L'INVENDABLE
DU MÊME AUTEUR :
le révélateur du globe (Christophe Colomb et sa Béatification
future). Préface de J. Barbey d'Aurevilly (épuisé).
propos d'un entrepreneur de démolitions (Stock).
le pal, pamphlet hebdomadaire (les 4 numéros parus) épuisé.
le désespéré, roman.
CHRISTOPHE COLOMB DEVANT LES TAUREAUX (épilisé).
la chevalière de la mort (Marie- Antoinette).
LE SALUT PAR LES JUIFS (Crès).
sueur de sang (1870-1871) (Crès).
LÉON BLOY DEVANT LES COCHONS (épuisé).
HISTOIRES DÉSOBLIGEANTES (Cl'ès) .
la femme pauvre, épisode contemporain.
le mendiant ingrat (Journal de Léon Bloy).
le fils de louis xvi, portrait de Louis XVII, en héliogravure.
je m'accuse... Pages irrespectueuses pour Emile Zola et quel-
ques autres. Curieux portrait de Léon Bloy (Bibliothèque des
Lettres françaises).
exégèse des lieux communs.
les dernières colonnes de l'église (Coppée. — Le R. P. Judas.
— Brunetière. — Huysmans. — Bourget, etc.).
mon journal (Dix-sept mois en Danemark), suite du Mendiant
Ingrat
QUATRE ANS DE CAPTIVITÉ A COCHONS-SUR-MARNE, Sllite dll Meil-
diant Ingrat et de Mon Journal. Deux portraits de l'auteur.
belluaires et porchers. Autre portrait (Stock).
l'épopée byzantine et g. schlumberger (épuisé).
LA RÉSURRECTION DE V1LLIERS DE l'ïSLE-ADAM (épuisé).
pages choisies (1884-1905). Encore un portrait.
celle qui pleure (Notre-Dame de la Salette), avec gravure.
l'invendable, suite du Mendiant Ingrat, de Mon Journal et de
Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne. Deux gravures.
LE SANG DU PAUVRE.
le vieux de la montagne, suite du Mendiant Ingrat, de Mon
Journal, de Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne et
de l'Invendable.
vie de mélanie. Bergère de la Salette. écrite par elle-même.
Introduction par Léon Bloy.
l'ame de napoléon.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS (Nouvelle SCrie).
sur la tombe de huysmans ( Laquerrière) .
lf. pèlerin de l'absolu, suite du Mendiant Ingrat, de Mon Jour-
nal, de Quatre ans de captivité à Gochons-snr-MëLrne, de
Y Invendable et du Vieux de la Montag
jeanne d'arc bt l'allrmagnh (Crès
au seuil de l'apocalypse . suite du Pèlerin de l'Absolu.
MÉDITATION d'un solitaire en 1916.
DANS LB1 TÉNÈBRES.
LEON BLOY
L'Invendable
Pour faire suite au Mendiant Ingrat
a Mon Journal
et a Quatre Ans de Captivité a Cochons-sur-Marne
1904- 1907
AVEC DEUX GRAVURES
Il 11 Jy a pas plus bête que moi.
Je mange six bottes de foin par
jour. (Entendu en omnibus.)
SIXIEME EDITION
PARIS
StERGVRE DE FRANCE
XXVI, RVB 1>1> CONoé, XXVI
MCMXIX
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE l
Cinq exemplaires sur Japon impérial, numérotés de 1 h 5
et vingt et un exemplaires sur papier de Hollande,
numérotés de 6 à 26.
JUSTIFICATION DU TTRAGB
MY 1 7 ?954
Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés
pour tous pays.
A JEANNE TERMIER
Chère amie, Je vous prie d'accepter la dédicace
très-respectueuse de ce IV9 volume de mon Jour-
nal que vous aimiez avant même qu'il fût écrit,
parce que vous aviez aimé les autres.
C'est comme si je vous offrais une poignée ?e
ma poussière.
Vous serez encore belle et forte, lorsque j'aurai
quitté ce monde. Vous vous souviendrez alors —
n'est-ce pas? — du pauvre écrivain à qui vous fû-
tes miséricordieuse et qui parlera de vous à son
seul Juge, quand il le verra face à face.
<
Votre dévoué profondément^
LÉON BLOï
47 janvier 1909. FèU du Suint Nom du Jééa*.
— Boa Dieu ou bon diable! c'est toujours ça
de vendu !
Exclamation d'un vendeur de la rue, jet do
lumière sur le xx° siècle. Dieu et le diable sont
hors de cause et de plus en plus. Leur affir-
mation ou leur négation fut un jeu pour l'âge
puéril de l'Humanité. Devenue raisonnable
enfin,la race humaine vendra... exclusivement.
Elle vendra tout. — Malheur à celui qui donne!
Malheur à la Jérusalem de ceux qui donnent I
Malheur à moi 1...
Est-ce bien malheur qu'il faut dire ?
— Tu es si pauvre que tu as pu donner aux
plus riches ! Tu t'es donné toi-même avec une
telle profusion que Celui qui a racheté tous les
hommes ne sait presque plus ce qu'il te doit !
La munificence des Grésus fait pitié si on la
compare à une goutte de la sueur du front d'un
pauvre qui travaille pour Jésus Christ.
Tes livres étouffés et permanents, qui res-*
semblent à des nuits d'amour, ont consolé trois
ou quatre désespérés ; ils ont rapatrié une
L INVENDABLE
demi-douzaine d'aveugles en exil qui tâtonnaient
inutilement vers la Lumière ; ils ont restitué à
Jésus-Christ le Bon Larron qui ne savait pas
que cet effrayant Supplicié eût un royaume...
Est-ce que cela se paie, sinon par l'ignominie
et les tourments ?
Tu seras invendable à perpétuité, l'Invenda-
ble, dans tes livres aussi bien que dans ta per-
sonne, et ainsi se réalisera tout à fait la sépa-
ration, naturellement désirée par toi, d'avec les
vendeurs et les gens à vendre.
Misère invincible et constante satiété de tri-
bulations, tel sera ton partage. La mendicité,
la maladie, les petits morts, le mépris des infé-
rieurs, l'outrage universel, et toujours cette
angoisse énorme du dormeur qui n'aurait à re-
muer qu'un doigt pour sauver les autres, mais
qu'une force inexplicable paralyse...
Enfin la vieillesse, ta vieillesse à toi, vieux
lion au milieu des crinières des ânes !
Invendable alors, plus que jamais ! On ne
Méditera même plus et ce sera rudement beau
si tu obtiens une sépulture !...
Tels sont les pensées ou sentiments qui m'ont
été suggérés par le blasphémateur misérable
cité plus haut.
I9°4
Avril
14. — ■ Voisinage du Sacré-Cœur. Ce n'est cer-
tainement pas pour y périr.
15. — Réclamation du déménageur de Cochons
que je n'ai pu payer le jour même. Ce cambrio-
leur qui a détruit une partie de notre pauvre
mobilier promet de me relancer dans huit jours.
Première épine,
18. — Lettre douloureuse et suppliante à un
homme riche qui se dit mon « admirateur »,on
vue d'en obtenir un faible secours. [Cette lettre,
effroyablement désolée, pourra, dans dix ans,
être vendue assez cher par le destinataire malin
qui s'est bien gardé de répondre. Il est chrétien
et a reçu au baptême le nom d'un ange.]
12 i/iNVENDÀBLB
Divers créanciers laissés à Cochons m'envoient
des autographes malheureusement invendables.
21. — Situation poignante. On pourra vivre
aujourd'hui, uniquement parce que notre pau-
vre Véronique donne à sa mère une vingtaine
de sous qu'elle possédait.
Annexion définitive de deux peintres déjà
rencontrés, Georges Rouault et Georges Des-
vallières, extraordinaires tous deux. Le premier
s'empoisonne, le second se suralimente.
23. — Entendu la messe d'un prêtre bâcleur
qui ne se prépare pas du tout au martyre. Je
le regarde comme je peux, avec un immense
besoin de larmes.
25. — Jeûne et abstinence tous les jours.
Juste ce qui convient à des gens comme nous,
en temps pascal.
28. — Vague projet d'une publication hebdo-
madaire, genre Pal, que commanditerait un
^millionnaire [qui se dérobe presque aussitôt],
^Article-Programme :
L INVENDABLE
LA TORCHE
« Je suis venu mettre le feu sur terre et que puis-
je vouloir, sinon qu'elle brûle? » Ainsi parle Jésus-
Christj'dans l'É vangile. Donc tout catholique a le droit
et le devoir d'être un incendiaire. En ce sens, je ne
me cache pas d'aimer ces fameux « bûchers de l'In-
quisition > qui ont la puissance incroyable, après
trois siècles, d'allumer encore les imbéciles.
Nous voici donc, la torche à la main, pour une
tentative d'embrasement universel. Il n'y a peut-être
jamais eu d'occasion meilleure ni une plus favorable
époque. A l'échéance de dix-neuf siècles, on a fini par
découvrir que le Catholicisme est, en fin de compte,
ce qu'il y a de moins absurde, les expériences de la
prétendue liberté religieuse, dans les quatre derniers
cents ans, n'ayant abouti qu'à Fidiotification et à l'avi-
lissement de la race humaine. Quelques-uns même,
dont le nombre grandit chaque jour, sentent déjà
que de récentes et trop fameuses conversions litté-
raires ou sentimentales ne suffisent pas, que c'est le
catholicisme intégral, absolu, sans accommodement
ni retour possible, qui est exigé maintenant, et que
c'est bien décidément le feu qui est nécessaire à une
société menacée de putréfaction.
Il n'y a pas à dire, les catholiques, jusqu'à ce jour,
ont tout mérité. L'ai-je assez écrit, depuis vingt-cinq
ans! On commence à le voir enfin. Quand on le
14 l'invendable
verra tout à fait, ce qui ne tardera guère, ce sera à
faire lever le poil des plus intrépides.
On parle beaucoup des grands pèlerinages, Lomv
des et le Sacré-Cœur, par exemple. On estime que
tout est sauvé parce qu'il y a des multitudes. Voulez-
vous savoir ce que cela vaut? Secouez le grelot d'une
épouvante quelconque au milieu de ces foules et
vous verrez. L'enthousiasme, l'attendrissement, les
pleurs sont faciles, quand on est en nombre, mais la
bêtise, la lâcheté, la peur froide, le sont davantage.
Si votre fantaisie est de dissiper, en une minute, ces
armées superbes, exigez simplement que chaque
fantassin risque sa peau ou son argent.
A propos de Lourdes dont les pèlerins à sonnail-
les m'ont si souvent exaspéré, je demande deux cho-
ses : 1° un homme bien portant allant à la Grotte
pour obtenir le bienfait de la maladie ; 2° un autre
homme riche, très-malade, mais guéri miraculeuse-
ment, revenant à Paris, par le train le plus rapide,
pour vendre tout ce qu'il possède, en distribuer le
prix aux pauvres et devenir un miséreux. Tant que
je n'aurai pas vu ces deux choses, les pèlerinages
multitudinaires me dégoûteront.
A Montmartre, c'est vrai, il ne s'opère pas de gué-
rison. Il n'y a pas de piscine et on ne voit pas de
Pères de l'Assomption. Ah ! ces Pères éternels, depuis
trente ans 1 Ont-ils assez avili le sentiment religieux
avec leur Croix et leur Pèlerin! Les intelligences
catholiques habituées à cette nourriture, véritable
pâtée à cochons, sont devenues incapables d'en sup-
^INVENDABLE 1 .")
porter d'autre et on peut dire avec certitude que
l'abjection intellectuelle et morale des catholiques
actuels est en grande partie l'ouvrage de ces prêtres
abominables qui ont fait fortune en profanant le Si-
gne de la Rédemption.
Aujourd'hui, cependant, il y a un commencement
d'inquiétude. Il y a comme un petit souffle qui pour-
rait devenir un vent de panique. Les consciences
demeurées valides sentent que ce pharisaïsme ne
peut pas durer, que le catholicisme des honnêtes
gens est vomi de Dieu et que le moment est bon pour
inaugurer ou restaurer le catholicisme des Va-nu-
pieds. Le catholicisme de ceux qui n'ont pas de joie
en ce monde et dont la souffrance crie vers les pla-
fonds du Paradis ; le catholicisme des vaincus, des
saignants, des sanglotants, des maudits, des déses-
pérés, de ceux qui ont faim et soif, de ceux qui gèlent
et de ceux qui brûlent, le catholicisme des grandes
âmes!...
C'est celui-là seul qui nous intéresse et que nous
puissions offrir aux lamentables qui rampent sur ce
sale globe, au niveau des pieds des tourmenteurs de
Jésus-Christ.
C'est donc à eux qu'ira cette publication que la
clairvoyance des contemporains n'oubliera pas de
qualifier de pamphlet. Elle paraîtra toutes les semai-
nes, si la Providence daigne y pourvoir. On tâchera
de montrer ce que deviennent les événements ou les
opinions, quand c'est à la lanterne d'un Diogène de
l'Absolu qu'on les examine. Qui sait ?
16 l'invendable
29. — Admirable dévouement de mon ami
Auguste Marguillier qui me trouve des expé-
dients. Sans lui, je serais peut-être mort. Ajour-
nement d'allégresse pour plusieurs gâteux.
Mai
Ie*. — Un homme très-pauvre, à qui j'aurais
eu horreur de demander quoi que ce fût, m'en-
voie la « dernière goutte de son sang » et me
parle avec une amertume singulière de ceux qui
n'en font pas autant.
Je réponds à cet homme extraordinaire, qu'il
n'est pas juste d'exiger d'un ami ce que Dieu
seul peut exiger ; que son cas, à lui, est trop
exceptionnel et qu'à des étages d'âme inférieurs
ou peut encore trouver de la générosité. Une
brave petite générosité en pantoufles.
3. — La guerre russo-japonaise est le plus
Grand, le seul intérêt de l'heure actuelle. Ma
sympathie n'est pas pour les Russes. Religieu
sèment, je préfère les idolâtres aux schismati-
l'invendable 17
ques et je ne m'étonne ni ne m'alïlige de la dé-
confiture de ces derniers.
4. — Envoi du Fils de Louis XVI à mon huis-
sier : « En haine de la bicyclette, de l'automo-
bile, des propriétaires, des créanciers, du suf-
frage universel, de la procédure prétendue civile
et de beaucoup d'autres saletés ou hideurs qui
me font désirer le chambardement prochain et
universel. »
7. — Courses pour l'argent dans une première
maison où on agonise, dans une seconde où on
se désespère et dans plusieurs autres où on craint
de voir tomber la foudre. Une tristesse mer-
veilleuse m'écrase. Quelles pensées ! La tribu-
lalion effroyable d'autrefois, les courses du
Mendiant ingrat dans Paris ; cette agonie qui
avait duré plus de vingt ans et que je croyais
finie, va-t-elle donc recommencer ? J'ai bientôt
soixante ans. Me verra-t-on continuer à qua-
tre-vingts ?...
8. — Bruits de Montmartre. Une vieille mar-
chande de poisson se promène dans les rues,
en bêlant comme une brebis qu'on égorge.
2
18 l'invendable
On me recommande la lecture d'un discours
de Mgr Touchet, évêque d'Orléans, Notre Sei-
gneur Jésus-Christ et sa Croix. L'auteur veut
flétrir les hommes politiques qui font la guerre
à FÉglise. C'est assez ingénieux et donne l'illu-
sion du talent. On a dû trouver ce discours élo-
quent et spirituel. Or c'est toujours la même
chose. La faute est aux autres, les catholiques
n'ayant rien à se reprocher. Malheur donc à
moi qui ose imputer aux seuls catholiques la
persécution dont ils se plaignent et qui est le
juste salaire de leurs trahisons, de leur lâcheté
inqualifiable, de leur judaïsme effrayant, de leur
ignominieuse bêtise !
9. — Il y en a, en nombre infini, qui s'étei-
gnent en puant, comme des chandelles qu'on
souffle, aussitôt qu'un service d'argent leur est
demandé.
13. — Il se dit à Lagny (Cochons-sur-Marne),
jusque chez le Doyen, que je travaille assidû-
ment à corrompre Véronique par de mauvaises
lectures. En réponse, j'ai, d'avance, écrit, ce
matin, l'épilogue comminatoire de Mon Jour-
nal dont voici les dernières épreuves. Avertis-
I, INVENDADLB
19
scmenl qui jettera peut-être un peu d'inquiétude
chez ces maudits.
18. — Misère atroce.
19. — Démons tourmenleurs oubliés par Dante.
Les honnêtes gens qui « n'ont rien à se repro-
cher ».
20. — Nous sommes traités avec une extrême
rigueur, comme tant d'autres fois. Dieu sait ce
que nous pouvons porter.
22. — Dimanche de Pentecôte, jour qui me
fut souvent cruel. La basilique du Sacré-Cœur
est œuvre de vanité plus que de foi. Tout s'y
paie. Visite à la crypte, visite au dôme, visite
à la cloche. Deux sous pour une chaise le di-
manche, et trois sous les jours de grande fête.
Une famille pauvre est forcée d'y renoncer. Ce
tratic [heureusement supprimé depuis les mena-
ces de fermeture] est exaspérant. C'est le Cœur
de Jésus transformé en une boutique ! Messe
avec ma petite Madeleine à qui on demande
ignoblement deux sous. Moi, je me tiens debout,
le cœur triste et l'esprit sombre. Consolator op«
finie. Lumen cordium.
2- l'invendable
£4. — Per spéculum in œnigmate, dit saint
Paul. Nous voyons toutes choses à l'envers.
Quand nous croyons donner, nous recevons, etc.
« Alors, me dit une chère âme dans l'angoisse,
c'est nous qui sommes au ciel et c'est Dieu qui
souffre sur la terre. »
26. — L'expérience m'a appris qu'il y a quel-
que chose de divin dans ces courses terribles
que raconte Le Mendiant ingrat et qui conti-
nuent — tourment inexprimable qui tuerait
un homme sans vocation et que je subis, depuis
tant d'années, en égrenant mon chapelet dans
ma poche, à travers les foules crapuleuses.
À propos de certaines pudeurs de Brune-
tlère : « C'est une âme de vieille religieuse dans
une culasse de sous-officier prussien. »
31. — Deux choses absolument nécessaires à
un grand écrivain et qui manquent absolument
a Huysmans ; l'Intuition et l'Enthousiasme.
l'invendable 2 i
Juin
3, — Rien de plus difficile et de plus funeste
que d'écrire à un sentimental ombrageux.
5. — Je me laisse écraser par les heures,
6. — Voisinages inquiétants. Nos enfants ne
doivent pas se mêler aux autres. Nous sommes
chrétiens des catacombes et les autres familles
sont assises dans le Golisée pour y assister à la
dévoration des Martyrs.
11. — Vu l'exposition des Primitifs français..
Quelques pièces d'une beauté extraordinaire,
mais en quel petit nombre ! C'est à donner le
vertige de penser qu'il en reste si peu et qu'il
a été permis aux Calvinistes d'abord, aux répu-
blicains ensuite, enfin et surtout, peut-être, aux
ignares curés de campagne de tant détruire.
Dieu ne protège pas les œuvres d'art, sa Mère
non plus, si outragée depuis Raphaël, inclusif
yement. Je m'accoude sur la margelle de ce
22 l'invendable
puits très-sombre et je songe au mystère de
l'Idolâtrie.
13. — Nous découvrons, chaque 'jour, une
rosse nouvelle dans notre concierge.
Annales de V Association des Prêtres adorateurs.
Réclame :
« Musique religieuse. A Jésus. Au Sauveur, Prière
pour la France (Poésie de François Goppée). Cantate
à trois voix, etc.. La transformation de quelques paro-
les de Coppée, la fera s'adapter (sa poésie) aux mys-
tères de Noël, de la Passion et de Pâques... S'adres-
ser à M. l'abbé Cu... rue des Machabées (!!!)Lyon. »
15. — Apologue explicatif de l'insuccès de
mes livres depuis vingt ans
La Recherche de V Absolu. — C'est le titre d'un ro-
ftian de Balzac, très-beau et très-angoissant.
Il s'enfaut cependant qu'il ait tout dit, car ce grand
écrivain ne paraît pas avoir bien compris lui-même
ce que c'est que l'Absolu.
Les matelots espagnols qui accompagnaient Chris-
tophe Colomb se mutinèrent plusieurs l'ois, jusqu'à
le menacer de mort s'il ne donnait pas Tordre du
jetour, bien avant qu'on ne fût arrivé dans le voisi-
nage de San-Salvador. Il ne fallut pas moins que la
merveilleuse confiance en Dieu de cet homme incom-
parable disant aiLv incrédules : « Faites moi ci
l'iNVENDAHLE 23
de trois jours encore et je vous donne un monde »,
pour que l'Amérique fût découverte.
Mais l'Amérique n'était pas I'Absolu. C'était un
point d'arrivée extrêmement difficile à atteindre,
mais tout de môme un point d'arrivée où il serait pos-
sible de s'asseoir et d'où l'on reviendrait à la fin.
L'Absolu, au contraire, est sans retour. On n'en
revient pas parce que c'est un voyage sans fin.
Le mystère, c'est que l'Absolu n'est point seule-
ment un gouffre sur l'Éternité, mais qu'il est, en
môme temps, l'unique point de départ, la tête de
ligne. On part de Dieu pour aller à Dieu, et c'est le
seul déplacement qui ait un sens appréciable, une
utilité. Tout le reste, c'est-à-dire tout voyage où l'on
croit aller quelque part, est exactement stupide et, plus
on va vite, plus c'est idiot. Je ne suis pas riche, on le
sait, mais je promets dix mille francs, vous m'entendez
bien, je m'engage à extraire de ma poche vide une
dizaine de billets de mille franoe et à les donner à la
personne qui me prouvera qu'il y a quelque chose de
plus crétin que de faire 150 kilomètres à l'heure avec
un masque de démon d'opéra-comique, dans une
hideuse machine qui coûte fort cher, qui pue et qui
écrase.
Mais, encore une fois, l'Absolu est un voyage sans
retour et voilà pourquoi ceux qui l'entreprennent ont
si peu de compagnons. Songez donc! vouloir toujours
la même chose, aller toujours dans la même direction
marcher nuit et jour, sans se détourner à droite ni
à gauche, une seule fois, et ne fût-ce que pour un
2i L*£NVENDABLB
instant, ne concevoir toute la vie, toutes les pensées,
tous les sentiments, tous les actes et jusqu'aux moin-
dres palpitations que comme une suite perpétuelle
d'un décret initial de la Volonté toute-puissante.
Essayez de vous représenter un homme d'action,
une espèce d'explorateur en partance. La force de
sa parole a suscité quelques enthousiastes qui ont
décidé de le suivre. Le commencement du voyage
est un triomphe. Pluie de fleurs, acclamations, délire
de la multitude. Dans les villes et dans les villages
on pavoise, on illumine, on régale les audacieux.
Les campagnes même sont en ribote sur leur passage.
Pourtant l'allégresse diminue bientôt. On entre
dans des pays nouveaux qui ne savent rien, qui ne
comprennent rien et qui s'en fichent. Quelquefois
aussi les voyageurs excitent la défiance. Le désir pas-
sionné du Oui ou du Non évangéliques, exclusifs de
toute autre forme du discours, n'est certes pas une
recommandation. Insensiblement les victuailles et les
vins fins sont remplacés par les épluchures, et le con-
tenu des pots de chambre succède aux fleurs.
L'enthousiasme des compagnons est déjà tout à
fait éteint. Plusieurs se sont éloignés sous divers
prétextes et ne sont pas revenus. Les rares fidèles, à
leur tour, cherchent le moyen de fuir, sans trop se
déshonorer. On n'avait pas prévu qu'il y aurait à
souffrir.
Toutefois on se résigne encore par pudeur ou par
orgueil. Aussi longtemps qu'il y aura des habita-
tions humaines et des hommes bons ou mauvais,
L [NVENDADLE
avec un peu d'énergie, le voyage pourra être sup-
porté.
Mais voici que les unes et les autres se clairsè-
ment. On entre dans le désert, dans la solitude. Voici
le Froid, les Ténèbres, la Faim, la Soif, la Fatigue
immense, la Tristesse épouvantable, l'Agonie, la
Sueur de sang...
Le téméraire cherche ses compagnons.il comprend
alors que c'est le bon plaisir de Dieu qu'il soit seul
parmi les tourments et il va dans l'immensité noire,
portant devant lui son cœur comme un flambeau !
16. — A un ami :
Je vous prie, mon cher, de vous pénétrer de ceci :
Quand vous m'écrirez, ne me félicitez jamais de rien.
Supposez, au contraire, que tout va très-mal. Gomme
ça, vous serez à peu près sûr de bien tomber et de
n'être pas sans ressemblance avec l'Ange calme qui
tient le registre indiscutable du Dies irœ.
A propos d'un incendie qui vient de dévo-
rer cinq cents individus à New- York: — Quand
on crie : Au feu ! tout le monde a peur. Que
sera ce, quand on criera : Au Saint-Esprit !
17. — Visite de l'abbé Mugnier, prêtre mon-
dain, vicaire à Sainte-Ciotilde, admirateur et
propagateur de Huysmans. Que vient faire
chez moi ce serviteur de Mammon, à ligure de
28 l'invendable
vieux renard qui retrousserait sa soutane, pour
entrer dans rétable de Bethléem ? Ai-je donc
mérité l'opprobre de cette bienveillance? Jamais
entrevue n'a pu être plus vaine. Sentant l'es-
pion je me suis fait impénétrable, et le domes-
tique des esclaves du Démon, désorienté dans
mon pauvre gîte, a bafouillé lamentablement.
Qu'il retourne à ses chiennes de Sainte-Clo-
tilde ! Sa place n'est pas parmi les chrétiens.
30. — Remarqué cette inscription sur une
pierre du Sacré-Cœur, chapelle de la Sainte
Vierge, à gauche : Sou du client. Ces trois mots
accolés en regard d'un nom de boutiquier.
Juillet1
4. — Après plusieurs jours de misère, je
réussis à vendre un de mes manuscrits. Effet
d'une prière tiède, lasse et sans espoir, mais
combien douloureuse et si appuyée sur un passé
effrayant !
L INVENDABLE 27
8. — Apparition de "Mon Journal. Envoi à
Rachilde : « Gambronne sur le radeau de la
Méduse. » A René Martineau, auteur d'un livre
sur Tristan Corbière : « I)es livres comme ça,
pour s'asseoir dessus, à la droite du Fils de
Dieu... toute l'éternité. » A Edmond Harau-
court : « Souvenir d'un bain dans la Creuse où,
sans lui, l'aurais pu mourir, il y a vingt-deux
ans. Qualis artifex t »
[Ce poète arrivé n'a pas daigné m'accuser
réception. Le magnanime Waldeck-Rousseau
savait flairer les domestiques et il en a placé
quelques-uns, avant d'aller in locum suum.]
18. — Insolence quasi-surnaturelle de notre
concierge, antique farceuse devenue, par la
grâce d'un propriétaire incurable, archiduchesse
du denier à Dieu, vieille roucouleuse à trois
ponts qui se rendrait à la première menace
d'un branle-bas.
20. — Chez un vendeur d'objets de piété :
Médailles pour automobiles. Sur ces médailles,
une image de saint Christophe avec les mots :
« Chrisphorum videas, postea tutus eas ». Blas-
phème inouï qui ne ressemble à aucun autre et
23 l'invendable
qui est un véritable défi. Je propose ceci: < De
utero translatus ad tumulum — 150 à l'heure. »
21. — Race abominable des déménageurs.
Dans quelque temps on ne pourra plus démé-
nager à Paris, si on n'a pas un cœur très-fort
et des muscles de titan.
25, — Audience du propriétaire. Cet ami du
démon appartient à la famille des oraculaires.
Impossible de s'en faire écouter, le trait carac-
téristique du crétin étant déparier sans relâche
en admirant les lieux communs qu'il éjacule.
Difficilement je réfrène le désir de le gifler. Je
renonce à lui faire comprendre que sa concierge
est une salope. Quel moyen de lui démontrer
que lui-même est identique aux autres proprié-
taires et qu'ils font tous ensemble un amas
inexprimable de charognes ?
30. — Saint Ignace de Loyola et ses Jésuites.
Quel mystère! Une compagnie si pharisaïque,
si médiocre, si laide par tant de côtés, sortie
d'un fondateur dont la sainteté est si certaine,
et ne différant pas de lui essentiellement ! C'est
L7INVENDAnLE *29
le cas déconcertant des marchands de lorgnet-
tes, fils d'Abraham.
Août
4. — Ignorance prodigieuse d'un poète illus-
tre. Eatendant parler de sainte Thérèse, il de-
mande si elle était allemande I
7. — Lettre à Fasquelle. Je lui propose une
réédition du Désespéré, livre célèbre, depuis
longtemps épuisé et introuvable, sinon dans
Tédition véreuse de Tresse et Stock. Je fais
observer à ce chevalier errant que le moment
est peut-être venu de délivrer un livre demandé
par beaucoup de gens et qu'il y aurait là hon-
neur et profit pour un libraire qui aurait autant
d Indépendance que de profondeur. Il me répon-
dra peut-être qu'ayant juste autant de profon-
deur que d'indépendance, il refuse.
11. — Combien tout est meilleur que de pen-
30 l'invendable
scr à l'horrible mort de Waldeck-Rousseau,
crevé, hier, comme un misérable chien et que
le valet Hanotaux a compissé, ce matin, d'une
lyrique oraison funèbre l
16. — Lu dans les feuilles l'histoire étrange
d'Henry de Groux enfermé à Florence dans un
asile d'aliénés, réussissant à s'évader, gagnant
la frontière italienne, puis Marseille et enfin
Paris et la Belgique, Les chroniqueurs n'ou-
blient pas de parler de Calvaire et d'Odyssée. .♦
Le malheureux se croit un artiste toujours! Que
Dieu ait pitié de sa pauvre âme 1
17. — A Louis Gatumeau, encore inconnu de
moi, qui vient de m'écrire :
Vous avez senti quelque chose en me lisant et vous
avez cru devoir me récrire. C'est une justice à laquelle
je ne suis pas accoutumé. Le lecteur contemporain
trouve très-bien qu'un écrivain soit dans la misère et
souffre des tourments presque infinis pour lui don-
ner, une fois par an, la volupté d'un beau livre. Le
remercier serait excessif et on s'en dispense, estimant
qu'on a accompli toute justice en achetant le livre de
ce malheureux. Vous seriez donc de ceux qui ont le
cœur plus haut que la foule. Soyez honoré pour cela...
Vous dites que je suis parmi les « Rageurs ». Mot
l/invendàblb 31
inexact. J'écris les choses les plus véhémentes avec
un grand calme. La rage est impuissante et con-
vient aux révoltés. Or je suis un justicier obéissant.
18. — Interview très-imprévue d'un enquê-
teur du Matin, Louis Vauxcelles. Je me laisse
faire. Je donne même deux de mes livres avec
le conseil d'y puiser. Ce visiteur, me croyant
dangereux, s'était fait accompagner d'un titan
qui est resté quelques minutes à la porte, prêt
à s'élancer au premier cri. [Cette interview m'a
été profitable. On le verra plus loin.]
Reçu Y Art Moderne de Bruxelles. Article d'un
Georges Rency. Sottise excellente. Ce Georges
est seul à me connaître. Je suis « une grande
âme mesquine ». Au fond « je voudrais être
riche, monter en voiture, dîner au restaurant,
inviter du monde chez moi, éblouir, faire envie.
Je rêve une gloire à la Victor Hugo, des rentes
magnifiques, les décorations (1), les honneurs.
Et on se demande avec inquiétude si quelques
millions ne m'auraient pas réconcilié avec la
société moderne, et si ma haine farouche, n'est
pas celle du mendiant qu'on a flanqué à la
porte... Mais ma langue est une merveille. »
Qu'en sait-il, le pauvre garçon ? Conclusion :
32
L INVENDABLE
« C'est un grossier personnage, mais un grand
écrivain. »
Je garde ce précieux article. Les imbéciles ne
sont pas toujours aussi amusante,
20. — Vu, pour la première fois, le statuaire
Frédéric Brou, amené par Rictus et qui veut
faire mon buste. Rendez-vous pour une pre-
mière séance. Il y a des inconnus vers qui
l'âme s'élance d'un seul coup. C'est ce qu'on
nomme — faiblement — la sympathie.
23. — Nouvelle lettre de Gatumeau. C'est vrai-
ment un pauvre, un souffrant, un saignant.
Ceux-là seuls peuvent venir à moi.
30. — A Louis Vauxcelles, mon interviewer
du 18 :
... Je doute que l'interview chez moi vous ait donné
la matière d'un article fort intéressant. Mais vous
avez mes livres, entre autres le Mendiant ingrat et
Mon Journal où j'ai tout dit. J'insiste sur ce point
qu'on veut que je sois uniquement un pamphlétaire.
On sait pourtant que je suis bien autre chose, mais
on se garde soigneusement de le dire, parce qu'on
s'exposerait àm'être utile.Vous le savez, je suis seul,
parce que différent de tout le monde. Vous savez
l'invbndablb 33
aussi que, depuis vingt ans, ou eu a abusé jusqu'à
V homicide j inclusivement, et que l'injustice notoire
dont je souffre est un déshonneur pour notre époque
littéraire. J'ai beaucoup écrit cela et combien en
vain ! L'occasion est bonne pour vous, monsieur,
d'être équitable. Vous êtes le premier, Tunique, jus-
qu'à ce jour, de mes interviewers. Vous m'avez eu
vierge... Henry de Groux semble vous préoccuper*
Hélas I les deux livres que je vous ai donnés sont
pleins de ce malheureux. Aucun de mes contempo-
rains n'a été plus aimé. En retour il nous a lâchés
moi et les miens, soudainement et dans des circons-
tances telles que cela ressemblait à une tentative
d'assassinat. Il y a quatre ans. Depuis cette horrible
et inexplicable aventure, je le regarde comme un dé-
ment et je crains pour ce malheureux une fin épou-
vantable.
Septembre
2. — Le Mercure de France a publié une let-
tre vraiment bien drôle. Elle est (TunMùller de
Vienne qui se plaint d'avoir été volé en ache-
tant Mon Journal et qui me renvoie à un gram-
mairien allemand,auteur d'un «Cours supérieur
34 l'invendable
de grammaire française». Rien d'aussi comique
ne s'était vu jusqu'à ce jour.
3. — Je charge un prêtre investi de ma con-
fiance de demander pour moi, très-particuliè-
merent, la virginité. Oui, « la virginité du père
de famille » 1
4. — Relu Norvins, à cause des illustrations
de Raffet. Ce livre plus que médiocre dont fut
enivrée mon enfance, renouvelle toujours pour
moi les sensations d'un beau poème lu pour la
première fois. 1813 n'est-il pas le moment le
plus angoissant de l'histoire de Napoléon? Pieds
gelés en Russie, bras coupés en Espagne, l'em-
pire du monde lui échappait et le lion blessé
voyait venir sur lui la vermine de toute l'Europe.
5. — J'avais proposé fort étourdiment un
voyage au lac d'Enghien en un tramway élec-
trique passant au pied de la Butte. On est parti
vers 2 heures. Aussitôt arrivé dans ce lieu que
îe ne connaissais pas, mais dont j'aurais dû de-
viner la démoniaque banalité, un ennui mortel
tombe sur moi, un ennui pouvant aller au dé-
sespoir Jeanne me voyant souffrir, me conseille
L INVENDABLE
35
de fuir par la plus prochaine voiture et je suis
forcé d'obéir, la laissant seule avec les enfants.
Retour plus que mélancolique et résolution bien
arrêtée de ne plus risquer cela. Il est prouvé
que je ne peux pas voir des lieux de plaisir et
que l'aspect de toute joie procurée par la richesse
me comble de désolation et d'horreur.
6. — Essayé d'oublier mes peines en relisant
« 1814 » de Houssaye. Défection de Marmont.
Une fois de plus, je suis saisi du manque d'ab-
solu dans la volonté de Napoléon. Ses deux ab-
dications sont injustifiables.
Tout homme venant au monde apporte son
principe de mort. Il y en a qui naissent avec
une cheminée sur la tête ou un boulet de canon
en pleine poitrine. Moi je suis né dans un/bar.
20. — Qu'est-ce que le Bourgeois ? C'est un
cochon qui voudrait mourir de vieillesse.
22. — Un éditeur, apprenant que Brou fait mon
buste, s'est écrié : « Vous en avez du culot / *
exprimant par là qu'il faut un toupet de tous
les diables pour entreprendre le buste d'un in-
dividu aussi dangereux. Le même a dit qu'il
36
viendrait voir ce buste incroyable, mais en
ayant soin de ne se présenter qu'aux heures
où il serait sûr de ne pas me rencontrer.
27. — Un ami très-éprouvé par la misère me
raconte que pendant neuf ou dix ans, il s'est
occupé passionnément d'occultisme, s'entourant
des livres les plus rares. Mais parce que c'est
un homme sans malice et de bonne volonté
qui cherchait le Fils de Dieu dans les ordures,
il lui fat donné, un jour, de comprendre qu'il
iallait le chercher ailleurs. Il se confessa et le
prêtre lui dit qu'il devait se défaire de ces dia-
bleries. Sacrifice énorme qu'il ne sut accomplir
qu'en partie. Ses pauvres affaires, dès lors,
s'embarrassèrent de plus en plus et le danger
devint très-pressant. Enfin, ces derniers jours,
il s'est décidé et, tout à coup, sans transition,
voilà la paix revenue, avec l'espérance et un
commencement de prospérité.
Octobre
2. — A Georges Rouault:
L*INVBNDABÎ,8 37
Cher ami, vous m'avez écrit uue lettre belle et
doulou^ençj. Je voudrais que Dieu me donnât pour
vous des paroles de réconfort. Dans mon impuissance
et ma peine qui sont très-grandes, je veux d'abord
essayer de répondre à votre question : « Que deve-
nez-vous ?» Il me serait plus facile de vous dire ce
que je ne deviens pas. Voilà plus de trente ans que
je désire le bonheur unique, la Sainteté. Le résultat
me fait honte et peur. « Il me reste d'avoir pleuré »,
a dit Musset. Je n'ai pas d'autre trésor. Mais j'ai tant
pleuré que je suis riche en cette manière. Quand on
meurt, c'est cela qu'on emporte : les larmes qu'on a
répandues et les larmes qu'on a fait répandre, capital
de béatitude ou d'épouvante. C'est sur ces larmes
qu'^n sera "jugé, car l'Esprit de Dieu est toujours
« porté sur les eaux ». Un statuaire de grand talent
achève en ce moment mon buste. — N'oubliez pas le
sillon, lui ai-je dit, la gouttière que voici, sous cha-
cun de mes deux yeux.
C'est cela que je vous souhaite, mon cher Rouault.
Je voudrais que vous fussiez tout en larmes aux pieds
de Jésus. Quare trislis es, anima mea... Pourquoi
es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu ?
Spera in Deo. En lisant ce commencement sublime
de la messe, que de fois n'ai-je pas versé de ces lar-
mes qui valent plus que les cantiques et qui mettent
le cœur dans les prairies du Paradis.
Vous êtes de ceux que Dieu cherche. Quœrens me,
sedisli lassas... Me cherchant, tu t'es assis, n'en pou-
vant plus de fatigue. Laissez-vous trouver, allez au-
38 ^INVENDABLE
devant de ce pasteur.. • Alors il vous fera tellement
pleurer que vous ne pourrez presque plus souffrir.
La tribulation ne nous est pas donnée sans mesure
et la vilenie des hommes qui nous désespère n'est
pas infinie. Vous ne serez pas plus flagellé que moi.
Dans les pires tourments, j'ai toujours été ranimé
par la pensée qu'il doit venir à la lin quelqu'un, le
plus annoncé des consolateurs, par qui toute peine
sera changée en joie. Mais il faut être vivant pour le
recevoir, vivant de la Vie eucharistique...
Lourde mélancolie d'automne. Une dix-mil-
lième ibis de plus, l'argent va nous manquer
tout à fait. Puis-je encore, après tant d'années,
espérer une autre délivrance que la mort ?
3. — Dans une église paroissiale. La chai-
sière récoltant ses sous, un chapelet à la main.
5. — Une revue fait une enquête sur les poè-
tes et la poésie. Réponse :
Je ne connais, à l'heure actuelle, qu'on seul poète
méritant une récompense, non de Sully-Prudhomme,
mais de ceux qui aiment la poésie. C'est Jehan Ric-
tus, auteur des Soliloques du Pauvre. J'ai très-ample-
ment motivé ce choix dans un de mes plus récents
livres, Les Dernières Colonnes de V Eglise qu'il vous
est loisible de consulter.
0. — Dans la rue, un bourgeois quelconque,
l'invendable .rn
Ilanotaux ou Barrés probablement, Guillaume II
peut-être, bouscule l'enfant de Brou, une fillette
de cinq ans. Le père, aussitôt, d'un coup terri-
ble, envoie le Prussien au milieu de la chaussée.
Celui-ci se relève contusionné et, voyant que
deux femmes dont il est accompagné attendent
la suite, exprime ainsi sa colère : — Vous m'avez
poussé, monsieur ! — Non, répond Brou, je
vous ai foutu mon pied dans le cul. — Mais,
monsieur, ça ne se fait pas. — Pardon, ça se fait
très-bien et vous en avez la preuve. L'affaire en
est restée là.
7. — Le Matin publie l'interview de Louis
Vauxcelles. Incompréhension totale de mon
catholicisme et de plusieurs autres choses, mais
bienveillance indiscutable. L'auteur a voulu
m'être utile.
Envoi de la Femme pauvre à Brou : « Ce livre
qui ne pourra être lu par personne, quand le
dernier artiste aura été enterré. »
11. — A propos d'un roman contestable :
« Pour montrer le mal avec précision, avec une
exactitude rigoureuse, il est indispensable de
Y exagérer. »
40 L*INVBNDABLB
Mot de Rictus au sujet de mon buste que
Brou est sur le point d'achever : « Vous êtes ar-
rivé à avoir une gueule», comme il m'aurait dit :
« Vous avez obtenu le bâton de maréchal. >
15. — Lettre d'un éditeur sage refusant de
rééditer un de mes livres. Que cet homme plein
d'équilibre soit éternellement béni dans les cou-
rants d'air ! Le mot regret, toujours usité en
pareil cas, devrait être l'occasion d'une croisade.
10. — Les propriétaires ont volé leurs âmes.
18. — Lettre ridicule d'un Suisse me disant
qu'informé de Fexistence d'un ouvrage de moi
intitulé : Réflexions sur quelques charognes —
lequel ouvrage est un simple article du Pal — ;
il voudrait savoir où le trouver. Cet individu,
qui n'a pas lu un seul de mes livres, est rédac-
teur d'un des deux ou trois cents Impartial de
France. Sa lettre est écrite à la machine. Si la
vie était moins courte, je lui dirais, volontiers .
que je ne réponds jamais aux machines, trou-
vant cela très-mufle.
10, — Un imbécile scandalisé de ne pas trou-
l/lNVEND IBLE
ver le nom de Mgr Gaurac dans Mon Journal,
me demande ce que je tais des livres de cet
auteur???
Étonnante parole de saint Jean de la Croix,
première lettre spirituelle : « Vous devez vous
persuader que rien de ce qui peut contenter le
cœur n'est Dieu. »
22. — Idée d'une neuvaine pour Napoléon.
Quelqu'un y pense-t-il ? Quelqu'un y a-t-il ja-
mais pensé ?
24. — Au fond, tous les bourgeois se valent.
En voici deux à côté de nous, l'homme et la
femme. Ils paraissent meilleurs que d'autres,
parce qu'ils sont pauvres. S'ils devenaient
riches, ils seraient exactement des bourgeois
riches, amis et serviteurs des démons et ils
monteraient au Calvaire, après déjeuner, pour
y conspuer Jésus en sa Croix.
27. — Commencé la neuvaine pour Napoléon,
en songeant au livre que j'espère écrire sur lui
avant ma mort. Peut-être ma délivrance doit-
elle être opérée par ce tout-puissant d'autrefois,
42 l'invendable
devenu, depuis quatre-vingt-trois ans, un men-
diant de la Vie éternelle.
31. — Honte indicible. Le mariage de l'igno-
ble vieillard Arthur Meyer épousant une Tu-
renne adolescente, sans qu'un journal ait pro-
testé contre cette abomination I Le cur4 de
Sainte-Clotiide, église où s'est donnée la béné-
diction nuptiale, a eu l'audace et le cynisme
effarants de pleurailler un discours attendri sur
ces crapules. Témoins : Maizières et Goppoe 1
Qu'est-ce que Dieu fait dans son ciel ?
Novembre
3. — Dans L'Eclair, article de Ledrain sur
moi. Pas très-fort. A l'exception des Propos
d'un Entrepreneur de démolition et du Pal, œu-
vres de début auxquelles je ne tiens guère, il
s'est arrangé pour ne nommer aucun de mes
livres.
43
4. — « Mes chers frères, nous sommes lous
des morts ». Premier mot d'un sermon à faire
sur la Mort. Je pense quelquefois à mon projet
ancien d'un volume de sermons. Le Grand Ca-
rême du père Marchenoir !
5. — Un sermon sur la mort conviendrait
assez comme discours d'ouverture du Salon
d'Automne que je visite avec douleur. J'ai le
chagrin de ne rien comprendre aux ébauches de
mon ami Rouault qui avait probablement l'ave-
nir du plus grand peintre moderne, mais qu'un
vertige inconcevable tire en bas. Le malheureux
part de Rembrandt pour se précipiter dans les
ténèbres.
G. — Plus je vieillis, plus j'ai d'avenir.
7. — Causerie avec un prêtre fort estimable.
Occasion de vérifier, une fois de plus, Fextrême
difficulté, pour un homme d'Absolu, de pénétrer
dans ces cerveaux. Celui-ci m'oppose la théorie
exécrable de la distinction du Précepte et du
Conseil dans la Parole évangélique, en vue,
comme toujours, d'excuser la médiocrité d'âme
des catholiques — alléguant, avec le manque de
44
L INVENDABLE
profondeur ordinaire, que l'héroïsme n'est pas
obligatoire, etc. J'ai répondu: — La loi du Père
est écrite, la loi du Fils est écrite, la loi de
PAmour ne peut pas être écrite et c'est l'Amour
qui est la fin de l'Evangile.
Lettre absurde et détestable de Rictus indi-
gné de mon refus d'aller remercier Ledrain.
Réponse :
... N'y comprenant rien, vous m'avez écrit quatre
pages furieuses et insensées. Cela n'est pas juste ni
généreux et si quelque chose de vous peut m'affliger,
c'est de découvrir que vous manquez de générosité.
Vous me blâmez de ce qui m'honore et vous m'accablez
parce que je suis pauvre. Vous me lisez, vous me pro-
pagez, vous dites m'aimer, et vous n'avez pas encore
compris que je suis catholique ! C'est effrayant.
Vous ne comprenez pas que Ledrain peut avoir be-
soin de moi, mais que je ne peux pas avoir besoin de
Ledrain. j'avais pensé à lui envoyer mon dernier li-
vre. Votre lettre me montre que c'était encore trop eh
j'y renonce. J'aurais l'air d'implorer la protection do
ce renégat. Ce serait abject. 11 a eu l'honneur d'écrire
sur moi. Que cela lui suffise. « Il a des enfants », di-
tes-vous. Oui, des enfants de prêtre ! Et vous me con-
seilliez, vous me pressiez d'aller lui serrer la main,
sa main consacrée ! Vous me prenez donc pour un
littérateur !... Vous rentrez mercredi. Dieu veuilio
que ce soit en vous-même I
l'invendàb] 15
9. — Commun de la Dédicace des Églises. Je
demande au bienheureux publicain Zachée qui
donne la moitié de ses biens, de vouloir bien
me donner Vautre moitié.
12. — Il paraît que Rictus a décidé de ne plus
venir. Susceptibilité de couturière et férocité de
protecteur méconnu. Il aimerait mieux me voir
mourir que d'avouer le moindre tort. Adieu
donc et que Dieu vous garde, mon cher poète !
16. — Notre misère invoque les harpes et
les lyres. L'unique réconfort, depuis de nom-
breux jours, est une lettre d'un avocat belge
qui a eu la finesse de m'envoyer un portrait de
Coppée en carte postale, disant que ce cadeau
précieux vaut bien un autographe. Joints à cela
des timbres-poste belges pour la réponse. Il n'y
a pas d'exemple qu'on ait été plus idiot.
17. — Froid intense. Commencé à brûler
notre mobilier.
24. — A un inconnu très-humble qui m'a
envoyé 20 francs en me priant de lui pardon-
ner son audace :
46 l'invendable
Cher monsieur, je commence par vous embrasser
très-affectueusement, si vous me le permettez* Je ne
vous remercierai pas, d'abord parce que vous me
dites que cela vous ferait de la peine, ensuite parce
que je ne sais pas remercier. Quand on fait quelque
chose pour moi, je félicite la personne, quelle qu'elle
soit, qui a eu ce mouvement charitable, persuadé
que c'est une grâce précieuse qu'elle a reçue. Vous
devez comprendre ma pensée, cher monsieur. C'est
an grand honneur et un grand bonheur d'être appelé
à réparer dans une mesure quelconque, l'injustice
énorme que j'endure. Vous avez cru m'envoyer 20 fr.
Mais ne connaissant pas votre richesse, vous m'avez
envoyé, en réalité, 20 millions. Cette erreur n'arri-
verait jamais à un capitaliste. Il faut être pauvre
pour se tromper ainsi...
29. — Euntes ibant et flebant. Notre vie est
par trop terrible. Tout le monde semble vou-
loir nous abandonner. A l'exception de Brou
qui vient, quatre ou cinq fois par semaine, par-
tager avec nous le peu qu'il a, nous ne voyons
plus personne.
30. — Quelques lignes d'un ami en exil et
très-malheureux : «... J'ai eu l'impression qu'il
était possible, après tout, que X... ou Z... vous
délivrât un jour, mais que ce jour ne s'est pas
l'invbnd'ablu 47
encore levé, non par leur faute, — Us sont en-
chaînés, — mais parce que vous êtes un homme
dont l'extraordinaire destinée est immodifiable
avant V Heure ». L'Heure! Quand donc sonnera-
t-elle ? L'horloge semble arrêtée depuis trente
ans.
La journée s'achève et Dieu ne &e montre pas.
Ce qu'il y a de plus lourd dans l'homme, c'est
son cœur ; mais il faut avoir beaucoup souffert
pour le comprendre.
— Mon enfant, que savez-vous de Dieu? de-
mande le prêtre aune petite fille du catéchisme.
— Je ne sais pas, monsieur, je Vai toujours
çu souffrir.
Décembre
Ie*. — Souscription d'un grand journal de
Paris en faveur des assiégés de Port-Arthur. Il
s'agit d'offrir une épée d'honneur au général
Stœssel [mis en accusation depuis pour avoir
manqué à l'honneur] et je; ne sais quoi aux autres.
48 l'invendable
La liste atteint déjà 1)1). 000 fraacs. Une sous-
cription pour moi, que donnerait-elle ? [Il est
vrai que je n'ai pas capitulé.]
2. — Qu'est-ce que Dieu? — C'est le Fiîs de
l'Homme. Chrétien absolu, tu es ineompréhen
sible.
3. — Lettre d'un Belge qui entreprend de me
mystifier. Le planisphère de la sottise humaine,
est excédé, quand un Belge veut être spirituel.
5. — Lu un article de cet imbécile d'Hano-
taux sur Carriès. Il parle naturellement de la
céramique, affirmant que Carriès a été le dernier
céramiste, sans rémission. Très-bizarrement
l'article finit sur le nom dé Brou — lequel est
autant céramiste que statuaire — l'idiot parlant
occasionnellement delà célèbre chapelle de ce
nom, dans l'Eure-et-Loir. C'est étonnant comme
le crétinisme appelle quelquefois l'éclair!
11. — Un aveugle de naissance m'envoie
50 francs. Réponse : Je lui souhaite de souffrir,
un jour seulement, comme je souffre depuis
trente ans, pour voir clair.
19
13. — Notre petite Madeleine n'a plus de lit
et couche par terre, sur deux bons matelas, il
est vrai, et fort bien couverte, mais par terre et
cela que nous n'avions jamais vu, même dans les
pires jours, nous serre le cœur étrangement.
Jusqu'où Dieu nous mène-t-ii ? Je n'ai plus ni
linge ni vêtements, [L'un de mes deux ou trois
meilleurs livres, Quatre Ans de Captivité, a été**
écrit, je crois, sans chaussettes ni pantalon.]
14. — Énorme vacarme procuré par la mort
plus que bizarre du député Syveton.
16. — Suite du prodigieux roman Syveton.
On n'a jamais rien vu de pareil. La réclame
se mêlant à une enquête de ce genre. Des in-
dustriels se faisant interviewer sous le pré-
texte qu'ils ont rencontré, çà et là, le mort ou
les parents du mort, et profitant de l'occasion
pour vanter leur industrie... Une tireuse de
cartes infaillible qui avait lu la mort prochaine
de Syveton dans la main de sa femme, par exem-
ple, et cet étonnant professeur de boxe que le
malheureux serait venu voir, faisant insérer son
prospectus sur le drap mortuaire des feuilles
publiques I
50 l'invendable
19. — Brou a exposé mon buste chez Rey, un
des deux grands libraires du boulevard des Ita-
liens. Après des courses désespérantes, je l'aper-
çois, en passant, au fond de la boutique où il
est assez bien présenté. Je pense avec une exces-
sive amertume, à ceci que le « grand homme »
en effigie qu'on peut voir là est en train de
mourir de chagrin dans sa propre peau, sur le
trottoir.
24. — « Si les morts pouvaient parler ! » Tel
est le lieu commun inspiré par l'étonnante af-
faire Syveton qui occupe, depuis deuxsemaines,
Fhumanité. Seul, Dreyfus avait déchaîné une
telle rage, une aussi furieuse folie de menson-
ges. Tout le monde ment et on voit des femmes,
mères ou épouses, comme on n'en avait pas vu
depuis les tragiques. On en est, dans certaines
feuilles, à calomnier le défunt en grec et même
en caractères grecs, et on met à profit cette oc-
casion de copieuse réclame à un bordel natio-
naliste situé non loin de la gare Saint-Lazare.
Dernier soupir de la République athénienne. Où
est le pauvre mort et qui prie pour lui ?
Un jeune homme qui m'a aimé par mes livres
m'écrit: « J'espère que je ne lâcherai jamais un
l'in vendable 51
homme attaqué par tous, défendu uniquement
par une femme et deuxlillettes de treize etsept
ans. »
28. — Lu dans une feuille à deux ou trois cent
mille : « La fête de Noël n'a été célébrée nulle
part avec plus d'entrain que dans le Palais de
glace [du Démon], aux Champs-Elysées. »
31. — Dédicace des Dernières Colonnes : « à
Frédéric Brou, envoyé spécialement pour rem-
placer tous les amis qui m'ont lâché depuis vingt
ans. »
IQO
9
Janvier
2. — A l'abbé Mugnier:
Monsieur l'abbé, je vous ai envoyé, en juillet, un
exemplaire démon dernier livre, Mon Journal, et jo
ne sais pas encore si vous l'avez reçu. Je vous serais
reconnaissant de m'informer, quand vous n'aurez
absolument rien à faire.
J'ajoute que ma conscience me presse de vous déli-
vrer d'un souci. Le jour où vous m'honorâtes de votre
visite, le 17 juin, veille de Waterloo, amené par mon
ami Georges Desvallières, vous fûtes assez charita-
ble, — sur l'aveu de ma détresse, — pour me donner
l'espérance de certaines démarches qui pourraient
m'être profitables.
Mon vieil ami défunt, Barbey d'Aurevilly, disait que
l'espérance est un serpent qu'on a dans le cœur, un
serpent d'airain. Je profite du Jour de l'An pour vous
restituer ce bijou, en vous déliant de votre parole qui
vous gêne peut-être, quelquefois, dans la pratique de
vos autres œuvres de charité, et qui vous gênerait
bien davantage si vous appreniez, par exemple, que
53 l'invendable
je suis mort de froid avec ma femme et mes deux
enfants. Je vous offre, monsieur l'abbé, l'expression
de mon respect.
[Sans réponse, bien entendu.]
3. — Lu la prise de Port- Arthur, le plus grand
événement actuel. Je suis toujours dans les
mêmes sentiments. Joie de la déconfiture des
Russes, schismatiques infidèles à leur mission
politique aussi bien qu'ils sont infidèles à Dieu
et qui usent vainement, contre le Japon, une puis-
sance qui leur fut donnée pour humilier F Angle-
terre. La moitié de son immense effort inutile
aurait suffi pour prendre FInde.
0. — Jeanne me rapporte en pleurant ce que
Véronique vient de lui dire : « Je rêvais que
papa me prédisait ma mort. Il disait de très-
belles choses, celle-ci entre autres : — Elle
mourra de la fièvre de voir Dieu. Puis j'ai vu un
livre où il *y avait une page déchirée et cela
marquait la fin de ma vie. »
8. — Véronique nous chante une sorte de
complainte en assonances dont elle a fait les
paroles et la mélodie, [Première manifestation
L 'INVENDUES
57
de ce doa lyrique et mélodique si merveil-
leusement développé depuis.]
10. — Retrouvé, au Luxembourg, l'aquarelle
de Gustave Moreau vue, il y a plus de vingt-
cinq ans, chez Charles Hayem, chemisier mil-
lionnaire : la Chute de Phaéton qui m'avait
paru un chef-d'œuvre et qui n'est rien. 11 y a
quelques autres surprises du même genre.
Aperçu, chez Rachiide, Péladan et sa nou
velle épouse, la première et, je crois, aussi, une
seconde, ayant disparu dans les gouffres du
divorce. Cette substitute m'a paru très-quel-
conque. Lui, passablement vieilli, a dépouillé
le mage et le sar, au point de se faire couper
les cheveux et peut-être de se laver les pieds.
Il faut croire que cette chienlit est insoutenable
passé quarante ans.
14. — Lettre en latin d'un prêtre de Moravie
m'apprenant la mort du peintre Félix Jenewein
dont j'ai parlé dans Quatre Ans de Captivité...
Il est mort subitement de la joie d'être élu à
l'Académie des arts de Vienne. Une telle chose
ne paraît vraisemblable qu'en latin.
58 l'invendable
16. — Un monsieur qui collectionne des en-
vois d'auteur me prie de lui en donner de moi
ou des autres. Réponse : « Je ne m'intéresse
qu'aux envois d'argent. »
A quel prix ai-je pu payer aujourd'hui mon
terme I II me devient, chaque jour, plus difficile
d'accepter cette iniquité d'un individu jouissant,
à lui seul et sans travail, de Feffort si souvent
désespéré de vingt familles.
17. — Mort de la mère de Loubet. Nouvelle bien
indifférente, mais occasion d'attendrissement
pour les crocodiles de la presse. Quel article à
faire si j'avais un journal ! Supposer ce qui au-
rait pu se passer si cette vieille avait été une
chrétienne d'autrefois, voyant son indigne ûlo
devenu le complice et le protecteur des rené-
gats.
19. — Nous sommes enfin débarrassés de cette
odieuse crapule de Combes. Par quel scélérat
fétide va-t il être remplacé ?
25. — Forcés de fuir la rue Girardon où les
puanteurs combinées du propriétaire et de la
concierge faisaient inhabitable notre demeure,
i/lNVHNDARI.B 50
nous trouvons au sommet de la Bulle, parmi
les vieux arbres, un pavillon aimable qui nous
semble donné de Dieu, rue de La Barre, dans
l'ombre du Sacré-Cœur, C'est vrai qu'il y a l'igno-
minie de ce nom du triste chevalier de La
Barre, substitué par nos canailles à l'ancien et
délicieux nom de rue de la Fontenelle où fut
inaugurée, il y a bien trente ans, la chapelle pro-
visoire. Pauvre petite fontaine perdue ! Haurie-
tls aquas de fontibus Salvatoris.
Les petites compositions de Véronique nous
ravissent un peu plus, chaque jour, au point que
cette enfant de notre douleur devient pour nous
comme un beau rêve. Manifestation d'un art
profond chez une ignorante enfant I
Février
Ie'. — Des gens simples et bons me parlent
d'un bienfaiteur qui me cherche partout, les
mains pleines. Je prévois aussitôt qu'il ne me
trouvera jamais, quoi qu'on fasse. [Il ne m'a ja-
60
mais trouvé et s'en est allé, dit-on; mourir de
désespoir dans une solitude.]
5. — Georges Rouault me raconte les effets
produits sur diverses personnes par mon nom
seul. Quelques-unes applaudissent ; d'autres, en
grand nombre, vocifèrent des malédictions. Il
me parle d'une femme riche — et pieuse, par
conséquent — dont il a fait une enragée en lu*
disant que je communie tous les jours. Expé-
rience très-sûre. Il est connu que les possédés
s'agitent avec fureur dans le voisinage d un saint.
La quotidienne Visitation du Corps du Christ
chez un pécheur qui ne s'en fait pas accroire,
peut avoir les mêmes effets.
7. — Il arrive à Véronique, comme à sa mère
et à moi, fréquemment, au retour de la messe,
ayant remarqué une forme, une expression li-
turgique, de la retrouver dans une lecture faite
aussitôt après. Ce n'est pas une révélation, c'est
pour tout le monde, cela, mais les clairvoyants
seuls s'en aperçoivent et alors ?... Alors c'est
magnifique. La résurrection de Lazare est l'his-
toire de tout le monde, la guérison de l'aveu-
gle-né, du sourd- muet, du paralytique ou des
L INVENDABLE fi{
dix lépreux, tous les miracles de l'Evangile sont
riiistoire de tout le monde, mais on ne s'en
aperçoit pas.
12. — Ecrit, en râlant de misère, les derniè-
res pages de Quatre Ans. Nous sommes traites
avec une rigueur adorable...
16. — Fin de Quatre Ans. Je pose, un instant,
ma croix par terre.
23. — Déménagement. Transport de nos meu-
bles dans un site norvégien procuré par une
tombée de neige sur les arbres au milieu des-
quels se cache notre pavillon, procuré surtout
par mon imagination qui trouverait de l'eau
*ràîche au fond des citernes du Purgatoire. C'est
le quinzième déménagement depuis notre ma-
riage.
Mars
2. — On m'apprend que Lagny est ravagé
par l'annonce de la publication de Cochons-
Ç2 L I.NVENDABÉE
sur-Marne et qu'on y parle déjà de me poursui-
vre.
7. — Visite d'un jeune homme de vingt ans
qui me débite, en moins de douze minutes, une
trentaine de lieux communs très-ramassés, ten-
dant à rne prouver charitablement que je no
suis pas dans la bonne voie. Entame d'une con-
férence. Il est impossible de discerner un im-
bécile plus satisfaisant. Mon silence est tel et
mes yeux expriment une telle satiété qu'il prend
la fuite.
8. — Mercredi des Cendres. Une partie de la
nuit, j'ai vu notre maison encombrée de gens
venus m'apporter des sommes... J'ai connu
l'hallucinante misère qui veut qu'on lise le mot
francs à la suite des numéros de fiacre et qui
fait si cruellement désirer les consolations ou
les délices représentées en vain par ces chiffres
d'amertume et de désespoir.
11. — On m'apporte le livre récemment cou-
ronné par l'Académie Concourt : Force ennemie
par Nau. Je suis curieux de voir ce que cou-
ronne lluysmans. La lecture des premières
pages me donne la sensation d'un livre traduit
de l'arménien ou du hongrois par un bas-bleu
très-savant que sa laideur condamnerait à des
gestes irréprochables.
12. — Renoncé à Force ennemie, ayant lu
environ cent pages. Arrivé à l'histoire d'un fou
qui se croit possédé, qui Test peut-être, le dé-
goût me prive de tout courage. C'est une honte
de couronner une pareille sottise. Ah ! il est
joli et me fait honneur, le christianisme de Huys-
mans J
15. — Rencontré au Mercure Laurent Taii-
hade. Il est devenu épouvantable,
16. — Stock consent à publier Belluaires et
Porchers. Editeur de Huysmans, il exige la
suppression d'un chapitre désobligeant pour
cet écrivain. Je me résigne pour ne pas perdre
l'occasion de placer un volume de critique en-
foui dans mon tiroir depuis environ quinze ans.
Puis n'ai-je pas tout dit de M. Folantin dans
la Femme pauvre et les Dernières Colonnes de
V Église ?
Cl
L INVENDABLE
19. — A un ami qui est au bagne :
Pourquoi ne penseriez-vous pas que vos peines
ront finies? Trente ans se sont écoulés depuis que
vous avez demandé à Dieu de tant souffrir. J'ima-
gine, je ne sais pourquoi, je suppose que vous avez
alors stipulé une durée de trente ans de tribulations ou
que si vous ne l'avez pas stipulée, Dieu l'a entendu
ainsi. Alors persuadez-vous que tout va vous devenir
lacile et favorable, ce qui paraît avoir commencé. . .
A Henry Houssaye :
Cher monsieur, je lis passionnément votre troisième
vokime (1815, La 29 Abdication) reçu, il y a quelques
jours. J'aurais voulu ne vous en écrire qu'après lec-
ture complète. Impossible. Vous êtes tombé en pleine
correction des épreuves de mon prochain livre devant
paraître en mai; Quatre Ans de Captivité à Cochons-
sur-Marne. Vous estimerez peut-être qu'on a rare-
ment vujun homme gifler ses contemporains en aussi
grand nombre, avec tant de constance et d'une main
plus valide. Pour parler la langue de Montmartre,
c'est le livre de quelqu'un qui en a tout a fait soupe.
Certains/.pourtant, sont épargnés, même à l'Institut,
et vous êtes parmi les exceptions. En attendant
qu'aprèspeclure et relecture de la Chute du premier
Empire, j'écrive spécialement sur vous, vous ê'es
plusieurs lois et très-honorablement nommé à pro-
pos du grand homme qui remplit beaucoup de me?
es...
l'invendable 65
20. — On me dit que les chapelains du Sacré-
Cœur ont peur de moi. Situation étonnante et
un peu comique. Moi qui ne demande qu'à les
admirer !
23. — Visité avec Rouault le Salon des Indé-
pendants. Fatigue et ennui. Ces expositions at-
testent, une fois de plus, V affaiblissement de la
Raison, la maladie dont on meurt. Peinture
épouvantable. Rouault et Desvallières, gens d'un
talent très-certain, ont envoyé des esquisses
offertes au public comme œuvres finies. Pour-
quoi cette imposture qui les accable? J'ai beau-
coup demandé ça à Rouault qui n'a pas eu
grand'ehose à me répondre.
Avril
2. — Employé misérablement la journée en-
tière à lire le roman de Tailhade (Fernand Kol-
aey); Le Salon de Mmû Truphot, honteuse défi-
guration caricaturale du Désespéré. Jamais on
ne lira rien d'aussi bas. Le cyclope, une fois
de plus, m'honore de ses injures. Je ne crois
5
66 l'invendable
pas, cependant, avoir perdu tout à fait mon
temps. C'est quelque chose de savoir exacte-
ment où se trouvent les latrines dans la mai-
son des lettres.
6. — A mon ami l'abbé Purgatoire, du diocèse
de Meaux : « Les Cochons paraissent dans un
mois. Le boudin sera pour rien, cette année. »
9. — Épreuve du chapelet quotidien à la Ba-
silique... Recueillement impossible avec les pré-
tendues adoratrices, qui bêlent ou roucoulent
des prières en français, tous les quarts d'heure,
devant le Saint Sacrement éternel... [Le reste a
été malheureusement supprimé, pour complaire
à une personne beaucoup trop miséricordieuse.]
16. — Paradis terrestre. Il faut toutes les souf-
frances de Jésus et toutes les noires pour re-
constituer le Paradis.
C'est aujourd'hui le Dimanche des Rameaux.
Je conduis Madeleine à la grand' messe. Patience
de cette aimable enfant qui peut se tenir tran-
quille deux heures.
21. — Mot d'un prédicateur parlant de Marie :
l'invendable 67
« Elle sourira au dernier jour 1 » Traduction
sulpicienne et bondieusarde du Texte terrible :
Ridebit in die novissimo. Prov. 31, 25, concor-
dant avec celui-ci : Ego in interitu vestroridebo,
et snbsannabo, cum vobis id quod limebatis, ad*
venerit. Prov. 1, 26.
£2. — Un vieux prêtre qui m'aime voudrait
que « le Sacré Cœur m'inspirât de changer le
titre de mon livre », exprimant ainsi la pensée de
bien des gens. Je pourrais répondre que ce titre
m'a été inspiré précisément par le Sacré Cœur.
23- — Jeanne me disait hier, samedi saint :
«c Ja ne peux pas me faire à cette brusque tran-
sition du Crucifiement à la Résurrection. Il me
semble qu'il doit y avoir quelqu'un qui pleure
encore. Celui qui mourrait de compassion, le
Dimanche de Pâques, en pensant à la Mort de
Jésus, serait peut-être Vami inconnu que le Fils
de Dieu attend depuis dix-neuf siècles. »
Tout ce qui se passe étant préfiguratif, sur-
tout dans les choses humaines, on peut et on
doit dire que nous sommes tous prophètes à
notre insu et que tous nos actes, bons ou mau-
vais, sont des prophéties.
(58 L'INVENDABLE
24. — Profanation intolérable, tolérée pour-
tant. Dans l'après-midi, après vêpres, à l'heure
probable où Longin perça le Cœur du Sauveur,
la Basilique est odieusement envahie par des
touristes ou d'infâmes bourgeois venus unique-
ment pour se promener, non sans insolence et
goujatisme. On aimerait à les tuer. Pourquoi
ne pas fermer les portes ? Il doit y avoir un
moyen d'empêcher les oisifs et les curieux de
polluer le sanctuaire. Ne pourrait-on pas, sur
le budget des dépenses inutiles, prélever le
très-utile salaire d'une demi-douzaine de gar-
des du Corps qu'on choisirait parmi les plus
vigoureux ?
26. — Dédicace de Belluaires et Porchers
dont l'impression s'achève : < Ce livre est offert
à l'un des rares survivants du Christianisme, à
Josef Florian, propagateur de Léon Bloy en
Moravie. »
27. — Marc Stéphane, l'ami d'il y a dix ans,
m'a envoyé un livre : La Cité des Fous, souve-
nir de son séjour à Sainte-Anne. Je m'attendais
à un livre complètement détraqué. C'est, au
contraire, un livre tics-raisonnable, infiniment
l'invendable 69
plus curieux que le roman de Nau, couronné
par l'Académie Goncourt, lequel se passe aussi
chez les fous.
Je voudrais que Marc Stéphane me pardon-
nât une offense grave dont je m'accuse. Il est le
seul contemporain, dans le monde littéraire,
qui puisse réellement me reprocher un acte
d'injustice et d'ingratitude. Il est pénible que
l'énorme divergence de nos vues et de nos
sentiments soit un obstacle invincible à la re-
prise de nos relations. Je lui demande seule-
ment de me pardonner.
30. — Je lis que Laurent Tailhade,démarqueur
de Léon Bloy, vient de succomber à une atta-
que foudroyante de génie. Je demande qu'on
l'isole et qu'un pot de chambre spécial, à son
nom et à ses armes, soit son privilège^
Mai
Ie*. — Visité, pour la première fois, le musée
Gustave Moreau. Ma stupéfaction de voir la
quantité prodigieuse des œuvres de ce maître
70 r/lN VENDABLE
qui fut un travailleur colossal. Presque toutes
les toiles peintes, car le nombre des dessins est
infini, sont à l'état d'ébauche plus ou moins
avancées. Quelques-unes telles que le Retour
d'Ulysse ou le Triomphe ci Alexandre me han-
teront. Je ne pense pas qu'il y ait jamais eu un
artiste d'une imagination aussi somptueuse. C'est
un fou furieux de magnificence.
Pourquoi faut-il que la mythologie, les temps
héroïques l'aient confisqué à peu près complè-
tement. Si j'avais à écrire sur Gustave Moreau,
je m étonnerais de ne pas trouver un seul tableau
de lui inspiré par l'histoire deByzance. Le gran-
diose chrétien semble lui avoir été étranger.
A peine deux ou trois projets de Calvaires,
hélas!
Mais j'aurais gagné ma journée, n'eussé-je vu
que le tableau de Rouault, provisoirement
déposé \k:Le Christ enfant au milieu des Doc*
leurs. Un Dieu de douze ans et trois hypocrites
qui en ont ensemble cent quatre-vingts. Jésus
leur dit la Vérité qui est lui-même et, à mesure
qu'il parle, on croit voir sortir, de chacun de
ces hommes crucifiants, la bêle horrible qui le
possède et qui doit, un jour, le dévorer. Je ne
.^savais pas que Rouauit avait mitaient immense.
L'iNVIiNHAW,!? 71
Je le sais maintenant^ je le lui ai dit avec en-
thousiasme.
J'apprends que Rictus est devenu l'ami de
Charbonnel. Il a du goût pour les renégats. Le
Vendredi Saint, il aurait été au dîner gras de
ce Judas imbécile, et aurait dit des vers. Le
malheureux, que j'ai nommé ie Dernier Poète
Catholique, est soutiré par le désespoir d'un
apostat.
2. — Jésus marche tout doucement dans mon
âme pour ne pas réveiller ma douleur. Jeanne.
7. — Correction des dernières épreuves de
Belluaires et Porchers. Je décerne des dédica-
ces. Chaque chapitre sera donné à un ami.
Plusieurs, sans doute, me lâcheront un peu plus
tard. N'est-ce pas ma destinée?
9. — Démarches affreuses et inutiles, comme
aux pires jours de mon pèlerinage. On souffre
juste autant qu'on peut souffrir, La haute ter-
rasse de la Douleur est garnie d'un parapet bar-
bare, élevé comme une muraille byzantine que
même les désespérés ne peuvent franchir pour
s'évader dans le précipice.
72 l'invendable
11. — Le secret de voir clair, fût-on aveugle
de naissance, c'est de fermer les yeux sur les
conséquences les plus redoutables d'un mou-
vement de charité. C'est Jeanne qui a trouvé
ce secret.
12. — L'exécution de Paris commencerait-
elle déjà? Les journaux sont remplis de l'acci-
dent du boulevard Sébastopol. Une série d'ex-
plosions formidables sur une longueur de
500 mètres et un grand nombre de blessés. Pre-
mier avertissement, bien inutile.
Lecture du savoureux livre de Houssaye (1815.
2e Abdication). J'ai beau me décourager, je
n'arrive pas à comprendre le découragement
de Napoléon. La première abdication a été
déjà fort mal digérée par moi, mais la seconde,
c'est vraiment trop impossible.
14. — Voici ce que j'éprouve douloureuse-
ment. Napoléon, considérant l'imbécillité ou la
lassitude des chefs militaires qui allaient lui
succéder et l'infamie énorme de quelques indi-
vidus tels que Fouché, prenant surtout en pitié
la pauvre France livrée, par son abdication, à
ces misérables ; n'aurait-il pas eu cent fois rai-
73
son de se reprendre, i'ûl-co le dernier jour, et
d'appeler à lui tous ses vieux soldats ?
15. — Nouvelle farce de Mm# du Gast des Ba-
zars et de quelques autres salauds. On voulait
étonner le monde par une traversée fulgurante,
en canot automobile, de Toulon à Alger ou
d'Alger à Toulon, je ne sais plus. Tous les con-
currents ont failli crever. Plusieurs canots ont
été au fond de la mer avec une grosse part du
pain des pauvres, ces imbéciles et vaniteux en-
gins ayant coûté horriblement cher. Les salauds
seulement ont pu être recueillis, l'État, com-
plice de ces turpitudes, ayant fait accompagner
les canots par de véritables vaisseaux. Il s'en
est faliu de peu que la du Gast se soit noyée.
Un matelot Ta sauvée en lui saisissant la gueule
à temps, geste irrespectueux dont je veux croire
qu'il sera puni sévèrement. Ce sauvetage ma
profondément navré.
18. — Visite d'un admirateur belge. Un orage
sans pardon l'immobilise chez moi. J'apprends
à cette occasion que la Belgique est menacée
de paralysie générale.
74 l'invendable
20. — Un ami de café se déclare sans hosti-
lité contre le christianisme et déterminé à ap-
peler un prêtre à son lit de mort. Banalité qui
fait le trottoir depuis que la sottise et la lâcheté
se sont localisées dans le même bordel. Mais
le pauvre homme a des objections aussi stupi-
des qu'on peut le désirer. Occasion pour moi
d'observer, une fois de plus, la surnaturelle
inintelligence de tout le monde, aussitôt qu'il
s'agit de l'Immaculée Conception. Mon interlo-
cuteur, qui n'est pourtant pas un âne, croit,
comme le premier bourgeois venu, que l'Imma-
culée Conception c'est l'Incarnation.
Il n'y a pas de mystère que Dieu ait caché
avec tant de soin. « L'Immaculée Conception,
m'a dit une âme privilégiée, c'est le Poids de
la Croix. » Ce privilège de Marie a été payé
comme tout, par Jésus ; mais c'est ce qui a le
plus coûté. C'est pour cela qu'il est si difficile
de le comprendre.
Rien n'est plus étrange. On accepte tout : ia
Trinité, l'Incarnation, la Rédemption, la Trans-
substantiation, l'Infaillibilité même. L'Église
affirme et enseigne. On l'écoute, on la croit, on
sait ce qu'elle dit. Aussitôt qu'elle parle de l'Im-
maculée Conception, on ne sait plus ce qu'elle
l'invendable 75
dit, on ne veut même plus le savoir et Babel re-
commence. Qu'importe au Démon d'abandon-
ner tout, s'il gagne cela ?
L'Immaculée Conception est le Mystère des
mystères réservé pour la Fin, c'est le Cantique
des cantiques, c'est la Passion, c'est la Résur-
rection, c'est l'Ascension, c'est la Pentecôte,
c'est les Dix Persécutions, les Dix Croisades;
c'est, en un sens, Napoléon, c'est le Jugement
universel.
21. —-J'ai beaucoup pensé à l'Immaculée Con-
ception, me souvenant d'hier, et j 'ai désiré d'être
le Témoin, le Martyr et le Mégalomartyr de
l'Immaculée Conception que ne connaissent pas
les chrétiens et qu'ignorent surtout les pèlerins
de Lourdes. On peut dire qu'il a fallu la Dou-
leur infinie pour acquitter la Rançon de la Sainte
Vierge. La douleur de Dieu et celle des hom-
mes. Les guerres, les pestes, les famines, la
misère, le désespoir, les méchancetés et les
injustices et les maladies sans nombre ; toutes
les suites affreuses du Péché ont payé depuis
les siècles et continueront de payer pour Ma-
rie. Ce qui « manque à la Passion » de Jésus,
c'est ce qui manque à Marie, simplement. Lo*»s-
76 l'invendable
que FApparition de Lourdes a dit. : « Je suis l'Im-
maculée Conception », c'est comme si elle avait
dit : « Je suis le Paradis terrestre ».
23. — Lu un bel article d'Henry Houssaye
qui m'a donné une idée de plus : L'Europe et la
Révolution française. Document à garder. Toute
l'histoire, depuis les premiers Capétiens jus-
qu'aux derniers Bourbons, expliquée par le be-
soin pour la France de ses frontières naturelles
et par la haine constante de l'Europe contre la
France qui serait alors insupportable au monde,
— en tant que nation élue de Dieu. Je suis tout
enivré de cette idée.
25. — Apparition de Cochons-sur-Marne. Wi
carillon, ni tocsin.
27. — On parlait des morts sans beauté. « Le9
plus fréquentes, nous a dit un prêtre, sont les
morts de prêtres. Presque tous se désespèrent
de mourir et les confrères n'osent pas leur par-
er de Dieu. » Épouvantable !
30. — Nouvelle foudroyante, pour un grand
jiombre, de l'anéantissement de la flotte russe
l'invendable 77
dans la mer du Japon. Dieu, assurément, n'est
pas avec les Kusses. Le tour de l'Angleterre
viendra. Le monde Unira bien par s'allumer,
selon le « vœu » de Jésus (Luc, 12.49), quand on
sera assez loin du Déluge. Le moment doit élre
peu éloigné.
Cette puissance, désormais irrésistible, du Ja-
pon, parait une manifestation surnaturelle, en
ce sens que rien n'était moins prévu. Marque
de Dieu. On peut maintenant espérer ou crain-
dre tous les déchaînements*
Juin
Ie*. — Attentat contre le petit roi d'Espagne.
Dieu n'a pas permis le massacre de ce dégénéré
lamentable que la servilité sentimentale de nos
républicains a si parfaitement ridiculisé déjà.
I/abjec iion de ce temps ne sera jamais dépassée.
2. — Après une nuit troublée par les images
de noire misère, une mélancolie épouvantable
78
l'invendable
I
tombe sur moi. Me voilà toute la journée dans
les griffes du Démon.
3. — Premiers effets, à Lagny, de Quatre Ans
de Captivité. Un épicier de l'endroit, person-
nage bien pensant et avantagé d'un beau mufle
(page 121), proclame que je suis un renégat et
va jusqu'à me préférer Gharbonnel.
Affiche collée sur les murs de Lagny :
VIENT DE PARAITRE l
QUATRE ANS DE CAPTIVITÉ
A COCHONS-SUR-MARNE
Par LÉON 3L0Y
COCHONS-SUR-MARNE, C'EST LAGNY.
« C'est », dit le grand pamphlé-
taire dans un autre volume, « l'un
des grouillements bourgeois les
plus bêtes, les plus répugnants,
les plus hostiles que j'ai connus
en France ou à l'étranger. »
{Mon Journal, par Léon Bloy.)
Un fort volume avec au-
tographe et 2 portraits
de l'Auteur.
EN VENTE
chez M. Léon
I Belle, libraire*.
imprimeur à
Lagny.
J'aurais bien voulu voir l'effet, le premier ef-
fet de ce placard sur les citrouilles sentencieu-
ses et oracuîaires de ce chef-lieu de canton.
79
4. — Un archiprêtre de Strasbourg consulté
par un jeune homme incertain de sa voie, lui
répond paternellement que l'essentiel est « de
gagner de Targent,de manger de bons morceaux
et d'être pratique ». Gloaca immunda iste sa-
cerdos, a dit en pleurant la Mère de Dieu sur
la montagne de la Salette, il y a soixante ans.
A Léon Belle, libraire à Lagny :
Mon cher Léon Belle,... l'affiche est amusante,
mais pourquoi veut-on à toute force que Cochons-
sur-Marne soit Lagny et non pas Meaux ou Château-
Thierry ? A qui faire croire que les pourceaux sont
tellement rares sur les berges de l'antique Matrona
qu'on ait pu les localiser dans l'unique trou honoré
quatre ans de ma présence? Quel enfantillage !
Même observation pour l'épigraphe lumineuse de
la page 85, que peuvent revendiquer tant d'autres
villes, chefs-lieux de cantons, chefs-lieux d'arrondis-
sements, de départements ou capitales de provinces,
conciliées, en 70, par des bourgeois crevant de peur
sur trente rivières.
Vous qui savez lire, mon cher Belle — seul peut-
être dans toute la Brie, — vous seriez sans excuse
de ne pas comprendre que je suis une espèce de
romancier et qu'on s'expose, en l'oubliant, à des
gaffes très-ridicules.
Cette vocation m'oblige à observer les autres hom-
mes. Je ne peux pas plus m'en empêcher que le
80 l/lNVENDA3LE
cheval de faire du crottin. Un infernal séjour de qua-
tre ans dans une petite ville sotte et crapuleuse
devait donc avoir pour conséquence un amas consi-
dérable de notes et de croquis. Les gueules des bour-
geois étaient trop tentantes/vraiment, trop précieuses 1
C'est ainsi que travaillent les romanciers. Que di-
rait-on si on apprenait que je n'ai pas utilisé le quart
de mes observations et qu'il m'en reste encore pour
plusieurs volumes ?
Mais bon nombre de ces imbéciles ont dû être sin-
gulièrement désappointés.-Ignorants de la littérature
et de l'art autant que les plus fangeux tapirs, mesu-
rant l'âme d'un écrivain à leurs basses âmes et se
sentant avec cela fort merdeux, ils ont dû croire
idiotement et salopement, comme il convenait, que
j'avais employé les quatre susdites années à épier
avec soin leurs turpitudes. Ils ont cru que j'allais di-
vulguer leurs canailleries boutiquières, leurs adultè-
res ignobles, leurs incestes, leurs infanticides ou par-
ricides ignorés, leurs ignominies à faire dégueuler
des hippopotames!... L'œuvre d'art qu'est mon livre
les a tous trompés. Les uns ont été délivrés d'une
énorme peur et les autres frustrés de la plus sale es-
pérance.
C'est pour cela qu'ils ne rachèteront pas, mon
cher Belle. Que voulez-vous que ces idiots de
comptoir ou de bureau, capables seulement de lire
des indicateurs ou des catalogues, fassent d'un livre
où il n'est pas dit, à choque page, que le percepteur
couche avec sa belle- mère, que le juge de paix pra-
81
tique la sodomie avec le second vicaire, que le pre-
mier adjoint a fait vingt-cinq ans de bagne ou que
le conducteur des ponts et chaussées est affilié à une
bande de cambrioleurs, etc., etc. ?
Enfin je suis châtié comme il faut, vous le recon-
naissez vous-même. Il est certain que le gros épicier
dont vous me parlez, lequel se mit à me vendre cons-
ciencieusement de la merde, le jour où il apprit que
j'étais un pauvre et qui croit, aujourd'hui, que je lui
fais l'honneur de me souvenir de lui; il est bien cer-
tain, dis-je, que cet honorable gaga me flagelle très-
durement lorsqu'il me reproche d'être un renégat
moins intéressant que Charbonnei.il a raison. Char-
bonnel est un bougre fort pratique, ne méprisant pas
les épiciers et respectueux de l'argent, surtout lors-
qu'il a été ramassé dans les étrons. Je lui suis donc
inférieur, même comme renégat.
Grand orage. Notre demeure a cet inconvé-
nient, ou cet avantage, de se remplir d'eau
quand la pluie tombe avec abondance.
7. — Une bourgeoise désespérée se condamne
elle-même à avoir raison toute sa vie. Que va
dire de cela le vieux Dante ?
10. — Un ami m'écrit de Tours : « J étais
chez un libraire. Une dame est entrée, deman-
dant : — Avez-vous Cu-o vadis ? »
e
B2
L INVENDABLE
« Iliumine-t-on en enfer pour le roi d'Espa-
gne ? » m'écrit un autre.
11. — Le vacarme continue à Lagny.Ma let-
tre du 4 est publiée par le Briard de Provins.
Depuis l'invasion prussienne, on ne s'était pas
autant amusé dans le département.
12. — On me communique le plus étrange
prospectus. Plan d'un ouvrage en cinq volumes :
L'Univers et V Humanité. Le deuxième traite
spécialement du transformisme et enseigne avec
autorité que l'homme descend non seulement
du singe qui fut pour lui un commencement
d'aristocratie, mais des plus affreuses vermi-
nes. Jusque-là rien que de très-banal, mais ce
qui peut 'confondre et détraquer, c'est l'appro-
bation formelle et sans réserve de cet excrément
par le pape Pie X, approbation sous forme de
lettre du cardinal Merry del Val à l'éditeur.
L'ignoble blasphème est qualifié d' « excellente
entreprise > et d' « insigne publication ». Je
pense au Reniement de saint Pierre, figure et
prophétie du Reniement de la Papauté qui dé-
chaînera toutes les catastrophes. Cette heure
terrible est-elle venue ?
l'invendable 83
13. — Une dame de Tours écrit à une autre,
lui demandant de participer aux frais de con-
fection d'un vêtement de première communion
pour un enfant pauvre : — Je vous le demande,
dit-elle, dans un but politique et charitable.
14. — « Entre crocodiles 1 » Envoi d'un Co-
chons à Edmond Picard, avocat belge et l'un
de mes bienfaiteurs innombrables.
Si je pouvais attraper quatre-vingts ans, je
verrais peut-être deux mille personnes acheter
chacun de mes livres. Alors je m'offrirais des
chaussettes et un parapluie.
16. — j'ai un excellent ami dans un pays
excessivement lointain. Je lui ai envoyé natu-
rellement Cochons-sur -Marne. La reproduction
de mon buste Ta bouleversé. Voici comment il
s'exprime : « Fysionomie de ce buste par Brou
est comme celle-ci d'un homme qui doit mar-»
cher, pieds nus, sur les plats de fer brûlant
rouge en air geleant de janvier. »
17. — Bruits et menaces de guerre. Le saltim-i
banque imbécile, Guillaume II, est impatient de
justifier ses moustaches ambitieuses par quel-
84
qucs conquêtes. Un émissaire de cet auguste
crétin, un prince Henckel de Donnersmark, in-
terviewé déclare : « Si vous êtes vaincus, comme
il est probable, c'est à Paris qu'on signera la
paix. Vos milliards nous dédommageront. >
Les moustaches de l'idiot ignorent que la
France, même couchée dans l'égout, est encore
la Reine des nations et que 1870 n'est pas à
recommencer — Dieu ne le permettant pas. Il
suffirait pour emplir de merde un million de
culottes allemandes, d'un tout petit français de
rien du tout qui serait envoyé.
19. — Mot d'une salope de la haute aristo-
cratie de Cochons, une dame très pieuse. Elle
demande mon livre à un libraire, puis : « Il
paraît qu'il ne faut pas le faire vivre et j'ai des
remords d'acheter ça. » Le libraire a répondu
à cette dame de la Providence en affirmant que
j'étais plusieurs fois millionnaire. Affligeante
révélation. La gueuse a été cuver ses remords
sous les tripes du mauvais apôtre.
20. — De Jeanne : « L'esprit de Léon Bloy
est comme une cathédrale où le Saint-Sacrement
serait toujours exposé. »
85
Un lieu commun catholique et sacerdotal veut
que l'humilité soit une suite du péché, — ce qui
ne peut raisonnablement se dire que de l'hu-
miliation. Car on a perdu le sens des mots. Alors
que dire de l'humilité de Marie et de l'humilité
des Anges?
Ce lieu commun de sacristie est honteux et
stupide, attentatoire à la Gloire divine.
Je pense que l'Humilité, comme la Pureté, la
Beauté, la Science, l'Intelligence et tout le reste,
a été ruinée par la Chute, Je suis persuadé
qu'Adam et Eve dans le Paradis étaient hum-
bles, comme ils étaient purs, comme ils étaient
beaux, comme ils étaient tout-puissants et im-
mortels* c'est-à-dire en une manière absolument
incompréhensible, même pour des saints.
À un digne prêtre Jmort aujourd'hui] qui me
reprochait d'avoir conspue l'auteur d'un livre
sot sur Barbey d'Aurevilly. (Voir Quatre Ans
de Captivité à Gochons-sur-Marne, pages 275-
283):
Vos reproches sont si injustes qu'ils me paraissent
inexplicables, sinon par une grande faiblesse physi-
que ne vous ayant pas permis de me lire attentive-
ment. J'en appelle donc au Doyen de Montebourg,
mieux portant et mieux informé. Celui-là, sans doute?
86 L' IN VENDABLE
m'écrira que j'ai (ait mon devoir, que j'ai accompli
la stricte justice en détendant ou vengeant la mémoire
d'un grand écrivain contre un écriveur impie, sot et
venimeux qui a sali 400 pages pour le déshonorer,
— Je compte sur vous, me disait d'Aurevilly, pour
me taire respecter quand je serai mort»
J'ai obéi. Voici vos paroles: « Il lui manque (à
l'écriveur) d'avoir connu le Maître, mais est-ce sa
faute? » Assurément. Le premier devoir d'un histo-
rien est de consulter les témoins, sous peine d'être
un imposteur. Or, votre polisson savait fort bien que
j'étais le témoin le plus important et il s'est gardé
de me consulter.
M'adressant à votre conscience de prêtre, d'ami et
d'admirateur du défunt, je vous prie de vouloir me
dire comment j'aurais pu m'y prendre pour ne pas
voir, en ce prétendu biographe sans esprit et sans
conscience, un malhonnête homme.
Voici maintenant ce que j'attendais de vous :
« Mon cher Léon Bloy, merci mille fois pour votre
courage et votre générosité. Merci d'avoir vengé no-
tre cher d'Aurevilly, de m'avoir aidé à vomir ce mau-
vais livre qui prétend le raconter et qui est un ridi-
cule et un opprobre. Merci de la part de Dieu, d'être
l'homme que vous êtes; Vunique tenant de I'Absolu
catholique, à notre époque; et cela au prix de tour-
ments qui semblent au-dessus des forces d'un homme.
Ah 1 qu'ils sont rares, les chrétiens comme vous, im-
plantés dans la charité vraie qui consiste à préférer
tous les supplices aux si commodes lâchetés senti-
l'invendable S7
mentales, aux sophismes de l'avarice ou de la mé-
chanceté, par lesquels Notre Seigneur Jésus-Christ
est interminablement crucifié dans son Église ! etc. »
Ouijoravoue, mon cher Doyen, j'avais espéré cela,
Barbey d'Aurevilly m'ayant appris, autrefois, à con-
sidérer en vous une haute intelligence et un très-beau
caractère. Mais vous m'avez lu trop vite, hélas!
Est-ce vous, saint Barnabe, qui m'envoyez ces
âmes? Mystère d'affinité entre cet Apôtre et moi.
Je m'étonnais, depuis le 11, jour de sa fête, de
n'avoir pas, comme les autres années, senti sa
main. Deux êtres ("qui nous sont devenus bien-
tôt comme des voisins du Paradis], un jeune
homme et sa jeune femme s'offrent tout à coup,
exprimant leur ambition de se rendre utiles, de
devenir nos amis. Réponse:
... Il n'y a pas d' « outrecuidance > dans le fait
d'espérer mon amitié. Si vous êtes des âmes vivantes,
comme je le suppose, le vieil homme douloureux que
je suis vous aime déjà et sera content de vous voir.
Dans la liste de ceux de mes livres que vous dites
avoir lus, je ne remarque pas le Mendiant ingrat ni
Mon Journal. Je suis heureux de pouvoir vous les
offrir et la poste vous les portera sans doute, demain
matin. Vous remarquerez que ces deux livres for-
ment avec Quatre Ans une trilogie. C'est le récit non
interrompu de douze ans démon effrayante vie. Lisez
donc et dites-moi vos impressions. Je n'ai presque
88
pas d'autre salaire que celui-ci: le suffrage de quel-
ques êtres aimés de Dieu qui viennent à moi. J'au-
rai cinquante-neuf ans dans un mois et je cherche
encore mon pain, c'est vrai ; mais j'ai tout de même
secouru, consolé des âmes, et cela me fait un ciel
dans le cœur.
21. — Lettre d'un jeune Jésuite qui m'a sou-
vent nommé son bienfaiteur. « Je renonce, dit-
il, de plus en plus, à être aimé par un autre
que Jésus-Christ. Que tout le reste aille se faire
fiche!!! »
Vu, pour la première fois, Ricardo Vines.
C'est un des heureux moments de notre vie.
Cet Espagnol n'est pas seulement un virtuose
éblouissant, c'est une âme, une intelligence.
Il m'a fait l'honneur de me lire intégralement,
passionnément, et c'était son rêve de me voir.
Rêve d'un rêve. Dieu m'accable donc de l'hon-
neur de mettre çà et là, en quelques-unes de
mes pages, un pressentiment quelconque de la
Béatitude. Mon art d'écrivain serait un cytise à.
moitié chemin du fond d'un gouffre.
24. — Lagny m'accuse enfin d'obscénité. C'est
une promotion. Jusqu'ici j'ai langui dans l'igno-
minie inférieure. Je n'étais que scatologue. Le
l'invrndablb 89
Briard de Provins, feuille estimée à Cochons,
est mis à ma disposition pour une réplique.
26. — Reçu un livre singulier intitulé: Ce qui
est, titre qui semble d'un imbécile. Quelques
pages lues, çà et là, montrent que l'auteur est
un de ces hommes qui ont trouve mieux que le
christianisme.
Lettre au Briard :
Je vous remercie d'avoir bien voulu, dans votre
numéro du 10 juin, entretenir de moi vos lecteurs.
J'apprends aujourd'hui qu'un des écrivains éminents
qui rédigent la Croix de Seine-et-Marne, extrême-
ment indigné dans sa culotte, vous reproche, à cette
occasion, d* « affectionner l'ordure ». L'ordure, c'est
moi, on me Ta beaucoup dit depuis vingt ans, Mais
voici une surprise. Je croyais, jusqu'à ce jour, qu'on
ne pouvait avoir en vue que l'ordure matérielle, fé-
cale, si j'ose dire; l'honnête excrément qui détermine
Fétiage intellectuel de la haute société boutiquière
de Cochons-sur-Marne. Or il s'agit maintenant do
Fordure spirituelle. Pour la première lois, je sui>*
accusé d'obscénité. Cette nouveauté m'étonne et je
voudrais bien comprendre...
En y songeant, depuis trois ou quatre jours, il m'est
revenu cette anecdote que la Croix de Seine-et-Marne
ignore, mais qui ne vous est certainement pas incon-
nue. Un jour on présenta le îarneux historien Gibbon
90 l'invendable
à Mme du Deffand. La célèbre marquise, devenue
vieille et aveugle, avait coutume d'identifier à tâtons
les visages qu'on lui présentait. Celui de Gibbon
était sphérique a tel point que la muse des philoso-
phes recula en poussant un cri et se déclara sans
pardon pour d'aussi sales plaisanteries.
Il a dû arriver quelque chose d'analogue à la Croix
de Seine-et-Marne. Fort innocemment, je lui ai pré-
senté le Vénérable Doyen de Cochons, un gros épi-
cier vertueux et quelques négociants ou propriétai-
res honorables du même endroit. Tout de suite, elle
a cru que je plaçais sous sa main des objets infâmes.
Je compte sur votre équité pour dissiper ce malen-
tendu regrettable.
Juillet
2. — Incident étrange. Depuis que nous habi-
tons Montmartre, je suis tombé plusieurs fois
dans la rue Tholozé. La dernière, il y a quel-
ques jours seulement, je me suis fait du mal et
je souffre encore un peu d'une contusion au
bras gauche. J'ai compris que cette rue est
L INVENDABLE 91
mauvaise pour moi et que je dois l'éviter. Ce
matin, deseendant par la rue Lepic et passant
devant la rue ïholozé, en haut des marches,
je me disais : « Voilà cette rue où on en veut à
ma peau. » Au même instant, mon pied glissait
sur une épluchure et je me suis vu sur le point
d'être précipité.
3, — Lettre à un personnage très-connu et
qui, par miracle, est un historien de grand ta-
lent, pour savoir s'il a reçu mon livre :
.... Veuillez croire que ceci n'est pas une demande
d'autographe. Faites-moi répondre par votre cocher,
si vous voulez. Il y a entre nous quelque chose
d'autrement profond que cette vanité et je l'ai senti
en lisant la Seconde Abdication où j'ai puisé une
idée de plus sur le grand homme.
5. — Réponse du personnage très-connu. Il
appartient à la secte de Ceux-qai-ne-se-tiient-
pas. Juste quarante mots et un lieu commun.
7. — A mon libraire de Cochons :
Cher ami, j'ai reçu le Briard. Je ne peux vous
charger d'aucune félicitation pour l'auteur du troi-
sième article. Il est acquis que le papier souffre tout.
Cependant...
92 l'invendable
Ayant très-souvent parlé de ma misère avec élo-
quence, je n'ai pas le droit d'empêcher les autres
d'en parler avec platitude. Mais j'aurais pu espérer
un peu plus de compréhension, un peu moins d'in-
sistance bête. Votre monsieur a du tact comme un
pachyderme. Vous me direz qu'un degré quelconque
de finesse n'est pas précisément ce qu'il faut à ses
lecteurs.
Je ne peux pas non plus demander à un journaliste
de ne pas m'utiliser contre ses ennemis ; de ne pas
faire de moi, catholique militant et absolu,l'auxi!iaire
malgré lui d'une soi-disant libre-pensée de couillons
et de malfaiteurs. C'est le métier qui veut ça. La
bonne foi n'y est point admise, je le sais.
Mais dénaturer la pensée d'un auteur, au point
d'altérer son texte dans une citation, c'est un peu
trop fort. A Pavant-dernier alinéa, j'ai lu ceci : « un
urinoir d'ignominie » au lieu d'un miroir. Il serait
enfantin de supposer une coquille. Votre voyou de
Provins a cru faire une trouvaille en rapprochant de
ce mot le Nom de Jésus !... Pour des millions je ne
voudrais pas être à sa place...
8. — Dédicace de Belluaires et Porchers qui
vient de paraître :
On vous dira peut-être, mon cher Henri, que je
suis moi-même un « porcher ». Je pense, hélas !
qu'on aura raison. Il est sûr que la houlette de PEn*
fant prodigue est bien plus à ma main que le filet
du Bétiaire antique.
i/iNVFNDAnr.r: 03
i>. — Irrévérence de Léon Bloy à l'égard
des ecclésiastiques et des grands hommes. Arti-
cle, dans le Sourire, de mou ancien camarade
au Chat noir, Alphonse Allais. Il parait avoir
eu l'intention de m'ctr e utile en recommandant
la lecture de Cochons-sur-Marne, mais surtout
la volonté bien arrêtée de déplaire à Hanotaux,
ayant choisi quelques citations désobligeantes
pour ce grand homme.
12. — J'entre aujourd'hui dans ma soixan-
tième année, d'après un extrait de naissance
haïssable. Je veux être né le 11, nombre pre-
mier que des circonstances m'ont rendu très-
cher.
14. — La Chienlit patriotique m'inspire la let-
tre que voici :
Mon cher Vallette, voud riez-vous avoir la douceur
d'insérer ceci :
« Depuis un assez grand nombre de trimestres, le
Mercure ne parle que de moi. C'est scandaleux et
idiolifiant. On ne peut pas ouvrir cette revue sans
que le nom de Léon Bloy saute aux yeux. C'est une
obsession, c'est à croire que je vous couvre d'or, ce
qui fiche par terre ma réputation, rudement acquise
et combien profitable l de mendiant ingrat. Certes,
94 l'invendable
je veux qu'on m'admire et même qu'on m'adore,
puisqu'il est entendu que je suis le seul écrivain ac-
ceptable de la fin du dernier siècle et du commen-
cement du nouveau.
« Mais dire cela sans cesse, ne dire que cela, à cha-
que page, presque à chaque ligne d'une revue bi-
mensuelle où il est parlé de tout, c'est une flagor-
nerie épouvantable qui me compromet horriblement.
« Exemples. A la rubrique Science sociale, n° du
15 juillet, je trouve: « A la ration qui revient à cha-
que humain dans le partage des produits de la terre,
il manque environ un tiers d'albuminoïdes,une moi-
tié de graisses et près d'une moitié d'hydrates de
carbone.» Un peu plus loin, à la rubrique Psycholo-
gie, je lis ces mots effrayants : « Me^v/jo-o anurreiv (sou-
viens-toi d'être en défiance) ». Si je dois être, tout
le temps, affiché comme ça, autant vaut renoncer à
vivre. Ce lyrisme d'enthousiasme est insensé et m'en-
terre sous le ridicule.
« Il eût été si simple d'écrire, une bonne fois pour
toutes : « Léon Bloy vient d'escalader encore l'Em-
pyrée, qui n'est plus gardé du tout, et son dernier
livre sur les Cochons est certainement ce qu'on a
écrit de plus suave, depuis des siècles. Que sera-ce
du prochain volume en préparation pour cet au-
tomne : Le Liehig du Taureau céleste, morceaux ex-
traits de cet auteur? »
Votre L. B.
Triste speciacle de la Basilique, républicai-
95
nement illuminée, ce soir, d'une immense nappe
rouge et se détachant, sur le ciel noir, comme
une église écorchée, comme une cathédrale de
sang !
15. — La Croix de Seine-et-Marne me pro-
clame décidément obscène et me reproche l'in-
gratitude monstrueuse qui m'a porté à déchirer
la réputation des honnêtes chrétiens de l'en-
droit. L'auteur de l'article est un certain abbé
« Galette » qui opère derrière un guichet de
prêteur sur gages.
18. — Que faire pour une victime des villé-
giatures estivales ? Un riche, débiteur d'un ar-
tiste pauvre, lui a dit en partant : « Vous me
voyez navré. Les frais de mon voyage me for-
cent à différer votre règlement jusqu'à l'au-
tomne, > On a une femme, on a des enfants,
— on a un propriétaire !... Il faut avaler cela,
refouler le désir fou de se jeter sur une trique
ou sur un couteau ! Mais c'est comme cela que
couvent les incendies. Hier on me parlait d'un
propriétaire qui donne congé quand naît un
enfant dans sa maison !!! Où donc est Moïse
qui changeait les fleuves en sang ?
l/IN VENDABLE
Lettre d'un congrès belge, me proposant
d'adhérer à Hanotaux et à beaucoup d'autres
salauds pour « l'extension et la culture de la
langue française ». Je réponds, sur Tiniprimé,
que le Mendiant ingrat adhère à l'extension et
à la culture de l'imbécillité contemporaine qui
aura lieu à Liège et qu'il envoie zéro franc pour
sa cotisation. Ensuivant Tordre des demandes,
j'ajoute que je désire être inscrit parmi ceux qui
ont horreur des couillons et des saltimbanques.
J'ajoute encore que je suis de tout cœur dans la
« section » de ceux qui se torchent et qui ren-
dent sur la Belgique.
Il paraît qu'une plainte collective contre moi
va être adressée de Cochons au parquet de
Meaux. C'est l'abbé Galette, ci-dessus nommé,
qui mènerait le cotillon. Il lâcherait un instant
sa littérature, ses sacrilèges, ses opérations et
son guichet.
19. — Un autre prêtre, excellent d'ailleurs, mo
juge dénué de justice et de charité pour avoir
traité rudement quelques horribles gredins de
plume. Jugerie facile, d'une banalité extrême.
Voilà donc un prêtre intelligent et bon, et pieux,
qui ne comprend pas que j'écris pour rendre
l'invendable 07
témoignage et que telle est ma mission. Qu'at-
tendre des autres ?
20. — Un pauvre homme, qui est, en même
temps, un homme très-pauvre, m'écrit qu'il a
reçu mes deux derniers livres, mais qu'il ne
pourra les lire, ni môme les parcourir, avant une
dizaine d'années. « Si Dieu, dit-il, nous accorde
dix ans de force et de courage, nous pouvons
espérer avoir huit ou neuf cents francs de rente
et nous livrer à la vie intellectuelle » !!! Ce se-
rait bien comique si ce n'était pas si douloureux.
Voilà des êtres humains qui se condamnent à
une existence de bêtes de somme pour avoir
neuf cents francs de rente dans leur vieillesse,
si la vieillesse ne leur est pas refusée.
24. — Il n'y a qu'une fatigue. Celle du péché.
Toute fatigue est une suite de la Chute. Je suis
fatigué de la chute.
Lettre de Joseph (Josef) Florian dédicataire
de Belluaires et Porchers. Sublime style de ce
tchèque enivré qui écrit « pauvre prêtre d'es-
prit » pour prêtre pauvre d'esprit et « dominical »
pour seigneurial.
05 l'invendable
25. — Quelle aventure surnaturelle, quelle
bénédiction pour nous, ces deux amis envoyés
le 20 juin et que nous voyons en train de se
perdre si amoureusement dans notre caverne!
Le jeune homme est un de ces idéalistes ignorant
Dieu, qui se laissent traîner par les cheveux ou
parles pieds dans l'escalier de la Lumière. La
jeune femme est une juive russe toute petite.
Elle me fait penser à un muguet des bois
qu'un rayon de soleil trop lourd inclinerait sur
sa tige. En cet être charmant et si frêle habite
une âme capable d agenouiller des chênes. Son
intelligence, dès le premier jour, me déconcerta.
A Jeanne qui lui disait trouver en elle des sen-
timents chrétiens : « C'est, sans doute, a-t-elle
répondu, parce que nous sommes chrétiens que
nous avons aimé votre mari». Chère petite Sa-
maritaine qui avez eu compassion du voyageur
percé de coups, soyez guérie à votre tour par
cet autre Voyageur que vos ancêtres ont crucifié.
26. — Mes livres ne se rééditent pas, c'est sûr,
même les épuisés qui sont célèbres et que tout
le monde réclame. Mais la Gazette d'Asnières (/),
toute fumante d'enthousiasme et de sottise, m'ap-
prend que Huysmans vient de lancer une nou-
L INVENDABLE
99
velle édition d'A Rebours, enrichie de l'édifiante
histoire de sa conversion. Qui m'envoie cela et
pourquoi?
27. — Tenebrœ densissimœ* Une couleuvre
matinale avalée sous un soleil brûlant restaure
ma confiance. Quand on est à l'extrémité de la
peine, il faut sans doute revenir. Pourquoi Dieu
nous jetterait-il dans la boîte aux ordures de son
Paradis ? Il y a des assassins qui obtiennent leur
grâce après vingt ans de bagne. J'en ai déjà fait
plus de trente. L'élargissement doit être proche.
29. — A la fin d'un repas chez nos jeunes amis
nouveaux, comme on parlait de M. Hue, le célè-
bre missionnaire, et de son admirable Voyage
en Tartarie et au Thibet, j'ai tenté d'expliquer
la situation de tant de malheureux idolâtres nui
ne peuvent pas connaître le christianisme et
qui, mourant de la faim de Dieu, acceptent volon-
tiers d'horribles tourments pour le Démon.
— Jésus, ai-je dit, prendra ces infortunés à
son compte. Ils ont cherché la vérité, pronon-
cera-t-il, et c'est moi qui suis la Vérité.
— Ce que vous dites est très-beau ! m'a ré-
pondu gravement Raïssa, la délicieuse petite
100 l'invendable
juive en qui nous voyons déjà une chrétienne.
30. — Ce matin, désastre. Je trouve la fosse
ouverte, ma fosse à moi, les vidangeurs ayant
omis de la refermer après l'avoir vidée. Aspect
horrible et puanteur épouvantable, démocrati-
que. Nous voilà privés à la fois de notre jardin
et de notre petite salle à manger dont nous ne
pouvons plus ouvrir la fenêtre située au-dessus
de cette fosse. J'écris au gérant l'urgence ex-
trême du cas. Cette fosse ouverte et ma réputa-
tion de scatologuei Double abîme.
31. — Bienheureuse venue d'un maçon. L'im-
monde cauchemar est dissipé.
Mon agréable confrère du MercareyY&ri Bever,
m'envoie les Œuvres poétiques choisies dJ A-
grippa (VAubigné qu'il vient de publier. Pour-
rai-je lire, même un choix des vers de ce calvi-
niste furieux? Mais un portrait authentique est
mis en tête du volume et ce portrait me dévaste.
Toutes les marques, tous les contours et linéa-
ments de bête féroce ou de brute apocalyptique,
accumulés sur ce huguenot, par mon imagina-
tion, depuis quarante ans, sont effacés. A la
place du soudard arrogant, insultant et atrabi-
101
laire que je supposais, Van Bever m'offre un
rigolo, un chef de rayon de Boucicaut ou de
Dufayel, costumé, pour la mi-carème, en com-
pagnon du Vert-Galant. Et voilà la (in des Tra-
giques! Toute l'histoire est décidément à refaire.
Ce sera ia récompense de quelques bienheu-
reux dans l'Éternité,
Août
3. — Dédicace d'un exemplaire sur Japon
de Belluaires : « A René Martineau, un des ra-
res qui ont commencé pour moi la postérité ».
5. — Belle pensée de Jeanne. La vue de l'hos-
tie lui a donné l'idée dune pièce d'argent dont
l'effigie est invisible et nous sommes tous d'au-
tres hosties, d'autres pièces d'argent frappées
à l'image de Dieu. Nous constituons ainsi sa
richesse, son immense richesse dont il avait
besoin pour payer une rançon mystérieuse. Tout
étant figuratif et symbolique, on peut affirmer
102 l'invendable
que tout ce qui se dit de l'argent et des pratiques
du change ou de l'échange s'ajuste à Dieu et aux
hommes. Le lieu commun: Il faut que V argent
ira vaille, s'explique d'une manière éblouissante.
Il faut qu'il travaille et qu'il souffre comme son
type a travaillé et souffert. L'argent enfoui, si
fortement réprouvé dans l'Evangile, a, dès lors,
un sens effrayant. Quant à la fausse monnaie*
elle peut s'entendre de toutes ces âmes adul-
térées par le démon dont la mise en circulation
est si dangereuse. Etc., etc. Quand on sait,
quand on voit que tout est significatif d'un
mystère divin, on a dans la main une clef mer-
veilleuse. Au fond, ajoute Jeanne, il n'y a qu'une
seule clef. C'est celle qui ouvre le Paradis.
6. — On peut tout contre moi, excepté me
décevoir. Avec ou sans mérite, je suis trop éta-
bli dans la vie surnaturelle pour que le démon
de l'Illusion puisse avoir sur mon âme un pou-
voir quelconque. On me répondra, il est vrai,
que cela encore est une illusion.
10. — Saint Laurent. Per signum cmcis, cœ-
cos illuminant, dit Tan tienne. Me souvenant de
quelques aveugles, je remarque, une fois de
l'invendable 103
plus, ma pente de prière. Il m'est impossible
de demander quoi que ce soit, sans faire de
moi une cible, sans offrir de payer! Ainsi s'ex-
plique le bagne immense de ma vie, depuis
environ trente ans. Pensée qui me console et
qui me fait peur.
11. — Une sorte de peintre et sa femme nous
tombent du Danemark. Ils se disent catholi-
ques el le sont, en effet, à la manière danoise,
observée par moi dans leur patrie. Ignorance
infinie des choses religieuses et manque absolu
de foi. On veut, je ne sais pourquoi, être catho-
lique, mais on est incertain de l'existence de
Dieu. Puis, orgueil diabolique et besoin de se
faire valoir dans la discussion. Nous voilà forcés
de bienvenir deux catholiques restés protestants.
Quel dégoût, quelle amertume 1
12. — A ma jeune amie, la douce juive Raïssa
qui s'est infligé pour moi un travail pénible et
fastidieux :
Vous avez donc fait cela pour moi ! Vous aves
ajouté cette peine à votre peine de malade ! Je ne
peux que vous bénir du fond du cœur, comme font
les vieux pauvres. Votre copie n'arrive pas trop tard
104
L INVENDABLE
— non plus que votre amitié. Vous êtes de ceux qui
n'arrivent jamais trop tard, mes bons amis. Dieu sait
ce qu'il fait. Il vous avait tenus en réserve pour ce
moment de ma vie très-douloureuse — pour ce moment
et non pour un autre. Parfaitement sûr que tout ce
qui arrive est adorable, je pense avec simplicité que
vous étiez désignés d'une façon toute particulière
pour m'apporter un peu de jeunesse, au commence-
ment de ma soixantième année.
De quelle joie vous serez payée pour avoir eu pitié
du vieil écrivain chrétien» Raïssa, les deux grands
hébreux qui se nomment Isaïe et saint Paul ont re-
noncé à le dire !... Je suis incapable d'autre chose
que de pleurer en y songeant.
Affaibli par l'âge et père des aimables enfants
que vous connaissez, je désire naturellement une
existence moins difficile, mais j'espère la grâce de
ne jamais devenir un riche, car je sais que les seuls
pauvres ont le pouvoir de donner le Paradis.
15. — J'apprends que les anticléricaux auront
un congrès international, le 3 septembre, et qu'à
cette occasion on a décidé la profanation du Sa-
cré-Cœur. Je veux croire que ces crapules trou-
veront les portes fermées. Depuis l'abolition du
sens des mots, celui de congrès signifie simple-
ment une foire d'animaux à vendre.
1G. — Lettre bizarre dun inconnu qui a peur
i/lNVKNDABLE 105
de se nommer. Il me fait savoir seulement qu'il
est pauvre, qu'il veut se faire religieux, qu'il
m'admire et qu'il prie pour moi... ? (Je n'ai ja-
mais rien su de plus.)
17. — Nous avons pour voisine, occupant le
pavillon le plus proche, en notre bocage de la,
rue de La Barre, une horrible dame en noir dont
les ficelles sont inconnues. Ce matin, levé dès
l'aube, j'entends des chuchotements, des bruils
étouffés derrière les arbres. Du pavillon sortent
des gens qui semblent marcher avec précaution.
D'abord une femme, puis trois individus que je
n'ai pas le moyen d'examiner. Tout cela en grand
mystère. Une heure auparavant, Jeanne venait
de se plaindre d'une insomnie affreuse traversée
de fantômes très-menaçants. La méchanceté
d'une certaine personne qui nous afflige et la
méchanceté devinée de la dame en noir lui fai-
saient comme un ensemble de tourments, un cu-
mul d'angoisses. Il en a passé quelque chose en,
moi et je sens, à cette heure indécise et crépuscu-
laire, comme le froid d une présence redoutable,
d'unêtreinvisibleethagard qui mettrait sa main
sur mon cœur. Sensation bien connue qui m'ac-
compagne, pour m'y troubler, jusque dans Té-
106 l'invendable
glise où je vais aussitôt, non sans avoir très-
soigneuseinent verrouillé notre maison. La dame
en noir est une dévote de la Basilique, opérant
avec assiduité le rabattage des pèlerins pour son
propre compte, j'ignore en vue de quelles ma-
nigances, car on toit entrer chez elle hommes et
femmes, de toutes conditions et d'âges divers,
à toutes les heures. Se sachant observée, elle
doit dire de nous un mal atroce aux autres dé-
votes de son espèce dont labasilique est empuan-
tie. Je vois le Cœur de Jésus environné de ces
adoratrices épouvantables l
— Je suis trop belle pour être aimée, dit la
Douleur.
22. — Réveillez-moi ! crie l'âme vers Dieu.
Réponse : Depuis la chute vous n'avez pas cessé
de dormir profondément. La mort envisagée
comme un réveil. Juste le contraire du lieu
commun : Le sommeil de la mort.
Un ami qui s'occupe de litiges me donne à
relire Le Salon de M™ Truphot qui est bien cer-
tainement un livre abject. G est une grande
humiliation pour moi d'avoir formé un tel
élève, d'avoir suscité un tel imitateur, car la
chose est bien de Tailhade, quel que soit le
l'invendable 107
nom du signataire. Autant qu'il peut, le drôle
prend mes formes, mais comme il ne peut
prendre ni mes idées ni mes sentiments, il ne
lui reste plus que de me pasticher en pamphlé-
taire avec son âme de cyclope. Il y a des pages
entières, des chapitres empruntés au Désespérée
ou à la Femme pauvre et qu'il a démarqués en
les trempant dans son ordure. Le résultat est
monstrueux de vilenie et de sottise. L'auteur
dune pareille cochonnerie ne relève que de la
trique et de la voirie. Dieu qui nous envoie
notre pain de douleur me préservera de la ten-
tation d'un procès contre ce misérable en vue
de gagner quelques sous qu'il me faudrait
recueillir dans les plus horribles excréments...
Ici, on me reproche de manquer de générosité
à l'égard d'un pauvre infirme. C'est vrai. Met-
tons que je n'ai rien dit.
23. — Lu dans Jeanne de Matel cette affirma-
tion extraordinaire que Jésus se nomme lui-
même, dans l'Évangile, Fils de l'Homme pour
honorer saint Joachim.
Je me lamentais sur cette continuelle et per-
pétuelle angoisse d'argent qui m'empêche si
souvent d'écrire.
108 l'invendable
— Tu écris intérieurement pour Dieu, m'a
dit Jeanne, et cela suffit. C'est ce qu'il veut. Les
livres que tu n'auras pu écrire pour les hommes
seront lus dans la vie éternelle.
24. — Saint Barthélémy. Découvert enfin que
Je massacre de la Saint-Barthélémy est une suite
de la Liturgie, une sorte d'événement liturgi-
que. Voir la Secrète de la messe... Tibi taudis
hostias imrnolamus.
25. — Je connaissais déjà la sottise et l'infa-
mie des justices de paix. Témoin d'un malheu-
reux étranger, victime d'une hôtelière scélérate,
je ne puis être que l'assistant bien inutile du plus
cynique et ignominieux déni de justice. Je i^j
savais pas qu'il fût possible d'aller jusque-là.
La gueuse paraissait en fort bons termes avec
tout le monde, et le plaignant, très-pauvre,qu'on
avait préalablement contraint de verser 5 francs
pour la citation, n'a pas été admis même à for-
muler sa plainte. Le malheureux ne savait pas
un mot de français et le bon juge ne m'a pas
permis de parler à sa place, ignoblement heu-
reux de confondre ma très-modeste fonction
d'interprète avec l'auguste magistère d'un voa-
l'invendable 109
cat, incompatible, selon cet âne, avec la qua-
lité de témoin. Notre salope a donc parlé toute
seule avec larmes et pathétiques mouvements
des deux abatis levés à chaque instant vers le
ciel. Tous mes efforts pour placer un mot n'ont
abouti qu'à la menace de mon expulsion. Tribu-
nal de crapules, magistrat à gifles et à coups de
pied dans le cul.
A la sortie, la voleuse, non contente de son
triomphe, arrive sur nous, furieuse, les yeux
hors de la tête, la gueule pleine dlnjures. Tran-
quillement je lui donne le conseil de ne plus
boire, ce qui la rend enragée au point de se
jeter sur un maçon qui passe, invoquant son
témoignage. Mal venue de cet homme qui lui
déclare qu'il s'en fout complètement, elle fait
mine de s'élancer sur divers passants étonnés,
au grand émoi d'un sale vieillard, son compa-
gnon et son conseil, qui court après elle, éperdu.
Nous partons sur cette scène grandiose.
Cette charmante personne est une adoratrice
probable. Je l'ai souvent aperçue à la Basilique
où elle édifie.
A Raïssa :
Pour commencer, je ne peux que vous écrire ce
que j'écrivais, le 29 juin 1903 (voir Quatre ans de
110
Captivité...) ,à un pauvre musicien qui m'avait parlé,
lui aussi, avec enthousiasme du Salut par les Juifs:
« Alors vous êtes vraiment mon frère et vraiment
l'ami de Dieu. Celui qui aime la grandeur et qui
aime l'abandonné, quand il passera à côté de l'aban-
donné, reconnaîtra la grandeur, si la grandeur est la.
Celte parole magnifique est d'Ernest Hello qui fut un
abandonné ».
11 faut donc, Raïssa, que vous soyez vraiment ma
sœur, pour m 'avoir fait cette charité. Quand on aime
le Salut, on n'est pas seulement mon ami, on est,
par force, quelque chose de plus. Car il est extrême-
ment fermé, ce livre qui représente, en un raccourci
étonnant, des années de travaux, de prières et de
douleurs qui ont été, je crois, hors de mesure, tout à
fait hors de mesure.
A une époque intellectuelle, il eût été remarqué,
au moins pour sa forme littéraire, le plus grand effort
d'art de toute ma vie.
Je l'avoue, très-ingénument, j'avais espéré alors,
on 92, que des Hébreux instruits et profonds ver-
raient l'importance de ce livre chrétien, V unique,
depuis dix-neuf siècles, où une voix chrétienne se soit
fait entendre pour Israël, affirmant, avec la science
et l'éloquence nécessaires, qu'il n'y a pas de pres-
criptions pour les promesses divines et que tout doit
appartenir, en fin de compte, à la Race qui a engen-
dré'le Rédempteur.
le me trompais. Les juifs se sont montrés aussi
imbéciles que les chrétiens, les uns et les autres
l'inviïnd aîuj: 1 1 l
étant laminés sous le rouleau d'un crétinisme puis-
sant.
Ce livre a eu le pire destin, vous le savez. Il y au-
rait pourtant quelque chose à faire. Il suffirait qu'un
juif que l'argent n'aurait pas idiotifié, capable de
voir ou de sentir l'exceptionnelle validité d'un pareil
témoignage, réalisât, par lui-même ou par ses amis,
la délivrance de ce papier imprimé qui croupit ridi-
culement à Gentilly, parmi les ustensiles d'une in-
dustrie de plombier...
On vit sur des lieux communs et des ûncries. On
en meurt plutôt. Je suppose que cela se passe, là bas,
aux rives du Don, tout juste comme en France, en
Danemark ou en Angleterre. Le Paradis perdu, c'est-
à-dire la Chute, est, dans tous les pays cultivés, une
légende agréable ou mélancolique, selon les tempé-
raments, au fond une jolie blague.
Regardez autour de vous sur les montagnes loin-
taines, sur tous les balcons de l'horizon, ces tètes
paniques, ces millions de faces d'horreur et de dou-
leur, aussitôt qu'il est parlé de la Chute et du Para-
dis perdu. C'est le témoignage universel de la cons-
cience des hommes, le témoignage le plus prolond,
le plus invincible.
11 n'y a qu'une douleur, c'est d'avoir perdu le Jar-
din de Volupté et il n'y a" qu'une espérance ou qu'un
désir qui est de le retrouver. Le poète le cherche à
sa manière et le plus sale débauché le cherche à la
sienne. C'est l'unique objet. Napoléon à Tilsitt et
l'immonde ivrogne ramassé dans le ruisseau ont exac-
112 l'invendable
tement la même soif. Il leur faut l'eau des Quatre
Fleuves du Paradis. Tous savent instinctivement
que cela ne peut pas être payé trop cher. Le terras-
sier ou le zingueur y a dépensé sa quinzaine, et Na-
poléon quaire millions d'hommes.
Empli estis pretio macjno, vous avez été achetés à
grand prix. Cela c'est la clef de tout, dans l'Absolu.
Quand on sait cela, quand on le voit et quand on le
sent, on est comme des Dieux et on ne s'arrête pas
de pleurer. Votre désir de me voir moins malheu-
reux, bonne Raïssa, c'est une chose qui était en vous,
dans votre être substantiel, dans votre âme qui pro-
longe Dieu, longtemps avant la naissance de Naclior
qui fut grand-père d'Abraham. C'est, strictement, le
désir de la Rédemption accompagné du pressenti-
ment ou de l'intuition de ce qu'elle a coûté à Celui
qui pouvait payer. C'est le christianisme et il n'y a
pas d'autre manière d'être chrétien. Agenouillez-vous
donc au bord de ce puits et priez ainsi pour moi :
— Mon Dieu qui m'avez achetée à grand prix, je
vous demande très-humblement de faire que je sois
en union de foi, d'espérance et d'amour avec ce pau-
vre qui a souffert à votre service et qui souffre peut-
être mystérieusement pour moi. Délivrez-le et déli-
vrez-moi pour la Vie éternelle que vous avez promise
à tous ceux qui seraient affamés de vous.
Voilà, très-chère et très-bénie Raïssa, ce que peut
vous écrire aujourd'hui un homme vraiment doulou
reux,mais comblé de la plus sublime espérance pour
^lui-même et pour tous ceux qu'il porte dans son cœur.
l'invendable 113
28. — Une excellente femme que nous aimons
a reçu ceci d'un prêtre de sa paroisse : « Con-
tentez-vous de Ja communion pascale et soyez
une bonne mère de famille. Gela suffit ». Et la
malheureuse dort en paix sur cette parole de
Judas, persuadée qu'on peut être une bonne
mère de famille, une chrétienne, quand oa ne
communie qu'une fois par an.
29. — A Jacques Maritain; mari de Raïssa :
... Vous cherchez, dites-vous. 0 professeur de phi-
losophie,ô Cartésien, vous croyez, avec Malebranche,
que la vérité se recherche ! Vous croyez que l'esprit
humain peut quelque chose ! Vous croyez — autant
dire — qu'avec un certain degré d'application, une
personne qui a les yeux noirs arriverait à se donner
des yeux verts pailletés d'or ! Vous finirez par com-
prendre qu'on ne trouve que le jour où on a très-
humblement renoncé à chercher ce qu'on avait sous
ia main, sans le savoir. Pour mon compte, je déclare
que je n'ai jamais rien cherché ni trouvé, à moins
qu'on ne veuille appeler trouvaille le fait de heurter
aveuglément un seuil et d'être, du coup, jeté à plat
ventre dans la Maison lumineuse. Votre enthousiasme
pour le Salut par les Juifs est un muiacle prélimi-
naire. Il y en aura d'autres.
20. — TJ])e petite armée pourrait être ulile à
1 14 l'invendable
Montmartre, dimanche prochain, 3 septembre,
jour désigné pour une manifestation anticléri-
cale gigantesque. Des bandes énormes de cra-
pules doivent envahir la Butte. La maquette
d'une statue, probablement ridicule, du cheva-
lier de La Barre sera inaugurée devant la Basi-
lique et j'imagine que le vacarme sera copieux.
Peut-être suis-je désigné personnellement par
Laurent Tailhade dont la place est parmi ce joli
monde et que je serais vraiment heureux d'as-
sommer, si l'occasion m'en était offerte.
Des affiches déclarent la participation des
Loges maçonniques à la tentative de chambar-
dement du Sacré-Cœur,forteresse heureusement
facile à défendre.
31. — Ce matin, descendant au funiculaire,
j'ai vu remplacement de la statue de ce petit
salaud de chevalier de La Barre dont le nom
souille notre rue nommée autrefois, si gracieu-
sement, rue de la Fontenelle. L'ignoble monu-
ment sera installé devant la Basilique, juste
dans Taxe du portique, de façon que les pèle-
rins puissent lire quelques blasphèmes sur le
socle, avant d'entrer. J'espère que la piété de
certains arrosera l'effigie.
l'invbndablb 1 15
Septembre
la\ — Ecrit sur un exemplaire unique de l'un
de mes livres: « Je certifie que cet exemplaire a
été le mien et que je le gardais pour mes enfants
jusqu'au jour où la misère m'a forcé de le ven-
dre pour quelques croûtes de pain, avec déses-
poir ». Combien d'autres, imprimés ou manus-
crits, ont eu le même sort!
3. — Voici enfin la glorieuse manifestation.
Vers 3 heures, nous entendons, de notre jar-
din, le mugissement de l'Internationale, beu-
glée par des milliers de canailles, avec accom-
pagnement de fanfare. La Basilique ayant fermé
ses portes et la Butte étant suffisamment appro-
visionnée de soldats, les manifestants doivent
se borner à défiler pleutrement devant une sotte
image du chevalier de La Barre « supplicié »,
affirme le piédestal, « pour n'avoir pas voulu
saluer une procession ».
116 l'invendable
C'est une honte d'avoir à penser, ne fût-ce
qu'un instant, à ce merdeux criminel, et c'est
une honte plus grande aux catholiques de tolé-
rer de pareils outrages ou plutôt, de les avoir,
à force de sottise et de lâcheté, rendus possi-
bles. Les feuilles maçonniques chantent vic-
toire, naturellement. La victoire du pourceau
sur les grenouilles du marécage où il se vautre.
4. — Un adolescent d'une jeunesse extrême
envoie cette appréciation: « Vous êtes vraiment,
monsieur, le plus haut écrivain de notre époque
et je ne vois guère que M.Elêmîv Konr r es (!) qui
pourrait vous disputer cette gloire ». Prière de
remettre l'échelle à sa place.
10. —J'avais des étrangers. On parlait du bon-
heur, très-médiocrement, — Mais le bonheur,
ai-je crié, c'est le Martyre, le bonheur suprême
en ce monde, le seul bien enviable et désirable.
Etre coupé en morceaux, être brûlé vif, avaler
du plomb fondu pour l'amour de Jésus-Christ !
11. — Les choses dites, hier, sur le martyre
me reviennent, ce matin, avec force et douceur.
Être, un jour, le martyr, le témoin sanglant de
117
Celle qui « rira au dernier jour » ! Rôve d'un
exilé dans le paradis 1 Rêve d'un pauvre qui ne
verrait le monde qu'à travers une pluie de lar-
mes !
12. — C'est déconcertant dépenser qu'un ama-
teur riche, capable de dépenser une forte somme
pour l'acquisition des manuscrits d'un auteur
pauvre, n'a jamais l'idée de lui être utile au
même prix, en supprimant l'intermédiaire. Les
parasites féroces, dérisoirement nommés ama-
teurs, sentent le besoin d'un complice pour
porter leur infamie. Je ne vois pas d'autre expli-
cation.
15. — Reçu de province une fiche concernant
un frère de la Doctrine chrétienne qui étonne
les vivants de son enthousiasme pour moi :
Né dans la même semaine que Pauteur de la Femme
pauvre. Orphelin, enfance très-douloureuse. A 20 ans,
noviciat chez les frèresdela Doctrine chrétienne. Pen-
dant quarante ans, appris à lire et à écrire aux en-
fants de neuvième. Travaille aux champs avec une
cinquantaine de vieillards pour le pain quotidien. Peu
lettré. Avait lu Hello et Ta lâché pour Léon Bloy
aussitôt qu'il Ta connu. A copié entièrement, et plu-
118 l'invendable
sieurs fois, le Salut par les Juifs sur un exemplaire
prêté.
Je pleure d'être admiré par ce pauvre.
Le monde est bouleversé. Le Caucase en feu
et l'Italie méridionale entièrement dévastée par
des tremblements de terre. On parle de 200 vil-
les ou villages détruits. Dieu se montrerait-il
enfin ?
16. — L9 Occident, N° d'août. Quatre pages
bienveillantes et fuligineuses de Raoul Narsy
sur mon optimisme fameux.
17. — A Georges Desvallières, président ou
vice-président au Salon d'Automne, pour lui re-
commander les tableaux d'Alphonse Coutelier,
le paysagiste de Montmartre :
Il me paraît impossible que ces tableaux soient
refusés, et j'en serais très-malheureux, ayant tout fait
pour encourager l'auteur. J'ajoute que j'en serais
révolté. Très-sérieusement, je crois Coutelier doué
d'une façon exceptionnelle, vraiment appelé. Dans
dix ans, si notre société immonde n'a pas été submer-
gée par le déluge d'excréments que j'ai tant prophé-
tisé, ce sera une honte pour quelques-uns d'avoir
méconnu ce débulant à qui on peut, sans doute,
t/JN VENDABLE 1 V.)
reprocher de l'inexpérience, mais qui a dans les
jeux toute la lumière qui est sous le ciel...
19. — Evangile de la messe de saint Janvier:
« Consurget enim gens ingentem et regnum in
regnum et erunt pestilentlœ et famés et terrje-
motus peu loga ». Je pense aux tremblements
de terre d'Italie, à ces deux ou trois cent mille
hommes qui meurent de faim, à tout le reste
qu'on peut prévoir, et je considère que c'est au-
jourd'hui la fête du patron deNaples, en môme
temps que le 59° anniversaire de la Salette.
22. — A Henri Dagan :
Vous êtes un très-pauvre, donc un ami. Vous vous
dites « foncièrement athée ». Lieu commun. Quand
j'étais très-jeune, iJ y a longtemps, je me suis cru et
dilathée. Plus tard, j'ai eu honte d'être une unité dans
un troupeau si nombreux, et bientôt après, je me suis
senti malpropre et puant de renier si sottement mon
baptême. S'il vous arrive de devenir un homme, voua
passerez par là en pleurant de joie.
Je désapprouve et déteste le mot que vous me citez
de d'Aurevilly dont l'étonnante puérilité m'a fait
souffrir vingt-trois ans. Mais ce pauvre grand artislo
n'a élé cabotin qu'en apparence et je sais qu'il aurai*
doiDo sa vie, sa très-vaine vie pour Jésus-Chrisl.
J'espère que l'aspect de la mienne, vérifîable daua
1:20
quelques-uns de mes livres, me préservera de ce
soupçon. Un écrivain qui aurait pu se faire si facile-
ment une grande situation d'argent et qui a choisi
toute une vie de misère atroce, ne peut pas être soup-
çonné de cabotinage.
Vous ne m'en accusez pas, mais vous croyez que
le sentiment religieux, chez moi, est une forme par-
ticulière de la révolte. C'est exactement le contraire.
Quelque fou que cela puisse vous paraître, je suis,
en réalité, un obéissant et un tendre. C'est pour cela
que j'écris implacablement, ayant à défendre la Vé-
rité et à rendre témoigaage au Dieu des pauvres.
Voilà tout. Mes pages les plus véhémentes furent écri-
tes par amour et souvent avec des larmes d'amour
en des heures de paix indicible.
23. — Au frère de la Doctrine chrétienne
mentionné le 15, et qui se nomme Dacien:
Très-cher frère, mon cadeau plus que modeste ne
méritait pas tant de retour. J'ai pleuré en lisant votre
lettre et en voyant votre portrait... Ne vous affligez
pas en songeant aux difficultés de ma vie. Dieu y
pourvoit. Relisez les quatre derniers versets du
chapitre VI de saint Matthieu. C'est mon histoire
depuis longtemps, celle de ma pieuse femme et de
mes aimables filles. Priez généreusement pour nous
et, si Dieu veut, il saura mettre sur votre chemin et
rendre attentif à vos exhortations le bon Samaritain
qu'il me faudrait. N'ayant pas vu les Dernières Co^
l'invendable 1*21
tonnes de l'Église sur la liste de mes ouvrages pos-
sédés par vous, j'ai pensé que Dieu me montrait un
lecteur de ce livre que j'avais précisément sous la
main. Assurément vous êles de ceux qui comprennent
Futilité d'une telle protestation contre de fausses
gloires chrétiennes et surtout contre la bêtise ou la
lâcheté des catholiques modernes capables de se
contenter de si peu. Alors, vous vous direz à vous-
même, en lisant mon livre: — Qui donc parlerait
pour Thonneur de Dieu, si ce pauvre ne parlait pas?
24. — Un vieux prêtre, me parlant de la mé-
diocrité affreuse du Clergé moderne: « Il faut
guérir le médecin >, me dit-il.
25. — Donné à l'éditeur mes Pages choisies.
Travail aussi ingrat que difficile. On est telle-
ment sûr de ne contenter personne. Cependant
les liseurs modernes pourront entrevoir mon
œuvre, accomplir le tour de ma sphère en quel-
ques heures d'automobile.
26. — Mon admirable ami Josef Florian m'a-
vait écrit que les docteurs du Consistoire (?) de
Brunn sont contre moi et contre Hello, regardé
par eux comme un païen ! Je le prie de dire à
ces docteurs que je les tiens pour de très-pau-
vres idiots.
122
27. — Aperçu Huysmans, d'assez basse mine,
m'a-t-il semblé. On dit qu'il est sur le point de
lancer un pavé sur Lourdes.
28. — Le Jury du Salon d'Automne refuse les
tableaux de mon paysagiste Coutelier. Le parti
pris est manifeste de décourager, sous prétexte
de métier insuffisant, un jeune artiste très-doué,
très-courageux, mais très-peu recommandé.
C'est honteux. Quelqu'un dit à Coutelier: « Vous
ne serez jamais reçu au Salon d'Automne parce
que Nicolas Poussin, Ruysdaël, Karl Dujardin,
Claude le Lorrain, etc., seraient refusés.
Autre refus peu compréhensible, aussitôt suivi,
par bonheur, d'un repêchage providentiel. Mon
portrait par Léon Bonhomne, « exécuté à V en-
vers de ce que voulait le Jury ». Motif déclaré.
Autant dire que V endroit de ces bougres serait
une caricature ou une saleté. [Ce portrait a été
reproduit en héliogravure au frontispice des
Pages choisies.]
30. — Saint Jérôme. Je me persuade que
] ai le droit d'attendre du secours de ce Père,
étant fort probablement le seul de tous les con-
temporains qui lui rend?, justice et, peut-être lu-
l'invbndablb 123
nique, depuis le v° siècle, à le regarder comme
un prophète. Je me suis déjà expliqué là-dessus,
en divers endroits.
Atelier Brou. Grande fabrication d'un socle
agrémenté de bas-reliefs pour une statue de
Benjamin Franklin, l'immense andouille de
l'Indépendance américaine. Besogne cruelle
pour le pauvre artiste qui ne parvient pas à
s'enflammer sur ce faux grand homme, aimé
des imbéciles et des démons, qui partage avec
Rousseau et Voltaire l'effrayant honneur d'avoir,
au xviii0 siècle, incomparablement travaillé à
l'avilissement de la pensée et du cœur humains.
Octobre
2. — Lettre cocasse d'un comité de souscrip-
tion en faveur d'un jeune esthète de Sodome
ruiné par son innocence. Oh ! c'est toute une
histoire. On a dépassé mille francs déjà. Cop-
pée, Loti, Jules Lemaitre et le président Magnaud
124
dit le Bon Juge, ont versé chacun dix francs.
D'autres beaucoup plus. Le fait de s'adresser
à moi est surhumain.
7. — A Florian:
Mon cher Josef Florian... Je tiens à vous dire que
vous vous êtes trompé sur Véronique. Apprenez
quelle est bien réellement, et de plus en plus, la
« tourterelle » de 95. (Le Mendiant Ingrat, page 432.)
Vous seriez rempli d'étonnement et d'admiration si
vous saviez ce que Dieu fait en cette enfant de 14 ans,
laquelle, ignorante encore des règles de la composi-
tion musicale et de la prosodie, se met au piano et
trouve, presque sans effort, des mélodies et des pa-
roles rythmées d'une douceur mélancolique et pro-
fonde qu'on croirait dictées par quelqu'un du Para-
dis. Cette fillette nous ravit et nous effraie. Quand
je l'écoute, en pleurant, toutes mes pensées se pré-
cipitent vers un seul point lumineux où se précisent
aussitôt de sublimes et redoutables images. Oui, c'est
le « jardin des croix » que vous avez vu dans son
écriture, c'est le Martyre ! Le merveilleux et désira-
ble martyre, la plus grande grâce qui puisse être
faite aux hommes, la Californie, l'Eldorado, le paya
d'or et de diamant de la Volupté surnaturelle !
Je vois tout cela quand les petits pieds sonores de
l'Annonciatrice des tourmenteurs se font entendre
sur la mosaïque de mon vestibule. Chère et étonnante
Véronique, fille première-née et bien-aimée de nos
1,'lNVBNDABLB 125
douleurs ! Ah ! Josef Florian, combien je voudrais
que vous l'entendissiez I Quel moyen d'exprimer
cela ? Vous pouvez me traduire en tchèque et je
suis sûr que vos traductions seront très-bonnes. Mais
moi, je ne peux traduire ma Véronique en aucune
langue. C'est la splendeur de la toile d'araignée
champêtre dans la rosée, au soleil levant ; c'est le
gémissement lointain du chevreau qu'on égorge dans
une ferme paisible environnée de pommiers en fleurs,
au delà d'une prairie pascale; c'est le velours infini-
ment triste et doux des yeux des ânes ; quelquefois
aussi, c'est le clairon guerrier ou le glas des morts,
atténués dans les espaces de la prière...
Modèle féminin vu à Fatelier Brou. A cette
occasion, vérifié,une fois de plus, le chapitre VII
de la première partie de la Femme pauvre et
l'affreuse misère, même physique, de ces mal-
heureuses. Surtout physique, semble t-il. Leur
corps, dévasté ordinairement par la prostitu-
tion, n'a plus que la ligne et la caresse est à
peu près inconcevable sur ces pigments terreux
que la fosse paraît invoquer.
17. — Salon d'automne. L'avilissement des
âmes et des intelligences est ici manifeste,
éclairant comme le phosphore des charniers.
Le bon Coutelier en est ranimé, consolé du re-
126 l'invendable
fus de ses toiles. Rien ne peut exprimer l'igno-
minie des paysages qu'on a reçus. Le public
s'arrête beaucoup devant l'exposition de Geor-
ges Desvallières. lia un portrait d'enfant que je
n'aime guère; une sorte de fresque allégorique
habilement composée, mais peinte avec je ne sais
quoi; une série d'aquarelles pour une illustra-
tion de Rolla, meilleures que ses toiles, me
semble-t-il ; enfin une manière de pseudo-pri-
mi(if,un Christ lamentable appuyé sur une Ma-
rie-Madeleine qui a l'air de tâtonner encore du
côté de la pénitence, au-dessous d'un portique
où le groupe est certainement à l'étroit. Cette
dernière œuvre est impressionnante, mais je ne
comprendrai jamais qu'un peintre ne peigne
pas, et cela par principe. Tel paraît être le triste
cas de Desvallières, le mieux doué, peut-être,
de tous ceux qui sont ici...
La recherche du nu et du nu obscène est une
des infamies très-particulières de cette exhibi-
tion. On aura beau faire, on ne pourra jamais
être plus boueux, plus excrémentiel. En somme
il est évident qu'on a tenu à recevoir beaucoup
d'ordures et que toute œuvre supérieure, autant
que possible, devait être éliminée. Mais, alors,
pourquoi cette salle rétrospective remplie de
l'invendable à 27
toiles d'Ingres et de Manet ? Pourquoi ce voi-
sinage écrasant de la très-savante peinture du
premier et de Fart si probe, quoique si infé-
rieur, du second ? Les organisateurs du Salon
d'Automne sont-ils des aliénés ? Nous partons,
exténués, à la dernière heure, et nous revenons
par le Métropolitain, pour finir dignement cette
journée en accomplissant un acte qui en résume
expressivement la médiocrité.
18. — H y a une chose que je ne veux pas
oublier dans cet odieux Salon d'Automne, c'est
l'impardonnable gaminerie d'un tableau de
Willette. Une Eve toute nue sautant à la corde
qui est le Serpent, tandis qu'un homme égale-
ment nu, qui veut être Adam, dort sur la croupe
d'un lion de mardi-gras, — cependant qu'un
ange, qui est le portrait de Willette, joue de
la flûte ou de je ne sais quel autre instrument
de mi-carême. Ce tableau, commandé pour un
restaurant de nuit, est digne de sa destination
et proclame la plus bourgeoise turpitude.
En 1884, au Chat noir et dans les Propos d'un
Entrepreneur de démolitions, j'ai précisé le
genre de niaiserie, irrespectueuse jusqu'au sa-
crilège, de ce peintre de talent qui ne voyait et
128 l'invendable
ne concevait que Pierrot et la petite femme de
Montmartre. Ii en est resté là. Me voilà guéri
de toute démangeaison de revoir cet ancien
camarade. La gaminerie aux environs de vingt
ans, c'est déjà bien stupide. A cinquante ans,
c'est insupportable et, dans le cas actuel, c'est
absolument dégoûtant.
22. — Au poète aveugle Emile Godefroy :
... J'ai pensé à vous, plus d'une fois, votre visite
m'ayant laissé fort mélancolique. Vous vous étiez dit
« désespéré » et moi, l'optimiste incurable du Déses-
péré, je me suis reproché de ne pas vous avoir
répondu ce qu'il fallait. Oh ! c'est bien simple. A
votre place, n'espérant plus rien des hommes, j'au-
rais cherché le miracle. Je dis à votre place, exacte-
ment, me supposant dénué de foi autant qu'on peut
l'être. Alors, ayant beaucoup entendu parler de gué-
risons miraculeuses en un certain lieu, il me serait
venu dans l'esprit que, peut-être, je ne sais pas tout
et que, précisément parce que je n'ai pas un atome
de foi religieuse, il se pourrait que je fusse une ex-
cellente matière à miracle.
Il n'y a que deux sortes de guéris à Lourdes : les
croyants que la foi transporte ou les impies décla-
rés. Les tièdes sont invariablement vomis. Je crois
donc, mon cher Godefroy, que vous êtes désigné et
que ce serait un beau poème.
l'invendable 129
Vous diriez: — Me voici, Mario. Je ne vous crois
pas la Mère d'un Dieu dont l'existence me paraît in-
démontrable et, par conséquent, je ne crois pas à
voire pouvoir de me guérir. Mais, en môme temps,
je sais que je suis un pauvre homme et qu'il se pour-
rait bien que je fusse aveugle de toutes les maniè-
re?. Je suis donc venu simplement, comme un enfant
malheureux, pour que vous fassiez éclater en moi
votre pouvoir, si ce qu'on dit de vous est la vérité.
Et voilà tout... J'espère que vous voudrez bien ne
voir en cette letlre que ce qu'il y a réellement, une
démarche très-affectueuse.
Lettre d'un inconnu de la Haute-Vienne dont
je n'ai pu déchiffrer le nom. Il dit m'aimer et
me demande je ne sais quoi.
24. — Commencé un travail sur Byzance.
Grande difficulté, incertitude complète. État
desprit analogue àcelui dans lequel j'entrepris,
en 93, La Langue de Dieu. J'ai fait mes plus
beaux voyages sur des routes mal éclairées.
27. — Lettres à un lâcheur. Titre qui plon-
gerait dans Finquiétude un assez grand nombre
de destinataires. Personne n'en veut. J'ai l'au-
dace de proposer ça au Champion du quai Vol-
taire. Ce vieillard m'éconduit très-poliment, so
1°0 l'invendable
disant aflligé de ma dure écaille et onctueux
ami de Sully-Prudhomme dont il me reproche
d'avoir parlé sans douceur.
Réponse bizarre de Godefroy qui me promet
de suivre mon conseil, si jamais le désir lui
revient d'être heureux. Que puis-je de plus ?
J'avais espéré et j'espère toujours de belles cho-
ses. Pourquoi Dieu ne les veut-il pas ?
29. — Mort subite d'Alphonse Allais. Encore
un. Tout mon passé croule et disparaît. Je ne
l'avais pas revu depuis environ vingt ans. La
nouvelle m'a été pénible. Le malheureux doit
avoir un terrible besoin de prières. Un des der-
niers actes de sa vie de journaliste amuseur a
été un article amical pour moi. Propitiare, Do-
mine..*
Napoléon bibliophile, étude curieuse par Gus-
tave Mouravit. J'apprends ainsi le goût pas-
sionné de Napoléon pour les livres les plus mé-
diocres et me voilà confirmé dans la certitude,
acquise déjà, de sa prodigieuse incompétence
en art. Il avait « une bibliolhèque de campagne»
qui le suivait partout. Que penser de ce grand
homme lisant Aloyse de Livarot par M"0 Ricco-
boni, dans les loisirs de la campagne de Polo*
L INVEND AD LE II.
gne, entre le carnage d'Sylau et le triomphe de
Friedland?
Révolution, bouleversement effroyable en
Russie. Serait-ce enfin le commencement de
l'universelle conflagration attendue par moi si
longtemps ?
30. — A Jacques Maritain :
Une dépêche est ordinairement redoutable, surtout
dans ma situation, le Malheur ayant, au contraire
de la Justice, des pieds agiles et môme des aUes, les
ailes de la Foudre. Mais, de vous, je n'ai à craindre
aucune peine et, reconnaissant d'abord votre écriture,
c'est ce que je me suis dit en ouvrant votre message.
Évidemment, il y a là quelque mystère, ainsi que je
vous l'écrivais. Ce n'est pas naturel d'avoir des amis
comme ça, surtout quand on a travaillé, trente ans,
à se faire des ennemis. Il est vrai que je suis de
ceux à qui tout peut arriver. Il m'arrivera peut-être,
un jour,d'être fait pape, ce qui occasionnera des dif-
ficultés avec ma femme qui a tout prévu, excepté ça.
Eh ! bien, quand même, il me semble que je n'au-
rai jamais rien vu d'aussi étonnant que vos chères
amitiés, Jacques et Raïssa, qui nous donnez votre
cœur, comme on donne son sang à Jésus-Christ,
quand on a des âmes de martyrs. Que puis-je voua
dire, sinon que le pauvre vieux Lé3n Bloy est vrai-,
ment consolé par vous et qu'il vous chérit comme
132 l'invendable
des enfants qu'il aurait eus de la belle Providence de
Dieu.
31. — Seconde visite au Salon d'Automne. Il
me paraît plus bête que la première fois. Dé-
couvert les envois de Rouault qui m'avaient
échappé. C'est navrant. Il cherche une voie
nouvelle, hélas ÎGet artiste qu'on croirait capa-
ble de peindre des séraphins, semble ne plus
concevoir que d'atroces et vengeresses caricatu-
res. L'infamie bourgeoise opère en lui une si
violente répercussion d'horreur que son art pa-
raît en être blessé à mort. Il a voulu faire mes
Poulot (personnages de la Femme pauvre). A
aucun prix je ne veux de cette illustration. Il
s'agissait de faire ce qu'il y a de plus tragique:
doux bourgeois, mâle et femelle, complets :
candides, pacifiques, miséricordieux et sages à
mettre l'écume de la peur à la bouche des che-
vaux des constellations. I) a fait deux assassins
de petite banlieue.
l'INVIïNDABMï J3J
Novembre
2. — Jour des morts. Entendu, à la Basilique,
le plus misérable sermon. Je songeais au dis-
cours à faire sur ces mots de la liturgie : « Vita
mutatur non tollitur, apprenez, mes frères, que
vous ne devez pas mourir ».
Je pense, m'écrit Jacques Maritain, que ce sera la
punition des riches de ne pouvoir pas donner. Je me
figure ainsi l'enfer, et je vois les riches, cherchant
partout, jusque dans les plus puantes cavernes et les
recoins les moins accessibles de leur âme désespé-
rée, quelque chose à donner. Mais ils seront épou-
vantés de ne trouver que du fumier,un fumier palpa-
ble, mais sans cesse évanouissant, et qu'ils ne pourront
môme pas — étant immatériel et qualité toute pure
— avoir la ressource de vendre au poids. Mais une
si épouvantable stérilité est nécessairement éternelle,
puisque, dans leur vie, ils n'auront jamais cessé de
ne vouloir pas donner.
C'est le jour des lettres intéressantes. Ce ma-
134 l'invendable
tin, lisant le Miserere, j'avais été impressionné
par les mots : Sacrificium Deo Spiritus contri-
bulatus et voici ce que m'écrit Louis Denise :
... Ah ! la Charité, monsieur ! Un jour que je pen-
sais à ce mot, j'ai été frappé de stupeur et ravi d'ad-
miration en découvrant que ce n'est pas l'Amour de
Dieu, PEsprit-Saint, mais son Intelligence, le Verbe
incarné, qui a été bafouée, flagellée, crucifiée pour
le monde. L'homme sait quelquefois mourir par
amour, Dieu seul meurt par intelligence.
Je ne peux pas penser à cela sans penser à votre
jiolence, et c'est par ce- moyen que je suis arrivé à
savoir que vous êtes charitable.
Louis Denise entrevoit donc, lui aussi, que la
Passion du Fils de Dieu préfigure la passion
plus effrayante encore de l'Esprit-Saint.
4, — Jacques et Raïssa. On ne sait comment
dire ce qu'on éprouve les uns pour les autres.
Ce temps est pour nous, au point de vue ami-
tié, ce que les Actes des apôtres sont pour le
christianisme.
7. — Un bon prêtre, malheureusement un peu
bondieusard, a eu l'idée de m'envoyer, par la
poste, une publication de la « Bonne Presse »
qui m'a paru fétide. On a eu quelque peine à
l'invendable 135
lui faire comprendre qu'il devait en èlrc ainsi.
Les meilleurs sont d'accord avec les pires en
ceci qu'ils croient tous que l'apôtre doit descen-
dre au niveau des rampants et des croupis-
sants, pour croupir et ramper en leur compa-
gnie, au lieu de les élever jusqu'à lui. Quelle
inintelligence de supposer que la « Bonne
Presse » peut agir sur moi autrement qu'à la ma-
nière d'un vomitif 1
8. — Encore une journée de misère I En guise
de réconiort, nous déplaçons, une fois de plus,
nos pauvres meubles. Notre petite salle à man-
ger devient mon cabinet de travail. Nous ga-
gnons ainsi plus de fatigue que de place. Mais
tout est si vain et la nature humaine est si di-
vine, que le changement, le déplacement d'une
poussière donne l'illusion de la Pentecôte.
10. — Il y en a qui demandent le baptême
apros m'avoir lu. Quelle sanction divine à mes
violences ! Ceux qui me condamnent, se croyant
sages, ne comprennent pas que je suis un té-
moin, que ma fonction est de rendre témoignage
en un temps de renégats et que c'est pour cela
que mes livres atteignent quelques âmes.
136
L INVENDABLE
11. — Lisant le chapitre V des Actes, je remar-
que, pour la première fois, qu'après le discours
de Gamaliel, les Apôtres sont renvoyés, mais
après avoir été battus et je me demande si Ga -
maliei n'a rien fait pour s'opposer à ce mauvais
traitement qui était un véritable supplice.
12. — On est plusieurs artistes et on parle
d'art énormément, — sans pouvoir s'entendre.
La seule chose nette, dite par moi et relevée
tout de suite par la lumineuse Raïssa, c'est que
les enfants de Dieu ne peuvent jamais deman-
der trop, ayant droit à tout et que, par consé-
quent, il fdUt demander des artistes complets,
des hommes de génie, ce qui épuise la discus-
sion.
On parle aussi de Huysmans que Rouaulta été
voir et qui est presque aveugle, atteint d'une
maïadie très-rare dont le nom m'a paru sonner
la mort. Il est remarquable que cet homme qui
n'a vécu que par les yeux soit tué par une ma -
ladie des yeux.
14. — Nous disons combien est légitime la
tristesse des exilés du Paradis. En réalité il n'y
a pas d'autre tristesse et teiïe ôst la conclusion
l'invendable 137
de ma Femme pauvre. Les âmes profondes, les
aimées de Dieu, ne peuvent pas être sans mé-
lancolie. On ne peut pas se consoler d'avoir
perdu le Jardin. Cependant il nous est demandé
plus de patience qu'à beaucoup d'autres.
15. — Reveillé au milieu de la nuit par rémo-
tion très-douce d'un songe. Je revoyais Alphonse
Allais qui n'était pas mort et, je ne sais com-
ment, Grasset était dans cette vision. Il y avait
beaucoup de paix et d'amour. C'était comme la
sensation bizarre et intraduisible du pauvre
Allais sauvé de la mort pour avoir aimé la lu-
mière et la paix des champs??? Quant à la figure
de Grasset, elle était^ indistincte, effacée...
Amertume infinie d'être toujours, à soixante
ans, incertain du repas le plus prochain. Dieu
veut-il que cela continue jusqu'à la mort et
puis-je, ô terreur ! espérer que cela ne conti-
nuera pas après la mort ?
16. — Je connais un grand artiste qui agonise
parfois de chagrin et c'est une pitié infinie de
vo ir un tel homme ravagé par les imbéciles et
les canailles.
Entre autres choses, nous parlons, lui et moi,
133 l'invendable
de la méchanceté diabolique de Huysmans puai
par les yeux de son idolâtrie du bibelot (forme
de son catholicisme). Je me rappelle mes prières
passionnées, éperdues, d'il y a vingt ans, les
pèlerinages à A.,., par exemple, pour ce mal-
heureux, et les retours en larmes par les che-
mins solitaires en implorant sa conversion.
Puis, le même, devenant un héros chrétien, une
colonne de V Eglise et mon plus parfait lâcheur,
pendant que continuait mon tourment, énormé-
ment aggravé par lui.
17. — Jacques et Raïssa entreprennent une
réédition du Salut par les Juifs. V.s veulent un
très-beau livre en caractères Grasset, rouges et
noirs. Je ne saurai iamais ce que cette action
généreuse aura coûté...
18. — Nous commençons à causer beaucoup,
Brou et moi, de son projet d'un monument à
Vilîiers de TIsle-Adam, pour être érigé à Mont-
martre où le malheureux poète a longtemps
vécu, — si les contemporains y consentent. Idée
curieuse, trouvaille de poète pour un poète. La
gloire toute nue, la gloire des pauvres, arrache
les planches du cercueil de Vilîiers qui appa-
r. INVENDABLE
rait ainsi dans une sorte de résurrection. C'est
simple comme une métaphore d'enfant, mais
quelle vision sous l'ébauchoir ou le eiscau d'un
çrand statuaire !
L^
21. — Je suis étrangement poursuivi, jus-
qu'au pied de l'autel, par le récit de l'effrayant
naufrage d'un bateau en vue de Saint-Malo.
129 morts et 6 survivants hagards, à moitié fous.
Les détails sont terribles. J'ai un filleul qui flotte,
en ce moment, sur l'Océan. Que Dieu ait pitié
de lui !
22. — Sainte Cécile. Cette vierge martyre a
?u la tête incomplètement tranchée et a mis trois
jours à mourir de son effroyable blessure. Sainte
Lydwine et Anne-Catherine Emmerich repro-
duisaient en leurs corps toute l'année ecclésias-
tique. Nous pensons que chaque jour liturgique,
3haque fête, opère, de manière ou d'autre, mais
très-spécialement, en chacun de nous. Très-peu
sont appelés à manifester cette loi mystérieuse.
26.— Affreusement tourmenté par la misère,
je nie cramponne en désespéré au Texte de la
Communion du jour ■ Quidquid orantes petitis,
140
crédite quia accipietis, etfiet vobis, et je com-
munie en disant à Jésus : « Je me jette sur vo-
tre Corps comme un chien, mais, tout de même,
donnez-moi ce que je vous demande, puisque
je crois que vous me le donnerez ».
27. — Marc Sangnier, dit Yévangéliste Marc
parles petits jeunes gens du Sillon Ut Chaque
dimanche on beugle son journal, Y Eveil démo-
cratique à la porte du Sacré-Cœur. Ah ! que
j'aimerais mieux le sommeil et le silence ! J'ai
lu cette feuille. C'est au-dessous même de la
Croix vl du père Bailly.
§3. — La journée tombe sur moi, écrasante.
En vain j'essaie de travailler. Ma pauvre le te,
déprimée par la tribulation et l'inquiétude, ne
fonctionne plus.
Alors je me jette à Ségur (1812) dont la rhé-
torique endort mon tourment.
l'invendable 111
Décembre
l#r. — Projet d'une brochure sur Villiers qui
serait illustrée d'une reproduction du monu-
ment de Brou dont je viens de voir l'impression-
nante maquette.
2. — C'est donc toi, une fois de plus, ô trï-
bulation,ma vieille compagne ! Dureras-tu donc
toujours? Si je vis quatre-vingts ans, faudra-
Mi qu'à cet âge encore je sois forcé de mendier?
Je cours çp. et là, toute la journée, le cœur dé-
voré. Passant, la nuit tombée, rue Lafayette,
non loin de l'Opéra, je lis en lettres lumineuses
le mot Jamais au-dessus d'une boutique. C'est
le nom d'un marchand de victuailles très-pré-
cieuses destinées aux Chevaliers de la table rec-
tangulaire de Pythagore. Je contemple ça, les
pieds dans la boue glacée, le cœur plein de lar-
mes et je pense aux pauvres...
142 l'invendable
3. — Reçu un livre de cette crapule de Bonne-
fon sur Lourdes. Ennui d'avoir à détruire ça.
On s'expose à obstruer le tuyau de descente des
latrines et on est trop loin de la Seine ou d'une
bouche d'égout. C'est fort difficile. Le vendre
ou le donner serait criminel. De tels objets font
des taches hideuses et puantes qu'on ne peut
plus effacer. La destruction lente par le feu
s'impose.
7. — Trouvé dans un catalogue de librairie :
«Quatre Ans de Captivité à Cochons-sur- Marne,
avec deux portraits de l'auteur sur un pavé.,» !
9. — Voici ce que me donne une chrétienne
qui est tout près de moi. « Jésus me disail : Ne
vois-tu pas que toute la terre est rouge de mon
sang ? Alors je voyais toute la terre rouge du
Sang de Jésus, et la Lumière du monde éclairait
ce Sang, et les prières teintes de ce Sang mon-
taient vers Dieu ».
Lecture des épreuves de la nouvelle édition
du Salut par les Juifs. Travail doux et même un
peu enivrant. Où est l'écrivain moderne capa-
ple de présenter l'équivalent de ce livre ? C'est
avec autant d'orgueil que d'amour que je le dé-
l'invendable
die à ma petite juive Raïssa (Uachel) que son
frère Jésus saura bien récompenser.
10. — On parle des dangers actuels, menaces
terribles déchaînées parla grande agitation russe
et certifiées en France par la loi de Séparation.
Assurément tout est à craindre. Je dis que le
crible donnera,pour sûr, peu de vrais chrétiens,
pas un sur mille, mais que, n'en restât-il qu'un
soûl, il assumerait nécessairement toute la force
de l'Eglise, ayant alors le pouvoir des mica
comm3 un Moïse. J'ai déjà écrit cela, mais il
faudrait le redire à satiété.
15. — Un docteur connu à Montmartre, et déjà
consulté, vient pour Jeanne qui se sent fort mal*
Car tel est le préjugé invincible. On croit avoir
besoin du médecin. Voyant sur ma table une
Blblia sacra, il ne peut s'empêcher de me dire
sottement que FÉglise aurait dû, depuis long-
temps, jeter ce « bouquin » par-dessus bord. Il
le juge immoral, etc. Niveau de garçon d'amphi-
théâtre. C'est lui-même qui a été jeté par-dessug
bord. Mais c'est tout juste s'il n'a pas empoi-
sonné ma pauvre femme sur laquelle il a ou la
condescendance d'essayer un poison nouveau,
144
Ie« pyramidon », que je recommande aux per-
sonnes qui voudraient s'offrir un avant-goût de
Fenfer.
De même que les prêtres sont exorcistes, il
est certain que des médecins peuvent conférer
le démon et le nombre de ces docteurs est étran-
gement inconnu.
16. — Ma pauvre Jeanne est malade au point
qu'on lui porte le Saint-Sacrement à domicile
dès aujourd'hui.
18- — Nuit extraordinaire. A 2 h. 1/2, Jeanne
m'appelle. Je la vois souriante et paisible, sans
fièvre. Elle me dit qu'elle sent qu'on a prié pour
elle et me parle amoureusement de la mort, al-
lant jusqu'à ces mots : « Il y a des personnes
qui semblent loin de mourir et qui en sont très-
près. Je crois que Dieu m'appelle ». Cela était
très-beau, très-doux, et je pleurais à la fois de
chagrin et de tendresse.
19. — Nuit d'épouvante et d'agonie. Exténué,
je venais de m'assoupir, lorsque Jeanne s'élance
de son lit et vient à moi, dominée par une
peur surnaturelle. Je retrouve, avec quelle an-
l'invendable 145
goisse! ma pauvre compagne de 95, notre année
terrible. Particularité remarquable, elle ne vou-
lait pas articuler un seul mot, n'exprimant son
excessive terreur que par des signes. L'ayant
forcée doucement à se recoucher et mes paro-
les affectueuses restant sans effet, je m'avise de
réciter sur elle le Magnificat. Effet soudain, admi-
rable- La parole revient et la peur s'éloigne.. .'
20. — Encore une nuit cruelle, sans fantômes,
sans épouvante, mais si douloureuse ! Nul re-
pos à espérer. Quelle sera la fin? Nos admira-
bles amis, par bonheur, ont recueilli les enfants,
21. — Jeanne me raconte une belle vision.
L'enfer est déchaîné. Les démons ont décidé
d'en finir avec l'Eglise. Un jour est fixé. Alors
chaque élu de Dieu reçoit l'avertissement inté-
rieur d'avoir à se rendre en tel lieu ou d'accom-
plir tel acte. Il obéit avec une grande simpli-
cité. Notre petite Véronique, par exemple, se
lève au milieu de la nuit et sort très-résolument
pour aller où elle se sent appelée- Tout le peu-
ple de Dieu fait de même et quand arrive, suie
de la victoire, l'armée des démons, il njy a olus
personne.
10
146
23. — Après une nuit de fièvre, la malade se
trouve beaucoup mieux et espère. Mais la com-
munion est impossible à cause des potions qu'il
lui a fallu prendre toutes les deux heures. La
dispense du jeûne eucharistique n'est accordée
aux malades qu'en cas de danger grave ou les
jours de très-grandes fêtes. Seuls les curés des
paroisses riches peuvent permettre aux pré-
cieuses baronnes de l'Usure ou aux belles vicom-
tesses de Gomorrhe, de prendre leur chocolat
avant la communion. Reçu cette information
d'un chapelain du Sacré-Cœur*
28. — Causerie avec mon cher Brou. Accord
parfait de nos pensées et sentiments d'exécra-
tion à l'égard des bourgeois dont le salaire
nous paraît peu éloigné. En Russie on les égorge
par milliers. Nous espérons que cette réforme
gagnera le reste de l'Europe.
27. — Visite douloureuse d'un ami horrible-
ment éprouvé par la misère ; homme supérieur,
par conséquent exploitable. Forcé de nourrir,
au moins un peu, sa femme et ses enfants, il
se laisse utiliser par les catholiques dont c'est
le principe de payer aussi chiennemenl que pos-
[/invendable H7
sible, A côté d'eux les youtres les plus sordi-
des paraissent des anges de miséricorde. Le
malheureux est employé en ce moment par le
père bénédictin M, de L.., crapule sacerdotale
et foudroyant imbécile qui n'a pas môme la sale
vaillance de l'apostasie.
28. — J'ai trouvé, en ces jours cruels, un peu
de secours dans la lecture d'un livre reçu der-
nièrement : Vicia Perpétua par J. de Tallenay,
roman sur la Garthage de sainte Perpétue et de
Tertullien, essai de restitution à la Flaubert,
mais avec toute la supériorité d'une certaine
compréhension du christianisme. Béni soit l'au-
teur !
9
o6
Janvier
le\ — Mes étrennes. Reçu les deux premières
bonnes feuilles du Saint par les Juifs. Ce sera
un très-beau livre et je prie ceux qui m'ont
donné cette joie de se dire qu'étant le Men-
diant ingrat, je ne peux, en aucune façon, ex-
primer ma reconnaissance.
Un brave jeune homme que je ne connais pas,
mais que je devine pubère, tient absolument à
ce que je sache qu'il est athée, et m'en informe
par une lettre aussi généreuse qu'altière où il
m'assure de sa protection.
2. — On m'apporte La Littérature contem-
poraine, Opinions des écrivains de ce temps, par
Georges LeCardonnelet Charles Vellay, jeunes
gens qui vinrent ensemble m'interviewer, il y a
quinze ou seize mois. Les pages me concer-
nant sont exactes et j'ai voulu les conserver :
152
L INVENDABLE
Léon Bloy
(interview)
C'est derrière Montmartre, dans un quartier de so-
litude et de misère, que s'est réfugié l'auteur du
Désespéré. Pauvre, il vit au milieu des pauvres, qu'il
chérit comme l'image vivante de Jésus-Christ. Son
existence tourmentée connaît ici une halte bienfai-
sante. Entre sa femme et ses filles, il poursuit son
labeur ingrat, son œuvre pleine de malédictions, de
colères et d'espérances infinies.
Léon Bloy est le dernier des prophètes. Il a l'âme
farouche et simple des nabis de l'antique Judée. Cha-
cun de ses livres est un cri de foi, où l'on sent trem-
bler et vivre son cœur. Du Mendiant Ingrat à la
Femme pauvre, la même exaltation douloureuse, les
mêmes fureurs, les mêmes évocations tragiques sont
la nourriture de ce génie amer et désolé.
Debout sur le seuil de sa porte, il nous regarde
venir vers lui. Et, dès les premières paroles, l'amer-
tume de sa destinée lui monte aux lèvres :
— Vous venez me voir? Mais ne savez- vous pas que
je suis un homme dangereux qu'il ne faut pas ap-
procher ?
Nous pénétrons cependant dans la petite pièce,
toute simple, qui lui sert de cabinet de travail. Pen-
dant un instant, ses yeux seuls nous interrogent, et il
y a entre nous quelques minutes de silence.
Cet écrivain violent a le regard doux et ingénu
r'iNVBNDABLfi 153
d'un bon pasteur; mais les angles de son visage ré-
vèlent une volonté vigoureuse. Ses jugements sont
tranchants et durs, et il les iormule avec passion :
— D'écoles littéraires, il n'y en a pas. La dernière
école a été celle de Zola, il n'y a rien eu depuis.
D'ailleurs, les écoles ne peuvent que tuer l'art. Je
nie l'utilité des écoles.
Il est bien difficile de distinguer des tendances
dans la littérature présente. On parle de la ten-
dance catholique. Mais Huysmans, c'est moi qui Fai
fait, qui l'ai pondu. J'ai passé six ans de ma vie à
catéchiser Huysmans. J'ai écrit les Dernières Colon-
nes de l'Église. Eh 1 bien, si j'ai iait ce livre, c'est
parce que ma conscience y était intéressée. On me
disait : « Personne n'élève la voix . Voilà Huysmang
Père de l'Eglise, Bourget, Brunetière, Coppée, les
voilà, les colonnes de l'Eglise ! » Alors, j'ai lait cô
livre. J'ai parlé, parce que j'ai compris que si je no
parlais pas, personne ne parlerait.
J'ai vu des prêtres qui croyaient que Coppée est
un grand chrétien. C'est épatant ! Et ce pauvre Huys:
mans, qui ne sait même pas le catéchisme I J'ai re-
levé, dans un de mes livres, qu'il ne savait pas ce
qu'est l'Immaculée Conception, qu'il coniond avec le
dogme de l'Incarnation. Et cela par ignorance des
participes passés. L'Église dit : « Marie conçue sans
péché... » Les cordonniers comprennent : « Marie
conçut... » Huysmans en est là !... Comme Zola l
Léon Bloy eut une moue de mépris. Puis il se pen*
cha vers nous, et continua :
I
154 l'invendable
— De tendances littéraires, il n'yena point. Chacun
cherche le succès. Où va Lavedan?Oii va un homme
comme Lavedan? Vers l'accumulation des pièces de
vingt francs. Il ne peut que chercher le succès, par
les moyens les plus connus.
— Et le roman ?
— Des romans? 11 n'y en a point. Il n'y a que des
romans-feuilletons. Un jour, Rictus — le seul poète
de notre époque — m'a dit : « Il y a un romancier
que je vais vous taire lire ». Et il m'a prêté Bu bu de
Montparnasse, de Charles-Louis Philippe. Ce livre m'a
beaucoup étonné. Cet écrivain n'a pas de talent, il
a presque du génie. Du génie dans l'expression. C'est
un homme tout à fait remarquable.
On m'a parlé de Mm0de Noailles. Ce que j'en ai lu,
eh 1 bien, vraiment, c'est rien du tout. D'ailleurs, il
y a une loi pour moi: Tout livre où il n'est pas parlé
du pauvre, où on ne tient pas compte du pauvre, est
un livre à cracher dessus.
Pour ma part, j'ai en projet un livre — qui sera
peut-être mon prochain livre — sur l'Argent.
Je suis nourri de l'Ecriture sainte, et de l'exégèse
biblique. C'est mon fonds, mon vrai fonds. J'ai passé
dix ans de ma vie à étudier le symbolisme scriptu-
raire. Dans mes livres, vous trouverez cette préoccu-
pation constante de la réalité divine exprimée par un
symbole, n'importe où. C'est ainsi que je considère
l'Argent comme le symbole de Dieu.
Jésus a promis à ses apôtres qu'ils seront les juges
do la terre. Mais, parmi ces apôtres, il y avait Judas.
155
Judas n'a pas cessé d'être un apôtre. Il est devenu le
mauvais apôtre, mais il est resté un apôtre. Il est
donc de ceux qui jugeront la terre. Et alors, de qui
Judas sera-t-il juge ? Voilà la question.
Il sera le juge de ceux qui n'auront pas rendu l'ar-
gent, parce que lui, Judas, a rendu l'argent. Il sera
donc le juge de ceux qui crèvent sur leurs rentes.
Ah I les milliardaires ! Concevez-vous ce que sera
l'agonie de ces hommes qui devront expier chaque
parcelle de leur homicide richesse et qui verront, à
1 heure de la mort, s'avancer sur eux cette montagne
de tourments? On est pénétré de compassion pour
ces monstres, comme Pierpont-Morgan, qui ont ga-
gné tant d'or, alors que Judas, en vendant le sang du
Christ, n'avait gagné que trente deniers.
Tout homme qui s'enrichit vend le Christ.On ne peut
être riche qu'en vendant le Corps et le Sang de Notre-
Seîgneur Jésus-Christ. Et c'est pour cela que Jésus-
Christ a prononcé cette parole terrible: Vœ divitibus!
Je vais donc faire ce livre dans une volonté abso-
lue de malédiction et d'exécration pour les riches.
Deux enfants entrèrent. La colère flamboyante de
Léon Bloy s'apaisa soudain. Il sourit :
— Ce sont mes deux filles, Véronique et Made-
leine. Je leur ai dédié le Mendiant ingrat.
Nous demandâmes :
— Que pensez-vous de la critique?
— La critique? Il n'y en a pas. Autrefois, il y avait
un critique dans chaque journal. Maintenant ça
n'existe plus. Il n'y a absolument plus de critique.
156 l'invendable
Savez-vous ce qu'un Belge disait de moi, dans un
article récent? « Que je suis rongé d'envie, que je
meurs de désespoir de n'avoir pas de décorations, et
que si on me donnait quelques honneurs on verrait
tomber mon hostilité contre les riches... »
Léon Bloy éclata d'un rire bruyant. Il attira à lui
un cahier, qu'il feuilleta :
— Tenez, dit-il, voici une note : « Tout homme, en
venant au monde, apporte avec lui son principe de
mort. Et cela est absolu. Il y en a qui naissent avec
une cheminée sur la tête ou un boulet de canon en
pleine poitrine. Moi, ]e suis né dans un four. On naît
avec toute sa destinée ».
Le cahier se referma, et Léon Bloy, d'un ton plus
familier, nous confia quelques-unes de ses ran-
cœurs :
— Il y a cependant une chose que j'ai mal digérée:
j'ai fait Sueur de sang, dont personne ne parle, et les
Margueritte sont les seuls qui aient le droit d'écrire
sur la guerre de 1870 ! Cela, je le digère très-mal.
En dehors de la supériorité du talent sur ces gens-là,
qui se mettent à quatre pattes pour écrire un livre,
moi, j'ai fait cette guerre et j'ai pu sentir des choses
dont ils n'ont aucune idée...
... J'aime les études d'histoire. En dehors de la
Bible, je lis l'histoire du Bas-Empire, et aussi l'his-
toire de Napoléon. Je veux faire un livre sur ce su-
jet. Je me suis mis en relations avec Henry Houssaye.
J'ai aussi écrit plusieurs fois à Frédéric Masson; mais
celui-là ne m'a jamais répondu.
l'invendable 157
Et, sur cette dernière amertume, Léon Bloy nous
lendit la main.
3. — Ensemble de misères et de tourments
très-parfait.
4. — Le caractère de la maladie semble avoir
changé. Les visions d'épouvante ont cessé.
Maintenant c'est la douleur atroce toute pure.
G. — Lu, d'abord par curiosité, bientôt avec
le plus vif intérêt, un fascicule des Cahiers de
la Quinzaine, de Charles Péguy (3e cahier de la
46 série). Il s'agit de la misère. Je ne puis m'em-
pècher d'écrire à l'auteur :
Monsieur, vous ne me connaissez pas et nous som-
mes si loin l'un de l'autre que je ne sais pas com-
ment une velléité de ne plus m'ignorer pourrait naître
en vous. Cependant un de vos amis m'a lait lire votre
étude sur Jean Coste et je serais forcé de me vomir
moi-même, si je ne vous félicitais pas. A notre épo-
que d'automobilisme et de crétinisme à outrance,
c'est éblouissant de rencontrer, au coin d'une bro-
chure, un démonstrateur si méthodique, un dialec-
ticien de précision si impeccable et, en même temps
ô prodige 1 une âme si jeune, un talent si pathétique!
Cet endroit : « La misère est une grandeur... » m'a
donné la commotion d'un rajeunissement de Pascal.
158 l'invendable
Il y en a d'autres, la page 23, par exemple : « Le
misérable est dans sa misère... » dont nul autre con-
temporain, je crois, n'eût été capable.
Vieux captif de la misère, n'ayant pas, à soixante
ans, réussi à m'évader; mais, tout de même, cram-
ponné encore à l'espérance, je vous remercie d'avoir,
sans me connaître, pris la peine d'écrire pour moi
cette remarquable page.
Péguy a raison de vouloir une délimitation
entre la misère et la pauvreté, mais il ne mon-
tre pas la différence que voici : La Misère est
le manque du nécessaire, la Pauvreté est le
manque du superflu.
14. — Enormément tourmenté en cette fête
de saint Hilaire, je reçois la carte d'un inconnu:
Pierre Termier, ingénieur en chef des Mines,
professeur à l'Ecole des Mines, un gros mon-
sieur, dirait-on, qui veut me voir et m'entendre,
m'ayant lu. « Encore un raseur ! » Tel est mon
premier cri. Cependant je ne dois pas mépriser
ce que Dieu, peut-être, m'envoie et je réponds
quelques heures après :
Cher monsieur , Assurément je verrai avec plaisir un
ingénieur que mes livres ont pu intéresser, ce que je
croyais au moins difficile. Mais vous voyez, nous som-
l'inviîndaijle 150
messéparésmatériellementpar un grand espace. Vous
seriez bienvenu dans ma petite maison. Ma femme,
à peine convalescente, après une maladie grave qui
nous a tous mis en danger, et nos deux aimables fil-
lettes vous feraient un accueil très-doux. Cependant
un tel voyage vous serait peut-être difficile. Alors
donnez-moi un rendez-vous. J'y serai fidèle. On me
reconnaît à ceci que je suis vêtu de velours comme
un charpentier et que j'ai l'air d'une brute. Je veux
croire que vous ne tenez pas absolument à me nom-
mer « cher maître ». N'étant pas huissier, ni avoué,
ni même notaire, je vous serais particulièrement
obligé de ne pas me flétrir de ce protocole.
15. — Lecture fastidieuse des journaux.
Toujours la compétition des canailles pour la
Présidence de la République infâme que Dieu
confonde ! Toujours cette affaire ignoble et inex-
tricable du Maroc d'où peut sortir la guerre
universelle. Horreur de vivre en un temps si
sale et si bête.
17. — Apparition de mon Ingénieur. (Test un
chrétien amoureux, espèce aussi rare que l'or-
nithorynque, mammifère qui pullule, peut-être,
en des contrées inconnues. II explique son goût
pour moi. C'est ce que je dis de la Salette, dans
la Femme pauvre, qui Ta gagné. Il veut que
160 l'invendable
j'aille, un jour, déjeuner chez lui. Quel peut
bien être l'avenir d'une telle amitié ? Je suis
surtout étonné. Fils d'un conducteur des Ponts
et Chaussées très-peu croyant, j'ai vu passer,
dans ma première jeunesse, quelques ingénieurs
païens, ou du moins très-profanes, et j'étais
fixé dans le préjugé d'une sorte de mécréance
polytechnique. Il est vrai que mes ingénieurs
étaient des constructeurs de ponts, des pontifes,
tandis que le nouveau venu est un troglodyte.
Cela fait une différence.
18. — Les journaux sont pleins de dithyram-
bes infects sur le vieux républicain Fallières, élu
Président de notre salope de République.
Première sortie de Jeanne. Cette guérison,
ces deux livres qui vont paraître {Salut par les
Jaifs et Pages choisies), ce nouvel ami que
Dieu nous envoie ! Est-ce la fin des tribulations?
19. — Enterrement de la mère de Georges
Desvallières à Notre-Dame-des-Victoires. Beau-
coup de monde. Combien qui prient ? A l'arri-
vée de Desvallières, j'ai senti quelque fierté de
l'amitié de cet homme auprès de qui les autres
ressemblent à des domestiques.
l'invendable loi
Un bon prêtre avait dit à Jeanne un peu avant
sa maladie : « Prenez garde ! Dieu pourrait
vous envoyer soudainement une épreuve. Le
malheur pourrait se jeter sur vous ». Gela pa-
raît maintenant avoir été une parole inspirée*
Un prophète me dirait peut-être, en ce moment:
« Prenez garde 1 La prospérité va, peut-être,
tomber sur vous ».
24. — Lu, dans le Gaulois, une lettre inouïe
de Laurent Tailhade implorant le pardon d'Ar-
thur Meyer pour les outrages dont il l'abreuva.
Conversion de Scaramouche dans l'urinoir de
la maison de Turenne. Il juge ses anciens amis
de l'anticléricalisme inélégants et hideux. Ja-
mais un croquant de l'Hélicon ne s'est plus
complètement giflé lui-même en vue d'obtenir
un strapontin dans une guimbarde supposée
aristocratique. J'ai vu de très-vieux pourceaux
qui en vomissaient.
30- — Fin typographique du Salue par les
Juifs. Je voudrais mesurer le dévouement de
Jacques Maritain. Les unités en usage ne suffi-
sent pas.
u;
162 l'invendable
Février
1er. — Lu, dans les feuilles, la journée curieuse
d'hier, les tentatives malheureuses pour arriver
à Tinventaire des objets du culte, prescrit parla
loi nouvelle dans toutes les églises. Employés
de l'Enregistrement,, municipaux et sergots ont
été engueulés et plus ou moins assommés. On
serait tenté de croire que nos catholiques se
réveillent enfin, — pour mieux se rendormir
après la première alerte.
2. — Pour la fête de la Purification, suite des
engueulements et des assommades. Siège de
Sainte-Glotilde. Combat presque sérieux. Bles-
sés et prisonniers, mais pas de morts. Les ca-
tholiques très-excités, enfin, mais incapables,
jusqu'à ce jour, de faire ce qu'il faudrait, ne
résistent encore que désarmés. Quand ils seront
las de cette inégalité stupide, on verra quelque
chose de beau, espérons-le. En attendant, le
l'invendable 163
comble de la candeur serait certainement do
s'immoler ou seulement de se compromettre,
en comptant sur les millionnaires chrétiens pour
en être appuyé ou consolé.
3, — Je prie le grand martyr auxiliateur, saint
Biaise, mon patron d'élection et d'adoption, de
mettre sur moi une goutte de son sang.
Suite des combats entre armés et désarmés.
C'est lamentable et imbécile. Cette fois, c'est-
à-dire hier, c'était le siège de Saint-Pierre du
Gros-Caillou, un peu plus sérieux que l'autre,
mais risible encore.
Vu, chez Frédéric Brou, la maquette du mo-
nument à Villiers de l'Isle-Adam. C'est très-
beau, très-impressionnant, très-inventé, trop
sans doute pour le succès.
6. — Sainte Dorothée et sa sublime histoire.
Je demande à la belle martyre de nous envoyer
les fleurs sanglantes du Paradis.
8. — A Emile Godefroy :
Mon cher Emile Godefrcy, je pense très-simple-
ment que vous auriez le droit de me mépriser, si je
ne vous écrivais pas. Je ne veux donner ce droit à
164 l'invendable
personne. Vous m'avez fait l'honneur de me dédie,
une page éloquente sur le Désespoir. Éloquenter
certes I et douloureuse, mais Fauteur du Désespéré
a d'autres sentiments, vous le savez. Est-ce bien sûr,
cependant ? Est-ce bien cela qu'il laut dire ?
Tout votre article « De profundis » atteste et pro-
clame une âme religieuse, ardente et profonde. Lors-
que vous m'écrivîtes en réponse à un conseil très-
amical, vous vous déclarâtes sans appétit pour le
bonheur — ce qui était évidemment absurde. Il n'est
au pouvoir d'aucun homme de ne pas chercher le
Paradis, fût-ce dans le désespoir. Mais, alors, c'est
le paradis terrestre. La Douleur n'est pas notre fin
dernière, c'est la Béatitude qui est notre fin dernière.
La Douleur nous conduit par la main au seuil de la
Vie éternelle. Là elle nous quitte, ce seuil lui étant
interdit. Vous-même l'entendez ainsi, quand vous
écrivez : « Le fondement solide de tout grand édi-
fice moral est le désespoir», parole qui se contredi-
rait dans les termes, si vous n'aviez en vue que le seul
désespoir philosophique, lequel consiste à attendre
Rien des hommes et Tout de Dieu, « le grand déses-
poir étoile », comme vous dites avec magnificence.
« C'est de là que l'espérance et la religion prennent
leur essor vers les cieux ». Nous voilà donc tout à
fait ensemble. Une nouvelle édition de mon Désespéré
pourrait prendre cette épigraphe tirée de Carlyle :
« Le désespoir porté assez loin complète le cer-
cle et redevient une sorte d'espérance ardente et fé-
conde ».
l'invendable j 05
Pour ce qui est de l'autre désespoir, le Ihéoloyique,
celui qui n'attend rien de Dieu, nous l'abandonne-
rons aux bourgeois qui cherchent la joie de leurs
tripes.
— Je suis trop belle pour être aimée ! dît la Dou-
leur, en regardant la littérature où notre place n'est
pas marquée, mon cher Godefroy. « Ne tourmentez,
pas celui qui connaît la Douleur et la Beauté ; sou-
haitez-lui un bon voyage : il possède son viatique »
Quand on a écrit cette splendeur, on est avec Léon
Bloy dans des catacombes obscures, dans des Lato-
niies effroyables.
Toutefois je ne pense pas avoir été un tourmenteur
en vous donnant le conseil que vous savez. J'ai
même évité de vous parler du Corps du Christ, qui
est précisément ce Viatique dont vous parlez aujour-
d'hui. Mais vous avez quelque chose à faire, j'en ai la
preuve maintenant, et il convient de désirer que l'obs-
tacle disparaisse. D'ailleurs, vous avez été au cachot
de la profondeur suffisamment. Votre éducation est
faite. Puis toute captivité doit finir...
9. — Visite nécessaire à notre usurier, ache-
teur à réméré de reconnaissances du mont-de*
piété, qui nous trait depuis quinze ans. 250 pour
100 ! Le drôle, naturellement, fait fortune. Il
a amplifié son installation et me rafle encore
17 francs, aussi précieux pour nous que 17 dia-
mants. Viatique pour aller au gouffre, in locum
lfifi i/lNVEiNDABLE
suum. [J'ai appris sa mort quelques semaines
plus tard.]
11. — La Semaine religieuse nous informe
que, mardi, à 9 heures, il y aura, à la basilique,
réunion mensuelle des propriétaires chrétiens I
II n'y a que les catholiques pour bien souffleter
Jésus-Christ, Le choix du jour est, d'ailleurs,
étonnant : mardi, 13, Prière de Notre-Seigneur
au Jardin des Oliviers !!!
15. — A Raïssa dangereusement malade et
non encore devenue chrétienne :
Ma très-chère Raïssa, On pense beaucoup à vous
dans noire maison et on y pense avec tendresse. Ce
matin, à la messe de l'aube, j'ai pleuré pour vous,
mon amie. J'ai demandé à Jésus et Marie de prendre
dans mon passé de tourments ce qu'il pouvait y avoir
de méritoire et de vous l'appliquer bonnement pour
votre guérison, de vous l'imputer, avec force et puis-
sance, pour la paix de votre corps et la gloire de
votre âme. Et il m'est venu des larmes si douces
que je me suis cru exaucé... Vous êtes grandement
aimée, surnaturellement chérie. Écoutez-nous. Vous
serez guérie et vous connaîtrez des joies immenses.
23. — Commencement de la mission de mon
l'invendable 107
ingénieur Tcrmicr qui semble avoir été envoyé
pour s'opposer à ma destruction par la misère.
Héroïquement il décide de quêter pour moi. Sa
haute réputation de savant et l'universelle ré-
vérence pour son caractère, voilà ce qui est mis
par ce charitable au service du pauvre écrivain l
Ce ne sera peut-être pas la délivrance complète,
mais quel secours imprévu ! Quelle bénédiction 1
Ma petite amie Raïssa, maintenant convales-
cente, a pensé mourir. Elle aura souffert pour
moi, payé pour moi. Et le terrible çelamen ju-
daïque semble devoir lui être enlevé bientôt.
25. — Un William Vanderbilt, milliardaire
automobiliste à figure de garçon de bains, a
été copieusement rossé dans un village de Tos-
cane. Ce crétin d'or ayant failli tuer un petit
garçon de cinq ans, dont les blessures, dit naï-
vement un journal, « ne sont pas mortelles »,
la foule entreprit de le lyncher, ce qui serait
certainement arrivé sans l'intervention malheu-
reuse des carabiniers. Naturellement, tous les
magistrats seront pour cet assassin, mais il gar-
dera les coups de poing et les coups de trique.
Rafraîchissement ineffable pour nous, malheu-
reusement trop incomplet.
168
L INVENDABLE
26. — Achevé un roman de Wells, Quand le
Dormeur s'éveillera. C'est l'artifice connu du
roman songé. Mais, en raison de la grande va-
leur intellectuelle de l'auteur, il y a quelque
chose de plus qu'un jeu d'imagination. Il y a le
pressentiment, si profondément humain, ex-
primé ou non, mais universel, d'un Personnage
se réveillant d'un long sommeil, c'est-à-dire
obtenant enfin son mandat et se trouvant ainsi,
tout à coup, maître du monde. Combien de fois y
ai-je pensé!
27 . — Mardi-gras . « Révolution » dans l'Yonne.
Quelques merdeux agitent ce département où
on ne cesse de hurler monstrueusement, à la
ville et à la campagne ; « A bas la Patrie! » cla-
meur qui ferait facilement de moi un homicide.
Il est admirable qu'un pays soit gouverné, hyp-
notisé, affolé, enragé, par un groupe de sots
qui ont la chiasse tout simplement et qui pen-
sent cacher leur ordure sous un sophisme de
basse camelote.
Dieu veuille nous donner un carême de misé-
ricorde et de sainte pénitence.
28. — Emile Faguet académicien. Quelqu'un
L INVENDABLE lt)J
s'est avisé de parler de moi à ce turlupin qui
ne m'avait jamais lu et qui a dit ne pas com-
prendre ce que je pouvais avoir à reprocher à
son ami Bourget ! Il paraît qu'on saigne de co
côté-là.
Mars
1er. — Ezéchias et le Centurion. Epître et
Évangile de la férié. Vidi lacrymas tuas, — Non
inveni tantarn fidem, et le reste. Ces deux hom-
mes ne sont-ils pas le même, dans la profon-
deur?
9. — Neuvième anniversaire de Madeleine,
Cette enfant nous protège. Je le pensais ce
matin et je le pense mieux ce soir, des choses
très-heureuses nous étant venues.
11. — Reminiscere. Enorme malheur de Cour-
Hères. Mille ou douze cents mineurs écrasés ou
170 l'invendable
brûlés. Torrent de sang et de larmes pour cou-
ler avec le Champagne ou le chambertin des
capitalistes bien pensants.
12. — Ministère Clemenceau-Briand, les deux
larbins qui ont, depuis longtemps, juré à leurs
maîtres la démolition de l'Eglise.
17. — Samedi après le IIe Dimanche de Ca-
rême. Rapprochement liturgique du pauvre
Esaû si cruellement trompé par Jacob et du Fils
aîné dans la parabole de l'Enfant prodigue. A
ce dernier, il est dit : Fili, tu semper mecum
es et omnia mea tua sunt, et à l'autre : In pin-
guedine terrœ et in rare cœli desuper erit bene*
dictio tua. Considérer que ces deux paroles sont
arrachées à la miséricorde paternelle par les
cris de douleur de ces deux désespérés,
18. — Je dis mon émotion à la lecture, ancienne
déjà, de ce passage du Consulat et de V Empire
où le misérable auteur, parfois si bien inspiré,
considère ce moment unique dans l'histoire de
Napoléon. Le grand homme, enfin devenu le
Maître, n'ayant plus ni chefs, ni compétiteurs,
marche au Danube, in fortitudine bici ,daas al
171
force de l'aliment de son génie, dans la joie sur-
naturelle de sa plénitude et de son expansion.
Un article de Paul Adam, honteusement di-
thyrambique à la gloire de Catulle Mendès,
m'apprend que ce vieillard m'a mis dans son
drame Glatigny, sous le nom de Jean Morvieux.
Il m'avait déjà honoré de ce suffrage en 1888,
dans un roman, La Première Maîtresse^ où le
même Jean Morvieux, un raté de lettres, « un
égout qui aurait de la haine » (style Hugo),
vociférait, dans une brasserie, contre les grands
hommes, une femme en cheveux venant, d'heure
en heure, lui apporter l'argent des consomma-
tions.
Je suis donc au théâtre. C'est la gloire. Mais
j'y suis un raté. Pour un Mendès le raté, c'est
l'artiste qui ne gagne pas d'argent et dont les
journaux ne parlent pas.
20. — On me montre un livre! Le Théâtre
de Jean Lorrain, avec son portrait actuel. Il est
épouvantable. C'est une figure de réprouvé, de
maudit, d'ennemi puant de la Gloire et de la Vie
éternelle. Horrible cauchemar !
21. — Rouault me donne ce détail affreux .
1 72 l'invendable
Huysmans, chercheur idolâtre de raretés, a une
maladie si rare qu'il a fallu lui coudre les pau-
pières.
24. — A mon nouvel ami Pierre Termîer qui
m'a donné une trop savante brochure de lui :
Sjynthèse géologique des Alpes. Besoin de con-
fesser mon ignorance :
Cher ami, votre science m'étonne et m'humilie. Je
me sens au-dessous de tout en présence des phéno-
mènes « orogéniques » et je me déclare tout à fait
incapable de choisir entre le « lambeau de recou-
vrement » et le « lambeau de charriage ». Pour ce
qui est de« l'âge mésozoïque » ou « néozoïque », des
« schistes lustrés » et particulièrement de « la série
cristallophylienne compréhensive », j'avoue que ces
expressions probablement claires me laissent béant
et stupide. J'ai donc été torcé de fermer votre bro-
chure avec tristesse, renonçant à savoir ce que c'est
qu'un « plissement » ou un « synclinal » et plusieurs
autres choses très-beJles qui me seront expliquées
dans le Paradis. Une seule page, la dernière, a pu
échapper au désastre, puisqu'elle me parle des Livres
Saints. Mais c'est une lueur qui n'éclaire pas assez
pour moi vos redoutables chemins. J'aurais pourtant
bien voulu pouvoir vous suivre, mon cher Termier.
Pardonnez-moi d'être une vieille bourrique très-affec-
tueuse et croyez que je prie pour vous et les vôtres,
l'invendable 173
chaque matin, sur la Montagne des Martyrs et du
Sacré-Cœur.
25. — Lignes effrayantes dans un article de la
Libre Parole. Le pape Pie X espérerait, dit-on,
le salut de la France « par les prières des vic-
times du Bazar de la Charité » !!I
31. — Envoi du Salut par les Juifs à Gustave
Kahn : « Vaticinator ad vatem ».
Suite du malheur de Gourrières. Histoire de
ces treize mineurs tirés vivants de la fosse,
après vingt jours de jeûne, de ténèbres, d'épou-
vante. Idée de Brou: « Ce morceau de papier
qui est une action minière et qui ne pèse que
quelques grammes a, en réalité, le poids d'un
kilomètre cube de sol terrestre et, là-dessous,
sont des vies humaines en perdition, chaque
pur, pour la vanité ou la luxure des action-
naires ».
174 l'invendable
Avril
3. — A Georges Desvallières :
... Nous avons été, hier, aux Indépendants, conduit
par Marguillier qui nous avait annoncé un beau Christ
de vous. Au contraire de Coppée, « je me déplairais
un peu plus », si je ne vous disais pas ce que j'ai
senti. J'ai reçu de ce tableau une forte commotion
d'art. Les malins pourront dire qu'ils trouvent là du
Grunewald, de l'Albert Durer, du Moreau peut-être.
N'étant pas un malin, je ne sais voir que du Desval-
lières, c'est-à-dire rien d'autre que votre âme, que
vous ne reçûtes pas en vain ; une âme de chrétien
palpitant, de chrétien emporté vers Jésus, précipité
à Jésus qui souffre. Je n'avais pas aimé votre Christ
du Salon d'Automne. Je comprends maintenant. C'est
celui-là que vous cherchiez.
Mais voici bien autre chose. Vous avez fait ce que
personne, aujourd'hui, ne saurait laire. Vous avez lait
un Sacré-Cœur à pleurer et à trembler. Vous avez
déchaîné un lion. Attendez-vous à l'indignation de
nos catholiques et, par conséquent, à l'ignominie plus
accentuée de mon voisinage. Car il n'y a pas à direi
L'INVENDABLE 17.")
nous allons être ensemble, scandaleusement Depuis
deux ans que je vis sur la Montagne des Martyrs,
à l'ombre do la basilique, environné de profanantes
effigies, j'avais fini par ne plus espérer u:ie image
vraiment pieuse du Sacré-Ccèur. Chacun de non
sauvé par le Pélican Rédempteur qui peut sauver jus-
qu'à des notaires 1 Mais il vous sauve très-particuliè-
rement, parce que le Cœur de Jésus avait besoin d'un
peintre et qu'aucun peintre ne se présentait. A force
d'amour et de foi, vous avez été jugé digue d'entre-
voir le Pélican rouge, le Pélican qui saigne pour
ses petits et telle me paraît la genèse de votre œuvre
que je paierais de la moitié de mes trésors, si j'avais
le malheur d'en posséder...
5. — Le miracle est accompli. Jacques et
Raïssa demandent le baptême! Grande fête dans
nos cœurs. Une fois de plus, mes livres, occa-
sion de ce miracle, sont approuvés, non par un
évèque, ni par un docteur, mais par l'Esprit-
Saint.
6. — Lu avec dégoût l'ignominieuse ovation
des pauvres mineurs de Courrières, échappés
de leur sépulcre et dont deux ont été décorés
pour les récompenser d'avoir eu la chance de
sauver leur peau. Le Matin a fait venir ces la-
mentables héros et les promène comme des
17G l'invendable
bœufs gras. C'est une honte particulière à notre
époque d'avilissement systématique et univer-
sel. On a traîné ces humbles êtres, incapables
de rien comprendre à cette farce, chez Fallières
qui leur a fait un discours imbécile et au champ
de courses où se donnait une fête pour les vic-
times. Occasion de mentionner les toilettes des
dames et de faire un peu de réclame à leurs
couturiers.
8. — On m'apprend que le Matin accueille-
rait ma collaboration. On m'attendra à telle
heure. J'irai avec répugnance et le désir secret
que cela ne réussisse pas.
10. — Au Matin. Je ne vois le Bunau-Varilla
qu'une minute. Un petit vieux quelconque. Il
me serre la main, se disant heureux de faire ma
connaissance et me livre à un secrétaire qui me
flagorne tant qu'il peut. On me désire donc,
mais je ne vois guère le moyen d'en profiter, car
il est sûr qu'on me proposera de sales besognes.
Tout de suite, j'apprends qu'on a compté sur
moi pour l'immolation des Ingénieurs, à propos
de la catastrophe de Courrières, ce qui est fort
bizarre, celui qui m'a recommandé à Bunau, son
l'in vendable 1 /7
propre frère, étant lui-même un ingénieur,
mon refus immédiat et très-formel, on m'offre
la peau de Chaumié, l'ex-ministre. On me pro-
met je ne sais quels documents. Ma réponse est
vague. Je m'en vais, à peu près sûr qu'il n'y a
rien à faire pour moi dans cette maison.
12. — Grève partout, suivie ou accompagnée,
<çà et là, de pillage, d'incendie, d'assassinat.
Désordre effroyable encouragé par l'inertie ou
la complicité de notre ignoble gouvernement
républicain, prodrome des malheurs immenses
annoncés à la Salette en 1846, attendus par moi
depuis plus de vingt-cinq ans.
15. — Dimanche de Pâques. J'ai toujours souf-
fert, ce jour-là, de manière ou d'autre. C'est un
mystère auquel je suis habitué. Quand il m'est
arrivé de ne pas souffrir le dimanche de Pâques,
c'était un désordre.
17. — En vue d'une brochure à écrire sur le
monument à la mémoire de Villiers de l'isle-
Adam, entrepris par Brou, relu Axel dont i'hé-
gélianisme constant me dégoûte et m'idiotifie.
12
178 L*INVENDÀBU!
18. —Petit livre détestable et curieux de Marc
Stéphane: Mémoires d'un Camisard sur les Dra-
gonnades. Les catholiques y sont atroces et les
huguenots sublimes, naturellement. Mais ce Sté-
phane a quelque chose.
19. — Suite des Signes. L'énorme ville de San-
Francisco vient d'être détruite par un tremble-
ment de terre aggravé d'un monstrueux incen-
die. Le Dieu Dollar ne protège pas ses fidèles.
20. — Une affiche électorale, puis les journaux
m'apprennent que le candidat anticlérical de C!i-
gnancourt, Le Grandais, celui qui avait fait un
discours si insolent et si bote, le 3 septembre
dernier, à l'inauguration de la statue du cheva-
lier de la Barre, vient d'être frappé de mort
subite, hier, pendant qu'il gueulait dans une
réunion publique. Ses adversaires, est-il besoin
de le dire? sont accusés d'avoir préparé ou pro-
curé sa mort.
Autre bonne nouvelle, autre mort subite. Cu-
rie, l'inventeur diabolique du radium, a eu, hier
aussi, la tête écrasée par un camion. Sa cer-
velle précieuse a pris contact avec une moindre
ordure.
l'invendable 1 "J )
22. — Les horribles événements des grèves
et le grondement, plus fort chaque jour, de la
Bêle, donnent aux journaux ordinairement si
imbéciles un intérêt poignant. Lu, ce matin,
des détails hideux.
23. — Saint-Georges. A Desvallières :
Mon cher Georges, on s'est souvenu de vous, ce
matin, au Sacré-Cœur que vous avez glorifié pour
être, un jour, glorifié vous-même en une manière
que ne savent pas les hommes. Je vous ai recom-
mandé, aussi bien que j'ai pu, au Mégalomartyr à
qui vous fûtes confié ; en même temps que je lui ai
recommandé ma Véronique, ma première-née et bien-
aimée qui a, aujourd'hui, quinze ans.
Savez-vous, cher ami, que saint Georges est le
premier, le chef, si vous voulez, des 15 Auxiliateurs
ou Àpotropéens, 12 martyrs et 3 martyres, à qui fut
donné le privilège de secourir efficacement ceux qui
les implorent? Ils ont été infiniment honorés, autre-
fois, et leurs églises couvraient l'ancien monde. Qui
s'en souvient aujourd'hui?
Une tradition très-répandue, jadis, affirme que
saint Georges a supplié Dieu, avant sa mort, d'exau-
cer tous ceux qui le prieraient par la mémoire de son
martyre. Une tradition analogue concerne chacun
des autres. Mais vous savez peut-être cela.
24. — Josef Florian m'envoie copie d'une let-
ISO
Ire de Févêque de Brûnn au clergé de son dio-
cèse, pour les élections. Tous les lieux com-
muns stupides et sophistiques sur le devoir de
voter.
Je n'ai qu'une chose à dire, toujours la même :
— On espère le salut par le Suffrage univer-
sel, parce qu'ayant perdu la foi, on croit qu'un
mauvais arbre peut donner de bons fruits. Or
le suffrage universel est un arbre de mort et de
désespoir. Le mauvais apôtre s'y est pendu. Le
suffrage universel n'est pas un mal accidentel,
c'est un mal absolu.
Le vote familial, proposé dernièrement, pa-
raît une idée juste, puisqu'elle reconstruirait la
famille. Mais il faudrait, auparavant, abolir le
divorce. Tout est impossible aujourd'hui. Dieu
semble avoir abandonné cette société misérable.
26. — Termier s'occupe de procurer notre
pèlerinage à la Salette.
27. — Je fais observer à un religieux que
l'inertie ou la mollesse reprochée par quelques-
uns au comte de Chambord montre qu'ils n'ont
pas lu mon Fils de Louis XVI. Ce prince ne
pouvait pas ignorer qu'il n'avait aucun droit à
L INVENDABLE
181
la couronne de France, il a refusé d'agir parce
qu'il avait peur de la foudre, simplement.
Vu Brou qui revenait, abreuvé de dégoût, de
l'inauguration de la statue de Franklin. On se
console ensemble sur l'espérance de la Su du
monde.
28. — Lecture de Thiers (Ulm et Gênes).
iMerveilleux temps du Consulat. Printemps de
Napoléon. Que dire de ce que Dieu a fait en
cet homme?
Mai
!•*. — René Martineau me communique ceci :
« Des catholiques pratiquants ont envoyé à
leurs amis une lettre de faire part encadrée de
noir, pour annoncer la mort d'un de leurs che-
vaux, employant les mêmes termes dont ils se
serviraient pour faire part de la mort de leur
plus proche parent ». Texte:
182 l'invendable
Vous êtes inlormé de la mort de l'excellent che-
val Cyrus qui a succombé en labourant, le 27 mars
1906, dans sa 31e année, regretté par ses maîtres qui
l'ont possédé 26 ans et 3 mois. De la part de ses maî-
tres, de ses cochers, des laboureurs et de ses cama-
rades, Bijou des Champs, Poulot du Tombereau et
Favori du Palonnier.
« Galigula », ajoute Martineau, « qui faisait
manger son cheval dans une coupe d'or, avait
l'excuse detre un égorgeur de chrétiens. Ceux
qui envoient la lettre ci-dessus prétendent qu'ils
vont sauver la France.. • demain ».
8. — Lecture dégoûtante des journaux. Le
résultat des élections est digne du Sulfrage uni-
versel et plus odieux encore qu'on ne pensait*
C'est l'apostasie, le reniement formel de toutes
les provinces de France et d'une bonne portion
de Paris. C'est le Royaume de Marie/la Fille
aînée de l'Église demandant la fin du Christia-
nisme!
10. — L'histoire en général, celle de Napoléon
en particulier, me produit l'effet d'une lecture
ascétique.
Bonheur d'être chrétien et de le savoir. Il y
183
a des anthropophages qui sont d'excellents chré-
tiens sans le savoir. Nous autres privilégiés,
nous sommes des chrétiens détestables, parce
que nous le savons et que nous « n'en faisons
pas de cas », comme il est dit à la Salette.
13. — Termier me décide à reprendre mon
très-vieux projet d'un livre sur la Salette. Un
pèlerinage préalable sera nécessaire.
15. — Cimetière Montmartre. Remarqué le
monument grotesque de Zola et surtout l'ef-^
frayant inpace de Waldcck-Rousscau. Curieux
travail à faire sur les cimetières parisiens.
22. — Le curé de Palaiseau fait des sermons
ou conférences en vue de prouver que la Sainte
Vierge est supérieure à toutes les femmes illus-
tres de l'histoire. Aussi établit-il des parallèles
entre Elle et Eve, Blanche de Castille,Brunehaut,
Frédégonde, sainte Clotilde, Jeanne-Hachette,
Jeanne d'Arc!... On voudrait savoir si Liane da
Pougy et Sarah-Bernhardt seront parmi ces fem-
mes illustres. Que penser d'un prêtre qui débite
ces sacrilèges sottises en présence du Sacrement
de l'Autel?
184 l'invendable
Un médecin prescrit pour Madeleine une
potion capable de la tuer* Lu à temps sur l'or-
donnance le mot pyramidon, drogue horrible
qui détermina le délire de Jeanne en décembre
dernier. Cette saleté, malheureusement payée
déjà, ira aux latrines* Presque tous les médecins
devraient être guillotinés.
23. — Nous apprenons que notre propriétaire
veut vendre. Forcés de déménager une fois de
plus, nous dirions adieu à nos chers arbres
qu'on veut abattre, à la consolante paix de ce
refuge, l'un des derniers qui soient à Paris. Tout
serait jeté par terre pour faire place à de hideu-
ses maisons de rapport. Par l'effet d'une pro-
fonde loi de symbolisme, l'argent déteste les
arbres et cette haine engendre le propriétaire
pour la destruction du Paradis.
25. — Très-bon rrticie d'Emile Godefroy sur
le Salut par les Juifs dans les Cahiers d: VUni-
çersilé populaire. Précieux et unique suffrage.
27. — Appris la maladie mortelle d'Emile Gou-
deau qui agonise dans le Midi, je ne sais où, et
pour qui une souscription est ouverte. Impossi-
l'invkndadle 185
ble de m'intéresser à ce iiis d'une sœur de ma
mère, lequel ne s'est jamais proposé d'autre
modèle ni d'autre idéal que la bète de proie,
poète médiocre au surplus et qui a raté sa vie
épouvantablement.
28. — Magnificat ! Je suis enfin malade moi-
même. Je me traîne douloureusement à l'expo-
sition Moreau qui est fort belle et que je suis
montent d'avoir vue. L'inconvénient de cette
peinture, c'est qu'ayant vu un tableau, on les a
tous vus, à peu près. Un autre inconvénient, c'est
la coupe d'or, l'ivresse de la mythologie grec-
que. On n'en sort pas, avec Gustave Moreau,
Cependant plusieurs de ces œuvres, étonnam-
ment nombreuses, ont mis en moi des images
nouvelles.
31. — Réponse d'un chrétien à qui j'ai envoyé
le Salut par les Juifs :
Quand on a votre livre devant les yeux, si on est
assis, on se lève malgré soi, on se met à genoux, on
joint les mains et on ne lit plus... On prie,
Quelle récompense 1
186 l'invkndabi^
Juin
1er, — Le petit roi d'Espagne, au retour de
l'église où on venait de le marier, a failli être
réduit en petits morceaux avec sa reine. Une
bombe a tué sept personnes et deux chevaux
sans l'atteindre. Parole magnanime attribuée à
ce jeune monarque: Ce nest rien. Puis il serait
rentré en pleurant, sans regarder les éventrés.
[Vérification faite, il y a eu plus de cinquante
morts ou blessés.]
Quelqu'un remarquera-t-il qu'un attentat
identique sur la personne du même Alphonse XIII
eut lieu à Paris, Tannée dernière, à la même
date?
11. — Saint Barnabe, 11 heures du matin.
Abjuration de Jacques Maritain, son baptême,
celui de sa jeune femme Raïssa et la bénédiction
nuptiale. Baptême aussi de Véra,sœur de Raïssa.
Me voilà parrain de ces trois êtres aimés de Dieu,
l'invendable 187
conquis par mes livres et que m'envoya, Tan
dernier, le même grand seigneur du Paradis,
suint Barnabe, mon protecteur. Leur bonne
volonté, leur amoureuse candeur sont inexpri-
mables. Marraines: Jeanne et Véronique. Gela
6'est passé en l'étrange église paroissiale de la
rue des Abbesses, dédiée à saint Jean l'Évangé-
liste, à cette heure entièrement déserte. C'est
une de ces journées qui durent la vie éternelle.
Jacques m'a raconté que, dernièrement, lisant
un de mes livres sur Fomnibus, un voisin lui
dit : « Vous lisez du Léon Bloy >. Jacques l'ayant
interrogé reçut celte réponse : « Je suis un de
ses lâcheurs ».Ce lâcheur avoua s'appeler Geor-
ges Dupuis et souffrir beaucoup de mon amitié
perdue, sans pouvoir surmonter sa vanité, sou
amour-propre, tout à fait incapable d'une démar-
che vers moL Je reconnais bien la nature misé-
rable de cet homme privé de volonté, aussi près
du crime que de la vertu, animal suffisamment
décrit dans mes précédents volumes autobiogra-
phiques. Ah 1 que ferais-jc d'un tel ami? Il m'a
fort dégoûté, ce converti, le jour où j'ai vu de
lui une sério de dessins anticléricaux dans l'As-
siette au beurre. J'ai beau être parrain d'un de
ses enfants. Gela lui est tout à fait égal de priver
188 l'invendable
de moi ce pauvre petit. Exactement le niveau
d'Henry de Groux coupable de la même injus-
tice et qui en est peut-être fier. Ces malheureux
assassineraient, par vanité, leurspropres enfants.
14. — Anniversaire de Marengo et de Fried-
land. Que se passe-t-il donc dans l'Invisible ?
17. — Vous êtes un « merveilleux artisan du
Verbe », m'écrit, avec majuscule, un jeune et
irréparable crétin. C'est ainsi que les démons
doivent parler à leurs captifs dans l'endroit de
Fenfer où croupissent éternellement les imbé-
ciles.
18. — Nouvelles. Huysmans est guéri et, dit-
on, plus méchant que jamais.
19. — Une femme de ménage qui ne parais-
sait pas avoir besoin de conversion, se manifeste
salope tout à coup, à propos de rien, et nous
lâche en un instant. Je la reconduis en me sou-
venant de Huysmans et des belles âmes.
22. — Fêle du Sacré-Cœur. Foule énorme à
la Basilique. Que viennent faire ici tous ces gens
dont un peut-être sur dix croit à peine en Dieu ?
i 80
27. — Après plusieurs jours d'un horrible
embarras intestinal, conféré par un médecin très-
fort que j'ai eu la sottise d'écouter, me voilà
guéri de Fun et de l'autre, à peu près instanta-
nément, par le moyen d'un vulgaire purgatif.
Pour que ce bonheur n'aille pas tout seul,
reçu notre congé, en môme temps que les autres
locataires du parc. On a tout vendu à d'immon-
des spéculateurs qui vont démolir les pavillons,
couper les arbres, ouvrir une large rue avec
marches au beau milieu et construire de chaque
côté d'affreuses maisons à six étages. Ainsi dis-
paraîtra Fun des derniers coins aimables du
vieux Montmartre. Qu'importe à ces misérables
le chagrin et le dommage causés à des gens
comme nous?
Les journaux ne parlent, depuis plusieurs
jours, que du « circuit de la Sarthe », c'est-à-
dire d'une nouvelle course enragée d'automobi-
les sur un parcours de 102 kilomètres à écraser
en une heure. Prouesse qui dépasse tout ce que
les hommes ont accompli, témoignage certain
de la toute-puissance du démon sur ce misé-
rable peuple.
100 l'invendable
juillet
8. — Le pèlerinage à la Salette, objet de notre
désir depuis trois ans, est enfin décidé. J'ai reçu
de la main de Termier, solliciteur infatigable
pour moi, les billets de chemin de fer et l'argent
nécessaire. Impossible de commencer le livre
sur la Salette avant d'avoir accompli ce pèleri-
nage. Nous partirons dans quelques jours.
11. — En attendant le départ, travaillé vigou-
reusement à une Epopée byzantine, inspirée par
les travaux si remarquables de Schlumberger.
Je me plonge et me replonge, tous les jours,
dans TEuphrate ou la Propontide.
14. — La Gourde cassation a réhabilité Drey-
fus, promu aussitôt chef d'escadron et qu'on
fera sans doute général très-promplement. Il
va être décoré de la Légion d'honneur ! Occa-
sion de gifles et dVngueulements. Je ne veux
MNVENDAB1E 101
pas d'autres preuves de la culpabilité de cet
homme que l'acceptation de telles faveurs, cal-
culées manifestement pour outrager lame fran-
çaise. Un atome de cœur l'eût contraint de les
refuser avec épouvante et de se cacher dans les
plus profondes ténèbres.
Lu avec dégoût un article de Paul Adam sur
Jean Lorrain, mort le 2 juillet, je crois. Cet ar-
ticle est une turpitude extraordinaire. J'ai beau
être un vieil écrivain, je n'arrive pas à me re-
présenter l'état d'esprit d'un homme qui passe
pour être quelqu'un, écrivant deux cents lignes
dans l'un des plus grands journaux de Paris,
avec la volonté ferme de ne débiter que des
mensonges et des vilenies.
C'est pétrifiant. « Stupide et infatigable, la
mort frappe les meilleurs esprits. Aujourd'hui
voilà que succombe, foudroyé, le plus brillant
esprit artistique de notre e/K^ze, Jean Lorrain...
Il fut, vingt ans, Y apôtre dune vérité sévère (?)
illuminant le grouillis des médiocres et des
hypocrites. Nul, en aucun siècle (I) ne fixa
comme lui... Il fut le prêtre des belles idées...
pour l'éternité ». Cette oraison funèbre ne sera
sans doute pas prononcée à Saint-Ferdinand où
ses obsèques auront lieu sacrilègement, devant
192 l'invendable
une assistance, que je présume devoir être nom-
breuse, des professionnels dont il fut l'apôtre.
16. — « Mendiant qui a dû tout mendier, qui
a daigné tout mendier, — sauf la gloire». Derniè-
res lignes d'un des meilleurs articles sur moi,
signé Louis Latourrette, dans la Phalange.
22. — Dédicace des Pages choisies à mon
filleul Jacques Maritain : « Mon bien-aimé Jac-
ques, Voici mon secret pour écrire les livres
qui vous plaisent. Cela consiste à chérir de toute
mon âme — jusqu'à livrer ma vie, s'il le fallait
— des âmes telles que la vôtre — connues ou
inconnues — appelées à me lire un jour,
23. — Chagrin de notre petite Madeleine. Une
toute petite poule avait étc adoptée par elle et
cette bestiole va mourir. L'orage aidant, car
nous en avons eu un terrible ce soir, la pauvre
enfant a beaucoup pleuré sa chère poulette. Ce
monde est si triste et si vain pour les petits
comme pour les grands !
24. — Une visite. Façade magnifique de chré-
tienne, mais personne quelconque sur le cha-
l'invendable 193
pitre de l'argent. Toujours la môme chose. Man-
que infini d'héroïsme, vues bassement humaines,
le visible toujours préféré à l'Invisible, ce qui
est la formule même de l'Idolâtrie. Cette per-
sonne riche qui croit peut-être nous aimer, ne
s'est pas informée, une seule lois, de nos moyens
d'existence, nous sachant très-pauvres.
30. — Notre voyage a la Saiette, désormais
imminent, ne me réjouit guère. Je m'attends à
soutfrir. Puis, ce livre espéré de moi, auquel
j'avais renoncé depuis tant d'années, trouve -
rai-je l'enthousiasme ou la lumière indispensa-
bles pour l'accomplir ?
31. — Lettre de Termier. II nous attendra,
le 7 août, à la gare de Grenoble et nous donnera
Thospitalité de sa maison de campagne, avant
notre pèlerinage.
Josef Florian nous donne rendez-vous sur la
Montagne, le jour de l'Assomption.'
194 i/lN VENDABLE
Août
3. — Première communion de mes filleul et
filleules du 11 juin. On a pu les coucher, pour
qu'ils fussent à portée de la basilique. Pour
moi, nuit sublime ! L'excessive chaleur m'em-
péchant de dormir dans le hangar où je m'étais
retiré, j'ai eu le loisir de prier dehors, pour mes
enfants spirituels, abrité par l'auvent de notre
cuisine contre la pluie torrentielle, dans Fé-
blouissement ininterrompu d'un immense orage
déchaîné.
Après la messe, peu de paroles. Que dire qui
vaudrait le silence ? Plus tard, nous saurons
pourquoi le jour de l'Invention des Reliques de
saint Etienne fut choisi pour ce grand événe-
ment.
4. — Le pèlerinage si prochain m'épouvante.
7. — Me voilà consolé, presque rassuré. On
L INVEXDARLR
est à Grenoble où le bon Termier nous atten-
dait. Le voyage m'a été douloureux. Le cœur
étrangement bouleversé, angoissé, j'ai pleuré
en voiture, le long du chemin de Montmartre à
la gare de Lyon. Tel est mon goût pour les
voyages en général et telle est ma crainte pour
ce lieu de pèlerinage où j'ai souffert, il y aura
bientôt deux générations, quelques-uns des
plus beaux tourments de ma vie. Sensation
d'être puissamment traîné par les cheveux en un
endroit où il paraît que j'ai quelque chose à
faire. La chaleur, au surplus, est extraordinai-
rement insupportable, nuit et jour.
EnQn la vue de Termier m'apaise et nous
arrivons chez lui, à Varces, dans la banlieue de
Grenoble. Ici, je suis forcé d'avouer mon insuf-
fisance littéraire. Je connaissais un peu le Dau-
phiné, mais je n'imaginais pas le décor de cette
vallée, où les douces montagnes du Paradis ter-
restre semblent avoir laissé, en fuyant, quelque
chose de leur ombre bienheureuse. J'ai senti
comme du recueillement à me trouver au pied
de cet énorme chaînon des Alpes drapé de ve-
lours vert et de satin bleu très-pâle, à peine
au-dessous d'un ciel d'Assomption. Je me suis
dit que c'était trop beau pour des hommes, cela,
196
et, quand il se sera passé des années, je me
demanderai si cette vision fut bien réelle et non
pas un ressouvenir d'une époque très-antérieure
à ma naissance où le monde était plus beau,
parce que les hommes étaient moins pécheurs,
Ceux qui connaissent les montagnes savent
que le son a une valeur, une quantité particu-
lière dans leur voisinage. Les bruits, quels qu'ils
soient, semblent mats, comme la voix humaine
dans une maison où il y a un mort. C'est pour
cela, sans duute, que les vallées profondes ont
toujours paru avoir quelque chose de mysté-
rieux et de sacré. La parole articulée ou le cri
des bêtes qui, dans une plaine, se précipite et
galope, ici a lair d'hésiter, de revenir. L'idée
d'une bataille moderne à coups de canon, en
un tel lieu, me dépasse. Il me semble que les
montagnes n'y consentiraient pus et feraient
quelque chose pour l'empêcher... Heureux Ter-
mier, heureuses gens de ce pays I
Visité, naturellement, la petite église parois
siale, sans caractère, mais située, comme dans
un rêve, sur le bras tendu d'un contrefort de
la montagne et surmontée, pour la joie de mon
ûme historique, d'un clocher bâti, assure-l-on,
par les Templiers. L'appel des cloches n'a près-
r'rx vendable 107
que pas Je chemin à faire pour descendre sur
les humbles toits du village, lacustre jadis, on
le suppose, en des temps extrêmement anciens.
8. — Onestun peu sentimental dans ce pays,
circonstance qui fait ma survenue passablement
miraculeuse. On y refuse de croire au mal et
aux méchants. — Hélas ! ai-je dit, quand il se
commet un crime quelque part, qui de nous en
est innocent et comment chacun établira-t-il
son alibi ?
9. — Je prends contact avec la laideur mo-
derne. L'aimable docteur Joseph Termier, tVèro
de Pierre, a une automobile pour les besoins de
son art. Il me propose une petite excursion et
j'y consens, par curiosité, à la condition qu'on
ne fera pas de vitesse. Cette expérience me suf-
fit. Je comprends l'espèce de jouissance physi-
que procurée par la trépidation et la translation
rapide ; mais il y a de la vilenie, comme dans
toutes les choses modernes, et la laideur sura-
bonde. On sait l'abus atroce de cette hideuse
et homicide machine, destructive des intelligen-
ces autant que des corps, qui l'ait nos délicieu-
ces routes de France aussi dangereuses que les
198 l'invendable
quais de l'enfer et qu'on ne pourra jamais suf-
fisamment exécrer.
10. — Pèlerinage à la Salette. Chemin de fer
de Saint- Georges-le-Commier à La Mure. Je ne
verrai jamais rien de plus beau que ce gouffre
au fond duquel rampe le Drac, sous les yeux
des voyageurs, pendant plusieurs kilomètres.
C'est une terrible splendeur. Certes, je parle-
rai de ce torrent qui épouvanta Huysmans et
qu'il s'est efforcé de déshonorer, d'avilir bas-
sement, par le moyen des plus abjectes assimi-
lations *.
Voici Corps. Deux heures et demie de mulets.
On arrive gelés, à la nuit tombante. Retour sur
moi de l'ancienne amertume de 1880, procurée
par les prétendus Missionnaires d'alors, igno-
minieusement balayés depuis... La Salette est
le lieu où tout m'est hostile, hommes et choses,
à l'exception de la bienfaisante petite fontaine
que j'ai pensé grossir de mes larmes, quelque-
fois, il y a vingt-huit ans; et je le sens aussitôt,
profondément, désespérément. C'est le lieu, sem-
ble-t-il,où Dieu aime à me voir souffrir, où il me
1. Celle qui pliïurf,, Le Torrent sublime, Lé< n Bloy.
l'invenda- l'Jl)
veut dans sa seule Main. Il me faut, dès la pre-
mière minute, entendre parler d'argent. (Vous
le ferez passer à tout mon peuple.) Une vieille
fille de comptoir m'informe de 6 francs par
jour et par personne, pour la 2* classe. Pour
la l*e, ce serait 9 francs. Cela débité avec une
très-prochaine insolence. Gargote et hôtel meu-
blé. La voix de cette personne fait un bruit de
casseroles et de pots de chambre. Promptement
détraqué, j'ai de la peine à me contenir et je
désole ma pauvre femme qui ne peut pas sen-
tir, comme moi, ce que j'ai sur le cœur depuis
un si grand nombre d'années.
La seule atténuation au règlement d'autrefois,
c'est qu'un mari peut manger à la même table
que sa femme et ses filles. Déchet notable de la
çertu dans cette maison où se lit l'inscription
murale: « Le lieu où vous marchez est une terre
sainte ». Je me couche désolé, ne voyant plus
aucun moyen de faire le livre qu'on attend de
moi.
11. — Nuit douloureuse. Le service est fait,
d'ailleurs, de telle sorte que je ne peux entre-
prendre aucune toilette. Dès l'aube et fort tris-
tement, je descends respirer l'air froid sur le
200
L INVENDABLE
Lieu de l'Apparition qui me paraît aussi lugubre,
aussi morne que la prière de mon âme.
La désobéissance ecclésiastique, épiscopaleet
sacerdotale, d'une part, et la permanente médio-
crité des pèlerins ont tellement éteint la splen-
deur de Notre-Dame de Compassion, que je
crois Fentendre pleurer dans les plus opaques
ténèbres.
Visite au supérieur des chapelains pour lui
demander la faveur d'une diminution du prix
de la pension. On m'a dit que ma qualité d'écri-
vain catholique me la ferait obtenir facilement*
Quelle erreur ! \e me trouve en présence d'un
fourrier de mercenaires qui me rappelle, toutes
les trois minutes, que nous sommes à 1.800 mè-
tres d'altitude, que toutes les provisions doivent
cire portées à dos de mulet; que, d'ailleurs, il
ne me connaît pas du tout et que, par consé-
quent, il ne peut apprécier, en aucune manière,
l'importance d'un livre nouveau sur la Salette,
écrit par un individu qui ne paraît pas avoir
beaucoup réussi.
Tels sont les considérants formels ou impli-
cites évacués par ce prêtre à qui tous les lieux
communs semblent familiers. Essayant de me
défendre, je suis criblé de cette vieille artillerie.
l'invendable 201
J'avais offert tout d'abord, le Salai par
Juifs que j'ai bien été forcé de lui laisser.
J'ai vu peu de cuistres aussi satisfaits. Un mot
le résume : « Vous n'avez rien à réapprendre
littérairement. Tai enseigné dix ans la rhétori-
que ». — « La rhétorique à dos de mulet, sans
doute », avaîs-je envie de lui répondre.
Bref, refus formel, absolu, de soulager, de la
moindre diminution, un vagabond qui n'y a
aucun droit.
12. — Entendu, à la fontaine, le récit <riotï-
dien et banal, comme il y a trente ans, de l'Ap-
parition. Nous avons la sensation d'un thème
sacerdotal, immuable et commandé, que rien
ne modifierait. Toujours la maladie des pommes
de terre, du raisin, des noix, du blé, vérifiée par
d?s statistiques en isere et à l'étranger, sans la
plus faible tentative d'explication de cet admi-
rable symbolisme. — « Avez-vous vu du blé
gâté, mes enfants? » Quand le pauvre manou-
vrier de prédication a répété cette parole, j'ai
cru entendre une parabole^ et la suite du Dis-
cours ne peut que fortifier cette impression. Mais
quelle folie d'espérer que ce bavard en aura
seulement le soupçon 1 Pour moi, c'est comme
202
si la Belle Dame avait dit : « Avez-vous vu de
mauvais prêtres? » C'est pour cela que le Secret
de Mêlante — publié en 1879 et que tout le
monde peut lire, puisqu'il n'a jamais été con-
damné, — leur est si odieux. Combien d'autres
choses ! Encore une fois et plus que jamais, il
n'y a rien à faire. Ce clergé est rejeté sans par-
don, de même que les pharisiens, sauf excep-
tions grandioses, comme saint Paul ou Gama-
liel.
Grand'messe. Discours, le second de la jour-
née. C'est beaucoup pour moi. Celui-là est ab-
solument stupide. Bafouillage sulpicien, excita-
teur de rage et d'apostasie. On n'est pas plus
bête, plus criminellement, plus vachement bête.
La basilique était remplie des prêtres de la mai-
son. Vainement j'ai cherché celui d'hier. C'est
une de ces figures tirées à 50.000 exemplaires,
avec un cliché très-usé, et qu'il est impossible de
retenir. Comment fixer les traits d'un individu
qui vous dit — à la Salette même 11! — que le
Saint-Esprit a commencé son Règne dix jours
après l'Ascension et qu'il n'y a plus rien à at-
tendre ; qu'il a lu des « cinquantaines de dou-
zaines » délivres dont il a sucé la moelle et qu'il
sait le grec commepasun, etc. Il ne connaissait
203
pas mon nom, c'est bien, mais il y a mieux.
Rien ne lui dit que ce nom imprimé sur le livre
que je lui donne est réellement le mien. J'ai été
forcé, hier, de lui offrir mes papiers. En voilà
un qui doit travailler à la gloire de Dieu ! Ah !
si j'avais pu lui dire : « Je suis Pierpont-Mor-
gan et j'ai deux milliards », il n'aurait pas eu
assez de langues et je n'aurais pas eu assez de
bottes, c'est sûr.
13. — La Salette est, pour moi, un lieu de
peine très-profitable. Particularité observée déjà
en 1879. A propos d'une retraite qui se fait ici,
je parle à Jeanne d'une retraite que j'imagine,
où les pèlerins seraient invités à demander de
toutes leurs forces, en versant des larmes
d'amour, l'inappréciable grâce d'expirer dans
les plus horribles tourments. Il y aurait, bien
entendu, comme à notre hôtellerie, les lre et
28 classes, avec la différence de prix conve-
nable.
14. — Confession à un prêtre bienveillant.
Mais c'est toujours la même chose. Distinction
du précepte et du conseil. Ils disent tous cette
misère. Quand on leur demande où est la li-
204 l'invendable
mite, ils vous renvoient aux théologiens. Ou
est jugé par eux téméraire quand on prend
TÉvangile au sérieux, c'est-à-dir ^ quand on
croit à V absolu de l'Évangile.
Apparition de Josef Florian. Figure grave et
douloureuse. Figure de paysan du Danube qui
serait martyr. Je l'embrasse à la française, à la
périgourdine même, ce qui paraît le surprendre
et le gêner. Il est accompagné d'un jeune prê-
tre morave très-sympathique, ne parlant pas le
français, mais avec qui je peux correspondre
en latin. Impossibilité d'une conversation. Flo-
rian très-silencieux, même dans son pays, je
le suppose, me dit à peine quelques mots.
«Pourquoi parler ? Ecrire suffît », déclare-t-il.
J'envoie du latin, non de cuisine mais de table
d'hôte, à son aimable compagnon Josef Polâk
qui cause en allemand avec ma femme et qui
traduit à mesure Tune et l'autre prose, en lan-
gue tchèque, à Josef Florian, Raccourci de Ba-
bel qui étonne les voisins.
Un des chapelains a paru très-étonné d'ap-
prendre que je suis sans admiration pour Fran-
çois Coppée. Je croyais, a-t-il dit, qu'il était
pratiquant /L'éloquente bêtise de ce mot amis
sous mes yeux un gouffre. Etre pratiquant, c'est
L INVEiNDABLE
tout, absolument tout, pour ces pauvres cro-
q e-morts ducatholicisme.Léo ïaxii était pra-
tiquant, lui aussi, sans aucun doute, lorsqu'il
fut « lancé » par Mgr Fava, évoque de Greno-
ble et persécuteur acharné deMélanic.
15. — Assomption. Journée douce, la meil-
leure pour moi, depuis le 10. La difficulté de
causer avec Florian ne diminue pas. Ce contem-
platif peut passer des heures sans dire un mot.
On se devine, cela sufïit.
10. — Le Pape rejette les associations cul-
tuelles. Il est remarquable que cet événement
ait été connu en France, le 15 août, et que nous
l'apprenions à la Salctte. Conséquence proba-
ble : la fermeture très-prochaine de la plupart
des églises en France. Le « Grand Interdit »
que je conseillais dans la Femme pauvre, et
dont Léon XIII eût été bien incapable, c'est
Dieu, aujourd'hui, qui le décrète, à sa manière.
La persécution, entrevue par moi, il y a trente
ans, pourrait bien devenir inévitable. Le petit
troupeau des vrais chrétiens est Cans la seule
main de Dieu. Trouverons-nous la basilique de
Montmartre ouverte encore? Véronique expii-
206 l'invendable
mait, hier soir, sa joie de penser au martyre.
De tels sentiments conviennent ici.
Après midi, promenade sur la montagne avec
nos deux Moraves. Florian dit être venu pour
trois choses : Prier Notre Dame de la Salette,
me voir et entendre Véronique. Pour ce qui est
de ce dernier vœu, l'absence de tout piano est
un inconvénient. On décide que Véronique
chantera sans accompagnement, dans un en-
droit isolé. Nous Favons trouvé sur le flanc du
Gargas. Une admirable prairie dans le voisi-
nage d'un grand troupeau de moutons pais-
sants ! Heure exquise en un tel décor !
17. — Départ de nos deux Moraves. On les
accompagne aussi loin que possible et on les
voit disparaître avec une sensation de déchire-
ment, comme si c'était pour la vie, pour toute
la vie de ce douloureux monde.
Nos chères petites font l'admiration des pè-
lerins et même leur envie. Entendu hier ou
avant-hier une femme s'apitoyer hypocritement
sur l'embonpoint de Madeleine. La malheureuse
doit avoir un enfant rachi tique.
18. — Nous voyons dans le fait de l'Encycli-
l'invendahu: 207
que, publiée pendant notre séjour à la Salette,
une coïncidence extraordinaire. Notre sort sem-
ble lié à celui de l'Église et c'est à la Salette
que nous le voyons.
Incident non moins extraordinaire, et assez
angoissant. Nous apprenons que l'Eau de la
Fontaine miraculeuse diminue et que cela ne
s'est jamais vu. Tarira-t-elle, si la basilique est
fermée, si tout est détruit ici, comme c'est à
prévoir ?
On m'offre des journaux aussi intéressants
que Y Univers ou le Peuple français, ou bien en-
core la Croix de V Isère, les seuls qu'il soit pos-
sible de se procurer ici.
Réponse : « Quand je veux savoir les dernières
nouvelles, je lis saint Paul ».
19. — Dimanche. Une pancarte affichée à la
porte de la boutique des objets de piété informe
les passants que le bazar n'est ouvert, les di-
manches et jours de fêtes, que pour les pèlerins
qui ne peuvent absolument pas acheter un autre
jour.
Cette boutique se dresse juste en face du lieu
où la Sainte Vierge en pleurs est venue dire
que la profanation du dimanche était une des
208
L INVENDABLE
« deux choses qui appesantissaient tant le bras
de son Fils ». Absolument! Personne ne sem-
ble remarquer la dérision de cet adverbe. Du
temps des missionnaires, le comptoir était tenu
par des religieuses.
[Voir sur ce point mon récent livre: Celle qui
pleure, p. 167.3
Jeanne prenant en pitié les deux pauvres fem-
mes qui font le service de la table d'hôte, les
aide à laver la vaisselle, chose dont aucune pè-
lerine jamais ne s'avise. Ces malheureuses sont
ainsi accablées littéralement pour un salaire que
j'imagine dérisoire. La plus âgée disait son cha-
grin de ne pouvoir assister à la grand'messe.
Distinction entre le précepte et le conseil.
Réponse à ce sophisme : « Le précepte, c'est
ce qui ne gêne pas, le conseil, c'est ce qui gène ».
Limite ad arbitrium.
20. — Un jeune séminariste, ami des Termier,
qui me connaît par mes livres, me découvre ici.
J'apprends que je suis l'objet de bavardages
et de calomnies, car ces ecclésiastiques ne sont
pas des hommes. Il paraîtrait que j'ai demandé
l'aumône avec cynisme et que je suis, au fond,
une canaille. Le supérieur a dénaturé mes pro-
l'invendable 209
pos, odieusement, par pure malice. J'apprends
plusieurs autres choses qui me donnent l'idée
dune congrégation d'imbéciles et de goujats.
Juste le niveau des missionnaires leurs pré-
décesseurs, de puante mémoire. Dieu, qui va
les disperser, sait ce qu'il fait. Leur idéal, c'est
l'Académie, littérairement. Religieusement, c'est
Tartufe.
21. — Fait peu connu. Il existe une gare à
la Salette, une gare terminus. C'est le dessous
de cette espèce d'esplanade à gauche de la ba-
silique. Le dernier supérieur des missionnaires,
paysan avide et retors que j'eus l'honneur d'en-
gueuler avec une incomparable véhémence, en
1880, avait conçu le projet d'une voie ferrée
dans les montagnes, venant aboutir à cette gare,
en passant par un tunnel, au-dessous du Lieu
de l'Apparition. Il fallut y renoncer, faute de
millions. La profanation eût été énorme, mais
on espérait un profit plus énorme encore. La
gare avait cet objet spécial d'amener les pèle-
rins jusqu'à l'hôtellerie où on les eut immédia-
tement enfournés, sans crainte des concurrences
possibles.
Vu l'incendie d'une montagne voisine, le feu
n
210
descendant peu à peu vers la vallée. Fumée
dans le jour, flammes dans la nuit. Spectacle
banal, me dit on.
22. — Le petit abbé continue d'être ma seule
ressource parmi les crétins ecclésiastiques de
cette montagne. Je pense avec douceur à notre
départ, dans deux jours.
Farce très-spéciale. Un chapelain ordonne,
du haut de la chaire, à tous les pèlerins,
de promettre solennellement l'abstinence, la
prière matin et soir, la sanctification du diman-
che et le respect du Nom de Dieu. Cette pro-
messe doit se faire en levant la main, comme
chez le juge de paix : « Pèlerins, promettez-
vous? » Tout le monde beugle: « Je promets ».
La honte m'a paralysé.
Combien d'autres choses me déplaisent ou me
dégoûtent I Exemple, le Magnificat coupé,
entre chaque verset, par je ne sais quel refrain
en français...
Idée d'un pamphlet contre l'Académie : Le
cimetière des Immortels.
23. — Jeanne se promenait avec les enfants.
Des pèlerines venues d'Avignon s'approchent
l'invendable 21 l
et louent la beauté des enfants, félieitant la
mère d'être leur femme de chambre. Averties dô
Terreur, il leur arrive, comme à tous les gens
du Midi, d'aggraver aussitôt leur gaffe, en cher-
chant à la réparer, ce qui procure un peu de gaité,
24. — Long et dernier entretien avec le petit
abbé qui meurt de tristesse dans ce milieu et
qui va être expulsé du séminaire pour délit
d'intellectualité.
Réglé notre compte. J'obtiens une réduction
de 40 francs sur le -prix énorme de 300 pour
quinze jours. Ils n'ont pas osé se montrer sor-
dides jusqu'au bout et Péconome n'a pas man-
qué de me mettre en garde contre mon ami le
petit abbé. Ce monde ecclésiastique est hideux.
25. — Avant le départ, monté, une dernière
fois, au petit cimetière où gisent les rellquiœ
lamentables de mon cher abbé Tardif de Moi-
drey qui me conduisit à la Salette en 1879 pour
y mourir trois semaines plus tard, en me laissant
orphelin.
Les derniers jours de ce prêtre de Marie fu-
rent amers, combien amers! Personne, excepté
moi, ne l'a su. Le chagrin de ne pas voir
212 l'invendable
triompher laSalette et le spectacle incessant de
la médiocrité sacerdotale rongeaient son cœur et
causèrent en partie sa mort.
Combien, pourtant, il était loin de savoir toute
la vérité, si cachée alors et si mal connue de-
puis. Les plus énormes iniquités, d'ailleurs, n'a-
vaient pas encore été commises ou l'avaient été
trop récemment et avec trop d'artificepour qu'il
en eût le soupçon. Il lui suffisait de voir la Sa-
ie lie méconnue et les missionnaires infiniment
au-dessous de leur tâche.,.
Adieu donc à ce cher petit cimetière, à cette
basilique douloureuse, à ce chemin de croix ser-
pentin qui trace et délimite exactement la Pro-
cession de Notre Dame des Menaces... Incertain
de revoir jamais tout cela, je tâche d'en fixer
en moi les images.
Voici l'aurore. Le sévère Obiou et les monts
chauves qu'il garde, se teintent de rose. Une
opale infinie remplit l'espace. Enchantement
de quelques minutes, après quoi le terrible so-
leil criblera tout de ses feux. Je m'arrête encore
t^ut près de la tombe de celui que j'ai aimé et
je pense à l'avenir effrayant — inimaginable-
ment, indiciblement effrayant — qui a déjà
commencé.
l'invendable 213
On n'a pas l'air de savoir ce que c'est que
soixante ans. Je le sais un peu, étant né Tannée
même de la Salette, exactement soixante-dix
jours avant l'Apparition. J'ai des contemporains
qui sont des vieillards. Or je tétais pour long-
temps encore, lorsque Marie déclara qu'Elle « ne
pouvait plus retenir le Bras de son Fils». Natu-
rellement on s'est attendu à des malheurs fra-
cassants, à des catastrophes étourdissantes. On
a môme cru que 1870 suffisait, comblait la me-
sure de la Colère.
Nul ne s'est dit qu'il se pourrait qu'il y eût
autre chose que le foudroiement, car enfin c'est
insupportable à la raison, ces menaces tellement
précises qui ne s'accomplissent pas, alors sur-
tout que rien n'a été fait pour en détourner
l'accomplissement, et le mal qu'il fallait punir
s'étant, au contraire, immensément aggravé. Il
y a autre chose, assurément, et c'est épouvan-
table d'y penser.
Si on était mort déjà, vraiment mort et qu'il
ne restât plus qu'à être enfoui comme des cha-
rognes ! Terrible vision ! Plus terrible pensée !
Il y a, dans Edgar Poe, une démoniaque et into-
lérable histoire. Celle d'un moribond, magné-
tisé volontaire, in articule* mortis. Tentative
214 l'invendable
soi-disant scientifique substituée au sacrement
de rExtrême-Onction ! Le sujet meurt endormi.
Sept mois s'écoulent. De temps en temps, le
magnétiseur l'interroge et reçoit la même ré-
ponse formidable : « Je suis mort! — Je vous dis
que je suis mort!» A la fin.il se décide à le ré-
veiller et voici les dernières lignes de cette
hideuse et stricte parabole de l'enfer, évoquée
en mon esprit par le sommeil incompréhensi-
ble de la France, depuis soixante ans:
... Quant à ce qui arriva en réalité, aucun être hu-
main n'aurait jamais pu s'y attendre ; c'est au delà
de toute possibilité,
Comme je faisais rapidement les passes magnéti-
ques à travers les cris de : — Mort ! mort — qui
faisaient littéralement explosion sur la langue et non
sur les lèvres du sujet, — tout son corps — d'un seul
coup, — dans l'espace d'une minute,et même moins, —
se déroba, — s'émietta, — se pourrit absolument sous
mes mains. Sur le lit, devant tous les témoins, gisait
une masse dégoûtante et quasi liquide, — une abo-
minable putréfaction.
Retour à Varces où l'hospitalière maison Ter-
mier nous attendait à la fin du jour. Tel a été
ce pèlerinage, très-dur pour moi et rarement
adouci par des mouvements de ferveur sensible,
l'invendable 215
- — rendu méritoire tout de même, je veux l'es-
pérer, par un cinquantième de résignation et
de bonne volonté.
26. — Chaleur horrible. La végétation meurt
et les bêtes agonisent. Mais quelles soirées
hors de la maison, dans ce cabanon promé-
théen, dans cet in pace de montagnes rou-
geoyantes et fumantes çà et là, sous les étoiles.
Noctem sideribus illustrem...
27. — J'avais reçu bizarrement et presque
ironiquement, à la Salette,une brochure d'Emile
Godefroy intitulée : Critique de la Perfection.
La perfection, c'est le poète Jean Moréas. Quand
j'aurai fait le vœu de ne répondre à personne,
je répondrai encore à Emile Godefroy:
Me voilà bien embarrassé, mon cher Godefroy.
C'est donc à un pèlerin de la Salette que vous deman-
dez ce qu'il pense de votre beau travail sur le poète
païen Moréas ! Je n'ai pas lu les Stances. Je ne les
connais que par vos citations. Ce n'est pas assez ou
c'est trop. Peut-être aussi que je ne suis pas fait
pour goûter les vers. Je me sens plein de sécurité,
d'arrogance même, devant une page de prose et très-
humble quand j'essaie de lire des vers. C'est un fla-
con d'essence que je ne parviens pas à déboucher.
Eixir de vie ou de mort, je n'en sais rien.
216 l'invendable
Voici ce que je copie dans mon journal {La Salette,
19 août):* Lecture de l'article de Godefroy. Il s'agit
de Moréas, son ami, qu'il juge grand poète, « un
esprit parfait ». Citations ne justifiant pas, me sem-
ble-t-il, l'énormité de cet éloge. Moréas est pathéti-
que, si on veut, mais limité par le paganisme et ne
peut, par conséquent, être parfait ni tendre à la per-
fection. Je ne sais comment tenir ma promesse d'uno
appréciation dans la profondeur .C'est bien cela qu il
attend de moi et le sujet, j'en ai peur, ne me portera
guère ».
L'Océan qui « entoure la terre », on le nommait,
autrefois, Mare lenebrosum. Est-ce là le « cœur de
Moréas » ? J'ai peine à le croire.
Puis « l'arbre palladien » me gêne. Le « mont si-
nistre », rimant avec les « cygnes du Caystre », me
décourage. Quoi encore ? Il y a ceci :
Moi qui porte Apollon au bout de mes dix doigts.
Oui, vous avez cité ce vers, mon cher Godefroy,
je vous en donne ma parole d'honneur. Il y a enfin
les « fuseaux des trois sœurs » à qui l'esprit de votre
poète parfait peut « imprimer leur courbe » 1 Alors,
c'est dit, j'aime mieux l'imperfection, la brutalité
barbare, telle que la peuvent sentir les chrétiens. telle
que l'expriment ces quatre vers admirables d'où
Minerve est infiniment congédiée :
Quand je viendrai m'asseoir dans le vent, dans la nuit,
Au bout du rocher solitaire ;
Que je n'entendrai plus, en t'écoutant, le bruit
Que fait mon cœur sur cette terre...
217
Godefroy, vous êtes un usurier de profondeur et
vous avez prêté à un insolvable. Tant pis pour vous.
« Cela seul existe qui est parfait, telle est la dure
loi », dites-vous, et « nous serons jugés, en lin do
compte, avec la plus grande sévérité ». Tant mieux
pour tous. Comment pourrions-nous être des Dieux,
si cela n'était pas ? Ego dixi : DU estis. Ainsi parle,
dans saint Jean, Celui qui doit juger tous les hom-
mes, avec une rigueur et une miséricorde infinies.
Je suis sûr que jamais il n'a été parlé d'un poète
comme vous parlez de celui-ci. « Misère, Fortitude,
Sérénité » !!! Vous le coiffez d'une tiare d'abîmes. Il
ne pourra plus se montrer dans une rue d'Athènes...
N'y aurait-il pas ici une étrange confusion ? Cet
« escalier de diamant qui s'étage depuis le gouffre
jusqu'à la région de pure lumière...» ne serait-il pas
en vous, très-uniquement? Et ne seriez-vous pas, vous-
même, ô clairvoyant généreux et abusé, le Tragique,
le Profond, l'Intérieur, l'Individuel absolu que vous
supposez ?
Mais, encore une fois, je suis un Pèlerin de la Sa-
lette, un dévot, un barbare, un aveugle, un pam-
phlétaire et je vous prie de me pardonner.
28. — Lettre très-belle de mon petit abbé sur
le Salut par les Juifs qu'il a réussi à arracher,
pour quelques heures, aux ecclésiastiques de
la Salette, incapables d'y comprendre un mot,
mais le lisant tout de même, je suppose, dans
l'espoir d'y trouver ma condamnation.
218 l'in vendable
Réponse :
Cher ami, je ne veux pas vous faire attendre ma
réponse un seul jour. Votre lettre est honorable pour
nous deux. Non seulement vous avez vu ce qu'il y
avait à voir, mais vous avez voulu, autant que possi-
ble, réparer une injustice.
J'ai cité souvent la belle parole d'Ernest Hello :
« Celui qui aime la grandeur et qui aime l'aban-
donné, quand il passera à côté de l'abandonné, re-
connaîtra la grandeur, si la grandeur est là ». Que
Dieu vous bénisse de sa bénédiction la plus efficace,
la plus étendue ! Le pauvre Léon Bloy vous remercie
profondément et vous aime.
Tous mes livres ont été publiés ante porcos, mais
jamais les menaces de la trichinose ne se firent aussi
promptement et redoutablement sentir qu'à l'occa-
sion de celui-ci, offert pourtant à un prêtre, sur
celle montagne aussi effrayante que l'Horeb, où nul
n'est capable de « distinguer un lion d'un porc et
l'Himalaya d'un cumul de bran ».
Encore une fois, soyez béni. II a plu à Dieu de
m'affliger, comme il y a trente ans, en ce lieu des
Larmes, des Chaînes et de l'Éblouissement, et vous
avez été à peu près seul à me consoler. En loul
vous fûtes Tunique ayant besoin d'être consolé de
mon départ,
29. — Après la messe, visite au Cal \ aire, situé
an peu au-dessus du cimetière. On y arrive
l'invendable 210
par un délicieux chemin sous bois et on y do-
mine toute la vallée, d'une sorte de promon-
toire contourné par le Drac. Pays sublime fait
pour les heureux. Il me semble que la tristesse
d'un malheureux s'y aggraverait.
G est troublant, pour des chrétiens, de se de-
mander si, en conséquence de l'Encyclique, les
églises seront fermées. Quelques-uns, très-op-
timistes, pensent qu'il n'y a rien à craindre, al-
léguant une prétendue douceur de nos mœurs,
une autre mentalité qu'en 1793. Je me borne
à déclarer que je crois fermement à une persé-
cution sanglante et prochaine. J'observe, une
fois de plus, avec étonnement, que nul ne songe
au pouvoir immense du démon, pouvoir mani-
festé si souvent déjà et devant raisonnablement
s'exercer avec un^ rigueur inouïe sur une nation
si renégate. Je suis bien revenu de Joseph de
Maistre, mais son explication de 93 est inchan-
geable. Nous pourrions nous trouver demain
en présence d'un cas de possession universelle.
30. — Devant partir demain, nous allons
faire nos adieux au Drac, si bêtement méprisé
par Huysmans. Ce superbe torrent roule une
eau violente et dangereuse, capable d'emporter
2*20 l'invendable
vingt éléphants, polissant ses beaux galets, de-
puis des milliers d'ans, à travers l'histoire con-
nue ou inconnue, sans savoir ce que font les
hommes ni ce que pensent de lui les écrivains.
Fin d'une journée torride passée à regarder
fuir les heures, en rêvant avec épouvante et
ravissement à notre retour à Montmartre où
j'aurai, sans doute, à souffrir encore.
31. — Grenoble, Lyon, Fourvières. Revu,
presque achevée, la basilique vue en 1880,
les murs étant nus encore, et qui me déplaisait
déjà. Aujourd'hui elle me fait horreur. C'est
splendide et ignoble, comme un opéra ou un
casino. C'est une de ces bâtisses dont on dit
qu'elles ont coûté tant de millions. Effort de
« la piété Lyonnaise ». Ce faste charnel eût été
selon le cœur de Mgr de Bonald qui fut l'un
des premiers et des plus redoutables ennemis
de la Salette.
Vainement j'essaie de prier au milieu de ces
marbres et de ces dorures. Je ne sens que de
l'indignation et de l'amertume . Pour moi, l'église
la plus pieuse doit ressembler à une étable.
C'est peut-être le secret des sublimes bâtisseurs
du Moyen Age qui ne savaient pas autre chose
l'invendable 221
que d'élargir et de surélever, comme ils pou-
vaient, Tétable de Bethléem restée dans leur
cœur, où ils avaient adoré Jésus dans leur en-
fance.
Réfugions-nous dans la vieille chapelle, à
peine éclairée, pleine d'ex-voto ridicules et tou-
chants où parlent et pleurent des guéris, des
secourus, des consolés, morts depuis une ou
deux générations. Aucune place pour ces pau-
vres images dans l'orgueilleuse basilique dont
les murs sont couverts de mosaïques bondieu-
sardes et infiniment coûteuses. Ici, du moins,
on peut prier. Existe-t-il en France une ville où
le pharisaïsme bourgeois soit plus manifeste
qu'à Lyon ? Question vaine, je le sais, et qui
peut rester sans réponse jusqu'au Jugement.
Antiquaille. Hôpital Saint-Pothin. Caveau
de sainte Blandine et de saint Pothin. Quelle
émotion pour moi, en 1880! Il est vrai qu'alors
il n'y avait pas eu les embellissements déplora-
bles qui me sont révélés soudain par la lumière
électrique et les religieuses n'avaient pas encore
été remplacées par des employés municipaux
tels que ce portier bel-esprit, nécessiteux de
gifles et de coups de pieds dans le cul, lequel
ricane lorsqu'on a la simplicité de demander à,
222 l'invendable
voir le caveau de sainte Blandine. Aujourd'hui
je suis vieux, exténué de misères et de chagrins,
sans autre espérance que celle du martyre san-
glant, laveur immense, sortie privilégiée de cet
affreux monde, constamment demandée par
moi... Nous redescendons vers Saint-Jean par
une des ruelles en escarpe, rapides et sombres,
du vieux Fourvières. Tristesse incomparable de
Lyon, vérifiée, une fois de plus,
Septembre
1er. — Enfin, voici Montmartre et nos chers
arbres, malheureusement calcinés. Lettre de
Brou qui m'attend au Tréport, espérant que je
vais m'élancer dans le premier train.
5. — Le Tréport. Trois jours à passer avec
mon cher Brou. La Manche que voulut domp-
ter Napoléon et la très-vieille église indompta-
ble, contemporaine de Guillaume le Conqué-
rant. Treille générations ont passé sous sou
l'iNvbndaHlb 2*23
beau portail et sa tour est un antique joyau de
pierre d'un très-grand prix... Brou interroge lo
vent et me fait espérer une tempête.
Visite à la iorèt d'Eu. Jouissance extrême.
Illusion facile du Paradis. Il y a si longtemps
que je n'ai vu de forêt ! Et je préfère tellement
les hautes futaies à tous les aspects ou parfums
de la montagne ou de la mer. Je suis un syl-
vestre.
6. — Admirable lettre de Jeanne [utilisée dans
Celle qui pleure, chap. XIV , La Plainte d'Eve].
Cette lettre est pour moi l'assurance ferme, don-
née de Dieu, que ce livre sur la Salette est coula
et, par conséquent, faisable. Certitude plénière,
magnifique, introublable. Malheureusement la
mer aussi est sans trouble. La tempête désirée
ne s'annonce pas. C'est bien fait! Désir de tou-
riste, désir méprisable.
Voyage à Eu. Dans la cathédrale odieuse-
ment restaurée, subsiste par miracle une très-
belle mise au tombeau, respectée trois ou qua
tre siècles, on ne sait pourquoi. Les révolu-
tionnaire» ou calvinistes l'ont épargnée. Que
vont (aire les socialistes ou francs-maçons, quand
ils achèveront d'étrangler la France? Quant aux
224
sépultures des comtes d'Eu, elles ne peuvent
être visitées, dans une crypte absolument téné-
breuse, qu'à la suite d'un sacristain qui débite
sa monotone leçon, en promenant une lampe
sale sur chacun de ces nobles marbres endor-
mis que n'éclaire jamais le soleil.
9. — Un journaliste, Charles-Henry Hirsch,
m'écrit tout exprès pour réapprendre — sans
nécessité apparente — qu'il est un sot. Je ne
le savais pas.
12. — Envoi du Salut par les Juifs à mon petit
abbé :
Ce livre de prière et de douleur pour le scandale et
la confusion de vos séminaristes imbéciles et malfai-
sants, ambitieux de la prêtrise qui leur donnerait le
pouvoir de crucifier Jésus chaque jour.
13. — A un Alfred P..., collectionneur de mes
autographes :
... Pourquoi dites-vous que certaines de mes let-
tres sont « compromettantes »? Est-ce parce que j'y
parle de ma misère ? Si votre « admiration » vous
avait incité à me lire seulement un peu, vous sauriez
que j'ai proclamé moi-même, dans la plupart de mes
livres, cette misère généreuse qui fut un effet de mon
l'invendable 225
libre choix, ayant eu souvent le moyen et l'occasion
de m'en délivrer, et dont je suis fier comme je pour-
rais l'être de donner mon corps à brûler pour Jésus.
Christ...
14. — A Henri Douchet, imprimeur-libraire
à Méricourt-rAbbé (Somme), très-spécial pour
toutes les publications relatives à la Salette :
... Je confie pour vous à la poste, le Salut par les
Juifs qui passe pour un ouvrage exôgélique de haute
portée et dont vous apprécierez la beauté typogra-
phique. Je recevrai avec plaisir les ouvrages que vous
m'offrez en échange. Je vois que le mot « définitif»
vous a surpris. Cette impression disparaîtra aussitôt
que vous saurez dans quel sens il faut l'entendre. 11
ne s'agit pas pour moi, ni pour les personnes qui mo
pressent d'écrire sur la Salette, d'un livre définitif
historiquement, mais d'une œuvre d'exégèse ou de
paraphrase, à la manière du Salut par les Juifs. En
d'autres termes, je ne veux pas prouver un fait histo-
rique, mais je voudrais agiter puissamment les âmes
à propos d'un miracle très-unique supposé nécessaire
à la Gloire de Dieu et dont je montrerais la magni-
ficence cachée jusqu'ici. Projet qui mûrit en moi
depuis trente ans et que je tiens à réaliser avant de
mourir. Vos livres me seront très-utiles, non comme
documentation, mais comme suc/gestion...
Piéponse d'Alfred P., toujours collectionneur
226 l'invendable
mais décidément imbécile. Je lui renvoie son pa-
pier avec ceci :
Ma dernière lettre aurait pu vous paraître grave et
méritait mieux qu'une réponse spirituelle. Restons-en
là. La vie est courte et vous êtes vraiment trop inin-
telligent.
15. — Mon collectionneur, homme gluant,
veut avoir le dernier mot : « Vous n'en êtes pas
à une erreur près », m'écrit-il, « et celle qui
touche mon inintelligence n'est pas la plus bles-
sante ». Donc, c'est la plus blessante. Pauvre
diable !
19. — Les journaux parlent — combien vai-
nement ! — de mon lamentable cousin-germain
Emile Goudeau, mort hier. Ainsi s'éteignent,
sans Dieu, les témoins de ma jeunesse.
21. — Je me hâte vers la fin de mon Epopée
Byzantine, entreprise il y a tant de mois I Je
n'ai enterré, jusqu'ici, que trois empereurs sur
huit.
22. — Semaine religieuse. L'archevêque
d'Auch, un Mgr Enard, ne veut pas du martyre
procuré par l'huile bouillante, les tenailles ou
l'invendable 227
le gril. C'était bon autretois. Il connaît un meil-
leur martyre et qui frappe moins l'imagination.
Je te crois I
Ce feu dévorant qu'il iaudra subir, dit-il, cette im-
molation et ce martyre que la Providence nous ré-
serve et dans lesquels il y a peu de gloire extérieure
£ recueillir, c'est ceci : Série de iatigues poussées
jusqu'à Tépuisement; de mépris volontairement subis
et même cherchés pour atteindre les âmes ; de visi-
tes quotidiennes à ceux qui ne viennent plus à nous ;
d'instructions portées jusque dans les maisons : une
bonté que rien ne lasse, la persuasion et la douceur
inaltérables. Voilà le martyre, le vrai martyre de de-;
main.
Pas un mot du martyre d'après-demain, c'est-
à-dire des holocaustes d'argent, de la. pauvreté
épousée dont cet archevêque ne veut pas plus
que des tourments corporels. Que diraient les
dames ? « Faire son salut », en gardant sa peau
et sa galette. Tout est là. Oh! les troupeaux gar-
dés par de tels pasteurs 1
24. — Visite d'un jeune jésuite que j'ai beau-
coup aimé, lorsqu'il n'était pas jésuite. Extérieu-
rement il n'a pas gagné. En devenant homme
il a grossi, épaissi. Il me faut bien une demi-
223 l'invendable
heure pour me dégeler. Cependant la conver-
sation me montre mieux son âme. Assuré-
ment il me garde, comme il peut, son affection,
dans un milieu déprimant. Il se félicite, cepen-
dant, d'être jésuite, mais comme d'un moindre
mal, semble-t-ii. Certains aveux de totale im-
puissance, en ce qui regarde ses efforts pour
me propager, me font voir, une fois de plus,
combien il m'est impossible de pénétrer jus-
qu'à ces gens-là qui ont la haine de l'Absolu
et le mépris du Beau. Société vomie de Dieu,
j'en ai peur.
29. — Dernier chapitre du livre de Lord Ro-
sebery sur Napoléon. Impression antérieure à
modifier. Son admiration pour Napoléon est fort
contestable et Rosebery est bien anglais. En
cette qualité, comment aurait-il pu, même avec
pins d'esprit encore, entrevoir seulement le sym-
bolisme apocalyptique de l'Homme du Blocus
continental ?
Affaire de l'abbé Delarue. Etonnante lange
du journal le Matin qui a versé, dit-on, quinze
mille francs à ce renégat pour la publication ul-
tra-scandaleuse de ses Mémoires ignominieux.
I, INVENDABLE
Octobre
1er. — Admission de Véronique à la Schola
cantorum. Bienveillance exquise de Vincent
dlndy.
2. — Commencé le livre sur la Salette.
Lu un article de Ledrain sur le dernier livre
de Huysmans : Les Foules de Lourdes. Il va sans
dire que cet apostat de Ledrain voit en Huys-
mans une colonne de l'Église.
7. — Après lecture de quelques-uns de mes
livres, une dame de G... m'avait écrit son admi-
ration, demandant instamment la permission
de me voir. Curieux de ce que pouvait être une
personne si passionnée, j'avais donné cette per-
mission. Elle vient aujourd'hui avec sa fille.
Déception. Deux bécasses protestantes se disant
très-pieuses et en très bons termes avec Dieu,
mais n'ayant pas besoin d'intermédiaires, c'est-
à-dire de prêtres ni de sacrements. Elles parais-
230 l'invendable
sent venues dans le dessein charitable dem'opé*
rer de mes écailles. Je congédie ces idiotes.
8. — Pour gagner du temps, je lais usage, une
première fois, de Y autobus. Ah ! je n'échapperai
pas aux inv entions modernes. Il est vrai que
c'était pour courir à la Nouvelle Reçue où mon
Épopée Byzantine est acceptée.
9. — Ayant décidé de bon cœur d'écrire sur
la Salette, il fallait que les documents nécessai-
res, c'est-à-dire les moins connus, vinssent à
moi. Gela commence aujourd'hui. Je n'aurai
me me pas à les chercher.
13. — Une personne chargée par Dieu et sa
Mère, très-visiblement, de me documenter sur
la Salette, inaugure sa mission en me conseil-
lant de renoncer à mon entreprise.
14. — Essayé vainement de lire les Foules de
Lourdes de Iluysmans, p'çst trop ennuyeux, trop
médiocre, et si peu chrétien l
10. — Commencé le déménagement, la trans^
laiion de nos meubles de deuil et de misère, du
l'invendable 231
pavillon aimable — où, du moins, nous pouvions
souffrir sous des arbres, sous ces pauvres arbres
qui vont périr — dans une maison fétide et
hargneuse de la rue Cortot où j'ai été [bêtement]
séduit par l'abondante lumière d'un atelier. Il
faut payer d'avance, naturellement, comme par-
tout, iniquité inconnue, il y a trente ans, que la
lâcheté ou la vilenie de tout le monde encou-
rage. J'y suis donc invité avec menace de l'in-
dignation d'une propriétaire ignoble, si je ne
m'exécute pas très-promptement.
18. — Saint Luc, historien de Marie, gouffre
de lumière et de douceur!...
19. — Installation définitive, rue Cortot. Nous
avons un atelier et delà lumière, beaucoup trop
peut-être. Mais c'est tout. Le reste est laid, in-
commode, sale et même sinistre,
21. — Confidence de Véronique. L'aimable
enfant, me parlant de ses compositions mélodi-
ques, me disait en substance: «Je ne peux trou-
ver ces choses que lorsque je suis triste, parce
qu'alors je suis consolée de cette manière ». La
profondeur d'âme de ma chère petite me serre
le cœur.
232 l'invendable
23. — Voici que nous changeons, une fois en-
core, de gouvernement. Chaque fois que la Ré-
publique ôte sa chemise, c'est pour en mettre
une plus merdeuse. Le maître, cette fois, le
dictateur, c'est Clemenceau, environné de ses
domestiques, parmi lesquels Briand le soute-
neur et la fille Picquart. A quelle curée vont se
livrer encore ces chiens ?
Le Pape est ostensiblement méprisé, déso-
béi, jusque parmi les prêtres dont plusieurs, déjà,
sont schismatiques déclarés.
25. — Lettre, sur le Mendiant ingrat, d'une
personne digne d'être recommandée à la Société
protectrice des animaux. Elle n'a vu, absolu-
ment, dans mon livre que la lettre à de Groux
du 3 décembre 1894, où je parle en effet des
botes, et elle n'a vu, dans cette lettre, que les
quelques lignes concernant strictement les bê-
tes, sans apercevoir ce qui est autour. Je vou-
drais que les mâles ou femelles hujus modi ne
me souillassent plus de leurs louanges.
Il commence à pleuvoir dans notre atelier.
2G. — Je lis à petits coups les Foules de Loar-
des. Ennui toujours et bonnes intentions proba-
l'invendable 2'*3
blés, malgré les défauts horribles signalés dans
mes Dernières Colonnes, desquels l'auteur ne se
guérira jamais. En voilà un qui ne se méprise
pas ! Une fois do plus, la conversion de Huys-
mans est, de toutes mes œuvres, la seule qui ait
réussi et celle dont je suis le moins fier,
27. — Apparition d'un ami de mes livres et
de ma personne, que je vois pour la première fois.
Que de tristesse et quelle tristesse sur cette no-
ble figure! Il nous a touchés jusqu'à nous bou-
leverser. Naturellement il souffre de plusieurs
sortes, en particulier de la misère, ainsi qu'il
convient à un amoureux de mes pensées.
28. — Domine, non sum dignus ut intres sub
tectam meum, sed tantum die verbo et sanabitur
amicus meus Radulphus.
Achevé les Foules de Lourdes. Il reste cette
impression d'un écrivain curieux et obstiné qui
peut avoir çà et là quelques trouvailles. Sa bonne
foi semble indiscutable, mais non pas sa foi.
Quant à l'indigence de son esprit, c'est à pleu-
rer. Il comprend juste au niveau de tout le
monde, avec des formes admirées de Lucien
Descaves, et se croit un penseur en remâchant
234 l'invendable
les plus vieux culots d'idées. Nul effort pour
corriger ses défauts qu'il semble, au contraire,
vouloir aggraver. Ah ! il est bien marqué du si-
gne des sots qui consiste à s'acharner sur une
gafle cent fois démontrée.
Novembre
5. — Rencontré à l'atelier Brou un millionnaire
anglais qui eut, un jour, cette originalité de payer
le bronze de mon buste. Je veux croire que le
temps des miracles n'est pas passé et que j'ai pu
ne pas déplaire. Mais il m'a été impossible de
lui cacher mon mépris pour les riches qui ne
récompensent pas les artistes. Ici, je ne sais pas
exactement dans quoi j'ai marché. J'ai cru com-
prendre que cet homme répondait en alléguant
le danger du bonheur pour les artistes — parole
qui ne pourrait pas être dite chez moi sans dan-
ger.
l'invendable 235
7. — Dépêche terrible. Un des deux fils de
Termier, aimable enfant de treize ans, vient
d'être tué net par un ascenseur. Cette nouvelle
m'assomme. Les pauvres gensl Est-ce là leur
récompense pour le bien qu'ils nous ont fait ?
.-Lugubre octave de Toussaint pour cette
famille.., Notre Dame de la Salette veut que ses
amis pleurent avec elle. J'ai rarement fait autre
chose depuis trente ans.
8. — Vu la famille Termier. La douleur de
ces chrétiens sans murmure est un spectacle
déchirant. Vous savez, chers affligés, que votre
enfant et votre frère vit toujours — d'une autre
manière, il est vrai, d'une manière inconceva-
ble, et c'est cela qui fait tant souffrir.
9. — H y a quelque chose de surnaturel dans
la mort de ce cher enfant. Pour qui a-t-il payé
et qu'a-t-il payé? Car nul n échappe à cette loi
juste et misericordieuse.il faut toujours payer.
'10. — Service funèbre. Revu tout mon passé
de misère et de douleur, et nos deux innocents
disparus et toijt le reste. J'ai serré les mains
de mes amis désolés — combien affectueuse-
236 l'invendable
ment et avec quelle volonté d'atteindre leurs
cœurs !
13. — Envoi de la Femme pauvre à un homme
pauvre et malheureux: « Ce livre, l'un des plus
douloureux qu'on puisse lire, parce qu'il ex-
prime éperdument la convoitise du paradis ».
10. — Lettre de mon petit abbé de la Salette:
C'est fait! Les cochons sont à la curée de mon âme.
La catastrophe finale est arrivée. Je suis prié de
partir du séminaire, après les avoir tous fustigés en
présence de Monseigneur, La partie était perdue de-
puis longtemps ; je me suis donné le luxe suprême
de sonner Phallali moi-même. Je leur ai tout dit,
toutl Ah si, un jour, je fus bien inspiré, ce fut celui-
là. J'en avais assez, à la fin, et j'étais écœuré des
couleuvres que, depuis deux ans, ils me faisaient
avaler. Je ne sais malheureusement pas ce que je
vais faire, mais cela, au fond, est peu important. J'ai
fait ce que j'ai cru, en conscience, devoir faire. Ils
ont été obligés de m'écouler jusqu'au bout et je leur
en ai fait entendre de belles vérités 1 Et cela à pro-
'pos de saint Thomas! Un discours débité en grande
séance académique devant toutes sortes de pompeu-
ses autorités. D'ordinaire on leur servait de l'eau
tiède; pour une fois ils ont eu de la lave et, durant
une heure et demie, je les ai tenus et louettés. Encore
l'invendable 237
une fois, je fus, je crois, éloquent, parce que je vivais
ce que je disais, terriblement...
Durant toute ma vie, hélas! il me restera celte plaie
d'avoir vu les prêtres de trop près et dans les coulis-
ses, et c'est affreux ! affreux ! Il y a de quoi perdre
la foi, si on ne l'avait pas chevillée au cœur.
« Cherchez, avant tout, le royaume de Dieu et sa
justice ». Que cette recherche soit l'unique et total
but de votre vie. Que tout, chez vous, cœur, force, in-
telligence, soit tendu vers ce point. Que votre âme
halète d'épuisement dans cette course. Et omnia hœc
adjicientur vobis. Vous recueillerez à pleines mains
la calomnie, l'indifférence, le mépris, la haine. Votre
grandeur sera dénommée monstruosité ; votre génie
s'appellera folie. Tous, sarcastiques, s'écarteront de
vous, le rire aux lèvres et l'ironie aux yeux. Et après
quarante ou cinquante ans de cette torture, si vous
n'avez pas, je le répète, la foi tenacement chevillée à
lame et de l'enthousiasme plein le cœur, vous mour-
rez fou de désespoir. Heureusement Dieu reste. Us
n'ont pu le tuer dans mon cœur...
18. — On me dit que Rodin est un grand homme
qu'on cache volontiers. On finira peut-être par
Y enfermer. Tel sera le résultat de ses tentatives
de sculpture métaphorique et telle l'immola-
tion d'un artiste véritable par certains critiques
flagorneurs. Voilà vingt ans qu'on lui parle de
son génie et qu'il s'en affole comme un renard
238 l'invendable
à la queue duquel on aurait attaché uftbrandoç.
Les grands hommes ordinaires se contentent
d'être des bonzes. Ce tailleur de pierre est passé
Bouddah.
23. — Le comble de la misère humaine, c'est
le mépris des pauvres pour les pauvres. Quand
on pratique la charité envers les pauvres, sur-
tout envers les pauvres abandonnés par les au-
tres pauvres, on accuse terriblement ceux qui
ne la pratiquent pas et on est traité en délateur.
24. — À propos de la rapacité, du mercanti-
lisme d'un certain clergé paroissial et, par suite,
de tout le personnel. Un bedeau exprime à un
sacristain, ou à une chaisière, leur commune
vexationde la pénurie de grands mariages : « La
crevette n'a pas donné cette semaine ». Huys-
mans eût aimé cette horreur,
26. — Lutte contre notre vieille femme de mé-
nage, une vierge bardée de médailles et scapu-
laires et,par conséquent, salope avec immunité.
Cette gueuse antique a pour spécialité de détes-
ter les pauvres et les enfants. Une espiégleiie
insignifiante Ta mise en fureur contre nia (Mette
L INVENDABLE
que j'ai aussitôt défendue en imposant silence
à la sorcière. Dévote belge, elle ne manquera
pas de me vouer aux flammes éternelles.
27. — « Envoyer de l'argent à Bloy, c'est le
fondement de notre espérance ». Première phrase
d'une lettre de Josef Florian.
28. — Mes jours passent devant moi comme
des étrangers que je ne distingue ordinairement
que lorsqu'ils m'affligent ou me consolent et
que j'ai tant de peine à me rappeler le lende-
main, quand je dois écrire ce journal.
29 . — A mon ex-petit abbé :
... Vous avez appris la catastrophe. L'énorme dou-
leur de cette famille m'a bouleversé ; des plaies pro-
fondes, anciennes déjà, se sont rouvertes en moi.. r
Et quelle impuissance 1 On voudrait avoir, comme
les Saints, pouvoir sur la mort, et on est des misé-
rables. Depuis la consigne donnée par Jésus-Christ,
les montagnes attendent en vain que nous leur com
mandions de se déplacer. A peine avons-nous assez
de foi pour faire nous-mêmes quelques pas. J'ai vu
cet aimable enfant sur son lit de mort et j'avais honte
de ne pouvoir le ressusciter pour la Gloire de Dieu
et la merveilleuse édification de ses parents — comme
240
j'en aurais eu strictement le pouvoir et le devoir si
je n'étais pas une ordure...
Période bizarre. Que va-t-il se passer ? Ce
novembre finit pour nous seuls sans catastro-
phe. Que sera décembre ? Fermera-t-on notre
chère basilique? Aurons-nous encore des mes-
ses? Il est bien remarquable que ce livre à faire
sur la Salette et ces documents terribles sur le
bâillon ecclésiastique mis à la Sainte Vierge me
soient présentés en ce moment.
30. — Il serait question de transformer Notre-
Dame en une gare centrale du Métropolitain,
lequel deviendrait alors infiniment dangereux.
Décembre
4. — Travaillé à mon livre sur la Salet'c
Cette histoire est bien plus mystérieuse qu'on
ne pense. Tant qu'on a pu, on Ta obscurcie, au
point que ceux qui devraient l'ensteignerTigno-
L INVENDABLE 211
rent. Il y a là un cas de désobéissance, de pré-
varication sacerdotale énorme, par quoi sont in-
voqués et rendus inévitables les pires malheurs.
Cela au mépris des ordres formels de
Léon XIII qui ne sut pas se faire obéir. C'est
tout un drame et même un drame très-sombre.
Il est certain que les miracles, les guérisons
étonnantes obtenues par l'invocation à Notre
Dame de la Salette l'ont été par des personnes
qui croyaient fermement, implicitement, au Mes-
sage, sans même le connaître, assurées qu'en un
tel événement, le plus extraordinaire depuis la
Pentecôte, tout devait être infiniment admira-
ble et d'une importance que rien n'exprimerait.
Il y a des faits de guérison inouïs, très-diffé-
rents de ceux de Lourdes, en ce sens qu'ici l'Es-
prit-Saint paraît agir directement.
6. — Lu le misérable livre d'un abbé Bertrand,
prétendu historien de la Salette, lequel se gardo
bien de parler du Secret de Mélanie, mais, en
revanche, couronne du laurier à jambons de sa
prose de séminaire tous les pharisiens qui ont
bâillonné la Sainte Vierge et se prête complai-
samment aux insinuations odieuses tendant à
dcc -iibidérer autant que possible les deux cu-
is
2 H l'invendable
fants. Naturellement cet ouvrage édifiant est
recommandé par plusieurs évêques.
7. — Déluge universel d'ordures et d'infamies.
On ressuscite l'affaire Syveton. La Veuve et la
Fille se vautrent chaque jour, monstrueuse-
ment, dans les journaux. Toute abjection conce-
vable est dépassée.
9. — Mort de Brunetière, pion ou cuistre fa-
meux qui disparaît après beaucoup de fracas,
sans qu'on puisse désigner un livre, même mé-
diocre, sorti de lui.
La sentimentalité, c'est d'avoir compassion
des bourreaux de Jésus-Christ. Pauvres gens
si mal payés pour tant de fatigue 1
Au dix-septième siècle, une dame au cœur
tendre s'apitoya sur les pauvres chevaux qui
écartelaient un homme de mauvaise mine.
10. — Les journaux sont pleins de la Sépara-
tion. Bientôt nous n'aurons peut-être plus de
messes et, certes, beaucoup de catholiques se
réjouiront en secret d'être ainsi délivrés de leur
devoir, en attendant qu'on les «. déshabille
de leur chair », comme il est dit dans le Déses-
i/itfvn
pcr\ L'accomplissement des choses vues par
moi, en 80, est sans doute peu éloigné. Notre
Dame de la Salette aura le terrible dernier
mot.
Notre vieille femme de ménage entreprend
de nous raconter, d'un air étrange, d'horribles
histoires de messes noires et de voleuses d'hos-
ties. Jeanne, indignée de cette manigance du
démon qui envoie cette vieillarde porter chez
nous son ordure, balaie immédiatement la mes-
sagère.
11. — Le froid me fait penser à la recomman-
dation évangélique: Orate ut hieme non fiant et
m'en voilà très-préoccupé. C'est demain, dit-on,
que commencera la persécution effective. Plus
de messes, plus de cloches, plus de sacrements,
sinon en lieux privés. Orate ut non fiât fuga
çestra in hieme.
Un jeune homme se tue d'un coup de revol-
ver dans la cour de notre maison.
12. — Un journal nous apporte les premiers
bruits de guerre entre l'État et l'Église. Dès à
présent, les assistants aux offices peuvent s'at-
tendre aux scandales et aux outrages. On a
244 l'invendable
perquisitionné ignoblement chez le nonce du
Pape expulsé le jour môme et reconduit à la
frontière. Clemenceau, interpellé à la Chambre
à ce sujet, a fait la pirouette.Les bouffonnerie s de
ce vieux pantin à tète de mort invoquent avec
une force infinie les coups de pieds dans le cul.
13. — Basilique du Sacré-Cœur. Tout le jour
il a fallu pénétrer par une porte dérobée, avec
la crainte d'un scandale, sous l'œil d'une demi-
douzaine d'agents, les journaux officiels eux-
mêmes ayant dit qu'on ne reculerait pas devant
des provocations, à savoir des injures proférées
par dlmmondes goujats qu'appuieraient aussitôt
les policiers, en vue de condamner les injuriés.
Blaizot devient l'éditeur de mon Epopée
Byzantine, imprimée et tirée à part, à ma
demande, par la Nouvelle Revue qui l'a publiée.
Ce livre ne lui aura pas coûté cher. 175 exem-
plaires pour 100 francs, sans droits d'auteur!
4 francs l'exemplaire. Bénéfice éventuel de 700
pour 100. On sait que le premier devoir d'un
écrivain est d'enrichir ses éditeurs. J'avais
deux exemplaires sur Japon pour mes deux fil-
les. Il m'a prié de lui en donner un. J'ai cru
qu'il fallait céder. [Après deux ansj 'en saigne
l'invpndablr 2 15
encore et je me soulïlette moi-même quand
j'y pense.]
Jour froid et triste. C'est l'époque néfaste où
le facteur ne vient que pour ses étrennes.
15. — Rien de nouveau. Notre temps est si
bas que même le mai complet est médiocre. Le
superbe Clemenceau montre son impuissance
avec beaucoup de morgue. C'est un mulet inso-
lent, fier de porter des ordures qu'il croit des
objets rares et précieux.
Relu une brochure déjà vieille sur le Secret
de Mélanie qu'on veut expliquer, « Paris sera
brûlé », dit cette révélation. Prétendre ou sup-
poser que les incendies de 71 ont été l'accom-
plissement de ces trois mots, c'est n'avoir pas le
sens de l'Absolu.
16. — Ma misère est telle que je lis du Cicc-
ron, in Verrem.
17. — Funérailles de l'Archevêque de Posen,
primat de Pologne. Détail sublime. Il y avait
une couronne immense donnée par les « enfants
des écoles », une couronne d'épines! Le moyen,
âge n'est donc pas fini.
246 L INVENDABLE
18. — Les pauvres seuls donnent spontané-
ment, les riches veulent être sollicités.
Expulsion de l'Archevêque de Paris, cardinal
Richard, dépossédé de son palais. Foule énorme,
cantiques, voiture traînée par des personnages
importants, etc. Manifestation plus facile que
l'abandon de sa peau ou de son argent.
Le vieux et millionnaire Cardinal a été re-
cueillipar le millionnaire Denys Cochin. J'aurais
voulu le voir s'en aller pauvre et demander l'hos-
pitalité à des pauvres.
20. — Voilà bien des semaines que je suis
prive de toute consolation. Impossible de comp-
ter comme telle une lettre de l'éditeur Stock
précisant qu'il désire des dédicaces à ceux de
mes livres qu'il possède II peut attendre et même
brûler l'orme pour se chauffer.
A Stock:
Lors de notre dernière entrevue, il y a des mois,
vous me déclarâtes que vous ne « faisiez plus que des
affaires ». Nous nous séparâmes sur cette parole che-
valeresque. Eh 1 bien, c'est mon cas aujourd'hui. Cha-
cune de mes dédicaces vaut 50 francs net. Dans dix:
ans, si je vis encore, ce sera 500 francs. Le présent
autographe me constitue votre créancier.
l'invendable 2 17
21. — Réponse de Stock à ma réponse. Tra-
duction en français :
Mon cher Bloy. Je tiens à vous opérer de toutes vos
illusions. Sachez que je suis un parfait idiot et un
mufle comme il n'y en a pas. Cordialement.
A Termier :
... Vous n'avez plus de nouvelles de la rue Gortot,
dites-vous. C'est vrai. Je n'osais pas. Je craignais
d'être un « ami onéreux », comme ceux de Job, et je
me sais la main si lourde ! Quand vous avez pris la
peine de venir, je n'ai rien trouvé. Cependant j'ai
passé deux fois par la porte que vous connaissez, avec
des aggravations ou raffinements qui ont pu faire
sangloter Marie sur son trône.
Je suis né en 46, au moment que Dieu a voulu,
soixante-dix jours avant l'Apparition. J'appartiens
donc à la Salette, en une façon assez mystérieuse et
vous avez été choisi pour me mettre en état d'écrire
ce qu'il fallait écrire à la fin. Ce livre grandit dans
mon âme, chaque matin, et j'admire qu'après tant
d'années de gestation, il soit exigé de moi décidé-
ment, à l'heure précise où les plus terribles menaces
de la Salette semblent devoir s'accomplir.
Ce que je pense? demandez-vous. C'est simple.
Heureux et bienheureux ceux qui auront appris à
souffrir. L'échéance arrive et il y a beaucoup à payer5
infiniment plus qu'on ne pense. L'infortune excep-
ion nelle du fils de Louis XVI vous émeut. Qu'est-ce
248 l'invendable
pourtant que cette iniquité, en comparaison dé l'ini-
maginable crime d'avoir bâillonné la Mère de Dieu
depuis tant d'années, d'avoir bafoué ses avertisse-
ments, ses ordres formels, ses prophéties, d'avoir mis
en garde contre Elle ses enfants, d'avoir persécuté
et déshonoré ses témoins? Mélanie une folle! Maxi-
min un ivrogne! Calomnies indéracinables. Il n'y a
pas de mots pour exprimer l'horreur de la Prévarica-
tion qui consiste à choisir ce qui plaît dans le fait de
la Salette et à rejeter comme rêverie ou mensonge
ce qui ne plaît pas. Et on s'étonne de ne pas être
exaucé ! Mais on s'étonnera bien plus de ce qui va
venir, après des ajournements inconcevables et de
prodigieux sursis.
J'ai été informé de l'imminence du cataclysme en
1880, exactement le 19 septembre, à la Salette même,
un peu après la publication ou plutôt la diffusion du
Secret de Mélanie. Depuis, l'attente continuelle des
divines Catastrophes est devenue ma raison d'être, ma
destinée, mon art, si vous voulez. J'ai toutes mes ra-
cines dans ce Secret et c'est pour cela, sans doute
que l'universelle conspiration du silence a tenté de
m'assassiner. J'ai passé vingt-six ans à m'indigner
de ne pas voir le Déluge.
Que vous dirais-je de plus? Attendez mon livre.
Vous êtes un homme de si bonne volonté que Dieu
vous fera voir la miséricorde merveilleuse dont vous
avez été l'objet, le très-douloureux objet, mon cher
ami.
I/INVENDÀBLB 2 10
£2. — Document pour l'histoire do la sottise
et de la vilenie infernales des catholiques mo-
dernes, trouvé dans la Semaine religieuse do
Paris : Apparitions et nies animées de Lourdes.
Je manque de courage pour copier ce programme
ignominieux de « l'Œuvre des Vues cinémato-
graphiques religieuses», œuvre inventée et pro-
pagée par le journal La Croix. Une vue animée
de riramaculée Conception 1 C'est déjà énorme,
mais il y a mieux.
À chaque séance on donnera alternativement soit
la Vie de N.-S. Jésus-Christ, soit la Passion et un
grand choix de scènes amusantes composées spécia-
lement pour nos spectacles recommandés aux Ecoles
chrétiennes, Patronages et aux personnes bien pen-
santes.
Ces gens sont à faire peur.
26. — Saint Etienne. Marie d'Agreda raconte
que, parmi les pierres qu'on jetait au Proto-
martyr, il y en avait quelques-unes qui péné-
traient dans sa tète et qui y restaient rouges de
on sang. Je reconnais là ma manière et je me
appelle bien un silex très-coupant qui dut être
mcé par moi. La prière suprême de cet homme
e Dieu me fait obtenir des larmes.
250 l'invendable
Une masse de neige est tombée celte nuit et
j'en ai entendu, sur mon vitrage, le doux et ter-
rible bruit. Mais quelle peine de voir cette neige,
tamisée par les fentes ou les cassures, tomber
dans ma pauvre chambre, en une sorte de pluie
fine et brillante! C'est ainsi qu'une vieille pro-
priétaire honorable nous loge pour beaucoup
d'argent.
A propos du prix Goncourt ,
ENQUÊTE DE « GIL BLÀS »
LÉON BLOY
Je suis monté au sommet de la colline, sur les di-
vines hauteurs de notre Montmartre, où vivent, dans
de défectueuses maisons, les derniers ermites de
l'idéal.
Nous sommes dans une chambre nue et nous cau-
sons timidement :
— Je ne suis pas préparé à cet interrogatoire, me
dit l'utile et probe auteur de YExêgèse des Lieux
communs, je ne suis pas au courant, ou si mal...
Léon Bloy se plaît alors à rappeler les visites lit-
téraires que lui firent, il y a deux ans, nos confrères
Louis Vauxcelles et Georges Le Gardonnel :
— A ce moment-là, j'avais un nom dans la tête,
l' invendable
parce que j'avais lu Bùbù-de-Montp&r liasse; ce nom-
là, je l'ai donné à vos confrères : c'était celui de
Charles-Louis Philippe. Bien que la donnée du livre
fût contestable, l'art de cet homme m'avait étonné.
Mais qui est-ce qui mérite le prix ? s'écrie Léon
Bloy, dont la voix soudain déborde, comme animée
d'une sainte colère ; qui mérite le prix ? Est-ce que
je ne mérite pas ? Ne suis-je pas le pauvre homme
de lettres.
Oui, mais il y a la tradition des petits frères : les
petits frères ceci, les petits frères cela. Leur prix,
ils feraient mieux de se le donner mutuellement :
« Tu as fait un livre cette année, mon vieux, voilà
le prix 1 » Mutuellement ils se diraient cela chaque
année.
Leur Académie Goncourt, c'est une verrue sur le
nez de l'Académie française.
El je les connais à peu près tous. Huysmans est
un égoïste et un orgueilleux ; je ne vois pas Huys-
mans donnant avec bonté un prix et des louanges
à un jeune écrivain ; il n'est capable que de lui faire
dédaigneusement l'aumône.
Et Mirbeau, avec sa temme de chambre, il est
. hiial. Us ont tous du génie. Ils nous ont produit
* au, auteur d'un livre illisible, et Frapié, le pleur-
cheur. Ils sont effarants!
Je me lève et remercie et salue avec respect ce
i ontempteur des dieux académiques.
30. — Un ami me parle de Lazare ressuscité
252 l'invendable
par ces mois: Lazare veni foras, dits par Jésus
pleurant. Lueur d'exégèse. Je pense aux mots
de Caïn à Abel : Egrediamur joras.
31. — Le Désespéré est épuisé depuis dix ans
et on le demande sans cesse. Pourquoi ne puis-
je trouver un libraire qui consente à le réédi-
ter?Réponse lumineuse donnée par l'un d'eux :
— Je suis trop l'ami de Léon Bloy pour deve-
nir son éditeur. Ce ne serait plus une affaire.
IQO
9°7
Janvier
2. — On m© signale un article paru, il y a
quinze ou vingt jours, où j'étais nommé. Huys-
mans aurait parlé de moi, en souriant, dans un
cabaret, à propos du prix Goncourt. Pauvre
homme qui va mourir !
A Gatumeau. Parlé de mon désir de trouver
un autre éditeur que le Mercure qui est un « ca-
veau de famille » :
Vous êtes, à peu près, l'unique parmi ceux qui se
nomment confrères, à avoir va en moi la «douceur »
et c'est pour cela que je vous aime. Étant, au fond,
un amoureux et un naît, je. n'ai jamais pu prendre
mon parti de l'injustice et de la stupidité de mes ju-
ges. Huysmans qui me doit son âme, se réjouit de ma
souffrance, dans certains lieux publics. On vient de
me l'écrire. Ah ! le malheureux ! le malheureux I
3. — Lu dans Y Echo de Paris l'enquête sur
L INVENDABLE
la persécution prussienne dans les écoles d'en-
fants polonais. Rien ne peut être imaginé de
plus atroce et je n'ai jamais rien lu qui m'ait
donné une idée plus complète, plus définitive,
de la bassesse protestante. Et cet empereur al-
lemand, avec son million de soldats, ses innom-
brables canons et ses moustaches poignardant
le ciel, se faisant battre par quelques petits en-
fants !
5. — Lu l'assassinat d'un père par ses deux
jeunes enfants, la fille l'assommant et le gar-
çon le saignant comme un porc. Justes fruits
d'une bonne éducation républicaine. De pareils
faits se multiplieront. Il y a dans l'air comme
un souffle de possession diabolique.
7. — On me demande l'adresse de Bigand-
Kaire, dédicataire de la Femme pauvre. Réponse:
... Il y a huit ans que je n'habite plus le Grand
Montrougeet il yen a au moins neuf que j'ai renoncé
à découvrir la piste du capitaine Bigand-Kaire, dont
la disparition est un des mystères innombrables qui
m'environnent.
11. — Je fais savoir à quelqu'un que je suis
2571
plus déterminé que jamais à manquer de pru-
dence et à citer les noms des canailles qui ont
outragé, bâillonné Notre Dame de la Salette,
s'opposant au salut qu'elle nous apportait. Il
n'y a qu'une manière de ne pas trahir, c'est de
combattre, et on ne peut combattre qu'en se ser-
vant de ses armes. Quant aux dévots, il en est
d'eux comme des duchesses ou des ânesses dont
parlait Balzac, la seule manière, c'est de taper
dessus à coups de trique.
13. —Un décret signé du nom boueux de Fal-
lières décide que désormais les pièces de 20 fr.
ne porteront plus les mots : Dieu protège la
France. Réponse, dirait-on, à la dernière Ency-
clique établissant l'incompatibilité absolue du
Christianisme et de la démocratie actuelle. Rô-
les changés bien étrangement. C'est le Coq qui
renie et c'est Pierre qui chante.
17. — Ma Résurrection de V illier s de Vlsle~
Adam paraît chez Blaizot. Cette résurrection,
c'est le monument de mon ami Frédéric Brou.
J'ai rêvé de lui procurer ainsi des souscripteurs.
[A la veille de 1909 nous les attendons encore. J
Après Y Epopée Byzantine éditée par le même
17
253 L INVENDABLE
bibliopole — on sait avec quel profit pour moi,
voir plus haut, page 244, — ce nouvel ouvrage ne
paraît pas non plus une trop mauvaise affaire.
Mille exemplaires à 4 francs et vingt-cinq à
20 francs, 4.500 francs, si on vend tout; 2.250, si
on ne vend que la moitié, minimum tout à fait
probable. Droits d'auteurs obtenus en manière
d'aumônes et par petits paquets, à force de sup-
plications, 200 francs, je crois, somme couverte
surabondamment par l'abandon du manuscrit
autographe d'un débit certain. Pas de contrat.
Le fin du fin, quand on est le plus fort, c'est de
ne rien écrire, Il m'avait semblé que cet homme
aurait pu me gratifier. A l'approche du *our de
Tan, crevant de misère, espérant le mettre à
Taise ou l'attendrir, je lui ai demandé quelques
bonbons pour mes fillettes. J'ai récolté dix francs
qu'il m'a fait attendre trois jours. Blaizot passe
avec raison pour l'un des éditeurs les plus intè-
gres et les plus généreux de Paris.
18. — Dédicace de la Résurrection à Léon
Hennique : « D'un confrère déjà vieux qui n'a
même pasFexcuse d'être un repris de justice».
19. — Documents sur la Salette. Cette his-
l'invbndablb
toire est, comme celle de Louis XVII, pleine
de surprises. Plus on y pénètre, plus on est
épouvanté.
20. — Autres dédicaces : « Jacques, Raïssa,
Véra, mes bien-aimés, obtenez ma résurrection
d'entre ceux qui se disent les vivants et dont
les ùmes asphyxieraient des vautours ».
« A mon très-cher ami Henri Barbot, Dieu
est-il le Maître, oui ou non ? — Oui, n'est-ce
pas? Alors qu'est-ce que nous foutons ici? »
L'immoralité vraie d'un roman, môme très-
impur, consiste à n'être pas le récit d'un geste
de Dieu. Passé trente ans, les êtres profonds ne
peuvent plus lire que l'histoire. Fruit de mes
lectures depuis un quart de siècle : Tous les
événements de l'histoire sont contemporains.
26. — Douzième anniversaire de la terrible
mort de notre petit André. Ce matin, Jeanne
me parlait de la puissance des impressions dans
les rêves. — C'est très- simple, ai-je dit. Dans
le sommeil, Fâme est désarmée, avant-goût de
la vie future, heureuse ou malheureuse. Alors
Fâme sera sans défense contre la douleur ou
sans défense contre la joie. . Ma chère femme,
£60 l'invendable
à ces mots, s'est jetée à mon cou en pleurant
27. — Jésus enfant, donnez-nous votre pau-
vreté pour que nous ne manquions de rien.
Jeanne.
28. — A un ami :
Ce n'est pas la première fois, ni la dernière qu'on
m'aura reproché d'être obscur. Cela tient à ce que
marchant très-en avant de mes compagnons, j'ou-
blie quelquefois qu'ils ne sont pas à portée de m'en-
tendre. Ne vous scandalisez pas de cette façon de
parler que les dévots rie manqueraient pas de trouver
fort orgueilleuse. Je vous dis bien tranquillement
que je parle comme il faut parler, ayant une mission
précise et une destinée tout exceptionnelle. Assuré-
ment tous êtes un homme de bonne volonté à qui la
paix in terra ne sera pas refusée. Votre premier mot,
d'ailleurs, est celui de saint Paul foudroyé : Quid
me vis facere ?
Cependant je trouve que vous faites ma lettre trop
« obscure ». Il me semble qu'il vous eût été facile
de me comprendre si vous l'aviez voulu avec éner-
gie. Ma lettre tout à fait inattendue, je le vois bien,
et qui, pourtant, devait nécessairement venir un jour,
puisque je vous suis envoyé, avait surtout pour objet
de vous avertir du voile qui est entre vous et la lu-
mière.
Voici vos expressions : « Je ne manque pas de
l'invendable 261
foi... Personne n'a plus d'amour que moi... Peu
d'hommes ont, autant que moi, le désir de la gloire
de Dieu ». Le saint que je voudrais être vous répon-
drait : — Mon cher P..., aimé de Jésus et de Marie,
pourquoi ne diriez-vous pas avec moi, pourquoi ne
dirions-nous pas ensemble ceci: « Je manque de foi;
personne n'a moins d'amour que moi ; peu d'hom-
mes onl, aussi peu que moi, le désir de la gloire de
Dieu ».Ah 1 que ce serait beau et que ce serait vrail
Si vous obéissiez à Notre Seigneur qui veut être
mangé chaque jour,vous verriez clair,vousne m'écri-
riez pas que vous « croyez être dans la voie droite,
que vous n'avez à vous reprocher que des défaillan-
ces journalières,... enfin qu'un changement radical,
dans votre façon de vivre, ne vous paraît pas exigé*.
C'est exactement le contraire que vous m'auriez
écrit et en l'écrivant, vous auriez eu un éblouisse-
ment d'amour, au lieu de la tristesse et du trouble.
Comment ne comprendriez-vous pas cela? Il no
sert de rien de dire que vous êtes « un misérable
pécheur ». Vous Têtes moins que moi et nous le
sommes peut-être, l'un et l'autre, moins que saint
Paul avant la foudre. Il ne s'agit pas de ça. Il s'agit
d'obéir à Dieu, c'est-à-dire de tout vendre, de tout
quitter, de détruire en soi l'esprit du monde ..
Voilà, cher ami, ce que je peux vous dire de la part
de Celle qui pleure. Vous êtes appelé, je le sais, je
le vois et j'ai le devoir de vous en instruire. Les chré-
tiens du monde sont immobiles et contents d'eux-mê-
mes. Les autres, en petit nombre, sont des torrents
262 l'in vendable
jamais satisfaits. Dieu vous veut saint ; je ne dis pas
vertueux, ni honorable, ce qui suffit aux bourgeois,
mais saint, et il saura vous y contraindre, fût-ce par
d'effroyables douleurs. Il vous tire à lui, chaque jour,
par la fleur de vos entraillesqui est dans le Paradis..,
Vous ne savez peut-être pas que la conversion des
honnêtes gens est incomparablement plus miracu-
leuse que la conversion des scélérats.
30. — A une dame épouvantablement riche
qui m'a envoyé 200 francs, pour m'aider à faire
mon livre :
Madame, vous savez combien je suis inapte au re-
merciement. Notre Seigneur a dit qu'il y a plus de
bonheur à donner qu'à recevoir et j'ai passé la plus
grande partie de ma vie à sentir, de manière ou
d'autre, cette vérité éternelle. Étant des Images et
des Ressemblances de Dieu, il va de soi que les hom-
mes — et même les dames — sont faits pour donner
toujours et que ceux qui ne donnent pas se configu-
rent aux démons. De la part de Notre Dame de la
Salette,dont je suis le très-humble esclave, je m'em-
presse donc de vous léliciter, en regrettant que vous
n'ayez pu faire davantage pour le service de notre
•Souveraine.
A Gustave Schlumberger :
Je voudrais savoir si mon étude, L'Épopée Byzan-
tine et Gustave Schlumherger, vous a plu. Je m'y suis
fort dépensé, ayant conçu un vrai désir de sacrifier
l'invendu 263
au membre do l'Institut que vous êles Je farouche
pamphlétaire qu'on veut que je sois, en retour du
plaisir extrême que m'avait donné votre somptueuse
histoire du dixième siècle Byzantin. Immolation qu'on
a peine à croire. Vous savez, pour m'avoir un peu lu,
que mes croyances, mes sentiments et, plus que tout,
ma façon de les exprimer éloignent de moi, comme
par une valide main, la multitude. Depuis le com-
mencement de ma vie littéraire, je dois me con-
tenter du suffrage de quelques esprits. Vous jugerez
sans doute équitable de ne pas me priver de cet uni-
que salaire.
31. — Atelier Brou. Admiré sa Gloire de Vii-
liers qui devient une fort belle chose, une
grande œuvre de sculpture. Je continue à igno-
rer comment peut subsister ce pauvre héros.
Lecture de Thiers (Baylen). Etonnante féro-
cité des Espagnols qui se montrèrent plus en-
ragés,plus diaboliquement dénués de générosité,
en combattant pour leur royauté pourrie, que
la pire canaille de France en démolissant la mo-
narchie très-chrétienne. Aînesse et supériorité
de ta France, même en ses plus horribles jours.
Elle a beau faire le mal, elle ne peut en don-
ner l'exemple qu'à des inférieurs. Elle ne des-
cend jamais que jusqu'à un certain point et il
sort toujours d'elle une Main divine.
264 l'invendable
Février
2. — Chandeleur. Jésus est présenté au Tem-
ple par un froid terrible.
Réponse à une lettre de Godefroy me repro-
chant d'avoir insinué je ne sais quoi. Enorme !
Les insinuations d'un obus à la mélinite !
Schlumberger m'exprime sa satisfaction au
troisième degré au-dessus de la glace, assez loin
des orangers, « J'ai trouvé que vous étiez bien
dur pour les protestants dont je suis». Ce mem.
bre souffrant de l'Institut, à qui j'ai donné ce
que nul de ses collègues n'eût espéré sans dé-
mence, ne comprend pas que j'ai miséricordieu-
sement écarté de lui une pire tribulation en
lui épargnant ma douceur.
5. — A un bienfaiteur :
C'est une difficulté bizarre que j'ai souvent éprou-
vée d'avoir à écrire affectueusement et de tout son
cœur à quelqu'un qu'on n'a jamais vu. Cependant il
265
y a entre vous et moi l'admirable cœur de Pierre Ter-
mier. Cela vous a suffi pour traiter avec bonté un
chrétien situé loin de vous et que son mauvais renom
vous eût empoché de jamais connaître. Ce que fait
Dieu est admirable et sa Main est ici tellement vi-
sible que je me sens avec vous comme une parenté
spirituelle. Nul ne sait qui est son plus proche, nul
ne le saura que dans la Lumière et c'est une faveur
très-insigne de rencontrer, ici ou là, après des dou-
leurs immenses, quelques frères probables, quelques
cousins supposés du Paradis.
Ma destinée est si singulière, je suis si en dehors
de la voie commune que cela m'arrive assez fréquem-
ment. J'ai eu des amis passionnés, me donnant des
preuves d'un dévouement héroïque, mais séparés de
moi corporellement par des obstacles invincibles et
qui sont morts sans que je les aie vus. Dieu ne vou-
dra peut-être pas qu'il en soit ainsi, de vous à moi.
Vous savez par Termier,qui fut mon excitateur, l'œu-
vre que j'ai entreprise et qui ne sera certainement
pas ce que quelques-uns pourraient prévoir. Pour
tout dire en peu de mots, je vais à la Salette comme
Christophe Colomb à la découverte du Nouveau-
Monde, avec peu de vivres et un équipage dont je
ne suis pas très-sûr, mais dans la plénière et cons-
tante volonté de périr parmi les tourments, si cela
est nécessaire ou seulement profitable. Notre Sei-
gneur et sa Mère savent exactement le compte des
âmes qui prieront pour moi.
26ô l'invendable
6. — Un inventeur qui a du flair me demande
quatre mille francs pour tirer parti d'une décou-
verte qui changera très-probablement la face de
la terre. J'ai connu plusieurs de ces êtres privi-
légiés qui ne se lassent pas Jusqu'à la mort, de
faire tourner le globe sur leur petit doigt.
8. — Lettre de Josef Poiàk, mon jeune prêtre
de Moravie :
,o. Librum tuum novissimum de Byzantia,pulchro
icône ornatum quamprimum lecturus sum. In his
diebus, librum Quatre ans de captivité meditor et
admiratio mea crescit quotidie. Liber hic rêvera the-
.saurus insestimabilis est, catena aurea sublimiorum
revelationum et illuminationum, interminabilis co-
ruscatio. Non possum satiari legendo. Vere qui haec
gustant esuriunt ; qui bibunt, adhuc sitiunt...
Je suis content et honteux de ce témoignage
qui n'est malheureusement pas un bref du Pape,
honteusement content, pour parler net. Tant
mieux, après tout. J } écris pour les âmes et de
tels résultats me font penser que je n'ai pas reçu
la mienne en vain.
Éloge académique du cardinal Perraud, lu
hier par son successeur, le cardinal Mathieu, qui
ne saurait plus faire aucun usage de la vie s'il
i/iNVflNDAn.r: 267
renonçait à admirer ce successeur de Talley-
rand,
9. ~ J'apprends que le récit de la vie intime
de Mélanie (de la Saleite) -avant V Apparition
— fera un volume in-8° (!).Le monde chrétien a
donc été, plus d'un demi-siècle, dupe de la plus
diabolique imposture, le démon ayant réussi
totalement à dénaturer l'histoire d'une sainte et
de quelle sainte ! J'ai lu quelques extraits qui
sont inouïs.
A Florian :
... Ah l que j'ai appris de choses depuis le mois
d'août, depuis notre rencontre sur la Montagne ! Je
suis forcé de croire que Dieu et sa Mère veulent ab-
solument mon livre, car les lumières de toute sorte,
les documents les plus précieux, les plus cachés vien-
nent à moi sans que je les cherche, comme si j'étais
exactement le niveau demandé par toutes ces eaux
du ciel. C'est admirable, incroyable 1 La Salette est
cent iois plus belle qu'on ne pense. C'est une mani-
festation à laquelle rien ne ressemble et le Miracle
tel qu'il laudrait le présenter est un monstre de splen-
deur à taire chavirer les intelligences...
12.— Mardi gras. Lu, avec succès, Je m9 accuse...
s une maison très-correcte, en présence de
268 l'invendable
jeunes filles très -bien élevées. C'est étonnant
ce qu'un famélique peut faire avaler en carna-
val,
15. — Brumaire, par Albert Vandal. « Napo-
léon, dit l'auteur, offre le type de l'humanité
intégrale, » J'avais cru, jusqu'ici, que cela ne
pouvait être dit que de Notre Empereur et Roi,
Jésus-Christ.
18. — Brumaire. Est-il bien vrai que le Bo-
naparte de ce coup d'Etat est si loin de ressem-
bler à celui de Rivoli ou des Pyramides ? Ce
serait trop étonnant de ne pas lui trouver ici
cette immense fermeté d'âme qu'on admire par-
tout ailleurs, excepié, peut-être, aux heures trou-
bles des inexplicables Abdications.
21. — J'apprends qu'un certain prêtre qui me
traita fort goujatement l'année dernière, est
actuellement poursuivi pour faux, — lui qui
disait que Mélanie était une faussaire !
24. — Solidarité universelle. Nous agissons
toujours pour ou contre quelqu'un, sans le sa-
voir. Voici un fils qui afflige son père. Ce père,
y
l'invendable
coupable d'une autre manière et trop dénué de
foi pour déplorer son propre crime, est forcé
par la Justice de pleurer sur la misère morale
de son enfant. Cela à l'infini. Combien de fois
n'arrive-t-il pas qu'un juge condamne le mal-
heureux chargé de payer pour lui ?
25. — Envoi de la Résurrection de Villiers de
FIsle-Adam à mon ami Polâk, le prêtre morave :
In aures luasnimis benevolaset nimiopere apertas,
non verba aureaet luculentissima — ut dicis, in er -
rorem labens — sed contra, metuo, fera sonantia aut
cymbala tinnienta,humillime et valde amiciter mitto.
Léo Bloy, cognomine : Caïn Pedibus-Nigrovigens
(id est, Caïn Marchenoir).
Lu un article d'Hanotaux qui signale avec un
discernement équitable les fautes du Pape. Son
admiration pourBriand et Clemenceau n'a pres-
que pas de bornes.
28. — A un prêtre confident de mes travaux
sur la Salette :
... Vous m'avez délivré d'un poids en m'apprenant
que vous avez si peu d'objections. J'ose croire que
vous en aurez de moins en moins. Vous seriez l'homme
cl, surtout, le prêtre le plus extraordinaire, si vous
270 l'invendable
ne faisiez pas au moins le geste de me détendre vo-
tre porte.
Tout ce que vous pourriez m'opposer — et vous
ne m'opposez vraiment pas grand'chose — serait tenu
pour rien, tomberait devant cet aveu que mon cas
est « exceptionnel ». Dès lors vous y êtes en plein.
C'est bien cela qu'il faut comprendre. J'ai passé une
partie de ma vie à demander bien vainement au Pape
la « voie exceptionnelle », en ce qui regardait la Béa-
tification de Christophe Colomb, indéfiniment ajour-
née par l'infâme Congrégation des Rites qui deman-
dait 200. 000 francs pour introduire la Cause. J'invitais
le Souverain Pontife à jeter par-dessus bord cette
Sacrée Congrégation qui déshonore l'Église, et
Léon XIII, aussi bien que Pie IX et les autres, savait
iort bien à quoi s'en tenir. Mais Innocent III et Bo-
niface VIII sont loin...
Cependant nous allons tous, aujourd'hui, à l'excep-
tionnel, que nous le voulions ou que nous le voulions
pas. et c'est parce que je le veux plus que personne et
avant tout le monde, que je passe pour impossible, en
attendant d'être jugé plausible ou même nécessaire.
Vous me parlez du « grand public auquel mon
ouvrage s'adresse ». Erreur. Je n'écris pas pour le
public, grand ou petit. Mes livres sont faits pour
quelques-uns qui sont des chefs selon Dieu et qui
peuvent conduire le bétail. Mon style seul, ma forme
littéraire est une ligne de démarcation que ne dépas-
sera jamais aucune foule. Je vise à la tête pour être
sûr de ne jamais atteindre plus bas que le cœur.
L [NVRNDABLB 271
La parole de Mélanie : « Ils ne feront souffrir per-
sonne », veut être entendue. Il s'agit de la Vérité,
n'est-ce pas ? Or la Vérité (nom de Jésus, Ego Veri-
tas) fait toujours souffrir. Mélanie et tous les Saints,
Martyrs ou Confesseurs, ont fait souffrir en disant la
Vérité, de même que Jésus a fait souffrir les mar-
chands du Temple en les fouaillant comme des
chiens... Gomment pourrions-nous être des amis de
Dieu si nous ne faisions pas souffrir quelqu'un, ne
fût-ce que le Diable ? Plus qu'un autre je dois con-
gédier toute préoccupation du lecteur. Un homme
tel que moi n'a pas à plaire ni à déplaire. Soldat de
V Absolu, j'ai la consigne de dire la vérité n'imparte
à qui et à n'importe quel moment, en attendant le
martyre épouvantablement douloureux que j'espère
et que j'implore, depuis des années, comme témoin
de l'Immaculée Conception et de Notre Dame des
Sept Douleurs, Voilà.
Mars
2. — Un Jeune homme vient de la part d'un
bas-bleu qui veut me connaître. Cet ambassa-
deur me déclare qu'il ne se serait pas chargé
272 - l'invendable
d'une démarche aussi ridicule si la lecture toute
récente du Désespéré ne lui avait donné à lui •
même le désir de me voir. Jusque-là, il n'avait
même pas voulu entendre parler de moi, per-
suadé que j'étais le dernier des hommes. Tou-
ché de cet aveu, je le congédie en le priant de
décourager son bas-bleu.
3. — Impôt sur le revenu. Dispositions du
projet de loi concernant les gens de ma sorte,
exerçant des professions dites libérales. Je se-
rais forcé, chaque janvier, de déclarer mes
recettes de l'année, avec pièces justificatives...
On parle aussi de la variole noire dont on est
menacé. Tout le monde serait vacciné de force.
Tourment de ne pouvoir fuir un pays si bête 1
4. — Je demande, comme toujours, secours et
courage. Depuis quelque temps, même lorsqu'il
y a de l'argent, j'ai une sorte d'angoisse per-
manente, comme si un danger formidable me
menaçait, comme si toute ma pauvre nature
tremblait à l'approche d'un cruel supplice, ac-
cepté pourtant.
5. — Évangile de la férié (Matth. 18) : Quœ-
l'invendable 273
cumque alligaveritis... et quœcumque solveri-
tis... C'est un triomphe des protestants d'oppo-
ser ce texte à celui du môme évangéliste, chap.
18 : Quodcumque ligaveris... quodeumque sol-
veris, pour nier l'investiture unique et la
suprématie absolue de Pierre. Je me rappelle
qu'en Danemark, le professeur Moltesen, lu-
mière d'Askov, prévoyant une discussion, avait
préparé un Novum Testamentum ouvert à cet
endroit et qu'il le mit sous mes yeux pour me
confondre.
17. — Un curé bienveillant me prédit que mon
livre ne se vendra pas. « Vous êtes, dit-il, trop
irrespectueux du cerveau des autres ». C'est
vrai.
23. — Réponse au curé bienveillant :
...Vous recevrez ma Femme pauvre dans la semaine
de Pâques, époque de délassement pour un prêtre.
J'espère que ce livre,/)ù j'ai mis toute mon âme, vous
paraîtra, en effet, « captivant ». Il n'en existe pas de
plus douloureux.
Je ne suis pas content de votre dernière lettre. C'est
à croire que vous n'aviez pas pris le temps de lire la
mienne. Voici vos paroles qui vous étonneront vous-
même : « J'attendais mieux, j'attendais de vous un
18
271
L INVENDABLE
livre qui se vendît ». Mais mon cher ami, je ne suis
pas dans le commerce et, après ce que je vous avais
écrit, je suis un peu stupéfait d'une objection si com-
plètement humaine... Enfin vous priez pour moi, c'est
l'essentiel.
C'est vrai que je respecte peu le cerveau de la
plupart des contemporains dont vous connaissez par-
faitement l'imbécillité. Vous avez vu et montré la sot-
tise de Spinoza, de Fichte,de Schelling,de Hegel, de
combien d'autres encore. Toutes les dupes de Satan
sont immédiatement vouées à la sottise. Le philosophe
Blanc de Saint-Bonnet a écrit un livre, malheureuse-
ment insuffisant, intitulé avec une sorte de génie : De
V Affaiblissement de la Raison. Tout chrétien capable
de protondeur conviendra qu'il est impossible, en
effet, de perdre la Foi sans perdre, jusqu'à un certain
point,Ia Raison qui est la faculté par laquelle on con-
naît Dieu. Un homme opposant la Raison à la Foi est
aussi stupide qu'un cavalier qui ne donnerait pas
à manger à son cheval. Or vous savez que c'est le
niveau actuel, non seulement des mécréants, mais de
la plupart des catholiques. Je vous serais reconnais-
sant de me dire comment je pourrais m'y prendre
pour ne pas mépriser ça.
Je ne prétends pas «imposer de force ma manière
de voir ». ainsi que vous le dites. Je veux seulement
rendre témoignage à la Vérité. Cela je le veux de
tout mon cœur, comme les martyrs sous le couteau.
Quant à V habileté ^ je n'en veux pas. Je la remplace
par la confiance en Dieu...
L INVBNDABLB 275
27. — Voir, dans chaque mot do l'Écriture, ua
vase plein du Sang de Jésus-Christ.
28. — Un ami vient de découvrir mon Exèn
gèse des Lieux communs, lue déjà, mais jusqu'ici
peu comprise. Il s'exprime ainsi : « Je vois deux
époques dans ma vie : celle où je n'ai pas connu
Léon Bloy et celle où je l'ai connu », Semblable
à d'autres, il était si loin de moi qu'encore au-
jourd'hui, il me découvre peu à peu.
29. — Vendredi Saint. Je connais des âmes
merveilleuses. Aussitôt que Jésus les a regar-
dées, c'est la sainteté, sans étapes.
Notre Véronique est pleine de compassion
pour un de nos amis qui vient de perdre sa
mère. Afin de consoler cet affligé, elle a compose
une sorte de cantique sur Marie douloureuse,
Mère et Consolatrice des bourreaux de son Fils.
Je ne sais comment dire la joie qui me vient de
cette enfant.
31. — Dimanche de Pâques. Grand'messe à
la basilique. Décidément ces concerts ne me
réussissent pas. Il m'a fallu entendre une horri-
ble musique de foire, à faire danser les animaux
276 l'invendable
savants, sous prétexte d'une fugue de Bach. Je
n'ai pu cacher mon mécontentement extrême
et j'ai répandu la tristesse autour de moi. Joli
résultat.
Avril
1. — Aux Maritainen leur envoyant une copie
de mon chapitre sur le « Paradis » :
Voilà, mes chers filleuls, ce que vous offre le par-
rain, en manière d'œufs de Pâques. Il me semble
que je ne pourrai jamais laire mieux que ce chapi-
tre. Accueille-le, douce Raïssa, comme une réponse
à ia lettre si belle. Non seulement l'Ordre des Apô-
tres des derniers temps existera, mais je me persuade
que nous sommes désignés pour faire partie de leur
troupe. En ce qui me concerne, il y aura bientôt
trente ans que j'en suis sûr.
Voici un conseil que je vous donne avec mon Pa-
radis. Peut-être même est-ce un de mes secrets que
je vous livre. Vous avez lu dans le Salué par les Juifs
que Dieu ne peut parler que de Lui-même. Or Dieu,
c'est Jésus, et nous sommes ses me mires. Donc l'Es-
l'invendable 277
prit-Saint est forcé de parler en même temps de nous
et chacun est en droit de s'appliquer à lui-même, en
cette qualité, chacune des paroles du Livre Saint.
J'aurais beaucoup à dire sur un tel sujet. Je m'en
tiens à ce conseil tout à tait pascal. Faites ainsi et
vous serez stupéfaits du résultat. Je vais jusqu'à pré-
tendre que l'Écriture prophétise chacun de nous
d'une manière spéciale, précise. Quand on découvre
cela, c'est à mourir d'amour...
Le monument de Villiers de TIsle-Adam est
achevé. Si ce n'est pas là un chef-d'œuvre, j'abo-
lirai par décret le sens de ce mot. Je n'ai rien
à changer à ma brochure, écrite alors que la
maquette seule existait, brochure que l'avarice
de Féditeur m'empêche — bien que sans droit
et sans contrat — de reproduire ici. Tout ce
que je peux, c'est d'en donner une traduction
faible par l'héliogravure.
...L'érection d'un tel monument, disais-je, est diffi-
cile à concevoir. Songez que le groupe est, en réalité,
je ne dis pas de trois personnes, mais de trois figures^
Il y a, comme je l'ai dit, la Gloire, la gloire excita-*
trice, — telle que Villiers pouvait la comprendre.
Elle se nomme Tullia Fabriana, Claire Lenoir, Ellen,
Morgane, Sara, Akedysséril ; une femme unique
dans les deux sens du mot. Il y a ensuite Villiers
se réveillant et, enfin il y a la Mort signifiée parce
278 l'invendable
cercueil, debout comme un homme, s'efforçant de ré-
sister à la Gloire !
Qu'on essaie de se représenter l'effarement, Paf~
iolementde la multitude à l'aspect de cette troisième
figure dressée sur une place publique, comme un
échafaud ou un trône, comme ce trône de Grèce au-
quel le pauvre Villiers se crut des droits ;
Un trône pour celui qui rêve,
Un trône est bien sombre aujourd'hui...
Il est formé de quatre planches
Asolument comme un cercueil l
Le Bourgeois, le « Tueur de cygnes », ainsi que le
nommait notre poète, n'aime pas qu'on lui rappelle
le cimetière. Il n'est pas lyrique, lui, il ne rêve pas,
il ne croit pas qu'on se réveille dans les sépulcres.
Sa chair immonde qui rend fétide le cœur des fleurs
et qui fait crever les vers, il ne l'imagine pas revi-
vifiée. Alors cette fin dernière exaspère ce réprouvé
et tout ce qui le contraint d'y penser lui remplit la
gueule de malédiction et d'écume.
Ce serait pourtant beau et fier, et si noble, et com-
bien juste 1 qu'il y eût ici ou là, à Montmartre ou au
Luxembourg, — en ce Paris horriblement souillé et
défiguré de bêtise, mais qui est tout de môme encore
le vieux Paris des élus — une telle protestation de
la Poésie contre la Mort !
Mais, une lois de plus, quelle peur et quelle fureurl
Jésus s'est nommé lui-même la Vie et c'est pour
cela qu'il ressuscitera, un jour, tous les morts. Il
l'invendabuï 27!)
n'y aura jamais eu d'épouvante comme celle-là. Pour
un grand nombre ce sera, sur la dernière marche
de l'escalier des temps, le premier grondement do
l'Épouvante éternelle.
En attendant, l'affirmation telle quelle de la survie
d'un poète serait quelque chose de foudroyant. Per-
sonne ne ressusciterait, c'est infiniment probable,
mais il y a des chances pour que ceux qui auraient
pu faire semblant de vivre longtemps encore fussent
horrifiés à en crever. Dans le cas de VilliersdeNsle-
Adam, surtout, l'expérience vaut d'être tentée...
[Ah ! j'ai trop parlé d'Édison 1 Cet américain
trop inventé déjà par Villiers, dans Y Eve future
j'avais espéré qu'il nous aiderait, Brou et moi, à
glorifier le poète qui lui conféra magnifiquement
et absurdement le génie, en multipliant cette
âme par la sienne. Oubliant la sottise et la vile-
nie américaines, j'avais voulu croire qu'Édison
inscrirait son nom en tète de la liste des sous-
cripteurs et que le monument, réalisé en bronze
ou en marbre, se dresserait à Montmartre, un
prochain jour. Oui, j'avais fait ce rêve. Edison
est mort comme il a vécu, sans rien voir, peut-
êlre sans rien savoir, sur ses millions imbéci-
les. Les souscripteurs n'ont pas suivi un chef
de file qui ne se montrait pas et la belle œuvre
est restée dans l'atelier du statuaire qui n'a pas,
280 L INVENDABLE
comme Rodin, le suffrage universel des journa-
listes et des putains.]
2. — Mardi de Pâques. Aqua sapientiœ pota^
viteoSy alléluia. Une paix très-douce est revenue.
Pluie de printemps, pluie pascale sur mon jar-
din désolé.
Véronique nous chante sa Notre Dame des
Orphelins, inspirée par une forte émotion re-
ligieuse, dans le désir de consoler notre ami
Ricardo Viiies. C'est effrayant de penser aux
souffrances réservées à une pauvre enfant si
surnaturel! ement douée.
4. — Je ne me rassasie pas de cette messe du
Jeudi de Pâques. Que s'est-il passé aujourd'hui,
ce matin même ? Je ne me souviens pas d'avoir
été plus ému, plus amoureux de Dieu, plus en
larmes. Est-ce la joie qui vient ou la douleur?...
J'ai beaucoup pensé à notre Véronique si chère...
Jeanne, un peu bouleversée, m'avait dit : « Cette
pauvre petite est écrasée du don qu'elle a reçu».
Je sens qu'il en est ainsi. C'est une nature d'ho-
locauste. Que Dieu soit béni et qu'il nous prenne
en pitié I
l'invrndarliî 281
6, — A mon curé bienveillant du 23 mars :
•.. L'orgueil est le seul reproche dont il soit impos-
sible de se défendre. C'est triompher bien facilement
que de se servir de cette arme et c'est ce que vous
laites quand vous m'écrivez que je n'ai pas confiance
en Dieu, mais en moi-même. Qu'en savez-vous ? Je
ne peux pourtant pas vous répondre que mes osse-
ments sont sur les autels, à côté de ceux des autres
martyrs. Je vous priais d'avoir confiance en moi. Vous
préférez méjuger et même me (aire juger.
Vous voudriez que je ne tombasse que sur les Évo-
ques prévaricateurs ou les Missionnaires de la Sa-
lette,etc.,etqueje laissasse en paix les pharisiens laï-
ques et les catholiques mondains dont l'infamie réelle
est inexprimable. Ce serait le comble de l'injustice,
Marie n'a pas menacé seulement « les personnes con-
sacrées à Dieu ». Elle a menacé tout son peuple qui
n'a que ce qu'il mérite quand Dieu l'abandonne aux
mauvais pasteurs. Je vous avais demandé votre con-
fiance, je vous la demande encore, en vous faisant
observer qu'il serait équitable autant que iacile de
supposer que Dieu peut avoir sur moi des desseins en
dehors de vos prévisions...
8. — Incapable d'écrire, je cherche, comme
tant d'autres fois, un peu de consolation dans
la lecture de Thiers, Consulat et Empire, et je
ne suis pas déçu. Puisse l'âme de ce triste bour-
28*2 l'invendable
gcois, en quelque lieu qu'elle soit, recevoir en
retour un peu de rafraîchissement!
Visite d'un jeune homme inconnu, auteur
d'un roman qu'il va m'envoyer. Il a voulu me
voir. Je le reçois le mieux que je peux, mais
la sympathie ne vient pas. J'ai déjà oublié son
nom.
9. — A un ami :
... Je connais Josef Florian depuis huit ans. C'est
une âme extraordinaire. Belluaires et Porchers lui
est dédié. On lit à la première page : « Ce livre est
offert à l'un des rares survivants du Christianisme, à
Josef Florian, propagateur de Léon Bloy en Mora-
vie ». Vous voyez où nous en sommes. Cet excellent
tchèque a de moi une telle idée qu'étant pauvre, il
s'est demandé, plusieurs fois, s'il n'avait pas le de-
voir de voler et d'assassiner pour me venir en aide.
Je l'ai vu, à la Salette, l'année dernière, le 15 août.
Informé qu'un ami payait mon pèlerinage, il s'arran-
gea, Dieu sait à quel prix, pour y venir passer deux
jours, voyage d'environ huit cents lieues aller et re-
tour. Son écriture, meilleure que la mienne, le donne
tout entier. Il n'y a pas d'homme plus droit, ni plus
ferme. C'est une nature de martyr, absolument. Il a
su par moi l'existence et l'importance de votre livre
que, déjà, sans doute, il songea traduire, ce qui vous
ferait des lecteurs aux environs d'Auslerliîz,licu do
gloire et de victoire.
l'invendue 2«S3
Je suis ravi de celte occasion, nullement prévue,
de vous faire connaître un de ceux qui m'aiment. Ce
Josef Florian se ferait tuer pour moi, je vous le dis,
et il n'est pas seul. Telle est ma destinée. Je suis,
non pas pauvre, ce qui est une manière d'être riche,
mais indigent, condamné à souffrir beaucoup, mais
j'ai de tels amis et leur nombre augmente...
Je crois que j'ai un beau livre à faire sur la Salette,
livre qui ne peut être écrit que par un proscrit, un
paria, un casse-cou, un homme absolument indépen-
dant. Mais il faut qu'on m'aide... Vous n'êtes pas sans
connaître des rochers. Alors tapez dessus avec con-
fiance, au moyen d'une verge ou d'une trique, et vous
verrez jaillir de l'argent ou même de l'or...
10. — « Souvenirs de Mélanie, bergère de la
Salette ». Pages extraites d'une histoire en pié-
paration de cette sainte si peu connue. Les cho-
ses merveilleuses de son enfance ! C'est infini-
ment beau, et le plus déconcertant prodige,
peut être, est que la malice chrétienne ait réussi,
soixante ans, à cacher, à étouffer cela.
11. — À propos d'un financier à qui on m'a
conseillé d'envoyer mes livres:
... Si les chrétiens riches pouvaient voir l'impor-
tance de mon œuvre, ils m'aideraient, pour le piofit
de leurs âmes, en procurant la sécurité matérielle à
284 l'invendable
son auteur. Mais ils sont sans oreilles et sans yeux,
comme les vers des sépulcres. Il n'y a pas longtemps,
un millionnaire disait devant moi que, quand on aimo
l'art, on doit se garder de secourir les artistes, les-
quels ont besoin de souffrir. Vous savez qu'on crève
les yeux aux rossignols pour les faire chanter dans
l'illusion d'une perpétuelle nuit. Dieu considère cela
du fond de son ciel plein de lumière et la Vierge
pleure.
15. — Lu, dans les journaux, l'ignoble guerre
de Clemenceau à Jeanne d'Arc. Ce vieux gamin
décrépit et malfaisant s'oppose, sous prétexte
de combattre le cléricalisme, aux fêtes de
Jeanne d'Arc, célébrées, chaque année, à Or-
léans. Receveur fréquent, jïmagine, de coups
de souliers au derrière, dans sa Loge, il n'a pu
refuser de s'affubler de ce ridicule et de cette
ignominie supplémentaires.
Transport et installation du monument de
Brou au grand Palais. Un sergot dit au passage :
« C'est une résurrection. Y a du bon! » Nous
verrons l'effet sur les Juges.
16. — Le Mercure de France m'apporte une
première série de réponses à une enquête ainsi
présentée: « Assistons-nous à une dissolution
l'invendable 285
ou à une évolution de l'idée religieuse et du
sentiment religieux? » Réponse de Francis Jam-
mes : « Nous assistons à la dissolution de tout
ce qui n'est pas le catholicisme ».
A Vallette :
La seule réponse qui me plaise dans votre première
série est celle de Francis Jammes et je m'inscris
avec empressement pour être son voisin le plus pro-
che au spectacle si consolant de cette putréfaction.
Je pourrais ajouter quelques insolences, mais je de-
viens affable en vieillissant. La vie d'un chrétien est
vraiment trop courte et, surtout, trop grave pour
répondre à d'aussi vaines questions. Adressez-vous
donc à des penseurs. Ces gens-là ont du loisir.
L'événement le plus remarquable de ces deux
derniers jours, c'est que je n'ai pas payé mon
terme.
17. — Jeanne allant, ce soir, porter quelques
provisions et un peu d'argent à une pauvre
vieille malade, a été assaillie d'injures par des
enfants qu'excitaient des femmes ignobles. Elle
a même reçu des épluchures et une pierre qui
ne Ta pas blessée, son ange invisible ne l'ayant
pas permis. Pas de sergot très-heureusement.
Ce gardien de la paix publique l'aurait, sans
doute, arrêtée comme perturbatrice.
286 l'invendable
21. — Je pense quïl n'y a jamais eu d'épo-
que aussi dénuée dlntérè t. Uniformité désespé-
rante de la platitude et de l'ordure, attestée par
les sécrétions du journalisme.
22. — Un chrétien qui ne veut pas souffrir
avec Jésus est un bourgeois confortablement
installé et le ventre plein, assistant de son fau-
teuil, avec un voluptueux dilettantisme d'atten-
drissement, au supplice d'un innocent qui meurt
pour lui. Jeanne.
Temps perdu, journée perdue. Est-ce donc là
tout ce que je suis capable d'écrire de ces heu-
res qui n'ont pas dû être moins remplies que les
heures de la plus grande bataille de l'histoire,
si j'avais des yeux pour voir et un cœur pour
palpiter ?
23. — Ce matin notre Véronique bien-aimée a
seize ans. Je prie Marie de me donner quelque
chose en considération de la beauté de Famé de
cette enfant.
25. — Exposition de peinture et de sculpture
imée je ne sais comment. Affreux tableau de
Willette. Une vierge de Montmartre à l'Enfant
287
Jésus. Botiecelli de maison d'amour. Instinct
de profanation vraiment démoniaque remarqué
en cet artiste depuis longtemps*
26. — Il pleut chez nous et toute plainte à la
propriétaire serait en vain. Habentes alimenta
et quibus tegamur his contenu simus, a dit saint
Paul. J'ai donc le droit de ne pas être content.
27. — Ma Véronique, son Fleuve des Lar-
mes/Se ne peux plus l'entendre chanter, ni pen-
ser à elle sans pleurer. C'est intolérable de se
représenter une créature si élue et si désarmée
dans ce hideux monde !
29. — Apparition extraordinaire d'un autre
ingénieur, ami deTermier et passionné pour mes
livres. J'aurai sans doute l'occasion de reparler
de cet ami des pauvres et des abandonnés. Il
se nomme Philippe Raoux... Mes chemins sont
étranges et sans douceur. Jusqu'à ce jour, les
gens qui sont venus à moi ont été des êtres mal-
heureux ou qui avaient besoin de souffrir. La
souffrance est un tel bienfait ! Les âmes dési-
gnées pour cette Ecole supérieure, vraiment
polytechnique, viennent de mon côté, sans sa-
>88 l'invendable
voir, comme les brebis vont au pâturage ou à
l'abattoir.
30. — Aux Indépendants. Vu cette inconce-
vable exposition. Les quatre tableaux envoyés
par mon ami Coutelier semblent tout à fait su-
périeurs, comparés à tous les autres paysages
dont l'infamie, la sottise ou la démence ne peu-
vent se dire. Quant aux tableaux de nu, c'est
une hideur infernale, et Rouault, hélas! y tient
la première place. En vain j'essaie de compren-
dre comment il se peut qu'un artiste qui est exac-
tement le contraire d'un ignorant et d'un abject
— le seul, peut-être, qui fasse penser encore un
peu à Rembrandt — se soit voué à cette cari-
cature abominable où se dégrade mortellement,
en sa personne, la plus virile peinture de notre
temps.
Mai
1er. — A Georges Rouault :
Mon cher ami, j'ai vu hier les Indépendants. Inde-
l'invendable 280
pendants de quoi peuvent-ils être, ces esclaves de la
sottise et de l'ignorance absolues ? C'est épouvanta-
ble. Il y a un nommé Czobel dont la puanteur est
démoniaque. J'ai vu naturellement votre unique et
sempiternelle toile, toujours la même salope ou le
même pitre, avec cette seule et lamentable différence
que le déchet, chaque fois, paraît plus grand.
Vous dites:* Oui, Léon Bloy n'aime pas ce que je
fais. Bloy est un écrivain, un poète qui a ses besoins
et qui s'agite volontiers. Il ne comprend pas, voilà
tout >. Et cela vous tranquillise.
Hélas I mon pauvre Rouault, comment vous faire
comprendre à vous-même que je ne suis pas un di-
lettante, mais vraiment un juge, votre juge envoyé
tout exprès; qu'au point où vous en êtes, il ne s'agit
plus de peinture ni d'un art quelconque, mais de vo-
tre dignité d'homme, de votre âme très-précieuse et
que vous êtes un insensé de ne pas me croire? J'ai,
aujourd'hui, deux paroles pour vous, rien que deux,
les dernières, après quoi, vous ne serez plus pour
moi qu'une viande amie. Primo: Vous êtes attiré par
le laid exclusivement, vous avez le vertige de la hi-
deur. Secundo: Si vous étiez un homme de prière, un
eucharistique, un obéissant, vous ne pourriez pas
peindre ces horribles toiles. Un Rouault capable de
profondeur sentirait ici un peu d'épouvante.
Je vous ai dit ou écrit plusieurs fois que votre ma-
nie m'affligeait. Cela ne vous a pas paru bien sérieux,
n'est-ce pas? Vous avez vu là une boutade plus ou
moins amusante, s^uis soupçonner un instant qu'il
13
290 l/ïNVBKDÀBLÏ
s'agissait de l'affliction réelle d'un homme d'absolu
et que cela était chose grave... Il est temps de vous
arrêter.
2. — La pluie bat mes vitres. Je me sens
privé de courage autant que d'argent, ce qui est
beaucoup dire. Puis tout ce qui se passe est si
bêtement immonde! Je vomis sur le vingtième
siècle par les créneaux de ma tour de plomb •
6. — «... En sortant de votre maison »,
m'écrit le jeune musicien Félix Raugel, vu hier
pour la première fois, « on a l'impression qu'on
ne peut plus et qu'on ne doit plus aller chez
personne ».
8. — A un prêtre frappé par la Congrégation
de l'Index pour avoir fait un bon livre qui gène
quelques Grandeurs.
... Je savais que votre ouvrage était à l'Index. Ou-
bliant votre dépendante situation, je pensais que vous
deviez avoir, pour ce genre de prohibition, le mépris
que méritent en général les Congrégations de simo.
niaques dont le Siège apostolique est inexprimable-
ment déshonoré. Vous n'ignorez pas que le comble
de la folie serait d'espérer la béatification du thau-
maturge le plus incontestable sans le préalable ver-
l'invendable 201
sèment de sommes immenses. Cela pour les Rites.
Quant à l'Index, il est tout à fait probable que quel-
ques milliers de francs bien placés eussent tout ar-
rangé, en rassurant les froussards de Y inopportunité.
Les voilà, les vrais « démoniaques »,tels que l'Évan-
gile les montre çà et là, surtout à la Passion de notre
inopportun Rédempteur. Combien de livres furent
mis à l'Index, parmi ceux qu'on vante aujourd'hui et
qui se voient dans toutes les mains! Le refus d'ex-
plications de Ylndex,par quoi tout peut être supposé,
ressemble lort à la loi qui ne permet pas de faire la
preuve d'une diffamation et qui frappe ainsi un
homme sans défense. Pour ce qui est de la Croix,
vous connaissez mes sentiments à l'égard de cette
feuille du Démon, surtout si vous avez lu la préface
de Mon Journal.
Soyez sûr, cher opprimé, que justice vous sera
rendue et que vous aurez une belle revanche. En ce
qui me concerne, comme je me fiche absolument de
l'Index et des décrets de cette racaille, je continue-
rai de faire lire votre salutaire ouvrage, qu'on prétend
mettre sous clef, ne pouvant le condamner, alors que
le Pape lui-même devrait l'approuver du haut de la
Chaire infaillible et le recommander avec allégresse
au monde chrétien, — s'il n'y avait pas, dans son
voisinage immédiat, une si sombre figure cardinalice.
Mais il faut des catastrophes inouïes et je crois quïl
•n'est plus temps d'y échapper.
C'est donc vrai que vous allez, vous aussi, être ex-
pulsé ! Quel spectacle donné par ces horribles politi-
292 l'invendable
ciens de la République, vautrés dans les déjections
des monarques visiteurs, intrépides seulement contre
Jésus en croix et contre ses pauvres 1 11 est vrai que
les catholiques modernes ont tout mérité. Dieu ait
pitié de vous et de moil
9. — Évacué péniblement le copieux livre
d'Edmond Lepelletier, dit le « putois délabré »,
sur Paul Verlaine, bouquin résolument stupide
que le nom seul du poète peut faire lire. Quelle
tristesse ! Sans doute son historien prétendu est
un misérable, mais lui-même, hélas 1 Dieu a dû
juger avec une miséricorde exceptionnelle ce
malheureux poète resté enfant de barbare et se
ruant comme tel aux joies grossières, irrésisti-
blement.
10. — Réveil douloureux, comme j'en ai eu
si souvent. Forte impression de mes deux mi-
sères, extérieure et intérieure. Quasi-assurance
de toujours souffrir. 11 y a des âmes que Dieu
aime à voir souffrir. « J'ai l'extase et la terreur
d'être choisi >,a dit Verlaine.
11. — A mon ami Léon Belle :
Avez vous remarqué dans la petite réclame faite
par Y Écho de Paris à la conversion d'Adolphe Retté,
l'invendable 293
l'extrait de la préface de Coppée où l'ineffable gagai
met Tailhadeau nombre des récentes acquisitions de
l'Église? Ah I il faudrait une rallonge à mes Derniè-
res Colonnes ! Je n'avais pas prévu Rambuteau.
Nous sommes insolvables, parce que Tésus est
insolvable. Alios salvosfecitj seipsum nonpotest
salvum facere. Nous pouvons payer pour les
autres, pas pour nous. Communion des saints.
Je souffre. J'ai beau avoir besoin d'çxpier, ma
souffrance ne m'est pas donnée pour moi. Je ne
suis que le dépositaire de ce trésor.
12. — A Philippe Raoux :
... L'Amour en Dieu, c'est la Nécessité absolue,
philosophiquement et théologiquement. Ma souffrance
est nécessaire. Dieu est le Pauvre par essence et par
excellence et il me demande cette aumône que j'au-
rais pu lui refuser en raturant quelque chose d'éter-
nel. Oh! je sens l'absurdité de ces expressions, mais
je ne sais pas mieux dire. Ce Pauvre a besoin de la
souffrance. Par elle il est Dieu et il faut que les cœurs
lui en donnent. Date eleemosynam, cette recomman-
dation évangélique n'a pas d'autre sens pour les êtres
vraiment profonds et les trente-deux concordances
bibliques du mot eleemosyna corroborent terriblement
l'interprétation. En passant, je vous fais remarquer
ceci, dont personne jamais ne s'avise, que la France
(Regnuin Marix) étant juste au centre du Plan divin,
291 l'invendable
il convenait qu'elle fût divisée, autrefois, en trente-
deux gouvernements, comme vous savez. 11 faut taire
à Dieu l'aumône de la souffrance, de celle des autres,
si on est un démon, de la sienne propre, si on est un
saint. Or chacun de nous est un saint, puisque nous
sommes tous membres de Jésus-Christ. La damnation,
telle que la réalisent tant de bourgeois, est un acte
infiniment monstrueux qui consiste à amputer Dieu.
Je connais deux âmes que Dieu avait créées
Tune pour l'autre et qu'il a enfin rapprochées.
Cela a coûté quatre millions à des spéculateurs
imbéciles.
13. — Mort de Huysmans. Gomment ce mal-
heureux a-t~il fini? Quel avertissement pour
moi que cette mort d'un homme qui a eu dans
ma vie une telle place! « J.-K. Huysmans rend
le dernier soupir, — et c'est peut-être le pre-
mier », écrit, ce matin, un incroyable idiot du
Journal.
Voici ce que Jeanne me donne :
Le temps est une preuve de la miséricorde de Dieu :
Nous sommes si faibles que si les impressions ne
nous arrivaient pas émiettées, petit à petit, nous
mourrions. Nous ne pourrions supporter, dans cette
vie, une goutte d'éternité. Plus tard, après la mort,
nous supporterons les impressions simultanément.
l'invendable 205
C'est donc une loi fondamcnlale que la loi du temps.
Les lois sont faites à cause de notre faiblesse. Si
nous intervertissons les lois, nous détraquons l'œuvre
de Dieu. Nous demandons notre pain quotidien, non
pas celui de demain, car la vie est faite d'aujourd'huis
successifs, en attendant l'Aujourd'hui définitif qui
n'a ni commencement ni fin.
Le Pater est la prière d'aujourd'hui. Elle ne con-
tient ni des passés ni desfuturs.il faut donc la réciter
chaque jour. Elle est Taxe autour duquel tourne le
monde. « Pater noster».Le Père est le Ciel. 4 Sans-
tificetur Nomen ». Son Nom est la Sanctification.
«Àdveniat». Son règne seul peut et doit venir. «Fiat ».
Sa volonté seule peut et doit se faire :« in cœlo », lo
Père, « in terra », le Fils. Rien ne peut être donné,
sinon le Pain, rien ne peut être remis, sinon les det-
tes. Nous offrons nos dettes payées à nos débiteurs.
15. — Lu dans une feuille:
Le corps de Huysmans a été mis en bière, revêtu
de la robe d'ohlat, noire à manches blanches... Le
testament a été dicté par l'écrivain deux jours avant
sa mort. 11 a aussi rédigé la lettre de faire part de sou
décès et il s'y donne ces Litres : Président de l'Aca-
démie des Goncourt, officier de la Légion d'honneur.
Il exprime le vœu que ses obsèques soient simples,
sans honneurs militaires, et que l'office des morts y
soit exclusivement célébré en plain-chant.
Le byzantinisme de la robe monastique est
203 l'invendable
en harmonie avec les titres de « Président » et
d' « Officier ». Huysmans n'avait pas le sens du
ridicule. Pour ce qui est des « honneurs mili-
taires », Tidée seule en est si cocasse qu'on
s'étonne qu'il y ait pensé. En raison de sa ro-
sette, l'auteur de Sac au dos avait droit aux hon-
neurs militaires. C'est ahurissant.
La clause relative au plain-chant met tout par
terre. Pour ce chrétien, la messe basse de Re-
quiem, fût-elle dite par saint Philippe de Néry,
ne vaut rien. Il faut le plain-chant.
Le mépris de ce morose écrivain pour la mu-
sique, infiniment ignorée de lui, et son désir,
néanmoins, de passer pour docteur enla matière,
n'ont eu d'égale que sa haine constante du ly-
risme et de la grandeur.
18# — Nouvelle foudroyante de la mort de
Josef Polâk. Je demande des détails à Florian.
Je me plonge dans l'exécrable pamphlet, l'his-
toire prétendue de Napoléon par Lanfrey. Quel
que soit celui qui parle ou qui écrit, s'il s'agit
de Napoléon, me voilà dans un torrent de lu-
mière ou do ténèbres- C'est comme un Dieu qri
m'entraîne.
l'invendable 207
17. — Concordances mystérieuses. Huysmans
a été enterré le môme jour et à la même heure
probablement que Josef Polàk, l'humble prêtre
de Moravie qui a peut-être payé, in extremis,
pour cette colonne torse de l'Église contem-
poraine où Notre Dame de la Salette avait été
flagellée. Celui à qui Dieu le Père montrerait ce
qui s'accomplit dans une même seconde par tout
l'univers, celui-là serait son Fils unique, son
Consubstantiel, et il jugerait le monde. Il n'y a
pas d'acte isolé sans support, indépendant de
la Syntaxe divine qui est un article de notre
foi et qui se nomme Communion de£ Saints,
A Termier :
... La première communion de votre plus jeune
fille, à quoi n'est-il pas lié cet acte indicible? Posez
cette lettre sur votre table et lisez le deuxième alinéa
de la page 191 de Quatre ans de captivité... 10e ligne,
puis l'alinéa en bas de la page 193. Pour Véronique
Dieu a voulu que la concordance fût très-visible. C'est
un cas exceptionnel. Mais on peut être sûr que Jésus
ne se laisse pas dévorer par un entant, que! qu'il soit,
sans qu'intervienne un cataclysme d'ordre matériel
ou spirituel ou les deux ensemble. De telles pensées,
comme vous dites, élargissent l'horizon. 11 n'y a qu'une
prédication, depuis saint Paul, c'est de montrer aux
hommes l'importance infinie de l'Acte libre. Seule-
ment les prédicateurs sont absents
298 l'invendable
13. — Pensant à un secours admirable qui
nous est venu, Jeanne me dit que la confiance
en Dieu, c'est la Raison même. Demander avec
confiance, c'est tendre la seule main qui puisse
recevoir,
21. — A Jean Royère, directeur de la Pha-
lange :
Monsieur, je reçois votre papier. A cause du titre,
j'ai lu « La Mère de Dieu ». Je ne pense pas qu'il soit
possible d'être plus bête et plus immonde. Je vous
prie donc de m'épargner à l'avenir cet imprimé qui
pourrait tomber dans les mains de mes filles et que
je suis honteux de recevoir. Vous me combleriez en
m'effaçant de la liste de vos collaborateurs et en
invitant M. F... à ne plus mettre les pieds chez moi.
À Philippe Raoux :
... Je vous embrasse comme un lion que je suis
ou que je parais être. L'évangile de ce jour, mardi
de Pentecôte, dit ceci: « Pastor ovium proprias oves
vocat nominatim et edncit eas ». Vous avez raison
d'aimer votre nom de Philippe. C'est par ce nom que
le Pasteur vous appelle lorsqu'il dit à tous les Phi-
lippes passés et futurs : « Qui videt me, videt et Pa-
trem ». Quel mystère que celui des noms! mais quel
mystère double ou triple que celui des noms à éty-
mologie tel que le vôtre, ou le mien! Philippe signi-
l'invbndable 299
fie amateur de chevaux. L'un des Douze, celui qui
demandait à voir le Père ; l'un des Sept Diacres su-
blimes, celui du chapitre VIII0 des Actes ; le piodi-
gieux extatique de Néry et combien d'autres 1 tels
sont vos patrons. Peu de chrétiens sont autant favo-
risés. Qu'y a-t- il de commun entre cette troupe bien-
heureuse et l'amour qu'on peut avoir pour les che-
vaux? On le saura certainement un jour. En attendant
c'est quelque chose d'en faire la remarque, car outre
que rien ne saurait être indifférent, on peut dire que
ce qui regarde le nom des saints est d'une importance
inexprimable.
Je vous aime, Philippe, parce que je vois que Dieu
vous aime. Nous avons senti cela, le 1er mai, quand
vous étiez chez nous et nous l'avons senti depuis.
Rien ne m'honore autant que l'acquisition des belles
âmes qui se donnent à moi depuis quelque temps. 11
y a Termier, d'autres que connaît Termier, enfin vous
et votre ami René L... C'est merveilleux, c'est quel-
que chose comme la sensation ineffable, notée par
Edgar Poe, d'apprendre qu'on lait partie de la Voi
lactée, car lésâmes sont infiniment plus que les cons-
tellations et les nébuleuses. Or, voilà des âmes ve-
nues à moi, venant vers moi de plus en plus, comme
si j'étais leur attraction. Quelle gloire pour mes livres
à ce point bénis et qui ont un tel pouvoir 1
24. — Vendredi de Pentecôte, Non vos relin-
quam orphanos. Gela me fait penser à Véroni-
que et à «a « Notre Dame des Orphelins », ce
300
L INVENDABLE
sanctuaire qu'on ne peut aborder qu'après s'être
noyé dans le fleuve terrible des Larmes de Ma-
rie, Admirable intuition de cette enfant !
Lettre douloureuse de Florian. La mort de
Polâk Faccable. Celui-ci, dont la fin a quelque
chose de surnaturel, ayant été frappé à l'autel,
semble avoir succombé au chagrin de son exil.
Son évêque l'avait, malgré ses supplications,
relégué dans le poste le plus lointain, châtiment
rigoureux et mérité de son excessive noblesse.
29. — On avait fait espérer à Brou la médaille
pour son beau monument à la mémoire de Vil-
liers. On la lui refuse, naturellement. Ignoble
mais normal.
Juin
1er. — Reçu un catalogue de librairie où je
suis mentionné. Mise à prix de plusieurs de
mes livres ou autographes. Dans ce catalogue
l'invendable oOl
les seuls autographes des frères de Napoléon,
Joseph et Lucien, sont cotes plus cher que les
miens ! Les dessous de ce trafic doivent êlre
singulièrement malpropres. Rapacité de ceux
qui vendent, sottise de ceux qui achètent. Vile-
nie probable des uns et des autres. Une lettre
de Chateaubriand, cent sous, un billet de Rava-
choî, dix mille francs. Et c'est l'acheteur de
Chateaubriand qui est volé I
3. — Réveillé, ce matin, par ces mots très-
distincts à mon oreille : « Plus un travail est
horrible à l'âme, plus le salaire est fort ; plus
un travail est horrible au corps, plus le salaire
est faible ».
6. — Lanfrey. Etonnante volonté systémati-
que de déboulonner Napoléon. On vit un assez
grand nombre de ces cuistres à la veille de la
guerre. Il s'agissait de confronter la corruption
impériale à la fraîcheur printanière de la Ré-
publique, parfum aspiré et respiré aujourd'hui
depuis trente-sept ans.
7. — Fête du Sacré Cœur. Foule énorme à la
basilique. Toujours même eifet sur moi. Mépris
302 l'invendable
et horreur de la cohue. Il y a des moutons que
cela édifie.
8. — Admirable épisode de l'histoire de saint
Benoît Labre, On l'appelait fainéant. Une fois
son confesseur lui dit : « Mon ami, vous feriez
mieux d'aller en condition, vous faites offenser
le bon Dieu. Le monde dit que ce n'est que la
paresse qui vous porte à mendier ». Benoît
répondit très-humblement : « Mon père, c'est
la volonté de Dieu que je mendie. Tirez le ri-
deau de votre confessionnal et vous verrez... »
Le prêtre obéit et vit une lumière qui éclaira
toute la chapelle.
13. — Le monument de Villiers a été remar-
qué, malgré tout. Il en a été parlé, assez sotte-
ment, il est vrai, en divers journaux, C'est
comme pour mes livres, célèbres, épuisés, de-
mandés, et que, inexplicablement, aucun libraire
ne veut rééditer.
— Monsieur l'éditeur, voici vingt millions
souscrits par tous les rois de l'Occident pour la
réédition du Désespéré que leurs peuples de-
mandent à genoux. — Je ne marche pas. —
Pourquoi ? — Parce que l'auteur n'a pas encore
l'invendable 30'1
eu de succès. — On vous décorera de tous les
ordres imaginables, on vous sanglera de tous
les cordons fameux, vous aurez une sous-ven-
trière d'or. Vous aurez droit à la succession
éventuelle de l'Empereur du Maroc et les reines
se croiront indignes de peupler votre sérail. —
Je ne marche pas. — Que faut-il donc? — L'ami-
tié de Maurice Barrés et l'estime d'Anatole
France !
15. — Travail pénible- Il faut, avant tout, que
Celle qui pleure soit constamment pathétique.
Rien ne sera fait, si la détresse de Dieu n'y est
pas montrée.
Il y a des relations qu'on croit précieuses et
qui ne sont que l'occasion ou le moyen de for-
mer des amitiés véritables. C'est la nasse divine
pour mettre ensemble divers poissons. L'ins-
trument disparaît ensuite .Combien de fois avons-
nous vu cela ?
16. — Idée d'un chapitre sur le Sacré Cœur,
culte moderne envisagé comme suite nécessaire
du Découragement de Dieu, de cette « faillite
de la Rédemption » dont j'ai parlé au chapi-
tre VI. Jeanne me parlait de la Couronne d'épi-
304 l'invendable
nés tombée de la Tête de Jésus autour de son
Cœur... Urne semble qu'il y alà quelque chose
de très-beau.
18, — Combien il nous est difficile de voir
les choses les plus rapprochées de nous ! Pour
la première fois, je remarque la prière qui suit
immédiatement le Pater, à l'ordinaire de la
messe : Libéra nos ab omnibus malts prjste-
iutis, urœsentibus et futuris. Je n'avais jamais
remarqué le mot « praeteritis » par lequel est
si fortement affirmée Finexistence du temps.
Je prie Henry Houssaye de ru'envoyer une
brochure qu'il vient de publier sur le mot de
Cambronne. Je fais observer que c'est aujour-
d'hui le quatre-vingt-douzième anniversaire de
Waterloo et que je parais très-désigné pour lire
sa brochure, ayant tellement contribué, dit-on,
à la vulgarisation du Mot.
21. — La Révolution commence à gronder.
On se massacre à Narbonne et à Montpellier.
Les vignerons innombrables que les fraudeurs
empêchent de vendre leurs vins, sont las enfin
d'être affamés par des gens dont le suffrage
universel a fait nos maîtres et à qui les repu-
l'iNVENDÀBLB 305
blicains les plus héroïques ne confieraient pas
leur porte-monnaie.
23. — Deux hommes seulement pourraient
aujourd'hui sauver la France : César ou Moïse.-
25. — Reçu dans l'âme cette parole merveil-
leuse : « ... Tes enfants, pour le tort que tu leur
as foit par tes fautes, je les comblerai».
28. — Les prophéties ne pouvant être com-
prises qu'après leur accomplissement, à quoi
servent-elles ? A prouver la liberté de Dieu.
29. — A un prêtre qui voudrait que mon li-
vre s'adressât à la multitude :
... Vous me renouvelez certains avis. J'y réponds
par un apologue. Il y a des animaux paissants qui
ne peuvent que brouter aux pâturages, d'autres tels
que l'homme, qui peuvent se nourrir des fruits des
arbres les plus hauts. Moquez-vous de moi, si vous
voulez, mais je ne suis pas une pelouse. Il a plu à
Dieu de faire de moi un palmier. Je n'y peux rien. À
chacun sa tache et sa langue. Si je m'efforçais de
parler à la multitude, je perdrais aussitôt tous mes
moyens, ayant été créé pour parler uniquement à
des êtres d'une culture supérieure, à des prêtres, par
exemple. Il faut comprendre cela...
306 l'invendable
L'indignation de vos paroissiens contre la Femme
pauvre ne peut pas me surprendre. J'ai toujours vu
cela. C'est l'histoire de la mercière à qui on demande
en latin — par distraction —une paire de chaussettes
et qui croit qu'on lui dit des obscénités. Le Bour-
geois — qu'il soit honnête ou canaille, ce qui est, à
peu près, la même chose à cet étage — est un être
impur, essentiellement. S'il cessait d'être impur, il
cesserait d'être bourgeois. Vous avez la pratique des
âmes et je n'ai rien à vous apprendre sur ce point.
Il y a des bourgeois catholiques ennemis de saint
Paul, à cause du mot prœputium qu'on rencontre
exactement vingt fois dans ses Épîtres. Il y en a
même qui ne diraient pas la Salutation angélique
en latin à cause du mot ventris. Songez donc, l'impu-
reté de l'archange Gabriel ! Il n'y a qu'une réponse
à ces hujusmodi : « Cochons ! cochons 1 cochons ! »
Lettres de Barbey d'Aurevilly à une amie.
Intérêt nul. Misère infinie. L'amie a dû raturer
mon nom plusieurs fois. Je le vois clairement.
Je vois surtout que la malheureuse a voulu
éperdument que l'on crût qu'elle a été la maî-
tresse de d'Aurevilly. Presque tous les person-
nages désignés dans ce triste recueil sont morts.
Elle-même est sur le point de mourir, si elle a
jamais vécu, et elle ne songe qu'à se déshonorer
sur toutes ces tombes.
l'intbndab£h 307
Juillet
1er. — Souffrant un peu plus ce soir, je dis
à Dieu en pleurant : « Souvenez-vous de moi
quand vous serez dans votre royaume », et je
pense aussitôt que c'est une suite de YAdveniat
regnum tuum.^lon Dieu ! que vos âmes tristes
Font mystérieuses!
4. — Véronique nous chante une sorte de
mélopée : Les Ruines de Paris, qu'elle a écrite
hier, par la plus étonnante inspiration. Je ne
puis dire les mouvements de mon âme en écou-
tant cela* Cette enfant est douée d'une faculté
de vision terrible et mystérieuse qui pourrait
sembler prophétique. Sa mélancolie parait vaste
comme la mer. C'est une immense nappe de
mélancolie sous un ciel noir.
8. — Clergé catholique de Moravie. Florian
se plaint de son curé, ennemi de la communion
308 l'invendable
fréquente, qui va se promener, des mois entiers,
laissant son troupeau sans messes ni secours
religieux d'aucune sorte. Il faudrait donc, ô
prodige ! admirer, par comparaison, notre clergé
français !
9. — Lu dans le livre posthume de Verlaine,
Voyage en France par un français, un très-beau
chapitre sur le Dimanche. Il présente cette idée
originale et profonde que la loi du travail, regar-
dée comme une malédiction, est, au contraire,
le « dernier et seul souvenir consolant du Para-
dis terrestre ». Conséquence : Le paresseux
accomplit cet acte effrayant de couper la der-
nière amarre. La sanctification du dimanche est
la sanctification du travail. [Utilisé dans Celle
gui pleure, chap. XXL]
10. — Triage et classement de vieilles lettres.
Destruction d'un grand nombre. Pour sentir
le néant de cette vie, il faut se livrer à une occu-
pation de ce genre. Le retour sur le passé ne
donne que de la poussière. On est étonné de
voir le peu d'importance, la vanité parfaite de
tout ce qui avait agité le cœur.
l/lNVFNDABLR 300
20. — La maison voisine nous inquiète. C'est
une maison à la Edgar Poe ou à la Gonan Doyle.
Lesfenètres,nombreuses sur la rue, sont toujours
fermées, et celles sur le grand parc derrière sont
sans volets, mais aveugles, aux carreaux brisés,
pouvant donner l'impression d'une maison en
ruines. Seulement il y a le bruit incessant, diurne
et nocturne, d'une automobile, et celui, très-
fréquent, d'une sonnerie électrique. On paraît
entrer et sortir continuellement, la nuit surtout.
Les hôtes, visibles quelquefois, sont dçux hom-
mes de physionomie peu sympathique et une
femme très-suspecte. On voit arriver de jeunes
personnes appétissantes et d'une grande /ra?-
cheur.Dès le coucher du soleil, plusieurs chiens
hurlent à la mort... Informations prises, tout se
clarifie. Ce serait tout simplement un honnête
petit abattoir pour quelques boucheries humai-
nes des grands quartiers.
28. — 31 degrés à l'ombre dans mon atelier.
Celle qui pleure par celui qui sue.
29. — Est-ce un signe de la findes tribulations?
Cette nuit, j'ai eu des rêves très-suaves que je
^'entreprends pas de raconter. On consultait
310 l'invendable
une carte merveilleuse où se voyaient des îles
bénies pleines de saints et on espérait y aller
vivre. C'était comme une sensation de Paradis.
31. — Un besoigneux demandait au curé
d'Ars un moyen de faire venir l'argent. « C'est
simple, répondit le saint, il faut tout donner ».
J'en ai fait l'expérience aujourd'hui même.
De Iakub Demi, prêtre de Moravie, ami de
Polâk:
Carissime Domine, Post transmigrationem + P.
Joseph Polâk, nescio meliorem super terram, cujus
memor essem, quam auctorem de Celle qui pleure.
Août
!•*. — Réponse à Iakub Demi :
Carissime et dilectissime, Utinam conversarer
minus longe ab sedibus tuis, domine sacerdos I In la-
crymas diu multumque erupimus, amico et fratre
nostro Joseph Polâk defuncto etprofecto adPatriam.
l'invkndablk Ul 1
Nos autem derelinquimur in amaro. Diligebamus
eura tanquam amicum veterem post tam exiguam
commorationem in monte sancto, comilante Florian.
Est mihi verecundiae scribere latine tam perperam et
aegerrime. Da veniam ignaro vati.
Peracturus sum lsete Celle qui pleure, opus indi-
gnationis, caritatis et lacrymarum ante altare. II-
lud tibi mittam, prolixo animo, sperare volenste (ieri
gallice lectorem meum fervidum in loco lugendi Po-
Ora pro me meisque studiose et peramanter. Hanc
gratiam humiliter exopto in Nominibus Jesu et Ma-
ria*. Vale.
2. — Confession à un bonhomme de prêtre
qui me donne à choisir entre le ciel et l'enfer.
5. — A Emile Godefroy :
... La succession de Huysmans est à prendre, du
pauvre Huysmans qui tenta Pintroduction du natura-
lisme en religion et qui mourut d'un rictus prétendu
sardonique, sans avoir pu décrocher une humble idée
de deux sous, une pauvre diablesse d'idée de bazar,
en deux ou trois mille pages. Dites-vous, Godefroy,
que je vais être seul avec Goppée et Retté pour dé-
fendre la religion. Quelle situation pour un militaire!
8. — Lu quelques pages d'Edgar Poe qui
me font horreur. L'idée de damnation chez cet
312 l'invendable
américain est inséparable de l'idée de mort. Ses
agonisants sont toujours épouvantables.
9. — Pour que notre logement soit tout à fait
inhabitable, la propriétaire fait reconstruire au
fond du jardin, juste au-dessus de nos tètes.
Plaie de tuiles et de gravats. Danger certain
pour les enfants. Il serait insensé, cela va sans
dire, d'espérer un dédommagement quelconque.
Lettre circulaire de la Chasse illustrée invo-
quant l'Amérique et m 'invitant à l'aire connaître
« le sport qui m'a particulièrement séduit depuis
mon adolescence ». Réponse :
Monsieur, il ne peut venir d'Amérique et des « As-
sociations américaines » que la sottise, la laideur et
les plus incurables ignominies. Je crois iermement
que le Sport est le moyen le plus sûr de produire une
génération d'infirmes et de crétins malfaisants. L'exa-
men de quelques lignes d'un journal de sport suffit
pour se former à cet égard une très-ample convic-
tion. Pour ce qui est de mon « sport lavori », votre
ignorance montre clairement que vous n'avez rien lu
de moi — ce qui ne peut m'étonner, le sport et la
lecture étant tout à fait incompatibles. Ceux qui
m'ont lu savent que Punique sport qui « m'a parti-
culièrement séduit depuis mon adolescence » est la
trique sur le dos de mes contemporains et le coup do
pied dans leur derrière.
l'invbndablh <WÏ
12. — Sommation du percepteur. Je donnc-
rais tout aux pauvres joyeusement, mais le pro-
priétaire et le fisc font pousser en moi un anar-
chiste, un incendiaire, un chaufïeur de pieds, un
brigand de la Corse ou de la Galabre.
La Société nouvelle, revue très-belge. Tiens !
en feuilletant avec le bout de ma canne, je
découvre que Carton de Wiart (celui du Men-
diant ingrat, je pense) est un « héraut de l'âme
belge » ! Étrange fonction pour un Hollandais
pisseux.
15. — Assomption. Je reviens de la basili-
que, saturé de tristesse, ayant vu quelques tou-
ristes... Puis je me suis dit que Firrévérence de
ces animaux est moins offensante pour Dieu
que la médiocrité des dévots qui baisent la terre
ostensiblement. C était le sentiment de Mélanie.
Longtemps avant de la connaître, je pensais
tellement comme elle sur nos catholiques ! Je
trouve dans sa Correspondance jusqu'à certai-
nes de mes expressions. On le remarquera plus
tard.
18. — Le passif m'écrase. Forcé, il y a trois
mois, de signer un billet, je suis guetté à la fin
314 l'invendable
de celui-ci par une échéance sans pardon. D'au-
tre part des fournisseurs en carrés, commandés
ordinairement par Cambronne, refusent de se
rendre. En même temps, il faut vivre, travail-
ler, achever mon œuvre. J'en perds la tète.
20. — A Philippe Raoux :
... Il est trop facile de constater que les chrétiens
modernes dont la foi est morte et enterrée ne savent
plus du tout ce que c'est que le patronage d'un saint
et qu'ils n'en font presque jamais le moindre cas.
Pourtant c'est indiciblement grand et de conséquence
infinie. Le patronage, c'est, en vertu du sacrement de
baptême, l'adoption, la paternité surnaturelle. C'est-
à-dire que vous êtes, vous Philippe, in sinu Philippi,
comme saint Philippe est in sinu Abrahœ. Et cela est
inchangeable, illimité, éternel. Non seulement vous
avez une part, comme enfant de la maison, dans tout
ce que possède saint Philippe, mais encore dans tout
ce que font de bien ou de mal vos innombrables frè-
res, depuis qu'il y a des Philippes ; portant — par
exemple — le fardeau très-effrayant de Philippe le
Bel ou de Louis-Philippe, digne 151s d'Égalité, dans
la consolante lumière du nimbe de saint Philippe
de Néri. Que pensez-vous de cet aspect de la solida-
rité universelle, de la Communion des saints ? La
chrétienté vue comme un arbre immense dont chaque
branche a des rameaux et des ramuscules à l'infini
nourris de la même sève ?...
L INVENDABLE
315
24. - Saint Barthélémy : Personne à massa-
crer. C'est à dégoûter de la Liturgie.
25. — Journée rendue extrêmement pénible
par des voisins infâmes qui faisaient la noce
et dont il nous a fallu subir les hurlements, une
dizaine d'heures. Le contact du peuple, aujour-
d'hui, donne l'idée de l'ignominie de l'enfer,
27. — Publication de la rue Bayard (Les
Contemporains). Seize grandes pages à double
colonne sur Barbey d'Aurevilly. La « bonne
presse » découvrant la littérature ! Le monde
va finir. C'est embêtant et inexact. Mais on
donne les titres de ses livres et quelques anec-
dotes très-ramassées. Enfin, ô prodige 1 on me
nomme plusieurs fois.
Jeanne est injuriée par une voisine immonde.
Je l'ai dit souvent : La douleur n'est rien au-
près de l'ignominie.
316 l/iNVENDABLB
Septembre
4. — J'ai raconté l'effrayante histoire d'un
maniaque achetant du pain pour le jeter dans
les latrines publiques, sous les yeux des pau-
vres. Je pense qu'il est mort assassiné. Emile
Zola qui faisait la même chose à sa manière, est
crevé le nez dans les excréments de ses chiens.
Ces écoliers du Démon sont surpassés. Il existe à
Montmartre un homme et une femme que je
pourrais nommer, gens riches ou du moins fort
à Taise. Ils exigent que leur bonne, souvent
mise en fuite par l'indignation et Fhorreur, jette
à la boîte aux ordures tous les restes, quelque-
fois très-importants, de leur table, avec recom-
mandation de les découper, de les souiller,
de les inonder de pétrole, pour que personne
ne puisse en profiter, pas même les chiens ou
les rats. Même consigne pour la destruction
des vêtements hors d'usage.
l'in vendable 317
L'époque semble tout à fait diabolique. Hier
une gueuse détruisait à coups de ciseaux un
tableau d'Ingres. Il y a deux ou trois semaines,
c'était le Déluge du Poussin qu'un imbécile
dilacérait.
On me raconte l'histoire banale d'un homme
très-riche et disposé à m'aider, complètement
découragé par un journaliste consultant devenu
académicien, Maurice Donnay, je crois, qui lui
a présenté ma légende : « Il rebute les meilleures
volontés », ce qui signifie que mon premier
mouvement, après avoir reçu un bienfait, est
d'outrager le bienfaiteur. Ça et la scatologie,
ça va toujours.
8. — Nativité de la Sainte Vierge. Celle qui
pleure est finie. Qui l'éditera? Quand elle aura
paru, on lira dans les journaux des phrases
telles que ceci : « On n'attend pas que nous
donnions une analyse de cette nouvelle produc-
tion du iameux scatologue ».
Je me suis dit plusieurs fois que ce livre si
difficile était comme un pont dangereux qu'il
me fallait passer pour arriver dans une vallée
meilleure. Illusionprobable, Dieu n'ayant jamais
voulu le succès de mes livres... On me trouvera
les poings rongés dans une citadelle sans porte
ni barbacanes qui se nomme le Manque d'argent
et qu'on ne peut ni prendre ni défendre, étant
bloquée par une circonvallation et une con-
trevallation de charognes.
LISTE ALPHABETIQUE
DES NOMS CITES DANS CET OUVRAGE
Paul Adam, journaliste.
La Vénérable Marie de
Jésus d'Agreda.
Alphonse Allais.
Curé d'Ars.
Les PP. Augustins de l'As-
somption.
B
P. Bailly de l'Assomption.
Balzac.
Barbey d'Aurevilly.
Henri Barbot, imprimeur
de Celle qui pleure.
Chevalier de la Barre.
Maurice Barrés, auteur.
Léon Belle, dit « FAiglede
Gochons-sur-Marne ».
Abbé Bertrand, historien
prétendu de la Salette.
Van Bever.
Bigand-Kaire, capitaine-
fantôme.
Blaizot, éditeur.
Blanc de Saint-Bonnet.
Léon Bonhomme, portrai-
tiste de Léon Bloy.
Bonnefon, plagiaire.
Elémir Bourge.
Paul Bourget, eunuquedes
dames.
Briand, cambrioleur de
l'Eglise.
Frédéric Brou, statuaire.
Brunetière, Kuistre.
Bunau-Varilla ?
Cambronne,naturellement
Carriès.
Carton de Wiart, « héraut
de l'âme belge ».
Sainte Cécile.
350
L INVENDABLE
Comte de Chambord.
Champion, libraire.
Charbonnel, prêtre apos-
tat.
Chateaubriand.
Chaumié, ex-ministre,
Clemenceau, prédécesseur?
Denys Cochin, million-
naire.
Emile Combes, des Loges.
François Coppée;ci-devant
Colonne de VEglise.
Alphonse Coutelier, paysa-
giste.
Frère Dacien, de la Doc-
trine chrétienne.
Henri Dagan.
Marquise du Deffand.
Abbé Delarue.
Iakub Demi, prêtre de
Moravie.
Louis Denise, lapidaire.
Lucien Descaves, journa-
liste.
Georges Desvallières.
Maurice Donnay, fauteuil.
Sainte Dorothée.
Henri Douchet,imprimeur.
Conan Doyle*
Alfred Dreyfus.
Georges Dupuis, lâcheur.
Albert Durer.
Thomas Edison.
Anne -Catherine Emme-
rich.
Mgr Enard, archevêque
d'Auch.
Saint Etienne, Protomar-
tyr.
Emile Faguet, pantin aca-
démique.
Fallières, Président de la
République, époux de
Mme Fallières.
Fasquelle, éditeur.
Mgr Fava, de Grenoble,
éternellement décédé.
Josef Florian.
Fouché, duc d'Otrante.
Anatole France, dit «Ana
tôle Prusse », auteur de \
Pivgoulns.
Benjamin Franklin.
Frapié, lauréat Concourt.
L INVENDABLE
321
Abbé Galette, spéculateur
à Cochons-sur-Marne.
Gamaliel,
Mme du Gast des Bazars.
Louis Gatumeau,
Mgr Gaume.
Saint Georges.
Gibbon, historien sphé-
rique.
Emile Godefroy.
Académie Goncourt.
Emile Goudeau.
Eugène Grasset.
Henry de Groux.
Grùnewald.
Guillaume II.
H
Charles Hayem, chemisier
collectionneur.
Hanotaux, pontife du Lieu
commun.
Haraucourt, auteur de la
Légende des sexes.
Ernest Hello.
Prince Henckel de Don-
nersmark, prussien mer-
deux.
Léon Hennique.
Charles - Henry Hirsch,
chef de rayon.
Henry Houssaye.
Hue, missionnaire.
J.-K. Huysmans, colonne
de l'Eglise*
Saint Ignace de Loyola.
Vincent dlndy.
Ingres.
J
Francis Jammes.
Saint Jean de la Croix.
Jeanne d'Arc.
Félix Jenewein, peintre
morave.
Saint Jérôme,
K
Gustave Kahn.
L
Chevalier de la Barre, ori
flamme des imbéciles.
Saint Benoît Labre.
Lanfrey, déboulonneur.
Louis Latourette, journa-
liste.
Lavedan, dit « Rince-
gueule », académicien.
21
322
L INVENDABLE
Georges Le Cardonnel.
Ledrain,. philologue et re-
négat.
Le Grandais, imbécile.
Jules Lemaître, ou l'Édu-
cation.
Léon XIII.
Edmond Lepelletier, dit
« le Putois délabré ».
Jean Lorrain, apôtre des
professionnels.
Loti, frère d'Yves.
Loubet,panamiste retraité.
Louis XVII.
Sainte Lydwine.
M
Président Magnaud, dit
« le bon Juge ».
Joseph de Maistre.
Maizières, fauteuil pous-
siéreux.
Manet.
Frères Margueritte (Pier-
rot et Lycurgue).
Auguste Marguillier.
Marmont, duc de Raguse,
capitaine de la « Com-
pagnie de Judas »,
Jacques etRaïssa Maritain.
René Marlineau.
Jeanne de Matel.
Cardinal Mathieu.
Maximin, berger de la Sa-
lette.
Mélanie, bergère de la Sa-
lette.
Catulle Mendès, tenancier
des Lettres.
Cardinal Merry del Val.
Arthur Meyer (La rue Tu-
renne est dans le Ma-
rais).
Octave Mirbeau.
Gustave Moreau.
Jean Moréas.
Gustave Mouravit, histo-
riologue.
Abbé Mugnier, prêtre mon-
dain.
Mûller, pédant viennoise
N
Napoléon.
Raoul Narsy.
Nau, lauréat Goncourt.
Mm0 de Noailles, chaus-
sette bleue.
Norvins.
P
Alfred P.,., collectioaaeur
d'autographes.
L INVENDABLE
323
Charles Péguy.
Joséphin Peladan, ci-de-
vant sar.
Sainte Perpétue.
Cardinal Perràud.
Charles-Louis Philippe.
Edmond Picard, avocat
belge.
Georges Picquard, minis-
tre de Dreyfus.
Pie IX.
PieX.
Pierpont Morgan, milliar-
daire.
Edgar Poe.
Josef Polâk, prêtre de Mo-
ravie.
Rachilde.
Raffet.
Félix Raugel.
Ravachol.
Rembrandt.
Georges Rency, belge.
Adolphe Retté.
Rey, éditeur.
Mm0 Riccoboni.
Cardinal Richard.
Jehan Rictus.
Philippe Raoux, ingénieur.
Rodin.
Lord Rosebery.
Georges Rouault.
Jean Royère, directeur do
la Phalange.
S
Marc Sangnier, dit l'évan-
géliste.
Gustave Schlumberger.
Ségur.
Marc Stéphane^
Stock, éditeur.
Sully- Prudhomme^
Syveton.
Laurent Tailhade, con-
verti.
J. de Tallenay.
Abbé Tardif de Moidrey.
Pierre Termier, ingénieur
en chef des Mines.
Dr Joseph Termier, frère
de Pierre.
Thiers.
Mgr Touchet.
vws
Waldeck- Rousseau.
Alfred Vallette.
324
L INVENDABLE
Albert Vandal.
William Vanderbilt, écra-
seur.
Louis Vauxcelles.
Charles Vellay,
Wells.
Paui Verlaine.
Villiers de PIsle-Adam,
Willette.
Ricardo Vines.
Zola.
TABLE DES MATIÈRES
Tagcs.
dédicace.
Introduction ...... 7
1904 9
La Torche 13
Apologue explicatif 22
1905 53
L'Immaculée Conception 74
Vient de paraître 78
Saint Barnabe m'envoie des amis 87
Je suis accusé d'obscénité, enfin I 88
Justice de paix 108
Ma Véronique 121
Salon d'automne 125
1906 142
Interview 152
Apparition de Pierre Termier sur la Montagne
des Martyrs 159
Conversion de Laurent Tailhade 161
Voyage en Dauphiné ; Varces et la Salette. . . 195
Sommeil inexplicable de la France 211
325 TABLE DES MATIÈRES
Lyon et Fourvières 220
Le Tréport 222
Il n'y a qu'une tristesse 235
Commencé Celle qui pleure 229
Épopée Byzantine 244
A propos du prix Goncourt 250
1907 253
La Résurrection de Villiers de VIsle-Adam. . . 257
Le monument de Frédéric Brou à Villiers. . . 277
L'Index 290
Mort de Huysmans , . . . . 294
Celle qui pleure est finie 317
Liste alphabétique des noms cités. • • « • 319
ACHEVÉ D'IMPRIMER
le vingt-deux septembre mil neuf cent dix- neuf
PAR
Ch. COLIN
A MAYENNE
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE
BLOY, Léon. pn
L » Invendable . 2198
.KL8
15'