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Z601
P6H4
1922
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in 2011 with funding from
University of Toronto
littp://www.archive.org/details/lhrsiarqueciOOapol
J' ^
L'HERESIARQUE a e
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
L'Enchanteur Pourrissant, avec bois d'André Derain. 1S09
Le Bestiaire du Cortège d'Orphée, poèmes, avec bois de
Raoul Duly 1911
Les Peintres cubistes 1912
Alcools, poèmes 1913
Case d'Armons 1915
Le Poète assassiné, avec un portrait de l'auteur, par
André Rouveyre 1916
Vitam Impendere Amort, avec un dessin d'André Rou-
veyre 1917
Les Mamelles de Tiresias, musique de Germaine-Albert
Birot, et dessins de Serge Ferrât 1918
Calligrammes, avec un porlr.\ : de l'auteur par Pablo
Picasso 1918
E. GREVDî — IMPRIMERIE DE LAGNY
^ . ^
L'HERESIARQUE
a c
lE
GUILLAUME APOLLINAIRE
DIXIEME EDITION
1922
PARIS
DELAMAIN, BOUTELLEAU ET C*^ , ÉDITEURS
flace du Théâtre Français, et 7, rue du Vieux-Colombier.
LIBRAIRIE STOCK
Pc
1917.
L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de ira»
iluaion et de reproduction pour tous les pays, 7 compris la
Suède et la Norvège.
Cet ouvrage a été déposé au Ministère de l'Intérieur (section de
la librairie) en of^obre 1910.
THADÉE NATANSON
CES
PHILTRES DE PHANTASE
LE PASSANT DE PRAGUE
LE PASSANT DE PRAGUE
En mars 1902, je fus à Prague.
J'arrivais de Dresde.
Dès Bodenbach, où sont les douanes autri-
chiennes, les allures des employés de chemin
de fer m'avaient montré que la raideur alle-
mande n'existe pas dans l'empire des Habs-
bourg.
Lorsqu'à la gare je m'enquis de la consigne,
afin d'y déposer ma valise, l'employé me la
prit ; puis, tirant de sa poche un billet depuis
longtemps utilisé et graisseux, il le déchira en
deux et m'en donna une moitié en m*invitant
à la garder soigneusement. Il m'assura que, de
son côté, il ferait de même pour Vautre moitié,
et que, les deux fragments de billet coïncidant,
je prouverais ainsi être le propriétaire du
4 l'hérésiarque et Cie
bagage quand il me plairait de rentrer en sa pos-
session, lime salua en retirant son disgracieux
képi autrichien.
A la sortie de la gare François-Joseph, après
avoir congédié les faquins, d'obséquiosité tout
italienne, qui s'offraient en un allemand in-
compréhensible, je m'engageai dans de vieilles
rues, afin de trouver un logis en rapport avec
ma bourse.de voyageur peu riche. Selon une
habitude assez inconvenante, mais très com-
mode quand on ne connaît rien d'une ville, je
me renseignai auprès de plusieurs passants.
Pour mon étonnement, les cinq premiers ne
comprenaient pas un mot d'allemand, mais seu-
lement le tchèque. Le sixième, auquel je m'a-
dressai, m'écouta, sourit, et me répondit en
français :
— Parlez français, monsieur, nous détestons
les Allemands bien plus que ne font les Fran-
çais. Nous les haïssons, ces gens qui veulent
nous imposer leur langue, profitent de nos
industries et de notre sol dont la fécondité pro-
duit tout, le vin, le charbon, les pierres fines et
les métaux précieux, tout, sauf le sel. A Prague,
on ne parle que le tchèque. Mais lorsque vous
parlerez français, ceux qui sauront vous ré-
pondre le ieront toujours avec joie.
Il m'indiqua un hôtel situé dans une rue dont
LE PASSANT DE PaAGUE
le nom est orthographié de telle sorte qu'on le
prononce PoTJiiz, et prit con gé en m'assurant
de sa sympathie pour la France.
Peu de jours auparavant, Paris avait fêté le
centenaire de Victor Hugo.
Je pus me rendre compte que les sympathies
bohémiennes, manifestées à cette occasion,
n'étaient pas vaines. Sur les murs, de belles
affiches annonçaient les traductions en tchèque
des romans de Victor Hugo. Les devantures
des librairies semblaient de véritables musées
bibliographiques du poète. Sur les vitrines
étaient collés des extraits de journaux parisiens
relatant la visite du maire de Prague et des
Sokols. Je me dem.ande encore quel était le
rôle de la gymnastique en cette aûaire.
Le rez-de chaussée de Thôtel qui m'avait été
indiqué, était occupé par un café chantant. Au
premier étage, je trouvai une vieille qui, après
que j'eus débattu le prix, me mena dans une
chambre étroite où étaient deux lits. Je spécifiai
que j'entendais habiter seul. La femme sourit,
et me dit que je ferais comme bon me semble-
rait ; qu'en tout cas je trouverais facilement une
compagne au café-chantant du rez-de-chaussée.
L ni: RÉSIA TIQUE ET C^«
Je sortis, dans l'intôution de me promener
tant qu'il ferait jour et de dîner ensuite dans
une auberge bohémienne. Selon ma coutume,
je me renseignai auprès dun passant. Il se
trouva que celui-ci reconnut aussi mon accent
et me répondit en français :
— Je suis étranger comme vous, mais je
connais assez Prague et ses beautés pour vous
inviter à m'accompagner à travers la ville.
Je regardai Thomme. Il me parut sexagé-
naire, mais encore vert. Son vêtement appa-
rent se composait d'un long manteau marron
au col de loutre, d'un pantalon de drap noir
assez étroit pour mouler un mollet qu'on devi-
nait très musclé. Il était coiffé d'un large cha-
peau de feutre noir, comme en portent souvent
les professeurs allemands. Son front était en-
touré d'une bandelette de soie noire. Ses
chaussures de cuir mou, sans talons, étouf-
faient le bruit de ses pas égaux et lents comme
ceux de quelqu'un qui, ayant un long chemin
à parcourir, ne veut pas être fatigué en arrivant
au but. Nous allions sans parler. Je détaillai le
profil de mon compagnon. Le visage disparais-
sait presque dans la masse de la barbe, des
LE PASSANT DE PRAGUE /
moustaches, et des cheveux démesurément
longs mais soigneusement peignés, d'une blan-
cheur d'hermine. On voyait pourtant les lèvres
épaisses et violettes. Le nez proéminait, poilu
et courbe. Près d'un urinoir, Finconu s'arrêta
et me dit :
— Pardon, monsieur.
Je le suivis. Je vis que son pantalon était à
pont. Dès que nous fûmes sortis :
— Regardez ces anciennes maisons, dit-il ;
elles conservent les âignes qui les distinguaient
avant qu'on ne les eût numérotées. Voici la
maison à la Vierge, celle-là est à VAigle, et
voilà la maison au Chevalier.
Au-dessus du portail de cette dernière une
date était gravée.
Le vieillard la lut à haute voix :
■— 1721. Où étais-je donc?.,. Le 21 juin 1721
j'arrivai aux portes de Munich.
Je l'écoutais. effrayé, et pensant avoir affaire
à un fou. Il me regarda et sourit, découvrant
des gencives édentées. Il continua ;
J'arrivai aux portes de Munich. Mais il paraît
que ma figure ne plul pas aux soldats du poste,
car ils m'interrogèrent de façon fort indiscrète.
Mes réponses ne les satisfaisant pas, ils me
garrottèrent et me menèrent devant les inqui-
siteurs. Bien que ma conscience fût nette, je
8 l'hérésiarque et Qie
n'étais pas fort rassuré. En chemin, la vue du
saint Onuphre, peint sur la maison qui porte
actuellement le numéro 17 de la Marienplatz,
m'assura que je vivrais au moins jusqu'au len-
demain. Car cette image a la prr>priété d'ac-
corder un jour de vie à qui la regarde. Il est
vrai que, pour moi, cette vue n'avait que peu
d'utilité ; je possède l'ironique certitude de sur-
vivre. Les juges me remirent en liberté, et,
durant huit jours, je me promenai dans Munich.
— Vous étiez bien jeune alors, articalai-je
pour dire quelque chose; bien jeune I
Il répondit sur un ton d'indifférence :
— Plus jeune de près de deux siècles. Mais,
sauf le costume, j'avais le même aspect qu'au-
jourd'hui. Ce n'était d'ailleurs pas ma première
visite à Munich. J'y étais venu en 1334, et je
me souviens toujours de deux cortèges que j'y
rencontrai. Le premier était composé d'ar-
chers promenant une ribaude, qui faisait vail-
lamment tête aux huées populaires et portait
royalement sa couronne de paille, diadème
infamant au sommet duquel tintinnabulait une
clochette; deux longues tresses de paille des-
cendaient jusqu'aux jarrets de la belle fille.
Ses mains enchaînées étaient croisées sur son
ventre qui avançait vénérieusement, selon la
mode d'une époque où la beauté des femmes
LE PASSANT DE PRAGUE \J
consistait à paraître enceintes. C'est d'ailleurs
leur seule beauté. Le second cortège était
celui d'un juif qu'on menait pendre. Avec la
foule hurlante et saoule de bière, je marchai
jusqu'aux potences. Le juif avait la tête prise
dans un masque de fer peint en rouge. Ce mas-
que simulait une figure diabolique, dont les
oreilles avaient, à vrai dire, la forme des cor-
nets qui sont les oreilles d'âne dont on coiffe
les méchants enfants. Le nez s'allongeait en
pointe, et, pesant, forçait le malheureux à
marcher courbé. Une langue immense, plate,
étroite et roulée complétait ce jouet incom-
mode. Nulle femme n'avait pitié du juif. Aucune
n'eut l'idée d'essuyer sa face suante sous le
masque, — comme cette inconnue qui essuya
le visage de Jésus avec le linge appelé Sainte-
Véroiyque. Ayant remarqué qu'un valet du
cortège menait deux gros chiens en laisse,
la plèbe exigea qu'on les pendît aux côtés du
juif. Je- trouvai que c'était un double sacrilège,
au point de vue de la religion de ces gens-la,
qui firent du juif une sorte de Christ navrant,
et au point de vue de l'humanité, car je déteste
les animaux, monsieur, et ne supporte pas
qu'on les traite en hommes I
— Vous éles Israélite, n'est-ce pas? dis-je
simplement.
iO l'hébésiabque et c*«
Il répondit :
— Je suis le Juif Errant. Vous l'aviez sans
doute déjà deviné. Je suis l'Éternel Juif —
c'est ainsi que m'appellent les Allemands. Je
suis Isaac Laquedem.
Je lui donnai ma carte en lui disant :
— Vous étiez a Paris, l'an dernier, en avril,
n'est-ce pas? Et vous avez écrit à la craie votre
nom sur un mur de la rue de Bretagne. Je me
souviens de l'avoir lu, un jour que, sur l'impé-
riale d'un omnibus, je me rendais à la Bastille.
Il dit que c'était vrai, et je continuai :
— On vous attribue souvent le nom d'Ahas-
vérus ?
— Mon Dieu, ces noms m'appartiennent et
bien d'autres encore î La complainte que l'on
chanta après ma visite à Bruxelles me nomme
Isaac Laquedem, d'après Philippe Mouskes, qui,
en 1243, mit en rimes flamandes mon histoire.
Le chroniqueur anglais Mathieu, de Paris, qui
la tenait du patriarche arménien, l'avait déjà
racontée. Depuis, les poètes et les chroniqueurs
ont souvent rapporté mes passages, sous le nom
dAhasver, A-hasvérus ou Ahasvère, dans telles
ou telles villes. Les Italiens me nomment But-
tadio — en latin Buttadeus ; — les Bretons,
Boudedeo; les Espagnols, Juan Espéra-en-
Dios. Je préfère le nom d'Isaac Laquedem, sous
LE PASSANT Dtà PRAGUE li
lequel on m'a vu souvent en Hollande. Des
auteurs prétendent que j'étais portier chez
Ponce-Piiate, et que mon nom était Kartha-
philos. D'autres ne voient en moi qu'un save-
tier, et la ville de Berne s'iionore de conserver
une paire de bottes qu'on prétend faites par
moi et que j'y aurais laissées après mon pas-
sage. Mais je ne dirai rien sur mon identité,
sinon que Jésus m'ordonna de marcher jusqu'à
son retour. J« n'ai pas lu les œuvres que j'ai
inspirées, mais j'en connais le nom des auteurs.
Ce sont : Goethe, Schubart, Schlegel, Schrei-
ber, von Schenck, Plîzer, W. Muiler, Lenau,
Zedlitz, Moseos, Kohler, Klingemann, Levin,
Schiiking, Andersen, Heller, Herrig, Hamer-
ling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Hellig,
Neubaur, Paulus Cassel, Edgard Quinet, Eu-
gène Sue, Gaston Paris, Jean Richepin, Jules
Jouy, l'Anglais Conway, les Pragois Max Haus-
hofer et Suchomel. Il est juste d'ajouter que
tous ces auteurs se sont aidés du petit livre
de colportage qui, paru à Leyde en 1602, fut
aussitôt traduit en latin, français et hollan-
dais, et fut rajeuni et augmenté par Simrock
dans ses livres populaires allemands. Mais
regardez! Voici le Ring ou Place de Grève.
Cette église contient la tombe de l'astroiiome
Tycho-Brahé ; Jean Huss y prêcha, et ses
l'2 l'hérésiaroue et ci*
murailles gardent les marques des boulets des
guerres de Trente Ans et de Sept Ans.
Nous nous tûmes, visitâmes l'église, puis
allâmes entendre tinter l'heure à l'horloge de
l'Hôtel de Ville. La Mort, tirant la corde, sonnait
en hochant la tête. D'autres statuettes re-
muaient, tandis que le coq battait des ailes
et que, devant une fenêtre ouverte, les Douze
ApôLres passaient en jetant un coup d'œil impas-
sible sur la rue. Après avoir visité la désolante
prison appelée Schblnskd, nous traversâmes le
quartier juif aux étalages de vieux habits, de
ferrailles et d'autres choses sans nom. Des bou-
chers dépeçaient des veaux. Des femmes bot-
tées se hâtaient. Des juifs en deui] passaient,
reconnaissables à leurs habits déchirés. Les
enfants s*apostrophaient en tchèque ou en
jargon hébraïque. Nous visitâmes, tête cou-
verte, Tantique synagogue, où les femmes
n'entrent point pendant les cérémonies, mais
regardent par une lucarne. Cette synagogue a
Tair d'une tombe, où dort voilé le vieux rouleau
de parchemin qui est une admirable thora.
Ensuite, Laquedem lut à l'horloge de l'Hôtel de
Ville juif qu'il était trois heures. Cette horloge
porte des chiffres hébreux et ses aiguilles mar-
chent à rebours. Nous passâmes la Moldau sur
la Carlsbriicke, pont d'où saint Jean Népomu-
LE Passant di£ praGuë 13
cène, martyr du secret de la Confession, fut
jeté dans la rivière. De ce pont orné de statues
pieuses, on a le spectacle magnifique de la
Moldau et de toute la ville de Prague avec ses
églises et ses couvents.
En face de nous se dressait la colline du
Hradschin. Pendant que nous montions entre
les palais, nous parlâmes.
— Je croyais, dis-je, que vous n'existiez pas.
Votre légende, me semblait-il, symbolisait
votre race errante... J'aime les Juifs, monsieur.
Ils s'agitent agréablement et il en est de
malheureux... Ainsi, c'est vrai, Jésus vous
chassa?
— C'est vrai, mais ne parlons pas de cela.
Je suis accoutumé à ma vie sans fin et sans
repos. Car je ne dors pas. Je marche sans cesse,
et marcherai encore pendant que se manifeste*
ront les Quinze Signes du Jugement Dernier.
Mais je ne parcours pas un chemin de la croix,
mes routes sont heureuses. Témoin immortel
et unique de la présence du Christ sur la terre,
j'atteste aux hommes la réalité du drame divin
et rédempteur qui se dénoua sur le Golgotha.
Quelle gloire ! Quelle joie ! Mais je suis aussi
depuis dix-neuf siècles le spectateur de l'Hu-
manité, qui me procure de merveilleux diver-
tissements. Mon péché, monsieur, fut un péché
14 L'iiEKESîAhQUL ET C'«
de génie, et il y a bien longtemps que j'ai cessé
de m'en repentir.
II se tut. Nous visitâmes le château royal du
Hradschin, aux salles majestueuses et désolées,
puis la cathédrale, où sont les tombes royales
et la châsse d'argent de saint Népomucène.
Dans la chapelle où Ton couronnait les rois
de Bohème, et où le saint roi Wenceslas subit
le martyre, Laquedem me fit remarquer que
les murailles étaient de gemmes : agates et
améthystes. Il m'indiqua une améthyste :
— Voyez, au centre, les veinures dessinent
une face aux yeux flamboyants et fous. On pré-
tend que c'est le masque de Napoléon.
— C'est mon visage, m'écriai-je, avec mes
yeux sombres et jaloux !
Et c'est vrai. Il est là, mon portrait doulou-
reux, près de la porte de bronze où pend l'an-
neau que tenait saint Wenceslas quand il fut
massacré. Nous dûmes sortir. J'étais pâle et
malheureux de m 'être vu fou, moi qui crains
tant de le devenir. Laquedem, pitoyable, me
consola et me dit :
— Ne visitons plus de monuments. Mar-
chons dans les rues. Regardez bien Prague ;
Humboldt affirme qu'elle est parmi les cinq
villes les plus intéressantes d'Europe.
'— Vous lisez donc?
LE PASSANT DE PRAGUE 15
— Oh! parfois, de bons livres, en marchant...
Allons, riez ! J'aime aussi parfois en marchant.
— Quoi! vous aimez et n'êtes jamais jaloux?
— Mes amours d'un instant valent des
amours d'un siècle. Mais, par bonheur, per-
sonne ne me suit, et je n'ai pas le temps de
prendre cette habitude d'où s'engendre la
jalousie. Allons, riez ! ne craignez ni l'avenir,
ni la mort. On n'est jamais sûr de mourir.
Croyez-vous donc que je sois seul à n'être pas
mort! Souvenez-vous d'Enoch, d'Elie, d'Empé-
docle, d'Apollonius de Tyane. N'y a-t-il plus
personne au monde pour croire que Napoléon
vive encore? Et ce malheureux roi de Bavière,
Louis II! Demandez aux Bavarois. Tous affir-
meront que leur roi magnifique etfou vit encore.
Vous-même, vous ne mourrez peut-être pas.
La nuit descendait et les lumières naissaient
sur la ville. Nous repassâmes la Moldau par
un pon^ plus moderne :
— Il est l'heure de dîner, dit Laquedem, la
marche excite l'appétit etje suis un gros mangeur.
Nous entrâmes dans une auberge où l'on fai-
sait de la musique.
Il y avait là un violoniste; un homme qui
16 l'hérésiarque et Ci«
tenaille tambour, la grosse caisse et le triangle;
un troisième, qui touchait une sorte d'harmo-
nium à deux petits claviersjuxtaposés et placés
sur soufflets. Ces trois musiciens faisaient un
bruit du diable et accompagnaient fort bien le
goulasch au paprika, les pommes de terre
sautées mêlées de grains de cumin, le pain aux
graines de pavot et la bière amère de Pilsen
qu'on nous servit. Laquedem mangea debout
en se promenant dans la salle. Les musiciens
jouaient puis quêtaient. Pendant ce temps, la
salle s'emplissait des voix gutturales de ses
hôtes, tous Bohémiens à tête en boule, à face
ronde, au nez en Tair. Laquedem parla délibé-
rément. Je vis qu'il m'indiquait. On me regarda ;
quelqu'un vint me serrer la main en disant :
a Vive la Frantzé ! »
La musique joua la Ma.rseillaise. Petit à
petit l'auberge s'emplit. Il y avait là aussi des
femmes. Alors, on dansa. Laquedem saisit la
jolie fille de l'hôte, et les voir me fut un
ravissement. Tous deux dansaient comme des
anges, selon ce qu'en dit le Talmud qui appelle
les anges maîtres de danse. Soudain, il
empoigna sa danseuse, la souleva et balla ainsi
aux applaudissements de tous. Quand la fille
fut de nouveau sur ses pieds, elle était sérieuse
et quasi pâmée. Laquedem lui donna un bai-
LE PASSANT DE PRAGUE - 17
ser qui claqua juvénilement. Il voulut payer
son écot dont le montant était d'un florin. A
cet effet il tira sa bourse, sœur de celle de Fortu-
natus et jamais vide des cinq sous légendaires.
*
Nous sortîmes de l'auberge et traversâmes
la grande place rectangulaire nommée Wen-
zelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt ou Vàclavské
Nàmesti. Il était dix heures. A la lueur des
réverbères rôdaient des femmes qui, au passage,
nous murmuraient des mots tchèques d'invite.
Laquedem m'entraîna dans la ville juive en
disant :
— Vous allez voir : pour la nuit, chaque
maison s'est transformée en lupanar.
C'était vrai. A chaque porte se tenait, debout
ou assise, tête couverte d'un châle, une
matrone marmonnant Tappel à Tamour noc-
turne. Tout d'un coup, Laquedem dit ;
— Voulez-vous venir au quartier des Vigno-
bles Royaux? On y trouve des fillettes de qua-
torze à quinze ans, que des philopèdes eux-
mêmes trouveraient de leur goût.
Je déclinai cette offre tentante. Dans une
maison proche, nous bûmes du vin de Hongrie
avec des femmes en peignoir, allemandes,
18 L*IÎÉRÉ?IARQUE ET C»»
hongroises ou bohémiennes. La fête devint
crapuleuse, mais je ne m'en mêlai pas.
Laquedem méprisa ma réserve. Il entreprit
une Hongroise tétonnière et fessue. Bientôt
débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur
du vieillard. Son sexe circoncis évoquait un
tronc noueux, ou ce poteau de couleurs des
Peaux-Rouges, bariolé de terre de Sienne,
d'écarlateetdu violet sombre des ciels d'orage.
Au bout d'un quart d'heure, ils revinrent. La
fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait
en allemand :
— Il a marché tout le temps, il a marché
tout le temps !
Laquedem riait; nous payâmes et partîmes.
Il me dit :
— J'ai été fort content de cette fille et je
suis rarement satisfait. Je ne me souviens de
pareilles jouissances qu'à Forli, en 1^67, où
j'eus une pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne,
je ne sais plus en quelle année du xiv® siècle,
auprès d'une fornarine mariée, dont les che-
veux avaient la couleur des pains dorés. En
1542, à Hambourg, Je fus si épris, que j'allai
dans une église, pieds nus, supplier Dieu val-
LE PASSANT DE PRAGUE 19
nement de me pardonner et de me permettre
de m'arréter. Ce jour-là, pendant le sermon,
je fus reconnu et accosté par l'étudiant Paulus
von Eitzen, qui devint évoque de Schleswig. Il
raconta son aventure à son compagnon Chry-
sostôme Daedalus, qui l'imprima en 1564.
— Vous vivez ! dis-je.
— Oui ! je vis une vie quasi divine, pareil à
un Wotan, jamais triste. Mais, je le sens, il
faut que je parte. J'en ai assez de Prague ! Vous
tombez de sommeil. Allez dormir. Adieu 1
Je pris sa longue main sèche :
— Adieu, Juif Errant, voyageur heureux et
sans but! Votre optimisme n'et pas médiocre,
et qu'ils sont fous ceux qui vous représentent
comme un aventurier hâve et hanté de remords.
— Des remords? Pourquoi ? Gardez la paix
de l'âme et soyez méchant. Les bons vous en
sauront gré. Le Christ! je l'ai bafoué, li m'a
fait surhumain. Adieu!...
Je suivis des yeux, tandis qu'il s'éloignait dans
la nuit froide, les jeux de son ombre, simple,
double ou triple selon les lueurs des réverbères.
Soudain, il agita les oras, poussa un cri
lamentable de bête blessée et s'abattit sur le sol.
20 l'hÉKESIA QUE ET Gi«
Je me précipitai en criant. Je m'agenouillai
et déboutonnai sa chemise. Il tourna vers moi
des yeux égarés et parla confusément :
— Merci. Le temps est venu. Tous les quatre-
vingt-dix ou cent ans, un mal terrible me
frappe. Mais je me guéris, et possède alors les
forces nécessaires pour un nouveau siècle de vie.
Et il se lamenta, disant :
— Oi ! oï, ce qui signifie « hélas ! » en hébreu.
Durant ce temps, toute la puterie du quartier
juif, attirée par les cris, était descendue dans
la rue. La police accourut. Il y eut aussi des
hommes à peine vêtus qui s'étaient levés en
hâte de leur lit. Des têtes paraissaient aux
fenêtres. Je m'écartai et regardai s'éloigner
le cortège des agents de police emportant
Laquedem, suivis de la foule des hommes sans
chapeau et des filles en peignoir blanc empesé.
Bientôt il ne resta dans la rue qu'un vieux
juif aux yeux de prophète. Il me regarda avec
défiance et murmura en allemand :
— C'est un juif. Il va mourir.
Et je vis qu'avant d'entrer dans sa maison,
il ouvrait son manteau et déchirait sa chemise,
diagonalement.
LE SACRILÈGE
LE SACRILÈGE
Le Père Séraphin, dont le nom monastique
remplaçait celui d'une illustre famille bava-
roise, était grand et maigre. Il avait une peau
bistrée, des cheveux blonds et des yeux d'un
bleu de ruisseau. Il parlait le français sans
aucun accent étranger, et, seuls, ceux qui l'en-
tendaient dire la messe pouvaient se douter de
son origine franconienne, car le père pronon-
çait le latin à la façon des Allemands.
D'abord destiné pour l'état militaire, il avait
porté l'uniforme des chevau-légers pendant un
an, au sortir du Maximilianeum de Munich, où
se trouve l'École des cadets.
La vie l'ayant déçu de bonne heure, l'officier
s'était retiré en France dans un couvent de la
Règle de saint François, et, peu de temps après,
il rççut les Ordres^
24 l'hérésiarque et c^»
Personne ne connaissait l'aventure qui avait
poussé le Père Séraphin à se réfugier chez les
moines. On savait seulement qu'un nom était
tatoué sur son avant-bras droit. Des enfants de
chœur l'avaient lu pendant que le père prêchait,
et que les manches larges de son froc, cou-
leur carmélite, retombaient. C'était un nom de
femme : EUnor, qui est aussi un nom de fée
dans les anciens romans de chevalerie.
Quelques années après les événements qui
avaient changé un ofûcier bavarois en un
Franciscain français, la réputation du Père
Séraphin comme prédicateur, théologien et
casuiste parvint à Rome, où on l'appela pour
le charger de la fonction délicate et ingrate
d'avocat du diable.
Le Père Séraphin prit son rôle au sérieux,
et, pendant son advocature, il n'y eut point de
canonisation. Avec une passion que, n'eût été
la sainteté du personnage, on aurait pu croire
satanique, le Père Séraphin mit un tel achar-
nement à combattre la canonisation du Bien-
heureux Jérôme de Stavelot, qu'elle est aban-
donnée depuis ce temps-là. Il démontra aussi
aue les extases de la Vénérable Marie de
LE SAGRILÈ&E 25
Bethléem étaient des crises d'hystérie. Les
Jésuites retirèrent d'eux-mêmes, par peur du
terrible avocat du diable, la cause de béatifi-
cation du Père Jean Saille, déclaré vénérable
dès le xviii® siècle. Quant à Juana du Llo-
bregat, cette dentellière mayorquaise dont la vie
s'est écoulée en Catalogne, et à qui la Vierge est
apparue, paraît-il, au moins trente fois, seule
ou accompagnée soit de sainte Thérèse d'Avila,
soit de saint Isidore, le Père Séraphin décou-
vrit dans sa vie de telles faiblesses que les
évêques espagnols eux-mêmes ont renoncé à
la voir déclarer vénérable, et son nom n'est
plus invoqué à cette heure que dans certaines
maisons de Barcelone, particulièrement mal
famées.
Irrités à cause du fanatisme avec lequel le
Père Séraphin salissait les mérites des défunts
qu'ils honoraient, les Ordres qui avaient des
intérêts dans ces saintes causes intriguèrent
pour qu'il cessât son office. Et quelle victoire '•
Il dut retourner en France. Sa réputation
étrange d'avocat du diable l'y suivit. On frémis-
sait en l'écoutant prêcher sur la mort ou sur
l'enfer. S'il élevait le bras, sa main droite, où il
n'y avait que le majeur et l'annulaire, caries
autres doigts manquaient, on ne sait par quelle
aventure, semblait la tèle cornue d'un diable
26 l'hérésiarq. E Eï c^
nain. Les lettres bleuâtres du nom d'Elinor, illi-
sibles de loin, paraissaientune brûlure infernale,
et, s'il prononçait à la gothique quelque phrase
latine, les dévots se signaient en tremblant.
En fouillant dans la vie des futurs saints, le
Père Séraphin avait pris en mésestime tout ce
qui est humain; il méprisait tous les saints,
se rendant compte qu'ils ne l'eussent point été,
s'il eût rempli son ofâce à l'époque de leur
procès de canonisation. Bien qu'il ne Tavouât
pas, le culte de dulie qu'on leur rend lui parais-
sait presque hérétique ; aussi n'invoquait-il,
autant que possible, que les personnes de la
Sainte Trinité...
On ne méconnaissait point ses hautes vertus,
et il était devenu le confesseur ordinaire de
l'archevêque. Vivant à une époque d'anticléri-
calisme, le Père Séraphin ne pouvait manquer
de chercher des moyens pour remédier à l'irré-
ligion universelle. Ses méditations l'amenèrent
à penser que l'intervention des saints n'avait
que peu d'action auprès de la Divinité :
— Pour que le monde revienne à Dieu, se
disait-il, il faut que Dieu lui-même revienne
parmi les hommes.
LE SACniLÈGE 27
Une nuit, s'étant éveillé, il s'étonna:
— Comment ai-je pu blasphémer? N'avons-
nous pas sans cesse Dieu parmi nous ? N'avons-
nous pas TEucharistie qui, si tous lesliommes
s'en nourrissaient, détruirait l'impiété sur la
terre ?
Et le moine se leva, déjà vêtu de son froc de
bure ; il traversa le cloître endormi, réveilla le
frère portier et quitta le couvent.
Les rues étaient sombres, les chiffonniers y
semblaient des feux follets à cause de leur
lanterne, et des éteigneurs de réverbères se
hâtaient vers les flammes de gaz dansant en-
core aux carrefours.
Parfois luisait le soupirail d'une boulan-
gerie ; le Père Séraphin s'en approchait, éten-
dait les mains et prononçait les paroles sacra-
mentelles :
— Ceci est mon corps, ceci est mon sang...,
consacrant ainsi les fournées entières.
Après l'aurore, il sentit qu'il était las et re-
connut qu'il avait consacré une quantité de pain
suffisante pour donner à communiera prés d'un
million d'hommes. Cette multitude se rassa-
sierait de l'Eucharistie le jour m.ême. Grâce à
28 l'hérésiarque et c*«
elle, les hommes redeviendraient bons, et, dès
après midi, le règne de Dieu arriverait sur
terre. Quel miracle et quelle jubilation !
Le moine passa toute la matinée dans les
belles rues et se trouva vers midi près de
rarchevéché. Très content de soi, il alla trouver
l'archevêque, qui, justement, était à table :
— Prenez place, mon Père, dit le prélat,
vous déjeunerez avec moi et vous êtes venu
fort à propos.
Le Père Séraphin s'était assis, et, attendant
qu'on le servit, regardait le pain qui s'allon-
geait sur la nappe. L'archevêque en avait coupé
un quignon et le côté tranché apparaissait rond
et blanc comme une hostie. L'archevêque porta
à sa bouche un morceau de viande et du pain,
puis il continua :
— Vous êtes venu fort à propos, j'avais besoin
de votre ministère et n'ai point dit la sainte
messe ce matin. Je me confesserai après ce repas.
Le moine tressaillit et regarda Tarchevêque
en demandant d'une voix rauque:
— Monseigneur! un péché mortel?
Mais le domestique arrivait, portant des plats
fumants qu'il déposa devant le moine, auquel le
prélat recommanda le silence en portant un
doigt à ses lèvres. Le domestique sorti, le Père
Séraphin se leva et répéta ;
LE SACRILÈGE 29
— Un péché mortel, Monseigneur?... et vous
avez mangé du pain 1
L'archevêque étonné le regardait, en roulant
de petites J3oulettes de mie qu'il lançait vers le
plafond. Il pensait :
— Quel fanatique! Je changerai de confesseur.
Le moine reprit :
— Un péché mortel, Monseigneur, et vous
avez mangé du pain eucharistique?
Le prélat nia :
— Vous avez mal compris, mon Père, je vous
l'ai dit, je n*ai point célébré la sainte messe ce
matin.
Mais le Père Séraphin se jeta à genoux, les
bras en croix, en criant :
— Je suis un grand pécheur, Monseigneur,
j'ai consacré ce matin tous les pains dans toutes
les boulangeries de notre ville. Vous avez mangé
du pain consacré. Tant d'hommes dont beau-
coup étaient en état dépêché mortel ont mangé
le corps de Notre-Seigneur ! Le mets divin a
été profané à cause de moi, prêtre sacrilège...
L'archevêque s'était dressé, terrible. Il
s'écria :
— Anathème sur toi, moine !
Puis, Tancienne fonction du Père se mêlant
dans son esprit à des réminiscences classi-
ques, il déclama :
30 l'hérésiarque et c>«
— Advocat infâme vatem dici
en prononçant spirituellement à la façon des
Français du xvi* siècle :
— Avocat infâme va-t-en d'ici I
Et là-dessus, il éclata de rire.
Mais le moine ne riait pas :
— Confessez-moi, Monseigneur, dit-il, je
vous confesserai ensuite.
Ils s'absolvirent mutuellement. Ensuite, sur
l'avis du Franciscain coupable, les carrosses
de l'archevêché furent attelés, et les domes-
tiques, les petits abbés qui peuplent les palais
épiscopaux, allèrent dans toutes les boulan-
geries, acheter le pain qu'ils devaient déposer
au couvent du moine sacrilège.
Là, les moines étaient réunis, le Père gar-
dien parlait :
— Qu'est devenu le Père Séraphin ? Il était
vertueux. Peut-être, au semblant de nos frères
de jadis qui furent égarés par des oiseaux
célestes et restèrent pendant des siècles en
extase, reviendra-t-il dans cent ans...
LE SACRILÈGE 31
Les moines se signèrent et chacun d'eux
avait à citer une histoire :
— L'un des moines de Heisterbach, qui avait
douté de Téternité, suivit un écureuil dans la
forêt. Il pensa y être demeuré dix minutes.
Mais en revenant au couvent, il vit qu'au bord
du chemin les petits cyprès étaient devenus de
grands arbres...
Un autre dit :
— Un moine italien pensa n'avoir écouté
qu'une minute un rossignol chanteur, mais en
retournant au monastère...
Un jeune moine ergoteur ricana :
— On cite quelques aventures de cette espèce
chez les Grecs, et qui sait? en ces oiseaux, au
Moyen-Age, était peut-être passée Tâme des
antiques Sirènes...
A ce moment on frappa à la porte du couvent,
et les petits abbés de l'archevêché entrèrent,
portant, avec des précautions infinies, les pains
consacrés, qui étaient de diverses formes. Il y
avait des flûtes longues et minces, des pains
polkas pareils à des écus ronds — fuselés d'or à
cause de la croûte, et d'argent à cause de la farine
saupoudrée — qu'avaient pétris des gindres igno-
rant l'art du blason ; des petits pains viennois,
pareils à des oranges pâles, des pains de ménage
appelés bouleau ou fendu, selon leur aspect.
32 l'héhésiarque et c^»
Et devant les moines chantant le Tantum
ergoj les petits abbés portèrent leur fardeau dans
la chapelle et empilèrent les pains sur l'autel...
En expiation du sacrilège, les prêtres et les
moines passèrent la nuit en adoration. Le
matin ils communièrent, et aussi les jours
suivants jusqu'à consommation des Saintes-
Espèces, qui les derniers jours, craquaient sous
les dents, carie pain s'était rassis...
Le Père Séraphin ne reparut pas au couvent.
Personne ne pourrait dire ce qu'il devint, si
les journaux n'avaient rapporté la mort, àl'assaut
de Pékin, d'un soldat anonyme de la Légion
étrangère, sur l'avant-bras droit duquel était
t-itoué un nom de femme : Elinor, qui est aussi
un nom de fée dans les anciens romans de
chevalerie...
LE JUIF LATIN
LE JUIF LATIN
Un matin, je dormais, vivant en un beau
songe. Un violent coup de sonnette m'éveilla.
Je me dressai, jurant en latin, en français, en
allemand, en italien, en provençal et en wallon.
Je passai un pantalon, mis des savates et allai
ouvrir. Un monsieur que je ne connaissais pas,
mais d'apparence correcte, me demanda un
instant d'entretien...
Je fis entrer Tinconnu dans la chambre qui
me sert de cabinet de travail, salon, et salle à
manger, le cas échéant. Il s'empara de Tunique
fauteuil. Pendant ce temps, dans la chambre
■à coucher, je précipitais une toilette sommaire
en regardant mon réveille-matin, qui marquait
onze heures. Je plongeai ma tête dans la cuvette,
et, taudis que je frottais mes cheveux mouillés,
le monsieur s'écria :
36 L HÉRÉSIARQUE ET C"
— Je ne suis pas un poireau !
Les cheveux en désordre, je pénétrai dans la
pièce où je vis ce monsieur, penché sur un res-
tant de pâté que j'avais oublié de cacher. Je
m'excusai, demandai la permission de passer
un veston, et portai le plat dans la chambre à
coucher.
Lorsque je revins, le monsieur me dit en
souriant :
— J'ai lu ie Passant de Prague^ et j'y ai vu
que vous m'aimiez.
Je balbutiai sans oser nier, à cause que je
m'imaginai avoir affaire à un éditeur original
qui, séduit par ma littérature, venait m'en
demander contre espèces. Il continua :
— Je me nomme Gabriel Fernisoun, né en
Avignon. Vous ne me connaissez pas, mais vous
aimez les juifs, donc vous m*aimez, car je suis
juif, monsieur!
Je ris en disant que, par conséquent, il était
vrai que je l'aimasse, mais Fernisoun m'inter-
rompit, s'écriant :
— Halte-là, ne m'aimez pas. Vous êtes indé-
cent, mon ami. Vous avez la gueule de bois,
ce matin, mon pauvre, et vous osez parler
d'amour I
Je me récriai, protestant que mes mœurs
étaient pures et que je ne m*étais pas couché
LE JUIF LATIN 37
plus tard qu'à une heure du matin. Fernisoun
se réinstalla dans le fauteuil. Je pris une chaise.
Il parla :
— J'y consens, vous n'êtes pas amoureux ;
et, puisque je vous vois raisonnable, je vais
élucider votre sympathie pour les juifs. Quels
juifs préférez-vous?
A cette question bizarre, je répondis pour le
flatter :
— Ceux d'Avignon, cher monsieur, et, parmi
ceux-là, je préfère les prénommés Gabriel,
nom qui se termine en el comme les paroles
qui me sont les plus chères : ciel et miel.
Mots finissant en el comme les noms des anges,
Le ciel que l'on médite et le miel que l'on mange.
Fernisoun rit bruyamment et, triomphant,
s'écria :
— Nous y voilà donc, Boudiou ! Dites-le crû-
ment et sans ambages, ce sont les juifs du sud
de l'Europe occidentale que vous préférez. Ce
ne sont pas les juifs que vous aimez, ce sont
des Latins. Oui des Latins. Je vous ai dit que
j'étais juif, monsieur, mais je parlais au point
de vue confessionnel, à tous autres ék^ards je
suis latin. Vous aimez les juifs dits portugais
qui, jadis, faussement convertis, tinrent de
38 l'hérésiarque et c*«
leurs parrains espagnols ou portugais des noms
espc^gnols ou portugais. Vous aimez les juifs
dont les noms sont catholiques comme Santa-
Cruz ou Saint-Paul. Vous aimez les juifs ita-
liens et ceux français, dit Coratadins. Je vous
Tai dit, monsieur, je suis né en Avignon et
issu d'une famille y établie depuis des siècles.
Vous aimez les noms comme Muscat ou Ferni-
soun. Vous aimez des Latins et nous sommes
d'accord. Vous nous aimez parce que, Portu-
gais et Comtadins, nous ne sommes pas mau-
dits. Non, nousne le sommes pas. Nous n'avons
pas trempé dans le crime judiciaire accompli
contre le Christ. La tradition en fait loi, et la
malédiction ne nous atteint pasî...
Fernisoun s'était dressé, rouge et gesticu-
lant, tandis que, resté assis, je le regardais
bouche bée. Il se calma, regarda autour de soi
et me dit, avec une moue de dédain :
— Vous êtes bien mai installé, Boudiou !
Au demeurant, je m'en bats l'œil. Mais, enfin,
vous devriez posséder quelque boisson déli-
cate. Vos visiteurs vous en sauraient gré.
J'allai à la cheminée, en soulevai le manteau,
et pris dans les cendres un flacon de vieille
liqueur aux poires bergamotes. Fernisoun le
déboucha tandis que je lui cherchais une
tasse. En même temps, je lui vantai la finesse
LE JUIF LATIN 39
de cette liqueur que je tenais d'un distil-
lateur de Durckheim,, dans le Palatinat. Sans
m'écouter, il remplit sa tasse jusqu'au bord et
la vida d'un trait. Ensuite, il secoua soigneuse-
ment les dernières gouttes sur le parquet tandis
que je m'excusais :
— Vous auriez préféré un bol?
Fernisoun ne daigna pas répondre sur ce
point. Il continua :
— Et puis, au fait, vous avez raison, vous.
Latins, de nous aimer, nous juifs latins. Car
nous appartenons aux races latines autant que
les Grecs et les Sarrazius de Provence et de
Sicile. Nous ne sommes plus des métèques,
pas plus que tous les individus hétérogènes
que les grandes invasions ont fait se mêler
aux Romains de l'empire. Nous sommes, en
outre, les meilleurs propagateurs de la lati-
nité. Dans ia plupart des milieux juifs de Bul-
garie et de Turquie, quelle langue parle-t-on,
sinon l'espagnol?
Fernisoun but une nouvelle rasade de liqueur
aux poires bergamotes, puis, fouillant dans
son gilet, il en tira un cahier de papier à ciga-
rettes. Il me demanda du tabac. Je lui en tendis
avec des allumettes. Fernisoun roula une ciga-
rette, l'alluma et, jetant triplement de la fumée
par la bouche et les narines, il reprit :
40 l'hérésiarque et g«
— En somme, qu'esl-ce qui a fait la diffé-
rence des juifs et des chrétiens? C'est que les
juifs espéraient un Messie, tandis que les chré-
tiens s'en souvenaient. Nietszche s'était appro-
prié ridée juive. Combien de Latins se sont
imprégnés de l'idée de Nietszche et espèrent
ce surhumain peu messianique, duquel pro-
clame la venue le Zarathoustra, emprunté au
Vendidadj où il célèbre la parole sainte, la
très brillante, le ciel qui s'est produit soi-même,
le temps infini, l'air qui agit là-haut, la bonne
loi mazdéenne, la loi de Zarathoustra contre
les Daévas ! Nous, juifs latins, nous n'avons
plus d'espoir. Les Prophètes nous avaient
promis le bonheur matériel : nous l'avons. La
France, Tltaiie, l'Espagne, ne nous traitent
plus en étrangers. Nous sommes libres. Aussi,
n'ayant plus rien à désirer, nous n'espérons
plus, et j'y consens; le Messie est venu pour
nous comme pour vous. Et je puis l'avouer :
Au fond du cœur je suis catholique. Pourquoi ?
demanderez-vous. A cause qu'il n'y a plus de
religion hébraïque en France. Les juifs russes,
polonais, allemands, ont conservé une reli-
gion extérieure. Leurs rabbins connaissent,
enseignent et fortifient la religion. Nous autres,
nous mangeons des rôtis cuits au beurre, nous
bâfrons de la cochonaille, sans nous soucier de
LE JUIF LATIN 41
Moïse ni des Prophètes. Pour moi, j'adore les
buissons d'écrevisses des soupers galants, et
j'ai même un faible pour les escargots. L'hé-
breu? c'est à peine si la plupart d'entre nous
le savent lire au moment de la Barmitzva.
Nos savants hébraïsants font sourire les rabbins
étrangers ; et la traduction française qui existe
du Talmud est, au dire des juifs allemands ou
polonais, un monument de l'ignorance des rab-
bins de France. Donc, j'ignore la religion
juive, elle est abolie comme le paganisme, ou
plutôt, non, de même que le paganisme, elle
survit dans le catholicisme qui m'attire par ses
théophanies surtout. Le judaïsme alexandrin
ne fit plus cas des théophanies mosaïques. Elles
parurent à cette époque fabuleuses el gros-
sières. Le catholicisme a fait delà théophanie
des dogmes divers. Ce miracle se renouvelle
chaque jour à la messe. L'histoire-du Sacré-
Cœur fait délirer mon âme ancienne de juif
latin, épris des théophanies et des anthropo-
morphismes. Je suis catholique, sauf le bap-
tême.
— C''est fort simple, dis-je, faites-vous bap-
tiser. Le baptême est un sacrement que n'im-
porte qui peut vous administrer : homme,
femme, juif, protestant, bouddhiste, mahomé-
tan.
42 l'hérésiarque et c^^
— Je le sais, dit Fernisoun, mais je ne veux
m'en servir que plus tard. En attendant, je
m'amuse.
— Ah! Ahî les effets du baptême sont d'ef-
facer tous les péchés. Comme on ne peut en
user qu'une seule fois, vous voulez retarder le
plus possible cet instant.
— Vous y êtes. Je n'espère plus le Messie,
mais j'espère le Baptême. Cet espoir me donne
toutes les joies possibles. Je vis pleinement. Je
m'amuse superbement. Je vole, je tue,j'éventre
des femmes, je viole des sépultures, mais j'irai
en paradis, car j'espère le Baptême et l'on ne
dira pas le Kâdisch pour ma mort.
J'insinuai :
— Vous exagérez peut-être. Je vous crois
trop imbu de certaine littérature. Mais, prenez
garde, la mort vient comme un voleur, à pas
de loup, à l'improviste, et si j'avais ce ijonbeur
que vous avez d'être croyant, j'ajouterais que
l'enfer est pavé de bonnes intentions. Au fait,
quels livres lisez-vous ?
— Cela vous intéresse-t-il ? Voici ma biblio-
thèque ; elle est édifiante.
Il sortit de sa poche deux livres fatigués, que
je pris. Le titre du premier bouquin était :
Catéchisme du diocèse d'Avignon ; celui du
second : Les Vampii^es de la Hongrie^ par
LE JUIF LATIN 43
Dom Cal met. Ce dernier titre m'effraya plus
que n'avait pu le faire la déclaration criminelle
du juif latin. Je compris qu'il ne se vantait
point, et qu'érudit et sanguinaire, l'homme à qui
j'avais affaire était un maniaque du meurtre.
Je regardai rapidement autour de moi, en l'es-
poir de découvrir une arme pour me défendre
au cas où Fernisoun ferait le forcené. Je vis
sur une étagère, à portée de ma main, un petit
revolver à parfumerie qui, détérioré et sans
valeur, aurait dû être jeté depuis longtemps.
Cet objet me sauva la vie en Toccurrence, car
Fernisoun, profitant de ce que je détournais
les yeux, avait tiré un couteau passé à sa cein-
ture, sous ses vêtements. Je laissai tomber les
livres et saisis précipitamment la minuscule et
illusoire arme à feu que je braquai sur le juif
latin. Il pâlit et trembla de tous ses membres,
implorant :
— Grâce, vous vous méprenez I
Je criai :
— Assassin ! va perpétrer ailleurs des crimes
que tu crois pardonnables ! iMes principes ne
me permettent point de te dénoncer, mais je
souhaite que, dès ce soir, tes sauvageries trou-
vent un châtiment. Ta lâcheté, j'espère, limite
le nombre de tes victimes, et ta loquacité te si-
gnalera à la police. Il y a des juges à Paris et.
44 L'HÎRÉSIAhQUE ET C»*
si tu reçois le Baptême, que ce soit avant de
monter à réchafaud !
Durant que je parlais, Fernisoun ramassa ses
livres et, se relevant, me demanda fort civile-
ment pardon pour m'avoir effrayé. Je lui ordon-
nai de m'abandonner son couteau qui était une
lame catalane très dangereuse. Il obéit, puis
sortit toujours menacé par le ridicule petit re-
volver à parfumerie que je n'avais pas lâcbé.
Le soir, par économie, je soupai chez moi,
de charcuterie et du restant de pâté sur lequel
Fernisoun s'était penché. Je n'avais aucune
idée du danger que je courais. Mais je connus
bientôt la noirceur d'âme du juif latin. Je fus
pris de douleurs d'entrailles intolérables. Le
pâté était empoisonné. Fernisoun l'avait arrosé
ou saupoudré avec quelque drogue infecte qui
m'aurait tué en peu d'heures, si je n'avais bu
une burette d'huile, puis une fiole de glycé-
rine. Je provoquai des vomissements salutaires.
Je courus acheter du lait et, par bonheur, je
m'en tirai sans médecin.
Les jours suivants, les journaux se trouvè-
rent remplis par les récits de crimes sensation-
nels commis sur des femmes dans tous les
1
LE JUIF LATiN 45
coins de Paris. L'une d'elles fut trouvée nue,
tendue comme un drapeau flottant, et fichée
sur un pieu planté au milieu du boulevard de
Belleville. Des enfants, des vieillards furent
égorgés. On remarquera qu'il ne s'agissait que
d'êtres faibles. Des passants, hommes ou
femmes, dans la foule qui se presse sur les
boulevards à la tombée de la nuit, eurent la
cuisse ou le bras entaillés par un rasoir qui,
d'un seul coup, pénétrait les vêtements, puis
la chair. Le rasoir taillait sans douleur et les
malheureux ne tombaient, baignés dans leur
sang, qu'au bout de quelques pas. Les assas-
sins demeurèrent inconnus. On attribua les
premiers crimes aux bandes d'Apaches et
autres tatoués qui effrayent nos âmes meil-
leures, et désolent ceux qui croient à la per-
fectibilité humaine. Les autres forfaits furent
mis sur le compte d'un de ces maniaques qui
pullulent et qui ne ressortissent pas à la Cour
d'assises, mais à la Salpêtrière. Je fus souvent
tenté de dénoncer l'auteur de tous ces crimes.
Car je me doutais bien que c'était le catéchu-
mène Gabriel Fernisoun qui agissait en l'at-
tente du baptême. L'égoïsme triompha. J'avais
échappé au monstre, je le laissai agir sans le
dénoncer.
46 l'héhêsiaihque et c^»
... Au bout de quelques mois, je nie trouvai
avec une de ces bandes hétérociites qui
fréquentent les tavernes du quartier latin. Nous
étions à la Lorraine^ attablés devant des
absinthes que nous troublions méthodique-
ment. Il y avait là, avec moi, un de ces petits
journalistes qui écrivent de vagues chroniques
en troisième page de canards mi-morts, don-
nent des échos aux grands quotidiens, et qué-
mandent, dans les maisons de commerce, des
commandes de publicité. Il y avait aussi, en
casquette et manteau de peau de phoque, un
de ces chauffeurs qui fréquentent tous les fa-
bricants de l'avenue de la Grande-Armée, ont
toujours quelque auto à vendre, étant sans
cesse sur le point d'en acheter, connaissent à
fond les autos de toutes marques, et vous tapent
de cent sous à l'occasion. Il y avait un élève de
TEcole des Beaux-Arts et un ionctionnaire des
Colonies récemment revenu de la Martinique.
Il avait raconté pour la troisième fois l'éruption
du Mont-Pelé. Le journaliste parlait de faire
un poker. L'élevé des Beaux-Arts bâilla en
exprimant le désir de jouer avec le joker. Le
chauheur dit :
LE JUIF LATIN 47
— Voilà Philippe !
Philippe, étudiant douteux mais chic, très
beau garçon, arrivait avec la grande Nella.
Celle-ci était une assez belle brune. Son cor-
set descendant très bas, selon la modo, la fai-
sait paraître stéatopyge, mais la proéminence
était illusoire ; ceux qui connaissaient Nella
intimement lui déniaient la callipygie. Phi-
lippe nous serra la main, se défit de son cha-
peau et de son raglan, arrangea sa coiffure, sa
cravate, et s'assit en face de Nella, à la table
voisine. Il commanda un chambéry-fraisette
pour soi et un quinquina pour Nella. Puis, se
tournant vers nous, il déclara :
— J'en ai une bonne ! Nella veut se faire
religieuse.
Le chauffeur cria :
— Il n'y a plus de congrégations.
Le journaliste dit qu'il fallait une forte dot.
Nella affirma :
— Je veux me faire Petite Sœur des Pauvres.
Nous rîmes bruyamment, puis demandâmes
en chœur :
— Et pourquoi?
Philippe ricana :
— C'est une histoire à dormir debout.
Voyons, raconte ça, Nella.
— La barbe I dit Nella.
48 L'HÉRÉSiARQrE ET C'=
Mais, sur nos instances, elle se décida :
— Voilà ! J'avais eu affaire, rue de la Pépi-
nière, près de la place Saint-Augustin, et je
revenais par le boulevard Malesherbes en Tin-
tention de prendre Tomnibus à la Madeleine.
Tout à coup, au coin de la rue des Mathurins,
an homme se dressa devant moi en criant :
« Madame ou mademoiselle, je suis juif. Je
vais mourir, baptisez-moi ! » J'avais peur, il
était près de minuit. Je voulus courir, mais le
monsieur, qui haletait, s'accrocha à mon bras
en me suppliant : « Je suis un grand criminel!
Mon dernier crime, le plus exéirable, est que
je viens de m'empoisonner. Tout à i*heure,
j'ai pensé qu'après tout il se pourrait que je
mourusse sans baptême, et j'ai voulu finir par
un suicide qui me laisserait encore le temps de
me faire baptiser. Je me repens, madame, et je
vous supplie. Il y a de l'eau dans le ruisseau,
au bord du trottoir. Vous n'avez qu'à m'en ver-
ser sur la tête, en disant : Je te baptise au nom
du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Pressez-
vous, le poison fait son œuvre et je me sens
mourir. )) Des passants s'éLant arrêtés, nous
regardaient curieusement. Le monsieur sentait
les forces lui manquer, il se coucha sur le
troitoir. J'eus pitié de ce moribond qui m'im-
plorait. Avec ma main, je puisai de l'eau Qui
LE JUIF LATIN 49
stagnait dans le ruisseau et je baptisai ce juif
comme il m'avait demandé, tandis qu'il criait
douloureusement : « Afea culpa, ! mea culpa! »
A ce moment, des agents survinrent. Le nou-
veau baptisé délirait : « Je suis chrétien!...
Oh! que je souffre... A boire. . Le ciel
s'ouvre... » Et il mourut en se convulsant,
pendant que les agents remportaient. Je dus les
suivre au poste. Cette aflaire m'a occasionné
quelques démarches chez le commissaire de
police. On en a un peu parlé dans les jour-
naux, mais d'autres événements plus impor-
tants prennent en ce moment l'attention du
public et je n'ai pas eu la réclame qu'un mo-
ment j'avais espérée. Le juif s'appelait Gabriel
Fernisoun. On trouva sur lui un testament par
lequel il laissait sa fortune à l'archevêque de
Paris, à charge pour lui de l'employer à hâter
la conversion des juifs, fait qui doit se produire
peu avant la fin du monde. En attendant, il
m'a convertie, moi. Je n'aurai plus de repos
avant de m'être faite Petite Sœur des Pauvres
et cela ne tardera pas. Figurez-vous que tous
ceux qui ont approché le cadavre de Ferni-
soun, ont été étonnés de la bonne odeur qu'il
exhalait. Le commissaire m'a dit que les mé-
decins peuvent expliquer ce fait qui se produit
quelquefois. Pour moi, je trouve cela miracu-
50 l'hérésiarque et C^e
leux. De plus, des deux agents qui portèrent le
cadavre au poste, l'un avait ri, pensant avoir
affaire à un ivrogne. Il mourut d*une rupture
d*anévrisme, le lendemain. Le second avait
essuyé avec son mouchoir la bave qui vint aux
lèvres de l'agonisant, puis il lui avait fermé
les yeux. Il vient de faire un héritage qui le
fait riche pour le reste de sa vie. Je tiens ces
faits de ce dernier agent que je revis chez le
commissaire de police.
Cette histoire avait ennuyé tout le monde.
Le journaliste était parti des premiers en di-
sant qu'il ferait un écho au sujet de Fernisoun
et de Nella, Mais je pense qu'il y renonça,
l'histoire étant trop cléricale et digne des Bol-
landistes. Le chauffeur, l'élève des Beaux-Arts,
avaient payé leurs consommations, puis étaient
partis sans rien dire. Philippe avait demandé
un jacquet, et je partis enfin, assez triste, lais-
sant la convertie et son amant aux délices du
jacquet.
Le lendemain, je vis un de mes amis qui est
prêtre. Je lui racontai l'histoire de Fernisoun
LE JUIF LATIN 51
par le détail, depuis la visite qu'il me fit jus-
qu'aux phéiiomèiies qui suivirent son décès.
Le prêtre m'écouta attentivement^ et me dit :
— Ce Gabriel Fernisoun est certainement en
paradis. Le baptême l'a lavé de tous ses pé-
chés, et c'est, mèié à la troupe des Innocents,
qu'il vaque à l'adoration perpétuelle. 11 grossit
le nombre des saints aémères que l'Eglise
honore le jour de la Toussaint.
Je quittai mon ami là-dessus. Mais j'appris,
depuis, qu'avec l'assentiment de l'archevêque,
qui vient d'hériter la très grosse fortune de
Fernisoun, il établit un dossier sur le cas bi-
zarre et édifiant de ce juif qui, ayant vécu en
criminel, fut sauvé parce qu'il eut la foi. Ce
prêtre a obtenu les dépositions écrites de
l'agent, de Nella, du commissaire de police. Je
lui ai promis la mienne.
Dans cinquante ans, le procès de canonisa-
tion de Gabriel Fernisoun viendra à Fiome.
L'avocat de Dieu aura le beau rôle. Durant la
minute qui se passa entre son baptême et sa
mort, Fernisoun ne fut qu'édifiant et admi-
rable, et sa vie précédente, lavée dans l'eau
baptismale, ne compte pas au point de vue reii-
5^
LHERESIÀIIQUE ET G'
gieux. Les miracles opérés par son cadavre pa-
raîtront incontestables. La science est ridicule
qui essaye d'expliquer par des moyens naturels
la bonne odeur exhalée par un corps mort. De
plus, ce cadavre opéra une conversion. Car
Nella, poussée, il est vrai, par le prêtre, est,
en effet, devenue une religieuse et édifie ses
compagnes de couvent à cette heure. Les deux
miracles accomplis sur les agents sont patents.
Les incrédules peuvent invoquer le hasard à
propos de mort subite et d'héritage inattendu,
mais le hasard n'a rien à faire dans les procès
de canonisation. La seule chicane dont Tavocat
du diable pourra tirer parti, portera sur Teau
ayant servi au baptême. L'onde des ruisseaux
parisiens est rarement claire. Comme Ferni-
soun fut baptisé non loin d'une station de voi-
tures, l'avocat du diable insinuera que cette
eau ne fut peut-être que du pissat de cheval.
Si cette opinion prévaut, il sera avéré que Ga-
briel Fernisoun n*a jamais été baptisé et, en ce
cas, mon Dieu ! nous savons tous que l'enfer
est pavé de bonnes intentions.
L'HÉRÉSIARQUE
L'HÉRÉSIARQUE
Le monde anglo-saxon s'intéresse aux ques-
tions religieuses. En Amérique surloiit, de
nouvelles religions issues du christianisme sur-
gissent chaque année et recrutent nombre
d'adhérents.
Au contraire, les réformateurs et les pro-
phèteslaisseraientla Catholicité fort indifférente.
En effet, elle ne se soucie plus du fond de sa
religion. Aussi est-il bien rare que se produi-
sent de ces petites dissensions théologiques
qui amenaient autrefois la fondation d'une
hérésie. A la vérité, il arrive souvent que des
])rétres catholiques se séparent de l'Eglise. Ces
fuites sont dues à la perte de la foi. Beaucoup
de ces prêtres s'en vont à cause de leurs opi-
nions spéciales sur des points de morale ou de
56 l'hérésiarque et g^»
discipline (le mariage des ecclésiastiques, etc.).
Les défroqués sont pour la plupart des in-
croyants; quelques-uns pourtant créentun petit
schisme. Mais il n'y a plus d'hérésiarque véri-
table — comme Arius, par exemple. Il peut
exister quelque turlupin solitaire, tandis qu'il
semble impossible qu'un éliésaïte surgisse.
Pour ces raisons, le cas de Benedetto Orfei
qui, à la fin du xix® siècle, fonda à Rome l'hé-
résie dite des Trois-Vies, est unique, à mon
sens.
A partir de 1878, le R. P. Benedetto Orfei
fut, à Rome, le représentant près de l'État de
son Ordre expulsé. Le père Benedetto Orfei
était théologien et gastronome, pieux et gour-
mand. Il était fort bien en cour pontificale, et,
n'eussent été ses actes ultérieurs, il serait
aujourd'hui cardinal, c'est-à-dire papable. Cet
homme si bien fait pour devenir un calme
pourpré, se perdit en prétendant fonder une
hérésie. A la suite de son excommunication, il
s'était retiré dans une villa de Frascati. Il y
pontifiait, ayant pour fidèles ses domestiques,
deux pieuses dames, et quelques enfants cam-
pagnards auxquels il enseignait le rudiment. A
L*HÉRÉSIARQUE 57
son sens, il préparait ainsi une secte glorieuse
destinée à remplacer le catholicisme. Comme
tout hérésiarque, il repoussait le dogme de Tln-
faillibité papale, et jurait que Dieu lui avait
donné des pouvoirs de réforme sur son Église.
J'imagine que si Benedetto Orfei était devenu
pape, et que l'idée de son hérésie ne lui eût été
inspirée qu'à ce moment, il seseraitau contraire
servi du dogme de Tlnfaillibilité pour obliger
les catholiques à croire en sa doctrine, que nul
n'aurait alors niée sans être hérétique.
Je visitai Benedetto Orfei par une douce
après-midi de mai. L'hérésiarque était assis
dans un fauteuil moelleux. Sur sa table s'éta-
laient des papiers — probablement des brefs
ou encycliques, — Il me reçut fort civilement
et fît servir,, pour m'honorer, de vieux flacons
de vino sa,nto et certaines confiseries romaines
ou siciliennes : des noix confîtes dans du miel,
une sorte de. pâté fait de pâte de fondant aux
trois parfums de rose, de menthe et de citron,
où étaient enfouis des morceaux de fruits confits
(écorces d'orange, cédrats, ananas), de la pâte
de coing très douce appelée cotoghiatay une
autre pâte nommée cocuzzatSLj et une sorte de
58 l'hérésiarqce et c^«
crêpes de pâte de pêche que Ton nomme persU
cata. Il exigea que je goùta^se au vino .<anio et
le dégusta avec moi, non sans donner des mar-
ques de satisfaction réelle : hochements de tète,
agitation d'une gorgée de vin dans la bouche
avec mouvements appropriés des lèvres et des
joues, léger frottement de la main gauche sur
l'estomac. Je m'aperçus bientôt que ce bon
hérésiarque était sourd. Comme il savait que je
venais le visiter afin de prendre des notes des-
tinées à élaborer dans la suite un essai sur son
hérésie, je le laissai parler sans jamais i'inter-
^^ompre.
Benedetto Orfei, qui était originaire d'Ales-
sandria, en parlait volontiers le dialecte. Son
discours était émaillé de paroles grasses,
presque obscènes, mais étonnamment expres-
sives. C'est le fait des mystiques d'employer
de telles paroles, le mysticisme touche de près
l'érotisme. Malgré rintérét que pourraient avoir
certaines expressions pour les philologues, je
n'insisterai pas sur ce côté de l'esprit d'Orfei.
Ma science très superficielle des dialectes ita-
liens ne m'a d'ailleurs pas permis de tout com-
prendre, et je nai saisi le sens de nombre de
mots que grâce à la mimique qui accompagaait
les discours de Theresiarque.
l'hérésiarque 59
Voici comment Benedetto Orfei me raconta
ce qu il nommait sa conversion illurainatrice :
— Je m'étais occupé tout le jour de l'hypos-
tase. Le soir venu, après avoir dit ma prière,
je me couchai et commençai le rosaire. En
même temps je méditais sur les mystères de la
Religion. Je songeais à la bonté du Fils de Dieu,
qui, pour effacer la tache originelle, se fit
homme et mourut sur la Croix, supplice infa-
mant, entre deux larrons. Une phrase qui prit
la forme d*un refrain populaire vint chanter en
mon esprit :
« Ils étaient trois hommes
Sur le Golgotha,
De même qu'au ciel
Ils sont en Trinité. »
Ici l'hérésiarque s'arrêta, ému, versa du vin
dans nos deux verres, et bat, d'un air triste
bientôt dissipé, le contenu du sien, sans négUger
les frottements de main sur la panse, agitations
de visage, exclamations sur le velouté du vieux
vin. 11 m'obligea à goûter de la cocuzzsita et
continua ainsi :
60
L'nÉRÉSIA- Q: E ET G'»
■ — Le refrain divin chanta dans mon âme jus-
qu'à l'heure où je m'endormis. Mon sommeil
fut profond, et le matin, à l'heure des songes
véridiqueSj je vis le ciel ouvert. Parmi les
chœurs des hiérarchies d'Assistance, d'Empire
et d'Exécution, et plus hauts que le chœur des
Séraphins, qui est le plus élevé, trois crucifiés
s'offrirent à mon adoration. Ebloui de la
lumière qui entourait les crucifiés, je baissai
les yeux et vis la troupe sainte des Vierges,
des Veuves, des Confesseurs, des Docteurs, des
Martyrs adorant les crucifiés. Mon Patron,
saint Benoît, vint à ma rencontre, suivi d'un
ange, d'un lion, d'un bœuf, tandis qu'un aigle
volait au-dessus de lui. Il me dit : « Ami,
souviens-toi I » En même temps, il dressa sa
main droite vers les crucifiés. Je remarquai que
le pouce, l'index et le majeur de cette main
étaient étendus, tandis que les deux autres
doigts étaient repliés. Au même instant les
Chérubins agitèrent leurs encensoirs, et un par-
fum, plus suave que celui du plus pur des encens
minéens, se répandit dans l'air. Je vis alors que
l'ange escortant mon saint Patron portait un
ciboire d'or, d'un travail admirable. Saint Benoît
l'hérésîarquïï 61
ouvrit le ciboire, y prit une hostie, qu'il divisa
en trois parties, et je communiai triplement
d'une seule hostie, dont le goût devait être plus
exquis que celui de la manne que savourèrent
les Hébreux dans le désert. Une musique ravis-
sante de luths, de harpes et autres instruments
célestes, tenus par des Archanges, se fit entendre
et le chœur des Saints chanta :
Ils étaient trois hommes
Sur le Golgotha,
De même qu'au ciel
Ils sont en Trinité,
« Je m'éveillai. Je compris que ce rêve était
un événement grave dans ma vie et pour les
hommes. L'heure à laquelle il s'était prodaitne
me laissait guère de doute sur la véracité d'un
tel songe. Néanmoins, comme il renversait les
croyances sur lesquelles repose le christianisme,
j'hésitai à en faire part au pape. La nuit suivante,
je vis en songe matinal, au milieu de deux
femmes, la Très Sainte Vierge, leur disant :
« Vous aussi êtes mères de Dieu, mais les
hommes ne connaissent pas votre maternité I »
Et je m'éveillai, tout en nage. Je n'avais plus
aucune hésitation. Je récitai tout haut la
doxologie.Je fus dire la messe à Sainte-Marie-
Majeure, puis j'allai au Vatican demander une
62 l'hérésiarque et Ci«
audience au Saint-Père qui me Taccorda. Je lui
fis le récit de ce qui s'était passé. Le j ape
m'écouta en silence et médita un instant après
m'avoir entendu. Sa méditation finie, il médit
sévèrement de cesser toute étude théologique,
de ne plus songer à des choses ridicules et
impossibles qu'un démon avait seul suscitées
en moi. Il m'enjoignit de revenir le visiter au
bout d'un mois. Je m*en fus peiné et honteux.
Je rentrai dans mon couvent désert et pleurai.
Le refrain sacré : Ils étaient trois hommes,
revint chanter en mon âme. Je le repoussai de
toute ma volonté, comme une tentation. Je
m'humiliai devant Dieu.
« Pendant un mois, je suivis un jeûne rigou-
reux et pratiquai les douze mortifications
recommandées par le contemplatif Harphius
au livre II de sa Théologie mystique. Je me
mortifiai surtout selon les cinq dernières : mor-
tification de toute curiosité de l'entendement,
mortification de tout scrupule de cœur, morti-
fication de toute impatience inquiète de l'àme,
mortification de toute volonté, et pratique de la
résignation à supporter, pour l'amour de Dieu,
tout abandon. Au bout du mois, après cespéni
tences, la conviction qui m'était venue si
fortuitement s'était renforcée dans mon âme,
et je fus retrouver le Saint-Père qui, très atiec-
l'hérésiarque 63
tueusement, me demanda si j'avais abandonné
les chimères que le démon de l'hérésie m'avait
inspirées. Pour lui répondre, il ne me vint que
ces paroles : Ils et aient tr ois hoinmes,.. a Hélas!
s'écria le pape, cet homme esi possédé ! » Je me
rais à genoux alors. Je parlai de mes mortifica-
tions et suppliai le pontife de m'exorciser. Les
larmes aux yeux, il m'affirma que Dieu me
saurait gré do cette humiliation volontaire ; puis
il m'exorcisa selon les rites. Je partis ensuite,
sans insister, car j'étais bien assuré que mes
pensées n'étaient pas d'inspiration diabolique
mais divine, puisqu'aucun exorcisme n'avait
prévalu contre elles. »
L'hérésiarque cessa de parler, fit son manège
accoutumé, but son vino santo, médita un
moment, les yeux au plafond, et, renversé sur
le dossier de son fauteuil, fit tourner, l'un
autour de l'autre, ses pouces rapprochés sur
son ventre. Il reprit ainsi :
— Le lendemain, j'écrivis au pape, lui faisant
part de ma conviction et le priant, puisqu'il était
64 l'hérésiarque et c**
le chef de la religion, de proclumer la vérité
que j'avais apprise si miraculeusement. J'ajou-
tai qu'il n'y avait pas d'infallibilité qui put
rendre mensonger ce qui était vrai, et que, par
conséquent, je me séparerais de l'Église, au cas
où il préférerait les anciennes erreurs à l'évi-
dence nouvelle. Pour réponse, on m'excom-
munia. Alors, ayant abandonné mon Ordre, et
riche des biens que je lui avais apportés, je vins
me réfugier dans cet asile de paix où, jeté hors
du giron de l'Église catholique, je place les
fondements de la nouvelle religion. J'inaugurai
la véritable communion triple en une hostie
renfermant les trois corps humains d'un seul
Dieu en Trois Personnes. Caria vérité est celle-
ci : la Trinité se fit hommes. Il y eut trois in-
carnations. Les Trois Personnes du seul Dieu
souffiirent, le mémy jour, la Passion néces-
saire pour le rachat de THumanité. Le larron
de droite était Dieu le père. On le remarque
aisément par les paroles de sollicitude qu'il eut
sur la Croix pour son Fils bien-aimé. Sa vie fut
triste et patiente. Il souffrit injustement d'être
pris pour un larron qu'il n'était pas. Étant tout
puissant et infiniment majestueux, il ne voulut
avoir aucun disciple. Le Christ, qui mourut
entre les Larrons divins, était le Verbe et,
l'étant, lut le Législateur. Ce sont ses paroles
l'hérésiarque 65
et ses actes qui devaient être transmis au
monde pour lui être un enseignement. Il en
fut ainsi. Le larron de gauche était le Saint-
Esprit, le Paraclet, réternel Amour qui, devenu
homme, voulut être pareil à Tamour humain
qui est infâme. Il fut larron réel et souffrit jus-
tement. Voici le mystère en toute sa sainteté :
Dieu se fit homme. Dieu le père incarné souf-
frit pour exercer sur soi sa toute-puissance et
s'humilia jusqu'à rester inconnu et sans his-
toire. Dieu le fils incarné souffrit pour attester
la vérité de son enseignement et donner
l'exemple du martyre. Il souffrit injustement
mais glorieusement pour irapper l'esprit des
hommes. Dieu le Saint-Esprit voulut souffrir
justement. Il s'incarna dans les pires faiblesses
humaines, et s'abandonna à tous les péchés par
compassion et amour profond pour l'Humanité.
Voici la vérité :
Ils étaient trois hommes
Sur le Golgotha
De même qu'au ciel
Ils sont en Trinité.
C'est ainsi que Benedetto Orfei me raconta
l'histoire de son hérésie et me développa sa
3
66 l'hérésiarque et c^e
doctrine. Emporté par son récit, il avait oublié
de boire. Aussitôt son discours terminé, il
allongea la main droite, tout en restant ren-
versé dans son fauteuil, saisit une crêpe de
persicat3L, qu'il roula soigneusement, et en fît
une bouchée. Puis, s'étant versé du vino sa.nto,
il le but, mais maladroitement, car persicata,
et vino sardo dévièrent dans son gosier. Il
avala de travers, et ce fut une explosion par la
bouche et le nez. L'hérésiarque, rouge à éclater,
toussa cinq bonnes minutes. Il eut besoin de
se moucher. Comme il n'usait pas de tabac, au
lieu d'un énorme mouchoir de couleur, il sortit
un petit mouchoir de batiste blanche, fort peu
ecclésiastique. Cette élégance m'étonna. Il
reprit haleine en respirant bruyamment, non
sans m'indiquer du doigt le cotignac pour m'in-
viter à en prendre.
Il me confessa ensuite que la religion catho-
lique était pourrie, étant trop vieille, et que le
pape craignait d'y toucher de peur que tout ne
s'écroulât. Il fut même plus expressif, et, em-
ployant son dialecte natal, il ajouta :
— L'è cmè ra raerda : pï a s'asmircia,, pï va
spissa.
Lorsque je me levai pour prendre congé,
L'riÉRÉSIARQUE 67
rhérésiarque voulut m'accompagner jusqu'à la
porte.
Au moment où il se leva, sa soutane, sorte
de robe monacale de bure noire, s'ouvrit et je
vis qu'en dessous l'hérésiarque était nu. Sou
corps velu était sillonné de marques de flagel-
lation. Une ceinture rugueuse, hérissée de
piquants de fer, qui devaient déterminer d'in-
supportables souffrances, entourait sa taille. Je
vis encore d'autres choses, mais elles sont de
telle nature que je ne peux les décrire. Toute
cette nudité, à vrai dire, ne m'apparut qu'un
instant. L'hérésiarque referma aussitôt sa sou-
tane dont il noua la cordelière, et, souriant,
m'invita à passer dans la pièce voisine qui était
la bibliothèque. J'étais stupéfait de voir que cet
homme donnait de tels châtiments à sa chair et
satisfaisait en même temps sa sensualité gour-
mande. Je méditai sur ces contrastes en pas-
sant dans la bibliothèque, où je vis, convena-
blement rangés sur des rayons, des livres de
toute sorte que l'hérésiarque m'invita à regarder.
Il y avait là, mêlés, des volumes précieux ou
vulgaires, de théologie, de philosophie, de lit-
térature et de sciences. C'étaient des livres et
des manuscrits anciens et modernes sur papier
ou parchemin. Je remarquai les œuvres d'Aris-
tote, de Galien, d'Oribase, la Syphilis de Fra-
68 l'hérésiarque et g^®
castor, la Sagesse de Charron, le livre du
jésuite Mariana, les contes de Boccace, de Ban-
dello, du Lasca, Saint Thomas, Vico, Kant,
Marcile Ficin, le diadème des Moines de Sma-
ragdus et d'autres. Je quittai ensuite l'héré-
siarque, que je n'cii plus revu.
A quelque temps de là, j'appris que venait de
paraître : V Évangile véridique, de Benedetto
Orfeiy traduit en langue vulgaire^ contenant
la vie de Dieu le père, premier des deux
évangiles parallèles aux évangiles canoni-
ques. 3e me "^rocuTdiile livre, qui était fort court.
Il ne contenait rien de précis sur la vie de la
première personne de Dieu. On y apprenait que
l'on ne savait rien de la naissance de Dieu le
père. De sa vie, on ne savait presque rien,
sinon qu'il fut juste, obscur et sans amis. Son
existence était mêlée à celle de deux autres
personnes de la Trinité, et c'est en essayant de
détourner Dieu TEsprit-Saint d'un crime que
celui-ci commettait, qu'il fut pris avec lui et
condamné injustement. Chacune des paroles
qu'il échangea au lieu du supplice avec Jésus
et le mauvais larron, faisait l'objet d'un cha-
pitre où elle était commentée. C'était en elîet
I
l'hÉRÉSIaI QUE 69
le seul moment bien connu de sa vie, et encore
rhérésiarqae en avait-il emprunté le récit aux
évangiles synoptiques. Après la mort de Dieu
le père, tout redevenait mystérieux. On ne
savait plus rien, ni de sa résurrection et ascen-
sion, probables, mais inconnues. L'ouvrage
avait été, paraît-il, écrit en latin, traduit aus-
sitôt en italien et publié. Le manuscrit latin
sur parchemin doit encore exister.
L'année suivante, Benedetto Orfei fit paraître
le second évangile parallèle aux évangiles cano-
niques ou Évangile du Saint-Esprit. Comme
celle de Dieu le père, sa vie était peu connue.
Mais, tandis que du Père éternel on ne con-
naissait que sa mort, on savait du Saint-Esprit
qu'il viola, un jour, une vierge endormie. Ce
stupre avait été l'opération du Saint-Esprit de
laquelle était né Jésus. On insistait aussi sur
les paroles prononcées sur la croix, puis le
mystère se faisait après l'instant où les soldats
eurent brisé les jambes des deux larrons. Ce
volume, à la vérité fort beau et d'une grande
élévation de pensée par certains endroits, con-
tenait des passages d'une telle crudité que les
autorités italiennes le firent saisir comme livre
obscène ; aussi est-il introuvable.
Les exemplaires du premier évangile, ou Vie
de Dieu le père, sont d'ailleurs fort rares eux-
70
l'hérésiarque et C"
mêmes : soucieuse de les détruire, la cour pon-
tificale en avait acheté la plus grande partie.
L'hérésie des Trois-Vies ne se répandit pas.
Benedetto Orfei mourut au seuil du siècle. Ses
quelques disciples se dispersèrent, et il est pro-
bable que l'enseignement de l'hérésiarque aura
été vain, qu'il n'en sortira rien, et que nul ne
songera à le reprendre.
Un prêtre qui avait beaucoup connu Bene-
detto Orfei, et qui avait souvent essayé de lui
faire abjurer ce que les catholiques appelaient
ses erreurs, m'a raconté la fin de l'hérésiarque.
Il mourut, à ce qu'il sembla, des suites d'une
indigestion, mais son corps fut trouvé to^t cou-
vert de plaies résultant des tortures qu'Orfei
s'imposait; si bien que les médecins hésitèrent
à attribuer son décès à sa gourmandise ou à ses
mortifications. La vérité est que l'hérésiarque
était pareil à tous les hommes, car tous sont à
la fois pécheurs et saints, quand ils ne sont pas
criminels et martyrs.
L'INFAILLIBILITE
LlNFAILLiBILITÉ
Le ^5 juin K'06, le cardinal Porporelli ache-
vait de dinar lorsqu'on lui annonça la visite
d'un prêtre français, l'abbé Delhonneau. II
était trois heures de l'après-midi. L'implacable
soleil qui exalta la ruse triomphatrice des
anciens Romains et qui échauffe avec peine la
froide rouerie de ceux de nos temps, s*il laissait
tomber des rayons insoutenables sur la place
d'Espagne où s'élève le palais cardinalice, res-
pectait l'appartement de Mgr Porporelli. Des
Persiennes entretenaient une fraîcheur agréable
et un demi-jour presque voluptueux.
L'abbé Delhonneau fut introduit dans la salle
à manger. C'était un prêtre morvandiau. Son
aspect têtu n'allait point sans analogie avec
celui des Peaux-Rouges.
74 l'hérésiarque et c'«
Autunois, il aurait dû naître dans l'enceinte
celtique de Taucienne Bibracte, sur le mont
Beuvray. Il y a encore à Autun, ville d'origine
gallo-romaine, et aux environs, des Gaulois
dans les veines desquels il ne coule point de
sang latin, et l'abbé Delhonneau était de ce
nombre.
11 s'approcha du prince de l'Eglise et lui
baisa Tanneau selon l'usage. Refusant les fruits
de Sicile que Mgr Porporelii lui offrait dans une
corbeille, il exposa le but de sa démarche.
— Je souhaite, dit-il, avoir une entrevue avec
noire Saint-Père le Pape, mais en audience
privée.
— Mission secrète gouvernementale ? de-
manda le cardinal en clignant d'un œil.
— Non point, Monseigneur ! répondit l'abbé
Delhonneau, les raisons qui me font solliciter
cette audience n'intéressent pas seulement
rÉglise de France, mais la Catholicité tout en-
tière.
— Dio mio ! s'écria le cardinal en mordant
dans une figue sèche, farcie avec une noisette
et de l'anis. Est-ce réellement si grave?
— Très grave, Monseigneur, répéta le prêtre
français, tandis qu'apercevant quelques taches
de bougie sur sa soutane, il s'efforçait de les
aratter.
l'infaillibilité 75
Le prélat gémit :
— Que peut-il encore y avoir ? Nous avons
déjà assez d'ennuis avec votre loi sur la sépa-
ration ot les divagations de ce chanoine Bier-
baum, de Landshut, en Bavière, qui ne cesse
d'écrire contre l'Infaillibilité...
— L'imprudent î interrompit Tabbé Delhon-
neau.
Mgr Porporelli se mordit les lèvres. Dans sa
jeunesse, alors qu'iln'était qu'un prêtre mondain
(^e Florence, il avait combattu l'Infaillibilité,
mais il s'était incliné ensuite devant le dogme.
— Vous aurez audience demain, signor abbé,
dit-il, vous connaissez le cérémonial?
Il tendit la main ; le prêtre s'inclina, y appli([ua
un baiser sonore, et se retira, marchant à
reculons jusqu'à la porte on il s'inclina une
seconde fois, tandis que le cardinal, d'un air las,
le bénissait de la main droite, pendant que de
la gauche il tâtait des pêches dans la corbeille.
*
Lorsque le lendemain l'abbé Delhonneau fut
introduit chez le pape, il se jeta à genoux et
baisa la mule du blanc Pontife, puis s'étant
relevé délibérément, il le pria en latin de l'en-
tendre seul, comme en confession. Et quelle
76 l'hérésiarque et 0»»
condescendance ! Le Saint-Père accueillit cette
requête osée.
^ Lorsqu'ils furent seuls, Tabbé Delhonneau se
mit à parler lentement. Il s'efforçait de pro-
noncer le latinà l'italienne, mais les gallicismes
abondaient dans son langage de séminaire ; de
plus. Vu français y revenait souvent, incom-
préhensible pour le pape qui interrompait l'ora-
teur et se faisait répéter ce qu'il ne comprenait
point.
— Saint-Père, disait l'abbé Delhonneau, à la
suite d'études et de réflexions pénibles j'ai
acquis la certitude que nos dogmes ne sont
pas d'origine divine. J'ai perdu la loi- et je suis
convaincu que chez aucun homme elle ne peut
résister à un examen honnête. Il n'est pas une
branche de la science qui ne contredise par
des faits irréfutables les soi-disant vérités de la
religion. Hélas î Saint-Père, quelle peine pour
un prêtre de découvrir ces erreurs et quelle
douleur d'oser les avouer!
— Mon enfant, dit le pape, je pense que dans
ces conditions vous avez cessé de célébrer la
Sainte-Messe. Les doutes qui sont venus vous
assaillir, aucun prêtre ne peut se vanter de ne
pas les avoir connus; mais une retraite dans
cette ville, berceau du catholicisme, vous rendra
la foi perdue, et par les mcriles de...
I
— Non! Non! Saint-Père. J'ai fait tout ce
qui était possible pour recouvrer une foi qui,
d'abord vacillante, s'est effondrée à jamais. Je
me suis efforcé de me détourner de pensées
qui lue torturaient. C'était en vain!... Et vous-
même, Saint-Père, vous l'avez déclaré, des
doutes voussont venus. Quedis-je? des doutes?
Non! mais des clartés, des illuminations, des
certitudes ! Avouez-le, le trirègne qui pèse sur
votre iront est lourd de faussetés sacrées. Et si
la politique vous empêche d'affirmer les néga-
tious qui roulent dans votre cerveau, elles n'en
existent pas moins. Et l'effroi de régner au
moyen de mensonges séculaires, voila le vrai
fardeau de la papauté, fardeau qui fait hésiter
les élus au sortir du conclave...
... Ptépondez-moi, Saint-Père : Vous savez
tout cela. Un pontife romain ne doit pas être
moins perspicace qu'un pauvre prêtre du
M or van l
*
4 »
Le pap.e était assis immobile, grave, et pen-
dant cette dernière partie du discours iln'ouvrit
pas la bouche. Devant lui, l'abbé Delhonneau
semblait un de ces Gaulois qui pendant le sac
de Rome venaient agaceries sénateurs majes-
78 l'hérésiarque et g'«
tueux, pareils à des statues, sur leur chaise
curule. Levant lentement les yeux, le pontife
demanda :
— Prêtre ! où voulez-vous en venir ?
— Saint-Père, répondit l'abbé Delbonneau,
vous détenez une puissance formidable, vous
avez le droit de décréter le Bien et le Mal. Votre
Infaillibilité, ce dogme incontestable parce
qu'il repose sur une réalité terrestre, vous
donne un magistère qui ne souffre point de
contradiction. Vous pouvez imposer aux catho-
liques la vérité ou Terreur, à votre choix.
Soyez bon ! Soyez humain ! Enseignez ce qui
est vrai ! Ordonnez ex cdLthedrsL que le catho-
licisme soit dissous I Proclamez que ses prati-
ques sont superstitieuses ! Annoncez que le rôle
glorieux et millénaire de l'Eglise est terminé !
Erigez ces vérités en dogme et vous aurez
acquis la reconnaissance de l'Humanité. Vous
descendrez ensuite dignement d'un trône d'où
vous dominiez par l'erreur et que nul ne pour-
rait désormais légitimement occuper si vous
le déclariez vacant à jamais I
Le pape s'était levé. Dédaigneux de tout
cérémonial, il sortit de la pièce sans adresser
79
un mot ni un regard au prêtre français qui
souriait avec mépris, et qu'un garde-noble vint
guider à travers les galeries somptueuses du
Vatican, jusqu'à la sortie.
Quelque temps après, la curie romaine créa
un nouvel èvêché à Fontainebleau et y nomma
Tabbé Delhonneau.
Lors de son premier voyage ad liviina,
cet évêque ayant proposé au Saint-Siège
l'érection en dogme de la croyance à la mission
divine de la France, le cardinal Porporelli,
quand il l'apprit, s'écria :
— Pur» gallicanisme ! Mais l'administration
gallo-romaine, quel bienfait pour les Gaules !
Elle est nécessaire pour dompter laturbalence
des Français. Et que de peine pour les civi-
liserl...
TROIS HISTOIRES
DE CHATIMENTS DIVINS
TROIS HISTOIRES DE CHATIMENTS
DIVINS
LE GÎTON
Le nommé Louis Gian, fils d'un petit mar-
chand d'huiles à Nice, ne manifesta jamais la
moindre piété au contraire des autres enfants
qui, au moins à Tépoque de leur première com-
munion, font preuve d'une dévotion touchante-.
Le vicaire boiteux de Sainte-Réparate lui
avait dit, un jour, pendant le catéchisme, en
essuyant ses lunettes avec sa soutane sale •
— Toi, Louis ! il t'arrivera malheur, parce
que tu es faux. A te voir, on te prendrait pour
un ange. La vérité? tu es plat comme une
punaise à genoux. Tu te moques de moi. Je le
Î54 L HEPESTARQUE ET C^^
sais, et tu le peux. Mais on ne se rit pas de Dieu.
D'ailleurs, lu l'apprendras, trop tôt à ton
souhait.
Louis Gian avait écouté, debout et les yeux
baissés, Tadmonestation du vicaire. Mais, dès
que celui-ci eut le dos tourné, Timpie singea sa
marche chancelante et chantonna :
— Cinq et trois font huit. Cinq et trois font
huit.
Le jeune Nissard ne s'amenda pas. Jusqu'à
quatorze ans il fréquenta peu l'école, maispail-
larda sous les ponts du Paillon et au Château,
d'abord avec les garçons de son âge, ensuite
avec les petites filles.
K quatorze ans, il fut placé chez un chemisier
et quitta le vieux Nice aux parfums de fruits et
d'aromates mêlés aux odeurs de chair crue, de
pâte aigre, de morue et de latrines, pour une
boutique dans la ville neuve. Dès les premiers
jours il fut remarqué par le patron etla patronne
qui, en bons Nissards, ne firent chômer l'ap-
prenti ni le jour, ni la nuit.
La patronne était rousse comme une orange,
mais le patron sentait le pzssa?a. Louis Gian
se fit enlever en temps de carnaval par un
Russe quinquagénaire et méticuleux qu'il fallait
appeler : « Mon général ! » et qui l'appelait :
« Ganvniède ! »
mois insTOiREs d£ chat:ma>;ts divj.ns c.j
Ayant reconnu que le Pousse était exigeant et
avare, il le vola et le quitta.
Ensuite il se prodigua à un Turc brutal et
gourmand.
Le Turc, s'étant décavé à Monte-Carlo, fut
remplacé par un Américain. Louis Gian avait
compris que sa condition fruclueuse le vouait,
comme une mappemonde, à toutes les nationa-
lités.
Pourtant il ne sut pas dans le fortune ^rarder
cette sérénité qui est le privilège des vertueux.
Il méprisa ses compagnons d'autrefois et pas-
sait près d'eux sans paraître les voir. Ceux-ci
lui rendirent d'abord mépris pour mépris. Ils
ne manquaient pas, lorsqu'ils le rencontraient,
de faire le geste qui consiste à placer le bras
gauche à la jointure du droit plié et à agiter le
poing droit fermé. Oubien encore, ils mimaient,
à son passage, Tobscène lettre Z d'un alphabet
muet qu'emploient volontiers les Nissards, les
Monégasques, les Turbiasques et les Mento-
nasques. ,
A la fin, rinconduite de Louis Gian fut en
horreur au Ciel, comme elle l'était à ses anciens
camarades. Celui qui pisse contre le vent se
mcuille la chemise ; il plut à Dieu de punirpar
la peine du talion les péchés du giton.
Louis Gian insulta un ami d'autrefois qui
86 l'hérésiarque et c»«
l'avait apostrophé. Il y eut querelle, bataille et
promesse de vengeance.
Quatre jeunes gens, qui ne valaient en somme
pas mieux que Louis Gian, l'attendirent un
soir qu'il était allé seul au théâtre. Ils se saoulè-
rent de ce vin de Corse bien tombé de la répu-
tation qu'il eut au xvi* siècle, puis guettèrent
en face de la villa où Tencroupé vivait avec
un Autrichien morbide.
Lorsque Louis Gian arriva après minuit, ils
se précipitèrent sur lui, le bâillonnèrent et,
l'ayant hissé sur la grille de la ville, l'em-
palèrent et se sauvèrent en se donnant des
tapes...
L'empalé mourut, avec volupté peut-être. Il
était beau comme Attys. Les lucioles luisaient
autour de lui...
II
LA DANSEUSE
J'ai lu, jadis, dans un vieil auteur, ce récit
authentique ou légendaire de la mort de Salomé.
Je n'ai point orné le conte de mots hébreux, de
descriptions exactes de costumes et de palais ;
sophisteries qui eussent donné au récit cette
couleur locale tant cherchée aujourd'hui. A la
vérité, mon ignorance m'eut empêché de le
faire, et j'ai même conservé à mes personnages
les noms qu'ils portent dans nos évangiles.
Ceux qui avaient fait mourir saint Jean-Bap-
tiste furent châtiés. Hérodiade avait été férue
de la maigreur ragoûtante du pénitent qui
invitait les hommes à prendre des bains. Bien
qu'ayant agi comme Joseph chez Putiphar, le
mangeur de sauterelles avait sans doute éprouvé
88 l*hérésia:ique et c>«
des désirs charnels, tôt réprimés, pour celle qui
le voulait. Lorsqu'Hérodiade, incestueuse selon
la loi des Juifs, eut épousé son beau-frère Hérode
Anlipas, il se mêla un peu de jalousie aux re-
proches faits par le Baptiste. Salomé, enjolivée,
attifée, diaprée, fardée, dansa devant le roi et,
excitant un vouloir doublement incestueux,
obtint la tête du Saint refusée à sa mère.
Hérodiade reçut dans un vaisseau d'or la tête
chevelue à face barbue. Sa passion se réveillant
soudain, elle baisa ardeniment les lèvres
violàtres du Baptiste décollé. Mais son ressen-
timent fut plus fort. Elle le satisfit en perçant
à coups d'épingle la langue, les yeux et toutes
les parties du chef sanglant. Le sacrilège cessa
par la mort d'Hérodiade, qui, jouant encore avec
la tète précieuse, succomba suivant toute
vra^'semblance à une rupture d'anévrisme.
Cette femme orgueilleuse ne demeura point
en enfer. Elle fait partie de ces hordes d'esprits
qui peuplent les airs, et que, lorsqu'ils sontbons,
j'aime fort à appelei des dieux. Bien entendu,
j'entends par dieu ce sur quoi l'homme n'a nul
pouvoir, et non pas cette âme du monde que
Speusippe d'Athènes a le premier cru gou-
verner sans entendement l'univers. Les nuits
d'orage, Hérodiade, annoncée par les ulule-
ments des hiboux etTeôroi des animaux, mène
TH016 HISTOIKKS D6 CHATIMENTS DIVINS 89
uno chasse fantastique qui passe au-dessus de
la cime de nos forêts.
Hérode Antipas, roi de Judée, dont le pouvoir
équivalait à celui du bey de Tunis de nosjours,
fut exilé par Tibère et mourut malheureux à
Lyon.
Salomé, dont la belle danse avait sillé les
yeux da roi, périt en dansant ; mort étrange
qu'envieront les ballerines.
Cette dame dansa une fois pendant une fête
sur la terrasse de marbre incrusté de serpentine
d'un proconsul, et celui-ci l'emmena, lorsqu'il
quitta la Judée pour une province barbare au
bord du Danube.
Il arriva que, s'étant un jour d'hiver égarée
seule au bord du fleuve gelé, elle fut séduite
par la glace bleuâtre et s'élança dessus en
dansant. Elle était comme toujours richement
accoutrée et dorée de ces chaînes à mailles
minuscules pareilles à celles que firent depuis
les joailliers vénitiens, que ce travail rendait
aveugles vers Tâge de trente ans. Elle dansa
longtemps, mimant l'amour, la mort et la folie.
Et, de vrai, il paraissait qu'il y eût un peu de
foleur dans sa grâce et sa joliesse. Selon les
attitudes de son corps înel, ses mains gesticu-
laient en chironomie. Nostalgiquement, elle
mima encore les mouvements lents des oli-
90 l'hérésiarque et c"
veuses de Judée gantées et accroupies, quand
choient les olives mûres.
Puis, les yeux mi-clos, elle essaya des pas
presque oubliés : cette danse damnable qui lui
avait valu jadis la tète du Baptiste. Soudain, la
glace se brisa sous elle qui s'enfonça dans le
Danube, mais de telle façon que, le corps étant
baigné, la tête resta au dessus des glaces rap-
prochées et ressoudées. Quelques cris terribles
effrayèrent de grands oiseaux au vol lourd, et,
lorsque la malheureuse se tut, sa tête semblait
tranchée et posée sur un plat d'argent.
La nuit vint, claire et froide. Les constella-
tions luisaient. Des bêtes sauvages venaient
flairer la mourante qui les regardait encore
avec terreur. Enfin, en un dernier effort, elle
détourna ses yeux des ourses de la terre pour
les reporter vers les ourses du ciel, et expira.
Comme une gemme terne, la tête demeura
longtemps au-dessus des glaces lisses autour
d'elle. Les oiseaux rapaces et les bêtes sau-
vages la respectèrent. Et Thiver passa. Puis,
au soleil de Pâques, ce fut la débâcle et le
corps paré, incrusté de joyaux, jeté sur une
rive pour les pourritures fatales.
Certains rabbins nensent que l'âme d'Adam
anima aussi Moïse et David. Je ne suis pas
éloigné de croire que celle de Salomé avait
TROIS HISTOIRES DE CHATIMENTS DIVINS 91
empli la fille de Jephté, et que, n'ayant jamais
chômé depuis, elle survit en Espagne, en Tur-
quie, ou peut-être aux provinces danubiennes,
dans le corps d'une danseuse de kolo, — cette
ronde obscène qu'on peut appeler : la danse de
la croupe.
III
D UN MONSinK A LYON OU L ENVIE
Il y eut une fois, à Lyon, un soyeux nommé
Gorène auquel ses parents, fort pieux, avaient
donné le prénom de Gaétan parce qu'il était
né le jour de la fuite du pape à Gaète.
Gaétan Gorène était devenu un bon catho-
lique. Il hérita la grande fortune de son père,
et, lui ayant succédé, il prit pour femme une
fille de sa condition.
Ses biens s'augmentaient ; il était heureux
en ménage, mais sa félicité n'était pas com-
plète. Après trois ans de mariage, il n'avait
pas encore d'enfant.
Dans l'espoir d'en obtenir un, il fit suivre à
sa femme les prescriptions des plus grands
médecins. Il la mena en vain aux sources
réputées merveilleuses contre la stérilité.
TROIS HISTOIRES DE CHATIMENTS DIVINS 93
Enfin, connaissant que les ressorts humains
étaient impuissants, d'accord avec sa femme, il
eut recours à la religion. Il écouta les conseils
du confesseur de son épouse. Mais la vertu des
pèlerinages les plus fameux fut trouvée en
défaut, et les prières les plus ferventes furent
dites inutilement.
Le fabricant lyonnais gagna un nombre
incalculable de jours d'indulgence, mais son
épouse resta bréhaigne comme avant. Il blas-
phéma contre le ciel, douta des vérités reli-
gieuses et finalement perdit la foi de ses pères.
Cet homme présomptueux ne pouvait sup-
porter que la Divinité n'eût point fait de
miracle en sa faveur. Il ne se confessa plus, ne
communia plus, n'alla plus aux offices reli-
gieux et cessa de donner aux œuvres pieuses
qu'il avait soutenues jusque-là.
Il relut l'histoire de Napoléon, et délibéra
même de répudier une épouse stérile, demeu-
rée pieuse malgré son mari. Il se trouva alors
un médecin sans renom, mais de haute
science, qui, ayant appris la détresse du riche
soyeux, entreprit la cure, et, de façon ou
d'autre, rendit propre à être ensemencée la
terre inféconde.
Gaétan Gorène pensa étouffer de joie lorsque
sa femme lui annonça un jour que, par divers
94 l'hérésiapque et c*®
signes irrécusables, elle avait reconnu être
enceinte et qu'elle espérait même ne pas
demeurer primipare si cette grossesse avait une
heureuse issue. Le fabricant fut ainsi confirmé
dans son impiété et s'ouvrit sur ce sujet à sa
femme pour la détourner des pratiques dévo-
tieuses.
La dame en bonne chrétienne ne manqua
pas de tout raconter à son confesseur.
Celui-ci était un prêtre robuste, dans la
force de Tâge, têtu dans la foi, pensant que
tout est permis pour que le règne de Dieu
arrive. Il avait appris avec douleur le scandale
causé par l'irréligion du fabricant, et voyant le
résultat obtenu par ceux qui avaient suivi ses
conseils sincères, il en éprouva du dépit. Com-
prenant qu*à cause de la grossesse de la
dame, Satan avait été le plus fort, le prêtre
entreprit de ramener au bercail la brebis
égarée.
Vraiment, le ciel tira une éclatante vengeance
de rimpiété de Gaétan Gorène. Une nuit de
prières inspira au religieux un tour qui réussit
pleinement.
Un jour d*été, sachant que le mari était à
Lyon pour ses affaires et la femme à la cam-
pagne, le prêtre, abandonnant la soutane, se
vêtit du plus mal qu'il put, simulant un vaga-
TROIS HISTOIRES DE CHATIMENTS DIVINS 95
bond, colporteur, gueux, mendiant, bélître, fai-
néant ou chemineau, comme on en voit sur
toutes les routes.
Ainsi accoutré, il alla à la ville où la dame
enceinte, s'ennuyant seule, regardait par la
fenêtre. C'était un jour violent d'été, à l'heure
de midi dont Pan, caché dans les moissons,
symbolise le rut effrayant. Le faux vagabond
s'approcha de la muraille, sous la fenêtre de la
dame qui s'ennuyait. Il accomplit un acte
naturel qu'il est inutile de nommer et exposait
un pilon à mortier, un bâton pastoral, une flûte
à Robin, et mieux, un rossignol tel que beau-
coup de dames l'eussent voulu entendre chanter
Kyrie eleison. Celle-ci, malgré sa dévotion,
ne fut pas indifférente et eut envie d'être le
mortier du pilon, la cage du rossignol. Mais,
étant honnête, elle ne pouvait satisfaire son
vouloir. Néanmoins, il est certain qu'éprou-
vant des démangeaisons, elle se gratta.
Bien que les phénomènes relatifs aux envies
des femmes grosses soient conte -tés par plu-
sieurs savants, il me paraît certain aussi que
la dame était enceinte d'une fille. Car, quelques
mois après, elle accoucha, et, lorsque le mari,
haletant d'émotion, voulut savoir de quel sexe
était l'enfant, la sage- femme leva les bras au
ciel en disant : « C'est un monstre! », et le
96 L*HERÉSIARQUK ET 0^®
médecin qui l'assistait dit : « C'est un herma-
phrodite! »
A la suite de ce monstrueux événement, le
riche soyeux faillit devenir fou de douleur.
Reconnaissant que tout arrive par la main de
Dieu, il se résigna, devint dévot, donna de
grandes sommes aux œuvres, et édifia tout le
monde par sa piété.
Le prêtre, apprenant ce qui était arrivé, rit
à éclater, se roula, sauta, toussa, et finalement
alla à confesse. Mais le curé lui refusa l'abso-
lution et il dut l'implorer chez l'arche^^êque.
L'androgyne mourut bientôt. Gaétan, rede-
venu pieux, vécut heureux avec sa fetnme et
ils eurent beaucoup d'enfants.
SIMON MAGE
SIMON MAGE
... Et tandis que la foule rendait gloire à
celui dont les disciples accomplissaient tant de
prodiges, un homme aux cheveux noirs et
frisés, à la barbe rousse et fine, à la face fardée,
s'approcha du diacre Philippe et lui dit :
— Devin! veuille, en retour de ta science
que je désire apprendre, te laisser inculquer la
mienne qui comprend avant tout les dix degrés
démoniaques. Depuis longtemps, mon enten-
dement a franchi les trois degrés ténébreux et
je connais à présent les sept parvis de l'enfer
proprement dit.
— Arrière ! cria le diacre Philippe, il nV a
rien de commun, sorcier, entre toi et moi- Je
suis le disciple de Celui qui dans sa bonté livra
tes maîtres maudits à toutes les douleurs. Je
{ ^ DiSLlOTHECA
100 l'hérésiarque et c»«
suis de son Église, et, selon son vouloir, les
portes de l'enfer ne prévaudront point contre
elle.
Mais rhomme sourit, et, assujetissant sur sa
lête, delà main droite, la tiare couleur de sa-
fran 011, comme le Méandre au soleil, brillait
un serpent fait d'opales, il reprit :
— Je commande durement aux légions de
démons et communique avec les myriades
d'anges. En leur suavité consiste ma force, et,
le plus riche, le plus savant de Samarie, je
veux me soumettre à celui dont les suppôts
accomplissent tant de prodiges. Comment se
nomme ton maître?
— C'est, répondit le diacre, Jésus de Naza-
reth, le Messie, Fils de Dieu.
Puis il l'endoctrina, et voyant qu'humble et
soumis il reconnaissait la vérité, il lui demanda
son nom, et l'homme saisit dans chaque main
un anneau d'or de ses oreilles. A ses doigts,
des pierres opaques, serties dans des bagues
d'or, portaient gravés des signes divers. Dans
cette position, le haut du corps, les bras et la
tête figuraient un triangle isocèle. De longues
paupières violettes voilèrent Téclat des yeux
noirs, et la bouche peinte prononça :
— Simon.
Le diacre se souvint de ce nom qui avait été
STM^'N MAGE 101
celui du chef des apôtres, puis il buntisa
rhomme, rappelant Pierre, et ajoutant :
— Simon, désormais tu es Pierre, comme
Test le Vicaire de Dieu sur la terre.
A ce moment, le peuple ayant crié : « Place »,
en s*écartant, Philippe vit venir Pierre lui-
même, les yeux troublés parles larmes, qui ne
tarissaient plus depuis que, par trois fois, il avait
renié son divin Maître. Près de Tancien pêcheur
du lac de Tibériade marchait Jean, le discipie
bien-aimé.
Et le diacre dit :
— Voici que Pierre vient en pleurant. A côté
de lui, marche, jeune et grave, Jean le préféré.
Homme que le baptême a renouvelé, demande-
leur de te conférer le Saint-Esprit.
Le peuple s'était dispersé. Il ne restait plus
sur la place, avec le diacre Philippe et Jecm,
que le nouveau baptisé. Il ramena par devant
les plis de sa robe traînante, dont Tetoffe jaune
était tramée de dessins violets figurant des
bùîes fantastiques, et découvrit ainsi des san-
dales de cuir azuré, ornées au cou de-pied d'an
quadruple triangle d'or. Et Pierre, se penchant
vers Philippe, demanda :
— Quel est cet homme à l'attitude orgueil-
leuse? Il ne paraît avoir la véritable humilité
du cœur.
102 l'h£iœsi\rque et cî«
Et le diacre Philippe répondit :
— C'est un magicien. A son dire, il comman-
dait durement aux légions de démons et s'ac-
cordait avec les myriades d*anges. Il s'est sou-
mis, lui, sa science et ses suppôts surnaturels
à la divine autorité du Christ, notre Maitre, et
il a été baptisé.
Une longue théorie de femmes gantées,
portant une cruche sur la tête, traversa la place.
Elles s'approchèrent des apôtres, et l'une
d'elles, gracieuse et forte, ayant déposé sa
cruche, s'agenouilla devant Pierre en disant :
— Maître, on assure que vous parlez au nom
de Jésus de Nazareth. Un jour, il s'entretint
avec moi. J'étais assise, à peu de distance de
la ville, sur la margelle du puits où nous allons.
Maître, parlez-nous de Jésus.
Et le sorcier se mit devant elle, disant :
— Maître, ne lui répondez pas, c'est une
prostituée.
Mais, Pierre répliqua :
— Mage écarte-toi!
Et souriant, tout en pleurs, il dit à la Sama-
ritaine :
— Femme qui avez la foi, allez jusqu'au puits
avec vos compagnes quérir Teau de votre bap-
tême, et revenez vers moi.
Et la Samaritaine, après s'être relevée, se
SIMON MAGE 103
dirigea, suivie des autres femmes, vers la porte
de la ville.
Le sorcier, s'étant de nouveau approché de
Pierre, lui dit :
— Je suis venu vers Philippe ton disciple, qui
accomplit ici, avant ta venue, des prodiges
admirables. Je te prie de me conférer le Saint-
Esprit et le pouvoir de le conférer à mon
tour.
Et Pierre demanda :
— Mage, pourquoi désires-tu le pouvoir de
conférer le Saint-Esprit?
Et le sorcier répondit :
— A cause de la gloire que j'en acquerrai.
Elle me mettra au-dessus des autres hommes,
et un jour, si tu mourais avant moi, je serais
digne de prendre ta place, ô Maître I
Et Pierre répliqua :
— Celui qui souhaite une autre gloire que
celle du Très-Haut est indigne de conférer le
Saint-Esprit. Va-t'en, mage, avec ta magie.
Mais le sorcier s'inclinant reprit :
— Maitre, vous êtes pauvre et je suis riche :
vendez-moi la science dont ma magie n'est
que l'erreur!
Pierre se détourna de lui, et demanda à Phi-
lippe :
— Comment s'appelait cet homme?
104 L'HiiaÊSlAhQUE Eï G'«
— Simon! répondit le diacre.
Et Pierre, tombant à genoux, s'écria :
— 0 mon nom de pêcheur ! Que Simons
soient tous ceux qui voudraient acheter les
dons sacrés. Que ce péché exécrable soit en
horreur au ciel et à la terre î
Le magicien s'était baissé, et, tandis que les
manches lourdes et pendantes de sa robe soule-
vaient la poussière, il traça sur le sol les mots
ABLANATAVALBA et ûNORARONO qui peuvent se
lire indifféremment de .droite à gauche ou de
g-mche à droite, et, lorsqu'il se releva, les dis-
ciples virent devant eux la vivante image de
Pierre, le chef des Apôtres, mais qui ne pleu-
rait pas et disait :
— Simon-Pierre, je ne suis nul autre que
celui que tu es, et nos noms sont les mêmes. Je
vivrai aussi longtemps que l'Église où tu com-
mandes. J*en deviens pour toujours le mauvais
chef, tandis que tu en es le bon pasteur. Et là
où tu représenteras la bonté céleste, je serai
l'infernale méchanceté qui met en branle, quand
il me plaît, les légions de démons et les
myriades d'anges.
Alors, il disparut, etles apôtres le cherchaient
en vain des yeux sur la place, où revenait, par
la porte de la ville, la théorie des Samaritaines,
qui, les bras levés, maintenaient sur leur tête
SIMON MAGE 105
balancée le vase empli de leur eau bapLismaie.
... Et voyant s'avance/ deux vieillards d'une
ressemblance parfaite, Néron demanda :
— Lequel d'entre vous est ce Galiléen dont
les miracles étonnent la ville?
Mais l'un des bommes leva les yeux au ciel
sans rien répondre, tandis que son compagnon
s'écriait :
— Cet autre qui me ressemble n'est qu'un
imposteur. Et, dans ce jardin où tu nous
accueilles, ô César, je veux m'élever devant toi
comme un oiseau prenant son vol. Mon art me
donne le moyen de confondre ainsi ce silen-
cieux.
L'empereur éclata de rire :
— Etrangers, dit-il, je vous ai pris d'abord
pour Castor etPollux,mais ils s'aiment et vivent
alternativement. Votre inimitié excite mon.
imagination. Encbanteurs, faites des prodiges.
Ma musique accompagnera vos gestes. Ensuite,
je célébrerai votre lutte en stropbes alcaïques.
Il vit alors que le visage du vieillard qui
avait parlé était calme et rusé, tandis que sur
les joues du silencieux, des larmes, qui ne ces-
saient de couler, avaient creusé deux sillons.
Î06 l'hérésiarque et c^^
Prenant un luth accordé, Néron le fit sonner,
et l'homme qui ne pleurait pas s'écria :
— Pierre, voici le moment oii je te confon-
drai. Mon art détruira tous les enchantements
de ton ignorance. Mes alliés veillent dans le
Ciel et dans l'Enfer.
Il traça sur le sol le nom d'ANATANA, qui se
lit de droite à gauche et réciproquement. Une
nuée sombre s'étant élevée, le magicien lui
dit :
— Anatana, prince deTEnfer, si mon ennemi
m'attaque au moment où venant de quitter la
terre, j'aurai peine à me défendre, tu feras la
nuit et combattras cet homme dans l'obscurité.
Il s'accroupit pour renouer les cordons de sa
sandale droite, ornée au cou de pied d'un
quadruple triangle d'or, et se releva en appe-
lant :
— Eloah Quanah, Dieu jaloux, préposé aux
portes de la demeure céleste, à l'ouest, écarte-
toi en ouvrant pour laisser passer ceux qui me
servent !
Alors il cria :
— Kokhabiel!
Et ce fut une rumeur argentine d'armes
célestes, tandis que s'avançaient Kokhabiel et
les trois cent soixante-cinq mille Anges qu'il
commande. Le magicien jeta un regard triom-
SIMON MaGE 107
phant sur Pierre qui, tombé à genoux, priait
maintenant les bras en croix.
L'enchanteur appela :
— Quemuel !
Et avec un bruit semblable au chant de
milliers d'oiseaux s'avancèrent Quemuel et les
douze mille Esprits qui sont sous ses ordres.
Le mage commanda :
— Ange Dumiei, portier de l'enfer, laisse
passer ceux qui me servent.
Et, silencieux, comme le vol des chauves-
souris, s'avancèrent à califourchon sur des
zèbres, des hémiones, des onagres, ou debout
sur des éléphants portant de belles citadelles,
ou bien assis sur des panthères, ou encore à
pied, menant des ours, des onces enchaînés,
les quatre-vingt dix mille Démons présents à
l'exode d'Egypte.
Et le magicien dit à ceux quilui obéissaient :
— Vous qui êtes à la fois mes maîtres et mes
serviteurs, voici queje m'élèverai devant César
comme l'oiseau prend son vol. Défendez-moi
tandis que je serai dans l'air, aûn que mon
ennemi demeure sur la terre, impuissant et
confondu.
Il s'approcha de Pierre et lui parla :
— Les puissances du Ciel et de l'Enfer
m'obéissent. Dieu lui-même va paraître devant
lOS l'hérésiarque et c'«
U»i pour te confondre en attestant ma science et
to i ignorance.
Il appela :
— Sidra!
Et rOrdre qui est la Bouche de Dieu parut
au firmament où, à la parole du mage, se mani-
festèrent Tathmahinta, qui est le Coude gauche
au Corps de Dieu, Auramat, qui est un Doigt
majestueux au Pied droit du Corps de Dieu,
Auhez, qui est un Doigt préhensif au Pied
gauche du corps de Dieu, auprès d'Hatou-
mah, qui, l'Intégrité même, est aussi un Orteil
au Pied gauche du Corps de Dieu.
Et quelle immense Majesté emplissait le ciel,
à mesure qu'apparaissaient les célestes Puis-
sances, qui sont des Membres au Corps de
Dieu!
Dagoul \Ve Adom s'inscrivit en une distincte
rubrique sur le Corps de Dieu. Alors, Kokhabiel
et ses trois cent soixante-cinq mille Anges,
Quemuel et ses douze mille Esprits, Anatana
Tobscur, et les quatre-vingt-dix mille Démons
présents à Texode d'Egypte, les légions de
démons etl^s myriades d'anges de toutes hiérar-
chies s'inclinèrent, et le fulgurant Ohaztah
p-arut qui est le Prince de la Face divine.
Prompts et inouïs, entourant, supportant le
Corps adorable se manifestèrent Afapé, Elohé-
I
SIMON magh: 109
mancith, Tamani, Ouriel et les autres Faces
d'aigles, de lions ou de chérabins qui ornent le
Char céleste.
Les Ofanim, classe d'anges multicolores, qui
sont les roues de ce Char plus rapide que
r esprit humain ne saurait le concevoir, tour-
nèrent dans le ciel en jetant un éclat insup-
portable, et, prenant tous les tons, depuis les
blancheurs totales et infiniment variées des
plus pures régions étoilées jusqu'aux dernières
nuances qui flamboient dans les abîmes, tandis
que, sombre et terrible, comme une annoncia-
tion de tempête, dominait au zénith la profon-
deur violette d'Humasion, l'Améthyste, qui est
une appellation de la Divinité.
Et Pierre, le front contre terre, suppliait le
Très-Haut de confondre le magicien, qui s'écria :
— César! je vais maintenant m'élever devant
toi, à la face de Dieu.
Il appela:
— Isda I Auhabiel î Auferethel !
Et Isda, qui est Tange de la nourriture,
s'avança, et lui donna les forces nécessaires à
Taccomplissementde son faux miracle ; ensuite,
Auhabiel, l'ange aimé de Dieu et préposé à
l'amour, étendit ses ailes, et, prenant le mago
par les cheveux, l'emporta vers les régions supé-
rieures, tandis qu'Auferethel, qui est l'ange du
110 l'hérésiarque et c»«
plomb, retenait Simon, afin qu'il ne montât pas
trop vite et ne perdît point connaissance.
Mais, soudain, s'étant levé, Pierre rompit le
charme d'un seul geste, et, dans un silence
auguste, s'écroula l'angélique et rayonnante
majesté du Corps divin, pendant qu'avec un
bruit d'argent et de soie, disparaissaient les
myriades d'anges, pendant qu'avec la rumeur
d'un grouillement de cloaque, s'enfonçaient
dans l'abîme les légions démoniaques.
... Et crucifié la tête en bas, par respect pour
l'adorable position de son Maître, Pierre aux
yeux brûlés par les larmes, Pierre sur le point
de mourir, regardait un homme qui lui ressem-
blait s'avancer vers le bourreau, auquel il de-
mandait :
— Combien me vendrais-tu le corps de ce
supplicié?
Et le bourreau répondait :
— Etranger, ce martyr qui te ressemble est
sans doute ton frère... Moi aussi, je suis
chrétien, car j'ai été baptisé. J'exerce mon
métier, et, faisant cela, j'accomplis la volonté
divine. Mais, le corps d'un martyr est un do;i
SLcré de Dieu à ses lidèles, et il est interdit de
SIMON MAGE 111
vendre les dons sacrés. Quand cet homme sera
mort, tu emporteras le cadavre, afin que les
croyants puissent Thonorer... En attendant,
pour passer le temps, jouons aux dés mon
silence contre tes sandales azurées, qu'orne,
au cou de pied, un quadruple triangle d'or.
L'OTAIIKA
L'OTMIICA
Sur le pré, proche les vergers aux pruniers
fleuris qui entourent le village bosniaque, le
kolo tournait, ronde échevelée et chantante.
Les croupes s'agitaient en cadence : celles des
garçons sautaient, nerveuses et étroites ; celles
des filles roulaient, lourdes et bulbeuses, et
tendaient le jupon court. Les chansons s'envo-
laient, lyriques, satiriques ou gaillardes, et en
ce cas les filles faisaient semblant de ne pas
comprendre. On chantait :
Le premier disait : « Tu es une rose. »
Le second disait : « Tu es une étoile. »
Le troisième disait : « Tu es un ange des cieux. »
Mais le quatrième m'a contemplée sans rien me diro.
De par mon miroir, je ne suis ni ro^e, ni étoile, ni ange,
De par mon miroir les trois ont menti.
M celui qui s'est tu sera mon bien-aimé.
116 l'hérésiarque kt cj»
Le kolo tourna un instant en silence. Les
croupes remuaient, sautillaient, frétillaient, se
tortillaient. Les tziganes, hommes et femmes,
assis sur le talus du chemin qui borde le pré,
préludèrent un autre air sur leurs guitares, et
la troupe dansante entonna :
Le vieux beg turc de Sarajevo
Pesait cent dix okes.
Sa fille qui n'en pesait que trente
S'est enfuie chez les Serbes pour danserla poskotznika.
Puis les garçons chantèrent :
La fiancée n'était pas vierge,
Elle était comme un sac troué..,
A ce moment un cri retentit, sauvagement :
— Otmiksb!
Et une troupe de garçons, qui, sans doute
avec la complicité des tziganes, s'étaient tenus
cachés derrière une haie, de l'autre côté du
chemin, s'élancèrent vers les danseurs de
kolo.
Au cri d'Otmika tous avaient compris qu'il
s'agissait du rapt traditionnel chez les Sud-
Slaves. Un amoureux éconduit, sachant que
sa bien-aimée dansait le kolo sur le pré, avait
réuni une troupe d'amis, et ils étaient venus,
décidés à ravir la dédaigneuse. Mais le r"0-
LOT^HKÂ 117
mont avait été mal choisi. Les danseuses
avaient poussé un cri de terreur et s'étaient pla-
cées derrière les danseurs, parmi lesquels il y
avait peut-être Tamant favorisé. Voyant qu'une
résistance s'était organisée si promptemem, les
ravisseurs s'arrêtèrent, . interdits. Ils n'étaient
que six, tandis qu'il y avait onze danseurs avec
autant de filles. Celles-ci chuchotaient :
— C'est Orner, le petit tailleur. Il veut enle-
ver M ara.
Orner était au premier rang des otmikari;
petit, brun, fort comme un taureau, il tremblait
de rage. Les tziganes pincèrent leurs guitares.
Les yeux d'Orner brillèrent. Il fit un pas en
avant et entonna :
Ljra kolo, igra kolo nadvadeset idva.
U ton kolu, u tom kolu, lipa Mara igra.
Kakva Mara, kakva Maramedna astauna...
Le kolo tourne composé de vingt-deux personnes.
Dans la ronde balle la Jolie Mara.
Quelle bouche de miel a Mara.. .
Un joli garçon, grand et maigre, défenseur
des filies, l'interrompit :
-^ Orner, tu sais que chez nous, lorsqu'on ne
sait pas le nom d'une fille ou qu'on ne veut
pas la nommer, on l'appelle Mara. Dis pour
quelle fille tu as crié, Otmika! afin qu'elle
puisse se défendre.
118 l'hérésiarque £T ci®
Omer cria :
— Mara, la fille du vieux Teiiso.
Mara passa sa jolie tête brune et peureuse
entre ses défenseurs en disant :
— Omer, je ne te veux pas de mal. Ta as
assez longtemps chanté sous mes fenêtres, en
toute saison. Mais je n'ai jamais répondu, Ta
sais de belles chansons, mais je ne veux pas
me marier avec toi.
La troupe des danseurs de kolo cria :
— Adieu, Omer! et se mit alors en marche
vers le village.
Les otmikari ne s'opposèrent pas à cette re-
traite. Mais les tziganes, sur la route, ayant
commencé Pair des Litanies de Marco, les ra-
visseurs psalmodièrent pour insulte à la belle
Mara, ce chant misogyne :
Marco, des femmes délivre-nous.
Marco, de ces vipères délivre-nous,
Marco, de ces putains délivre-nous,
Marco, de ces charognes délivre-nous,
Marco, de ces traîtresses délivre-nous...
Ensuite Omer se tourna rageur vers ses
compagnons :
— Dire que j'étais si empressé auprès d'elle !
L'année dernière, elle se laissait faire encore.
Après le kolo, elle acceptait les gnrabié miel-
leux, les tartes aux prunes, les alcé de fro-
119
ment, saindoux et miel que je lui apportais.
Mais depuis, elle a été à la ville. Elle y a vu
des Italiens, des Juifs, des Turcs, des V^iea-
nois, qui sait? et peut-être de ces Grecs que
je déteste et que je ne peux voir sans leur
montrer les cinq doigts de la main droite en
disant : « Pende! », ce qui est la plus grave
injure qu'on leur puisse faire!
Un des Otmika,ri répondit :
— Si elle connaît la ville, elle ne sera pas fa-
cile à prendre. De plus, son père a aussi des
idées de la ville. Il en est venu à mépriser les
institutions séculaires de notre race et il sera
dans le cas de se plaindre. Votmika, tradition-
nelle est sévèrement punie quand il y a plainte,
et il ferait ramener sa fille chez lui par les
gendarmes.
Les tziganes s'étaient approchés et tendaient
leurs mains ouvertes. Ils étaient beaux, mais
sales et sournois. Omer leur jeta quelques
pièces. L'un d'eux dit en ricanant :
— Les jours les plus heureux pour l'homme
sont celui où il se marie et celui où sa femme
crève.
Une vieille tzigane à face desséchée avait
tiré de sa poche une' longue chevelure noire,
coupée par surprise à quelque misérable gar-
deuse d'oies, endormie dans une prairie. Avec
120 L*nÉnÉsrARQUE et g*»
un vieux peigne cassé elle peignait cette che-
velure triste comme une relique de morte, en
marmonnant inintelligiblement. Elle releva la
tète, et, regardant fixement Orner, elle lui dit en
chevrotani .
— Pourquoi ne fais-tu pas Votmikec sur une
fille d*un village voisin, comme cela se pratique
ordinairement? Si tu veux, je t'en volerai une
dont les cheveux seront plus beaux que ceux
que je tiens.
Mais Omer répondit :
— Un héros ne vole pas, il ravit. Je veuxMara.
La vieille continua :
— Si tu me donnes bien de l'argent, je ravi-
rai pour toi Mara. Car tu n'es pas rusé, mais je
suis fine comme les aiguilles de sapin, moi.
Omer réfléchit, puis consentit le prix voulu
par la vieille, lui donna des arrhes et s'en alla
avec ses compagnons, tandis qu'en signe de
joie pour l'aubaine, les tziganes, au son d'une
guitare, dansaient la khaliandra, sautant et se
battant les semelles sur les fesses, en se tenant
d'une main par l'oreille et de l'autre par l'or-
gane génital.
» ♦
Le lendemain, Omer ne se montra pas dans
L*OTMIKA 121
le village. Il passa sa journée à coudre et à
broder, accroupi à la turijue. Dans les rues les
gens parlaient de Votmika et beaucoup désap-
prouvaient Orner d'avoir interrompu le kolo.
Bandi, le marcliand de cochons, annonçait
qu'il ferait désormais dix lieues, quand il aurait
besoin d'un tailleur, plutôt que d'avoir affaire
à Orner. Le vieux et riche Tenso, veuf pour la
seconde fois, avait paru un instant dans la rue
et avait juré qu'Orner n'aurait pas sa fille,
qu'elle ne quittait plus la maison et qu'il était
décidé à recourir à la gendarmerie en cas de
violence. Le soir, le vieux curé entra dans la
maison de Tenso. Lorsqu'il en sortit, au bout
d'une heure, ceux qui le virent assurèrent qu'il
avait l'air fort agité, et qu'il avait répondu d'une
voix brisée par les sanglots refoulés à ceux
qui lui avaient parlé.
Le surlendemain, vers deux heures, le village
était presque désert, comme il Test toujours
pendant l'après-midi. Le vieux Tenso, dans sa
chambre, souffrait d'une rage aux dents. M ara,
dans la cuisine, surveillait la cuisson du re-
mède infaillible contre le mal de dents : des
figues bouillies dans du lait. A ce moment, on
152 l'hÉRÉSTARQUE et Cie
frappa à la porte de la maison. Mara regarda
par la feuètre et vit une vieille tzigane qui
cria :
— FrajJe ! Frajle f {{)
Mara descendit ouvrir et la vieille lui dit :
— N'as-tu pas besoin de mes services, la
belle?
— D*où viens-tu? demanda Mara.
— De Bohême, le pays merveilleux où Ton
doit passer mais non séjourner, sous peine d'y
demeurer envoûté, ensorcelé, incanté.
— Que sais-tu ?
— J'enseigne à danser, chanter. Je sais jeter
les sorts les plus insidieux. Je sais lire l'avenir
dans la main, dans les cartes. Je sais coiffer,
épiler, et même repuceler une nourrice.
Mara lui tendit la main gauche en disant ;
— Regarde !
La vieille l'examina et répliqua :
— Tu te marieras sous peu.
Mara lui donna une pièce de monnaie, en
disait :
— Va-t'en, vieille I Je sais danser, chanter.
Nul n'a encore écarté mes jambes. Je me coiffe
seule et je ne veux pas être 4pilée.
La vieille ricana :
(1) Mademoiselle.
l'otmik\ i23
— Téremtété! J'ai épilé de belles musul-
cnanes, dans l'Herzégovine, et des chrétiennes
aussi. Le goût de la chair lisse se propage, ma
fille, et les touffes de fenouil, aux endroits
sei'iets d*un corps poli, répugnent à plus d'un
homme, même parui les chrétiens.
Mara tapa du pied et cria :
— Va-t'en !
Mais la vieille leva la main, et, d'un coup, défît
la chevelure de Mara dont les nattes retom-
bèrent :
— Vois-tu, la belle, tu ne sais pas te coif-
fer. Je vais t« recoiffer pour rien. Tourne-
toi.
Honteuse de son impatience, Mara se laissa
faire docilement. La vieille tira une paire de
ciseaux, mais, à ce moment, une main nerveuse
la saisit à la gorge. La vieille poussa un cri en
laissant tomber les ciseaux, qui firent un bruit
métallique sur le pavé. Mara se retourna et vit
d'un coup d'œil les ciseaux ouverts sur le sol
et le curé serrant la tzigane à la gorge. Omer,
à qui la vieille avait promis de retenir Mara à
la porte, afin qu'il pût l'enlever, arrivait en cou-
rant. L'apercevant, Mara poussa un cri et re-
ferma violem.ment ia porte, qu'elle verrouilla.
Omer s'arrêta désespéré en murmurant :
— Trop tard I
124 l'uéuésiarqub et c^»
A ce moment, une troupe de cochons dé-
boucha à un tournant. Les bêtes flaireuses,
aux petits yeux, aux jambes courtes, gro-
gnaient, gargouillaient, ronflaient, renâclaient,
reniflaient. Derrière, le troupeau grouillant
et rose sale, venait Bandi qui, armé d'un
gourdin, dirigeait les cochons en se dandinant,
et sifflotant. A la vue d'Orner, Bandi fit tour-
noyer son bâton en menaçant le tailleur. Mais
le curé lui cria :
— Hé, Bandi ! laisse Orner, j'en fais mon
affaire. Occupe-toi de cette vieille qui voulait
voler la chevelure de Mara.
Le curé se dirigea versOmer, qu'il saisit par
l'oreille et entraîna. De l'autre côté, la vieille
courait : les cochons la suivaient de près, eu
trottant plus vite, en frétillant et en remuant
leur queue toftillée. Bandi en quelques sauts la
rattrapa, et lui administra une volée qui, bien
que rudement appliquée, ne retarda pas la fuite
delà tzigane. En courant, elle poussait des
hurlements, criait des malédictions et vomis-
sait des juroas immondes...
Le curé tira Orner par l'oreille jusque devant
le presbytère. Là, il le lâcha enfin et parla :
l'otmika 155
— Orner, tu es le scandale de ce village. Tu
veux enlever une fille qui ne veut pas de toi.
Séduire une ûUe est une mauvaise action, mon
fils!
Orner se récria :
— Je ne veux pas la séduire, je veux
l'épouser. Qu'importe qu'elle ne me veuille
pas ? L'homme doit-il s'embarrasser des volontés
des femmes qui pleurent quand elles veulent
et rient quand elles peuvent?
Le curé Técouta d'un air attendri :
— Ainsi, c'est différent. Omer, mon enfant,
tes intentions sont donc pures... L'as-tu de-
mandée à son père?
— Oui ! cria Omer, Tenso a juré que je n'au-
rais pas sa fille. Mais je veux épouser Mara.
D'ailleurs vous savez tout. Vous êtes resté
plus d'une heure, hier, dans sa maison.
— Oui ! répliqua le curé, je sais tout ce qui
s'est passé avant. Mais j'avais pensé, comme
croit Tenso, du reste, que, ne pouvant avoir
Mara pour épouse, tu voulais l'enlever pour la
déshonorer et l'abandonner.
— Le vieux Tenso mépriserait-il assez nos
coutumes, dit d'une voix sombre Omer, pour
me refuser sa fille au cas où, l'otmika ayant
réussi, j'aurais enlevé Mara ?
— Hélns ! dit tristement le curé. Hélas ! mais
126 l'hérésiarque et c*«
toi, Orner, méprises-tu assez les divertissements
de notre race, pour venir interrompre le kolo,
la danse nationale et crier : Otmika ! pendant
les rondes?
— Je croyais que les prêtres considéraient la
danse comme mauvaise.
— Quoi ?. . . Il en est, c'est vrai , qui croient que
la danse est Toeuvre de Satan. Moi, je suis de
l'avis du curéSpangenberg qui, en 1547, prêcha
que la danse est bonne, car on dansa aux noces
de Cana, et Jésus y dansa peut-être aussi. Mais
toi, Omer, qu'as-tu fait! N'ayant pas réussi
l'enlèvement pendant la danse, qu'as-tu ima-
giné, Omer! Car j'ai tout deviné. Tu as pris
pour complice une possédée, un être infâme,
une receleuse de démons, une tzigane voleuse
de chevelures.
— Le diable couche avec! dit Omer, elle m'a
induit en iâcheté. Mais aussi, comment avoir
Mara maintenant? Elle ne sortira plus, sinon
accompagnée pour aller à la messe. Le vieux
Tenso, dit-on, veut aller habiter en ville. Je
suis forcé de recourir à la ruse.
Le curé réfléchit :
— Non, il n'y a rien à faire du côté du vieux
Tenso. Mara veut se marier à la ville. Mon
pauvre Omer, renonce àl'otmika, désaimeMara.
Marie-toi avec une autre.
' - 127
L OTMIKA
Jamais ! Je veux Mara !
A ce moment des enfants qui passaient vin-
rent baiser les mains du curé. Quand ils s'en
furent allés, il sourit :
— Orner ! la place de Mara à Téglise est à
gauche près de la petite porte.
Omer tressaillit :
— Mais... le péché... un rapt dans l'église...
pendant la messe...
— A tu place, Omer, je commettrais ce péché.
Sois héroïque, mais demande pardon à Dieu,
avant et après. Moi, je t'absoudrai quand tu
viendras te confesser.
Omer parut hésiter :
— Mais... les gendarmes.
— Sois héroïque, Omer, le ciel ne t'aban-
donnera pas. Moi, je te bénis.
Il le bénit en souriant et disparut derrière la
porte du presbytère. Omer fixa un instant le sol,
se gratta la tête, fit un grand signe de croix et
revint dans son atelier. Le soir tombait. Plus
tôt que de coutume, il alluma la lampe. Il tira
des ballots d'étoffes et coupa deux vêtements,
l'un d'homme, l'autre de femme. Puis, avant de
s'accroupir pour coudre, il se signa et murmura :
128 l'hérésiauque kt g»«
— Notre Père, qui êtes aux Cieux, que votre
règne arrive, que Votrnika réussisse...
Le dimanche suivant fut un beau jour sans
nuages. Sur la place de Téglise s'était installé
un de ces hommes qui promènent des phono-
graphes de village en village. Il avait placé,
pour donner l'exemple, deux des tubes de
son appareil à ses oreilles, et invitait les pas-
sants àenfaire autant, moyennantdix kreutzer .
Des enfants, rangés autour, le regardaient. Des
hommes, groupés plus loin, parlaient de la
partie de quilles de la veille. Quelques femmes
babillaient en tricotant. L'une d'elles, vieille,
édentée, qu'on appelait Croix de Hongrie
parce qu'elle était penchée comme la croix qui
termine la couronne figurée sur les monnaies
hongroises, déclara :
— Omer aura Mara, allez! qu'un homme
vienne à aimer une femme, il n'y a rien à faire ;
il l'aura, et il faudra qu'elle l'aime.
A ce moment, la cloche sonna pour la messe,
et, sur la place, parut Mara donnant le bras au
vieux Tenso. Près d'eux marchaient Bandi, le
meneur de porcs, fier et digne, et le joli garçon
qui avait interpellé Omer sur le pré. Ils entré-
l'otmika 129
rent dans l'église qui s'emplit bientôt de tous
les habitants du village, endimanchés. Selon la
coutume, les hommes se placèrent d'un côté
de la nef, les femmes de l'autre. Omer était
venu aussi avec ses compagnons. Mara l'aperçut
au fond de Teglise et remarqua qu'il était riche-
ment vêtu. Puis, elle le vit sortir avec ses amis.
L'office commença.
A l'évangile, tout le monde se dressa. Tout
à coup, la petite porte près de laquelle était
placée Mara s'ouvrit pour laisser passer Omer
qui saisit la jeune fille à bras-le-corps, la sou-
leva et s'enfuit en un clin d'œil. Les femmes
poussèrent des cris et se sauvèrent du côté des
hommes où des jurons tonnaient formidable-
ment. Le vieux Tenso, plusieurs jeunes gens,
dont Bandi, se précipitèrent vers la sortie pour
rattraper les ravisseurs. Mais le vieux prêtre, à
l'autel, s'était tourné. Il cria :
— Arrêtez-vous, païens! arrêtez-vous.
A la voix de leur pasteur, les hommes s'arrê-
tèrent, interdits. Seul, le vieux Tenso sortit. Le
prêtre continua :
— Quoi ! païens ! voudriez-vous manquer la
messe parce qu'un garçon enlève une fille qu'il
veut épouser?
Il y eut des murmures. Le prêtre reprit plus
fort :
5
130 L*HËRÉSIARQLE ET C"
— Votyniksi n'est-elle pas une de nos cou-
tumes ?
Il y eut alors des exclamations approbatives,
et tous reprirent leurs places tandis que le vieux
prêtre parlait :
— Ferez- vous voire salut en poursuivant les
otmikdiriy ou en assistant à la messe? Orner et
ses amis manquent la messe, c'est affaire à leur
âme. Mais, vous autres, voudriez-vous que
votre pasteur n'achève la cérémonie que devant
des femmes? Pécheurs, Satan a trouvé cette
nouvelle ruse pour vous induire en péché
mortel! Je ne ferai pas d'autre sermon aujour-
d'hui. Ayez confiance en Dieu et repentez-vous.
C'est la grâce que je vous souhaite.
— Amen I répondit d'une voix cassée la vieille
Croix de Hongrie.
Le prêtre se tourna et dans un silence édifiant
reprit la lecture de l'évangile. Le vieux Tenso
rentra bientôt en gémissant. Des rires étouffes
du côté des femmes accueillirent son retour.
««
Après la messe, les groupes se reformèrent
sur la place. La vieille Croix de Hongrie par-
lait en faveur d'Orner, disant que Votmika
était un fait accompli, qu'il fallait que Tenso se
L*OTMIKA 131
résignât. Les filles disaient qu'Orner était un
héros. Les garçons l'enviaient en constatant
que Mara était une bien belle fille. Bandi et
d'autres jeunes gens étaient partis pour cher-
cher la retraite des oimikari.
Le vieux Tenso, la messe finie, s'était dirigé
vers la sacristie. Le curé se dévêtissait des
habits sacerdotaux. Il rit en voyant entrerTenso,
Le paysan, d'un air finaud, lui dit :
— C'est vous, notre pasteur, qui avez donné
cette idée à Orner. Je sais bien. Vous êtes pour
les vieilles idées. Mais les idées pour lesquelles
je suis ont les gendarmes pour elles, et Mara
me reviendra, morte ou vive.
Le curé sourit :
— Tu as tort, Tenso. Tu as eu ta première
femme, celle avec qui tu seras au ciel — si tu
y vas — par Votmika,
— Dieu ait son âme, interrompit Tenso, j'ai
mal agi.
— Bien, répondit le curé, mais tu sais qu'au
pouvoir d'un garçon, une fille ne reste pas
intacte. Que feras-tu de ta fille enceinte? Per-
sonne ne voudra l'épouser, et c'est aussi une
idée de la ville. Et Tenfant qui viendra, qu'en
feras-tu ? Et puis, Mara ne déteste pas Orner,
comme elle le prétend. Elle m'a dit, au con-
traire, qu'il lui plaisait, mais qu'elle préférait
13'2 l'iiépésiarque et g'*
se marier à la ville pour devenir une dame?
Demain, Mara sera folle d'Omer. Ce ne sera
pas elle qui refusera de se marier avec lui. Tu
es riche, marie les jeunes gens, puis achète-
leur un bon commerce à la ville. Ainsi Mara
pourra devenir une dame et ses vœux seront
comblés. Mais, sur ton âme, souviens-toi de ta
jeunesse. Respecte Votmika, le rapt sacré de
notre race.
Le vieux Tenso hésita, toussota, et, finale-
ment, éclata en sanglots, gémissant en phrases
brisées :
— Ah! oui... Votmika... Votmika,,.. Ma pre-
mière femme, ma Njera... la mère de Mara...
Ma Njera qui sera ma compagne au ciel... j'es-
père... Oui, il faut les marier... ce sera une belle
noce...
Et le curé accompagna Tenso jusqu'au portail
de l'éslise en disant :
<-^
— Oui, ce sera une belle noce! Les vête-
ments sont déjà prêts. Tu seras heureux,
ensuite, vieux Tenso, d'avoir marié ta fille à un
homme de ta race. Après, tu pourras t'endormir
doucement dans la paix du Seigneur, et te^
petits-enfants, de ta race, eux aussi, viendront
prier sur ta tombe plantée de romarin.
Sur la place, des tziganes étaient venus,
jouant de la guitare. Les filles et les garçons
l'otmika 133
dansaient le kolo, et la vieille Croix de Hongrie
ballail avec eux.
Il chantaient :
Il faut les mcirier, il faut les marier.
Car après Votmika la fille est enceinte.
Il faut les marier, Tenso, ou la tuer...
Le vieux Tenso regarda un instant le kolo,
puis, délibérément, il prit part à la ronde. Et il
faisait sauter sa croupe nerveusement, enchan-
tant :
il faut les marier...
QUE VLO-VE?
QUE VLO-VE?
La guitare de Que vlo-ve ? était un peu du
vent qui gémit toujours dans les Ardennes de
Belgique...
Que vlo-ve? était la divinité de cette forêt
où erra Geneviève de Brabant, depuis les bords
de la Meuse jusqu'au Rhin, par l'Eifel volca-
nique aux mers mortes que sont les mares
de Daun, l'Eifel où jaillit la source de Saint-
Apollinaire, et où le lac de Maria Laach est un
crachat de la Vierge...
Les yeux de Que vlo-ve ? clignotants et
chassieux, à chair des paupières rouge de jam-
bon cru, larmoyaient sans cesse et les larmes
lui brûlaient les lèvres comme l'eau des fon-
taines acides qui abondent dans les Ardennes.
Il était le compère des sangliers, le cousin
138 l'hérésiabque et C^e
des lièvres, des écureuils, et la vie secouait son
âme comme le vent d'est secoue les grappes
orangées aux sorbiers des oiseaux...
Que vlo-ve ? c'est-à-dire : Que voulez-vous ?
wallon wallonant de Wallonie était né prus-
sien à Mont, lieu appelé Berg en allemand et
situé près de Malmédy sur le chemin qui mène
dans ces dangereuses tourbières appelées
Hautes-Fanges ou Hautes-Fagnes, ou plus jus-
tement Hohe-Venn, puisqu'on est en Prusse
déjà, comme l'attestent des poteaux noir et
blanc, sable et argent, couleur de nuit, cou-
leur de jour, sur toutes les routes.
Que vlo-ve? préférait son sobriquet à son
nom : Poppon Remacle Lehez. Mais si on le
saluait de son surnom : Li bai valet (le beau
garçon), il faisait résonner l'âme de sa guitare
et tapait sur le ventre de son interlocuteur en
disant :
— Il sonne creux comme ma guitare, il jase
ia soif, il n'a plus de péket a pisser.
On se prenait par le bras et sans se tutoyer,
car on ne se tutoyé jamais en wallon, on allai f,
nom de Dieu ! boire du péket qui est de la plus
vulgaire eau-de-vie de grains, à laquelle, en
pariant français, on donne par euphémisme le
nom de genièvre.
Et c'eût été bien extraordinaire que dans un
QUE VLO-VE ? 139
coin de l'auberge on ne découvrît pas Guyame
le poète, qui avait le don d'ubiquité, car on le
voyait chez tous les débitants de bière et de
péket, entre Stavelot et Malmédy. Et combien
de fois était-il arrivé que des gars s'étaient bat-
tus, parce que l'un disait :
— J'ai bu hier avec Guyame à la station, il
était telle heure.
— Menteur, disait un autre, à la même
heure, Guyame était avec nous à l'estaminet
du Bonnet h -poil, et il y avait là le percepteur
des postes et le receveur des contributions.
Et, de fil en aiguille, les gars finissaient par
se flanquer des beignes en Thonneur du poète.
Guyame était phtisique et logeait à Thospice,
à Stavelot. Comme on lui donnait partout à
boire gratis, Guyame allait boire partout. Et, dès
qu'il avait bu, il en contait des contes bleus,
des histoires de brigands, de l'autre monde ou
à dormir debout ! Il en déclamait des vers contre
la famille protestante de la place de l'Eglise,
contre le bossu de Francorchamps, et contre
la fille rousse de Trois-Ponts, qui allait tou-
jours en automne ramasser les champignons !
Pouah ! les champignons donnent la crève
aux vaches, et elle en bouffait, la roussette,
sans mourir! Ah! la sorcière!... Mais il chan-
teit aussi la gloire des a'jrelies, des myrtilles et
140 l'hérésiarque et g»«
le bien que font aux tripes humaines du lait et
des myrtilles, c'est-à-dire le tchatcha archidi-
vin, ambroisiaque. Il faisait souvent des vers
pour les servantes qui pèlent les krompires,
les bonnes pommes de terre, les magna, hona, . .
Ce jour-là, Que vlo-ve ? sur la route bordée
d'arbres forts et tors, battait le briquet pour
allumer sa pipe...
Quatre gars passèrent. C'étaient : Hinri de
Vielsalm; Prosper le journalier, qui avait été
trimardeur et avait travaillé aussi près de Paris
dans les raffineries, il habitait à Stavelot pré-
sentement ; Gaspard Tassin le chasseur, bra-
connier de Wanne : son feutre s'ornait d'une
aile d'épervier et il fumait une puante bouf-
farde de bois de genévrier; enfin Thomas le
6abo, c'est-à-dire le coyon, ouvrier tanneur
de Malmédy. Sa femme était assez jolie, ce
qui était cause qu'elle couchait avec toutes
sortes de gens, bourgeois et ouvriers, tandis
qu'il engrossait, quand il pouvait, des ouvrières
de fabrique ou des servantes allemandes, qui,
disait-il, aimaient aller schlôf avec lui, parce
qu'il étau expert comme pas un àfairepimpam
dur et longtemps.
OUE VLO-VK ? t4i
Après avoir allumé sa pipe, Que vlo-ve ? cou-
rut après eux et cria :
— BonjoUj ter tous!
Ils se retournèrent :
— Bonjou ba,r valet !
Que vlo-ve? les regarda joyeusement en
prononçant son éternelle question, cause de
son sobriquet :
— Que vlo-ve? Nom di Dlot Oyez ma gui-
tare. L'entendez- vous?
Il tapa deux coups dessus. Elle résonna.
— Elle sonne plus creux qu'un pet du diable.
Nom de Dieu ! Je fais le pari qu'on va boire du
péket chez laChancesse, ici près!... Oyez-ce!...
Et ayant accordé sa guitare, il attaqua la
Brabançonne. Mais on cria :
— Taisez-vous !
Alors il commença la, M arseillaisej puis après
le premier couplet il cria :
— Nom di Dio t
Et entonna :
Isch biii aïn Preusse,.\
Mais le baho répéta :
— Taisez-vous, vous êtes un Prussien qui ne
sait pas Tallemand... Taisez-vous I... je veux
al 1er schlôf avec la Chancesse.
Et les gars chantèrent en chœur :
142 l'hérésiarque et c^
i( ... Et s'il en reste un bout ce s'ra pour la servante,
S'il en rest' pas du tout elle se tapera su'i'ventre!
Et zon zon zon Lisette, ma Lisette
Et zon zon zon Lisette, ma Lison. »
On entra chez la Chaucesse. Elle disait son
chapelet, assise, les jambes écartées. Ses
tétons, sous la camisole, semblaient dégrin-
goler comme une avalanche.
Dans un coin, Guyame le poète parlait tout
seul devant son verre de péket. En entrant,
les gars saluèrent :
— Bonjou vos deusses!
Guyame et la Chancesse répondirent :
— Bonjou ter tous!
Elle porta des verres et servit le péket tandis
qu'on chantait :
^entends le cul du verre...
Guyame s'approcha :
— Que vlo-ve ? dit le guitariste en rallumant
sa pipe.
Guyame versa du péket dans un verre qu'il
avait apporté. Il but, fit claquer sa langue, puis
lâcha un pet en disant à Prosper :
— Essaye de l'attraper, toi qui as été Pari-
sien.
QUE VLO-VE ? 1 ^3
Et comme c'était le coucher du soleil, un
long troupeau de vaches, mené par uue petite
fille aux pieds nus, passa lentement et long-
emps devant l'auberge.
Il faut maintenant prendre son courage à
deux mains, car voici l'instant difficile. Il s'agit
de dire la gloire et la beauté du gueux dégue-
nillé Que vlo-ve ? et du poète Guillaume Wirin,
dont les guenilles couvraient aussi un bon
gueux gueusant. Allons d'ahan ! . . . Apollon ! mon
Patron, tu t'essouffles, va-t'en ! Fais venir cet
autre ; Hermès le voleur, digne plus que toi de
chanter la mort du Wallon Que vlo-ve ? sur la-
quelle se lamentent tous les elfes de TAmbléve.
Qu'il vienne, voleur subtil, aux pieds ailés,
Hermès, dieu de la lyre et voleur de troupeaux,
qu'il jette sur Que vlo-ve ? et sur la Chancesse
toutes les mouches ganiques que Ton croit, au
nord, tourmenter certaines vies comme une
fatalité. Qu'il amène avec soi mon second Pa-
tron, en mitre et pluvial, l'évèque saint Apolli-
naire. Ce dernier voilera le calvaire de bois
peint qui pâtit au carrefour ;
144 l'hérésiarque et d»
Et des santons venus des bergeries qu'attristent
Des bêlements et des yeux doux d agneaux niiguons
Mèneront chaque soir vers la croix de ce Christ
Un long troupeau lyrique avec un crâmignon.
La nuit était venue. La Chancesse disait tou-
jours le chapelet. Sur la table, près des bou-
teilles vides ou pleines de péket^ une lampe à
pétrole brasillait et fumait. Que vlo-ve? avait
tiré du pain et du fromage de tète de cochon.
Il mangeait lentement en écoutant jaser ses
compagnons, et aussi bouillir l'eau pour le café
de la Chancesse.
Guyame raconta l'histoire de Poncin et de
ses quatre frères, ce qui signifie le pouce et les
quatre autres doigts. Poncin dans l'histoire ros-
sait toujours Longuedame qui est le majeur.
Guyame se leva et alla pisser à la porte. En
revenant, il dit :
— Je voudrais être dans les fagnes derrière
la baraque Michel, je serais assis dans les
bruyères et les airelles, et plus heureux que
saint Remâcle en sa châsse, nom di Dio ! Il y
en a-t-il des boules d'or au ciel clair de ce
soir ! nom di Dio di nom di Dio, le ciel est
plein de couilies lumineuses qu'on appelle
astres, planètes, étoiles, lunes.
QUE VLO-VE ? 145
Il but du péket et le babo dit :
— La femme du mayeur m*a dit que j'étais
comme la lune. Mais, nom di Dio, Guyame,
j'ai trois couilles et la lune n'en est qu'une.
Paraît !
— Babo ! n* jasez nin comme ça, v's estez la
lune malgré vos trois couilles, nom di Diol.,.
Vous n'avez jamais parlé avec une chaise. Pa-
raît?... Nonaf... Eh hien î Demandez voire
à une chaise : Qu'est-ce un homme? — C'est
un cul, paraît! dist-elle. Demandez à un
banc : Qu'est-ce une femme ? — C'est un cul,
paraît! dist-il. Demandez à l'escabeau et à Tes-
cabelle : Qu'est-ce un valet et une bacelle?
Ce sont deux culs, paraît! disent-ils. De-
mandez au fauteuil du curé : Qu'est-ce le curé ?
Qu'est-ce sa servante? Qu'est-ce la nièce du
curé, la crap^ute du fils Rawaye-Jonceux?
Avec le dernier ça fait quatre culs, dist-il, ou
huit fesses, paraît! Ha! ha! nom di Dio.
F' n*en savez nin comme ça, vous quivcez
trois couilles. Il en faut plus que ça pour at-
teindre le quorum etressembler au ciel. Allons,
un peu de guitare, là, nom di Dio!... Que
vlo-ve?...
Nost'ogne avi li qwat pis blancs
Et les oreyes à l'advinant.
146 l'hébésiarqûe et c>
El rtrou di cou tôt neur
Tôt neur comme du tcherbon.
— Taisez-voas! dit le babo, je veux aller
scblôf avec la Chancesse.
— Nom di Dio I cria Que vlo-ve?, vous le
babo, vous n'avez même pas de censés pour
payer votre péketj vous irez schlôf à Màindi
ou à Stavleu. Allons, vite 1 Vous allez boire on
vère sol hawai. Faites claquer vosse Uiinwe,
et puis allez-vous en !
Le babo but le verre de péket, fit claquer sa
langue, puis :
— Venez un peu, Que vio-ve? Je veux
vgrusiner one saquoué.
Que vlo-ve? fit sa question :
— Que vlo-ve?
Puis il prit son couteau et jeta sa guitare sur
ses lombes.
Ensuite il s'approcba du babo.
Guyame divaguait :
— De jolies petites vieilles dansent la ma-
clotle daijs un jardin de tournesols, les beaux
soleils! Que vlove? m'coye binamèye^ ne
vous battez pas. Le babo vous étranglera
comme la rampioule étrangle les arbres...
QUE VLO-VS ? 147
Prenez garde à vous, Que vlo-ve ? Il va vous
fout' un coup su V tiesse.
Dansons ia Crâraagnole
Vive le son, Vive le son...
Voilà le plus beau des cràmignons.
Le babo et Que vlo-ve? se dévisageaient, se
défiaient, armés chacun d'un couteau. Et à ce
moment la Chancesse était plus belle qu'Hé-
lène qui n'était d'ailleurs pas plus jeune qu'elle
quand Paris l'enleva.
La Chancesse avait remis son chapelet dans
sa poche et regardait les combattants en grU"
sinant :
— Nom di Diol one pa,rteye di toupet!
Prosper lui cria :
— Cestdiit vOj la, crapaute î
Puis il se leva et, suivi de ses deux compa-
gnons, il sortit en chantant :
« S'il n'en reste pas du tout elle se tapera sur le ventre
Depuis r 1er janvier jusqu'au 31 décembre
Et zon zon zoo... »
Que vlo-ve ? et le babo se défiaient, les yeux
dans les yeux ;
1^8 L'HÉRESlARQU:-; ET C"
— Que vlo-ve? j'irai sciiiôf avec la Chan-
cesse î
— Le babo ! La garce est pour les garçons,
Mareye, vosse femme est une garce.
— Que vlo-ve? Vous n'savez rdn la cou-
leur de son cul.
— Babo! vous rC coucherez maïe avec la
Chancesse et vosse femme a la vérole.
Et Que vlo-ve ? s élança sur le babo. Ils
s'étreignirent et se donnaient des coups de
couteau. Leur sang coulait. La Chancesse
pleurait en criant :
— Que n'affaire !
Et Guyame chantait lentement :
— Je regarde ceci qui peut servir de miroir
à Tamour. Belle Chancesse qui faites se battre
dans votre débit un héros à trois couilles et un
musicien insigne, Que vlo-ve? Li bai valet
errant'... Belle Chancesse, c'est moi je cruis,
qui irai au schlôf avec vous ! Préparez, car j'ai
faim, une bonne fricassée que je veux magni
avec vous, la belle!... Honneur aux héros, dont
le sang tombe comme la cascade de Goo. Ecou-
tez! écoutez! oyeZ'Ve!... Les elfes sortent de
TAmblève .. L'un pleure parce qu'il a brisé ses
petits souliers de verre... Ecoutez ! écoutez !...
Le vent bruit dans les aunes... Belle Chancesse,
si les autres se battent, on va baller. Ah ! pauv'
QUE VLO-VE ? 149
babo, jô vois que c'est vos qu'estes o labviat.
Que vlo-ve? et le babo continuaient à se
tirer des pintes de sang en l'honneur de la
Chancesse qui dansait maintenant la maclotte
vis-à vis de Guyame, tandis que la bouilloire
chantait plus fort. Le babo faiblissait. Que
vlo-ve? lui avait fait sauter ses boutons de cu-
lotte et, comme elle était tombée, le cul s'éta-
lait cauteleux, contourné, piteux comme deux
quartiers de lune. Bientôt, à cause d'un coup
habile porté pur Que vlo-ve? sa raie culière
naturellement sombre, d'un brun verdâtre et
velue, s'ensanglanta et à cette aurore, le babo
se mit à gémir. Il criait :
— Nenni, je ne ferai pas pim-pam avec la
Chancesse. Ah ! Que vlo-ve? voilà que j'ai mal
aux couilles !
Et Que vlo-ve ? s'acharnait.
— Ah ! v's avez trois couilles I Friand ! Ah !
Galant !
Et il lui donna un tel coup de pied dans le
ventre que le babo tomba sur son derrière en-
sanglanté, on eût dit, à cause des menstrues ;
tandis que Guyame et la Chancesse cessaient
leur maclotte.
150 l'hérésiarqul et c»«
Mais voici l'instant superbe t.. .
Que vlo-ve ? ivre de sang se rua sur le baho
et de son couteau lui laboura la poitrine. Le
babo râlait doucement :
— Nora di Diol Nom di Dio! Nom di
Dio!
Ses yeux se renversèrent. Que vlo-ve? se re-
dressa en tenant la main du babo. De son cou-
teau il se mit à couper le bras à la jointure. Le
babo cria :
— Aïe! Aïel vo direz-ve à ma Mareye que
je lui envoie on betch d'amour.
Mais la Chancesse cria :
— V'estez cocu! tandis que le babo faisait
un dernier soubresaut et mourait comme un
poisson près du pêcbeur.
Que vlo ve ? continuait à couper, .. Le bras se
détacha enfin. Que vlo-ve ? poussa un cri de
satisfaction et de sauvagerie. Comme son ves-
ton roussi de vieillesse et taché de sang avait
une pochette sur la poitrine, Que vlo-ve ? y en-
fonça le bras dont la main pendait comme une
belle fleur...
La lampe brasillait et fumait. Sur le feu,
l'eau était en colère, elle nasillait, ronflait, ron-
QUE VLO-VS ? 151
chonnait Que vlo-ve? affalé sur un banc, ca-
ressait sa guitare. Guyame dit :
— Que vlo-ve? mcoye binameye, ar-
veye! Je vous aimerai toujours. Fuyez cette
nuit, car les gendarmes vous prendraient de-
main. Moi, je rentre à l'hospice, et je serai
grondé parce que j'arriverai en retard.
Il s'en alla doucement et ses pas résonnèrent
longtemps sur la route...
Que vlo-ve? et la Chancesse regardaient le
corps. L'eau bouillait. Tout à coup Que vlo-ve?
se leva et chanta :
«... Arveye!
Rabrassons-nous pour nous qwitter,
Puisque, c'est houye li dièreine fèye
Et voss' mohonne qui ji vins hanter.
— N'jasez nin comme ça, dit la Chancesse,
j* v's ainme, bai valet.
Elle s'approcha de Que vlo-ve? Le cadavre
les séparait. Ils s'embrassèrent. Mais le bras
du mort étant remonté dans la pochette, droit
et pareil à une tige tlorie de cinq pétales, se
trouva entre eux.
Dans la triste lumière, ils embrassèrent \<à
main morte, et, comme la paume était tournée
152 l'hérésiarque et c»»
du côté de la Chancesse, les ongles du babo la
chatouillèrent au visage. Elle frissonna ;
— Ah I douceur de miséricorde I
Et Que vlo-ve? cria :
— Nom di Dio ! nom di Dio !
Sur le feu, l'eau murmurait la prière des
morts. Que vlo-ve ? continuait :
— Nom di Dio! il est mort.
La Chancesse ajouta :
— Le sang coule jusqu'à la porte.
— Il fuit sous la porte, remarqua Que vlo-ve?
En descendant, il ira jusqu'à la caserne des
carabiniers, et, ceux-ci, en remont ;!iit le long
de la coulure, arriveront jusqu'au babo. Nom
di Dio! nom di Dio ! arveye la Chancesse !
Ayant ouvert brusquement la porte il se mit
à courir sur la route.
Sa guitare voletait près de lui comme un
faucon privé, lui-mèoie bondissait comme un
crapaud, et le vent d'est dans la nuit claire bat-
tait des ailes comme mille compagnies de per-
dreaux. Les sorbiers des oiseaux, au bord du
chemin, poussaient leurs branches au sud, dé-
sespérément. La Chancesse sur la porte cria
longtemps :
QUE VLO-VE ? 153
— Que vlo-ve ? li bai valet ! Que vlo-ve ?
Que vlo-ve?
Mais Que vlo-ve? marchait maintenant sur
la route. Il prit sa guitare et gratta son chant
de mort. En marchant et jouant, il regardait les
étoiles habituelles, dont les lueurs versicolores
palpitaient. Il songea :
— Je les connais toutes de vue, mais nom
di Dio ! Je vais subitement les connaître cha-
cune en particulier, nom di Dio !
Or, TAmblève était proche et coulait froide,
entre les aunes qui l'emmantellent. Les elfes
faisaient craquer leurs petits souliers de verre
sur les perles qui couvrent le lit de la rivière.
Le vent perpétuait maintenant les sons tristes
de la guitare. Les voix des Elfes traversaient
Teau, et Que vlo-ve? du bord les entendait
jaser :
— Mnieu, mnieu, mnieu.
Puis il descendit dans la rivière, et, comme
elle était froide, il eut peur de mourir. Heu-
reusement les voix des Elfes se rapprochaient :
— Mnié, mnié, mnié.
Puis, nom di Dio! dans la rivière il oublia
brusquement tout ce qu'il savait, et connut que
l'Amblève communique souterrainement avec
le Lethé, puisque ses eaux font perdre con-
naissance. Norii di Dio ! Mais les elfes jasaient
154 l'hehésiakqle LT Ci«
si jolimeiit maintenant, de plus en plus près :
— Mniè, mniè, mniè...
Et partout, à la ronde, les Elfes des pouhons,
ou fontaines qui bouillonnent dans la forêt,
leur répondaient...
LA ROSE DE HILDESHEIM
OU
LES TRÉSORS DES ROIS MAGES
LA ROSE DE HILDESHEKu
ou LES TRÉSORS DES ROIS MAGES
Il y avait, à la fin du siècle dernier, à Hil-
deshuim, près de Hanovre, une fille qui s'appe-
lait Ils(3. Ses cheveux, d'un blond pâle, avaient
des reflets un peu dorés et donnaient l'impres-
sion d'un clair de lune. Son corps se dressait
înel et svelte. Son visage était clair, avenant
et rieur, avec une fossette adorable au menton
grasset, et des yeux gris qui, sans être fort
beaux, seyaient à sa figure et remuaient sans
cesse comme des oiseaux. Sa grâce était incom-
parable. Elle était lort mauvaise ménagère,
comme la plupart des Allemandes, et cousait
très mal. Les travaux domestiques terminés,
elle se mettait au piano et chantait qu'on eût
158 l'hérésiarqub kt g*»
dit d'une sirène, ou bien lisait et semblait, en
ce cas, une poétesse.
Quand elle parlait, Tallemand, qui est appelé
la langue des chevaux, devenait plus doux que
l'italien, qui est la langue des dames. Et parce
qu'elle avait l'accent hanovrien, où les S n'ont
jamais le son du Chy son parler était réelle-
ment charmeur.
Son père, ayant été autrefois à l'Amérique,
y avait épousé une Anglaise, puis, après des
ans, était revenu au pays natal habiter la mai-
son paternelle.
C'est une des plus jolies petites villes du
monde que Hildesheim. Avec ses maisons
peintes, de forme étrange, aux toits démesurés,
elle semble sortir d'un conte de fées. Quel
voyageur pourrait oublier le spectacle de sa
place de THôtel-de-Ville, qui est d'un pitto-
resque fait pour encadrer du lyrique ?
La demeure des parents d'Usé, comme pres-
que toutes les maisons de Hildesheim, était
très haute. Sa toiture, presque verticale, était
plus élevée que toute la façade. Ses fenêtres
sans volets s'ouvraient en dehors. Elles étaient
nombreuses et il n'y avait entre elles que peu
d'espace. Sur les portes et les poutres étaient
sculptées des figures pieuses ou grimaçantes,
commentées par d'anciens vers allemands ou
LA ROSE DE HILDESHEIM 159
des inscriptions latines. On voyait : les Trois
Vertus Théologales, et les Quatre Vertus Cardi-
nales, les Péchés Capitaux, les Quatre Évangé-
listes, les Apôtres, saint Martin donnant son
manteau au mendiant, sainte Catherine et sa
roue, des cigognes, des écussons. Le tout peint
de bleu, de rouge, de vert et de jaune. Les
étages, avançant l'un au-dessus de l'autre, lui
donnaient Tair d'un escalier renversé. C'était
une maison multicolore et plaisante.
Use était venue toute petite dans cette
demeure et y avait grandi. Dès qu'elle eut dix-
huit ans, le renom de sa beauté alla jusqu'à
Hanovre et, de là, à Berlin. Ceux qui venaient
visiter la jolie ville de Hildesheim, son rosier
millénaire et les trésors de sa cathédrale, ne
manquaient pas de venir admirer celle qu'on
surnommait la Rose de Hildesheim. Elle fut
maintes fois demandée en mariage, mais, inva-
riablement, elle répondait, yeux baissés, à
son père qui lui faisait valoir les avantages du
dernier prétendant, qu'elle voulait encore
rester fille pour jouir de sa jeunesse. Le père
disait :
— Tu as tort, mais fais comme tu voudras.
Et le prétendant était oublié.
Lorsqu'Ilse revenait de promenade, toutes
les figures découpées sur la maison souriaient
160 l'hérésiarque et c»«
en lui souhaitant la bienvenue. Les Péchés lui
criaient en chœur :
— Regarde-nous, Use. Nous figurons les Sept
Pêches Capitaux, c'est vrai. Mais ceux qui nous
ont découpés et peints n'avaient eux-mêmes
pas assez de malice pour que nous devinssions
des péchés mortels. Regarde-nous. Nous
sommes sept péchés véniels, sept peccadilles.
Nous n'essayons pas de te tenter. Au con-
traire. Nous sommes si laids!
Les Vertus Théologales et Mondaines, se
tenant par la main, comme pour balier en rond,
chantaient :
— Ringel, Ringel, Reihe. A nous sept nous
figurons ta vertu. Regarde-nous, souris-nous.
Aucune de nous n'est si belle que toi I Ringel,
Ringelj Reihe.
Or, Use avait un cousin qui étudiait à Hei-
delberg. Il s'cippelait Egon. Il était grand,
blond, large d'épaules et rêveur. Les jeunes
gens se virent à Dresde pendant des vacances
et s'aimèrent. Ils se le dirent devant le~ tableau
de Raphaël., l'admirable Madone Sixtine, dont
Use avait un peu les traits d'angélique douceur.
Egon demanda la main d'ilse, mais, natu-
LA ROSE DE HILDE.^HEIM 161
rellement, le père exigea fortune et position.
Et, retourné à Heidelberg, pendant les loisirs
que lui laissaient ses études et les duels de la
Hirschgasse, le jeune homme s'en allait du
côté du château, dans V Allée des Philosophes^
rêver aux moyens de conquérir la fortune qui
devait lui donner sa cousine.
Un dimanche de janvier, comme il était allé
au sermon, le pasteur parla des sages d'Orient
qui vinrent visiter Jésus dans sa crèche. Il
cita le verset de l'Évangile de saint Mathieu,
où il n'est rien dit quant au nombre et quant
à la condition des pieux personnages qui por-
tèrent à Jésus l'or, l'encens, la myrrhe.
Les jours suivants, Egon ne put s'empêcher
de penser à ces sages d'Orient, que, bien que
protestant, il se figurait, selon la légende catho-
lique, couronnés et au nombre de trois : Gas-
pard, Balthasar et Melchior. Les Rois Mages,
le nègre au milieu, défilaient devant lui. Il se
les figura portant tous trois de l'or. Quelques
jours plus tard, il ne les vit plus que sous les
traits et le costume de nécromants alchimistes
transmuant tout en or sur leur passage.
Toute cette fantasmagorie ne lui était susci-
6
162 l'hérésiarque et g»«
tée que parce qu'il aimait l'or qui lui permet-
trait d'épouser sa cousine. Il en perdit le boire
et le manger, comme si, nouveau Midas, il
n'eût plus eu pour aliments que les lingots
transmués par les astrologues, dont la cathé-
drale de Cologne s'honore de posséder les osse-
ments.
Il fouilla les bibliothèques, lisant tout ce où
il était question des Trois Rois Mages : le véné-
rable Bède, les légendes anciennes et tous les
auteurs modernes qui ont discuté l'authenti-
cité des Évangiles. Puis, en marchant, il rou-
lait des- pensées dorées :
— Quelle valeur inestimable doit avoir ce
trésor d'or fin ! Il n'est écrit nulle part que ce
trésor ait été distribué, employé, dépensé,
dérobé ou trouvé...
Enfin, un soir, il s'avoua qu'il voulait le tré-
sor des Rois Mages. Outre le bonheur amou-
reux, cette trouvaille lui donnerait une gloire
incontestable.
» *
Ses allures bizarres intriguèrent bientôt les
professeurs et les étudiants de Heidelberg.
Ceux qui ne faisaient pas partie du même corps
que lui n'hésitaient pas à dire qu'il était fou.
LA ROSE DE HILDESHEIM i63
Ceux de son association le défendirent, si bien
qu'il fut cause d'une série interminable de
duels, dont on parle encore aux bords du Nec-
kar. Puis, les anecdotes coururent à son sujet.
Un étudiant l'avait suivi au cours d'une de ses
promenades dans la campagne. Il raconta
qu'Egon s'était approché d'un bœuf et lui avait
parlé :
— Je cherche un chérubin. Les analogies
m*émeuvent. Je trouve un bœuf. Les chéru-
bins, c'est vrai, sont des bœufs ailés. Mais, dis-
moi, beau bœuf qui pâtures... Il se peut que
ta bonhomie détienne une part de la science de
ces animaux qui font partie d'une des plus
nobles hiérarchies célestes. Dis-moi, ne s'est-
elle point perpétuée dans ta race, la tradition
de Noël? Ne t'honores-tu pas qu'un des tiens
ait réchauffé de son souffle l'enfant dans sa
crèche ? Et, en ce cas, peut-être sais-tu, noble
animal créé à l'image des chérubins, sais-tu
où est l'or des Rois Mages ? Je cherche ce tré-
sor qui me fera riche d'une fortune sacrée. 0
bœuf, mon seul espoir, réponds ! J'ai interrogé
les ânes, myis ils ne sont que des bêtes, et ne
sont l'image de rien de céleste. Hélas! ces
énergiques animaux ne savent qu'une réponse:
la rauque afiirmation germanique.
C était une fin de crépuscule. Dans les mai-
i64 l'hérésiarque et c*«
sons lointaines les lampes s'allumaient. Des
villages luisaient à la ronde. Le bœuf tourna
la tête lentement et beuda.
*
A Hildesheim, Use, confiante, recevait de
son cousin des lettres enthousiastes et amou-
reuses. Elle et ses parents supposaient qu'Egon
était sur le point de faire fortune.
Ce fut rhiver, la neige tomba, tiède d'aspect
comme le duvet des cygnes. Les bonshommes
sculptés des maisons en étaient eux-mêmes
recouverts et avaient Tair de grelotter. Ce fut
Noël avec ses arbres lumineux autour desquels
on chante :
L'arbre de Noël, c'est le plus bel arbre
Qui soit sur la terre.
Comme il fleurit joliment, l'arbre miraculeux,
Quand ses fleurettes luisent.
Quand ses fleurettes luisent,
Oui, luisent !
Un matin de gel, où les traîneaux glissaient
dans la petite ville, arriva une lettre timbrée
de Dresde, où habitaient les parents d'Egon.
Le père d'Usé ne trouvant pas ses lunettes, ce
LA ROSE DE HILDESHEIM 165
fut elle qui lut la lettre à haute voix. La mis-
sive était triste et courte. Le père d'Egou
racontait que son fils était devenu fou par
amour. Il racontait Fhistoire du trésor des Rois
Mages que son fils voulait à tout prix, puis ses
fureurs qui l'avaient fait interner dans un asile,
et que, dans sa folie, il ne cessait de répéter
le nom de sa cousine.
A la suite de cette lettre, Use commença de
dépérir rapidement. Ses joues s'émacièrent,
ses lèvres pâlirent, ses yeux prirent plus d'éclat.
Elle cessa tous travaux déménage ou d'aiguille.
Elle passait tout son temps au piano ou rêvait.
Puis, vers le milieu de février, elle dut s'aliter.
A la même époque, une nouvelle émut tous
les habitants de Hildesheim. Le rosier millé-
naire, témoin miraculeux de la fondation de la
ville, se mourait de froid et de vieillesse.
Derrière la cathédrale, dans le cimetière clos
où il grimpe, son bois antique se desséchait.
Tout le monde se désola. La municipalité eut
recours aux jardiniers les plus habiles. Tous
se déclaraient impuissants à le ^^ire revivre.
Enfin, il en vint un, de Hanovre, qui entre-
prit la cure. Il mit en œuvre les ressources les
166 l'hÉRÉ^IARQ: E ET G»«
plus savantes de sou art. Et, un matin de com-
mencement de mars, ce fut une grande joie
dans Hildesheim. Tout le monde s'abordait en
se félicitant :
— Le rosier est ressuscité. Le jardinier de
Hanovre lui a rendu la vie au moyen de sang
de bœuf savamment employé.
Ce même matin, les parents dllse pleuraient
auprès du cercueil de leur fille morte par
amour. Quand on emporta la bière couverte
d'un drap blanc, les bonshommes découpés et
peints, qui, couverts de neige, grelottaient sur
la façade de la vieille maison, semblaient san-
gloter :
— Ringel, Ringel^ Reihe. Adieu, Use, pour
toujours. Adieu, tes péchés vertueux et tes
vertus moins belles que toi. Adieu, pour tou-
jours.
Devant le convoi, un régiment passa. Les
tambours et les fifres sonnaient une musique
légère et triste. Des femmes disaient, en s'in-
clinant :
— On a ressuscité le rosier légendaire, mais
Ton enterre la Rose de Hildesheim.
LES PELERINS PIEMONTAIS
LES PÈLERINS PIÉMONTAIS
Les pèlerins débouchaient de tous les che-
mins. Il en venait d'essoufflés, qui avaient
grimpé par la rude côte de la Trinité-Victor.
Des paysannes arrivaient de Peille et portaient,
posés sur un coussinet au-dessus de leur tête,
des paniers pleins d'œufs. Elles nlarchaienttrès
droites, ne remuant qu'imperceptiblement la
tête, pour suivre les oscillations de 1-eur far-
deau et le maintenir en équilibre. De leurs
mains restées libres, elles' tricotaient. Un vieux
paysan,. rasé, avait au bras un coffin" plein de
galettes saupoudrées de bonbons à l'anis. Il
avait vendu une partie de sa m'ar')handise en
route et marchait péniblement en fumant sa
pipe. Des paysannes riches étaient assises sur
170 l'héréstarqi.'e et C^e
leurs mules au sabot assuré. Des filles se don-
naient le bras et égrenaient le rosaire. Elles
étaient coiffées de ces chapeaux de paille,
presque plats, particuliers aux femmes du
comté de Nice et pareils à ceux que portaient
les dames grecques, comme on peut voir aux
statuettes de Tanagre. Quelques-unes avaient
cueilli des branches d'olivier dont elles s'éven-
taient. D'autres marchaient derrière leur mule
qu'elles tenaient par la queue. Elles avaient
chargé leurs bêtes de présents pour les moines :
paniers de figues, barils d'huile, sang caillé
d'agneau.
Des troupes de pèlerins élégants, des demoi-
selles à robes de foulard, des bandes d'Anglais
arrivaient de Monaco. Il y avait aussi des crou-
piers farauds et des groupes de filles moné-
gasques, minaudières et diaprées. Les simples
curieux se dirio;eaient d'abord vers une des
auberges qui font face a^ couvent de Laghet
pour s'y rafraîchir et comnpander le repas de
midi. Les pèlerins sincères allaient (J^ suite
au couvent. Les valet^ de^^ auberges exf^m^-
naient lea mules à l'écurie. Les pèlerins,
hommes et femmes, entraient dans le cloître et
se mêlaient à la loule des premiers arrivés, qui,
depuis l'aube, tournaient l^nleqaeî^f^t en psal-
modiant le rosaire et en regardant les innom-
LES PÈLERINS PIÉMONTAIS 171
brables ex-voto suspendus dans le cloître.
Galerie riche d'anonymes seulement, ce
cioitre de Laghet, et mystérieuse.
La gaucherie, émerveillée et minutieuse, de
l'art primitif qui règne ici a de quoi toucher
ceux même qui n'ont pas la foi. Il y a là des
tableaux de tous genres, le portrait seul n'y a
point de place. Tous les envois sont exposés à
perpétuité. Il suifit que la peinture commémore
un miracle dû à l'intervention de Notre-Dame
de Laghet.
Tous les accidents possibles, les maladies
fatales, les douleurs profondes, toutes les
misères humaines y sont dépeintes naïvement,
dévotement, ingénument...
La mer déchaînée ballotte une pauvre coque
démâtée sur laquelle est agenouillé un homme
plus grand que le vaisseau. Tout semble perdu,
mais la Vierge de Laghet veille dans un nimbe
de clarté, au coin du tableau. Le dévot fut
sauvé. Une inscription italienne l'atteste.
C'était en 1811...
... Une voiture emportée par des chevaux
indociles roule dans un précipice. Les voya-
geurs périront, fracassés, sur les rochers. Marie
172 l'hérésiarque et ci»
veille au coin du tableau dans le nimbe lumi-
neux. Elle mit des broussailles aux flancs du
précipice. Les voyageurs s'y accrochèrent et,
par la suite, suspendirent ce tableau dans le
cloître de Laghet, en reconnaissance. C'était
en 1830...
Et toujours : en 1850, en 1860, chaque
année, chaque mois, presque chaque jour des
aveugles virent, des muets parlèrent, des phti-
siques survécurent grâce à la dame de Laghet
qui sourit doucement nimbée de jaune au coin
des tableaux...
Vers dix heures, on entendit des chants ita-
liens. Les pèlerins piémontais arrivaient, las,
mais courageux et fervents.
Leurs pieds nus étaient chaussés de pous-
sière. Les yeux brillaient dans les faces maigres
et énergiques. Les femmes avaient attaché des
feuilles de figuier sur leur tête pour se garantir
du soleil de juillet. Quelques-unes mordaient
des morceaux de polenta sur lesquels se
posaient les tourbillons de mouches soulevées
sur leur passage. Des enfants teigneux grigno-
taient des caroubes ramassées en route. Les
Piémontais arrivaient en bandes compactes et
LES PÈLERINS PiEMONTAIS 173
interminables. Comme ils étaient gueux, ils
venaient à pied du fond de leurs provinces.
Tous, homn\es et femmes, portaient au-dessus
de leurs vêtements le scapulaire bran du Mont-
Carmel. La plupart chantaient. Un gars que la
pelade avait rendu chauve comme César, ser-
rait entre ses dents une guimbarde qu'il tenait
de la main gauche, tandis que de la droite il
faisait vibrer son instrument pour accompagner
le cantique.
Ceux qui étaient sains portaient les malades
à tour de rôle. Un vieillard marchait courbé
sous le poids d'un jeune homme, dont les
deux jambes avaient été broyées en quelque
accident. Il semblait évident qu'aussi puis-
sante fùt-elle, Marie ne lui rendrait pas ses
jambes. Mais qu'importe au croyant? La Foi
est aveugle.
Une ûile d'une beauté nonpareille, mais dont
le visage très pale était semé de taches de
rousseur, était portée sur un brancard par sa
mère et son frère.
Des béquillards sautillaient de-ci, de-là.
A la vue du couvent et au son des cloches
que les moines mirent en branle à ce moment,
les Piémontais sentirent leur courage renaître.
Leurs chants devinrent plus ardents. Leurs
supplications montèrent plus ferventes vers la
174 l'hérésiarque et g"
Vierge, dont le nom revenait toujours comme
une litanie ;
San^a Maria...
Leurs yeux se levaient au ciel, peut-être eu
Tespoir d'y voir paraître, en haut, à gauche ou
à droite, comme au coin des tableaux votifs, la
Vierge de Laghet, nimbée de soleil. Mais le ciel
latin restait pur.
En arrivant devant l'église, un homme poussa
un cri lamentable et s'abattit en vomissant des
fiots de sang.
Dans le cloître, une femme tomba en une
crise d'épileosie navrante.
Les pèlerins chantaient. Ils firent dix fois le
tour du cloître. Lorsque vint l'heure de la grand'
messe, ils entrèrent dans l'église éblouissante
d'ors et de flammes de cierges. Les pèlerins
humaient avec délices l'odeur d'encens et de
cire. Ils s'émerveillaient pieusement des bal-
cons dorés, des colonnes à torsardes, de tout
le luxe en stuc du style jésuite.
Un enfant, porté dans les bras de sa mère,
criait en tendant les mains vers les navires,
les béquilles, les cœurs d'or ou d'argent sus-
pendus aux parois de la nef et du chœur.
L'enfant prenait ces ex-votos pour des jouets.
Tout-à-coup il se mit à crier : « Bamboia » en
LES FÈL^'RINS PTÉMONTAIS 175
agitant ses petits bras vers la Vierge miracu-
leuse, qui, engoncée dans une robe raide de
velours chargé de pierreries, souriait sur Tautei.
Jj'enfant pleurait et criait « Bambola », c'est-à-
diie poupée, car le simulacre prodigieux et
honorable n'est pas autre chose.
•
Le chœur s'emplit de moines. L'un d'eux
vêtu d'habits sacerdotaux monta à l'autel. Les
pèlerins et les moines chantèrent à runisson.
L'accent des moines était pareil à celui des
pèlerins venus à pied du Piémont, le matin.
Il y avait de vieux Carmes courbés, dont la
voix chevrotait pour répondre, lorsque l'officiant
disait : Dominous vohiscoum.
Il y en avait de jeunes, qui, certainement,
n'avaient pas encore prononcé de vœux perpé-
tuels.
L'un, grand, fort, et qui portait une couronne
de cheveux bruns et drus autour du crâne rasé,
se tourna un instant face à la nef où la fille
qu'on avait portée sur le brancard se dressa
soudain, criant :
— Amedeol Amedeo! puis retomba, épuisée.
6a mère et son frère s'empressèrent autour
d'elle, tandis que des pèlerins chuchotaient :
176 l'héhésïaiq^'E et c^^
— Un miracle ! un miracle î L'Apollonia qui,
depuis trois ans, ne s'est tenue debout vient de
se dresser.
Dans le chœur, le moine avait tressailli et
brusquement s'était détourné. Les chants
avaient cessé. C'était l'instant de l'élévation,
tous ceux qui le pouvaient s'étaient agenouillés.
Dans le silence, on entendait distinctement le
garçon aux jambes coupéesimplorer un miracle.
Sa voix jeune vibrait en paroles ferventes.
Les mots piémontais sonnaient fièrement, con-
cis et distincts :
— Je te le demande, Vierge sainte ! moi
pauvre estropié, moi, le cagEinido (excrément
du nid), guéris-moi ! Rends-moi mes deui
jambes afin que je puisse gagner ma vie.
Alors la voix devenait dure et impérieuse .
— M"entends-tu? m'entends-tu? guéris-moi!
Et cela continuait en hoquets blasphéma-
toires, en imprécations hurlées :
— Guéris-moi! sacramento ! ou je te casserai
la gueule !
A ce moment, la clochette qui tinta fit s'in-
cliner les fronts, tandis que le prêtre élevait
l'hostie. L'estropié continuait ses prières mêlées
de blasphèmes. La clochette sonna pour la troi-
sième fois. Alors on cria de nouveau :
— Amedeo! Amedeo!
LES PÈLERINS PIÉMONTAIS 177
Et les pèlerins, relevant vivement la tête,
virent TApoUonia retomber sur son brancard.
Dans le chœur, le moine se dressa. Il ouvrit
la grille et s'avança vers la malade, qui murmu-
rait encore :
— Amedeo! Amedeo!
Il lui demanda durement en son dialecte :
— Que veux-tu?
Elle répondit :
— Basmé.,. (Embrasse-moi)...
Le moine tremblait, les larmes lui vinrent
aux paupières. La mère d'Apollonia le regarda
craintivement et lui dit en montrant sa fille :
— Elle est malade.
Et elle insistait :
— Malade! malade! Marota.! rnarota!
ApoUonia épuisée le regardait et murmurait :
— Basmé Amedeo! Depuis que tu es parti,
les jours furent obscurs comme dans la gueule
du loup.
Sa mère répéta le dernier membre de phrase :
— ... Schïr cméWt hucca, a u luv.
Penché sur la malade, le moine l'embrassa
doucement en disant :
— Apollonia...
Tandis qu'elle murmurait :
— Amedeo...
La mère dit :
178 l'hérésiarque et c'«
— Amedeo, tu peux encore quitter le couvent.
Reviens avec nous. Elle mourra sans toi.
Il répétait :
— Apollonia...
Puis, se dressant, décidé, il souleva sa cucuUe,
la fit passer par-dessus la tête et la laissa
tomber. Il dénoua sa cordelière, déboutonna le
froc, s'en dévêtit et apparut comme un rude
ouvrier piémontais, en tricot et pantalon de
velours bleu soutenu par la ceinture de laine
rouge.
Dans le fond de l'église, on entendait les
rires étoufi'és des filles monégasques, on distin-
guait les mots de : « Piafou ! Piaflt » qui dési-
gnent les Piémontais.
L'enfant qui voulait la Vierge pour poupée
pleurait. Sa mère le grondait à haute voix
parce qu'elle ne voyait plus à son cou le ruban
maintenant la main fermée en corail qui pro-
tège les enfants contre les sorts.
Le moine regardait les pèlerins. Il se sentait
leur frère, vêtu comme eux et parlant leur dia-
lecte. Tous le contemplaient extasies, chucho-
tant :
— Le miracle...
Il fit signe au frère d'Apoîlonia. Les deux
hommes se baissèrent pour soulever le brancard.
L'estropié hurlait :
LES PÈLERINS PIÉMONTAIS j 79
— Sacramento ! guéris-moi I canaille t
chienne I ou je te crache au visage.
Amédée prononça tout haut :
— Venez, vous autres, retournons en Pié-
mont.
Et portant le brancard, il sortit suivi de la
fouie des pèlerins qui^ criaient :
— Miracle.
Dehors, ApoUonia, les yeux hagards, se dres-
sant sur le brancard, haleta :
— Basméf Amedeo !
Il posa le brancard sur le sol et s'agenouilla.
Elle prit sa main, et retomba inerte. Il l'em-
brassa, éperdu, disant de petits mots tendres.
Un médecin venu au pèlerinage par curiosité
s'approcha, examina la pauvre fille et déclara :
— C'est fini, elle est morte.
Amédée se dressa, livide. Il regarda les Pié-
montais qui se taisaient consternés. Puis, levant
son poing vers le ciel très bleu, il s'écria :
— Frères chrétiens, le monde est mai tait!
Et il rentra dans le cloître, pour toujours...
. * ■
Les femmes faisaient des signes de croix,
les hommes répétaient l'exclamation doulou-
reuse du moine, en hochant la tète ;
180 L'HÉiiÉSiArvQLE ET €»«
— Fradei cristiang, ir mund Vé ma.1 fàa,!
La mère écartait les mouches qui venaient
aux yeux et sur la bouche de la morte. Les
mules piafi'aient dans les écuries. Des auberges
venait le bruit de la vaisselle entrechoquée.
Dans le cloître, on chantait toujours la litanie
attristante dominée par le nom de la Vierge ;
Santa Maria...
De nouveaux pèlerins arrivaient. D'autres
s'en allaient joyeux et ceinturés d*un grand
rosaire, à grains gros comme des noix. Dans les
futaies, assez loin, un coucou faisait entendre,
à intervalles réguliers, sa double note paisible
et invariable...
LA DISPAPdTION D'HOKOEE JSUBMG
LA DISPARITION D'HONORÉ SUBRAC
En dépit des recherches les plus Tninii-
tieases, la police n'est pas arrivée à élucider le
mystère de la disparition d'Honoré Subrac.
Il était mon ami, et comme je connaissais la
vérité sur son cas, je me fis un devoir de
mettre la justice au courant de ce qui s'était
passé. Le juge qui recueillit mes déclarations
prit avec moi, après avoir écouté mon récit, un
ton de politesse si épouvantée que je n'eus
aucune peine à comprendre qu'il me prenait
pour un fou. Je le lui dis. Il devint plus poli
encore, puis, se levant, il me poussa vers la
porte, et je vis son greffier, debout, les poings
serrés, prêt à sauter sur moi si je faisais le
forcené.
Je n'insistai pas. Le cas d'Honoré Subrac
184 l'hérésiarque et c*«
est, en effet, si étrange que la vérité paraît
incroyable. On a appris par les récits des jour-
naux que Subrac passait pour uiv original.
L'hiver comme Tété, il n'était vêtu que d^une
houppelande et n*avait aux pieds que des pan-
toufles. Il était fort riche, et, comme sa tenue
m'étonnait,jeluien demandai un jour la raison :
— C'est pour être plus vite dévêtu, en cas de
nécessité, me répondit-il. Au demeurant, on
s'accoutume vite à sortir peu vêtu. On se passe
fort bien de linge, de bas et de chapeau. Je vis
ainsi depuis l'âge de vingt-cinq ans et je n'ai
jamais été malade.
Ces paroles, au lieu de m'éclairer, aigui-
sèrent ma curiosité.
— Pourquoi donc, pensai-je. Honoré Subrac
a-t-il besoin de se dévêtir si vite ?
Et je faisais un grand nombre de suppositions-
Une nuit que je rentrais chez moi — il pou-
vait être une heure, une heure ur. quart —
j'entendis mon nom prononcé à vsix basse. Il
me parut venir de la muraille que je frôlais. Je
m'arrêtai désagréablement surpris.
— N*y a-t-il plus personne dans la rue? reprit
la voix. C'est moi, Honoré Subrac.
LA. DISPARITION d'hONORÉ SUBRAG 185
— Où êtes- VOUS donc? m'écriai-je, en regar-
dant de tous côtés sans parvenir à me faire une
idée de l>ndroit où mon ami pouvait se cacher.
Je découvris seulement sa fameuse houppe-
lande gisant sur le trottoir, à côté de ses non
moins fameuses pantoufles.
— Voilà un cas, pensai-je, où la nécessité a
forcé Honoré Subrac à se dévêtir en un clin
d'œil. Je vais enfin connaître un beau mystère.
Et je dis à haute voix :
— La rue est déserte, cher ami, vous pouvez
apparaître.
Brusquement, Honoré Subrac se détacha en
quelque sorte de la muraille contre laquelle je
ne l'avais pas aperçu. Il était complètement nu
et, avant tout, il s'empara de sa houppelande
qu'il endossa et boutonna le plus vite qu'il
put. Il se chaussa ensuite et, délibérément, me
paria en m'accompagnant jusqu'à ma porte.
— Vous avez été étonné ! dit- il, mais vous
comprenez maintenant la raison pour laquelle
je m'habille avec tant de bizarrerie. Et cepen-
dant vous n'avez pas compris comment j'ai pu
échapper aussi complètement à vos regards.
C'est bien simple. Il ne faut voir là qu'un phé-
186 L*HÉHÉSIARQUE ET Gi«
nomène de mimétisme... La nature est une
bonne mère. Elle a départi à ceux de ses
enfants que des dangers menacent, et qui sont
trop faibles pour se défendre, le don de se con-
fondre avec ce qui les entoure... Mais, vous
connaissez tout cela. Vous savez que les papil-
lons ressemblent aux fleurs, que certains
insectes sont semblables à des feuilles, que le
caméléon peut prendre la couleur qui le dissi-
mule le mieux, que le lièvre polaire est devenu
blanc comme les glaciales contrées où, couard
autant que celui de nos guérets, il détale
presque invisible.
C'est ainsi que ces faibles animaux échappent
à leurs ennemis par une ingéniosité instinctive
qui modifie leur aspect.
Et moi, qu'un ennemi poursuit sans cesse,
moi, qui suis peureux et qui me sens incapable
de me défendre dans une lutte, je suis sem-
blable à ces bêtes : je me confonds à volonté et
par terreur -o vec le milieu ambiant.
J*ai exen è pour la première fois cette
faculté instinctive, il y a un certain nombre
d'années déjà. J'avais vingt-cinq ans, et, géné-
ralement, les femmes me trouvaient avenant et
bieu fait. L'une d'elles, qui était mariée, me
témoigna tant d'amitié que je ne sus point
résister. Fatale liaison!... Une nuit, j'étais chez
LA DISPARTTION d'hONORÉ SUBRAC 187
ma maîtresse. Son mari, soi-disant, était parti
pour plu?^"eurs jours. Nous étions nus comme
des divinités, lorsque la porte s'ouvrit Sv^udain,
et le mari apparut un revolver à la main. Ma
terreur fut indicible, et je n'eus qu'une envie,
lâche que j'étais et que je suis encore : celle de
disparaître. M'adossant au mur, je souhaitai me
confondre avec lui. Et révénement imprévu se
réalisa aussitôt. Je devins de la couleur du
papier de tenture, et mes membres, s'aplatissant
dans un étirement volontaire et inconcevable,
il me parut que je faisais corps avec le mur et
que personne désormais ne me voyait. C'était
vrai. Le mari me cherchait pour me faire mou-
rir. Il m'avait vu, et il était impossible que je
me fusse enfui. Il devint comme fou, et, tour-
nant sa rage contre sa femme, il la tua sau-
vagement en lui tirant six coups de revolver
dans la tète. Il s'en alla ensuite, pleurant
désespérément. Après son départ, instinctive-
ment, mon corps reprit sa forme normale et sa
couleur naturelle. Je m'habillai, et parvins à
m'en aller avant que personne ne fût venu...
Cette bienheureuse faculté, qui ressortit au
mimétisme, je l'ai conservée depuis. Le mari,
ne m'ayant pas tué, a consacré son existence à
Taccomplissement de cette tâche. Il me pour-
suit depuis longtemps à travers le monde, et je
188 l'hérésiarque et ci»
pensais lui avoir échappé en venant habiter à
Paris. Mais, j'ai aperçu cet homme, quelques
instants avant votre passage, La terreur me
faisait claquer des dents. Je n'^\ eu que le
temps de me dévêtir et de me confondre avec
la muraille. Il a passé près de moi, regardant
curieusement cette houppelande et ces pan-
toufles abandonnées sur le trottoir. Vous voyez
combien j'ai raison de m'habiller sommaire-
ment. Ma faculté mimétique ne pourrait pas
s'exercer si j'étais vêtu comme tout le monde.
Je ne pourrais pa- me déshabiller assez vite
pour échapper à mon bourreau, et il importe,
avant tout, que je sois nu, afin que mes vête-
ments, aplatis contre la muraille, ne rendent
pas inutile ma disparition défensive.
Je félicitai Honoré Subrac d'une faculté dont
j'avais les preuves et que je lui enviais...
Les jours suivants, je ne pensai qu'à cela et
je me surprenais, à tout propos, tendant ma
volonté dans le but de modifier ma forme et
ma couleur. Je tentai de me changer en auto-
bus, en Four Eiffel, en Académicien, en
gagnant du gros lot. Mes efforts furent vains.
Je n'y étais pas. Ma volonté n'avait pas assez
LA DISPARITION d'hONORÉ SUBRAG 189
de force, et puis il me manquait cette ^sainte
terreur, ce formidable danger qui avait réveillé
les instincts d'Honoré Subrac...
Je ne l'avais point vu depuis quelque temps,
lorsqu'un jour, il arriva affolé :
— Cet homme, mon ennemi, me dit-il, me
guette partout. J'ai pu lui échapper trois fois
en exerçant ma faculté, mais j'ai peur, j'ai peur,
cher ami.
Je vis qu'il avait maigri, mais je me gardai
de le lui dire.
— Il ne vous reste qu'une chose à faire,
déclarai-je. Pour échapper à un ennemi aussi
impitoyable : partez ! Cachez-vous dans un vil-
lage. Laissez-moi le soin de vos affaires et diri-
gez-vous vers la gare la plus proche.
Il me serra la main en disant :
— Accompagnez-moi, je vous en supplie, j'ai
peur!
Dans la rue, nous marchâmes en silence.
Honoré Subrac tournait constamment la tête,
d'un air inquiet. Tout à coup, il poussa un cri
i90 l'hérésiabque et c^*
et se mit à fuir en se débarrassant de sa houp-
pelande et de ses pantoufles. Et je vis qu'un
homme arrivait derrière nous en courant. J'es-
sayai de l'arrêter. Mais ii m'échappa. Il tenait
un revolver qu'il braquait dans la direction
d'Honoré Subrac. Celui-ci venait d'atteindre
un long mur de caserne et disparut comme par
enchantement.
L'homme au revolver s'arrêta stupéfait, pous-
sant une exclamation de rage, et, comme pour
se venger du mur qui semblait lui avoir ravi
sa victime, il déchargea son revolver sur le
point où Honoré Subrac avait disparu. Il s'en
alla ensuite, en courant...
Des gens se rassemblèrent, des sergents de
ville vinrent les disperser. Alors, j'appelai mon
ami. Mais il ne me répondit pas.
Je tâtai la muraille, elle était encore tiède,
et je remarquai que, des six balles de revolver,
trois avaient frappé à la hauteur d'un cœur
d'homme, tandis que les autres avaient éraflé
le plâtre, plus haut, là où il me sembla distin-
guer vaguement, vaguement, les contours d'un
LE MATELOT D'AMSTERDAM
LE MATELOT D'AMSTERDAM
Le brick hollandais, VAlkmaar, revenait de
Java, chargé d'épices et d'autres matières pré-
cieuses.
Il fit escale à Southampton, et les matelots
eurent permission de descendre à terre.
L'un d'eux, Hendrijk Wersteeg, emportait
un singe sur Tépaule droite, un perroquet sur
l'épaule gauche, et, en bandoulière, un ballot
de tissus indiens qu'il avait l'intention de
vendre dans la ville ainsi que ses animaux.
On était au commencement du printemps, et
la nuit tombait encore de bonne heure. Hendrijk
Wersteeg marchait d'un bon pas dans les rues
un peu brumeuses que la lumière du gaz
n'éclairait qu'à peine. Le^ matelot pensait à son
prochain retour à Amsterdam, à sa mère qu'il
194 l'hérésiarque et c^^
n'avait pas vue depuis trois ans, à sa fiancée
qui l'attendait à Monikendam. Il supputait
l'argent qu'il retirerait de ses animaux et de ses
étoffes, et il cherchait la boutique où il pourrait
vendre ces marchandises exotiques.
Dans Above Bar Street, un monsieur très
correctement mis l'aborda, en lui demandant
s'il cherchait un acheteur pour son perroquet :
— Cet oiseau, dit-il, ferait bien mon affaire.
J'ai besoin de quelqu'un qui me parle sans que
j'aie à lui répondre, et je vis tout seul.
Comme la plupart des matelots hollandais,
Hendrijk Wersteeg parlait l'anglais. Il fit son
prix qui convint à l'inconnu.
— Suivez-moi, dit ce dernier. J'habite assez
loin. Vous mettrez vous-même le perroquet
dans une cage que j'ai chez moi. Vous déballe-
rez vos étoffes, et peut-être en trouverai-je à
mon goût.
Tout heureux de Taubaine, Hendrijk Wers-
teeg s*en alla avec le gentleman, auquel, dans
l'espoir de le lui vendre aussi, il fit, en route,
l'éloge de son singe, qui était, disait-il, d'une
race fort rare, une de celles dont les individus
résistent le mieux au climat de l'Angleterre et
qui s'attachent le plus à leur maître.
Mais, bientôt, Hendrijk Wersteeg cessa de
parler. Il dépensait ses paroles en pure perte,
LE mâtklot d'amsterdam 195
car l'inconnu ne lui répondait pas et ne sem-
blait même point l'écouter.
Ils continuèrent leur route en silence, Tun à
côté de l'autre. Seuls, regrettant leurs forêts
natales, aux tropiques, le singe, effrayé dans
la brume, poussait parfois un petit cri sem-
blable au vagissement d'un enfant nouveau-
né, le perroquet battait des ailes.
Au bout d'une heure de ^marche, l'inconnu
dit brusquement :
— Nous approchons de chez moi.
Ils étaient sortis de la ville. La route était
bordée de grands parcs, clos de grilles ; de
temps en temps brillaient, à travers les arbres,
les fenêtres éclairées d'un cottage, et l'on
entendait, à intervalles, dans le lointain, le
cri sinistre d'une sirène, en mer.
L'inconnu s'arrêta devant une grille, tira de
sa poche un trousseau de clefs, et ouvrit la porte
qu'il referma après que Hendrijk Teut franchie.
Le matelot était impressionné, il distinguait
à peine, dans le fond d'un jardin, une petite
villa d'assez bonne apparence, mais dont les
Persiennes fermées ne laissaient passer aucune
lumière.
L'inconnu silencieux, la maison sans vie,
tout cela était assez lugubre. Mais Hendrijk se
souvint que Tinconnu habitait seul :
196 l'hérésiarq-b et g^»
— C'est un original ! pensa-t-il, et comme
un matelot hollandais n'est pas assez riche
pour qu'on l'attire dans le but de le dévaliser,
il eut honte de son moment d'anxiété.
— Si vous avez des allumettes, éclairez-
moi, dit l'inconnu en introduisant une clef
dans la serrure qui fermait la porte du cottage.
Le matelot obéit, et, dès qu'ils furent à Tinté-
rieur de la maison, Tinconnu apporta une
lampe, qui éclaira bientôt un salon meublé avec
goût.
Hendrijk Wersteeg était complètement ras-
suré. Il nourrissait déjà l'espoir que son bizarre
compagnon lui achèterait une bonne partie de
ses étoffes.
L'inconnu, qui était sorti du salon, revint
avec une cage :
— Mettez-y votre perroquet, dit-il, je ne le
placerai sur un perchoir que lorsqu'il sera
apprivoisé et saura dire ce que je veux qu'il dise.
Puis, après avoir fermé la cage où l'oiseau
s'effarait, il pria le matelot de prendre la lampe
et de passer dans la pièce voisine où se trou-
vait, disait-il, une table commode pour y étaler
des étoffes.
I
LE MATELOT D'AMSTiiRDAM 197
Hendrijk Wersteeg obéit et alla dans la
chambre qui lui était indiquée. Aussitôt, il
entendit la porte se refermer derrière lui, la
clef tourna. Il était prisonnier.
Interdit, il posa la lampe sur la table et vou-
lut se ruer contre la porte pour l'enfoncer.
Mais une voix l'arrêta :
— Un pas et vous êtes mort, matelot!
Levant la tête, Hendrijk vit par une lucarne
qu'il n'avait pas encore aperçue, le canon
d'un revolver braqué sur lui. Terrifié, il s'ar-
rêta.
Il n'y avait pas à lutter, son couteau ne pou-
vait lui servir dans la circonstance ; un revol-
ver même eût été inutile. L'inconnu qui le
tenait à sa merci s'abritait derrière le mur, à
côté de la lucarne d'où il surveillait le mate-
lot, et où passait seule la main qui braquait
le revolver.
— Ecoutez-moi bien, dit l'inconnu, et obéis-
sez. Le service forcé que vous allez me rendre
sera récompensé. Mais vous n*avez pas le choix.
Il faut m'obéir sans hésiter, sinon je vous
tuerai comme un chien. Ouvrez le tiroir de la
table... Il y a là un revolver à six coups, chargé
de cinq balles... Prenez-le.
Le matelot hollandais obéissait presque in-
consciemment. Le singe, sur son épaule pous-
198 l'hérésiarque et c»«
sait des cris de terreur et tremblait. LMnconnu
continua :
— Il y a un rideau au fond de la chambre.
Tirez-le.
Le rideau tiré. Hendrijk vit une alcôve, dans
laquelle, sur un lit, pieds et mains liés,
bâillonnée, une femme le regardait avec des
yeux pleins de désespoir.
— Détachez les liens de cette femme, dit
l'inconnu, et ôtez-lui son bâillon.
L'ordre exécuté, la femme, toute jeune et
d'une beauté admirable, se jeta à genoux du
côté de la lucarne en s'écriant :
— Harry, c'est un guet-apens infâme ! Vous
m'avez attirée dans cette villa pour m'y assas-
siner. Vous prétendiez Favoir louée afin que
nous y passions les premiers temps de notre
réconciliation. Je croyais vous avoir convaincu.
Je pensais que vous étiez finalement certain
que je n'ai jamais été coupable I... Harry!
Harry ! je suis innocente !
— Je ne vous crois pas, dit sèchement l'in-
connu.
— Harry, je suis innocente! répéta la jeune
dame d'une voix étranglée.
— Ce sont vos dernières paroles, je les enre-
gistre avec soin. On me les répétera toute ma
vie. Et la voix de l'inconnu trembla un peu,
LE MATELOT D'aMSTERDAM 199
mais redevint ferme aussitôt : Car je vous
aime encore, ajouta-t-il, si je vous aimais moins,
je vous tuerais moi-même. Mais cela me serait
impossible, car je vous aime...
Maintenant, matelot, si avant que je n'aie
compté jusqu'à dix, vous n*avez pas logé une
balle dans la tête de cette femme, vous tom-
berez mort à ses pieds. Un, deux, trois...
Et avant que l'inconnu eût eu le temps de
compter jusqu'à quatre, Hendrijk affolé, tira
sur la femme qui, toujours à genoux, le regar-
dait fixement. Elle tomba la face contre le sol.
La balle Pavait frappée au front. Aussitôt, un
coup de feu parti de la lucarne, vint frapper
le matelot à la teaipe droite. Il s'affaissa contre
la table, tandis que le singe, poussant des cris
aigus d'épouvante, se cachait dans sa vareuse.
Le lendemain, des passants ayant entendu
des cris étranges venus d'un cottage de la ban-
lieue de Southampton, avertirent la police qui
arriva bientôt pour enfoncer les portes.
On trouva les cadavres de la jeune dame et
du matelot.
Le singe, sorti brusquement de la vareuse de
son maître, sauta au nez de l'un des policiers. Il
les effraya tous à un tel point, qu'ayant fait
200 l'hérésiarque et c»*
quelques pas en arrière, ils rabattirent à coups
de revolver avant d'oser approcher de nou-
veau.
La justice informa. Il parut clair que le
matelot avait tué la dame et s'était suicidé
ensuite. Néanmoins, les circonstances du drame
paraissaient mystérieuses. Les deux cadavres
furent identifiés sans peine, et l'on se demanda
comment lady Finngal, femme d'un pair d'An-
gleterre, s'était trouvée seule, dans une maison
de campagne isolée, avec un matelot arrivé la
veillle à Southampton.
Le propriétaire de la villa ne put donner
aucun renseignement propre à éclairer la jus-
tice. Le cottage avait été loué, huit jours avant
le drame, à un soi-disant CoUins, de Manches-
ter, qui d'ailleurs demeura introuvable. Ce
Collins portait des lunettes, il avait une longue
barbe rousse qui pouvait fort bien être fausse.
Le lord arriva de Londres, en toute hâte. Il
adorait sa femme, et sa douleur faisait peine à
voir. Comme tout le monde, il ne comprenait
rien à celte affaire.
Depuis ces événements, il s'est retiré du
monde. Il vit dans sa maison de Kensington,
sans autre compagnie qu'un domestique muet
et un perroquet qui répète saiîs cesse :
— Harry, je suis innocente!
HISTOIRE D'UNE FAMILLE VERTUEUSE
D'UNE HOTTE ET D'UN CALCUL
HISTOIRE D'UNE FAMILLE VERTUEUSE
D'UNE HOTTE ET D'UN CALCUL
Un matin, à cinq heures, une insomnie
m'avait fait me lever et sortir. C'était la lin de
mars. Les rues bleuissaient, froides et désertes.
Des porteurs de journaux passaient. Les sous-
sols des boulangeries laissaient sortir la cha-
leur de la dernière fournée, et des gens nus et
enfarinés gesticulaient, tachés de lueurs venues
du brasier. Je suivis le boulevard de Courcelles
et longeai le parc Monceau, à cette heure plein
de chants d'oiseaux et du mystère suscité par
l'étang que veille la colonnade ruinée, tandis
que les arbres élançaient le galbe de leurs fûts
et secouaient leur frondaison nouvelle.
Un homme passa, tenant un crochet, une laa-
204 L HÉRÉSIARQUE ET C"
terne sourde, et chargé d'une hotte. Je le suivis
et le vis s'approcher successivement de plu-
sieurs boîtes à ordures où il fouillait avec son
crochet. Après avoir visité quelques boîtes,
rhomme, voyant que je ne le quittais pas, se
retourna et souleva sa lanterne, qu'il darda sur
ma face afin de m'examiner. En même temps il
m'apostropha :
— Voudriez-vous me faire concurrence?
— Dieu garde ! m'écriai-je. Je suis seulement
curieux et voudrais vous accompagner afin de
visiter votre hotte sous votre surveillance, chez
vous.
Il dit :
— J'y consens. Mais ne me troublez pas,
suivez-moi sans rien dire.
J'obéis. Nous errâmes ainsi jusque vers neuf
heures du matin. Vers six heures, nous pas-
sâmes aux Halles. Je vis, près de la fontaine
des Innocents, un homme vêtu de haillons
multicolores comme une mosaïque, agenouillé
devant un tas d'ordures, et cherchant des bribes
d'aliments putrides qu'il mangeait avidement.
Il était nu-tête et ses cheveux pendaient, roux
comme ceux d'un Christ. Vers sept heures et
HISTOIRE d'une FAMILLE VERTUEUSE 205
demie, nous traversâmes la pont d'Austerlitz
et croisâmes un char plein de peaux de mou-
tons dont Todeur m'épouvanta, bien que j'eusse
déjà flairé tant de tas d'ordures depuis Taube.
La hotte de mon compagnon étant pleine,
nous gagnâmes rapidement la place d'Italie,
puis nous sortîmes de Paris, car le chiffonnier
demeurait au Kremlin- Bicêtre.
Il me fit entrer dans sa bicoque donnant sur
un terrain vague. Cette demeure exhalait une
odeur nauséabonde. Le chiffonnier me présenta
sa famille. C'était d*abord sa femme enceinte,
dont le ventre soulevait la jupe presque jus-
qu'aux genoux. Son mari l'excusa :
— Elle est féconde, monsieur, et belle aussi.
Mais les vêtements ne lui sont pas avantageux.
Nue, son ventre s'arrondit comme une perle.
Il cria :
— Nicolas ! et me dit : C'est mon fils.
Nicolas, gars de treize ans, bien fait, peu
vêtu et débraillé comme un Attys, me fit des
courbettes. Je dis à son père :
— Belle progéniture, mon compagnon, que
la vôtre : Nicolas vous fait honneur. Ses vête-
ments ouverts montrent sa peau délicate que la
206 l'hérésiarque et Gi«
crasse orne d'ombres. Il est fait comme le
Prince, Charmant et
Près des pyramides de Malpighi
La tour d'ivoire se dresse
sainement, vertueusement.
Puis, le chiffonnier fit venir une fille de
quinze ans, svelte, înelle, coiffée d'une énorme
tignasse huileuse. Cette fille s'appelait Gene-
viève. Je la saluai lyriquement :
— Ses cheveux distillent de l'huile comme
Tolive, mais sa peau, au contraire de celle de
la Truitonne du conte de fées, n'est pas hui-
leuse. Ses dents sont belles comme des gousses
d*ail. Ses yeux sont noirs comme les fruits du
micocoulier. Ses lèvres sont comme deux
tranches de bigarade et en ont peut-être la
saveur amère. Son fichu qui palpite écrase sans
raison les arbouses de ses seins. Mon compère,
mon compère, d'avoir une si belle famille,
vous êtes plus enviable qu'un empereur !
Le chitionnier sourit et dit glorieusement :
— J'en descends. Je me nomme Pertinax
Restif, pour vous servir.
— Quoi! m'écriai-je, descendriez-vous de cet
imprimeur trop vertueux, si vertueux qu'il en
paraissait abject? On le prit pour un domes-
tique le 21 mars 1756... Le saviez-vous? Il
HISTOIRE d'une famille VERTUEUSE 207
était en gros bergopzom vert, à glands et bran-
debourgs, avec un gros mancbon d'ours, à cein-
ture de poil... Il se promenait avec une femme,
une des seules qu'il eût traitée en sœur. Une
dame les appela et leur demanda : « Etes-vous
gens de maison !.. » Vous descendez de Restif
de La Bretonne et, comme lui, êtes vertueux I
Le chiffonnier prit un air sévère, en disant :
— Plus vertueux que lui I
Je ne le crus pas, et pourtant j'ajoutai sérieu-
sement :
— Votre médiocrité n'a que ce qu'elle mérite.
Vous n'êtes que des chiffonniers.
Pertinax Restif gesticula évasivement en
souriant narquoisement. Il fit quelques pas de
rigaudon, puis dit en me regardant dans le
blanc des yeux :
— Cette mode de baller est passée. Soit, mais
j'aime cette danse. La vertu n'est plus de mode,
soit ! mais je l'aime... Je suis un Lyonnais, un
gône natif de la Croix-Rousse. Après mon ser-
vice, j'étais marchand d'habits. J'habitais la
montée du Tire-cul, où je revenais las, chaque
soir, pour avoir crié : a Marchand de pattes! »
depuis le matin, dans tous les quartiers. J'avais
208 l'hérésiarque et g»«
une sœur, jolie boyaude qui gagnait trois francs
par jour. Nous étions orphelins et vivions
ensemble. Que voulez- vous? nous n'étions cou-
reurs ni l'un ni l'autre. La popotte, la famille,
un bon chez-soi... nous étions heureux, et le
bonheur engendre toute vertu. Le sang ver-
tueux de notre ancêtre nous cria de ne point
gâcher ce bonheur, d'être vertueux jusqu'au
bout. Nous fîmes Tamour. Les vieux habits, les
chapeaux rougis et éraillés ne rapportant pas
assez, je devins chiffonnier. Je fouillai les éque-
villes. Des trouvailles me récompensaient par-
fois de fouilles souvent infructueuses. Pour-
tant, nous vînmes ici, au Kremlin-Bicétre. Je
continuai mon métier, chaque matin. A Paris,
au lieu d'équevilles, je fouille les ordures: le
nom seul a changé. Et je vis heureusement,
vertueusement, élevant ces enfants que m'a
donnés mon épouse, ma sœur.
J'écoutai avec peine ce récit. Un malaise
indéfinissable faisait battre mes tempes, et
j'éprouvais un grand dégoût pour cette famille
et l'odeur de sa maison. La Thamar de Pertinax
Restif écoutait droite et les yeux hagards. Sa
face défigurée par le masque de la grossesse
HISTOIRE d'une FAMILLE VERTUEUSE 209
s^allongeait comme celle d'une serve mal
nourrie. Sa lippe pendait, en signe atavique de
bonté, et, un peu de salive s'écoulant sans
mousser, dénotait un abrutissement honnête et
une vertu de chienne. Ses bras ballaient. A un
moment, elle souleva sa main droite pour
gratter sa tête peut-être pouilleuse. Je lui vis à
l'annulaire une vilaine bague dont le chaton
sertissait une opale : pierre de malheur, gemme
infâme, mélange immonde de pissat, de cra-
chats, de sperme et d'yeux écrasés. Les enfants,
pendant le récit de leur père, s'étaient mis i
pleurer. Ils avaient saisi ses mains et les bai-
saient en les mouillant de leurs larmes. Devant
toute cette vertu, mon âme elle-même devint
douceâtre, mon cerveau s'emplit des idées les
plus médiocres. Des larmes montèrent à mes
paupières. Tout devint trouble, opalin, autour
de moi. Mais, par bonheur, des sanglots refoulés
ayant imprimé un roulis au ventre de la
Thamar, je souris, riotai, rigolai, et m'in-
clinai débonnairement pour baiser la main
de cette femme qui, d'émotion, secouait sa
panse.
Comme s'il eût craint une parturition sou-
daine, Pertinax Restif regardait avec une solli-
citude inquiète ce ventre agité. Il murmurait
seulement :
210 l'hérésiarque et c»«
— Ventre sororal de mon épouse. O ma
perle... ma perle fine!
Ce fut alors que cette femme sentimentale
prononça les seules paroles que j'aie entendues
d'elle : *
— Les perles meurent.
Cette phrase me fit de nouveau venir la larme
à Toeil, tandis que Pertinax Restif déclamait à
faux ces vers qu'il avait certainement composés,
même le dernier :
La mort nous posera dans le giron divin.
En attendant, vivons parmi les équevilles.
Vertu, ce mot sacré n'est peut-être pas vain,
Joignons donc nos vertus, ma sœur, mon fils, ma fille...
Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille !
Mes larmes se séchèrent instantanément. La
nudité du jeune Nicolas s'était apaisée. Je me
plus à répéter :
Près des pyramides de Malpighi,
La tour d'ivoire se dresse.
Mais penchée comme la tour de Pise.
Puis, me tournant vers le chiffonnier :
— Mon compère, mon compère, voilà où
vous ont mené votre vertu et celle de
M. Nicolas, votre ancêtre; vous n'êtes qu'un
chiffonnier, et pourtant vous descendez d'un
empereur.
HISTOIRE d'une FAMILLE VERTUEUSE 211
Pertinax Restif parut froissé, mais il rougit
d'orgueil en déclarant :
— Je suis un patriarche.
•— Bien ! insistai-je, patriarche ! père de
famille! tu tiens à perpétuer ta vertu. Mais vois !
Au début de la généalogie, un empereur ; à la
fin, un chiffonnier content de son sort. Décem-
ment et vertueusement ton fils sera vidangeur.
Heureusement pour lui, ce métier n'existe plus
guère, eL ce sont des machines qui vident les
fosses...
Mais le reste d'orgueil de Pertinax Restif
l'empêcha de comprendre. Il reprit :
— Oui, je descends d'un empereur, mais je
suis un patriarche.
Et, gravement, il alla tirer d'une armoire un
vieux coffret ciré, en bois de noyer. Il en tira
un vélin roulé à un cylindre de buis. Je
reconnus la généalogie établie par le père de
Restif de la Bretonne, et transcrite par celui-ci
dans l'introduction de Monsieur Nicolas ouïe
cœur humsiin dévoilé. Le chiffonnier déroula
le vélin et en lut emphatiquement le début :
« Pierre Pertinax, autrement Restif, des-
212 l'hérésiarque et c^®
cend en ligne directe de l'empereur Pertinax,
successeur de Commode, et auquel succéda
Didius Julianus, élu empereur parce qu'il fut
assez riche pour tenir l'enchère à laquelle les
soldats avaient mis le souverain pouvoir.
a Or, l'empereur Helvius Pertinax eut un
fils posthume, aussi nommé Helvius Pertinax,
dont Caracalla ordonna la mort, uniquement
parce qu'il était fils d'un empereur. Mais, un
affranchi, qui portait le nom de son maître,
s'offrit généreusement aux assassins qu'il
trompa... »
Le chiffonnier s'interrompit. L'orgueil étin-
celait dans ses yeux. Son épouse incestueuse,
et les enfants l'admiraient. Le relent de pour-
riture qui flottait dans la maison devint
héroïque comme la puanteur d'un champ de
bataille. Je tirai mon mouchoir, me mouchai
bruyamment et déclarai péremptoirement :
— Mon compagnon, mon compère, vous
m'avez promis de me laisser visiter votre hotte.
Les faces redevinrent honnêtes, les odeurs
nauséabondes. Pertinax Restif roula le vélin
sur le cylindre de buis. Il alla ranger le coffret
dans l'armoire. Ensuite, il porta la hotte dans
le terrain vague. Je l'y suivis. Le butin de la
matinée fut répandu sur le sol. J'en examinai
HISTOIRE d'une FAMILLE VERTUELSE 213
chaque pièce, que je passais au fur et à mesure
à Pertinax Restif qui triait le tout.
Je trouvai : des timbres-poste oblitérés, des
enveloppes de lettres, des boites d'allumettes,
des billets de faveur pour divers théâtres, une
cuiller de métal, sans valeur, du tulle illusion
froissé, des morceaux de balayeuses, des rubans
fanés, des mégots de cigares, des fleurs artifi-
cielles flétries, un faux-col gauchi, des éplu-
chures de pommes de terre, des écorces
d'oranges, des pelures d'oignons, des épingles
à cheveux, des cure-dents, de petits écheveaux
emmêlés de cheveux, un vieux corset sur lequel
s'était collée une tranche de citron, un œil de
verre, une lettre froissée que je mis à part. Je
la transcris :
« Monsieur et cher maître,
« Excusez mon importunité. Mais, comme
vous êtes un peu la cause de mes déboires, j'ai
pensé que vous voudriez peut-être m'aider en
l'occurrence.
214 l'hérésiarque et c»«
« J'eusse préféré vous parler personnellement
et non par lettre, mais je sais que les grands
hommes sont difficiles à approcher :
Non licet o^mnibus adiré Corinthum,
« Voici, Monsieur. J'étais élève dans le col-
lège que les Prémontrés tiennent à Saint-Cloud.
J'étais bon élève de seconde, plein de ce que
Ton nommait l'esprit de la maison. Malheureu-
sement, ou qui sait? heureusement, un externe
introduisit un devos livres dans la boîte. C'était,
je m'en souviens, votre célèbre roman, dont
le titre est un nom latin francisé à la Corneille :
Brute ! L'action de ce roman est située, d'ail-
leurs, dans le faubourg Saint-Germain.
« Ce livre, je Tavoue et vous le savez, est
cochon par endroits. Il me perdit, monsieur.
J'eus Tenvie irrésistible de connaître votre
œuvre entière. Par l'externe, je fis acheter : Les
Roses qu'on arrose. Les Passions de la Con-
g^ye, Le Chien amoureux^ et ce livre énorme,
Kollioth. J'avais tout cela dans mon casier, au
collège. En même temps, j'écrivis, vers et
prose. Vos livres et mes écrits furent pigés.
Vos livres sont à l'index, vous n'en doutez pas.
Mes écrits tournaient en ridicule nombre d'ins-
titutions que les Prémontrés ont coutume d'ho-
norer. On en conclut que je n'avais plus l'es-
HISTOIRE d'ttnh; FAMILLE VERTUEUSïï 215
prit de la maison. Les préjugés de mes maîtres
prévalurent contre les qualités du bon élève
que j'étais. On me mit à la porte, on me i^en*-
voya, monsieur, malgré les supplications de
mes parents qui, dès ce jour, se séparèrent de
moi, m 'enjoignant de gagner ma vie et me refu-
sant presque toute aide.
((Oui, cherMaître,je suis dans une telle situa-
tion, dont un Anglo-Saxon s'accommoderait,
mais qui peut gêner un Français de quinze ans.
(( Dans cette détresse, j'ai recours à vous, etc.,
etc. »
Suivaient diverses protestations, le nom et
l'adresse.
je continuai de fouiller les ordures. Je trouvai
encore : un peigne édenté, quelques rubans de
décorations tenant à des boutons de culotte, un
abat-jour décbiré mais cbarmant, une pipe,
quelques flacons à parfumerie, des fioles de
pharmacie, une éponge, un paquet de cartes
transparentes, non obscènes, — l'acheteur,
trompé par un camelot, les avait jetées de dépit
— un carnet contenant les comptes faits par
une cuisinière au sujet du marché, un éven-
tail brisé, des gants dépareillés, une brosse à
216 l'hérésiarque et c»«
dents, du marc de café, des boîtes de conserves
éventrées, des os, un de ces œufs de bois que
l'on met dans les chaussettes à raccommoder,
et enfin une bague étrange que j'achetai au
chiffonnier. Cette bague était en or, avec une
pierre blanchâtre dont j'ignorais le nom. Je la
payai. Puis, comme la hotte était presque vide
et ne contenait plus que quelques fragments
de miroir et un baromètre brisé d'où coulaient
encore quelques gouttes de mercure, je me
levai, remerciant Pertinax Restif et promettant
de revenic le visiter. Mais cet homme hocha la
tête en disant :
— Revenez avant six mois, en ce cas. Car,
au bout de ce temps, j'espère avoir mis de côté
un pécule suffisant pour m*établir dans le sud
de la France. Nous gagnerons par étapes Nice
ou Monaco, de toute façon, le plus près possible
de la Turbie.
— Pourquoi la Turbie? demandai-je.
Il répondit gravement :
— Parce que cette commune est le berceau
de notre race, le lieu natal de mon illustre
ancêtre, l'empereur romain Pertinax.
Je souris, souhaitai bonne chance et dis
adieu à cet homme vertueux. Je négligeai de
prendre congé de sa famille, et m'en allai sans
tourner la tète.
HISTOIRE D UNE FAMILLE VERTUEUSE 217
Rentré chez moi, j'examinai les deux trou-
vailles qui, jetées dans des boîtes à^ordures, en
deux endroits de Paris, s'étaient trouvées
réunies dans la hotte de Pertinax Restif. Je
rangeai la lettre avec différents documents
exhilarants ou navrants que je possède, et pris
la bague sur moi, dans la poche de mon gilet.
Quelques jours après, je me trouvais en soirée
chez de riches bourgeois. On annonça le séna-
teur X... et son fils. Ce sénateur était de la
parenté de la maîtresse de maison, son nom
était celui dont était signée la lettre de potache
que j'ai donnée. Le sénateur X..., gras, laid,
l'air protestant^ entra, très digne, poussant
devant soi son fils assez gauche, vêtu d'un uni-
forme de lycéen, et le visage couvert de boutons
pointés de noir. Je conçus que la sévérité
paternelle s'était apaisée et qu'un lycée avait
accueilli le jouvenceau, que les moines avaient
rejeté. Au bout de quelques moments, on
annonça l'auteur de Brute ! et de Kollioth. Je
vis le lycéen rougir. Le grand homme entra
218 l'hérésiarque et c^*
avec désinvolture. Pendant les présentations,
il fut charmant ; mais rien dans sa physionomie
ne décela qu'il eût quelque connaissance du
cas du collégien. Celui-ci me parut du reste
enchanté et persuadé que le grand homme
n'avait pas tenu sa lettre. L'écrivain entouré,
fêté, raconta toutes sortes d'histoires, ht la
gazette de la semaine, et ce fut un mélange
extraordinaire de calembours, de recettes de
cuisine, de conseils pour la toilette, d'aventures
personnelles et d'anecdotes de toute sorte, sou-
vent raides et salées. Voici la dernière :
— Une actrice d'un petit théâtre est entre-
tenue par un vieux qui, je crois, est un homme
politique. Elle le trompe avec un de mes amis
de qui je tiens l'histoire. Le vieillard, amoureux
et jaloux à la folie, se croit aimé, comme il est
juste. 11 dut, il y a quelque temps, subir une
opération douloureuse. L'actrice, paraît-il, ne
s'enquit jamais de la santé du malade et fit
môme un voyage à Nice à l'époque de l'opéra-
tion. Le vieillard fut affecté de cette indiffé-
rence. Lorsqu'il revit la dame en question, il
lui fît des reproches. L'actrice fit semblant de
ne jamais s'être doutée de la gravité du cas, et
ajouta qu'ayant elle-même subi diverses opé-
rations, pour ovaires, kyste et appendicite, elle
était blasée sur ces incidents et ne craignait
HISTOIRE d'une FAMILLE VERTUEUSE 219
jamais pour la vie de quelqu'un, dès qu'elle le
savait aux mains des chirurgiens. Le vieillard
connut par là que l'indijfférence de la belle ne
venaitpas d'un désamour, mais marquait seule-
ment une confiance illimitée dans la science.
L'actrice lui donna nonobstant des preuves
d'amour irréfu'ables, et, comme il se croyait
beau garçon, il ne douta pas d'être aimé, puis-
qu'il était aimable. Cet homme, versé dans
diverses sciences sociales fort importantes, et
qu'on eût pu croire sérieux, imagina un moyen
bizarre, assez dégoûtant, pour commémorer sa
guérison. Il invita l'actrice à un souper fort
galant, tête à tête, dans un grand restaurant.
Sous sa serviette, la dame trouva un étui ravis-
sant, qu'elle ouvrit. L'étui ne contenait qu'une
bague fort simple, ornée d'une pierre dont l'ac-
trice ignorait le nom. Elle remercia le vieil
amant, qui lui donna ces explications : « Cette
bague, ma chère enfant, doit t'être à jamais pré-
cieuse. Qu'elle soit à jamais le souvenir de
notre amour. Cette bague porte, àTintérieur, la
date gravée du jour où nous nous connûmes, et
la pierre qui l'orne, c'est un calcul de ma
vessie... »
Ace moment delà narration du grand homme,
j'entendis haleter étrangement près de moi. Je
compris que c'était le sénateur X... qui soufflait
220 L HÉRÉSIARQUE ET G^«
ainsi. Mais personne n'y prit garde, car on était
fortement intéressé par le récit. Moi-même,
j'étais occupé à tàter dans la poche de mon gilet
la basque trouvée dans la hotte du vertueux Per-
tinax Restif. L'écrivain célèbre continuait :
— L'actrice referma Tétui. Cet incident lui
avait coupé l'appétit. Et la bague lui répugnait.
Une petite dame s'exclama :
— Elle avait dû en voir bien d'autres, pour-
tant!
— C'est vrai, repartit le narrateur, mais la
nature humaine est ainsi faite. L'actrice était
certainement cuirassée à Tégard de choses plus
repoussantes. Néanmoins, elle ne put supporter
la bague en question. Le soir même, elle la jeta
aux ordures...
Un petit cri, la chute d'un corps, interrom-
pirent le narrateur et nous firent sursauter. Le
sénateur X... venait de s'abattre près de sa
chaise. On s'empressa autour de lui. Il était
violet, gonflé et irrémédiablement mort, comme
un éléphant, du cœur brisé.
Mentalement, j'honorai cette victime de
l'amour. Le lendemain, ne pouvant supporter
d'avoir en ma possession la bague devenue
relique, j'allai dans une église, la déposer sur
un autel.
LA SERVIETTE DES POÈTES
LA SERVIETTE DES POETES
Placé sur la limite de la vie, aux confins de
l'art, Justin Prérogue était peintre. Une amie
vivait avec lui et des poètes venaient le voir.
Tour à tour, l'un d'eux dînait dans l'atelier où
la destinée mettait, au plafond, des punaises
en guise d'étoiles.
Il y avait quatre convives qui ne se rencon'
traient jamais à table.
David Picard venait de Sancerre ; il descen-
dait d'une famille juive christianisée, comme il
y en a tant dans la ville.
Léonard Délaisse, tuberculeux, crachait sa
vie d'inspiré, avec des mines à mourir de rire.
Georges Ostréole, les yeux inquiets, médi-
tait, comme autrefois Hercule, entre les entités
du carrefour.
224 l'hérésiarque et 0^»
Jaime Saint-Félix savait le plus d'histoires ;
sa tête pouvait tourner sur ses épaules, comme
si le cou n'avait été que vissé dans le corps.
Et leurs vers étaient admirables.
Les repas n'en finissaient pas, et la même
serviette servait tour à tour aux quatre poètes,
mais on ne le leur disait pas.
Cette serviette, petit à petit, devint sale.
Voici du jaune d'œuf près d'une traînée
sombre d'épinards. Voilà des ronds de bouches
vineuses et cinq marques grises laissées par les
doigts d'une main au repos. Une arête de
poisson a percé la trame du lin comme une
lance. Un grain de riz a séché, collé dans un
angle. Et de la cendre de tabac assombrit cer-
taines parties plus que les autres.
— David, voilà votre serviette, disait l'amie
de Justin Prérogue.
— Il faudra aussi penser à acheter des ser-
viettes, disait Justin Prérogue, marque ça pour
quand on aura de l'argent.
«- Votre serviette est sale, David, disait
LA SERVIETTE DES POÈTES 225
l'amie de Justin Prérogue, je vous la changerai
la prochaine fois. La blanchisseuse n'est pas
venue cette semaine.
— Léonard, prenez votre serviette, disait
l'amie de Justin Prérogue. Vous pouvez cra-
cher dans le coffre à charbon. Comme votre
serviette est sale! Je vous la changerai dès que
la blanchisseuse m'aura rapporté du linge.
— Léonard, il faudra que je fasse ton por-
trait te représentant en train de cracher, disait
Justin Prérogue, et j'ai même envie d'en faire
une sculpture.
— Georges, j'ai honte de vous donner tou-
jours la même serviette, disait l'amie de Justin
Prérogue, je ne sais pas ce que fait la blanchis-
seuse. Elle ne me rapporte pas mon linge.
— Commençons à manger, disait Justin Pré-
rogue.
«
» »
— Jaime Saint-Félix, je suis obligée de vous
donner encore la même serviette. Je n'en ai
pas d'autre aujourd'hui, disait l'amie de Justin
Prérogue.
Et le peintre faisait tourner la tête du poète
8
226 L'HÉRÉSlAKQUii: ET G^^
pendant tout le repas en écoutant beaucoup
d'histoires.
Et des saisons passèrent.
Les poètes se servaient tour à tour de la ser-
viette et leurs poèmes étaient admirables.
Léonard Délaisse cracbait sa vie plus comi-
quement encore, et David Picard se mit aussi à
cracher.
La serviette vénéneuse infesta tour à tour,
après David, Georges Ostréole et Jaime Saint-
Félix, mais ils ne le savaient pas.
Semblable à une loque ignoble d'hôpital, la
serviette se tacha du sang qui venait aux lèvres
des quatre poètes, et les dîners n'en finissaient
pas.
Au commencement de l'automne, Léonard
Délaisse cracha le reste de sa vie.
Dans différents hôpitaux, secoués par la toux
comme des femmes par la volupté, les trois
autres poètes moururent à peu de jours d'inter-
valle. Et tous les quatre laissaient des poèmes
si beaux qu'ils semblaient enchantés.
On mit leur mort au compte, non de la nour-
riture, mais de la maleiaim et des veilles
LA SEHVIETTE DES POÈTES 227
lyriques. Car, se peut-il vraiment qu'une seule
serviette puisse tuer, en si peu de temps, quatre
poètes incomparables?
Les convives morts, la serviette devint
inutile.
L'amie de Justin Prérogue voulut la mettre
au sale.
Et elle la déplia en pensant : « Elle est vrai-
ment trop sale et elle commence à sentir mau-
vais. »
Mais, la serviette dépliée, Tamie de Justin
Prérogue eut un étonnement et appela son
ami qui s'émerveilla :
— C'est un vrai miracle! Cette serviette si
sale, que tu étales avec complaisance, pré-
sente, grâce à la saleté coagulée et de diverses
couleurs, les traits de notre ami défunt, David
Picard.
— N'est-ce pas? murmura Tamie de Justin
Prérogue.
Tous deux, en silence, regardèrent quelques
instants l'image miraculeuse et puis, douce-
ment, firent tourner la serviette.
Mais ils pâlirent aussitôt en voyant apparaître
228 l'hérésiabque et g»«
l'épouvantable aspect à mourir de rire de Léo-
nard Délaisse s'efforçant de cracher.
Et les quatre côtés de la serviette offraient le
Hiême prodige.
Justin Prérogue et son amie virent Georges
Ostréole indécis et Jaime Saint-Félix sur le
point de raconter une histoire.
— Laisse cette serviette, dit brusquement
Justin Prérogue.
Le linge tomba et s*étala sur le plancher.
Justin Prérogue et son amie tournèrent long-
temps comme des astres autour de leur soleil,
et cette Sainte-Véronique, de son quadruple
regard, leur enjoignait de fuir sur la limite de
l'art, aux confins de la vie.
L'AMPHION FAUX-MESSIE
OU
HISTOIRES ET AVENTURES DU BARON
D'ORIIESAN
L'AMPHION FAUX MESSIE
ou
HISTOIRES ET AVENTURES DU BAROx\ d'oRMESAN
I
LE GUIDE
Il y avait bien quinze ans que je n'avais pas
vu Dormesan, un de mes camarades de col-
lège. Je savais seulement qu'après avoir édifié
une fortune assez considérable et l'avoir dis-
sipée, il guidait les étrangers dans Paris.
Je le rencontrai, un jour, devant un des plus
grands hôtels des boulevards. Mâchonnant un
cigare, il attendait patiemment des clients.
Il me reconnut le premier et m'arrêta au pas-
sage. Voyant que son visage ne me rappelait
rien, il se fouilla et me tendit ensuite une carte
qui portait : Baron Ignace d'Ormesan. Je le
serrai dans mes braS; et, sans m'étonner de
2'i^ L HÉRÉSIARQUE ET G"
son anoblissement sans doute récent, je lui
demandai si les affaires marchaient, si l'étranger
donnait cette année.
— Me prendriez-vous pour un guide, s'écria-
l-ii indigné, un guide, un simple guide?
— Je croyais, balbutiai-je, on m'avait dit...
— Ta ta ta ! Ceux qui vous l'ont dit plaisan-
taient» Vous me faites Feffet d'un homme qui
demanderait à un peintre connu si le bâtiment
marche bien. Je suis artiste, cher ami, et, qui
plus est, j'ai inventé mon art moi-même, et je
suis seul à Texercer.
— Un nouvel art ? Peste !
— Ne vous moquez point, dit-il sur un ton
sévère, je suis très sérieux.
Je m'excusai et il reprit d'un air modeste :
— Endoctriné dans tous les arts, j y excelle :
mais, toutes les carrières artistiques sont
encombrées. Désespérant de me faire un nom
comme peintre, je brûlai tous mes tableaux.
Renonçant aux lauriers poétiques, je déchirai
cent cinquante mille vers environ. Ayant ainsi
institué ma liberté dans Testhétique, j'inventai
un nouvel art, fondé sur le péripatétisme
d'Aristote. Je nommai cet art : l'amphionie, en
souvenir du pouvoir étrange que possédait
Amphion sur les moellons et les divers maté-
riaux en quoi consistent les villes.
i
l'amphion faux-messie 233
Au reste, ceux qui feront de l'amphionie
seront appelés des amphions.
Comme à un nouvel art il fallait une nou*
velle Muse et que, d'autre part, j'étais moi-
même le créateur de cet art et par conséquent
sa muse, j'adjoignis tout simplement à la troupe
des Neuf Sœurs ma personnification féminine,
sous le nom de baronne d'Ormesan. Je dois
ajouter que je suis célibataire et que j'eus
d'autant moins de scrupules à porter à dix le
nombre des Muses, que j'étais en cela d'accord
avec les lois de mon pays, relatives au système
décimal.
Maintenant que voici clairement exposées,
je crois, les origines historiques et les données
m^ythologiques de l'amphionie, je veux vous
l'expliquer.
L'instrument de cet art et sa matière sont
une ville dont il s'agit de parcourir une partie,
de façon à exciter dans l'âme de Tamphion ou
du dilettante des sentiments ressortissant au
beau et au sublime, comme le font la musique,
la poésie, etc.
Pour conserver les morceaux composés
par l'amphion, et pour que l'on puisse les
exécuter de nouveau, il les note sur un plan de
la ville, par un trait indiquant très exactement
le chemin à suivre. Ces morceaux, ces poèmes,
234 l'hérésiabqîje et g*«
ces symphonies amphioniques se nomment des
antiopées, à cause d'Antiope, la mère d'Am-
phion.
Pour ma part, c'est à Paris que je pratique
l'amphionie.
Voici une antiopée que j*ai composée ce
matin même. Je l'ai intitulée : « Pro Patria ».
Elle est destinée, comme son titre l'indique, à
inspirer Tenthousiasme, les sentiments patrio-
tiques.
On part de la place Saint-Augustin où se
trouvent une caserne et la statue de Jeanne
d'Arc. On suit ensuite la rue de la Pépinière,
la rue Saint-Lazare, la rue de Châteaudun jus-
qu'à la rue Laffitte, où l'on salue la maison
Rothschild. On revient parles grands boulevards
jusqu'à la Madeleine. Les grands sentiments
s'exaltent à la vue de la Chambre des députés.
Le ministère de la Marine, devant lequel on
passe, donne une haute idée de la défense
nationale, et l'on monte l'avenue des Champs-
Elysées. L'émotion est extrême à voir se
dresser la masse de l'Arc de Triomphe. A
l'aspect du dôme des Invalides, les yeux se
mouillent de larmes. On tourne vite dans
l'avenue Marigny, pour conserver cet enthou-
siasme, qui arrive à son comble devant le palais
de rÉlysée.
L*AMPHION FAUX-MESSIE 235
Je ne vous cache point que cette antiopée
serait plus lyrique, aurait plus de grandeur si
on pouvait la terminer devant le palais d'un
roi. Mais, que voulez-vous ? Il faut prendre les
choses et les villes comme elles sont.
— Mais, dis-je en riant, je fais de Tamphionie
tous les jours. Il ne s'agit que de promenade...
— Monsieur Jourdain!... s'écria le baron
d'Ormesan, vous ditesvrai, vous faisiez de l'am-
phionie sans le savoir.
A ce moment, une troupe d'étrangers sortit
derhôtel;le baron se précipita et leur parla
dans leur langage. Il mi'appela ensuite :
— Vous le voyez, je suis polyglotte. Mais,
venez avez nous. Je vais exécuter à ces tou-
ristes une antiopée résumée, quelque chose
comme un sonnet amphionique. C'est un des
morceaux qui me rapportent le plus. Il est
intitulé : Lutèce^ et, grâce à certaines licences
non poétiques mais amphioniques, il me permet
de montrer tout Paris en une demi-heure.
Nous montâmes, les touristes, le baron et
moi, sur l'impériale de l'omnibus Madeleine-
Bastille. En passant devant l'Opéra, le baron
d'Ormesan rannoaçaà haute voix. Ilajoutaj en
236 l'hérésiarque et c^^
indiquant la succursale du Comptoir d'Es-
compte :
— Palais du Luxembourg, le Sénat.
Devant le Napolitain, il dit emphatiquement :
— L'Académie française.
Devant le Crédit Lvonnais, il annonça
TElysée, et, continuant de cette façon, il avait
montré, lorsque nous arrivâmes à la Bastille:
nos principaux musées, Notre-Dame, le Pan-
théon, la Madeleine, les grands magasins, les
ministères et les demeures de nos hommes
illustres morts et vivants ; enfin, tout ce qu'un
étranger doit voir à Paris. Nous descendîmes
de l'omnibus. Les touristes payèrent large-
ment le baron d'Ormesan. J'étais émerveillé et
je le lui dis. Il me remercia modestement et
nous nous quittâmes.
Quelque temps après, je reçus une lettre
datée de la prison de Fresnes. Elle était signée
du baron d'Ormesan :
— Cher ami, m'écrivait cet artiste, j'avais
composé une antiopée intitulée : La Toison
d'or. Je l'exécutai un mercredi soir. Je partis
de Grenelle, oùj'habite, sur un bateau-mouche.
C'était, comme vous pouvez le voir, une évjca-
l'amphion faux-messie 237
tion savante de la fable argonautique. Vers
minuit, rue de la Paix, je brisai quelques
vitrines de bijoutiers. On m'arrêta assez bruta-
lement, et on m'incarcéra sous le prétexte que
je m'étais emparé de divers objets d'or qui
constituaient la Toison, but de mon antiopée.
Le juge d'instruction n'entend rien à Fam-
phionie, et je vais être condamné si vous n'in-
tervenez pas. Vous savez que je suis un grand
artiste. Proclamez-le, et délivrez-moi.
Comme je né pouvais rien pour le baron
d'Ormesan, et que je n'aime pas avoir affaire
avec la Justice, je ne lui répondis même pas.
n
UN BEAU FILJi
— Qui n'a pas un crime sur la conscience?
df manda le baron d'Ormesan. Pour ma part,
je ne les compte plus. J'en ai commis quelques-
uns qui m'ont rapporté pas mai d'argent. Et si
je ne suis pas millionnaire aujourd'hui, il faut
accuser mes appétits plutôt que mes scrupules.
En 1901, j'avais fondé avec quelques amis
la Cinematographic Inte^rnational Company,
que nous appelions plus brièvement la C. I. C.
Il s'agissait d'obtenir des films d'un très grand
intérêt et de donner ensuite des représentations
cinématographiques dans les principales villes
d'Europe et d'Amérique. Notre programme
était très bien composé. Grâce à l'indiscrétion
d'un vaiet de chambre, nous avions pu obtenir
l'amphion falx-messie 239
l'intéressante scène représentant le lever du
président de la République. Nous avions éga-
lement cinématographié la naissance du prince
d'Albanie. D'autre part, à prix d'or, en corrom-
pant quelques fonctionnaires du Sultan, nous
avions fixé à jamais, dans sa mobilité, Timpres-
sionnante tragédie où le grand-vizir Melek-
Pacha, après des adieux déchirants à ses
femmes et ses enfants» but le mauvais café, par
ordre de son maître, sur la terrasse de sa maison
de Péra.
Il nous manquait la représentation d'un
crime. Mais on ne connaît pas d'avance l'heure
d'un forfait, et il est rare que les criminels
agissent ouvertement.
Désespérant de nous procurer, par des
moyens licites, le spectacle d'un attentat, nous
décidâmes d'en organiser un dans une villa que
nous louâmes à Auteuil. Nous avions d'abord
pensé à engager des acteurs pour mimer le
crime qui nous manquait, mais, outre que nous
eussi ons trompé nos futurs spectateurs en leur
offrant des scènes truquées, habitués que nous
étions à ne cinématographier que de la réalite,
nous ne pouvions être satisfaits par un simple
jeu théâtral, si parfait fùt-il. Nous eûmes aussi
l'idée de tirer au sort celui qui d'entre nous
devait se dévouer et commettre le crime qu'en-
240 l'hérésiarque et g*»
registrerait notre appareil. Mais cette perspec-
tive ne sourit à personne. Nous étions, en
somme, une société d'honnêtes gens, et nul ne
se souciait de perdre Thonneur, même dans un
but commercial.
Une nuit, nous nous embusquâmes au coin
d'une rue déserte, prés de la villa que nous
avions louée. Nous étions six, tous armés de
revolvers. Un couple passa. C'étaient un jeune
homme et une jeune femme, dont la mise
recherchée nous parut très propre à fournir les
éléments intéressants d'un crime sensationnel.
Silencieux, nous bondîmes sur le couple, le
ligottâmes et le transportâmes dans la villa.
Nous l'y laissâmes sous la garde de Tun d'entre
nous. Nous nous remîmes en embuscade et un
monsieur à favoris blancs, en vêtements de
soirée, ayant paru, nous alla nés à sa rencontre
et l'entraînâmes dans la villa, malgré sa résis-
tance. L'aspect de nos revolvers eut raison de
son courage et de ses cris. Notre photographe
disposa son appareil, fit la lumière convenable
et se tint prêt à enregistrer le crime. Quatre
d'entre nous se placèrent à côté du photographe
et braquèrent leurs revolvers sur nos trois cap-
tifs. Le jeune homme et la jeune femme
s'étaient évanouis. Je les déshabillai avec des
attentions touchantes. A la jeune femme j'ôtai
l'amphion faux-messie 241
sa jupe et son corsage, et je laissai le jeune
homme en bras de chemise. Puis, je m'adressai
au monsieur en habit :
— Monsieur, lui dis-je, mes amis et moi
nous ne vous voulons aucun mal. Mais nous
exigeons de vous, et sous peine de mort, que
vous assassiniez, avec le poignard que je dépose
à vos pieds, cet homme et cette femme. Vous
vous efforcerez avant tout de les faire revenir
de leur évanouissement. Vous prendrez garde
qu'ils ne vous étranglent. Et comme ils sont
désarmés, nul doute que vous n'en veniez à
bout.
— Monsieur me dit poliment le futur assassin,
il faut bien céder à la violence. Vos dispositions
sont prises et je ne veux pas tenter de vous
faire revenir sur une résolution dont la raison
ne m'apparait pas clairement, mais je vous
demande une grâce, une seule : permettez-moi
de me masquer.
Nous nous concertâmes et reconnûmes qu'il
valait mieux, pour lui aussi bien que pour nous,
qu'il fût masqué. Je lui attachai sur le visage
un mouchoir auquel je fis des trous à la place des
yeux, et le sacripant commença son ouvrage.
Il frappa dans les mains du jeune homme.
Notre appareil fonctionnait et enregistrait cette
scène lugubre.
242 l'hérésiarque et c'«
L*assassin, de la pointe de son poignard, piqua
sa victime au bras. Le ieune homme bondit sur
ses pieds et sauta avec une force décuplée par
l'effroi sur le dos de son agresseur. Il y eut une
courte lutte. La jeune femme revint aussi de
son évanouissement et se précipita au secours
de son ami. Mais elle tomba la première, frappée
au cœur d'un coup de poignard. Puis ce fut le
tour du jeune homme. Il s'affaissa, la gorge
coupée. L'assassin fit bien les choses. Son
mouchoir n'avait pas été dérangé pendant cette
lutte. Il le conserva tant que notre appareil
fonctionna :
— Êtes-vous contents, messieurs, nous
demanda-t-il, et puis-je maintenant faire ma
toilette?
Nous le félicitâmes, il se lava les mains, se
recoiffa, se brossa.
Ensuite, l'appareil s'arrêta.
L'assassin attendit que nous eussions fait
disparaître les traces de notre passage, à cause
de la police qui ne manquerait pas de venir le
lendemain. Nous s rtimes tous ensemble.
L'assassin prit congé de nous en homme du
monde. Il retournait en toute hâte à son cercle,
l'amphion faux-messie 243
car, point de doute qu'il ne gagnât le soir
même, après une pareille aventure, des sommes
fabuleuses. Nous saluâmes ce joueur, en le
remerciant, et fûmes nous coucher.
Nous avions notre crime sensationnel.
ïl fit un bruit énorme. Les victimes étaient
la femme du ministre d'un pytit État des Bal-
kans et son amant, fils du prétendant à la cou-
ronne d'une principauté de l'Allemagne du
Nord.
Nous avions loué la villa sous un faux nom,
et le gérant, pour na point avoir d'ennuis,
déclara reconnaître son locataire dans le jeune
prince. La police fut sur les dents pendant
deux mois. Les journaux publièrent des édi-
tions spéciales, et, comme nous avions com-
mencé notre tournée, vous pouvez imaginer
notre succès. La police ne supposa pas un ins-
tant que nous offrions la réalité de l'assassinat
du jour. Nous avions cependant soin de l'an-
noncer en toutes lettres. Mais le public ne s'y
trompa point. 11 nous fit un accueil enthousiaste
et, tant en Europe qu'en Amérique, nous
gagnâmes de quoi distribuer aux membres de
notre association, au bout de six mois, la somme
de trois cent quarante-deux mille francs.
Comme le crime avait fait trop de bruit pour
rester impuni, la police finit par arrêter un
244 l'hérésiarque et Gi«
Levantin, qui ne put fournir d'alibi valable pour
la nuit du crime. Malgré ses protestations dla-
nocence, il fut condamné à mort et exécuté.
Nous eûmes encore bien de la chance. Notre
photographe pat, par un heureuxhasard, assister
à Texécution, et nous corsâmes notre spectacle
d'une nouvelle scène, bien faite pour attirer la
foule.
Lorsqu*au bout de deux ans, pour des rai-
sons sur lesquelles je ne m'étendrai pas, notre
association fut dissoute, j'avais touché, pour
ma part, plus d'un million, que je reperdis aux
courses l'année suivante.
III
LE CIGARE ROMANESQUE
— Il y a de cela quelques années, me dit le
baron d'Ormesan, un de mes amis me donna
une boîte de bavanes, qu'il me recommanda
comme étant de la même qualité que ceux dont
le défunt roi d'Angleterre ne pouvait se passer.
Le soir, lorsque j'eus soulevé le couvercle,
je me réjouis beaucoup de l'arôme que répan-
daient les cigares merveilleux. Je les comparai
aux torpilles bien rangées d'un arsenal. Arse-
nal pacifique ! Torpilles que le rêve a inventées
pour combattre Fennui ! Puis, ayant pris déli-
catement un des cigares, je trouvai que ma
comparaison avec les torpilles était inexacta. Il
ressemblait plutôt à un doigt de nègre, et la
bague de papier doré contribuait à angmentei
246 l'hérésiarque kt g^^
rillusion que la belle couleur brune m'avait
suggérée. Je perçai soigneusement le cigare,
l'allumai et commençai à tirer avec béatitude
des bouffées parfumées.
Au bout de quelques instants il ne me vint
plus dans la bouche qu'une saveur désagréable,
et la fumée de mon cigare me parut avoir une
odeur de papier brûlé :
— Le roi d'Angleterre me paraît avoir en
fait de tabac, me dis-je, des goûts moins raf-
finés que je n'aurais supposé. Il est possible,
après tout, que la fraude si répandue de nos
jours n'ait même pas épargné le palais et la gorge
d'Edouard VII. Tout s'en va. II n'y a plus
moyen de fumer un bon cigare.
Et faisant la grimace je cessai de fumer le
mien qui, décidément, sentait le carton brûlé.
Je l'examinai un instant en pensant :
— Depuis que ces Américains ont la haute
main sur Cuba, il se peut que la prospérité de
l'île ait progressé, mais les havanes ne sont
plus fumables. Ces Yankees ont sans doute
appliqué aux plantations de tabac les procédés
de la culture moderne, les cigarières ont été
certainement remplacées par des machines.
Tout cela est peut-être économique et rapide,
mais le cigare y perd beaucoup. D'autant plus
que celui que j'ai tenté de fumer à l'instant me
247
donne tout lieu de croire que les falsificateurs
s'en mêlent et que, de vieux journaux, trempés
dans de la nicotine, tiennent maintenant lieu de
feuilles de tabac chez les manufacturiers hava-
nais.
J'en étais là de mes réflexions, et j'avais
défait mon cigare, afin d'examiner les élé-
ments qui le composaient. Je ne fus pas très
surpris de découvrir, disposé de telle façon
qu'il n'avait pas empêché le cigare de tirer,
un rouleau de papier que je m'empressai de
dérouler. Il était formé d'une feuille de papier
entourant, comme pour la protéger, une petite
enveloppe fermée qui portait cette adresse :
Sert. Don José Hurtado y Barrai,
Calle de los AngeleSy
Hsibana.
Sur la feuille de papier, dont le bord supé-
rieur était un peu roussi, je lus avec stupéfac-
tion, tracées d'une écriture féminine, en espa-
gnol, quelques lignes dont voici la traduction :
Enfermée contre mon ^ré dans le couvent de la
Merced, je prie le bon chrétien qui aura l'idée de
rechercher de quoi se compose ce mauvais cigare,
d'envoyer à son adresse la lettre ci-jointe.
Étonné et très ému, je pris mon chapeau et
248 L^HKRÉSI ARQUE ET C»»
après m'être inscrit comme expéditeur derrière
l'enveloppe, pour que le pli me revint dans le
cas où il ne parviendrait pas à destination, je
fus mettre la lettre à la poste. Ensuite je retour-
nai chez moi et allumai un second cigare. Il était
excellent, les autres aussi. Mon ami ne s'était
pas trompé. Le roi d'Angleterre se connaissait
fort biea en tabacs de la Havane.
Cinq ou six mois après cet incident roma-
nesque je n'y pensais plus, lorsqu'un jour on
m'annonça la visite d'un nègre et d'une
négresse fort bien mis, qui me priaient instam-
ment de les recevoir, ajoutant que je ne les
connaissais pas et que leur nom sans doute ne
me dirait rien.
Et c'est très intrigué que j'entrai dans le
salon où l'on avait introduit le couple exotique.
Le monsieur nègre se présenta avec aisance,
s'exprimant dans un français très intelligible :
— Je suis, me dit-il. Don José Hurtado y
B>irraL..
— Quoi ! c'est vous ? m'écriai-je très étonné,
et me rappelant soudain l'histoire du cigare.
Mais, je dois avouer qu'il ne me serait jamais
l'amphion faux-messie 249
venu à l'idée que le Roméo havanais et sa
Juliette pussent être des nègres.
Don José Hurtado y Barrai reprit avec cour-
toisie :
— C'est moi.
Et me présentant sa compagne il ajouta :
— Voici ma femme. Elle Test devenue grâce
à votre obligeance, cardes parents impitoyables
l'avaient enfermée dans un couvent, où les
nonnes, tout le jour, fabriquent des cigares des-
tinés exclusivement à la cour pontificale et à
celle d'Angleterre.
Je n'en revenais pas. Hurtado y Barrai con-
tinua :
— Nous appartenons tous deux à de riches
familles noires. Il y en a un certain nombre à
Cuba. Mais, le croiriez-vous, le préjugé de la
couleur existe aussi bien chez les nègres que
chez les blancs.
Les parents de ma Dolorès voulaient à tout
prix qu'elle épousât un blanc. Ils souhaitaient
surtout pour gendre un Yankee, et, désolés de
la résolution bien arrêtée qu'elle avait de
m'épouser, ils la firent enfermer dans le plus
grand secret au couvent de la Merced.
Ne sachant comment retrouver Dolorès, j'é-
tais désespéré et prêt à me tuer, lorsque la
lettre que vous avez eu la bonté de jeter à la
250 l'hérésiarque et Ci«
poste me rendit le courage. J'enlevai ma fian-
cée, et depuis elle est devenue ma femme...
Et certes, monsieur, nous eussions été bien
ingrats si nous n'avions pris pour but de notre
voyage de noces ce Paris où nous avions le
devoir de venir vous remercier.
Je dirige à cette heure une des plus impor-
tantes manufactures de cigares à la Havane, et
voulant vous dédommager du mauvais cigare
que vous avez fumé par notre faute, je vous
adresserai deux fois par an une provision de
cigares du premier choix, n'attendant pour
faire expédier le premier envoi que d'avoir
consulté votre goût.
Don José avait appris le français à la Nou-
velle-Orléans, et sa femme le parlait sans
accent, car elle avait été élevée en France...
Peu de temps après, les jeunes héros de cette
aventure romanesque retournèrent à La Havane.
Je dois ajouter qu'ingrat, ou bientôt mécon-
tent de son mariage, je ne sais, Don José Hur-
tado y Barrai ne m*a jamais fait tenir les cigares
qu'il m'avait promis...
IV
LA LÈPRE
Comme on vennit de ronst^ter que la lanprue
italienne n'offre que peu de difficultés, le
baron d'Ormesan protesta avec l'a-surance d'un
homme qui parle une quinzaine d'idiomes euro-
péens ou asiatiques :
— Pas difficile, l'italien ? Quelle erreur !... 11
se peut que ses difficultés soient peu appa-
rentes, mais elles n'en existent pas moins,
croyez-moi. J'en ai fait rexpérience. Elles
furent cause que je faillis attraper la lèpre, ce
mal terrible qui, semblable aux difficultés que
présente la langue italienne, se cache, semble
avoir disparu, tandis qu'il n'en continue pas
moins à étendre ses ravages à travers les cinq
parties du monde.
Vj"? l'hérésiaivQue et Ci«
— La lèpre !
— A cause de ritalien ?
— Racontez-nous ça !
— Ce doit être affreux !
En écoutant ces exclamations qui prouvaient
le succès de sa déclaration paradoxale, le baron
d'Ormesan souriait. Je lui tendis la boîte de
cigares. Il en choisit un, l'alluma, après en
avoir retiré la bague qu'il mit à son auriculaire
droit, selon une sotte habitude qui lui venait
d* Allemagne. Puis, après avoir lancé quelques
bouffées triomphantes sur ceux qui l'entou-
raient, il commença sur un ton de condescen-
dance assez vaine :
— Il y a près de douze ans, je voyageais en
Italie. J'étais à cette époque un linguiste très
ignorant. Je parlais fort mal l'anglais et l'alle-
mand. Pour l'italien, je macaronisais, c'est-à-
dire que je me servais de mots français aux-
quels j'ajoutais des terminaisons sonores, j'usais
aussi de mots latins ; bref, je me faisais com-
prendre.
Je venais de parcourir à pied une partie
importante de la Toscane, lorsque j'arrivai un
soir, vers six heures, dans une jolie bourgade
011 je devais coucher. A l'unique auberge de
l'endroit, on m'avertit que toutes les chambres
étaient retenues par une troupe d'Anglais.
MESSIE 253
L'aubergiste me conseilla de demander asile
au curé. Il me reçut fort bien et parut charmé
de mon langage hybride, qu'il voulut bien, et
c'était trop d'honneur, comparer à la langue
du Songe de Polijphile. Je lui répondis que je
me contentais d'imiter involontairement le
Merlin Coccaie. Il rit beaucoup, en me disant
que justement il se nommait Folengo, ce qui
me parut un hasard assez extraordinaire. En-
suite, il me mena à sa chambre qu'il me mon-
tra. Je voulus refuser. Mais rien n'y fit. Ce
digne abbé Folengo entendait l'hospitalité
d'une façon toscane, sans doute, car il ne mani-
festa même pas l'intention de changer les draps
de son lit. J'y devais coucher, et je ne pus trou-
ver un prétexte pour demander au bon prêtre,
et sans le froisser, des draps propres.
Je dînai tête à tête avec le curé Folengo.
La chère fut si délicate que j'oubliai les draps
malencontreux, dans lesquels je m'étendis vers
les dix heures. Je m'endormis aussitôt. Mon
sommeil durait depuis une couple d'heures,
lorsque je fus éveillé par un bruit de voix qui
venait de la pièce voisine. Dom Folengo cau-
sait avec sa gouvernante, respectable personne
de soixante-dix ans, qui nous avait préparé le
succulent repas que je digérais encore. Le
curé parlait avec animation. Sa gouvernante lui
254 l'hérésiarque et g'»
répondait d'une voix aigre-douce. Un mot, qui
revenait à tout propos^ ians leur conversation
me frappa : la lèpre. Je me demandai d'abord
quelle raison ils pouvaient avoir de parler de
cette terrible maladie : la lèpre.
Puis, je me représentai combien Tabbé
Folengo était boufû. Ses mains étaient épaisses
Continuant mon raisonnement, je dus convenir
que le prêtre toscan était imberbe, malgré sou
âge assez avancé. C'en était assez. L'effroi
s'empara de mon esprit. Certains villages ita-
liens, aussi bien que certaines bourgades fran-
çaises, sont des foyers de lèpre. Et j'en étais
certain. Dom Folengo était ladre. Je couchais
dans le lit d*un lépreux. Les draps n'avaient
même pas été changés. A ce moment les bruits
de voix cessèrent. Le prêtre ronfla bientôt dans
la pièce voisine. Et j'entendis craqaer les
marches d'un escalier de bois. La gouvernante
montait se coucher dans les combles. Ma ter-
reur grandissait. Je pensai que les médecins
ne sont pas d'accord au sujet de la contagion
de la lèpre. Ces pensées n'étaient point faites
pour me rassurer. Je me disais que l'abbé
m'avait offert son lit en toute charité, puisque
dans la nuit il s'était souvenu qu'il pouvait
ainsi me communiquer son mal. C'est de cela
qu'il parlait avec sa gouvernante, et sans doute
l'amphion faux-messie 255
avant de s'endormir avait-il prié Dieu pour que
son imprudence n'eût pas une malheureuse
issue. Couvert d'une sueur froide, je me levai
et me mis à la fenêtre.
Minuit sonna à l'horloge de Féglise. Bientôt
je n'y tins plus. Harassé, je m'assis par terre
et m'endormis appuyé contre le mur. La fraî-
cheur du matin m'éveilla vers quatre heures.
J'éteruuai une trentaine de fois, et frissonnai
en regardant le lit fatal. L'abbé Polengo, que
mes éternuements avaient éveillé, entra dans
la chambre :
— Que faites-vous assis en chemise, contre
la fenêtre? me demanda-t-il. Je pense, mon
cher hôte, que vous seriez mieux dans ce lit.
Je regardais le prêtre. Son teint était rose.
Il était gras, mais sa santé, je dus me Tavouer,
paraissait florissante.
— Monsieur, lui dis-je, savez-vous que le
climat de Paris, et celui de TIle-de-France en
général, sont peu favorables au développement
de la lèpre. Ce climat a même la salutaire pro-
priété de faire rétrograder cette maladie. Beau-
coup de lépreux asiatiques, ceux de la Colom-
bie, en Amérique, où ce mal est des plus fré-
quents, donnent comme but à leur existence
l'arrondissement d'un pécule suffisant à les
faire vivre deux ou trois ans à Paris. Après
256 l'hérésiarque et c^»
cette période, leur ladrerie s'étant atténuée, ils
retournent dans leur pays amasser un nouveau
trésor qui leur permettra un nouveau séjour
aux bords de la Seine.
— Où voulez-vous en venir, me demanda
Tabbé Folengo, vous parlez, si je ne me trompe
pas, de la lèpre, la. lebhrai, cette terrible mala-
die qui fit tant de ravages au moyen-âge.
— Elle n'en cause pas moins aujourd'hui, lui
répondis-je, en le fixant sévèrement, et quant
aux prêtres qui en sont atteints, leur place
serait plutôt dans lesmaladreries d'Honolulu, ou
dans d'autres léproseries asiatiques. Ils y pour-
raient soigner leurs compagnons d'infortune...
— Mais pourquoi me parlez-vous de ces
choses horribles d'aussi bonne heure? répliqua
l'abbé Folengo. Il n'est pas encore cinq heures.
Le soleil parait à peine à l'horizon. L'aurore
qui empourpre le ciel ne me paraît point faite
pour inspirer d'aussi funèbres pensées.
— Avouez-le donc, signor abbé, m'écriai-je,
vous êtes lépreux, je vous ai entendu cette
nuit...
Dom Folengo semblait stupéfait et atterré.
— Monsieur le Français, me dit-il, vous vous
trompez, je ne suis pas lépreux, et je me
demande comment ces idées désolantes vous
sont venues?
L*AMPIIION FAUX-MESilE 257
— Non, signor abbé, précisai-jej je vous ui
entendu cette nuit. Vous parliez de la lèpre
avec votre gouvernante, dans la pièce voisine.
- L'abbé Folengo partit d'un grand éclat de
rire.
— Vous autres Français, dit-il en continuant
à rire aux larmes, vous ne pouvez venir en Ita-
lie sans qu'il vous arrive une histoire de ce
genre, témoin votre Paul-Louis Courier, qui fait
un récit à peu près semblable dans une de ses
lettres... La lèpre sigmQe le lièvre en italien.
La chasse est ouverte. Ces jours derniers, un
de mes paroissiens m'a apporté un lièvre
superbe; j'en parlais cette nuit avec ma gou-
vernante, car il me paraît être à point. On nous
le servira aujourd'hui même, à midi. Vous vous
régalerez, en vous félicitant d'avoir, au prix
d'une mauvaise nuit, augmenté votre bagage
de connaissances linguistiques.
J'étais tout penaud. Mais le lièvre me narut
délicieux. C'est que les pires choses, la lè^jre
elle-même, peuvent devenir excellenteb, iurs-
qu'on sait les accommoder et s'en accomm«.- it*r.
V
COX-CITY
Le baron d'Ormesan porta vivement la main
à la cicatrice que je venais d'apercevoir, et
ramena ses cheveux pour la couvrir.
— I] faut que je sois toujours très bien coiffé,
me dit-il. On remarque, sans cela, cette vilaine
place nette et livide de mon cuir chevelu, et
j'ai Tair d'avoir la pelade... Cette cicatrice n*est
pas nouvelle. Elle date d'une époque où j'étais
fondateur de cité... Il y a de cela une quinzaine
d'années, et c'était dans la Colombie britan-
nique, au Canada... Cox-Cityl... Une ville de
cinq mille âmes... Elle tenaitson nom deCox...
Chislam Cox... un gaillard moitié homme de
science, moitié aventurier. Il avait provoqué le
ruth dans cette partie, vierge alors, des Mon-
l'aMPHIOX FAlX-ME?SIE 2-j9
tagnes Roclieuses, où est située aujourclliui
encore Cox-Cily.
Les mineurs avaient été racolés un peu par-
tout : à Québec, dens le Maniloba,àNeTv'-Ycrk.
C'est dans celle dernière Ville que jerencontrai
Chisîam Cox.
J'y étais depuis six mois environ. Au demeu-
rant, je dois l'avouer, je ne gagnais pas un sou
et m'ennuyais à mourir.
Je ne vivais pas seul mais avec une Alle-
mande assez jolie fille, dont les charmes avaient
du succès... Nous nous étions connus à Ham-
bourg. J'étais devenu son manager^ si j'ose
dire...
Elle s'appelait Marie-Sybille ou Marizibill,
pour parler comme les gens de Cologne, sa ville
natale.
Faut- il ajouter qu'elle m'aimait à la folie?...
Pour ma part, je n'enétais point jaloux. Toute-
fois, cette vie de paresseux me pesait plus que
vous ne sauriez croire ; je n'ai pas l'âme d'un
maquereau. Mais c'est en vain que je cherchais
à employer mes talents, à travailler...
Un jour, dans un saZoon, je me laissai embo-
biner par Chislam. Cox, qui parlait tout haut,
appuyé au bîir, et exhortait les consommateurs
à le suivre dans la Colombie britannique. Il y
connaissait un lieu où l'or abondait.
230 l'hérésiarque t c»«
Il entremêlait da;iSson discoars : Christ, Dar-
win, la Banque d'Angleterre, et, Dieu me damne
si je sais pourquoi, la papesse Jeanne. Ce
Chislam Cox était très convainquant. Je m'en-
rôlai dans sa troupe avec Marizibill, qui ne
voulait pas me quitter, et nous partîmes.
Je n'emportais pas d'attirail de mineur, mais
tout un matériel de bar et beaucoup d'idcoôls ;
whisky, gin, rhum, etc. ; des couvertures et des
balances de précision.
Notre voyage fut assez pénible, mais aussi-
tôt arrivés là où Chislam Cox voulait nous con-
duire, nous bâtîmes une ville de bois qui fut
baptisée Cox-City, en l'honneur de celui qui
nous dirigeait. J'inaugurai mon débit de bois-
sons, qui fut bientôt très fréquenté. L'or, en
effet, était abondant, et je faisais moi-même des
affaires d'or. Une grande partie des mineurs
étaient Français ou Canadiens français. Il y
avait là des Allemands et des individus de
langue anglaise. Mais l'élément français domi-
nait. Plus tard, il nous vint des métis français
du Manitoba et un grand nombre de Pièmon-
tais. Des Chinoisarriverentaussi. Si bien qu'au
bout de quelques mois, Cox-City comptait près
de cinq mille habitants, qui ne possédaient
qu'une dizaine de femmes...
Je m'étais fait une situation enviable dans
l'amphion faux-messie 261
cette ville cosmopolite. Mon siloon éi-àii floris-
sant. Je l'avais baptisé Café de PariSy et ce titre
flattait tous les habitants de Cox-City.
Les grands froids se firent sentir. C'était
terrible. Cinquante degrés au-dessous de zéro
constituent une température déplorable. On
s*aperçut avec terreur que Cox-City ne renfer-
mait que des provisions insuffisantes pour pas-
ser rhiver. Il n'y avait plus de communications
possibles avec le reste du monde. C'était la
mort prochaine en perspective. Bientôt les pro-
visions furent épuisées, et Chislam Cox fit affi-
cher une proclamation émouvante, dans laquelle
il nous faisait connaître toute l'horreur de notre
situation.
il nous demandaitpardon de nous avoir menés
à la mort» et trouvait, nonobstant son désespoir,
le moyen de parlerde Herbert Spencer et du faux
Smerdis. La fin de ce factum était effroyable.
Cox invitait la population à se rassembler, le
lendemain matin, sur la place qu'on avait eu le
soin de laisser au centre de la ville. Tout le
monde devait apporter un revolver et se sui-
cider à un signal, pour échapper aux affres du
froid et de la faim.
202 l'iîÉP.ÉSî ARQUE ET C'^
Il n*y eut pas de protestations. La solution
fat trourée généralement élégante, etMarizibill
elle-même, au lieu de sangloter, médit qu'elle
sérail heureuse de mourir avec moi. Nous dis-
tribuâmes tout ce qui nous restait d'alcool.
Le lendemain matin, nous nous rendîmes, bras
dessus bras dessous, sur la place mortuaire.
Dussé-je vivre cent mille ans, je n'oublierai
jamais le spectacle de cette foule de cinq mille
personnes couvertes de manteaux, de couver-
tures. Tout le monde tenait à la main un
revolver, et toutes les dents claquaient... cla-
quaient.., je vous le jure'...
Cbislam Cox nous dominait, monté sur un
tonneau. Tout à coup, il se porta le revolver au
front. Le coup partit. C'était le signal et,
tandis que, mort, Chislam Cox tombait de son
tonneau, tous les habitants de Cox-City, y
compris moi-même, se faisaient sauter la cer-
velle... Quel souvenir effroyable!... Quel sujet
àe méditation que cette unanimité dans le
suicide ! Mais quel froid terrible il faisait!...
Je n'étais pas mort, mais étourdi, je me
relevai bientôt. Une blessure, ou plutôt une
érafjure qui me faisait violemment souffrir, et
dont la cicatrice me marquera jusqu'à la fin de
mes jours, me rappelait seule que j'avais tenté
de me suicider. Et pourqr.oi étais-je tout seul ?
LÀMPHION FATX-MrSSIE ^i\jê
— Marizibill î m'écriai-je.
Rien ne me répondit. Mais, les yeux écar*
quilles, grelottant de froid, je demeurai long-
temps héiJ-été à regarder cesmortSj près de cinq
mille qui, tous, portaient au front une blessure
▼oiontaire.
Puis, je ressentis une faim terrible qui ms
torturait l'estomac. Les vivres étaient épuisés.
Je ne trouvai rien dans les maisons que je
fouillai. Affolé et titubant, je me jetai sur un
cadavre et lui dévorai la face. La chair était
encore tiède. Je me rassasiai sans aucun
remords. Puis je me promenai dans la nécro-
pole en songeant aux moyens d'en sortir. Je
m'armai, me couvris soigneusement, me char-
geai du plus d'or que je pus emporter. Ensuite,
je m'inquiétai de la nourriture. Le corps des
femmes est plus grasset, leur chair est plus
tendre. J'en cherchai un et lui coupai les deux
jambes. Ce travail me prit plus de deux heures*
Mais je me trouvai à la tête de deux jambons^
qu'au moyen de deux lanières, je suspendis à
mon cou. Je m'aperçus alors que j avais coupé les
jambes de Marizibill. Mais mon âme d'anthro-
pophage fut à peine émue. J'avais surlo'it hâlu
de partir. Je me mis en marche, et, par miraclf j
je joignis un campement de bûcherons, uste-
ment le jour où mes provisions furent épuisées*
264 l'uérésiarqle et cî«
La blessure que j3 m'étais faite à la tête fut
bientôt guérie. Mais une cicatrice que je cache
avec soin me rappelle sans cesse Cox-City, la
nécropole boréale, et ses habitants glacés, que
le froid garde ainsi qu'ils tombèrent, armés et
blessés, les yeux ouverts, et les poches pleines
de ]'or inutile pour lequel ils moururent.
VI
LE TOUCHER A DISTANCE
Les journaux ont rapporté l'extraordinaire
histoire d'Aldavid, qu'un grand nombre de com-
munautés juives des cinq parties du Monde
prirent pour ie Messie, et dont la mort survint
à la suite de circonstances qui parurent inexpli-
cables.
Ayant été mêlé de la façon la plus tragique à
ces événements, je sens la nécessité de me
défaire d'un secret qui m'étouffe.
Dépliant le journal, un matin, mes yeux
tombèrent sur l'information suivante datée de
Cologne ;
2ÛÔ LKÉaÉSiABQUE LT C»^
« Les communautés israélites delarive droite
du Rhin, entre Ehrenbreitstein et Beuel, sont
dans une grande efiervescence. Le Messie se
trouverait au sein de Tune d'elles, à Doilen-
dorf. Il aurait manifesté sa puissance par un
grand nombre de miracles.
« Le bruit qui se fait autour de cette affaire
ne laisserait pas d'inquiéter le gouvernement
provincial, qui, craigaanl tout de Texallation
des esprits, aurait pris des mesures pour répFi-
mer les désordres
« On ne doute point en haut lieu que ce
Messie dont le nom supposé est Aldavid ne soit
an imposteur. Le Docteur Frohmann, le savant
ethnologue danois qui, en ce moment, est
l'hôte de l'Université de Bonn, s est rendu par
curiosité à DoUendoif, et il affirme qu'Aldavid
n'est pas juif ainsi qu'il prétend Fètre, mais plu-
tôt un Français originaire de la Savoie où s*est
conservée assez purement la race des AUo-
broges. Quoi qu'il en soit, Tautorité aurait volon-
tiers expulsé Aldavid si cela avait été possible ;
pjais, celui que les Juifs rhénans appellent main-
tenant le Sauveur d'Israëlf disparaît comme
par enchantement lorsqu'il lui plaît. Il se tient
ordinairement devant la synagogue de DoUen-
dorf, prêchant la reconstitution du royaume de
Juda en termes violent: et enflammés, qui ne
l'ampiiiox faux-l'essie 207
vont pas sans rappeler la rauque éloquence
d'Ézéchiel. Il passe là trois ou quatre heures pat
jour, et le soir disparaît sans que l'on puisse
savoir ce qu'il est devenu. On ne connaît, au
demeurant, ni sa demeure, ni le lieu où il prend
ses repas. On espère qu'avant peu, ce faux
prophète sera démasqué et que ses tours de
bateleur n'abuseront plus, ni l'autorité, ni les
juifs rhénans. Revenus de leur erreur, ceux-ci
demanderont d'eux-mêmes à être débarrassés
d'un aventurier, duquel les propos uiensongerSj
leur donnant une arrogance regrettable vis-à-
vis du reste de la population, pourraient bien
provoquer une explosion d'antisémitisfne dont,
en ce cas, les gens sensés ne pourraient même
pas plaindre les victimes. Ajoutons qu'Aldavid
parle parfaitement l'allemand. Il paraît être au
courant des usages des juifs et connaît aussi
leur jargon. »
Cette information, qui en son temps excua
vivement la curiosité du public, m'incita, je ne
sais pourquoi, à regretter l'absence du baron
d'Orme.-aîi, qui ne m'avait plus donné de ses
nouvelles depuis près de deux ans :
« Voila une affaire propre à exciter l'imagi-
263 l'hérésiarque et c»®
nation du baron, me disais-je. Il aurait sans
doute bien des histoires de faux Messies à me
raconter... »
Et oubliant la synagogue de Dollendorfj je
pensai à cet ami disparu, dont Timagination et
les habitudes ne laissaient pas d'être inquié-
tantes, mais pour qui j'éprouvais malgré tout
un vif intérêt. L'affection qui m'avait uni à lui
lorsque mon compagnon de classe au collège,
il se nommait tout simplement Dormesan ; les
nombreuses rencontres dans lesquelles il
m'avait donné l'occasion d'apprécier son carac-
tère singulier ; son manque de scrupules ; une
certaine érudition désordonnée, et une gentil-
lesse d'esprit fort agréable, étaient cause que
j'éprouvaiSj parfois, comme un désir de le
retrouver.
«
Le lendemain, les journaux contenaient rela-
tivement à l'affaire de DoUendorf des informa-
tioiisplus sensationnelles encore que celles qui
avaient paru la veille.
Des dépêches, datées de Francfort, de
Mayence, de Leipzig, de Strasbourg, de- Ham-
bourg et de Berlin, annonçaient simultanément
la présence d'Aldavid.
l'aMPHION FAUX-ME'.SIE ':;69
Comme à Dollendorf, il avait apparu devant
une synagogue, la principale de chaque ville.
La nouvelle s'étant vite répandue, lesJtiifs
avaient accouru, et le Messie avait prêché
partout dans des termes identiques, au témoi-
gnage des dépêches insérées dans les journaux.
A Berlin, vers cinq heures, la police ayant
voulu s'emparer de lui, la foule juive, qui Ten-
tourait, s'y était opposée, poussant des clameurs
et des lamentations, se livrant même à des vio-
lences qui provoquèrent un grand nombre
d'arrestations.
Pendant ce temps, Aldavid avait disparu
comme par miracle...
Ces nouvelles m'impressionnèrent, mais pas
plus que le public qui se passionna pour Al-
david. Et, dans la journée, les éditions spé-
ciales des journaux se succédèrent pour an-
noncer l'apparition (on ne disait plus la pré-
sence) du Messie à Prague, à Cracovie, à
Amsterdam, à Vienne, à Livourne, à Rome
même.
Partout rémotion était à son comble et les
gouvernements, comme on s'en souvient, tin-
rent des conseils dont les décisions furent gar-
dées secrètes, et pour cause, car toutes abou-
tissaient à cette constatation que, le pouvoir
d'Aldavid paraissant d'un ordre surnaturel ou
'^7i3 l'hÉI ÉSIAî QUE LT 0^®
du moins inexplicable par les moyens dont dis-
pose la science, il valait mieux attendre, sans
intervenir, des événements auxquels la force
publique ne semblait pas pouvoir s'opposer.
Le lendemain, des dépêches diplomatiques
échangées de cabinet à cabinet, entre les gou-
vernements intéressés, eurent pour résultat de
faire arrêter les principaux banquiers juifs de
chaque nalion.
Cette mesure s'imposait. En effet, si comme
OJi le supposait la prédication d'Aldavid avait
pour résultat de provoquer l'exode des Juifs
vers la Palestine, on pouvait aussi compter
sur Fexode des capitaux de tous les pays pour
la même destination, et il fallait éviter les dé-
sastres financiers qui eussent été la suite de
cet événement. Au demeurant, on pensait avec
raison que ce Messie, dont Pabiquité paraissait
incontestable, sinon les autres miracles qu'on
lui atlribuait, pouvait bien par des moyens
surnaturels alimenter le budget du nouveau
royaume de Juda, quand cela serait néces-
saire. Et les banquiers juifs, traités d'ailleurs
avec beaucoup d'égards, furent mis en- prison,
ce qui ne manqua pas de causer un très grand
L AMPIilOX FAUX-Mi:S.SlE 571
nombre de désastres financiers : paniques dans
les Bourses, faillites et suicides.
Pendant ce temps, l'ubiquité d'Aldavid se
manifestait en France : à Nîmes, à Avignon, à
Bordeaux, à Sancerre, et, le Vendredi saint,
celui qu'Israël acclamait comme VEtoile qui
devait sortir de Jacob , et que les chréliens
ne nommaient plus que TAntéchrist, parut
vers trois heures de l'après-midi à Paris,
devant la synagogue de la rue de la Victoire.
Tout le monde attendait cet événement, et,
depuis plusieurs jours les Juifs croyants de
Paris se tenaient dans la synagogue, dans la
rue de la Victoire et jusque dans les rues avoi-
sinantes. Les fenêtres des im neubles proches
de la synagogue avaient été louées à prix d'or
par les Israélites qui voulaient voir le Messie.
Lorsqu'il parut, la clameur fut immense. On
l'entendit des hauteurs de Montmartre et de
la place de TÉîoile. Je me trouvais à cet ins-
tant sur les Boulevards, et, avec tout le monde,
je me précipitai vers la chaussée d'Antin, mais
il me fut impossible d'aller au delà du carrefour
de la rue Lafayelte, où des barrages d'agents et
de gardes à cheval avaient été établis.
272 L'nÉRÉSIAT QUE ET CJ<^
Je n'appris que le soir, par les journaux,
l'événement imprévu qui s'était produit durant
celte apparition.
Depuis qu'il ne se prodiguait plus seulement
dans des pays de langue allemande, Aldavid
parlait moins. Ses nouvelles apparitions du-
raient toujours autant que celles des premiers
temps, mais il se taisait fréquemment, priant à
voix basse, puis reprenant sa prédication tou-
jours dans la langue du peuple parmi lequel il
se trouvait. Et ce don des langues, qui faisait
de sa vienne Pentecôte quotidienne, n'était pas
moins surprenant que son don d'ubiquité et
que la faculté qui le Lassait disparaître à son gré.
Pendant un des instants où, se taisant, le
Messie semblait prier à voix basse devant les
Juifs prosternés et silencieux, une voix puis-
sante venue d'une des fenêtres qui fait face à
la synagogue se fît entendre. Levant la tète,
les assistants virent un moine au visage calme
et inspiré. De la miin gauche étendue, il pré-
sentait à Aldavid un crucifix, tandis que de la
main droite il agitait un aspersoir dont des
gouites d'eau bénite atteignirent l'homme pro-
digieux. Ln même temps le moine prononçait
la formule catliolique de l'exorcisme, mais
Teffet fut nul, et Aldavid ne leva même pas les
yeux vers l'f^^orciseur qui, tombant à genoux.
l'amphiûn faux-messie 273
les yeux au ciel, baisa le crucifix et demeura
longtemps en prière, face à face avec celui dont
le démon Légion n'était pas sorti, et qui, s'il
était l'Antéchrist, paraissait tellement sûr de
soi, qu'un exorcisme même n'avait pu troubler
son oraison.
L'ejffet de cette scène fut immense et, triom-
phant dédaigneusement, les Juifs qui y avaient
assisté s'étaient gardé de toute injure, de toute
moquerie à l'égard du moine. Leurs yeux ar-
dents regardaient le Messie, leurs cœurs exul-
taient, et tous, se prenant par la main, femmes,
enfants et vieillards, en rangs pressés, se
mirent à danser comme autrefois David devant
l'arche en chantant « Hosannah I » et des
hymnes d'allégresse.
Le Samedi saint, Aldavid apparut encore, rue
de la Victoire, et dans les autres villes où il
s'était montré. On annonça sa présence dans
plusieurs grandes villes d'Amérique, en Aus-
tralie, à Tunis, à Alger, à Constantinopîe, à
Salonique et à Jérusalem, la Ville sainte. On si-
gnalait égalementractivité du très grandnombre
de juifs qui précipitaient leur départ afin de se
rendre en Palestine. L'émotion était partout à
*274 l'hérésiarq' E et c»®
son comble. Les esprits les plus sceptiqaes se
rendaient à révidance, avouant qu'Aldavid
était bien ce Messie que les prophéties ont pro-
mis aux juifs. Les catholiques attendaient
avec anxiété que Rome se prononçât sur ces
événements, mais le Vatican semblait ignorer
ce quisepassait, et le pape lui-même, dans Ten-
cyclique Miseincordiam sur les armements,
quMl publia à cette époque, ne fit pas allusion
au Messie qui se manifestait chaque jour, à
Rome aussi bien qu'ailleurs.*.
Le jour de Pâques, j'étais assis devant mon
bureau, et je lisais avec attention les télé-
grammes qui relataient les événements de la
veille, les paroles d'Aldavid, l'exode des juifs,
dont les plus pauvres s'en allaient par troupes
à pied vers la Palestine.
Tout à coup, mon nom prononcé à voix
haute me fit lever la tête, et je vis devant moi
le baron d'Orme^an lui-même.
— Vous voilà, m'écriai-je, je n'espérais plus
vous revoir... Vous avez été absent au moins
pendant deux ans... Mais comment êtes-vous
entré? Sans doute, ai-je laissé ma porte ou-
verte I
LAMI>HION FAUX-M SSIE ^75
Je me levai, allai vers le baron et lui serrai
la main.
— Asseyez-vous, lui dis-je, et racontez-moi
vos aventures, car je ne doute point qu'il ne
vous soit arrivé des choses extraordinaires de-
puis que je ne vous ai vu.
— Je vais satisfaire votre curiosité, me dit-il.
Souffrez que je reste ainsi debout, appuyé
contre la muraille, je n'ai pas envie de m'asseoir.
— Comme vous voudrez, repris-je, mais avant
tout, dites-moi d'où vous venez, revenant I
Il me répondit en souriant :
— Vous feriez peut-être mieux de me de-
mander où je suis.
— Mais chez moi, parbleu, répliquai-je d'un
ton impatienté; vous n'avez point changé...
lOQJours aussi mystérieux!... Au fait, cela fait
sans doute partie de votre récit. Ëh bien ! où
èios-vous ?
— Je suis, me répondit-il, depuis près de
trois mois, en Australie, dans une petite localité
du Queensland, et je m'y trouve fort bien ; toute-
fois, je ne tarderai pas à m'embarquer pour le
vieux Monde, où m'appellent des affaires impor-
tantes.
Je le regardai un peu effrayé.
— Vous m'étonnez, lui dis-je, cependant
vous m'avez habitué à tant de bizarreries, que je
276 l'hébésîarqu?: et c^e
veux bien croire ce que vous me dites, mais je
vous supplie de me l'expliquer. Vous êtes chez
moi et vous prétendez être dans le Queensland
en Australie ; avouez que j'ai lieu de ne pas
comprendre.
Il sourit encore et continua :
— Certes, je suis en Australie, ce qui ne vous
empêche point de me voir chez vous, de même
qu'on me voit en cet in-tant à Rome, à Berlin,
à Livourne, à Prague, et dans un si grand
nombre de villes que Ténumération en serait
fastid...
— Vous! m'ecriai-je, en l'interrompant, vous
seriez Aldavid?
-- Lui-même, répliqua le baron d'Ormesan,
et j'espère qu'à présent vous ne douterez plus
de mes paroles.
J allai à lui, je le tâtai, le regardai, il était
bien là, appuyé devant moi à la muraille,
aucun doute n'était possible Je m'assis dans un
fauteuil et contemplai avidement cet homme
surprenant qui, plusieurs fois condamné pour
vol, auteur impuni d'assassinats retentissants,
était aussi, et de manière indéniable, le plus
miraculeux des mortels. Je n'osai rien dire et
il rompit enfin le silence.
— Oui, dit-il, je suis cet Aldavid, le Messie
des prophéties, le procham roi de Judji.
L AMPHION FaUX-M>j3SIE 2 . ,
— Yousm*affolez, protestai-je, expliquez-moi
commeiit vous avez pu accomplir les prodiges
qui tiennent en suspens l'attention de l'uni-
vers ?
Il hésita un instant, puis, se décidant :
— La science, dit-il, est la cause des pré-
tendus miracles que j'accomplis. Vous êtes le
seul à qui je puisse m'ouvrir, car je vous con-
nais depuis longtemps, et je sais que vous ne
me trahirez point, aussi bien ai-je besoin d'un
confident... Vous savez mon nom véritable,
Dormesan, et vous connaissez quelques uns des
crimes artistiques qui font la joie de ma vie.
J'ai une culture scientifique aussi vaste que ma
culture littéraire, et ce n'est pas peu dire, puis-
que, connaissant à fond un grand nombre de
langues, je suis au courant de toutes les grandes
littératures anciennes et modernes. Tout cela
m'a servi. J'ai eu des hauts et des bas, c'est vrai,
mais une seule des fortunes que j'ai amassées
et dissipées, soit au jeu, soit en prodigalités de
toutes sortes, formeraitune somme respectable,
même en Amérique...
Quoiqu'il en soit, un petit héritage, d'environ
deux cent mille francs, m'étant pour ainsi dire
tombé du ciel il y a quatre ans, je consacrai
cet argent à des expériences scientifiques, et
me vouai à des recherches ayant trait à la télé-
578 l'hérésiarque et g^q
graphie et la télépîionie sans fil, à la transmis-
sion des images phoiographiques, à la photo-
graphie en couleurs et en relief, au cinémato-
graphe, au phonographe, etc.. Ces travaux
m'amenèrent à m'inquiéter d'un point négligé
par tous les savants qui se sont ocoupés de
ces problèmes passionnants : je veux parler
du toucher à distance. Et je finis par décou-
vrir les principes de cette science nouvelle.
De même que la voix peut se transporter
d'un point à un autre très éloigné, de même
l'apparence d'un corps, et les propriétés de
résir^tance par lesquelles les aveugles en
acquièrent la notion, peuvent se transmettre,
sans qu'il soit nécessaire que rien relie l'ubi-
quibte aux corps qu'il projette. J'ajoute que le
nouveau corps conserve la plénitude des
facultés humaines, dans la limite où elles sont
exercées à l'appareil par le véritable corps.
Les récits miraculeux, les contes populaires,
qui accordent à certains personnages le don
d'ubiquité, montrent que d'autres hommes avant
moi ont agité la question du touchera distance ;
toutefois ce n'étaient que rêveries sans imior-
tance. Il m'était réservé de résoudre, scientifi-
quement et pratiquement, le problème.
Bien entendu, je laisse de côté les phéno-
mènes ou prétendus phénomènes médionaux
l'amphion faux-m ssîe 279
touchant le dédoublement des corps ; ces phé-
nomènes, qu'on connaît mal, n'ont rien à voir,
d'après ce que j'en sais, avec les recherches,
que j'ai menées à bien.
Après desnom.breuses expériences, je parvins
à construire deux appareils dont je gardai Tun,
tandis que je plaçais l'autre contre un arbre situé
au bord d'une allée du parc Montsouris. Mon
expérience réussit pieinemt;nt, et, actionnant
Tappareil transmetteur qui m'avait coûté tant
de soins, et que je porte sans cesse sur moi, je
pouvais, sans quitter le lieu où je me trouvais
en réalité, apparaître, me trouver en même
temps au parc Monsouris ; et sinon m'y pro-
mener, du moins voir, parler, toucher et être
touché dans les deax endroits à la fois. Plus
tard, j'installai un autre de mes appareils récep-
teurs contre un arbre des Champs-Elysées,
et je constatai, avec joie, que je pouvais aussi
bien m^e trouver dans trois endroits à la fois.
Désormais,, le monde était à moi. J'eusse pu
tirer des profits immenses do mon invention,
mais je préférai la garder uniquement à mon
usage. Mes appareils récepteurs sont petits, ont
un aspect insignifiant, et il n'est pas encore
arrivé qu'on les ait enlevés des endroits où je
les ai placés. J'en mis un chez vous, cher ami,
il y a deux ans, mais c'est la première fois que
2S0 L'iIÉliÉSlAt.QUE LT 0^
je m'en sers, et vous ne l'aviez jamais aperçu.
— C'est vrai, dis-je, je ne l'ai jamais vu.
— Ces appareils, continua-t-il, ont tout sim-
plement l'apparence d'un clou... Je voyageai,
pendant près de deux ans, dotant de récepteurs
la façade de toutes les synagogues. Car mon
dessein étant de devenir roi, de simple baron
que je me suis fait, je ne pouvais espérer
réussir qu'en fondant de nouveau le royaume
de Juda, dont les Juifs espèrent depuis si long-
temps la reconstitution.
Je parcourus successivement les cinq parties
du Monde, me tenant d'ailleurs toujours, grâce
à mon ubiquité, en relations avec ma maison à
Paris, avec une maîtresse que j'aime, qui me
le rend, et qui, voyageant avec moi, m'aurait
gêné.
Mais, voyez le côté pratique de cette inven-
tion ! Ma maîtresse, une femme charmante et
mariée, n'a jamais été au courant de mes
voyages. Elle ignore même si j*ai quitté Paris,
car chaque semaine, le mercredi, lorsqu'elle
vient chez moi avide de caresses, elle me trouve
au lit. J'y ai adapté un de mes appareils, et c'est
ainsi que, de Chicago, de Jérusalem et de Mel-
bourne, j'ai pu faire à ma maîtresse, à Paris,
trois enfants, qui hélas! ne porteront point mon
nom.
581
— Paissiez vous trouvez miséricorde, dis-je,
le véritable Messie pardonna à la femm^ adul-
tère.
Il ne releva point ce que je venais de dire, et
ajouta :
— Pour le reste, vous connaissez les événe-
ments aussi bien que moi-même.
— Je les connais, répliqu-ii-je, et je vous juge
sévèrement. Je ne vous crois pas les qualités
d'un fondateur d'empire, encore moins celles
d'un bon monarqae, votre vie criminelle vous
condamne et vos imaginations vous feront un
jour mener votre peuple à la ruine. Homme de
science, habile dans les arts, vous méritiez,
malgré vos crimes, Tindalgence et peat-è.re
mêmeradmiration des gens instruits et de bon
sens. Mais, roi, vous n'avez pas le djoit de l'être,
vous ne saurez point promulguer de lois justes,
et vos sujets ne seront que les jouets de vos
caprices. Ptenoncezà ce rêve insensé d'un trône
dont vous êtes indigne. De pauvres gens s'en
vont à pied sur les routes, vous croyant un per-
sonnage sacré qui relèvera le Temple dj Jéru-
salem. Un grand nombre déjà sont morts en ctie-
min pour le misérable imposteur que vous êtes.
Renoncez à vous dire plus longtemps le Messie
que vous n'êtes point, ou je vous dénoncerai !
— On vous prendra pour un fbu, mo dit en
28"2 l'hérésiarque et c^^
ricanant le faiîxMessie ; et me croyez- vous assez
sot pour vous avoir donné les lumières suffi-
san tes qui vous permettraient de me faire tort
en détruisant mon appareil? Délrompez-vous!...
La colère m'aveuglait, je ne savais plus au
juste ce que je faisais. Ayant saisi sur ma table
un revolver qui s'y trouve toujours, j'en déchar-
geai les six balles sur le faux corps apparent
et solide du faux Messie, qui s'affaissa en pous-
sant un grand cri. Je me précipitai :1e corps était
làj je venais de tuer mon ami Dormesan, cri-
minelj mais compagnon si agréable. Je ne
savais que faire :
— 11 m'a abusé, me dis-je, c'était une farce.
Il est bien venu ici à rim] roviste, il est entré
sans que je 1 entendisse, ma porte était certai-
nement ouverte. Il s'est moqué de moi en se
faisant passer pour Aldavid, c'était fantastique
et charmant. Je m'y suis laissé prendre et l'ai
tué... Hélas I que vfis-je devenir?
Et je rééditai quelque temps devant le corps
ensanglanté de mon ami...
Puis, tout à coup, une rumeur extraordinaire
me fit sursauter. Encore un tour d'AIduvid,
pensal-je, il annonce sans doute son couronne-
l'aMPHION FAUX-MESSI3 283
ment. Puissé-je l'avoir tué et avoir encore près
de moi mon ami Dormesan.
J'ouvris la fenêtr- pour connaître quel miracle
avait encore accompli le prodigieux thauma-
turge, et je vis une nuée de camelots porteurs
de journaux divers, qui, malgré les ordo]>
nances de police interdisant l'annonce des in-
formations, criaient tous en courant à toutes
jambes :
— La raori du Messie, curieux détails sur
sa fin subite.
Mon sang S3 glaça dans mes veines, et je
tombai évanoui.
Je me réveillai vers une heure du malin, et
frissonnai en touchant près de moi le cadavre.
Je me levai aussitôt ; puis, je soulevai le corps
en rassemblant toutes mes forces et je le jetai
par la fenêtre.
Je passai le reste de la nuit à effacer les taches
sang qui s'étalaient sur mon parquet, puis je
sortis acheter les journaux, et j'y lus ce que
tout le monde sait : la mort subite d'Aldavid
dans huit cent quarante villes situées dans les
cinq parties du Monde
Celui qu'on appelait le Messie semblait prier
284 l'héré3i\rque LT C^e
depuis plus d'une heure, quand tout à coup il
poussa un grand cri, tandis que six trous, sem-
blables à ceux que font les balles de revolver,
apparurent sur lui dans la région du cœur. Par-
tout il s'affaissa aussitôt, et, malgré les soins
qui partout lui furent prodigués, partout il était
mort.
Cette profusion de corps appartenant à un
seul homme — exactement huit cent quarante
et un, car par un phénomène singulier on
avait trouvé deux de ces corps à Paris —
n'étonna pas outre mesure le public, a qui
Aldavid avait donné bien d'autres sujets d éton-
nement.
Partout, les Juifs lui firent des funérailles
imiiosantes. Us pouvaient à peine croire à sa
mort et affirmaient qu'il ressusciterait. Mais
c'est en vain qu iis attendirent cet événement,
et la reconstitution du Royaume de Juda fut
remise à d'autres temps.
Je regardai attentivement le mur contre
lequel Dormesan m'était apparu. J'y trouvai
bien un clou, mais tellement semblable aux
autres clous auxquels je le comparai, qu'il me
l'ampiiion faux-messie "285
parut impossible que ce fût là un de se.^ engias.
Au demeurant, ne m'avait-il pas dit lui-
même qu'il me cachait les particularités essen-
tielles des appareils qui lui servaient à faire
paraître les corps postiches, grâce à sa décou-
verte des lois du toucher à distance?
Aussi, suis-je incapable de donner le moindre
renseignement touchant l'invention prodigieuse
de ce baron d'Ormesan, dont les aventures,
surprenantes ou amusantes, ont fait longtemps
mes délices.
1899-1910,
TABLE DES MATIÈRES
Le passant de Prague 1
Le sacrilège 21
Le juif latin 33
L'hérési.arque 53
L'infaillibilité . 71
Trois histoires de châtiments divins 81
I. Le giton . . 83
II, La danseuse 87
III. D'un monstre à Lyon ou L'Envie ..... 92
Simon Mage . . 97
L'Otmika . H3
Que Vio-re?. • 133
La rose de îlildesheim 155
Les pèlerins piémontais 167
La disparition d'Honoré Subrac 181
Le matelot d'Amsterdam 191
Histoire d'une famille vertueuse, d'une hotte et d'un
calcul 201
La serviette des poètes . , < . . . 221
288 TABLE DES MATIÈRES
L'amphion faux-messie ou histoires et aventures du baron
d'Ormesan 229
I. Le Guide 231
II Un beau film 238
m Le cigare romanesque 245
IV. La lèpre 251
Y. Cox-City 258
VI. Le toucher à distance 265
S7S ASCx
» ^
S'^
I. GREYDl — liiPrJMLRIE DE LAGIxY
Univers/
'as
snsia
La Bibliothèque
Université d^Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date Due
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CE PC 2601
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4CC# 1229058
L'HERESIAFCU