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Full text of "L'Inquiétude religieuse"

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University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/linquituderel02brem 


n         HENRI    BREMOND 


L'Inquiétude 


Religieuse 


DEUXIEME    SERIE 


La  Conversion  de  Pascal.  —  Le  Silence  de  Dieu. 

Le  Scrupule  de  Saint  Jérôme. 

L'Évolution    du    Clergé   anglican. 

Mysticisme  et  Controverse.  —  La  Légende  d'Argent. 


Librairie  académique  PERRIN  et  O' 


L'Inquiétude  Religieuse 

(deuxième   série) 


DU     MÊME     AUTEUR 


A  LA  MEME  LIBRAIRIE 

L'Inquiétude  religieuse  (i""^  série). —  Aubes  et  lendemains 
de  conversion  louvrage  couronné  par  l'Académie  fran- 
çaise). 4«  édit.,  1  vol.  in-16 3  fr.  50 

Ames  religieuses.  —  L'n  saint  anglican  :  John  Keble.  — 
La  vie  religieuse  d'un  bourgeois  au  XVll*  siècle.  —  La 
vocation  de  l'abbé  de  Broglie.  —  Un  éducateur  anglais  : 
Edouard  Thring.  —  Les  acteurs  d'Oberammergau.  — 
Que  ferait  le  Christ?  2«  édit.,  1  vol.  in-16.     .     3  fr.  50 

Librairie  LECOFFRE 

Le  Bienheureux  Thomas  More.  —  8'  édit.  1  vol.  in-lti. 
(Collection  :  Les  Saints) 2  fr.    » 

Librairie  BLOUD 

Newman.  —  Essai  de  biographie  psychologique  (Ouvrage 
couronné  par  l'Académie  française).  3*  édit.,  1  vol. 
in-16 3  fr.  50 

Librairie  RETAUX 

L'Enlant  et  la  Vie.  —  Devant  des  portraits  d'enfants.  — 
L'éducation  par  les  contes.  —  La  mère  et  la  formation 
littéraire  de  l'enfant.  —  Le  prêtre  et  la  formation  litté- 
raire de  l'enfant.  —  L'éducation  du  sens  religieux  — 
Un  prédicateur  de  collège,  etc.  1  vol.  in-16    .    3  fr.    » 

Librairie  SANSOT 
Le  Charme  d'Athènes.  1  vol.  in-32 1  fr.    » 

Librairie  PLON 
La  Provence  mystique  au  XVIP  siècle.  —  Anloine  Yvan  et 
Madeleine  Martin,  avec  deux  gravures,  un  plan  et  une 
carte.  1  vol.  in-8°  écu 5  fr.    » 

Dans  la  collection  :   La  Pensée  chrétienne    BLOUD 

Newman.  —  Le  développement  du  dogme  chrétien.  — 
Psychologie  de  la  Foi.  —  La  vie  chrétienne.  3  vol. 
in-16 3  fr.  50 

Gerbet.  —  1  vol.  in-16 3  fr.  50 


HENR]     BREMOND 


L'Inquiétude 


Religieuse 


DEUXIEME     SERIE 


la  conversion  de  pascal  —  le  silence  de  dieu 

le  scrupule  de  saint  jerome 

l'Évolution  du  clergé  anglican 

MYSTICISME    ET    CONTROVERSE   —    LA    LÉGENDE    d'aRGENT 


PARIS 

LIBRAIRIE    ACADÉMIQUE 

PERRIN  ET  C'«,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,    QUAI    DES    GRANnS-AUGUSTINS,    35 

H  909 
Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservée. 


//   a   été   lire    6  exemplaires    numérales  sur 
papier  de  Hollande  Van  Gelder. 


A  MONSIEUR 

PAUL    ÏHUREAU-DANGIN 

SECRÉTAIRE    PERPÉTUEL  DE   L'aCADÉMIE   FRANÇAISE 


L'INOUIÉTUDE  RELIGIEUSE 


AVANT-PROPOS 


«  Jamais  je  n'ai  assisté  à  une  de  ces  cérémo- 
nies saintes,  destinées  à  écarter  les  fléaux  du  ciel 
ou  à  solliciter  des  faveurs,  sans  me  demander  à 
moi-même  avec  une  véritable  terreur  :  An  milieu 
de  ces  chants  pompeux  et  de  ces  rites  augustes, 
parmi  cette  foule  d'hommes  rassemblés,  combien 
i)  en  a-t-it  qui,  par  leur  foi  et  par  leurs  œuvres, 
aient  le  droit  de  prier,  et  l'espérance  fondée  de 
prier  avec  efficacité.  Combien  y  en  a-t-il  qui 
prient  réellement  ?  » 

Si  l'on  était  maître  de  sa  vie,  j'aurais  voulu 
que  toute  la  mienne  fût  absorbée  dans  la  pour- 
suite d'une  réponse  à  cette  question  de  Jo- 
seph de  Maistre,  récompensée  par  une  défini- 
tion de  la  prière  qui  me  permit  d'étendre  sans 
mesure  le  nombre  de  ceux  «  qui  prient  réelle- 
ment ».  En  relisant  divers  essais  parus  dans  le 
II  1 


2  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Correspondant,  les  Études,  Demain,  la  Quin- 
zaine, la  Revue  des  Deux-Mondes  et  la  Revue  du 
clergé  français,  je  m'aperçois  qu'une  même  pré- 
occupation hante  ces  diverses  pages  et  qu'elles 
vont  toutes  par  des  chemins  plus  ou  moins  ca- 
pricieux au  môme  but.  Voici  donc  une  seconde 
série  de  l Inquiétude  religieuse,  moins  jeune  de 
dix  ans  et  par  suite  plus  hésitante  que  la  première, 
mais,  j'espère,  dans  le  fond^  aussi  confiante. 

Au  comte  que  je  viens  de  citer  et  qui,  dans  les 
Soirées,  représente  Joseph  de  Maistre  lui-même,, 
le  cAey«//er  répondait  allègrement  :  «  Pour  moi, 
je  suis  déjà  sûr  que,  dans  ces  solennelles  et  pieu- 
ses réunions,  il  y  avait  certainement  un  homme 
qui  ne  priait  pas...  c'était  vous,  M.  le  Comte, 
qui  vous  occupiez  de  ces  réflexions  philosophi- 
ques au  lieu  de  prier  ».  J'en  suis  moins  sûr  que 
le  chevalier.  Si  Bossuet  continue  son  oraison, 
quand  il  se  lève  «  pendant  la  nuit  avec  David  » 
pour  contempler  les  étoiles,  c'est  prier  encore 
que  de  rechercher  ardemment  dans  l'inspiration, 
le  cœur  et  l'esprit  des  hommes  quelque  trace  de 
la  présence  et  de  l'action  de  Dieu. 

Après  un  travail  sur  la  conversion  et  la  prière 
de  Pascal^  on  trouvera  quelques  études  que 
j'ai  groupées  deux  à  deux  à  la  façon  des  vies  pa- 
rallèles àe  Plutarque. 

Quand  cela  est  nécessaire,  de  courts  préludes 


AVANT  PROPOS  3 

sont  placés  en  tête  de  chaque  série  et  en  déga- 
gent le  sens.  Les  titres  un  peu  grandioses  des 
chapitres  aideront  du  moins  les  lecteurs  à  briser 
eux-mêmes  le  cadre  forcément  trop  étroit  de 
ces  études  particulières.  Enfin  le  livre  s'achève 
sur  une  sorte  de  méditation  où  je  voudrais  qu'on 
retrouvât  la  candeur,  sinon  la  grâce  du  printemps, 
florentin  qui  l'a  inspirée. 

Neiiillij-snr-Seine,  mai  dQOO. 


INTRODUCTION 


LA  CONVERSION  DE  PASCAL 


LA  CONVERSION  DE  PASCAL' 


La  simple  liste  des  livres,  des  brochures  et  des  ar- 
ticles dont  s'est  enrichie  ou  aug-mentée,  dans  ces  der- 
niers temps,  la  littérature  pascalienne,  couvrirait 
plusieurs  pages  de  ce  livre,  et,  quant  au  dépouil- 

1.  Pensées  de  Pascal,  Fac-similé  du  manuscrit  9202  (Fonds 
français)  de  la  Bibliothèque  nationale  (Phototypie  de  Ber- 
trand, frères).  Texte  imprimé  en  regard  et  notes,  par  Léon 
Brunschvvicg  :  1  vol.  in-fol.,  contenant  258  planches  en  pho- 
totypie, avec  258  pages  de  texte.  Paris,  Hachette,  19U5. 

Œuvres  de  Biaise  Pascal{Les  grands  écrivains  de  la  France)  ; 
Œuvres  jusqu'au  mémorial  de  1654,  publiées  suivant  l'ordre 
chronologique  avec  documents  complémentaires,  introduction 
et  notes,  par  Léon  BitiNscnwicc;  et  Pierhe  Boutroux  ;  3  vol. 
in-8®  Paris,  ïlachette,  1908.  Pensées,  nouvelle  édition  colla- 
iionnée  sur  le  manuscrit  autographe  et  publiée  avec  une  intro- 
duction et  des  notes,  par  Lkon  Brunschwicg,  3  vol.  in-8°.  Paris 
Hachette,  1904. 

E.  JovY,  Pascal  inédit,  tirage  à  part  des  Mémoires  de  la 
Société  des  sciences  et  arts  de  Vitry-le-François.  Vitry- 
le-François,  Tavernier. 

FoRTLN.\T  Strowski,  Pascal  et  son  temps  :  1°  de  Montaigne  à 
Pascal  :  2"  L'Histoire  de  Pascal  ;  3°  Les  Provinciales  et  les 
Pensées,  3  vol.  in-16.  Paris,  Pion,  1907-1908. 


8  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

lemenl  critique  de  tous  ces  écrits,  dix  chapitres  n'y 
suffiraient  pas.  Je  voudrais  du  moins  indiquer  ici  les 
principales  de  ces  publications,  et  ce  faisant,  m'ab- 
sorber  dans  ce  qui  me  paraît  être  l'essentiel  de  Pas- 
cal, taquinant  les  uns,  célébrant  les  autres,  selon 
qu'ils  auront  ou  négligé  ou  mis  en  lumière  le  point 
de  vue  auquel,  selon  moi,  tout  se  ramène.  Le  lec 
leur  est  donc  averti.  Je  me  propose  d'être  sévère, 
exclusif,  avec  allégresse.  Il  y  a  vingt  Pascal,  dont 
chacun  mériterait  notre  étude.  Je  n'en  veux  con- 
naître qu'un,  l'homme  de  la  sublime  Amulette  et 
du  mystère  de  Jésus,  et  je  chercherai  querelle  à  qui 
tenterait  de  me  distraire  de  cet  unique  Pascal. 
On  dira  qu'une  pareille  préoccupation  est  aux  anti- 
podes de  l'esprit  critique.  Est-ce  bien  sûr?  Tous, 
tant  que  nous  sommes,  aux  yeux  de  celui  qui  sonde 
les  reins  et  le  cœur,  n'avons-nous  pas  qu'un  seul 
nom  ?  La  sentence  qui  nous  attend  ressemblera-t-elle 
à  un  lundi  de  Sainte-Beuve  ?  Le  plus  oniloyant  des 
hommes  —  et  Pascal,  si  complexe  qu'on  le  suppose, 
n'est  pas  ondoyant,  —  le  plus  ondoyant  n'a-t-il  pas 
son  unité  profonde  et  qui,  si  nous  la  tenons  enfin, 
nous  dispense  d'examiner  les  développements  acces- 
soires ?  Le  travail  de  la  critique  la  mieux  nuancée  ne 
confirme-t-il  pas,  presque  toujours  les  hardies  sim- 
plifications de  la  légende  et  de  l'histoire?  Quoi  qu'il 
en  soit,  la  faute,  si  faute  il  y  a,  tous  ceux  qui  ont, 
jusqu'ici,  parlé  de  Pascal,  l'ont  plus  ou  moins  com- 
mise, ou  à  leur  insu,  ou,  ce  qui  vaut  mieux,  de  gaieté 
de  cœur.  Cet  homme  extraordinaire  a  le  don  de  pas- 
sionner quiconque  l'approche.  Allez  au  fond  de  celle 
passion,  vous  la  trouverez  presque  toujours  reli- 
gieuse. Tout  récemmenl  un  rédacteur  de  la  Revue  de 


I.V    CONVEHSION    nK    PASCAL  9 

Paris  déchaînait  une  véritable  émeute  autour  de 
Pascal.  Il  s'agissait  de  je  ne  sais  plus  quelle  baga- 
telle scientifique.  M.  SNIathieu  avait  cru  surprendre 
Pascal  en  flagrant  délit  de  plagiat  et  de  faux.  Il  se 
trompait.  M.  Brunschwicg  et  M.  Strowski  l'en  ont 
convaincu  sans  réplique.  Néanmoins,  dans  les  pre- 
miers jours  de  cette  vive  alarme,  lespascalisants  fai- 
saient peine  à  voir.  J'en  rencontrai  un  des  plus  fer- 
vents qui  cheminait,  sur  les  quais,  la  tête  basse.  Un 
deuil  de  famille  ne  l'eût  pas  accablé  davantage.  Or, 
croit-on  de  bonne  foi  qu'une  accusation  de  ce  genre, 
portée  contre  Huyghens  ou  Torricelli,  aurait  causé 
des  transes  pareilles?  Non, Pascal  n'est  ni  un  savant, 
ni  un  écrivain  comme  les  autres.  En  marge  du  Dis- 
cours sur  les  passions  de  l'amour,  —  que,  d'ailleurs, 
nous  admirerions  beaucoup  moins  si  nous  ne  le 
croyions  pas  de  lui,  —  bon  gré,  mal  gré,  nous  lisons 
toujours  le  Mémorial  de  iG54,  et  sous  le  coffre  de  la 
machine  arithmélique,  nous  croyons  entrevoir  le  ci- 
lice  de  Pascal.  Chef-d'œuvre  littéraire  et  philoso- 
phique, les  Pensées  appartiennent  à  un  autre  ordre 
que  le  Discours  de  la  méthode  ou  que  les  Maximes. 
Acte  de  foi  et  de  quelle  foi  !  Oh  !  je  sais  trop  que  si, 
dans  un  ordre  tout  profane,  Pascal  n'avait  pas  été 
aussi  grand  que  les  plus  grands,  la  seule  intensité  de 
sa  vie  religieuse  ne  suffirait  pas  à  nous  intéresser  à 
ses  œuvres.  Qu'importe  !  S'il  n'a  fallu  rien  moins 
que  les  plus  beaux  dons,  pour  faire  de  lui  une  sorte 
de  missionnaire  éternel  in partibus  infidelium,  il  n'en 
reste  pas  moins  que  Pascal  a  converti  bien  des  incré- 
dules et  que  le  nombre  de  ceux  qu'il  a  troublés  dans 
leur  quiétude  est  infini.  Bref,  de  toute  façon^  je 
n'égare  pas  le  lecteur  en  lui  montrant  exclusivement 


20  L  INOLlKÏUDt:    RELIGIEUSE 

l'unique  Pascal  que  je  viens  do  dire,  dabord  parce 
que  j'avoue  ce  parti  pris  sans  ambages,  ensuite  et 
surtout,  parce  que,  en  cela,  je  me  rencontre  avec 
tous  ceux  qui  ont  parlé  des  Pensées.  Editeurs,  inter- 
prètes ou  biographes,  demandons  aux  récents  tra- 
vaux des  pascalisants  quelques  lumières  nouvelles 
sur  la  piété  de  Pascal. 


II 


C'est  là  peut-être  une  curiosité  par  trop  indiscrète, 
mais  on  voudrait  savoir  quelles  furent  les  émotions 
de  M.  Léon  Brunschwicg,  le  jour,  le  fameux  jour  où 
la  maison  Hachette  lui  proposa  de  publier  les  œuvres 
de  Biaise  Pascal  dans  la  Collection  des  grands  écri- 
vains. A  la  vérité,  il  y  a  du  pathétique  dans  le  moindre 
contrat  du  moindre  auteur  avec  le  moindre  libraire. 
Une  fois  sortie  des  presses,  cette  œuvre  qui  porte 
notre  nom  rendra  témoignag^e  de  nous  devant  les 
hommes  et  devant  Dieu.  Bienfaisante  ou  funeste, 
tout  moyen  nous  est  enlevé  de  modifier  ses  destinées. 
Sine  me,  liber  ibis...  Mais  nous,  chétifs,  alors  même 
qu'un  caprice  indulgent  dupubUc  nous  aurait  donné 
le  droit  d'entretenir  quelques  scrupules  sur  l'action 
possible  de  nos  livres,  nous  sommes  du  moins  assu- 
rés que  ceux-ci  ne  survivront  guère  à  nos  courtes 
vies.  Le  papier  démocratique  sur  lequel  nous  sommes 
imprimés  nous  condamne  à  une  dissolution  pro- 
chaine. Un  mois  de  pluie  sur  les  quais,  et  les  ruines 
de  notre  gloire  auront  péri.  Les  collaborateurs  de 
l'édition  des  grands  écrivains  ne  peuvent  se  flatter 
•d'une  telle  espérance.  Caresse  pour  les  yeux,  plus 


LA    CONVLHSION    DE    PASCAL  11 

douce  encore  pour  la  main,  le  papier  de  celte  collec- 
tion fut  pétri  pour  l'éternité.  Le  bon  papier  !  Je  ne 
l'avais  jamais  tant  aimé  qu'en  maniant  les  trois  pre- 
miers volumes  du  Pascal  où  s'étalent,  —  soit  dit  en 
passant,  —  tant  de  pages  blanches.  Mais  alors,  cpiel 
ne  dut  pas  être  l'émoi  de  M.  Brunschwicg  lorsque  ce 
philosophe  eut  à  décider  s'il  consentirait  à  se  faire, 
pour  tant  de  siècles,  le  compagnon  inséparable  de 
Pascal.  Honneur  plus  lourd  que  les  faveurs  de  l'Aca- 
démie, responsabilité  redoutable  !  Après  les  travaux 
de  Faugère,  de  Molinier  et  de  Michaut,  fixer  le  texte 
des  Pensées  n'était  plus  qu'un  jeu,  jeu  passionnant, 
comme  nous  dirons  tout  à  l'heure.  11  suffisait  pour 
cela  d'avoir  de  bons  yeux,  une  sûre  méthode  cri- 
tique, un  plan  acceptable  et  des  trésors  de  patience. 
La  patience  n'est  pas  la  vertu  maîtresse  de  M.  Bruns- 
chwicg.  Un  métaphysicien  comme  lui  ne  fera  jamais 
qu'un  médiocre  correcteur  d'épreuves.  J'ai  cru  rele- 
ver des  fautes  jusque  dans  ses  tables  de  concordance 
qui  devraient  être  infaillibles  comme  un  indicateur 
de  chemin  de  fer.  Plusieurs  négligences  donnent  aux 
six  volumes  parus  un  je  ne  sais  quel  air  d'œuvre  hâ- 
tive et  mal  finie.  Les  yeux  de  M.  Brunschwicg  sont 
bons,  sa  méthode  prudente  plus  que  géniale.  Il  lui 
manque,  semble-t-il,  celte  intuition  qui  devine  un 
texte  avant  de  le  lire.  Le  plan  qu'il  a  choisi,  cette 
idée  de  ranger  tant  de  papiers  divers  d'après  l'ordre 
chronologique,  est  discutable.  Que  dirait-on  d'un 
éditeur  de  Corneille  qui  placerait  la  traduction  de 
V Imitation,  à  sa  date,  entre  deux  tragédies?  Certes, 
nous  ne  le  remercierons  jamais  trop  d'avoir  mis  à 
notre  portée  tous  les  documents  qui,  de  près  ou  de 
loin,  touchent  à  Pascal,  mais  enfin  on  ne  passe  pas, 


12  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

sans  un  certain  malaise,  d'une  œuvre  scientifique  de 
Biaise  à  un  sonnet  de  Jacqueline,  d'une  méditation 
pieuse  à  un  acte  notarié.  Mais  il  serait  impertinent 
de  s'arrêter  à  ces  chicanes.  Tout  autre  plan  aurait 
présenté  des  inconvénients.  Quatre  ou  cinq  pages 
d'errata  effaceront  les  fautes  d'impression,  et  quant 
à  la  lecture  du  manuscrit,  si,  comme  j'en  suis  per- 
suadé, l'avenir  nous  réserve  encore  bien  des  sur- 
prises, le  texte  établi  parle  nouvel  éditeur  n'en  reste 
pas  moins,  dans  l'ensemble,  excellent.  L'angoisse 
que  je  voudrais  que  M.  Brunschwicg  eût  éprouvée 
ne  pouvait  venir  de  ces  minuties  ;  le  cas  de  con- 
science que  j'espère  qu'il  s'est  posé  soulève  des  diffi- 
cultés d'une  tout  autre  importance. 

A-t-il  bien  senti  le  caractère  sacré  du  dépôt  dont 
il  allait  assumer  la  charge?  Les  Pensées,  —  la  partie 
la  plus  considérable  de  ce  dépôt,  —  ne  sont  pas  de 
simples  chefs-d'œuvre,  comme  les  tragédies  de  Ra- 
cine ou  les  fables  de  La  Fontaine,  mais  encore,  et 
avant  tout,  une  des  plus  chères  richesses  du  catho- 
licisme français,  un  des  monuments  de  notre  vie  in- 
térieure. Je  les  comparerais  volontiers  à  une  chapelle, 
à  un  lieu  de  pèlerinage. 

C'était  une  humble  église  au  cintre  surbaissé 

L'église  où  nous  entrâmes, 
Où  depuis  deux  cents  ans  avaient  déjà  passé 

Et  prié  bien  des  âmes. 

Comme  Vlmitalion,  comme  nos  autres  livres  de 
prières,  de  telles  œuvres  appartiennent  non  pas  à 
ceux  qui  se  les  procurent  argent  comptant  chez  le 
libraire,  mais  à  ceux  qui  adhèrent  de  toute  leur  àme 
à  la  communion  des  saints.   Quand  il  a  rédigé  les 


LA    CONVERSION    DE    PASCAL  13 

Pensées,  l'ancien  secrétaire  de  Port-Royal  n'a  fait 
que  prêter  son  cœur,  son  génie  et  sa  plume  à  la  tra- 
dition pieuse  de  l'Eglise.  S'il  n'est  rien  au  monde  de 
plus  beau  que  le  Mystère  de  Jésus,  il  n'est  rien  non 
plus  de  moins  original.  .Je  vous  défie  de  trouver  là 
une  seule  ligne  qui  n'ait  été  écrite  cent  et  mille  fois 
avant  Pascal.  Ce  n'est  pas  tout.  De  tels  livres,  une 
fois  parus,  ne  commencent  pas  à  vivre  d'une  vie  in- 
dépendante et  séparée.  La  branche  tient  encore  au 
tronc  qui  l'a  portée  et  dont,  chaque  année,  les  jeunes 
sèves  la  renouvellent.  Chaque  fidèle  qui  lit  les  Pen- 
sées dans  les  dispositions  où  il  faut  les  lire  devient  le 
collaborateur  de  Pascal,  ainsi  que  chaque  prière  qui 
s'exhale  sous  les  voûtes  d'une  église  ajoute  à  la 
beauté  spirituelle  de  lédifîce.  N'avez-vous  jamais 
observé  ce  contraste  :  Deux  touristes,  leur  Baedeker 
à  la  main,  entrent  dans  une  cathédrale.  Pendant 
qu'ils  échangent,  à  voix  plus  ou  moins  haute,  leurs 
vues  esthétiques,  une  servante  se  coule  sans  bruit 
jusqu'à  la  chapelle  du  Saint-Sacrement.  Ils  sont  là 
comme  dans  un  musée,  je  veux  dire,  en  étrangers. 
Elle  est  chez  elle.  Les  trésors  d'art  dont  elle  ignore 
la  date  et  le  caractère,  elle  en  connaît,  elle  en  garde, 
elle  en  continue  l'inspiration  ;  cette  prière,  cristalli- 
sée dans  les  roses  des  vitraux  et  les  chapiteaux  des 
colonnes,  elle  la  ressuscite,  elle  la  prolonge  par  sa 
propre  prière  et  nos  deux  amateurs  ne  comprendront 
rien  à  la  cathédrale,  s'ils  n'essaient  pas  de  se  mettre 
en  harmonie  avec  cette  servante  agenouillée.  Ainsi 
de  Pascal.  Ni  la  Sorbonne,  ni  l'école  des  Chartes,  ni 
Spinosa  ne  donneront  au  plus  érudit  professeur  la  clef 
des  Pensées.  La  plus  ignorante  des  chrétiennes  en 
saura  toujourspluslongque  lui  surle  Mysièrede  Jésus 


14  L  INOLIETUDE    RELIGIECSE 

De  tout  ceci,  je  n'entends  pas  conclure  que 
M.  Brunschwicg,  étranger  dans  la  patrie  intérieure 
de  Pascal,  aurait  dû  laisser  à  un  catholique  prati- 
quant l'honneur  d'éditer  les  Pensées.  Mais  on  aurait 
voulu  voir  chez  lui,  ces  hésitations,  ces  timidités  que 
doit  éprouver,  j'imagine,  un  galant  homme,  chargé 
par  notre  république  athénienne,  du  séquestre  d'un 
couvent. 

Or,  bien  qu'il  m'en  coûte  de  désobliger  un  édi- 
teur à  qui  nous  devons  par  ailleurs  tant  de  grati- 
tude, force  m'est  bien  de  m'élever  contre  la  désinvol- 
ture inconsciente  dont  M.  Brunschwicg  a  fait  preuve 
dès  la  première  page  du  livre,  contre  la  dédicace  in- 
vraisemblable qui  offre  les  Pensées  à  l'auteur  de  la 
Belle  Hélène  et  des  Petites  Cardinal.  Comment  ne 
pas  sentir  ce  qui  nous  sépare  de  l'homme  de  lettres 
capable  d'une  aussi  tranquille  inconvenance.  Voltaire 
aurait  fait  pis,  mais  il  aurait  su  qu'il  faisait  mal. 
«  La  délicatesse  est  un  don  de  nature  et  non  pas 
une  acquisition  de  l'art.  «  Le  travail  de  M.  Bruns- 
chwicg aurait  dû  nous  aider  d'une  autre  façon  à 
vérifier  ce  mot  de  Pascal. 

A  de  si  claires  enseignes,  qui  douterait  que  le  nou- 
vel éditeur  ne  regarde  Pascal  comme  sa  chose,  et 
qui  s'étonnerait  qu'il  le  traite  en  conséquence.  La 
maison  est  à  lui,  c'est  à  nous  d'en  sortir.  11  ne  per- 
met pas  à  des  philosophes  catholiques  et  pascaliens 
comme  M.  OUé-Laprune  et  d'autres  non  moins  re- 
commandables,  de  se  réclamer  de  Pascal.  Pourquoi, 
d'ailleurs,  nous  parler  de  M.  Ollé,  pourquoi  cette  in- 
troduction de  142  pages?  Bonnes  ou  mauvaises  —  la 
question  n'est  pas  là  —  ces  pages  sont  de  trop. 
M.  Brunschwicg  a  certes  le  droit  d'écrire  un  livre  sur 


L\    CONVERSION    DE    PASCAL  15- 

Pascal,  mais  il  ne  convient  pas  qu'il  j,''lisse  ce  livre 
dans  l'édition  définitive  et  nationale  des  Pensées. 
Jusqu'à  lui,  les  autres  éditeurs  de  cette  magnifique 
et  impersonnelle  série  se  montraient  moinsfamiliers. 
Le  texte  avec  ses  variantes  et  tous  les  documents  his- 
toriques propres  à  l'éclaircir,  d'abondantes  notices 
biographiques,  des  lexiques,  des  albums,  on  s'en  te- 
nait là.  Ne  brouillons  pas  nos  plaisirs.  S'il  nous  plaît 
de  rendre  visite  à  M.  Brunschwicg,  la  Bibliothèque 
de  philosophie  contemporaine  nous  donnera  son 
adresse.  Mais  quand  nous  pénétrons  dans  cet  au- 
guste sanctuaire  des  grands  écrivains  —  déjà  six  vo- 
lumes du  Pascal  et  les  éditeurs  en  sont  encore  à  la 
moitié  de  leur  tâche  —  c'est  Pascal  lui-même  que 
nous  voulons  entendre,  lui  et  son  cortège  naturel, 
ceux  qui  se  trouvent  indissolublement  associés  à  sa 
gloire,  les  mystiques,  ses  frères  dans  l'ordre  de  la 
charité,  Montaigne,  sa  droite  balle,  Méré,  ce  mentor 
outrecuidant  qui  lui  a  rendu  tant  de  services,  tout 
Port-Royal  et  toute  l'Auvergne,  ses  amis,  les  liber- 
tins et  les  savants  de  l'époque,  peut-être  aussi  les 
rares  modernes  qui  ont  droit  de  figurer  dans  la  mai- 
son de  ce  grand  homme,  Sainte-Beuve  et  Vinet. 

Que  toute  voix  se  taise,  même  celle  de  l'admiration 
la  plus  respectueuse.  M.  Brunschwicg  vénère  trop 
Pascal  pour  imiter  jamais,  soit  dans  l'Introduction, 
soit  dans  les  notes,  les  airs  protecteurs,  le  sans-facon 
d'Ernest  Havet  et  de  Voltaire.  Mais  j'aurais  voulu, 
qu'au  lieu  de  nous  confier  ses  appréciations  person- 
nelles, il  nous  eût  montré  les  sources  mystiques  des 
Pensées.  Avec  la  Bible  et  Jansénius,  Pascal  n'a-t-il 
donc  lu,  ne  s'est-il  rappelé,  n'a-t-il  copié  dans  ses 
notes  que  des  auteurs  profanes  ?  On  le  croirait  avoir 


16  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

le  commentaire  de  M.  Brunschwicg.  Étranges  pro- 
cédés de  critique  !  On  recherche  avidement  tous  les 
emprunts  faits  par  Pascal  à  V Apologie  de  Raymond 
de  Sebaiid  et,  quand  on  en  vient  au  Mystère  de  Jésus 
on  se  contente  de  nous  renvoyer  au  texte  des  deux 
Testaments.  Quand  M.  Mâle  s'est  proposé  d'étudier  à 
fond  l'art  pieux  du  moyen  âge,  il  est  allé  droit  aux 
livres  pieux  dont  cet  art  s'est  constamment  inspiré, 
et,  tout  de  même,  M.  Brunschwicg  aurait  dû  nous 
dire  dans  quels  auteurs  spirituels  l'auteur  des  Pen- 
sées préparait  ses  méditations'.  Je  ne  parle  pas  ici 
piété,  mais  science,  mais  critique  rigoureuse.  Pascal 
n"a  fait  que  traduire,  à  sa  façon  immortelle,  la  dévo- 
tion de  ses  contemporains  et  de  ses  ancêtres.  Qui  n'a 
jamais  suivi  de  «  retraite  spirituelle  »  n'est  pas  en 
mesure  d'étudier  Pascal. 


III 


Hàtons-nous  d'ajouter  que  M.  Brunschwicg  a  ma- 
gnifiquement racheté  tant  de  fautes  d'action  et  d'omis- 
sion envers  le  texte  de  son  auteui".  Compagnon  de 
Pascal,  aussi  longtemps,  du  moins,  que  le  papier  des 
grands  écrivains  résistera  aux  outrages  des  siècles, 
la  postérité,  négligeant  certaines  pages  malheureuses 
de  l'Introduction  et  du  commentaire,  n'aura  que  des 
louanges  pour  le  bon  travailleur  qui  a  édifié  aux 
œuvres  de  Pascal  un  temple  si  vaste  et  si  beau.  Mais 
quoi  qu'il  ait  fait  déjà  par  cette  édition,  et  quoi  qu'il 

1.  Pascal  semble  avoir  lu  la  Vie  de  M.  de  Benly,  par  le 
F^.  Saint-Jure.  Du  moins,  Jacqueline  lui  en  parle-telle  comme 
d'un    livre  qui  leur  était  connu  à  tous  deux. 


LA    CONVERSION    UE    PASCAL  17 

prépare  encore,  rien  n'égale  et  n'égalera  jamais  le 
rare  service  qu'il  vient  de  rendre  aux  lettres  fran- 
çaises. Grâce  à  lui,  grâce  à  la  noble  maison  qui  a  re- 
vendiqué l'honneur  d'éditer  ce  magnifique  travail, 
nous  pourrons  désormais,  loin  des  pupitres  maus- 
sades de  la  Bibliothèque  nationale,  à  notre  aise,  à 
nos  heures,  et  chez  nous,  tenir,  contempler,  palper, 
j'ose  dire,  enfin,  vénérer  les  plus  saintes  reliques  de 
noire  littérature,  le  manuscrit  autographe  des  Pen- 
sées. Ces  brouillons  griffonnés  par  une  main  mou- 
rante, ces  notes  intimes  d'un  chrétien  qui,  certes,  ne 
croyait  pas  confier  ses  secrets  à  d'autres  qu'à  Dieu, 
c'était  déjà  un  miracle  qu'un  tel  trésor  fût  parvenu 
jusqu'à  nous.  Après  tant  et  de  si  étranges  vicissi- 
tudes, un  second  miracle  met  ce  trésor  à  notre 
portée,  sauve  ces  papiers  de  la  destruction  et  les  éter- 
nise. L'inestimable  édition  de  Port-Royal,  il  s'en  fal- 
lut de  si  peu  qu'elle  ne  parût  jamais  ;  l'édition  Fau- 
gère,  précédée  par  les  fanfares  de  Victor  Cousin  ; 
enfin,  comme  dernière  étape,  la  gloire  de  l'édition 
phototypique  ;  en  vérité,  n'est-ce  pas  là  une  histoire 
unique,  et  les  fidèles  de  Pascal  n'ont-ils  pas  le  droit 
de  conclure  qu'une  providence  particulière  veille  sur 
la  fortune  des  Pensées  ! 

L'exécution  de  cette  édition  est  parfaite.  Pour 
nous  guider  dans  la  lecture  de  ces  photographies  sou- 
vent indéchiffrables,  M.  Brunschwicg  a  placé  en  re- 
gard, sur  un  papier  plus  humble,  le  texte  imprimé. 
On  peut  donc,  selon  son  goût,  ou  bien  relire  bonne- 
ment l'imprimé  en  se  donnant  l'illusion  de  vérifier 
sur  le  manuscrit  les  pages  que  l'on  sait  par  cœur  ; 
ou  bien  s'en  prendre  désespérément  à  l'autographe 
jusqu'à  ce  que,  de  guerre  lasse^  il  faille  recourir  à 
II  2 


!8  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

rimprimé.  Dans  les  deux  cas,  ce  va-el-vienl  est  plein 
<l'attraits  de  tout  genre.  On  ne  connaît,  on  n'aime 
pleinement  Pascal  qu'à  ce  prix. 

Ce  haut  plaisir  n'a  rien  d'ailleurs  qui  ne  soit  abor- 
dable au  commun  des  honnêtes  gens,  ni  même  aux 
grands  élèves  de  nos  collèges.  Rien  de  plus  simple 
que  d'appliquer  à  ces  pages  notre  sensibilité,  notre 
intelligence,  toutes  nos  puissances  de  vénération. 
Dans  une  fort  belle  page,  M.  Victor  Giraud  nous  a 
appris  à  regarder  l'autographe  comme  une  illus- 
tration des  Pensées  ^ .  Mais,  quoi  qu'il  en  soit  de 
<îette  graphologie  pittoresque  et  passionnée,  l'édi- 
tion phototypique  attend,  appelle  des  lecteurs  plus 
tenaces,  plus  décidés  à  retrouver,  coûte  que  coûte, 
la  rédaction  authentique.  Car  ne  croyez  pas  que  tant 
de  chartistes,  passant  et  repassant  avec  une  patience 
€t  un  zèle  héroïques,  sur  ces  lambeaux  d'écriture, 
soient  arrivés  sur  tous  les  points  à  une  lecture  cer- 
taine. Un  simple  coup  d'œil  sur  le  manuscrit  vous 
imposera  une  conclusion  toute  contraire.  A  coup  sûr 
il  y  a  là  nombre  de  mots  qu'on  devine,  mais  qu'on  ne 
lit  pas.  Et  on  ne  les  lit  pas  pour  la  bonne  raison 
qu'ils  sont  illisibles.  Je  sais  bien  qu'en  langue  char- 
tiste,  «  illisible  »  n'est  pas  français.  La  merveilleuse 
reconstruction  du  texte  en  donnerait  au  besoin  la 
preuve.  Mais  enfin,  pour  résoudre  les  innombrables 
difficultés  de  cette  lecture,  il  a  bien  fallu  recourir  à 
mille  secours  que  le  simple  examen  du  texte  n'aurait 


1.  Victor  Giraud,  Livres  et  questions  d'aujourd'hui,  p.  22-24. 
Puisque  je  cite  cet  insigne  pascalisant,  qu'on  me  permette 
<ie  recommander  la  S'  édition  de  son  précieux  manuel,  Pascal, 
Thomme,  l'œuvre,  l'influence  (Fontemoing,  1905)  comme  indis- 
pensable à  qui  veut  se  renseigner  sur  ce  grand  sujet. 


LA  convi:rsion  de  pascal  19 

pas  fournis.  Connaître  à  fond  les  intentions  de  Pas- 
cal, le  but  de  son  livre,  la  langue,  les  habitudes  reli- 
gieuses, intellectuelles  et  morales  de  son  temps  ; 
avoir  présentes  toutes  les  lectures  dont  F^ascal  s'était 
nourri,  que  sais-je  encore?  Sur  tous  ces  points,  per- 
sonne ne  pourrait  prétendre  que  nous  ayons  dit  le 
•dernier  mot.  Et  quand  cela  serait,  il  resterait  encore 
des  lumières  que  les  savants  d'aujourd'hui  soup- 
çonnent à  peine  et  qui  guideront  les  recherches  de 
l'avenir.  Dans  son  admirable  livre:  Du  nouveau  sur 
Joubert,  M.  Pailhès  nous  a  proposé  une  façon  toute 
mécanique  de  fixer,  en  cas  de  doute,  le  texte  exact 
de  Joubert.  Dici  vingt  ans,  nous  aurons  une  thèse 
analogue  sur  la  prose  pascalienne  et  bien  des  leçons 
aujourd'hui  communément  reçues  devront  être  aban- 
données comme  contraires  au  rythme  de  Pascal.  Ce 
que  j'en  dis  n'est  certes  pas  pour  diminuer  le  mérite 
des  Faugère  et  des  Brunschwicg,  mais  pour  inviter 
<le  nouveaux  chercheurs  à  de  nouvelles  découvertes. 
Si  l'on  a  un  peu  pratiqué  Pascal  et  si  Ion  est  arrivé 
à  se  dégager  de  l'obsession  du  texte  imprimé,  on  n'a 
pas  pu  ne  pas  rencontrer  en  certains  endroits  des 
mots,  des  tours,  des  idées  qui  semblaient  étranges. 
Vite,  vite,  que  l'on  se  reporte  au  manuscrit  et  sou- 
vent l'on  se  convaincra  de  ses  propres  yeux  que  la 
leçon  adoptée  par  les  éditeurs  ne  s'impose  point. 
Alors  quel  délice  de  se  torturer  l'esprit  à  forger  une 
conjecture  plus  satisfaisante.  Consultez  plutôt  feu 
M.  Ravaisson  qui  passa  tant  d'années  de  sa  vie  à  de- 
mander à  la  Vénus  de  Milo  ce  qu'elle  pouvait  bien  faire 
de  ses  bras  quand  elle  en  avait  encore.  Un  beau  dé- 
lire le  prenait.  La  grise  prison  où  grelotte  d'ennui  la 
déesse  mutilée   faisait  place  au   chantier  étincelant 


20  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

d'où  jaillil  un  jour  ce  pur  miracle.  Il  ne  voyait  plus  le 
triste  gardien  ni  les  anglaises  pâmées,  mais  le  sculp- 
teur lui-même  au  radieux  moment  du  dernier  coup 
de  ciseau.  Ainsi  de  nous,  penchés  sur  la  feuille  où 
frémit  encore  la  main  de  Pascal,  nous  croyons  voir 
«  éclater  »  à  notre  esprit,  la  pensée  de  cet  homme 
incom.parable,  et  pour  quelques  minutes,  hélas!  trop 
décevantes,  défiant  Tarmée  ennemie  des  éditeurs  et 
des  scoliastes,  nous  savourons  l'orgueil  de  com- 
prendre et  d'aimer  Pascal  comme  personne  avant 
nous  ne  l'a  compris  et  ne  l'a  aimé. 


IV 


Après  la  photographie  du  manuscrit  des  Pensées, 
qui  nous  donnera  le  portrait  de  Pascal  ?  Plusieurs  y 
ont  travaillé,  dans  les  derniers  temps,  avec  plus  de 
conscience  que  de  bonheur.  A  mon  humble  sens,  ni 
Vinet,  ni  Sainte-Beuve,  infaillibles  tous  deux  en  la 
matière,  le  premier  quand  il  oublie  Genève  et  le  se- 
cond quand  il  se  rappelle  Juilly,  n'auraient  approuvé 
tel  ouvrage  contemporain  que  la  faveur  du  public  a, 
pour  un  temps,  consacré.  Mais  comment  prouver, 
sans  mille  détails  fastidieux,  qu'un  portrait  n'est  pas 
ressemblant?  Le  lecteur  aimera  mieux  que  je  lui 
présente  le  jeune  écrivain  à  qui  nous  devons  trois 
beaux  volumes  sur  Pascal  et  son  temps,  et  avec  qui 
je  me  trouve  tellement  d'accord  que  je  ne  sais  plus 
du  tout  si  c'est  ma  pensée  ou  la  sienne  queje  vais  ex- 
pliquer dans  les  pages  suivantes. 

Avec  un  air  de  jeunesse  et  d'abandon  qui  force  la 
sympathie  des  plus  moroses,  j\I.  Fortunat  Strowski 


LA    COXVEIISIO.V    DE    PASCAL  21 

est  de  ceux,  toujours  1res  rares,  qui  ue  laissent  pas 
un  sujet  exactement  au  point  où  ils  l'ont  pris.  On 
gagne  toujours  à  le  lire,  ses  erreurs  même  sont  lu- 
mineuses et  ses  défauts  tout  aimables.  Car  il  est 
rempli  de  défauts.  Et,  par  exemple,  on  n'est  pas 
moins  docteur  es  lettres  que  M.  Strowski,  bien  que 
sa  thèse  sur  saint  François  de  Sales  soit  une  des. 
plus  renouvelantes  et  des  plus  stimulantes  que  je 
connaisse.  Mais  il  ne  prend  jamais  l'air  de  l'homme 
qui  va  dire  le  dernier  mot  sur  une  question.  Dans 
l'espèce,  il  a  trop  voulu  mériter  l'éloge  que  Sainte- 
Beuve  faisait  de  Pascal,  «  admirable  écrivain  quand 
il  achève...,  peut-être  encore  supérieur  là  où  il  fut 
interrompu  ».  M.  Strowski  se  défend,  en  effet,  de 
rien  achever.  Paresse,  non  pas,  au  contraire,  tîèvre 
de  travail,  curiosité  toujours  en  quête  d'une  piste 
neuve.  Il  court,  il  court,  semant  à  pleines  mains  les 
vues  originales  et  les  découvertes  érudites,  laissant 
au  lecteur  patient  le  soin  d'utiliser  et  d'organiser  ces 
richesses.  Racine  disait  :  ma  tragédie  est  faite,  il  ne 
me  reste  plus  qu'à  l'écrire,  et  M.  Strowski  :  mon 
livre  est  fait,  à  quoi  bon  l'écrire  ?  Non  pas  qu'il 
n'écrive  fort  bien,  lui  qui  toujours  cause  et  jamais 
ne  pontifie.  On  s'attendait  à  trouver  un  professeur, 
on  trouve  un  homme,  et  tellement  pressé,  qu'impuis- 
sant à  le  suivre,  on  se  prend  à  regretter  le  profes- 
seur. Il  ne  s'arrête  pas,  après  chaque  idée,  pour  l'ad- 
mirer à  loisir  et  nous  laisser  le  temps  de  la  com- 
prendre. Il  n'insiste  pas,  il  ne  nous  tire  pas  par  la 
manche  :  voici,  messieurs,  le  point  critique...  nous 
avions  vu...  nous  allons  voir...  prenez  des  notes..., 
ce  que  je  vais  dire  n'est  pas  dans  le  livre  de  M.  Bou- 
troux.  Il  est  ainsi  fait,  aventureux,   rapide  et  bril- 


22  L  INQUIÉTUDE    RI:LIGIEUSE 

lant  ;  avec  un  brin  de  vanité  et  un  peu  plus  de  pa- 
tience, il  toucherait  à  la  perfection. 

Suppléant  donc  à  ce  professeur  en  rupture  de 
chaire,  je  voudrais  dégainer  de  ces  livres  drus  et  vi- 
vants, une  construction,  un  système  extrêmement 
simple,  géométrique,  scolastique  même,  système 
que  M.  SLrowski  ne  formule  point,  que  peut-être  il 
n'acceptera  pas,  mais  qui,  je  crois,  anime  et  soutient 
tout  son  livre  et  qui,  dans  tous  les  cas,  me  paraît  de 
nature  à  préparer  la  solution  du  problème  de  Pascal. 

Car  il  y  a  un  problème  de  Pascal,  pour  nous,  du 
moins,  catholiques.  Au  moment  où  notre  attrait  nous 
pousse  à  parler  de  lui,  comme  nous  ferions  de  saint 
Augustin,  de  saint  François  de  Sales,  de  Joseph  de 
Maistre,  nous  ne  pouvons  oublier  qu'il  a  défendu  de 
tout  son  génie  une  erreur  condamnée  par  TÉglise. 
De  là,  chez  nous,  un  malaise,  une  souffrance.  Nous 
nous  trouvons,  vis-à-vis  de  lui,  dans  une  situation 
fausse.  Quand  nous  conversons  avec  lui,  nous  con- 
venons, par  une  entente  réciproque,  d'éviter  certains 
sujets,  de  taire  certains  noms.  Il  nous  appartient,, 
puisque  sa  prière  est  catholique  et  nous  nous  age- 
nouillons dans  sa  cellule  pour  réciter  avec  lui  le 
Mystère  de  Jésiis^  mais  d'un  autre  côté,  sa  théologie 
n'est  pas  la  nôtre,  nous  croyons,  contre  lui,  avec  Ri- 
chard Simon,  que  le  jansénisme  touche  au  calvi- 
nisme, avec  Malebranche  que  le  grand  Arnaud  se 
trompe  sur  la  matière  de  la  grâce,  avec  Fénelon  que 
la  distinction  du  droit  et  du  fait,  si  on  l'acceptait  ja- 
mais, compromettrait  l'autorité  de  l'Église.  Voilà, 
dans  sa  netteté  brutale,  la  position  du  problème  et 
voilà,  du  morne  coup,  si  je  ne  me  trompe,  la  distinc- 
tion qui  nous  permettra  de  le  résoudre. 


LA.   CONVERSION    DE    PASCAL  23' 

Il  y  a  deux  hommes  chez  Pascal  :  un  Ihéologieii 
janséniste  qui,  pris  en  lui-même  et  au  style  près,  ne 
nous  intéresserait  pas  plus  que  les  autres  argumen- 
tateurs  du  parti  '  ;  un  chrétien  fervent  dont  la  vie 
mystique  s'entretient  non  pas  dans  la  subtilité  des 
controverses,  —  et  comment  le  ferait-elle  ?  —  mais- 
dans  un  commerce  intime  avec  les  réalités  de  la  foi. 
Or,  à  l'exception  de  quelques  papiers  que  nul  lien 
logique  ne  rattache  nécessairement  au  reste  du 
livre,  les  Pensées  sont  avant  tout  le  journal  de 
cette  vie  mystique.  Il  reste  donc  qu'elles  appar- 
tiennent sans  conteste  à  l'humble  foule  chrétienne 
qui  ne  s'embarrasse  pas  des  disputes  sur  la  grâce,  et 
qui  nourrit  sa  dévotion  aux  mêmes  sources  que  Pas- 
cal. «  Lisez  Platon,  a  dit  Joseph  de  Maistre,  vous 
ferez  à  chaque  pas  une  distinction  bien  frappante. 
Toutes  les  fois  qu'il  est  grec,  il  ennuie  et  souvent  il 
impatiente.  11  n'est  grand,  sublime,  pénétrant  que 
lorsqu'il  est  théologien,  c'est-à-dire  lorsqu'il  énonce 

1.  Entendons-nous  bien  sur  ce  mot  de  «janséniste  ».  Pour 
la  plupart  des  commentateurs  modernes,  jansénisme  et 
christianisme  ne  font  qu'un.  N'ayant  apparemment  jamais 
■  ouvert  le  catéchisme  romain,  ils  découvrent  un  beau  matin 
dans  les  livres  de  Jansénius  ou  d'Arnaud,  la  plupart  de  nos 
dogmes  essentiels,  le  péché  originel,  la  rédemption,  la 
grâce,  et  ils  s'imaginent  ingénument  qu'ils  se  trouvent  en 
présence  du  système  janséniste.  C'est  ainsi  que  M.  Bruns- 
chwicg  llaiie  une  hérésie  dans  cette  pensée  de  Pascal  : 
«  Pour  faire  d'un  homme  un  saint,  il  faut  bien  que  ce  soit  la 
grâce  et  qui  en  doute  ne  sait  ce  que  c'est  que  saint  et 
qu'homme  »,  Pascal  ne  dit  pas  assez.  Qui  en  doute  ne  sait 
pas  le  premier  mot  du  christianisme.  Écoutez  pourtant  la 
phrase  solennelle  de  M.  Brunschwicg  sur  cette  pensée. 
«  Cette  opposition,  éôrit-il,  entre  l'humanité  et  la  grâce  est 
la  doctrine  fondamentale  du  jansénisme.  »  Comme  il  lui 
plaira,  mais  qu'il  veuille  bien  nous  apporter  un  seul  moli- 
niste  qui  soutienne  le  contraire. 


24  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

des  dogmes  positifs  et  éternels,  séparés  de  toute 
chicane  et  qui  portent  si  clairement  le  cachet  orien- 
tal que  pour  le  méconnaître,  il  faut  n'avoir  jamais 
entrevu  l'Asie.  »  Changez  quelques  mots  et  vous  au- 
rez là,  vivement  exprimée,  la  distinction  que  je  vou- 
drais appliquer  à  Pascal.  Celui-ci  n'est  grand,  su- 
blime, pénétrant  que  lorsqu'il  n'est  pas  théologien 
janséniste,  que  lorsqu'il  énonce  des  dogmes  positifs 
et  éternels,  séparés  de  toute  chicane.  Les  Pensées 
portent  si  clairement  le  cachet  de  la  dévotion  tradi- 
tionnelle que,  pour  le  méconnaître,  il  faut  n'avoir 
jamais  entrevu  le  mysticisme  chrétien. 

Cette  distinction,  qui  pourrait  paraître  imaginée 
pour  les  besoins  d'une  thèse,  il  se  trouve,  par  bon- 
heur, que  l'histoire  même  de  Pascal  nous  l'impose. 
Tout  le  monde  sait,  en  effet,  que  ce  grand  homme 
s'est  converti  deux  fois,  à  Rouen  d'abord,  en  1646, 
puis  à  Paris,  en  i654.  Or,  rien  n'éclaire  mieux  le 
développement  intellectuel,  religieux ,  littéraire 
même  de  Pascal,  que  le  contraste  que  présentent  ces 
deux  événements  de  sa  vie.  Car  il  y  a  un  abîme  entre 
les  deux,  et,  n'était  la  pauvreté  de  notre  dictionnaire 
spirituel,  nous  ne  devrions  pas  les  appeler  du  même 
nom.  La  conversion  de  Rouen  l'a  métamorphosé  en 
théologien  janséniste,  celle  de  Paris  a  fait  de  lui  un 
chrétien.  Dans  la  première,  ce  jeune  savant  s'initie 
aux  subtilités  de  la  controverse  dogmatique,  dans  la 
seconde  aux  douceurs  de  la  piété.  Il  ne  fait  ici  que 
changer  de  géométrie  ;  là,  au  contraire,  nous  le 
voyons  s'engager  enfin  dans  la  voie  royale  des  enfants 
de  Dieu,  vers  le  Christ  entrevu  qui  l'appelle. 

J'exagère  un  peu,  mais  si  peu  !  A  la  vérité,  le  théo- 
logien janséniste  en  soi  est  un  être  de  raison  qui  fort 


LA    CONVERSION    DE    PASCAL  25 

heureusemenl  n'exista  jamais.  Dès  Rouen,  Pascal  a 
taché  de  vivre  sa  théologie.  La  métamorphose  n'a 
pas  été  exclusivement  intellectuelle  et  elle  a  sûre- 
ment motlifié  les  habitudes  religieuses  du  converti. 
Je  n'oublie  pas  non  plus  la  date  des  Provinciales. 
Après  comme  avant  le  Mémorial,  Pascal  est  resté 
un  raisonneur.  Pieux  et  pénitent,  il  a  néanmoins 
gardé  ses  habitudes  d'esprit,  comme  Huysmans  ses 
manies  littéraires.  On  ne  met  pas  en  question  de 
telles  évidences.  On  soutient  simplement  cpie  la  pre- 
mière conversion  fut,  avant  tout,  intellectuelle  et 
batailleuse,  la  seconde  toute  mystique.  On  soutient 
encore  que  la  seconde  seule  nous  révèle  le  meilleur, 
le  vrai  Pascal. 

Tout  ceci  paraîtrait  le  plus  banal  des  lieux  com- 
muns si  la  méthode  n'était  pas  encore  chez  nous 
toute  fraîche  d'étudier  les  écrivains  religieux  du 
point  de  vue  de  la  religion.  Rappelez-vous  le  beau 
mépris  de  quatre  générations  de  savants  pour  la 
petite  page  de  Pascal,  VAmiileile,  le  Mémorial  que 
tous,  aujourd'hui,  croyants  ou  non,  abordent  avec 
une  émotion  respectueuse.  Ces  gens-là  étaient  de 
force  à  négliger  les  Confessions  dans  l'étude  de  saint 
Augustin  et  on  les  aurait  fortement  scandalisés  si  on 
leur  avait  dit  que  pour  comprendre  les  Pensées,  il 
faut  avoir  médité  l'Évangile  et  la  Vie  des  saints.  On 
commence  à  revenir  d'une  méthode  aussi  appauvris- 
sante que  décevante.  Si  le  chapitre  que  jM.  Strowski 
a  consacré  à  la  première  conversion  a  tant  de  mérite, 
c'est  tout  simplement  que  l'auteur  a  demandé,  non 
plus  aux  psychiatres,  mais  aux  auteurs  spirituels  de 
le  renseigner  sur  la  psychologie  de  la  conversion. 
Tous  lui  ont  dit  d'une  même  voix  que  dans  ce  drame 


26  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

mystérieux  la  raison  raisonnante  n'était  ni  le  seul 
ni  le  principal  acteur.  Assurément,  il  n'est  pas  de 
vraie  conversion  sans  une  illumination  de  l'esprit, 
mais  soit  qu'il  s'agisse  de  venir  ou  de  revenir  à  Dieu, 
comprendre  et  raisonner  ne  suffisent  pas.  Or  il  pa- 
raît bien  que  dans  cette  première  étape  de  son  odys- 
sée religieuse,  l'intelligence  de  Pascal  ait  plus  agi 
que  son  cœur.  Les  deux  pieux  médecins  qui  tout  en 
soignant  la  jambe  d'Etienne  Pascal,  prêchaient  à 
toute  la  maison  la  «  céleste  doctrine  de  la  grâce  », 
avaient,  du  moins  en  ce  qui  concerne  Biaise,  de- 
vancé l'heure  de  Dieu,  On  propo.sa  au  jeune  homme 
un  corps  de  doctrine,  saint  Augustin  jansénisé,  et, 
dans  le  premier  émerveillement  d'une  révélation  qui 
charmait  tout  ensemble  en  lui  le  géomètre  et  l'artiste, 
Pascal  se  réveilla  théologien.  Ed'anchio.  «  La  con- 
version de  Pascal,  écrit  excellemment  M.  Strowski, 
c'est  l'adhésion  de  l'esprit  à  une  conception  de 
l'homme,  conception  prise,  croit-il,  à  la  fois  au  bon 
sens  et  à  saint  Augustin,  c'est-à-dire  à  Jansénius  et 
qui  vient  à  Pascal  peut-être  des  sciences  »  ;  ami  des 
jésuites,  Molina  ne  l'eût  pas  moins  transporté, 
comme  Isaïe  La  Fontaine,  si  celui-ci  n'était  pas  tombé 
sur  Baruch.  En  tout  cas,  l'aventure  n'a  rien  de  rare. 
J'ai  connu  un  savant  incrédule  que  la  Somme  théolo- 
gique  avait  pareillement  ébloui.  Il  est  sur  —  quoi 
qu'en  ait  dit,  par  distraction,  le  mathématicien  qui 
a  remplacé  Suliy-Prudhomme  à  l'Académie  —  il  est 
sûr  que  Pascal  ne  fut  jamais  «  torturé  parle  doute  ». 
La  métaphysique  janséniste  se  présentait  à  lui,  du 
moins  à  cet  instant,  comme  solidement  liée  à  la  foi 
chrétienne  et,  d'ailleurs,  on  ne  songe  pas  à  nier 
qu'une  certaine  ferveur  religieuse  ait  accompagné 


LA   CONVERSION    DE    PASCAL  27 

cette  conversion  intellectuelle  à  une  théologie  parti- 
culière. Il  voulut,  il  crut  peut-être  se  convertir  au 
vrai  sens  du  mot.  Désir  de  désir,  eilbrt  manqué^ 
velléités  languissantes  ;  après  sa  rencontre  avec  la 
théologie  de  VAagiisiiniis,  il  se  trouva  bientôt 
plus  impuissant  et  plus  lâche  que  jamais.  Quand 
il  s'aperçut,  dit  encore  M.  Strowski,  «  que  Port- 
Royal  no  demandait  pas  seulement  de  belles  pensées- 
et  de  chaleureuses  homélies,  qu'il  exigeait  des  sacri- 
fices effectifs  »,  il  tâcha  d'oublier  dans  «  la  vanité  et 
les  amusements  du  monde  »,  ce  besoin  de  Dieu 
qu'un  noviciat  théologique  de  quelques  mois  avait 
sans  doute  remué  chez  lui,  mais  sans  lui  donner  le 
moyen  de  l'assouvir. 

Pour  se  convaincre  de  la  justesse  de  ces  analyses^ 
il  suffit  de  relire  la  lettre  de  Pascal  sur  la  mort  de 
son  père,  lettre  ou  plutôt  discours  cruel,  thème 
d'imitation,  sec,  didactique  et  glacé,  rédigé  sur  les 
bons  modèles  par  un  élève  janséniste  de  première 
année.  C'est  bien  là  le  Pascal  de  la  première  con- 
version, ce  n'est  point  le  nôtre.  L'aventure  de  Pascal 
avec  le  frère  Saint- Ange  est  encore  de  cette  période 
intellectualiste,  et  celle-ci  non  plus  n'a  rien  d'at- 
trayant. On  sait  l'histoire.  Un  ancien  capucin,  le  frère 
Saint-Ange,  de  son  vrai  nom,  Jacques  For  ton,  faisait 
alors  en  Normandie  des  sortes  de  conférences  apo- 
logétiques, se  proposant  de  réconcilier  la  raison 
(*t  la  foi.  On  n'a  pas  démontré,  loin  de  là,  que  ce 
bizarre  et  profond  esprit  fut  un  novateur  bien 
dangereux,  mais  les  amis  de  Pascal,  et  Pascal 
lui-même,  le  tenaient  pour  tel  et  trouvaient  insup- 
portable que  Saint-Ange  fût  nommé  à  une  cure  pos- 
tulée et  déjà  presque  obtenue  par  lui.  Ils  le  dénon- 


28  L  INOLIETUDE    RELIGIEUSE 

çaient  sans  trêve  à  Farchevèque  de  Rouen  comme 
coupable  d'avoir  enseigné  des  monstres  d'erreurs. 
Pour  mieux  asseoir  leur  réquisitoire,  l'idée  leur  vint 
d'aller  interroger  à  domicile  ce  théologien  suspect. 
En  vérité,  de  quoi  se  mêlaient-ils,  et  que  dirait  au- 
jourd'hui un  prédicateur  de  Notre-Dame  si  trois 
journalistes  venaient  l'examiner  sur  l'intégrité  de  sa 
foi  ?  Saint-Ange,  à  mon  sens,  n'eut  qu'un  tort.  Il 
aurait  dû  fermer  sa  porte  aux  trois  enquêteurs  et  les 
renvoyer  à  leurs  affaires.  Mais  c'était  un  homme  d'es- 
prit ou  peut-être  un  naïf.  L'aventure,  je  crois, 
l'amusa.  «  Des  nouveautés,  moi,  mais  bien  entendu. 
Encore  votre  police  ne  a'ous  a-t-elle  rapporté  que  du 
fretin.  Voici  du  plus  nouveau  et  qui  vous  fera 
blêmir.  »  Je  force  un  peu.  mais  qui  ne  sait  le 
malin  plaisir  qu'on  éprouve  en  pareil  cas  à  éton- 
ner le  calomniateur  en  se  donnant  pour  pire  qu'on 
nest.  Tout  me  fait  croire,  en  effet,  que  Saint-Ange 
ne  prit  pas  au  sérieux  le  jeune  tribunal.  Peut-être 
aussi  voulut-il  les  instruire  et  donna-t-il  naïvement 
dans  le  panneau,  comme  fera  bientôt  le  casuiste 
des  Provinciales.  Quoi  qu'il  en  soit,  nos  jeunes  gens 
le  décrétèrent  d'hérésie.  L'archevêque,  effrayé  par 
leurs  sommations  tapageuses,  souscrivit  à  la  sentence 
de  ces  laïques,  et  le  pacifique  Saint-Ange  anathéma- 
tisa  une  longue  liste  d'erreurs  qu'il  n'avait  sans  doute 
jamais  soutenues. 

Voilà  donc  bien  sur  le  front  de  Pascal  le  stigmate 
des  conversions  purement  intellectuelles.  Ce  n'est 
assurément  pas  la  grâce  qui  a  métamorphosé  cet 
apprenti  théologien  en  inquisiteur.  Au  lendemain  de 
sa  seconde  conversion,  il  donnera  son  bien  aux 
pauvres,  renoncera  aux  plaisirs  et  pèlerinera  d'église 


LA    CONVERSION    DE    PASCAL  29 

en  église.  Au  lendemain  de  la  première  il  s'acharne 
à  tourmenter  et  à  confondre  ceux  qui  ne  pensent  pas 
comme  lui.  Retournant  le  beau  mot  de  Vlmilalion, 
il  se  contente  de  définir  la  dévotion  et  il  se  passe 
presque  de  la  sentir. 

Si  je  ne  craignais  de  m'égarer  de  mon  sujet,  j'ai- 
merais ici  à  suivre  la  carrière  théologique  de  Pascal. 
Le  livre  très  précieux  de  ÎM.  Jovy  nous  fournit  svu' 
ce  point  et  sur  tant  d'autres  des  documents  de  pre- 
mier ordre.  M.  Jovy  a  pleinement  réfuté  le  paradoxe 
fantaisiste  de  Sainte-Beuve  qui  se  plaisait  à  saluer 
dans  les  jansénistes  les  premiers  ennemis  de  la  sco- 
laslique.  Cela  est  vrai  peut-être  de  Jansénius  lui- 
même,  théologien  positif  plus  que  philosophe^  mais 
le  grand  Arnaud  est  un  scolastique  pur  et  simple,  et 
tous  les  travaux  de  Biaise  Pascal,  son  élève,  édités 
par  M.  Jovy,  n'ont  rien  sauf,  bien  entendu,  le  style, 
qui  le  distingue  des  sorboniqiies  du  temps.  Il  suffit 
d'ailleurs  de  parcourir  ces  divers  mémoires  pour  se 
convaincre  que  nous  n'avons  pas  forcé  la  note  en 
faisant  de  Pascal  un  simple  apprenti  en  ces  matières. 
On  a  beau  se  récrier  contre  l'orgueil  doctoral  du 
P.  Thomassin  frappé,  dans  une  rencontre  célèbre,  par 
l'ignorance  théologiquede  l'auteur  des  Provinciales. 
La  théologie  est  une  science  et  qui  ne  s'improvise 
pas.  Fiant  theologi.  Qu'avons-nous  besoin  d'autre 
preuve?  D'une  des  petites  lettres  à  l'autre,  Pascal 
manifestement  se  contredit.  Le  secrétaire  de  Port- 
Royal  s'accommode,  comme  ille  peut,  aux  variations 
des  maîtres.  C'est  donc  que  loin  d'être  un  maître 
lui-même,  il  jure  encore  sur  la  parole  d'autrui.  Or 
notez  que  rien  n'est  moins  pascalien  que  ce  travers. 
Dans  les  matières  qu'il  connaît  à  fond  et  de  première 


30  L  INQUIETUDE    nELIGIEUSE 

main,  il  se  montre  infiniment  plus  exigeant  et  plus 
timide.  Comme  il  se  hâte  peu  de  conclure,  comme  il 
sait  attendre  l'expérience  décisive  !  Singulièrement 
plus  ouvert,  plus  indépendant  et  plus  droit  qu'Arnaud 
s'il  avait  eu  le  temps  de  poursuivre  son  enquête  sur 
Jansénius,  qui  peut  nous  dire  où  Pascal  se  fût  arrêté? 
La  préface  du  Traité  du  vide  ne  me  paraît  pas  d'un 
homme  qui  sacrifiera  éternellement  Fautorité  pré- 
sente et  vivante  de  l'Eglise  —  «  c'est  nous  qui 
sommes  les  anciens  »  —  à  l'autorité  d'un  évêque  fla- 
mand et  d'un  docteur  entêté.  Malade,  impuissant, 
voici  déjà  qu'il  critique  et  juge  son  maître.  M.  Jovy 
nous  a  donné  les  procès-verbaux  de  cette  crise  dont 
la  mort  de  Pascal  a  empêché  le  dénouement.  Je  ne 
voudrais  pas  trop  presser  des  indices  encore  bien 
vagues,  mais  je  crois  deviner  avec  M.  Jovy  que  Pascal 
à  mesure  qu'il  se  détache  d'Arnaud,  monte  à  des 
vues  plus  sereines  et  plus  hautes,  écoute  plus  atten- 
tivement ses  adversaires,  entrevoit  qu'on  l'a  peut- 
être  mal  renseigné  sur  le  fond  même  du  débat.  Rap- 
pelez-vous la  très  peureuse  mais  très  scientifique 
évolution  de  Nicole,  ses  efforts  subtils  pour  revenir 
à  l'orthodoxie.  Ah  !  que  Pascal  na-t-il  vécu,  étudié, 
disputé  vingt  ans  de  plus  !  Conduite  à  un  plein  épa- 
nouissement, sa  première  conversion  aurait  fait 
peut-être  de  lui  le  moderne  théologien  de  la  grâce. 
Que  n'a-t-il  eu  le  temps  de  dégager  et  d'organiser  la 
métaphysique  latente  qui  anime  ses  Pensées  ! 

V 

Mais  de  telles  conjectures  nous  maintiennent  dans 
l'ordre  de   la   science  ;   hatons-nous   de   revenir    à 


LA    CONVERSION    DE    PASCAL  31 

l'ordre  de  la  charité,  de  la  dévotion.  Dévotion,  piété, 
il  nous  faut  répéter  à  satiété  ces  mots  que  la  plupart 
des  pascalisants  ignorent  et  qui  disent  néanmoins  le 
tout  de  Pascal.  C'est  tellement  simple.  Au  moment 
où  nous  l'avons  laissé,  que  lui  manque-t-il  donc  pour 
se  convertir"  Il  croit  fermement  à  la  vérité  du  chris- 
tianisme. Il  a  entrevu,  il  a  désiré  la  sainteté.  Il  est 
mûr  pour  elle,  et,  cependant,  il  tarde  encore.  Saint 
Augustin,  en  une  pareille  circonstance,  nous  savons 
ce  qui  l'arrête.  Retinebant  nugse  nugarum.  Il  écoute, 
il  aime  encore  les  fantômes  délicieux  qui  l'appellent, 
qui  le  grondent  :  pourquoi  veux-tu  nous  quitter  ? 
Pascal,  au  contraire.  Rien  de  créé  ne  vaut  plus  pour 
lui  «  une  heure  de  peine  ».  De  quelque  façon  qu'il 
faille  entendre  ces  «  horribles  attaches  »  dont  il  con- 
fesse avoir  été  l'esclave,  maintenant,  du  moins,  «  les 
folies  et  les  amusements  du  monde  »  ne  provoquent 
chez  lui  qu'une  «  aversion  extrême  ».  Mais  Dieu  n'a 
pas  encore  pris  dans  ce  cœur  la  place  que  la  créature 
a  laissée  vide.  Il  est  désorienté  comme  un  voyageur 
récemment  débarqué  dans  une  contrée  où  tout  lui 
paraît  hostile.  La  terre  lui  est  étrangère  et  le  ciel  lui 
reste  fermé.  C'est  la  même  détresse  qui  a  retardé  la 
conversion  définitive  de  plusieurs,  après  comme 
avant  Pascal  ;  ruiné  la  conversion  de  tant  d'autres 
qui,  plus  impatients,  plus  vite  découragés,  sont  re- 
venus en  arrière.  Citons  encore  Jacqueline.  «  Vers  la 
fin  de  septembre  dernier  (i654),  il  vint  me  voir,  et, 
à  cette  visite,  il  s'ouvrit  à  moi  d'une  manière  qui  me 
fit  pitié,  en  m'avouant  qu'au  milieu  de  ses  occupa- 
tions qui  étaient  grandes  et  parmi  toutes  les  choses 
qui  pouvaient  contribuer  à  lui  faire  aimer  le  monde 
et  auxquelles  on  avait  raison  de  le  croire  fort  attaché 


32  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

il  était  de  telle  sorte  sollicité  de  quitter  tout  cela, 
qu'il  se  trouvait  détaché  de  toutes  choses  ;  mais  que, 
d'ailleurs,  il  était  dans  un  si  grand  abandonnement 
du  côté  de  Dieu,  qu'il  ne  sentait  aucun  attrait  de  ce 
côté-là;  qu'il  s'y  portait  néanmoins  de  tout  son  pou- 
voir, mais  qu'il  sentait  bien  que  c'était  plus  sa  raison 
et  son  esprit  qui  l'excitait  à  ce  (\\x'\\connaissait  le  meil- 
leur, que  non  pas  le  mouvement  de  l'esprit  de  Dieu.  » 
Mesurons  le  chemin  parcouru  depuis  Rouen.  L'in- 
telligence de  Pascal  triomphait  tantôt,  et  de  quel 
ton!  Elle  tenait  la  clef  du  mystère  de  la  grâce  et 
prétendait  réduire  tout  coniradicteur  à  l'acceptation 
du  système  de  Jansénius.  Aujourd'hui,  elle  s'agite 
bien  encore,  mais  les  objets  qui  l'occupent  n'ont  plus 
de  quoi  nourrir  l'orgueil  de  l'esprit.  Il  n'est  pas  be- 
soin d'être  théologien  pour  saisir  la  facile  vérité  que 
l'enfant  trouve  à  la  première  page  du  catéchisme  : 
Dieu  m'a  créé  pour  le  servir  et  l'aimer.  On  savait 
cela  longtemps  avant  la  publication  de  VAugiistinus. 
Encore  n'est-ce  pas  assez.  Cette  faculté,  jadis  impé- 
rieuse et  si  contente  d'elle-même,  aujourd  hui  elle 
s'humilie.  Elle  sent  que  «  connaître  le  meilleur  », 
c'est  être  encore  à  une  distance  infinie  de  ce  véri- 
table amour  qui  seul  importe  et  que  la  seule  appli- 
cation de  l'esprit  ne  procure  jamais  à  personne.  Le 
théologien,  le  controversiste,  à  cette  heure,  que  ne 
donnerait-il  pas  pour  obtenir,  en  échange,  un  «  mou- 
vement »  de  charité.  Il  l'a  dit,  en  propres  termes,  à 
Jacqueline.  II  voudrait  sentir  Dieu  et  il  ne  le  peut 
pas.  Pour  que  rien  ne  manque  à  sa  présente  angoisse, 
il  se  souvient  que  cette  dévotion  sensible  ne  lui  fut 
pas  toujours  refusée.  La  lecture  de  Saint-Cyran  lui 
en  avait  peut-être  fait  connaître  une  sorte  d'avant- 


LA   CONVERSION    DE    PASCAL  33 

goût.  Mais  la  joie  de  la  découverte  scientifique  et 
l'orgueil  des  disputes  d'école  avaient  étouffé  rolte 
grâce  d'union  paisible  et  douce  avec  cf^lui  dont  la 
philosophie  est  à  la  portée  des  plus  ignorants.  Dieu 
frappait  à  la  porte  de  son  coeur,  l'invitant  au  sacri- 
fice. Seul  avait  répondu  le  vain  fracas  des  facultés 
raisonnantes,  et  Dieu  s'était  retiré.  Ah  !  dit  Pascal  à 
JacqueHne,  si  j'avais  «  les  mêmes  sentiments  de 
Dieu  qu'autrefois  »  I 

Les  visites  du  frère  à  la  sœur,  «  si  fréquentes  et  si 
longues  »,  nous  dit  celle-ci,  pour  nous  qui  les  sen- 
tons tous  deux  si  proches  de  nous,  n'est-ce  pas 
quelque  chose  d'aussi  touchant  que  le  fameux  entre- 
tien d'Augustin  et  de  Monique  à  la  fenêtre  d'Ostie? 
Jacqueline  savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  première 
conversion  de  son  frère.  Elle  s'était  bercée  de  si  peu 
d'illusions  à  cet  égard  que  l'annonce  de  la  seconde, 
de  l'unique  conversion  ne  lui  causa  pas  moins  de 
surprise  que  de  joie.  «  Je  conçus,  nous  dit-elle,  des 
espérances  que  je  n'avais  jamais  eues.  »  Sérieuse, 
calme,  discrète  et  presque  silencieuse,  habituée 
qu'elle  est  au  maniement  des  âmes,  elle  se  contente 
de  «  suivre  »  celle-ci,  de  l'encourager  aux  aveux  sau- 
veurs, mais  «  sans  user  d'aucune  sorte  de  persua- 
sion ».  Ce  n'est  pas  elle  qui  le  convertira.  Il  est  venu 
à  elle,  dans  la  désolation  et  les  ténèbres  d'un  cré- 
puscule d'hiver.  Elle  attend,  elle  devine,  elle  voit 
déjà  les  feux  de  l'aurore.  «  Je  le  voyais  peu  à  peu 
croître  de  telle  sorte  que  je  ne  le  connaissais  plus.  » 
Croître,  qu'est-ce  à  dire,  en  science,  en  théologie,  en 
jansénisme  ?  Oh  !  que  non,  mais  «  particulièrement 
en  l'humilité,  en  la  soumission,  en  la  défiance  et  au 
mépris  de  soi-même,  et  au  désir  d'être  anéanti  dans 
II  3 


34  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

l'estime  et  la  mémoire  des  hommes.  »  A  cette  lettre^ 
dont  la  sérénité  confiante  me  touche  plus  que  les 
plus  ardentes  pages  des  Confessions,  il  ne  manque 
vraiment  qu'un  seul  mot.  Lui  a-t-il  dit  à  elle,  ce  qui 
s'était  passé  dans  la  nuit  triomphante  du  28  novembre? 
Je  serais  porté  à  croire  que  non.  Le  dix-septième 
siècle  n'aimait  pas  à  divulguer,  même  aux  plus  in" 
times,  de  tels  secrets.  Jacqueline  aura  vu,  et  avec 
quelle  joie  tranquille,  un  reflet  de  la  divine  visite  sur 
le  front,  dans  les  yeux,  dans  la  voix  rassérénée  de 
son  frère.  Elle  n'aura  pas  lu,  sans  doute,  le  mémorial 
de  cette  visite,  le  u  petit  parchemin  «  que,  «  peu  de 
jours  après  la  mort  de  M.  Pascal  ».  on  trouva  cousu 
«  dans  la  doublure  du  pourpoint  de  cet  illustre  dé- 
funt »,  la  page  brûlante  qui  n'a  paru  que  folie  à  la 
sottise  du  dix-huitième  siècle,  et  que  tous  aujour- 
d'hui, chrétiens  ou  non,  s'accordent  à  regarder,  avec 
un  respect  infini,  comme  la  préface  même  des  Pen- 
sées. 

VI 

Le  parchemin  est  perdu,  mais  il  n'était  que  la  co- 
pie d'un  brouillon  que  nous  avons  encore  et  que  tous 
voudront  relire  en  tête  de  l'édition  phototypique. 
Pascal  avait  d'abord  mis  ces  quelques  mots,  au- 
dessous  d'une  croix  rayonnante  : 

L'an  de  grâce  d654 

lundi,  28  novembre,  jour  de  saint  Clément,  pape 

et  martyr  et  autres  au  martyrologe, 

veille  de  saint  Chrysogone,  martyr  et  autres 

depuis  environ  dix  heures  et  demie  du  soir  jusques 

environ  minuit  et  demi, 

feu. 


LA    CONVERSION    DE    PASCAL  35 

Que  le  même  homme  qui  a  écrit  les  Provinciales 
et  la  préface  du  Traité  du  vide,  ait  aussi  écrit  ces 
quelques  lignes  et  celles  qui  suivent,  c'est  le  miracle 
de  notre  littérature  française,  comme  Jeanne  d'Arc 
le  miracle  de  notre  histoire.  Dieu  a  passé  là.  Qu'il 
daigne  nous  mettre  lui-même  dans  les  sentiments  de 
crainte  et  de  tendresse  pieuse  sans  lesquels  il  n'est 
pas  permis  de  franchir  le  seuil  du  mystère. 

«  Feu  »  que  s'est-il  passé  au  juste,  quelle  grâce 
extraordinaire  a-t-elle  accompagné  la  grâce  fonda- 
mentale de  la  conversion?  Pascal  a-t-il  vu,  de   ses- 
yeux  de  chair,  un  globe  enflammé,  un  buisson  ar- 
dent, nous  n'en  savons   rien.  Sainte-Beuve  estime 
qu'il  n'y  a  pas  eu  vision  proprement  dite.  «  Pascal,, 
écrit-il,  n'a  jamais  parlé  de  cette  vision,  ce  qui  la 
rend  deux  fois  douteuse.  »  Mauvaise  raison  et  deux 
fois  mauvaise.  M.   Singlin  était  homme  à  garder  le 
secret  de  son  pénitent  ;  Pascal,  hom.me  à  ne  parler 
à  son  confesseur  que  de  ses  propres  misères.  Mais, 
en  somme,   il  importe  peu.   Sachons  au  moins   ce 
qu'un  simple  chrétien  peut  et  doit  savoir  de  ce  «  feu  ». 
Encore  une  fois,  rien  ne  serait  plus  simple  si  phi- 
losophes et  savants  ne  s'étaient  mêlés  de  nous  expli- 
quer cette  page  où  il  est  dit  pourtant  avec  assez  de 
netteté  que  le  Dieu  de  Pascal  n'est   pas  celui  des 
«  philosophes   et   des   savants  ».  Le  seul  feu  qu'ils 
connaissent  est  la  sèche  flamme  qui  jaillit  du  choc 
de  deux  prémisses  ou  des  soudaines  intuitions  de 
l'intelligence.  Si  rare  et  splendide  qu'on  la  suppose, 
ce  n'est  assurément  pas  une  illumination  de  ce  genre 
que  Pascal  aurait  regardée   comme  la  date  la  plus 
auguste  de  sa  vie.  Non,  il  n'a  rien  appris  de  nouveau 
dans  cette   nuit  fameuse.   Apprendre,    il   s'agissait 


3f)  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

bien  de  cela!  Sauf  le  mol  de  «  cerliUide  »,  je  vous 
défie  bien  de  trouver  dans  le  parchemin  une  seule 
expression  qui  sente  son  géomètre,  ni  même  son 
théologien.  Tout  ce  qui  est  écrit  là,  un  enfant  aurait 
pu  l'écrire,  un  de  ces  «  petits  >>  auxquels  est  promise 
la  révélation  du  royaume  de  Dieu.  On  raisonne  tou- 
jours comme  si  Pascal,  hésitant  sur  la  vérité  de  la 
religion,  avait  écrit  les  Pensées  en  vue  de  se  con- 
vaincre lui-même.  On  reconnaît  bien  en  principe 
que  la  légende  du  Pascal  sceptique  est  absurde  et 
néanmoins,  dès  qu'on  vient  au  détail,  on  construit, 
on  analyse  comme  si  l'extase  du  21  novembre  avait 
mis  tin  aux  angoisses  d'un  Scherer  ou  dun  JoufTroy. 
Hier  encore  M.  Boulroux  faisait  intervenir  le  pari 
au  nombre  des  antécédents  logiques  de  cette  extase. 
Quand  donc  se  décidera-t-on  à  ne  plus  moderniser 
Pascal  et  à  voir  en  lui  le  frère  de  Jacqueline?  Si  l'on 
tient  à  la  comparaison  que  je  rappelais  tout  à  l'heure, 
Scherer,  Joutîroyet  les  autres,  que  du  moins  on  en 
renverse  les  termes,  et  qu'on  découvre,  au  fond  du 
prétendu  scepticisme  contemporain,  la  seule  an- 
goisse dont  Pascal  ait  vraiment  souffert,  le  besoin 
de  sentir  Dieu. 

Dieu,  le  «  Dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob  », 
le  vieillard  encadré  dans  un  triangle,  tel  qu'il  l'a  vu 
sur  les  vignettes  de  sa  Bible,  Pascal  ne  doute  pas, 
ne  cherche  pas  à  se  démontrer  qu'il  existe,  mais  il 
se  désole  de  ne  pouvoir  le  posséder.  «  C'est  une 
chose  si  visible  qu  il  faut  aimer  un  seul  Dieu,  qu'il 
ne  faut  pas  de  miracles  pour  le  prouver  »,  Pascal  l'a 
dit,  mais  il  a  dit  aussi  «  qu'il  y  a  loin  de  la  connais- 
sance de  Dieu  à  l'aimer  »  !  On  voit  la  diflerence, 
l'abîme  entre  ces  deux  étapes  de  la  conversion.  Pas- 


L\   CONVERSION    DE    PASCAL  37 

cal  a  compris,  et  do  très  bonne  heure,  non  seulement 
qu'il  faut  aimer  un  seul  Dieu,  mais  encore  que  lui, 
Pascal,  n'aura  de  bonheur  qu'à  ce  prix.  Son  noviciat 
Ihéologique  en  fixant  son  esprit  sur  les  choses  de  la 
foi  lui  a  certainement  rendu  cet  amour  plus  désirable 
mais  ne  lui  a  pas  donné  le  moyen  de  changer  d'ordre, 
de  trouver  Dieu.  Alors,  il  s'est  diverti  du  mieux  qu'il 
a  pu,  mais  sans  arriver  à  s'étourdir.  Malheureux  au 
point  d'avouer  cette  souffrance,  il  multiplie  ses  vi- 
sites à  Jacqueline,  il  s'attarde,  avide  et  navré,  dans 
la  société  de  ceux  qui  tiennent  ce  qu'il  cherche  en- 
core. Période  obscure  dans  laquelle  il  va  pénible- 
ment de  connaître  Dieu  à  l'aimer.  Il  saura  plus  tard 
que  le  premier  pas  dans  cette  recherche  est  déjà  un 
acte  damour.  Il  ne  le  sait  pas  encore,  car  il  y  a  loin 
aussi  d'aimer  Dieu,  à  sentir  qu'on  l'aime  et  cette 
grâce  sensible,  le  pain  des  enfants,  il  faut  que  les 
géomètres  superbes  apprennent  par  une  longue  dé- 
tresse qu'aucun  raisonnement  ne  l'achète.  «  Détaché 
de  toutes  choses^  »,  j'en  reviens  toujours  à  cette  page 
de  Jacqueline  qui  renverse  en  quelques  mots  les 
laborieux  échafaudages  de  tant  de  pascalisants, 
Pascal  «  était  dans  un  si  grand  abandonnement  du 
côté  de  Dieu  qu'iL  ne  sentait  aucun  attrait  de  ce 
côté-là  ».  S'il  avait  les  mêmes  sentiments  de  Dieu 
qu'autrefois  »:  maintenant  qu'il  connaît  le  prix  d'une 
pareille  grâce  et  qu  il  ne  risquerait  plus  de  lui  faire 
un  mauvais  accueil,  Pascal  se  croirait  «  en  état  de 

1.  J'aurais  pu  me  réclameraussi  de  l'écrit  «  sur  la  conver- 
sion du  pécheur  »  et  notamment  de  cette  phrase  :  «  Mais  elle 
(l'àme,)  trouve  encore  plus  d'amertume  dans  les  exercices 
de  piété  que  dans  les  vanités  du  monde.  »  Mais  cet  écrit 
n'est  pas  d'une  authenticité  absolue  et,  d'ailleurs,  nous 
n'avons  pas  besoin  d'un  surcroît  de  preuves. 


38  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

loiit  entreprendre  »,  de  devenir  saint.  Vienne  cet 
attrait,  s'allume  ce  feu  et  la  crise  sera  finie. 

Dans  la  nuit  du  21  novembre,  pendant  deux  heures 
inelfables,  ce  feu,  si  longtemps  attendu,  a  pénétré  le 
cœur  et  les  os  du  nouveau  converti.  «  Certitude  ! 
certitude  !  »  non  pas  que  Dieu  est,  mais  que  je  l'aime. 
«  Sentiment.  Joie.  Paix.  Joie.  Joie.  Pleurs  de  joie... 
Deum  meum  et  Deiim  vestrum.  »  La  surprise,  la  dé- 
couverte, la  joie,  le  feu,  tout  cela  vient  de  ce  petit 
mot,  de  ce  vestrum.  A  partir  de  cette  minute,;  Dieu 
n'est  plus  pour  lui  le  Dieu  des  démonstrations  philo- 
sophiques, abstrait,  lointain,  inaccessible,  le  Dieu 
conclusion,  le  Dieu  insensible  au  cœur.  Le  cœur  et 
l'âme  de  Pascal  exultent  dans  la  possession  du  Dieu 
vivant. 

Et  ne  craignez  pas  qu'en  ramenant  tout  ici  aux 
joies  de  la  dévotion  enfin  trouvée,  j'enlève  à  cette 
pieuse  expérience  sa  richesse  dogmatique.  Si  nous 
avons  interdit  aux  facultés  raisonnantes  l'accès  de 
la  cellule  de  Pascal,  nous  l'avons  laissé  grande  ou- 
verte à  la  pensée.  C'est  bien  un  roseau  pensant  que 
nous  avons  vu  frémir  au  souffle  de  la  grâce.  Ose- 
rai-je  dire  que  ce  feu,  cette  joie,  ces  pleurs  sont 
chargés  de  dogme.  Pascal  vient  de  réaliser  avec 
toute  son  âme  le  dogme  de  l'Incarnation.  A  la  lumière 
des  raisons  du  cœur,  il  a  saisi  la  vérité  fondamentale 
du  christianisme,  Dieu  et  le  monde.  Dieu  et  lui, 
Pascal,  se  rapprochant,  se  réconciliant  dans  le  Christ. 
L'Incarnation,  n'est-ce  pas  en  effet  le  moyen  mira- 
culeux par  lequel  il  a  plu  à  Dieu  de  se  rendre  «  sen- 
sible au  cœur  »,  de  devenir  nôtre,  Deum  vestrum., 
d'une  façon  plus  intime  encore  et  plus  pleine  qu'il 
n'avait  été  le  Dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob. 


LA   CONVERSION   DE   PASCAL  39 

Si  vous  prenez  ce  terme  au  sens  pascalien,  le  Mémo- 
rial n'est  pas  autre  chose  que  le  récit  des  deux  heures 
lumineuses  où  «  Jésus-Christ,  Jésus-Christ  »  a 
«  éclaté  »  aux  yeux,  au  cœur  et  à  l'esprit  de  Pascal. 

Cette  conversion  de  Pascal,  conversion  à  la  vie 
dévote  et  non  pas  à  la  foi  chrétienne,  cette  révéla- 
tion soudaine  et  sensible  du  Verbe  incarné,  ce  repos 
trouvé  en  Dieu  après  la  fatigue  et  le  dégoût  laissés 
par  toutes  les  autres  tentatives,  nous  les  retrouvons 
à  chaque  page  de  la  Vie  des  Saints.  Pour  nous,  qui 
ne  sommes  ni  philosophes  ni  savants,  le  Mémorial 
ne  présente  rien  de  plus  imprévu  que  le  récit  de  cette 
autre  nuit,  où  sainte  Gertrude  vit  soudain  tomber 
«  la  haie  »  à  travers  laquelle  il  lui  semblait  impos- 
sible d'atteindre  le  Christ.  Je  pourrais  rappeler  cent 
autres  exemples  exactement  semblables,  mais  il 
vaut  mieux  montrer  comment  cette  conversion,  telle 
que  nous  l'avons  vue  se  développer,  s'accorde  mer- 
veilleusement au  rythme  prescrit  par  un  des  livres 
classiques  de  la  dévotion  chrétienne.  Pascal  vivant 
eût  médiocrement  goûté  le  rapprochement  que  je 
vais  faire  :  croit-on  qu'il  eût  goûté  davantage  les 
commentaires  des  incroyants  sur  le  Mystère  de  Jé- 
sus ? 

Je  veux  parler  du  petit  livre  de  saint  Ignace  de 
Loyola.  Si,  comme  je  le  crois,  la  meilleure  façon 
d'éditer  les  Pensées  serait  d'en  faire  un  manuel  de 
méditations  pieuses,  rien  ne  serait  plus  aisé  que  de 
rapporter  les  divers  fragments  de  ce  livre  au  plan 
des  Exercices  spirituels.  Avant  de  nous  livrer  le 
Ml/stère  du  Christ,  Ignace  nous  impose  une  série  de 
méditations  purifiantes  et  mortifiantes  sur  la  mort, 
le  péché,  les  fins  dernières,  la  misère  de  l'homme. 


40  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

le  néant  de  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu.  Pascal  a  suivi 
cette  «  première  semaine  »,  auprès  de  Jacqueline, 
dans  le  parloir  de  Port-Royal.  Alors  est  venue  l'illu- 
mination de  la  nuit  fameuse  «  Jésus-Christ  !  Jésus- 
Christ»  !  C'est  exactement  la  Contemplation  du  règne 
qui  ouvre  la  «  seconde  semaine  »  et  qui  est,  de  l'aveu 
de  tous,  Ifi  point  central,  le  cœur  même  des  Exer- 
cices. Jésus-Christ,  roi  speciosus  et  amahilis,  dit  saint 
Ig-nace.  «  Dieu  dont  on  s'approche  sans  orgueil  et 
sous  lequel  on  s'abaisse  sans  désespoir  »,  Dieu  «  écla- 
tant dans  son  règne  de  sainteté  »,  écrira  bientôt 
Pascal.  Le  Mystère  de  Jésus  remplirait  la  «  troisième 
semaine  ».  Bref,  on  n'imagine  pas  à  quel  point,  en- 
semble et  détail,  les  Pensées  ressemblent  à  un  ardent 
commentaire  des  Exercices.  Mais,  en  vérité,  qui 
pourrait  s'en  étonner,  les  deux  livres  n'étant  autre 
chose  qu'une  paraphrase  et  une  synthèse  de  l'Evan- 
gile. 

Je  serais  infini  si  je  voulais  montrer  un  à  un  les 
anneaux  de  l'invincible  chaîne  qui  relie  Pascal  au 
mysticisme  latin.  Pour  nous,  catholiques,  ni  les 
Pensées,  ni  la  vie  intérieure  de  leur  auteur  n'ont  rien 
qui  ne  s'adapte  sans  effort  aux  habitudes  essentielles 
de  notre  prière.  Mais  tout  cela  est  trop  évident  et  le 
lecteur  le  plus  novice  en  ces  matières  voit  mainte- 
nant ce  qu'il  faut  penser  de  l'extraordinaire  fantaisie 
qui  termine  un  des  chapitres  de  M.  Brunschwicg. 
Passe  encore  de  sémitiser  notre  Pascal,  de  faire  de 
lui,  comme  a  voulu  ce  docte  professeur,  le  dernier 
prophète  d'Israël.  Le  Nouveau  Testament  se  liant  à 
l'Ancien,  comme  la  fleur  à  la  tige,  s'il  ne  faut  pour 
être  sémite,  qu'avoir  beaucoup  médité  les  prophètes, 
je  ne  vois  pas  d'inconvénient  à  ce  qu'on  annexe,  en 


LA    CONVERSION    DE    PASCAL  41 

la  personne  de  Pascal  et  de  Bossuet,  l'Auvergne  et 
la  Bourgogne  aux  douze  tribus.  Mais  nos  concessions 
n'iront  pas  plus  loin  et  nous  n'admettrons  jamais 
que  Pascal  ait  été  le  sublime  isolé  qu'a  rêvé  M.  Bruns- 
chwicg. 

«  Pour  avoir  porté  trop  haut  l'exigence  de  Dieu, 
—  écrit  celui-ci,  mais,  de  grâce,  en  quoi  plus  haut 
que  saint  Augustin  et  que  l'Évangile?  —  Pascal 
demeure  sans  postérité  philosophique,  sans  postérité 
religieuse.  L'hommage  que  nous  lui  devons  n'est  pas 
de  transformer  en  émule  ou  en  disciple  quiconque 
n'a  pas  été  indifférent  ou  étranger  à  Fascendanl  de 
son  génie,  c'est  d'oser  le  suivre  sur  le  rocher  soli- 
taire qui  est  un  des  sommets  spii'ituels  de  l'huma- 
nité. » 

Le  rocher  de  Pascal  est  vaste  comme  la  moitié  du 
monde.  Vous  y  trouverez,  à  côté  de  lui,  l'innom- 
brable multitude  qui  défile  dans  la  céleste  vision  de 
VApocali/psc,  tous  ceux  que  les  biens  créés  n'ont  pu 
satisfaire,  qui  ont  cherché  Dieu  et  qui  l'ont  trouvé 
dans  le  Christ.  Pascal  est  à  nous  par  sa  foi,  par  sa 
prière  et  par  ses  misères,  car  nul  ne  fut  plus  simple- 
ment homme  que  ce  chrétien.  Raisonneurs,  dispu- 
teurs,  impatients  du  mystère,  aiLX  heures  mauvaises 
où  l'on  abandonne,  comme  Pascal,  la  source  d'eau 
vive,  qui  de  nous  n'a  pas,  comme  lui,  négligé  le  de- 
voir d'une  «  renonciation  totale  et  douce  >>  ,  préféré 
aux  «  raisons  du  cœur  »  la  géométrie,  oublié  que 
Dieu  «  ne  se  trouve  »  et  «  ne  se  conserve  »  que  «  par 
les  voies  enseignées  dans  l'Évangile  ».  Avec  Pascal, 
nous  avons  fait  souvent  le  triste  chemin  qui  laisse 
Jérusalem  pour  aller  à  Emmaiis,  cherchant  en  vain 
à  renouer  la  chaîne  rompue  de  nos  mesquines  con- 


42  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

joclures,  vides  de  l'horame  el  plus  vides  de  Dieu, 
demandant,  non  plus  à  la  grâce,  mais  à  notre  «  propre 
esprit  »,  démettre  un  terme  à  ce  cruel  «  abandonne- 
ment  »,  Le  Christ  était  là,  pourtant,  marchant  près 
de  nous,  et  nous  discutions  encore  ;  merveilleuse 
histoire  qui  a  été  celle  de  Pascal,  qui  est  la  nôtre, 
crise  de  notre  vie  intérieure,  épreuve  décisive  dans 
laquelle  tant  de  nous  furent  illuminés  par  le  souve- 
nir de  Pascal  :  «  Tu  ne  me  chercherais  pas  si  tu  ne 
m'avais  pas  trouvé.» 

Voilà  pourquoi  nous  courons  en  foule  à  ce  rocher 
solitaire  où  nous  nous  retrouvons,  avec  Pascal,  dans 
la  communion  des  saints.  Né  douze  siècles  plus  tôt, 
le  frère  de  Jacqueline  serait  aujourd'hui  ou  un  doc- 
leur  de  lÉglise  ou  un  Père  du  désert.  Sans  le  livre 
de  Jansénius,  nous  le  verrions  peut-être  aujourd'hui, 
sur  les  autels,  entre  saint  François  de  Sales  et  saint 
Vincent  de  Paul.  Il  s'est  trompé  sur  le  dogme  et 
sur  la  morale.  Il  a  manqué  de  charité  dans  une  cir- 
constance mémorable  où  il  a  rais,  au  service  d'un  J 
parti,  tous  les  trésors  de  son  éloquence,  toutes  les  ] 
ironies  de  l'orgueil  humain.  Il  a  contristé  l'Église  f 
et  réjoui  les  incrédules,  et  je  crois  l'entendre  lui- 
même  qui  me  presse  de  faire,  aussi  large  que  pos- 
sible, la  part  de  ses  erreurs  et  de  ses  misères.  Nous 
l'aimons,  pourtant,  nous  le  vénérons,  parce  qu'il  a 
écrit,  parce  qu'il  a  vécu  le  Mystère  de  Jésus.  J'allais 
dire  que  nous  le  prions  aussi.  Libre  à  chacun  de  se 
choisir  un  héros  spirituel  de  prédilection  dans  la 
pléiade  de  ces  demi-saints  que  notre  culte  canonise  : 
Fénelon,  Bossuet,  Malebranche,  Newman  ;  nous 
sommes  nombreux,  on  France,  à  cette  heure,  qui 
mettons  au-dessus  de  tous  ces  noms  lenom-de  Pascal. 


PREMIERE  PARTIE 


LE  SILENCE  DE  DIEU 


LE  SILENCE  DE  DIEU 


On  n'aborde  jamais  la  discussion  du  problème  religieux 
comme  celle  d'une  question  de  géométrie,  ou  si  l'on  aime 
mieux,  l'étude  purement  scientifique  de  ce  problème  n'a 
rien  de  proprement  religieux.  Dans  une  aventure  de  ce 
genre,  toute  Tàme  est  engagée.  Je  voudrais  toucher  ici  à  un 
des  aspects  les  moins  connus  de  ce  lieu  commun,  rechercher 
quel  peut  être  le  rôle  du  sentiment  religieux  dans  les  crises 
qui  aboutissent  à  la  perte  de  la  foi.  J'ai  cru  voir  à  ce  propos 
que  les  déceptions  religieuses  de  Lamennais  expliquent  en 
partie  sa  révolte.  Après  avoir  attendu  avec  une  impatience 
douloureuse  le  «  feu  »,  la  «  joie  »,  les  «  pleurs  de  joie  »,  il 
n'a  pas  eu  sa  nuit  de  Pascal.  Préparé  par  une  éducation 
imprudente  à  lier  à  une  grâce  de  ferveur  sensible  la  vérité 
même  de  la  foi,  il  a  souflert  plus  que  personne  du  silence 
de  Dieu.  Des  mennaisiens  de  marque  se  sont  ralliés,  je  crois, 
à  mon  hypothèse.  Encore  une  fois,  elle  n'explique  pas  tout, 
mais  elle  ne  semble  pas  négligeable  et  j'ai  tâché  de  la  mettre 
en  lumière. 

La  crise  que  nous  présente  l'histoire  intime  de  G.  Eliot 
est  infiniment  moins   pathétique.  L'auteur  d'Adam   Bede 


46  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

m'a  paru  s'accommoder  plus  aisément  du  silence  de  Dieu.  Le 
lecteur  opposera  de  lui-même  ces  deux  âmes  si  différentes 
et  trouvera,  sans  doute,  plus  troublante  la  sérénité  de  l'une 
que  la  détresse  de  l'autre. 


LA  DÉTRESSE  DE  LAMENNAIS^ 


Tout  n'a  pas  été  dit  sur  Lamennais,  —  ni  sur 
personne,  —  et  on  ne  vient  pas  trop  tard  pour  par- 
ler de  lui.  Il  semble  même,  par  moments,  que  tout 
reste  encore  à  dire  sur  un  sujet  que  nos  pères 
croyaient  avoir  épuisé.  Depuis  1892,  date  du  livre  du 
R.  P.  Roussel  :  Lamennais  d'après  des  documents 
inédits,  la  littérature  mennaisienne  est  entrée  dans 
une  phase  de  renouveau,  ou,  pour  mieux  dire,  de 
transformation.  Les  documents  les  plus  imprévus 
sortent  des  archives  ;  les  études  particulières  et  les 
travaux  d'approche  se  multiplient.  L'heure  des  tâ- 

1.  Abbé  Charles  Boutard,  Lamennais,  sa  vie  et  ses  doc- 
trines. T.  I",  la  Renaissance  de  l'ultramontanisme  (1782-1828). 
T.  II,  le  Catholicisme  libéral  (1828-1834)  (Perrin). 

Anatole  Feugère,  Lamennais  avant  /'  «  Essai  sur  l'indif- 
férence »,  d'après  des  documents  inédits  (Bloud). 

Christian  Maréchal, /a  Clef  de  volupté  {Lamennais  et  Sainte- 
Beuve)  (Savaète);  Lamennais  et  Victor  Hugo  (Savaète);  Essai 
d'un  système  de  philosopfiie  catholique,  par  F.  de  la  Mennais, 
ouvrage  inédit,  recueilli  et  publié  d'après  les  manuscrits  (Bloud)  ; 
Lamennais  et  Lamartine  (Bloud)  ;  Un  correspondant  inconnu 
de  Lamennais  (Colin).  Lamennais  et  Lamartine  (Bloud). 


48  I-  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

tonnements,  des  contre-sens,  des  injustices  inévi- 
tables est  passée.  L'homme  et  l'œuvre  paraissent 
désormais  assez  loin  de  nous  pour  que  l'on  puisse 
peindre  l'un  et  juger  l'autre  avec  une  parfaite  liberté 
d'esprit  et  en  pleine  connaissance  de  cause.  On  de- 
mande, on  attend,  on  guette  le  biographe  défini fif 
de  Lamennais. 

Je  voudrais  faire  assister  le  lecteur  à  la  prépara- 
lion,  peut-être  même  à  l'éclosion  de  celte  œuvre,  el, 
pour  cela,  lui  demander  de  me  suivre  dans  les  divers 
ateliers  où  s'ébauche  le  portrait  de  Lamennais.  Parmi 
les  peintres  les  plus  récents  et  les  plus  dignes  d'at- 
tention, j'en  choisirai  trois  :  M.  l'abbé  Boutard,  au- 
teur de  deux  volumes  d'ensemble  sur  Lamennais^  sa 
vie  et  ses  doctrines  ;  M.  Anatole  Feugère,  à  qui  nous 
devons  une  volumineuse  histoire  de  Lamennais  avant 
r  «  Essai  sur  rindifférence  »  ;  M.  Christian  Maréchal, 
qui,  plus  timide  et  tout  ensemble  plus  ambitieux, 
creuse  sans  bruit  les  fondations  d'une  vaste  synthèse 
sur  Lamennais  et  le  Christianisme  social.  Trois  écri- 
vains aux  prises  sur  un  même  sujet,  et  trois  méthodes 
rivales  :  ^L  Boutard  représente  assez  exactement  ce 
qu'on  pourrait  appeler  l'histoire  académique;  ^L  Feu- 
gère, l'érudition  menue  dont  la  jeune  université  fait 
aujourd'hui  ses  délices  ;  M.  Maréchal,  une  via  média 
où  les  statistiques,  l'art  proprement  dit  et  ïa  philoso- 
phie marchent  de  concert. 


I 


L'histoire  académique,    en  grande    dame    qu'elle 
est,  ne  se  permet  pas  une  curiosité  trop  acharnée. 


LA    DETRESSE    DE    LAMENNAIS  49 

Elle  n'aime  pas  à  fureter  dans  les  tiroirs.  Non 
qu'elle  méprise  tout  à  fait  les  inédits,  mais  soit  for- 
mation classique,  soit  goût  naturel,  elle  voit  grand  ; 
elle  craint  que  trop  d'attention  donnée  aux  détails 
ne  voile  ou  ne  fausse  la  vue  de  l'ensemble.  Il  lui  plaît 
de  résumer  en  une  ou  deux  pages,  en  une  ligne  par- 
fois, les  révélations  que  toute  une  correspondance 
lui  a  fournies.  Comme  nos  anciens  qui  n'entendaient 
peut-être  pas  si  mal  le  métier  d'écrire,  elle  met  une 
certaine  coquetterie  à  dissimuler  les  matériaux  pre- 
miers de  son  travail.  Une  période,  dense  et  nom- 
breuse, lui  donne  plus  de  plaisir  que  cinq  ou  six 
étages  dénotes;  un  portrait  bien  venu,  un  solide  ex- 
posé de  doctrine,  a,  pour  elle,  plus  de  prix  qu'une 
bibliographie  méthodique.  Elle  ne  tient  ni  l'histoire 
ni  la  littérature  pour  une  science  exacte,  et  elle  re- 
garde avec  compassion  les  jeunes  martyrs  de  l'éru- 
dition contemporaine  qui  n'osent  plus  décrire  une 
psychologie  vivante  ni  savourer  paisiblement  une 
œuvre  d'art.  J'ai  défini,  chemin  faisant,  la  manière 
de  M.  Boutard  :  manière  excellente,  mais  qui  ne  con- 
vient pas  également  à  toutes  les  parties  de  l'histoire 
de  Lamennais.  M.  Boutard  n'est  pas  loin  de  la  per- 
fection lorsque,  à  la  fin  de  son  second  volume,  il  ra- 
conte et  met  au  point,  dans  quatre  chapitres  de 
grande  allure,  tout  ce  qui  se  rapporte  à  V encyclique 
Mirari  vos,  à  Cannée  critique,  au  conflit  avec  Borne, 
à  la  rupture.  En  de  tels  moments,  la  curiosité  ab- 
dique presque  ses  droits.  Trêve  aux  minuties  des 
collectionneurs  de  fiches,  place  aux  vastes  horizons 
de  la  fresque,  à  la  sobriété  éloquente  du  récit  clas- 
sique, à  la  douleur  contenue  d'une  oraison  funèbre, 
au  jugement  solennel  et  décisif  de  la  grande  histoire. 
II  4 


50  I-  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

En  18.34,  si  l'écrivain  a  bien  fait  sa  besogne,  Lamen- 
nais doit  nous  être  connu  presque  tout  entier  ;  nous 
n'avons  plus  qu'à  le  voir  agir.  La  crise  intérieure  et 
extérieure  dans  laquelle  il  va  succomber,  nous  la 
connaissons  déjà,  ou,  du  moins,  nous  devrions  la 
connaître.  Ses  idées,  ses  amis,  ses  adversaires,  tout 
ce  qui  le  touche,  doit  nous  être  familier.  Nous 
sommes  au  dénouement  de  la  tragédie  et  nous  atten- 
dons la  catastrophe. 

11  en  va  tout  autrement  pour  les  premiers  chapitres 
dune  histoire  de  Lamennais.  Nous  ne  savons  rien 
encore  et  nous  voulons  tout  savoir.  Ou,  pour  mieux 
dire,  ce  qui  nous  est  déjà  connu,  les  principaux  évé- 
nements de  la  vie  de  ce  malheureux,  sa  vocation  for- 
cée, ses  premiers  triomphes  d'apologiste,  son  action 
sur  les  âmes,  sa  chute  enfin,  tout  cela,  nous  atten- 
dons qu'on  nous  l'explique.  Ainsi,  au  théâtre,  nous 
nous  rappelons  l'histoire  d'Hippolyte  et  du  monstre 
marin,  nous  n'ignorons  pas  qu'Athalie  sera  prise  au 
piège,  mais  nous  demandons  au  poète  de  nous  dé- 
couvrir les  ressorts  de  ces  terribles  aventures.  En 
d'autres  termes,  nous  exigeons  aujourd'hui  une 
étude  patiente,  détaillée,  scrupuleusement  exacte  sur 
les  origines,  sur  la  formation  morale,  religieuse  et 
intellectuelle,  sur  les  premières  expériences  de  La- 
mennais. Le  diagnostic  du  psychologue,  les  re- 
cherches infinies  du  savant  sont  ici  de  mise  *  :  Ihis- 

1.  En  ces  malières,  le  mépris,  l'oubli  d'une  seule  ligne 
documentaire  peut  avoir  des  conséquences  sérieuses.  Lors- 
que M.  Boutard  écrit,  par  exemple,  que,  pendant  le  séjour 
de  Lamennais  en  Angleterre,  l'influence  de  labbé  Carron 
«  fit  renaître  dans  son  esprit  un  dessein  que  Ion  aurait  pu 
croire  complètement  abandonné  »  (le  dessein  de  devenir 
prêtre),   il  ne  prend  pas  garde  à  une  certaine  lettre,  écrite 


LA    DETRESSE    DE    LAMENNAIS  51 

loire  académique  ne  suffit  plus.  On  le  verra  bientôt. 
Sur  quelques-uns  des  problèmes  essentiels  que  nous 
allons  nous  poser,  le  premier  volume  de  M.  Boutard 
ne  nous  est  presque  d'aucun  secours.  On  le  lui  rejsro- 
cherait  plus  mollement  si  on  faisait  moins  de  cas  de 
sa  pénétration  et  de  ses  lumières. 

Pas  plus  que  la  méthode  académique,  l'école  des 
petits  papiers  ne  nous  réserve  des  joies  sans  mé- 
lange. J'ai  dit  que,  dans  l'espèce,  cette  école  était 
vaillamment  représentée  par  M.  Feugère.  La  pre- 
mière fois  que  je  rencontrai  ce  jeune  écrivain,  il  me 
causa  quelque  dépit.  Laborieusement  penché  sur  sa 
table,  il  disparaissait  tout  à  fait  derrière  une  mon- 
tagne de  fiches.  Je  dus  renoncer  à  apercevoir  son  vi- 
sage, moi  qui  pourtant  m'étais  promis  de  lui  faire 
fêle.  Il  appartient,  en  effet,  à  cette  noblesse  de  plume 
qui  devient  rare  parmi  nous.  Avec  ses  belles  tradi- 
tions de  goût,  de  science,  de  probité  littéraire,  je  ne 
sais  pas,  au  dix-neuvième  siècle,  de  dynastie  plus 
honorable  que  les  Feugère.  Léon  Feugère  et  son  fils 
Gaston,  auteur  d'un  excellent  travail  sur  Érasme, 
ont  bien  mérité  de  tous  ceux  qui  s'intéressent  à  la 
Renaissance.  Anatole  Feugère  nous  reste  plus  cher 
encore.  Après  Ozanam,  l'Université  de  France  ne 
connaît  pas  de  gloire  plus  attrayante  ni  pins  pure. 
De  l'homme  ou  de  l'écrivain,  on  ne  sait  chez  eux  ce 
qu'il  faut  le  plus  admirer  ou  le  plus  aimer.  Aujour- 
d'hui encore,  malgré  les  admirables  travaux  du 
R.  P.  Griselle,  les  délicats  gardent,  sur  un  rayon 
préféré,  le  livre  d'Anatole  Feugère  sur  Bourdaloue, 

probablement  à  la  veille  delà  rencontre  avec  ^I.  Carron,  et 
•où  Lamennais  parle  de  lui-même  comme  si  déjà  ilétaitprètre. 
(Feugère,  p.  200.) 


52  L  INOUIETUDK    RELIGIEUSE 

et  quand  ils  veulent  prolonger  l'entretien  avec  ce 
charmant  esprit,  ils  ouvrent,  au  hasard  des  pages,  la 
précieuse  notice  qui  raconte  la  vie  si  courte  et  si 
pleine  de  ce  professeur  chrétien.  Quelle  ne  fut  donc 
pas  ma  joie  de  retrouver  ce  même  nom  d'Anatole 
Feugère  en  tête  d'une  thèse  de  doctorat  consacrée  à 
la  jeunesse  de  Lamennais,  et  mon  désir  de  lier  con- 
naissance avec  rhéritier  d'un  si  beau  passé  1 

L'homme  ne  m'intéressait  pas  moins  que  l'auteur, 
mais,  comme  j'ai  dit,  je  n'ai  guère  vu  que  celui-ci. 
Les  temps  sont  bien  changés.  L'érudition,  servante 
autrefois,  est  reine  aujourd'hui.  Bon  gré  mal  gré,  il 
faut  qu'elle  traîne  avec  elle  son  appareil  redoutable, 
et  qu'elle  bloque  de  ses  échafaudages  compliqués 
l'édifice  que  les  écrivains  d'autrefois  nous  laissaient 
voir  dans  une  si  jolie  lumière.  A  Dieu  ne  plaise  que 
je  médise  des  petits  papiers,  il  me  semble  pourtant 
qu'ils  donnent  parfois  de  fâcheux  conseils.  Leur  pire 
tort,  peut-être,  est  de  trop  vite  rassurer  la  con- 
science de  l'historien.  On  a  son  idée  de  derrière  la 
tête,  à  laquelle  idée  on  est  arrivé  par  la  route  mys- 
térieuse de  l'inconscient,  et  que  la  seule  documenta- 
tion, si  abondante  soit-elle,  ne  suffirait  pas  toujours 
à  justifier.  Puis,  quand  on  a  enfilé  un  nombre  res- 
pectable de  fiches,  on  transforme  insensiblement  ses 
propres  intuitions  en  une  vérité  démontrée.  Intuition 
pour  intuition,  les  littérateurs,  du  moins,  ne  nous 
donnent  pas  le  change.  Qu'on  me  pardonne,  en  pas- 
sant, cette  modeste  louange  à  l'adresse  de  la  con- 
frérie. 

D'ailleurs,  l'histoire  infinitésimale,  —  ou  à  la  mo- 
derne, —  présente  d'autres  dangers.  A  force  de  mor- 
celer un  problème,  on  risque  souvent  d'en  perdre  la 


LA    DÉTRESSE    DE    LAMENNAIS  53 

clef.  M.  Feugôre  donne  parfois  contre  cet  écueil.  Il  a 
eu,  par  exemple,  la  très  heureuse  pensée  de  consa- 
crer une  étude  spéciale  à  la  première  conversion  de 
Lamennais.  Or,  de  son  propre  aveu,  les  pièces  con- 
temporaines ne  nous  apprennent  rien  de  cette  his- 
toire. Mais,  dût  la  méthode  en  souffrir,  n'y  aurait-il 
pas  lieu  de  décrire,  par  le  menu,  la  vie  religieuse  de 
Lamennais  pendant  les  années  qui  suivent,  qui  con- 
tinuent cette  conversion  et  qui,  par  conséquent,  la 
reflètent.  J'entends  bien,  c'est  toute  la  vie  de  Lamen- 
nais à  refaire,  tous  ses  livres,  toutes  ses  lettres,  la  vie 
de  son  père,  de  son  oncle  et  de  vingt  autres  vies  pa- 
rallèles à  étudier  de  ce  point  de  vue.  Les  fiches,  si 
régulièrement  alignées  dans  leurs  cases  chronolo- 
giques, frémissent  à  la  pensée  des  mille  voyages 
qu'il  leur  faudra  subir.  Peut-être  ne  découvrirons- 
nous  pas  grand'chose,  mais  à  ce  vigoureux  et  libre 
maniement,  nos  documents  auront  acquis  plus  de 
souplesse  et,  pour  être  plus  vivante,  notre  ébauche 
de  portrait  n'en  sera  que  plus  exacte. 

II 

Un  second  chapitre,  communément  négligé  par  les 
biographes  professionnels,  semble  d'une  importance 
encore  plus  grande.  Ici  d'ailleurs,  les  textes  abondent, 
nous  ne  sommes  pas  dans  la  nuit.  Je  veux  parler  de 
cette  période,  trois  fois  décisive,  qu'on  peut  appeler 
le  noviciat  de  Lamennais.  M.  Boutard  n'en  parle 
qu'en  passant  ;  M.  Fcugère,  ballotté  entre  des  pres- 
sentiments très  justes  et  les  rigueurs  de  sa  méthode 
scientifique,  éparpille  le  récit  de  ces  années  de  novi- 
ciat en  quatre  chapitres,  dont  le  premier  arbore  ce 


54  'l'inquiétude  religieuse 

titre  inquiétant;  Lamennais  mystique,  1809.  Cette 
date  me  déconcerte.  Passe  pour  les  chitï'res  de  feu 
qui  illuminent  la  couverture  des  livres  de  M.  H.  Hous- 
saye,  mais  ici  pourquoi  1809  ?  Est-ce  vraiment  là 
une  année  climalérique  dans  l'évolution  religieuse 
de  Lamennais?  Rien  n'autorise  cette  conjecture  et, 
tout  au  contraire,  nous  invite  à  concentrer  nos  puis- 
sances d'observation  sur  cettelongue  crise  mystique^ 
vraiment  une,  malgré  rentr'acte  des  voyages  à  Paris 
ou  à  Saint-Malo,  et  qui  se  prolonge  du  lendemain  de 
la  conversion  jusqu'à  l'ordination  de  Féli.  Ayant  si 
bien  entrevu  la  gravité  exceptionnelle  de  ce  cha- 
pitre, comment  M.  Feugère  a-t-il  manqué  pareille 
occasion  de  renouveler  toute  l'histoire  intérieure  de 
son  héros? 

Ce  chapitre,  en  effet,  —  Lamennais  mystique,  — 
quoi  qu'il  en  soit  de  l'inutile  morcellement  que  je 
viens  de  critiquer,  ne  me  semble  pas  répondre  aux 
promesses  de  son  titre.  Après  avoir  assez  nettement 
saisi,  je  crois,  qu'il  se  trouvait  en  présence  d'un  cas 
pathologique,  l'auteur  s'égare  dans  son  auscultation 
du  malade  et  ne  parvient  pas  à  démêler  la  vraie  na- 
ture de  la  maladie. 

C'est  que,  peut-être,  il  s'est  exagéré  le  caractère 
exceptionnel  du  mal  qu'il  avait  à  décrire.  Tragique, 
parce  qu'elle  a  ruiné  l'existence  d'un  homme  de  gé- 
nie, la  maladie  de  Lamennais  n'en  est  pas  moins  as- 
sez ordinaire.  Il  n'est  pas  de  confesseur  un  peu  clair- 
voyant qui  n'ait  rencontré  sur  son  chemin  des  souf- 
frances analogues.  La  vie  religieuse  de  Lamennais, 
avec  sa  courbe  très  inégale  d'élans  enflammés  et  de 
rechutes  gémissantes,  est  un  phénomène  de  tous  les 
jours. 


LA    DETRESSE    DE    LAMENNAIS  55 

D'aillouis,  un  premier  doute  nous  arrête  au  seuil 
de  ce  chapitre.  M.  Feugère  parle,  à  maintes  reprises 
et  avec  une  absolue  confiance,  du  «  mysticisme  «  de 
Lamennais.  11  pense  voir  le  jeune  converti  «  abîmé  » 
dans  ses  méditations  et  ses  prières  et,  après 
avoir  cité  une  célèbre  pag"e  mennaisienne  sur  les 
écrivains  spirituels,  il  ajoute  :  «  Lamennais  lui-môme 
avait  quelque  chose  de  ceux  qu'il  décrit  dans  cette 
page  tout  imprégnée  de  parfum  mystique.  »  Plus 
loin,  à  propos  d'une  «  retraite  »  de  son  héros,  il 
accepte  sans  réserves  le  témoignage  de  l'abbé 
Jean  :  «  Son  âme  est  tout  ardente  de  foi  et  d'amour, 
il  se  perd,  il  s'abîme  en  Dieu  »,  et  il  fait  observer 
qu'à  ce  moment  précis,  l'âme  du  retraitant  se  trouve 
à  la  température  normale,  également  éloignée  de 
l'exaltation  et  du  désespoir  ^ 

Eh  bien!  non,  tout  cela  n'est  pas  si  clair.  Il  est 
permis  de  se  demander  si  Lamennais  était  né  pour 
le  mysticisme.  Bien  plus,  toute  la  question  est  là,  et 
cette  question  appelle  une  réponse  qu'il  faudra  don- 
ner sans  fléchir,  comme  s'il  s'agissait  de  Pierre  ou  de 
Grégoire.  Un  «  oui  »  ou  un  «  non  »,  brutalement; 
les  nuances,  les  corrections  viendront  après.  11  est 
des  hommes  qui  «  s'abîment  »  en  Dieu  et  pour  qui  la 
prière  devient,  au  moins  par  instants,  un  besoin  du 
cœur,  une  facilité,  une  joie.  Il  en  est  d'autres  qui 
n'ont  jamais  connu  d'original  «  les  délicieuses  larmes 
de  l'attendrissement  »  religieux  et  qui  ne  parlent  pas 
pour  eux-mêmes  quand  ils  disent  avec  Lamennais 
«  que  le  cœur  du  chrétien  est  une  fête  perpétuelle  ». 

1.  Cf.  pp.  K)9,  113,  123.  Je  précise  et  amplifie  quelque  peu 
une  observation  que  M.  Feugère  fait  en  passant,  mais  je 
ne  crois  pas  traiiir  sa  pensée. 


56  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Pour  eux,  la  prière  est  un  devoir,  un  effort,  une  des 
formes  sèches  du  sacrifice.  Où  placerons-nous  l'au- 
teur des  Réflexions  sur  F  Imitation  ?  Aurons-nous  le 
courage  de  nous  arrêter,  sans  prévention  et  sans 
effroi,  à  la  plus  douloureuse  de  ces  deux  hypothèses? 
M.  Feugère  a  reculé  devant  cette  impitoyable  analyse 
et,  cependant,  l'exactitude  de  ses  conclusions  était 
à  ce  prix. 

J'en  ai  dit  assez  pour  que  Ton  sente  l'exception- 
nelle gravité  du  chapitre  que  les  biographes  del'ave- 
nir  devront  consacrer  au  noviciat  de  Lamennais. 
Qu'est-ce,  en  effet,  qu'un  noviciat,  sinon  une  période 
d'entraînement  au  mysticisme  ?  Lamennais  a  passé 
par  cette  école,  et  dans  des  conditions  qui  rendaient 
l'épreuve  particulièrement  décisive.  Homme  déjà  et 
en  possession  de  donner  sa  vraie  mesure,  il  restait 
encore  assez  jeune  pour  se  prêter  à  une  discipline 
nouvelle.  Il  ne  manquait  ni  de  générosité  ni  de  cons- 
tance. La  solitude  dont  les  âpres  joies  ont  aidé  tant 
d  autres  novices  à  se  méconnaître,  était  pour  lui 
comme  un  milieu  naturel  qui  le  rendait  à  lui  même. 
Nous  ne  voyons  pas,  d'ailleurs,  que  les  maîtres  lui 
aient  fait  défaut.  Il  se  nourrit  avidement  de  littéra- 
ture mystique  et,  d'autre  part,  ses  conseillers,  ses 
directeurs,  —  il  en  a  plusieurs  et  il  en  a  trop,  — 
Teysserre,  Brute,  l'abbé  Jean,  le  guident,  l'excitent, 
on  sait  comment,  et  du  geste  et  de  la  voix.  A  pareil 
régime,  si  l'entraînement  ne  réussit  pas,  nous  sau- 
rons, je  pense,  à  quoi  nous  en  tenir  sur  les  aptitudes 
mystiques  de  Lamennais. 

A  la  vérité,  M.  Feugère  se  trouve  un  peu  décon- 
certé par  les  résultats  de  cette  longue  expérience. 
Force  lui  est  bien  de  reconnaître  que  la  machine  ne 


4 


LA    DÉTRESSE    DE    LAMENNAIS  57 

marche  pas  ;  mais  au  lieu  de  se  demander  loul  l)on- 
nement  si  oui  ou  non  elle  est  pourvue  d'un  moteur, 
il  absorbe  son  attention  sur  quelques  rouages  secon- 
daires. Tout  irait  pour  le  mieux,  pense-t-il,  si  seule- 
ment le  novice,  en  vrai  frère  de  René,  ne  tenait  pas 
à  se  persuader  ({ue  tout  va  mal.  Il  estime  que  Feli  se 
complaît,  en  bon  romantique,  dans  la  mortelle  et 
chronique  désolation  de  ces  années  impuissantes. 
«  Voici  poindre,  écrit-il,  Thomme  de  lettres  qui  ca- 
resse son  mal  où  il  pressent  une  source  d'inspira- 
tion. »  u  Son  aptitude  à  souffrir  n'est  pas  sans  le 
llatter  secrètement.  »  «  Se  considérant  comme  une 
victime  d'élite,  il  chérit  le  mal  qui  le  torture...  Alors 
que  le  chrétien  gémit, l'écrivain  romantique  apparaît 
triomphant  ^  ». 

C'est  possible,  séduisant  même  par  une  apparence 
de  profondeur,  mais  est-ce  vrai,  et,  parce  que  René 
nous  vient  de  Combourg,  faudra-t-il  dorénavant  que 
tous  les  Bretons  lui  ressemblent?  Aussi  bien,  les 
textes  qu'on  nous  apporte  ne  nous  obligent  aucune- 
ment à  mettre  en  doute,  — je  ne  dis  pas  la  sincérité, 
que  M.  Feugère  n'hésite  point  à  reconnaître,  —  mais 
la  réalité,  le  sérieux,  la  solidité  de  cette  détresse  spi- 
rituelle. «  A  quoi  suis-je  bon  ?  s'écrie  Lamennais,  à 
souffrir  :  ce  doit  être  là  ma  façon  de  glorifier  Dieu.  » 
Je  ne  vois  là  aucune  trace  de  romantisme.  Des 
milliers  de  saints,  et  qui  ne  ressemblaient  pas  à 
René,  ont  parlé  de  la  sorte.  Quand  Lamennais  dit 
encore  :  «  C'est  cette  résignation  paisible  et  amou- 
reuse dans  son  amertume  même  que  je  m'elTorce 
d'acquérir  »,   et  surtout  quand  il  ajoute;   <  mais    ce 

1.  Pp.  136,  137. 


58  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

n'est  pas  là  le  travail  d'un  jour  »,  il  répète  simple- 
ment et  de  son  mieux  une  leçon  que  ses  livres  mys- 
tiques lui  ont  apprise,  et  ne  songe  aucunement  à  se 
repaître  de  ses  propres  maux.  Ailleurs,  M.  Feugère 
oppose  la  sage  direction  de  Fénelon  aux  recherches 
inquiètes  et  presque  orgueilleuses  du  mysticisme 
mennaisien.  Fénelon,  paraît-il,  serait  «  surpris  et 
alarmé  »  de  voir  comment  Lamennais  se  propose  de 
«  se  familiariser  avec  la  vie,  c'est-à-dire  avec  la 
croix  ^  ».  Tout  cela  me  semble  un  peu  cherché, 
et,  pour  ma  part,  je  ne  connais  pas  un  seul  auteur 
spirituel,  disons  plus,  un  seul  moraliste,  que  M.  Feu- 
gère ne  condamne  en  censurant  de  tels  propos.  En 
tout  cas,  je  sais  bien  ce  que  Lamennais  aurait  ré- 
pondu au  directeur  qui  lui  aurait  conseillé,  avec  son 
jeune  biographe,  de  ne  pas  s'exagérer  les  sacrifices 
et  «  d'envisager  plutôt  les  consolations  ».  Les  con- 
solations lui  sont  refusées.  C'est  en  cela  que  tout  son 
mal  réside.  Autant  conseiller  à  un  aveugle  de  se  ré- 
conforter par  la  pensée  d'un  beau  paysage.  Il  n'y  a 
pas  de  paysages  pour  un  aveugle-né,  pas  de  consola- 
tions mystiques  pour  un  Lamennais.  Vous  me  direz 
qu'il  n'est  pas  seul  à  souffrir  de  cette  privation.  J'y 
consens,  mais  songez  donc,  à  votre  tour,  que  d'im- 
prudents directeurs  concentrent  son  activité  sur 
l'impossible  recherche  d'un  bien  qui  n'est  pas  fait 
pour  lui.  Ses  livres,  ses  amis  le  «  tantalisent  », 
comme  on  dit  en  Angleterre.  Dans  l'éblouissement 
de  ce  «  miroir  spirituel  »  qu'on  lui  présente  sans  re- 
lâche, il  ne  parvient  pas  à  se  reconnaître  lui-même  , 
sauf  pour  quelques  brèves  minutes  d'illusion  qui,  en 

1.  P.  142. 


i 


LA    DETRESSE    DE    LAMENNAIS  59 

exallant  ses  désirs,  redoublent  bientôt  sa   misère. 

En  efl'ot,  si,  de  son  côté,  M.  Feugère  hésite  à 
prendre  au  pied  de  la  lettre  les  confidences  les  plus 
douloureuses  de  Lamennais,  on  nous  permettra  de 
soumettre  à  unecritique  plusexacte  les  pages,  pleines 
d'onction,  de  joie  mystique,  de  paix  souriante,  qui, 
certes,  ne  manquent  pas  dans  Toeuvre  du  grand  écri- 
vain. Mystique  ou  rhéteur,  tel  est  le  dilemme  où  Ton 
pense  nous  enfermer.  Nous  répondons  tranquille- 
ment «  ni  l'un  ni  l'autre  »,  et  nous  faisons  encore 
appel  à  l'expérience  de  tous  les  temps. 

J'en  appelle,  non  seulement  aux  prédicateurs,  mais 
encore  à  tout  chrétien,  laïque  ou  prêtre,  qui  a  été 
amené,  soitpar  devoir  professionnel,  soit  par  attrait, 
à  rédiger  ses  impressions  sur  les  choses  spirituelles. 
Je  pourrais  invoquer  de  même  quiconque  a  jamais 
ouvert  la  bouche  ou  pris  la  plume  dans  le  dessein 
d'exprimer  ses  propres  sentiments  sur  quoi  que  ce 
soit.  On  ne  sait  pas  ce  qu'étaient  les  entretiens 
d'Adam  et  d'Eve  au  paradis  terrestre,  avant  le  dia- 
logue sous  le  pommier.  Mais  ce  qui  est  trois  fois  sûr, 
c'est  que,  depuis  ce  jour  néfaste,  nous  sommes  tous 
éloquents.  La  sincérité  est  une  limite  idéale  vers 
laquelle  un  honnête  homme  ne  cesse  de  tendre,  mais 
que  personne  n'atteindra  jamais.  Inutile  d'en  rougir. 
Cette  confusion  ferait  un  nouveau  mensonge.  Mieux 
vaut  reconnaître  qu'un  monde  tout  à  fait  transparent 
serait  un  enfer. 

J'invite  donc  M.  Feugère  à  se  pencher  avec  moi 
sur  l'épaule  de  Lamennais,  au  moment  oi^i  celui-ci  se 
met  à  écrire  une  méditation  sur  la  beauté  et  les  joies 
du  sacerdoce.  C'est  fait,  la  page  court  chez  l'impri- 
meur. Demain,  elle  remuera  délicieusement,  elle  ré- 


60  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

chauffera  des  milliers  de  prêtres.  Les  simples  fidèles 
la  liront  aussi,  et  leur  dévotion  s'en  trouvera  renou- 
velée. Par  malheur,  une  autre  page  existe,  impri- 
mée aussi.  Celle-ci  porte  une  dale  qui  en  souligne 
tous  les  mots  d'un  trait  de  feu.  «  Je  suis  et  ne  puis 
qu'être  désormais  extrêmement  malheureux...  Tout 
ce  qui  me  reste  à  faire  est  de  m'arranger  de  mon 
mieux  et,  s'il  se  peut,  de  m'endormir  au  pied  du  po- 
teau où  l'on  a  rivé  ma  chaîne.  »  «  Désormais  », 
cela  veut  dire  «  maintenant  que  je  suis  prêtre  », 
et  le  «  poteau  »  n'est  autre  chose  que  la  marque 
indélébile  de  l'ordination. 

De  l'article  de  journal  que  je  rappelais  tantôt  ou  de 
cette  lettre,  prise  au  hasard,  entre  vingt  autres  qui 
rendent  le  même  son,  que  devons-nous  retenir,  nous 
qui  désirons  savoir,  non  pas  les  idées  générales  de 
Lamennais  sur  le  sacerdoce,  mais  les  expériences 
personnelles  de  ce  prêtre  malgré  lui.  Eloquence  pour 
éloquence,  où  est  le  vrai  Lamennais?  La  réponse 
s'impose  et  M.  Feugère  la  fait  comme  moi,  n>ais  je 
veux  le  mener  plus  loin. 

Il  faut  maintenant,  qu'à  la  brûlante  lumière  de  ce 
contraste,  nous  poussions  au  cœur  du  sujet.  Je  de- 
manderai encore  à  M.  Feugère  de  vouloir  bien  com- 
parer minutieusement  la  page  sur  le  prêtre,  à  tel 
autre  texte  analogue,  et,  par  exemple,  à  la  lettre  où 
il  est  dit  que  «  le  cœur  du  chrétien  est  une  fêle  con- 
tinuelle ».  Plus  heureux  que  moi,découvrira-t-il  dans 
cette  apothéose  du  sacerdoce  une  ombre  de  rhéto- 
rique, un  atome  d'insincérité,  un  élément  quelconque 
de  suspicion  qui  ne  se  retrouve  pas,  au  même  titre, 
dans  l'autre  passage.  Non,  les  deux  témoignages  se 
valent.  Ou  ils  no   montent   ni    l'un  ni    l'aulre  ou  ils 


LA    DETRESSE    DE    LAMENNAIS  61 

mentent  tous  les  deux.  Or,  d'une  paii,  M.  Feugère 
admet  avec  tout  le  monde  que  la  loyauté  de  Lamen- 
nais défie  tout  soupçon  ;  d'autre  part,  la  pag-e  sur  le 
sacerdoce  est  tout  autre  chose  que  la  traduction 
d'une  expérience  mystique.  Il  reste  donc  que  le  di- 
lemme s'évanouit  et  que  l'auteur  désole'  de  tant  de 
pieux  écrits,  n'est  pas  nécessairement  ou  un  mystique 
ou  un  rhéteur. 

La  psychologie  que  de  telles  contradictions  nous 
révèlent  n'a  rien,  d'ailleurs,  qui  doive  surprendre. 
Un  Lamennais  ne  peut  pas  ne  pas  écrire.  Chrétien 
convaincu,  apôtre  dévoré  du  besoin  d'agir,  il  écrira 
sur  les  choses  religieuses.  Entouré  de  sollicitations 
pieuses,  en  relations  constantes  avec  des  contempla- 
tifs, attiré,  séduit  par  l'apaisante  douceur  de  la  litté- 
rature spirituelle,  il  se  fera  un  devoir  et  un  plaisir 
d'écrire  à  son  tour  sur  la  vie  mystique. 

Qu'importe  que,  seul  à  seul  avec  Dieu,  il  ne  par- 
vienne pas  à  éprouver  les  délices  dont  parlent  ses 
livres  et  qui  rayonnent  dans  le  regard  de  ses  amis. 
A  l'heure  de  ses  pires  détresses,  il  n'a  jamais  mis  en 
doute  l'action  bienfaisante  de  l'esprit  de  Dieu.  S'il 
n'y  croyait  pas.  il  souffrirait  moins  de  se  voir  inter- 
dire l'accès  de  cette  source  où  tant  d'autres  viennent 
puiser.  En  célébrant  les  joies  de  la  vie  chrétienne, 
s'il  ne  raconte  pas  sa  propre  histoire,  il  est  bien  as- 
suré d'ailleurs  de  ne  pas  écrire  un  roman.  Cette  vie, 
à  laquelle  il  ne  peut  participer  de  façon  plus  directe, 
il  la  vivra,  du  moins,  en  la  célébrant  dans  ses  écrits, 
et,  de  la  même  plume  qui  a  maudit  le  jour  où  s'est 
consommé  pour  lui  le  suprême  sacrifice,  il  dépeindra 
les  émotions  du  nouveau  prêtre  et  la  joyeuse  liberté 
d'une  servitude  bénie. 


«2  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

Est-ce  que,  d'aventure,  les  termes  lui  manqueraient 
pour  cette  entreprise?  Les  termes  ne  manquent  ja- 
mais à  un  poète.  Ce  qu'il  n'a  pas  ressenti  lui-même, 
il  se  l'est  figuré  trop  souvent  pour  être  impuissant  à 
le  décrire.  Il  forgerait,  au  besoin,  une  langue  nou- 
velle. Mais,  à  quoi  bon  ?  Cette  langue  existe.  Lamen- 
nais s'est  assoupli  d'une  façon  très  consciente  à  la 
manier.  Génie  d'écrivain,  foi  absolue  à  la  réalité  du 
surnaturel,  désir  persévérant  d'obtenir  que  l'expé- 
rience des  saints  devienne  enfin  son  expérience  per- 
sonnelle, en  faut-il  davantage  pour  expliquer  com- 
ment Lamennais,  sans  être  ni  un  mystique  ni  un  rhé- 
teur, mérita  néanmoins  d'inspirer  et  de  soutenir  dans 
leur  prière  la  plus  intime,  plusieurs  générations  de 
catholiques  français  ? 

De  plus,  si  Lamennais  a  jamais  été  homme  à 
<(  s'abîmer  dans  la  prière  »,  à  «  brûler  de  foi  et  d'a- 
mour »,  l'histoire  de  ses  années  de  noviciat  n'est 
plus  qu'une  suite  de  mystères  insondables.  Le  moins 
doué  des  mystiques  se  serait  tôt  ou  tard  accommodé 
d'une  vocation  même  forcée.  A  défaut  de  u  consola- 
lions  »  très  vives,  un  novice  capable  de  goûter  les 
douceurs  de  la  prière  aurait  embrassé  le  «  poteau  )) 
du  sacrifice,  sinon  avec  transports,  du  moins  avec 
cette  résignation  souriante,  sœur  timide  de  la  joie. 
On  ne  remarque  rien  de  tel  chez  Lamennais.  Sa 
bonne  volonté  n'est  que  trop  manifeste  et  les  plus 
exigeants  ne  l'accuseront  pas  de  tiédeur.  Néanmoins, 
plus  il  avance  vers  cette  ordination  dont  l'approche 
soulève  et  exalte,  pour  un  moment,  les  plus  pro- 
saïques natures,  plus  il  s'enfonce  dans  les  ténèbres 
et  dans  le  dégoût.  Tout  cela  est  inexplicable  dans 
l'hypothèse  de  ^L  Feugère,  à  moins  qu'on  ne  se  dé- 


LA    DETRESSE    DE   LAMENNAIS  (13 

cide  à  classer  le  solitaire  de  la  Chênaie  dans  la  caté- 
gorie des  mystiques  de  premier  ordre,  î\  côté  de 
sainte  Thérèse  onde  tels  autres  familiers  de  l'extase, 
qui  ont  subi  parfois  des  périodes  assez  longues  de 
sécheresse  absolue.  Mais  où  sont  les  extases  de  La- 
mennais ?  On  pourrait  encore,  avec  moins  d'invrai- 
semblance, se  croire  en  présence  d'un  phénomène 
purement  pathologique.  Mais  enfin,  avant  de  se  rési- 
gner à  ces  conclusions  désespérées,  n'est-il  pas  plus 
simple  d'admettre  que  le  trop  docile  converti  a  vai- 
nement essayé  de  s'entraîner  à  des  expériences  qui 
contrariaient  sa  vraie  nature,  et  qu'il  s'est  engagé, 
avec  une  imprudence  généreuse,  dans  une  voie  sans 
issue  '. 

En  le  jugeant  ainsi,  on  n'a  pas  à  craindre  de  dimi- 
nuer son  prestige.  L'auréole  du  mysticisme  n'est  pas 
indispensable  à  la  gloire  d'un  écrivain  religieux.  Du 
jour  où  on  voudra  se  livrer  sérieusement  à  des  ob- 
servations analogues  à  celles  que  nous  venons 
d'ébaucher,  on  constatera  le  même  déficit^  le  même 
impuissance  chez  quelques-uns  de  nos  plus  illustres 
docteurs.  Les  pieuses  tendresses  n'accompagnent 
pas  nécessairement  la  ferveur  d'une  intelligence  pro- 
fondément religieuse  comme  l'était  l'intelligence 
d'un  Bonald,  d'un  Joseph  de  Maistre  et  d'un  Lamen- 
nais. Les  circonstances  dans  lesquelles  ce  dernier 
s'est  trouvé  placé  nont  fait  que  mettre  en  relief  une 
infirmité  très  commune  et  qu'exaspère  une  épreuve 
de  tous  les  jours.  L'histoire  de  son  noviciat  n'est  ex- 

1.  Voy.  dans  Feugère,  pp.  186,  187,  comment  Lamennais, 
loin  de  ses  auteurs  mystiques  et  libéré,  pour  un  moment, 
de  cette  tension  religieuse,  se  met  à  respirer  librement.  Ce 
passage  est  des  plus  caractéristiques. 


64  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

ceptionnelle  que  parce  que,  pour  son   malheur  et 
pour  sa  gloire,  un  Lamennais  dramatise  tout. 


III 


Ces  réflexions  nous  amènent  à  un  troisième  cha- 
pitre qui  devrait  s'appeler,  ce  me  semble  :  la  doci- 
lité de  Lamennais.  «  J'ai  besoin  de  quelqu'un  qui  me 
dirige,  à  cela  peut-être  est  attaché  mon  salut.  » 
«  Ce  mot  donne  la  clef  de  Lamennais  »,  a  dit 
Sainte-lBeuve,  maître  des  maîtres  en  ces  matières, 
et  ce  ne  serait  pas  trop  que  d'un  long  chapitre  pour 
décrire  minutieusement  cette  tendance  fatale.  Puis- 
qu'il sera  toujours  dirigé,  je  voudrais  que  l'on  es- 
sayât de  définir,  d'une  manière  précise,  l'influence 
propre  de  chacun  de  ses  directeurs.  De  Brute  et  de 
Teysserre  à  M.  des  Saudrais  et  à  Déranger,  la  gamme 
est  complète.  Il  y  là  de  profonds  mystères.  Pour- 
quoi M.  Boutard  semble-t-il  attacher  si  peu  d'im- 
portance à  la  personne  et  au  rôle  de  M.  des  Saudrais. 
N'était-ce  pas  déjà  un  fait  significatif  que  cette  abdi- 
cation de  Robert  de  Lamennais  entre  les  mains  de 
son  beau-frère  pour  tout  ce  qui  concernait  l'éduca- 
tion de  ses  propres  enfants,  Jean  et  Féli?  En  vérité, 
il  ne  pouvait  mieux  choisir.  Quoi  qu'on  en  ait  dit, 
des  Saudrais  me  semble  le  parfait  modèle  des  édu- 
cateurs. Si  la  cohorte  mystique  n'était  pas  venue  si 
tôt  le  déposséder,  ou  peu  s'en  faut,  de  son  influence, 
si  du  moins  Féli  n'avait  eu  à  combiner  que  les 
exemples  de  son  frère  et  les  conseils  de  son  oncle, 
l'auteur  de  l'Essai  sur  Vindifjérence  n'aurait  peut- 
être  jamais  écrit  les  Paroles  d'un  croyant.  M.  Feu- 


LA   DETRESSE   DE    LAMENNAIS  66 

gère  rend  justice  à  cet  excellent  homme.  Je  trouve 
pourtant  qu'il  ne  parle  pas  de  lui  avec  assez  de  ten- 
dresse. 

J'aime  mieux  ce  qu'il  dit  de  chacun  des  membres 
du  triumvirat,  Brute,  Teysserre  et  Carron.  La  droi- 
ture de  leurs  intentions  est  si  manifeste,  l'ardeur  de 
leur  apostolat  si  touchante,  leur  amitié  pour  Lamen- 
nais si  généreuse,  qu'on  n'a  pas  le  courage  de  blâmer 
leur  tenace  et  redoutable  méprise.  Et  cependant 
comment  relire,  je  ne  dis  pas  sans  colère,  mais  sans 
une  sorte  de  stupeur,  les  confidences  inouïes  où  se 
traduisent  les  égarements  de  leur  zèle  :  «  Reposez- 
vous  sur  mon  cœur,  écrivait  Carron  à  Brute  peu  de 
temps  avant  l'ordination  de  Lamennais,  et  bien  spé- 
cialement sur  ma  conscience,  du  sort  de  ce  bien- 
aimé  Féli  :  il  ne  m'échappera  point  ;  l'Eglise  aura  ce 
qui  lui  appartient  ».  C'est  à  de  pareils  hommes  que 
Lamennais  a  pu  dire:  «  Décidez,  messieurs!  »  — 
«  Il  ne  m'échappera  pas  »,  «  décidez,  messieurs  !  » 
Si  nous  n'étions  pas  au  plus  vrai  de  la  vie  réelle, 
j'oserais  dire  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  saisissant  que 
ces  deux  cris  dans  tout  le  théâtre  de  Shakspeare. 

Que  penserons-nous  de  l'abbé  Jean?  M.  Boutard, 
qui  traite  ce  douloureux  incident  avec  une  mesure, 
une  franchise  et  une  clairvoyance  parfaites,  estime 
que  le  frère  de  Lamennais  paraît,  lui  aussi,  «  avoir 
manqué  de  prudence  en  dirigeant  trop  précipitam- 
ment vers  l'état  sacerdotal  la  pensée  de  Féli*  ». 
1\L  Feugère,  on  ne  sait  trop  pourquoi,  s'applique, 
avec  une  évidente  préoccupation,  à  nous  donner  une 
impression  contraire. 

1.    BOITARD,   I,   p.   36. 

II  5 


66  L  INQUIETUDE  RELIGIEUSE 

Il  importait,  écrit-il,  de  dégager  la  responsabilité  de  l'abbé 
Jean,  auquel  Féli  devait  plus  tard  reprocher  si  injustement 
<  l'influence  funeste  »  qu'il  aurait,  selon  lui,  exercée  sur  sa- 
vie  entière.  Si,  depuis  leur  première  enfance,  Jean  exerça 
sur  Féli  une  influence  continue,  ce  fut  surtout  grâce  à 
l'ascendant  de  son  autorité  morale.  Il  eut  la  confiance  de 
son  frère  sans  avoir  manœuvré  pour  l'obtenir,  et,  en  le- 
dirigeant,  il  lit  toujours  preuve  du  tact  le  plus  délicat  et 
d'une  extrême  discrétion  ' . 

Cette  phrase  fait  coup  double.  En  absolvant  l'abbé 
Jean,  elle  condamne,  et  sévèrement,  le  triumvirat. 
J'en  appelle  des  deux  sentences.  Appliqué  à  l'action 
innocente  et  toute  sainte  d'un  Brute,  d'un  Carron  et 
d'un  Teysserre,le  mot  de  «  manœuvre  «  est  déplacée 
Tous  les  trois,  comme  l'abbé  Jean,  ils  doivent  exclu- 
sivement leur  influence  sur  Féli  à  l'ascendant  de  leur 
autorité  morale.  C'étaient  de  véritables  saints  et  La- 
mennais le  savait  bien.  Que  si,  par  ailleurs,  per- 
sonne ne  songe  à  célébrer  leur  prudence,  je  ne  vois 
pas  à  quelles  enseignes  on  vient  ici  nous  parler  de- 
l'extrême  discrétion  de  l'abbé  Jean.  Dans  sa  préoc- 
cupation, M.  Feugère  va  presque  jusqu'à  oublier  la 
part  incontestable  que  celui-ci  a  prise  à  la  conver- 
sion de  son  frère  -.  Nous  ne  savons  pas  d'où  est 
venue  la  première  idée  de  vocation,  mais  il  semble 
certain  que  Jean,  dès  qu'il  a  eu  la  confidence  de  ces 
velléités,  s'est  employé  aosez  activement  à  les 
changer  en  une  ferme  résolution.  Dès  ce  moment,  il 
couve  le  pieux  dessein  avec  une  sollicitude  inquiète. 
Quand  Féli  mande  à  Brute  :  «  J'obéis  à  des  conseils, 
que  je  dois  respecter  »  (17  février  1809),  il  ne  connaît 

1.  Feugère,  pp.  209,  210. 

2.  M.,  pp.  49,  ô9. 


LA    DETRESSE    DE    LAMENNAIS  6T 

pas  encore  l'alibé  Carron.  Il  ne  peut  donc  faire  allu- 
sion qu'à  deux  conseillers,  son  frère  ou  Teysserre. 
Il  est  vrai  que,  plus  lard,  Jean  recommandera  à 
Brûlé  de  modérer  le  ton  de  ses  lettres  à  Féli  :  «  Ne 
nous  ey  lions  pas...  calmez,  calmez  les  esprits...  ne 
mettez  rien  qui  puisse  enflammer  une  imaginalioiï 
aussi  vive  n.  Mais,  outre  qu'il  s'adresse  à  un  homme- 
auprès  duquel  le  plus  exalté  paraîtrait  sage,  rien  ne- 
montre  que  Jean  s'inquiète  ici  de  la  vocation  de  soin 
frère.  La  lettre  indique  nettement  le  contraire.  Il 
s'agit,  en  réalité,  de  modérer  rexaltalion  réforma- 
trice du  dirigé  et  du  directeur.  «  Sommes-nous  donc- 
plus  sages  que  tant  de  gens  si  sages,  si  pieux  ?  »  Je 
n'avance  ici  qu'en  hésitant,  mais  je  doute  qu'on 
trouve  dans  les  papiers  de  Jean,  un  mot,  un  seul  mot 
qui  aille  à  contrebalancer,  sur  ce  point  et  en  temps 
utile,  l'influence  de  Teysserre  et  de  Brute.  Peu  à  peu,, 
néanmoins,  des  doutes  lui  viennent.  Il  hésite  à  son 
tour.  Au  moment  où  la  décision  est  remise  entre  les. 
mains  de  Carron,  Jean  écrit  :  «  Je  prie  le  bon  Dieu  de- 
les  éclairer  l'un  et  l'autre,  mais  je  suis  enchanté  de 
n'être  pour  rien  dans  cette  décision-là.  »  Soit,  mais- 
il  est  trop  lard  maintenant  pour  quitter  la  scène.  Jean, 
se  trouve  pris  dans  l'engrenage  des  imprudences  ini- 
tiales. Premier  directeur,  compagnon  et  confident 
de  Lamennais,  bon  gré  mal  gré,  il  donne  la  main  à 
l'abbé  Carron.  Du  moins  que  n'écrivait-il  à  celui-ci^ 
puisqu'il  le  pouvait  encore  ?  Pourquoi  lui  taire  les 
inquiétudes  qu'a  fait  surgir  enfin  l'expérience  de  tant 
d'années,  alors  surtout  que  l'abbé  Carron  ne  connaît 
son  pénitent  que  depuis  quelques  mois  ?  Cette  absten- 
tion suprême  ne  laisse  pas  d'être  efficace.  Ne  riea 
dire,  à  un  pareil  moment,  c'est  encore  agir.  Du  pré- 


68  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

lude  au  dénouemenl  de  cette  malheureuse  histoire, 
il  est  difficile  de  prétendre  que  Fabbé  Jean  n'a  pas 
joué  d'autre  rôle  que  celui  de  simple  témoin,  et  de 
conclure  avec  M.  Feugère  que  toute  la  responsabilité 
de  cette  «  vocation  forcée  »  pèse  sur  M.  Teysserre  et 
l'abbé  Carron. 

Tous  les  quatre,  ils  se  sont  trompés.  On  l'admet 
communément  aujourd'hui  ;  mais  leur  erreur,  toute 
sainte  dans  ses  motifs,  n'était  peut-être  pas  si  facile 
à  éviter  que  plusieurs  de  nos  contemporains  le  sup- 
posent. Nous  en  parlons  fort  à  notre  aise,  éclairés 
que  nous  sommes  par  des  événements  que  personne 
alors  ne  pouvait  prévoir.  Mais,  de  i8i5  à  1882,  com- 
bien de  très  honnêtes  gens  n'auraient-ils  pas  été  éton- 
nés si  on  leur  avait  soutenu  que  Lamennais  n'avait 
pasla  vocation  sacerdotale.  Sans  doute,  à  part  quelques 
intimes,  personne  alors  ne  soupçonnait  les  invincibles 
répugnances  qui  avaient  précédé,  accompagné,  suivi 
l'ordination  de  cet  admirable  prêtre.  Mais  ces  répu- 
gnances elles-mêmes,  il  n'était  pas  absolument  té- 
méraire d'espérer  que,  nées  de  celte  longue  crise 
d'indécision,  elles  passeraient  avec  elle.  Tôt  ou  tard, 
bientôt  sans  doute,  le  calme,  la  joie  succéderaient  à 
répreuve.  A  s'en  tenir  à  l'expérience  commune,  un 
pareil  espoir  n'avait  rien  de  chimérique.  J'entends 
bien  qu'il  aurait  fallu  scruter  ces  dégoûts  plus  pro- 
fondément, débrouiller  les  raisons  dernières  de  ces 
répugnances,  mais  il  semble  que  Lamennais,  plus 
docile  peut-être  que  confiant,  n'ait  jamais  rien  fait 
pour  amorcer  une  enquête  aussi  délicate.  Quelques 
lignes  de  lui,  écrites  longtemps  après,  ont  étendu  le 
champ  de  nos  hypothèses.  Les  regrets  de  son  âge 
mûr  révèlenl,  peut-être,  ce  qui   se  mêlait  confuse- 


LA    DETHESSE    DE    LAMENNAIS  69 

ment  traspiralions  moins  surnaturelles  à  la  détresse 
spirituelle  de  sa  jeunesse.  Mais  lui-même,  au  moment 
de  l'ordination,  lisait-il  aussi  clairement  dans  son 
propre  cœur?  Eh,  sansdoute,  on  aurait  dû  le  faire  pour 
lui!  C'est  là  toute  la  beso^^ne  du  directeur.  Je  le  veux 
bien,  mais  à  suivre  trop  rigoureusement  cette  con- 
signe, le  directeur  se  verrait  bientôt  réduit  à  la 
même  indécision  que  le  pénitent.  Une  heure  vient  où 
il  faut  couper  court  aux  réponses  évasives.  Après 
neuf  ou  dix  ans  d'hésitation,  rester  dans  l'incertain 
est  pire  que  tout.  Quoi  donc  alors?  Dire  résolument 
à  Lamennais  qu'il  doit  rentrer  dans  le  monde?  Peut- 
être,  mais  combien,  même  parmi  les  plus  éclairés, 
auraient  tranché  de  la  sorte  ?  Problèmes  redoutables, 
et  que,  même  aujourd'hui,  on  ose  à  peine  regarder 
en  face.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  tous  ces  bons  cœurs  se 
sont  égarés,  ils  ont  rudement  expié  leur  excès  de 
zèle.  Leur  méprise  éclaire  d'un  jour  nouveau  les  ter- 
ribles responsabilités  de  la  direction,  mais  la  parfaite 
droiture  de  ces  qualre  prêtres  nous  défend  de  les 
accabler. 


IV 


M.  Feugère  nous  quitte  au  moment  de  la  publica- 
tion de  ï Essai  sur  l'indifférence.  Dorénavant,  on  ne 
pourra  plus  parcourir  cette  longue  route  (1782-1817), 
sans  le  prendre  pour  compagnon.  D'ici  de  là,  on 
pourra  bien  lui  chercher  quelque  innocente  querelle 
mais  on  n'hésitera  pas  à  reconnaître  que  son  livre 
est  indis})ensable.  Ce  livre,  rempli  de  vues  ingé- 
nieuses et  d'hypothèses  séduisantes,  est  un  véritable 


70  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

manuel  de  lillératiire  mennaisienne.  L'appendice  qui 
le  complète  n'est  pas  moins  précieux;  M.  Feugère  a 
pris  la  peine  de  dresser,  dans  cet  appendice,  la  table 
chronologique  de  la  correspondance  de  Lamennais- 
Pour  apprécier  le  service  que  nous  rendra  ce  travail, 
il  suffit  de  se  rappeler  que,  en  dehors  des  recueils 
proprement  dits  (il  n'y  en  a  pas  moins  de  douze),  on 
trouve  des  lettres  de  Lamennais,  indiquées,  résu- 
mées ou  citées  dans  plus  de  trente  ouvrages,  et  dans 
ime  quarantaine  de  revues  ou  de  catalogues.  M.  Feu- 
gère a  tracé  un  chemin  dans  cette  immense  forêt.  Il 
s.  fait  plus.  Quand  il  rencontre  une  pièce  plus  impor- 
tante, moins  accessible  ou  moins  connue,  il  la  ré- 
sume et  en  détache  quelques  fragments  caractéris- 
tiques, tant  et  si  bien  que  cette  table  générale,  qui 
nous  conduit  de  1808  à  i853,  a  la  saveur  d'une  col- 
lection de  pages  choisies  et  nous  permet  de  suivre 
au  jour  le  jour  l'évolution  de  Lamennais.  C'est  la  re- 
vanche éclatante  des  petits  papiers  :  on  a  beau  ne 
les  aimer  guère,  on  ne  peut  plus  se  passer  d'eux. 

M.  Feugère  parti,  M.  Christian  Maréchal  le  rem- 
place. Non  déficit  aller,  aureus.  Celui-ci  n'a  peut- 
èive  qu'un  vrai  défaut,  mais  de  ceux  contre  lesquels 
un  jeune  écrivain  ne  saurait  trop  se  défendre.  Il  est 
modeste,  désespérément  modeste,  Il  s'est  appliqué 
longtemps  à  dissimuler  ses  ouvrages.  Ecrit-il  sur 
Lamennais  et  Victor  Hugo  ou  sur  la  Clef  de  volupté, 
de  vrais  livres  pleins  de  trouvailles,  des  études  à 
rendre  jaloux  Edmond  Biré  lui-même,  il  s'ingénie 
à  donner  à  son  œuvre  les  apparences  d'une  gauche, 
laide  et  lourde  brochure.  Et  ce  papier,  cet  aiïreux 
papier,  où  donc  M.  Maréchal  l'a-t-il  découvert?  Si 
tous  les  critiques  ne  s'en  mêlent,  combien  de  lettrés 


LA    DÉTRESSE   DE    LAMENNAIS  71 

si"ii>noreront-ils  pas  ces  travaux  qui,  réunis,  forme- 
j-aient  un  livre  tout  à  fait  exquis  sur  V Apostolat  de 
Lamennais  ?  Exquis  et  nouveau.  En  effet,  la  plupart 
des  biographes,  et  M.  Boutard  lui-même,  se  sont 
jusqu'ici  donné  le  mot  pour  supprimer  ce  chapitre 
qui,  manifestement,  leur  semble  dénué  d'intérêt.  La- 
mennais, pour  eux,  ne  fut  apôtre  que  la  plume  à  la 
main.  Tout  son  zèle  est  dans  son  encrier.  Ils  ne 
savent  donc  pas  que  pour  un  écrivain  religieux,  pour 
x\n  prêtre  surtout,  le  livre  n'est  pas  autre  chose 
qu'un  appel  discret,  qu'un  prélude  à  des  entreliens 
plus  intimes,  conversation  commencée  de  loin  et  qui 
voudrait  être  reprise,  confidence  ébauchée  qui  pro- 
met et  qui  attend  en  retour  d'autres  confidences.  Un 
vrai  prêtre,  qui  descend  de  chaire  ou  qui  revoit  la 
<lernière  épreuve  d'un  livre,  sait  bien  que  le  meilleur 
de  sa  besogne  n'est  pas  commencé. 

Nous  sommes  en  1821.  Victor  Hugo,  découragé 
par  les  obstacles  chaque  jour  renaissants  qui  s'op- 
posent à  son  mariage  avec  Adèle  Foucher,  vient  pas- 
r  .T  q.K'lques  jours  chez  le  duc  de  Rohan,  au  château 
de  La  Roche-Guyon. 

Dans  ce  manoir  religieux  —  continue  M.  Maréchal  — 
A'^ictor  Hugo  éprouva- t-il  toute  la  douceur  de  prier?  Eut-il 
îe  vif  sentiment  qu'en  Dieu  seul  les  cœurs  éloignés  se 
retrouvent  et  que  les  mains  tendues  vers  lui  sont  aussitôt 
unies  par  lui  ?  Je  le  croirais  volontiers.  Un  moment  vint  où 
le  poète  trouva  tout  naturel  que  son  noble  ami,  de  retour  à 
Paris,  se  préoccupât  de  lui  chercher  un  confesseur.  L'abbé 
Frayssinous,  alors  le  prédicateur  à  la  mode,  fut  d'abord 
■écarté  :  sa  direction  parut  trop  mondaine  et  trop  commode. 
L'abbé  de  Lamennais  fut  choisi... 

Le  duc  voulut  conduire  lui-même  Victor  Hugo  aux  Feuil- 


72  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

lantines  où  Lamennais  logeait  encore  au  mois  d'octobre  1821 . 

«  Mon  cher  abbé,  dit  le  duc,  je  vous  amène  un  pénitent.  » 

Il  nomma  Victor,  auquel  M.  de  Lamennais  tendit  la  main. 

Cette  main  s'est  tendue  à  d'autres  encore,  à  Sainte- 
Beuve,  à  Lamartine,  à  tous  ceux,  —  et  ils  furent 
nombreux,  —  chez  qui  VEssai  sur  V indifférence  avait 
ramené  le  besoin  de  Dieu.  Une  main  de  prêtre,  affec- 
tueuse, indulgente,  patiente  et  que  le  g-esle  du  par- 
don ne  lasse  jamais. 

M.  Maréchal  s'est  proposé  de  décrire,  sur  quelques 
exemples  remarquables,  l'apostolat  sacerdotal  de  La- 
mennais. On  jugera  de  son  but  et  de  sa  manière  sur 
cette  page  finale  du  livre  qu'il  a  consacré  à  Lamen- 
nais et  Victor  Hugo. 

Depuis  le  jour  où  sa  passion  naissante  avait  donné  à  Vic- 
tor Hugo  la  curiosité  des  choses  religieuses,  et  l'avait  pré- 
paré à  ce  premier  contact  avec  la  pensée  de  Lamennais  que 
fut  pour  lui  la  lecture  de  VEssai  sur  l'indifférence,  jusqu'à 
l'heure  où  les  désillusions  d'un  amour  qui  ne  lui  semblait 
plus  partagé,  avaient  favorisé  l'invasion  du  doute  en  son 
âme,  cette  amitié  avait  été  le  guide  et  pour  ainsi  dire  la 
secrète  vertu  de  son  génie  grandissant.  Elle  l'avait  pris  au 
seuil  de  l'adolescence,  et  à  travers  les  premiers  troubles  du 
cœur,  les  inquiétudes  d'une  destinée  incertaine,  les  joies 
et  les  tristesses  de  la  famille,  elle  l'avait  conduit  à  la  foi. 
Elle  avait  présidé  non  seulement  à  l'intimité  de  son  existence 
de  jeune  homme,  de  jeune  époux  et  de  père,  dont  elle  avait 
discrètement  protégé  la  beauté  candide,  mais  encore  à  l'ins- 
piration religieuse  de  ses  premières  œuvres,  et  surtout  à  cet 
eflort  si  curieux  à  suivre  du  jeune  poète  pour  faire  adopter 
par  les  catholiques  la  littérature  nouvelle.  Puis,  quand  une 
influence  perverse  était  venue  menacer  la  paix  de  cet  inté- 
rieur si  pur,  et  jeter  cette  âme  au  scepticisme,  ignorant  la 
véritable  source  du  mal,  elle  avait  pourtant  lutté  contre  lui, 


LA    DETRESSE    DE    LAME.NXMS  73 

elle  avait  ressaisi  ce  cœur  hésitant,  cette  intelligence  trou- 
blée, jusqu'au  jour  où,  désarmée  par  les  événements,  elle 
avait  dû  assister  à  la  décadence  d'une  vertu  conservée 
jusqu'alors  intacte.  Qui  dira  ce  que  l'œuvre  du  poète  aurait 
gagné  en  solidité  et  en  profondeur  si,  aux  vides  abstrac- 
tions, à  l'insupportable  verbiage  métaphysique  qui  tiendra 
désormais  la  place  des  croyances  reniées,  une  philosophie 
religieuse  comme  celle  du  catholicisme  avait  installé  ses 
solides  assises  '. 

Voilà  pour  l'érudition  eL  pour  l'analyse,  voici 
maintenant  un  de  ces  passages  révélateurs  qu'un 
simple  érudit,  même  s'il  est  doublé  d'un  critique  lit- 
téraire, n'écrira  jamais.  On  se  rappelle  la  curieuse 
lettre  que  Victor  Hugo,  quelques  jours  avant  son 
mariage,  écrivait  à  l'abbé  de  Lamennais  :  «  Je  n'ai 
point  osé  vous  parler  jusqu'ici  de  ce  qui  remplit  mon 
existence.  Tout  mon  avenir  était  alors  en  question, 
et  je  devais  respecter  un  secret  qui  n'était  pas  le  mien 
seulement.  Je  craignais  d'ailleurs  de  blesser  votre 
austérité  sublime  par  l'aveu  d'une  passion  indomp- 
table quoique  pure  et  innocente.  »  (i"  septembre 
1822.)  « 

Chose  étrange,  —  écrit  M.  Maréchal  au  sujet  des  entre- 
tiens intimes  qui  avaient  précédé  cette  confidence,  —  chose 
étrange,  et  bien  digne  de  méditation  :  nous  savons  que 
Victor  Hugo,  soit  timidité,  soit  crainte  de  blesser  l'austérité 
de  Lamennais,  lui  cacha,  dans  ses  premiers  entretiens,  sa 
passion.  Et  cependant  la  démonstration  (de  la  divinité  du 
catholicisme)  fut  si  forte  qu'elle  lia  étroitement  chez  Hugo 
l'amour  à  la  foi  naissante.  Fait  essentiel.  Tant  que  notre 
intelligence  n'a  pas,  dans  cette  voie  de  salut,  rencontré 
notre  cœur,  et  ne  s'est  pas,  pour  ainsi  dire,  fondue  en  lui  ; 

1.  Makéchal,  Lamennais  el  Victor  Hugo,  pp.  141,  142. 


74  L  INÇUIKTUDK    RELIGIEUSE 

tant  que  la  lumière  intérieure  qui  nous  éclaire  n'a  pas  illu- 
miné d'un  même  rayon  notre  vie  sentimentale  et  les  décrets 
de  notre  pensée,  nous  pouvons  bien  multiplier  nos  affir- 
mations, rien  n'est  gagné.  Il  faut,  pour  qu'une  conversion 
soit  complète,  que  nous  ayons  senti  l'étroite  et  subtile  liaison 
qui  unit  ce  que  nous  devons  croire  à  notre  être  le  plus 
intime  et  à  nos  actions  journalières  comme  à  nos  plus  chères 
tendresses.  Car  si,  agissant,  de  ce  que  nous  pensons  vrai 
notre  action  est  fortifiée  et  comme  guidée  d'une  main  plus 
sûre;  si,  dans  un  autre  domaine,  tout  ce  que  nous  aimons 
s'ennoblit  à  nos  yeux  et  se  purifie  ;  surtout  si  nous  sentons 
quelle  assurance  nouvelle,  quelle  fermeté  notre  foi  donne 
aux  espoirs  que  nous  échangeons;  alors,  une  évidence  plus 
pénétrante  s'insinue  dans  nos  primitives  convictions;  la 
vérité  est  devenue  pratique.  Ainsi  l'amour  humain  chez  le 
jeune  homme  est  souvent  l'épreuve  de  la  foi  ;  mais  dans  une 
nature  saine  le  premier  et  définitif  amour  de  la  jeune  fille 
choisie  produit  souvent  aussi  la  certitude  religieuse,  parce 
que  la  religion  seule  éternise  et  sanclilie  l'uniou  que  l'amour 
espère,  et  seule  encore  a  des  retraites  dignes  des  rêves  qu'il 
a  formés  ^ 

On  est  heureux  de  voir  cette  ferme  et  pieuse  mé- 
taphysique se  développer,  pour  ainsi  dire,  à  l'ombre 
de  Lamennais.  Par  un  hasard  dont  je  bénis  inon 
étoile,  c'est  ici  la  première  page  de  M.  Maréchal  qui 
me  soit  tombée  sous  les  yeux.  J'ai  bien  juré  que  ce 
ne  serait  pas  la  dernière.  Je  m'attendais  à  trouver 
un  auteur...  on  sait  le  reste.  Quelle  que  doive  être  la 
carrière  littéraire  de  M.  Maréchal,  on  est  assuré  que 
son  œuvre  sera  toujours  vivante,  personnelle  et 
rayonnante.  Qu'il  me  permette  de  le  mettre  en  garde 
contre  certains  fâcheux  exemples  que  lui  donnent 

1.  Markchal,  Lamennais  et  Victor  Hugo,  pp.  88.  39. 


LA    DETRESSi:    DE    l.AMENxMAIS  75 

les  philosophes  de  profession.  Je  le  voudrais  parfait 
<le  tous  points,  et  la  perfection  implique  certaines 
minuties  que  le  dernier  des  humanistes  a  le  droit  de 
rappeler  à  l'allention  des  penseurs.  Le  beau  passage 
qu'on  vient  de  lire  contient  des  lignes  entières  où 
l'on  chercherait  vainement  un  e  muet.  Malebranche 
les  aimait  pourtant  et  Platon,  s'il  en  avait  eu  le 
moyen,  les  eût  aimés  davantage  encore.  Ils  pèsent  si 
peu,  et  leur  discrète  harmonie  est  si  favorable  à 
l'épanouissement  des  pensées  profondes.  Les  syl- 
labes muettes  atténuent  la  rigueur  excessive  du  rai- 
sonnement, elles  humanisent  la  dureté  des  abstrac- 
tions. Sans  elles,  il  n'est  point  de  page  qui  puisse 
défier  le  temps.  Aussi  longtemps  que  la  phrase 
manque  de  rythme,  soyez  sûr  que  la  pensée  n'a  pas 
encore  trouvé  son  expression  définitive.  Les  rudes 
notations  de  M.  Maréchal  ressemblent  au  programme 
d'un  concert.  Si  l'orchestre  arrivait,  nos  plaisirs  se- 
raient sans  mélange,  mais  l'orchestre  a  manqué  le 
train.  La  philosophie  est  seule  coupable.  Cette  con- 
tre-muse, si  je  puis  l'appeler  ainsi,  prétend  que  toute 
musique  est  frivole  et  que  la  réflexion  ne  souffre 
d'autre  parure  qu'une  cuirasse  d'airain.  Le  reste 
n'est  que  fanfreluche  inutile  et  perte  de  temps.  Elle 
se  trompe.  Le  reste,  c'est  la  réflexion  elle-même,  et 
pour  la  longueur,  trois  pages  ailées  se  lisent  plus 
vite  que  trois  lignes  de  théorèmes  :  Car  si,  agis- 
sanl,de  ce  que  nous  pensons  vrai  notre  action  est  for- 
tifiée... surtout  si  nous  sentons...  la  vérité  est  deve- 
nue pratique...  J^on,  cette  langue-là  ne  mérite  pas 
les  confidences  de  M.  Maréchal.  Qu'il  choisisse  entre 
la  prose  des  poètes  et  celle  des  manuels  de  philoso- 
phie. Son  choix  est  fait.  Ce  jeune  et  rare  talent  ne 


76  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

trahira  pas  l'espérance  des  amis  inconnus  qui  le  sa- 
luent, dès  ses  premiers  pas  et  qui  l'estiment  trop  pour 
mettre,  en  le  célébrant,  une  sourdine  à  leur  franchise. 


Le  lecteur  voit,  dès  maintenant,  à  quelles  ensei- 
gnes j'ai  pu  dire  plus  haut  que  la  méthode  suivie  par 
M.  Maréchal  était  une  sorte  de  via  média  entre  les 
deux  autres  méthodes.  L'auteur  de  Lamennais  et 
Victor  Hugo  semble  se  plier  avec  allégresse  aux  exi- 
gences de  l'érudition  contemporaine.  Les  statisti- 
ciens les  plus  fanatiques  ne  lui  refuseront  pas  droit 
de  cité  dans  leur  fourmilière.  11  est  exact,  patient, 
subtil,  fureteur,  méticuleux,  menu  autant  que 
M.  Feugère  et  plus  qu'un  professeur  allemand.  11 
croit  pieusement  aux  petits  papiers.  11  a  mis  cent 
fois  sur  les  dents  les  employés  de  la  Nationale.  Il  a 
des  inédits  plein  les  poches  et,  chose  plus  rare,  à 
force  de  braquer  sa  loupe  d'une  certaine  façon,  il 
fait  des  trouvailles  authentiques  jusque  dans  les 
livres  les  plus  populaires.  Nous  croyions  tous,  de 
bonne  foi,  connaître  le  fameux  roman  de  Sainte- 
Beuve.  M.  Maréchal  nous  ôle  cette  illusion.  De  ce 
livre  plein  de  mystères,  il  sait,  ligne  par  ligne,  tous 
les  secrets.  Que  ne  sait-il  pas  encore,  et  quel  écri- 
vain insupportable  ne  ferait-il  pas,  s'il  lui  prenait 
fantaisie  de  nous  accabler  sous  le  poids  de  cette 
science.  Mais  non,  tous  ses  documents,  il  les  do- 
mine, il  les  maîtrise  et  les  ordonne  en  véritable  ar- 
tiste, pour  notre  plus  grand  plaisir  et  pour  le  sien 
propre.  Ses  fiches  sont  d'un  Allemand,  ses  livres 
d'un  pur  Français. 


LA    DETRESSE    DE   LAMENNAIS  77 

Pour  que  le  miracle  soit  complet,  M.  Maréchal  est 
philosophe.  L'histoire  des  idées  l'intéresse  plus  en- 
core que  l'histoire  des  âmes  et  personne,  à  mon  sens 
du  moins,  n'a  peut-être  mieux  pénétré  les  idées  de 
Lamennais.  Dans  les  études  de  ce  genre,  l'école  mo- 
derne a  encore  bouleversé  toutes  nos  vieilles  habi- 
tudes et  frappé  de  suspicion  des  procédés  séculaires 
qui  nous  semblaient  de  tout  repos.  On  croyait  jus- 
qu'ici que,  pour  connaître  les  idées  d'un  philosophe, 
il  suffisait  d'analyser  les  différents  ouvrages  où  ces 
idées  se  trouvent  exposées.  C'est  la  méthode  qu'a 
suivie  M.  Boutard,  avec  beaucoup  de  pénétration  et 
de  vigueur.  Méthode  excellente,  encore  une  fois, 
mais  insuffisante.  Car  enfin,  ces  idées,  il  est  cons- 
tant que  Lamennais  les  a  formulées  à  sa  grande  ma- 
nière, mais  nous  voudrions  savoir  encore  si,  oui  ou 
non,  elles  lui  appartiennent  en  propre  et  par  quel 
obscur  travail  elles  sont  lentement  arrivées  à  le  pos- 
séder. On  a  écrit,  tout  récemment,  à  la  manière  an- 
cienne, plusieurs  études  sur  la  philosophie  de  La- 
martine. Rien  de  mieux.  Par  malheur,  voici  venir 
encore  M.  Maréchal  avec  sa  loupe  et  ses  instruments 
de  précision,  «  Vous  avez  raison,  dit-il,  ce  sont  bien 
là  les  idées  de  Lamartine,  mais  prenez  garde.  Toute 
cette  philosophie  n'est,  point  par  point,  qu'une  tra- 
duction magnifique  de  la  philosophie  de  Lamennais. 
Gomme  Lucrèce  pour  l'école  d'Épicure,  l'auteur  des 
Méditations  est  le  poète  des  Mennaisiens.  »  Et  ce 
qu'il  dit,  il  le  prouve.  Jamais  élève  ne  se  montra 
plus  docile  que  Lamartine,  trop  docile  même,  puis- 
qu'il suivit  fidèlement  son  maître  «  non  seulement 
dans  ses  progrès,  mais  encore  jusque  dans  sa  chute». 


78  L  INOLIETUDE    RELIGIEUSE 

C'est  un  assez  beau  titre  de  gloire  pour  un  poète  —  écrit 
M.  Maréchal  —  dans  l'ordre  de  la  pensée,  d'avoir  reconnu 
la  valeur  philosophique  de  Lamennais,  si  constamment  et 
généralement  méconnu,  à  travers  les  phases  si  diverses  ea 
apparence,  en  réalité  si  étroitement  solidaires,  de  son  pro- 
grès doctrinal.  Sans  doute,  il  n'existe  pas  de  philosophie 
de  Lamartine  ;  qu'importe  du  reste,  et  qui  jamais  a  supposé 
que  l'originalité  du  poète  était  là  !  Mais  qu'on  trouve  chez 
lui  un  foyer  religieux  intense,  un  perpétuel  souci  de  vivre 
et  de  penser  en  Dieu,  voilà  le  caractère  propre,  original, 
voilà  le  génie  même  et  l'immortelle  beauté  de  sa  poésie  : 
Lamennais,  dont  loeuvre  entière  est  un  admirable  commen- 
taire du  nom  divin,  Lamennais  alluma  cette  flamme  ;  il  la 
plus  de  vingt  ans  colorée  des  formes  de  sa  pensée  :  voilà  qui 
n'enlève  rien  au  mérite  incontesté  du  poète,  inventeur,  sur 
ce  thème,  de  rythmes  et  de  sentiments. 

Eh  bien,  ce  même  travail  que  M.  Maréchal  vient 
de  terminer  sur  les  idées  de  Lamartine,  il  faudra 
qu'on  l'entreprenne,  et  d'après  celte  même  méthode^ 
sur  les  idées  de  Lamennais.  Que  savons-nous,  au 
juste,  sur  les  origines,  le  développement,  l'influence 
l'histoire  enfin  des  doctrines  mennaisiennes?  Au 
moment  où  parurent  les  encycliques  de  Léon  XIII, 
plusieurs  allaient  répétant  que  l'heure  de  Lamennais 
avait  enfin  sonné,  et  que  le  malheureux,  s'il  eût  vécu 
de  nos  jours,  n'aurait  pas  écrit /e6-  Affaires  de  Rome, 
De  tels  propos  sont  trop  vagues  pour  mériter  sans 
plus  notre  adhésion  ou  pour  appeler  une  critique 
positive.  Nous  voulons  savoir,  de  façon  précise,  ce 
que  les  enseignements  de  Lamennais  contiennent  de 
vérité  durable  et  féconde.  M.  Maréchal  nous  le  dira. 
Sur  un  point  déjà,  et  sur  un  point  de  toute  impor- 
tance, il  vient  d'éclairer  ce  vaste  problème.  Le  «  ca- 


LA    DETRESSE    DE    LAMENNAIS  79' 

Iholicisme  social  «  de  Lamennais  repose  sur  une  piii- 
losophie,  à  la  fois  traditionnelle  et  originale,  qu'il 
serait  puéril  et  injuste  de  confondre  avec  le  système 
du  sens  commun.  iM.  Maréchal  a  eu  la  bonne  fortune 
de  retrouver  le  code  authentique  de  cette  philoso- 
phie, c'est-à-dire,  les  conférences  de  Lamennais  à 
ses  élèves  de  la  Chênaie  et  de  Juilly.  C'est  là  qu'il 
faut  aller  chercher  désormais  la  pensée  maîtresse  de- 
l'auteur  de  l'Essai  sur  l'indifférence;  c'est  sous  la- 
fraîche  impression  de  ces  pages  qu'il  faut  relire  la 
Censure  de  Toulouse  et  autres  pièces  gallicanes, 
dont  les  prudents  auteurs,  désespérant,  et  pour  cause,, 
d'obtenir  de  Rome  la  condamnation  des  ultramon- 
tains,  dénonçaient  bruyamment  aux  foudres  pontifi- 
cales le  scepticisme  de  Lamennais.  Il  faut  méditer 
attentivement  la  magnifique  introduction  qu'a  écrite 
M.  Maréchal  pour  V Essai  d'un  système  de  philosophie 
catholique.  Pour  ma  part,  je  n'ai  rien  lu,  depuis, 
longtemps,  qui  m'ait  donné  tant  de  plaisir. 

Mais  enfin,  cette  philosophie  même,  dans  quelle 
mesure  pouvons-nous  dire  qu'elle  appartient  à  La- 
mennais? Que  M.  Maréchal  me  permette  de  lui  pro- 
poser à  ce  sujet  une  question  extrêmement  vague  et 
que  j'aimerais  qu'il  me  précisât  à  moi-même.  C'est 
plutôt  une  de  ces  impressions  contre  lesquelles  on 
ne  peut  se  défendre.  Je  n'arrive  pas  à  saisir  un  lien 
nécessaire  entre  la  vie  intérieure  et  la  philosophie  de 
Lamennais.  On  se  croit  toujours  en  présence  de 
deux  hommes,  ou,  pour  mieux  dire,  d'un  homme  et 
d'un  système.  Les  différents  livres  où  ce  système  est 
exposé  portent  bien  le  nom  de  cet  homme.  Ce  sont 
bien  les  pensées  qu'il  a  rédigées,  pour  lesquelles  il  a 
bataillé,  oi^i,  lui-même,  il  a  cru  trouver  l'expression. 


80  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

de  son  àrae  profonde,  et  néanmoins,  on  se  demande  : 
celle  pensée,  esl-ce  bien  lui?  Le  chapitre  essentiel 
sur  la  docilité  de  Lamennais  où  Sainte-Beuve  trou- 
vait la  clef  de  tant  d'énigmes,  ne  faudra-t-il  pas 
l'écrire  aussi  quand  on  racontera  la  vie  intellectuelle 
de  ce  vigoureux  et  souple  génie.  Je  dis  «  souple  »  à 
bon  escient.  N'y  a-t-il  pas  chez  Lamennais  des  par- 
ties de  grand  journaliste?  N'élait-il  pas  de  ces 
hommes  qui  rencontrent  la  vérité,  comme  une  su- 
blime étrangère,  et  qui,  lavant  reconnue  d'intui- 
tion, se  mettent  à  la  défendre  avec  la  fougue  des 
amours  soudaines  et  Tivresse  des  découvertes  im- 
prévues ?  Sans  hésitation,  sans  effort,  ils  s'impro- 
visent convaincus.  D'autres  tâchent  péniblement  de 
dégager,  d'expliciter  les  idées  qu'ils  portent  au  plus 
intime  de  leur  être  et  qui  sont  nées,  pour  ainsi  dire, 
avec  eux.  Ils  ne  se  rappellent  pas  un  seul  jour  de 
leur  vie  consciente  qui  n'ait  vu  luire,  avec  plus  ou 
moins  de  clarté,  le  crépuscule  de  ces  idées.  Ils  sen- 
tent qu'ils  n'auront  jamais  que  cela  à  dire  et  que 
toutes  leurs  puissances  d'expression  deviendraient 
inertes  s'ils  se  proposaient  de  les  appliquer  à  un 
thème  nouveau.  En  même  temps,  ils  devinent  que 
celte  unique  source  ne  tarira  pas  et  que  sans  cesse 
les  infdtrations  du  dehors  viendront  la  grossir,  mais 
sans  la  corrompre.  Ils  se  développent,  ils  s'enri- 
chissent, et  cependant,  leurs  amis,  après  des  années 
d'absence,  n'hésitent  pas  aies  reconnaître.  Toujours 
la  même  tige,  mais  plus  vigoureuse,  la  même  fleur, 
mais  plus  odorante.  Aujourd'hui  encore,  il  est  de 
tels  hommes  parmi  nous.  Ceux  qui  ont  eu  le  bon- 
heur d'entrer  dans  leur  intimité  savent  d'expérience 
que  la  moindre  page  écrite  par  eux  est  un  rayon- 


LA    DETRESSK    DE    LAMENNAIS  81 

nement  de  leur  vie  intérieure.  La  foule  les  trouve 
obscurs,  les  écrivains  à  la  journée  estiment  qu'ils 
disent  toujours  la  même  chose.  En  parlant  ainsi,  on 
ne  les  calomnie  pas  tout  à  fait.  Obscurs,  oui, 
comme  la  source  qui  se  fait  jour  à  travers  les  fentes 
du  rocher  et  brillera,  demain,  d'une  incomparable 
lumière.  Toujours  la  même  pensée,  oui  encore,  mais 
chaque  fois,  plus  vivante  et  plus  nourrissante.  Nous 
cesserons  de  les  écouter  et  de  les  lire,  le  jour  où  ils 
ne  se  répéteront  plus 

Où  placerons-nous  Lamennais?  Seule,  l'histoire 
de  ses  idées  nous  permettra  de  répondre  à  cette 
question.  Je  proposerai  cependant  à  M.  Maréchal 
quelques  indices  de  solution.  N'est-ce  pas  déjà  un 
phénomène  bien  remarquable  que  les  tâtonnements 
littéraires  de  ce  grand  homme  ?  Qu'il  a  mis  de  temps 
à  trouver  sa  voie  !  En  laissant  de  côté  les  ressem- 
blances de  style,  il  y  a  loin  des  Réflexions  sur  l'état 
de  rÉglise  à  l'Essai  et  de  VEssai  aux  articles  de 
l'Avenir.  Je  sais  bien  que  pendant  toute  cette  évo- 
lution, il  reste  un  écrivain  de  combat.  Mais,  précisé- 
ment, ce  goût  pour  la  polémique  n'annonce-t-il  pas 
d'ordinaire  un  esprit  qui  se  nourrit  parle  dehors? 
Sincère  toujours,  personne  n'en  doute,  mais  sincère 
dans  une  conviction  toute  fraîche,  et  comme  impré- 
vue. «  Passionné  pour  l'absolu,  logicien  indomp- 
table »,  dit  M.  Boutard,  mais  la  question  est  de  sa- 
voir d'où  lui  viennent  les  idées  auxquelles  il  appli- 
que cette  logique,  et  qu'il  moule  dans  sa  catégorie 
de  l'absolu.  Une  autre  remarque  de  M.  Boutard  me 
vient  en  aide.  «  Il  n'a,  écrit-il,  pour  les  institutions 
qu'elle  (la  Révolution)  a  renversées  ni  une  expres- 
sion de  regret,  ni  une  parole  d'espérance.  Obéissant 
II  6 


82  1'  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

à  ce  qui  sera  toujours  une  des  tendances  les  plus 
marquées  de  son  génie,  il  semble  se  désintéresser 
du  passé  ;  tout  l'etïort  de  sa  pensée  se  porte  vers 
Tavenir.  » 

On  ne  saurait  mieux  dire,  mais  remarquez  l'étrange 
contraste.  Ce  même  hom,me  a  placé  la  tradition, 
c'est-à-dire  enfin  le  passé,  au  cœur  même  de  sa  doc- 
trine. N'y  a-t-il  pas  là  trace  d'une  antinomie  entre 
ses  vraies  tendances  et  l'enseignement  de  ses  livres  ? 
Qu'est-ce  qu'un  tradiiioniste  qui  n'aime  pas  le  passé  ? 


VI 


La  Chênaie,  r Avenir,  les  trois  pèlerins  de 
Rome,  l'encyclique  Mirari  vos,  les  pathétiques  os- 
cillations du  condamné,  la  désastreuse  intervention 
des  censeurs  de  Toulouse  et  de  l'Archevêque  de 
Rennes,  la  chute  enfin,  cette  cruelle  histoire  est  trop 
connue  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'y  revenir.  A  la 
vérité,  je  n'aurais  pas  cru  qu'on  pût  rien  ajouter  au 
Montalembert  du  R.  P.  Lecanuet,  et  cependant  je 
dois  reconnaître  que  ]\1.  Boutard  renouvelle  ce  sujet 
qui  sera  longtemps  encore  à  l'ordre  du  jour.  «  Ayant 
à  raconter,  —  écrit-il,  —  le  douloureux  conflit  de 
Lamennais  avec  la  cour  de  Rome,  je  me  suis  appliqué 
à  en  exposer  les  diverses  phases  exactement,  de 
manière  à  convaincre  les  plus  défiants  que  rien  au 
monde  n'est  cher  à  un  écrivain  catholique  plus  que 
ia  vérité.  » 

Les  plus  exigeants  de  droite  et  de  gauche  con- 
viendront sans  peine,  après  avoir  lu  le  second  vo- 
lume de  M.  Boutard,  que  ces  nobles  promesses  sont 


LA    DÉTRESSE    DE    LAMENNAIS  83 

magnifiquement  tenues.  La  vérité,  les  apostats  les 
plus  décidés,  un  Arius,  un  Luther,  un  Calvin  même, 
y  ont  droit  comme  tout  le  monde,  mais  il  semble 
que  rÉg-lise  elle-même,  indulgente  non  point  aux 
■erreurs,  mais  à  la  personne  d'un  Tertullien  et  d'un 
Origène,  nous  permette  déparier  de  Lamennais  avec 
une  sorte  de  tendresse.  M.  Boutard  n'innocente  pas, 
«  en  quelque  mesure  que  ce  soit,  l'homme  dont  la 
retentissante  et  coupable  défection  a  désolé  l'Eglise 
•entière  »,  mais  il  préfère  l'invincible  mansuétude  de 
Mgr  de  Quélen  à  l'extrême  rigueur  de  l'archevêque 
■de  Rennes.  Ah  !  si  Lamennais,  seul  avec  Gerbel  et 
Montalembert,  n'avait  eu  devant  lui  que  Rome, 
Rome  que,  malgré  tout,  il  aimait  encore  et  qui,  tout 
€n  le  frappant,  ne  voulait  pas  l'accabler  ;  mais  il  y 
avait  les  violents,  les  insulteurs,  il  y  avait  VAmi  de 
la  religion,  tous  les  insensés  qui  prophétisaient 
l'apostasie  de  leur  adversaire,  et  escomptaient  cette 
catastrophe  comme  une  victoire.  M.  Boutard  le  re- 
marque excellemment, 

La  crise  flnale  on  sombra  cenobleycniene  rappelle  quetrop 
«elle  qu'il  avait  subie  aussitôt  après  son  ordination  au  sacer- 
doce. C'était  même  souffrance  aiguë,  mêmes  alternatives 
d'abattement  et  de  colère,  même  dégoût  du  présent,  même 
effroi  de  l'avenir.  Sa  santé,  ébranlée  par  de  trop  vives 
secousses,  s'altérait  rapidement.  Il  ne  dormait  plus,  mangeait 
à  peine,  et  les  spasmes  nerveux  qui  déjà  avaient  mis  sa  vie 
en  danger  se  reproduisaient  plus  fréquents  et  plus  forts. 
«  Ils  l'ont  tué  !  »,  s'écriait  avec  désespoir  Maurice  de  Gué- 
rin...  (mais  maintenant)  il  ne  demandait  plus  «  à  s'endormir 
au  pied  du  poteau  où  l'on  avait  rivé  sa  chaîne  »,  car,  au 
contraire,  cette  chaîne,  il  songeait  à  la  briser.  Comme  il  en 
cherchait  le  moyen,   tout  à  coup  il  se  souvint  qu'il  avait 


84  l'inquiétude  religieuse 

sous  la  main  le  manuscrit  des  Paroles  d'un  croyant.  Immé- 
diatement, et  par  une  de  ces  fatales  impulsions  qui  firent 
le  malheur  de  sa  vie,  sa  résolution  fut  prise  de  le  publier. 

Pour  que  le  rapprochement  entre  ces  deux  crises 
fût  plus  lumineux,  j'aurais  voulu  que  M.  Boutard 
insistât  davantage  encore  sur  un  point  encore  très 
obscur  et  dont  il  a  très  bien  vu  l'importance  capi- 
tale. Dévotion  et  foi,  c'est  presque  toute  la  vie  chré- 
tienne. Nous  avons  vu  que  la  dévotion  ne  fut  jamais 
pour  Lamennais  qu'un  devoir  et  qu'un  effort.  La  foi, 
du  moins,  le  soutint  longtemps  dans  cette  épreuve, 
mais  au  moment  de  la  rupture,  avait-il  encore  la  foi? 
Dès  le  mois  de  mars  i83.'{,  il  écrivait  à  Montalem- 
bert  :  «  Je  voudrais  changer  notre  langage  en  un 
point,  et  substituer  le  mot  de  christianisme  à  celui 
de  catholicisme,  pour  mieux  montrer  que  nous  ne 
voulons  plus  avoir  rien  à  faire  avec  les  catholiques.  » 

Ce  n'est  pas  là  simplement  une  boutade.  Reçues 
ou  non  du  dehors,  Lamennais  sentait  très  bien  que 
plusieurs  de  ses  idées  ne  s'accordaient  pas  de  tous 
points  avec  l'enseignement  de  l'Église  ;  et  par  mo- 
ment, dans  le  secret  de  son  cœur,  il  devait  se  dire, 
comme  plus  tard  Newman  assailli  par  les  évêques 
anglicans  :  «  Je  ne  veux  pas  qu'ils  me  repoussent, 
mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  désolant,  c'est  qu'ils  ont 
raison  de  me  repousser.  » 

La  dernière  page  de  M.  Boutard  me  semble  ap- 
puyer ces  conjectures  : 

On  venait  de  raconter  (à  Lamennais)  qu'à  Rome,  lambas- 
sadeur  de  Russie  avait  dit  :  «  M.  de  La  Mennais  a  voulu 
refaire  du  catholicisme  une  puissance  ;  nous  ne  le  soutFri- 
rons  jamais.  —  Eh  bien,  franchement,  avait-il  répondu,  je 


LA    DETRESSE    DE    LAMENNAIS  85 

suis  bien  aise  qu'il  ne  l'ait  pas  souffert.  La  solution  n'était 
pas  là.  »  Où  était-elle  donc  à  ses  yeux?  Dans  la  démocratie, 
dans  le  peuple  «  seul  dépositaire  du  principe  de  vie  qui 
ranimera  le  monde  mourant  ». 

C'est  bien  à  cette  conclusion  que  devait  aboutir  la  philo- 
sophie de  Lamennais,  c'est  elle,  c'est  une  logique  sans  frein 
et  fouettée,  en  quelque  sorte,  par  la  colère  qui  l'entraînait 
à  sortir  du  catholicisme  pour  aller  bientôt  se  perdre  dans 
un  vague  déisme,  dernier  et  triste  refuge  de  ceux  qui  ont 
horreur  de  sombrer  dans  une  totale  incrédulité.  Il  ne  paraît 
pas  que  l'orgueil  ait  eu  autant  de  part  qu'on  l'a  dit  à  sa 
défection.  L'opiniâtreté  qu'il  mit  dans  ses  idées  s'explique 
plutôt  par  cette  dangereuse  sécurité  que  donne  aux  esprits 
absolus,  même  une  conclusion  fausse,  quane  elle  leur  paraît 
déduite  rigoureusement.  Il  aurait  pu  redire,  après  beaucoup 
d'autres,  le  cri  d'Abélard  :  Logica  me  perdidil. 

J'ai  cité  la  page  entière,  d'un  côté  parce  qu'elle 
dégage  admirablement  quelques-unes  des  leçons  de 
cette  navrante  histoire,  de  l'autre  parce  qu'elle  fixe 
notre  attention  sur  le  délicat  problème  que  devra 
résoudre  Thistorien  définitif  de  Lamennais  :  dans  les 
derniers  mois  qui  ont  précédé  la  catastrophe  eu- 
j)rêrae,  l'auteur  de  VEssai  sur  l indifférence  avai'.-il 
encore  la  foi  "? 


II 
LA  RELIGION  DE  GEORGE  ELIOT 


Je  me  rappelle  une  soirée  que  j'ai  passée  à  Cambridge  avec 
G.  Eliot,  dans  le  jardin  des  fellows  de  Trinilé,  un  soir  de 
mai  où  il  pleuvait.  Elle,  un  peu  plus  exaltée  que  de  coutume 
avait  pris  comme  texte  ces  trois  mots  sou  vent  employés  pour 
rendre  du  cœur  aux  hommes  :  Dieu,  VImmortalilé,  le 
Devoir.  Terriblement  et  passionnément  sérieuse,  elle  mon- 
trait comment  le  premier  de  ces  objets  était  inconcevable,, 
le  second  inadmissible  et  cependant  comment  seul  le  troi- 
sième restait  debout,  péremptoire  et  absolu.  Jamais  peut- 
êlre  ne  fut  affirmée  d'une  façon  plus  solennelle  la  souve- 
raineté de  la  loi,  de  la  loi  impersonnelle  et  qu'aucune 
sanction  ne  soutient!  J'écoutais.  Le  soir  tombait.  Dans 
Tobscurit ',  les  yeux  fixés  sur  moi,  grave  et  majestueuse 
comme  une  sibylle,  elle  arrachait  lune  après  l'autre  de  mon 
étreinte  les  deux  chartes  qui  ont  nourri  l'espérance  humaine 
et  ne  me  laissait  que  la  troisième,  sombre  monument  dune 
irrévocable  destinée  ! 

Ainsi  parle  Frédéric  Myers  en  une  page  dont  j'ai 
vainement  essayé  de  rendre  l'éloquence  fatidique. 
Ainsi  parlent  d'autres  témoins,  encore  pénétrés  des. 
lentes  et  solennelles  confidences  que  leur  faisait  la 


LA.    RELIGION    DE   GEORGE    ELIOT  87 

sibylle  en  les  regardant  de  ses  yeux  profonds,  ce- 
pendant qu'au  milieu  du  salon  du  Priory,  le  bon 
gros  Lewes  continuait  ses  joyeusetés  intarissables. 

Avouons  que  ce  témoignage  nous  déconcerte, 
nous  les  amis  de  Milly  Barton,  de  Dinah  Morris  et 
de  tant  d'autres  héroïnes  simplement  et  suavement 
humaines.  Ce  front  plissé,  ce  geste  dur,  cette  impi- 
toyable vertu  de  tant  d'autres  professeurs  de  morale 
indépendante,  c'est  précisément  ce  que  nous  vou- 
lions fuir  en  venant  à  G.  Eliot  et  voici  qu'avant 
même  le  premier  abord,  sur  la  foi  de  ses  disciples, 
notre  maître  nous  fait  trembler. 

Mais  n'allons  pas  nous  décourager  trop  vite.  Vue 
de  plus  près,  dans  le  détail  de  sa  longue  formation, 
cette  vertu  nous  paraîtra  plus  compatissante  et 
moins  rigide,  peut-être  même  la  verrons-nous  sou- 
rire à  la  pensée  de  tant  de  faiblesses  qui  la  rappro- 
chent de  nous,  si  bien  qu'enfin  l'image  que  nous 
garderons  d'elle  se  confondra  insensiblement  avec 
celle  qu'évoquait  déjà  la  lecture  d'Adam  Bede  et  de 
Middlemarch. 

Il  nous  faut  cependant  renoncer  à  trouver  en  elle 
la  grâce  facile,  le  charme  pliant,  l'abandon,  la  verve, 
le  prime-saut  du  cœur,  enfin  toutes  les  séductions 
qui  s'ajoutent  à  la  tendresse  comme  l'esprit  à  l'in- 
telligence et  sans  lui  donner  plus  de  profondeur,  la 
rendent  plus  attrayante.  La  barre  puritaine  qui  mar- 
que ce  front  le  laissera  toujous  grave.  Quand,  très 
jeune,  on  lit  G.  Eliot  pour  la  première  fois,  volon- 
tiers on  l'identifie  avec  cette  Maggie,  étourdie  et  pas- 
sionnée, intense  et  légère.  De  fait  il  y  a  un  peu  de 
Maggie  en  elle.  Son  père  n'est  pas  Anglais  et  nous 
retrouvei'ons  quelquefois,  chez   Marie-Anne  Évans, 


88  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

la  fougue  et  Vimpulsiveness  du  pays  de  Galles,  mais 
enfin,  qu'on  me  pardonne  de  le  dire,  nous  retrouve- 
rons aussi  en  elle  quelque  chose  de  tanle  Glegg, 
comme,  par  exemple,  une  certaine  raideur  de  doc- 
trine morale,  le  calme  et  l'épaisseur  du  bon  sens. 
Complexité  remarquable,  mystère  fascinant  de  cette 
vie,  ces  deux  séries  d'éléments  vont  peu  à  peu  se 
fondre  et  concourir  à  l'achèvement  d'un  talent  fait 
de  douceur  et  de  force,  d'une  morale  dont  la  sévérité 
se  tempère  d'indulgence  et  de  sympathie. 

«  Cette  dame  est  trop  sévère,  disait  d'elle  une 
jeune  fille  qui  venait  de  déjeuner  à  côté  d'elle,  chez 
des  amis,  je  crois  que  je  ne  l'aimerai  guère.  »  G.  Eliot 
rapporte  elle-même  ce  propos,  et  elle  ajoute  :  «  Dès 
que  je  lui  ai  parlé  et  qu'elle  a  pu  me  regarder  dans 
les  yeux,  elle  a  senti  qu'elle  m'aimerait  ^  » 

Dans  une  étude  un  peu  tendancieuse,  mais  d'ail- 
leurs admirable,  R.  H.  Hutton  raffine,  je  crois,  sur 
cette  apparence  de  raideur,  solennelle  et  triste.  Il 
pense  y  découvrir  la  conséquence  du  pénible  et  cons- 
tant elïbrt  que  G.  Eliot,  incroyante,  devait  s'imposer 
pour  trouver  en  elle-même  une  loi  morale  et  un 
attrait  désintéressé  vers  le  bien.  «  La  conception  de 
cet  idéal  remplit,  dit-il,  sa  correspondance.  Mais 
cette  ardeur  qui  la  stimulait  tendait  en  même  temps 
les  fibres  de  son  caractère.  Évidemment  G.  Eliot 
était  à  elle-même  son  Dieu...  son  législateur,  son 
juge,  son  sauveur.  De  là  cette  apparence  de  con- 
trainte qui  grandit  toujours.  Elle  n'avait  jamais  eu 
beaucoup  de  spontanéité,  mais  le  peu  qu'elle  en  avait 
ne  tarda  pas  à  disparaître.  Elle  essayait  de  se  donner 

1.  Cross,  Life  and  lellers  of  G.  Eliol,  p.  120.  Je  renvoie 
toujours  à  l'édition  en  un  volume.  (Blackvvood.) 


LA    RELIGION    DE   GEORGE    ELIOT  89 

elle-même  ce  que  les  personnes  religieuses  atten- 
dent de  Dieu  '.  » 

La  remarque  paraît  juste  et  nous  ne  devons  pas  la 
négliger.  Gardons-nous  cependant  d'exagérer  l'in- 
tensité de  cette  lutte  morale  dont  parle  Hutton  et 
dont  la  figure  de  G.  Eliot,  à  la  fois  majestueuse  et 
légèrement  tourmentée,  donne  par  moments  l'im- 
pression. Ces  dehors  austères  et  cette  façade  puri- 
taine indiquent  plus  de  gravité  que  de  vertu.  Pas 
plus  que  la  frivolité  naturelle,  une  certaine  facilité 
innée  de  tout  prendre  au  sérieux  n'exige  un  long 
apprentissage,  et  il  n'est  pas  évident  que  ce  don  de 
naissance  apporte  avec  soi  la  promesse  d'un  avance- 
ment rapide  dans  cette  carrière  où  le  progrès  se  me- 
sure à  la  vivacité  et  à  la  générosité  de  l'effort. 

A  Dieu  ne  plaise  cependant  que  je  réduise  la  vertu 
de  G.  Eliot  à  des  apparences  et  encore  moins  que  je 
songe  à  évoquer  un  souvenir  triste  que  ses  amis 
veulent  oublier.  Si  elle  n'a  pas  eu  la  passion  héroï- 
que du  bien,  elle  en  a  eu  le  souci  presque  constant, 
et  cette  préoccupation  qui  exigeait  d'elle  une  in- 
quiète surveillance  sur  ses  actes,  a  pu  mettre  en- 
core moins  de  liant  dans  ses  gestes  et,  dans  toute 
son  allure  moins  d'abandon.  Je  voulais  seulement 
montrer  que  par  cette  demi-sévérité  et  contrainte 
naturelle,  par  ce  besoin  de  correction,  par  tant 
d'autres  signes  enfin,  elle  se  rattache  à  la  race  aus- 
tère, triste  et  un  peu  massive  dont  elle  sort.  Chré- 
tienne ou  incroyante,  vertueuse  ou  non,  j'ai  simple- 
ment voulu  dire,  avec  cette  jeune  fille  de  Genève, 
que,  avec  elle,  il  fallait  rompre  une  première  glace, 

1.  R.  H.  Hutton,  Some  english  guides,  p.  297. 


90  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

et  que,  pour  être  pris  par  elle,  il  fallait  «  la  regarder 
dans  les  yeux  ». 

Il  semble  bien  en  effet  que  de  tout  ce  qu'il  y  avait 
d'ardeur  et  de  passion  chez  G.  Eliot,  ses  grands  yeux 
seuls  aient  laissé  voir  quelque  chose.  Ici  encore,  ne 
nous  laissons  pas  égarer  par  le  fantôme  de  ses  hé- 
roïnes et  surtout  de  Maggie.  Pas  n'est  besoin  de 
pénétrer  bien  avant  dans  cette  âme  pour  trouver  un 
solide  fondement  de  sérénité,  d'équilibre  et  de  me- 
sure. Mais  en  revanche,  elle  eut  toujours  ce  tumulte 
de  sensibilité  qui  donne  aux  autres  et  parfois  nous 
donne  à  nous-mêmes  l'illusion  des  grandes  passions, 
ce  frémissement  que,  encore  enfant,  la  lecture  de 
Rousseau  faisait  courir  dans  ses  veines  et  qui  long- 
temps après,  communiqué  à  sa  plume  et  merveilleu- 
sement transformé  devait  nous  causer  tant  de  plai- 
sir. 

Au-dessous  de  cette  surface  changeante,  vite  trou- 
blée et  vite  calmée,  circule  presque  sans  interruption 
et  sans  fièvre  un  large  courant  de  tendresse.  Qu'on 
me  laisse,  tant  la  remarque  importe  à  la  ressem- 
blance du  portrait,  qu'on  me  laisse  redire  qu'il  ne 
s'agit  pas  ici  de  cette  «  sensibilité  passionnée  «  dont 
parlent  trop  souvent  ses  biographes  et  que  d'ailleurs 
ses  romans  à  elle,  bien  compris,  n'évoquent  presque 
jamais.  Sous  sa  plume  les  sentiments  les  plus  exal- 
tés se  transforment  bientôt  en  une  douceur  mater- 
nelle et  elle  échoue  d'ordinaire  dans  la  peinture  de 
l'amour.  «  Notre  vie  va  son  petit  train,  écrivait-elle 
à  M.  d'Albert  en  1862,  et  nous  sommes  absorbés  par 
notre  travail  et  nos  affections  du  coin  du  feu.  Dans 
ce  monde  où  tant  de  gens  ont  à  lutter  et  à  souffrir, 
il  semble  que  nous  ayons  plus  que  notre  part  de 


LA    HELIGION    DE   GEORGE   ELIOT  9t 

prospérité  el  de  bonheur.  C-ette  fin  d'année  me  laisse 
plus  que  jamais  heureuse  de  vivre,  bien  que  ma  jeu- 
nesse soit  finie.  L'étude  est  un  plaisir  plus  vif  que 
jamais,  et  les  affections,  loin  de  s'émousser  avec 
l'âge,  deviennent  plus  vives  ou  du  moins  leur  viva- 
cité que  Végoïsme  des  Jeunes  avidités  ne  trouble  plus- 
paraît  plus  active  '.  » 

Que  voilà  un  précieux  témoignage  et  combien 
cette  petite  ligne  tranquille  sur  Vegoism  of  young^ 
cravings  nous  donne  raison  !  De  grandes  passions, 
même  éteintes,  ne  promèneraient  pas  sur  le  passé 
un  aussi  calme  regard  et  ne  discerneraient  pas  si 
bien  la  part  d'égoïsme  qui  se  mêlait  alors  à  leurs 
plus  belles  ardeurs.  En  vérité  à  l'heure  même  où 
ces  jeunes  avidités  furent  le  plus  affamées,  je  crois 
bien  que  G.  Eliot  resta  comme  toujours  plus  affec- 
tueuse, plus  tendre  que  passionnée.  Appuyons  sur 
ce  trait  si  nous  voulons  comprendre  l'évolution  reli- 
gieuse de  G.  Eliot,  la  genèse  de  sa  doctrine,  et  ce 
que  James  Darmesteter,  fidèle  entre  les  fidèles,  appe- 
lait «  la  tragédie  intérieure  d'une  des  âmes  de  femme 
les  plus  puissantes  et  les  plus  nobles  que  le  siècle 
ait  produites  -  ».  Ou  je  me  trompe  fort,  ou  il  n'yapas- 
eu  de  tragédie. 


I 


George  Eliot  a  mis  beaucoup  de  temps  avant  d'être 
heureuse.  On  peut  marquer  nettement,  d'après  ses 
lettres,  la  date  où  le  bonheur  commence  à  entrer 

1.  Cross,  p.  357. 

2,  James  Datmesteteb,  Nouvelles  éludes  anglaises. 


92  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

dans  sa  vie,  et  il  est  surprenant  qu'aucun  de  ses  bio- 
graphes n'y  ait  pris  garde.  C'est  de  1849  à  i85o  pen- 
dant les  huit  mois  qu'elle  passa  à  Genève.  Elle  avait 
alors  trente  ans.  Une  fois  heureuse  d'ailleurs,  et  ce 
sera  peut-être  pour  plusieurs  une  déception  ou  une 
surprise,  elle  le  restera  en  somme  jusqu'au  bout. 
L'enfance  avait  été  grise,  grise  aussi  la  première 
jeunesse.  Ce  joli  titre  du  chapitre  où  elle  raconte 
l'entrée  prématurée  de  Tom  et  de  Maggie  dans  la 
vie  réelle  :  in  ivhich  the  golden  gâtes  are  passée! ;  le 
passage  des  portes  d'or,  ce  joli  titre  est  une  trouvaille 
d'artiste  et  un  sacritice  à  l'opinion  courante;  mais 
son  expérience,  à  elle,  rend  décidément  un  autre  son. 
«  Peu  de  femmes,  je  le  crains,  écrit-elle  dans  son 
journal  pendant  la  dernière  nuit  de  1857;  peu  de 
femmes  ont  eu  autant  que  moi  des  raisons  de  penser 
que  les  longues  années  de  leur  triste  jeunesse  valaient 
la  peine  d'être  vécues  pour  le  bonheur  de  l'âge  mûr  ^  » 
En  i844:  à  vingt-trois  ans,  moins  loin  encore  du  «  pas- 
sage des  portes  d'or,  »  elle  disait  à  une  amie  avec 
une  amertume  plus  vive  :  «  Il  nous  faut  tant  d'années 
pour  apprendre  à  être  heureux  !  Je  commence  tout 
juste  à  faire  quelque  progrès  dans  cette  science... 
Jamais  je  ne  me  résoudrai  à  croire  que  nos  plus 
jeunes  années  soient  les  plus  heureuse^.  L'enfance 
n'est  le  beau  temps  de  la  vie  que  de  loin,  dans  le  sou- 
venir. Pour  l'enfant,  elle  est  remplie  de  gros  chagrins 
dont  la  signification  lui  reste  inconnue.  Rappelez- 
vous,  coliques,  coqueluche,  et  la  peur  des  revenants, 
et  l'enfer,  et  le  diable  et,  au  ciel,  un  Dieu  qui  se  met 
en  colère  parce  qu'on  voudrait  manger  trop  de  plam 

1.  Cross,  p.  235 


LA.   RELIGtON    DE   GEORGE   ELIOT  93 

cake.  Chose  pire  encore,  ce  chagrin  des  personnes 
âgées,  auquel  on  assiste  sans  y  rien  comprendre.  Tout 
cela  pour  prouver  que  nous  sommes  bien  plus  heu- 
reux que  quand  nous  avions  sept  ans,  et  que,  à  qua- 
rante, nous  le  serons  plus  qu'aujourd'hui  '.  » 

Manifestement,  elle  ne  parle  pas  ici  que  d'elle 
seule.  Dans  sa  pensée,  la  plupart  des  parents  et  des 
éducateurs  ne  prennent  pas  assez  garde  à  ce  sérieux 
«  des  chagrins  de  l'enfance,  alors  que  la  peine  est 
chose  nouvelle  et  surprenante,  que  l'espérance  n'a 
pas  encore  d'ailes  pour  voler  par-dessus  les  jours  et 
les  semaines,  et  que  l'espace  d'un  été  à  l'autre  paraît 
infini  -  ».  Mais  cette  commune  expérience  que,  deve- 
nus hommes,  tant  d'autres  oublient,  elle  l'a  faite 
sans  doute  avec  une  intensité  et  une  clairvoyance 
particulières,  Je  n'en  veux  accuser  ni  son  excellent 
homme  de  père,  qui  avait  une  prédilection  pour  la 
petite  Marie-Anne,  ni  sa  mère  morte  si  tôt,  ni  même 
son  frère  Isaac,  bon  garçon  après  tout,  bien  qu'il  lui 
ait  peut-être  rappelé  trop  souvent  qu'elle  n'était 
qu'une  petite  fille,  et  qu'il  n'ait  pas  supporté  ses 
caresses  avec  assez  de  patience.  La  faute  n'en  est  à 
personne,  pas  même  à  la  monotonie  du  cadre  cam- 
pagnard de  celte  jeunesse.  Partout  ailleurs,  G.  Eliot, 
entre  douze  et  vingt  ans,  eût  souffert  du  Ilot  de  sen- 
timents mal  définis  et  d'inquiètes  curiosités  qui  se 
contrariaient  en  elle.  Tête  et  cœur  fermentèrent  à 
la  fois  chez  elle,  et  lorsque  rien  ne  pouvait  encore 
leur  répondre.  Elle  a  lu  trop  tôtWalter  Scott  et  cette 


1.  Cross,  p.  75.  Cf.  aussi Z)a/î/e/  Deronda,  book  II,  ch.  XVI, 
XVII. 

2.  ThemillontheFloss,  book  I,  cb.  VII. 


^4  L  INQUIETUDE    UELIGIEUSE 

histoire  du  diable  de  Daniel  de  Foë,  que  sans  doute 
on  lui  avait  donnée  pour  les  images.  Je  n'entends 
pas  insinuer  qu'elle  ait  été  le  moins  du  monde  un 
enfant  prodige.  A  Dieu  ne  plaise  et  bien  au  contraire 
on  remarque  déjà  chez  elle  une  certaine  lenteur  mas- 
sive et  puissante  qui  caractérisera  toujours  le  travail 
de  son  esprit.  Elle  fut  précoce  d'aspirations  plus  que 
de  succès,  et  cela  même  dut  contribuer  à  la  tristesse 
•de  ses  débuts.  Trop  de  commencements  d'idées,  trop 
de  questions  vaguement  pressenties  et  qu'elle  ne 
posait  pas  encore,  se  mêlaient  confusément  dans  son 
intelligence,  et  trop  de  fatigue  accompagnait  chez 
■elle  l'élaboration  inconsciente  de  la  philosophie 
d'Adam  Bède  et  de  Middlemarch. 

La  sensibilité  ne  fut  ni  moins  avide  ni  mieux  satis- 
faite. La  mile  wench  qui  veut  lire  comme  une 
grande  personne,  demande  qu'on  la  caresse  comme 
une  enfant.  Jeune  fille,  jeune  femme,  sexagénaire, 
ce  sera  toujours  le  même  irrésistible  besoin.  «  De 
bonne  heure,  dit  M.  Cross,  —  celui-là  môme  que 
G.  Eliot  épousa  après  la  mort  de  Lewes,  —  on 
remarqua  ce  trait  distinctif  de  toute  sa  vie,  la  pas- 
sion d'avoir  quelqu'un  pour  qui  elle  fût  toutes  cho- 
ses et  qui  fût  toutes  choses  pour  elle  '.  »  Cela  est 
vrai,  mais  nous  verrons  comment,  plus  tard,  une 
sagesse  très  apaisée,  très  résignée,  réglera  cette 
exigence.  Pour  son  cœur  aussi  bien  que  pour  son 
intelligence,  la  période  critique  et  douloureuse  est 
encore  celle  de  l'enfance  et  de  la  jeunesse.  Elle  qui 
plus  tard  ne  sera  romanesque  qu'à  fleur  d'imagina- 
tion  et  d'esprit,   elle   n'a  peut-être  jamais   connu 

1.  Cross,  p.  8. 


LA    HELIGIO.N    DE    GEOUGE    ELIOT  95 

<l'aussi  près  «  les  passions  de  Tamour  »  que  dans 
ces  années  de  contrainte  et  de  solitude,  où  la  petite 
Magpfie  cherchait  en  vain  une  explication  «  des 
duretés  de  la  vie  réelle  »  et  se  demandait,  avec 
angoisse,  s'il  n'y  aurait  jamais  pour  elle  ici-bas  «  un 
peu  d'amour  caressant  et  de  tendresse  ^  ». 

Cette  souffrance  était  aiguisée  par  une  défiance 
instinctive  dont  G.  Eliot  ne  se  guérira  jamais.  S'est- 
«11e  rendu  compte  trop  jeune  qu'elle  n'était  pas  jolie, 
a-t-on  pensé  que  cet  enfant,  un  peu  bizarre  et  si 
curieuse  de  ce  qu'il  y  a  dans  les  livres,  avait  besoin 
moins  que  les  autres  des  marques  extérieures  d'affec- 
tion, quoiqu'il  en  soit  Marie- Anne  avait  une  diffi- 
culté extrême  à  croire  qu'on  se  souciât  d'elle  et  que 
vraiment  on  l'aimât  Plus  tard,  dans  ses  lettres,  rien 
n'est  plus  frappant  que  son  attitude  en  face  des 
plus  anciennes  et  des  plus  chères  amitiés.  Elle 
attend  toujours  une  alerte,  elle  est  toujours  prête  à 
trouver  naturel  qu'on  renonce  à  elle.  «  Je  ne  puis 
m'empècher  de  ne  pas  croire  qu'on  m'aime,  écrivit- 
elle  en  1857,  à  une  très  fidèle  amie,  V incrédulité  est 
dans  ma  nature,  il  n'y  a  pas  de  fourche  qui  puisse  la 
mettre  dehors  pour  toujours.  C'est  si  étrange, 
qu'en  revenant  sur  notre  passé,  vous  puissiez  penser 
à  moi  avec  plaisir  ^.  »  Elle  a  souligné  ce  moi.  A  la 
même  amie,  deux  ans  après,  elle  disait  encore  : 
«  Vous  savez  qu'il  m'arrive  de  blasphémer  contre 
l'amitié  et  de  croire   que  je  n'ai  jamais   été  assez 


1.  The  need  of  some  tender  and  demonstralive  love.  The  mill 
on  Ihe  Floss,  book  IV,  chap.  III.  Cf.  Middlemarch,  book  II, 
ch.  XX  :  Those  childlike  caresses  which  are  ihe  beat  of  every 
sweet  woman. 

2.  Cross,  pp.  229,  230. 


96  L  INQUILTLDE    RELIGIEUSE 

bonne  et  attirante  pour  mériter  une  petite  part  de  la 
bonne  et  pure  alTection  qu'on  peut  trouver  en  ce 
monde  '.  »  Enfin,  au  moment  de  la  dernière  sur- 
prise qu'elle  ait  faite  à  ses  amis,  elle  semble  prendre 
elle-même  les  devants,  et  rendre  presque  leur  parole 
à  ceux  que  son  mariage  avec  M.  Cross  détacherait 
d'elle.  «  Qui  vous  remplacerait  dans  mon  cœur  ?  Et 
pourtant  si  vous  vous  sentiez  éloignée  de  moi,  je  ne 
saurais  concevoir  aucune  amertune.  Ce  détachement 
est  si  naturel  lorsqu'un  ami  ne  répond  pas  à  ce  qu'on 
s'était  habitué  à  attendre  de  lui  -.  » 

Gardons-nous  de  prendre  cette  observation  au  tra- 
gique. L'allure  môme  de  ces  dilTérents  témoignages 
nous  le  défend.  Avec  le  temps,  avec  le  bonheur, 
cette  naturelle  défiance,  gêne  plutôt  que  blessure, 
lui  est  simplement  pénible  el,  sans  doute,  elle  ne 
souffrit  jamais  autant  que  dans  ses  vingt  ou  trente 
premières  années  où  elle  se  cherchait  elle-même  et 
préparait,  dans  une  avidité  excessive,  la  calme  rési- 
gnation des  joies  de  son  âge  mur. 

Les  occupations  du  ménage  dont  elle  eut  la  charge 
assez  jeune,  et  qu'elle  remplissait  d'ailleurs  avec  le 
soin  minutieux  qu'elle  apportait  à  toutes  choses,  la 
sottise  épaisse  de  plusieurs  personnes  de  son  entou- 
rage, ajoutaient  aussi,  je  pense,  à  l'irritation  con- 
tenue et  à  l'ennui  de  Marie-Anne.  La  remarque  est 
d'autant  moins  à  négliger,  qu'ici  encore  nous  pre- 
nons sur  le  vif  la  lente  formation  de  son  caractère, 
de  son  talent  et  de  sa  doctrine.  Comme  tout  le  reste, 
ces  impressions  vont  se  pacifier  peu  à  peu.  Après 


1.  Cross,  p.  262. 

2.  Ib.,  p.  614. 


LA    RELIGION    DE   GEORGE   ELIOT  97 

celle  première  révolte,  légèrement  romanlique, 
conlre  la  prose  de  chaque  jour,  G.  Eliot  arrivera  à 
plus  de  bienveillance  et  de  justice.  On  cherchera  en 
vain  plus  tard  quelque  trace  d'aigreur  ou  de  ran- 
cune dans  ces  romans  où  elle  écrira  le  poème  de 
l'insignifiance  de  certains  esprits  de  femme  et  oi^i 
elle  racontera,  avec  tant  d'iudulgence  amusée, 
presque  attendrie,  les  solennels  enfantillages  de 
tante  Pullet,  de  la  vieille  Mme  Linnet  et  de  Monna 
Brigida.  Mais,  à  l'heure  où  nous  sommes,  niaiseries 
ou  duretés  pèsent  sur  le  cœur  et  l'imagination  de  la 
jeune  fille  ;  comme  Maggie,  elle  a  peut-être  quelque 
fois  tressailli  cruellement  quand,  au  beau  milieu 
d'une  lecture  captivante,  la  voix  de  son  père  inter- 
rompait brusquement  le  rêve  :  «  Eh  bien  !  Maggie, 
où  sont  mes  pantoufles,  faudra-t-il  que  j'aille  moi- 
môme  les  chercher  M  » 


II 


Pour  mieux  rattacher  aux  pages  les  plus  tou- 
chantes de  ses  livres,  les  réalités  de  sa  vie  intime, 
on  voudrait  que  dans  l'anxieuse  monotonie  de  cette 
jeunesse  tourmentée,  le  petit  clocher  de  Shepperton 
ait  sonné  pour  Marie-Anne  les  heures  douces,  le  re- 
cueillement, la  paix,  la  joie.  On  sait  bien  que  l'in- 
crédulité va  venir,  mais  il  paraîtrait  si  naturel  que 
l'église  couverte  de  lichens,  que  ces  fenêtres  gothi- 
ques formées  avec  des  débris  incohérents  d'anciens 
vitraux,  et  la  musique  de  la  Bible  anglaise,  et  même 

1.  The  inill  on  the  Floss,  111,3. 

II  7 


98  l'inquiétude  religieuse 

les  sermons  de  M.  Gilfil,  que  tout  le  décor  enfin  dé- 
licieusement fané  et  vénérable  du  vieil  anglicanisme 
ait  amené  ou  aidé,  chez  cette  jeune  fille  impression- 
nable et  sérieuse,  un  épanouissement  de  dévotion  et 
de  foi.  Beaucoup  Tout  dit  sans  prendre  la  peine 
d'appuyer  leur  dire,  tant  la  chose  leur  semblait 
claire.  Pour  moi  qui  certes  n'aurais  pas  demandé 
mieux  que  de  trouver  chez  elle  une  religiosité  très 
au-dessus  de  la  moyenne,  j'ai  pourtant  le  regret 
d'arriver  à  une  conclusion  toute  contraire.  L'his- 
toire de  la  crise  religieuse  qu'elle  traversa  à  vingt- 
deux  ans  ne  me  paraît  laisser  aucun  doute  sérieux  à 
cet  égard. 

Crise  religieuse  !  le  mot  est  un  peu  trop  fort. 
L'obsession  des  romans  de  G.  Eliot,  et  le  souvenir 
des  angoisses  par  où  nous  avons  vu  passer  d'autres 
«  victimes  du  doute  »  risque  de  nous  donner  le 
change.  Qu'on  ne  s'attende  pas  à  rencontrer  chez 
l'auteur  du  Moulin  sur  ta  Floss  et  de  Bomola,  d'abord 
une  sorte  de  nuit  de  Jouffroy,  puis,  jusqu'au  dernier 
jour,  des  sursauts  de  foi  renaissante.  Rien  de  tout 
cela.  Si  elle  était  née  deux  siècles  plus  tôt,  l'histoire 
religieuse  de  George  Eliot  tiendrait  en  aussi  peu  de 
lignes  que  celle  de  Shakspeare  ou  de  La  Fontaine  et 
aujourd'hui  même,  nous  n'aurions  pas  le  droit  de 
nous  arrêter  un  peu  longuement  à  ce  chapitre  si 
d'ailleurs  il  ne  nous  donnait  le  moyen  de  pénétrer 
plus  avant  son  caractère  et  de  suivre  de  plus  près  la 
marche  naturelle  de  ses  idées. 

Ce  n'est  pas  qu'elle  ne  se  soit  fait  à  cet  égard  de 
curieuses  illusions.  Dans  ces  années  de  tâtonnements 
et  d'efforts,  son  imagination  généreuse  a  cru,  pen- 
dant quelque  temps  à  une  vocation  de  sainteté.  «  Je 


L\    KELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  99 

dois  admettre,  écrivait-elle  en  i838,  —  et  ce  musi  a 
toute  une  saveur  de  lutte  et  d'immolation  ;  — je  dois 
admettre  que  les  plus  heureux  sont  ceux  dont  la  tête 
ne  fermente  pas  en  projets  de  bonheur  terrestre,  qui 
regardent  cette  vie  comme  un  simple  pèlerinage, 
non  comme  un  lieu  de  repos  et  de  plaisir.  Mais  dans 
ma  jeune  expérience  et  mon  étroite  sphère,  je  n'ai 
jamais  été  capable  d'atteindre  à  ce  résultat.  Comme 
Johnson  le  disait  pour  l'usage  du  vin,  l'abstinence 
totale  m'est  plus  facile  que  la  modération  '.  »  C'est 
si  artificiel,  c'est  si  peu  elle,  ce  détachement  de  la 
créature  ;  mais  elle  lutte,  elle  veut  avoir  raison  d'elle- 
même,  et,  comme  elle  dit  encore  dans  sa  langue 
apprise,  étouffer  «  les  révoltes  de  la  chair  et  du  sang  ». 
L'intéressant  déjà  est  que  en  pleine  ferveur,  le  sen- 
timent religieux  semble  se  concentrer  chez  elle  en 
un  effort  moral.  Quand  plus  tard  Dinah  Morris  prê- 
chera sur  la  place  de  Hayslope,  sa  religion  sera  plus 
affective,  plus  humaine.  La  jeune  méthodiste  par- 
lera, —  on  se  rappelle  avec  quelle  suavité,  —  de  ce 
Jésus  qui  «  pour  dire  aux  pauvres  de  bonnes  paroles 
est  descendu  du  ciel,  tout  comme  moi,  quand  j'étais 
une  petite  fille  ignorante,  je  croyais  que  M.  Wesley 
avait  fait  ».  Cette  forme  de  religion,  plus  immédiate- 
ment et  directement  religieuse,  si  l'on  peut  ainsi 
parler,  G.  Eliot  la  comprendra  plus  tard,  —  elle  qui 
a  tout  compris  —  mais  on  cherche  vainement  dans 
sa  propre  vie  intérieure  trace  de  sentiments  analo- 
ques.  L'effort,  la  tension  morale  semblent  déjà  tout 
dominer.  On  lui  a  dit  qu'elle  pourrait  atteindre  à  la 
sainteté  de  saint  Paul.  Folie,  peut-être,  mais  pour- 

1.  Cross,  p.  20. 


lUO  L  INQUIKTUDE    RELIGIEUSE 

quoi  pas  ?  «  Oh  I  si  nous  pouvions  ne  vivre  que  pour 
Téternité  et  cesser  de  nous  contenter  d'une  religion 
terre  à  terre  !  Oh  !  si  je  pouvais  mener  une  vie  aussi 
bienfaisante  que  M.  Wilberforce  I...  Puissé-je  deve- 
nir toute  sainte  !  Voici  que  j'aurai  bientôt  dix-neuf 
ans,  que  cet  anniversaire  me  soit  un  signal  de  ré- 
veil ^ .  » 

Ne  craignez  rien,  elle  descendra  de  ces  hauteurs. 
La  raideur  même  et  l'ambition  de  ses  désirs  nous  le 
promet.  Elle  est  encore  à  l'âge  où  Ton  dispose  sa 
vie  comme  un  drame  et  après  avoir  imaginé  d'autres 
aventures,  pour  l'instant  elle  s'exalte  devant  un  pro- 
gramme de  sainteté.  La  volonté  du  bien  qui  est  au 
plus  profond  de  sa  nature  et  que  nous  verrons  se 
fixer  peu  à  peu  à  un  degré  de  vertu  moyenne,  plus 
bourgeoise  qu'héroïque,  jette  maintenant  sa  gourme, 
s'exerce  et  s'épuise  en  des  rêves  trop  beaux.  Plus 
tard  George  Eliot  jugera  avec  son  habituelle  justesse 
cette  crise  artificielle  et  passagère,  elle  dira  com- 
ment cet  excès  même  en  la  soulevant  au-dessus 
d'elle-même  lui  fut  bon  et  d'ailleurs  elle  ne  fera  pas 
difficulté  d'avouer  ce  qui  se  mêlait  de  recherche 
personnelle  et  d'amour-propre  à  cet  efîort  vers  la 
perfection. 

Amenée  à  écouter  les  lointaines  vibrations  de  cette  voix 
[Vlmilalion).  Maggie  trouva  là  un  courage  et  une  espérance 
qui  la  soutinrent  pendant  des  années  de  solitude.  C'était  une 
foi  qui  lui  était  oflerte  à  l'heure  où  elle  avait  soif  d'espé- 
rance et  de  foi.  D'après  ce  que  vous  savez  d'elle,  vous  ne 
serez  pas  surpris  qu'elle  mît  quelque  exagération  opiniâtre, 
quelque  orgueil  impétueux  jusque  dans  son  renoncement  ; 

].  Cross,  p.  20. 


LA   RELIGION    DE   GEORGE   ELIOT  101 

sa  propre  vie  conîinnail  à  être  pour  elle  un  drame  et  elle 
entendait  jouer  son  rôle  avec  inlensilé  ^. 

Ne  souriez  pas  à  la  pensée  du  prochain  change- 
ment de  scène,  ne  comparez  pas  malicieusement  les 
lettres  laborieuses  et  surchauffées  de  la  jeune  fille, 
avec  la  morale,  certes  moins  ambitieuse,  que  G.  Eliot 
doit  prêcher  un  jour.  Ce  qu'elle  rêvait  ainsi,  Marie- 
Anne  a  essayé  pendant  des  mois,  pendant  des  années, 
de  le  traduire  en  acte.  Aux  autres  souffrances  d'une 
jeunesse  qui  trouvait  déjà  et  au  dedans  et  au  dehors 
tant  d'occasions  de  meurtrissures,  s'ajoutent  les  im- 
molations spontanées  et  les  sacrifices  volontaires. 
Elle  a  cherché  comme  Maggie  à  humilier  son  or- 
gueil, et,  chose  contre  laquelle  tous  ses  instincts  se 
révoltaient  invinciblement,  elle  a  peut-être  essayé, 
comme  Maggie  encore,  non  pas  simplement  de  sup- 
porter mais  presque  d'aimer  les  marques  extérieures 
de  froideur  et  de  dureté.  She  stroved  to  be  contented 
ivith  thaï  hardness  and  to  reqiiire  nothing.  Pour  ceux 
qui  la  connaissent,  cette  ligne  est  navrante  et  d'au- 
tant plus  qu'il  ne  semble  pas  qu'aucune  onction  reli- 
gieuse, ou  vraie  facilité  de  prière  ait  attendri  pour 
elle  la  sécheresse  de  cet  elïort.  Le  cœur  n'y  est  pas, 
ou  du  moins  il  n'y  a  été  qu'en  passant  et  jamais  à 
fond.  Chose  étrange,  G.  Eliot,  dans  sa  vie  intime,  ne 
semble  avoir  connu  de  l'Evangile  que  la  face  aus- 
tère. Elle  qui  a  conduit  Dinah  Morris  à  la  prison  de 
Stoniton  et  qui  a  placé  V Imitation  entre  les  mains 
de  Maggie  en  détresse  n'a  éprouvé  pour  elle-même, 
ni  la  suavité  de  la  foi  de  Dinah,  ni  la  ferveur  pas- 

1.  The  niill  on   the  Flnss,  bock   IV,    chap.  III.  Ce  chapitre 
est  d'une  extrême  importance. 


102  L  INyUIETLDli    RELIGIEUSE 

sionnée  des  prières  de  Maggie.  La  remarque  a  trop 
d'importance  pour  que  nous  puissions  nous  dispen- 
ser de  l'établir  sur  bonnes  preuves. 

On  connaît  cette  mémorable  aventure  :  Miss  Evans 
dépêchée  par  des  amis  communs,  comme  la  plus 
excellente  théologienne  du  pays  et  comme  une  con- 
troversiste  invincible,  à  une  famille  de  libres  pen- 
seurs, rendant  les  armes  au  bout  de  quelques  jours 
et  se  déclarant  vaincue.  Certes  tout  est  révélateur 
dans  cette  brusque  surprise,  d'abord  la  rapidité,  le 
coup  de  foudre  d'une  transformation  si  complète  et 
qui,  nous  le  savons,  devait  rester  définitive,  et  puis, 
et  surtout,  l'absence  totale  de  drame,  le  calme,  la 
rondeur,  le  sans-façon  avec  lequel  toute  l'histoire  a 
été  menée.  Histoire  tragique  à  force  de  ne  l'être  pas, 
à  force  de  ressembler  à  n'importe  quelle  de  ces  ac- 
tions indifférentes  que  nous  faisons  ou  défaisons 
tour  à  tour,  sans  qu'elles  comptent  dans  nos  jour- 
nées. Telle  quelle,  si  on  l'entend  bien,  on  ne  la 
trouvera  pas  moins  pathétique  que  le  Mystère  de 
Jésus  ou  que  la  petite  note,  douloureuse  et  confiante 
où  Scherer.  rappelant  au  Christ  la  visite  de  trois 
jours  que  celui-ci,  il  y  a  trois  ans,  lui  a  faite,  le  con- 
jure de  revenir  '. 

Chez  elle  rien  de  tout  cela,  rien  de  la  désolation 
de  Romola  à  l'heure  où  Savonarole  lui  manque,  rien 
qui  trahisse  le  déchirement  d'une  séparation  long- 

1.  «  Tu  étais  à  la  porte...  peut-être  était-ce  le  bruit  de  la 
rue  qui  m'empêchait  de  t'entendre...  Écoute...  déjà  ta  pré- 
sence a  illuminé  ma  cellule...  J'avais  bien  conscience  qu'il 
me  manquait  quelque  chose...  N'avais-tu  pas  déjà  demeuré 
une  fois  en  moi  ?  C'était  il  y  a  trois  ans,  tu  restas  trois 
jours.  Reviens  à  moi,  ô  mon  Seigneur!  »  O.  Gréard,  Edmond 
Scherer,  pp.  8.5,  86. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  103 

temps  recloulce,  enfin  cruellement  nécessaire,  rien 
qui  promette  pour  plus  tard  sinon  le  retour,  au 
moins  la  persévérante  tendresse  d'un  amour  qui 
veut  survivre  à  la  foi.  Lisez  plutôt  la  lettre  suivante, 
écrite  en  pleine  crise,  à  la  veille  du  pas  décisif. 

Tout  mon  être  a  été  absorbé  pendant  ces  derniers  jours 
par  la  plus  inléressanle  des  recherches.  A  quel  résultat  ces 
pensées  me  pourront  mener,  je  ne  sais  encore,  peut-être  à 
un  résultat  très  imprévu  pour  vous.  Mais  je  n'ai  d'autre 
désir  que  de  connaître  la  vérité,  d'autre  peur  que  de  rester 
cramponnée  à  l'erreur.  Laissez-moi  croire  qu'aucune  sépa- 
ration ne  nous  empêchera  de  nous  aimer,  et  espérer  que  vous 
ne  m'excommunierez  pas  pour  une  divergence  d'opinions. 
Demandez-vous,  à  l'avance,  quel  changement  vous  pourriez 
imaginer  en  moi  qui  vous  empêchât  de  venir  me  voir  à  Noël. 
Il  me  tarde  tant  d'avoir  une  amie  comme  vous,  toute  pour 
moi,  en  qui  je  puisse  me  décharger  du  fardeau  de  mes  pen- 
sées et  de  mes  doutes.  Car  je  suis  encore  seule,  quoique  si 
près  d'une  ville.  Mais  nous  avons  l'univers  à  qui  parler,  cet 
infini  où  nous  pouvons  porter  le  regard  de  nos  espérances, 
et  un  créateur  très  bon  et  très  sage  à  qui  nous  pouvons 
nous  confier,  lui  qui  nous  adonné  les  délices  inefïables  dont 
notre  raison,  notre  émotion,  nos  sensations  sont  les  sources 
immortelles. 

Quel  dommage  qu'à  côté  de  la  certitude  infaillible  et 
immuable  des  mathématiques,  les  doctrines  qui  importent 
le  plus  à  l'homme  soient  comme  enterrées  sous  un  amas 
d'ossements  au-dessus  desquels  gronde  et  aboie  la  contro- 
verse '. 

Elle  est  extraordinaire  cette  lettre,  de  calme,  de 
détachement  absolu  !  En  efïet,  la  recherche  si  inté- 
ressante dont    elle  parle,   ce  n'est  pas,  comme  on 

1.  Ckoss,  p.  46. 


lOi  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

pourrait  croire,  la  poursuite  d'un  problème  de  méca- 
nique ou  d'histoire,  mais  bien  la  question  de  savoir 
si,  oui  ou  non,  l'Évangile,  lu  de  plus  près,  rend  témoi- 
gnage à  la  divinité  de  Jésus-Christ.  Ce  travail,  dont 
la  simple  idée  aurait  bouleversé  l'âme  de  Dinah, 
Marie-Anne  Evans  l'entreprend,  le  conduit,  l'achève, 
dans  une  sérénité  presque  parfaite.  D'après  ce  que 
cette  lettre  dit  et  sous-entend,  on  voit  clairement  que 
la  question  est  déjà  résolue  pour  elle,  mais  loin  de 
s'arrêter  à  gémir  sur  la  ruine  imminente  de  sa  foi, 
G.  Eliot  regarde  joyeusement  vers  l'avenir,  et,  comme 
par  un  reste  d'habitude,  sa  pensée  à  peine  aftranchie 
croit  encore  à  la  nécessité  d'un  semblant  de  religion, 
elle  se  tourne  —  on  voit  avec  quelle  prompte  allé- 
gresse —  vers  cet  autre  temple  plus  vaste  où  Ton 
parle  à  l'Univers  et  oîi  on  contemple  l'Infini.  Quant 
au  soupir  qui  ferme  la  lettre,  il  ne  mérite  pas  qu'on 
s'y  arrête.  Marie-Anne  s'est  aperçue,  dirait-on,  que  le 
grand  changement  qui  s'accomplit  en  elle,  ne  l'a  pas 
assez  émue,  et  elle  se  tire  d'embarras  avec  un  regret 
de  convention  trop  abstrait,  trop  général  pour  indiquer 
une  vraie  souffrance.  Ni  l'anglicanisme  qu'elle  aban- 
donne, ni  la  religion  naturelle  où  elle  s'abrite  pour 
quelques  jours,  n'auront  jamais  eu  toute  son  âme. 
Dans  ce  court  débat  qui  s'achève,  rien  de  profond, 
de  vivant,  de  vraiment  elle,  n'est  engagé. 

Nous  ne  nous  attarderons  donc  pas  à  rechercher 
par  le  menu  quels  arguments  ont  eu  raison  de  cette 
moitié  de  foi.  M.  Bray,  son  hôte,  et  le  beau-frère 
de  M.  Bray,  Charles  Hennell,  lui  proposèrent  une 
explication  rationnelle  des  miracles  de  l'Évangile  et 
George  Eliot  s'inclina.  Elle  aurait  accepté  n'importe 
quelle  autre  objection,  d'apparence  critique,  formu- 


LA    RELIGION    DE   GEORGE    ELIOT  105 

lée  par  une  de  ces  intelligences  viriles,  auxquelles, 
sans  le  savoir,  elle  avait  besoin  de  s'appuyer.  Lorsque 
dans  la  barque  emportée  par  la  marée,  Stephen  or- 
donne à  Maggie  de  se  lever  et  de  couvrir  ses  épaules 
contre  la  fraîcheur  du  soir,  Maggie  obéit,  «  éprou- 
vant un  charme  inefl'able  à  s'entendre  dire  ce  qu'il 
faut  faire  et  à  avoir  quelqu'un  qui  décide  tout  pour 
elle.  »  En  écrivant  ces  lignes,  G.  Eliot  ne  songeait 
pas  sans  doute  à  la  fascination  intellectuelle  qu'exer- 
cèrent tour  à  tour  sur  elle  les  différents  maîtres  de 
son  esprit.  Cependant  il  n'est  que  juste  d'appliquer 
ce  passage  d'un  de  ses  romans  à  l'histoire  de  la 
brusque  crise  où  sa  foi  vient  de  sombrer.  Nul  ne  croit 
plus  que  moi  à  la  pénétration,  à  la  vigueur,  à  la  sin- 
cérité de  cette  magnifique  intelligence,  mais  je  ne 
mets  en  cloute  aucune  de  ces  qualités,  en  constatant 
qu'elle  a  reçu  toutes  faites  et  s'est  assimilé  de  toutes 
pièces  les  objections  que  ses  amis  lui  ont  passées. 
Combien  et  de  très  intelligents  et  de  très  sincères  ne 
vont  pas  autrement  soit  à  la  vérité,  soit  à  l'erreur. 
Chez  la  plupart  d'entre  nous,  la  raison  vraie  de  nos 
décisions  intellectuelles  ou  morales  n'est  pas  celle 
qui  semble  aux  yeux  d'autrui  et  à  nos  propres  yeux 
emporter  notre  assentiment  de  la  dernière  heure. 
L'histoire  d'une  conversion  consiste  à  montrer  le  se- 
cret travail  intérieur  qui  de  très  loin  prépare  ce  chan- 
gement, la  lente  désagrégation  d'une  doctrine  long- 
temps soutenue,  la  préparation  insensible  de  toute 
l'âme  à  une  nouvelle  façon  de  penser. 

Chez  G.  Eliot  ce  travail  datait  de  loin.  Certaines 
âmes  sont  naturellement  religieuses,  elles  ont  sans 
difficulté  le  goût  des  choses  pieuses,  la  facilité  de 
prier,  le  besoin  d'une  communication  familière  avec 


106  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

Dieu.  Semblable  en  ce  point  à  des  chrétiens  admi- 
rables, G.  Eliot  n'était  pas  de  ces  âmes,  mais  elle  se 
figura  par  malheur  que  l'essentiel  de  la  religion  con- 
sistait dans  une  attitude  de  l'esprit  et  du  cœur  à 
laquelle  elle-même  ne  pouvait  arriver  sans  se  contre- 
faire. C'est  le  prestige  du  protestantisme  et  c'est 
aussi  sa  faiblesse  que  cette  religion  pour  s'accorder 
avec  ses  origines  et  ses  principes  fondamentaux  doit 
être  presqueexclusivementintérieure.  Aristocratique, 
en  dépit  de  lui-même,  il  ne  saurait  convenir  qu'à  un 
nombre,  en  somme  peu  considérable,  d'être  choisis. 
Plus,  en  effet,  il  tend  à  se  détacher  des  formes  sacra- 
mentelles et  de  l'intermédiaire  du  prêtre,  plus  il  se 
restreint  à  certaines  natures  assez  hautes,  fortes  et 
saines  pour  se  passer  de  tout  appui  humain  dans 
leur  ascension  vers  le  parfait.  Certes,  rien  n'est  plus 
beau  que  de  réduire  ainsi  tout  le  drame  de  la  con- 
science, selon  la  formule  de  Newman  encore  angli- 
can, à  un  dialogue  entre  les  deux  seuls  personnages 
qui  comptent  pour  chacun  de  nous,  Dieu  et  nous- 
même.  Le  premier  acte  où  le  pèlerin  Christian  ré- 
veillé s'aperçoit  et  se  désole  de  l'absence  de  Dieu,  le 
second  où  il  cherche  cet  unique  bien,  le  troisième 
enfin  où  il  le  trouve,  personne  ne  peut  méconnaître 
la  grandeur  pathétique,  l'intérêt  poignant  de  cette 
sublime  aventure.  Mais  cela  ne  saurait  être  l'histoire 
de  tous.  Il  n'est  pas  exact  que  tout  le  monde  souffre 
ainsi  de  l'absence  de  Dieu,  —  j'entends  d'une  souf- 
france réelle,  —  et  il  est  encore  moins  exact  qu'une 
fois  blessé  de  la  conscience  de  cette  détresse,  il  soit 
facile  à  chacun  de  retrouver  la  grâce  absente. 

George  Eliot  n'avait  reçu  pour  sa  part  qu'une  très 
avare  mesure  de  ces  dons  et  facultés  naturelles  qui 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  107 

ouvrent  l'àrae  toute  grande,  toute  vibrante  aux  in- 
fluences religieuses,  et,  comme  dirait  Dinah  Morris, 
aux  «  visites  de  TEsprit  ».  «  Ce  que  l'œil  n'a  point 
vu,  ce  que  Toreille  n'a  pas  entendu  »  ne  pouvait  avoir 
pour  elle  qu'un  attrait  de  devoir  et  de  raison.  Pas- 
sionnément, de  toutes  les  forces  de  son  être,  elle 
s'intéresse  à  «  la  figure  de  ce  monde  »  dont  le  mys- 
tique tend  au  contraire  à  se  détacher.  Regarder,  re- 
garder encore  les  hommes  et  les  choses  qui  l'en- 
tourent, son  instinct  le  plus  spontané  la  mène,  la 
ramène  toujours  là.  Là  est  sa  vie,  son  activité  natu- 
relle, tellement  naturelle  que,  pendant  trente  ans, 
elle  s'y  est  livrée  sans  même  s'en  apercevoir.  Enfant 
et  jeune  fille,  fatiguée  d'autres  soucis,  tendue  vers 
d'autres  efforts,  elle  amassait  inconsciemment  et 
sans  joie  ces  trésors  d'images  qui  devaient  nourrir 
son  inspiration  pendant  si  longtemps.  «  Je  suis  toute 
prête,  disait-elle  en  1889,  à  pleurer  de  décourage- 
ment et  de  dépit,  à  la  pensée  que  je  suis  incapable  de 
comprendre  et  même  de  connaître  au  moins  quelques- 
uns  de  ces  objets  qui  s'offrent  à  notre  contemplation 
dans  les  livres  et  dans  la  vie  '.  »  Elle  avait  vingt 
ans  alors.  Jusqu'au  bout,  ce  goût  de  la  vie,  cette 
passion  de  prendre  le  monde  comme  un  spectacle,  la 
tiendra.  Nous  avons  d'elle,  presque  au  dernier  jour, 
un  mot  caractéristique.  Elle  a  perdu  Lewes  depuis 
quelques  mois,  elle  est  seule,  dans  ce  climat  de 
Londres  qui  l'accable  toujours  et  la  rend  malade, 
elle  ne  sort  pas,  elle  ne  voit  personne  et  cependant 
elle  écrit  : 

u  Je   vais  beaucoup    mieux  et  je  recommence  à 

1.  Cross,  p.  26. 


108  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

m'intéresser  à  cette  étrange  vie  que  nous  menons... 
/  am  agaîn  fînding  interest  in  this  wonderful  life  of 
ours  *.  Quelque  temps  après,  à  une  amie  qui 
était  allée  prendre  de  ses  nouvelles,  elle  répond 
<(  qu'elle  a  trop  à  faire  pour  être  malade,  et  puis  ce 
monde  est  si  intéressant  !  The  world  was  so  inten- 
sely  interesting  -  ». 

Tins  wonderful  life  !  so  interesting  !  n'est-ce  pas 
toujours,  à  travers  les  siècles,  le  mot  des  classiques. 
«  Tout  est  si  merveilleux,  chante  le  chœur  A'Anti- 
gone,  mais  l'homme  est  encore  plus  merveilleux.  » 
Miranda  s'écrie  à  son  tour  que  Ihumanité  est  belle 
à  regarder  : 

How  beaiileoiis  mankind  is  !   0  brave  new  world  ! 

et,  après,  Shakspeare,  un  autre  grand  enfant  que 
tout  amuse,  que  tout  ravit,  dira  d'un  mot  toute  sa 
philosophie  : 

Il  ne  m'est  rien 
Qui  ne  me  soit  souverain  bien. 

Cette  curiosité,  froide  et  dédaigneuse  chez  tant 
d'autres,  s'humanise  chez  G.  Eliot  et  s'attendrit.  De 
ces  pauvres  êtres  dont  aucun  ridicule  ne  lui  échappe, 
femme  aimante  et  miséricordieuse,  elle  prend  pitié. 
Il  y  a  plus,  et  cela  va  l'attacher  davantage  encore  à 
la  terre.  Voici  en  effet  que  pour  les  avoir  vus  de 
près,  elle  les  aime  et  qu'elle  est  prête,  non  pas  pré- 
cisément à  leur  demander,  mais  à  recevoir  d'eux, 

1.  Cross,  p.  591. 

2.  Ibid.,  p.  593.  Cf.  aussi,  O.  BROWNrNG  (G.  Eliol),  p.  71,  une 
léLlre  à  Mme  Bodichon  :  /  do  wish  to  see  more  of  human  life. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  10!» 

rafrection  qu'ils  peuvent  donner.  C'est  peu  de  chose, 
elle  le  sait  bien,  mais  ce  peu  lui  est  cher.  «  J'ai  une 
joie  d'enfant,  écrit-elle,  devant  chaque  témoignage 
d'amitié  sincère  '.  »  «  Ce  matin,  —  le  malin  du  jour 
del'an  1878,  —  pendant  que  toute  malade  je  déjeunais 
mélancoliquement  dans  mon  lit,  une  gentille  créa- 
ture a  laissé  pour  moi  à  la  porte  un  beau  bouquet 
avec  ce  petit  mot  :  «  Que  chaque  année  vous  soit  de 
«  plus  en  plus  heureuse,  et  que  la  bénédiction  de  Dieu 
«  soit  toujours  sur  l'immortel  auteur  de  Silas  Mar- 
«  ner'-.  »  Aucune  de  ces  attentions  ne  passaitinaperçue 
et  de  son  côté,  G.  Eliot  se  prêtait  cordialement  à 
quiconque  venait  lui  demander  de  continuer  plus 
directement  l'apostolat  de  ses  livres.  Avec  la  joyeuse 
et  vaillante  tendresse  de  son  premier  compagnon, 
cela  suffît  en  somme  aux  besoins  de  sa  vie  aimante, 
elle  ne  songe  pas  à  chercher  plus  haut,  derrière  le 
voile,  une  affection  meilleure,  un  autre  usage  de 
son  cœur. 

J'en  ai  dit  assez  pour  que  l'on  s'étonne  moins  de 
voir  le  souci  de  l'au-delà  tenir  si  peu  de  place  dans 
l'existence  de  l'auteur  d'Adam  Bede.  Certes  les  traits 
de  caractère  que  nous  venons  de  parcourir  ne  sont 
pas  fatalement  incompatibles  avecl'intensité  du  sen- 
timent religieux.  Pour  ne  pas  quitter  le  siècle  et  le 
pays  de  G.  Eliot,  Gordon  nous  le  montre  bien,  ce 
Chinese  Gordon  si  occupé,  si  amusé  du  prodigieux 
spectacle  qui  se  déroule  incessamment  à  ses  yeux,  et 
en  même  temps  absorbé  par  le  travail  de  la  vie  inté- 
rieure, avide  d'un  commerce  direct  et  familier  avec 


1.  Cross,  p.  258. 

2.  Ibid..  p.  506. 


110  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Dieu.  Mais  de  telles  âmessont  rares  et,  au  plus  grand 
nombre,  le  programme  d'une  religion  exclusivement 
individuelle,  les  expériences  personnelles,  l'ardente 
et  inquiète  poursuite  de  la  présence  sensible  de  Dieu 
ne  conviennent  pas.  Sur  ce  point-là,  George  Eliot  ne 
se  distinguait  point  de  la  foule.  Malheureusement, 
d'une  part  la  logique  de  son  credo  calviniste  et  de 
l'autre  certains  entraînements  méthodistes  de  son 
entourage,  exigeaient  d'elle  une  initiative  plus  com- 
pliquée. Loyalement,  et  sans  doute  aussi  par  cette 
ambition  d'excellence  qui  l'animait  alors,  elle  essaie 
d'entendre  les  voix  célestes  et  de  sentir  Dieu.  Effort 
d'autant  plus  vain  qu'elle  y  apporte  plus  d'assiduité 
et  de  contemplation.  J'ai  déjà  dit  qu'elle  ne  croyait 
pas  facilement  à  l'affection  et  il  faudrait  redire  sans 
fin  combien  elle  avait  besoin  de  caresses,  —  to  be 
/?e//ec/,  c'est  son  expression  favorite.  Eh  bien!  ce  Dieu, 
malgré  tout  si  loin  d'elle,  est  une  des  premières  ten- 
dresses dont  elle  ait  douté.  Oh  !  non  pas  douté  de 
façon  pathétique  \  et  de  cette  expérience  manquée, 
elle  est  revenue,  non  pas  encore  moins  croyante,  mais, 
toute  préparée  à  ne  plus  croire.  Quand  d'autres  vou- 
dront lui  démontrer  que  les  promesses  des  dogmes 
sont  un  leurre,  elle  n'aura  que  trop  de  facilité  à  lire, 
dans  ses  propres  souvenirs,  une  preuve  nouvelle,  et 
la  meilleure  pour  elle,  de  la  justesse  de  leurs  leçons. 

1.  Une  ligne  d'elle,  écrite  dans  les  dernières  années  de  sa 
vie,  évoque  peut-être  la  déception  et  la  fatigue  de  cet  effort. 
«  Il  a  prêché  contre  la  crainte,  dit-elle  à  propos  dun  prédi- 
cateur célèbre,  et  il  revenait  à  cette  idée  que  le  chrétien  élu 
offense  Dieu  quand  il  a  trop  peur  de  lui.  Mais  pas  un  ins- 
tant il  n'a  touché  la  vraie  cause  de  cette  crainte,  l'angoisse 
de  savoir  si  les  signes  d'une  élection  divine  se  trouvent 
vraiment  en  nous.  »  Cross,  p.  464. 


LA    RELIGION    DE   GEORGE    ELIOT  111 


III 


Toujours  à  son  insu,  une  autre  difficulté  fermen- 
tait en  elle  et  l'acheminait  depuis  longtemps  à  ac- 
cepter un  jour  sans  secousse  et  sans  résistance  les 
objections  du  rationalisme  contre  la  divinité  de  Jé- 
sus-Christ. Comme  cette  difficulté  contient  en  germe 
la  doctrine  que  G.  Eliot  va  bientôt  substituer  au 
christianisme,  il  est  nécessaire  d'en  indiquer  ici 
quelque  chose.  Un  jour  qu'on  lui  demandait  ce  qui 
avait  commencé  à  la  détacher  de  l'orthodoxie,  elle 
répondit  avec  une  vivacité  assez  insolite  chez  elle  : 
«  Oh  !  Walter  Scott  '  !  »  De  prime  abord,  on  ne 
voit  pas  bien  ce  que  le  grand  romancier  vient  faire 
ici.  Le  lien  est  logique  pourtant.  Très  curieux  de 
merveilleux,  et  peintre  excellent  du  fanatisme,  Wal- 
ter Scott  semble  ignorer  les  formes  plus  calmes  et 
plus  ordinaires  du  sentiment  religieux  ^.  Or  c'est  là 
précisément  ce  qui  suggéra  à  G.  Eliot  ces  premiers 
étonnements  qui,  tôt  ou  tard,  conduisent  au  doute 
un  esprit  comme  le  sien  •*. 

Voilà  donc  en  une  représentation  si  touchante  et 
si  vraie  de  la  vie  humaine  les  meilleures,  les  plus 
vertueux  des  personnages  chez  qui  aucune  influence 
dogmatique  n'est  sensible.  Morale  et  formules  de  foi, 
vertu  et  dévotion  seraient  donc  choses  distinctes  et 
séparables  qui  peuvent  sans  doute  se  rencontrer  en 


1.  Cross,  p.  48. 

2.  Cf.  R.  H.  HuTTON,  English  Guides,  p.  165. 

3.  Cette  impression  remonte,  chez  Marie-Anne,  à  l'âge  de 
treize  ans.  Cross,  p.  32. 


112  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

une  même  personne  mais  qui  ne  s'appellent  m  ne 
s'impliquent  nécessairement.  Sa  propre  expérience 
confirme  abondamment  ces  impressions  de  lecture. 
Ce  libre  penseur  qu'elle  est  allée  convertir,  M.  Bray, 
mais  c'est  un  excellent  homme,  cordialement  bon, 
désintéressé,  préoccupé  d'améliorer  le  sort  de  ses  ou- 
vriers. D'un  autre  côté,  chez  beaucoup,  la  religion, 
plaquée  du  dehors  sur  la  vie  morale,  ni  ne  la  sup- 
pose, ni  ne  l'entretient,  ni  ne  la  grandit.  Marie-Anne 
se  rappelait  avec  dégoût  telle  vieille  méthodiste  fidèle 
aux  visites  quotidiennes  de  l'Esprit  et  qui  pourtant 
ne  se  faisait  aucun  scrupule  de  mentir.  Qu'y  a-t-il  de 
réel  dans  la  foi  du  plus  grand  nombre  et  s'ils  ces- 
saient de  croire,  quel  changement  cela  entraînerait-il 
dans  leur  vie  ?  Bien  plus,  chez  ces  gens  d'église 
qu'elle  a  étudiés  de  si  près,  n'arrive-t-il  pas  souvent 
que,  soit  manie  routinière,  soit  hypocrisie  con- 
sciente, on  couvre  d'un  manteau  de  religion  les  petits 
calculs  de  l'égoïsme.  Plus  tard,  dans  ses  propres  ro- 
mans, et  notamment  dans  Middlemarch  \  elle  décrira 
sans  amertume  cette  comédie  de  gestes  et  de  paroles, 
cette  mimique  chrétienne  à  laquelle  rien  de  sérieux 
ne  correspond.  Mais  dans  la  prime  fugue  de  son  in- 
crédulité elle  se  montra  et  plus  exaltée  et  plus  dure. 
Encadrée  jusqu'alors  dans  les  dogmes  et  la  pratique 
religieuse,  puis  brusquement  affranchie,  sa  riche  na- 

1.  On  se  rappelle  l'éloquence  bi])lique  et  bourgeoise  de 
Mme  Bulstrode  qui  veut  empêcher  sa  nièce  d'épouser  un 
jeune  homme  sans  fortune. 

«  Sans  doute,  cette  vie  terrestre  n'est  pas  tout,  mais  c'est 
si  rare  de  trouver  un  médecin  religieux.  L'orgueil  de  l'es- 
prit les  pervertit...  et  puis,  il  ne  te  faut  pas  un  mari  pau- 
vre... avant  tout  nous  devons  chercher  le  royaume  de 
Dieu,  mais...  » 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  113 

ture  morale  se  redressait  clans  une  conscience  d'elle- 
même  un  peu  bien  superbe  et  prenait  volon- 
tiers, en  face  de  la  commune  vertu  ,  des  airs  de 
pitié  ou  de  défi.  «  Je  vous  le  dis,  —  criait-elle 
presque  à  un  ami  qui  vantait  devant  elle  l'influence 
moralisante  de  TÉvang-ile,  —  et  je  vous  le  dis  une 
fois  pour  toutes.  Ma  conduite  obéit  aujourd'hui  à  des 
considérations  bien  plus  hautes  et  je  me  fais  du  de- 
voir une  bien  plus  noble  idée  que  lorsque  je  croyais 
encore  à  l'Évangile  ' .  » 

Ses  amis  le  savent  bien,  la  vraie  G.  Eliot  ne  parle 
jamais  aussi  haut.  Mais  pour  le  moment,  elle  ne 
s'appartient  pas. 

Comme  beaucoup  de  convertis,  elle  s'excite  à  tout 
glorifier  de  sa  foi  nouvelle,  à  tout  mépriser  du  Credo 
qu'elle  abandonne.  Elle  se  compare  aux  croisés,  elle 
va  reprendre  aux  usurpateurs  le  tombeau  où  on  tient 
la  vérité  enchaînée.  Et  celle-ci  ressuscitera.  We 
shall  then  see  her  résurrection,  (c  Je  vis,  ajoute- 
t-elle,  des  moments  indicibles  -  !  » 

Quant  aux  Églises,  elles  n'ont  que  trop  duré.  Jadis, 
à  la  lecture  de  W.  Scott  et  au  spectacle  du  monde, 
elle  se  demandait  si  la  religion  était  le  fondement  né- 


1.  Cross,  p.  56. —A  ce  stage  intermédiaire  de  sa  pensée 
elle  rattache  encore  la  loi  morale  à  l'existence  d'un  Être 
suprême.  «  Bien  que  je  ne  puisse  reconnaître  comme  prin- 
cipes d'action  la  peur  d'une  vengeance  éternelle,  la  recon- 
naissance pour  la  prédestination  au  ciel,  ou  la  perspective 
des  récompenses  futures,  pourtant  j'admets  pleinement  que 
l'unique  ciel,  ici-bas  et  plus  tard,  se  trouve  dans  la  confor- 
mité avec  la  volonté  de  l'Être  suprême,  dans  un  perpétuel 
effort  vers  cet  idéal  de  perfection,  le  vrai  logos  qui  demeure 
dans  le  sein  d'un  Dieu  unique,  notre  père.  »  Ihid.,  p.  00.  Ce 
vague  théisme  va  s'évanouir  insensiblement. 

2.  Cross,  p.  65. 

II  <s 


lU  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

cessaire  de  la  morale.  Inquiétude  sérieuse  et  pro- 
fonde et  qui,  du  moins,  répondait  à  la  lente  évolution 
de  sa  propre  vie  intérieure.  Mais,  dans  les  fumées  de 
ces  semaines  d'exaltation  l'objection,  démesurément 
gonflée,  cesse  d'être  reconnaissable.  Entre  l'Évangile 
et  la  perfection,  elle  pense  découvrir  une  antinomie. 
«  Le  christianisme,  c'est  le  calvinisme,  écrit-elle,  et 
le  calvinisme,  c'est  l'égoïsme  ^  »  La  vertu  chré- 
tienne n'est  pas  assez  élevée  pour  regarder  le  bien  en 
face,  craintive  ou  intéressée,  il  faut  toujours  qu'elle 
louche  du  côté  de  l'enfer  ou  du  côté  du  ciel. 

Les  actes  suivent  les  paroles.  Marie-Anne  veut 
rompre  bruyamment  avec  l'anglicanisme.  Malgré  les 
instances  de  son  père,  elle  n'ira  plus  à  l'église,  le  di- 
manche. M.  Evans  se  désole,  se  fâche.  Marie-Anne 
disparaît  pendant  trois  semaines,  se  calme  et  revient. 
Encore  un  coup,  il  y  a  du  volcan  dans  tout  cela. 
Essais  tumultueux  de  ferveur  religieuse,  bouillonne- 
ment d'incrédulité  agressive,  cette  jeunesse  triste  et 
comprimée,  éclate  ainsi  par  moments  et  nous  étonne. 
Gardons-nous  de  juger  sur  de  tels  éclats  une  nature 
qui  se  cherche  elle-même  et  jusqu'ici  ne  s'est  pas  en- 
core révélée. 


IV 


On  se  tromperait,  je  crois,  en  attribuant  à  la  même 
ardeur  batailleuse,  une  œuvre  à  laquelle  elle  se  consa- 
cra vers  le  même  temps.  Une  amie,  forcée  de  renon- 
cer à  la  traduction  de  la  Vie  de  Jésus  de  Straus.s 
qu'elle  venait  d'entreprendre,  lui  passa  la  besogne  à 

1.  Cross,  p.  51. 


LA   RELIGION    DE   GEORGE    ELIOT  115 

peine  entamée.  Plus  tard  G.  Eliot  aurait  sans  doute 
hésité  à  populariser  un  livre  qui  pouvait  ébranler  la 
foi  de  plusieurs,  mais  rien  ne  montre  qu'en  acceptant 
ce  travail  elle  ait  obéi  surtout  à  une  pensée  de  pro- 
pagande. Elle  était  alors  presque  sans  ressources,  et 
cette  besogne  de  rencontre  lui  donnait  aussi  le  moyen 
d'utiliserde  vastes  lectures  et  de  s'assouplir  la  plume. 
Après  ce  que  nous  remarquions  tantôt  sur  les  limites 
de  sa  sensibilité  religieuse,  on  sera  moins  surpris  de 
la  paisible  indifférence  avec  laquelle  elle  attaque  ce 
grand  sujet.  La  fatigue  et  par  moment  le  dégoût 
dont  ses  lettres  nous  font  la  confidence  viennent 
presque  uniquement  de  la  difficulté  et  de  la  monoto- 
nie d'un  pareil  travail.  Pourtant,  vers  la  fin,  un  scru- 
pule l'arrête.  Son  cœur  et  sa  main  semblent  reculer. 
«  Miss  Evans  me  dit  qu'elle  est  malade  de  Strauss 
[Sirauss-sick],  écrit  Mme  Bray,  cela  lui  fait  mal  de 
disséquer  cette  merveilleuse  histoire  du  crucifiement 
et  il  ne  faut  rien  moins  pour  lui  donner  du  courage 
que  l'image  du  Christ  qui  est  devant  elle  *.  »  Ne 
vous  trompez  pas  à  cette  émotion  et  reconnaissez  une 
fois  encore  la  G.  Eliot  d'Adam  Bede  et  d^Amos  Bar- 
ton.  Elle  ne  pleure  pas  sur  sa  foi  évanouie,  mais  sur 
le  nouveau  et  plus  terrible  calvaire  où  la  critique  fait 
monter  le  Christ.  Car  déjà,  après  quelques  semaines 
d'injustice  et  d'oubli,  elle  se  reprend  à  aimer  l'his- 
toire unique  dont  l'humanité  s'est  enchantée  pendant 
de  longs  siècles,  la  divine  figure  de  celui  qui  n'est 
plus  pour  elle  qu'un  philosophe  ^,  mais  qui  —  force 
m'est  bien  de  répéter  ce  mot,  —  mais  qui  l'intéres- 

1.  Cross,   p.  82.  C'était  un  moulage   du   grand  Christ  de 
Thorwaldsen. 

2.  Ihid.,  p.  91. 


116  l'inquiétude  religieuse 

sera  toujours  ^  soit   en  lui-même,  soit  pour  l'im- 
mense foule  des  âmes  qui  vivent  encore  de  lui. 

D'ailleurs  la  religion  nouvelle  —  tout  humaine 
celle-ci  —  qui  s'élaborait  parmi  les  ruines  de  sa  foi 
chrétienne,  lui  commandait  non  seulement  plus  de 
réserve  et  de  respect,  mais  plus  d'intelligente  sym- 
pathie. «  Quel  qu'ait  pu  être  mon  développement, 
dira-t-elle  un  jour,  il  ne  m'a  jamais  conduit  au 
manque  de  respect  et  au  mépris  pour  ce  que  les 
autres  intelligences  pourraient  m 'offrir  2.  »  Vite  re- 
venue de  ces  accès  où  tantôt  nous  ne  voulions  pas  la 
reconnaître,  elle  entrevoyait  —  toujours  au-dessus 
des  dogmes,  mais  maintenant  sans  plus  les  exclure, 
—  un  terrain  d'entente  où  les  âmes  de  bonne  volonté 
pourraient  se  rencontrer. 

C'est  le  sort  de  presque  tous  ceux  qui  modifient  leurs 
idées  religieuses  dans  leur  jeunesse.  Le  premier  élan  d'un 
esprit  jeune  et  ingénu  le  porte  à  se  détourner  violemment 
(le  tout  ce  qui  lui  paraît  garder  la  moindre  trace  d'erreur. 
Knthousiasme  et  magnifiques  espoirs  de  celui  qui  vient  à 
peine  d'être  arraché  au  lit  de  Procuste  des  dogmes  où  il 
était  torturé  depuis  ses  premières  pensées  !  Une  fois  pleine- 
ment libres  de  nos  membres,  nous  nous  promettons  des 
courses  splendides  à  ce  grand  air  fortifiant  de  l'indépen- 
dance. Nous  découvrirons  bientôt,  pensons-nous,  quelque 
chose  de  positif,  non  seulement  qui  compense  ce  que  nous 
avons  perdu,  mais  encore  que  nous  puissions  répandre 
autour  de  nous  dans  le  plus  fervent  des  prosélytismes.  Un 
an  ou  deux  de  réflexion  et  l'expérience  de  notre  lamentable 
faiblesse  qui  a  tant  de  peine  à  se  passer  des  béquilles  de  la 

1.  Elle  détestait  les  rues  trop  bruyantes  et  disait  qu'elle 
ne  consentirait  à  se  mêler  à  cette  foule  que  pour  voir  un 
second  Jésus.  Cross,  p.  64. 

2.  Ibid.,  p.  388. 


L.V    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  117 

superstition,  c'en  est  assez  pour  changer  d'avis...  Nous 
renonçons  à  la  chimère  de  mettre  d'accord  les  intelligences, 
et  comme  seul  lien  possible  d'union  universelle,  nous  nous 
tournons  vers  les  vérités  de  sentiment.  Ces  erreurs  de 
Tesprit  contre  lesquelles  nous  étions  partis  en  guerre,  nous 
figurant  qu'elles  n'étaient  que  des  parasites  de  l'âme  vivante, 
nous  entrevoyons  maintenant  qu'on  ne  les  arrache  pas 
brusquement  sans  détruire  aussi  la  vie  elle-même.  Pour  les 
individus  comme  pour  les  nations,  les  seules  révolutions 
inoffensives  sont  celles  qui  répondent  à  des  besoins  que 
leur  progrès  personnel  a  fait  naître.  C'est  le  fanatisme  de  la 
libre  pensée  d'imaginer  qu'on  a  une  panacée  pour  le  genre 
humain  et  de  dire  à  tout  venant  :  «  Avalez  mon  système  et 
vous  serez  guéri...  »  Essayons  donc,  non  pas  de  comprendre 
nos  sentiments,  mais  de  les  mettre  en  harmonie  avec  ceux 
de  nos  pères,  qui  peuvent  moins  bien  raisonner  que  nous, 
mais  souvent  se  montrent  plus  riches  en  vrais  fruits  de 
foii. 

Je  n'ai  pas  craint  de  citer  un  long  fragment  de 
cette  lettre  deux  fois  remarquable  parce  qu'elle  a  été 
écrite  par  une  incrédule  de  vingt-trois  ans,  et  parce 
qu'elle  éclaire  si  bien  les  futurs  romans  de  G.  Eliot. 
En  1859,  elle  écrivait  dans  le  même  sens  à  ses  amis 
de  Genève  : 

Dix  ans  d'expérience  changent  beaucoup  de  choses  au 
fond  de  nous.  Je  n'ai  plus  ombre  d'animosité  contre  aucune 
de  ces  fois  religieuses  qui  ont  servi  d'expression  à  la  souf- 
france humaine  et  à  l'instinct  qu'ont  les  hommes  pour  une 
vie  plus  pure.  Tout  au  contraire.  Aujourd'hui  ma  sympathie 
fait  taire  les  objections  de  ma  raison.  Je  ne  suis  pas  revenue 
au  christianisme  dogmatique...  mais  je   vois  en  lui  le  plus 

1.  Cross,  pp.  73,  74. 

2.  Ibid.,  p.  298. 


118  L  INQUIÉTUDE    RELIGIEUSE 

haut  symbole  du  sentiment  religieux  que  l'histoire  de 
Thumanité  ait  connu,  et,  je  m'intéresse  ardemment  à  la  vie 
intérieure  des  chrétiens  sincères  de  tous  les  temps.  Je  n'ose 
plus  condamner  catégoriquement  beaucoup  de  choses  contre 
lesquelles  je  me  révoltais,  il  y  a  dix  ans.  Je  me  trouve 
aujourd'hui  trop  ignorante  et  d'une  sensibilité  morale  trop 
limitée. 

Si  elle  parle  ainsi  ce  n'est  pas  uniquement  pour  se 
séparer  des  libres  penseurs  que,  pris  en  masse,  elle 
n'aime  guère  '  ou  pour  rompre  plus  complètement 
avec  ((  Tintolérance,  soi-disant  philosophique,  la  plus 
odieuse  de  toutes-  ».  Elle  reconnaît  maintenant 
avec  une  conviction  profonde  «  Tefficacité  morale 
que  donne  toute  foi  sincère  et  la  rouille  spirituelle 
qu'entraîne  le  manque  de  foi  ^  ».  Qui  sait  même  si, 
pour  être  compris  et  pratiqué  du  plus  grand  nombre, 
l'idéal  moral  ne  doit  pas  descendre  des  abstractions, 
s'humaniser,  s'incarner  dans  la  volonté  souveraine 
d'un  Dieu  très  puissant  et  très  bon  ?  Et  comment 
ferait  la  bonne  Dolly  Winthrop  si  une  théologie  som- 
maire et  confiante  n'éclairait  pour  elle  les  obscu- 
rités du  chemin  ? 

Eh  bien  !  maître  Marner,  il  n'est  jamais  trop  tard  pour 
changer  de  conduite.  Vous  qui  n'avez  jamais  mis  les  pieds 
à  l'église,  on  ne  peut  pas  imaginer  le  bien  que  ça  vous  ferait 
d'y  aller.  Car,  moi,  je  me  trouve  plus  heureuse  et  plus 
rassurée  que  jamais,  quand  j'y  suis  allée  et  que  j'ai  entendu 
les  prières  et  les  cantiques  à  la  louange  de  Dieu  comme 
M .  Macey  les  entonne,  et  les  bonnes  paroles  de  Crackenthorp. 
Surtout  les  jours  de  communion  I  Si  quelque  ennui  m'arrive, 

1.  Cross,  p.  356. 

2.  Ihid.,  p.  213. 

3.  Ibid.,  p.  356.  T/ie  spiritual  blighl  Ihal  cornes  wilh  nofaith. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  119 

je  sens  que  je  pourrai  le  supporter,  car  j'ai  cherché  secours 
au  bon  endroit  et  je  me  suis  abandonnée  à  ceux  à  qui,  en  fin 
de  compte,  il  faudra  bien  nous  abandonner  un  jour  ^ 

Religion  pour  le  peuple,  dira-t-on.  Non  pas,  et  la 
fière  Romola  elle-même  fera  taire  son  orgueil  pour 
demander  une  règle  de  conduite  à  Savonarole. 

Les  dogmes  lui  importaient  peu  et  elle  n'avait  aucun  goût 
pour  les  prophéties  du  Père...  elle  lui  avait  soumis  son 
esprit  et  était  entrée  en  communion  avec  l'Église  parce  que 
ainsi  elle  trouvait  une  satisfaction  immédiate  à  cette  faim 
de  perfection  morale  que  ni  sa  culture  antérieure  ni  sa 
première  expérience  du  monde  n'avaient  assouvie.  La  voix 
du  Père  Girolamo  avait  fait  surgir  devant  elle,  en  dehors 
des  joies  et  des  affections  personnelles,  une  lin  de  la  vie,  et 
comme  sa  propre  nature  ne  se  sentait  pas  assez  forte  pour 
vouloir  cet  idéal,  elle  se  soumettait  à  toutes  les  pratiques 
de  l'Église,  dans  le  désir  et  l'attente  d'une  force  supérieure. 
La  question  pour  elle  n'était  pas  de  voir  clair  dans  des 
questions  de  controverse,  mais  d'entretenir  cette  flamme  de 
sentiment  désintéressé  qui  pourrait  changer  sa  vie  désolée 
€n  une  vie  d'activité  et  d'amour  -. 

Ainsi  —  n'est-ce  pas  bien  étrange  et  significatif  ?  — 
plusieurs  des  romans  de  cette  incroyante  sont  re- 
ligieux. Elle  qui  a  commencé  à  douter  du  chris- 
tianisme à  la  vue  de  l'indifférence  religieuse  des  per- 
sonnages de  Walter  Scott,  elle  qui  va  fonder  pour 
«Ile-même  une  morale  toute  humaine,  ne  songera  pas 
cependant  à  demander  à  ses  plus  chères  héroïnes  le 
sacrifice  de  la  pensée  etdusecoursdeDieu.Pouréviter 
une  tentation  hideuse,  comment  ferait  la  douce  Janet 
si  elle  ne  courait  pas  trouver  le  prêtre  et  celui-ci,  à 

1.  Silas  Marner,  eh.  X. 

2.  Romola,  booklll,  ch.  III. 


120  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

son  tour,  M.  Tryan,  comment  ferait-il  s'il  ne  condui- 
sait la  jeune  femme  à  une  autre  bonté,  à  une  autre 
force  ?  On  se  rappelle  ce  beau  chapitre,  mais  en  le 
relisant  il  faut  prendre  garde  que  les  Scènes  of  cléri- 
cal life  sont  la  première  œuvre  d'imagination  de 
George  Eliot,  que  ces  nouvelles  ont  été  écrites  dans 
les  premières  années  de  l'union  avec  Lewes  et  au 
lendemain  des  articles  incrédules  et  agressifs  de  la 
Revue  de  Westminster. 

Maintenant  que  le  plus  fort  de  la  tentation  était  passé 
{Janet  vient  de  briser  le  flacon  d'eau-de-vie),  l'effroi  et 
l'abattement  commencèrent  à  se  placer,  comme  un  brouillard, 
entre  elle  et  le  ciel.  La  tentation  reviendrait...  ses  prières 
ne  lui  apportaient  pas  de  secours,  car  la  crainte  l'emportait 
sur  la  confiance...  seule  sur  cette  roule,  elle  était  impuis- 
sante. Si  elle  pouvait  voir  M.  Tryan.  lui  tout  avouer... 

Alors  la  pauvre  Janet  lui  raconta  sa  triste  histoire...  et 
tandis  qu'elle  se  confessait,  elle  se  sentit  soulagée  de  la 
moitié  de  son  fardeau.  Le  fait  de  se  confier  à  la  sympathie 
humaine,  la  conscience  qu'un  de  ses  semblables  l'écoutait 
avec  une  patiente  pitié,  prépara  son  âme  à  cet  élan  plus 
fort  par  lequel  la  foi  saisit  l'idée  de  la  sympathie  divine... 
Elle  avait  été  incapable  de  prier  seule;  maintenant  la  prière 
du  prêtre  emportait  son  àme  à  elle,  comme  une  grande 
flamme  emporte  dans  son  ascension  vigoureuse  les  petits 
feux  vacillants  qui  pourraient  à  peine  rester  allumés  par 
eux-mêmes... 

Janet  marcha  rapidement  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  dans  les 
prés,  mais  alors  elle  ralentit  le  pas.  La  présence  divine  ne 
lui  paraissait  pas  à  une  distance  où  elle  ne  put  l'atteindre... 
Oui,  l'amour  infini  prenait  soin  d'elle,  elle  se  sentait  comme 
un  petit  enfant  dont  la  main  est  tenue  avec  fermeté  par  son 
père...  s'il  vient  à  trébucher,  le  père  ne  le  laissera  pas  *. 

1.  JaneVs  repentance,  eh.  XXV. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE   ELIOT  121 

La  chose  est  donc  claire.  Dès  qu'elle  a  pris  défini- 
tivement conscience  d'elle-même,  G.  Eliot  a  rétracté 
au  moins  implicitement  la  plupart  de  ses  premières 
accusations  contre  le  christianisme.  Elle  ne  lui  re- 
proche plus  maintenant  que  de  ne  pas  être  la  vérité. 
A  ses  yeux,  Janet  s'abuse  quand  elle  croit  sentir  la 
présence  divine,  mais  la  vertu  de  cette  jeune  femme 
ne  perd  rien  à  s'aider  ainsi  de  la  pensée  du  ciel.  Un 
temps  viendra  peut-être  où  les  âmes  seront  plus  déta- 
chées et  plus  fortes,  mais  enfin  pour  l'instant,  les 
philosophes  ne  nous  proposent  rien  qui  soit  décidé- 
ment supérieur  à  la  bonne  vertu  chrétienne  qui 
s'anime  par  la  pensée  de  la  récompense  ou  la  peur 
du  châtiment  et  qui  trouve  un  secours  dans  les 
humbles  pratiques  de  la  religion. 

A  toutes  ces  choses  religieuses  qu'elle  comprend 
et  admire  chez  les  autres,  elle  participe  à  sa  façon 
par  un  vague  désir  mêlé  de  plus  vagues  regrets.  «  Je 
me  trouve  naturellement  et  sans  effort,  écrivait-elle 
en  1873,  à  M.  Cross,  entraînée  dans  le  courant  de 
toute  communauté  qui  se  réunit  pour  adorer  le  Dieu 
suprême,  et,  n'était  d'autres  raisons  qui  me  retien- 
nent de  le  faire,  j'irais  régulièrement  dans  les  églises 
pour  y  jouir  de  cette  délicieuse  émotion  de  frater- 
nité humaine  que  je  trouve  dans  toute  assemblée 
religieuse.  L'essence  môme  de  ces  assemblées  est  de 
s'unir  fortement  dans  la  reconnaissance  d'une  même 
foi  et  doctrine  spirituelle  qui  nous  élève  à  une 
obéissance  volontaire  et  nous  affranchit  de  l'escla- 
vage de  nos  passions  ^ .  » 

Une  autre  lettre,  écrite  quinze  ans  auparavant,  nous 

1.  Cross,  p.  517. 


l22  l'inquiétude  religieuse 

montrait  déjà  chez  elle  une  impression  analogue  : 
«  Nous  ne  sommes  restés  qu'un  jour  à  Nuremberg... 
Quel  dommage  que  cette  ville  soit  devenue  protes- 
tanteetqu'il  n'y  ait  là  qu'une  seule  église  catholique... 
Nous  avons  fait  en  une  minute  le  tour  du  fameux 
Saint-Sebald.  Sous  ces  grandes  voûtes  gothiques,  un 
clergyman protestant  faisaitfroidementla  lecture  offi- 
cielle. Alors  nous  sommes  allés  à  l'église  catholique; 
onychantaitune  messe  superbeetnous  sommes  restés 
debout  parmi  les  fidèles,  jusqu'à  la  dernière  note  de 
l'orgue,  avec  un  sentiment  de  communion  frater- 
nelle ^.  »  C'est  bien  cela.  Seulement,  ce  qui  peut-être 
n'était  en  i858  qu'une  impression  passagère  est  de- 
venu peu  à  peu  une  sorte  de  besoin  intense  et  rai- 
sonné. La  religion  telle  qu'elle  la  regrette  et  la  dé- 
sire serait,  aussi  loinque  possiblede  l'individualisme, 
la  communauté  fraternelle  des  âmes,  unies  par  la 
pratique  de  la  même  foi  et  l'obéissance  à  une  même 
autorité.  On  reconnaît  peut-être  là  l'influence  d'Au- 
guste Comte  et,  dans  tous  les  cas,  de  telles  aspira- 
tions, de  telles  idées  nous  permettent  de  ranger 
G.  Eliot  parmi  les  précurseurs  de  ce  mouvement  de 
retour  à  la  pensée  catholique  auquel,  d'autres  in- 
croyants allaient  travailler. 

Comme  on  le  voit,  vraie  ou  fausse,  la  religion  n'a 
de  sens  pour  elle  qu'en  fonction  de  la  morale.  S'il  ne 
console  ou  s'il  n'élève,  s'il  ne  sert  de  lien  social,  le 
dogme  ne  compte  pas.  Tout  enfin  nous  montre 
qu'elle  est  restée  inébranlable  dans  sa  paisible  incré- 
dulité. Jamais  elle  n'a  regretté,  semble-t-il,  ou  n'a 
tenté  de  reprendre  ce  travail  intéressant  qu'elle  avait 

1.  Cross,  p.  245. 


LA   RELIGION    DE   GEORGE    ELIOT  123 

fait,  encore  jeune  fille,  sur  la  valeur  historique  de 
l'Évang-ile.  Jusqu'au  bout  la  religion  chrétienne  n'a 
été  pour  elle  qu'une  des  étapes  de  la  pensée  humaine 
dans  sa  marche  vers  un  culte  de  plus  en  plus  désin- 
téressé '.  Fausse  tout  à  fait,  non  pas,  et  «  nous  ne 
devons  pas  laisser  les  chimistes  ou  les  physiciens 
faire  fi  des  convictions  les  plus  ardentes  et  de  l'expé- 
rience la  plus  universelle  de  l'humanité^  ».  Fausse, 
non  pas,  mais  provisoire,  «  germe  et  chrysalide  des 
idées  de  l'avenir-^  ».  Car  «  l'âme  du  christianisme 
n'est  pas  attachée  aux  événements  et  à  la  vie  d'un 
homme,  —  la  vie  de  Jésus,  —  mais  bien  aux  idées 
qui  ont  convergé  vers  cette  vie  et  qui  rajeunies  et 
fortifiées  dans  cette  rencontre  ont  repris  l'essor  avec 
un  nouvel  élan  ''  ».  Le  devoir  des  intelligences, 
détachées  des  formes  traditionnelles,  est  de  recher- 
cher la  semence  de  vérité  éternelle  qui  se  cache  dans 
chaque  doctrine  religieuse  et  qui  doit  survivre  à  la 
ruine  des  théologies  ■'. 

Il  a  paru  bon  d'anticiper  sur  les  événements,  et  de 
résumer  dans  ces  dernières  pages  tout  ce  que  Ton 
peut  dire  d'essentiel  sur  l'attitude  de  G.  Eliot  en  face 
de  la  religion  de  son  enfance.  Respecté,  compris, 
admiré,  aimé,  le  christianisme  n'occupe  sa  pensée, 
pour  ainsi  dire,  que  par  le  dehors  et  comme  un  ob- 
jet, entre  autres,  de  cette  curiosité  sympathique  à 
laquelle  rien  d'humain  n'échappe.  Ayant  fait  de  ce 
côté  place  nette,  il  nous  sera  plus  facile  d'étudier  la 


1. 

Cross,  p.  447, 

2. 

Ibid.,  p.  536. 

3. 

Ibid.,  p.  351. 

4. 

Ibid.,  p.  3(îô. 

5. 

Ibid.,  p.  n36. 

124  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

doctrine  de  G.  Eliot.  Sans  regrets,  miss  Evans  vient 
de  dire  adieu  à  sa  jeunesse.  Il  est  temps  de  voir  la 
philosophie,  la  morale,  la  religion  même,  si  l'on  veut, 
que  les  tâtonnements,  les  tristesses  et  les  aspirations 
de  ces  années  laborieuses  ont  préparées.  Avec  JRo- 
mola,  elle  a  vainement  attendu  qu'un  ange  perçât  le 
brouillard  pour  lui  apporter  un  clair  message. 

En  ce  temps-là,  comme  aujourd'hui,  il  y  avait  des  hommes 
qui  ne  recevaient  jamais  la  visite  des  anges,  à  qui  ne  venaient 
jamais  des  inspirations  tout  à  fait  nettes.  Les  lambeaux  de 
vérité  qui  leur  parvenaient,  ils  les  découvraient  confusément 
dans  les  paroles  et  les  actions  de  pauvres  hommes  qui 
n'avaient  ni  le  vol  infatigable,  ni  la  perçante  vision  des 
séraphins,  dont  l'esprit  était  aussi  capable  d'erreur  que  de 
vérité,  dont  la  volonté  était  faite  de  bonnes  intentions  et  de 
défaillances.  Les  hommes  qui  tendaient  la  main  à  leur 
détresse  étaient  de  ceux  qui  trébuchent  souvent  et  ne 
discernent  pas  toujours  le  vrai  chemin  et  cependant,  ces 
êtres,  privés  de  la  visite  des  anges,  à  moins  de  s'arrêter  et 
de  mourir  dans  l'inaction  et  la  solitude,  étaient  bien  obligés 
d'étreindre  la  main  débile  qui  s'offrait  à  les  guider  dans  les 
sentiers  de  faction  et  de  l'espérance,  dans  les  sentiers  de  la 
vie  ^ 

Celte  sagesse  hésitante,  modeste,  et  'au  jour  le 
jour,  cette  main  débile,  tendue  à  toute  misère  et  qui» 
souvent  lassée  elle-même,  se  relève  pour  montrer  en- 
core d'un  geste  courageux  et  résigné  «  les  sentiers 
de  l'action  et  de  l'espérance,  »  c'est  la  doctrine  de 
George  Eliot,  la  plus  haute  et  la  plus  simplement  hu- 
maine que  je  connaisse,  la  plus  efficace  aussi,  je 
crois,  de  celles  qui  s'obstinent  à  chercher  unique- 

1.  Romola,  booli  II,  ch.  XVI. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  125 

ment  sur  cette  terre  une  règle,  un  point  d'appui  et 
une  sanction. 

Nous  la  connaissons  assez  maintenant  pour  abor- 
der l'examen  plus  direct  de  sa  doctrine.  Car,  encore 
un  coup,  cette  doctrine  est  intimement  liée  à  ce  qu'il 
y  a  de  plus  personnel  chez  G.  Eliot.  Loin  qu'il  y  ait 
divorce  entre  sa  doctrine  propre  et  celle  de  ses 
livres,  celle-ci  explique  la  première,  la  développe  et 
l'achève.  Et  sans  doute,  G.  Eliot  ne  fait  pas  tout  ce 
qu'elle  prêche,  mais  que  nous  importe  si  elle  ne 
prêche  rien  qu'elle  ne  veuille  faire,  qu'elle  n'essaie 
de  faire  et  qu'elle  ne  regrette  de  ne  pas  mieux  faire» 
rien  qui  ne  s'accorde  avec  ses  aspirations  habituelles 
et  ses  plus  chères  pensées.  Faut-il  y  revenir  et  dire 
qu'en  parlant  de  sa  morale  personnelle,  je  m'attache 
exclusivement  à  son  caractère  et  à  la  règle  ordinaire 
de  ses  actes.  Coup  de  tête  ou  entraînement  réfléchi, 
cette  lamentable  histoire  de  son  union  avec  Lewes 
n'a  que  faire  ici.  Même  parmi  ceux  qui  bouleversent 
les  conditions  extérieures  et  transforment  les  appa- 
rences d'une  vie,  peu  d'actes,  pris  en  soi,  sont  vrai- 
ment révélateurs.  C'est  plus  loin  qu'il  faut  aller  pour 
essayer  d'entrevoir  l'intérieur  de  cette  «  âme  hu- 
maine si  profonde,  pleine  de  laideurs  qu'elle  ne  se 
dit  pas  à  elle-même  et  d'une  bonté  qui  souvent  ne 
parvient  pas  à  se  réaliser  '.  » 

Oui,  nous  la  connaissons  ou,  du  moins,  nous  sa- 
vons assez  d'elle  pour  rattacher  fortement  son  œuvre 
à  sa  vie.  D'abord  nous  l'avons  vue,  rebelle  au  mysti- 
cisme, ardemment  curieuse.de  tout  ce  qui  est,  parle 
et  se  meut.  Mais  elle  est  femme  et  douce  et  mater- 

1.  Janet's  repentanca,  p.  276. 


126  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

nelle.  Et  voilà  que  cette  curiosité  devient  nécessai- 
rement plus  indulgente  et  plus  tendre,  quoiqu'elle 
reste  encore  le  simple  plaisir  égoïste  du  spectateur 
qui  ne  veut  rien  perdre  de  la  pièce,  du  décor  et  de  la 
salle.  Par  là,  avec  des  différences  de  détail  qu'il  est 
inutile  d'analyser  ici,  G.  Eliot  touche  aux  grands 
classiques,  et  si  la  race  ici  est  de  quelque  chose,  je 
verrais  le  courant  gallois  et  celtique  se  manifester 
chez  elle  à  cette  vivacité  d'observation,  à  cette  inten- 
sité de  vie  extérieure,  à  ce  goût  très  vif  pour  la  fête 
perpétuelle  que  donne  le  monde  réel. 

Par  ailleurs,  elle  a  reçu,  et  très  profonde,  l'em- 
preinte chrétienne,  protestante  et  puritaine  de  son 
pays.  Nul  fanatisme,  mais  la  gravité,  le  souci  du  de- 
voir, le  sens  du  prix  de  la  vie,  la  responsabilité  de 
soi  et  des  autres,  et  la  voilà  orientée  sur  un  chemin 
où  de  grands  classiques  n'ont  jamais  passé. 

Du  conflit  possible  entre  ces  deux  tendances  diffé- 
rentes, presque  contraires,  ne  craignez  aucune  bles- 
sure, aucune  nécessité  de  sacrifice.  Dans  cette  puis- 
sante, calme  et  vivante  nature,  lentement,  magnifi- 
quement tout  cela  va  s'organiser.  Elle  gardera  cette 
curiosité,  ce  goût  de  la  vie,  mais  elle  les  transfor- 
mera en  une  sympathie  qui  ne  sera  plus  seulement 
un  plaisir  comme  tantôt,  mais  un  devoir.  D'un  autre 
côté  le  spectacle  qu'elle  se  donne  ainsi  à  elle-même 
ne  l'intéressera  jamais  au  point  de  la  distraire  de 
préoccupations  plus  austères.  Mais  cette  constante 
pensée  que  notre  présence  ici-bas  est  quelque  chose 
de  sérieux  et  que  la  moindre  de  nos  attitudes  peut 
avoir  des  conséquences  importantes,  se  concrétera, 
s'humanisera  pour  ainsi  dire  en  une  forme  plus  sou- 
riante du  devoir  et  ce  sera  encore  de  la  sympathie. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  127 

Ainsi  le  meilleur  et  le  plus  vrai  de  cette  âme  riche  et 
complexe  la  conduit  au  même  but.  La  sympathie 
que  nous  allons  mieux  décrire,  est  tout  ensemble^ 
pour  G.  Eliot,  doctrine  d'art  et  philosophie  de  la  vie. 
«  Ma  propre  expérience  et  le  développement  de  ma 
nature  rendent  chaque  jour  en  moi  plus  profonde  la 
conviction  que  notre  progrès  moral  a  pour  mesure 
le  degré  de  notre  sympathie  pour  les  souffrances  in- 
dividuelles et  les  joies  individuelles  du  prochain  ' .  » 
Ces  lignes  suffiraient  presque  à  définir  en  G.  Eliot 
et  la  femme  et  l'écrivain.  Retenez  en  particulier  la 
façon  dont  elle  redouble  cette  dernière  épithète  : 
individuelles.  C'est  en  effet  le  trait  spécifique  qui 
distingue  la  sympathie  telle  qu'elle  l'entend  et  la 
pratique  d'un  humanitarisme  abstrait  et  qui,  talent 
et  morale,  classe  et  définit  G.  Eliot. 


Je  voudrais  surprendre  cette  doctrine  dans  son 
travail  obscur  de  préparation  et  avant  qu'elle  se  for- 
mule d'une  façon  définitive  dans  les  romans  de 
G.  Eliot.  Voici,  par  bonheur,  dans  l'histoire  du  futur 
auteur  d'^c/am  Bede  une  page  lumineuse,  et  la  voici 
au  bon  moment,  entre  les  longues  années  de  tâton- 
nement et  la  pleine  révélation  de  sa  nature,  après  la 
fleur,  —  cette  fleur  de  jeunesse  épanouie  sans  éclat 
et  qui  tombe  sans  regret,  —  avant  le  fruit  mûr. 

Nous  sommes  en  juin  1849.  Miss  Evans  a  trente 
ans.  Son  père  vient  de  mourir.    Elle  a  voulu  être 

1.  Cross,  p.  231. 


12S  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

seule  à  le  soigner  et  le  médecin  répétera  longtemps 
après  qu'il  n'a  jamais  rencontré  de  garde-malade  plus 
habile  et  plus  dévouée.  En  effet  cette  forme  du  de- 
voir était  bien  dans  ses  goûts  et  son  attrait,  mais 
d'ailleurs  elle  ne  s'y  livrait  pas  sans  une  fatigue  très 
déprimante.  Lasse  et  désolée,  des  amis  lui  proposent 
un  tour  sur  le  continent.  C'est  le  remède  universel  en 
Angleterre,  Elle  s'embarque  donc  avec  les  Bray.  Pa- 
ris, Nice,  Milan,  Côme,  le  lac  Majeur,  ils  arrivaient 
à  Genève  vers  la  troisième  semaine  de  juillet.  Après 
une  courte  halte,  les  Bray  repartent  pour  Coventry 
et  miss  Evans  que  rien  ne  presse  s'installe  à  Genève. 
Elle  y  restera  plusieurs  mois. 

L'originalité  de  cette  période,  où  d'ailleurs  rien  de 
curieux  ne  va  se  passer,  est  que  pourla  première  fois 
G.  Eliot  est  heureuse,  ou  du  moins  presque  heu- 
reuse ^  du  genre  de  bonheur  dont  elle  est  capable 
et  que  nous  avons  un  certain  intérêt  à  définir.  Une 
de  ses  amies,  miss  Edwards,  qui  passa  avec  elle  les 
derniers  jours  de  l'année  1870,  raconte  que  G.  Eliot 
et  Mme  Bodichon  étant  allées  au  service  de  Noël  dans 
une  église  anglicane,  furent  toutes  deux  ravies  de  la 
musique  et  des  chants.  Mais  quand  il  fut  question  de 
retournera  cette  église  pour  l'office  du  soir,  G.  Eliot 
trouva  un  prétexte  pour  n'y  pas  aller  et  là-dessus 
miss  Edwards  ajoute  cette  réflexion  que  je  sens  très 

1.  Je  dis  «  presque  0,  beaucoup  plus  à  cause  des  considé- 
rations qui  suivent  que  pour  me  conformer  à  une  lettre  où 
G.  Eliot  dit  qu'au  moment  de  son  séjour  à  Genève  elle  était 
encore  malheureuse  (Cross,  p.  .337).  Dans  cette  lettre  écrite 
longtemps  après,  elle  confond  peut-être  ces  mois  de  Genève 
avec  la  période  qui  les  avait  immédiatement  précédés.  Les 
lettres,  écrites  de  Genève  même,  rendent  décidément  un 
autre  son. 


LA    RELIGION    DE    GEOUGE    ELIOT  129 

juste:  «  Tandis  que  Mme  Bodichon  n'avait  jamais 
assez  d'une  chose  qu'elle  aimait  et  que  sa  fiévreuse 
énergie  rêvait  toujours  d'une  expansion  nouvelle,  la 
nature  de  G.  Eliot  avait  vite  besoin  de  repos.  Elle  ne 
tenait  pas  à  sortir  d'elle-même  pour  se  mettre  en 
quête  d'une  émotion  '.  » 

A  ce  point  de  vue  et  dans  les  circonstances  où  elle 
se  trouvait,  ces  vacances  de  Genève  lui  allaient  à 
souhait.  Qu'on  y  pense.  Jusque-là  G.  Eliot  n'avait 
jamais  été  libre  de  toute  contrainte.  Toujours  à  la 
lâche,  elle  ne  pouvait  s'éloigner  longtemps  de 
cette  maison  dont  tout  le  souci  reposait  sur  elle. 
Cet  ensemble  de  devoirs  et  de  fatigues,  raison- 
nablement et  courageusement  elle  l'acceptait,  elle 
l'aimait,  mais  non  pas  sans  souffrir  inconsciem- 
ment de  cette  existence  d'abnégation,  non  pas  sans 
appeler  tout  bas  une  autre  vie  plus  facile  et  plus 
entourée.  Elle  qui  aime  tant  et  qu'on  l'aime  et 
qu'on  le  lui  montre  -,  elle  attend  depuis  si  long- 
temps qu'on  s'aperçoive  de  ce  besoin  et  qu'on  y  ré- 
ponde !  A  la  maison,  constamment  dévouée,  on  a  cru 
trop  souvent  que  ce  dévouement  était  à  soi-même  sa 
récompense  ;  au  dehors,  curieuse  de  livres  et  de 
science,  ses  amis,  heureux  de  causer  idées  avec  elle, 
ont  oublié  aussi,  je  crois,  qu'à  ce  cœur  de  femme  les 
livres  ne  pouvaient  suffire.  Voici  enfin  que,  dans  une 
petite  pension  bourgeoise,  en  face  d'un  splendide 
paysage,  elle  n'est  plus  qu'une  convalescente  à  qui 
les  longs  repos  sont  commandés,  auprès  de  qui, 
bientôt,  tout  le  monde  s'empresse.  Car  on  a  vite 
compris  que  cette  gravité  encore  un  peu  douloureuse 

1.  Réminiscences  of  miss  Belham  Edwards  (1898),  p.  264. 

2.  Cross,  122. 

II  9 


130  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

cachait  un  cœur  admirable  et  ils  sont  tous  aux  petits 
soins,  la  bonne  propriétaire  et  les  hôtes  de  la  pen- 
sion et  la  chère  vieille  trotte-menu  qui  sert  de  femme 
de  chambre,  Mlle  Faisan.  Miss  est-elle  un  peu  plus 
fatiguée,  tout  le  personnel  féminin  se  mobilise  et  lui 
prodigue  ses  assiduités  au  point  de  prolonger  la  mi- 
graine et  l'insomnie.  «  Ils  n'ont  pas  quitté  ma 
chambre  de  tout  le  jour,  si  bien  que  le  lendemain 
j'étais  plus  malade,  mais  vraiment  ce  n'était  pas  trop 
payer  tant  de  gentilles  attentions  ^  » 

Rien  ne  lui  réussit  comme  cette  cure  de  bonheur. 
«  Quand  j'aurai  toutes  mes  petites  affaires,  écrit-elle^ 
je  me  croirai  en  paradis.  Ici  on  oublierait  qu'il  y  a 
sur  terre  des  gens  qui  peinent,  qui  souffrent  et  sont 
dans  le  besoin  -.  »  Au  bout  de  quelque  temps  ce 
fut  mieux  encore.  Elle  dut  changer  de  pension  et 
s'installa  dans  une  ancienne  maison  de  la  rue  des 
Chanoines,  chez  les  d'Albert.  Il  n'y  a  plus  que  trois 
personnes  à  s'occuper  d'elle,  M.  et  Mme  d'Albert  el 
la  petite  servante  Jeanne.  Mais  elle  gagne  à  ce  chan- 
gement. Les  hôtes  sont  plus  cultivés  que  les  pension- 
naires delà  villa  Plongeon  et  d'ailleurs  cette  intimité 
plus  étroite,  à  portes  fermées,  lui  plaît  tout  à  fait. 
«  Mme  d'Albert  prévient  mes  désirs  et  me  traite  en 
enfant  gâtée...  Je  puis  presque  dire  que  cette  der- 
nière quinzaine  est  de  toute  ma  vie  l'époque  où  j'ai 
eu  le  plus  de  bien-être.  C'est  si  bon  de  trouver  enfin 
des  gens  qui  n'ont  pas  pour  principe  de  donner  le 
moins  possible  et  de  recevoir  le  plus. . .  Même  la  petite 
femme  de  chambre  est  charmante.  Chaque  matin,. 


1.  Cross,  p.  115. 

2.  Ibid.,  p.  11  fi. 


1 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  131 

elle  demande  de  sa  plus  jolie  voix  :  «  Madame  a-t-elle 
bien  dormi  cette  nuit  '  ?  ■>  «  Je  puis  tout  leur  dire, 
écrit-elle  encore,  M.  d'Albert  comprend  tout  et  si 
Madame  ne  comprend  pas,  elle  y  va  de  confiance, 
toujours  sûre  que  j'ai  dit  quelque  chose  d'édifiant. 
Elle  m'embrasse  comme  une  mère  et  je  suis  assez 
enfant  pour  trouver  que  cela  augmente  beaucoup 
mon  bonheur  ^.  » 

Veut-on  qu'elle  précise  encore  plus  son  idéal.  En 
voici,  je  pense,  un  très  clair  symbole,  la  maison 
même  où  elle  est  ainsi  heureuse.  «  Je  trouve  un 
charme  indicible  à  cette  façon  de  faire  son  nid.  Vous 
vous  arrêtez  devant  une  maison  d'assez  piètre  appa- 
rence. Vous  grimpez  un  escalier  de  pierre,  sombre 
et  froid.  Vous  sonnez  à  une  porte  modeste  et  vous 
entrez  dans  un  appartement  confortable  ou  même 
élégant.  On  est  si  à  l'abri  des  importuns,  si  garanti 
contre  les  distractions  du  dehors,  si  préservé  des 
courants  d'air,  un  nid  enfin,  un  vrai  nid,  tapissé  de 
duvet,  au  sommet  d'un  bon  vieil  arbre.  J'ai  toujours 
soupiré  après  une  vie  de  ce  genre.  C'était  le  sûr  ins- 
tinct de  ce  qui  me  convenait  ^.  » 

Elle  est  heureuse  el,  notez  la  conséquence  immé- 
diate, les  puissances  de  sympathie  qui  sont  en  elle 
deviennent  plus  librement,  plus  joyeusement  actives. 
Son  amitié,  jusqu'ici  dans  les  lettres  un  peu  trop 
grave,  se  détend  et  s'abandonne.  A  d'autres  soucis 
plus  précis  et  positifs,  succède  la  douceur  de  penser 
à  ses  amis,  de  se  les  imaginer,  de  les  suivre  dans  le 
détail  de  leurs  journées  et  de  le  leur  dire.  La  vie  de 

1.  Cross,  pp.  124,  125. 

2.  Ibid.,  p.  127. 

3.  Ibid.,  p.  12G. 


132  L  INQUIETUDE  RELIGIEUSE 

là-bas,  hier  encore  grise  et  pesante,  se  transpose  et 
se  transfigure. 

Je  me  représente  très  nettement  Mrs  Pears  dans  sa  mai- 
son de  Leamington.  Comme  toute  cette  existence  de  Foleshill 
me  paraît  belle  maintenant,  semblable  à  la  vision  matinale 
des  cimes  lointaines  du  Jura...  Écrivez-moi.  Gela  va  si  bien 
à  mon  humeur  de  vivre  ainsi  à  la  fois  en  deux  mondes 
différents.  Mes  chers  amis,  mes  vieux  souvenirs,  je  les  ai 
dans  ma  pensée,  et,  devant  moi,  un  autre  monde  de  nou- 
veauté et  de  beauté  où  je  me  promène...  c'est  le  premier 
dans  lequel  j'habite  au  vrai  sens  du  mot.  Ainsi,  après  tout, 
je  ne  jouis  jamais  autant  de  mes  amis  que  lorsqu'ils  ne 
sont  pas  là  ^ 

Ne  vous  semble-t-il  pas  que  sa  plume,  sa  jolie 
plume,  qui  va  d'ordinaire  au  pas,  se  met  à  courir.  Et 
son  cœur  est  comme  sa  plume,  plus  spontané,  plus 
alerte,  depuis  que  ce  rayon  de  bien-être  et  de  simple 
afleclion  l'a  réchauffé. 

Il  y  a  plus  encore.  Quelque  chose  de  tout  à  fait 
nouveau  s'éveille  en  elle  et,  pour  la  première  fois, 
toujours  sous  ce  doux  rayon,  nous  reconnaissons  le 
futur  auteur  d'Adam  Bede  et  de  Silas  Marner. 

Pour  la  première  fois,  elle  semble  prendre  un  plai- 
sir conscient  à  regarder  autour  d'elle.  Elle  note, 
sans  les  traduire,  de  petits  lambeaux  de  conversation 
française.  «Je  m'intéresse  vivementà  Mademoiselle^,  « 
a  dit  une  certaine  marquise  qui  se  trouve  là.  Les 
mots,  le  ton,  le  geste,  on  sent  que  tout  l'a  frappée. 

Le  menu  peuple  l'amuse  et  l'instruit  davantage. 
Ceux  qui  vont  répétant  que  rien  dans  la  correspon- 

1.  Cross,  p.  117. 

2.  /6/d.,p.  113. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  133 

dance  de  G.  Eliot  ne  rappelle  ses  romans,  n'ont  sans 
doute  pas  lu  les  lettres  où  elle  parle  de  Mlle  Faisan. 
Écoutez  plutôt  :  «  Nous  sommes  tout  à  fait  bons 
amis,  la  petite  Mlle  Faisan  et  moi.  Cette  vieille 
bonne  est  jusqu'au  cou  dans  la  prose,  mais  vraiment 
les  gens  de  ce  calibre  sont  réconfortants  quand  on 
n'a  pas  assez  de  force  pour  des  conversations  plus 
stimulantes.  Type  de  ces  âmes  heureuses  qui  ne  de- 
mandent rien  au  delà  du  travail,  trivial  ou  non,  de 
l'heure  présente.  Contentes  de  vivre,  sans  savoir  si 
elles  sont  bonnes  à  quelque  chose,  et,  en  réalité,  très 
précieuses  comme  exemple  de  calme  et  d'égalité 
d'humeur.  « 

Ces  indices  d'une  observation  amusée  et  profonde 
sont  d'autant  plus  intéressants  qu'après  Genève,  nous 
ne  les  retrouverons  jamais  dans  les  lettres  de 
G.  Eliot.  Tout  se  concentrera  dans  les  romans.  L'im- 
portant était  de  remarquer  que  cette  éclosion  coïn- 
cide avec  une  période  de  tranquillité  et  de  bien-être. 
Il  y  a  dans  les  riches  facultés  littéraires  de  G.  Eliot, 
comme  dans  son  cœur,  quelque  chose  de  frileux.  La 
devise  des  félibres  lui  conviendrait  bien,  mais  le  so- 
leil qui  la  fait  chanter  n'est  pas  le  soleil  de  Mireio.  11 
lui  faut  la  tiède  chaleur  d'une  atmosphère  de  ten- 
dresse, les  petits  soins,  les  attentions  délicates,  le 
plaisir  de  donner  beaucoup  et  de  recevoir  davantage, 
d'un  mot,  le  nid  soyeux  blotti  sur  un  vieil  arbre,  en 
face  d'un  beau  paysage,  loin  des  ennuyeux,  loin  des 
vrais  soucis. 

Ici,  comment  se  défendre  des  souvenirs  que  ces 
idées  réveillent,  comment  ne  pas  revoir  sous  la  vi- 
trine du  British  Muséum  les  quatre  lignes  tracées  sur 
le   manuscrit   d'Adam   Becle.    «  A  mon   cher  mari, 


134  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

George-Henri  Lewes  je  donne  le  manuscrit  d'une 
œuvre  qui  n'aurait  jamais  été  écrite  sans  le  bonheur 
dont  son  amour  a  rempli  ma  vie  ;  »  —  comment  ne 
pas  évoquer  les  soins  vraiment  maternels  qui  ont  en- 
couragé, protégé,  réchauffé  l'œuvre  de  G.  Eliot  ! 

«  Fi,  dira-t-on,  de  ce  bel  évangile  de  sympathie 
qui  a  été  conçu  dans  la  joie!  »  —  Non,  pas  tout  à  fait 
dans  la  joie,  mais  dans  une  sorte  de  bonheur  pai- 
sible et  doux.  Et  pourquoi  pas?  Certes,  par  un  côté, 
cette  œuvre  serait  plus  touchante  et  plus  efficace,  si 
G.  Eliot  allant  jusqu'au  bout  de  sa  (loctrine  avait 
écrit  ses  romans  dans  les  rares  veilles  que  lui  eût 
laissées  une  existence  de  dévouement  et  d'immola- 
tion. Mais  les  petites  sœurs  des  pauvres  n'écrivent 
pas  de  romans.  On  n'est  pas  toujours  le  saint  de  la 
morale  que  l'on  prêche  et  cela  ne  rend  pas  nécessai- 
rement cette  prédication  moins  féconde.  C'est  peut- 
être  l'humiliation  suprême  et  comme  la  rançon  du 
prédicateur  et  de  l'artiste  —  que  parfois  ils  ne  paient 
leur  cotisation  humaine  qu'avec  une  monnaie  de 
rêve.  Leur  puissance  d'effort  et  de  sacrifice  s'épuise 
à  célébrer  en  termes  magnifiques  une  vertu  que 
d'autres,  grâce  à  eux,  poursuivront  avec  plus  d'élan. 
Ici  d'ailleurs  nous  ne  cherchons  pas  à  cacher  notre 
misère.  «  Pendant  le  déjeuner  de  Noël,  M.  Lewes, 
qui  parle  beaucoup  moins  que  moi  de  bonté,  mais 
qui  est  toujours  plus  empressé  à  faire  le  bien,  trouve 
que  c'est  bien  laid  à  nous  de  déguster  dinde  et  plum- 
pudding  sans  inviter  quelque  délaissé  à  notre  table. 
Tout  de  même,  j'en  ai  eu  peur,  nous  étions  très  heu- 
reux d'être  seuls  \  «  Oui  c'est  bien  cela.  A  elle  de 

1.  Cross,  p.  358. 


LA   RELIGION    DE    (GEORGE    ELIOT  135 

s'humilier  et  de  souftVir  discrètement,  aux  pharisiens 
de  s'étonner,  à  nous  d'admirer  au  contraire  ce  bon- 
heur confus  de  kii-méme  et  qui  fait  des  rêves  de  dé- 
vouement. On  a  vu  des  égoïsmes  moins  charitables 
€t  à  de  plus  fortunés  qu'elle  la  prospérité  n'a  pas  fait 
comprendre  la  poésie  de  la  bonté.  Car  nous  parlons 
de  poésie.  Dans  la  pratique,  G.  Eliot,  moins  aimée 
€t  moins  entourée,  n'aurait  pas  été  moins  charitable. 
Sa  jeunesse  le  montre  bien.  Mais  dans  une  existence 
moins  facile  et  une  moins  chaude  atmosphère,  cette 
vertu  substantielle  n'aurait  pas  pu  inspirer  une 
oîuvre  littéraire  de  longue  haleine,  et  dans  la  vie 
réelle  aurait  manqué  de  rayonnement.  Elle  l'avoue 
elle-même  dans  de  pauvres  lignes  douloureuses  qu'on 
ne  saurait  transcrire  sans  un  serrement  de  cœur. 
C'est  au  surlendemain  de  la  mort  de  Lewes,  au  len- 
demain de  son  mariage  avec  M-  Cross,  à  l'heure 
où  elle  se  demande  avec  inquiétude  si  les  vieux 
amis  ne  vont  pas  cesser  de  l'aimer.  «  Bien  loin, 
écrit-elle,  d'avoir  rien  changé  à  mes  anciennes 
afTections,  il  me  semble  que  j'ai  recouvré  cette  sym- 
palhie  aimante  que  j'étais  en  train  de  perdre.  Je  sen- 
tais en  moi  un  certain  dessèchement  de  tendresse  et 
maintenant  la  source  est  de  nouveau  jaillissante  '.  « 
«  Je  serai,  écrit-elle  encore,  et  meilleure  et  plus  ai- 
mante que  si  j'étais  restée  seule  ^,  »  encore  :  «  Mon 
cœur  se  fermait  et  si  je  n'avais  pris  celte  décision,  je 
crois  que  je  serais  devenue  égoïste  ^ .  »  Que  dirai-je 
encore.  Une  femme  demandait  à  Dieu  juste  ce  qu'il 
faut  d'esprit  pour  être  bon,    et  malicieusement  elle 

1.  Cross,  p.  eU 

2.  Ibid.,  p.  tU2. 

3.  Ibid.,  p.  (iOii. 


136  l'inquiétude  religieuse 

ajoutait:  «  C'est  déjà  beaucoup.  »  G.  Eliot  ne  veut 
de  bonheur  que  ce  qu'il  en  faut  pour  être  bonne. 
Allez  faire  comprendre,  je  ne  dis  pas  aux  pharisiens 
mais  aux  fidèles  sincères  du  stoïcisme  que  cette  cha- 
rité frileuse  est  encore  de  la  vertu  ^ . 


VI 


Car  nous  sommes  loin  du  stoïcisme.  Aucune  doc- 
trine n'a  fui  plus  obstinément  cet  orgueil  qui  im- 
pose àl'homme  l'ambitiondécevante  d'uneimpossible 
vertu.  Aucune  n'a  été  plus  simplement,  plus  modes- 
tement et  j'allais  dire  plus  bassement  humaine.  Une 
page  perdue  à  la  fin  de  Romola,  mais  essentielle, 
suffirait  à  nous  le  montrer. 

Déçue,  lassée,  accablée  par  ses  souvenirs,  h  comme 
sous  le  poids  de  deux  ailes  brisées  »,  Romola  laisse 
aller  sa  barque  à  la  dérive  et  ne  pouvant  parvenir  à 
lire  un  «  message  d'amour  »  dans  l'immensité  de  la 
mer  et  du  ciel  qui  l'entoure,  elle  se  prend  à  désirer 
qu'un  courant  plus  fort  la  mène  vite  au  néant  final. 
Mais  bientôt  la  barque  touche  le  rivage.  On  entend 
la  plainte  d'une  enfant  abandonnée.  Un  peu  plus 
loin,  un  village  assailli  par  la  peste  se  désole  et 
attend  la  mort.  Il  n'en  fallait  pas  autant  pour  chas- 
ser le  cauchemar.  Déjà  la  jeune  femme  est  à  l'œuvre, 
soignant  les  malades,  rendant  du  courage  aux  dé- 

1.  «  En  désirant  ce  qui  est  tout  à  fait  bon,  même  quand 
nous  ne  savons  pas  exactement  ce  que  c'est  et  quand  nous 
sommes  impuissants  à  l'accomplir,  nous  participons  à  la 
lutte  de  la  puissance  divine  contre  le  mal.  »  Midcllemarch, 
XXXIX. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  137 

sespérés  !  Autrefois,  quand  elle  faisait  du  bien  au- 
tour d'elle,  elle  s'entraînait  à  la  pensée  qu'il  fait  bon 
vivre  pour  alléger  la  souffrance  d'autrui.  Maintenant 
elle  ne  raisonne  même  plus.  Toute  sa  nature  lui  crie 
de  partager  la  vie  de  ceux  qui  l'entourent.  Autrefois, 
des  considérations  étrangères,  «  des  liens  artificiels, 
le  mariage...  la  discipline  religieuse  »  compliquaient 
cette  naturelle  sympathie  et  comme,  l'un  après 
l'autre,  ces  différents  soutiens  avaient  manqué  à  leur 
promesse,  un  instant,  Romola  avait  cru  que  cette 
sympathie  elle-même  n'était  aussi  que  vanité  et  men 
songe.  Mais  elle  se  réveille. 

Ce  désir  de  la  mort  n'était  qu'un  mauvais  égoïsme.  Quand 
tout  le  reste  est  douteux,  cette  souffrance-là  que  je  puis 
secourir  est  trop  certaine.  Si  la  gloire  de  la  croix  est 
une  illusion,  la  douleur  humaine  n'en  est  que  plus  vraie. 
Tant  que  mon  bras  aura  assez  de  force,  il  se  tendra  vers 
ceux  qui  tombent,  tant  que  mes  yeux  verront  la  lumière, 
ils  chercheront  les  abandonnés  '. 

J'ai  déjà  dit  qu'après  une  période  assez  courte 
d'irréligion  agressive,  G.  Eliot  avait  reconnu  que  la 
croyance  au  surnaturel  était  chez  la  plupart  et  pour 
le  moment  une  des  conditions  nécessaires  de  la 
vertu.  Il  importe  donc  de  voir  surtout  dans  ce  pas- 
sage de  Romola  l'expression  de  la  pensée  person- 
nelle de  l'auteur.  Plus  jeune  et  encore  chimérique, 
elle  avait  écrit  :  «  Dieu  nous  aide,  dit  la  vieille  reli- 
gion, et  la  nouvelle  précisément  parce  qu'elle  ne  croit 
plus,  ne  nous  apprendra  que  mieux  à  nous  aider  les 
uns  les  autres  \  »  L'exaltation  de  ces  espérances  est 

1.  Romola,  book  HT,  oh.  XX.  XXVIII. 

2.  Cross,  p.  I.ô7.  Cf.  Huttox,  loc.  cit.,  p.  286. 


138  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

bientôt  tombée,  mais  chez  elle  le  fond  de  cette  pen- 
sée restera  toujours.  Plus  nous  sommes  seuls  et  or- 
phelins du  côté  du  ciel,  plus  nous  devons  nous  ai- 
mer. Ah  !  si  c'était  vrai  qu'il  y  eût  là-haut,  plus  tard 
•des  compensations  infinies  !  Mais  rien  de  tout  cela 
n'est  prouvé.  En  attendant,  nous  souffrons,  l'on 
souffre  à  côté  de  nous  et  nous  devons  prendre  garde 
que  cet  espoir  pour  nous  et  pour  autrui,  d'une  con- 
solation céleste,  ne  nous  aide  à  prendre  plus  facile- 
ment notre  parti  des  souffrances  du  prochain  ' .  » 

D'ailleurs,  quoi  qu'il  en  soit  des  philosophies  et 
des  religions,  rien  n'est  plus  clair,  ni  plus  pressant 
que  notre  devoir  envers  nos  compagnons  de  misère. 
C'est  la  grande  et  apaisante  leçon  d'une  chambre  de 
malade. 

Voici  du  moins  un  devoir  sur  lequel  tout  le  monde  est 
d'accord.  Ici,  pas  un  coin  où  le  doute  trouve  à  se  loger,  pas 
de  système  qui.  puisse  contredire  l'impulsion  de  notre  coeur. 
Ici,  pas  de  question  préalable,  pas  d'examen  avant  d'agir. 
Humecter  les  lèvres  du  malade  pendant  les  longues  insom- 
nies, soutenir  sa  tête  qui  retombe,  soulever  les  membres 
inertes,  deviner  les  désirs  qui  ne  s'expriment  que  par  un 
îaible  mouvement  de  la  main  ou  un  regard  de  prière... 
Entre  ces  quatre  murs...  où  un  être  humain  est  étendu, 
livré  à  la  pitié  de  son  semblable,  la  relation  morale  d'homme 
à  homme  est  réduite  à  une  clarté  et  simplicité  extrême. 
Inclinées  sur  le  lit  du  malade,  toutes  les  forces  de  notre 
nature  se  réunissent  dans  la  pitié,  la  patience  et  l'amour, 
effaçant  les  misérables  traces  de  nos  débats,  de  notre  pré- 
tendue sagesse  et  de  nos  désirs  égoïstes  "'. 

Dorothée  Brooke,  l'héroïne  de  Middlemarch,  n'a 

1.  Cf.  O.  Browning,  G.  Eliol,  p.  99. 

2.  Janet's  repenlance,  eh.  XXIV. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  139 

pas  une  autre  façon  d'entendre  les  choses.  «  A  quoi 
bon  vivre,  dit-elle,  si  ce  n'est  pour  nous  rendre  la  vie 
un  peu  moins  difficile  les  uns  aux  autres  '  »  et  au 
découragement  de  Will  elle  répond  : 

C'est  mal  à  vous  de  dire  qu'alors  vous  n'auriez  plus  de 
but  dans  la  vie.  Quand  nous  aurions  perdu  notre  unique 
bien,  il  resterait  encore  le  bien  que  nous  pouvons  faire  aux 
autres  et  cela  vaut  la  peine  de  vivre  et  de  travailler.  Il  y  a 
encore  des  gens  qui  peuvent  être  heureux  ^. 

Le  meilleur  de  la  philosophie  de  G.  Eliot  est  dans 
des  phrases  de  ce  genre  dont  sa  correspondance 
aussi  bien  que  ses  romans,  est  remplie.  D'ailleurs 
ceci  est  plus  et  mieux  qu'un  système  ;  c'est  cet  en- 
semble de  préoccupations  instinctives,  d'inquiétudes 
et  d'aspirations  qui  indiquent  sûrement  l'orienta- 
tion d'une  âme,  c'est  l'attrait,  l'eftbrt  et  l'unité  de 
toute  une  vie. 

On  comprend  dès  lors  avec  quelle  joie  enthousiaste 
elle  rencontra  chez  A.  Comte  des  idées  qui  depuis 
longtemps  lui  étaient  chères  et  avaient  déjà  pris, 
dans  son  esprit,  la  place  de  la  foi  perdue.  Sans  rien 
lui  apprendre  sur  ce  point  d'essentiel  ou  de  nou- 
veau, cette  lecture  lui  donnait  plus  de  confiance  en 
elle-même  et  l'aidait  sans  doute  à  reculer  ces  pers- 
pectives que  son  cœur  et  son  intelligence  de  femme 
ne  pouvait  ni  concevoir  ni  aimer  trop  lointaines.  Elle 
s'essaya  donc  à  la  religion  de  Vhumanité^  non  plus 
comme  au  temps  de  sa  première  ferveur  irréligieuse 
où  elle  voulait  «  travailler  pour  la  pauvre  humanité 


1.  Middlemarch,  fh.  LXXII. 

2.  Ibid.,  ch.  LXXXIII. 


140  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

et  ne  plus  penser  à  elle-même ',»  mais  d'une  façon 
plus  modeste  et  plus  simple.  Elle  s'en  explique  dans 
une  lettre  très  importante  que  Hutton  ne  veut  pas 
lui  pardonner  : 

Je  tâche,  écrit-elle  en  1870,  de  me  réjouir  à  la  pensée  du 
soleil  qui  brillera  quand  mes  yeux  ne  pourront  plus  le  voir. 
Et  je  crois  que  cette  sorte  de  vie  impersonnelle  peut  at- 
teindre une  grande  intensité.  Je  crois  que  nous  pouvons 
nous  détactier  beaucoup  plus  qu'on  ne  l'imagine  du  petit 
faisceau  d'actions  qui  forme  notre  personnalité...  Nous 
autres  femmes,  nous  risquons  toujours  de  vivre  trop  exclu- 
sivement de  nos  affections  !  Sans  doute  nous  n'avons  rien 
reçu  de  plus  précieux  que  cette  tendresse,  mais  nous  devons 
aussi  participer  à  une  vie  plus  indépendante,  apprendre  à 
nous  réjouir  des  choses  en  et  pour  elles-mêmes  2. 

Là-dessus  Hutton  la  gronde.  «  Tâcher  de  se  réjouir 
dans  les  soleils  que  nous  ne  verrons  pas,  écrit-il, 
peut-on  concevoir  un  effort  plus  artificiel?...  Voilà 
à  quelle  pénible  gymnastique  une  belle  intelligence 
privée  des  lumières  de  la  foi  se  condamne  pour  rem- 
plir la  place  vide  de  Celui  qui  était  hier,  qui  est  au- 
jourd'hui et  sera  demain  ^.  »  S'il  veut  dire  que  la 
religion  de  l'humanité  ne  saurait  être  au  vrai  et 
simple  sens  du  mot  une  religion,  rien  de  plus  juste; 
mais  je  ne  vois,  pour  ma  part,  rien  d'artificiel  à  se 
réjouir  à  la  pensée  d'une  joie  que  les  autres  goûte- 
ront quand  nous  ne  serons  plus  là. 

Sans  forcer  en  rien  sa  nature,  G.  Eliot  a  bien  pu 
saluer  aussi  dans  l'avenir  d'un  sourire  reconnaissant 

1.  Cross,  p.  101. 

2.  Ibid.,  p.  461. 

H.  Hutton,  loc.  cil.,  p.  297. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  Hl 

le  soleil  qui  brillerait  un  jour  sur  sa  tombe.  Croyons- 
en  plutôt  le  témoignage  d'un  vieillard  qui  n'avait 
pas  lu  Auguste  Comte  etqui  disait,  dansun  sentiment 
analogue  : 

Mes  arrière-neveux  me  devront  cet  ombrage. 

Ces  réserves  faites,  il  est  intéressant  de  noter, 
avec  Hutton,  l'efTort  dont  toute  cette  lettre  porte 
l'empreinte.  Chose  étrange,  G.  Eliot  touche  à  la  fin 
de  sa  carrière  et  il  lui  faut  encore  un  exercice  et  une 
tension  pour  s'élever  au-dessus  des  détails  d'affection 
et  de  dévouement,  pour  s'intéresser  à  ce  qu'elle  ap- 
pelle la  chose  en  soi  et  pour  parvenir,  avec  son  maître 
préféré,  à  un  culte  plus  vaste  de  l'Humanité.  En  effet, 
c'était  là  proprement  lutter  contre  elle-même  et  sa 
propre  doctrine.  Car  la  sympathie,  telle  qu'elle  la 
comprend,  est  et  ne  peut  qu'être  vine  sympathie  de 
détail.  Rien  de  vague,  d'abstrait  ou  d'universel  dans 
les  sentiments  qu'elle  voudrait  communiquer  à  ses 
lecteurs.  De  la  bonté,  oui,  mais  pour  telle  personne, 
et  à  tel  moment  et  de  telle  façon.  Dans  ses  rapports 
avec  ses  amies,  elle  montre  constamment  cette  ima- 
gination de  détail  et  presque  de  minuties,  s'il  y  avait 
des  minuties  pour  la  vraie  bonté  '.  «  Au  moment  où 
je  leur  écris  des  choses  inditïérentes,  à  quoi  pensent- 
ils,  se  dit-elle,  qui  sait  s'ils  ne  souffrent  pas  »,  et 
elle  s'arrête  à  la  peur  de  s'amuser  à  des  bagatelles 
au  moment  où  peut-être  ceux  qu'elle  aime  sont  dans 
la  peine  ^.   Un  jour  elle  demande  :   «  Envoyez-moi 


1.  «  J'ai  le  bonheur  de  pouvoir  évoquer  très  nettement  le 
visage  et  l'accent  de  mes  amis.  «  Cross,  p.  353. 

2.  Ibid.,  p.  502. 


142  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

des  détails  précis  sur  vous,  j'en  suis  affamée  ^  » 
«  J'aime,  écrivait-elle,  les  théâtres  des  petites  villes. 
Mon  cœur  suit  avec  inquiétude  ces  pauvres  diables 
d'acteurs  qui  récoltent  si  peu  d'applaudissements  et 
qui  rentrent  chez  eux  pour  un  maigre  souper'^.  » 

Mais  pourquoi  insister.  On  sait  de  reste  que  nous 
devons  à  cette  sympathie  de  détail  les  pages  les  plus 
parfaites  des  romans  de  George  Eliot.  Jusqu'à  ce 
que  les  années  et  la  fatigue  la  conduisent  aux  sèches 
abstractions  de  Theophrastus  Such,  elle  ressemblera 
à  cette  délicieuse  Janet,  ravie  de  faire  indéfiniment 
le  tour  du  potager  de  M.  Jérôme. 

II  n'y  avait  pas  de  raison  pour  que  la  conversation  devînt 
languissante  entre  elle  et  le  vieux  brave  homme,  car  Janet 
trouvait  dans  la  sympathie  humaine  cette  pure  et  franche 
joie  qui  dorme  tant  d'intérêt  à  ces  détails  personnels  auxquels 
la  chaleur  du  cœur  se  communique  et  que  laissent  tomber 
des  lèvres  sincères  ^. 


VII 


J'aurais  mal  défini  cette  sympathie  si  je  ne  mar- 
quais expressément  ce  qu'elle  comporte  de  résigna- 
tion courageuse.  Elle  ne  se  nourrit  d'aucun  opti- 
misme chimérique.  Elle  n'exagère  pas  la  perfection 
de  ceux  à  qui  elle  s'adresse.  Encore  moins  se  fait- 
elle  illusion  sur  la  petitesse  de  cette  aumône  d'affec- 


1.  Cross,  p.  258. 

2. /6/d.,p.  297. 

3.  JaneVs  repenkuice,  eh.  XXVI. 


LA   RELIGION    DE   GEORGE   ELIOT  145 

tion  et  de  pitié  que  nous  offrons  à  la  misère  du  pro- 
chain \ 

Le  meilleur,  le  seul  Évangile,  dit  quelque  part  une  de 
ses  héroïnes,  est  celui  qui  met  du  confort  dans  chaque 
demeure,  de  la  joie  dans  tous  les  cœurs.  N'est-ce  pas,  ma- 
man? 

Mais  la  mère  plus  sage  répond  en  branlant  douce- 
ment la  tête  : 

Ah  !  ma  fille,  j'ai  bien  peur  qu'il  n'y  ait  ici-bas  aucun 
évangile  capable  d'en  faire  autant  -. 

Sans  doute,  le  mieux  qu'on  puisse  obtenir  pour 
soi  et  les  autres  ne  sera  jamais  qu'un  moindre  mal. 
G.  Eliot  le  sait  bien,  mais  elle  veut  être  heureuse, 
elle  veut  qu'on  soit  heureux  autour  d'elle,  comme 
on  peut  l'être  ici-bas.  «  Autant  que  possible,  nous 
devons  vivre  pour  la  joie  et  ne  fixer  notre  pensée  sur 
les  choses  douloureuses  qu'autant  que  cette  con- 
science plus  vive  nous  aide  à  chercher  quelque  re- 
mède à  nos  maux  •^.  »  Quand  je  dis  :  elle  veut,  j'em- 
ploie le  mot  propre.  Ce  bonheur  qui  est  pour  elle, 
nous  l'avons  vu,  nécessaire  au  plein  épanouissement 
de  la  sympathie,  il  faut  le  vouloir,  s'y  exercer,  le 
défendre  contre  tout  ce  qui  risquerait  de  le  compro- 
mettre. Car  il  est  entendu  que  le  déterminisme  n'est 
bon  qu'en  théorie  pure.  «  Chaque  matin  nous  apporte 
quelque  occasion  nouvelle  d'exercer  notre  volonté. 
Je  ne  me  raccommoderai  avec  votre  philosophie  que 

1.  N'est-ce  point  par  là  comme  aussi  par  son  impuissance 
mystique  qu'elle  diffère  de  Tolstoï  ? 

2.  Janet's  repenlance,  ch.  V. 

3.  Cross,  p.  604.  Cf.,  p.  528. 


141  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

lorsque  vous  aurez  concilié  le  nécessitarianisme  — 
oh  !  que  je  déteste  ce  vilain  mot  !  —  avec  le  fait  de 
vouloir  fortement,  de  vouloir  vouloir  fortement  ^  » 
Il  n'est  donc  pas  question  ici  de  sentimentalisme 
poétique,  mais  de  bienveillance  active,  de  charité 
pratique. 

Quant  aux  «  frères  humains  »  qui  attendent  de 
nous  ce  secours,  G,  Eliot  accepte  qu'ils  n'aient 
d'autre  auréole  que  leur  souffrance.  Non,  elle  ne 
nous  fait  pas  meilleurs  que  nous  ne  sommes.  Aucun 
de  nos  ridicules,  aucune  de  nos  bassesses  ne  lui 
échappe.  Les  lecteurs  de  Middlemarch  le  savent  bien. 
Mais  c'est  nous  précisément,  ôtres  de  faiblesse  et  dont 
les  rares  vertus  boitent  toujours,  c'est  nous  qui 
avons  besoin  d'amour  et  aucun  autre  traitement  ne 
nous  acheminera  vers  la  transformation  dont  tous, 
plus  ou  moins,  nous  sommes  capables.  Ni  pessi- 
miste, ni  optimiste,  disait  G.  Eliot  d'elle-même,  mé- 
lioriste  plutôt  et  elle  espérait  que  peu  à  peu  on  ren- 
drait l'humanité  moins  imparfaite,  «  non  pas  en  pré- 
sentant à  la  jeunesse  un  idéal  trop  ambitieux,  mais 
en  lui  faisant  comprendre  que  dans  la  vie  de  tous 
les  jours  et  le  cercle  étroit  d'une  famille,  chacun 
pourrait  indéfiniment  diminuer  les  causes  de  souf- 
france, augmenter  les  sources  de  joie  ». 

Mais  cela,  c'est  encore  un  rêve  et  pour  rendre  cette 
espérance  moins  irréalisable,  nous  devons  nous  ré- 
signer —  il  faut  toujours  répéter  ce  mot  quand  on 
expose  la  philosophie  de  G.  Eliot,  —  nous  résigner 
à  tirer  le  meilleur  parti  de  nous-mêmes  et  des  puis- 
sances de  bonté,  de  consolation  et  de  support  qui 

1.  Cross,  p.  542. 


LA    REr.IGION    DE    GEORGE    ELIOT  145 

sont  en  nous.  Tous  ses  romans  vont  à  ce  but.  «  Si 
l'art  n'agrandit  pas  la  sympathie  humaine,  il  n'a  au- 
cune valeur  morale.  Les  idées,  les  opinions  ne  sont 
entre  les  âmes  qu'un  fragile  ciment.  J'en  ai  fait  la 
désolante  expérience  et  le  seul  efï'et  que  je  désire 
ardemment  produire  par  mes  livres  est  d'amener  le 
lecteur  à  mieux  imaginer  et  sentir  les  peines  et  les 
joies  de  ceux  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  lui, 
rien  sinon  le  privilège  d'appartenir  à  une  même  hu- 
manité de  misère  et  d'erreur  '.  « 

Cette  sympathie  ne  ressemble  aucunement  à  la 
sensibilité  d'élection  et  d'attrait  qui  se  réserve  pour 
certaines  infortunes  plus  rares  et  trouve  plus  tou- 
chantes les  larmes  qui  coulent  sur  un  beau  visage. 
On  entend  nous  mener  beaucoup  plus  loin,  beau- 
coup plus  haut  et  par  des  sentiers  que  la  vertu  com- 
mune ne  fréquente  guère.  Qu'on  en  juge  plutôt  sur 
quelques  lignes  de  Middlemarch  où  le  programme 
de  cette  vie  nouvelle  est  tracé.  La  phrase  est  dure  à 
lire  mais  je  n'en  ai  pas  trouvé  d'aussi  formelle  et 
d'aussi  pleine. 

On  se  rappelle  que  Dorothée  Brooke  vit  de  rêve 
tout  comme  Emma  Bovary.  Seulement  son  roman  à 
elle  est  de  charité  et  de  dévouement.  Pour  que  tout, 
soit  plus  beau  que  terre  dans  l'existence  qu'elle  mé- 
dite, ce  dévouement  elle  voudrait  le  consacrer  non 
pas  à  un  mari  ordinaire,  mais  à  faciliter,  à  activer 
la  tâche  de  quelque  grand  homme  de  science.  Elle 
est  bien  servie.  Le  révérend  Casaubon  passe  par  là. 
Presque  un  vieillard  et  sans  rien  qui  plaise,  mais  il 
est  savant  et  le  mariage  se  fait.  La  jeune  femme  se 

1.  Cnoss,  p.  279 

II  10 


146  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

jette,  tête  et  corps  perdus,  dans  les  fiches  de  Casau- 
bon  et  retarde,  grâce  à  ce  premier  feu  de  zèle,  l'heure 
où  elle  verra  qu'elle  s'est  trompée.  Mais  tôt  ou  tard 
il  faut  bien  que  cette  heure  sonne.  Cet  homme,  ce 
timide,  ce  raté,  sa  femme  l'importune  à  force  de 
croire  en  lui  plus  qu'il  ne  croit  lui-même.  Plus  elle 
s'exalte  à  la  pensée  de  l'œuvre  future  qui  doit  im- 
mortaliser le  nom  de  Casaubon  et  plus  ce  malheu- 
reux touche  sa  propre  impuissance,  mesure  amère- 
ment l'inutilité  de  son  immense  travail.  Pendant 
des  mois  Dorothée  copie  et  catalogue  les  notes  du 
grand  ouvrage  qui  ne  paraîtra  jamais  et  cepen- 
dant d'autres  soucis,  qui  viennent  aussi  d'elle  et 
du  naïf  égoïsme  de  sa  tendresse,  achèvent  de 
faire  perdre  à  Casaubon  cette  patience  indulgente, 
seule  forme  de  son  amour.  Alors  la  jeune  femme 
navrée  commence  à  se  rendre  compte,  non  pas 
qu'elle  a  mal  fait  d'épouser  ce  vieillard,  mais 
qu'elle  n'a  pas  su  l'aimer.  C'est  elle  qui  a  tort,  et 
non  pas  lui. 

Tous,  écrit  à  ce  moment  G.  Eliot,  nous  sommes  nés  dans 
une  sorte  d'hébétement  moral.  Comme  l'enfant  tendu  vers 
le  sein  de  sa  nourrice,  nous  nous  flgurons  que  le  monde 
n'existe  que  pour  assouvir  notre  faim.  Dorothée  s'était 
dégagée  plus  tôt  que  personne  de  cette  universelle  sottise, 
et  cependant  au  moment  même  où  elle  se  forgeait  une  vie 
de  dévouement  auprès  de  Casaubon,  elle  était  bien  loin  de 
comprendre  lessence  même  du  dévouement  :  j'entends  de 
comprendre  de  cette  façon  claire  qui  se  confond  avec 
le  sentiment,  de  saisir  et  de  réaliser  une  vérité  comme 
nos  sens  atteignent  l'objet  de  leurs  intuitions.  Elle  ne 
comprenait  donc  pas  que  son  mari  était,  aiisai  bien 
qu'elle,  dans    son  propre   moi,  un   centre  d'où    la   lu- 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  147 

mière    el  les    ombres    lombaienl  forcément  cViine  façon 
différente  *. 

En  d'autres  termes,  jusqu'ici,  dans  ses  rêves  cha- 
ritables, Dorothée  ne  sortait  pas  d'elle-même  et  par 
un  égoïsme  volontaire  ramenait  à  elle  l'objet  de  son 
dévouement.  Elle  ne  s'était  pas  mise,  —  et  le  pou- 
vait-elle ?  —  à  la  place  de  cet  homme  déjà  mûr  et 
qui  n'avait  jamais  été  jeune,  elle  n'avait  pas  cherché 
à  deviner  ce  qu'il  pensait  de  lui-même,  et  le  juge- 
ment qu'il  portait  sur  ses  propres  impuissances. 
Bonne,  charitable,  généreuse,  elle  commence  àpeinc 
à  entrevoir  que  la  véritable  sympathie  nous  dé- 
pouille de  nous-mêmes,  nous  défend  de  nous  regar- 
der comme  le  centre  du  monde  et  nous  transporte 
autant  que  possible  en  chacun  de  ces  autres  centres 
d'où  l'une  après  l'autre  toutes  les  perspectives  de 
nos  idées  et  de  nos  sentiments  sont  changées.  En 
conséquence,  il  n'y  aura  pas  de  personnages  sym- 
pathiques dans  les  romans  de  G.  Eliot,  ou  plu- 
tôt, si  on  se  prête  docilement  à  sa  pensée,  tous 
les  personnages  seront  également  sympathiques. 
«  J'ai  bien  malgré  moi  travesti  mes  intentions,  écrit- 
«11e  à  propos  d'une  étude  sur  le  Mi  II  on  the  Floss, 
si  mon  livre  représente  l'honnêteté  des  Dodson 
<îomme  «  mesquine  et  sans  intérêt  »  ou  si  je  donne 
l'impression  que  le  paiement  d'une  dette  est  une 
vertu  méprisable  à  côté  de  n'importe  quelles  qua- 
lités bohémiennes.  En  ce  qui  concerne  mes  senti- 
ments et  ma  pensée,  aucune  classe  de  personnes, 
aucune  forme  de  caractère  n'est  vouée  à  une  répro- 
bation ou  à  une  admiration  exclusive.  Tom  a  été  dcs- 

1.  Middlemarch,  ch.  XXI. 


148  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

siné  avec  autant  d'amour  et  de  pitié  que  Maggie  et, 
bien  loin  de  délester  les  Dodson,  je  suis  moi-même 
désolée  des  vilains  adjectifs  qu'on  leur  prodigue^  » 

Mais  on  n'arrive  pas  d'emblée  à  cette  intelligence 
pourtant  très  simple  des  choses.  Il  y  faut  beaucoup 
de  vertu  et  sans  doute  un  peu  plus  que  la  durée 
d'une  vie  moyenne.  En  attendant,  balbutions  les  ru- 
diments qui  veulent,  eux  aussi,  des  années  d'appren- 
tissage et,  d'abord,  essayons  de  nous  convaincre 
qu'ici-bas  chacun  de  nos  compagnons  de  route  mé- 
rite vraiment  notre  sympathie. 

Car  enfin  il  n'est  personne  qui  n'ait  reçu  quelque 
parcelle  de  bonté.  «  Je  n'ai  pas  d'autre  désir,  écri- 
vait G.  Eliot,  que  de  faire  passer  au  cœur  de  mes 
lecteurs  un  peu  LVhumoiir  aimante,  de  tendresse  et 
de  foi  dans  la  bonté-.  »  Belief  in  goodness.  Sous 
cette  forme  sa  doctrine  nous  paraît  moins  découra- 
geante, plus  à  la  portée  de  notre  faiblesse. 

Croire  à  la  bonté  d'autrui,  notre  inclination  natu- 
relle ne  se  porte  guère  de  ce  côté,  et  si,  d'aventure, 
nos  instincts  confiants  menaçaient  de  nous  entraîner, 
l'amour-propre  aurait  bientôt  fait  de  nous  rappeler 
que  toute  sévérité  est  perspicace,  et  que  les  naïfs 
sont  toujours  dupés.  Mais  G.  Eliot  ne  veut  pas  qu'on 
écoute  celte  voix  trop  intéressée  et  pense,  au  con- 
traire, qu'à  tout  prendre  la  sympathie  voit  plus  clair 
que  la  défiance  et  que  la  froideur.  Et  d'abord  que 
savons-nous  du  dernier  secret  d'une  conscience? 
«  Au  fond  de  la  plus  entière  confiance,  même  de  celle 
qui  peut  exister  entre  mari  et  femme,  se  dérobe 
toujours  un  résidu  qu'on  ne  peut  dire,  qu'on  ne  peut 

1.  Cross,  p.  313. 

2.  Ibid.,  p.  225. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  149 

deviner  :  Ihe  undivined  residiie  ;  peut-être  la  pire 
des  horreurs,  peut-être  une  merveille  de  désintéres- 
sement et  de  noblesse  '.  »  «  Dites  à  Cara,  écrivait- 
elle  une  autre  fois,  que  je  me  représente  souvent  ses 
expériences  actuelles,  —  avec  plus  ou  moins  d'exac- 
titude, —  car,  pauvres  de  nous,  les  uns  sur  les  au- 
tres, nous  ne  pensons  que  des  bévues  ^  » 
Dans  Janet's  repentance,  elle  dit  encore  : 

Parfois  dans  nos  moments  de  détresse  spirituelle,  l'homme 
avec  qui  nous  n'avons  d'autre  lien  que  notre  commune 
nature,  nous  paraît  plus  près  de  nous  qu'une  mère,  un 
père,  un  ami.  Notre  vie  de  tous  les  jours  n'est  guère  qu'un 
jeu  de  cactiette  où  nous  nous  dérobons  les  uns  aux  autres, 
derrière  un  écran  de  paroles  ou  d'actions  insignifiantes. 
Ceux  qui  sont  assis  au  même  foyer  que  nous  sont  quelque- 
fois les  plus  éloignés  des  profondeurs  intimes  de  cette  àme 
pleine  de  mal  caché  et  de  bons  sentiments  inactifs  3. 

De  ces  deux  secrets  que  porte  chacun  de  nous,  il 
en  est  un  que  notre  malignité  suppose  sans  peine, 
qu'elle  divulgue  et  grossit  à  plaisir.  Laissons  celui-là 
pour  nous  arrêter  seulement  au  mystère  de  bonté 
que  tout  âme  recèle.  Encore  un  coup,  c'est  la  plus 
sûre  méthode. 

Au  regard  superficiel,  le  village  de  Milby  n'offrait  que 
prose  et  sécheresse.  Triste  ville,  aux  arbres  ébranchés,  aux 
manufactures  encombrantes,  et  cependant  Milby  avait  son 
printemps...  Ainsi  de  la  vie  de  ses  habitants.  Au  premier 
aspect  on  n'y  voyait  que  vanité  et  terre  à  terre,  plumes 
d'autruche  et  relens  de  brandy.  Regardiez-vous  de  plus  près, 

1.  Cnoss,  p.  371. 

2.  IbicL,  p.  37it. 

3.  Janel's  repentance,  ch.  X'Vl. 


150  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

VOUS  aperceviez  quelque  pureté  de  mœurs,  quelque  amabi- 
lité, quelque  dévouement...  La  petite  et  sourde  Mme  Crewe 
portait  souvent  aux  pauvres  la  moitié  de  son  maigre  dîner  ; 
miss  Philipps,  avec  ses  rubans  et  ses  plumes  rouges,  avait 
un  cœur  filial  et  allumait  très  gentiment  la  pipe  de  son  père 
et  il  y  avait  là  des  hommes  à  cheveux  gris  et  aux  guêtres 
écrues  que  vous  n'auriez  pas  remarqués  dans  la  rue,  et  dont 
l'honnêteté  avait  beaucoup  servi  à  enrichir  leurs  voi- 
sins ^. 

Looking  doser.  Ne  regarder  ni  de  haut  ni  de  loin, 
mais  se  pencher  le  plus  bas  possible  pour  voir,  dé- 
couvrir, deviner,  supposer  au  plus  profond  d'un 
cœur,  inconnu  ou  suspect,  la  petite  flamme  immor- 
telle, si  l'on  ne  recule  pas  devant  l'inutilité  probable 
et  la  fatigue  de  ce  premier  eflbrt,  on  s'achemine 
vers  une  sympathie  plus  grande  et  qui  va  se  dilater  à 
mesure  qu'elle  verra  mieux  que  son  désir  de  trouver 
le  bien  dans  l'âme  d'autrui  n'était  pas  trompeur. 

Rien  de  superficiel  en  effet  comme  notre  hâte  à 
porter  un  jugement  défavorable. 

Vite  nous  concluons  qu'un  homme  inconséquent  ne  sau-^ 
rait  être  sincère  ;  nous  lui  prêtons  le  mécanisme  mort  de 
deux  ou  trois  conjonctions,  les  «  si  »,  les  «  donc  »,  au  lieu 
de  réaliser  les  myriades  de  petites  fibres  qui  s'entrelacent 
entre  les  idées  et  les  actes  d'une  personne  vivante  *. 

«  Le  secret  d'exquise  bonté  que  tant  de  voisina 
nous  cachent  ^  ne  se  livre  pas  à  si  bas  prix.  Le 
moyen  d'ailleurs  de  juger  un  homme  sur  un  geste. 


1.  Janei's  repeniance,  ch.  II. 

2.  Middlemarch,  ch.  LUI. 

3.  Daniel  Deronda,  book  II,  ch.  XVI. 


LA    HELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  151 

une  parole  de  lui  que  nous  détachons  que  nous  iso- 
lons comme  une  parcelle  morte  envoyée  à  l'analyse  ! 

—  Puisque  j'ai  voulu  le  tuer,  dit  Tina  à  M.  GiKil,  c'est 
aussi  mal  que  si  je  l'avais  tué  en  réalité. 

—  Non,  ma  petite,  répondit  Gilfil,  lentement  et  en  laissant 
un  intervalle  entre  chaque  phrase.  11  nous  vient  le  désir  de 
faire  de  vilaines  choses  que  nous  ne  ferions  jamais,  tout 
comme  nous  rêvons  de  hauts  faits  dont  nous  ne  sommes 
pas  capables.  Souvent  nos  pensées  sont  pires  que  nous, 
comme  souvent  elles  sont  meilleures.  Dieu  nous  juge  tout 
entiers  et  d'un  regard,  non  i)as  comme  les  hommes  sur  des 
sentiments  ou  des  actes  isolés.  Nous  ne  sommes  jamais 
justes  les  uns  pour  les  autres.  Éloges  ou  blâmes,  nos  juge- 
ments dépassent  la  mesure  parce  que  nous  prenons  actions 
et  paroles  une  à  une  comme  nous  les  entendons  ou  les 
voyons.  Nous  ne  voyons  pas  le  tout  d'une  àme,  mais  Dieu 
sait  que  vous  n'auriez  pas  commis  ce  crime  ^ . 

Le  tout  d'une  âme,  pour  le  bien  tenir,  il  faut  pren- 
dre aussi  le  tout  d'une  vie  et  noyer  dans  la  splendeur 
des  années,  —  peut-être  dos  journées,  —  meilleures, 
les  tares  qu'ont  pu  amener  l'usure  du  temps  et  la 
souffrance.  L'aubépine  fleurit  pendant  de  courtes 
semaines  et  pourtant,  été  comme  hiver,  son  nom 
parle  de  blancheur.  Ainsi,  quand  nous  avons  à  nom- 
mer une  âme,  G.  Eliot  voudrait  nous  ramener  au 
temps,  souvent  court  et  lointain,  où  cette  âme  a 
donné  sa  fleur.  Ce  vieux  clergijman  aux  habits  râpés, 
à  la  pipe  indolente,  si  peu  gentleman,  si  peu  prêtre, 
chez  qui  vous  cherchez  en  vain  le  je  ne  sais  quoi  qui 
sépare  un  homme  de  la  foule,  prenez  garde,  n'allez 
pas  le  juger,  le  condamner  trop  vite.  Voyez  plutôt. 

1.  M.  Gilftrs  love  storij,  eh.  XIX. 


1Ô2  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Au-dessus  de  la  pièce  nue  et  grise,  triste  fumoir  de 
célibataire  besogneux  et  négligent,  où  les  pieds  au 
feu,  il  se  rôtit  en  compagnie  d'un  brun  seller  à  la 
retraite,  il  y  a  une  chambre  mystérieuse,  dont 
M.  Gilfil  ne  laisse  la  clef  à  personne.  Sanctuaire  aux 
fenêtres  closes,  l'air  et  la  lumière  n'y  pénètrent  avec 
la  gouvernante  Marthe  qu'une  fois  tous  les  trois 
mois.  Une  femme  a  vécu  dans  ce  décor  depuis  long- 
temps fané.  Là  sans  doute  elle  a  fini  de  vivre.  Tout 
montre  qu'elle  était  jeune,  et  on  voit  dans  la  cor- 
beille à  ouvrage  un  petit  bonnet  d'enfant  qu'elle  n'a 
pas  eu  le  temps  d'achever. 

Telle  était  la  chambre  fermée  dans  la  maison  de  M.  Giiûl, 
symbole  d'une  chambre  secrète  dans  son  cœur  où  depuis 
longtemps  il  a  donné  un  tour  de  clef  sur  les  fraîches  espé- 
rances et  sur  les  premiers  chagrins,  enfermant  là  pour  tou- 
jours la  passion  et  la  poésie  de  sa  vie  ^ 

Ceux  qui  connaissent  l'histoire  de  ce  brave  homme 
savent  qu'ici  les  mots  de  passion  et  de  poésie  ne  sont 
pas  de  trop.  Et  sans  doute,  aujourd'hui,  il  n'y  pa- 
raît plus  guère,  mais  que  voulez-vous  ? 

Il  eu  va  des  hommes  ainsi  que  des  arbres. 

Arrachez  les  plus  belles  branches,  celles  où  la  sève  mon- 
tait à  plaisir,  et  la  blessure  enfin  guérie  laissera  comme 
cicatrice  des  excroissances  laides  et  rugueuses.  Au  lieu  du 
beau  et  grand  arbre,  vous  n'avez  plus  qu'un  tronc  bizarre  et 
difforme.  Bien  des  défauts  irritants,  bien  des  manies  désa- 
gréables remontent  ainsi  à  un  dur  chagrin  qui  a  comprimé 
et  mutilé  une  riche  nature  juste  au  moment  où  elle  allait 
magnifiquement  s'épanouir.  Cette  vie  triviale  et  boiteuse 

1.  M.  Gilfil's  loue  slory,  ch.  I. 


LA    RELIGION    DE   GEORGE    ELIOT  153 

n'est  peut-être  que  lataxie  d'un  homme  autrefois  très  solide 
et  très  sain... 

Ainsi  de  notre  bon  vieux  curé.  Il  est  bizarre  et  noueux 
comme  un  chêne  dont  on  a  saccagé  les  branches  et  que  cepen- 
dant la  nature  avait  dessiné  pour  en  faire  un  arbre  royal*. 

Dans  le  Mill  on  Ihe  Floss  un  personnage  tout  à 
fait  secondaire,  Tavocat  Wakem,  lêle  rogue  et  dure 
de  l'homme  qui  ne  connaît  que  les  affaires,  a  lui 
aussi  sa  chambre  secrète,  un  souvenir  analogue 
d'amour  et  de  deuil.  Son  fils  le  sait  bien  et  qu'on 
peut  beaucoup  attendre  de  ce  souvenir.  Après  une 
scène  de  colère,  Wakem  remontera,  vaincu  et  sou- 
mis, dans  l'atelier  de  Philippe  et  permettra  au  jeune 
homme  d'épouser  la  propre  fille  de  ce  Tulliver  qui 
l'a  insulté  et  qui  a  manqué  le  tuer. 

Wakem  s'arrêta  un  moment  devant  le  portrait  deMaggie. 

—  Tout  de  même,  Phil,  dit-il  enfin,  elle  ne  ressemble  pas 
à  ta  mère.  Elle  est  plus  belle.  Je  l'ai  vue  à  l'église,  des 
yeux,  des  traits  diablement  jolis...  mais  ta  mère  paraissait 
plus  douce,  avec  ses  cheveux  châtains  ondulés  et  ses  yeux 
gris,  comme  les  tiens.  Tu  ne  peux  pas  bien  te  la  rappeler. 
C'est  si   dommage  que  je  n'aie  pas  fait  faire  son  portrait... 

—  Eh  bien  !  ne  voudriez-vous  pas  pour  moi  de  ce  même 
bonheur  ?  Il  n'y  aura  jamais  dans  votre  vie  de  lien  aussi 
fort  que  celui  qui  vous  unit,  il  y  a  vingt-huit  ans,  à  ma 
mère,  et  que  depuis  vous  avez  toujours  resserré. 

—  Ah  !  Phil,  lu  es  le  seul  homme  qui  sache  ce  qu'il  y  a 
de  meilleur  en  moi,  dit  Wakem  en  tendant  la  main  à  son 
fils.  Restons  unis  s'il  y  a  moyen,  et  maintenant,  que  dois-je 
faire?  Dis-moi.  Faut-il  que  j'aille  moi-même  faire  la  demande 
à  cette  héroïne  aux  yeux  noirs  *. 

1.  M.  Gilfii's  loue  slory.  Epilogue. 

2.  Book  VI,  ch.  VlII.  Le  titre  même  du  chapitre  est  signi- 


154  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

On  trouverait  sans  peine  beaucoup  d'exemples 
analogues,  et  si  on  veut  bien  repasser  à  ce  point  de 
vue  Tensemble  de  l'œuvre  de  G.  Eliot  on  ne  tardera 
pas  à  reconnaître  que  là  est  vraiment  l'inspiration 
principale  et  constante  de  ses  romans.  De  chaque 
être,  elle  voudrait  dégager  et  louer  ce  qu'il  a  de  bon. 

—  Youare  the  only  felloiv  that  knowsthe  besfofme, 

—  et  si,  par  malheur,  elle  ne  trouve  rien  à  glaner  ni 
dans  le  présent,  ni  dans  le  passé  d'une  âme,  elle  se 
rabat  sur  un  autre  caractère,  un  autre  don,  peu  rare, 
hélas!  celui-là,  et  qui,  pour  elle  donne  encore  une 
consécration,  une  noblesse  aux  moins  aimables  et 
aux  plus  basses  natures.  C'est  la  souffrance.  Et 
n'entendez  pas  par  là  ces  spectacles  douloureux  qui 
épouvantent  u  la  chair  et  le  sang  »  comme  dans  plu- 
sieurs romans  de  Dickens,  mais  «  ces  obscures  tra- 
gédies dont  le  inonde  ne  se  soucie  point  et  qui,  di- 
sait-elle à  vingt  ans,  ont  pour  moi  tant  d'impor- 
tance ». 

Eh  oui!  ainsi  va  la  vie.  Pendant  que  nous  discutons 
froidement  la  carrière  d'un  homme,  ricanant  de  ses  erreurs, 
blâmant  ses  bévues  et  donnant  une  étiquette  à  ses  opinions 
«  Evangelical  étroit  »  ou  «  Laîiludinaire  panthéiste  »  ou 
«  anglican  et  orgueilleux  »...  pendant  ce  temps  cet  homme 
pleure  à  chaudes  larmes  dans  sa  solitude  parce  que  sa  mis- 
sion est  dure,  parce  que  la  force  lui  manque  pour  dire  le 
mot  difficile,  pour  se  mettre  à  une  action  trop  héroïque  ' . 


ficatif.  M^akem  in  a  new  Ughl.  Cf.,  un  peu  plus  bas  (bock  Vil, 
eh.  III),  un  autre  titre  :  Où  Von  voit  que  de  vieilles  connais- 
sances sont  capables  de  nous  causer  des  surprises.  Cf.,  aussi 
dans  le  même  sens,  la  promenade  du  misérable  Dempser 
avec  sa  mère  {Janet's  repenlance,  ch.  VII). 
l.  Janet's  repenlance,  ch.  VIII. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  155- 

Ici  non  plus  les  exemples  ne  manquent  pas,  mais  je 
dois  me  contenter  de  citer  une  fin  de  chapitre  de 
Middlemarch  puisque,  aussi  bien,  cette  œuvre  im- 
portante est  presque  inconnue  en  France.  Mme  Buls- 
trode  vient  d'apprendre,  après  toute  la  ville,  que  son 
mari  s'est  conduit  jadis  comme  un  misérable. 

Elle  s'enferma  dans  sa  chambre.  Elle  avait  besoin  de 
temps  pour  se  faire  à  cette  mutilation  de  son  âme,  à  sa 
pauvre  vie  manquée...  Les  vingt  années  pendant  lesquelles, 
grâce  au  silence  de  cet  homme,  elle  avait  eu  foi  en  lui  et 
l'avait  même  vénéré,  lui  revenaient  avec  des  détails  qui 
donnaient  à  toute  cette  conduite  l'air  d'une  constante  et 
odieuse  fourberie.  Mais  cette  femme  sans  culture  avait  une 
âme  de  fidélité.  L'homme  dont  elle  avait  partagé  la  prospé- 
rité pendant  une  moitié  de  vie  et  qui  l'avait  chérie  sans 
défaillance,  maintenant  que  le  châtiment  était  sur  lui,  elle 
ne  pouvait,  en  aucun  sens,  l'abandonner.  Il  y  a  un  abandon 
qui  vit  sous  le  môme  toit  que  l'abandonné  et  qui  partage 
sa  couche,  plus  cruel  encore  par  cette  proximité  sans  ombre 
d'amour. 

Elle  savait  quand  elle  avait  fermé  la  porte  de  sa  chambre 
que,  après  l'avoir  rouverte,  elle  redescendrait  vers  son 
infortune,  pour  épouser  son  chagrin  à  lui  et  lui  dire  :  «  Je 
souffrirai  sans  me  plaindre.  »  Mais  il  lui  fallait  un  peu  de 
temps  pour  recueillir  ses  forces,  pour  donner  librement  un 
sanglot  d'adieu  à  la  joie  et  à  l'orgueil  de  sa  vie. 

Bulstrode  avait  passé  ce  temps-là  dans  une  égale  agita- 
tion. Il  avait  envisagé  le  cas  oîi  sa  femme  apprendrait  la 
vérité  du  dehors  et  il  aimait  mieux  cela  que  de  se  confesser 
lui-même.  Mais  à  cette  heure  où  il  devinait  quelle  savait 
tout,  il  attendaitlerésultatde  cette  révélation  avec  angoisse... 
Il  se  sentait  sombrer  dans  une  détresse  sans  pitié.  Peut-être 
ne  verrait-il  plus  jamais  d'affection  sur  le  visage  de  sa 
femme... 

Il  était  huit  heures  du  soir  quand  la  porte  s'ouvrit.  Sa 


Iô6  L  IXOUIETUDE    RELIGIEUSE 

femme  était  là.  Il  n'osa  pas  la  regarder.  Il  était  assis  la  tête 
basse  et  comme  elle  s'approchait  de  lui,  elle  crut  voir  qu'il 
paraissait  plus  petit,  ainsi  flétri  et  accablé.  En  une  seule  et 
immense  vague,  cette  fraîche  pitié  et  l'ancienne  tendresse 
passèrent  sur  elle,  et  mettant  une  main  sur  la  main  qui 
s'appuyait  au  fauteuil,  l'autre  sur  l'épaule  de  son  mari,  elle 
lui  dit  avec  une  douceur  solennelle  : 

—  Regarde-moi... 

Il  leva  les  yeux,  avec  un  léger  frisson  et  la  regarda  une 
seconde,  comme  interdit.  La  pâle  figure,  les  habits  de  deuil, 
les  lèvres  tremblantes,  tout  disait  :  «  Je  sais  »,  et  cependant 
les  mains  et  les  yeux  se  fixaient  doucement  sur  lui.  Ses 
larmes  à  lui  éclatèrent  et  ils  pleurèrent  ensemble,  assis  l'un 
à  côté  de  l'autre.  Le  moment  n'était  pas  venu  de  parler...  La 
confession  du  coupable  fut  muette;  muette  aussi,  de  l'autre 
côté,  la  promesse  de  fidélité...  Elle  ne  put  pas  lui  dire  : 
«  Qu'y  a-t-il  exactement  de  vrai  là-dedans  et  où  commence 
la  calomnie?  »  Lui  n'eut  pas  à  dire  :  «  Je  suis  inno- 
centa » 

Dans  ce  prompt  oubli  de  l'offense,  dans  cette  pitié 
qui  entraîne  le  pardon,  vous  ne  voyez,  el  à  bon  droit 
que  l'instinct  éternel  d'un  simple  cœur  de  femme. 
Mais  G.  Eliot  demande  autre  chose  au  lecteur.  Dans 
sa  pensée,  cette  première  pitié  irraisonnée  doit  nous 
amener  à  examiner  de  plus  près  la  vie  de  Bulstrode, 
et  après  cette  revision  se  transformer  en  une  indul- 
gence plus  haute,  plus  juste  et  où  frémira  la  con- 
science de  notre  propre  bassesse.  Gel  homme  a  joué 
pendant  vingt  ans  une  comédie  de  vertu  sans  tache 
et  vous  criez  à  l'hypocrisie.  Allez  moins  vite,  nous 
dit-elle,  el,  merveilleusement  elle  dissèque  les  hési- 
tations, les  faiblesses,  les  défaillances,  les  retours 

1.  Middlemarch,  ch.  LXXIV. 


LA    RELIGION    DE    GEORGE    ELIOT  157 

qui  suivent  une  première  chute,  tant  qu'enfin  dans 
le  cœur  de  ce  pharisien  agenouillé  devant  Dieu  elle 
nous  fait  entrevoir  une  vraie  prière  '. 


VIII 

Elle  sait,  d'ailleurs,  qu'il  pourrait  se  glisser  quelque 
exagération  dans  ce  parti  pris  dindulgence  et  elle 
nous  met  en  garde  contre  une  outrance  de  sympa- 
thie qui  risquerait  de  desserrer  à  la  longue  les  res- 
sorts de  toute  vertu.  Mais  ce  n'est  pas  là  un  danger 
bien  redoutable  et,  sans  le  négliger  tout  à  fait,  il  est 
autrement  nécessaire  de  se  persuader  que  la  sympa- 
thie est  un  des  fondements  essentiels  de  la  morale. 
Elle  avance  à  ce  sujet  une  de  ces  lourdes  petites 
phrases  où  d'ordinaire  elle  entasse  tant  de  choses  et 
qui  prêtent  à  de  longues  méditations. 

Il  n'y  a  pas,  écrit-elle,  de  doctrine  générale  qui  ne  soit 
capable  d'engloutir  notre  moralité  si,  comme  contrepoids  à 
cette  doctrine,  nous  n'avons  au  plus  profond  de  nous  l'habi- 
tude d'une  sympathie  directe  et  individuelle  pour  nos 
semblables  '^. 

En  tout  cas  l'expérience  montre  combien  la  sym- 
pathie peut  devenir  féconde.  Croire  que  quelqu'un 
est  capable  de  faire  le  bien,  c'est  déjà  lui  faire  faire 
un  premier  pas,  lui  donner  l'élan  vers  le  bien. 

C'est  un  mot  profond  et  partout  répandu  qu'il  n'y  a  pas 

1.  Middlemarch,  eh.  LXI.  Voir  aussi  le  chapitre  —  un 
des  plus  extraoïdinaires  de  toute  son  œuvre  —  où  elle 
raconte  le  dernier  crime  de  Bulstrode. 

2.  Ibid.,  p.  -15'.». 


158  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

-de  miracle  sans  la  foi,  foi  du  thaumaturge  en  lui-même,  foi 
des  tidèles  dans  le  thaumaturge.  Or  presque  toute  la  foi 
qu'un  homme  peut  avoir  en  lui-même  est  faite  de  la  foi  que 
les  autres  ont  en  lui  ^ 

Ailleurs  elle  nous  montre  Janet  désespérée  parce 
qu'elle  n'a  pas  rencontré  cette  sympathie  clairvoyante 
«  plus  sage  que  tous  les  blâmes,  plus  efficace  que 
tous  les  reproches  -». 

Il  y  a  des  natures,  dit-elle  encore  dans  Middlemarch, 
dont  l'amour  pour  nous  est  une  sorte  de  consécration.  Par 
leur  pure  foi  en  nous,  elles  nous  enchaînent  au  devoir  et  à 
la  vertu.  Et  nos  péchés  seraient  ce  sacrilège,  le  plus  odieux 
de  tous,  qui  renverserait  l'invisible  autel  de  leur  confiance. 
«  Si  tu  n'es  pas  bon,  personne  ne  l'est,  »  de  telles  paroles 
rendent  notre  responsabilité  beaucoup  plus  aiguë,  et  donnent 
à  nos  remords  une  sensation  de  brûlure  ^. 

Et  quand  enfin  il  serait  prouvé  que  l'on  peut  vrai- 
ment être  trop  bon,  et  que  cet  excès  possible  me- 
nace de  fausser  notre  conscience,  qu'on  se  rassure  à 
la  pensée  que  toutes  les  vertus  sont  solidaires  les. 
unes  des  autres  et  que  les  scrupules  engendrés  par 
celle-ci  sont  encore  la  plus  sûre  école  de  délicatesse 
morale.  Cette  sympathie,  que  G.  Eliot  nous  demande, 
nous  tient  enelï'et  toujours  en  éveil. 

On  n'a  pas  assez  remarqué,  semble-t-il,  chez  quel- 
ques-uns de  ses  plus  chers  personnages  une  sorte  de 
peur  des  mots,  la  crainte  du  mal  que  peut  faire  une 
parole  étourdie.  A  côté  du  génial  bavardage  de 
Mrs  Poyser,  la  réserve,  le  silence  attentif  d'Adam 

1.  The  sud  fortunes  of  A.  Barlon,  ch.  II. 

2.  Janet's  repenlancc,  ch.  XV. 
S.  Middlemarch,  p.  ;j73. 


LA    RELIGION    DE   GEORGE    ELIOT  159 

Bede  paraissent  oncore  plus  graves.  Caleb  Garth, 
qui  ressemble  par  tant  de  côtés  au  père  de  G.  Eliot, 
met  toujours  beaucoup  de  temps  à  ruminer  ses 
courtes  phrases.  «  Si  j'avais  pu  être  auprès  de  vous, 
écrivait  G.  Eliot  à  une  de  ses  amies  en  deuil,  je  se- 
rais restée  sans  mot  dire.  Le  silence  exprime  des 
sentiments  que  les  paroles  les  plus  sensées  gâtent 
souvent  ^  »  «  Ce  que  l'on  redoute  plus  que  tout, 
lisons-nous  encore,  est  de  dire  ou  d'écrire  un  mot 
malheureux  et  hors  de  propos,  quand  étant  loin  on 
n'a  que  des  mots  pour  exprimer  sa  sympathie^.  » 

Que  sera-ce  du  retentissement  beaucoup  plus  loin- 
tain de  nos  actes  !  On  sait  que  le  plus  parfait  peut- 
être  des  romans  de  G.  Eliot,  le  merveilleux  Adam 
Bede,  est  tout  entier  consacré  à  cette  méditation 
efTrayante,  et,  pour  ma  part,  je  vois  peu  de  pages 
aussi  poignantes,  aussi  bienfaisantes  que  celles  où 
le  jeune  charpentier,  avec  sa  franchise  d'ouvrier, 
oblige  le  brillant  et  léger  Arthur  Donnithorne  à  re- 
garder en  face  le  mal  irréparable  qu'il  a  commis. 

Ils  étaient  assis  l'un  en  face  de  l'autre...  et  Arthur  lui 
dit  :  «  Adam,  je  quitte  le  pays,  je  vais  m'engager...  » 

Le  pauvre  garçon  trouvait  qu'Adam  aurait  dû  s'émouvoir 
à  cette  nouvelle,  avoir  vers  lui  un  mouvement  de  sympa- 
thie. Mais  les  lèvres  d'Adam  ne  se  desserraient  pas,  rien 
ne  bougeait  dans  son  visage. 

—  Je  voulais  te  dire,  continua-t-il,  qu'une  des  raisons  de 
mon  départ  est  que  je  voudrais  que  personne  ici  ne  pàtît  à 
cause  de  moi...  je  suis  prêt  à  tout,  il  n'est  pas  de  sacrifice 
que  je  ne  veuille  faire  pour  empêcher  les  autres  de  souffrir 
de  ma...  de  ce  qui  est  arrivé. 

1.  Cross,  p.  384. 

2.  Ibid.,  p.  4{)l. 


160  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Ces  paroles  eurent  précisément  nn  eflet  tout  contraire  à 
celui  qu'elles  cherchaient.  Adam  crut  y  voir  celle  idée 
d'une  compensalion  pour  le  tort  ineffaçable,  celle  com- 
mode lenlalion  de  se  tranquilliser  intérieurement  en  se 
disant  que  le  mal  aura  les  mêmes  fruits  que  le  bien...  Rien 
ne  l'indignait  davantage. . . 

—  Il  n'est  plus  temps,  monsieur.  Un  homme  doit  s'im- 
poser des  sacrifices  pour  se  garder  de  faire  le  mal;  mais 
une  fois  que  le  mal  est  fait,  aucun  sacrifice  ne  peut  le 
défaire...  De  quelque  façon  que  l'on  arrange  les  choses 
maintenant,  elles  seront  dures.  Il  y  a  une  sorte  de  malheur 
qu'on  ne  peut  pas  réparer  ^ 

On  trouve  dans  Middlemarch  —  en  moins  tragi- 
que —  une  réplique  de  celte  scène.  Fred.  Vincy 
vient  de  faire  perdre  une  grosse  somme  d'argent  aux 
parents  de  la  jeune  fille  qu'il  aime.  A  celte  nouvelle 
Marie  Garth  ne  voit  que  la  douleur  de  ses  parents  et 
néglige  de  dire  un  mot  de  consolation  au  coupable 
qui  se  désole  auprès  d'elle. 

—  Pour  rien  au  monde,  je  n'aurais  voulu  vous  faire  cette 
peine,  Marie,  vous  ne  me  pardonnerez  jamais  I 

—  Et  la  belle  aflaire,  que  je  vous  pardonne,  répondit-elle 
passionnément.  Est-ce  que  ça  rendrait  à  maman  l'argent 
que  depuis  quatre  ans  elle  gagnait  péniblement  afin  d'en- 
voyer Alfred  au  collège  ?  Elle  sera  bien  avancée,  n'est-ce 
pas,  si  je  vous  pardonne! 

Et  voici  que  ces  exemples,  choisis  pour  montrer 
que  la  vraie  sympathie  nous  impose  une  constante 
surveillance  sur  nous-mêmes,  font  voir  une  fois  de 
plus  comment  dans  cette  doctrine  le  bon  sens  or- 

1.  Adam  Bede,  ch.  XLVIII. 


LA    RELIGION    DE   GEORGE    ELIOT  161 

donne  et  contrôle  tout.  La  première  manière  —  et 
non  pas  la  plus  facile  —  d'aimer  le  prochain  est 
d'essayer  de  ne  lui  causer  aucun  mal.  Viendront  en- 
suite IfK  preuves  directes  d'aflecLion,  les  attentions 
aimables,  les  délicatesses  prévenantes.  Petites  cho- 
ses, sans  douie,  nous  pouvons  si  peu,  mais  que 
nous  devons  cheirher  d'autant  plus  assidûment, 
accomplir  avec  d'autant  plus  de  joie  :  «  Ah  !  comme 
nous  pouvons  nous  l'aire  du  bien  les  uns  aux  autres 
par  quelques  paroles  d'amitié  —  et  on  en  a  si  sou- 
vent l'occasion  —  tandis  qu'il  est  beaucoup  plus 
rare  de  pouvoir  l'aire  à  ses  amis  un  bien  plus  réel  \  » 


Le  plan  de  ce  travail  m'interdisait  toute  discus- 
sion piopiement  liiléraire  de  l'œuvre  de  G.  Eliot.  Il 
n'esi.  pas  besoin  non  plus  de  maïquer  les  limites  et 
les  insuffisances  de  la  leligion  qu'on  vient  de  décrire. 
«  Ceiie  lO'  de  Romola  dans  'a  bonté,  a  dit  Hutton, 
dans  le  syci'tîce,  cet  amour  des  petits  enfants...  tout 
cela  serait  un  panvie  rêve  s'il  n'y  avait  pas  un  Christ 
éternel  pom-  donner  une  vie  réelle  à  ces  fantômes.  » 
Juste  critique,  mais  qui  s'arrête  à  la  surface  des 
choses.  Ne  seiait-'l  pas  plus  exact  de  voir  dans  la 
doctrine  de  George  Eliot  une  survivance  rayonnante 
du  chitslian'sme?  N"a-i-elle  p3sé  crit  elle-même  :  «  Je 
ne  vois  pas  de  plus  belle  devise  que  ces  trois  pa- 
roles de  saint  Paul  et  la  sagesse  du  monde  n'est  pas 
près  de  les  dépasser  :  «  Pveslent  maintenant  la  foi, 
l'espérance,  mais  la  plus  grande  de  toutes  les  ver- 
tus est  la  charité  -.  » 

1.  Cross,  p.  203. 

2.  Ihid.,  p.  358. 

11 


162  l'inoiietude  religieuse 

L'hisloire  des  pères  du  désert  nous  a  conservé  la 
réponse  raénioialjle  que  fil  un  jour  le  saint  abbé 
Pœmen  à  quelques-uns  de  ses  disciples.  Ceux-ci  lui 
avaient  demandé  :  «  Quand  nous  voyons  des  frères 
sommeiller  au  temps  de  la  prière,  ne  devons-nous 
pas  les  secouer  pour  les  tenir  éveillés?  »  Pœmen  se 
défendit  de  résoudre  au  pied  levé  un  cas  de  con- 
science aussi  difficile.  Il  dit  simplement  :  «  Pour  moi, 
quand  je  vois  un  frère  ainsi  accablé  de  sommeil,  je 
voudrais  attirer  sa  tète  sur  mes  genoux  pour  l'y  faire 
reposer.  »  C"esl  là,  en  deux  mots,  toute  la  doctrine 
morale,  toute  la  religion  de  George  Eliot. 


DEUXIEME  PARTIE 


t       TT^ 


LE  SCRUPULE   DE  S'  JEROME 


LE  SCRUPULE  DE  S*  JÉRÔME 


Saint  Jérôme  entendit  en  songe  une  voix  qui  lui  reprochait 
de  trop  aimer  Cicéron.  Voici  plus  de  vingt  ans  que  cette  même 
voix  me  tourmente.  Elle  ne  parle  plus  du  seul  Cicéron. 
D'auti'es  enchanteurs  aujourd'hui  nous  tiennent,  trop  nom- 
breux pour  que  je  les  nomme. . .  Ah  !  fuge  Sirenum  liliis, 
comme  récrivait  un  grand  pape  dont  le  goût  pour  les  vers 
latins  est  assez  connu,  (irecs,  Latins,  Anglais,  Français, 
Italiens,  comment  leur  refuser  notre  cœur,  ou  comment  ne 
le  leur  donner  qu'à  demi  ?  Ne  semble-t-il  pas  que  le  tout  ou 
rien  s'impose  dans  un  conflit  de  ce  genre,  qu'il  faille  choisir 
entre  Mrgile  et  saint  Paul  ?  Littérature,  éloquence,  quand 
nous  limons  une  phrase  même  pieuse,  quand  nous  surveil- 
lons, en  chaire,  l'élégance  de  nos  gestes  et  la  cadence  de 
notre  voix,  est-ce  bien  toujours  l'esprit  de  Dieu  qui  nous 
guide,  le  pur  amour  qui  nous  soutient.  «  Il  ira,  cet  ignorant 
dans  l'art  de  bien  dire,  avec  cette  locution  rude,  avec  cette 
phrase  qui  sent  l'étranger,  il  ira  en  cette  Grèce  polie,  la 
mère  des  philosophes  et  des  orateurs. . .  il  prêchera  Jésus 
dans  Athènes,  et  le  plus  savant  de  ses  sénateurs  passera  de 
l'Aréopage  eu  l'école  de  ce  barbare.  »  Je  veux  bien,  mais 
cette  phrase  ne  sent  pas  l'étranger.  Cet  orateur  n'est  pas 


1(56  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

un  barbare  La  Grèce  profane  en  aurait  fait  un  dieu.  Pas 
plus  que  nous,  Bossuet  ne  redescend  du  septième  ciel  et 
les  moyens  par  lesquels  il  nous  force  à  l'écouter  et  à  le 
lire  n'ont  rien  de  miraculeux.  L'art  d'écrire  et  l'art  de  parler, 
l'Évangile  ne  l'apprend  qu'aux  véritables  saints;  coûte  que 
coûte,  il  nous  faut  bien  passer  à  une  autre  école  où  nous  ne 
ferons  que  des  progrès  médiocres,  si  nous  croyons  de  tout 
notre  cœur,  sans  distraction  et  sans  défaillance,  au  néant 
des  lettres  humaines. 

Ce  n'est  là  que  le  premier  aspect  du  problème  que  je  vou- 
drais toucher  dans  ce  chapitre.  Si  je  laborde  sous  ce  pre- 
mier aspect,  avec  plus  d'émotion  et  plus  de  tendresse,  c'est 
que,  longtemps  professeur  a"  «  humanités  »,  obligé  comme 
tel  de  faire  croire  à  mes  élèves  qu'un  beau  vers  était  chose 
di^^ne,  le  croyant  moi-même  parfois,  je  n'ai  eu  que  trop  de 
facilité  à  pénétrer  les  angoisses  du  P  Porée.  Dans  tel  col- 
lège moins  auguste  que  Louis-leGrand,  j'ai  vu  maintes  fois 
pétiller  la  malice  de  petits  Voltaires  qui  m'étaient  très  chers, 
s'agiter  la  curiosité  inquiète  de  petits  Diderots;  jai  deviné 
dans  ces  cœurs  d'enfants  une  paisible  indifférence  aux  choses 
religieuses  qui  depuis  n'a  cessé  de  croître.  Comme  je  faisais 
les  cent  pas  avant  l'heure  de  la  classe,  entendant  de  jeunes 
voix  épeler  Salluste  et  le  tonnerre  d'un  professeur  qui  fou- 
droyait un  barbarisme,  j'ai  souvent  et  tristement  médité  sur 
le  résultat  probable  de  tant  d'efforts.  Que  sert  à  l'homme  de 
connaître  la  grammaire  grecque  et  de  savourer  les  Tuscu- 
lanes,  s'il  vient  à  perdre  son  âme?  Certes,  qu'une  telle  ques- 
tion se  pose  plus  spontanément,  plus  invinciblement  à  un 
prêtre  qu'à  tout  autre  éducateur,  cela  suffit  à  justifier  la  sa- 
gesse de  nos  pères  qui  voulurent  confier  au  sacerdoce  catho- 
lique la  formation  littéraire  de  la  jeunesse.  Mais  enfin  le 
problème  reste.  Je  me  suis  permis,  non  de  le  discuter  à 
fond,  mais  au  moins  de  le  poser  à  propos  du  P.  Porée. 

La  même  voix  qui  reprochait  à  saint  Jérôme  de  trop  aimer 
Cicéron,  nous  invite  encore,  me  semble-t-il,  à  une  inquié- 
tude plus  subtile  et  plus  grave.  Un  orateur,  un  poète  nous 


I 


LE    SCRUPl'LE    DE    SAJ^T  JEROME  1(;7 

séduisent,  non  pas  seulement  parce  qu'ils  nous  enchantent 
et  par  là  nous  font  négliger  de  plus  austères  plaisirs,  mais 
encore  parce  qu'ils  risquent  de  nous  égarer  et  de  s'égarer 
eux-mêmes  avec  nous  sur  l'intensité  de  leurs  propres  senti- 
ments. C'est  là  le  point  critique  de  la  littérature  religieuse. 
Que  voulons-nous,  en  effet,  quand  nous  étudions  les  écri- 
vains religieux,  sinon  dégager,  étreindre  le  témoignage 
vivant  que  chacun  d'eux  a  essayé  de  rendre  à  la  réalité  de 
sa  foi.  Pour  peu  que  nous  ayions  nous-mêmes  joué  avec  les 
mots,  nous  savons  bien  que  dans  les  sermons  les  plus 
éloquents,  tout  n'est  pas  profondément  ni  pleinement  sin- 
cère. Passé  l'amertume  des  premières  déceptions  de  ce 
genre,  nous  savons  aussi  que  beaucoup  se  croient,  veulent 
être  sincères  qui  ne  le  sont  pas,  ou  du  moins  qui  ne  le  sont 
pas  autant  qu'ils  pensent  l'être.  Il  n'y  a  pas  de  rhétorique 
chez  Pascal,  il  y  en  a  peut-être  un  soupçon  chez  un  écrivain 
aussi  magnifique,  aussi  vraiment  pieux  que  Bossuet.  Si  cela 
est  vrai  d'un  tel  homme,  dans  quels  scrupules  infinis  ne 
nous  débattrons-nous  pas  quand  nous  voudrons  passer  au 
môme  crible  notre  propre  éloquence,  trouver  la  présence  de 
Dieu  dans  notre  propre  vie  intérieure  ?  Dans  cette  gamme  de 
nuances  infinies  qui  va  de  Tartufe  à  Numa  Roumeslan  et 
de  celui-ci  à  Pascal,  où  devons-nous  placer  tel  ou  tel  écri- 
vain religieux  :  écrivains  ou  non  —  puisque  enfin  le  moindre 
de  nos  gestes  est  un  discours,  où  devons-nous  nous  placer 
nous-mêmes  ? 

J'en  ai  dit  assez  pour  définir  la  curiosité  avec  laquelle  j'ai 
médité  les  lettres  spirituelles  du  P.  Didon.  A  la  vérité,  j'ai 
trop  de  raisons,  dont  plusieurs  ne  me  flattent  guère,  de 
croire  avec  Pascal  que  l'éloquence  ne  vaut  pas  une  heure 
de  peine.  Et  puis,  ni  l'idée  que  je  me  fais  de  la  prédication 
chrétienne,  ni  les  seuls  maîtres  littéraires  que  j'aime,  ne  ne 
permettent  de  goûter  beaucoup  l'éloquence  du  P.  Didon. 
L'écrivain  m'intéresse  moins  encore.  Pour  l'homme,  si  gé- 
néreux, si  fort,  si  bon,  et,  à  certains  jours,  si  malheureux, 
je  n'éprouve  que  du  respect.  Quand  parut  l'étude  qu'on  valire, 


168  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

une  savante  revue  —  \a. Revue  Thomiste,  je  crois  —  me  fit 
riionneur  impré\ni  de  lui  consacrer  une  discussion,  plus 
longue,  si  je  me  souviens  bien,  que  cette  étude  elle-même. 
De  guerre  lasse,  on  concluait  qu'il  était  impossible  de  déci- 
der si  j'avais  entendu  défendre  le  grand  dominicain  ou 
l'attaquer.  Éloge  perfide  ou  prudente  manifestation  de 
libéralisme,  on  ne  savait  trop.  Ni  l'un  ni  l'autre,  en  vérité 
J'avais  voulu  simplement  étudier,  sur  un,  illustre  exemple, 
le  scrupule  de  saint  Jérôme,  distinguer  dans  ces  lettres 
retentissantes  ce  qu'elles  contenaient  de  proprement  «  spiri- 
tuel »,  ce  qu'elles  devaient  à  cette  éloquence  qui  ne  se  moque 
pas  de  l'éloquence.  Je  voulais  aussi,  par  dévotion  envers  un 
Ordre  magniflque  et  une  noble  mémoire,  réfuter,  à  mots 
couverts,  les  calomnies  que  certains  journaux  d'alors 
avaient  insinuées  avec  une  infâme  complaisance.  On  ne  parle 
tout  à  fait  bien  que  des  livres  que  l'on  aime  tout  à  fait.  Mais, 
si  l'on  ne  goûte  pas  pleinement  un  livre,  il  est  toujours  per- 
mis et  il  est  souvent  utile  de  dire  pourquoi. 


LE  MAITRE  DE  VOLTAIRE 


)j?  1 


Doudan,  IheureuxDoadan  qui  n'écrivit  jamais  que 
le  titre  des  nombreux  ouvrages  qu'il  imagina,  s'était 
proposé  —  ou  du  moins  il  Tavail  cru  —  de  «  faire 
une  suite  de  biog'/aphies  des  grands  jésuites,  sages 
à  l'e^prii  ouvert  et  bienveillant  ».  «  .l'ai  quelquefois, 
—  disaii-il  — la  pensée  que  les  jésuites  ont  été  ca- 
lomniés, que  ce  terrible  christianisme  d'Arnaud  n'a 
ni  la  grandeur  ni  la  lumiète  du  vrai  christianisme, 
que  plusieurs  de  ces  pauvres  diables  de  jésuites  ont 
voulu  sini:èrement  donnei  un  peu  d'air  et  de  jour  à 
ces  tristes  cellules  où  l'on  tentait  à  Pori-Royal  d'en- 
fermerla  pensée.  »  Il  exagère.  Arnaud,  grâce  à  Dieu, 
n'est  pas  tout  Port-Royal  et  le  mémoire  de  Jacqueline 
Pascal  sur  l'éducation  des  filles  ne  paraîî,  pas  plus 
inhumain  que  la  Balio  Sîuo'-'o/um.  Poui-  le  reste, 
cet  homme  d  esprit  enfonce  une  porte  ouverte.  Il 
fut  sage,  au  demeurant,  de  ne  pas  s'aventurer  dans 

1.  R.  P.  DE  i,A  SF.r.viKRE.  Un  professeur  d'ancien  régime.  Le 
P.  Charles  Poiôe  (167G-1741),  Paris,  Oudin,  1899. 


170  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

ce  travail  qui  demanderait  vingt  volumes  et  des  re- 
cherches infinies.  On  nous  donnera  bien  quelques 
jours  cette  belle  œuvre  qui  manque  à  no!re  histoire 
littéraire  et  religieuse  et  qui  prendra  naturellement  sa 
place  à  côté  de  l'imposante  série  bénédictine  du  prince 
Emmanuel  de  Broglie.  En  voici,  pour  l'instant,  un 
chapitre  des  plus  savoureux,  l'histoire  du  P.  Porée. 

Le  P.  Porée  est  l'un  des  derniers  et  des  plus  brillants 
de  ces  générations  de  professeurs  qui  pendant  deux 
siècles  présidèrent,  pour  leur  part,  à  la  formation  de 
l'esprit  et  du  goût  français.  Si  le  livre  que  le  R.  P.  de 
la  Servière  a  consacré  à  cet  aimable  homme  n'avait 
pas  les  dimensions  et  le  poids  d'une  thèse,  on  devrait, 
pour  le  lire  et  le  méditer,  s'asseoir  près  du  Voltaire 
de  Houdon  et  regarder  tour  à  tour  le  maître  et  lélève. 

Porée  n'a  pas  laissé  d'œuvre  durable.  Il  ne  nous 
intéresse  guère  aujourd'hui  que  parce  qu'il  résume 
une  époque  du  glorieux  collège  où  il  enseigna  les 
belles-lettres  pendant  plus  de  quarante  ans.  Tout 
jeune,  il  a  reçu  là  les  derniers  conseils  de  Bouhours 
et  écrit  une  pièce  de  vers  français  qui  a  prolongé  de 
quelques  jours  la  vie  du  P.  Commire.  Comme  Ovide 
qui  se  consolait  dans  son  exil  à  la  pensée  qu'il  avait 
une  fois  entrevu  ^'irgile  —  Virgilium  vidi  lanfum,  — 
Porée  put  se  vanter  d'avoir  vu  de  tout  près  le  poète 
des  Jardins.  Titon  du  Tillet  nous  a  gardé  le  souvenir 
de  cette  joie. 

«  Le  P.  Vanière  ayant  été  obligé  de  venir  à  Pa- 
ris, en  1780,  pour  des  affaires  qui  l'y  retinrent  plus 
de  deux  années,  étant  allé  de  la  maison  professe  au 
collège  Louis-le-Grand  pour  y  passer  quelques  jours, 
le  P.  Porée  se  trouva  à  la  porte  de  sa  classe  des 
rhétoriciens,  qui  avaient  déjà  pris  place,  et  fut  au- 


LE    MAITRK    DE   VOLTAIRE  171 

devant  de  lui,  le  complimenta,  etTayant  conduit  jus- 
qu'à la  porte  de  sa  classe,  éleva  la  voix  en  disant  : 
«  Rhétoriciens,  sortez,  et  venez  voir  le  plus  grand 
poète  de  nos  jours!  »  Cequi  fut  exécuté  bien  promp- 
tement  par  celte  belle  jeunesse,  qui  n'est  pas  fâchée 
de  prendre  l'air,  et  qui  entoura  en  même  temps  une 
personne  dont  leur  régent  faisait  tant  de  cas.  » 

Je  ne  dis  rien  des  amis  et  collègues  du  professeur 
de  rhétorique  dont  le  P.  de  la  Servière  esquisse  la 
silhouette  depuis  l'aimable  Sanadon  jusqu'à  l'auteur 
de  Vert- Vert.  Cette  galerie  est  intéressante  et  pour- 
tant, quand  il  les  a  tous  passés  en  revue,  l'auteur 
s'arrête  un  peu  désappointé. 

«  En  parcourant  les  noms  brillants  qu'on  vient  de 
lire,  n'est-on  pas  tenté  de  se  reporter  avec  regrets  à 
soixante  ans  en  arrière,  vers  une  autre  génération  de 
maîtres  qui  valurent  au  collège  de  Clermont  une  cé- 
lébrité bien  différente.  Denis  Petau  écrivait  sa  Théo- 
logie dogmalique,  Labbe  réunissait  les  matériaux  de 
sa  grande  Collection  des  conciles.  A  l'époque  de  Po- 
rée,  la  direction  des  esprits  a  changé  à  Louis-le- 
Grand.  Sans  doute,  il  y  reste  quelques  vrais  savants... 
mais  ce  sont  d'illustres  exceptions  ;  presque  tous  les 
collègues  de  Porée  ont  suivi  leur  temps,  et  se 
montrent,  avant  tout,  hommes  d'esprit,  et  de  bel  es- 
prit, à  la  mode  du  jour.  Polir  agréablement  une  ha- 
rangue d'apparat,  une  ode  latine,  une  tragédie  cal- 
quée sur  Sénèque,  tourner  à  l'occasion  quelques  vers 
français,  commenter  avec  goût  et  savoir  les  grands 
maîtres  de  l'antiquité,  voilà  ce  qui  donne  alors  le  re- 
nom, la  célébrité  dans  ce  collège.  » 

De  fait,  il  se  dégage  de  cette  longue  et  conscien- 
cieuse élude,  une  impression  de  pauvreté  et  de  vide. 


172  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Nous  passerions  condamnation  sans  trop  de  peine 
sur  les  fautes  de  goût  dont  le  P.  Porée  émaillait  ses 
ouvrag-cs  —  nous  en  avons  vu  d'autres  depuis  et  tant 
d'autres  —  mais  dans  les  discours,  dans  les  tragé- 
dies, dans  les  préceptes  littéraires,  dans  toute  la 
vie,  quelle  étrange  et  douloureuse  pénurie  de  ré- 
flexions !  L'auteur  nous  dit  bien,  par  mégarde,  que 
le  P.  Porée  a  été  un  «  semeur  d'idées  »  et  il  dépense 
un  travail  inutile  à  grouperles  doctrines  «  religieuses, 
politiques,  sociales,  littéraires»,  de  ces  longues  an- 
nées d'enseignement.  Il  n'y  a  là  en  vérité  que  des 
lieux  communs.  Aucune  page  ne  porte  l'empreinte 
personnelle  d'un  esprit  curieux  et  vivant. 

Celte  constatation  est  d'une  extrême  importance  et 
je  regrette  que  l'auteur  ne  se  soit  pas  demandé  s'il 
n'y  aurait  pas  là,  pour  le  problème  douloureux  qui 
remplit  son  livre,  sinon  une  réponse  satisfaisante,  du 
moins  de  sérieux  éléments  de  solution.  En  effet,  cette 
paisible  vie  de  régent  qui  compte  peu  d'événements 
plus  graves  que  la  rencontre  de  Vanière  ou  la  confec- 
tion dune  tragédie  latine  est,  me  semble-t-il,  un  vé- 
ritable drame  d'une  angoisse  poignante  et,  après  plus 
de  cent  ans,  d'une  brûlante  actualité.  L'intrigue  du 
drame  est  d'une  simplicité  cruelle.  Que  doit,  que 
peut  faire  un  professeur  pour  garder  la  foi  au  cœur 
de  ses  élèves  dans  un  siècle  d'incrédulité  ?  C'est  la 
question  qui  se  pose  à  chaque  page  du  volume  et  qui 
se  poserait  encore  alors  même  qu'on  ne  se  serait  pas 
mis  pour  le  lire,  au  pied  de  la  statue  de  Voltaire. 

Vers  la  fin  de  son  travail  le  P.  de  la  Servière  se  de- 
mande quelle  a  été  la  marque  de  Porée  sur  les  pen- 
sionnaires de  Louis-le-Grand.  La  réponse  est  facile, 
trop  facile  même: 


LE    MAITRE    DE    VOLTAIRE  173 

«  En  tous,  hommes  d'Église  et  hommes  d'État,  sa- 
vants et  pailemenlaires,  nous  trouvons  un  esprit 
cultivé,  ami  des  bonnes  lettres,  et  leur  demandant 
repos  et  plaisirs  élevés  après  les  plus  austères  tra- 
vaux. Beaucoup  d'entre  eux  sont  de  l'Académie  fran- 
çaise et  les  autres  ne  le  leur  cèdent  pas  en  zèle  litté- 
raire. » 

On  n'aura  pas  de  peine  à  convenir  que  cet  éloge 
est  mérité  si  l'on  se  rappelle  que  les  élèves  s'appe- 
laient Voltaire,  d'Argenson,  Helvétius,  Diderot,  Tur- 
got,  Malesherbes  et  Bernis.  Mais  enfin  la  gloire  de 
leur  avoir  inspiré  à  tous  la  passion  des  lettres  devait 
être  peu  de  chose  aux  yeux  de  Porée.  Manifestement 
il  a  voulu  de  tout  son  cœur  leur  rendre  un  autre  ser- 
vice et  essayer  de  garder  à  Dieu  ces  âmes  qui  déjà, 
peut-être,  lui  échappaient.  Mais,  nous  dit  son  bio- 
graphe «  que  pouvait  tout  le  zèle,  toute  l'habileté  du 
digne  maître  contre  la  contagion  de  cette  société 
sceptique  et  dépravée  qui  saisissait  l'enfant  de  grande 
race  dès  la  sortie  du  collège.  Quelle  influence 
prendre  sur  les  d'Argenson,  entrant  à  Louis-le-Grand 
«  comme  des  hommes  à  bonne  fortune  qu'on  aurait 
privés  de  leur  divinité  »,  sur  le  filleul  de  Châteauneuf 
et  le  protégé  de  Ninon  ?  » 

On  ne  saurait  mieux  dire.  Entre  le  professeur  et 
les  influences  mauvaises,  la  partie  était  terrible  et 
nous  serions  injustes  de  reprochera  Porée  de  l'avoir 
si  souvent  perdue.  Il  s'agit  bien  de  faire  le  procès  de 
cet  excellent  homme  !  Nosira  res  agilur.  C'est  notre 
propre  inquiétude  que  nous  lui  prêtons,  nos  doutes 
que  nous  voudrions  qu'il  eût  éclaircis.  Il  n'a  voulu 
que  le  bien.  Comment  aurait-il  dû  s'y  prendre  pour 
mieux  réussir. 


174  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Trahir  son  devoir,  attacher  moins  de  prix  à  ces 
belles-lettres  qu'il  avait  charge  d'enseigner?  Mais 
quoi,  n'aurait-il  pas  menti  en  les  traitant  debagatelles 
et  l'aurait-on  cru  ?  Imaginez  le  jeune  Arouet  en  face 
d'un  maître  qui  n'aurait  eu  pour  les  alexandrins  de 
Racine  qu'un  enthousiasme  résigné.  Étrange  diffi- 
culté de  cet  apostolat,  l'aclion  du  prêtre  dépendant 
du  prestige  de  l'humaniste,  et  ce  prestige  du  culte 
plus  ou  moins  fervent  que  nous  vouons  aux  «  hu- 
manités ».  Porée  ne  tournera  du  côté  du  ciel  l'esprit 
et  le  cœur  de  ses  élèves  qu'après  leur  avoir  fait  ai- 
mer ce  que  la  terre  a  de  plus  beau.  Les  séductions 
de  la  première  étape  ne  combleront-elles  pas  l'avidité 
de  ces  jeunes  gens?  Combien  s'en  trouvera-t-il  pour 
suivre  le  maître  jusqu'au  terme  de  son  ascension? 

Ce  disant,  je  n'entends  certes  pas  m'associer  à  la 
sotte  querelle  que  les  jansénistes  cherchaient  au 
P. Bouhours, coupable, à  leurs yeux,d'avoir  compromis 
la  sainteté  de  son  ministère  en  écrivant  les  Remarques 
sur  la  langue  française.  «  Ce  qui  les  scandalise  et  les 
offense  le  plus  —  dit  à  ce  propos  le  P.  Bouhours  — 
c'est  qu'un  prêtre,  un  religieux,  un  jésuite  s'amuse 
à  écrire  sur  notre  langue.  Le  crime  est  capital  et  ne 
se  peut  pardonner.  Que  ce  prêtre,  ce  religieux,  ce 
jésuite  ne  se  borne-t-il  au  latin  et  au  grec  ?  Que  n'étu- 
die-t-il  à  fonds  le  syriaque  et  l'hébreu  ?  Je  dirai  pour 
sa  défense  qu'en  tout  pays  on  a  vu  des  personnes  ec- 
clésiastiques qui  ont  écrit  sans  scandale  sur  leur 
langue  naturelle.  Il  n'y  a  point  une  si  grande  dispro- 
portion entre  des  remarques  sur  la  langue  et  l'élat 
d'un  jésuite.  »  Bref,  si  ces  messieurs  c  trouvent  mau- 
vais que  nous  ne  fassions  pas  toujours  des  livres  de 
piété,  après  qu'ils  ont  fait  dans  leur  solitude  un  re- 


LE    MAITRE    DE    VOLTAIRE  175 

cueil  des  Épigrammes  de  Martial  et  traduit  des  Co- 
médies de  Térence,  il  faut,  je  crois,  prendre  patience 
elles  laisser  dire  '  >'. 

Rien  de  plus  sensé.  Un  prêtre  ne  peut  ni  toujours 
prier,  ni,  s'il  écrit,  toujours  écrire  des  livres  de  dévo- 
tion .  S'il  lui  est  permis,  comme  à  tout  honnête  homme, 
de  «  s'amuser»,  il  setrouverait  difficilement,  je  crois, 
un  amusementquisoit  toutensemble  plus  agréable  et 
plus  innocent  que  des  Recherches  sur  la  langue.  Mais 
le  professeur,  en  chaire  du  moins,  ne  s'amuse  pas. 

La  classe  est  chose  sérieuse.  Maître  médiocre,  s'il 
n'admire  pas  les  chefs-d'œuvre  littéraires  avec  un  en- 
thousiasme assez  contagieux,  apôtre  manqué  s'il  les 
admire  à  plein  cœur,  encore  une  fois,  comment  doit-il 
s'y  prendre  pour  retirer  d'une  main  ce  que  de  l'autre 
il  abandonne  à  la  vanité  des  lettres  humaines  ?  Ces 
enfants  qui  devisent  avec  lui  sous  les  portiques  du 
temple  du  goût,  comment  s'y  prendra-t-il  pour  les 
forcer  à  suivre  leur  maître  jusqu'aux  autels  du 
Dieu  crucifié?  La  question  est  assez  troublante,  écou- 
lons la  réponse  du  P.  Porée  et  de  son  biographe. 

«  A  ces  écoliers  qui  demain  seront  des  émancipés, 
il  faut  donner  dès  le  collège  des  habitudes  chré- 
tiennes si  fortes  qu'elles  puissent  tenir  contre  tout 
assaut  ou  du  moins  se  ranimer  toujours  après  les  ou- 
blis, les  défaillances  passagères.  Aussi,  commen- 
taires sur  les  auteurs  païens,  matière  de  devoirs,  plai- 
doyers, tragédies,  comédies,  toute  occasion  était 
bonne  à  Porée  pour  faire  œuvre  de  maître  religieux. 
«  Avec  quelle  adresse,  nous  dit  le  P.  Bougeant,  ne 


1.  Suite  dcH  Reinur(jiies   nouvelles   sur   la  langue  français  e 
Tout  ce  que  je  cite  est  tiré  de  VAuerlisseinent. 


176  L  INOUIFTUDE    RELIGIEUSE 

sut-il  pas  tourner  en  instiuciions  chiV-iiennes  les  su- 
jets les  plus  indiiïëienis  !  Son  zèle  sur  ce  point  j'uL  si 
vigilant  et  si  attentif  qiiii  ne  compo;  ail  presque  pas 
d'ouvrage  où  il  ne  mémigeùt  quelque  trait  marqué 
en  faveur  des  mœurs  et  de  la  religion.  Celait  comme 
le  caractère  et  le  sceau  du  P.  Porée;  etces  traits,  lors 
même  qu'ils  pouvaien!  paraiiie  moins  heureusement 
placés,  ne  déplurent  jamais.  » 

Dirai -je  simplement  ce  que  je  pense?  Ce  zèle  grefTé 
sur  la  rliélorique  ne  m'inspire  pas  grande  confiance. 
J'admire  les  tiésors  d'esprit  etd'à-propos  que  de  tels 
piocédés  supposeni  chez  le  proiesseur;  j'admire  plus 
encore  la  préoccupalion  aposiolique  dont  il  est  ob- 
sédé, mais  je  crains  que  toute  cette  dépense  n'abou- 
tisse en  somme  qu'à  «  ne  pas  déplaire  »  aux  jeunes 
gens  et,  i'ranchement,  ce  n'est  pas  assez. 

L'espi'il  de  ces  élèves  était,  pour  le  moins  aus>i 
malade  ou  aussi  menacé  que  leur  cœur  et  c'était 
peut-être  de  ce  côté  qu'il  fallait  porter  le  premier  et 
le  plus  sétieux  etTort.  Un  ma  îre  peut  beaucoup  sur 
ce  point.  L'enfant  a  <"ucilement  une  confiance  illimi- 
tée dans  riniel]jgen«-e  de  son  nroiobseur.  Il  n'a  pas 
encore  rencontré  daiuie  supéiio'iîé  de  ce  genre  et  il 
est  même  plutôt  poilé  à  cxagéier  la  valeur  de  cet 
homme  qui  lai  a  découvert  un  monde  nouveau.  Nul 
livre,  nulle  influence  ne  iiodveront  jamais  l'àmeplus 
souple,  mieux  préparée  à  tout  recevoir,  à  tout  ad- 
mettre, si  bien  qne  le  pioie.-seur  consciencieux  a 
toujours  peur  d'abuser  d'une  docilité  trop  gr";inde  et 
de  fao.-ser  par  une  empieiiiLe  trop  personnelle  la 
personnalité  encore  ia.-,ei laine  de  l'enfant.  Le  P.  Po- 
rée  était  piéci.sémenL  un  de  ces  hommes  qui  peuvent 
beaucoup  attendre  de  laferveurenlhousiaste  de  leurs 


I.E    MAITRE    DE    VOLTAIRE  177 

élèves.  Une  anecdote  du  temps  nous  montre  comment 
un  enfant,  assez  peu  commode  cependant,  venait  à 
lui. 

«  Avec  les  PP.  Porée  et  Tournemine,  dit  le  bio- 
graphe de  Voltaire,  Arouet  donnait  licence  à  cet  irré- 
sistible besoin  de  questionner  qu'ils  encourageaient. 
Et  lui  reprochait-on  de  ne  pas  danser,  courir,  chan- 
ter, rire  avec  les  autres,  il  répondait  que  chacun  sau- 
tait et  s'amusait  à  sa  manière.  C'est  vers  l'histoire  et 
surtout  l'histoire  contemporaine  et  les  choses  du 
gouvernement  et  de  la  politique  qu'inclinait  la  curio- 
sité de  son  esprit:  ce  qui  faisait  dire  à  Porée  «  qu'il 
«  aimait  à  peser  dans  ses  petites  balances  les  grands 
«  intérêts  de  l'Europe  ».Le  Père  aurait  peut-être  mieux 
fait  de  renvoyer  le  précoce  politique  aux  jeux  de  son 
âge.  » 

Je  ne  partage  pas  ce  dernier  avis.  Non,  on  n'aurait 
pas  gagné  grand'chose  à  renvoyer  le  jeune  Arouet 
aux  jeux  de  son  âge.  Il  eût  mieux  valu,  semble-t-il, 
essayer  de  mettre  dans  «  ses  petites  balances  »  de 
quoi  faire  contrepoids  aux  prochaines  influences  qui 
allaient  façonner  ce  souple  et  mobile  esprit.  Et, 
dans  tous  les  cas,  si  Voltaire  était  irrévocablement 
condamné  au  libertinage,  un  enseignement  plus 
vigoureux  et  plus  doctrinal  aurait  pu  atteindre  un 
plus  grand  nombre  de  ses  camarades  et  les  sauver 
de  la  contagion. 

Malheureusement  le  P.  Porée  ne  semble  pas  avoir 
été,  à  proprement  parler,  homme  de  doctrine.  «  La 
pénétration  n'était  pas  le  fait  du  P.  Porée,  en  théo- 
logie point  de  précision  dans  l'esprit.  »  Cette  note 
donnée  par  le  terrible  P .  André  ne  manque  sans  doute 
pas  tout  à  fait  de  justesse.  Ce  n'est  pas  que  l'huma- 
II  12, 


178  I-  liNQiJlErUDE    HELIGlEUsE 

niste,  pendant  ses  années  de  formation, en  ait  néglig-é 
saint  Thomas  pour  lire  Sénèque.  Il  nous  apprend 
lui  même,  dans  une  lettre  assez  malheureuse,  qu'il  a 
étudié  «  sa  «  théologie.  Mais  cette  phrase  nous  fait 
réfléchir.  Les  vrais  théologiens  sont  moins  sûrs  de 
leur  science  et  n'imaginent  pas  qu'un  cours,  fût-il  de 
quatre  ans,  puisse  suffire  à  les  armer  une  fois  pour 
toutes  et  sur  tous  les  points. 

Je  ne  dis  pas  que  le  dix-huitième  siècle  ait  rien  op- 
posé d'irréfutable  ni  même  de  très  imprévu  à  la  théo- 
logie traditionnelle.  Mais  la  vieille  erreur  avait  pris 
un  nouveau  visage,  forgé  de  nouvelles  objections, 
créé  une  nouvelle  atmosphère.  «  L'incrédulité  jus- 
qu'alors timide  et  latente,  prenait,  vers  1690,  con- 
science de  sa  force  et  partout  se  déclarait  avec  un  vi- 
goureux concert.  Théologique  et  d'apparence  chré- 
tienne avec  les  «  Tolérants  »,  nombreux  surtout  en 
Hollande,  et  avec  les  «  Sociniens  »  nombreux  partout 
depuis  la  Pologne  jusqu'à  la  France  ;  —  métaphy- 
sique avec  les  philosophes  successeurs  de  Descartes, 
qui  plus  ou  moins  innocemment,  bouleversèrent  l'an- 
cienne ontologie;  — érudite  et  ironique  à  la  fois  avec 
Bayle,  Fontenelle  et  leurs  imitateurs  ;  —  épicurienne 
et  légère  avec  les  poètes  libertins  de  France,  avant- 
courriers  de  Voltaire;  —  l'incrédulité,  alors,  est  par- 
tout '  ».  A  la  vérité,  il  serait  souverainement  injuste 
d'exiger  que  de  sa  chaire  de  Louis-le-Grand  un 
simple  professeur  de  rhétorique  tienne  tête  à  une 
pareille  coalition.  D'ailleurs,  le  danger  venait  de 
loin,  de  beaucoup  plus  loin  qu'on  ne  le  croit  d'ordi- 
naire. N'était-il  pas  trop  tard  pour  le  conjurer? 

1.  Rebelliau,  Bossuel  historien  du  Prolestanlisnie,'è'  édit.  XI. 


LE    MAITRE    DE    VOLTAIRE  179 

Le  P.  Porée  a-t-il  du  moins  réalisé  ce  danger, 
a-t-il  suivi  de  généraliou  scolaire  en  génération 
le  progrès  du  mal,  nous  n'avons  pas  le  droit  d'en 
douter,  mais  nous  ne  voyons  pas  qu'il  ait  modifié  ses 
mélhodespour  les  adaptera  desigravescirconstances. 
Son  apostolat,  s'il  fut  tel  que  le  P.  de  la  Servière 
nous  le  décrit,  ne  convenait  certainement  plus  à 
l'époque  de  Voltaire.  Nous  voudrions  du  moins  que 
le  vieux  maître  ait  partagé  nos  inquiétudes  et  qu'il 
ait  soufl'ert  avant  nous  de  notre  impuissance. 

En  appuyant  lourdement  sur  ces  réserves  néces- 
saires, je  ne  pense  pas  m'écarter  de  la  pensée  du 
jeune  écrivain  à  qui  nous  devons  une  thèse  si  inté- 
ressante. Tout  ce  qui  vient  d'être  dit  est  en  efîet  le 
développement  d'un  mot  du  P.  de  la  Servière,  mot 
charmant  de  justesse  et  d'insinuation  courtoise.  Po- 
rée, nous  dit-il,  est  vraiment  supérieur  «  là  où  l'es- 
prit suffit  ».  Hélas,  qu'il  suffit  à  peu  de  chose  ! 

Le  tort  ou  plutôt  le  malheur  et  l'excuse  de  Porée 
est  qu'il  fut  tout  à  fait  l'homme  de  son  temps.  Les 
humanistes  d'alors  n'entendaient  être  que  des 
lettrés,  de  simples  gourmets  d'art  sans  songer  que  ce 
culte  exclusif  est  également  funeste  à  la  solide  for- 
mation de  l'esprit  et  au  plein  épanouissement  de 
l'art  lui-même.  A  leur  façon  très  innocente,  auteurs 
de  fables  latines  ou  professeurs  de  rhétorique  parta- 
geaientl'universelle  et  incroyable  insouciance  de  leur 
époque.  Certes,  Porée  et  ses  confrères,  dès  qu'ils 
quittaient  leurs  livres,  redevenaient  des  hommes  de 
piété  solide  et  d'abnégation,  et  l'orage  qui  devait 
éclater  bientôt  ne  prit  à  l'improviste  presque  aucun 
des  survivants  des  fêtes  splendides  qui  se  donnaient 
à  Louis-le-Grand.  Pour  Porée  en  particulier,  d'abon- 


180  LIKOLIEIUDE    RELIGIEUSE 

dants  témoignag-es  nous  montrent  que  chez  lui  le  re- 
ligieux ne  le  cédait  en  rien  au  bel  esprit. 

N'est-ce  pas  d'ailleurs  une  ample  preuve  de  vertu 
peu  commune  que  d'être  resté  pendant  toute  une 
longue  vie  simplement  et  absolument  fidèle  à  ses  de- 
voirs de  professeur.  Le  P.  de  la  Servière  nous  ouvre 
à  deux  battants  les  portes  de  cette  classe  oîi  résonna 
l'éclat  de  tant  d'éloquence.  La  classe  finie,  il  suit  le 
P.  Porée  dans  ses  entretiens  particuliers  avec  ses 
élèves.  Là  est  le  charme  du  livre  et  ce  qui  ferait  tout 
pardonner  au  Père.  Plus  de  solennité,  plus  de  phrases, 
plus  d'apothéoses  de  Vanière  ou  de  Fléchier.  On  ne 
voit  plus  qu'un  homme,  très  accueillant  et  très  doux, 
avec  qui  ces  mauvaises  têtes  d'Helvétius  et  d'Arouet 
s'entendent  toujours.  Il  les  connaît  depuislonglemps. 
Dès  leurs  premières  années  de  collège,  son  regard  a 
su  discerner,  parmi  les  petits  pensionnaires,  les  fu- 
turs académiciens  de  rhétorique.  Il  y  a  trois  ou  quatre 
ans  qu'il  les  voit  grandir  près  de  lui,  qu'il  reçoit  leurs 
intimes  confidences  et  les  guide  dans  leurs  travaux. 
Du  reste,  ne  craignez  pas  que  dans  ses  relations  avec 
eux,  il  soit  guidé  par  des  préoccupations  person- 
nelles. C'est  pour  eux  avant  tout  et  uniquement  qu'il 
les  aime  et  qu'il  les  dirige.  «  Le  bon  père  de  la  Santé, 
raconte  le  cardinal  de  Bernis,  me  proposa  d'entrer 
dans  la  Société  des  jésuites  ;  j'en  fis  confidence  au 
P.  Porée  qui  m'en  dissuada  en  me  disant  :  «  Mon  en- 
fant cela  ne  vous  convient  pas  ;  vous  serez  un  jour 
une  colonne  et  une  lumière  de  l'Église.  »  En  vé- 
rité, peu  de  professeurs  ont  été  aimés  comme  celui- 
là  et  mieux  mérité  de  l'être.  Ne  voilà-t-il  pas  ce 
malin  Voltaire  qui,  pour  parler  de  lui,  quitte  son 
sourire  et  dit  d'une  voix  presque  sincère  :   «    Rien 


LE    MAITRE    DE    VOLTAIRE  181 

n'effacera  dans  mon  cœur  la  mémoire  du  P.  Porée.  » 
Veut-on,  pour  finir,  voir  Porée  lui-même,  bien  en 
face.  Le  voici  dans  une  anecdote  qui  résume  merveil- 
leusement tout  ce  que  nous  savons  de  lui: 

«  Le  fameux  Tribou,  raconte  Desessarts,  autrefois 
son  élève  (du  P.  Porée),  en  entrant  à  l'Opéra,  vint  le 
voir,  et  lui  avoua  le  parti  qu'il  avait  pris.  Le  Père 
gémit  sur  cette  destinée  de  son  élève,  et  l'exhorta  du 
moins  à  la  vertu,  qui  peut  être  de  tous  les  états. 
Puis,  entraîné  par  son  goût  pour  les  arts,  il  veut  ju- 
ger par  lui-même  de  ce  que  ce  jeune  homme  pouvait 
attendre  du  parti  qu'il  avait  embrassé.  Tribou  chanta 
un  air  fort  tendre.  Le  charme  du  talent  produisit 
tout  son  effet  sur  le  bon  et  sensible  vieillard  ;  deux 
ruisseaux  de  larmes  coulaient  de  ses  yeux  ;  il  embrassa 
Tribou  en  s'écriant  :  «  Ah  !  malheureux,  vous  ne  sor- 
tirez jamais  de  là.  » 

Assurément  le  prêtre  et  le  professeur  ne  faisaient 
qu'un  au  moment  où  coulaient  ces  douces  et  nobles 
larmes  d'admiration,  d'impuissance  et  de  ten- 
dresse. 


II 

LES 

LETTRES  SPIRITUELLES  DU  P.DIDON 


Il  fallait  attendre.  Délicatesse,  respect,  afTection, 
tout  l'exigeait.  Vivant,  n'avait-il  pas  déjà  assez  dû 
soulTrir  du  bruit  que  la  réclame  menait  autour  de 
son  nom  ?  Comment  s'est-on  décidé  à  rompre  si  vite 
pour  lui  ce  silence  dont  les  grands  morts  ont  besoin  et 
que  d'ordinaire  on  leur  refuse  si  peu  ?  Ce  silence  n'est 
pas  l'oubli,  mais  un  armistice  d'apaisement,  une 
trêve  aux  disputes  partiales,  un  stjr  acheminement  à 
cette  justice  définitive  dont  aucune  passion  de  com- 
bat ne  vient  troubler  la  sérénité.  Une  telle  précipita- 
tion était,  de  tous  points,  regrettable,  et  puisqu'enfin 
on  espère  que  le  nom  du  P.  Didon,  prédicateur,  apo- 
logiste, éducateur  ne  passera  pas,  on  devrait  montrer 
plus  de  confiance  dans  la  solidité  de  sa  gloire. 

Je  m'en  expliquerais  moins  librement  si  ces  lettres 

1.  Lellres  du  P.  Didon  à  Mlle  Th.  V.    Pion  . 


LFS    LETTRES    SPIRITUELLES    DU    P.    DIDON  183 

('(aient  de  celles  qui  compromettent  la  mémoire  d'un 
religieux.  Non,  elles  honorent  à  la  fois  celui  qui  les 
a  écrites  et  celle  à  qui  elles  sont  adressées  ;  mais  ce 
que  je  me  refuse  à  comprendre,  c'est  Tempressement 
avec  lequel,  si  peu  de  mois  après  celte  brusque 
mort,  on  a  porté  à  Timprimeur  ces  lettres  intimes, 
chaudes  encore,  pour  ainsi  parler,  des  larmes  qu'on 
a  versées  en  les  relisant.  Mais,  le  livre  est  là, 
il  veut  être  lu.  Admis  trop  tôt  à  ces  confidences,  tâ- 
chons de  profiter  en  les  écoutant,  et  puisqu'on  a 
voulu  forcer  les  portes  de  l'histoire,  abordons  cette  vi- 
goureuse physionomie,  avec  une  curiosité  tranquille, 
indiscrète  à  la  fois  et  respectueuse,  comme  si  nous 
voyions  se  lever  devant  nous,  à  travers  la  poussière 
des  chroniques,  quelque  grand  moine  du  passé. 


Le  jour  même,  où  paraissait  le  Jésus-Christ  du 
P.  Didon,  Léon  Bloy  écrivit,  dans  V Événement, 
un  article,  éblouissant  de  verve  et  d'injustice,  où  il 
dénonçait,  de  confiance,  l'apostasie  du  livre  qu'il 
n'avait  pas  encore  ouvert.  D'autres,  dans  un  camp 
opposé,  escomptaient  avec  joie  le  scandale  possible 
d'une  œuvre  qui  allait,  pour  vingt  raisons,  à  un  suc- 
cès retentissant,  et  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  soup- 
çonnaient la  place  absorbante  que  gardait  et  garde- 
rait le  Christ  dans  la  vie  intime  du  P.  Didon. 

La  publication  de  ces  lettres  aura  causé  chez 
quelques-uns  une  surprise  ou  une  déception  ana- 
logue. En  effet,  que  ne  pouvait-on  pas  craindre  ou 
espérer  de  ces  confidences  dont  la  bonne  moitié  est 
datée  deCorbara  ?  Lui,  si  libre  en  chaire,  si  spontané. 


184  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

si  peu  maître  des  ébuDitions  de  son  génie,  comment 
n'aurail-il  pas  lâché  dans  l'abandon  d'une  causerie 
intime  quelqu'un  de  ces  mots  incendiaires  que  seule 
la  véritable  amitié  excuse  parce  que  seule  elle  les 
comprend  ? —  Eh  bien  non  !  n'en  déplaise  à  quelques- 
uns,  il  lie  parlera  que  du  Christ,  et  de  l'ascension  de 
l'âme,  et  du  sacrifice,  et  des  ivresses  de  la  croix. 

Je  ne  veux  pas  être  un  vulgaire  parleur,  un  académi- 
cien, un  apôtre  du  bout  des  lèvres,  je  veux  être  un  souf- 
frant, un  éprouvé,  un  martyr. 

Aux  heures  de  son  agonie,  dans  cet  hymne  sanglotant 
que  le  Christ  a  récité,  il  y  a  ces  mots  criés  vers  Dieu  : 
«  Tu  as  fait  passer  sur  moi  tous  les  flots  de  ta  colère.  » 

Et  qu'avait-il  fait  le  Christ?  Du  bien.  Nous,  nous  avons 
à  expier  ;  rien  de  mieux  que  la  flamme  nous  dévore  et 
qu'elle  consume  nos  misères  accablantes.  Je  ne  m'en  plain- 
drai pas. 

Tels  étaient  ses  sentiments  au  lendemain  de  son 
arrivée  à  Corbara,  telle  son  attitude,  par  un  miracle 
de  volonté  et  de  foi,  au  moment  où  avait  été  frappé 
le  terrible  coup.  Laissons-le  nous  raconter  lui-même 
cette  scène  triste,  solennelle  et  décisive. 

Quand  je  suis  entré  chez  lui  (chez  le  Père  général),  en 
me  prosternant  selon  l'étiquette  dominicaine,  il  sest  levé, 
m"a  embrassé;  puis,  il  s'est  rassis  dans  son  fauteuil.  J'étais 
à  côté  de  lui,  à  gauche.  J'ai  pris  la  parole  et  je  lui  ai  dit  : 
«  Mon  Révérendissime  Père,  me  voici  pour  recevoir  vos 
ordres.  »  —  Eh  bien  !  m'a-t-il  répondu  d'une  voix  émue  et 
étoufïée,  c'est  grave  et  triste.  "Vous  n'êtes  pas  sans  savoir 
la  fâcheuse  impression  produite  par  vos  conférences  ;  vous 
avez  pris  une  mauvaise  voie,  vous  n'êtes  pas  un  apôtre, 
vous  êtes  un  tribun  ;  vous  ne  convertissez  pas  les  incroyants, 
vous  les  confirmez  dans  leur  incrédulité  ;  vous  n'avez  pas 


LES    LETTRES    SPIRITUELLES    DU    P.    DIDON  1&5 

l'esprit  de  l'Évangile  ;  vous  avez  compromis  l'Ordre  en  di- 
sant qu'il  était  dans  vos  idées.  » 

J'ai  écouté  tout  cela  sans  mot  dire.  Il  me  semblait  qu'une 
force  plus  haute  me  commandait  de  me  taire.  Je  me  suis 
tu,  dans  la  plus  parfaite  quiétude  et  la  plus  inaltérable  sé- 
rénité. 

J'ai  accepté  avec  une  sérénité  et  une  joie  étranges,  cette 
première  grande  épreuve...  Je  suis  heureux  d'avoir  été 
jugé  digne  de  soutïrir  pour  la  cause  sainte  à  laquelle 
j'ai  voué  ma  vie.  C'est  le  commencement  du  long  martyre. 
Je  suis  prêt  à  tout.  Qu'importe  ma  personne  !  L'œuvre 
sainte  à  laquelle  je  me  suis  voué,  l'œuvre  du  salut  des 
païens  modernes,  voilà  l'essentiel.  Nulle  force  ne  m'arrê- 
tera. 

Libre  aux  esprits  prévenus  de  tlairer  à  tout  prix 
un  commencement  de  révolte  dans  cette  résignation 
exaltée.  De  tels  soupçons  sont  faciles  à  certaines 
âmes  et  ont  de  tout  temps  précipité  les  apostasies. 
Mais,  de  bonne  foi,  pouvait-on  demander  à  cet 
apôtre  de  désavouer  ses  propres  sentiments,  et  n'a- 
vait-il pas  le  droit  de  répéter  pour  les  défendre  les 
vigoureuses  paroles  de  Fénelon,  injustement  mis  en 
cause,  affirmant  la  pleine  orthodoxie  de  ses  intimes 
pensées?  «  Je  n'ai  jamais  pensé  les  erreurs  qu'ils 
m'imputent...  Pour  ma  pensée,  je  puis  dire  que  je  la 
sais  mieux  que  personne;  c'est  la  seule  chose  qu'on 
peut  prétendre  savoir  mieux  que  tout  autre  sans  pré- 
somption. » 

Ainsi  de  lui.  Certes  il  y  avait  eu  des  fautes  de  juge- 
ment dont  la  sagesse  des  supérieurs  avait  dû  s'alar- 
mer ;  mais  enfin  l'œuvre  qu'il  avait  voulue  était 
bonne,  ille  savait  et  il  avait  bien  le  droit  d'en  espérer, 
envers  et  contre  tous,  le  triomphe.  «  Nulle  force  ne 


186  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

m'arrêtera.  »  Isolez  ces  mots  et  vous  arriverez  à  en 
faire  la  devise  d'un  révolté;  mais,  comme  ils  chan- 
gent de  sens  quand  on  voit  celui  qui  les  prononce  ac- 
cepter humblement  cette  consigne  de  silence  et  s'em- 
barquer sans  hésitation  pour  un  exil  indéfini  ! 

L'épreuve  pourtant  était  rude.  Prudence  de  la 
chair  ou  prudence  de  l'esprit,  plusieurs  vieilles  ami- 
tiés devenaient  silencieuses  au  moment  où  il  aurait 
eu  le  plus  besoin  d'elles.  Il  s'en  plaint  amèrement 
dans  quelques  lettres  qui  sont  parmi  les  plus  belles 
de  cette  série  et  d'où  l'orateur  a  presque  tout  à  fait 
disparu. 

Oh!  la  trahison  des  amis,  leur  défiance,  leur  soupçon, 
leur  doute,  leur  abandon...  voilà  la  vraie  douleur.  Ceux' 
qui  ne  l'ont  pas  connue  n'ont  rien  senti.  Ils  n'ont  pas  même 
été  égratignés  à  la  peau. 

«  Oh  !  la  trahison  des  amis  !  »  Comme  auprès 
d'elle,  le  petit  bruit  de  la  presse  parisienne  le  touche 
peu  !  «  C'est  une  poussière  que  lèvent  emporte  »,  et 
il  sera  content  si  cette  poussière  ne  va  pas  aveugler 
quelque  vieux  frère  d'armes.  Car  c'est  la  torture  poi- 
gnante. Les  lettres  sont  rares,  elles  lardent  à  venir, 
qui  sait  ce  qu'on  dit,  ce  qu'on  chuchote,  ce  qu'on  tait 
là-bas,  quand  on  pense  à  lui? 

Je  pense  qu'à  Paris,  au  couvent,  on  est  plus  tranquille. 
J'ai  écrit  au  P.  S...,  au  P.  H...,  au  P.  D...,  au  P.  Mil... 
Qu'ils  aient  donc  foi  en  moi  !  Ma  nature  ne  leur  est-elle 
pas  connue  ? 

Oh  !  les  amis,  les  amis,  les  amis  indomptables,  les  amis 
plus  inébranlables  que  le  roc,  les  amis  qui  ne  bronchent 
pas,  qui  ne  doutent  pas,  les  amis  qui  ont  la  foi  vivante... 
0  les  amis,  où  ètes-vous? 


LES    LETTRES    SPIRITUELLES    DU    P.    DIDOiN  187 

Le  plus  douloureux  c'est  que,  par  moment,  il  se* 
rend  compte  vaguement  des  singularités  de  sa  na- 
ture. Il  entrevoit  qu'il  n'est  pas  lui-même  facile  à 
comprendre  et  qu'on  peut  aisément  se  tromper  sur 
lui.  Qu'y  faire  !  C'est  le  défaut  de  son  âme  tumul- 
tueuse et  tourmentée. 

Est-ce  ma  faute  si  je  ne  suis  pas  un  petit  ruisseau  blanc 
bien  clair,  roulant  sur  des  cailloux  bien  blancs  qu'on  voit 
à  travers  son  onde  transparente  ? 

Est-ce  ma  faute  si  je  suis  parfois  un  torrent  gonflé  par 
les  trombes?  un  lac  mystérieux  encaissé  dans  de  hautes 
montagnes  qui  voilent  son  fond  bien  que  son  eau  soit  l'eau 
pure  du  glacier? 

Est-ce  ma  faute,  entin,  ma  fille,  si  je  suis  une  mer  aux 
falaises  escarpées  et  dont  les  pêcheurs,  qui  se  croient  avi- 
sés, n'ont  pas  pu  trouver  en  certains  endroits  les  profon- 
deurs ■/ 

S'il  n'était  à  ce  moment  en  pleine  détresse,  on  se- 
rait tenté  de  sourire  en  face  de  ces  images  contradic- 
toires dont  la  plupart  conviennent  si  peu  à  son  carac- 
tère et  à  son  talent.  Chez  lui,  en  effet,  les  profondeurs 
sont  plus  apparentes  que  réelles  :  ni  «  ruisseau 
blanc  »,  ni  mer  insondable,  torrent  plutôt,  son  intel- 
ligence s'excite,  court  et  bouillonne  à  la  surface  des 
idées.  «  Gonflé  par  les  trombes,  »  ce  mot  peint  à 
merveille  l'origine  des  systèmes  qu'il  croit  tirer  de 
sa  propre  substance.  Non,  cet  esprit  ni  ne  se  nourrit 
ni  ne  se  développe  par  le  dedans.  Comme  chez  ceux 
qui  sont  avant  tout  orateurs,  dans  son  travail,  images 
et  impressions  précèdent  l'idée.  Ardente  et  généreuse, 
son  âme  se  laisse  prendre  à  tout  ce  qui  brille  et  qui 
lui  paraît  nouveau,  et  trouve  vile,  non  dans  le  long 


188  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

effort  de  la  réflexion,  mais  dans  une  improvisation 
enflammée,  de  quoi  légitimer  un  système  presque 
aussitôt  adopté  qu'entrevu.  Qu'il  prêche,  qu'il  écrive, 
qu'il  conduise  un  grand  collège,  sa  méthode  ne  varie 
pas.  Quand  nous  aurons  les  lettres  de  ses  dernières 
années,  il  sera  intéressant  de  le  voir  prendre  au  vol, 
pour  leur  donner  un  essor  plus  impétueux,  les  idées 
qui  le  dirigent  dans  sa  réforme  d'Arcueil.  Ici,  avec 
quelques  lettres  déplus,  on  pourrait  presque  le  suivre 
pas  à  pas  dans  le  travail  qui  préparait  ses  deux  vo- 
lumes sur  le  Christ.  On  verrait  le  contre-coup  de 
chaque  nouvelle  lecture,  le  moment  où  la  secousse 
d'inspiration  lui  est  donnée,  l'heure  chaude  des  dé- 
couvertes, en  un  mot  tout  ce  travail  de  fusion  halive 
qu'avec  son  besoin  de  violentes  images  il  a  comparé 
à  une  «  navigation  au  milieu  d'effroyables  tempêtes 
sur  l'océan  de  la  vérité  ». 

Lvii-mème  essaie  quelque  part  de  se  définir  et  d'ex- 
pliquer ce  qui,  «  dans  son  individvialité  »,  effarouche 
«  les  bons  vieux  conservateurs  »,  scandalise  d'autres 
braves  gens  et  met  en  fureur  les  Pharisiens.  Qu'a-t-il 
donc  voulu,  que  veut-il  encore?  Tout  simplement 
vivre  de  la  vie  du  Christ,  et  communiquer  cette  vie 
au  peuple  innombrable  des  incroyants. 

Or,  quand  on  veut  aller  vers  les  incroyants...  le  premier 
obstacle  qu'on  rencontre  est  celui-ci  :  la  politique  et  la 
science.  «  Oh  !  pardon,  vous  disent-ils  ;  vous  venez  me 
parler  d'une  religion  qui  est  contraire  à  la  liberté  politique, 
à  la  République,  à  la  démocratie,  au  progrès,  à  la  science  ; 
nous  ne  vous  écouterons  même  pas.  » 

Que  fera  l'homme  de  Dieu?  11  prouvera  que  «  la 
religion  catholique,  non  seulement  n'est  pas  en  anta- 


LES    LETTHES    SPIRITUELLES    DU    P.    DIDON  189 

gonisme  de  fond  avec  la  science  vraie,  la  liberté  po- 
litique, la  forme  républicaine...  mais  au  contraire 
que,  seule,  elle  a  le  secret  de  conduire  à  bien  toutes 
ces  grandes  forces  ». 

Et  comme  la  meilleure  démonstration  est  celle  de  la  vie 
et  non  celle  des  mots,  je  n'ai  pas  seulement  parlé,  j'ai  dit  : 
Regardez-moi.  Voilà  un  homme  moderne,  plus  moderne 
que  vous  peut-être,  ayant  le  culte  de  la  science,  le  culte  de 
la  liberté  politique,  voilà  un  républicain,  voilà  un  démo- 
crate, voilà  un  progressiste...  et  un  croyant,  un  apôtre  du 
Clirist. 

Qu'on  veuille  bien  relire  lentement  celte  page  et 
on  comprendra  ce  que  j'essayais  d'insinuertantôt  en 
disant  que  cette  intelligence  de  prédicateur  ne  se 
nourrissait  pas  par  le  dedans.  Ainsi  donc  il  est  mo- 
derne, parce  qu'il  veut  l'être,  parce  que  cette  épithèle 
est  fascinante,  et  qu'en  se  couvrant  d'elle,  il  se  grise 
et  grise  du  môme  coup  son  auditoire.  Que  voilà  bien 
l'orateur  dans  sa  force  et  dans  sa  faiblesse  !  Son  dis- 
cours ne  jaillit  pas  de  sa  propre  substance  intellec- 
tuelle et  n'est  pas  amené  par  le  long  travail  de  sa 
pensée  profonde.  «  Plus  moderne  que  vous.  »  Il  va 
d'un  bond  fougueux  et  sans  plus  de  réflexion  à  tout 
ce  qui  porte  ce  signe  voyant  et  sacré;  par  une  assi- 
milation merveilleusement  rapide,  il  fait  sienne,  il 
prêche,  il  aime  comme  sienne  telle  idée  qui,  hier,  lui 
était  étrangère  et  il  trouve,  pour  la  défendre,  des  ac- 
cents «  qui  le  surprennent  lui-même  et  qu'il  ne  se 
connaissait  pas  ». 

Les  penseurs  vont  d'une  autre  allure.  Ils  ne  se  sou- 
cient pas  d'être  modernes,  et  il  se  trouve  pourtant 
que  du  simple  fait  de  leur  travail  personnel  et  vivant, 


liK)  L  INQIIETUDE   RELIGIEUSE 

ils  devancent  tous  les  vrais  besoins  et  les  meilleures 
aspirations  de  leur  temps.  Eux  disparus,  leur  œuvre 
reste,  et  journalistes  ou  orateurs  en  vivent  pendant 
des  années  sans  en  épuiser  l'aclualité.  Rien,  au  con- 
traire, n'est  plus  changeant  que  la  modernité  re- 
cherchée pour  elle-même.  Le  fétichisme  de  la  science 
à  qui  le  P.  Didon  demandait  un  passeport  pour  péné- 
trer chez  les  incroyants,  qui  donc,  aujourd'hui,  parmi 
les  sages  n'en  est  pleinement  revenu,  et  qui,  même 
parmi  les  naïfs,  ne  commence  à  s'en  fatiguer  ?  Qu'im- 
porte! L'orateur  apôtre  doit  se  prêter  à  toutes  les  fai- 
blesses de  son  temps,  et  tant  que  ce  grand  mot  de 
science  resta  de  mode,  il  fut  bon,  il  fut  nécessaire 
qu'une  voix  sonore,  puissante  et  populaire  sortît  de 
nos  rangs  pour  l'acclamer. 


Mais  revenons  en  arrière,  aux  premiers  jours  de 
son  exil  :  aussi  bien  sa  vie  de  religieux  et  d'apôtre 
n'en  a  connu  ni  de  plus  amers  ni  de  plus  beaux.  Si 
la  soumission  est  parfaite,  la  lutte  intérieure  dure 
encore  et  le  cœur  n'est  pas  pleinement  apaisé.  Et 
comment  le  serait-il  ?  Qu'on  se  demande  ce  que  dût 
êlre  pour  cet  homme  d'action,  de  bruit,  de  zèle,  le 
brusque  silence  et  le  subit  isolement  de  sa  «  char- 
treuse »,  de  sa  «  prison  »,  de  sa  «  tombe  »,  pendant 
que  les  éternels  soupçons,  empressés  chez  les  uns, 
douloureux  chez  les  autres,  ne  cessaient  de  déferler 
avec  les  vagues  contre  ce  rocher  perdu  où  sa  propre 
impuissance  le  consumait.  Certes,  de  telles  souf- 
frances, où  de  moins  vaillants  auraient  sombré, 
marquent  pour  toujours  un  homme  du  signe  des  élus 


LES    LETÏBliS    SIMHITUELLES    DU    P.    DIDON  li)l 

de  Dieu,  el  l'on  peut  bien  dire  que  si  les  hardiesses 
du  prédicateur  avaient,  selon  le  mot  du  R.  P.  Géné- 
ral, risqué  de  compromettre  l'ordre  de  Saint  Domi- 
nique, cette  héroïque  soumission  effaçait  glorieuse- 
ment le  passé  et  donnait  un  nouveau  prestige  à  la 
discipline  monastique  du  vieux  temps. 

Une  douleur  l'attendait  qu'il  n'avait  pas  prévue. 
Elle  lui  vint  de  celle-là  même  à  qui  cette  correspon- 
dance est  adressée.  Que  se  passa-t-il  ?  Eut-elle,  un 
instant,  peur,  elle  aussi,  d'une  apostasie  possible, 
fut-elle  sur  le  point  de  retirer  sa  confiance  première 
ou  de  se  décourager  à  la  pensée  de  l'éclipsé  qui  allait 
peut-être  la  laisser  dans  les  ténèbres,  nous  n'avons 
pour  le  savoir  que  les  lettres,  fîères  et  tendres,  que 
lui  portent  son  pardon. 

Ces  lettres,  que  nous  ne  devrions  pas  connaître  en- 
core et  que  nous  offre  une  humilité  trop  généreuse 
se  passent  de  commentaires  et  en  disent  long  sur  les 
souffrances  morales  de  l'exilé  et  sur  les  perspectives 
qui  se  déroulèrent  deA^ant  la  clairvoyance  irritée  de 
son  esprit. 

Vous  avez  douté  de  moi,  vous  aussi.  C'est  mal.  Je  vous 
avais  donné  une  alïection  divine,  j'avais  gardé  mon  cœur 
haut...  Dans  un  instant  de  délire,  vous  avez  tout  méconnu. 
Je  pourrais  me  retirer.  Je  reste.  Je  vous  pardonne...  Un 
jour,  peut-être,  plus  tard,  je  vous  raconterai  toute  ma  vie. 
Vous  en  lirez  les  pages,  vous  verrez  ce  que  Dieu  y  a  écrit, 
ce  que  d'autres  t/  auraienl  voulu  écrire,  et  vous  bénirez 
ces  forces  invisibles  et  cette  Providence  qui  garde  les  sim- 
ples et  les  sincères  dans  leur  voie. 

J'ai  une  situation  délicate  à  éclairer  et  à  équilibrer.  Ce 
que  ma  conscience,  éveillée  et  avertie,  sous  le  regard  de 
Dieu,  me  dira  de  faire,  je  le  ferai  sans  me  soucier  d'aucun 


192  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

jugement  humain,  ennemi  ou  ami,  peu   importe...  Je  ne 
veux  pas  être  la  cause  de  la  perte  d'aucune  âme. 

...  Vous  savez  bien,  pauvre  petite,  que  ma  vocation  m'est 
chère  au  delà  de  tout,  et  que  je  ne  pourrai  jamais  regimber 
contre  cet  aiguillon  divin  qui  m'emporte  vers  le  Christ... 

Et  il  termine  ces  lettres,  les  plus  sincères,  les  plus 
humaines  de  toute  celte  correspondance,  par  cette 
ligne  admirable: 

Ayez  foi.  Je  suis  à  vous  dans  l'inexprimable  tendresse 
de  ceux  que  le  Christ  a  aimés  et  qui  ont  souflert. 

Cette  tendresse,  dont  il  parle  souvent,  on  voudrait 
la  connaître  à  fond,  en  vue  de  s'édifier  sur  la  psy- 
chologie des  grands  orateurs.  On  serait  curieux  de 
savoir  le  rôle  que  joue  le  cœur,  la  place  que  tiennent 
les  affections  dans  la  vie  intime  de  ces  hommes, 
dont  la  parole  semble  jaillir  d'un  foyer  d'ardente  et 
profonde  passion.  Quand  de  surprenantes  épithètes 
leur  montent  aux  lèvres,  pouvons-nous  les  prendre 
au  mot,  et  n'y  a-t-il  pas  lieu  plutôt  de  remarquer  ici 
encore  un  de  ces  artifices  inconscients  qui  décuplent 
la  puissance  du  poète  et  de  l'orateur? 

A  en  juger  par  les  lettres  que  nous  avons  de  lui,  — 
et  ces  lettres  sont,  sur  ce  point,  d'une  extrême  net- 
teté, —  le  P.  Didon  n'était  pas  un  affectif.  Cette  âme 
de  moine  était  avant  tout  forte,  virile,  austère.  Affec- 
tueuse plus  qu'aimante  et  sans  ombre  de  mollesse; 
passionnée,  si  Ton  veut,  mais  au  sens  sévère  du  mot, 
et  sans  aucune  des  faiblesses  qui,  dans  notre  psy- 
chologie sommaire,  accompagnent  d'ordinaire  la 
passion. 

Évitez,  —  écrivait-il  un  jour,  —  évitez  les  témoignages 


LES   LETTRES    SPIRITUELLES    DU    P.    DIDON  193 

extérieurs  et  sensibles  de  votre  tendresse.  L'esprit  domini- 
cain est  épanoui,  libre,  joyeux,  aimant,  mais  austère.  Notre 
tendresse  est  au  dedans,  et  elle  s'élève  en  haut  plutôt  qu'elle 
ne  se  traduit  par  la  matière. 

On  le  voit,  plus  loin,  appuyer  et  renforcer  par  des 
considérations  surnaturelles  cette  indépendance  de 
cœur  qui  répondait  peut-être  plus  qu'il  ne  le  pensait 
lui-même  à  ses  tendances  intimes  et  à  son  tempéra- 
ment. 

Je  ne  me  suis  jamais  attaché  à  aucun  être  depuis  que 
j'ai  commencé  à  vivre  de  ma  vie  personnelle,  sans  que 
Dieu  ne  fût  le  lien  entre  cet  être  et  moi.  Jamais  la  matière 
ne  m'a  captivé,  jamais  le  créé  ne  m"a  suffi. 

Captiver  et  suffire  ;  quelle  différence  —  pour  la 
plupart  des  âmes  • —  entre  ces  deux  mots,  qu'un  pa- 
rallélisme héroïque  et  candide  semble  ici  presque 
confondre  ! 

Là  où  j'ai  mis  mon  cœur,  j'ai  toujours  voulu  l'Infini... 
Là  était  le  secret  de  mes  afiections  profondes  ;  le  reste,  un 
détail.  {i\ole:  encore  ce  mol  qui  dit  lanl  de  chosesl} 

Avide  de  Dieu,  je  l'ai  toujours  vu  et  mis  dans  ce  que 
j'ai  aimé...  Ce  que  jai  aimé  n'était  vivant  à  mes  yeux  que 
par  le  Dieu  qui  l'habitait,  que  par  le  Christ  qui  y  rayon- 
nait... 

Quand  ces  ètres-là  ont  eu  rejeté  Dieu...  ces  ètres-là  sont 
morts. 

Voilà,  certes,  une  façon  dégagée  des'élever  au-des- 
sus de  nos  humaines  misères.  On  ne  trouve  là  au- 
cune trace  de  ces  brisements  d'àme  dont  le  souvenir 
donne  sans  elTort  à  la  parole  et  aux  exemples  de 
quelques  saints  une  si  poignante  efficacité.  D'ail- 
II  13 


194  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

leurs,  en  dépit  d'un  peu  d'éloquence,  toutes  ces  ob- 
servations intimes  semblent  d'une  parfaite  justesse. 
Il  revient  un  peu  plus  loin  à  ce  sujet,  et  promène 
sur  son  propre  cœur  un  regard  tranquille,  dont  la 
froide  pénétration  confirmerait  à  elle  seule  l'exacti- 
tude de  ces  analyses. 

L'idée  joue  uii  grand  rôle  dans  mes  relations  d'àme.  Je  ne 
me  suis  jamais  nourri  du  sentiment  tout  seul.  Partout  où 
je  vis,  il  me  faut  de  la  clarté  ;  mes  tendresses  profondes 
n'éclosent  qu'à  la  lumière. 

Ces  lignes  sont  un  document  psychologique  depre- 
mier  ordre  ;  je  n'ai  pas  besoin  de  faire  remarquer  le 
bonheur  de  plusieurs  de  ces  formules,  ni  comment 
le  sentiment  intellectuel  ainsi  défini  cesse  d'être,  à 
proprement  parler,  une  vraie  tendresse. 

Voilà  pourquoi,  lorsqu'un  être  n'est  plus  en  communion 
d'idées  avec  moi,  l'amitié  se  refroidit  vite,  et,  si  les  diver- 
gences, les  oppositions  s'accentuent  et  s'aggravent,  quelque- 
fois elle  meurt. 

Vous  autres,  femmes,  vous  n'êtes  point  ainsi.  Vous  vivez 
de  tendresse.  Vous  vous  froissez,  vous  vous  piquez,  vous 
vous  mordez,  et  puis  une  caresse,  un  baiser...  et  tout  est 
oublié. 

Il  ne  saurait  en  être  de  même  des  hommes.  Le  premier 
fondement  d'une  union  des  âmes,  c'est  l'harmonie  des  con- 
victions personnelles...  Je  tenais  à  vous  exprimer  en  toute 
précision  ces  choses,  afin  que  vous  comprissiez,  une  fois 
pour  toutes,  la  différence  profonde  qui  sépare  l'homme  et 
la  femme  dans   leur  mode  de  sentir  et  d'aimer. 

Il  se  hâte  un  peu  —  à  sa  vive  manière  —  de  géné- 
raliser cette  dernière  remarque,  et  de  prêter  à  tous 
les  hommes  sa  propre  noblesse  et  élasticité  de  sen- 


LES    LETTRES    SPIRITUELLES    DU    P.    DIDON  195 

linients.  Mais,  sans  lui  chercher,  à  ce  sujet,  une 
vaine  querelle,  admirons  plutôt  comment  une  telle 
disposition  ouvrait  au  Christ  toutes  gi'andes  les 
portes  de  cette  âme  uniquement  avide  de  Dieu.  Le 
nom  du  Christ  est  à  toutes  les  pages  de  cette  cor- 
respondance, et  les  plus  distraits  auront  remarqué 
comment  cette  union  devint  chaque  jour  plus  in- 
time, plus  aflfectueuse  et  plus  absorbante,  pendant 
la  longue  solitude  de  l'exil.  C'est  là  et  non  pas  dans 
des  soupçons  odieux  qu'il  faut  aller  chercher  «  les 
dessous  »  de  cette  Vie  de  Jésus  qu'il  avait  dès  lors 
l'ambition  d'écrire.  Je  n'ai  pas  à  parler  ici  de  cette 
œuvre  qui  dut,  aux  années  d'épreuve,  la  bénédiction 
d'un  immense  succès.  Disons  seulement  que  les 
lettres  du  P.  Didon  sont  le  meilleur  commentaire  de 
son  livre,  qui  serait,  je  pense,  plus  vibrant  encore, 
sans  doule,  et  plus  beau,  si  la  parole  humaine  pou- 
vait traduire,  en  même  temps  que  la  pensée  d'un 
homme,  le  vivant  témoignage  de  son  cœur  et  de  sa 
vie. 


La  direction  spirituelle  donnée  par  le  P.  Didon  est 
bien  celle  qu'on  devait  attendre  d'une  nature  prédes- 
tinée aux  triomphes  de  la  parole.  C'est  une  direction 
oratoire.  Au  lieu,  en  effet,  que  d'autres  directeurs 
tâtonnent  autour  de  l'âme  pour  arriver  à  la  bien  con- 
naître et  à  ne  rien  lui  prescrire  qui  ne  s'adapte  par- 
faitement à  elle  et  ne  l'achève  en  la  transformant, 
au  lieu  d'aller  pas  à  pas  et  de  ne  demander  à  cha- 
cun que  ce  que  son  courage  du  jour  même  et  de 
l'heure  peut  donner,  lui,  d'une  brusque  violence,  il 


196  L  INQUIETUDE    RELKJIEUSE 

enlève  l'âme  à  ses  propres  misères,  et,  par  une  ra- 
pide infusion  d'héroïsme,  il  la  rend  tout  ensemble 
avide  el  presque  capable  de  sainteté. 

Écoutez  comme  il  parle  dès  les  premiers  jours  : 

L'immolation  sera  dure,  ma  pauvre  enfant,  mais  elle  sera 
héroïque.  Je  vous  réponds  que  je  ferai  de  vous  quelque 
chose  de  grand.  Ce  qui  est  vulgaire  et  bas  m'est  odieux... 
Venez  sur  la  montagne. 

Comme  mes  montagnes  sont  belles  I  comme  je  me  sens 
leur  fils  !  je  veux  que  votre  âme  habite  leurs  cimes  blan- 
ches, inaccessibles  et  que...  vous  habitiez  où  j'habiie,  dans 
la  pleine  lumière  de  Dieu. 

On  le  voit,  c'est  une  vraie  suggestion. 

Ne  soyez  pas  trop  paresseuse. . .  Quittez  dès  le  matin  votre 
lit  et  ne  vous  y  jetez  plus  que  par  un  impérieux  besoin. 
Les  âmes  vaillantes  tiennent  le  corps  debout.  Elles  ne  lui 
permettent  la  station  horizontale  que  pour  réparer  les  forces 
perdues,  et,  dès  que  la  provision  ou  la  réparation  est 
faite,  le  corps  se  dresse  comme  si  un  invisible  ressort  le 
commandait. 

J'ai  choisi  ces  dernières  lignes  à  cause  de  l'image 
du  ressort  qui  rend  bien  l'action  immédiate  de  ces 
sommations  entraînantes  ;  mais  je  dois  ajouter  qu'il 
est  rare  de  rencontrer,  dans  ces  lettres,  de  telles 
applications  au  devoir  quotidien.  La  chose  d'ailleurs 
s'explique  aisément.  On  ne  demande  pas  à  une  son- 
nerie de  clairon  de  préciser  par  des  nuances  le  pro- 
gramme de  l'assaut  dont  elle  donne  le  signal,  et, 
tout  au  rebours  de  la  méthode  des  «  basses  vallées  » 
par  oii  François  de  Sales  faisait  cheminer  sa  Philo- 
Ihée,  celte  méthode  des  sommets,  plus  idéale  que 


LES    LETTRES    SPIRITUELLES    DU    P.    DIDON  197 

concrète,  ne  peut  s'arrêter  aux  menus  détails.  «  Mon- 
tez, »  «  grandissez,  »  «  n'ayez  d'autre  vertu  que  l'ou- 
bli de  vous-même,  »  ces  brèves  consignes,  criées  du 
haut  de  la  montagne,  sont  toutes-puissantes  sur  une 
âme  que  fascinent  la  présence  et  la  parole  du  direc- 
teur. 

Car  il  est  toujours  en  vue,  et  c'est  nécessaire, 
puisque  la  marche  de  l'âme  en  avant  est  une  cons- 
tante réponse  au  geste  de  ce  bras  qui  lui  montre  les 
hauteurs,  à  la  voix  qui  l'excite  et  l'encourage.  Tout 
orateur  a  ainsi  l'invincible  besoin  de  mêler  sa  pra 
pre  personne  au  débat,  et  de  nous  mettre  à  l'unisson 
de  ce  qu'il  sent  et  de  ce  qu'il  pense.  Ainsi  du 
P.  Didon,  dans  ses  lettres  spirituelles  : 

Jetez-vous  en  Dieu,  criez   vers  moi  et  soyez   heureuse. 

Et  plus  explicitement  : 

Il  faut  que  vous  partagiez  ma  foi...  La  foi  ne  se  com- 
mande pas,  elle  s'inspire.  Pour  peu  que  vous  soyez  en  com- 
munion avec  mon  âme,  il  est  impossible  que  vous  ne  vous 
sentiez  pas  envaliie  par  la  lumière.  La  lumière  de  Dieu  est 
ma  vie.  Je  suis  comme  un  pâtre  sur  la  montagne,  je  res- 
pire le  grand  air  pur  qui  souffle  là-haut... 

Cette  personnalité  intense  est  le  caractère  distinc- 
lif  de  ces  lettres.  Par  là  s'explique  à  la  fois,  et  leur 
force,  et  leur  faiblesse.  Toutes-puissantes  sur  les 
âmes  qui,  de  près  ou  de  loin,  ont  subi  pour  leur  plus 
grand  bien  cette  merveilleuse  fascination,  elles  au- 
ront moins  d'efficacité  sur  d'autres  qui  admirent 
cette  éloquence  plus  qu'ils  ne  sont  attirés  et  gagnés 
par  elle.  Mais  ceux-là  mêmes  qui  préfèrent  les  vrais 
maîtres  de  la  correspondance  spirituelle  —  et,  entre 


198  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

autres,  ce  Fénelon  dont  chaque  lettre  semble  avoir 
été  adressée  à  chacun  de  nous  —  n'hésiteront  pas  à 
reconnaître  que  la  lecture  de  la  correspondance  du 
P.  Didon  est  singulièrement  réchauffante.  Et  nous 
tous,  pèlerins  des  «  basses  vallées  »,  n'avons-nous 
pas  besoin  d'entendre  parfois  ces  brusques  appels 
d'en  haut  qui  nous  forcent  à  relever  la  tête  et  nous 
redisent  que  certaines  âmes,  parties  de  notre  mi- 
sère, vivent  pourtant  d'idéal  et  ne  quittent  pas  les 
sommets. 


A  restreindre  notre  étude  au  simple  point  de  vue 
littéraire,  force  nous  est  d'avouer  que  ces  lettres  — 
où  à  chaque  page  on  sent  le  prédicateur  —  ne  sont 
pas  des  lettres  au  sens  français  et  exquis  du  mot. 

Le  style  en  est  tendu,  l'inspiration  haletante,  le 
lyrisme  fébrile  et  trop  prolongé,  les  images  exces- 
sives. On  évoque  malgré  soi  les  Mages  des  Con- 
templations. S'il  comprime  sa  verve  éloquente, 
ce  n'est  qu'après  en  avoir  laissé  gronder  les  pre- 
miers éclats,  et  encore  ne  la  comprime-t-ii  pas 
toujours.  Chose  étonnante  et  sans  doute  unique  dans 
notre  histoire  littéraire,  pas  un  sourire  ne  vient 
égayer  la  gravité  passionnée  de  cette  correspon- 
dance. Grande  éloquence  ou  simple  bon  sens,  ce  sé- 
rieux éternel  me  déconcerte  ;  j'ai  besoin  de  revenir 
à  saint  François  de  Sales  ou  à  ce  grand  Joseph  de 
Maistre  qui  savait  comme  personne  "  raisonner 
pantoufle  »avec  l'amitié. 

Aimez  les  pommes  de  terre  frites,  si  vous  voulez,  mais 


LKS    LETTRES    SPIRITUELLES   DU    P.    DIDON  199 

ne  les  mangez  qu'avec  la  permission  du  médecin  et  en  re- 
merciant Dieu  d'avoir  fait  de  si  bonnes  clioses. 

Ou  bien  encore. 

Sans  être  devenu  un  sylphe,  j'ai  maigri.  J'ai  perdu  trois 
irons  à  ma  ceinture  de  cuir  jaune  et  je  boutonne  mes  cols 
de  chemise  sans  difficulté. 

11  doit  y  avoir  une  autre  façon  de  dire  ces  choses, 
je  ne  sais  quel  milieu  charmant  entre  Tauréole  et  le 
«  col  de  chemise  »,  entre  la  prose  et  la  poésie. 

L'esprit  manque  et  la  grâce  «  plus  belle  que  la 
beauté  »  et  plus  piquante  que  l'esprit.  Bagatelles  et 
frivolités,  sans  doute,  mais  qui  ne  sont  pas  inutiles 
pour  atténuer  le  trop  vif  éclat  de  dons  plus  sublimes 
et  qui,  sans  rien  lui  enlever  de  sa  vraie  force,  don- 
nent à  l'éloquence  plus  de  charme  et  de  séduction. 


Ainsi,  de  quelque  côté  que  nous  l'examinions,  ce 
recueil  de  lettres  éclaire  d'un  jour  nouveau  ce  tem- 
pérament d'orateur.  Nous  comprenons  mieux  main- 
tenant le  portrait  —  d'ailleurs  assez  mal  venu  — 
placé  en  tête  du  volume  et  qui  semble  avoir  été  pris 
quelques  secondes  avant  l'exorde  d'un  discours. 
Rude  figure  de  montagnard,  solidement  rejetée  en 
arrière,  vibrante  à  la  fois  et  volontaire,  et  qui,  dans 
cette  défensive  encore  muette,  a  déjà  je  ne  sais  quel 
air  de  provocation.  Au  repos  encore,  mais  à  la  pre- 
mière vive  impression  ces  traits  vont  frémir,  et  on 
le  voit  bien.  Intelligence  oratoire,  les  premières 
images  rencontrées  rallieront  bientôt  le  bataillon  des 


200  L  INQUIETUDE    IJELIG1EU6E 

idées  de  surface,  des  sentiments  généreux  et  des 
paroles  sonores. 

Il  ouvre  la  bouche,  et  voilà  qu'il  est  surpris  lui- 
même  —  et  joyeusement  —  des  hardiesses  qui  lui 
viennent.  Il  s'abandonne  à  ce  jeu  enivrant  des  sou- 
daines intuitions  et  des  découvertes  imprévues.  La 
sensibilité  est  de  la  fête,  elle  s'émeut,  elle  se  cabre, 
consciente  cependant  et  calme  dans  ses  profondeurs 
pendant  qu'elle  semble  bouleversée  par  l'orage  des 
grandes  passions.  Sublime  puissance  de  l'homme  sur 
l'homme.  Il  nous  saisit,  il  nous  trouble  plus  qu'il 
n'est  troublé  lui-même,  il  nous  entraîne,  et  notre 
raison  maussade  est  bientôt  subjuguée.  Tant  qu'il 
est  là,  tant  qu'il  parle,  nous  ne  sommes  pas  maîtres 
de  nous,  si  bien  qu'enfin,  pour  être  jugé  de  sang- 
froid,  il  faut,  par  une  nécessaire  injustice,  que  le 
«  monstre  »  ne  soit  plus  là. 


TROISIEME   PARTIE 


L'ÉVOLUTION 

DU  CLERGÉ  ANGLICAN 


I 

L'ASSIMILATION 

DES   PRINCIPES    CATHOLIQUES 

W-Ch.  Lake  |1817-1897) 


Un  danger  assez  imprévu  menace  l'Église  angli- 
cane ;  une  transformation  dont  manifestement  le  lent 
travail  remonte  loin,  mais  enfin  qui  ne  s'était  pas  en- 
core accusée  de  façon  notable,  est  mise  brusquement 
en  évidence  et  s'impose  aux  réflexions  de  tout  le  pays. 
Depuis  quelques  années  les  statistiques  officielles 
constatent  une  diminution  croissante  et  relativement 
considérable  dans  le  recrutement  du  clergé.  Le  fait 
est  indiscutable  et,  sans  songer  à  le  nier,  les  intéres- 
sés, évoques  et  congrès  ecclésiastiques,  se  demandent 
ce  qu'il  faut  essayer  pour  arrêter  le  mal  avant  qu'il 
soit  trop  tard.  Journaux  et  revues  leur  viennent 
en  aide,  et  pendant  de  longues  semaines,  grâce  à 
l'usage  anglais  qui  autorise  la  collaboration  de  tous 
à  une  discussion  pendante,  grâce  au  souci,  très  an- 
glais aussi,  de  la  chose  commune,  lettres,  directions, 
lamentations,  panacées  de  toute  provenance  se  sont 


204  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

accumulées  dans  le  débat  sous  cette  rubrique  inquié- 
tante: Deartli  of  candidates  for  holy  orders,  la  grève 
des  vocations  '. 

«  L'Église  n'est  plus  une  carrière,  disent  les  uns, 
la  dîme  perd  chaque  jour  de  sa  valeur,  le  train  de 
maison  se  fait  trop  coûteux,  les  espérances  d'avance- 
ment trop  incertaines,  les  subsides  pour  les  vieux 
jours  trop  dérisoires.  » 

«  La  foi  s'en  va,  disent  les  autres,  et  nous  ne 
voyons  plus  le  moyen  de  signer  des  formulaires  qui 
pour  nous  n'ont  plus  de  sens  -.  » 

«  C'est  la  prose  qui  vous  tue,  intervient  un  autre  ; 
faites  donc  appel  à  rhéroïsme  des  jeunes,  proposez- 
leur  hardiment  sept  ou  dix  ans  de  pauvreté,  de  céli- 
bat, d'obéissance  ;  semez  l'enthousiasme  et  vous  ré- 
colterez les  vocations  ^.  » 

«  Permettez-moi,  dit  un  quatrième,  de  vous  indi- 
querlesseptcauses  de  l'état  qui  nouspréoccupe  '...  » 
et  la  discussion  continue... 

1.  Les  publications  initiales  autour  desquelles  se  groupent 
les  communications  sont  surtout  le  Winchester  Diocesan 
Conférence  report  et  l'enquête  lancée  par  le  Commomveallh, 
octobre-novembre  1901.  Voir  aussi  le  Guardian,  le  Pilol  et  un 
article  curieux  de  la  Saturday  Review,  5  octobre  1901.  Depuis 
que  ces  lignes  ont  été  écrites,  le  problème  est  devenu 
chaque  année  plus  inquiétant. 

2.  L'évêque  de  Winchester  et  le  chanoine  Scott  Holland 
se  refusent  à  reconnaître  l'importance  de  ce  facteur:  j'avoue 
ne  pas  pouvoir  entrer  dans  leurs  raisons. 

3.  Saturday  Review,  ^  octobre  1901.  D'ailleurs  —  et  la 
constatation  en  est  piquante  —  il  ne  s'agit  pour  l'auteur  de 
cet  article,  que  d'un  héroïsme  provisoire,  for  Ihe  first  seuen 
or  ten  years.  La  même  thèse  fut  reprise  ailleurs  [Pilol, 
15  février  1902),  mais  sans  adoucissement  de  ce  genre  par 
le  révérend  Dolling  qui  avait  qualité,  plus  que  personne, 
pour  parler  d'abnégation  et  de  dévouement. 

4.  Pilol,  19  octobre  1901. 


l'assimilatiOxN  des  principes  catholiques       205 

Ils  ont  tous  raison.  Il  semble  pourtant  qu'entre 
tant  de  causes,  deux  se  détachent  dont  l'action  est 
plus  étendue,  plus  directe  et  plus  efflcace.  Jusqu'ici 
le  clergé  anglican  se  recrutait  d'autant  plus  facile- 
ment que  les  conditions  de  cette  carrière  étaient  plus 
ondoyantes,  ses  obligations  plus  vagues,  ses  respon- 
sabilités moins  bien  définies,  Or  nous  sommes,  et 
Tanglicanismc  lui-même,  à  l'heure  des  situations 
nettes.  Il  y  a  vingt  ans,  il  n'était  pas  tout  à  fait  né- 
cessaire de  formuler  explicitement  ses  vues  sur  la 
divinité  du  Christ  ;  aujourd'hui,  un  incrédule  pleine- 
ment conscient  de  sa  vraie  pensée  hésitera  fort  avant 
de  prendre  les  ordres  et  voilà,  de  ce  chef,  bon  nombre 
de  candidats  écartés.  L'autre  cause  est  plus  conso- 
lante pour  ceux  qui  s'intéressent  à  l'avenir  du  chris- 
tianisme en  Angleterre.  Il  y  a  moins  de  ministres 
parce  qu'on  se  fait  aujourd'hui  du  ministère  une  idée 
bien  plus  sévère,  bien  plus  haute,  bien  plus  parfaite 
qu'autrefois.  Jadis  la  vie  d'un  clergyman,  même  ex- 
cellent, difïérait  à  peine  de  celle  d'un  laïque,  et  les 
écoles  les  plus  exigeantes  ne  lui  demandaient,  en 
outre  d'une  correction  absolue  et  du  respect  de  lui- 
même,  qu'un  certain  air  plus  religieux  que  clérical, 
rien  en  un  mot  qui  fût  de  nature  à  épouvanter  un 
candidat  honnête  homme  et  à  lui  imposer,  au  seuil 
du  presbytère,  une  longue  et  sérieuse  réflexion.  Tout 
cela  est  bien  changé.  Le  High  Churchman  de  main- 
tenant se  croit  prêtre,  au  sens  étroit  et  rigoureux  du 
mol,  et  par  une  contagion  inévitable,  chez  le  Low 
Churchman  lui-même,  bien  qu'il  garde  ses  anciennes 
répugnances  contre  le  sacerdotalisme,  la  conception 
du  ministère  ecclésiastique  s'est  transformée. 

Ainsi,  de  quelque  côté  que  l'on  vienne  et  à  quelque 


206  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

parti  qu'on  appartienne,  les  vocations  sont  plus  rares 
précisément  parce  qu'on  reconnaît  aujourd'hui  plus 
que  jamais  la  nécessité  d'une  vocation  '. 

Ici,  comme  toujours,  la  meilleure  façon  de  com- 
prendre le  présent  est  de  regarder  le  passé.  Comme 
tout  ce  qui  vit,  le  clergé  anglican  a  beaucoup  évolué 
au  cours  du  dernier  siècle  ;  mais,  comme  tout  ce 
qui  est  anglais,  il  a  évolué  lentement.  Voici,  fort  à 
propos,  un  livre  important  qui  nous  permet  de  suivre 
cette  évolution  dans  l'un  des  deux  camps  qui  se  par- 
tagent ranglicanisme.  Avec  le  doyen  de  Durham, 
William-Charles  Lake,  nous  voyons  la  Haute  Église 
aller  paisiblement  de  Keble  et  de  Pusey  jusqu'à  lord 
Halifax.  Le  spectacle  en  vaut  la  peine,  et  alors  même 
qu'il  ne  résumerait  pas  cinquante  ans  d'histoire  reli- 
gieuse, nous  trouverions  encore  quelque  profit  à  ad- 
mirer chez  un  homme  sage  et  grave  ce  don  si  rare, 
fait  de  générosité,  d'intelligence  et  de  franchise,  qui 
consiste  à  s'adapter  au  progrès  intérieur  d'une  idée 
que  l'on  croit  juste,  et  à  suivre  de  toute  l'âmeles  con- 
séquences de  cette  idée. 


I 


Avouons-le  dès  l'abord,  W.-Ch.  Lake  est  un  homme 
de  second  plan,  mais  de  tels  hommes  offrent  souvent 
un  intérêt  non  certes  plus  vif,  mais  plus  direct  que 

1.  Ce  qui  complique  singulièrement  le  problème,  c'est 
qu'il  est  strictement  resserré  aux  limites  de  l'Angleterre  et 
de  l'Église  anglicane.  En  Irlande,  —  je  ne  parle  évidemment 
pas  du  clergé  catholique,  —  en  Ecosse  et  dans  les  mille 
sectes  anglaises,  la  diminution  des  vocations  est  moins 
sensible. 


l'assimilation  des  principes  catholiques       207 

les  initiateurs  eux-mêmes.  Pour  ceux-ci,  en  effet, 
nous  sommes  tentés  de  ne  pas  les  distinguer  assez 
de  l'idée  qui  s'est  incarnée  en  eux  et  qui  pourtant  est 
bien  loin  de  les  définir.  L'homme  risque  de  nous  re- 
tenir par  ce  qu'il  a  précisément  d'original  et  d'incom- 
municable, par  cet  ensemble  de  dons  singuliers  qui 
lui  auraient  attiré  des  imitateurs  et  des  disciples  sur 
toutes  les  routes  où  il  lui  aurait  plu  de  marcher.  Cela 
est  vrai,  en  particulier,  du  mouvement  religieux  qui, 
depuis  soixante -dix  ans,  travaille  l'Église  d'Angle- 
terre, Il  est  tout  entier  dans  Newman,  mais  New- 
man  est  autre  chose  que  le  mouvement  d'Oxford. 
Charles  Lake,  au  contraire,  son  disciple,  ne  nous 
distraira  en  aucune  façon  de  notre  étude,  et  comme 
le  disait  un  critique,  «  en  lui  on  peut  suivre  les  chan- 
gements qui  ont  affecté  la  vie  religieuse  d'une  por- 
tion si  considérable  du  pays  '  » . 

lia  été  élevé  en  pleine  légende,  ou,  pour  parler  plus 
exactement,  lui  et  le  groupe  de  ses  condisciples  ont 
travaillé  de  toute  l'ardeur  de  leurs  jeunes  années  à  la 
formation  d'une  légende  qui  devait  consacrer  à  tout 
jamais  dans  l'histoire  religieuse  d'Angleterre  le  grand 
nom  du  docteur  Arnold^.  Quand  je  parle  ici  de  lé- 
gende, je  n'entends  diminuer  en  rien  la  gloire  du  réfor- 
mateur de  Rugby,  mais  je  veux  seulement  marquer 
comment  se  forma  autour  d'Arnold  cette  atmosphère 
d'admiration  enthousiaste,  de  poétique  dévouement 


1.  The  Aeademy,  25  janvier  1901.  —  Lake,  né  en  1817,  nommé 
doyen  de  Durham  en  1869,  a  pris  sa  retraite  en  1894,  et  est 
mort  en  1897. 

2.  Sur  Arnold,  cf.  un  chapitre  très  important  de  M.  Dimnet. 
(Lrt  pensée  catholique  en  Anylelerre).  J'ai  consacré  aux  ser- 
mons d'Arnold  un  chapitre  dans  ÏEnfant  et  la  vie. 


208  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

et  de  ferveur  conquérante,  en  dehors  de  laquelle  un 
homme,  si  méritant  qu'il  soit,  ne  peut  devenir  un 
héros.  Chose  vraiment  remarquable,  il  a  suffi  d'une 
douzaine  d'enfants  pour  immortaliser  la  trop  courte 
carrière  de  l'un  des  plus  fameux  éducateurs  de  ce 
siècle.  Le  prestige  exercé  par  lui  n'avait  pas  été  sou- 
dain. Arnold  était  headmasier  déjà  depuis  deux  ou 
trois  ans  et  Rugby  ressemblait  encore,  à  peu  près, 
comme  les  autres  public  schools,  à  une  <>  caverne  de 
brigands  ^  ».  Mais  pendant  que  les  amis  de  Tom 
Brown  méditaient  quelque  nouvelle  sottise,  un  petit 
homme  se  promenait  gravement,  entouré  de  quelques 
camarades,  dans  les  vastes  cours.  Il  s'appelait  Arthur 
Stanley  et  commençait  de  façon  précoce  ce  métier  de 
charmeur  qu'il  devait  exercer  toute  sa  vie. 

C'était  un  de  ces  gentils  enfants,  d'apparence  un 
peu  féminine  et  qui  semblent  n'avoir  jamais  subi  que 
l'influence  maternelle.  «  11  n'y  avait  aucun  jeu  dont 
il  sût  les  règles,  nous  raconte  soixante  ans  plus  tard 
un  contemporain  encore  indigné,  il  ne  savait  pas 
même  lancer  une  balle  aussi  bien  qu'une  petite  fdle, 
et  quant  à  sauter^!...  »  Rien  en  lui  d'ailleurs  de 
sentimental,  ni  même,  à  proprement  parler,  de 
tendre.  11  n'eut  peut-être  dans  toute  sa  vie  qu'une 
seule  vraie  passion,  celle  qui  l'attacha  pour  toujours 
au  docteur  Arnold.  A  peine  arrivé  au  collège,  il  avait 
été,  en  elTet,  conquis  par  l'intensité  de  vie  que  révé- 
laient les  moindres  paroles  de  cet  homme  extraordi- 


1.  Arnold,  Sermons,  t.  V,  p.  74.  Il  suffit  de  se  rappeler 
Tom  Brown  pour  voir  que  le  mot  n'est  pas  si  fort  qu'il  le 
parait. 

2.  Article  dans  les  Good  woi'ds,  octobre  1895,  reproduit 
en  partie  dans  les  Memorials  de  Lake,  p.  4. 


L  ASSIMILATION    DES    PRINCIPES    CATHOLIQUES         209 

naire.  L'élite  de  ses  condisciples,  Lake,  Vaughan  el 
quelques  autres,  commençait  aussi,  sans  doute,  à 
être  subjuguée,  mais  sans  avoir  conscience  encore  de 
la  séduction  grandissante.  Stanley  les  aida  à  démêler 
plus  vite  ce  qui  se  passait  en  eux,  et  bientôt,  pour 
cette  poignée  de  fidèles,  Arnold  devenait  le  véritable 
héros,  ou,  comme  dit  encore  W.  Lake,  le  «  premier 
amour  ». 

Ce  bon  doyen  Lake  a  quelque  peine  à  pardonner  à 
Stanley,  son  meilleur  ami  d'alors,  les  excès  oi^i  les 
conduisait  leur  enthousiasme.  La  petite  bande  pas- 
sait toutes  les  récréations  à  deviser  de  choses  se 
rieuses,  à  commenter  la  dernière  classe  du  héros,  son 
dernier  sermon. 

Le  cricket  avait  été  jusque-là  mon  meilleur  ami,  raconle- 
t-il  mélancoliquement  dans  ses  Mémoires,  mais,  une  fois 
devenu  l'intime  de  Stanley,  il  me  fallut  bien  renoncer  aux 
jeux.  Presque  toujours,  lui,  Charles  Vaughan  et  moi  nous 
passions  nos  temps  libres  à  nous  promener  en  causant,  — 
grosse  sottise  que  depuis  je  me  suis  souvent  amèrement 
reprochée  ^ 

Lake  se  rappelait  mieux  encore,  et  avec  une  re- 
connaissance sans  bornes,  ce  qu'il  devait  à  son 
maître. 

Si  on  me  demande,  écrit-il,  en  quoi  consistait  la  puissance 
éducatrice  d'Arnold  et  ce  qui  en  lui  impressionnait  le  plus 
les  enfants  que  nous  étions  alors,  je  dirai  que  tout  venait 
de  ce  que  nous  sentions  en  lui  véritablement  un  grand 
homme,  d'une  grande  valeur  morale  unie  à  des  qualités 
intellectuelles  de  premier  ordre...  Dès  notre  premier  contact 

1.  Memorials,  p.  î2. 

II  1-t 


210  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

direct  avec  lui,  nous  comprenions  que  nous  avions  adaire  à 
un  honame  fortement  religieux,  à  quelqu'un  qui  ne  ressem- 
blait à  aucun  de  nos  autres  maîtres  et  qui  voulait  notre  bien 
passionnément.  Je  vois  encore  le  jour  où  j'éprouvai  cela 
pour  la  première  fois.  Dans  la  fiflh  form  (avant-dernière 
classe)  j'avais  été  paresseux,  et  mon  bon  vieil  original  de 
professeur  ne  me  cotait  guère.  Je  n'avais  vu  Arnold  de  près 
qu'une  fois  et  pour  recevoir  une  forte  punition.  Quand  je 
me  présentai  à  mon  examen  de  passage,  j'avais  de  lui  une 
peur  terrible.  L'examen  fut  convenable.  Arnold  me  dit 
gravement  :  «  Maintenant,  Lake,  je  vois  que  vous  pouvez 
bien  faire  si  vous  voulez,  et  je  compte  que  vous  voudrez.  » 
Ces  quelques  mots  m'ont  changé  de  fond  en  comble  et  je 
n'ai  plus  été  paresseux  depuis  '. 

Depuis  le  beau  livre  que  Stanley  a  écrit  sur  Ar- 
nold, nous  avons  pris  Thabitude  de  nous  représenter 
le  biographe  comme  l'héritier  par  excellence  el  le 
témoin  de  la  doctrine  de  son  maître.  Lake  proteste 
à  maintes  reprises,  dans  ses  Mémoires,  contre  cette 
confusion  et  neniend  pas  que  son  brillant  camarade 
garde,  pour  ainsi  parler,  le  monopole  d'Arnold.  La 
question  est  sérieuse.  Il  ne  s'agit  de  rien  moins,  en 
elTet,  que  de  déterminer  la  vraie  place  d'Arnold  dans 
l'histoire  religieuse  du  siècle  dernier.  Oui  ou  non, 
les  libéraux  de  l'Église  large  peuvent-ils  se  réclamer 
d'un  paieil  ancêtre?  Lake  soutient  expressément  que 
non  et  ses  raisons  méritent  d'être  discutées. 

Certes,  quand  Arnold  entra  en  campagne  pour  re- 
lever cette  Église  anglicane  qui  lui  paraissait  mourir 
d'indifférence,  de  mondanité  el  de  formalisme,  il  ne 
se  donna  pas  le  temps  de  réfléchir  assez  pour  bien 
savoir  où  se  cachait  la  source  du  mal.  Pensant  que 

1.  Memorials,  pp.  6-8. 


l'assimilation  des  phincipes  catholiques      211 

non  pas  seulement  la  superstition,  mais  l'idée  même 
de  sacerdoce  était  pour  l'anglicanisme  un  principe 
de  ruine  et  de  mort,  il  se  lança  à  corps  perdu  contre 
cette  idée  et  avec  d'autant  plus  de  violence  qu'à  ce 
moment  même,  Nevvman  et  ses  amis  d'Oxford  pré- 
lendaient  s'appuyer  avant  tout  sur  la  «  succession 
apostolique  »  pour  leur  œuvre  de  réforme. 

En  dépit  de  mille  différences  entre  la  théologie  as- 
sez rudimentaire  d'Arnold  et  celle  de  Newman,  nous 
n'avons  aucune  peine  aujourd'hui  à  reconnaître  chez 
ces  deux  leaders  l'unité  vivante  d'une  commune  ins- 
piration et  d'un  même  esprit.  Mais  il  allait  arriver, 
C'tte  fois  encore,  que  les  soldats  d'une  même  cause 
laisseraient  l'ennemi  commun,  pour  s'attaquer  réci- 
proquement. 

Comme  Newman,  Arnold  combattait  pour  rendre 
à  l'idée  d'Église  son  importance  trop  oubliée,  et 
comme  lui  encore,  et  avant  lui,  il  proposait  coura- 
geusement aux  anglicans  les  exemples  de  Rome. 

Aucun  homme  sensé,  avait-il  écrit  à  cette  époque  où  per- 
sonne ne  pouvait  prévoir  les  futures  conversions,  aucun 
homme  sensé  ne  met  en  cloute  les  imperfections  de  la  Ré- 
forme. Rome  possède  des  institutions,  des  pratiques  qu'il  y 
aurait  grand  avantage  à  restaurer  parmi  nous.  Le  service 
quotidien,  la  communion  fréquente,  les  souvenirs  delà  voca- 
tion du  chrétien,  constamment  rappelés  par  les  crucifix  ou 
les  oratoires  au  bord  des  routes,  la  commémoration  des 
saints  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays...  les  ordres 
religieux,  surtout  ceux  de  femmes  ^ 


1.  Memorials,  p.  15.  Cf.  aussi  une  longue  lettre  au  Guardian 
pp.  278-280.  —  Remarquons,  toutefois,  qu'Arnold  aurait  voulu 
délivrer  les  ordres  religieux  frorn  the  snare  and  sin  of  perpé- 
tuai uoivs. 


212  L  INQUIETUDE    lîELIGIEUSE 

Ne  dirait-on  pas  vraiment,  comme  le  remarque 
Lake,  que  celte  page  a  été  écrite  en  1895,  par  un  ri- 
tualiste  fervent. 

Enfin  et  surtout  —  et  c'est  par  là  qu'il  diflerc  radi- 
calement du  latitudinaire  —  Arnold  était  le  plus  dé- 
terminé, le  plus  passionné  des  croyants.  Il  se  peut 
qu'en  bonne  logique  sa  théologie  manquât  souvent 
de  cohésion,  mais  il  adhérait  ardemment  «  aux 
grandes  vérités  surnaturelles  du  christianisme  ». 
Ne  pas  croire  —  dans  le  sens  le  plus  étroit,  le  plus 
complet,  le  plus  exclusif  de  ce  mol  —  ne  pas  croire 
au  Christ  lui  paraissait  inconciliable  avec  Tintégrilé 
absolue  du  caractère  et  il  ne  serait  jamais  arrivé  à 
comprendre  comment  les  libéraux  avancés  de  V Eglise 
large  peuvent  se  dire  chrétiens. 


II 


Ce  qui  vient  d'ôlre  dit  surl'enseignem.ent  d'Arnold 
nous  donne  une  idée  du  petit  bagage  doctrinal  que 
le  jeune  Ch.  Lake  apportait  à  Oxford,  quand,  en 
18.35,  il  fut  admis  au  collège  de  Balliol.  Son  ame,  na- 
turellement grave  et  religieuse,  était  devenue  solide- 
ment chrétienne  au  contact  d'Arnold,  et  sa  pensée 
plus  froide,  plus  calme  et  plus  souple  que  celle  de 
son  maître,  s'ouvrait  toute  grande  aux  doctrines  et 
aux  influences  nouvelles  qui  pourraient  corriger  ou 
acheverl'enseignementde  Rugby.  i835,  Oxford:  celle 
date  et  ce  nom  disent  assez  quelle  doctrine  allai l 
s'offrir  au  jeune  homme,  quelle  influence  allait  le 
saisir. 

A  Balliol,  Lake  retrouvait  l'aimable  petit  collégien 


l'assimilation  des  principes  catholiques      213 

à  qui  il  avait  jadis  sacrifié  tant  de  parties  de  cricket. 
Stanley,  le  little  Stan,  comme  on  l'appelait  alors, 
sans  avoir  beaucoup  grandi,  commençait  à  être  une 
façon  de  personnage.  C'est  lui  qui  le  conduisit  aux 
sermons  de  Newman,  sans  se  douter  de  TefTet  que 
cette  parole  pourrait  avoir  sur  son  ami. 

New^man  est  pour  ainsi  dire  le  fondateur  de  l'Église  angli- 
cane telle  que  nous  la  voyons  aujourd'hui  —  écrira  Lake 
plus  de  cinquante  ans  après,  au  lendemain  de  la  mort  du 
grand  cardinal  —  c'est  lui  qui  pendant  douze  ans  a  eu  sur 
Oxford  et  sur  l'Église  d'Angleterre  une  influence  que  per- 
sonne n'a  égalée  dans  le  passé  et  n'égalera  dans  l'avenir. 
C'est  à  ces  douze  années  que  nous  sommes  redevables  des 
principes  qui  ont  transformé  notre  Église  et  qui  ne  sont 
pas  encore  arrivés  à  leur  plein  développement  '. 

Trop  jeune  et  surtout  trop  timide  pour  prendre 
directement  part  à  la  campagne  tractarienne,  Lake 
s'abandonna,  d'esprit  et  de  cœur,  à  la  direction  des 
sermons  de  Saint-Mary's  et  il  s'enrôla  tacitement 
dans  cette  armée  d'étudiants  fervents  et  fidèles,  dont 
souvent  leur  chef,  timide  lui  aussi,  ne  savait  pas 
même  les  noms.  Essayant  de  réaliser  dans  le  secret 
de  la  vie  intérieure  les  théories  que  d'autres  adeptes 

1.  Guardian,  27  août  1890.  —  Plus  tard,  à  propos  d'une 
nouvelle  biographie  de  Keble  où  l'on  tendait  à  effacer  un 
peu  le  rôle  de  Newman,  f.ake  protesta  dans  le  Church 
Times  :  «  ...  Je  ne  puis,  en  vérité,  être  surpris  à  la  vue  des 
efforts  que  l'on  fait  pour  montrer  que  Newman  n'a  pas  été, 
après  tout,  la  leading  force  du  mouvement.  Mais  enfin,  l'his- 
toire est  l'histoire  :  et  on  ne  saurait  nier  que  l'esprit  nouveau 
qui  ébranla  dès  1833  l'anglicanisme,  dont  nous  constatons 
aujourd'hui  les  effets  et  qui  doit  amener  chez  nous  des  modi- 
fications plus  nombreuses  encore  et  plus  importantes  peut- 
être  —  ne  soit  venu  principalement  de  Newman.  (Cf.  Memo- 
rials,  p.  312.) 


214  L  INQUIÉTUDE    RELIGIEUSE 

plus  en  vue  défendent  par  la  plume  et  par  la  parole, 
de  pareilles  recrues  sont  la  meilleure  force  d'un  mou- 
vement religieux.  Elles  le  justifient,  le  modèrent,  le 
contrôlent,  et  au  moment  où  les  clairvoyants  pré- 
disent la  faillite  de  l'aventure,  elles  en  préparent  dans 
l'ombre  le  succès  définitif. 

Cette  heure,  l'heure  des  mauvais  augures,  ve- 
nait de  sonner  pour  le  mouvement  d'Oxford.  Le  lea- 
der, découragé,  s'était  retiré  à  Littlemore,  où  seuls 
les  intimes  et  les  fidèles  étaient  admis.  Ce  fut  le  mo- 
ment que  l'ancien  élève  d'Arnold  choisit  pour  se  pré- 
senter à  Newman.  11  ne  lui  avait  pas  encore  parlé^ 
depuis  cinq  ou  six  ans  qu'il  était  à  Balliol.  Elève 
d'Arnold,  Littlemore,  première  visite,  je  relève  toutes 
ces  circonstances,  parce  qu'aucune  d'elles  n'était  in- 
diiïérente  à  l'extrême  sensibilité  de  Newman.  Qua- 
rante ans  plus  tard,  il  se  rappelait  encore  celte  dé- 
marche et  il  redisait  sa  gratitude  avec  une  émotion 
toute  fraîche  : 

Mon  cher  doyen  de  Durham,  merci  de  votre  sermon,  si 
intéressant  en  lui-même  et  où  vous  parlez  trop  aimablement 
de  moi.  Il  me  remet  en  mémoire  votre  première  démarche 
d'expresse  bienveillance  envers  moi,  quand,  à  ma  grande 
surprise,  je  vous  aperçus  devant  ma  porte,  à  Littlemore.  Et 
cet  autre  mot  de  vous  qui  circulait  alors  au  sujet  des  attaques 
de  Golightly...  C'était  si  difïérent  de  votre  ami,  le  pauvre 
Stanley,  qui,  jusqu'à  son  dernier  jour,  n'a  jamais  eu,  que  je 
sache,  un  mot  aimable  pour  moi  ^.. 


1.  Memorials,  pp.  251),  260.  —  La  lettre  est  très  importante 
et  j'en  donnerai  plus  bas  l'autre  moitié. 


L  ASSIMILATION    DES   PRINCIPES    CATHOLIQUES         215 


III 


Après  la  conversion  de  Newman,  il  y  eut  comme 
un  temps  d'arrêt  dans  la  vie  religieuse  d'Oxford.  Les 
tractariens  restés  anglicans  cachaient  leur  déception 
et  leur  tristesse,  et  de  part  et  d'autre,  lassé  par  de 
si  longues  et  violentes  controverses,  on  se  tournait 
vers  d'autres  travaux.  Agitée  déjà  au  cours  des  an- 
nées précédentes,  la  question  des  réformes  universi- 
taires commençait  à  absorber  toutes  les  activités.  Il 
était  temps  de  secouer  enfin  le  long  sommeil  de  la 
plupart  des  collèges,  de  rajeunir  les  méthodes,  de 
créer  de  nouvelles  chaires,  en  un  mot  de  renouveler 
par  les  Universités  la  vie  scientifique  et  littéraire  du 
pays. 

Dans  cette  orientation  nouvelle,  les  hommes  de 
Balliol  jouent  un  rôle  prépondérant  et  acquièrent  à 
leur  collège  une  sorte  d'hégémonie  intellectuelle  qu'il 
devait  conserver  jusqu'à  nos  jours.  W.  Ch.  Lake 
était  de  cette  élite.  Habile  et  brillant  dehaler,  scholar 
élégant,  esprit  sûr  et  sensé,  il  se  spécialisait  dès  lors 
dans  les  choses  de  l'éducation,  recevait  du  gouver- 
nement différentes  missions  pédagogiques  ^  et  en- 
trait dans  les  commissions  qui  préparaient  alors  la 
réorganisation  de  l'enseignement  secondaire.  Peu  s'en 
fallut  même  qu'il  ne  fût  mis  à  la  tête  de  Rugby, 
lorsque  le  successeur  d'Arnold,  Tait,  fut  nommé 
évêque  de  Londres.  Ayant  échoué  dans  cette  candi- 

1.  C'est  ainsi  qu'il  fui  envoyé  en  France  pour  y  étudier 
l'organisation  des  écoles  militaires. 


216  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

dature,  Lake  obtint  une  petite  cure  de  village  et 
comme  tant  d'autres  grands  dignitaires  anglicans,  il 
passa  plusieurs  années  dans  ces  modestes  fonctions. 
C'est  là  qu'en  1869  son  ami  Gladstone  vint  le  cher- 
cher pour  le  nommer  doyen  du  Chapitre  et  recteur 
de  l'Université  de  Durham. 

Cependant  d'étranges  événements  se  préparaient. 
Le  mouvement  de  renaissance  religieuse  et  de  ré- 
forme ecclésiastique,  lancé  par  Newman  et  proscrit 
de  l'Université  par  les  évêques,  se  formait  peu  à  peu 
dans  quelques  paroisses  isolées  et  allait  bientôt,  sous 
le  nom  de  rilualisme,  commencer  une  révolution 
dont  le  dix-neuvième  siècle  ne  devait  pas  voir  la  fin  '. 
Déjà  l'on  pouvait  presque  prévoir  les  conséquences 
désastreuses  de  l'insigne  maladresse  des  évêques  : 
d'une  part,  il  n'y  aurait  plus  à  Oxford  de  forces  suffi- 
santes pour  arrêter  ou  retarder  la  laïcisation  immi- 
nente ;  d'autre  part,  on  donnait  au  mouvement  qu'on 
voulait  arrêter  une  puissance  nouvelle,  en  le  contrai- 
gnant à  multiplier  les  centres  de  son  action  et  à  se 
mettre  en  contact  avec  les  masses  populaires  et  la 
petite  bourgeoisie.  L'Église  anglicane  est  encore  ma- 
lade des  suites  de  cette  double  imprudence,  elle  ne 
s'en  remettra  peut-être  jamais. 

Je  n'ai  pas  à  raconter  ici  les  premières  aventures 
du  ritualisme,  la  soudaine  réapparition  des  cérémo- 
nies romaines  dans  des  églises  anglicanes,  l'enthou- 
siasme et  la  colère  des  foules,  l'affolement  des 
évêques,  la  résistance  inutile  des  faiseurs  de  lois, 


1.  Sur  les  Origines  neivmaniennes  du  ritualisme.  Cf.  ces  mots 
de  Y  Apologie  de  Newman  :  «  I  considered...  that  the  anglican 
Church  must  hâve  a  cérémonial,  a  ritual  and  a  fulness  of 
doctrine  and  dévotion  vv^hich  it  had  not  at  présent.  » 


L  ASSIMILATION    DES    PRINCIPES   CATHOLIQUES         217 

l'emprisonnement  de  plusieurs  membres  du  jeune 
clergé,  la  victoire  définitive  du  culte  et  des  ministres 
persécutés.  Après  le  beau  livre  de  M.  Thureau-Dan- 
gin,  cette  histoire  n'est  plus  à  faire.  Ce  qui  est  de 
mon  sujet  est  de  noter  les  impressions  de  la  frac- 
tion la  plus  vivante  de  la  Haute  Église  en  face  de 
ces  innovations  et  de  suivre,  dans  leur  ralliement 
insensible  au  ritualisme,  les  tractariensde  lapremière 
heure  restés  fidèles  à  Newman. 

Il  y  eut  d'abord  chez  eux  un  peu  de  surprise  et  pres- 
que de  gène.  Je  le  vois  moins  aux  protestations  em- 
brouillées dePusey  qu'à  une  petitelignedeR.  Church, 
le  futur  doyen  de  Saint-Paul.  Celui-ci  rencontre  pour 
la  première  fois  le  jeune  groupe  ritualiste,  Mackono- 
chie,  Lowder  et  les  autres  aux  funérailles  de  Keble 
(1860).  Ces  hommes,  d'une  culture  assez  ordinaire 
et  qui,  la  veille  encore,  étaient  mêlés  pour  des  ques- 
tions de  rituel,  à  des  bagarres  populaires,  n'excitent 
manifestement  chez  cet  Oxfordman  raffiné  qu'une 
sympathie  de  raison.  «  Il  y  avait  là,  dit-il,  un  bizarre 
mélange  d'anciens  convertis  et  de  nouveaux  :  Macko- 
nochie,  Lowder  et  autres  de  cette  espèce,  excellents 
garçons,  mais  qui  tout  de  même  avaient  l'air  un  peu 
bien  noir.  » 

Remarquez  ce  demi-embarras  des  mains  qui  se 
rapprochent,  l'inquiétude  de  ces  hommes  qui  se 
savent  amis  et  qui  ont  de  la  peine  à  se  reconnaître; 
c'est  un  indice  de  la  lente  évolution  du  «  clergyman  » 
vers  un  type  moins  insulaire  et  une  preuve  que  les 
idées  de  Newman  sur  le  sacerdoce  ont  fait  du  chemin 
depuis  vingt  ans. 

Grave,  un  peu  solennel  et  très  vieille  école,  Lake 
partageait  sur  ce  point  —  comme  sur  les  autres  d'ail- 


218  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

leurs  —  les  impressions  de  son  ami  ' .  Pas  plus  que 
Church,  il  n'était  alors  et  ne  serait  jamais  à  propre- 
ment parler  un  ritualiste.  Encore  moins  devait-il  don- 
ner dans  certaines  exagérations  et  puérilités  du  parti. 
Il  gardait  des  usages  du  passé  tout  ce  qui  pouvait  se 
plier  sans  contresens  aux  exigences  des  idées  nou- 
velles et,  d'un  autre  côté,  il  ouvrait  discrètement  la 
porte  aux  innovations  rituelles  qui  lui  semblaient  ré- 
pondre, non  corles  à  une  fantaisie  de  collectionneur 
ou  d'esthète,  mais  aux  besoins  nouveaux  de  la  vie 
intérieure  et  à  l'enrichissement  progressif  de  la  foi. 
Les  circonstances  allaient  le  mettre  en  état  d'appor- 
ter à  la  cause  persécutée  un  concours  généreux  et 
efticace.  C'est  le  plus  beau  moment  de  sa  vie. 

Il  était  en  effet  l'ami  de  l'homme  qui,  en  qualité 
d'évèque  de  Londres,  puis  bientôt  comme  primat  de 
Ganterbury,  jouerait  un  des  principaux  rôles  dans  la 
campagne  de  défense  et  de  résistance  anglicane  qui 
s'ouvrait  contre  lesnovateurs.  Au  temps  déjà  lointain 
de  leur  jeunesse  universitaire,  Tait  et  lui  s'étaient 
liés  d'une  de  ces  bonnes  amitiés  anglaises  qui  nous 
paraissent  froides  parce  qu'elles  mettent  des  années 
à  percer  l'écorce  du  gentleman  raide  et  timide,  mais 
qui  n'en  sont  pas  moins  pleines  de  robuste  et  affec- 
tueuse confiance,  et  qu'aucune  divergence  dans  les 
idées  n'entame  jamais.  Pour  qui  a  été  parfois  témoin 
des  petites  manœuvres  des  arrivistes,  il  y  a  un  vif 
plaisir  à  voir  avec  quelle  liberté  et  simplicité  d'al- 
lures, Lake,  encore  simple  curé  de  campagne,  traite 
avec  l'évêque  nommé  de  Londres,  que  l'on  sait  très 


1.  «  We  were  always  entirely  agreed  in  opinion  ».  Memo- 
rials,  p.  73. 


L  ASSIMILATION    DES   PRINCIPES   CATHOLIQUES         219 

accrédité  auprès  du  pouvoir  et  qui  probablement  ne 
s'arrêtera  pas  en  si  bon  chemin. 

Laissez-moi  vous  dire,  lui  écrit-il,  que  vos  récentes  et 
tristes  épreuves,  en  ouvrant  devant  vous  plus  vastes  les 
perspectives  de  la  souffrance  humaine,  vous  ont  rendu  plus 
apte  à  votre  charge...  L'esprit  de  tendresse  et  de  sympathie 
a  si  grandement  manqué  à  nos  évoques  anglais  !  Je  suis  très 
sûr  que  vous  gouvernerez  paternellement  votre  diocèse, 
que  vous  serez  juste  et  bon  pour  tous  les  partis  ^ 

Quelques  années  plus  tard,  quand  Tait  seranommé 
archevêque  de  Canterbury(i868),  Lake  ne  lui  tiendra 
pas  un  autre  langage  et  lui  rappellera  les  sentiments 
du  fameux  évêque  Butler,  qui  disait  autrefois,  en 
refusant  ce  même  poste  :  «  Je  suis  trop  faible  pour 
porter  le  poidsd'une  Église  qui  s'écroule  -.  » 

Ce  ton  de  liberté  s'accuse  dans  les  lettres,  parfois 
très  amusantes,  où  Lake  attirait  l'attention  de  son 
ami  sur  des  personnages  très  méritants  et  que  leur 
modestie  même  laissait  en  dehors  de  la  faveur  des 
deux  pouvoirs.  Tait,  qui  était  aussi  peu  high  church 
que  posible,  tenait  cependant  beaucoup  à  avoir,  sur 
les  conflits  de  candidatures  ecclésiastiques,  l'impres- 
sion de  son  ami. 

J'attendais  une  lettre  de  vous  —  lui  écrivait  encore  celui-ci 
au  sujet  d'une  chaire  d'Oxford  vacante  et  d'un  candidat  qui, 
sur  certains  points,  pouvait  sembler  insuffisant  —  je  savais 
bien  que  vous  mouriez  du  désir  d'avoir  mon  avis  sur  la 
Regius  professorship.  Donc,  tout  bien  pesé,  moi,  je  choisi- 

1.  Memorials,  pp.  194,  195. 

2.  Ibid.,  p.  212.  —  «  He  was  too  weak  to  bear  the 
weight  of  a  falling  Church.  »  Pour  l'historien  de  l'évolution 
de  Tanglicanisme,  ce  mot,  venu  d'un  tel  homme,  est  impor- 
tant à  retenir. 


220  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

rais  un  prunier  alors  même  que  la  moitié  de  ses  fruits  ne 
serait  que  des  prunelles.  Mozley  est  un  bûcheur,  vraiment 
bon  et  sur,  et  enfin  on  ne  rencontre  pas  un  Mozley  tous  les 
jours.  Évidemment  vous  n'en  avez  jamais  fait  grand  cas,  — 
(quand  donc  pace  siimma  dixerim,  avez-vous  apprécié  un 
homme  de  génie  !)  —  mais  Ghurch  et  moi  nous  l'estimons 
fort  '. 

En  1878,  le  premier  il  lance  pour  la  succession  pro- 
chaine de  l'évoque  de  Durham,  un  de  ces  noms  qui 
s'imposent  et  que  pourtant  les  administrations  ris- 
quent parfois  d'oublier. 

Quoi  qu'il  arrive,  laissez-moi  attirer  votre  attention  sur 
Lightfoot.  11  vous  faudra  bien  l'avoir  quelque  jour  :  vous 
avez  besoin  de  quelques  savants  au  banc  des  évèques.  Il 
touche  à  la  cinquantaine  et  a  déjà  refusé  une  fois  ou  deux 
l'épiscopat.  Verbiim  sal  -, 

Qu'on  veuille  bien  lire  encore  ce  petit  billet  de 
Noël,  que  je  ne  sais  par  quelle  fantaisie  Lake  écrivit 
en  latin  : 

Pontife  vénérable,  très  illustre  et  très  cher...  votre  lettre 
m'a  fait  grand  plaisir.  Ma  dernière  lettre  avait  été  courte, 
vous  les  aimez  ainsi,  et  je  me  demandais  si  cette  concision 
n'avait  pas  donné  à  certains  mots  un  petit  air  d'impertinence 
qui  aurait  froissé  vos  oreilles  habituées  aux  compliments 
des  flatteurs  :  quod  aures  tuas  obsequenîium  blandiliis 
assiielas  offendere  poluissel  ^. 

Tait  était  encore  évêque  de  Londres  quand  le  rilua- 

1.  Memorials,  p.  230. 

2.  Ibid.,  p.  239.  Cf.  aussi,  p.  238  :  «  Laissez-moi  vous 
recommander...  Rawlinson...  très  capable...  idées  très  justes 
des  choses,  c'est-à-dire,  les  vôtres  et  les  miennes.  » 

3.  Ibid.,  p.  257. 


l'assimilation  des  phincipls  catholiques       221 

lisme,  campé  dans  quelques-uns  des  quartiers 
pauvres  de  la  capitale,  commença  d'agiter  l'opinion. 
La  situation  était  difficile.  L'évêque  rendait  justice  au 
dévouement  admirable  de  cette  extrême  droite  de  son 
clergé,  mais,  homme  politique  avant  tout,  il  ne  pou- 
vait s'aventurer  jusqu'à  lui  donner  publiquement 
raison.  L'émeute,  cependant,  grondait  autour  des 
paroisses  «  romanisantes  »  et  de  toutes  parts  la  foule 
et  le  clergé,  périodiquement  affolés  par  l'ombre  de 
«  la  grande  enchanteresse  »  —  c'est  l'Église  de 
Rome  —  demandaient  des  mesures  répressives.  Ar- 
rivé dans  ces  conjonctures  au  faite  des  dignités  an- 
glicanes (1868),  Tait  ne  montra  ni  plus  d'indépen- 
dance, ni  une  intelligence  plus  clairvoyante  de  ce 
grand  mouvement  religieux,  qui,  à  travers  bien  des 
imprudences  et  des  enfantillages,  ne  cessait  de  pro- 
gresser. Il  fit  passer  en  187^,  à  la  Chambre  des  Lords 
le  Public  Worship  Régulation  Act^  mesure  impru- 
dente et  dont  quelques  évèques  allaient  indignement 
abuser.  Cependant,  malgré  tous  ces  actes  de  poli- 
tique et  de  faiblesse,  Tait  penchait  de  plus  en  plus 
vers  la  modération  et  vers  la  paix.  C'est  que,  de  près 
ou  de  loin,  Lake  ne  cessait  pas  de  prendre  énergi- 
quemcnt  auprès  de  lui  la  défense  des  inculpés. 
N'ayant  pu  réussir  à  arrêter  le  bill  de  1874,  il  essayait 
d'amener  doucement  l'archevêque  à  tenir  cette  me- 
sure pour  non  avenue  et  à  se  joindre  lui-même  au 
mouvement. 

Votre  meilleur  moyen  d'avoir  la  paix,  lui  disait-il,  en 
août  1878,  est  d'accepter  le  ritualisme.  C'est  de  ce  cô lé-là 
que  souffle  l'esprit  religieux  de  notre  époque  et  vous  n'avez 
rien  de  mieux  à  faire  que  de  vous  préparer  de  diQérentes 
façons  à  développer  la  beauté  des  cérémonies  du  culte.  Si 


222  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

VOUS  ne  vous  y  mettez  pas,  je  ne  vois,  pour  vous  chef  de 
1  Église,  d'autre  alternative  que  de  vous  rallier  à  la  stagna- 
tion du  slatu  quo,  le  pire  des  dangers  pour  une  église.  Il 
faut  que  vous  avanciez  iyou  musl  moue)  et  aussi  bien  en 
religion  qu'en  politique,  donner  au  peuple  quelque  chose 
qui  le  prenne... 

Je  crois  qu'on  peut  faire  beaucoup,  quanqiiam  in  re  difft- 
cili,  et  je  ne  veux  pas  que  vous  passiez  aux  yeux  de  la  posté- 
rité pour  le  grand  homme  qui  a  retardé  le  déluge,  de  façon 
à  lui  permettre  de  noyer  plus  complètement  ses  succes- 
seurs '. 

Un  autre  jour,  craignant  que  l'archevêque  ne  don- 
nât sa  faveur  à  une  machination  antiritualiste  qui 
essayait  de  faire  supprimer  les  prières  aux  funérailles, 
Lake  change  de  style  et  écrit  au  fils  de  Tait  un  assez 
macabre  message. 

Mon  cher  Crawfurd,  faites-moi  le  plaisir  de  lire,  à  haute 
voix,  ces  vers  à  déjeuner  ;  ou,  s'ils  vous  semblent  trop 
funèbres,  tout  de  suite  après  le  service  : 

UN  ENTERREMENT  SILENCIEUX 
'Aç/t£7:t£xoTw  ùvliuyô)  xoLi  ày.aT(x<jzoi.TOi. 

On  l'enterra  silencieusement  à  la  nuit  tombante, 

Sans  prières  ni  hymnes  de  deuil. 
Selon  le  rite  lugubre  du  sinistre  John  Knox, 

Et  à  la  flamme  d'une  chandelle  d'un  sou. 

Son  corps  ne  fut  béni  dans  aucune  abbaye  !  A  quoi  bon  ? 

Et  on  ne  le  drapa  dans  aucune  robe  sacerdotale... 
Mais  il  fut  conduit  au  lieu  du  repos 

Vêtu  d'un  manteau  de  Genève  -. 

1.  Memorials,  p.  229. 

2.  Ces  vers  sont  la  parodie  d'une  pièce  qui  est  dans  toutes 
les  anthologies  anglaises. 


L  ASSIMILATION    DES  PRINCIPES    CATHOLIQUES         2::3 

Mais  déjà,  pour  juger  et  condamner  son  œuvre, 
Tait  n'avait  plus  besoin  des  conseils  et  des  sollicita- 
tions de  son  ami.  La  lumière  lui  venait  maintenant, 
abondante  et  cruelle,  de  la  violence  et  du  fanatisme 
où  se  laissaient  aller  les  hommes  de  son  propre  parti. 
L'évêque  de  Manchester,  Frazer,  menait  cette  fou- 
gueuse avant-garde  et  on  allait  voir  une  fois  encore, 
comme  au  temps  de  Wesleyetdc  Newman,  qu'iln'est 
pire  danger  pour  FEglise  anglicane  que  les  évêques 
anglicans. 

L'évêque  de  Manchester,  écrivait  en  18801'évèque  d'Ely  au 
doyen  Lake,  ne  semble  pas  soupçonner  le  moins  du  monde 
qu'il  vit  et  agit  à  un  de  ces  moments  critiques  où  les  chefs 
d'une  Église  peuvent  tout  pour  la  renouveler  ou  pour  la 
détruire,  selon  que  oui  ou  non  ils  sauront  tàter  avec  exacti- 
tude le  pouls  de  leur  temps  et  assouplir  le  mécanisme 
d'une  loi  rigide  aux  nécessités  d'une  époque  de  transition  K 

Il  s'agissait  bien  de  souplesse.  L'imagination  sur- 
excitée de  cet  excellent  homme  lui  représentaitqu'il 
y  allait  de  toute  l'Église  et  que  sa  mission,  à  lui,  était 
non  seulement  de  crier  au  feu  plus  fort  que  ses  frères 
de  l'épiscopat,  mais  d'isoler  violemment  le  foyer 
incendiaire  de  tout  contact  avec  le  reste  du  bâtiment. 

C'est  à  peine  une  métaphore;  puisque  —  chose 
vraiment  remarquable  à  la  fin  du  dix-neuvième  siècle 
—  on  put  voir  des  ministres  anglicans  conduits  en 
prison,  sur  la  demande  de  leur  évêque,  pour  contra- 
vention à  la  loi  que  quelques  années  plus  tôt  le  pri- 
mat d'Angleterre  avait  fait  passer. 

Lake,  non  content  d'aller  visiter  les  condamnés,  les 
défendit  généreusement  dans  la  presse. 

].  Meniorials,  p.  249. 


224  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

N'en  déplaise,  écrivait-il  au  Times,  le  22  décembre  1880, 
n'en  déplaise  à  un  évêque  de  qui  nous  pensions  être  en  droit 
d'attendre  une  vue  plus  large  des  choses,  tout  ritualisme 
n'est  pas  enfantillage.  Le  dévouement  et  l'abnégation  des 
leaders  de  ce  parti  auraient  pu  les  préserver  au  moins  de 
cette  accusation.  Pour  n'en  rien  dire  de  plus,  le  ritualisme 
est  la  manifestation  de  l'ardente  piété  de  ces  hommes,  et 
cette  manifestation  est  chère  à  plusieurs  des  âmes  les  plus 
religieuses  i^armi  nous... 

On  voit  le  progrès  qu'ont  fait  dans  sa  vie  intérieure 
des  idées  qui  auraient  étonné  et  gêné  les  premiers 
disciples  de  iNewman.  Lake  se  garde  encore  d'aller 
aussi  loin  que  les  ritualistes,  mais  il  les  comprend,  il 
les  approuve  dans  l'ensemble  et  il  est  de  cœur  avec 
eux. 

Tant  s'en  faut  que  je  sois  moi-même  gagné  à  tontes  les 
pratiques  des  ritualistes  extrêmes.  Plusieurs  de  ces  pratiques 
ne  sont  à  mes  yeux  qu'une  faible  imitation  de  l'Église  de 
Rome,  mais  nous  devons  beaucoup  à  ce  mouvement... 

On  dira  que  l'Église  doit  couper  court  à  toute  divergence 
qui  tend  à  un  schisme  ;  mais,  je  vous  le  demande,  y  a-t-il 
jamais  eu  dans  l'anglicanisme  (et  je  pourrais  ajouter,  dans 
l'Église  de  Rome)  un  mouvement  de  réforme  qui,  pour  un 
temps,  n'ait  paru  tendre  au  schisme.  Dans  l'Église  romaine, 
l'introduction  de  chaque  nouveau  grand  ordre  religieux  sem- 
blait toujours  dangereuse.  On  ne  les  accepta  jamais  qu'avec 
beaucoup  d'hésitation,  et  une  fois  cordialement  acceptés,  ils 
sont  devenus  les  plus  solides  soutiens  de  l'Église.  Je  sais 
que  la  politique  de  notre  Église  a  toujours  été  différente. 
Elle  a  rejeté  de  son  sein  les  enthousiastes  irréguliers,  chassé 
les  premiers  puritains,  chassé  Baxter,  chassé  les  wesleyens, 
et  enfin  elle  n'a  pas  eu  de  cesse  que  le  docteur  Newman  ne 
l'ait  quittée.  L'expérience  ne  nous  a  donc  rien  appris  '. 

1.  Memorials,  pp.  246,  247. 


L  ASSIMILATION    DES    PRINCIPES    CATHOLIQUES         225 

Un  peu  traînant  et  lourd  quand  il  écrit  de  longue 
haleine,  Lake  se  montre  avec  tous  ses  avantages 
dans  les  controverses  de  presse.  Toujours  digne  et 
mesuré,  il  écrit  cependant  alors  avec  une  demi-viva- 
cité et  une  ferveur  cpii  mettent  plus  en  relief  la  hau- 
teur de  ses  vues  et  la  généreuse  indépendance  de  son 
caractère.  Le  Guardian,  habituellement  si  modéré 
d'allure,  ayant  parlé  avec  un  excès  de  bienveillance 
d'un  synode  antiritualiste  imaginé  par  l'évêque  de 
Manchester,  le  doyen  de  Durham  envoya  au  journal 
la  lettre  suivante.  Je  la  cite  presque  en  entier  à  cause 
des  renseignements  nombreux  et  précis  qu'elle  ren- 
ferme pour  nous  : 

Il  y  avait  jadis  un  Guardian  qui,  pendant  quelque  vingt 
ans,  soutenait  tous  ceux  qui  essayaient  de  donner  un  ton  plus 
élevé  à  la  doctrine  et  aux  cérémonies  de  l'Église  anglicane. 
Hélas  !  nous  avons  tous  vieilli  depuis.  Est-ce  lui  ou  moi  qui 
avons  changé,  je  ne  sais  ;  mais,  sous  sa  figure  nouvelle,  j'ai 
quelque  peine  à  reconnaître  mon  vieil  ami. 

Le  voici,  en  effet,  favorable  à  un  évêque  anglaisqui  se  trouve 
dans  une  situation  fâcheuse,  puisque  enfin  il  a  sinon  procuré, 
du  moins  permis  l'emprisonnement  dun  prêtre  zélé  et  pieux. 

Or,  Monsieur,  en  ce  qui  concerne  l'acte  le  plus  important 
du  culte,  je  veux  dire  la  célébration  de  la  sainte  eucharistie, 
l'Église  d'Angleterre  n'avait  pratiquement  jusqu'ici  aucun 
rituel.  Qui  a  changé  tout  cela  ?  Oui  a  habitué  les  anglicans 
à  regarder  l'eucharistie  comme  la  plus  auguste  fonction  de 
l'Église  ?  Les  ritualistes  plus  que  personne,  et  c'est  parce 
que  l'évêque  Frazer  et  d'autres,  insensibles  à  ce  progrès, 
auraient  mieux  aimé  laisser  au  service  anglican  son  ancienne 
insignifiance,  que  nous  désapprouvons  hautement  leurs 
attaques  contre  ceux  qui  ont  été  —  même  au  prix  de  quel- 
ques exagérations  —  les  principaux  instruments  de  cette 
grande  renaissance. 

11  15 


226  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Nous  devons  plus  encore  aux  ritualistes.  L'évêque  de  Man- 
chester et  d'autres  avec  lui  impliquent  toujours  qu'ils  sont, 
eux,  les  seuls  «  à  lutter  contre  l'incrédulité  »  et  à  faire  «  la 
vraie  besogne  du  temps  présent  ».  Eh  bien,  je  reconnais  les 
services  éminents  rendus  par  l'évêque,  mais  je  suis  convaincu 
que  lorsqu'il  dédaigne  les  autres  moyens  d'apostolat,  il  est 
dans  une  illusion  complète.  La  plus  belle  série  de  confé- 
rences sur  le  «  Déisme  »  ou  1'  «  Agnosticisme  »  est  bien 
moins  efficace  dans  la  lutte  contre  l'infidélité,  que  les  essais 
d'évangélisation  des  foules  semi-païennes  de  nos  grandes 
villes...  Qui  a  tenté  cela?  La  fraction  la  plus  enthousiaste  de 
la  Haute  Église...  et  à  ces  gens-là  de  telles  cérémonies  sont 
précieuses,  source  de  courage  et  de  réconfort.  Les  évêques 
de  Manchester  et  de  Liverpool  peuvent  se  permettre  de  trai- 
ter avec  mépris  les  secours  que  ces  apôtres  de  l'Évangile 
puisent  dans  les  cérémonies  de  l'Église,  mais  on  me  per- 
mettra peut-être  à  moi  aussi  de  douter  que  cette  «  belle 
simplicité  protestante  »  soit  vraiment  apte  à  élever  et  évan- 
géliser  les  masses,  et  à  suffire  aux  besoins  des  âmes  vrai- 
ment religieuses.  Qu'il  s'agisse  de  choses  naturelles  ou 
surnaturelles,  le  cœur  humain  n'aime  ni  le  froid,  ni  l'ennui, 
et  l'évêque  de  Manchester  regrettera  peut-être  un  jour  d'avoir 
fait  tant  d'efforts  pour  entraver  les  tentatives  qui  auraient 
voulu  mettre  dans  le  culte  public  de  son  diocèse  plus  de 
beauté  et  de  vie  •. 

Amenée  à  celte  crise  d'injustice,  de  violence  et  de 
ridicule,  la  querelle  allait,  par  une  réaction  néces- 
saire, s'apaiser.  Le  parti  ritualiste,  grandi  et  fortifié 
parcelle  apparente  défaite,  allait  se  développer  dans 
l'ombre,  et  poursuivre,  avec  patience  et  ténacité,  sa 
politique  conquérante.  J'ai  noté  avec  quelque  lon- 
gueur le  rôle  jouépar  Lake  dans  cette  première  phase 
moins  à  cause  de  l'importance  ou  de  l'efficacité  de 

1.  Guardian,  5  décembre  1881.  Cf.  Memorials,  pp.  253-256. 


L  ASSIMILATION    DES   PRINCIPES   CATHOLIQUES         227 

ce  rôle,  que  parce  que  c'était  là  une  occasion  excel- 
lente de  suivre  chez  un  esprit  modéré  la  marche  in- 
cessante d'un  même  mouvement  religieux.  Sans 
rompre  aucunement  la  belle  unité  active  et  progres- 
sive de  sa  vie,  d'autres  soucis,  vers  ce  temps-là,  l'ab- 
sorbaient davantage.  Ce  n'est  pas  ici  le  moment  de 
le  suivre,  soit  lorsqu'il  intéresse  toute  l'Angleterre  à 
la  restauration  de  la  cathédrale  de  Durham,  soitlors- 
qu'il  étend  et  transforme  l'Université,  dont  il  est  le 
chef.  Nous  voulions  voir  le  type  du  clergyman,  du 
haut  dignitaire  anglican,  au  point  où  Fa  conduit  la 
double  influence  de  la  formation  universitaire  et  du 
mouvement  d'Oxford.  Il  me  semble  que  le  voici. 

Lake  en  est  l'exacte  image.  En  le  regardant  vivre, 
nous  voyons  un  type  nouveau  de  clergyman  s'ébau- 
cher et  arriver  en  quelques  années  à  un  rare  degré 
d'excellence.  Chez  lui,  comme  chez  ses  principaux 
collègues  d'Oxford  ou  de  Cambridge,  nous  voyons 
peu  à  peu  se  fondre  cette  majesté  glaciale  qui,  chez 
les  évêques,  doyens  ou  chanoines  d'autrefois,  tenait 
lieu  trop  souvent  de  science  et  de  vertu.  A  l'ancienne 
raideur  succède  un  grand  air  de  vraie  noblesse,  une 
dignité  simple,  légèrement  contrainte  au  premier 
abord  par  une  inguérissable  timidité,  mais  qui  bien- 
tôt laisse  paraître  beaucoup  de  grave  et  accueillante 
bonté.  Fierté  et  indépendance  ont  crû  avec  le  mérite 
personnel.  Jamais  «  loyalisme  »  ne  fut  plus  sincère, 
jamais  les  primats  de  Gantorbéry  ne  furent  écoutés 
avec  plus  de  respectueuse  déférence,  et  cependant  ja- 
mais on  ne  résista  avec  plus  de  vigueur  et  de  cons- 
tance aux  exigences  tyranniques  des  deux  pouvoirs  ' . 

1.  Liddon  écrivait  à  Lake,  à  propos  de  l'évêque  Wilbcr- 


228  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

La  vie  religieuse  afflue  partout,  intense  quelque- 
fois, toujours  sérieuse.  L'ambition  même,  qui  jadis 
ne  songeait  pas  à  se  cacher,  cède  chez  plusieurs  au 
sens  ravivé  des  responsabilités  del'épiscopat.  Ghurch, 
simple  curé  de  village  pendant  des  années,  refuse  le 
siège  priraatial,  et  Lightfoot  n'accepte  Durham  qu'a- 
près des  hésitations  infinies.  Tout  cela,  au  dire  des 
anglicans  eux-mêmes  et,  entre  autres,  de  W.-Ch. 
Lake,  de  près  ou  de  loin,  tout  cela  vient  de  New- 
man.  En  même  temps,  la  plupart  de  ces  hommes 
gardent  l'empreinte  d'Oxford  et  de  Cambridge.  Dis- 
tinction d'esprit  et  de  style,  élégance  de  paroles, 
science  solide  chez  un  grand  nombre  et  chez  les 
autres  ces  clartés  de  tout  que  donne  la  formation  uni- 
versitaire, ils  comptent,  ils  marquent  à  des  titres 
divers  dans  la  vie  littéraire  et  scientifique  de  leurs 
temps.  Leur  caractère  propre,  leur  définition  est  dans 
la  rencontre  de  ces  deux  courants  d'influences,  dans 
la  consécration  de  la  plus  haute  culture  humaine  à 
une  cause  qui  n'est  pas  de  la  terre  et  que  tout  le 
monde  ne  comprend  pas.  Homme  d'église,  homme 
du  monde,  homme  de  lettres,  il  semble,  en  vérité, 
qu'à  ce  moment  de  son  histoire,  le  haut  dignitaire  an- 
glican ait  donné  toute  sa  mesure  et  touche  à  ce  point 
de  perfection  qu'on  ne  peut  dépasser  sans  sortir  en 
quelque  façon  de  sa  nature  ou  sans  prendre  le  che- 
min de  la  décadence. 


force  :  «  What  a  contrast  to  the  common  type  of  dignified 
icicle  that  one  lias  so  often  seen  on  an  episcopal  throne.  » 
Memorials,  pp.  194,  195. 


i 


l'assimilation   des  principes  catholiques       229 


IV 


A  Dieu  ne  plaise  que  je  parle  ici  de  décadence, 
mais  avec  la  fin  du  dix-neuvième  siècle,  la  transfor- 
mation du  clergé  anglican  s'accuse  chaque  jour  plus 
rapide  et  plus  profonde.  On  éprouve  un  mélancolique 
plaisir  à  écouler  ces  vieux  doyens  qui  d'une  cathé- 
drale à  l'autre  se  confient  leurs  doléances,  ou  douce- 
ment résignées  sur  leur  propre  vie  qui  s'échappe,  ou 
défiantes  en  vue  des  modernités  qui  percent  de  toutes 
parts. 

Mon  vieil  ami,  très,  très  cher,  écrit  à  Lake  le  doyen  de 
Landafï  en  mai  4897,  je  ne  puis  pas  dire  que  la  fin  soit  très 
proche,  mais  je  suis  de  plus  en  plus  maigre  et  faible.  Je  me 
lève,  je  descends,  mais  je  ne  suis  bien  et  tranquille  que  dans 
mon  lit. 

Lassitude,  somnolence,  manque  d'appétit,  tout  me  dit  que 
ce  misérable  corps  s'en  va.  Pas  d'illusion  possible.  Ma  meil- 
leure demi-  heure  est  la  première  du  jour,  quand,  encore  au 
lit,  j'essaye  d'entrer  dans  la  chambre  de  mon  âme  et  de  prier 
mon  Père  qui  est  là,  au  plus  profond.  J "espère  et  je  sens 
parfois  qu'il  m'entend. 

Je  lis  le  journal,  du  moins  en  diagonale,  et  quelque  biogra- 
phie. J'espère  que  ce  n'est  pas  un  péché  que  de  prendre  encore 
plaisir  au  monde  que  je  quitte...  Vos  lettres  si  belles  me  seront 
chères  jusqu'à  la  fin. 

Mon  bon  vieil  ami,  lui  écrivait  deux  ans  plus  tôt  le  doyen 
Goulburn,  un  de  ses  camarades  de  Balliol,  c'est  curieux  que 
nous  ayons  eu  tous  deux  la  même  pensée;  moi  aussi,  je  me 
mets  à  ravauder  mes  vieux  sermons  pour  les  publier.  C'est 
chez  moi  une  forte  conviction  que  la  moitié  des  erreurs  con- 
temporaines sur  la  personne  du  Christ  remonte  à  des  erreurs 


230  K  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

fondamentales  sur  la  personne  même  de  Dieu.  Et  donc  j'ai 
vite  conclu  qu'il  fallait  aborder  avant  tout  le  sujet  de  la 
personnalité  divine. 

Dur  sujet,  à  le  traiter  philosophiquement,  et  très  au-dessus 
de  mes  forces...  J'ai  fait  venir  les  Bampîon  Lectures  de 
Illingworth,  pour  mettre  un  peu  de  jour  dans  mes  ténèbres. 
Très  fort,  mais  que  c'est  difficile  à  comprendre  !  Vous  iriez 
beaucoup  plus  vite,  vous  qui  avez  une  bien  meilleure  tète 
que  moi.  Et  puis  j'y  trouve  en  deux  ou  trois  endroits  l'em- 
preinte très  nette  du  pied  fourchu.  Il  dit,  verset  9,  expressé- 
ment que  plusieurs  prophéties  de  l'Ancien  Testament  n'ont 
pas  été  et  ne  seront  jamais  réalisées;  lesquelles?  ce  maudit 
rationalisme  pousse  partout  à  Oxford,  dans  l'affreux  temps 
où  nous  sommes  "... 

Autant  et  plus  que  cette  invasion  de  l'esprit  cri- 
tique, la  laïcisation  progressive  des  universités  in- 
quiétait depuis  de  longues  années  les  amisde  l'Eglise 
anglicane.  Un  petit  mot  du  sage  Lighlfoot  à  Lake 
nous  met  au  courant  de  cette  inquiétude.  Un  chanoine 
de  Durham  venait  de  mourir,  et  l'évêque  se  trouvait 
embarrassé  pour  lui  trouver  un  successeur. 

Les  trois  conditions,  haute  culture  grecque,  don  d'ensei- 
gner, apliludes  canonicales,  se  rencontrent  difficilement  en 
un  même  homme  aujourd'hui  où  si  peu  d'hommes  distin- 
gués entrent  dans  les  ordres  ^. 

Lake  lui-même,  optimiste  pourtant,  se  lamentait 
de  voir  presque  rompre  cette  alliance  entre  l'Univer- 
sité et  l'Église. 

Que  nous  sommes  pauvres,  disait-il,  en  hommes  cultivés! 

et  il  suppliait  ses  amis  moins  tolérants  et  moins  avi- 

1.  La  lettre  est  de  janvier  189.5. 

2.  Memorials,  p.  296. 


l'assimilation  des  principes  catholiques       231 

ses  de  ne  pas  repousser,  en  dépit  de  quelques  har- 
diesses de  pensée  et  de  critique,  le  jeune  clergyman 
en  qui  il  reconnaissait  l'héritier  direct  d'une  partie  de 
l'héritage  newmanien: 

C'est  pourquoi  Je  vous  conjure  d'empêcher  qu'on  attaque 
Gore.  Parmi  ceux  qui  sont  en  chemin  vers  le  premier  rang, 
il  me  parait  être  seul  capable  de  diriger  la  pensée  religieuse. 

N'aimez-vous  pas  ce  vieillard  qui  ne  se  contente 
pas  de  gémir  avec  les  derniers  survivants  de  l'âge 
d'or,  mais  qui,  généreusement,  intelligemment,  dé- 
fend ainsi  parmi  les  hommes  nouveaux  ceux  qui  pro- 
mettent de  conserver  à  travers  des  modifications  plus 
ou  moins  profondes  les  traditions  du  passé  ?  D'ail- 
leurs, ni  Lake,  ni  ses  vieux  amis  ne  se  trompent,  et 
ils  pourraient  à  bon  droit  redire  sur  eux-mêmes  la 
plainte  d'Arthur  : 

For  now  I  see  the  true  old  times  are  dead, 
When  every  morning  brought  a  noble  chance 
And  every  chance  brought  out  a  noble  knight... 
But  now  the  vyrhole  Round  Table  is  dissolved 
And  the  days  darken  round  me,  and  the  years 
Among  new  men,  strange  faces,  other  minds  ^. 

En  effet,  quelque  chose  allait  disparaître  avec  ces 
vieillards:  le  type  du  haut  dignitaire  anglican  tel  que 
nous  le  contemplions  tantôt  dans  sa  distinction  se- 

1.  The  passing  of  Arthur.  —  «  Car,  je  le  vois  bien,  le  vieux 
temps  est  mort,  ce  beau  temps  où  chaque  matin  apportait 
une  nouvelle  aventure,  où  chaque  aventure  nouvelle  trou- 
vait un  bon  chevalier...  Maintenant  plus  rien  ne  reste  de  la 
Table  Ronde  et  la  nuit  s'épaissit  autour  de  moi,  parmi  des 
hommes  nouveaux,  des  visages  étranges  et  des  esprits 
inconnus.  » 


232  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

reine.  New  men,  slrange  faces,  ot/ier  minds.  Des 
hommes  nouveaux  arrivaient,  recrutés  de  moins  en 
moins  dans  les  milieux  académiques  et  qui,  par  con- 
séquent, diffèrent  moins  du  clergé  catholique  et 
des  ministres  dissenlers;  des  esprits  qui,  d'un  côté, 
moins  humanisés  par  la  culture  universitaire,  iront 
plus  vite  et  plus  impitoyablement  au  bout  des 
analyses  dissolvantes,  et  qui,  de  l'autre,  s'adonneront 
aux  choses  religieuses  avec  plus  d'étroitesse  ;  des 
âmes  enfin  qui,  si  elles  évitent  le  scepticisme,  se 
montreront  peut-être  plus  pleinement  religieuses,  plus 
pratiquement  convaincues  de  l'opposition  entre 
l'Evangile  et  le  monde,  entre  la  douceur  de  vivre  et 
les  austérités  de  l'esprit  chrétien .  L'histoire  nous  ap- 
prendra si  cette  transformation,  une  fois  accomplie, 
aura  été  utile  ou  non  à  la  conservation  et  au  dévelop- 
pement de  l'anglicanisme.  Je  n'avais  ici  qu'à  montrer 
chez  le  vieux  doyen  de  Durham  l'intelligence  de  cette 
nouvelle  phase  d'évolution  et  l'effort  généreux  pour 
s'y  adapter  autant  que  possible,  tout  en  restant  fidèle 
aux  habitudes  et  aux  doctrines  d'autrefois. 

Nous  sommes  sans  doute  de  pauvres  diables,  écrivait-il 
un  jour,  nous  autres  qui  essayons  d'être  à  la  fois  libéraux 
et  orthodoxes,  car  aucun  parti  nesesoucieradenous  défendre. 
Néanmoins  gardons  cette  ligne  :  c'est  la  plus  nécessaire  en 
ce  temps-ci  ^ 

Oui,  la  plus  nécessaire  et  la  plus  efficace,  et  la 
seule  qui  assure  et  consacre  les  vrais  progrès.  Car 
Lake  est  avant  tout  pour  le  progrès. 

Je  pense,    disait-il  une  autre  fois,  quand  on  parlait  du 

1.  Meniorials,  p.  207. 


1 


l'assimilation  des  principes  catholiques       238 

choix  de  Temple  pour  l'évêché  de  Londres,  je  pense  que  le 
choix  ne  serait  pas  mauvais.  Ou  il  ira  de  l'avant  lui-même, 
ou,  ce  qui  est  peut-être  aujourd'hui  le  principal  mérite  d'un 
évêque,  il  laissera  les  autres  aller  de  l'avant  ^ 

Lui,  plus  il  allait  et  plus  il  se  rapprochait  des  ritua- 
listes.  Chose  intéressante.  Newraan,  resté  son  ami, 
l'encourageait  dans  ce  sens. 

Voilà  qui  ne  vous  paraîtra  pas  très  logique,  lui  écrivait  le 
cardinal,  mais  je  me  réjouis  de  voir  votre  parole  au  service 
de  ÏEnglish  Church  Union.  J'éprouve  beaucoup  de  sympa- 
thie pour  les  ritualistes,  /  feel  greal  sympalhy  wilh  Ihe 
rifualisls,  car  je  sais  les  principes  élevés  qui  les  inspirent, 
le  grand  succès  de  leur  zèle  et  aussi  l'injustice  et  l'indignité 
de  la  campagne  menée  contre  eux.  A  tous  ces  titres,  je  me 
plais  à  croire  que  leur  seconde  génération  verra  le  triomphe, 
à  moins  que,  comme  en  vérité  je  l'espère  et  suis  porté  à  le 
croire,  cette  seconde  génération  ne  devienne  catholique. 

Il  leur  manque  une  base  intellectuelle  comme  celle  que  les 
Evangelicals  admettent  et  qui  pratiquement  leur  suffit. 
Ceux-ci  disent  :  «  Je  ne  sais  qu'une  chose  :  j'étais  aveugle 
et  maintenant  je  vois.  »  A  quoi  les  ritualistes  s'accrochent- 
ils  2  ? 

De  son  côté,  Lake  croyait,  dans  une  bonne  foi  par- 
faite, que  le  meilleur  moyen  d'arrêter  les  progrès  de 
Rome  était  de  donner  libre  cours  au  ritualisme. 

On  ne  m'ôtera  pas  de  l'idée,  écrivait-il,  que  si  Newman 
avait  vécu  de  nos  jours,  il  n'aurait  jamais  passé  à  l'Église 
de  Rome  '^ 

Ce  n'est  pas  qu'il  y   eût  dans  ce   noble  cœur  la 

l.Memorials,  p.  207.  —  «  One  of  the  main  requirements  for 
a  Bishop  in  thèse  days.  » 

2.  Ibid.,  pp.  2.59,  260. 

3.  Ibid.,  p.  322. 


234  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

moindre  amertume  envers  cette  puissance  rivale. 
Personne  peut-être,  parmi  les  anciens  tractariens, 
n'a  parlé  du  catholicisme  romain  avec  plus  de  res- 
pect et  de  sympathie.  Un  des  grands  soucis  des  der-« 
nières  années  de  sa  vie  fut  d'empêcher  de  tout  son 
pouvoir  la  propagande  schismatique  que  certains 
évêques anglicans  essayaient  d'organiser  en  Espagne, 
en  Portugal  et  même  en  Italie.  Il  criait  bien  haut  sa 
répugnance  pour  ces  attaques  mesquines  et  profitait 
de  chaque  occasion  pour  redire  sa  tendresse,  warni 
feelings,  envers  l'Église  quia  eu  dans  le  passél'évêque 
Fisher  et  Thomas  Morus,  dans  le  présent  Lacordaii'e 
et  le  cardinal  Newman  *. 

Ainsi,  peu  à  peu,  il  louchait  à  l'extrême  droite  ri- 
lualiste. 

Je  ne  vois  presque  personne,  écrivait-il  en  1894  à  lord 
Halifax,  avec  qui  je  me  sente  en  plus  complète  sympathie 
qu'avec  vous  ^. 

Ce  témoignage  est  d'une  importance  capitale,  si 
l'on  se  rappelle  que  Lake  Ta  successivement  rendu 
à  son  maître  Arnold,  à  Newman  et  au  doyen  Ghurch. 
Probablement,  Church  lui-même,  s'il  eût  vécu  assez 
longtemps  pour  assister  aux  derniers  progrès  du 
ritualisme,  n'aurait  jamais  écrit  cette  phrase.  Mais 
Church,  si  grand  qu'il  soit  et  précisément  parce  qu'il 
mêle  une  personnalité  plus  originale  et  plus  haute 
aux  idées  qu'il  a  reçues  de  Newman,  Church  ne  re- 
présente pas  aussi  parfaitement  leur  exacte  évolu- 
tion. Avec  Lake,  au  contraire,  l'idée  et  l'idée  seule 

1.  Menwriala,  pp.  278,  279. 

2.  IbicL,  p.  31.5. 


L  ASSIMILATION    DES    PRINCIPES   CATHOLIQUES         235 

avance  et  se  transforme  devant  nous,  dans  cette 
marche  impersonnelle,  insensible  et  conquérante.  On 
voit  quel  long  chemin  elle  a  parcouru  '. 

Le  i5  juillet  1896,  moins  d'un  an  avant  sa  mort, 
Lake,  qui  depuis  deux  ans  avait  quitté  Durham,  vint 
à  Londres,  et,  sur  le  seuil  de  la  belle  église  de  l'Ora- 
toire, à  côté  de  Lord  Halifax,  il  rendit  un  solennel 
hommage  au  cardinal  Newman,  dont  on  inaugurait 
la  statue.  Après  la  cérémonie,  le  bon  vieillard  se  ren- 
dit en  voiture  chez  le  doyen  de  Westminster,  où  les 
rares  survivants  des  anciens  jours  de  Rugby  s'étaient 
réunis  en  vue  de  faire  élever  dans  l'abbaye  un  monu- 
ment à  la  mémoire  d'Arnold.  Cette  journée  résume 
et  symbolise  toute  la  vie  du  doyen  Lake  et  une  bonne 
partie  de  l'évolution  de  l'anglicanisme  pendant  la  pé- 
riode la  plus  vivante  de  son  histoire. 

On  dit  souvent  que  les  Anglais  manquent  de  logi- 
que et  l'on  dit  bien,  si  l'on  veut  parler  de  logique 
abstraite  et  raisonnante  :  nul  n'excelle  comme  eux  à 
concilier  les  extrêmes  et  à  percer  paisiblement  de 
petits  sentiers  entre  les  deux  termes  du  dilemme  le 
plus  rigoureux.  Mais  ils  n'en  sont  pour  autant  que 
plus  capables  de  rendre  par  leur  vie  témoignage  à  la 
logique  profonde  des  choses,  à  la  marche  nécessaire 
des  idées.  Nous  autres  Français,  nous  ne  pouvons 
pas  nous  résigner  à  tant  de  lenteurs  et  nous  ne  con- 
cevons pas  que  des  amis  de  Renan,  qu'un  Stanley 
et  un  Jowett,  continuent  à  prêcher  dans  l'abbaye  de 
Westminster  et  dans  la  chapelle  de  Balliol.  Nous  ne 
prenons  pas  garde  qu'au  moment  même  où  leur  belle 

1.  J'ai  montré  ailleurs  (Newman,  Essai  de  biographie 
psychologique)  comment  cette  idée  est  loin  de  résumer  tout 
l'héritage  newmanien  ;  mais  elle  en  fait  sûrement  partie. 


236  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

sérénité  nous  scandalise,  leurs  disciples  immédiats 
commencent  à  tirer  les  conséquences  logiques  des 
leçons  et  des  exemples  qu'ils  ont  reçus.  Stanley  of- 
ficie à  Westminster,  mais  déjà  tel  de  ses  élèves, 
Green  par  exemple,  ne  se  sent  plus  le  droit  de  rester 
curé  de  village,  ni  même  simple  bibliothécaire  de 
Lambeth,  et  depuis  Green,  le  mouvement  de  laïcisa- 
tion à  Oxford  et  à  Cambridge  ne  s'arrête  plus. 

Ainsi,  dans  l'autre  camp,  dans  celte  High  Cliurch 
qui  tend  de  plus  en  plus  à  représenter  la  vraie  Eglise 
anglicane.  Quand  Newman  quitte  l'anglicanisme, 
catholiques  et  protestants  harcelèrent  également  ses 
disciples  qui,  sans  croire  devoir  suivre  son  exemple, 
entendaient  demeurer  fidèles  aux  doctrines  reçues 
de  lui.  «  A  d'autres  les  théories  et  les  controverses, 
répondaient-ils  d'une  même  façon,  à  ce  double  assaut^ 
nous  ne  voulons  pas  raisonner,  mais  continuer  à 
vivre  :  plus  de  sermons  éloquents,  plus  de  discussions 
sur  les  notes  de  l'Église  idéale  :  un  fait  est  constant: 
notre  Église  est  vivante  ;  inférieure  à  d'autres  ou  leur 
égale,  peu  nous  importe;  en  elle  et  avec  elle  nous 
vivrons.  » 

Et  ce  parti  ne  manquait  ni  de  sincérité,  ni  de  sa- 
gesse, puisque,  en  somme,  la  vie  vraie  ne  trompe  ja- 
mais. Mais  voici  un  résultat  imprévu.  Peu  à  peu,  en 
eux  et  par  eux,  l'idéal  anglican  se  transforme  ;  chaque 
progrès,  chaque  réforme  nouvelle  le  rapproche  da- 
vantage de  l'idéal  catholique,  tant  et  si  bien  qu'à 
l'heure  présente,  on  peut  se  demander  si  l'anglica- 
nisme en  tant  qu'Église  chrétienne  indépendante  et 
séparée  de  la  catholicité,  garde  une  raison  d'être,  un 
sens,  une  vraisemblance,  de  longues  chances  de  vie. 
Quelle  que  soit  la  solution  que  l'avenir  réserve  à  ces 


L  ASSIMILATION    DES    PRINCIPES    CATHOLIQUES         237 

questions,  l'historien  futur  de  ce  siècle  devra  faire  un 
magnifique  éloge  de  tant  d'hommes  vraiment  admi- 
rables, curés  de  village,  universitaires,  doyens  et 
évêques  anglicans  qui  par  leur  fidélité  patiente  et 
généreuse  aux  inspirations  de  leur  conscience  et  aux 
lumières  grandissantes  de  leur  doctrine,  auront,  sans 
le  savoir,  sans  le  vouloir,  hâté  l'heure  d'une  suprême 
défaite,  plus  glorieuse  que  la  victoire. 


II 
DE   LA  FOI   AU  DOUTE 

J.-R.  Green  (1837-1883) 


Les  lettres  de  J.-R.  Green,  l'historien  du  peuple 
anglais,  éditées  avec  beaucoup  de  discrétion  et  de 
goût  par  M.  Leslie  Stephen,  comptent  parmi  les 
livres  les  plus  intéressants  de  ces  dernières  années  ' . 
L'homme,  très  séduisant  et  attachant,  s'y  laisse  voir 
tout  entier  :  Anglais  par  la  solidité  constante  de 
l'efTort  et  l'intensité  morale  ;  presque  Français  de  sur- 
face et  le  paraissant  d'autant  plus  que  bon  nombre 
de  ses  lettres  sont  adressées  à  Freeman,  ce  Teuto 
Teutonicorum  comme  Green  s'amusait  à  l'appeler, 
ce  lourd  Freeman  qui  haïssait  tout  de  la  France. 
«  Vous  êtes  un  gai  compagnon.  M,  Green,  et  vif,  vif 
comme  l'éclair,  »  lui  avait  dit,  à  leur  première  en- 
trevue, Tennyson  déjà  patriarche  et  dont  la  moindre 
parole  comptail.  Vivid  as  lighining.  Cela  est  vrai 
aussi  des  lettres  de  Green  et  l'on  sait  assez  que,  dans 

1.   Lelters    of  John-Richard     Green   il8.37-1883),   editecl  by 
Leslie  Stephen.  London.  Macmillan. 


DE   LA    FOI    AU    DOUTE  239 

ce  pays  des  biographies  interminables,  pareille  bonne 
fortune  ne  se  rencontre  pas  tous  les  jours. 

La  coi-respondance  nous  montre  aussi  l'historien 
dans  la  fièvre  de  ses  projets,  dans  la  foi  ardente  et 
raisonnée  qu'il  garde  à  son  inspiration  générale  et  à 
sa  méthode,  dans  le  feu  du  travail  et  de  cette  course 
de  vitesse  avec  la  mort  cpii  le  guette  ;  et  dans  ses 
communications  incessantes  avec  les  chefs  de  l'école 
historique  d'Oxford. 

L'homme  d'église  nous  arrête  aussi,  le  simple  vi- 
caire d'un  pauvre  faubourg  de  Londres,  qui  partage 
ses  journées  entre  le  British  Muséum  et  la  visite  de 
sa  paroisse  ;  le  broad-churchman  d'abord  convaincu 
et  enthousiaste  qui,  peu  à  peu,  se  déprend  de  toute 
croyance  positive  et  se  voit  contraint  par  sa  loyauté 
à  rentrer  dans  la  vie  laïque.  Ce  côté  de  la  vie  de 
Green  qui  nous  était  moins  familier  prend  dans  la 
correspondance  une  sérieuse  importance.  Ce  n'est 
plus  Green  lui  seul  qui  est  en  cause,  c'est  YEglise 
large  qui  vit  et  pense  tout  haut  devant  nous,  et  qui, 
chez  un  de  ces  membres  plus  pressé  et  plus  logique, 
parcourt  en  peu  d'années  les  étapes  de  son  évolution 
normale.  Nous  ne  nous  trompons  pas,  je  pense,  en 
ramenant  à  cette  considération  l'examen  de  tout  le 
livre.  On  est  presque  toujours  sûr  de  bien  choisir 
ses  positions  quand  pour  juger  un  écrivain  anglais 
on  se  place  au  point  de  vue  religieux.  D'aillem's, 
chez  Green,  l'homme,  l'historien  et  le  clergyman 
démissionnaire,  tout  se  tient,  et  en  fixant  notre  cu- 
riosité sur  un  point  qui  nous  paraît  d'une  importance 
plus  générale,  nous  ne  perdrons,  semble-t-il,  rien 
d'essentiel  dans  l'étude  de  cette  œuvre  et  de  cette 
vie. 


240  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 


I 


h'Église  large,  comme  tout  l'anglicanisme,  est 
née  d'une  série  de  compromis.  Là  est  à  la  fois  sa  fai- 
blesse, puisque  ainsi  elle  manque  d'une  base  logique, 
et  sa  vraie  puissance,  puisqu'elle  ne  vient  pas  de 
l'initiative  de  quelques  hommes  mais  du  lent  travail 
des  années  et  de  la  force  même  des  choses.  En  ce 
temps-là,  les  universités  anglaises  étaient  encore 
foncièrement  cléricales  et  la  plupart  des  charges  im- 
portantes revenaient  de  droit  ou  de  fait  aux  mem- 
bres de  l'Église  établie.  Comme  chez  nous  l'école  de 
droit,  la  cléricature  était  une  carrière  honorable  où 
Ton  s'engageait  le  plus  souvent  sans  une  destination 
précise  et  sans  attrait  spécial.  C'était  là,  presque 
sans  obligations  nouvelles,  le  cadre  d'une  vie  paisible 
ou  studieuse,  l'indépendance,  la  dignité,  le  repos. 
Pour  un  fellow  de  collège,  le  ministère  pastoral  se 
réduisait  à  fort  peu  de  chose  :  quelques  sermons  qui 
d'ailleurs  étaient  encore  un  exercice  académique,  de 
courts  offices  et  le  bercement  des  jolies  phrases  de 
la  liturgie  anglicane  dans  le  demi-jour  des  chapelles 
de  Christ-Chiirch  ou  de  Trinity.  Quant  aux  convic- 
tions religieuses,  personne  n'attachait  grande  impor- 
tance aux  formulaires  qu'il  fallait  signer  à  la  veille 
du  diaconat  :  on  ne  demandait  en  somme  à  chacun 
que  de  rester  fidèle  à  l'Église  anglicane,  et,  fort  de 
cette  facile  promesse,  tout  honnête  homme  pouvait 
aller  de  l'avant. 

Car  on  l'aimait  du  fond  de  fâme  cette  Église  na- 
tionale et  maternelle.  Qui  n'a  jamais  respiré  cette 
atmosphère,  ne  peut  imaginer  quelle  prise  elle  gar- 


DE    LA   FOI   AU    DOUTE  241 

daii  et  garde  encore  sur  les  moins  mystiques  de  ses 
ministres.  Ceux-là  même,  et  ils  ont  ét6  nombreux 
en  ce  siècle,  qui,  gagnés  par  Tincrédulité  ambiante 
laissaient  à  peu  près  toute  croyance,  demeuraient 
solidement  attachés  aux  traditions,  aux  cérémonies, 
en  un  mol,  à  tout  ce  dehors  pénétrant  et  doux  d'une 
vie  religieuse  à  laquelle  ils  ne  croyaient  plus.  Quit- 
ter leur  église  comme  Renan  ou  Scherer,  mais  la  pen- 
sée ne  leur  en  venait  même  pas.  Non,  l'anglicanisme 
hospitalier  à  tant  de  divergences  dogmatiques,  le 
serait  également  à  la  négation  du  dogme,  pourvu 
que  cette  négation  fût  exprimée  de  façon  religieuse 
et  sans  inutile  tapage.  Aussi  loin  de  la  Haute  Eglise 
que  de  la  Basse,  on  vivait  tranquillement  à  l'extrême 
frontière  de  Y  Établissement,  dans  VEglise  large,  en 
communion  de  rites  et  de  prières  avec  les  fidèles  du 
dedans,  en  communion  de  pensée  avec  les  cher- 
cheurs du  dehors,  j'entends  avec  les  plus  téméraires 
et  les  moins  respectueux  du  passé. 

Il  serait  injuste  et  inintelligent  d'appliquer  à  juger 
un  pareil  état  d'esprit,  des  règles  françaises  ou  ca- 
tholicpies.  Un  Arthur  Stanley,  chapelain  de  la  Reine 
et  doyen  de  Westminster  qui,  volontiers,  aurait 
ofîcrt  à  son  ami  Renan  une  stalle  de  chanoine  dans 
sa  cathédrale,  un  Benjamin  Jowett,  prononçant  avec 
componction  l'oraison  funèbre  de  Gambetta  dans  la 
chapelle  de  Balliol,  de  pareils  ecclésiastiques  ne 
laissent  pas  que  de  déconcerter  nos  habitudes  de 
pensée.  Ce  n'est  pas  que  ces  hommes  excellents 
soient  absolument  dépourvus  de  logique,  mais,  dans 
ce  pays,  la  logique  ne  fait  pas  tout,  et,  même  quand 
elle  se  met  de  la  partie,  agit  avec  plus  de  lenteur  et 
de  prudence  que  chez  nous.  Mais,  de  quelque  façon 
II  16 


242  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

qu'elle  intervienne,  les  idées,  une  fois  lancées,  n'en 
font  pas  moins  sûrement  leur  chemin.  Stanley,  Jowett 
et  les  autres,  préparent  efficacement  la  laïcisation 
d'Oxford.  Ils  restent  dans  l'Église,  mais  déjà  les 
plus  vivants  de  leurs  disciples  sentent  qu'une  telle 
situation  est  fausse.  J.-R.  Green  est  de  ceux-là.  Venu 
dix  ans  plus  tôt,  il  aurait  joui  paisiblement  jusqu'à 
sa  mort  de  quelque  prébende  ;  dix  plus  tard,  il  ne 
serait  pas  entré  dans  les  ordres  ;  arrivé  à  un  de  ces 
moments  d'effervescence,  où  la  nouveauté  des  idées 
empêche  de  sonder  toutes  leurs  conséquences,  il  en- 
tre dans  l'Église,  mais  pour  en  sortir,  non  pas 
comme  tel  autre,  au  seuil  de  sa  carrière  cléricale, 
mais  après  plusieurs  années  d'une  expérience  loyale 
et  généreuse.  C'est  la  leçon  et  l'intérêt  de  sa  courte 
vie. 

Cette  vie  reçut  son  orientation  décisive  en  1869,  à 
une  des  conférences  qu'Arthur  Stanley,  regius  pro- 
fesser d'histoire  et  alors  dans  son  plein  éclat,  don- 
nait à  Oxford.  Green  avait  vingt-deux  ans  et  tou- 
chait au  terme  de  ses  études.  Longtemps  après,  il 
rappelait  au  doyen  de  Westminster  le  souvenir  de 
cette  première  rencontre. 

J'étais  arrivé  à  Oxford  grand  liseur  et  high-churchman 
passionné.  Après  deux  ans  de  résidence,  j'étais  paresseux  et 
sans  religion.  Fatigue  ou  dégoût,  je  ne  voulais  voir  per- 
sonne... et  pour  occuper  mon  activité  sans  me  mêler  à  la  vie 
universitaire,  je  perdais  mon  temps  à  des  niaiseries... 
quand  un  jour,  par  hasard,  j'entrai  dans  votre  salle  de  con- 
férences. 

La  religion  était  en  moi  aussi  bas  que  le  reste.  Mon  high- 
churchism  s'était  écroulé  avec  fracas,  sans  rien  laisser  der- 
rière lui  qu'un  vague  respect  pour  le  bien... 


DE   LA  FOI   AU    DOUTE  '2Vd 

J'étais  donc  tout  à  fait  misérable  quand  j'entrai  dans  cette 
salle  où,  ce  jour-là,  vous  parliez  du  travail,  non  comme 
d'un  chemin  vers  les  bourses  et  les  bénéfices,  mais  comme 
de  quelque  chose  d'excellent  qui  nous  rendait  plus  sembla- 
bles au  divin  Travailleur.  Ce  discours  fut  pour  moi  une 
révélation  :  «  Si  vous  n'avez  aucun  goût  à  ce  qu'Oxford 
vous  impose,  du  moins  travaillez  à  n'importe  quoi.  »  Je 
revins  au  vieux  dada  de  mon  enfance,  l'histoire,  et  je  crois 
avoir  bien  travaillé  depuis . 

11  en  fut  de  même  pour  la  religion.  Vous  m'avez  donné 
moins  un  a'edo  qu'une  leçon  d'universelle  sympathie.  Vous 
4Îtiez  un  libéral,  tourné  vers  l'avenir  comme  les  autres  libé- 
raux, mais  sans  être  comme  eux  injuste  pour  le  présent  et 
pour  le  passé.  Je  sentis  que  le  respect  qui  restait  en  moi 
pour  les  âmes  de  bonté,  se  transformait,  à  votre  parole,  en 
une  catholicité  vivante.  En  quittant  la  salle,  je  pensais  au 
grand  nombre  de  religions  et  de  personnes  différentes  dont 
vous  veniez  de  parler,  et  comment  vous  nous  aviez  révélé 
et  fait  aimer  le  bien  qui  était  en  chacune  d'elles. 

Je  ne  puis  vous  dire  de  quel  secours  ce  grand  principe 
de  sympathie  clairvoyante  a  été  pour  moi  depuis,  comment 
dans  mes  travaux  historiques  il  m'a  gardé  du  simple  hei-o- 
worship  et  de  l'esprit  de  parti,  comment  dans  ma  paroisse, 
il  me  servait  à  trouver  une  valeur,  même  aux  plus  ennuyeux 
marguilliers. 

Mais,  plus  que  tout,  cela  m'a  aidé  à  réaliser  l'idée  d'Église, 
cette  Église  de  tous  les  hommes  et  de  toutes  les  idées,  con- 
courant au  bien  du  monde,  et  se  haussant,  à  travers  l'er- 
reur et  l'ignorance,  jusqu'à  celui  qui  est  la  Sagesse  et  la 
Vérité  * . 

Le  meilleur  des  aspirations  de  l'Église  large  est 
dans  cette  lettre.  Voilà  de  quelles  vues  nobles  et 
vagues  l'intelligence    de   Green   va  vivre   pendant 

1.  Letlers,  pp.  17,  18. 


244  LINQUIETUDE   RELIGIEUSE 

des  années  jusqu'au  jour  où  elle  s'apercevra  qu'à 
force  de  sublimer  l'idée  d'Église,  il  est  arrivé  à  dé- 
pouiller celte  idée  de  toute  réalité  et  de  toute  sub- 
stance. 

Au  sortir  d'Oxford,  Green  s'était  présenté  aux 
ordres  dans  un  accès  d'enthousiasme  religieux,  et 
peu  après,  sous  l'influence  de  F.  Maurice  et  des  so- 
cialistes chrétiens,  au  lieu  de  suivre  le  conseil  de 
Stanley  qui  l'invitait  à  chercher  une  situation  dans 
les  quartiers  aristocratiques,  il  avait  demandé  du 
service  dans  une  pauvre  paroisse  de  VEast-end  de 
Londres  (1861).  Pour  cette  nature  d'impression  et  de 
primesaut,  une  pareille  résolution  aurait  pu  avoir  de 
pénibles  lendemains.  On  sait  la  navrante  misère  de 
ces  quartiers  et  l'impuissance  presque  fatale  de  ceux 
qui  travaillent  à  les  assainir.  Green  cependant  ac- 
cepta sans  réserve,  aima  souvent,  les  devoirs  mul- 
tiples et  rebutants  de  son  ministère.  A  ses  yeux  toute 
réalité  humaine  avait  un  sens,  un  intérêt,  une  poésie 
même  et  jamais  plus  tard  il  ne  fut  tenté  de  regretter 
ni  de  trouver  infécondes,  même  au  point  de  vue  de 
son  œuvre  historique,  ces  années  d'un  contact  quo- 
tidien avec  la  misère  et  la  souffrance  des  foules,  avec 
les  dernières  couches  du  «  peuple  anglais  ». 

Dès  le  début  de  sa  carrière  paroissiale,  Green  ren- 
contra une  affection  et  une  influence  qui  devaient  le 
marquer  pour  toujours.  Mme  Ward,  la  femme  de 
son  curé,  fut  bonne  pour  lui  comme  une  sœur  aînée 
ou  comme  une  mère  '.  A  ce  qu'il  nous  dit  dans  ses 

1.  Mine  Ward  était  la  mère  de  M.  Humphry  Ward  dont  la 
femme  —  une  petite-lllle  du  grand  Arnold  de  Rugby  —  est 
l'auteur  de  Roberl  Elsmere  et  de  tant  d'autres  romans 
importants. 


DE    LA    FOI    AU    DOUTE  245 

lettres,  au  portrait  qu'il  a  tracé  dans  l'oraison  funè- 
bre de  cette  femme  peu  commune,  notre  imagina- 
tion évoque  une  sorte  de  seconde  Mrs  Barton,  mais 
qui  aurait  eu  plus  que  l'héroïne  de  G.  Eliot  le  temps 
de  s'occuper  de  mysticisme. 

Je  suis  allé  voir  sa  tombe  avant  de  quitter  rAngleterre  — 
écrira  Green  dix  ans  après  la  mort  de  sa  bienfaitrice;  — 
tout  autour  c'est  une  fièvre  de  bâtisse,  et  môme  morte,  il 
faut  qu'elle  dorme  dans  cet  odieux  désert  de  briques  et  de 
mortier  qui  l'a  tuée,  elle  qui  soupirait  après  le  grand  air  et  le 
soleil  et  les  oiseaux.  Ah  !  quand  je  pense  à  cette  fraîcheur, 
à  la  noblesse  épanouie  dans  cette  vie  que  tout  enchaînait  au 
terre  à  terre,  je  songe  avec  colère  à  mes  plaintes  à  moi,  aux 
plaintes  de  tant  d'autres  qui  prétendent  que  leur  situation 
les  empêche  de  se  développer.  Je  vois  tant  de  gens  qui  ont 
soit  de  pouvoir,  de  grandeur  et  d'influence,  et  je  brûle  de 
leur  dire  :  Tenez,  dans  toute  ma  vie,  des  milliers  de  per- 
sonnes que  j'ai  rencontrées,  une  et  une  seule  a  eu  de  Tin- 
fluence  sur  moi,  une  personne  devant  qui  toute  mon  âme 
s'inclinait  avec  respect  et  un  immense  amour.  Et  c'était 
tout  simplement  la  modeste  femme  d'un  curé  de  VEasl-end, 
dans  un  affreux  coin  de  Londres  et  elle  aurait  éclaté  de  rire 
à  la  pensée  d'avoir  une  influence  sur  qui  que  ce  fût  ^ 

Cette  influence  fut  avant  tout  religieuse.  M  me  Ward , 
aux  heures  les  plus  tourmentées  de  sa  propre  vie, 
avait  trouvé  force,  repos  et  joie  dans  les  lettres  de 
Mme  Guyon.  Entre  elle  et  le  vicaire  de  son  mari, 
c'était  là  un  des  sujets  de  conversation  ordinaires,  et 
ainsi  se  préparait  chez  Green  cette  religion  vague 
qui  se  substituerait  assez  vite  à  toute  croyance  dé- 
terminée et  rendrait  la  transition  plus  douce  du  libé- 
ralisme Broad-C/uirch  au  rationalisme  absolu. 

1.  Z.e//ers,  pp.  28i,  28.5. 


24G  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

«  Le  senliment  religieux  fut  toujours  profond 
chez  lui,  raconte  M.  Leslie  Stephen  dans  une  page 
où  il  résume  à  Temporte-pièce  cette  évolution  reli- 
gieuse. La  vie  spirituelle  des  mystiques,  la  religion 
du  cœur,  celle  qui  subordonne  aux  émotions  les 
dogmes  et  les  faits,  lui  était  naturelle...  son  intelli- 
gence, singulièrement  vive  et  prompte,  l'ardent  in- 
térêt qu'il  portait  aux  recherches  historiques  et 
scientifiques,  lui  firent  accepter  le  principe  fonda- 
mental du  rationalisme,  à  savoir  qu'il  faut  accepter 
sans  compromis  ni  réserve  les  résultats  d'une  en- 
quête impartiale  et  complète  ^..  Pendant  quelque 
temps  le  charme  personnel  de  F.  Maurice  le  fascina,, 
mais  ce  clair  cerveau  ne  pouvait  se  contraindre 
comme  Maurice  à  obéir  à  la  fois  aux  exigences  du 
système  dogmatique  et  à  celles  de  l'histoire.  11  était 
impossible  à  Green,  mystique  et  savant,  d'admettre 
que  les  rédacteurs  du  formulaire  anglican  aient 
atteint,  dans  leur  travail,  les  dernières  vérités  de  la 
religion.  11  savait  trop  bien  l'origine  de  ce  document: 
d'ailleurs  il  ne  pouvait  tenir  longtemps  l'équilibre 
des  broad-churchmen  qui,  tout  en  admettant  que  ces 
formulaires  vermoulus  ne  méritent  aucune  créance^ 
trouvent  pourtant  dans  une  équivoque  inconsciente  le 
moyen  de  les  accepter.  Green  sentait,  de  façon  aiguë, 
le  danger  de  manquer  de  loyauté  dans  sa  conduite,  et 
il  décida  que  le  jour  où  il  ne  lui  serait  plus  possible 
d'attacher  un  sens  aux  paroles  liturgiques  :  «  Christ  I 
ayez  pitié  de  nous  »  il  laisserait  la  cléricature  ^  ». 

1.  On  sait  quelle  était  en  la  matière  l'attitude  de  Leslie 
Stephen  et  je  n'ai  pas  besoin  de  remarquer  que,  pour  un 
anglican  comme  pour  un  catholique,  la  question  telle  qu'il 
la  pose  est  mal  posée. 

2.  Letters,  pp.  70-71. 


DK   LA    FOI    AU    DOUTE  247 

(^ette  page  importante  précise  les  idées  de  Green 
telles  qu'elles  seront  à  leur  point  d'arrivée,  après  un 
travail  intérieur  de  plusieurs  années. Si,  dès  l'abord 
l'ensemble  de  la  théorie  était  plus  ou  moins  explici- 
tement admis,  les  nombreuses  conséquences  ne  de- 
vaient se  dég-ager  que  peu  à  peu. 

Si  nous  pouvions  vivre  davantage  dans  la  pensée  présente 
du  ciel  —  écrivait  en  1861  le  jeune  vicaire,  sous  l'émotion 
toute  vive  d'un  entretien  avec  son  amie  —  nous  aurions 
moins  de  souci  de  tous  les  tracas  de  la  terre.  Tant  que  nous 
ne  sommes  que  de  simples  ministres  de  l'Église  d'Angleterre, 
nous  devons  redouter  la  mauvaise  volonté  du  voisin,  les 
accusations  d'athéisme,  les  dénonciations  faites  par  des 
évêques  ignorants,  mais  une  fois  devenu  ministre  de  l'Église 
éternelle,  tout  le  tapage  des  controverses  ne  distrait  plus 
nos  oreilles  de  l'accord  des  harpes  qui  entourent  le  trône.  Je 
sais  que  c'est  là  ce  mysticisme  dont  tout  le  monde  rit  si 
volontiers,  mais  je  suis  persuadé  que  la  foi  de  l'avenir  est 
précisément  dans  cette  alliance  entre  le  mysticisme  et  la 
liberté  de  critique  et  de  pensée  ^ 

Mais  tous  les  chapitres  de  la  vie  de  Green  devaient 
être  terriblement  courts.  Celui-ci,  à  peine  com- 
mencé, est  brusquement  interrompu.  Mme  Ward 
mouiut  en  juillet  1862,  recommandant  à  son  ami 
cette  famille  d'orphelins.  La  catastrophe  fut  pour 
lui  cruelle  et  bonne  tout  à  la  fois.  «  En  m'écrasant, 
cela  m'a  rendu  plus  humble,  »  et  on  sent  qu'au  con- 
tact de  ces  petits  enfants  qu'il  voit  de  plus  près,  sa 
foi  devient  plus  simple  et  plus  précise. 

J'avais  planté  là  mon  article  de  la  Saturday  et  je  cares- 
sais la  petite  Maggie,  quand  elle  me  dit  :   «  Savez-vous, 

1.  Leiters.  p.  80. 


248  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

M.  Green,  pourquoi  maman  est  allée  au  ciel  ?  C'est  que  Jésus 
la  voulait.  »  Je  me  demande  si  le  rédacteur  de  la  Salurday 
en  aurait  su  plus  long  que  cette  philosophe  de  quatre  ans. 
Pour  le  moment,  elle  est  très  embarrassée  de  savoir  com- 
ment on  pourra  bien  là-haut  se  retrouver.  «  Maman  est  un 
ange  maintenant,  comment  la  reconnaîtrai-je  quand  jarri- 
verai  au  ciel  ?  Ah  !  j'y  suis,  elle  viendra  au-devant  de  moi 
et  me  dira  qu'elle  est  ma  maman...  »     , 

«  Irez-vous  au  ciel,  M.  Green  ?  Oh  !  oui,  vous  y  viendrez 
avec  nous,  et  nous  serons,  de  nouveau,  tous  ensemble.  »  — 
Qu'on  est  petit  et  misérable  devant  un  enfant  !  La  demande 
de  celle-ci  me  trotte  dans  la  tôte.«  Irez-A'ous  au  ciel?  »  et 
je  ne  sais  que  répondre.  C'est  peu  philosophique,  très  con- 
traire aux  saines  doctrines,  mais  le  ciel  m'est  bien  plus 
cher  maintenant  (ju'il  y  a  là-haut  quelqu'un  que  j'aime  — 
et  cependant  je  ne  puis  pas  dire  avec  ma  petite  amie  :  «  Oh  ! 
oui.  »  Les  impressions  qui  semblaient  si  profondes  senvo- 
lent  si  vite,  l'Éternité  qui  se  montrait  derrière  cette  tombe, 
se  dérobe  de  nouveau  et  le  ciel  qui  semblait  si  près  se  recule 
de  plus  en  plus...  Prie  pour  moi,  Dax,  comme  moi  pour  toi, 
pour  que  nous  puissions  répondre  à  la  demande  de  cette 
petite  avec  son  «  oh  !  oui  *  ». 

Mais  le  travail  persistant  auquel  il  se  livrait  n'était 
pas  de  nature  à  relever  cette  foi  déjà —  comme  on  le 
voit  —  très  ébranlée.  Il  avait  d'abord  entrepris 
d'écrire  une  histoire  de  l'Eglise  anglicane,  de  cette 
Église  du  passé  capable  d'une  merveilleuse  adapta- 
tion aux  besoins  du  présent,  de  cette  créature  of 
repeated  compromises,  essentiellement  modérée, 
essentiellement  illogique.  Telle  quelle,  jadis,  elle 
l'attirait,  mais  maintenant  il  renonçait  à  en  raconter 
l'histoire,  parce  qu'il  lui  paraissait  impossible  «  d'at- 
tacher l'étiquette    d'Église  à   une   quelconque   des 

1.  Letlers,  pp.  100,  101. 


DE    LA    FOI    AU    DOUTE  249 

branches  de  la  religion  chrétienne  en  Angleterre  ». 
Dès  cette  époque  (1862),  entrevoyant  les  exigences 
possibles  de  l'avenir,  il  se  fixait  ces  deux  règles  de 
conduite  : 

1°  Rester  dans  le  clergé  anglican,  aussi  longtemps  que, 
ce  faisant,  on  contribue  à  élargir  au  sein  de  l'anglicanisme 
la  sphère  de  la  liberté  de  penser. 

•2°  En  sortir  au  moment  où  on  risquerait,  en  y  restant,  de 
rétrécir  sa  propre  pensée  ^. 

Cette  brève  et  catégorique  résolution,  montre 
combien  Green  était  déjà  loin  de  Toplimisme  incon- 
séquent de  ses  maîtres  en  libéralisme.  Ceux-ci  res- 
tent d'abord,  puis  cherchent,  si  besoin  est,  des  rai- 
sons pour  justifier  leur  attitude  ;  lui  reste,  mais  par 
provision,  et  en  attendant  de  voir  plus  clair  au  fond 
de  lui-même  et  de  ses  idées.  Certes  il  était  trop  dé- 
voué à  l'Église  d'Angleterre  pour  ne  pas  souffrir  à 
la  vue  de  ce  qui  peut-être  se  préparait,  mais  d'autre 
part  l'horreur  de  l'équivoque  le  tenait  en  une  dou- 
loureuse défiance. 

Vous  savez  bien  que  j'aime  l'Église  d'Angleterre,  mais 
que  va-t-il  arriver  d'un  si  monstrueux  système,  such  a 
Godless  lie  as  Ihis...  J'attends,  mais  je  crois  que  nous 
sommes  près  de  la  fin  -, 

Si  maintenant  il  se  cramponne  encore  au  christia- 
nisme, c'est  précisément  qu'il  voit  en  lui  une  sou- 
plesse admirable  qui  le  rend  susceptible  de  s'adapter 
à  chaque  nouveau  progrès  de  la  pensée  humaine.  Il 
s'explique  à  ce  sujet  en  une  lettre  très  belle  où  le 

1.  Leiters,  p.  110. 

2.  Jbid.,  pp.  110,111. 


250  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

vrai  et  le  faux  se  mêlent,  où  l'enthousiasme  du  chré- 
tien, de  l'historien  et  du  philosophe  se  confondent. 

Je  ne  vois  aucune  limite  à  ce  progrès  en  «  religion  »  Sur 
cette  idée  de  progrès,  ma  foi  profonde  et  intense  au  chris- 
tianisme repose.  (Jomme  vous,  je  vois  d'autres  religions,  la 
foi  païenne  et  la  foi  d'Israël  —  jouant  leur  rôle  dans  l'édu- 
cation du  genre  humain.  Et  je  vois  l'humanité  dépassant 
ces  croyances  qui  l'ont  élevée,  si  bien  qu'à  chaque  grand 
pas  de  la  pensée  humaine  une  religion  tombe  morte  et  dis- 
paraît. Et  je  conclus  que  ce  doit  être  là  une  condition  du 
progrès  du  monde,  à  moins  qu'il  ne  paraisse  une  religion 
capable  d'évoluer  elle-même  parallèlement  à  ce  progrès.  Or 
voici  une  religion  qui  en  est  capable.  OuA-re  ton  Gibbon  et 
fais  la  preuve  de  ce  que  j'avance.  La  fraîche  vigueur  des 
enfants  des  forêts  germaines  fond  sur  la  Rome  efféminée  et 
tout  s'écroule  sauf  cette  foi.  Le  christianisme  emprunte  de 
nouvelles  formes  de  vie  et  dans  ce  chaos  barbare  pétrit  le 
monde  du  moyen  âge.  Songe  combien  l'àme  d'Augustin  et 
celle  de  saint  Louis  sont  différentes,  et  pourtant  le  christia- 
nisme leur  sufht  à  toutes  deux.  Le  moyen  âge  s'évanouit, 
notre  monde  moderne  émerge  de  la  réforme.  Le  christia- 
nisme emprunte  de  nouvelles  formes  et  infuse  une  vie  nou- 
velle à  cette  nouvelle  phase  de  l'humanité.  Combien  l'àme 
de  saint  Louis  et  celle  de  Luther  ne  diSèrent-elles  pas,  le 
christianisme  leur  sufflt  à  toutes  deux  et  remplit  leur 
attente.  A  notre  époque,  la  pensée  humaine  fait  chaque  jour 
des  progrès  tels  qu'elle  n'en  a  jamais  fait,  mais  le  christia- 
nisme spiritualisé  et  épuré  par  les  plus  larges  besoins  qui 
s'oflrent  à  lui,  est  prêt  à  répondre  pleinement  à  tous  ces  be- 
soins... S'il  y  a  quelque  vérité  dans  nos  plus  profonds  ins- 
tincts, il  faut  que  Dieu  soit  constamment  au-delà,  au-dessus 
de  nous,  de  notre  pouvoir,  de  notre  science,  de  notre  vertu, 
et  c'est  vers  cet  au-delà  que  le  christianisme  nous  fait 
monter  *. 

1.  Letters,  pp.  118,  120. 


DE    L\    FOI    AU    DOUTE  251 

On  voit  la  doctrine  vaste,  brillante,  profonde  dont 
se  nourrissaient,  dont  se  leurraient  aussi  les 
hommes  de  Y  Église  large.  Doctrine  juste  en  son 
fond,  et  essentielle  pourvu  que  l'on  sache  respecter 
la  vérité  initiale  que  celte  constante  évolution  enri- 
chit de  l'apport  de  chaque  siècle.  Mais,  comme  il 
arrive  toujours,  prisés  par  les  idées  nouvelles,  et 
d'ailleurs  excités  contre  les  grands  corps  tradition- 
nels qui  regardent  ces  idées  avec  défiance,  les  nova- 
teurs deviennent  bientôt  agressifs  et  se  tournent 
avec  violence  contre  tout  ce  qui  leur  rappelle  le 
passé.  Cette  note  perce  déjà  dans  la  lettre  suivante  et 
nous  la  verrons  s'accuser  peu  à  peu  bien  davantage. 

Si  je  ne  tremble  pas,  si  j'exulte  à  la  deslinée  que  Dieu  a 
marquée  à  son  Église,  c'est  simplement  parce  que  je  crois  à 
la  présence  de  l'Esprit  de  Dieu  dont  l'inspiration  guide 
l'Église. 

Cette  présence,  cette  inspiration,  beaucoup  l'admettent 
en  paroles,  mais  ils  demandent  :  où  donc  est  cette  voix  de 
Dieu  ?  Bien  sur  elle  nest  pas  dans  la  décision  des  Églises 
puisque  ces  décisions  ne  s'accordent  pas  entre  elles.  Tant 
qu'il  y  aura  des  controverses,  comment  savoir  de  quel  côté 
souffle  lEsprit  de  Dieu!  Mais  n'est-ce  pas  oublier  que  l'Es- 
prit habite  dans  l'Église,  non  dans  les  Églises,  que  sa  voix 
est  la  voix  non  de  telle  ou  telle  fraction,  mais  de  la  chré- 
tienté universelle. 

Cette  voix  de  l'Église,  elle  est,  semble-t-il,  dans  le  con- 
sensus du  peuple  chrétien,  unanimité  confuse  mais  puis- 
sante. La  condamnation  de  l'esclavage  en  est  un  exemple. 

Et  il  ajoute  ces  deux  petites  notes  dont  la  pre- 
mière a  une  grande  portée. 

Remarquez  deux  faits  importants  :  1°  Ces  voix  de  l'Église 


252  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

n'indiquent  pas  une  direction  doctrinale,  mais  morale  et 
sociale...  2°  Cette  unanimité  s'élabore  avec  une  lenteur  ex- 
trême. Songez  aux  siècles  qu'il  a  fallu  pour  qu'on  réalisât 
l'injustice  de  l'esclavage  '. 

Cependant  l'anglicanisme  orthodoxe  s'épouvantait 
des  hardiesses  croissantes  de  certains  membres  du 
clergé.  En  1869  le  succès  du  livre  de  Darwin,  en  1860 
le  scandale  des  Essays  and  Reviews,  en  1862  les  té- 
mérités exégétiques  de  Golenso,  en  i8G3  Taccueil 
fait  à  la  Vie  de  Jésus,  tous  les  événements  de  ces  an- 
nées tumultueuses  achevaient  de  compromettre  les 
libéraux.  Ceux-ci,  en  effet,  couraient  indistincte- 
ment à  tout  ce  qui  avait  figure  d'idée  nouvelle  et 
applaudissaient  de  confiance  à  tous  les  coups  qui 
leur  semblaient  portés  au  vieil  édifice  de  la  tradition. 
L'Église  d'Angleterre  est  de  nature  tolérante.  Elle 
lient  médiocrement  à  intervenir  dans  les  querelles 
doctrinales,  sauf  quand  la  conscience  d'un  danger 
imminent  l'affole  —  et  dans  ce  cas-là  elle  ne  recule 
devant  aucune  maladresse,  l'histoire  de  Wesley  «t 
de  Newman  le  montrent  bien  —  un  sûr  instinct  lui 
fait  comprendre  que  sa  grande  force  est  précisément 
dans  celte  patience  éternelle  et  que  pour  elle  le  vrai 
moyen  de  triompher  d'une  difficulté  est  de  ne  pas 
essayer  de  la  trancher.  Menacée,  à  cette  heure,  des 
deux  côtés  à  la  fois,  également  inquiète  du  premier 
succès  du  ritualisme  et  des  témérités  de  l'Eglise 
large,  elle  essayait  de  manœuvrer  entre  ces  deux 
extrêmes,  désavouant  timidement  les  excès  du  libé- 
ralisme et  se  montrant  comme  il  convenait,  plus  sé- 
vère envers  les  ritualistes  qui,  plus  croyants,  étaient 

1.  Lellers,  p.  140. 


DE    LA  FOI   AU   DOUTE  253 

plus  soumis.  Pourtant  les  libéraux  n'avaient  pas  pour 
eux  le  nombre,  et  ils  savaient  bien  que  la  majorité 
du  clero-é  se  prononcerait  contre  eux.  La  belle  hu- 
meur de  Green  s'aigrit  à  la  pensée  de  celle  résis- 
tance. 

Le  clergé,  écrit-il,  ne  représente  même  pas  l'Église.  Que 
représente-t-il  ?  Ni  les  laïques  cultivés,  ni  l'Angleterre 
intelligente,  mais  l'inintelligence  du  pays  ^ 

Et  pour  comble  d'outrage,  il  assimile  les  ortho- 
doxes aux  romanistes,  ajoutant  avec  raison  :  «  Qu'est- 
ce  qu'un  romanisme  sans  infaillibilité,  sans  unité  et 
sans  chef  ^  ?  » 

Décidément  la  période  des  violences  est  ouverte. 
Quoi  qu'il  nous  en  coûte,  il  nous  faut  suivre  ce  noble 
et  charmant  esprit  dans  ces  outrances  de  pensée  et 
de  parole  qui  lui  ressemblent  si  peu.  Il  appartenait  à 
cette  génération  d'utopistes  qui  croyaient  naïvement 
que  la  science  répandue  partout  allait  ramener  l'âge 
d'or.  Et  pour  lui,  maintenant,  l'Église  était  la  grande 
barrière  de  routine  et  d'intolérance  qui  pour  prolon- 
ger son  règne,  retardait  tant  qu'elle  pouvait  l'avène- 
ment de  la  science. 

Qui  empêche  les  réformes  ?  —  L'ignorance  populaire.  — 
Oui  s'oppose  à  ce  que  cette  ignorance  soit  éclairée  ?  l'Église... 
Le  clergé  sait  que  l'Église  s'eflondrera  le  jour  où  le  peuple 
sera  instruit  à  fond,  où  il  n'y  aura  plus  une  seule  classe 
d'hommes  vouée  à  l'ignorance  '^. 

On  comprend  ce  que  devait  souftVir  l'homme  qui, 

1.  Leilers,  p.  142. 

2.  Ibid.,  p.  142. 

3.  Ibid.,  p.  171. 


254  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

au  moment  où  il  écrivait  de  telles  choses,  exerçait 
encore  les  fonctions  ecclésiastiques.  Tout  lui  est  à 
charge  maintenant  et  il  n'est  pas  jusqu'à  la  bêtise  de 
ses  paroissiens  qui  ne  rende  sa  position  plus  intolé- 
rable. Ne  voilà-t-il  pas  que  ceux-ci  Font  soupçonné 
de  ritualisme? 

Un  pharmacien  m'a  vu  élever  l'hostie  et  porter  une  grande 
croix  sur  le  dos.  Le  jour  du  vendredi  saint,  une  dame  a 
quitté  l'église  parce  que  je  prêchais  avec  une  couronne 
d'épines  sur  la  tête. 

Et  Green  s'amuse  à  embarrasser  le  grave  Freeman 
en  lui  prouvant  que  le  témoignage  historique  n'a 
donc  aucune  valeur. 

Car  enfin,  ces  deux  témoius  sont  sincères  et  n'ont  contre 
moi  aucune  aversion  personnelle.  Comment  allez-vous  vous 
tirer  d'allaire  ?  Ou  ils  m'ont  vu,  on  ils  ne  m'ont  pas  vu  *. 

Notons  encore,  en  passant,  cette  jolie  pochade  sur 
la  maison  curiale. 

Envoyez-moi  quelques  brochures  pour  distribuer  à  mes 
quatre  vicaires  L'un  est  «  catholique  »,  l'autre  «  anglican  », 
le  troisième,  musicien,  et  le  quatrième,  littérateur.  Le  pre- 
mier déjeune  à  midi  et  demi  en  surplis  et  en  barrette  ;  le  se- 
cond passe  des  journées  à  faire  signer  des  pétitions  au  «  Lord 
primate  »  ;  le  troisième  met  les  paroles  de  la  confession  gé- 
nérale sur  une  ritournelle  d'opéra  ;  quant  au  littérateur,  il 
lit  Balzac  toute  la  semaine,  et,  le  dimanche,  broche  son 
sermon  en  un  tour  de  main  -. 

Il  plaisante,  mais,  prenez  garde,  quand  ces  vives 
natures  plaisantent  ainsi,  c'est  souvent  qu'elles  veu- 

1.  Lellers,  p.  183. 

2.  Ibid.,  p.  153. 


DE    LA    FOI    AU    DOUTE  255 

lent  cacher  aux  autres  et  à  elles-mêmes  quelque  se- 
crète souffrance.  Green  souffre  en  effet;  il  se  sent 
étranger  dans  cette  paroisse  où  tout  le  monde  l'aime 
pourtant. 

On  est  bon  pour  moi,  mais  on  ne  comprend  pas  mes  «  qui- 
xotisms  »  et  je  n"ai  que  cela  qui  vaille  la  peine  d'être  com- 
pris... on  a  une  soif  insatiable  d'aflection  et  on  tourne  le  dos 
à  tout  le  monde  pour  se  renfermer  misérablement  en  soi- 
même.  Ma  bonne  humeur  s'en  va,  je  suis  impatient,  nerveux, 
j  agace  tout  le  monde  et  quelque  chose  à  quoi  je  sais  bien 
que  je  dois  résister  comme  à  une  mort  hideuse  me  conseille 
de  me  noyer  dans  mes  livres  et  de  laisser  le  genre  humain 
se  débrouiller  sans  moi  '■. 

Il  y  a  là  sans  doute  une  lassitude  de  poitrinaire, 
un  découragement  de  savant,  mais  je  ne  me  trompe 
pas  en  assignant  une  autre  cause  à  cette  détresse. 

Tout  me  glisse  entre  les  doigts,  la  foi,  la  doctrine.  Tout 
devient  irréel...  je  touche  au  déisme,  où  m'arrêterai-je  ^  ?... 

En  juin  1867,  il  écrit  à  Freeman  : 

.le  me  sépare  de  plus  en  plus  de  l'Angleterre  et  de  la  po- 
litique anglaise,  it  may  be  from  English  religion  too. 

On  se  rappelle  les  belles  idées  qu'il  développait 
naguère  avec  tant  de  flamme  sur  le  rôle  historique 
de  l'Église.  Que  tout  cela  maintenant  est  loin  de  lui  ! 
Rendant  compte  à  Freeman  d'une  conférence  de 
Stubbs,  leur  ami  commun  : 

Elle  a  fini,  écrit-il,  sur  une  tirade  religieuse,  sincère  évi- 
demment chez  Stubbs,  mais  quia  dû  paraître  bizarre  à  l'au- 

1.  Letlers,  p.  183. 

2.  IbiiL,  p.  153. 


256  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

ditoire  d'Oxford,  comme  elle  m'a  paru  à  moi.  Ce  bon  vieux 
lieu  commun  que  l'histoire  de  ce  monde  conduit  à  Dieu,  que 
l'histoire  moderne  n'est  que  la  difïusion  de  sa  lumière  dans 
le  Christ.  Je  revois  le  temps  oîi  cela  était  pour  moi  la  clef  de 
l'histoire.  J'ai  bien  peur  de  l'avoir  perdue,  cette  clef,  et  je 
n'ai  rien  pour  la  remplacer  '. 

Mais  il  est  encore  trop  frémissant  de  cette  hille 
intérieure  et  extérieure  pour  demeurer  longtemps 
sur  cette  inquiète  et  mélancolique  douceur.  Voici 
encore  —  c'est  presque  la  dernière  fois  —  la  note 
exaltée,  présomptueuse  et  méprisante  qui  détonne 
dans  cette  âme  de  délicatesse,  de  respect  et  de 
bonté. 

Il  y  a  deux  églises  dans  le  monde,  l'église  du  prêtre  et 
celle  du  maître  d'école,  l'église  du  dogme  et  celle  de  la 
science.  L'Église  d'Angleterre  peut  essayer  de  concilier  ces 
deux  courants,  de  garder  du  moins  quelque  chose  de  tous 
les  deux.  Mais  chaque  jour  rend  cette  tâche  plus  impossible. 
On  peut  appuyer  sa  religion  —  c'est-à-dire  le  lien  moral 
qui  donne  à  noire  vie  une  unilé  d'aclion  el  de  propos,  — 
ou  sur  la  foi,  ou  sur  les  faits,  sur  l'enseignement  extérieur 
de  l'Église,  de  la  Bible,  de  la  Secte  —  ou  sur  les  leçons 
intérieures  de  l'expérience  et  du  savoir.  Mais  il  est  impos- 
sible de  souder  ces  deux  fondements.  Avez-vous  lu,  par 
exemple,  le  nouveau  livre  de  Darwin  sur  l'Homme  el  son 
origine.  Je  n'en  sais  encore  que  ce  qu'en  disent  les  deux 
beaux  articles  de  la  Salurday,  mais  quelles  merveilleuses 
perspectives  ce  livre  n'ouvre-t-il  pas  devant  de  si  vastes 
problèmes,  comme  toutes  les  controverses  théologiques 
s'edondrent,  paraissent  mesquines  et  vaines  !  «  Sacrifice  », 
«  Justification  »,  «  Inspiration  »,  tout  cela  paraîtra  à  nos 
enfants  aussi  absurde  que  nous  paraissent  à  nous  le  (jnos- 

1.  Lellers,  p.  171. 


DE   LA    FOI    AU    DOUTE  257 

licisme  et  la  Iranssubslanfialion.  Je  ne  dis  pas  qu'une  reli- 
gion rationnelle  soit  impossible.  Au  contraire,  mais  pour  y 
arriver,  il  nous  faut  jeter  aux  balayures  les  théologies 
vieilles  et  fanées  de  l'enfance  du  monde  ^ 

Dans  un  pareil  état  d'esprit,  il  n'était  que  temps 
pour  Green  de  prendre  une  retraite  que  d  ailleurs  sa 
santé  déjà  très  compromise  rendait  nécessaire.  L'ar- 
chevêque de  Canterbury,  Tait,  qui  l'aimait,  lui  offrit 
le  poste  de  bibliothécaire  du  palais  de  Lambeth.  Là 
l'historien  travaillerait  à  son  aise,  et  le  clergyman, 
loin  autant  qu'il  le  voudrait  de  toute  fonction  reli- 
gieuse, sentirait  moins  lourdes  les  chaînes  qui  le 
rattachaient  à  l'Église  (1869).  Suivons-le  dans  cette 
période  d'apaisement,  et  bientôt  d'indifférence.  Bien 
que  pratiquement  il  n'appartienne  plus  à  l'Église  et 
que,  même  il  doive  quelques  années  plus  tard  ren- 
trer définitivement  dans  la  vie  laïque  (1877),  ce  que 
nous  verrons  de  lui  nous  aidera  encore  à  connaître 
l'Église  large  et  la  psychologie  du  clergyman  libéral. 


li 


La  scène  change.  Brumes  mystiques,  angoisses 
intérieures,  énervement  des  controverses  dogmati- 
ques,tout  se  dissipe,  tout  s'éclaircit.  D'anglicanisme, 
de  religion  même  —  et  la  chose  vaut  qu'on  la  remar- 
que —  on  ne  parle  presque  plus  jamais  dans  les 
deux  cents  dernières  pages  de  la  correspondance.  La 
joie  de  vivre  éclate  partout  avec  de  temps  en  temps 

1.  Letiers,  pp.  289-293. 

II  17 


258  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

une  malédiction  jetée  en  courant  aux  doctrines  de 
renoncement  et  de  tristesse. 

Toujours  ces  oiseaux  de  nuit  entre  le  soleil  et  notre  âme. 
Comme  si  le  soleil  nous  était  mauvais  !  Pauvre  de  moi,  j'ai 
grand'peur  de  rester  toujours  hellénique  plus  que  chrétien... 
Mais  la  vie,  la  \ie  dans  toute  son  énergie,  son  éclat,  sa 
marche  entraînante,  la  vie  avec  ses  brusques  passages  du 
rire  -aux  larmes,  pourquoi  ces  hommes  en  ont-ils  peur, 
pourquoi  la  dénoncent-ils  dans  leurs  prêches  ?  Ils  la  dénon- 
cent dans  leurs  prêches,  puis  ils  disparaissent  et  le  soleil 
continue  à  briller  et  le  monde  court  en  riant  à  la  liberté  et 
à  la  joie  ^ . 

Ce  n'est  pas  là  une  simple  boutade,  mais  l'expres- 
sion un  peu  vive  d'une  philosophie  raisonnée  et  vou- 
lue. 

Rappelez-vous  ma  théorie  de  la  vie.  Ce  n'est  pas  un  pro- 
gramme de  paresse.  J'ai  travaillé  dur  à  ce  qui  en  valait  la 
peine  et  je  compte  bien  le  faire  encore.  Mais  je  proteste 
contre  Tascétisme  pour  l'ascétisme,  contre  cette  sottise  de 
fermer  les  yeux  à  tout  ce  qui  est  beau  et  délectable  ici-bas, 
contre  cette  préférence  donnée  aux  choses  désagréables, 
comme  si  de  soi  elles  valaient  mieux  que  les  autres;  par- 
dessus tout,  je  proteste  contre  toute  idée  de  partage  entre 
les  diflérents  éléments  de  notre  être,  contre  le  mépris  de 
toute  une  moitié  de  la  vie  que  nous  avons  à  vivre  comme 
si  elle  nous  empêchait  de  \'ivre  l'autre  moitié.  La  tête, 
l'âme,  le  corps,  que  tout  se  développe  de  concert  !  Pas  d'in- 
tellectualisme, pas  de  spiritualisme,  pas  de  sensualisme, 
mais  une  large  et  complète  humanité  -. 

On  le  comprend,  cette  vie  qui  l'attire,  l'intéresse, 
l'enchante  est  le  plein  développement  de  l'homme 

1.  Letlers,  p.  469. 

2,  Ibid.,  p.  450. 


DE    LA   FOI   AU    DOUTE  259 

naturel,  la  mise  en  œuvre  de  toutes  les  richesses  qui 
dorment  en  nous.  Qu'aurait  dit  Mme  Ward  si  elle 
avait  lu  ce  programme  où  la  religion  tient  si  peu  de 
place,  et  nous,  ne  nous  trouvons-nous  pas  bien  loin 
du  temps  où  le  jeune  vicaire,  gagné  à  la  contagion 
mystique  de  cette  âme,  essayait  d'entendre  à  travers 
l'infinité  des  espaces,  les  harpes  du  ciel.  La  terre  lui 
suffit  maintenant  et  il  tend  vers  elle  un  effort  que 
l'inquiétude  des  choses  invisibles  ne  morcelle  plus, 
une  activité  joyeuse  que  les  soucis  d'oulre-tombe  ne 
viennent  plus  assombrir.  Quoiqu'on  puisse  penser  de 
cette  conversion  à  rebours,  il  semble  pourtant  que 
Green  soit  maintenant  bien  plus  qu'autrefois  dans  la 
vérité  de  sa  nature  et  que  le  dénouement  de  la  crise 
religieuse  coùicide  pour  lui  avec  le  plein  épanouis- 
sement de  sa  puissance  de  vie.  Il  suffit  de  l'entendre 
causer  pour  sen  rendre  compte.  Sa  conversation  ja- 
dis un  peu  nerveuse,  impatiente  et  qui  aimait  le  pa- 
radoxe provocant  est  devenue,  nous  ditMmeHumphry 
Ward,  plus  calme,  plus  sereine,  plus  égale.  Ses 
lettres,  ses  écrits  respirent  aussi  la  douceur  et  la 
bienveillance  des  gens  heureux.  Car  tous  les  bon- 
heurs se  pressent  pour  lui  dans  ces  années  d'apaise- 
ment et  de  travail.  En  1877,  il  a  épousé  l'admirable 
femme  que  nous  retrouverons  bientôt,  quand  il  ne 
sera  plus  question  de  joie.  Son  livre,  la  Short  Hislory 
a  paru  en  1874,  avec  un  succès  extraordinaire  '. 
Encore  une  fois,  la  vie  est  bonne,  foin  des  prêcheurs 
moroses  et  laissons  le  monde  courir,  moitié  pleurant 
moitié  riant,  «  à  la  liberté  et  à  la  joie  )>. 

1.  Sans  parler  des  éditions  américaines,  il  s'est  vendu 
en  Angleterre  235.000  exemplaires  de  la  Shorl  Hislory.  Cf. 
la  Qaarterly  Reuiew,  avril  1902. 


260  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

Rien  d'ailleurs,  dans  cette  philosophie,  qui  rap- 
pelle les  étranges  homélies  où  Renan  aimait  à  s'éman- 
ciper sur  ses  vieux  jours.  L'idéal  de  Green  est  tout 
autre,  plus  digne,  plus  intime,  et  son  égoïsme,  si 
égoïsme  il  y  a,  ne  laisse  pas  d'être  charmant. 

L'amitié  remplit  toutes  les  pages  de  cette  exis- 
tence, la  bonne  amitié  anglaise,  aux  sans-façons 
remplis  d'une  robuste  tendresse,  l'amitié  dont  il  écri- 
vait lui-même  :  «  Vous  autres  femmes,  vous  nous 
regardez  de  bien  haut,  mais  vous  ne  soupçonnez  pas 
l'ardeur  et  la  flamme  de  nos  amitiés,  à  nous  autres 
hommes  '.  »  Disons  aussi,  pour  qu'on  le  sente  plus 
pleinement  et  simplement  homme,  que  les  chartes 
et  les  livres  qui  prennent  presque  tout  son  temps 
n'ont  pas  le  meilleur  de  ses  affections  et  de  ses  pen- 
sées. Même  avant  d'avoir  repris  son  indépendance, 
il  écrivait  dans  un  même  sens  : 

La  vie  me  semble  chaque  jour  plus  belle  à  force  d'amour, 
de  paix,  de  tendresse.  Ce  qui  me  la  rend  chère,  ce  n'est 
ni  l'esprit,  ni  l'intelligence,  ni  la  grandeur  de  la  science. 
Tout  cela  est  beau,  mais  il  me  suffit  à  moi  des  édals 
de  rire  des  petits  enfants,  et  de  la  bonne  amitié  des  amis, 
et  des  bavardages  auprès  du  feu  et  de  la  musique  et  des 
fleurs  -. 

Montrons  enfin  à  ceux  que  cet  «  hellénisme  »  un 
peu  rassis  scandaliserait  encore,  montrcms  une  om- 
bre qui  enveloppe  et  —  si  l'on  peut  ainsi  dire  —  illu- 
mine tout  ce  tableau.  Qu'on  y  prenne  garde,  celui 
qui  chantait  tout  à  l'heure  cet  hymne  à  la  vie  est  un 
poitrinaiie   qui  sait  que  ses  jours   sont  comptés  et 

1.  Lellers,  pp.  277-278. 

2.  IbiiL,  p.  241. 


DE    LV    FOI    AU    DOUTE  261 

qui  active  encore  par  Timpétuosité  de  son  travail  la 
courte  flambée  de  sa  propre  vie. 

Ces  réserves  faites,  regardons  maintenant  avec 
quelle  curiosité  intense,  avec  quelle  profondeur  et 
universalité  de  sympathie,  Green,  juché  sur  l'histoire 
de  son  pays,  regarde,  pour  ainsi  dire,  passer  de  veine 
en  veine,  de  siècle  en  siècle,  d'institution  en  institu- 
tion, la  brève  et  brusque  étincelle  qui  s'éteint  pour 
renaître  sans  cesse  et  qui  est  pour  lui  d'un  prix  in- 
fini. 11  faut  avoir  lu  la  Short  History  pour  réaliser 
ce  qu'est  chez  lui  cette  adoration  de  la  vie.  Ecoutez- 
le  plutôt  s'arrêtant  avec  complaisance  devant  l'œu- 
vre de  Chaucer  et  se  présenter  lui-même  au  naturel 
en  glorifiant  le  poète  auquel  il  ressemble  par  tant 
de  points. 

Jusque-là  la  littérature  anglaise  ne  nous  a  montré  que 
des  types,  des  allégories  ou  des  réminiscences  du  passé.  Ici 
nous  nous  trouvons  pour  la  première  fois  face  à  face  avec 
des  hommes  vivants,  des  hommes  différents  de  nature  et 
de  sentiments  aussi  bien  que  de  figure,  de  costume  ou  de 
langage,  et  cette  originalité  de  chaque  personnage  est  main- 
tenue à  travers  toute  l'histoire  et  se  révèle  par  mille  nuances 
d'expression  et  d'action...  C'est  la  vie  dans  sa  plénitude,  sa 
variété,  sa  complexité...  C'est  la  vie  qu'il  aime;  délicatesse 
de  sentiments,  libres  plaisanteries,  rires  et  larmes,  ten- 
dresse de  Grisélidis,  ou  aventures  bouffonnes  du  meunier 
et  de  l'écolier,  tout  ce  qui  est  vivant  et  humain  lui  plait. 
C'est  cette  largeur  de  cœur,  cette  tolérance  sans  bornes  qui 
rend  Chaucer  capable  de  comprendre  l'homme  à  la  façon  de 
Shakespeare,  et  de  le  peindre  avec  une  chaleur,  une  viva- 
cité, une  bienveillance,  une  fraîcheur  et  une  gaîté  que  Sha- 
kespeare lui-même  n'a  pas  surpassées  ^ . 

1.  Histoire  du  peuple  anglais.  Traduction  Auguste  Monod 
(Pion,  1888),  t.  I,  pp.  252,  253. 


262  l'inquiétude  religieuse 

La  vie  !  toujours  la  vie  !  D'elle  vient  aux  pages  de 
tous  les  livres  de  Green,  leur  couleur,  leur  bel  en- 
train et  leur  constante  allégresse  :  «  Ce  qui  l'impres- 
sionnait —  a  dit  de  lui  un  autre  grand  historien  que 
l'Angleterre  vient  de  perdre  '  —  ce  qui  l'impression- 
nait chez  un  personnage  était  que  celui-ci  avait 
réellement  vécu,  et  par  là,  il  réussissait  à  donner  la 
sensation  de  la  continuité  vivante  d'un  siècle  et  d'un 
pays.  »  Les  pierres  mêmes  s'animaient  pour  lui,  une 
église,  une  ville  avaient,  à  ses  yeux,  une  existence 
personnelle.  Quand  Freeman  et  lui  allaient  ensemble 
à  travers  l'Europe,  pendant  que  lui  battait  en  tous 
sens  les  rues  d'une  vieille  ville  2,  son  compagnon  ne 
voulait  voir  que  le  chemin  des  archives  où  il  allait, 
du  matin  au  soir,  éplucher  toutes  les  chartes  du  pays. 
Peu  à  peu  cependant,  Freeman  se  laissa  plus  docile- 
ment conduire,  et  apprit  de  Green  à  entendre  parler 
les  vieilles  maisons  et  les  monuments  du  passé.  «  Et 
maintenant,  ô  Johnnie,  lui  dit-il  longtemps  après, 
en  le  remerciant  d'un  pareil  service,  j'ai  vu  des  ci- 
tés sans  nombre,  et  à  chaque  tour  que  j'ai  rencon- 
trée, j'ai  répété  ce  que  je  vous  dois.  Je  l'ai  bien  mis 
dans  une  de  mes  préfaces,  mais  ma  reconnaissance 
veut  le  redire  à  chaque  nouveau  voyage.  C'est  vous 
qui  m'avez  appris  à  regarder  une  Aille  comme  un 
tout,  distinct  des  éghses  et  châteaux  qui  s'y  trou- 
vent, comme  un  organisme  vivant  ^.  » 

Il  faut  faire  remonter  à  la  même  source  la  concep- 
tion vraiment  populaire  de  la  Short  flislory.  «  Je 
voudrais  bien,  écrivait  Green  à  Freeman  au  sujet  de 

1.  Gardiner,  The  Acadeniy,  17  mars  188.3. 

2.  Like  a  dog  following  a   scent,  a    dit   de   lui   M.  Bryce, 

3.  Lellers,  p.  216. 


DE    LA   FOI    AU    DOUTE  2(53 

l'ouvrage  de  celui-ci  sur  la  Conquête  norvnande,  je 
voudrais  bien  que  votre  Église  fût  moins  épiscopale. 
Savez-vous  qu'il  y  avait  aussi  en  ce  temps-là,  des 
prêtres,  des  diacres,  et  par-dessus  le  marché,  des 
laïques?  »  Personne  ne  songerait  à  adresser  à  Green 
un  pareil  reproche.  Les  petites  gens  l'intéressent 
autant  que  les  rois  et  les  généraux,  et  par  là,  il  est, 
dans  toute  la  force  du  terme,  l'historien  du  peuple 
anglais. 

De  là  vient  aussi  quelque  chose  de  moins  insu- 
laire dans  les  jugements  que  Green  porte  sur  les 
hommes  et  les  choses  des  autres  pays.  Certes,  il  était 
anglais  jusqu'aux  moelles,  lui  qui,  dans  ses  fréquents 
exils,  parcourait  avidement  les  journaux  avant  de 
décacheter  son  propre  courrier,  mais  sa  large  sym- 
pathie ne  connaissait  pas  de  frontière.  «  Green  est 
le  premier  homeruler  que  j'ai  jamais  vu,  »  disait 
M.  Bryce  et,  dans  la  correspondance,  de  1870  a  1871, 
il  y  a  plaisir  à  l'entendre  —  tout  germanophile  qu'il 
soit  —  plaider  pour  la  France  contre  son  ami  Freeman 
qui  triomphait  lourdement  à  chacune  de  nos  dé- 
faites. 

Je  ne  puis  piétiner  la  France,  maintenant  qu'elle  est  ren- 
versée^... Le  droit  de  la  Lorraine  à  rester  française  ne 
fait  pas  l'ombre  d'un  doute.  Mais  vous,  vous  n'aimez  la 
liberté  que  dans  le  passé  et,  pour  le  présent,  votre  haine 
de  la  France  parle  plus  fort  que  votre  amour  pour  la  li- 
berté "^. 

Il  s'était  déjà  expliqué  plus  longuement  sur  ce  su- 
jet. Dès  le  commencement  de  nos  désastres,  au  mo- 

1.  Lellers,  p.  302. 

2.  Ibid.,  p.  2fi3. 


26i  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

ment  où  Frceman  priait  pour  lextermination  de  ceux 
qu'il  appelait  assez  sottement  les  Galwelsh. 

Comme  Jeanne  d'Arc,  j'ai  pitié  de  ce  beau  royaume  de 
France...  Louis-Napoléon  est  parti  et  la  France  reste,  vaine, 
ignorante,  insupportable,  si  vous  voulez,  et  cependant,  pleine 
toujours  d'une  attraction  infinie,  pour  moi,  du  moins.  Il  y  a 
en  elle  un  ressort,  une  élasticité,  un  «  cœur  léger  »  qui  a 
ses  bons  côtés  aussi,  une  gaîté,  un  enjouement  dont  l'Eu- 
rope ne  peut  se  passer  ^. 

N'est-ce  pas  toujours  le  même  homme  qui  avait 
remarqué  comment  chez  Tauteur  des  Contes  de  Can- 
terburg  «  l'esprit  français  active  le  côté  vif  et  fort  du 
caractère  national,  adoucit  son  extravagance  et  tem- 
père sa  moralité  un  peu  lourde  ^  »,  le  même  homme 
qui,  sur  toutes  les  questions  d'art  et  de  littérature, 
disait  modestement  qu'il  faut  se  mettre  à  l'école  du 
goût  français  ^. 

Que  nous  voilà  donc  loin  des  inquiétudes  reli- 
gieuses que  nous  suivions  tout  à  l'heure  dans  ses 
premières  années  d'âge  mûr  !  Vraiment  quand  on  le 
voit  aimer  ainsi  toute  manifestation  de  vie,  com- 
prendre toute  doctrine  et  se  passionner  pour  des  in- 
térêts si  divers,  on  se  demande  si,  dans  cette  nature 
tournée  avec  tant  d'intensité  vers  le  dehors,  le  mys- 
ticisme a  jamais  été  autre  chose  que  l'excitation 
passagère  d'un  moment  de  ferveur,  une  des  mul- 
tiples expériences  d'une  souple  intelligence,  capable 
de  goûter  la  poésie  de  chaque  chose,  et  de  se  prêter 
tour  à  tour  et  tout  entière  à  tous  les  objets  de  son 
attention. 

1.  Letters,  p.  259. 

2.  Shorl  history.  Trad.  Monod,  I,  p.  2.51. 

3.  Letters,  p.  284. 


DE   LA    FOI    AL"    DOUTE  265 

Sans  (loule  intelligence  et  sensibilité  religieuse 
restent  très  vives  chez  lui,  et  il  entre  pleinement 
dans  rame  de  Gœdmon,  d'Anselme,  de  Morus  et  des 
prédicateurs  du  premier  «  réveil  ^  ».  Son  livre  est 
même  un  de  ceux  où  on  peut  le  mieux  suivre  l'évo- 
lution du  christianisme  anglo-germanique,  mais  en- 
core une  fois  cette  histoire  ne  l'intéresse  que  par  le 
fonds  d'humanité  plus  tendre,  plus  exquise  et  plus 
exaltée  qu'elle  révèle  et  par  ce  que  les  compatriotes 
de  Gœdmon,  de  Bunyan  et  de  Wesley  ajoutent  de 
curieux  et  de  pittoresque  aux  manifestations  de  la  foi. 

Il  semble  même  —  quoique  à  vrai  dire,  force  nous 
soit  ici  de  marcher  en  tâtonnant  —  il  semble  que 
Green  ait  poussé  ce  détachement,  cette  indifférence, 
plus  loin  que  l'ensemble  de  ses  amis  de  VÉglise  large. 
Chez  lui,  le  divorce  d'avec  tout  le  passé  anglican  et 
biblique  semble  complet.  Vous  chercherez  même  en 
vain  dans  les  lettres  de  la  seconde  partie  de  sa  vie, 
une  trace  de  cette  phraséologie  religieuse  qui  survit 
si  habituellement  en  Angleterre  à  la  perte  de  la  foi. 
Sans  doute  lextrême  logique  le  veut  ainsi,  mais  on 
connaîtrait  mal  VÉglise  large  en  se  figurant  qu'elle 
est  toujours  logique  avec  elle-même.  Enfants  du 
siècle,  ils  ont  beau  faire  à  l'incrédulité  toutes  les 
avances,  ils  n'en  restent  pas  moins  anglais,  c'est-à- 
dire  hommes  de  tradition  et  de  respect,  hommes  de 
fidélité  aux  habitudes  anciennes,  façonnés  au  mysti- 
cisme par  une  éducation  biblique  et  par  la  plus 
abondante  des  littératures  religieuses,  gardant  enfin 
au  plus  profond  de  leur  être  je  ne  sais  quel  attrait 

1.  Qu'on  relise  dans  la  Short  Ilistorif  la  jolie  page  sur 
Edmond  Rich  et  ses  fiançailles  avec  la  Vierge,  t.  I,  pp.  155, 
15fi. 


266  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

mystérieux,  et  quelle  docilité  curieuse  et  fervente  à 
suivre  la  parole  pour  eux  toujours  nouvelle  des  pê- 
cheurs de  Galilée.  Les  plus  avancés  parmi  les  bread- 
churchmen,  plusieurs  du  moins,  gardent  quelque 
chose  de  cette  tendance  en  dépit  des  plus  généreuses 
concessions  au  rationalisme.  Le  doyen  Stanley  a  une 
piété  à  lui,  élégante  et  pittoresque  et  un  ancien  de 
Balliol,  J\L  jMontefiore,  écrivait,  il  y  a  quelques  an- 
nées, un  article  très  documenté  et  très  convaincu 
sur  la  vie  et  rinfluence  religieuse  de  cet  excellent 
Jowet  qui  n'aurait  pas  pu  dire  lui-même  s'il  croyait 
ou  non  à  la  divinité  de  Jésus-Christ.  Rien  de  sem- 
blable chez  Green.  Il  semble  avoir  tout  laissé  de  la 
religion  comme  d'un  vêtement  denfance  et  la  consi- 
dérer dorénavant  avec  une  curiosité  respectueuse 
comme  une  relique  et  un  monument  du  passé.  Il 
n'est  pas  téméraire  pourtant  de  croire  que  s'il  en 
avait  eu  le  temps,  cette  première  fougue  de  logique 
et  d'indépendance  tombée,  il  aurait  retrouvé  quelque 
chose  de  la  facilité  anglicane  à  accepter  les  derai- 
lumières  et  à  se  résigner  aux  compromis. 

Je  ne  me  tourmente  plus,  comme  autrefois,  de  questions 
que  je  ne  puis  résoudre...  Mais  une  vie  nouvelle  apporte 
avec  elle  de  nouvelles  espérances,  de  nouveaux  désirs  de  foi, 
une  foi  nouvelle  que  nous  arriverons  à  connaître  la  vérité. 
Espérances  vagues  et  confuses,  foi  vague  et  confuse,  mais 
mamlenant  je  suis  plus  résigné  que  jadis  clans  le  vague  et 
le  confus.  Je  vois  maintenant  que  pour  savoir  il  faut  vivre, 
pour  connaître  la  vérité,  vivre  la  vérité  '. 

Cela  a  été  écrit  en  mai  1877,  au  moment  de  son 
mariage.  Vers  ce  même  temps,  en  envoyant  sa  dé- 

1.  Lellers,  p.  465. 


DE   LA    FOI   AU    DOUTE  267 

mission  à  Tarchevôque  de  Cantorbéry,  il  avouait  que 
cependant  un  peu  de  sa  foi  perdue  semblait  revenir. 
«  Bien  que  sur  quelques  points,  disait-il  encore,  j'aie 
commencé  à  voir  plus  clair  dans  mes  ténèbres,  pour- 
tant je  ne  crois  pas  qu'il  me  reste  quelque  possibi- 
lité de  reprendre  jamais  ma  vie  cléricale  '.  » 

La  mort  vint  interrompre  ce  travail  intérieur  que 
ralentissait  le  surmenage  imposé  par  tant  d'autres 
travaux,  dans  ces  années  pressées  et  fécondes.  De  sa 
religion  ancienne  Green  ne  gardait  que  cette  éléva- 
tion et  intensité  morale  dont  à  aucun  moment  de  sa 
vie  nous  ne  le  voyons  se  départir.  Tout  à  l'heure  nous 
l'entendions  définir  la  religion  :  «  Le  lien  moral  qui 
donne  à  notre  vie  une  unité  d'action  et  de  propos.  » 
Pour  un  Broad-Churchman,  la  définition  qui  nous 
paraîtrait  ù  nous  si  insuffisante  est  presque  complète. 

Morale  et  religion,  ils  ne  s'inquiètent  de  savoir 
dans  quelle  mesure  ces  deux  éléments  d'une  vie 
meilleure  et  pleinement  humaine  sont  indépendants 
l'un  de  l'autre.  Ils  les  mêlent  et  les  confondent  dans 
la  théorie  et  dans  l'action,  voyant  surtout  dans  les 
pratiques  religieuses  un  cadre  tout  tracé  et  sûr  de 
perfection  morale  et  vivifiant  la  morale  un  peu  froide 
des  philosophes  par  toute  la  poésie  de  la  religion. 

Chez  Green,  bien  que  ce  cadre  religieux  soit  pres- 
que voilé  tout  entier,  la  conception  du  devoir  n'a 
rien  perdu  de  sa  noblesse  et  de  sa  force.  Dans  ses 
livres,  la  préoccupation  morale  et  sociale  l'emporte 
sur  toutes  les  autres  '  et  ses  livres  sont  l'écho  fidèle 
de  toute  sa  vie.  Écoutons-le  encore  une  fois  : 

1.  Lellers,  p.  462. 

2.  He  was  above  ail  a  believer  in  social  and  moral  forces,  a 
preacher  and  moralist.  Edinburgh  review,  avril  1902. 


268  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

Rien  de  plus  naturel  que  le  sentiment  de  nos  propres 
insufûsances.  A  peine  a-t-on  saisi  la  réelle  grandeur  du  tra- 
vail de  ce  monde  que  les  efforts  particuliers  paraissent  infimes 
et  méprisables.  Puis  on  rencontre  des  intelligences  et  des 
tempéraments  si  au-dessus  des  nôtres  qu'on  renonce  par  une 
humilité  mal  comprise  à  tout  sentiment  de  concurrence 
avec  de  si  nobles  travailleurs.  Et  puis  dans  le  plus  petit 
effort  on  est  entravé  à  chaque  pas  par  des  circonstances  qui 
achèvent  de  nous  décourager  et  nous  font  désirer  de  tout 
laisser  là. 

L'essentiel,  je  crois,  est  de  moins  penser  à  nous  et  à  ce 
que  nous  sommes  qu'au  travail  et  à  ce  qu'il  est  pour  nous. 
Le  monde  marche  non  pas  seulement  par  les  ébranlements 
gigantesques  que  lui  impriment  ces  héros,  mais  par  les  mil- 
liers d'imperceptibles  secousses  données  par  chaque  travail- 
leur honnête  . .  Les  circonstances  nous  aiguillonnent  au 
moins  autant  qu'elles  nous  retardent  et  dans  la  lutte  quoti- 
dienne que  nous  leur  livrons,  nous  fortifions  nos  muscles 
pour  le  vrai  combat  de  la  vie.  Quant  au  sentiment  de  la  supé- 
riorité des  autres,  c'est  là  une  joie  pour  tous  ceux  qui  réelle- 
ment travaillent  pour  le  bien  de  tous.  Ce  qu'ils  ne  peuvent 
eux-mêmes,  ils  se  réjouissent  de  le  voir  faire  par  d'autres. 
Bespice  finem.  C'est  la  devise  des  vieux  moines.  Regardez 
la  fin,  non  pas  la  mort,  mais  le  bien  de  l'humanité  ;  non 
pas  votre  perfectionnement  comme  une  fin  en  soi,  mais 
simplement  comme  un  moyen  de  travailler  au  bien  de 
tous. 

Quand  on  relit  ces  nobles  paroles  —  et  tant  d'au- 
tres que  j'aurais  pu  cueillir  à  chaque  page  de  la  cor- 
respondance —  on  revient  avec  une  tristesse  plus 
grande  à  l'histoire  héroïque  et  navrante  des  der- 
nières semaines  de  ce  grand  esprit  el  de  ce  grand 
cœur.  Dès  les  premiers  froids  de  l'automne  1881, 
Green  se  sauve,  comme  toutes  les  années,  vers  les 
pays  chauds.  Les  épreuves  de  son  livre  :  la  Forma- 


DR    LA    FOI    AU    DOUTE  269 

tion  de  V Angleterre,  le  suivent,  ratleignent  comme 
elles  peuvent  au  Caire,  à  Louqsor,  à  Capri,  à  Men- 
ton. 

Sa  pauvre  femme  cherche  dans  les  bibliothèques 
de  la  Côte  d'Azur  les  indications  nécessaires  que 
son  mari  veut  encore  donner  à  quiconque  s'adresse 
à  lui.  Quelques  remarques  d'un  ami  sur  son  dernier 
livre  le  plongent  dans  un  découragement  de  six  se- 
maines. Puis,  allègrement,  il  se  remet  au  travail.  Il 
dicte,  il  dicte  à  sa  femme,  car  il  ne  peut  souffrir 
d'autre  secrétaire  et  voici  que  la  crampe  des  écri- 
vains paralyse  cette  main  fidèle.  Admiralîle  de  pa- 
tience ingénieuse  et  de  volonté,  Mme  Green  se  met 
à  essayer  d'écrire  de  la  main  gauche.  Un  jour  qu'elle 
allait  jeter  au  panier  un  pauvre  brouillon  où  elle 
avait  péniblement  tracé  quelques  mots,  son  mari  lui 
prend  le  papier  des  mains:  «toutes  les  fois  que  je 
me  crois  à  bout  de  forces,  dira-t-il  ensuite,  je  regarde 
ce  papier  et  je  me  remets  au  travail  !  » 

Encore  quelques  mois  à  Kensington  pendant  l'été 
de  1882.  Bientôt  on  repart  pour  Menton.  Le  dernier 
hiver,  l'agonie  commence.  A  toute  vitesse  Green 
travaille  à  son  livre  sur  la  Conquête  de  l Angleterre. 
Le  livre  presque  achevé,  il  sent  le  besoin  de  quel- 
ques corrections  importantes  et  fait  mettre  au  pilon 
les  quatre  mille  exemplaires  déjà  tirés.  Un  matin  de 
janvier,  il  se  lève  avec  un  regain  subit  de  force.  Il 
fait  approcher  une  table  de  sa  chaise  longue  et  ré- 
crit, de  verve,  plusieurs  pages  du  premier  chapitre. 
Ce  fut  son  dernier  travail.  «  Je  ne  puis  plus  rien 
maintenant.  »  Et  cependant  le  20  février,  quand  sa 
femme  lui  annonce  que  la  fin  est  proche,  «  C'est 
gentil  de  me  le  dire  ainsi,  lui  répond-il,  mais  j'ai  en- 


270  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

core  à  metUe  dans  mon  livre  quelque  chose  qui  en 
vaut  la  peine.  Je  puis  faire  encore  un  peu  de  bonne 
besogne  et  je  vais  lutter  en  conséquence.  Donnez- 
moi  des  potions  endormantes,  tant  pis  si  après  huit 
jours  elles  n'ont  plus  d'effet  sur  moi  *...  »  S'est-il 
rappelé  à  ce  moment-là  la  jolie  page  qu'il  écrivait 
jadis  sur  le  grand  ancêtre  des  historiens  d'Angle- 
terre ? 

Tandis  que  Bede  chantait  ainsi,  les  larmes  remplissaient 
les  yeux  de  ses  élèves.  On  approchait  de  l'Ascension.  Bede 
désirait  terminer  sa  traduction  de  l'Évangile  selon  saint  Jean 
et  des  extraits  de  l'évèque  Isidore.  «  Je  ne  veux  pas  que  mes 
élèves  lisent  des  erreurs  ou  travaillent  inutilement  quand  je 
m'en  serai  allé,  »  disait-il  à  ceux  qui  le  suppliaient  de  se  re- 
poser. Peu  de  temps  avant  l'Ascension,  le  mal  s'aggrava,  et 
malgré  cela  il  passa  encore  une  journée  à  enseigner,  répé- 
tant seulement  avec  calme  à  ses  élèves  :  «  Apprenez  aussi 
vite  que  vous  le  pouvez,  car  je  ne  sais  combien  de  temps  j'ai 
encore  à  rester  avec  vous.  »  Une  nouvelle  nuit  s'écoula  sans 
sommeil. . .  Le  soir  arriva  au  milieu  des  larmes  et  des  adieux. 
«  Cher  maître,  dit  le  jeune  scribe,  il  y  a  encore  une  phrase 
qui  n'est  pas  écrite.  —  Écris-la  vite,  reprit  alors  le  vieillard 
mourant.  —  Tout  est  achevé  maintenant,  dit  enfin  le  petit 
scribe.  —  Tu  dis  vrai,  répondit  le  maître,  tout  est  fini  main- 
tenant. »  Étendu  sur  le  plancher,  la  tête  soutenue  par  ses 
élèves,  et  le  visage  tourné  vers  l'endroit  où  il  avait  eu 
l'habitude  de  prier,  Bede  se  mit  à  chanter  l'hymne  solennel 
«  Gloire  à  Dieu  »  ;  comme  il  terminait  le  cemtique,  il  s'étei- 
gnit doucement. 

Pauvre  cher  maître,  pauvre  «  Johnnie  »,  comme 
disaient  familièrement  le  bon  évêque  Stubbs  et  le 
grave  Freeman,  tantôt  pour  vous  mieux  connaître 

1.  Il  mourut  le  7  mars  1883. 


DE    LA    FOI    AU    DOUTE  271 

nous  évoquions  l'image  de  Ghaucer,  et  maintenant 
votre  lit  de  mort  nous  ramène  au  pieux  souvenir 
d'un  vieux  moine.  Des  Contes  de  Canterbury  au 
«  Gloire  à  Dieu  »  de  Bede  mourant,  poumons,  Fran- 
çais, la  distance  paraît  longue,  mais  tout  cela  se 
fond  harmonieusement  en  votre  nature  souriante  et 
grave,  légère  et  profonde,  en  votre  âme  restée  chré- 
tienne parmi  les  ruines  de  sa  foi  première  et  qui  ne 
fut  peut-être  «  hellénique  »  que  dans  la  mesure  où 
Thellénisme  lui-même  —  notre  hellénisme  à  nous 
qui  avons  vécu  de  l'Evangile  —  est  chrétien. 


QUATRIÈME  PARTIE 


MYSTICISME  &  CONTROVERSE 


18 


MYSTICISME    ET    CONTROVERSE 


Par  un  contraste  assez  piquant,  nous  avons  vu  dans  ces 
dernières  années,  un  homme  de  lettres,  merveilleusement 
converti,  demander  au  mysticisme  catholique  l'inspiration 
de  ses  livres,  et,  d'un  autre  côté,  un  romancier  de  grand 
avenir,  agiter  dans  ses  œuvres  de  début  les  dilficultés  les 
pins  troublantes  de  l'expérience  religieuse.  Seraient-ils 
d'une  distinction  moins  rare,  les  romans  de  la  baronne  de 
Handel-Mazzetti  ne  mériteraient  pas  moins  de  nous  retenir. 
Le  monde  a  bien  changé  depuis  le  temps  oîi  le  plus  illustre 
•des  romanciers  catholiques  écrivait  ses  Fiancés.  Les  incré- 
dules ne  manquaient  pas  alors,  mais  lafoide  ceux  qui  croyaient 
«tait  peut-être  plus  sereine  qu'aujourd'hui  et  le  génie 
chrétien  d'un  Manzoni,  du  moins  lorsqu'il  veut  écrire  une 
•œuvre  populaire,  ne  trahit  pas  plus  d'angoisses  que  le  pai- 
sible auteur  de  Rose  de  Tanneboiirrj.  Aujourd'hui  les  jour- 
naux et  la  «  diffusion  des  lumières  »  ont  fait  leur  œuvre, 
que  je  crois  pour  ma  part  plutôt  mauvaise  mais  dont 
je  crois  aussi  que  Dieu  peut  tirer  le  bien.  Plusieurs  fidèles, 
très  obstinément  décidés  à  ne  jamais  accueillir  le  moindre 
doute  sur  les  dogmes  de  l'Église,  ont  entrevu  néanmoins 
l'âme  de  vérité  qui  prête  parfois  quelque  apparence  aux  ob- 
jections des  sophistes.  L'horreur  instinctive  que  causait 
autrefois  la  rencontre  de  l'hérétique  ou  du  révolté  a  fait 
place,  chez  beaucoup,  à  une  pitié  patiente  et  tendre  qui. 


276  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

sans  pactiser  avec  l'erreur,  voudrait  sauver  les  errants  en 
dépit  deux-mêmes.  Ce  n'est  certes  pas  là  du  libéralisme. 
La  baronne  de  Handel-Mazzetti,  toute  animée  des  sentiments 
que  je  viens  de  dire,  signerait  des  deux  mains  toutes  les 
condamnations  portées  par  le  Syllabus  de  Pie  IX.  Aux 
soupçonneux  à  outrance  qu'elle  inquiéta  d'abord  par  le 
courage  ingénu  de  ses  livres,  elle  aurait  pu  répondre  par 
les  quelques  mots  de  François  de  Sales  :  «  J'ai  toujours  dit 
que  qui  prêche  avec  amour  prêche  assez  contre  l'hérétique, 
quoiqu'il  ne  dise  un  seul  mot  de  dispute  contre  eux.  » 
Aussi  bien  n'ai-je  pas  à  prendre  sa  défense.  D'autres  l'ont 
fait  avec  une  autorité  qui  me  manque,  j'ai  voulu  seulement 
indiquer  l'originalité  de  cette  œuvre.  Ni  le  milieu  dans  le 
quel  a  grandi  l'auteur  de  Jesse  iind  Maria,  ni  l'éducation 
qu'elle  a  reçue,  ni  les  influences  qui  l'entourent  aujourd'hui 
encore  et  auxquelles  elle  ne  veut  pas  se  soustraire,  rien  ne 
semblait  la  préparer  à  parler,  comme  elle  fait,  d'un  athée 
et  d'un  luthérien.  Elle  n'a  écouté  que  son  cœur. 


I 
HUYSMANS 


Au  moment  que  je  prends  la  plume  —  que  notre 
pauvre  ami  nous  pardonne  cette  suprême  taquine- 
rie :  en  effet,  un  des  mille  moyens  que  nous  avions, 
hier  encore,  hélas  !  d'allumer  sa  verve  était  de  con- 
trefaire ou  de  célébrer  le  grand  siècle,  —  au  moment 
donc  que  je  prends  la  plume  pour  dire  adieu  à  Joris- 
Karl  Huysmans,  je  ne  puis  m'empècher  d'évoquer  le 
souvenir  du  gros  registre  où,  semblable  au  frère 
Jacques  du  Petit  Chose,  il  collait,  jour  par  jour, 
les  chiffons  que  les  agences  de  coupures  lui  en- 
voyaient. Plusieurs  fois,  je  l'ai  surpris,  plongé  dans 
cette  besogne.  Il  collait,  collait  de  cet  air  ennuyé  qui 
ne  le  quittait  guère  et  sans  prendre  d'ailleurs  aucun 
intérêt,  —  éloge  ou  critique,  —  à  la  prose  bariolée 
qui  défilait  sous  ses  yeux.  Les  caricatures  seules 
paraissaient  lui  donner  quelque  plaisir.  Il  allait 
pourtant  avec  cette  méthode  menue,  appliquée,  pa- 
tiente, bourgeoise  enfin,  qui  avait  fait,  jusqu'au  jour 
de  sa  conversion,  le  meilleur  peut-être  de  son  art. 
Un  de   ces  chiffons  avait  commencé  notre  amitié. 


278  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

J'écris  ce  mot  sans  plus  de  façons,  car  ce  fier  artiste 
aussi  peu  geiideletlres  que  possible,  était  bien  le  moins 
dédaigneux,  le  plus  simple  et  le  plus  accueillant  des 
hommes.  C'était  au  lendemain  de  l'Oblal,  sous  la 
menace  d'attaques  nouvelles  qui  se  préparaient  con- 
tre lui  —  il  le  sentait  bien  —  et  qui,  par  exception, 
devaient  le  peiner  très  fort.  Grâce  au  libéralisme  in- 
telligent d'une  importante  revue  religieuse  dont  plus 
d'un  lecteur  attendait  la  sentence  avant  d'oser  sa- 
vourer en  paix  cette  littérature  déconcertante,  je  pu- 
bliai, sur  le  livre  k  peine  paru,  une  longue  étude  où 
j'affirmais,  avec  une  insistance  qui  n'était  pas  encore 
superflue,  ma  sympathie  sans  réserves  pour  l'homme 
et  pour  le  chrétien,  mon  admiration  plus  atténuée 
pour  les  mérites  divers  de  l'artiste.  Cette  démarche 
cordiale,  simple  accomplissement  d'un  devoir  élé- 
mentaire, le  toucha.  Il  me  le  montra  comme  il  sa- 
vait faire  et  depuis,  il  m'a  laissé  grimper  tout  à  mon 
aise  jusqu'à  son  musée  de  la  rue  de  Babylone  ou  de 
la  rue  Saint-Placide,  feuilleter  ses  souvenirs  litté- 
raires, l'interroger  sur  Villiers  ou  sur  Verlaine,  fure- 
ter parmi  les  diableries  de  sa  bibliothèque,  et  les 
tonnes  de  romans  neufs  qui  s'abattaient  chez  lui 
pour  le  prix  Concourt.  Il  faut,  je  crois,  l'avoir  ainsi 
connu  dans  l'intimité  pour  comprendre  à  quel  point 
s'abusaient  les  bonnes  gens  qui  souvent  crurent  voir 
frétiller  la  queue  du  diable  sous  la  robe  de  Toblat.  Il 
parlait  comme  Durtal,  commençant  de  courtes  phra- 
ses qui  s'achevaient,  le  plus  souvent  sur  un  geste 
découragé.  Les  :  «  Non!  ce  que  ces  gens-là...  »  re- 
venaient comme  un  refrain  à  chaque  tournant  du 
discours,  mais  sans  la  moindre  âpreté,  la  moindre 
amertume.  Les  invectives  de  ses  livres  ne  donnent 


HUYSMANS  279 

pas  une^juste  idée  de  son  ironie  placide  et  gourmande 
qui  dégustait  savamment  toutes  les  formes  du  ridi- 
cule. Vers  la  fin,  d'ailleurs,  une  expression  indéfi- 
nissable de  lassitude,  de  pitié  résignée  et  d'indul- 
gence attendrissait  la  malice  de  son  regard  et  de  ses 
propos.  Frileux,  un  peu  lointain  sans  être  jamais 
distant,  détaché  de  tout,  on  sentait  bien  qu'il  n'avait 
pas  trouvé  «  ici-bas  de  demeure  permanente,  »  et 
que  sa  vraie  vie  était  ailleurs.  Bon  cependant,  affec- 
tueux, entrant  aisément  dans  les  intérêts  d'autrui  ; 
j'ai  rencontré,  chez  lui,  des  romanciers  débutants 
qu'il  traitait  en  camarades  et  dont  l'atfection  con- 
fiante désarmait  la  sévérité  de  sa  critique.  Pèlerin  de 
Lourdes,  il  se  charge  au  départ  d'un  «  amas  »  de 
commissions  pieuses  et,  devant  la  grotte,  il  a  ses 
«  malades  préférés  »  pour  lesquels  il  prie  avec  plus 
d'insistance. 

L'épisode  du  «  petit  frère  Blanche  »,  dans  l'Oblal, 
nous  le  montre  bien  tel  qu'il  était,  je  ne  dis  pas  seu- 
lement avec  ses  amis,  mais  avec  tous  ceux  qui 
avaient  gagné  son  estime.  L'injustice,  la  méchan- 
ceté lui  inspiraient  une  sorte  de  dégoût  navré.  Au- 
cune vanité,  aucune  pose.  Il  était  plus  convaincu  de 
l'universelle  bêtise  que  de  sa  propre  valeur.  De  lui- 
même  et  de  ses  projets,  il  parlait  comme  il  aurait 
fait  d'une  personne  étrangère.  Je  me  rappelle  ses 
hésitations,  ses  difficultés  et  ses  répugnances,  au 
moment  où  il  commençait  les  Foules  de  Lourdes. 
Ce  livre  lui  faisait  peur.  11  s'amusait  alors  à  caresser 
au  vol  d'autres  sujets  et,  notamment,  une  odyssée 
de  Durtal  à  la  recherche  d'un  confesseur.  Là-dessus 
il  racontait  les  anecdotes  les  plus  divertissantes  du 
monde,  dramatisant  ses  propres    souvenirs   et  lec. 


880  L  INQUIETUDE    HELIGIEUSE 

confidences  de  ses  amis,  comparant  les  petites  mi- 
sères de  la  vie  chrétienne  aux  déceptions  de  M.  Fo- 
lantin.  C'est  fini,  maintenant.  Il  n'écrira  plus  de 
livres,  il  ne  collera  pas  sur  son  gros  registre  ces  pa- 
ges où  je  voudrais  le  célébrer  avec  autant  de  piété 
que  d'amicale  franchise.  Depuis  plus  de  deux  ans, 
il  se  préparait  paisiblement  à  mourir.  Avec  une  tris- 
tesse qui,  peu  à  peu,  se  changeait  en  indifférence,  il 
nous  montrait  les  épreuves  des  Foules  de  Lourdes^ 
que  ses  yeux  malades  ne  lui  permettaient  pas  de  cor- 
riger. C'est  fini.  Le  dernier  chapitre  de  sa  vie  achève, 
venge  et  consacre  son  œuvre  que  de  cruelles  pré- 
ventions ont  trop  longtemps  méconnue.  Par  une 
coïncidence  merveilleuse,  sa  longue,  atroce  et  se- 
reine agonie  a  rappelé  aux  libres  penseurs  eux-mê- 
mes, ses  amis  d'autrefois,  qui  le  veillaient  avec  nous, 
la  propre  passion  de  sainte  Lydwine.  La  légende 
sanglante  et  sublime  des  «  corps  broyés  »  qui  lais- 
sent «  rayonner  »  les  âmes,  s'est  reproduite  devant 
nous,  lentement  et  point  par  point,  commentaire 
lumineux,  sanction  décisive  de  cette  œuvre  et  de 
cette  vie. 


Il  y  aurait  donc  aujourd'hui  une  sorte  d'inconve- 
nance à  le  défendre  contre  ceux  qui  jadis  l'accusè- 
rent de  battre  monnaie  «  à  galvauder  les  choses 
saintes  » .  Néanmoins,  les  émotions  sacrées  que  sa  mort 
nous  laisse  ne  nous  permettent  pas  de  parler  de  lui 
comme  nous  ferions  d'un  artiste  ordinaire.  Certes, 
Huysmans  ne  veut  pas  d'oraison  funèbre,  mais  on  ne 
peut  guère  remuer  que  des  pensées  religieuses  auprès 


HUYSMANS  281 

de  celle  tombe  qu'en  d'autres  temps,  nous  aurions 
creusée  à  l'ombre  d'un  cloître  ou  sous  les  dalles  de 
Saint- Séverin. 

Dans  un  livre  récent  et  qui  n'est  pas  tout  à  fait 
négligeable,  un  critique,  M.  Sageret,  assez  peu  fa- 
milier avec  les  choses  de  la  foi,  s'exprime  en  ces 
termes  sur  la  conversion  de  Durtal  : 

A  ce  point  de  cette  étude,  on  se  sent  inquiet.  Une  ques- 
tion surgit  :  la  conversion  de  Durtal  s'est-elle  réalisée  ? 
Hélas  !  bien  peu,  il  faut  en  convenir.  Se  convertir,  c'est 
changer  ;  Durtal,  en  devenant  catholique,  ne  change  pas. 
UOblal  nous  dépeint  un  Durtal  identique  au  curieux  pé- 
cheur de  jadis.  Ses  qualités  d'artiste  n'ont  pas  fléchi,  son 
langage,  toujours  savoureux,  a  conservé  le  même  méca- 
nisme, ses  méditations  sont  encore  interrompues  par  la 
confection  et  l'allumage  d'innombrables  cigarettes,  il  reste 
préoccupé  de  nourriture  et  nous  fait  part  de  ses  ennuis  cu- 
linaires, dès  son  arrivée  au  Val-des-Saints  K 

On  ne  saurait  mieux  appauvrir,  rapetisser,  suppri- 
mer une  question.  Que  M.  Sageret  reste  insensible 
à  la  transformation  évidente  qui  s'est  opérée  dans 
l'âme  et  dans  le  talent  de  Durtal,  c'est  son  affaire,  et 
sur  ce  point,  si  besoin  est,  nous  lui  répondrons  tout 
à  l'heure.  Mais  quelle  idée  ne  se  fait-il  pas  d'une 
conversion  1  «  Se  convertir,  c'est  changer.  »  Rien  de 
plus  vrai  que  cet  aphorisme,  et  rien  de  plus  faux.  La 
conversion,  au  sens  catholique  du  mol,  ne  ressemble 
pas  à  un  suicide.  Elle  n'est  pas  l'effort  insensé  d'un 
homme  qui,  mécontent  de  ce  qu'il  a  fait  jusque-là, 
travaillerait  à  effacer  tout  son  passé  et  à  se  renier 
soi-même.  Pour  parler  comme  les  mystiques,  loin 

1.  Jules  Sageret,  les  Grands  Converlis,  pp.  111,  112. 


282  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

de  se  perdre,  le  converti  se  retrouve.  Assurément 
quelque  chose  disparaît,  comme  la  gaine  morte  d'un 
germe  qui  s'épanouit,  mais  ce  quelque  chose  n  est 
rien,  ne  doit  rien  être  de  vibrant  et  d'original.  Lors- 
que, revenant  de  Damas,  le  converti  rencontre  un 
de  ses  amis  de  la  veille,  il  serait  désolant  que  celui- 
ci  hésitât  avant  de  le  reconnaître  ;  il  faut,  au  con- 
traire, qu'il  puisse  lui  dire  :  «  C'est  encore,  c'est 
toujours  vous,  et  ce  que  nous  aimions  de  vous  sur- 
vit à  cette  métamorphose  qui  d'abord  nous  avait  fait 
peur.  »  Je  ne  parle,  on  m'entend  bien,  que  d'un  ta-^ 
lent  qui  n'a  pas  encore  donné  tous  ses  fruits,  que 
d'une  âme  où  la  sève  monte  encore.  Si  le  vieux  La 
Harpe,  —  oserai-je  bien  le  nommer  dans  une  étude 
sur  Huysmans  —  si  le  vieux  La  Harpe,  sincère,  quoi 
qu'on  en  ait  dit,  revient  à  Dieu,  le  bonhomme  aura 
beau  noircir  encore  du  papier,  l'absolution  in  extre- 
mis de  ce  néophyte  épuisé  n'intéressera  pas  les 
lettres  chrétiennes.  La  conversion  critique  dont  nous 
parlons,  —  celle  d'un  Racine,  d'un  Veuillot,  d'un 
Brunetière  est  un  baptême.  Elle  renouvelle,  elle 
exalte,  elle  transfigure  les  dons  magnifiques,  les 
forces  vives  qui,  dès  avant  le  retour  d'un  saint  Paul 
ou  d'un  saint  Augustin,  faisaient  l'admiration,  l'or- 
gueil et  l'espoir  de  leurs  amis.  «  Se  convertir,  c'est 
changer  »,  oui,  mais  en  restant  soi-même,  en  grefTant 
sur  une  originalité  native  le  je  ne  sais  quoi  d'où 
dépend  le  complet  épanouissement  de  ce  premier  don. 
Ces  vérités  élémentaires  et  que  démontrerait  au 
besoin  l'histoire  des  convertis  les  plus  authentiques, 
par  quel  étrange  sci'upule  plusieurs  ont-ils  hésité  à 
les  reconnaître  dans  la  conversation  de  Durtal  ?  Le 
grand  Arnauld  n'aurait  pas  refusé  son  imprimatur 


I 


HUYSMANS  283 

aux  dernières  tragédies  de  Racine  ;  les  catholiques- 
français  ont  savouré  dans  les  Odeurs  de  Paris  l'âpreté 
naturelle  du  petit  journaliste  de  Chignac  ;  et,  sans 
un  injuste  retour  des  choses  d'ici-bas,  Brunetière 
serait  mort  en  possession  d'une  sorte  de  dictature 
religieuse.  Au  seul  Huysmans,  on  aurait  voulu  pres- 
crire le  sacrifice  d'une  maîtrise  péniblement  achetée 
et  le  mensonge  d'une  rénovation  impossible.  Ses 
procédés,  son  art,  sa  langue,  ses  admirations  et  ses 
haines,  il  aurait  dû,  semblait-il,  se  livrer  tout  entier 
à  d'impitoyables  exorcismes,  passer  à  M.  Folantin 
une  tunique  d'enfant  de  chœur,  conduire  Durtal  à 
l'école  de  Henri  Lasserre  —  ou  plutôt,  triste  souve- 
nir !  —  aux  leçons  du  jocrisse  ordurier  qui,  lui,  le 
malheureux,  n'eut  pas  de  peine  à  apprendre  en  un 
jour  les  secrets  de  la  phraséologie  pieuse.  A  la  ri- 
gueur, on  lui  permettait  d'écrire  encore,  mais  sous 
la  condition  de  bénir  toujours.  Car,  sous  sa  plume 
naturaliste,  la  plus  innocente  ci'itique  prendrait  un 
air  de  blasphème.  «  O  Jésuites,  étant  ce  que  vous 
êtes,  que  u'avez-vous  de  meilleurs  cuisiniers  !  »  cela 
était  bon  pour  un  Veuillot,  mais  un  Huysmans  ne 
pourrait  se  désoler  sur  les  fourneaux  de  Ligugésans 
trahir  l'infirmité  de  sa  propre  foi.  Bref,  on  ne  verrait 
en  lui  un  homme  nouveau  que  lorsqu'il  se  mettrait 
docilement  à  glorifier  le  chemin  de  croix  de  Lourdes 
et  à  rédiger  des  prospectus  pour  «  les  infernales 
fantaisies  do  la  maison  X.  » 

Il  ne  l'a  pas  voulu,  et  pour  cause.  Au  lendemain 
de  sa  conversion,  le  sûr  instinct  d'une  conscience 
dont  la  délicatesse  touchait  au  scrupule  et  qui  accep- 
tait, sans  compromis,  tous  les  sacrifices  nécessaires, 
montra  nettement  à  Joris-Karl  Huysmans  que  Dieu 


284  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

n'exigeait  point  de  lui  une  métamorphose  aussi  com- 
plète. Soumis  comme  un  enfant  aux  dogmes  et  aux 
pratiques  de  l'Église,  il  crut  pouvoir  conserver  ses 
habitudes  littéraires  et  son  indépendance  d'artiste. 
Pour  la  besogne  «ju'il  rêvait  dès  lors,  et  qu'il  regar- 
dait comme  une  mission  artistique  in  parlibus  infi- 
delium,  il  entendit  garder  l'outil  d'autrefois,  cette 
plume  qu'il  avait  pliée,  par  un  long  effort,  aux  sur- 
sauts de  sa  propre  vie,  et  dont  ses  anciens  amis  con- 
naissaient la  probité  invincible.  Fruste  et  raffinée 
tout  ensemble,  souple  et  brutale,  naïve  et  savante, 
cette  plume  volontaire  qui  décrivit  jadis  avec  cruauté 
les  plus  misérables  détresses,  exprimerait  désormais 
—  il  avait  le  droit  den  être  sûr,  —  exprimerait,  tant 
bien  que  mal,  les  angoisses  du  repentir,  les  joies  de 
la  grâce  retrouvée,  les  splendeurs  de  la  liturgie,  les 
délices  du  cloître,  les  tendresses  de  la  vie  pieuse, 
les  ardeurs  des  stigmatisés,  toutes  les  nuances  du 
mysticisme  chrétien. 

C'est  ainsi  que,  des  bords  de  la  Bièvre,  on  voit  ve- 
nir, un  beau  matin,  vers  le  parvis  Notre-Dame,  un 
honnête  homme  d'enlumineur,  dont  la  jeunesse  s'est 
passée  à  croquer,  dans  leur  laideur  misérable,  les 
bourgeois  de  la  troisième  République.  La  physiono- 
mie est  lasse,  mais,  dans  le  regard,  s'allume  parfois 
comme  un  éclair,  la  malice  de  Mathurin  ou  de  maî- 
tre François  Villon.  Il  marche,  il  va  sans  doute  à 
quelque  restaurant  de  torture  où  l'attend  M.  Folan- 
tin.  Mais  non,  il  s'arrête  un  long  moment  devant 
cette  porte  merveilleuse  où  sourit  la  plus  jolie  Vierge 
de  Paris.  Au-dessus  de  la  Vierge,  il  regarde,  il  re- 
connaît comme  un  vieil  ami  ce  diacre  Théophile, 
qui  donna  son  âme  au  diable  et  qui  raconte  éternel- 


IIUYSMANS  285 

lomenl  à  trois  fidèles  de  pierre  commenl  son  âme 
lui  fut  rendue.  Il  entre,  il  fait  lentement  le  tour  de 
la  cathédrale,  à  la  terreur  du  bedeau  qui  se  souvient 
avoir  entendu  dire  que  ce  visiteur  inattendu  était 
un  habitué  du  sabbat.  Il  s'agenouille  devant  l'autre 
Vierge,  un  peu  moins  belle,  celle-là,  mais  toute  mi- 
séricordieuse et  qui,  sous  l'oriflamme,  semble  tou- 
jours prête  à  se  pencher  vers  ceux  qui  viennent  à 
elle.  Alors,  comme  ce  jongleur  d'autrefois  qui  vint, 
en  guise  d'actions  de  grâces,  faire  ses  tours  les  plus 
rares  devant  l'image  de  Notre-Dame,  Durtal,  con- 
verti, offre  au  service  de  Dieu  et  des  saints  ce  qu'il 
a  de  meilleur  au  monde,  son  talent  rudement  acquis 
après  une  lutte  de  vingt  années. 

L'Eglise  maternelle,  et  qui  compte  d'autres  ori- 
ginaux parmi  s(;s  enfants,  ne  fit  pas  difficulté  de 
l'accueillir.  La  sincérité  du  néophyte  était  évidente, 
ses  intentions  pures;  on  ne  jugea  pas  opportun  de 
lui  imposer,  au  préalable,  un  examen  de  rhétorique. 
Ceux  qui  reçurent  ses  premières  confidences  —  quel- 
ques saints  moines,  façonnés  par  Dom  Guéranger 
aux  élégances  traditionnelles  du  style  ecclésiastique, 
un  prêtre  au  grand  cœur,  M.  l'abbé  Mugnier,  — 
permirent  à  Joris-Karl  Huysmans  de  rester  lui- 
même,  d'étaler  dans  sa  cellule  les  idoles  et  les  bibe- 
lots de  sa  jeunesse.  Qu'ils  en  soient  bénis  !  On  ne 
songe  pas,  sans  un  frisson,  aux  œuvres  lamentables 
que  nous  aurait  données  Durtal  assagi,  onctueux,  et 
devenu  pareil  aux  fabricants  de  la  rue  Saint-Sul- 
pice.  Honni  soit  qui  mal  y  pense,  il  ne  pouvait  pas, 
il  ne  devait  pas  changer  ! 


2S6  L  INOUIt:TUDE    RELIGIEUSE 


Je  m'explique  à  ce  sujet  d'autant  plus  librement 
que  certains  aspects  de  son  talent  m'exaspèrent  da- 
vantage. En  effet,  une  qualité  lui  manque,  sans  la- 
quelle un  artiste,  si  grand  soit-il,  n'aura  jamais  plein 
droit  de  cité  dans  les  lettres  françaises.  Joris-Karl 
Huysmans  n'est  pas  Français,  et  bien  différent,  sur 
ce  point,  de  tels  autres  étrangers  qui  sont  presque 
parvenus  à  effacer  la  marque  originelle,  —  un 
Hamilton,  un  Galiani,  un  prince  de  Ligne,  —  il  ne 
veut  pas  être  Français.  L'ordre,  la  mesure,  la  peur 
de  trop  appuyer,  la  grâce  vive  qui  luit  vers  les 
saules  et  se  dérobe  pour  se  mieux  laisser  voir,  les 
mots  qui  disent  et  ne  disent  pas,  la  griffe  invisible 
et  mortelle  d'une  main  qui  semble  jouer,  Virgile, 
Racine,  Pascal,  La  Fontaine,  Voltaire,  Versailles,  nos 
gloires,  nos  traditions,  nos  autels,  tout  lui  fait  hor- 
reur. Et  comme  notre  langue,  dans  ses  qualités  essen- 
tielles, est  la  vivante  incarnation,  limage  rayon- 
nante de  notre  génie,  ce  n'est  pas  assez  de  dire  que 
Durtal  ne  respecte  pas  la  prose  française,  il  ne  l'aime 
pas.  Ce  véritable  crime  est  peut-être  unique  dans 
l'histoire  de  notre  littérature. 

Il  n'existe,  en  effet,  je  crois,  aucune  langue  qui 
ait  été  plus  choyée  que  la  nôtre.  Certes  d'innom- 
brables écrivains  l'ont  blessée,  mais  comme  des  ma- 
nants qui  brutaliseraient  une  princesse.  Les  plus 
coupables  s'en  tenaient,  du  moins,  à  rinditférence, 
prenant  bonnement  à  leur  service  le  français  du  Code 
civil.  Quant  aux  cacographes  de  naissance,  leurs 
pires  élégances  proclamaient  encore  la  gloire  du  vrai 


HUYSMANS  287 

français,  comme  l'hypocrisie  rend  hommage  à  la 
vertu.  Mais  ce  flamand  de  Joris-Karl  malmène  la  no- 
ble langue  de  dessein  prémédité,  avec  une  férocité 
froide  et  des  raffinements  de  torture.  Il  la  veut  laide, 
crasseuse,  sordide.  Il  lui  arrache  les  lleurs,  timides 
ou  orgueilleuses,  dont  elle  aime  à  se  parer.  Il  souille, 
il  déchire  son  corsage  couleur  du  soleil  et  sa  robe 
couleur  du  temps.  Alors,  il  lui  inflige  une  toilette 
sauvage,  d'acres  parfums,  des  bracelets  de  plomb  et 
de  hideuses  pendeloques.  Il  lui  apprend  des  mots 
inouïs,  des  gestes  d'esclave;  et,  comme  la  souple 
créature,  invinciblement  belle,  garde  malgré  lui  un 
port  de  reine,  il  la  disloque,  il  la  plie  en  deux,  tant 
qu'enfin,  boiteuse,  essoufflée,  les  mains  pleines  de 
verrues,  les  joues  sablées  de  pustules,  elle  épou- 
vante, elle  désole  les  plus  barbares  de  ses  amou- 
reux. 

Encore  une  fois,  il  n'aime  pas  notre  langue.  Il  voit 
en  elle  une  pauvresse  prétentieuse  qui  s'atïuble,  aux 
grands  jours,  d'un  vieux  manteau  de  théâtre.  La 
nudité  lumineuse,  la  transparence,  la  grâce  on- 
doyante et  nerveuse,  la  sûre  précision  du  vrai  et 
simple  français  ne  l'enchantent  point.  Il  ignore lins- 
tinct  profond,  la  beauté  singulière  de  cette  prose 
immatérielle  qui  voudrait  donner  aux  sensations  les 
plus  épaisses  la  chasteté  des  pures  idées.  Sa  méprise 
originale  est  là.  Insensible  k  ce  qu'on  pourrait  appe- 
ler l'impressionisme  spirituel  de  nos  maîtres,  ce  bril- 
lant métèque  essaie  désespérément  de  transposer 
dans  sa  prose  les  procédés  des  peintres  flamands.  A 
quoi  bon  ?  Les  mots  restent  des  mots,  et  leur  gaze 
impalpable  résiste  à  ce  vernissage  obstiné.  Encore 
s'il  s'en  était  tenu  à  cette  impossible  gageure,  mais 


288  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

ce  n'est  là  qu'un  premier  pas  dans  la  voie  mauvaise 
qu'il  entend  suivre  jusqu'au  bout. 

Non  que  je  m'indigne  outre  mesure  contre  le  cli- 
quetis, l'imprévu  bouffon,  la  variété  étourdissante, 
ni  même  la  bassesse  de  ses  métaphores.  Sur  ce  point 
rien  de  plus  simple  que  son  esthétique.  Elle  consiste 
à  matérialiser  toutes  choses  ;  mais,  à  vrai  dire,  quand 
Mme  Bavoil  s'apprête  à  «  manger  de  la  vache  enra- 
gée d'âme  »,  elle  me  réjouit  plus  encore  qu'elle  ne 
m'étonne.  Ce  n'est  pas  là,  à  proprement  parler,  une 
faute  de  goût.  Du  moins,  la  conscience  de  l'écrivain 
n'est-elle  pas  surprise.  Il  s'amuse.  Notre  langue  en 
a  vu  bien  d'autres  et  ne  s'en  porte  que  mieux.  En- 
nuyée de  la  monotonie  solennelle  de  ses  professeurs, 
elle  n'est  pas  fâchée  de  s'émanciper  quelquefois  en 
douteuse  compagnie.  Il  ne  lui  déplaît  pas  d'être  un 
peu  chiffonnée,  ni  même  battue  au  cours  de  ses  es- 
capades. Rien  de  vital  n'est  engagé  dans  des  aven- 
tures de  ce  genre  ;  elle  gagne  en  souplesse  et  en  vi- 
vacité pittoresque  ce  qu'elle  perd  en  dignité.  Par 
malheur,  Joris-Karl  ne  s'en  tient  pas  là.  Il  cherche 
délibérément  à  détruire  l'organisme  de  notre  prose. 
Pétrie  par  ses  rudes  mains,  cette  merveille  de  flexi- 
bilité et  d'aisance  devient  quelque  chose  d'informe, 
un  monstre  sans  nom  qui  saigne,  qui  hurle  et  qui 
s'abat  pantelant  à  la  fin  de  chaque  phrase. 

Pour  parler  plus  simplement,  disons  qu'il  manque 
un  sens  à  Durtal,  le  sens  du  rythme  qui  est,  peut- 
être,  le  sens  français  par  excellence.  Il  n'écrit,  pour 
ainsi  dire,  qu'avec  ses  yeux,  et  ne  semble  pas  écou- 
ter le  bruit  de  ses  phrases.  Prenez  garde,  il  écoute 
bien,  mais  une  étrange  perversité  lui  fait  rechercher 
les  cahots  les  plus  douloureux,  les  chutes  les  plus 


HUYSMANS  289 

lamentables.  Et,  pour  que  rien  ne  soit  épargné  à 
notre  souffrance,  ces  perpétuelles  cassures  ne  sont 
pas  abandonnées  à  la  négligence  ou  au  caprice.  Cette 
arythmie  a  son  rythme  qui  en  décuple  et  en  con- 
sacre l'horreur,  Huysmans  coupe  sa  prose  avec  une 
scie  de  l'âge  de  pierre,  l'oreille  dressée  dans  l'attente 
du  craquement  final,  il  écrit  le  plus  tranquillement 
du  monde  : 

Oui,  je  dois  vous  avertir,  maintenant,  que  l'on  mange, 
ainsi  qu'au  cloître,  ici. 

Et  il  achève  sa  Vie  de  sainte  Lydwine  par  ces  pa- 
roles : 

11  semble  que,  si  l'on  écoutait  bien  dans  les  Pays-Bas, 
l'on  entendrait  les  vieux  ossements  et  la  poudre  de  ses  très 
antiques  saints,  bruire. 

Il  n'y  a  pas  de  doute.  Gela  est  voulu,  cherché,  ca- 
ressé avec  une  joie  mauvaise.  Ici,  du  moins,  le  sup- 
plice ne  dure  pas,  l'angoisse  est  brève,  mais  si  le 
malheureux  nous  embarque  dans  une  de  ces  grandes 
périodes  dont  il  a  fixé  la  formule,  nous  défaillerons 
en  chemin  : 

On  abusait,  d'ailleurs,  plus  ou  moins  poliment,  de  sa  pa- 
tience ;  sous  prétexte  qu'elle  était  de  caractère  bénin  et 
d'opinion  utile,  l'on  venait,  pour  des  vétilles,  l'empêcher  de 
souffrir  à  son  aise  et  combien  qui  la  dérangeaient  de  ses 
colloques  avec  les  anges,  par  simple  curiosité,  pour  savoir, 
par  exemple,  quand  aurait  lieu  l'avènement  de  l'Antéchrist 
qu'elle  disait  devoir  être  certifié,  l'année  où  il  naîtrait,  par 
ce  signe  que,  dans  son  pays  d'origine,  trois  gouttes  de 
sang  découleraient  de  chaque  feuille  d'arbre  ;  ou  bien  en- 
core pour  la  consulter  sur  des  cas  oiseux  tels  que  celui-ci, 

II  19 


290  L  INOL'IETUDE    RELIGIEUSE 

présenté  par  nne  femme  qui  s'était  introduite  chez  elle,  afin 
de  lui  demander  s'il  valait  mieux  qu'elle  travaillât  ou  quelle 
se  tournât  les  pouces. 

Je  le  répète,  nous  sorames  en  présence  d'un  véri- 
table système.  C'est  malgré  lui  que  Huysmans  n'écrit 
pas  toujours  de  la  sorte.  Quand  il  est  en  verve, 
quand  sa  palette  le  grise,  les  vives  émotions  qu'il 
nous  procure  nous  empêchent  d'entendre  la  cruelle 
musique  de  ses  phrases  qui  n'obéissent  presque  ja- 
mais aux  lois  du  rythme  français.  Pour  se  faire  une 
justeidée  delà  haine  qu'il  a  vouée  à  notre  langue,  il 
faut  arrêter  cet  écrivain  aux  passages,  hélas  !  trop 
nombreux,  où,  ramené  de  force  à  la  difficulté  capitale 
de  son  métier,  il  se  débat  dans  les  abstractions. 
Peindre,  chanter,  cela  n'est  qu'un  jeu  pour  un  artiste 
ou  pour  un  poète.  La  vraie  maîtrise  d'un  prosateur 
ne  se  révèle  que  lorsque  celui-ci  se  trouve  aux  prises 
avec  la  raison,  avec  la  pure  lumière,  ou  bien  avec 
ces  mille  riens  que  le  discours  ne  peut  omettre  et 
qui,  pourtant,  ne  souffrent  pas  de  parure. 

«  Oui,  je  dois  vous  prévenir,  maintenant,  que  l'on 
mange,  ainsi  qu'au  cloître,  ici.  »  Tous  les  Téniers, 
tous  les  Breughel  du  monde  n'arriveraient  pas  à  ren- 
dre pittoresque  la  banalité  de  cette  phrase,  et  cepen- 
dant de  Rabelais  à  Charles  Nodier  tous  nos  maîtres 
auraient,  sans  même  y  songer,  trouvé  le  moyen  de 
dire  cela,  non  pas  avec  élégance,  mais  de  façon  à 
nous  charmer.  En  face  d'une  telle  matière  qu'il  ne 
peut  cependant  esquiver  toujours,  Huysmans  perd 
tous  ses  moyens.  Mais  dès  qu'il  se  met  à  parler  rai- 
son, il  paraît  encore  plus  misérable.  Ses  pages  d'apo- 
logétique, à  propos  des  miracles  de  Lourdes,  infini- 
ment touchantes  par  la  vive  foi  qui  les  anime,  sont 


HUYSMA.NS  291 

par  moments  à  faire  crier  :  «...  Or  cet  être  est  invi- 
sible, ce  n'est  donc  pas  un  homme  ni  une  femme  ; 
c'est  qui  alors  ?  » 

Voilà  bien,  si  je  ne  me  trompe,  le  crime  irrémis- 
sible dont  je  parlais  tantôt.  De  telles  phrases  expli- 
quent l'antipathie  profonde  et  violemment  injuste 
que  plusieurs  ont  éprouvée  à  l'endroit  de  ce  grand 
artiste.  Paul  de  Saint  Victor,  —  qui,  pourtant,  n'était 
pas  athénien,  —  s'il  arrivait  qu'on  prononçât  devant 
lui  le  nom  de  Huysmans,  se  levait  et  faisait  mine  de 
sortir,  et,  en  lisant  le  premier  manuscrit  de  ce  ter- 
rible homme,  l'éditeur  Hetzel  pensa  revoir  les  incen- 
dies de  la  Commune.  Pourquoi  tant  de  colères?  Di- 
sons simplement  que  Joris-Karl  n'est  pas  Français, 
et,  après  avoir  délivré  notre  âme,  laissons-nous  pren- 
dre au  prestige  de  ce  Flamand,  louons  Durtal  d'avoir 
gardé  sa  manière  savoureuse  et  l'originalité  de  son 
talent. 


Tel  quel,  il  venait  à  nous  avec  l'ambition  de  ser- 
vir l'Église  et  tel  quel,  l'Église  agréa  ses  services.  Il 
avait  besoin  d'elle,  et  elle,  à  son  tour,  si  je  n'ose  dire 
qu'elle  avait  besoin  de  lui,  saurait  du  moins  utiliser 
jusqu'aux  outrances  de  ce  converti.  Habitué  à  dé- 
crire toutes  les  formes  de  la  vulgarité  et  de  la  lai- 
deur, Huysmans  devait  trouver  dans  le  monde  reli- 
gieux, matière  ou  du  moins  prétexte  à  l'exercice  de 
cette  faculté  d'exaspération  qu'il  avait  laborieuse- 
ment cultivée  en  lui  depuis  tant  d'années.  Mais  les 
lecteurs  avertis  n'eurent  garde  de  prendre  trop  au 
sérieux  ces  amusantes  colères,  à  peine  moins  artifi- 


292  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

cielles  que  l'ivresse  pindarique  de  Boileau.  Ceux  qui 
parlent  tragiquement  de  ses  blasphèmes  auraient  pu 
tout  aussi  bien  le  traîner  en  cour  d'assises  pour  avoir 
un  jourdemandéqu'on  étranglât  les  petits  enfants  qui 
l'empêchaient  de  dormir.  A  la  vérité,  dévots  et  dé- 
votes, marchands  de  la  rue  Saint-Sulpice,  «  églisiers 
et  sacerdotes»,  prédicateurs  et  bâtisseurs  d'église, 
ce  libre  prêcheur  n'oublie  et  n'épargne  personne. 
Est-ce  un  grand  mal?  Oui,  s'il  ne  fait  aucune  distinc- 
tion entre  les  défaillance^;  humaines  et  l'indéfectible 
sainteté  de  l'Église,  entre  les  dévotes  et  la  dévotion, 
les  fautes  contre  le  goût  et  les  péchés  véritables  ; 
oui,  s'il  ne  bat  pas  sa  coulpe  en  même  temps  que  la 
nôtre  ;  oui  encore,  s'il  ne  nous  prévient  pas  lui- 
même,  et  de  vingt  façons,  qu'il  force  la  note  à  plai- 
sir ;  oui  enfin,  si  ses  plus  violentes  colères  ne  sont 
pas,  comme  écrivait  Joseph  de  Maistre,  «  les  colères 
de  l'amour  ». 

D'ailleurs,  il  ne  dit  rien  qui  n'ait  été  dit  avant  lui 
et  souvent  avec  la  même  rudesse,  par  des  laïcs 
aussi  bien  que  par  des  prêtres.  Sur  le  vieux  thème 
toujours  de  saison,  il  verse  à  pleines  mains  le  poivre 
endiablé  dont  il  a  trouvé  la  recette,  courte  brûlure 
qui  ne  pénètre  jamais  dans  les  chairs.  Ce  qu'il  écrit 
tout  haut,  des  centaines  de  prêtres  et  de  religieux  le 
pensent,  le  disent  môme.  VOblat,  —  cette  sorte 
d'examen  de  conscience  à  l'usage  du  catholique  mo- 
derne, —  n'est,  en  vingt  endroits,  que  l'écho,  assour- 
dissant, mais  Adèle,  des  colloques  authentiques 
du  Val-des-Saints. 

Pour  ma  part,  je  ne  comprends  pas  que  l'idée  ait 
jamais  pu  venir  à  personne  de  voir  en  de  telles  pages 
une  révolte  contre  l'Église.  «  Si  les  papes  du  Irei- 


HUYSMANS  293 

zième  siècle,  écrit  à  ce  propos  M,  Sageret,  peuvent 
être  contents  de  lui,  Léon  XIII  et  Pie  X  auraient  eu 
le  droit  de  se  plaindre,  car  il  maltraite  sa  mère 
l'Église  comme  ne  le  ferait  pas  un  libre  penseur,  je 
veux  même  dire  un  libre  penseur  sectaire.  »  La  pau- 
vre équivoque  et  la  plaisante  sollicitude  I^QueM.  Sage- 
ret quitte  ce  souci.  Huysmans  maltraite  un  certain  art 
pseudo-religieux,  et  cet  art  n'est  pas  l'Eglise.  Aucun 
paratonnerre  sacré  ne  couvre  ces  officines  sur  les- 
quelles Durtal  appelle  le  feudu  ciel.  En  de  telles  ma- 
tières, l'autorité  religieuse  que  retiennent  des  besoins 
plus  pressants,  abandonne  volontiers  la  défense  de 
ses  vrais  intérêts  à  des  tirailleurs  indépendants,  à 
Huysmans  aujourd'hui,  comme  autrefois  au  jeune 
pair  de  France  qui  prêcha  la  même  croisade.  Au 
siècle  des  humanistes,  lorsque  un  cardinal  cicéronien 
déclara  que  le  latin  du  bréviaire  lui  déchirait  les 
oreilles,  les  gardiens  de  la  foi  ne  s'alarmèrent  pas, 
et  quand,  plus  tard,  le  latin  ecclésiastique  eut  rega- 
gné la  faveur  des  âmes  pieuses,  on  laissa  dom  Gué- 
ranger  maudire,  à  son  aise,  les  complices  de  San- 
teul.  A  plus  forte  raison,  Huysmans  aura-t-il  le  droit 
de  protester  contre  la  niaiserie  de  certains  cantiques 
et  la  laideur  du  chemin  de  croix  de  Lourdes.  Ta- 
bleaux, statues,  basiliques,  habitudes  extérieures  de 
la  piété  catholique,  à  qui  fera-ton  croire  que,  dans 
tout  cela,  il  n'y  a  rien  chez  nous  que  le  bon  sens  et 
le  bon  goût  ne  condamnent,  et  qui  prétendra  jamais 
que  de  telles  excroissances  fassent  partie  de  la  tradi- 
tion ?  Au  lieu  de  paraître  confondre  ce  qu'il  y  a  de 
plus  beau  et  de  plus  saint  au  monde  avec  des  vulga- 
rités et  des  bassesses  parasitaires,  ne  devons-nous 
pas  plutôt  remercier  le  rude  polémiste  qui  nous  force 


29i  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

bon  gré,  mal  gré,  à  affirmer  ces  distinctions  néces- 
saires, à  revenir  aux  pures  sources  de  la  vie  chrétienne 
et  de  l'art  chrétien? 


C'est  là,  en  elTet,  un  des  plus  précieux  services 
que  Durtal  nous  ait  rendus.  En  une  série  d'ouvrages 
qui  forment  comme  un  génie  du  catholicisme,  il  a  ra- 
fraîchi l'imagination  religieuse  d'une  foule  de  lec- 
teurs. Maître  excellent,  très  exclusif  sans  doute,  mais 
que  peuvent  suivre  avec  profit  ceux-là  même  qui 
comptent  bien  rester  fidèles  à  d'autres  maîtres,  à 
saint  François  de  Sales,  à  saint  Ignace,  à  Pascal,  à 
Fénelon,  à  Lacordaire,  en  un  mot,  au  catholicisme 
moderne  dont  l'oblat  n'a  pas  soupçonné  les  incompa- 
rables richesses. 

Il  n'est,  en  efîet,  il  ne  pouvait  être  qu'un  primitif. 
Or,  on  sait  bien,  et  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  l'éta- 
blir, on  sait  que  le  retour  aux  primitifs  est  une  des 
plus  vives  fontaines  de  jouvence  pour  les  littératures 
épuisées.  Fatigué  de  l'impeccable  froideur  des 
œuvres  de  convention,  on  se  tourne  avec  ravissement 
vers  un  bas-relief  gothique  ou  vers  une  miniature  de 
missel.  11  n'est  pas  jusqu'aux  maladresses  de  l'ou- 
vrier qui  n'ajoutent  un  charme  printanier  à  ces 
vieilles  choses  et  ne  prêtent  même  à  de  véritables 
clichés  un  air  de  naïveté  et  de  fraîcheui".  Ces  sublimes 
apprentis,  on  ne  les  voudrait  pas  plus  parfaits  :  on 
les  aime  d'avoir  quelquefois  trop  appuyé  sur  la  cou- 
leur, exagéré  les  gestes,  tout  sacrifié  au  triomphe  de 
l'expression.  Uniquement  soucieux  de  peindre  ce 
qu'ils  ont  vu,  et  comme  ils   l'ont  vu,   et,  en  même 


HUYSMANS  295 

temps,  de  faire  transparaître  dans  leur  œuvre  les 
idées  simples  et  vives  qui  les  occupent  eux-mêmes, 
ils  deviennent,  pour  des  imaginations  paresseuses 
et  pour  des  intelligences  irréelles,  d'admirables  mo- 
dèles de  vérité  et  de  verdeur. 

11  nous  faut  ranger  Huysmans  parmi  ces  modèles. 
Primitif  un  peu  mûr  si  l'on  veut,  son  vocabulaire  est 
plus  riche,  sa  palette  plus  variée,  sa  technique  plus 
sûre  et  ses  défauts  plus  irritants  ;  mais,  par  le  fond 
de  son  art,  il  ne  diffère  pas  des  maîtres  anciens.  Chez 
lui  et  chez  eux,  c'est  la  même  crudité  dans  les  im- 
pressions, la  même  simplicité  anguleuse  des  idées, 
le  même  dédain  des  mièvres  élégances,  la  même  re- 
cherche des  effets  grotesques.  Les  passages  qui  nous 
déconcertent  le  plus  dans  son  œuvre  auraient  semblé 
tout  naturels  à  ses  devanciers.  Sans  doute,  leur  vrai 
mérite,  à  eux  comme  à  lui,  n'est  pas  précisément 
dans  cette  liberté  de  propos  et  ces  images  vulgaires, 
mais  bien  dans  l'ingénuité  du  regard  et  la  robuste 
franchise  qu'attestent  ces  exagérations  innocentes. 
Au  contact  de  ces  libres  artistes,  on  prend  une  haine 
plus  décisive  contre  les  élégances  banales  que  cer- 
tains de  nos  ancêtres  nous  ont  léguées.  Voir  d'un 
regard  tout  neuf  les  vieilles  choses,  comprendre,  ai- 
mer d'une  sympathie  très  jeune  et  presque  enfan- 
tine les  vérités  traditionnelles,  les  mystères  de  la  foi 
et  les  textes  liturgiques,  c'est,  en  un  mot,  toute  l'es- 
thétique religieuse  de  notre  moderne  primitif.  Comme 
tout  le  monde,  Huysmans  ne  se  connaissait  qu'à 
moitié.  11  s'était  pris,  de  bonne  foi,  pour  un  érudit, 
et  cette  naïve  illusion  aurait  gâté  un  écrivain  moins 
éloquent  et  un  artiste  moins  pittoresque.  En  vérité, 
il  n'a  que  faire  de  la  documentation  tumultueuse  qui 


296  L  INQUIETUDE    UELIGIELSE 

encombre  certains  de  ses  ouvrages.  Le  missel,  le 
bréviaire,  le  plain-chant  et  les  vieilles  images  lui  suf- 
sent.  Il  rajeunit  tout  ce  qu'il  touche,  et,  guidé  par  lui, 
on  croit  lire  pour  la  première  fois  les  prières  de  tous 
les  jours. 

Apprécié  de  ce  point  de  vue,  VOblat,  ce  commen- 
taire illustré  de  l'année  chrétienne,  me  paraît  le  plus 
intéressant  et  le  plus  révélateur  de  tous  ses  livres. 
En  route  est  encore  haletant,  confus,  tapageur 
comme  les  derniers  instants  d'une  traversée  ora- 
geuse. La  Cathédrale  a  été  bâtie  avec  trop  de  hâte 
dans  l'éblouissement  d'une  fraîche  découverte.  Ses 
autres  livres  laissent  peut-être  moins  de  place  aux 
confidences  personnelles.  A  Ligugé,  au  contraire,  le 
fracas  des  premières  émotions  et  des  premières  sur- 
prises s'est  calmé.  Un  simple  chrétien,  semblable 
à  chacun  de  nous,  consigne  au  jour  le  jour  ses 
propres  expériences.  Durtal  s'installe.  Il  rentre  dans 
la  vie  commune.  La  bonne  petite  maison  à  l'ombre 
de  l'abbaye,  le  jardin  potager  côtoyant  le  jardin 
mystique,  c'est  là  que  notre  imagination  aime  à  le 
prendre.  On  le  voit  au  naturel,  bon  enfant  qui  se 
permet  parfois  quelques  bouderies  inofl'ensives  pour 
mieux  se  rappeler  que  le  vieil  homme  n'est  jamais 
tout  à  fait  mort,  d'ailleurs  pleinement  docile  aux 
mains  affectueuses  et  à  la  grâce  invisible  qui  le  con- 
duisent. Plus  d'inquiétudes,  plus  de  secousses  et  en- 
core moins  d'amertume.  Ces  pages,  plus  vraies  en- 
core, s'il  est  possible,  que  les  autres,  ou  qui,  du 
moins,  sont  vraiesd'une  vérité  plus  humaine,  laissent 
une  impression  délicieuse  de  simplicité,  de  paix, 
j'allais  dire  de  confort.  Mieux  que  Rome  et  Loretle 
ou  que  la  Bonne  souffrance,  les  détails  minutieux  du 


HUYSMANS  297 

livre  montrent  avec  quelle  facilité  une  âme  de  bonne 
volonté  se  prête  aux  simples  exigences,  à  la  saine 
monotonie  de  la  vie  chrétienne.  Ceux-là  seuls  qui 
ignorent  tout  de  cette  vie  ont  pu  voir  dans  VOblat 
l'aveu  de  je  ne  sais  quelle  déception  tragique.  Il  n'y 
a  pas  trace  de  déception  dans  ce  livre  où  le  converti 
étale  avec  sa  probité  ordinaire  les  petites  misères  des 
saints,  l'image  réelle  delà  sainteté.  Croyez-en  plutôt 
l'immense  détresse  de  l'oblat  à  la  vue  du  cloître  vide 
et  de  l'église  dévastée  :  «  Ah  !  bonne  mère  la  Vierge, 
et  vous,  pauvre  saint  Benoît,  c'est  fini,  la  lampe 
s'éteint  !  » 

C'est  que,  en  réalité,  ce  primitif  se  trouve  chez  lui 
dans  cette  maison  du  passé  oîi  les  contemporains  de 
sainte  Lydvvine  l'auraient  rencontré  sans  surprise. 
Loin  de  ce  cadre  vénérable,  il  ressemble  à  un  exilé. 
Aux  heures  ténébreuses  de  sa  jeunesse,  il  a  bien  pu 
se  prendre  lui-même  pour  un  décadent,  et  répéter, 
avec  un  semblant  de  conviction,  la  prière  de  Baude- 
laire à  la  mort,  au  «  vieux  capitaine  »,  qui  seul  peut 
guérir  notre  ennui  en  nous  montrant  du  «  nou- 
veau »  : 

Verse-nous  ton  poison  pour  qu'il  nous  réconforte  I 
Nous  voulons,  tant  ce  feu  nous  brûle  le  cerveau, 
Plonger  au  fond  du  gouffre,  enfer  ou  ciel,  qu'importe? 
Au  fond  de  l'inconnu  pour  trouver  du  nouveau  *  I 

De  même,  dans  les  contorsions  auxquelles  nous 
font  assister  les  premiers  ouvrages  de  Huysmans,  on 
a  cru  voir  un  etîort  d'adaptation  aux  subtiles  mala- 
dies de  nos  races  finissantes.  Efîorts  à  contre-sens, 

1.  .remprunte  ce  souvenir  à  une  étude  ingénieuse  de 
M.  A.  Praviel. 


298  I'  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

illusion  totale,  aucun  artifice  n'étouffera  jamais  chez 
Durtal  l'instinct  de  sa  vraie  nature  qui  le  ramène 
vers  le  passé.  Décadent,  lui  !  il  n'est  même  pas  mo- 
derne. C'est  un  malade  qui  cherche  à  se  ressaisir  au 
lendemain  d'un  long  cauchemar.  Pour  se  retrouver 
enfin,  il  n'a  qu'à  regarder  en  arrière,  qu'à  revenir  à 
ces  croyants  d'autrefois  qui  déjà  l'appellent  et  aux- 
quels il  ressemble  de  toute  façon.  Chez  eux  et  chez 
lui,  même  simplicité  et  tranquillité  de  foi,  mêmes 
formes  de  prière.  Il  continue  leurs  naïves  enlumi- 
nures, il  s'enchante  avec  eux,  des  mêmes  légendes. 
Il  a  visité  sainte  Hildegarde,  il  a  brossé  des  décors 
pour  le  théâtre  de  Hroswita,  il  s'est  agenouillé  près 
de  la  mère  de  Villon  : 

Au  moûtier  vois  dont  suis  paroissienne 
Paradis  peint  où  sont  harpes  et  luz 
Et  un  enfer  où  damnés  sont  boullus. 

Cette  impossible  métempsycose,  rêvée  jadis  par 
quelques  romanciers,  et  poursuivie  avec  une  si  belle 
ardeur  par  les  catholiques  romantiques,  s'opère  chez 
Durtal  d'une  manière  toute  naturelle.  A  ce  propos,  il 
serait  curieux  d'esquisser  un  parallèle  entre  Sainte 
Lydwineei  la  Sainte  Elisabeth  de  Montalembert.  De 
ces  deux  écrivains,  celui-ci  déploie  assurément  plus 
de  couleur  locale.  Loin  de  se  servir  du  français  d'au- 
jourd'hui ou  d'après-demain,  Montalembert  tâche  de 
retrouver  les  formes  ingénues  des  vieux  hagio- 
graphes.  Mais  cet  effort,  auquel  nous  devons  un  si 
beau  livre,  trahit,  chez  le  journaliste  de  l' Avenir,  xiirn 
sorte  d'heureuse  impuissance.  Aussi  croyant  qu'on 
l'était  au  moyen  âge,  plus  peut-être,  à  mon  humble 
avis,  Montalembert  reste  moderne,  au  sens  le  plus 


HUYSMANS  299 

généreux  de  ce  mot.  Semblable  à  ces  hommes  du 
Nord  que  l'Italie  a  séduits  et  qui  cherchent  vaine- 
ment à  se  faire  une  ame  latine,  il  aime  d'autant  plus 
sainte  Elisabeth  qu'il  se  sent,  en  réalité,  plus  loin 
d'elle.  Huysmans,  au  contraire,  se  promène  dans  la 
légende  avec  l'aisance  d'un  reporter  et  le  sans-façon 
d'un  contemporain.  Pour  lui,  le  temps  n'a  pas  mar- 
ché depuis  le  jour  où  le  poète  de  Saint- Victor  ciselait 
ses  proses  divines,  et  où  ses  propres  amis,  maçons, 
peintres  et  sculpteurs,  achevaient  la  parure  de  Notre- 
Dame  de  Chartres.  La  pensée  chrétienne,  la  mystique, 
l'art,  tout  ce  qui  compte  pour  lui  en  ce  monde  s'est 
arrêté  là. 

Primitif,  et  de  toute  son  âme,  il  faut  toujours  reve- 
nir à  ce  caractère,  si  l'on  veut  connaître,  non  pas 
l'indicible  secret  de  cette  conversion,  mais  la  can- 
deur et  la  simplicité  absolues  de  ce  converti.  Rien  de 
plus  confiant  que  sa  foi.  A  ceux  qui  lui  demandent 
ses  raisons  de  croire,  il  répond,  avec  une  conviction 
plus  éloquente  que  tous  les  arguments  : 

Ma  foi  ne  repose  ni  sur  ma  raison,  ni  sur  les  perceptions 
plus  ou  moins  certaines  de  mes  sens  ;  elle  relève  d'un  sen- 
timent intérieur,  dune  assurance  acquise  par  des  preuves 
internes...  la  Mystique  est  une  science  résolument  exacte, 
j'ai  pu  vérilier  un  certain  nombre  de  ses  eiïets  et  je  n'en 
demande  pas  davantage. 

Certes,  plus  d'un  contemporain  en  dirait  autant, 
mais  non  sans  glorifier  ces  «  preuves  internes  »  en 
montrant  comment  elles  ont  vaincu  nos  modernes 
«  raisons  de  douter  ».  Pour  Huysmans,  ces  difficul- 
tés n'existent  pas.  La  crise  de  la  foi  n'est  qu'une  crise 
morale  ;  on  ne  croit  pas,  parce  que  l'on  ne  veut  pas 


300  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

croire,  et  l'on  ne  veut  pas  croire,  uniquement,  parce 
que  la  foi  chrétienne  nous  impose  de  changer  de  vie. 
«  Le  miracle  est,  en  somme,  le  coup  de  glas  des  pas- 
sions terrestres  ;  l'on  comprend  pourquoi  l'on  n'en 
veut  pas.  » 

Comme  on  le  voit,  s'il  n'est  pas  un  décadent,  il  est 
encore  moins  un  dilettante.  Dans  sa  pensée,  l'art  et 
la  vie,  l'imagination  et  la  dévotion,  les  joies  litur- 
giques et  les  aspérités  du  Décalogue  sont  insépa- 
rables. Des  Esseintes  est  bien  mort  ;  on  a  vendu  ses 
bibelots  à  l'encan,  et  si  Durtal  a  retenu  quelques 
chasubles,  ne  craignez  pas  que  cette  conscience  très 
sincère  et  clairvoyante  confonde  jamais  de  simples 
recherches  d'art  avec  la  vraie  religion.  Le  musée 
s'est  bel  et  bien  changé  en  chapelle.  Les  reliques 
du  passé  qui  jadis  absorbaient  l'artiste,  aident  main- 
tenant le  chrétien  à  exprimer  sa  propre  prière,  à 
vivre  les  réalités  de  la  foi  en  parfaite  communion 
avec  ses  vieux  maîtres.  Qui  en  douterait  de  ceux  qui 
l'ont  lu?  Gomme  le  dit  un  bon  juge  :  «  Il  est  des 
choses  que  l'artiste  ne  peut  rendre  s'il  ne  les  a  long- 
temps vécues ' .  » 


Voici,  en  etîet,  la  rare  merveille.  Une  singulière 
providence  a  voulu  que  l'auteur  de  A  rebours  contri- 
buât plus  qu'aucun  laïc  ne  l'avait  fait  depuis  bien 
longtemps  à  ressusciter  la  littérature  pieuse.  Jusqu'à 
Huysmans,  les  artistes  chrétiens  de  la  plume  s'arrè- 

1.  DoM  J.-N.  Resse  :  Huysmans,  artiste  de  la  douleur 
chrétienne  (Gazelle  de  France,  19  mai  1907.) 


HUYSMANS  301 

laienl,  le  plus  souvent,  au  seuil  du  lemple.  Apolo- 
gistes, historiens,  hagiographes,  ils  faisaient  le  tour 
du  cercle  mystique  sans  oser  pénétrer  dans  le  saint 
des  saints.  Les  uns  donnaient  la  chasse  aux  impies, 
les  autres  spéculaient  sur  les  harmonies  de  la  foi  avec 
la  raison,  ou  décrivaient  la  grâce  divine  telle  qu'elle 
se  reflète  dans  Tâme  des  saints.  Leur  étude  s'atta- 
chait de  préférence  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  les 
dogmes  extérieurs  de  l'Église  et  aux  assises  de  la  re- 
ligion. Seules,  quelques  rares  confidences  et  une 
certaine  ardeur  cordiale  laissaient  entrevoir  le  mys- 
tère de  leur  propre  vie  intérieure,  et  parfois  leurs 
notes  posthumes  révélaient  aux  amis  mêmes  de  ces 
écrivains  que  ces  existences  généreuses  ne  s'étaient 
pas  uniquement  passées  près  des  portes  de  l'Eglise 
et  sur  le  rempart.  Le  cœur  se  serre  à  la  pensée  que 
Pascal,  s'il  eût  vécu,  aurait  sans  doute  jeté  au  feu  la 
plus  belle  prière  que  le  grand  siècle  nous  ait  léguée, 
le  Mystère  de  Jésus.  D'un  accord  tacite,  on  abandon- 
nait aux  prêtres  le  monopole  des  livres  de  dévotion, 
si  bien  que,  le  diable  aidant,  les  œuvres  mystiques, 
rédigées  loin  du  monde  et  par  des  hommes  qui  ne 
parlaient  pas  la  langue  commune,  étaient  comme 
une  bibliothèque  fermée,  nourriture  d'un  petit  trou- 
peau d'exception,  et  pratiquement  inaccessible  à  la 
foule  des  «  honnêtes  gens  ».  Pium  est,  non  legilur, 
et,  quand  par  aventure,  un  laïc  de  bonne  volonté  se 
risquait  à  oublier  cette  consigne,  c'était  miracle  s'il 
ne  mettait  pas  la  main  sur  quelqu'une  de  ces  contre- 
façons innombrables  qui  ont  fait  oublier  aux  fidèles 
d'aujourd'hui  les  chefs-d'œuvre  de  notre  littérature 
pieuse. 

Aussi  quelles  ne  furent  pas  la  surprise,  l'émotion. 


302  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

la  joie  de  ceux  qui  trouvèrent,  dans  En  Route ^  un 
manuel  du  pénitent;  dans  la  Cathédrale  et  VOblat, 
un  livre  d'heures,  une  Année  liturgique,  une  série 
^'élévations  sur  les  mystères  ;  dans  Sainte  Lydwine, 
un  chemin  de  la  croix  ;  dans  les  Foules  de  Lourdes, 
le  plus  vivant  des  mois  de  Marie.  Ce  fut  une  révéla- 
tion, comme  aux  temps  lointains  oîi  la  Vie  dévote, 
gerbe  de  fleurs  présentée  par  la  bouquetière  Glycera, 
étonna,  ravit  et  conquit  les  «  gens  du  monde  ».  Par 
des  procédés  tout  différents,  ces  deux  écrivains  opé- 
raient le  même  insigne  miracle  :  ils  humanisaient  la 
dévotion,  ils  la  mettaient  à  la  portée  du  commun  des 
hommes  sans  la  ravaler  et  sans  l'affadir.  Je  n'entends 
rien  dire  autre  chose  par  ce  rapprochement  qui  éton- 
nera peut-être.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  délicatesses  lit- 
téraires, et,  sur  ce  point,  j'ai  déjà  trop  dit  que  je 
préférais  le  lis  des  Alpes  aux  tulipes  du  pays  fla- 
mand. Qu'importe  !  La  prose  bizarre  et  tourmentée 
de  Huysmans  traduisait  d'une  façon  très  opportune 
les  expériences  d'une  âme  sincère  et  donnait  une  sa- 
veur contemporaine  à  la  mystique  de  tous  les  temps. 
Allégés  de  quelques  pages  un  peu  trop  vertes,  ses 
livres,  délices  des  raffinés,  offrent  un  aliment  délec- 
table à  la  méditation  des  âmes  pieuses.  S'il  est  trois 
fois  certain  qu'un  simple  amateur  ne  saura  jamais 
écrire  une  vraie  prière,  — je  veux  dire  une  prière 
que  le  lecteur  puisse  faire  sienne  et  réciter  devant 
Dieu,  —  il  n'est  pas  moins  vrai  que  cette  faculté 
bienfaisante  a  été  refusée  à  de  véritables  saints.  Tra- 
duire mot  pour  mot,  fixer  toute  chaude  sa  propre 
prière,  ce  n'est  pas  assez  ;  il  faut  encore  le  je  ne  sais 
quoi,  le  don  incommunicable,  l'étincelle,  enfin,  qui, 
par  une  vive  soudure,  soumette  la  ferveur  person- 


HUYSMANS  303 

nelle  du  chrétien  à  la  maîtrise  de  l'artiste.  Huysmans 
a  reçu  ce  don.  A  telles  pages  de  ses  livres,  on  croise 
involontairement  les  mains,  on  voudrait,  on  devrait 
même  continuer  à  genoux  : 

Vous  êtes  évidemment  Celle  qui  se  promena  sous  des 
figures,  sous  des  noms  divers,  dans  l'Ancien  Testament. 
Vous  êtes,  —  sans  crèche  et  sans  croix,  —  la  Vierge  anté- 
rieure aux  Évangiles. 

Vous  êtes  la  fille  de  l'impérissable  Dessein,  la  Sagesse 
qui  est  née  avant  tous  les  siècles... 

Vous  êtes  donc,  sous  un  nouvel  aspect,  la  plus  ancienne 
des  Vierges... 

L'Immaculée  Conception  nous  ramène,  à  travers  la  Bible, 
jusqu'au  chaos  de  la  (îenèse...  et,  forcément,  je  pense  à 
Eve,  devenue  sainte  maintenant,  et  qui,  désolée  par  les 
douleurs  de  ses  descendants,  par  ces  maladies  affreuses 
qu'ils  n'auraient  pas  connues,  sans  sa  faute,  se  tient  là, 
près  de  Vous,  et  vous  supplie  de  payer  à  ces  malheureux 
sa  dette,  de  les  guérir. 

Et  Vous,  qui  ne  fîtes  point  ici-bas  de  miracles,  de  votre 
vivant.  Vous  en  faites  maintenant,  et  pour  elle  et  pour 
nous.  Lumière  de  bonté  qui  ne  connaît  pas  les  soirs,  havre 
des  pleure-misère,  Marie  des  compatissances,  Mère  des 
pitiés  ! 


Je  voudrais  pourtant,  avant  de  finir,  rappeler  en 
quelques  mots  le  divin  travail  qui  a  transformé,  tout 
ensemble,  et  son  âme  et  son  génie. 

La  conversion  de  son  génie  est,  pour  ainsi  dire, 
palpable.  Huysmans  qui,  jusqu'à  ce  jour,  se  tenait 
<(  à  raffut  des  sites  disloqués  et  dartrcux  »,  découvre 
enfin  la   beauté  parfaite.   Alïranchi  de  l'étroite  et 


304  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

basse  formule  qui  le  garroUail,  il  se  révèle  poète  et, 
sans  renoncer  aux  anciennes  prouesses  de  son  pin- 
ceau naturaliste,  il  laisse  un  libre  essor  aux  puis- 
sances de  lyrisme  qui  dormaient  en  lui.  Désormais, 
au  moment  même  où  il  paraîtra  se  délecter  autant 
que  jamais  dans  sa  première  manière,  et  où  quelques- 
uns  seraient  presque  tentés  delui  fausser  compagnie, 
une  soudaine  explosion  de  poésie  refoulera  les 
basses  images  et  les  descriptions  irritantes.  Réalisme 
et  poésie,  photographie  brutale  des  vulgarités  quo- 
tidiennes et  libres  effusions  d'une  sensibilité  élo- 
quente, ces  deux  manières  vont,  je  ne  dis  pas  se 
fondre,  mais  se  juxtaposer  dans  cette  œuvre  étrange 
Juxtaposition  rugueuse,  criarde  souvent,  mais  féconde 
en  surprises  pittoresques  et  très  curieuse  à  suivre 
pour  ceux  qui  veulent  connaître  la  vie  intérieure  de 
Huysmans.  Sans  transition,  sans  préparation  d'aucune 
sorte,  brusquement,  il  nous  transporte  de  Mont- 
martre à  Fiesole,  et  du  parvis  céleste  aux  plates- 
bandes  potagères.  Un  même  chapitre  de  lui  touche 
plusieurs  fois  aux  pôles  extrêmes  de  l'art,  et  ce  va- 
et-vient  est  si  fougueux,  la  griffe  de  l'artiste  si  pre- 
nante, qu'on  n'a  ni  le  temps  ni  le  courage  de  deman- 
der grâce,  et  d'admirer  à  loisir  les  passages  qui  seuls 
nous  enchantent.  Nous  l'avons  vu,  par  exemple,  dé- 
valiser les  plus  vulgaires  boutiques  pour  égaler,  dans 
sa  prose  enragée,  la  laideur  même  de  certain  art  re- 
ligieux contemporain.  A  la  fin,  les  mots,  les  couleurs 
lui  manquent.  Il  s'arrête  défaillant: 

Ce  n'est  même  pas  cocasse,  ce  n'est  même  pas  fou,  c'est 
puéril  et  c'est  ganache  ;  ça  vacarme  et  ça  radote. 

Enfin,  cet  inutile  fracas  s'apaise,  l'injure  brutale 


HUYSMANS  305 

se  transforme  en  un  sublime  anathème,  la  colère  dé- 
cuple tout  à  la  fois  et  purifie  ses  violences  contre  les 
aberrations  du  g-oût  dans  l'architecture,  la  statuaire 
et  la  musique  religieuse. 

C'est  sa  vengeance  (du  démon)  contre  Celle  qu'il  abhorre 
et  on  l'entend  très  bien  lui  dire  : 

Je  vous  suis  à  la  piste  et  partout  où  vous  vous  arrêterez 
moi,  je  m'établirai  ;  vous  ne  serez  jamais  débarrassée  de  ma 
présence...  L'Art,  qui  est  la  seule  chose  propre  sur  la  terre 
après  la  sainteté,  non  seulement  vous  ne  l'aurez  pas,  mais 
encore  je  m'y  prendrai  de  telle  sorte  que  je  vous  ferai  in- 
sulter sans  répit  par  le  blasphème  continu  de  la  Laideur... 
Tout  ce  qui  vous  représentera,  Vous  et  votre  Fils,  sera 
grotesque  ;  tout  ce  qui  figurera  vos  anges  et  vos  saints  sera 
bas... 

Une  autre  page  nous  fait  saisir,  d'une  façon  encore 
plus  nette,  le  contraste  que  j'indique  entre  les  tâton- 
nements malheureux  d'un  écrivain  qui  persiste  à 
ignorer  la  première  loi  de  son  art,  et  les  magnifiques 
inspirations  qui  rachètent  ces  défaillances.  Cette 
page,  mieux  qu'aucune  autre  peut-être,  nous  livre  la 
formule  de  cette  conversion  littéraire;  à  ce  titre,  elle 
restera. 

Huysmans,  les  deux  Huysmans,  le  vieil  homme  et 
le  nouveau,  sont,  à  Lourdes,  devant  la  grotte  embra- 
sée. Le  premier,  qui  n'a  pas  besoin  d'invoquer  les 
muses  et  d'attendre  leurs  réponses,  parle  d'abord. 

Et  tous  ces  cierges  grésillent,  se  calcinent,  différents  se- 
lon leurs  rangs  de  taille  et  suivant  leur  prix  ;  les  minus- 
cules s'effondrent  autour  d'un  pied  de  mèche  qui  champi- 
gnonne,  en  passant  du  rouge  cerise  au  noir  ;  de  plus  gros, 
plus  lentement,  sépuisent  en  des  ruisseaux  d'eau  de  riz 
qui  se  congèlent,  peu  à  peu,  en  des  plaques  d'un  blanc 
II  20 


306  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

gras;  d'autres  se  trient  de  cannelures  et  ressemblent,  avec 
leurs  sillons  vermiculés  et  leurs  exostoses  aux  branches 
verruqueuses  des  ormes... 

J'abrège,  car  le  reste  —  trois  pages  encore  —  ne 
vaut  pas  mieux.  Enfin,  cependant,  le  poète,  le  con- 
verti, se  réveillent.  Le  néant  de  [cette  description 
semble  l'accabler.  Il  prend  un  manuel  de  symbolique 
et  cherche  péniblement  à  interpréter  ce  tableau.  Mais 
tout  ce  que  lui  fournissent  les  livres  est  bien  vide,  et 
l'écrivain  en  détresse  prend  le  seul  parti  qui  lui  reste, 
il  oublie  la  page  à  faire  et,  simplement,  se  met  à  ge- 
noux. Or  voici  que  la  scène  trois  fois  banale  se  trans- 
figure. Une  immense  vague  de  pitié,  de  tendresse  et 
de  foi  submerge  les  ridicules  détails  et  nous  jette  en 
présence  des  réalités  invisibles. 

Le  spectacle  de  ces  milliers  de  cierges  en  ignition  est 
admirable  ! 

Quels  navrements  désordonnés  et  quels  espoirs  troublants 
ils  recèlent  !  De  combien  d'infirmités,  de  maladies,  de  cha- 
grins de  ménage,  d'appels  désespérés,  de  conversions,  de 
combien  de  terreurs  et  d'affolements  ils  sont  l'emblème  ! 
Cette  grotte,  elle  est  le  hangar...  où  tous  les  écrasés  de  la 
vie  viennent  s'abriter...,  le  refuge  des  existences  condam- 
nées, des  tortures  que  rien  n'allège  ;  toute  la  souffrance  de 
l'univers  tient  condensée  en  cet  étroit  espace. 

Ah  I  les  cierges,  ils  pleurent  des  larmes  désolées  de 
mères...  et  tous  sont  fidèles  à  la  mission  dont  ils  furent 
chargés  ;  tous,  avant  d'expirer,  se  tordent  plus  violem- 
ment, jettent  un  dernier  cri  de  leurs  flammes  devant  la 
Vierge. 

Mais  la  transformation  de  son  âme  nous  paraît  en- 
core et  plus  complète  et  plus  intéressante  que  le  plein 
épanouissement  de  son  talent.  D'année  en  année,  de 


I 


HUYSMANS  307 

livre  en  livre,  onvoitcelte  âme  monter  jusqu'à  l'étape 
suprême  qui  couronnera  son  ascension  généreuse. 
Certes,  il  partait  de  loin;  de  moins  loin,  sans  doute, 
qu'on  ne  l'a  souvent  répété  ;  mais  enfin,  il  avait  beau- 
coup à  apprendre  :  son  catéchisme  d'abord,  les 
dogmes  et  les  mystères  de  la  religion.  Il  se  mit  doci- 
lement à  l'école  des  artistes  chrétiens,  des  mystiques 
et  des  maîtres  inconnus  qui,  mieux  que  les  docteurs, 
nous  ont  enseigné  ce  qu'il  faut  croire  en  nous  mon- 
trant comme  il  faut  prier.  Ici  encore,  il  reste  un  pri- 
mitif, et.  sur  quelques  points,  sa  philosophie  reli- 
gieuse, indifférente  aux  difficultés  et  aux  besoins 
d'aujourd'hui,  ne  me  paraît  pas  suffisante.  Lui-même, 
d'ailleurs,  il  lui  arrivait  d'être  de  son  temps  comme 
tout  le  monde,  et  il  se  rapprochait  parfois  de  cette 
religion  plus  humaine,  plus  simple,  plus  vraie,  qui, 
pour  se  montrer  moins  friande  de  légendes  merveil- 
leuses, ne  s'incline  pas  avec  moins  de  soumission 
devant  le  mystère.  Quant  aux  principes  essentiels  et 
immuables  du  christianisme,  Huysmans  se  les  était 
assimilés  avec  une  intelligence,  une  souplesse  et  une 
ferveur  admirables.  Ce  revenant  des  cénacles  les  plus 
fermés,  ce  raffiné  qui  a  passé  sa  vie  à  se  calfeutrer 
contre  les  foules,  a  pourtant  célébré,  avec  une  émo- 
tion profonde,  le  dogme  de  la  communion  des  saints; 
ce  délicat,  ce  douillet,  a  écrit  sur  la  rédemption  par 
la  douleur  et  sur  la  souffrance  chrétienne  un  livre 
entier  et  vingt  autres  chapitres  qu'on  ne  peut  lire  sans 
trembler,  et  qui,  nous  l'avons  bien  vu  depuis,  trahis- 
saient l'intime  secret  de  son  âme. 

Elle  fut  la  première  née  de  l'œuvre  de  l'homme  et  elle 
le  poursuivit  depuis  lors  sur  la  terre,  par  delà  le  tombeau, 
jusqu'au  seuil  même  du  paradis... 


SOS  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Odieuse  à  tous  et  détestée,  elle  martyrisa  les  générations 
qui  se  succédèrent;  de  père  en  fils,  l'antiquité  se  repassa 
la  haine  et  la  peur  de  cette  Préposée  aux  œuvres  divines, 
de  cette  Tortionnaire,  incompréhensible  pour  le  paganisme 
qui  en  fit  une  déesse  mauvaise,  que  les  prières  et  les  pré- 
sents n'apaisaient  pas. 

Elle  marcha  sous  le  poids  de  la  malédiction  de  l'huma- 
nité pendant  des  siècles  ;  lasse  de  ne  suggérer  dans  sa  be- 
sogne réparatrice  que  des  colères  et  des  huées,  elle  atten- 
dit, elle  aussi,  avec  impatience  la  venue  du  Messie  qui 
devait  la  rédimer  de  son  abominable  renom  et  détruire  ce 
stigmate  exécré  qu'elle  portait  sur  elle... 

Elle  ne  fut  vraiment  l'amante  magnifique  qu'avec 
l'Homme-Dieu  ;  sa  capacité  desoutlrance  dépassait  ce  qu'elle 
avait  connu.  Elle  rampa  vers  Lui  en  cette  nuit  eflrayante, 
où,  seul,  abandonné  dans  une  grotte,  il  assumait  les  pé- 
chés du  monde,  et  elle  s'exhaussa  dès  qu'elle  l'eut  enlacé 
et  devint  grandiose.  Elle  était  si  terrible  qu'il  défaillit  à 
son  contact. 

Son  agonie,  ce  furent  ses  fiançailles  à  elle... 

Et  quand  le  moment  suprême  des  noces  fut  venu...  elle, 
comme  la  pauvreté  dont  parle  saint  François,  monta  délibé- 
rément sur  le  lit  du  gibet,  et,  de  l'union  de  ces  deux  réprou- 
vés de  la  terre,  l'Église  naquit;  elle  sortit  en  des  flots  de 
sang  et  d'eau  du  cœur  victimal  et  ce  fut  fini  ;  le  Christ, 
devenu  impassible,  échappait  pour  jamais  à  son  étreinte  ; 
elle  était  veuve  au  moment  même  où  elle  avait  été  enfin 
aimée,  mais  elle  descendait  du  Calvaire,  réhabilitée  par  cet 
amour,  rachetée  par  cette  mort. 

On  a  parlé  de  son  «  manque  naturel  de  tendresse  », 
de  son  «  mépris  de  la  femme,  de  toutes  les  femmes  ». 
C'est  toujours  qu'on  ne  l'a  pas  lu,  car  vraiment  il  a 
exprimé  sa  dévotion  à  la  Vierge,  en  des  termes  dont 
saint  Bernard  lui-môme  ne  dépasse  ni  la  vérité  ni  la 
tendresse.  Les  scrupules,    l'intimité  frileuse,  la  naï- 


HUYSMANS  309 

i 

veté  enfantine  de  ceUe  dévotion  sont  ce  qu'on  peut 
imaginer  de  plus  exquis.  Comme  sainte  Lydwine,  et 
avec  une  même  familiarité  suave,  il  s'approche  du 
crucifix. 

Elle  eût  voulu  être,  parmi  eux,  derrière  eux,  se  rendre 
utile  à  quelque  chose,  en  passant  aux  Saintes  Femmes  l'eau, 
les  herbes,  le  bassin,  l'éponge  pour  laver  les  plaies  ;  elle 
eût  voulu  être  leur  petite  servante,  leur  prêter  ses  plus 
humbles  services,  sans  même  être  vue  ;  il  lui  paraissait 
maintenant  qu'elle  appuyait  ses  pieds  sur  les  pas  du  Fils, 
qu'en  souflrant,  elle  s'emparait  d'une  partie  de  ses  dou- 
leurs, et  les  diminuait  d'autant  ;  et  elle  convoitait  de  tout 
lui  ravir... 

Non,  il  ne  manquait  pas  de  tendresse,  pas  plus 
qu'il  ne  manquait  de  charité.  Il  écrivait  comme  on 
parle,  entre  amis  qui  se  comprennent  et  qui  répon- 
dent à  une  exagération  par  une  exagération  con- 
traire. Il  traitait  les  autres  comme  il  se  traitait  lui- 
même  avec  une  sorte  de  bonhomie  violente.  L'idée 
qu'on  le  prendrait  à  la  lettre,  et  que  son  f ranc-parler 
pourrait  faire  des  victimes  ne  lui  venait  même  pas. 
Ce  fut  pour  lui  une  stupeur  —  je  m'en  souviens  — 
quand  un  jour  des  plaintes  trop  bruyantes  lui  révé- 
lèrent des  susceptibilités  qu'il  ne  prêtait  pas  aux 
autres,  parce  que  lui-même  il  en  était  incapable.  Une 
stupeur,  et  une  peine  très  vive.  Ses  derniers  ou- 
vrages témoignent  du  scrupule  qui  le  tint  dès  lors. 
11  évita  de  citer  des  noms:  il  essaya  même  d'esquis- 
ser, non  pas  tout  à  fait  des  compliments,  mais  des 
paroles  aimables  à  l'adresse  de  certaines  gens  qui  ne 
lui  inspiraient  aucune  sympathie.  Pour  apprécier  des 
hommes  comme    lui,   il    faut  pourtant    leur   tenir 


blO  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

compte  de  ce  qu'ils  pourraient  écrire  et  de  ce  qu'ils 
se  sont  défendu  d'écrire.  De  ses  plus  belles  colères, 
la  littérature  fit  d'ailleurs  presque  tous  les  frais... 

Et  me  voilà,  parlant  de  lui  comme  d'un  saint  per- 
sonnage que  je  défendrais  en  cour  de  Rome  contre 
l'avocat  du  diable,  glorifiant  ses  vertus  et  discutant 
ses  miracles,  car  aussi  bien  j'aurais  pu  rappeler  que 
plusieurs  lui  doivent  leur  conversion.  El  hœc  est  mu- 
tatio  dexterse  Excelsi.  Je  ne  sais  pas  si,  dans  quelque 
cinquante  ans,  l'Académie  française  proposera  aux 
jeunes  écrivains  l'éloge  de  Joris-Karl  Huysmans  ; 
mais  je  suis  bien  assuré  que  la  légende  pittoresque  et 
touchante  de  ce  converti  servira,  longtemps  encore, 
à  l'édification  d'un  grand  nombre.  Pourquoi  ne  réu- 
nirait-on pas,  en  un  petit  volume  de  piété,  les  plus 
belles  prières  de  Huysmans?  Le  nom  de  l'auteur, 
inscrit  dans  le  ménologe  bénédictin,  s'effacerait  peu 
à  peu  de  la  mémoire  des  simples  fidèles,  et  plus  tard, 
les  moniales  qui  épelleraient  les  bizarres  syllabes  de 
ce  nom  se  croiraient  peut-être  en  communion  avec 
quelque  vieux  moine,  contemporain  et  confident  de 
sainte  Lydwine.  Mais  nous  qui  l'avons  connu,  nous 
retrouverions,  dans  ce  petit  livre,  l'histoire  intime  de 
sa  vie  et  en  récitant  ses  prières,  nous  penserions 
qu'il  les  a  récitées  avant  nous,  du  plus  profond  de 
son  cœur. 


II 
LA  BARONNE  DE  HANDEL-MAZZETTI 


§  1.  —  Meinrad 

Dans  les  premières  années  du  dix-huitième  siècle 
un  concours  de  circonstances  assez  bizarres  amène 
à  l'abbaye  bénédictine  de  Kremsmunster  le  jeune  fils 
d'un  libre  penseur  anglais  et  d'une  mère  luthé- 
rienne. Sur  les  instances  d'un  des  moines  de  cette 
abbaye,  le  P.  Meinrad  Helmperger,  qui  a  rencontré 
l'enfant  dans  les  rues  de  Vienne,  le  P.  Abbé,  séduit 
par  l'espoir  de  conduire  bientôt  cette  âme  innocente 
à  l'orthodoxie,  ouvre  au  petit  luthérien  les  classes  du 
monastère.  Edwin  Mac  Endoll  entend  bien  garder 
toujours  la  religion  de  sa  mère  et  se  défend  de  toutes 
ses  forces  contre  diverses  tentatives  de  conversion. 
Il  lutte,  mais  déjà,  sans  le  savoir,  il  est  catholique. 
Repris  par  son  père  qui  fait  avec  lui  un  tour  d'Alle- 
magne, de  tragiques  péripéties  achèvent  de  l'éclairer 
surses  véritables  sentiments,  et  bientôt  Edwin  rentre 
à  Kremsmunster  pour  abjurer  l'hérésie  entre  les 
mains  de  Meinrad.  Telle  est,  en  deux  mots,  l'aven- 
ture que  nous  conte  la  baronne  de  Handel-Mazzetli 


312  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

dans  le  roman  auquel  elle  a  donné  poui-  tilrc  :  r An- 
née mémorable  de  Meinrad  Helmperger  ' . 

A  le  voir  ainsi  résumé,  ce  livre  ne  promet  rien  de 
bien  rare.  On  prévoit  trop  aisément  la  facile  victoire 
des  moines  et  de  la  grâce,  on  imagine  sans  beau- 
coup de  frais  comment  une  plume  pieuse  saura  déve- 
lopper les  convenances  naturelles  et  surnaturelles 
qui  préparent  une  jolie  nature  d'enfant  à  comprendre 
et  à  aimer  le  «  génie  du  catholicisme  ».  Bref,  on  est 
tenté  de  se  dire  que  le  roman  de  la  baronne  de  Ilan- 
del-Mazzetti,  œuvre  d'édification,  comme  il  y  en  a 
tant,  ne  relève  pas  de  la  critique  littéraire.  Non  pas, 
ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  qu'à  notre  sens  l'aventure 
manque  d'intérêt.  On  voit  de  reste  les  redoutables 
problèmes  qu'elle  pose  et  que,  pratiquement,  elle 
doit  résoudre.  Puisqu'il  s'agit  d'un  enfant,  le  vrai 
drame  ici  n'est  pas  celui  qui  se  déroule  dans  l'âme 
du  converti,  mais  bien  dans  celle  des  convertisseurs. 
En  face  de  l'enfant  abandonné  qu'ils  adoptent  pour 
quelques  semaines  et  que  tôt  ou  lard  ils  devront 
rendre  à  sa  famille,  quelle  doit  être  la  conduite  des 
moines  de  Krems  ?  Quelle  doit  être  notre  conduite  à 
tous  envers  ceux  qui,  ne  pensant  pas  comme  nous, 
se  trouvent,  d'une  façon  ou  d'une  autre,  en  notre 
pouvoir?  Une  fois  sur  cette  piste,  les  chemins  de  la 
réflexion  se  croisent  à  perte  de  vue.  Mais  le  moyen 
qu'un  jeune  auteur  devine,  dès  son  livre  de  début, 
les  richesses  d'un  pareil  sujet  ;  le  moyen  qu'une  chré- 
tienne assez  fervente  pour  écrire  à  la  dernière  ligne 
de  son  travail  la  sainte  devise:  0.  A.   M.  D.  G.,  ait 


1.  Meinrad  Helmpergers  denkwùrdiges  Jahr.  Kulturhisto- 
cher   Roman.  Allgemeine  Verlags-Gesellschaft,  Mûnchcn,  1905. 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  313 

la  hardiesse  de  laisser  les  eaux  tranquilles  du  roman 
pieux  et  s'engage,  toutes  voiles  dehors,  vers  les 
troubles  océans  de  la  vérité  humaine  et  de  l'histoire  ; 
le  moyen  enfin  que,  si  elle  a  voulu  courir  tant  de 
risques,  la  barque  imprudente  revienne  au  port  sans 
avoir  même  effleuré  un  seul  écueil  ?  Et  c'est  là  pour- 
tant l'extraordinaire  histoire  de  ce  livre,  la  joyeuse 
et  piquante  surprise  qui  nous  attend  dès  les  premières 
pages  et  jusqu'à  la  fin  nous  amuse  et  nous  ravit.  Le 
vaste  et  délicat  problème  est  abordé  de  front  et  avec 
tant  de  paisible  courage  que,  par  moments,  on  se  de- 
mande si  l'auteur  a  conscience  des  difficultés  qui  le 
guettent,  des  regards  inquiets  qui  le  suivent.  Il  res- 
semble à  un  enfant  qui  joue  innocemment  sur  la 
margelle  d'un  puits  et  qu'on  n'ose  interrompre  de 
peur  que  la  vue  subite  du  danger  ne  lui  fasse  perdre 
l'équilibre.  Un  enfant  !  pourquoi  essaierais-je  de  cor- 
riger cette  image?  Ce  livre  'est  vraiment  si  jeune. 
N'était  la  maîtrise  de  l'ordonnance  et  de  l'expression, 
le  choix  très  sûr  des  scènes  et  des  traits  caractéris- 
tiques, on  croirait  qu'Edwin  Mac  Endoll  tient  lui- 
même  la  plume  qui  écrit  cette  douloureuse  histoire. 
L'enfant  dit  ce  qu'il  avu  et  comme  ill'avu.  Il  ne  cri- 
tique pas,  il  se  souvient,  il  raconte,  et  ce  témoignage 
est  d'autant  plus  redoutable  que  celui  qui  le  donne 
n'en  connaît  pas  la  véritable  portée.  Mais,  d'un  autre 
côté,  la  merveilleuse  candeur  du  petit  témoin  nous 
gagne,  nous  rassérène  et  nous  arrête  sur  la  pente  des 
généralisations  trop  amères.  Tout  ce  qu'Edwin  a 
souffert,  des  moines  d'abord,  puis  des  luthériens,  ne 
l'empêche  pas  un  instant  de  voir  et  d'entendre  les 
anges  qui  lui  parlent  par  la  bouche  du  moine  Mein- 
rad.  Les  observations  les   plus  cruelles   rejoignent 


314  l'inquiétude  religieuse 

sans  elîort  dans  ce  livre  des  pages  délicieuses  que 
Ton  croirait  tirées  du  journal  d'un  premier  commu- 
niant. Là  est  vraiment  le  charme  et  l'originalité  de 
cette  œuvre.  Certains  romans  religieux  font  figure  de 
pamphlets,  d'autres  ressemblent  à  de  fades  idylles, 
Voici  un  romancier  qui  regarde  et  décrit  d'un  même 
courage  les  réalités  du  ciel  et  les  réalités  de  la  terre, 
un  artiste  trop  scrupuleux  pour  ne  pas  s'interdire 
résolument  les  mutilations  et  les  mensonges,  un 
croyant  trop  convaincu  pour  douter  du  triomphe  dé- 
finitif de  sa  propre  foi.  Hâtons-nous  de  lui  faire 
fête. 


Gravement  inquiet  sur  la  santé  de  sa  femme,  lord 
Auguste  Mac  Endoll  a' décidé  d'envoyer  son  fils  aîné 
en  Autriche  et  de  le  confier  pour  quelques  mois  à  un 
vieil  ami,  le  comte  de  Vodropp.  Un  précepteur  ita- 
lien accompagne  Edwin,  et  tous  deux  battent  les 
rues  de  Vienne  où  ils  auront  bientôt  maille  à  partir 
avec  la  foule  qui  a  reconnu  en  eux  des  hérétiques. 
Passe  le  P.  Meinrad  qui  les  sauve  de  cette  bagarre. 
Le  soir  tombe.  Il  est  trop  tard  pour  chercher  la  mai- 
son de  Vodropp.  Le  précepteur  et  l'enfant  acceptent 
pour  une  nuit  l'hospitalité  du  moine.  Une  nuit  ! 
Meinrad  voudrait  que  ce  fût  toujours  et  il  ne  se  ré- 
signe pas  à  la  tristesse  de  rentrer  seul  demain  dans 
son  abbaye  de  Krems.  Agglutinata  est  anima  Jona- 
thse...  Habitué  aux  rudes  fils  des  paysans  autrichiens, 
Meinrad  s'est  senti  tout  de  suite  attiré  vers  ce  bel  en- 
fant aux  boucles  blondes  qui  confessait  si  courageu- 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  315 

sèment  sa  foi  luthérienne  et  brandissait  sa  mignonne 
épée  contre  les  manants.  L'auteur  romance  trop  ce 
coup  de  foudre.  Ces  premières  pages  trop  jolies  tra- 
hissent une  certaine  inexpérience  que  leur  naïveté  si 
pure  ne  rachète  pas  tout  à  fait.  Mais  quoi,  il  faut  que 
l'impossible  arrive,  il  faut  que  le  petit  gentilhomme 
luthérien  devienne  l'hôte  de  Kremsmunster.  Sans 
cela,  plus  de  roman.  Si  par  bonheur,  maintenant,  le 
comte  de  Vodropp  avait  jugé  à  propos  de  quitter 
Vienne  sans  laisser  d'adresse,  ou  d'être  malade,  ou, 
plus  simplement,  de  mourir  !  Justement,  il  est  mort. 
Voilà  qui  va  bien.  Meinrad  offre  au  précepteur  em- 
barrassé de  se  charger  de  l'enfant  pour  quelques  se- 
maines. Il  s'engage  à  respecter  la  religion  d'Edwin. 
Le  précepteur  est  pressé  de  rentrer  en  Angleterre  où 
quelque  intrigue  l'attend.  Il  consent  à  porter  à  lord 
Auguste  les  propositions  de  Meinrad,  et  en  attendant 
la  réponse  paternelle,  l'enfant  pourra  demeurer  à 
l'abbaye  '. 

Un  dernier  miracle,  le  consentement  du  P.  Abbé, 
et  Meinrad  tiendra  son  rêve.  Car,  vous  le  pensez 
bien,  ce  n'est  pas  notre  doux  moine  qui  gouverne  à 
Kremsmunster.  Les  Meinrad  ne  sont  abbés  que  dans 
la  légende.  Le  P.  Abbé  de  notre  histoire  est  forgé 
d'un  autre  métal,  et  l'impulsif  Meinrad,  hier  si  vite 
résolu,  ne  laisse  pas  maintenant  de  trembler  im  peu 
quand,  son  captif  à  la  main,  il  entre  dans  la  redou- 
table cellule  où  leur  sort  à  tous  deux  va  se  décider. 
Heureusement  le  petit  Saxon  ne  tremble  guère.  Il 

1.  Souhaitons  bon  voyage  au  précepteur  Valentini.  Nous 
ne  parlerons  plus  de  ce  traître  de  mélodrame.  Ce  noir  per- 
sonnage, dessiné  de  chic,  encombre  trop  souvent  le  roman 
de  sa  présence  inutile. 


316  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

fixe  de  ses  grands  yeux  bleus  le  redoutable  person- 
nage aux  gestes  de  roi  et  refuse  de  baiser  la  main 
qui  déjà  se  tendait  à  ses  lèvres.  Cette  jeune  crânerie 
ne  déplaît  pas  à  dom  Alexandre.  L'Église,  pense-t-il 
en  souriant,  prendra  bientôt  sa  revanche,  et  déjà  son 
imagination  conquérante  humilie,  au  pied  des  autels, 
cette  victime  que  Dieu  s'est  choisie.  Edwin  est  admis 
à  partager  la  vie  des  enfants  que  les  moines  de 
Krems  façonnent  à  la  vertu  et  aux  bonnes  lettres.  Le 
drame  commence. 

Plus  que  Meinrad  —  lequel  n'écoute  que  son  cœur 
—  plus  que  le  P.  Abbé  dont  l'optimisme  autoritaire 
ne  veut  pas  entrevoir  même  la  possibilité  d'une  ré- 
sistance à  ses  désirs,  le  P.  Prieur  a  vu  juste,  de  cette 
courte  justesse  qui  s'arrête  aux  conséquences  immé- 
diates d'une  décision.  Célibataire  desséché  qui  re- 
garde l'enfant  comme  l'ennemi,  ou  fanatique  obtus 
et  de  ceux  qui  auraient  empêché  le  Christ  de  cares- 
ser les  fils  des  Sadducéens,  ni  la  grâce  ni  la  fierté 
d'Edwin  n'ont  attendri  sa  dureté  méfiante.  Dans  la 
candeur  de  ces  yeux,  dans  la  fraîcheur  délicate  de 
cette  jeune  tête,  il  voit  grimacer  le  masque  maudit  de 
Luther.  Avec  ce  dangereux  otage  qu'on  aurait  dû 
renvoyer  sans  retard  au  camp  ennemi,  le  diable  en 
personne  s'installe  dans  la  maison  sainte.  D'ici  à 
vingt  jours  on  le  saura  bien.  Ayant  ainsi  prophétisé 
de  la  voix  et  du  geste,  le  Prieur  regagne  en  grom- 
melant sa  cellule.  Dispensons-nous  de  l'y  suivre, 
mais  avouons  que,  dès  la  première  expérience,  tout 
semble  lui  donner  raison. 

Dès  ce  jour,  en  effet,  le  démon  de  l'hérésie  siège 
au  cœur  de  la  citadelle.  Edwin  se  cantonne  obstiné- 
ment dans  les  leçons  qu'il  a  reçues  de  sa  mère.  On 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  317 

dirait  que  la  fervente  luthérienne  a  prévu  les  assauts 
que  cette  jeune  âme  aurait  à  subir.  Là-bas,  peut- 
être,  dans  ses  insomnies,  elle  se  demande  avec  an- 
goisse si  Meinrad  restera  fidèle  à  la  parole  donnée. 
Qu'elle  se  rassure.  Le  petit  Anglais  n'abandonnera 
pas  un  pouce  de  terrain  à  l'ennemi.  L'une  après 
l'autre,  chacune  des  superstitions  papistes  qu'on  lui 
a  dénoncées  jadis  surgit  devant  lui.  Il  les  reconnaît, 
les  méprise  et  les  brave.  La  cloche,  qui  appelle  les 
autres  élèves  à  la  prière,  sonne  pour  lui  le  signal  de 
la  rc'volte  quotidienne.  Les  pupitres  se  ferment,  les 
rangs  se  mettent  en  branle  ;  Edwin  reste  à  son  banc 
ou  va  se  promener  seul  dans  le  cloître.  Noble  enfant  ! 
Il  a  déjà  tant  de  raisons  de  se  regarder  comme  pri- 
sonnier, loin  des  siens,  loin  de  son  pays,  dans  cette 
froide  maison,  et  il  va  courageusement  de  lui-même 
au-devant  d'une  solitude  plus  rigoureuse.  Ses  cama- 
rades, hommes  déjà,  puisqu'ils  savent  couvrir  des 
apparences  du  zèle  un  mélange  de  sentiments  dont 
plusieurs  ne  sont  pas  sans  bassesse,  ses  camarades 
ont  vite  fait  de  trouver  un  sobriquet  pour  désigner 
cet  étranger,  ce  nouveau  venu  aux  mains  blanches  et 
aux  allures  de  gentilhomme.  Ils  l'appellent  «  l'hé- 
rétique »,  et  plus  d'un  maître  sourit  complaisam- 
ment  à  cette  fière  preuve  de  dévouement  à  l'Église. 
Qu'importe  à  Edwin  !  Il  savoure,  comme  une 
louange,  l'injure  qui  conviendrait  aussi  bien  à  sa 
pieuse  mère,  et  il  riposte  dédaigneusement  par  quel- 
qu'une des  aménités  qui  sont  de  mode  dans  l'autre 
camp. 

Le  congé  du  jour  des  morts  !  La  plupart  des  élèves 
sont  allés  rejoindre  leurs  parents  pour  la  visite  des 
cimetières.    Les  autres,   restés  au  couvent,  s'épar- 


al8  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

pillent  autour  des  tombes  bénédictines,  sur  le  gazon, 
le  long  du  cloître. 

—  Pourquoi  ne  vas-tu  pas  avec  eux?  demande 
Meinrad  au  petit  Anglais  qui  travaille  seul  dans  la 
salle  d'étude,  et,  ce  faisant,  le  doux  moine  pense  seu- 
lement à  procurer  une  distraction  à  son  protégé  dont 
l'isolement  le  chagrine. 

Mais  vous  savez  bien,  sire  moine,  pourquoi  je  ne  peux  pas 
aller  avec  les  autres  auprès  des  tombes.  Je  ne  veux  pas  me 
mêler  à  vos  litanies.  Ce  n'est  pas  vrai  ce  que  vous  dites  de 
ce  feu  qui  n'est  ni  l'enfer  ni  le  ciel.  11  n'y  a  que  les  papistes 
pour  avoir  imaginé  pareille  chose,  et  je  ne  peux  souffrir  les 
papistes...  Ah  !  je  voudrais...  Et  les  yeux  de  l'enfant  fixent 
un  long  regard  avide  sur  le  soleil  qui  se  couche  pâle  et  rose, 
au-dessus  des  toits  et  des  cheminées  du  village... 

—  Ta  mère,  n'est-ce  pas?  dit  Meinard,  en  caressant  la  tète 
blonde!  Ta  mère,  ah  !  moi  aussi,  j'avais  une  mère  que  j'aimais 
bien.  Tu  vois,  en  bas,  le  village.  C'est  là  que  je  vivais  avec 
elle.  Mon  père  était  régisseur  au  château... 

Plus  de  controverses,  plus  d'injures.  Il  n'y  a  plus 
là  que  deux  tendres  cœurs  qui  se  rencontrent  et  se 
fondent  en  une  même  pensée.  Meinrad  raconte  la 
mort  de  sa  mère  qui  repose  depuis  vingt  ans  dans  le 
cimetière  du  village.  Il  voudrait  bien,  en  ce  jour  des 
morts,  porter  quelques  fleurs,  allumer  un  cierge,  sur 
la  chère  tombe.  Mais  il  n'a  pas  la  permission.  Il  est 
<le  garde  et  doit  rejoindre  les  autres  élèves. 

Quelques  instants  après,  Edwin  descend  en  cou- 
rant vers  le  village.  Il  dévalise  le  premier  parterre 
qu'il  aperçoit  et  demande  qu'on  lui  tresse  une  cou- 
ronne de  roses. 

—  C'est  pour  la  Vierge  Marie  ? 


LA    BAROiNNE    DE    IIANDEL-MAZZETTI  319 

Edwin  secoua  la  tète . 

—  Oh  !  non,  moi,  je  ne  prie  pas  Marie,  comme  font  les 
moines. 

—  Mais  vous  ne  venez  pas  de  là-haut,  dit  la  servante  en  mon- 
trant le  cloître. 

—  Oui,  bien  sur,  mais  je  suis  luthérien.  Veux-tu  me  faire 
une  couronne,  très,  très  jolie. 

Edwin,  tout  en  soupirant  de  ne  pas  pouvoir  porter 
ces  fleurs  à  sa  mère,  court  au  cimetière,  se  fait  indi- 
quer la  tombe  de  la  mère  de  Meinrad  et  passe  la  cou- 
ronne aux  bras  de  la  pauvre  croix.  Ce  n'est  pas  as- 
sez, il  faut  que  la  morte  soit  fêlée  comme  les  autres. 
Bientôt,  grâce  à  l'enfant  luthérien,  un  cierge  va  se 
consumer  auprès  de  la  fraîche  couronne. 

Ne  dites  pas  que  ce  n'est  rien,  cette  gentillesse 
affectueuse  d'un  enfant.  La  naïve  anecdote  montre 
le  sens  profond  du  livre,  et  symbolise  l'apologétique 
inconsciente  du  bon  moine.  Si  le  catholicisme  est  la 
vérité,  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  le  cœur  hu- 
main doitconduireau  catholicisme.  D'autres  moines, 
plus  grands  clercs,  auraient  éprouvé  du  scrupule  à 
associer  la  pensée  de  leur  propre  mère  à  celle  d'une 
hérétique  obstinée  comme  lady  Mac  Endoll,  et  voilà 
que,  par  cette  concession  instinctive,  le  moine  amène 
l'enfant  à  reconnaître,  implicitement  aus.si,  l'intime 
douceur  de  ces  dogmes  dontl'expression  abstraite  lui 
faisait  horreur.  Mais  c'est  pitié  de  définir  ainsi  et  de 
dessécher  ces  vérités  vivantes  et  charmantes.  Reve- 
nons à  notre  roman. 

Élevé  entre  un  père  idéologue  et  une  mère  tou- 
jours soulïrante,  Edwin  s'est  développé  trop  vite.  Il 
est  plus  vieux  que  son  âge,  et  le  dur  régime  des  mois 
d'exil  à  l'abbaye  aura  bientôt  achevé  de  le  mûrir.  Ne 


320  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

ciaiguez  pas,  néanmoins,  que  le  héros  de  Mme  de 
Handel-Mazzelti  tourne  à  l'enfant  prodige.  Non,  il 
n'a  rien  de  ce  petit  monstre  lymphatique  et  irritant 
qui,  dans  une  certaine  littérature,  fait  pendant  aux 
ingénieurs  de  M.  Georges  Ohnet.  Vers  la  fin  du  livre, 
la  vivacité  d'Edwin  tend  à  s'émousser,  mais  c'est 
l'elTet  normal  de  la  crise  qui  ne  lui  laisse  plus  d'autre 
vie  que  la  souffrance,  et  de  la  triste  convalescence 
qui  suivra  la  catastrophe.  Pour  l'instant,  aucun  des 
moines  qui  ont  affaire  à  lui  n'est  tenté  de  le  trouver 
trop  parfait.  Cette  libre  nature  s'accommode  mal  de 
la  compression  et  des  minuties  du  règlement,  et  le 
conflit  entre  ses  maîtres  et  lui  est  d'autant  plus  aigu 
qu'on  se  trouve  plus  disposé  à  mettre  les  actes  d'in- 
discipline de  cet  étourdi  sur  le  compte  de  l'hérésie. 
Le  professeur  d'Edwin,  un  cousin  du  P.  Meinrad, 
est  pourtant,  lui  aussi,  un  brave  cœur,  et  jusqu'ici  le 
courage  lui  a  manqué,  à  chaque  fois  que  son  élève 
méritait  d'être  battu.  Mais  il  se  sent  à  bout  de  pa- 
tience et,  rencontrant  Meinrad  au  jardin,  il  lui  dé- 
taille, avec  indignation,  tous  les  méfaits  de  son  pro- 
tégé. L'autre  l'exhorte  à  plus  de  douceur  quand  sou- 
dain les  deux  moines  voient  courir  à  eux,  tout  rouge, 
tout  essoufflé,  le  moniteur  qu'Honorius  a  chargé 
pour  quelques  instants  de  la  surveillance  des  Gram- 
mairie?is. 

—  Je  ne  peux  plus  les  tenir  !  C'est  comme  si  le  diable  était 
au  milieu  d'eux.  Et  vraiment  le  diable  est  là,  incarné...  Le 
luthérien,  l'hérétique,  le  gamin  d'Anglais  ! 

—  N'as-tu  pas  honte,  Wolf  ?  repartit  Honorius,  d'un  ton 
ferme.  A  ton  âge,  tu  ne  peux  pas  te  faire  obéir  d'une  douzaine 
de  mioches?  Allons,  qu'y  a-t-il  avec  l'Anglais? 

—  Mais  venez,  mais  venez  donc,  insiste  Wolf,  vite  ou  tout 


LA    BARONNE    DE    IIANDEL-MAZZETTI  321 

le  couvent  sera  dans  leau.  Ils  ont  versé  dans  la  classa  tous 
les  pots  à  eau  du  dortoir. 

Le  Père  court  au  lieu  du  sinistre.  C'était  vrai.  La 
classe  est  comme  un  lac  dont  les  vagues  ont  déferlé 
jusque  sur  les  cartes  et  sur  les  images  suspendues 
aux  murs.  Les  élèves,  dans  une  agitation  folle,  juchés 
sur  les  pupitres,  se  font  une  arme  de  tout  ce  qu'ils 
trouvent  sous  la  main. 

—  Miséricorde  !  crie  le  P .  Honorius  ;  qui  a  changé  ma 
grammaire  en  un  repaire  de  bandits  ? 

—  Gare,  c'est  le  Père. 

Le  tapage  s'arrête  net,  les  héros  consternés  se  regardent, 
baissent  la  tète  et,  lentement,  l'un  après  l'autre,  se  glissent 
à  leur  place.  Relevant  très  haut  sa  robe,  le  profeseur  arrive 
jusqu'à  la  chaire.  Silence  de  mort.  On  entend  battre  tous  les 
coeurs. 

—  Mac  EndoUius  ! 
—  Sire  moine  ! 

Lui  n'a  pas  peur.  Debout  sur  son  banc,  portant  sur  la  poi- 
trine une  décoration  découpée  dans  des  cartes  à  jouer,  à  la 
main  un  bâton  de  maréchal  en  papier. 

—  Ici,  Mac  EndoUius  !  Qui  a  organisé  cette  comédie,  toi 
ou  Obermayer? 

—  Il  ne  pourra  pas  cacher  que  c'est  lui,  lui  l'hérétique, 
soufne  Wolf. 

—  Tu  ne  dois  pas  l'appeler  ainsi.  Mac  EndoUius,  réponds. 

—  C'est  moi  I  Jamais  nous  ne  nous  sommes  tant  amusés? 
Obermayer  et  quelques  autres  représentaient  la  flotte  que  le 
méchant  roi  a  envoyée  pour  nous  conquérir,  nous  autres 
Anglais,  et  nous  faire  papistes.  Mais  ça  ne  lui  a  guère  réussi, 
crie  le  triomphateur  en  brandissant  son  bâton.  Je  suis  l'ami- 
ral de  Sa  Majesté  et  j'ai  coulé  la  flotte  espagnole. 

—  Mauvais  petit  impertinent,  où  as-tu  appris  l'histoire? 

—  Tout  le  monde  sait  cela  chez  nous,  et  comment  le  souffle 
II  21 


322  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

de  Dieu  a  fait  sombrer  l'orgueil  de  la  flotte  espagnole,  et  puis 
le  vieux  roi  est  allé  au  diable  ! 

—  Qu'est-ce  que  ces  vilains  contes?  Je  te  parlerai  quelque 
jour  du  bon  roi  Philippe...  mais  avant,  tu  mérites  une  autre 
leçon. 

A  la  brusque  rougeur  qui  monte  au  front  de  l'enfant,  et 
à  lui  voir  serrer  les  poings,  Honorius  pressent  que  la  cap- 
ture sera  chaude,  et  il  appelle  Wolf  au  secours  de  son  im- 
puissance. 

—  Oplime,  dit  celui-ci,  relevant  déjà  ses  manches,  et 
comme  Honorius  s'écartait  en  soupirant  : 

—  Veux -tu  bien  venir  ici  et  sans  résistance  ? 

—  Oui,  attends-moi.  Essaie  de  me  toucher,  paysan  ! 

—  Paysan  !  je  vais  te  faire  voir. 

—  Et  moi  aussi  je  te  ferai  voir... 

Frêle,  mais  souple,  avant  que  le  gros  garçon  maladroit  ait 
pu  le  saisir,  Edwin  se  jette  sur  lui  et  mord  profondément  au 
gras  du  bras  nu. 

Wolf  rugit  de  douleur  et  crie  au  secours.  Mais,  pro- 
fitant de  la  confusion  générale,  l'amiral  anglais  court      ^ 
au  jardin  rejoindre  le  P.  Meinrad.  Il  lui  raconte,  en 
frémissant,  la  bataille,  et  défie  qui  que  ce  soit,  élève 
ou  moine,  qui  essaierait  de  le  toucher.  Et  ce  faisant, 

semblable  à  un  jeune  lion,  il  rejetait  en  arrière  ses  boucles 
blondes,  et  riait,  laissant  voir  ses  dents  rouges  de  sang. 

Grâces  soient  rendues  à  la  baronne  de  Handel- 
Mazzetti  pour  ce  coup  de  dents.  Sobre  de  descrip- 
tions comme  tous  les  romanciers  de  race,  deux  vives 
histoires  lui  ont  suffi  pour  camper  devant  nous  son 
petit  héros.  Des  fleurs  et  du  sang,  une  délicate  ten- 
dresse et  une  fermeté  courageuse,  la  scène  du  cime-  i, 
tière  et  la  tragédie  de  l'Armada,  se  rejoignent  pour  i^ 
évoquer  à  nos  yeux  une  image  vivante  et  précise,  un     $ 


LA    BARONNE   DE    HANDEL-MAZZETTI  323 

portrait  d'enfant  qui  aurait  tenté  tour  à  tour  un  Gains- 
borough  et  un  Velasquez, 

Décrire  des  âmes  et  suggérer  des  idées,  en  ayant 
l'air  de  raconter  bonnement  de  petites  histoires,  c'est 
proprement  la  marque  des  maîtres. 

Les  Levantius  en  leur  légende 
Disent  qu'un  certain  rat... 

Je  me  délie  invinciblement  d'un  conteur  qui  tarde 
trop  à  me  rappeler  l'exquise  perfidie  de  cette  fable 
parfaite,  et  pour  l'instant,  je  me  désole  de  ne  pouvoir 
m'arrêter  à  suivre,  au  simple  point  de  vue  de  l'art,  le 
développement  d'un  jeune  talent  que  je  sens  grandir 
à  chaque  page.  D'autres  soucis  nous  pressent.  La 
flotte  espagnole  veut  une  revanche.  L'état-major  se 
concerte  dans  la  cellule  du  P.  Abbé. 

De  graves  nouvelles  apportées  par  un  seigneur  du 
voisinage  auront  leur  contre-coup  immédiat  sur  notre 
héros.  Il  paraîtrait  qu'un  nouvel  assaut,  plus  terrible 
que  les  anciens,  se  trame  contre  Dieu  lui-même.  Jus- 
qu'ici, on  ne  concevait  pas  de  pires  ennemis  que  les 
hérétiques.  Or,  voici  venir  d'Angleterre  des  impies 
qui  sèment  le  doute  non  plus  seulement  contre  les 
droits  de  la  véritable  Église,  mais  contre  toute  révé- 
lation. Par  bonheur,  dom  Alexandre  ignore  encore, 
à  cette  heure,  que  le  père  d'Edwin  est  un  de  ces 
hommes,  mais  comme  il  vient  de  déclarer  à  ses 
moines  que,  dans  ledanger  présent  de  la  chrétienté, 
la  moindre  faiblesse  envers  les  libertins  serait  crimi- 
nelle, et  que  dorénavant  on  devrait  redoubler  de  vigi- 
lance pour  préserver  l'abbaye  de  tout  contact  avec 
cet  esprit  d'erreur,  sa  pensée  se  porte  naturellement 
sur  le  petit  luthérien. 


324  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

—  Je  ne  veux  pas  d'hérétique  dans  ma  maison,  dit-il 
après  un  silence,  et,  quanta  l'Angleiis,  j'entends  qu'il  aille  à 
la  messe . 

Puis  se  rappelant  la  promesse  de  Meinrad,il  ajoute  : 

—  Avec  le  diable,  il  n'y  a  pas  d'engagement  qui  tienne. 
Si,  par  hasard,  on  lui  a  promis  quelque  chose,  loin  d'être  un 
péché,  c'est  un  devoir  de  manquer  à  cette  promesse. 

Meinrad  a  pâli. 

—  Que  Votre  Révérence  me  permette...  L'enfant  ne  montre 
aucune  inclination  pour  notre  Sainte  Église.  Il  tient  ferme- 
ment à  ce  quon  lui  a  enseigné  dans  sa  famille,  aux  doctrines 
qu'il  a  sucées  avec  le  lait  de  sa  mère.  Nous  n'avons  pas  le 
droit  de  faire  violence  à  ses  sentiments,  d'autant  moins  qu'il 
se  trouve  ici  notre  hôte... 

Le  P.  Meinrad  s'embrouille.  Honorius  vient  à  la 
rescousse  avec  une  comparaison  biblique,  mais  le 
P.  Abbé,  impatient,  coupe  court  à  cette  poésie. 

L'enfant  est  ici  depuis  deux  mois.  Combien  voulez-vous  at- 
tendre encore?  Le  royaume  du  ciel  sou  fifre  violence...  Quant 
au  serment  de  Meinrad,  il  ne  nous  lie  pas,  nous  autres  ;  lui 
non  plus,  d'ailleurs,  mais,  sur  ce  point,  il  ne  veut  pas  en- 
tendre raison. 

Et  il  conclut  en  donnant  aux  professeurs  d'Edwin 
l'ordre  formel  de  préparer  à  bref  délai  cette  conver- 
sion. Il  entend  bien  voir  l'enfant  à  la  messe  du  pro- 
chain dimanche  et  il  recevra,  le  jour  de  Pâques,  son 
abjuration.  Telle  est  sa  volonté.  Qu'on  agisse  en  con- 
séquence. 

Du  reste,  il  mènera  lui-même  de  loin  le  siège  de 
cette  conscience  d'enfant.  La  douceur  d'abord,  les 
flatteries,  les  caresses,  c'est  la  formule.  Ensuite,  si 
besoin  est,  la  force.  Justement  une  occasion   favo- 


I 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  325 

rable  se  présente.  Dans  peu  de  jours,  leprince  évêque 
de  Passau  fera  sa  visite  à  Kremsmunster.  En  son 
honneur,  les  élèves  joueront  une  pièce  allégorique: 
Callirhoes  et  Theophobi  Amores.  Les  rhétoriciens 
et  les  humanistes  sont  trop  grands  pour  le  rôle 
principal.  Un  élève  de  grammaire  irait  à  merveille. 
Pourquoi  pas  Mac  Endollius? 

C'est  un  bel  enfant.  Il  a  dans  tous  ses  mouvements 
une  grâce,  une  élégance  à  laquelle  nos  jeunes  villa- 
geois n'atteindront  jamais.  Pourquoi  pas  Endollius  ? 
Le  P.  Abbé  lui-même  propose  ce  nom.  Mais  soudain, 
il  semble  se  raviser:  «  Nous  ne  pouvons  pas  laisser 
paraître  vm  hérétique  sur  nos  planches. ..  »  Alors, 
comme  le  P.  Augustin,  mauvais  casuiste,  ne  trouve 
rien  à  répondre  à  celte  difficulté,  dom  Alexandre  dé- 
couvre ses  batteries: 

—  Non,  un  hérétique  ne  doit  pas  paraître  sur  notre  théâtre, 
mais  un  catéchumène,  c'est  autre  cliose.  J'ai  décidé,  vous  le 
savez,  qu'Edwin  irait  à  l'église  le  jour  de  la  grande  fête. 
Honorius  et  Virgile  disent  tous  deux  qu'ils  ne  peuvent  rien 
tirer  de  cet  entêté.  Je  le  veux  pourtant  à  l'église,  coûte 
que  coûte.  Et  c'est  ici  que  vous  pouvez  nous  prêter  la  main. 
Écoutez-moi  donc.  Vous  l'appelez  et  vous  lui  annoncez  qu'il 
jouera  le  rôle  de  Gunther  dans  un  beau  costume  flambant 
neuf,  devant  le  prince  et  toute  la  noblesse  du  pays.  Son  petit 
cœur  se  gonfle  de  joie  et  d'orgueil.  Alors,  vous  le  prenez 
par  le  bras  et  vous  dites  :  «  Tout  cela  est  bel  et  bon,  mais  à 
condition  que  tu  ailles  à  l'église.  Pas  de  messe,  pas  de  rôle.  » 
Je  parie  qu'il  n'hésitera  guère.  Que  si,  par  malheur,  il  s'avi- 
sait de  faire  des  façons...  Mais  non,  j'en  suis  sûr. 

La  baronne  de  Handel-Mazzetti  serait,  j'imagine, 
fort  amusée,  et  à  bon  droit,  si  l'on  jetait  les  hauts 
cris  devant  ce  plan  de  dragonnades  à  rebours.  Non 


326  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

qu'elle  goûte  plus  que  de  raison  les  ruses  de  ce  pieux 
renard,  mais  enfin,  Dieu  fasse  qu'on  n'ait  jamais  tra- 
duit d'une  façon  plus  inique  le  compelle  intrare  de 
rÉvangile  !  Deux  siècles  nous  séparent  de  l'époque 
où  fut  tenu  ce  colloque  machiavélique,  et  le  plus 
zélé  convertisseur  éprouverait  aujourd'hui  d'autres 
scrupules,  même,  j'espère,  en  face  d'une  conscience 
de  douze  ans.  En  tout  cas,  gardons-nous  de  crier  à 
l'invraisemblance.  Blanc  ou  noir,  le  Père  Abbé  reste 
ici  dans  la  vérité  de  sa  nature,  le  P.  Augustin  aussi, 
lui  qui  se  prête  en  riant  de  si  bon  cœur  à  cette  belle 
manœuvre. 

Il  n'a  pas  son  pareil,  ce  tentateur.  Il  fait  sortir 
Edwin  de  classe,  et,  sans  plus  de  paroles,  il  le  con- 
duit à  la  grande  salle,  devant  l'estrade  où  les  élèves, 
à  moitié  costumés,  récitent  leur  rôle.  Ayant  fait 
vingt  fois  dans  mon  jeune  temps  le  métier  du  P.  Au- 
gustin —  le  machiavélisme  excepté  —  je  n'ai  pas  de 
peine  à  voir  les  yeux  de  l'enfant  pétiller  de  joie  et 
d'envie,  tous  ses  traits  s'allumer  devant  la  magnifi- 
cence du  spectacle. 

—  Est-ce  que  ça  te  ferait  plaisir  de  jouer  la  comédie? 

—  Oui,  certes,  oh!  oui. 

Oh  !  l'ardeur,  l'ardeur  ensoleillée  de  ce  sourire. 

—  Je  savais  bien.  Maintenant,  écoute.  Le  Révérendissime 
a  décidé  —  l'enfant  ouvrait  des  yeux  de  convoitise,  aspirait 
une  à  une  toutes  les  paroles  du  moine  —  de  te  faire  jouer 
dans  la  grande  pièce  du  il  décembre  et  de  te  donner  le  rôle 
de  Gunther. 

Edwin,  triomphant,  bat  des  mains.  Nouveaux 
transports  quand  le  tentateur  lui  détaille  les  splen- 
deurs du  costume  de  Gunther. 

—  C'est  une  grande  faveur  qu'on  te  fait,  Edwin. 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  327 

Aussi  faudra-t-il  être  bien  sage.  Eu  particulier,  le  Révéren- 
dissime  exige  que,  le  jour  de  la  fête,  tu  assistes  à  la  grand' 
messe. 

—  Ça  non,  je  ne  le  ferai  pas,  répond  Edwin. 

—  Alors,  tu  aimes  mieux  ne  pas  jouer  la  comédie? 

Ne  pasjouerla  comédie  ILeslèvres  du  pauvre  petittremblent. 
Il  s'était  promis  tant  de  bonheur.  Certes,  il  ne  cède  pas  tout 
de  suite.  Il  se  défend  aussi  longtemps  qu'il  le  peut,  le  pauvre 
petit  luthérien. 

Mais  le  Père  ne  lui  laisse  pas  de  répit. 

—  Pense  un  peu,  Mac  Endoll,  comme  tu  seras  beau  !  Un 
•costume  en  or  et  ponceau,  une  longue  épée.  Les  cheveux 
frisés  et  poudrés  comme  un  gros  personnage.  Et  la  rampe, 
et  le  parterre,  et  la  musique  italienne  1  Et  comme  Son  Émi- 
nence  va  t'applaudir. . .  Et  puis,  est-ce  que  tu  t'imagines  que, 
pour  entendre  une  messe,  tu  renonces  à  ta  religion  ?  C'est 
comme  si  un  juif  avait  peur  de  recevoir  le  baptême  en  met- 
tant le  nez  dehors,  un  jour  de  pluie. 

L'enfant  se  laisse  vaincre,  lentement  et  malgré 
lui.  Il  sent  qu'il  fait  une  vilaine  chose,  mais  com- 
ment résister  à  la  vue  du  deuxième  acte  qui  com- 
mence, avec  Wolf,  le  mordu  de  l'autre  jour  sur  la 
scène  —  Wolf  que  Gunther,  dans  la  pièce,  doit  per- 
cer d'un  coup  d'épée  —  avec  les  nymphes  qui  tres- 
sent des  guirlandes  pour  le  vainqueur. 

Le  jour  de  la  fête,  le  service  pour  les  bienfaiteurs 
trépassés  !  Dans  l'église,  les  enfants  commencent 
dévotement  leurs  prière.'^.  Ne  regardez  pas.  Hélas  ! 
notre  Edwin  est  avec  eux.  Il  a  pleuré,  il  a  supplié. 
On  n'a  pas  voulu  lui  faire  grâce.  Il  est  là,  se  mor- 
dant les  lèvres  et  serrant  les  poings.  Tout  le  monde 
prie,  et  il  ne  prie  pas.  Il  proteste  contre  la  violence 
qui  lui  est  faite.  Seul  un  homme  devine  ce  que  l'en- 


328  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

fant  souffre  et  Meinrad  murmure  au  fond  de  son 
cœur  :  «  Trop  tôt,  trop  tôt.  Dieu  fasse  que  cette 
journée  ne  soit  pas  funeste  !  » 

Heureuse,  l'enfance  !  Elle  connaît  nos  douleurs  et 
nos  hontes.  Mais,  pour  elle,  Toubli  bienfaisant  n'at- 
tend pas  l'heure  du  sommeil.  Dans  la  coulisse,  en- 
fiévrée par  le  branle-bas  des  acteurs  et  le  bourdon- 
nement de  la  salle,  Edwin,  déjà  triomphant,  passe 
son  habit  chamarré  et,  d'avance,  savoure  le  grand 
silence  admirateur,  puis  les  applaudissements  qui 
l'attendent.  Et,  de  fait,  cardinal  et  Père  Abbé, 
comtes  et  comtesses  du  voisinage,  villageois  haus- 
sés sur  la  pointe  des  pieds  au  fond  de  la  salle,  jamais 
tous  ces  lourds  Germains  ne  furent  séduits  par  tant 
de  gracieuse  et  fière  aisance.  Edwin  est  le  héros  de 
la  fête.  Les  dames  se  tamponnent  les  yeux  et  le  prince 
évêque  veut  voir  Gunther  de  tout  près. 

—  Comment  t'appelles-tu  ? 

—  Edwin  Mac  EndoU. 

Officieux,  le  Père  Abbé  se  penche  vers  le  cardi- 
nal. Edwin  est  le  fils  d'un  grand  seigneur  anglais. 
Toute  la  salle  murmure  :  «  Il  est  Anglais.  » 

—  Mac  Endoll.  C'est  là  sans  doute  une  de  ces  vieilles 
familles  catholiques  exilées  par  la  féroce  Elisabeth. 

—  Non,  il  est  luthérien,  répond  l'Abbé  ;  c'est  un  caté- 
chumène de  notre  sainte  Église.  Il  fera  son  abjuration  à 
Pâques. 

—  Moi,  non  certes,  je  n'abjure  pas  !  Qui  a  dit  cela  de 
moi  ?  Ce  n'est  pas  A'rai. 

Sur  le  front,  dans  les  yeux  du  Père  Abbé,  terreur 
et  colère,  l'orage  gronde.  Mais  le  vaincu  de  ce  matin 


à 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  329 

a  retrouvé  ses  forces,  comme  Samson.  On  l'a  forcé 
à  aller  à  celle  messe,  il  le  dil  1res  haut,  devant  le 
cardinal  stupéfait.  Au  milieu  du  silence  consterné  de 
la  salle,  la  pure  voix  qui  tantôt  remuait  les  cœurs, 
plus  vibrante  maintenant  et  plus  décidée,  dit  la  sain- 
teté des  luthériens  et  les  hontes  des  papistes.  La 
petite  main,  d'un  geste  énergique,  envoie  Pape  et 
évêques  aux  enfers.  Le  cardinal  se  lève  et  quille  la 
salle.  Les  moines  effarés  le  suivent  de  loin.  L'Abbé, 
tout  petit,  se  répand  en  excuses.  Le  prélat  reste  de 
glace.  Séance  tenante,  un  conseil  de  guerre  s'impro- 
vise et  on  se  résoud  à  congédier  sans  plus  tarder  le 
criminel.  La  mort  dans  l'âme,  Meinrad  amène  son 
protégé  devant  ses  juges.  Quelques  grains  de  pou- 
dre courent  encore  sur  les  boucles  blondes.  En  en- 
tendant la  sentence  qui  le  rend  à  sa  mère,  l'enfant 
saute  de  joie,  mais  soudain,  il  aperçoit  Meinrad  qui 
ne  sait  pas  cacher  sa  douleur.  «  Il  faut  que  vous  ve- 
niez avec  moi,  je  vous  aime  tant  !  —  Pas  de  bêtises, 
gronde  le  Père  Abbé,  Meinrad  a  d'autres  enfants  ici, 
et  qui  valent  mieux  qu'un  hérétique  comme  toi. 
Meinrad,  prenez  congé  de  l'enfant.  »  Edwin  entoure 
de  ses  bras  la  tête  du  moine  qui  se  penche,  et  il  em- 
brasse on  pleurant  son  prolecteur.  Mais  c'est  trop 
d'émotions,  en  un  même  jour,  pour  le  prince  évêque. 
Les  moines  l'ont  vu  pleurer.  Cet  arc-en-ciel  annonce 
la  fin  de  la  tempête.  Le  cardinal  exige  qu'Edwin 
reste  au  monastère  et  qu'on  laisse  Meinrad  l'élever 
comme  il  l'entendra.  Le  Père  Abbé,  qui  n'a  pas 
pleuré,  promet  d'obéir.  Tout  ira  bien  s'il  tient  sa 
promesse. 

C'est  plus  fort  que  lui.  La  honte  de  cette  journée 
le  hante.  Il  a  payé  trop  cher  sa  coupable  indulgence 


330  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

envers  Thérétique.  La  douceur  a  échoué,  essayons  la 
force.  Rien  de  plus  aisé.  L'Anglais  est  rais  en  qua- 
rantaine, Meinrad  accablé  de  besognes  qui  le  tien- 
dront loin  des  élèves.  Cependant,  le  Père  Abbé  est 
moins  terrible  qu'il  ne  paraît.  En  dehors  de  ses  lunes 
de  fanatisme  et  de  tyrannie,  il  suit  les  impulsions 
d'une  certaine  bonté  rude.  Peu  à  peu,  la  cruelle  con- 
signe se  détend,  l'enfant  est  rendu  à  son  ami.  Chez 
celui-ci,  du  moins,  la  bonté  ne  reste  pas  à  la  merci 
des  sautes  du  vent,  et  il  nous  semblerait  le  plus  ha- 
bile des  séducteurs  si  la  simplicité  absolue  de  son 
âme  n'excluait  tout  soupçon  de  politique.  Cet  enfant 
abandonné  que  la  Providence  lui  a  confié,  il  l'aime  ; 
il  l'aime  «  parce  que  c'est  lui  »,  d'abord,  ensuite 
parce  qu'il  est  malheureux  et  persécuté. 

Encore  une  fois,  c'est  un  enfant,  la  seule  créature 
humaine  à  laquelle  un  moine  ait  le  droit  de  montrer 
sa  meilleure  tendresse.  Luthérien,  sans  doute,  mais 
catholique,  Meinrad  ne  l'aimerait  pas  d'une  autre 
façon.  Il  n'a  jamais  songé  à  faire  de  son  affection 
un  doux  piège  où  trébuche  tôt  ou  tard  la  fiHale  con- 
fiance de  son  élève.  Beaucoup  plus  encore  que  la  pa- 
role donnée,  la  peur  de  commettre  une  mauvaise 
action  paralyserait  chez  lui  tout  effort  de  propa- 
gande. Sa  tendresse  même  lui  paraîtrait  sacrilège 
du  jour  où  elle  essaierait  de  voler  l'enfant  à  sa  mère 
et  quand  le  Père  Abbé  imaginera  de  lui  montrer  les 
avantages  d'une  substitution  pareille,  le  moine,  ti- 
mide et  obéissant,  repoussera  le  sophisme  avec  une 
indignation  presque  méprisante.  Libéral,  minimiste, 
précurseur  de  Tindifférentisme  contemporain,  oh  I 
que  non  pas  !  Il  a  gardé  la  foi  naïve  de  son  enfance. 
Mais  une  théologie  instinctive  le  guide  à  travers  ces 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  331 

difficultés  qu'il  ne  songe  pas  à  formuler  et  qu'il  ne 
saurait  résoudre.  Fidélité  à  l'Église  et  à  ses  dogmes, 
haine  de  l'hérésie,  tendresse  pour  le  petit  hérétique, 
confiance  dans  la  mère  luthérienne  et  le  père  libre 
penseur  à  qui  Dieu  confia  ce  trésor  de  candeur  et  de 
piété,  Meinrad  reste  simplement  fidèle  à  toutes  les 
lumières  de  son  cœur.  Pour  l'avenir,  il  s'abandonne 
à  la  Providence.  Il  demande  chaque  jour  à  la  Sainte 
Vierge  la  conversion  d'Edwin.  Il  ne  sait  pas  de  poli- 
tique plus  adroite  que  la  prière. 

Il  agit  pourtant  et  plus  efficacement  que  ses  frè- 
res. Edwin  peut  lire  à  toute  heure  dans  celte  âme 
transparente  qui  s'épanche  et  s'épanouit  devant  lui. 
Les  pires  idolâtries  de  Rome  s'étalent  dans  la  cellule 
où  l'exilé  vient  oublier  les  duretés  de  ses  camarades 
€tde  ses  maîtres  Si  prompt  à  jaillir  en  présence  du 
Père  Abbé  et  du  prince  évêque,  ici,  en  face  de  ce 
doux  moine  qui  parle  de  la  Vierge  Marie  comme 
Edwin  lui-même  parle  de  sa  mère,  le  blasphème 
hésite,  s'atténue,  perd  de  son  élan.  Imposée  tantôt 
par  ruse  ou  violence,  Rome  demeurait,  aux  yeux  de 
l'enfant,  le  génie  menteur  qu'on  lui  dénonçait  jadis 
et  qu'il  avait  maintenant  des  raisons  personnelles  de 
maudire,  mais  Rome  c'est  aussi  Meinrad  ;  et  Mein- 
rad, c'est  la  bonté,  c'est  la  foi  joyeuse,  la  vertu,  la 
sainteté. 

Oui,  la  sainteté,  avec  sa  patience  et  ses  délicatesses 
infinies,  la  sainteté  respectueuse  de  la  liberté  des 
âmes  et  qui  redoute  de  brouiller  les  opérations  di- 
vines par  un  zèle  trop  humain,  trop  habile  et  trop 
empressé  I 

La  première  communion  approche.  On  a  chargé 
Meinrad  du  catéchisme  des  derniers  jours.  Un  matin 


332  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

il  entre  dans  la  classe  de  grammaire  avec  un  gros 
livre  sous  le  bras.  D'ordinaire,  Edwin  n'assiste  pas 
au  catéchisme,  mais,  cette  fois,  comme  il  n'y  a  per- 
sonne pour  s'occuper  de  lui,  il  doit  rester  avec  les 
autres  élèves.  Ne  craignez  pas  que  JMeinrad  profite 
de  la  circonstance  pour  endoctriner  le  petit  héréti- 
que. A  l'enfant  qui,  déjà,  se  rebiffe  et  proteste  qu'il 
n'écoutera  pas  les  contes  qu'on  va  lui  faire,  le  moine 
répond  doucement  :  «  Non,  puisque  tu  n'es  pas  ca- 
tholique, tu  n'es  pas  obligé  de  suivre  le  catéchisme. 
Aussi  t'ai-je  apporté  un  gros  livre  d'images  que  lu 
regarderas  pour  ne  pas  t'ennuyer  en  attendant.  » 

Mais  Edwin  essaie  vainement  de  regarder  les  ima- 
ges. Ces  châteaux  tyroliens  l'intéressent  moins  que 
les  paroles  de  Meinrad  sur  le  grand  amour  de  ce 
«  Roi  de  gloire  »  qui  descendra  bientôt  dans  le  cœur 
des  premiers  communiants.  La  leçon  finie,  il  avoue 
qu'il  n'a  fait  qu'entr'ouvrir  le  livre. 

—  C  est  si  beau,   ce  que  vous  avez  dit  ! 

Il  se  reprend  aussitôt  pour  protester  qu'il  ne  sera 
jamais  c&tholique.  Mais  la  tristesse  hésitante  de  son 
regard  semble  démentir  l'assurance  de  son  dire. 
Pauvre  petit,  marqué  si  tôt  pour  un  long  martyre, 
symbole  aimable  et  douloureux  du  prix  que  la  Pro- 
vidence met  parfois  à  la  conquête  de  la  vérité. 

L'auteur  insinue  avec  beaucoup  d'art  les  étapes  de 
cette  évolution  insensible  que  hâte  doucement  l'at- 
mosphère catholique  de  l'abbaye.  Maintenant  qu'on 
ne  songe  plus  à  l'y  introduire  de  force,  Edwin  a 
moins  d'horreur  pour  la  chapelle.  Aux  jours  de  fête, 
il  se  glisse  dans  les  bas-côtés,  il  se  cache  derrière 
les  colonnes,  écoute,  regarde,  le  cœur  avide  et  trem- 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  333 

blant,  et  les  vieilles  murailles  l'accueillent  mater- 
nelles, comme  une  aïeule  qui  laisse  venir  à  pas  me- 
nus tout  près  d'elle  Tenfant  puni  qui  sait  bien  qu'elle 
pardonne  et  qui  n'ose  pas  encore  lui  parler. 

Elles  aussi,  elles  veulent  cet  enfant,  les  saintes 
murailles.  Comme  Meinrad,  elles  l'enveloppent  de 
leur  discrète  tendresse.  Silencieusement,  elles  l'atti- 
rent par  le  charme  tout-puissant  du  Dieu  qu'elles 
gardent.  Rien  en  elles  qui  le  meurtrisse  ni  qui  le 
repousse.  Elles  ne  lui  défendent  pas  de  penser  à  sa 
mère,  elles  qui,  devant  lui,  inclinent  affectueuse- 
ment leurs  ogives  pour  abriter  la  douleur  d'une  autre 
mère  au  cœur  transpercé.  Dans  leur  tiède  nuit  que 
les  cierges  et  les  vitraux  illuminent  parfois  pour  une 
heure,  l'enfant  s'accoutume  au  désir  et  à  l'espérance 
de  cette  lumière  qu'une  révélation  brutale  a  failli  lui 
rendre  odieuse  pour  toujours.  Le  geste  suave  et  pres- 
sant des  hautes  colonnes  rapproche  insensiblement 
le  petit  luthérien  de  cet  autel  mystérieux  où  Meinrad 
célèbre  la  messe,  de  cette  hostie  qu'adore  Meinrad. 

La  messe  de  première  communion  est  terminée. 
Le  moine,  qui  vient  prolonger  son  action  de  grâces, 
au  pied  de  l'autel  de  la  Vierge,  aperçoit  l'enfant  qui 
semble  l'attendre. 

—  Va  vite  déjeuner,  mon  petit,  tu  dois  avoir  faim. 

—  Non,  je  nai  pas  faim,  répond  Edwia  :  je  voudrais,  je 
voudrais  vous  demander  quelque  chose. 

—  Qu'est-ce  que  c'est?  interrogea  bonnement  le  Père. 
Edwin  approche  ses  lèvres  de  l'oreille  du  moine  et  il  dit 

d'une  voix  très  basse  : 

—  Est-ce  que  vous  l'avez  vu  ? 

—  Qui,  mon  enfant? 

—  Le  Roi  de  gloire  ? 


334  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

C'est  un  souvenir  du  catéchisme  de  l'autre  jour. 

—  Non,  répond  lentement  le  moine,  on  ne  le  voit  pas 
avec  les  yeux,  mais  seulement  avec  la  foi. 

Edwin  n'est  pas  satisfait. 

—  Vous  ne  l'avez  pas  vu,  et  jamais  vous  ne  l'avez  vu , 
même  pour  votre  première  communion  ? 

Pourquoi  faut-il  que  la  police  du  couvent  soit  aux 
écoutes,  épie  ces  allées  et  venues  timides,  compte 
les  pas  que  seuls  les  anges  devraient  entendre.  Déjà, 
le  Père  Abbé  ne  se  tient  pas  d'aise,  il  annonce  sa 
prochaine  victoire.  Mais  quoi  ?  Le  Père  Prieur  se 
permet  de  lever  les  épaules  et  de  rester  sceptique  ? 
Attendez.  On  va  le  convaincre.  Qu'on  amène  le  petit 
Anglais.  Edwin  arrive.  Entre  ces  deux  êtres  que 
tout  sépare,  l'auteur  a  voulu  un  nouveau  duel. 

L'interrogatoire  commence.  Le  Père  Abbé  a  appris 
avec  plaisir  que,  pendant  la  Semaine  Sainte,  Edwin 
avait  paru  plusieurs  fois  à  la  chapelle,  tel  jour,  tel 
jour  et  tel  jour.  L'enfant  rectifie  froidement  l'addi- 
tion trop  ambitieuse,  et  au  Père  Abbé  qui  gauche- 
ment le  presse  il  donne  cette  verte  réponse  : 

—  Vous  voulez  dire  que  je  commence  à  renier  ma  foi... 
Oui,  je  sais  bien,  c'est  là  que  vous  en  voulez  venir.  Mais 
moi... 

Le  Père  Abbé,  un  peu  refroidi,  ne  lui  laisse  pas  le 
temps  d'aller  plus  loin.  Mais,  bientôt,  le  génie  de  la 
maladresse  reprend  ses  droits.  Dom  Alexandre  veut 
savoir  —  n'est-ce  pas  son  droit  ?  —  il  veut  savoir  les 
pensées  et  les  sentiments  d'Edwin  pendant  la  messe 
de  première  communion. 

L'enfant  rougit.  La  belle  et   ctiaste  rougeur  !  Une  honte 


LA    BARONNE    DE   HANDEL-MAZZETTI  335 

douloureuse  meurtrit  la   petite  âme  que   l'indiscrétion  de 
l'inquisiteur  voudrait  mettre  à  nu,  et  devant  témoins,  encore. 

Edwin  ne  répond  pas.  L'inquisiteur  escompte  la 
tristesse  de  ces  beaux  yeux  qui  le  supplient  fiévreu- 
sement de  se  taire.  C'est  partie  remise.  Somme  toute, 
la  matinée  a  été  bonne  pour  le  Père  Abbé.  Il  se  frotte 
les  mains  et  fixe  la  date  prochaine  de  la  conver- 
sion. 

Cependant,  le  secrétaire  de  lord  Mac  Endoll  arrive 
au  couvent,  porteur  de  mauvaises  nouvelles.  La  mère 
d'Edwin  est  morte,  l'enfant  doit  revenir  dans  son 
pays.  Quitter  l'abbaye,  et  avant  d'avoir  fait  son  ab- 
juration, non,  cela  n'est  pas  possible.  L'Abbé  congé- 
die le  secrétaire  sans  plus  de  façons  et  garde  le  pri- 
sonnier. Voilà  qui  sort  du  banal,  mais  quoi,  n'ou- 
blions pas  que  notre  abbaye,  située  au  cœur  du 
Saint-Empire,  fait  figure  de  forteresse.  La  route  est 
longue  de  Vienne  à  Salisbury,  et  le  coup  d'audace 
du  Père  Abbé  gagnera  au  moins  une  trêve  de  quel- 
ques semaines  qu'on  va  se  hâter  de  mettre  à  profit. 
Et  si,  par  hasard,  il  prenait  fantaisie  à  lord  Mac  En- 
doll de  venir  lui-même,  il  y  a  des  juges  à  Vienne 
qui  défendront,  contre  les  exigences  d'un  père  sacri- 
lège, les  droits  de  l'Eglise  sur  cet  enfant.  La  ba- 
ronne de  Handel-Mazzetti  esquive  habilement  la 
rencontre  entre  le  père  d'Edwin  et  l'Abbé.  Celui-ci 
est  en  voyage  lorsque,  beaucoup  plus  tôt  qu'on  ne 
l'avait  cru,  lord  Mac  Endoll  en  personne  se  présente 
aux  portes  de  l'abbaye.  On  hésite,  on  tremble,  on 
rend  les  armes.  Déjà  Edwm,  blotti  dans  les  bras  de 
son  père  qui  l'a  pris  avec  lui  sur  son  cheval,  envoie 
un  dernier  adieu  au  P.  Meinrad. 


336  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Pauvre  Meinrad  I  Son  abbaye  lui  semble  mainte- 
nant dépeuplée.  Mais  la  douleur  ne  l'égaré  pas.  Bien 
loin  de  disputer  Edvvin  à  son  père,  c'est  lui  qui  a  dé- 
joué d'un  mot  les  savantes  machinations  du  Père 
Abbé.  Sa  claire  conscience  plane  au-dessus  de  tant 
de  sophismes.  D'ailleurs,  dès  le  premier  mot,  le 
moine  ignorant  et  le  grand  seigneur  philosophe  se 
sont  compris.  Le  Prieur  qui,  l'autre  jour,  fermait  le 
ciel  à  la  mère  luthérienne,  peut  bien  prédire  aujour- 
d'hui que  le  père  libre  penseur  n'aura  rien  de  plus 
pressé  que  de  pervertir  son  enfant.  Meinrad  est  bon, 
Meinrad  est  père.  Il  sait  que  lord  Mac  Endoll  ne  dira 
jamais  une  parole  qui  puisse  désoler  l'âme  chrétienne 
de  son  fils.  A  tous  ces  prophètes  de  malheur,  il  ré- 
pond simplement  :  «  L'enfant  est  avec  son  père, 
c'est  sa  vraie  place.  »  Les  lettres  qu'il  reçoit  d'Edwin 
donnent  raison  à  cette  confiance  généreuse.  Sous 
les  yeux  amusés  et  attendris  du  philosophe,  l'enfant 
pratique  librement  la  petite  religion  qu'il  a  fondée 
pour  satisfaire  à  tous  les  besoins  de  son  cœur,  pro- 
testantisme innocent,  qui  se  réclame  de  Luther  et 
qui  s'agenouille  avec  allégresse  devant  les  images 
de  Marie. 


II 


Vous  sentez  bien  que  Je  roman  n'est  pas  fini.  Per- 
sonne maintenant  ne  se  résignerait  à  fermer  le  livre 
avant  que  Meinrad  ait  reçu  l'abjuration  d'Edwin. 
Mme  Handel-Mazzetti  moins  que  personne.  Comment 
s'y  prendra-t-elle  pour  ramener  l'oiseau  envolé  vers 
les  tourelles  de  l'abbaye  ? 


LA   BARONNE   DE   HANDEL-MAZZETTI  337 

Elle  résout  le  problème  par  une  combinaison  in- 
génieuse où  je  ne  sais  ce  qu'il  faut  le  plus  admirer 
ou  de  la  foi  vraiment  héroïque  de  la  chrétienne  ou 
de  la  virtuosité  de  l'artiste.  Des  soufïrances  sans 
nom  attendent  le  petit  martyr.  Après  le  court  sursis 
de  quelques  semaines  joyeuses,  l'enfant  verra  son 
père  emprisonné,  torturé  pour  crime  d'athéisme, 
dans  les  cachots  de  l'inquisition  luthérienne.  Lui- 
même,  il  n'échappera  à  la  torture  que  par  un  miracle. 
Tant  qu'enfin,  à  bout  de  forces,  l'orphelin  viendra 
s'abattre  dans  les  bras  du  P.  Meinrad  et  de  l'Église. 
Tantœ  molis  erat...  Bouleversée  par  la  lecture  de  ce 
livre,  une  femme  luthérienne  me  demandait  si  Dieu 
pourrait  jamais  mettre  à  un  si  terrible  prix  le  retour 
d'une  âme  au  catholicisme.  Humainement  parlant, 
je  ne  vois  à  cette  question  qu'une  réponse.  L'in- 
croyant et  le  croyant  timide  rediront  simplement  le 
vers  du  poète. 

Et  quand  leur  joie  arrive,  ils  en  ont  trop  souflert. 

Mais  la  baronne  de  Handel-Mazzetti  n'a  pas  songé 
un  seul  instant  à  cette  réponse  douloureuse.  Ses 
œuvres  futures  éclipseront  sans  doute  la  beauté  fraî- 
che et  ingénue  de  ses  premiers  livres,  mais  je  doute 
qu'elle  puisse  rendre  jamais  un  plus  sublime  témoi- 
gnage à  la  pureté  et  à  la  ferveur  de  sa  foi.  Plaignons 
après  cela  les  critiques  pharisiens  qui  ont  eu  le  triste 
courage  d'insulter  à  la  noble  femme.  Les  impru- 
dents ne  se  doutent  pas  qu'au  moment  où  ils  dénon- 
cent le  protestantisme  déguisé  de  l'auteur  de  Mein- 
rad, ils  nous  offrent  un  moyen  facile  de  contrôler  la 
justesse  de  ses  observations  et  la  vérité  de  ses  por- 
traits. 

II  22 


338  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Mais  ni  Torthodoxie  ni  la  ferveur  ne  sont  un  gage 
assuré  de  talent.  Ce  qui  nous  importe  ici  est  de  sa- 
voir si,  oui  ou  non,  nous  nous  trouvons  en  présence 
d'un  écrivain,  d'un  romancier  qui  mérite  de  s'impo- 
ser à  ceux-là  mêmes  qui  cherchent  uniquement  dans 
les  livres  un  plaisir  d'art.  La  première  partie  de  ce 
roman  nous  avait  rempli  d'espérance,  mais  une  cer- 
taine inquiétude  nous  gagne  lorsque,  la  main  sur 
l'épaule  de  Meinrad,  qui  suit  d'un  triste  regard  le 
départ  d'Edwin  pour  l'inconnu,  nous  songeons  au 
long  ruban  de  route  qu'il  nous  faut  encore  dérouler 
avant  de  toucher  le  dénouement.  De  quoi  seront 
faites  ces  trois  cents  pages,  et  quel  miracle  les  em- 
pêchera de  sombrer  dans  le  feuilleton  ! 

Jusqu'ici,  en  etïet,  les  péripéties  qui  ont  retardé 
la  conversion  d'Edwin  étaient,  si  l'on  peut  dire, 
chargées  de  pensées.  Des  moindres  oscillations  de 
l'intrigue,  une  philosophie  se  dégageait  lumineuse. 
Avec  un  enfant  et  une  poignée  de  moines,  l'auteur 
avait  réussi  à  nous  intéresser  au  conflit  des  idées 
éternelles,  et  nous  ne  marchandions  pas  notre  atten- 
tion au  simple  récit  qui,  tout  à  la  fois,  évoquait  et 
dissimulait  de  si  grandes  choses.  Avec  le  départ 
d'Edwin  —  départ  nécessaire,  je  le  sais  bien  —  il 
semble  que  tout  menace  de  changer,  et  que  l'intrigue 
rendue  à  la  stérile  liberté  de  ses  caprices  doive  fata- 
lement s'amuser  et  se  perdre  sur  le  chemin  des  aven- 
tures. Qu'on  y  songe.  L'auteur  s'est  engagé  dans 
une  impasse.  La  logique  du  livre  exige  que  la  con- 
version d'Edwin  mûrisse  loin  de  l'abbaye,  et  la  lo- 
gique des  choses  défend  de  prêter  à  un  enfant  les 
réflexions  et  observations  personnelles  qui  dirigent, 
chez  un  homme,  le  progrès  de  la  conversion.  Si,  par 


LA    BARONNE    DE    IIANDEL-MAZZETTI  339 

malheur,  la  controverse  montrait  ici  le  bout  de 
l'oreille,  le  roman  serait  jugé,  il  ne  vaudrait  rien. 
Restent  deux  solutions  également  dangereuses.  Une 
vision  qui  ordonne  à  Edwin  de  quitter  la  religion  de 
sa  mère  —  mais  ce  Deus  ex  machina  tuerait  le  ro- 
man '  ;  ou  bien  un  ensemble  de  catastrophes  qui  dé- 
nouent violemment  les  liens  qui  attachent  l'enfant  à 
sa  famille  —  et  nous  voilà  dans  le  feuilleton. 

A  moins  cependant  que  ces  catastrophes,  savam- 
ment ordonnées,  continuent  harmonieusement,  pré- 
cisent, étendent,  complètent  ces  évocations  d'idées 
qui  avaient  tiré  du  banal  la  fable  naïve  des  moines  et 
de  l'enfant.  A  moins  que  les  deux  parties  du  roman 
s'éclairent  l'une  l'autre  et  se  recouvrent  comme  les 
volets  d'un  dyptique.  Et  c'est  là  précisément  le  plan 
que  s'est  proposé  la  baronne  de  Handel-Mazzetti. 
c'est  la  gageure  qu'elle  a  tenue. 

On  a  vu  de  quelle  façon,  en  de  menues  histoires 
de  couvent,  elle  racontait,  sans  le  formuler  jamais, 
un  des  plus  vastes  problèmes  que  l'âme  religieuse 
de  tous  les  siècles  se  soit  posés.  Or,  ce  même  pro- 
blème, elle  l'incarne  maintenant  dans  un  autre  mi- 
lieu et  en  d'autres  personnages.  Les  idées  qui  nous 
parlaient  tantôt  sous  la  robe  bénédictine  siègent 
maintenant  dans  un  aréopage  luthérien.  Hier,  les 
moines  mettaient  en  quarantaine  un  enfant  qui  refu- 
sait de  se  convertir  ;  aujourd'hui,  les  chanoines  pro- 
testants condamnent  à  mort  un  libre  penseur  qui  ne 
veut  pas  rétracter  son  livre.  Ce  libre  penseur  n'est 
autre  que  le  père  d'Edwin,  et  ainsi  la  douloureuse 

1.  Il  y  a  bien  une  vision  ou  quelque  chose  d'approchant, 
mais  Fauteur  n'en  a  pas  fait  le  primiim  mouens  de  l'intrigue, 
et  la  conversion  d'Edwin  n'est  pas  attachée  à  cet  événement. 


3i0  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

petite  figure  plane  sur  les  deux  volets  du  dyptique  : 
ainsi  nous  épelons  une  seule  et  même  leçon  dans  la 
tragique  histoire  de  cet  enfant,  deux  fois  victime, 
deux  fois  martyr. 

Certes,  le  second  tableau  est  poussé  au  rouge, 
mais  on  sait  bien  qu'en  matière  de  fanatisme,  le  plus 
affreux  roman  n'atteindra  jamais  les  réalités  de  l'his- 
toire. D'ailleurs,  personne,  j'espère,  ne  s'étonnera 
qu'ayant  à  choisir  —  hélas  !  —  le  cadre  de  ces  scè- 
nes épouvantables,  l'auteur  ait  fait  tirer  par  des  pro- 
testants les  conséquences  extrêmes  de  principes  que 
les  protestants  n'ont  pas  été  seuls  à  défendre.  Il  fau- 
drait n'avoir  rien  compris  à  ce  beau  livre  pour  trou- 
ver là  un  indice  de  partialité  coupable.  Une  loyauté 
transparente  a  présidé  au  rapprochement  de  ces  deux 
groupes  de  récits  qui  se  répondent  avec  tant  de  pré- 
cision pittoresque.  Le  brouillard  qui  aveugle  le  cha- 
noine luthérien  Detlev  et  transforme  cet  honnête 
homme  en  bourreau,  est  frère  des  nuées  moins  san- 
glantes qui  montent  du  Danube  jusqu'à  la  tête  du 
Père  Abbé.  Le  geste  ébauché  à  Kremsmunster 
s'achève  à  Berlin.  Avant  Detlev,  dom  Alexandre  a 
prononcé  contre  les  incrédules  la  peine  de  mort,  et 
nos  controversistes  seraient  bientôt  sur  les  dents  si 
nous  n'avions  contre  Luther  d'autres  arguments  que 
le  supplice  de  lord  Mac  Endoll.  Rendez  le  protes- 
tantisme responsable  de  ce  crime,  et  vous  devrez,  en 
bonne  logique,  faire  peser  sur  tout  l'ordre  bénédic- 
tin les  maladresses  du  Père  Abbé,  sur  toute  l'Eglise, 
d'autres  erreurs  du  même  genre.  Mais  ces  extrémi- 
tés injustes  et  dangereuses  répugnent  à  cette  ferme 
raison  dont  je  louerais  peut-être  plus  que  tout  le  bel 
équilibre,  à  cette   conscience,  deux  fois  loyale,  d"ar- 


i 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  341 

liste  et  de  chrétionne.  D'ailleurs,  pour  que  nul  ne 
prît  le  chana^e,  l'auteur  a  voulu  atténuer  autant  que 
possible  le  nombre  des  fanatiques  luthériens.  L'évê- 
que,  tolérant  et  bon,  rappelle  assez  le  cardinal  de 
Passau,  seconde  manière.  Pendant  les  trop  courtes 
minutes  où  elle  traverse  la  scène,  l'honnête  figure  de 
Leibnitz  rayonne  de  justice  et  d'indulgence.  Un 
brave  homme  de  diacre,  qui  remplit  avec  beaucoup 
de  sentiment  son  bout  de  rôle,  n'a  presque  d'autre 
défaut  que  d'être  fiancé,  et,  pour  le  dire  en  passant, 
j'ai  regretté  de  trouver  ici  ce  trait  de  caricature,  au 
moins  inutile.  Inspiré  et  soutenu  par  Leibnitz,  un 
des  juges  se  dévoue  à  lord  Mac  EndoU  et  tient  tète  à 
la  folie  sanguinaire  de  ses  collègues.  D'obscurs  dé- 
vouements surgissent  même  du  plus  bas  de  cette 
foule  ameutée  que  l'auteur  ressuscite  en  quelques 
pages  extraordinaires  de  couleur  et  de  mouvement. 
Enfin,  suprême  largesse,  les  luthériens  auront  leur 
Meinrad.  Au  milieu  de  cette  débauche  de  fanatisme, 
Edwin  ne  reste  pas  seul.  Un  bon  et  noble  cœur 
adopte  l'orphelin.  Moins  aimable,  moins  attachant  que 
Meinrad,  Wolf  von  Weissenbach  n'est  pas  un  simple 
double  du  moine.  Ce  gentilhomme  gauche  et  bourru 
manque  de  charme.  Nous  l'admirons,  nous  autres, 
avant  de  l'aimer,  mais  les  enfants  se  connaissent  mieux 
que  nous  en  hommes  et  Edwin  s'abandonne  sans 
hésiter  à  celte  héroïque  et  sûre  tendresse.  Wolf,  lui 
aussi,  semble  être  auprès  de  l'enfant  le  délégué  de 
la  mère  absente,  et,  comme  tel,  l'ingénieuse  déli- 
catesse de  l'auteur  a  chargé  cet  honnête  luthérien 
de  rendre  Edwin  à  la  seule  mère  qui  lui  reste,  l'Église 
romaine. 

La  place  me  manque  pour  résumer  l'histoire  du 


342  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

procès  de  lord  Mac  Endoll  et  du  retour  du  catéchu- 
mène à  l'abbaye.  Aussi  bien,  n'est-ce  point  là  ce  qui 
m'intéresse.  Le  premier  romancier  venu  peut  racon- 
ter les  péripéties  d'un  procès  sanglant,  décrire  la 
triste  et  sereine  douceur  d'une  conversion.  Notre 
auteur  excelle  à  dramatiser  de  pareilles  scènes,  mais 
son  originalité  est  d'un  métal  plus  solide  et  plus 
rare.  Faire  descendre  le  problème  religieux  des 
nuages  de  l'abstraction  et  des  généralités  de  la  con- 
troverse, l'incarner,  le  camper,  le  contempler  vivant 
dans  le  monde  des  âmes  réelles,  animer  et  passion- 
ner les  principes  en  montrant  comment  ils  travail- 
lent et  transforment  des  êtres  de  chair  et  de  sang, 
voilà  de  quoi  donner  même  aux  tâtonnements  d'un 
livre  de  début,  une  sérieuse  valeur.  Si  quelque  fatale 
illusion  ne  m'égare,  voici  venir  un  jeune  écrivain 
qui  nous  donnera  souvent  le  magnifique  plaisir  de 
célébrer  dans  une  même  œuvre  d'art  et  de  foi,  et  le 
chrétien  et  l'artiste.  Le  nouveau  roman  du  même 
écrivain  Jesse  iind  Maria,  réalise  et  déjà  dépasse 
de   beaucoup  les  promesses  du  Meinrad. 


si  2.  —  Jesse  und  Maria 


I 


Je  n'ose  encore  m'abandonner  à  la  ferveur  d'un 
premier  enthousiasme  et  dire  simplement  ce  que  je 
pense  de  ce  livre.  Une  chose,  du  moins,  me  semble 
certaine.  Avec  Jesse  und  Maria,  le  roman  catho- 
lique brise  ses  chaînes,  sort  joyeusement  de  la 
prison  d'ennui,  de  banalité  et  de  pieux  mensonge 
où  il  languit  depuis  si  longtemps  et  devant  laquelle 
tant  de  solides  préjugés  montaient  la  garde.  Pas  de 
sermons  dans  ce  livre  courageux,  pas  de  contro- 
verses mal  déguisées,  pas  de  perfections  irréelles, 
pas  même,  Dieu  soit  loué,  pas  même  de  thèse, 
mais  seulement  une  œuvre  d'art,  comme  Adam 
Bede  et  le  Piccoto  mondo  antico,  un  roman 
d'observation  attentive  et  de  vérité  profonde,  une 
œuvre  vivante,  jeune,  harmonieuse  comme  une  fres- 
que de  Gozzoli.  Intimement,  exclusivement  catho- 
lique, ce  livre  qu'anime  la  foi  la  plus  candide  et  la 
plus  sereine,  s'impose  à  l'attention  des  lettrés  et  à 

1.  Jesse  und  Maria.  Munchen.  1906. 


344  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

la  sympathie  des  incroyants.  Seuls,  les  intransigeants 
de  gauche  et  de  droite  en  parleront  avec  humeur. 
Ceux-ci  ont  déjà  prononcé  leur  anathème,  accusé  la 
baronne  de  Handel-Mazzetti  de  l'aire  le  jeu  des  pro- 
testants ;  ceux-là  se  voileront  la  face  quand  ils  au- 
ront vu  avec  quelle  complaisance  fâcheuse  l'auteur 
nous  confie  ses  prédilections  pour  la  Compagnie  de 
Jésus.  Renvoyons-les  dos  à  dos  et  laissons-nous 
prendre  au  livre  lui-même. 

La  scène  est  en  Autriche  vers  le  milieu  du  dix-sep- 
tième siècle.  JessédeVelderndorfîafaitle  rêve  de  con- 
vertir au  protestantisme  un  petit  village  assoupi  au 
bord  du  Danube.  N'est-ce  là  qu'un  rêve  ?  En  quel- 
ques mois  de  propagande  souriante,  le  jeune  gentil- 
homme a  gagné  le  cœur  de  Pechlarn.  Tout  le  monde 
laime.  Et  comment  se  défendre  de  l'aimer  !  Il  est  si 
gai,  si  beau,  si  avenant  et  si  bon.  C'est  merveille  de 
le  voir  à  l'œuvre.  11  a  sa  façon  irrésistible  de  regar- 
der ces  bonnes  gens  en  face,  de  leur  tendre  la  main, 
de  les  faire  rire  et  de  leur  rendre  service.  Aucune 
morgue,  aucun  effort  de  condescendance.  Simple- 
ment il  les  aime  et  il  le  leur  montre.  Vite  populaire, 
quelques  rusés  courtisent  en  lui  le  maître  de  l'heure, 
mais  les  meilleurs  du  village  se  donnent  à  lui  parce 
que  «  c'est  lui  ».  Ils  le  couvent  des  yeux,  ils  boivent 
ses  paroles  avec  l'admiration  attendrie  de  vieux  ser- 
viteurs pour  un  enfant  qu'ils  ont  vu  grandir.  De 
ceux-là  même  qui  bientôt  devront  le  combattre,  les 
plus  humains  ne  résisteront  pas  à  la  séduction.  De- 
vant cette  grâce,  jeune  et  fière,  un  jésuite,  recteur 
du  collège  voisin,  a  presque  l'illusion  de  retrouver 
un  de  ses  élèves.  Cette  fine  tête  respire  l'innocence 
et  le  courage,  le  goût  et  tout  ensemble  le  dédain  de 


j 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTl  345 

la  vie.  Avec  cela,  une  foi  ardente,  une  dévotion  hé- 
roïque à  la  personne  du  Christ.  Pourquoi  faut-il 
qu'une  mère  fanatique  lui  ait  inspiré,  en  même 
temps  que  cet  amour  du  Christ,  la  haine  de  Rome, 
et  que  ces  deux  sentiments,  forts  comme  la  mort, 
se  confondent  dans  cette  âme  obstinée?  Quoi  qu'il 
en  soit,  Jessé  n'aura  de  cesse  que  lorsqu'il  aura  ra- 
mené Pechlarn  à  la  lumière  du  pur  Évangile.  Déjà 
il  peut  se  croire  en  beau  chemin.  Entre  les  homélies 
foudroyantes  du  curé  et  les  plaisanteries  du  jeune 
seigneur  hérétique,  le  village  n'a  pas  hésité  long- 
temps. Voyez  plutôt.  Une  procession  se  déroule  sur 
la  place.  Entouré  de  ses  fidèles  qui  ricanent,  Jessé, 
à  cheval,  toise  de  sa  pitié  moqueuse  le  cortège  lamen- 
table et  peu  s'en  faut  qu'il  ne  le  fasse  battre  en  re- 
traite. Lâche  gaminerie,  facile  prouesse.  Hirsute  et 
peureux,  le  curé  Wolf  n'a  pour  lui  que  sa  bonne  vo- 
lonté maladroite.  Les  paroissiens  ne  l'aiment  guère 
et,  comme  toute  foule,  daubent  à  cœur  joie  sur  le 
plus  faible .  Mais  Jessé  se  sert  d'armes  plus  efficaces 
et  qui  l'honorent  davantage.  Il  est  chrétien  jusqu'aux 
moelles.  Ceux  qui  l'approchent  ne  tardent  pas  à 
s'en  apercevoir.  Etrange  et  troublante  découverte 
pour  ces  âmes  simples  !  Jusqu'ici  elles  ne  soupçon- 
naient pas  qu'un  luthérien  pût  aimer  Dieu  de  tout 
son  cœur.  Or,  aucune  apologétique  n'égale  un  con- 
tact immédiat  et  personnel  avec  un  chrétien  qui  «  vit 
de  la  foi  »-  Le  garde  forestier  Schinnagel  est  monté 
au  château  pour  les  réjouissances  du  mariage  de 
Jessé.  Là-haut,  un  coup  de  théâtre  attendait  les  in- 
vités. En  dépit  des  lois  impériales,  la  cérémonie  sera 
religieuse.  Pris  de  court,  Schinnagel  assiste,  pour 
la  première  fois  de  sa  vie,  à  la  cène  protestante,  pe- 


346  l'inquiétude  religieuse 

naud  d'abord  et  mal  à  l'aise,  mais  bientôt  remué 
par  les  suaves  cantiques  : 

0  du  Liebe  meiner  Liebe. .. 

et  le  spectacle  de  tout  ce  monde  qui  vraiment  sem- 
ble prier. 

Devant  l'autel  se  tient  un  prêtre  qui  présente  la  coupe 
aux  fiancés  agenouillés,  en  disant  :  «  Que  Jésus-Christ  te 
bénisse'.  »,  la  coupe  qui,  pour  les  évangéliques,  renferme 
le  sang  du  Sauveur.  Dans  ce  jeune  homme  aux  habits 
blancs,  aux  boucles  blondes,  Schinnagel  pense  voir  un 
ange  ;  dans  la  vierge  à  genoux,  il  retrouve  une  des  saintes 
de  son  église,  sainte  Cécile  ou  sainte  Aguès.  Tout  cela 
l'émeut,  Tembrouille  et  le  charme  si  fort,  qu'oubliant  où  il 
se  trouve,  le  bon  forestier  commence  à  dire,  comme  devant 
le  tabernacle  de  sa  paroisse  :  «  Loué,  béni  soit  à  jamais  le 
Saint-Sacrement  de  lautel  !  » 

Hélas  !  les  temps  ne  sont  plus  où  un  romancier, 
selon  la  formule,  aurait  évoqué  devant  les  yeux  du 
téméraire  Schinnagel,  non  plus  des  saints,  ni  des 
anges,  mais  bien  des  nuées  de  petits  diables  perchés 
sur  les  épaules  du  ministre  et  polissonnant  sur  l'autel 
réformé.  Scandalisé  par  cette  page,  un  critique  sa - 
gacen'a  pas  voulu  d'autres  preuves  pour  déclarer  que 
notre  roman  sentait  le  fagot.  Qu'il  prenne  patience  ! 
Les  fagots  s'allumeront  tout  à  l'heure,  mais,  en 
attendant,  que  Jessé  ne  se  grise  pas  de  son  triomphe  I 
Voici  déjà  poindre,  au  soir  de  celte  fête,  un  léger 
point  noir  qui  porte  la  foudre. 

—  Quel  est  l'imbécile  qui  marmotte  je  ne  sais  quoi  près 
de  moi 


LA    BARONNE    DE    HANDELMAZZETTI  347 

Au  son  des  cloches  du  soir  montant  de  Marbach,  le  fo- 
restier s'était  tourné  vers  la  colline,  et  joignant  les  mains, 
il  récitait  la  salutation  angélique,  seul,  à  haute  voix,  sans 
y  prendre  garde,  puis,  après  un  large  signe  de  croix,  il  in- 
terrogeait de  son  bon  regard  Adèle  le  visage  soudain  refroidi 
du  jeune  seigneur. 

—  Ouest-ce  que  tu  fais  là,  qu'est-ce  que  tu  mur- 
mures ? 

—  U Angélus,  mon  gracieux  maître. 

—  Ah  !  mais  est-ce  une  raison  pour  tourner  le  dos  au 
spectacle  (on  achevait  à  ce  moment  la  représentation  d'un 
drame  sacré)  ? 

—  Excusez-moi,  répond  Schinnagel,  il  y  a,  là-haut,  une 
image  de  Marie,  et,  quand  je  fais  ma  prière,  j'aime  à  regar- 
der de  ce  côté-là. 

Blême  de  colère,  Jessé  jure  entre  ses  dents  qu'il 
exterminera  ce  fétiche  impur.  Tout  le  roman  de 
Mme  de  Mazzetti  est  consacré  aux  péripéties  de  ce 
duel. 

Jesse  und  Maria,  c'est  pourtant  une  autre  Marie 
que  le  titre  même  du  livre  associe  au  jeune  héros, 
Marie,  la  femme  de  notre  ami  Schinnag-el,  exquise 
et  tragique  figure,  chrétienne  des  siècles  passés  que 
je  voudrais  proposer  à  l'admiration,  à  la  tendresse, 
à  l'imitation  des  chrétiennes  d'aujourd'hui.  L'auteur 
s'arrête  à  peine  à  nous  la  décrire  et  cependant  il  me 
semble  que  je  l'ai  toujours  connue.  Pauvre  Marie  ! 
pauvre  villageoise  ignorante  qui  va  souffrir,  non 
seulement  pour  sa  foi,  cela  serait  doux  à  une  femme 
comme  elle,  mais  dans  sa  foi.  Oh  !  n'ayez  pas  peur. 
Elle  ne  se  mêle  pas  d'exégèse,  elle  n'a  pas  entendu 
parler  de  conflits  entre  la  religion  et  la  science.  Ce- 
pendant devant  ces  beaux  yeux  candides,  les  ques- 
tions douloureuses  se  sont  posées,  problèmes  infor- 


3i8  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

mules  et  qu'elle  ne  comprend  qu'à  demi.  Dans  sa 
conscience  loyale  s'est  déroulé  le  drame  éternel  dont 
nous,  les  derniers  venus,  nous  pensons  naïvement 
avoir  le  monopole.  Elle  a  senti  la  différence,  l'an- 
tagonisme apparent  entre  la  vérité  d'aujourd'hui  et  la 
vérité  de  demain.  Elle  a  voulu  faire,  elle  a  fait  tout  son 
devoir,  et  voilà  que  du  devoir  accompli  a  surgi  la  révé- 
lation d'une  nouvelle  lumière  qui  lui  semblait  contre- 
dire aux  certitudes  les  plus  tranquilles  d'autrefois. 

The  old  order  changetli  yielding  place  to  new. 

Une  âme  vivante  abandonne  tôt  ou  tard  en  route 
quelque  chose  du  passé  mort,  anticipe  quelque  chose 
de  l'avenir,  et  ni  la  séparation  ne  se  consomme  sans 
peine,  ni  l'anticipation  ne  s'accepte  sans  effroi.  Nova 
et  vetera,  c'est  toute  l'histoire  du  développement 
quotidien  de  l'Église.  Plus  que  les  faiseurs  de  ré- 
formes, les  saints  inconnus  sont  les  vrais  ouvriers, 
les  martyrs  de  ces  transformations  nécessaires,  et 
plus  ils  auront  été  fidèles  dans  leur  humble  vie  à 
toutes  les  traditions  du  passé,  plus  ils  auront  avancé 
l'épanouissement  des  temps  nouveaux. 

Tel  est  un  des  sens  profonds  de  l'histoire  de  Maria 
Schinnagel.  Je  l'ai  déjà  dit,  ce  livre  n'est  pas  une 
thèse.  Comme  toute  œuvre  d'art,  comme  la  vie  elle- 
même,  il  se  prête  à  des  commentaires  infinis.  Les 
traités  les  plus  ambitieux  de  psychologie  religieuse 
renferment  moins  de  richesses.  A  chacun  de  choisir 
celles  qui  l'intéressent  davantage.  L'auteur  n'a  garde 
de  nous  suggérer  le  commentaire  qui  répond  le 
mieux  à  l'inspiration  de  son  œuvre,  et  c'est  double 
joie  de  voir  tant  de  lumière  et  si  bienfaisante  et  si 
pure  se  dégager  doucement  de  cette  épopée  de  vil- 


L\   BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  349 

lag"e  à  laquelle  Mme  de  Handel-Mazzetti  semble  naï- 
vement s'abandonner,  comme  un  enfant  aux  aven- 
tures de  Barbe-Bleue  ou  de  Cendrillon. 

Jesse  iind  Maria,  Luther  et  Rome,  force  nous  est 
bien,  en  ces  courtes  pages,  de  concentrer  notre  atten- 
tion sur  ces  deux  protagonistes  du  drame.  Mais  quel 
dommage  !  Le  château  prolestant,  les  bourgades  ca- 
tholiques, le  Danube  sillonné  débarques,  la  ville  aux 
nombreux  couvents  où  Maria  vac  hercher  du  renfort, 
l'aufeur  s'attache  aux  plus  menus  des  personnages 
qui  peuplent  ce  décor  pittoresque.  Ils  vivent,  ils 
marchent  devant  nous.  Aucun  d'eux  ne  ressemble  à 
une  ombre  ou  à  un  symbole.  Comme  tous  ont  de 
près  ou  de  loin  une  part  au  drame,  ils  nous  éclairent, 
tour  à  tour,  sur  la  vie  intime  de  l'Église  à  laquelle 
ils  appartiennent.  Quelques  vives  silhouettes  évoquent 
la  communauté  protestante  aux  jours  de  défaite,  les 
sans-souci,  les  résignés,  les  habiles,  les  traîtres.  Sur 
cette  grisaille  se  détache  en  plein  relief  la  foi  ar- 
dente de  Jessé,  le  simple  et  beau  dévouement  d'un 
brave  garçon  que  Jessé  a  converti.  La  galerie  catho- 
lique est  incomparable.  C'est  toute  l'Eglise  en  mi- 
niature. Voici  les  bonnes  petites  gens  qui  ont  gardé 
la  foi  sereine  de  l'enfance  ;  voici  les  paysans  madrés, 
superstitieux,  anticléricaux,  qui  tiennent  à  leur  ma- 
done, manquent  la  messe  et  narguent  le  curé.  Voici 
Schinnagel,  avec  ce  grain  de  vanité  qui  par  instants 
lui  tourne  la  tête,  mais  au  fond,  trop  honnête,  trop 
droit,  et  —  il  faut  bien  le  dire  —  trop  amoureux  de 
sa  femme  pour  n'être  pas  catholique,  et  bon  catho- 
lique. Voici  un  frère  capucin,  vague  cousin  durât  de 
La  Fontaine  et  qui  se  désintéresse  un  peu  trop  allè- 
grement des  peines  d'autrui. 


350  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Voici  le  curé  Wolf ,  Danubien  authentique  et  trop 
inélégant  pour  que  les  jeunes  ou  vieilles  dévotes  du 
cru  daignent  raccommoder  ses  chasubles  en  lam- 
beaux. L'auteur  a  ménagé,  avec  beaucoup  d'art  et 
d'ironie,  la  description  de  ce  personnage.  L'ironie 
est  à  notre  adresse.  Sur  le  portrait  qui  commençait 
en  caricature,  on  voit  poindre  doucement  une  fa- 
çon d'auréole.  Au  dénouement  tragique  du  livre^  la 
véritable  grandeur  de  Wolf  éclate  enfin.  Ce  mot  de 
grandeur  n'est  pas  de  trop.  Quand  le  pauvre  homme 
court  lourdement  dire  un  mot  de  compassion  à  la 
jeune  femme  de  l'hérétique  condamné,  comment  ne 
pas  penser  qu'à  ce  moment-là  seul,  ou  presque  seul, 
ou  si  vous  voulez,  mieux  que  personne,  il  fait  figure 
de  prêtre  et  représente  l'Eglise. 

Après  le  «  bas  clergé  »,  voici  enfin,  encadré  de  hal- 
lebardes, les  prélats,  théologiens  et  autres  dignitaires 
d'Église  qui  viennent  à  Pechlarn  instruire  le  procès 
de  Jessé.  Assisté  par  le  recteur  des  jésuites  de 
Krems,  le  P.  Abbé  de  Lilienfeld  préside  la  «  Com- 
mission ».  La  baronne  de  Handel-.Mazzetli  traite  le 
révérendissime  avec  tout  le  respect  qui  lui  est  dû, 
mais  avec  une  sympathie  un  peu  paresseuse.  Ses 
préférences  vont  au  frère  de  Canisius  et  elle  nous  le 
dit,  sans  détours. 

L'ablDé  Mattiieu  et  le  Père  Maury  prêtaient  la  plus  ex- 
trême attention  aux  réponses  de  Jessé.  Mais  quel  contraste 
entre  les  sentiments  de  l'un  et  de  l'autre  !  Impitoyable, 
l'abbé  condamnait  déjà  dans  son  cœur  cette  jeunesse  inso- 
lente, tandis  que,  chez  le  P.  Recteur,  la  compassion  était 
la  plus  forte.  L'abbé  était  un  saint  homme.  Les  blasphèmes 
ûe  Jessé  le  peinaient  vivement,  mais,  sans  qu'il  y  prit 
garde,  son  propre  orgueil  de  savant  s'indignait  aussi  de 


LA    BARONNE    DE    HANDEL- MAZZETTI  351 

voir  un  blanc-bec  se  faire  écouter  comme  un  prédicateur 
éminent. 

Que  voulez-vous  !  on  est  homme,  on  est  docteur,  et 
c  omme  une  jolie  femme,  tout  docteur  est  toujours  un  peu 
jaloux  de  la  naissante  étoile  qui  menace  de  l'éclipser. 

Touché  d'une  comparaison  si  flatteuse,  tout  doc- 
teur, digne  de  ce  nom,  pardonnera  ce  coup  de  griffe. 
Quant  à  moi,  je  le  regrette.  Pour  ime  fois,  Fauteur 
se  mêle  de  nous  renseigner  directement  sur  la  psy- 
chologie de  ses  personnages.  C'est  trop  d'une  fois. 
Que  Mme  de  Handel-Mazzelti  laisse  pour  toujours  ce 
procédé  facile  et  inefficace  aux  romanciers  de  second 
ordre.  Sans  qu'elle  nous  le  dise,  nous  aurions  assez 
vu  que  de  petites  préoccupations  doctorales  enveni- 
maient, par  instants,  les  saintes  colères  du  P.  Abbé. 

Tout  autres  étaient  les  sentiments  du  P.  Maury.  Saint 
homme  lui  aussi,  il  est  entré  en  séance  très  prévenu  contre 
le  converlissfcur  hérétique.  Saint,  austère,  oui,  mais  quoi, 
il  vit  au  milieu  des  enfants.  Quand  il  a  devant  lui  ce  noble 
visage,  qui  rayonne  de  jeunesse  et  de  candeur,  le  cœur  de 
ce  vieillard  a  tressailli  de  pitié.  «  Bon  Dieu  !  pense-t-il,  il 
n'y  a  pas  trois  ans  que  cet  enfant  était  encore  au  collège. 
Oui  sait  quels  mauvais  maîtres  ont  perverti  une  nature  si 
généreuse  ?  » 

Bref,  le  parallèle  est  mené  de  façon  si  insinuante 
que  lorsqu'on  nous  dira  tantôt  que  Jessé  a  tué  le 
P.  Abbé,  nous  ne  saurons  plus  sur  qui  nous  pleu- 
rons, sur  le  coupable  ou  sur  la  victime.  Heureuse- 
ment celle-ci  nous  sort  d'embarras  en  revenant  de 
ses  blessures.  Quant  au  jésuite,  il  est  parfait.  Entre 
lui  et  le  P.  Abbé,  il  y  a  quatre  siècles  d'histoire.  Un 
peu   sec,    un  peu  distant,  froid  et  tendre  tout  en- 


352  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

semble,  faisant  allègrement  une  besogne  qui  l'en- 
nuie, subissant  des  méthodes  qu'il  condamne,  plein 
d'égards  pour  le  P.  Abbé,  mais  avec  un  je  ne  sais 
quoi  dans  l'attitude  qui  marque  sa  complète  indé- 
pendance, lui  seul  aurait  pu  sauver  Jessé.  Par  mal- 
heur, la  baronne  de  Handel-Mazzetti  a  voulu  —  et 
pourquoi  donc  ?  —  se  faire  pardonner  ce  beau  por- 
trait dessiné  avec  tant  d'affectueuse  délicatesse.  A 
ce  grand  jésuite  elle  a  donné  un  compagnon,  mais 
le  plus  irritant  qui  soit  au  monde.  Niais,  peureux, 
bavard,  content  de  soi.  Vite  qu'on  le  renvoie  au  col- 
lège. Ses  élèves  nous  vengeront. 


II 


Nous  pouvons  maintenant  aborder  le  drame  lui- 
même.  Trois  actes  :  la  victoire  de  Jessé,  la  revanche 
de  Marie,  la  transfiguration  de  Marie.  Cette  division 
est  étroitement  liée  au  commentaire  que  j'esquissais 
tantôt.  L'auteur  n'en  est  donc  pas  responsable,  pas 
plus  que  du  commentaire.  Dans  le  premier  acte, 
Schinnagel,  en  dépit  de  sa  femme,  se  laisse  envelop- 
per par  la  séduction  du  jeune  apôtre  et  consent  enfin 
à  lui  livrer  l'image  sainte  de  Taferlé.  Ce  triomphe 
amène  le  châtiment.  Désespérée,  Maria,  s'en  va  à 
Krems  chercher  l'argent  qui  lui  permettra  de  rache- 
ter la  madone  et  ramène  la  «  commission  >>  qui  juge 
et  condamne  Jessé.  Ace  moment,  par  une  reprise  de 
génie,  le  drame  fini  recommence  et  Maria,  par  de 
nouvelles  épreuves,  mérite  et  prépare  une  victoire  de 
la  vraie  foi,  plus  définitive  et  plus  pure.  Je  découpe 
les  passages  les  plus  saillants. 


I 


LA    BARONNE    DE    HANDEL-MAZZETTI  353 

jessé  mène  habilement  le  siège  autour  de  l'intelli- 
gence confuse  du  bon  Schinnagel.  Depuis  que  le 
jeune  seigneur  a  commencé  ses  visites,  la  femme  du 
forestier  n'a  plus  de  repos.  Elle  connaît  son  mari  et 
déjà  le  voit  perdu.  Une  nuit,  le  forestier  s'était  en- 
dormi, la  cervelle  encore  bourdonnante  des  sophismes 
de  Jessé.  Un  cauchemar  le  réveille.  Il  tend  la  main. 
L'oreiller  près  de  lui  est  tout  mouillé  de  larmes  et  sa 
femme  gémit  doucement. 

—  Meidl  (c'est  un  gracieux  diminutif  de  Maria),  Meidl 
gronde-t-il  encore  à  moitié  endormi,  qu'est-ce  que  tu 
pleures-là  ? 

Pour  toute  réponse,  un  sanglot  à  fendre  le  cœur.  Cette 
fois,  il  s'éveille  pour  de  bon  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a,  mais  qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  ? 

—  J'ai  peur,  fit-elle,  oppressée. 

—  Mais  de  quoi  ?  Je  suis  près  de  toi  ;  et  tendrement  son 
bras  l'enlaçait  dans  les  ténèbres. 

—  J'ai  peur  de  ce  mauvais,  mauvais  homme,  de  ce  Vel- 
derndoS. 

—  Ah  !  bon,  gponde-t-il,  je  croyais  que  c'étaient  les  vo- 
leurs. 

—  Alexandre,  ô  mon  Alexandre,  que  sont  tous  les  voleurs 
de  la  terre  auprès  de  celui  qui  vient  t'enlever  ta  foi...  et  à 
moi,  mon  bonheur,  tout  mon  bonheur  ! 

—  Mais  qu'est-ce  qui  te  prend?  Calme-toi  donc.  Ce  sont 
de  pures  imaginations.  Tu  es  encore  toute  faible  de  tes  cou- 
ches, c'est  ce  qui  te  met  dans  ces  états. 

Pures  imaginations,  répondit- elle  d'une  voix  haletante, 
et  l'ai-je  donc  rêvé  que  cet  homme  s'emportait  en  injures 
contre  notre  sainte  Église  et  qu'il  blasphémait  la  Vierge. 
Non,  je  ne  rêvais  pas.  Tu  l'as  entendu  aussi  bien  que  moi... 
et  tu  n'as  rien  dit. 

Ses  larmes,  maintenant,  l'empêchaient  de  parler. 

—  Tu  prends  tout  au  tragique,  dit  le  mari.  Il  a  fait  ça 
Il  23 


351  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

sans  penser  à  mal.  Il  a  reçu  sa  religion  de  ses  parents  tout 
comme  toi  et  sa  bouche  parle  de  l'abondance  de  son  cœur,, 
comme  fait  la  jolie  petite  bouche  de  madame.  Voyons- 
Meidula,  n'ai-je  pas  raison  ? 

—  Dis  ce  que  tu  voudras...  Ce  que  je  sais  bien,  c'est  que 
ce  mauvais  homme  est  venu  pour  ton  malheur  et  pour  le 
mien. 

A  une  autre  visite,  Jessé,  ayant  raconté  très  joli- 
ment et  pieusement  l'histoire  de  sa  confirmation, 
demande  au  forestier  comment  on  administre  ce  sa- 
crement chez  les  catholiques.  Mais  cette  journée  de 
grâce  n'a  laissé  que  d'informes  et  prosaïques  souve- 
nirs dans  la  mémoire  de  Schinnagel.  De  la  cérémonie 
elle-même,  rien  du  tout.  Il  se  rappelle  une  ridicule 
histoire  de  sacristie  et  les  cadeaux  qu'il  a  reçus  de 
son  parrain,  une  pièce  d'or  et  un  chapelet  bénit.  Là- 
dessus,  heureux  de  couper  court  aux  explications,  il 
sort  son  chapelet  de  sa  poche,  mais  Jessé  le  repousse 
du  bout  des  doigts  et  dit  en  ricanant:  | 

—  Ah  !  ah  !  soixante-dix  Ave  Maria  et,  avec  ça,  pas 
d'enfer.  j 

Maria  s'était  rapprochée  des  deux  hommes  et  les  regar-     | 
dait  avec  épouvante.  Bon,  voilà  qu'il  montre   son  chapelet 
à  ce  maudit.  Mais  Schinnagel  rectifiait  l'erreur  de  Jessé. 

Cinquante  seulement,  s'il  vous  plaît,  et  cinq  Pater  Nos- 
ter,  plus  le  Credo,  plus  trois  Ave.  _ 

—  Est-ce  que  le  Christ  a  ordonné  de  prier  ainsi  ?...  ■ 
Schinnagel  baisse  la  tête. 

Maria  intervient,  mais  uniquement  pour  provoquer 
de  nouveaux  blasphèmes.  Jessé  parti,  le  forestier 
rumine  à  voix  haute  ces  difficultés  nouvelles. 

—  Tout  de  môme,  il  a  raison.  Dix  et  vingt  fois  la  même- 
chose,  comme  des  perroquets,  ça  ne  vaut  pas  la  peine. 


I 


LA    BARONNE    DE    IIANDEL-MAZZETTI  355 

La  pauvre  femme  défend  éloquemment  et  solide- 
ment le  rosaire.  Mais  Schinnagel  n'en  veut  pas  dé- 
mordre, et  ce  soir-là,  pour  la  première  fois  depuis 
son  mariage,  il  ne  récita  pas  son  chapelet. 

Ainsi  chaque  parole  de  Jessé  fermente  laborieuse- 
ment dans  celte  tète  appliquée  et  impuissante.  Le 
calme  bonheur  d'autrefois  s'en  est  allé.  Schinnagel,. 
enivré  d'une  théologie  fumeuse,  s'entête  à  ne  pas 
comprendre  pourquoi  sa  pauvre  femme  semble^ 
chaque  jourplusdésolée.  Puisqu'elle  lui  lient  rigueur,, 
il  s'enfermera  loin  d'elle  avec  sa  Bible,  ce  livre  que 
Jessé  lui  a  fait  connaître  et  où  il  a  déjà  appris  tant 
de  merveilles.  Ce  faisant,  il  s'interrompt  pour  pester 
contre  les  prêtres  qui  gardent  ce  livre  sous  clef.  Au- 
raient-ils par  hasard  le  monopole  de  l'histoire 
sainte  ?  Est-ce  que  le  Saint-Esprit  n'est  pas  allemand 
autant  que  latin?..,  et  ma  femme  qui  prétend  que 
cette  lecture  m'a  fait  perdre  la  paix!  Un  livre  qui 
parle  de  Dieul...  La  voilà  qui  pleure  là-bas,  mais, 
pourquoi  donc  est-elle  si  peu  raisonnable  ? 

Il  l'aime  encore  cependant,  il  l'aime  comme  au 
premier  jour  et  c'est  touchant  de  le  voir  mendier  une 
caresse,  essayer  gauchement  de  tranquilliser  Maria- 
Mais  non,  le  temps  de  leurs  naïves  amours  est  passé. 
Malgré  eux,  ils  se  querellent  dès  que  le  nom  de  Jessé 
vient  sur  le  tapis.  Après  une  scène  plus  vive.  Maria 
est  montée  dans  sa  chambre. 

Elle  prit  son  nourrisson  pour  lui  donner  le  sein.  Après 
deux  gorgées,  voici  que  le  petit  nez  fait  la  grimace,  la  mi- 
gnonne tète  se  secoue.  Le  repas  n'est  pas  de  son  goût  au- 
jourd'hui. «  C'est  la  colère  qui  m'empoisonne  le  lait,  pense  la 
femme...  Quelle  mégère  je  deviens  depuis  quelque  temps. 
Moi-mêmeje  ne  me  reconnais  plus.  Arrive  ce  misérable  ou. 


356  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

que  seulement  on  prononce  son  nom,  ma  tête  tourne,  mon 
sang  bouillonne,  je  ne  sais  plus  ce  que  je  dis.  C'est  mal, 
mais  mon  Sauveur,  vous  ne  m'en  voudrez  pas  trop,  si  je 
m'enrage  ainsi  contre  lui.  Et  comment  faire  I  je  suis  de 
chair  et  de  sang,  un  ange  même  y  perdrait  patience...  Ce 
n'est  pas  bon,  mon  pauvre  chéri,  continua-t-elle  en  regar- 
dant le  petit  qui  refusait  toujours,  écoute,  nous  allons  te 
donner  du  lait  de  Brunette,  avec  un  peu  d'eau  pour  qu'il  ne 
soit  pas  trop  gras.  »  Là-dessus,  elle  embrasse  le  petit  et 
voilà  que,  malgré  elle,  des  larmes  brûlantes  coulent  sur  ses 
joues.  «  A  cause  de  cet  hérétique,  il  faut  que  mon  pauvre 
innocent  soufïre  la  faim  »,  et  elle  va  en  pleurant  à  la  cui- 
sine prendre  d'autre  lait. 

Cependant  de  nouveaux  soucis  sont  venus.  L'année 
est  mauvaise,  l'argent  manque.  Une  lourde  dette 
pèse  sur  ShinnageL  Jessé  consent  à  l'aider,  mais  à 
condition  que  le  forestier  lui  donne  en  retour  l'image 
miraculeuse  deTaferlé.  L'image  appartient  au  fores- 
tier qui  fut  jadis  le  premier  guéri  par  l'intercession 
de  cette  madone.  Pleurant  des  larmes  de  sang,  le 
malheureux  signe  ce  pacte  abominable.  C'est  fait.  La 
nuit  venue,  d'une  fenêtre  du  château,  Jessé  regarde 
avec  une  joie  sauvage  trembler  la  torche  qui  éclaire 
cet  enlèvement.  Encore  trois  jours  et  le  hideux  fé- 
tiche est  entre  ses  mains,  Pechlarn  sauvé  de  l'idolâ- 
trie. Eperdu,  il  rentre  encourant  chez  sa  femme. 

—  Màdel,  où  est-elle?  Mâdel? 

—  Je  suis  là,  Friedel,  répond  une  voix  douce. 
Dévêtue,   les  cheveux   flottants,   la    gracieuse   créature 

s'était  assise  près  du  lit  en  l'attendant.  Elle  vint  à  lui,  pâle 
et  souriante. 

—  Ah  !  mignonne,  dit-il,  en  la  prenant  à  la  taille,  grande 
nouvelle!  l'image  est  à  bas...  bientôt  tout  le  rivage  sera 
luthérien. 


i 


LA    BARONNE   DE    HANDEL-MAZZETTI  357 

—  Oh!  fit-elle,  épouvantée,  la  madone  de  ce  pauvre  fo- 
restier ! 

—  La  triste  figure  que  vous  faites.  Riez  donc,  madame, 
voyez,  comme  je  ris  moi-même.  J'embrasserai  tout  l'uni- 
vers, et  prenant  la  tendre  enfant  dans  ses  bras  robustes,  il 
la  soulève,  il  la  porte  autour  de  la  chambre,  criant  comme 
un  fou  et  tout  d'une  haleine  :  «  Elle  est  à  bas,  elle  est  à 
bas,  demain  elle  est  morte.  Mort  à  l'idole  de  Baal  1  » 

Au  même  instant,  Maria,  flairant  le  crime  de  son 
m.ari,  sautait  du  lit  et  découvrait  la  madone,  honteu- 
sement cachée  dans  un  coin  du  hang-ar.  Torturé  de 
remords,  Schinnagel  la  rejoint.  La  vue  de  sa  femme 
échevelée  qui  embrasse  à  genoux  et  en  sanglotant  la 
chère  image,  est  le  pire  des  châtiments.  L'angoisse 
de  cette  nuit  les  réconcilie  à  jamais.  Demain,  dès 
l'aube,  Maria  partira  pour  Krems,  son  pays  natal. 
Des  parents  que  jadis  elle  assista  lui  viendront  en 
aide.  Coûte  que  coûte,  elle  trouvera  l'argent  néces- 
saire. 


III 


En  chemin,  sur  le  bateau,  elle  entend  parler  des 
«  commissions  impériales  »  qui  poursuivent  les  héré- 
tiques rebelles.  Voilà  le  salut  !  Ses  parents  ont  refusé 
de  la  secourir,  mais  qu'est  cette  déception  auprès  de 
la  grande  espérance  qui  vient  de  luire  à  ses  yeux  ? 
Elle  va  hardiment  au  collège  des  jésuites,  demande 
le  P.  Recteur,  lui  raconte  ce  qui  se  passe  à  Pechlarn 
et  sollicite  l'envoi  d'une  «  Commission  »  contre  Jessé 
<le  VelderndortT. 

—  Tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  qu'une  commission,  ré- 


358  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

pond  le  p.  Recteur,  tu  te  flgures  un  cortège  que  des  vierges 
vêtues  de  blanc  viennent  recevoir  et  qui  passe  sous  des 
arcs  de  triomphe  au  milieu  des  bénédictions  de  la  foule.  Tu 
te  trompes  bien  ! 

—  Comment  ils  viennent,  répond  Maria,  je  n'y  ai  même 
pas  pensé.  Je  ne  sais  qu'une  chose.  Ils  viennent  rétablir 
la  foi  et  chasser  l'hérésie.  De  toute  façon,  qu'ils  soient 
bénis  ! 

Non,  elle  ne  sait  pas  ce  qu'elle  demande,  mais  sa 
foi  est  grande  et  cela  suffit.  Elle  a  confié  sa  détresse 
au  P.  Recteur  et  grâce  à  lui  l'image  est  sauvée.  Le 
village  aussi,  du  moins  si  le  salut  dépend  de  la  Com- 
mission. Déjà  la  redoutable  machine  s'ébranle  et 
la  grâce  l'a  devancée.  Des  courtisans  de  la  veille  per- 
sonne ne  connaît  plus  l'hérétique  menacé.  L'église 
est  pleine  pendant  les  offices.  D'authentiques  gredins 
se  transforment  en  piliers  de  sacristie.  Après  le  ra- 
chat de  l'image  sainte,  une  explosion  de  bassesses 
marque  la  seconde  étape  du  calvaire  de  Jessé. 

La  Commission  entre  en  séance.  Ici  encore,  Jessé 
et  Maria  remplissent  la  scène.  Toute  à  la  vengeance 
de  Dieu,  l'humble  et  douce  femme  s'exalte.  Secoués, 
dominés  presque  par  la  réalité  passionnée  de  cette 
foi,  les  juges  ecclésiastiques  pensent  voir  une  autre 
Judith.  Jessé  lui-même  quia  nargué  les  théologiens, 
baisse  la  tête  sous  l'orage  de  cette  colère  sainte. 
Quelque  chose  en  lui  donne  raison  à  la  chrétienne 
qu'il  a  fait  si  cruellement  souffrir.  Noble  scène  et 
d'autant  plus  achevée  qu'elle  est  moins  uniformé- 
ment tragique.  Au  lieu  de  l'ange  exterminateur  à 
qui  elle  s'adressait  d'abord  avec  tant  de  familiarité 
confiante,  Maria,  à  un  certain  moment,  ne  rencontre 
plus  devant  elle  que  des  casuistes. 


LA    BARONNE   DE    HANDEL-MAZZETTI  ^5» 

L'abbé  se  tourne  vers  Maria. 

—  Femme,  dites-moi,  cette  madone  est-eile  une  image 
miraculeuse  ? 

—  Oui,  monseigneur,  elle  est  toute  sainte. 

—  Entendez-moi  bien.  Des  miracles  ont-ils  été  opérés 
devant  elle.  L'autorité  ecclésiastique  a-t-elle  permis  formel- 
lement de  lui  rendre  un  culte  public  ? 

Maria,  interroge  son  mari.  Celui-ci  baisse  les  yeux: 

—  Ça,  je  n'en  sais  rien. 

—  Mais  bien  sûr,  il  y  a  des  miracles,  fait  Maria. 

Tous  deux,  l'homme  et  la  femme,  racontent  ce 
qu'ils  savent.  Mais  l'abbé  n'est  pas  satisfait. 

—  Et  après,  pas  de  miracles  plus  éclatants? 

Le  cœur  de  Maria  se  serre.  Eh  quoi  !  ceux-là  ne  sont-ils 
pas  assez  éclatants?  Qu'est-ce  qui  leur  prend  donc?  De  grands 
prélats,  des  prêtres,  et  si  peu  de  foi  ! 

Alors,  harcelée  par  l'impitoyable  curiosité  des 
juges,  héroïquement  elle  expose  un  secret  doulou- 
reux de  sa  vie  intime,  une  grâce  de  salut  que  lui  oc- 
troya, en  une  heure  de  désespoir,  la  Vierge  de  Ta- 
ferlé.  A  quoi  bon,  une  voix  nasillarde  résume  déjà 
cette  partie  de  l'enquête. 

Il  conste  donc  que  l'image  n'est  ni  actuellement  ni  môme 
in  spe,  miraculeuse...  Plaise  donc  à  la  Commission  conclure 
■que  Velderndorff  a  attenté  à  une  image  respectable,  sans 
doute,  mais  point  miraculeuse. 

—  Sic  vevo,  sic  vevo,  clament,  unanimes,  les  docteurs. 

—  0  monseigneur  !  crie  Maria  d'une  voix  navrée,  alors, 
parce  que  cette  image  n'est  pas  miraculeuse,  vous  ne  puni- 
rez pas  ce  mauvais  homme,  ce  maudit  qui  a  juré  la  mort  de 
3a  Vierge.  S'il  en  est  ainsi,  malheur,  malheur  à  nous  et  à 
tout  le  rivage  du  Danube. 

Avant  d'écrire  ces  pages,  Mme  de  Handel-Mazzett- 


360  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

a-t-elle  relu  les  interrogations  de  Jeanne  d'Arc  ?  En 
tout  cas,  je  sais  bien  à  quel  autre  récit  de  martyre 
elle  a  pensé  en  racontant  la  passion  de  Jessé  de  Vel- 
derndorir.  Je  ne  la  trahirai  pas,  du  moins  pas  plus 
qu'elle  ne  s'est  trahie  elle-même.  Je  n'oserai  même 
pas  la  louer,  car  ici,  vraiment,  il  ne  s'agit  plus  de 
littérature.  J'espère  d'ailleurs  qu'on  ne  nous  obligera 
pas  à  la  défendre,  en  vérité,  nous  aurions  beau  jeu  ! 

L'amour  du  Christ,  la  haine  de  Rome,  nous  avons 
vu  que  Jessé  était  tout  entier  dans  ces  deux  passions. 
Sectaire  et  chrétien,  la  Commission  va  faire  con- 
naissance avec  le  sectaire  :  restons,  nous,  avec  le 
chrétien. 

Au  matin  de  son  procès,  Jessé  se  lève  sans  bruit. 
Il  ne  veut  pas  troubler  le  légersommeil  de  sa  femme  ; 
mais  celle-ci  bientôt  se  réveille. 

—  Friedel  déjà  debout  !  Il  fait  encore  noir. 

—  Eh  oui,  mignonne,  je  veux  perdre  l'habitude  de  trop 
dormir. 

—  Moi  aussi,  dit-elle,  et  déjà  elle  prenait  ses  bas. 

—  Non,  non,  mignonne,  il  faut  dormir. 

—  Je  dors,  fit-elle  en  riant,  et  elle  ferme  les  yeux. 
Puis  vite  elle  les  rouvre,  et  comme  elle  voit  que  Jessé 
porte  son  grand  uniforme  de  velours  noir  bordé  de  four- 
rures : 

—  Friedel,  pourquoi  as-tu  mis  tes  beaux  habits  ? 

—  C'est  que  je  veux  aller  à  la  sainte  Cène. 

—  Maintenant  ?  interrogea-t-elle  lentement . 

—  Oui,  mon  amour. 

—  Friedel  —  et  sa  voix  tremblait  de  peur  —  puisque  tu 
vas  à  la  Cène,  pourquoi  prends-tu  ton  épée?  Friedel,  Friedel, 
viens  ici...  tu  as  un  secret. 

Non,  il  n'aura  plus  de  secrets  pour  elle.  11  lui  dit 


LA    BARONNE    DE    1IANDEL-MAZ/,E  ITX  301 

tout.  Un  instant,  le  cœur  lui  manque,  mais  vile  il  se 
retrouve.  Près  de  l'autel,  le  ministre  l'attendait. 

—  Dieu  est  avec  nous,  dit  Jessé,  il  faut  nous  hâter,  comme 
les  Juifs  au  moment  de  la  Pàque.  J'ai  déjà  perdu  trop  de 
temps...  Le  vieux  ministre  bénit  le  pain  et  le  vin.  Ses  mains 
tremblantes  levèrent  la  coupe  et  il  chanta  d'une  voix  faible: 
<i  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  dans  la  nuit  où  il  allait  être 
trahi,  prit  le  pain...  Toi  qui  viens  à  moi,  tu  es  la  force  et 
la  puissance.  Tiens- toi  près  de  moi  en  face  de  l'ennemi  et 
protège  ton  Évangile.  » 

Quelques  heures  après,  dans  la  salle  du  tribunal, 
pendant  que  les  villageois  récitaient  à  voix  haute  le 
Credo  catholique,  Jessé  remuait  aussi  les  lèvres  et 
priait  son  Christ  évangélique  :  «  A  toi  la  force  et  la 
puissance  !  ne  me  laisse  pas,  ne  me  laisse  pas  !  » 

Insolent  en  face  de  ses  juges,  lorsqu'il  apprend  que 
sa  famille  aussi  va  souflVir  à  cause  de  lui,  la  colère 
le  rend  fou.  Le  P.  Maury,  homme  de  collège,  sait 
bien  par  expérience  qu'à  un  certain  degré  d'exalta- 
tion, il  ne  faut  plus  discuter  avec  un  enfant.  Mais 
ce  n'est  pas  le  P.  Maury  qui  conduit  les  débats.  Jessé 
voit  rouge  et,  s'armant  d'un  pistolet  qui  est  sur  la 
table,  il  fait  feu  sur  le  Père  Abbé. 

Nous  savons  déjà  que  le  saint  homme  en  relèvera 
et  nous  pouvons  philosopher  à  notre  aise  sur  cet 
acte  de  folie.  Vous  devinez  bien  que  notre  auteur  ne 
s'amuse  pas  à  nous  l'aire  peur.  Ce  dénouement  est 
une  savante  trouvaille.  Tout  le  monde  gagne  à  ce 
coup  de  feu.  Jessé  désormais  n'est  plus  simplement 
un  hérétique  trop  zélé.  Sa  condamnation  nous  paraî- 
tra moins  sévère.  Cette  arme,  d'ailleurs,  ce  n'est  pas 
Jessé  qui  l'a  déposée  sur  la  table  du  tribunal.  Ce 
n'est  pas  la  main  d'un  protestant  qui  l'a   chargée. 


362  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Ainsi  donc,  une  fois  encore,  les  responsabilités  se 
partagent,  le  pour  et  le  contre  se  heurtent,  les  solu- 
tions simplistes  s'effondrent,  la  terrible  complexité 
du  problème  éclate  aux  yeux  les  plus  prévenus. 

Nous  ne  suivrons  pasJessé  dans  ce  cachot  où  pour 
se  donner  du  courage,  il  chante  à  pleine  voix  le  mer- 
veilleux cantique  de  Luther,  cette  Marseillaise  pro- 
testante dont  le  seul  rythme  entraînerait  un  lâche  au 
martyre  : 

Ein  feste  burg  ist  unser  Gott... 

Dans  quelques  jours,  il  sera  jugé  et  nous  pré- 
voyons trop  la  sentence.  Déjà  l'heure  est  venue  pour 
lui  de  quitter  ce  pays  bien-airaé  qu'il  aurait  tant 
voulu  convertir.  Penché  à  l'arrière  de  la  galiote  qui 
glisse  vivement  au  fil  du  Danube,  il  salue  une  der- 
nière fois  le  village  qui  brille  au  soleil  et  «  son  Tha- 
bor  le  regarde  une  fois  encore,  avant  qu'il  soit  cloué 
sur  la  croix  ». 

Des  tours  du  château  épiscopal,  le  canon  gronde 
annonçant  aux  deux  rives  du  fleuve  ce  nouveau 
triomphe  delà  foi. 


IV 


Cependant,  la  première  exaltation  passée,  notre 
Judith,  rentrée  chez  elle,  se  trouble  de  voir  sur  sa 
robe  des  éclaboussures  de  sang.  Maria  Schinnagel 
commence  à  mesurer  les  conséquences  de  sa  visite 
au  recteur  de  Krems.  Elle  entend  pleurer  la  jeune 
femme  de  Jessé.  Elle  voit  la  malheureuse  tête  glacée 
par  la  mort,  elle  suit,  dans  l'avenir,  la  longue  tris- 
tesse de  l'enfant  qui  naîtra  demain  et  qui,  sans  elle, 


I 


LA    BARONNE   DE   IIANDEL-MAZZETTI  3(;3 

*>urait  connu  son  père.  «  Femme,  lui  avait  dit  Lan- 
dersperger,  le  seul  converti  de  Jessé,  femme,  crois- 
moi,  celte  mère  et  son  enfant  te  feront  passer  de  ter- 
ribles heures.  »  La  prophétie  se  réalise.  Ni  son  mari, 
ni  ses  enfants,  il  n'est  plus  de  joie  pour  elle.  L'ombre 
<lu  condamné  est  sur  sa  vie.  Le  nom  de  Jessé  qui  re- 
vient fatalement  dans  tous  les  commérages  de  Pech- 
lam,  ramène,  h  chaque  instant,  l'angoisse  dont  elle 
tâche  de  se  distraire.  La  tète  blonde  la  tourmente 
pendant  le  silence  des  longues  nuits.  «  Je  ne  pensais 
pas  mal  faire  »,  essaie-t-elle  vainement  de  répondre 
à  l'imagination  qui  l'obsède.  Mais  lui  aussi,  le  con- 
damné ne  pourrail-il  pas  dire  que  son  intention  était 
bonne,  et  cependant  il  va  mourir. 

Jusqu'ici,  dans  cette  paisible  existence,  quelques 
gouttes  d'eau  bénite  sufiisaient  à  chasser  les  pensées 
mauvaises,  ou,  si  l'inquiétude  s'attardait,  une  parole 
du  confesseur  avait  bientôt  ramené  la  paix.  La 
pauvre  femme  apprendra  bientôt  qu'à  de  certaines 
heures  dans  la  vie  d'vme  âme,  l'Église  môme,  cette 
grande  pacificatrice  des  consciences,  reste  impuis- 
sante, et  que  nous  restons  seuls,  en  tête  à  tête  avec 
le  juge  intérieur  qui  est  en  nous.  La  baronne  de  Han- 
del-Mazzetti  raconte  cette  suprême  déception  de 
Maria  en  une  scène  déchirante  à  laquelle  il  me 
semble,  que  tout  le  livre  converge,  et  qui,  toute 
seule,  suffirait  peut-être  à  mettre  ce  livre  hors  de 
pair. 

Un  peintre  contemporain  a  imaginé  de  couper  un 
de  ses  tableaux  par  une  ligne  horizontale  et  d'évo- 
quer ainsi  en  un  diptyque  nouveau,  les  mystérieuses 
relations  qui  unissent  —  hélas  I  et  surtout  qui  divisent 
ceux  d'en  haut  et  ceux  d'en  bas.  En  haut,  le  pont 


364  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

d'un  navire  el  les  passagers  de  première  classe  ;  en 
bas,  les  faces  brûlées  de  ceux  qui  entretiennent  la 
machine.  Avec  un  art  plus  insinuant  et  des  inten- 
tions moins  impérieuses,  l'auteur  de  Jesse  und  Maria 
aime  à  juxtaposer  ainsi  ses  tableaux.  Tantôt  c'était 
parallèlement  une  Gène  prolestante  et  un  pèlerinage 
catholique  ;  c'est,  tout  le  long  du  volume,  le  rappro- 
chement entre  les  émotions  des  deux  groupes  d'amou- 
reux, Jessé  et  sa  mignonne  femme,  Maria  Schinna- 
gel  et  le  forestier.  Maintenant,  après  la  vaste  fresque 
de  la  Commission,  on  nous  m>ontre,  dans  la  petite 
église  du  village,  la  rencontre  du  curé  Wolf  et  de 
Maria  au  confessional.  L'humble  tableau  continue, 
explique,  achève  la  fresque.  Les  souffrances  d'en  bas 
rachètent  les  imperfections  qui  se  sont  mêlées  peut- 
être  à  la  procédure  d'en  haut.  Et  si  je  n'ose  dire  que 
les  touchantes  incertitudes  du  confesseur  et  de  la  pé- 
nitente expient  la  tranquille  assurance  des  «  doc- 
teurs »,  du  moins,  puis-je  répéter,  avec  une  convic- 
tion profonde,  qu'ici  encore,  mieux  que  tous  les 
autres,  le  simple  curé  et  la  pieuse  chrétienne  repré- 
sentent la  véritable  Église  du  Christ  ^ 

Mariavientd'ouvrirsonâme,ellea  dit  les  doutes  qui 
l'assiègent,  elle  attend,  confiante,  la  parole  du  prêtre 
comme  elle  ferait  de  la  consolation  de  Dieu  lui-même. 

—  Eti  1  oui,  c'est  une  croix  !  Certes,  tu  ne  pouvais  guère 
faire  autrement,  mais  que  tout  ça  est  triste  !... 

Là-dessus,  comme  si  le  diable  décidément  s'en  mêlait, 
Wolf  se  meta  parler  de  Velderndorff. 

1.  Je  ne  crois  pas  que  l'auteur  de  Jesse  und  Maria  se  sou- 
vienne ici  de  la  confession  dEnima  Bovary.  Ici  et  là  même 
déception,  mais  combien  plus  pathétique  dans  le  cœur  dune 
vraie  chrétienne. 


I 


LA    BARONNE    DE    lUNDEL-MAZZETTI  365 

—  Sais-tu,  Mariedl,  c'est  bizarre,  je  ne  puis  chasser  le 
souveuir  de  ce  bandit...  Dieu  sait  pourtant  s'il  m'a  tourmenté, 
le  misérable,  et  s'il  m'a  crevé  de  colère...  Mais  que  veux-tu  ? 
quand  je  me  le  représente  dans  sa  prison...  ses  grands  yeux 
entre  les  grilles  de  fer,  pensant  à  Pechlarn,  à  sa  Stella  (c'est 
la  jument  de  Jessé),  et  à  ce  vieux  loup  d'église  (  Wolf)  auquel 
il  donnait  la  chasse... 

Quelque  chose  barre  la  gorge  du  vieillard.  Il  s'arrête,  ses 
lèvres  hérissées  mâchent  et  remâchent  à  vide.  D'une  voix 
désolée,  Maria  demande  l'absolution  et  la  pénitence.  Bonté 
divine,  si  c'est  là  toute  la  consolation  qu'on  lui  donne, 
mieux  vaut  s'en  aller...  Lui,  marmotte  sa  formule  latine  et, 
sans  reprendre  haleine,  se  remet  à  torturer  la  malheureuse. 

—  As-tu  entendu  dire,  Meidl,  ce  qui  est  arrivé  à  Schal- 
laburg,  quand  Landersperger  est  venu  lui  dire  adieu...  Jessé 
lui  a  donné  le  peu  qu'il  gardait  en  poche,  ils  se  sont  em- 
brassés —  les  larmes  brillent  dans  les  yeux  de  Wolf  —  et 
ils  ne  pouvaient  se  séparer.  Les  soldats  ont  dû  s'en  mêler... 
A  ces  mots,  les  larmes  coulent  pour  de  bon  sur  les  rudes 
bajoues  du  vieux  prêtre,  II  toussote,  il  essaie  de  rire  :  «  Ces 
deux  garnements,  ces  deux  garnements...  » 

De  l'autre  côté  de  la  grille,  la  femme  tortillait  fiévreuse- 
ment son  chapelet. 

—  Révérence,  dit-elle,  vous  avez  pitié  de  ce  maudit, 
parce  que,  maintenant,  il  lui  faut  souffrir.  Il  l'a  mérité. 
C'est  bien  certain.  Et  moi  aussi,  j'ai  beaucoup  souffert  et 
par  sa  faute.  Beaucoup  me  reste  à  souffrir  et  personne  ne  me 
console. 

—  Pauvre  âme,  lit  ^Yolf  avec  pitié,  eh  !  oui,  vois-tu,  c'est 
toujours  comme  ça  quand  les  femmes  se  mêlent  des  affaires 
des  hommes. 

Maria  sent  que  tout  s'écroule  sous  elle.  Son  sang  bout. 
Une  folie  la  prend.  Parler  ainsi,  lui,  c'est  trop  fort!  Lui  qui 
l'autre  jour,  ne  pouvait  exalter  assez  le  service  qu'elle  avait 
rendu  au  village.  Ses  idées  chavirent  et  d'un  ton  qu'elle  n'a 
jamais  osé  prendre  au  confessionnal  : 


366  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

—  Révérence,  VOUS  n'avez  pas  toujours  parlé  de  la  sorte... 
Ah  !  j'aurais  volontiers  laissé  l'honneur  aux  hommes,  l'hon- 
neur et  la  sueur  et  les  larmes  que  coûtent  ses  besognes-là... 
Mais  tous  se  sont  dérobés  comme  des  lâches.  Si  je  ne  m'en 
étais  pas  mêlée,  la  sainte  image  serait  à  l'heure  qu'il  est 
cendre  et  poussière,  et  tout  le  pays  hérétique.  Non,  jamais, 
tantque  je  vivrai,  je  ne  regretterai  ce  que  j'ai  fait,  même  si 
le  diable  venait  me  souffler  une  mauvaise  compassion...  Dieu 
et  la  Vierge  m'ont  envoyée,  j'en  suis  sûre  comme  du  Credo ^ 
et  si  un  ange  venait  du  ciel  me  soutenir  le  contraire,  je  lui 
dirais  :  «  Tu  es  un  menteur...  » 

A  plusieurs  reprises,  Wolf  avait  essayé  d'interrompre  cette 
tirade  passionnée  :  «  Pas  si  fort  !  pas  si  fort  !  »  Maintenant 
il  répond,  en  la  fixant  à  travers  la  grille  : 

—  C'est  vrai,  tu  as  bonne  mémoire,  mais  je  t'ai  dit  le  con- 
traire de  ce  que  j'aurais  dû  te  dire.  Si  j'avais  rêvé  que  cela 
allait  arriver  je  ne  t'aurais  pas  parlé  de  la  sorte.  Mais  mon 
erreur  ne  te  donne  pas  le  droit  d'être  insolente.  C'est  le 
diable  qui  te  rend  orgueilleuse  et  veut  t'enlever  ta  récom- 
pense. Celui  qui  te  souffle  au  cœur  de  la  pitié  pour  un  pauvre 
pécheur,  non,  celui-là  n'est  pas  le  diable. 

Orgueilleuse  !  Il  ne  manquait  plus  que  ça.  Pas  un 
mot,  de  consolation  et  une  scène  par-dessus  le  mar- 
ché !  Mais  non,  elle  ne  répondra  rien.  Elle  pince  les 
lèvres,  se  dresse  sur  ses  jambes  chancelantes,  baisse 
son  voile,  sort  du  confessionnal  et  de  l'église.  Sur  la 
place,  aussi  longtemps  qu'on  peut  la  voir,  sa  dé- 
marche est  assurée,  sa  figure  paisible.  Mais  seule, 
toute  seule  au  bord  du  Danube,  ses  épaules  tombent, 
ses  traits  se  décomposent,  son  pas  traînant  se  ralen- 
tit. Son  confesseur  ne  l'a  pas  comprise.  Elle  n'a  plus 
confiance  en  lui,  sa  vie  religieuse  est  comme  un  vais- 
Sî'au  qui  a  perdu  ses  ancres  dans  l'orage. 

Elle  compare  hier  et  aujourd'hui.  Elle   répète  le 


LA    BARONNE    DI2    HANDEL-MAZZETTI  367 

nom  d'un  confesseur  d'autrefois  (jui  la  lira  suave- 
ment, d'une  crise  difiicile.  Ce  n'est  pas  lui  qui  l'aurait 
traitée  d'org-ueiileuse.  Pauvre,  pauvre  femme  !  la 
rude  main  (jui  i,e  blesse  nous  blesse  aussi,  mais,  avec 
nous,  pardonne  à  ce  maladroit  dont  les  yeux  obsédés 
gardent  la  vision  d'une  autre  femme  rencontrée  tan- 
tôt sur  la  route  qui  mène  à  la  prison  de  Jessé.  Par- 
donne-lui. Ta  souffrance  est  la  sienne.  Il  t'aurait  dit 
des  paroles  plus  douces,  si  lui-même  il  avait  pu  se 
consoler. 

On  me  surprendrait  fort  si  on  m'assurait  qu'en 
écrivant  cette  page  unique,  l'auteur,  sans  com- 
prendre la  magnifique  inspiration  qui  le  portait,  a 
cru  simplement  s'abandonner  à  une  sensibilité  de 
femme  agacée  par  la  rudesse  d'un  paysan.  Non,  cela 
n'est  pas  possible,  et  si  IMme  de  Handel-Mazzetti  me 
l'affirmait  elle-même,  je  prendrais  la  voix  de  Wolf, 
et  je  lui  répondrais  brutalement  qu'elle  ignore  son 
génie.  Au  point  où  nous  en  sommes,  la  grossièreté 
du  pauvre  curé  est  engloutie  dans  l'horreur  sacrée 
de  la  scène  comme  un  détail  insignifiant.  Le  doigt  le 
plus  sûr,  la  délicatesse  la  plus  veloutée  serait  un 
pauvre  remède  au  mal  qui  tourmente  Maria.  J'irai 
plus  loin.  A  ce  tournant  tragique,  notre  attention 
passionnée  néglige  tout  ce  qui  distingue  ces  deux 
personnages,  pour  ne  plus  songer  qu'à  leur  commune 
et  identique  détresse.  Maria  et  Wolf,  c'est  l'Église, 
c'est  l'âme  chrétienne  enfantant  douloureusement  la 
vérité  qu'elle  porte  en  elle  et  que,  dans  une  angoisse 
inexprimable,  elle  n'ose  pas  encore  reconnaître. 
Tous  deux  ae  débattent  dans  une  sorte  de  nuit.  Un 
voile  épais  leur  couvre  certaines  choses  et  cependant 
une  pâle  lumière  leur  arrive,  éclairant  des  rudiments 


368  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

de  vérités  lointaines  qui  semblent  contredire  à  d'autres 
vérités,  claires  et  nettes  celles-ci,  règle,  force  et 
douceur  de  leur  vie.  L'instinct  de  leur  cœur  les  en- 
traîne en  avant,  leur  intelligence  ferme  et  fidèle  les 
retient  en  arrière.  Oîi  est  le  devoir?  Pour  comble  de 
peine,  il  est  trop  tard  maintenant.  Prati(|uement,  ils 
ont  résolu  le  cas  de  conscience  qui,  pour  eux,  ne  se 
posait  pas  encore.  Une  morale  scientifique  leurdirail 
bien  (ju'après  tout  on  n'est  responsable  que  de  ce 
({ue  l'on  a  voulu  faire.  Mais  ni  l'un  ni  l'autre,  ils  ne 
suivent  cette  morale.  Est-ce  un  bien,  est-ce  un  mal  ? 
la  chose  est  faite  et  si  c'est  un  mal,  ils  sentiront  peser 
sur  eux  la  mort  d'un  homme,  d'un  innocent  peut- 
être,  et  toutes  les  horreurs  d'un  foyer  dévasté.  C'est 
au  prix  de  semblables  tortures  que  la  vérité  pro- 
gresse en  ce  monde.  Je  rêve  parfois  quand  on  me  dit 
que  les  festins  que  nous  servent  les  poètes 

ressemblent  bien  souvent  à  ceux  du  pélican. 

Mais  je  suis  bien  sûr  que  toutes  nos  conquêtes  mo- 
rales et  celles-là  même  dont  les  modernes  tirent  le 
plus  de  gloire,  furent  jadis  chèrement  achetées  par 
d'humbles  martyrs,  frères  et  sœurs  de  Wolf  et  de 
Maria  Schinnagel. 

On  se  demande  avec  inquiétude  quel  pourra  bien 
être  le  dernier  mot  de  cette  histoire.  Il  semble  que 
l'auteur  nous  ait  engagés  sur  une  voie  sans  issue.  Un 
dénouement  optimiste,  la  conversion  de  Jessé  par 
exemple,  profanerait  la  forte  et  sévère  et  pleine 
beauté  de  cette  œuvre  d'art.  Comment,  d'ailleurs, 
l'auteur  après  avoir  soulevé  tant  de  questions  graves 
et  pressantes,  aurait-il  le  droit  de  se  dérober  au  der- 
nier moment  et  de  nous  laisser  dans  les  ténèbres.  Ces 


LA    BARONNE    DE    IIANDEL-MAZZETTI  369 

ténèbres,  sans  doute,  il  ne  les  a  pas  eréées,  mais  en- 
fin il  nous  les  a  fait  sentir,  d'une  faron  plus  aiguë, 
épaisses,  profondes,  écrasantes.  Que  faire?  Artiste, 
la  baronne  de  Handel-Mazzetti  pouvait  nous  laisser 
sur  la  scène  du  confessionnal  ;  chrétienne,  catholique, 
elle  nous  devait,  elle  se  devait  à  elle-même  autre 
chose.  Elle  a  suivi  la  voix  de  sa  conscience  et,  par 
un  juste  retour,  à  cet  appel  de  la  foi,  l'art  a  répondu 
par  une  inspiration  magnifique.  Les  soixante  der- 
nières pages  de  ce  livre  sont  les  plus  belles.  L'œuvre 
poignante  et  douloureuse  jusqu'au  bout  s'achève  sur 
une  impression  de  douceur  et  de  paix.  Jessé  mourra 
luthérien.  La  vérité  humaine  le  veut  ainsi,  mais  il 
mourra  avec  la  conscience  du  mal  qu'il  a  voulu  faire, 
avec  le  remords  d'avoir  attenté  à  l'image  sainte  dont 
Dieu  se  sert  pour  attirer  à  lui  le  petit  village  catho- 
lique. Sur  l'échafaud,  il  demande  pardon  de  sa  cri- 
minelle tentative,  il  exalte  la  foi  et  le  grand  cœur  de 
Maria  Schinnagel.  Que  s'est-il  passé?  L'héroïque 
femme  a  compris  enfin  la  vérité  de  cette  parole  du 
prêtre:  «  Ce  n'est  pas  le  diable  qui  te  met  au  cœur 
de  la  pitié  pour  ce  malheureux.  »  Affiliée  aux  Domi- 
nicaines, elle  a  le  moyen  facile  de  pénétrer  jusqu'à 
la  prison  de  .Jessé.  Le  récit  de  ses  deux  visites  ré- 
sume, explique  et  parfait  le  livre.  C'est  une  des  plus 
belles  choses  que  j'aie  jamais  lues.  Je  ne  croyais 
pas  qu'on  pût  surpasser  le  fameux  chapitre  d'Adam 
Bede,  l'entrevue  deHetty  et  de  Dinahdans  la  prison. 
Je  me  trompais.  Maria  Schinnagel  est  plus  humaine, 
plus  touchante,  plus  belle  que  Dinah  Morris.  D'abord 
Maria  essaie  de  convertir  le  jeune  homme,  mais 
cette  suprême  controverse  l'irrite  et  le  blesse.  Dans 
son  insuccès,  la  pauvre  femme  voit  un  châtiment  de 
II  24 


370  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

Dieu  sur  elle.  C'est  une  agonie  de  regrets  el  de  scru- 
pules :  «  Si  tu  étais  restée  vierge,  tu  aurais  pu  sauver 
€ette  àmo...  »  Elle  prie  cependant.  Une  grâco  meil- 
leure lui  ouvre  les  yeux.  Elle  revient.  Cette  fois,  elle 
ne  songe  plus  qu'à  la  miséricorde.  Plus  un  mot  de 
controverse.  Simplement,  suavement,  bonne  et  ma- 
ternelle, elle  attendrit,  elle  apaise,  elle  console,  elle 
transforme  Jessé.  Luthérien,  il  veut,  il  croit  encore 
l'être.  Il  ne  reniera  pas  la  foi  de  sa  mère.  Par  le  re- 
pentir, la  confession  de  ses  fautes,  le  pardon  des  in- 
jures, l'acceptation  généreuse  de  son  supplice,  Jessé 
entre  dans  la  communion  des  saints  ;  aimant,  véné- 
rant, glorifiant  Maria  Schinnagel,  il  aime,  sans  le 
savoir,  mais  il  aime  vraiment,  il  vénère,  il  glorifie  la 
véritable  Église  du  Christ. 


f 


ÉPILOGUE 


LA  LÉGENDE  D'ARGENT 


LA  LÉGENDE  D'ARGENT 


Il  y  a  quelques  années,  parcourant  la  Toscane,  en  quête 
de  matériaux  pour  une  histoire  de  la  vie  intérieure  au 
temps  de  Savonarole,  j'eus  plusieurs  fois  l'occasion  de  visi- 
ter, dans  leur  détresse,  des  communautés  expulsées  de 
France  qui  tâchaient,  péniblement,  de  trouver,  au  jour  le 
jour,  quelques  ressources,  et  de  garder  autant  que  possible 
les  habitudes  régulières  des  jours  heureux.  De  Florence, 
où,  dans  une  chambre  pitoyable,  nue,  froide  et  laide,  trans- 
formée en  chapelle,  je  disais  la  messe  devant  quatre  reli- 
gieuses devenues,  pour  lors,  maîtresses  de  français  et  de 
piano,  je  partais  souvent  pour  ce  délicieux  couvent  de 
Prato  où  presque  rien  n'a  été  changé  depuis  la  mort  de 
sainte  Catherine  de  Ricci.  Mais  la  pénible  vision  du  matin 
ne  s'effaçait  pas  en  route  et  la  pensée  de  ces  courageuses 
femmes  me  poursuivait  jusque  dans  la  cellule  de  la  sainte. 
Pensée  triste,  mais  joyeuse  aussi.  Là-bas,  ce  campement 
de  misère,  ici  la  paix  enveloppante  de  ce  cloître,  dans  ces 
deux  cadres  si  différents  s'épanouissait  la  même  fleur  éter- 
nelle et  ces  allées  et  venues  me  faisaient  comme  toucher  du 
doigt  la  chaîne  souple  et  solide  qui  rattache  les  vertus  d'au- 
jourd'hui à  la  sainteté  du  passé.  A  la  marge  des  feuilles  où 
je  notais  les  variantes  de  la  légende  de  sainte  Catherine, 
j'esquissais  la  légende  que  d'autres  saintes   vivaient  sous 


374  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

mes  yeux.  Puis  naturellement,  l'idée  me  vint  que  cette  lé- 
gende de  lexil n'était  qu'un  tout  petit  chapitre  de  l'humble 
et  merveilleuse  légende  à  laquelle  travaillent  autour  de 
nous  des  milliers  de  saints  inconnus.  Les  simples  pages 
qu'on  va  lire  pourraient  servir  de  préface  à  cette  légende. 
C'est  une  sorte  de  méditation  sur  la  sainteté  et  la  vie  des 
saints.  U  y  a  deux  points  dans  cette  méditation.  Dans  le 
premier  point  je  ne  fais  que  répéter,  en  l'adaptant,  à  notre 
siècle,  une  parole  célèbre  du  père  de  Condren.  Cet  admi- 
rable directeur  aimait  à  dire  «  que  ce  dernier  siècle  —  c'est 
le  grand  siècle  à  son  aurore  — ,  était  le  siècle  des  saints  et 
ne  le  cédait  en  rien  aux  premiers  temps  de  l'Église  et 
qu'il  y  en  avait  tant  et  plus,  mais  que  leur  grâce  était  la 
vie  cachée  ».  Le  second  point  ou,  si  l'on  veut,  la  conclusion 
pratique,  s'adresse  à  tous  ceux  qui  ont,  qui  pourraient  ou 
qui  devraient  avoir  la  vocation  d'hagiographe.  Après  la 
sainteté  elle-même,  est-il  vocation  plus  belle  !  J'essaie  d'orien- 
ter leur  curiosité  sur  les  plus  humbles  manifestations  de  la 
vie  intérieure  et  je  les  mets  en  garde  contre  certaines  rou- 
tines qui  entravent,  aujourd'hui  encore,  l'hagiographie. 
Qu'il  s'agisse  de  la  vivre  ou  simplement  de  la  raconter, 
cette  légende  d'argent  est  à  la  portée  des  âmes  les  plus  ti- 
mides et  des  plumes  les  moins  exercées.  11  m'a  semblé  que 
le  premier  venu  pouvait  sans  outrecuidance  la  proposer 
aux  fidèles  et  qu'il  n'était  pas  besoin  d'être  savant  pour  eu 
ébaucher  la  préface. 


LA  LEGENDE  D'ARGENT 


«  Dieu  parle  encore  aujourd'hui  comme  il  parlait 
à  nos  pères  ^..  »  Dans  la  littérature  spirituelle,  je 
ne  connais  rien  de  plus  beau  que  la  page  du  P.  d& 
Gaussade  qui  commence  par  ces  paroles  et  je  vou- 
drais, plus  encore  que  ce  grand  style,  avoir  cette 
tranquillité,  ardeur  et  transparence  de  foi  pour 
écrire,  sur  un  sujet  tout  voisin,  des  réflexions  ana- 
logues. Si  Dieu  parle  aujourd'hui  encore,  il  trouve 
sans  doute  comme  autrefois  des  âmes  qui  lui  ré- 
pondent. Il  en  trouvera  toujours  et  les  saints  ne 
manqueront  jamais  à  l'Église.  Mais  nous  ne  savons 
pas  les  voir.  La  plupart  d'entre  nous,  convaincus, 
que  dorénavant  Dieu  garde  le  silence,  pensent  que 
le  temps  des  vertus  héroïques  est  passé  et  que  les 
chrétiens  d'autrefois  ont  tourné  la  dernière  page  de 
la  légende  des  saints. 

Ce  mot  seul  de  légende  nous  fait  sourire  de  tris 
tesse.  C'est  si  loin  tout  cela  et  c'était  si  beau  !  Non» 
notre  pauvre  temps  n'est  plus  fait  pour  ces  mer- 

1.  J.-P.  DE  Caussade,  s.  J.,  Traité  de   l'abandon  à   la  Pro- 
vidence divine. 


376  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

veilles,  et  sur  nos  routes  qu'épouvante  le  fracas  des 
automobiles,  les  fioretli  ne  trouveraient  plus  un  coin 
de  fraîcheui'  pour  s'épanouir.  Soit,  mais  pourtant 
qu'on  le  remarque  :  en  variant,  selon  les  époques, 
les  symboles  de  progrès  matériel  et  de  prose,  on  a 
toujours,  plus  ou  moins,  parlé  de  la  sorte,  toujours 
reculé  l'âge  d'or  de  la  foi  et  de  la  charité  chrétienne 
jusqu'aux  frontières  incertaines  du  «  bon  vieux 
temps  ».  Pascal  montrait  déjà  la  part  d'illusion  qui 
se  môle  à  de  tels  regrets.  «  Ce  qui  nous  gâte, 
disait-il,  est  qu'ordinairement  on  regarde  saint  Atha- 
nase,  sainte  Thérèse  et  les  autres  comme  couronnés 
de  gloire  et  agissant  avec  nous  comme  des  dieux. 
A  présent  que  le  temps  a  éclairci  les  choses,  cela 
paraît  ainsi,  mais,  au  temps  où  on  le  persécutait,  ce 
grand  saint  était  im  homme  qui  s  appelait  Atha- 
nase...  » 

Ce  grand  saint  était  un  homme...  Oh  !  que  cela  est 
donc  vrai  et  que  nous  avons  de  peine  à  le  com- 
prendre !  Une  personne,  d'ailleurs  sage,  qui  avait 
ardemment  désiré  de  passer  quelques  heures  dans  la 
compagnie  de  dom  Bosco,  revint  un  peu  déconcertée 
de  ce  que  ce  saint  homme  eût  fait  cordialem.ent 
honneur  à  un  bon  repas.  Qu'aurait-elle  donc  pensé 
si  elle  avait  lu  les  délicieuses  lettres  de  sainte  Cathe- 
rine de  Ricci  à  son  frère  Vincent  et  constaté 
qu'entre  deux  extases,  la  chère  sainte  pouvait  parler 
de  «  poutargue  »  et  de  «  biscoltins  »  ?  Une  sœur  du 
monastère  de  Prato,  étroite  et  timorée,  s'était  d'ail- 
leurs bien  gardée,  en  recopiant  ces  lettres,  de  trans- 
crire  tous  les  termes  dont  Catherine  s'était  servje. 
Sous  sa  plume  pudibonde,  les  tu  se  changent  en 
vous,  et  les  chaussons  col  taffeta  deviennent  des 


LA   LÉGENDE   D  ARGENT  377 

vanita  (i).  Ne  la  raillons  pas  trop  fort,  puisque  aussi 
bien  nous  faisons  comme  elle,  nous  tous  qui  deman- 
dons à  la  sainteté  de  ne  jamais  toucher  terre  et  qui 
refusons  de  la  reconnaître  quand  la  pauvrette  vient 
à  nous  sans  ombre  de  parure  archaïque  et  parle  la 
langue  de  notre  temps. 

Aussi  bien,  si  l'on  excepte  certains  cas,  en  somme 
très  rares,  où  les  miracles  rendaient  sa  trace  lumi- 
neuse, la  sainteté  s'est  toujours  cachée.  Peut-être 
aujourd'hui,  où  il  y  a,  dit-on,  moins  de  personnes 
capables  de  comprendre  son  secret,  se  cache-t-elle 
encore  avec  plus  de  soin.  Mais  enfin  elle  vit  toujours, 
elle  est  partout,  elle  nous  entoure  et  ceux  qui  Ton 
rencontrée  et  reconnue  savent  bien  qu'elle  n'a  rien 
perdu  de  son  charme  ni  de  sa  beauté. 

Tous  peuvent  la  voir,  mais  c'est  la  grâce,  la  force 
et  la  confusion  du  prêtre  d'être  en  quelque  sorte 
obligé  de  converser  familièrement  avec  elle.  Cha- 
cun de  ceux  qui  ont  pris  la  peine  —  est-ce  une  peine, 
grand  Dieu  !  —  de  se  pencher  attentivement  sur  les 
âmes,  a  dû,  bon  gré,  mal  gré,  reconnaître  cette  splen- 
deur qui  n'est  pas  de  la  terre.  Pour  le  reste,  nous  ne 
sommes  que  des  témoins  à  dislance,  témoins  de 
témoins,  qui,  sur  la  foi  d'autrui,  nous  passons  de 
main  en  main  le  dépôt  de  la  tradition.  L'histoire 
divine  que  nous  racontons,  nos  yeux  ne  l'ont  pas 
contemplée,  elle  est  pour  nous  un  objet  de  foi,  mais 
quand  il  s'agit  de  rendre  témoignage  aux  fidèles 
qui  continuent  en  ce  monde  la  vie  du  Christ,  quelle 
différence  !  Et  vidimus,  et  testamiir.  Nos  yeux,  nos 
pauvres  yeux,  habitués  à  d'autres  spectacles,  ont  vu  le 

1.  Le  Leltere  di  S.  Calerina  de  Ricci,  édit.  Guasli,  Ghe- 
rardi,  Florence,  1890. 


378  L  INQUIETUDE    BELIGIKUSE 

visage  des  saints,  nos  oreilles  ont  reçu  leurs  confi- 
dences, et  nos  mains  exigeantes  ont  pu,  souvent, 
palper  le  mystère  :  qiiod  aiidivimus,  quod  vidimiis 
ociilis  nostris,  quod  perspeximus,  et  manus  nostree 
contrectaverunt  de  verbo  vitœ  ! 

Eh  bien!  qu'on  me  laisse  le  dire,  ce  témoignage, 
dont  le  monde  aurait  tant  besoin,  nous  ne  l'avons 
pas  assez  rendu.  Est-ce  un  excès  de  réserve,  est-ce 
la  peur  de  livrer  les  choses  de  Dieu  à  l'intelligence 
moqueuse  de  notre  temps  ?  Non,  puisque  habituelle- 
ment nous  avons  parlé.  Mais  nous  ne  l'avons  pas  fait 
de  manière  à  rendre  évidente  aux  plus  incrédules 
cette  survivance  actuelle  de  Notre-Seigneur.  Simple 
défaut  de  méthode  qu'on  peut  indiquer  sans  im- 
pertinence. 

La  première  erreur  de  ces  témoins  modernes  de 
la  sainteté  est  la  longueur  démesurée  de  leur  témoi- 
gnage. Pour  les  saints  d'aujourd'hui,  moins  fortu- 
nés que  saint  François  ou  saint  Dominique,  Yin-'è' 
s'impose,  les  deux  volumes  sont  de  rigueur.  Ni  la 
crise  de  la  librairie,  ni  la  grève  des  lecteurs,  ni 
l'exemple  précieux  et  charmant  des  petits  livres 
bleus  de  M.  H.  Joly,  rien  ne  peut  arrêter  cette  fé- 
condité redoutable.  Nous  avons  des  vies  en  trois  vo- 
lumes. On  va  plus  loin  en  Angleterre.  Sans  les  me- 
naces d'un  gouvernement  persécuteur,  nous  dépas- 
serions les  Anglais. 

On  l'entend  de  reste,  ce  regret  ne  vise  aucune- 
ment les  vies  de  saints  qui  sont  en  même  temps  des 
livres  d'histoire  générale.  Personne  n'a  trouvé  trop 
longs  les  deux  volumes  de  M.  Vacandard  sur  saint 
Bernard,  et,  s'il  vient  jamais,  nous  ne  marchande- 
rons pas  notre  attention  au  biographe  de  saint  Fran- 


LA   LEGENDE    D  ARGENT  379^ 

çois  de  Sales.  Mais,  tous  les  saints,  même  comme 
saints,  n'ont  pas  une  même  importance.  A  vertus 
peut-être  égales,  il  en  est,  si  je  puis  dire,  de  moins 
représentatifs  et  on  rend  à  ceux-ci  le  pire  des  ser- 
vices en  les  ensevelissant  sous  le  poids  de  biogra- 
phies interminables.  Les  saints  ressemblent  sur  ce 
point  aux  autres  hommes.  Tous  ne  sont  pas  intéres- 
sants au  même  degré.  Quelques-uns  —  et  c'est  peut- 
être  le  grand  nombre  —  n'ont  qu'un  ou  deux  mots 
à  nous  dire,  parfois  même  qu'un  geste  à  faire,  comme 
ces  gardes-barrières  qui  abaissent  leurs  petits  dra- 
peaux sur  le  passage  des  trains. 

Pour  certains,  un  don  de  nature  ou  de  grâce,  un 
sourire  de  l'esprit  ou  du  cœur  nous  ramène  toujours 
à  eux.  Nous  ne  nous  lassons  pas  de  les  entendre. 
Sainte  Thérèse  est  du  nombre,  mais  d'admirables 
fondatrices  ou  réformatrices  n'ont  pas  reçu  ce  rayon, 
et  quoi  qu'en  pensent  leurs  biographes,  les  minuties 
de  leur  histoire  ne  le  leur  donneront  pas. 

On  dira  :  pourquoi  vous  en  prendre  à  ces  bio- 
graphes? Le  but  que  vous  cherchez  n'était  pas  le 
leur.  Qu'arrive-t-il  en  effet?  Une  congrégation  charge 
quelqu'un  d'écrire  l'histoire  de  la  fondatrice  ou  de 
telle  religieuse  éminente.  On  écritdoncpour  le  cou- 
vent même,  pour  celles  qui  ont  connu  l'héroïne,  ou 
qui,  du  moins,  veulent  se  pénétrer,  le  plus  possible, 
de  son  esprit.  Dans  des  conditions  semblables,  il 
n'est  pas  d'anecdotes  insignifiantes,  les  plus  humbles 
minuties  ont  une  valeur. 

Cela  n'est  pas  tout  à  fait  sûr  et  j'ai,  pour  ma  part, 
quelque  peine  à  croire  que  ce  livre,  dûment  ennuyeux 
pour  le  chrétien  honnête  homme,  puisse  faire  les 
délices  d'une  lecture   de  couvent.   L'expérience,  si 


380  L  INQUIETUDE   RELIGIEUSE 

besoin  est,  a  souvent  prouvé  le  contraire.  Mais  je 
veux  que  la  remarque  soi  t  j  uste,  elle  ne  vous  couvre  pas 
tout  à  fait.  Ces  deux  volumes  polis,  et  repolis,  édités 
avec  amour,  ces  gravures,  ces  autographes,  de  bonne 
foi,  tout  cela,  dans  votre  pensée,  ne  s'adresse-t-il  pas 
un  peu,  beaucoup  peut-être,  au  grand  public?  Et 
pourquoi  vous  en  défendre!  Vous  aimeriez  mal 
votre  sainte,  si  vous  ne  la  vouliez  connue  de  tous. 
Et  quoique,  enfin,  vous  ayez  pensé  faire,  il  nous  la 
faut  à  nous,  cette  sainte,  nous  la  demandons,  nous 
l'attendons,  et  nous  l'aimerions  aussi,  mais  pas  dans 
l'appareil  encombrant  que  vous  avez  médité  pour 
elle,  pas  sur  l'autel  —  ou  dans  le  tombeau  —  que 
vous  lui  avez  préparé. 

Si  cela  est  vrai  d'un  personnage  d'importance, 
comment  ne  jugerons-nous  pas  la  plupart  des  livres 
consacrés,  je  ne  dis  pas  à  de  moindres  saints,  mais 
à  des  existences  plus  courtes  et,  en  apparence,  plus 
ordinaires.  Franchement,  ici,  nous  avons  passé  toute 
mesure.  Quel  manque  absolu  de  proportion  entre  le 
héros  et  le  monument  qu'on  lui  élève,  quelles  bana- 
lités, quelle  fade  abondance  de  gloses  pseudo- 
pieuses pour  arriver  à  faire  un  livre  là  où  déjà  la 
brochure  eût  été  de  trop  ! 

Je  sais  les  causes  touchantes  de  ces  illusions 
d'optique.  Souvent  c'est  une  amitié  désolée  qui  veut 
reprendre  à  la  mort  le  plus  possible  de  celui  ou  de 
celle  qui  sont  partis  avant  le  temps.  Un  enfant  meurt 
au  collège,  un  jeune  fille  au  noviciat,  et  l'exquis  tra- 
vail de  légende,  commencé  pendant  les  mois  de  la 
maladie,  reprend  son  essor  au  lendemain  de  la  pre- 
mière détresse.  La  mort  a  sacré  ces  jeunes  fronts. 
Un  reflet  de  leur  auréole  illumine  soudain  les  années 


1 


LA    LEGENDE    D  ARGENT  381 

obscures,  les  vertus  réelles  que  jusqu'ici  l'uniformité 
de  la  vie  commune  avait  voilées.  Il  est  si  facile,  il  est 
si  doux,  il  est  si  juste,  ce  culte  posthume  qui  com- 
pense pour  les  oublis  ou  les  négligences  d'autrefois 
et  qui  se  développe  ainsi,  non  pas  faussant,  mais 
spiritualisant,  déplus  en  plus,  l'image  de  nos  morts. 
Bientôt  quelqu'un  se  présente,  un  ami,  un  confident. 
Il  veut  dire  son  affection,  propager  de  beaux 
exemples,  fixer  une  image  déjà  fuyante,  consoler  des 
parents  qui  pleurent.  Il  cherche,  il  demande.  De 
tous  côtés,  on  lui  répond  lettres,  notes  de  retraite, 
premiers  vers,  les  papiers  s'accumulent  sur  la  table. 
Hélas,  hélas  !  le  livre  s'achève.  Il  a  sa  préface,  l'in- 
troduction d'un  prélat  notoire  ou  d'un  académicien 
complaisant,  mais,  de  grâce,  ne  l'ouvrez  pas,  vous 
qui  avez  entendu  célébrer  la  grâce  précoce  de  cette 
jeune  sœur,  la  générosité  de  cet  enfant.  Des  lettres, 
comme  tout  le  monde  en  peut  écrire,  des  résolutions 
que  tous  nous  avons  cru  prendre,  des  vers  que  nous 
aurions  pu  faire,  non,  non,  ne  lisez  pas  ce  livre. 
Restez-en  à  la  première  page,  à  cette  photographie, 
décevante  elle  aussi,  mais  beaucoup  moins  que  les 
phrases  vaines  et,  dans  ce  regard,  et  sur  ces  lèvres, 
tâchez  de  recueillir  le  précieux  et  court  message  que 
l'enfant,  que  la  novice  avait  à  nous  dire  et  qu'un 
maladroit  biographe  a  noyé  dans  trois  cents  pages 
d'insignifiance  et  d'ennui. 

Car,  pour  le  message  pris  en  lui-même  je  ne  me 
pardonnerais  pas  de  paraître  le  négliger.  Non,  je  ne 
demande  pas  qu'on  méprise  la  voie  lactée  pour 
quelques  constellations  de  premier  ordre,  qu'on 
réduise  la  vie  des  saints  à  quelques  biographies 
essentielles  et  qu'on  dédaigne  la  plus  humble  des 


382  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

âmes  que  le  doigt  de  Dieu  a  touchées.  Certes,  le 
hej'o-worship,  surtout  quand  il  s'adresse  aux  héros 
de  la  grâce,  est,  peut-être,  la  plus  excellente  des 
<lisciplines  morales,  et  d'ailleurs,  si  je  pouvais  em- 
ployer ce  vilain  mot  en  une  si  délicate  matière, 
je  dirais  qu'on  ne  démocratisera  jamais  trop  l'his- 
toire de  la  sainteté.  Mais  précisément,  c'est  là  le 
grand  reproche  qu'on  voudrait  avoir  le  droit  de  faire 
à  nos  modernes  biographes.  Quand  ils  consacrent 
ainsi  de  gros  volumes  à  des  personnages  secondaires, 
qu'ils  y  pensent  ou  non,  ils  essaient  par  là  de  confé- 
rer à  leur  héros  des  lettres  de  noblesse,  ils  le  mettent 
sans  plus,  au  rang  des  Vincent  de  Paul  et  des  Au- 
gustin. Le  public  ne  s'y  trompe  pas.  Il  a  bientôt 
jugé  et  condamné  votre  entreprise.  Pour  lui  le  bla- 
son est  suspect,  la  façade  trop  fastueuse.  Il  n'entrera 
pas  dans  la  maison.  Encore  un  coup,  c'est  un  mal- 
heur, car  ce  luxe  de  parvenu  cachait  une  sainteté  de 
bonaloi,  mais  simple,  mais  roturière,  tout  au  plus 
bourgeoise.  Pourquoi  lui  avez-vous  appris  les  belles 
manières,  l'avez-vous  affublée  de  tant  d'ornements  ? 
Ses  amies  d'autrefois  ont  de  la  peine  à  la  reconnaître  ; 
les  indifférents  se  détournent  d'elle.  Qu'on  me  passe 
une  autre  image.  Il  y  a  des  fleurs  des  champs  trop 
petites,  trop  frêles  pour  qu'on  songe  à  les  cueillir. 
Dans  l'herbe  pourtant,  les  unes  à  côté  des  autres, 
elles  ont,  non  pas  une  beauté  —  ce  mot  est  trop  gros 
pour  elles  —  mais  une  grâce,  une  fraîcheur,  un  com- 
mencement de  parfum.  Au  lieu  de  les  prendre  une 
à  une  et  de  les  déprécier  en  les  isolant,  découpez  une 
bande  du  gazon  où  se  pressent  ces  menues  mer- 
veilles ;  respirez  le  tout  ensemble,  fleurs  et  brins 
■d'herbe,  sans  les  distinguer  et  comme  un  bouquet 


il 


LA    LÉGENDE    d'aRGENT  383 

qu'une  main  plus  délicate  que  les  nôtres  a  lié  pour 
nous. 

Ces  fleurs  qui,  séparées  de  leurs  sœurs,  fragiles 
comme  elles,  en  un  instant,  seraient  flétries,  nous 
suggèrent  une  transition  lumineuse.  En  efl'et,  si, 
d'une  part,  on  devrait  empêcher  dans  l'intérêt  même 
de  ceux  qu'elles  prétendent  célébrer,  une  surproduc- 
tion de  biographies  particulières,  si,  d'autre  part, 
historiens  de  la  grâce  ou  simples  fidèles,  nous  avons 
droit  à  ce  qu'on  nous  livre  aussi  complet  que  possible 
le  trésor  de  la  sainteté  commune  et  moins  éclatante, 
que  reste  t-il,  sinon  qu'on  substitue  des  études  d'en- 
semble aux  monographies  détachées,  et  qu'au  lieu  de 
ces  gros  volumes  consacrés  à  un  personnage  unique, 
on  nous  donne  l'histoire  sainte  d'une  ville,  d'une 
paroisse,  d'un  collège,  d'un  couvent,  d'une  institu- 
tion, d'une  province.  En  vérité,  la  chose  n'est  pas 
nouvelle.  Gerbes  de  légendes,  prés  spiritueh^  vies 
des  Pères  du  désert,  vitse  fratrum,  annales,  méno- 
loges,  les  curieux  de  psychologie  religieuse  savent 
bien  quelles  délicieuses  surprises  les  attendent  à 
chaque  fois  qu'ils  reviennent  à  ces  livres  oubliés. 
Oubliés,  oui,  c'est  le  sort  des  vieilles  choses,  et  pour 
celles-ci  on  a  dépensé  beaucoup  d'argent,  de  temps, 
d'encre  et  de  maladresse  à  nous  les  rendre  plus 
chères.  J'ai  lu,  ou  du  moins  essayé  de  lire  bon 
nombre  de  biographies  consacrées  aux  religieuses 
du  siècle  dernier,  presque  tous  ces  livres  m'ont  paru 
fades  auprès  des  Mémoires  de  la  mère  de  Chaugy 
sur  les  premières  Visitandines.  Le  temps  n'est  peut- 
être  pas  encore  venu  de  reprendre  l'œuvre  hagio- 
graphique de  Montalembert,  mais,  en  attendant,  qui 
ne    voudrait  qu'un  moderne   bénédictin   se  donnât 


384  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

le  loisir  d'écrire  l'histoire  intime  des  moines 
d'Orient?  Faute  de  réclame,  et  sans  doute  aussi, 
parce  que  les  dissertations  ascétiques  envahissent 
trop  ce  livre  admirable,  les  études  du  P.  Danzas  sur 
les  Temps  primitifs  de  l ordre  de  saint  Dominique  ne 
sont  pas  connues,  goûtées  comme  elles  le  méritent. 
Enfin  le  succès,  de  lecture  et  d'influence,  n'a-t-il  pas 
récemment  montré  qu'on  avait  été  bien  inspiré  de 
réunir  en  un  seul  ouvrage  de  courtes  notices  sur  de 
jeunes  chrétiens  morts  à  l'ennemi  pendant  la  cam- 
pagne de  l'indépendance  pontificale  et  la  guerre  de 
1870  ?  Qui  ne  voit  que  ces  héros  gagnent  à  être  ainsi 
présentés  dans  le  rang  et  côte  à  côte,  et  que  les  rem- 
plissages nécessaires  d'une  biographie  plus  copieuse 
auraient  fait  s'évaporer  le  parfum  de  ces  nobles 
vies  ? 

Ce  n'est  pas  leur  archaïsme  qui  donne  tant  de 
prix  aux  livres  que  je  rappelais  tantôt,  mais  la  mé- 
thode simple,  saineet  forte  qui  a  obligé l'hagiographe 
à  ramasser  en  quelques  pages  les  traits  caractéris- 
tiques, les  paroles  originales,  en  un  mot  tout  ce  qui  a 
fait  saillie  dans  la  mémoire  des  contemporains;  tout 
cela  et  rien  que  cela.  Un  ou  deux  traits,  une  ou  deux 
paroles,  après  tout,  la  vie  du  plus  grand  nombre, passée 
au  crible  du  temps,  ne  garde  souvent  pas  autre  chose. 
Un  peintre  du  début  du  dix-neuvième  siècle,  dans 
une  supplique  où  il  énumérait  ses  titres  à  je  ne  sais 
quelle  faveur,  disait  peut-être  avec  modestie,  peut-être 
avec  fierté  :  «  C'est  moi  qui  ai  dessiné  le  javelot  de 
Talius  dans  les  Sabines  du  grand  David.  »  Il  avait 
raison.  Ce  javelot,  accroché  à  l'œuvre  d'un  autre, 
est  toute  sa  gloire.  Ainsi  de  la  foule  des  saints  ou, 
pour  parler  exactement,  des  saints  de  la  foule.  Eux 


LA    LEGENDE    D  ABGENT  385 

non  plus  n'ont  souvent  pas  de  quoi  couvrir  une 
cimaise  bien  étendue  ;  un  de  ces  actes  de  charité  qui 
laissent  entrevoir  des  pi'ofondeurs  de  tendresse,  une 
pensée  ingénieuse  ou  brillante  jaillie  brusquement 
de  toute  une  suite  de  méditations  obscures,  enfin  un 
de  ces  éclairs  qui  montrent  l'âme.  Parfois,  souvent, 
l'éclair  fut  si  court  que  le  plus  acharné  biographe 
aura  dû  renoncer  à  tirer  de  là  même  un  fantôme  de 
brochure.  Tant  pis  pour  le  biographe  et  tant  mieux 
pour  nous.  Voilà  précisément,  si  nous  voulons  en 
reprendre  la  tradition,  le  chapitre  d'un  de  ces  livres 
que  je  vantais  tout  à  l'heure.  Ils  peuvent  être  si 
courts,  ces  chapitres,  et,  grâce  à  eux,  la  mémoire 
d'une  âme  sainte  servirait  pour  longtemps  à  notre 
édification  et  à  notre  joie.  Je  n'ai  sous  la  main,  à 
l'heure  où  j'écris  ces  lignes  dans  la  bibliothèque  d'un 
couvent  dévasté,  qu'un  incunable  italien  avec  ce  titre 
enchanteur  :  Vita  di  Santi  Patri  vulgare  hysloriata. 
La  simple  colonne  des  matières  est  un  délice.  Ou- 
vrons au  hasard.  Nous  sommes  au  milieu  du  livre  III. 
Au-dessus  d'un  petit  chapitre,  le  XVII^,  brille  ce 
titre  prestigieux  :  De  Vabate  Zenone  e  cValtri  abati  : 
De  Vabbé  Zenon  et  d'autres  abbés.  Cela  ne  remplit  pas 
tout  à  fait  la  moitié  d'une  page.  Quelle  leçon,  et 
quelle  ironie  si  on  compare  ce  chapitre  à  tant  de 
livres  qui  ne  savent  pas  finir. 

Quelques  Père>  étant  allés  voir  l'abbé  Lucius,  celui-ci 
leur  demanda  :  «  jue  faites- vous  ?  »  Ils  répondirent  :  «  Nous 
autres,  nous  ne  t  ivaillons  pas  de  nos  mains,  mais  comme 
veut  l'Apôtre,  n  ms  prions  sans  cesse.  —  Ah!  reprit-il, 
vous  ne  mangez  donc  pas  ?  —  Mais  oui,  nous  mangeons. 
—  Alors,  comment  vous  arrangez-vous  pour  prier  tout  en 
mangeant?  »  Ils  ne  surent  que  répondre  et  gardèrent  le  si- 
II  2ô 


386  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

lence.  Le  saint  revint  à  la  charge.  «  Vous  dormez  aussi"?  — 
Oui.  —  Alors,  comment  vous  arrangez-vous  pour  prier 
tout  en  dormant  ?  »  Ils  ne  surent  pas  davantage  que  ré- 
pondre. L'abbé  continua  :  «  Pardonnez-moi,  mais  A'otre 
conduite  ne  s'accorde  pas  avec  vos  paroles.  Pour  moi, 
voici  ce  que  je  fais.  Tout  en  travaillant  des  mains,  je  récite 
le  Miserere;  mon  travail  fini  et  vendu,  j'en  donne  l'argent 
aux  pauvres,  ne  me  réservant  que  le  nécessaire.  Puis,  pen- 
dant que  je  mange  et  que  je  dors,  les  bons  pauvres  prient 
Dieu  pour  moi  et  c'est  comment  je  prie  sans  cesse.  » 

Il  y  a  encore  un  petit  miracle  de  l'abbé  Amon,  ce 
qui  fait  trois  abbés  par  demi-page,  et  tranquillement 
l'auteur  commence  son  XVIIP  chapitre  avec  ces 
mots  aux  longues  perspectives  :  De  uno  frate  négli- 
gente e  d'altri. 

Maintenant,  il  est  clair  que  si  l'abbé  Lucius  avait 
vécu  de  nos  jours,  on  aurait  trouvé  dans  ses  papiers 
de  quoi  fournir  un  volume.  En  serions-nous  plus 
avancés?  J'ai  peur  que  non,  et  peut-être  aussi,  dans 
l'ennuyeux  détail  de  sa  vie,  aurions-nous  risqué  de 
perdre  cet  instantané  qui  seul  nous  importe,  ce  re- 
gard bonhomme  et  malin,  ce  bon  cœur,  la  ferme  foi 
et  la  poésie  de  cette  réponse. 

Sans  doute,  tous  les  chapitres  ne  seraient  pas  né- 
cessairement aussi  courts.  Rien  d'élastique  comme 
le  plan  de  pareils  ouvrages.  L'essentiel  est  d'être 
quitte  du  souci  de  combler  les  vides,  l'unique  règle 
est  de  ne  cueillir  que  l'exquis.  Oh  !  l'admirable  cha- 
pitre que  je  me  chargerais  de  faire,  dans  l'histoire 
du  Garmel  contemporain,  si  je  résumais  en  cinquante 
pages  le  gros  volume  qu'on  a  consacré  récemment  à 
une  jeune  sœur,  morte  en  odeur  de  sainteté. 
Quelques  lettres  de  cette  âme  charmante,  quelques 


LA    LEGENDE    D  ARGENT  387 

notes  intimes,  sont  d'une  jeunesse,  d'une  grâce  et 
d'une  charité  incomparables.  Jugez  plutôt  : 

Une  sainte  religieuse  de  la  communauté  avait  autrefois  le 
talent  de  me  déplaire  en  tout.  Le  démon  s'en  mêlait...  Je 
m'appliquai  à  faire  pour  cette  sœur  ce  que  j'aurais  fait  pour 
la  personne  que  j'aime  le  plus.  Je  sentais  bien  que  cela 
réjouissait  grandement  mon  Jésus,  car  il  n'est  pas  d'artiste 
qui  naime  à  recevoir  des  louanges  de  ses  œuvres,  et  le 
divin  artiste  des  âmes  est  heureux  lorsqu'on  ne  s'arrête  pas 
à  l'extérieur,  mais  que  pénétrant  jusqu'au  sanctuaire  in- 
time qu'il  s'est  choisi  pour  demeure,  on  en  admire  la 
beauté...  Quand  j'avais  la  tentation  de  lui  répondre  d'une 
façon  désagréable,  je  m'empressais  de  lui  faire  un  aimable 
sourire,  essayant  de  détourner  la  conversation,  car  il  est 
dit  dans  Vlmitalion  qu'il  vaut  mieux  laisser  chacun  de  son 
sentiment  que  de  s'arrêter  à  contester.  Quand  le  démon  me 
tentait  Aiolemment  et  que  je  pouvais  m'esquiver  sans  qu'elle 
s'aperçut  de  ma  lutte  intime,  je  m'enfuyais  comme  un  soldat 
déserteur...  Sur  ces  entrefaites,  elle  me  dit  un  jour  d'un 
ton  radieux  :  «  Ma  sœur,  voudriez-vous  me  confier  ce  qui 
vous  attire  tant  vers  moi  ?  Je  ne  vous  rencontre  pas  que 
vous  ne  me  fassiez  le  plus  gracieux  sourire.  »  Ah  !  ce  qui 
m'attirait,  c'était  Jésus  caché  au  fond  de  son  âme,  Jésus  qui 
rend  doux  ce  qu'il  y  a  de  plus  amer  ' . 

Elle  continue  : 

Je  me  souviens  d'un  acte  de  charité  que  le  bon  Dieu 
m'inspira  étant  encore  novice.  De  cet  acte,  tout  petit  en 
apparence,  le  Père  céleste,  qui  voit  dans  le  secret,  m'a  déjà 
récompensée  sans  attendre  l'autre  vie.' 

C'était  avant  que  ma  sœur  Saint- Pierre  tombât  tout  à 
fait  infirme.  Il  fallait  le  soir,  à  6  heures  moins  dix  minutes, 
que  l'on  se  dérangeât  de  l'oraison  pour  la  conduire  au  ré- 

1.  Sœur  Thérèse  de  lEnfaxt  Jésus,  Histoire  d'une  unie. 
Librairie  Saint-Paul. 


38S  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

fectoire.  Cela  me  coûtait  beaucoup  de  me  proposer,  car  je 
savais  la  difficulté  ou  plutôt  l'impossibilité  de  contenter  la 
pauvre  malade.  Cependant  je  ne  voulais  pas  manquer  une 
si  belle  occasion,  me  souvenant  des  paroles  divines  :  «  Ce 
que  vous  aurez  fait  au  plus  petit  des  miens  c'est  à  moi  que 
vous  l'aurez  fait.  » 

Je  m'offris  donc  bien  humblement  pour  la  conduire,  et  ce 
ne  fut  pas  sans  mal  que  je  parvins  à  faire  accepter  mes 
services.  Enfin,  je  me  mis  à  l'œuvre  avec  tant  de  bonne 
volonté  que  je  réussis  parfaitement.  Chaque  soir,  quand  je 
la  voyais  agiter  son  tablier  je  savais  que  cela  voulait  dire  : 
Partons  ! 

Prenant  alors  tout  mon  courage,  je  me  levais,  et  puis 
toute  une  cérémonie  commençait.  11  fallait  remuer  et  porter 
le  banc  d'une  certaine  manière,  surtout  ne  pas  se  presser, 
ensuite  la  promenade  avait  lieu.  Il  s'agissait  de  suivre  cette 
bonne  sœur  en  la  soutenant  par  la  ceinture  ;  je  le  faisais 
avec  le  plus  de  douceur  qu'il  m'était  possible,  mais  si  par 
malheur  survenait  un  laux  pas,  aussitôt  il  lui  semblait  que 
je  la  tenais  roal  et  qu'elle  allait  tomber.  —  «  Ah  !  mon 
Dieu  !  vous  allez  trop  vite,  je  vais  m'briser  !  »  Si  j'essayais 
alors  de  la  conduire  plus  doucement  :  —  «  Mais  suivez-moi 
donc,  je  n'sens  pas  votre  main,  vous  m'iàchez,  jvais 
tomber!...  Ah  !  j'disais  bien  que  vous  étiez  trop  jeune  pour 
me  conduire.  » 

Enfin,  nous  arrivions  sans  autre  accident  au  réfectoire. 
Là,  surgissaient  d'autres  difficultés.  Je  devais  installer  ma 
pauvre  infirme  à  sa  place  et  agir  adroitement  pour  ne  pas 
la  blesser;  ensuite,  relever  sesmanches,  toujours  d'une  cer- 
taine manière,  après  cela  je  pouvais  m'en  aller. 

Mais,  je  m'aperçus  bientôt  quelle  coupait  son  pain  avec 
une  peine  extrême;  et,  depuis,  je  ne  la  quittais  pas  sans 
lui  avoir  rendu  ce  dernier  service.  Comme  elle  ne  m'en 
avait  jamais  exprimé  le  désir,  elle  resta  très  touchée  de 
mon  attention,  et  ce  fut  par  ce  moyen,  nullement  cherché, 
que  je  gagnai  entièrement  sa  confiance,  surtout  —  je  l'ai 


« 


LA    LEGENDE   D  ARGENT  3«9 

appris  plus  tard  —  parce  qu'après  tous  mes  petits  services, 
je  lui  faisais,  dit-elle,  «  mon  plus  beau  sourire  ». 

Voici  plus  menu  encore  mais  non  pas  moins  char- 
mant : 

Vous  étiez  malade  depuis  plusieurs  jours,  —  elle 
s'adresse  à  sa  supérieure  —  un  matin,  je  vins  tout  dou- 
cement remettre  à  votre  infirmerie  les  clefs  de  la  grille  de 
communion...  au  fond  je  me  réjouissais  d'avoir  cette  occa- 
sion de  vous  voir,  mais  je  me  gardais  bien  de  le  faire  pa- 
raître. Or  l'une  de  vos  fllles  animée  d'un  saint  zèle  crut 
que  j'allais  vous  éveiller  et  voulut  discrètement  me  prendre 
les  clefs.  Je  lui  répondis  le  plus  poliment  possible  que  je 
désirais  autant  qu'elle  ne  point  faire  de  bruit,  et  j'ajoutai 
que  c'était  mon  droit  de  rendre  les  clefs.  Je  comprends  au- 
jourd  hui  qu'il  eût  été  plus  parfait  de  céder  tout  simple- 
ment, mais  je  ne  la  comprenais  pas  alors  et  voulus  entrer  à 
sa  suite,  malgré  elle. 

Bientôt  le  malheur  redouté  arriva,  le  bruit  que  nous  fai- 
sions vous  fit  ouvrir  les  yeux,  et  toute  la  faute  tomba  sur 
moi  !  La  sœur  se  hâta  de  prononcer  un  discours  dont  le  fond 
était  ceci  —  c'est  ma  sœur  Thérèse  de  l'Enfant-Jésus  qui  a 
fait  le  bruit.  —  Je  brûlais  du  désir  de  me  défendre,  mais 
heureusement  il  me  vint  une  idée  lumineuse  :  je  me  dis  que 
certainement  si  je  commençais  à  me  justifier  j'allais  perdre 
la  paix  de  mon  âme;  de  plus  que  ma  vertu  étant  trop  failde 
pour  me  laisser  accabler  sans  rien  répliquer,  je  devais 
clioisir  la  fuite  pour  dernière  planche  de  salut.  Je  partis... 
mais  mon  cœur  battait  si  fort  qu'il  me  fut  impossible 
d'aller  plus  loin  et  je  m'assis  dans  l'escalier  pour  jouir  en 
paix  des  fruits  de  ma  victoire. 

C'est  exquis  et  on  trouverait  sans  peine  plusieurs 
autres  pages  aussi  suaves,  mais  pourquoi  faut-il 
qu'aux  premières  éditions  déjà  trop  chargées,  on  ait 
cru  devoir  ajouter  tout  un  bagage  poétique  que  seuls 


390  L  I^JOUIETUDE    RELIGIEUSE 

des  cœurs  prévenus  peuvent  admirer.  Sans  doute,  ' 
le  livre,  tel  quel,  a  eu  du  succès,  mais  j'ai  peur 
qu'on  ne  s'en  lasse  bien  vite,  qu'au  premier  coup 
d'œil  la  vue  de  certaines  pages  médiocres  ne  donne 
le  change  aux  esprits  pressés,  et  que  bientôt  la  char- 
mante figure  ne  s'efface  et  ne  disparaisse.  Enchâssée 
dans  la  légende  d'argent  du  dix-neuvième  siècle, 
elle  aurait  vécu  toujours. 

Il  va  sans  dire  que  le  cadre  de  ces  recueils  ne 
serait  pas  forcément  uniforme.  Il  y  a  vingt  façons  de 
grouper  les  chapitres  de  celte  légende.  L'histoire 
d'un  sanctuaire  ne  se  raconte  pas  comme  les  annales 
d'une  maison  d'éducation,  le  ménologe  d'un  monas- 
tère comme  les  souvenirs  dune  paroisse.  Mais  enfin 
partout  où  la  vie  chrétienne  aurait  eu  l'occasion  de 
s'épanouir,  on  voudrait  voir  venir  un  amateur  des 
choses  de  l'âme,  un  narrateur  simple  et  sincère 
s'arrêtant  pieusement  sur  les  traces  h  peine  sensibles 
des  plus  humbles  saints.  Pourquoi  nous  résignons- 
nous  ainsi  à  ne  rien  savoir  de  cette  poussière  de 
légende  ?  Moins  fastueuse  que  la  légende  dorée, 
moins  remplie  de  phénomènes  merveilleux,  elle  n'en 
serait,  à  bien  des  égards,  que  plus  attachante.  C'est 
la  sainteté  de  tous  les  jours,  celle  qui  vit  à  côté  de 
nous  et  que  nous  frôlons  au  passage,  celle  qui  nous 
a  souri  et  tendu  la  main,  celle  dont  le  prêtre  le  plus 
imparfait  a  reçu,  en  rougissant,  les  confidences, 
celle  enfin  qui  parfois  peut-être,  à  l'heure  où  toutes  £ 
les  apologétiques  semblent  vaines,  nous  a  rendu  la 
foi  aux  réalités  invisibles  et  à  la  présence  de  Dieu. 
On  trouve  tout  naturel  que  les  savants  entreprennent 
de  coûteux  voyages  en  vue  de  retrouver  un  débris 
d'inscription  antique  ou   une  médaille   etfacée.  Les 


LA    LKGENDE    D  AHGENT  Hill 

saints,  les  saints  perdus  dont  je  parle,  méritent  bien 
au  moins  la  même  curiosité,  le  même  travail.  Et  ce 
travail,  conçu  à  la  façon  que  je  viens  de  dire,  tout  le 
monde  peut  y  concourir.  Noter  ses  expériences  per- 
sonnelles, les  souvenirs  de  prédication,  de  direction, 
ces  questions,  ces  réponses,  ces  riens  qui  nous  ont 
fait  toucher  du  doigt  le  passage  de  la  grâce,  que 
prêtre  trouverait  la  besogne  inutile  ou  trop  fati- 
gante? Toute  notre  action,  toute  notre  vie  sérieuse 
n'a  pas  d'autre  but  que  de  mettre  en  contact  Dieu  et 
les  âmes,  quoi  de  plus  simple  que  de  recueillir  en 
quelques  mots  le  souvenir  de  ces  divines  rencontres  ? 
On  oublie  si  vite  les  plus  belles  choses.  Je  voudrais 
demander  à  chaque  prêtre  :  «  Voyons,  en  toule 
bonne  foi,  pourriez- vous  rendre,  vous,  un  témoignage 
personnel  à  l'activité  incessante  de  la  grâce,  avez- 
vous  vu  Dieu  à  l'œuvre  dans  les  âmes  qui  vous  sont 
confiées,  et  si  enfin  toutes  les  autres  preuves  du 
christianisme  venaient  à  s'effondrer,  vous,  conti- 
nueriez-vous  à  croire,  parce  que  «  vous  avez  vu  »  ? 
Combien,  pris  à  Timproviste,  seraient  peut-être 
déconcertés  par  cette  question  et  empêchés  d'y  ré- 
pondre !  Ah  !  je  sais  bien,  il  y  a  les  grands  saints  du 
passé,  il  y  a  ce  nuage  d'or  qui  couvre  ce  que  nous 
appelons  ingénuement  «  les  âges  de  foi  «.  Pauvre 
foi,  vraiment,  si  elle  peut  ainsi  vieillir  comme  une 
littérature  ou  une  école  artistique  I  Ceux  qui  ont 
regardé  de  tout  près  les  âmes  savent  bien  que  les 
saints  ne  manquent  pas  à  l'Église  d'aujourd'hui. 
Pour  plusieurs  d'entre  nous  c'est  là  un  fait  d'évi- 
dence. Mais  ni  le  grand  public,  ni  même  les  chrétiens 
fidèles  ne  soupçonnent  cette  vérité.  Il  serait  temj)S 
qu'on  travaillât  d'une  manière  efficace  —  non  pas  à 


392  L  INQUIETUDE    RELIGIEUSE 

l'affirmer  —  c'est  peine  perdue,  mais  à  la  rattacher 
à  une  longue  et  solide  chaîne  d'expériences.  Les 
prêtres  et  les  défenseurs  d'une  religion  vivante  ne 
doivent  pas  permettre  qu'on  dise  que  leurs  seules 
u  raisons  de  croire  »  sont  dans  le  passé. 


I 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages 

Avant-Propos 1 

INTRODUCTION.  —  La  Conversion  de  Pascal  ...  5 

PREMIÈRE     PARTIE.  —  Le  Silence  de  Dieu    ...  43 

g  1.  —  La  Détresse  de  Lamennais 47 

g  2.  —  La  Religion  de  George  Eliot 86 

DEUXIÈME    PARTIE.  —  Le   Scrupule   de   saint  Jé- 
rôme    163 

g  L  —  Le  Maître  de  Voltaire 169 

g  2.  —  Les  Lettres  spirituelles  du  Père  Didon  182 

TROISIÈME  PARTIE.  —  L'Évolution  du  Clergé  an- 
glican      201 

g  1.  —  L'Assimilation  des  principes  catholiques.  203 

g  2.  —  De  la  Foi  au  Doute 238 

QUATRIÈME  PARTIE.  —  Mysticisme  et  Controverse  273 

g  1.  —  Huysmans 277 

g  2.  —  Les   Romans  de   la  baronne    de  Hendel- 

Mazzetti 311 

ÉPILOGUE.  —  La  Légende  d'argent '.    .  371 


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mains  de  conTersion.  {Ouvrage  couronné  par  V Académie  française.)  1  volain 
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Broglie,  etc.  1  volutne  in-lé 3  50 

BRUNETIÈRB  (Frrdinand),  de  l'Académie  française.—  Sur  les  chenii  ii  s 
de  la  croyance.  L'utilisation  du  Positivisme.  6*  éd.  1  toI.  in-t6.     3  50 

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et  la  morale.  —  L'idée  de  Patrie.  —  Les  ennemis  de  l'âme  française.  —  La 
nation  et  l'armée.  —  Le  génie  latin.  —  Le  besoin  de  croire.  12'  édition. 

1  volume  in-<  6. 8  60 

Discours  decombat  (Nouvelle  série).  Les  Raisons  actuelles  de  croire. 

L'Idée  de  Solidarité.  —  L'Action  catholique.  —  L'Œuvre  de  Calvin.  —  Les 
Motifs  d'espérer.  —  L'Œuvre  critique  de  Taine.  —  Le  Progrès  religieux. 
9*  édition.  1  volume  in-16 3  50 

—  Discours  académiques.  2*  édition.  1  volume  in-i6 8  50 

—  Cinq  lettres  sur  £rnest  Uenan.  4*  édit.  1  brochure  in-16.     1     > 
ELBE  (Louis).  —  La  Vie  future  devant  la  Sagesse  antiqno  et  la  Science 

moderne.  1  volume  in-l< 3  50 

OOYAU  (Oborobs).  —  Autour  du  Catliolicisme  social  (1"  sériel  : 
Néo-catboliquea,  solidaristes,  catholiques  sociaaz.  —  Le  cardinal  Manning. 
—  Le  comte  de  Mun,  etc.  4*  éd.  revue.  1  V.  in-16 3  50 

—  Autour  du  CatIioIici(«me  social  (î"  série)  :  La  démocratie  chré- 
tienne. —  Le  Monastère  au  Moyen  âge.  —  Figurines  franciscaines.  —  Léon 
OUé-Laprune.  —  Charles  Lecour-Orandmaison,  etc.  2*  éd.  1  v.  in-16.     3  60 

—  Li'Idëe  de  Patrie  et  l'Humanitarisme.  Essai  d'histoire  fran- 
çaise, 1866-1901.  4'  édition.  1  volume  in-16 , 3  60 

—  L'Allemagne  Religieuse.  Le  Protestantisme.  {Ouvrage  couronné  par 
C Académie  française.)  5'  édition.  1  volume  in-16 3  60 

_  L'Allemagne  Relig^ieaae.  Le  Catholicisme,  1800-1848.  2*  édition. 

2  volumes  in-16 7     « 

—  Lendemains  d'Unité.  Rome,  Rojaume  de  Naples.  1  vol.  in-16.    8  6C 

—  L'École  d'aujourd'hui  (1"  série).  Les  origines  religieuses  de  TEcoU 
Ulque.  —  L'Ecole  et  la  Morale.  —  La  Politique  à  C école.  3*  éd.  1  v.  in-16.    3  5( 

—  L'École  d'aujourd'hui  (2*  série).  Le  péril  primaire.  —  L'Ecole  et  U 
Patrie.  —  L'Ecole  et  Dieu.  1  volume  in-1 6 3  61 

—  Les  nations  apôtres.  Vieille  France,  Jeune  Allemagne.  3*  édit 
1  volume  in-1 6 3  Si 

HELLO  (Ehnbst).  —  L'Homme.  La  vie,  la  science,  l'art.  Ouvrage  précéda 
d'une  introduction  par  M.  Henri  Lassbkrb.  8*  édition.  1  vol.  in-16..     8  6* 

—  Le  Siècle,  les  hommes  et  les  idées.  4*  édition.  1  volume  in-16...     8  5' 

—  Physionomies  de  Saints.  1  volume  in-16 3  5 

—  Philosophie  et  Athéisme.  Nouvelle  édition.  1  volume  in-16.    8  6 
LAMY  (Étibnnb)  de  l'Académie  française.  —  La  Pemme  de  demain.  - 

5<  édition.  1  volume  in  16 3  6 

OLLÉ-LAPRUNK  (Léon).  —  La  Vitalité  chrétienne.  Préface  d 
Georges  GotàU.  6*  édition.  1  volume  in-16 8  5 

—  La  Itaison  et  le  Rationalisme.  Préface  de  Victor  Dblbos,  maftt 
de,^Conférence8  k  la  Sorbonne.  1  volume  in-16 S  5 

—  Etienne  Vaeherot  (1809-1897).  2*  édition.  1  volume  in-16 15 

—  Théodore  Jouffroy.  1  volume  in-16,  avec  un  portrait 3  5 

SERTILLANGES(A.-D.).  — Le»  sources  de  la  Croyance  en  Diei 

2*  édition.  1  volume  in-16.' 3  l 

VORAGINE  (le  bienheureux  Jacquks  db).  —  La  Légende  dorée,  tr 

duite  du  latin  d'après  les  plus  anciens  manuscrits,  avec  une  introductii^ 

des  notes  et  un  index  alphabétique,  par  Teodor  de  Wtzbwa.  {Ourraye  co 

ronné par  l'Académie  française.)  4'  mille.  1  vol.  in-8*  écu  de  750  p.,  br.     6 

WIRTH(J.).— MrColmàr,évéquedeMayence(n60-1818).l  v.in-16.    3  I 


Paru.  —  Imp.  K.  CAPioy«HT  «t  Ci*,  rue  de  Seine,  67. 


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BR  110   .B55  1909  v.2  SMC 

Bremond.  Henri. 

L' Inquiétude  religieuse 


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