

Le  prêtre  se  tourna  et  dans  un  silence  édifiant 
reprit  la  lecture  de  l'évangile.  Le  vieux  Tenso 
rentra  bientôt  en  gémissant.  Des  rires  étouffes 
du  côté  des  femmes  accueillirent  son  retour. 


«« 


Après  la  messe,  les  groupes  se  reformèrent 
sur  la  place.  La  vieille  Croix  de  Hongrie  par- 
lait en  faveur  d'Orner,  disant  que  Votmika 
était  un  fait  accompli,  qu'il  fallait  que  Tenso  se 


L*OTMIKA  131 

résignât.  Les  filles  disaient  qu'Orner  était  un 
héros.  Les  garçons  l'enviaient  en  constatant 
que  Mara  était  une  bien  belle  fille.  Bandi  et 
d'autres  jeunes  gens  étaient  partis  pour  cher- 
cher la  retraite  des  oimikari. 

Le  vieux  Tenso,  la  messe  finie,  s'était  dirigé 
vers  la  sacristie.  Le  curé  se  dévêtissait  des 
habits  sacerdotaux.  Il  rit  en  voyant  entrerTenso, 
Le  paysan,  d'un  air  finaud,  lui  dit  : 

—  C'est  vous,  notre  pasteur,  qui  avez  donné 
cette  idée  à  Orner.  Je  sais  bien.  Vous  êtes  pour 
les  vieilles  idées.  Mais  les  idées  pour  lesquelles 
je  suis  ont  les  gendarmes  pour  elles,  et  Mara 
me  reviendra,  morte  ou  vive. 

Le  curé  sourit  : 

—  Tu  as  tort,  Tenso.  Tu  as  eu  ta  première 
femme,  celle  avec  qui  tu  seras  au  ciel  —  si  tu 
y  vas  —  par  Votmika, 

—  Dieu  ait  son  âme,  interrompit  Tenso,  j'ai 
mal  agi. 

—  Bien,  répondit  le  curé,  mais  tu  sais  qu'au 
pouvoir  d'un  garçon,  une  fille  ne  reste  pas 
intacte.  Que  feras-tu  de  ta  fille  enceinte?  Per- 
sonne ne  voudra  l'épouser,  et  c'est  aussi  une 
idée  de  la  ville.  Et  Tenfant  qui  viendra,  qu'en 
feras-tu  ?  Et  puis,  Mara  ne  déteste  pas  Orner, 
comme  elle  le  prétend.  Elle  m'a  dit,  au  con- 
traire, qu'il  lui  plaisait,  mais  qu'elle  préférait 


13'2  l'iiépésiarque  et  g'* 

se  marier  à  la  ville  pour  devenir  une  dame? 
Demain,  Mara  sera  folle  d'Omer.  Ce  ne  sera 
pas  elle  qui  refusera  de  se  marier  avec  lui.  Tu 
es  riche,  marie  les  jeunes  gens,  puis  achète- 
leur  un  bon  commerce  à  la  ville.  Ainsi  Mara 
pourra  devenir  une  dame  et  ses  vœux  seront 
comblés.  Mais,  sur  ton  âme,  souviens-toi  de  ta 
jeunesse.  Respecte  Votmika,  le  rapt  sacré  de 
notre  race. 

Le  vieux  Tenso  hésita,  toussota,  et,  finale- 
ment, éclata  en  sanglots,  gémissant  en  phrases 
brisées  : 

—  Ah!  oui...  Votmika...  Votmika,,..  Ma  pre- 
mière femme,  ma  Njera...  la  mère  de  Mara... 
Ma  Njera  qui  sera  ma  compagne  au  ciel...  j'es- 
père... Oui,  il  faut  les  marier...  ce  sera  une  belle 
noce... 

Et  le  curé  accompagna  Tenso  jusqu'au  portail 

de  l'éslise  en  disant  : 
<-^ 

—  Oui,  ce  sera  une  belle  noce!  Les  vête- 
ments sont  déjà  prêts.  Tu  seras  heureux, 
ensuite,  vieux  Tenso,  d'avoir  marié  ta  fille  à  un 
homme  de  ta  race.  Après,  tu  pourras  t'endormir 
doucement  dans  la  paix  du  Seigneur,  et  te^ 
petits-enfants,  de  ta  race,  eux  aussi,  viendront 
prier  sur  ta  tombe  plantée  de  romarin. 

Sur  la  place,  des  tziganes  étaient  venus, 
jouant  de  la  guitare.  Les  filles  et  les  garçons 


l'otmika  133 

dansaient  le  kolo,  et  la  vieille  Croix  de  Hongrie 
ballail  avec  eux. 
Il  chantaient  : 

Il  faut  les  mcirier,  il  faut  les  marier. 
Car  après  Votmika  la  fille  est  enceinte. 
Il  faut  les  marier,  Tenso,  ou  la  tuer... 

Le  vieux  Tenso  regarda  un  instant  le  kolo, 
puis,  délibérément,  il  prit  part  à  la  ronde.  Et  il 
faisait  sauter  sa  croupe  nerveusement,  enchan- 
tant : 

il  faut  les  marier... 


QUE   VLO-VE? 


QUE  VLO-VE? 


La  guitare  de  Que  vlo-ve  ?  était  un  peu  du 
vent  qui  gémit  toujours  dans  les  Ardennes  de 
Belgique... 

Que  vlo-ve?  était  la  divinité  de  cette  forêt 
où  erra  Geneviève  de  Brabant,  depuis  les  bords 
de  la  Meuse  jusqu'au  Rhin,  par  l'Eifel  volca- 
nique aux  mers  mortes  que  sont  les  mares 
de  Daun,  l'Eifel  où  jaillit  la  source  de  Saint- 
Apollinaire,  et  où  le  lac  de  Maria  Laach  est  un 
crachat  de  la  Vierge... 

Les  yeux  de  Que  vlo-ve  ?  clignotants  et 
chassieux,  à  chair  des  paupières  rouge  de  jam- 
bon cru,  larmoyaient  sans  cesse  et  les  larmes 
lui  brûlaient  les  lèvres  comme  l'eau  des  fon- 
taines acides  qui  abondent  dans  les  Ardennes. 

Il  était  le  compère  des  sangliers,  le  cousin 


138  l'hérésiabque  et  C^e 

des  lièvres,  des  écureuils,  et  la  vie  secouait  son 
âme  comme  le  vent  d'est  secoue  les  grappes 
orangées  aux  sorbiers  des  oiseaux... 

Que  vlo-ve  ?  c'est-à-dire  :  Que  voulez-vous  ? 
wallon  wallonant  de  Wallonie  était  né  prus- 
sien à  Mont,  lieu  appelé  Berg  en  allemand  et 
situé  près  de  Malmédy  sur  le  chemin  qui  mène 
dans  ces  dangereuses  tourbières  appelées 
Hautes-Fanges  ou  Hautes-Fagnes,  ou  plus  jus- 
tement Hohe-Venn,  puisqu'on  est  en  Prusse 
déjà,  comme  l'attestent  des  poteaux  noir  et 
blanc,  sable  et  argent,  couleur  de  nuit,  cou- 
leur de  jour,  sur  toutes  les  routes. 

Que  vlo-ve?  préférait  son  sobriquet  à  son 
nom  :  Poppon  Remacle  Lehez.  Mais  si  on  le 
saluait  de  son  surnom  :  Li  bai  valet  (le  beau 
garçon),  il  faisait  résonner  l'âme  de  sa  guitare 
et  tapait  sur  le  ventre  de  son  interlocuteur  en 
disant  : 

—  Il  sonne  creux  comme  ma  guitare,  il  jase 
ia  soif,  il  n'a  plus  de  péket  a  pisser. 

On  se  prenait  par  le  bras  et  sans  se  tutoyer, 
car  on  ne  se  tutoyé  jamais  en  wallon,  on  allai f, 
nom  de  Dieu  !  boire  du  péket  qui  est  de  la  plus 
vulgaire  eau-de-vie  de  grains,  à  laquelle,  en 
pariant  français,  on  donne  par  euphémisme  le 
nom  de  genièvre. 

Et  c'eût  été  bien  extraordinaire  que  dans  un 


QUE    VLO-VE   ?  139 

coin  de  l'auberge  on  ne  découvrît  pas  Guyame 
le  poète,  qui  avait  le  don  d'ubiquité,  car  on  le 
voyait  chez  tous  les  débitants  de  bière  et  de 
péket,  entre  Stavelot  et  Malmédy.  Et  combien 
de  fois  était-il  arrivé  que  des  gars  s'étaient  bat- 
tus, parce  que  l'un  disait  : 

—  J'ai  bu  hier  avec  Guyame  à  la  station,  il 
était  telle  heure. 

—  Menteur,  disait  un  autre,  à  la  même 
heure,  Guyame  était  avec  nous  à  l'estaminet 
du  Bonnet  h  -poil,  et  il  y  avait  là  le  percepteur 
des  postes  et  le  receveur  des  contributions. 

Et,  de  fil  en  aiguille,  les  gars  finissaient  par 
se  flanquer  des  beignes  en  Thonneur  du  poète. 

Guyame  était  phtisique  et  logeait  à  Thospice, 
à  Stavelot.  Comme  on  lui  donnait  partout  à 
boire  gratis,  Guyame  allait  boire  partout.  Et,  dès 
qu'il  avait  bu,  il  en  contait  des  contes  bleus, 
des  histoires  de  brigands,  de  l'autre  monde  ou 
à  dormir  debout  !  Il  en  déclamait  des  vers  contre 
la  famille  protestante  de  la  place  de  l'Eglise, 
contre  le  bossu  de  Francorchamps,  et  contre 
la  fille  rousse  de  Trois-Ponts,  qui  allait  tou- 
jours en  automne  ramasser  les  champignons  ! 
Pouah  !  les  champignons  donnent  la  crève 
aux  vaches,  et  elle  en  bouffait,  la  roussette, 
sans  mourir!  Ah!  la  sorcière!...  Mais  il  chan- 
teit  aussi  la  gloire  des  a'jrelies,  des  myrtilles  et 


140  l'hérésiarque  et  g»« 

le  bien  que  font  aux  tripes  humaines  du  lait  et 
des  myrtilles,  c'est-à-dire  le  tchatcha  archidi- 
vin,  ambroisiaque.  Il  faisait  souvent  des  vers 
pour  les  servantes  qui  pèlent  les  krompires, 
les  bonnes  pommes  de  terre,  les  magna,  hona, . . 


Ce  jour-là,  Que  vlo-ve  ?  sur  la  route  bordée 
d'arbres  forts  et  tors,  battait  le  briquet  pour 
allumer  sa  pipe... 

Quatre  gars  passèrent.  C'étaient  :  Hinri  de 
Vielsalm;  Prosper  le  journalier,  qui  avait  été 
trimardeur  et  avait  travaillé  aussi  près  de  Paris 
dans  les  raffineries,  il  habitait  à  Stavelot  pré- 
sentement ;  Gaspard  Tassin  le  chasseur,  bra- 
connier de  Wanne  :  son  feutre  s'ornait  d'une 
aile  d'épervier  et  il  fumait  une  puante  bouf- 
farde de  bois  de  genévrier;  enfin  Thomas  le 
6abo,  c'est-à-dire  le  coyon,  ouvrier  tanneur 
de  Malmédy.  Sa  femme  était  assez  jolie,  ce 
qui  était  cause  qu'elle  couchait  avec  toutes 
sortes  de  gens,  bourgeois  et  ouvriers,  tandis 
qu'il  engrossait,  quand  il  pouvait,  des  ouvrières 
de  fabrique  ou  des  servantes  allemandes,  qui, 
disait-il,  aimaient  aller  schlôf  avec  lui,  parce 
qu'il  étau  expert  comme  pas  un  àfairepimpam 
dur  et  longtemps. 


OUE    VLO-VK  ?  t4i 

Après  avoir  allumé  sa  pipe,  Que  vlo-ve  ?  cou- 
rut après  eux  et  cria  : 

—  BonjoUj  ter  tous! 
Ils  se  retournèrent  : 

—  Bonjou  ba,r  valet  ! 

Que  vlo-ve?  les  regarda  joyeusement  en 
prononçant  son  éternelle  question,  cause  de 
son  sobriquet  : 

—  Que  vlo-ve?  Nom  di  Dlot  Oyez  ma  gui- 
tare. L'entendez- vous? 

Il  tapa  deux  coups  dessus.  Elle  résonna. 

—  Elle  sonne  plus  creux  qu'un  pet  du  diable. 
Nom  de  Dieu  !  Je  fais  le  pari  qu'on  va  boire  du 
péket  chez  laChancesse,  ici  près!...  Oyez-ce!... 

Et  ayant  accordé  sa  guitare,  il  attaqua  la 
Brabançonne.  Mais  on  cria  : 

—  Taisez-vous  ! 

Alors  il  commença  la, M arseillaisej  puis  après 
le  premier  couplet  il  cria  : 

—  Nom  di  Dio  t 
Et  entonna  : 

Isch  biii  aïn  Preusse,.\ 

Mais  le  baho  répéta  : 

—  Taisez-vous,  vous  êtes  un  Prussien  qui  ne 
sait  pas  Tallemand...  Taisez-vous I...  je  veux 
al  1er  schlôf  avec  la  Chancesse. 

Et  les  gars  chantèrent  en  chœur  : 


142  l'hérésiarque  et  c^ 

i(  ...  Et  s'il  en  reste  un  bout  ce  s'ra  pour  la  servante, 
S'il  en  rest'  pas  du  tout  elle  se  tapera  su'i'ventre! 
Et  zon  zon  zon  Lisette,  ma  Lisette 
Et  zon  zon  zon  Lisette,  ma  Lison.  » 


On  entra  chez  la  Chaucesse.  Elle  disait  son 
chapelet,  assise,  les  jambes  écartées.  Ses 
tétons,  sous  la  camisole,  semblaient  dégrin- 
goler comme  une  avalanche. 

Dans  un  coin,  Guyame  le  poète  parlait  tout 
seul  devant  son  verre  de  péket.  En  entrant, 
les  gars  saluèrent  : 

—  Bonjou  vos  deusses! 

Guyame  et  la  Chancesse  répondirent  : 

—  Bonjou  ter  tous! 

Elle  porta  des  verres  et  servit  le  péket  tandis 
qu'on  chantait  : 

^entends  le  cul  du  verre... 

Guyame  s'approcha  : 

—  Que  vlo-ve  ?  dit  le  guitariste  en  rallumant 
sa  pipe. 

Guyame  versa  du  péket  dans  un  verre  qu'il 
avait  apporté.  Il  but,  fit  claquer  sa  langue,  puis 
lâcha  un  pet  en  disant  à  Prosper  : 

—  Essaye  de  l'attraper,  toi  qui  as  été  Pari- 
sien. 


QUE    VLO-VE   ?  1  ^3 

Et  comme  c'était  le  coucher  du  soleil,    un 
long  troupeau  de  vaches,  mené  par  uue  petite 
fille  aux  pieds  nus,  passa  lentement  et  long- 
emps  devant  l'auberge. 


Il  faut  maintenant  prendre  son  courage  à 
deux  mains,  car  voici  l'instant  difficile.  Il  s'agit 
de  dire  la  gloire  et  la  beauté  du  gueux  dégue- 
nillé Que  vlo-ve  ?  et  du  poète  Guillaume  Wirin, 
dont  les  guenilles  couvraient  aussi  un  bon 
gueux  gueusant.  Allons  d'ahan  ! . . .  Apollon  !  mon 
Patron,  tu  t'essouffles,  va-t'en  !  Fais  venir  cet 
autre  ;  Hermès  le  voleur,  digne  plus  que  toi  de 
chanter  la  mort  du  Wallon  Que  vlo-ve  ?  sur  la- 
quelle se  lamentent  tous  les  elfes  de  TAmbléve. 
Qu'il  vienne,  voleur  subtil,  aux  pieds  ailés, 

Hermès,  dieu  de  la  lyre  et  voleur  de  troupeaux, 

qu'il  jette  sur  Que  vlo-ve  ?  et  sur  la  Chancesse 
toutes  les  mouches  ganiques  que  Ton  croit,  au 
nord,  tourmenter  certaines  vies  comme  une 
fatalité.  Qu'il  amène  avec  soi  mon  second  Pa- 
tron, en  mitre  et  pluvial,  l'évèque  saint  Apolli- 
naire. Ce  dernier  voilera  le  calvaire  de  bois 
peint  qui  pâtit  au  carrefour  ; 


144  l'hérésiarque  et  d» 

Et  des  santons  venus  des  bergeries  qu'attristent 
Des  bêlements  et  des  yeux  doux  d  agneaux  niiguons 
Mèneront  chaque  soir  vers  la  croix  de  ce  Christ 
Un  long  troupeau  lyrique  avec  un  crâmignon. 


La  nuit  était  venue.  La  Chancesse  disait  tou- 
jours le  chapelet.  Sur  la  table,  près  des  bou- 
teilles vides  ou  pleines  de  péket^  une  lampe  à 
pétrole  brasillait  et  fumait.  Que  vlo-ve?  avait 
tiré  du  pain  et  du  fromage  de  tète  de  cochon. 
Il  mangeait  lentement  en  écoutant  jaser  ses 
compagnons,  et  aussi  bouillir  l'eau  pour  le  café 
de  la  Chancesse. 

Guyame  raconta  l'histoire  de  Poncin  et  de 
ses  quatre  frères,  ce  qui  signifie  le  pouce  et  les 
quatre  autres  doigts.  Poncin  dans  l'histoire  ros- 
sait toujours  Longuedame  qui  est  le  majeur. 
Guyame  se  leva  et  alla  pisser  à  la  porte.  En 
revenant,  il  dit  : 

—  Je  voudrais  être  dans  les  fagnes  derrière 
la  baraque  Michel,  je  serais  assis  dans  les 
bruyères  et  les  airelles,  et  plus  heureux  que 
saint  Remâcle  en  sa  châsse,  nom  di  Dio  !  Il  y 
en  a-t-il  des  boules  d'or  au  ciel  clair  de  ce 
soir  !  nom  di  Dio  di  nom  di  Dio,  le  ciel  est 
plein  de  couilies  lumineuses  qu'on  appelle 
astres,  planètes,  étoiles,  lunes. 


QUE    VLO-VE  ?  145 

Il  but  du  péket  et  le  babo  dit  : 

—  La  femme  du  mayeur  m*a  dit  que  j'étais 
comme  la  lune.  Mais,  nom  di  Dio,  Guyame, 
j'ai  trois  couilles  et  la  lune  n'en  est  qu'une. 
Paraît  ! 

—  Babo  !  n* jasez  nin  comme  ça,  v's  estez  la 
lune  malgré  vos  trois  couilles,  nom  di  Diol.,. 
Vous  n'avez  jamais  parlé  avec  une  chaise.  Pa- 
raît?... Nonaf...  Eh  hien  î  Demandez  voire 
à  une  chaise  :  Qu'est-ce  un  homme?  —  C'est 
un  cul,  paraît!  dist-elle.  Demandez  à  un 
banc  :  Qu'est-ce  une  femme  ?  —  C'est  un  cul, 
paraît!  dist-il.  Demandez  à  l'escabeau  et  à  Tes- 
cabelle  :  Qu'est-ce  un  valet  et  une  bacelle? 
Ce  sont  deux  culs,  paraît!  disent-ils.  De- 
mandez au  fauteuil  du  curé  :  Qu'est-ce  le  curé  ? 
Qu'est-ce  sa  servante?  Qu'est-ce  la  nièce  du 
curé,  la  crap^ute  du  fils  Rawaye-Jonceux? 
Avec  le  dernier  ça  fait  quatre  culs,  dist-il,  ou 
huit  fesses,  paraît!  Ha!  ha!  nom  di  Dio. 
F'  n*en  savez  nin  comme  ça,  vous  quivcez 
trois  couilles.  Il  en  faut  plus  que  ça  pour  at- 
teindre le  quorum  etressembler  au  ciel.  Allons, 
un  peu  de  guitare,  là,  nom  di  Dio!...  Que 
vlo-ve?... 


Nost'ogne  avi  li  qwat  pis  blancs 
Et  les  oreyes  à  l'advinant. 


146  l'hébésiarqûe  et  c> 

El  rtrou  di  cou  tôt  neur 

Tôt  neur  comme  du  tcherbon. 

—  Taisez-voas!  dit  le  babo,  je  veux  aller 
scblôf  avec  la  Chancesse. 

—  Nom  di  Dio  I  cria  Que  vlo-ve?,  vous  le 
babo,  vous  n'avez  même  pas  de  censés  pour 
payer  votre  péketj  vous  irez  schlôf  à  Màindi 
ou  à  Stavleu.  Allons,  vite  1  Vous  allez  boire  on 
vère  sol  hawai.  Faites  claquer  vosse  Uiinwe, 
et  puis  allez-vous  en  ! 

Le  babo  but  le  verre  de  péket,  fit  claquer  sa 
langue,  puis  : 

—  Venez  un  peu,  Que  vio-ve?  Je  veux 
vgrusiner  one  saquoué. 

Que  vlo-ve?  fit  sa  question  : 

—  Que  vlo-ve? 

Puis  il  prit  son  couteau  et  jeta  sa  guitare  sur 
ses  lombes. 

Ensuite  il  s'approcba  du  babo. 


Guyame  divaguait  : 

—  De  jolies  petites  vieilles  dansent  la  ma- 
clotle  daijs  un  jardin  de  tournesols,  les  beaux 
soleils!  Que  vlove?  m'coye  binamèye^  ne 
vous  battez  pas.  Le  babo  vous  étranglera 
comme    la  rampioule   étrangle   les  arbres... 


QUE    VLO-VS   ?  147 

Prenez  garde  à  vous,  Que  vlo-ve  ?  Il  va  vous 
fout'  un  coup  su  V  tiesse. 

Dansons  ia  Crâraagnole 
Vive  le  son,  Vive  le  son... 

Voilà  le  plus  beau  des  cràmignons. 


Le  babo  et  Que  vlo-ve?  se  dévisageaient,  se 
défiaient,  armés  chacun  d'un  couteau.  Et  à  ce 
moment  la  Chancesse  était  plus  belle  qu'Hé- 
lène qui  n'était  d'ailleurs  pas  plus  jeune  qu'elle 
quand  Paris  l'enleva. 

La  Chancesse  avait  remis  son  chapelet  dans 
sa  poche  et  regardait  les  combattants  en  grU" 
sinant  : 

—  Nom  di  Diol  one  pa,rteye  di  toupet! 
Prosper  lui  cria  : 

—  Cestdiit  vOj  la,  crapaute  î 

Puis  il  se  leva  et,  suivi  de  ses  deux  compa- 
gnons, il  sortit  en  chantant  : 

«  S'il  n'en  reste  pas  du  tout  elle  se  tapera  sur  le  ventre 
Depuis  r  1er  janvier  jusqu'au  31  décembre 
Et  zon  zon  zoo...  » 


Que  vlo-ve  ?  et  le  babo  se  défiaient,  les  yeux 
dans  les  yeux  ; 


1^8  L'HÉRESlARQU:-;    ET    C" 

—  Que  vlo-ve?  j'irai  sciiiôf  avec  la  Chan- 
cesse  î 

—  Le  babo  !  La  garce  est  pour  les  garçons, 
Mareye,  vosse  femme  est  une  garce. 

—  Que  vlo-ve?  Vous  n'savez  rdn  la  cou- 
leur de  son  cul. 

—  Babo!  vous  rC coucherez  maïe  avec  la 
Chancesse  et  vosse  femme  a  la  vérole. 

Et  Que  vlo-ve  ?  s  élança  sur  le  babo.  Ils 
s'étreignirent  et  se  donnaient  des  coups  de 
couteau.  Leur  sang  coulait.  La  Chancesse 
pleurait  en  criant  : 

—  Que  n'affaire  ! 

Et  Guyame  chantait  lentement  : 

—  Je  regarde  ceci  qui  peut  servir  de  miroir 
à  Tamour.  Belle  Chancesse  qui  faites  se  battre 
dans  votre  débit  un  héros  à  trois  couilles  et  un 
musicien  insigne,  Que  vlo-ve?  Li  bai  valet 
errant'...  Belle  Chancesse,  c'est  moi  je  cruis, 
qui  irai  au  schlôf  avec  vous  !  Préparez,  car  j'ai 
faim,  une  bonne  fricassée  que  je  veux  magni 
avec  vous,  la  belle!...  Honneur  aux  héros,  dont 
le  sang  tombe  comme  la  cascade  de  Goo.  Ecou- 
tez! écoutez!  oyeZ'Ve!...  Les  elfes  sortent  de 
TAmblève  ..  L'un  pleure  parce  qu'il  a  brisé  ses 
petits  souliers  de  verre...  Ecoutez  !  écoutez  !... 
Le  vent  bruit  dans  les  aunes...  Belle  Chancesse, 
si  les  autres  se  battent,  on  va  baller.  Ah  !  pauv' 


QUE    VLO-VE   ?  149 

babo,  jô  vois  que  c'est  vos  qu'estes  o  labviat. 


Que  vlo-ve?  et  le  babo  continuaient  à  se 
tirer  des  pintes  de  sang  en  l'honneur  de  la 
Chancesse  qui  dansait  maintenant  la  maclotte 
vis-à  vis  de  Guyame,  tandis  que  la  bouilloire 
chantait  plus  fort.  Le  babo  faiblissait.  Que 
vlo-ve?  lui  avait  fait  sauter  ses  boutons  de  cu- 
lotte et,  comme  elle  était  tombée,  le  cul  s'éta- 
lait cauteleux,  contourné,  piteux  comme  deux 
quartiers  de  lune.  Bientôt,  à  cause  d'un  coup 
habile  porté  pur  Que  vlo-ve?  sa  raie  culière 
naturellement  sombre,  d'un  brun  verdâtre  et 
velue,  s'ensanglanta  et  à  cette  aurore,  le  babo 
se  mit  à  gémir.  Il  criait  : 

—  Nenni,  je  ne  ferai  pas  pim-pam  avec  la 
Chancesse.  Ah  !  Que  vlo-ve?  voilà  que  j'ai  mal 
aux  couilles  ! 

Et  Que  vlo-ve  ?  s'acharnait. 

—  Ah  !  v's  avez  trois  couilles  I  Friand  !  Ah  ! 
Galant  ! 

Et  il  lui  donna  un  tel  coup  de  pied  dans  le 
ventre  que  le  babo  tomba  sur  son  derrière  en- 
sanglanté, on  eût  dit,  à  cause  des  menstrues  ; 
tandis  que  Guyame  et  la  Chancesse  cessaient 
leur  maclotte. 


150  l'hérésiarqul  et  c»« 


Mais  voici  l'instant  superbe  t.. . 

Que  vlo-ve  ?  ivre  de  sang  se  rua  sur  le  baho 
et  de  son  couteau  lui  laboura  la  poitrine.  Le 
babo  râlait  doucement  : 

—  Nora  di  Diol  Nom  di  Dio!  Nom  di 
Dio! 

Ses  yeux  se  renversèrent.  Que  vlo-ve?  se  re- 
dressa en  tenant  la  main  du  babo.  De  son  cou- 
teau il  se  mit  à  couper  le  bras  à  la  jointure.  Le 
babo  cria  : 

—  Aïe!  Aïel  vo  direz-ve  à  ma  Mareye  que 
je  lui  envoie  on  betch  d'amour. 

Mais  la  Chancesse  cria  : 

—  V'estez  cocu!  tandis  que  le  babo  faisait 
un  dernier  soubresaut  et  mourait  comme  un 
poisson  près  du  pêcbeur. 

Que  vlo  ve  ?  continuait  à  couper, ..  Le  bras  se 
détacha  enfin.  Que  vlo-ve  ?  poussa  un  cri  de 
satisfaction  et  de  sauvagerie.  Comme  son  ves- 
ton roussi  de  vieillesse  et  taché  de  sang  avait 
une  pochette  sur  la  poitrine,  Que  vlo-ve  ?  y  en- 
fonça le  bras  dont  la  main  pendait  comme  une 
belle  fleur... 

La  lampe  brasillait  et  fumait.  Sur  le  feu, 
l'eau  était  en  colère,  elle  nasillait,  ronflait,  ron- 


QUE    VLO-VS  ?  151 

chonnait  Que  vlo-ve?  affalé  sur  un  banc,  ca- 
ressait sa  guitare.  Guyame  dit  : 

—  Que  vlo-ve?  mcoye  binameye,  ar- 
veye!  Je  vous  aimerai  toujours.  Fuyez  cette 
nuit,  car  les  gendarmes  vous  prendraient  de- 
main. Moi,  je  rentre  à  l'hospice,  et  je  serai 
grondé  parce  que  j'arriverai  en  retard. 

Il  s'en  alla  doucement  et  ses  pas  résonnèrent 
longtemps  sur  la  route... 


Que  vlo-ve?  et  la  Chancesse  regardaient  le 
corps.  L'eau  bouillait.  Tout  à  coup  Que  vlo-ve? 
se  leva  et  chanta  : 

«...  Arveye! 
Rabrassons-nous  pour  nous  qwitter, 
Puisque,  c'est  houye  li  dièreine  fèye 
Et  voss'  mohonne  qui  ji  vins  hanter. 

—  N'jasez  nin  comme  ça,  dit  la  Chancesse, 
j*  v's  ainme,  bai  valet. 

Elle  s'approcha  de  Que  vlo-ve?  Le  cadavre 
les  séparait.  Ils  s'embrassèrent.  Mais  le  bras 
du  mort  étant  remonté  dans  la  pochette,  droit 
et  pareil  à  une  tige  tlorie  de  cinq  pétales,  se 
trouva  entre  eux. 

Dans  la  triste  lumière,  ils  embrassèrent  \<à 
main  morte,  et,  comme  la  paume  était  tournée 


152  l'hérésiarque  et  c»» 

du  côté  de  la  Chancesse,  les  ongles  du  babo  la 
chatouillèrent  au  visage.  Elle  frissonna  ; 

—  Ah  I  douceur  de  miséricorde  I 
Et  Que  vlo-ve?  cria  : 

—  Nom  di  Dio  !  nom  di  Dio  ! 

Sur  le  feu,  l'eau  murmurait  la  prière  des 
morts.  Que  vlo-ve  ?  continuait  : 

—  Nom  di  Dio!  il  est  mort. 
La  Chancesse  ajouta  : 

—  Le  sang  coule  jusqu'à  la  porte. 

—  Il  fuit  sous  la  porte,  remarqua  Que  vlo-ve? 
En  descendant,  il  ira  jusqu'à  la  caserne  des 
carabiniers,  et,  ceux-ci,  en  remont ;!iit  le  long 
de  la  coulure,  arriveront  jusqu'au  babo.  Nom 
di  Dio!  nom  di  Dio  !  arveye  la  Chancesse  ! 


Ayant  ouvert  brusquement  la  porte  il  se  mit 
à  courir  sur  la  route. 

Sa  guitare  voletait  près  de  lui  comme  un 
faucon  privé,  lui-mèoie  bondissait  comme  un 
crapaud,  et  le  vent  d'est  dans  la  nuit  claire  bat- 
tait des  ailes  comme  mille  compagnies  de  per- 
dreaux. Les  sorbiers  des  oiseaux,  au  bord  du 
chemin,  poussaient  leurs  branches  au  sud,  dé- 
sespérément. La  Chancesse  sur  la  porte  cria 
longtemps  : 


QUE    VLO-VE  ?  153 

—  Que  vlo-ve  ?  li  bai  valet  !  Que  vlo-ve  ? 
Que  vlo-ve? 

Mais  Que  vlo-ve?  marchait  maintenant  sur 
la  route.  Il  prit  sa  guitare  et  gratta  son  chant 
de  mort.  En  marchant  et  jouant,  il  regardait  les 
étoiles  habituelles,  dont  les  lueurs  versicolores 
palpitaient.  Il  songea  : 

—  Je  les  connais  toutes  de  vue,  mais  nom 
di  Dio  !  Je  vais  subitement  les  connaître  cha- 
cune en  particulier,  nom  di  Dio  ! 

Or,  TAmblève  était  proche  et  coulait  froide, 
entre  les  aunes  qui  l'emmantellent.  Les  elfes 
faisaient  craquer  leurs  petits  souliers  de  verre 
sur  les  perles  qui  couvrent  le  lit  de  la  rivière. 
Le  vent  perpétuait  maintenant  les  sons  tristes 
de  la  guitare.  Les  voix  des  Elfes  traversaient 
Teau,  et  Que  vlo-ve?  du  bord  les  entendait 
jaser  : 

—  Mnieu,  mnieu,  mnieu. 

Puis  il  descendit  dans  la  rivière,  et,  comme 
elle  était  froide,  il  eut  peur  de  mourir.  Heu- 
reusement les  voix  des  Elfes  se  rapprochaient  : 

—  Mnié,  mnié,  mnié. 

Puis,  nom  di  Dio!  dans  la  rivière  il  oublia 
brusquement  tout  ce  qu'il  savait,  et  connut  que 
l'Amblève  communique  souterrainement  avec 
le  Lethé,  puisque  ses  eaux  font  perdre  con- 
naissance. Norii  di  Dio  !  Mais  les  elfes  jasaient 


154  l'hehésiakqle   LT  Ci« 

si  jolimeiit  maintenant,  de  plus  en  plus  près  : 

—  Mniè,  mniè,  mniè... 

Et  partout,  à  la  ronde,  les  Elfes  des  pouhons, 
ou  fontaines  qui  bouillonnent  dans  la  forêt, 
leur  répondaient... 


LA   ROSE    DE    HILDESHEIM 

OU 

LES  TRÉSORS  DES  ROIS  MAGES 


LA  ROSE  DE  HILDESHEKu 

ou    LES    TRÉSORS    DES    ROIS    MAGES 


Il  y  avait,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  à  Hil- 
deshuim,  près  de  Hanovre,  une  fille  qui  s'appe- 
lait Ils(3.  Ses  cheveux,  d'un  blond  pâle,  avaient 
des  reflets  un  peu  dorés  et  donnaient  l'impres- 
sion d'un  clair  de  lune.  Son  corps  se  dressait 
înel  et  svelte.  Son  visage  était  clair,  avenant 
et  rieur,  avec  une  fossette  adorable  au  menton 
grasset,  et  des  yeux  gris  qui,  sans  être  fort 
beaux,  seyaient  à  sa  figure  et  remuaient  sans 
cesse  comme  des  oiseaux.  Sa  grâce  était  incom- 
parable. Elle  était  lort  mauvaise  ménagère, 
comme  la  plupart  des  Allemandes,  et  cousait 
très  mal.  Les  travaux  domestiques  terminés, 
elle  se  mettait  au   piano  et  chantait  qu'on  eût 


158  l'hérésiarqub  kt  g*» 

dit  d'une  sirène,  ou  bien  lisait  et  semblait,  en 
ce  cas,  une  poétesse. 

Quand  elle  parlait,  Tallemand,  qui  est  appelé 
la  langue  des  chevaux,  devenait  plus  doux  que 
l'italien,  qui  est  la  langue  des  dames.  Et  parce 
qu'elle  avait  l'accent  hanovrien,  où  les  S  n'ont 
jamais  le  son  du  Chy  son  parler  était  réelle- 
ment charmeur. 

Son  père,  ayant  été  autrefois  à  l'Amérique, 
y  avait  épousé  une  Anglaise,  puis,  après  des 
ans,  était  revenu  au  pays  natal  habiter  la  mai- 
son paternelle. 

C'est  une  des  plus  jolies  petites  villes  du 
monde  que  Hildesheim.  Avec  ses  maisons 
peintes,  de  forme  étrange,  aux  toits  démesurés, 
elle  semble  sortir  d'un  conte  de  fées.  Quel 
voyageur  pourrait  oublier  le  spectacle  de  sa 
place  de  THôtel-de-Ville,  qui  est  d'un  pitto- 
resque fait  pour  encadrer  du  lyrique  ? 

La  demeure  des  parents  d'Usé,  comme  pres- 
que toutes  les  maisons  de  Hildesheim,  était 
très  haute.  Sa  toiture,  presque  verticale,  était 
plus  élevée  que  toute  la  façade.  Ses  fenêtres 
sans  volets  s'ouvraient  en  dehors.  Elles  étaient 
nombreuses  et  il  n'y  avait  entre  elles  que  peu 
d'espace.  Sur  les  portes  et  les  poutres  étaient 
sculptées  des  figures  pieuses  ou  grimaçantes, 
commentées  par  d'anciens  vers  allemands  ou 


LA  ROSE    DE    HILDESHEIM  159 

des  inscriptions  latines.  On  voyait  :  les  Trois 
Vertus  Théologales,  et  les  Quatre  Vertus  Cardi- 
nales, les  Péchés  Capitaux,  les  Quatre  Évangé- 
listes,  les  Apôtres,  saint  Martin  donnant  son 
manteau  au  mendiant,  sainte  Catherine  et  sa 
roue,  des  cigognes,  des  écussons.  Le  tout  peint 
de  bleu,  de  rouge,  de  vert  et  de  jaune.  Les 
étages,  avançant  l'un  au-dessus  de  l'autre,  lui 
donnaient  Tair  d'un  escalier  renversé.  C'était 
une  maison  multicolore  et  plaisante. 

Use  était  venue  toute  petite  dans  cette 
demeure  et  y  avait  grandi.  Dès  qu'elle  eut  dix- 
huit  ans,  le  renom  de  sa  beauté  alla  jusqu'à 
Hanovre  et,  de  là,  à  Berlin.  Ceux  qui  venaient 
visiter  la  jolie  ville  de  Hildesheim,  son  rosier 
millénaire  et  les  trésors  de  sa  cathédrale,  ne 
manquaient  pas  de  venir  admirer  celle  qu'on 
surnommait  la  Rose  de  Hildesheim.  Elle  fut 
maintes  fois  demandée  en  mariage,  mais,  inva- 
riablement, elle  répondait,  yeux  baissés,  à 
son  père  qui  lui  faisait  valoir  les  avantages  du 
dernier  prétendant,  qu'elle  voulait  encore 
rester  fille  pour  jouir  de  sa  jeunesse.  Le  père 
disait  : 

—  Tu  as  tort,  mais  fais  comme  tu  voudras. 

Et  le  prétendant  était  oublié. 

Lorsqu'Ilse  revenait  de  promenade,  toutes 
les  figures  découpées  sur  la  maison  souriaient 


160  l'hérésiarque  et  c»« 

en  lui  souhaitant  la  bienvenue.  Les  Péchés  lui 

criaient  en  chœur  : 

—  Regarde-nous,  Use.  Nous  figurons  les  Sept 
Pêches  Capitaux,  c'est  vrai.  Mais  ceux  qui  nous 
ont  découpés  et  peints  n'avaient  eux-mêmes 
pas  assez  de  malice  pour  que  nous  devinssions 
des  péchés  mortels.  Regarde-nous.  Nous 
sommes  sept  péchés  véniels,  sept  peccadilles. 
Nous  n'essayons  pas  de  te  tenter.  Au  con- 
traire. Nous  sommes  si  laids! 

Les  Vertus  Théologales  et  Mondaines,  se 
tenant  par  la  main,  comme  pour  balier  en  rond, 
chantaient  : 

—  Ringel,  Ringel,  Reihe.  A  nous  sept  nous 
figurons  ta  vertu.  Regarde-nous,  souris-nous. 
Aucune  de  nous  n'est  si  belle  que  toi  I  Ringel, 
Ringelj  Reihe. 


Or,  Use  avait  un  cousin  qui  étudiait  à  Hei- 
delberg.  Il  s'cippelait  Egon.  Il  était  grand, 
blond,  large  d'épaules  et  rêveur.  Les  jeunes 
gens  se  virent  à  Dresde  pendant  des  vacances 
et  s'aimèrent.  Ils  se  le  dirent  devant  le~  tableau 
de  Raphaël.,  l'admirable  Madone  Sixtine,  dont 
Use  avait  un  peu  les  traits  d'angélique  douceur. 

Egon  demanda  la  main  d'ilse,  mais,  natu- 


LA    ROSE    DE    HILDE.^HEIM  161 

rellement,  le  père  exigea  fortune  et  position. 
Et,  retourné  à  Heidelberg,  pendant  les  loisirs 
que  lui  laissaient  ses  études  et  les  duels  de  la 
Hirschgasse,  le  jeune  homme  s'en  allait  du 
côté  du  château,  dans  V Allée  des  Philosophes^ 
rêver  aux  moyens  de  conquérir  la  fortune  qui 
devait  lui  donner  sa  cousine. 


Un  dimanche  de  janvier,  comme  il  était  allé 
au  sermon,  le  pasteur  parla  des  sages  d'Orient 
qui  vinrent  visiter  Jésus  dans  sa  crèche.  Il 
cita  le  verset  de  l'Évangile  de  saint  Mathieu, 
où  il  n'est  rien  dit  quant  au  nombre  et  quant 
à  la  condition  des  pieux  personnages  qui  por- 
tèrent à  Jésus  l'or,  l'encens,  la  myrrhe. 

Les  jours  suivants,  Egon  ne  put  s'empêcher 
de  penser  à  ces  sages  d'Orient,  que,  bien  que 
protestant,  il  se  figurait,  selon  la  légende  catho- 
lique, couronnés  et  au  nombre  de  trois  :  Gas- 
pard, Balthasar  et  Melchior.  Les  Rois  Mages, 
le  nègre  au  milieu,  défilaient  devant  lui.  Il  se 
les  figura  portant  tous  trois  de  l'or.  Quelques 
jours  plus  tard,  il  ne  les  vit  plus  que  sous  les 
traits  et  le  costume  de  nécromants  alchimistes 
transmuant  tout  en  or  sur  leur  passage. 

Toute  cette  fantasmagorie  ne  lui  était  susci- 

6 


162  l'hérésiarque  et  g»« 

tée  que  parce  qu'il  aimait  l'or  qui  lui  permet- 
trait d'épouser  sa  cousine.  Il  en  perdit  le  boire 
et  le  manger,  comme  si,  nouveau  Midas,  il 
n'eût  plus  eu  pour  aliments  que  les  lingots 
transmués  par  les  astrologues,  dont  la  cathé- 
drale de  Cologne  s'honore  de  posséder  les  osse- 
ments. 

Il  fouilla  les  bibliothèques,  lisant  tout  ce  où 
il  était  question  des  Trois  Rois  Mages  :  le  véné- 
rable Bède,  les  légendes  anciennes  et  tous  les 
auteurs  modernes  qui  ont  discuté  l'authenti- 
cité  des  Évangiles.  Puis,  en  marchant,  il  rou- 
lait des- pensées  dorées  : 

—  Quelle  valeur  inestimable  doit  avoir  ce 
trésor  d'or  fin  !  Il  n'est  écrit  nulle  part  que  ce 
trésor  ait  été  distribué,  employé,  dépensé, 
dérobé  ou  trouvé... 

Enfin,  un  soir,  il  s'avoua  qu'il  voulait  le  tré- 
sor des  Rois  Mages.  Outre  le  bonheur  amou- 
reux, cette  trouvaille  lui  donnerait  une  gloire 
incontestable. 


»  * 


Ses  allures  bizarres  intriguèrent  bientôt  les 
professeurs  et  les  étudiants  de  Heidelberg. 
Ceux  qui  ne  faisaient  pas  partie  du  même  corps 
que  lui  n'hésitaient  pas  à  dire  qu'il  était  fou. 


LA   ROSE    DE    HILDESHEIM  i63 

Ceux  de  son  association  le  défendirent,  si  bien 
qu'il  fut  cause  d'une  série  interminable  de 
duels,  dont  on  parle  encore  aux  bords  du  Nec- 
kar.  Puis,  les  anecdotes  coururent  à  son  sujet. 
Un  étudiant  l'avait  suivi  au  cours  d'une  de  ses 
promenades  dans  la  campagne.  Il  raconta 
qu'Egon  s'était  approché  d'un  bœuf  et  lui  avait 
parlé  : 

—  Je  cherche  un  chérubin.  Les  analogies 
m*émeuvent.  Je  trouve  un  bœuf.  Les  chéru- 
bins, c'est  vrai,  sont  des  bœufs  ailés.  Mais,  dis- 
moi,  beau  bœuf  qui  pâtures...  Il  se  peut  que 
ta  bonhomie  détienne  une  part  de  la  science  de 
ces  animaux  qui  font  partie  d'une  des  plus 
nobles  hiérarchies  célestes.  Dis-moi,  ne  s'est- 
elle  point  perpétuée  dans  ta  race,  la  tradition 
de  Noël?  Ne  t'honores-tu  pas  qu'un  des  tiens 
ait  réchauffé  de  son  souffle  l'enfant  dans  sa 
crèche  ?  Et,  en  ce  cas,  peut-être  sais-tu,  noble 
animal  créé  à  l'image  des  chérubins,  sais-tu 
où  est  l'or  des  Rois  Mages  ?  Je  cherche  ce  tré- 
sor qui  me  fera  riche  d'une  fortune  sacrée.  0 
bœuf,  mon  seul  espoir,  réponds  !  J'ai  interrogé 
les  ânes,  myis  ils  ne  sont  que  des  bêtes,  et  ne 
sont  l'image  de  rien  de  céleste.  Hélas!  ces 
énergiques  animaux  ne  savent  qu'une  réponse: 
la  rauque  afiirmation  germanique. 

C  était  une  fin  de  crépuscule.  Dans  les  mai- 


i64  l'hérésiarque  et  c*« 

sons  lointaines  les  lampes  s'allumaient.  Des 
villages  luisaient  à  la  ronde.  Le  bœuf  tourna 
la  tête  lentement  et  beuda. 


* 


A  Hildesheim,  Use,  confiante,  recevait  de 
son  cousin  des  lettres  enthousiastes  et  amou- 
reuses. Elle  et  ses  parents  supposaient  qu'Egon 
était  sur  le  point  de  faire  fortune. 

Ce  fut  rhiver,  la  neige  tomba,  tiède  d'aspect 
comme  le  duvet  des  cygnes.  Les  bonshommes 
sculptés  des  maisons  en  étaient  eux-mêmes 
recouverts  et  avaient  Tair  de  grelotter.  Ce  fut 
Noël  avec  ses  arbres  lumineux  autour  desquels 
on  chante  : 

L'arbre  de  Noël,  c'est  le  plus  bel  arbre 
Qui  soit  sur  la  terre. 

Comme  il  fleurit  joliment,  l'arbre  miraculeux, 
Quand  ses  fleurettes  luisent. 
Quand  ses  fleurettes  luisent, 
Oui,  luisent  ! 


Un  matin  de  gel,  où  les  traîneaux  glissaient 
dans  la  petite  ville,  arriva  une  lettre  timbrée 
de  Dresde,  où  habitaient  les  parents  d'Egon. 
Le  père  d'Usé  ne  trouvant  pas  ses  lunettes,  ce 


LA    ROSE    DE    HILDESHEIM  165 

fut  elle  qui  lut  la  lettre  à  haute  voix.  La  mis- 
sive était  triste  et  courte.  Le  père  d'Egou 
racontait  que  son  fils  était  devenu  fou  par 
amour.  Il  racontait  Fhistoire  du  trésor  des  Rois 
Mages  que  son  fils  voulait  à  tout  prix,  puis  ses 
fureurs  qui  l'avaient  fait  interner  dans  un  asile, 
et  que,  dans  sa  folie,  il  ne  cessait  de  répéter 
le  nom  de  sa  cousine. 

A  la  suite  de  cette  lettre,  Use  commença  de 
dépérir  rapidement.  Ses  joues  s'émacièrent, 
ses  lèvres  pâlirent,  ses  yeux  prirent  plus  d'éclat. 
Elle  cessa  tous  travaux  déménage  ou  d'aiguille. 
Elle  passait  tout  son  temps  au  piano  ou  rêvait. 
Puis,  vers  le  milieu  de  février,  elle  dut  s'aliter. 


A  la  même  époque,  une  nouvelle  émut  tous 
les  habitants  de  Hildesheim.  Le  rosier  millé- 
naire, témoin  miraculeux  de  la  fondation  de  la 
ville,  se  mourait  de  froid  et  de  vieillesse. 
Derrière  la  cathédrale,  dans  le  cimetière  clos 
où  il  grimpe,  son  bois  antique  se  desséchait. 
Tout  le  monde  se  désola.  La  municipalité  eut 
recours  aux  jardiniers  les  plus  habiles.  Tous 
se  déclaraient  impuissants  à  le  ^^ire  revivre. 
Enfin,  il  en  vint  un,  de  Hanovre,  qui  entre- 
prit la  cure.  Il  mit  en  œuvre  les  ressources  les 


166  l'hÉRÉ^IARQ:  E    ET    G»« 

plus  savantes  de  sou  art.  Et,  un  matin  de  com- 
mencement de  mars,  ce  fut  une  grande  joie 
dans  Hildesheim.  Tout  le  monde  s'abordait  en 
se  félicitant  : 

—  Le  rosier  est  ressuscité.  Le  jardinier  de 
Hanovre  lui  a  rendu  la  vie  au  moyen  de  sang 
de  bœuf  savamment  employé. 


Ce  même  matin,  les  parents  dllse  pleuraient 
auprès  du  cercueil  de  leur  fille  morte  par 
amour.  Quand  on  emporta  la  bière  couverte 
d'un  drap  blanc,  les  bonshommes  découpés  et 
peints,  qui,  couverts  de  neige,  grelottaient  sur 
la  façade  de  la  vieille  maison,  semblaient  san- 
gloter : 

—  Ringel,  Ringel^  Reihe.  Adieu,  Use,  pour 
toujours.  Adieu,  tes  péchés  vertueux  et  tes 
vertus  moins  belles  que  toi.  Adieu,  pour  tou- 
jours. 

Devant  le  convoi,  un  régiment  passa.  Les 
tambours  et  les  fifres  sonnaient  une  musique 
légère  et  triste.  Des  femmes  disaient,  en  s'in- 
clinant  : 

—  On  a  ressuscité  le  rosier  légendaire,  mais 
Ton  enterre  la  Rose  de  Hildesheim. 


LES  PELERINS  PIEMONTAIS 


LES  PÈLERINS  PIÉMONTAIS 


Les  pèlerins  débouchaient  de  tous  les  che- 
mins. Il  en  venait  d'essoufflés,  qui  avaient 
grimpé  par  la  rude  côte  de  la  Trinité-Victor. 
Des  paysannes  arrivaient  de  Peille  et  portaient, 
posés  sur  un  coussinet  au-dessus  de  leur  tête, 
des  paniers  pleins  d'œufs.  Elles  nlarchaienttrès 
droites,  ne  remuant  qu'imperceptiblement  la 
tête,  pour  suivre  les  oscillations  de  1-eur  far- 
deau et  le  maintenir  en  équilibre.  De  leurs 
mains  restées  libres,  elles'  tricotaient.  Un  vieux 
paysan,. rasé,  avait  au  bras  un  coffin" plein  de 
galettes  saupoudrées  de  bonbons  à  l'anis.  Il 
avait  vendu  une  partie  de  sa  m'ar')handise  en 
route  et  marchait  péniblement  en  fumant  sa 
pipe.  Des  paysannes  riches  étaient  assises  sur 


170  l'héréstarqi.'e  et  C^e 

leurs  mules  au  sabot  assuré.  Des  filles  se  don- 
naient le  bras  et  égrenaient  le  rosaire.  Elles 
étaient  coiffées  de  ces  chapeaux  de  paille, 
presque  plats,  particuliers  aux  femmes  du 
comté  de  Nice  et  pareils  à  ceux  que  portaient 
les  dames  grecques,  comme  on  peut  voir  aux 
statuettes  de  Tanagre.  Quelques-unes  avaient 
cueilli  des  branches  d'olivier  dont  elles  s'éven- 
taient. D'autres  marchaient  derrière  leur  mule 
qu'elles  tenaient  par  la  queue.  Elles  avaient 
chargé  leurs  bêtes  de  présents  pour  les  moines  : 
paniers  de  figues,  barils  d'huile,  sang  caillé 
d'agneau. 

Des  troupes  de  pèlerins  élégants,  des  demoi- 
selles à  robes  de  foulard,  des  bandes  d'Anglais 
arrivaient  de  Monaco.  Il  y  avait  aussi  des  crou- 
piers farauds  et  des  groupes  de  filles  moné- 
gasques, minaudières  et  diaprées.  Les  simples 
curieux  se  dirio;eaient  d'abord  vers  une  des 
auberges  qui  font  face  a^  couvent  de  Laghet 
pour  s'y  rafraîchir  et  comnpander  le  repas  de 
midi.  Les  pèlerins  sincères  allaient  (J^  suite 
au  couvent.  Les  valet^  de^^  auberges  exf^m^- 
naient  lea  mules  à  l'écurie.  Les  pèlerins, 
hommes  et  femmes,  entraient  dans  le  cloître  et 
se  mêlaient  à  la  loule  des  premiers  arrivés,  qui, 
depuis  l'aube,  tournaient  l^nleqaeî^f^t  en  psal- 
modiant le  rosaire  et  en  regardant  les  innom- 


LES    PÈLERINS    PIÉMONTAIS  171 

brables    ex-voto    suspendus    dans   le   cloître. 


Galerie  riche  d'anonymes  seulement,  ce 
cioitre  de  Laghet,  et  mystérieuse. 

La  gaucherie,  émerveillée  et  minutieuse,  de 
l'art  primitif  qui  règne  ici  a  de  quoi  toucher 
ceux  même  qui  n'ont  pas  la  foi.  Il  y  a  là  des 
tableaux  de  tous  genres,  le  portrait  seul  n'y  a 
point  de  place.  Tous  les  envois  sont  exposés  à 
perpétuité.  Il  suifit  que  la  peinture  commémore 
un  miracle  dû  à  l'intervention  de  Notre-Dame 
de  Laghet. 

Tous  les  accidents  possibles,  les  maladies 
fatales,  les  douleurs  profondes,  toutes  les 
misères  humaines  y  sont  dépeintes  naïvement, 
dévotement,  ingénument... 

La  mer  déchaînée  ballotte  une  pauvre  coque 
démâtée  sur  laquelle  est  agenouillé  un  homme 
plus  grand  que  le  vaisseau.  Tout  semble  perdu, 
mais  la  Vierge  de  Laghet  veille  dans  un  nimbe 
de  clarté,  au  coin  du  tableau.  Le  dévot  fut 
sauvé.  Une  inscription  italienne  l'atteste. 
C'était  en  1811... 

...  Une  voiture  emportée  par  des  chevaux 
indociles  roule  dans  un  précipice.  Les  voya- 
geurs périront,  fracassés,  sur  les  rochers.  Marie 


172  l'hérésiarque  et  ci» 

veille  au  coin  du  tableau  dans  le  nimbe  lumi- 
neux. Elle  mit  des  broussailles  aux  flancs  du 
précipice.  Les  voyageurs  s'y  accrochèrent  et, 
par  la  suite,  suspendirent  ce  tableau  dans  le 
cloître  de  Laghet,  en  reconnaissance.  C'était 
en  1830... 

Et  toujours  :  en  1850,  en  1860,  chaque 
année,  chaque  mois,  presque  chaque  jour  des 
aveugles  virent,  des  muets  parlèrent,  des  phti- 
siques survécurent  grâce  à  la  dame  de  Laghet 
qui  sourit  doucement  nimbée  de  jaune  au  coin 
des  tableaux... 


Vers  dix  heures,  on  entendit  des  chants  ita- 
liens. Les  pèlerins  piémontais  arrivaient,  las, 
mais  courageux  et  fervents. 

Leurs  pieds  nus  étaient  chaussés  de  pous- 
sière. Les  yeux  brillaient  dans  les  faces  maigres 
et  énergiques.  Les  femmes  avaient  attaché  des 
feuilles  de  figuier  sur  leur  tête  pour  se  garantir 
du  soleil  de  juillet.  Quelques-unes  mordaient 
des  morceaux  de  polenta  sur  lesquels  se 
posaient  les  tourbillons  de  mouches  soulevées 
sur  leur  passage.  Des  enfants  teigneux  grigno- 
taient des  caroubes  ramassées  en  route.  Les 
Piémontais  arrivaient  en  bandes  compactes  et 


LES    PÈLERINS    PiEMONTAIS  173 

interminables.  Comme  ils  étaient  gueux,  ils 
venaient  à  pied  du  fond  de  leurs  provinces. 
Tous,  homn\es  et  femmes,  portaient  au-dessus 
de  leurs  vêtements  le  scapulaire  bran  du  Mont- 
Carmel.  La  plupart  chantaient.  Un  gars  que  la 
pelade  avait  rendu  chauve  comme  César,  ser- 
rait entre  ses  dents  une  guimbarde  qu'il  tenait 
de  la  main  gauche,  tandis  que  de  la  droite  il 
faisait  vibrer  son  instrument  pour  accompagner 
le  cantique. 

Ceux  qui  étaient  sains  portaient  les  malades 
à  tour  de  rôle.  Un  vieillard  marchait  courbé 
sous  le  poids  d'un  jeune  homme,  dont  les 
deux  jambes  avaient  été  broyées  en  quelque 
accident.  Il  semblait  évident  qu'aussi  puis- 
sante fùt-elle,  Marie  ne  lui  rendrait  pas  ses 
jambes.  Mais  qu'importe  au  croyant?  La  Foi 
est  aveugle. 

Une  ûile  d'une  beauté  nonpareille,  mais  dont 
le  visage  très  pale  était  semé  de  taches  de 
rousseur,  était  portée  sur  un  brancard  par  sa 
mère  et  son  frère. 

Des  béquillards  sautillaient  de-ci,  de-là. 

A  la  vue  du  couvent  et  au  son  des  cloches 
que  les  moines  mirent  en  branle  à  ce  moment, 
les  Piémontais  sentirent  leur  courage  renaître. 
Leurs  chants  devinrent  plus  ardents.  Leurs 
supplications  montèrent  plus  ferventes  vers  la 


174  l'hérésiarque  et  g" 

Vierge,  dont  le  nom  revenait  toujours  comme 
une  litanie  ; 

San^a  Maria... 


Leurs  yeux  se  levaient  au  ciel,  peut-être  eu 
Tespoir  d'y  voir  paraître,  en  haut,  à  gauche  ou 
à  droite,  comme  au  coin  des  tableaux  votifs,  la 
Vierge  de  Laghet,  nimbée  de  soleil.  Mais  le  ciel 
latin  restait  pur. 

En  arrivant  devant  l'église,  un  homme  poussa 
un  cri  lamentable  et  s'abattit  en  vomissant  des 
fiots  de  sang. 

Dans  le  cloître,  une  femme  tomba  en  une 
crise  d'épileosie  navrante. 

Les  pèlerins  chantaient.  Ils  firent  dix  fois  le 
tour  du  cloître.  Lorsque  vint  l'heure  de  la  grand' 
messe,  ils  entrèrent  dans  l'église  éblouissante 
d'ors  et  de  flammes  de  cierges.  Les  pèlerins 
humaient  avec  délices  l'odeur  d'encens  et  de 
cire.  Ils  s'émerveillaient  pieusement  des  bal- 
cons dorés,  des  colonnes  à  torsardes,  de  tout 
le  luxe  en  stuc  du  style  jésuite. 

Un  enfant,  porté  dans  les  bras  de  sa  mère, 
criait  en  tendant  les  mains  vers  les  navires, 
les  béquilles,  les  cœurs  d'or  ou  d'argent  sus- 
pendus aux  parois  de  la  nef  et  du  chœur. 
L'enfant  prenait  ces  ex-votos  pour  des  jouets. 
Tout-à-coup  il  se  mit  à  crier  :  «  Bamboia  »  en 


LES    FÈL^'RINS    PTÉMONTAIS  175 

agitant  ses  petits  bras  vers  la  Vierge  miracu- 
leuse, qui,  engoncée  dans  une  robe  raide  de 
velours  chargé  de  pierreries,  souriait  sur  Tautei. 
Jj'enfant  pleurait  et  criait  «  Bambola  »,  c'est-à- 
diie  poupée,  car  le  simulacre  prodigieux  et 
honorable  n'est  pas  autre  chose. 


• 


Le  chœur  s'emplit  de  moines.  L'un  d'eux 
vêtu  d'habits  sacerdotaux  monta  à  l'autel.  Les 
pèlerins  et  les  moines  chantèrent  à  runisson. 
L'accent  des  moines  était  pareil  à  celui  des 
pèlerins  venus  à  pied  du  Piémont,  le  matin. 

Il  y  avait  de  vieux  Carmes  courbés,  dont  la 
voix  chevrotait  pour  répondre,  lorsque  l'officiant 
disait  :  Dominous  vohiscoum. 

Il  y  en  avait  de  jeunes,  qui,  certainement, 
n'avaient  pas  encore  prononcé  de  vœux  perpé- 
tuels. 

L'un,  grand,  fort,  et  qui  portait  une  couronne 
de  cheveux  bruns  et  drus  autour  du  crâne  rasé, 
se  tourna  un  instant  face  à  la  nef  où  la  fille 
qu'on  avait  portée  sur  le  brancard  se  dressa 
soudain,  criant  : 

—  Amedeol  Amedeo!  puis  retomba,  épuisée. 

6a  mère  et  son  frère  s'empressèrent  autour 
d'elle,  tandis  que  des  pèlerins  chuchotaient  : 


176  l'héhésïaiq^'E  et  c^^ 

—  Un  miracle  !  un  miracle  î  L'Apollonia  qui, 
depuis  trois  ans,  ne  s'est  tenue  debout  vient  de 
se  dresser. 

Dans  le  chœur,  le  moine  avait  tressailli  et 
brusquement  s'était  détourné.  Les  chants 
avaient  cessé.  C'était  l'instant  de  l'élévation, 
tous  ceux  qui  le  pouvaient  s'étaient  agenouillés. 
Dans  le  silence,  on  entendait  distinctement  le 
garçon  aux  jambes  coupéesimplorer  un  miracle. 
Sa  voix  jeune  vibrait  en  paroles  ferventes. 
Les  mots  piémontais  sonnaient  fièrement,  con- 
cis et  distincts  : 

—  Je  te  le  demande,  Vierge  sainte  !  moi 
pauvre  estropié,  moi,  le  cagEinido  (excrément 
du  nid),  guéris-moi  !  Rends-moi  mes  deui 
jambes  afin  que  je  puisse  gagner  ma  vie. 

Alors  la  voix  devenait  dure  et  impérieuse  . 

—  M"entends-tu?  m'entends-tu?  guéris-moi! 
Et  cela  continuait  en  hoquets  blasphéma- 
toires, en  imprécations  hurlées  : 

—  Guéris-moi!  sacramento  !  ou  je  te  casserai 
la  gueule  ! 

A  ce  moment,  la  clochette  qui  tinta  fit  s'in- 
cliner les  fronts,  tandis  que  le  prêtre  élevait 
l'hostie.  L'estropié  continuait  ses  prières  mêlées 
de  blasphèmes.  La  clochette  sonna  pour  la  troi- 
sième fois.  Alors  on  cria  de  nouveau  : 

—  Amedeo!  Amedeo! 


LES    PÈLERINS    PIÉMONTAIS  177 

Et  les  pèlerins,  relevant  vivement  la  tête, 
virent  TApoUonia  retomber  sur  son  brancard. 

Dans  le  chœur,  le  moine  se  dressa.  Il  ouvrit 
la  grille  et  s'avança  vers  la  malade,  qui  murmu- 
rait encore  : 

—  Amedeo!  Amedeo! 

Il  lui  demanda  durement  en  son  dialecte  : 

—  Que  veux-tu? 
Elle  répondit  : 

—  Basmé.,.  (Embrasse-moi)... 

Le  moine  tremblait,  les  larmes  lui  vinrent 
aux  paupières.  La  mère  d'Apollonia  le  regarda 
craintivement  et  lui  dit  en  montrant  sa  fille  : 

—  Elle  est  malade. 
Et  elle  insistait  : 

—  Malade!  malade!  Marota.!  rnarota! 
ApoUonia  épuisée  le  regardait  et  murmurait  : 

—  Basmé  Amedeo!  Depuis  que  tu  es  parti, 
les  jours  furent  obscurs  comme  dans  la  gueule 
du  loup. 

Sa  mère  répéta  le  dernier  membre  de  phrase  : 
— ...  Schïr  cméWt  hucca,  a  u  luv. 
Penché  sur  la  malade,  le  moine  l'embrassa 
doucement  en  disant  : 

—  Apollonia... 

Tandis  qu'elle  murmurait  : 

—  Amedeo... 
La  mère  dit  : 


178  l'hérésiarque  et  c'« 

—  Amedeo,  tu  peux  encore  quitter  le  couvent. 
Reviens  avec  nous.  Elle  mourra  sans  toi. 

Il  répétait  : 

—  Apollonia... 

Puis,  se  dressant,  décidé,  il  souleva  sa  cucuUe, 
la  fit  passer  par-dessus  la  tête  et  la  laissa 
tomber.  Il  dénoua  sa  cordelière,  déboutonna  le 
froc,  s'en  dévêtit  et  apparut  comme  un  rude 
ouvrier  piémontais,  en  tricot  et  pantalon  de 
velours  bleu  soutenu  par  la  ceinture  de  laine 
rouge. 

Dans  le  fond  de  l'église,  on  entendait  les 
rires  étoufi'és  des  filles  monégasques,  on  distin- 
guait les  mots  de  :  «  Piafou  !  Piaflt  »  qui  dési- 
gnent les  Piémontais. 

L'enfant  qui  voulait  la  Vierge  pour  poupée 
pleurait.  Sa  mère  le  grondait  à  haute  voix 
parce  qu'elle  ne  voyait  plus  à  son  cou  le  ruban 
maintenant  la  main  fermée  en  corail  qui  pro- 
tège les  enfants  contre  les  sorts. 

Le  moine  regardait  les  pèlerins.  Il  se  sentait 
leur  frère,  vêtu  comme  eux  et  parlant  leur  dia- 
lecte. Tous  le  contemplaient  extasies,  chucho- 
tant : 

—  Le  miracle... 

Il  fit  signe  au  frère  d'Apoîlonia.  Les  deux 
hommes  se  baissèrent  pour  soulever  le  brancard. 

L'estropié  hurlait  : 


LES    PÈLERINS    PIÉMONTAIS  j  79 

—  Sacramento  !  guéris-moi  I  canaille  t 
chienne  I  ou  je  te  crache  au  visage. 

Amédée  prononça  tout  haut  : 

—  Venez,  vous  autres,  retournons  en  Pié- 
mont. 

Et  portant  le  brancard,  il  sortit  suivi  de  la 
fouie  des  pèlerins  qui^  criaient  : 

—  Miracle. 

Dehors,  ApoUonia,  les  yeux  hagards,  se  dres- 
sant sur  le  brancard,  haleta  : 

—  Basméf  Amedeo  ! 

Il  posa  le  brancard  sur  le  sol  et  s'agenouilla. 
Elle  prit  sa  main,  et  retomba  inerte.  Il  l'em- 
brassa, éperdu,  disant  de  petits  mots  tendres. 
Un  médecin  venu  au  pèlerinage  par  curiosité 
s'approcha,  examina  la  pauvre  fille  et  déclara  : 

—  C'est  fini,  elle  est  morte. 

Amédée  se  dressa,  livide.  Il  regarda  les  Pié- 
montais  qui  se  taisaient  consternés.  Puis,  levant 
son  poing  vers  le  ciel  très  bleu,  il  s'écria  : 

—  Frères  chrétiens,  le  monde  est  mai  tait! 
Et  il  rentra  dans  le  cloître,  pour  toujours... 

.  *  ■ 

Les  femmes  faisaient  des  signes  de  croix, 
les  hommes  répétaient  l'exclamation  doulou- 
reuse du  moine,  en  hochant  la  tète  ; 


180  L'HÉiiÉSiArvQLE    ET    €»« 

—  Fradei  cristiang,  ir  mund  Vé  ma.1  fàa,! 

La  mère  écartait  les  mouches  qui  venaient 
aux  yeux  et  sur  la  bouche  de  la  morte.  Les 
mules  piafi'aient  dans  les  écuries.  Des  auberges 
venait  le  bruit  de  la  vaisselle  entrechoquée. 
Dans  le  cloître,  on  chantait  toujours  la  litanie 
attristante  dominée  par  le  nom  de  la  Vierge  ; 

Santa  Maria... 

De  nouveaux  pèlerins  arrivaient.  D'autres 
s'en  allaient  joyeux  et  ceinturés  d*un  grand 
rosaire,  à  grains  gros  comme  des  noix.  Dans  les 
futaies,  assez  loin,  un  coucou  faisait  entendre, 
à  intervalles  réguliers,  sa  double  note  paisible 
et  invariable... 


LA  DISPAPdTION  D'HOKOEE  JSUBMG 


LA  DISPARITION  D'HONORÉ  SUBRAC 


En  dépit  des  recherches  les  plus  Tninii- 
tieases,  la  police  n'est  pas  arrivée  à  élucider  le 
mystère  de  la  disparition  d'Honoré  Subrac. 

Il  était  mon  ami,  et  comme  je  connaissais  la 
vérité  sur  son  cas,  je  me  fis  un  devoir  de 
mettre  la  justice  au  courant  de  ce  qui  s'était 
passé.  Le  juge  qui  recueillit  mes  déclarations 
prit  avec  moi,  après  avoir  écouté  mon  récit,  un 
ton  de  politesse  si  épouvantée  que  je  n'eus 
aucune  peine  à  comprendre  qu'il  me  prenait 
pour  un  fou.  Je  le  lui  dis.  Il  devint  plus  poli 
encore,  puis,  se  levant,  il  me  poussa  vers  la 
porte,  et  je  vis  son  greffier,  debout,  les  poings 
serrés,  prêt  à  sauter  sur  moi  si  je  faisais  le 
forcené. 

Je  n'insistai  pas.  Le  cas  d'Honoré  Subrac 


184  l'hérésiarque  et  c*« 

est,  en  effet,  si  étrange  que  la  vérité  paraît 
incroyable.  On  a  appris  par  les  récits  des  jour- 
naux que  Subrac  passait  pour  uiv  original. 
L'hiver  comme  Tété,  il  n'était  vêtu  que  d^une 
houppelande  et  n*avait  aux  pieds  que  des  pan- 
toufles. Il  était  fort  riche,  et,  comme  sa  tenue 
m'étonnait,jeluien  demandai  un  jour  la  raison  : 

—  C'est  pour  être  plus  vite  dévêtu,  en  cas  de 
nécessité,  me  répondit-il.  Au  demeurant,  on 
s'accoutume  vite  à  sortir  peu  vêtu.  On  se  passe 
fort  bien  de  linge,  de  bas  et  de  chapeau.  Je  vis 
ainsi  depuis  l'âge  de  vingt-cinq  ans  et  je  n'ai 
jamais  été  malade. 

Ces  paroles,  au  lieu  de  m'éclairer,  aigui- 
sèrent ma  curiosité. 

—  Pourquoi  donc,  pensai-je.  Honoré  Subrac 
a-t-il  besoin  de  se  dévêtir  si  vite  ? 

Et  je  faisais  un  grand  nombre  de  suppositions- 


Une  nuit  que  je  rentrais  chez  moi  —  il  pou- 
vait être  une  heure,  une  heure  ur.  quart  — 
j'entendis  mon  nom  prononcé  à  vsix  basse.  Il 
me  parut  venir  de  la  muraille  que  je  frôlais.  Je 
m'arrêtai  désagréablement  surpris. 

—  N*y  a-t-il  plus  personne  dans  la  rue?  reprit 
la  voix.  C'est  moi,  Honoré  Subrac. 


LA.    DISPARITION    d'hONORÉ     SUBRAG         185 

—  Où  êtes- VOUS  donc?  m'écriai-je,  en  regar- 
dant de  tous  côtés  sans  parvenir  à  me  faire  une 
idée  de  l>ndroit  où  mon  ami  pouvait  se  cacher. 

Je  découvris  seulement  sa  fameuse  houppe- 
lande gisant  sur  le  trottoir,  à  côté  de  ses  non 
moins  fameuses  pantoufles. 

—  Voilà  un  cas,  pensai-je,  où  la  nécessité  a 
forcé  Honoré  Subrac  à  se  dévêtir  en  un  clin 
d'œil.  Je  vais  enfin  connaître  un  beau  mystère. 

Et  je  dis  à  haute  voix  : 

—  La  rue  est  déserte,  cher  ami,  vous  pouvez 
apparaître. 

Brusquement,  Honoré  Subrac  se  détacha  en 
quelque  sorte  de  la  muraille  contre  laquelle  je 
ne  l'avais  pas  aperçu.  Il  était  complètement  nu 
et,  avant  tout,  il  s'empara  de  sa  houppelande 
qu'il  endossa  et  boutonna  le  plus  vite  qu'il 
put.  Il  se  chaussa  ensuite  et,  délibérément,  me 
paria  en  m'accompagnant  jusqu'à  ma  porte. 


—  Vous  avez  été  étonné  !  dit- il,  mais  vous 
comprenez  maintenant  la  raison  pour  laquelle 
je  m'habille  avec  tant  de  bizarrerie.  Et  cepen- 
dant vous  n'avez  pas  compris  comment  j'ai  pu 
échapper  aussi  complètement  à  vos  regards. 
C'est  bien  simple.  Il  ne  faut  voir  là  qu'un  phé- 


186  L*HÉHÉSIARQUE    ET    Gi« 

nomène  de  mimétisme...  La  nature  est  une 
bonne  mère.  Elle  a  départi  à  ceux  de  ses 
enfants  que  des  dangers  menacent,  et  qui  sont 
trop  faibles  pour  se  défendre,  le  don  de  se  con- 
fondre avec  ce  qui  les  entoure...  Mais,  vous 
connaissez  tout  cela.  Vous  savez  que  les  papil- 
lons ressemblent  aux  fleurs,  que  certains 
insectes  sont  semblables  à  des  feuilles,  que  le 
caméléon  peut  prendre  la  couleur  qui  le  dissi- 
mule le  mieux,  que  le  lièvre  polaire  est  devenu 
blanc  comme  les  glaciales  contrées  où,  couard 
autant  que  celui  de  nos  guérets,  il  détale 
presque  invisible. 

C'est  ainsi  que  ces  faibles  animaux  échappent 
à  leurs  ennemis  par  une  ingéniosité  instinctive 
qui  modifie  leur  aspect. 

Et  moi,  qu'un  ennemi  poursuit  sans  cesse, 
moi,  qui  suis  peureux  et  qui  me  sens  incapable 
de  me  défendre  dans  une  lutte,  je  suis  sem- 
blable à  ces  bêtes  :  je  me  confonds  à  volonté  et 
par  terreur  -o  vec  le  milieu  ambiant. 

J*ai  exen  è  pour  la  première  fois  cette 
faculté  instinctive,  il  y  a  un  certain  nombre 
d'années  déjà.  J'avais  vingt-cinq  ans,  et,  géné- 
ralement, les  femmes  me  trouvaient  avenant  et 
bieu  fait.  L'une  d'elles,  qui  était  mariée,  me 
témoigna  tant  d'amitié  que  je  ne  sus  point 
résister.  Fatale  liaison!...  Une  nuit,  j'étais  chez 


LA   DISPARTTION   d'hONORÉ    SUBRAC         187 

ma  maîtresse.  Son  mari,  soi-disant,  était  parti 
pour  plu?^"eurs  jours.  Nous  étions  nus  comme 
des  divinités,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  Sv^udain, 
et  le  mari  apparut  un  revolver  à  la  main.  Ma 
terreur  fut  indicible,  et  je  n'eus  qu'une  envie, 
lâche  que  j'étais  et  que  je  suis  encore  :  celle  de 
disparaître.  M'adossant  au  mur,  je  souhaitai  me 
confondre  avec  lui.  Et  révénement  imprévu  se 
réalisa  aussitôt.  Je  devins  de  la  couleur  du 
papier  de  tenture,  et  mes  membres,  s'aplatissant 
dans  un  étirement  volontaire  et  inconcevable, 
il  me  parut  que  je  faisais  corps  avec  le  mur  et 
que  personne  désormais  ne  me  voyait.  C'était 
vrai.  Le  mari  me  cherchait  pour  me  faire  mou- 
rir. Il  m'avait  vu,  et  il  était  impossible  que  je 
me  fusse  enfui.  Il  devint  comme  fou,  et,  tour- 
nant sa  rage  contre  sa  femme,  il  la  tua  sau- 
vagement en  lui  tirant  six  coups  de  revolver 
dans  la  tète.  Il  s'en  alla  ensuite,  pleurant 
désespérément.  Après  son  départ,  instinctive- 
ment, mon  corps  reprit  sa  forme  normale  et  sa 
couleur  naturelle.  Je  m'habillai,  et  parvins  à 
m'en  aller  avant  que  personne  ne  fût  venu... 
Cette  bienheureuse  faculté,  qui  ressortit  au 
mimétisme,  je  l'ai  conservée  depuis.  Le  mari, 
ne  m'ayant  pas  tué,  a  consacré  son  existence  à 
Taccomplissement  de  cette  tâche.  Il  me  pour- 
suit depuis  longtemps  à  travers  le  monde,  et  je 


188  l'hérésiarque  et  ci» 

pensais  lui  avoir  échappé  en  venant  habiter  à 
Paris.  Mais,  j'ai  aperçu  cet  homme,  quelques 
instants  avant  votre  passage,  La  terreur  me 
faisait  claquer  des  dents.  Je  n'^\  eu  que  le 
temps  de  me  dévêtir  et  de  me  confondre  avec 
la  muraille.  Il  a  passé  près  de  moi,  regardant 
curieusement  cette  houppelande  et  ces  pan- 
toufles abandonnées  sur  le  trottoir.  Vous  voyez 
combien  j'ai  raison  de  m'habiller  sommaire- 
ment. Ma  faculté  mimétique  ne  pourrait  pas 
s'exercer  si  j'étais  vêtu  comme  tout  le  monde. 
Je  ne  pourrais  pa-  me  déshabiller  assez  vite 
pour  échapper  à  mon  bourreau,  et  il  importe, 
avant  tout,  que  je  sois  nu,  afin  que  mes  vête- 
ments, aplatis  contre  la  muraille,  ne  rendent 
pas  inutile  ma  disparition  défensive. 

Je  félicitai  Honoré  Subrac  d'une  faculté  dont 
j'avais  les  preuves  et  que  je  lui  enviais... 


Les  jours  suivants,  je  ne  pensai  qu'à  cela  et 
je  me  surprenais,  à  tout  propos,  tendant  ma 
volonté  dans  le  but  de  modifier  ma  forme  et 
ma  couleur.  Je  tentai  de  me  changer  en  auto- 
bus, en  Four  Eiffel,  en  Académicien,  en 
gagnant  du  gros  lot.  Mes  efforts  furent  vains. 
Je  n'y  étais  pas.  Ma  volonté  n'avait  pas  assez 


LA    DISPARITION    d'hONORÉ    SUBRAG         189 

de  force,  et  puis  il  me  manquait  cette  ^sainte 
terreur,  ce  formidable  danger  qui  avait  réveillé 
les  instincts  d'Honoré  Subrac... 


Je  ne  l'avais  point  vu  depuis  quelque  temps, 
lorsqu'un  jour,  il  arriva  affolé  : 

—  Cet  homme,  mon  ennemi,  me  dit-il,  me 
guette  partout.  J'ai  pu  lui  échapper  trois  fois 
en  exerçant  ma  faculté,  mais  j'ai  peur,  j'ai  peur, 
cher  ami. 

Je  vis  qu'il  avait  maigri,  mais  je  me  gardai 
de  le  lui  dire. 

—  Il  ne  vous  reste  qu'une  chose  à  faire, 
déclarai-je.  Pour  échapper  à  un  ennemi  aussi 
impitoyable  :  partez  !  Cachez-vous  dans  un  vil- 
lage. Laissez-moi  le  soin  de  vos  affaires  et  diri- 
gez-vous vers  la  gare  la  plus  proche. 

Il  me  serra  la  main  en  disant  : 

—  Accompagnez-moi,  je  vous  en  supplie,  j'ai 
peur! 


Dans  la  rue,  nous  marchâmes  en  silence. 
Honoré  Subrac  tournait  constamment  la  tête, 
d'un  air  inquiet.  Tout  à  coup,  il  poussa  un  cri 


i90  l'hérésiabque  et  c^* 

et  se  mit  à  fuir  en  se  débarrassant  de  sa  houp- 
pelande et  de  ses  pantoufles.  Et  je  vis  qu'un 
homme  arrivait  derrière  nous  en  courant.  J'es- 
sayai de  l'arrêter.  Mais  ii  m'échappa.  Il  tenait 
un  revolver  qu'il  braquait  dans  la  direction 
d'Honoré  Subrac.  Celui-ci  venait  d'atteindre 
un  long  mur  de  caserne  et  disparut  comme  par 
enchantement. 

L'homme  au  revolver  s'arrêta  stupéfait,  pous- 
sant une  exclamation  de  rage,  et,  comme  pour 
se  venger  du  mur  qui  semblait  lui  avoir  ravi 
sa  victime,  il  déchargea  son  revolver  sur  le 
point  où  Honoré  Subrac  avait  disparu.  Il  s'en 
alla  ensuite,  en  courant... 

Des  gens  se  rassemblèrent,  des  sergents  de 
ville  vinrent  les  disperser.  Alors,  j'appelai  mon 
ami.  Mais  il  ne  me  répondit  pas. 

Je  tâtai  la  muraille,  elle  était  encore  tiède, 
et  je  remarquai  que,  des  six  balles  de  revolver, 
trois  avaient  frappé  à  la  hauteur  d'un  cœur 
d'homme,  tandis  que  les  autres  avaient  éraflé 
le  plâtre,  plus  haut,  là  où  il  me  sembla  distin- 
guer vaguement,  vaguement,  les  contours  d'un 


LE  MATELOT  D'AMSTERDAM 


LE  MATELOT  D'AMSTERDAM 


Le  brick  hollandais,  VAlkmaar,  revenait  de 
Java,  chargé  d'épices  et  d'autres  matières  pré- 
cieuses. 

Il  fit  escale  à  Southampton,  et  les  matelots 
eurent  permission  de  descendre  à  terre. 

L'un  d'eux,  Hendrijk  Wersteeg,  emportait 
un  singe  sur  Tépaule  droite,  un  perroquet  sur 
l'épaule  gauche,  et,  en  bandoulière,  un  ballot 
de  tissus  indiens  qu'il  avait  l'intention  de 
vendre  dans  la  ville  ainsi  que  ses  animaux. 

On  était  au  commencement  du  printemps,  et 
la  nuit  tombait  encore  de  bonne  heure.  Hendrijk 
Wersteeg  marchait  d'un  bon  pas  dans  les  rues 
un  peu  brumeuses  que  la  lumière  du  gaz 
n'éclairait  qu'à  peine.  Le^  matelot  pensait  à  son 
prochain  retour  à  Amsterdam,  à  sa  mère  qu'il 


194  l'hérésiarque  et  c^^ 

n'avait  pas  vue  depuis  trois  ans,  à  sa  fiancée 
qui  l'attendait  à  Monikendam.  Il  supputait 
l'argent  qu'il  retirerait  de  ses  animaux  et  de  ses 
étoffes,  et  il  cherchait  la  boutique  où  il  pourrait 
vendre  ces  marchandises  exotiques. 

Dans  Above  Bar  Street,  un  monsieur  très 
correctement  mis  l'aborda,  en  lui  demandant 
s'il  cherchait  un  acheteur  pour  son  perroquet  : 

—  Cet  oiseau,  dit-il,  ferait  bien  mon  affaire. 
J'ai  besoin  de  quelqu'un  qui  me  parle  sans  que 
j'aie  à  lui  répondre,  et  je  vis  tout  seul. 

Comme  la  plupart  des  matelots  hollandais, 
Hendrijk  Wersteeg  parlait  l'anglais.  Il  fit  son 
prix  qui  convint  à  l'inconnu. 

—  Suivez-moi,  dit  ce  dernier.  J'habite  assez 
loin.  Vous  mettrez  vous-même  le  perroquet 
dans  une  cage  que  j'ai  chez  moi.  Vous  déballe- 
rez vos  étoffes,  et  peut-être  en  trouverai-je  à 
mon  goût. 

Tout  heureux  de  Taubaine,  Hendrijk  Wers- 
teeg s*en  alla  avec  le  gentleman,  auquel,  dans 
l'espoir  de  le  lui  vendre  aussi,  il  fit,  en  route, 
l'éloge  de  son  singe,  qui  était,  disait-il,  d'une 
race  fort  rare,  une  de  celles  dont  les  individus 
résistent  le  mieux  au  climat  de  l'Angleterre  et 
qui  s'attachent  le  plus  à  leur  maître. 

Mais,  bientôt,  Hendrijk  Wersteeg  cessa  de 
parler.  Il  dépensait  ses  paroles  en  pure  perte, 


LE  mâtklot  d'amsterdam  195 

car  l'inconnu  ne  lui  répondait  pas  et  ne  sem- 
blait même  point  l'écouter. 

Ils  continuèrent  leur  route  en  silence,  Tun  à 
côté  de  l'autre.  Seuls,  regrettant  leurs  forêts 
natales,  aux  tropiques,  le  singe,  effrayé  dans 
la  brume,  poussait  parfois  un  petit  cri  sem- 
blable au  vagissement  d'un  enfant  nouveau- 
né,  le  perroquet  battait  des  ailes. 

Au  bout  d'une  heure  de  ^marche,  l'inconnu 
dit  brusquement  : 

—  Nous  approchons  de  chez  moi. 

Ils  étaient  sortis  de  la  ville.  La  route  était 
bordée  de  grands  parcs,  clos  de  grilles  ;  de 
temps  en  temps  brillaient,  à  travers  les  arbres, 
les  fenêtres  éclairées  d'un  cottage,  et  l'on 
entendait,  à  intervalles,  dans  le  lointain,  le 
cri  sinistre  d'une  sirène,  en  mer. 

L'inconnu  s'arrêta  devant  une  grille,  tira  de 
sa  poche  un  trousseau  de  clefs,  et  ouvrit  la  porte 
qu'il  referma  après  que  Hendrijk  Teut  franchie. 

Le  matelot  était  impressionné,  il  distinguait 
à  peine,  dans  le  fond  d'un  jardin,  une  petite 
villa  d'assez  bonne  apparence,  mais  dont  les 
Persiennes  fermées  ne  laissaient  passer  aucune 
lumière. 

L'inconnu  silencieux,  la  maison  sans  vie, 
tout  cela  était  assez  lugubre.  Mais  Hendrijk  se 
souvint  que  Tinconnu  habitait  seul  : 


196  l'hérésiarq-b  et  g^» 

—  C'est  un  original  !  pensa-t-il,  et  comme 
un  matelot  hollandais  n'est  pas  assez  riche 
pour  qu'on  l'attire  dans  le  but  de  le  dévaliser, 
il  eut  honte  de  son  moment  d'anxiété. 


—  Si  vous  avez  des  allumettes,  éclairez- 
moi,  dit  l'inconnu  en  introduisant  une  clef 
dans  la  serrure  qui  fermait  la  porte  du  cottage. 

Le  matelot  obéit,  et,  dès  qu'ils  furent  à  Tinté- 
rieur  de  la  maison,  Tinconnu  apporta  une 
lampe,  qui  éclaira  bientôt  un  salon  meublé  avec 
goût. 

Hendrijk  Wersteeg  était  complètement  ras- 
suré. Il  nourrissait  déjà  l'espoir  que  son  bizarre 
compagnon  lui  achèterait  une  bonne  partie  de 
ses  étoffes. 

L'inconnu,  qui  était  sorti  du  salon,  revint 
avec  une  cage  : 

—  Mettez-y  votre  perroquet,  dit-il,  je  ne  le 
placerai  sur  un  perchoir  que  lorsqu'il  sera 
apprivoisé  et  saura  dire  ce  que  je  veux  qu'il  dise. 

Puis,  après  avoir  fermé  la  cage  où  l'oiseau 
s'effarait,  il  pria  le  matelot  de  prendre  la  lampe 
et  de  passer  dans  la  pièce  voisine  où  se  trou- 
vait, disait-il,  une  table  commode  pour  y  étaler 
des  étoffes. 


I 


LE    MATELOT    D'AMSTiiRDAM  197 

Hendrijk  Wersteeg  obéit  et  alla  dans  la 
chambre  qui  lui  était  indiquée.  Aussitôt,  il 
entendit  la  porte  se  refermer  derrière  lui,  la 
clef  tourna.  Il  était  prisonnier. 

Interdit,  il  posa  la  lampe  sur  la  table  et  vou- 
lut se  ruer  contre  la  porte  pour  l'enfoncer. 
Mais  une  voix  l'arrêta  : 

—  Un  pas  et  vous  êtes  mort,  matelot! 
Levant  la  tête,  Hendrijk  vit  par  une  lucarne 

qu'il  n'avait  pas  encore  aperçue,  le  canon 
d'un  revolver  braqué  sur  lui.  Terrifié,  il  s'ar- 
rêta. 

Il  n'y  avait  pas  à  lutter,  son  couteau  ne  pou- 
vait lui  servir  dans  la  circonstance  ;  un  revol- 
ver même  eût  été  inutile.  L'inconnu  qui  le 
tenait  à  sa  merci  s'abritait  derrière  le  mur,  à 
côté  de  la  lucarne  d'où  il  surveillait  le  mate- 
lot, et  où  passait  seule  la  main  qui  braquait 
le  revolver. 

—  Ecoutez-moi  bien,  dit  l'inconnu,  et  obéis- 
sez. Le  service  forcé  que  vous  allez  me  rendre 
sera  récompensé.  Mais  vous  n*avez  pas  le  choix. 
Il  faut  m'obéir  sans  hésiter,  sinon  je  vous 
tuerai  comme  un  chien.  Ouvrez  le  tiroir  de  la 
table...  Il  y  a  là  un  revolver  à  six  coups,  chargé 
de  cinq  balles...  Prenez-le. 

Le  matelot  hollandais  obéissait  presque  in- 
consciemment. Le  singe,  sur  son  épaule  pous- 


198  l'hérésiarque  et  c»« 

sait  des  cris  de  terreur  et  tremblait.  LMnconnu 
continua  : 

—  Il  y  a  un  rideau  au  fond  de  la  chambre. 
Tirez-le. 

Le  rideau  tiré.  Hendrijk  vit  une  alcôve,  dans 
laquelle,  sur  un  lit,  pieds  et  mains  liés, 
bâillonnée,  une  femme  le  regardait  avec  des 
yeux  pleins  de  désespoir. 

—  Détachez  les  liens  de  cette  femme,  dit 
l'inconnu,  et  ôtez-lui  son  bâillon. 

L'ordre  exécuté,  la  femme,  toute  jeune  et 
d'une  beauté  admirable,  se  jeta  à  genoux  du 
côté  de  la  lucarne  en  s'écriant  : 

—  Harry,  c'est  un  guet-apens  infâme  !  Vous 
m'avez  attirée  dans  cette  villa  pour  m'y  assas- 
siner. Vous  prétendiez  Favoir  louée  afin  que 
nous  y  passions  les  premiers  temps  de  notre 
réconciliation.  Je  croyais  vous  avoir  convaincu. 
Je  pensais  que  vous  étiez  finalement  certain 
que  je  n'ai  jamais  été  coupable  I...  Harry! 
Harry  !  je  suis  innocente  ! 

—  Je  ne  vous  crois  pas,  dit  sèchement  l'in- 
connu. 

—  Harry,  je  suis  innocente!  répéta  la  jeune 
dame  d'une  voix  étranglée. 

—  Ce  sont  vos  dernières  paroles,  je  les  enre- 
gistre avec  soin.  On  me  les  répétera  toute  ma 
vie.  Et  la  voix  de  l'inconnu  trembla  un  peu, 


LE    MATELOT    D'aMSTERDAM  199 

mais  redevint  ferme  aussitôt  :  Car  je  vous 
aime  encore,  ajouta-t-il,  si  je  vous  aimais  moins, 
je  vous  tuerais  moi-même.  Mais  cela  me  serait 
impossible,  car  je  vous  aime... 

Maintenant,  matelot,  si  avant  que  je  n'aie 
compté  jusqu'à  dix,  vous  n*avez  pas  logé  une 
balle  dans  la  tête  de  cette  femme,  vous  tom- 
berez mort  à  ses  pieds.  Un,  deux,  trois... 

Et  avant  que  l'inconnu  eût  eu  le  temps  de 
compter  jusqu'à  quatre,  Hendrijk  affolé,  tira 
sur  la  femme  qui,  toujours  à  genoux,  le  regar- 
dait fixement.  Elle  tomba  la  face  contre  le  sol. 
La  balle  Pavait  frappée  au  front.  Aussitôt,  un 
coup  de  feu  parti  de  la  lucarne,  vint  frapper 
le  matelot  à  la  teaipe  droite.  Il  s'affaissa  contre 
la  table,  tandis  que  le  singe,  poussant  des  cris 
aigus  d'épouvante,  se  cachait  dans  sa  vareuse. 


Le  lendemain,  des  passants  ayant  entendu 
des  cris  étranges  venus  d'un  cottage  de  la  ban- 
lieue de  Southampton,  avertirent  la  police  qui 
arriva  bientôt  pour  enfoncer  les  portes. 

On  trouva  les  cadavres  de  la  jeune  dame  et 
du  matelot. 

Le  singe,  sorti  brusquement  de  la  vareuse  de 
son  maître,  sauta  au  nez  de  l'un  des  policiers.  Il 
les  effraya  tous  à  un  tel  point,  qu'ayant  fait 


200  l'hérésiarque  et  c»* 

quelques  pas  en  arrière,  ils  rabattirent  à  coups 
de  revolver  avant  d'oser  approcher  de  nou- 
veau. 

La  justice  informa.  Il  parut  clair  que  le 
matelot  avait  tué  la  dame  et  s'était  suicidé 
ensuite.  Néanmoins,  les  circonstances  du  drame 
paraissaient  mystérieuses.  Les  deux  cadavres 
furent  identifiés  sans  peine,  et  l'on  se  demanda 
comment  lady  Finngal,  femme  d'un  pair  d'An- 
gleterre, s'était  trouvée  seule,  dans  une  maison 
de  campagne  isolée,  avec  un  matelot  arrivé  la 
veillle  à  Southampton. 

Le  propriétaire  de  la  villa  ne  put  donner 
aucun  renseignement  propre  à  éclairer  la  jus- 
tice. Le  cottage  avait  été  loué,  huit  jours  avant 
le  drame,  à  un  soi-disant  CoUins,  de  Manches- 
ter, qui  d'ailleurs  demeura  introuvable.  Ce 
Collins  portait  des  lunettes,  il  avait  une  longue 
barbe  rousse  qui  pouvait  fort  bien  être  fausse. 

Le  lord  arriva  de  Londres,  en  toute  hâte.  Il 
adorait  sa  femme,  et  sa  douleur  faisait  peine  à 
voir.  Comme  tout  le  monde,  il  ne  comprenait 
rien  à  celte  affaire. 

Depuis  ces  événements,  il  s'est  retiré  du 
monde.  Il  vit  dans  sa  maison  de  Kensington, 
sans  autre  compagnie  qu'un  domestique  muet 
et  un  perroquet  qui  répète  saiîs  cesse  : 

—  Harry,  je  suis  innocente! 


HISTOIRE   D'UNE   FAMILLE   VERTUEUSE 
D'UNE  HOTTE  ET  D'UN  CALCUL 


HISTOIRE  D'UNE  FAMILLE  VERTUEUSE 
D'UNE  HOTTE  ET  D'UN  CALCUL 


Un  matin,  à  cinq  heures,  une  insomnie 
m'avait  fait  me  lever  et  sortir.  C'était  la  lin  de 
mars.  Les  rues  bleuissaient,  froides  et  désertes. 
Des  porteurs  de  journaux  passaient.  Les  sous- 
sols  des  boulangeries  laissaient  sortir  la  cha- 
leur de  la  dernière  fournée,  et  des  gens  nus  et 
enfarinés  gesticulaient,  tachés  de  lueurs  venues 
du  brasier.  Je  suivis  le  boulevard  de  Courcelles 
et  longeai  le  parc  Monceau,  à  cette  heure  plein 
de  chants  d'oiseaux  et  du  mystère  suscité  par 
l'étang  que  veille  la  colonnade  ruinée,  tandis 
que  les  arbres  élançaient  le  galbe  de  leurs  fûts 
et  secouaient  leur  frondaison  nouvelle. 

Un  homme  passa,  tenant  un  crochet,  une  laa- 


204  L  HÉRÉSIARQUE    ET   C" 

terne  sourde,  et  chargé  d'une  hotte.  Je  le  suivis 
et  le  vis  s'approcher  successivement  de  plu- 
sieurs boîtes  à  ordures  où  il  fouillait  avec  son 
crochet.  Après  avoir  visité  quelques  boîtes, 
rhomme,  voyant  que  je  ne  le  quittais  pas,  se 
retourna  et  souleva  sa  lanterne,  qu'il  darda  sur 
ma  face  afin  de  m'examiner.  En  même  temps  il 
m'apostropha  : 

—  Voudriez-vous  me  faire  concurrence? 

—  Dieu  garde  !  m'écriai-je.  Je  suis  seulement 
curieux  et  voudrais  vous  accompagner  afin  de 
visiter  votre  hotte  sous  votre  surveillance,  chez 
vous. 

Il  dit  : 

—  J'y  consens.  Mais  ne  me  troublez  pas, 
suivez-moi  sans  rien  dire. 


J'obéis.  Nous  errâmes  ainsi  jusque  vers  neuf 
heures  du  matin.  Vers  six  heures,  nous  pas- 
sâmes aux  Halles.  Je  vis,  près  de  la  fontaine 
des  Innocents,  un  homme  vêtu  de  haillons 
multicolores  comme  une  mosaïque,  agenouillé 
devant  un  tas  d'ordures,  et  cherchant  des  bribes 
d'aliments  putrides  qu'il  mangeait  avidement. 
Il  était  nu-tête  et  ses  cheveux  pendaient,  roux 
comme  ceux  d'un  Christ.  Vers  sept  heures  et 


HISTOIRE    d'une    FAMILLE    VERTUEUSE       205 

demie,  nous  traversâmes  la  pont  d'Austerlitz 
et  croisâmes  un  char  plein  de  peaux  de  mou- 
tons dont  Todeur  m'épouvanta,  bien  que  j'eusse 
déjà  flairé  tant  de  tas  d'ordures  depuis  Taube. 
La  hotte  de  mon  compagnon  étant  pleine, 
nous  gagnâmes  rapidement  la  place  d'Italie, 
puis  nous  sortîmes  de  Paris,  car  le  chiffonnier 
demeurait  au  Kremlin- Bicêtre. 


Il  me  fit  entrer  dans  sa  bicoque  donnant  sur 
un  terrain  vague.  Cette  demeure  exhalait  une 
odeur  nauséabonde.  Le  chiffonnier  me  présenta 
sa  famille.  C'était  d*abord  sa  femme  enceinte, 
dont  le  ventre  soulevait  la  jupe  presque  jus- 
qu'aux genoux.  Son  mari  l'excusa  : 

—  Elle  est  féconde,  monsieur,  et  belle  aussi. 
Mais  les  vêtements  ne  lui  sont  pas  avantageux. 
Nue,  son  ventre  s'arrondit  comme  une  perle. 

Il  cria  : 

—  Nicolas  !  et  me  dit  :  C'est  mon  fils. 
Nicolas,   gars  de  treize  ans,  bien   fait,  peu 

vêtu  et  débraillé  comme  un  Attys,  me  fit  des 
courbettes.  Je  dis  à  son  père  : 

—  Belle  progéniture,  mon  compagnon,  que 
la  vôtre  :  Nicolas  vous  fait  honneur.  Ses  vête- 
ments ouverts  montrent  sa  peau  délicate  que  la 


206  l'hérésiarque  et  Gi« 

crasse  orne   d'ombres.  Il  est   fait  comme   le 
Prince,  Charmant  et 

Près  des  pyramides  de  Malpighi 
La  tour  d'ivoire  se  dresse 

sainement,  vertueusement. 

Puis,  le  chiffonnier  fit  venir  une  fille  de 
quinze  ans,  svelte,  înelle,  coiffée  d'une  énorme 
tignasse  huileuse.  Cette  fille  s'appelait  Gene- 
viève. Je  la  saluai  lyriquement  : 

—  Ses  cheveux  distillent  de  l'huile  comme 
Tolive,  mais  sa  peau,  au  contraire  de  celle  de 
la  Truitonne  du  conte  de  fées,  n'est  pas  hui- 
leuse. Ses  dents  sont  belles  comme  des  gousses 
d*ail.  Ses  yeux  sont  noirs  comme  les  fruits  du 
micocoulier.  Ses  lèvres  sont  comme  deux 
tranches  de  bigarade  et  en  ont  peut-être  la 
saveur  amère.  Son  fichu  qui  palpite  écrase  sans 
raison  les  arbouses  de  ses  seins.  Mon  compère, 
mon  compère,  d'avoir  une  si  belle  famille, 
vous  êtes  plus  enviable  qu'un  empereur  ! 

Le  chitionnier  sourit  et  dit  glorieusement  : 

—  J'en  descends.  Je  me  nomme  Pertinax 
Restif,  pour  vous  servir. 

—  Quoi!  m'écriai-je,  descendriez-vous  de  cet 
imprimeur  trop  vertueux,  si  vertueux  qu'il  en 
paraissait  abject?  On  le  prit  pour  un  domes- 
tique le  21   mars  1756...  Le  saviez-vous?  Il 


HISTOIRE    d'une    famille    VERTUEUSE       207 

était  en  gros  bergopzom  vert,  à  glands  et  bran- 
debourgs, avec  un  gros  mancbon  d'ours,  à  cein- 
ture de  poil...  Il  se  promenait  avec  une  femme, 
une  des  seules  qu'il  eût  traitée  en  sœur.  Une 
dame  les  appela  et  leur  demanda  :  «  Etes-vous 
gens  de  maison  !..  »  Vous  descendez  de  Restif 
de  La  Bretonne  et,  comme  lui,  êtes  vertueux  I 
Le  chiffonnier  prit  un  air  sévère,  en  disant  : 

—  Plus  vertueux  que  lui  I 

Je  ne  le  crus  pas,  et  pourtant  j'ajoutai  sérieu- 
sement : 

—  Votre  médiocrité  n'a  que  ce  qu'elle  mérite. 
Vous  n'êtes  que  des  chiffonniers. 

Pertinax  Restif  gesticula  évasivement  en 
souriant  narquoisement.  Il  fit  quelques  pas  de 
rigaudon,  puis  dit  en  me  regardant  dans  le 
blanc  des  yeux  : 


—  Cette  mode  de  baller  est  passée.  Soit,  mais 
j'aime  cette  danse.  La  vertu  n'est  plus  de  mode, 
soit  !  mais  je  l'aime...  Je  suis  un  Lyonnais,  un 
gône  natif  de  la  Croix-Rousse.  Après  mon  ser- 
vice, j'étais  marchand  d'habits.  J'habitais  la 
montée  du  Tire-cul,  où  je  revenais  las,  chaque 
soir,  pour  avoir  crié  :  a  Marchand  de  pattes!  » 
depuis  le  matin,  dans  tous  les  quartiers.  J'avais 


208  l'hérésiarque  et  g»« 

une  sœur,  jolie  boyaude  qui  gagnait  trois  francs 
par  jour.  Nous  étions  orphelins  et  vivions 
ensemble.  Que  voulez- vous?  nous  n'étions  cou- 
reurs ni  l'un  ni  l'autre.  La  popotte,  la  famille, 
un  bon  chez-soi...  nous  étions  heureux,  et  le 
bonheur  engendre  toute  vertu.  Le  sang  ver- 
tueux de  notre  ancêtre  nous  cria  de  ne  point 
gâcher  ce  bonheur,  d'être  vertueux  jusqu'au 
bout.  Nous  fîmes  Tamour.  Les  vieux  habits,  les 
chapeaux  rougis  et  éraillés  ne  rapportant  pas 
assez,  je  devins  chiffonnier.  Je  fouillai  les  éque- 
villes.  Des  trouvailles  me  récompensaient  par- 
fois de  fouilles  souvent  infructueuses.  Pour- 
tant, nous  vînmes  ici,  au  Kremlin-Bicétre.  Je 
continuai  mon  métier,  chaque  matin.  A  Paris, 
au  lieu  d'équevilles,  je  fouille  les  ordures:  le 
nom  seul  a  changé.  Et  je  vis  heureusement, 
vertueusement,  élevant  ces  enfants  que  m'a 
donnés  mon  épouse,  ma  sœur. 


J'écoutai  avec  peine  ce  récit.  Un  malaise 
indéfinissable  faisait  battre  mes  tempes,  et 
j'éprouvais  un  grand  dégoût  pour  cette  famille 
et  l'odeur  de  sa  maison.  La  Thamar  de  Pertinax 
Restif  écoutait  droite  et  les  yeux  hagards.  Sa 
face  défigurée  par  le  masque  de  la  grossesse 


HISTOIRE    d'une    FAMILLE    VERTUEUSE       209 

s^allongeait  comme  celle  d'une  serve  mal 
nourrie.  Sa  lippe  pendait,  en  signe  atavique  de 
bonté,  et,  un  peu  de  salive  s'écoulant  sans 
mousser,  dénotait  un  abrutissement  honnête  et 
une  vertu  de  chienne.  Ses  bras  ballaient.  A  un 
moment,  elle  souleva  sa  main  droite  pour 
gratter  sa  tête  peut-être  pouilleuse.  Je  lui  vis  à 
l'annulaire  une  vilaine  bague  dont  le  chaton 
sertissait  une  opale  :  pierre  de  malheur,  gemme 
infâme,  mélange  immonde  de  pissat,  de  cra- 
chats, de  sperme  et  d'yeux  écrasés.  Les  enfants, 
pendant  le  récit  de  leur  père,  s'étaient  mis  i 
pleurer.  Ils  avaient  saisi  ses  mains  et  les  bai- 
saient en  les  mouillant  de  leurs  larmes.  Devant 
toute  cette  vertu,  mon  âme  elle-même  devint 
douceâtre,  mon  cerveau  s'emplit  des  idées  les 
plus  médiocres.  Des  larmes  montèrent  à  mes 
paupières.  Tout  devint  trouble,  opalin,  autour 
de  moi.  Mais,  par  bonheur,  des  sanglots  refoulés 
ayant  imprimé  un  roulis  au  ventre  de  la 
Thamar,  je  souris,  riotai,  rigolai,  et  m'in- 
clinai débonnairement  pour  baiser  la  main 
de  cette  femme  qui,  d'émotion,  secouait  sa 
panse. 

Comme  s'il  eût  craint  une  parturition  sou- 
daine, Pertinax  Restif  regardait  avec  une  solli- 
citude inquiète  ce  ventre  agité.  Il  murmurait 
seulement  : 


210  l'hérésiarque  et  c»« 

—  Ventre  sororal  de  mon  épouse.  O  ma 
perle...  ma  perle  fine! 

Ce  fut  alors  que  cette  femme  sentimentale 
prononça  les  seules  paroles  que  j'aie  entendues 
d'elle  :  * 

—  Les  perles  meurent. 

Cette  phrase  me  fit  de  nouveau  venir  la  larme 
à  Toeil,  tandis  que  Pertinax  Restif  déclamait  à 
faux  ces  vers  qu'il  avait  certainement  composés, 
même  le  dernier  : 

La  mort  nous  posera  dans  le  giron  divin. 

En  attendant,  vivons  parmi  les  équevilles. 

Vertu,  ce   mot  sacré  n'est  peut-être  pas  vain, 

Joignons  donc  nos  vertus,  ma  sœur,  mon  fils,  ma  fille... 

Où  peut-on  être  mieux  qu'au  sein  de  sa  famille  ! 

Mes  larmes  se  séchèrent  instantanément.  La 
nudité  du  jeune  Nicolas  s'était  apaisée.  Je  me 
plus  à  répéter  : 

Près  des  pyramides  de  Malpighi, 

La  tour  d'ivoire  se  dresse. 

Mais  penchée  comme  la  tour  de  Pise. 

Puis,  me  tournant  vers  le  chiffonnier  : 

—  Mon  compère,  mon  compère,  voilà  où 
vous  ont  mené  votre  vertu  et  celle  de 
M.  Nicolas,  votre  ancêtre;  vous  n'êtes  qu'un 
chiffonnier,  et  pourtant  vous  descendez  d'un 
empereur. 


HISTOIRE    d'une    FAMILLE    VERTUEUSE      211 

Pertinax  Restif  parut  froissé,  mais  il  rougit 
d'orgueil  en  déclarant  : 

—  Je  suis  un  patriarche. 

•—  Bien  !  insistai-je,  patriarche  !  père  de 
famille!  tu  tiens  à  perpétuer  ta  vertu.  Mais  vois  ! 
Au  début  de  la  généalogie,  un  empereur  ;  à  la 
fin,  un  chiffonnier  content  de  son  sort.  Décem- 
ment et  vertueusement  ton  fils  sera  vidangeur. 
Heureusement  pour  lui,  ce  métier  n'existe  plus 
guère,  eL  ce  sont  des  machines  qui  vident  les 
fosses... 

Mais  le  reste  d'orgueil  de  Pertinax  Restif 
l'empêcha  de  comprendre.  Il  reprit  : 

—  Oui,  je  descends  d'un  empereur,  mais  je 
suis  un  patriarche. 


Et,  gravement,  il  alla  tirer  d'une  armoire  un 
vieux  coffret  ciré,  en  bois  de  noyer.  Il  en  tira 
un  vélin  roulé  à  un  cylindre  de  buis.  Je 
reconnus  la  généalogie  établie  par  le  père  de 
Restif  de  la  Bretonne,  et  transcrite  par  celui-ci 
dans  l'introduction  de  Monsieur  Nicolas  ouïe 
cœur  humsiin  dévoilé.  Le  chiffonnier  déroula 
le  vélin  et  en  lut  emphatiquement  le  début  : 

«  Pierre  Pertinax,  autrement    Restif,    des- 


212  l'hérésiarque  et  c^® 

cend  en  ligne  directe  de  l'empereur  Pertinax, 
successeur  de  Commode,  et  auquel  succéda 
Didius  Julianus,  élu  empereur  parce  qu'il  fut 
assez  riche  pour  tenir  l'enchère  à  laquelle  les 
soldats  avaient  mis  le  souverain  pouvoir. 

a  Or,  l'empereur  Helvius  Pertinax  eut  un 
fils  posthume,  aussi  nommé  Helvius  Pertinax, 
dont  Caracalla  ordonna  la  mort,  uniquement 
parce  qu'il  était  fils  d'un  empereur.  Mais,  un 
affranchi,  qui  portait  le  nom  de  son  maître, 
s'offrit  généreusement  aux  assassins  qu'il 
trompa...  » 

Le  chiffonnier  s'interrompit.  L'orgueil  étin- 
celait  dans  ses  yeux.  Son  épouse  incestueuse, 
et  les  enfants  l'admiraient.  Le  relent  de  pour- 
riture qui  flottait  dans  la  maison  devint 
héroïque  comme  la  puanteur  d'un  champ  de 
bataille.  Je  tirai  mon  mouchoir,  me  mouchai 
bruyamment    et   déclarai    péremptoirement  : 

—  Mon  compagnon,  mon  compère,  vous 
m'avez  promis  de  me  laisser  visiter  votre  hotte. 

Les  faces  redevinrent  honnêtes,  les  odeurs 
nauséabondes.  Pertinax  Restif  roula  le  vélin 
sur  le  cylindre  de  buis.  Il  alla  ranger  le  coffret 
dans  l'armoire.  Ensuite,  il  porta  la  hotte  dans 
le  terrain  vague.  Je  l'y  suivis.  Le  butin  de  la 
matinée  fut  répandu  sur  le  sol.  J'en  examinai 


HISTOIRE   d'une    FAMILLE    VERTUELSE       213 

chaque  pièce,  que  je  passais  au  fur  et  à  mesure 
à  Pertinax  Restif  qui  triait  le  tout. 


Je  trouvai  :  des  timbres-poste  oblitérés,  des 
enveloppes  de  lettres,  des  boites  d'allumettes, 
des  billets  de  faveur  pour  divers  théâtres,  une 
cuiller  de  métal,  sans  valeur,  du  tulle  illusion 
froissé,  des  morceaux  de  balayeuses,  des  rubans 
fanés,  des  mégots  de  cigares,  des  fleurs  artifi- 
cielles flétries,  un  faux-col  gauchi,  des  éplu- 
chures  de  pommes  de  terre,  des  écorces 
d'oranges,  des  pelures  d'oignons,  des  épingles 
à  cheveux,  des  cure-dents,  de  petits  écheveaux 
emmêlés  de  cheveux,  un  vieux  corset  sur  lequel 
s'était  collée  une  tranche  de  citron,  un  œil  de 
verre,  une  lettre  froissée  que  je  mis  à  part.  Je 
la  transcris  : 


«  Monsieur  et  cher  maître, 

«  Excusez  mon  importunité.  Mais,  comme 
vous  êtes  un  peu  la  cause  de  mes  déboires,  j'ai 
pensé  que  vous  voudriez  peut-être  m'aider  en 

l'occurrence. 


214  l'hérésiarque  et  c»« 

«  J'eusse  préféré  vous  parler  personnellement 
et  non  par  lettre,  mais  je  sais  que  les  grands 
hommes  sont  difficiles  à  approcher  : 

Non  licet  o^mnibus  adiré  Corinthum, 

«  Voici,  Monsieur.  J'étais  élève  dans  le  col- 
lège que  les  Prémontrés  tiennent  à  Saint-Cloud. 
J'étais  bon  élève  de  seconde,  plein  de  ce  que 
Ton  nommait  l'esprit  de  la  maison.  Malheureu- 
sement, ou  qui  sait?  heureusement,  un  externe 
introduisit  un  devos  livres  dans  la  boîte.  C'était, 
je  m'en  souviens,  votre  célèbre  roman,  dont 
le  titre  est  un  nom  latin  francisé  à  la  Corneille  : 
Brute  !  L'action  de  ce  roman  est  située,  d'ail- 
leurs, dans  le  faubourg  Saint-Germain. 

«  Ce  livre,  je  Tavoue  et  vous  le  savez,  est 
cochon  par  endroits.  Il  me  perdit,  monsieur. 
J'eus  Tenvie  irrésistible  de  connaître  votre 
œuvre  entière.  Par  l'externe,  je  fis  acheter  :  Les 
Roses  qu'on  arrose.  Les  Passions  de  la  Con- 
g^ye,  Le  Chien  amoureux^  et  ce  livre  énorme, 
Kollioth.  J'avais  tout  cela  dans  mon  casier,  au 
collège.  En  même  temps,  j'écrivis,  vers  et 
prose.  Vos  livres  et  mes  écrits  furent  pigés. 
Vos  livres  sont  à  l'index,  vous  n'en  doutez  pas. 
Mes  écrits  tournaient  en  ridicule  nombre  d'ins- 
titutions que  les  Prémontrés  ont  coutume  d'ho- 
norer. On  en  conclut  que  je  n'avais  plus  l'es- 


HISTOIRE    d'ttnh;    FAMILLE    VERTUEUSïï       215 

prit  de  la  maison.  Les  préjugés  de  mes  maîtres 
prévalurent  contre  les  qualités  du  bon  élève 
que  j'étais.  On  me  mit  à  la  porte,  on  me  i^en*- 
voya,  monsieur,  malgré  les  supplications  de 
mes  parents  qui,  dès  ce  jour,  se  séparèrent  de 
moi,  m 'enjoignant  de  gagner  ma  vie  et  me  refu- 
sant presque  toute  aide. 

((Oui,  cherMaître,je  suis  dans  une  telle  situa- 
tion, dont  un  Anglo-Saxon  s'accommoderait, 
mais  qui  peut  gêner  un  Français  de  quinze  ans. 

((  Dans  cette  détresse,  j'ai  recours  à  vous,  etc., 
etc.  » 

Suivaient  diverses  protestations,  le  nom  et 
l'adresse. 


je  continuai  de  fouiller  les  ordures.  Je  trouvai 
encore  :  un  peigne  édenté,  quelques  rubans  de 
décorations  tenant  à  des  boutons  de  culotte,  un 
abat-jour  décbiré  mais  cbarmant,  une  pipe, 
quelques  flacons  à  parfumerie,  des  fioles  de 
pharmacie,  une  éponge,  un  paquet  de  cartes 
transparentes,  non  obscènes,  —  l'acheteur, 
trompé  par  un  camelot,  les  avait  jetées  de  dépit 
—  un  carnet  contenant  les  comptes  faits  par 
une  cuisinière  au  sujet  du  marché,  un  éven- 
tail brisé,  des  gants  dépareillés,  une  brosse  à 


216  l'hérésiarque  et  c»« 

dents,  du  marc  de  café,  des  boîtes  de  conserves 
éventrées,  des  os,  un  de  ces  œufs  de  bois  que 
l'on  met  dans  les  chaussettes  à  raccommoder, 
et  enfin  une  bague  étrange  que  j'achetai  au 
chiffonnier.  Cette  bague  était  en  or,  avec  une 
pierre  blanchâtre  dont  j'ignorais  le  nom.  Je  la 
payai.  Puis,  comme  la  hotte  était  presque  vide 
et  ne  contenait  plus  que  quelques  fragments 
de  miroir  et  un  baromètre  brisé  d'où  coulaient 
encore  quelques  gouttes  de  mercure,  je  me 
levai,  remerciant  Pertinax  Restif  et  promettant 
de  revenic  le  visiter.  Mais  cet  homme  hocha  la 
tête  en  disant  : 

—  Revenez  avant  six  mois,  en  ce  cas.  Car, 
au  bout  de  ce  temps,  j'espère  avoir  mis  de  côté 
un  pécule  suffisant  pour  m*établir  dans  le  sud 
de  la  France.  Nous  gagnerons  par  étapes  Nice 
ou  Monaco,  de  toute  façon,  le  plus  près  possible 
de  la  Turbie. 

—  Pourquoi  la  Turbie?  demandai-je. 
Il  répondit  gravement  : 

—  Parce  que  cette  commune  est  le  berceau 
de  notre  race,  le  lieu  natal  de  mon  illustre 
ancêtre,  l'empereur  romain  Pertinax. 

Je  souris,  souhaitai  bonne  chance  et  dis 
adieu  à  cet  homme  vertueux.  Je  négligeai  de 
prendre  congé  de  sa  famille,  et  m'en  allai  sans 
tourner  la  tète. 


HISTOIRE    D  UNE    FAMILLE    VERTUEUSE       217 


Rentré  chez  moi,  j'examinai  les  deux  trou- 
vailles qui,  jetées  dans  des  boîtes  à^ordures,  en 
deux  endroits  de  Paris,  s'étaient  trouvées 
réunies  dans  la  hotte  de  Pertinax  Restif.  Je 
rangeai  la  lettre  avec  différents  documents 
exhilarants  ou  navrants  que  je  possède,  et  pris 
la  bague  sur  moi,  dans  la  poche  de  mon  gilet. 


Quelques  jours  après,  je  me  trouvais  en  soirée 
chez  de  riches  bourgeois.  On  annonça  le  séna- 
teur X...  et  son  fils.  Ce  sénateur  était  de  la 
parenté  de  la  maîtresse  de  maison,  son  nom 
était  celui  dont  était  signée  la  lettre  de  potache 
que  j'ai  donnée.  Le  sénateur  X...,  gras,  laid, 
l'air  protestant^  entra,  très  digne,  poussant 
devant  soi  son  fils  assez  gauche,  vêtu  d'un  uni- 
forme de  lycéen,  et  le  visage  couvert  de  boutons 
pointés  de  noir.  Je  conçus  que  la  sévérité 
paternelle  s'était  apaisée  et  qu'un  lycée  avait 
accueilli  le  jouvenceau,  que  les  moines  avaient 
rejeté.  Au  bout  de  quelques  moments,  on 
annonça  l'auteur  de  Brute  !  et  de  Kollioth.  Je 
vis  le  lycéen  rougir.  Le  grand  homme  entra 


218  l'hérésiarque  et  c^* 

avec  désinvolture.  Pendant  les  présentations, 
il  fut  charmant  ;  mais  rien  dans  sa  physionomie 
ne  décela  qu'il  eût  quelque  connaissance  du 
cas  du  collégien.  Celui-ci  me  parut  du  reste 
enchanté  et  persuadé  que  le  grand  homme 
n'avait  pas  tenu  sa  lettre.  L'écrivain  entouré, 
fêté,  raconta  toutes  sortes  d'histoires,  ht  la 
gazette  de  la  semaine,  et  ce  fut  un  mélange 
extraordinaire  de  calembours,  de  recettes  de 
cuisine,  de  conseils  pour  la  toilette,  d'aventures 
personnelles  et  d'anecdotes  de  toute  sorte,  sou- 
vent raides  et  salées.  Voici  la  dernière  : 

—  Une  actrice  d'un  petit  théâtre  est  entre- 
tenue par  un  vieux  qui,  je  crois,  est  un  homme 
politique.  Elle  le  trompe  avec  un  de  mes  amis 
de  qui  je  tiens  l'histoire.  Le  vieillard,  amoureux 
et  jaloux  à  la  folie,  se  croit  aimé,  comme  il  est 
juste.  11  dut,  il  y  a  quelque  temps,  subir  une 
opération  douloureuse.  L'actrice,  paraît-il,  ne 
s'enquit  jamais  de  la  santé  du  malade  et  fit 
môme  un  voyage  à  Nice  à  l'époque  de  l'opéra- 
tion. Le  vieillard  fut  affecté  de  cette  indiffé- 
rence. Lorsqu'il  revit  la  dame  en  question,  il 
lui  fît  des  reproches.  L'actrice  fit  semblant  de 
ne  jamais  s'être  doutée  de  la  gravité  du  cas,  et 
ajouta  qu'ayant  elle-même  subi  diverses  opé- 
rations, pour  ovaires,  kyste  et  appendicite,  elle 
était  blasée  sur  ces  incidents  et  ne  craignait 


HISTOIRE    d'une    FAMILLE    VERTUEUSE       219 

jamais  pour  la  vie  de  quelqu'un,  dès  qu'elle  le 
savait  aux  mains  des  chirurgiens.  Le  vieillard 
connut  par  là  que  l'indijfférence  de  la  belle  ne 
venaitpas  d'un  désamour,  mais  marquait  seule- 
ment une  confiance  illimitée  dans  la  science. 
L'actrice  lui  donna  nonobstant  des  preuves 
d'amour  irréfu'ables,  et,  comme  il  se  croyait 
beau  garçon,  il  ne  douta  pas  d'être  aimé,  puis- 
qu'il était  aimable.  Cet  homme,  versé  dans 
diverses  sciences  sociales  fort  importantes,  et 
qu'on  eût  pu  croire  sérieux,  imagina  un  moyen 
bizarre,  assez  dégoûtant,  pour  commémorer  sa 
guérison.  Il  invita  l'actrice  à  un  souper  fort 
galant,  tête  à  tête,  dans  un  grand  restaurant. 
Sous  sa  serviette,  la  dame  trouva  un  étui  ravis- 
sant, qu'elle  ouvrit.  L'étui  ne  contenait  qu'une 
bague  fort  simple,  ornée  d'une  pierre  dont  l'ac- 
trice ignorait  le  nom.  Elle  remercia  le  vieil 
amant,  qui  lui  donna  ces  explications  :  «  Cette 
bague,  ma  chère  enfant,  doit  t'être  à  jamais  pré- 
cieuse. Qu'elle  soit  à  jamais  le  souvenir  de 
notre  amour.  Cette  bague  porte,  àTintérieur,  la 
date  gravée  du  jour  où  nous  nous  connûmes,  et 
la  pierre  qui  l'orne,  c'est  un  calcul  de  ma 
vessie...  » 

Ace  moment  delà  narration  du  grand  homme, 
j'entendis  haleter  étrangement  près  de  moi.  Je 
compris  que  c'était  le  sénateur  X...  qui  soufflait 


220  L  HÉRÉSIARQUE    ET    G^« 

ainsi.  Mais  personne  n'y  prit  garde,  car  on  était 
fortement  intéressé  par  le  récit.  Moi-même, 
j'étais  occupé  à  tàter  dans  la  poche  de  mon  gilet 
la  basque  trouvée  dans  la  hotte  du  vertueux  Per- 
tinax  Restif.  L'écrivain  célèbre  continuait  : 

—  L'actrice  referma  Tétui.  Cet  incident  lui 
avait  coupé  l'appétit.  Et  la  bague  lui  répugnait. 

Une  petite  dame  s'exclama  : 

—  Elle  avait  dû  en  voir  bien  d'autres,  pour- 
tant! 

—  C'est  vrai,  repartit  le  narrateur,  mais  la 
nature  humaine  est  ainsi  faite.  L'actrice  était 
certainement  cuirassée  à  Tégard  de  choses  plus 
repoussantes.  Néanmoins,  elle  ne  put  supporter 
la  bague  en  question.  Le  soir  même,  elle  la  jeta 
aux  ordures... 

Un  petit  cri,  la  chute  d'un  corps,  interrom- 
pirent le  narrateur  et  nous  firent  sursauter.  Le 
sénateur  X...  venait  de  s'abattre  près  de  sa 
chaise.  On  s'empressa  autour  de  lui.  Il  était 
violet,  gonflé  et  irrémédiablement  mort,  comme 
un  éléphant,  du  cœur  brisé. 

Mentalement,  j'honorai  cette  victime  de 
l'amour.  Le  lendemain,  ne  pouvant  supporter 
d'avoir  en  ma  possession  la  bague  devenue 
relique,  j'allai  dans  une  église,  la  déposer  sur 
un  autel. 


LA  SERVIETTE   DES  POÈTES 


LA  SERVIETTE  DES  POETES 


Placé  sur  la  limite  de  la  vie,  aux  confins  de 
l'art,  Justin  Prérogue  était  peintre.  Une  amie 
vivait  avec  lui  et  des  poètes  venaient  le  voir. 
Tour  à  tour,  l'un  d'eux  dînait  dans  l'atelier  où 
la  destinée  mettait,  au  plafond,  des  punaises 
en  guise  d'étoiles. 

Il  y  avait  quatre  convives  qui  ne  se  rencon' 
traient  jamais  à  table. 

David  Picard  venait  de  Sancerre  ;  il  descen- 
dait d'une  famille  juive  christianisée,  comme  il 
y  en  a  tant  dans  la  ville. 

Léonard  Délaisse,  tuberculeux,  crachait  sa 
vie  d'inspiré,  avec  des  mines  à  mourir  de  rire. 

Georges  Ostréole,  les  yeux  inquiets,  médi- 
tait, comme  autrefois  Hercule,  entre  les  entités 
du  carrefour. 


224  l'hérésiarque  et  0^» 

Jaime  Saint-Félix  savait  le  plus  d'histoires  ; 
sa  tête  pouvait  tourner  sur  ses  épaules,  comme 
si  le  cou  n'avait  été  que  vissé  dans  le  corps. 

Et  leurs  vers  étaient  admirables. 

Les  repas  n'en  finissaient  pas,  et  la  même 
serviette  servait  tour  à  tour  aux  quatre  poètes, 
mais  on  ne  le  leur  disait  pas. 


Cette  serviette,  petit  à  petit,  devint  sale. 

Voici  du  jaune  d'œuf  près  d'une  traînée 
sombre  d'épinards.  Voilà  des  ronds  de  bouches 
vineuses  et  cinq  marques  grises  laissées  par  les 
doigts  d'une  main  au  repos.  Une  arête  de 
poisson  a  percé  la  trame  du  lin  comme  une 
lance.  Un  grain  de  riz  a  séché,  collé  dans  un 
angle.  Et  de  la  cendre  de  tabac  assombrit  cer- 
taines parties  plus  que  les  autres. 


—  David,  voilà  votre  serviette,  disait  l'amie 
de  Justin  Prérogue. 

—  Il  faudra  aussi  penser  à  acheter  des  ser- 
viettes, disait  Justin  Prérogue,  marque  ça  pour 
quand  on  aura  de  l'argent. 

«-   Votre    serviette  est   sale,   David,  disait 


LA    SERVIETTE    DES   POÈTES  225 

l'amie  de  Justin  Prérogue,  je  vous  la  changerai 
la  prochaine  fois.  La  blanchisseuse  n'est  pas 
venue  cette  semaine. 

—  Léonard,  prenez  votre  serviette,  disait 
l'amie  de  Justin  Prérogue.  Vous  pouvez  cra- 
cher dans  le  coffre  à  charbon.  Comme  votre 
serviette  est  sale!  Je  vous  la  changerai  dès  que 
la  blanchisseuse  m'aura  rapporté  du  linge. 

—  Léonard,  il  faudra  que  je  fasse  ton  por- 
trait te  représentant  en  train  de  cracher,  disait 
Justin  Prérogue,  et  j'ai  même  envie  d'en  faire 
une  sculpture. 


—  Georges,  j'ai  honte  de  vous  donner  tou- 
jours la  même  serviette,  disait  l'amie  de  Justin 
Prérogue,  je  ne  sais  pas  ce  que  fait  la  blanchis- 
seuse. Elle  ne  me  rapporte  pas  mon  linge. 

—  Commençons  à  manger,  disait  Justin  Pré- 
rogue. 

« 
»  » 

—  Jaime  Saint-Félix,  je  suis  obligée  de  vous 
donner  encore  la  même  serviette.  Je  n'en  ai 
pas  d'autre  aujourd'hui,  disait  l'amie  de  Justin 
Prérogue. 

Et  le  peintre  faisait  tourner  la  tête  du  poète 

8 


226  L'HÉRÉSlAKQUii:    ET    G^^ 

pendant  tout  le  repas  en  écoutant  beaucoup 

d'histoires. 


Et  des  saisons  passèrent. 

Les  poètes  se  servaient  tour  à  tour  de  la  ser- 
viette et  leurs  poèmes  étaient  admirables. 

Léonard  Délaisse  cracbait  sa  vie  plus  comi- 
quement  encore,  et  David  Picard  se  mit  aussi  à 
cracher. 

La  serviette  vénéneuse  infesta  tour  à  tour, 
après  David,  Georges  Ostréole  et  Jaime  Saint- 
Félix,  mais  ils  ne  le  savaient  pas. 

Semblable  à  une  loque  ignoble  d'hôpital,  la 
serviette  se  tacha  du  sang  qui  venait  aux  lèvres 
des  quatre  poètes,  et  les  dîners  n'en  finissaient 
pas. 


Au  commencement  de  l'automne,  Léonard 
Délaisse  cracha  le  reste  de  sa  vie. 

Dans  différents  hôpitaux,  secoués  par  la  toux 
comme  des  femmes  par  la  volupté,  les  trois 
autres  poètes  moururent  à  peu  de  jours  d'inter- 
valle. Et  tous  les  quatre  laissaient  des  poèmes 
si  beaux  qu'ils  semblaient  enchantés. 

On  mit  leur  mort  au  compte,  non  de  la  nour- 
riture, mais  de   la   maleiaim   et   des    veilles 


LA  SEHVIETTE  DES  POÈTES       227 

lyriques.  Car,  se  peut-il  vraiment  qu'une  seule 
serviette  puisse  tuer,  en  si  peu  de  temps,  quatre 
poètes  incomparables? 


Les  convives  morts,  la  serviette  devint 
inutile. 

L'amie  de  Justin  Prérogue  voulut  la  mettre 
au  sale. 

Et  elle  la  déplia  en  pensant  :  «  Elle  est  vrai- 
ment trop  sale  et  elle  commence  à  sentir  mau- 
vais. » 

Mais,  la  serviette  dépliée,  Tamie  de  Justin 
Prérogue  eut  un  étonnement  et  appela  son 
ami  qui  s'émerveilla  : 

—  C'est  un  vrai  miracle!  Cette  serviette  si 
sale,  que  tu  étales  avec  complaisance,  pré- 
sente, grâce  à  la  saleté  coagulée  et  de  diverses 
couleurs,  les  traits  de  notre  ami  défunt,  David 
Picard. 

—  N'est-ce  pas?  murmura  Tamie  de  Justin 
Prérogue. 

Tous  deux,  en  silence,  regardèrent  quelques 
instants  l'image  miraculeuse  et  puis,  douce- 
ment, firent  tourner  la  serviette. 

Mais  ils  pâlirent  aussitôt  en  voyant  apparaître 


228  l'hérésiabque  et  g»« 

l'épouvantable  aspect  à  mourir  de  rire  de  Léo- 
nard Délaisse  s'efforçant  de  cracher. 

Et  les  quatre  côtés  de  la  serviette  offraient  le 
Hiême  prodige. 

Justin  Prérogue  et  son  amie  virent  Georges 
Ostréole  indécis  et  Jaime  Saint-Félix  sur  le 
point  de  raconter  une  histoire. 

—  Laisse  cette  serviette,  dit  brusquement 
Justin  Prérogue. 

Le  linge  tomba  et  s*étala  sur  le  plancher. 

Justin  Prérogue  et  son  amie  tournèrent  long- 
temps comme  des  astres  autour  de  leur  soleil, 
et  cette  Sainte-Véronique,  de  son  quadruple 
regard,  leur  enjoignait  de  fuir  sur  la  limite  de 
l'art,  aux  confins  de  la  vie. 


L'AMPHION    FAUX-MESSIE 

OU 

HISTOIRES  ET  AVENTURES  DU  BARON 
D'ORIIESAN 


L'AMPHION  FAUX  MESSIE 

ou 

HISTOIRES  ET  AVENTURES    DU    BAROx\    d'oRMESAN 

I 

LE    GUIDE 

Il  y  avait  bien  quinze  ans  que  je  n'avais  pas 
vu  Dormesan,  un  de  mes  camarades  de  col- 
lège. Je  savais  seulement  qu'après  avoir  édifié 
une  fortune  assez  considérable  et  l'avoir  dis- 
sipée, il  guidait  les  étrangers  dans  Paris. 

Je  le  rencontrai,  un  jour,  devant  un  des  plus 
grands  hôtels  des  boulevards.  Mâchonnant  un 
cigare,  il  attendait  patiemment  des  clients. 

Il  me  reconnut  le  premier  et  m'arrêta  au  pas- 
sage. Voyant  que  son  visage  ne  me  rappelait 
rien,  il  se  fouilla  et  me  tendit  ensuite  une  carte 
qui  portait  :  Baron  Ignace  d'Ormesan.  Je  le 
serrai  dans  mes    braS;  et,  sans  m'étonner  de 


2'i^  L  HÉRÉSIARQUE    ET    G" 

son  anoblissement  sans  doute  récent,  je  lui 
demandai  si  les  affaires  marchaient,  si  l'étranger 
donnait  cette  année. 

—  Me  prendriez-vous  pour  un  guide,  s'écria- 
l-ii  indigné,  un  guide,  un  simple  guide? 

—  Je  croyais,  balbutiai-je,  on  m'avait  dit... 

—  Ta  ta  ta  !  Ceux  qui  vous  l'ont  dit  plaisan- 
taient» Vous  me  faites  Feffet  d'un  homme  qui 
demanderait  à  un  peintre  connu  si  le  bâtiment 
marche  bien.  Je  suis  artiste,  cher  ami,  et,  qui 
plus  est,  j'ai  inventé  mon  art  moi-même,  et  je 
suis  seul  à  Texercer. 

—  Un  nouvel  art  ?  Peste  ! 

—  Ne  vous  moquez  point,  dit-il  sur  un  ton 
sévère,  je  suis  très  sérieux. 

Je  m'excusai  et  il  reprit  d'un  air  modeste  : 

—  Endoctriné  dans  tous  les  arts,  j  y  excelle  : 
mais,  toutes  les  carrières  artistiques  sont 
encombrées.  Désespérant  de  me  faire  un  nom 
comme  peintre,  je  brûlai  tous  mes  tableaux. 
Renonçant  aux  lauriers  poétiques,  je  déchirai 
cent  cinquante  mille  vers  environ.  Ayant  ainsi 
institué  ma  liberté  dans  Testhétique,  j'inventai 
un  nouvel  art,  fondé  sur  le  péripatétisme 
d'Aristote.  Je  nommai  cet  art  :  l'amphionie,  en 
souvenir  du  pouvoir  étrange  que  possédait 
Amphion  sur  les  moellons  et  les  divers  maté- 
riaux en  quoi  consistent  les  villes. 


i 


l'amphion  faux-messie  233 

Au  reste,  ceux  qui  feront  de  l'amphionie 
seront  appelés  des  amphions. 

Comme  à  un  nouvel  art  il  fallait  une  nou* 
velle  Muse  et  que,  d'autre  part,  j'étais  moi- 
même  le  créateur  de  cet  art  et  par  conséquent 
sa  muse,  j'adjoignis  tout  simplement  à  la  troupe 
des  Neuf  Sœurs  ma  personnification  féminine, 
sous  le  nom  de  baronne  d'Ormesan.  Je  dois 
ajouter  que  je  suis  célibataire  et  que  j'eus 
d'autant  moins  de  scrupules  à  porter  à  dix  le 
nombre  des  Muses,  que  j'étais  en  cela  d'accord 
avec  les  lois  de  mon  pays,  relatives  au  système 
décimal. 

Maintenant  que  voici  clairement  exposées, 
je  crois,  les  origines  historiques  et  les  données 
m^ythologiques  de  l'amphionie,  je  veux  vous 
l'expliquer. 

L'instrument  de  cet  art  et  sa  matière  sont 
une  ville  dont  il  s'agit  de  parcourir  une  partie, 
de  façon  à  exciter  dans  l'âme  de  Tamphion  ou 
du  dilettante  des  sentiments  ressortissant  au 
beau  et  au  sublime,  comme  le  font  la  musique, 
la  poésie,  etc. 

Pour  conserver  les  morceaux  composés 
par  l'amphion,  et  pour  que  l'on  puisse  les 
exécuter  de  nouveau,  il  les  note  sur  un  plan  de 
la  ville,  par  un  trait  indiquant  très  exactement 
le  chemin  à  suivre.  Ces  morceaux,  ces  poèmes, 


234  l'hérésiabqîje  et  g*« 

ces  symphonies  amphioniques  se  nomment  des 
antiopées,  à  cause  d'Antiope,  la  mère  d'Am- 
phion. 

Pour  ma  part,  c'est  à  Paris  que  je  pratique 
l'amphionie. 

Voici  une  antiopée  que  j*ai  composée  ce 
matin  même.  Je  l'ai  intitulée  :  «  Pro  Patria  ». 
Elle  est  destinée,  comme  son  titre  l'indique,  à 
inspirer  Tenthousiasme,  les  sentiments  patrio- 
tiques. 

On  part  de  la  place  Saint-Augustin  où  se 
trouvent  une  caserne  et  la  statue  de  Jeanne 
d'Arc.  On  suit  ensuite  la  rue  de  la  Pépinière, 
la  rue  Saint-Lazare,  la  rue  de  Châteaudun  jus- 
qu'à la  rue  Laffitte,  où  l'on  salue  la  maison 
Rothschild.  On  revient  parles  grands  boulevards 
jusqu'à  la  Madeleine.  Les  grands  sentiments 
s'exaltent  à  la  vue  de  la  Chambre  des  députés. 
Le  ministère  de  la  Marine,  devant  lequel  on 
passe,  donne  une  haute  idée  de  la  défense 
nationale,  et  l'on  monte  l'avenue  des  Champs- 
Elysées.  L'émotion  est  extrême  à  voir  se 
dresser  la  masse  de  l'Arc  de  Triomphe.  A 
l'aspect  du  dôme  des  Invalides,  les  yeux  se 
mouillent  de  larmes.  On  tourne  vite  dans 
l'avenue  Marigny,  pour  conserver  cet  enthou- 
siasme, qui  arrive  à  son  comble  devant  le  palais 
de  rÉlysée. 


L*AMPHION    FAUX-MESSIE  235 

Je  ne  vous  cache  point  que  cette  antiopée 
serait  plus  lyrique,  aurait  plus  de  grandeur  si 
on  pouvait  la  terminer  devant  le  palais  d'un 
roi.  Mais,  que  voulez-vous  ?  Il  faut  prendre  les 
choses   et  les  villes  comme  elles  sont. 

—  Mais,  dis-je  en  riant,  je  fais  de  Tamphionie 
tous  les  jours.  Il  ne  s'agit  que  de  promenade... 

—  Monsieur  Jourdain!...  s'écria  le  baron 
d'Ormesan,  vous  ditesvrai,  vous  faisiez  de  l'am- 
phionie  sans  le  savoir. 


A  ce  moment,  une  troupe  d'étrangers  sortit 
derhôtel;le  baron  se  précipita  et  leur  parla 
dans  leur  langage.  Il  mi'appela  ensuite  : 

—  Vous  le  voyez,  je  suis  polyglotte.  Mais, 
venez  avez  nous.  Je  vais  exécuter  à  ces  tou- 
ristes une  antiopée  résumée,  quelque  chose 
comme  un  sonnet  amphionique.  C'est  un  des 
morceaux  qui  me  rapportent  le  plus.  Il  est 
intitulé  :  Lutèce^  et,  grâce  à  certaines  licences 
non  poétiques  mais  amphioniques,  il  me  permet 
de  montrer  tout  Paris  en  une  demi-heure. 

Nous  montâmes,  les  touristes,  le  baron  et 
moi,  sur  l'impériale  de  l'omnibus  Madeleine- 
Bastille.  En  passant  devant  l'Opéra,  le  baron 
d'Ormesan  rannoaçaà  haute  voix.  Ilajoutaj  en 


236  l'hérésiarque  et  c^^ 

indiquant   la    succursale  du   Comptoir    d'Es- 
compte : 

—  Palais  du  Luxembourg,  le  Sénat. 
Devant  le  Napolitain,  il  dit  emphatiquement  : 

—  L'Académie  française. 

Devant  le  Crédit  Lvonnais,  il  annonça 
TElysée,  et,  continuant  de  cette  façon,  il  avait 
montré,  lorsque  nous  arrivâmes  à  la  Bastille: 
nos  principaux  musées,  Notre-Dame,  le  Pan- 
théon, la  Madeleine,  les  grands  magasins,  les 
ministères  et  les  demeures  de  nos  hommes 
illustres  morts  et  vivants  ;  enfin,  tout  ce  qu'un 
étranger  doit  voir  à  Paris.  Nous  descendîmes 
de  l'omnibus.  Les  touristes  payèrent  large- 
ment le  baron  d'Ormesan.  J'étais  émerveillé  et 
je  le  lui  dis.  Il  me  remercia  modestement  et 
nous  nous  quittâmes. 


Quelque  temps  après,  je  reçus  une  lettre 
datée  de  la  prison  de  Fresnes.  Elle  était  signée 
du  baron  d'Ormesan  : 

—  Cher  ami,  m'écrivait  cet  artiste,  j'avais 
composé  une  antiopée  intitulée  :  La  Toison 
d'or.  Je  l'exécutai  un  mercredi  soir.  Je  partis 
de  Grenelle,  oùj'habite,  sur  un  bateau-mouche. 
C'était,  comme  vous  pouvez  le  voir,  une  évjca- 


l'amphion  faux-messie  237 

tion  savante  de  la  fable  argonautique.  Vers 
minuit,  rue  de  la  Paix,  je  brisai  quelques 
vitrines  de  bijoutiers.  On  m'arrêta  assez  bruta- 
lement, et  on  m'incarcéra  sous  le  prétexte  que 
je  m'étais  emparé  de  divers  objets  d'or  qui 
constituaient  la  Toison,  but  de  mon  antiopée. 
Le  juge  d'instruction  n'entend  rien  à  Fam- 
phionie,  et  je  vais  être  condamné  si  vous  n'in- 
tervenez pas.  Vous  savez  que  je  suis  un  grand 
artiste.  Proclamez-le,  et  délivrez-moi. 

Comme  je  né  pouvais  rien  pour  le  baron 
d'Ormesan,  et  que  je  n'aime  pas  avoir  affaire 
avec  la  Justice,  je  ne  lui  répondis  même  pas. 


n 


UN   BEAU    FILJi 


—  Qui  n'a  pas  un  crime  sur  la  conscience? 
df  manda  le  baron  d'Ormesan.  Pour  ma  part, 
je  ne  les  compte  plus.  J'en  ai  commis  quelques- 
uns  qui  m'ont  rapporté  pas  mai  d'argent.  Et  si 
je  ne  suis  pas  millionnaire  aujourd'hui,  il  faut 
accuser  mes  appétits  plutôt  que  mes  scrupules. 

En  1901,  j'avais  fondé  avec  quelques  amis 
la  Cinematographic  Inte^rnational  Company, 
que  nous  appelions  plus  brièvement  la  C.  I.  C. 
Il  s'agissait  d'obtenir  des  films  d'un  très  grand 
intérêt  et  de  donner  ensuite  des  représentations 
cinématographiques  dans  les  principales  villes 
d'Europe  et  d'Amérique.  Notre  programme 
était  très  bien  composé.  Grâce  à  l'indiscrétion 
d'un  vaiet  de  chambre,  nous  avions  pu  obtenir 


l'amphion  falx-messie  239 

l'intéressante  scène  représentant  le  lever  du 
président  de  la  République.  Nous  avions  éga- 
lement cinématographié  la  naissance  du  prince 
d'Albanie.  D'autre  part,  à  prix  d'or,  en  corrom- 
pant quelques  fonctionnaires  du  Sultan,  nous 
avions  fixé  à  jamais,  dans  sa  mobilité,  Timpres- 
sionnante  tragédie  où  le  grand-vizir  Melek- 
Pacha,  après  des  adieux  déchirants  à  ses 
femmes  et  ses  enfants»  but  le  mauvais  café,  par 
ordre  de  son  maître,  sur  la  terrasse  de  sa  maison 
de  Péra. 

Il  nous  manquait  la  représentation  d'un 
crime.  Mais  on  ne  connaît  pas  d'avance  l'heure 
d'un  forfait,  et  il  est  rare  que  les  criminels 
agissent  ouvertement. 

Désespérant  de  nous  procurer,  par  des 
moyens  licites,  le  spectacle  d'un  attentat,  nous 
décidâmes  d'en  organiser  un  dans  une  villa  que 
nous  louâmes  à  Auteuil.  Nous  avions  d'abord 
pensé  à  engager  des  acteurs  pour  mimer  le 
crime  qui  nous  manquait,  mais,  outre  que  nous 
eussi  ons  trompé  nos  futurs  spectateurs  en  leur 
offrant  des  scènes  truquées,  habitués  que  nous 
étions  à  ne  cinématographier  que  de  la  réalite, 
nous  ne  pouvions  être  satisfaits  par  un  simple 
jeu  théâtral,  si  parfait  fùt-il.  Nous  eûmes  aussi 
l'idée  de  tirer  au  sort  celui  qui  d'entre  nous 
devait  se  dévouer  et  commettre  le  crime  qu'en- 


240  l'hérésiarque  et  g*» 

registrerait  notre  appareil.  Mais  cette  perspec- 
tive ne  sourit  à  personne.  Nous  étions,  en 
somme,  une  société  d'honnêtes  gens,  et  nul  ne 
se  souciait  de  perdre  Thonneur,  même  dans  un 
but  commercial. 

Une  nuit,  nous  nous  embusquâmes  au  coin 
d'une  rue  déserte,  prés  de  la  villa  que  nous 
avions  louée.  Nous  étions  six,  tous  armés  de 
revolvers.  Un  couple  passa.  C'étaient  un  jeune 
homme  et  une  jeune  femme,  dont  la  mise 
recherchée  nous  parut  très  propre  à  fournir  les 
éléments  intéressants  d'un  crime  sensationnel. 
Silencieux,  nous  bondîmes  sur  le  couple,  le 
ligottâmes  et  le  transportâmes  dans  la  villa. 
Nous  l'y  laissâmes  sous  la  garde  de  Tun  d'entre 
nous.  Nous  nous  remîmes  en  embuscade  et  un 
monsieur  à  favoris  blancs,  en  vêtements  de 
soirée,  ayant  paru,  nous  alla  nés  à  sa  rencontre 
et  l'entraînâmes  dans  la  villa,  malgré  sa  résis- 
tance. L'aspect  de  nos  revolvers  eut  raison  de 
son  courage  et  de  ses  cris.  Notre  photographe 
disposa  son  appareil,  fit  la  lumière  convenable 
et  se  tint  prêt  à  enregistrer  le  crime.  Quatre 
d'entre  nous  se  placèrent  à  côté  du  photographe 
et  braquèrent  leurs  revolvers  sur  nos  trois  cap- 
tifs. Le  jeune  homme  et  la  jeune  femme 
s'étaient  évanouis.  Je  les  déshabillai  avec  des 
attentions  touchantes.  A  la  jeune  femme  j'ôtai 


l'amphion  faux-messie  241 

sa  jupe  et  son  corsage,  et  je  laissai  le  jeune 
homme  en  bras  de  chemise.  Puis,  je  m'adressai 
au  monsieur  en  habit  : 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  mes  amis  et  moi 
nous  ne  vous  voulons  aucun  mal.  Mais  nous 
exigeons  de  vous,  et  sous  peine  de  mort,  que 
vous  assassiniez,  avec  le  poignard  que  je  dépose 
à  vos  pieds,  cet  homme  et  cette  femme.  Vous 
vous  efforcerez  avant  tout  de  les  faire  revenir 
de  leur  évanouissement.  Vous  prendrez  garde 
qu'ils  ne  vous  étranglent.  Et  comme  ils  sont 
désarmés,  nul  doute  que  vous  n'en  veniez  à 
bout. 

—  Monsieur  me  dit  poliment  le  futur  assassin, 
il  faut  bien  céder  à  la  violence.  Vos  dispositions 
sont  prises  et  je  ne  veux  pas  tenter  de  vous 
faire  revenir  sur  une  résolution  dont  la  raison 
ne  m'apparait  pas  clairement,  mais  je  vous 
demande  une  grâce,  une  seule  :  permettez-moi 
de  me  masquer. 

Nous  nous  concertâmes  et  reconnûmes  qu'il 
valait  mieux,  pour  lui  aussi  bien  que  pour  nous, 
qu'il  fût  masqué.  Je  lui  attachai  sur  le  visage 
un  mouchoir  auquel  je  fis  des  trous  à  la  place  des 
yeux,  et  le  sacripant  commença  son  ouvrage. 

Il  frappa  dans  les  mains  du  jeune  homme. 
Notre  appareil  fonctionnait  et  enregistrait  cette 
scène  lugubre. 


242  l'hérésiarque  et  c'« 

L*assassin,  de  la  pointe  de  son  poignard,  piqua 
sa  victime  au  bras.  Le  ieune  homme  bondit  sur 
ses  pieds  et  sauta  avec  une  force  décuplée  par 
l'effroi  sur  le  dos  de  son  agresseur.  Il  y  eut  une 
courte  lutte.  La  jeune  femme  revint  aussi  de 
son  évanouissement  et  se  précipita  au  secours 
de  son  ami.  Mais  elle  tomba  la  première,  frappée 
au  cœur  d'un  coup  de  poignard.  Puis  ce  fut  le 
tour  du  jeune  homme.  Il  s'affaissa,  la  gorge 
coupée.  L'assassin  fit  bien  les  choses.  Son 
mouchoir  n'avait  pas  été  dérangé  pendant  cette 
lutte.  Il  le  conserva  tant  que  notre  appareil 
fonctionna  : 

—  Êtes-vous  contents,  messieurs,  nous 
demanda-t-il,  et  puis-je  maintenant  faire  ma 
toilette? 

Nous  le  félicitâmes,  il  se  lava  les  mains,  se 
recoiffa,  se  brossa. 

Ensuite,  l'appareil  s'arrêta. 


L'assassin  attendit  que  nous  eussions  fait 
disparaître  les  traces  de  notre  passage,  à  cause 
de  la  police  qui  ne  manquerait  pas  de  venir  le 
lendemain.  Nous  s  rtimes  tous  ensemble. 
L'assassin  prit  congé  de  nous  en  homme  du 
monde.  Il  retournait  en  toute  hâte  à  son  cercle, 


l'amphion  faux-messie  243 

car,  point  de  doute  qu'il  ne  gagnât  le  soir 
même,  après  une  pareille  aventure,  des  sommes 
fabuleuses.  Nous  saluâmes  ce  joueur,  en  le 
remerciant,  et  fûmes  nous  coucher. 

Nous  avions  notre  crime  sensationnel. 

ïl  fit  un  bruit  énorme.  Les  victimes  étaient 
la  femme  du  ministre  d'un  pytit  État  des  Bal- 
kans et  son  amant,  fils  du  prétendant  à  la  cou- 
ronne d'une  principauté  de  l'Allemagne  du 
Nord. 

Nous  avions  loué  la  villa  sous  un  faux  nom, 
et  le  gérant,  pour  na  point  avoir  d'ennuis, 
déclara  reconnaître  son  locataire  dans  le  jeune 
prince.  La  police  fut  sur  les  dents  pendant 
deux  mois.  Les  journaux  publièrent  des  édi- 
tions spéciales,  et,  comme  nous  avions  com- 
mencé notre  tournée,  vous  pouvez  imaginer 
notre  succès.  La  police  ne  supposa  pas  un  ins- 
tant que  nous  offrions  la  réalité  de  l'assassinat 
du  jour.  Nous  avions  cependant  soin  de  l'an- 
noncer en  toutes  lettres.  Mais  le  public  ne  s'y 
trompa  point.  11  nous  fit  un  accueil  enthousiaste 
et,  tant  en  Europe  qu'en  Amérique,  nous 
gagnâmes  de  quoi  distribuer  aux  membres  de 
notre  association,  au  bout  de  six  mois,  la  somme 
de  trois  cent  quarante-deux  mille  francs. 

Comme  le  crime  avait  fait  trop  de  bruit  pour 
rester  impuni,  la  police   finit  par   arrêter  un 


244  l'hérésiarque  et  Gi« 

Levantin,  qui  ne  put  fournir  d'alibi  valable  pour 
la  nuit  du  crime.  Malgré  ses  protestations  dla- 
nocence,  il  fut  condamné  à  mort  et  exécuté. 
Nous  eûmes  encore  bien  de  la  chance.  Notre 
photographe  pat,  par  un  heureuxhasard,  assister 
à  Texécution,  et  nous  corsâmes  notre  spectacle 
d'une  nouvelle  scène,  bien  faite  pour  attirer  la 
foule. 

Lorsqu*au  bout  de  deux  ans,  pour  des  rai- 
sons sur  lesquelles  je  ne  m'étendrai  pas,  notre 
association  fut  dissoute,  j'avais  touché,  pour 
ma  part,  plus  d'un  million,  que  je  reperdis  aux 
courses  l'année  suivante. 


III 


LE    CIGARE    ROMANESQUE 


—  Il  y  a  de  cela  quelques  années,  me  dit  le 
baron  d'Ormesan,  un  de  mes  amis  me  donna 
une  boîte  de  bavanes,  qu'il  me  recommanda 
comme  étant  de  la  même  qualité  que  ceux  dont 
le  défunt  roi  d'Angleterre  ne  pouvait  se  passer. 

Le  soir,  lorsque  j'eus  soulevé  le  couvercle, 
je  me  réjouis  beaucoup  de  l'arôme  que  répan- 
daient les  cigares  merveilleux.  Je  les  comparai 
aux  torpilles  bien  rangées  d'un  arsenal.  Arse- 
nal pacifique  !  Torpilles  que  le  rêve  a  inventées 
pour  combattre  Fennui  !  Puis,  ayant  pris  déli- 
catement un  des  cigares,  je  trouvai  que  ma 
comparaison  avec  les  torpilles  était  inexacta.  Il 
ressemblait  plutôt  à  un  doigt  de  nègre,  et  la 
bague  de  papier  doré  contribuait  à  angmentei 


246  l'hérésiarque  kt  g^^ 

rillusion  que  la  belle  couleur  brune  m'avait 
suggérée.  Je  perçai  soigneusement  le  cigare, 
l'allumai  et  commençai  à  tirer  avec  béatitude 
des  bouffées  parfumées. 

Au  bout  de  quelques  instants  il  ne  me  vint 
plus  dans  la  bouche  qu'une  saveur  désagréable, 
et  la  fumée  de  mon  cigare  me  parut  avoir  une 
odeur  de  papier  brûlé  : 

—  Le  roi  d'Angleterre  me  paraît  avoir  en 
fait  de  tabac,  me  dis-je,  des  goûts  moins  raf- 
finés que  je  n'aurais  supposé.  Il  est  possible, 
après  tout,  que  la  fraude  si  répandue  de  nos 
jours  n'ait  même  pas  épargné  le  palais  et  la  gorge 
d'Edouard  VII.  Tout  s'en  va.  II  n'y  a  plus 
moyen  de  fumer  un  bon  cigare. 

Et  faisant  la  grimace  je  cessai  de  fumer  le 
mien  qui,  décidément,  sentait  le  carton  brûlé. 
Je  l'examinai  un  instant  en  pensant  : 

—  Depuis  que  ces  Américains  ont  la  haute 
main  sur  Cuba,  il  se  peut  que  la  prospérité  de 
l'île  ait  progressé,  mais  les  havanes  ne  sont 
plus  fumables.  Ces  Yankees  ont  sans  doute 
appliqué  aux  plantations  de  tabac  les  procédés 
de  la  culture  moderne,  les  cigarières  ont  été 
certainement  remplacées  par  des  machines. 
Tout  cela  est  peut-être  économique  et  rapide, 
mais  le  cigare  y  perd  beaucoup.  D'autant  plus 
que  celui  que  j'ai  tenté  de  fumer  à  l'instant  me 


247 

donne  tout  lieu  de  croire  que  les  falsificateurs 
s'en  mêlent  et  que,  de  vieux  journaux,  trempés 
dans  de  la  nicotine,  tiennent  maintenant  lieu  de 
feuilles  de  tabac  chez  les  manufacturiers  hava- 
nais. 

J'en  étais  là  de  mes  réflexions,  et  j'avais 
défait  mon  cigare,  afin  d'examiner  les  élé- 
ments qui  le  composaient.  Je  ne  fus  pas  très 
surpris  de  découvrir,  disposé  de  telle  façon 
qu'il  n'avait  pas  empêché  le  cigare  de  tirer, 
un  rouleau  de  papier  que  je  m'empressai  de 
dérouler.  Il  était  formé  d'une  feuille  de  papier 
entourant,  comme  pour  la  protéger,  une  petite 
enveloppe  fermée  qui  portait  cette  adresse  : 

Sert.  Don  José  Hurtado  y  Barrai, 

Calle  de  los  AngeleSy 

Hsibana. 

Sur  la  feuille  de  papier,  dont  le  bord  supé- 
rieur était  un  peu  roussi,  je  lus  avec  stupéfac- 
tion, tracées  d'une  écriture  féminine,  en  espa- 
gnol, quelques  lignes  dont  voici  la  traduction  : 

Enfermée  contre  mon  ^ré  dans  le  couvent  de  la 
Merced,  je  prie  le  bon  chrétien  qui  aura  l'idée  de 
rechercher  de  quoi  se  compose  ce  mauvais  cigare, 
d'envoyer  à  son  adresse  la  lettre  ci-jointe. 

Étonné  et  très  ému,  je  pris  mon  chapeau  et 


248  L^HKRÉSI ARQUE    ET    C»» 

après  m'être  inscrit  comme  expéditeur  derrière 
l'enveloppe,  pour  que  le  pli  me  revint  dans  le 
cas  où  il  ne  parviendrait  pas  à  destination,  je 
fus  mettre  la  lettre  à  la  poste.  Ensuite  je  retour- 
nai chez  moi  et  allumai  un  second  cigare.  Il  était 
excellent,  les  autres  aussi.  Mon  ami  ne  s'était 
pas  trompé.  Le  roi  d'Angleterre  se  connaissait 
fort  biea  en  tabacs  de  la  Havane. 


Cinq  ou  six  mois  après  cet  incident  roma- 
nesque je  n'y  pensais  plus,  lorsqu'un  jour  on 
m'annonça  la  visite  d'un  nègre  et  d'une 
négresse  fort  bien  mis,  qui  me  priaient  instam- 
ment de  les  recevoir,  ajoutant  que  je  ne  les 
connaissais  pas  et  que  leur  nom  sans  doute  ne 
me  dirait  rien. 

Et  c'est  très  intrigué  que  j'entrai  dans  le 
salon  où  l'on  avait  introduit  le  couple  exotique. 

Le  monsieur  nègre  se  présenta  avec  aisance, 
s'exprimant  dans  un  français  très  intelligible  : 

—  Je  suis,  me  dit-il.  Don  José  Hurtado  y 
B>irraL.. 

—  Quoi  !  c'est  vous  ?  m'écriai-je  très  étonné, 
et  me  rappelant  soudain  l'histoire  du  cigare. 

Mais,  je  dois  avouer  qu'il  ne  me  serait  jamais 


l'amphion  faux-messie  249 

venu  à  l'idée  que  le  Roméo  havanais  et  sa 
Juliette  pussent  être  des  nègres. 

Don  José  Hurtado  y  Barrai  reprit  avec  cour- 
toisie : 

—  C'est  moi. 

Et  me  présentant  sa  compagne  il  ajouta  : 

—  Voici  ma  femme.  Elle  Test  devenue  grâce 
à  votre  obligeance,  cardes  parents  impitoyables 
l'avaient  enfermée  dans  un  couvent,  où  les 
nonnes,  tout  le  jour,  fabriquent  des  cigares  des- 
tinés exclusivement  à  la  cour  pontificale  et  à 
celle  d'Angleterre. 

Je  n'en  revenais  pas.  Hurtado  y  Barrai  con- 
tinua : 

—  Nous  appartenons  tous  deux  à  de  riches 
familles  noires.  Il  y  en  a  un  certain  nombre  à 
Cuba.  Mais,  le  croiriez-vous,  le  préjugé  de  la 
couleur  existe  aussi  bien  chez  les  nègres  que 
chez  les  blancs. 

Les  parents  de  ma  Dolorès  voulaient  à  tout 
prix  qu'elle  épousât  un  blanc.  Ils  souhaitaient 
surtout  pour  gendre  un  Yankee,  et,  désolés  de 
la  résolution  bien  arrêtée  qu'elle  avait  de 
m'épouser,  ils  la  firent  enfermer  dans  le  plus 
grand  secret  au  couvent  de  la  Merced. 

Ne  sachant  comment  retrouver  Dolorès,  j'é- 
tais désespéré  et  prêt  à  me  tuer,  lorsque  la 
lettre  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  jeter  à  la 


250  l'hérésiarque  et  Ci« 

poste  me  rendit  le  courage.  J'enlevai  ma  fian- 
cée, et  depuis  elle  est  devenue  ma  femme... 

Et  certes,  monsieur,  nous  eussions  été  bien 
ingrats  si  nous  n'avions  pris  pour  but  de  notre 
voyage  de  noces  ce  Paris  où  nous  avions  le 
devoir  de  venir  vous  remercier. 

Je  dirige  à  cette  heure  une  des  plus  impor- 
tantes manufactures  de  cigares  à  la  Havane,  et 
voulant  vous  dédommager  du  mauvais  cigare 
que  vous  avez  fumé  par  notre  faute,  je  vous 
adresserai  deux  fois  par  an  une  provision  de 
cigares  du  premier  choix,  n'attendant  pour 
faire  expédier  le  premier  envoi  que  d'avoir 
consulté  votre  goût. 

Don  José  avait  appris  le  français  à  la  Nou- 
velle-Orléans, et  sa  femme  le  parlait  sans 
accent,  car  elle  avait  été  élevée  en  France... 


Peu  de  temps  après,  les  jeunes  héros  de  cette 
aventure  romanesque  retournèrent  à  La  Havane. 
Je  dois  ajouter  qu'ingrat,  ou  bientôt  mécon- 
tent de  son  mariage,  je  ne  sais,  Don  José  Hur- 
tado  y  Barrai  ne  m*a  jamais  fait  tenir  les  cigares 
qu'il  m'avait  promis... 


IV 

LA   LÈPRE 


Comme  on  vennit  de  ronst^ter  que  la  lanprue 
italienne  n'offre  que  peu  de  difficultés,  le 
baron  d'Ormesan  protesta  avec  l'a-surance  d'un 
homme  qui  parle  une  quinzaine  d'idiomes  euro- 
péens ou  asiatiques  : 

—  Pas  difficile,  l'italien  ?  Quelle  erreur  !...  11 
se  peut  que  ses  difficultés  soient  peu  appa- 
rentes, mais  elles  n'en  existent  pas  moins, 
croyez-moi.  J'en  ai  fait  rexpérience.  Elles 
furent  cause  que  je  faillis  attraper  la  lèpre,  ce 
mal  terrible  qui,  semblable  aux  difficultés  que 
présente  la  langue  italienne,  se  cache,  semble 
avoir  disparu,  tandis  qu'il  n'en  continue  pas 
moins  à  étendre  ses  ravages  à  travers  les  cinq 
parties  du  monde. 


Vj"?  l'hérésiaivQue  et  Ci« 

—  La  lèpre  ! 

—  A  cause  de  ritalien  ? 

—  Racontez-nous  ça  ! 

—  Ce  doit  être  affreux  ! 

En  écoutant  ces  exclamations  qui  prouvaient 
le  succès  de  sa  déclaration  paradoxale,  le  baron 
d'Ormesan  souriait.  Je  lui  tendis  la  boîte  de 
cigares.  Il  en  choisit  un,  l'alluma,  après  en 
avoir  retiré  la  bague  qu'il  mit  à  son  auriculaire 
droit,  selon  une  sotte  habitude  qui  lui  venait 
d* Allemagne.  Puis,  après  avoir  lancé  quelques 
bouffées  triomphantes  sur  ceux  qui  l'entou- 
raient, il  commença  sur  un  ton  de  condescen- 
dance assez  vaine  : 

—  Il  y  a  près  de  douze  ans,  je  voyageais  en 
Italie.  J'étais  à  cette  époque  un  linguiste  très 
ignorant.  Je  parlais  fort  mal  l'anglais  et  l'alle- 
mand. Pour  l'italien,  je  macaronisais,  c'est-à- 
dire  que  je  me  servais  de  mots  français  aux- 
quels j'ajoutais  des  terminaisons  sonores,  j'usais 
aussi  de  mots  latins  ;  bref,  je  me  faisais  com- 
prendre. 

Je  venais  de  parcourir  à  pied  une  partie 
importante  de  la  Toscane,  lorsque  j'arrivai  un 
soir,  vers  six  heures,  dans  une  jolie  bourgade 
011  je  devais  coucher.  A  l'unique  auberge  de 
l'endroit,  on  m'avertit  que  toutes  les  chambres 
étaient  retenues    par    une   troupe   d'Anglais. 


MESSIE  253 

L'aubergiste  me  conseilla  de  demander  asile 
au  curé.  Il  me  reçut  fort  bien  et  parut  charmé 
de  mon  langage  hybride,  qu'il  voulut  bien,  et 
c'était  trop  d'honneur,  comparer  à  la  langue 
du  Songe  de  Polijphile.  Je  lui  répondis  que  je 
me  contentais  d'imiter  involontairement  le 
Merlin  Coccaie.  Il  rit  beaucoup,  en  me  disant 
que  justement  il  se  nommait  Folengo,  ce  qui 
me  parut  un  hasard  assez  extraordinaire.  En- 
suite, il  me  mena  à  sa  chambre  qu'il  me  mon- 
tra. Je  voulus  refuser.  Mais  rien  n'y  fit.  Ce 
digne  abbé  Folengo  entendait  l'hospitalité 
d'une  façon  toscane,  sans  doute,  car  il  ne  mani- 
festa même  pas  l'intention  de  changer  les  draps 
de  son  lit.  J'y  devais  coucher,  et  je  ne  pus  trou- 
ver un  prétexte  pour  demander  au  bon  prêtre, 
et  sans  le  froisser,  des  draps  propres. 

Je  dînai  tête  à  tête  avec  le  curé  Folengo. 
La  chère  fut  si  délicate  que  j'oubliai  les  draps 
malencontreux,  dans  lesquels  je  m'étendis  vers 
les  dix  heures.  Je  m'endormis  aussitôt.  Mon 
sommeil  durait  depuis  une  couple  d'heures, 
lorsque  je  fus  éveillé  par  un  bruit  de  voix  qui 
venait  de  la  pièce  voisine.  Dom  Folengo  cau- 
sait avec  sa  gouvernante,  respectable  personne 
de  soixante-dix  ans,  qui  nous  avait  préparé  le 
succulent  repas  que  je  digérais  encore.  Le 
curé  parlait  avec  animation.  Sa  gouvernante  lui 


254  l'hérésiarque  et  g'» 

répondait  d'une  voix  aigre-douce.  Un  mot,  qui 
revenait  à  tout  propos^  ians  leur  conversation 
me  frappa  :  la  lèpre.  Je  me  demandai  d'abord 
quelle  raison  ils  pouvaient  avoir  de  parler  de 
cette  terrible  maladie  :  la  lèpre. 

Puis,  je  me  représentai  combien  Tabbé 
Folengo  était  boufû.  Ses  mains  étaient  épaisses 
Continuant  mon  raisonnement,  je  dus  convenir 
que  le  prêtre  toscan  était  imberbe,  malgré  sou 
âge  assez  avancé.  C'en  était  assez.  L'effroi 
s'empara  de  mon  esprit.  Certains  villages  ita- 
liens, aussi  bien  que  certaines  bourgades  fran- 
çaises, sont  des  foyers  de  lèpre.  Et  j'en  étais 
certain.  Dom  Folengo  était  ladre.  Je  couchais 
dans  le  lit  d*un  lépreux.  Les  draps  n'avaient 
même  pas  été  changés.  A  ce  moment  les  bruits 
de  voix  cessèrent.  Le  prêtre  ronfla  bientôt  dans 
la  pièce  voisine.  Et  j'entendis  craqaer  les 
marches  d'un  escalier  de  bois.  La  gouvernante 
montait  se  coucher  dans  les  combles.  Ma  ter- 
reur grandissait.  Je  pensai  que  les  médecins 
ne  sont  pas  d'accord  au  sujet  de  la  contagion 
de  la  lèpre.  Ces  pensées  n'étaient  point  faites 
pour  me  rassurer.  Je  me  disais  que  l'abbé 
m'avait  offert  son  lit  en  toute  charité,  puisque 
dans  la  nuit  il  s'était  souvenu  qu'il  pouvait 
ainsi  me  communiquer  son  mal.  C'est  de  cela 
qu'il  parlait  avec  sa  gouvernante,  et  sans  doute 


l'amphion  faux-messie  255 

avant  de  s'endormir  avait-il  prié  Dieu  pour  que 
son  imprudence  n'eût  pas  une  malheureuse 
issue.  Couvert  d'une  sueur  froide,  je  me  levai 
et  me  mis  à  la  fenêtre. 

Minuit  sonna  à  l'horloge  de  Féglise.  Bientôt 
je  n'y  tins  plus.  Harassé,  je  m'assis  par  terre 
et  m'endormis  appuyé  contre  le  mur.  La  fraî- 
cheur du  matin  m'éveilla  vers  quatre  heures. 
J'éteruuai  une  trentaine  de  fois,  et  frissonnai 
en  regardant  le  lit  fatal.  L'abbé  Polengo,  que 
mes  éternuements  avaient  éveillé,  entra  dans 
la  chambre  : 

—  Que  faites-vous  assis  en  chemise,  contre 
la  fenêtre?  me  demanda-t-il.  Je  pense,  mon 
cher  hôte,  que  vous  seriez  mieux  dans  ce  lit. 

Je  regardais  le  prêtre.  Son  teint  était  rose. 
Il  était  gras,  mais  sa  santé,  je  dus  me  Tavouer, 
paraissait  florissante. 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  savez-vous  que  le 
climat  de  Paris,  et  celui  de  TIle-de-France  en 
général,  sont  peu  favorables  au  développement 
de  la  lèpre.  Ce  climat  a  même  la  salutaire  pro- 
priété de  faire  rétrograder  cette  maladie.  Beau- 
coup de  lépreux  asiatiques,  ceux  de  la  Colom- 
bie, en  Amérique,  où  ce  mal  est  des  plus  fré- 
quents, donnent  comme  but  à  leur  existence 
l'arrondissement  d'un  pécule  suffisant  à  les 
faire  vivre  deux  ou  trois  ans  à  Paris.  Après 


256  l'hérésiarque  et  c^» 

cette  période,  leur  ladrerie  s'étant  atténuée,  ils 
retournent  dans  leur  pays  amasser  un  nouveau 
trésor  qui  leur  permettra  un  nouveau  séjour 
aux  bords  de  la  Seine. 

—  Où  voulez-vous  en  venir,  me  demanda 
Tabbé  Folengo,  vous  parlez,  si  je  ne  me  trompe 
pas,  de  la  lèpre,  la.  lebhrai,  cette  terrible  mala- 
die qui  fit  tant  de  ravages  au  moyen-âge. 

—  Elle  n'en  cause  pas  moins  aujourd'hui,  lui 
répondis-je,  en  le  fixant  sévèrement,  et  quant 
aux  prêtres  qui  en  sont  atteints,  leur  place 
serait  plutôt  dans  lesmaladreries  d'Honolulu,  ou 
dans  d'autres  léproseries  asiatiques.  Ils  y  pour- 
raient soigner  leurs  compagnons  d'infortune... 

—  Mais  pourquoi  me  parlez-vous  de  ces 
choses  horribles  d'aussi  bonne  heure?  répliqua 
l'abbé  Folengo.  Il  n'est  pas  encore  cinq  heures. 
Le  soleil  parait  à  peine  à  l'horizon.  L'aurore 
qui  empourpre  le  ciel  ne  me  paraît  point  faite 
pour  inspirer  d'aussi  funèbres  pensées. 

—  Avouez-le  donc,  signor  abbé,  m'écriai-je, 
vous  êtes  lépreux,  je  vous  ai  entendu  cette 
nuit... 

Dom  Folengo  semblait  stupéfait  et  atterré. 

—  Monsieur  le  Français,  me  dit-il,  vous  vous 
trompez,  je  ne  suis  pas  lépreux,  et  je  me 
demande  comment  ces  idées  désolantes  vous 
sont  venues? 


L*AMPIIION    FAUX-MESilE  257 

—  Non,  signor  abbé,  précisai-jej  je  vous  ui 
entendu  cette  nuit.  Vous  parliez  de  la  lèpre 
avec  votre  gouvernante,  dans  la  pièce  voisine. 

-    L'abbé  Folengo  partit  d'un  grand  éclat  de 
rire. 

—  Vous  autres  Français,  dit-il  en  continuant 
à  rire  aux  larmes,  vous  ne  pouvez  venir  en  Ita- 
lie sans  qu'il  vous  arrive  une  histoire  de  ce 
genre,  témoin  votre  Paul-Louis  Courier,  qui  fait 
un  récit  à  peu  près  semblable  dans  une  de  ses 
lettres...  La  lèpre  sigmQe  le  lièvre  en  italien. 
La  chasse  est  ouverte.  Ces  jours  derniers,  un 
de  mes  paroissiens  m'a  apporté  un  lièvre 
superbe;  j'en  parlais  cette  nuit  avec  ma  gou- 
vernante, car  il  me  paraît  être  à  point.  On  nous 
le  servira  aujourd'hui  même,  à  midi.  Vous  vous 
régalerez,  en  vous  félicitant  d'avoir,  au  prix 
d'une  mauvaise  nuit,  augmenté  votre  bagage 
de  connaissances  linguistiques. 

J'étais  tout  penaud.  Mais  le  lièvre  me  narut 
délicieux.  C'est  que  les  pires  choses,  la  lè^jre 
elle-même,  peuvent  devenir  excellenteb,  iurs- 
qu'on  sait  les  accommoder  et  s'en  accomm«.- it*r. 


V 


COX-CITY 


Le  baron  d'Ormesan  porta  vivement  la  main 
à  la  cicatrice  que  je  venais  d'apercevoir,  et 
ramena  ses  cheveux  pour  la  couvrir. 

—  I]  faut  que  je  sois  toujours  très  bien  coiffé, 
me  dit-il.  On  remarque,  sans  cela,  cette  vilaine 
place  nette  et  livide  de  mon  cuir  chevelu,  et 
j'ai  Tair  d'avoir  la  pelade...  Cette  cicatrice n*est 
pas  nouvelle.  Elle  date  d'une  époque  où  j'étais 
fondateur  de  cité...  Il  y  a  de  cela  une  quinzaine 
d'années,  et  c'était  dans  la  Colombie  britan- 
nique, au  Canada...  Cox-Cityl...  Une  ville  de 
cinq  mille  âmes...  Elle tenaitson nom  deCox... 
Chislam  Cox...  un  gaillard  moitié  homme  de 
science,  moitié  aventurier.  Il  avait  provoqué  le 
ruth  dans  cette  partie,  vierge  alors,  des  Mon- 


l'aMPHIOX    FAlX-ME?SIE  2-j9 

tagnes  Roclieuses,  où  est  située  aujourclliui 
encore  Cox-Cily. 

Les  mineurs  avaient  été  racolés  un  peu  par- 
tout :  à  Québec,  dens  le  Maniloba,àNeTv'-Ycrk. 
C'est  dans  celle  dernière  Ville  que  jerencontrai 
Chisîam  Cox. 

J'y  étais  depuis  six  mois  environ.  Au  demeu- 
rant, je  dois  l'avouer,  je  ne  gagnais  pas  un  sou 
et  m'ennuyais  à  mourir. 

Je  ne  vivais  pas  seul  mais  avec  une  Alle- 
mande assez  jolie  fille,  dont  les  charmes  avaient 
du  succès...  Nous  nous  étions  connus  à  Ham- 
bourg. J'étais  devenu  son  manager^  si  j'ose 
dire... 

Elle  s'appelait  Marie-Sybille  ou  Marizibill, 
pour  parler  comme  les  gens  de  Cologne,  sa  ville 
natale. 

Faut- il  ajouter  qu'elle  m'aimait  à  la  folie?... 
Pour  ma  part,  je  n'enétais  point  jaloux.  Toute- 
fois, cette  vie  de  paresseux  me  pesait  plus  que 
vous  ne  sauriez  croire  ;  je  n'ai  pas  l'âme  d'un 
maquereau.  Mais  c'est  en  vain  que  je  cherchais 
à  employer  mes  talents,  à  travailler... 

Un  jour,  dans  un  saZoon,  je  me  laissai  embo- 
biner par  Chislam.  Cox,  qui  parlait  tout  haut, 
appuyé  au  bîir,  et  exhortait  les  consommateurs 
à  le  suivre  dans  la  Colombie  britannique.  Il  y 
connaissait  un  lieu  où  l'or  abondait. 


230  l'hérésiarque     t  c»« 

Il  entremêlait  da;iSson  discoars  :  Christ,  Dar- 
win, la  Banque  d'Angleterre,  et,  Dieu  me  damne 
si  je  sais  pourquoi,  la  papesse  Jeanne.  Ce 
Chislam  Cox  était  très  convainquant.  Je  m'en- 
rôlai dans  sa  troupe  avec  Marizibill,  qui  ne 
voulait  pas  me  quitter,  et  nous  partîmes. 

Je  n'emportais  pas  d'attirail  de  mineur,  mais 
tout  un  matériel  de  bar  et  beaucoup  d'idcoôls  ; 
whisky,  gin,  rhum,  etc.  ;  des  couvertures  et  des 
balances  de  précision. 

Notre  voyage  fut  assez  pénible,  mais  aussi- 
tôt arrivés  là  où  Chislam  Cox  voulait  nous  con- 
duire, nous  bâtîmes  une  ville  de  bois  qui  fut 
baptisée  Cox-City,  en  l'honneur  de  celui  qui 
nous  dirigeait.  J'inaugurai  mon  débit  de  bois- 
sons, qui  fut  bientôt  très  fréquenté.  L'or,  en 
effet,  était  abondant,  et  je  faisais  moi-même  des 
affaires  d'or.  Une  grande  partie  des  mineurs 
étaient  Français  ou  Canadiens  français.  Il  y 
avait  là  des  Allemands  et  des  individus  de 
langue  anglaise.  Mais  l'élément  français  domi- 
nait. Plus  tard,  il  nous  vint  des  métis  français 
du  Manitoba  et  un  grand  nombre  de  Pièmon- 
tais.  Des  Chinoisarriverentaussi.  Si  bien  qu'au 
bout  de  quelques  mois,  Cox-City  comptait  près 
de  cinq  mille  habitants,  qui  ne  possédaient 
qu'une  dizaine  de  femmes... 

Je  m'étais   fait  une  situation  enviable  dans 


l'amphion  faux-messie  261 

cette  ville  cosmopolite.  Mon  siloon  éi-àii  floris- 
sant. Je  l'avais  baptisé  Café  de  PariSy  et  ce  titre 
flattait  tous  les  habitants  de  Cox-City. 


Les  grands  froids  se  firent  sentir.  C'était 
terrible.  Cinquante  degrés  au-dessous  de  zéro 
constituent  une  température  déplorable.  On 
s*aperçut  avec  terreur  que  Cox-City  ne  renfer- 
mait que  des  provisions  insuffisantes  pour  pas- 
ser rhiver.  Il  n'y  avait  plus  de  communications 
possibles  avec  le  reste  du  monde.  C'était  la 
mort  prochaine  en  perspective.  Bientôt  les  pro- 
visions furent  épuisées,  et  Chislam  Cox  fit  affi- 
cher une  proclamation  émouvante,  dans  laquelle 
il  nous  faisait  connaître  toute  l'horreur  de  notre 
situation. 

il  nous  demandaitpardon  de  nous  avoir  menés 
à  la  mort»  et  trouvait,  nonobstant  son  désespoir, 
le  moyen  de  parlerde  Herbert  Spencer  et  du  faux 
Smerdis.  La  fin  de  ce  factum  était  effroyable. 
Cox  invitait  la  population  à  se  rassembler,  le 
lendemain  matin,  sur  la  place  qu'on  avait  eu  le 
soin  de  laisser  au  centre  de  la  ville.  Tout  le 
monde  devait  apporter  un  revolver  et  se  sui- 
cider à  un  signal,  pour  échapper  aux  affres  du 
froid  et  de  la  faim. 


202  l'iîÉP.ÉSî ARQUE    ET   C'^ 

Il  n*y  eut  pas  de  protestations.  La  solution 
fat  trourée  généralement  élégante,  etMarizibill 
elle-même,  au  lieu  de  sangloter,  médit  qu'elle 
sérail  heureuse  de  mourir  avec  moi.  Nous  dis- 
tribuâmes  tout  ce  qui  nous  restait  d'alcool. 
Le  lendemain  matin,  nous  nous  rendîmes,  bras 
dessus  bras  dessous,  sur  la  place  mortuaire. 

Dussé-je  vivre  cent  mille  ans,  je  n'oublierai 
jamais  le  spectacle  de  cette  foule  de  cinq  mille 
personnes  couvertes  de  manteaux,  de  couver- 
tures. Tout  le  monde  tenait  à  la  main  un 
revolver,  et  toutes  les  dents  claquaient...  cla- 
quaient.., je  vous  le  jure'... 

Cbislam  Cox  nous  dominait,  monté  sur  un 
tonneau.  Tout  à  coup,  il  se  porta  le  revolver  au 
front.  Le  coup  partit.  C'était  le  signal  et, 
tandis  que,  mort,  Chislam  Cox  tombait  de  son 
tonneau,  tous  les  habitants  de  Cox-City,  y 
compris  moi-même,  se  faisaient  sauter  la  cer- 
velle... Quel  souvenir  effroyable!...  Quel  sujet 
àe  méditation  que  cette  unanimité  dans  le 
suicide  !  Mais  quel  froid  terrible  il  faisait!... 

Je  n'étais  pas  mort,  mais  étourdi,  je  me 
relevai  bientôt.  Une  blessure,  ou  plutôt  une 
érafjure  qui  me  faisait  violemment  souffrir,  et 
dont  la  cicatrice  me  marquera  jusqu'à  la  fin  de 
mes  jours,  me  rappelait  seule  que  j'avais  tenté 
de  me  suicider.  Et  pourqr.oi  étais-je  tout  seul  ? 


LÀMPHION    FATX-MrSSIE  ^i\jê 

—  Marizibill  î  m'écriai-je. 

Rien  ne  me  répondit.  Mais,  les  yeux  écar* 
quilles,  grelottant  de  froid,  je  demeurai  long- 
temps héiJ-été  à  regarder  cesmortSj  près  de  cinq 
mille  qui,  tous,  portaient  au  front  une  blessure 
▼oiontaire. 

Puis,  je  ressentis  une  faim  terrible  qui  ms 
torturait  l'estomac.  Les  vivres  étaient  épuisés. 
Je  ne  trouvai  rien  dans  les  maisons  que  je 
fouillai.  Affolé  et  titubant,  je  me  jetai  sur  un 
cadavre  et  lui  dévorai  la  face.  La  chair  était 
encore  tiède.  Je  me  rassasiai  sans  aucun 
remords.  Puis  je  me  promenai  dans  la  nécro- 
pole en  songeant  aux  moyens  d'en  sortir.  Je 
m'armai,  me  couvris  soigneusement,  me  char- 
geai du  plus  d'or  que  je  pus  emporter.  Ensuite, 
je  m'inquiétai  de  la  nourriture.  Le  corps  des 
femmes  est  plus  grasset,  leur  chair  est  plus 
tendre.  J'en  cherchai  un  et  lui  coupai  les  deux 
jambes.  Ce  travail  me  prit  plus  de  deux  heures* 
Mais  je  me  trouvai  à  la  tête  de  deux  jambons^ 
qu'au  moyen  de  deux  lanières,  je  suspendis  à 
mon  cou.  Je  m'aperçus  alors  que  j  avais  coupé  les 
jambes  de  Marizibill.  Mais  mon  âme  d'anthro- 
pophage fut  à  peine  émue.  J'avais  surlo'it  hâlu 
de  partir.  Je  me  mis  en  marche,  et,  par  miraclf  j 
je  joignis  un  campement  de  bûcherons,  uste- 
ment  le  jour  où  mes  provisions  furent  épuisées* 


264  l'uérésiarqle  et  cî« 

La  blessure  que  j3  m'étais  faite  à  la  tête  fut 
bientôt  guérie.  Mais  une  cicatrice  que  je  cache 
avec  soin  me  rappelle  sans  cesse  Cox-City,  la 
nécropole  boréale,  et  ses  habitants  glacés,  que 
le  froid  garde  ainsi  qu'ils  tombèrent,  armés  et 
blessés,  les  yeux  ouverts,  et  les  poches  pleines 
de  ]'or  inutile  pour  lequel  ils  moururent. 


VI 


LE   TOUCHER    A   DISTANCE 


Les  journaux  ont  rapporté  l'extraordinaire 
histoire  d'Aldavid,  qu'un  grand  nombre  de  com- 
munautés juives  des  cinq  parties  du  Monde 
prirent  pour  ie  Messie,  et  dont  la  mort  survint 
à  la  suite  de  circonstances  qui  parurent  inexpli- 
cables. 

Ayant  été  mêlé  de  la  façon  la  plus  tragique  à 
ces  événements,  je  sens  la  nécessité  de  me 
défaire  d'un  secret  qui  m'étouffe. 


Dépliant  le  journal,  un  matin,  mes  yeux 
tombèrent  sur  l'information  suivante  datée  de 
Cologne  ; 


2ÛÔ  LKÉaÉSiABQUE    LT    C»^ 

«  Les  communautés  israélites  delarive  droite 
du  Rhin,  entre  Ehrenbreitstein  et  Beuel,  sont 
dans  une  grande  efiervescence.  Le  Messie  se 
trouverait  au  sein  de  Tune  d'elles,  à  Doilen- 
dorf.  Il  aurait  manifesté  sa  puissance  par  un 
grand  nombre  de  miracles. 

«  Le  bruit  qui  se  fait  autour  de  cette  affaire 
ne  laisserait  pas  d'inquiéter  le  gouvernement 
provincial,  qui,  craigaanl  tout  de  Texallation 
des  esprits,  aurait  pris  des  mesures  pour  répFi- 
mer  les  désordres 

«  On  ne  doute  point  en  haut  lieu  que  ce 
Messie  dont  le  nom  supposé  est  Aldavid  ne  soit 
an  imposteur.  Le  Docteur  Frohmann,  le  savant 
ethnologue  danois  qui,  en  ce  moment,  est 
l'hôte  de  l'Université  de  Bonn,  s  est  rendu  par 
curiosité  à  DoUendoif,  et  il  affirme  qu'Aldavid 
n'est  pas  juif  ainsi  qu'il  prétend Fètre,  mais  plu- 
tôt un  Français  originaire  de  la  Savoie  où  s*est 
conservée  assez  purement  la  race  des  AUo- 
broges.  Quoi  qu'il  en  soit,  Tautorité  aurait  volon- 
tiers expulsé  Aldavid  si  cela  avait  été  possible  ; 
pjais,  celui  que  les  Juifs  rhénans  appellent  main- 
tenant le  Sauveur  d'Israëlf  disparaît  comme 
par  enchantement  lorsqu'il  lui  plaît.  Il  se  tient 
ordinairement  devant  la  synagogue  de  DoUen- 
dorf,  prêchant  la  reconstitution  du  royaume  de 
Juda  en  termes  violent:  et  enflammés,  qui  ne 


l'ampiiiox  faux-l'essie  207 

vont  pas  sans  rappeler  la  rauque  éloquence 
d'Ézéchiel.  Il  passe  là  trois  ou  quatre  heures  pat 
jour,  et  le  soir  disparaît  sans  que  l'on  puisse 
savoir  ce  qu'il  est  devenu.  On  ne  connaît,  au 
demeurant,  ni  sa  demeure,  ni  le  lieu  où  il  prend 
ses  repas.  On  espère  qu'avant  peu,  ce  faux 
prophète  sera  démasqué  et  que  ses  tours  de 
bateleur  n'abuseront  plus,  ni  l'autorité,  ni  les 
juifs  rhénans.  Revenus  de  leur  erreur,  ceux-ci 
demanderont  d'eux-mêmes  à  être  débarrassés 
d'un  aventurier,  duquel  les  propos  uiensongerSj 
leur  donnant  une  arrogance  regrettable  vis-à- 
vis  du  reste  de  la  population,  pourraient  bien 
provoquer  une  explosion  d'antisémitisfne  dont, 
en  ce  cas,  les  gens  sensés  ne  pourraient  même 
pas  plaindre  les  victimes.  Ajoutons  qu'Aldavid 
parle  parfaitement  l'allemand.  Il  paraît  être  au 
courant  des  usages  des  juifs  et  connaît  aussi 
leur  jargon.  » 


Cette  information,  qui  en  son  temps  excua 
vivement  la  curiosité  du  public,  m'incita,  je  ne 
sais  pourquoi,  à  regretter  l'absence  du  baron 
d'Orme.-aîi,  qui  ne  m'avait  plus  donné  de  ses 
nouvelles  depuis  près  de  deux  ans  : 

«  Voila  une  affaire  propre  à  exciter  l'imagi- 


263  l'hérésiarque  et  c»® 

nation  du  baron,  me  disais-je.  Il  aurait  sans 
doute  bien  des  histoires  de  faux  Messies  à  me 
raconter...  » 

Et  oubliant  la  synagogue  de  Dollendorfj  je 
pensai  à  cet  ami  disparu,  dont  Timagination  et 
les  habitudes  ne  laissaient  pas  d'être  inquié- 
tantes, mais  pour  qui  j'éprouvais  malgré  tout 
un  vif  intérêt.  L'affection  qui  m'avait  uni  à  lui 
lorsque  mon  compagnon  de  classe  au  collège, 
il  se  nommait  tout  simplement  Dormesan  ;  les 
nombreuses  rencontres  dans  lesquelles  il 
m'avait  donné  l'occasion  d'apprécier  son  carac- 
tère singulier  ;  son  manque  de  scrupules  ;  une 
certaine  érudition  désordonnée,  et  une  gentil- 
lesse d'esprit  fort  agréable,  étaient  cause  que 
j'éprouvaiSj  parfois,  comme  un  désir  de  le 
retrouver. 


« 


Le  lendemain,  les  journaux  contenaient  rela- 
tivement à  l'affaire  de  DoUendorf  des  informa- 
tioiisplus  sensationnelles  encore  que  celles  qui 
avaient  paru  la  veille. 

Des  dépêches,  datées  de  Francfort,  de 
Mayence,  de  Leipzig,  de  Strasbourg,  de-  Ham- 
bourg et  de  Berlin,  annonçaient  simultanément 
la  présence  d'Aldavid. 


l'aMPHION    FAUX-ME'.SIE  ':;69 

Comme  à  Dollendorf,  il  avait  apparu  devant 
une  synagogue,  la  principale  de  chaque  ville. 

La  nouvelle  s'étant  vite  répandue,  lesJtiifs 
avaient  accouru,  et  le  Messie  avait  prêché 
partout  dans  des  termes  identiques,  au  témoi- 
gnage des  dépêches  insérées  dans  les  journaux. 

A  Berlin,  vers  cinq  heures,  la  police  ayant 
voulu  s'emparer  de  lui,  la  foule  juive,  qui  Ten- 
tourait,  s'y  était  opposée,  poussant  des  clameurs 
et  des  lamentations,  se  livrant  même  à  des  vio- 
lences qui  provoquèrent  un  grand  nombre 
d'arrestations. 

Pendant  ce  temps,  Aldavid  avait  disparu 
comme  par  miracle... 

Ces  nouvelles  m'impressionnèrent,  mais  pas 
plus  que  le  public  qui  se  passionna  pour  Al- 
david. Et,  dans  la  journée,  les  éditions  spé- 
ciales des  journaux  se  succédèrent  pour  an- 
noncer l'apparition  (on  ne  disait  plus  la  pré- 
sence) du  Messie  à  Prague,  à  Cracovie,  à 
Amsterdam,  à  Vienne,  à  Livourne,  à  Rome 
même. 

Partout  rémotion  était  à  son  comble  et  les 
gouvernements,  comme  on  s'en  souvient,  tin- 
rent des  conseils  dont  les  décisions  furent  gar- 
dées secrètes,  et  pour  cause,  car  toutes  abou- 
tissaient à  cette  constatation  que,  le  pouvoir 
d'Aldavid  paraissant  d'un  ordre  surnaturel  ou 


'^7i3  l'hÉI  ÉSIAî  QUE    LT    0^® 

du  moins  inexplicable  par  les  moyens  dont  dis- 
pose la  science,  il  valait  mieux  attendre,  sans 
intervenir,  des  événements  auxquels  la  force 
publique  ne  semblait  pas  pouvoir  s'opposer. 


Le  lendemain,  des  dépêches  diplomatiques 
échangées  de  cabinet  à  cabinet,  entre  les  gou- 
vernements intéressés,  eurent  pour  résultat  de 
faire  arrêter  les  principaux  banquiers  juifs  de 
chaque  nalion. 

Cette  mesure  s'imposait.  En  effet,  si  comme 
OJi  le  supposait  la  prédication  d'Aldavid  avait 
pour  résultat  de  provoquer  l'exode  des  Juifs 
vers  la  Palestine,  on  pouvait  aussi  compter 
sur  Fexode  des  capitaux  de  tous  les  pays  pour 
la  même  destination,  et  il  fallait  éviter  les  dé- 
sastres financiers  qui  eussent  été  la  suite  de 
cet  événement.  Au  demeurant,  on  pensait  avec 
raison  que  ce  Messie,  dont  Pabiquité  paraissait 
incontestable,  sinon  les  autres  miracles  qu'on 
lui  atlribuait,  pouvait  bien  par  des  moyens 
surnaturels  alimenter  le  budget  du  nouveau 
royaume  de  Juda,  quand  cela  serait  néces- 
saire. Et  les  banquiers  juifs,  traités  d'ailleurs 
avec  beaucoup  d'égards,  furent  mis  en- prison, 
ce  qui  ne  manqua  pas  de  causer  un  très  grand 


L  AMPIilOX    FAUX-Mi:S.SlE  571 

nombre  de  désastres  financiers  :  paniques  dans 
les  Bourses,  faillites  et  suicides. 

Pendant  ce  temps,  l'ubiquité  d'Aldavid  se 
manifestait  en  France  :  à  Nîmes,  à  Avignon,  à 
Bordeaux,  à  Sancerre,  et,  le  Vendredi  saint, 
celui  qu'Israël  acclamait  comme  VEtoile  qui 
devait  sortir  de  Jacob ,  et  que  les  chréliens 
ne  nommaient  plus  que  TAntéchrist,  parut 
vers  trois  heures  de  l'après-midi  à  Paris, 
devant  la  synagogue  de  la  rue  de  la  Victoire. 


Tout  le  monde  attendait  cet  événement,  et, 
depuis  plusieurs  jours  les  Juifs  croyants  de 
Paris  se  tenaient  dans  la  synagogue,  dans  la 
rue  de  la  Victoire  et  jusque  dans  les  rues  avoi- 
sinantes.  Les  fenêtres  des  im  neubles  proches 
de  la  synagogue  avaient  été  louées  à  prix  d'or 
par  les  Israélites  qui  voulaient  voir  le  Messie. 

Lorsqu'il  parut,  la  clameur  fut  immense.  On 
l'entendit  des  hauteurs  de  Montmartre  et  de 
la  place  de  TÉîoile.  Je  me  trouvais  à  cet  ins- 
tant sur  les  Boulevards,  et,  avec  tout  le  monde, 
je  me  précipitai  vers  la  chaussée  d'Antin,  mais 
il  me  fut  impossible  d'aller  au  delà  du  carrefour 
de  la  rue  Lafayelte,  où  des  barrages  d'agents  et 
de  gardes  à  cheval  avaient  été  établis. 


272  L'nÉRÉSIAT  QUE    ET    CJ<^ 

Je  n'appris  que  le  soir,  par  les  journaux, 
l'événement  imprévu  qui  s'était  produit  durant 
celte  apparition. 

Depuis  qu'il  ne  se  prodiguait  plus  seulement 
dans  des  pays  de  langue  allemande,  Aldavid 
parlait  moins.  Ses  nouvelles  apparitions  du- 
raient toujours  autant  que  celles  des  premiers 
temps,  mais  il  se  taisait  fréquemment,  priant  à 
voix  basse,  puis  reprenant  sa  prédication  tou- 
jours dans  la  langue  du  peuple  parmi  lequel  il 
se  trouvait.  Et  ce  don  des  langues,  qui  faisait 
de  sa  vienne  Pentecôte  quotidienne,  n'était  pas 
moins  surprenant  que  son  don  d'ubiquité  et 
que  la  faculté  qui  le  Lassait  disparaître  à  son  gré. 

Pendant  un  des  instants  où,  se  taisant,  le 
Messie  semblait  prier  à  voix  basse  devant  les 
Juifs  prosternés  et  silencieux,  une  voix  puis- 
sante venue  d'une  des  fenêtres  qui  fait  face  à 
la  synagogue  se  fît  entendre.  Levant  la  tète, 
les  assistants  virent  un  moine  au  visage  calme 
et  inspiré.  De  la  miin  gauche  étendue,  il  pré- 
sentait à  Aldavid  un  crucifix,  tandis  que  de  la 
main  droite  il  agitait  un  aspersoir  dont  des 
gouites  d'eau  bénite  atteignirent  l'homme  pro- 
digieux. Ln  même  temps  le  moine  prononçait 
la  formule  catliolique  de  l'exorcisme,  mais 
Teffet  fut  nul,  et  Aldavid  ne  leva  même  pas  les 
yeux  vers  l'f^^orciseur  qui,  tombant  à  genoux. 


l'amphiûn  faux-messie  273 

les  yeux  au  ciel,  baisa  le  crucifix  et  demeura 
longtemps  en  prière,  face  à  face  avec  celui  dont 
le  démon  Légion  n'était  pas  sorti,  et  qui,  s'il 
était  l'Antéchrist,  paraissait  tellement  sûr  de 
soi,  qu'un  exorcisme  même  n'avait  pu  troubler 
son  oraison. 

L'ejffet  de  cette  scène  fut  immense  et,  triom- 
phant dédaigneusement,  les  Juifs  qui  y  avaient 
assisté  s'étaient  gardé  de  toute  injure,  de  toute 
moquerie  à  l'égard  du  moine.  Leurs  yeux  ar- 
dents regardaient  le  Messie,  leurs  cœurs  exul- 
taient, et  tous,  se  prenant  par  la  main,  femmes, 
enfants  et  vieillards,  en  rangs  pressés,  se 
mirent  à  danser  comme  autrefois  David  devant 
l'arche  en  chantant  «  Hosannah  I  »  et  des 
hymnes  d'allégresse. 


Le  Samedi  saint,  Aldavid  apparut  encore,  rue 
de  la  Victoire,  et  dans  les  autres  villes  où  il 
s'était  montré.  On  annonça  sa  présence  dans 
plusieurs  grandes  villes  d'Amérique,  en  Aus- 
tralie, à  Tunis,  à  Alger,  à  Constantinopîe,  à 
Salonique  et  à  Jérusalem,  la  Ville  sainte.  On  si- 
gnalait égalementractivité  du  très  grandnombre 
de  juifs  qui  précipitaient  leur  départ  afin  de  se 
rendre  en  Palestine.  L'émotion  était  partout  à 


*274  l'hérésiarq'  E  et  c»® 

son  comble.  Les  esprits  les  plus  sceptiqaes  se 
rendaient  à  révidance,  avouant  qu'Aldavid 
était  bien  ce  Messie  que  les  prophéties  ont  pro- 
mis aux  juifs.  Les  catholiques  attendaient 
avec  anxiété  que  Rome  se  prononçât  sur  ces 
événements,  mais  le  Vatican  semblait  ignorer 
ce  quisepassait,  et  le  pape  lui-même,  dans  Ten- 
cyclique  Miseincordiam  sur  les  armements, 
quMl  publia  à  cette  époque,  ne  fit  pas  allusion 
au  Messie  qui  se  manifestait  chaque  jour,  à 
Rome  aussi  bien  qu'ailleurs.*. 


Le  jour  de  Pâques,  j'étais  assis  devant  mon 
bureau,  et  je  lisais  avec  attention  les  télé- 
grammes qui  relataient  les  événements  de  la 
veille,  les  paroles  d'Aldavid,  l'exode  des  juifs, 
dont  les  plus  pauvres  s'en  allaient  par  troupes 
à  pied  vers  la  Palestine. 

Tout  à  coup,  mon  nom  prononcé  à  voix 
haute  me  fit  lever  la  tête,  et  je  vis  devant  moi 
le  baron  d'Orme^an  lui-même. 

—  Vous  voilà,  m'écriai-je,  je  n'espérais  plus 
vous  revoir...  Vous  avez  été  absent  au  moins 
pendant  deux  ans...  Mais  comment  êtes-vous 
entré?  Sans  doute,  ai-je  laissé  ma  porte  ou- 
verte I 


LAMI>HION    FAUX-M    SSIE  ^75 

Je  me  levai,  allai  vers  le  baron  et  lui  serrai 
la  main. 

—  Asseyez-vous,  lui  dis-je,  et  racontez-moi 
vos  aventures,  car  je  ne  doute  point  qu'il  ne 
vous  soit  arrivé  des  choses  extraordinaires  de- 
puis que  je  ne  vous  ai  vu. 

—  Je  vais  satisfaire  votre  curiosité,  me  dit-il. 
Souffrez  que  je  reste  ainsi  debout,  appuyé 
contre  la  muraille,  je  n'ai  pas  envie  de  m'asseoir. 

—  Comme  vous  voudrez,  repris-je,  mais  avant 
tout,  dites-moi  d'où  vous  venez,  revenant  I 

Il  me  répondit  en  souriant  : 

—  Vous  feriez  peut-être  mieux  de  me  de- 
mander où  je  suis. 

—  Mais  chez  moi,  parbleu,  répliquai-je  d'un 
ton  impatienté;  vous  n'avez  point  changé... 
lOQJours  aussi  mystérieux!...  Au  fait,  cela  fait 
sans  doute  partie  de  votre  récit.  Ëh  bien  !  où 
èios-vous  ? 

—  Je  suis,  me  répondit-il,  depuis  près  de 
trois  mois,  en  Australie,  dans  une  petite  localité 
du  Queensland,  et  je  m'y  trouve  fort  bien  ;  toute- 
fois, je  ne  tarderai  pas  à  m'embarquer  pour  le 
vieux  Monde,  où  m'appellent  des  affaires  impor- 
tantes. 

Je  le  regardai  un  peu  effrayé. 

—  Vous  m'étonnez,  lui  dis-je,  cependant 
vous  m'avez  habitué  à  tant  de  bizarreries,  que  je 


276  l'hébésîarqu?:  et  c^e 

veux  bien  croire  ce  que  vous  me  dites,  mais  je 
vous  supplie  de  me  l'expliquer.  Vous  êtes  chez 
moi  et  vous  prétendez  être  dans  le  Queensland 
en  Australie  ;  avouez  que  j'ai  lieu  de  ne  pas 
comprendre. 
Il  sourit  encore  et  continua  : 

—  Certes,  je  suis  en  Australie,  ce  qui  ne  vous 
empêche  point  de  me  voir  chez  vous,  de  même 
qu'on  me  voit  en  cet  in-tant  à  Rome,  à  Berlin, 
à  Livourne,  à  Prague,  et  dans  un  si  grand 
nombre  de  villes  que  Ténumération  en  serait 
fastid... 

—  Vous!  m'ecriai-je,  en  l'interrompant,  vous 
seriez  Aldavid? 

--  Lui-même,  répliqua  le  baron  d'Ormesan, 
et  j'espère  qu'à  présent  vous  ne  douterez  plus 
de  mes  paroles. 

J  allai  à  lui,  je  le  tâtai,  le  regardai,  il  était 
bien  là,  appuyé  devant  moi  à  la  muraille, 
aucun  doute  n'était  possible  Je  m'assis  dans  un 
fauteuil  et  contemplai  avidement  cet  homme 
surprenant  qui,  plusieurs  fois  condamné  pour 
vol,  auteur  impuni  d'assassinats  retentissants, 
était  aussi,  et  de  manière  indéniable,  le  plus 
miraculeux  des  mortels.  Je  n'osai  rien  dire  et 
il  rompit  enfin  le  silence. 

—  Oui,  dit-il,  je  suis  cet  Aldavid,  le  Messie 
des  prophéties,  le  procham  roi  de  Judji. 


L  AMPHION    FaUX-M>j3SIE  2  .  , 

—  Yousm*affolez,  protestai-je,  expliquez-moi 
commeiit  vous  avez  pu  accomplir  les  prodiges 
qui  tiennent  en  suspens  l'attention  de  l'uni- 
vers ? 

Il  hésita  un  instant,  puis,  se  décidant  : 

—  La  science,  dit-il,  est  la  cause  des  pré- 
tendus miracles  que  j'accomplis.  Vous  êtes  le 
seul  à  qui  je  puisse  m'ouvrir,  car  je  vous  con- 
nais depuis  longtemps,  et  je  sais  que  vous  ne 
me  trahirez  point,  aussi  bien  ai-je  besoin  d'un 
confident...  Vous  savez  mon  nom  véritable, 
Dormesan,  et  vous  connaissez  quelques  uns  des 
crimes  artistiques  qui  font  la  joie  de  ma  vie. 
J'ai  une  culture  scientifique  aussi  vaste  que  ma 
culture  littéraire,  et  ce  n'est  pas  peu  dire,  puis- 
que, connaissant  à  fond  un  grand  nombre  de 
langues,  je  suis  au  courant  de  toutes  les  grandes 
littératures  anciennes  et  modernes.  Tout  cela 
m'a  servi.  J'ai  eu  des  hauts  et  des  bas,  c'est  vrai, 
mais  une  seule  des  fortunes  que  j'ai  amassées 
et  dissipées,  soit  au  jeu,  soit  en  prodigalités  de 
toutes  sortes,  formeraitune  somme  respectable, 
même  en  Amérique... 

Quoiqu'il  en  soit,  un  petit  héritage,  d'environ 
deux  cent  mille  francs,  m'étant  pour  ainsi  dire 
tombé  du  ciel  il  y  a  quatre  ans,  je  consacrai 
cet  argent  à  des  expériences  scientifiques,  et 
me  vouai  à  des  recherches  ayant  trait  à  la  télé- 


578  l'hérésiarque  et  g^q 

graphie  et  la  télépîionie  sans  fil,  à  la  transmis- 
sion des  images  phoiographiques,  à  la  photo- 
graphie en  couleurs  et  en  relief,  au  cinémato- 
graphe, au  phonographe,  etc..  Ces  travaux 
m'amenèrent  à  m'inquiéter  d'un  point  négligé 
par  tous  les  savants  qui  se  sont  ocoupés  de 
ces  problèmes  passionnants  :  je  veux  parler 
du  toucher  à  distance.  Et  je  finis  par  décou- 
vrir les  principes  de   cette  science  nouvelle. 

De  même  que  la  voix  peut  se  transporter 
d'un  point  à  un  autre  très  éloigné,  de  même 
l'apparence  d'un  corps,  et  les  propriétés  de 
résir^tance  par  lesquelles  les  aveugles  en 
acquièrent  la  notion,  peuvent  se  transmettre, 
sans  qu'il  soit  nécessaire  que  rien  relie  l'ubi- 
quibte  aux  corps  qu'il  projette.  J'ajoute  que  le 
nouveau  corps  conserve  la  plénitude  des 
facultés  humaines,  dans  la  limite  où  elles  sont 
exercées  à  l'appareil  par  le  véritable  corps. 

Les  récits  miraculeux,  les  contes  populaires, 
qui  accordent  à  certains  personnages  le  don 
d'ubiquité,  montrent  que  d'autres  hommes  avant 
moi  ont  agité  la  question  du  touchera  distance  ; 
toutefois  ce  n'étaient  que  rêveries  sans  imior- 
tance.  Il  m'était  réservé  de  résoudre,  scientifi- 
quement et  pratiquement,  le  problème. 

Bien  entendu,  je  laisse  de  côté  les  phéno- 
mènes ou  prétendus  phénomènes   médionaux 


l'amphion  faux-m  ssîe  279 

touchant  le  dédoublement  des  corps  ;  ces  phé- 
nomènes, qu'on  connaît  mal,  n'ont  rien  à  voir, 
d'après  ce  que  j'en  sais,  avec  les  recherches, 
que  j'ai  menées  à  bien. 

Après  desnom.breuses  expériences,  je  parvins 
à  construire  deux  appareils  dont  je  gardai  Tun, 
tandis  que  je  plaçais  l'autre  contre  un  arbre  situé 
au  bord  d'une  allée  du  parc  Montsouris.  Mon 
expérience  réussit  pieinemt;nt,  et,  actionnant 
Tappareil  transmetteur  qui  m'avait  coûté  tant 
de  soins,  et  que  je  porte  sans  cesse  sur  moi,  je 
pouvais,  sans  quitter  le  lieu  où  je  me  trouvais 
en  réalité,  apparaître,  me  trouver  en  même 
temps  au  parc  Monsouris  ;  et  sinon  m'y  pro- 
mener, du  moins  voir,  parler,  toucher  et  être 
touché  dans  les  deax  endroits  à  la  fois.  Plus 
tard,  j'installai  un  autre  de  mes  appareils  récep- 
teurs contre  un  arbre  des  Champs-Elysées, 
et  je  constatai,  avec  joie,  que  je  pouvais  aussi 
bien  m^e  trouver  dans  trois  endroits  à  la  fois. 
Désormais,,  le  monde  était  à  moi.  J'eusse  pu 
tirer  des  profits  immenses  do  mon  invention, 
mais  je  préférai  la  garder  uniquement  à  mon 
usage.  Mes  appareils  récepteurs  sont  petits,  ont 
un  aspect  insignifiant,  et  il  n'est  pas  encore 
arrivé  qu'on  les  ait  enlevés  des  endroits  où  je 
les  ai  placés.  J'en  mis  un  chez  vous,  cher  ami, 
il  y  a  deux  ans,  mais  c'est  la  première  fois  que 


2S0  L'iIÉliÉSlAt.QUE    LT    0^ 

je  m'en  sers,  et  vous  ne  l'aviez  jamais  aperçu. 

—  C'est  vrai,  dis-je,  je  ne  l'ai  jamais  vu. 

—  Ces  appareils,  continua-t-il,  ont  tout  sim- 
plement l'apparence  d'un  clou...  Je  voyageai, 
pendant  près  de  deux  ans,  dotant  de  récepteurs 
la  façade  de  toutes  les  synagogues.  Car  mon 
dessein  étant  de  devenir  roi,  de  simple  baron 
que  je  me  suis  fait,  je  ne  pouvais  espérer 
réussir  qu'en  fondant  de  nouveau  le  royaume 
de  Juda,  dont  les  Juifs  espèrent  depuis  si  long- 
temps la  reconstitution. 

Je  parcourus  successivement  les  cinq  parties 
du  Monde,  me  tenant  d'ailleurs  toujours,  grâce 
à  mon  ubiquité,  en  relations  avec  ma  maison  à 
Paris,  avec  une  maîtresse  que  j'aime,  qui  me 
le  rend,  et  qui,  voyageant  avec  moi,  m'aurait 
gêné. 

Mais,  voyez  le  côté  pratique  de  cette  inven- 
tion !  Ma  maîtresse,  une  femme  charmante  et 
mariée,  n'a  jamais  été  au  courant  de  mes 
voyages.  Elle  ignore  même  si  j*ai  quitté  Paris, 
car  chaque  semaine,  le  mercredi,  lorsqu'elle 
vient  chez  moi  avide  de  caresses,  elle  me  trouve 
au  lit.  J'y  ai  adapté  un  de  mes  appareils,  et  c'est 
ainsi  que,  de  Chicago,  de  Jérusalem  et  de  Mel- 
bourne, j'ai  pu  faire  à  ma  maîtresse,  à  Paris, 
trois  enfants,  qui  hélas!  ne  porteront  point  mon 
nom. 


581 

—  Paissiez  vous  trouvez  miséricorde,  dis-je, 
le  véritable  Messie  pardonna  à  la  femm^  adul- 
tère. 

Il  ne  releva  point  ce  que  je  venais  de  dire,  et 
ajouta  : 

—  Pour  le  reste,  vous  connaissez  les  événe- 
ments aussi  bien  que  moi-même. 

—  Je  les  connais,  répliqu-ii-je,  et  je  vous  juge 
sévèrement.  Je  ne  vous  crois  pas  les  qualités 
d'un  fondateur  d'empire,  encore  moins  celles 
d'un  bon  monarqae,  votre  vie  criminelle  vous 
condamne  et  vos  imaginations  vous  feront  un 
jour  mener  votre  peuple  à  la  ruine.  Homme  de 
science,  habile  dans  les  arts,  vous  méritiez, 
malgré  vos  crimes,  Tindalgence  et  peat-è.re 
mêmeradmiration  des  gens  instruits  et  de  bon 
sens.  Mais,  roi,  vous  n'avez  pas  le  djoit  de  l'être, 
vous  ne  saurez  point  promulguer  de  lois  justes, 
et  vos  sujets  ne  seront  que  les  jouets  de  vos 
caprices.  Ptenoncezà  ce  rêve  insensé  d'un  trône 
dont  vous  êtes  indigne.  De  pauvres  gens  s'en 
vont  à  pied  sur  les  routes,  vous  croyant  un  per- 
sonnage sacré  qui  relèvera  le  Temple  dj  Jéru- 
salem. Un  grand  nombre  déjà  sont  morts  en  ctie- 
min  pour  le  misérable  imposteur  que  vous  êtes. 
Renoncez  à  vous  dire  plus  longtemps  le  Messie 
que  vous  n'êtes  point,  ou  je  vous  dénoncerai  ! 

—  On  vous  prendra  pour  un  fbu,  mo  dit  en 


28"2  l'hérésiarque  et  c^^ 

ricanant  le  faiîxMessie  ;  et  me  croyez- vous  assez 
sot  pour  vous  avoir  donné  les  lumières  suffi- 
san  tes  qui  vous  permettraient  de  me  faire  tort 
en  détruisant  mon  appareil? Délrompez-vous!... 


La  colère  m'aveuglait,  je  ne  savais  plus  au 
juste  ce  que  je  faisais.  Ayant  saisi  sur  ma  table 
un  revolver  qui  s'y  trouve  toujours,  j'en  déchar- 
geai les  six  balles  sur  le  faux  corps  apparent 
et  solide  du  faux  Messie,  qui  s'affaissa  en  pous- 
sant un  grand  cri.  Je  me  précipitai  :1e corps  était 
làj  je  venais  de  tuer  mon  ami  Dormesan,  cri- 
minelj  mais  compagnon  si  agréable.  Je  ne 
savais  que  faire  : 

—  11  m'a  abusé,  me  dis-je,  c'était  une  farce. 
Il  est  bien  venu  ici  à  rim]  roviste,  il  est  entré 
sans  que  je  1  entendisse,  ma  porte  était  certai- 
nement ouverte.  Il  s'est  moqué  de  moi  en  se 
faisant  passer  pour  Aldavid,  c'était  fantastique 
et  charmant.  Je  m'y  suis  laissé  prendre  et  l'ai 
tué...  Hélas  I  que  vfis-je  devenir? 

Et  je  rééditai  quelque  temps  devant  le  corps 
ensanglanté  de  mon  ami... 

Puis,  tout  à  coup,  une  rumeur  extraordinaire 
me  fit  sursauter.  Encore  un  tour  d'AIduvid, 
pensal-je,  il  annonce  sans  doute  son  couronne- 


l'aMPHION    FAUX-MESSI3  283 

ment.  Puissé-je  l'avoir  tué  et  avoir  encore  près 
de  moi  mon  ami  Dormesan. 

J'ouvris  la  fenêtr-  pour  connaître  quel  miracle 
avait  encore  accompli  le  prodigieux  thauma- 
turge, et  je  vis  une  nuée  de  camelots  porteurs 
de  journaux  divers,  qui,  malgré  les  ordo]> 
nances  de  police  interdisant  l'annonce  des  in- 
formations, criaient  tous  en  courant  à  toutes 
jambes  : 

—  La  raori  du  Messie,  curieux  détails  sur 
sa  fin  subite. 

Mon  sang  S3  glaça  dans  mes  veines,  et  je 
tombai  évanoui. 


Je  me  réveillai  vers  une  heure  du  malin,  et 
frissonnai  en  touchant  près  de  moi  le  cadavre. 
Je  me  levai  aussitôt  ;  puis,  je  soulevai  le  corps 
en  rassemblant  toutes  mes  forces  et  je  le  jetai 
par  la  fenêtre. 

Je  passai  le  reste  de  la  nuit  à  effacer  les  taches 
sang  qui  s'étalaient  sur  mon  parquet,  puis  je 
sortis  acheter  les  journaux,  et  j'y  lus  ce  que 
tout  le  monde  sait  :  la  mort  subite  d'Aldavid 
dans  huit  cent  quarante  villes  situées  dans  les 
cinq  parties  du  Monde 

Celui  qu'on  appelait  le  Messie  semblait  prier 


284  l'héré3i\rque  LT  C^e 

depuis  plus  d'une  heure,  quand  tout  à  coup  il 
poussa  un  grand  cri,  tandis  que  six  trous,  sem- 
blables à  ceux  que  font  les  balles  de  revolver, 
apparurent  sur  lui  dans  la  région  du  cœur.  Par- 
tout il  s'affaissa  aussitôt,  et,  malgré  les  soins 
qui  partout  lui  furent  prodigués,  partout  il  était 
mort. 

Cette  profusion  de  corps  appartenant  à  un 
seul  homme  —  exactement  huit  cent  quarante 
et  un,  car  par  un  phénomène  singulier  on 
avait  trouvé  deux  de  ces  corps  à  Paris  — 
n'étonna  pas  outre  mesure  le  public,  a  qui 
Aldavid  avait  donné  bien  d'autres  sujets  d  éton- 
nement. 

Partout,  les  Juifs  lui  firent  des  funérailles 
imiiosantes.  Us  pouvaient  à  peine  croire  à  sa 
mort  et  affirmaient  qu'il  ressusciterait.  Mais 
c'est  en  vain  qu  iis  attendirent  cet  événement, 
et  la  reconstitution  du  Royaume  de  Juda  fut 
remise  à  d'autres  temps. 


Je  regardai  attentivement  le  mur  contre 
lequel  Dormesan  m'était  apparu.  J'y  trouvai 
bien  un  clou,  mais  tellement  semblable  aux 
autres  clous  auxquels  je  le  comparai,  qu'il  me 


l'ampiiion  faux-messie  "285 

parut  impossible  que  ce  fût  là  un  de  se.^  engias. 

Au  demeurant,  ne  m'avait-il  pas  dit  lui- 
même  qu'il  me  cachait  les  particularités  essen- 
tielles des  appareils  qui  lui  servaient  à  faire 
paraître  les  corps  postiches,  grâce  à  sa  décou- 
verte des  lois  du  toucher  à  distance? 

Aussi,  suis-je  incapable  de  donner  le  moindre 
renseignement  touchant  l'invention  prodigieuse 
de  ce  baron  d'Ormesan,  dont  les  aventures, 
surprenantes  ou  amusantes,  ont  fait  longtemps 
mes  délices. 


1899-1910, 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Le  passant  de  Prague 1 

Le  sacrilège 21 

Le  juif  latin 33 

L'hérési.arque      53 

L'infaillibilité  . 71 

Trois  histoires  de  châtiments  divins 81 

I.  Le  giton  .   . 83 

II,   La  danseuse 87 

III.  D'un  monstre  à  Lyon  ou  L'Envie  .....  92 

Simon  Mage    .   . 97 

L'Otmika     . H3 

Que  Vio-re?. • 133 

La  rose  de  îlildesheim 155 

Les  pèlerins  piémontais 167 

La  disparition  d'Honoré  Subrac 181 

Le  matelot  d'Amsterdam 191 

Histoire  d'une  famille   vertueuse,   d'une  hotte  et   d'un 

calcul 201 

La  serviette  des  poètes   .  , <  .  .  .  221 


288  TABLE    DES    MATIÈRES 

L'amphion  faux-messie  ou  histoires  et  aventures  du  baron 

d'Ormesan 229 

I.  Le  Guide 231 

II    Un  beau  film     238 

m    Le  cigare  romanesque 245 

IV.  La  lèpre  251 

Y.    Cox-City 258 

VI.  Le  toucher  à  distance 265 


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La  Bibliothèque 
Université  d^Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


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L'HERESIAFCU