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University of Ottawa
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n HENRI BREMOND
L'Inquiétude
Religieuse
DEUXIEME SERIE
La Conversion de Pascal. — Le Silence de Dieu.
Le Scrupule de Saint Jérôme.
L'Évolution du Clergé anglican.
Mysticisme et Controverse. — La Légende d'Argent.
Librairie académique PERRIN et O'
L'Inquiétude Religieuse
(deuxième série)
DU MÊME AUTEUR
A LA MEME LIBRAIRIE
L'Inquiétude religieuse (i""^ série). — Aubes et lendemains
de conversion louvrage couronné par l'Académie fran-
çaise). 4« édit., 1 vol. in-16 3 fr. 50
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Le Bienheureux Thomas More. — 8' édit. 1 vol. in-lti.
(Collection : Les Saints) 2 fr. »
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Newman. — Essai de biographie psychologique (Ouvrage
couronné par l'Académie française). 3* édit., 1 vol.
in-16 3 fr. 50
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L'Enlant et la Vie. — Devant des portraits d'enfants. —
L'éducation par les contes. — La mère et la formation
littéraire de l'enfant. — Le prêtre et la formation litté-
raire de l'enfant. — L'éducation du sens religieux —
Un prédicateur de collège, etc. 1 vol. in-16 . 3 fr. »
Librairie SANSOT
Le Charme d'Athènes. 1 vol. in-32 1 fr. »
Librairie PLON
La Provence mystique au XVIP siècle. — Anloine Yvan et
Madeleine Martin, avec deux gravures, un plan et une
carte. 1 vol. in-8° écu 5 fr. »
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Newman. — Le développement du dogme chrétien. —
Psychologie de la Foi. — La vie chrétienne. 3 vol.
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HENR] BREMOND
L'Inquiétude
Religieuse
DEUXIEME SERIE
la conversion de pascal — le silence de dieu
le scrupule de saint jerome
l'Évolution du clergé anglican
MYSTICISME ET CONTROVERSE — LA LÉGENDE d'aRGENT
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET C'«, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANnS-AUGUSTINS, 35
H 909
Tous droits de reproduction et de traduction réservée.
// a été lire 6 exemplaires numérales sur
papier de Hollande Van Gelder.
A MONSIEUR
PAUL ÏHUREAU-DANGIN
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'aCADÉMIE FRANÇAISE
L'INOUIÉTUDE RELIGIEUSE
AVANT-PROPOS
« Jamais je n'ai assisté à une de ces cérémo-
nies saintes, destinées à écarter les fléaux du ciel
ou à solliciter des faveurs, sans me demander à
moi-même avec une véritable terreur : An milieu
de ces chants pompeux et de ces rites augustes,
parmi cette foule d'hommes rassemblés, combien
i) en a-t-it qui, par leur foi et par leurs œuvres,
aient le droit de prier, et l'espérance fondée de
prier avec efficacité. Combien y en a-t-il qui
prient réellement ? »
Si l'on était maître de sa vie, j'aurais voulu
que toute la mienne fût absorbée dans la pour-
suite d'une réponse à cette question de Jo-
seph de Maistre, récompensée par une défini-
tion de la prière qui me permit d'étendre sans
mesure le nombre de ceux « qui prient réelle-
ment ». En relisant divers essais parus dans le
II 1
2 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Correspondant, les Études, Demain, la Quin-
zaine, la Revue des Deux-Mondes et la Revue du
clergé français, je m'aperçois qu'une même pré-
occupation hante ces diverses pages et qu'elles
vont toutes par des chemins plus ou moins ca-
pricieux au môme but. Voici donc une seconde
série de l Inquiétude religieuse, moins jeune de
dix ans et par suite plus hésitante que la première,
mais, j'espère, dans le fond^ aussi confiante.
Au comte que je viens de citer et qui, dans les
Soirées, représente Joseph de Maistre lui-même,,
le cAey«//er répondait allègrement : « Pour moi,
je suis déjà sûr que, dans ces solennelles et pieu-
ses réunions, il y avait certainement un homme
qui ne priait pas... c'était vous, M. le Comte,
qui vous occupiez de ces réflexions philosophi-
ques au lieu de prier ». J'en suis moins sûr que
le chevalier. Si Bossuet continue son oraison,
quand il se lève « pendant la nuit avec David »
pour contempler les étoiles, c'est prier encore
que de rechercher ardemment dans l'inspiration,
le cœur et l'esprit des hommes quelque trace de
la présence et de l'action de Dieu.
Après un travail sur la conversion et la prière
de Pascal^ on trouvera quelques études que
j'ai groupées deux à deux à la façon des vies pa-
rallèles àe Plutarque.
Quand cela est nécessaire, de courts préludes
AVANT PROPOS 3
sont placés en tête de chaque série et en déga-
gent le sens. Les titres un peu grandioses des
chapitres aideront du moins les lecteurs à briser
eux-mêmes le cadre forcément trop étroit de
ces études particulières. Enfin le livre s'achève
sur une sorte de méditation où je voudrais qu'on
retrouvât la candeur, sinon la grâce du printemps,
florentin qui l'a inspirée.
Neiiillij-snr-Seine, mai dQOO.
INTRODUCTION
LA CONVERSION DE PASCAL
LA CONVERSION DE PASCAL'
La simple liste des livres, des brochures et des ar-
ticles dont s'est enrichie ou aug-mentée, dans ces der-
niers temps, la littérature pascalienne, couvrirait
plusieurs pages de ce livre, et, quant au dépouil-
1. Pensées de Pascal, Fac-similé du manuscrit 9202 (Fonds
français) de la Bibliothèque nationale (Phototypie de Ber-
trand, frères). Texte imprimé en regard et notes, par Léon
Brunschvvicg : 1 vol. in-fol., contenant 258 planches en pho-
totypie, avec 258 pages de texte. Paris, Hachette, 19U5.
Œuvres de Biaise Pascal{Les grands écrivains de la France) ;
Œuvres jusqu'au mémorial de 1654, publiées suivant l'ordre
chronologique avec documents complémentaires, introduction
et notes, par Léon BitiNscnwicc; et Pierhe Boutroux ; 3 vol.
in-8® Paris, ïlachette, 1908. Pensées, nouvelle édition colla-
iionnée sur le manuscrit autographe et publiée avec une intro-
duction et des notes, par Lkon Brunschwicg, 3 vol. in-8°. Paris
Hachette, 1904.
E. JovY, Pascal inédit, tirage à part des Mémoires de la
Société des sciences et arts de Vitry-le-François. Vitry-
le-François, Tavernier.
FoRTLN.\T Strowski, Pascal et son temps : 1° de Montaigne à
Pascal : 2" L'Histoire de Pascal ; 3° Les Provinciales et les
Pensées, 3 vol. in-16. Paris, Pion, 1907-1908.
8 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
lemenl critique de tous ces écrits, dix chapitres n'y
suffiraient pas. Je voudrais du moins indiquer ici les
principales de ces publications, et ce faisant, m'ab-
sorber dans ce qui me paraît être l'essentiel de Pas-
cal, taquinant les uns, célébrant les autres, selon
qu'ils auront ou négligé ou mis en lumière le point
de vue auquel, selon moi, tout se ramène. Le lec
leur est donc averti. Je me propose d'être sévère,
exclusif, avec allégresse. Il y a vingt Pascal, dont
chacun mériterait notre étude. Je n'en veux con-
naître qu'un, l'homme de la sublime Amulette et
du mystère de Jésus, et je chercherai querelle à qui
tenterait de me distraire de cet unique Pascal.
On dira qu'une pareille préoccupation est aux anti-
podes de l'esprit critique. Est-ce bien sûr? Tous,
tant que nous sommes, aux yeux de celui qui sonde
les reins et le cœur, n'avons-nous pas qu'un seul
nom ? La sentence qui nous attend ressemblera-t-elle
à un lundi de Sainte-Beuve ? Le plus oniloyant des
hommes — et Pascal, si complexe qu'on le suppose,
n'est pas ondoyant, — le plus ondoyant n'a-t-il pas
son unité profonde et qui, si nous la tenons enfin,
nous dispense d'examiner les développements acces-
soires ? Le travail de la critique la mieux nuancée ne
confirme-t-il pas, presque toujours les hardies sim-
plifications de la légende et de l'histoire? Quoi qu'il
en soit, la faute, si faute il y a, tous ceux qui ont,
jusqu'ici, parlé de Pascal, l'ont plus ou moins com-
mise, ou à leur insu, ou, ce qui vaut mieux, de gaieté
de cœur. Cet homme extraordinaire a le don de pas-
sionner quiconque l'approche. Allez au fond de celle
passion, vous la trouverez presque toujours reli-
gieuse. Tout récemmenl un rédacteur de la Revue de
I.V CONVEHSION nK PASCAL 9
Paris déchaînait une véritable émeute autour de
Pascal. Il s'agissait de je ne sais plus quelle baga-
telle scientifique. M. SNIathieu avait cru surprendre
Pascal en flagrant délit de plagiat et de faux. Il se
trompait. M. Brunschwicg et M. Strowski l'en ont
convaincu sans réplique. Néanmoins, dans les pre-
miers jours de cette vive alarme, lespascalisants fai-
saient peine à voir. J'en rencontrai un des plus fer-
vents qui cheminait, sur les quais, la tête basse. Un
deuil de famille ne l'eût pas accablé davantage. Or,
croit-on de bonne foi qu'une accusation de ce genre,
portée contre Huyghens ou Torricelli, aurait causé
des transes pareilles? Non, Pascal n'est ni un savant,
ni un écrivain comme les autres. En marge du Dis-
cours sur les passions de l'amour, — que, d'ailleurs,
nous admirerions beaucoup moins si nous ne le
croyions pas de lui, — bon gré, mal gré, nous lisons
toujours le Mémorial de iG54, et sous le coffre de la
machine arithmélique, nous croyons entrevoir le ci-
lice de Pascal. Chef-d'œuvre littéraire et philoso-
phique, les Pensées appartiennent à un autre ordre
que le Discours de la méthode ou que les Maximes.
Acte de foi et de quelle foi ! Oh ! je sais trop que si,
dans un ordre tout profane, Pascal n'avait pas été
aussi grand que les plus grands, la seule intensité de
sa vie religieuse ne suffirait pas à nous intéresser à
ses œuvres. Qu'importe ! S'il n'a fallu rien moins
que les plus beaux dons, pour faire de lui une sorte
de missionnaire éternel in partibus infidelium, il n'en
reste pas moins que Pascal a converti bien des incré-
dules et que le nombre de ceux qu'il a troublés dans
leur quiétude est infini. Bref, de toute façon^ je
n'égare pas le lecteur en lui montrant exclusivement
20 L INOLlKÏUDt: RELIGIEUSE
l'unique Pascal que je viens do dire, dabord parce
que j'avoue ce parti pris sans ambages, ensuite et
surtout, parce que, en cela, je me rencontre avec
tous ceux qui ont parlé des Pensées. Editeurs, inter-
prètes ou biographes, demandons aux récents tra-
vaux des pascalisants quelques lumières nouvelles
sur la piété de Pascal.
II
C'est là peut-être une curiosité par trop indiscrète,
mais on voudrait savoir quelles furent les émotions
de M. Léon Brunschwicg, le jour, le fameux jour où
la maison Hachette lui proposa de publier les œuvres
de Biaise Pascal dans la Collection des grands écri-
vains. A la vérité, il y a du pathétique dans le moindre
contrat du moindre auteur avec le moindre libraire.
Une fois sortie des presses, cette œuvre qui porte
notre nom rendra témoignag^e de nous devant les
hommes et devant Dieu. Bienfaisante ou funeste,
tout moyen nous est enlevé de modifier ses destinées.
Sine me, liber ibis... Mais nous, chétifs, alors même
qu'un caprice indulgent dupubUc nous aurait donné
le droit d'entretenir quelques scrupules sur l'action
possible de nos livres, nous sommes du moins assu-
rés que ceux-ci ne survivront guère à nos courtes
vies. Le papier démocratique sur lequel nous sommes
imprimés nous condamne à une dissolution pro-
chaine. Un mois de pluie sur les quais, et les ruines
de notre gloire auront péri. Les collaborateurs de
l'édition des grands écrivains ne peuvent se flatter
•d'une telle espérance. Caresse pour les yeux, plus
LA CONVLHSION DE PASCAL 11
douce encore pour la main, le papier de celte collec-
tion fut pétri pour l'éternité. Le bon papier ! Je ne
l'avais jamais tant aimé qu'en maniant les trois pre-
miers volumes du Pascal où s'étalent, — soit dit en
passant, — tant de pages blanches. Mais alors, cpiel
ne dut pas être l'émoi de M. Brunschwicg lorsque ce
philosophe eut à décider s'il consentirait à se faire,
pour tant de siècles, le compagnon inséparable de
Pascal. Honneur plus lourd que les faveurs de l'Aca-
démie, responsabilité redoutable ! Après les travaux
de Faugère, de Molinier et de Michaut, fixer le texte
des Pensées n'était plus qu'un jeu, jeu passionnant,
comme nous dirons tout à l'heure. 11 suffisait pour
cela d'avoir de bons yeux, une sûre méthode cri-
tique, un plan acceptable et des trésors de patience.
La patience n'est pas la vertu maîtresse de M. Bruns-
chwicg. Un métaphysicien comme lui ne fera jamais
qu'un médiocre correcteur d'épreuves. J'ai cru rele-
ver des fautes jusque dans ses tables de concordance
qui devraient être infaillibles comme un indicateur
de chemin de fer. Plusieurs négligences donnent aux
six volumes parus un je ne sais quel air d'œuvre hâ-
tive et mal finie. Les yeux de M. Brunschwicg sont
bons, sa méthode prudente plus que géniale. Il lui
manque, semble-t-il, celte intuition qui devine un
texte avant de le lire. Le plan qu'il a choisi, cette
idée de ranger tant de papiers divers d'après l'ordre
chronologique, est discutable. Que dirait-on d'un
éditeur de Corneille qui placerait la traduction de
V Imitation, à sa date, entre deux tragédies? Certes,
nous ne le remercierons jamais trop d'avoir mis à
notre portée tous les documents qui, de près ou de
loin, touchent à Pascal, mais enfin on ne passe pas,
12 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
sans un certain malaise, d'une œuvre scientifique de
Biaise à un sonnet de Jacqueline, d'une méditation
pieuse à un acte notarié. Mais il serait impertinent
de s'arrêter à ces chicanes. Tout autre plan aurait
présenté des inconvénients. Quatre ou cinq pages
d'errata effaceront les fautes d'impression, et quant
à la lecture du manuscrit, si, comme j'en suis per-
suadé, l'avenir nous réserve encore bien des sur-
prises, le texte établi parle nouvel éditeur n'en reste
pas moins, dans l'ensemble, excellent. L'angoisse
que je voudrais que M. Brunschwicg eût éprouvée
ne pouvait venir de ces minuties ; le cas de con-
science que j'espère qu'il s'est posé soulève des diffi-
cultés d'une tout autre importance.
A-t-il bien senti le caractère sacré du dépôt dont
il allait assumer la charge? Les Pensées, — la partie
la plus considérable de ce dépôt, — ne sont pas de
simples chefs-d'œuvre, comme les tragédies de Ra-
cine ou les fables de La Fontaine, mais encore, et
avant tout, une des plus chères richesses du catho-
licisme français, un des monuments de notre vie in-
térieure. Je les comparerais volontiers à une chapelle,
à un lieu de pèlerinage.
C'était une humble église au cintre surbaissé
L'église où nous entrâmes,
Où depuis deux cents ans avaient déjà passé
Et prié bien des âmes.
Comme Vlmitalion, comme nos autres livres de
prières, de telles œuvres appartiennent non pas à
ceux qui se les procurent argent comptant chez le
libraire, mais à ceux qui adhèrent de toute leur àme
à la communion des saints. Quand il a rédigé les
LA CONVERSION DE PASCAL 13
Pensées, l'ancien secrétaire de Port-Royal n'a fait
que prêter son cœur, son génie et sa plume à la tra-
dition pieuse de l'Eglise. S'il n'est rien au monde de
plus beau que le Mystère de Jésus, il n'est rien non
plus de moins original. .Je vous défie de trouver là
une seule ligne qui n'ait été écrite cent et mille fois
avant Pascal. Ce n'est pas tout. De tels livres, une
fois parus, ne commencent pas à vivre d'une vie in-
dépendante et séparée. La branche tient encore au
tronc qui l'a portée et dont, chaque année, les jeunes
sèves la renouvellent. Chaque fidèle qui lit les Pen-
sées dans les dispositions où il faut les lire devient le
collaborateur de Pascal, ainsi que chaque prière qui
s'exhale sous les voûtes d'une église ajoute à la
beauté spirituelle de lédifîce. N'avez-vous jamais
observé ce contraste : Deux touristes, leur Baedeker
à la main, entrent dans une cathédrale. Pendant
qu'ils échangent, à voix plus ou moins haute, leurs
vues esthétiques, une servante se coule sans bruit
jusqu'à la chapelle du Saint-Sacrement. Ils sont là
comme dans un musée, je veux dire, en étrangers.
Elle est chez elle. Les trésors d'art dont elle ignore
la date et le caractère, elle en connaît, elle en garde,
elle en continue l'inspiration ; cette prière, cristalli-
sée dans les roses des vitraux et les chapiteaux des
colonnes, elle la ressuscite, elle la prolonge par sa
propre prière et nos deux amateurs ne comprendront
rien à la cathédrale, s'ils n'essaient pas de se mettre
en harmonie avec cette servante agenouillée. Ainsi
de Pascal. Ni la Sorbonne, ni l'école des Chartes, ni
Spinosa ne donneront au plus érudit professeur la clef
des Pensées. La plus ignorante des chrétiennes en
saura toujourspluslongque lui surle Mysièrede Jésus
14 L INOLIETUDE RELIGIECSE
De tout ceci, je n'entends pas conclure que
M. Brunschwicg, étranger dans la patrie intérieure
de Pascal, aurait dû laisser à un catholique prati-
quant l'honneur d'éditer les Pensées. Mais on aurait
voulu voir chez lui, ces hésitations, ces timidités que
doit éprouver, j'imagine, un galant homme, chargé
par notre république athénienne, du séquestre d'un
couvent.
Or, bien qu'il m'en coûte de désobliger un édi-
teur à qui nous devons par ailleurs tant de grati-
tude, force m'est bien de m'élever contre la désinvol-
ture inconsciente dont M. Brunschwicg a fait preuve
dès la première page du livre, contre la dédicace in-
vraisemblable qui offre les Pensées à l'auteur de la
Belle Hélène et des Petites Cardinal. Comment ne
pas sentir ce qui nous sépare de l'homme de lettres
capable d'une aussi tranquille inconvenance. Voltaire
aurait fait pis, mais il aurait su qu'il faisait mal.
« La délicatesse est un don de nature et non pas
une acquisition de l'art. « Le travail de M. Bruns-
chwicg aurait dû nous aider d'une autre façon à
vérifier ce mot de Pascal.
A de si claires enseignes, qui douterait que le nou-
vel éditeur ne regarde Pascal comme sa chose, et
qui s'étonnerait qu'il le traite en conséquence. La
maison est à lui, c'est à nous d'en sortir. 11 ne per-
met pas à des philosophes catholiques et pascaliens
comme M. OUé-Laprune et d'autres non moins re-
commandables, de se réclamer de Pascal. Pourquoi,
d'ailleurs, nous parler de M. Ollé, pourquoi cette in-
troduction de 142 pages? Bonnes ou mauvaises — la
question n'est pas là — ces pages sont de trop.
M. Brunschwicg a certes le droit d'écrire un livre sur
L\ CONVERSION DE PASCAL 15-
Pascal, mais il ne convient pas qu'il j,''lisse ce livre
dans l'édition définitive et nationale des Pensées.
Jusqu'à lui, les autres éditeurs de cette magnifique
et impersonnelle série se montraient moinsfamiliers.
Le texte avec ses variantes et tous les documents his-
toriques propres à l'éclaircir, d'abondantes notices
biographiques, des lexiques, des albums, on s'en te-
nait là. Ne brouillons pas nos plaisirs. S'il nous plaît
de rendre visite à M. Brunschwicg, la Bibliothèque
de philosophie contemporaine nous donnera son
adresse. Mais quand nous pénétrons dans cet au-
guste sanctuaire des grands écrivains — déjà six vo-
lumes du Pascal et les éditeurs en sont encore à la
moitié de leur tâche — c'est Pascal lui-même que
nous voulons entendre, lui et son cortège naturel,
ceux qui se trouvent indissolublement associés à sa
gloire, les mystiques, ses frères dans l'ordre de la
charité, Montaigne, sa droite balle, Méré, ce mentor
outrecuidant qui lui a rendu tant de services, tout
Port-Royal et toute l'Auvergne, ses amis, les liber-
tins et les savants de l'époque, peut-être aussi les
rares modernes qui ont droit de figurer dans la mai-
son de ce grand homme, Sainte-Beuve et Vinet.
Que toute voix se taise, même celle de l'admiration
la plus respectueuse. M. Brunschwicg vénère trop
Pascal pour imiter jamais, soit dans l'Introduction,
soit dans les notes, les airs protecteurs, le sans-facon
d'Ernest Havet et de Voltaire. Mais j'aurais voulu,
qu'au lieu de nous confier ses appréciations person-
nelles, il nous eût montré les sources mystiques des
Pensées. Avec la Bible et Jansénius, Pascal n'a-t-il
donc lu, ne s'est-il rappelé, n'a-t-il copié dans ses
notes que des auteurs profanes ? On le croirait avoir
16 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
le commentaire de M. Brunschwicg. Étranges pro-
cédés de critique ! On recherche avidement tous les
emprunts faits par Pascal à V Apologie de Raymond
de Sebaiid et, quand on en vient au Mystère de Jésus
on se contente de nous renvoyer au texte des deux
Testaments. Quand M. Mâle s'est proposé d'étudier à
fond l'art pieux du moyen âge, il est allé droit aux
livres pieux dont cet art s'est constamment inspiré,
et, tout de même, M. Brunschwicg aurait dû nous
dire dans quels auteurs spirituels l'auteur des Pen-
sées préparait ses méditations'. Je ne parle pas ici
piété, mais science, mais critique rigoureuse. Pascal
n"a fait que traduire, à sa façon immortelle, la dévo-
tion de ses contemporains et de ses ancêtres. Qui n'a
jamais suivi de « retraite spirituelle » n'est pas en
mesure d'étudier Pascal.
III
Hàtons-nous d'ajouter que M. Brunschwicg a ma-
gnifiquement racheté tant de fautes d'action et d'omis-
sion envers le texte de son auteui". Compagnon de
Pascal, aussi longtemps, du moins, que le papier des
grands écrivains résistera aux outrages des siècles,
la postérité, négligeant certaines pages malheureuses
de l'Introduction et du commentaire, n'aura que des
louanges pour le bon travailleur qui a édifié aux
œuvres de Pascal un temple si vaste et si beau. Mais
quoi qu'il ait fait déjà par cette édition, et quoi qu'il
1. Pascal semble avoir lu la Vie de M. de Benly, par le
F^. Saint-Jure. Du moins, Jacqueline lui en parle-telle comme
d'un livre qui leur était connu à tous deux.
LA CONVERSION UE PASCAL 17
prépare encore, rien n'égale et n'égalera jamais le
rare service qu'il vient de rendre aux lettres fran-
çaises. Grâce à lui, grâce à la noble maison qui a re-
vendiqué l'honneur d'éditer ce magnifique travail,
nous pourrons désormais, loin des pupitres maus-
sades de la Bibliothèque nationale, à notre aise, à
nos heures, et chez nous, tenir, contempler, palper,
j'ose dire, enfin, vénérer les plus saintes reliques de
noire littérature, le manuscrit autographe des Pen-
sées. Ces brouillons griffonnés par une main mou-
rante, ces notes intimes d'un chrétien qui, certes, ne
croyait pas confier ses secrets à d'autres qu'à Dieu,
c'était déjà un miracle qu'un tel trésor fût parvenu
jusqu'à nous. Après tant et de si étranges vicissi-
tudes, un second miracle met ce trésor à notre
portée, sauve ces papiers de la destruction et les éter-
nise. L'inestimable édition de Port-Royal, il s'en fal-
lut de si peu qu'elle ne parût jamais ; l'édition Fau-
gère, précédée par les fanfares de Victor Cousin ;
enfin, comme dernière étape, la gloire de l'édition
phototypique ; en vérité, n'est-ce pas là une histoire
unique, et les fidèles de Pascal n'ont-ils pas le droit
de conclure qu'une providence particulière veille sur
la fortune des Pensées !
L'exécution de cette édition est parfaite. Pour
nous guider dans la lecture de ces photographies sou-
vent indéchiffrables, M. Brunschwicg a placé en re-
gard, sur un papier plus humble, le texte imprimé.
On peut donc, selon son goût, ou bien relire bonne-
ment l'imprimé en se donnant l'illusion de vérifier
sur le manuscrit les pages que l'on sait par cœur ;
ou bien s'en prendre désespérément à l'autographe
jusqu'à ce que, de guerre lasse^ il faille recourir à
II 2
!8 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
rimprimé. Dans les deux cas, ce va-el-vienl est plein
<l'attraits de tout genre. On ne connaît, on n'aime
pleinement Pascal qu'à ce prix.
Ce haut plaisir n'a rien d'ailleurs qui ne soit abor-
dable au commun des honnêtes gens, ni même aux
grands élèves de nos collèges. Rien de plus simple
que d'appliquer à ces pages notre sensibilité, notre
intelligence, toutes nos puissances de vénération.
Dans une fort belle page, M. Victor Giraud nous a
appris à regarder l'autographe comme une illus-
tration des Pensées ^ . Mais, quoi qu'il en soit de
<îette graphologie pittoresque et passionnée, l'édi-
tion phototypique attend, appelle des lecteurs plus
tenaces, plus décidés à retrouver, coûte que coûte,
la rédaction authentique. Car ne croyez pas que tant
de chartistes, passant et repassant avec une patience
€t un zèle héroïques, sur ces lambeaux d'écriture,
soient arrivés sur tous les points à une lecture cer-
taine. Un simple coup d'œil sur le manuscrit vous
imposera une conclusion toute contraire. A coup sûr
il y a là nombre de mots qu'on devine, mais qu'on ne
lit pas. Et on ne les lit pas pour la bonne raison
qu'ils sont illisibles. Je sais bien qu'en langue char-
tiste, « illisible » n'est pas français. La merveilleuse
reconstruction du texte en donnerait au besoin la
preuve. Mais enfin, pour résoudre les innombrables
difficultés de cette lecture, il a bien fallu recourir à
mille secours que le simple examen du texte n'aurait
1. Victor Giraud, Livres et questions d'aujourd'hui, p. 22-24.
Puisque je cite cet insigne pascalisant, qu'on me permette
<ie recommander la S' édition de son précieux manuel, Pascal,
Thomme, l'œuvre, l'influence (Fontemoing, 1905) comme indis-
pensable à qui veut se renseigner sur ce grand sujet.
LA convi:rsion de pascal 19
pas fournis. Connaître à fond les intentions de Pas-
cal, le but de son livre, la langue, les habitudes reli-
gieuses, intellectuelles et morales de son temps ;
avoir présentes toutes les lectures dont F^ascal s'était
nourri, que sais-je encore? Sur tous ces points, per-
sonne ne pourrait prétendre que nous ayons dit le
•dernier mot. Et quand cela serait, il resterait encore
des lumières que les savants d'aujourd'hui soup-
çonnent à peine et qui guideront les recherches de
l'avenir. Dans son admirable livre: Du nouveau sur
Joubert, M. Pailhès nous a proposé une façon toute
mécanique de fixer, en cas de doute, le texte exact
de Joubert. Dici vingt ans, nous aurons une thèse
analogue sur la prose pascalienne et bien des leçons
aujourd'hui communément reçues devront être aban-
données comme contraires au rythme de Pascal. Ce
que j'en dis n'est certes pas pour diminuer le mérite
des Faugère et des Brunschwicg, mais pour inviter
<le nouveaux chercheurs à de nouvelles découvertes.
Si l'on a un peu pratiqué Pascal et si Ion est arrivé
à se dégager de l'obsession du texte imprimé, on n'a
pas pu ne pas rencontrer en certains endroits des
mots, des tours, des idées qui semblaient étranges.
Vite, vite, que l'on se reporte au manuscrit et sou-
vent l'on se convaincra de ses propres yeux que la
leçon adoptée par les éditeurs ne s'impose point.
Alors quel délice de se torturer l'esprit à forger une
conjecture plus satisfaisante. Consultez plutôt feu
M. Ravaisson qui passa tant d'années de sa vie à de-
mander à la Vénus de Milo ce qu'elle pouvait bien faire
de ses bras quand elle en avait encore. Un beau dé-
lire le prenait. La grise prison où grelotte d'ennui la
déesse mutilée faisait place au chantier étincelant
20 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
d'où jaillil un jour ce pur miracle. Il ne voyait plus le
triste gardien ni les anglaises pâmées, mais le sculp-
teur lui-même au radieux moment du dernier coup
de ciseau. Ainsi de nous, penchés sur la feuille où
frémit encore la main de Pascal, nous croyons voir
« éclater » à notre esprit, la pensée de cet homme
incom.parable, et pour quelques minutes, hélas! trop
décevantes, défiant Tarmée ennemie des éditeurs et
des scoliastes, nous savourons l'orgueil de com-
prendre et d'aimer Pascal comme personne avant
nous ne l'a compris et ne l'a aimé.
IV
Après la photographie du manuscrit des Pensées,
qui nous donnera le portrait de Pascal ? Plusieurs y
ont travaillé, dans les derniers temps, avec plus de
conscience que de bonheur. A mon humble sens, ni
Vinet, ni Sainte-Beuve, infaillibles tous deux en la
matière, le premier quand il oublie Genève et le se-
cond quand il se rappelle Juilly, n'auraient approuvé
tel ouvrage contemporain que la faveur du public a,
pour un temps, consacré. Mais comment prouver,
sans mille détails fastidieux, qu'un portrait n'est pas
ressemblant? Le lecteur aimera mieux que je lui
présente le jeune écrivain à qui nous devons trois
beaux volumes sur Pascal et son temps, et avec qui
je me trouve tellement d'accord que je ne sais plus
du tout si c'est ma pensée ou la sienne queje vais ex-
pliquer dans les pages suivantes.
Avec un air de jeunesse et d'abandon qui force la
sympathie des plus moroses, j\I. Fortunat Strowski
LA COXVEIISIO.V DE PASCAL 21
est de ceux, toujours 1res rares, qui ue laissent pas
un sujet exactement au point où ils l'ont pris. On
gagne toujours à le lire, ses erreurs même sont lu-
mineuses et ses défauts tout aimables. Car il est
rempli de défauts. Et, par exemple, on n'est pas
moins docteur es lettres que M. Strowski, bien que
sa thèse sur saint François de Sales soit une des.
plus renouvelantes et des plus stimulantes que je
connaisse. Mais il ne prend jamais l'air de l'homme
qui va dire le dernier mot sur une question. Dans
l'espèce, il a trop voulu mériter l'éloge que Sainte-
Beuve faisait de Pascal, « admirable écrivain quand
il achève..., peut-être encore supérieur là où il fut
interrompu ». M. Strowski se défend, en effet, de
rien achever. Paresse, non pas, au contraire, tîèvre
de travail, curiosité toujours en quête d'une piste
neuve. Il court, il court, semant à pleines mains les
vues originales et les découvertes érudites, laissant
au lecteur patient le soin d'utiliser et d'organiser ces
richesses. Racine disait : ma tragédie est faite, il ne
me reste plus qu'à l'écrire, et M. Strowski : mon
livre est fait, à quoi bon l'écrire ? Non pas qu'il
n'écrive fort bien, lui qui toujours cause et jamais
ne pontifie. On s'attendait à trouver un professeur,
on trouve un homme, et tellement pressé, qu'impuis-
sant à le suivre, on se prend à regretter le profes-
seur. Il ne s'arrête pas, après chaque idée, pour l'ad-
mirer à loisir et nous laisser le temps de la com-
prendre. Il n'insiste pas, il ne nous tire pas par la
manche : voici, messieurs, le point critique... nous
avions vu... nous allons voir... prenez des notes...,
ce que je vais dire n'est pas dans le livre de M. Bou-
troux. Il est ainsi fait, aventureux, rapide et bril-
22 L INQUIÉTUDE RI:LIGIEUSE
lant ; avec un brin de vanité et un peu plus de pa-
tience, il toucherait à la perfection.
Suppléant donc à ce professeur en rupture de
chaire, je voudrais dégainer de ces livres drus et vi-
vants, une construction, un système extrêmement
simple, géométrique, scolastique même, système
que M. SLrowski ne formule point, que peut-être il
n'acceptera pas, mais qui, je crois, anime et soutient
tout son livre et qui, dans tous les cas, me paraît de
nature à préparer la solution du problème de Pascal.
Car il y a un problème de Pascal, pour nous, du
moins, catholiques. Au moment où notre attrait nous
pousse à parler de lui, comme nous ferions de saint
Augustin, de saint François de Sales, de Joseph de
Maistre, nous ne pouvons oublier qu'il a défendu de
tout son génie une erreur condamnée par TÉglise.
De là, chez nous, un malaise, une souffrance. Nous
nous trouvons, vis-à-vis de lui, dans une situation
fausse. Quand nous conversons avec lui, nous con-
venons, par une entente réciproque, d'éviter certains
sujets, de taire certains noms. Il nous appartient,,
puisque sa prière est catholique et nous nous age-
nouillons dans sa cellule pour réciter avec lui le
Mystère de Jésiis^ mais d'un autre côté, sa théologie
n'est pas la nôtre, nous croyons, contre lui, avec Ri-
chard Simon, que le jansénisme touche au calvi-
nisme, avec Malebranche que le grand Arnaud se
trompe sur la matière de la grâce, avec Fénelon que
la distinction du droit et du fait, si on l'acceptait ja-
mais, compromettrait l'autorité de l'Église. Voilà,
dans sa netteté brutale, la position du problème et
voilà, du morne coup, si je ne me trompe, la distinc-
tion qui nous permettra de le résoudre.
LA. CONVERSION DE PASCAL 23'
Il y a deux hommes chez Pascal : un Ihéologieii
janséniste qui, pris en lui-même et au style près, ne
nous intéresserait pas plus que les autres argumen-
tateurs du parti ' ; un chrétien fervent dont la vie
mystique s'entretient non pas dans la subtilité des
controverses, — et comment le ferait-elle ? — mais-
dans un commerce intime avec les réalités de la foi.
Or, à l'exception de quelques papiers que nul lien
logique ne rattache nécessairement au reste du
livre, les Pensées sont avant tout le journal de
cette vie mystique. Il reste donc qu'elles appar-
tiennent sans conteste à l'humble foule chrétienne
qui ne s'embarrasse pas des disputes sur la grâce, et
qui nourrit sa dévotion aux mêmes sources que Pas-
cal. « Lisez Platon, a dit Joseph de Maistre, vous
ferez à chaque pas une distinction bien frappante.
Toutes les fois qu'il est grec, il ennuie et souvent il
impatiente. 11 n'est grand, sublime, pénétrant que
lorsqu'il est théologien, c'est-à-dire lorsqu'il énonce
1. Entendons-nous bien sur ce mot de «janséniste ». Pour
la plupart des commentateurs modernes, jansénisme et
christianisme ne font qu'un. N'ayant apparemment jamais
■ ouvert le catéchisme romain, ils découvrent un beau matin
dans les livres de Jansénius ou d'Arnaud, la plupart de nos
dogmes essentiels, le péché originel, la rédemption, la
grâce, et ils s'imaginent ingénument qu'ils se trouvent en
présence du système janséniste. C'est ainsi que M. Bruns-
chwicg llaiie une hérésie dans cette pensée de Pascal :
« Pour faire d'un homme un saint, il faut bien que ce soit la
grâce et qui en doute ne sait ce que c'est que saint et
qu'homme », Pascal ne dit pas assez. Qui en doute ne sait
pas le premier mot du christianisme. Écoutez pourtant la
phrase solennelle de M. Brunschwicg sur cette pensée.
« Cette opposition, éôrit-il, entre l'humanité et la grâce est
la doctrine fondamentale du jansénisme. » Comme il lui
plaira, mais qu'il veuille bien nous apporter un seul moli-
niste qui soutienne le contraire.
24 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
des dogmes positifs et éternels, séparés de toute
chicane et qui portent si clairement le cachet orien-
tal que pour le méconnaître, il faut n'avoir jamais
entrevu l'Asie. » Changez quelques mots et vous au-
rez là, vivement exprimée, la distinction que je vou-
drais appliquer à Pascal. Celui-ci n'est grand, su-
blime, pénétrant que lorsqu'il n'est pas théologien
janséniste, que lorsqu'il énonce des dogmes positifs
et éternels, séparés de toute chicane. Les Pensées
portent si clairement le cachet de la dévotion tradi-
tionnelle que, pour le méconnaître, il faut n'avoir
jamais entrevu le mysticisme chrétien.
Cette distinction, qui pourrait paraître imaginée
pour les besoins d'une thèse, il se trouve, par bon-
heur, que l'histoire même de Pascal nous l'impose.
Tout le monde sait, en effet, que ce grand homme
s'est converti deux fois, à Rouen d'abord, en 1646,
puis à Paris, en i654. Or, rien n'éclaire mieux le
développement intellectuel, religieux , littéraire
même de Pascal, que le contraste que présentent ces
deux événements de sa vie. Car il y a un abîme entre
les deux, et, n'était la pauvreté de notre dictionnaire
spirituel, nous ne devrions pas les appeler du même
nom. La conversion de Rouen l'a métamorphosé en
théologien janséniste, celle de Paris a fait de lui un
chrétien. Dans la première, ce jeune savant s'initie
aux subtilités de la controverse dogmatique, dans la
seconde aux douceurs de la piété. Il ne fait ici que
changer de géométrie ; là, au contraire, nous le
voyons s'engager enfin dans la voie royale des enfants
de Dieu, vers le Christ entrevu qui l'appelle.
J'exagère un peu, mais si peu ! A la vérité, le théo-
logien janséniste en soi est un être de raison qui fort
LA CONVERSION DE PASCAL 25
heureusemenl n'exista jamais. Dès Rouen, Pascal a
taché de vivre sa théologie. La métamorphose n'a
pas été exclusivement intellectuelle et elle a sûre-
ment motlifié les habitudes religieuses du converti.
Je n'oublie pas non plus la date des Provinciales.
Après comme avant le Mémorial, Pascal est resté
un raisonneur. Pieux et pénitent, il a néanmoins
gardé ses habitudes d'esprit, comme Huysmans ses
manies littéraires. On ne met pas en question de
telles évidences. On soutient simplement cpie la pre-
mière conversion fut, avant tout, intellectuelle et
batailleuse, la seconde toute mystique. On soutient
encore que la seconde seule nous révèle le meilleur,
le vrai Pascal.
Tout ceci paraîtrait le plus banal des lieux com-
muns si la méthode n'était pas encore chez nous
toute fraîche d'étudier les écrivains religieux du
point de vue de la religion. Rappelez-vous le beau
mépris de quatre générations de savants pour la
petite page de Pascal, VAmiileile, le Mémorial que
tous, aujourd'hui, croyants ou non, abordent avec
une émotion respectueuse. Ces gens-là étaient de
force à négliger les Confessions dans l'étude de saint
Augustin et on les aurait fortement scandalisés si on
leur avait dit que pour comprendre les Pensées, il
faut avoir médité l'Évangile et la Vie des saints. On
commence à revenir d'une méthode aussi appauvris-
sante que décevante. Si le chapitre que jM. Strowski
a consacré à la première conversion a tant de mérite,
c'est tout simplement que l'auteur a demandé, non
plus aux psychiatres, mais aux auteurs spirituels de
le renseigner sur la psychologie de la conversion.
Tous lui ont dit d'une même voix que dans ce drame
26 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
mystérieux la raison raisonnante n'était ni le seul
ni le principal acteur. Assurément, il n'est pas de
vraie conversion sans une illumination de l'esprit,
mais soit qu'il s'agisse de venir ou de revenir à Dieu,
comprendre et raisonner ne suffisent pas. Or il pa-
raît bien que dans cette première étape de son odys-
sée religieuse, l'intelligence de Pascal ait plus agi
que son cœur. Les deux pieux médecins qui tout en
soignant la jambe d'Etienne Pascal, prêchaient à
toute la maison la « céleste doctrine de la grâce »,
avaient, du moins en ce qui concerne Biaise, de-
vancé l'heure de Dieu, On propo.sa au jeune homme
un corps de doctrine, saint Augustin jansénisé, et,
dans le premier émerveillement d'une révélation qui
charmait tout ensemble en lui le géomètre et l'artiste,
Pascal se réveilla théologien. Ed'anchio. « La con-
version de Pascal, écrit excellemment M. Strowski,
c'est l'adhésion de l'esprit à une conception de
l'homme, conception prise, croit-il, à la fois au bon
sens et à saint Augustin, c'est-à-dire à Jansénius et
qui vient à Pascal peut-être des sciences » ; ami des
jésuites, Molina ne l'eût pas moins transporté,
comme Isaïe La Fontaine, si celui-ci n'était pas tombé
sur Baruch. En tout cas, l'aventure n'a rien de rare.
J'ai connu un savant incrédule que la Somme théolo-
gique avait pareillement ébloui. Il est sur — quoi
qu'en ait dit, par distraction, le mathématicien qui
a remplacé Suliy-Prudhomme à l'Académie — il est
sûr que Pascal ne fut jamais « torturé parle doute ».
La métaphysique janséniste se présentait à lui, du
moins à cet instant, comme solidement liée à la foi
chrétienne et, d'ailleurs, on ne songe pas à nier
qu'une certaine ferveur religieuse ait accompagné
LA CONVERSION DE PASCAL 27
cette conversion intellectuelle à une théologie parti-
culière. Il voulut, il crut peut-être se convertir au
vrai sens du mot. Désir de désir, eilbrt manqué^
velléités languissantes ; après sa rencontre avec la
théologie de VAagiisiiniis, il se trouva bientôt
plus impuissant et plus lâche que jamais. Quand
il s'aperçut, dit encore M. Strowski, « que Port-
Royal no demandait pas seulement de belles pensées-
et de chaleureuses homélies, qu'il exigeait des sacri-
fices effectifs », il tâcha d'oublier dans « la vanité et
les amusements du monde », ce besoin de Dieu
qu'un noviciat théologique de quelques mois avait
sans doute remué chez lui, mais sans lui donner le
moyen de l'assouvir.
Pour se convaincre de la justesse de ces analyses^
il suffit de relire la lettre de Pascal sur la mort de
son père, lettre ou plutôt discours cruel, thème
d'imitation, sec, didactique et glacé, rédigé sur les
bons modèles par un élève janséniste de première
année. C'est bien là le Pascal de la première con-
version, ce n'est point le nôtre. L'aventure de Pascal
avec le frère Saint- Ange est encore de cette période
intellectualiste, et celle-ci non plus n'a rien d'at-
trayant. On sait l'histoire. Un ancien capucin, le frère
Saint-Ange, de son vrai nom, Jacques For ton, faisait
alors en Normandie des sortes de conférences apo-
logétiques, se proposant de réconcilier la raison
(*t la foi. On n'a pas démontré, loin de là, que ce
bizarre et profond esprit fut un novateur bien
dangereux, mais les amis de Pascal, et Pascal
lui-même, le tenaient pour tel et trouvaient insup-
portable que Saint-Ange fût nommé à une cure pos-
tulée et déjà presque obtenue par lui. Ils le dénon-
28 L INOLIETUDE RELIGIEUSE
çaient sans trêve à Farchevèque de Rouen comme
coupable d'avoir enseigné des monstres d'erreurs.
Pour mieux asseoir leur réquisitoire, l'idée leur vint
d'aller interroger à domicile ce théologien suspect.
En vérité, de quoi se mêlaient-ils, et que dirait au-
jourd'hui un prédicateur de Notre-Dame si trois
journalistes venaient l'examiner sur l'intégrité de sa
foi ? Saint-Ange, à mon sens, n'eut qu'un tort. Il
aurait dû fermer sa porte aux trois enquêteurs et les
renvoyer à leurs affaires. Mais c'était un homme d'es-
prit ou peut-être un naïf. L'aventure, je crois,
l'amusa. « Des nouveautés, moi, mais bien entendu.
Encore votre police ne a'ous a-t-elle rapporté que du
fretin. Voici du plus nouveau et qui vous fera
blêmir. » Je force un peu. mais qui ne sait le
malin plaisir qu'on éprouve en pareil cas à éton-
ner le calomniateur en se donnant pour pire qu'on
nest. Tout me fait croire, en effet, que Saint-Ange
ne prit pas au sérieux le jeune tribunal. Peut-être
aussi voulut-il les instruire et donna-t-il naïvement
dans le panneau, comme fera bientôt le casuiste
des Provinciales. Quoi qu'il en soit, nos jeunes gens
le décrétèrent d'hérésie. L'archevêque, effrayé par
leurs sommations tapageuses, souscrivit à la sentence
de ces laïques, et le pacifique Saint-Ange anathéma-
tisa une longue liste d'erreurs qu'il n'avait sans doute
jamais soutenues.
Voilà donc bien sur le front de Pascal le stigmate
des conversions purement intellectuelles. Ce n'est
assurément pas la grâce qui a métamorphosé cet
apprenti théologien en inquisiteur. Au lendemain de
sa seconde conversion, il donnera son bien aux
pauvres, renoncera aux plaisirs et pèlerinera d'église
LA CONVERSION DE PASCAL 29
en église. Au lendemain de la première il s'acharne
à tourmenter et à confondre ceux qui ne pensent pas
comme lui. Retournant le beau mot de Vlmilalion,
il se contente de définir la dévotion et il se passe
presque de la sentir.
Si je ne craignais de m'égarer de mon sujet, j'ai-
merais ici à suivre la carrière théologique de Pascal.
Le livre très précieux de ÎM. Jovy nous fournit svu'
ce point et sur tant d'autres des documents de pre-
mier ordre. M. Jovy a pleinement réfuté le paradoxe
fantaisiste de Sainte-Beuve qui se plaisait à saluer
dans les jansénistes les premiers ennemis de la sco-
laslique. Cela est vrai peut-être de Jansénius lui-
même, théologien positif plus que philosophe^ mais
le grand Arnaud est un scolastique pur et simple, et
tous les travaux de Biaise Pascal, son élève, édités
par M. Jovy, n'ont rien sauf, bien entendu, le style,
qui le distingue des sorboniqiies du temps. Il suffit
d'ailleurs de parcourir ces divers mémoires pour se
convaincre que nous n'avons pas forcé la note en
faisant de Pascal un simple apprenti en ces matières.
On a beau se récrier contre l'orgueil doctoral du
P. Thomassin frappé, dans une rencontre célèbre, par
l'ignorance théologiquede l'auteur des Provinciales.
La théologie est une science et qui ne s'improvise
pas. Fiant theologi. Qu'avons-nous besoin d'autre
preuve? D'une des petites lettres à l'autre, Pascal
manifestement se contredit. Le secrétaire de Port-
Royal s'accommode, comme ille peut, aux variations
des maîtres. C'est donc que loin d'être un maître
lui-même, il jure encore sur la parole d'autrui. Or
notez que rien n'est moins pascalien que ce travers.
Dans les matières qu'il connaît à fond et de première
30 L INQUIETUDE nELIGIEUSE
main, il se montre infiniment plus exigeant et plus
timide. Comme il se hâte peu de conclure, comme il
sait attendre l'expérience décisive ! Singulièrement
plus ouvert, plus indépendant et plus droit qu'Arnaud
s'il avait eu le temps de poursuivre son enquête sur
Jansénius, qui peut nous dire où Pascal se fût arrêté?
La préface du Traité du vide ne me paraît pas d'un
homme qui sacrifiera éternellement Fautorité pré-
sente et vivante de l'Eglise — « c'est nous qui
sommes les anciens » — à l'autorité d'un évêque fla-
mand et d'un docteur entêté. Malade, impuissant,
voici déjà qu'il critique et juge son maître. M. Jovy
nous a donné les procès-verbaux de cette crise dont
la mort de Pascal a empêché le dénouement. Je ne
voudrais pas trop presser des indices encore bien
vagues, mais je crois deviner avec M. Jovy que Pascal
à mesure qu'il se détache d'Arnaud, monte à des
vues plus sereines et plus hautes, écoute plus atten-
tivement ses adversaires, entrevoit qu'on l'a peut-
être mal renseigné sur le fond même du débat. Rap-
pelez-vous la très peureuse mais très scientifique
évolution de Nicole, ses efforts subtils pour revenir
à l'orthodoxie. Ah ! que Pascal na-t-il vécu, étudié,
disputé vingt ans de plus ! Conduite à un plein épa-
nouissement, sa première conversion aurait fait
peut-être de lui le moderne théologien de la grâce.
Que n'a-t-il eu le temps de dégager et d'organiser la
métaphysique latente qui anime ses Pensées !
V
Mais de telles conjectures nous maintiennent dans
l'ordre de la science ; hatons-nous de revenir à
LA CONVERSION DE PASCAL 31
l'ordre de la charité, de la dévotion. Dévotion, piété,
il nous faut répéter à satiété ces mots que la plupart
des pascalisants ignorent et qui disent néanmoins le
tout de Pascal. C'est tellement simple. Au moment
où nous l'avons laissé, que lui manque-t-il donc pour
se convertir" Il croit fermement à la vérité du chris-
tianisme. Il a entrevu, il a désiré la sainteté. Il est
mûr pour elle, et, cependant, il tarde encore. Saint
Augustin, en une pareille circonstance, nous savons
ce qui l'arrête. Retinebant nugse nugarum. Il écoute,
il aime encore les fantômes délicieux qui l'appellent,
qui le grondent : pourquoi veux-tu nous quitter ?
Pascal, au contraire. Rien de créé ne vaut plus pour
lui « une heure de peine ». De quelque façon qu'il
faille entendre ces « horribles attaches » dont il con-
fesse avoir été l'esclave, maintenant, du moins, « les
folies et les amusements du monde » ne provoquent
chez lui qu'une « aversion extrême ». Mais Dieu n'a
pas encore pris dans ce cœur la place que la créature
a laissée vide. Il est désorienté comme un voyageur
récemment débarqué dans une contrée où tout lui
paraît hostile. La terre lui est étrangère et le ciel lui
reste fermé. C'est la même détresse qui a retardé la
conversion définitive de plusieurs, après comme
avant Pascal ; ruiné la conversion de tant d'autres
qui, plus impatients, plus vite découragés, sont re-
venus en arrière. Citons encore Jacqueline. « Vers la
fin de septembre dernier (i654), il vint me voir, et,
à cette visite, il s'ouvrit à moi d'une manière qui me
fit pitié, en m'avouant qu'au milieu de ses occupa-
tions qui étaient grandes et parmi toutes les choses
qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde
et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché
32 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela,
qu'il se trouvait détaché de toutes choses ; mais que,
d'ailleurs, il était dans un si grand abandonnement
du côté de Dieu, qu'il ne sentait aucun attrait de ce
côté-là; qu'il s'y portait néanmoins de tout son pou-
voir, mais qu'il sentait bien que c'était plus sa raison
et son esprit qui l'excitait à ce (\\x'\\connaissait le meil-
leur, que non pas le mouvement de l'esprit de Dieu. »
Mesurons le chemin parcouru depuis Rouen. L'in-
telligence de Pascal triomphait tantôt, et de quel
ton! Elle tenait la clef du mystère de la grâce et
prétendait réduire tout coniradicteur à l'acceptation
du système de Jansénius. Aujourd'hui, elle s'agite
bien encore, mais les objets qui l'occupent n'ont plus
de quoi nourrir l'orgueil de l'esprit. Il n'est pas be-
soin d'être théologien pour saisir la facile vérité que
l'enfant trouve à la première page du catéchisme :
Dieu m'a créé pour le servir et l'aimer. On savait
cela longtemps avant la publication de VAugiistinus.
Encore n'est-ce pas assez. Cette faculté, jadis impé-
rieuse et si contente d'elle-même, aujourd hui elle
s'humilie. Elle sent que « connaître le meilleur »,
c'est être encore à une distance infinie de ce véri-
table amour qui seul importe et que la seule appli-
cation de l'esprit ne procure jamais à personne. Le
théologien, le controversiste, à cette heure, que ne
donnerait-il pas pour obtenir, en échange, un « mou-
vement » de charité. Il l'a dit, en propres termes, à
Jacqueline. II voudrait sentir Dieu et il ne le peut
pas. Pour que rien ne manque à sa présente angoisse,
il se souvient que cette dévotion sensible ne lui fut
pas toujours refusée. La lecture de Saint-Cyran lui
en avait peut-être fait connaître une sorte d'avant-
LA CONVERSION DE PASCAL 33
goût. Mais la joie de la découverte scientifique et
l'orgueil des disputes d'école avaient étouffé rolte
grâce d'union paisible et douce avec cf^lui dont la
philosophie est à la portée des plus ignorants. Dieu
frappait à la porte de son coeur, l'invitant au sacri-
fice. Seul avait répondu le vain fracas des facultés
raisonnantes, et Dieu s'était retiré. Ah ! dit Pascal à
JacqueHne, si j'avais « les mêmes sentiments de
Dieu qu'autrefois » I
Les visites du frère à la sœur, « si fréquentes et si
longues », nous dit celle-ci, pour nous qui les sen-
tons tous deux si proches de nous, n'est-ce pas
quelque chose d'aussi touchant que le fameux entre-
tien d'Augustin et de Monique à la fenêtre d'Ostie?
Jacqueline savait à quoi s'en tenir sur la première
conversion de son frère. Elle s'était bercée de si peu
d'illusions à cet égard que l'annonce de la seconde,
de l'unique conversion ne lui causa pas moins de
surprise que de joie. « Je conçus, nous dit-elle, des
espérances que je n'avais jamais eues. » Sérieuse,
calme, discrète et presque silencieuse, habituée
qu'elle est au maniement des âmes, elle se contente
de « suivre » celle-ci, de l'encourager aux aveux sau-
veurs, mais « sans user d'aucune sorte de persua-
sion ». Ce n'est pas elle qui le convertira. Il est venu
à elle, dans la désolation et les ténèbres d'un cré-
puscule d'hiver. Elle attend, elle devine, elle voit
déjà les feux de l'aurore. « Je le voyais peu à peu
croître de telle sorte que je ne le connaissais plus. »
Croître, qu'est-ce à dire, en science, en théologie, en
jansénisme ? Oh ! que non, mais « particulièrement
en l'humilité, en la soumission, en la défiance et au
mépris de soi-même, et au désir d'être anéanti dans
II 3
34 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
l'estime et la mémoire des hommes. » A cette lettre^
dont la sérénité confiante me touche plus que les
plus ardentes pages des Confessions, il ne manque
vraiment qu'un seul mot. Lui a-t-il dit à elle, ce qui
s'était passé dans la nuit triomphante du 28 novembre?
Je serais porté à croire que non. Le dix-septième
siècle n'aimait pas à divulguer, même aux plus in"
times, de tels secrets. Jacqueline aura vu, et avec
quelle joie tranquille, un reflet de la divine visite sur
le front, dans les yeux, dans la voix rassérénée de
son frère. Elle n'aura pas lu, sans doute, le mémorial
de cette visite, le u petit parchemin « que, « peu de
jours après la mort de M. Pascal ». on trouva cousu
« dans la doublure du pourpoint de cet illustre dé-
funt », la page brûlante qui n'a paru que folie à la
sottise du dix-huitième siècle, et que tous aujour-
d'hui, chrétiens ou non, s'accordent à regarder, avec
un respect infini, comme la préface même des Pen-
sées.
VI
Le parchemin est perdu, mais il n'était que la co-
pie d'un brouillon que nous avons encore et que tous
voudront relire en tête de l'édition phototypique.
Pascal avait d'abord mis ces quelques mots, au-
dessous d'une croix rayonnante :
L'an de grâce d654
lundi, 28 novembre, jour de saint Clément, pape
et martyr et autres au martyrologe,
veille de saint Chrysogone, martyr et autres
depuis environ dix heures et demie du soir jusques
environ minuit et demi,
feu.
LA CONVERSION DE PASCAL 35
Que le même homme qui a écrit les Provinciales
et la préface du Traité du vide, ait aussi écrit ces
quelques lignes et celles qui suivent, c'est le miracle
de notre littérature française, comme Jeanne d'Arc
le miracle de notre histoire. Dieu a passé là. Qu'il
daigne nous mettre lui-même dans les sentiments de
crainte et de tendresse pieuse sans lesquels il n'est
pas permis de franchir le seuil du mystère.
« Feu » que s'est-il passé au juste, quelle grâce
extraordinaire a-t-elle accompagné la grâce fonda-
mentale de la conversion? Pascal a-t-il vu, de ses-
yeux de chair, un globe enflammé, un buisson ar-
dent, nous n'en savons rien. Sainte-Beuve estime
qu'il n'y a pas eu vision proprement dite. « Pascal,,
écrit-il, n'a jamais parlé de cette vision, ce qui la
rend deux fois douteuse. » Mauvaise raison et deux
fois mauvaise. M. Singlin était homme à garder le
secret de son pénitent ; Pascal, hom.me à ne parler
à son confesseur que de ses propres misères. Mais,
en somme, il importe peu. Sachons au moins ce
qu'un simple chrétien peut et doit savoir de ce « feu ».
Encore une fois, rien ne serait plus simple si phi-
losophes et savants ne s'étaient mêlés de nous expli-
quer cette page où il est dit pourtant avec assez de
netteté que le Dieu de Pascal n'est pas celui des
« philosophes et des savants ». Le seul feu qu'ils
connaissent est la sèche flamme qui jaillit du choc
de deux prémisses ou des soudaines intuitions de
l'intelligence. Si rare et splendide qu'on la suppose,
ce n'est assurément pas une illumination de ce genre
que Pascal aurait regardée comme la date la plus
auguste de sa vie. Non, il n'a rien appris de nouveau
dans cette nuit fameuse. Apprendre, il s'agissait
3f) L INQUIETUDE RELIGIEUSE
bien de cela! Sauf le mol de « cerliUide », je vous
défie bien de trouver dans le parchemin une seule
expression qui sente son géomètre, ni même son
théologien. Tout ce qui est écrit là, un enfant aurait
pu l'écrire, un de ces « petits >> auxquels est promise
la révélation du royaume de Dieu. On raisonne tou-
jours comme si Pascal, hésitant sur la vérité de la
religion, avait écrit les Pensées en vue de se con-
vaincre lui-même. On reconnaît bien en principe
que la légende du Pascal sceptique est absurde et
néanmoins, dès qu'on vient au détail, on construit,
on analyse comme si l'extase du 21 novembre avait
mis tin aux angoisses d'un Scherer ou dun JoufTroy.
Hier encore M. Boulroux faisait intervenir le pari
au nombre des antécédents logiques de cette extase.
Quand donc se décidera-t-on à ne plus moderniser
Pascal et à voir en lui le frère de Jacqueline? Si l'on
tient à la comparaison que je rappelais tout à l'heure,
Scherer, Joutîroyet les autres, que du moins on en
renverse les termes, et qu'on découvre, au fond du
prétendu scepticisme contemporain, la seule an-
goisse dont Pascal ait vraiment souffert, le besoin
de sentir Dieu.
Dieu, le « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob »,
le vieillard encadré dans un triangle, tel qu'il l'a vu
sur les vignettes de sa Bible, Pascal ne doute pas,
ne cherche pas à se démontrer qu'il existe, mais il
se désole de ne pouvoir le posséder. « C'est une
chose si visible qu il faut aimer un seul Dieu, qu'il
ne faut pas de miracles pour le prouver », Pascal l'a
dit, mais il a dit aussi « qu'il y a loin de la connais-
sance de Dieu à l'aimer » ! On voit la diflerence,
l'abîme entre ces deux étapes de la conversion. Pas-
L\ CONVERSION DE PASCAL 37
cal a compris, et do très bonne heure, non seulement
qu'il faut aimer un seul Dieu, mais encore que lui,
Pascal, n'aura de bonheur qu'à ce prix. Son noviciat
Ihéologique en fixant son esprit sur les choses de la
foi lui a certainement rendu cet amour plus désirable
mais ne lui a pas donné le moyen de changer d'ordre,
de trouver Dieu. Alors, il s'est diverti du mieux qu'il
a pu, mais sans arriver à s'étourdir. Malheureux au
point d'avouer cette souffrance, il multiplie ses vi-
sites à Jacqueline, il s'attarde, avide et navré, dans
la société de ceux qui tiennent ce qu'il cherche en-
core. Période obscure dans laquelle il va pénible-
ment de connaître Dieu à l'aimer. Il saura plus tard
que le premier pas dans cette recherche est déjà un
acte damour. Il ne le sait pas encore, car il y a loin
aussi d'aimer Dieu, à sentir qu'on l'aime et cette
grâce sensible, le pain des enfants, il faut que les
géomètres superbes apprennent par une longue dé-
tresse qu'aucun raisonnement ne l'achète. « Détaché
de toutes choses^ », j'en reviens toujours à cette page
de Jacqueline qui renverse en quelques mots les
laborieux échafaudages de tant de pascalisants,
Pascal « était dans un si grand abandonnement du
côté de Dieu qu'iL ne sentait aucun attrait de ce
côté-là ». S'il avait les mêmes sentiments de Dieu
qu'autrefois »: maintenant qu'il connaît le prix d'une
pareille grâce et qu il ne risquerait plus de lui faire
un mauvais accueil, Pascal se croirait « en état de
1. J'aurais pu me réclameraussi de l'écrit « sur la conver-
sion du pécheur » et notamment de cette phrase : « Mais elle
(l'àme,) trouve encore plus d'amertume dans les exercices
de piété que dans les vanités du monde. » Mais cet écrit
n'est pas d'une authenticité absolue et, d'ailleurs, nous
n'avons pas besoin d'un surcroît de preuves.
38 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
loiit entreprendre », de devenir saint. Vienne cet
attrait, s'allume ce feu et la crise sera finie.
Dans la nuit du 21 novembre, pendant deux heures
inelfables, ce feu, si longtemps attendu, a pénétré le
cœur et les os du nouveau converti. « Certitude !
certitude ! » non pas que Dieu est, mais que je l'aime.
« Sentiment. Joie. Paix. Joie. Joie. Pleurs de joie...
Deum meum et Deiim vestrum. » La surprise, la dé-
couverte, la joie, le feu, tout cela vient de ce petit
mot, de ce vestrum. A partir de cette minute,; Dieu
n'est plus pour lui le Dieu des démonstrations philo-
sophiques, abstrait, lointain, inaccessible, le Dieu
conclusion, le Dieu insensible au cœur. Le cœur et
l'âme de Pascal exultent dans la possession du Dieu
vivant.
Et ne craignez pas qu'en ramenant tout ici aux
joies de la dévotion enfin trouvée, j'enlève à cette
pieuse expérience sa richesse dogmatique. Si nous
avons interdit aux facultés raisonnantes l'accès de
la cellule de Pascal, nous l'avons laissé grande ou-
verte à la pensée. C'est bien un roseau pensant que
nous avons vu frémir au souffle de la grâce. Ose-
rai-je dire que ce feu, cette joie, ces pleurs sont
chargés de dogme. Pascal vient de réaliser avec
toute son âme le dogme de l'Incarnation. A la lumière
des raisons du cœur, il a saisi la vérité fondamentale
du christianisme, Dieu et le monde. Dieu et lui,
Pascal, se rapprochant, se réconciliant dans le Christ.
L'Incarnation, n'est-ce pas en effet le moyen mira-
culeux par lequel il a plu à Dieu de se rendre « sen-
sible au cœur », de devenir nôtre, Deum vestrum.,
d'une façon plus intime encore et plus pleine qu'il
n'avait été le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
LA CONVERSION DE PASCAL 39
Si vous prenez ce terme au sens pascalien, le Mémo-
rial n'est pas autre chose que le récit des deux heures
lumineuses où « Jésus-Christ, Jésus-Christ » a
« éclaté » aux yeux, au cœur et à l'esprit de Pascal.
Cette conversion de Pascal, conversion à la vie
dévote et non pas à la foi chrétienne, cette révéla-
tion soudaine et sensible du Verbe incarné, ce repos
trouvé en Dieu après la fatigue et le dégoût laissés
par toutes les autres tentatives, nous les retrouvons
à chaque page de la Vie des Saints. Pour nous, qui
ne sommes ni philosophes ni savants, le Mémorial
ne présente rien de plus imprévu que le récit de cette
autre nuit, où sainte Gertrude vit soudain tomber
« la haie » à travers laquelle il lui semblait impos-
sible d'atteindre le Christ. Je pourrais rappeler cent
autres exemples exactement semblables, mais il
vaut mieux montrer comment cette conversion, telle
que nous l'avons vue se développer, s'accorde mer-
veilleusement au rythme prescrit par un des livres
classiques de la dévotion chrétienne. Pascal vivant
eût médiocrement goûté le rapprochement que je
vais faire : croit-on qu'il eût goûté davantage les
commentaires des incroyants sur le Mystère de Jé-
sus ?
Je veux parler du petit livre de saint Ignace de
Loyola. Si, comme je le crois, la meilleure façon
d'éditer les Pensées serait d'en faire un manuel de
méditations pieuses, rien ne serait plus aisé que de
rapporter les divers fragments de ce livre au plan
des Exercices spirituels. Avant de nous livrer le
Ml/stère du Christ, Ignace nous impose une série de
méditations purifiantes et mortifiantes sur la mort,
le péché, les fins dernières, la misère de l'homme.
40 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
le néant de tout ce qui n'est pas Dieu. Pascal a suivi
cette « première semaine », auprès de Jacqueline,
dans le parloir de Port-Royal. Alors est venue l'illu-
mination de la nuit fameuse « Jésus-Christ ! Jésus-
Christ» ! C'est exactement la Contemplation du règne
qui ouvre la « seconde semaine » et qui est, de l'aveu
de tous, Ifi point central, le cœur même des Exer-
cices. Jésus-Christ, roi speciosus et amahilis, dit saint
Ig-nace. « Dieu dont on s'approche sans orgueil et
sous lequel on s'abaisse sans désespoir », Dieu « écla-
tant dans son règne de sainteté », écrira bientôt
Pascal. Le Mystère de Jésus remplirait la « troisième
semaine ». Bref, on n'imagine pas à quel point, en-
semble et détail, les Pensées ressemblent à un ardent
commentaire des Exercices. Mais, en vérité, qui
pourrait s'en étonner, les deux livres n'étant autre
chose qu'une paraphrase et une synthèse de l'Evan-
gile.
Je serais infini si je voulais montrer un à un les
anneaux de l'invincible chaîne qui relie Pascal au
mysticisme latin. Pour nous, catholiques, ni les
Pensées, ni la vie intérieure de leur auteur n'ont rien
qui ne s'adapte sans effort aux habitudes essentielles
de notre prière. Mais tout cela est trop évident et le
lecteur le plus novice en ces matières voit mainte-
nant ce qu'il faut penser de l'extraordinaire fantaisie
qui termine un des chapitres de M. Brunschwicg.
Passe encore de sémitiser notre Pascal, de faire de
lui, comme a voulu ce docte professeur, le dernier
prophète d'Israël. Le Nouveau Testament se liant à
l'Ancien, comme la fleur à la tige, s'il ne faut pour
être sémite, qu'avoir beaucoup médité les prophètes,
je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'on annexe, en
LA CONVERSION DE PASCAL 41
la personne de Pascal et de Bossuet, l'Auvergne et
la Bourgogne aux douze tribus. Mais nos concessions
n'iront pas plus loin et nous n'admettrons jamais
que Pascal ait été le sublime isolé qu'a rêvé M. Bruns-
chwicg.
« Pour avoir porté trop haut l'exigence de Dieu,
— écrit celui-ci, mais, de grâce, en quoi plus haut
que saint Augustin et que l'Évangile? — Pascal
demeure sans postérité philosophique, sans postérité
religieuse. L'hommage que nous lui devons n'est pas
de transformer en émule ou en disciple quiconque
n'a pas été indifférent ou étranger à Fascendanl de
son génie, c'est d'oser le suivre sur le rocher soli-
taire qui est un des sommets spii'ituels de l'huma-
nité. »
Le rocher de Pascal est vaste comme la moitié du
monde. Vous y trouverez, à côté de lui, l'innom-
brable multitude qui défile dans la céleste vision de
VApocali/psc, tous ceux que les biens créés n'ont pu
satisfaire, qui ont cherché Dieu et qui l'ont trouvé
dans le Christ. Pascal est à nous par sa foi, par sa
prière et par ses misères, car nul ne fut plus simple-
ment homme que ce chrétien. Raisonneurs, dispu-
teurs, impatients du mystère, aiLX heures mauvaises
où l'on abandonne, comme Pascal, la source d'eau
vive, qui de nous n'a pas, comme lui, négligé le de-
voir d'une « renonciation totale et douce >> , préféré
aux « raisons du cœur » la géométrie, oublié que
Dieu « ne se trouve » et « ne se conserve » que « par
les voies enseignées dans l'Évangile ». Avec Pascal,
nous avons fait souvent le triste chemin qui laisse
Jérusalem pour aller à Emmaiis, cherchant en vain
à renouer la chaîne rompue de nos mesquines con-
42 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
joclures, vides de l'horame el plus vides de Dieu,
demandant, non plus à la grâce, mais à notre « propre
esprit », démettre un terme à ce cruel « abandonne-
ment », Le Christ était là, pourtant, marchant près
de nous, et nous discutions encore ; merveilleuse
histoire qui a été celle de Pascal, qui est la nôtre,
crise de notre vie intérieure, épreuve décisive dans
laquelle tant de nous furent illuminés par le souve-
nir de Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne
m'avais pas trouvé.»
Voilà pourquoi nous courons en foule à ce rocher
solitaire où nous nous retrouvons, avec Pascal, dans
la communion des saints. Né douze siècles plus tôt,
le frère de Jacqueline serait aujourd'hui ou un doc-
leur de lÉglise ou un Père du désert. Sans le livre
de Jansénius, nous le verrions peut-être aujourd'hui,
sur les autels, entre saint François de Sales et saint
Vincent de Paul. Il s'est trompé sur le dogme et
sur la morale. Il a manqué de charité dans une cir-
constance mémorable où il a rais, au service d'un J
parti, tous les trésors de son éloquence, toutes les ]
ironies de l'orgueil humain. Il a contristé l'Église f
et réjoui les incrédules, et je crois l'entendre lui-
même qui me presse de faire, aussi large que pos-
sible, la part de ses erreurs et de ses misères. Nous
l'aimons, pourtant, nous le vénérons, parce qu'il a
écrit, parce qu'il a vécu le Mystère de Jésus. J'allais
dire que nous le prions aussi. Libre à chacun de se
choisir un héros spirituel de prédilection dans la
pléiade de ces demi-saints que notre culte canonise :
Fénelon, Bossuet, Malebranche, Newman ; nous
sommes nombreux, on France, à cette heure, qui
mettons au-dessus de tous ces noms lenom-de Pascal.
PREMIERE PARTIE
LE SILENCE DE DIEU
LE SILENCE DE DIEU
On n'aborde jamais la discussion du problème religieux
comme celle d'une question de géométrie, ou si l'on aime
mieux, l'étude purement scientifique de ce problème n'a
rien de proprement religieux. Dans une aventure de ce
genre, toute Tàme est engagée. Je voudrais toucher ici à un
des aspects les moins connus de ce lieu commun, rechercher
quel peut être le rôle du sentiment religieux dans les crises
qui aboutissent à la perte de la foi. J'ai cru voir à ce propos
que les déceptions religieuses de Lamennais expliquent en
partie sa révolte. Après avoir attendu avec une impatience
douloureuse le « feu », la « joie », les « pleurs de joie », il
n'a pas eu sa nuit de Pascal. Préparé par une éducation
imprudente à lier à une grâce de ferveur sensible la vérité
même de la foi, il a souflert plus que personne du silence
de Dieu. Des mennaisiens de marque se sont ralliés, je crois,
à mon hypothèse. Encore une fois, elle n'explique pas tout,
mais elle ne semble pas négligeable et j'ai tâché de la mettre
en lumière.
La crise que nous présente l'histoire intime de G. Eliot
est infiniment moins pathétique. L'auteur d'Adam Bede
46 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
m'a paru s'accommoder plus aisément du silence de Dieu. Le
lecteur opposera de lui-même ces deux âmes si différentes
et trouvera, sans doute, plus troublante la sérénité de l'une
que la détresse de l'autre.
LA DÉTRESSE DE LAMENNAIS^
Tout n'a pas été dit sur Lamennais, — ni sur
personne, — et on ne vient pas trop tard pour par-
ler de lui. Il semble même, par moments, que tout
reste encore à dire sur un sujet que nos pères
croyaient avoir épuisé. Depuis 1892, date du livre du
R. P. Roussel : Lamennais d'après des documents
inédits, la littérature mennaisienne est entrée dans
une phase de renouveau, ou, pour mieux dire, de
transformation. Les documents les plus imprévus
sortent des archives ; les études particulières et les
travaux d'approche se multiplient. L'heure des tâ-
1. Abbé Charles Boutard, Lamennais, sa vie et ses doc-
trines. T. I", la Renaissance de l'ultramontanisme (1782-1828).
T. II, le Catholicisme libéral (1828-1834) (Perrin).
Anatole Feugère, Lamennais avant /' « Essai sur l'indif-
férence », d'après des documents inédits (Bloud).
Christian Maréchal, /a Clef de volupté {Lamennais et Sainte-
Beuve) (Savaète); Lamennais et Victor Hugo (Savaète); Essai
d'un système de philosopfiie catholique, par F. de la Mennais,
ouvrage inédit, recueilli et publié d'après les manuscrits (Bloud) ;
Lamennais et Lamartine (Bloud) ; Un correspondant inconnu
de Lamennais (Colin). Lamennais et Lamartine (Bloud).
48 I- INQUIETUDE RELIGIEUSE
tonnements, des contre-sens, des injustices inévi-
tables est passée. L'homme et l'œuvre paraissent
désormais assez loin de nous pour que l'on puisse
peindre l'un et juger l'autre avec une parfaite liberté
d'esprit et en pleine connaissance de cause. On de-
mande, on attend, on guette le biographe défini fif
de Lamennais.
Je voudrais faire assister le lecteur à la prépara-
lion, peut-être même à l'éclosion de celte œuvre, el,
pour cela, lui demander de me suivre dans les divers
ateliers où s'ébauche le portrait de Lamennais. Parmi
les peintres les plus récents et les plus dignes d'at-
tention, j'en choisirai trois : M. l'abbé Boutard, au-
teur de deux volumes d'ensemble sur Lamennais^ sa
vie et ses doctrines ; M. Anatole Feugère, à qui nous
devons une volumineuse histoire de Lamennais avant
r « Essai sur rindifférence » ; M. Christian Maréchal,
qui, plus timide et tout ensemble plus ambitieux,
creuse sans bruit les fondations d'une vaste synthèse
sur Lamennais et le Christianisme social. Trois écri-
vains aux prises sur un même sujet, et trois méthodes
rivales : ^L Boutard représente assez exactement ce
qu'on pourrait appeler l'histoire académique; ^L Feu-
gère, l'érudition menue dont la jeune université fait
aujourd'hui ses délices ; M. Maréchal, une via média
où les statistiques, l'art proprement dit et ïa philoso-
phie marchent de concert.
I
L'histoire académique, en grande dame qu'elle
est, ne se permet pas une curiosité trop acharnée.
LA DETRESSE DE LAMENNAIS 49
Elle n'aime pas à fureter dans les tiroirs. Non
qu'elle méprise tout à fait les inédits, mais soit for-
mation classique, soit goût naturel, elle voit grand ;
elle craint que trop d'attention donnée aux détails
ne voile ou ne fausse la vue de l'ensemble. Il lui plaît
de résumer en une ou deux pages, en une ligne par-
fois, les révélations que toute une correspondance
lui a fournies. Comme nos anciens qui n'entendaient
peut-être pas si mal le métier d'écrire, elle met une
certaine coquetterie à dissimuler les matériaux pre-
miers de son travail. Une période, dense et nom-
breuse, lui donne plus de plaisir que cinq ou six
étages dénotes; un portrait bien venu, un solide ex-
posé de doctrine, a, pour elle, plus de prix qu'une
bibliographie méthodique. Elle ne tient ni l'histoire
ni la littérature pour une science exacte, et elle re-
garde avec compassion les jeunes martyrs de l'éru-
dition contemporaine qui n'osent plus décrire une
psychologie vivante ni savourer paisiblement une
œuvre d'art. J'ai défini, chemin faisant, la manière
de M. Boutard : manière excellente, mais qui ne con-
vient pas également à toutes les parties de l'histoire
de Lamennais. M. Boutard n'est pas loin de la per-
fection lorsque, à la fin de son second volume, il ra-
conte et met au point, dans quatre chapitres de
grande allure, tout ce qui se rapporte à V encyclique
Mirari vos, à Cannée critique, au conflit avec Borne,
à la rupture. En de tels moments, la curiosité ab-
dique presque ses droits. Trêve aux minuties des
collectionneurs de fiches, place aux vastes horizons
de la fresque, à la sobriété éloquente du récit clas-
sique, à la douleur contenue d'une oraison funèbre,
au jugement solennel et décisif de la grande histoire.
II 4
50 I- INQUIETUDE RELIGIEUSE
En 18.34, si l'écrivain a bien fait sa besogne, Lamen-
nais doit nous être connu presque tout entier ; nous
n'avons plus qu'à le voir agir. La crise intérieure et
extérieure dans laquelle il va succomber, nous la
connaissons déjà, ou, du moins, nous devrions la
connaître. Ses idées, ses amis, ses adversaires, tout
ce qui le touche, doit nous être familier. Nous
sommes au dénouement de la tragédie et nous atten-
dons la catastrophe.
11 en va tout autrement pour les premiers chapitres
dune histoire de Lamennais. Nous ne savons rien
encore et nous voulons tout savoir. Ou, pour mieux
dire, ce qui nous est déjà connu, les principaux évé-
nements de la vie de ce malheureux, sa vocation for-
cée, ses premiers triomphes d'apologiste, son action
sur les âmes, sa chute enfin, tout cela, nous atten-
dons qu'on nous l'explique. Ainsi, au théâtre, nous
nous rappelons l'histoire d'Hippolyte et du monstre
marin, nous n'ignorons pas qu'Athalie sera prise au
piège, mais nous demandons au poète de nous dé-
couvrir les ressorts de ces terribles aventures. En
d'autres termes, nous exigeons aujourd'hui une
étude patiente, détaillée, scrupuleusement exacte sur
les origines, sur la formation morale, religieuse et
intellectuelle, sur les premières expériences de La-
mennais. Le diagnostic du psychologue, les re-
cherches infinies du savant sont ici de mise * : Ihis-
1. En ces malières, le mépris, l'oubli d'une seule ligne
documentaire peut avoir des conséquences sérieuses. Lors-
que M. Boutard écrit, par exemple, que, pendant le séjour
de Lamennais en Angleterre, l'influence de labbé Carron
« fit renaître dans son esprit un dessein que Ion aurait pu
croire complètement abandonné » (le dessein de devenir
prêtre), il ne prend pas garde à une certaine lettre, écrite
LA DETRESSE DE LAMENNAIS 51
loire académique ne suffit plus. On le verra bientôt.
Sur quelques-uns des problèmes essentiels que nous
allons nous poser, le premier volume de M. Boutard
ne nous est presque d'aucun secours. On le lui rejsro-
cherait plus mollement si on faisait moins de cas de
sa pénétration et de ses lumières.
Pas plus que la méthode académique, l'école des
petits papiers ne nous réserve des joies sans mé-
lange. J'ai dit que, dans l'espèce, cette école était
vaillamment représentée par M. Feugère. La pre-
mière fois que je rencontrai ce jeune écrivain, il me
causa quelque dépit. Laborieusement penché sur sa
table, il disparaissait tout à fait derrière une mon-
tagne de fiches. Je dus renoncer à apercevoir son vi-
sage, moi qui pourtant m'étais promis de lui faire
fêle. Il appartient, en effet, à cette noblesse de plume
qui devient rare parmi nous. Avec ses belles tradi-
tions de goût, de science, de probité littéraire, je ne
sais pas, au dix-neuvième siècle, de dynastie plus
honorable que les Feugère. Léon Feugère et son fils
Gaston, auteur d'un excellent travail sur Érasme,
ont bien mérité de tous ceux qui s'intéressent à la
Renaissance. Anatole Feugère nous reste plus cher
encore. Après Ozanam, l'Université de France ne
connaît pas de gloire plus attrayante ni pins pure.
De l'homme ou de l'écrivain, on ne sait chez eux ce
qu'il faut le plus admirer ou le plus aimer. Aujour-
d'hui encore, malgré les admirables travaux du
R. P. Griselle, les délicats gardent, sur un rayon
préféré, le livre d'Anatole Feugère sur Bourdaloue,
probablement à la veille delà rencontre avec ^I. Carron, et
•où Lamennais parle de lui-même comme si déjà ilétaitprètre.
(Feugère, p. 200.)
52 L INOUIETUDK RELIGIEUSE
et quand ils veulent prolonger l'entretien avec ce
charmant esprit, ils ouvrent, au hasard des pages, la
précieuse notice qui raconte la vie si courte et si
pleine de ce professeur chrétien. Quelle ne fut donc
pas ma joie de retrouver ce même nom d'Anatole
Feugère en tête d'une thèse de doctorat consacrée à
la jeunesse de Lamennais, et mon désir de lier con-
naissance avec rhéritier d'un si beau passé 1
L'homme ne m'intéressait pas moins que l'auteur,
mais, comme j'ai dit, je n'ai guère vu que celui-ci.
Les temps sont bien changés. L'érudition, servante
autrefois, est reine aujourd'hui. Bon gré mal gré, il
faut qu'elle traîne avec elle son appareil redoutable,
et qu'elle bloque de ses échafaudages compliqués
l'édifice que les écrivains d'autrefois nous laissaient
voir dans une si jolie lumière. A Dieu ne plaise que
je médise des petits papiers, il me semble pourtant
qu'ils donnent parfois de fâcheux conseils. Leur pire
tort, peut-être, est de trop vite rassurer la con-
science de l'historien. On a son idée de derrière la
tête, à laquelle idée on est arrivé par la route mys-
térieuse de l'inconscient, et que la seule documenta-
tion, si abondante soit-elle, ne suffirait pas toujours
à justifier. Puis, quand on a enfilé un nombre res-
pectable de fiches, on transforme insensiblement ses
propres intuitions en une vérité démontrée. Intuition
pour intuition, les littérateurs, du moins, ne nous
donnent pas le change. Qu'on me pardonne, en pas-
sant, cette modeste louange à l'adresse de la con-
frérie.
D'ailleurs, l'histoire infinitésimale, — ou à la mo-
derne, — présente d'autres dangers. A force de mor-
celer un problème, on risque souvent d'en perdre la
LA DÉTRESSE DE LAMENNAIS 53
clef. M. Feugôre donne parfois contre cet écueil. Il a
eu, par exemple, la très heureuse pensée de consa-
crer une étude spéciale à la première conversion de
Lamennais. Or, de son propre aveu, les pièces con-
temporaines ne nous apprennent rien de cette his-
toire. Mais, dût la méthode en souffrir, n'y aurait-il
pas lieu de décrire, par le menu, la vie religieuse de
Lamennais pendant les années qui suivent, qui con-
tinuent cette conversion et qui, par conséquent, la
reflètent. J'entends bien, c'est toute la vie de Lamen-
nais à refaire, tous ses livres, toutes ses lettres, la vie
de son père, de son oncle et de vingt autres vies pa-
rallèles à étudier de ce point de vue. Les fiches, si
régulièrement alignées dans leurs cases chronolo-
giques, frémissent à la pensée des mille voyages
qu'il leur faudra subir. Peut-être ne découvrirons-
nous pas grand'chose, mais à ce vigoureux et libre
maniement, nos documents auront acquis plus de
souplesse et, pour être plus vivante, notre ébauche
de portrait n'en sera que plus exacte.
II
Un second chapitre, communément négligé par les
biographes professionnels, semble d'une importance
encore plus grande. Ici d'ailleurs, les textes abondent,
nous ne sommes pas dans la nuit. Je veux parler de
cette période, trois fois décisive, qu'on peut appeler
le noviciat de Lamennais. M. Boutard n'en parle
qu'en passant ; M. Fcugère, ballotté entre des pres-
sentiments très justes et les rigueurs de sa méthode
scientifique, éparpille le récit de ces années de novi-
ciat en quatre chapitres, dont le premier arbore ce
54 'l'inquiétude religieuse
titre inquiétant; Lamennais mystique, 1809. Cette
date me déconcerte. Passe pour les chitï'res de feu
qui illuminent la couverture des livres de M. H. Hous-
saye, mais ici pourquoi 1809 ? Est-ce vraiment là
une année climalérique dans l'évolution religieuse
de Lamennais? Rien n'autorise cette conjecture et,
tout au contraire, nous invite à concentrer nos puis-
sances d'observation sur cettelongue crise mystique^
vraiment une, malgré rentr'acte des voyages à Paris
ou à Saint-Malo, et qui se prolonge du lendemain de
la conversion jusqu'à l'ordination de Féli. Ayant si
bien entrevu la gravité exceptionnelle de ce cha-
pitre, comment M. Feugère a-t-il manqué pareille
occasion de renouveler toute l'histoire intérieure de
son héros?
Ce chapitre, en effet, — Lamennais mystique, —
quoi qu'il en soit de l'inutile morcellement que je
viens de critiquer, ne me semble pas répondre aux
promesses de son titre. Après avoir assez nettement
saisi, je crois, qu'il se trouvait en présence d'un cas
pathologique, l'auteur s'égare dans son auscultation
du malade et ne parvient pas à démêler la vraie na-
ture de la maladie.
C'est que, peut-être, il s'est exagéré le caractère
exceptionnel du mal qu'il avait à décrire. Tragique,
parce qu'elle a ruiné l'existence d'un homme de gé-
nie, la maladie de Lamennais n'en est pas moins as-
sez ordinaire. Il n'est pas de confesseur un peu clair-
voyant qui n'ait rencontré sur son chemin des souf-
frances analogues. La vie religieuse de Lamennais,
avec sa courbe très inégale d'élans enflammés et de
rechutes gémissantes, est un phénomène de tous les
jours.
LA DETRESSE DE LAMENNAIS 55
D'aillouis, un premier doute nous arrête au seuil
de ce chapitre. M. Feugère parle, à maintes reprises
et avec une absolue confiance, du « mysticisme « de
Lamennais. 11 pense voir le jeune converti « abîmé »
dans ses méditations et ses prières et, après
avoir cité une célèbre pag"e mennaisienne sur les
écrivains spirituels, il ajoute : « Lamennais lui-môme
avait quelque chose de ceux qu'il décrit dans cette
page tout imprégnée de parfum mystique. » Plus
loin, à propos d'une « retraite » de son héros, il
accepte sans réserves le témoignage de l'abbé
Jean : « Son âme est tout ardente de foi et d'amour,
il se perd, il s'abîme en Dieu », et il fait observer
qu'à ce moment précis, l'âme du retraitant se trouve
à la température normale, également éloignée de
l'exaltation et du désespoir ^
Eh bien! non, tout cela n'est pas si clair. Il est
permis de se demander si Lamennais était né pour
le mysticisme. Bien plus, toute la question est là, et
cette question appelle une réponse qu'il faudra don-
ner sans fléchir, comme s'il s'agissait de Pierre ou de
Grégoire. Un « oui » ou un « non », brutalement;
les nuances, les corrections viendront après. 11 est
des hommes qui « s'abîment » en Dieu et pour qui la
prière devient, au moins par instants, un besoin du
cœur, une facilité, une joie. Il en est d'autres qui
n'ont jamais connu d'original « les délicieuses larmes
de l'attendrissement » religieux et qui ne parlent pas
pour eux-mêmes quand ils disent avec Lamennais
« que le cœur du chrétien est une fête perpétuelle ».
1. Cf. pp. K)9, 113, 123. Je précise et amplifie quelque peu
une observation que M. Feugère fait en passant, mais je
ne crois pas traiiir sa pensée.
56 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Pour eux, la prière est un devoir, un effort, une des
formes sèches du sacrifice. Où placerons-nous l'au-
teur des Réflexions sur F Imitation ? Aurons-nous le
courage de nous arrêter, sans prévention et sans
effroi, à la plus douloureuse de ces deux hypothèses?
M. Feugère a reculé devant cette impitoyable analyse
et, cependant, l'exactitude de ses conclusions était
à ce prix.
J'en ai dit assez pour que Ton sente l'exception-
nelle gravité du chapitre que les biographes del'ave-
nir devront consacrer au noviciat de Lamennais.
Qu'est-ce, en effet, qu'un noviciat, sinon une période
d'entraînement au mysticisme ? Lamennais a passé
par cette école, et dans des conditions qui rendaient
l'épreuve particulièrement décisive. Homme déjà et
en possession de donner sa vraie mesure, il restait
encore assez jeune pour se prêter à une discipline
nouvelle. Il ne manquait ni de générosité ni de cons-
tance. La solitude dont les âpres joies ont aidé tant
d autres novices à se méconnaître, était pour lui
comme un milieu naturel qui le rendait à lui même.
Nous ne voyons pas, d'ailleurs, que les maîtres lui
aient fait défaut. Il se nourrit avidement de littéra-
ture mystique et, d'autre part, ses conseillers, ses
directeurs, — il en a plusieurs et il en a trop, —
Teysserre, Brute, l'abbé Jean, le guident, l'excitent,
on sait comment, et du geste et de la voix. A pareil
régime, si l'entraînement ne réussit pas, nous sau-
rons, je pense, à quoi nous en tenir sur les aptitudes
mystiques de Lamennais.
A la vérité, M. Feugère se trouve un peu décon-
certé par les résultats de cette longue expérience.
Force lui est bien de reconnaître que la machine ne
4
LA DÉTRESSE DE LAMENNAIS 57
marche pas ; mais au lieu de se demander loul l)on-
nement si oui ou non elle est pourvue d'un moteur,
il absorbe son attention sur quelques rouages secon-
daires. Tout irait pour le mieux, pense-t-il, si seule-
ment le novice, en vrai frère de René, ne tenait pas
à se persuader ({ue tout va mal. Il estime que Feli se
complaît, en bon romantique, dans la mortelle et
chronique désolation de ces années impuissantes.
« Voici poindre, écrit-il, Thomme de lettres qui ca-
resse son mal où il pressent une source d'inspira-
tion. » u Son aptitude à souffrir n'est pas sans le
llatter secrètement. » « Se considérant comme une
victime d'élite, il chérit le mal qui le torture... Alors
que le chrétien gémit, l'écrivain romantique apparaît
triomphant ^ ».
C'est possible, séduisant même par une apparence
de profondeur, mais est-ce vrai, et, parce que René
nous vient de Combourg, faudra-t-il dorénavant que
tous les Bretons lui ressemblent? Aussi bien, les
textes qu'on nous apporte ne nous obligent aucune-
ment à mettre en doute, — je ne dis pas la sincérité,
que M. Feugère n'hésite point à reconnaître, — mais
la réalité, le sérieux, la solidité de cette détresse spi-
rituelle. « A quoi suis-je bon ? s'écrie Lamennais, à
souffrir : ce doit être là ma façon de glorifier Dieu. »
Je ne vois là aucune trace de romantisme. Des
milliers de saints, et qui ne ressemblaient pas à
René, ont parlé de la sorte. Quand Lamennais dit
encore : « C'est cette résignation paisible et amou-
reuse dans son amertume même que je m'elTorce
d'acquérir », et surtout quand il ajoute; < mais ce
1. Pp. 136, 137.
58 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
n'est pas là le travail d'un jour », il répète simple-
ment et de son mieux une leçon que ses livres mys-
tiques lui ont apprise, et ne songe aucunement à se
repaître de ses propres maux. Ailleurs, M. Feugère
oppose la sage direction de Fénelon aux recherches
inquiètes et presque orgueilleuses du mysticisme
mennaisien. Fénelon, paraît-il, serait « surpris et
alarmé » de voir comment Lamennais se propose de
« se familiariser avec la vie, c'est-à-dire avec la
croix ^ ». Tout cela me semble un peu cherché,
et, pour ma part, je ne connais pas un seul auteur
spirituel, disons plus, un seul moraliste, que M. Feu-
gère ne condamne en censurant de tels propos. En
tout cas, je sais bien ce que Lamennais aurait ré-
pondu au directeur qui lui aurait conseillé, avec son
jeune biographe, de ne pas s'exagérer les sacrifices
et « d'envisager plutôt les consolations ». Les con-
solations lui sont refusées. C'est en cela que tout son
mal réside. Autant conseiller à un aveugle de se ré-
conforter par la pensée d'un beau paysage. Il n'y a
pas de paysages pour un aveugle-né, pas de consola-
tions mystiques pour un Lamennais. Vous me direz
qu'il n'est pas seul à souffrir de cette privation. J'y
consens, mais songez donc, à votre tour, que d'im-
prudents directeurs concentrent son activité sur
l'impossible recherche d'un bien qui n'est pas fait
pour lui. Ses livres, ses amis le « tantalisent »,
comme on dit en Angleterre. Dans l'éblouissement
de ce « miroir spirituel » qu'on lui présente sans re-
lâche, il ne parvient pas à se reconnaître lui-même ,
sauf pour quelques brèves minutes d'illusion qui, en
1. P. 142.
i
LA DETRESSE DE LAMENNAIS 59
exallant ses désirs, redoublent bientôt sa misère.
En efl'ot, si, de son côté, M. Feugère hésite à
prendre au pied de la lettre les confidences les plus
douloureuses de Lamennais, on nous permettra de
soumettre à unecritique plusexacte les pages, pleines
d'onction, de joie mystique, de paix souriante, qui,
certes, ne manquent pas dans Toeuvre du grand écri-
vain. Mystique ou rhéteur, tel est le dilemme où Ton
pense nous enfermer. Nous répondons tranquille-
ment « ni l'un ni l'autre », et nous faisons encore
appel à l'expérience de tous les temps.
J'en appelle, non seulement aux prédicateurs, mais
encore à tout chrétien, laïque ou prêtre, qui a été
amené, soitpar devoir professionnel, soit par attrait,
à rédiger ses impressions sur les choses spirituelles.
Je pourrais invoquer de même quiconque a jamais
ouvert la bouche ou pris la plume dans le dessein
d'exprimer ses propres sentiments sur quoi que ce
soit. On ne sait pas ce qu'étaient les entretiens
d'Adam et d'Eve au paradis terrestre, avant le dia-
logue sous le pommier. Mais ce qui est trois fois sûr,
c'est que, depuis ce jour néfaste, nous sommes tous
éloquents. La sincérité est une limite idéale vers
laquelle un honnête homme ne cesse de tendre, mais
que personne n'atteindra jamais. Inutile d'en rougir.
Cette confusion ferait un nouveau mensonge. Mieux
vaut reconnaître qu'un monde tout à fait transparent
serait un enfer.
J'invite donc M. Feugère à se pencher avec moi
sur l'épaule de Lamennais, au moment oi^i celui-ci se
met à écrire une méditation sur la beauté et les joies
du sacerdoce. C'est fait, la page court chez l'impri-
meur. Demain, elle remuera délicieusement, elle ré-
60 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
chauffera des milliers de prêtres. Les simples fidèles
la liront aussi, et leur dévotion s'en trouvera renou-
velée. Par malheur, une autre page existe, impri-
mée aussi. Celle-ci porte une dale qui en souligne
tous les mots d'un trait de feu. « Je suis et ne puis
qu'être désormais extrêmement malheureux... Tout
ce qui me reste à faire est de m'arranger de mon
mieux et, s'il se peut, de m'endormir au pied du po-
teau où l'on a rivé ma chaîne. » « Désormais »,
cela veut dire « maintenant que je suis prêtre »,
et le « poteau » n'est autre chose que la marque
indélébile de l'ordination.
De l'article de journal que je rappelais tantôt ou de
cette lettre, prise au hasard, entre vingt autres qui
rendent le même son, que devons-nous retenir, nous
qui désirons savoir, non pas les idées générales de
Lamennais sur le sacerdoce, mais les expériences
personnelles de ce prêtre malgré lui. Eloquence pour
éloquence, où est le vrai Lamennais? La réponse
s'impose et M. Feugère la fait comme moi, n>ais je
veux le mener plus loin.
Il faut maintenant, qu'à la brûlante lumière de ce
contraste, nous poussions au cœur du sujet. Je de-
manderai encore à M. Feugère de vouloir bien com-
parer minutieusement la page sur le prêtre, à tel
autre texte analogue, et, par exemple, à la lettre où
il est dit que « le cœur du chrétien est une fêle con-
tinuelle ». Plus heureux que moi,découvrira-t-il dans
cette apothéose du sacerdoce une ombre de rhéto-
rique, un atome d'insincérité, un élément quelconque
de suspicion qui ne se retrouve pas, au même titre,
dans l'autre passage. Non, les deux témoignages se
valent. Ou ils no montent ni l'un ni l'aulre ou ils
LA DETRESSE DE LAMENNAIS 61
mentent tous les deux. Or, d'une paii, M. Feugère
admet avec tout le monde que la loyauté de Lamen-
nais défie tout soupçon ; d'autre part, la pag-e sur le
sacerdoce est tout autre chose que la traduction
d'une expérience mystique. Il reste donc que le di-
lemme s'évanouit et que l'auteur désole' de tant de
pieux écrits, n'est pas nécessairement ou un mystique
ou un rhéteur.
La psychologie que de telles contradictions nous
révèlent n'a rien, d'ailleurs, qui doive surprendre.
Un Lamennais ne peut pas ne pas écrire. Chrétien
convaincu, apôtre dévoré du besoin d'agir, il écrira
sur les choses religieuses. Entouré de sollicitations
pieuses, en relations constantes avec des contempla-
tifs, attiré, séduit par l'apaisante douceur de la litté-
rature spirituelle, il se fera un devoir et un plaisir
d'écrire à son tour sur la vie mystique.
Qu'importe que, seul à seul avec Dieu, il ne par-
vienne pas à éprouver les délices dont parlent ses
livres et qui rayonnent dans le regard de ses amis.
A l'heure de ses pires détresses, il n'a jamais mis en
doute l'action bienfaisante de l'esprit de Dieu. S'il
n'y croyait pas. il souffrirait moins de se voir inter-
dire l'accès de cette source où tant d'autres viennent
puiser. En célébrant les joies de la vie chrétienne,
s'il ne raconte pas sa propre histoire, il est bien as-
suré d'ailleurs de ne pas écrire un roman. Cette vie,
à laquelle il ne peut participer de façon plus directe,
il la vivra, du moins, en la célébrant dans ses écrits,
et, de la même plume qui a maudit le jour où s'est
consommé pour lui le suprême sacrifice, il dépeindra
les émotions du nouveau prêtre et la joyeuse liberté
d'une servitude bénie.
«2 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Est-ce que, d'aventure, les termes lui manqueraient
pour cette entreprise? Les termes ne manquent ja-
mais à un poète. Ce qu'il n'a pas ressenti lui-même,
il se l'est figuré trop souvent pour être impuissant à
le décrire. Il forgerait, au besoin, une langue nou-
velle. Mais, à quoi bon ? Cette langue existe. Lamen-
nais s'est assoupli d'une façon très consciente à la
manier. Génie d'écrivain, foi absolue à la réalité du
surnaturel, désir persévérant d'obtenir que l'expé-
rience des saints devienne enfin son expérience per-
sonnelle, en faut-il davantage pour expliquer com-
ment Lamennais, sans être ni un mystique ni un rhé-
teur, mérita néanmoins d'inspirer et de soutenir dans
leur prière la plus intime, plusieurs générations de
catholiques français ?
De plus, si Lamennais a jamais été homme à
<( s'abîmer dans la prière », à « brûler de foi et d'a-
mour », l'histoire de ses années de noviciat n'est
plus qu'une suite de mystères insondables. Le moins
doué des mystiques se serait tôt ou tard accommodé
d'une vocation même forcée. A défaut de u consola-
lions » très vives, un novice capable de goûter les
douceurs de la prière aurait embrassé le « poteau ))
du sacrifice, sinon avec transports, du moins avec
cette résignation souriante, sœur timide de la joie.
On ne remarque rien de tel chez Lamennais. Sa
bonne volonté n'est que trop manifeste et les plus
exigeants ne l'accuseront pas de tiédeur. Néanmoins,
plus il avance vers cette ordination dont l'approche
soulève et exalte, pour un moment, les plus pro-
saïques natures, plus il s'enfonce dans les ténèbres
et dans le dégoût. Tout cela est inexplicable dans
l'hypothèse de ^L Feugère, à moins qu'on ne se dé-
LA DETRESSE DE LAMENNAIS (13
cide à classer le solitaire de la Chênaie dans la caté-
gorie des mystiques de premier ordre, î\ côté de
sainte Thérèse onde tels autres familiers de l'extase,
qui ont subi parfois des périodes assez longues de
sécheresse absolue. Mais où sont les extases de La-
mennais ? On pourrait encore, avec moins d'invrai-
semblance, se croire en présence d'un phénomène
purement pathologique. Mais enfin, avant de se rési-
gner à ces conclusions désespérées, n'est-il pas plus
simple d'admettre que le trop docile converti a vai-
nement essayé de s'entraîner à des expériences qui
contrariaient sa vraie nature, et qu'il s'est engagé,
avec une imprudence généreuse, dans une voie sans
issue '.
En le jugeant ainsi, on n'a pas à craindre de dimi-
nuer son prestige. L'auréole du mysticisme n'est pas
indispensable à la gloire d'un écrivain religieux. Du
jour où on voudra se livrer sérieusement à des ob-
servations analogues à celles que nous venons
d'ébaucher, on constatera le même déficit^ le même
impuissance chez quelques-uns de nos plus illustres
docteurs. Les pieuses tendresses n'accompagnent
pas nécessairement la ferveur d'une intelligence pro-
fondément religieuse comme l'était l'intelligence
d'un Bonald, d'un Joseph de Maistre et d'un Lamen-
nais. Les circonstances dans lesquelles ce dernier
s'est trouvé placé nont fait que mettre en relief une
infirmité très commune et qu'exaspère une épreuve
de tous les jours. L'histoire de son noviciat n'est ex-
1. Voy. dans Feugère, pp. 186, 187, comment Lamennais,
loin de ses auteurs mystiques et libéré, pour un moment,
de cette tension religieuse, se met à respirer librement. Ce
passage est des plus caractéristiques.
64 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
ceptionnelle que parce que, pour son malheur et
pour sa gloire, un Lamennais dramatise tout.
III
Ces réflexions nous amènent à un troisième cha-
pitre qui devrait s'appeler, ce me semble : la doci-
lité de Lamennais. « J'ai besoin de quelqu'un qui me
dirige, à cela peut-être est attaché mon salut. »
« Ce mot donne la clef de Lamennais », a dit
Sainte-lBeuve, maître des maîtres en ces matières,
et ce ne serait pas trop que d'un long chapitre pour
décrire minutieusement cette tendance fatale. Puis-
qu'il sera toujours dirigé, je voudrais que l'on es-
sayât de définir, d'une manière précise, l'influence
propre de chacun de ses directeurs. De Brute et de
Teysserre à M. des Saudrais et à Déranger, la gamme
est complète. Il y là de profonds mystères. Pour-
quoi M. Boutard semble-t-il attacher si peu d'im-
portance à la personne et au rôle de M. des Saudrais.
N'était-ce pas déjà un fait significatif que cette abdi-
cation de Robert de Lamennais entre les mains de
son beau-frère pour tout ce qui concernait l'éduca-
tion de ses propres enfants, Jean et Féli? En vérité,
il ne pouvait mieux choisir. Quoi qu'on en ait dit,
des Saudrais me semble le parfait modèle des édu-
cateurs. Si la cohorte mystique n'était pas venue si
tôt le déposséder, ou peu s'en faut, de son influence,
si du moins Féli n'avait eu à combiner que les
exemples de son frère et les conseils de son oncle,
l'auteur de l'Essai sur Vindifjérence n'aurait peut-
être jamais écrit les Paroles d'un croyant. M. Feu-
LA DETRESSE DE LAMENNAIS 66
gère rend justice à cet excellent homme. Je trouve
pourtant qu'il ne parle pas de lui avec assez de ten-
dresse.
J'aime mieux ce qu'il dit de chacun des membres
du triumvirat, Brute, Teysserre et Carron. La droi-
ture de leurs intentions est si manifeste, l'ardeur de
leur apostolat si touchante, leur amitié pour Lamen-
nais si généreuse, qu'on n'a pas le courage de blâmer
leur tenace et redoutable méprise. Et cependant
comment relire, je ne dis pas sans colère, mais sans
une sorte de stupeur, les confidences inouïes où se
traduisent les égarements de leur zèle : « Reposez-
vous sur mon cœur, écrivait Carron à Brute peu de
temps avant l'ordination de Lamennais, et bien spé-
cialement sur ma conscience, du sort de ce bien-
aimé Féli : il ne m'échappera point ; l'Eglise aura ce
qui lui appartient ». C'est à de pareils hommes que
Lamennais a pu dire: « Décidez, messieurs! » —
« Il ne m'échappera pas », « décidez, messieurs ! »
Si nous n'étions pas au plus vrai de la vie réelle,
j'oserais dire qu'il n'y a rien de plus saisissant que
ces deux cris dans tout le théâtre de Shakspeare.
Que penserons-nous de l'abbé Jean? M. Boutard,
qui traite ce douloureux incident avec une mesure,
une franchise et une clairvoyance parfaites, estime
que le frère de Lamennais paraît, lui aussi, « avoir
manqué de prudence en dirigeant trop précipitam-
ment vers l'état sacerdotal la pensée de Féli* ».
1\L Feugère, on ne sait trop pourquoi, s'applique,
avec une évidente préoccupation, à nous donner une
impression contraire.
1. BOITARD, I, p. 36.
II 5
66 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Il importait, écrit-il, de dégager la responsabilité de l'abbé
Jean, auquel Féli devait plus tard reprocher si injustement
< l'influence funeste » qu'il aurait, selon lui, exercée sur sa-
vie entière. Si, depuis leur première enfance, Jean exerça
sur Féli une influence continue, ce fut surtout grâce à
l'ascendant de son autorité morale. Il eut la confiance de
son frère sans avoir manœuvré pour l'obtenir, et, en le-
dirigeant, il lit toujours preuve du tact le plus délicat et
d'une extrême discrétion ' .
Cette phrase fait coup double. En absolvant l'abbé
Jean, elle condamne, et sévèrement, le triumvirat.
J'en appelle des deux sentences. Appliqué à l'action
innocente et toute sainte d'un Brute, d'un Carron et
d'un Teysserre,le mot de « manœuvre « est déplacée
Tous les trois, comme l'abbé Jean, ils doivent exclu-
sivement leur influence sur Féli à l'ascendant de leur
autorité morale. C'étaient de véritables saints et La-
mennais le savait bien. Que si, par ailleurs, per-
sonne ne songe à célébrer leur prudence, je ne vois
pas à quelles enseignes on vient ici nous parler de-
l'extrême discrétion de l'abbé Jean. Dans sa préoc-
cupation, M. Feugère va presque jusqu'à oublier la
part incontestable que celui-ci a prise à la conver-
sion de son frère -. Nous ne savons pas d'où est
venue la première idée de vocation, mais il semble
certain que Jean, dès qu'il a eu la confidence de ces
velléités, s'est employé aosez activement à les
changer en une ferme résolution. Dès ce moment, il
couve le pieux dessein avec une sollicitude inquiète.
Quand Féli mande à Brute : « J'obéis à des conseils,
que je dois respecter » (17 février 1809), il ne connaît
1. Feugère, pp. 209, 210.
2. M., pp. 49, ô9.
LA DETRESSE DE LAMENNAIS 6T
pas encore l'alibé Carron. Il ne peut donc faire allu-
sion qu'à deux conseillers, son frère ou Teysserre.
Il est vrai que, plus lard, Jean recommandera à
Brûlé de modérer le ton de ses lettres à Féli : « Ne
nous ey lions pas... calmez, calmez les esprits... ne
mettez rien qui puisse enflammer une imaginalioiï
aussi vive n. Mais, outre qu'il s'adresse à un homme-
auprès duquel le plus exalté paraîtrait sage, rien ne-
montre que Jean s'inquiète ici de la vocation de soin
frère. La lettre indique nettement le contraire. Il
s'agit, en réalité, de modérer rexaltalion réforma-
trice du dirigé et du directeur. « Sommes-nous donc-
plus sages que tant de gens si sages, si pieux ? » Je
n'avance ici qu'en hésitant, mais je doute qu'on
trouve dans les papiers de Jean, un mot, un seul mot
qui aille à contrebalancer, sur ce point et en temps
utile, l'influence de Teysserre et de Brute. Peu à peu,,
néanmoins, des doutes lui viennent. Il hésite à son
tour. Au moment où la décision est remise entre les.
mains de Carron, Jean écrit : « Je prie le bon Dieu de-
les éclairer l'un et l'autre, mais je suis enchanté de
n'être pour rien dans cette décision-là. » Soit, mais-
il est trop lard maintenant pour quitter la scène. Jean,
se trouve pris dans l'engrenage des imprudences ini-
tiales. Premier directeur, compagnon et confident
de Lamennais, bon gré mal gré, il donne la main à
l'abbé Carron. Du moins que n'écrivait-il à celui-ci^
puisqu'il le pouvait encore ? Pourquoi lui taire les
inquiétudes qu'a fait surgir enfin l'expérience de tant
d'années, alors surtout que l'abbé Carron ne connaît
son pénitent que depuis quelques mois ? Cette absten-
tion suprême ne laisse pas d'être efficace. Ne riea
dire, à un pareil moment, c'est encore agir. Du pré-
68 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
lude au dénouemenl de cette malheureuse histoire,
il est difficile de prétendre que Fabbé Jean n'a pas
joué d'autre rôle que celui de simple témoin, et de
conclure avec M. Feugère que toute la responsabilité
de cette « vocation forcée » pèse sur M. Teysserre et
l'abbé Carron.
Tous les quatre, ils se sont trompés. On l'admet
communément aujourd'hui ; mais leur erreur, toute
sainte dans ses motifs, n'était peut-être pas si facile
à éviter que plusieurs de nos contemporains le sup-
posent. Nous en parlons fort à notre aise, éclairés
que nous sommes par des événements que personne
alors ne pouvait prévoir. Mais, de i8i5 à 1882, com-
bien de très honnêtes gens n'auraient-ils pas été éton-
nés si on leur avait soutenu que Lamennais n'avait
pasla vocation sacerdotale. Sans doute, à part quelques
intimes, personne alors ne soupçonnait les invincibles
répugnances qui avaient précédé, accompagné, suivi
l'ordination de cet admirable prêtre. Mais ces répu-
gnances elles-mêmes, il n'était pas absolument té-
méraire d'espérer que, nées de celte longue crise
d'indécision, elles passeraient avec elle. Tôt ou tard,
bientôt sans doute, le calme, la joie succéderaient à
répreuve. A s'en tenir à l'expérience commune, un
pareil espoir n'avait rien de chimérique. J'entends
bien qu'il aurait fallu scruter ces dégoûts plus pro-
fondément, débrouiller les raisons dernières de ces
répugnances, mais il semble que Lamennais, plus
docile peut-être que confiant, n'ait jamais rien fait
pour amorcer une enquête aussi délicate. Quelques
lignes de lui, écrites longtemps après, ont étendu le
champ de nos hypothèses. Les regrets de son âge
mûr révèlenl, peut-être, ce qui se mêlait confuse-
LA DETHESSE DE LAMENNAIS 69
ment traspiralions moins surnaturelles à la détresse
spirituelle de sa jeunesse. Mais lui-même, au moment
de l'ordination, lisait-il aussi clairement dans son
propre cœur? Eh, sansdoute, on aurait dû le faire pour
lui! C'est là toute la beso^^ne du directeur. Je le veux
bien, mais à suivre trop rigoureusement cette con-
signe, le directeur se verrait bientôt réduit à la
même indécision que le pénitent. Une heure vient où
il faut couper court aux réponses évasives. Après
neuf ou dix ans d'hésitation, rester dans l'incertain
est pire que tout. Quoi donc alors? Dire résolument
à Lamennais qu'il doit rentrer dans le monde? Peut-
être, mais combien, même parmi les plus éclairés,
auraient tranché de la sorte ? Problèmes redoutables,
et que, même aujourd'hui, on ose à peine regarder
en face. Quoi qu'il en soit, si tous ces bons cœurs se
sont égarés, ils ont rudement expié leur excès de
zèle. Leur méprise éclaire d'un jour nouveau les ter-
ribles responsabilités de la direction, mais la parfaite
droiture de ces qualre prêtres nous défend de les
accabler.
IV
M. Feugère nous quitte au moment de la publica-
tion de ï Essai sur l'indifférence. Dorénavant, on ne
pourra plus parcourir cette longue route (1782-1817),
sans le prendre pour compagnon. D'ici de là, on
pourra bien lui chercher quelque innocente querelle
mais on n'hésitera pas à reconnaître que son livre
est indis})ensable. Ce livre, rempli de vues ingé-
nieuses et d'hypothèses séduisantes, est un véritable
70 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
manuel de lillératiire mennaisienne. L'appendice qui
le complète n'est pas moins précieux; M. Feugère a
pris la peine de dresser, dans cet appendice, la table
chronologique de la correspondance de Lamennais-
Pour apprécier le service que nous rendra ce travail,
il suffit de se rappeler que, en dehors des recueils
proprement dits (il n'y en a pas moins de douze), on
trouve des lettres de Lamennais, indiquées, résu-
mées ou citées dans plus de trente ouvrages, et dans
ime quarantaine de revues ou de catalogues. M. Feu-
gère a tracé un chemin dans cette immense forêt. Il
s. fait plus. Quand il rencontre une pièce plus impor-
tante, moins accessible ou moins connue, il la ré-
sume et en détache quelques fragments caractéris-
tiques, tant et si bien que cette table générale, qui
nous conduit de 1808 à i853, a la saveur d'une col-
lection de pages choisies et nous permet de suivre
au jour le jour l'évolution de Lamennais. C'est la re-
vanche éclatante des petits papiers : on a beau ne
les aimer guère, on ne peut plus se passer d'eux.
M. Feugère parti, M. Christian Maréchal le rem-
place. Non déficit aller, aureus. Celui-ci n'a peut-
èive qu'un vrai défaut, mais de ceux contre lesquels
un jeune écrivain ne saurait trop se défendre. Il est
modeste, désespérément modeste, Il s'est appliqué
longtemps à dissimuler ses ouvrages. Ecrit-il sur
Lamennais et Victor Hugo ou sur la Clef de volupté,
de vrais livres pleins de trouvailles, des études à
rendre jaloux Edmond Biré lui-même, il s'ingénie
à donner à son œuvre les apparences d'une gauche,
laide et lourde brochure. Et ce papier, cet aiïreux
papier, où donc M. Maréchal l'a-t-il découvert? Si
tous les critiques ne s'en mêlent, combien de lettrés
LA DÉTRESSE DE LAMENNAIS 71
si"ii>noreront-ils pas ces travaux qui, réunis, forme-
j-aient un livre tout à fait exquis sur V Apostolat de
Lamennais ? Exquis et nouveau. En effet, la plupart
des biographes, et M. Boutard lui-même, se sont
jusqu'ici donné le mot pour supprimer ce chapitre
qui, manifestement, leur semble dénué d'intérêt. La-
mennais, pour eux, ne fut apôtre que la plume à la
main. Tout son zèle est dans son encrier. Ils ne
savent donc pas que pour un écrivain religieux, pour
x\n prêtre surtout, le livre n'est pas autre chose
qu'un appel discret, qu'un prélude à des entreliens
plus intimes, conversation commencée de loin et qui
voudrait être reprise, confidence ébauchée qui pro-
met et qui attend en retour d'autres confidences. Un
vrai prêtre, qui descend de chaire ou qui revoit la
<lernière épreuve d'un livre, sait bien que le meilleur
de sa besogne n'est pas commencé.
Nous sommes en 1821. Victor Hugo, découragé
par les obstacles chaque jour renaissants qui s'op-
posent à son mariage avec Adèle Foucher, vient pas-
r .T q.K'lques jours chez le duc de Rohan, au château
de La Roche-Guyon.
Dans ce manoir religieux — continue M. Maréchal —
A'^ictor Hugo éprouva- t-il toute la douceur de prier? Eut-il
îe vif sentiment qu'en Dieu seul les cœurs éloignés se
retrouvent et que les mains tendues vers lui sont aussitôt
unies par lui ? Je le croirais volontiers. Un moment vint où
le poète trouva tout naturel que son noble ami, de retour à
Paris, se préoccupât de lui chercher un confesseur. L'abbé
Frayssinous, alors le prédicateur à la mode, fut d'abord
■écarté : sa direction parut trop mondaine et trop commode.
L'abbé de Lamennais fut choisi...
Le duc voulut conduire lui-même Victor Hugo aux Feuil-
72 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
lantines où Lamennais logeait encore au mois d'octobre 1821 .
« Mon cher abbé, dit le duc, je vous amène un pénitent. »
Il nomma Victor, auquel M. de Lamennais tendit la main.
Cette main s'est tendue à d'autres encore, à Sainte-
Beuve, à Lamartine, à tous ceux, — et ils furent
nombreux, — chez qui VEssai sur V indifférence avait
ramené le besoin de Dieu. Une main de prêtre, affec-
tueuse, indulgente, patiente et que le g-esle du par-
don ne lasse jamais.
M. Maréchal s'est proposé de décrire, sur quelques
exemples remarquables, l'apostolat sacerdotal de La-
mennais. On jugera de son but et de sa manière sur
cette page finale du livre qu'il a consacré à Lamen-
nais et Victor Hugo.
Depuis le jour où sa passion naissante avait donné à Vic-
tor Hugo la curiosité des choses religieuses, et l'avait pré-
paré à ce premier contact avec la pensée de Lamennais que
fut pour lui la lecture de VEssai sur l'indifférence, jusqu'à
l'heure où les désillusions d'un amour qui ne lui semblait
plus partagé, avaient favorisé l'invasion du doute en son
âme, cette amitié avait été le guide et pour ainsi dire la
secrète vertu de son génie grandissant. Elle l'avait pris au
seuil de l'adolescence, et à travers les premiers troubles du
cœur, les inquiétudes d'une destinée incertaine, les joies
et les tristesses de la famille, elle l'avait conduit à la foi.
Elle avait présidé non seulement à l'intimité de son existence
de jeune homme, de jeune époux et de père, dont elle avait
discrètement protégé la beauté candide, mais encore à l'ins-
piration religieuse de ses premières œuvres, et surtout à cet
eflort si curieux à suivre du jeune poète pour faire adopter
par les catholiques la littérature nouvelle. Puis, quand une
influence perverse était venue menacer la paix de cet inté-
rieur si pur, et jeter cette âme au scepticisme, ignorant la
véritable source du mal, elle avait pourtant lutté contre lui,
LA DETRESSE DE LAME.NXMS 73
elle avait ressaisi ce cœur hésitant, cette intelligence trou-
blée, jusqu'au jour où, désarmée par les événements, elle
avait dû assister à la décadence d'une vertu conservée
jusqu'alors intacte. Qui dira ce que l'œuvre du poète aurait
gagné en solidité et en profondeur si, aux vides abstrac-
tions, à l'insupportable verbiage métaphysique qui tiendra
désormais la place des croyances reniées, une philosophie
religieuse comme celle du catholicisme avait installé ses
solides assises '.
Voilà pour l'érudition eL pour l'analyse, voici
maintenant un de ces passages révélateurs qu'un
simple érudit, même s'il est doublé d'un critique lit-
téraire, n'écrira jamais. On se rappelle la curieuse
lettre que Victor Hugo, quelques jours avant son
mariage, écrivait à l'abbé de Lamennais : « Je n'ai
point osé vous parler jusqu'ici de ce qui remplit mon
existence. Tout mon avenir était alors en question,
et je devais respecter un secret qui n'était pas le mien
seulement. Je craignais d'ailleurs de blesser votre
austérité sublime par l'aveu d'une passion indomp-
table quoique pure et innocente. » (i" septembre
1822.) «
Chose étrange, — écrit M. Maréchal au sujet des entre-
tiens intimes qui avaient précédé cette confidence, — chose
étrange, et bien digne de méditation : nous savons que
Victor Hugo, soit timidité, soit crainte de blesser l'austérité
de Lamennais, lui cacha, dans ses premiers entretiens, sa
passion. Et cependant la démonstration (de la divinité du
catholicisme) fut si forte qu'elle lia étroitement chez Hugo
l'amour à la foi naissante. Fait essentiel. Tant que notre
intelligence n'a pas, dans cette voie de salut, rencontré
notre cœur, et ne s'est pas, pour ainsi dire, fondue en lui ;
1. Makéchal, Lamennais el Victor Hugo, pp. 141, 142.
74 L INÇUIKTUDK RELIGIEUSE
tant que la lumière intérieure qui nous éclaire n'a pas illu-
miné d'un même rayon notre vie sentimentale et les décrets
de notre pensée, nous pouvons bien multiplier nos affir-
mations, rien n'est gagné. Il faut, pour qu'une conversion
soit complète, que nous ayons senti l'étroite et subtile liaison
qui unit ce que nous devons croire à notre être le plus
intime et à nos actions journalières comme à nos plus chères
tendresses. Car si, agissant, de ce que nous pensons vrai
notre action est fortifiée et comme guidée d'une main plus
sûre; si, dans un autre domaine, tout ce que nous aimons
s'ennoblit à nos yeux et se purifie ; surtout si nous sentons
quelle assurance nouvelle, quelle fermeté notre foi donne
aux espoirs que nous échangeons; alors, une évidence plus
pénétrante s'insinue dans nos primitives convictions; la
vérité est devenue pratique. Ainsi l'amour humain chez le
jeune homme est souvent l'épreuve de la foi ; mais dans une
nature saine le premier et définitif amour de la jeune fille
choisie produit souvent aussi la certitude religieuse, parce
que la religion seule éternise et sanclilie l'uniou que l'amour
espère, et seule encore a des retraites dignes des rêves qu'il
a formés ^
On est heureux de voir cette ferme et pieuse mé-
taphysique se développer, pour ainsi dire, à l'ombre
de Lamennais. Par un hasard dont je bénis inon
étoile, c'est ici la première page de M. Maréchal qui
me soit tombée sous les yeux. J'ai bien juré que ce
ne serait pas la dernière. Je m'attendais à trouver
un auteur... on sait le reste. Quelle que doive être la
carrière littéraire de M. Maréchal, on est assuré que
son œuvre sera toujours vivante, personnelle et
rayonnante. Qu'il me permette de le mettre en garde
contre certains fâcheux exemples que lui donnent
1. Markchal, Lamennais et Victor Hugo, pp. 88. 39.
LA DETRESSi: DE l.AMENxMAIS 75
les philosophes de profession. Je le voudrais parfait
<le tous points, et la perfection implique certaines
minuties que le dernier des humanistes a le droit de
rappeler à l'allention des penseurs. Le beau passage
qu'on vient de lire contient des lignes entières où
l'on chercherait vainement un e muet. Malebranche
les aimait pourtant et Platon, s'il en avait eu le
moyen, les eût aimés davantage encore. Ils pèsent si
peu, et leur discrète harmonie est si favorable à
l'épanouissement des pensées profondes. Les syl-
labes muettes atténuent la rigueur excessive du rai-
sonnement, elles humanisent la dureté des abstrac-
tions. Sans elles, il n'est point de page qui puisse
défier le temps. Aussi longtemps que la phrase
manque de rythme, soyez sûr que la pensée n'a pas
encore trouvé son expression définitive. Les rudes
notations de M. Maréchal ressemblent au programme
d'un concert. Si l'orchestre arrivait, nos plaisirs se-
raient sans mélange, mais l'orchestre a manqué le
train. La philosophie est seule coupable. Cette con-
tre-muse, si je puis l'appeler ainsi, prétend que toute
musique est frivole et que la réflexion ne souffre
d'autre parure qu'une cuirasse d'airain. Le reste
n'est que fanfreluche inutile et perte de temps. Elle
se trompe. Le reste, c'est la réflexion elle-même, et
pour la longueur, trois pages ailées se lisent plus
vite que trois lignes de théorèmes : Car si, agis-
sanl,de ce que nous pensons vrai notre action est for-
tifiée... surtout si nous sentons... la vérité est deve-
nue pratique... J^on, cette langue-là ne mérite pas
les confidences de M. Maréchal. Qu'il choisisse entre
la prose des poètes et celle des manuels de philoso-
phie. Son choix est fait. Ce jeune et rare talent ne
76 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
trahira pas l'espérance des amis inconnus qui le sa-
luent, dès ses premiers pas et qui l'estiment trop pour
mettre, en le célébrant, une sourdine à leur franchise.
Le lecteur voit, dès maintenant, à quelles ensei-
gnes j'ai pu dire plus haut que la méthode suivie par
M. Maréchal était une sorte de via média entre les
deux autres méthodes. L'auteur de Lamennais et
Victor Hugo semble se plier avec allégresse aux exi-
gences de l'érudition contemporaine. Les statisti-
ciens les plus fanatiques ne lui refuseront pas droit
de cité dans leur fourmilière. 11 est exact, patient,
subtil, fureteur, méticuleux, menu autant que
M. Feugère et plus qu'un professeur allemand. 11
croit pieusement aux petits papiers. 11 a mis cent
fois sur les dents les employés de la Nationale. Il a
des inédits plein les poches et, chose plus rare, à
force de braquer sa loupe d'une certaine façon, il
fait des trouvailles authentiques jusque dans les
livres les plus populaires. Nous croyions tous, de
bonne foi, connaître le fameux roman de Sainte-
Beuve. M. Maréchal nous ôle cette illusion. De ce
livre plein de mystères, il sait, ligne par ligne, tous
les secrets. Que ne sait-il pas encore, et quel écri-
vain insupportable ne ferait-il pas, s'il lui prenait
fantaisie de nous accabler sous le poids de cette
science. Mais non, tous ses documents, il les do-
mine, il les maîtrise et les ordonne en véritable ar-
tiste, pour notre plus grand plaisir et pour le sien
propre. Ses fiches sont d'un Allemand, ses livres
d'un pur Français.
LA DETRESSE DE LAMENNAIS 77
Pour que le miracle soit complet, M. Maréchal est
philosophe. L'histoire des idées l'intéresse plus en-
core que l'histoire des âmes et personne, à mon sens
du moins, n'a peut-être mieux pénétré les idées de
Lamennais. Dans les études de ce genre, l'école mo-
derne a encore bouleversé toutes nos vieilles habi-
tudes et frappé de suspicion des procédés séculaires
qui nous semblaient de tout repos. On croyait jus-
qu'ici que, pour connaître les idées d'un philosophe,
il suffisait d'analyser les différents ouvrages où ces
idées se trouvent exposées. C'est la méthode qu'a
suivie M. Boutard, avec beaucoup de pénétration et
de vigueur. Méthode excellente, encore une fois,
mais insuffisante. Car enfin, ces idées, il est cons-
tant que Lamennais les a formulées à sa grande ma-
nière, mais nous voudrions savoir encore si, oui ou
non, elles lui appartiennent en propre et par quel
obscur travail elles sont lentement arrivées à le pos-
séder. On a écrit, tout récemment, à la manière an-
cienne, plusieurs études sur la philosophie de La-
martine. Rien de mieux. Par malheur, voici venir
encore M. Maréchal avec sa loupe et ses instruments
de précision, « Vous avez raison, dit-il, ce sont bien
là les idées de Lamartine, mais prenez garde. Toute
cette philosophie n'est, point par point, qu'une tra-
duction magnifique de la philosophie de Lamennais.
Gomme Lucrèce pour l'école d'Épicure, l'auteur des
Méditations est le poète des Mennaisiens. » Et ce
qu'il dit, il le prouve. Jamais élève ne se montra
plus docile que Lamartine, trop docile même, puis-
qu'il suivit fidèlement son maître « non seulement
dans ses progrès, mais encore jusque dans sa chute».
78 L INOLIETUDE RELIGIEUSE
C'est un assez beau titre de gloire pour un poète — écrit
M. Maréchal — dans l'ordre de la pensée, d'avoir reconnu
la valeur philosophique de Lamennais, si constamment et
généralement méconnu, à travers les phases si diverses ea
apparence, en réalité si étroitement solidaires, de son pro-
grès doctrinal. Sans doute, il n'existe pas de philosophie
de Lamartine ; qu'importe du reste, et qui jamais a supposé
que l'originalité du poète était là ! Mais qu'on trouve chez
lui un foyer religieux intense, un perpétuel souci de vivre
et de penser en Dieu, voilà le caractère propre, original,
voilà le génie même et l'immortelle beauté de sa poésie :
Lamennais, dont loeuvre entière est un admirable commen-
taire du nom divin, Lamennais alluma cette flamme ; il la
plus de vingt ans colorée des formes de sa pensée : voilà qui
n'enlève rien au mérite incontesté du poète, inventeur, sur
ce thème, de rythmes et de sentiments.
Eh bien, ce même travail que M. Maréchal vient
de terminer sur les idées de Lamartine, il faudra
qu'on l'entreprenne, et d'après celte même méthode^
sur les idées de Lamennais. Que savons-nous, au
juste, sur les origines, le développement, l'influence
l'histoire enfin des doctrines mennaisiennes? Au
moment où parurent les encycliques de Léon XIII,
plusieurs allaient répétant que l'heure de Lamennais
avait enfin sonné, et que le malheureux, s'il eût vécu
de nos jours, n'aurait pas écrit /e6- Affaires de Rome,
De tels propos sont trop vagues pour mériter sans
plus notre adhésion ou pour appeler une critique
positive. Nous voulons savoir, de façon précise, ce
que les enseignements de Lamennais contiennent de
vérité durable et féconde. M. Maréchal nous le dira.
Sur un point déjà, et sur un point de toute impor-
tance, il vient d'éclairer ce vaste problème. Le « ca-
LA DETRESSE DE LAMENNAIS 79'
Iholicisme social « de Lamennais repose sur une piii-
losophie, à la fois traditionnelle et originale, qu'il
serait puéril et injuste de confondre avec le système
du sens commun. iM. Maréchal a eu la bonne fortune
de retrouver le code authentique de cette philoso-
phie, c'est-à-dire, les conférences de Lamennais à
ses élèves de la Chênaie et de Juilly. C'est là qu'il
faut aller chercher désormais la pensée maîtresse de-
l'auteur de l'Essai sur l'indifférence; c'est sous la-
fraîche impression de ces pages qu'il faut relire la
Censure de Toulouse et autres pièces gallicanes,
dont les prudents auteurs, désespérant, et pour cause,,
d'obtenir de Rome la condamnation des ultramon-
tains, dénonçaient bruyamment aux foudres pontifi-
cales le scepticisme de Lamennais. Il faut méditer
attentivement la magnifique introduction qu'a écrite
M. Maréchal pour V Essai d'un système de philosophie
catholique. Pour ma part, je n'ai rien lu, depuis,
longtemps, qui m'ait donné tant de plaisir.
Mais enfin, cette philosophie même, dans quelle
mesure pouvons-nous dire qu'elle appartient à La-
mennais? Que M. Maréchal me permette de lui pro-
poser à ce sujet une question extrêmement vague et
que j'aimerais qu'il me précisât à moi-même. C'est
plutôt une de ces impressions contre lesquelles on
ne peut se défendre. Je n'arrive pas à saisir un lien
nécessaire entre la vie intérieure et la philosophie de
Lamennais. On se croit toujours en présence de
deux hommes, ou, pour mieux dire, d'un homme et
d'un système. Les différents livres où ce système est
exposé portent bien le nom de cet homme. Ce sont
bien les pensées qu'il a rédigées, pour lesquelles il a
bataillé, oi^i, lui-même, il a cru trouver l'expression.
80 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
de son àrae profonde, et néanmoins, on se demande :
celle pensée, esl-ce bien lui? Le chapitre essentiel
sur la docilité de Lamennais où Sainte-Beuve trou-
vait la clef de tant d'énigmes, ne faudra-t-il pas
l'écrire aussi quand on racontera la vie intellectuelle
de ce vigoureux et souple génie. Je dis « souple » à
bon escient. N'y a-t-il pas chez Lamennais des par-
ties de grand journaliste? N'élait-il pas de ces
hommes qui rencontrent la vérité, comme une su-
blime étrangère, et qui, lavant reconnue d'intui-
tion, se mettent à la défendre avec la fougue des
amours soudaines et Tivresse des découvertes im-
prévues ? Sans hésitation, sans effort, ils s'impro-
visent convaincus. D'autres tâchent péniblement de
dégager, d'expliciter les idées qu'ils portent au plus
intime de leur être et qui sont nées, pour ainsi dire,
avec eux. Ils ne se rappellent pas un seul jour de
leur vie consciente qui n'ait vu luire, avec plus ou
moins de clarté, le crépuscule de ces idées. Ils sen-
tent qu'ils n'auront jamais que cela à dire et que
toutes leurs puissances d'expression deviendraient
inertes s'ils se proposaient de les appliquer à un
thème nouveau. En même temps, ils devinent que
celte unique source ne tarira pas et que sans cesse
les infdtrations du dehors viendront la grossir, mais
sans la corrompre. Ils se développent, ils s'enri-
chissent, et cependant, leurs amis, après des années
d'absence, n'hésitent pas aies reconnaître. Toujours
la même tige, mais plus vigoureuse, la même fleur,
mais plus odorante. Aujourd'hui encore, il est de
tels hommes parmi nous. Ceux qui ont eu le bon-
heur d'entrer dans leur intimité savent d'expérience
que la moindre page écrite par eux est un rayon-
LA DETRESSK DE LAMENNAIS 81
nement de leur vie intérieure. La foule les trouve
obscurs, les écrivains à la journée estiment qu'ils
disent toujours la même chose. En parlant ainsi, on
ne les calomnie pas tout à fait. Obscurs, oui,
comme la source qui se fait jour à travers les fentes
du rocher et brillera, demain, d'une incomparable
lumière. Toujours la même pensée, oui encore, mais
chaque fois, plus vivante et plus nourrissante. Nous
cesserons de les écouter et de les lire, le jour où ils
ne se répéteront plus
Où placerons-nous Lamennais? Seule, l'histoire
de ses idées nous permettra de répondre à cette
question. Je proposerai cependant à M. Maréchal
quelques indices de solution. N'est-ce pas déjà un
phénomène bien remarquable que les tâtonnements
littéraires de ce grand homme ? Qu'il a mis de temps
à trouver sa voie ! En laissant de côté les ressem-
blances de style, il y a loin des Réflexions sur l'état
de rÉglise à l'Essai et de VEssai aux articles de
l'Avenir. Je sais bien que pendant toute cette évo-
lution, il reste un écrivain de combat. Mais, précisé-
ment, ce goût pour la polémique n'annonce-t-il pas
d'ordinaire un esprit qui se nourrit parle dehors?
Sincère toujours, personne n'en doute, mais sincère
dans une conviction toute fraîche, et comme impré-
vue. « Passionné pour l'absolu, logicien indomp-
table », dit M. Boutard, mais la question est de sa-
voir d'où lui viennent les idées auxquelles il appli-
que cette logique, et qu'il moule dans sa catégorie
de l'absolu. Une autre remarque de M. Boutard me
vient en aide. « Il n'a, écrit-il, pour les institutions
qu'elle (la Révolution) a renversées ni une expres-
sion de regret, ni une parole d'espérance. Obéissant
II 6
82 1' INQUIETUDE RELIGIEUSE
à ce qui sera toujours une des tendances les plus
marquées de son génie, il semble se désintéresser
du passé ; tout l'etïort de sa pensée se porte vers
Tavenir. »
On ne saurait mieux dire, mais remarquez l'étrange
contraste. Ce même hom,me a placé la tradition,
c'est-à-dire enfin le passé, au cœur même de sa doc-
trine. N'y a-t-il pas là trace d'une antinomie entre
ses vraies tendances et l'enseignement de ses livres ?
Qu'est-ce qu'un tradiiioniste qui n'aime pas le passé ?
VI
La Chênaie, r Avenir, les trois pèlerins de
Rome, l'encyclique Mirari vos, les pathétiques os-
cillations du condamné, la désastreuse intervention
des censeurs de Toulouse et de l'Archevêque de
Rennes, la chute enfin, cette cruelle histoire est trop
connue pour qu'il soit nécessaire d'y revenir. A la
vérité, je n'aurais pas cru qu'on pût rien ajouter au
Montalembert du R. P. Lecanuet, et cependant je
dois reconnaître que ]\1. Boutard renouvelle ce sujet
qui sera longtemps encore à l'ordre du jour. « Ayant
à raconter, — écrit-il, — le douloureux conflit de
Lamennais avec la cour de Rome, je me suis appliqué
à en exposer les diverses phases exactement, de
manière à convaincre les plus défiants que rien au
monde n'est cher à un écrivain catholique plus que
ia vérité. »
Les plus exigeants de droite et de gauche con-
viendront sans peine, après avoir lu le second vo-
lume de M. Boutard, que ces nobles promesses sont
LA DÉTRESSE DE LAMENNAIS 83
magnifiquement tenues. La vérité, les apostats les
plus décidés, un Arius, un Luther, un Calvin même,
y ont droit comme tout le monde, mais il semble
que rÉg-lise elle-même, indulgente non point aux
■erreurs, mais à la personne d'un Tertullien et d'un
Origène, nous permette déparier de Lamennais avec
une sorte de tendresse. M. Boutard n'innocente pas,
« en quelque mesure que ce soit, l'homme dont la
retentissante et coupable défection a désolé l'Eglise
•entière », mais il préfère l'invincible mansuétude de
Mgr de Quélen à l'extrême rigueur de l'archevêque
■de Rennes. Ah ! si Lamennais, seul avec Gerbel et
Montalembert, n'avait eu devant lui que Rome,
Rome que, malgré tout, il aimait encore et qui, tout
€n le frappant, ne voulait pas l'accabler ; mais il y
avait les violents, les insulteurs, il y avait VAmi de
la religion, tous les insensés qui prophétisaient
l'apostasie de leur adversaire, et escomptaient cette
catastrophe comme une victoire. M. Boutard le re-
marque excellemment,
La crise flnale on sombra cenobleycniene rappelle quetrop
«elle qu'il avait subie aussitôt après son ordination au sacer-
doce. C'était même souffrance aiguë, mêmes alternatives
d'abattement et de colère, même dégoût du présent, même
effroi de l'avenir. Sa santé, ébranlée par de trop vives
secousses, s'altérait rapidement. Il ne dormait plus, mangeait
à peine, et les spasmes nerveux qui déjà avaient mis sa vie
en danger se reproduisaient plus fréquents et plus forts.
« Ils l'ont tué ! », s'écriait avec désespoir Maurice de Gué-
rin... (mais maintenant) il ne demandait plus « à s'endormir
au pied du poteau où l'on avait rivé sa chaîne », car, au
contraire, cette chaîne, il songeait à la briser. Comme il en
cherchait le moyen, tout à coup il se souvint qu'il avait
84 l'inquiétude religieuse
sous la main le manuscrit des Paroles d'un croyant. Immé-
diatement, et par une de ces fatales impulsions qui firent
le malheur de sa vie, sa résolution fut prise de le publier.
Pour que le rapprochement entre ces deux crises
fût plus lumineux, j'aurais voulu que M. Boutard
insistât davantage encore sur un point encore très
obscur et dont il a très bien vu l'importance capi-
tale. Dévotion et foi, c'est presque toute la vie chré-
tienne. Nous avons vu que la dévotion ne fut jamais
pour Lamennais qu'un devoir et qu'un effort. La foi,
du moins, le soutint longtemps dans cette épreuve,
mais au moment de la rupture, avait-il encore la foi?
Dès le mois de mars i83.'{, il écrivait à Montalem-
bert : « Je voudrais changer notre langage en un
point, et substituer le mot de christianisme à celui
de catholicisme, pour mieux montrer que nous ne
voulons plus avoir rien à faire avec les catholiques. »
Ce n'est pas là simplement une boutade. Reçues
ou non du dehors, Lamennais sentait très bien que
plusieurs de ses idées ne s'accordaient pas de tous
points avec l'enseignement de l'Église ; et par mo-
ment, dans le secret de son cœur, il devait se dire,
comme plus tard Newman assailli par les évêques
anglicans : « Je ne veux pas qu'ils me repoussent,
mais ce qu'il y a de plus désolant, c'est qu'ils ont
raison de me repousser. »
La dernière page de M. Boutard me semble ap-
puyer ces conjectures :
On venait de raconter (à Lamennais) qu'à Rome, lambas-
sadeur de Russie avait dit : « M. de La Mennais a voulu
refaire du catholicisme une puissance ; nous ne le soutFri-
rons jamais. — Eh bien, franchement, avait-il répondu, je
LA DETRESSE DE LAMENNAIS 85
suis bien aise qu'il ne l'ait pas souffert. La solution n'était
pas là. » Où était-elle donc à ses yeux? Dans la démocratie,
dans le peuple « seul dépositaire du principe de vie qui
ranimera le monde mourant ».
C'est bien à cette conclusion que devait aboutir la philo-
sophie de Lamennais, c'est elle, c'est une logique sans frein
et fouettée, en quelque sorte, par la colère qui l'entraînait
à sortir du catholicisme pour aller bientôt se perdre dans
un vague déisme, dernier et triste refuge de ceux qui ont
horreur de sombrer dans une totale incrédulité. Il ne paraît
pas que l'orgueil ait eu autant de part qu'on l'a dit à sa
défection. L'opiniâtreté qu'il mit dans ses idées s'explique
plutôt par cette dangereuse sécurité que donne aux esprits
absolus, même une conclusion fausse, quane elle leur paraît
déduite rigoureusement. Il aurait pu redire, après beaucoup
d'autres, le cri d'Abélard : Logica me perdidil.
J'ai cité la page entière, d'un côté parce qu'elle
dégage admirablement quelques-unes des leçons de
cette navrante histoire, de l'autre parce qu'elle fixe
notre attention sur le délicat problème que devra
résoudre Thistorien définitif de Lamennais : dans les
derniers mois qui ont précédé la catastrophe eu-
j)rêrae, l'auteur de VEssai sur l indifférence avai'.-il
encore la foi "?
II
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT
Je me rappelle une soirée que j'ai passée à Cambridge avec
G. Eliot, dans le jardin des fellows de Trinilé, un soir de
mai où il pleuvait. Elle, un peu plus exaltée que de coutume
avait pris comme texte ces trois mots sou vent employés pour
rendre du cœur aux hommes : Dieu, VImmortalilé, le
Devoir. Terriblement et passionnément sérieuse, elle mon-
trait comment le premier de ces objets était inconcevable,,
le second inadmissible et cependant comment seul le troi-
sième restait debout, péremptoire et absolu. Jamais peut-
êlre ne fut affirmée d'une façon plus solennelle la souve-
raineté de la loi, de la loi impersonnelle et qu'aucune
sanction ne soutient! J'écoutais. Le soir tombait. Dans
Tobscurit ', les yeux fixés sur moi, grave et majestueuse
comme une sibylle, elle arrachait lune après l'autre de mon
étreinte les deux chartes qui ont nourri l'espérance humaine
et ne me laissait que la troisième, sombre monument dune
irrévocable destinée !
Ainsi parle Frédéric Myers en une page dont j'ai
vainement essayé de rendre l'éloquence fatidique.
Ainsi parlent d'autres témoins, encore pénétrés des.
lentes et solennelles confidences que leur faisait la
LA. RELIGION DE GEORGE ELIOT 87
sibylle en les regardant de ses yeux profonds, ce-
pendant qu'au milieu du salon du Priory, le bon
gros Lewes continuait ses joyeusetés intarissables.
Avouons que ce témoignage nous déconcerte,
nous les amis de Milly Barton, de Dinah Morris et
de tant d'autres héroïnes simplement et suavement
humaines. Ce front plissé, ce geste dur, cette impi-
toyable vertu de tant d'autres professeurs de morale
indépendante, c'est précisément ce que nous vou-
lions fuir en venant à G. Eliot et voici qu'avant
même le premier abord, sur la foi de ses disciples,
notre maître nous fait trembler.
Mais n'allons pas nous décourager trop vite. Vue
de plus près, dans le détail de sa longue formation,
cette vertu nous paraîtra plus compatissante et
moins rigide, peut-être même la verrons-nous sou-
rire à la pensée de tant de faiblesses qui la rappro-
chent de nous, si bien qu'enfin l'image que nous
garderons d'elle se confondra insensiblement avec
celle qu'évoquait déjà la lecture d'Adam Bede et de
Middlemarch.
Il nous faut cependant renoncer à trouver en elle
la grâce facile, le charme pliant, l'abandon, la verve,
le prime-saut du cœur, enfin toutes les séductions
qui s'ajoutent à la tendresse comme l'esprit à l'in-
telligence et sans lui donner plus de profondeur, la
rendent plus attrayante. La barre puritaine qui mar-
que ce front le laissera toujous grave. Quand, très
jeune, on lit G. Eliot pour la première fois, volon-
tiers on l'identifie avec cette Maggie, étourdie et pas-
sionnée, intense et légère. De fait il y a un peu de
Maggie en elle. Son père n'est pas Anglais et nous
retrouvei'ons quelquefois, chez Marie-Anne Évans,
88 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
la fougue et Vimpulsiveness du pays de Galles, mais
enfin, qu'on me pardonne de le dire, nous retrouve-
rons aussi en elle quelque chose de tanle Glegg,
comme, par exemple, une certaine raideur de doc-
trine morale, le calme et l'épaisseur du bon sens.
Complexité remarquable, mystère fascinant de cette
vie, ces deux séries d'éléments vont peu à peu se
fondre et concourir à l'achèvement d'un talent fait
de douceur et de force, d'une morale dont la sévérité
se tempère d'indulgence et de sympathie.
« Cette dame est trop sévère, disait d'elle une
jeune fille qui venait de déjeuner à côté d'elle, chez
des amis, je crois que je ne l'aimerai guère. » G. Eliot
rapporte elle-même ce propos, et elle ajoute : « Dès
que je lui ai parlé et qu'elle a pu me regarder dans
les yeux, elle a senti qu'elle m'aimerait ^ »
Dans une étude un peu tendancieuse, mais d'ail-
leurs admirable, R. H. Hutton raffine, je crois, sur
cette apparence de raideur, solennelle et triste. Il
pense y découvrir la conséquence du pénible et cons-
tant elïbrt que G. Eliot, incroyante, devait s'imposer
pour trouver en elle-même une loi morale et un
attrait désintéressé vers le bien. « La conception de
cet idéal remplit, dit-il, sa correspondance. Mais
cette ardeur qui la stimulait tendait en même temps
les fibres de son caractère. Évidemment G. Eliot
était à elle-même son Dieu... son législateur, son
juge, son sauveur. De là cette apparence de con-
trainte qui grandit toujours. Elle n'avait jamais eu
beaucoup de spontanéité, mais le peu qu'elle en avait
ne tarda pas à disparaître. Elle essayait de se donner
1. Cross, Life and lellers of G. Eliol, p. 120. Je renvoie
toujours à l'édition en un volume. (Blackvvood.)
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 89
elle-même ce que les personnes religieuses atten-
dent de Dieu '. »
La remarque paraît juste et nous ne devons pas la
négliger. Gardons-nous cependant d'exagérer l'in-
tensité de cette lutte morale dont parle Hutton et
dont la figure de G. Eliot, à la fois majestueuse et
légèrement tourmentée, donne par moments l'im-
pression. Ces dehors austères et cette façade puri-
taine indiquent plus de gravité que de vertu. Pas
plus que la frivolité naturelle, une certaine facilité
innée de tout prendre au sérieux n'exige un long
apprentissage, et il n'est pas évident que ce don de
naissance apporte avec soi la promesse d'un avance-
ment rapide dans cette carrière où le progrès se me-
sure à la vivacité et à la générosité de l'effort.
A Dieu ne plaise cependant que je réduise la vertu
de G. Eliot à des apparences et encore moins que je
songe à évoquer un souvenir triste que ses amis
veulent oublier. Si elle n'a pas eu la passion héroï-
que du bien, elle en a eu le souci presque constant,
et cette préoccupation qui exigeait d'elle une in-
quiète surveillance sur ses actes, a pu mettre en-
core moins de liant dans ses gestes et, dans toute
son allure moins d'abandon. Je voulais seulement
montrer que par cette demi-sévérité et contrainte
naturelle, par ce besoin de correction, par tant
d'autres signes enfin, elle se rattache à la race aus-
tère, triste et un peu massive dont elle sort. Chré-
tienne ou incroyante, vertueuse ou non, j'ai simple-
ment voulu dire, avec cette jeune fille de Genève,
que, avec elle, il fallait rompre une première glace,
1. R. H. Hutton, Some english guides, p. 297.
90 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
et que, pour être pris par elle, il fallait « la regarder
dans les yeux ».
Il semble bien en effet que de tout ce qu'il y avait
d'ardeur et de passion chez G. Eliot, ses grands yeux
seuls aient laissé voir quelque chose. Ici encore, ne
nous laissons pas égarer par le fantôme de ses hé-
roïnes et surtout de Maggie. Pas n'est besoin de
pénétrer bien avant dans cette âme pour trouver un
solide fondement de sérénité, d'équilibre et de me-
sure. Mais en revanche, elle eut toujours ce tumulte
de sensibilité qui donne aux autres et parfois nous
donne à nous-mêmes l'illusion des grandes passions,
ce frémissement que, encore enfant, la lecture de
Rousseau faisait courir dans ses veines et qui long-
temps après, communiqué à sa plume et merveilleu-
sement transformé devait nous causer tant de plai-
sir.
Au-dessous de cette surface changeante, vite trou-
blée et vite calmée, circule presque sans interruption
et sans fièvre un large courant de tendresse. Qu'on
me laisse, tant la remarque importe à la ressem-
blance du portrait, qu'on me laisse redire qu'il ne
s'agit pas ici de cette « sensibilité passionnée « dont
parlent trop souvent ses biographes et que d'ailleurs
ses romans à elle, bien compris, n'évoquent presque
jamais. Sous sa plume les sentiments les plus exal-
tés se transforment bientôt en une douceur mater-
nelle et elle échoue d'ordinaire dans la peinture de
l'amour. « Notre vie va son petit train, écrivait-elle
à M. d'Albert en 1862, et nous sommes absorbés par
notre travail et nos affections du coin du feu. Dans
ce monde où tant de gens ont à lutter et à souffrir,
il semble que nous ayons plus que notre part de
LA HELIGION DE GEORGE ELIOT 9t
prospérité el de bonheur. C-ette fin d'année me laisse
plus que jamais heureuse de vivre, bien que ma jeu-
nesse soit finie. L'étude est un plaisir plus vif que
jamais, et les affections, loin de s'émousser avec
l'âge, deviennent plus vives ou du moins leur viva-
cité que Végoïsme des Jeunes avidités ne trouble plus-
paraît plus active '. »
Que voilà un précieux témoignage et combien
cette petite ligne tranquille sur Vegoism of young^
cravings nous donne raison ! De grandes passions,
même éteintes, ne promèneraient pas sur le passé
un aussi calme regard et ne discerneraient pas si
bien la part d'égoïsme qui se mêlait alors à leurs
plus belles ardeurs. En vérité à l'heure même où
ces jeunes avidités furent le plus affamées, je crois
bien que G. Eliot resta comme toujours plus affec-
tueuse, plus tendre que passionnée. Appuyons sur
ce trait si nous voulons comprendre l'évolution reli-
gieuse de G. Eliot, la genèse de sa doctrine, et ce
que James Darmesteter, fidèle entre les fidèles, appe-
lait « la tragédie intérieure d'une des âmes de femme
les plus puissantes et les plus nobles que le siècle
ait produites - ». Ou je me trompe fort, ou il n'yapas-
eu de tragédie.
I
George Eliot a mis beaucoup de temps avant d'être
heureuse. On peut marquer nettement, d'après ses
lettres, la date où le bonheur commence à entrer
1. Cross, p. 357.
2, James Datmesteteb, Nouvelles éludes anglaises.
92 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
dans sa vie, et il est surprenant qu'aucun de ses bio-
graphes n'y ait pris garde. C'est de 1849 à i85o pen-
dant les huit mois qu'elle passa à Genève. Elle avait
alors trente ans. Une fois heureuse d'ailleurs, et ce
sera peut-être pour plusieurs une déception ou une
surprise, elle le restera en somme jusqu'au bout.
L'enfance avait été grise, grise aussi la première
jeunesse. Ce joli titre du chapitre où elle raconte
l'entrée prématurée de Tom et de Maggie dans la
vie réelle : in ivhich the golden gâtes are passée! ; le
passage des portes d'or, ce joli titre est une trouvaille
d'artiste et un sacritice à l'opinion courante; mais
son expérience, à elle, rend décidément un autre son.
« Peu de femmes, je le crains, écrit-elle dans son
journal pendant la dernière nuit de 1857; peu de
femmes ont eu autant que moi des raisons de penser
que les longues années de leur triste jeunesse valaient
la peine d'être vécues pour le bonheur de l'âge mûr ^ »
En i844: à vingt-trois ans, moins loin encore du « pas-
sage des portes d'or, » elle disait à une amie avec
une amertume plus vive : « Il nous faut tant d'années
pour apprendre à être heureux ! Je commence tout
juste à faire quelque progrès dans cette science...
Jamais je ne me résoudrai à croire que nos plus
jeunes années soient les plus heureuse^. L'enfance
n'est le beau temps de la vie que de loin, dans le sou-
venir. Pour l'enfant, elle est remplie de gros chagrins
dont la signification lui reste inconnue. Rappelez-
vous, coliques, coqueluche, et la peur des revenants,
et l'enfer, et le diable et, au ciel, un Dieu qui se met
en colère parce qu'on voudrait manger trop de plam
1. Cross, p. 235
LA. RELIGtON DE GEORGE ELIOT 93
cake. Chose pire encore, ce chagrin des personnes
âgées, auquel on assiste sans y rien comprendre. Tout
cela pour prouver que nous sommes bien plus heu-
reux que quand nous avions sept ans, et que, à qua-
rante, nous le serons plus qu'aujourd'hui '. »
Manifestement, elle ne parle pas ici que d'elle
seule. Dans sa pensée, la plupart des parents et des
éducateurs ne prennent pas assez garde à ce sérieux
« des chagrins de l'enfance, alors que la peine est
chose nouvelle et surprenante, que l'espérance n'a
pas encore d'ailes pour voler par-dessus les jours et
les semaines, et que l'espace d'un été à l'autre paraît
infini - ». Mais cette commune expérience que, deve-
nus hommes, tant d'autres oublient, elle l'a faite
sans doute avec une intensité et une clairvoyance
particulières, Je n'en veux accuser ni son excellent
homme de père, qui avait une prédilection pour la
petite Marie-Anne, ni sa mère morte si tôt, ni même
son frère Isaac, bon garçon après tout, bien qu'il lui
ait peut-être rappelé trop souvent qu'elle n'était
qu'une petite fille, et qu'il n'ait pas supporté ses
caresses avec assez de patience. La faute n'en est à
personne, pas même à la monotonie du cadre cam-
pagnard de celte jeunesse. Partout ailleurs, G. Eliot,
entre douze et vingt ans, eût souffert du Ilot de sen-
timents mal définis et d'inquiètes curiosités qui se
contrariaient en elle. Tête et cœur fermentèrent à
la fois chez elle, et lorsque rien ne pouvait encore
leur répondre. Elle a lu trop tôtWalter Scott et cette
1. Cross, p. 75. Cf. aussi Z)a/î/e/ Deronda, book II, ch. XVI,
XVII.
2. ThemillontheFloss, book I, cb. VII.
^4 L INQUIETUDE UELIGIEUSE
histoire du diable de Daniel de Foë, que sans doute
on lui avait donnée pour les images. Je n'entends
pas insinuer qu'elle ait été le moins du monde un
enfant prodige. A Dieu ne plaise et bien au contraire
on remarque déjà chez elle une certaine lenteur mas-
sive et puissante qui caractérisera toujours le travail
de son esprit. Elle fut précoce d'aspirations plus que
de succès, et cela même dut contribuer à la tristesse
•de ses débuts. Trop de commencements d'idées, trop
de questions vaguement pressenties et qu'elle ne
posait pas encore, se mêlaient confusément dans son
intelligence, et trop de fatigue accompagnait chez
■elle l'élaboration inconsciente de la philosophie
d'Adam Bède et de Middlemarch.
La sensibilité ne fut ni moins avide ni mieux satis-
faite. La mile wench qui veut lire comme une
grande personne, demande qu'on la caresse comme
une enfant. Jeune fille, jeune femme, sexagénaire,
ce sera toujours le même irrésistible besoin. « De
bonne heure, dit M. Cross, — celui-là môme que
G. Eliot épousa après la mort de Lewes, — on
remarqua ce trait distinctif de toute sa vie, la pas-
sion d'avoir quelqu'un pour qui elle fût toutes cho-
ses et qui fût toutes choses pour elle '. » Cela est
vrai, mais nous verrons comment, plus tard, une
sagesse très apaisée, très résignée, réglera cette
exigence. Pour son cœur aussi bien que pour son
intelligence, la période critique et douloureuse est
encore celle de l'enfance et de la jeunesse. Elle qui
plus tard ne sera romanesque qu'à fleur d'imagina-
tion et d'esprit, elle n'a peut-être jamais connu
1. Cross, p. 8.
LA HELIGIO.N DE GEOUGE ELIOT 95
<l'aussi près « les passions de Tamour » que dans
ces années de contrainte et de solitude, où la petite
Magpfie cherchait en vain une explication « des
duretés de la vie réelle » et se demandait, avec
angoisse, s'il n'y aurait jamais pour elle ici-bas « un
peu d'amour caressant et de tendresse ^ ».
Cette souffrance était aiguisée par une défiance
instinctive dont G. Eliot ne se guérira jamais. S'est-
«11e rendu compte trop jeune qu'elle n'était pas jolie,
a-t-on pensé que cet enfant, un peu bizarre et si
curieuse de ce qu'il y a dans les livres, avait besoin
moins que les autres des marques extérieures d'affec-
tion, quoiqu'il en soit Marie- Anne avait une diffi-
culté extrême à croire qu'on se souciât d'elle et que
vraiment on l'aimât Plus tard, dans ses lettres, rien
n'est plus frappant que son attitude en face des
plus anciennes et des plus chères amitiés. Elle
attend toujours une alerte, elle est toujours prête à
trouver naturel qu'on renonce à elle. « Je ne puis
m'empècher de ne pas croire qu'on m'aime, écrivit-
elle en 1857, à une très fidèle amie, V incrédulité est
dans ma nature, il n'y a pas de fourche qui puisse la
mettre dehors pour toujours. C'est si étrange,
qu'en revenant sur notre passé, vous puissiez penser
à moi avec plaisir ^. » Elle a souligné ce moi. A la
même amie, deux ans après, elle disait encore :
« Vous savez qu'il m'arrive de blasphémer contre
l'amitié et de croire que je n'ai jamais été assez
1. The need of some tender and demonstralive love. The mill
on Ihe Floss, book IV, chap. III. Cf. Middlemarch, book II,
ch. XX : Those childlike caresses which are ihe beat of every
sweet woman.
2. Cross, pp. 229, 230.
96 L INQUILTLDE RELIGIEUSE
bonne et attirante pour mériter une petite part de la
bonne et pure alTection qu'on peut trouver en ce
monde '. » Enfin, au moment de la dernière sur-
prise qu'elle ait faite à ses amis, elle semble prendre
elle-même les devants, et rendre presque leur parole
à ceux que son mariage avec M. Cross détacherait
d'elle. « Qui vous remplacerait dans mon cœur ? Et
pourtant si vous vous sentiez éloignée de moi, je ne
saurais concevoir aucune amertune. Ce détachement
est si naturel lorsqu'un ami ne répond pas à ce qu'on
s'était habitué à attendre de lui -. »
Gardons-nous de prendre cette observation au tra-
gique. L'allure môme de ces dilTérents témoignages
nous le défend. Avec le temps, avec le bonheur,
cette naturelle défiance, gêne plutôt que blessure,
lui est simplement pénible el, sans doute, elle ne
souffrit jamais autant que dans ses vingt ou trente
premières années où elle se cherchait elle-même et
préparait, dans une avidité excessive, la calme rési-
gnation des joies de son âge mur.
Les occupations du ménage dont elle eut la charge
assez jeune, et qu'elle remplissait d'ailleurs avec le
soin minutieux qu'elle apportait à toutes choses, la
sottise épaisse de plusieurs personnes de son entou-
rage, ajoutaient aussi, je pense, à l'irritation con-
tenue et à l'ennui de Marie-Anne. La remarque est
d'autant moins à négliger, qu'ici encore nous pre-
nons sur le vif la lente formation de son caractère,
de son talent et de sa doctrine. Comme tout le reste,
ces impressions vont se pacifier peu à peu. Après
1. Cross, p. 262.
2. Ib., p. 614.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 97
celle première révolte, légèrement romanlique,
conlre la prose de chaque jour, G. Eliot arrivera à
plus de bienveillance et de justice. On cherchera en
vain plus tard quelque trace d'aigreur ou de ran-
cune dans ces romans où elle écrira le poème de
l'insignifiance de certains esprits de femme et oi^i
elle racontera, avec tant d'iudulgence amusée,
presque attendrie, les solennels enfantillages de
tante Pullet, de la vieille Mme Linnet et de Monna
Brigida. Mais, à l'heure où nous sommes, niaiseries
ou duretés pèsent sur le cœur et l'imagination de la
jeune fille ; comme Maggie, elle a peut-être quelque
fois tressailli cruellement quand, au beau milieu
d'une lecture captivante, la voix de son père inter-
rompait brusquement le rêve : « Eh bien ! Maggie,
où sont mes pantoufles, faudra-t-il que j'aille moi-
môme les chercher M »
II
Pour mieux rattacher aux pages les plus tou-
chantes de ses livres, les réalités de sa vie intime,
on voudrait que dans l'anxieuse monotonie de cette
jeunesse tourmentée, le petit clocher de Shepperton
ait sonné pour Marie-Anne les heures douces, le re-
cueillement, la paix, la joie. On sait bien que l'in-
crédulité va venir, mais il paraîtrait si naturel que
l'église couverte de lichens, que ces fenêtres gothi-
ques formées avec des débris incohérents d'anciens
vitraux, et la musique de la Bible anglaise, et même
1. The inill on the Floss, 111,3.
II 7
98 l'inquiétude religieuse
les sermons de M. Gilfil, que tout le décor enfin dé-
licieusement fané et vénérable du vieil anglicanisme
ait amené ou aidé, chez cette jeune fille impression-
nable et sérieuse, un épanouissement de dévotion et
de foi. Beaucoup Tout dit sans prendre la peine
d'appuyer leur dire, tant la chose leur semblait
claire. Pour moi qui certes n'aurais pas demandé
mieux que de trouver chez elle une religiosité très
au-dessus de la moyenne, j'ai pourtant le regret
d'arriver à une conclusion toute contraire. L'his-
toire de la crise religieuse qu'elle traversa à vingt-
deux ans ne me paraît laisser aucun doute sérieux à
cet égard.
Crise religieuse ! le mot est un peu trop fort.
L'obsession des romans de G. Eliot, et le souvenir
des angoisses par où nous avons vu passer d'autres
« victimes du doute » risque de nous donner le
change. Qu'on ne s'attende pas à rencontrer chez
l'auteur du Moulin sur ta Floss et de Bomola, d'abord
une sorte de nuit de Jouffroy, puis, jusqu'au dernier
jour, des sursauts de foi renaissante. Rien de tout
cela. Si elle était née deux siècles plus tôt, l'histoire
religieuse de George Eliot tiendrait en aussi peu de
lignes que celle de Shakspeare ou de La Fontaine et
aujourd'hui même, nous n'aurions pas le droit de
nous arrêter un peu longuement à ce chapitre si
d'ailleurs il ne nous donnait le moyen de pénétrer
plus avant son caractère et de suivre de plus près la
marche naturelle de ses idées.
Ce n'est pas qu'elle ne se soit fait à cet égard de
curieuses illusions. Dans ces années de tâtonnements
et d'efforts, son imagination généreuse a cru, pen-
dant quelque temps à une vocation de sainteté. « Je
L\ KELIGION DE GEORGE ELIOT 99
dois admettre, écrivait-elle en i838, — et ce musi a
toute une saveur de lutte et d'immolation ; — je dois
admettre que les plus heureux sont ceux dont la tête
ne fermente pas en projets de bonheur terrestre, qui
regardent cette vie comme un simple pèlerinage,
non comme un lieu de repos et de plaisir. Mais dans
ma jeune expérience et mon étroite sphère, je n'ai
jamais été capable d'atteindre à ce résultat. Comme
Johnson le disait pour l'usage du vin, l'abstinence
totale m'est plus facile que la modération '. » C'est
si artificiel, c'est si peu elle, ce détachement de la
créature ; mais elle lutte, elle veut avoir raison d'elle-
même, et, comme elle dit encore dans sa langue
apprise, étouffer « les révoltes de la chair et du sang ».
L'intéressant déjà est que en pleine ferveur, le sen-
timent religieux semble se concentrer chez elle en
un effort moral. Quand plus tard Dinah Morris prê-
chera sur la place de Hayslope, sa religion sera plus
affective, plus humaine. La jeune méthodiste par-
lera, — on se rappelle avec quelle suavité, — de ce
Jésus qui « pour dire aux pauvres de bonnes paroles
est descendu du ciel, tout comme moi, quand j'étais
une petite fille ignorante, je croyais que M. Wesley
avait fait ». Cette forme de religion, plus immédiate-
ment et directement religieuse, si l'on peut ainsi
parler, G. Eliot la comprendra plus tard, — elle qui
a tout compris — mais on cherche vainement dans
sa propre vie intérieure trace de sentiments analo-
ques. L'effort, la tension morale semblent déjà tout
dominer. On lui a dit qu'elle pourrait atteindre à la
sainteté de saint Paul. Folie, peut-être, mais pour-
1. Cross, p. 20.
lUO L INQUIKTUDE RELIGIEUSE
quoi pas ? « Oh I si nous pouvions ne vivre que pour
Téternité et cesser de nous contenter d'une religion
terre à terre ! Oh ! si je pouvais mener une vie aussi
bienfaisante que M. Wilberforce I... Puissé-je deve-
nir toute sainte ! Voici que j'aurai bientôt dix-neuf
ans, que cet anniversaire me soit un signal de ré-
veil ^ . »
Ne craignez rien, elle descendra de ces hauteurs.
La raideur même et l'ambition de ses désirs nous le
promet. Elle est encore à l'âge où Ton dispose sa
vie comme un drame et après avoir imaginé d'autres
aventures, pour l'instant elle s'exalte devant un pro-
gramme de sainteté. La volonté du bien qui est au
plus profond de sa nature et que nous verrons se
fixer peu à peu à un degré de vertu moyenne, plus
bourgeoise qu'héroïque, jette maintenant sa gourme,
s'exerce et s'épuise en des rêves trop beaux. Plus
tard George Eliot jugera avec son habituelle justesse
cette crise artificielle et passagère, elle dira com-
ment cet excès même en la soulevant au-dessus
d'elle-même lui fut bon et d'ailleurs elle ne fera pas
difficulté d'avouer ce qui se mêlait de recherche
personnelle et d'amour-propre à cet efîort vers la
perfection.
Amenée à écouter les lointaines vibrations de cette voix
[Vlmilalion). Maggie trouva là un courage et une espérance
qui la soutinrent pendant des années de solitude. C'était une
foi qui lui était oflerte à l'heure où elle avait soif d'espé-
rance et de foi. D'après ce que vous savez d'elle, vous ne
serez pas surpris qu'elle mît quelque exagération opiniâtre,
quelque orgueil impétueux jusque dans son renoncement ;
]. Cross, p. 20.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 101
sa propre vie conîinnail à être pour elle un drame et elle
entendait jouer son rôle avec inlensilé ^.
Ne souriez pas à la pensée du prochain change-
ment de scène, ne comparez pas malicieusement les
lettres laborieuses et surchauffées de la jeune fille,
avec la morale, certes moins ambitieuse, que G. Eliot
doit prêcher un jour. Ce qu'elle rêvait ainsi, Marie-
Anne a essayé pendant des mois, pendant des années,
de le traduire en acte. Aux autres souffrances d'une
jeunesse qui trouvait déjà et au dedans et au dehors
tant d'occasions de meurtrissures, s'ajoutent les im-
molations spontanées et les sacrifices volontaires.
Elle a cherché comme Maggie à humilier son or-
gueil, et, chose contre laquelle tous ses instincts se
révoltaient invinciblement, elle a peut-être essayé,
comme Maggie encore, non pas simplement de sup-
porter mais presque d'aimer les marques extérieures
de froideur et de dureté. She stroved to be contented
ivith thaï hardness and to reqiiire nothing. Pour ceux
qui la connaissent, cette ligne est navrante et d'au-
tant plus qu'il ne semble pas qu'aucune onction reli-
gieuse, ou vraie facilité de prière ait attendri pour
elle la sécheresse de cet elïort. Le cœur n'y est pas,
ou du moins il n'y a été qu'en passant et jamais à
fond. Chose étrange, G. Eliot, dans sa vie intime, ne
semble avoir connu de l'Evangile que la face aus-
tère. Elle qui a conduit Dinah Morris à la prison de
Stoniton et qui a placé V Imitation entre les mains
de Maggie en détresse n'a éprouvé pour elle-même,
ni la suavité de la foi de Dinah, ni la ferveur pas-
1. The niill on the Flnss, bock IV, chap. III. Ce chapitre
est d'une extrême importance.
102 L INyUIETLDli RELIGIEUSE
sionnée des prières de Maggie. La remarque a trop
d'importance pour que nous puissions nous dispen-
ser de l'établir sur bonnes preuves.
On connaît cette mémorable aventure : Miss Evans
dépêchée par des amis communs, comme la plus
excellente théologienne du pays et comme une con-
troversiste invincible, à une famille de libres pen-
seurs, rendant les armes au bout de quelques jours
et se déclarant vaincue. Certes tout est révélateur
dans cette brusque surprise, d'abord la rapidité, le
coup de foudre d'une transformation si complète et
qui, nous le savons, devait rester définitive, et puis,
et surtout, l'absence totale de drame, le calme, la
rondeur, le sans-façon avec lequel toute l'histoire a
été menée. Histoire tragique à force de ne l'être pas,
à force de ressembler à n'importe quelle de ces ac-
tions indifférentes que nous faisons ou défaisons
tour à tour, sans qu'elles comptent dans nos jour-
nées. Telle quelle, si on l'entend bien, on ne la
trouvera pas moins pathétique que le Mystère de
Jésus ou que la petite note, douloureuse et confiante
où Scherer. rappelant au Christ la visite de trois
jours que celui-ci, il y a trois ans, lui a faite, le con-
jure de revenir '.
Chez elle rien de tout cela, rien de la désolation
de Romola à l'heure où Savonarole lui manque, rien
qui trahisse le déchirement d'une séparation long-
1. « Tu étais à la porte... peut-être était-ce le bruit de la
rue qui m'empêchait de t'entendre... Écoute... déjà ta pré-
sence a illuminé ma cellule... J'avais bien conscience qu'il
me manquait quelque chose... N'avais-tu pas déjà demeuré
une fois en moi ? C'était il y a trois ans, tu restas trois
jours. Reviens à moi, ô mon Seigneur! » O. Gréard, Edmond
Scherer, pp. 8.5, 86.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 103
temps recloulce, enfin cruellement nécessaire, rien
qui promette pour plus tard sinon le retour, au
moins la persévérante tendresse d'un amour qui
veut survivre à la foi. Lisez plutôt la lettre suivante,
écrite en pleine crise, à la veille du pas décisif.
Tout mon être a été absorbé pendant ces derniers jours
par la plus inléressanle des recherches. A quel résultat ces
pensées me pourront mener, je ne sais encore, peut-être à
un résultat très imprévu pour vous. Mais je n'ai d'autre
désir que de connaître la vérité, d'autre peur que de rester
cramponnée à l'erreur. Laissez-moi croire qu'aucune sépa-
ration ne nous empêchera de nous aimer, et espérer que vous
ne m'excommunierez pas pour une divergence d'opinions.
Demandez-vous, à l'avance, quel changement vous pourriez
imaginer en moi qui vous empêchât de venir me voir à Noël.
Il me tarde tant d'avoir une amie comme vous, toute pour
moi, en qui je puisse me décharger du fardeau de mes pen-
sées et de mes doutes. Car je suis encore seule, quoique si
près d'une ville. Mais nous avons l'univers à qui parler, cet
infini où nous pouvons porter le regard de nos espérances,
et un créateur très bon et très sage à qui nous pouvons
nous confier, lui qui nous adonné les délices inefïables dont
notre raison, notre émotion, nos sensations sont les sources
immortelles.
Quel dommage qu'à côté de la certitude infaillible et
immuable des mathématiques, les doctrines qui importent
le plus à l'homme soient comme enterrées sous un amas
d'ossements au-dessus desquels gronde et aboie la contro-
verse '.
Elle est extraordinaire cette lettre, de calme, de
détachement absolu ! En efïet, la recherche si inté-
ressante dont elle parle, ce n'est pas, comme on
1. Ckoss, p. 46.
lOi L INQUIETUDE RELIGIEUSE
pourrait croire, la poursuite d'un problème de méca-
nique ou d'histoire, mais bien la question de savoir
si, oui ou non, l'Évangile, lu de plus près, rend témoi-
gnage à la divinité de Jésus-Christ. Ce travail, dont
la simple idée aurait bouleversé l'âme de Dinah,
Marie-Anne Evans l'entreprend, le conduit, l'achève,
dans une sérénité presque parfaite. D'après ce que
cette lettre dit et sous-entend, on voit clairement que
la question est déjà résolue pour elle, mais loin de
s'arrêter à gémir sur la ruine imminente de sa foi,
G. Eliot regarde joyeusement vers l'avenir, et, comme
par un reste d'habitude, sa pensée à peine aftranchie
croit encore à la nécessité d'un semblant de religion,
elle se tourne — on voit avec quelle prompte allé-
gresse — vers cet autre temple plus vaste où Ton
parle à l'Univers et oîi on contemple l'Infini. Quant
au soupir qui ferme la lettre, il ne mérite pas qu'on
s'y arrête. Marie-Anne s'est aperçue, dirait-on, que le
grand changement qui s'accomplit en elle, ne l'a pas
assez émue, et elle se tire d'embarras avec un regret
de convention trop abstrait, trop général pour indiquer
une vraie souffrance. Ni l'anglicanisme qu'elle aban-
donne, ni la religion naturelle où elle s'abrite pour
quelques jours, n'auront jamais eu toute son âme.
Dans ce court débat qui s'achève, rien de profond,
de vivant, de vraiment elle, n'est engagé.
Nous ne nous attarderons donc pas à rechercher
par le menu quels arguments ont eu raison de cette
moitié de foi. M. Bray, son hôte, et le beau-frère
de M. Bray, Charles Hennell, lui proposèrent une
explication rationnelle des miracles de l'Évangile et
George Eliot s'inclina. Elle aurait accepté n'importe
quelle autre objection, d'apparence critique, formu-
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 105
lée par une de ces intelligences viriles, auxquelles,
sans le savoir, elle avait besoin de s'appuyer. Lorsque
dans la barque emportée par la marée, Stephen or-
donne à Maggie de se lever et de couvrir ses épaules
contre la fraîcheur du soir, Maggie obéit, « éprou-
vant un charme inefl'able à s'entendre dire ce qu'il
faut faire et à avoir quelqu'un qui décide tout pour
elle. » En écrivant ces lignes, G. Eliot ne songeait
pas sans doute à la fascination intellectuelle qu'exer-
cèrent tour à tour sur elle les différents maîtres de
son esprit. Cependant il n'est que juste d'appliquer
ce passage d'un de ses romans à l'histoire de la
brusque crise où sa foi vient de sombrer. Nul ne croit
plus que moi à la pénétration, à la vigueur, à la sin-
cérité de cette magnifique intelligence, mais je ne
mets en cloute aucune de ces qualités, en constatant
qu'elle a reçu toutes faites et s'est assimilé de toutes
pièces les objections que ses amis lui ont passées.
Combien et de très intelligents et de très sincères ne
vont pas autrement soit à la vérité, soit à l'erreur.
Chez la plupart d'entre nous, la raison vraie de nos
décisions intellectuelles ou morales n'est pas celle
qui semble aux yeux d'autrui et à nos propres yeux
emporter notre assentiment de la dernière heure.
L'histoire d'une conversion consiste à montrer le se-
cret travail intérieur qui de très loin prépare ce chan-
gement, la lente désagrégation d'une doctrine long-
temps soutenue, la préparation insensible de toute
l'âme à une nouvelle façon de penser.
Chez G. Eliot ce travail datait de loin. Certaines
âmes sont naturellement religieuses, elles ont sans
difficulté le goût des choses pieuses, la facilité de
prier, le besoin d'une communication familière avec
106 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Dieu. Semblable en ce point à des chrétiens admi-
rables, G. Eliot n'était pas de ces âmes, mais elle se
figura par malheur que l'essentiel de la religion con-
sistait dans une attitude de l'esprit et du cœur à
laquelle elle-même ne pouvait arriver sans se contre-
faire. C'est le prestige du protestantisme et c'est
aussi sa faiblesse que cette religion pour s'accorder
avec ses origines et ses principes fondamentaux doit
être presqueexclusivementintérieure. Aristocratique,
en dépit de lui-même, il ne saurait convenir qu'à un
nombre, en somme peu considérable, d'être choisis.
Plus, en effet, il tend à se détacher des formes sacra-
mentelles et de l'intermédiaire du prêtre, plus il se
restreint à certaines natures assez hautes, fortes et
saines pour se passer de tout appui humain dans
leur ascension vers le parfait. Certes, rien n'est plus
beau que de réduire ainsi tout le drame de la con-
science, selon la formule de Newman encore angli-
can, à un dialogue entre les deux seuls personnages
qui comptent pour chacun de nous, Dieu et nous-
même. Le premier acte où le pèlerin Christian ré-
veillé s'aperçoit et se désole de l'absence de Dieu, le
second où il cherche cet unique bien, le troisième
enfin où il le trouve, personne ne peut méconnaître
la grandeur pathétique, l'intérêt poignant de cette
sublime aventure. Mais cela ne saurait être l'histoire
de tous. Il n'est pas exact que tout le monde souffre
ainsi de l'absence de Dieu, — j'entends d'une souf-
france réelle, — et il est encore moins exact qu'une
fois blessé de la conscience de cette détresse, il soit
facile à chacun de retrouver la grâce absente.
George Eliot n'avait reçu pour sa part qu'une très
avare mesure de ces dons et facultés naturelles qui
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 107
ouvrent l'àrae toute grande, toute vibrante aux in-
fluences religieuses, et, comme dirait Dinah Morris,
aux « visites de TEsprit ». « Ce que l'œil n'a point
vu, ce que Toreille n'a pas entendu » ne pouvait avoir
pour elle qu'un attrait de devoir et de raison. Pas-
sionnément, de toutes les forces de son être, elle
s'intéresse à « la figure de ce monde » dont le mys-
tique tend au contraire à se détacher. Regarder, re-
garder encore les hommes et les choses qui l'en-
tourent, son instinct le plus spontané la mène, la
ramène toujours là. Là est sa vie, son activité natu-
relle, tellement naturelle que, pendant trente ans,
elle s'y est livrée sans même s'en apercevoir. Enfant
et jeune fille, fatiguée d'autres soucis, tendue vers
d'autres efforts, elle amassait inconsciemment et
sans joie ces trésors d'images qui devaient nourrir
son inspiration pendant si longtemps. « Je suis toute
prête, disait-elle en 1889, à pleurer de décourage-
ment et de dépit, à la pensée que je suis incapable de
comprendre et même de connaître au moins quelques-
uns de ces objets qui s'offrent à notre contemplation
dans les livres et dans la vie '. » Elle avait vingt
ans alors. Jusqu'au bout, ce goût de la vie, cette
passion de prendre le monde comme un spectacle, la
tiendra. Nous avons d'elle, presque au dernier jour,
un mot caractéristique. Elle a perdu Lewes depuis
quelques mois, elle est seule, dans ce climat de
Londres qui l'accable toujours et la rend malade,
elle ne sort pas, elle ne voit personne et cependant
elle écrit :
u Je vais beaucoup mieux et je recommence à
1. Cross, p. 26.
108 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
m'intéresser à cette étrange vie que nous menons...
/ am agaîn fînding interest in this wonderful life of
ours *. Quelque temps après, à une amie qui
était allée prendre de ses nouvelles, elle répond
<( qu'elle a trop à faire pour être malade, et puis ce
monde est si intéressant ! The world was so inten-
sely interesting - ».
Tins wonderful life ! so interesting ! n'est-ce pas
toujours, à travers les siècles, le mot des classiques.
« Tout est si merveilleux, chante le chœur A'Anti-
gone, mais l'homme est encore plus merveilleux. »
Miranda s'écrie à son tour que Ihumanité est belle
à regarder :
How beaiileoiis mankind is ! 0 brave new world !
et, après, Shakspeare, un autre grand enfant que
tout amuse, que tout ravit, dira d'un mot toute sa
philosophie :
Il ne m'est rien
Qui ne me soit souverain bien.
Cette curiosité, froide et dédaigneuse chez tant
d'autres, s'humanise chez G. Eliot et s'attendrit. De
ces pauvres êtres dont aucun ridicule ne lui échappe,
femme aimante et miséricordieuse, elle prend pitié.
Il y a plus, et cela va l'attacher davantage encore à
la terre. Voici en effet que pour les avoir vus de
près, elle les aime et qu'elle est prête, non pas pré-
cisément à leur demander, mais à recevoir d'eux,
1. Cross, p. 591.
2. Ibid., p. 593. Cf. aussi, O. BROWNrNG (G. Eliol), p. 71, une
léLlre à Mme Bodichon : / do wish to see more of human life.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 10!»
rafrection qu'ils peuvent donner. C'est peu de chose,
elle le sait bien, mais ce peu lui est cher. « J'ai une
joie d'enfant, écrit-elle, devant chaque témoignage
d'amitié sincère '. » « Ce matin, — le malin du jour
del'an 1878, — pendant que toute malade je déjeunais
mélancoliquement dans mon lit, une gentille créa-
ture a laissé pour moi à la porte un beau bouquet
avec ce petit mot : « Que chaque année vous soit de
« plus en plus heureuse, et que la bénédiction de Dieu
« soit toujours sur l'immortel auteur de Silas Mar-
« ner'-. » Aucune de ces attentions ne passaitinaperçue
et de son côté, G. Eliot se prêtait cordialement à
quiconque venait lui demander de continuer plus
directement l'apostolat de ses livres. Avec la joyeuse
et vaillante tendresse de son premier compagnon,
cela suffît en somme aux besoins de sa vie aimante,
elle ne songe pas à chercher plus haut, derrière le
voile, une affection meilleure, un autre usage de
son cœur.
J'en ai dit assez pour que l'on s'étonne moins de
voir le souci de l'au-delà tenir si peu de place dans
l'existence de l'auteur d'Adam Bede. Certes les traits
de caractère que nous venons de parcourir ne sont
pas fatalement incompatibles avecl'intensité du sen-
timent religieux. Pour ne pas quitter le siècle et le
pays de G. Eliot, Gordon nous le montre bien, ce
Chinese Gordon si occupé, si amusé du prodigieux
spectacle qui se déroule incessamment à ses yeux, et
en même temps absorbé par le travail de la vie inté-
rieure, avide d'un commerce direct et familier avec
1. Cross, p. 258.
2. Ibid.. p. 506.
110 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Dieu. Mais de telles âmessont rares et, au plus grand
nombre, le programme d'une religion exclusivement
individuelle, les expériences personnelles, l'ardente
et inquiète poursuite de la présence sensible de Dieu
ne conviennent pas. Sur ce point-là, George Eliot ne
se distinguait point de la foule. Malheureusement,
d'une part la logique de son credo calviniste et de
l'autre certains entraînements méthodistes de son
entourage, exigeaient d'elle une initiative plus com-
pliquée. Loyalement, et sans doute aussi par cette
ambition d'excellence qui l'animait alors, elle essaie
d'entendre les voix célestes et de sentir Dieu. Effort
d'autant plus vain qu'elle y apporte plus d'assiduité
et de contemplation. J'ai déjà dit qu'elle ne croyait
pas facilement à l'affection et il faudrait redire sans
fin combien elle avait besoin de caresses, — to be
/?e//ec/, c'est son expression favorite. Eh bien! ce Dieu,
malgré tout si loin d'elle, est une des premières ten-
dresses dont elle ait douté. Oh ! non pas douté de
façon pathétique \ et de cette expérience manquée,
elle est revenue, non pas encore moins croyante, mais,
toute préparée à ne plus croire. Quand d'autres vou-
dront lui démontrer que les promesses des dogmes
sont un leurre, elle n'aura que trop de facilité à lire,
dans ses propres souvenirs, une preuve nouvelle, et
la meilleure pour elle, de la justesse de leurs leçons.
1. Une ligne d'elle, écrite dans les dernières années de sa
vie, évoque peut-être la déception et la fatigue de cet effort.
« Il a prêché contre la crainte, dit-elle à propos dun prédi-
cateur célèbre, et il revenait à cette idée que le chrétien élu
offense Dieu quand il a trop peur de lui. Mais pas un ins-
tant il n'a touché la vraie cause de cette crainte, l'angoisse
de savoir si les signes d'une élection divine se trouvent
vraiment en nous. » Cross, p. 464.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 111
III
Toujours à son insu, une autre difficulté fermen-
tait en elle et l'acheminait depuis longtemps à ac-
cepter un jour sans secousse et sans résistance les
objections du rationalisme contre la divinité de Jé-
sus-Christ. Comme cette difficulté contient en germe
la doctrine que G. Eliot va bientôt substituer au
christianisme, il est nécessaire d'en indiquer ici
quelque chose. Un jour qu'on lui demandait ce qui
avait commencé à la détacher de l'orthodoxie, elle
répondit avec une vivacité assez insolite chez elle :
« Oh ! Walter Scott ' ! » De prime abord, on ne
voit pas bien ce que le grand romancier vient faire
ici. Le lien est logique pourtant. Très curieux de
merveilleux, et peintre excellent du fanatisme, Wal-
ter Scott semble ignorer les formes plus calmes et
plus ordinaires du sentiment religieux ^. Or c'est là
précisément ce qui suggéra à G. Eliot ces premiers
étonnements qui, tôt ou tard, conduisent au doute
un esprit comme le sien •*.
Voilà donc en une représentation si touchante et
si vraie de la vie humaine les meilleures, les plus
vertueux des personnages chez qui aucune influence
dogmatique n'est sensible. Morale et formules de foi,
vertu et dévotion seraient donc choses distinctes et
séparables qui peuvent sans doute se rencontrer en
1. Cross, p. 48.
2. Cf. R. H. HuTTON, English Guides, p. 165.
3. Cette impression remonte, chez Marie-Anne, à l'âge de
treize ans. Cross, p. 32.
112 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
une même personne mais qui ne s'appellent m ne
s'impliquent nécessairement. Sa propre expérience
confirme abondamment ces impressions de lecture.
Ce libre penseur qu'elle est allée convertir, M. Bray,
mais c'est un excellent homme, cordialement bon,
désintéressé, préoccupé d'améliorer le sort de ses ou-
vriers. D'un autre côté, chez beaucoup, la religion,
plaquée du dehors sur la vie morale, ni ne la sup-
pose, ni ne l'entretient, ni ne la grandit. Marie-Anne
se rappelait avec dégoût telle vieille méthodiste fidèle
aux visites quotidiennes de l'Esprit et qui pourtant
ne se faisait aucun scrupule de mentir. Qu'y a-t-il de
réel dans la foi du plus grand nombre et s'ils ces-
saient de croire, quel changement cela entraînerait-il
dans leur vie ? Bien plus, chez ces gens d'église
qu'elle a étudiés de si près, n'arrive-t-il pas souvent
que, soit manie routinière, soit hypocrisie con-
sciente, on couvre d'un manteau de religion les petits
calculs de l'égoïsme. Plus tard, dans ses propres ro-
mans, et notamment dans Middlemarch \ elle décrira
sans amertume cette comédie de gestes et de paroles,
cette mimique chrétienne à laquelle rien de sérieux
ne correspond. Mais dans la prime fugue de son in-
crédulité elle se montra et plus exaltée et plus dure.
Encadrée jusqu'alors dans les dogmes et la pratique
religieuse, puis brusquement affranchie, sa riche na-
1. On se rappelle l'éloquence bi])lique et bourgeoise de
Mme Bulstrode qui veut empêcher sa nièce d'épouser un
jeune homme sans fortune.
« Sans doute, cette vie terrestre n'est pas tout, mais c'est
si rare de trouver un médecin religieux. L'orgueil de l'es-
prit les pervertit... et puis, il ne te faut pas un mari pau-
vre... avant tout nous devons chercher le royaume de
Dieu, mais... »
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 113
ture morale se redressait clans une conscience d'elle-
même un peu bien superbe et prenait volon-
tiers, en face de la commune vertu , des airs de
pitié ou de défi. « Je vous le dis, — criait-elle
presque à un ami qui vantait devant elle l'influence
moralisante de TÉvang-ile, — et je vous le dis une
fois pour toutes. Ma conduite obéit aujourd'hui à des
considérations bien plus hautes et je me fais du de-
voir une bien plus noble idée que lorsque je croyais
encore à l'Évangile ' . »
Ses amis le savent bien, la vraie G. Eliot ne parle
jamais aussi haut. Mais pour le moment, elle ne
s'appartient pas.
Comme beaucoup de convertis, elle s'excite à tout
glorifier de sa foi nouvelle, à tout mépriser du Credo
qu'elle abandonne. Elle se compare aux croisés, elle
va reprendre aux usurpateurs le tombeau où on tient
la vérité enchaînée. Et celle-ci ressuscitera. We
shall then see her résurrection, (c Je vis, ajoute-
t-elle, des moments indicibles - ! »
Quant aux Églises, elles n'ont que trop duré. Jadis,
à la lecture de W. Scott et au spectacle du monde,
elle se demandait si la religion était le fondement né-
1. Cross, p. 56. —A ce stage intermédiaire de sa pensée
elle rattache encore la loi morale à l'existence d'un Être
suprême. « Bien que je ne puisse reconnaître comme prin-
cipes d'action la peur d'une vengeance éternelle, la recon-
naissance pour la prédestination au ciel, ou la perspective
des récompenses futures, pourtant j'admets pleinement que
l'unique ciel, ici-bas et plus tard, se trouve dans la confor-
mité avec la volonté de l'Être suprême, dans un perpétuel
effort vers cet idéal de perfection, le vrai logos qui demeure
dans le sein d'un Dieu unique, notre père. » Ihid., p. 00. Ce
vague théisme va s'évanouir insensiblement.
2. Cross, p. 65.
II <s
lU L INQUIETUDE RELIGIEUSE
cessaire de la morale. Inquiétude sérieuse et pro-
fonde et qui, du moins, répondait à la lente évolution
de sa propre vie intérieure. Mais, dans les fumées de
ces semaines d'exaltation l'objection, démesurément
gonflée, cesse d'être reconnaissable. Entre l'Évangile
et la perfection, elle pense découvrir une antinomie.
« Le christianisme, c'est le calvinisme, écrit-elle, et
le calvinisme, c'est l'égoïsme ^ » La vertu chré-
tienne n'est pas assez élevée pour regarder le bien en
face, craintive ou intéressée, il faut toujours qu'elle
louche du côté de l'enfer ou du côté du ciel.
Les actes suivent les paroles. Marie-Anne veut
rompre bruyamment avec l'anglicanisme. Malgré les
instances de son père, elle n'ira plus à l'église, le di-
manche. M. Evans se désole, se fâche. Marie-Anne
disparaît pendant trois semaines, se calme et revient.
Encore un coup, il y a du volcan dans tout cela.
Essais tumultueux de ferveur religieuse, bouillonne-
ment d'incrédulité agressive, cette jeunesse triste et
comprimée, éclate ainsi par moments et nous étonne.
Gardons-nous de juger sur de tels éclats une nature
qui se cherche elle-même et jusqu'ici ne s'est pas en-
core révélée.
IV
On se tromperait, je crois, en attribuant à la même
ardeur batailleuse, une œuvre à laquelle elle se consa-
cra vers le même temps. Une amie, forcée de renon-
cer à la traduction de la Vie de Jésus de Straus.s
qu'elle venait d'entreprendre, lui passa la besogne à
1. Cross, p. 51.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 115
peine entamée. Plus tard G. Eliot aurait sans doute
hésité à populariser un livre qui pouvait ébranler la
foi de plusieurs, mais rien ne montre qu'en acceptant
ce travail elle ait obéi surtout à une pensée de pro-
pagande. Elle était alors presque sans ressources, et
cette besogne de rencontre lui donnait aussi le moyen
d'utiliserde vastes lectures et de s'assouplir la plume.
Après ce que nous remarquions tantôt sur les limites
de sa sensibilité religieuse, on sera moins surpris de
la paisible indifférence avec laquelle elle attaque ce
grand sujet. La fatigue et par moment le dégoût
dont ses lettres nous font la confidence viennent
presque uniquement de la difficulté et de la monoto-
nie d'un pareil travail. Pourtant, vers la fin, un scru-
pule l'arrête. Son cœur et sa main semblent reculer.
« Miss Evans me dit qu'elle est malade de Strauss
[Sirauss-sick], écrit Mme Bray, cela lui fait mal de
disséquer cette merveilleuse histoire du crucifiement
et il ne faut rien moins pour lui donner du courage
que l'image du Christ qui est devant elle *. » Ne
vous trompez pas à cette émotion et reconnaissez une
fois encore la G. Eliot d'Adam Bede et d^Amos Bar-
ton. Elle ne pleure pas sur sa foi évanouie, mais sur
le nouveau et plus terrible calvaire où la critique fait
monter le Christ. Car déjà, après quelques semaines
d'injustice et d'oubli, elle se reprend à aimer l'his-
toire unique dont l'humanité s'est enchantée pendant
de longs siècles, la divine figure de celui qui n'est
plus pour elle qu'un philosophe ^, mais qui — force
m'est bien de répéter ce mot, — mais qui l'intéres-
1. Cross, p. 82. C'était un moulage du grand Christ de
Thorwaldsen.
2. Ihid., p. 91.
116 l'inquiétude religieuse
sera toujours ^ soit en lui-même, soit pour l'im-
mense foule des âmes qui vivent encore de lui.
D'ailleurs la religion nouvelle — tout humaine
celle-ci — qui s'élaborait parmi les ruines de sa foi
chrétienne, lui commandait non seulement plus de
réserve et de respect, mais plus d'intelligente sym-
pathie. « Quel qu'ait pu être mon développement,
dira-t-elle un jour, il ne m'a jamais conduit au
manque de respect et au mépris pour ce que les
autres intelligences pourraient m 'offrir 2. » Vite re-
venue de ces accès où tantôt nous ne voulions pas la
reconnaître, elle entrevoyait — toujours au-dessus
des dogmes, mais maintenant sans plus les exclure,
— un terrain d'entente où les âmes de bonne volonté
pourraient se rencontrer.
C'est le sort de presque tous ceux qui modifient leurs
idées religieuses dans leur jeunesse. Le premier élan d'un
esprit jeune et ingénu le porte à se détourner violemment
(le tout ce qui lui paraît garder la moindre trace d'erreur.
Knthousiasme et magnifiques espoirs de celui qui vient à
peine d'être arraché au lit de Procuste des dogmes où il
était torturé depuis ses premières pensées ! Une fois pleine-
ment libres de nos membres, nous nous promettons des
courses splendides à ce grand air fortifiant de l'indépen-
dance. Nous découvrirons bientôt, pensons-nous, quelque
chose de positif, non seulement qui compense ce que nous
avons perdu, mais encore que nous puissions répandre
autour de nous dans le plus fervent des prosélytismes. Un
an ou deux de réflexion et l'expérience de notre lamentable
faiblesse qui a tant de peine à se passer des béquilles de la
1. Elle détestait les rues trop bruyantes et disait qu'elle
ne consentirait à se mêler à cette foule que pour voir un
second Jésus. Cross, p. 64.
2. Ibid., p. 388.
L.V RELIGION DE GEORGE ELIOT 117
superstition, c'en est assez pour changer d'avis... Nous
renonçons à la chimère de mettre d'accord les intelligences,
et comme seul lien possible d'union universelle, nous nous
tournons vers les vérités de sentiment. Ces erreurs de
Tesprit contre lesquelles nous étions partis en guerre, nous
figurant qu'elles n'étaient que des parasites de l'âme vivante,
nous entrevoyons maintenant qu'on ne les arrache pas
brusquement sans détruire aussi la vie elle-même. Pour les
individus comme pour les nations, les seules révolutions
inoffensives sont celles qui répondent à des besoins que
leur progrès personnel a fait naître. C'est le fanatisme de la
libre pensée d'imaginer qu'on a une panacée pour le genre
humain et de dire à tout venant : « Avalez mon système et
vous serez guéri... » Essayons donc, non pas de comprendre
nos sentiments, mais de les mettre en harmonie avec ceux
de nos pères, qui peuvent moins bien raisonner que nous,
mais souvent se montrent plus riches en vrais fruits de
foii.
Je n'ai pas craint de citer un long fragment de
cette lettre deux fois remarquable parce qu'elle a été
écrite par une incrédule de vingt-trois ans, et parce
qu'elle éclaire si bien les futurs romans de G. Eliot.
En 1859, elle écrivait dans le même sens à ses amis
de Genève :
Dix ans d'expérience changent beaucoup de choses au
fond de nous. Je n'ai plus ombre d'animosité contre aucune
de ces fois religieuses qui ont servi d'expression à la souf-
france humaine et à l'instinct qu'ont les hommes pour une
vie plus pure. Tout au contraire. Aujourd'hui ma sympathie
fait taire les objections de ma raison. Je ne suis pas revenue
au christianisme dogmatique... mais je vois en lui le plus
1. Cross, pp. 73, 74.
2. Ibid., p. 298.
118 L INQUIÉTUDE RELIGIEUSE
haut symbole du sentiment religieux que l'histoire de
Thumanité ait connu, et, je m'intéresse ardemment à la vie
intérieure des chrétiens sincères de tous les temps. Je n'ose
plus condamner catégoriquement beaucoup de choses contre
lesquelles je me révoltais, il y a dix ans. Je me trouve
aujourd'hui trop ignorante et d'une sensibilité morale trop
limitée.
Si elle parle ainsi ce n'est pas uniquement pour se
séparer des libres penseurs que, pris en masse, elle
n'aime guère ' ou pour rompre plus complètement
avec (( Tintolérance, soi-disant philosophique, la plus
odieuse de toutes- ». Elle reconnaît maintenant
avec une conviction profonde « Tefficacité morale
que donne toute foi sincère et la rouille spirituelle
qu'entraîne le manque de foi ^ ». Qui sait même si,
pour être compris et pratiqué du plus grand nombre,
l'idéal moral ne doit pas descendre des abstractions,
s'humaniser, s'incarner dans la volonté souveraine
d'un Dieu très puissant et très bon ? Et comment
ferait la bonne Dolly Winthrop si une théologie som-
maire et confiante n'éclairait pour elle les obscu-
rités du chemin ?
Eh bien ! maître Marner, il n'est jamais trop tard pour
changer de conduite. Vous qui n'avez jamais mis les pieds
à l'église, on ne peut pas imaginer le bien que ça vous ferait
d'y aller. Car, moi, je me trouve plus heureuse et plus
rassurée que jamais, quand j'y suis allée et que j'ai entendu
les prières et les cantiques à la louange de Dieu comme
M . Macey les entonne, et les bonnes paroles de Crackenthorp.
Surtout les jours de communion I Si quelque ennui m'arrive,
1. Cross, p. 356.
2. Ihid., p. 213.
3. Ibid., p. 356. T/ie spiritual blighl Ihal cornes wilh nofaith.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 119
je sens que je pourrai le supporter, car j'ai cherché secours
au bon endroit et je me suis abandonnée à ceux à qui, en fin
de compte, il faudra bien nous abandonner un jour ^
Religion pour le peuple, dira-t-on. Non pas, et la
fière Romola elle-même fera taire son orgueil pour
demander une règle de conduite à Savonarole.
Les dogmes lui importaient peu et elle n'avait aucun goût
pour les prophéties du Père... elle lui avait soumis son
esprit et était entrée en communion avec l'Église parce que
ainsi elle trouvait une satisfaction immédiate à cette faim
de perfection morale que ni sa culture antérieure ni sa
première expérience du monde n'avaient assouvie. La voix
du Père Girolamo avait fait surgir devant elle, en dehors
des joies et des affections personnelles, une lin de la vie, et
comme sa propre nature ne se sentait pas assez forte pour
vouloir cet idéal, elle se soumettait à toutes les pratiques
de l'Église, dans le désir et l'attente d'une force supérieure.
La question pour elle n'était pas de voir clair dans des
questions de controverse, mais d'entretenir cette flamme de
sentiment désintéressé qui pourrait changer sa vie désolée
€n une vie d'activité et d'amour -.
Ainsi — n'est-ce pas bien étrange et significatif ? —
plusieurs des romans de cette incroyante sont re-
ligieux. Elle qui a commencé à douter du chris-
tianisme à la vue de l'indifférence religieuse des per-
sonnages de Walter Scott, elle qui va fonder pour
«Ile-même une morale toute humaine, ne songera pas
cependant à demander à ses plus chères héroïnes le
sacrifice de la pensée etdusecoursdeDieu.Pouréviter
une tentation hideuse, comment ferait la douce Janet
si elle ne courait pas trouver le prêtre et celui-ci, à
1. Silas Marner, eh. X.
2. Romola, booklll, ch. III.
120 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
son tour, M. Tryan, comment ferait-il s'il ne condui-
sait la jeune femme à une autre bonté, à une autre
force ? On se rappelle ce beau chapitre, mais en le
relisant il faut prendre garde que les Scènes of cléri-
cal life sont la première œuvre d'imagination de
George Eliot, que ces nouvelles ont été écrites dans
les premières années de l'union avec Lewes et au
lendemain des articles incrédules et agressifs de la
Revue de Westminster.
Maintenant que le plus fort de la tentation était passé
{Janet vient de briser le flacon d'eau-de-vie), l'effroi et
l'abattement commencèrent à se placer, comme un brouillard,
entre elle et le ciel. La tentation reviendrait... ses prières
ne lui apportaient pas de secours, car la crainte l'emportait
sur la confiance... seule sur cette roule, elle était impuis-
sante. Si elle pouvait voir M. Tryan. lui tout avouer...
Alors la pauvre Janet lui raconta sa triste histoire... et
tandis qu'elle se confessait, elle se sentit soulagée de la
moitié de son fardeau. Le fait de se confier à la sympathie
humaine, la conscience qu'un de ses semblables l'écoutait
avec une patiente pitié, prépara son âme à cet élan plus
fort par lequel la foi saisit l'idée de la sympathie divine...
Elle avait été incapable de prier seule; maintenant la prière
du prêtre emportait son àme à elle, comme une grande
flamme emporte dans son ascension vigoureuse les petits
feux vacillants qui pourraient à peine rester allumés par
eux-mêmes...
Janet marcha rapidement jusqu'à ce qu'elle fût dans les
prés, mais alors elle ralentit le pas. La présence divine ne
lui paraissait pas à une distance où elle ne put l'atteindre...
Oui, l'amour infini prenait soin d'elle, elle se sentait comme
un petit enfant dont la main est tenue avec fermeté par son
père... s'il vient à trébucher, le père ne le laissera pas *.
1. JaneVs repentance, eh. XXV.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 121
La chose est donc claire. Dès qu'elle a pris défini-
tivement conscience d'elle-même, G. Eliot a rétracté
au moins implicitement la plupart de ses premières
accusations contre le christianisme. Elle ne lui re-
proche plus maintenant que de ne pas être la vérité.
A ses yeux, Janet s'abuse quand elle croit sentir la
présence divine, mais la vertu de cette jeune femme
ne perd rien à s'aider ainsi de la pensée du ciel. Un
temps viendra peut-être où les âmes seront plus déta-
chées et plus fortes, mais enfin pour l'instant, les
philosophes ne nous proposent rien qui soit décidé-
ment supérieur à la bonne vertu chrétienne qui
s'anime par la pensée de la récompense ou la peur
du châtiment et qui trouve un secours dans les
humbles pratiques de la religion.
A toutes ces choses religieuses qu'elle comprend
et admire chez les autres, elle participe à sa façon
par un vague désir mêlé de plus vagues regrets. « Je
me trouve naturellement et sans effort, écrivait-elle
en 1873, à M. Cross, entraînée dans le courant de
toute communauté qui se réunit pour adorer le Dieu
suprême, et, n'était d'autres raisons qui me retien-
nent de le faire, j'irais régulièrement dans les églises
pour y jouir de cette délicieuse émotion de frater-
nité humaine que je trouve dans toute assemblée
religieuse. L'essence môme de ces assemblées est de
s'unir fortement dans la reconnaissance d'une même
foi et doctrine spirituelle qui nous élève à une
obéissance volontaire et nous affranchit de l'escla-
vage de nos passions ^ . »
Une autre lettre, écrite quinze ans auparavant, nous
1. Cross, p. 517.
l22 l'inquiétude religieuse
montrait déjà chez elle une impression analogue :
« Nous ne sommes restés qu'un jour à Nuremberg...
Quel dommage que cette ville soit devenue protes-
tanteetqu'il n'y ait là qu'une seule église catholique...
Nous avons fait en une minute le tour du fameux
Saint-Sebald. Sous ces grandes voûtes gothiques, un
clergyman protestant faisaitfroidementla lecture offi-
cielle. Alors nous sommes allés à l'église catholique;
onychantaitune messe superbeetnous sommes restés
debout parmi les fidèles, jusqu'à la dernière note de
l'orgue, avec un sentiment de communion frater-
nelle ^. » C'est bien cela. Seulement, ce qui peut-être
n'était en i858 qu'une impression passagère est de-
venu peu à peu une sorte de besoin intense et rai-
sonné. La religion telle qu'elle la regrette et la dé-
sire serait, aussi loinque possiblede l'individualisme,
la communauté fraternelle des âmes, unies par la
pratique de la même foi et l'obéissance à une même
autorité. On reconnaît peut-être là l'influence d'Au-
guste Comte et, dans tous les cas, de telles aspira-
tions, de telles idées nous permettent de ranger
G. Eliot parmi les précurseurs de ce mouvement de
retour à la pensée catholique auquel, d'autres in-
croyants allaient travailler.
Comme on le voit, vraie ou fausse, la religion n'a
de sens pour elle qu'en fonction de la morale. S'il ne
console ou s'il n'élève, s'il ne sert de lien social, le
dogme ne compte pas. Tout enfin nous montre
qu'elle est restée inébranlable dans sa paisible incré-
dulité. Jamais elle n'a regretté, semble-t-il, ou n'a
tenté de reprendre ce travail intéressant qu'elle avait
1. Cross, p. 245.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 123
fait, encore jeune fille, sur la valeur historique de
l'Évang-ile. Jusqu'au bout la religion chrétienne n'a
été pour elle qu'une des étapes de la pensée humaine
dans sa marche vers un culte de plus en plus désin-
téressé '. Fausse tout à fait, non pas, et « nous ne
devons pas laisser les chimistes ou les physiciens
faire fi des convictions les plus ardentes et de l'expé-
rience la plus universelle de l'humanité^ ». Fausse,
non pas, mais provisoire, « germe et chrysalide des
idées de l'avenir-^ ». Car « l'âme du christianisme
n'est pas attachée aux événements et à la vie d'un
homme, — la vie de Jésus, — mais bien aux idées
qui ont convergé vers cette vie et qui rajeunies et
fortifiées dans cette rencontre ont repris l'essor avec
un nouvel élan '' ». Le devoir des intelligences,
détachées des formes traditionnelles, est de recher-
cher la semence de vérité éternelle qui se cache dans
chaque doctrine religieuse et qui doit survivre à la
ruine des théologies ■'.
Il a paru bon d'anticiper sur les événements, et de
résumer dans ces dernières pages tout ce que Ton
peut dire d'essentiel sur l'attitude de G. Eliot en face
de la religion de son enfance. Respecté, compris,
admiré, aimé, le christianisme n'occupe sa pensée,
pour ainsi dire, que par le dehors et comme un ob-
jet, entre autres, de cette curiosité sympathique à
laquelle rien d'humain n'échappe. Ayant fait de ce
côté place nette, il nous sera plus facile d'étudier la
1.
Cross, p. 447,
2.
Ibid., p. 536.
3.
Ibid., p. 351.
4.
Ibid., p. 3(îô.
5.
Ibid., p. n36.
124 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
doctrine de G. Eliot. Sans regrets, miss Evans vient
de dire adieu à sa jeunesse. Il est temps de voir la
philosophie, la morale, la religion même, si l'on veut,
que les tâtonnements, les tristesses et les aspirations
de ces années laborieuses ont préparées. Avec JRo-
mola, elle a vainement attendu qu'un ange perçât le
brouillard pour lui apporter un clair message.
En ce temps-là, comme aujourd'hui, il y avait des hommes
qui ne recevaient jamais la visite des anges, à qui ne venaient
jamais des inspirations tout à fait nettes. Les lambeaux de
vérité qui leur parvenaient, ils les découvraient confusément
dans les paroles et les actions de pauvres hommes qui
n'avaient ni le vol infatigable, ni la perçante vision des
séraphins, dont l'esprit était aussi capable d'erreur que de
vérité, dont la volonté était faite de bonnes intentions et de
défaillances. Les hommes qui tendaient la main à leur
détresse étaient de ceux qui trébuchent souvent et ne
discernent pas toujours le vrai chemin et cependant, ces
êtres, privés de la visite des anges, à moins de s'arrêter et
de mourir dans l'inaction et la solitude, étaient bien obligés
d'étreindre la main débile qui s'offrait à les guider dans les
sentiers de faction et de l'espérance, dans les sentiers de la
vie ^
Celte sagesse hésitante, modeste, et 'au jour le
jour, cette main débile, tendue à toute misère et qui»
souvent lassée elle-même, se relève pour montrer en-
core d'un geste courageux et résigné « les sentiers
de l'action et de l'espérance, » c'est la doctrine de
George Eliot, la plus haute et la plus simplement hu-
maine que je connaisse, la plus efficace aussi, je
crois, de celles qui s'obstinent à chercher unique-
1. Romola, booli II, ch. XVI.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 125
ment sur cette terre une règle, un point d'appui et
une sanction.
Nous la connaissons assez maintenant pour abor-
der l'examen plus direct de sa doctrine. Car, encore
un coup, cette doctrine est intimement liée à ce qu'il
y a de plus personnel chez G. Eliot. Loin qu'il y ait
divorce entre sa doctrine propre et celle de ses
livres, celle-ci explique la première, la développe et
l'achève. Et sans doute, G. Eliot ne fait pas tout ce
qu'elle prêche, mais que nous importe si elle ne
prêche rien qu'elle ne veuille faire, qu'elle n'essaie
de faire et qu'elle ne regrette de ne pas mieux faire»
rien qui ne s'accorde avec ses aspirations habituelles
et ses plus chères pensées. Faut-il y revenir et dire
qu'en parlant de sa morale personnelle, je m'attache
exclusivement à son caractère et à la règle ordinaire
de ses actes. Coup de tête ou entraînement réfléchi,
cette lamentable histoire de son union avec Lewes
n'a que faire ici. Même parmi ceux qui bouleversent
les conditions extérieures et transforment les appa-
rences d'une vie, peu d'actes, pris en soi, sont vrai-
ment révélateurs. C'est plus loin qu'il faut aller pour
essayer d'entrevoir l'intérieur de cette « âme hu-
maine si profonde, pleine de laideurs qu'elle ne se
dit pas à elle-même et d'une bonté qui souvent ne
parvient pas à se réaliser '. »
Oui, nous la connaissons ou, du moins, nous sa-
vons assez d'elle pour rattacher fortement son œuvre
à sa vie. D'abord nous l'avons vue, rebelle au mysti-
cisme, ardemment curieuse.de tout ce qui est, parle
et se meut. Mais elle est femme et douce et mater-
1. Janet's repentanca, p. 276.
126 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
nelle. Et voilà que cette curiosité devient nécessai-
rement plus indulgente et plus tendre, quoiqu'elle
reste encore le simple plaisir égoïste du spectateur
qui ne veut rien perdre de la pièce, du décor et de la
salle. Par là, avec des différences de détail qu'il est
inutile d'analyser ici, G. Eliot touche aux grands
classiques, et si la race ici est de quelque chose, je
verrais le courant gallois et celtique se manifester
chez elle à cette vivacité d'observation, à cette inten-
sité de vie extérieure, à ce goût très vif pour la fête
perpétuelle que donne le monde réel.
Par ailleurs, elle a reçu, et très profonde, l'em-
preinte chrétienne, protestante et puritaine de son
pays. Nul fanatisme, mais la gravité, le souci du de-
voir, le sens du prix de la vie, la responsabilité de
soi et des autres, et la voilà orientée sur un chemin
où de grands classiques n'ont jamais passé.
Du conflit possible entre ces deux tendances diffé-
rentes, presque contraires, ne craignez aucune bles-
sure, aucune nécessité de sacrifice. Dans cette puis-
sante, calme et vivante nature, lentement, magnifi-
quement tout cela va s'organiser. Elle gardera cette
curiosité, ce goût de la vie, mais elle les transfor-
mera en une sympathie qui ne sera plus seulement
un plaisir comme tantôt, mais un devoir. D'un autre
côté le spectacle qu'elle se donne ainsi à elle-même
ne l'intéressera jamais au point de la distraire de
préoccupations plus austères. Mais cette constante
pensée que notre présence ici-bas est quelque chose
de sérieux et que la moindre de nos attitudes peut
avoir des conséquences importantes, se concrétera,
s'humanisera pour ainsi dire en une forme plus sou-
riante du devoir et ce sera encore de la sympathie.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 127
Ainsi le meilleur et le plus vrai de cette âme riche et
complexe la conduit au même but. La sympathie
que nous allons mieux décrire, est tout ensemble^
pour G. Eliot, doctrine d'art et philosophie de la vie.
« Ma propre expérience et le développement de ma
nature rendent chaque jour en moi plus profonde la
conviction que notre progrès moral a pour mesure
le degré de notre sympathie pour les souffrances in-
dividuelles et les joies individuelles du prochain ' . »
Ces lignes suffiraient presque à définir en G. Eliot
et la femme et l'écrivain. Retenez en particulier la
façon dont elle redouble cette dernière épithète :
individuelles. C'est en effet le trait spécifique qui
distingue la sympathie telle qu'elle l'entend et la
pratique d'un humanitarisme abstrait et qui, talent
et morale, classe et définit G. Eliot.
Je voudrais surprendre cette doctrine dans son
travail obscur de préparation et avant qu'elle se for-
mule d'une façon définitive dans les romans de
G. Eliot. Voici, par bonheur, dans l'histoire du futur
auteur d'^c/am Bede une page lumineuse, et la voici
au bon moment, entre les longues années de tâton-
nement et la pleine révélation de sa nature, après la
fleur, — cette fleur de jeunesse épanouie sans éclat
et qui tombe sans regret, — avant le fruit mûr.
Nous sommes en juin 1849. Miss Evans a trente
ans. Son père vient de mourir. Elle a voulu être
1. Cross, p. 231.
12S L INQUIETUDE RELIGIEUSE
seule à le soigner et le médecin répétera longtemps
après qu'il n'a jamais rencontré de garde-malade plus
habile et plus dévouée. En effet cette forme du de-
voir était bien dans ses goûts et son attrait, mais
d'ailleurs elle ne s'y livrait pas sans une fatigue très
déprimante. Lasse et désolée, des amis lui proposent
un tour sur le continent. C'est le remède universel en
Angleterre, Elle s'embarque donc avec les Bray. Pa-
ris, Nice, Milan, Côme, le lac Majeur, ils arrivaient
à Genève vers la troisième semaine de juillet. Après
une courte halte, les Bray repartent pour Coventry
et miss Evans que rien ne presse s'installe à Genève.
Elle y restera plusieurs mois.
L'originalité de cette période, où d'ailleurs rien de
curieux ne va se passer, est que pourla première fois
G. Eliot est heureuse, ou du moins presque heu-
reuse ^ du genre de bonheur dont elle est capable
et que nous avons un certain intérêt à définir. Une
de ses amies, miss Edwards, qui passa avec elle les
derniers jours de l'année 1870, raconte que G. Eliot
et Mme Bodichon étant allées au service de Noël dans
une église anglicane, furent toutes deux ravies de la
musique et des chants. Mais quand il fut question de
retournera cette église pour l'office du soir, G. Eliot
trouva un prétexte pour n'y pas aller et là-dessus
miss Edwards ajoute cette réflexion que je sens très
1. Je dis « presque 0, beaucoup plus à cause des considé-
rations qui suivent que pour me conformer à une lettre où
G. Eliot dit qu'au moment de son séjour à Genève elle était
encore malheureuse (Cross, p. .337). Dans cette lettre écrite
longtemps après, elle confond peut-être ces mois de Genève
avec la période qui les avait immédiatement précédés. Les
lettres, écrites de Genève même, rendent décidément un
autre son.
LA RELIGION DE GEOUGE ELIOT 129
juste: « Tandis que Mme Bodichon n'avait jamais
assez d'une chose qu'elle aimait et que sa fiévreuse
énergie rêvait toujours d'une expansion nouvelle, la
nature de G. Eliot avait vite besoin de repos. Elle ne
tenait pas à sortir d'elle-même pour se mettre en
quête d'une émotion '. »
A ce point de vue et dans les circonstances où elle
se trouvait, ces vacances de Genève lui allaient à
souhait. Qu'on y pense. Jusque-là G. Eliot n'avait
jamais été libre de toute contrainte. Toujours à la
lâche, elle ne pouvait s'éloigner longtemps de
cette maison dont tout le souci reposait sur elle.
Cet ensemble de devoirs et de fatigues, raison-
nablement et courageusement elle l'acceptait, elle
l'aimait, mais non pas sans souffrir inconsciem-
ment de cette existence d'abnégation, non pas sans
appeler tout bas une autre vie plus facile et plus
entourée. Elle qui aime tant et qu'on l'aime et
qu'on le lui montre -, elle attend depuis si long-
temps qu'on s'aperçoive de ce besoin et qu'on y ré-
ponde ! A la maison, constamment dévouée, on a cru
trop souvent que ce dévouement était à soi-même sa
récompense ; au dehors, curieuse de livres et de
science, ses amis, heureux de causer idées avec elle,
ont oublié aussi, je crois, qu'à ce cœur de femme les
livres ne pouvaient suffire. Voici enfin que, dans une
petite pension bourgeoise, en face d'un splendide
paysage, elle n'est plus qu'une convalescente à qui
les longs repos sont commandés, auprès de qui,
bientôt, tout le monde s'empresse. Car on a vite
compris que cette gravité encore un peu douloureuse
1. Réminiscences of miss Belham Edwards (1898), p. 264.
2. Cross, 122.
II 9
130 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
cachait un cœur admirable et ils sont tous aux petits
soins, la bonne propriétaire et les hôtes de la pen-
sion et la chère vieille trotte-menu qui sert de femme
de chambre, Mlle Faisan. Miss est-elle un peu plus
fatiguée, tout le personnel féminin se mobilise et lui
prodigue ses assiduités au point de prolonger la mi-
graine et l'insomnie. « Ils n'ont pas quitté ma
chambre de tout le jour, si bien que le lendemain
j'étais plus malade, mais vraiment ce n'était pas trop
payer tant de gentilles attentions ^ »
Rien ne lui réussit comme cette cure de bonheur.
« Quand j'aurai toutes mes petites affaires, écrit-elle^
je me croirai en paradis. Ici on oublierait qu'il y a
sur terre des gens qui peinent, qui souffrent et sont
dans le besoin -. » Au bout de quelque temps ce
fut mieux encore. Elle dut changer de pension et
s'installa dans une ancienne maison de la rue des
Chanoines, chez les d'Albert. Il n'y a plus que trois
personnes à s'occuper d'elle, M. et Mme d'Albert el
la petite servante Jeanne. Mais elle gagne à ce chan-
gement. Les hôtes sont plus cultivés que les pension-
naires delà villa Plongeon et d'ailleurs cette intimité
plus étroite, à portes fermées, lui plaît tout à fait.
« Mme d'Albert prévient mes désirs et me traite en
enfant gâtée... Je puis presque dire que cette der-
nière quinzaine est de toute ma vie l'époque où j'ai
eu le plus de bien-être. C'est si bon de trouver enfin
des gens qui n'ont pas pour principe de donner le
moins possible et de recevoir le plus. . . Même la petite
femme de chambre est charmante. Chaque matin,.
1. Cross, p. 115.
2. Ibid., p. 11 fi.
1
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 131
elle demande de sa plus jolie voix : « Madame a-t-elle
bien dormi cette nuit ' ? ■> « Je puis tout leur dire,
écrit-elle encore, M. d'Albert comprend tout et si
Madame ne comprend pas, elle y va de confiance,
toujours sûre que j'ai dit quelque chose d'édifiant.
Elle m'embrasse comme une mère et je suis assez
enfant pour trouver que cela augmente beaucoup
mon bonheur ^. »
Veut-on qu'elle précise encore plus son idéal. En
voici, je pense, un très clair symbole, la maison
même où elle est ainsi heureuse. « Je trouve un
charme indicible à cette façon de faire son nid. Vous
vous arrêtez devant une maison d'assez piètre appa-
rence. Vous grimpez un escalier de pierre, sombre
et froid. Vous sonnez à une porte modeste et vous
entrez dans un appartement confortable ou même
élégant. On est si à l'abri des importuns, si garanti
contre les distractions du dehors, si préservé des
courants d'air, un nid enfin, un vrai nid, tapissé de
duvet, au sommet d'un bon vieil arbre. J'ai toujours
soupiré après une vie de ce genre. C'était le sûr ins-
tinct de ce qui me convenait ^. »
Elle est heureuse el, notez la conséquence immé-
diate, les puissances de sympathie qui sont en elle
deviennent plus librement, plus joyeusement actives.
Son amitié, jusqu'ici dans les lettres un peu trop
grave, se détend et s'abandonne. A d'autres soucis
plus précis et positifs, succède la douceur de penser
à ses amis, de se les imaginer, de les suivre dans le
détail de leurs journées et de le leur dire. La vie de
1. Cross, pp. 124, 125.
2. Ibid., p. 127.
3. Ibid., p. 12G.
132 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
là-bas, hier encore grise et pesante, se transpose et
se transfigure.
Je me représente très nettement Mrs Pears dans sa mai-
son de Leamington. Comme toute cette existence de Foleshill
me paraît belle maintenant, semblable à la vision matinale
des cimes lointaines du Jura... Écrivez-moi. Gela va si bien
à mon humeur de vivre ainsi à la fois en deux mondes
différents. Mes chers amis, mes vieux souvenirs, je les ai
dans ma pensée, et, devant moi, un autre monde de nou-
veauté et de beauté où je me promène... c'est le premier
dans lequel j'habite au vrai sens du mot. Ainsi, après tout,
je ne jouis jamais autant de mes amis que lorsqu'ils ne
sont pas là ^
Ne vous semble-t-il pas que sa plume, sa jolie
plume, qui va d'ordinaire au pas, se met à courir. Et
son cœur est comme sa plume, plus spontané, plus
alerte, depuis que ce rayon de bien-être et de simple
afleclion l'a réchauffé.
Il y a plus encore. Quelque chose de tout à fait
nouveau s'éveille en elle et, pour la première fois,
toujours sous ce doux rayon, nous reconnaissons le
futur auteur d'Adam Bede et de Silas Marner.
Pour la première fois, elle semble prendre un plai-
sir conscient à regarder autour d'elle. Elle note,
sans les traduire, de petits lambeaux de conversation
française. «Je m'intéresse vivementà Mademoiselle^, «
a dit une certaine marquise qui se trouve là. Les
mots, le ton, le geste, on sent que tout l'a frappée.
Le menu peuple l'amuse et l'instruit davantage.
Ceux qui vont répétant que rien dans la correspon-
1. Cross, p. 117.
2. /6/d.,p. 113.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 133
dance de G. Eliot ne rappelle ses romans, n'ont sans
doute pas lu les lettres où elle parle de Mlle Faisan.
Écoutez plutôt : « Nous sommes tout à fait bons
amis, la petite Mlle Faisan et moi. Cette vieille
bonne est jusqu'au cou dans la prose, mais vraiment
les gens de ce calibre sont réconfortants quand on
n'a pas assez de force pour des conversations plus
stimulantes. Type de ces âmes heureuses qui ne de-
mandent rien au delà du travail, trivial ou non, de
l'heure présente. Contentes de vivre, sans savoir si
elles sont bonnes à quelque chose, et, en réalité, très
précieuses comme exemple de calme et d'égalité
d'humeur. «
Ces indices d'une observation amusée et profonde
sont d'autant plus intéressants qu'après Genève, nous
ne les retrouverons jamais dans les lettres de
G. Eliot. Tout se concentrera dans les romans. L'im-
portant était de remarquer que cette éclosion coïn-
cide avec une période de tranquillité et de bien-être.
Il y a dans les riches facultés littéraires de G. Eliot,
comme dans son cœur, quelque chose de frileux. La
devise des félibres lui conviendrait bien, mais le so-
leil qui la fait chanter n'est pas le soleil de Mireio. 11
lui faut la tiède chaleur d'une atmosphère de ten-
dresse, les petits soins, les attentions délicates, le
plaisir de donner beaucoup et de recevoir davantage,
d'un mot, le nid soyeux blotti sur un vieil arbre, en
face d'un beau paysage, loin des ennuyeux, loin des
vrais soucis.
Ici, comment se défendre des souvenirs que ces
idées réveillent, comment ne pas revoir sous la vi-
trine du British Muséum les quatre lignes tracées sur
le manuscrit d'Adam Becle. « A mon cher mari,
134 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
George-Henri Lewes je donne le manuscrit d'une
œuvre qui n'aurait jamais été écrite sans le bonheur
dont son amour a rempli ma vie ; » — comment ne
pas évoquer les soins vraiment maternels qui ont en-
couragé, protégé, réchauffé l'œuvre de G. Eliot !
« Fi, dira-t-on, de ce bel évangile de sympathie
qui a été conçu dans la joie! » — Non, pas tout à fait
dans la joie, mais dans une sorte de bonheur pai-
sible et doux. Et pourquoi pas? Certes, par un côté,
cette œuvre serait plus touchante et plus efficace, si
G. Eliot allant jusqu'au bout de sa (loctrine avait
écrit ses romans dans les rares veilles que lui eût
laissées une existence de dévouement et d'immola-
tion. Mais les petites sœurs des pauvres n'écrivent
pas de romans. On n'est pas toujours le saint de la
morale que l'on prêche et cela ne rend pas nécessai-
rement cette prédication moins féconde. C'est peut-
être l'humiliation suprême et comme la rançon du
prédicateur et de l'artiste — que parfois ils ne paient
leur cotisation humaine qu'avec une monnaie de
rêve. Leur puissance d'effort et de sacrifice s'épuise
à célébrer en termes magnifiques une vertu que
d'autres, grâce à eux, poursuivront avec plus d'élan.
Ici d'ailleurs nous ne cherchons pas à cacher notre
misère. « Pendant le déjeuner de Noël, M. Lewes,
qui parle beaucoup moins que moi de bonté, mais
qui est toujours plus empressé à faire le bien, trouve
que c'est bien laid à nous de déguster dinde et plum-
pudding sans inviter quelque délaissé à notre table.
Tout de même, j'en ai eu peur, nous étions très heu-
reux d'être seuls \ « Oui c'est bien cela. A elle de
1. Cross, p. 358.
LA RELIGION DE (GEORGE ELIOT 135
s'humilier et de souftVir discrètement, aux pharisiens
de s'étonner, à nous d'admirer au contraire ce bon-
heur confus de kii-méme et qui fait des rêves de dé-
vouement. On a vu des égoïsmes moins charitables
€t à de plus fortunés qu'elle la prospérité n'a pas fait
comprendre la poésie de la bonté. Car nous parlons
de poésie. Dans la pratique, G. Eliot, moins aimée
€t moins entourée, n'aurait pas été moins charitable.
Sa jeunesse le montre bien. Mais dans une existence
moins facile et une moins chaude atmosphère, cette
vertu substantielle n'aurait pas pu inspirer une
oîuvre littéraire de longue haleine, et dans la vie
réelle aurait manqué de rayonnement. Elle l'avoue
elle-même dans de pauvres lignes douloureuses qu'on
ne saurait transcrire sans un serrement de cœur.
C'est au surlendemain de la mort de Lewes, au len-
demain de son mariage avec M- Cross, à l'heure
où elle se demande avec inquiétude si les vieux
amis ne vont pas cesser de l'aimer. « Bien loin,
écrit-elle, d'avoir rien changé à mes anciennes
afTections, il me semble que j'ai recouvré cette sym-
palhie aimante que j'étais en train de perdre. Je sen-
tais en moi un certain dessèchement de tendresse et
maintenant la source est de nouveau jaillissante '. «
« Je serai, écrit-elle encore, et meilleure et plus ai-
mante que si j'étais restée seule ^, » encore : « Mon
cœur se fermait et si je n'avais pris celte décision, je
crois que je serais devenue égoïste ^ . » Que dirai-je
encore. Une femme demandait à Dieu juste ce qu'il
faut d'esprit pour être bon, et malicieusement elle
1. Cross, p. eU
2. Ibid., p. tU2.
3. Ibid., p. (iOii.
136 l'inquiétude religieuse
ajoutait: « C'est déjà beaucoup. » G. Eliot ne veut
de bonheur que ce qu'il en faut pour être bonne.
Allez faire comprendre, je ne dis pas aux pharisiens
mais aux fidèles sincères du stoïcisme que cette cha-
rité frileuse est encore de la vertu ^ .
VI
Car nous sommes loin du stoïcisme. Aucune doc-
trine n'a fui plus obstinément cet orgueil qui im-
pose àl'homme l'ambitiondécevante d'uneimpossible
vertu. Aucune n'a été plus simplement, plus modes-
tement et j'allais dire plus bassement humaine. Une
page perdue à la fin de Romola, mais essentielle,
suffirait à nous le montrer.
Déçue, lassée, accablée par ses souvenirs, h comme
sous le poids de deux ailes brisées », Romola laisse
aller sa barque à la dérive et ne pouvant parvenir à
lire un « message d'amour » dans l'immensité de la
mer et du ciel qui l'entoure, elle se prend à désirer
qu'un courant plus fort la mène vite au néant final.
Mais bientôt la barque touche le rivage. On entend
la plainte d'une enfant abandonnée. Un peu plus
loin, un village assailli par la peste se désole et
attend la mort. Il n'en fallait pas autant pour chas-
ser le cauchemar. Déjà la jeune femme est à l'œuvre,
soignant les malades, rendant du courage aux dé-
1. « En désirant ce qui est tout à fait bon, même quand
nous ne savons pas exactement ce que c'est et quand nous
sommes impuissants à l'accomplir, nous participons à la
lutte de la puissance divine contre le mal. » Midcllemarch,
XXXIX.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 137
sespérés ! Autrefois, quand elle faisait du bien au-
tour d'elle, elle s'entraînait à la pensée qu'il fait bon
vivre pour alléger la souffrance d'autrui. Maintenant
elle ne raisonne même plus. Toute sa nature lui crie
de partager la vie de ceux qui l'entourent. Autrefois,
des considérations étrangères, « des liens artificiels,
le mariage... la discipline religieuse » compliquaient
cette naturelle sympathie et comme, l'un après
l'autre, ces différents soutiens avaient manqué à leur
promesse, un instant, Romola avait cru que cette
sympathie elle-même n'était aussi que vanité et men
songe. Mais elle se réveille.
Ce désir de la mort n'était qu'un mauvais égoïsme. Quand
tout le reste est douteux, cette souffrance-là que je puis
secourir est trop certaine. Si la gloire de la croix est
une illusion, la douleur humaine n'en est que plus vraie.
Tant que mon bras aura assez de force, il se tendra vers
ceux qui tombent, tant que mes yeux verront la lumière,
ils chercheront les abandonnés '.
J'ai déjà dit qu'après une période assez courte
d'irréligion agressive, G. Eliot avait reconnu que la
croyance au surnaturel était chez la plupart et pour
le moment une des conditions nécessaires de la
vertu. Il importe donc de voir surtout dans ce pas-
sage de Romola l'expression de la pensée person-
nelle de l'auteur. Plus jeune et encore chimérique,
elle avait écrit : « Dieu nous aide, dit la vieille reli-
gion, et la nouvelle précisément parce qu'elle ne croit
plus, ne nous apprendra que mieux à nous aider les
uns les autres \ » L'exaltation de ces espérances est
1. Romola, book HT, oh. XX. XXVIII.
2. Cross, p. I.ô7. Cf. Huttox, loc. cit., p. 286.
138 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
bientôt tombée, mais chez elle le fond de cette pen-
sée restera toujours. Plus nous sommes seuls et or-
phelins du côté du ciel, plus nous devons nous ai-
mer. Ah ! si c'était vrai qu'il y eût là-haut, plus tard
•des compensations infinies ! Mais rien de tout cela
n'est prouvé. En attendant, nous souffrons, l'on
souffre à côté de nous et nous devons prendre garde
que cet espoir pour nous et pour autrui, d'une con-
solation céleste, ne nous aide à prendre plus facile-
ment notre parti des souffrances du prochain ' . »
D'ailleurs, quoi qu'il en soit des philosophies et
des religions, rien n'est plus clair, ni plus pressant
que notre devoir envers nos compagnons de misère.
C'est la grande et apaisante leçon d'une chambre de
malade.
Voici du moins un devoir sur lequel tout le monde est
d'accord. Ici, pas un coin où le doute trouve à se loger, pas
de système qui. puisse contredire l'impulsion de notre coeur.
Ici, pas de question préalable, pas d'examen avant d'agir.
Humecter les lèvres du malade pendant les longues insom-
nies, soutenir sa tête qui retombe, soulever les membres
inertes, deviner les désirs qui ne s'expriment que par un
îaible mouvement de la main ou un regard de prière...
Entre ces quatre murs... où un être humain est étendu,
livré à la pitié de son semblable, la relation morale d'homme
à homme est réduite à une clarté et simplicité extrême.
Inclinées sur le lit du malade, toutes les forces de notre
nature se réunissent dans la pitié, la patience et l'amour,
effaçant les misérables traces de nos débats, de notre pré-
tendue sagesse et de nos désirs égoïstes "'.
Dorothée Brooke, l'héroïne de Middlemarch, n'a
1. Cf. O. Browning, G. Eliol, p. 99.
2. Janet's repenlance, eh. XXIV.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 139
pas une autre façon d'entendre les choses. « A quoi
bon vivre, dit-elle, si ce n'est pour nous rendre la vie
un peu moins difficile les uns aux autres ' » et au
découragement de Will elle répond :
C'est mal à vous de dire qu'alors vous n'auriez plus de
but dans la vie. Quand nous aurions perdu notre unique
bien, il resterait encore le bien que nous pouvons faire aux
autres et cela vaut la peine de vivre et de travailler. Il y a
encore des gens qui peuvent être heureux ^.
Le meilleur de la philosophie de G. Eliot est dans
des phrases de ce genre dont sa correspondance
aussi bien que ses romans, est remplie. D'ailleurs
ceci est plus et mieux qu'un système ; c'est cet en-
semble de préoccupations instinctives, d'inquiétudes
et d'aspirations qui indiquent sûrement l'orienta-
tion d'une âme, c'est l'attrait, l'eftbrt et l'unité de
toute une vie.
On comprend dès lors avec quelle joie enthousiaste
elle rencontra chez A. Comte des idées qui depuis
longtemps lui étaient chères et avaient déjà pris,
dans son esprit, la place de la foi perdue. Sans rien
lui apprendre sur ce point d'essentiel ou de nou-
veau, cette lecture lui donnait plus de confiance en
elle-même et l'aidait sans doute à reculer ces pers-
pectives que son cœur et son intelligence de femme
ne pouvait ni concevoir ni aimer trop lointaines. Elle
s'essaya donc à la religion de Vhumanité^ non plus
comme au temps de sa première ferveur irréligieuse
où elle voulait « travailler pour la pauvre humanité
1. Middlemarch, fh. LXXII.
2. Ibid., ch. LXXXIII.
140 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
et ne plus penser à elle-même ',» mais d'une façon
plus modeste et plus simple. Elle s'en explique dans
une lettre très importante que Hutton ne veut pas
lui pardonner :
Je tâche, écrit-elle en 1870, de me réjouir à la pensée du
soleil qui brillera quand mes yeux ne pourront plus le voir.
Et je crois que cette sorte de vie impersonnelle peut at-
teindre une grande intensité. Je crois que nous pouvons
nous détactier beaucoup plus qu'on ne l'imagine du petit
faisceau d'actions qui forme notre personnalité... Nous
autres femmes, nous risquons toujours de vivre trop exclu-
sivement de nos affections ! Sans doute nous n'avons rien
reçu de plus précieux que cette tendresse, mais nous devons
aussi participer à une vie plus indépendante, apprendre à
nous réjouir des choses en et pour elles-mêmes 2.
Là-dessus Hutton la gronde. « Tâcher de se réjouir
dans les soleils que nous ne verrons pas, écrit-il,
peut-on concevoir un effort plus artificiel?... Voilà
à quelle pénible gymnastique une belle intelligence
privée des lumières de la foi se condamne pour rem-
plir la place vide de Celui qui était hier, qui est au-
jourd'hui et sera demain ^. » S'il veut dire que la
religion de l'humanité ne saurait être au vrai et
simple sens du mot une religion, rien de plus juste;
mais je ne vois, pour ma part, rien d'artificiel à se
réjouir à la pensée d'une joie que les autres goûte-
ront quand nous ne serons plus là.
Sans forcer en rien sa nature, G. Eliot a bien pu
saluer aussi dans l'avenir d'un sourire reconnaissant
1. Cross, p. 101.
2. Ibid., p. 461.
H. Hutton, loc. cil., p. 297.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT Hl
le soleil qui brillerait un jour sur sa tombe. Croyons-
en plutôt le témoignage d'un vieillard qui n'avait
pas lu Auguste Comte etqui disait, dansun sentiment
analogue :
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.
Ces réserves faites, il est intéressant de noter,
avec Hutton, l'efTort dont toute cette lettre porte
l'empreinte. Chose étrange, G. Eliot touche à la fin
de sa carrière et il lui faut encore un exercice et une
tension pour s'élever au-dessus des détails d'affection
et de dévouement, pour s'intéresser à ce qu'elle ap-
pelle la chose en soi et pour parvenir, avec son maître
préféré, à un culte plus vaste de l'Humanité. En effet,
c'était là proprement lutter contre elle-même et sa
propre doctrine. Car la sympathie, telle qu'elle la
comprend, est et ne peut qu'être vine sympathie de
détail. Rien de vague, d'abstrait ou d'universel dans
les sentiments qu'elle voudrait communiquer à ses
lecteurs. De la bonté, oui, mais pour telle personne,
et à tel moment et de telle façon. Dans ses rapports
avec ses amies, elle montre constamment cette ima-
gination de détail et presque de minuties, s'il y avait
des minuties pour la vraie bonté '. « Au moment où
je leur écris des choses inditïérentes, à quoi pensent-
ils, se dit-elle, qui sait s'ils ne souffrent pas », et
elle s'arrête à la peur de s'amuser à des bagatelles
au moment où peut-être ceux qu'elle aime sont dans
la peine ^. Un jour elle demande : « Envoyez-moi
1. « J'ai le bonheur de pouvoir évoquer très nettement le
visage et l'accent de mes amis. « Cross, p. 353.
2. Ibid., p. 502.
142 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
des détails précis sur vous, j'en suis affamée ^ »
« J'aime, écrivait-elle, les théâtres des petites villes.
Mon cœur suit avec inquiétude ces pauvres diables
d'acteurs qui récoltent si peu d'applaudissements et
qui rentrent chez eux pour un maigre souper'^. »
Mais pourquoi insister. On sait de reste que nous
devons à cette sympathie de détail les pages les plus
parfaites des romans de George Eliot. Jusqu'à ce
que les années et la fatigue la conduisent aux sèches
abstractions de Theophrastus Such, elle ressemblera
à cette délicieuse Janet, ravie de faire indéfiniment
le tour du potager de M. Jérôme.
II n'y avait pas de raison pour que la conversation devînt
languissante entre elle et le vieux brave homme, car Janet
trouvait dans la sympathie humaine cette pure et franche
joie qui dorme tant d'intérêt à ces détails personnels auxquels
la chaleur du cœur se communique et que laissent tomber
des lèvres sincères ^.
VII
J'aurais mal défini cette sympathie si je ne mar-
quais expressément ce qu'elle comporte de résigna-
tion courageuse. Elle ne se nourrit d'aucun opti-
misme chimérique. Elle n'exagère pas la perfection
de ceux à qui elle s'adresse. Encore moins se fait-
elle illusion sur la petitesse de cette aumône d'affec-
1. Cross, p. 258.
2. /6/d.,p. 297.
3. JaneVs repenkuice, eh. XXVI.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 145
tion et de pitié que nous offrons à la misère du pro-
chain \
Le meilleur, le seul Évangile, dit quelque part une de
ses héroïnes, est celui qui met du confort dans chaque
demeure, de la joie dans tous les cœurs. N'est-ce pas, ma-
man?
Mais la mère plus sage répond en branlant douce-
ment la tête :
Ah ! ma fille, j'ai bien peur qu'il n'y ait ici-bas aucun
évangile capable d'en faire autant -.
Sans doute, le mieux qu'on puisse obtenir pour
soi et les autres ne sera jamais qu'un moindre mal.
G. Eliot le sait bien, mais elle veut être heureuse,
elle veut qu'on soit heureux autour d'elle, comme
on peut l'être ici-bas. « Autant que possible, nous
devons vivre pour la joie et ne fixer notre pensée sur
les choses douloureuses qu'autant que cette con-
science plus vive nous aide à chercher quelque re-
mède à nos maux •^. » Quand je dis : elle veut, j'em-
ploie le mot propre. Ce bonheur qui est pour elle,
nous l'avons vu, nécessaire au plein épanouissement
de la sympathie, il faut le vouloir, s'y exercer, le
défendre contre tout ce qui risquerait de le compro-
mettre. Car il est entendu que le déterminisme n'est
bon qu'en théorie pure. « Chaque matin nous apporte
quelque occasion nouvelle d'exercer notre volonté.
Je ne me raccommoderai avec votre philosophie que
1. N'est-ce point par là comme aussi par son impuissance
mystique qu'elle diffère de Tolstoï ?
2. Janet's repenlance, ch. V.
3. Cross, p. 604. Cf., p. 528.
141 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
lorsque vous aurez concilié le nécessitarianisme —
oh ! que je déteste ce vilain mot ! — avec le fait de
vouloir fortement, de vouloir vouloir fortement ^ »
Il n'est donc pas question ici de sentimentalisme
poétique, mais de bienveillance active, de charité
pratique.
Quant aux « frères humains » qui attendent de
nous ce secours, G, Eliot accepte qu'ils n'aient
d'autre auréole que leur souffrance. Non, elle ne
nous fait pas meilleurs que nous ne sommes. Aucun
de nos ridicules, aucune de nos bassesses ne lui
échappe. Les lecteurs de Middlemarch le savent bien.
Mais c'est nous précisément, ôtres de faiblesse et dont
les rares vertus boitent toujours, c'est nous qui
avons besoin d'amour et aucun autre traitement ne
nous acheminera vers la transformation dont tous,
plus ou moins, nous sommes capables. Ni pessi-
miste, ni optimiste, disait G. Eliot d'elle-même, mé-
lioriste plutôt et elle espérait que peu à peu on ren-
drait l'humanité moins imparfaite, « non pas en pré-
sentant à la jeunesse un idéal trop ambitieux, mais
en lui faisant comprendre que dans la vie de tous
les jours et le cercle étroit d'une famille, chacun
pourrait indéfiniment diminuer les causes de souf-
france, augmenter les sources de joie ».
Mais cela, c'est encore un rêve et pour rendre cette
espérance moins irréalisable, nous devons nous ré-
signer — il faut toujours répéter ce mot quand on
expose la philosophie de G. Eliot, — nous résigner
à tirer le meilleur parti de nous-mêmes et des puis-
sances de bonté, de consolation et de support qui
1. Cross, p. 542.
LA REr.IGION DE GEORGE ELIOT 145
sont en nous. Tous ses romans vont à ce but. « Si
l'art n'agrandit pas la sympathie humaine, il n'a au-
cune valeur morale. Les idées, les opinions ne sont
entre les âmes qu'un fragile ciment. J'en ai fait la
désolante expérience et le seul efï'et que je désire
ardemment produire par mes livres est d'amener le
lecteur à mieux imaginer et sentir les peines et les
joies de ceux qui n'ont rien de commun avec lui,
rien sinon le privilège d'appartenir à une même hu-
manité de misère et d'erreur '. «
Cette sympathie ne ressemble aucunement à la
sensibilité d'élection et d'attrait qui se réserve pour
certaines infortunes plus rares et trouve plus tou-
chantes les larmes qui coulent sur un beau visage.
On entend nous mener beaucoup plus loin, beau-
coup plus haut et par des sentiers que la vertu com-
mune ne fréquente guère. Qu'on en juge plutôt sur
quelques lignes de Middlemarch où le programme
de cette vie nouvelle est tracé. La phrase est dure à
lire mais je n'en ai pas trouvé d'aussi formelle et
d'aussi pleine.
On se rappelle que Dorothée Brooke vit de rêve
tout comme Emma Bovary. Seulement son roman à
elle est de charité et de dévouement. Pour que tout,
soit plus beau que terre dans l'existence qu'elle mé-
dite, ce dévouement elle voudrait le consacrer non
pas à un mari ordinaire, mais à faciliter, à activer
la tâche de quelque grand homme de science. Elle
est bien servie. Le révérend Casaubon passe par là.
Presque un vieillard et sans rien qui plaise, mais il
est savant et le mariage se fait. La jeune femme se
1. Cnoss, p. 279
II 10
146 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
jette, tête et corps perdus, dans les fiches de Casau-
bon et retarde, grâce à ce premier feu de zèle, l'heure
où elle verra qu'elle s'est trompée. Mais tôt ou tard
il faut bien que cette heure sonne. Cet homme, ce
timide, ce raté, sa femme l'importune à force de
croire en lui plus qu'il ne croit lui-même. Plus elle
s'exalte à la pensée de l'œuvre future qui doit im-
mortaliser le nom de Casaubon et plus ce malheu-
reux touche sa propre impuissance, mesure amère-
ment l'inutilité de son immense travail. Pendant
des mois Dorothée copie et catalogue les notes du
grand ouvrage qui ne paraîtra jamais et cepen-
dant d'autres soucis, qui viennent aussi d'elle et
du naïf égoïsme de sa tendresse, achèvent de
faire perdre à Casaubon cette patience indulgente,
seule forme de son amour. Alors la jeune femme
navrée commence à se rendre compte, non pas
qu'elle a mal fait d'épouser ce vieillard, mais
qu'elle n'a pas su l'aimer. C'est elle qui a tort, et
non pas lui.
Tous, écrit à ce moment G. Eliot, nous sommes nés dans
une sorte d'hébétement moral. Comme l'enfant tendu vers
le sein de sa nourrice, nous nous flgurons que le monde
n'existe que pour assouvir notre faim. Dorothée s'était
dégagée plus tôt que personne de cette universelle sottise,
et cependant au moment même où elle se forgeait une vie
de dévouement auprès de Casaubon, elle était bien loin de
comprendre lessence même du dévouement : j'entends de
comprendre de cette façon claire qui se confond avec
le sentiment, de saisir et de réaliser une vérité comme
nos sens atteignent l'objet de leurs intuitions. Elle ne
comprenait donc pas que son mari était, aiisai bien
qu'elle, dans son propre moi, un centre d'où la lu-
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 147
mière el les ombres lombaienl forcément cViine façon
différente *.
En d'autres termes, jusqu'ici, dans ses rêves cha-
ritables, Dorothée ne sortait pas d'elle-même et par
un égoïsme volontaire ramenait à elle l'objet de son
dévouement. Elle ne s'était pas mise, — et le pou-
vait-elle ? — à la place de cet homme déjà mûr et
qui n'avait jamais été jeune, elle n'avait pas cherché
à deviner ce qu'il pensait de lui-même, et le juge-
ment qu'il portait sur ses propres impuissances.
Bonne, charitable, généreuse, elle commence àpeinc
à entrevoir que la véritable sympathie nous dé-
pouille de nous-mêmes, nous défend de nous regar-
der comme le centre du monde et nous transporte
autant que possible en chacun de ces autres centres
d'où l'une après l'autre toutes les perspectives de
nos idées et de nos sentiments sont changées. En
conséquence, il n'y aura pas de personnages sym-
pathiques dans les romans de G. Eliot, ou plu-
tôt, si on se prête docilement à sa pensée, tous
les personnages seront également sympathiques.
« J'ai bien malgré moi travesti mes intentions, écrit-
«11e à propos d'une étude sur le Mi II on the Floss,
si mon livre représente l'honnêteté des Dodson
<îomme « mesquine et sans intérêt » ou si je donne
l'impression que le paiement d'une dette est une
vertu méprisable à côté de n'importe quelles qua-
lités bohémiennes. En ce qui concerne mes senti-
ments et ma pensée, aucune classe de personnes,
aucune forme de caractère n'est vouée à une répro-
bation ou à une admiration exclusive. Tom a été dcs-
1. Middlemarch, ch. XXI.
148 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
siné avec autant d'amour et de pitié que Maggie et,
bien loin de délester les Dodson, je suis moi-même
désolée des vilains adjectifs qu'on leur prodigue^ »
Mais on n'arrive pas d'emblée à cette intelligence
pourtant très simple des choses. Il y faut beaucoup
de vertu et sans doute un peu plus que la durée
d'une vie moyenne. En attendant, balbutions les ru-
diments qui veulent, eux aussi, des années d'appren-
tissage et, d'abord, essayons de nous convaincre
qu'ici-bas chacun de nos compagnons de route mé-
rite vraiment notre sympathie.
Car enfin il n'est personne qui n'ait reçu quelque
parcelle de bonté. « Je n'ai pas d'autre désir, écri-
vait G. Eliot, que de faire passer au cœur de mes
lecteurs un peu LVhumoiir aimante, de tendresse et
de foi dans la bonté-. » Belief in goodness. Sous
cette forme sa doctrine nous paraît moins découra-
geante, plus à la portée de notre faiblesse.
Croire à la bonté d'autrui, notre inclination natu-
relle ne se porte guère de ce côté, et si, d'aventure,
nos instincts confiants menaçaient de nous entraîner,
l'amour-propre aurait bientôt fait de nous rappeler
que toute sévérité est perspicace, et que les naïfs
sont toujours dupés. Mais G. Eliot ne veut pas qu'on
écoute celte voix trop intéressée et pense, au con-
traire, qu'à tout prendre la sympathie voit plus clair
que la défiance et que la froideur. Et d'abord que
savons-nous du dernier secret d'une conscience?
« Au fond de la plus entière confiance, même de celle
qui peut exister entre mari et femme, se dérobe
toujours un résidu qu'on ne peut dire, qu'on ne peut
1. Cross, p. 313.
2. Ibid., p. 225.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 149
deviner : Ihe undivined residiie ; peut-être la pire
des horreurs, peut-être une merveille de désintéres-
sement et de noblesse '. » « Dites à Cara, écrivait-
elle une autre fois, que je me représente souvent ses
expériences actuelles, — avec plus ou moins d'exac-
titude, — car, pauvres de nous, les uns sur les au-
tres, nous ne pensons que des bévues ^ »
Dans Janet's repentance, elle dit encore :
Parfois dans nos moments de détresse spirituelle, l'homme
avec qui nous n'avons d'autre lien que notre commune
nature, nous paraît plus près de nous qu'une mère, un
père, un ami. Notre vie de tous les jours n'est guère qu'un
jeu de cactiette où nous nous dérobons les uns aux autres,
derrière un écran de paroles ou d'actions insignifiantes.
Ceux qui sont assis au même foyer que nous sont quelque-
fois les plus éloignés des profondeurs intimes de cette àme
pleine de mal caché et de bons sentiments inactifs 3.
De ces deux secrets que porte chacun de nous, il
en est un que notre malignité suppose sans peine,
qu'elle divulgue et grossit à plaisir. Laissons celui-là
pour nous arrêter seulement au mystère de bonté
que tout âme recèle. Encore un coup, c'est la plus
sûre méthode.
Au regard superficiel, le village de Milby n'offrait que
prose et sécheresse. Triste ville, aux arbres ébranchés, aux
manufactures encombrantes, et cependant Milby avait son
printemps... Ainsi de la vie de ses habitants. Au premier
aspect on n'y voyait que vanité et terre à terre, plumes
d'autruche et relens de brandy. Regardiez-vous de plus près,
1. Cnoss, p. 371.
2. IbicL, p. 37it.
3. Janel's repentance, ch. X'Vl.
150 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
VOUS aperceviez quelque pureté de mœurs, quelque amabi-
lité, quelque dévouement... La petite et sourde Mme Crewe
portait souvent aux pauvres la moitié de son maigre dîner ;
miss Philipps, avec ses rubans et ses plumes rouges, avait
un cœur filial et allumait très gentiment la pipe de son père
et il y avait là des hommes à cheveux gris et aux guêtres
écrues que vous n'auriez pas remarqués dans la rue, et dont
l'honnêteté avait beaucoup servi à enrichir leurs voi-
sins ^.
Looking doser. Ne regarder ni de haut ni de loin,
mais se pencher le plus bas possible pour voir, dé-
couvrir, deviner, supposer au plus profond d'un
cœur, inconnu ou suspect, la petite flamme immor-
telle, si l'on ne recule pas devant l'inutilité probable
et la fatigue de ce premier eflbrt, on s'achemine
vers une sympathie plus grande et qui va se dilater à
mesure qu'elle verra mieux que son désir de trouver
le bien dans l'âme d'autrui n'était pas trompeur.
Rien de superficiel en effet comme notre hâte à
porter un jugement défavorable.
Vite nous concluons qu'un homme inconséquent ne sau-^
rait être sincère ; nous lui prêtons le mécanisme mort de
deux ou trois conjonctions, les « si », les « donc », au lieu
de réaliser les myriades de petites fibres qui s'entrelacent
entre les idées et les actes d'une personne vivante *.
« Le secret d'exquise bonté que tant de voisina
nous cachent ^ ne se livre pas à si bas prix. Le
moyen d'ailleurs de juger un homme sur un geste.
1. Janei's repeniance, ch. II.
2. Middlemarch, ch. LUI.
3. Daniel Deronda, book II, ch. XVI.
LA HELIGION DE GEORGE ELIOT 151
une parole de lui que nous détachons que nous iso-
lons comme une parcelle morte envoyée à l'analyse !
— Puisque j'ai voulu le tuer, dit Tina à M. GiKil, c'est
aussi mal que si je l'avais tué en réalité.
— Non, ma petite, répondit Gilfil, lentement et en laissant
un intervalle entre chaque phrase. 11 nous vient le désir de
faire de vilaines choses que nous ne ferions jamais, tout
comme nous rêvons de hauts faits dont nous ne sommes
pas capables. Souvent nos pensées sont pires que nous,
comme souvent elles sont meilleures. Dieu nous juge tout
entiers et d'un regard, non i)as comme les hommes sur des
sentiments ou des actes isolés. Nous ne sommes jamais
justes les uns pour les autres. Éloges ou blâmes, nos juge-
ments dépassent la mesure parce que nous prenons actions
et paroles une à une comme nous les entendons ou les
voyons. Nous ne voyons pas le tout d'une àme, mais Dieu
sait que vous n'auriez pas commis ce crime ^ .
Le tout d'une âme, pour le bien tenir, il faut pren-
dre aussi le tout d'une vie et noyer dans la splendeur
des années, — peut-être dos journées, — meilleures,
les tares qu'ont pu amener l'usure du temps et la
souffrance. L'aubépine fleurit pendant de courtes
semaines et pourtant, été comme hiver, son nom
parle de blancheur. Ainsi, quand nous avons à nom-
mer une âme, G. Eliot voudrait nous ramener au
temps, souvent court et lointain, où cette âme a
donné sa fleur. Ce vieux clergijman aux habits râpés,
à la pipe indolente, si peu gentleman, si peu prêtre,
chez qui vous cherchez en vain le je ne sais quoi qui
sépare un homme de la foule, prenez garde, n'allez
pas le juger, le condamner trop vite. Voyez plutôt.
1. M. Gilftrs love storij, eh. XIX.
1Ô2 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Au-dessus de la pièce nue et grise, triste fumoir de
célibataire besogneux et négligent, où les pieds au
feu, il se rôtit en compagnie d'un brun seller à la
retraite, il y a une chambre mystérieuse, dont
M. Gilfil ne laisse la clef à personne. Sanctuaire aux
fenêtres closes, l'air et la lumière n'y pénètrent avec
la gouvernante Marthe qu'une fois tous les trois
mois. Une femme a vécu dans ce décor depuis long-
temps fané. Là sans doute elle a fini de vivre. Tout
montre qu'elle était jeune, et on voit dans la cor-
beille à ouvrage un petit bonnet d'enfant qu'elle n'a
pas eu le temps d'achever.
Telle était la chambre fermée dans la maison de M. Giiûl,
symbole d'une chambre secrète dans son cœur où depuis
longtemps il a donné un tour de clef sur les fraîches espé-
rances et sur les premiers chagrins, enfermant là pour tou-
jours la passion et la poésie de sa vie ^
Ceux qui connaissent l'histoire de ce brave homme
savent qu'ici les mots de passion et de poésie ne sont
pas de trop. Et sans doute, aujourd'hui, il n'y pa-
raît plus guère, mais que voulez-vous ?
Il eu va des hommes ainsi que des arbres.
Arrachez les plus belles branches, celles où la sève mon-
tait à plaisir, et la blessure enfin guérie laissera comme
cicatrice des excroissances laides et rugueuses. Au lieu du
beau et grand arbre, vous n'avez plus qu'un tronc bizarre et
difforme. Bien des défauts irritants, bien des manies désa-
gréables remontent ainsi à un dur chagrin qui a comprimé
et mutilé une riche nature juste au moment où elle allait
magnifiquement s'épanouir. Cette vie triviale et boiteuse
1. M. Gilfil's loue slory, ch. I.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 153
n'est peut-être que lataxie d'un homme autrefois très solide
et très sain...
Ainsi de notre bon vieux curé. Il est bizarre et noueux
comme un chêne dont on a saccagé les branches et que cepen-
dant la nature avait dessiné pour en faire un arbre royal*.
Dans le Mill on Ihe Floss un personnage tout à
fait secondaire, Tavocat Wakem, lêle rogue et dure
de l'homme qui ne connaît que les affaires, a lui
aussi sa chambre secrète, un souvenir analogue
d'amour et de deuil. Son fils le sait bien et qu'on
peut beaucoup attendre de ce souvenir. Après une
scène de colère, Wakem remontera, vaincu et sou-
mis, dans l'atelier de Philippe et permettra au jeune
homme d'épouser la propre fille de ce Tulliver qui
l'a insulté et qui a manqué le tuer.
Wakem s'arrêta un moment devant le portrait deMaggie.
— Tout de même, Phil, dit-il enfin, elle ne ressemble pas
à ta mère. Elle est plus belle. Je l'ai vue à l'église, des
yeux, des traits diablement jolis... mais ta mère paraissait
plus douce, avec ses cheveux châtains ondulés et ses yeux
gris, comme les tiens. Tu ne peux pas bien te la rappeler.
C'est si dommage que je n'aie pas fait faire son portrait...
— Eh bien ! ne voudriez-vous pas pour moi de ce même
bonheur ? Il n'y aura jamais dans votre vie de lien aussi
fort que celui qui vous unit, il y a vingt-huit ans, à ma
mère, et que depuis vous avez toujours resserré.
— Ah ! Phil, lu es le seul homme qui sache ce qu'il y a
de meilleur en moi, dit Wakem en tendant la main à son
fils. Restons unis s'il y a moyen, et maintenant, que dois-je
faire? Dis-moi. Faut-il que j'aille moi-même faire la demande
à cette héroïne aux yeux noirs *.
1. M. Gilfii's loue slory. Epilogue.
2. Book VI, ch. VlII. Le titre même du chapitre est signi-
154 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
On trouverait sans peine beaucoup d'exemples
analogues, et si on veut bien repasser à ce point de
vue Tensemble de l'œuvre de G. Eliot on ne tardera
pas à reconnaître que là est vraiment l'inspiration
principale et constante de ses romans. De chaque
être, elle voudrait dégager et louer ce qu'il a de bon.
— Youare the only felloiv that knowsthe besfofme,
— et si, par malheur, elle ne trouve rien à glaner ni
dans le présent, ni dans le passé d'une âme, elle se
rabat sur un autre caractère, un autre don, peu rare,
hélas! celui-là, et qui, pour elle donne encore une
consécration, une noblesse aux moins aimables et
aux plus basses natures. C'est la souffrance. Et
n'entendez pas par là ces spectacles douloureux qui
épouvantent u la chair et le sang » comme dans plu-
sieurs romans de Dickens, mais « ces obscures tra-
gédies dont le inonde ne se soucie point et qui, di-
sait-elle à vingt ans, ont pour moi tant d'impor-
tance ».
Eh oui! ainsi va la vie. Pendant que nous discutons
froidement la carrière d'un homme, ricanant de ses erreurs,
blâmant ses bévues et donnant une étiquette à ses opinions
« Evangelical étroit » ou « Laîiludinaire panthéiste » ou
« anglican et orgueilleux »... pendant ce temps cet homme
pleure à chaudes larmes dans sa solitude parce que sa mis-
sion est dure, parce que la force lui manque pour dire le
mot difficile, pour se mettre à une action trop héroïque ' .
ficatif. M^akem in a new Ughl. Cf., un peu plus bas (bock Vil,
eh. III), un autre titre : Où Von voit que de vieilles connais-
sances sont capables de nous causer des surprises. Cf., aussi
dans le même sens, la promenade du misérable Dempser
avec sa mère {Janet's repenlance, ch. VII).
l. Janet's repenlance, ch. VIII.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 155-
Ici non plus les exemples ne manquent pas, mais je
dois me contenter de citer une fin de chapitre de
Middlemarch puisque, aussi bien, cette œuvre im-
portante est presque inconnue en France. Mme Buls-
trode vient d'apprendre, après toute la ville, que son
mari s'est conduit jadis comme un misérable.
Elle s'enferma dans sa chambre. Elle avait besoin de
temps pour se faire à cette mutilation de son âme, à sa
pauvre vie manquée... Les vingt années pendant lesquelles,
grâce au silence de cet homme, elle avait eu foi en lui et
l'avait même vénéré, lui revenaient avec des détails qui
donnaient à toute cette conduite l'air d'une constante et
odieuse fourberie. Mais cette femme sans culture avait une
âme de fidélité. L'homme dont elle avait partagé la prospé-
rité pendant une moitié de vie et qui l'avait chérie sans
défaillance, maintenant que le châtiment était sur lui, elle
ne pouvait, en aucun sens, l'abandonner. Il y a un abandon
qui vit sous le môme toit que l'abandonné et qui partage
sa couche, plus cruel encore par cette proximité sans ombre
d'amour.
Elle savait quand elle avait fermé la porte de sa chambre
que, après l'avoir rouverte, elle redescendrait vers son
infortune, pour épouser son chagrin à lui et lui dire : « Je
souffrirai sans me plaindre. » Mais il lui fallait un peu de
temps pour recueillir ses forces, pour donner librement un
sanglot d'adieu à la joie et à l'orgueil de sa vie.
Bulstrode avait passé ce temps-là dans une égale agita-
tion. Il avait envisagé le cas oîi sa femme apprendrait la
vérité du dehors et il aimait mieux cela que de se confesser
lui-même. Mais à cette heure où il devinait quelle savait
tout, il attendaitlerésultatde cette révélation avec angoisse...
Il se sentait sombrer dans une détresse sans pitié. Peut-être
ne verrait-il plus jamais d'affection sur le visage de sa
femme...
Il était huit heures du soir quand la porte s'ouvrit. Sa
Iô6 L IXOUIETUDE RELIGIEUSE
femme était là. Il n'osa pas la regarder. Il était assis la tête
basse et comme elle s'approchait de lui, elle crut voir qu'il
paraissait plus petit, ainsi flétri et accablé. En une seule et
immense vague, cette fraîche pitié et l'ancienne tendresse
passèrent sur elle, et mettant une main sur la main qui
s'appuyait au fauteuil, l'autre sur l'épaule de son mari, elle
lui dit avec une douceur solennelle :
— Regarde-moi...
Il leva les yeux, avec un léger frisson et la regarda une
seconde, comme interdit. La pâle figure, les habits de deuil,
les lèvres tremblantes, tout disait : « Je sais », et cependant
les mains et les yeux se fixaient doucement sur lui. Ses
larmes à lui éclatèrent et ils pleurèrent ensemble, assis l'un
à côté de l'autre. Le moment n'était pas venu de parler... La
confession du coupable fut muette; muette aussi, de l'autre
côté, la promesse de fidélité... Elle ne put pas lui dire :
« Qu'y a-t-il exactement de vrai là-dedans et où commence
la calomnie? » Lui n'eut pas à dire : « Je suis inno-
centa »
Dans ce prompt oubli de l'offense, dans cette pitié
qui entraîne le pardon, vous ne voyez, el à bon droit
que l'instinct éternel d'un simple cœur de femme.
Mais G. Eliot demande autre chose au lecteur. Dans
sa pensée, cette première pitié irraisonnée doit nous
amener à examiner de plus près la vie de Bulstrode,
et après cette revision se transformer en une indul-
gence plus haute, plus juste et où frémira la con-
science de notre propre bassesse. Gel homme a joué
pendant vingt ans une comédie de vertu sans tache
et vous criez à l'hypocrisie. Allez moins vite, nous
dit-elle, el, merveilleusement elle dissèque les hési-
tations, les faiblesses, les défaillances, les retours
1. Middlemarch, ch. LXXIV.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 157
qui suivent une première chute, tant qu'enfin dans
le cœur de ce pharisien agenouillé devant Dieu elle
nous fait entrevoir une vraie prière '.
VIII
Elle sait, d'ailleurs, qu'il pourrait se glisser quelque
exagération dans ce parti pris dindulgence et elle
nous met en garde contre une outrance de sympa-
thie qui risquerait de desserrer à la longue les res-
sorts de toute vertu. Mais ce n'est pas là un danger
bien redoutable et, sans le négliger tout à fait, il est
autrement nécessaire de se persuader que la sympa-
thie est un des fondements essentiels de la morale.
Elle avance à ce sujet une de ces lourdes petites
phrases où d'ordinaire elle entasse tant de choses et
qui prêtent à de longues méditations.
Il n'y a pas, écrit-elle, de doctrine générale qui ne soit
capable d'engloutir notre moralité si, comme contrepoids à
cette doctrine, nous n'avons au plus profond de nous l'habi-
tude d'une sympathie directe et individuelle pour nos
semblables '^.
En tout cas l'expérience montre combien la sym-
pathie peut devenir féconde. Croire que quelqu'un
est capable de faire le bien, c'est déjà lui faire faire
un premier pas, lui donner l'élan vers le bien.
C'est un mot profond et partout répandu qu'il n'y a pas
1. Middlemarch, eh. LXI. Voir aussi le chapitre — un
des plus extraoïdinaires de toute son œuvre — où elle
raconte le dernier crime de Bulstrode.
2. Ibid., p. -15'.».
158 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
-de miracle sans la foi, foi du thaumaturge en lui-même, foi
des tidèles dans le thaumaturge. Or presque toute la foi
qu'un homme peut avoir en lui-même est faite de la foi que
les autres ont en lui ^
Ailleurs elle nous montre Janet désespérée parce
qu'elle n'a pas rencontré cette sympathie clairvoyante
« plus sage que tous les blâmes, plus efficace que
tous les reproches -».
Il y a des natures, dit-elle encore dans Middlemarch,
dont l'amour pour nous est une sorte de consécration. Par
leur pure foi en nous, elles nous enchaînent au devoir et à
la vertu. Et nos péchés seraient ce sacrilège, le plus odieux
de tous, qui renverserait l'invisible autel de leur confiance.
« Si tu n'es pas bon, personne ne l'est, » de telles paroles
rendent notre responsabilité beaucoup plus aiguë, et donnent
à nos remords une sensation de brûlure ^.
Et quand enfin il serait prouvé que l'on peut vrai-
ment être trop bon, et que cet excès possible me-
nace de fausser notre conscience, qu'on se rassure à
la pensée que toutes les vertus sont solidaires les.
unes des autres et que les scrupules engendrés par
celle-ci sont encore la plus sûre école de délicatesse
morale. Cette sympathie, que G. Eliot nous demande,
nous tient enelï'et toujours en éveil.
On n'a pas assez remarqué, semble-t-il, chez quel-
ques-uns de ses plus chers personnages une sorte de
peur des mots, la crainte du mal que peut faire une
parole étourdie. A côté du génial bavardage de
Mrs Poyser, la réserve, le silence attentif d'Adam
1. The sud fortunes of A. Barlon, ch. II.
2. Janet's repenlancc, ch. XV.
S. Middlemarch, p. ;j73.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 159
Bede paraissent oncore plus graves. Caleb Garth,
qui ressemble par tant de côtés au père de G. Eliot,
met toujours beaucoup de temps à ruminer ses
courtes phrases. « Si j'avais pu être auprès de vous,
écrivait G. Eliot à une de ses amies en deuil, je se-
rais restée sans mot dire. Le silence exprime des
sentiments que les paroles les plus sensées gâtent
souvent ^ » « Ce que l'on redoute plus que tout,
lisons-nous encore, est de dire ou d'écrire un mot
malheureux et hors de propos, quand étant loin on
n'a que des mots pour exprimer sa sympathie^. »
Que sera-ce du retentissement beaucoup plus loin-
tain de nos actes ! On sait que le plus parfait peut-
être des romans de G. Eliot, le merveilleux Adam
Bede, est tout entier consacré à cette méditation
efTrayante, et, pour ma part, je vois peu de pages
aussi poignantes, aussi bienfaisantes que celles où
le jeune charpentier, avec sa franchise d'ouvrier,
oblige le brillant et léger Arthur Donnithorne à re-
garder en face le mal irréparable qu'il a commis.
Ils étaient assis l'un en face de l'autre... et Arthur lui
dit : « Adam, je quitte le pays, je vais m'engager... »
Le pauvre garçon trouvait qu'Adam aurait dû s'émouvoir
à cette nouvelle, avoir vers lui un mouvement de sympa-
thie. Mais les lèvres d'Adam ne se desserraient pas, rien
ne bougeait dans son visage.
— Je voulais te dire, continua-t-il, qu'une des raisons de
mon départ est que je voudrais que personne ici ne pàtît à
cause de moi... je suis prêt à tout, il n'est pas de sacrifice
que je ne veuille faire pour empêcher les autres de souffrir
de ma... de ce qui est arrivé.
1. Cross, p. 384.
2. Ibid., p. 4{)l.
160 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Ces paroles eurent précisément nn eflet tout contraire à
celui qu'elles cherchaient. Adam crut y voir celle idée
d'une compensalion pour le tort ineffaçable, celle com-
mode lenlalion de se tranquilliser intérieurement en se
disant que le mal aura les mêmes fruits que le bien... Rien
ne l'indignait davantage. . .
— Il n'est plus temps, monsieur. Un homme doit s'im-
poser des sacrifices pour se garder de faire le mal; mais
une fois que le mal est fait, aucun sacrifice ne peut le
défaire... De quelque façon que l'on arrange les choses
maintenant, elles seront dures. Il y a une sorte de malheur
qu'on ne peut pas réparer ^
On trouve dans Middlemarch — en moins tragi-
que — une réplique de celte scène. Fred. Vincy
vient de faire perdre une grosse somme d'argent aux
parents de la jeune fille qu'il aime. A celte nouvelle
Marie Garth ne voit que la douleur de ses parents et
néglige de dire un mot de consolation au coupable
qui se désole auprès d'elle.
— Pour rien au monde, je n'aurais voulu vous faire cette
peine, Marie, vous ne me pardonnerez jamais I
— Et la belle aflaire, que je vous pardonne, répondit-elle
passionnément. Est-ce que ça rendrait à maman l'argent
que depuis quatre ans elle gagnait péniblement afin d'en-
voyer Alfred au collège ? Elle sera bien avancée, n'est-ce
pas, si je vous pardonne!
Et voici que ces exemples, choisis pour montrer
que la vraie sympathie nous impose une constante
surveillance sur nous-mêmes, font voir une fois de
plus comment dans cette doctrine le bon sens or-
1. Adam Bede, ch. XLVIII.
LA RELIGION DE GEORGE ELIOT 161
donne et contrôle tout. La première manière — et
non pas la plus facile — d'aimer le prochain est
d'essayer de ne lui causer aucun mal. Viendront en-
suite IfK preuves directes d'aflecLion, les attentions
aimables, les délicatesses prévenantes. Petites cho-
ses, sans douie, nous pouvons si peu, mais que
nous devons cheirher d'autant plus assidûment,
accomplir avec d'autant plus de joie : « Ah ! comme
nous pouvons nous l'aire du bien les uns aux autres
par quelques paroles d'amitié — et on en a si sou-
vent l'occasion — tandis qu'il est beaucoup plus
rare de pouvoir l'aire à ses amis un bien plus réel \ »
Le plan de ce travail m'interdisait toute discus-
sion piopiement liiléraire de l'œuvre de G. Eliot. Il
n'esi. pas besoin non plus de maïquer les limites et
les insuffisances de la leligion qu'on vient de décrire.
« Ceiie lO' de Romola dans 'a bonté, a dit Hutton,
dans le syci'tîce, cet amour des petits enfants... tout
cela serait un panvie rêve s'il n'y avait pas un Christ
éternel pom- donner une vie réelle à ces fantômes. »
Juste critique, mais qui s'arrête à la surface des
choses. Ne seiait-'l pas plus exact de voir dans la
doctrine de George Eliot une survivance rayonnante
du chitslian'sme? N"a-i-elle p3sé crit elle-même : « Je
ne vois pas de plus belle devise que ces trois pa-
roles de saint Paul et la sagesse du monde n'est pas
près de les dépasser : « Pveslent maintenant la foi,
l'espérance, mais la plus grande de toutes les ver-
tus est la charité -. »
1. Cross, p. 203.
2. Ihid., p. 358.
11
162 l'inoiietude religieuse
L'hisloire des pères du désert nous a conservé la
réponse raénioialjle que fil un jour le saint abbé
Pœmen à quelques-uns de ses disciples. Ceux-ci lui
avaient demandé : « Quand nous voyons des frères
sommeiller au temps de la prière, ne devons-nous
pas les secouer pour les tenir éveillés? » Pœmen se
défendit de résoudre au pied levé un cas de con-
science aussi difficile. Il dit simplement : « Pour moi,
quand je vois un frère ainsi accablé de sommeil, je
voudrais attirer sa tète sur mes genoux pour l'y faire
reposer. » C"esl là, en deux mots, toute la doctrine
morale, toute la religion de George Eliot.
DEUXIEME PARTIE
t TT^
LE SCRUPULE DE S' JEROME
LE SCRUPULE DE S* JÉRÔME
Saint Jérôme entendit en songe une voix qui lui reprochait
de trop aimer Cicéron. Voici plus de vingt ans que cette même
voix me tourmente. Elle ne parle plus du seul Cicéron.
D'auti'es enchanteurs aujourd'hui nous tiennent, trop nom-
breux pour que je les nomme. . . Ah ! fuge Sirenum liliis,
comme récrivait un grand pape dont le goût pour les vers
latins est assez connu, (irecs, Latins, Anglais, Français,
Italiens, comment leur refuser notre cœur, ou comment ne
le leur donner qu'à demi ? Ne semble-t-il pas que le tout ou
rien s'impose dans un conflit de ce genre, qu'il faille choisir
entre Mrgile et saint Paul ? Littérature, éloquence, quand
nous limons une phrase même pieuse, quand nous surveil-
lons, en chaire, l'élégance de nos gestes et la cadence de
notre voix, est-ce bien toujours l'esprit de Dieu qui nous
guide, le pur amour qui nous soutient. « Il ira, cet ignorant
dans l'art de bien dire, avec cette locution rude, avec cette
phrase qui sent l'étranger, il ira en cette Grèce polie, la
mère des philosophes et des orateurs. . . il prêchera Jésus
dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de
l'Aréopage eu l'école de ce barbare. » Je veux bien, mais
cette phrase ne sent pas l'étranger. Cet orateur n'est pas
1(56 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
un barbare La Grèce profane en aurait fait un dieu. Pas
plus que nous, Bossuet ne redescend du septième ciel et
les moyens par lesquels il nous force à l'écouter et à le
lire n'ont rien de miraculeux. L'art d'écrire et l'art de parler,
l'Évangile ne l'apprend qu'aux véritables saints; coûte que
coûte, il nous faut bien passer à une autre école où nous ne
ferons que des progrès médiocres, si nous croyons de tout
notre cœur, sans distraction et sans défaillance, au néant
des lettres humaines.
Ce n'est là que le premier aspect du problème que je vou-
drais toucher dans ce chapitre. Si je laborde sous ce pre-
mier aspect, avec plus d'émotion et plus de tendresse, c'est
que, longtemps professeur a" « humanités », obligé comme
tel de faire croire à mes élèves qu'un beau vers était chose
di^^ne, le croyant moi-même parfois, je n'ai eu que trop de
facilité à pénétrer les angoisses du P Porée. Dans tel col-
lège moins auguste que Louis-leGrand, j'ai vu maintes fois
pétiller la malice de petits Voltaires qui m'étaient très chers,
s'agiter la curiosité inquiète de petits Diderots; jai deviné
dans ces cœurs d'enfants une paisible indifférence aux choses
religieuses qui depuis n'a cessé de croître. Comme je faisais
les cent pas avant l'heure de la classe, entendant de jeunes
voix épeler Salluste et le tonnerre d'un professeur qui fou-
droyait un barbarisme, j'ai souvent et tristement médité sur
le résultat probable de tant d'efforts. Que sert à l'homme de
connaître la grammaire grecque et de savourer les Tuscu-
lanes, s'il vient à perdre son âme? Certes, qu'une telle ques-
tion se pose plus spontanément, plus invinciblement à un
prêtre qu'à tout autre éducateur, cela suffit à justifier la sa-
gesse de nos pères qui voulurent confier au sacerdoce catho-
lique la formation littéraire de la jeunesse. Mais enfin le
problème reste. Je me suis permis, non de le discuter à
fond, mais au moins de le poser à propos du P. Porée.
La même voix qui reprochait à saint Jérôme de trop aimer
Cicéron, nous invite encore, me semble-t-il, à une inquié-
tude plus subtile et plus grave. Un orateur, un poète nous
I
LE SCRUPl'LE DE SAJ^T JEROME 1(;7
séduisent, non pas seulement parce qu'ils nous enchantent
et par là nous font négliger de plus austères plaisirs, mais
encore parce qu'ils risquent de nous égarer et de s'égarer
eux-mêmes avec nous sur l'intensité de leurs propres senti-
ments. C'est là le point critique de la littérature religieuse.
Que voulons-nous, en effet, quand nous étudions les écri-
vains religieux, sinon dégager, étreindre le témoignage
vivant que chacun d'eux a essayé de rendre à la réalité de
sa foi. Pour peu que nous ayions nous-mêmes joué avec les
mots, nous savons bien que dans les sermons les plus
éloquents, tout n'est pas profondément ni pleinement sin-
cère. Passé l'amertume des premières déceptions de ce
genre, nous savons aussi que beaucoup se croient, veulent
être sincères qui ne le sont pas, ou du moins qui ne le sont
pas autant qu'ils pensent l'être. Il n'y a pas de rhétorique
chez Pascal, il y en a peut-être un soupçon chez un écrivain
aussi magnifique, aussi vraiment pieux que Bossuet. Si cela
est vrai d'un tel homme, dans quels scrupules infinis ne
nous débattrons-nous pas quand nous voudrons passer au
môme crible notre propre éloquence, trouver la présence de
Dieu dans notre propre vie intérieure ? Dans cette gamme de
nuances infinies qui va de Tartufe à Numa Roumeslan et
de celui-ci à Pascal, où devons-nous placer tel ou tel écri-
vain religieux : écrivains ou non — puisque enfin le moindre
de nos gestes est un discours, où devons-nous nous placer
nous-mêmes ?
J'en ai dit assez pour définir la curiosité avec laquelle j'ai
médité les lettres spirituelles du P. Didon. A la vérité, j'ai
trop de raisons, dont plusieurs ne me flattent guère, de
croire avec Pascal que l'éloquence ne vaut pas une heure
de peine. Et puis, ni l'idée que je me fais de la prédication
chrétienne, ni les seuls maîtres littéraires que j'aime, ne ne
permettent de goûter beaucoup l'éloquence du P. Didon.
L'écrivain m'intéresse moins encore. Pour l'homme, si gé-
néreux, si fort, si bon, et, à certains jours, si malheureux,
je n'éprouve que du respect. Quand parut l'étude qu'on valire,
168 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
une savante revue — \a. Revue Thomiste, je crois — me fit
riionneur impré\ni de lui consacrer une discussion, plus
longue, si je me souviens bien, que cette étude elle-même.
De guerre lasse, on concluait qu'il était impossible de déci-
der si j'avais entendu défendre le grand dominicain ou
l'attaquer. Éloge perfide ou prudente manifestation de
libéralisme, on ne savait trop. Ni l'un ni l'autre, en vérité
J'avais voulu simplement étudier, sur un, illustre exemple,
le scrupule de saint Jérôme, distinguer dans ces lettres
retentissantes ce qu'elles contenaient de proprement « spiri-
tuel », ce qu'elles devaient à cette éloquence qui ne se moque
pas de l'éloquence. Je voulais aussi, par dévotion envers un
Ordre magniflque et une noble mémoire, réfuter, à mots
couverts, les calomnies que certains journaux d'alors
avaient insinuées avec une infâme complaisance. On ne parle
tout à fait bien que des livres que l'on aime tout à fait. Mais,
si l'on ne goûte pas pleinement un livre, il est toujours per-
mis et il est souvent utile de dire pourquoi.
LE MAITRE DE VOLTAIRE
)j? 1
Doudan, IheureuxDoadan qui n'écrivit jamais que
le titre des nombreux ouvrages qu'il imagina, s'était
proposé — ou du moins il Tavail cru — de « faire
une suite de biog'/aphies des grands jésuites, sages
à l'e^prii ouvert et bienveillant ». « .l'ai quelquefois,
— disaii-il — la pensée que les jésuites ont été ca-
lomniés, que ce terrible christianisme d'Arnaud n'a
ni la grandeur ni la lumiète du vrai christianisme,
que plusieurs de ces pauvres diables de jésuites ont
voulu sini:èrement donnei un peu d'air et de jour à
ces tristes cellules où l'on tentait à Pori-Royal d'en-
fermerla pensée. » Il exagère. Arnaud, grâce à Dieu,
n'est pas tout Port-Royal et le mémoire de Jacqueline
Pascal sur l'éducation des filles ne paraîî, pas plus
inhumain que la Balio Sîuo'-'o/um. Poui- le reste,
cet homme d esprit enfonce une porte ouverte. Il
fut sage, au demeurant, de ne pas s'aventurer dans
1. R. P. DE i,A SF.r.viKRE. Un professeur d'ancien régime. Le
P. Charles Poiôe (167G-1741), Paris, Oudin, 1899.
170 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
ce travail qui demanderait vingt volumes et des re-
cherches infinies. On nous donnera bien quelques
jours cette belle œuvre qui manque à no!re histoire
littéraire et religieuse et qui prendra naturellement sa
place à côté de l'imposante série bénédictine du prince
Emmanuel de Broglie. En voici, pour l'instant, un
chapitre des plus savoureux, l'histoire du P. Porée.
Le P. Porée est l'un des derniers et des plus brillants
de ces générations de professeurs qui pendant deux
siècles présidèrent, pour leur part, à la formation de
l'esprit et du goût français. Si le livre que le R. P. de
la Servière a consacré à cet aimable homme n'avait
pas les dimensions et le poids d'une thèse, on devrait,
pour le lire et le méditer, s'asseoir près du Voltaire
de Houdon et regarder tour à tour le maître et lélève.
Porée n'a pas laissé d'œuvre durable. Il ne nous
intéresse guère aujourd'hui que parce qu'il résume
une époque du glorieux collège où il enseigna les
belles-lettres pendant plus de quarante ans. Tout
jeune, il a reçu là les derniers conseils de Bouhours
et écrit une pièce de vers français qui a prolongé de
quelques jours la vie du P. Commire. Comme Ovide
qui se consolait dans son exil à la pensée qu'il avait
une fois entrevu ^'irgile — Virgilium vidi lanfum, —
Porée put se vanter d'avoir vu de tout près le poète
des Jardins. Titon du Tillet nous a gardé le souvenir
de cette joie.
« Le P. Vanière ayant été obligé de venir à Pa-
ris, en 1780, pour des affaires qui l'y retinrent plus
de deux années, étant allé de la maison professe au
collège Louis-le-Grand pour y passer quelques jours,
le P. Porée se trouva à la porte de sa classe des
rhétoriciens, qui avaient déjà pris place, et fut au-
LE MAITRK DE VOLTAIRE 171
devant de lui, le complimenta, etTayant conduit jus-
qu'à la porte de sa classe, éleva la voix en disant :
« Rhétoriciens, sortez, et venez voir le plus grand
poète de nos jours! » Cequi fut exécuté bien promp-
tement par celte belle jeunesse, qui n'est pas fâchée
de prendre l'air, et qui entoura en même temps une
personne dont leur régent faisait tant de cas. »
Je ne dis rien des amis et collègues du professeur
de rhétorique dont le P. de la Servière esquisse la
silhouette depuis l'aimable Sanadon jusqu'à l'auteur
de Vert- Vert. Cette galerie est intéressante et pour-
tant, quand il les a tous passés en revue, l'auteur
s'arrête un peu désappointé.
« En parcourant les noms brillants qu'on vient de
lire, n'est-on pas tenté de se reporter avec regrets à
soixante ans en arrière, vers une autre génération de
maîtres qui valurent au collège de Clermont une cé-
lébrité bien différente. Denis Petau écrivait sa Théo-
logie dogmalique, Labbe réunissait les matériaux de
sa grande Collection des conciles. A l'époque de Po-
rée, la direction des esprits a changé à Louis-le-
Grand. Sans doute, il y reste quelques vrais savants...
mais ce sont d'illustres exceptions ; presque tous les
collègues de Porée ont suivi leur temps, et se
montrent, avant tout, hommes d'esprit, et de bel es-
prit, à la mode du jour. Polir agréablement une ha-
rangue d'apparat, une ode latine, une tragédie cal-
quée sur Sénèque, tourner à l'occasion quelques vers
français, commenter avec goût et savoir les grands
maîtres de l'antiquité, voilà ce qui donne alors le re-
nom, la célébrité dans ce collège. »
De fait, il se dégage de cette longue et conscien-
cieuse élude, une impression de pauvreté et de vide.
172 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Nous passerions condamnation sans trop de peine
sur les fautes de goût dont le P. Porée émaillait ses
ouvrag-cs — nous en avons vu d'autres depuis et tant
d'autres — mais dans les discours, dans les tragé-
dies, dans les préceptes littéraires, dans toute la
vie, quelle étrange et douloureuse pénurie de ré-
flexions ! L'auteur nous dit bien, par mégarde, que
le P. Porée a été un « semeur d'idées » et il dépense
un travail inutile à grouperles doctrines « religieuses,
politiques, sociales, littéraires», de ces longues an-
nées d'enseignement. Il n'y a là en vérité que des
lieux communs. Aucune page ne porte l'empreinte
personnelle d'un esprit curieux et vivant.
Celte constatation est d'une extrême importance et
je regrette que l'auteur ne se soit pas demandé s'il
n'y aurait pas là, pour le problème douloureux qui
remplit son livre, sinon une réponse satisfaisante, du
moins de sérieux éléments de solution. En effet, cette
paisible vie de régent qui compte peu d'événements
plus graves que la rencontre de Vanière ou la confec-
tion dune tragédie latine est, me semble-t-il, un vé-
ritable drame d'une angoisse poignante et, après plus
de cent ans, d'une brûlante actualité. L'intrigue du
drame est d'une simplicité cruelle. Que doit, que
peut faire un professeur pour garder la foi au cœur
de ses élèves dans un siècle d'incrédulité ? C'est la
question qui se pose à chaque page du volume et qui
se poserait encore alors même qu'on ne se serait pas
mis pour le lire, au pied de la statue de Voltaire.
Vers la fin de son travail le P. de la Servière se de-
mande quelle a été la marque de Porée sur les pen-
sionnaires de Louis-le-Grand. La réponse est facile,
trop facile même:
LE MAITRE DE VOLTAIRE 173
« En tous, hommes d'Église et hommes d'État, sa-
vants et pailemenlaires, nous trouvons un esprit
cultivé, ami des bonnes lettres, et leur demandant
repos et plaisirs élevés après les plus austères tra-
vaux. Beaucoup d'entre eux sont de l'Académie fran-
çaise et les autres ne le leur cèdent pas en zèle litté-
raire. »
On n'aura pas de peine à convenir que cet éloge
est mérité si l'on se rappelle que les élèves s'appe-
laient Voltaire, d'Argenson, Helvétius, Diderot, Tur-
got, Malesherbes et Bernis. Mais enfin la gloire de
leur avoir inspiré à tous la passion des lettres devait
être peu de chose aux yeux de Porée. Manifestement
il a voulu de tout son cœur leur rendre un autre ser-
vice et essayer de garder à Dieu ces âmes qui déjà,
peut-être, lui échappaient. Mais, nous dit son bio-
graphe « que pouvait tout le zèle, toute l'habileté du
digne maître contre la contagion de cette société
sceptique et dépravée qui saisissait l'enfant de grande
race dès la sortie du collège. Quelle influence
prendre sur les d'Argenson, entrant à Louis-le-Grand
« comme des hommes à bonne fortune qu'on aurait
privés de leur divinité », sur le filleul de Châteauneuf
et le protégé de Ninon ? »
On ne saurait mieux dire. Entre le professeur et
les influences mauvaises, la partie était terrible et
nous serions injustes de reprochera Porée de l'avoir
si souvent perdue. Il s'agit bien de faire le procès de
cet excellent homme ! Nosira res agilur. C'est notre
propre inquiétude que nous lui prêtons, nos doutes
que nous voudrions qu'il eût éclaircis. Il n'a voulu
que le bien. Comment aurait-il dû s'y prendre pour
mieux réussir.
174 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Trahir son devoir, attacher moins de prix à ces
belles-lettres qu'il avait charge d'enseigner? Mais
quoi, n'aurait-il pas menti en les traitant debagatelles
et l'aurait-on cru ? Imaginez le jeune Arouet en face
d'un maître qui n'aurait eu pour les alexandrins de
Racine qu'un enthousiasme résigné. Étrange diffi-
culté de cet apostolat, l'aclion du prêtre dépendant
du prestige de l'humaniste, et ce prestige du culte
plus ou moins fervent que nous vouons aux « hu-
manités ». Porée ne tournera du côté du ciel l'esprit
et le cœur de ses élèves qu'après leur avoir fait ai-
mer ce que la terre a de plus beau. Les séductions
de la première étape ne combleront-elles pas l'avidité
de ces jeunes gens? Combien s'en trouvera-t-il pour
suivre le maître jusqu'au terme de son ascension?
Ce disant, je n'entends certes pas m'associer à la
sotte querelle que les jansénistes cherchaient au
P. Bouhours, coupable, à leurs yeux,d'avoir compromis
la sainteté de son ministère en écrivant les Remarques
sur la langue française. « Ce qui les scandalise et les
offense le plus — dit à ce propos le P. Bouhours —
c'est qu'un prêtre, un religieux, un jésuite s'amuse
à écrire sur notre langue. Le crime est capital et ne
se peut pardonner. Que ce prêtre, ce religieux, ce
jésuite ne se borne-t-il au latin et au grec ? Que n'étu-
die-t-il à fonds le syriaque et l'hébreu ? Je dirai pour
sa défense qu'en tout pays on a vu des personnes ec-
clésiastiques qui ont écrit sans scandale sur leur
langue naturelle. Il n'y a point une si grande dispro-
portion entre des remarques sur la langue et l'élat
d'un jésuite. » Bref, si ces messieurs c trouvent mau-
vais que nous ne fassions pas toujours des livres de
piété, après qu'ils ont fait dans leur solitude un re-
LE MAITRE DE VOLTAIRE 175
cueil des Épigrammes de Martial et traduit des Co-
médies de Térence, il faut, je crois, prendre patience
elles laisser dire ' >'.
Rien de plus sensé. Un prêtre ne peut ni toujours
prier, ni, s'il écrit, toujours écrire des livres de dévo-
tion . S'il lui est permis, comme à tout honnête homme,
de « s'amuser», il setrouverait difficilement, je crois,
un amusementquisoit toutensemble plus agréable et
plus innocent que des Recherches sur la langue. Mais
le professeur, en chaire du moins, ne s'amuse pas.
La classe est chose sérieuse. Maître médiocre, s'il
n'admire pas les chefs-d'œuvre littéraires avec un en-
thousiasme assez contagieux, apôtre manqué s'il les
admire à plein cœur, encore une fois, comment doit-il
s'y prendre pour retirer d'une main ce que de l'autre
il abandonne à la vanité des lettres humaines ? Ces
enfants qui devisent avec lui sous les portiques du
temple du goût, comment s'y prendra-t-il pour les
forcer à suivre leur maître jusqu'aux autels du
Dieu crucifié? La question est assez troublante, écou-
lons la réponse du P. Porée et de son biographe.
« A ces écoliers qui demain seront des émancipés,
il faut donner dès le collège des habitudes chré-
tiennes si fortes qu'elles puissent tenir contre tout
assaut ou du moins se ranimer toujours après les ou-
blis, les défaillances passagères. Aussi, commen-
taires sur les auteurs païens, matière de devoirs, plai-
doyers, tragédies, comédies, toute occasion était
bonne à Porée pour faire œuvre de maître religieux.
« Avec quelle adresse, nous dit le P. Bougeant, ne
1. Suite dcH Reinur(jiies nouvelles sur la langue français e
Tout ce que je cite est tiré de VAuerlisseinent.
176 L INOUIFTUDE RELIGIEUSE
sut-il pas tourner en instiuciions chiV-iiennes les su-
jets les plus indiiïëienis ! Son zèle sur ce point j'uL si
vigilant et si attentif qiiii ne compo; ail presque pas
d'ouvrage où il ne mémigeùt quelque trait marqué
en faveur des mœurs et de la religion. Celait comme
le caractère et le sceau du P. Porée; etces traits, lors
même qu'ils pouvaien! paraiiie moins heureusement
placés, ne déplurent jamais. »
Dirai -je simplement ce que je pense? Ce zèle grefTé
sur la rliélorique ne m'inspire pas grande confiance.
J'admire les tiésors d'esprit etd'à-propos que de tels
piocédés supposeni chez le proiesseur; j'admire plus
encore la préoccupalion aposiolique dont il est ob-
sédé, mais je crains que toute cette dépense n'abou-
tisse en somme qu'à « ne pas déplaire » aux jeunes
gens et, i'ranchement, ce n'est pas assez.
L'espi'il de ces élèves était, pour le moins aus>i
malade ou aussi menacé que leur cœur et c'était
peut-être de ce côté qu'il fallait porter le premier et
le plus sétieux etTort. Un ma îre peut beaucoup sur
ce point. L'enfant a <"ucilement une confiance illimi-
tée dans riniel]jgen«-e de son nroiobseur. Il n'a pas
encore rencontré daiuie supéiio'iîé de ce genre et il
est même plutôt poilé à cxagéier la valeur de cet
homme qui lai a découvert un monde nouveau. Nul
livre, nulle influence ne iiodveront jamais l'àmeplus
souple, mieux préparée à tout recevoir, à tout ad-
mettre, si bien qne le pioie.-seur consciencieux a
toujours peur d'abuser d'une docilité trop gr";inde et
de fao.-ser par une empieiiiLe trop personnelle la
personnalité encore ia.-,ei laine de l'enfant. Le P. Po-
rée était piéci.sémenL un de ces hommes qui peuvent
beaucoup attendre de laferveurenlhousiaste de leurs
I.E MAITRE DE VOLTAIRE 177
élèves. Une anecdote du temps nous montre comment
un enfant, assez peu commode cependant, venait à
lui.
« Avec les PP. Porée et Tournemine, dit le bio-
graphe de Voltaire, Arouet donnait licence à cet irré-
sistible besoin de questionner qu'ils encourageaient.
Et lui reprochait-on de ne pas danser, courir, chan-
ter, rire avec les autres, il répondait que chacun sau-
tait et s'amusait à sa manière. C'est vers l'histoire et
surtout l'histoire contemporaine et les choses du
gouvernement et de la politique qu'inclinait la curio-
sité de son esprit: ce qui faisait dire à Porée « qu'il
« aimait à peser dans ses petites balances les grands
« intérêts de l'Europe ».Le Père aurait peut-être mieux
fait de renvoyer le précoce politique aux jeux de son
âge. »
Je ne partage pas ce dernier avis. Non, on n'aurait
pas gagné grand'chose à renvoyer le jeune Arouet
aux jeux de son âge. Il eût mieux valu, semble-t-il,
essayer de mettre dans « ses petites balances » de
quoi faire contrepoids aux prochaines influences qui
allaient façonner ce souple et mobile esprit. Et,
dans tous les cas, si Voltaire était irrévocablement
condamné au libertinage, un enseignement plus
vigoureux et plus doctrinal aurait pu atteindre un
plus grand nombre de ses camarades et les sauver
de la contagion.
Malheureusement le P. Porée ne semble pas avoir
été, à proprement parler, homme de doctrine. « La
pénétration n'était pas le fait du P. Porée, en théo-
logie point de précision dans l'esprit. » Cette note
donnée par le terrible P . André ne manque sans doute
pas tout à fait de justesse. Ce n'est pas que l'huma-
II 12,
178 I- liNQiJlErUDE HELIGlEUsE
niste, pendant ses années de formation, en ait néglig-é
saint Thomas pour lire Sénèque. Il nous apprend
lui même, dans une lettre assez malheureuse, qu'il a
étudié « sa « théologie. Mais cette phrase nous fait
réfléchir. Les vrais théologiens sont moins sûrs de
leur science et n'imaginent pas qu'un cours, fût-il de
quatre ans, puisse suffire à les armer une fois pour
toutes et sur tous les points.
Je ne dis pas que le dix-huitième siècle ait rien op-
posé d'irréfutable ni même de très imprévu à la théo-
logie traditionnelle. Mais la vieille erreur avait pris
un nouveau visage, forgé de nouvelles objections,
créé une nouvelle atmosphère. « L'incrédulité jus-
qu'alors timide et latente, prenait, vers 1690, con-
science de sa force et partout se déclarait avec un vi-
goureux concert. Théologique et d'apparence chré-
tienne avec les « Tolérants », nombreux surtout en
Hollande, et avec les « Sociniens » nombreux partout
depuis la Pologne jusqu'à la France ; — métaphy-
sique avec les philosophes successeurs de Descartes,
qui plus ou moins innocemment, bouleversèrent l'an-
cienne ontologie; — érudite et ironique à la fois avec
Bayle, Fontenelle et leurs imitateurs ; — épicurienne
et légère avec les poètes libertins de France, avant-
courriers de Voltaire; — l'incrédulité, alors, est par-
tout ' ». A la vérité, il serait souverainement injuste
d'exiger que de sa chaire de Louis-le-Grand un
simple professeur de rhétorique tienne tête à une
pareille coalition. D'ailleurs, le danger venait de
loin, de beaucoup plus loin qu'on ne le croit d'ordi-
naire. N'était-il pas trop tard pour le conjurer?
1. Rebelliau, Bossuel historien du Prolestanlisnie,'è' édit. XI.
LE MAITRE DE VOLTAIRE 179
Le P. Porée a-t-il du moins réalisé ce danger,
a-t-il suivi de généraliou scolaire en génération
le progrès du mal, nous n'avons pas le droit d'en
douter, mais nous ne voyons pas qu'il ait modifié ses
mélhodespour les adaptera desigravescirconstances.
Son apostolat, s'il fut tel que le P. de la Servière
nous le décrit, ne convenait certainement plus à
l'époque de Voltaire. Nous voudrions du moins que
le vieux maître ait partagé nos inquiétudes et qu'il
ait soufl'ert avant nous de notre impuissance.
En appuyant lourdement sur ces réserves néces-
saires, je ne pense pas m'écarter de la pensée du
jeune écrivain à qui nous devons une thèse si inté-
ressante. Tout ce qui vient d'être dit est en efîet le
développement d'un mot du P. de la Servière, mot
charmant de justesse et d'insinuation courtoise. Po-
rée, nous dit-il, est vraiment supérieur « là où l'es-
prit suffit ». Hélas, qu'il suffit à peu de chose !
Le tort ou plutôt le malheur et l'excuse de Porée
est qu'il fut tout à fait l'homme de son temps. Les
humanistes d'alors n'entendaient être que des
lettrés, de simples gourmets d'art sans songer que ce
culte exclusif est également funeste à la solide for-
mation de l'esprit et au plein épanouissement de
l'art lui-même. A leur façon très innocente, auteurs
de fables latines ou professeurs de rhétorique parta-
geaientl'universelle et incroyable insouciance de leur
époque. Certes, Porée et ses confrères, dès qu'ils
quittaient leurs livres, redevenaient des hommes de
piété solide et d'abnégation, et l'orage qui devait
éclater bientôt ne prit à l'improviste presque aucun
des survivants des fêtes splendides qui se donnaient
à Louis-le-Grand. Pour Porée en particulier, d'abon-
180 LIKOLIEIUDE RELIGIEUSE
dants témoignag-es nous montrent que chez lui le re-
ligieux ne le cédait en rien au bel esprit.
N'est-ce pas d'ailleurs une ample preuve de vertu
peu commune que d'être resté pendant toute une
longue vie simplement et absolument fidèle à ses de-
voirs de professeur. Le P. de la Servière nous ouvre
à deux battants les portes de cette classe oîi résonna
l'éclat de tant d'éloquence. La classe finie, il suit le
P. Porée dans ses entretiens particuliers avec ses
élèves. Là est le charme du livre et ce qui ferait tout
pardonner au Père. Plus de solennité, plus de phrases,
plus d'apothéoses de Vanière ou de Fléchier. On ne
voit plus qu'un homme, très accueillant et très doux,
avec qui ces mauvaises têtes d'Helvétius et d'Arouet
s'entendent toujours. Il les connaît depuislonglemps.
Dès leurs premières années de collège, son regard a
su discerner, parmi les petits pensionnaires, les fu-
turs académiciens de rhétorique. Il y a trois ou quatre
ans qu'il les voit grandir près de lui, qu'il reçoit leurs
intimes confidences et les guide dans leurs travaux.
Du reste, ne craignez pas que dans ses relations avec
eux, il soit guidé par des préoccupations person-
nelles. C'est pour eux avant tout et uniquement qu'il
les aime et qu'il les dirige. « Le bon père de la Santé,
raconte le cardinal de Bernis, me proposa d'entrer
dans la Société des jésuites ; j'en fis confidence au
P. Porée qui m'en dissuada en me disant : « Mon en-
fant cela ne vous convient pas ; vous serez un jour
une colonne et une lumière de l'Église. » En vé-
rité, peu de professeurs ont été aimés comme celui-
là et mieux mérité de l'être. Ne voilà-t-il pas ce
malin Voltaire qui, pour parler de lui, quitte son
sourire et dit d'une voix presque sincère : « Rien
LE MAITRE DE VOLTAIRE 181
n'effacera dans mon cœur la mémoire du P. Porée. »
Veut-on, pour finir, voir Porée lui-même, bien en
face. Le voici dans une anecdote qui résume merveil-
leusement tout ce que nous savons de lui:
« Le fameux Tribou, raconte Desessarts, autrefois
son élève (du P. Porée), en entrant à l'Opéra, vint le
voir, et lui avoua le parti qu'il avait pris. Le Père
gémit sur cette destinée de son élève, et l'exhorta du
moins à la vertu, qui peut être de tous les états.
Puis, entraîné par son goût pour les arts, il veut ju-
ger par lui-même de ce que ce jeune homme pouvait
attendre du parti qu'il avait embrassé. Tribou chanta
un air fort tendre. Le charme du talent produisit
tout son effet sur le bon et sensible vieillard ; deux
ruisseaux de larmes coulaient de ses yeux ; il embrassa
Tribou en s'écriant : « Ah ! malheureux, vous ne sor-
tirez jamais de là. »
Assurément le prêtre et le professeur ne faisaient
qu'un au moment où coulaient ces douces et nobles
larmes d'admiration, d'impuissance et de ten-
dresse.
II
LES
LETTRES SPIRITUELLES DU P.DIDON
Il fallait attendre. Délicatesse, respect, afTection,
tout l'exigeait. Vivant, n'avait-il pas déjà assez dû
soulTrir du bruit que la réclame menait autour de
son nom ? Comment s'est-on décidé à rompre si vite
pour lui ce silence dont les grands morts ont besoin et
que d'ordinaire on leur refuse si peu ? Ce silence n'est
pas l'oubli, mais un armistice d'apaisement, une
trêve aux disputes partiales, un stjr acheminement à
cette justice définitive dont aucune passion de com-
bat ne vient troubler la sérénité. Une telle précipita-
tion était, de tous points, regrettable, et puisqu'enfin
on espère que le nom du P. Didon, prédicateur, apo-
logiste, éducateur ne passera pas, on devrait montrer
plus de confiance dans la solidité de sa gloire.
Je m'en expliquerais moins librement si ces lettres
1. Lellres du P. Didon à Mlle Th. V. Pion .
LFS LETTRES SPIRITUELLES DU P. DIDON 183
('(aient de celles qui compromettent la mémoire d'un
religieux. Non, elles honorent à la fois celui qui les
a écrites et celle à qui elles sont adressées ; mais ce
que je me refuse à comprendre, c'est Tempressement
avec lequel, si peu de mois après celte brusque
mort, on a porté à Timprimeur ces lettres intimes,
chaudes encore, pour ainsi parler, des larmes qu'on
a versées en les relisant. Mais, le livre est là,
il veut être lu. Admis trop tôt à ces confidences, tâ-
chons de profiter en les écoutant, et puisqu'on a
voulu forcer les portes de l'histoire, abordons cette vi-
goureuse physionomie, avec une curiosité tranquille,
indiscrète à la fois et respectueuse, comme si nous
voyions se lever devant nous, à travers la poussière
des chroniques, quelque grand moine du passé.
Le jour même, où paraissait le Jésus-Christ du
P. Didon, Léon Bloy écrivit, dans V Événement,
un article, éblouissant de verve et d'injustice, où il
dénonçait, de confiance, l'apostasie du livre qu'il
n'avait pas encore ouvert. D'autres, dans un camp
opposé, escomptaient avec joie le scandale possible
d'une œuvre qui allait, pour vingt raisons, à un suc-
cès retentissant, et ni les uns ni les autres ne soup-
çonnaient la place absorbante que gardait et garde-
rait le Christ dans la vie intime du P. Didon.
La publication de ces lettres aura causé chez
quelques-uns une surprise ou une déception ana-
logue. En effet, que ne pouvait-on pas craindre ou
espérer de ces confidences dont la bonne moitié est
datée deCorbara ? Lui, si libre en chaire, si spontané.
184 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
si peu maître des ébuDitions de son génie, comment
n'aurail-il pas lâché dans l'abandon d'une causerie
intime quelqu'un de ces mots incendiaires que seule
la véritable amitié excuse parce que seule elle les
comprend ? — Eh bien non ! n'en déplaise à quelques-
uns, il lie parlera que du Christ, et de l'ascension de
l'âme, et du sacrifice, et des ivresses de la croix.
Je ne veux pas être un vulgaire parleur, un académi-
cien, un apôtre du bout des lèvres, je veux être un souf-
frant, un éprouvé, un martyr.
Aux heures de son agonie, dans cet hymne sanglotant
que le Christ a récité, il y a ces mots criés vers Dieu :
« Tu as fait passer sur moi tous les flots de ta colère. »
Et qu'avait-il fait le Christ? Du bien. Nous, nous avons
à expier ; rien de mieux que la flamme nous dévore et
qu'elle consume nos misères accablantes. Je ne m'en plain-
drai pas.
Tels étaient ses sentiments au lendemain de son
arrivée à Corbara, telle son attitude, par un miracle
de volonté et de foi, au moment où avait été frappé
le terrible coup. Laissons-le nous raconter lui-même
cette scène triste, solennelle et décisive.
Quand je suis entré chez lui (chez le Père général), en
me prosternant selon l'étiquette dominicaine, il sest levé,
m"a embrassé; puis, il s'est rassis dans son fauteuil. J'étais
à côté de lui, à gauche. J'ai pris la parole et je lui ai dit :
« Mon Révérendissime Père, me voici pour recevoir vos
ordres. » — Eh bien ! m'a-t-il répondu d'une voix émue et
étoufïée, c'est grave et triste. "Vous n'êtes pas sans savoir
la fâcheuse impression produite par vos conférences ; vous
avez pris une mauvaise voie, vous n'êtes pas un apôtre,
vous êtes un tribun ; vous ne convertissez pas les incroyants,
vous les confirmez dans leur incrédulité ; vous n'avez pas
LES LETTRES SPIRITUELLES DU P. DIDON 1&5
l'esprit de l'Évangile ; vous avez compromis l'Ordre en di-
sant qu'il était dans vos idées. »
J'ai écouté tout cela sans mot dire. Il me semblait qu'une
force plus haute me commandait de me taire. Je me suis
tu, dans la plus parfaite quiétude et la plus inaltérable sé-
rénité.
J'ai accepté avec une sérénité et une joie étranges, cette
première grande épreuve... Je suis heureux d'avoir été
jugé digne de soutïrir pour la cause sainte à laquelle
j'ai voué ma vie. C'est le commencement du long martyre.
Je suis prêt à tout. Qu'importe ma personne ! L'œuvre
sainte à laquelle je me suis voué, l'œuvre du salut des
païens modernes, voilà l'essentiel. Nulle force ne m'arrê-
tera.
Libre aux esprits prévenus de tlairer à tout prix
un commencement de révolte dans cette résignation
exaltée. De tels soupçons sont faciles à certaines
âmes et ont de tout temps précipité les apostasies.
Mais, de bonne foi, pouvait-on demander à cet
apôtre de désavouer ses propres sentiments, et n'a-
vait-il pas le droit de répéter pour les défendre les
vigoureuses paroles de Fénelon, injustement mis en
cause, affirmant la pleine orthodoxie de ses intimes
pensées? « Je n'ai jamais pensé les erreurs qu'ils
m'imputent... Pour ma pensée, je puis dire que je la
sais mieux que personne; c'est la seule chose qu'on
peut prétendre savoir mieux que tout autre sans pré-
somption. »
Ainsi de lui. Certes il y avait eu des fautes de juge-
ment dont la sagesse des supérieurs avait dû s'alar-
mer ; mais enfin l'œuvre qu'il avait voulue était
bonne, ille savait et il avait bien le droit d'en espérer,
envers et contre tous, le triomphe. « Nulle force ne
186 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
m'arrêtera. » Isolez ces mots et vous arriverez à en
faire la devise d'un révolté; mais, comme ils chan-
gent de sens quand on voit celui qui les prononce ac-
cepter humblement cette consigne de silence et s'em-
barquer sans hésitation pour un exil indéfini !
L'épreuve pourtant était rude. Prudence de la
chair ou prudence de l'esprit, plusieurs vieilles ami-
tiés devenaient silencieuses au moment où il aurait
eu le plus besoin d'elles. Il s'en plaint amèrement
dans quelques lettres qui sont parmi les plus belles
de cette série et d'où l'orateur a presque tout à fait
disparu.
Oh! la trahison des amis, leur défiance, leur soupçon,
leur doute, leur abandon... voilà la vraie douleur. Ceux'
qui ne l'ont pas connue n'ont rien senti. Ils n'ont pas même
été égratignés à la peau.
« Oh ! la trahison des amis ! » Comme auprès
d'elle, le petit bruit de la presse parisienne le touche
peu ! « C'est une poussière que lèvent emporte », et
il sera content si cette poussière ne va pas aveugler
quelque vieux frère d'armes. Car c'est la torture poi-
gnante. Les lettres sont rares, elles lardent à venir,
qui sait ce qu'on dit, ce qu'on chuchote, ce qu'on tait
là-bas, quand on pense à lui?
Je pense qu'à Paris, au couvent, on est plus tranquille.
J'ai écrit au P. S..., au P. H..., au P. D..., au P. Mil...
Qu'ils aient donc foi en moi ! Ma nature ne leur est-elle
pas connue ?
Oh ! les amis, les amis, les amis indomptables, les amis
plus inébranlables que le roc, les amis qui ne bronchent
pas, qui ne doutent pas, les amis qui ont la foi vivante...
0 les amis, où ètes-vous?
LES LETTRES SPIRITUELLES DU P. DIDOiN 187
Le plus douloureux c'est que, par moment, il se*
rend compte vaguement des singularités de sa na-
ture. Il entrevoit qu'il n'est pas lui-même facile à
comprendre et qu'on peut aisément se tromper sur
lui. Qu'y faire ! C'est le défaut de son âme tumul-
tueuse et tourmentée.
Est-ce ma faute si je ne suis pas un petit ruisseau blanc
bien clair, roulant sur des cailloux bien blancs qu'on voit
à travers son onde transparente ?
Est-ce ma faute si je suis parfois un torrent gonflé par
les trombes? un lac mystérieux encaissé dans de hautes
montagnes qui voilent son fond bien que son eau soit l'eau
pure du glacier?
Est-ce ma faute, entin, ma fille, si je suis une mer aux
falaises escarpées et dont les pêcheurs, qui se croient avi-
sés, n'ont pas pu trouver en certains endroits les profon-
deurs ■/
S'il n'était à ce moment en pleine détresse, on se-
rait tenté de sourire en face de ces images contradic-
toires dont la plupart conviennent si peu à son carac-
tère et à son talent. Chez lui, en effet, les profondeurs
sont plus apparentes que réelles : ni « ruisseau
blanc », ni mer insondable, torrent plutôt, son intel-
ligence s'excite, court et bouillonne à la surface des
idées. « Gonflé par les trombes, » ce mot peint à
merveille l'origine des systèmes qu'il croit tirer de
sa propre substance. Non, cet esprit ni ne se nourrit
ni ne se développe par le dedans. Comme chez ceux
qui sont avant tout orateurs, dans son travail, images
et impressions précèdent l'idée. Ardente et généreuse,
son âme se laisse prendre à tout ce qui brille et qui
lui paraît nouveau, et trouve vile, non dans le long
188 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
effort de la réflexion, mais dans une improvisation
enflammée, de quoi légitimer un système presque
aussitôt adopté qu'entrevu. Qu'il prêche, qu'il écrive,
qu'il conduise un grand collège, sa méthode ne varie
pas. Quand nous aurons les lettres de ses dernières
années, il sera intéressant de le voir prendre au vol,
pour leur donner un essor plus impétueux, les idées
qui le dirigent dans sa réforme d'Arcueil. Ici, avec
quelques lettres déplus, on pourrait presque le suivre
pas à pas dans le travail qui préparait ses deux vo-
lumes sur le Christ. On verrait le contre-coup de
chaque nouvelle lecture, le moment où la secousse
d'inspiration lui est donnée, l'heure chaude des dé-
couvertes, en un mot tout ce travail de fusion halive
qu'avec son besoin de violentes images il a comparé
à une « navigation au milieu d'effroyables tempêtes
sur l'océan de la vérité ».
Lvii-mème essaie quelque part de se définir et d'ex-
pliquer ce qui, « dans son individvialité », effarouche
« les bons vieux conservateurs », scandalise d'autres
braves gens et met en fureur les Pharisiens. Qu'a-t-il
donc voulu, que veut-il encore? Tout simplement
vivre de la vie du Christ, et communiquer cette vie
au peuple innombrable des incroyants.
Or, quand on veut aller vers les incroyants... le premier
obstacle qu'on rencontre est celui-ci : la politique et la
science. « Oh ! pardon, vous disent-ils ; vous venez me
parler d'une religion qui est contraire à la liberté politique,
à la République, à la démocratie, au progrès, à la science ;
nous ne vous écouterons même pas. »
Que fera l'homme de Dieu? 11 prouvera que « la
religion catholique, non seulement n'est pas en anta-
LES LETTHES SPIRITUELLES DU P. DIDON 189
gonisme de fond avec la science vraie, la liberté po-
litique, la forme républicaine... mais au contraire
que, seule, elle a le secret de conduire à bien toutes
ces grandes forces ».
Et comme la meilleure démonstration est celle de la vie
et non celle des mots, je n'ai pas seulement parlé, j'ai dit :
Regardez-moi. Voilà un homme moderne, plus moderne
que vous peut-être, ayant le culte de la science, le culte de
la liberté politique, voilà un républicain, voilà un démo-
crate, voilà un progressiste... et un croyant, un apôtre du
Clirist.
Qu'on veuille bien relire lentement celte page et
on comprendra ce que j'essayais d'insinuertantôt en
disant que cette intelligence de prédicateur ne se
nourrissait pas par le dedans. Ainsi donc il est mo-
derne, parce qu'il veut l'être, parce que cette épithèle
est fascinante, et qu'en se couvrant d'elle, il se grise
et grise du môme coup son auditoire. Que voilà bien
l'orateur dans sa force et dans sa faiblesse ! Son dis-
cours ne jaillit pas de sa propre substance intellec-
tuelle et n'est pas amené par le long travail de sa
pensée profonde. « Plus moderne que vous. » Il va
d'un bond fougueux et sans plus de réflexion à tout
ce qui porte ce signe voyant et sacré; par une assi-
milation merveilleusement rapide, il fait sienne, il
prêche, il aime comme sienne telle idée qui, hier, lui
était étrangère et il trouve, pour la défendre, des ac-
cents « qui le surprennent lui-même et qu'il ne se
connaissait pas ».
Les penseurs vont d'une autre allure. Ils ne se sou-
cient pas d'être modernes, et il se trouve pourtant
que du simple fait de leur travail personnel et vivant,
liK) L INQIIETUDE RELIGIEUSE
ils devancent tous les vrais besoins et les meilleures
aspirations de leur temps. Eux disparus, leur œuvre
reste, et journalistes ou orateurs en vivent pendant
des années sans en épuiser l'aclualité. Rien, au con-
traire, n'est plus changeant que la modernité re-
cherchée pour elle-même. Le fétichisme de la science
à qui le P. Didon demandait un passeport pour péné-
trer chez les incroyants, qui donc, aujourd'hui, parmi
les sages n'en est pleinement revenu, et qui, même
parmi les naïfs, ne commence à s'en fatiguer ? Qu'im-
porte! L'orateur apôtre doit se prêter à toutes les fai-
blesses de son temps, et tant que ce grand mot de
science resta de mode, il fut bon, il fut nécessaire
qu'une voix sonore, puissante et populaire sortît de
nos rangs pour l'acclamer.
Mais revenons en arrière, aux premiers jours de
son exil : aussi bien sa vie de religieux et d'apôtre
n'en a connu ni de plus amers ni de plus beaux. Si
la soumission est parfaite, la lutte intérieure dure
encore et le cœur n'est pas pleinement apaisé. Et
comment le serait-il ? Qu'on se demande ce que dût
êlre pour cet homme d'action, de bruit, de zèle, le
brusque silence et le subit isolement de sa « char-
treuse », de sa « prison », de sa « tombe », pendant
que les éternels soupçons, empressés chez les uns,
douloureux chez les autres, ne cessaient de déferler
avec les vagues contre ce rocher perdu où sa propre
impuissance le consumait. Certes, de telles souf-
frances, où de moins vaillants auraient sombré,
marquent pour toujours un homme du signe des élus
LES LETÏBliS SIMHITUELLES DU P. DIDON li)l
de Dieu, el l'on peut bien dire que si les hardiesses
du prédicateur avaient, selon le mot du R. P. Géné-
ral, risqué de compromettre l'ordre de Saint Domi-
nique, cette héroïque soumission effaçait glorieuse-
ment le passé et donnait un nouveau prestige à la
discipline monastique du vieux temps.
Une douleur l'attendait qu'il n'avait pas prévue.
Elle lui vint de celle-là même à qui cette correspon-
dance est adressée. Que se passa-t-il ? Eut-elle, un
instant, peur, elle aussi, d'une apostasie possible,
fut-elle sur le point de retirer sa confiance première
ou de se décourager à la pensée de l'éclipsé qui allait
peut-être la laisser dans les ténèbres, nous n'avons
pour le savoir que les lettres, fîères et tendres, que
lui portent son pardon.
Ces lettres, que nous ne devrions pas connaître en-
core et que nous offre une humilité trop généreuse
se passent de commentaires et en disent long sur les
souffrances morales de l'exilé et sur les perspectives
qui se déroulèrent deA^ant la clairvoyance irritée de
son esprit.
Vous avez douté de moi, vous aussi. C'est mal. Je vous
avais donné une alïection divine, j'avais gardé mon cœur
haut... Dans un instant de délire, vous avez tout méconnu.
Je pourrais me retirer. Je reste. Je vous pardonne... Un
jour, peut-être, plus tard, je vous raconterai toute ma vie.
Vous en lirez les pages, vous verrez ce que Dieu y a écrit,
ce que d'autres t/ auraienl voulu écrire, et vous bénirez
ces forces invisibles et cette Providence qui garde les sim-
ples et les sincères dans leur voie.
J'ai une situation délicate à éclairer et à équilibrer. Ce
que ma conscience, éveillée et avertie, sous le regard de
Dieu, me dira de faire, je le ferai sans me soucier d'aucun
192 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
jugement humain, ennemi ou ami, peu importe... Je ne
veux pas être la cause de la perte d'aucune âme.
... Vous savez bien, pauvre petite, que ma vocation m'est
chère au delà de tout, et que je ne pourrai jamais regimber
contre cet aiguillon divin qui m'emporte vers le Christ...
Et il termine ces lettres, les plus sincères, les plus
humaines de toute celte correspondance, par cette
ligne admirable:
Ayez foi. Je suis à vous dans l'inexprimable tendresse
de ceux que le Christ a aimés et qui ont souflert.
Cette tendresse, dont il parle souvent, on voudrait
la connaître à fond, en vue de s'édifier sur la psy-
chologie des grands orateurs. On serait curieux de
savoir le rôle que joue le cœur, la place que tiennent
les affections dans la vie intime de ces hommes,
dont la parole semble jaillir d'un foyer d'ardente et
profonde passion. Quand de surprenantes épithètes
leur montent aux lèvres, pouvons-nous les prendre
au mot, et n'y a-t-il pas lieu plutôt de remarquer ici
encore un de ces artifices inconscients qui décuplent
la puissance du poète et de l'orateur?
A en juger par les lettres que nous avons de lui, —
et ces lettres sont, sur ce point, d'une extrême net-
teté, — le P. Didon n'était pas un affectif. Cette âme
de moine était avant tout forte, virile, austère. Affec-
tueuse plus qu'aimante et sans ombre de mollesse;
passionnée, si Ton veut, mais au sens sévère du mot,
et sans aucune des faiblesses qui, dans notre psy-
chologie sommaire, accompagnent d'ordinaire la
passion.
Évitez, — écrivait-il un jour, — évitez les témoignages
LES LETTRES SPIRITUELLES DU P. DIDON 193
extérieurs et sensibles de votre tendresse. L'esprit domini-
cain est épanoui, libre, joyeux, aimant, mais austère. Notre
tendresse est au dedans, et elle s'élève en haut plutôt qu'elle
ne se traduit par la matière.
On le voit, plus loin, appuyer et renforcer par des
considérations surnaturelles cette indépendance de
cœur qui répondait peut-être plus qu'il ne le pensait
lui-même à ses tendances intimes et à son tempéra-
ment.
Je ne me suis jamais attaché à aucun être depuis que
j'ai commencé à vivre de ma vie personnelle, sans que
Dieu ne fût le lien entre cet être et moi. Jamais la matière
ne m'a captivé, jamais le créé ne m"a suffi.
Captiver et suffire ; quelle différence — pour la
plupart des âmes • — entre ces deux mots, qu'un pa-
rallélisme héroïque et candide semble ici presque
confondre !
Là où j'ai mis mon cœur, j'ai toujours voulu l'Infini...
Là était le secret de mes afiections profondes ; le reste, un
détail. {i\ole: encore ce mol qui dit lanl de chosesl}
Avide de Dieu, je l'ai toujours vu et mis dans ce que
j'ai aimé... Ce que jai aimé n'était vivant à mes yeux que
par le Dieu qui l'habitait, que par le Christ qui y rayon-
nait...
Quand ces ètres-là ont eu rejeté Dieu... ces ètres-là sont
morts.
Voilà, certes, une façon dégagée des'élever au-des-
sus de nos humaines misères. On ne trouve là au-
cune trace de ces brisements d'àme dont le souvenir
donne sans elTort à la parole et aux exemples de
quelques saints une si poignante efficacité. D'ail-
II 13
194 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
leurs, en dépit d'un peu d'éloquence, toutes ces ob-
servations intimes semblent d'une parfaite justesse.
Il revient un peu plus loin à ce sujet, et promène
sur son propre cœur un regard tranquille, dont la
froide pénétration confirmerait à elle seule l'exacti-
tude de ces analyses.
L'idée joue uii grand rôle dans mes relations d'àme. Je ne
me suis jamais nourri du sentiment tout seul. Partout où
je vis, il me faut de la clarté ; mes tendresses profondes
n'éclosent qu'à la lumière.
Ces lignes sont un document psychologique depre-
mier ordre ; je n'ai pas besoin de faire remarquer le
bonheur de plusieurs de ces formules, ni comment
le sentiment intellectuel ainsi défini cesse d'être, à
proprement parler, une vraie tendresse.
Voilà pourquoi, lorsqu'un être n'est plus en communion
d'idées avec moi, l'amitié se refroidit vite, et, si les diver-
gences, les oppositions s'accentuent et s'aggravent, quelque-
fois elle meurt.
Vous autres, femmes, vous n'êtes point ainsi. Vous vivez
de tendresse. Vous vous froissez, vous vous piquez, vous
vous mordez, et puis une caresse, un baiser... et tout est
oublié.
Il ne saurait en être de même des hommes. Le premier
fondement d'une union des âmes, c'est l'harmonie des con-
victions personnelles... Je tenais à vous exprimer en toute
précision ces choses, afin que vous comprissiez, une fois
pour toutes, la différence profonde qui sépare l'homme et
la femme dans leur mode de sentir et d'aimer.
Il se hâte un peu — à sa vive manière — de géné-
raliser cette dernière remarque, et de prêter à tous
les hommes sa propre noblesse et élasticité de sen-
LES LETTRES SPIRITUELLES DU P. DIDON 195
linients. Mais, sans lui chercher, à ce sujet, une
vaine querelle, admirons plutôt comment une telle
disposition ouvrait au Christ toutes gi'andes les
portes de cette âme uniquement avide de Dieu. Le
nom du Christ est à toutes les pages de cette cor-
respondance, et les plus distraits auront remarqué
comment cette union devint chaque jour plus in-
time, plus aflfectueuse et plus absorbante, pendant
la longue solitude de l'exil. C'est là et non pas dans
des soupçons odieux qu'il faut aller chercher « les
dessous » de cette Vie de Jésus qu'il avait dès lors
l'ambition d'écrire. Je n'ai pas à parler ici de cette
œuvre qui dut, aux années d'épreuve, la bénédiction
d'un immense succès. Disons seulement que les
lettres du P. Didon sont le meilleur commentaire de
son livre, qui serait, je pense, plus vibrant encore,
sans doule, et plus beau, si la parole humaine pou-
vait traduire, en même temps que la pensée d'un
homme, le vivant témoignage de son cœur et de sa
vie.
La direction spirituelle donnée par le P. Didon est
bien celle qu'on devait attendre d'une nature prédes-
tinée aux triomphes de la parole. C'est une direction
oratoire. Au lieu, en effet, que d'autres directeurs
tâtonnent autour de l'âme pour arriver à la bien con-
naître et à ne rien lui prescrire qui ne s'adapte par-
faitement à elle et ne l'achève en la transformant,
au lieu d'aller pas à pas et de ne demander à cha-
cun que ce que son courage du jour même et de
l'heure peut donner, lui, d'une brusque violence, il
196 L INQUIETUDE RELKJIEUSE
enlève l'âme à ses propres misères, et, par une ra-
pide infusion d'héroïsme, il la rend tout ensemble
avide el presque capable de sainteté.
Écoutez comme il parle dès les premiers jours :
L'immolation sera dure, ma pauvre enfant, mais elle sera
héroïque. Je vous réponds que je ferai de vous quelque
chose de grand. Ce qui est vulgaire et bas m'est odieux...
Venez sur la montagne.
Comme mes montagnes sont belles I comme je me sens
leur fils ! je veux que votre âme habite leurs cimes blan-
ches, inaccessibles et que... vous habitiez où j'habiie, dans
la pleine lumière de Dieu.
On le voit, c'est une vraie suggestion.
Ne soyez pas trop paresseuse. . . Quittez dès le matin votre
lit et ne vous y jetez plus que par un impérieux besoin.
Les âmes vaillantes tiennent le corps debout. Elles ne lui
permettent la station horizontale que pour réparer les forces
perdues, et, dès que la provision ou la réparation est
faite, le corps se dresse comme si un invisible ressort le
commandait.
J'ai choisi ces dernières lignes à cause de l'image
du ressort qui rend bien l'action immédiate de ces
sommations entraînantes ; mais je dois ajouter qu'il
est rare de rencontrer, dans ces lettres, de telles
applications au devoir quotidien. La chose d'ailleurs
s'explique aisément. On ne demande pas à une son-
nerie de clairon de préciser par des nuances le pro-
gramme de l'assaut dont elle donne le signal, et,
tout au rebours de la méthode des « basses vallées »
par oii François de Sales faisait cheminer sa Philo-
Ihée, celte méthode des sommets, plus idéale que
LES LETTRES SPIRITUELLES DU P. DIDON 197
concrète, ne peut s'arrêter aux menus détails. « Mon-
tez, » « grandissez, » « n'ayez d'autre vertu que l'ou-
bli de vous-même, » ces brèves consignes, criées du
haut de la montagne, sont toutes-puissantes sur une
âme que fascinent la présence et la parole du direc-
teur.
Car il est toujours en vue, et c'est nécessaire,
puisque la marche de l'âme en avant est une cons-
tante réponse au geste de ce bras qui lui montre les
hauteurs, à la voix qui l'excite et l'encourage. Tout
orateur a ainsi l'invincible besoin de mêler sa pra
pre personne au débat, et de nous mettre à l'unisson
de ce qu'il sent et de ce qu'il pense. Ainsi du
P. Didon, dans ses lettres spirituelles :
Jetez-vous en Dieu, criez vers moi et soyez heureuse.
Et plus explicitement :
Il faut que vous partagiez ma foi... La foi ne se com-
mande pas, elle s'inspire. Pour peu que vous soyez en com-
munion avec mon âme, il est impossible que vous ne vous
sentiez pas envaliie par la lumière. La lumière de Dieu est
ma vie. Je suis comme un pâtre sur la montagne, je res-
pire le grand air pur qui souffle là-haut...
Cette personnalité intense est le caractère distinc-
lif de ces lettres. Par là s'explique à la fois, et leur
force, et leur faiblesse. Toutes-puissantes sur les
âmes qui, de près ou de loin, ont subi pour leur plus
grand bien cette merveilleuse fascination, elles au-
ront moins d'efficacité sur d'autres qui admirent
cette éloquence plus qu'ils ne sont attirés et gagnés
par elle. Mais ceux-là mêmes qui préfèrent les vrais
maîtres de la correspondance spirituelle — et, entre
198 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
autres, ce Fénelon dont chaque lettre semble avoir
été adressée à chacun de nous — n'hésiteront pas à
reconnaître que la lecture de la correspondance du
P. Didon est singulièrement réchauffante. Et nous
tous, pèlerins des « basses vallées », n'avons-nous
pas besoin d'entendre parfois ces brusques appels
d'en haut qui nous forcent à relever la tête et nous
redisent que certaines âmes, parties de notre mi-
sère, vivent pourtant d'idéal et ne quittent pas les
sommets.
A restreindre notre étude au simple point de vue
littéraire, force nous est d'avouer que ces lettres —
où à chaque page on sent le prédicateur — ne sont
pas des lettres au sens français et exquis du mot.
Le style en est tendu, l'inspiration haletante, le
lyrisme fébrile et trop prolongé, les images exces-
sives. On évoque malgré soi les Mages des Con-
templations. S'il comprime sa verve éloquente,
ce n'est qu'après en avoir laissé gronder les pre-
miers éclats, et encore ne la comprime-t-ii pas
toujours. Chose étonnante et sans doute unique dans
notre histoire littéraire, pas un sourire ne vient
égayer la gravité passionnée de cette correspon-
dance. Grande éloquence ou simple bon sens, ce sé-
rieux éternel me déconcerte ; j'ai besoin de revenir
à saint François de Sales ou à ce grand Joseph de
Maistre qui savait comme personne " raisonner
pantoufle »avec l'amitié.
Aimez les pommes de terre frites, si vous voulez, mais
LKS LETTRES SPIRITUELLES DU P. DIDON 199
ne les mangez qu'avec la permission du médecin et en re-
merciant Dieu d'avoir fait de si bonnes clioses.
Ou bien encore.
Sans être devenu un sylphe, j'ai maigri. J'ai perdu trois
irons à ma ceinture de cuir jaune et je boutonne mes cols
de chemise sans difficulté.
11 doit y avoir une autre façon de dire ces choses,
je ne sais quel milieu charmant entre Tauréole et le
« col de chemise », entre la prose et la poésie.
L'esprit manque et la grâce « plus belle que la
beauté » et plus piquante que l'esprit. Bagatelles et
frivolités, sans doute, mais qui ne sont pas inutiles
pour atténuer le trop vif éclat de dons plus sublimes
et qui, sans rien lui enlever de sa vraie force, don-
nent à l'éloquence plus de charme et de séduction.
Ainsi, de quelque côté que nous l'examinions, ce
recueil de lettres éclaire d'un jour nouveau ce tem-
pérament d'orateur. Nous comprenons mieux main-
tenant le portrait — d'ailleurs assez mal venu —
placé en tête du volume et qui semble avoir été pris
quelques secondes avant l'exorde d'un discours.
Rude figure de montagnard, solidement rejetée en
arrière, vibrante à la fois et volontaire, et qui, dans
cette défensive encore muette, a déjà je ne sais quel
air de provocation. Au repos encore, mais à la pre-
mière vive impression ces traits vont frémir, et on
le voit bien. Intelligence oratoire, les premières
images rencontrées rallieront bientôt le bataillon des
200 L INQUIETUDE IJELIG1EU6E
idées de surface, des sentiments généreux et des
paroles sonores.
Il ouvre la bouche, et voilà qu'il est surpris lui-
même — et joyeusement — des hardiesses qui lui
viennent. Il s'abandonne à ce jeu enivrant des sou-
daines intuitions et des découvertes imprévues. La
sensibilité est de la fête, elle s'émeut, elle se cabre,
consciente cependant et calme dans ses profondeurs
pendant qu'elle semble bouleversée par l'orage des
grandes passions. Sublime puissance de l'homme sur
l'homme. Il nous saisit, il nous trouble plus qu'il
n'est troublé lui-même, il nous entraîne, et notre
raison maussade est bientôt subjuguée. Tant qu'il
est là, tant qu'il parle, nous ne sommes pas maîtres
de nous, si bien qu'enfin, pour être jugé de sang-
froid, il faut, par une nécessaire injustice, que le
« monstre » ne soit plus là.
TROISIEME PARTIE
L'ÉVOLUTION
DU CLERGÉ ANGLICAN
I
L'ASSIMILATION
DES PRINCIPES CATHOLIQUES
W-Ch. Lake |1817-1897)
Un danger assez imprévu menace l'Église angli-
cane ; une transformation dont manifestement le lent
travail remonte loin, mais enfin qui ne s'était pas en-
core accusée de façon notable, est mise brusquement
en évidence et s'impose aux réflexions de tout le pays.
Depuis quelques années les statistiques officielles
constatent une diminution croissante et relativement
considérable dans le recrutement du clergé. Le fait
est indiscutable et, sans songer à le nier, les intéres-
sés, évoques et congrès ecclésiastiques, se demandent
ce qu'il faut essayer pour arrêter le mal avant qu'il
soit trop tard. Journaux et revues leur viennent
en aide, et pendant de longues semaines, grâce à
l'usage anglais qui autorise la collaboration de tous
à une discussion pendante, grâce au souci, très an-
glais aussi, de la chose commune, lettres, directions,
lamentations, panacées de toute provenance se sont
204 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
accumulées dans le débat sous cette rubrique inquié-
tante: Deartli of candidates for holy orders, la grève
des vocations '.
« L'Église n'est plus une carrière, disent les uns,
la dîme perd chaque jour de sa valeur, le train de
maison se fait trop coûteux, les espérances d'avance-
ment trop incertaines, les subsides pour les vieux
jours trop dérisoires. »
« La foi s'en va, disent les autres, et nous ne
voyons plus le moyen de signer des formulaires qui
pour nous n'ont plus de sens -. »
« C'est la prose qui vous tue, intervient un autre ;
faites donc appel à rhéroïsme des jeunes, proposez-
leur hardiment sept ou dix ans de pauvreté, de céli-
bat, d'obéissance ; semez l'enthousiasme et vous ré-
colterez les vocations ^. »
« Permettez-moi, dit un quatrième, de vous indi-
querlesseptcauses de l'état qui nouspréoccupe '... »
et la discussion continue...
1. Les publications initiales autour desquelles se groupent
les communications sont surtout le Winchester Diocesan
Conférence report et l'enquête lancée par le Commomveallh,
octobre-novembre 1901. Voir aussi le Guardian, le Pilol et un
article curieux de la Saturday Review, 5 octobre 1901. Depuis
que ces lignes ont été écrites, le problème est devenu
chaque année plus inquiétant.
2. L'évêque de Winchester et le chanoine Scott Holland
se refusent à reconnaître l'importance de ce facteur: j'avoue
ne pas pouvoir entrer dans leurs raisons.
3. Saturday Review, ^ octobre 1901. D'ailleurs — et la
constatation en est piquante — il ne s'agit pour l'auteur de
cet article, que d'un héroïsme provisoire, for Ihe first seuen
or ten years. La même thèse fut reprise ailleurs [Pilol,
15 février 1902), mais sans adoucissement de ce genre par
le révérend Dolling qui avait qualité, plus que personne,
pour parler d'abnégation et de dévouement.
4. Pilol, 19 octobre 1901.
l'assimilatiOxN des principes catholiques 205
Ils ont tous raison. Il semble pourtant qu'entre
tant de causes, deux se détachent dont l'action est
plus étendue, plus directe et plus efflcace. Jusqu'ici
le clergé anglican se recrutait d'autant plus facile-
ment que les conditions de cette carrière étaient plus
ondoyantes, ses obligations plus vagues, ses respon-
sabilités moins bien définies, Or nous sommes, et
Tanglicanismc lui-même, à l'heure des situations
nettes. Il y a vingt ans, il n'était pas tout à fait né-
cessaire de formuler explicitement ses vues sur la
divinité du Christ ; aujourd'hui, un incrédule pleine-
ment conscient de sa vraie pensée hésitera fort avant
de prendre les ordres et voilà, de ce chef, bon nombre
de candidats écartés. L'autre cause est plus conso-
lante pour ceux qui s'intéressent à l'avenir du chris-
tianisme en Angleterre. Il y a moins de ministres
parce qu'on se fait aujourd'hui du ministère une idée
bien plus sévère, bien plus haute, bien plus parfaite
qu'autrefois. Jadis la vie d'un clergyman, même ex-
cellent, difïérait à peine de celle d'un laïque, et les
écoles les plus exigeantes ne lui demandaient, en
outre d'une correction absolue et du respect de lui-
même, qu'un certain air plus religieux que clérical,
rien en un mot qui fût de nature à épouvanter un
candidat honnête homme et à lui imposer, au seuil
du presbytère, une longue et sérieuse réflexion. Tout
cela est bien changé. Le High Churchman de main-
tenant se croit prêtre, au sens étroit et rigoureux du
mol, et par une contagion inévitable, chez le Low
Churchman lui-même, bien qu'il garde ses anciennes
répugnances contre le sacerdotalisme, la conception
du ministère ecclésiastique s'est transformée.
Ainsi, de quelque côté que l'on vienne et à quelque
206 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
parti qu'on appartienne, les vocations sont plus rares
précisément parce qu'on reconnaît aujourd'hui plus
que jamais la nécessité d'une vocation '.
Ici, comme toujours, la meilleure façon de com-
prendre le présent est de regarder le passé. Comme
tout ce qui vit, le clergé anglican a beaucoup évolué
au cours du dernier siècle ; mais, comme tout ce
qui est anglais, il a évolué lentement. Voici, fort à
propos, un livre important qui nous permet de suivre
cette évolution dans l'un des deux camps qui se par-
tagent ranglicanisme. Avec le doyen de Durham,
William-Charles Lake, nous voyons la Haute Église
aller paisiblement de Keble et de Pusey jusqu'à lord
Halifax. Le spectacle en vaut la peine, et alors même
qu'il ne résumerait pas cinquante ans d'histoire reli-
gieuse, nous trouverions encore quelque profit à ad-
mirer chez un homme sage et grave ce don si rare,
fait de générosité, d'intelligence et de franchise, qui
consiste à s'adapter au progrès intérieur d'une idée
que l'on croit juste, et à suivre de toute l'âmeles con-
séquences de cette idée.
I
Avouons-le dès l'abord, W.-Ch. Lake est un homme
de second plan, mais de tels hommes offrent souvent
un intérêt non certes plus vif, mais plus direct que
1. Ce qui complique singulièrement le problème, c'est
qu'il est strictement resserré aux limites de l'Angleterre et
de l'Église anglicane. En Irlande, — je ne parle évidemment
pas du clergé catholique, — en Ecosse et dans les mille
sectes anglaises, la diminution des vocations est moins
sensible.
l'assimilation des principes catholiques 207
les initiateurs eux-mêmes. Pour ceux-ci, en effet,
nous sommes tentés de ne pas les distinguer assez
de l'idée qui s'est incarnée en eux et qui pourtant est
bien loin de les définir. L'homme risque de nous re-
tenir par ce qu'il a précisément d'original et d'incom-
municable, par cet ensemble de dons singuliers qui
lui auraient attiré des imitateurs et des disciples sur
toutes les routes où il lui aurait plu de marcher. Cela
est vrai, en particulier, du mouvement religieux qui,
depuis soixante -dix ans, travaille l'Église d'Angle-
terre, Il est tout entier dans Newman, mais New-
man est autre chose que le mouvement d'Oxford.
Charles Lake, au contraire, son disciple, ne nous
distraira en aucune façon de notre étude, et comme
le disait un critique, « en lui on peut suivre les chan-
gements qui ont affecté la vie religieuse d'une por-
tion si considérable du pays ' » .
lia été élevé en pleine légende, ou, pour parler plus
exactement, lui et le groupe de ses condisciples ont
travaillé de toute l'ardeur de leurs jeunes années à la
formation d'une légende qui devait consacrer à tout
jamais dans l'histoire religieuse d'Angleterre le grand
nom du docteur Arnold^. Quand je parle ici de lé-
gende, je n'entends diminuer en rien la gloire du réfor-
mateur de Rugby, mais je veux seulement marquer
comment se forma autour d'Arnold cette atmosphère
d'admiration enthousiaste, de poétique dévouement
1. The Aeademy, 25 janvier 1901. — Lake, né en 1817, nommé
doyen de Durham en 1869, a pris sa retraite en 1894, et est
mort en 1897.
2. Sur Arnold, cf. un chapitre très important de M. Dimnet.
(Lrt pensée catholique en Anylelerre). J'ai consacré aux ser-
mons d'Arnold un chapitre dans ÏEnfant et la vie.
208 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
et de ferveur conquérante, en dehors de laquelle un
homme, si méritant qu'il soit, ne peut devenir un
héros. Chose vraiment remarquable, il a suffi d'une
douzaine d'enfants pour immortaliser la trop courte
carrière de l'un des plus fameux éducateurs de ce
siècle. Le prestige exercé par lui n'avait pas été sou-
dain. Arnold était headmasier déjà depuis deux ou
trois ans et Rugby ressemblait encore, à peu près,
comme les autres public schools, à une <> caverne de
brigands ^ ». Mais pendant que les amis de Tom
Brown méditaient quelque nouvelle sottise, un petit
homme se promenait gravement, entouré de quelques
camarades, dans les vastes cours. Il s'appelait Arthur
Stanley et commençait de façon précoce ce métier de
charmeur qu'il devait exercer toute sa vie.
C'était un de ces gentils enfants, d'apparence un
peu féminine et qui semblent n'avoir jamais subi que
l'influence maternelle. « 11 n'y avait aucun jeu dont
il sût les règles, nous raconte soixante ans plus tard
un contemporain encore indigné, il ne savait pas
même lancer une balle aussi bien qu'une petite fdle,
et quant à sauter^!... » Rien en lui d'ailleurs de
sentimental, ni même, à proprement parler, de
tendre. 11 n'eut peut-être dans toute sa vie qu'une
seule vraie passion, celle qui l'attacha pour toujours
au docteur Arnold. A peine arrivé au collège, il avait
été, en elTet, conquis par l'intensité de vie que révé-
laient les moindres paroles de cet homme extraordi-
1. Arnold, Sermons, t. V, p. 74. Il suffit de se rappeler
Tom Brown pour voir que le mot n'est pas si fort qu'il le
parait.
2. Article dans les Good woi'ds, octobre 1895, reproduit
en partie dans les Memorials de Lake, p. 4.
L ASSIMILATION DES PRINCIPES CATHOLIQUES 209
naire. L'élite de ses condisciples, Lake, Vaughan el
quelques autres, commençait aussi, sans doute, à
être subjuguée, mais sans avoir conscience encore de
la séduction grandissante. Stanley les aida à démêler
plus vite ce qui se passait en eux, et bientôt, pour
cette poignée de fidèles, Arnold devenait le véritable
héros, ou, comme dit encore W. Lake, le « premier
amour ».
Ce bon doyen Lake a quelque peine à pardonner à
Stanley, son meilleur ami d'alors, les excès oi^i les
conduisait leur enthousiasme. La petite bande pas-
sait toutes les récréations à deviser de choses se
rieuses, à commenter la dernière classe du héros, son
dernier sermon.
Le cricket avait été jusque-là mon meilleur ami, raconle-
t-il mélancoliquement dans ses Mémoires, mais, une fois
devenu l'intime de Stanley, il me fallut bien renoncer aux
jeux. Presque toujours, lui, Charles Vaughan et moi nous
passions nos temps libres à nous promener en causant, —
grosse sottise que depuis je me suis souvent amèrement
reprochée ^
Lake se rappelait mieux encore, et avec une re-
connaissance sans bornes, ce qu'il devait à son
maître.
Si on me demande, écrit-il, en quoi consistait la puissance
éducatrice d'Arnold et ce qui en lui impressionnait le plus
les enfants que nous étions alors, je dirai que tout venait
de ce que nous sentions en lui véritablement un grand
homme, d'une grande valeur morale unie à des qualités
intellectuelles de premier ordre... Dès notre premier contact
1. Memorials, p. î2.
II 1-t
210 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
direct avec lui, nous comprenions que nous avions adaire à
un honame fortement religieux, à quelqu'un qui ne ressem-
blait à aucun de nos autres maîtres et qui voulait notre bien
passionnément. Je vois encore le jour où j'éprouvai cela
pour la première fois. Dans la fiflh form (avant-dernière
classe) j'avais été paresseux, et mon bon vieil original de
professeur ne me cotait guère. Je n'avais vu Arnold de près
qu'une fois et pour recevoir une forte punition. Quand je
me présentai à mon examen de passage, j'avais de lui une
peur terrible. L'examen fut convenable. Arnold me dit
gravement : « Maintenant, Lake, je vois que vous pouvez
bien faire si vous voulez, et je compte que vous voudrez. »
Ces quelques mots m'ont changé de fond en comble et je
n'ai plus été paresseux depuis '.
Depuis le beau livre que Stanley a écrit sur Ar-
nold, nous avons pris Thabitude de nous représenter
le biographe comme l'héritier par excellence el le
témoin de la doctrine de son maître. Lake proteste
à maintes reprises, dans ses Mémoires, contre cette
confusion et neniend pas que son brillant camarade
garde, pour ainsi parler, le monopole d'Arnold. La
question est sérieuse. Il ne s'agit de rien moins, en
elTet, que de déterminer la vraie place d'Arnold dans
l'histoire religieuse du siècle dernier. Oui ou non,
les libéraux de l'Église large peuvent-ils se réclamer
d'un paieil ancêtre? Lake soutient expressément que
non et ses raisons méritent d'être discutées.
Certes, quand Arnold entra en campagne pour re-
lever cette Église anglicane qui lui paraissait mourir
d'indifférence, de mondanité el de formalisme, il ne
se donna pas le temps de réfléchir assez pour bien
savoir où se cachait la source du mal. Pensant que
1. Memorials, pp. 6-8.
l'assimilation des phincipes catholiques 211
non pas seulement la superstition, mais l'idée même
de sacerdoce était pour l'anglicanisme un principe
de ruine et de mort, il se lança à corps perdu contre
cette idée et avec d'autant plus de violence qu'à ce
moment même, Nevvman et ses amis d'Oxford pré-
lendaient s'appuyer avant tout sur la « succession
apostolique » pour leur œuvre de réforme.
En dépit de mille différences entre la théologie as-
sez rudimentaire d'Arnold et celle de Newman, nous
n'avons aucune peine aujourd'hui à reconnaître chez
ces deux leaders l'unité vivante d'une commune ins-
piration et d'un même esprit. Mais il allait arriver,
C'tte fois encore, que les soldats d'une même cause
laisseraient l'ennemi commun, pour s'attaquer réci-
proquement.
Comme Newman, Arnold combattait pour rendre
à l'idée d'Église son importance trop oubliée, et
comme lui encore, et avant lui, il proposait coura-
geusement aux anglicans les exemples de Rome.
Aucun homme sensé, avait-il écrit à cette époque où per-
sonne ne pouvait prévoir les futures conversions, aucun
homme sensé ne met en cloute les imperfections de la Ré-
forme. Rome possède des institutions, des pratiques qu'il y
aurait grand avantage à restaurer parmi nous. Le service
quotidien, la communion fréquente, les souvenirs delà voca-
tion du chrétien, constamment rappelés par les crucifix ou
les oratoires au bord des routes, la commémoration des
saints de tous les temps et de tous les pays... les ordres
religieux, surtout ceux de femmes ^
1. Memorials, p. 15. Cf. aussi une longue lettre au Guardian
pp. 278-280. — Remarquons, toutefois, qu'Arnold aurait voulu
délivrer les ordres religieux frorn the snare and sin of perpé-
tuai uoivs.
212 L INQUIETUDE lîELIGIEUSE
Ne dirait-on pas vraiment, comme le remarque
Lake, que celte page a été écrite en 1895, par un ri-
tualiste fervent.
Enfin et surtout — et c'est par là qu'il diflerc radi-
calement du latitudinaire — Arnold était le plus dé-
terminé, le plus passionné des croyants. Il se peut
qu'en bonne logique sa théologie manquât souvent
de cohésion, mais il adhérait ardemment « aux
grandes vérités surnaturelles du christianisme ».
Ne pas croire — dans le sens le plus étroit, le plus
complet, le plus exclusif de ce mol — ne pas croire
au Christ lui paraissait inconciliable avec Tintégrilé
absolue du caractère et il ne serait jamais arrivé à
comprendre comment les libéraux avancés de V Eglise
large peuvent se dire chrétiens.
II
Ce qui vient d'ôlre dit surl'enseignem.ent d'Arnold
nous donne une idée du petit bagage doctrinal que
le jeune Ch. Lake apportait à Oxford, quand, en
18.35, il fut admis au collège de Balliol. Son ame, na-
turellement grave et religieuse, était devenue solide-
ment chrétienne au contact d'Arnold, et sa pensée
plus froide, plus calme et plus souple que celle de
son maître, s'ouvrait toute grande aux doctrines et
aux influences nouvelles qui pourraient corriger ou
acheverl'enseignementde Rugby. i835, Oxford: celle
date et ce nom disent assez quelle doctrine allai l
s'offrir au jeune homme, quelle influence allait le
saisir.
A Balliol, Lake retrouvait l'aimable petit collégien
l'assimilation des principes catholiques 213
à qui il avait jadis sacrifié tant de parties de cricket.
Stanley, le little Stan, comme on l'appelait alors,
sans avoir beaucoup grandi, commençait à être une
façon de personnage. C'est lui qui le conduisit aux
sermons de Newman, sans se douter de TefTet que
cette parole pourrait avoir sur son ami.
New^man est pour ainsi dire le fondateur de l'Église angli-
cane telle que nous la voyons aujourd'hui — écrira Lake
plus de cinquante ans après, au lendemain de la mort du
grand cardinal — c'est lui qui pendant douze ans a eu sur
Oxford et sur l'Église d'Angleterre une influence que per-
sonne n'a égalée dans le passé et n'égalera dans l'avenir.
C'est à ces douze années que nous sommes redevables des
principes qui ont transformé notre Église et qui ne sont
pas encore arrivés à leur plein développement '.
Trop jeune et surtout trop timide pour prendre
directement part à la campagne tractarienne, Lake
s'abandonna, d'esprit et de cœur, à la direction des
sermons de Saint-Mary's et il s'enrôla tacitement
dans cette armée d'étudiants fervents et fidèles, dont
souvent leur chef, timide lui aussi, ne savait pas
même les noms. Essayant de réaliser dans le secret
de la vie intérieure les théories que d'autres adeptes
1. Guardian, 27 août 1890. — Plus tard, à propos d'une
nouvelle biographie de Keble où l'on tendait à effacer un
peu le rôle de Newman, f.ake protesta dans le Church
Times : « ... Je ne puis, en vérité, être surpris à la vue des
efforts que l'on fait pour montrer que Newman n'a pas été,
après tout, la leading force du mouvement. Mais enfin, l'his-
toire est l'histoire : et on ne saurait nier que l'esprit nouveau
qui ébranla dès 1833 l'anglicanisme, dont nous constatons
aujourd'hui les effets et qui doit amener chez nous des modi-
fications plus nombreuses encore et plus importantes peut-
être — ne soit venu principalement de Newman. (Cf. Memo-
rials, p. 312.)
214 L INQUIÉTUDE RELIGIEUSE
plus en vue défendent par la plume et par la parole,
de pareilles recrues sont la meilleure force d'un mou-
vement religieux. Elles le justifient, le modèrent, le
contrôlent, et au moment où les clairvoyants pré-
disent la faillite de l'aventure, elles en préparent dans
l'ombre le succès définitif.
Cette heure, l'heure des mauvais augures, ve-
nait de sonner pour le mouvement d'Oxford. Le lea-
der, découragé, s'était retiré à Littlemore, où seuls
les intimes et les fidèles étaient admis. Ce fut le mo-
ment que l'ancien élève d'Arnold choisit pour se pré-
senter à Newman. 11 ne lui avait pas encore parlé^
depuis cinq ou six ans qu'il était à Balliol. Elève
d'Arnold, Littlemore, première visite, je relève toutes
ces circonstances, parce qu'aucune d'elles n'était in-
diiïérente à l'extrême sensibilité de Newman. Qua-
rante ans plus tard, il se rappelait encore celte dé-
marche et il redisait sa gratitude avec une émotion
toute fraîche :
Mon cher doyen de Durham, merci de votre sermon, si
intéressant en lui-même et où vous parlez trop aimablement
de moi. Il me remet en mémoire votre première démarche
d'expresse bienveillance envers moi, quand, à ma grande
surprise, je vous aperçus devant ma porte, à Littlemore. Et
cet autre mot de vous qui circulait alors au sujet des attaques
de Golightly... C'était si difïérent de votre ami, le pauvre
Stanley, qui, jusqu'à son dernier jour, n'a jamais eu, que je
sache, un mot aimable pour moi ^..
1. Memorials, pp. 251), 260. — La lettre est très importante
et j'en donnerai plus bas l'autre moitié.
L ASSIMILATION DES PRINCIPES CATHOLIQUES 215
III
Après la conversion de Newman, il y eut comme
un temps d'arrêt dans la vie religieuse d'Oxford. Les
tractariens restés anglicans cachaient leur déception
et leur tristesse, et de part et d'autre, lassé par de
si longues et violentes controverses, on se tournait
vers d'autres travaux. Agitée déjà au cours des an-
nées précédentes, la question des réformes universi-
taires commençait à absorber toutes les activités. Il
était temps de secouer enfin le long sommeil de la
plupart des collèges, de rajeunir les méthodes, de
créer de nouvelles chaires, en un mot de renouveler
par les Universités la vie scientifique et littéraire du
pays.
Dans cette orientation nouvelle, les hommes de
Balliol jouent un rôle prépondérant et acquièrent à
leur collège une sorte d'hégémonie intellectuelle qu'il
devait conserver jusqu'à nos jours. W. Ch. Lake
était de cette élite. Habile et brillant dehaler, scholar
élégant, esprit sûr et sensé, il se spécialisait dès lors
dans les choses de l'éducation, recevait du gouver-
nement différentes missions pédagogiques ^ et en-
trait dans les commissions qui préparaient alors la
réorganisation de l'enseignement secondaire. Peu s'en
fallut même qu'il ne fût mis à la tête de Rugby,
lorsque le successeur d'Arnold, Tait, fut nommé
évêque de Londres. Ayant échoué dans cette candi-
1. C'est ainsi qu'il fui envoyé en France pour y étudier
l'organisation des écoles militaires.
216 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
dature, Lake obtint une petite cure de village et
comme tant d'autres grands dignitaires anglicans, il
passa plusieurs années dans ces modestes fonctions.
C'est là qu'en 1869 son ami Gladstone vint le cher-
cher pour le nommer doyen du Chapitre et recteur
de l'Université de Durham.
Cependant d'étranges événements se préparaient.
Le mouvement de renaissance religieuse et de ré-
forme ecclésiastique, lancé par Newman et proscrit
de l'Université par les évêques, se formait peu à peu
dans quelques paroisses isolées et allait bientôt, sous
le nom de rilualisme, commencer une révolution
dont le dix-neuvième siècle ne devait pas voir la fin '.
Déjà l'on pouvait presque prévoir les conséquences
désastreuses de l'insigne maladresse des évêques :
d'une part, il n'y aurait plus à Oxford de forces suffi-
santes pour arrêter ou retarder la laïcisation immi-
nente ; d'autre part, on donnait au mouvement qu'on
voulait arrêter une puissance nouvelle, en le contrai-
gnant à multiplier les centres de son action et à se
mettre en contact avec les masses populaires et la
petite bourgeoisie. L'Église anglicane est encore ma-
lade des suites de cette double imprudence, elle ne
s'en remettra peut-être jamais.
Je n'ai pas à raconter ici les premières aventures
du ritualisme, la soudaine réapparition des cérémo-
nies romaines dans des églises anglicanes, l'enthou-
siasme et la colère des foules, l'affolement des
évêques, la résistance inutile des faiseurs de lois,
1. Sur les Origines neivmaniennes du ritualisme. Cf. ces mots
de Y Apologie de Newman : « I considered... that the anglican
Church must hâve a cérémonial, a ritual and a fulness of
doctrine and dévotion vv^hich it had not at présent. »
L ASSIMILATION DES PRINCIPES CATHOLIQUES 217
l'emprisonnement de plusieurs membres du jeune
clergé, la victoire définitive du culte et des ministres
persécutés. Après le beau livre de M. Thureau-Dan-
gin, cette histoire n'est plus à faire. Ce qui est de
mon sujet est de noter les impressions de la frac-
tion la plus vivante de la Haute Église en face de
ces innovations et de suivre, dans leur ralliement
insensible au ritualisme, les tractariensde lapremière
heure restés fidèles à Newman.
Il y eut d'abord chez eux un peu de surprise et pres-
que de gène. Je le vois moins aux protestations em-
brouillées dePusey qu'à une petitelignedeR. Church,
le futur doyen de Saint-Paul. Celui-ci rencontre pour
la première fois le jeune groupe ritualiste, Mackono-
chie, Lowder et les autres aux funérailles de Keble
(1860). Ces hommes, d'une culture assez ordinaire
et qui, la veille encore, étaient mêlés pour des ques-
tions de rituel, à des bagarres populaires, n'excitent
manifestement chez cet Oxfordman raffiné qu'une
sympathie de raison. « Il y avait là, dit-il, un bizarre
mélange d'anciens convertis et de nouveaux : Macko-
nochie, Lowder et autres de cette espèce, excellents
garçons, mais qui tout de même avaient l'air un peu
bien noir. »
Remarquez ce demi-embarras des mains qui se
rapprochent, l'inquiétude de ces hommes qui se
savent amis et qui ont de la peine à se reconnaître;
c'est un indice de la lente évolution du « clergyman »
vers un type moins insulaire et une preuve que les
idées de Newman sur le sacerdoce ont fait du chemin
depuis vingt ans.
Grave, un peu solennel et très vieille école, Lake
partageait sur ce point — comme sur les autres d'ail-
218 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
leurs — les impressions de son ami ' . Pas plus que
Church, il n'était alors et ne serait jamais à propre-
ment parler un ritualiste. Encore moins devait-il don-
ner dans certaines exagérations et puérilités du parti.
Il gardait des usages du passé tout ce qui pouvait se
plier sans contresens aux exigences des idées nou-
velles et, d'un autre côté, il ouvrait discrètement la
porte aux innovations rituelles qui lui semblaient ré-
pondre, non corles à une fantaisie de collectionneur
ou d'esthète, mais aux besoins nouveaux de la vie
intérieure et à l'enrichissement progressif de la foi.
Les circonstances allaient le mettre en état d'appor-
ter à la cause persécutée un concours généreux et
efticace. C'est le plus beau moment de sa vie.
Il était en effet l'ami de l'homme qui, en qualité
d'évèque de Londres, puis bientôt comme primat de
Ganterbury, jouerait un des principaux rôles dans la
campagne de défense et de résistance anglicane qui
s'ouvrait contre lesnovateurs. Au temps déjà lointain
de leur jeunesse universitaire, Tait et lui s'étaient
liés d'une de ces bonnes amitiés anglaises qui nous
paraissent froides parce qu'elles mettent des années
à percer l'écorce du gentleman raide et timide, mais
qui n'en sont pas moins pleines de robuste et affec-
tueuse confiance, et qu'aucune divergence dans les
idées n'entame jamais. Pour qui a été parfois témoin
des petites manœuvres des arrivistes, il y a un vif
plaisir à voir avec quelle liberté et simplicité d'al-
lures, Lake, encore simple curé de campagne, traite
avec l'évêque nommé de Londres, que l'on sait très
1. « We were always entirely agreed in opinion ». Memo-
rials, p. 73.
L ASSIMILATION DES PRINCIPES CATHOLIQUES 219
accrédité auprès du pouvoir et qui probablement ne
s'arrêtera pas en si bon chemin.
Laissez-moi vous dire, lui écrit-il, que vos récentes et
tristes épreuves, en ouvrant devant vous plus vastes les
perspectives de la souffrance humaine, vous ont rendu plus
apte à votre charge... L'esprit de tendresse et de sympathie
a si grandement manqué à nos évoques anglais ! Je suis très
sûr que vous gouvernerez paternellement votre diocèse,
que vous serez juste et bon pour tous les partis ^
Quelques années plus tard, quand Tait seranommé
archevêque de Canterbury(i868), Lake ne lui tiendra
pas un autre langage et lui rappellera les sentiments
du fameux évêque Butler, qui disait autrefois, en
refusant ce même poste : « Je suis trop faible pour
porter le poidsd'une Église qui s'écroule -. »
Ce ton de liberté s'accuse dans les lettres, parfois
très amusantes, où Lake attirait l'attention de son
ami sur des personnages très méritants et que leur
modestie même laissait en dehors de la faveur des
deux pouvoirs. Tait, qui était aussi peu high church
que posible, tenait cependant beaucoup à avoir, sur
les conflits de candidatures ecclésiastiques, l'impres-
sion de son ami.
J'attendais une lettre de vous — lui écrivait encore celui-ci
au sujet d'une chaire d'Oxford vacante et d'un candidat qui,
sur certains points, pouvait sembler insuffisant — je savais
bien que vous mouriez du désir d'avoir mon avis sur la
Regius professorship. Donc, tout bien pesé, moi, je choisi-
1. Memorials, pp. 194, 195.
2. Ibid., p. 212. — « He was too weak to bear the
weight of a falling Church. » Pour l'historien de l'évolution
de Tanglicanisme, ce mot, venu d'un tel homme, est impor-
tant à retenir.
220 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
rais un prunier alors même que la moitié de ses fruits ne
serait que des prunelles. Mozley est un bûcheur, vraiment
bon et sur, et enfin on ne rencontre pas un Mozley tous les
jours. Évidemment vous n'en avez jamais fait grand cas, —
(quand donc pace siimma dixerim, avez-vous apprécié un
homme de génie !) — mais Ghurch et moi nous l'estimons
fort '.
En 1878, le premier il lance pour la succession pro-
chaine de l'évoque de Durham, un de ces noms qui
s'imposent et que pourtant les administrations ris-
quent parfois d'oublier.
Quoi qu'il arrive, laissez-moi attirer votre attention sur
Lightfoot. 11 vous faudra bien l'avoir quelque jour : vous
avez besoin de quelques savants au banc des évèques. Il
touche à la cinquantaine et a déjà refusé une fois ou deux
l'épiscopat. Verbiim sal -,
Qu'on veuille bien lire encore ce petit billet de
Noël, que je ne sais par quelle fantaisie Lake écrivit
en latin :
Pontife vénérable, très illustre et très cher... votre lettre
m'a fait grand plaisir. Ma dernière lettre avait été courte,
vous les aimez ainsi, et je me demandais si cette concision
n'avait pas donné à certains mots un petit air d'impertinence
qui aurait froissé vos oreilles habituées aux compliments
des flatteurs : quod aures tuas obsequenîium blandiliis
assiielas offendere poluissel ^.
Tait était encore évêque de Londres quand le rilua-
1. Memorials, p. 230.
2. Ibid., p. 239. Cf. aussi, p. 238 : « Laissez-moi vous
recommander... Rawlinson... très capable... idées très justes
des choses, c'est-à-dire, les vôtres et les miennes. »
3. Ibid., p. 257.
l'assimilation des phincipls catholiques 221
lisme, campé dans quelques-uns des quartiers
pauvres de la capitale, commença d'agiter l'opinion.
La situation était difficile. L'évêque rendait justice au
dévouement admirable de cette extrême droite de son
clergé, mais, homme politique avant tout, il ne pou-
vait s'aventurer jusqu'à lui donner publiquement
raison. L'émeute, cependant, grondait autour des
paroisses « romanisantes » et de toutes parts la foule
et le clergé, périodiquement affolés par l'ombre de
« la grande enchanteresse » — c'est l'Église de
Rome — demandaient des mesures répressives. Ar-
rivé dans ces conjonctures au faite des dignités an-
glicanes (1868), Tait ne montra ni plus d'indépen-
dance, ni une intelligence plus clairvoyante de ce
grand mouvement religieux, qui, à travers bien des
imprudences et des enfantillages, ne cessait de pro-
gresser. Il fit passer en 187^, à la Chambre des Lords
le Public Worship Régulation Act^ mesure impru-
dente et dont quelques évèques allaient indignement
abuser. Cependant, malgré tous ces actes de poli-
tique et de faiblesse, Tait penchait de plus en plus
vers la modération et vers la paix. C'est que, de près
ou de loin, Lake ne cessait pas de prendre énergi-
quemcnt auprès de lui la défense des inculpés.
N'ayant pu réussir à arrêter le bill de 1874, il essayait
d'amener doucement l'archevêque à tenir cette me-
sure pour non avenue et à se joindre lui-même au
mouvement.
Votre meilleur moyen d'avoir la paix, lui disait-il, en
août 1878, est d'accepter le ritualisme. C'est de ce cô lé-là
que souffle l'esprit religieux de notre époque et vous n'avez
rien de mieux à faire que de vous préparer de diQérentes
façons à développer la beauté des cérémonies du culte. Si
222 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
VOUS ne vous y mettez pas, je ne vois, pour vous chef de
1 Église, d'autre alternative que de vous rallier à la stagna-
tion du slatu quo, le pire des dangers pour une église. Il
faut que vous avanciez iyou musl moue) et aussi bien en
religion qu'en politique, donner au peuple quelque chose
qui le prenne...
Je crois qu'on peut faire beaucoup, quanqiiam in re difft-
cili, et je ne veux pas que vous passiez aux yeux de la posté-
rité pour le grand homme qui a retardé le déluge, de façon
à lui permettre de noyer plus complètement ses succes-
seurs '.
Un autre jour, craignant que l'archevêque ne don-
nât sa faveur à une machination antiritualiste qui
essayait de faire supprimer les prières aux funérailles,
Lake change de style et écrit au fils de Tait un assez
macabre message.
Mon cher Crawfurd, faites-moi le plaisir de lire, à haute
voix, ces vers à déjeuner ; ou, s'ils vous semblent trop
funèbres, tout de suite après le service :
UN ENTERREMENT SILENCIEUX
'Aç/t£7:t£xoTw ùvliuyô) xoLi ày.aT(x<jzoi.TOi.
On l'enterra silencieusement à la nuit tombante,
Sans prières ni hymnes de deuil.
Selon le rite lugubre du sinistre John Knox,
Et à la flamme d'une chandelle d'un sou.
Son corps ne fut béni dans aucune abbaye ! A quoi bon ?
Et on ne le drapa dans aucune robe sacerdotale...
Mais il fut conduit au lieu du repos
Vêtu d'un manteau de Genève -.
1. Memorials, p. 229.
2. Ces vers sont la parodie d'une pièce qui est dans toutes
les anthologies anglaises.
L ASSIMILATION DES PRINCIPES CATHOLIQUES 2::3
Mais déjà, pour juger et condamner son œuvre,
Tait n'avait plus besoin des conseils et des sollicita-
tions de son ami. La lumière lui venait maintenant,
abondante et cruelle, de la violence et du fanatisme
où se laissaient aller les hommes de son propre parti.
L'évêque de Manchester, Frazer, menait cette fou-
gueuse avant-garde et on allait voir une fois encore,
comme au temps de Wesleyetdc Newman, qu'iln'est
pire danger pour FEglise anglicane que les évêques
anglicans.
L'évêque de Manchester, écrivait en 18801'évèque d'Ely au
doyen Lake, ne semble pas soupçonner le moins du monde
qu'il vit et agit à un de ces moments critiques où les chefs
d'une Église peuvent tout pour la renouveler ou pour la
détruire, selon que oui ou non ils sauront tàter avec exacti-
tude le pouls de leur temps et assouplir le mécanisme
d'une loi rigide aux nécessités d'une époque de transition K
Il s'agissait bien de souplesse. L'imagination sur-
excitée de cet excellent homme lui représentaitqu'il
y allait de toute l'Église et que sa mission, à lui, était
non seulement de crier au feu plus fort que ses frères
de l'épiscopat, mais d'isoler violemment le foyer
incendiaire de tout contact avec le reste du bâtiment.
C'est à peine une métaphore; puisque — chose
vraiment remarquable à la fin du dix-neuvième siècle
— on put voir des ministres anglicans conduits en
prison, sur la demande de leur évêque, pour contra-
vention à la loi que quelques années plus tôt le pri-
mat d'Angleterre avait fait passer.
Lake, non content d'aller visiter les condamnés, les
défendit généreusement dans la presse.
]. Meniorials, p. 249.
224 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
N'en déplaise, écrivait-il au Times, le 22 décembre 1880,
n'en déplaise à un évêque de qui nous pensions être en droit
d'attendre une vue plus large des choses, tout ritualisme
n'est pas enfantillage. Le dévouement et l'abnégation des
leaders de ce parti auraient pu les préserver au moins de
cette accusation. Pour n'en rien dire de plus, le ritualisme
est la manifestation de l'ardente piété de ces hommes, et
cette manifestation est chère à plusieurs des âmes les plus
religieuses i^armi nous...
On voit le progrès qu'ont fait dans sa vie intérieure
des idées qui auraient étonné et gêné les premiers
disciples de iNewman. Lake se garde encore d'aller
aussi loin que les ritualistes, mais il les comprend, il
les approuve dans l'ensemble et il est de cœur avec
eux.
Tant s'en faut que je sois moi-même gagné à tontes les
pratiques des ritualistes extrêmes. Plusieurs de ces pratiques
ne sont à mes yeux qu'une faible imitation de l'Église de
Rome, mais nous devons beaucoup à ce mouvement...
On dira que l'Église doit couper court à toute divergence
qui tend à un schisme ; mais, je vous le demande, y a-t-il
jamais eu dans l'anglicanisme (et je pourrais ajouter, dans
l'Église de Rome) un mouvement de réforme qui, pour un
temps, n'ait paru tendre au schisme. Dans l'Église romaine,
l'introduction de chaque nouveau grand ordre religieux sem-
blait toujours dangereuse. On ne les accepta jamais qu'avec
beaucoup d'hésitation, et une fois cordialement acceptés, ils
sont devenus les plus solides soutiens de l'Église. Je sais
que la politique de notre Église a toujours été différente.
Elle a rejeté de son sein les enthousiastes irréguliers, chassé
les premiers puritains, chassé Baxter, chassé les wesleyens,
et enfin elle n'a pas eu de cesse que le docteur Newman ne
l'ait quittée. L'expérience ne nous a donc rien appris '.
1. Memorials, pp. 246, 247.
L ASSIMILATION DES PRINCIPES CATHOLIQUES 225
Un peu traînant et lourd quand il écrit de longue
haleine, Lake se montre avec tous ses avantages
dans les controverses de presse. Toujours digne et
mesuré, il écrit cependant alors avec une demi-viva-
cité et une ferveur cpii mettent plus en relief la hau-
teur de ses vues et la généreuse indépendance de son
caractère. Le Guardian, habituellement si modéré
d'allure, ayant parlé avec un excès de bienveillance
d'un synode antiritualiste imaginé par l'évêque de
Manchester, le doyen de Durham envoya au journal
la lettre suivante. Je la cite presque en entier à cause
des renseignements nombreux et précis qu'elle ren-
ferme pour nous :
Il y avait jadis un Guardian qui, pendant quelque vingt
ans, soutenait tous ceux qui essayaient de donner un ton plus
élevé à la doctrine et aux cérémonies de l'Église anglicane.
Hélas ! nous avons tous vieilli depuis. Est-ce lui ou moi qui
avons changé, je ne sais ; mais, sous sa figure nouvelle, j'ai
quelque peine à reconnaître mon vieil ami.
Le voici, en effet, favorable à un évêque anglaisqui se trouve
dans une situation fâcheuse, puisque enfin il a sinon procuré,
du moins permis l'emprisonnement dun prêtre zélé et pieux.
Or, Monsieur, en ce qui concerne l'acte le plus important
du culte, je veux dire la célébration de la sainte eucharistie,
l'Église d'Angleterre n'avait pratiquement jusqu'ici aucun
rituel. Qui a changé tout cela ? Oui a habitué les anglicans
à regarder l'eucharistie comme la plus auguste fonction de
l'Église ? Les ritualistes plus que personne, et c'est parce
que l'évêque Frazer et d'autres, insensibles à ce progrès,
auraient mieux aimé laisser au service anglican son ancienne
insignifiance, que nous désapprouvons hautement leurs
attaques contre ceux qui ont été — même au prix de quel-
ques exagérations — les principaux instruments de cette
grande renaissance.
11 15
226 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Nous devons plus encore aux ritualistes. L'évêque de Man-
chester et d'autres avec lui impliquent toujours qu'ils sont,
eux, les seuls « à lutter contre l'incrédulité » et à faire « la
vraie besogne du temps présent ». Eh bien, je reconnais les
services éminents rendus par l'évêque, mais je suis convaincu
que lorsqu'il dédaigne les autres moyens d'apostolat, il est
dans une illusion complète. La plus belle série de confé-
rences sur le « Déisme » ou 1' « Agnosticisme » est bien
moins efficace dans la lutte contre l'infidélité, que les essais
d'évangélisation des foules semi-païennes de nos grandes
villes... Qui a tenté cela? La fraction la plus enthousiaste de
la Haute Église... et à ces gens-là de telles cérémonies sont
précieuses, source de courage et de réconfort. Les évêques
de Manchester et de Liverpool peuvent se permettre de trai-
ter avec mépris les secours que ces apôtres de l'Évangile
puisent dans les cérémonies de l'Église, mais on me per-
mettra peut-être à moi aussi de douter que cette « belle
simplicité protestante » soit vraiment apte à élever et évan-
géliser les masses, et à suffire aux besoins des âmes vrai-
ment religieuses. Qu'il s'agisse de choses naturelles ou
surnaturelles, le cœur humain n'aime ni le froid, ni l'ennui,
et l'évêque de Manchester regrettera peut-être un jour d'avoir
fait tant d'efforts pour entraver les tentatives qui auraient
voulu mettre dans le culte public de son diocèse plus de
beauté et de vie •.
Amenée à celte crise d'injustice, de violence et de
ridicule, la querelle allait, par une réaction néces-
saire, s'apaiser. Le parti ritualiste, grandi et fortifié
parcelle apparente défaite, allait se développer dans
l'ombre, et poursuivre, avec patience et ténacité, sa
politique conquérante. J'ai noté avec quelque lon-
gueur le rôle jouépar Lake dans cette première phase
moins à cause de l'importance ou de l'efficacité de
1. Guardian, 5 décembre 1881. Cf. Memorials, pp. 253-256.
L ASSIMILATION DES PRINCIPES CATHOLIQUES 227
ce rôle, que parce que c'était là une occasion excel-
lente de suivre chez un esprit modéré la marche in-
cessante d'un même mouvement religieux. Sans
rompre aucunement la belle unité active et progres-
sive de sa vie, d'autres soucis, vers ce temps-là, l'ab-
sorbaient davantage. Ce n'est pas ici le moment de
le suivre, soit lorsqu'il intéresse toute l'Angleterre à
la restauration de la cathédrale de Durham, soitlors-
qu'il étend et transforme l'Université, dont il est le
chef. Nous voulions voir le type du clergyman, du
haut dignitaire anglican, au point où Fa conduit la
double influence de la formation universitaire et du
mouvement d'Oxford. Il me semble que le voici.
Lake en est l'exacte image. En le regardant vivre,
nous voyons un type nouveau de clergyman s'ébau-
cher et arriver en quelques années à un rare degré
d'excellence. Chez lui, comme chez ses principaux
collègues d'Oxford ou de Cambridge, nous voyons
peu à peu se fondre cette majesté glaciale qui, chez
les évêques, doyens ou chanoines d'autrefois, tenait
lieu trop souvent de science et de vertu. A l'ancienne
raideur succède un grand air de vraie noblesse, une
dignité simple, légèrement contrainte au premier
abord par une inguérissable timidité, mais qui bien-
tôt laisse paraître beaucoup de grave et accueillante
bonté. Fierté et indépendance ont crû avec le mérite
personnel. Jamais « loyalisme » ne fut plus sincère,
jamais les primats de Gantorbéry ne furent écoutés
avec plus de respectueuse déférence, et cependant ja-
mais on ne résista avec plus de vigueur et de cons-
tance aux exigences tyranniques des deux pouvoirs ' .
1. Liddon écrivait à Lake, à propos de l'évêque Wilbcr-
228 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
La vie religieuse afflue partout, intense quelque-
fois, toujours sérieuse. L'ambition même, qui jadis
ne songeait pas à se cacher, cède chez plusieurs au
sens ravivé des responsabilités del'épiscopat. Ghurch,
simple curé de village pendant des années, refuse le
siège priraatial, et Lightfoot n'accepte Durham qu'a-
près des hésitations infinies. Tout cela, au dire des
anglicans eux-mêmes et, entre autres, de W.-Ch.
Lake, de près ou de loin, tout cela vient de New-
man. En même temps, la plupart de ces hommes
gardent l'empreinte d'Oxford et de Cambridge. Dis-
tinction d'esprit et de style, élégance de paroles,
science solide chez un grand nombre et chez les
autres ces clartés de tout que donne la formation uni-
versitaire, ils comptent, ils marquent à des titres
divers dans la vie littéraire et scientifique de leurs
temps. Leur caractère propre, leur définition est dans
la rencontre de ces deux courants d'influences, dans
la consécration de la plus haute culture humaine à
une cause qui n'est pas de la terre et que tout le
monde ne comprend pas. Homme d'église, homme
du monde, homme de lettres, il semble, en vérité,
qu'à ce moment de son histoire, le haut dignitaire an-
glican ait donné toute sa mesure et touche à ce point
de perfection qu'on ne peut dépasser sans sortir en
quelque façon de sa nature ou sans prendre le che-
min de la décadence.
force : « What a contrast to the common type of dignified
icicle that one lias so often seen on an episcopal throne. »
Memorials, pp. 194, 195.
i
l'assimilation des principes catholiques 229
IV
A Dieu ne plaise que je parle ici de décadence,
mais avec la fin du dix-neuvième siècle, la transfor-
mation du clergé anglican s'accuse chaque jour plus
rapide et plus profonde. On éprouve un mélancolique
plaisir à écouler ces vieux doyens qui d'une cathé-
drale à l'autre se confient leurs doléances, ou douce-
ment résignées sur leur propre vie qui s'échappe, ou
défiantes en vue des modernités qui percent de toutes
parts.
Mon vieil ami, très, très cher, écrit à Lake le doyen de
Landafï en mai 4897, je ne puis pas dire que la fin soit très
proche, mais je suis de plus en plus maigre et faible. Je me
lève, je descends, mais je ne suis bien et tranquille que dans
mon lit.
Lassitude, somnolence, manque d'appétit, tout me dit que
ce misérable corps s'en va. Pas d'illusion possible. Ma meil-
leure demi- heure est la première du jour, quand, encore au
lit, j'essaye d'entrer dans la chambre de mon âme et de prier
mon Père qui est là, au plus profond. J "espère et je sens
parfois qu'il m'entend.
Je lis le journal, du moins en diagonale, et quelque biogra-
phie. J'espère que ce n'est pas un péché que de prendre encore
plaisir au monde que je quitte... Vos lettres si belles me seront
chères jusqu'à la fin.
Mon bon vieil ami, lui écrivait deux ans plus tôt le doyen
Goulburn, un de ses camarades de Balliol, c'est curieux que
nous ayons eu tous deux la même pensée; moi aussi, je me
mets à ravauder mes vieux sermons pour les publier. C'est
chez moi une forte conviction que la moitié des erreurs con-
temporaines sur la personne du Christ remonte à des erreurs
230 K INQUIETUDE RELIGIEUSE
fondamentales sur la personne même de Dieu. Et donc j'ai
vite conclu qu'il fallait aborder avant tout le sujet de la
personnalité divine.
Dur sujet, à le traiter philosophiquement, et très au-dessus
de mes forces... J'ai fait venir les Bampîon Lectures de
Illingworth, pour mettre un peu de jour dans mes ténèbres.
Très fort, mais que c'est difficile à comprendre ! Vous iriez
beaucoup plus vite, vous qui avez une bien meilleure tète
que moi. Et puis j'y trouve en deux ou trois endroits l'em-
preinte très nette du pied fourchu. Il dit, verset 9, expressé-
ment que plusieurs prophéties de l'Ancien Testament n'ont
pas été et ne seront jamais réalisées; lesquelles? ce maudit
rationalisme pousse partout à Oxford, dans l'affreux temps
où nous sommes "...
Autant et plus que cette invasion de l'esprit cri-
tique, la laïcisation progressive des universités in-
quiétait depuis de longues années les amisde l'Eglise
anglicane. Un petit mot du sage Lighlfoot à Lake
nous met au courant de cette inquiétude. Un chanoine
de Durham venait de mourir, et l'évêque se trouvait
embarrassé pour lui trouver un successeur.
Les trois conditions, haute culture grecque, don d'ensei-
gner, apliludes canonicales, se rencontrent difficilement en
un même homme aujourd'hui où si peu d'hommes distin-
gués entrent dans les ordres ^.
Lake lui-même, optimiste pourtant, se lamentait
de voir presque rompre cette alliance entre l'Univer-
sité et l'Église.
Que nous sommes pauvres, disait-il, en hommes cultivés!
et il suppliait ses amis moins tolérants et moins avi-
1. La lettre est de janvier 189.5.
2. Memorials, p. 296.
l'assimilation des principes catholiques 231
ses de ne pas repousser, en dépit de quelques har-
diesses de pensée et de critique, le jeune clergyman
en qui il reconnaissait l'héritier direct d'une partie de
l'héritage newmanien:
C'est pourquoi Je vous conjure d'empêcher qu'on attaque
Gore. Parmi ceux qui sont en chemin vers le premier rang,
il me parait être seul capable de diriger la pensée religieuse.
N'aimez-vous pas ce vieillard qui ne se contente
pas de gémir avec les derniers survivants de l'âge
d'or, mais qui, généreusement, intelligemment, dé-
fend ainsi parmi les hommes nouveaux ceux qui pro-
mettent de conserver à travers des modifications plus
ou moins profondes les traditions du passé ? D'ail-
leurs, ni Lake, ni ses vieux amis ne se trompent, et
ils pourraient à bon droit redire sur eux-mêmes la
plainte d'Arthur :
For now I see the true old times are dead,
When every morning brought a noble chance
And every chance brought out a noble knight...
But now the vyrhole Round Table is dissolved
And the days darken round me, and the years
Among new men, strange faces, other minds ^.
En effet, quelque chose allait disparaître avec ces
vieillards: le type du haut dignitaire anglican tel que
nous le contemplions tantôt dans sa distinction se-
1. The passing of Arthur. — « Car, je le vois bien, le vieux
temps est mort, ce beau temps où chaque matin apportait
une nouvelle aventure, où chaque aventure nouvelle trou-
vait un bon chevalier... Maintenant plus rien ne reste de la
Table Ronde et la nuit s'épaissit autour de moi, parmi des
hommes nouveaux, des visages étranges et des esprits
inconnus. »
232 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
reine. New men, slrange faces, ot/ier minds. Des
hommes nouveaux arrivaient, recrutés de moins en
moins dans les milieux académiques et qui, par con-
séquent, diffèrent moins du clergé catholique et
des ministres dissenlers; des esprits qui, d'un côté,
moins humanisés par la culture universitaire, iront
plus vite et plus impitoyablement au bout des
analyses dissolvantes, et qui, de l'autre, s'adonneront
aux choses religieuses avec plus d'étroitesse ; des
âmes enfin qui, si elles évitent le scepticisme, se
montreront peut-être plus pleinement religieuses, plus
pratiquement convaincues de l'opposition entre
l'Evangile et le monde, entre la douceur de vivre et
les austérités de l'esprit chrétien . L'histoire nous ap-
prendra si cette transformation, une fois accomplie,
aura été utile ou non à la conservation et au dévelop-
pement de l'anglicanisme. Je n'avais ici qu'à montrer
chez le vieux doyen de Durham l'intelligence de cette
nouvelle phase d'évolution et l'effort généreux pour
s'y adapter autant que possible, tout en restant fidèle
aux habitudes et aux doctrines d'autrefois.
Nous sommes sans doute de pauvres diables, écrivait-il
un jour, nous autres qui essayons d'être à la fois libéraux
et orthodoxes, car aucun parti nesesoucieradenous défendre.
Néanmoins gardons cette ligne : c'est la plus nécessaire en
ce temps-ci ^
Oui, la plus nécessaire et la plus efficace, et la
seule qui assure et consacre les vrais progrès. Car
Lake est avant tout pour le progrès.
Je pense, disait-il une autre fois, quand on parlait du
1. Meniorials, p. 207.
1
l'assimilation des principes catholiques 238
choix de Temple pour l'évêché de Londres, je pense que le
choix ne serait pas mauvais. Ou il ira de l'avant lui-même,
ou, ce qui est peut-être aujourd'hui le principal mérite d'un
évêque, il laissera les autres aller de l'avant ^
Lui, plus il allait et plus il se rapprochait des ritua-
listes. Chose intéressante. Newraan, resté son ami,
l'encourageait dans ce sens.
Voilà qui ne vous paraîtra pas très logique, lui écrivait le
cardinal, mais je me réjouis de voir votre parole au service
de ÏEnglish Church Union. J'éprouve beaucoup de sympa-
thie pour les ritualistes, / feel greal sympalhy wilh Ihe
rifualisls, car je sais les principes élevés qui les inspirent,
le grand succès de leur zèle et aussi l'injustice et l'indignité
de la campagne menée contre eux. A tous ces titres, je me
plais à croire que leur seconde génération verra le triomphe,
à moins que, comme en vérité je l'espère et suis porté à le
croire, cette seconde génération ne devienne catholique.
Il leur manque une base intellectuelle comme celle que les
Evangelicals admettent et qui pratiquement leur suffit.
Ceux-ci disent : « Je ne sais qu'une chose : j'étais aveugle
et maintenant je vois. » A quoi les ritualistes s'accrochent-
ils 2 ?
De son côté, Lake croyait, dans une bonne foi par-
faite, que le meilleur moyen d'arrêter les progrès de
Rome était de donner libre cours au ritualisme.
On ne m'ôtera pas de l'idée, écrivait-il, que si Newman
avait vécu de nos jours, il n'aurait jamais passé à l'Église
de Rome '^
Ce n'est pas qu'il y eût dans ce noble cœur la
l.Memorials, p. 207. — « One of the main requirements for
a Bishop in thèse days. »
2. Ibid., pp. 2.59, 260.
3. Ibid., p. 322.
234 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
moindre amertume envers cette puissance rivale.
Personne peut-être, parmi les anciens tractariens,
n'a parlé du catholicisme romain avec plus de res-
pect et de sympathie. Un des grands soucis des der-«
nières années de sa vie fut d'empêcher de tout son
pouvoir la propagande schismatique que certains
évêques anglicans essayaient d'organiser en Espagne,
en Portugal et même en Italie. Il criait bien haut sa
répugnance pour ces attaques mesquines et profitait
de chaque occasion pour redire sa tendresse, warni
feelings, envers l'Église quia eu dans le passél'évêque
Fisher et Thomas Morus, dans le présent Lacordaii'e
et le cardinal Newman *.
Ainsi, peu à peu, il louchait à l'extrême droite ri-
lualiste.
Je ne vois presque personne, écrivait-il en 1894 à lord
Halifax, avec qui je me sente en plus complète sympathie
qu'avec vous ^.
Ce témoignage est d'une importance capitale, si
l'on se rappelle que Lake Ta successivement rendu
à son maître Arnold, à Newman et au doyen Ghurch.
Probablement, Church lui-même, s'il eût vécu assez
longtemps pour assister aux derniers progrès du
ritualisme, n'aurait jamais écrit cette phrase. Mais
Church, si grand qu'il soit et précisément parce qu'il
mêle une personnalité plus originale et plus haute
aux idées qu'il a reçues de Newman, Church ne re-
présente pas aussi parfaitement leur exacte évolu-
tion. Avec Lake, au contraire, l'idée et l'idée seule
1. Menwriala, pp. 278, 279.
2. IbicL, p. 31.5.
L ASSIMILATION DES PRINCIPES CATHOLIQUES 235
avance et se transforme devant nous, dans cette
marche impersonnelle, insensible et conquérante. On
voit quel long chemin elle a parcouru '.
Le i5 juillet 1896, moins d'un an avant sa mort,
Lake, qui depuis deux ans avait quitté Durham, vint
à Londres, et, sur le seuil de la belle église de l'Ora-
toire, à côté de Lord Halifax, il rendit un solennel
hommage au cardinal Newman, dont on inaugurait
la statue. Après la cérémonie, le bon vieillard se ren-
dit en voiture chez le doyen de Westminster, où les
rares survivants des anciens jours de Rugby s'étaient
réunis en vue de faire élever dans l'abbaye un monu-
ment à la mémoire d'Arnold. Cette journée résume
et symbolise toute la vie du doyen Lake et une bonne
partie de l'évolution de l'anglicanisme pendant la pé-
riode la plus vivante de son histoire.
On dit souvent que les Anglais manquent de logi-
que et l'on dit bien, si l'on veut parler de logique
abstraite et raisonnante : nul n'excelle comme eux à
concilier les extrêmes et à percer paisiblement de
petits sentiers entre les deux termes du dilemme le
plus rigoureux. Mais ils n'en sont pour autant que
plus capables de rendre par leur vie témoignage à la
logique profonde des choses, à la marche nécessaire
des idées. Nous autres Français, nous ne pouvons
pas nous résigner à tant de lenteurs et nous ne con-
cevons pas que des amis de Renan, qu'un Stanley
et un Jowett, continuent à prêcher dans l'abbaye de
Westminster et dans la chapelle de Balliol. Nous ne
prenons pas garde qu'au moment même où leur belle
1. J'ai montré ailleurs (Newman, Essai de biographie
psychologique) comment cette idée est loin de résumer tout
l'héritage newmanien ; mais elle en fait sûrement partie.
236 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
sérénité nous scandalise, leurs disciples immédiats
commencent à tirer les conséquences logiques des
leçons et des exemples qu'ils ont reçus. Stanley of-
ficie à Westminster, mais déjà tel de ses élèves,
Green par exemple, ne se sent plus le droit de rester
curé de village, ni même simple bibliothécaire de
Lambeth, et depuis Green, le mouvement de laïcisa-
tion à Oxford et à Cambridge ne s'arrête plus.
Ainsi, dans l'autre camp, dans celte High Cliurch
qui tend de plus en plus à représenter la vraie Eglise
anglicane. Quand Newman quitte l'anglicanisme,
catholiques et protestants harcelèrent également ses
disciples qui, sans croire devoir suivre son exemple,
entendaient demeurer fidèles aux doctrines reçues
de lui. « A d'autres les théories et les controverses,
répondaient-ils d'une même façon, à ce double assaut^
nous ne voulons pas raisonner, mais continuer à
vivre : plus de sermons éloquents, plus de discussions
sur les notes de l'Église idéale : un fait est constant:
notre Église est vivante ; inférieure à d'autres ou leur
égale, peu nous importe; en elle et avec elle nous
vivrons. »
Et ce parti ne manquait ni de sincérité, ni de sa-
gesse, puisque, en somme, la vie vraie ne trompe ja-
mais. Mais voici un résultat imprévu. Peu à peu, en
eux et par eux, l'idéal anglican se transforme ; chaque
progrès, chaque réforme nouvelle le rapproche da-
vantage de l'idéal catholique, tant et si bien qu'à
l'heure présente, on peut se demander si l'anglica-
nisme en tant qu'Église chrétienne indépendante et
séparée de la catholicité, garde une raison d'être, un
sens, une vraisemblance, de longues chances de vie.
Quelle que soit la solution que l'avenir réserve à ces
L ASSIMILATION DES PRINCIPES CATHOLIQUES 237
questions, l'historien futur de ce siècle devra faire un
magnifique éloge de tant d'hommes vraiment admi-
rables, curés de village, universitaires, doyens et
évêques anglicans qui par leur fidélité patiente et
généreuse aux inspirations de leur conscience et aux
lumières grandissantes de leur doctrine, auront, sans
le savoir, sans le vouloir, hâté l'heure d'une suprême
défaite, plus glorieuse que la victoire.
II
DE LA FOI AU DOUTE
J.-R. Green (1837-1883)
Les lettres de J.-R. Green, l'historien du peuple
anglais, éditées avec beaucoup de discrétion et de
goût par M. Leslie Stephen, comptent parmi les
livres les plus intéressants de ces dernières années ' .
L'homme, très séduisant et attachant, s'y laisse voir
tout entier : Anglais par la solidité constante de
l'efTort et l'intensité morale ; presque Français de sur-
face et le paraissant d'autant plus que bon nombre
de ses lettres sont adressées à Freeman, ce Teuto
Teutonicorum comme Green s'amusait à l'appeler,
ce lourd Freeman qui haïssait tout de la France.
« Vous êtes un gai compagnon. M, Green, et vif, vif
comme l'éclair, » lui avait dit, à leur première en-
trevue, Tennyson déjà patriarche et dont la moindre
parole comptail. Vivid as lighining. Cela est vrai
aussi des lettres de Green et l'on sait assez que, dans
1. Lelters of John-Richard Green il8.37-1883), editecl by
Leslie Stephen. London. Macmillan.
DE LA FOI AU DOUTE 239
ce pays des biographies interminables, pareille bonne
fortune ne se rencontre pas tous les jours.
La coi-respondance nous montre aussi l'historien
dans la fièvre de ses projets, dans la foi ardente et
raisonnée qu'il garde à son inspiration générale et à
sa méthode, dans le feu du travail et de cette course
de vitesse avec la mort cpii le guette ; et dans ses
communications incessantes avec les chefs de l'école
historique d'Oxford.
L'homme d'église nous arrête aussi, le simple vi-
caire d'un pauvre faubourg de Londres, qui partage
ses journées entre le British Muséum et la visite de
sa paroisse ; le broad-churchman d'abord convaincu
et enthousiaste qui, peu à peu, se déprend de toute
croyance positive et se voit contraint par sa loyauté
à rentrer dans la vie laïque. Ce côté de la vie de
Green qui nous était moins familier prend dans la
correspondance une sérieuse importance. Ce n'est
plus Green lui seul qui est en cause, c'est YEglise
large qui vit et pense tout haut devant nous, et qui,
chez un de ces membres plus pressé et plus logique,
parcourt en peu d'années les étapes de son évolution
normale. Nous ne nous trompons pas, je pense, en
ramenant à cette considération l'examen de tout le
livre. On est presque toujours sûr de bien choisir
ses positions quand pour juger un écrivain anglais
on se place au point de vue religieux. D'aillem's,
chez Green, l'homme, l'historien et le clergyman
démissionnaire, tout se tient, et en fixant notre cu-
riosité sur un point qui nous paraît d'une importance
plus générale, nous ne perdrons, semble-t-il, rien
d'essentiel dans l'étude de cette œuvre et de cette
vie.
240 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
I
h'Église large, comme tout l'anglicanisme, est
née d'une série de compromis. Là est à la fois sa fai-
blesse, puisque ainsi elle manque d'une base logique,
et sa vraie puissance, puisqu'elle ne vient pas de
l'initiative de quelques hommes mais du lent travail
des années et de la force même des choses. En ce
temps-là, les universités anglaises étaient encore
foncièrement cléricales et la plupart des charges im-
portantes revenaient de droit ou de fait aux mem-
bres de l'Église établie. Comme chez nous l'école de
droit, la cléricature était une carrière honorable où
Ton s'engageait le plus souvent sans une destination
précise et sans attrait spécial. C'était là, presque
sans obligations nouvelles, le cadre d'une vie paisible
ou studieuse, l'indépendance, la dignité, le repos.
Pour un fellow de collège, le ministère pastoral se
réduisait à fort peu de chose : quelques sermons qui
d'ailleurs étaient encore un exercice académique, de
courts offices et le bercement des jolies phrases de
la liturgie anglicane dans le demi-jour des chapelles
de Christ-Chiirch ou de Trinity. Quant aux convic-
tions religieuses, personne n'attachait grande impor-
tance aux formulaires qu'il fallait signer à la veille
du diaconat : on ne demandait en somme à chacun
que de rester fidèle à l'Église anglicane, et, fort de
cette facile promesse, tout honnête homme pouvait
aller de l'avant.
Car on l'aimait du fond de fâme cette Église na-
tionale et maternelle. Qui n'a jamais respiré cette
atmosphère, ne peut imaginer quelle prise elle gar-
DE LA FOI AU DOUTE 241
daii et garde encore sur les moins mystiques de ses
ministres. Ceux-là même, et ils ont ét6 nombreux
en ce siècle, qui, gagnés par Tincrédulité ambiante
laissaient à peu près toute croyance, demeuraient
solidement attachés aux traditions, aux cérémonies,
en un mol, à tout ce dehors pénétrant et doux d'une
vie religieuse à laquelle ils ne croyaient plus. Quit-
ter leur église comme Renan ou Scherer, mais la pen-
sée ne leur en venait même pas. Non, l'anglicanisme
hospitalier à tant de divergences dogmatiques, le
serait également à la négation du dogme, pourvu
que cette négation fût exprimée de façon religieuse
et sans inutile tapage. Aussi loin de la Haute Eglise
que de la Basse, on vivait tranquillement à l'extrême
frontière de Y Établissement, dans VEglise large, en
communion de rites et de prières avec les fidèles du
dedans, en communion de pensée avec les cher-
cheurs du dehors, j'entends avec les plus téméraires
et les moins respectueux du passé.
Il serait injuste et inintelligent d'appliquer à juger
un pareil état d'esprit, des règles françaises ou ca-
tholicpies. Un Arthur Stanley, chapelain de la Reine
et doyen de Westminster qui, volontiers, aurait
ofîcrt à son ami Renan une stalle de chanoine dans
sa cathédrale, un Benjamin Jowett, prononçant avec
componction l'oraison funèbre de Gambetta dans la
chapelle de Balliol, de pareils ecclésiastiques ne
laissent pas que de déconcerter nos habitudes de
pensée. Ce n'est pas que ces hommes excellents
soient absolument dépourvus de logique, mais, dans
ce pays, la logique ne fait pas tout, et, même quand
elle se met de la partie, agit avec plus de lenteur et
de prudence que chez nous. Mais, de quelque façon
II 16
242 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
qu'elle intervienne, les idées, une fois lancées, n'en
font pas moins sûrement leur chemin. Stanley, Jowett
et les autres, préparent efficacement la laïcisation
d'Oxford. Ils restent dans l'Église, mais déjà les
plus vivants de leurs disciples sentent qu'une telle
situation est fausse. J.-R. Green est de ceux-là. Venu
dix ans plus tôt, il aurait joui paisiblement jusqu'à
sa mort de quelque prébende ; dix plus tard, il ne
serait pas entré dans les ordres ; arrivé à un de ces
moments d'effervescence, où la nouveauté des idées
empêche de sonder toutes leurs conséquences, il en-
tre dans l'Église, mais pour en sortir, non pas
comme tel autre, au seuil de sa carrière cléricale,
mais après plusieurs années d'une expérience loyale
et généreuse. C'est la leçon et l'intérêt de sa courte
vie.
Cette vie reçut son orientation décisive en 1869, à
une des conférences qu'Arthur Stanley, regius pro-
fesser d'histoire et alors dans son plein éclat, don-
nait à Oxford. Green avait vingt-deux ans et tou-
chait au terme de ses études. Longtemps après, il
rappelait au doyen de Westminster le souvenir de
cette première rencontre.
J'étais arrivé à Oxford grand liseur et high-churchman
passionné. Après deux ans de résidence, j'étais paresseux et
sans religion. Fatigue ou dégoût, je ne voulais voir per-
sonne... et pour occuper mon activité sans me mêler à la vie
universitaire, je perdais mon temps à des niaiseries...
quand un jour, par hasard, j'entrai dans votre salle de con-
férences.
La religion était en moi aussi bas que le reste. Mon high-
churchism s'était écroulé avec fracas, sans rien laisser der-
rière lui qu'un vague respect pour le bien...
DE LA FOI AU DOUTE '2Vd
J'étais donc tout à fait misérable quand j'entrai dans cette
salle où, ce jour-là, vous parliez du travail, non comme
d'un chemin vers les bourses et les bénéfices, mais comme
de quelque chose d'excellent qui nous rendait plus sembla-
bles au divin Travailleur. Ce discours fut pour moi une
révélation : « Si vous n'avez aucun goût à ce qu'Oxford
vous impose, du moins travaillez à n'importe quoi. » Je
revins au vieux dada de mon enfance, l'histoire, et je crois
avoir bien travaillé depuis .
11 en fut de même pour la religion. Vous m'avez donné
moins un a'edo qu'une leçon d'universelle sympathie. Vous
4Îtiez un libéral, tourné vers l'avenir comme les autres libé-
raux, mais sans être comme eux injuste pour le présent et
pour le passé. Je sentis que le respect qui restait en moi
pour les âmes de bonté, se transformait, à votre parole, en
une catholicité vivante. En quittant la salle, je pensais au
grand nombre de religions et de personnes différentes dont
vous veniez de parler, et comment vous nous aviez révélé
et fait aimer le bien qui était en chacune d'elles.
Je ne puis vous dire de quel secours ce grand principe
de sympathie clairvoyante a été pour moi depuis, comment
dans mes travaux historiques il m'a gardé du simple hei-o-
worship et de l'esprit de parti, comment dans ma paroisse,
il me servait à trouver une valeur, même aux plus ennuyeux
marguilliers.
Mais, plus que tout, cela m'a aidé à réaliser l'idée d'Église,
cette Église de tous les hommes et de toutes les idées, con-
courant au bien du monde, et se haussant, à travers l'er-
reur et l'ignorance, jusqu'à celui qui est la Sagesse et la
Vérité * .
Le meilleur des aspirations de l'Église large est
dans cette lettre. Voilà de quelles vues nobles et
vagues l'intelligence de Green va vivre pendant
1. Letlers, pp. 17, 18.
244 LINQUIETUDE RELIGIEUSE
des années jusqu'au jour où elle s'apercevra qu'à
force de sublimer l'idée d'Église, il est arrivé à dé-
pouiller celte idée de toute réalité et de toute sub-
stance.
Au sortir d'Oxford, Green s'était présenté aux
ordres dans un accès d'enthousiasme religieux, et
peu après, sous l'influence de F. Maurice et des so-
cialistes chrétiens, au lieu de suivre le conseil de
Stanley qui l'invitait à chercher une situation dans
les quartiers aristocratiques, il avait demandé du
service dans une pauvre paroisse de VEast-end de
Londres (1861). Pour cette nature d'impression et de
primesaut, une pareille résolution aurait pu avoir de
pénibles lendemains. On sait la navrante misère de
ces quartiers et l'impuissance presque fatale de ceux
qui travaillent à les assainir. Green cependant ac-
cepta sans réserve, aima souvent, les devoirs mul-
tiples et rebutants de son ministère. A ses yeux toute
réalité humaine avait un sens, un intérêt, une poésie
même et jamais plus tard il ne fut tenté de regretter
ni de trouver infécondes, même au point de vue de
son œuvre historique, ces années d'un contact quo-
tidien avec la misère et la souffrance des foules, avec
les dernières couches du « peuple anglais ».
Dès le début de sa carrière paroissiale, Green ren-
contra une affection et une influence qui devaient le
marquer pour toujours. Mme Ward, la femme de
son curé, fut bonne pour lui comme une sœur aînée
ou comme une mère '. A ce qu'il nous dit dans ses
1. Mine Ward était la mère de M. Humphry Ward dont la
femme — une petite-lllle du grand Arnold de Rugby — est
l'auteur de Roberl Elsmere et de tant d'autres romans
importants.
DE LA FOI AU DOUTE 245
lettres, au portrait qu'il a tracé dans l'oraison funè-
bre de cette femme peu commune, notre imagina-
tion évoque une sorte de seconde Mrs Barton, mais
qui aurait eu plus que l'héroïne de G. Eliot le temps
de s'occuper de mysticisme.
Je suis allé voir sa tombe avant de quitter rAngleterre —
écrira Green dix ans après la mort de sa bienfaitrice; —
tout autour c'est une fièvre de bâtisse, et môme morte, il
faut qu'elle dorme dans cet odieux désert de briques et de
mortier qui l'a tuée, elle qui soupirait après le grand air et le
soleil et les oiseaux. Ah ! quand je pense à cette fraîcheur,
à la noblesse épanouie dans cette vie que tout enchaînait au
terre à terre, je songe avec colère à mes plaintes à moi, aux
plaintes de tant d'autres qui prétendent que leur situation
les empêche de se développer. Je vois tant de gens qui ont
soit de pouvoir, de grandeur et d'influence, et je brûle de
leur dire : Tenez, dans toute ma vie, des milliers de per-
sonnes que j'ai rencontrées, une et une seule a eu de Tin-
fluence sur moi, une personne devant qui toute mon âme
s'inclinait avec respect et un immense amour. Et c'était
tout simplement la modeste femme d'un curé de VEasl-end,
dans un affreux coin de Londres et elle aurait éclaté de rire
à la pensée d'avoir une influence sur qui que ce fût ^
Cette influence fut avant tout religieuse. M me Ward ,
aux heures les plus tourmentées de sa propre vie,
avait trouvé force, repos et joie dans les lettres de
Mme Guyon. Entre elle et le vicaire de son mari,
c'était là un des sujets de conversation ordinaires, et
ainsi se préparait chez Green cette religion vague
qui se substituerait assez vite à toute croyance dé-
terminée et rendrait la transition plus douce du libé-
ralisme Broad-C/uirch au rationalisme absolu.
1. Z.e//ers, pp. 28i, 28.5.
24G L INQUIETUDE RELIGIEUSE
« Le senliment religieux fut toujours profond
chez lui, raconte M. Leslie Stephen dans une page
où il résume à Temporte-pièce cette évolution reli-
gieuse. La vie spirituelle des mystiques, la religion
du cœur, celle qui subordonne aux émotions les
dogmes et les faits, lui était naturelle... son intelli-
gence, singulièrement vive et prompte, l'ardent in-
térêt qu'il portait aux recherches historiques et
scientifiques, lui firent accepter le principe fonda-
mental du rationalisme, à savoir qu'il faut accepter
sans compromis ni réserve les résultats d'une en-
quête impartiale et complète ^.. Pendant quelque
temps le charme personnel de F. Maurice le fascina,,
mais ce clair cerveau ne pouvait se contraindre
comme Maurice à obéir à la fois aux exigences du
système dogmatique et à celles de l'histoire. 11 était
impossible à Green, mystique et savant, d'admettre
que les rédacteurs du formulaire anglican aient
atteint, dans leur travail, les dernières vérités de la
religion. 11 savait trop bien l'origine de ce document:
d'ailleurs il ne pouvait tenir longtemps l'équilibre
des broad-churchmen qui, tout en admettant que ces
formulaires vermoulus ne méritent aucune créance^
trouvent pourtant dans une équivoque inconsciente le
moyen de les accepter. Green sentait, de façon aiguë,
le danger de manquer de loyauté dans sa conduite, et
il décida que le jour où il ne lui serait plus possible
d'attacher un sens aux paroles liturgiques : « Christ I
ayez pitié de nous » il laisserait la cléricature ^ ».
1. On sait quelle était en la matière l'attitude de Leslie
Stephen et je n'ai pas besoin de remarquer que, pour un
anglican comme pour un catholique, la question telle qu'il
la pose est mal posée.
2. Letters, pp. 70-71.
DK LA FOI AU DOUTE 247
(^ette page importante précise les idées de Green
telles qu'elles seront à leur point d'arrivée, après un
travail intérieur de plusieurs années. Si, dès l'abord
l'ensemble de la théorie était plus ou moins explici-
tement admis, les nombreuses conséquences ne de-
vaient se dég-ager que peu à peu.
Si nous pouvions vivre davantage dans la pensée présente
du ciel — écrivait en 1861 le jeune vicaire, sous l'émotion
toute vive d'un entretien avec son amie — nous aurions
moins de souci de tous les tracas de la terre. Tant que nous
ne sommes que de simples ministres de l'Église d'Angleterre,
nous devons redouter la mauvaise volonté du voisin, les
accusations d'athéisme, les dénonciations faites par des
évêques ignorants, mais une fois devenu ministre de l'Église
éternelle, tout le tapage des controverses ne distrait plus
nos oreilles de l'accord des harpes qui entourent le trône. Je
sais que c'est là ce mysticisme dont tout le monde rit si
volontiers, mais je suis persuadé que la foi de l'avenir est
précisément dans cette alliance entre le mysticisme et la
liberté de critique et de pensée ^
Mais tous les chapitres de la vie de Green devaient
être terriblement courts. Celui-ci, à peine com-
mencé, est brusquement interrompu. Mme Ward
mouiut en juillet 1862, recommandant à son ami
cette famille d'orphelins. La catastrophe fut pour
lui cruelle et bonne tout à la fois. « En m'écrasant,
cela m'a rendu plus humble, » et on sent qu'au con-
tact de ces petits enfants qu'il voit de plus près, sa
foi devient plus simple et plus précise.
J'avais planté là mon article de la Saturday et je cares-
sais la petite Maggie, quand elle me dit : « Savez-vous,
1. Leiters. p. 80.
248 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
M. Green, pourquoi maman est allée au ciel ? C'est que Jésus
la voulait. » Je me demande si le rédacteur de la Salurday
en aurait su plus long que cette philosophe de quatre ans.
Pour le moment, elle est très embarrassée de savoir com-
ment on pourra bien là-haut se retrouver. « Maman est un
ange maintenant, comment la reconnaîtrai-je quand jarri-
verai au ciel ? Ah ! j'y suis, elle viendra au-devant de moi
et me dira qu'elle est ma maman... » ,
« Irez-vous au ciel, M. Green ? Oh ! oui, vous y viendrez
avec nous, et nous serons, de nouveau, tous ensemble. » —
Qu'on est petit et misérable devant un enfant ! La demande
de celle-ci me trotte dans la tôte.« Irez-A'ous au ciel? » et
je ne sais que répondre. C'est peu philosophique, très con-
traire aux saines doctrines, mais le ciel m'est bien plus
cher maintenant (ju'il y a là-haut quelqu'un que j'aime —
et cependant je ne puis pas dire avec ma petite amie : « Oh !
oui. » Les impressions qui semblaient si profondes senvo-
lent si vite, l'Éternité qui se montrait derrière cette tombe,
se dérobe de nouveau et le ciel qui semblait si près se recule
de plus en plus... Prie pour moi, Dax, comme moi pour toi,
pour que nous puissions répondre à la demande de cette
petite avec son « oh ! oui * ».
Mais le travail persistant auquel il se livrait n'était
pas de nature à relever cette foi déjà — comme on le
voit — très ébranlée. Il avait d'abord entrepris
d'écrire une histoire de l'Eglise anglicane, de cette
Église du passé capable d'une merveilleuse adapta-
tion aux besoins du présent, de cette créature of
repeated compromises, essentiellement modérée,
essentiellement illogique. Telle quelle, jadis, elle
l'attirait, mais maintenant il renonçait à en raconter
l'histoire, parce qu'il lui paraissait impossible « d'at-
tacher l'étiquette d'Église à une quelconque des
1. Letlers, pp. 100, 101.
DE LA FOI AU DOUTE 249
branches de la religion chrétienne en Angleterre ».
Dès cette époque (1862), entrevoyant les exigences
possibles de l'avenir, il se fixait ces deux règles de
conduite :
1° Rester dans le clergé anglican, aussi longtemps que,
ce faisant, on contribue à élargir au sein de l'anglicanisme
la sphère de la liberté de penser.
•2° En sortir au moment où on risquerait, en y restant, de
rétrécir sa propre pensée ^.
Cette brève et catégorique résolution, montre
combien Green était déjà loin de Toplimisme incon-
séquent de ses maîtres en libéralisme. Ceux-ci res-
tent d'abord, puis cherchent, si besoin est, des rai-
sons pour justifier leur attitude ; lui reste, mais par
provision, et en attendant de voir plus clair au fond
de lui-même et de ses idées. Certes il était trop dé-
voué à l'Église d'Angleterre pour ne pas souffrir à
la vue de ce qui peut-être se préparait, mais d'autre
part l'horreur de l'équivoque le tenait en une dou-
loureuse défiance.
Vous savez bien que j'aime l'Église d'Angleterre, mais
que va-t-il arriver d'un si monstrueux système, such a
Godless lie as Ihis... J'attends, mais je crois que nous
sommes près de la fin -,
Si maintenant il se cramponne encore au christia-
nisme, c'est précisément qu'il voit en lui une sou-
plesse admirable qui le rend susceptible de s'adapter
à chaque nouveau progrès de la pensée humaine. Il
s'explique à ce sujet en une lettre très belle où le
1. Leiters, p. 110.
2. Jbid., pp. 110,111.
250 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
vrai et le faux se mêlent, où l'enthousiasme du chré-
tien, de l'historien et du philosophe se confondent.
Je ne vois aucune limite à ce progrès en « religion » Sur
cette idée de progrès, ma foi profonde et intense au chris-
tianisme repose. (Jomme vous, je vois d'autres religions, la
foi païenne et la foi d'Israël — jouant leur rôle dans l'édu-
cation du genre humain. Et je vois l'humanité dépassant
ces croyances qui l'ont élevée, si bien qu'à chaque grand
pas de la pensée humaine une religion tombe morte et dis-
paraît. Et je conclus que ce doit être là une condition du
progrès du monde, à moins qu'il ne paraisse une religion
capable d'évoluer elle-même parallèlement à ce progrès. Or
voici une religion qui en est capable. OuA-re ton Gibbon et
fais la preuve de ce que j'avance. La fraîche vigueur des
enfants des forêts germaines fond sur la Rome efféminée et
tout s'écroule sauf cette foi. Le christianisme emprunte de
nouvelles formes de vie et dans ce chaos barbare pétrit le
monde du moyen âge. Songe combien l'àme d'Augustin et
celle de saint Louis sont différentes, et pourtant le christia-
nisme leur sufht à toutes deux. Le moyen âge s'évanouit,
notre monde moderne émerge de la réforme. Le christia-
nisme emprunte de nouvelles formes et infuse une vie nou-
velle à cette nouvelle phase de l'humanité. Combien l'àme
de saint Louis et celle de Luther ne diSèrent-elles pas, le
christianisme leur sufflt à toutes deux et remplit leur
attente. A notre époque, la pensée humaine fait chaque jour
des progrès tels qu'elle n'en a jamais fait, mais le christia-
nisme spiritualisé et épuré par les plus larges besoins qui
s'oflrent à lui, est prêt à répondre pleinement à tous ces be-
soins... S'il y a quelque vérité dans nos plus profonds ins-
tincts, il faut que Dieu soit constamment au-delà, au-dessus
de nous, de notre pouvoir, de notre science, de notre vertu,
et c'est vers cet au-delà que le christianisme nous fait
monter *.
1. Letters, pp. 118, 120.
DE L\ FOI AU DOUTE 251
On voit la doctrine vaste, brillante, profonde dont
se nourrissaient, dont se leurraient aussi les
hommes de Y Église large. Doctrine juste en son
fond, et essentielle pourvu que l'on sache respecter
la vérité initiale que celte constante évolution enri-
chit de l'apport de chaque siècle. Mais, comme il
arrive toujours, prisés par les idées nouvelles, et
d'ailleurs excités contre les grands corps tradition-
nels qui regardent ces idées avec défiance, les nova-
teurs deviennent bientôt agressifs et se tournent
avec violence contre tout ce qui leur rappelle le
passé. Cette note perce déjà dans la lettre suivante et
nous la verrons s'accuser peu à peu bien davantage.
Si je ne tremble pas, si j'exulte à la deslinée que Dieu a
marquée à son Église, c'est simplement parce que je crois à
la présence de l'Esprit de Dieu dont l'inspiration guide
l'Église.
Cette présence, cette inspiration, beaucoup l'admettent
en paroles, mais ils demandent : où donc est cette voix de
Dieu ? Bien sur elle nest pas dans la décision des Églises
puisque ces décisions ne s'accordent pas entre elles. Tant
qu'il y aura des controverses, comment savoir de quel côté
souffle lEsprit de Dieu! Mais n'est-ce pas oublier que l'Es-
prit habite dans l'Église, non dans les Églises, que sa voix
est la voix non de telle ou telle fraction, mais de la chré-
tienté universelle.
Cette voix de l'Église, elle est, semble-t-il, dans le con-
sensus du peuple chrétien, unanimité confuse mais puis-
sante. La condamnation de l'esclavage en est un exemple.
Et il ajoute ces deux petites notes dont la pre-
mière a une grande portée.
Remarquez deux faits importants : 1° Ces voix de l'Église
252 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
n'indiquent pas une direction doctrinale, mais morale et
sociale... 2° Cette unanimité s'élabore avec une lenteur ex-
trême. Songez aux siècles qu'il a fallu pour qu'on réalisât
l'injustice de l'esclavage '.
Cependant l'anglicanisme orthodoxe s'épouvantait
des hardiesses croissantes de certains membres du
clergé. En 1869 le succès du livre de Darwin, en 1860
le scandale des Essays and Reviews, en 1862 les té-
mérités exégétiques de Golenso, en i8G3 Taccueil
fait à la Vie de Jésus, tous les événements de ces an-
nées tumultueuses achevaient de compromettre les
libéraux. Ceux-ci, en effet, couraient indistincte-
ment à tout ce qui avait figure d'idée nouvelle et
applaudissaient de confiance à tous les coups qui
leur semblaient portés au vieil édifice de la tradition.
L'Église d'Angleterre est de nature tolérante. Elle
lient médiocrement à intervenir dans les querelles
doctrinales, sauf quand la conscience d'un danger
imminent l'affole — et dans ce cas-là elle ne recule
devant aucune maladresse, l'histoire de Wesley «t
de Newman le montrent bien — un sûr instinct lui
fait comprendre que sa grande force est précisément
dans celte patience éternelle et que pour elle le vrai
moyen de triompher d'une difficulté est de ne pas
essayer de la trancher. Menacée, à cette heure, des
deux côtés à la fois, également inquiète du premier
succès du ritualisme et des témérités de l'Eglise
large, elle essayait de manœuvrer entre ces deux
extrêmes, désavouant timidement les excès du libé-
ralisme et se montrant comme il convenait, plus sé-
vère envers les ritualistes qui, plus croyants, étaient
1. Lellers, p. 140.
DE LA FOI AU DOUTE 253
plus soumis. Pourtant les libéraux n'avaient pas pour
eux le nombre, et ils savaient bien que la majorité
du clero-é se prononcerait contre eux. La belle hu-
meur de Green s'aigrit à la pensée de celle résis-
tance.
Le clergé, écrit-il, ne représente même pas l'Église. Que
représente-t-il ? Ni les laïques cultivés, ni l'Angleterre
intelligente, mais l'inintelligence du pays ^
Et pour comble d'outrage, il assimile les ortho-
doxes aux romanistes, ajoutant avec raison : « Qu'est-
ce qu'un romanisme sans infaillibilité, sans unité et
sans chef ^ ? »
Décidément la période des violences est ouverte.
Quoi qu'il nous en coûte, il nous faut suivre ce noble
et charmant esprit dans ces outrances de pensée et
de parole qui lui ressemblent si peu. Il appartenait à
cette génération d'utopistes qui croyaient naïvement
que la science répandue partout allait ramener l'âge
d'or. Et pour lui, maintenant, l'Église était la grande
barrière de routine et d'intolérance qui pour prolon-
ger son règne, retardait tant qu'elle pouvait l'avène-
ment de la science.
Qui empêche les réformes ? — L'ignorance populaire. —
Oui s'oppose à ce que cette ignorance soit éclairée ? l'Église...
Le clergé sait que l'Église s'eflondrera le jour où le peuple
sera instruit à fond, où il n'y aura plus une seule classe
d'hommes vouée à l'ignorance '^.
On comprend ce que devait souftVir l'homme qui,
1. Leilers, p. 142.
2. Ibid., p. 142.
3. Ibid., p. 171.
254 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
au moment où il écrivait de telles choses, exerçait
encore les fonctions ecclésiastiques. Tout lui est à
charge maintenant et il n'est pas jusqu'à la bêtise de
ses paroissiens qui ne rende sa position plus intolé-
rable. Ne voilà-t-il pas que ceux-ci Font soupçonné
de ritualisme?
Un pharmacien m'a vu élever l'hostie et porter une grande
croix sur le dos. Le jour du vendredi saint, une dame a
quitté l'église parce que je prêchais avec une couronne
d'épines sur la tête.
Et Green s'amuse à embarrasser le grave Freeman
en lui prouvant que le témoignage historique n'a
donc aucune valeur.
Car enfin, ces deux témoius sont sincères et n'ont contre
moi aucune aversion personnelle. Comment allez-vous vous
tirer d'allaire ? Ou ils m'ont vu, on ils ne m'ont pas vu *.
Notons encore, en passant, cette jolie pochade sur
la maison curiale.
Envoyez-moi quelques brochures pour distribuer à mes
quatre vicaires L'un est « catholique », l'autre « anglican »,
le troisième, musicien, et le quatrième, littérateur. Le pre-
mier déjeune à midi et demi en surplis et en barrette ; le se-
cond passe des journées à faire signer des pétitions au « Lord
primate » ; le troisième met les paroles de la confession gé-
nérale sur une ritournelle d'opéra ; quant au littérateur, il
lit Balzac toute la semaine, et, le dimanche, broche son
sermon en un tour de main -.
Il plaisante, mais, prenez garde, quand ces vives
natures plaisantent ainsi, c'est souvent qu'elles veu-
1. Lellers, p. 183.
2. Ibid., p. 153.
DE LA FOI AU DOUTE 255
lent cacher aux autres et à elles-mêmes quelque se-
crète souffrance. Green souffre en effet; il se sent
étranger dans cette paroisse où tout le monde l'aime
pourtant.
On est bon pour moi, mais on ne comprend pas mes « qui-
xotisms » et je n"ai que cela qui vaille la peine d'être com-
pris... on a une soif insatiable d'aflection et on tourne le dos
à tout le monde pour se renfermer misérablement en soi-
même. Ma bonne humeur s'en va, je suis impatient, nerveux,
j agace tout le monde et quelque chose à quoi je sais bien
que je dois résister comme à une mort hideuse me conseille
de me noyer dans mes livres et de laisser le genre humain
se débrouiller sans moi '■.
Il y a là sans doute une lassitude de poitrinaire,
un découragement de savant, mais je ne me trompe
pas en assignant une autre cause à cette détresse.
Tout me glisse entre les doigts, la foi, la doctrine. Tout
devient irréel... je touche au déisme, où m'arrêterai-je ^ ?...
En juin 1867, il écrit à Freeman :
.le me sépare de plus en plus de l'Angleterre et de la po-
litique anglaise, it may be from English religion too.
On se rappelle les belles idées qu'il développait
naguère avec tant de flamme sur le rôle historique
de l'Église. Que tout cela maintenant est loin de lui !
Rendant compte à Freeman d'une conférence de
Stubbs, leur ami commun :
Elle a fini, écrit-il, sur une tirade religieuse, sincère évi-
demment chez Stubbs, mais quia dû paraître bizarre à l'au-
1. Letlers, p. 183.
2. IbiiL, p. 153.
256 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
ditoire d'Oxford, comme elle m'a paru à moi. Ce bon vieux
lieu commun que l'histoire de ce monde conduit à Dieu, que
l'histoire moderne n'est que la difïusion de sa lumière dans
le Christ. Je revois le temps oîi cela était pour moi la clef de
l'histoire. J'ai bien peur de l'avoir perdue, cette clef, et je
n'ai rien pour la remplacer '.
Mais il est encore trop frémissant de cette hille
intérieure et extérieure pour demeurer longtemps
sur cette inquiète et mélancolique douceur. Voici
encore — c'est presque la dernière fois — la note
exaltée, présomptueuse et méprisante qui détonne
dans cette âme de délicatesse, de respect et de
bonté.
Il y a deux églises dans le monde, l'église du prêtre et
celle du maître d'école, l'église du dogme et celle de la
science. L'Église d'Angleterre peut essayer de concilier ces
deux courants, de garder du moins quelque chose de tous
les deux. Mais chaque jour rend cette tâche plus impossible.
On peut appuyer sa religion — c'est-à-dire le lien moral
qui donne à noire vie une unilé d'aclion el de propos, —
ou sur la foi, ou sur les faits, sur l'enseignement extérieur
de l'Église, de la Bible, de la Secte — ou sur les leçons
intérieures de l'expérience et du savoir. Mais il est impos-
sible de souder ces deux fondements. Avez-vous lu, par
exemple, le nouveau livre de Darwin sur l'Homme el son
origine. Je n'en sais encore que ce qu'en disent les deux
beaux articles de la Salurday, mais quelles merveilleuses
perspectives ce livre n'ouvre-t-il pas devant de si vastes
problèmes, comme toutes les controverses théologiques
s'edondrent, paraissent mesquines et vaines ! « Sacrifice »,
« Justification », « Inspiration », tout cela paraîtra à nos
enfants aussi absurde que nous paraissent à nous le (jnos-
1. Lellers, p. 171.
DE LA FOI AU DOUTE 257
licisme et la Iranssubslanfialion. Je ne dis pas qu'une reli-
gion rationnelle soit impossible. Au contraire, mais pour y
arriver, il nous faut jeter aux balayures les théologies
vieilles et fanées de l'enfance du monde ^
Dans un pareil état d'esprit, il n'était que temps
pour Green de prendre une retraite que d ailleurs sa
santé déjà très compromise rendait nécessaire. L'ar-
chevêque de Canterbury, Tait, qui l'aimait, lui offrit
le poste de bibliothécaire du palais de Lambeth. Là
l'historien travaillerait à son aise, et le clergyman,
loin autant qu'il le voudrait de toute fonction reli-
gieuse, sentirait moins lourdes les chaînes qui le
rattachaient à l'Église (1869). Suivons-le dans cette
période d'apaisement, et bientôt d'indifférence. Bien
que pratiquement il n'appartienne plus à l'Église et
que, même il doive quelques années plus tard ren-
trer définitivement dans la vie laïque (1877), ce que
nous verrons de lui nous aidera encore à connaître
l'Église large et la psychologie du clergyman libéral.
li
La scène change. Brumes mystiques, angoisses
intérieures, énervement des controverses dogmati-
ques,tout se dissipe, tout s'éclaircit. D'anglicanisme,
de religion même — et la chose vaut qu'on la remar-
que — on ne parle presque plus jamais dans les
deux cents dernières pages de la correspondance. La
joie de vivre éclate partout avec de temps en temps
1. Letiers, pp. 289-293.
II 17
258 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
une malédiction jetée en courant aux doctrines de
renoncement et de tristesse.
Toujours ces oiseaux de nuit entre le soleil et notre âme.
Comme si le soleil nous était mauvais ! Pauvre de moi, j'ai
grand'peur de rester toujours hellénique plus que chrétien...
Mais la vie, la \ie dans toute son énergie, son éclat, sa
marche entraînante, la vie avec ses brusques passages du
rire -aux larmes, pourquoi ces hommes en ont-ils peur,
pourquoi la dénoncent-ils dans leurs prêches ? Ils la dénon-
cent dans leurs prêches, puis ils disparaissent et le soleil
continue à briller et le monde court en riant à la liberté et
à la joie ^ .
Ce n'est pas là une simple boutade, mais l'expres-
sion un peu vive d'une philosophie raisonnée et vou-
lue.
Rappelez-vous ma théorie de la vie. Ce n'est pas un pro-
gramme de paresse. J'ai travaillé dur à ce qui en valait la
peine et je compte bien le faire encore. Mais je proteste
contre Tascétisme pour l'ascétisme, contre cette sottise de
fermer les yeux à tout ce qui est beau et délectable ici-bas,
contre cette préférence donnée aux choses désagréables,
comme si de soi elles valaient mieux que les autres; par-
dessus tout, je proteste contre toute idée de partage entre
les diflérents éléments de notre être, contre le mépris de
toute une moitié de la vie que nous avons à vivre comme
si elle nous empêchait de \'ivre l'autre moitié. La tête,
l'âme, le corps, que tout se développe de concert ! Pas d'in-
tellectualisme, pas de spiritualisme, pas de sensualisme,
mais une large et complète humanité -.
On le comprend, cette vie qui l'attire, l'intéresse,
l'enchante est le plein développement de l'homme
1. Letlers, p. 469.
2, Ibid., p. 450.
DE LA FOI AU DOUTE 259
naturel, la mise en œuvre de toutes les richesses qui
dorment en nous. Qu'aurait dit Mme Ward si elle
avait lu ce programme où la religion tient si peu de
place, et nous, ne nous trouvons-nous pas bien loin
du temps où le jeune vicaire, gagné à la contagion
mystique de cette âme, essayait d'entendre à travers
l'infinité des espaces, les harpes du ciel. La terre lui
suffit maintenant et il tend vers elle un effort que
l'inquiétude des choses invisibles ne morcelle plus,
une activité joyeuse que les soucis d'oulre-tombe ne
viennent plus assombrir. Quoiqu'on puisse penser de
cette conversion à rebours, il semble pourtant que
Green soit maintenant bien plus qu'autrefois dans la
vérité de sa nature et que le dénouement de la crise
religieuse coùicide pour lui avec le plein épanouis-
sement de sa puissance de vie. Il suffit de l'entendre
causer pour sen rendre compte. Sa conversation ja-
dis un peu nerveuse, impatiente et qui aimait le pa-
radoxe provocant est devenue, nous ditMmeHumphry
Ward, plus calme, plus sereine, plus égale. Ses
lettres, ses écrits respirent aussi la douceur et la
bienveillance des gens heureux. Car tous les bon-
heurs se pressent pour lui dans ces années d'apaise-
ment et de travail. En 1877, il a épousé l'admirable
femme que nous retrouverons bientôt, quand il ne
sera plus question de joie. Son livre, la Short Hislory
a paru en 1874, avec un succès extraordinaire '.
Encore une fois, la vie est bonne, foin des prêcheurs
moroses et laissons le monde courir, moitié pleurant
moitié riant, « à la liberté et à la joie )>.
1. Sans parler des éditions américaines, il s'est vendu
en Angleterre 235.000 exemplaires de la Shorl Hislory. Cf.
la Qaarterly Reuiew, avril 1902.
260 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Rien d'ailleurs, dans cette philosophie, qui rap-
pelle les étranges homélies où Renan aimait à s'éman-
ciper sur ses vieux jours. L'idéal de Green est tout
autre, plus digne, plus intime, et son égoïsme, si
égoïsme il y a, ne laisse pas d'être charmant.
L'amitié remplit toutes les pages de cette exis-
tence, la bonne amitié anglaise, aux sans-façons
remplis d'une robuste tendresse, l'amitié dont il écri-
vait lui-même : « Vous autres femmes, vous nous
regardez de bien haut, mais vous ne soupçonnez pas
l'ardeur et la flamme de nos amitiés, à nous autres
hommes '. » Disons aussi, pour qu'on le sente plus
pleinement et simplement homme, que les chartes
et les livres qui prennent presque tout son temps
n'ont pas le meilleur de ses affections et de ses pen-
sées. Même avant d'avoir repris son indépendance,
il écrivait dans un même sens :
La vie me semble chaque jour plus belle à force d'amour,
de paix, de tendresse. Ce qui me la rend chère, ce n'est
ni l'esprit, ni l'intelligence, ni la grandeur de la science.
Tout cela est beau, mais il me suffit à moi des édals
de rire des petits enfants, et de la bonne amitié des amis,
et des bavardages auprès du feu et de la musique et des
fleurs -.
Montrons enfin à ceux que cet « hellénisme » un
peu rassis scandaliserait encore, montrcms une om-
bre qui enveloppe et — si l'on peut ainsi dire — illu-
mine tout ce tableau. Qu'on y prenne garde, celui
qui chantait tout à l'heure cet hymne à la vie est un
poitrinaiie qui sait que ses jours sont comptés et
1. Lellers, pp. 277-278.
2. IbiiL, p. 241.
DE LV FOI AU DOUTE 261
qui active encore par Timpétuosité de son travail la
courte flambée de sa propre vie.
Ces réserves faites, regardons maintenant avec
quelle curiosité intense, avec quelle profondeur et
universalité de sympathie, Green, juché sur l'histoire
de son pays, regarde, pour ainsi dire, passer de veine
en veine, de siècle en siècle, d'institution en institu-
tion, la brève et brusque étincelle qui s'éteint pour
renaître sans cesse et qui est pour lui d'un prix in-
fini. 11 faut avoir lu la Short History pour réaliser
ce qu'est chez lui cette adoration de la vie. Ecoutez-
le plutôt s'arrêtant avec complaisance devant l'œu-
vre de Chaucer et se présenter lui-même au naturel
en glorifiant le poète auquel il ressemble par tant
de points.
Jusque-là la littérature anglaise ne nous a montré que
des types, des allégories ou des réminiscences du passé. Ici
nous nous trouvons pour la première fois face à face avec
des hommes vivants, des hommes différents de nature et
de sentiments aussi bien que de figure, de costume ou de
langage, et cette originalité de chaque personnage est main-
tenue à travers toute l'histoire et se révèle par mille nuances
d'expression et d'action... C'est la vie dans sa plénitude, sa
variété, sa complexité... C'est la vie qu'il aime; délicatesse
de sentiments, libres plaisanteries, rires et larmes, ten-
dresse de Grisélidis, ou aventures bouffonnes du meunier
et de l'écolier, tout ce qui est vivant et humain lui plait.
C'est cette largeur de cœur, cette tolérance sans bornes qui
rend Chaucer capable de comprendre l'homme à la façon de
Shakespeare, et de le peindre avec une chaleur, une viva-
cité, une bienveillance, une fraîcheur et une gaîté que Sha-
kespeare lui-même n'a pas surpassées ^ .
1. Histoire du peuple anglais. Traduction Auguste Monod
(Pion, 1888), t. I, pp. 252, 253.
262 l'inquiétude religieuse
La vie ! toujours la vie ! D'elle vient aux pages de
tous les livres de Green, leur couleur, leur bel en-
train et leur constante allégresse : « Ce qui l'impres-
sionnait — a dit de lui un autre grand historien que
l'Angleterre vient de perdre ' — ce qui l'impression-
nait chez un personnage était que celui-ci avait
réellement vécu, et par là, il réussissait à donner la
sensation de la continuité vivante d'un siècle et d'un
pays. » Les pierres mêmes s'animaient pour lui, une
église, une ville avaient, à ses yeux, une existence
personnelle. Quand Freeman et lui allaient ensemble
à travers l'Europe, pendant que lui battait en tous
sens les rues d'une vieille ville 2, son compagnon ne
voulait voir que le chemin des archives où il allait,
du matin au soir, éplucher toutes les chartes du pays.
Peu à peu cependant, Freeman se laissa plus docile-
ment conduire, et apprit de Green à entendre parler
les vieilles maisons et les monuments du passé. « Et
maintenant, ô Johnnie, lui dit-il longtemps après,
en le remerciant d'un pareil service, j'ai vu des ci-
tés sans nombre, et à chaque tour que j'ai rencon-
trée, j'ai répété ce que je vous dois. Je l'ai bien mis
dans une de mes préfaces, mais ma reconnaissance
veut le redire à chaque nouveau voyage. C'est vous
qui m'avez appris à regarder une Aille comme un
tout, distinct des éghses et châteaux qui s'y trou-
vent, comme un organisme vivant ^. »
Il faut faire remonter à la même source la concep-
tion vraiment populaire de la Short flislory. « Je
voudrais bien, écrivait Green à Freeman au sujet de
1. Gardiner, The Acadeniy, 17 mars 188.3.
2. Like a dog following a scent, a dit de lui M. Bryce,
3. Lellers, p. 216.
DE LA FOI AU DOUTE 2(53
l'ouvrage de celui-ci sur la Conquête norvnande, je
voudrais bien que votre Église fût moins épiscopale.
Savez-vous qu'il y avait aussi en ce temps-là, des
prêtres, des diacres, et par-dessus le marché, des
laïques? » Personne ne songerait à adresser à Green
un pareil reproche. Les petites gens l'intéressent
autant que les rois et les généraux, et par là, il est,
dans toute la force du terme, l'historien du peuple
anglais.
De là vient aussi quelque chose de moins insu-
laire dans les jugements que Green porte sur les
hommes et les choses des autres pays. Certes, il était
anglais jusqu'aux moelles, lui qui, dans ses fréquents
exils, parcourait avidement les journaux avant de
décacheter son propre courrier, mais sa large sym-
pathie ne connaissait pas de frontière. « Green est
le premier homeruler que j'ai jamais vu, » disait
M. Bryce et, dans la correspondance, de 1870 a 1871,
il y a plaisir à l'entendre — tout germanophile qu'il
soit — plaider pour la France contre son ami Freeman
qui triomphait lourdement à chacune de nos dé-
faites.
Je ne puis piétiner la France, maintenant qu'elle est ren-
versée^... Le droit de la Lorraine à rester française ne
fait pas l'ombre d'un doute. Mais vous, vous n'aimez la
liberté que dans le passé et, pour le présent, votre haine
de la France parle plus fort que votre amour pour la li-
berté "^.
Il s'était déjà expliqué plus longuement sur ce su-
jet. Dès le commencement de nos désastres, au mo-
1. Lellers, p. 302.
2. Ibid., p. 2fi3.
26i L INQUIETUDE RELIGIEUSE
ment où Frceman priait pour lextermination de ceux
qu'il appelait assez sottement les Galwelsh.
Comme Jeanne d'Arc, j'ai pitié de ce beau royaume de
France... Louis-Napoléon est parti et la France reste, vaine,
ignorante, insupportable, si vous voulez, et cependant, pleine
toujours d'une attraction infinie, pour moi, du moins. Il y a
en elle un ressort, une élasticité, un « cœur léger » qui a
ses bons côtés aussi, une gaîté, un enjouement dont l'Eu-
rope ne peut se passer ^.
N'est-ce pas toujours le même homme qui avait
remarqué comment chez Tauteur des Contes de Can-
terburg « l'esprit français active le côté vif et fort du
caractère national, adoucit son extravagance et tem-
père sa moralité un peu lourde ^ », le même homme
qui, sur toutes les questions d'art et de littérature,
disait modestement qu'il faut se mettre à l'école du
goût français ^.
Que nous voilà donc loin des inquiétudes reli-
gieuses que nous suivions tout à l'heure dans ses
premières années d'âge mûr ! Vraiment quand on le
voit aimer ainsi toute manifestation de vie, com-
prendre toute doctrine et se passionner pour des in-
térêts si divers, on se demande si, dans cette nature
tournée avec tant d'intensité vers le dehors, le mys-
ticisme a jamais été autre chose que l'excitation
passagère d'un moment de ferveur, une des mul-
tiples expériences d'une souple intelligence, capable
de goûter la poésie de chaque chose, et de se prêter
tour à tour et tout entière à tous les objets de son
attention.
1. Letters, p. 259.
2. Shorl history. Trad. Monod, I, p. 2.51.
3. Letters, p. 284.
DE LA FOI AL" DOUTE 265
Sans (loule intelligence et sensibilité religieuse
restent très vives chez lui, et il entre pleinement
dans rame de Gœdmon, d'Anselme, de Morus et des
prédicateurs du premier « réveil ^ ». Son livre est
même un de ceux où on peut le mieux suivre l'évo-
lution du christianisme anglo-germanique, mais en-
core une fois cette histoire ne l'intéresse que par le
fonds d'humanité plus tendre, plus exquise et plus
exaltée qu'elle révèle et par ce que les compatriotes
de Gœdmon, de Bunyan et de Wesley ajoutent de
curieux et de pittoresque aux manifestations de la foi.
Il semble même — quoique à vrai dire, force nous
soit ici de marcher en tâtonnant — il semble que
Green ait poussé ce détachement, cette indifférence,
plus loin que l'ensemble de ses amis de VÉglise large.
Chez lui, le divorce d'avec tout le passé anglican et
biblique semble complet. Vous chercherez même en
vain dans les lettres de la seconde partie de sa vie,
une trace de cette phraséologie religieuse qui survit
si habituellement en Angleterre à la perte de la foi.
Sans doute lextrême logique le veut ainsi, mais on
connaîtrait mal VÉglise large en se figurant qu'elle
est toujours logique avec elle-même. Enfants du
siècle, ils ont beau faire à l'incrédulité toutes les
avances, ils n'en restent pas moins anglais, c'est-à-
dire hommes de tradition et de respect, hommes de
fidélité aux habitudes anciennes, façonnés au mysti-
cisme par une éducation biblique et par la plus
abondante des littératures religieuses, gardant enfin
au plus profond de leur être je ne sais quel attrait
1. Qu'on relise dans la Short Ilistorif la jolie page sur
Edmond Rich et ses fiançailles avec la Vierge, t. I, pp. 155,
15fi.
266 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
mystérieux, et quelle docilité curieuse et fervente à
suivre la parole pour eux toujours nouvelle des pê-
cheurs de Galilée. Les plus avancés parmi les bread-
churchmen, plusieurs du moins, gardent quelque
chose de cette tendance en dépit des plus généreuses
concessions au rationalisme. Le doyen Stanley a une
piété à lui, élégante et pittoresque et un ancien de
Balliol, J\L jMontefiore, écrivait, il y a quelques an-
nées, un article très documenté et très convaincu
sur la vie et rinfluence religieuse de cet excellent
Jowet qui n'aurait pas pu dire lui-même s'il croyait
ou non à la divinité de Jésus-Christ. Rien de sem-
blable chez Green. Il semble avoir tout laissé de la
religion comme d'un vêtement denfance et la consi-
dérer dorénavant avec une curiosité respectueuse
comme une relique et un monument du passé. Il
n'est pas téméraire pourtant de croire que s'il en
avait eu le temps, cette première fougue de logique
et d'indépendance tombée, il aurait retrouvé quelque
chose de la facilité anglicane à accepter les derai-
lumières et à se résigner aux compromis.
Je ne me tourmente plus, comme autrefois, de questions
que je ne puis résoudre... Mais une vie nouvelle apporte
avec elle de nouvelles espérances, de nouveaux désirs de foi,
une foi nouvelle que nous arriverons à connaître la vérité.
Espérances vagues et confuses, foi vague et confuse, mais
mamlenant je suis plus résigné que jadis clans le vague et
le confus. Je vois maintenant que pour savoir il faut vivre,
pour connaître la vérité, vivre la vérité '.
Cela a été écrit en mai 1877, au moment de son
mariage. Vers ce même temps, en envoyant sa dé-
1. Lellers, p. 465.
DE LA FOI AU DOUTE 267
mission à Tarchevôque de Cantorbéry, il avouait que
cependant un peu de sa foi perdue semblait revenir.
« Bien que sur quelques points, disait-il encore, j'aie
commencé à voir plus clair dans mes ténèbres, pour-
tant je ne crois pas qu'il me reste quelque possibi-
lité de reprendre jamais ma vie cléricale '. »
La mort vint interrompre ce travail intérieur que
ralentissait le surmenage imposé par tant d'autres
travaux, dans ces années pressées et fécondes. De sa
religion ancienne Green ne gardait que cette éléva-
tion et intensité morale dont à aucun moment de sa
vie nous ne le voyons se départir. Tout à l'heure nous
l'entendions définir la religion : « Le lien moral qui
donne à notre vie une unité d'action et de propos. »
Pour un Broad-Churchman, la définition qui nous
paraîtrait ù nous si insuffisante est presque complète.
Morale et religion, ils ne s'inquiètent de savoir
dans quelle mesure ces deux éléments d'une vie
meilleure et pleinement humaine sont indépendants
l'un de l'autre. Ils les mêlent et les confondent dans
la théorie et dans l'action, voyant surtout dans les
pratiques religieuses un cadre tout tracé et sûr de
perfection morale et vivifiant la morale un peu froide
des philosophes par toute la poésie de la religion.
Chez Green, bien que ce cadre religieux soit pres-
que voilé tout entier, la conception du devoir n'a
rien perdu de sa noblesse et de sa force. Dans ses
livres, la préoccupation morale et sociale l'emporte
sur toutes les autres ' et ses livres sont l'écho fidèle
de toute sa vie. Écoutons-le encore une fois :
1. Lellers, p. 462.
2. He was above ail a believer in social and moral forces, a
preacher and moralist. Edinburgh review, avril 1902.
268 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Rien de plus naturel que le sentiment de nos propres
insufûsances. A peine a-t-on saisi la réelle grandeur du tra-
vail de ce monde que les efforts particuliers paraissent infimes
et méprisables. Puis on rencontre des intelligences et des
tempéraments si au-dessus des nôtres qu'on renonce par une
humilité mal comprise à tout sentiment de concurrence
avec de si nobles travailleurs. Et puis dans le plus petit
effort on est entravé à chaque pas par des circonstances qui
achèvent de nous décourager et nous font désirer de tout
laisser là.
L'essentiel, je crois, est de moins penser à nous et à ce
que nous sommes qu'au travail et à ce qu'il est pour nous.
Le monde marche non pas seulement par les ébranlements
gigantesques que lui impriment ces héros, mais par les mil-
liers d'imperceptibles secousses données par chaque travail-
leur honnête . . Les circonstances nous aiguillonnent au
moins autant qu'elles nous retardent et dans la lutte quoti-
dienne que nous leur livrons, nous fortifions nos muscles
pour le vrai combat de la vie. Quant au sentiment de la supé-
riorité des autres, c'est là une joie pour tous ceux qui réelle-
ment travaillent pour le bien de tous. Ce qu'ils ne peuvent
eux-mêmes, ils se réjouissent de le voir faire par d'autres.
Bespice finem. C'est la devise des vieux moines. Regardez
la fin, non pas la mort, mais le bien de l'humanité ; non
pas votre perfectionnement comme une fin en soi, mais
simplement comme un moyen de travailler au bien de
tous.
Quand on relit ces nobles paroles — et tant d'au-
tres que j'aurais pu cueillir à chaque page de la cor-
respondance — on revient avec une tristesse plus
grande à l'histoire héroïque et navrante des der-
nières semaines de ce grand esprit el de ce grand
cœur. Dès les premiers froids de l'automne 1881,
Green se sauve, comme toutes les années, vers les
pays chauds. Les épreuves de son livre : la Forma-
DR LA FOI AU DOUTE 269
tion de V Angleterre, le suivent, ratleignent comme
elles peuvent au Caire, à Louqsor, à Capri, à Men-
ton.
Sa pauvre femme cherche dans les bibliothèques
de la Côte d'Azur les indications nécessaires que
son mari veut encore donner à quiconque s'adresse
à lui. Quelques remarques d'un ami sur son dernier
livre le plongent dans un découragement de six se-
maines. Puis, allègrement, il se remet au travail. Il
dicte, il dicte à sa femme, car il ne peut souffrir
d'autre secrétaire et voici que la crampe des écri-
vains paralyse cette main fidèle. Admiralîle de pa-
tience ingénieuse et de volonté, Mme Green se met
à essayer d'écrire de la main gauche. Un jour qu'elle
allait jeter au panier un pauvre brouillon où elle
avait péniblement tracé quelques mots, son mari lui
prend le papier des mains: «toutes les fois que je
me crois à bout de forces, dira-t-il ensuite, je regarde
ce papier et je me remets au travail ! »
Encore quelques mois à Kensington pendant l'été
de 1882. Bientôt on repart pour Menton. Le dernier
hiver, l'agonie commence. A toute vitesse Green
travaille à son livre sur la Conquête de l Angleterre.
Le livre presque achevé, il sent le besoin de quel-
ques corrections importantes et fait mettre au pilon
les quatre mille exemplaires déjà tirés. Un matin de
janvier, il se lève avec un regain subit de force. Il
fait approcher une table de sa chaise longue et ré-
crit, de verve, plusieurs pages du premier chapitre.
Ce fut son dernier travail. « Je ne puis plus rien
maintenant. » Et cependant le 20 février, quand sa
femme lui annonce que la fin est proche, « C'est
gentil de me le dire ainsi, lui répond-il, mais j'ai en-
270 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
core à metUe dans mon livre quelque chose qui en
vaut la peine. Je puis faire encore un peu de bonne
besogne et je vais lutter en conséquence. Donnez-
moi des potions endormantes, tant pis si après huit
jours elles n'ont plus d'effet sur moi *... » S'est-il
rappelé à ce moment-là la jolie page qu'il écrivait
jadis sur le grand ancêtre des historiens d'Angle-
terre ?
Tandis que Bede chantait ainsi, les larmes remplissaient
les yeux de ses élèves. On approchait de l'Ascension. Bede
désirait terminer sa traduction de l'Évangile selon saint Jean
et des extraits de l'évèque Isidore. « Je ne veux pas que mes
élèves lisent des erreurs ou travaillent inutilement quand je
m'en serai allé, » disait-il à ceux qui le suppliaient de se re-
poser. Peu de temps avant l'Ascension, le mal s'aggrava, et
malgré cela il passa encore une journée à enseigner, répé-
tant seulement avec calme à ses élèves : « Apprenez aussi
vite que vous le pouvez, car je ne sais combien de temps j'ai
encore à rester avec vous. » Une nouvelle nuit s'écoula sans
sommeil. . . Le soir arriva au milieu des larmes et des adieux.
« Cher maître, dit le jeune scribe, il y a encore une phrase
qui n'est pas écrite. — Écris-la vite, reprit alors le vieillard
mourant. — Tout est achevé maintenant, dit enfin le petit
scribe. — Tu dis vrai, répondit le maître, tout est fini main-
tenant. » Étendu sur le plancher, la tête soutenue par ses
élèves, et le visage tourné vers l'endroit où il avait eu
l'habitude de prier, Bede se mit à chanter l'hymne solennel
« Gloire à Dieu » ; comme il terminait le cemtique, il s'étei-
gnit doucement.
Pauvre cher maître, pauvre « Johnnie », comme
disaient familièrement le bon évêque Stubbs et le
grave Freeman, tantôt pour vous mieux connaître
1. Il mourut le 7 mars 1883.
DE LA FOI AU DOUTE 271
nous évoquions l'image de Ghaucer, et maintenant
votre lit de mort nous ramène au pieux souvenir
d'un vieux moine. Des Contes de Canterbury au
« Gloire à Dieu » de Bede mourant, poumons, Fran-
çais, la distance paraît longue, mais tout cela se
fond harmonieusement en votre nature souriante et
grave, légère et profonde, en votre âme restée chré-
tienne parmi les ruines de sa foi première et qui ne
fut peut-être « hellénique » que dans la mesure où
Thellénisme lui-même — notre hellénisme à nous
qui avons vécu de l'Evangile — est chrétien.
QUATRIÈME PARTIE
MYSTICISME & CONTROVERSE
18
MYSTICISME ET CONTROVERSE
Par un contraste assez piquant, nous avons vu dans ces
dernières années, un homme de lettres, merveilleusement
converti, demander au mysticisme catholique l'inspiration
de ses livres, et, d'un autre côté, un romancier de grand
avenir, agiter dans ses œuvres de début les dilficultés les
pins troublantes de l'expérience religieuse. Seraient-ils
d'une distinction moins rare, les romans de la baronne de
Handel-Mazzetti ne mériteraient pas moins de nous retenir.
Le monde a bien changé depuis le temps oîi le plus illustre
•des romanciers catholiques écrivait ses Fiancés. Les incré-
dules ne manquaient pas alors, mais lafoide ceux qui croyaient
«tait peut-être plus sereine qu'aujourd'hui et le génie
chrétien d'un Manzoni, du moins lorsqu'il veut écrire une
•œuvre populaire, ne trahit pas plus d'angoisses que le pai-
sible auteur de Rose de Tanneboiirrj. Aujourd'hui les jour-
naux et la « diffusion des lumières » ont fait leur œuvre,
que je crois pour ma part plutôt mauvaise mais dont
je crois aussi que Dieu peut tirer le bien. Plusieurs fidèles,
très obstinément décidés à ne jamais accueillir le moindre
doute sur les dogmes de l'Église, ont entrevu néanmoins
l'âme de vérité qui prête parfois quelque apparence aux ob-
jections des sophistes. L'horreur instinctive que causait
autrefois la rencontre de l'hérétique ou du révolté a fait
place, chez beaucoup, à une pitié patiente et tendre qui.
276 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
sans pactiser avec l'erreur, voudrait sauver les errants en
dépit deux-mêmes. Ce n'est certes pas là du libéralisme.
La baronne de Handel-Mazzetti, toute animée des sentiments
que je viens de dire, signerait des deux mains toutes les
condamnations portées par le Syllabus de Pie IX. Aux
soupçonneux à outrance qu'elle inquiéta d'abord par le
courage ingénu de ses livres, elle aurait pu répondre par
les quelques mots de François de Sales : « J'ai toujours dit
que qui prêche avec amour prêche assez contre l'hérétique,
quoiqu'il ne dise un seul mot de dispute contre eux. »
Aussi bien n'ai-je pas à prendre sa défense. D'autres l'ont
fait avec une autorité qui me manque, j'ai voulu seulement
indiquer l'originalité de cette œuvre. Ni le milieu dans le
quel a grandi l'auteur de Jesse iind Maria, ni l'éducation
qu'elle a reçue, ni les influences qui l'entourent aujourd'hui
encore et auxquelles elle ne veut pas se soustraire, rien ne
semblait la préparer à parler, comme elle fait, d'un athée
et d'un luthérien. Elle n'a écouté que son cœur.
I
HUYSMANS
Au moment que je prends la plume — que notre
pauvre ami nous pardonne cette suprême taquine-
rie : en effet, un des mille moyens que nous avions,
hier encore, hélas ! d'allumer sa verve était de con-
trefaire ou de célébrer le grand siècle, — au moment
donc que je prends la plume pour dire adieu à Joris-
Karl Huysmans, je ne puis m'empècher d'évoquer le
souvenir du gros registre où, semblable au frère
Jacques du Petit Chose, il collait, jour par jour,
les chiffons que les agences de coupures lui en-
voyaient. Plusieurs fois, je l'ai surpris, plongé dans
cette besogne. Il collait, collait de cet air ennuyé qui
ne le quittait guère et sans prendre d'ailleurs aucun
intérêt, — éloge ou critique, — à la prose bariolée
qui défilait sous ses yeux. Les caricatures seules
paraissaient lui donner quelque plaisir. Il allait
pourtant avec cette méthode menue, appliquée, pa-
tiente, bourgeoise enfin, qui avait fait, jusqu'au jour
de sa conversion, le meilleur peut-être de son art.
Un de ces chiffons avait commencé notre amitié.
278 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
J'écris ce mot sans plus de façons, car ce fier artiste
aussi peu geiideletlres que possible, était bien le moins
dédaigneux, le plus simple et le plus accueillant des
hommes. C'était au lendemain de l'Oblal, sous la
menace d'attaques nouvelles qui se préparaient con-
tre lui — il le sentait bien — et qui, par exception,
devaient le peiner très fort. Grâce au libéralisme in-
telligent d'une importante revue religieuse dont plus
d'un lecteur attendait la sentence avant d'oser sa-
vourer en paix cette littérature déconcertante, je pu-
bliai, sur le livre k peine paru, une longue étude où
j'affirmais, avec une insistance qui n'était pas encore
superflue, ma sympathie sans réserves pour l'homme
et pour le chrétien, mon admiration plus atténuée
pour les mérites divers de l'artiste. Cette démarche
cordiale, simple accomplissement d'un devoir élé-
mentaire, le toucha. Il me le montra comme il sa-
vait faire et depuis, il m'a laissé grimper tout à mon
aise jusqu'à son musée de la rue de Babylone ou de
la rue Saint-Placide, feuilleter ses souvenirs litté-
raires, l'interroger sur Villiers ou sur Verlaine, fure-
ter parmi les diableries de sa bibliothèque, et les
tonnes de romans neufs qui s'abattaient chez lui
pour le prix Concourt. Il faut, je crois, l'avoir ainsi
connu dans l'intimité pour comprendre à quel point
s'abusaient les bonnes gens qui souvent crurent voir
frétiller la queue du diable sous la robe de Toblat. Il
parlait comme Durtal, commençant de courtes phra-
ses qui s'achevaient, le plus souvent sur un geste
découragé. Les : « Non! ce que ces gens-là... » re-
venaient comme un refrain à chaque tournant du
discours, mais sans la moindre âpreté, la moindre
amertume. Les invectives de ses livres ne donnent
HUYSMANS 279
pas une^juste idée de son ironie placide et gourmande
qui dégustait savamment toutes les formes du ridi-
cule. Vers la fin, d'ailleurs, une expression indéfi-
nissable de lassitude, de pitié résignée et d'indul-
gence attendrissait la malice de son regard et de ses
propos. Frileux, un peu lointain sans être jamais
distant, détaché de tout, on sentait bien qu'il n'avait
pas trouvé « ici-bas de demeure permanente, » et
que sa vraie vie était ailleurs. Bon cependant, affec-
tueux, entrant aisément dans les intérêts d'autrui ;
j'ai rencontré, chez lui, des romanciers débutants
qu'il traitait en camarades et dont l'atfection con-
fiante désarmait la sévérité de sa critique. Pèlerin de
Lourdes, il se charge au départ d'un « amas » de
commissions pieuses et, devant la grotte, il a ses
« malades préférés » pour lesquels il prie avec plus
d'insistance.
L'épisode du « petit frère Blanche », dans l'Oblal,
nous le montre bien tel qu'il était, je ne dis pas seu-
lement avec ses amis, mais avec tous ceux qui
avaient gagné son estime. L'injustice, la méchan-
ceté lui inspiraient une sorte de dégoût navré. Au-
cune vanité, aucune pose. Il était plus convaincu de
l'universelle bêtise que de sa propre valeur. De lui-
même et de ses projets, il parlait comme il aurait
fait d'une personne étrangère. Je me rappelle ses
hésitations, ses difficultés et ses répugnances, au
moment où il commençait les Foules de Lourdes.
Ce livre lui faisait peur. 11 s'amusait alors à caresser
au vol d'autres sujets et, notamment, une odyssée
de Durtal à la recherche d'un confesseur. Là-dessus
il racontait les anecdotes les plus divertissantes du
monde, dramatisant ses propres souvenirs et lec.
880 L INQUIETUDE HELIGIEUSE
confidences de ses amis, comparant les petites mi-
sères de la vie chrétienne aux déceptions de M. Fo-
lantin. C'est fini, maintenant. Il n'écrira plus de
livres, il ne collera pas sur son gros registre ces pa-
ges où je voudrais le célébrer avec autant de piété
que d'amicale franchise. Depuis plus de deux ans,
il se préparait paisiblement à mourir. Avec une tris-
tesse qui, peu à peu, se changeait en indifférence, il
nous montrait les épreuves des Foules de Lourdes^
que ses yeux malades ne lui permettaient pas de cor-
riger. C'est fini. Le dernier chapitre de sa vie achève,
venge et consacre son œuvre que de cruelles pré-
ventions ont trop longtemps méconnue. Par une
coïncidence merveilleuse, sa longue, atroce et se-
reine agonie a rappelé aux libres penseurs eux-mê-
mes, ses amis d'autrefois, qui le veillaient avec nous,
la propre passion de sainte Lydwine. La légende
sanglante et sublime des « corps broyés » qui lais-
sent « rayonner » les âmes, s'est reproduite devant
nous, lentement et point par point, commentaire
lumineux, sanction décisive de cette œuvre et de
cette vie.
Il y aurait donc aujourd'hui une sorte d'inconve-
nance à le défendre contre ceux qui jadis l'accusè-
rent de battre monnaie « à galvauder les choses
saintes » . Néanmoins, les émotions sacrées que sa mort
nous laisse ne nous permettent pas de parler de lui
comme nous ferions d'un artiste ordinaire. Certes,
Huysmans ne veut pas d'oraison funèbre, mais on ne
peut guère remuer que des pensées religieuses auprès
HUYSMANS 281
de celle tombe qu'en d'autres temps, nous aurions
creusée à l'ombre d'un cloître ou sous les dalles de
Saint- Séverin.
Dans un livre récent et qui n'est pas tout à fait
négligeable, un critique, M. Sageret, assez peu fa-
milier avec les choses de la foi, s'exprime en ces
termes sur la conversion de Durtal :
A ce point de cette étude, on se sent inquiet. Une ques-
tion surgit : la conversion de Durtal s'est-elle réalisée ?
Hélas ! bien peu, il faut en convenir. Se convertir, c'est
changer ; Durtal, en devenant catholique, ne change pas.
UOblal nous dépeint un Durtal identique au curieux pé-
cheur de jadis. Ses qualités d'artiste n'ont pas fléchi, son
langage, toujours savoureux, a conservé le même méca-
nisme, ses méditations sont encore interrompues par la
confection et l'allumage d'innombrables cigarettes, il reste
préoccupé de nourriture et nous fait part de ses ennuis cu-
linaires, dès son arrivée au Val-des-Saints K
On ne saurait mieux appauvrir, rapetisser, suppri-
mer une question. Que M. Sageret reste insensible
à la transformation évidente qui s'est opérée dans
l'âme et dans le talent de Durtal, c'est son affaire, et
sur ce point, si besoin est, nous lui répondrons tout
à l'heure. Mais quelle idée ne se fait-il pas d'une
conversion 1 « Se convertir, c'est changer. » Rien de
plus vrai que cet aphorisme, et rien de plus faux. La
conversion, au sens catholique du mol, ne ressemble
pas à un suicide. Elle n'est pas l'effort insensé d'un
homme qui, mécontent de ce qu'il a fait jusque-là,
travaillerait à effacer tout son passé et à se renier
soi-même. Pour parler comme les mystiques, loin
1. Jules Sageret, les Grands Converlis, pp. 111, 112.
282 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
de se perdre, le converti se retrouve. Assurément
quelque chose disparaît, comme la gaine morte d'un
germe qui s'épanouit, mais ce quelque chose n est
rien, ne doit rien être de vibrant et d'original. Lors-
que, revenant de Damas, le converti rencontre un
de ses amis de la veille, il serait désolant que celui-
ci hésitât avant de le reconnaître ; il faut, au con-
traire, qu'il puisse lui dire : « C'est encore, c'est
toujours vous, et ce que nous aimions de vous sur-
vit à cette métamorphose qui d'abord nous avait fait
peur. » Je ne parle, on m'entend bien, que d'un ta-^
lent qui n'a pas encore donné tous ses fruits, que
d'une âme où la sève monte encore. Si le vieux La
Harpe, — oserai-je bien le nommer dans une étude
sur Huysmans — si le vieux La Harpe, sincère, quoi
qu'on en ait dit, revient à Dieu, le bonhomme aura
beau noircir encore du papier, l'absolution in extre-
mis de ce néophyte épuisé n'intéressera pas les
lettres chrétiennes. La conversion critique dont nous
parlons, — celle d'un Racine, d'un Veuillot, d'un
Brunetière est un baptême. Elle renouvelle, elle
exalte, elle transfigure les dons magnifiques, les
forces vives qui, dès avant le retour d'un saint Paul
ou d'un saint Augustin, faisaient l'admiration, l'or-
gueil et l'espoir de leurs amis. « Se convertir, c'est
changer », oui, mais en restant soi-même, en grefTant
sur une originalité native le je ne sais quoi d'où
dépend le complet épanouissement de ce premier don.
Ces vérités élémentaires et que démontrerait au
besoin l'histoire des convertis les plus authentiques,
par quel étrange sci'upule plusieurs ont-ils hésité à
les reconnaître dans la conversation de Durtal ? Le
grand Arnauld n'aurait pas refusé son imprimatur
I
HUYSMANS 283
aux dernières tragédies de Racine ; les catholiques-
français ont savouré dans les Odeurs de Paris l'âpreté
naturelle du petit journaliste de Chignac ; et, sans
un injuste retour des choses d'ici-bas, Brunetière
serait mort en possession d'une sorte de dictature
religieuse. Au seul Huysmans, on aurait voulu pres-
crire le sacrifice d'une maîtrise péniblement achetée
et le mensonge d'une rénovation impossible. Ses
procédés, son art, sa langue, ses admirations et ses
haines, il aurait dû, semblait-il, se livrer tout entier
à d'impitoyables exorcismes, passer à M. Folantin
une tunique d'enfant de chœur, conduire Durtal à
l'école de Henri Lasserre — ou plutôt, triste souve-
nir ! — aux leçons du jocrisse ordurier qui, lui, le
malheureux, n'eut pas de peine à apprendre en un
jour les secrets de la phraséologie pieuse. A la ri-
gueur, on lui permettait d'écrire encore, mais sous
la condition de bénir toujours. Car, sous sa plume
naturaliste, la plus innocente ci'itique prendrait un
air de blasphème. « O Jésuites, étant ce que vous
êtes, que u'avez-vous de meilleurs cuisiniers ! » cela
était bon pour un Veuillot, mais un Huysmans ne
pourrait se désoler sur les fourneaux de Ligugésans
trahir l'infirmité de sa propre foi. Bref, on ne verrait
en lui un homme nouveau que lorsqu'il se mettrait
docilement à glorifier le chemin de croix de Lourdes
et à rédiger des prospectus pour « les infernales
fantaisies do la maison X. »
Il ne l'a pas voulu, et pour cause. Au lendemain
de sa conversion, le sûr instinct d'une conscience
dont la délicatesse touchait au scrupule et qui accep-
tait, sans compromis, tous les sacrifices nécessaires,
montra nettement à Joris-Karl Huysmans que Dieu
284 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
n'exigeait point de lui une métamorphose aussi com-
plète. Soumis comme un enfant aux dogmes et aux
pratiques de l'Église, il crut pouvoir conserver ses
habitudes littéraires et son indépendance d'artiste.
Pour la besogne «ju'il rêvait dès lors, et qu'il regar-
dait comme une mission artistique in parlibus infi-
delium, il entendit garder l'outil d'autrefois, cette
plume qu'il avait pliée, par un long effort, aux sur-
sauts de sa propre vie, et dont ses anciens amis con-
naissaient la probité invincible. Fruste et raffinée
tout ensemble, souple et brutale, naïve et savante,
cette plume volontaire qui décrivit jadis avec cruauté
les plus misérables détresses, exprimerait désormais
— il avait le droit den être sûr, — exprimerait, tant
bien que mal, les angoisses du repentir, les joies de
la grâce retrouvée, les splendeurs de la liturgie, les
délices du cloître, les tendresses de la vie pieuse,
les ardeurs des stigmatisés, toutes les nuances du
mysticisme chrétien.
C'est ainsi que, des bords de la Bièvre, on voit ve-
nir, un beau matin, vers le parvis Notre-Dame, un
honnête homme d'enlumineur, dont la jeunesse s'est
passée à croquer, dans leur laideur misérable, les
bourgeois de la troisième République. La physiono-
mie est lasse, mais, dans le regard, s'allume parfois
comme un éclair, la malice de Mathurin ou de maî-
tre François Villon. Il marche, il va sans doute à
quelque restaurant de torture où l'attend M. Folan-
tin. Mais non, il s'arrête un long moment devant
cette porte merveilleuse où sourit la plus jolie Vierge
de Paris. Au-dessus de la Vierge, il regarde, il re-
connaît comme un vieil ami ce diacre Théophile,
qui donna son âme au diable et qui raconte éternel-
IIUYSMANS 285
lomenl à trois fidèles de pierre commenl son âme
lui fut rendue. Il entre, il fait lentement le tour de
la cathédrale, à la terreur du bedeau qui se souvient
avoir entendu dire que ce visiteur inattendu était
un habitué du sabbat. Il s'agenouille devant l'autre
Vierge, un peu moins belle, celle-là, mais toute mi-
séricordieuse et qui, sous l'oriflamme, semble tou-
jours prête à se pencher vers ceux qui viennent à
elle. Alors, comme ce jongleur d'autrefois qui vint,
en guise d'actions de grâces, faire ses tours les plus
rares devant l'image de Notre-Dame, Durtal, con-
verti, offre au service de Dieu et des saints ce qu'il
a de meilleur au monde, son talent rudement acquis
après une lutte de vingt années.
L'Eglise maternelle, et qui compte d'autres ori-
ginaux parmi s(;s enfants, ne fit pas difficulté de
l'accueillir. La sincérité du néophyte était évidente,
ses intentions pures; on ne jugea pas opportun de
lui imposer, au préalable, un examen de rhétorique.
Ceux qui reçurent ses premières confidences — quel-
ques saints moines, façonnés par Dom Guéranger
aux élégances traditionnelles du style ecclésiastique,
un prêtre au grand cœur, M. l'abbé Mugnier, —
permirent à Joris-Karl Huysmans de rester lui-
même, d'étaler dans sa cellule les idoles et les bibe-
lots de sa jeunesse. Qu'ils en soient bénis ! On ne
songe pas, sans un frisson, aux œuvres lamentables
que nous aurait données Durtal assagi, onctueux, et
devenu pareil aux fabricants de la rue Saint-Sul-
pice. Honni soit qui mal y pense, il ne pouvait pas,
il ne devait pas changer !
2S6 L INOUIt:TUDE RELIGIEUSE
Je m'explique à ce sujet d'autant plus librement
que certains aspects de son talent m'exaspèrent da-
vantage. En effet, une qualité lui manque, sans la-
quelle un artiste, si grand soit-il, n'aura jamais plein
droit de cité dans les lettres françaises. Joris-Karl
Huysmans n'est pas Français, et bien différent, sur
ce point, de tels autres étrangers qui sont presque
parvenus à effacer la marque originelle, — un
Hamilton, un Galiani, un prince de Ligne, — il ne
veut pas être Français. L'ordre, la mesure, la peur
de trop appuyer, la grâce vive qui luit vers les
saules et se dérobe pour se mieux laisser voir, les
mots qui disent et ne disent pas, la griffe invisible
et mortelle d'une main qui semble jouer, Virgile,
Racine, Pascal, La Fontaine, Voltaire, Versailles, nos
gloires, nos traditions, nos autels, tout lui fait hor-
reur. Et comme notre langue, dans ses qualités essen-
tielles, est la vivante incarnation, limage rayon-
nante de notre génie, ce n'est pas assez de dire que
Durtal ne respecte pas la prose française, il ne l'aime
pas. Ce véritable crime est peut-être unique dans
l'histoire de notre littérature.
Il n'existe, en effet, je crois, aucune langue qui
ait été plus choyée que la nôtre. Certes d'innom-
brables écrivains l'ont blessée, mais comme des ma-
nants qui brutaliseraient une princesse. Les plus
coupables s'en tenaient, du moins, à rinditférence,
prenant bonnement à leur service le français du Code
civil. Quant aux cacographes de naissance, leurs
pires élégances proclamaient encore la gloire du vrai
HUYSMANS 287
français, comme l'hypocrisie rend hommage à la
vertu. Mais ce flamand de Joris-Karl malmène la no-
ble langue de dessein prémédité, avec une férocité
froide et des raffinements de torture. Il la veut laide,
crasseuse, sordide. Il lui arrache les lleurs, timides
ou orgueilleuses, dont elle aime à se parer. Il souille,
il déchire son corsage couleur du soleil et sa robe
couleur du temps. Alors, il lui inflige une toilette
sauvage, d'acres parfums, des bracelets de plomb et
de hideuses pendeloques. Il lui apprend des mots
inouïs, des gestes d'esclave; et, comme la souple
créature, invinciblement belle, garde malgré lui un
port de reine, il la disloque, il la plie en deux, tant
qu'enfin, boiteuse, essoufflée, les mains pleines de
verrues, les joues sablées de pustules, elle épou-
vante, elle désole les plus barbares de ses amou-
reux.
Encore une fois, il n'aime pas notre langue. Il voit
en elle une pauvresse prétentieuse qui s'atïuble, aux
grands jours, d'un vieux manteau de théâtre. La
nudité lumineuse, la transparence, la grâce on-
doyante et nerveuse, la sûre précision du vrai et
simple français ne l'enchantent point. Il ignore lins-
tinct profond, la beauté singulière de cette prose
immatérielle qui voudrait donner aux sensations les
plus épaisses la chasteté des pures idées. Sa méprise
originale est là. Insensible k ce qu'on pourrait appe-
ler l'impressionisme spirituel de nos maîtres, ce bril-
lant métèque essaie désespérément de transposer
dans sa prose les procédés des peintres flamands. A
quoi bon ? Les mots restent des mots, et leur gaze
impalpable résiste à ce vernissage obstiné. Encore
s'il s'en était tenu à cette impossible gageure, mais
288 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
ce n'est là qu'un premier pas dans la voie mauvaise
qu'il entend suivre jusqu'au bout.
Non que je m'indigne outre mesure contre le cli-
quetis, l'imprévu bouffon, la variété étourdissante,
ni même la bassesse de ses métaphores. Sur ce point
rien de plus simple que son esthétique. Elle consiste
à matérialiser toutes choses ; mais, à vrai dire, quand
Mme Bavoil s'apprête à « manger de la vache enra-
gée d'âme », elle me réjouit plus encore qu'elle ne
m'étonne. Ce n'est pas là, à proprement parler, une
faute de goût. Du moins, la conscience de l'écrivain
n'est-elle pas surprise. Il s'amuse. Notre langue en
a vu bien d'autres et ne s'en porte que mieux. En-
nuyée de la monotonie solennelle de ses professeurs,
elle n'est pas fâchée de s'émanciper quelquefois en
douteuse compagnie. Il ne lui déplaît pas d'être un
peu chiffonnée, ni même battue au cours de ses es-
capades. Rien de vital n'est engagé dans des aven-
tures de ce genre ; elle gagne en souplesse et en vi-
vacité pittoresque ce qu'elle perd en dignité. Par
malheur, Joris-Karl ne s'en tient pas là. Il cherche
délibérément à détruire l'organisme de notre prose.
Pétrie par ses rudes mains, cette merveille de flexi-
bilité et d'aisance devient quelque chose d'informe,
un monstre sans nom qui saigne, qui hurle et qui
s'abat pantelant à la fin de chaque phrase.
Pour parler plus simplement, disons qu'il manque
un sens à Durtal, le sens du rythme qui est, peut-
être, le sens français par excellence. Il n'écrit, pour
ainsi dire, qu'avec ses yeux, et ne semble pas écou-
ter le bruit de ses phrases. Prenez garde, il écoute
bien, mais une étrange perversité lui fait rechercher
les cahots les plus douloureux, les chutes les plus
HUYSMANS 289
lamentables. Et, pour que rien ne soit épargné à
notre souffrance, ces perpétuelles cassures ne sont
pas abandonnées à la négligence ou au caprice. Cette
arythmie a son rythme qui en décuple et en con-
sacre l'horreur, Huysmans coupe sa prose avec une
scie de l'âge de pierre, l'oreille dressée dans l'attente
du craquement final, il écrit le plus tranquillement
du monde :
Oui, je dois vous avertir, maintenant, que l'on mange,
ainsi qu'au cloître, ici.
Et il achève sa Vie de sainte Lydwine par ces pa-
roles :
11 semble que, si l'on écoutait bien dans les Pays-Bas,
l'on entendrait les vieux ossements et la poudre de ses très
antiques saints, bruire.
Il n'y a pas de doute. Gela est voulu, cherché, ca-
ressé avec une joie mauvaise. Ici, du moins, le sup-
plice ne dure pas, l'angoisse est brève, mais si le
malheureux nous embarque dans une de ces grandes
périodes dont il a fixé la formule, nous défaillerons
en chemin :
On abusait, d'ailleurs, plus ou moins poliment, de sa pa-
tience ; sous prétexte qu'elle était de caractère bénin et
d'opinion utile, l'on venait, pour des vétilles, l'empêcher de
souffrir à son aise et combien qui la dérangeaient de ses
colloques avec les anges, par simple curiosité, pour savoir,
par exemple, quand aurait lieu l'avènement de l'Antéchrist
qu'elle disait devoir être certifié, l'année où il naîtrait, par
ce signe que, dans son pays d'origine, trois gouttes de
sang découleraient de chaque feuille d'arbre ; ou bien en-
core pour la consulter sur des cas oiseux tels que celui-ci,
II 19
290 L INOL'IETUDE RELIGIEUSE
présenté par nne femme qui s'était introduite chez elle, afin
de lui demander s'il valait mieux qu'elle travaillât ou quelle
se tournât les pouces.
Je le répète, nous sorames en présence d'un véri-
table système. C'est malgré lui que Huysmans n'écrit
pas toujours de la sorte. Quand il est en verve,
quand sa palette le grise, les vives émotions qu'il
nous procure nous empêchent d'entendre la cruelle
musique de ses phrases qui n'obéissent presque ja-
mais aux lois du rythme français. Pour se faire une
justeidée delà haine qu'il a vouée à notre langue, il
faut arrêter cet écrivain aux passages, hélas ! trop
nombreux, où, ramené de force à la difficulté capitale
de son métier, il se débat dans les abstractions.
Peindre, chanter, cela n'est qu'un jeu pour un artiste
ou pour un poète. La vraie maîtrise d'un prosateur
ne se révèle que lorsque celui-ci se trouve aux prises
avec la raison, avec la pure lumière, ou bien avec
ces mille riens que le discours ne peut omettre et
qui, pourtant, ne souffrent pas de parure.
« Oui, je dois vous prévenir, maintenant, que l'on
mange, ainsi qu'au cloître, ici. » Tous les Téniers,
tous les Breughel du monde n'arriveraient pas à ren-
dre pittoresque la banalité de cette phrase, et cepen-
dant de Rabelais à Charles Nodier tous nos maîtres
auraient, sans même y songer, trouvé le moyen de
dire cela, non pas avec élégance, mais de façon à
nous charmer. En face d'une telle matière qu'il ne
peut cependant esquiver toujours, Huysmans perd
tous ses moyens. Mais dès qu'il se met à parler rai-
son, il paraît encore plus misérable. Ses pages d'apo-
logétique, à propos des miracles de Lourdes, infini-
ment touchantes par la vive foi qui les anime, sont
HUYSMA.NS 291
par moments à faire crier : «... Or cet être est invi-
sible, ce n'est donc pas un homme ni une femme ;
c'est qui alors ? »
Voilà bien, si je ne me trompe, le crime irrémis-
sible dont je parlais tantôt. De telles phrases expli-
quent l'antipathie profonde et violemment injuste
que plusieurs ont éprouvée à l'endroit de ce grand
artiste. Paul de Saint Victor, — qui, pourtant, n'était
pas athénien, — s'il arrivait qu'on prononçât devant
lui le nom de Huysmans, se levait et faisait mine de
sortir, et, en lisant le premier manuscrit de ce ter-
rible homme, l'éditeur Hetzel pensa revoir les incen-
dies de la Commune. Pourquoi tant de colères? Di-
sons simplement que Joris-Karl n'est pas Français,
et, après avoir délivré notre âme, laissons-nous pren-
dre au prestige de ce Flamand, louons Durtal d'avoir
gardé sa manière savoureuse et l'originalité de son
talent.
Tel quel, il venait à nous avec l'ambition de ser-
vir l'Église et tel quel, l'Église agréa ses services. Il
avait besoin d'elle, et elle, à son tour, si je n'ose dire
qu'elle avait besoin de lui, saurait du moins utiliser
jusqu'aux outrances de ce converti. Habitué à dé-
crire toutes les formes de la vulgarité et de la lai-
deur, Huysmans devait trouver dans le monde reli-
gieux, matière ou du moins prétexte à l'exercice de
cette faculté d'exaspération qu'il avait laborieuse-
ment cultivée en lui depuis tant d'années. Mais les
lecteurs avertis n'eurent garde de prendre trop au
sérieux ces amusantes colères, à peine moins artifi-
292 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
cielles que l'ivresse pindarique de Boileau. Ceux qui
parlent tragiquement de ses blasphèmes auraient pu
tout aussi bien le traîner en cour d'assises pour avoir
un jourdemandéqu'on étranglât les petits enfants qui
l'empêchaient de dormir. A la vérité, dévots et dé-
votes, marchands de la rue Saint-Sulpice, « églisiers
et sacerdotes», prédicateurs et bâtisseurs d'église,
ce libre prêcheur n'oublie et n'épargne personne.
Est-ce un grand mal? Oui, s'il ne fait aucune distinc-
tion entre les défaillance^; humaines et l'indéfectible
sainteté de l'Église, entre les dévotes et la dévotion,
les fautes contre le goût et les péchés véritables ;
oui, s'il ne bat pas sa coulpe en même temps que la
nôtre ; oui encore, s'il ne nous prévient pas lui-
même, et de vingt façons, qu'il force la note à plai-
sir ; oui enfin, si ses plus violentes colères ne sont
pas, comme écrivait Joseph de Maistre, « les colères
de l'amour ».
D'ailleurs, il ne dit rien qui n'ait été dit avant lui
et souvent avec la même rudesse, par des laïcs
aussi bien que par des prêtres. Sur le vieux thème
toujours de saison, il verse à pleines mains le poivre
endiablé dont il a trouvé la recette, courte brûlure
qui ne pénètre jamais dans les chairs. Ce qu'il écrit
tout haut, des centaines de prêtres et de religieux le
pensent, le disent môme. VOblat, — cette sorte
d'examen de conscience à l'usage du catholique mo-
derne, — n'est, en vingt endroits, que l'écho, assour-
dissant, mais Adèle, des colloques authentiques
du Val-des-Saints.
Pour ma part, je ne comprends pas que l'idée ait
jamais pu venir à personne de voir en de telles pages
une révolte contre l'Église. « Si les papes du Irei-
HUYSMANS 293
zième siècle, écrit à ce propos M, Sageret, peuvent
être contents de lui, Léon XIII et Pie X auraient eu
le droit de se plaindre, car il maltraite sa mère
l'Église comme ne le ferait pas un libre penseur, je
veux même dire un libre penseur sectaire. » La pau-
vre équivoque et la plaisante sollicitude I^QueM. Sage-
ret quitte ce souci. Huysmans maltraite un certain art
pseudo-religieux, et cet art n'est pas l'Eglise. Aucun
paratonnerre sacré ne couvre ces officines sur les-
quelles Durtal appelle le feudu ciel. En de telles ma-
tières, l'autorité religieuse que retiennent des besoins
plus pressants, abandonne volontiers la défense de
ses vrais intérêts à des tirailleurs indépendants, à
Huysmans aujourd'hui, comme autrefois au jeune
pair de France qui prêcha la même croisade. Au
siècle des humanistes, lorsque un cardinal cicéronien
déclara que le latin du bréviaire lui déchirait les
oreilles, les gardiens de la foi ne s'alarmèrent pas,
et quand, plus tard, le latin ecclésiastique eut rega-
gné la faveur des âmes pieuses, on laissa dom Gué-
ranger maudire, à son aise, les complices de San-
teul. A plus forte raison, Huysmans aura-t-il le droit
de protester contre la niaiserie de certains cantiques
et la laideur du chemin de croix de Lourdes. Ta-
bleaux, statues, basiliques, habitudes extérieures de
la piété catholique, à qui fera-ton croire que, dans
tout cela, il n'y a rien chez nous que le bon sens et
le bon goût ne condamnent, et qui prétendra jamais
que de telles excroissances fassent partie de la tradi-
tion ? Au lieu de paraître confondre ce qu'il y a de
plus beau et de plus saint au monde avec des vulga-
rités et des bassesses parasitaires, ne devons-nous
pas plutôt remercier le rude polémiste qui nous force
29i L INQUIETUDE RELIGIEUSE
bon gré, mal gré, à affirmer ces distinctions néces-
saires, à revenir aux pures sources de la vie chrétienne
et de l'art chrétien?
C'est là, en elTet, un des plus précieux services
que Durtal nous ait rendus. En une série d'ouvrages
qui forment comme un génie du catholicisme, il a ra-
fraîchi l'imagination religieuse d'une foule de lec-
teurs. Maître excellent, très exclusif sans doute, mais
que peuvent suivre avec profit ceux-là même qui
comptent bien rester fidèles à d'autres maîtres, à
saint François de Sales, à saint Ignace, à Pascal, à
Fénelon, à Lacordaire, en un mot, au catholicisme
moderne dont l'oblat n'a pas soupçonné les incompa-
rables richesses.
Il n'est, en efîet, il ne pouvait être qu'un primitif.
Or, on sait bien, et ce n'est pas ici le lieu de l'éta-
blir, on sait que le retour aux primitifs est une des
plus vives fontaines de jouvence pour les littératures
épuisées. Fatigué de l'impeccable froideur des
œuvres de convention, on se tourne avec ravissement
vers un bas-relief gothique ou vers une miniature de
missel. 11 n'est pas jusqu'aux maladresses de l'ou-
vrier qui n'ajoutent un charme printanier à ces
vieilles choses et ne prêtent même à de véritables
clichés un air de naïveté et de fraîcheui". Ces sublimes
apprentis, on ne les voudrait pas plus parfaits : on
les aime d'avoir quelquefois trop appuyé sur la cou-
leur, exagéré les gestes, tout sacrifié au triomphe de
l'expression. Uniquement soucieux de peindre ce
qu'ils ont vu, et comme ils l'ont vu, et, en même
HUYSMANS 295
temps, de faire transparaître dans leur œuvre les
idées simples et vives qui les occupent eux-mêmes,
ils deviennent, pour des imaginations paresseuses
et pour des intelligences irréelles, d'admirables mo-
dèles de vérité et de verdeur.
11 nous faut ranger Huysmans parmi ces modèles.
Primitif un peu mûr si l'on veut, son vocabulaire est
plus riche, sa palette plus variée, sa technique plus
sûre et ses défauts plus irritants ; mais, par le fond
de son art, il ne diffère pas des maîtres anciens. Chez
lui et chez eux, c'est la même crudité dans les im-
pressions, la même simplicité anguleuse des idées,
le même dédain des mièvres élégances, la même re-
cherche des effets grotesques. Les passages qui nous
déconcertent le plus dans son œuvre auraient semblé
tout naturels à ses devanciers. Sans doute, leur vrai
mérite, à eux comme à lui, n'est pas précisément
dans cette liberté de propos et ces images vulgaires,
mais bien dans l'ingénuité du regard et la robuste
franchise qu'attestent ces exagérations innocentes.
Au contact de ces libres artistes, on prend une haine
plus décisive contre les élégances banales que cer-
tains de nos ancêtres nous ont léguées. Voir d'un
regard tout neuf les vieilles choses, comprendre, ai-
mer d'une sympathie très jeune et presque enfan-
tine les vérités traditionnelles, les mystères de la foi
et les textes liturgiques, c'est, en un mot, toute l'es-
thétique religieuse de notre moderne primitif. Comme
tout le monde, Huysmans ne se connaissait qu'à
moitié. 11 s'était pris, de bonne foi, pour un érudit,
et cette naïve illusion aurait gâté un écrivain moins
éloquent et un artiste moins pittoresque. En vérité,
il n'a que faire de la documentation tumultueuse qui
296 L INQUIETUDE UELIGIELSE
encombre certains de ses ouvrages. Le missel, le
bréviaire, le plain-chant et les vieilles images lui suf-
sent. Il rajeunit tout ce qu'il touche, et, guidé par lui,
on croit lire pour la première fois les prières de tous
les jours.
Apprécié de ce point de vue, VOblat, ce commen-
taire illustré de l'année chrétienne, me paraît le plus
intéressant et le plus révélateur de tous ses livres.
En route est encore haletant, confus, tapageur
comme les derniers instants d'une traversée ora-
geuse. La Cathédrale a été bâtie avec trop de hâte
dans l'éblouissement d'une fraîche découverte. Ses
autres livres laissent peut-être moins de place aux
confidences personnelles. A Ligugé, au contraire, le
fracas des premières émotions et des premières sur-
prises s'est calmé. Un simple chrétien, semblable
à chacun de nous, consigne au jour le jour ses
propres expériences. Durtal s'installe. Il rentre dans
la vie commune. La bonne petite maison à l'ombre
de l'abbaye, le jardin potager côtoyant le jardin
mystique, c'est là que notre imagination aime à le
prendre. On le voit au naturel, bon enfant qui se
permet parfois quelques bouderies inofl'ensives pour
mieux se rappeler que le vieil homme n'est jamais
tout à fait mort, d'ailleurs pleinement docile aux
mains affectueuses et à la grâce invisible qui le con-
duisent. Plus d'inquiétudes, plus de secousses et en-
core moins d'amertume. Ces pages, plus vraies en-
core, s'il est possible, que les autres, ou qui, du
moins, sont vraiesd'une vérité plus humaine, laissent
une impression délicieuse de simplicité, de paix,
j'allais dire de confort. Mieux que Rome et Loretle
ou que la Bonne souffrance, les détails minutieux du
HUYSMANS 297
livre montrent avec quelle facilité une âme de bonne
volonté se prête aux simples exigences, à la saine
monotonie de la vie chrétienne. Ceux-là seuls qui
ignorent tout de cette vie ont pu voir dans VOblat
l'aveu de je ne sais quelle déception tragique. Il n'y
a pas trace de déception dans ce livre où le converti
étale avec sa probité ordinaire les petites misères des
saints, l'image réelle delà sainteté. Croyez-en plutôt
l'immense détresse de l'oblat à la vue du cloître vide
et de l'église dévastée : « Ah ! bonne mère la Vierge,
et vous, pauvre saint Benoît, c'est fini, la lampe
s'éteint ! »
C'est que, en réalité, ce primitif se trouve chez lui
dans cette maison du passé oîi les contemporains de
sainte Lydvvine l'auraient rencontré sans surprise.
Loin de ce cadre vénérable, il ressemble à un exilé.
Aux heures ténébreuses de sa jeunesse, il a bien pu
se prendre lui-même pour un décadent, et répéter,
avec un semblant de conviction, la prière de Baude-
laire à la mort, au « vieux capitaine », qui seul peut
guérir notre ennui en nous montrant du « nou-
veau » :
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte I
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu'importe?
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau * I
De même, dans les contorsions auxquelles nous
font assister les premiers ouvrages de Huysmans, on
a cru voir un etîort d'adaptation aux subtiles mala-
dies de nos races finissantes. Efîorts à contre-sens,
1. .remprunte ce souvenir à une étude ingénieuse de
M. A. Praviel.
298 I' INQUIETUDE RELIGIEUSE
illusion totale, aucun artifice n'étouffera jamais chez
Durtal l'instinct de sa vraie nature qui le ramène
vers le passé. Décadent, lui ! il n'est même pas mo-
derne. C'est un malade qui cherche à se ressaisir au
lendemain d'un long cauchemar. Pour se retrouver
enfin, il n'a qu'à regarder en arrière, qu'à revenir à
ces croyants d'autrefois qui déjà l'appellent et aux-
quels il ressemble de toute façon. Chez eux et chez
lui, même simplicité et tranquillité de foi, mêmes
formes de prière. Il continue leurs naïves enlumi-
nures, il s'enchante avec eux, des mêmes légendes.
Il a visité sainte Hildegarde, il a brossé des décors
pour le théâtre de Hroswita, il s'est agenouillé près
de la mère de Villon :
Au moûtier vois dont suis paroissienne
Paradis peint où sont harpes et luz
Et un enfer où damnés sont boullus.
Cette impossible métempsycose, rêvée jadis par
quelques romanciers, et poursuivie avec une si belle
ardeur par les catholiques romantiques, s'opère chez
Durtal d'une manière toute naturelle. A ce propos, il
serait curieux d'esquisser un parallèle entre Sainte
Lydwineei la Sainte Elisabeth de Montalembert. De
ces deux écrivains, celui-ci déploie assurément plus
de couleur locale. Loin de se servir du français d'au-
jourd'hui ou d'après-demain, Montalembert tâche de
retrouver les formes ingénues des vieux hagio-
graphes. Mais cet effort, auquel nous devons un si
beau livre, trahit, chez le journaliste de l' Avenir, xiirn
sorte d'heureuse impuissance. Aussi croyant qu'on
l'était au moyen âge, plus peut-être, à mon humble
avis, Montalembert reste moderne, au sens le plus
HUYSMANS 299
généreux de ce mot. Semblable à ces hommes du
Nord que l'Italie a séduits et qui cherchent vaine-
ment à se faire une ame latine, il aime d'autant plus
sainte Elisabeth qu'il se sent, en réalité, plus loin
d'elle. Huysmans, au contraire, se promène dans la
légende avec l'aisance d'un reporter et le sans-façon
d'un contemporain. Pour lui, le temps n'a pas mar-
ché depuis le jour où le poète de Saint- Victor ciselait
ses proses divines, et où ses propres amis, maçons,
peintres et sculpteurs, achevaient la parure de Notre-
Dame de Chartres. La pensée chrétienne, la mystique,
l'art, tout ce qui compte pour lui en ce monde s'est
arrêté là.
Primitif, et de toute son âme, il faut toujours reve-
nir à ce caractère, si l'on veut connaître, non pas
l'indicible secret de cette conversion, mais la can-
deur et la simplicité absolues de ce converti. Rien de
plus confiant que sa foi. A ceux qui lui demandent
ses raisons de croire, il répond, avec une conviction
plus éloquente que tous les arguments :
Ma foi ne repose ni sur ma raison, ni sur les perceptions
plus ou moins certaines de mes sens ; elle relève d'un sen-
timent intérieur, dune assurance acquise par des preuves
internes... la Mystique est une science résolument exacte,
j'ai pu vérilier un certain nombre de ses eiïets et je n'en
demande pas davantage.
Certes, plus d'un contemporain en dirait autant,
mais non sans glorifier ces « preuves internes » en
montrant comment elles ont vaincu nos modernes
« raisons de douter ». Pour Huysmans, ces difficul-
tés n'existent pas. La crise de la foi n'est qu'une crise
morale ; on ne croit pas, parce que l'on ne veut pas
300 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
croire, et l'on ne veut pas croire, uniquement, parce
que la foi chrétienne nous impose de changer de vie.
« Le miracle est, en somme, le coup de glas des pas-
sions terrestres ; l'on comprend pourquoi l'on n'en
veut pas. »
Comme on le voit, s'il n'est pas un décadent, il est
encore moins un dilettante. Dans sa pensée, l'art et
la vie, l'imagination et la dévotion, les joies litur-
giques et les aspérités du Décalogue sont insépa-
rables. Des Esseintes est bien mort ; on a vendu ses
bibelots à l'encan, et si Durtal a retenu quelques
chasubles, ne craignez pas que cette conscience très
sincère et clairvoyante confonde jamais de simples
recherches d'art avec la vraie religion. Le musée
s'est bel et bien changé en chapelle. Les reliques
du passé qui jadis absorbaient l'artiste, aident main-
tenant le chrétien à exprimer sa propre prière, à
vivre les réalités de la foi en parfaite communion
avec ses vieux maîtres. Qui en douterait de ceux qui
l'ont lu? Gomme le dit un bon juge : « Il est des
choses que l'artiste ne peut rendre s'il ne les a long-
temps vécues ' . »
Voici, en etîet, la rare merveille. Une singulière
providence a voulu que l'auteur de A rebours contri-
buât plus qu'aucun laïc ne l'avait fait depuis bien
longtemps à ressusciter la littérature pieuse. Jusqu'à
Huysmans, les artistes chrétiens de la plume s'arrè-
1. DoM J.-N. Resse : Huysmans, artiste de la douleur
chrétienne (Gazelle de France, 19 mai 1907.)
HUYSMANS 301
laienl, le plus souvent, au seuil du lemple. Apolo-
gistes, historiens, hagiographes, ils faisaient le tour
du cercle mystique sans oser pénétrer dans le saint
des saints. Les uns donnaient la chasse aux impies,
les autres spéculaient sur les harmonies de la foi avec
la raison, ou décrivaient la grâce divine telle qu'elle
se reflète dans Tâme des saints. Leur étude s'atta-
chait de préférence à ce qu'on pourrait appeler les
dogmes extérieurs de l'Église et aux assises de la re-
ligion. Seules, quelques rares confidences et une
certaine ardeur cordiale laissaient entrevoir le mys-
tère de leur propre vie intérieure, et parfois leurs
notes posthumes révélaient aux amis mêmes de ces
écrivains que ces existences généreuses ne s'étaient
pas uniquement passées près des portes de l'Eglise
et sur le rempart. Le cœur se serre à la pensée que
Pascal, s'il eût vécu, aurait sans doute jeté au feu la
plus belle prière que le grand siècle nous ait léguée,
le Mystère de Jésus. D'un accord tacite, on abandon-
nait aux prêtres le monopole des livres de dévotion,
si bien que, le diable aidant, les œuvres mystiques,
rédigées loin du monde et par des hommes qui ne
parlaient pas la langue commune, étaient comme
une bibliothèque fermée, nourriture d'un petit trou-
peau d'exception, et pratiquement inaccessible à la
foule des « honnêtes gens ». Pium est, non legilur,
et, quand par aventure, un laïc de bonne volonté se
risquait à oublier cette consigne, c'était miracle s'il
ne mettait pas la main sur quelqu'une de ces contre-
façons innombrables qui ont fait oublier aux fidèles
d'aujourd'hui les chefs-d'œuvre de notre littérature
pieuse.
Aussi quelles ne furent pas la surprise, l'émotion.
302 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
la joie de ceux qui trouvèrent, dans En Route ^ un
manuel du pénitent; dans la Cathédrale et VOblat,
un livre d'heures, une Année liturgique, une série
^'élévations sur les mystères ; dans Sainte Lydwine,
un chemin de la croix ; dans les Foules de Lourdes,
le plus vivant des mois de Marie. Ce fut une révéla-
tion, comme aux temps lointains oîi la Vie dévote,
gerbe de fleurs présentée par la bouquetière Glycera,
étonna, ravit et conquit les « gens du monde ». Par
des procédés tout différents, ces deux écrivains opé-
raient le même insigne miracle : ils humanisaient la
dévotion, ils la mettaient à la portée du commun des
hommes sans la ravaler et sans l'affadir. Je n'entends
rien dire autre chose par ce rapprochement qui éton-
nera peut-être. Il ne s'agit pas ici de délicatesses lit-
téraires, et, sur ce point, j'ai déjà trop dit que je
préférais le lis des Alpes aux tulipes du pays fla-
mand. Qu'importe ! La prose bizarre et tourmentée
de Huysmans traduisait d'une façon très opportune
les expériences d'une âme sincère et donnait une sa-
veur contemporaine à la mystique de tous les temps.
Allégés de quelques pages un peu trop vertes, ses
livres, délices des raffinés, offrent un aliment délec-
table à la méditation des âmes pieuses. S'il est trois
fois certain qu'un simple amateur ne saura jamais
écrire une vraie prière, — je veux dire une prière
que le lecteur puisse faire sienne et réciter devant
Dieu, — il n'est pas moins vrai que cette faculté
bienfaisante a été refusée à de véritables saints. Tra-
duire mot pour mot, fixer toute chaude sa propre
prière, ce n'est pas assez ; il faut encore le je ne sais
quoi, le don incommunicable, l'étincelle, enfin, qui,
par une vive soudure, soumette la ferveur person-
HUYSMANS 303
nelle du chrétien à la maîtrise de l'artiste. Huysmans
a reçu ce don. A telles pages de ses livres, on croise
involontairement les mains, on voudrait, on devrait
même continuer à genoux :
Vous êtes évidemment Celle qui se promena sous des
figures, sous des noms divers, dans l'Ancien Testament.
Vous êtes, — sans crèche et sans croix, — la Vierge anté-
rieure aux Évangiles.
Vous êtes la fille de l'impérissable Dessein, la Sagesse
qui est née avant tous les siècles...
Vous êtes donc, sous un nouvel aspect, la plus ancienne
des Vierges...
L'Immaculée Conception nous ramène, à travers la Bible,
jusqu'au chaos de la (îenèse... et, forcément, je pense à
Eve, devenue sainte maintenant, et qui, désolée par les
douleurs de ses descendants, par ces maladies affreuses
qu'ils n'auraient pas connues, sans sa faute, se tient là,
près de Vous, et vous supplie de payer à ces malheureux
sa dette, de les guérir.
Et Vous, qui ne fîtes point ici-bas de miracles, de votre
vivant. Vous en faites maintenant, et pour elle et pour
nous. Lumière de bonté qui ne connaît pas les soirs, havre
des pleure-misère, Marie des compatissances, Mère des
pitiés !
Je voudrais pourtant, avant de finir, rappeler en
quelques mots le divin travail qui a transformé, tout
ensemble, et son âme et son génie.
La conversion de son génie est, pour ainsi dire,
palpable. Huysmans qui, jusqu'à ce jour, se tenait
<( à raffut des sites disloqués et dartrcux », découvre
enfin la beauté parfaite. Alïranchi de l'étroite et
304 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
basse formule qui le garroUail, il se révèle poète et,
sans renoncer aux anciennes prouesses de son pin-
ceau naturaliste, il laisse un libre essor aux puis-
sances de lyrisme qui dormaient en lui. Désormais,
au moment même où il paraîtra se délecter autant
que jamais dans sa première manière, et où quelques-
uns seraient presque tentés delui fausser compagnie,
une soudaine explosion de poésie refoulera les
basses images et les descriptions irritantes. Réalisme
et poésie, photographie brutale des vulgarités quo-
tidiennes et libres effusions d'une sensibilité élo-
quente, ces deux manières vont, je ne dis pas se
fondre, mais se juxtaposer dans cette œuvre étrange
Juxtaposition rugueuse, criarde souvent, mais féconde
en surprises pittoresques et très curieuse à suivre
pour ceux qui veulent connaître la vie intérieure de
Huysmans. Sans transition, sans préparation d'aucune
sorte, brusquement, il nous transporte de Mont-
martre à Fiesole, et du parvis céleste aux plates-
bandes potagères. Un même chapitre de lui touche
plusieurs fois aux pôles extrêmes de l'art, et ce va-
et-vient est si fougueux, la griffe de l'artiste si pre-
nante, qu'on n'a ni le temps ni le courage de deman-
der grâce, et d'admirer à loisir les passages qui seuls
nous enchantent. Nous l'avons vu, par exemple, dé-
valiser les plus vulgaires boutiques pour égaler, dans
sa prose enragée, la laideur même de certain art re-
ligieux contemporain. A la fin, les mots, les couleurs
lui manquent. Il s'arrête défaillant:
Ce n'est même pas cocasse, ce n'est même pas fou, c'est
puéril et c'est ganache ; ça vacarme et ça radote.
Enfin, cet inutile fracas s'apaise, l'injure brutale
HUYSMANS 305
se transforme en un sublime anathème, la colère dé-
cuple tout à la fois et purifie ses violences contre les
aberrations du g-oût dans l'architecture, la statuaire
et la musique religieuse.
C'est sa vengeance (du démon) contre Celle qu'il abhorre
et on l'entend très bien lui dire :
Je vous suis à la piste et partout où vous vous arrêterez
moi, je m'établirai ; vous ne serez jamais débarrassée de ma
présence... L'Art, qui est la seule chose propre sur la terre
après la sainteté, non seulement vous ne l'aurez pas, mais
encore je m'y prendrai de telle sorte que je vous ferai in-
sulter sans répit par le blasphème continu de la Laideur...
Tout ce qui vous représentera, Vous et votre Fils, sera
grotesque ; tout ce qui figurera vos anges et vos saints sera
bas...
Une autre page nous fait saisir, d'une façon encore
plus nette, le contraste que j'indique entre les tâton-
nements malheureux d'un écrivain qui persiste à
ignorer la première loi de son art, et les magnifiques
inspirations qui rachètent ces défaillances. Cette
page, mieux qu'aucune autre peut-être, nous livre la
formule de cette conversion littéraire; à ce titre, elle
restera.
Huysmans, les deux Huysmans, le vieil homme et
le nouveau, sont, à Lourdes, devant la grotte embra-
sée. Le premier, qui n'a pas besoin d'invoquer les
muses et d'attendre leurs réponses, parle d'abord.
Et tous ces cierges grésillent, se calcinent, différents se-
lon leurs rangs de taille et suivant leur prix ; les minus-
cules s'effondrent autour d'un pied de mèche qui champi-
gnonne, en passant du rouge cerise au noir ; de plus gros,
plus lentement, sépuisent en des ruisseaux d'eau de riz
qui se congèlent, peu à peu, en des plaques d'un blanc
II 20
306 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
gras; d'autres se trient de cannelures et ressemblent, avec
leurs sillons vermiculés et leurs exostoses aux branches
verruqueuses des ormes...
J'abrège, car le reste — trois pages encore — ne
vaut pas mieux. Enfin, cependant, le poète, le con-
verti, se réveillent. Le néant de [cette description
semble l'accabler. Il prend un manuel de symbolique
et cherche péniblement à interpréter ce tableau. Mais
tout ce que lui fournissent les livres est bien vide, et
l'écrivain en détresse prend le seul parti qui lui reste,
il oublie la page à faire et, simplement, se met à ge-
noux. Or voici que la scène trois fois banale se trans-
figure. Une immense vague de pitié, de tendresse et
de foi submerge les ridicules détails et nous jette en
présence des réalités invisibles.
Le spectacle de ces milliers de cierges en ignition est
admirable !
Quels navrements désordonnés et quels espoirs troublants
ils recèlent ! De combien d'infirmités, de maladies, de cha-
grins de ménage, d'appels désespérés, de conversions, de
combien de terreurs et d'affolements ils sont l'emblème !
Cette grotte, elle est le hangar... où tous les écrasés de la
vie viennent s'abriter..., le refuge des existences condam-
nées, des tortures que rien n'allège ; toute la souffrance de
l'univers tient condensée en cet étroit espace.
Ah I les cierges, ils pleurent des larmes désolées de
mères... et tous sont fidèles à la mission dont ils furent
chargés ; tous, avant d'expirer, se tordent plus violem-
ment, jettent un dernier cri de leurs flammes devant la
Vierge.
Mais la transformation de son âme nous paraît en-
core et plus complète et plus intéressante que le plein
épanouissement de son talent. D'année en année, de
I
HUYSMANS 307
livre en livre, onvoitcelte âme monter jusqu'à l'étape
suprême qui couronnera son ascension généreuse.
Certes, il partait de loin; de moins loin, sans doute,
qu'on ne l'a souvent répété ; mais enfin, il avait beau-
coup à apprendre : son catéchisme d'abord, les
dogmes et les mystères de la religion. Il se mit doci-
lement à l'école des artistes chrétiens, des mystiques
et des maîtres inconnus qui, mieux que les docteurs,
nous ont enseigné ce qu'il faut croire en nous mon-
trant comme il faut prier. Ici encore, il reste un pri-
mitif, et. sur quelques points, sa philosophie reli-
gieuse, indifférente aux difficultés et aux besoins
d'aujourd'hui, ne me paraît pas suffisante. Lui-même,
d'ailleurs, il lui arrivait d'être de son temps comme
tout le monde, et il se rapprochait parfois de cette
religion plus humaine, plus simple, plus vraie, qui,
pour se montrer moins friande de légendes merveil-
leuses, ne s'incline pas avec moins de soumission
devant le mystère. Quant aux principes essentiels et
immuables du christianisme, Huysmans se les était
assimilés avec une intelligence, une souplesse et une
ferveur admirables. Ce revenant des cénacles les plus
fermés, ce raffiné qui a passé sa vie à se calfeutrer
contre les foules, a pourtant célébré, avec une émo-
tion profonde, le dogme de la communion des saints;
ce délicat, ce douillet, a écrit sur la rédemption par
la douleur et sur la souffrance chrétienne un livre
entier et vingt autres chapitres qu'on ne peut lire sans
trembler, et qui, nous l'avons bien vu depuis, trahis-
saient l'intime secret de son âme.
Elle fut la première née de l'œuvre de l'homme et elle
le poursuivit depuis lors sur la terre, par delà le tombeau,
jusqu'au seuil même du paradis...
SOS L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Odieuse à tous et détestée, elle martyrisa les générations
qui se succédèrent; de père en fils, l'antiquité se repassa
la haine et la peur de cette Préposée aux œuvres divines,
de cette Tortionnaire, incompréhensible pour le paganisme
qui en fit une déesse mauvaise, que les prières et les pré-
sents n'apaisaient pas.
Elle marcha sous le poids de la malédiction de l'huma-
nité pendant des siècles ; lasse de ne suggérer dans sa be-
sogne réparatrice que des colères et des huées, elle atten-
dit, elle aussi, avec impatience la venue du Messie qui
devait la rédimer de son abominable renom et détruire ce
stigmate exécré qu'elle portait sur elle...
Elle ne fut vraiment l'amante magnifique qu'avec
l'Homme-Dieu ; sa capacité desoutlrance dépassait ce qu'elle
avait connu. Elle rampa vers Lui en cette nuit eflrayante,
où, seul, abandonné dans une grotte, il assumait les pé-
chés du monde, et elle s'exhaussa dès qu'elle l'eut enlacé
et devint grandiose. Elle était si terrible qu'il défaillit à
son contact.
Son agonie, ce furent ses fiançailles à elle...
Et quand le moment suprême des noces fut venu... elle,
comme la pauvreté dont parle saint François, monta délibé-
rément sur le lit du gibet, et, de l'union de ces deux réprou-
vés de la terre, l'Église naquit; elle sortit en des flots de
sang et d'eau du cœur victimal et ce fut fini ; le Christ,
devenu impassible, échappait pour jamais à son étreinte ;
elle était veuve au moment même où elle avait été enfin
aimée, mais elle descendait du Calvaire, réhabilitée par cet
amour, rachetée par cette mort.
On a parlé de son « manque naturel de tendresse »,
de son « mépris de la femme, de toutes les femmes ».
C'est toujours qu'on ne l'a pas lu, car vraiment il a
exprimé sa dévotion à la Vierge, en des termes dont
saint Bernard lui-môme ne dépasse ni la vérité ni la
tendresse. Les scrupules, l'intimité frileuse, la naï-
HUYSMANS 309
i
veté enfantine de ceUe dévotion sont ce qu'on peut
imaginer de plus exquis. Comme sainte Lydwine, et
avec une même familiarité suave, il s'approche du
crucifix.
Elle eût voulu être, parmi eux, derrière eux, se rendre
utile à quelque chose, en passant aux Saintes Femmes l'eau,
les herbes, le bassin, l'éponge pour laver les plaies ; elle
eût voulu être leur petite servante, leur prêter ses plus
humbles services, sans même être vue ; il lui paraissait
maintenant qu'elle appuyait ses pieds sur les pas du Fils,
qu'en souflrant, elle s'emparait d'une partie de ses dou-
leurs, et les diminuait d'autant ; et elle convoitait de tout
lui ravir...
Non, il ne manquait pas de tendresse, pas plus
qu'il ne manquait de charité. Il écrivait comme on
parle, entre amis qui se comprennent et qui répon-
dent à une exagération par une exagération con-
traire. Il traitait les autres comme il se traitait lui-
même avec une sorte de bonhomie violente. L'idée
qu'on le prendrait à la lettre, et que son f ranc-parler
pourrait faire des victimes ne lui venait même pas.
Ce fut pour lui une stupeur — je m'en souviens —
quand un jour des plaintes trop bruyantes lui révé-
lèrent des susceptibilités qu'il ne prêtait pas aux
autres, parce que lui-même il en était incapable. Une
stupeur, et une peine très vive. Ses derniers ou-
vrages témoignent du scrupule qui le tint dès lors.
11 évita de citer des noms: il essaya même d'esquis-
ser, non pas tout à fait des compliments, mais des
paroles aimables à l'adresse de certaines gens qui ne
lui inspiraient aucune sympathie. Pour apprécier des
hommes comme lui, il faut pourtant leur tenir
blO L INQUIETUDE RELIGIEUSE
compte de ce qu'ils pourraient écrire et de ce qu'ils
se sont défendu d'écrire. De ses plus belles colères,
la littérature fit d'ailleurs presque tous les frais...
Et me voilà, parlant de lui comme d'un saint per-
sonnage que je défendrais en cour de Rome contre
l'avocat du diable, glorifiant ses vertus et discutant
ses miracles, car aussi bien j'aurais pu rappeler que
plusieurs lui doivent leur conversion. El hœc est mu-
tatio dexterse Excelsi. Je ne sais pas si, dans quelque
cinquante ans, l'Académie française proposera aux
jeunes écrivains l'éloge de Joris-Karl Huysmans ;
mais je suis bien assuré que la légende pittoresque et
touchante de ce converti servira, longtemps encore,
à l'édification d'un grand nombre. Pourquoi ne réu-
nirait-on pas, en un petit volume de piété, les plus
belles prières de Huysmans? Le nom de l'auteur,
inscrit dans le ménologe bénédictin, s'effacerait peu
à peu de la mémoire des simples fidèles, et plus tard,
les moniales qui épelleraient les bizarres syllabes de
ce nom se croiraient peut-être en communion avec
quelque vieux moine, contemporain et confident de
sainte Lydwine. Mais nous qui l'avons connu, nous
retrouverions, dans ce petit livre, l'histoire intime de
sa vie et en récitant ses prières, nous penserions
qu'il les a récitées avant nous, du plus profond de
son cœur.
II
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI
§ 1. — Meinrad
Dans les premières années du dix-huitième siècle
un concours de circonstances assez bizarres amène
à l'abbaye bénédictine de Kremsmunster le jeune fils
d'un libre penseur anglais et d'une mère luthé-
rienne. Sur les instances d'un des moines de cette
abbaye, le P. Meinrad Helmperger, qui a rencontré
l'enfant dans les rues de Vienne, le P. Abbé, séduit
par l'espoir de conduire bientôt cette âme innocente
à l'orthodoxie, ouvre au petit luthérien les classes du
monastère. Edwin Mac Endoll entend bien garder
toujours la religion de sa mère et se défend de toutes
ses forces contre diverses tentatives de conversion.
Il lutte, mais déjà, sans le savoir, il est catholique.
Repris par son père qui fait avec lui un tour d'Alle-
magne, de tragiques péripéties achèvent de l'éclairer
surses véritables sentiments, et bientôt Edwin rentre
à Kremsmunster pour abjurer l'hérésie entre les
mains de Meinrad. Telle est, en deux mots, l'aven-
ture que nous conte la baronne de Handel-Mazzetli
312 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
dans le roman auquel elle a donné poui- tilrc : r An-
née mémorable de Meinrad Helmperger ' .
A le voir ainsi résumé, ce livre ne promet rien de
bien rare. On prévoit trop aisément la facile victoire
des moines et de la grâce, on imagine sans beau-
coup de frais comment une plume pieuse saura déve-
lopper les convenances naturelles et surnaturelles
qui préparent une jolie nature d'enfant à comprendre
et à aimer le « génie du catholicisme ». Bref, on est
tenté de se dire que le roman de la baronne de Ilan-
del-Mazzetti, œuvre d'édification, comme il y en a
tant, ne relève pas de la critique littéraire. Non pas,
ce qu'à Dieu ne plaise, qu'à notre sens l'aventure
manque d'intérêt. On voit de reste les redoutables
problèmes qu'elle pose et que, pratiquement, elle
doit résoudre. Puisqu'il s'agit d'un enfant, le vrai
drame ici n'est pas celui qui se déroule dans l'âme
du converti, mais bien dans celle des convertisseurs.
En face de l'enfant abandonné qu'ils adoptent pour
quelques semaines et que tôt ou lard ils devront
rendre à sa famille, quelle doit être la conduite des
moines de Krems ? Quelle doit être notre conduite à
tous envers ceux qui, ne pensant pas comme nous,
se trouvent, d'une façon ou d'une autre, en notre
pouvoir? Une fois sur cette piste, les chemins de la
réflexion se croisent à perte de vue. Mais le moyen
qu'un jeune auteur devine, dès son livre de début,
les richesses d'un pareil sujet ; le moyen qu'une chré-
tienne assez fervente pour écrire à la dernière ligne
de son travail la sainte devise: 0. A. M. D. G., ait
1. Meinrad Helmpergers denkwùrdiges Jahr. Kulturhisto-
cher Roman. Allgemeine Verlags-Gesellschaft, Mûnchcn, 1905.
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 313
la hardiesse de laisser les eaux tranquilles du roman
pieux et s'engage, toutes voiles dehors, vers les
troubles océans de la vérité humaine et de l'histoire ;
le moyen enfin que, si elle a voulu courir tant de
risques, la barque imprudente revienne au port sans
avoir même effleuré un seul écueil ? Et c'est là pour-
tant l'extraordinaire histoire de ce livre, la joyeuse
et piquante surprise qui nous attend dès les premières
pages et jusqu'à la fin nous amuse et nous ravit. Le
vaste et délicat problème est abordé de front et avec
tant de paisible courage que, par moments, on se de-
mande si l'auteur a conscience des difficultés qui le
guettent, des regards inquiets qui le suivent. Il res-
semble à un enfant qui joue innocemment sur la
margelle d'un puits et qu'on n'ose interrompre de
peur que la vue subite du danger ne lui fasse perdre
l'équilibre. Un enfant ! pourquoi essaierais-je de cor-
riger cette image? Ce livre 'est vraiment si jeune.
N'était la maîtrise de l'ordonnance et de l'expression,
le choix très sûr des scènes et des traits caractéris-
tiques, on croirait qu'Edwin Mac Endoll tient lui-
même la plume qui écrit cette douloureuse histoire.
L'enfant dit ce qu'il avu et comme ill'avu. Il ne cri-
tique pas, il se souvient, il raconte, et ce témoignage
est d'autant plus redoutable que celui qui le donne
n'en connaît pas la véritable portée. Mais, d'un autre
côté, la merveilleuse candeur du petit témoin nous
gagne, nous rassérène et nous arrête sur la pente des
généralisations trop amères. Tout ce qu'Edwin a
souffert, des moines d'abord, puis des luthériens, ne
l'empêche pas un instant de voir et d'entendre les
anges qui lui parlent par la bouche du moine Mein-
rad. Les observations les plus cruelles rejoignent
314 l'inquiétude religieuse
sans elîort dans ce livre des pages délicieuses que
Ton croirait tirées du journal d'un premier commu-
niant. Là est vraiment le charme et l'originalité de
cette œuvre. Certains romans religieux font figure de
pamphlets, d'autres ressemblent à de fades idylles,
Voici un romancier qui regarde et décrit d'un même
courage les réalités du ciel et les réalités de la terre,
un artiste trop scrupuleux pour ne pas s'interdire
résolument les mutilations et les mensonges, un
croyant trop convaincu pour douter du triomphe dé-
finitif de sa propre foi. Hâtons-nous de lui faire
fête.
Gravement inquiet sur la santé de sa femme, lord
Auguste Mac Endoll a' décidé d'envoyer son fils aîné
en Autriche et de le confier pour quelques mois à un
vieil ami, le comte de Vodropp. Un précepteur ita-
lien accompagne Edwin, et tous deux battent les
rues de Vienne où ils auront bientôt maille à partir
avec la foule qui a reconnu en eux des hérétiques.
Passe le P. Meinrad qui les sauve de cette bagarre.
Le soir tombe. Il est trop tard pour chercher la mai-
son de Vodropp. Le précepteur et l'enfant acceptent
pour une nuit l'hospitalité du moine. Une nuit !
Meinrad voudrait que ce fût toujours et il ne se ré-
signe pas à la tristesse de rentrer seul demain dans
son abbaye de Krems. Agglutinata est anima Jona-
thse... Habitué aux rudes fils des paysans autrichiens,
Meinrad s'est senti tout de suite attiré vers ce bel en-
fant aux boucles blondes qui confessait si courageu-
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 315
sèment sa foi luthérienne et brandissait sa mignonne
épée contre les manants. L'auteur romance trop ce
coup de foudre. Ces premières pages trop jolies tra-
hissent une certaine inexpérience que leur naïveté si
pure ne rachète pas tout à fait. Mais quoi, il faut que
l'impossible arrive, il faut que le petit gentilhomme
luthérien devienne l'hôte de Kremsmunster. Sans
cela, plus de roman. Si par bonheur, maintenant, le
comte de Vodropp avait jugé à propos de quitter
Vienne sans laisser d'adresse, ou d'être malade, ou,
plus simplement, de mourir ! Justement, il est mort.
Voilà qui va bien. Meinrad offre au précepteur em-
barrassé de se charger de l'enfant pour quelques se-
maines. Il s'engage à respecter la religion d'Edwin.
Le précepteur est pressé de rentrer en Angleterre où
quelque intrigue l'attend. Il consent à porter à lord
Auguste les propositions de Meinrad, et en attendant
la réponse paternelle, l'enfant pourra demeurer à
l'abbaye '.
Un dernier miracle, le consentement du P. Abbé,
et Meinrad tiendra son rêve. Car, vous le pensez
bien, ce n'est pas notre doux moine qui gouverne à
Kremsmunster. Les Meinrad ne sont abbés que dans
la légende. Le P. Abbé de notre histoire est forgé
d'un autre métal, et l'impulsif Meinrad, hier si vite
résolu, ne laisse pas maintenant de trembler im peu
quand, son captif à la main, il entre dans la redou-
table cellule où leur sort à tous deux va se décider.
Heureusement le petit Saxon ne tremble guère. Il
1. Souhaitons bon voyage au précepteur Valentini. Nous
ne parlerons plus de ce traître de mélodrame. Ce noir per-
sonnage, dessiné de chic, encombre trop souvent le roman
de sa présence inutile.
316 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
fixe de ses grands yeux bleus le redoutable person-
nage aux gestes de roi et refuse de baiser la main
qui déjà se tendait à ses lèvres. Cette jeune crânerie
ne déplaît pas à dom Alexandre. L'Église, pense-t-il
en souriant, prendra bientôt sa revanche, et déjà son
imagination conquérante humilie, au pied des autels,
cette victime que Dieu s'est choisie. Edwin est admis
à partager la vie des enfants que les moines de
Krems façonnent à la vertu et aux bonnes lettres. Le
drame commence.
Plus que Meinrad — lequel n'écoute que son cœur
— plus que le P. Abbé dont l'optimisme autoritaire
ne veut pas entrevoir même la possibilité d'une ré-
sistance à ses désirs, le P. Prieur a vu juste, de cette
courte justesse qui s'arrête aux conséquences immé-
diates d'une décision. Célibataire desséché qui re-
garde l'enfant comme l'ennemi, ou fanatique obtus
et de ceux qui auraient empêché le Christ de cares-
ser les fils des Sadducéens, ni la grâce ni la fierté
d'Edwin n'ont attendri sa dureté méfiante. Dans la
candeur de ces yeux, dans la fraîcheur délicate de
cette jeune tête, il voit grimacer le masque maudit de
Luther. Avec ce dangereux otage qu'on aurait dû
renvoyer sans retard au camp ennemi, le diable en
personne s'installe dans la maison sainte. D'ici à
vingt jours on le saura bien. Ayant ainsi prophétisé
de la voix et du geste, le Prieur regagne en grom-
melant sa cellule. Dispensons-nous de l'y suivre,
mais avouons que, dès la première expérience, tout
semble lui donner raison.
Dès ce jour, en effet, le démon de l'hérésie siège
au cœur de la citadelle. Edwin se cantonne obstiné-
ment dans les leçons qu'il a reçues de sa mère. On
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 317
dirait que la fervente luthérienne a prévu les assauts
que cette jeune âme aurait à subir. Là-bas, peut-
être, dans ses insomnies, elle se demande avec an-
goisse si Meinrad restera fidèle à la parole donnée.
Qu'elle se rassure. Le petit Anglais n'abandonnera
pas un pouce de terrain à l'ennemi. L'une après
l'autre, chacune des superstitions papistes qu'on lui
a dénoncées jadis surgit devant lui. Il les reconnaît,
les méprise et les brave. La cloche, qui appelle les
autres élèves à la prière, sonne pour lui le signal de
la rc'volte quotidienne. Les pupitres se ferment, les
rangs se mettent en branle ; Edwin reste à son banc
ou va se promener seul dans le cloître. Noble enfant !
Il a déjà tant de raisons de se regarder comme pri-
sonnier, loin des siens, loin de son pays, dans cette
froide maison, et il va courageusement de lui-même
au-devant d'une solitude plus rigoureuse. Ses cama-
rades, hommes déjà, puisqu'ils savent couvrir des
apparences du zèle un mélange de sentiments dont
plusieurs ne sont pas sans bassesse, ses camarades
ont vite fait de trouver un sobriquet pour désigner
cet étranger, ce nouveau venu aux mains blanches et
aux allures de gentilhomme. Ils l'appellent « l'hé-
rétique », et plus d'un maître sourit complaisam-
ment à cette fière preuve de dévouement à l'Église.
Qu'importe à Edwin ! Il savoure, comme une
louange, l'injure qui conviendrait aussi bien à sa
pieuse mère, et il riposte dédaigneusement par quel-
qu'une des aménités qui sont de mode dans l'autre
camp.
Le congé du jour des morts ! La plupart des élèves
sont allés rejoindre leurs parents pour la visite des
cimetières. Les autres, restés au couvent, s'épar-
al8 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
pillent autour des tombes bénédictines, sur le gazon,
le long du cloître.
— Pourquoi ne vas-tu pas avec eux? demande
Meinrad au petit Anglais qui travaille seul dans la
salle d'étude, et, ce faisant, le doux moine pense seu-
lement à procurer une distraction à son protégé dont
l'isolement le chagrine.
Mais vous savez bien, sire moine, pourquoi je ne peux pas
aller avec les autres auprès des tombes. Je ne veux pas me
mêler à vos litanies. Ce n'est pas vrai ce que vous dites de
ce feu qui n'est ni l'enfer ni le ciel. 11 n'y a que les papistes
pour avoir imaginé pareille chose, et je ne peux souffrir les
papistes... Ah ! je voudrais... Et les yeux de l'enfant fixent
un long regard avide sur le soleil qui se couche pâle et rose,
au-dessus des toits et des cheminées du village...
— Ta mère, n'est-ce pas? dit Meinard, en caressant la tète
blonde! Ta mère, ah ! moi aussi, j'avais une mère que j'aimais
bien. Tu vois, en bas, le village. C'est là que je vivais avec
elle. Mon père était régisseur au château...
Plus de controverses, plus d'injures. Il n'y a plus
là que deux tendres cœurs qui se rencontrent et se
fondent en une même pensée. Meinrad raconte la
mort de sa mère qui repose depuis vingt ans dans le
cimetière du village. Il voudrait bien, en ce jour des
morts, porter quelques fleurs, allumer un cierge, sur
la chère tombe. Mais il n'a pas la permission. Il est
<le garde et doit rejoindre les autres élèves.
Quelques instants après, Edwin descend en cou-
rant vers le village. Il dévalise le premier parterre
qu'il aperçoit et demande qu'on lui tresse une cou-
ronne de roses.
— C'est pour la Vierge Marie ?
LA BAROiNNE DE IIANDEL-MAZZETTI 319
Edwin secoua la tète .
— Oh ! non, moi, je ne prie pas Marie, comme font les
moines.
— Mais vous ne venez pas de là-haut, dit la servante en mon-
trant le cloître.
— Oui, bien sur, mais je suis luthérien. Veux-tu me faire
une couronne, très, très jolie.
Edwin, tout en soupirant de ne pas pouvoir porter
ces fleurs à sa mère, court au cimetière, se fait indi-
quer la tombe de la mère de Meinrad et passe la cou-
ronne aux bras de la pauvre croix. Ce n'est pas as-
sez, il faut que la morte soit fêlée comme les autres.
Bientôt, grâce à l'enfant luthérien, un cierge va se
consumer auprès de la fraîche couronne.
Ne dites pas que ce n'est rien, cette gentillesse
affectueuse d'un enfant. La naïve anecdote montre
le sens profond du livre, et symbolise l'apologétique
inconsciente du bon moine. Si le catholicisme est la
vérité, tout ce qu'il y a de meilleur dans le cœur hu-
main doitconduireau catholicisme. D'autres moines,
plus grands clercs, auraient éprouvé du scrupule à
associer la pensée de leur propre mère à celle d'une
hérétique obstinée comme lady Mac Endoll, et voilà
que, par cette concession instinctive, le moine amène
l'enfant à reconnaître, implicitement aus.si, l'intime
douceur de ces dogmes dontl'expression abstraite lui
faisait horreur. Mais c'est pitié de définir ainsi et de
dessécher ces vérités vivantes et charmantes. Reve-
nons à notre roman.
Élevé entre un père idéologue et une mère tou-
jours soulïrante, Edwin s'est développé trop vite. Il
est plus vieux que son âge, et le dur régime des mois
d'exil à l'abbaye aura bientôt achevé de le mûrir. Ne
320 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
ciaiguez pas, néanmoins, que le héros de Mme de
Handel-Mazzelti tourne à l'enfant prodige. Non, il
n'a rien de ce petit monstre lymphatique et irritant
qui, dans une certaine littérature, fait pendant aux
ingénieurs de M. Georges Ohnet. Vers la fin du livre,
la vivacité d'Edwin tend à s'émousser, mais c'est
l'elTet normal de la crise qui ne lui laisse plus d'autre
vie que la souffrance, et de la triste convalescence
qui suivra la catastrophe. Pour l'instant, aucun des
moines qui ont affaire à lui n'est tenté de le trouver
trop parfait. Cette libre nature s'accommode mal de
la compression et des minuties du règlement, et le
conflit entre ses maîtres et lui est d'autant plus aigu
qu'on se trouve plus disposé à mettre les actes d'in-
discipline de cet étourdi sur le compte de l'hérésie.
Le professeur d'Edwin, un cousin du P. Meinrad,
est pourtant, lui aussi, un brave cœur, et jusqu'ici le
courage lui a manqué, à chaque fois que son élève
méritait d'être battu. Mais il se sent à bout de pa-
tience et, rencontrant Meinrad au jardin, il lui dé-
taille, avec indignation, tous les méfaits de son pro-
tégé. L'autre l'exhorte à plus de douceur quand sou-
dain les deux moines voient courir à eux, tout rouge,
tout essoufflé, le moniteur qu'Honorius a chargé
pour quelques instants de la surveillance des Gram-
mairie?is.
— Je ne peux plus les tenir ! C'est comme si le diable était
au milieu d'eux. Et vraiment le diable est là, incarné... Le
luthérien, l'hérétique, le gamin d'Anglais !
— N'as-tu pas honte, Wolf ? repartit Honorius, d'un ton
ferme. A ton âge, tu ne peux pas te faire obéir d'une douzaine
de mioches? Allons, qu'y a-t-il avec l'Anglais?
— Mais venez, mais venez donc, insiste Wolf, vite ou tout
LA BARONNE DE IIANDEL-MAZZETTI 321
le couvent sera dans leau. Ils ont versé dans la classa tous
les pots à eau du dortoir.
Le Père court au lieu du sinistre. C'était vrai. La
classe est comme un lac dont les vagues ont déferlé
jusque sur les cartes et sur les images suspendues
aux murs. Les élèves, dans une agitation folle, juchés
sur les pupitres, se font une arme de tout ce qu'ils
trouvent sous la main.
— Miséricorde ! crie le P . Honorius ; qui a changé ma
grammaire en un repaire de bandits ?
— Gare, c'est le Père.
Le tapage s'arrête net, les héros consternés se regardent,
baissent la tète et, lentement, l'un après l'autre, se glissent
à leur place. Relevant très haut sa robe, le profeseur arrive
jusqu'à la chaire. Silence de mort. On entend battre tous les
coeurs.
— Mac EndoUius !
— Sire moine !
Lui n'a pas peur. Debout sur son banc, portant sur la poi-
trine une décoration découpée dans des cartes à jouer, à la
main un bâton de maréchal en papier.
— Ici, Mac EndoUius ! Qui a organisé cette comédie, toi
ou Obermayer?
— Il ne pourra pas cacher que c'est lui, lui l'hérétique,
soufne Wolf.
— Tu ne dois pas l'appeler ainsi. Mac EndoUius, réponds.
— C'est moi I Jamais nous ne nous sommes tant amusés?
Obermayer et quelques autres représentaient la flotte que le
méchant roi a envoyée pour nous conquérir, nous autres
Anglais, et nous faire papistes. Mais ça ne lui a guère réussi,
crie le triomphateur en brandissant son bâton. Je suis l'ami-
ral de Sa Majesté et j'ai coulé la flotte espagnole.
— Mauvais petit impertinent, où as-tu appris l'histoire?
— Tout le monde sait cela chez nous, et comment le souffle
II 21
322 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
de Dieu a fait sombrer l'orgueil de la flotte espagnole, et puis
le vieux roi est allé au diable !
— Qu'est-ce que ces vilains contes? Je te parlerai quelque
jour du bon roi Philippe... mais avant, tu mérites une autre
leçon.
A la brusque rougeur qui monte au front de l'enfant, et
à lui voir serrer les poings, Honorius pressent que la cap-
ture sera chaude, et il appelle Wolf au secours de son im-
puissance.
— Oplime, dit celui-ci, relevant déjà ses manches, et
comme Honorius s'écartait en soupirant :
— Veux -tu bien venir ici et sans résistance ?
— Oui, attends-moi. Essaie de me toucher, paysan !
— Paysan ! je vais te faire voir.
— Et moi aussi je te ferai voir...
Frêle, mais souple, avant que le gros garçon maladroit ait
pu le saisir, Edwin se jette sur lui et mord profondément au
gras du bras nu.
Wolf rugit de douleur et crie au secours. Mais, pro-
fitant de la confusion générale, l'amiral anglais court ^
au jardin rejoindre le P. Meinrad. Il lui raconte, en
frémissant, la bataille, et défie qui que ce soit, élève
ou moine, qui essaierait de le toucher. Et ce faisant,
semblable à un jeune lion, il rejetait en arrière ses boucles
blondes, et riait, laissant voir ses dents rouges de sang.
Grâces soient rendues à la baronne de Handel-
Mazzetti pour ce coup de dents. Sobre de descrip-
tions comme tous les romanciers de race, deux vives
histoires lui ont suffi pour camper devant nous son
petit héros. Des fleurs et du sang, une délicate ten-
dresse et une fermeté courageuse, la scène du cime- i,
tière et la tragédie de l'Armada, se rejoignent pour i^
évoquer à nos yeux une image vivante et précise, un $
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 323
portrait d'enfant qui aurait tenté tour à tour un Gains-
borough et un Velasquez,
Décrire des âmes et suggérer des idées, en ayant
l'air de raconter bonnement de petites histoires, c'est
proprement la marque des maîtres.
Les Levantius en leur légende
Disent qu'un certain rat...
Je me délie invinciblement d'un conteur qui tarde
trop à me rappeler l'exquise perfidie de cette fable
parfaite, et pour l'instant, je me désole de ne pouvoir
m'arrêter à suivre, au simple point de vue de l'art, le
développement d'un jeune talent que je sens grandir
à chaque page. D'autres soucis nous pressent. La
flotte espagnole veut une revanche. L'état-major se
concerte dans la cellule du P. Abbé.
De graves nouvelles apportées par un seigneur du
voisinage auront leur contre-coup immédiat sur notre
héros. Il paraîtrait qu'un nouvel assaut, plus terrible
que les anciens, se trame contre Dieu lui-même. Jus-
qu'ici, on ne concevait pas de pires ennemis que les
hérétiques. Or, voici venir d'Angleterre des impies
qui sèment le doute non plus seulement contre les
droits de la véritable Église, mais contre toute révé-
lation. Par bonheur, dom Alexandre ignore encore,
à cette heure, que le père d'Edwin est un de ces
hommes, mais comme il vient de déclarer à ses
moines que, dans ledanger présent de la chrétienté,
la moindre faiblesse envers les libertins serait crimi-
nelle, et que dorénavant on devrait redoubler de vigi-
lance pour préserver l'abbaye de tout contact avec
cet esprit d'erreur, sa pensée se porte naturellement
sur le petit luthérien.
324 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
— Je ne veux pas d'hérétique dans ma maison, dit-il
après un silence, et, quanta l'Angleiis, j'entends qu'il aille à
la messe .
Puis se rappelant la promesse de Meinrad,il ajoute :
— Avec le diable, il n'y a pas d'engagement qui tienne.
Si, par hasard, on lui a promis quelque chose, loin d'être un
péché, c'est un devoir de manquer à cette promesse.
Meinrad a pâli.
— Que Votre Révérence me permette... L'enfant ne montre
aucune inclination pour notre Sainte Église. Il tient ferme-
ment à ce quon lui a enseigné dans sa famille, aux doctrines
qu'il a sucées avec le lait de sa mère. Nous n'avons pas le
droit de faire violence à ses sentiments, d'autant moins qu'il
se trouve ici notre hôte...
Le P. Meinrad s'embrouille. Honorius vient à la
rescousse avec une comparaison biblique, mais le
P. Abbé, impatient, coupe court à cette poésie.
L'enfant est ici depuis deux mois. Combien voulez-vous at-
tendre encore? Le royaume du ciel sou fifre violence... Quant
au serment de Meinrad, il ne nous lie pas, nous autres ; lui
non plus, d'ailleurs, mais, sur ce point, il ne veut pas en-
tendre raison.
Et il conclut en donnant aux professeurs d'Edwin
l'ordre formel de préparer à bref délai cette conver-
sion. Il entend bien voir l'enfant à la messe du pro-
chain dimanche et il recevra, le jour de Pâques, son
abjuration. Telle est sa volonté. Qu'on agisse en con-
séquence.
Du reste, il mènera lui-même de loin le siège de
cette conscience d'enfant. La douceur d'abord, les
flatteries, les caresses, c'est la formule. Ensuite, si
besoin est, la force. Justement une occasion favo-
I
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 325
rable se présente. Dans peu de jours, leprince évêque
de Passau fera sa visite à Kremsmunster. En son
honneur, les élèves joueront une pièce allégorique:
Callirhoes et Theophobi Amores. Les rhétoriciens
et les humanistes sont trop grands pour le rôle
principal. Un élève de grammaire irait à merveille.
Pourquoi pas Mac Endollius?
C'est un bel enfant. Il a dans tous ses mouvements
une grâce, une élégance à laquelle nos jeunes villa-
geois n'atteindront jamais. Pourquoi pas Endollius ?
Le P. Abbé lui-même propose ce nom. Mais soudain,
il semble se raviser: « Nous ne pouvons pas laisser
paraître vm hérétique sur nos planches. .. » Alors,
comme le P. Augustin, mauvais casuiste, ne trouve
rien à répondre à celte difficulté, dom Alexandre dé-
couvre ses batteries:
— Non, un hérétique ne doit pas paraître sur notre théâtre,
mais un catéchumène, c'est autre cliose. J'ai décidé, vous le
savez, qu'Edwin irait à l'église le jour de la grande fête.
Honorius et Virgile disent tous deux qu'ils ne peuvent rien
tirer de cet entêté. Je le veux pourtant à l'église, coûte
que coûte. Et c'est ici que vous pouvez nous prêter la main.
Écoutez-moi donc. Vous l'appelez et vous lui annoncez qu'il
jouera le rôle de Gunther dans un beau costume flambant
neuf, devant le prince et toute la noblesse du pays. Son petit
cœur se gonfle de joie et d'orgueil. Alors, vous le prenez
par le bras et vous dites : « Tout cela est bel et bon, mais à
condition que tu ailles à l'église. Pas de messe, pas de rôle. »
Je parie qu'il n'hésitera guère. Que si, par malheur, il s'avi-
sait de faire des façons... Mais non, j'en suis sûr.
La baronne de Handel-Mazzetti serait, j'imagine,
fort amusée, et à bon droit, si l'on jetait les hauts
cris devant ce plan de dragonnades à rebours. Non
326 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
qu'elle goûte plus que de raison les ruses de ce pieux
renard, mais enfin, Dieu fasse qu'on n'ait jamais tra-
duit d'une façon plus inique le compelle intrare de
rÉvangile ! Deux siècles nous séparent de l'époque
où fut tenu ce colloque machiavélique, et le plus
zélé convertisseur éprouverait aujourd'hui d'autres
scrupules, même, j'espère, en face d'une conscience
de douze ans. En tout cas, gardons-nous de crier à
l'invraisemblance. Blanc ou noir, le Père Abbé reste
ici dans la vérité de sa nature, le P. Augustin aussi,
lui qui se prête en riant de si bon cœur à cette belle
manœuvre.
Il n'a pas son pareil, ce tentateur. Il fait sortir
Edwin de classe, et, sans plus de paroles, il le con-
duit à la grande salle, devant l'estrade où les élèves,
à moitié costumés, récitent leur rôle. Ayant fait
vingt fois dans mon jeune temps le métier du P. Au-
gustin — le machiavélisme excepté — je n'ai pas de
peine à voir les yeux de l'enfant pétiller de joie et
d'envie, tous ses traits s'allumer devant la magnifi-
cence du spectacle.
— Est-ce que ça te ferait plaisir de jouer la comédie?
— Oui, certes, oh! oui.
Oh ! l'ardeur, l'ardeur ensoleillée de ce sourire.
— Je savais bien. Maintenant, écoute. Le Révérendissime
a décidé — l'enfant ouvrait des yeux de convoitise, aspirait
une à une toutes les paroles du moine — de te faire jouer
dans la grande pièce du il décembre et de te donner le rôle
de Gunther.
Edwin, triomphant, bat des mains. Nouveaux
transports quand le tentateur lui détaille les splen-
deurs du costume de Gunther.
— C'est une grande faveur qu'on te fait, Edwin.
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 327
Aussi faudra-t-il être bien sage. Eu particulier, le Révéren-
dissime exige que, le jour de la fête, tu assistes à la grand'
messe.
— Ça non, je ne le ferai pas, répond Edwin.
— Alors, tu aimes mieux ne pas jouer la comédie?
Ne pasjouerla comédie ILeslèvres du pauvre petittremblent.
Il s'était promis tant de bonheur. Certes, il ne cède pas tout
de suite. Il se défend aussi longtemps qu'il le peut, le pauvre
petit luthérien.
Mais le Père ne lui laisse pas de répit.
— Pense un peu, Mac Endoll, comme tu seras beau ! Un
•costume en or et ponceau, une longue épée. Les cheveux
frisés et poudrés comme un gros personnage. Et la rampe,
et le parterre, et la musique italienne 1 Et comme Son Émi-
nence va t'applaudir. . . Et puis, est-ce que tu t'imagines que,
pour entendre une messe, tu renonces à ta religion ? C'est
comme si un juif avait peur de recevoir le baptême en met-
tant le nez dehors, un jour de pluie.
L'enfant se laisse vaincre, lentement et malgré
lui. Il sent qu'il fait une vilaine chose, mais com-
ment résister à la vue du deuxième acte qui com-
mence, avec Wolf, le mordu de l'autre jour sur la
scène — Wolf que Gunther, dans la pièce, doit per-
cer d'un coup d'épée — avec les nymphes qui tres-
sent des guirlandes pour le vainqueur.
Le jour de la fête, le service pour les bienfaiteurs
trépassés ! Dans l'église, les enfants commencent
dévotement leurs prière.'^. Ne regardez pas. Hélas !
notre Edwin est avec eux. Il a pleuré, il a supplié.
On n'a pas voulu lui faire grâce. Il est là, se mor-
dant les lèvres et serrant les poings. Tout le monde
prie, et il ne prie pas. Il proteste contre la violence
qui lui est faite. Seul un homme devine ce que l'en-
328 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
fant souffre et Meinrad murmure au fond de son
cœur : « Trop tôt, trop tôt. Dieu fasse que cette
journée ne soit pas funeste ! »
Heureuse, l'enfance ! Elle connaît nos douleurs et
nos hontes. Mais, pour elle, Toubli bienfaisant n'at-
tend pas l'heure du sommeil. Dans la coulisse, en-
fiévrée par le branle-bas des acteurs et le bourdon-
nement de la salle, Edwin, déjà triomphant, passe
son habit chamarré et, d'avance, savoure le grand
silence admirateur, puis les applaudissements qui
l'attendent. Et, de fait, cardinal et Père Abbé,
comtes et comtesses du voisinage, villageois haus-
sés sur la pointe des pieds au fond de la salle, jamais
tous ces lourds Germains ne furent séduits par tant
de gracieuse et fière aisance. Edwin est le héros de
la fête. Les dames se tamponnent les yeux et le prince
évêque veut voir Gunther de tout près.
— Comment t'appelles-tu ?
— Edwin Mac EndoU.
Officieux, le Père Abbé se penche vers le cardi-
nal. Edwin est le fils d'un grand seigneur anglais.
Toute la salle murmure : « Il est Anglais. »
— Mac Endoll. C'est là sans doute une de ces vieilles
familles catholiques exilées par la féroce Elisabeth.
— Non, il est luthérien, répond l'Abbé ; c'est un caté-
chumène de notre sainte Église. Il fera son abjuration à
Pâques.
— Moi, non certes, je n'abjure pas ! Qui a dit cela de
moi ? Ce n'est pas A'rai.
Sur le front, dans les yeux du Père Abbé, terreur
et colère, l'orage gronde. Mais le vaincu de ce matin
à
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 329
a retrouvé ses forces, comme Samson. On l'a forcé
à aller à celle messe, il le dil 1res haut, devant le
cardinal stupéfait. Au milieu du silence consterné de
la salle, la pure voix qui tantôt remuait les cœurs,
plus vibrante maintenant et plus décidée, dit la sain-
teté des luthériens et les hontes des papistes. La
petite main, d'un geste énergique, envoie Pape et
évêques aux enfers. Le cardinal se lève et quille la
salle. Les moines effarés le suivent de loin. L'Abbé,
tout petit, se répand en excuses. Le prélat reste de
glace. Séance tenante, un conseil de guerre s'impro-
vise et on se résoud à congédier sans plus tarder le
criminel. La mort dans l'âme, Meinrad amène son
protégé devant ses juges. Quelques grains de pou-
dre courent encore sur les boucles blondes. En en-
tendant la sentence qui le rend à sa mère, l'enfant
saute de joie, mais soudain, il aperçoit Meinrad qui
ne sait pas cacher sa douleur. « Il faut que vous ve-
niez avec moi, je vous aime tant ! — Pas de bêtises,
gronde le Père Abbé, Meinrad a d'autres enfants ici,
et qui valent mieux qu'un hérétique comme toi.
Meinrad, prenez congé de l'enfant. » Edwin entoure
de ses bras la tête du moine qui se penche, et il em-
brasse on pleurant son prolecteur. Mais c'est trop
d'émotions, en un même jour, pour le prince évêque.
Les moines l'ont vu pleurer. Cet arc-en-ciel annonce
la fin de la tempête. Le cardinal exige qu'Edwin
reste au monastère et qu'on laisse Meinrad l'élever
comme il l'entendra. Le Père Abbé, qui n'a pas
pleuré, promet d'obéir. Tout ira bien s'il tient sa
promesse.
C'est plus fort que lui. La honte de cette journée
le hante. Il a payé trop cher sa coupable indulgence
330 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
envers Thérétique. La douceur a échoué, essayons la
force. Rien de plus aisé. L'Anglais est rais en qua-
rantaine, Meinrad accablé de besognes qui le tien-
dront loin des élèves. Cependant, le Père Abbé est
moins terrible qu'il ne paraît. En dehors de ses lunes
de fanatisme et de tyrannie, il suit les impulsions
d'une certaine bonté rude. Peu à peu, la cruelle con-
signe se détend, l'enfant est rendu à son ami. Chez
celui-ci, du moins, la bonté ne reste pas à la merci
des sautes du vent, et il nous semblerait le plus ha-
bile des séducteurs si la simplicité absolue de son
âme n'excluait tout soupçon de politique. Cet enfant
abandonné que la Providence lui a confié, il l'aime ;
il l'aime « parce que c'est lui », d'abord, ensuite
parce qu'il est malheureux et persécuté.
Encore une fois, c'est un enfant, la seule créature
humaine à laquelle un moine ait le droit de montrer
sa meilleure tendresse. Luthérien, sans doute, mais
catholique, Meinrad ne l'aimerait pas d'une autre
façon. Il n'a jamais songé à faire de son affection
un doux piège où trébuche tôt ou tard la fiHale con-
fiance de son élève. Beaucoup plus encore que la pa-
role donnée, la peur de commettre une mauvaise
action paralyserait chez lui tout effort de propa-
gande. Sa tendresse même lui paraîtrait sacrilège
du jour où elle essaierait de voler l'enfant à sa mère
et quand le Père Abbé imaginera de lui montrer les
avantages d'une substitution pareille, le moine, ti-
mide et obéissant, repoussera le sophisme avec une
indignation presque méprisante. Libéral, minimiste,
précurseur de Tindifférentisme contemporain, oh I
que non pas ! Il a gardé la foi naïve de son enfance.
Mais une théologie instinctive le guide à travers ces
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 331
difficultés qu'il ne songe pas à formuler et qu'il ne
saurait résoudre. Fidélité à l'Église et à ses dogmes,
haine de l'hérésie, tendresse pour le petit hérétique,
confiance dans la mère luthérienne et le père libre
penseur à qui Dieu confia ce trésor de candeur et de
piété, Meinrad reste simplement fidèle à toutes les
lumières de son cœur. Pour l'avenir, il s'abandonne
à la Providence. Il demande chaque jour à la Sainte
Vierge la conversion d'Edwin. Il ne sait pas de poli-
tique plus adroite que la prière.
Il agit pourtant et plus efficacement que ses frè-
res. Edwin peut lire à toute heure dans celte âme
transparente qui s'épanche et s'épanouit devant lui.
Les pires idolâtries de Rome s'étalent dans la cellule
où l'exilé vient oublier les duretés de ses camarades
€tde ses maîtres Si prompt à jaillir en présence du
Père Abbé et du prince évêque, ici, en face de ce
doux moine qui parle de la Vierge Marie comme
Edwin lui-même parle de sa mère, le blasphème
hésite, s'atténue, perd de son élan. Imposée tantôt
par ruse ou violence, Rome demeurait, aux yeux de
l'enfant, le génie menteur qu'on lui dénonçait jadis
et qu'il avait maintenant des raisons personnelles de
maudire, mais Rome c'est aussi Meinrad ; et Mein-
rad, c'est la bonté, c'est la foi joyeuse, la vertu, la
sainteté.
Oui, la sainteté, avec sa patience et ses délicatesses
infinies, la sainteté respectueuse de la liberté des
âmes et qui redoute de brouiller les opérations di-
vines par un zèle trop humain, trop habile et trop
empressé I
La première communion approche. On a chargé
Meinrad du catéchisme des derniers jours. Un matin
332 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
il entre dans la classe de grammaire avec un gros
livre sous le bras. D'ordinaire, Edwin n'assiste pas
au catéchisme, mais, cette fois, comme il n'y a per-
sonne pour s'occuper de lui, il doit rester avec les
autres élèves. Ne craignez pas que JMeinrad profite
de la circonstance pour endoctriner le petit héréti-
que. A l'enfant qui, déjà, se rebiffe et proteste qu'il
n'écoutera pas les contes qu'on va lui faire, le moine
répond doucement : « Non, puisque tu n'es pas ca-
tholique, tu n'es pas obligé de suivre le catéchisme.
Aussi t'ai-je apporté un gros livre d'images que lu
regarderas pour ne pas t'ennuyer en attendant. »
Mais Edwin essaie vainement de regarder les ima-
ges. Ces châteaux tyroliens l'intéressent moins que
les paroles de Meinrad sur le grand amour de ce
« Roi de gloire » qui descendra bientôt dans le cœur
des premiers communiants. La leçon finie, il avoue
qu'il n'a fait qu'entr'ouvrir le livre.
— C est si beau, ce que vous avez dit !
Il se reprend aussitôt pour protester qu'il ne sera
jamais c&tholique. Mais la tristesse hésitante de son
regard semble démentir l'assurance de son dire.
Pauvre petit, marqué si tôt pour un long martyre,
symbole aimable et douloureux du prix que la Pro-
vidence met parfois à la conquête de la vérité.
L'auteur insinue avec beaucoup d'art les étapes de
cette évolution insensible que hâte doucement l'at-
mosphère catholique de l'abbaye. Maintenant qu'on
ne songe plus à l'y introduire de force, Edwin a
moins d'horreur pour la chapelle. Aux jours de fête,
il se glisse dans les bas-côtés, il se cache derrière
les colonnes, écoute, regarde, le cœur avide et trem-
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 333
blant, et les vieilles murailles l'accueillent mater-
nelles, comme une aïeule qui laisse venir à pas me-
nus tout près d'elle Tenfant puni qui sait bien qu'elle
pardonne et qui n'ose pas encore lui parler.
Elles aussi, elles veulent cet enfant, les saintes
murailles. Comme Meinrad, elles l'enveloppent de
leur discrète tendresse. Silencieusement, elles l'atti-
rent par le charme tout-puissant du Dieu qu'elles
gardent. Rien en elles qui le meurtrisse ni qui le
repousse. Elles ne lui défendent pas de penser à sa
mère, elles qui, devant lui, inclinent affectueuse-
ment leurs ogives pour abriter la douleur d'une autre
mère au cœur transpercé. Dans leur tiède nuit que
les cierges et les vitraux illuminent parfois pour une
heure, l'enfant s'accoutume au désir et à l'espérance
de cette lumière qu'une révélation brutale a failli lui
rendre odieuse pour toujours. Le geste suave et pres-
sant des hautes colonnes rapproche insensiblement
le petit luthérien de cet autel mystérieux où Meinrad
célèbre la messe, de cette hostie qu'adore Meinrad.
La messe de première communion est terminée.
Le moine, qui vient prolonger son action de grâces,
au pied de l'autel de la Vierge, aperçoit l'enfant qui
semble l'attendre.
— Va vite déjeuner, mon petit, tu dois avoir faim.
— Non, je nai pas faim, répond Edwia : je voudrais, je
voudrais vous demander quelque chose.
— Qu'est-ce que c'est? interrogea bonnement le Père.
Edwin approche ses lèvres de l'oreille du moine et il dit
d'une voix très basse :
— Est-ce que vous l'avez vu ?
— Qui, mon enfant?
— Le Roi de gloire ?
334 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
C'est un souvenir du catéchisme de l'autre jour.
— Non, répond lentement le moine, on ne le voit pas
avec les yeux, mais seulement avec la foi.
Edwin n'est pas satisfait.
— Vous ne l'avez pas vu, et jamais vous ne l'avez vu ,
même pour votre première communion ?
Pourquoi faut-il que la police du couvent soit aux
écoutes, épie ces allées et venues timides, compte
les pas que seuls les anges devraient entendre. Déjà,
le Père Abbé ne se tient pas d'aise, il annonce sa
prochaine victoire. Mais quoi ? Le Père Prieur se
permet de lever les épaules et de rester sceptique ?
Attendez. On va le convaincre. Qu'on amène le petit
Anglais. Edwin arrive. Entre ces deux êtres que
tout sépare, l'auteur a voulu un nouveau duel.
L'interrogatoire commence. Le Père Abbé a appris
avec plaisir que, pendant la Semaine Sainte, Edwin
avait paru plusieurs fois à la chapelle, tel jour, tel
jour et tel jour. L'enfant rectifie froidement l'addi-
tion trop ambitieuse, et au Père Abbé qui gauche-
ment le presse il donne cette verte réponse :
— Vous voulez dire que je commence à renier ma foi...
Oui, je sais bien, c'est là que vous en voulez venir. Mais
moi...
Le Père Abbé, un peu refroidi, ne lui laisse pas le
temps d'aller plus loin. Mais, bientôt, le génie de la
maladresse reprend ses droits. Dom Alexandre veut
savoir — n'est-ce pas son droit ? — il veut savoir les
pensées et les sentiments d'Edwin pendant la messe
de première communion.
L'enfant rougit. La belle et ctiaste rougeur ! Une honte
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 335
douloureuse meurtrit la petite âme que l'indiscrétion de
l'inquisiteur voudrait mettre à nu, et devant témoins, encore.
Edwin ne répond pas. L'inquisiteur escompte la
tristesse de ces beaux yeux qui le supplient fiévreu-
sement de se taire. C'est partie remise. Somme toute,
la matinée a été bonne pour le Père Abbé. Il se frotte
les mains et fixe la date prochaine de la conver-
sion.
Cependant, le secrétaire de lord Mac Endoll arrive
au couvent, porteur de mauvaises nouvelles. La mère
d'Edwin est morte, l'enfant doit revenir dans son
pays. Quitter l'abbaye, et avant d'avoir fait son ab-
juration, non, cela n'est pas possible. L'Abbé congé-
die le secrétaire sans plus de façons et garde le pri-
sonnier. Voilà qui sort du banal, mais quoi, n'ou-
blions pas que notre abbaye, située au cœur du
Saint-Empire, fait figure de forteresse. La route est
longue de Vienne à Salisbury, et le coup d'audace
du Père Abbé gagnera au moins une trêve de quel-
ques semaines qu'on va se hâter de mettre à profit.
Et si, par hasard, il prenait fantaisie à lord Mac En-
doll de venir lui-même, il y a des juges à Vienne
qui défendront, contre les exigences d'un père sacri-
lège, les droits de l'Eglise sur cet enfant. La ba-
ronne de Handel-Mazzetti esquive habilement la
rencontre entre le père d'Edwin et l'Abbé. Celui-ci
est en voyage lorsque, beaucoup plus tôt qu'on ne
l'avait cru, lord Mac Endoll en personne se présente
aux portes de l'abbaye. On hésite, on tremble, on
rend les armes. Déjà Edwm, blotti dans les bras de
son père qui l'a pris avec lui sur son cheval, envoie
un dernier adieu au P. Meinrad.
336 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Pauvre Meinrad I Son abbaye lui semble mainte-
nant dépeuplée. Mais la douleur ne l'égaré pas. Bien
loin de disputer Edvvin à son père, c'est lui qui a dé-
joué d'un mot les savantes machinations du Père
Abbé. Sa claire conscience plane au-dessus de tant
de sophismes. D'ailleurs, dès le premier mot, le
moine ignorant et le grand seigneur philosophe se
sont compris. Le Prieur qui, l'autre jour, fermait le
ciel à la mère luthérienne, peut bien prédire aujour-
d'hui que le père libre penseur n'aura rien de plus
pressé que de pervertir son enfant. Meinrad est bon,
Meinrad est père. Il sait que lord Mac Endoll ne dira
jamais une parole qui puisse désoler l'âme chrétienne
de son fils. A tous ces prophètes de malheur, il ré-
pond simplement : « L'enfant est avec son père,
c'est sa vraie place. » Les lettres qu'il reçoit d'Edwin
donnent raison à cette confiance généreuse. Sous
les yeux amusés et attendris du philosophe, l'enfant
pratique librement la petite religion qu'il a fondée
pour satisfaire à tous les besoins de son cœur, pro-
testantisme innocent, qui se réclame de Luther et
qui s'agenouille avec allégresse devant les images
de Marie.
II
Vous sentez bien que Je roman n'est pas fini. Per-
sonne maintenant ne se résignerait à fermer le livre
avant que Meinrad ait reçu l'abjuration d'Edwin.
Mme Handel-Mazzetti moins que personne. Comment
s'y prendra-t-elle pour ramener l'oiseau envolé vers
les tourelles de l'abbaye ?
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 337
Elle résout le problème par une combinaison in-
génieuse où je ne sais ce qu'il faut le plus admirer
ou de la foi vraiment héroïque de la chrétienne ou
de la virtuosité de l'artiste. Des soufïrances sans
nom attendent le petit martyr. Après le court sursis
de quelques semaines joyeuses, l'enfant verra son
père emprisonné, torturé pour crime d'athéisme,
dans les cachots de l'inquisition luthérienne. Lui-
même, il n'échappera à la torture que par un miracle.
Tant qu'enfin, à bout de forces, l'orphelin viendra
s'abattre dans les bras du P. Meinrad et de l'Église.
Tantœ molis erat... Bouleversée par la lecture de ce
livre, une femme luthérienne me demandait si Dieu
pourrait jamais mettre à un si terrible prix le retour
d'une âme au catholicisme. Humainement parlant,
je ne vois à cette question qu'une réponse. L'in-
croyant et le croyant timide rediront simplement le
vers du poète.
Et quand leur joie arrive, ils en ont trop souflert.
Mais la baronne de Handel-Mazzetti n'a pas songé
un seul instant à cette réponse douloureuse. Ses
œuvres futures éclipseront sans doute la beauté fraî-
che et ingénue de ses premiers livres, mais je doute
qu'elle puisse rendre jamais un plus sublime témoi-
gnage à la pureté et à la ferveur de sa foi. Plaignons
après cela les critiques pharisiens qui ont eu le triste
courage d'insulter à la noble femme. Les impru-
dents ne se doutent pas qu'au moment où ils dénon-
cent le protestantisme déguisé de l'auteur de Mein-
rad, ils nous offrent un moyen facile de contrôler la
justesse de ses observations et la vérité de ses por-
traits.
II 22
338 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Mais ni Torthodoxie ni la ferveur ne sont un gage
assuré de talent. Ce qui nous importe ici est de sa-
voir si, oui ou non, nous nous trouvons en présence
d'un écrivain, d'un romancier qui mérite de s'impo-
ser à ceux-là mêmes qui cherchent uniquement dans
les livres un plaisir d'art. La première partie de ce
roman nous avait rempli d'espérance, mais une cer-
taine inquiétude nous gagne lorsque, la main sur
l'épaule de Meinrad, qui suit d'un triste regard le
départ d'Edwin pour l'inconnu, nous songeons au
long ruban de route qu'il nous faut encore dérouler
avant de toucher le dénouement. De quoi seront
faites ces trois cents pages, et quel miracle les em-
pêchera de sombrer dans le feuilleton !
Jusqu'ici, en etïet, les péripéties qui ont retardé
la conversion d'Edwin étaient, si l'on peut dire,
chargées de pensées. Des moindres oscillations de
l'intrigue, une philosophie se dégageait lumineuse.
Avec un enfant et une poignée de moines, l'auteur
avait réussi à nous intéresser au conflit des idées
éternelles, et nous ne marchandions pas notre atten-
tion au simple récit qui, tout à la fois, évoquait et
dissimulait de si grandes choses. Avec le départ
d'Edwin — départ nécessaire, je le sais bien — il
semble que tout menace de changer, et que l'intrigue
rendue à la stérile liberté de ses caprices doive fata-
lement s'amuser et se perdre sur le chemin des aven-
tures. Qu'on y songe. L'auteur s'est engagé dans
une impasse. La logique du livre exige que la con-
version d'Edwin mûrisse loin de l'abbaye, et la lo-
gique des choses défend de prêter à un enfant les
réflexions et observations personnelles qui dirigent,
chez un homme, le progrès de la conversion. Si, par
LA BARONNE DE IIANDEL-MAZZETTI 339
malheur, la controverse montrait ici le bout de
l'oreille, le roman serait jugé, il ne vaudrait rien.
Restent deux solutions également dangereuses. Une
vision qui ordonne à Edwin de quitter la religion de
sa mère — mais ce Deus ex machina tuerait le ro-
man ' ; ou bien un ensemble de catastrophes qui dé-
nouent violemment les liens qui attachent l'enfant à
sa famille — et nous voilà dans le feuilleton.
A moins cependant que ces catastrophes, savam-
ment ordonnées, continuent harmonieusement, pré-
cisent, étendent, complètent ces évocations d'idées
qui avaient tiré du banal la fable naïve des moines et
de l'enfant. A moins que les deux parties du roman
s'éclairent l'une l'autre et se recouvrent comme les
volets d'un dyptique. Et c'est là précisément le plan
que s'est proposé la baronne de Handel-Mazzetti.
c'est la gageure qu'elle a tenue.
On a vu de quelle façon, en de menues histoires
de couvent, elle racontait, sans le formuler jamais,
un des plus vastes problèmes que l'âme religieuse
de tous les siècles se soit posés. Or, ce même pro-
blème, elle l'incarne maintenant dans un autre mi-
lieu et en d'autres personnages. Les idées qui nous
parlaient tantôt sous la robe bénédictine siègent
maintenant dans un aréopage luthérien. Hier, les
moines mettaient en quarantaine un enfant qui refu-
sait de se convertir ; aujourd'hui, les chanoines pro-
testants condamnent à mort un libre penseur qui ne
veut pas rétracter son livre. Ce libre penseur n'est
autre que le père d'Edwin, et ainsi la douloureuse
1. Il y a bien une vision ou quelque chose d'approchant,
mais Fauteur n'en a pas fait le primiim mouens de l'intrigue,
et la conversion d'Edwin n'est pas attachée à cet événement.
3i0 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
petite figure plane sur les deux volets du dyptique :
ainsi nous épelons une seule et même leçon dans la
tragique histoire de cet enfant, deux fois victime,
deux fois martyr.
Certes, le second tableau est poussé au rouge,
mais on sait bien qu'en matière de fanatisme, le plus
affreux roman n'atteindra jamais les réalités de l'his-
toire. D'ailleurs, personne, j'espère, ne s'étonnera
qu'ayant à choisir — hélas ! — le cadre de ces scè-
nes épouvantables, l'auteur ait fait tirer par des pro-
testants les conséquences extrêmes de principes que
les protestants n'ont pas été seuls à défendre. Il fau-
drait n'avoir rien compris à ce beau livre pour trou-
ver là un indice de partialité coupable. Une loyauté
transparente a présidé au rapprochement de ces deux
groupes de récits qui se répondent avec tant de pré-
cision pittoresque. Le brouillard qui aveugle le cha-
noine luthérien Detlev et transforme cet honnête
homme en bourreau, est frère des nuées moins san-
glantes qui montent du Danube jusqu'à la tête du
Père Abbé. Le geste ébauché à Kremsmunster
s'achève à Berlin. Avant Detlev, dom Alexandre a
prononcé contre les incrédules la peine de mort, et
nos controversistes seraient bientôt sur les dents si
nous n'avions contre Luther d'autres arguments que
le supplice de lord Mac Endoll. Rendez le protes-
tantisme responsable de ce crime, et vous devrez, en
bonne logique, faire peser sur tout l'ordre bénédic-
tin les maladresses du Père Abbé, sur toute l'Eglise,
d'autres erreurs du même genre. Mais ces extrémi-
tés injustes et dangereuses répugnent à cette ferme
raison dont je louerais peut-être plus que tout le bel
équilibre, à cette conscience, deux fois loyale, d"ar-
i
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 341
liste et de chrétionne. D'ailleurs, pour que nul ne
prît le chana^e, l'auteur a voulu atténuer autant que
possible le nombre des fanatiques luthériens. L'évê-
que, tolérant et bon, rappelle assez le cardinal de
Passau, seconde manière. Pendant les trop courtes
minutes où elle traverse la scène, l'honnête figure de
Leibnitz rayonne de justice et d'indulgence. Un
brave homme de diacre, qui remplit avec beaucoup
de sentiment son bout de rôle, n'a presque d'autre
défaut que d'être fiancé, et, pour le dire en passant,
j'ai regretté de trouver ici ce trait de caricature, au
moins inutile. Inspiré et soutenu par Leibnitz, un
des juges se dévoue à lord Mac EndoU et tient tète à
la folie sanguinaire de ses collègues. D'obscurs dé-
vouements surgissent même du plus bas de cette
foule ameutée que l'auteur ressuscite en quelques
pages extraordinaires de couleur et de mouvement.
Enfin, suprême largesse, les luthériens auront leur
Meinrad. Au milieu de cette débauche de fanatisme,
Edwin ne reste pas seul. Un bon et noble cœur
adopte l'orphelin. Moins aimable, moins attachant que
Meinrad, Wolf von Weissenbach n'est pas un simple
double du moine. Ce gentilhomme gauche et bourru
manque de charme. Nous l'admirons, nous autres,
avant de l'aimer, mais les enfants se connaissent mieux
que nous en hommes et Edwin s'abandonne sans
hésiter à celte héroïque et sûre tendresse. Wolf, lui
aussi, semble être auprès de l'enfant le délégué de
la mère absente, et, comme tel, l'ingénieuse déli-
catesse de l'auteur a chargé cet honnête luthérien
de rendre Edwin à la seule mère qui lui reste, l'Église
romaine.
La place me manque pour résumer l'histoire du
342 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
procès de lord Mac Endoll et du retour du catéchu-
mène à l'abbaye. Aussi bien, n'est-ce point là ce qui
m'intéresse. Le premier romancier venu peut racon-
ter les péripéties d'un procès sanglant, décrire la
triste et sereine douceur d'une conversion. Notre
auteur excelle à dramatiser de pareilles scènes, mais
son originalité est d'un métal plus solide et plus
rare. Faire descendre le problème religieux des
nuages de l'abstraction et des généralités de la con-
troverse, l'incarner, le camper, le contempler vivant
dans le monde des âmes réelles, animer et passion-
ner les principes en montrant comment ils travail-
lent et transforment des êtres de chair et de sang,
voilà de quoi donner même aux tâtonnements d'un
livre de début, une sérieuse valeur. Si quelque fatale
illusion ne m'égare, voici venir un jeune écrivain
qui nous donnera souvent le magnifique plaisir de
célébrer dans une même œuvre d'art et de foi, et le
chrétien et l'artiste. Le nouveau roman du même
écrivain Jesse iind Maria, réalise et déjà dépasse
de beaucoup les promesses du Meinrad.
si 2. — Jesse und Maria
I
Je n'ose encore m'abandonner à la ferveur d'un
premier enthousiasme et dire simplement ce que je
pense de ce livre. Une chose, du moins, me semble
certaine. Avec Jesse und Maria, le roman catho-
lique brise ses chaînes, sort joyeusement de la
prison d'ennui, de banalité et de pieux mensonge
où il languit depuis si longtemps et devant laquelle
tant de solides préjugés montaient la garde. Pas de
sermons dans ce livre courageux, pas de contro-
verses mal déguisées, pas de perfections irréelles,
pas même, Dieu soit loué, pas même de thèse,
mais seulement une œuvre d'art, comme Adam
Bede et le Piccoto mondo antico, un roman
d'observation attentive et de vérité profonde, une
œuvre vivante, jeune, harmonieuse comme une fres-
que de Gozzoli. Intimement, exclusivement catho-
lique, ce livre qu'anime la foi la plus candide et la
plus sereine, s'impose à l'attention des lettrés et à
1. Jesse und Maria. Munchen. 1906.
344 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
la sympathie des incroyants. Seuls, les intransigeants
de gauche et de droite en parleront avec humeur.
Ceux-ci ont déjà prononcé leur anathème, accusé la
baronne de Handel-Mazzetti de l'aire le jeu des pro-
testants ; ceux-là se voileront la face quand ils au-
ront vu avec quelle complaisance fâcheuse l'auteur
nous confie ses prédilections pour la Compagnie de
Jésus. Renvoyons-les dos à dos et laissons-nous
prendre au livre lui-même.
La scène est en Autriche vers le milieu du dix-sep-
tième siècle. JessédeVelderndorfîafaitle rêve de con-
vertir au protestantisme un petit village assoupi au
bord du Danube. N'est-ce là qu'un rêve ? En quel-
ques mois de propagande souriante, le jeune gentil-
homme a gagné le cœur de Pechlarn. Tout le monde
laime. Et comment se défendre de l'aimer ! Il est si
gai, si beau, si avenant et si bon. C'est merveille de
le voir à l'œuvre. 11 a sa façon irrésistible de regar-
der ces bonnes gens en face, de leur tendre la main,
de les faire rire et de leur rendre service. Aucune
morgue, aucun effort de condescendance. Simple-
ment il les aime et il le leur montre. Vite populaire,
quelques rusés courtisent en lui le maître de l'heure,
mais les meilleurs du village se donnent à lui parce
que « c'est lui ». Ils le couvent des yeux, ils boivent
ses paroles avec l'admiration attendrie de vieux ser-
viteurs pour un enfant qu'ils ont vu grandir. De
ceux-là même qui bientôt devront le combattre, les
plus humains ne résisteront pas à la séduction. De-
vant cette grâce, jeune et fière, un jésuite, recteur
du collège voisin, a presque l'illusion de retrouver
un de ses élèves. Cette fine tête respire l'innocence
et le courage, le goût et tout ensemble le dédain de
j
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTl 345
la vie. Avec cela, une foi ardente, une dévotion hé-
roïque à la personne du Christ. Pourquoi faut-il
qu'une mère fanatique lui ait inspiré, en même
temps que cet amour du Christ, la haine de Rome,
et que ces deux sentiments, forts comme la mort,
se confondent dans cette âme obstinée? Quoi qu'il
en soit, Jessé n'aura de cesse que lorsqu'il aura ra-
mené Pechlarn à la lumière du pur Évangile. Déjà
il peut se croire en beau chemin. Entre les homélies
foudroyantes du curé et les plaisanteries du jeune
seigneur hérétique, le village n'a pas hésité long-
temps. Voyez plutôt. Une procession se déroule sur
la place. Entouré de ses fidèles qui ricanent, Jessé,
à cheval, toise de sa pitié moqueuse le cortège lamen-
table et peu s'en faut qu'il ne le fasse battre en re-
traite. Lâche gaminerie, facile prouesse. Hirsute et
peureux, le curé Wolf n'a pour lui que sa bonne vo-
lonté maladroite. Les paroissiens ne l'aiment guère
et, comme toute foule, daubent à cœur joie sur le
plus faible . Mais Jessé se sert d'armes plus efficaces
et qui l'honorent davantage. Il est chrétien jusqu'aux
moelles. Ceux qui l'approchent ne tardent pas à
s'en apercevoir. Etrange et troublante découverte
pour ces âmes simples ! Jusqu'ici elles ne soupçon-
naient pas qu'un luthérien pût aimer Dieu de tout
son cœur. Or, aucune apologétique n'égale un con-
tact immédiat et personnel avec un chrétien qui « vit
de la foi »- Le garde forestier Schinnagel est monté
au château pour les réjouissances du mariage de
Jessé. Là-haut, un coup de théâtre attendait les in-
vités. En dépit des lois impériales, la cérémonie sera
religieuse. Pris de court, Schinnagel assiste, pour
la première fois de sa vie, à la cène protestante, pe-
346 l'inquiétude religieuse
naud d'abord et mal à l'aise, mais bientôt remué
par les suaves cantiques :
0 du Liebe meiner Liebe. ..
et le spectacle de tout ce monde qui vraiment sem-
ble prier.
Devant l'autel se tient un prêtre qui présente la coupe
aux fiancés agenouillés, en disant : « Que Jésus-Christ te
bénisse'. », la coupe qui, pour les évangéliques, renferme
le sang du Sauveur. Dans ce jeune homme aux habits
blancs, aux boucles blondes, Schinnagel pense voir un
ange ; dans la vierge à genoux, il retrouve une des saintes
de son église, sainte Cécile ou sainte Aguès. Tout cela
l'émeut, Tembrouille et le charme si fort, qu'oubliant où il
se trouve, le bon forestier commence à dire, comme devant
le tabernacle de sa paroisse : « Loué, béni soit à jamais le
Saint-Sacrement de lautel ! »
Hélas ! les temps ne sont plus où un romancier,
selon la formule, aurait évoqué devant les yeux du
téméraire Schinnagel, non plus des saints, ni des
anges, mais bien des nuées de petits diables perchés
sur les épaules du ministre et polissonnant sur l'autel
réformé. Scandalisé par cette page, un critique sa -
gacen'a pas voulu d'autres preuves pour déclarer que
notre roman sentait le fagot. Qu'il prenne patience !
Les fagots s'allumeront tout à l'heure, mais, en
attendant, que Jessé ne se grise pas de son triomphe I
Voici déjà poindre, au soir de celte fête, un léger
point noir qui porte la foudre.
— Quel est l'imbécile qui marmotte je ne sais quoi près
de moi
LA BARONNE DE HANDELMAZZETTI 347
Au son des cloches du soir montant de Marbach, le fo-
restier s'était tourné vers la colline, et joignant les mains,
il récitait la salutation angélique, seul, à haute voix, sans
y prendre garde, puis, après un large signe de croix, il in-
terrogeait de son bon regard Adèle le visage soudain refroidi
du jeune seigneur.
— Ouest-ce que tu fais là, qu'est-ce que tu mur-
mures ?
— U Angélus, mon gracieux maître.
— Ah ! mais est-ce une raison pour tourner le dos au
spectacle (on achevait à ce moment la représentation d'un
drame sacré) ?
— Excusez-moi, répond Schinnagel, il y a, là-haut, une
image de Marie, et, quand je fais ma prière, j'aime à regar-
der de ce côté-là.
Blême de colère, Jessé jure entre ses dents qu'il
exterminera ce fétiche impur. Tout le roman de
Mme de Mazzetti est consacré aux péripéties de ce
duel.
Jesse und Maria, c'est pourtant une autre Marie
que le titre même du livre associe au jeune héros,
Marie, la femme de notre ami Schinnag-el, exquise
et tragique figure, chrétienne des siècles passés que
je voudrais proposer à l'admiration, à la tendresse,
à l'imitation des chrétiennes d'aujourd'hui. L'auteur
s'arrête à peine à nous la décrire et cependant il me
semble que je l'ai toujours connue. Pauvre Marie !
pauvre villageoise ignorante qui va souffrir, non
seulement pour sa foi, cela serait doux à une femme
comme elle, mais dans sa foi. Oh ! n'ayez pas peur.
Elle ne se mêle pas d'exégèse, elle n'a pas entendu
parler de conflits entre la religion et la science. Ce-
pendant devant ces beaux yeux candides, les ques-
tions douloureuses se sont posées, problèmes infor-
3i8 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
mules et qu'elle ne comprend qu'à demi. Dans sa
conscience loyale s'est déroulé le drame éternel dont
nous, les derniers venus, nous pensons naïvement
avoir le monopole. Elle a senti la différence, l'an-
tagonisme apparent entre la vérité d'aujourd'hui et la
vérité de demain. Elle a voulu faire, elle a fait tout son
devoir, et voilà que du devoir accompli a surgi la révé-
lation d'une nouvelle lumière qui lui semblait contre-
dire aux certitudes les plus tranquilles d'autrefois.
The old order changetli yielding place to new.
Une âme vivante abandonne tôt ou tard en route
quelque chose du passé mort, anticipe quelque chose
de l'avenir, et ni la séparation ne se consomme sans
peine, ni l'anticipation ne s'accepte sans effroi. Nova
et vetera, c'est toute l'histoire du développement
quotidien de l'Église. Plus que les faiseurs de ré-
formes, les saints inconnus sont les vrais ouvriers,
les martyrs de ces transformations nécessaires, et
plus ils auront été fidèles dans leur humble vie à
toutes les traditions du passé, plus ils auront avancé
l'épanouissement des temps nouveaux.
Tel est un des sens profonds de l'histoire de Maria
Schinnagel. Je l'ai déjà dit, ce livre n'est pas une
thèse. Comme toute œuvre d'art, comme la vie elle-
même, il se prête à des commentaires infinis. Les
traités les plus ambitieux de psychologie religieuse
renferment moins de richesses. A chacun de choisir
celles qui l'intéressent davantage. L'auteur n'a garde
de nous suggérer le commentaire qui répond le
mieux à l'inspiration de son œuvre, et c'est double
joie de voir tant de lumière et si bienfaisante et si
pure se dégager doucement de cette épopée de vil-
L\ BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 349
lag"e à laquelle Mme de Handel-Mazzetti semble naï-
vement s'abandonner, comme un enfant aux aven-
tures de Barbe-Bleue ou de Cendrillon.
Jesse iind Maria, Luther et Rome, force nous est
bien, en ces courtes pages, de concentrer notre atten-
tion sur ces deux protagonistes du drame. Mais quel
dommage ! Le château prolestant, les bourgades ca-
tholiques, le Danube sillonné débarques, la ville aux
nombreux couvents où Maria vac hercher du renfort,
l'aufeur s'attache aux plus menus des personnages
qui peuplent ce décor pittoresque. Ils vivent, ils
marchent devant nous. Aucun d'eux ne ressemble à
une ombre ou à un symbole. Comme tous ont de
près ou de loin une part au drame, ils nous éclairent,
tour à tour, sur la vie intime de l'Église à laquelle
ils appartiennent. Quelques vives silhouettes évoquent
la communauté protestante aux jours de défaite, les
sans-souci, les résignés, les habiles, les traîtres. Sur
cette grisaille se détache en plein relief la foi ar-
dente de Jessé, le simple et beau dévouement d'un
brave garçon que Jessé a converti. La galerie catho-
lique est incomparable. C'est toute l'Eglise en mi-
niature. Voici les bonnes petites gens qui ont gardé
la foi sereine de l'enfance ; voici les paysans madrés,
superstitieux, anticléricaux, qui tiennent à leur ma-
done, manquent la messe et narguent le curé. Voici
Schinnagel, avec ce grain de vanité qui par instants
lui tourne la tête, mais au fond, trop honnête, trop
droit, et — il faut bien le dire — trop amoureux de
sa femme pour n'être pas catholique, et bon catho-
lique. Voici un frère capucin, vague cousin durât de
La Fontaine et qui se désintéresse un peu trop allè-
grement des peines d'autrui.
350 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Voici le curé Wolf , Danubien authentique et trop
inélégant pour que les jeunes ou vieilles dévotes du
cru daignent raccommoder ses chasubles en lam-
beaux. L'auteur a ménagé, avec beaucoup d'art et
d'ironie, la description de ce personnage. L'ironie
est à notre adresse. Sur le portrait qui commençait
en caricature, on voit poindre doucement une fa-
çon d'auréole. Au dénouement tragique du livre^ la
véritable grandeur de Wolf éclate enfin. Ce mot de
grandeur n'est pas de trop. Quand le pauvre homme
court lourdement dire un mot de compassion à la
jeune femme de l'hérétique condamné, comment ne
pas penser qu'à ce moment-là seul, ou presque seul,
ou si vous voulez, mieux que personne, il fait figure
de prêtre et représente l'Eglise.
Après le « bas clergé », voici enfin, encadré de hal-
lebardes, les prélats, théologiens et autres dignitaires
d'Église qui viennent à Pechlarn instruire le procès
de Jessé. Assisté par le recteur des jésuites de
Krems, le P. Abbé de Lilienfeld préside la « Com-
mission ». La baronne de Handel-.Mazzetli traite le
révérendissime avec tout le respect qui lui est dû,
mais avec une sympathie un peu paresseuse. Ses
préférences vont au frère de Canisius et elle nous le
dit, sans détours.
L'ablDé Mattiieu et le Père Maury prêtaient la plus ex-
trême attention aux réponses de Jessé. Mais quel contraste
entre les sentiments de l'un et de l'autre ! Impitoyable,
l'abbé condamnait déjà dans son cœur cette jeunesse inso-
lente, tandis que, chez le P. Recteur, la compassion était
la plus forte. L'abbé était un saint homme. Les blasphèmes
ûe Jessé le peinaient vivement, mais, sans qu'il y prit
garde, son propre orgueil de savant s'indignait aussi de
LA BARONNE DE HANDEL- MAZZETTI 351
voir un blanc-bec se faire écouter comme un prédicateur
éminent.
Que voulez-vous ! on est homme, on est docteur, et
c omme une jolie femme, tout docteur est toujours un peu
jaloux de la naissante étoile qui menace de l'éclipser.
Touché d'une comparaison si flatteuse, tout doc-
teur, digne de ce nom, pardonnera ce coup de griffe.
Quant à moi, je le regrette. Pour ime fois, Fauteur
se mêle de nous renseigner directement sur la psy-
chologie de ses personnages. C'est trop d'une fois.
Que Mme de Handel-Mazzelti laisse pour toujours ce
procédé facile et inefficace aux romanciers de second
ordre. Sans qu'elle nous le dise, nous aurions assez
vu que de petites préoccupations doctorales enveni-
maient, par instants, les saintes colères du P. Abbé.
Tout autres étaient les sentiments du P. Maury. Saint
homme lui aussi, il est entré en séance très prévenu contre
le converlissfcur hérétique. Saint, austère, oui, mais quoi,
il vit au milieu des enfants. Quand il a devant lui ce noble
visage, qui rayonne de jeunesse et de candeur, le cœur de
ce vieillard a tressailli de pitié. « Bon Dieu ! pense-t-il, il
n'y a pas trois ans que cet enfant était encore au collège.
Oui sait quels mauvais maîtres ont perverti une nature si
généreuse ? »
Bref, le parallèle est mené de façon si insinuante
que lorsqu'on nous dira tantôt que Jessé a tué le
P. Abbé, nous ne saurons plus sur qui nous pleu-
rons, sur le coupable ou sur la victime. Heureuse-
ment celle-ci nous sort d'embarras en revenant de
ses blessures. Quant au jésuite, il est parfait. Entre
lui et le P. Abbé, il y a quatre siècles d'histoire. Un
peu sec, un peu distant, froid et tendre tout en-
352 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
semble, faisant allègrement une besogne qui l'en-
nuie, subissant des méthodes qu'il condamne, plein
d'égards pour le P. Abbé, mais avec un je ne sais
quoi dans l'attitude qui marque sa complète indé-
pendance, lui seul aurait pu sauver Jessé. Par mal-
heur, la baronne de Handel-Mazzetti a voulu — et
pourquoi donc ? — se faire pardonner ce beau por-
trait dessiné avec tant d'affectueuse délicatesse. A
ce grand jésuite elle a donné un compagnon, mais
le plus irritant qui soit au monde. Niais, peureux,
bavard, content de soi. Vite qu'on le renvoie au col-
lège. Ses élèves nous vengeront.
II
Nous pouvons maintenant aborder le drame lui-
même. Trois actes : la victoire de Jessé, la revanche
de Marie, la transfiguration de Marie. Cette division
est étroitement liée au commentaire que j'esquissais
tantôt. L'auteur n'en est donc pas responsable, pas
plus que du commentaire. Dans le premier acte,
Schinnagel, en dépit de sa femme, se laisse envelop-
per par la séduction du jeune apôtre et consent enfin
à lui livrer l'image sainte de Taferlé. Ce triomphe
amène le châtiment. Désespérée, Maria, s'en va à
Krems chercher l'argent qui lui permettra de rache-
ter la madone et ramène la « commission >> qui juge
et condamne Jessé. Ace moment, par une reprise de
génie, le drame fini recommence et Maria, par de
nouvelles épreuves, mérite et prépare une victoire de
la vraie foi, plus définitive et plus pure. Je découpe
les passages les plus saillants.
I
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 353
jessé mène habilement le siège autour de l'intelli-
gence confuse du bon Schinnagel. Depuis que le
jeune seigneur a commencé ses visites, la femme du
forestier n'a plus de repos. Elle connaît son mari et
déjà le voit perdu. Une nuit, le forestier s'était en-
dormi, la cervelle encore bourdonnante des sophismes
de Jessé. Un cauchemar le réveille. Il tend la main.
L'oreiller près de lui est tout mouillé de larmes et sa
femme gémit doucement.
— Meidl (c'est un gracieux diminutif de Maria), Meidl
gronde-t-il encore à moitié endormi, qu'est-ce que tu
pleures-là ?
Pour toute réponse, un sanglot à fendre le cœur. Cette
fois, il s'éveille pour de bon :
— Qu'est-ce qu'il y a, mais qu'est-ce qu'il y a donc ?
— J'ai peur, fit-elle, oppressée.
— Mais de quoi ? Je suis près de toi ; et tendrement son
bras l'enlaçait dans les ténèbres.
— J'ai peur de ce mauvais, mauvais homme, de ce Vel-
derndoS.
— Ah ! bon, gponde-t-il, je croyais que c'étaient les vo-
leurs.
— Alexandre, ô mon Alexandre, que sont tous les voleurs
de la terre auprès de celui qui vient t'enlever ta foi... et à
moi, mon bonheur, tout mon bonheur !
— Mais qu'est-ce qui te prend? Calme-toi donc. Ce sont
de pures imaginations. Tu es encore toute faible de tes cou-
ches, c'est ce qui te met dans ces états.
Pures imaginations, répondit- elle d'une voix haletante,
et l'ai-je donc rêvé que cet homme s'emportait en injures
contre notre sainte Église et qu'il blasphémait la Vierge.
Non, je ne rêvais pas. Tu l'as entendu aussi bien que moi...
et tu n'as rien dit.
Ses larmes, maintenant, l'empêchaient de parler.
— Tu prends tout au tragique, dit le mari. Il a fait ça
Il 23
351 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
sans penser à mal. Il a reçu sa religion de ses parents tout
comme toi et sa bouche parle de l'abondance de son cœur,,
comme fait la jolie petite bouche de madame. Voyons-
Meidula, n'ai-je pas raison ?
— Dis ce que tu voudras... Ce que je sais bien, c'est que
ce mauvais homme est venu pour ton malheur et pour le
mien.
A une autre visite, Jessé, ayant raconté très joli-
ment et pieusement l'histoire de sa confirmation,
demande au forestier comment on administre ce sa-
crement chez les catholiques. Mais cette journée de
grâce n'a laissé que d'informes et prosaïques souve-
nirs dans la mémoire de Schinnagel. De la cérémonie
elle-même, rien du tout. Il se rappelle une ridicule
histoire de sacristie et les cadeaux qu'il a reçus de
son parrain, une pièce d'or et un chapelet bénit. Là-
dessus, heureux de couper court aux explications, il
sort son chapelet de sa poche, mais Jessé le repousse
du bout des doigts et dit en ricanant: |
— Ah ! ah ! soixante-dix Ave Maria et, avec ça, pas
d'enfer. j
Maria s'était rapprochée des deux hommes et les regar- |
dait avec épouvante. Bon, voilà qu'il montre son chapelet
à ce maudit. Mais Schinnagel rectifiait l'erreur de Jessé.
Cinquante seulement, s'il vous plaît, et cinq Pater Nos-
ter, plus le Credo, plus trois Ave. _
— Est-ce que le Christ a ordonné de prier ainsi ?... ■
Schinnagel baisse la tête.
Maria intervient, mais uniquement pour provoquer
de nouveaux blasphèmes. Jessé parti, le forestier
rumine à voix haute ces difficultés nouvelles.
— Tout de môme, il a raison. Dix et vingt fois la même-
chose, comme des perroquets, ça ne vaut pas la peine.
I
LA BARONNE DE IIANDEL-MAZZETTI 355
La pauvre femme défend éloquemment et solide-
ment le rosaire. Mais Schinnagel n'en veut pas dé-
mordre, et ce soir-là, pour la première fois depuis
son mariage, il ne récita pas son chapelet.
Ainsi chaque parole de Jessé fermente laborieuse-
ment dans celte tète appliquée et impuissante. Le
calme bonheur d'autrefois s'en est allé. Schinnagel,.
enivré d'une théologie fumeuse, s'entête à ne pas
comprendre pourquoi sa pauvre femme semble^
chaque jourplusdésolée. Puisqu'elle lui lient rigueur,,
il s'enfermera loin d'elle avec sa Bible, ce livre que
Jessé lui a fait connaître et où il a déjà appris tant
de merveilles. Ce faisant, il s'interrompt pour pester
contre les prêtres qui gardent ce livre sous clef. Au-
raient-ils par hasard le monopole de l'histoire
sainte ? Est-ce que le Saint-Esprit n'est pas allemand
autant que latin?.., et ma femme qui prétend que
cette lecture m'a fait perdre la paix! Un livre qui
parle de Dieul... La voilà qui pleure là-bas, mais,
pourquoi donc est-elle si peu raisonnable ?
Il l'aime encore cependant, il l'aime comme au
premier jour et c'est touchant de le voir mendier une
caresse, essayer gauchement de tranquilliser Maria-
Mais non, le temps de leurs naïves amours est passé.
Malgré eux, ils se querellent dès que le nom de Jessé
vient sur le tapis. Après une scène plus vive. Maria
est montée dans sa chambre.
Elle prit son nourrisson pour lui donner le sein. Après
deux gorgées, voici que le petit nez fait la grimace, la mi-
gnonne tète se secoue. Le repas n'est pas de son goût au-
jourd'hui. « C'est la colère qui m'empoisonne le lait, pense la
femme... Quelle mégère je deviens depuis quelque temps.
Moi-mêmeje ne me reconnais plus. Arrive ce misérable ou.
356 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
que seulement on prononce son nom, ma tête tourne, mon
sang bouillonne, je ne sais plus ce que je dis. C'est mal,
mais mon Sauveur, vous ne m'en voudrez pas trop, si je
m'enrage ainsi contre lui. Et comment faire I je suis de
chair et de sang, un ange même y perdrait patience... Ce
n'est pas bon, mon pauvre chéri, continua-t-elle en regar-
dant le petit qui refusait toujours, écoute, nous allons te
donner du lait de Brunette, avec un peu d'eau pour qu'il ne
soit pas trop gras. » Là-dessus, elle embrasse le petit et
voilà que, malgré elle, des larmes brûlantes coulent sur ses
joues. « A cause de cet hérétique, il faut que mon pauvre
innocent soufïre la faim », et elle va en pleurant à la cui-
sine prendre d'autre lait.
Cependant de nouveaux soucis sont venus. L'année
est mauvaise, l'argent manque. Une lourde dette
pèse sur ShinnageL Jessé consent à l'aider, mais à
condition que le forestier lui donne en retour l'image
miraculeuse deTaferlé. L'image appartient au fores-
tier qui fut jadis le premier guéri par l'intercession
de cette madone. Pleurant des larmes de sang, le
malheureux signe ce pacte abominable. C'est fait. La
nuit venue, d'une fenêtre du château, Jessé regarde
avec une joie sauvage trembler la torche qui éclaire
cet enlèvement. Encore trois jours et le hideux fé-
tiche est entre ses mains, Pechlarn sauvé de l'idolâ-
trie. Eperdu, il rentre encourant chez sa femme.
— Màdel, où est-elle? Mâdel?
— Je suis là, Friedel, répond une voix douce.
Dévêtue, les cheveux flottants, la gracieuse créature
s'était assise près du lit en l'attendant. Elle vint à lui, pâle
et souriante.
— Ah ! mignonne, dit-il, en la prenant à la taille, grande
nouvelle! l'image est à bas... bientôt tout le rivage sera
luthérien.
i
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI 357
— Oh! fit-elle, épouvantée, la madone de ce pauvre fo-
restier !
— La triste figure que vous faites. Riez donc, madame,
voyez, comme je ris moi-même. J'embrasserai tout l'uni-
vers, et prenant la tendre enfant dans ses bras robustes, il
la soulève, il la porte autour de la chambre, criant comme
un fou et tout d'une haleine : « Elle est à bas, elle est à
bas, demain elle est morte. Mort à l'idole de Baal 1 »
Au même instant, Maria, flairant le crime de son
m.ari, sautait du lit et découvrait la madone, honteu-
sement cachée dans un coin du hang-ar. Torturé de
remords, Schinnagel la rejoint. La vue de sa femme
échevelée qui embrasse à genoux et en sanglotant la
chère image, est le pire des châtiments. L'angoisse
de cette nuit les réconcilie à jamais. Demain, dès
l'aube, Maria partira pour Krems, son pays natal.
Des parents que jadis elle assista lui viendront en
aide. Coûte que coûte, elle trouvera l'argent néces-
saire.
III
En chemin, sur le bateau, elle entend parler des
« commissions impériales » qui poursuivent les héré-
tiques rebelles. Voilà le salut ! Ses parents ont refusé
de la secourir, mais qu'est cette déception auprès de
la grande espérance qui vient de luire à ses yeux ?
Elle va hardiment au collège des jésuites, demande
le P. Recteur, lui raconte ce qui se passe à Pechlarn
et sollicite l'envoi d'une « Commission » contre Jessé
<le VelderndortT.
— Tu ne sais pas ce que c'est qu'une commission, ré-
358 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
pond le p. Recteur, tu te flgures un cortège que des vierges
vêtues de blanc viennent recevoir et qui passe sous des
arcs de triomphe au milieu des bénédictions de la foule. Tu
te trompes bien !
— Comment ils viennent, répond Maria, je n'y ai même
pas pensé. Je ne sais qu'une chose. Ils viennent rétablir
la foi et chasser l'hérésie. De toute façon, qu'ils soient
bénis !
Non, elle ne sait pas ce qu'elle demande, mais sa
foi est grande et cela suffit. Elle a confié sa détresse
au P. Recteur et grâce à lui l'image est sauvée. Le
village aussi, du moins si le salut dépend de la Com-
mission. Déjà la redoutable machine s'ébranle et
la grâce l'a devancée. Des courtisans de la veille per-
sonne ne connaît plus l'hérétique menacé. L'église
est pleine pendant les offices. D'authentiques gredins
se transforment en piliers de sacristie. Après le ra-
chat de l'image sainte, une explosion de bassesses
marque la seconde étape du calvaire de Jessé.
La Commission entre en séance. Ici encore, Jessé
et Maria remplissent la scène. Toute à la vengeance
de Dieu, l'humble et douce femme s'exalte. Secoués,
dominés presque par la réalité passionnée de cette
foi, les juges ecclésiastiques pensent voir une autre
Judith. Jessé lui-même quia nargué les théologiens,
baisse la tête sous l'orage de cette colère sainte.
Quelque chose en lui donne raison à la chrétienne
qu'il a fait si cruellement souffrir. Noble scène et
d'autant plus achevée qu'elle est moins uniformé-
ment tragique. Au lieu de l'ange exterminateur à
qui elle s'adressait d'abord avec tant de familiarité
confiante, Maria, à un certain moment, ne rencontre
plus devant elle que des casuistes.
LA BARONNE DE HANDEL-MAZZETTI ^5»
L'abbé se tourne vers Maria.
— Femme, dites-moi, cette madone est-eile une image
miraculeuse ?
— Oui, monseigneur, elle est toute sainte.
— Entendez-moi bien. Des miracles ont-ils été opérés
devant elle. L'autorité ecclésiastique a-t-elle permis formel-
lement de lui rendre un culte public ?
Maria, interroge son mari. Celui-ci baisse les yeux:
— Ça, je n'en sais rien.
— Mais bien sûr, il y a des miracles, fait Maria.
Tous deux, l'homme et la femme, racontent ce
qu'ils savent. Mais l'abbé n'est pas satisfait.
— Et après, pas de miracles plus éclatants?
Le cœur de Maria se serre. Eh quoi ! ceux-là ne sont-ils
pas assez éclatants? Qu'est-ce qui leur prend donc? De grands
prélats, des prêtres, et si peu de foi !
Alors, harcelée par l'impitoyable curiosité des
juges, héroïquement elle expose un secret doulou-
reux de sa vie intime, une grâce de salut que lui oc-
troya, en une heure de désespoir, la Vierge de Ta-
ferlé. A quoi bon, une voix nasillarde résume déjà
cette partie de l'enquête.
Il conste donc que l'image n'est ni actuellement ni môme
in spe, miraculeuse... Plaise donc à la Commission conclure
■que Velderndorff a attenté à une image respectable, sans
doute, mais point miraculeuse.
— Sic vevo, sic vevo, clament, unanimes, les docteurs.
— 0 monseigneur ! crie Maria d'une voix navrée, alors,
parce que cette image n'est pas miraculeuse, vous ne puni-
rez pas ce mauvais homme, ce maudit qui a juré la mort de
3a Vierge. S'il en est ainsi, malheur, malheur à nous et à
tout le rivage du Danube.
Avant d'écrire ces pages, Mme de Handel-Mazzett-
360 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
a-t-elle relu les interrogations de Jeanne d'Arc ? En
tout cas, je sais bien à quel autre récit de martyre
elle a pensé en racontant la passion de Jessé de Vel-
derndorir. Je ne la trahirai pas, du moins pas plus
qu'elle ne s'est trahie elle-même. Je n'oserai même
pas la louer, car ici, vraiment, il ne s'agit plus de
littérature. J'espère d'ailleurs qu'on ne nous obligera
pas à la défendre, en vérité, nous aurions beau jeu !
L'amour du Christ, la haine de Rome, nous avons
vu que Jessé était tout entier dans ces deux passions.
Sectaire et chrétien, la Commission va faire con-
naissance avec le sectaire : restons, nous, avec le
chrétien.
Au matin de son procès, Jessé se lève sans bruit.
Il ne veut pas troubler le légersommeil de sa femme ;
mais celle-ci bientôt se réveille.
— Friedel déjà debout ! Il fait encore noir.
— Eh oui, mignonne, je veux perdre l'habitude de trop
dormir.
— Moi aussi, dit-elle, et déjà elle prenait ses bas.
— Non, non, mignonne, il faut dormir.
— Je dors, fit-elle en riant, et elle ferme les yeux.
Puis vite elle les rouvre, et comme elle voit que Jessé
porte son grand uniforme de velours noir bordé de four-
rures :
— Friedel, pourquoi as-tu mis tes beaux habits ?
— C'est que je veux aller à la sainte Cène.
— Maintenant ? interrogea-t-elle lentement .
— Oui, mon amour.
— Friedel — et sa voix tremblait de peur — puisque tu
vas à la Cène, pourquoi prends-tu ton épée? Friedel, Friedel,
viens ici... tu as un secret.
Non, il n'aura plus de secrets pour elle. 11 lui dit
LA BARONNE DE 1IANDEL-MAZ/,E ITX 301
tout. Un instant, le cœur lui manque, mais vile il se
retrouve. Près de l'autel, le ministre l'attendait.
— Dieu est avec nous, dit Jessé, il faut nous hâter, comme
les Juifs au moment de la Pàque. J'ai déjà perdu trop de
temps... Le vieux ministre bénit le pain et le vin. Ses mains
tremblantes levèrent la coupe et il chanta d'une voix faible:
<i Notre-Seigneur Jésus-Christ, dans la nuit où il allait être
trahi, prit le pain... Toi qui viens à moi, tu es la force et
la puissance. Tiens- toi près de moi en face de l'ennemi et
protège ton Évangile. »
Quelques heures après, dans la salle du tribunal,
pendant que les villageois récitaient à voix haute le
Credo catholique, Jessé remuait aussi les lèvres et
priait son Christ évangélique : « A toi la force et la
puissance ! ne me laisse pas, ne me laisse pas ! »
Insolent en face de ses juges, lorsqu'il apprend que
sa famille aussi va souflVir à cause de lui, la colère
le rend fou. Le P. Maury, homme de collège, sait
bien par expérience qu'à un certain degré d'exalta-
tion, il ne faut plus discuter avec un enfant. Mais
ce n'est pas le P. Maury qui conduit les débats. Jessé
voit rouge et, s'armant d'un pistolet qui est sur la
table, il fait feu sur le Père Abbé.
Nous savons déjà que le saint homme en relèvera
et nous pouvons philosopher à notre aise sur cet
acte de folie. Vous devinez bien que notre auteur ne
s'amuse pas à nous l'aire peur. Ce dénouement est
une savante trouvaille. Tout le monde gagne à ce
coup de feu. Jessé désormais n'est plus simplement
un hérétique trop zélé. Sa condamnation nous paraî-
tra moins sévère. Cette arme, d'ailleurs, ce n'est pas
Jessé qui l'a déposée sur la table du tribunal. Ce
n'est pas la main d'un protestant qui l'a chargée.
362 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Ainsi donc, une fois encore, les responsabilités se
partagent, le pour et le contre se heurtent, les solu-
tions simplistes s'effondrent, la terrible complexité
du problème éclate aux yeux les plus prévenus.
Nous ne suivrons pasJessé dans ce cachot où pour
se donner du courage, il chante à pleine voix le mer-
veilleux cantique de Luther, cette Marseillaise pro-
testante dont le seul rythme entraînerait un lâche au
martyre :
Ein feste burg ist unser Gott...
Dans quelques jours, il sera jugé et nous pré-
voyons trop la sentence. Déjà l'heure est venue pour
lui de quitter ce pays bien-airaé qu'il aurait tant
voulu convertir. Penché à l'arrière de la galiote qui
glisse vivement au fil du Danube, il salue une der-
nière fois le village qui brille au soleil et « son Tha-
bor le regarde une fois encore, avant qu'il soit cloué
sur la croix ».
Des tours du château épiscopal, le canon gronde
annonçant aux deux rives du fleuve ce nouveau
triomphe delà foi.
IV
Cependant, la première exaltation passée, notre
Judith, rentrée chez elle, se trouble de voir sur sa
robe des éclaboussures de sang. Maria Schinnagel
commence à mesurer les conséquences de sa visite
au recteur de Krems. Elle entend pleurer la jeune
femme de Jessé. Elle voit la malheureuse tête glacée
par la mort, elle suit, dans l'avenir, la longue tris-
tesse de l'enfant qui naîtra demain et qui, sans elle,
I
LA BARONNE DE IIANDEL-MAZZETTI 3(;3
*>urait connu son père. « Femme, lui avait dit Lan-
dersperger, le seul converti de Jessé, femme, crois-
moi, celte mère et son enfant te feront passer de ter-
ribles heures. » La prophétie se réalise. Ni son mari,
ni ses enfants, il n'est plus de joie pour elle. L'ombre
<lu condamné est sur sa vie. Le nom de Jessé qui re-
vient fatalement dans tous les commérages de Pech-
lam, ramène, h chaque instant, l'angoisse dont elle
tâche de se distraire. La tète blonde la tourmente
pendant le silence des longues nuits. « Je ne pensais
pas mal faire », essaie-t-elle vainement de répondre
à l'imagination qui l'obsède. Mais lui aussi, le con-
damné ne pourrail-il pas dire que son intention était
bonne, et cependant il va mourir.
Jusqu'ici, dans cette paisible existence, quelques
gouttes d'eau bénite sufiisaient à chasser les pensées
mauvaises, ou, si l'inquiétude s'attardait, une parole
du confesseur avait bientôt ramené la paix. La
pauvre femme apprendra bientôt qu'à de certaines
heures dans la vie d'vme âme, l'Église môme, cette
grande pacificatrice des consciences, reste impuis-
sante, et que nous restons seuls, en tête à tête avec
le juge intérieur qui est en nous. La baronne de Han-
del-Mazzetti raconte cette suprême déception de
Maria en une scène déchirante à laquelle il me
semble, que tout le livre converge, et qui, toute
seule, suffirait peut-être à mettre ce livre hors de
pair.
Un peintre contemporain a imaginé de couper un
de ses tableaux par une ligne horizontale et d'évo-
quer ainsi en un diptyque nouveau, les mystérieuses
relations qui unissent — hélas I et surtout qui divisent
ceux d'en haut et ceux d'en bas. En haut, le pont
364 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
d'un navire el les passagers de première classe ; en
bas, les faces brûlées de ceux qui entretiennent la
machine. Avec un art plus insinuant et des inten-
tions moins impérieuses, l'auteur de Jesse und Maria
aime à juxtaposer ainsi ses tableaux. Tantôt c'était
parallèlement une Gène prolestante et un pèlerinage
catholique ; c'est, tout le long du volume, le rappro-
chement entre les émotions des deux groupes d'amou-
reux, Jessé et sa mignonne femme, Maria Schinna-
gel et le forestier. Maintenant, après la vaste fresque
de la Commission, on nous m>ontre, dans la petite
église du village, la rencontre du curé Wolf et de
Maria au confessional. L'humble tableau continue,
explique, achève la fresque. Les souffrances d'en bas
rachètent les imperfections qui se sont mêlées peut-
être à la procédure d'en haut. Et si je n'ose dire que
les touchantes incertitudes du confesseur et de la pé-
nitente expient la tranquille assurance des « doc-
teurs », du moins, puis-je répéter, avec une convic-
tion profonde, qu'ici encore, mieux que tous les
autres, le simple curé et la pieuse chrétienne repré-
sentent la véritable Église du Christ ^
Mariavientd'ouvrirsonâme,ellea dit les doutes qui
l'assiègent, elle attend, confiante, la parole du prêtre
comme elle ferait de la consolation de Dieu lui-même.
— Eti 1 oui, c'est une croix ! Certes, tu ne pouvais guère
faire autrement, mais que tout ça est triste !...
Là-dessus, comme si le diable décidément s'en mêlait,
Wolf se meta parler de Velderndorff.
1. Je ne crois pas que l'auteur de Jesse und Maria se sou-
vienne ici de la confession dEnima Bovary. Ici et là même
déception, mais combien plus pathétique dans le cœur dune
vraie chrétienne.
I
LA BARONNE DE lUNDEL-MAZZETTI 365
— Sais-tu, Mariedl, c'est bizarre, je ne puis chasser le
souveuir de ce bandit... Dieu sait pourtant s'il m'a tourmenté,
le misérable, et s'il m'a crevé de colère... Mais que veux-tu ?
quand je me le représente dans sa prison... ses grands yeux
entre les grilles de fer, pensant à Pechlarn, à sa Stella (c'est
la jument de Jessé), et à ce vieux loup d'église ( Wolf) auquel
il donnait la chasse...
Quelque chose barre la gorge du vieillard. Il s'arrête, ses
lèvres hérissées mâchent et remâchent à vide. D'une voix
désolée, Maria demande l'absolution et la pénitence. Bonté
divine, si c'est là toute la consolation qu'on lui donne,
mieux vaut s'en aller... Lui, marmotte sa formule latine et,
sans reprendre haleine, se remet à torturer la malheureuse.
— As-tu entendu dire, Meidl, ce qui est arrivé à Schal-
laburg, quand Landersperger est venu lui dire adieu... Jessé
lui a donné le peu qu'il gardait en poche, ils se sont em-
brassés — les larmes brillent dans les yeux de Wolf — et
ils ne pouvaient se séparer. Les soldats ont dû s'en mêler...
A ces mots, les larmes coulent pour de bon sur les rudes
bajoues du vieux prêtre, II toussote, il essaie de rire : « Ces
deux garnements, ces deux garnements... »
De l'autre côté de la grille, la femme tortillait fiévreuse-
ment son chapelet.
— Révérence, dit-elle, vous avez pitié de ce maudit,
parce que, maintenant, il lui faut souffrir. Il l'a mérité.
C'est bien certain. Et moi aussi, j'ai beaucoup souffert et
par sa faute. Beaucoup me reste à souffrir et personne ne me
console.
— Pauvre âme, lit ^Yolf avec pitié, eh ! oui, vois-tu, c'est
toujours comme ça quand les femmes se mêlent des affaires
des hommes.
Maria sent que tout s'écroule sous elle. Son sang bout.
Une folie la prend. Parler ainsi, lui, c'est trop fort! Lui qui
l'autre jour, ne pouvait exalter assez le service qu'elle avait
rendu au village. Ses idées chavirent et d'un ton qu'elle n'a
jamais osé prendre au confessionnal :
366 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
— Révérence, VOUS n'avez pas toujours parlé de la sorte...
Ah ! j'aurais volontiers laissé l'honneur aux hommes, l'hon-
neur et la sueur et les larmes que coûtent ses besognes-là...
Mais tous se sont dérobés comme des lâches. Si je ne m'en
étais pas mêlée, la sainte image serait à l'heure qu'il est
cendre et poussière, et tout le pays hérétique. Non, jamais,
tantque je vivrai, je ne regretterai ce que j'ai fait, même si
le diable venait me souffler une mauvaise compassion... Dieu
et la Vierge m'ont envoyée, j'en suis sûre comme du Credo ^
et si un ange venait du ciel me soutenir le contraire, je lui
dirais : « Tu es un menteur... »
A plusieurs reprises, Wolf avait essayé d'interrompre cette
tirade passionnée : « Pas si fort ! pas si fort ! » Maintenant
il répond, en la fixant à travers la grille :
— C'est vrai, tu as bonne mémoire, mais je t'ai dit le con-
traire de ce que j'aurais dû te dire. Si j'avais rêvé que cela
allait arriver je ne t'aurais pas parlé de la sorte. Mais mon
erreur ne te donne pas le droit d'être insolente. C'est le
diable qui te rend orgueilleuse et veut t'enlever ta récom-
pense. Celui qui te souffle au cœur de la pitié pour un pauvre
pécheur, non, celui-là n'est pas le diable.
Orgueilleuse ! Il ne manquait plus que ça. Pas un
mot, de consolation et une scène par-dessus le mar-
ché ! Mais non, elle ne répondra rien. Elle pince les
lèvres, se dresse sur ses jambes chancelantes, baisse
son voile, sort du confessionnal et de l'église. Sur la
place, aussi longtemps qu'on peut la voir, sa dé-
marche est assurée, sa figure paisible. Mais seule,
toute seule au bord du Danube, ses épaules tombent,
ses traits se décomposent, son pas traînant se ralen-
tit. Son confesseur ne l'a pas comprise. Elle n'a plus
confiance en lui, sa vie religieuse est comme un vais-
Sî'au qui a perdu ses ancres dans l'orage.
Elle compare hier et aujourd'hui. Elle répète le
LA BARONNE DI2 HANDEL-MAZZETTI 367
nom d'un confesseur d'autrefois (jui la lira suave-
ment, d'une crise difiicile. Ce n'est pas lui qui l'aurait
traitée d'org-ueiileuse. Pauvre, pauvre femme ! la
rude main (jui i,e blesse nous blesse aussi, mais, avec
nous, pardonne à ce maladroit dont les yeux obsédés
gardent la vision d'une autre femme rencontrée tan-
tôt sur la route qui mène à la prison de Jessé. Par-
donne-lui. Ta souffrance est la sienne. Il t'aurait dit
des paroles plus douces, si lui-même il avait pu se
consoler.
On me surprendrait fort si on m'assurait qu'en
écrivant cette page unique, l'auteur, sans com-
prendre la magnifique inspiration qui le portait, a
cru simplement s'abandonner à une sensibilité de
femme agacée par la rudesse d'un paysan. Non, cela
n'est pas possible, et si IMme de Handel-Mazzetti me
l'affirmait elle-même, je prendrais la voix de Wolf,
et je lui répondrais brutalement qu'elle ignore son
génie. Au point où nous en sommes, la grossièreté
du pauvre curé est engloutie dans l'horreur sacrée
de la scène comme un détail insignifiant. Le doigt le
plus sûr, la délicatesse la plus veloutée serait un
pauvre remède au mal qui tourmente Maria. J'irai
plus loin. A ce tournant tragique, notre attention
passionnée néglige tout ce qui distingue ces deux
personnages, pour ne plus songer qu'à leur commune
et identique détresse. Maria et Wolf, c'est l'Église,
c'est l'âme chrétienne enfantant douloureusement la
vérité qu'elle porte en elle et que, dans une angoisse
inexprimable, elle n'ose pas encore reconnaître.
Tous deux ae débattent dans une sorte de nuit. Un
voile épais leur couvre certaines choses et cependant
une pâle lumière leur arrive, éclairant des rudiments
368 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
de vérités lointaines qui semblent contredire à d'autres
vérités, claires et nettes celles-ci, règle, force et
douceur de leur vie. L'instinct de leur cœur les en-
traîne en avant, leur intelligence ferme et fidèle les
retient en arrière. Oîi est le devoir? Pour comble de
peine, il est trop tard maintenant. Prati(|uement, ils
ont résolu le cas de conscience qui, pour eux, ne se
posait pas encore. Une morale scientifique leurdirail
bien (ju'après tout on n'est responsable que de ce
({ue l'on a voulu faire. Mais ni l'un ni l'autre, ils ne
suivent cette morale. Est-ce un bien, est-ce un mal ?
la chose est faite et si c'est un mal, ils sentiront peser
sur eux la mort d'un homme, d'un innocent peut-
être, et toutes les horreurs d'un foyer dévasté. C'est
au prix de semblables tortures que la vérité pro-
gresse en ce monde. Je rêve parfois quand on me dit
que les festins que nous servent les poètes
ressemblent bien souvent à ceux du pélican.
Mais je suis bien sûr que toutes nos conquêtes mo-
rales et celles-là même dont les modernes tirent le
plus de gloire, furent jadis chèrement achetées par
d'humbles martyrs, frères et sœurs de Wolf et de
Maria Schinnagel.
On se demande avec inquiétude quel pourra bien
être le dernier mot de cette histoire. Il semble que
l'auteur nous ait engagés sur une voie sans issue. Un
dénouement optimiste, la conversion de Jessé par
exemple, profanerait la forte et sévère et pleine
beauté de cette œuvre d'art. Comment, d'ailleurs,
l'auteur après avoir soulevé tant de questions graves
et pressantes, aurait-il le droit de se dérober au der-
nier moment et de nous laisser dans les ténèbres. Ces
LA BARONNE DE IIANDEL-MAZZETTI 369
ténèbres, sans doute, il ne les a pas eréées, mais en-
fin il nous les a fait sentir, d'une faron plus aiguë,
épaisses, profondes, écrasantes. Que faire? Artiste,
la baronne de Handel-Mazzetti pouvait nous laisser
sur la scène du confessionnal ; chrétienne, catholique,
elle nous devait, elle se devait à elle-même autre
chose. Elle a suivi la voix de sa conscience et, par
un juste retour, à cet appel de la foi, l'art a répondu
par une inspiration magnifique. Les soixante der-
nières pages de ce livre sont les plus belles. L'œuvre
poignante et douloureuse jusqu'au bout s'achève sur
une impression de douceur et de paix. Jessé mourra
luthérien. La vérité humaine le veut ainsi, mais il
mourra avec la conscience du mal qu'il a voulu faire,
avec le remords d'avoir attenté à l'image sainte dont
Dieu se sert pour attirer à lui le petit village catho-
lique. Sur l'échafaud, il demande pardon de sa cri-
minelle tentative, il exalte la foi et le grand cœur de
Maria Schinnagel. Que s'est-il passé? L'héroïque
femme a compris enfin la vérité de cette parole du
prêtre: « Ce n'est pas le diable qui te met au cœur
de la pitié pour ce malheureux. » Affiliée aux Domi-
nicaines, elle a le moyen facile de pénétrer jusqu'à
la prison de .Jessé. Le récit de ses deux visites ré-
sume, explique et parfait le livre. C'est une des plus
belles choses que j'aie jamais lues. Je ne croyais
pas qu'on pût surpasser le fameux chapitre d'Adam
Bede, l'entrevue deHetty et de Dinahdans la prison.
Je me trompais. Maria Schinnagel est plus humaine,
plus touchante, plus belle que Dinah Morris. D'abord
Maria essaie de convertir le jeune homme, mais
cette suprême controverse l'irrite et le blesse. Dans
son insuccès, la pauvre femme voit un châtiment de
II 24
370 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
Dieu sur elle. C'est une agonie de regrets el de scru-
pules : « Si tu étais restée vierge, tu aurais pu sauver
€ette àmo... » Elle prie cependant. Une grâco meil-
leure lui ouvre les yeux. Elle revient. Cette fois, elle
ne songe plus qu'à la miséricorde. Plus un mot de
controverse. Simplement, suavement, bonne et ma-
ternelle, elle attendrit, elle apaise, elle console, elle
transforme Jessé. Luthérien, il veut, il croit encore
l'être. Il ne reniera pas la foi de sa mère. Par le re-
pentir, la confession de ses fautes, le pardon des in-
jures, l'acceptation généreuse de son supplice, Jessé
entre dans la communion des saints ; aimant, véné-
rant, glorifiant Maria Schinnagel, il aime, sans le
savoir, mais il aime vraiment, il vénère, il glorifie la
véritable Église du Christ.
f
ÉPILOGUE
LA LÉGENDE D'ARGENT
LA LÉGENDE D'ARGENT
Il y a quelques années, parcourant la Toscane, en quête
de matériaux pour une histoire de la vie intérieure au
temps de Savonarole, j'eus plusieurs fois l'occasion de visi-
ter, dans leur détresse, des communautés expulsées de
France qui tâchaient, péniblement, de trouver, au jour le
jour, quelques ressources, et de garder autant que possible
les habitudes régulières des jours heureux. De Florence,
où, dans une chambre pitoyable, nue, froide et laide, trans-
formée en chapelle, je disais la messe devant quatre reli-
gieuses devenues, pour lors, maîtresses de français et de
piano, je partais souvent pour ce délicieux couvent de
Prato où presque rien n'a été changé depuis la mort de
sainte Catherine de Ricci. Mais la pénible vision du matin
ne s'effaçait pas en route et la pensée de ces courageuses
femmes me poursuivait jusque dans la cellule de la sainte.
Pensée triste, mais joyeuse aussi. Là-bas, ce campement
de misère, ici la paix enveloppante de ce cloître, dans ces
deux cadres si différents s'épanouissait la même fleur éter-
nelle et ces allées et venues me faisaient comme toucher du
doigt la chaîne souple et solide qui rattache les vertus d'au-
jourd'hui à la sainteté du passé. A la marge des feuilles où
je notais les variantes de la légende de sainte Catherine,
j'esquissais la légende que d'autres saintes vivaient sous
374 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
mes yeux. Puis naturellement, l'idée me vint que cette lé-
gende de lexil n'était qu'un tout petit chapitre de l'humble
et merveilleuse légende à laquelle travaillent autour de
nous des milliers de saints inconnus. Les simples pages
qu'on va lire pourraient servir de préface à cette légende.
C'est une sorte de méditation sur la sainteté et la vie des
saints. U y a deux points dans cette méditation. Dans le
premier point je ne fais que répéter, en l'adaptant, à notre
siècle, une parole célèbre du père de Condren. Cet admi-
rable directeur aimait à dire « que ce dernier siècle — c'est
le grand siècle à son aurore — , était le siècle des saints et
ne le cédait en rien aux premiers temps de l'Église et
qu'il y en avait tant et plus, mais que leur grâce était la
vie cachée ». Le second point ou, si l'on veut, la conclusion
pratique, s'adresse à tous ceux qui ont, qui pourraient ou
qui devraient avoir la vocation d'hagiographe. Après la
sainteté elle-même, est-il vocation plus belle ! J'essaie d'orien-
ter leur curiosité sur les plus humbles manifestations de la
vie intérieure et je les mets en garde contre certaines rou-
tines qui entravent, aujourd'hui encore, l'hagiographie.
Qu'il s'agisse de la vivre ou simplement de la raconter,
cette légende d'argent est à la portée des âmes les plus ti-
mides et des plumes les moins exercées. 11 m'a semblé que
le premier venu pouvait sans outrecuidance la proposer
aux fidèles et qu'il n'était pas besoin d'être savant pour eu
ébaucher la préface.
LA LEGENDE D'ARGENT
« Dieu parle encore aujourd'hui comme il parlait
à nos pères ^.. » Dans la littérature spirituelle, je
ne connais rien de plus beau que la page du P. d&
Gaussade qui commence par ces paroles et je vou-
drais, plus encore que ce grand style, avoir cette
tranquillité, ardeur et transparence de foi pour
écrire, sur un sujet tout voisin, des réflexions ana-
logues. Si Dieu parle aujourd'hui encore, il trouve
sans doute comme autrefois des âmes qui lui ré-
pondent. Il en trouvera toujours et les saints ne
manqueront jamais à l'Église. Mais nous ne savons
pas les voir. La plupart d'entre nous, convaincus,
que dorénavant Dieu garde le silence, pensent que
le temps des vertus héroïques est passé et que les
chrétiens d'autrefois ont tourné la dernière page de
la légende des saints.
Ce mot seul de légende nous fait sourire de tris
tesse. C'est si loin tout cela et c'était si beau ! Non»
notre pauvre temps n'est plus fait pour ces mer-
1. J.-P. DE Caussade, s. J., Traité de l'abandon à la Pro-
vidence divine.
376 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
veilles, et sur nos routes qu'épouvante le fracas des
automobiles, les fioretli ne trouveraient plus un coin
de fraîcheui' pour s'épanouir. Soit, mais pourtant
qu'on le remarque : en variant, selon les époques,
les symboles de progrès matériel et de prose, on a
toujours, plus ou moins, parlé de la sorte, toujours
reculé l'âge d'or de la foi et de la charité chrétienne
jusqu'aux frontières incertaines du « bon vieux
temps ». Pascal montrait déjà la part d'illusion qui
se môle à de tels regrets. « Ce qui nous gâte,
disait-il, est qu'ordinairement on regarde saint Atha-
nase, sainte Thérèse et les autres comme couronnés
de gloire et agissant avec nous comme des dieux.
A présent que le temps a éclairci les choses, cela
paraît ainsi, mais, au temps où on le persécutait, ce
grand saint était im homme qui s appelait Atha-
nase... »
Ce grand saint était un homme... Oh ! que cela est
donc vrai et que nous avons de peine à le com-
prendre ! Une personne, d'ailleurs sage, qui avait
ardemment désiré de passer quelques heures dans la
compagnie de dom Bosco, revint un peu déconcertée
de ce que ce saint homme eût fait cordialem.ent
honneur à un bon repas. Qu'aurait-elle donc pensé
si elle avait lu les délicieuses lettres de sainte Cathe-
rine de Ricci à son frère Vincent et constaté
qu'entre deux extases, la chère sainte pouvait parler
de « poutargue » et de « biscoltins » ? Une sœur du
monastère de Prato, étroite et timorée, s'était d'ail-
leurs bien gardée, en recopiant ces lettres, de trans-
crire tous les termes dont Catherine s'était servje.
Sous sa plume pudibonde, les tu se changent en
vous, et les chaussons col taffeta deviennent des
LA LÉGENDE D ARGENT 377
vanita (i). Ne la raillons pas trop fort, puisque aussi
bien nous faisons comme elle, nous tous qui deman-
dons à la sainteté de ne jamais toucher terre et qui
refusons de la reconnaître quand la pauvrette vient
à nous sans ombre de parure archaïque et parle la
langue de notre temps.
Aussi bien, si l'on excepte certains cas, en somme
très rares, où les miracles rendaient sa trace lumi-
neuse, la sainteté s'est toujours cachée. Peut-être
aujourd'hui, où il y a, dit-on, moins de personnes
capables de comprendre son secret, se cache-t-elle
encore avec plus de soin. Mais enfin elle vit toujours,
elle est partout, elle nous entoure et ceux qui Ton
rencontrée et reconnue savent bien qu'elle n'a rien
perdu de son charme ni de sa beauté.
Tous peuvent la voir, mais c'est la grâce, la force
et la confusion du prêtre d'être en quelque sorte
obligé de converser familièrement avec elle. Cha-
cun de ceux qui ont pris la peine — est-ce une peine,
grand Dieu ! — de se pencher attentivement sur les
âmes, a dû, bon gré, mal gré, reconnaître cette splen-
deur qui n'est pas de la terre. Pour le reste, nous ne
sommes que des témoins à dislance, témoins de
témoins, qui, sur la foi d'autrui, nous passons de
main en main le dépôt de la tradition. L'histoire
divine que nous racontons, nos yeux ne l'ont pas
contemplée, elle est pour nous un objet de foi, mais
quand il s'agit de rendre témoignage aux fidèles
qui continuent en ce monde la vie du Christ, quelle
différence ! Et vidimus, et testamiir. Nos yeux, nos
pauvres yeux, habitués à d'autres spectacles, ont vu le
1. Le Leltere di S. Calerina de Ricci, édit. Guasli, Ghe-
rardi, Florence, 1890.
378 L INQUIETUDE BELIGIKUSE
visage des saints, nos oreilles ont reçu leurs confi-
dences, et nos mains exigeantes ont pu, souvent,
palper le mystère : qiiod aiidivimus, quod vidimiis
ociilis nostris, quod perspeximus, et manus nostree
contrectaverunt de verbo vitœ !
Eh bien! qu'on me laisse le dire, ce témoignage,
dont le monde aurait tant besoin, nous ne l'avons
pas assez rendu. Est-ce un excès de réserve, est-ce
la peur de livrer les choses de Dieu à l'intelligence
moqueuse de notre temps ? Non, puisque habituelle-
ment nous avons parlé. Mais nous ne l'avons pas fait
de manière à rendre évidente aux plus incrédules
cette survivance actuelle de Notre-Seigneur. Simple
défaut de méthode qu'on peut indiquer sans im-
pertinence.
La première erreur de ces témoins modernes de
la sainteté est la longueur démesurée de leur témoi-
gnage. Pour les saints d'aujourd'hui, moins fortu-
nés que saint François ou saint Dominique, Yin-'è'
s'impose, les deux volumes sont de rigueur. Ni la
crise de la librairie, ni la grève des lecteurs, ni
l'exemple précieux et charmant des petits livres
bleus de M. H. Joly, rien ne peut arrêter cette fé-
condité redoutable. Nous avons des vies en trois vo-
lumes. On va plus loin en Angleterre. Sans les me-
naces d'un gouvernement persécuteur, nous dépas-
serions les Anglais.
On l'entend de reste, ce regret ne vise aucune-
ment les vies de saints qui sont en même temps des
livres d'histoire générale. Personne n'a trouvé trop
longs les deux volumes de M. Vacandard sur saint
Bernard, et, s'il vient jamais, nous ne marchande-
rons pas notre attention au biographe de saint Fran-
LA LEGENDE D ARGENT 379^
çois de Sales. Mais, tous les saints, même comme
saints, n'ont pas une même importance. A vertus
peut-être égales, il en est, si je puis dire, de moins
représentatifs et on rend à ceux-ci le pire des ser-
vices en les ensevelissant sous le poids de biogra-
phies interminables. Les saints ressemblent sur ce
point aux autres hommes. Tous ne sont pas intéres-
sants au même degré. Quelques-uns — et c'est peut-
être le grand nombre — n'ont qu'un ou deux mots
à nous dire, parfois même qu'un geste à faire, comme
ces gardes-barrières qui abaissent leurs petits dra-
peaux sur le passage des trains.
Pour certains, un don de nature ou de grâce, un
sourire de l'esprit ou du cœur nous ramène toujours
à eux. Nous ne nous lassons pas de les entendre.
Sainte Thérèse est du nombre, mais d'admirables
fondatrices ou réformatrices n'ont pas reçu ce rayon,
et quoi qu'en pensent leurs biographes, les minuties
de leur histoire ne le leur donneront pas.
On dira : pourquoi vous en prendre à ces bio-
graphes? Le but que vous cherchez n'était pas le
leur. Qu'arrive-t-il en effet? Une congrégation charge
quelqu'un d'écrire l'histoire de la fondatrice ou de
telle religieuse éminente. On écritdoncpour le cou-
vent même, pour celles qui ont connu l'héroïne, ou
qui, du moins, veulent se pénétrer, le plus possible,
de son esprit. Dans des conditions semblables, il
n'est pas d'anecdotes insignifiantes, les plus humbles
minuties ont une valeur.
Cela n'est pas tout à fait sûr et j'ai, pour ma part,
quelque peine à croire que ce livre, dûment ennuyeux
pour le chrétien honnête homme, puisse faire les
délices d'une lecture de couvent. L'expérience, si
380 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
besoin est, a souvent prouvé le contraire. Mais je
veux que la remarque soi t j uste, elle ne vous couvre pas
tout à fait. Ces deux volumes polis, et repolis, édités
avec amour, ces gravures, ces autographes, de bonne
foi, tout cela, dans votre pensée, ne s'adresse-t-il pas
un peu, beaucoup peut-être, au grand public? Et
pourquoi vous en défendre! Vous aimeriez mal
votre sainte, si vous ne la vouliez connue de tous.
Et quoique, enfin, vous ayez pensé faire, il nous la
faut à nous, cette sainte, nous la demandons, nous
l'attendons, et nous l'aimerions aussi, mais pas dans
l'appareil encombrant que vous avez médité pour
elle, pas sur l'autel — ou dans le tombeau — que
vous lui avez préparé.
Si cela est vrai d'un personnage d'importance,
comment ne jugerons-nous pas la plupart des livres
consacrés, je ne dis pas à de moindres saints, mais
à des existences plus courtes et, en apparence, plus
ordinaires. Franchement, ici, nous avons passé toute
mesure. Quel manque absolu de proportion entre le
héros et le monument qu'on lui élève, quelles bana-
lités, quelle fade abondance de gloses pseudo-
pieuses pour arriver à faire un livre là où déjà la
brochure eût été de trop !
Je sais les causes touchantes de ces illusions
d'optique. Souvent c'est une amitié désolée qui veut
reprendre à la mort le plus possible de celui ou de
celle qui sont partis avant le temps. Un enfant meurt
au collège, un jeune fille au noviciat, et l'exquis tra-
vail de légende, commencé pendant les mois de la
maladie, reprend son essor au lendemain de la pre-
mière détresse. La mort a sacré ces jeunes fronts.
Un reflet de leur auréole illumine soudain les années
1
LA LEGENDE D ARGENT 381
obscures, les vertus réelles que jusqu'ici l'uniformité
de la vie commune avait voilées. Il est si facile, il est
si doux, il est si juste, ce culte posthume qui com-
pense pour les oublis ou les négligences d'autrefois
et qui se développe ainsi, non pas faussant, mais
spiritualisant, déplus en plus, l'image de nos morts.
Bientôt quelqu'un se présente, un ami, un confident.
Il veut dire son affection, propager de beaux
exemples, fixer une image déjà fuyante, consoler des
parents qui pleurent. Il cherche, il demande. De
tous côtés, on lui répond lettres, notes de retraite,
premiers vers, les papiers s'accumulent sur la table.
Hélas, hélas ! le livre s'achève. Il a sa préface, l'in-
troduction d'un prélat notoire ou d'un académicien
complaisant, mais, de grâce, ne l'ouvrez pas, vous
qui avez entendu célébrer la grâce précoce de cette
jeune sœur, la générosité de cet enfant. Des lettres,
comme tout le monde en peut écrire, des résolutions
que tous nous avons cru prendre, des vers que nous
aurions pu faire, non, non, ne lisez pas ce livre.
Restez-en à la première page, à cette photographie,
décevante elle aussi, mais beaucoup moins que les
phrases vaines et, dans ce regard, et sur ces lèvres,
tâchez de recueillir le précieux et court message que
l'enfant, que la novice avait à nous dire et qu'un
maladroit biographe a noyé dans trois cents pages
d'insignifiance et d'ennui.
Car, pour le message pris en lui-même je ne me
pardonnerais pas de paraître le négliger. Non, je ne
demande pas qu'on méprise la voie lactée pour
quelques constellations de premier ordre, qu'on
réduise la vie des saints à quelques biographies
essentielles et qu'on dédaigne la plus humble des
382 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
âmes que le doigt de Dieu a touchées. Certes, le
hej'o-worship, surtout quand il s'adresse aux héros
de la grâce, est, peut-être, la plus excellente des
<lisciplines morales, et d'ailleurs, si je pouvais em-
ployer ce vilain mot en une si délicate matière,
je dirais qu'on ne démocratisera jamais trop l'his-
toire de la sainteté. Mais précisément, c'est là le
grand reproche qu'on voudrait avoir le droit de faire
à nos modernes biographes. Quand ils consacrent
ainsi de gros volumes à des personnages secondaires,
qu'ils y pensent ou non, ils essaient par là de confé-
rer à leur héros des lettres de noblesse, ils le mettent
sans plus, au rang des Vincent de Paul et des Au-
gustin. Le public ne s'y trompe pas. Il a bientôt
jugé et condamné votre entreprise. Pour lui le bla-
son est suspect, la façade trop fastueuse. Il n'entrera
pas dans la maison. Encore un coup, c'est un mal-
heur, car ce luxe de parvenu cachait une sainteté de
bonaloi, mais simple, mais roturière, tout au plus
bourgeoise. Pourquoi lui avez-vous appris les belles
manières, l'avez-vous affublée de tant d'ornements ?
Ses amies d'autrefois ont de la peine à la reconnaître ;
les indifférents se détournent d'elle. Qu'on me passe
une autre image. Il y a des fleurs des champs trop
petites, trop frêles pour qu'on songe à les cueillir.
Dans l'herbe pourtant, les unes à côté des autres,
elles ont, non pas une beauté — ce mot est trop gros
pour elles — mais une grâce, une fraîcheur, un com-
mencement de parfum. Au lieu de les prendre une
à une et de les déprécier en les isolant, découpez une
bande du gazon où se pressent ces menues mer-
veilles ; respirez le tout ensemble, fleurs et brins
■d'herbe, sans les distinguer et comme un bouquet
il
LA LÉGENDE d'aRGENT 383
qu'une main plus délicate que les nôtres a lié pour
nous.
Ces fleurs qui, séparées de leurs sœurs, fragiles
comme elles, en un instant, seraient flétries, nous
suggèrent une transition lumineuse. En efl'et, si,
d'une part, on devrait empêcher dans l'intérêt même
de ceux qu'elles prétendent célébrer, une surproduc-
tion de biographies particulières, si, d'autre part,
historiens de la grâce ou simples fidèles, nous avons
droit à ce qu'on nous livre aussi complet que possible
le trésor de la sainteté commune et moins éclatante,
que reste t-il, sinon qu'on substitue des études d'en-
semble aux monographies détachées, et qu'au lieu de
ces gros volumes consacrés à un personnage unique,
on nous donne l'histoire sainte d'une ville, d'une
paroisse, d'un collège, d'un couvent, d'une institu-
tion, d'une province. En vérité, la chose n'est pas
nouvelle. Gerbes de légendes, prés spiritueh^ vies
des Pères du désert, vitse fratrum, annales, méno-
loges, les curieux de psychologie religieuse savent
bien quelles délicieuses surprises les attendent à
chaque fois qu'ils reviennent à ces livres oubliés.
Oubliés, oui, c'est le sort des vieilles choses, et pour
celles-ci on a dépensé beaucoup d'argent, de temps,
d'encre et de maladresse à nous les rendre plus
chères. J'ai lu, ou du moins essayé de lire bon
nombre de biographies consacrées aux religieuses
du siècle dernier, presque tous ces livres m'ont paru
fades auprès des Mémoires de la mère de Chaugy
sur les premières Visitandines. Le temps n'est peut-
être pas encore venu de reprendre l'œuvre hagio-
graphique de Montalembert, mais, en attendant, qui
ne voudrait qu'un moderne bénédictin se donnât
384 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
le loisir d'écrire l'histoire intime des moines
d'Orient? Faute de réclame, et sans doute aussi,
parce que les dissertations ascétiques envahissent
trop ce livre admirable, les études du P. Danzas sur
les Temps primitifs de l ordre de saint Dominique ne
sont pas connues, goûtées comme elles le méritent.
Enfin le succès, de lecture et d'influence, n'a-t-il pas
récemment montré qu'on avait été bien inspiré de
réunir en un seul ouvrage de courtes notices sur de
jeunes chrétiens morts à l'ennemi pendant la cam-
pagne de l'indépendance pontificale et la guerre de
1870 ? Qui ne voit que ces héros gagnent à être ainsi
présentés dans le rang et côte à côte, et que les rem-
plissages nécessaires d'une biographie plus copieuse
auraient fait s'évaporer le parfum de ces nobles
vies ?
Ce n'est pas leur archaïsme qui donne tant de
prix aux livres que je rappelais tantôt, mais la mé-
thode simple, saineet forte qui a obligé l'hagiographe
à ramasser en quelques pages les traits caractéris-
tiques, les paroles originales, en un mot tout ce qui a
fait saillie dans la mémoire des contemporains; tout
cela et rien que cela. Un ou deux traits, une ou deux
paroles, après tout, la vie du plus grand nombre, passée
au crible du temps, ne garde souvent pas autre chose.
Un peintre du début du dix-neuvième siècle, dans
une supplique où il énumérait ses titres à je ne sais
quelle faveur, disait peut-être avec modestie, peut-être
avec fierté : « C'est moi qui ai dessiné le javelot de
Talius dans les Sabines du grand David. » Il avait
raison. Ce javelot, accroché à l'œuvre d'un autre,
est toute sa gloire. Ainsi de la foule des saints ou,
pour parler exactement, des saints de la foule. Eux
LA LEGENDE D ABGENT 385
non plus n'ont souvent pas de quoi couvrir une
cimaise bien étendue ; un de ces actes de charité qui
laissent entrevoir des pi'ofondeurs de tendresse, une
pensée ingénieuse ou brillante jaillie brusquement
de toute une suite de méditations obscures, enfin un
de ces éclairs qui montrent l'âme. Parfois, souvent,
l'éclair fut si court que le plus acharné biographe
aura dû renoncer à tirer de là même un fantôme de
brochure. Tant pis pour le biographe et tant mieux
pour nous. Voilà précisément, si nous voulons en
reprendre la tradition, le chapitre d'un de ces livres
que je vantais tout à l'heure. Ils peuvent être si
courts, ces chapitres, et, grâce à eux, la mémoire
d'une âme sainte servirait pour longtemps à notre
édification et à notre joie. Je n'ai sous la main, à
l'heure où j'écris ces lignes dans la bibliothèque d'un
couvent dévasté, qu'un incunable italien avec ce titre
enchanteur : Vita di Santi Patri vulgare hysloriata.
La simple colonne des matières est un délice. Ou-
vrons au hasard. Nous sommes au milieu du livre III.
Au-dessus d'un petit chapitre, le XVII^, brille ce
titre prestigieux : De Vabate Zenone e cValtri abati :
De Vabbé Zenon et d'autres abbés. Cela ne remplit pas
tout à fait la moitié d'une page. Quelle leçon, et
quelle ironie si on compare ce chapitre à tant de
livres qui ne savent pas finir.
Quelques Père> étant allés voir l'abbé Lucius, celui-ci
leur demanda : « jue faites- vous ? » Ils répondirent : « Nous
autres, nous ne t ivaillons pas de nos mains, mais comme
veut l'Apôtre, n ms prions sans cesse. — Ah! reprit-il,
vous ne mangez donc pas ? — Mais oui, nous mangeons.
— Alors, comment vous arrangez-vous pour prier tout en
mangeant? » Ils ne surent que répondre et gardèrent le si-
II 2ô
386 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
lence. Le saint revint à la charge. « Vous dormez aussi"? —
Oui. — Alors, comment vous arrangez-vous pour prier
tout en dormant ? » Ils ne surent pas davantage que ré-
pondre. L'abbé continua : « Pardonnez-moi, mais A'otre
conduite ne s'accorde pas avec vos paroles. Pour moi,
voici ce que je fais. Tout en travaillant des mains, je récite
le Miserere; mon travail fini et vendu, j'en donne l'argent
aux pauvres, ne me réservant que le nécessaire. Puis, pen-
dant que je mange et que je dors, les bons pauvres prient
Dieu pour moi et c'est comment je prie sans cesse. »
Il y a encore un petit miracle de l'abbé Amon, ce
qui fait trois abbés par demi-page, et tranquillement
l'auteur commence son XVIIP chapitre avec ces
mots aux longues perspectives : De uno frate négli-
gente e d'altri.
Maintenant, il est clair que si l'abbé Lucius avait
vécu de nos jours, on aurait trouvé dans ses papiers
de quoi fournir un volume. En serions-nous plus
avancés? J'ai peur que non, et peut-être aussi, dans
l'ennuyeux détail de sa vie, aurions-nous risqué de
perdre cet instantané qui seul nous importe, ce re-
gard bonhomme et malin, ce bon cœur, la ferme foi
et la poésie de cette réponse.
Sans doute, tous les chapitres ne seraient pas né-
cessairement aussi courts. Rien d'élastique comme
le plan de pareils ouvrages. L'essentiel est d'être
quitte du souci de combler les vides, l'unique règle
est de ne cueillir que l'exquis. Oh ! l'admirable cha-
pitre que je me chargerais de faire, dans l'histoire
du Garmel contemporain, si je résumais en cinquante
pages le gros volume qu'on a consacré récemment à
une jeune sœur, morte en odeur de sainteté.
Quelques lettres de cette âme charmante, quelques
LA LEGENDE D ARGENT 387
notes intimes, sont d'une jeunesse, d'une grâce et
d'une charité incomparables. Jugez plutôt :
Une sainte religieuse de la communauté avait autrefois le
talent de me déplaire en tout. Le démon s'en mêlait... Je
m'appliquai à faire pour cette sœur ce que j'aurais fait pour
la personne que j'aime le plus. Je sentais bien que cela
réjouissait grandement mon Jésus, car il n'est pas d'artiste
qui naime à recevoir des louanges de ses œuvres, et le
divin artiste des âmes est heureux lorsqu'on ne s'arrête pas
à l'extérieur, mais que pénétrant jusqu'au sanctuaire in-
time qu'il s'est choisi pour demeure, on en admire la
beauté... Quand j'avais la tentation de lui répondre d'une
façon désagréable, je m'empressais de lui faire un aimable
sourire, essayant de détourner la conversation, car il est
dit dans Vlmitalion qu'il vaut mieux laisser chacun de son
sentiment que de s'arrêter à contester. Quand le démon me
tentait Aiolemment et que je pouvais m'esquiver sans qu'elle
s'aperçut de ma lutte intime, je m'enfuyais comme un soldat
déserteur... Sur ces entrefaites, elle me dit un jour d'un
ton radieux : « Ma sœur, voudriez-vous me confier ce qui
vous attire tant vers moi ? Je ne vous rencontre pas que
vous ne me fassiez le plus gracieux sourire. » Ah ! ce qui
m'attirait, c'était Jésus caché au fond de son âme, Jésus qui
rend doux ce qu'il y a de plus amer ' .
Elle continue :
Je me souviens d'un acte de charité que le bon Dieu
m'inspira étant encore novice. De cet acte, tout petit en
apparence, le Père céleste, qui voit dans le secret, m'a déjà
récompensée sans attendre l'autre vie.'
C'était avant que ma sœur Saint- Pierre tombât tout à
fait infirme. Il fallait le soir, à 6 heures moins dix minutes,
que l'on se dérangeât de l'oraison pour la conduire au ré-
1. Sœur Thérèse de lEnfaxt Jésus, Histoire d'une unie.
Librairie Saint-Paul.
38S L INQUIETUDE RELIGIEUSE
fectoire. Cela me coûtait beaucoup de me proposer, car je
savais la difficulté ou plutôt l'impossibilité de contenter la
pauvre malade. Cependant je ne voulais pas manquer une
si belle occasion, me souvenant des paroles divines : « Ce
que vous aurez fait au plus petit des miens c'est à moi que
vous l'aurez fait. »
Je m'offris donc bien humblement pour la conduire, et ce
ne fut pas sans mal que je parvins à faire accepter mes
services. Enfin, je me mis à l'œuvre avec tant de bonne
volonté que je réussis parfaitement. Chaque soir, quand je
la voyais agiter son tablier je savais que cela voulait dire :
Partons !
Prenant alors tout mon courage, je me levais, et puis
toute une cérémonie commençait. 11 fallait remuer et porter
le banc d'une certaine manière, surtout ne pas se presser,
ensuite la promenade avait lieu. Il s'agissait de suivre cette
bonne sœur en la soutenant par la ceinture ; je le faisais
avec le plus de douceur qu'il m'était possible, mais si par
malheur survenait un laux pas, aussitôt il lui semblait que
je la tenais roal et qu'elle allait tomber. — « Ah ! mon
Dieu ! vous allez trop vite, je vais m'briser ! » Si j'essayais
alors de la conduire plus doucement : — « Mais suivez-moi
donc, je n'sens pas votre main, vous m'iàchez, jvais
tomber!... Ah ! j'disais bien que vous étiez trop jeune pour
me conduire. »
Enfin, nous arrivions sans autre accident au réfectoire.
Là, surgissaient d'autres difficultés. Je devais installer ma
pauvre infirme à sa place et agir adroitement pour ne pas
la blesser; ensuite, relever sesmanches, toujours d'une cer-
taine manière, après cela je pouvais m'en aller.
Mais, je m'aperçus bientôt quelle coupait son pain avec
une peine extrême; et, depuis, je ne la quittais pas sans
lui avoir rendu ce dernier service. Comme elle ne m'en
avait jamais exprimé le désir, elle resta très touchée de
mon attention, et ce fut par ce moyen, nullement cherché,
que je gagnai entièrement sa confiance, surtout — je l'ai
«
LA LEGENDE D ARGENT 3«9
appris plus tard — parce qu'après tous mes petits services,
je lui faisais, dit-elle, « mon plus beau sourire ».
Voici plus menu encore mais non pas moins char-
mant :
Vous étiez malade depuis plusieurs jours, — elle
s'adresse à sa supérieure — un matin, je vins tout dou-
cement remettre à votre infirmerie les clefs de la grille de
communion... au fond je me réjouissais d'avoir cette occa-
sion de vous voir, mais je me gardais bien de le faire pa-
raître. Or l'une de vos fllles animée d'un saint zèle crut
que j'allais vous éveiller et voulut discrètement me prendre
les clefs. Je lui répondis le plus poliment possible que je
désirais autant qu'elle ne point faire de bruit, et j'ajoutai
que c'était mon droit de rendre les clefs. Je comprends au-
jourd hui qu'il eût été plus parfait de céder tout simple-
ment, mais je ne la comprenais pas alors et voulus entrer à
sa suite, malgré elle.
Bientôt le malheur redouté arriva, le bruit que nous fai-
sions vous fit ouvrir les yeux, et toute la faute tomba sur
moi ! La sœur se hâta de prononcer un discours dont le fond
était ceci — c'est ma sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus qui a
fait le bruit. — Je brûlais du désir de me défendre, mais
heureusement il me vint une idée lumineuse : je me dis que
certainement si je commençais à me justifier j'allais perdre
la paix de mon âme; de plus que ma vertu étant trop failde
pour me laisser accabler sans rien répliquer, je devais
clioisir la fuite pour dernière planche de salut. Je partis...
mais mon cœur battait si fort qu'il me fut impossible
d'aller plus loin et je m'assis dans l'escalier pour jouir en
paix des fruits de ma victoire.
C'est exquis et on trouverait sans peine plusieurs
autres pages aussi suaves, mais pourquoi faut-il
qu'aux premières éditions déjà trop chargées, on ait
cru devoir ajouter tout un bagage poétique que seuls
390 L I^JOUIETUDE RELIGIEUSE
des cœurs prévenus peuvent admirer. Sans doute, '
le livre, tel quel, a eu du succès, mais j'ai peur
qu'on ne s'en lasse bien vite, qu'au premier coup
d'œil la vue de certaines pages médiocres ne donne
le change aux esprits pressés, et que bientôt la char-
mante figure ne s'efface et ne disparaisse. Enchâssée
dans la légende d'argent du dix-neuvième siècle,
elle aurait vécu toujours.
Il va sans dire que le cadre de ces recueils ne
serait pas forcément uniforme. Il y a vingt façons de
grouper les chapitres de celte légende. L'histoire
d'un sanctuaire ne se raconte pas comme les annales
d'une maison d'éducation, le ménologe d'un monas-
tère comme les souvenirs dune paroisse. Mais enfin
partout où la vie chrétienne aurait eu l'occasion de
s'épanouir, on voudrait voir venir un amateur des
choses de l'âme, un narrateur simple et sincère
s'arrêtant pieusement sur les traces h peine sensibles
des plus humbles saints. Pourquoi nous résignons-
nous ainsi à ne rien savoir de cette poussière de
légende ? Moins fastueuse que la légende dorée,
moins remplie de phénomènes merveilleux, elle n'en
serait, à bien des égards, que plus attachante. C'est
la sainteté de tous les jours, celle qui vit à côté de
nous et que nous frôlons au passage, celle qui nous
a souri et tendu la main, celle dont le prêtre le plus
imparfait a reçu, en rougissant, les confidences,
celle enfin qui parfois peut-être, à l'heure où toutes £
les apologétiques semblent vaines, nous a rendu la
foi aux réalités invisibles et à la présence de Dieu.
On trouve tout naturel que les savants entreprennent
de coûteux voyages en vue de retrouver un débris
d'inscription antique ou une médaille etfacée. Les
LA LKGENDE D AHGENT Hill
saints, les saints perdus dont je parle, méritent bien
au moins la même curiosité, le même travail. Et ce
travail, conçu à la façon que je viens de dire, tout le
monde peut y concourir. Noter ses expériences per-
sonnelles, les souvenirs de prédication, de direction,
ces questions, ces réponses, ces riens qui nous ont
fait toucher du doigt le passage de la grâce, que
prêtre trouverait la besogne inutile ou trop fati-
gante? Toute notre action, toute notre vie sérieuse
n'a pas d'autre but que de mettre en contact Dieu et
les âmes, quoi de plus simple que de recueillir en
quelques mots le souvenir de ces divines rencontres ?
On oublie si vite les plus belles choses. Je voudrais
demander à chaque prêtre : « Voyons, en toule
bonne foi, pourriez- vous rendre, vous, un témoignage
personnel à l'activité incessante de la grâce, avez-
vous vu Dieu à l'œuvre dans les âmes qui vous sont
confiées, et si enfin toutes les autres preuves du
christianisme venaient à s'effondrer, vous, conti-
nueriez-vous à croire, parce que « vous avez vu » ?
Combien, pris à Timproviste, seraient peut-être
déconcertés par cette question et empêchés d'y ré-
pondre ! Ah ! je sais bien, il y a les grands saints du
passé, il y a ce nuage d'or qui couvre ce que nous
appelons ingénuement « les âges de foi «. Pauvre
foi, vraiment, si elle peut ainsi vieillir comme une
littérature ou une école artistique I Ceux qui ont
regardé de tout près les âmes savent bien que les
saints ne manquent pas à l'Église d'aujourd'hui.
Pour plusieurs d'entre nous c'est là un fait d'évi-
dence. Mais ni le grand public, ni même les chrétiens
fidèles ne soupçonnent cette vérité. Il serait temj)S
qu'on travaillât d'une manière efficace — non pas à
392 L INQUIETUDE RELIGIEUSE
l'affirmer — c'est peine perdue, mais à la rattacher
à une longue et solide chaîne d'expériences. Les
prêtres et les défenseurs d'une religion vivante ne
doivent pas permettre qu'on dise que leurs seules
u raisons de croire » sont dans le passé.
I
TABLE DES MATIERES
Pages
Avant-Propos 1
INTRODUCTION. — La Conversion de Pascal ... 5
PREMIÈRE PARTIE. — Le Silence de Dieu ... 43
g 1. — La Détresse de Lamennais 47
g 2. — La Religion de George Eliot 86
DEUXIÈME PARTIE. — Le Scrupule de saint Jé-
rôme 163
g L — Le Maître de Voltaire 169
g 2. — Les Lettres spirituelles du Père Didon 182
TROISIÈME PARTIE. — L'Évolution du Clergé an-
glican 201
g 1. — L'Assimilation des principes catholiques. 203
g 2. — De la Foi au Doute 238
QUATRIÈME PARTIE. — Mysticisme et Controverse 273
g 1. — Huysmans 277
g 2. — Les Romans de la baronne de Hendel-
Mazzetti 311
ÉPILOGUE. — La Légende d'argent '. . 371
2377. — Tours, imprimerie E. Arr.^ult et Cie.
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET C"
J
BRÉMOND (Hbnri). — L'Inquiétude religieuse. Aubes «t lend
mains de conTersion. {Ouvrage couronné par V Académie française.) 1 volain
in-16 3 50
— Ames relig^ievHes. — Un Saint anglican : John Reble. — La vie reli-
gieuse d'un Bourgeois de Reims au xv* siècle. — La Vocation de l'abbi^ de
Broglie, etc. 1 volutne in-lé 3 50
BRUNETIÈRB (Frrdinand), de l'Académie française.— Sur les chenii ii s
de la croyance. L'utilisation du Positivisme. 6* éd. 1 toI. in-t6. 3 50
— Discours decombat (1" série). La renaissance de l'idéalisme. — L'art
et la morale. — L'idée de Patrie. — Les ennemis de l'âme française. — La
nation et l'armée. — Le génie latin. — Le besoin de croire. 12' édition.
1 volume in-< 6. 8 60
Discours decombat (Nouvelle série). Les Raisons actuelles de croire.
L'Idée de Solidarité. — L'Action catholique. — L'Œuvre de Calvin. — Les
Motifs d'espérer. — L'Œuvre critique de Taine. — Le Progrès religieux.
9* édition. 1 volume in-16 3 50
— Discours académiques. 2* édition. 1 volume in-i6 8 50
— Cinq lettres sur £rnest Uenan. 4* édit. 1 brochure in-16. 1 >
ELBE (Louis). — La Vie future devant la Sagesse antiqno et la Science
moderne. 1 volume in-l< 3 50
OOYAU (Oborobs). — Autour du Catliolicisme social (1" sériel :
Néo-catboliquea, solidaristes, catholiques sociaaz. — Le cardinal Manning.
— Le comte de Mun, etc. 4* éd. revue. 1 V. in-16 3 50
— Autour du CatIioIici(«me social (î" série) : La démocratie chré-
tienne. — Le Monastère au Moyen âge. — Figurines franciscaines. — Léon
OUé-Laprune. — Charles Lecour-Orandmaison, etc. 2* éd. 1 v. in-16. 3 60
— Li'Idëe de Patrie et l'Humanitarisme. Essai d'histoire fran-
çaise, 1866-1901. 4' édition. 1 volume in-16 , 3 60
— L'Allemagne Religieuse. Le Protestantisme. {Ouvrage couronné par
C Académie française.) 5' édition. 1 volume in-16 3 60
_ L'Allemagne Relig^ieaae. Le Catholicisme, 1800-1848. 2* édition.
2 volumes in-16 7 «
— Lendemains d'Unité. Rome, Rojaume de Naples. 1 vol. in-16. 8 6C
— L'École d'aujourd'hui (1" série). Les origines religieuses de TEcoU
Ulque. — L'Ecole et la Morale. — La Politique à C école. 3* éd. 1 v. in-16. 3 5(
— L'École d'aujourd'hui (2* série). Le péril primaire. — L'Ecole et U
Patrie. — L'Ecole et Dieu. 1 volume in-1 6 3 61
— Les nations apôtres. Vieille France, Jeune Allemagne. 3* édit
1 volume in-1 6 3 Si
HELLO (Ehnbst). — L'Homme. La vie, la science, l'art. Ouvrage précéda
d'une introduction par M. Henri Lassbkrb. 8* édition. 1 vol. in-16.. 8 6*
— Le Siècle, les hommes et les idées. 4* édition. 1 volume in-16... 8 5'
— Physionomies de Saints. 1 volume in-16 3 5
— Philosophie et Athéisme. Nouvelle édition. 1 volume in-16. 8 6
LAMY (Étibnnb) de l'Académie française. — La Pemme de demain. -
5< édition. 1 volume in 16 3 6
OLLÉ-LAPRUNK (Léon). — La Vitalité chrétienne. Préface d
Georges GotàU. 6* édition. 1 volume in-16 8 5
— La Itaison et le Rationalisme. Préface de Victor Dblbos, maftt
de,^Conférence8 k la Sorbonne. 1 volume in-16 S 5
— Etienne Vaeherot (1809-1897). 2* édition. 1 volume in-16 15
— Théodore Jouffroy. 1 volume in-16, avec un portrait 3 5
SERTILLANGES(A.-D.). — Le» sources de la Croyance en Diei
2* édition. 1 volume in-16.' 3 l
VORAGINE (le bienheureux Jacquks db). — La Légende dorée, tr
duite du latin d'après les plus anciens manuscrits, avec une introductii^
des notes et un index alphabétique, par Teodor de Wtzbwa. {Ourraye co
ronné par l'Académie française.) 4' mille. 1 vol. in-8* écu de 750 p., br. 6
WIRTH(J.).— MrColmàr,évéquedeMayence(n60-1818).l v.in-16. 3 I
Paru. — Imp. K. CAPioy«HT «t Ci*, rue de Seine, 67.
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BR 110 .B55 1909 v.2 SMC
Bremond. Henri.
L' Inquiétude religieuse
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