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Full text of "L'Invendable ... 1904-1970"

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L'INVENDABLE 


DU    MÊME    AUTEUR  : 

le  révélateur  du  globe  (Christophe  Colomb  et  sa  Béatification 

future).  Préface  de  J.  Barbey  d'Aurevilly  (épuisé). 
propos  d'un  entrepreneur  de  démolitions  (Stock). 
le  pal,  pamphlet  hebdomadaire  (les  4  numéros  parus)  épuisé. 
le  désespéré,  roman. 

CHRISTOPHE  COLOMB  DEVANT  LES  TAUREAUX  (épilisé). 

la  chevalière  de  la  mort  (Marie- Antoinette). 

LE   SALUT   PAR    LES  JUIFS   (Crès). 

sueur  de  sang  (1870-1871)  (Crès). 

LÉON  BLOY  DEVANT  LES  COCHONS   (épuisé). 
HISTOIRES   DÉSOBLIGEANTES    (Cl'ès)  . 

la  femme  pauvre,  épisode  contemporain. 

le  mendiant  ingrat  (Journal  de  Léon  Bloy). 

le  fils  de  louis  xvi,  portrait  de  Louis  XVII,  en  héliogravure. 

je  m'accuse...  Pages  irrespectueuses  pour  Emile  Zola  et  quel- 
ques autres.  Curieux  portrait  de  Léon  Bloy  (Bibliothèque  des 
Lettres  françaises). 

exégèse  des  lieux  communs. 

les  dernières  colonnes  de  l'église  (Coppée.  —  Le  R.  P.  Judas. 
—  Brunetière.  —  Huysmans.  —  Bourget,  etc.). 

mon  journal  (Dix-sept  mois  en  Danemark),  suite  du  Mendiant 
Ingrat 

QUATRE    ANS    DE    CAPTIVITÉ    A   COCHONS-SUR-MARNE,    Sllite    dll    Meil- 

diant  Ingrat  et  de  Mon  Journal.  Deux  portraits  de  l'auteur. 
belluaires  et  porchers.  Autre  portrait  (Stock). 
l'épopée  byzantine  et  g.  schlumberger  (épuisé). 

LA   RÉSURRECTION  DE   V1LLIERS   DE  l'ïSLE-ADAM  (épuisé). 

pages  choisies  (1884-1905).  Encore  un  portrait. 
celle  qui  pleure  (Notre-Dame  de  la  Salette),  avec  gravure. 
l'invendable,  suite  du  Mendiant  Ingrat,  de  Mon  Journal  et  de 
Quatre  ans  de  captivité  à  Cochons-sur-Marne.  Deux  gravures. 

LE    SANG   DU   PAUVRE. 

le  vieux  de  la  montagne,  suite  du  Mendiant  Ingrat,  de  Mon 
Journal,  de  Quatre  ans  de  captivité  à  Cochons-sur-Marne  et 
de  l'Invendable. 

vie  de  mélanie.  Bergère  de  la  Salette.  écrite  par  elle-même. 
Introduction  par  Léon  Bloy. 

l'ame  de  napoléon. 

EXÉGÈSE   DES    LIEUX   COMMUNS   (Nouvelle  SCrie). 

sur  la  tombe  de  huysmans  ( Laquerrière) . 

lf.  pèlerin  de  l'absolu,  suite  du  Mendiant  Ingrat,  de  Mon  Jour- 
nal, de  Quatre  ans  de  captivité  à  Gochons-snr-MëLrne,  de 
Y  Invendable  et  du  Vieux  de  la  Montag 

jeanne  d'arc  bt  l'allrmagnh  (Crès 

au  seuil  de  l'apocalypse .  suite  du  Pèlerin  de  l'Absolu. 

MÉDITATION   d'un   solitaire  en   1916. 

DANS    LB1    TÉNÈBRES. 


LEON    BLOY 


L'Invendable 


Pour  faire  suite  au  Mendiant  Ingrat 

a  Mon  Journal 

et  a  Quatre  Ans  de  Captivité  a  Cochons-sur-Marne 

1904- 1907 


AVEC      DEUX      GRAVURES 


Il  11  Jy  a  pas  plus  bête  que  moi. 
Je   mange  six  bottes  de  foin  par 
jour.  (Entendu  en  omnibus.) 


SIXIEME    EDITION 


PARIS 
StERGVRE    DE    FRANCE 

XXVI,    RVB    1>1>    CONoé,    XXVI 
MCMXIX 


IL    A    ETE    TIRE    DE    CET    OUVRAGE    l 

Cinq  exemplaires  sur  Japon  impérial,  numérotés  de  1  h  5 

et  vingt  et  un  exemplaires  sur  papier  de  Hollande, 

numérotés  de  6  à  26. 


JUSTIFICATION   DU   TTRAGB 


MY  1  7  ?954 


Droits  de  reproduction,  de  traduction  et  de  représentation  réservés 
pour  tous  pays. 


A  JEANNE  TERMIER 


Chère  amie,  Je  vous  prie  d'accepter  la  dédicace 
très-respectueuse  de  ce  IV9  volume  de  mon  Jour- 
nal que  vous  aimiez  avant  même  qu'il  fût  écrit, 
parce  que  vous  aviez  aimé  les  autres. 

C'est  comme  si  je  vous  offrais  une  poignée  ?e 
ma  poussière. 

Vous  serez  encore  belle  et  forte,  lorsque  j'aurai 
quitté  ce  monde.  Vous  vous  souviendrez  alors  — 
n'est-ce  pas?  —  du  pauvre  écrivain  à  qui  vous  fû- 
tes miséricordieuse  et  qui  parlera  de  vous  à  son 
seul  Juge,  quand  il  le  verra  face  à  face. 

< 
Votre  dévoué  profondément^ 

LÉON  BLOï 


47  janvier  1909.  FèU  du  Suint  Nom  du  Jééa*. 


—  Boa  Dieu  ou  bon  diable!  c'est  toujours  ça 
de  vendu  ! 

Exclamation  d'un  vendeur  de  la  rue,  jet  do 
lumière  sur  le  xx°  siècle.  Dieu  et  le  diable  sont 
hors  de  cause  et  de  plus  en  plus.  Leur  affir- 
mation ou  leur  négation  fut  un  jeu  pour  l'âge 
puéril  de  l'Humanité.  Devenue  raisonnable 
enfin,la  race  humaine  vendra...  exclusivement. 
Elle  vendra  tout.  —  Malheur  à  celui  qui  donne! 
Malheur  à  la  Jérusalem  de  ceux  qui  donnent  I 
Malheur  à  moi  1... 

Est-ce  bien  malheur  qu'il  faut  dire  ? 

—  Tu  es  si  pauvre  que  tu  as  pu  donner  aux 
plus  riches  !  Tu  t'es  donné  toi-même  avec  une 
telle  profusion  que  Celui  qui  a  racheté  tous  les 
hommes  ne  sait  presque  plus  ce  qu'il  te  doit  ! 
La  munificence  des  Grésus  fait  pitié  si  on  la 
compare  à  une  goutte  de  la  sueur  du  front  d'un 
pauvre  qui  travaille  pour  Jésus  Christ. 

Tes  livres  étouffés  et  permanents,  qui  res-* 
semblent  à  des  nuits  d'amour,  ont  consolé  trois 
ou  quatre  désespérés  ;  ils   ont  rapatrié   une 


L INVENDABLE 


demi-douzaine  d'aveugles  en  exil  qui  tâtonnaient 

inutilement  vers  la  Lumière  ;  ils  ont  restitué  à 

Jésus-Christ  le  Bon  Larron  qui  ne  savait  pas 

que  cet  effrayant  Supplicié  eût  un  royaume... 

Est-ce  que  cela  se  paie,  sinon  par  l'ignominie 
et  les  tourments  ? 

Tu  seras  invendable  à  perpétuité,  l'Invenda- 
ble, dans  tes  livres  aussi  bien  que  dans  ta  per- 
sonne, et  ainsi  se  réalisera  tout  à  fait  la  sépa- 
ration, naturellement  désirée  par  toi,  d'avec  les 
vendeurs  et  les  gens  à  vendre. 

Misère  invincible  et  constante  satiété  de  tri- 
bulations, tel  sera  ton  partage.  La  mendicité, 
la  maladie,  les  petits  morts,  le  mépris  des  infé- 
rieurs, l'outrage  universel,  et  toujours  cette 
angoisse  énorme  du  dormeur  qui  n'aurait  à  re- 
muer qu'un  doigt  pour  sauver  les  autres,  mais 
qu'une  force  inexplicable  paralyse... 

Enfin  la  vieillesse,  ta  vieillesse  à  toi,  vieux 
lion  au  milieu  des  crinières  des  ânes  ! 

Invendable  alors,  plus  que  jamais  !  On  ne 
Méditera  même  plus  et  ce  sera  rudement  beau 
si  tu  obtiens  une  sépulture  !... 

Tels  sont  les  pensées  ou  sentiments  qui  m'ont 
été  suggérés  par  le  blasphémateur  misérable 
cité  plus  haut. 


I9°4 


Avril 


14.  — ■  Voisinage  du  Sacré-Cœur.  Ce  n'est  cer- 
tainement pas  pour  y  périr. 

15.  —  Réclamation  du  déménageur  de  Cochons 
que  je  n'ai  pu  payer  le  jour  même.  Ce  cambrio- 
leur qui  a  détruit  une  partie  de  notre  pauvre 
mobilier  promet  de  me  relancer  dans  huit  jours. 
Première  épine, 

18.  —  Lettre  douloureuse  et  suppliante  à  un 
homme  riche  qui  se  dit  mon  «  admirateur  »,on 
vue  d'en  obtenir  un  faible  secours.  [Cette  lettre, 
effroyablement  désolée,  pourra,  dans  dix  ans, 
être  vendue  assez  cher  par  le  destinataire  malin 
qui  s'est  bien  gardé  de  répondre.  Il  est  chrétien 
et  a  reçu  au  baptême  le  nom  d'un  ange.] 


12  i/iNVENDÀBLB 


Divers  créanciers  laissés  à  Cochons  m'envoient 
des  autographes  malheureusement  invendables. 

21.  —  Situation  poignante.  On  pourra  vivre 
aujourd'hui,  uniquement  parce  que  notre  pau- 
vre Véronique  donne  à  sa  mère  une  vingtaine 
de  sous  qu'elle  possédait. 

Annexion  définitive  de  deux  peintres  déjà 
rencontrés,  Georges  Rouault  et  Georges  Des- 
vallières, extraordinaires  tous  deux.  Le  premier 
s'empoisonne,  le  second  se  suralimente. 

23.  —  Entendu  la  messe  d'un  prêtre  bâcleur 
qui  ne  se  prépare  pas  du  tout  au  martyre.  Je 
le  regarde  comme  je  peux,  avec  un  immense 
besoin  de  larmes. 

25.  —  Jeûne  et  abstinence  tous  les  jours. 
Juste  ce  qui  convient  à  des  gens  comme  nous, 
en  temps  pascal. 

28.  —  Vague  projet  d'une  publication  hebdo- 
madaire, genre  Pal,  que  commanditerait  un 
^millionnaire  [qui  se  dérobe  presque  aussitôt], 
^Article-Programme  : 


L  INVENDABLE 


LA    TORCHE 

«  Je  suis  venu  mettre  le  feu  sur  terre  et  que  puis- 
je  vouloir,  sinon  qu'elle  brûle?  »  Ainsi  parle  Jésus- 
Christj'dans  l'É vangile.  Donc  tout  catholique  a  le  droit 
et  le  devoir  d'être  un  incendiaire.  En  ce  sens,  je  ne 
me  cache  pas  d'aimer  ces  fameux  «  bûchers  de  l'In- 
quisition >  qui  ont  la  puissance  incroyable,  après 
trois  siècles,  d'allumer  encore  les  imbéciles. 

Nous  voici  donc,  la  torche  à  la  main,  pour  une 
tentative  d'embrasement  universel.  Il  n'y  a  peut-être 
jamais  eu  d'occasion  meilleure  ni  une  plus  favorable 
époque.  A  l'échéance  de  dix-neuf  siècles,  on  a  fini  par 
découvrir  que  le  Catholicisme  est,  en  fin  de  compte, 
ce  qu'il  y  a  de  moins  absurde,  les  expériences  de  la 
prétendue  liberté  religieuse,  dans  les  quatre  derniers 
cents  ans,  n'ayant  abouti  qu'à  Fidiotification  et  à  l'avi- 
lissement de  la  race  humaine.  Quelques-uns  même, 
dont  le  nombre  grandit  chaque  jour,  sentent  déjà 
que  de  récentes  et  trop  fameuses  conversions  litté- 
raires ou  sentimentales  ne  suffisent  pas,  que  c'est  le 
catholicisme  intégral,  absolu,  sans  accommodement 
ni  retour  possible,  qui  est  exigé  maintenant,  et  que 
c'est  bien  décidément  le  feu  qui  est  nécessaire  à  une 
société  menacée  de  putréfaction. 

Il  n'y  a  pas  à  dire,  les  catholiques,  jusqu'à  ce  jour, 
ont  tout  mérité.  L'ai-je  assez  écrit,  depuis  vingt-cinq 
ans!  On  commence   à   le  voir  enfin.   Quand  on  le 


14  l'invendable 


verra  tout  à  fait,  ce  qui  ne  tardera  guère,  ce  sera  à 
faire  lever  le  poil  des  plus  intrépides. 

On  parle  beaucoup  des  grands  pèlerinages,  Lomv 
des  et  le  Sacré-Cœur,  par  exemple.  On  estime  que 
tout  est  sauvé  parce  qu'il  y  a  des  multitudes.  Voulez- 
vous  savoir  ce  que  cela  vaut?  Secouez  le  grelot  d'une 
épouvante  quelconque  au  milieu  de  ces  foules  et 
vous  verrez.  L'enthousiasme,  l'attendrissement,  les 
pleurs  sont  faciles,  quand  on  est  en  nombre,  mais  la 
bêtise,  la  lâcheté,  la  peur  froide,  le  sont  davantage. 
Si  votre  fantaisie  est  de  dissiper,  en  une  minute,  ces 
armées  superbes,  exigez  simplement  que  chaque 
fantassin  risque  sa  peau  ou  son  argent. 

A  propos  de  Lourdes  dont  les  pèlerins  à  sonnail- 
les m'ont  si  souvent  exaspéré,  je  demande  deux  cho- 
ses :  1°  un  homme  bien  portant  allant  à  la  Grotte 
pour  obtenir  le  bienfait  de  la  maladie  ;  2°  un  autre 
homme  riche,  très-malade,  mais  guéri  miraculeuse- 
ment, revenant  à  Paris,  par  le  train  le  plus  rapide, 
pour  vendre  tout  ce  qu'il  possède,  en  distribuer  le 
prix  aux  pauvres  et  devenir  un  miséreux.  Tant  que 
je  n'aurai  pas  vu  ces  deux  choses,  les  pèlerinages 
multitudinaires  me  dégoûteront. 

A  Montmartre,  c'est  vrai,  il  ne  s'opère  pas  de  gué- 
rison.  Il  n'y  a  pas  de  piscine  et  on  ne  voit  pas  de 
Pères  de  l'Assomption.  Ah  !  ces  Pères  éternels,  depuis 
trente  ans  1  Ont-ils  assez  avili  le  sentiment  religieux 
avec  leur  Croix  et  leur  Pèlerin!  Les  intelligences 
catholiques  habituées  à  cette  nourriture,  véritable 
pâtée  à  cochons,  sont  devenues  incapables  d'en  sup- 


^INVENDABLE  1 .") 


porter  d'autre  et  on  peut  dire  avec  certitude  que 
l'abjection  intellectuelle  et  morale  des  catholiques 
actuels  est  en  grande  partie  l'ouvrage  de  ces  prêtres 
abominables  qui  ont  fait  fortune  en  profanant  le  Si- 
gne de  la  Rédemption. 

Aujourd'hui,  cependant,  il  y  a  un  commencement 
d'inquiétude.  Il  y  a  comme  un  petit  souffle  qui  pour- 
rait devenir  un  vent  de  panique.  Les  consciences 
demeurées  valides  sentent  que  ce  pharisaïsme  ne 
peut  pas  durer,  que  le  catholicisme  des  honnêtes 
gens  est  vomi  de  Dieu  et  que  le  moment  est  bon  pour 
inaugurer  ou  restaurer  le  catholicisme  des  Va-nu- 
pieds.  Le  catholicisme  de  ceux  qui  n'ont  pas  de  joie 
en  ce  monde  et  dont  la  souffrance  crie  vers  les  pla- 
fonds du  Paradis  ;  le  catholicisme  des  vaincus,  des 
saignants,  des  sanglotants,  des  maudits,  des  déses- 
pérés, de  ceux  qui  ont  faim  et  soif,  de  ceux  qui  gèlent 
et  de  ceux  qui  brûlent,  le  catholicisme  des  grandes 
âmes!... 

C'est  celui-là  seul  qui  nous  intéresse  et  que  nous 
puissions  offrir  aux  lamentables  qui  rampent  sur  ce 
sale  globe,  au  niveau  des  pieds  des  tourmenteurs  de 
Jésus-Christ. 

C'est  donc  à  eux  qu'ira  cette  publication  que  la 
clairvoyance  des  contemporains  n'oubliera  pas  de 
qualifier  de  pamphlet.  Elle  paraîtra  toutes  les  semai- 
nes, si  la  Providence  daigne  y  pourvoir.  On  tâchera 
de  montrer  ce  que  deviennent  les  événements  ou  les 
opinions,  quand  c'est  à  la  lanterne  d'un  Diogène  de 
l'Absolu  qu'on  les  examine.  Qui  sait  ? 


16  l'invendable 


29.  —  Admirable  dévouement  de  mon  ami 
Auguste  Marguillier  qui  me  trouve  des  expé- 
dients. Sans  lui,  je  serais  peut-être  mort.  Ajour- 
nement d'allégresse  pour  plusieurs  gâteux. 


Mai 


Ie*.  —  Un  homme  très-pauvre,  à  qui  j'aurais 
eu  horreur  de  demander  quoi  que  ce  fût,  m'en- 
voie la  «  dernière  goutte  de  son  sang  »  et  me 
parle  avec  une  amertume  singulière  de  ceux  qui 
n'en  font  pas  autant. 

Je  réponds  à  cet  homme  extraordinaire,  qu'il 
n'est  pas  juste  d'exiger  d'un  ami  ce  que  Dieu 
seul  peut  exiger  ;  que  son  cas,  à  lui,  est  trop 
exceptionnel  et  qu'à  des  étages  d'âme  inférieurs 
ou  peut  encore  trouver  de  la  générosité.  Une 
brave  petite  générosité  en  pantoufles. 

3.  —  La  guerre  russo-japonaise  est  le  plus 
Grand,  le  seul  intérêt  de  l'heure  actuelle.  Ma 
sympathie  n'est  pas  pour  les  Russes.  Religieu 
sèment,  je  préfère  les  idolâtres  aux  schismati- 


l'invendable  17 


ques  et  je  ne  m'étonne  ni  ne  m'alïlige  de  la  dé- 
confiture de  ces  derniers. 

4.  — Envoi  du  Fils  de  Louis  XVI  à  mon  huis- 
sier :  «  En  haine  de  la  bicyclette,  de  l'automo- 
bile, des  propriétaires,  des  créanciers,  du  suf- 
frage universel,  de  la  procédure  prétendue  civile 
et  de  beaucoup  d'autres  saletés  ou  hideurs  qui 
me  font  désirer  le  chambardement  prochain  et 
universel.  » 

7.  —  Courses  pour  l'argent  dans  une  première 
maison  où  on  agonise,  dans  une  seconde  où  on 
se  désespère  et  dans  plusieurs  autres  où  on  craint 
de  voir  tomber  la  foudre.  Une  tristesse  mer- 
veilleuse m'écrase.  Quelles  pensées  !  La  tribu- 
lalion  effroyable  d'autrefois,  les  courses  du 
Mendiant  ingrat  dans  Paris  ;  cette  agonie  qui 
avait  duré  plus  de  vingt  ans  et  que  je  croyais 
finie,  va-t-elle  donc  recommencer  ?  J'ai  bientôt 
soixante  ans.  Me  verra-t-on  continuer  à  qua- 
tre-vingts ?... 

8.  —  Bruits  de  Montmartre.  Une  vieille  mar- 
chande de  poisson  se  promène  dans  les  rues, 
en  bêlant  comme  une  brebis  qu'on  égorge. 

2 


18  l'invendable 


On  me  recommande  la  lecture  d'un  discours 
de  Mgr  Touchet,  évêque  d'Orléans,  Notre  Sei- 
gneur Jésus-Christ  et  sa  Croix.  L'auteur  veut 
flétrir  les  hommes  politiques  qui  font  la  guerre 
à  FÉglise.  C'est  assez  ingénieux  et  donne  l'illu- 
sion du  talent.  On  a  dû  trouver  ce  discours  élo- 
quent et  spirituel.  Or  c'est  toujours  la  même 
chose.  La  faute  est  aux  autres,  les  catholiques 
n'ayant  rien  à  se  reprocher.  Malheur  donc  à 
moi  qui  ose  imputer  aux  seuls  catholiques  la 
persécution  dont  ils  se  plaignent  et  qui  est  le 
juste  salaire  de  leurs  trahisons,  de  leur  lâcheté 
inqualifiable,  de  leur  judaïsme  effrayant,  de  leur 
ignominieuse  bêtise  ! 

9.  —  Il  y  en  a,  en  nombre  infini,  qui  s'étei- 
gnent en  puant,  comme  des  chandelles  qu'on 
souffle,  aussitôt  qu'un  service  d'argent  leur  est 
demandé. 

13.  — Il  se  dit  à  Lagny  (Cochons-sur-Marne), 
jusque  chez  le  Doyen,  que  je  travaille  assidû- 
ment à  corrompre  Véronique  par  de  mauvaises 
lectures.  En  réponse,  j'ai,  d'avance,  écrit,  ce 
matin,  l'épilogue  comminatoire  de  Mon  Jour- 
nal dont  voici  les  dernières  épreuves.  Avertis- 


I,  INVENDADLB 


19 


scmenl  qui  jettera  peut-être  un  peu  d'inquiétude 
chez  ces  maudits. 

18.  —  Misère  atroce. 

19. — Démons  tourmenleurs  oubliés  par  Dante. 
Les  honnêtes  gens  qui  «  n'ont  rien  à  se  repro- 
cher ». 

20.  —  Nous  sommes  traités  avec  une  extrême 
rigueur,  comme  tant  d'autres  fois.  Dieu  sait  ce 
que  nous  pouvons  porter. 

22.  —  Dimanche  de  Pentecôte,  jour  qui  me 
fut  souvent  cruel.  La  basilique  du  Sacré-Cœur 
est  œuvre  de  vanité  plus  que  de  foi.  Tout  s'y 
paie.  Visite  à  la  crypte,  visite  au  dôme,  visite 
à  la  cloche.  Deux  sous  pour  une  chaise  le  di- 
manche, et  trois  sous  les  jours  de  grande  fête. 
Une  famille  pauvre  est  forcée  d'y  renoncer.  Ce 
tratic  [heureusement  supprimé  depuis  les  mena- 
ces de  fermeture]  est  exaspérant.  C'est  le  Cœur 
de  Jésus  transformé  en  une  boutique  !  Messe 
avec  ma  petite  Madeleine  à  qui  on  demande 
ignoblement  deux  sous.  Moi,  je  me  tiens  debout, 
le  cœur  triste  et  l'esprit  sombre.  Consolator  op« 
finie.  Lumen  cordium. 


2-  l'invendable 


£4.  —  Per  spéculum  in  œnigmate,  dit  saint 
Paul.  Nous  voyons  toutes  choses  à  l'envers. 
Quand  nous  croyons  donner,  nous  recevons, etc. 
«  Alors,  me  dit  une  chère  âme  dans  l'angoisse, 
c'est  nous  qui  sommes  au  ciel  et  c'est  Dieu  qui 
souffre  sur  la  terre.  » 

26.  —  L'expérience  m'a  appris  qu'il  y  a  quel- 
que chose  de  divin  dans  ces  courses  terribles 
que  raconte  Le  Mendiant  ingrat  et  qui  conti- 
nuent —  tourment  inexprimable  qui  tuerait 
un  homme  sans  vocation  et  que  je  subis,  depuis 
tant  d'années,  en  égrenant  mon  chapelet  dans 
ma  poche,  à  travers  les  foules  crapuleuses. 

À  propos  de  certaines  pudeurs  de  Brune- 
tlère  :  «  C'est  une  âme  de  vieille  religieuse  dans 
une  culasse  de  sous-officier  prussien.  » 

31. —  Deux  choses  absolument  nécessaires  à 
un  grand  écrivain  et  qui  manquent  absolument 
a  Huysmans  ;  l'Intuition  et  l'Enthousiasme. 


l'invendable  2  i 


Juin 

3,  —  Rien  de  plus  difficile  et  de  plus  funeste 
que  d'écrire  à  un  sentimental  ombrageux. 

5.  —  Je  me  laisse  écraser  par  les  heures, 

6.  —  Voisinages  inquiétants.  Nos  enfants  ne 
doivent  pas  se  mêler  aux  autres.  Nous  sommes 
chrétiens  des  catacombes  et  les  autres  familles 
sont  assises  dans  le  Golisée  pour  y  assister  à  la 
dévoration  des  Martyrs. 

11.  —  Vu  l'exposition  des  Primitifs  français.. 
Quelques  pièces  d'une  beauté  extraordinaire, 
mais  en  quel  petit  nombre  !  C'est  à  donner  le 
vertige  de  penser  qu'il  en  reste  si  peu  et  qu'il 
a  été  permis  aux  Calvinistes  d'abord,  aux  répu- 
blicains ensuite,  enfin  et  surtout,  peut-être,  aux 
ignares  curés  de  campagne  de  tant  détruire. 
Dieu  ne  protège  pas  les  œuvres  d'art,  sa  Mère 
non  plus,  si  outragée  depuis  Raphaël,  inclusif 
yement.  Je  m'accoude  sur  la  margelle  de  ce 


22  l'invendable 


puits  très-sombre   et  je  songe  au   mystère  de 
l'Idolâtrie. 

13.  —  Nous  découvrons,  chaque  'jour,  une 
rosse  nouvelle  dans  notre  concierge. 
Annales  de  V Association  des  Prêtres  adorateurs. 

Réclame  : 

«  Musique  religieuse.  A  Jésus.  Au  Sauveur,  Prière 
pour  la  France  (Poésie  de  François  Goppée).  Cantate 
à  trois  voix,  etc..  La  transformation  de  quelques  paro- 
les de  Coppée,  la  fera  s'adapter  (sa  poésie)  aux  mys- 
tères de  Noël,  de  la  Passion  et  de  Pâques...  S'adres- 
ser à  M.  l'abbé  Cu...  rue  des  Machabées  (!!!)Lyon.  » 

15.  —  Apologue  explicatif  de  l'insuccès  de 
mes  livres  depuis  vingt  ans 

La  Recherche  de  V Absolu.  —  C'est  le  titre  d'un  ro- 
ftian  de  Balzac,  très-beau  et  très-angoissant. 

Il  s'enfaut  cependant  qu'il  ait  tout  dit,  car  ce  grand 
écrivain  ne  paraît  pas  avoir  bien  compris  lui-même 
ce  que  c'est  que  l'Absolu. 

Les  matelots  espagnols  qui  accompagnaient  Chris- 
tophe Colomb  se  mutinèrent  plusieurs  l'ois,  jusqu'à 
le  menacer  de  mort  s'il  ne  donnait  pas  Tordre  du 
jetour,  bien  avant  qu'on  ne  fût  arrivé  dans  le  voisi- 
nage de  San-Salvador.  Il  ne  fallut  pas  moins  que  la 
merveilleuse  confiance  en  Dieu  de  cet  homme  incom- 
parable  disant  aiLv  incrédules  :  «  Faites  moi  ci 


l'iNVENDAHLE  23 


de  trois  jours  encore  et  je  vous  donne  un  monde  », 
pour  que  l'Amérique  fût  découverte. 

Mais  l'Amérique  n'était  pas  I'Absolu.  C'était  un 
point  d'arrivée  extrêmement  difficile  à  atteindre, 
mais  tout  de  môme  un  point  d'arrivée  où  il  serait  pos- 
sible de  s'asseoir  et  d'où  l'on  reviendrait  à  la  fin. 
L'Absolu,  au  contraire,  est  sans  retour.  On  n'en 
revient  pas  parce  que  c'est  un  voyage  sans  fin. 

Le  mystère,  c'est  que  l'Absolu  n'est  point  seule- 
ment un  gouffre  sur  l'Éternité,  mais  qu'il  est,  en 
môme  temps,  l'unique  point  de  départ,  la  tête  de 
ligne.  On  part  de  Dieu  pour  aller  à  Dieu,  et  c'est  le 
seul  déplacement  qui  ait  un  sens  appréciable,  une 
utilité.  Tout  le  reste,  c'est-à-dire  tout  voyage  où  l'on 
croit  aller  quelque  part,  est  exactement  stupide  et,  plus 
on  va  vite,  plus  c'est  idiot.  Je  ne  suis  pas  riche,  on  le 
sait,  mais  je  promets  dix  mille  francs,  vous  m'entendez 
bien,  je  m'engage  à  extraire  de  ma  poche  vide  une 
dizaine  de  billets  de  mille  franoe  et  à  les  donner  à  la 
personne  qui  me  prouvera  qu'il  y  a  quelque  chose  de 
plus  crétin  que  de  faire  150  kilomètres  à  l'heure  avec 
un  masque  de  démon  d'opéra-comique,  dans  une 
hideuse  machine  qui  coûte  fort  cher,  qui  pue  et  qui 
écrase. 

Mais,  encore  une  fois,  l'Absolu  est  un  voyage  sans 
retour  et  voilà  pourquoi  ceux  qui  l'entreprennent  ont 
si  peu  de  compagnons. Songez  donc!  vouloir  toujours 
la  même  chose,  aller  toujours  dans  la  même  direction 
marcher  nuit  et  jour,  sans  se  détourner  à  droite  ni 
à  gauche,  une  seule  fois,  et  ne  fût-ce  que  pour  un 


2i  L*£NVENDABLB 


instant,  ne  concevoir  toute  la  vie,  toutes  les  pensées, 
tous  les  sentiments,  tous  les  actes  et  jusqu'aux  moin- 
dres palpitations  que  comme  une  suite  perpétuelle 
d'un  décret  initial  de  la  Volonté  toute-puissante. 

Essayez  de  vous  représenter  un  homme  d'action, 
une  espèce  d'explorateur  en  partance.  La  force  de 
sa  parole  a  suscité  quelques  enthousiastes  qui  ont 
décidé  de  le  suivre.  Le  commencement  du  voyage 
est  un  triomphe.  Pluie  de  fleurs,  acclamations,  délire 
de  la  multitude.  Dans  les  villes  et  dans  les  villages 
on  pavoise,  on  illumine,  on  régale  les  audacieux. 
Les  campagnes  même  sont  en  ribote  sur  leur  passage. 

Pourtant  l'allégresse  diminue  bientôt.  On  entre 
dans  des  pays  nouveaux  qui  ne  savent  rien,  qui  ne 
comprennent  rien  et  qui  s'en  fichent.  Quelquefois 
aussi  les  voyageurs  excitent  la  défiance.  Le  désir  pas- 
sionné du  Oui  ou  du  Non  évangéliques,  exclusifs  de 
toute  autre  forme  du  discours,  n'est  certes  pas  une 
recommandation.  Insensiblement  les  victuailles  et  les 
vins  fins  sont  remplacés  par  les  épluchures,  et  le  con- 
tenu des  pots  de  chambre  succède  aux  fleurs. 

L'enthousiasme  des  compagnons  est  déjà  tout  à 
fait  éteint.  Plusieurs  se  sont  éloignés  sous  divers 
prétextes  et  ne  sont  pas  revenus.  Les  rares  fidèles,  à 
leur  tour,  cherchent  le  moyen  de  fuir,  sans  trop  se 
déshonorer.  On  n'avait  pas  prévu  qu'il  y  aurait  à 
souffrir. 

Toutefois  on  se  résigne  encore  par  pudeur  ou  par 
orgueil.  Aussi  longtemps  qu'il  y  aura  des  habita- 
tions humaines  et  des  hommes  bons  ou  mauvais, 


L  [NVENDADLE 


avec  un  peu  d'énergie,  le  voyage  pourra  être  sup- 
porté. 

Mais  voici  que  les  unes  et  les  autres  se  clairsè- 
ment.  On  entre  dans  le  désert,  dans  la  solitude.  Voici 
le  Froid,  les  Ténèbres,  la  Faim,  la  Soif,  la  Fatigue 
immense,  la  Tristesse  épouvantable,  l'Agonie,  la 
Sueur  de  sang... 

Le  téméraire  cherche  ses  compagnons.il  comprend 
alors  que  c'est  le  bon  plaisir  de  Dieu  qu'il  soit  seul 
parmi  les  tourments  et  il  va  dans  l'immensité  noire, 
portant  devant  lui  son  cœur  comme  un  flambeau  ! 

16.  —  A  un  ami  : 

Je  vous  prie,  mon  cher,  de  vous  pénétrer  de  ceci  : 
Quand  vous  m'écrirez,  ne  me  félicitez  jamais  de  rien. 
Supposez,  au  contraire,  que  tout  va  très-mal. Gomme 
ça,  vous  serez  à  peu  près  sûr  de  bien  tomber  et  de 
n'être  pas  sans  ressemblance  avec  l'Ange  calme  qui 
tient  le  registre  indiscutable  du  Dies  irœ. 

A  propos  d'un  incendie  qui  vient  de  dévo- 
rer cinq  cents  individus  à  New- York: — Quand 
on  crie  :  Au  feu  !  tout  le  monde  a  peur.  Que 
sera  ce,  quand  on  criera  :  Au  Saint-Esprit  ! 

17.  —  Visite  de  l'abbé  Mugnier,  prêtre  mon- 
dain, vicaire  à  Sainte-Ciotilde,  admirateur  et 
propagateur  de  Huysmans.  Que  vient  faire 
chez  moi  ce  serviteur  de  Mammon,  à  ligure  de 


28  l'invendable 


vieux  renard  qui  retrousserait  sa  soutane,  pour 
entrer  dans  rétable  de  Bethléem  ?  Ai-je  donc 
mérité  l'opprobre  de  cette  bienveillance?  Jamais 
entrevue  n'a  pu  être  plus  vaine.  Sentant  l'es- 
pion je  me  suis  fait  impénétrable,  et  le  domes- 
tique des  esclaves  du  Démon,  désorienté  dans 
mon  pauvre  gîte,  a  bafouillé  lamentablement. 
Qu'il  retourne  à  ses  chiennes  de  Sainte-Clo- 
tilde  !  Sa  place  n'est  pas  parmi  les  chrétiens. 

30.  —  Remarqué  cette  inscription  sur  une 
pierre  du  Sacré-Cœur,  chapelle  de  la  Sainte 
Vierge,  à  gauche  :  Sou  du  client.  Ces  trois  mots 
accolés  en  regard  d'un  nom  de  boutiquier. 


Juillet1 


4.  —  Après  plusieurs  jours  de  misère,  je 
réussis  à  vendre  un  de  mes  manuscrits.  Effet 
d'une  prière  tiède,  lasse  et  sans  espoir,  mais 
combien  douloureuse  et  si  appuyée  sur  un  passé 
effrayant  ! 


L  INVENDABLE  27 


8.  —  Apparition  de  "Mon  Journal.  Envoi  à 
Rachilde  :  «  Gambronne  sur  le  radeau  de  la 
Méduse.  »  A  René  Martineau,  auteur  d'un  livre 
sur  Tristan  Corbière  :  «  I)es  livres  comme  ça, 
pour  s'asseoir  dessus,  à  la  droite  du  Fils  de 
Dieu...  toute  l'éternité.  »  A  Edmond  Harau- 
court  :  «  Souvenir  d'un  bain  dans  la  Creuse  où, 
sans  lui,  l'aurais  pu  mourir,  il  y  a  vingt-deux 
ans.  Qualis  artifex  t  » 

[Ce  poète  arrivé  n'a  pas  daigné  m'accuser 
réception.  Le  magnanime  Waldeck-Rousseau 
savait  flairer  les  domestiques  et  il  en  a  placé 
quelques-uns,  avant  d'aller  in  locum  suum.] 

18.  —  Insolence  quasi-surnaturelle  de  notre 
concierge,  antique  farceuse  devenue,  par  la 
grâce  d'un  propriétaire  incurable,  archiduchesse 
du  denier  à  Dieu,  vieille  roucouleuse  à  trois 
ponts  qui  se  rendrait  à  la  première  menace 
d'un  branle-bas. 

20.  —  Chez  un  vendeur  d'objets  de  piété  : 
Médailles  pour  automobiles.  Sur  ces  médailles, 
une  image  de  saint  Christophe  avec  les  mots  : 
«  Chrisphorum  videas,  postea  tutus  eas  ».  Blas- 
phème inouï  qui  ne  ressemble  à  aucun  autre  et 


23  l'invendable 


qui  est  un  véritable  défi.  Je  propose  ceci:  <  De 
utero  translatus  ad  tumulum —  150  à  l'heure.  » 

21.  —  Race  abominable  des  déménageurs. 
Dans  quelque  temps  on  ne  pourra  plus  démé- 
nager à  Paris,  si  on  n'a  pas  un  cœur  très-fort 
et  des  muscles  de  titan. 

25,  —  Audience  du  propriétaire.  Cet  ami  du 
démon  appartient  à  la  famille  des  oraculaires. 
Impossible  de  s'en  faire  écouter,  le  trait  carac- 
téristique du  crétin  étant  déparier  sans  relâche 
en  admirant  les  lieux  communs  qu'il  éjacule. 
Difficilement  je  réfrène  le  désir  de  le  gifler.  Je 
renonce  à  lui  faire  comprendre  que  sa  concierge 
est  une  salope.  Quel  moyen  de  lui  démontrer 
que  lui-même  est  identique  aux  autres  proprié- 
taires et  qu'ils  font  tous  ensemble  un  amas 
inexprimable  de  charognes  ? 

30.  —  Saint  Ignace  de  Loyola  et  ses  Jésuites. 
Quel  mystère!  Une  compagnie  si  pharisaïque, 
si  médiocre,  si  laide  par  tant  de  côtés,  sortie 
d'un  fondateur  dont  la  sainteté  est  si  certaine, 
et  ne  différant  pas  de  lui  essentiellement  !  C'est 


L7INVENDAnLE  *29 

le  cas  déconcertant  des  marchands  de  lorgnet- 
tes, fils  d'Abraham. 


Août 


4.  —  Ignorance  prodigieuse  d'un  poète  illus- 
tre. Eatendant  parler  de  sainte  Thérèse,  il  de- 
mande si  elle  était  allemande  I 

7.  —  Lettre  à  Fasquelle.  Je  lui  propose  une 
réédition  du  Désespéré,  livre  célèbre,  depuis 
longtemps  épuisé  et  introuvable,  sinon  dans 
Tédition  véreuse  de  Tresse  et  Stock.  Je  fais 
observer  à  ce  chevalier  errant  que  le  moment 
est  peut-être  venu  de  délivrer  un  livre  demandé 
par  beaucoup  de  gens  et  qu'il  y  aurait  là  hon- 
neur et  profit  pour  un  libraire  qui  aurait  autant 
d Indépendance  que  de  profondeur.  Il  me  répon- 
dra peut-être  qu'ayant  juste  autant  de  profon- 
deur que  d'indépendance,  il  refuse. 

11.  —  Combien  tout  est  meilleur  que  de  pen- 


30  l'invendable 


scr  à  l'horrible  mort  de  Waldeck-Rousseau, 
crevé,  hier,  comme  un  misérable  chien  et  que 
le  valet  Hanotaux  a  compissé,  ce  matin,  d'une 
lyrique  oraison  funèbre  l 

16.  —  Lu  dans  les  feuilles  l'histoire  étrange 
d'Henry  de  Groux  enfermé  à  Florence  dans  un 
asile  d'aliénés,  réussissant  à  s'évader,  gagnant 
la  frontière  italienne,  puis  Marseille  et  enfin 
Paris  et  la  Belgique,  Les  chroniqueurs  n'ou- 
blient pas  de  parler  de  Calvaire  et  d'Odyssée. .♦ 
Le  malheureux  se  croit  un  artiste  toujours!  Que 
Dieu  ait  pitié  de  sa  pauvre  âme  1 

17.  — A  Louis  Gatumeau, encore  inconnu  de 
moi,  qui  vient  de  m'écrire  : 

Vous  avez  senti  quelque  chose  en  me  lisant  et  vous 
avez  cru  devoir  me  récrire.  C'est  une  justice  à  laquelle 
je  ne  suis  pas  accoutumé.  Le  lecteur  contemporain 
trouve  très-bien  qu'un  écrivain  soit  dans  la  misère  et 
souffre  des  tourments  presque  infinis  pour  lui  don- 
ner, une  fois  par  an,  la  volupté  d'un  beau  livre.  Le 
remercier  serait  excessif  et  on  s'en  dispense,  estimant 
qu'on  a  accompli  toute  justice  en  achetant  le  livre  de 
ce  malheureux.  Vous  seriez  donc  de  ceux  qui  ont  le 
cœur  plus  haut  que  la  foule.  Soyez  honoré  pour  cela... 
Vous  dites  que  je  suis  parmi  les  «  Rageurs  ».  Mot 


l/invendàblb  31 


inexact.  J'écris  les  choses  les  plus  véhémentes  avec 
un  grand  calme.  La  rage  est  impuissante  et  con- 
vient aux  révoltés.  Or  je  suis  un  justicier  obéissant. 

18.  —  Interview  très-imprévue  d'un  enquê- 
teur du  Matin,  Louis  Vauxcelles.  Je  me  laisse 
faire.  Je  donne  même  deux  de  mes  livres  avec 
le  conseil  d'y  puiser.  Ce  visiteur,  me  croyant 
dangereux,  s'était  fait  accompagner  d'un  titan 
qui  est  resté  quelques  minutes  à  la  porte,  prêt 
à  s'élancer  au  premier  cri. [Cette  interview  m'a 
été  profitable.  On  le  verra  plus  loin.] 

Reçu  Y  Art  Moderne  de  Bruxelles.  Article  d'un 
Georges  Rency.  Sottise  excellente.  Ce  Georges 
est  seul  à  me  connaître.  Je  suis  «  une  grande 
âme  mesquine  ».  Au  fond  «  je  voudrais  être 
riche,  monter  en  voiture,  dîner  au  restaurant, 
inviter  du  monde  chez  moi,  éblouir,  faire  envie. 
Je  rêve  une  gloire  à  la  Victor  Hugo,  des  rentes 
magnifiques,  les  décorations  (1),  les  honneurs. 
Et  on  se  demande  avec  inquiétude  si  quelques 
millions  ne  m'auraient  pas  réconcilié  avec  la 
société  moderne,  et  si  ma  haine  farouche,  n'est 
pas  celle  du  mendiant  qu'on  a  flanqué  à  la 
porte...  Mais  ma  langue  est  une  merveille.  » 
Qu'en   sait-il,  le  pauvre  garçon  ?  Conclusion  : 


32 


L INVENDABLE 


«  C'est  un  grossier  personnage,  mais  un  grand 
écrivain.  » 

Je  garde  ce  précieux  article.  Les  imbéciles  ne 
sont  pas  toujours  aussi  amusante, 

20.  —  Vu,  pour  la  première  fois,  le  statuaire 
Frédéric  Brou,  amené  par  Rictus  et  qui  veut 
faire  mon  buste.  Rendez-vous  pour  une  pre- 
mière séance.  Il  y  a  des  inconnus  vers  qui 
l'âme  s'élance  d'un  seul  coup.  C'est  ce  qu'on 
nomme  —  faiblement  —  la  sympathie. 

23.  —  Nouvelle  lettre  de  Gatumeau.  C'est  vrai- 
ment un  pauvre,  un  souffrant,  un  saignant. 
Ceux-là  seuls  peuvent  venir  à  moi. 

30.  —  A  Louis  Vauxcelles,  mon  interviewer 
du  18  : 

...  Je  doute  que  l'interview  chez  moi  vous  ait  donné 
la  matière  d'un  article  fort  intéressant.  Mais  vous 
avez  mes  livres,  entre  autres  le  Mendiant  ingrat  et 
Mon  Journal  où  j'ai  tout  dit.  J'insiste  sur  ce  point 
qu'on  veut  que  je  sois  uniquement  un  pamphlétaire. 
On  sait  pourtant  que  je  suis  bien  autre  chose,  mais 
on  se  garde  soigneusement  de  le  dire,  parce  qu'on 
s'exposerait  àm'être  utile.Vous  le  savez, je  suis  seul, 
parce  que  différent  de  tout  le  monde.  Vous  savez 


l'invbndablb  33 

aussi  que,  depuis  vingt  ans,  ou  eu  a  abusé  jusqu'à 
V homicide j  inclusivement,  et  que  l'injustice  notoire 
dont  je  souffre  est  un  déshonneur  pour  notre  époque 
littéraire.  J'ai  beaucoup  écrit  cela  et  combien  en 
vain  !  L'occasion  est  bonne  pour  vous,  monsieur, 
d'être  équitable.  Vous  êtes  le  premier,  Tunique,  jus- 
qu'à ce  jour,  de  mes  interviewers.  Vous  m'avez  eu 
vierge...  Henry  de  Groux  semble  vous  préoccuper* 
Hélas  I  les  deux  livres  que  je  vous  ai  donnés  sont 
pleins  de  ce  malheureux.  Aucun  de  mes  contempo- 
rains n'a  été  plus  aimé.  En  retour  il  nous  a  lâchés 
moi  et  les  miens,  soudainement  et  dans  des  circons- 
tances telles  que  cela  ressemblait  à  une  tentative 
d'assassinat.  Il  y  a  quatre  ans.  Depuis  cette  horrible 
et  inexplicable  aventure,  je  le  regarde  comme  un  dé- 
ment et  je  crains  pour  ce  malheureux  une  fin  épou- 
vantable. 


Septembre 


2.  — Le  Mercure  de  France  a  publié  une  let- 
tre vraiment  bien  drôle.  Elle  est  (TunMùller  de 
Vienne  qui  se  plaint  d'avoir  été  volé  en  ache- 
tant Mon  Journal  et  qui  me  renvoie  à  un  gram- 
mairien allemand,auteur  d'un  «Cours  supérieur 


34  l'invendable 


de  grammaire  française».  Rien  d'aussi  comique 
ne  s'était  vu  jusqu'à  ce  jour. 

3.  —  Je  charge  un  prêtre  investi  de  ma  con- 
fiance de  demander  pour  moi,  très-particuliè- 
merent,  la  virginité.  Oui,  «  la  virginité  du  père 
de  famille  »  1 

4.  — Relu  Norvins,  à  cause  des  illustrations 
de  Raffet.  Ce  livre  plus  que  médiocre  dont  fut 
enivrée  mon  enfance,  renouvelle  toujours  pour 
moi  les  sensations  d'un  beau  poème  lu  pour  la 
première  fois.  1813  n'est-il  pas  le  moment  le 
plus  angoissant  de  l'histoire  de  Napoléon?  Pieds 
gelés  en  Russie,  bras  coupés  en  Espagne,  l'em- 
pire du  monde  lui  échappait  et  le  lion  blessé 
voyait  venir  sur  lui  la  vermine  de  toute  l'Europe. 

5.  —  J'avais  proposé  fort  étourdiment  un 
voyage  au  lac  d'Enghien  en  un  tramway  élec- 
trique passant  au  pied  de  la  Butte.  On  est  parti 
vers  2  heures.  Aussitôt  arrivé  dans  ce  lieu  que 
îe  ne  connaissais  pas,  mais  dont  j'aurais  dû  de- 
viner la  démoniaque  banalité,  un  ennui  mortel 
tombe  sur  moi,  un  ennui  pouvant  aller  au  dé- 
sespoir Jeanne  me  voyant  souffrir,  me  conseille 


L INVENDABLE 


35 


de  fuir  par  la  plus  prochaine  voiture  et  je  suis 
forcé  d'obéir,  la  laissant  seule  avec  les  enfants. 
Retour  plus  que  mélancolique  et  résolution  bien 
arrêtée  de  ne  plus  risquer  cela.  Il  est  prouvé 
que  je  ne  peux  pas  voir  des  lieux  de  plaisir  et 
que  l'aspect  de  toute  joie  procurée  par  la  richesse 
me  comble  de  désolation  et  d'horreur. 

6.  — Essayé  d'oublier  mes  peines  en  relisant 
«  1814  »  de  Houssaye.  Défection  de  Marmont. 
Une  fois  de  plus,  je  suis  saisi  du  manque  d'ab- 
solu dans  la  volonté  de  Napoléon.  Ses  deux  ab- 
dications sont  injustifiables. 

Tout  homme  venant  au  monde  apporte  son 
principe  de  mort.  Il  y  en  a  qui  naissent  avec 
une  cheminée  sur  la  tête  ou  un  boulet  de  canon 
en  pleine  poitrine.  Moi  je  suis  né  dans  un/bar. 

20.  —  Qu'est-ce  que  le  Bourgeois  ?  C'est  un 
cochon  qui  voudrait  mourir  de  vieillesse. 

22. — Un  éditeur, apprenant  que  Brou  fait  mon 
buste,  s'est  écrié  :  «  Vous  en  avez  du  culot  /  * 
exprimant  par  là  qu'il  faut  un  toupet  de  tous 
les  diables  pour  entreprendre  le  buste  d'un  in- 
dividu aussi    dangereux.  Le  même  a  dit  qu'il 


36 


viendrait  voir  ce  buste  incroyable,  mais  en 
ayant  soin  de  ne  se  présenter  qu'aux  heures 
où  il  serait  sûr  de  ne  pas  me  rencontrer. 

27.  —  Un  ami  très-éprouvé  par  la  misère  me 
raconte  que  pendant  neuf  ou  dix  ans,  il  s'est 
occupé  passionnément  d'occultisme,  s'entourant 
des  livres  les  plus  rares.  Mais  parce  que  c'est 
un  homme  sans  malice  et  de  bonne  volonté 
qui  cherchait  le  Fils  de  Dieu  dans  les  ordures, 
il  lui  fat  donné,  un  jour,  de  comprendre  qu'il 
iallait  le  chercher  ailleurs.  Il  se  confessa  et  le 
prêtre  lui  dit  qu'il  devait  se  défaire  de  ces  dia- 
bleries. Sacrifice  énorme  qu'il  ne  sut  accomplir 
qu'en  partie.  Ses  pauvres  affaires,  dès  lors, 
s'embarrassèrent  de  plus  en  plus  et  le  danger 
devint  très-pressant.  Enfin,  ces  derniers  jours, 
il  s'est  décidé  et,  tout  à  coup,  sans  transition, 
voilà  la  paix  revenue,  avec  l'espérance  et  un 
commencement  de  prospérité. 


Octobre 


2.  —  A  Georges  Rouault: 


L*INVBNDABÎ,8  37 


Cher  ami,  vous  m'avez  écrit  uue  lettre  belle  et 
doulou^ençj.  Je  voudrais  que  Dieu  me  donnât  pour 
vous  des  paroles  de  réconfort.  Dans  mon  impuissance 
et  ma  peine  qui  sont  très-grandes,  je  veux  d'abord 
essayer  de  répondre  à  votre  question  :  «  Que  deve- 
nez-vous ?»  Il  me  serait  plus  facile  de  vous  dire  ce 
que  je  ne  deviens  pas.  Voilà  plus  de  trente  ans  que 
je  désire  le  bonheur  unique,  la  Sainteté.  Le  résultat 
me  fait  honte  et  peur.  «  Il  me  reste  d'avoir  pleuré  », 
a  dit  Musset.  Je  n'ai  pas  d'autre  trésor.  Mais  j'ai  tant 
pleuré  que  je  suis  riche  en  cette  manière.  Quand  on 
meurt,  c'est  cela  qu'on  emporte  :  les  larmes  qu'on  a 
répandues  et  les  larmes  qu'on  a  fait  répandre,  capital 
de  béatitude  ou  d'épouvante.  C'est  sur  ces  larmes 
qu'^n  sera  "jugé,  car  l'Esprit  de  Dieu  est  toujours 
«  porté  sur  les  eaux  ».  Un  statuaire  de  grand  talent 
achève  en  ce  moment  mon  buste.  —  N'oubliez  pas  le 
sillon,  lui  ai-je  dit,  la  gouttière  que  voici,  sous  cha- 
cun de  mes  deux  yeux. 

C'est  cela  que  je  vous  souhaite,  mon  cher  Rouault. 
Je  voudrais  que  vous  fussiez  tout  en  larmes  aux  pieds 
de  Jésus.  Quare  trislis  es,  anima  mea...  Pourquoi 
es-tu  triste,  mon  âme,  et  pourquoi  me  troubles-tu  ? 
Spera  in  Deo.  En  lisant  ce  commencement  sublime 
de  la  messe,  que  de  fois  n'ai-je  pas  versé  de  ces  lar- 
mes qui  valent  plus  que  les  cantiques  et  qui  mettent 
le  cœur  dans  les  prairies  du  Paradis. 

Vous  êtes  de  ceux  que  Dieu  cherche.  Quœrens  me, 
sedisli  lassas...  Me  cherchant,  tu  t'es  assis,  n'en  pou- 
vant plus  de  fatigue.  Laissez-vous  trouver,  allez  au- 


38  ^INVENDABLE 


devant  de  ce  pasteur.. •  Alors  il  vous  fera  tellement 
pleurer  que  vous  ne  pourrez  presque  plus  souffrir. 

La  tribulation  ne  nous  est  pas  donnée  sans  mesure 
et  la  vilenie  des  hommes  qui  nous  désespère  n'est 
pas  infinie.  Vous  ne  serez  pas  plus  flagellé  que  moi. 
Dans  les  pires  tourments,  j'ai  toujours  été  ranimé 
par  la  pensée  qu'il  doit  venir  à  la  lin  quelqu'un,  le 
plus  annoncé  des  consolateurs,  par  qui  toute  peine 
sera  changée  en  joie.  Mais  il  faut  être  vivant  pour  le 
recevoir,  vivant  de  la  Vie  eucharistique... 

Lourde  mélancolie  d'automne.  Une  dix-mil- 
lième ibis  de  plus,  l'argent  va  nous  manquer 
tout  à  fait.  Puis-je  encore,  après  tant  d'années, 
espérer  une  autre  délivrance  que  la  mort  ? 

3.  —  Dans  une  église  paroissiale.  La  chai- 
sière récoltant  ses  sous,  un  chapelet  à  la  main. 

5.  —  Une  revue  fait  une  enquête  sur  les  poè- 
tes et  la  poésie.  Réponse  : 

Je  ne  connais,  à  l'heure  actuelle,  qu'on  seul  poète 
méritant  une  récompense,  non  de  Sully-Prudhomme, 
mais  de  ceux  qui  aiment  la  poésie.  C'est  Jehan  Ric- 
tus, auteur  des  Soliloques  du  Pauvre.  J'ai  très-ample- 
ment motivé  ce  choix  dans  un  de  mes  plus  récents 
livres,  Les  Dernières  Colonnes  de  V Eglise  qu'il  vous 
est  loisible  de  consulter. 

0.  —  Dans  la  rue,  un  bourgeois  quelconque, 


l'invendable  .rn 


Ilanotaux  ou  Barrés  probablement,  Guillaume  II 
peut-être,  bouscule  l'enfant  de  Brou,  une  fillette 
de  cinq  ans.  Le  père,  aussitôt,  d'un  coup  terri- 
ble, envoie  le  Prussien  au  milieu  de  la  chaussée. 
Celui-ci  se  relève  contusionné  et,  voyant  que 
deux  femmes  dont  il  est  accompagné  attendent 
la  suite,  exprime  ainsi  sa  colère  :  — Vous  m'avez 
poussé,  monsieur  !  —  Non,  répond  Brou,  je 
vous  ai  foutu  mon  pied  dans  le  cul.  —  Mais, 
monsieur,  ça  ne  se  fait  pas.  —  Pardon,  ça  se  fait 
très-bien  et  vous  en  avez  la  preuve.  L'affaire  en 
est  restée  là. 

7.  —  Le  Matin  publie  l'interview  de  Louis 
Vauxcelles.  Incompréhension  totale  de  mon 
catholicisme  et  de  plusieurs  autres  choses,  mais 
bienveillance  indiscutable.  L'auteur  a  voulu 
m'être  utile. 

Envoi  de  la  Femme  pauvre  à  Brou  :  «  Ce  livre 
qui  ne  pourra  être  lu  par  personne,  quand  le 
dernier  artiste  aura  été  enterré.  » 

11.  —  A  propos  d'un  roman  contestable  : 
«  Pour  montrer  le  mal  avec  précision,  avec  une 
exactitude  rigoureuse,  il  est  indispensable  de 

Y  exagérer.  » 


40  L*INVBNDABLB 


Mot  de  Rictus  au  sujet  de  mon  buste  que 
Brou  est  sur  le  point  d'achever  :  «  Vous  êtes  ar- 
rivé à  avoir  une  gueule»,  comme  il  m'aurait  dit  : 
«  Vous  avez  obtenu  le  bâton  de  maréchal.  > 

15.  —  Lettre  d'un  éditeur  sage  refusant  de 
rééditer  un  de  mes  livres. Que  cet  homme  plein 
d'équilibre  soit  éternellement  béni  dans  les  cou- 
rants d'air  !  Le  mot  regret,  toujours  usité  en 
pareil  cas,  devrait  être  l'occasion  d'une  croisade. 

10.  —  Les  propriétaires  ont  volé  leurs  âmes. 

18.  —  Lettre  ridicule  d'un  Suisse  me  disant 
qu'informé  de  Fexistence  d'un  ouvrage  de  moi 
intitulé  :  Réflexions  sur  quelques  charognes  — 
lequel  ouvrage  est  un  simple  article  du  Pal  —  ; 
il  voudrait  savoir  où  le  trouver.  Cet  individu, 
qui  n'a  pas  lu  un  seul  de  mes  livres,  est  rédac- 
teur d'un  des  deux  ou  trois  cents  Impartial  de 
France.  Sa  lettre  est  écrite  à  la  machine.  Si  la 
vie  était  moins  courte,  je  lui  dirais,  volontiers . 
que  je  ne  réponds  jamais  aux  machines,  trou- 
vant cela  très-mufle. 

10,  —  Un  imbécile  scandalisé  de  ne  pas  trou- 


l/lNVEND  IBLE 

ver  le  nom  de  Mgr  Gaurac  dans  Mon  Journal, 
me  demande  ce  que  je  tais  des  livres  de  cet 
auteur??? 

Étonnante  parole  de  saint  Jean  de  la  Croix, 
première  lettre  spirituelle  :  «  Vous  devez  vous 
persuader  que  rien  de  ce  qui  peut  contenter  le 
cœur  n'est  Dieu.  » 

22.  —  Idée  d'une  neuvaine  pour  Napoléon. 
Quelqu'un  y  pense-t-il  ?  Quelqu'un  y  a-t-il  ja- 
mais pensé  ? 

24.  —  Au  fond,  tous  les  bourgeois  se  valent. 
En  voici  deux  à  côté  de  nous,  l'homme  et  la 
femme.  Ils  paraissent  meilleurs  que  d'autres, 
parce  qu'ils  sont  pauvres.  S'ils  devenaient 
riches,  ils  seraient  exactement  des  bourgeois 
riches,  amis  et  serviteurs  des  démons  et  ils 
monteraient  au  Calvaire,  après  déjeuner,  pour 
y  conspuer  Jésus  en  sa  Croix. 

27.  — Commencé  la  neuvaine  pour  Napoléon, 
en  songeant  au  livre  que  j'espère  écrire  sur  lui 
avant  ma  mort.  Peut-être  ma  délivrance  doit- 
elle  être  opérée  par  ce  tout-puissant  d'autrefois, 


42  l'invendable 


devenu,  depuis  quatre-vingt-trois  ans,  un  men- 
diant de  la  Vie  éternelle. 

31.  —  Honte  indicible.  Le  mariage  de  l'igno- 
ble vieillard  Arthur  Meyer  épousant  une  Tu- 
renne  adolescente,  sans  qu'un  journal  ait  pro- 
testé contre  cette  abomination  I  Le  cur4  de 
Sainte-Clotiide,  église  où  s'est  donnée  la  béné- 
diction nuptiale,  a  eu  l'audace  et  le  cynisme 
effarants  de  pleurailler  un  discours  attendri  sur 
ces  crapules.  Témoins  :  Maizières  et  Goppoe  1 
Qu'est-ce  que  Dieu  fait  dans  son  ciel  ? 


Novembre 


3.  —  Dans  L'Eclair,  article  de  Ledrain  sur 
moi.  Pas  très-fort.  A  l'exception  des  Propos 
d'un  Entrepreneur  de  démolition  et  du  Pal,  œu- 
vres de  début  auxquelles  je  ne  tiens  guère,  il 
s'est  arrangé  pour  ne  nommer  aucun  de  mes 
livres. 


43 

4.  —  «  Mes  chers  frères,  nous  sommes  lous 
des  morts  ».  Premier  mot  d'un  sermon  à  faire 
sur  la  Mort.  Je  pense  quelquefois  à  mon  projet 
ancien  d'un  volume  de  sermons.  Le  Grand  Ca- 
rême du  père  Marchenoir  ! 

5.  —  Un  sermon  sur  la  mort  conviendrait 
assez  comme  discours  d'ouverture  du  Salon 
d'Automne  que  je  visite  avec  douleur.  J'ai  le 
chagrin  de  ne  rien  comprendre  aux  ébauches  de 
mon  ami  Rouault  qui  avait  probablement  l'ave- 
nir du  plus  grand  peintre  moderne,  mais  qu'un 
vertige  inconcevable  tire  en  bas.  Le  malheureux 
part  de  Rembrandt  pour  se  précipiter  dans  les 
ténèbres. 

G.  —  Plus  je  vieillis,  plus  j'ai  d'avenir. 

7.  —  Causerie  avec  un  prêtre  fort  estimable. 
Occasion  de  vérifier,  une  fois  de  plus,  Fextrême 
difficulté,  pour  un  homme  d'Absolu,  de  pénétrer 
dans  ces  cerveaux.  Celui-ci  m'oppose  la  théorie 
exécrable  de  la  distinction  du  Précepte  et  du 
Conseil  dans  la  Parole  évangélique,  en  vue, 
comme  toujours,  d'excuser  la  médiocrité  d'âme 
des  catholiques  —  alléguant,  avec  le  manque  de 


44 


L  INVENDABLE 


profondeur  ordinaire,  que  l'héroïsme  n'est  pas 
obligatoire,  etc.  J'ai  répondu:  —  La  loi  du  Père 
est  écrite,  la  loi  du  Fils  est  écrite,  la  loi  de 
PAmour  ne  peut  pas  être  écrite  et  c'est  l'Amour 
qui  est  la  fin  de  l'Evangile. 

Lettre  absurde  et  détestable  de  Rictus  indi- 
gné de  mon  refus  d'aller  remercier  Ledrain. 
Réponse  : 

...  N'y  comprenant  rien,  vous  m'avez  écrit  quatre 
pages  furieuses  et  insensées.  Cela  n'est  pas  juste  ni 
généreux  et  si  quelque  chose  de  vous  peut  m'affliger, 
c'est  de  découvrir  que  vous  manquez  de  générosité. 
Vous  me  blâmez  de  ce  qui  m'honore  et  vous  m'accablez 
parce  que  je  suis  pauvre.  Vous  me  lisez, vous  me  pro- 
pagez, vous  dites  m'aimer,  et  vous  n'avez  pas  encore 
compris  que  je  suis  catholique  !  C'est  effrayant. 
Vous  ne  comprenez  pas  que  Ledrain  peut  avoir  be- 
soin de  moi,  mais  que  je  ne  peux  pas  avoir  besoin  de 
Ledrain.  j'avais  pensé  à  lui  envoyer  mon  dernier  li- 
vre. Votre  lettre  me  montre  que  c'était  encore  trop  eh 
j'y  renonce.  J'aurais  l'air  d'implorer  la  protection  do 
ce  renégat.  Ce  serait  abject.  11  a  eu  l'honneur  d'écrire 
sur  moi.  Que  cela  lui  suffise.  «  Il  a  des  enfants  »,  di- 
tes-vous. Oui,  des  enfants  de  prêtre  !  Et  vous  me  con- 
seilliez, vous  me  pressiez  d'aller  lui  serrer  la  main, 
sa  main  consacrée  !  Vous  me  prenez  donc  pour  un 
littérateur  !...  Vous  rentrez  mercredi.  Dieu  veuilio 
que  ce  soit  en  vous-même  I 


l'invendàb]  15 

9.  — Commun  de  la  Dédicace  des  Églises.  Je 
demande  au  bienheureux  publicain  Zachée  qui 
donne  la  moitié  de  ses  biens,  de  vouloir  bien 
me  donner  Vautre  moitié. 

12.  —  Il  paraît  que  Rictus  a  décidé  de  ne  plus 
venir.  Susceptibilité  de  couturière  et  férocité  de 
protecteur  méconnu.  Il  aimerait  mieux  me  voir 
mourir  que  d'avouer  le  moindre  tort.  Adieu 
donc  et  que  Dieu  vous  garde,  mon  cher  poète  ! 

16.  —  Notre  misère  invoque  les  harpes  et 
les  lyres.  L'unique  réconfort,  depuis  de  nom- 
breux jours,  est  une  lettre  d'un  avocat  belge 
qui  a  eu  la  finesse  de  m'envoyer  un  portrait  de 
Coppée  en  carte  postale,  disant  que  ce  cadeau 
précieux  vaut  bien  un  autographe.  Joints  à  cela 
des  timbres-poste  belges  pour  la  réponse.  Il  n'y 
a  pas  d'exemple  qu'on  ait  été  plus  idiot. 

17.  —  Froid  intense.  Commencé  à  brûler 
notre  mobilier. 

24.  —  A  un  inconnu  très-humble  qui  m'a 
envoyé  20  francs  en  me  priant  de  lui  pardon- 
ner son  audace  : 


46  l'invendable 


Cher  monsieur,  je  commence  par  vous  embrasser 
très-affectueusement,  si  vous  me  le  permettez*  Je  ne 
vous  remercierai  pas,  d'abord  parce  que  vous  me 
dites  que  cela  vous  ferait  de  la  peine,  ensuite  parce 
que  je  ne  sais  pas  remercier.  Quand  on  fait  quelque 
chose  pour  moi,  je  félicite  la  personne,  quelle  qu'elle 
soit,  qui  a  eu  ce  mouvement  charitable,  persuadé 
que  c'est  une  grâce  précieuse  qu'elle  a  reçue.  Vous 
devez  comprendre  ma  pensée,  cher  monsieur.  C'est 
an  grand  honneur  et  un  grand  bonheur  d'être  appelé 
à  réparer  dans  une  mesure  quelconque,  l'injustice 
énorme  que  j'endure.  Vous  avez  cru  m'envoyer  20 fr. 
Mais  ne  connaissant  pas  votre  richesse,  vous  m'avez 
envoyé,  en  réalité,  20  millions.  Cette  erreur  n'arri- 
verait jamais  à  un  capitaliste.  Il  faut  être  pauvre 
pour  se  tromper  ainsi... 

29.  —  Euntes  ibant  et  flebant.  Notre  vie  est 
par  trop  terrible.  Tout  le  monde  semble  vou- 
loir nous  abandonner.  A  l'exception  de  Brou 
qui  vient,  quatre  ou  cinq  fois  par  semaine,  par- 
tager avec  nous  le  peu  qu'il  a,  nous  ne  voyons 
plus  personne. 

30.  —  Quelques  lignes  d'un  ami  en  exil  et 
très-malheureux  :  «...  J'ai  eu  l'impression  qu'il 
était  possible,  après  tout,  que  X...  ou  Z...  vous 
délivrât  un  jour,  mais  que  ce  jour  ne  s'est  pas 


l'invbnd'ablu  47 


encore  levé,  non  par  leur  faute,  —  Us  sont  en- 
chaînés, —  mais  parce  que  vous  êtes  un  homme 
dont  l'extraordinaire  destinée  est  immodifiable 
avant  V Heure  ».  L'Heure!  Quand  donc  sonnera- 
t-elle  ?  L'horloge  semble  arrêtée  depuis  trente 
ans. 

La  journée  s'achève  et  Dieu  ne  &e  montre  pas. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  lourd  dans  l'homme,  c'est 
son  cœur  ;  mais  il  faut  avoir  beaucoup  souffert 
pour  le  comprendre. 

—  Mon  enfant,  que  savez-vous  de  Dieu?  de- 
mande le  prêtre  aune  petite  fille  du  catéchisme. 

—  Je  ne  sais  pas,  monsieur,  je  Vai  toujours 
çu  souffrir. 


Décembre 


Ie*.  —  Souscription  d'un   grand  journal   de 

Paris  en  faveur  des  assiégés  de  Port-Arthur.  Il 

s'agit  d'offrir  une  épée  d'honneur   au  général 

Stœssel  [mis  en  accusation  depuis  pour  avoir 

manqué  à  l'honneur]  et  je;  ne  sais  quoi  aux  autres. 


48  l'invendable 


La  liste  atteint  déjà  1)1). 000  fraacs.  Une  sous- 
cription pour  moi,  que  donnerait-elle  ?  [Il  est 
vrai  que  je  n'ai  pas  capitulé.] 

2.  —  Qu'est-ce  que  Dieu?  —  C'est  le  Fiîs  de 
l'Homme.  Chrétien  absolu,  tu  es  ineompréhen 
sible. 

3.  —  Lettre  d'un  Belge  qui  entreprend  de  me 
mystifier.  Le  planisphère  de  la  sottise  humaine, 
est  excédé,  quand  un  Belge  veut  être  spirituel. 

5.  —  Lu  un  article  de  cet  imbécile  d'Hano- 
taux  sur  Carriès.  Il  parle  naturellement  de  la 
céramique,  affirmant  que  Carriès  a  été  le  dernier 
céramiste,  sans  rémission.  Très-bizarrement 
l'article  finit  sur  le  nom  dé  Brou  —  lequel  est 
autant  céramiste  que  statuaire  —  l'idiot  parlant 
occasionnellement  delà  célèbre  chapelle  de  ce 
nom,  dans  l'Eure-et-Loir.  C'est  étonnant  comme 
le  crétinisme  appelle  quelquefois  l'éclair! 

11.  —  Un  aveugle  de  naissance  m'envoie 
50  francs.  Réponse  :  Je  lui  souhaite  de  souffrir, 
un  jour  seulement,  comme  je  souffre  depuis 
trente  ans,  pour  voir  clair. 


19 

13.  —  Notre  petite  Madeleine  n'a  plus  de  lit 
et  couche  par  terre,  sur  deux  bons  matelas,  il 
est  vrai,  et  fort  bien  couverte,  mais  par  terre  et 
cela  que  nous  n'avions  jamais  vu,  même  dans  les 
pires  jours,  nous  serre  le  cœur  étrangement. 
Jusqu'où  Dieu  nous  mène-t-ii  ?  Je  n'ai  plus  ni 
linge  ni  vêtements,  [L'un  de  mes  deux  ou  trois 
meilleurs  livres,  Quatre  Ans  de  Captivité,  a  été** 
écrit,  je  crois,  sans  chaussettes  ni  pantalon.] 

14.  —  Énorme  vacarme  procuré  par  la  mort 
plus  que  bizarre  du  député  Syveton. 

16.  —  Suite  du  prodigieux  roman  Syveton. 
On  n'a  jamais  rien  vu  de  pareil.  La  réclame 
se  mêlant  à  une  enquête  de  ce  genre.  Des  in- 
dustriels se  faisant  interviewer  sous  le  pré- 
texte qu'ils  ont  rencontré,  çà  et  là,  le  mort  ou 
les  parents  du  mort,  et  profitant  de  l'occasion 
pour  vanter  leur  industrie...  Une  tireuse  de 
cartes  infaillible  qui  avait  lu  la  mort  prochaine 
de  Syveton  dans  la  main  de  sa  femme,  par  exem- 
ple, et  cet  étonnant  professeur  de  boxe  que  le 
malheureux  serait  venu  voir,  faisant  insérer  son 
prospectus  sur  le  drap  mortuaire  des  feuilles 
publiques  I 


50  l'invendable 


19.  —  Brou  a  exposé  mon  buste  chez  Rey,  un 
des  deux  grands  libraires  du  boulevard  des  Ita- 
liens. Après  des  courses  désespérantes,  je  l'aper- 
çois, en  passant,  au  fond  de  la  boutique  où  il 
est  assez  bien  présenté.  Je  pense  avec  une  exces- 
sive amertume,  à  ceci  que  le  «  grand  homme  » 
en  effigie  qu'on  peut  voir  là  est  en  train  de 
mourir  de  chagrin  dans  sa  propre  peau,  sur  le 
trottoir. 

24.  —  «  Si  les  morts  pouvaient  parler  !  »  Tel 
est  le  lieu  commun  inspiré  par  l'étonnante  af- 
faire Syveton  qui  occupe,  depuis  deuxsemaines, 
Fhumanité.  Seul,  Dreyfus  avait  déchaîné  une 
telle  rage,  une  aussi  furieuse  folie  de  menson- 
ges. Tout  le  monde  ment  et  on  voit  des  femmes, 
mères  ou  épouses,  comme  on  n'en  avait  pas  vu 
depuis  les  tragiques.  On  en  est,  dans  certaines 
feuilles,  à  calomnier  le  défunt  en  grec  et  même 
en  caractères  grecs,  et  on  met  à  profit  cette  oc- 
casion de  copieuse  réclame  à  un  bordel  natio- 
naliste situé  non  loin  de  la  gare  Saint-Lazare. 
Dernier  soupir  de  la  République  athénienne.  Où 
est  le  pauvre  mort  et  qui  prie  pour  lui  ? 

Un  jeune  homme  qui  m'a  aimé  par  mes  livres 
m'écrit:  «  J'espère  que  je  ne  lâcherai  jamais  un 


l'in  vendable  51 


homme  attaqué  par  tous,  défendu  uniquement 
par  une  femme  et  deuxlillettes  de  treize  etsept 
ans.  » 

28.  —  Lu  dans  une  feuille  à  deux  ou  trois  cent 
mille  :  «  La  fête  de  Noël  n'a  été  célébrée  nulle 
part  avec  plus  d'entrain  que  dans  le  Palais  de 
glace  [du  Démon],  aux  Champs-Elysées.  » 

31.  —  Dédicace  des  Dernières  Colonnes  :  «  à 
Frédéric  Brou,  envoyé  spécialement  pour  rem- 
placer tous  les  amis  qui  m'ont  lâché  depuis  vingt 
ans.  » 


IQO 


9 


Janvier 


2.  —  A  l'abbé  Mugnier: 

Monsieur  l'abbé,  je  vous  ai  envoyé,  en  juillet,  un 
exemplaire  démon  dernier  livre,  Mon  Journal,  et  jo 
ne  sais  pas  encore  si  vous  l'avez  reçu.  Je  vous  serais 
reconnaissant  de  m'informer,  quand  vous  n'aurez 
absolument  rien  à  faire. 

J'ajoute  que  ma  conscience  me  presse  de  vous  déli- 
vrer d'un  souci.  Le  jour  où  vous  m'honorâtes  de  votre 
visite,  le  17  juin,  veille  de  Waterloo,  amené  par  mon 
ami  Georges  Desvallières,  vous  fûtes  assez  charita- 
ble, —  sur  l'aveu  de  ma  détresse, —  pour  me  donner 
l'espérance  de  certaines  démarches  qui  pourraient 
m'être  profitables. 

Mon  vieil  ami  défunt,  Barbey  d'Aurevilly,  disait  que 
l'espérance  est  un  serpent  qu'on  a  dans  le  cœur,  un 
serpent  d'airain.  Je  profite  du  Jour  de  l'An  pour  vous 
restituer  ce  bijou,  en  vous  déliant  de  votre  parole  qui 
vous  gêne  peut-être,  quelquefois,  dans  la  pratique  de 
vos  autres  œuvres  de  charité,  et  qui  vous  gênerait 
bien  davantage  si  vous  appreniez,  par  exemple,  que 


53  l'invendable 


je  suis  mort  de  froid  avec  ma  femme  et  mes  deux 
enfants.  Je  vous  offre,  monsieur  l'abbé,  l'expression 
de  mon  respect. 

[Sans  réponse,  bien  entendu.] 

3.  — Lu  la  prise  de  Port- Arthur,  le  plus  grand 
événement  actuel.  Je  suis  toujours  dans  les 
mêmes  sentiments.  Joie  de  la  déconfiture  des 
Russes,  schismatiques  infidèles  à  leur  mission 
politique  aussi  bien  qu'ils  sont  infidèles  à  Dieu 
et  qui  usent  vainement,  contre  le  Japon,  une  puis- 
sance qui  leur  fut  donnée  pour  humilier  F  Angle- 
terre. La  moitié  de  son  immense  effort  inutile 
aurait  suffi  pour  prendre  FInde. 

0.  —  Jeanne  me  rapporte  en  pleurant  ce  que 
Véronique  vient  de  lui  dire  :  «  Je  rêvais  que 
papa  me  prédisait  ma  mort.  Il  disait  de  très- 
belles  choses,  celle-ci  entre  autres  :  —  Elle 
mourra  de  la  fièvre  de  voir  Dieu.  Puis  j'ai  vu  un 
livre  où  il  *y  avait  une  page  déchirée  et  cela 
marquait  la  fin  de  ma  vie.  » 

8.  —  Véronique  nous  chante  une  sorte  de 
complainte  en  assonances  dont  elle  a  fait  les 
paroles  et  la  mélodie,  [Première  manifestation 


L 'INVENDUES 


57 


de   ce   doa  lyrique   et  mélodique  si    merveil- 
leusement développé  depuis.] 

10.  —  Retrouvé,  au  Luxembourg,  l'aquarelle 
de  Gustave  Moreau  vue,  il  y  a  plus  de  vingt- 
cinq  ans,  chez  Charles  Hayem,  chemisier  mil- 
lionnaire :  la  Chute  de  Phaéton  qui  m'avait 
paru  un  chef-d'œuvre  et  qui  n'est  rien.  11  y  a 
quelques  autres  surprises  du  même  genre. 

Aperçu,  chez  Rachiide,  Péladan  et  sa  nou 
velle  épouse,  la  première  et,  je  crois,  aussi,  une 
seconde,  ayant  disparu  dans  les  gouffres  du 
divorce.  Cette  substitute  m'a  paru  très-quel- 
conque. Lui,  passablement  vieilli,  a  dépouillé 
le  mage  et  le  sar,  au  point  de  se  faire  couper 
les  cheveux  et  peut-être  de  se  laver  les  pieds. 
Il  faut  croire  que  cette  chienlit  est  insoutenable 
passé  quarante  ans. 

14.  —  Lettre  en  latin  d'un  prêtre  de  Moravie 
m'apprenant  la  mort  du  peintre  Félix  Jenewein 
dont  j'ai  parlé  dans  Quatre  Ans  de  Captivité... 
Il  est  mort  subitement  de  la  joie  d'être  élu  à 
l'Académie  des  arts  de  Vienne.  Une  telle  chose 
ne  paraît  vraisemblable  qu'en  latin. 


58  l'invendable 


16.  —  Un  monsieur  qui  collectionne  des  en- 
vois d'auteur  me  prie  de  lui  en  donner  de  moi 
ou  des  autres.  Réponse  :  «  Je  ne  m'intéresse 
qu'aux  envois  d'argent.  » 

A  quel  prix  ai-je  pu  payer  aujourd'hui  mon 
terme  I  II  me  devient,  chaque  jour,  plus  difficile 
d'accepter  cette  iniquité  d'un  individu  jouissant, 
à  lui  seul  et  sans  travail,  de  Feffort  si  souvent 
désespéré  de  vingt  familles. 

17. —  Mort  de  la  mère  de  Loubet.  Nouvelle  bien 
indifférente,  mais  occasion  d'attendrissement 
pour  les  crocodiles  de  la  presse.  Quel  article  à 
faire  si  j'avais  un  journal  !  Supposer  ce  qui  au- 
rait pu  se  passer  si  cette  vieille  avait  été  une 
chrétienne  d'autrefois,  voyant  son  indigne  ûlo 
devenu  le  complice  et  le  protecteur  des  rené- 
gats. 

19.  —  Nous  sommes  enfin  débarrassés  de  cette 
odieuse  crapule  de  Combes.  Par  quel  scélérat 
fétide  va-t  il  être  remplacé  ? 

25.  —  Forcés  de  fuir  la  rue  Girardon  où  les 
puanteurs  combinées  du  propriétaire  et  de  la 
concierge  faisaient  inhabitable  notre  demeure, 


i/lNVHNDARI.B  50 


nous  trouvons  au  sommet  de  la  Bulle,  parmi 
les  vieux  arbres,  un  pavillon  aimable  qui  nous 
semble  donné  de  Dieu,  rue  de  La  Barre,  dans 
l'ombre  du  Sacré-Cœur,  C'est  vrai  qu'il  y  a  l'igno- 
minie de  ce  nom  du  triste  chevalier  de  La 
Barre,  substitué  par  nos  canailles  à  l'ancien  et 
délicieux  nom  de  rue  de  la  Fontenelle  où  fut 
inaugurée,  il  y  a  bien  trente  ans,  la  chapelle  pro- 
visoire. Pauvre  petite  fontaine  perdue  !  Haurie- 
tls  aquas  de  fontibus  Salvatoris. 

Les  petites  compositions  de  Véronique  nous 
ravissent  un  peu  plus,  chaque  jour,  au  point  que 
cette  enfant  de  notre  douleur  devient  pour  nous 
comme  un  beau  rêve.  Manifestation  d'un  art 
profond  chez  une  ignorante  enfant  I 


Février 


Ie'.  — Des  gens  simples  et  bons  me  parlent 
d'un  bienfaiteur  qui  me  cherche  partout,  les 
mains  pleines.  Je  prévois  aussitôt  qu'il  ne  me 
trouvera  jamais,  quoi  qu'on  fasse.  [Il  ne  m'a  ja- 


60 


mais  trouvé  et  s'en  est  allé,  dit-on;  mourir  de 
désespoir  dans  une  solitude.] 

5.  —  Georges  Rouault  me  raconte  les  effets 
produits  sur  diverses  personnes  par  mon  nom 
seul.  Quelques-unes  applaudissent  ;  d'autres,  en 
grand  nombre,  vocifèrent  des  malédictions.  Il 
me  parle  d'une  femme  riche  —  et  pieuse,  par 
conséquent  —  dont  il  a  fait  une  enragée  en  lu* 
disant  que  je  communie  tous  les  jours.  Expé- 
rience très-sûre.  Il  est  connu  que  les  possédés 
s'agitent  avec  fureur  dans  le  voisinage  d  un  saint. 
La  quotidienne  Visitation  du  Corps  du  Christ 
chez  un  pécheur  qui  ne  s'en  fait  pas  accroire, 
peut  avoir  les  mêmes  effets. 

7.  —  Il  arrive  à  Véronique,  comme  à  sa  mère 
et  à  moi,  fréquemment,  au  retour  de  la  messe, 
ayant  remarqué  une  forme,  une  expression  li- 
turgique, de  la  retrouver  dans  une  lecture  faite 
aussitôt  après.  Ce  n'est  pas  une  révélation,  c'est 
pour  tout  le  monde,  cela,  mais  les  clairvoyants 
seuls  s'en  aperçoivent  et  alors  ?...  Alors  c'est 
magnifique.  La  résurrection  de  Lazare  est  l'his- 
toire de  tout  le  monde,  la  guérison  de  l'aveu- 
gle-né,  du   sourd- muet,  du  paralytique  ou  des 


L  INVENDABLE  fi{ 


dix  lépreux,  tous  les  miracles  de  l'Evangile  sont 
riiistoire  de  tout  le  monde,  mais  on  ne  s'en 
aperçoit  pas. 

12.  —  Ecrit,  en  râlant  de  misère,  les  derniè- 
res pages  de  Quatre  Ans.  Nous  sommes  traites 
avec  une  rigueur  adorable... 

16. —  Fin  de  Quatre  Ans.  Je  pose,  un  instant, 
ma  croix  par  terre. 

23.  — Déménagement.  Transport  de  nos  meu- 
bles dans  un  site  norvégien  procuré  par  une 
tombée  de  neige  sur  les  arbres  au  milieu  des- 
quels se  cache  notre  pavillon,  procuré  surtout 
par  mon  imagination  qui  trouverait  de  l'eau 
*ràîche  au  fond  des  citernes  du  Purgatoire.  C'est 
le  quinzième  déménagement  depuis  notre  ma- 
riage. 


Mars 


2.  —  On  m'apprend  que  Lagny  est   ravagé 
par  l'annonce   de  la  publication    de  Cochons- 


Ç2  L  I.NVENDABÉE 


sur-Marne  et  qu'on  y  parle  déjà  de  me  poursui- 
vre. 

7.  —  Visite  d'un  jeune  homme  de  vingt  ans 
qui  me  débite,  en  moins  de  douze  minutes,  une 
trentaine  de  lieux  communs  très-ramassés,  ten- 
dant à  rne  prouver  charitablement  que  je  no 
suis  pas  dans  la  bonne  voie.  Entame  d'une  con- 
férence. Il  est  impossible  de  discerner  un  im- 
bécile plus  satisfaisant.  Mon  silence  est  tel  et 
mes  yeux  expriment  une  telle  satiété  qu'il  prend 
la  fuite. 

8.  —  Mercredi  des  Cendres.  Une  partie  de  la 
nuit,  j'ai  vu  notre  maison  encombrée  de  gens 
venus  m'apporter  des  sommes...  J'ai  connu 
l'hallucinante  misère  qui  veut  qu'on  lise  le  mot 
francs  à  la  suite  des  numéros  de  fiacre  et  qui 
fait  si  cruellement  désirer  les  consolations  ou 
les  délices  représentées  en  vain  par  ces  chiffres 
d'amertume  et  de  désespoir. 

11.  —  On  m'apporte  le  livre  récemment  cou- 
ronné par  l'Académie  Concourt  :  Force  ennemie 
par  Nau.  Je  suis  curieux  de  voir  ce  que  cou- 
ronne   lluysmans.  La   lecture    des   premières 


pages  me  donne  la  sensation  d'un  livre  traduit 
de  l'arménien  ou  du  hongrois  par  un  bas-bleu 
très-savant  que  sa  laideur  condamnerait  à  des 
gestes  irréprochables. 

12.  —  Renoncé  à  Force  ennemie,  ayant  lu 
environ  cent  pages.  Arrivé  à  l'histoire  d'un  fou 
qui  se  croit  possédé,  qui  Test  peut-être,  le  dé- 
goût me  prive  de  tout  courage.  C'est  une  honte 
de  couronner  une  pareille  sottise.  Ah  !  il  est 
joli  et  me  fait  honneur,  le  christianisme  de  Huys- 
mans  J 

15.  —  Rencontré  au  Mercure  Laurent  Taii- 
hade.  Il  est  devenu  épouvantable, 

16.  —  Stock  consent  à  publier  Belluaires  et 
Porchers.  Editeur  de  Huysmans,  il  exige  la 
suppression  d'un  chapitre  désobligeant  pour 
cet  écrivain.  Je  me  résigne  pour  ne  pas  perdre 
l'occasion  de  placer  un  volume  de  critique  en- 
foui dans  mon  tiroir  depuis  environ  quinze  ans. 
Puis  n'ai-je  pas  tout  dit  de  M.  Folantin  dans 
la  Femme  pauvre  et  les  Dernières  Colonnes  de 
V Église  ? 


Cl 


L INVENDABLE 


19.  —  A  un  ami  qui  est  au  bagne  : 

Pourquoi  ne  penseriez-vous  pas  que  vos  peines 
ront  finies?  Trente  ans  se  sont  écoulés  depuis  que 
vous  avez  demandé  à  Dieu  de  tant  souffrir.  J'ima- 
gine, je  ne  sais  pourquoi,  je  suppose  que  vous  avez 
alors  stipulé  une  durée  de  trente  ans  de  tribulations  ou 
que  si  vous  ne  l'avez  pas  stipulée,  Dieu  l'a  entendu 
ainsi.  Alors  persuadez-vous  que  tout  va  vous  devenir 
lacile  et  favorable,  ce  qui  paraît  avoir  commencé. . . 

A  Henry  Houssaye  : 

Cher  monsieur,  je  lis  passionnément  votre  troisième 
vokime  (1815,  La  29  Abdication)  reçu,  il  y  a  quelques 
jours.  J'aurais  voulu  ne  vous  en  écrire  qu'après  lec- 
ture complète.  Impossible.  Vous  êtes  tombé  en  pleine 
correction  des  épreuves  de  mon  prochain  livre  devant 
paraître  en  mai;  Quatre  Ans  de  Captivité  à  Cochons- 
sur-Marne.  Vous  estimerez  peut-être  qu'on  a  rare- 
ment vujun  homme  gifler  ses  contemporains  en  aussi 
grand  nombre,  avec  tant  de  constance  et  d'une  main 
plus  valide.  Pour  parler  la  langue  de  Montmartre, 
c'est  le  livre  de  quelqu'un  qui  en  a  tout  a  fait  soupe. 
Certains/.pourtant,  sont  épargnés,  même  à  l'Institut, 
et  vous  êtes  parmi  les  exceptions.  En  attendant 
qu'aprèspeclure  et  relecture  de  la  Chute  du  premier 
Empire,  j'écrive  spécialement  sur  vous,  vous  ê'es 
plusieurs  lois  et  très-honorablement  nommé  à  pro- 
pos du  grand  homme  qui  remplit  beaucoup  de  me? 
es... 


l'invendable  65 


20.  —  On  me  dit  que  les  chapelains  du  Sacré- 
Cœur  ont  peur  de  moi.  Situation  étonnante  et 
un  peu  comique.  Moi  qui  ne  demande  qu'à  les 
admirer  ! 

23.  —  Visité  avec  Rouault  le  Salon  des  Indé- 
pendants. Fatigue  et  ennui.  Ces  expositions  at- 
testent, une  fois  de  plus,  V affaiblissement  de  la 
Raison,  la  maladie  dont  on  meurt.  Peinture 
épouvantable.  Rouault  et  Desvallières,  gens  d'un 
talent  très-certain,  ont  envoyé  des  esquisses 
offertes  au  public  comme  œuvres  finies.  Pour- 
quoi cette  imposture  qui  les  accable?  J'ai  beau- 
coup demandé  ça  à  Rouault  qui  n'a  pas  eu 
grand'ehose  à  me  répondre. 


Avril 

2.  —  Employé  misérablement  la  journée  en- 
tière à  lire  le  roman  de  Tailhade  (Fernand  Kol- 
aey);  Le  Salon  de  Mmû  Truphot,  honteuse  défi- 
guration caricaturale  du  Désespéré.  Jamais  on 
ne  lira  rien  d'aussi  bas.  Le  cyclope,  une  fois 
de  plus,  m'honore  de  ses  injures.  Je  ne  crois 

5 


66  l'invendable 


pas,  cependant,  avoir  perdu  tout  à  fait  mon 
temps.  C'est  quelque  chose  de  savoir  exacte- 
ment où  se  trouvent  les  latrines  dans  la  mai- 
son des  lettres. 

6.  —  A  mon  ami  l'abbé  Purgatoire,  du  diocèse 
de  Meaux  :  «  Les  Cochons  paraissent  dans  un 
mois.  Le  boudin  sera  pour  rien,  cette  année.  » 

9.  —  Épreuve  du  chapelet  quotidien  à  la  Ba- 
silique... Recueillement  impossible  avec  les  pré- 
tendues adoratrices,  qui  bêlent  ou  roucoulent 
des  prières  en  français,  tous  les  quarts  d'heure, 
devant  le  Saint  Sacrement  éternel...  [Le  reste  a 
été  malheureusement  supprimé,  pour  complaire 
à  une  personne  beaucoup  trop  miséricordieuse.] 

16.  —  Paradis  terrestre.  Il  faut  toutes  les  souf- 
frances de  Jésus  et  toutes  les  noires  pour  re- 
constituer le  Paradis. 

C'est  aujourd'hui  le  Dimanche  des  Rameaux. 
Je  conduis  Madeleine  à  la  grand'  messe.  Patience 
de  cette  aimable  enfant  qui  peut  se  tenir  tran- 
quille deux  heures. 

21.  —  Mot  d'un  prédicateur  parlant  de  Marie  : 


l'invendable  67 


«  Elle  sourira  au  dernier  jour  1  »  Traduction 
sulpicienne  et  bondieusarde  du  Texte  terrible  : 
Ridebit  in  die  novissimo.  Prov.  31,  25,  concor- 
dant avec  celui-ci  :  Ego  in  interitu  vestroridebo, 
et  snbsannabo,  cum  vobis  id  quod  limebatis,  ad* 
venerit.  Prov.  1,  26. 

£2.  —  Un  vieux  prêtre  qui  m'aime  voudrait 
que  «  le  Sacré  Cœur  m'inspirât  de  changer  le 
titre  de  mon  livre  »,  exprimant  ainsi  la  pensée  de 
bien  des  gens.  Je  pourrais  répondre  que  ce  titre 
m'a  été  inspiré  précisément  par  le  Sacré  Cœur. 

23-  —  Jeanne  me  disait  hier,  samedi  saint  : 
«c  Ja  ne  peux  pas  me  faire  à  cette  brusque  tran- 
sition du  Crucifiement  à  la  Résurrection.  Il  me 
semble  qu'il  doit  y  avoir  quelqu'un  qui  pleure 
encore.  Celui  qui  mourrait  de  compassion,  le 
Dimanche  de  Pâques,  en  pensant  à  la  Mort  de 
Jésus,  serait  peut-être  Vami  inconnu  que  le  Fils 
de  Dieu  attend  depuis  dix-neuf  siècles.  » 

Tout  ce  qui  se  passe  étant  préfiguratif,  sur- 
tout dans  les  choses  humaines,  on  peut  et  on 
doit  dire  que  nous  sommes  tous  prophètes  à 
notre  insu  et  que  tous  nos  actes,  bons  ou  mau- 
vais, sont  des  prophéties. 


(58  L'INVENDABLE 


24.  —  Profanation  intolérable,  tolérée  pour- 
tant. Dans  l'après-midi,  après  vêpres,  à  l'heure 
probable  où  Longin  perça  le  Cœur  du  Sauveur, 
la  Basilique  est  odieusement  envahie  par  des 
touristes  ou  d'infâmes  bourgeois  venus  unique- 
ment pour  se  promener,  non  sans  insolence  et 
goujatisme.  On  aimerait  à  les  tuer.  Pourquoi 
ne  pas  fermer  les  portes  ?  Il  doit  y  avoir  un 
moyen  d'empêcher  les  oisifs  et  les  curieux  de 
polluer  le  sanctuaire.  Ne  pourrait-on  pas,  sur 
le  budget  des  dépenses  inutiles,  prélever  le 
très-utile  salaire  d'une  demi-douzaine  de  gar- 
des du  Corps  qu'on  choisirait  parmi  les  plus 
vigoureux  ? 

26.  —  Dédicace  de  Belluaires  et  Porchers 
dont  l'impression  s'achève  :  <  Ce  livre  est  offert 
à  l'un  des  rares  survivants  du  Christianisme,  à 
Josef  Florian,  propagateur  de  Léon  Bloy  en 
Moravie.  » 

27.  —  Marc  Stéphane,  l'ami  d'il  y  a  dix  ans, 
m'a  envoyé  un  livre  :  La  Cité  des  Fous,  souve- 
nir de  son  séjour  à  Sainte-Anne.  Je  m'attendais 
à  un  livre  complètement  détraqué.  C'est,  au 
contraire,  un  livre  tics-raisonnable,  infiniment 


l'invendable  69 


plus  curieux  que  le  roman  de  Nau,  couronné 
par  l'Académie  Goncourt,  lequel  se  passe  aussi 
chez  les  fous. 

Je  voudrais  que  Marc  Stéphane  me  pardon- 
nât une  offense  grave  dont  je  m'accuse.  Il  est  le 
seul  contemporain,  dans  le  monde  littéraire, 
qui  puisse  réellement  me  reprocher  un  acte 
d'injustice  et  d'ingratitude.  Il  est  pénible  que 
l'énorme  divergence  de  nos  vues  et  de  nos 
sentiments  soit  un  obstacle  invincible  à  la  re- 
prise de  nos  relations.  Je  lui  demande  seule- 
ment de  me  pardonner. 

30. — Je  lis  que  Laurent  Tailhade,démarqueur 
de  Léon  Bloy,  vient  de  succomber  à  une  atta- 
que foudroyante  de  génie.  Je  demande  qu'on 
l'isole  et  qu'un  pot  de  chambre  spécial,  à  son 
nom  et  à  ses  armes,  soit  son  privilège^ 


Mai 

Ie*.  —  Visité,  pour  la  première  fois,  le  musée 
Gustave  Moreau.  Ma  stupéfaction  de  voir  la 
quantité  prodigieuse  des  œuvres  de  ce  maître 


70  r/lN  VENDABLE 

qui  fut  un  travailleur  colossal.  Presque  toutes 
les  toiles  peintes,  car  le  nombre  des  dessins  est 
infini,  sont  à  l'état  d'ébauche  plus  ou  moins 
avancées.  Quelques-unes  telles  que  le  Retour 
d'Ulysse  ou  le  Triomphe  ci  Alexandre  me  han- 
teront. Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  jamais  eu  un 
artiste  d'une  imagination  aussi  somptueuse.  C'est 
un  fou  furieux  de  magnificence. 

Pourquoi  faut-il  que  la  mythologie,  les  temps 
héroïques  l'aient  confisqué  à  peu  près  complè- 
tement. Si  j'avais  à  écrire  sur  Gustave  Moreau, 
je  m  étonnerais  de  ne  pas  trouver  un  seul  tableau 
de  lui  inspiré  par  l'histoire  deByzance.  Le  gran- 
diose chrétien  semble  lui  avoir  été  étranger. 
A  peine  deux  ou  trois  projets  de  Calvaires, 
hélas! 

Mais  j'aurais  gagné  ma  journée,  n'eussé-je  vu 
que  le  tableau  de  Rouault,  provisoirement 
déposé  \k:Le  Christ  enfant  au  milieu  des  Doc* 
leurs.  Un  Dieu  de  douze  ans  et  trois  hypocrites 
qui  en  ont  ensemble  cent  quatre-vingts.  Jésus 
leur  dit  la  Vérité  qui  est  lui-même  et,  à  mesure 
qu'il  parle,  on  croit  voir  sortir,  de  chacun  de 
ces  hommes  crucifiants,  la  bêle  horrible  qui  le 
possède  et  qui  doit,  un  jour,  le  dévorer.  Je  ne 
.^savais  pas  que  Rouauit  avait  mitaient  immense. 


L'iNVIiNHAW,!?  71 


Je  le  sais  maintenant^  je  le  lui  ai  dit  avec  en- 
thousiasme. 

J'apprends  que  Rictus  est  devenu  l'ami  de 
Charbonnel.  Il  a  du  goût  pour  les  renégats.  Le 
Vendredi  Saint,  il  aurait  été  au  dîner  gras  de 
ce  Judas  imbécile,  et  aurait  dit  des  vers.  Le 
malheureux,  que  j'ai  nommé  ie  Dernier  Poète 
Catholique,  est  soutiré  par  le  désespoir  d'un 
apostat. 

2.  —  Jésus  marche  tout  doucement  dans  mon 
âme  pour  ne  pas  réveiller  ma  douleur.  Jeanne. 

7.  —  Correction  des  dernières  épreuves  de 
Belluaires  et  Porchers.  Je  décerne  des  dédica- 
ces. Chaque  chapitre  sera  donné  à  un  ami. 
Plusieurs,  sans  doute,  me  lâcheront  un  peu  plus 
tard.  N'est-ce  pas  ma  destinée? 

9.  —  Démarches  affreuses  et  inutiles,  comme 
aux  pires  jours  de  mon  pèlerinage.  On  souffre 
juste  autant  qu'on  peut  souffrir,  La  haute  ter- 
rasse de  la  Douleur  est  garnie  d'un  parapet  bar- 
bare, élevé  comme  une  muraille  byzantine  que 
même  les  désespérés  ne  peuvent  franchir  pour 
s'évader  dans  le  précipice. 


72  l'invendable 


11. —  Le  secret  de  voir  clair,  fût-on  aveugle 
de  naissance,  c'est  de  fermer  les  yeux  sur  les 
conséquences  les  plus  redoutables  d'un  mou- 
vement de  charité.  C'est  Jeanne  qui  a  trouvé 
ce  secret. 

12.  —  L'exécution  de  Paris  commencerait- 
elle  déjà?  Les  journaux  sont  remplis  de  l'acci- 
dent du  boulevard  Sébastopol.  Une  série  d'ex- 
plosions formidables  sur  une  longueur  de 
500  mètres  et  un  grand  nombre  de  blessés.  Pre- 
mier avertissement,  bien  inutile. 

Lecture  du  savoureux  livre  de  Houssaye  (1815. 
2e  Abdication).  J'ai  beau  me  décourager,  je 
n'arrive  pas  à  comprendre  le  découragement 
de  Napoléon.  La  première  abdication  a  été 
déjà  fort  mal  digérée  par  moi, mais  la  seconde, 
c'est  vraiment  trop  impossible. 

14.  —  Voici  ce  que  j'éprouve  douloureuse- 
ment. Napoléon,  considérant  l'imbécillité  ou  la 
lassitude  des  chefs  militaires  qui  allaient  lui 
succéder  et  l'infamie  énorme  de  quelques  indi- 
vidus tels  que  Fouché,  prenant  surtout  en  pitié 
la  pauvre  France  livrée,  par  son  abdication,  à 
ces  misérables  ;  n'aurait-il  pas  eu  cent  fois  rai- 


73 


son  de  se  reprendre,  i'ûl-co  le  dernier  jour,  et 
d'appeler  à  lui  tous  ses  vieux  soldats  ? 

15.  —  Nouvelle  farce  de  Mm#  du  Gast  des  Ba- 
zars et  de  quelques  autres  salauds.  On  voulait 
étonner  le  monde  par  une  traversée  fulgurante, 
en  canot  automobile,  de  Toulon  à  Alger  ou 
d'Alger  à  Toulon,  je  ne  sais  plus.  Tous  les  con- 
currents ont  failli  crever.  Plusieurs  canots  ont 
été  au  fond  de  la  mer  avec  une  grosse  part  du 
pain  des  pauvres,  ces  imbéciles  et  vaniteux  en- 
gins ayant  coûté  horriblement  cher.  Les  salauds 
seulement  ont  pu  être  recueillis,  l'État,  com- 
plice de  ces  turpitudes,  ayant  fait  accompagner 
les  canots  par  de  véritables  vaisseaux.  Il  s'en 
est  faliu  de  peu  que  la  du  Gast  se  soit  noyée. 
Un  matelot  Ta  sauvée  en  lui  saisissant  la  gueule 
à  temps,  geste  irrespectueux  dont  je  veux  croire 
qu'il  sera  puni  sévèrement.  Ce  sauvetage  ma 
profondément  navré. 

18.  —  Visite  d'un  admirateur  belge.  Un  orage 
sans  pardon  l'immobilise  chez  moi.  J'apprends 
à  cette  occasion  que  la  Belgique  est  menacée 
de  paralysie  générale. 


74  l'invendable 


20.  —  Un  ami  de  café  se  déclare  sans  hosti- 
lité contre  le  christianisme  et  déterminé  à  ap- 
peler un  prêtre  à  son  lit  de  mort.  Banalité  qui 
fait  le  trottoir  depuis  que  la  sottise  et  la  lâcheté 
se  sont  localisées  dans  le  même  bordel.  Mais 
le  pauvre  homme  a  des  objections  aussi  stupi- 
des  qu'on  peut  le  désirer.  Occasion  pour  moi 
d'observer,  une  fois  de  plus,  la  surnaturelle 
inintelligence  de  tout  le  monde,  aussitôt  qu'il 
s'agit  de  l'Immaculée  Conception.  Mon  interlo- 
cuteur, qui  n'est  pourtant  pas  un  âne,  croit, 
comme  le  premier  bourgeois  venu,  que  l'Imma- 
culée Conception  c'est  l'Incarnation. 

Il  n'y  a  pas  de  mystère  que  Dieu  ait  caché 
avec  tant  de  soin.  «  L'Immaculée  Conception, 
m'a  dit  une  âme  privilégiée,  c'est  le  Poids  de 
la  Croix.  »  Ce  privilège  de  Marie  a  été  payé 
comme  tout,  par  Jésus  ;  mais  c'est  ce  qui  a  le 
plus  coûté.  C'est  pour  cela  qu'il  est  si  difficile 
de  le  comprendre. 

Rien  n'est  plus  étrange.  On  accepte  tout  :  ia 
Trinité,  l'Incarnation,  la  Rédemption,  la  Trans- 
substantiation, l'Infaillibilité  même.  L'Église 
affirme  et  enseigne.  On  l'écoute,  on  la  croit,  on 
sait  ce  qu'elle  dit.  Aussitôt  qu'elle  parle  de  l'Im- 
maculée Conception,  on  ne   sait  plus  ce  qu'elle 


l'invendable  75 


dit,  on  ne  veut  même  plus  le  savoir  et  Babel  re- 
commence. Qu'importe  au  Démon  d'abandon- 
ner tout,  s'il  gagne  cela  ? 

L'Immaculée  Conception  est  le  Mystère  des 
mystères  réservé  pour  la  Fin,  c'est  le  Cantique 
des  cantiques,  c'est  la  Passion,  c'est  la  Résur- 
rection, c'est  l'Ascension,  c'est  la  Pentecôte, 
c'est  les  Dix  Persécutions,  les  Dix  Croisades; 
c'est,  en  un  sens,  Napoléon,  c'est  le  Jugement 
universel. 

21.  —-J'ai  beaucoup  pensé  à  l'Immaculée  Con- 
ception, me  souvenant  d'hier,  et  j 'ai  désiré  d'être 
le  Témoin,  le  Martyr  et  le  Mégalomartyr  de 
l'Immaculée  Conception  que  ne  connaissent  pas 
les  chrétiens  et  qu'ignorent  surtout  les  pèlerins 
de  Lourdes.  On  peut  dire  qu'il  a  fallu  la  Dou- 
leur infinie  pour  acquitter  la  Rançon  de  la  Sainte 
Vierge.  La  douleur  de  Dieu  et  celle  des  hom- 
mes. Les  guerres,  les  pestes,  les  famines,  la 
misère,  le  désespoir,  les  méchancetés  et  les 
injustices  et  les  maladies  sans  nombre  ;  toutes 
les  suites  affreuses  du  Péché  ont  payé  depuis 
les  siècles  et  continueront  de  payer  pour  Ma- 
rie. Ce  qui  «  manque  à  la  Passion  »  de  Jésus, 
c'est  ce  qui  manque  à  Marie,  simplement.  Lo*»s- 


76  l'invendable 


que  FApparition  de  Lourdes  a  dit.  :  «  Je  suis  l'Im- 
maculée Conception  »,  c'est  comme  si  elle  avait 
dit  :  «  Je  suis  le  Paradis  terrestre  ». 

23.  —  Lu  un  bel  article  d'Henry  Houssaye 
qui  m'a  donné  une  idée  de  plus  :  L'Europe  et  la 
Révolution  française. Document  à  garder.  Toute 
l'histoire,  depuis  les  premiers  Capétiens  jus- 
qu'aux derniers  Bourbons,  expliquée  par  le  be- 
soin pour  la  France  de  ses  frontières  naturelles 
et  par  la  haine  constante  de  l'Europe  contre  la 
France  qui  serait  alors  insupportable  au  monde, 
—  en  tant  que  nation  élue  de  Dieu.  Je  suis  tout 
enivré  de  cette  idée. 

25.  —  Apparition  de  Cochons-sur-Marne. Wi 
carillon,  ni  tocsin. 

27.  —  On  parlait  des  morts  sans  beauté.  «  Le9 
plus  fréquentes,  nous  a  dit  un  prêtre,  sont  les 
morts  de  prêtres.  Presque  tous  se  désespèrent 
de  mourir  et  les  confrères  n'osent  pas  leur  par- 
er de  Dieu.  »  Épouvantable  ! 

30.  —  Nouvelle  foudroyante,  pour  un  grand 
jiombre,  de  l'anéantissement  de  la  flotte  russe 


l'invendable  77 


dans  la  mer  du  Japon.  Dieu,  assurément,  n'est 
pas  avec  les  Kusses.  Le  tour  de  l'Angleterre 
viendra.  Le  monde  Unira  bien  par  s'allumer, 
selon  le  «  vœu  »  de  Jésus  (Luc,  12.49), quand  on 
sera  assez  loin  du  Déluge.  Le  moment  doit  élre 
peu  éloigné. 

Cette  puissance,  désormais  irrésistible,  du  Ja- 
pon, parait  une  manifestation  surnaturelle,  en 
ce  sens  que  rien  n'était  moins  prévu.  Marque 
de  Dieu.  On  peut  maintenant  espérer  ou  crain- 
dre tous  les  déchaînements* 


Juin 


Ie*.  —  Attentat  contre  le  petit  roi  d'Espagne. 
Dieu  n'a  pas  permis  le  massacre  de  ce  dégénéré 
lamentable  que  la  servilité  sentimentale  de  nos 
républicains  a  si  parfaitement  ridiculisé  déjà. 
I/abjec  iion  de  ce  temps  ne  sera  jamais  dépassée. 

2.  —  Après  une  nuit  troublée  par  les  images 
de  noire  misère,  une  mélancolie  épouvantable 


78 


l'invendable 


I 

tombe  sur  moi.  Me  voilà  toute  la  journée  dans 
les  griffes  du  Démon. 

3. —  Premiers  effets, à  Lagny,  de  Quatre  Ans 
de  Captivité.  Un  épicier  de  l'endroit,  person- 
nage bien  pensant  et  avantagé  d'un  beau  mufle 
(page  121),  proclame  que  je  suis  un  renégat  et 
va  jusqu'à  me  préférer  Gharbonnel. 

Affiche  collée  sur  les  murs  de  Lagny  : 


VIENT    DE    PARAITRE  l 

QUATRE     ANS     DE     CAPTIVITÉ 

A    COCHONS-SUR-MARNE 

Par  LÉON  3L0Y 


COCHONS-SUR-MARNE,   C'EST    LAGNY. 

«  C'est  »,  dit  le  grand  pamphlé- 
taire dans  un  autre  volume, «  l'un 
des  grouillements  bourgeois  les 
plus  bêtes,  les  plus  répugnants, 
les  plus  hostiles  que  j'ai  connus 
en  France  ou  à  l'étranger.  » 
{Mon  Journal,  par  Léon  Bloy.) 


Un  fort  volume  avec  au- 
tographe et  2  portraits 
de  l'Auteur. 


EN  VENTE 


chez  M.  Léon 

I  Belle,  libraire*. 

imprimeur  à 

Lagny. 


J'aurais  bien  voulu  voir  l'effet,  le  premier  ef- 
fet de  ce  placard  sur  les  citrouilles  sentencieu- 
ses et  oracuîaires  de  ce  chef-lieu  de  canton. 


79 


4.  —  Un  archiprêtre  de  Strasbourg  consulté 
par  un  jeune  homme  incertain  de  sa  voie,  lui 
répond  paternellement  que  l'essentiel  est  «  de 
gagner  de  Targent,de  manger  de  bons  morceaux 
et  d'être  pratique  ».  Gloaca  immunda  iste  sa- 
cerdos,  a  dit  en  pleurant  la  Mère  de  Dieu  sur 
la  montagne  de  la  Salette,  il  y  a  soixante  ans. 

A  Léon  Belle,  libraire  à  Lagny  : 

Mon  cher  Léon  Belle,...  l'affiche  est  amusante, 
mais  pourquoi  veut-on  à  toute  force  que  Cochons- 
sur-Marne  soit  Lagny  et  non  pas  Meaux  ou  Château- 
Thierry  ?  A  qui  faire  croire  que  les  pourceaux  sont 
tellement  rares  sur  les  berges  de  l'antique  Matrona 
qu'on  ait  pu  les  localiser  dans  l'unique  trou  honoré 
quatre  ans  de  ma  présence?  Quel  enfantillage  ! 

Même  observation  pour  l'épigraphe  lumineuse  de 
la  page  85,  que  peuvent  revendiquer  tant  d'autres 
villes, chefs-lieux  de  cantons,  chefs-lieux  d'arrondis- 
sements, de  départements  ou  capitales  de  provinces, 
conciliées,  en  70,  par  des  bourgeois  crevant  de  peur 
sur  trente  rivières. 

Vous  qui  savez  lire,  mon  cher  Belle  —  seul  peut- 
être  dans  toute  la  Brie,  —  vous  seriez  sans  excuse 
de  ne  pas  comprendre  que  je  suis  une  espèce  de 
romancier  et  qu'on  s'expose,  en  l'oubliant,  à  des 
gaffes  très-ridicules. 

Cette  vocation  m'oblige  à  observer  les  autres  hom- 
mes. Je  ne  peux  pas  plus  m'en  empêcher  que  le 


80  l/lNVENDA3LE 


cheval  de  faire  du  crottin.  Un  infernal  séjour  de  qua- 
tre ans  dans  une  petite  ville  sotte  et  crapuleuse 
devait  donc  avoir  pour  conséquence  un  amas  consi- 
dérable de  notes  et  de  croquis.  Les  gueules  des  bour- 
geois étaient  trop  tentantes/vraiment,  trop  précieuses  1 

C'est  ainsi  que  travaillent  les  romanciers.  Que  di- 
rait-on si  on  apprenait  que  je  n'ai  pas  utilisé  le  quart 
de  mes  observations  et  qu'il  m'en  reste  encore  pour 
plusieurs  volumes  ? 

Mais  bon  nombre  de  ces  imbéciles  ont  dû  être  sin- 
gulièrement désappointés.-Ignorants  de  la  littérature 
et  de  l'art  autant  que  les  plus  fangeux  tapirs,  mesu- 
rant l'âme  d'un  écrivain  à  leurs  basses  âmes  et  se 
sentant  avec  cela  fort  merdeux,  ils  ont  dû  croire 
idiotement  et  salopement,  comme  il  convenait,  que 
j'avais  employé  les  quatre  susdites  années  à  épier 
avec  soin  leurs  turpitudes.  Ils  ont  cru  que  j'allais  di- 
vulguer leurs  canailleries  boutiquières,  leurs  adultè- 
res ignobles,  leurs  incestes,  leurs  infanticides  ou  par- 
ricides ignorés,  leurs  ignominies  à  faire  dégueuler 
des  hippopotames!...  L'œuvre  d'art  qu'est  mon  livre 
les  a  tous  trompés.  Les  uns  ont  été  délivrés  d'une 
énorme  peur  et  les  autres  frustrés  de  la  plus  sale  es- 
pérance. 

C'est  pour  cela  qu'ils  ne  rachèteront  pas,  mon 
cher  Belle.  Que  voulez-vous  que  ces  idiots  de 
comptoir  ou  de  bureau,  capables  seulement  de  lire 
des  indicateurs  ou  des  catalogues,  fassent  d'un  livre 
où  il  n'est  pas  dit,  à  choque  page,  que  le  percepteur 
couche  avec  sa  belle- mère,  que  le  juge  de  paix  pra- 


81 


tique  la  sodomie  avec  le  second  vicaire,  que  le  pre- 
mier adjoint  a  fait  vingt-cinq  ans  de  bagne  ou  que 
le  conducteur  des  ponts  et  chaussées  est  affilié  à  une 
bande  de  cambrioleurs,  etc.,  etc.  ? 

Enfin  je  suis  châtié  comme  il  faut,  vous  le  recon- 
naissez vous-même.  Il  est  certain  que  le  gros  épicier 
dont  vous  me  parlez, lequel  se  mit  à  me  vendre  cons- 
ciencieusement de  la  merde,  le  jour  où  il  apprit  que 
j'étais  un  pauvre  et  qui  croit,  aujourd'hui,  que  je  lui 
fais  l'honneur  de  me  souvenir  de  lui;  il  est  bien  cer- 
tain, dis-je,  que  cet  honorable  gaga  me  flagelle  très- 
durement  lorsqu'il  me  reproche  d'être  un  renégat 
moins  intéressant  que  Charbonnei.il  a  raison. Char- 
bonnel  est  un  bougre  fort  pratique,  ne  méprisant  pas 
les  épiciers  et  respectueux  de  l'argent,  surtout  lors- 
qu'il a  été  ramassé  dans  les  étrons.  Je  lui  suis  donc 
inférieur,  même  comme  renégat. 

Grand  orage.  Notre  demeure  a  cet  inconvé- 
nient, ou  cet  avantage,  de  se  remplir  d'eau 
quand  la  pluie  tombe  avec  abondance. 

7. — Une  bourgeoise  désespérée  se  condamne 
elle-même  à  avoir  raison  toute  sa  vie.  Que  va 
dire  de  cela  le  vieux  Dante  ? 

10.  —  Un  ami  m'écrit  de  Tours  :  «  J  étais 
chez  un  libraire.  Une  dame  est  entrée,  deman- 
dant :  —  Avez-vous  Cu-o  vadis  ?  » 

e 


B2 


L  INVENDABLE 


«  Iliumine-t-on  en  enfer  pour  le  roi  d'Espa- 
gne ?  »  m'écrit  un  autre. 

11.  —  Le  vacarme  continue  à  Lagny.Ma  let- 
tre du  4  est  publiée  par  le  Briard  de  Provins. 
Depuis  l'invasion  prussienne,  on  ne  s'était  pas 
autant  amusé  dans  le  département. 

12.  —  On  me  communique  le  plus  étrange 
prospectus.  Plan  d'un  ouvrage  en  cinq  volumes  : 
L'Univers  et  V Humanité.  Le  deuxième  traite 
spécialement  du  transformisme  et  enseigne  avec 
autorité  que  l'homme  descend  non  seulement 
du  singe  qui  fut  pour  lui  un  commencement 
d'aristocratie,  mais  des  plus  affreuses  vermi- 
nes. Jusque-là  rien  que  de  très-banal,  mais  ce 
qui  peut  'confondre  et  détraquer,  c'est  l'appro- 
bation formelle  et  sans  réserve  de  cet  excrément 
par  le  pape  Pie  X,  approbation  sous  forme  de 
lettre  du  cardinal  Merry  del  Val  à  l'éditeur. 
L'ignoble  blasphème  est  qualifié  d'  «  excellente 
entreprise  >  et  d'  «  insigne  publication  ».  Je 
pense  au  Reniement  de  saint  Pierre,  figure  et 
prophétie  du  Reniement  de  la  Papauté  qui  dé- 
chaînera toutes  les  catastrophes.  Cette  heure 
terrible  est-elle  venue  ? 


l'invendable  83 


13.  —  Une  dame  de  Tours  écrit  à  une  autre, 
lui  demandant  de  participer  aux  frais  de  con- 
fection d'un  vêtement  de  première  communion 
pour  un  enfant  pauvre  :  —  Je  vous  le  demande, 
dit-elle,  dans  un  but  politique  et  charitable. 

14.  —  «  Entre  crocodiles  1  »  Envoi  d'un  Co- 
chons à  Edmond  Picard,  avocat  belge  et  l'un 
de  mes  bienfaiteurs  innombrables. 

Si  je  pouvais  attraper  quatre-vingts  ans,  je 
verrais  peut-être  deux  mille  personnes  acheter 
chacun  de  mes  livres.  Alors  je  m'offrirais  des 
chaussettes  et  un  parapluie. 

16.  —  j'ai  un  excellent  ami  dans  un  pays 
excessivement  lointain.  Je  lui  ai  envoyé  natu- 
rellement Cochons-sur -Marne.  La  reproduction 
de  mon  buste  Ta  bouleversé.  Voici  comment  il 
s'exprime  :  «  Fysionomie  de  ce  buste  par  Brou 
est  comme  celle-ci  d'un  homme  qui  doit  mar-» 
cher,  pieds  nus,  sur  les  plats  de  fer  brûlant 
rouge  en  air  geleant  de  janvier.  » 

17.  — Bruits  et  menaces  de  guerre.  Le  saltim-i 
banque  imbécile,  Guillaume  II,  est  impatient  de 
justifier  ses  moustaches  ambitieuses  par  quel- 


84 


qucs  conquêtes.  Un  émissaire  de  cet  auguste 
crétin,  un  prince  Henckel  de  Donnersmark,  in- 
terviewé déclare  :  «  Si  vous  êtes  vaincus,  comme 
il  est  probable,  c'est  à  Paris  qu'on  signera  la 
paix.  Vos  milliards  nous  dédommageront.  > 

Les  moustaches  de  l'idiot  ignorent  que  la 
France,  même  couchée  dans  l'égout,  est  encore 
la  Reine  des  nations  et  que  1870  n'est  pas  à 
recommencer  —  Dieu  ne  le  permettant  pas.  Il 
suffirait  pour  emplir  de  merde  un  million  de 
culottes  allemandes,  d'un  tout  petit  français  de 
rien  du  tout  qui  serait  envoyé. 

19.  —  Mot  d'une  salope  de  la  haute  aristo- 
cratie de  Cochons,  une  dame  très  pieuse.  Elle 
demande  mon  livre  à  un  libraire,  puis  :  «  Il 
paraît  qu'il  ne  faut  pas  le  faire  vivre  et  j'ai  des 
remords  d'acheter  ça.  »  Le  libraire  a  répondu 
à  cette  dame  de  la  Providence  en  affirmant  que 
j'étais  plusieurs  fois  millionnaire.  Affligeante 
révélation.  La  gueuse  a  été  cuver  ses  remords 
sous  les  tripes  du  mauvais  apôtre. 

20.  —  De  Jeanne  :  «  L'esprit  de  Léon  Bloy 
est  comme  une  cathédrale  où  le  Saint-Sacrement 
serait  toujours  exposé.  » 


85 


Un  lieu  commun  catholique  et  sacerdotal  veut 
que  l'humilité  soit  une  suite  du  péché, —  ce  qui 
ne  peut  raisonnablement  se  dire  que  de  l'hu- 
miliation. Car  on  a  perdu  le  sens  des  mots.  Alors 
que  dire  de  l'humilité  de  Marie  et  de  l'humilité 
des  Anges? 

Ce  lieu  commun  de  sacristie  est  honteux  et 
stupide,  attentatoire  à  la  Gloire  divine. 

Je  pense  que  l'Humilité,  comme  la  Pureté,  la 
Beauté,  la  Science,  l'Intelligence  et  tout  le  reste, 
a  été  ruinée  par  la  Chute,  Je  suis  persuadé 
qu'Adam  et  Eve  dans  le  Paradis  étaient  hum- 
bles, comme  ils  étaient  purs,  comme  ils  étaient 
beaux,  comme  ils  étaient  tout-puissants  et  im- 
mortels*  c'est-à-dire  en  une  manière  absolument 
incompréhensible,  même  pour  des  saints. 

À  un  digne  prêtre  Jmort  aujourd'hui]  qui  me 
reprochait  d'avoir  conspue  l'auteur  d'un  livre 
sot  sur  Barbey  d'Aurevilly.  (Voir  Quatre  Ans 
de  Captivité  à  Gochons-sur-Marne,  pages  275- 
283): 

Vos  reproches  sont  si  injustes  qu'ils  me  paraissent 
inexplicables,  sinon  par  une  grande  faiblesse  physi- 
que ne  vous  ayant  pas  permis  de  me  lire  attentive- 
ment. J'en  appelle  donc  au  Doyen  de  Montebourg, 
mieux  portant  et  mieux  informé.  Celui-là,  sans  doute? 


86  L' IN  VENDABLE 


m'écrira  que  j'ai  (ait  mon  devoir,  que  j'ai  accompli 
la  stricte  justice  en  détendant  ou  vengeant  la  mémoire 
d'un  grand  écrivain  contre  un  écriveur  impie,  sot  et 
venimeux  qui  a  sali  400  pages  pour  le  déshonorer, 

—  Je  compte  sur  vous,  me  disait  d'Aurevilly,  pour 
me  taire  respecter  quand  je  serai  mort» 

J'ai  obéi.  Voici  vos  paroles:  «  Il  lui  manque  (à 
l'écriveur)  d'avoir  connu  le  Maître,  mais  est-ce  sa 
faute?  »  Assurément.  Le  premier  devoir  d'un  histo- 
rien est  de  consulter  les  témoins,  sous  peine  d'être 
un  imposteur.  Or,  votre  polisson  savait  fort  bien  que 
j'étais  le  témoin  le  plus  important  et  il  s'est  gardé 
de  me  consulter. 

M'adressant  à  votre  conscience  de  prêtre,  d'ami  et 
d'admirateur  du  défunt,  je  vous  prie  de  vouloir  me 
dire  comment  j'aurais  pu  m'y  prendre  pour  ne  pas 
voir,  en  ce  prétendu  biographe  sans  esprit  et  sans 
conscience,  un  malhonnête  homme. 

Voici  maintenant  ce  que  j'attendais  de  vous  : 

«  Mon  cher  Léon  Bloy,  merci  mille  fois  pour  votre 
courage  et  votre  générosité.  Merci  d'avoir  vengé  no- 
tre cher  d'Aurevilly,  de  m'avoir  aidé  à  vomir  ce  mau- 
vais livre  qui  prétend  le  raconter  et  qui  est  un  ridi- 
cule et  un  opprobre.  Merci  de  la  part  de  Dieu,  d'être 
l'homme  que  vous  êtes;  Vunique  tenant  de  I'Absolu 
catholique,  à  notre  époque;  et  cela  au  prix  de  tour- 
ments qui  semblent  au-dessus  des  forces  d'un  homme. 
Ah  1  qu'ils  sont  rares,  les  chrétiens  comme  vous,  im- 
plantés dans  la  charité  vraie  qui  consiste  à  préférer 
tous  les  supplices  aux  si  commodes  lâchetés  senti- 


l'invendable  S7 


mentales,  aux  sophismes  de  l'avarice  ou  de  la  mé- 
chanceté, par  lesquels  Notre  Seigneur  Jésus-Christ 
est  interminablement  crucifié  dans  son  Église  !  etc.  » 
Ouijoravoue,  mon  cher  Doyen,  j'avais  espéré  cela, 
Barbey  d'Aurevilly  m'ayant  appris,  autrefois,  à  con- 
sidérer en  vous  une  haute  intelligence  et  un  très-beau 
caractère.  Mais  vous  m'avez  lu  trop  vite,  hélas! 

Est-ce  vous,  saint  Barnabe,  qui  m'envoyez  ces 
âmes?  Mystère  d'affinité  entre  cet  Apôtre  et  moi. 
Je  m'étonnais,  depuis  le  11,  jour  de  sa  fête,  de 
n'avoir  pas,  comme  les  autres  années,  senti  sa 
main.  Deux  êtres  ("qui  nous  sont  devenus  bien- 
tôt comme  des  voisins  du  Paradis],  un  jeune 
homme  et  sa  jeune  femme  s'offrent  tout  à  coup, 
exprimant  leur  ambition  de  se  rendre  utiles,  de 
devenir  nos  amis.  Réponse: 

...  Il  n'y  a  pas  d'  «  outrecuidance  >  dans  le  fait 
d'espérer  mon  amitié.  Si  vous  êtes  des  âmes  vivantes, 
comme  je  le  suppose,  le  vieil  homme  douloureux  que 
je  suis  vous  aime  déjà  et  sera  content  de  vous  voir. 
Dans  la  liste  de  ceux  de  mes  livres  que  vous  dites 
avoir  lus,  je  ne  remarque  pas  le  Mendiant  ingrat  ni 
Mon  Journal.  Je  suis  heureux  de  pouvoir  vous  les 
offrir  et  la  poste  vous  les  portera  sans  doute,  demain 
matin.  Vous  remarquerez  que  ces  deux  livres  for- 
ment avec  Quatre  Ans  une  trilogie.  C'est  le  récit  non 
interrompu  de  douze  ans  démon  effrayante  vie.  Lisez 
donc  et  dites-moi  vos  impressions.  Je  n'ai  presque 


88 


pas  d'autre  salaire  que  celui-ci:  le  suffrage  de  quel- 
ques êtres  aimés  de  Dieu  qui  viennent  à  moi.  J'au- 
rai cinquante-neuf  ans  dans  un  mois  et  je  cherche 
encore  mon  pain,  c'est  vrai  ;  mais  j'ai  tout  de  même 
secouru,  consolé  des  âmes,  et  cela  me  fait  un  ciel 
dans  le  cœur. 

21.  —  Lettre  d'un  jeune  Jésuite  qui  m'a  sou- 
vent nommé  son  bienfaiteur.  «  Je  renonce,  dit- 
il,  de  plus  en  plus,  à  être  aimé  par  un  autre 
que  Jésus-Christ.  Que  tout  le  reste  aille  se  faire 
fiche!!!  » 

Vu,  pour  la  première  fois,  Ricardo  Vines. 
C'est  un  des  heureux  moments  de  notre  vie. 
Cet  Espagnol  n'est  pas  seulement  un  virtuose 
éblouissant,  c'est  une  âme,  une  intelligence. 
Il  m'a  fait  l'honneur  de  me  lire  intégralement, 
passionnément,  et  c'était  son  rêve  de  me  voir. 
Rêve  d'un  rêve.  Dieu  m'accable  donc  de  l'hon- 
neur de  mettre  çà  et  là,  en  quelques-unes  de 
mes  pages,  un  pressentiment  quelconque  de  la 
Béatitude.  Mon  art  d'écrivain  serait  un  cytise  à. 
moitié  chemin  du  fond  d'un  gouffre. 

24.  — Lagny  m'accuse  enfin  d'obscénité.  C'est 
une  promotion.  Jusqu'ici  j'ai  langui  dans  l'igno- 
minie inférieure.  Je  n'étais  que  scatologue.  Le 


l'invrndablb  89 


Briard  de  Provins,  feuille  estimée  à  Cochons, 
est  mis  à  ma  disposition  pour  une  réplique. 

26. — Reçu  un  livre  singulier  intitulé:  Ce  qui 
est,  titre  qui  semble  d'un  imbécile.  Quelques 
pages  lues,  çà  et  là,  montrent  que  l'auteur  est 
un  de  ces  hommes  qui  ont  trouve  mieux  que  le 
christianisme. 

Lettre  au  Briard  : 

Je  vous  remercie  d'avoir  bien  voulu,  dans  votre 
numéro  du  10  juin,  entretenir  de  moi  vos  lecteurs. 
J'apprends  aujourd'hui  qu'un  des  écrivains  éminents 
qui  rédigent  la  Croix  de  Seine-et-Marne,  extrême- 
ment indigné  dans  sa  culotte,  vous  reproche,  à  cette 
occasion, d*  «  affectionner  l'ordure  ».  L'ordure,  c'est 
moi,  on  me  Ta  beaucoup  dit  depuis  vingt  ans,  Mais 
voici  une  surprise.  Je  croyais,  jusqu'à  ce  jour,  qu'on 
ne  pouvait  avoir  en  vue  que  l'ordure  matérielle,  fé- 
cale, si  j'ose  dire;  l'honnête  excrément  qui  détermine 
Fétiage  intellectuel  de  la  haute  société  boutiquière 
de  Cochons-sur-Marne.  Or  il  s'agit  maintenant  do 
Fordure  spirituelle.  Pour  la  première  lois,  je  sui>* 
accusé  d'obscénité.  Cette  nouveauté  m'étonne  et  je 
voudrais  bien  comprendre... 

En  y  songeant, depuis  trois  ou  quatre  jours,  il  m'est 
revenu  cette  anecdote  que  la  Croix  de  Seine-et-Marne 
ignore,  mais  qui  ne  vous  est  certainement  pas  incon- 
nue. Un  jour  on  présenta  le  îarneux  historien  Gibbon 


90  l'invendable 


à  Mme  du  Deffand.  La  célèbre  marquise,  devenue 
vieille  et  aveugle,  avait  coutume  d'identifier  à  tâtons 
les  visages  qu'on  lui  présentait.  Celui  de  Gibbon 
était  sphérique  a  tel  point  que  la  muse  des  philoso- 
phes recula  en  poussant  un  cri  et  se  déclara  sans 
pardon  pour  d'aussi  sales  plaisanteries. 

Il  a  dû  arriver  quelque  chose  d'analogue  à  la  Croix 
de  Seine-et-Marne.  Fort  innocemment,  je  lui  ai  pré- 
senté le  Vénérable  Doyen  de  Cochons,  un  gros  épi- 
cier vertueux  et  quelques  négociants  ou  propriétai- 
res honorables  du  même  endroit.  Tout  de  suite,  elle 
a  cru  que  je  plaçais  sous  sa  main  des  objets  infâmes. 
Je  compte  sur  votre  équité  pour  dissiper  ce  malen- 
tendu regrettable. 


Juillet 


2.  —  Incident  étrange.  Depuis  que  nous  habi- 
tons Montmartre,  je  suis  tombé  plusieurs  fois 
dans  la  rue  Tholozé.  La  dernière,  il  y  a  quel- 
ques jours  seulement,  je  me  suis  fait  du  mal  et 
je  souffre  encore  un  peu  d'une  contusion  au 
bras  gauche.   J'ai  compris  que  cette   rue  est 


L  INVENDABLE  91 


mauvaise  pour  moi  et  que  je  dois  l'éviter.  Ce 
matin,  deseendant  par  la  rue  Lepic  et  passant 
devant  la  rue  ïholozé,  en  haut  des  marches, 
je  me  disais  :  «  Voilà  cette  rue  où  on  en  veut  à 
ma  peau.  »  Au  même  instant,  mon  pied  glissait 
sur  une  épluchure  et  je  me  suis  vu  sur  le  point 
d'être  précipité. 

3,  —  Lettre  à  un  personnage  très-connu  et 
qui,  par  miracle,  est  un  historien  de  grand  ta- 
lent, pour  savoir  s'il  a  reçu  mon  livre  : 

....  Veuillez  croire  que  ceci  n'est  pas  une  demande 
d'autographe.  Faites-moi  répondre  par  votre  cocher, 
si  vous  voulez.  Il  y  a  entre  nous  quelque  chose 
d'autrement  profond  que  cette  vanité  et  je  l'ai  senti 
en  lisant  la  Seconde  Abdication  où  j'ai  puisé  une 
idée  de  plus  sur  le  grand  homme. 

5.  —  Réponse  du  personnage  très-connu.  Il 
appartient  à  la  secte  de  Ceux-qai-ne-se-tiient- 
pas.  Juste  quarante  mots  et  un  lieu  commun. 

7.  —  A  mon  libraire  de  Cochons  : 

Cher  ami,  j'ai  reçu  le  Briard.  Je  ne  peux  vous 
charger  d'aucune  félicitation  pour  l'auteur  du  troi- 
sième article.  Il  est  acquis  que  le  papier  souffre  tout. 
Cependant... 


92  l'invendable 


Ayant  très-souvent  parlé  de  ma  misère  avec  élo- 
quence, je  n'ai  pas  le  droit  d'empêcher  les  autres 
d'en  parler  avec  platitude.  Mais  j'aurais  pu  espérer 
un  peu  plus  de  compréhension,  un  peu  moins  d'in- 
sistance bête.  Votre  monsieur  a  du  tact  comme  un 
pachyderme.  Vous  me  direz  qu'un  degré  quelconque 
de  finesse  n'est  pas  précisément  ce  qu'il  faut  à  ses 
lecteurs. 

Je  ne  peux  pas  non  plus  demander  à  un  journaliste 
de  ne  pas  m'utiliser  contre  ses  ennemis  ;  de  ne  pas 
faire  de  moi, catholique  militant  et  absolu,l'auxi!iaire 
malgré  lui  d'une  soi-disant  libre-pensée  de  couillons 
et  de  malfaiteurs.  C'est  le  métier  qui  veut  ça.  La 
bonne  foi  n'y  est  point  admise,  je  le  sais. 

Mais  dénaturer  la  pensée  d'un  auteur,  au  point 
d'altérer  son  texte  dans  une  citation,  c'est  un  peu 
trop  fort.  A  Pavant-dernier  alinéa,  j'ai  lu  ceci  :  «  un 
urinoir  d'ignominie  »  au  lieu  d'un  miroir.  Il  serait 
enfantin  de  supposer  une  coquille.  Votre  voyou  de 
Provins  a  cru  faire  une  trouvaille  en  rapprochant  de 
ce  mot  le  Nom  de  Jésus  !...  Pour  des  millions  je  ne 
voudrais  pas  être  à  sa  place... 

8.  —  Dédicace  de  Belluaires  et  Porchers  qui 

vient  de  paraître  : 

On  vous  dira  peut-être,  mon  cher  Henri,  que  je 
suis  moi-même  un  «  porcher  ».  Je  pense,  hélas  ! 
qu'on  aura  raison.  Il  est  sûr  que  la  houlette  de  PEn* 
fant  prodigue  est  bien  plus  à  ma  main  que  le  filet 
du  Bétiaire  antique. 


i/iNVFNDAnr.r:  03 


i>.  —  Irrévérence  de  Léon  Bloy  à  l'égard 
des  ecclésiastiques  et  des  grands  hommes.  Arti- 
cle, dans  le  Sourire,  de  mou  ancien  camarade 
au  Chat  noir,  Alphonse  Allais.  Il  parait  avoir 
eu  l'intention  de  m'ctr  e  utile  en  recommandant 
la  lecture  de  Cochons-sur-Marne,  mais  surtout 
la  volonté  bien  arrêtée  de  déplaire  à  Hanotaux, 
ayant  choisi  quelques  citations  désobligeantes 
pour  ce  grand  homme. 

12.  —  J'entre  aujourd'hui  dans  ma  soixan- 
tième année,  d'après  un  extrait  de  naissance 
haïssable.  Je  veux  être  né  le  11,  nombre  pre- 
mier que  des  circonstances  m'ont  rendu  très- 
cher. 

14.  —  La  Chienlit  patriotique  m'inspire  la  let- 
tre que  voici  : 

Mon  cher  Vallette,  voud riez-vous  avoir  la  douceur 
d'insérer  ceci  : 

«  Depuis  un  assez  grand  nombre  de  trimestres,  le 
Mercure  ne  parle  que  de  moi.  C'est  scandaleux  et 
idiolifiant.  On  ne  peut  pas  ouvrir  cette  revue  sans 
que  le  nom  de  Léon  Bloy  saute  aux  yeux.  C'est  une 
obsession,  c'est  à  croire  que  je  vous  couvre  d'or,  ce 
qui  fiche  par  terre  ma  réputation,  rudement  acquise 
et  combien  profitable  l  de  mendiant  ingrat.  Certes, 


94  l'invendable 


je  veux  qu'on  m'admire  et  même  qu'on  m'adore, 
puisqu'il  est  entendu  que  je  suis  le  seul  écrivain  ac- 
ceptable de  la  fin  du  dernier  siècle  et  du  commen- 
cement du  nouveau. 

«  Mais  dire  cela  sans  cesse, ne  dire  que  cela,  à  cha- 
que page,  presque  à  chaque  ligne  d'une  revue  bi- 
mensuelle où  il  est  parlé  de  tout,  c'est  une  flagor- 
nerie épouvantable  qui  me  compromet  horriblement. 

«  Exemples.  A  la  rubrique  Science  sociale,  n°  du 
15  juillet,  je  trouve:  «  A  la  ration  qui  revient  à  cha- 
que humain  dans  le  partage  des  produits  de  la  terre, 
il  manque  environ  un  tiers  d'albuminoïdes,une  moi- 
tié de  graisses  et  près  d'une  moitié  d'hydrates  de 
carbone.»  Un  peu  plus  loin,  à  la  rubrique  Psycholo- 
gie, je  lis  ces  mots  effrayants  :  «  Me^v/jo-o  anurreiv  (sou- 
viens-toi d'être  en  défiance)  ».  Si  je  dois  être,  tout 
le  temps,  affiché  comme  ça,  autant  vaut  renoncer  à 
vivre.  Ce  lyrisme  d'enthousiasme  est  insensé  et  m'en- 
terre sous  le  ridicule. 

«  Il  eût  été  si  simple  d'écrire,  une  bonne  fois  pour 
toutes  :  «  Léon  Bloy  vient  d'escalader  encore  l'Em- 
pyrée,  qui  n'est  plus  gardé  du  tout,  et  son  dernier 
livre  sur  les  Cochons  est  certainement  ce  qu'on  a 
écrit  de  plus  suave,  depuis  des  siècles.  Que  sera-ce 
du  prochain  volume  en  préparation  pour  cet  au- 
tomne :  Le  Liehig  du  Taureau  céleste,  morceaux  ex- 
traits de  cet  auteur?  » 

Votre  L.  B. 

Triste  speciacle  de  la  Basilique,  républicai- 


95 


nement  illuminée,  ce  soir,  d'une  immense  nappe 
rouge  et  se  détachant,  sur  le  ciel  noir,  comme 
une  église  écorchée,  comme  une  cathédrale  de 
sang  ! 

15.  —  La  Croix  de  Seine-et-Marne  me  pro- 
clame décidément  obscène  et  me  reproche  l'in- 
gratitude monstrueuse  qui  m'a  porté  à  déchirer 
la  réputation  des  honnêtes  chrétiens  de  l'en- 
droit. L'auteur  de  l'article  est  un  certain  abbé 
«  Galette  »  qui  opère  derrière  un  guichet  de 
prêteur  sur  gages. 

18.  —  Que  faire  pour  une  victime  des  villé- 
giatures estivales  ?  Un  riche,  débiteur  d'un  ar- 
tiste pauvre,  lui  a  dit  en  partant  :  «  Vous  me 
voyez  navré.  Les  frais  de  mon  voyage  me  for- 
cent à  différer  votre  règlement  jusqu'à  l'au- 
tomne, >  On  a  une  femme,  on  a  des  enfants, 
—  on  a  un  propriétaire  !...  Il  faut  avaler  cela, 
refouler  le  désir  fou  de  se  jeter  sur  une  trique 
ou  sur  un  couteau  !  Mais  c'est  comme  cela  que 
couvent  les  incendies.  Hier  on  me  parlait  d'un 
propriétaire  qui  donne  congé  quand  naît  un 
enfant  dans  sa  maison  !!!  Où  donc  est  Moïse 
qui  changeait  les  fleuves  en  sang  ? 


l/IN  VENDABLE 


Lettre  d'un  congrès  belge,  me  proposant 
d'adhérer  à  Hanotaux  et  à  beaucoup  d'autres 
salauds  pour  «  l'extension  et  la  culture  de  la 
langue  française  ».  Je  réponds,  sur  Tiniprimé, 
que  le  Mendiant  ingrat  adhère  à  l'extension  et 
à  la  culture  de  l'imbécillité  contemporaine  qui 
aura  lieu  à  Liège  et  qu'il  envoie  zéro  franc  pour 
sa  cotisation.  Ensuivant  Tordre  des  demandes, 
j'ajoute  que  je  désire  être  inscrit  parmi  ceux  qui 
ont  horreur  des  couillons  et  des  saltimbanques. 
J'ajoute  encore  que  je  suis  de  tout  cœur  dans  la 
«  section  »  de  ceux  qui  se  torchent  et  qui  ren- 
dent sur  la  Belgique. 

Il  paraît  qu'une  plainte  collective  contre  moi 
va  être  adressée  de  Cochons  au  parquet  de 
Meaux.  C'est  l'abbé  Galette,  ci-dessus  nommé, 
qui  mènerait  le  cotillon.  Il  lâcherait  un  instant 
sa  littérature,  ses  sacrilèges,  ses  opérations  et 
son  guichet. 

19.  —  Un  autre  prêtre, excellent  d'ailleurs,  mo 
juge  dénué  de  justice  et  de  charité  pour  avoir 
traité  rudement  quelques  horribles  gredins  de 
plume.  Jugerie  facile,  d'une  banalité  extrême. 
Voilà  donc  un  prêtre  intelligent  et  bon,  et  pieux, 
qui  ne  comprend  pas  que  j'écris  pour  rendre 


l'invendable  07 


témoignage  et  que  telle  est  ma  mission.  Qu'at- 
tendre des  autres  ? 

20.  —  Un  pauvre  homme,  qui  est,  en  même 
temps,  un  homme  très-pauvre,  m'écrit  qu'il  a 
reçu  mes  deux  derniers  livres,  mais  qu'il  ne 
pourra  les  lire,  ni  môme  les  parcourir,  avant  une 
dizaine  d'années.  «  Si  Dieu,  dit-il,  nous  accorde 
dix  ans  de  force  et  de  courage,  nous  pouvons 
espérer  avoir  huit  ou  neuf  cents  francs  de  rente 
et  nous  livrer  à  la  vie  intellectuelle  »  !!!  Ce  se- 
rait bien  comique  si  ce  n'était  pas  si  douloureux. 
Voilà  des  êtres  humains  qui  se  condamnent  à 
une  existence  de  bêtes  de  somme  pour  avoir 
neuf  cents  francs  de  rente  dans  leur  vieillesse, 
si  la  vieillesse  ne  leur  est  pas  refusée. 

24.  —  Il  n'y  a  qu'une  fatigue.  Celle  du  péché. 
Toute  fatigue  est  une  suite  de  la  Chute.  Je  suis 
fatigué  de  la  chute. 

Lettre  de  Joseph  (Josef)  Florian  dédicataire 
de  Belluaires  et  Porchers.  Sublime  style  de  ce 
tchèque  enivré  qui  écrit  «  pauvre  prêtre  d'es- 
prit »  pour  prêtre  pauvre  d'esprit  et  «  dominical  » 
pour  seigneurial. 


05  l'invendable 


25.  —  Quelle  aventure  surnaturelle,  quelle 
bénédiction  pour  nous,  ces  deux  amis  envoyés 
le  20  juin  et  que  nous  voyons  en  train  de  se 
perdre  si  amoureusement  dans  notre  caverne! 
Le  jeune  homme  est  un  de  ces  idéalistes  ignorant 
Dieu,  qui  se  laissent  traîner  par  les  cheveux  ou 
parles  pieds  dans  l'escalier  de  la  Lumière.  La 
jeune  femme  est  une  juive  russe  toute  petite. 
Elle  me  fait  penser  à  un  muguet  des  bois 
qu'un  rayon  de  soleil  trop  lourd  inclinerait  sur 
sa  tige.  En  cet  être  charmant  et  si  frêle  habite 
une  âme  capable  d  agenouiller  des  chênes.  Son 
intelligence,  dès  le  premier  jour,  me  déconcerta. 
A  Jeanne  qui  lui  disait  trouver  en  elle  des  sen- 
timents chrétiens  :  «  C'est,  sans  doute,  a-t-elle 
répondu,  parce  que  nous  sommes  chrétiens  que 
nous  avons  aimé  votre  mari».  Chère  petite  Sa- 
maritaine qui  avez  eu  compassion  du  voyageur 
percé  de  coups,  soyez  guérie  à  votre  tour  par 
cet  autre  Voyageur  que  vos  ancêtres  ont  crucifié. 

26.  —  Mes  livres  ne  se  rééditent  pas,  c'est  sûr, 
même  les  épuisés  qui  sont  célèbres  et  que  tout 
le  monde  réclame.  Mais  la  Gazette  d'Asnières  (/), 
toute  fumante  d'enthousiasme  et  de  sottise,  m'ap- 
prend que  Huysmans  vient  de  lancer  une  nou- 


L  INVENDABLE 


99 


velle  édition  d'A  Rebours,  enrichie  de  l'édifiante 
histoire  de  sa  conversion.  Qui  m'envoie  cela  et 
pourquoi? 

27.  —  Tenebrœ  densissimœ*  Une  couleuvre 
matinale  avalée  sous  un  soleil  brûlant  restaure 
ma  confiance.  Quand  on  est  à  l'extrémité  de  la 
peine, il  faut  sans  doute  revenir.  Pourquoi  Dieu 
nous  jetterait-il  dans  la  boîte  aux  ordures  de  son 
Paradis  ?  Il  y  a  des  assassins  qui  obtiennent  leur 
grâce  après  vingt  ans  de  bagne.  J'en  ai  déjà  fait 
plus  de  trente.  L'élargissement  doit  être  proche. 

29.  —  A  la  fin  d'un  repas  chez  nos  jeunes  amis 
nouveaux,  comme  on  parlait  de  M.  Hue,  le  célè- 
bre missionnaire,  et  de  son  admirable  Voyage 
en  Tartarie  et  au  Thibet,  j'ai  tenté  d'expliquer 
la  situation  de  tant  de  malheureux  idolâtres  nui 
ne  peuvent  pas  connaître  le  christianisme  et 
qui,  mourant  de  la  faim  de  Dieu,  acceptent  volon- 
tiers d'horribles  tourments  pour  le  Démon. 

—  Jésus,  ai-je  dit,  prendra  ces  infortunés  à 
son  compte.  Ils  ont  cherché  la  vérité,  pronon- 
cera-t-il,  et  c'est  moi  qui  suis  la  Vérité. 

—  Ce  que  vous  dites  est  très-beau  !  m'a  ré- 
pondu  gravement  Raïssa,  la  délicieuse  petite 


100  l'invendable 


juive  en  qui  nous  voyons  déjà  une  chrétienne. 

30.  —  Ce  matin,  désastre.  Je  trouve  la  fosse 
ouverte,  ma  fosse  à  moi,  les  vidangeurs  ayant 
omis  de  la  refermer  après  l'avoir  vidée.  Aspect 
horrible  et  puanteur  épouvantable,  démocrati- 
que. Nous  voilà  privés  à  la  fois  de  notre  jardin 
et  de  notre  petite  salle  à  manger  dont  nous  ne 
pouvons  plus  ouvrir  la  fenêtre  située  au-dessus 
de  cette  fosse.  J'écris  au  gérant  l'urgence  ex- 
trême du  cas.  Cette  fosse  ouverte  et  ma  réputa- 
tion de  scatologuei  Double  abîme. 

31.  —  Bienheureuse  venue  d'un  maçon.  L'im- 
monde cauchemar  est  dissipé. 

Mon  agréable  confrère  du  MercareyY&ri  Bever, 
m'envoie  les  Œuvres  poétiques  choisies  dJ  A- 
grippa  (VAubigné  qu'il  vient  de  publier.  Pour- 
rai-je  lire,  même  un  choix  des  vers  de  ce  calvi- 
niste furieux?  Mais  un  portrait  authentique  est 
mis  en  tête  du  volume  et  ce  portrait  me  dévaste. 
Toutes  les  marques,  tous  les  contours  et  linéa- 
ments de  bête  féroce  ou  de  brute  apocalyptique, 
accumulés  sur  ce  huguenot,  par  mon  imagina- 
tion, depuis  quarante  ans,  sont  effacés.  A  la 
place  du  soudard  arrogant,  insultant  et  atrabi- 


101 

laire  que  je  supposais,  Van  Bever  m'offre  un 
rigolo,  un  chef  de  rayon  de  Boucicaut  ou  de 
Dufayel,  costumé,  pour  la  mi-carème,  en  com- 
pagnon du  Vert-Galant.  Et  voilà  la  (in  des  Tra- 
giques! Toute  l'histoire  est  décidément  à  refaire. 
Ce  sera  ia  récompense  de  quelques  bienheu- 
reux dans  l'Éternité, 


Août 


3.  —  Dédicace  d'un  exemplaire  sur  Japon 
de  Belluaires  :  «  A  René  Martineau,  un  des  ra- 
res qui  ont  commencé  pour  moi  la  postérité  ». 

5.  —  Belle  pensée  de  Jeanne.  La  vue  de  l'hos- 
tie lui  a  donné  l'idée  dune  pièce  d'argent  dont 
l'effigie  est  invisible  et  nous  sommes  tous  d'au- 
tres hosties,  d'autres  pièces  d'argent  frappées 
à  l'image  de  Dieu.  Nous  constituons  ainsi  sa 
richesse,  son  immense  richesse  dont  il  avait 
besoin  pour  payer  une  rançon  mystérieuse.  Tout 
étant  figuratif  et  symbolique,  on  peut  affirmer 


102  l'invendable 


que  tout  ce  qui  se  dit  de  l'argent  et  des  pratiques 
du  change  ou  de  l'échange  s'ajuste  à  Dieu  et  aux 
hommes.  Le  lieu  commun:  Il  faut  que  V  argent 
ira  vaille,  s'explique  d'une  manière  éblouissante. 
Il  faut  qu'il  travaille  et  qu'il  souffre  comme  son 
type  a  travaillé  et  souffert.  L'argent  enfoui,  si 
fortement  réprouvé  dans  l'Evangile,  a,  dès  lors, 
un  sens  effrayant.  Quant  à  la  fausse  monnaie* 
elle  peut  s'entendre  de  toutes  ces  âmes  adul- 
térées par  le  démon  dont  la  mise  en  circulation 
est  si  dangereuse.  Etc.,  etc.  Quand  on  sait, 
quand  on  voit  que  tout  est  significatif  d'un 
mystère  divin,  on  a  dans  la  main  une  clef  mer- 
veilleuse. Au  fond,  ajoute  Jeanne,  il  n'y  a  qu'une 
seule  clef.  C'est  celle  qui  ouvre  le  Paradis. 

6.  —  On  peut  tout  contre  moi,  excepté  me 
décevoir.  Avec  ou  sans  mérite,  je  suis  trop  éta- 
bli dans  la  vie  surnaturelle  pour  que  le  démon 
de  l'Illusion  puisse  avoir  sur  mon  âme  un  pou- 
voir quelconque.  On  me  répondra,  il  est  vrai, 
que  cela  encore  est  une  illusion. 

10.  —  Saint  Laurent.  Per  signum  cmcis,  cœ- 
cos  illuminant,  dit  Tan  tienne.  Me  souvenant  de 
quelques  aveugles,  je  remarque,  une  fois   de 


l'invendable  103 


plus,  ma  pente  de  prière.  Il  m'est  impossible 
de  demander  quoi  que  ce  soit,  sans  faire  de 
moi  une  cible,  sans  offrir  de  payer!  Ainsi  s'ex- 
plique le  bagne  immense  de  ma  vie,  depuis 
environ  trente  ans.  Pensée  qui  me  console  et 
qui  me  fait  peur. 

11.  —  Une  sorte  de  peintre  et  sa  femme  nous 
tombent  du  Danemark.  Ils  se  disent  catholi- 
ques el  le  sont,  en  effet,  à  la  manière  danoise, 
observée  par  moi  dans  leur  patrie.  Ignorance 
infinie  des  choses  religieuses  et  manque  absolu 
de  foi.  On  veut,  je  ne  sais  pourquoi,  être  catho- 
lique, mais  on  est  incertain  de  l'existence  de 
Dieu.  Puis,  orgueil  diabolique  et  besoin  de  se 
faire  valoir  dans  la  discussion.  Nous  voilà  forcés 
de  bienvenir  deux  catholiques  restés  protestants. 
Quel  dégoût,  quelle  amertume  1 

12. —  A  ma  jeune  amie,  la  douce  juive  Raïssa 
qui  s'est  infligé  pour  moi  un  travail  pénible  et 
fastidieux  : 

Vous  avez  donc  fait  cela  pour  moi  !  Vous  aves 
ajouté  cette  peine  à  votre  peine  de  malade  !  Je  ne 
peux  que  vous  bénir  du  fond  du  cœur,  comme  font 
les  vieux  pauvres.  Votre  copie  n'arrive  pas  trop  tard 


104 


L  INVENDABLE 


—  non  plus  que  votre  amitié.  Vous  êtes  de  ceux  qui 
n'arrivent  jamais  trop  tard,  mes  bons  amis.  Dieu  sait 
ce  qu'il  fait.  Il  vous  avait  tenus  en  réserve  pour  ce 
moment  de  ma  vie  très-douloureuse  — pour  ce  moment 
et  non  pour  un  autre.  Parfaitement  sûr  que  tout  ce 
qui  arrive  est  adorable,  je  pense  avec  simplicité  que 
vous  étiez  désignés  d'une  façon  toute  particulière 
pour  m'apporter  un  peu  de  jeunesse,  au  commence- 
ment de  ma  soixantième  année. 

De  quelle  joie  vous  serez  payée  pour  avoir  eu  pitié 
du  vieil  écrivain  chrétien»  Raïssa,  les  deux  grands 
hébreux  qui  se  nomment  Isaïe  et  saint  Paul  ont  re- 
noncé à  le  dire  !...  Je  suis  incapable  d'autre  chose 
que  de  pleurer  en  y  songeant. 

Affaibli  par  l'âge  et  père  des  aimables  enfants 
que  vous  connaissez,  je  désire  naturellement  une 
existence  moins  difficile,  mais  j'espère  la  grâce  de 
ne  jamais  devenir  un  riche,  car  je  sais  que  les  seuls 
pauvres  ont  le  pouvoir  de  donner  le  Paradis. 

15.  —  J'apprends  que  les  anticléricaux  auront 
un  congrès  international,  le  3  septembre,  et  qu'à 
cette  occasion  on  a  décidé  la  profanation  du  Sa- 
cré-Cœur. Je  veux  croire  que  ces  crapules  trou- 
veront les  portes  fermées.  Depuis  l'abolition  du 
sens  des  mots,  celui  de  congrès  signifie  simple- 
ment une  foire  d'animaux  à  vendre. 

1G.  — Lettre  bizarre  dun  inconnu  qui  a  peur 


i/lNVKNDABLE  105 


de  se  nommer.  Il  me  fait  savoir  seulement  qu'il 
est  pauvre,  qu'il  veut  se  faire  religieux,  qu'il 
m'admire  et  qu'il  prie  pour  moi...  ?  (Je  n'ai  ja- 
mais rien  su  de  plus.) 

17.  —  Nous  avons  pour  voisine,  occupant  le 
pavillon  le  plus  proche,  en  notre  bocage  de  la, 
rue  de  La  Barre,  une  horrible  dame  en  noir  dont 
les  ficelles  sont  inconnues.  Ce  matin,  levé  dès 
l'aube,  j'entends  des  chuchotements,  des  bruils 
étouffés  derrière  les  arbres.  Du  pavillon  sortent 
des  gens  qui  semblent  marcher  avec  précaution. 
D'abord  une  femme,  puis  trois  individus  que  je 
n'ai  pas  le  moyen  d'examiner.  Tout  cela  en  grand 
mystère.  Une  heure  auparavant,  Jeanne  venait 
de  se  plaindre  d'une  insomnie  affreuse  traversée 
de  fantômes  très-menaçants.  La  méchanceté 
d'une  certaine  personne  qui  nous  afflige  et  la 
méchanceté  devinée  de  la  dame  en  noir  lui  fai- 
saient comme  un  ensemble  de  tourments,  un  cu- 
mul d'angoisses.  Il  en  a  passé  quelque  chose  en, 
moi  et  je  sens,  à  cette  heure  indécise  et  crépuscu- 
laire, comme  le  froid  d  une  présence  redoutable, 
d'unêtreinvisibleethagard  qui  mettrait  sa  main 
sur  mon  cœur.  Sensation  bien  connue  qui  m'ac- 
compagne, pour  m'y  troubler,  jusque  dans  Té- 


106  l'invendable 


glise  où  je  vais  aussitôt,  non  sans  avoir  très- 
soigneuseinent  verrouillé  notre  maison.  La  dame 
en  noir  est  une  dévote  de  la  Basilique,  opérant 
avec  assiduité  le  rabattage  des  pèlerins  pour  son 
propre  compte,  j'ignore  en  vue  de  quelles  ma- 
nigances, car  on  toit  entrer  chez  elle  hommes  et 
femmes,  de  toutes  conditions  et  d'âges  divers, 
à  toutes  les  heures.  Se  sachant  observée,  elle 
doit  dire  de  nous  un  mal  atroce  aux  autres  dé- 
votes de  son  espèce  dont  labasilique  est  empuan- 
tie. Je  vois  le  Cœur  de  Jésus  environné  de  ces 
adoratrices  épouvantables  l 

—  Je  suis  trop  belle  pour  être  aimée,  dit  la 
Douleur. 

22.  —  Réveillez-moi  !  crie  l'âme  vers  Dieu. 
Réponse  :  Depuis  la  chute  vous  n'avez  pas  cessé 
de  dormir  profondément.  La  mort  envisagée 
comme  un  réveil.  Juste  le  contraire  du  lieu 
commun  :  Le  sommeil  de  la  mort. 

Un  ami  qui  s'occupe  de  litiges  me  donne  à 
relire  Le  Salon  de  M™  Truphot  qui  est  bien  cer- 
tainement un  livre  abject.  G  est  une  grande 
humiliation  pour  moi  d'avoir  formé  un  tel 
élève,  d'avoir  suscité  un  tel  imitateur,  car  la 
chose  est  bien    de  Tailhade,  quel  que  soit  le 


l'invendable  107 

nom  du  signataire.  Autant  qu'il  peut,  le  drôle 
prend  mes  formes,  mais  comme  il  ne  peut 
prendre  ni  mes  idées  ni  mes  sentiments,  il  ne 
lui  reste  plus  que  de  me  pasticher  en  pamphlé- 
taire avec  son  âme  de  cyclope.  Il  y  a  des  pages 
entières,  des  chapitres  empruntés  au  Désespérée 
ou  à  la  Femme  pauvre  et  qu'il  a  démarqués  en 
les  trempant  dans  son  ordure.  Le  résultat  est 
monstrueux  de  vilenie  et  de  sottise.  L'auteur 
dune  pareille  cochonnerie  ne  relève  que  de  la 
trique  et  de  la  voirie.  Dieu  qui  nous  envoie 
notre  pain  de  douleur  me  préservera  de  la  ten- 
tation d'un  procès  contre  ce  misérable  en  vue 
de  gagner  quelques  sous  qu'il  me  faudrait 
recueillir  dans  les  plus  horribles  excréments... 
Ici,  on  me  reproche  de  manquer  de  générosité 
à  l'égard  d'un  pauvre  infirme.  C'est  vrai.  Met- 
tons que  je  n'ai  rien  dit. 

23. —  Lu  dans  Jeanne  de  Matel  cette  affirma- 
tion extraordinaire  que  Jésus  se  nomme  lui- 
même,  dans  l'Évangile,  Fils  de  l'Homme  pour 
honorer  saint  Joachim. 

Je  me  lamentais  sur  cette  continuelle  et  per- 
pétuelle angoisse  d'argent  qui  m'empêche  si 
souvent  d'écrire. 


108  l'invendable 


—  Tu  écris  intérieurement  pour  Dieu,  m'a 
dit  Jeanne,  et  cela  suffit.  C'est  ce  qu'il  veut.  Les 
livres  que  tu  n'auras  pu  écrire  pour  les  hommes 
seront  lus  dans  la  vie  éternelle. 

24.  —  Saint  Barthélémy.  Découvert  enfin  que 
Je  massacre  de  la  Saint-Barthélémy  est  une  suite 
de  la  Liturgie,  une  sorte  d'événement  liturgi- 
que. Voir  la  Secrète  de  la  messe...  Tibi  taudis 
hostias  imrnolamus. 

25.  —  Je  connaissais  déjà  la  sottise  et  l'infa- 
mie des  justices  de  paix.  Témoin  d'un  malheu- 
reux étranger,  victime  d'une  hôtelière  scélérate, 
je  ne  puis  être  que  l'assistant  bien  inutile  du  plus 
cynique  et  ignominieux  déni  de  justice.  Je  i^j 
savais  pas  qu'il  fût  possible  d'aller  jusque-là. 
La  gueuse  paraissait  en  fort  bons  termes  avec 
tout  le  monde, et  le  plaignant,  très-pauvre,qu'on 
avait  préalablement  contraint  de  verser  5  francs 
pour  la  citation,  n'a  pas  été  admis  même  à  for- 
muler sa  plainte.  Le  malheureux  ne  savait  pas 
un  mot  de  français  et  le  bon  juge  ne  m'a  pas 
permis  de  parler  à  sa  place,  ignoblement  heu- 
reux de  confondre  ma  très-modeste  fonction 
d'interprète  avec  l'auguste  magistère  d'un  voa- 


l'invendable  109 


cat,  incompatible,  selon  cet  âne,  avec  la  qua- 
lité de  témoin.  Notre  salope  a  donc  parlé  toute 
seule  avec  larmes  et  pathétiques  mouvements 
des  deux  abatis  levés  à  chaque  instant  vers  le 
ciel.  Tous  mes  efforts  pour  placer  un  mot  n'ont 
abouti  qu'à  la  menace  de  mon  expulsion. Tribu- 
nal de  crapules,  magistrat  à  gifles  et  à  coups  de 
pied  dans  le  cul. 

A  la  sortie,  la  voleuse,  non  contente  de  son 
triomphe,  arrive  sur  nous,  furieuse,  les  yeux 
hors  de  la  tête,  la  gueule  pleine  dlnjures. Tran- 
quillement je  lui  donne  le  conseil  de  ne  plus 
boire,  ce  qui  la  rend  enragée  au  point  de  se 
jeter  sur  un  maçon  qui  passe,  invoquant  son 
témoignage.  Mal  venue  de  cet  homme  qui  lui 
déclare  qu'il  s'en  fout  complètement,  elle  fait 
mine  de  s'élancer  sur  divers  passants  étonnés, 
au  grand  émoi  d'un  sale  vieillard,  son  compa- 
gnon et  son  conseil,  qui  court  après  elle, éperdu. 
Nous  partons  sur  cette  scène  grandiose. 

Cette  charmante  personne  est  une  adoratrice 
probable.  Je  l'ai  souvent  aperçue  à  la  Basilique 
où  elle  édifie. 

A  Raïssa  : 

Pour  commencer,  je  ne  peux  que  vous  écrire  ce 
que  j'écrivais,  le  29  juin   1903  (voir   Quatre  ans  de 


110 


Captivité...) ,à  un  pauvre  musicien  qui  m'avait  parlé, 
lui  aussi,  avec  enthousiasme  du  Salut  par  les  Juifs: 

«  Alors  vous  êtes  vraiment  mon  frère  et  vraiment 
l'ami  de  Dieu.  Celui  qui  aime  la  grandeur  et  qui 
aime  l'abandonné,  quand  il  passera  à  côté  de  l'aban- 
donné, reconnaîtra  la  grandeur,  si  la  grandeur  est  la. 
Celte  parole  magnifique  est  d'Ernest Hello  qui  fut  un 
abandonné  ». 

11  faut  donc,  Raïssa,  que  vous  soyez  vraiment  ma 
sœur,  pour  m 'avoir  fait  cette  charité.  Quand  on  aime 
le  Salut,  on  n'est  pas  seulement  mon  ami,  on  est, 
par  force,  quelque  chose  de  plus.  Car  il  est  extrême- 
ment fermé,  ce  livre  qui  représente,  en  un  raccourci 
étonnant,  des  années  de  travaux,  de  prières  et  de 
douleurs  qui  ont  été,  je  crois,  hors  de  mesure,  tout  à 
fait  hors  de  mesure. 

A  une  époque  intellectuelle,  il  eût  été  remarqué, 
au  moins  pour  sa  forme  littéraire,  le  plus  grand  effort 
d'art  de  toute  ma  vie. 

Je  l'avoue,  très-ingénument,  j'avais  espéré  alors, 
on  92,  que  des  Hébreux  instruits  et  profonds  ver- 
raient l'importance  de  ce  livre  chrétien,  V unique, 
depuis  dix-neuf  siècles, où  une  voix  chrétienne  se  soit 
fait  entendre  pour  Israël,  affirmant,  avec  la  science 
et  l'éloquence  nécessaires,  qu'il  n'y  a  pas  de  pres- 
criptions pour  les  promesses  divines  et  que  tout  doit 
appartenir,  en  fin  de  compte,  à  la  Race  qui  a  engen- 
dré'le  Rédempteur. 

le  me  trompais.  Les  juifs  se  sont  montrés  aussi 
imbéciles  que  les  chrétiens,  les  uns  et  les  autres 


l'inviïnd  aîuj:  1 1  l 

étant  laminés  sous  le  rouleau  d'un  crétinisme  puis- 
sant. 

Ce  livre  a  eu  le  pire  destin,  vous  le  savez.  Il  y  au- 
rait pourtant  quelque  chose  à  faire.  Il  suffirait  qu'un 
juif  que  l'argent  n'aurait  pas  idiotifié,  capable  de 
voir  ou  de  sentir  l'exceptionnelle  validité  d'un  pareil 
témoignage,  réalisât,  par  lui-même  ou  par  ses  amis, 
la  délivrance  de  ce  papier  imprimé  qui  croupit  ridi- 
culement à  Gentilly,  parmi  les  ustensiles  d'une  in- 
dustrie de  plombier... 

On  vit  sur  des  lieux  communs  et  des  ûncries.  On 
en  meurt  plutôt.  Je  suppose  que  cela  se  passe,  là  bas, 
aux  rives  du  Don,  tout  juste  comme  en  France,  en 
Danemark  ou  en  Angleterre.  Le  Paradis  perdu,  c'est- 
à-dire  la  Chute,  est,  dans  tous  les  pays  cultivés,  une 
légende  agréable  ou  mélancolique,  selon  les  tempé- 
raments, au  fond  une  jolie  blague. 

Regardez  autour  de  vous  sur  les  montagnes  loin- 
taines, sur  tous  les  balcons  de  l'horizon,  ces  tètes 
paniques,  ces  millions  de  faces  d'horreur  et  de  dou- 
leur, aussitôt  qu'il  est  parlé  de  la  Chute  et  du  Para- 
dis perdu.  C'est  le  témoignage  universel  de  la  cons- 
cience des  hommes,  le  témoignage  le  plus  prolond, 
le  plus  invincible. 

11  n'y  a  qu'une  douleur,  c'est  d'avoir  perdu  le  Jar- 
din de  Volupté  et  il  n'y  a"  qu'une  espérance  ou  qu'un 
désir  qui  est  de  le  retrouver.  Le  poète  le  cherche  à 
sa  manière  et  le  plus  sale  débauché  le  cherche  à  la 
sienne.  C'est  l'unique  objet.  Napoléon  à  Tilsitt  et 
l'immonde  ivrogne  ramassé  dans  le  ruisseau  ont  exac- 


112  l'invendable 


tement  la  même  soif.  Il  leur  faut  l'eau  des  Quatre 
Fleuves  du  Paradis.  Tous  savent  instinctivement 
que  cela  ne  peut  pas  être  payé  trop  cher.  Le  terras- 
sier ou  le  zingueur  y  a  dépensé  sa  quinzaine,  et  Na- 
poléon quaire  millions  d'hommes. 

Empli  estis  pretio  macjno,  vous  avez  été  achetés  à 
grand  prix.  Cela  c'est  la  clef  de  tout,  dans  l'Absolu. 
Quand  on  sait  cela,  quand  on  le  voit  et  quand  on  le 
sent,  on  est  comme  des  Dieux  et  on  ne  s'arrête  pas 
de  pleurer.  Votre  désir  de  me  voir  moins  malheu- 
reux, bonne  Raïssa,  c'est  une  chose  qui  était  en  vous, 
dans  votre  être  substantiel,  dans  votre  âme  qui  pro- 
longe Dieu,  longtemps  avant  la  naissance  de  Naclior 
qui  fut  grand-père  d'Abraham.  C'est,  strictement,  le 
désir  de  la  Rédemption  accompagné  du  pressenti- 
ment ou  de  l'intuition  de  ce  qu'elle  a  coûté  à  Celui 
qui  pouvait  payer.  C'est  le  christianisme  et  il  n'y  a 
pas  d'autre  manière  d'être  chrétien.  Agenouillez-vous 
donc  au  bord  de  ce  puits  et  priez  ainsi  pour  moi  : 

—  Mon  Dieu  qui  m'avez  achetée  à  grand  prix,  je 
vous  demande  très-humblement  de  faire  que  je  sois 
en  union  de  foi,  d'espérance  et  d'amour  avec  ce  pau- 
vre qui  a  souffert  à  votre  service  et  qui  souffre  peut- 
être  mystérieusement  pour  moi.  Délivrez-le  et  déli- 
vrez-moi pour  la  Vie  éternelle  que  vous  avez  promise 
à  tous  ceux  qui  seraient  affamés  de  vous. 

Voilà,  très-chère  et  très-bénie  Raïssa,  ce  que  peut 
vous  écrire  aujourd'hui  un  homme  vraiment  doulou 
reux,mais  comblé  de  la  plus  sublime  espérance  pour 
^lui-même  et  pour  tous  ceux  qu'il  porte  dans  son  cœur. 


l'invendable  113 


28. —  Une  excellente  femme  que  nous  aimons 
a  reçu  ceci  d'un  prêtre  de  sa  paroisse  :  «  Con- 
tentez-vous de  Ja  communion  pascale  et  soyez 
une  bonne  mère  de  famille.  Gela  suffit  ».  Et  la 
malheureuse  dort  en  paix  sur  cette  parole  de 
Judas,  persuadée  qu'on  peut  être  une  bonne 
mère  de  famille,  une  chrétienne,  quand  oa  ne 
communie  qu'une  fois  par  an. 

29.  —  A  Jacques  Maritain;  mari  de  Raïssa  : 

...  Vous  cherchez,  dites-vous.  0  professeur  de  phi- 
losophie,ô  Cartésien,  vous  croyez, avec  Malebranche, 
que  la  vérité  se  recherche  !  Vous  croyez  que  l'esprit 
humain  peut  quelque  chose  !  Vous  croyez  —  autant 
dire  —  qu'avec  un  certain  degré  d'application,  une 
personne  qui  a  les  yeux  noirs  arriverait  à  se  donner 
des  yeux  verts  pailletés  d'or  !  Vous  finirez  par  com- 
prendre qu'on  ne  trouve  que  le  jour  où  on  a  très- 
humblement  renoncé  à  chercher  ce  qu'on  avait  sous 
ia  main, sans  le  savoir.  Pour  mon  compte,  je  déclare 
que  je  n'ai  jamais  rien  cherché  ni  trouvé,  à  moins 
qu'on  ne  veuille  appeler  trouvaille  le  fait  de  heurter 
aveuglément  un  seuil  et  d'être,  du  coup,  jeté  à  plat 
ventre  dans  la  Maison  lumineuse.  Votre  enthousiasme 
pour  le  Salut  par  les  Juifs  est  un  muiacle  prélimi- 
naire. Il  y  en  aura  d'autres. 

20.  —  TJ])e  petite  armée  pourrait  être  ulile  à 


1 14  l'invendable 


Montmartre,  dimanche  prochain,  3  septembre, 
jour  désigné  pour  une  manifestation  anticléri- 
cale gigantesque.  Des  bandes  énormes  de  cra- 
pules doivent  envahir  la  Butte.  La  maquette 
d'une  statue,  probablement  ridicule,  du  cheva- 
lier de  La  Barre  sera  inaugurée  devant  la  Basi- 
lique et  j'imagine  que  le  vacarme  sera  copieux. 
Peut-être  suis-je  désigné  personnellement  par 
Laurent  Tailhade  dont  la  place  est  parmi  ce  joli 
monde  et  que  je  serais  vraiment  heureux  d'as- 
sommer, si  l'occasion  m'en  était  offerte. 

Des  affiches  déclarent  la  participation  des 
Loges  maçonniques  à  la  tentative  de  chambar- 
dement du  Sacré-Cœur,forteresse  heureusement 
facile  à  défendre. 

31.  —  Ce  matin,  descendant  au  funiculaire, 
j'ai  vu  remplacement  de  la  statue  de  ce  petit 
salaud  de  chevalier  de  La  Barre  dont  le  nom 
souille  notre  rue  nommée  autrefois,  si  gracieu- 
sement, rue  de  la  Fontenelle.  L'ignoble  monu- 
ment sera  installé  devant  la  Basilique,  juste 
dans  Taxe  du  portique,  de  façon  que  les  pèle- 
rins puissent  lire  quelques  blasphèmes  sur  le 
socle,  avant  d'entrer.  J'espère  que  la  piété  de 
certains  arrosera  l'effigie. 


l'invbndablb  1 15 


Septembre 


la\ —  Ecrit  sur  un  exemplaire  unique  de  l'un 
de  mes  livres:  «  Je  certifie  que  cet  exemplaire  a 
été  le  mien  et  que  je  le  gardais  pour  mes  enfants 
jusqu'au  jour  où  la  misère  m'a  forcé  de  le  ven- 
dre pour  quelques  croûtes  de  pain,  avec  déses- 
poir ».  Combien  d'autres,  imprimés  ou  manus- 
crits, ont  eu  le  même  sort! 

3.  —  Voici  enfin  la  glorieuse  manifestation. 
Vers  3  heures,  nous  entendons,  de  notre  jar- 
din, le  mugissement  de  l'Internationale,  beu- 
glée par  des  milliers  de  canailles,  avec  accom- 
pagnement de  fanfare.  La  Basilique  ayant  fermé 
ses  portes  et  la  Butte  étant  suffisamment  appro- 
visionnée de  soldats,  les  manifestants  doivent 
se  borner  à  défiler  pleutrement  devant  une  sotte 
image  du  chevalier  de  La  Barre  «  supplicié  », 
affirme  le  piédestal,  «  pour  n'avoir  pas  voulu 
saluer  une  procession  ». 


116  l'invendable 


C'est  une  honte  d'avoir  à  penser,  ne  fût-ce 
qu'un  instant,  à  ce  merdeux  criminel,  et  c'est 
une  honte  plus  grande  aux  catholiques  de  tolé- 
rer de  pareils  outrages  ou  plutôt,  de  les  avoir, 
à  force  de  sottise  et  de  lâcheté,  rendus  possi- 
bles. Les  feuilles  maçonniques  chantent  vic- 
toire, naturellement.  La  victoire  du  pourceau 
sur  les  grenouilles  du  marécage  où  il  se  vautre. 

4.  —  Un  adolescent  d'une  jeunesse  extrême 
envoie  cette  appréciation:  «  Vous  êtes  vraiment, 
monsieur,  le  plus  haut  écrivain  de  notre  époque 
et  je  ne  vois  guère  que  M.Elêmîv  Konr r es  (!)  qui 
pourrait  vous  disputer  cette  gloire  ».  Prière  de 
remettre  l'échelle  à  sa  place. 

10.  —J'avais  des  étrangers.  On  parlait  du  bon- 
heur, très-médiocrement,  —  Mais  le  bonheur, 
ai-je  crié,  c'est  le  Martyre,  le  bonheur  suprême 
en  ce  monde,  le  seul  bien  enviable  et  désirable. 
Etre  coupé  en  morceaux,  être  brûlé  vif,  avaler 
du  plomb  fondu  pour  l'amour  de  Jésus-Christ  ! 

11.  —  Les  choses  dites,  hier,  sur  le  martyre 
me  reviennent,  ce  matin,  avec  force  et  douceur. 
Être,  un  jour,  le  martyr,  le  témoin  sanglant  de 


117 


Celle  qui  «  rira  au  dernier  jour  »  !  Rôve  d'un 
exilé  dans  le  paradis  1  Rêve  d'un  pauvre  qui  ne 
verrait  le  monde  qu'à  travers  une  pluie  de  lar- 
mes ! 

12. —  C'est  déconcertant  dépenser  qu'un  ama- 
teur riche,  capable  de  dépenser  une  forte  somme 
pour  l'acquisition  des  manuscrits  d'un  auteur 
pauvre,  n'a  jamais  l'idée  de  lui  être  utile  au 
même  prix,  en  supprimant  l'intermédiaire.  Les 
parasites  féroces,  dérisoirement  nommés  ama- 
teurs, sentent  le  besoin  d'un  complice  pour 
porter  leur  infamie.  Je  ne  vois  pas  d'autre  expli- 
cation. 

15.  —  Reçu  de  province  une  fiche  concernant 
un  frère  de  la  Doctrine  chrétienne  qui  étonne 
les  vivants  de  son  enthousiasme  pour  moi  : 

Né  dans  la  même  semaine  que  Pauteur  de  la  Femme 
pauvre.  Orphelin,  enfance  très-douloureuse.  A  20  ans, 
noviciat  chez  les  frèresdela  Doctrine  chrétienne. Pen- 
dant quarante  ans,  appris  à  lire  et  à  écrire  aux  en- 
fants de  neuvième.  Travaille  aux  champs  avec  une 
cinquantaine  de  vieillards  pour  le  pain  quotidien.  Peu 
lettré.  Avait  lu  Hello  et  Ta  lâché  pour  Léon  Bloy 
aussitôt  qu'il  Ta  connu.  A  copié  entièrement,  et  plu- 


118  l'invendable 


sieurs  fois,  le  Salut  par  les  Juifs  sur  un  exemplaire 
prêté. 

Je  pleure  d'être  admiré  par  ce  pauvre. 

Le  monde  est  bouleversé.  Le  Caucase  en  feu 
et  l'Italie  méridionale  entièrement  dévastée  par 
des  tremblements  de  terre.  On  parle  de  200  vil- 
les ou  villages  détruits.  Dieu  se  montrerait-il 
enfin  ? 

16.  —  L9 Occident,  N°  d'août.  Quatre  pages 
bienveillantes  et  fuligineuses  de  Raoul  Narsy 
sur  mon  optimisme  fameux. 

17.  —  A  Georges  Desvallières,  président  ou 
vice-président  au  Salon  d'Automne,  pour  lui  re- 
commander les  tableaux  d'Alphonse  Coutelier, 
le  paysagiste  de  Montmartre  : 

Il  me  paraît  impossible  que  ces  tableaux  soient 
refusés,  et  j'en  serais  très-malheureux,  ayant  tout  fait 
pour  encourager  l'auteur.  J'ajoute  que  j'en  serais 
révolté.  Très-sérieusement,  je  crois  Coutelier  doué 
d'une  façon  exceptionnelle,  vraiment  appelé.  Dans 
dix  ans,  si  notre  société  immonde  n'a  pas  été  submer- 
gée par  le  déluge  d'excréments  que  j'ai  tant  prophé- 
tisé, ce  sera  une  honte  pour  quelques-uns  d'avoir 
méconnu   ce   débulant   à  qui   on  peut,  sans  doute, 


t/JN  VENDABLE  1  V.) 


reprocher  de   l'inexpérience,  mais   qui    a   dans  les 
jeux  toute  la  lumière  qui  est  sous  le  ciel... 

19.  —  Evangile  de  la  messe  de  saint  Janvier: 
«  Consurget  enim  gens  ingentem  et  regnum  in 
regnum  et  erunt pestilentlœ  et  famés  et  terrje- 
motus  peu  loga  ».  Je  pense  aux  tremblements 
de  terre  d'Italie,  à  ces  deux  ou  trois  cent  mille 
hommes  qui  meurent  de  faim,  à  tout  le  reste 
qu'on  peut  prévoir,  et  je  considère  que  c'est  au- 
jourd'hui la  fête  du  patron  deNaples,  en  môme 
temps  que  le  59°  anniversaire  de  la  Salette. 

22.  —  A  Henri  Dagan  : 

Vous  êtes  un  très-pauvre,  donc  un  ami.  Vous  vous 
dites  «  foncièrement  athée  ».  Lieu  commun.  Quand 
j'étais  très-jeune,  iJ  y  a  longtemps,  je  me  suis  cru  et 
dilathée.  Plus  tard,  j'ai  eu  honte  d'être  une  unité  dans 
un  troupeau  si  nombreux,  et  bientôt  après,  je  me  suis 
senti  malpropre  et  puant  de  renier  si  sottement  mon 
baptême.  S'il  vous  arrive  de  devenir  un  homme,  voua 
passerez  par  là  en  pleurant  de  joie. 

Je  désapprouve  et  déteste  le  mot  que  vous  me  citez 
de  d'Aurevilly  dont  l'étonnante  puérilité  m'a  fait 
souffrir  vingt-trois  ans.  Mais  ce  pauvre  grand  artislo 
n'a  élé  cabotin  qu'en  apparence  et  je  sais  qu'il  aurai* 
doiDo  sa  vie,  sa  très-vaine  vie  pour  Jésus-Chrisl. 

J'espère  que  l'aspect  de  la  mienne,  vérifîable  daua 


1:20 


quelques-uns  de  mes  livres,  me  préservera  de  ce 
soupçon.  Un  écrivain  qui  aurait  pu  se  faire  si  facile- 
ment une  grande  situation  d'argent  et  qui  a  choisi 
toute  une  vie  de  misère  atroce,  ne  peut  pas  être  soup- 
çonné de  cabotinage. 

Vous  ne  m'en  accusez  pas,  mais  vous  croyez  que 
le  sentiment  religieux,  chez  moi,  est  une  forme  par- 
ticulière de  la  révolte.  C'est  exactement  le  contraire. 
Quelque  fou  que  cela  puisse  vous  paraître,  je  suis, 
en  réalité,  un  obéissant  et  un  tendre.  C'est  pour  cela 
que  j'écris  implacablement,  ayant  à  défendre  la  Vé- 
rité et  à  rendre  témoigaage  au  Dieu  des  pauvres. 
Voilà  tout.  Mes  pages  les  plus  véhémentes  furent  écri- 
tes par  amour  et  souvent  avec  des  larmes  d'amour 
en  des  heures  de  paix  indicible. 

23.  —  Au  frère  de  la  Doctrine  chrétienne 
mentionné  le  15,  et  qui  se  nomme  Dacien: 

Très-cher  frère,  mon  cadeau  plus  que  modeste  ne 
méritait  pas  tant  de  retour.  J'ai  pleuré  en  lisant  votre 
lettre  et  en  voyant  votre  portrait...  Ne  vous  affligez 
pas  en  songeant  aux  difficultés  de  ma  vie.  Dieu  y 
pourvoit.  Relisez  les  quatre  derniers  versets  du 
chapitre  VI  de  saint  Matthieu.  C'est  mon  histoire 
depuis  longtemps,  celle  de  ma  pieuse  femme  et  de 
mes  aimables  filles.  Priez  généreusement  pour  nous 
et,  si  Dieu  veut,  il  saura  mettre  sur  votre  chemin  et 
rendre  attentif  à  vos  exhortations  le  bon  Samaritain 
qu'il  me  faudrait.  N'ayant  pas  vu  les  Dernières  Co^ 


l'invendable  1*21 


tonnes  de  l'Église  sur  la  liste  de  mes  ouvrages  pos- 
sédés par  vous,  j'ai  pensé  que  Dieu  me  montrait  un 
lecteur  de  ce  livre  que  j'avais  précisément  sous  la 
main.  Assurément  vous  êles  de  ceux  qui  comprennent 
Futilité  d'une  telle  protestation  contre  de  fausses 
gloires  chrétiennes  et  surtout  contre  la  bêtise  ou  la 
lâcheté  des  catholiques  modernes  capables  de  se 
contenter  de  si  peu.  Alors,  vous  vous  direz  à  vous- 
même,  en  lisant  mon  livre:  —  Qui  donc  parlerait 
pour  Thonneur  de  Dieu,  si  ce  pauvre  ne  parlait  pas? 

24.  —  Un  vieux  prêtre,  me  parlant  de  la  mé- 
diocrité affreuse  du  Clergé  moderne:  «  Il  faut 
guérir  le  médecin  >,  me  dit-il. 

25.  —  Donné  à  l'éditeur  mes  Pages  choisies. 
Travail  aussi  ingrat  que  difficile.  On  est  telle- 
ment sûr  de  ne  contenter  personne.  Cependant 
les  liseurs  modernes  pourront  entrevoir  mon 
œuvre,  accomplir  le  tour  de  ma  sphère  en  quel- 
ques heures  d'automobile. 

26.  —  Mon  admirable  ami  Josef  Florian  m'a- 
vait écrit  que  les  docteurs  du  Consistoire  (?)  de 
Brunn  sont  contre  moi  et  contre  Hello,  regardé 
par  eux  comme  un  païen  !  Je  le  prie  de  dire  à 
ces  docteurs  que  je  les  tiens  pour  de  très-pau- 
vres idiots. 


122 


27.  —  Aperçu  Huysmans,  d'assez  basse  mine, 
m'a-t-il  semblé.  On  dit  qu'il  est  sur  le  point  de 
lancer  un  pavé  sur  Lourdes. 

28.  — Le  Jury  du  Salon  d'Automne  refuse  les 
tableaux  de  mon  paysagiste  Coutelier.  Le  parti 
pris  est  manifeste  de  décourager,  sous  prétexte 
de  métier  insuffisant,  un  jeune  artiste  très-doué, 
très-courageux,  mais  très-peu  recommandé. 
C'est  honteux.  Quelqu'un  dit  à  Coutelier:  «  Vous 
ne  serez  jamais  reçu  au  Salon  d'Automne  parce 
que  Nicolas  Poussin,  Ruysdaël,  Karl  Dujardin, 
Claude  le  Lorrain,  etc.,  seraient  refusés. 

Autre  refus  peu  compréhensible,  aussitôt  suivi, 
par  bonheur,  d'un  repêchage  providentiel.  Mon 
portrait  par  Léon  Bonhomne,  «  exécuté  à  V en- 
vers de  ce  que  voulait  le  Jury  ».  Motif  déclaré. 
Autant  dire  que  V endroit  de  ces  bougres  serait 
une  caricature  ou  une  saleté.  [Ce  portrait  a  été 
reproduit  en  héliogravure  au  frontispice  des 
Pages  choisies.] 

30.  —  Saint  Jérôme.  Je  me  persuade  que 
]  ai  le  droit  d'attendre  du  secours  de  ce  Père, 
étant  fort  probablement  le  seul  de  tous  les  con- 
temporains  qui  lui  rend?,  justice  et,  peut-être  lu- 


l'invbndablb  123 


nique,  depuis  le  v°  siècle,  à  le  regarder  comme 
un  prophète.  Je  me  suis  déjà  expliqué  là-dessus, 
en  divers  endroits. 

Atelier  Brou.  Grande  fabrication  d'un  socle 
agrémenté  de  bas-reliefs  pour  une  statue  de 
Benjamin  Franklin,  l'immense  andouille  de 
l'Indépendance  américaine.  Besogne  cruelle 
pour  le  pauvre  artiste  qui  ne  parvient  pas  à 
s'enflammer  sur  ce  faux  grand  homme,  aimé 
des  imbéciles  et  des  démons,  qui  partage  avec 
Rousseau  et  Voltaire  l'effrayant  honneur  d'avoir, 
au  xviii0  siècle,  incomparablement  travaillé  à 
l'avilissement  de  la  pensée  et  du  cœur  humains. 


Octobre 


2.  —  Lettre  cocasse  d'un  comité  de  souscrip- 
tion en  faveur  d'un  jeune  esthète  de  Sodome 
ruiné  par  son  innocence.  Oh  !  c'est  toute  une 
histoire.  On  a  dépassé  mille  francs  déjà.  Cop- 
pée,  Loti,  Jules  Lemaitre  et  le  président  Magnaud 


124 


dit  le  Bon  Juge,  ont  versé  chacun  dix  francs. 
D'autres  beaucoup  plus.  Le  fait  de  s'adresser 
à  moi  est  surhumain. 

7.  —  A  Florian: 

Mon  cher  Josef  Florian...  Je  tiens  à  vous  dire  que 
vous  vous  êtes  trompé  sur  Véronique.  Apprenez 
quelle  est  bien  réellement,  et  de  plus  en  plus,  la 
«  tourterelle  »  de  95.  (Le  Mendiant  Ingrat,  page  432.) 
Vous  seriez  rempli  d'étonnement  et  d'admiration  si 
vous  saviez  ce  que  Dieu  fait  en  cette  enfant  de  14  ans, 
laquelle,  ignorante  encore  des  règles  de  la  composi- 
tion musicale  et  de  la  prosodie,  se  met  au  piano  et 
trouve,  presque  sans  effort,  des  mélodies  et  des  pa- 
roles rythmées  d'une  douceur  mélancolique  et  pro- 
fonde qu'on  croirait  dictées  par  quelqu'un  du  Para- 
dis. Cette  fillette  nous  ravit  et  nous  effraie.  Quand 
je  l'écoute,  en  pleurant,  toutes  mes  pensées  se  pré- 
cipitent vers  un  seul  point  lumineux  où  se  précisent 
aussitôt  de  sublimes  et  redoutables  images.  Oui,  c'est 
le  «  jardin  des  croix  »  que  vous  avez  vu  dans  son 
écriture,  c'est  le  Martyre  !  Le  merveilleux  et  désira- 
ble martyre,  la  plus  grande  grâce  qui  puisse  être 
faite  aux  hommes,  la  Californie,  l'Eldorado,  le  paya 
d'or  et  de  diamant  de  la  Volupté  surnaturelle  ! 
Je  vois  tout  cela  quand  les  petits  pieds  sonores  de 
l'Annonciatrice  des  tourmenteurs  se  font  entendre 
sur  la  mosaïque  de  mon  vestibule.  Chère  et  étonnante 
Véronique,  fille  première-née  et  bien-aimée  de  nos 


1,'lNVBNDABLB  125 


douleurs  !  Ah  !  Josef  Florian,  combien  je  voudrais 
que  vous  l'entendissiez  I  Quel  moyen  d'exprimer 
cela  ?  Vous  pouvez  me  traduire  en  tchèque  et  je 
suis  sûr  que  vos  traductions  seront  très-bonnes.  Mais 
moi,  je  ne  peux  traduire  ma  Véronique  en  aucune 
langue.  C'est  la  splendeur  de  la  toile  d'araignée 
champêtre  dans  la  rosée,  au  soleil  levant  ;  c'est  le 
gémissement  lointain  du  chevreau  qu'on  égorge  dans 
une  ferme  paisible  environnée  de  pommiers  en  fleurs, 
au  delà  d'une  prairie  pascale;  c'est  le  velours  infini- 
ment triste  et  doux  des  yeux  des  ânes  ;  quelquefois 
aussi,  c'est  le  clairon  guerrier  ou  le  glas  des  morts, 
atténués  dans  les  espaces  de  la  prière... 

Modèle  féminin  vu  à  Fatelier  Brou.  A  cette 
occasion, vérifié,une  fois  de  plus,  le  chapitre  VII 
de  la  première  partie  de  la  Femme  pauvre  et 
l'affreuse  misère,  même  physique,  de  ces  mal- 
heureuses. Surtout  physique,  semble  t-il.  Leur 
corps,  dévasté  ordinairement  par  la  prostitu- 
tion, n'a  plus  que  la  ligne  et  la  caresse  est  à 
peu  près  inconcevable  sur  ces  pigments  terreux 
que  la  fosse  paraît  invoquer. 

17.  —  Salon  d'automne.  L'avilissement  des 
âmes  et  des  intelligences  est  ici  manifeste, 
éclairant  comme  le  phosphore  des  charniers. 
Le  bon  Coutelier  en  est  ranimé,  consolé  du  re- 


126  l'invendable 


fus  de  ses  toiles.  Rien  ne  peut  exprimer  l'igno- 
minie des  paysages  qu'on  a  reçus.  Le  public 
s'arrête  beaucoup  devant  l'exposition  de  Geor- 
ges Desvallières.  lia  un  portrait  d'enfant  que  je 
n'aime  guère; une  sorte  de  fresque  allégorique 
habilement  composée, mais  peinte  avec  je  ne  sais 
quoi;  une  série  d'aquarelles  pour  une  illustra- 
tion de  Rolla,  meilleures  que  ses  toiles,  me 
semble-t-il  ;  enfin  une  manière  de  pseudo-pri- 
mi(if,un  Christ  lamentable  appuyé  sur  une  Ma- 
rie-Madeleine qui  a  l'air  de  tâtonner  encore  du 
côté  de  la  pénitence,  au-dessous  d'un  portique 
où  le  groupe  est  certainement  à  l'étroit.  Cette 
dernière  œuvre  est  impressionnante,  mais  je  ne 
comprendrai  jamais  qu'un  peintre  ne  peigne 
pas,  et  cela  par  principe.  Tel  paraît  être  le  triste 
cas  de  Desvallières,  le  mieux  doué,  peut-être, 
de  tous  ceux  qui  sont  ici... 

La  recherche  du  nu  et  du  nu  obscène  est  une 
des  infamies  très-particulières  de  cette  exhibi- 
tion. On  aura  beau  faire,  on  ne  pourra  jamais 
être  plus  boueux,  plus  excrémentiel.  En  somme 
il  est  évident  qu'on  a  tenu  à  recevoir  beaucoup 
d'ordures  et  que  toute  œuvre  supérieure,  autant 
que  possible,  devait  être  éliminée.  Mais,  alors, 
pourquoi  cette  salle  rétrospective   remplie  de 


l'invendable  à  27 


toiles  d'Ingres  et  de  Manet  ?  Pourquoi  ce  voi- 
sinage écrasant  de  la  très-savante  peinture  du 
premier  et  de  Fart  si  probe,  quoique  si  infé- 
rieur, du  second  ?  Les  organisateurs  du  Salon 
d'Automne  sont-ils  des  aliénés  ?  Nous  partons, 
exténués,  à  la  dernière  heure,  et  nous  revenons 
par  le  Métropolitain,  pour  finir  dignement  cette 
journée  en  accomplissant  un  acte  qui  en  résume 
expressivement  la  médiocrité. 

18.  —  H  y  a  une  chose  que  je  ne  veux  pas 
oublier  dans  cet  odieux  Salon  d'Automne,  c'est 
l'impardonnable  gaminerie  d'un  tableau  de 
Willette.  Une  Eve  toute  nue  sautant  à  la  corde 
qui  est  le  Serpent,  tandis  qu'un  homme  égale- 
ment nu,  qui  veut  être  Adam,  dort  sur  la  croupe 
d'un  lion  de  mardi-gras,  —  cependant  qu'un 
ange,  qui  est  le  portrait  de  Willette,  joue  de 
la  flûte  ou  de  je  ne  sais  quel  autre  instrument 
de  mi-carême.  Ce  tableau,  commandé  pour  un 
restaurant  de  nuit,  est  digne  de  sa  destination 
et  proclame  la  plus  bourgeoise  turpitude. 

En  1884,  au  Chat  noir  et  dans  les  Propos  d'un 
Entrepreneur  de  démolitions,  j'ai  précisé  le 
genre  de  niaiserie,  irrespectueuse  jusqu'au  sa- 
crilège, de  ce  peintre  de  talent  qui  ne  voyait  et 


128  l'invendable 


ne  concevait  que  Pierrot  et  la  petite  femme  de 
Montmartre.  Ii  en  est  resté  là.  Me  voilà  guéri 
de  toute  démangeaison  de  revoir  cet  ancien 
camarade.  La  gaminerie  aux  environs  de  vingt 
ans,  c'est  déjà  bien  stupide.  A  cinquante  ans, 
c'est  insupportable  et,  dans  le  cas  actuel,  c'est 
absolument  dégoûtant. 

22.  —  Au  poète  aveugle  Emile  Godefroy  : 

...  J'ai  pensé  à  vous,  plus  d'une  fois,  votre  visite 
m'ayant  laissé  fort  mélancolique.  Vous  vous  étiez  dit 
«  désespéré  »  et  moi,  l'optimiste  incurable  du  Déses- 
péré, je  me  suis  reproché  de  ne  pas  vous  avoir 
répondu  ce  qu'il  fallait.  Oh  !  c'est  bien  simple.  A 
votre  place,  n'espérant  plus  rien  des  hommes,  j'au- 
rais cherché  le  miracle.  Je  dis  à  votre  place,  exacte- 
ment, me  supposant  dénué  de  foi  autant  qu'on  peut 
l'être.  Alors,  ayant  beaucoup  entendu  parler  de  gué- 
risons  miraculeuses  en  un  certain  lieu,  il  me  serait 
venu  dans  l'esprit  que,  peut-être,  je  ne  sais  pas  tout 
et  que,  précisément  parce  que  je  n'ai  pas  un  atome 
de  foi  religieuse,  il  se  pourrait  que  je  fusse  une  ex- 
cellente matière  à  miracle. 

Il  n'y  a  que  deux  sortes  de  guéris  à  Lourdes  :  les 
croyants  que  la  foi  transporte  ou  les  impies  décla- 
rés. Les  tièdes  sont  invariablement  vomis.  Je  crois 
donc,  mon  cher  Godefroy,  que  vous  êtes  désigné  et 
que  ce  serait  un  beau  poème. 


l'invendable  129 

Vous  diriez: —  Me  voici,  Mario.  Je  ne  vous  crois 
pas  la  Mère  d'un  Dieu  dont  l'existence  me  paraît  in- 
démontrable et,  par  conséquent,  je  ne  crois  pas  à 
voire  pouvoir  de  me  guérir.  Mais,  en  môme  temps, 
je  sais  que  je  suis  un  pauvre  homme  et  qu'il  se  pour- 
rait bien  que  je  fusse  aveugle  de  toutes  les  maniè- 
re?. Je  suis  donc  venu  simplement,  comme  un  enfant 
malheureux,  pour  que  vous  fassiez  éclater  en  moi 
votre  pouvoir,  si  ce  qu'on  dit  de  vous  est  la  vérité. 

Et  voilà  tout...  J'espère  que  vous  voudrez  bien  ne 
voir  en  cette  letlre  que  ce  qu'il  y  a  réellement,  une 
démarche  très-affectueuse. 

Lettre  d'un  inconnu  de  la  Haute-Vienne  dont 
je  n'ai  pu  déchiffrer  le  nom.  Il  dit  m'aimer  et 
me  demande  je  ne  sais  quoi. 

24.  —  Commencé  un  travail  sur  Byzance. 
Grande  difficulté,  incertitude  complète.  État 
desprit  analogue  àcelui  dans  lequel  j'entrepris, 
en  93,  La  Langue  de  Dieu.  J'ai  fait  mes  plus 
beaux  voyages  sur  des  routes  mal  éclairées. 

27.  —  Lettres  à  un  lâcheur.  Titre  qui  plon- 
gerait dans  Finquiétude  un  assez  grand  nombre 
de  destinataires.  Personne  n'en  veut.  J'ai  l'au- 
dace de  proposer  ça  au  Champion  du  quai  Vol- 
taire. Ce  vieillard  m'éconduit  très-poliment,  so 


1°0  l'invendable 


disant  aflligé  de  ma  dure  écaille  et  onctueux 
ami  de  Sully-Prudhomme  dont  il  me  reproche 
d'avoir  parlé  sans  douceur. 

Réponse  bizarre  de  Godefroy  qui  me  promet 
de  suivre  mon  conseil,  si  jamais  le  désir  lui 
revient  d'être  heureux.  Que  puis-je  de  plus  ? 
J'avais  espéré  et  j'espère  toujours  de  belles  cho- 
ses. Pourquoi  Dieu  ne  les  veut-il  pas  ? 

29.  —  Mort  subite  d'Alphonse  Allais.  Encore 
un.  Tout  mon  passé  croule  et  disparaît.  Je  ne 
l'avais  pas  revu  depuis  environ  vingt  ans.  La 
nouvelle  m'a  été  pénible.  Le  malheureux  doit 
avoir  un  terrible  besoin  de  prières.  Un  des  der- 
niers actes  de  sa  vie  de  journaliste  amuseur  a 
été  un  article  amical  pour  moi.  Propitiare,  Do- 
mine..* 

Napoléon  bibliophile,  étude  curieuse  par  Gus- 
tave Mouravit.  J'apprends  ainsi  le  goût  pas- 
sionné de  Napoléon  pour  les  livres  les  plus  mé- 
diocres et  me  voilà  confirmé  dans  la  certitude, 
acquise  déjà,  de  sa  prodigieuse  incompétence 
en  art.  Il  avait  «  une  bibliolhèque  de  campagne» 
qui  le  suivait  partout.  Que  penser  de  ce  grand 
homme  lisant  Aloyse  de  Livarot  par  M"0  Ricco- 
boni,  dans  les  loisirs  de  la  campagne  de  Polo* 


L  INVEND  AD  LE  II. 


gne,  entre  le  carnage  d'Sylau  et  le  triomphe  de 

Friedland? 

Révolution,  bouleversement  effroyable  en 
Russie.  Serait-ce  enfin  le  commencement  de 
l'universelle  conflagration  attendue  par  moi  si 
longtemps  ? 

30.  —  A  Jacques  Maritain  : 

Une  dépêche  est  ordinairement  redoutable,  surtout 
dans  ma  situation,  le  Malheur  ayant,  au  contraire 
de  la  Justice,  des  pieds  agiles  et  môme  des  aUes,  les 
ailes  de  la  Foudre.  Mais,  de  vous,  je  n'ai  à  craindre 
aucune  peine  et,  reconnaissant  d'abord  votre  écriture, 
c'est  ce  que  je  me  suis  dit  en  ouvrant  votre  message. 

Évidemment,  il  y  a  là  quelque  mystère,  ainsi  que  je 
vous  l'écrivais.  Ce  n'est  pas  naturel  d'avoir  des  amis 
comme  ça,  surtout  quand  on  a  travaillé,  trente  ans, 
à  se  faire  des  ennemis.  Il  est  vrai  que  je  suis  de 
ceux  à  qui  tout  peut  arriver.  Il  m'arrivera  peut-être, 
un  jour,d'être  fait  pape,  ce  qui  occasionnera  des  dif- 
ficultés avec  ma  femme  qui  a  tout  prévu,  excepté  ça. 

Eh  !  bien,  quand  même,  il  me  semble  que  je  n'au- 
rai jamais  rien  vu  d'aussi  étonnant  que  vos  chères 
amitiés,  Jacques  et  Raïssa,  qui  nous  donnez  votre 
cœur,  comme  on  donne  son  sang  à  Jésus-Christ, 
quand  on  a  des  âmes  de  martyrs.  Que  puis-je  voua 
dire,  sinon  que  le  pauvre  vieux  Lé3n  Bloy  est  vrai-, 
ment  consolé  par  vous  et  qu'il  vous  chérit  comme 


132  l'invendable 


des  enfants  qu'il  aurait  eus  de  la  belle  Providence  de 
Dieu. 

31.  —  Seconde  visite  au  Salon  d'Automne.  Il 
me  paraît  plus  bête  que  la  première  fois.  Dé- 
couvert les  envois  de  Rouault  qui  m'avaient 
échappé.  C'est  navrant.  Il  cherche  une  voie 
nouvelle,  hélas  ÎGet  artiste  qu'on  croirait  capa- 
ble de  peindre  des  séraphins,  semble  ne  plus 
concevoir  que  d'atroces  et  vengeresses  caricatu- 
res. L'infamie  bourgeoise  opère  en  lui  une  si 
violente  répercussion  d'horreur  que  son  art  pa- 
raît en  être  blessé  à  mort.  Il  a  voulu  faire  mes 
Poulot  (personnages  de  la  Femme  pauvre).  A 
aucun  prix  je  ne  veux  de  cette  illustration.  Il 
s'agissait  de  faire  ce  qu'il  y  a  de  plus  tragique: 
doux  bourgeois,  mâle  et  femelle,  complets  : 
candides,  pacifiques,  miséricordieux  et  sages  à 
mettre  l'écume  de  la  peur  à  la  bouche  des  che- 
vaux des  constellations.  I)  a  fait  deux  assassins 
de  petite  banlieue. 


l'INVIïNDABMï  J3J 


Novembre 


2.  —  Jour  des  morts.  Entendu,  à  la  Basilique, 
le  plus  misérable  sermon.  Je  songeais  au  dis- 
cours à  faire  sur  ces  mots  de  la  liturgie  :  «  Vita 
mutatur  non  tollitur,  apprenez,  mes  frères,  que 
vous  ne  devez  pas  mourir  ». 

Je  pense,  m'écrit  Jacques  Maritain,  que  ce  sera  la 
punition  des  riches  de  ne  pouvoir  pas  donner.  Je  me 
figure  ainsi  l'enfer,  et  je  vois  les  riches,  cherchant 
partout,  jusque  dans  les  plus  puantes  cavernes  et  les 
recoins  les  moins  accessibles  de  leur  âme  désespé- 
rée, quelque  chose  à  donner.  Mais  ils  seront  épou- 
vantés de  ne  trouver  que  du  fumier,un  fumier  palpa- 
ble, mais  sans  cesse  évanouissant,  et  qu'ils  ne  pourront 
môme  pas  —  étant  immatériel  et  qualité  toute  pure 
—  avoir  la  ressource  de  vendre  au  poids.  Mais  une 
si  épouvantable  stérilité  est  nécessairement  éternelle, 
puisque,  dans  leur  vie,  ils  n'auront  jamais  cessé  de 
ne  vouloir  pas  donner. 

C'est  le  jour  des  lettres  intéressantes.  Ce  ma- 


134  l'invendable 


tin,  lisant  le  Miserere,  j'avais  été  impressionné 
par  les  mots  :  Sacrificium  Deo  Spiritus  contri- 
bulatus  et  voici  ce  que  m'écrit  Louis  Denise  : 

...  Ah  !  la  Charité,  monsieur  !  Un  jour  que  je  pen- 
sais à  ce  mot,  j'ai  été  frappé  de  stupeur  et  ravi  d'ad- 
miration en  découvrant  que  ce  n'est  pas  l'Amour  de 
Dieu,  PEsprit-Saint,  mais  son  Intelligence,  le  Verbe 
incarné,  qui  a  été  bafouée,  flagellée,  crucifiée  pour 
le  monde.  L'homme  sait  quelquefois  mourir  par 
amour,  Dieu  seul  meurt  par  intelligence. 

Je  ne  peux  pas  penser  à  cela  sans  penser  à  votre 
jiolence,  et  c'est  par  ce-  moyen  que  je  suis  arrivé  à 
savoir  que  vous  êtes  charitable. 

Louis  Denise  entrevoit  donc,  lui  aussi,  que  la 
Passion  du  Fils  de  Dieu  préfigure  la  passion 
plus  effrayante  encore  de  l'Esprit-Saint. 

4,  —  Jacques  et  Raïssa.  On  ne  sait  comment 
dire  ce  qu'on  éprouve  les  uns  pour  les  autres. 
Ce  temps  est  pour  nous,  au  point  de  vue  ami- 
tié, ce  que  les  Actes  des  apôtres  sont  pour  le 
christianisme. 

7. —  Un  bon  prêtre,  malheureusement  un  peu 
bondieusard,  a  eu  l'idée  de  m'envoyer,  par  la 
poste,  une  publication  de  la  «  Bonne  Presse  » 
qui  m'a  paru  fétide.  On  a  eu  quelque  peine  à 


l'invendable  135 


lui  faire  comprendre  qu'il  devait  en  èlrc  ainsi. 
Les  meilleurs  sont  d'accord  avec  les  pires  en 
ceci  qu'ils  croient  tous  que  l'apôtre  doit  descen- 
dre au  niveau  des  rampants  et  des  croupis- 
sants, pour  croupir  et  ramper  en  leur  compa- 
gnie, au  lieu  de  les  élever  jusqu'à  lui.  Quelle 
inintelligence  de  supposer  que  la  «  Bonne 
Presse  »  peut  agir  sur  moi  autrement  qu'à  la  ma- 
nière d'un  vomitif  1 

8.  —  Encore  une  journée  de  misère  I  En  guise 
de  réconiort,  nous  déplaçons,  une  fois  de  plus, 
nos  pauvres  meubles.  Notre  petite  salle  à  man- 
ger devient  mon  cabinet  de  travail.  Nous  ga- 
gnons ainsi  plus  de  fatigue  que  de  place.  Mais 
tout  est  si  vain  et  la  nature  humaine  est  si  di- 
vine, que  le  changement,  le  déplacement  d'une 
poussière  donne  l'illusion  de  la  Pentecôte. 

10.  —  Il  y  en  a  qui  demandent  le  baptême 
apros  m'avoir  lu.  Quelle  sanction  divine  à  mes 
violences  !  Ceux  qui  me  condamnent,  se  croyant 
sages,  ne  comprennent  pas  que  je  suis  un  té- 
moin, que  ma  fonction  est  de  rendre  témoignage 
en  un  temps  de  renégats  et  que  c'est  pour  cela 
que  mes  livres  atteignent  quelques  âmes. 


136 


L  INVENDABLE 


11.  —  Lisant  le  chapitre  V  des  Actes,  je  remar- 
que, pour  la  première  fois,  qu'après  le  discours 
de  Gamaliel,  les  Apôtres  sont  renvoyés,  mais 
après  avoir  été  battus  et  je  me  demande  si  Ga - 
maliei  n'a  rien  fait  pour  s'opposer  à  ce  mauvais 
traitement  qui  était  un  véritable  supplice. 

12.  — On  est  plusieurs  artistes  et  on  parle 
d'art  énormément,  —  sans  pouvoir  s'entendre. 
La  seule  chose  nette,  dite  par  moi  et  relevée 
tout  de  suite  par  la  lumineuse  Raïssa,  c'est  que 
les  enfants  de  Dieu  ne  peuvent  jamais  deman- 
der trop,  ayant  droit  à  tout  et  que,  par  consé- 
quent, il  fdUt  demander  des  artistes  complets, 
des  hommes  de  génie,  ce  qui  épuise  la  discus- 
sion. 

On  parle  aussi  de  Huysmans  que  Rouaulta  été 
voir  et  qui  est  presque  aveugle,  atteint  d'une 
maïadie  très-rare  dont  le  nom  m'a  paru  sonner 
la  mort.  Il  est  remarquable  que  cet  homme  qui 
n'a  vécu  que  par  les  yeux  soit  tué  par  une  ma  - 
ladie  des  yeux. 

14.  —  Nous  disons  combien  est  légitime  la 
tristesse  des  exilés  du  Paradis.  En  réalité  il  n'y 
a  pas  d'autre  tristesse  et  teiïe  ôst  la  conclusion 


l'invendable  137 


de  ma  Femme  pauvre.  Les  âmes  profondes,  les 
aimées  de  Dieu,  ne  peuvent  pas  être  sans  mé- 
lancolie. On  ne  peut  pas  se  consoler  d'avoir 
perdu  le  Jardin.  Cependant  il  nous  est  demandé 
plus  de  patience  qu'à  beaucoup  d'autres. 

15.  —  Reveillé  au  milieu  de  la  nuit  par  rémo- 
tion très-douce  d'un  songe.  Je  revoyais  Alphonse 
Allais  qui  n'était  pas  mort  et,  je  ne  sais  com- 
ment, Grasset  était  dans  cette  vision.  Il  y  avait 
beaucoup  de  paix  et  d'amour.  C'était  comme  la 
sensation  bizarre  et  intraduisible  du  pauvre 
Allais  sauvé  de  la  mort  pour  avoir  aimé  la  lu- 
mière et  la  paix  des  champs???  Quant  à  la  figure 
de  Grasset,  elle  était^  indistincte,  effacée... 

Amertume  infinie  d'être  toujours,  à  soixante 
ans,  incertain  du  repas  le  plus  prochain.  Dieu 
veut-il  que  cela  continue  jusqu'à  la  mort  et 
puis-je,  ô  terreur  !  espérer  que  cela  ne  conti- 
nuera pas  après  la  mort  ? 

16.  —  Je  connais  un  grand  artiste  qui  agonise 
parfois  de  chagrin  et  c'est  une  pitié  infinie  de 
vo  ir  un  tel  homme  ravagé  par  les  imbéciles  et 
les  canailles. 

Entre  autres  choses,  nous  parlons,  lui  et  moi, 


133  l'invendable 


de  la  méchanceté  diabolique  de  Huysmans  puai 
par  les  yeux  de  son  idolâtrie  du  bibelot  (forme 
de  son  catholicisme).  Je  me  rappelle  mes  prières 
passionnées,  éperdues,  d'il  y  a  vingt  ans,  les 
pèlerinages  à  A.,.,  par  exemple,  pour  ce  mal- 
heureux, et  les  retours  en  larmes  par  les  che- 
mins solitaires  en  implorant  sa  conversion. 
Puis,  le  même,  devenant  un  héros  chrétien,  une 
colonne  de  V Eglise  et  mon  plus  parfait  lâcheur, 
pendant  que  continuait  mon  tourment,  énormé- 
ment aggravé  par  lui. 

17.  —  Jacques  et  Raïssa  entreprennent  une 
réédition  du  Salut  par  les  Juifs.  V.s  veulent  un 
très-beau  livre  en  caractères  Grasset,  rouges  et 
noirs.  Je  ne  saurai  iamais  ce  que  cette  action 
généreuse  aura  coûté... 

18.  —  Nous  commençons  à  causer  beaucoup, 
Brou  et  moi,  de  son  projet  d'un  monument  à 
Vilîiers  de  TIsle-Adam,  pour  être  érigé  à  Mont- 
martre où  le  malheureux  poète  a  longtemps 
vécu,  —  si  les  contemporains  y  consentent.  Idée 
curieuse,  trouvaille  de  poète  pour  un  poète.  La 
gloire  toute  nue,  la  gloire  des  pauvres,  arrache 
les  planches  du  cercueil  de  Vilîiers  qui  appa- 


r.  INVENDABLE 


rait  ainsi  dans  une  sorte  de  résurrection.  C'est 
simple  comme  une  métaphore  d'enfant,  mais 
quelle  vision  sous  l'ébauchoir  ou  le  eiscau  d'un 
çrand  statuaire  ! 


L^ 


21.  —  Je  suis  étrangement  poursuivi,  jus- 
qu'au pied  de  l'autel,  par  le  récit  de  l'effrayant 
naufrage  d'un  bateau  en  vue  de  Saint-Malo. 
129  morts  et  6  survivants  hagards,  à  moitié  fous. 
Les  détails  sont  terribles.  J'ai  un  filleul  qui  flotte, 
en  ce  moment,  sur  l'Océan.  Que  Dieu  ait  pitié 
de  lui  ! 

22.  —  Sainte  Cécile.  Cette  vierge  martyre  a 
?u  la  tête  incomplètement  tranchée  et  a  mis  trois 
jours  à  mourir  de  son  effroyable  blessure.  Sainte 
Lydwine  et  Anne-Catherine  Emmerich  repro- 
duisaient en  leurs  corps  toute  l'année  ecclésias- 
tique. Nous  pensons  que  chaque  jour  liturgique, 
3haque  fête,  opère,  de  manière  ou  d'autre,  mais 
très-spécialement,  en  chacun  de  nous.  Très-peu 
sont  appelés  à  manifester  cette  loi  mystérieuse. 

26.— Affreusement  tourmenté  par  la  misère, 
je  nie  cramponne  en  désespéré  au  Texte  de  la 
Communion  du  jour  ■  Quidquid  orantes  petitis, 


140 

crédite  quia  accipietis,  etfiet  vobis,  et  je  com- 
munie en  disant  à  Jésus  :  «  Je  me  jette  sur  vo- 
tre Corps  comme  un  chien,  mais,  tout  de  même, 
donnez-moi  ce  que  je  vous  demande,  puisque 
je  crois  que  vous  me  le  donnerez  ». 

27.  —  Marc  Sangnier,  dit  Yévangéliste  Marc 
parles  petits  jeunes  gens  du  Sillon  Ut  Chaque 
dimanche  on  beugle  son  journal,  Y  Eveil  démo- 
cratique à  la  porte  du  Sacré-Cœur.  Ah  !  que 
j'aimerais  mieux  le  sommeil  et  le  silence  !  J'ai 
lu  cette  feuille.  C'est  au-dessous  même  de  la 
Croix  vl  du  père  Bailly. 

§3.  —  La  journée  tombe  sur  moi,  écrasante. 
En  vain  j'essaie  de  travailler.  Ma  pauvre  le  te, 
déprimée  par  la  tribulation  et  l'inquiétude,  ne 
fonctionne  plus. 

Alors  je  me  jette  à  Ségur  (1812)  dont  la  rhé- 
torique endort  mon  tourment. 


l'invendable  111 


Décembre 


l#r.  —  Projet  d'une  brochure  sur  Villiers  qui 
serait  illustrée  d'une  reproduction  du  monu- 
ment de  Brou  dont  je  viens  de  voir  l'impression- 
nante maquette. 

2.  —  C'est  donc  toi,  une  fois  de  plus,  ô  trï- 
bulation,ma  vieille  compagne  !  Dureras-tu  donc 
toujours?  Si  je  vis  quatre-vingts  ans,  faudra- 
Mi  qu'à  cet  âge  encore  je  sois  forcé  de  mendier? 
Je  cours  çp.  et  là,  toute  la  journée,  le  cœur  dé- 
voré. Passant,  la  nuit  tombée,  rue  Lafayette, 
non  loin  de  l'Opéra,  je  lis  en  lettres  lumineuses 
le  mot  Jamais  au-dessus  d'une  boutique.  C'est 
le  nom  d'un  marchand  de  victuailles  très-pré- 
cieuses destinées  aux  Chevaliers  de  la  table  rec- 
tangulaire de  Pythagore.  Je  contemple  ça,  les 
pieds  dans  la  boue  glacée,  le  cœur  plein  de  lar- 
mes et  je  pense  aux  pauvres... 


142  l'invendable 


3.  — Reçu  un  livre  de  cette  crapule  de  Bonne- 
fon  sur  Lourdes.  Ennui  d'avoir  à  détruire  ça. 
On  s'expose  à  obstruer  le  tuyau  de  descente  des 
latrines  et  on  est  trop  loin  de  la  Seine  ou  d'une 
bouche  d'égout.  C'est  fort  difficile.  Le  vendre 
ou  le  donner  serait  criminel.  De  tels  objets  font 
des  taches  hideuses  et  puantes  qu'on  ne  peut 
plus  effacer.  La  destruction  lente  par  le  feu 
s'impose. 

7.  —  Trouvé  dans  un  catalogue  de  librairie  : 
«Quatre  Ans  de  Captivité  à  Cochons-sur-  Marne, 
avec  deux  portraits  de  l'auteur  sur  un  pavé.,»  ! 

9.  —  Voici  ce  que  me  donne  une  chrétienne 
qui  est  tout  près  de  moi.  «  Jésus  me  disail  :  Ne 
vois-tu  pas  que  toute  la  terre  est  rouge  de  mon 
sang  ?  Alors  je  voyais  toute  la  terre  rouge  du 
Sang  de  Jésus,  et  la  Lumière  du  monde  éclairait 
ce  Sang,  et  les  prières  teintes  de  ce  Sang  mon- 
taient vers  Dieu  ». 

Lecture  des  épreuves  de  la  nouvelle  édition 
du  Salut  par  les  Juifs.  Travail  doux  et  même  un 
peu  enivrant.  Où  est  l'écrivain  moderne  capa- 
ple  de  présenter  l'équivalent  de  ce  livre  ?  C'est 
avec  autant  d'orgueil  que  d'amour  que  je  le  dé- 


l'invendable 


die  à   ma   petite  juive  Raïssa  (Uachel)  que  son 
frère  Jésus  saura  bien  récompenser. 

10.  —  On  parle  des  dangers  actuels,  menaces 
terribles  déchaînées  parla  grande  agitation  russe 
et  certifiées  en  France  par  la  loi  de  Séparation. 
Assurément  tout  est  à  craindre.  Je  dis  que  le 
crible  donnera,pour  sûr,  peu  de  vrais  chrétiens, 
pas  un  sur  mille,  mais  que,  n'en  restât-il  qu'un 
soûl,  il  assumerait  nécessairement  toute  la  force 
de  l'Eglise, ayant  alors  le  pouvoir  des  mica 
comm3  un  Moïse.  J'ai  déjà  écrit  cela,  mais  il 
faudrait  le  redire  à  satiété. 

15.  —  Un  docteur  connu  à  Montmartre,  et  déjà 
consulté,  vient  pour  Jeanne  qui  se  sent  fort  mal* 
Car  tel  est  le  préjugé  invincible.  On  croit  avoir 
besoin  du  médecin.  Voyant  sur  ma  table  une 
Blblia  sacra,  il  ne  peut  s'empêcher  de  me  dire 
sottement  que  FÉglise  aurait  dû,  depuis  long- 
temps,  jeter  ce  «  bouquin  »  par-dessus  bord.  Il 
le  juge  immoral,  etc.  Niveau  de  garçon  d'amphi- 
théâtre. C'est  lui-même  qui  a  été  jeté  par-dessug 
bord.  Mais  c'est  tout  juste  s'il  n'a  pas  empoi- 
sonné ma  pauvre  femme  sur  laquelle  il  a  ou  la 
condescendance  d'essayer  un  poison  nouveau, 


144 


Ie«  pyramidon  »,  que  je  recommande  aux  per- 
sonnes qui  voudraient  s'offrir  un  avant-goût  de 
Fenfer. 

De  même  que  les  prêtres  sont  exorcistes,  il 
est  certain  que  des  médecins  peuvent  conférer 
le  démon  et  le  nombre  de  ces  docteurs  est  étran- 
gement inconnu. 

16.  —  Ma  pauvre  Jeanne  est  malade  au  point 
qu'on  lui  porte  le  Saint-Sacrement  à  domicile 
dès  aujourd'hui. 

18-  —  Nuit  extraordinaire. A  2  h.  1/2,  Jeanne 
m'appelle.  Je  la  vois  souriante  et  paisible,  sans 
fièvre.  Elle  me  dit  qu'elle  sent  qu'on  a  prié  pour 
elle  et  me  parle  amoureusement  de  la  mort,  al- 
lant jusqu'à  ces  mots  :  «  Il  y  a  des  personnes 
qui  semblent  loin  de  mourir  et  qui  en  sont  très- 
près.  Je  crois  que  Dieu  m'appelle  ».  Cela  était 
très-beau,  très-doux, et  je  pleurais  à  la  fois  de 
chagrin  et  de  tendresse. 

19. —  Nuit  d'épouvante  et  d'agonie. Exténué, 
je  venais  de  m'assoupir,  lorsque  Jeanne  s'élance 
de  son  lit  et  vient  à  moi,  dominée  par  une 
peur  surnaturelle.  Je  retrouve,   avec  quelle  an- 


l'invendable  145 


goisse!  ma  pauvre  compagne  de  95,  notre  année 
terrible.  Particularité  remarquable,  elle  ne  vou- 
lait pas  articuler  un  seul  mot,  n'exprimant  son 
excessive  terreur  que  par  des  signes.  L'ayant 
forcée  doucement  à  se  recoucher  et  mes  paro- 
les affectueuses  restant  sans  effet,  je  m'avise  de 
réciter  sur  elle  le  Magnificat.  Effet  soudain,  admi- 
rable- La  parole  revient  et  la  peur  s'éloigne.. .' 

20.  —  Encore  une  nuit  cruelle,  sans  fantômes, 
sans  épouvante,  mais  si  douloureuse  !  Nul  re- 
pos à  espérer.  Quelle  sera  la  fin?  Nos  admira- 
bles amis, par  bonheur, ont  recueilli  les  enfants, 

21.  —  Jeanne  me  raconte  une  belle  vision. 
L'enfer  est  déchaîné.  Les  démons  ont  décidé 
d'en  finir  avec  l'Eglise.  Un  jour  est  fixé.  Alors 
chaque  élu  de  Dieu  reçoit  l'avertissement  inté- 
rieur d'avoir  à  se  rendre  en  tel  lieu  ou  d'accom- 
plir tel  acte.  Il  obéit  avec  une  grande  simpli- 
cité. Notre  petite  Véronique,  par  exemple,  se 
lève  au  milieu  de  la  nuit  et  sort  très-résolument 
pour  aller  où  elle  se  sent  appelée- Tout  le  peu- 
ple de  Dieu  fait  de  même  et  quand  arrive, suie 
de  la  victoire,  l'armée  des  démons,  il  njy  a  olus 
personne. 

10 


146 


23.  —  Après  une  nuit  de  fièvre,  la  malade  se 
trouve  beaucoup  mieux  et  espère.  Mais  la  com- 
munion est  impossible  à  cause  des  potions  qu'il 
lui  a  fallu  prendre  toutes  les  deux  heures.  La 
dispense  du  jeûne  eucharistique  n'est  accordée 
aux  malades  qu'en  cas  de  danger  grave  ou  les 
jours  de  très-grandes  fêtes.  Seuls  les  curés  des 
paroisses  riches  peuvent  permettre  aux  pré- 
cieuses baronnes  de  l'Usure  ou  aux  belles  vicom- 
tesses de  Gomorrhe,  de  prendre  leur  chocolat 
avant  la  communion.  Reçu  cette  information 
d'un  chapelain  du  Sacré-Cœur* 

28.  —  Causerie  avec  mon  cher  Brou.  Accord 
parfait  de  nos  pensées  et  sentiments  d'exécra- 
tion à  l'égard  des  bourgeois  dont  le  salaire 
nous  paraît  peu  éloigné.  En  Russie  on  les  égorge 
par  milliers.  Nous  espérons  que  cette  réforme 
gagnera  le  reste  de  l'Europe. 

27.  —  Visite  douloureuse  d'un  ami  horrible- 
ment éprouvé  par  la  misère  ;  homme  supérieur, 
par  conséquent  exploitable.  Forcé  de  nourrir, 
au  moins  un  peu,  sa  femme  et  ses  enfants,  il 
se  laisse  utiliser  par  les  catholiques  dont  c'est 
le  principe  de  payer  aussi  chiennemenl  que  pos- 


[/invendable  H7 


sible,  A  côté  d'eux  les  youtres  les  plus  sordi- 
des paraissent  des  anges  de  miséricorde.  Le 
malheureux  est  employé  en  ce  moment  par  le 
père  bénédictin  M,  de  L..,  crapule  sacerdotale 
et  foudroyant  imbécile  qui  n'a  pas  môme  la  sale 
vaillance  de  l'apostasie. 

28.  —  J'ai  trouvé,  en  ces  jours  cruels,  un  peu 
de  secours  dans  la  lecture  d'un  livre  reçu  der- 
nièrement :  Vicia  Perpétua  par  J.  de  Tallenay, 
roman  sur  la  Garthage  de  sainte  Perpétue  et  de 
Tertullien,  essai  de  restitution  à  la  Flaubert, 
mais  avec  toute  la  supériorité  d'une  certaine 
compréhension  du  christianisme.  Béni  soit  l'au- 
teur ! 


9 


o6 


Janvier 


le\  —  Mes  étrennes.  Reçu  les  deux  premières 
bonnes  feuilles  du  Saint  par  les  Juifs.  Ce  sera 
un  très-beau  livre  et  je  prie  ceux  qui  m'ont 
donné  cette  joie  de  se  dire  qu'étant  le  Men- 
diant ingrat,  je  ne  peux,  en  aucune  façon,  ex- 
primer ma  reconnaissance. 

Un  brave  jeune  homme  que  je  ne  connais  pas, 
mais  que  je  devine  pubère,  tient  absolument  à 
ce  que  je  sache  qu'il  est  athée,  et  m'en  informe 
par  une  lettre  aussi  généreuse  qu'altière  où  il 
m'assure  de  sa  protection. 

2.  —  On  m'apporte  La  Littérature  contem- 
poraine, Opinions  des  écrivains  de  ce  temps,  par 
Georges  LeCardonnelet  Charles  Vellay,  jeunes 
gens  qui  vinrent  ensemble  m'interviewer,  il  y  a 
quinze  ou  seize  mois.  Les  pages  me  concer- 
nant sont  exactes  et  j'ai  voulu  les  conserver  : 


152 


L  INVENDABLE 


Léon     Bloy 

(interview) 

C'est  derrière  Montmartre,  dans  un  quartier  de  so- 
litude et  de  misère,  que  s'est  réfugié  l'auteur  du 
Désespéré.  Pauvre,  il  vit  au  milieu  des  pauvres,  qu'il 
chérit  comme  l'image  vivante  de  Jésus-Christ.  Son 
existence  tourmentée  connaît  ici  une  halte  bienfai- 
sante. Entre  sa  femme  et  ses  filles,  il  poursuit  son 
labeur  ingrat,  son  œuvre  pleine  de  malédictions,  de 
colères  et  d'espérances  infinies. 

Léon  Bloy  est  le  dernier  des  prophètes.  Il  a  l'âme 
farouche  et  simple  des  nabis  de  l'antique  Judée.  Cha- 
cun de  ses  livres  est  un  cri  de  foi,  où  l'on  sent  trem- 
bler et  vivre  son  cœur.  Du  Mendiant  Ingrat  à  la 
Femme  pauvre,  la  même  exaltation  douloureuse,  les 
mêmes  fureurs,  les  mêmes  évocations  tragiques  sont 
la  nourriture  de  ce  génie  amer  et  désolé. 

Debout  sur  le  seuil  de  sa  porte,  il  nous  regarde 
venir  vers  lui.  Et, dès  les  premières  paroles,  l'amer- 
tume de  sa  destinée  lui  monte  aux  lèvres  : 

—  Vous  venez  me  voir?  Mais  ne  savez- vous  pas  que 
je  suis  un  homme  dangereux  qu'il  ne  faut  pas  ap- 
procher ? 

Nous  pénétrons  cependant  dans  la  petite  pièce, 
toute  simple,  qui  lui  sert  de  cabinet  de  travail.  Pen- 
dant un  instant,  ses  yeux  seuls  nous  interrogent,  et  il 
y  a  entre  nous  quelques  minutes  de  silence. 

Cet  écrivain  violent  a  le  regard  doux  et  ingénu 


r'iNVBNDABLfi  153 


d'un  bon  pasteur;  mais  les  angles  de  son  visage  ré- 
vèlent une  volonté  vigoureuse.  Ses  jugements  sont 
tranchants  et  durs,  et  il  les  iormule  avec  passion  : 

—  D'écoles  littéraires,  il  n'y  en  a  pas.  La  dernière 
école  a  été  celle  de  Zola,  il  n'y  a  rien  eu  depuis. 

D'ailleurs,  les  écoles  ne  peuvent  que  tuer  l'art.  Je 
nie  l'utilité  des  écoles. 

Il  est  bien  difficile  de  distinguer  des  tendances 
dans  la  littérature  présente.  On  parle  de  la  ten- 
dance catholique.  Mais  Huysmans,  c'est  moi  qui  Fai 
fait,  qui  l'ai  pondu.  J'ai  passé  six  ans  de  ma  vie  à 
catéchiser  Huysmans.  J'ai  écrit  les  Dernières  Colon- 
nes de  l'Église.  Eh  1  bien,  si  j'ai  iait  ce  livre,  c'est 
parce  que  ma  conscience  y  était  intéressée.  On  me 
disait  :  «  Personne  n'élève  la  voix .  Voilà  Huysmang 
Père  de  l'Eglise,  Bourget,  Brunetière,  Coppée,  les 
voilà,  les  colonnes  de  l'Eglise  !  »  Alors,  j'ai  lait  cô 
livre.  J'ai  parlé,  parce  que  j'ai  compris  que  si  je  no 
parlais  pas,  personne  ne  parlerait. 

J'ai  vu  des  prêtres  qui  croyaient  que  Coppée  est 
un  grand  chrétien.  C'est  épatant  !  Et  ce  pauvre  Huys: 
mans,  qui  ne  sait  même  pas  le  catéchisme  I  J'ai  re- 
levé, dans  un  de  mes  livres,  qu'il  ne  savait  pas  ce 
qu'est  l'Immaculée  Conception,  qu'il  coniond  avec  le 
dogme  de  l'Incarnation.  Et  cela  par  ignorance  des 
participes  passés.  L'Église  dit  :  «  Marie  conçue  sans 
péché...  »  Les  cordonniers  comprennent  :  «  Marie 
conçut...  »  Huysmans  en  est  là  !...  Comme  Zola  l 

Léon  Bloy  eut  une  moue  de  mépris.  Puis  il  se  pen* 
cha  vers  nous,  et  continua  : 


I 

154  l'invendable 


—  De  tendances  littéraires,  il  n'yena  point.  Chacun 
cherche  le  succès. Où  va  Lavedan?Oii  va  un  homme 
comme  Lavedan?  Vers  l'accumulation  des  pièces  de 
vingt  francs.  Il  ne  peut  que  chercher  le  succès,  par 
les  moyens  les  plus  connus. 

—  Et  le  roman  ? 

—  Des  romans?  11  n'y  en  a  point. Il  n'y  a  que  des 
romans-feuilletons.  Un  jour,  Rictus  —  le  seul  poète 
de  notre  époque  —  m'a  dit  :  «  Il  y  a  un  romancier 
que  je  vais  vous  taire  lire  ».  Et  il  m'a  prêté  Bu  bu  de 
Montparnasse,  de  Charles-Louis  Philippe.  Ce  livre  m'a 
beaucoup  étonné.  Cet  écrivain  n'a  pas  de  talent,  il 
a  presque  du  génie.  Du  génie  dans  l'expression.  C'est 
un  homme  tout  à  fait  remarquable. 

On  m'a  parlé  de  Mm0de  Noailles.  Ce  que  j'en  ai  lu, 
eh  1  bien,  vraiment,  c'est  rien  du  tout.  D'ailleurs,  il 
y  a  une  loi  pour  moi:  Tout  livre  où  il  n'est  pas  parlé 
du  pauvre,  où  on  ne  tient  pas  compte  du  pauvre,  est 
un  livre  à  cracher  dessus. 

Pour  ma  part,  j'ai  en  projet  un  livre  —  qui  sera 
peut-être  mon  prochain  livre  —  sur  l'Argent. 

Je  suis  nourri  de  l'Ecriture  sainte,  et  de  l'exégèse 
biblique.  C'est  mon  fonds,  mon  vrai  fonds.  J'ai  passé 
dix  ans  de  ma  vie  à  étudier  le  symbolisme  scriptu- 
raire.  Dans  mes  livres,  vous  trouverez  cette  préoccu- 
pation constante  de  la  réalité  divine  exprimée  par  un 
symbole,  n'importe  où.  C'est  ainsi  que  je  considère 
l'Argent  comme  le  symbole  de  Dieu. 

Jésus  a  promis  à  ses  apôtres  qu'ils  seront  les  juges 
do  la  terre.  Mais,  parmi  ces  apôtres,  il  y  avait  Judas. 


155 


Judas  n'a  pas  cessé  d'être  un  apôtre.  Il  est  devenu  le 
mauvais  apôtre,  mais  il  est  resté  un  apôtre.  Il  est 
donc  de  ceux  qui  jugeront  la  terre.  Et  alors,  de  qui 
Judas  sera-t-il  juge  ?  Voilà  la  question. 

Il  sera  le  juge  de  ceux  qui  n'auront  pas  rendu  l'ar- 
gent, parce  que  lui,  Judas,  a  rendu  l'argent.  Il  sera 
donc  le  juge  de  ceux  qui  crèvent  sur  leurs  rentes. 

Ah  I  les  milliardaires  !  Concevez-vous  ce  que  sera 
l'agonie  de  ces  hommes  qui  devront  expier  chaque 
parcelle  de  leur  homicide  richesse  et  qui  verront,  à 
1  heure  de  la  mort,  s'avancer  sur  eux  cette  montagne 
de  tourments?  On  est  pénétré  de  compassion  pour 
ces  monstres,  comme  Pierpont-Morgan,  qui  ont  ga- 
gné tant  d'or,  alors  que  Judas,  en  vendant  le  sang  du 
Christ,  n'avait  gagné  que  trente  deniers. 

Tout  homme  qui  s'enrichit  vend  le  Christ.On  ne  peut 
être  riche  qu'en  vendant  le  Corps  et  le  Sang  de  Notre- 
Seîgneur  Jésus-Christ.  Et  c'est  pour  cela  que  Jésus- 
Christ  a  prononcé  cette  parole  terrible:  Vœ  divitibus! 

Je  vais  donc  faire  ce  livre  dans  une  volonté  abso- 
lue de  malédiction  et  d'exécration  pour  les  riches. 

Deux  enfants  entrèrent.  La  colère  flamboyante  de 
Léon  Bloy  s'apaisa  soudain.  Il  sourit  : 

—  Ce  sont  mes  deux  filles,  Véronique  et  Made- 
leine. Je  leur  ai  dédié  le  Mendiant  ingrat. 

Nous  demandâmes  : 

—  Que  pensez-vous  de  la  critique? 

—  La  critique?  Il  n'y  en  a  pas.  Autrefois,  il  y  avait 
un  critique  dans  chaque  journal.  Maintenant  ça 
n'existe  plus.  Il  n'y  a  absolument  plus  de  critique. 


156  l'invendable 


Savez-vous  ce  qu'un  Belge  disait  de  moi,  dans  un 
article  récent?  «  Que  je  suis  rongé  d'envie,  que  je 
meurs  de  désespoir  de  n'avoir  pas  de  décorations,  et 
que  si  on  me  donnait  quelques  honneurs  on  verrait 
tomber  mon  hostilité  contre  les  riches...  » 

Léon  Bloy  éclata  d'un  rire  bruyant.  Il  attira  à  lui 
un  cahier,  qu'il  feuilleta  : 

—  Tenez,  dit-il, voici  une  note  :  «  Tout  homme, en 
venant  au  monde,  apporte  avec  lui  son  principe  de 
mort.  Et  cela  est  absolu.  Il  y  en  a  qui  naissent  avec 
une  cheminée  sur  la  tête  ou  un  boulet  de  canon  en 
pleine  poitrine.  Moi,  ]e  suis  né  dans  un  four.  On  naît 
avec  toute  sa  destinée  ». 

Le  cahier  se  referma,  et  Léon  Bloy,  d'un  ton  plus 
familier,  nous  confia  quelques-unes  de  ses  ran- 
cœurs : 

—  Il  y  a  cependant  une  chose  que  j'ai  mal  digérée: 
j'ai  fait  Sueur  de  sang,  dont  personne  ne  parle, et  les 
Margueritte  sont  les  seuls  qui  aient  le  droit  d'écrire 
sur  la  guerre  de  1870  !  Cela,  je  le  digère  très-mal. 
En  dehors  de  la  supériorité  du  talent  sur  ces  gens-là, 
qui  se  mettent  à  quatre  pattes  pour  écrire  un  livre, 
moi,  j'ai  fait  cette  guerre  et  j'ai  pu  sentir  des  choses 
dont  ils  n'ont  aucune  idée... 

...  J'aime  les  études  d'histoire.  En  dehors  de  la 
Bible,  je  lis  l'histoire  du  Bas-Empire,  et  aussi  l'his- 
toire de  Napoléon.  Je  veux  faire  un  livre  sur  ce  su- 
jet. Je  me  suis  mis  en  relations  avec  Henry  Houssaye. 
J'ai  aussi  écrit  plusieurs  fois  à  Frédéric  Masson;  mais 
celui-là  ne  m'a  jamais  répondu. 


l'invendable  157 


Et,  sur  cette  dernière  amertume,  Léon  Bloy  nous 
lendit  la  main. 

3.  —  Ensemble  de  misères  et  de  tourments 
très-parfait. 

4. —  Le  caractère  de  la  maladie  semble  avoir 
changé.  Les  visions  d'épouvante  ont  cessé. 
Maintenant  c'est  la  douleur  atroce  toute  pure. 

G.  —  Lu,  d'abord  par  curiosité,  bientôt  avec 
le  plus  vif  intérêt,  un  fascicule  des  Cahiers  de 
la  Quinzaine,  de  Charles  Péguy  (3e  cahier  de  la 
46  série).  Il  s'agit  de  la  misère.  Je  ne  puis  m'em- 
pècher  d'écrire  à  l'auteur  : 

Monsieur,  vous  ne  me  connaissez  pas  et  nous  som- 
mes si  loin  l'un  de  l'autre  que  je  ne  sais  pas  com- 
ment une  velléité  de  ne  plus  m'ignorer  pourrait  naître 
en  vous.  Cependant  un  de  vos  amis  m'a  lait  lire  votre 
étude  sur  Jean  Coste  et  je  serais  forcé  de  me  vomir 
moi-même,  si  je  ne  vous  félicitais  pas.  A  notre  épo- 
que d'automobilisme  et  de  crétinisme  à  outrance, 
c'est  éblouissant  de  rencontrer,  au  coin  d'une  bro- 
chure, un  démonstrateur  si  méthodique,  un  dialec- 
ticien de  précision  si  impeccable  et, en  même  temps 
ô  prodige  1  une  âme  si  jeune, un  talent  si  pathétique! 
Cet  endroit  :  «  La  misère  est  une  grandeur...  »  m'a 
donné  la  commotion  d'un  rajeunissement  de  Pascal. 


158  l'invendable 


Il  y  en  a  d'autres,  la  page  23,  par  exemple  :  «  Le 
misérable  est  dans  sa  misère...  »  dont  nul  autre  con- 
temporain, je  crois,  n'eût  été  capable. 

Vieux  captif  de  la  misère,  n'ayant  pas,  à  soixante 
ans,  réussi  à  m'évader;  mais,  tout  de  même,  cram- 
ponné encore  à  l'espérance, je  vous  remercie  d'avoir, 
sans  me  connaître,  pris  la  peine  d'écrire  pour  moi 
cette  remarquable  page. 

Péguy  a  raison  de  vouloir  une  délimitation 
entre  la  misère  et  la  pauvreté,  mais  il  ne  mon- 
tre pas  la  différence  que  voici  :  La  Misère  est 
le  manque  du  nécessaire,  la  Pauvreté  est  le 
manque  du  superflu. 

14.  —  Enormément  tourmenté  en  cette  fête 
de  saint  Hilaire,  je  reçois  la  carte  d'un  inconnu: 
Pierre  Termier,  ingénieur  en  chef  des  Mines, 
professeur  à  l'Ecole  des  Mines,  un  gros  mon- 
sieur, dirait-on,  qui  veut  me  voir  et  m'entendre, 
m'ayant  lu.  «  Encore  un  raseur  !  »  Tel  est  mon 
premier  cri.  Cependant  je  ne  dois  pas  mépriser 
ce  que  Dieu,  peut-être,  m'envoie  et  je  réponds 
quelques  heures  après  : 

Cher  monsieur ,  Assurément  je  verrai  avec  plaisir  un 
ingénieur  que  mes  livres  ont  pu  intéresser,  ce  que  je 
croyais  au  moins  difficile.  Mais  vous  voyez,  nous  som- 


l'inviîndaijle  150 


messéparésmatériellementpar  un  grand  espace.  Vous 
seriez  bienvenu  dans  ma  petite  maison.  Ma  femme, 
à  peine  convalescente,  après  une  maladie  grave  qui 
nous  a  tous  mis  en  danger,  et  nos  deux  aimables  fil- 
lettes vous  feraient  un  accueil  très-doux.  Cependant 
un  tel  voyage  vous  serait  peut-être  difficile.  Alors 
donnez-moi  un  rendez-vous.  J'y  serai  fidèle.  On  me 
reconnaît  à  ceci  que  je  suis  vêtu  de  velours  comme 
un  charpentier  et  que  j'ai  l'air  d'une  brute.  Je  veux 
croire  que  vous  ne  tenez  pas  absolument  à  me  nom- 
mer «  cher  maître  ».  N'étant  pas  huissier,  ni  avoué, 
ni  même  notaire,  je  vous  serais  particulièrement 
obligé  de  ne  pas  me  flétrir  de  ce  protocole. 

15.  —  Lecture  fastidieuse  des  journaux. 
Toujours  la  compétition  des  canailles  pour  la 
Présidence  de  la  République  infâme  que  Dieu 
confonde  !  Toujours  cette  affaire  ignoble  et  inex- 
tricable du  Maroc  d'où  peut  sortir  la  guerre 
universelle.  Horreur  de  vivre  en  un  temps  si 
sale  et  si  bête. 

17. —  Apparition  de  mon  Ingénieur.  (Test  un 
chrétien  amoureux,  espèce  aussi  rare  que  l'or- 
nithorynque, mammifère  qui  pullule,  peut-être, 
en  des  contrées  inconnues.  II  explique  son  goût 
pour  moi.  C'est  ce  que  je  dis  de  la  Salette,  dans 
la  Femme  pauvre,  qui  Ta  gagné.  Il   veut  que 


160  l'invendable 


j'aille,  un  jour,  déjeuner  chez  lui.  Quel  peut 
bien  être  l'avenir  d'une  telle  amitié  ?  Je  suis 
surtout  étonné.  Fils  d'un  conducteur  des  Ponts 
et  Chaussées  très-peu  croyant,  j'ai  vu  passer, 
dans  ma  première  jeunesse,  quelques  ingénieurs 
païens,  ou  du  moins  très-profanes,  et  j'étais 
fixé  dans  le  préjugé  d'une  sorte  de  mécréance 
polytechnique.  Il  est  vrai  que  mes  ingénieurs 
étaient  des  constructeurs  de  ponts,  des  pontifes, 
tandis  que  le  nouveau  venu  est  un  troglodyte. 
Cela  fait  une  différence. 

18.  —  Les  journaux  sont  pleins  de  dithyram- 
bes infects  sur  le  vieux  républicain  Fallières,  élu 
Président  de  notre  salope  de  République. 

Première  sortie  de  Jeanne.  Cette  guérison, 
ces  deux  livres  qui  vont  paraître  {Salut  par  les 
Jaifs  et  Pages  choisies),  ce  nouvel  ami  que 
Dieu  nous  envoie  !  Est-ce  la  fin  des  tribulations? 

19.  —  Enterrement  de  la  mère  de  Georges 
Desvallières  à  Notre-Dame-des-Victoires.  Beau- 
coup de  monde.  Combien  qui  prient  ?  A  l'arri- 
vée de  Desvallières,  j'ai  senti  quelque  fierté  de 
l'amitié  de  cet  homme  auprès  de  qui  les  autres 
ressemblent  à  des  domestiques. 


l'invendable  loi 


Un  bon  prêtre  avait  dit  à  Jeanne  un  peu  avant 
sa  maladie  :  «  Prenez  garde  !  Dieu  pourrait 
vous  envoyer  soudainement  une  épreuve.  Le 
malheur  pourrait  se  jeter  sur  vous  ».  Gela  pa- 
raît maintenant  avoir  été  une  parole  inspirée* 
Un  prophète  me  dirait  peut-être,  en  ce  moment: 
«  Prenez  garde  1  La  prospérité  va,  peut-être, 
tomber  sur  vous  ». 

24.  —  Lu,  dans  le  Gaulois,  une  lettre  inouïe 
de  Laurent  Tailhade  implorant  le  pardon  d'Ar- 
thur Meyer  pour  les  outrages  dont  il  l'abreuva. 
Conversion  de  Scaramouche  dans  l'urinoir  de 
la  maison  de  Turenne.  Il  juge  ses  anciens  amis 
de  l'anticléricalisme  inélégants  et  hideux.  Ja- 
mais un  croquant  de  l'Hélicon  ne  s'est  plus 
complètement  giflé  lui-même  en  vue  d'obtenir 
un  strapontin  dans  une  guimbarde  supposée 
aristocratique.  J'ai  vu  de  très-vieux  pourceaux 
qui  en  vomissaient. 

30-  —  Fin  typographique  du  Salue  par  les 
Juifs.  Je  voudrais  mesurer  le  dévouement  de 
Jacques  Maritain.  Les  unités  en  usage  ne  suffi- 
sent pas. 


u; 


162  l'invendable 


Février 


1er. — Lu,  dans  les  feuilles,  la  journée  curieuse 
d'hier,  les  tentatives  malheureuses  pour  arriver 
à  Tinventaire  des  objets  du  culte,  prescrit  parla 
loi  nouvelle  dans  toutes  les  églises.  Employés 
de  l'Enregistrement,,  municipaux  et  sergots  ont 
été  engueulés  et  plus  ou  moins  assommés.  On 
serait  tenté  de  croire  que  nos  catholiques  se 
réveillent  enfin,  —  pour  mieux  se  rendormir 
après  la  première  alerte. 

2.  —  Pour  la  fête  de  la  Purification,  suite  des 
engueulements  et  des  assommades.  Siège  de 
Sainte-Glotilde.  Combat  presque  sérieux.  Bles- 
sés et  prisonniers,  mais  pas  de  morts.  Les  ca- 
tholiques très-excités,  enfin,  mais  incapables, 
jusqu'à  ce  jour,  de  faire  ce  qu'il  faudrait,  ne 
résistent  encore  que  désarmés.  Quand  ils  seront 
las  de  cette  inégalité  stupide,  on  verra  quelque 
chose  de  beau,  espérons-le.  En  attendant,  le 


l'invendable  163 


comble  de  la  candeur  serait  certainement  do 
s'immoler  ou  seulement  de  se  compromettre, 
en  comptant  sur  les  millionnaires  chrétiens  pour 
en  être  appuyé  ou  consolé. 

3,  —  Je  prie  le  grand  martyr  auxiliateur,  saint 
Biaise,  mon  patron  d'élection  et  d'adoption,  de 
mettre  sur  moi  une  goutte  de  son  sang. 

Suite  des  combats  entre  armés  et  désarmés. 
C'est  lamentable  et  imbécile.  Cette  fois,  c'est- 
à-dire  hier,  c'était  le  siège  de  Saint-Pierre  du 
Gros-Caillou,  un  peu  plus  sérieux  que  l'autre, 
mais  risible  encore. 

Vu,  chez  Frédéric  Brou,  la  maquette  du  mo- 
nument à  Villiers  de  l'Isle-Adam.  C'est  très- 
beau,  très-impressionnant,  très-inventé,  trop 
sans  doute  pour  le  succès. 

6.  —  Sainte  Dorothée  et  sa  sublime  histoire. 
Je  demande  à  la  belle  martyre  de  nous  envoyer 
les  fleurs  sanglantes  du  Paradis. 

8.  —  A  Emile  Godefroy  : 

Mon  cher  Emile  Godefrcy,  je  pense  très-simple- 
ment que  vous  auriez  le  droit  de  me  mépriser,  si  je 
ne  vous  écrivais  pas.  Je  ne  veux  donner  ce  droit  à 


164  l'invendable 


personne.  Vous  m'avez  fait  l'honneur  de  me  dédie, 
une  page  éloquente  sur  le  Désespoir.  Éloquenter 
certes  I  et  douloureuse,  mais  Fauteur  du  Désespéré 
a  d'autres  sentiments,  vous  le  savez.  Est-ce  bien  sûr, 
cependant  ?  Est-ce  bien  cela  qu'il  laut  dire  ? 

Tout  votre  article  «  De  profundis  »  atteste  et  pro- 
clame une  âme  religieuse,  ardente  et  profonde.  Lors- 
que vous  m'écrivîtes  en  réponse  à  un  conseil  très- 
amical,  vous  vous  déclarâtes  sans  appétit  pour  le 
bonheur  —  ce  qui  était  évidemment  absurde.  Il  n'est 
au  pouvoir  d'aucun  homme  de  ne  pas  chercher  le 
Paradis,  fût-ce  dans  le  désespoir.  Mais,  alors,  c'est 
le  paradis  terrestre.  La  Douleur  n'est  pas  notre  fin 
dernière,  c'est  la  Béatitude  qui  est  notre  fin  dernière. 
La  Douleur  nous  conduit  par  la  main  au  seuil  de  la 
Vie  éternelle.  Là  elle  nous  quitte,  ce  seuil  lui  étant 
interdit.  Vous-même  l'entendez  ainsi,  quand  vous 
écrivez  :  «  Le  fondement  solide  de  tout  grand  édi- 
fice moral  est  le  désespoir»,  parole  qui  se  contredi- 
rait dans  les  termes,  si  vous  n'aviez  en  vue  que  le  seul 
désespoir  philosophique,  lequel  consiste  à  attendre 
Rien  des  hommes  et  Tout  de  Dieu,  «  le  grand  déses- 
poir étoile  »,  comme  vous  dites  avec  magnificence. 
«  C'est  de  là  que  l'espérance  et  la  religion  prennent 
leur  essor  vers  les  cieux  ».  Nous  voilà  donc  tout  à 
fait  ensemble.  Une  nouvelle  édition  de  mon  Désespéré 
pourrait  prendre  cette  épigraphe  tirée  de  Carlyle  : 

«  Le  désespoir  porté  assez  loin  complète  le  cer- 
cle et  redevient  une  sorte  d'espérance  ardente  et  fé- 
conde ». 


l'invendable  j  05 


Pour  ce  qui  est  de  l'autre  désespoir,  le  Ihéoloyique, 
celui  qui  n'attend  rien  de  Dieu,  nous  l'abandonne- 
rons aux  bourgeois  qui  cherchent  la  joie  de  leurs 
tripes. 

—  Je  suis  trop  belle  pour  être  aimée  !  dît  la  Dou- 
leur, en  regardant  la  littérature  où  notre  place  n'est 
pas  marquée,  mon  cher  Godefroy.  «  Ne  tourmentez, 
pas  celui  qui  connaît  la  Douleur  et  la  Beauté  ;  sou- 
haitez-lui un  bon  voyage  :  il  possède  son  viatique  » 
Quand  on  a  écrit  cette  splendeur,  on  est  avec  Léon 
Bloy  dans  des  catacombes  obscures,  dans  des  Lato- 
niies  effroyables. 

Toutefois  je  ne  pense  pas  avoir  été  un  tourmenteur 
en  vous  donnant  le  conseil  que  vous  savez.  J'ai 
même  évité  de  vous  parler  du  Corps  du  Christ,  qui 
est  précisément  ce  Viatique  dont  vous  parlez  aujour- 
d'hui. Mais  vous  avez  quelque  chose  à  faire,  j'en  ai  la 
preuve  maintenant,  et  il  convient  de  désirer  que  l'obs- 
tacle disparaisse.  D'ailleurs, vous  avez  été  au  cachot 
de  la  profondeur  suffisamment.  Votre  éducation  est 
faite.  Puis  toute  captivité  doit  finir... 

9.  —  Visite  nécessaire  à  notre  usurier,  ache- 
teur à  réméré  de  reconnaissances  du  mont-de* 
piété,  qui  nous  trait  depuis  quinze  ans.  250  pour 
100  !  Le  drôle,  naturellement,  fait  fortune.  Il 
a  amplifié  son  installation  et  me  rafle  encore 
17  francs,  aussi  précieux  pour  nous  que  17  dia- 
mants. Viatique  pour  aller  au  gouffre,  in  locum 


lfifi  i/lNVEiNDABLE 

suum.  [J'ai  appris  sa  mort  quelques  semaines 
plus  tard.] 

11.  —  La  Semaine  religieuse  nous  informe 
que,  mardi,  à  9  heures,  il  y  aura,  à  la  basilique, 
réunion  mensuelle  des  propriétaires  chrétiens  I 
II  n'y  a  que  les  catholiques  pour  bien  souffleter 
Jésus-Christ,  Le  choix  du  jour  est,  d'ailleurs, 
étonnant  :  mardi,  13,  Prière  de  Notre-Seigneur 
au  Jardin  des  Oliviers  !!! 

15.  —  A  Raïssa  dangereusement  malade  et 
non  encore  devenue  chrétienne  : 

Ma  très-chère  Raïssa,  On  pense  beaucoup  à  vous 
dans  noire  maison  et  on  y  pense  avec  tendresse.  Ce 
matin,  à  la  messe  de  l'aube,  j'ai  pleuré  pour  vous, 
mon  amie.  J'ai  demandé  à  Jésus  et  Marie  de  prendre 
dans  mon  passé  de  tourments  ce  qu'il  pouvait  y  avoir 
de  méritoire  et  de  vous  l'appliquer  bonnement  pour 
votre  guérison,  de  vous  l'imputer,  avec  force  et  puis- 
sance, pour  la  paix  de  votre  corps  et  la  gloire  de 
votre  âme.  Et  il  m'est  venu  des  larmes  si  douces 
que  je  me  suis  cru  exaucé...  Vous  êtes  grandement 
aimée,  surnaturellement  chérie.  Écoutez-nous.  Vous 
serez  guérie  et  vous  connaîtrez  des  joies  immenses. 

23.  —  Commencement  de  la  mission  de  mon 


l'invendable  107 


ingénieur  Tcrmicr  qui  semble  avoir  été  envoyé 
pour  s'opposer  à  ma  destruction  par  la  misère. 
Héroïquement  il  décide  de  quêter  pour  moi.  Sa 
haute  réputation  de  savant  et  l'universelle  ré- 
vérence pour  son  caractère,  voilà  ce  qui  est  mis 
par  ce  charitable  au  service  du  pauvre  écrivain  l 
Ce  ne  sera  peut-être  pas  la  délivrance  complète, 
mais  quel  secours  imprévu  !  Quelle  bénédiction  1 
Ma  petite  amie  Raïssa,  maintenant  convales- 
cente, a  pensé  mourir.  Elle  aura  souffert  pour 
moi,  payé  pour  moi.  Et  le  terrible  çelamen  ju- 
daïque semble  devoir  lui  être  enlevé  bientôt. 

25.  —  Un  William  Vanderbilt,  milliardaire 
automobiliste  à  figure  de  garçon  de  bains,  a 
été  copieusement  rossé  dans  un  village  de  Tos- 
cane. Ce  crétin  d'or  ayant  failli  tuer  un  petit 
garçon  de  cinq  ans,  dont  les  blessures,  dit  naï- 
vement un  journal,  «  ne  sont  pas  mortelles  », 
la  foule  entreprit  de  le  lyncher,  ce  qui  serait 
certainement  arrivé  sans  l'intervention  malheu- 
reuse des  carabiniers.  Naturellement,  tous  les 
magistrats  seront  pour  cet  assassin,  mais  il  gar- 
dera les  coups  de  poing  et  les  coups  de  trique. 
Rafraîchissement  ineffable  pour  nous,  malheu- 
reusement trop  incomplet. 


168 


L  INVENDABLE 


26.  —  Achevé  un  roman  de  Wells,  Quand  le 
Dormeur  s'éveillera.  C'est  l'artifice  connu  du 
roman  songé.  Mais,  en  raison  de  la  grande  va- 
leur intellectuelle  de  l'auteur,  il  y  a  quelque 
chose  de  plus  qu'un  jeu  d'imagination.  Il  y  a  le 
pressentiment,  si  profondément  humain,  ex- 
primé ou  non,  mais  universel,  d'un  Personnage 
se  réveillant  d'un  long  sommeil,  c'est-à-dire 
obtenant  enfin  son  mandat  et  se  trouvant  ainsi, 
tout  à  coup,  maître  du  monde.  Combien  de  fois  y 
ai-je  pensé! 

27 .  —  Mardi-gras .  «  Révolution  »  dans  l'Yonne. 
Quelques  merdeux  agitent  ce  département  où 
on  ne  cesse  de  hurler  monstrueusement,  à  la 
ville  et  à  la  campagne  ;  «  A  bas  la  Patrie! »  cla- 
meur qui  ferait  facilement  de  moi  un  homicide. 
Il  est  admirable  qu'un  pays  soit  gouverné,  hyp- 
notisé, affolé,  enragé,  par  un  groupe  de  sots 
qui  ont  la  chiasse  tout  simplement  et  qui  pen- 
sent cacher  leur  ordure  sous  un  sophisme  de 
basse  camelote. 

Dieu  veuille  nous  donner  un  carême  de  misé- 
ricorde et  de  sainte  pénitence. 

28.  —  Emile  Faguet  académicien.  Quelqu'un 


L INVENDABLE  lt)J 


s'est  avisé  de  parler  de  moi  à  ce  turlupin  qui 
ne  m'avait  jamais  lu  et  qui  a  dit  ne  pas  com- 
prendre ce  que  je  pouvais  avoir  à  reprocher  à 
son  ami  Bourget  !  Il  paraît  qu'on  saigne  de  co 
côté-là. 


Mars 


1er.  —  Ezéchias  et  le  Centurion.  Epître  et 
Évangile  de  la  férié.  Vidi  lacrymas  tuas, —  Non 
inveni  tantarn  fidem,  et  le  reste.  Ces  deux  hom- 
mes ne  sont-ils  pas  le  même,  dans  la  profon- 
deur? 

9.  —  Neuvième  anniversaire  de  Madeleine, 
Cette  enfant  nous  protège.  Je  le  pensais  ce 
matin  et  je  le  pense  mieux  ce  soir,  des  choses 
très-heureuses  nous  étant  venues. 

11. — Reminiscere.  Enorme  malheur  de  Cour- 
Hères.  Mille  ou  douze  cents  mineurs  écrasés  ou 


170  l'invendable 


brûlés.  Torrent  de  sang  et  de  larmes  pour  cou- 
ler avec  le  Champagne  ou  le  chambertin  des 
capitalistes  bien  pensants. 

12. —  Ministère  Clemenceau-Briand,  les  deux 
larbins  qui  ont,  depuis  longtemps,  juré  à  leurs 
maîtres  la  démolition  de  l'Eglise. 

17.  —  Samedi  après  le  IIe  Dimanche  de  Ca- 
rême. Rapprochement  liturgique  du  pauvre 
Esaû  si  cruellement  trompé  par  Jacob  et  du  Fils 
aîné  dans  la  parabole  de  l'Enfant  prodigue.  A 
ce  dernier,  il  est  dit  :  Fili,  tu  semper  mecum 
es  et  omnia  mea  tua  sunt,  et  à  l'autre  :  In  pin- 
guedine  terrœ  et  in  rare  cœli  desuper  erit  bene* 
dictio  tua.  Considérer  que  ces  deux  paroles  sont 
arrachées  à  la  miséricorde  paternelle  par  les 
cris  de  douleur  de  ces  deux  désespérés, 

18. — Je  dis  mon  émotion  à  la  lecture,  ancienne 
déjà,  de  ce  passage  du  Consulat  et  de  V Empire 
où  le  misérable  auteur,  parfois  si  bien  inspiré, 
considère  ce  moment  unique  dans  l'histoire  de 
Napoléon.  Le  grand  homme,  enfin  devenu  le 
Maître,  n'ayant  plus  ni  chefs,  ni  compétiteurs, 
marche  au  Danube,  in  fortitudine  bici  ,daas  al 


171 


force  de  l'aliment  de  son  génie,  dans  la  joie  sur- 
naturelle de  sa  plénitude  et  de  son  expansion. 

Un  article  de  Paul  Adam,  honteusement  di- 
thyrambique à  la  gloire  de  Catulle  Mendès, 
m'apprend  que  ce  vieillard  m'a  mis  dans  son 
drame  Glatigny,  sous  le  nom  de  Jean  Morvieux. 
Il  m'avait  déjà  honoré  de  ce  suffrage  en  1888, 
dans  un  roman,  La  Première  Maîtresse^  où  le 
même  Jean  Morvieux,  un  raté  de  lettres,  «  un 
égout  qui  aurait  de  la  haine  »  (style  Hugo), 
vociférait,  dans  une  brasserie,  contre  les  grands 
hommes,  une  femme  en  cheveux  venant,  d'heure 
en  heure,  lui  apporter  l'argent  des  consomma- 
tions. 

Je  suis  donc  au  théâtre.  C'est  la  gloire.  Mais 
j'y  suis  un  raté.  Pour  un  Mendès  le  raté,  c'est 
l'artiste  qui  ne  gagne  pas  d'argent  et  dont  les 
journaux  ne  parlent  pas. 

20.  —  On  me  montre  un  livre!  Le  Théâtre 
de  Jean  Lorrain,  avec  son  portrait  actuel.  Il  est 
épouvantable.  C'est  une  figure  de  réprouvé,  de 
maudit,  d'ennemi  puant  de  la  Gloire  et  de  la  Vie 
éternelle.  Horrible  cauchemar  ! 

21.  —  Rouault  me  donne  ce  détail  affreux  . 


1 72  l'invendable 


Huysmans,  chercheur  idolâtre  de  raretés,  a  une 
maladie  si  rare  qu'il  a  fallu  lui  coudre  les  pau- 
pières. 

24.  —  A  mon  nouvel  ami  Pierre  Termîer  qui 
m'a  donné  une  trop  savante  brochure  de  lui  : 
Sjynthèse  géologique  des  Alpes.  Besoin  de  con- 
fesser mon  ignorance  : 

Cher  ami,  votre  science  m'étonne  et  m'humilie.  Je 
me  sens  au-dessous  de  tout  en  présence  des  phéno- 
mènes «  orogéniques  »  et  je  me  déclare  tout  à  fait 
incapable  de  choisir  entre  le  «  lambeau  de  recou- 
vrement »  et  le  «  lambeau  de  charriage  ».  Pour  ce 
qui  est  de«  l'âge  mésozoïque  »  ou  «  néozoïque  »,  des 
«  schistes  lustrés  »  et  particulièrement  de  «  la  série 
cristallophylienne  compréhensive  »,  j'avoue  que  ces 
expressions  probablement  claires  me  laissent  béant 
et  stupide.  J'ai  donc  été  torcé  de  fermer  votre  bro- 
chure avec  tristesse,  renonçant  à  savoir  ce  que  c'est 
qu'un  «  plissement  »  ou  un  «  synclinal  »  et  plusieurs 
autres  choses  très-beJles  qui  me  seront  expliquées 
dans  le  Paradis.  Une  seule  page,  la  dernière,  a  pu 
échapper  au  désastre,  puisqu'elle  me  parle  des  Livres 
Saints.  Mais  c'est  une  lueur  qui  n'éclaire  pas  assez 
pour  moi  vos  redoutables  chemins.  J'aurais  pourtant 
bien  voulu  pouvoir  vous  suivre,  mon  cher  Termier. 
Pardonnez-moi  d'être  une  vieille  bourrique  très-affec- 
tueuse et  croyez  que  je  prie  pour  vous  et  les  vôtres, 


l'invendable  173 


chaque   matin,  sur  la  Montagne  des  Martyrs  et  du 
Sacré-Cœur. 

25.  —  Lignes  effrayantes  dans  un  article  de  la 
Libre  Parole.  Le  pape  Pie  X  espérerait,  dit-on, 
le  salut  de  la  France  «  par  les  prières  des  vic- 
times du  Bazar  de  la  Charité  »  !!I 

31.  — Envoi  du  Salut  par  les  Juifs  à  Gustave 
Kahn  :  «  Vaticinator  ad  vatem  ». 

Suite  du  malheur  de  Gourrières.  Histoire  de 
ces  treize  mineurs  tirés  vivants  de  la  fosse, 
après  vingt  jours  de  jeûne,  de  ténèbres,  d'épou- 
vante. Idée  de  Brou:  «  Ce  morceau  de  papier 
qui  est  une  action  minière  et  qui  ne  pèse  que 
quelques  grammes  a,  en  réalité,  le  poids  d'un 
kilomètre  cube  de  sol  terrestre  et,  là-dessous, 
sont  des  vies  humaines  en  perdition,  chaque 
pur,  pour  la  vanité  ou  la  luxure  des  action- 
naires ». 


174  l'invendable 


Avril 


3.  —  A  Georges  Desvallières  : 

...  Nous  avons  été,  hier,  aux  Indépendants,  conduit 
par  Marguillier  qui  nous  avait  annoncé  un  beau  Christ 
de  vous.  Au  contraire  de  Coppée,  «  je  me  déplairais 
un  peu  plus  »,  si  je  ne  vous  disais  pas  ce  que  j'ai 
senti.  J'ai  reçu  de  ce  tableau  une  forte  commotion 
d'art.  Les  malins  pourront  dire  qu'ils  trouvent  là  du 
Grunewald,  de  l'Albert  Durer,  du  Moreau  peut-être. 
N'étant  pas  un  malin,  je  ne  sais  voir  que  du  Desval- 
lières, c'est-à-dire  rien  d'autre  que  votre  âme,  que 
vous  ne  reçûtes  pas  en  vain  ;  une  âme  de  chrétien 
palpitant,  de  chrétien  emporté  vers  Jésus,  précipité 
à  Jésus  qui  souffre.  Je  n'avais  pas  aimé  votre  Christ 
du  Salon  d'Automne.  Je  comprends  maintenant.  C'est 
celui-là  que  vous  cherchiez. 

Mais  voici  bien  autre  chose.  Vous  avez  fait  ce  que 
personne,  aujourd'hui, ne  saurait  laire.  Vous  avez  lait 
un  Sacré-Cœur  à  pleurer  et  à  trembler.  Vous  avez 
déchaîné  un  lion.  Attendez-vous  à  l'indignation  de 
nos  catholiques  et,  par  conséquent,  à  l'ignominie  plus 
accentuée  de  mon  voisinage.  Car  il  n'y  a  pas  à  direi 


L'INVENDABLE  17.") 


nous  allons  être  ensemble,  scandaleusement  Depuis 
deux  ans  que  je  vis  sur  la  Montagne  des  Martyrs, 
à  l'ombre  do  la  basilique,  environné  de  profanantes 
effigies,  j'avais  fini  par  ne  plus  espérer  u:ie  image 
vraiment  pieuse  du  Sacré-Ccèur.  Chacun  de  non 
sauvé  par  le  Pélican  Rédempteur  qui  peut  sauver  jus- 
qu'à des  notaires  1  Mais  il  vous  sauve  très-particuliè- 
rement, parce  que  le  Cœur  de  Jésus  avait  besoin  d'un 
peintre  et  qu'aucun  peintre  ne  se  présentait.  A  force 
d'amour  et  de  foi,  vous  avez  été  jugé  digue  d'entre- 
voir le  Pélican  rouge,  le  Pélican  qui  saigne  pour 
ses  petits  et  telle  me  paraît  la  genèse  de  votre  œuvre 
que  je  paierais  de  la  moitié  de  mes  trésors,  si  j'avais 
le  malheur  d'en  posséder... 

5.  —  Le  miracle  est  accompli.  Jacques  et 
Raïssa  demandent  le  baptême!  Grande  fête  dans 
nos  cœurs.  Une  fois  de  plus,  mes  livres,  occa- 
sion de  ce  miracle,  sont  approuvés,  non  par  un 
évèque,  ni  par  un  docteur,  mais  par  l'Esprit- 
Saint. 

6.  —  Lu  avec  dégoût  l'ignominieuse  ovation 
des  pauvres  mineurs  de  Courrières,  échappés 
de  leur  sépulcre  et  dont  deux  ont  été  décorés 
pour  les  récompenser  d'avoir  eu  la  chance  de 
sauver  leur  peau.  Le  Matin  a  fait  venir  ces  la- 
mentables héros  et  les   promène  comme  des 


17G  l'invendable 


bœufs  gras.  C'est  une  honte  particulière  à  notre 
époque  d'avilissement  systématique  et  univer- 
sel. On  a  traîné  ces  humbles  êtres,  incapables 
de  rien  comprendre  à  cette  farce,  chez  Fallières 
qui  leur  a  fait  un  discours  imbécile  et  au  champ 
de  courses  où  se  donnait  une  fête  pour  les  vic- 
times. Occasion  de  mentionner  les  toilettes  des 
dames  et  de  faire  un  peu  de  réclame  à  leurs 
couturiers. 

8.  —  On  m'apprend  que  le  Matin  accueille- 
rait ma  collaboration.  On  m'attendra  à  telle 
heure.  J'irai  avec  répugnance  et  le  désir  secret 
que  cela  ne  réussisse  pas. 

10.  —  Au  Matin.  Je  ne  vois  le  Bunau-Varilla 
qu'une  minute.  Un  petit  vieux  quelconque.  Il 
me  serre  la  main,  se  disant  heureux  de  faire  ma 
connaissance  et  me  livre  à  un  secrétaire  qui  me 
flagorne  tant  qu'il  peut.  On  me  désire  donc, 
mais  je  ne  vois  guère  le  moyen  d'en  profiter,  car 
il  est  sûr  qu'on  me  proposera  de  sales  besognes. 
Tout  de  suite,  j'apprends  qu'on  a  compté  sur 
moi  pour  l'immolation  des  Ingénieurs,  à  propos 
de  la  catastrophe  de  Courrières,  ce  qui  est  fort 
bizarre,  celui  qui  m'a  recommandé  à  Bunau,  son 


l'in  vendable  1  /7 


propre  frère,  étant  lui-même  un  ingénieur, 
mon  refus  immédiat  et  très-formel,  on  m'offre 
la  peau  de  Chaumié,  l'ex-ministre.  On  me  pro- 
met je  ne  sais  quels  documents.  Ma  réponse  est 
vague.  Je  m'en  vais,  à  peu  près  sûr  qu'il  n'y  a 
rien  à  faire  pour  moi  dans  cette  maison. 

12.  —  Grève  partout,  suivie  ou  accompagnée, 
<çà  et  là,  de  pillage,  d'incendie,  d'assassinat. 
Désordre  effroyable  encouragé  par  l'inertie  ou 
la  complicité  de  notre  ignoble  gouvernement 
républicain,  prodrome  des  malheurs  immenses 
annoncés  à  la  Salette  en  1846,  attendus  par  moi 
depuis  plus  de  vingt-cinq  ans. 

15.  —  Dimanche  de  Pâques.  J'ai  toujours  souf- 
fert, ce  jour-là,  de  manière  ou  d'autre.  C'est  un 
mystère  auquel  je  suis  habitué.  Quand  il  m'est 
arrivé  de  ne  pas  souffrir  le  dimanche  de  Pâques, 
c'était  un  désordre. 

17.  —  En  vue  d'une  brochure  à  écrire  sur  le 
monument  à  la  mémoire  de  Villiers  de  l'isle- 
Adam,  entrepris  par  Brou,  relu  Axel  dont  i'hé- 
gélianisme  constant  me  dégoûte  et  m'idiotifie. 


12 


178  L*INVENDÀBU! 


18.  —Petit  livre  détestable  et  curieux  de  Marc 
Stéphane:  Mémoires  d'un  Camisard  sur  les  Dra- 
gonnades. Les  catholiques  y  sont  atroces  et  les 
huguenots  sublimes,  naturellement.  Mais  ce  Sté- 
phane a  quelque  chose. 

19.  —  Suite  des  Signes.  L'énorme  ville  de  San- 
Francisco  vient  d'être  détruite  par  un  tremble- 
ment de  terre  aggravé  d'un  monstrueux  incen- 
die. Le  Dieu  Dollar  ne  protège  pas  ses  fidèles. 

20.  —  Une  affiche  électorale,  puis  les  journaux 
m'apprennent  que  le  candidat  anticlérical  de  C!i- 
gnancourt,  Le  Grandais,  celui  qui  avait  fait  un 
discours  si  insolent  et  si  bote,  le  3  septembre 
dernier,  à  l'inauguration  de  la  statue  du  cheva- 
lier de  la  Barre,  vient  d'être  frappé  de  mort 
subite,  hier,  pendant  qu'il  gueulait  dans  une 
réunion  publique.  Ses  adversaires,  est-il  besoin 
de  le  dire?  sont  accusés  d'avoir  préparé  ou  pro- 
curé sa  mort. 

Autre  bonne  nouvelle,  autre  mort  subite.  Cu- 
rie, l'inventeur  diabolique  du  radium,  a  eu,  hier 
aussi,  la  tête  écrasée  par  un  camion.  Sa  cer- 
velle précieuse  a  pris  contact  avec  une  moindre 
ordure. 


l'invendable  1  "J  ) 


22.  —  Les  horribles  événements  des  grèves 
et  le  grondement,  plus  fort  chaque  jour,  de  la 
Bêle,  donnent  aux  journaux  ordinairement  si 
imbéciles  un  intérêt  poignant.  Lu,  ce  matin, 
des  détails  hideux. 

23.  —  Saint-Georges.  A  Desvallières  : 

Mon  cher  Georges,  on  s'est  souvenu  de  vous,  ce 
matin,  au  Sacré-Cœur  que  vous  avez  glorifié  pour 
être,  un  jour,  glorifié  vous-même  en  une  manière 
que  ne  savent  pas  les  hommes.  Je  vous  ai  recom- 
mandé, aussi  bien  que  j'ai  pu,  au  Mégalomartyr  à 
qui  vous  fûtes  confié  ;  en  même  temps  que  je  lui  ai 
recommandé  ma  Véronique,  ma  première-née  et  bien- 
aimée  qui  a,  aujourd'hui,  quinze  ans. 

Savez-vous,  cher  ami,  que  saint  Georges  est  le 
premier,  le  chef,  si  vous  voulez,  des  15  Auxiliateurs 
ou  Àpotropéens,  12  martyrs  et  3  martyres,  à  qui  fut 
donné  le  privilège  de  secourir  efficacement  ceux  qui 
les  implorent?  Ils  ont  été  infiniment  honorés,  autre- 
fois, et  leurs  églises  couvraient  l'ancien  monde.  Qui 
s'en  souvient  aujourd'hui? 

Une  tradition  très-répandue,  jadis,  affirme  que 
saint  Georges  a  supplié  Dieu,  avant  sa  mort,  d'exau- 
cer tous  ceux  qui  le  prieraient  par  la  mémoire  de  son 
martyre.  Une  tradition  analogue  concerne  chacun 
des  autres.  Mais  vous  savez  peut-être  cela. 

24.  —  Josef  Florian  m'envoie  copie  d'une  let- 


ISO 


Ire  de  Févêque  de  Brûnn  au  clergé  de  son  dio- 
cèse, pour  les  élections.  Tous  les  lieux  com- 
muns stupides  et  sophistiques  sur  le  devoir  de 
voter. 

Je  n'ai  qu'une  chose  à  dire,  toujours  la  même  : 
—  On  espère  le  salut  par  le  Suffrage  univer- 
sel, parce  qu'ayant  perdu  la  foi,  on  croit  qu'un 
mauvais  arbre  peut  donner  de  bons  fruits.  Or 
le  suffrage  universel  est  un  arbre  de  mort  et  de 
désespoir.  Le  mauvais  apôtre  s'y  est  pendu.  Le 
suffrage  universel  n'est  pas  un  mal  accidentel, 
c'est  un  mal  absolu. 

Le  vote  familial,  proposé  dernièrement,  pa- 
raît une  idée  juste,  puisqu'elle  reconstruirait  la 
famille.  Mais  il  faudrait,  auparavant,  abolir  le 
divorce.  Tout  est  impossible  aujourd'hui.  Dieu 
semble  avoir  abandonné  cette  société  misérable. 

26.  —  Termier  s'occupe  de  procurer  notre 
pèlerinage  à  la  Salette. 

27.  —  Je  fais  observer  à  un  religieux  que 
l'inertie  ou  la  mollesse  reprochée  par  quelques- 
uns  au  comte  de  Chambord  montre  qu'ils  n'ont 
pas  lu  mon  Fils  de  Louis  XVI.  Ce  prince  ne 
pouvait  pas  ignorer  qu'il  n'avait  aucun  droit  à 


L INVENDABLE 


181 


la  couronne  de  France,  il  a  refusé  d'agir  parce 
qu'il  avait  peur  de  la  foudre,  simplement. 

Vu  Brou  qui  revenait,  abreuvé  de  dégoût,  de 
l'inauguration  de  la  statue  de  Franklin.  On  se 
console  ensemble  sur  l'espérance  de  la  Su  du 
monde. 

28.  —  Lecture  de  Thiers  (Ulm  et  Gênes). 
iMerveilleux  temps  du  Consulat.  Printemps  de 
Napoléon.  Que  dire  de  ce  que  Dieu  a  fait  en 
cet  homme? 


Mai 


!•*.  —  René  Martineau  me  communique  ceci  : 
«  Des  catholiques  pratiquants  ont  envoyé  à 
leurs  amis  une  lettre  de  faire  part  encadrée  de 
noir,  pour  annoncer  la  mort  d'un  de  leurs  che- 
vaux, employant  les  mêmes  termes  dont  ils  se 
serviraient  pour  faire  part  de  la  mort  de  leur 
plus  proche  parent  ».  Texte: 


182  l'invendable 


Vous  êtes  inlormé  de  la  mort  de  l'excellent  che- 
val Cyrus  qui  a  succombé  en  labourant,  le  27  mars 
1906,  dans  sa  31e  année,  regretté  par  ses  maîtres  qui 
l'ont  possédé  26  ans  et  3  mois.  De  la  part  de  ses  maî- 
tres, de  ses  cochers,  des  laboureurs  et  de  ses  cama- 
rades, Bijou  des  Champs,  Poulot  du  Tombereau  et 
Favori  du  Palonnier. 

«  Galigula  »,  ajoute  Martineau,  «  qui  faisait 
manger  son  cheval  dans  une  coupe  d'or,  avait 
l'excuse  detre  un  égorgeur  de  chrétiens.  Ceux 
qui  envoient  la  lettre  ci-dessus  prétendent  qu'ils 
vont  sauver  la  France.. •  demain  ». 

8.  —  Lecture  dégoûtante  des  journaux.  Le 
résultat  des  élections  est  digne  du  Sulfrage  uni- 
versel et  plus  odieux  encore  qu'on  ne  pensait* 
C'est  l'apostasie,  le  reniement  formel  de  toutes 
les  provinces  de  France  et  d'une  bonne  portion 
de  Paris.  C'est  le  Royaume  de  Marie/la  Fille 
aînée  de  l'Église  demandant  la  fin  du  Christia- 
nisme! 

10.  —  L'histoire  en  général,  celle  de  Napoléon 
en  particulier,  me  produit  l'effet  d'une  lecture 
ascétique. 

Bonheur  d'être  chrétien  et  de  le  savoir.  Il  y 


183 


a  des  anthropophages  qui  sont  d'excellents  chré- 
tiens sans  le  savoir.  Nous  autres  privilégiés, 
nous  sommes  des  chrétiens  détestables,  parce 
que  nous  le  savons  et  que  nous  «  n'en  faisons 
pas  de  cas  »,  comme  il  est  dit  à  la  Salette. 

13.  —  Termier  me  décide  à  reprendre  mon 
très-vieux  projet  d'un  livre  sur  la  Salette.  Un 
pèlerinage  préalable  sera  nécessaire. 

15.  —  Cimetière  Montmartre.  Remarqué  le 
monument  grotesque  de  Zola  et  surtout  l'ef-^ 
frayant  inpace  de  Waldcck-Rousscau.  Curieux 
travail  à  faire  sur  les  cimetières  parisiens. 

22.  —  Le  curé  de  Palaiseau  fait  des  sermons 
ou  conférences  en  vue  de  prouver  que  la  Sainte 
Vierge  est  supérieure  à  toutes  les  femmes  illus- 
tres de  l'histoire.  Aussi  établit-il  des  parallèles 
entre  Elle  et  Eve, Blanche  de  Castille,Brunehaut, 
Frédégonde,  sainte  Clotilde,  Jeanne-Hachette, 
Jeanne  d'Arc!...  On  voudrait  savoir  si  Liane  da 
Pougy  et  Sarah-Bernhardt  seront  parmi  ces  fem- 
mes illustres. Que  penser  d'un  prêtre  qui  débite 
ces  sacrilèges  sottises  en  présence  du  Sacrement 
de  l'Autel? 


184  l'invendable 


Un  médecin  prescrit  pour  Madeleine  une 
potion  capable  de  la  tuer*  Lu  à  temps  sur  l'or- 
donnance le  mot  pyramidon,  drogue  horrible 
qui  détermina  le  délire  de  Jeanne  en  décembre 
dernier.  Cette  saleté,  malheureusement  payée 
déjà,  ira  aux  latrines*  Presque  tous  les  médecins 
devraient  être  guillotinés. 

23.  —  Nous  apprenons  que  notre  propriétaire 
veut  vendre.  Forcés  de  déménager  une  fois  de 
plus,  nous  dirions  adieu  à  nos  chers  arbres 
qu'on  veut  abattre,  à  la  consolante  paix  de  ce 
refuge,  l'un  des  derniers  qui  soient  à  Paris.  Tout 
serait  jeté  par  terre  pour  faire  place  à  de  hideu- 
ses maisons  de  rapport.  Par  l'effet  d'une  pro- 
fonde loi  de  symbolisme,  l'argent  déteste  les 
arbres  et  cette  haine  engendre  le  propriétaire 
pour  la  destruction  du  Paradis. 

25.  —  Très-bon  rrticie  d'Emile  Godefroy  sur 
le  Salut  par  les  Juifs  dans  les  Cahiers  d:  VUni- 
çersilé  populaire.  Précieux  et  unique  suffrage. 

27.  —  Appris  la  maladie  mortelle  d'Emile  Gou- 
deau  qui  agonise  dans  le  Midi,  je  ne  sais  où,  et 
pour  qui  une  souscription  est  ouverte.  Impossi- 


l'invkndadle  185 


ble  de  m'intéresser  à  ce  iiis  d'une  sœur  de  ma 
mère,  lequel  ne  s'est  jamais  proposé  d'autre 
modèle  ni  d'autre  idéal  que  la  bète  de  proie, 
poète  médiocre  au  surplus  et  qui  a  raté  sa  vie 
épouvantablement. 

28.  —  Magnificat  !  Je  suis  enfin  malade  moi- 
même.  Je  me  traîne  douloureusement  à  l'expo- 
sition Moreau  qui  est  fort  belle  et  que  je  suis 
montent  d'avoir  vue.  L'inconvénient  de  cette 
peinture,  c'est  qu'ayant  vu  un  tableau,  on  les  a 
tous  vus,  à  peu  près.  Un  autre  inconvénient,  c'est 
la  coupe  d'or,  l'ivresse  de  la  mythologie  grec- 
que. On  n'en  sort  pas,  avec  Gustave  Moreau, 
Cependant  plusieurs  de  ces  œuvres,  étonnam- 
ment nombreuses,  ont  mis  en  moi  des  images 
nouvelles. 

31.  —  Réponse  d'un  chrétien  à  qui  j'ai  envoyé 

le  Salut  par  les  Juifs  : 

Quand  on  a  votre  livre  devant  les  yeux,  si  on  est 
assis,  on  se  lève  malgré  soi,  on  se  met  à  genoux,  on 
joint  les  mains  et  on  ne  lit  plus...  On  prie, 

Quelle  récompense  1 


186  l'invkndabi^ 


Juin 


1er,  —  Le  petit  roi  d'Espagne,  au  retour  de 
l'église  où  on  venait  de  le  marier,  a  failli  être 
réduit  en  petits  morceaux  avec  sa  reine.  Une 
bombe  a  tué  sept  personnes  et  deux  chevaux 
sans  l'atteindre.  Parole  magnanime  attribuée  à 
ce  jeune  monarque:  Ce  nest  rien. Puis  il  serait 
rentré  en  pleurant,  sans  regarder  les  éventrés. 

[Vérification  faite,  il  y  a  eu  plus  de  cinquante 
morts  ou  blessés.] 

Quelqu'un  remarquera-t-il  qu'un  attentat 
identique  sur  la  personne  du  même  Alphonse  XIII 
eut  lieu  à  Paris,  Tannée  dernière,  à  la  même 
date? 

11.  —  Saint  Barnabe,  11  heures  du  matin. 
Abjuration  de  Jacques  Maritain,  son  baptême, 
celui  de  sa  jeune  femme  Raïssa  et  la  bénédiction 
nuptiale.  Baptême  aussi  de  Véra,sœur  de  Raïssa. 
Me  voilà  parrain  de  ces  trois  êtres  aimés  de  Dieu, 


l'invendable  187 


conquis  par  mes  livres  et  que  m'envoya,  Tan 
dernier,  le  même  grand  seigneur  du  Paradis, 
suint  Barnabe,  mon  protecteur.  Leur  bonne 
volonté,  leur  amoureuse  candeur  sont  inexpri- 
mables. Marraines:  Jeanne  et  Véronique.  Gela 
6'est  passé  en  l'étrange  église  paroissiale  de  la 
rue  des  Abbesses,  dédiée  à  saint  Jean  l'Évangé- 
liste,  à  cette  heure  entièrement  déserte.  C'est 
une  de  ces  journées  qui  durent  la  vie  éternelle. 
Jacques  m'a  raconté  que,  dernièrement,  lisant 
un  de  mes  livres  sur  Fomnibus,  un  voisin  lui 
dit  :  «  Vous  lisez  du  Léon  Bloy  >.  Jacques  l'ayant 
interrogé  reçut  celte  réponse  :  «  Je  suis  un  de 
ses  lâcheurs  ».Ce  lâcheur  avoua  s'appeler  Geor- 
ges Dupuis  et  souffrir  beaucoup  de  mon  amitié 
perdue,  sans  pouvoir  surmonter  sa  vanité,  sou 
amour-propre,  tout  à  fait  incapable  d'une  démar- 
che vers  moL  Je  reconnais  bien  la  nature  misé- 
rable de  cet  homme  privé  de  volonté,  aussi  près 
du  crime  que  de  la  vertu,  animal  suffisamment 
décrit  dans  mes  précédents  volumes  autobiogra- 
phiques. Ah  1  que  ferais-jc  d'un  tel  ami? Il  m'a 
fort  dégoûté,  ce  converti,  le  jour  où  j'ai  vu  de 
lui  une  sério  de  dessins  anticléricaux  dans  l'As- 
siette au  beurre.  J'ai  beau  être  parrain  d'un  de 
ses  enfants. Gela  lui  est  tout  à  fait  égal  de  priver 


188  l'invendable 


de  moi  ce  pauvre  petit.  Exactement  le  niveau 
d'Henry  de  Groux  coupable  de  la  même  injus- 
tice et  qui  en  est  peut-être  fier.  Ces  malheureux 
assassineraient,  par  vanité,  leurspropres  enfants. 

14.  —  Anniversaire  de  Marengo  et  de  Fried- 
land.  Que  se  passe-t-il  donc  dans  l'Invisible  ? 

17.  —  Vous  êtes  un  «  merveilleux  artisan  du 
Verbe  »,  m'écrit,  avec  majuscule,  un  jeune  et 
irréparable  crétin.  C'est  ainsi  que  les  démons 
doivent  parler  à  leurs  captifs  dans  l'endroit  de 
Fenfer  où  croupissent  éternellement  les  imbé- 
ciles. 

18.  —  Nouvelles.  Huysmans  est  guéri  et,  dit- 
on,  plus  méchant  que  jamais. 

19.  —  Une  femme  de  ménage  qui  ne  parais- 
sait pas  avoir  besoin  de  conversion,  se  manifeste 
salope  tout  à  coup,  à  propos  de  rien,  et  nous 
lâche  en  un  instant.  Je  la  reconduis  en  me  sou- 
venant de  Huysmans  et  des  belles  âmes. 

22.  —  Fêle  du  Sacré-Cœur.  Foule  énorme  à 
la  Basilique.  Que  viennent  faire  ici  tous  ces  gens 
dont  un  peut-être  sur  dix  croit  à  peine  en  Dieu  ? 


i  80 


27.  —  Après  plusieurs  jours  d'un  horrible 
embarras  intestinal,  conféré  par  un  médecin  très- 
fort  que  j'ai  eu  la  sottise  d'écouter,  me  voilà 
guéri  de  Fun  et  de  l'autre,  à  peu  près  instanta- 
nément, par  le  moyen  d'un  vulgaire  purgatif. 

Pour  que  ce  bonheur  n'aille  pas  tout  seul, 
reçu  notre  congé,  en  môme  temps  que  les  autres 
locataires  du  parc.  On  a  tout  vendu  à  d'immon- 
des spéculateurs  qui  vont  démolir  les  pavillons, 
couper  les  arbres,  ouvrir  une  large  rue  avec 
marches  au  beau  milieu  et  construire  de  chaque 
côté  d'affreuses  maisons  à  six  étages.  Ainsi  dis- 
paraîtra Fun  des  derniers  coins  aimables  du 
vieux  Montmartre.  Qu'importe  à  ces  misérables 
le  chagrin  et  le  dommage  causés  à  des  gens 
comme  nous? 

Les  journaux  ne  parlent,  depuis  plusieurs 
jours,  que  du  «  circuit  de  la  Sarthe  »,  c'est-à- 
dire  d'une  nouvelle  course  enragée  d'automobi- 
les sur  un  parcours  de  102  kilomètres  à  écraser 
en  une  heure.  Prouesse  qui  dépasse  tout  ce  que 
les  hommes  ont  accompli,  témoignage  certain 
de  la  toute-puissance  du  démon  sur  ce  misé- 
rable peuple. 


100  l'invendable 


juillet 


8. — Le  pèlerinage  à  la  Salette,  objet  de  notre 
désir  depuis  trois  ans,  est  enfin  décidé.  J'ai  reçu 
de  la  main  de  Termier,  solliciteur  infatigable 
pour  moi,  les  billets  de  chemin  de  fer  et  l'argent 
nécessaire.  Impossible  de  commencer  le  livre 
sur  la  Salette  avant  d'avoir  accompli  ce  pèleri- 
nage. Nous  partirons  dans  quelques  jours. 

11. —  En  attendant  le  départ, travaillé  vigou- 
reusement à  une  Epopée  byzantine, inspirée  par 
les  travaux  si  remarquables  de  Schlumberger. 
Je  me  plonge  et  me  replonge,  tous  les  jours, 
dans  TEuphrate  ou  la  Propontide. 

14.  —  La  Gourde  cassation  a  réhabilité  Drey- 
fus, promu  aussitôt  chef  d'escadron  et  qu'on 
fera  sans  doute  général  très-promplement.  Il 
va  être  décoré  de  la  Légion  d'honneur  !  Occa- 
sion de  gifles  et  dVngueulements.  Je  ne  veux 


MNVENDAB1E  101 


pas  d'autres  preuves  de  la  culpabilité  de  cet 
homme  que  l'acceptation  de  telles  faveurs,  cal- 
culées manifestement  pour  outrager  lame  fran- 
çaise. Un  atome  de  cœur  l'eût  contraint  de  les 
refuser  avec  épouvante  et  de  se  cacher  dans  les 
plus  profondes  ténèbres. 

Lu  avec  dégoût  un  article  de  Paul  Adam  sur 
Jean  Lorrain,  mort  le  2  juillet,  je  crois.  Cet  ar- 
ticle est  une  turpitude  extraordinaire.  J'ai  beau 
être  un  vieil  écrivain,  je  n'arrive  pas  à  me  re- 
présenter l'état  d'esprit  d'un  homme  qui  passe 
pour  être  quelqu'un,  écrivant  deux  cents  lignes 
dans  l'un  des  plus  grands  journaux  de  Paris, 
avec  la  volonté  ferme  de  ne  débiter  que  des 
mensonges  et  des  vilenies. 

C'est  pétrifiant.  «  Stupide  et  infatigable,  la 
mort  frappe  les  meilleurs  esprits.  Aujourd'hui 
voilà  que  succombe,  foudroyé,  le  plus  brillant 
esprit  artistique  de  notre  e/K^ze,  Jean  Lorrain... 
Il  fut,  vingt  ans,  Y  apôtre  dune  vérité  sévère  (?) 
illuminant  le  grouillis  des  médiocres  et  des 
hypocrites.  Nul,  en  aucun  siècle  (I)  ne  fixa 
comme  lui...  Il  fut  le  prêtre  des  belles  idées... 
pour  l'éternité  ».  Cette  oraison  funèbre  ne  sera 
sans  doute  pas  prononcée  à  Saint-Ferdinand  où 
ses  obsèques  auront  lieu  sacrilègement,  devant 


192  l'invendable 


une  assistance, que  je  présume  devoir  être  nom- 
breuse, des  professionnels  dont  il  fut  l'apôtre. 

16.  —  «  Mendiant  qui  a  dû  tout  mendier,  qui 
a  daigné  tout  mendier,  —  sauf  la  gloire». Derniè- 
res lignes  d'un  des  meilleurs  articles  sur  moi, 
signé  Louis  Latourrette,  dans  la  Phalange. 

22.  —  Dédicace  des  Pages  choisies  à  mon 
filleul  Jacques  Maritain  :  «  Mon  bien-aimé Jac- 
ques, Voici  mon  secret  pour  écrire  les  livres 
qui  vous  plaisent.  Cela  consiste  à  chérir  de  toute 
mon  âme  —  jusqu'à  livrer  ma  vie,  s'il  le  fallait 
—  des  âmes  telles  que  la  vôtre  —  connues  ou 
inconnues  —  appelées  à  me  lire  un  jour, 

23.  — Chagrin  de  notre  petite  Madeleine. Une 
toute  petite  poule  avait  étc  adoptée  par  elle  et 
cette  bestiole  va  mourir.  L'orage  aidant,  car 
nous  en  avons  eu  un  terrible  ce  soir,  la  pauvre 
enfant  a  beaucoup  pleuré  sa  chère  poulette.  Ce 
monde  est  si  triste  et  si  vain  pour  les  petits 
comme  pour  les  grands  ! 

24.  —  Une  visite.  Façade  magnifique  de  chré- 
tienne, mais  personne  quelconque  sur   le  cha- 


l'invendable  193 


pitre  de  l'argent.  Toujours  la  môme  chose.  Man- 
que infini  d'héroïsme,  vues  bassement  humaines, 
le  visible  toujours  préféré  à  l'Invisible,  ce  qui 
est  la  formule  même  de  l'Idolâtrie.  Cette  per- 
sonne riche  qui  croit  peut-être  nous  aimer,  ne 
s'est  pas  informée,  une  seule  lois,  de  nos  moyens 
d'existence,  nous  sachant  très-pauvres. 

30.  —  Notre  voyage  a  la  Saiette,  désormais 
imminent,  ne  me  réjouit  guère.  Je  m'attends  à 
soutfrir.  Puis,  ce  livre  espéré  de  moi,  auquel 
j'avais  renoncé  depuis  tant  d'années,  trouve - 
rai-je  l'enthousiasme  ou  la  lumière  indispensa- 
bles pour  l'accomplir  ? 

31.  —  Lettre  de  Termier.  II  nous  attendra, 
le  7  août,  à  la  gare  de  Grenoble  et  nous  donnera 
Thospitalité  de  sa  maison  de  campagne,  avant 
notre  pèlerinage. 

Josef  Florian  nous  donne  rendez-vous  sur  la 
Montagne,  le  jour  de  l'Assomption.' 


194  i/lN  VENDABLE 


Août 


3.  —  Première  communion  de  mes  filleul  et 
filleules  du  11  juin.  On  a  pu  les  coucher,  pour 
qu'ils  fussent  à  portée  de  la  basilique.  Pour 
moi,  nuit  sublime  !  L'excessive  chaleur  m'em- 
péchant  de  dormir  dans  le  hangar  où  je  m'étais 
retiré,  j'ai  eu  le  loisir  de  prier  dehors,  pour  mes 
enfants  spirituels,  abrité  par  l'auvent  de  notre 
cuisine  contre  la  pluie  torrentielle,  dans  Fé- 
blouissement  ininterrompu  d'un  immense  orage 
déchaîné. 

Après  la  messe,  peu  de  paroles. Que  dire  qui 
vaudrait  le  silence  ?  Plus  tard,  nous  saurons 
pourquoi  le  jour  de  l'Invention  des  Reliques  de 
saint  Etienne  fut  choisi  pour  ce  grand  événe- 
ment. 

4.  —  Le  pèlerinage  si  prochain  m'épouvante. 
7.  —  Me  voilà  consolé,  presque  rassuré.  On 


L  INVEXDARLR 


est  à  Grenoble  où  le  bon  Termier  nous  atten- 
dait. Le  voyage  m'a  été  douloureux.  Le  cœur 
étrangement  bouleversé,  angoissé,  j'ai  pleuré 
en  voiture,  le  long  du  chemin  de  Montmartre  à 
la  gare  de  Lyon.  Tel  est  mon  goût  pour  les 
voyages  en  général  et  telle  est  ma  crainte  pour 
ce  lieu  de  pèlerinage  où  j'ai  souffert,  il  y  aura 
bientôt  deux  générations,  quelques-uns  des 
plus  beaux  tourments  de  ma  vie.  Sensation 
d'être  puissamment  traîné  par  les  cheveux  en  un 
endroit  où  il  paraît  que  j'ai  quelque  chose  à 
faire.  La  chaleur,  au  surplus,  est  extraordinai- 
rement  insupportable,  nuit  et  jour. 

EnQn  la  vue  de  Termier  m'apaise  et  nous 
arrivons  chez  lui,  à  Varces,  dans  la  banlieue  de 
Grenoble.  Ici,  je  suis  forcé  d'avouer  mon  insuf- 
fisance littéraire.  Je  connaissais  un  peu  le  Dau- 
phiné,  mais  je  n'imaginais  pas  le  décor  de  cette 
vallée,  où  les  douces  montagnes  du  Paradis  ter- 
restre semblent  avoir  laissé,  en  fuyant,  quelque 
chose  de  leur  ombre  bienheureuse.  J'ai  senti 
comme  du  recueillement  à  me  trouver  au  pied 
de  cet  énorme  chaînon  des  Alpes  drapé  de  ve- 
lours vert  et  de  satin  bleu  très-pâle,  à  peine 
au-dessous  d'un  ciel  d'Assomption.  Je  me  suis 
dit  que  c'était  trop  beau  pour  des  hommes,  cela, 


196 


et,  quand  il  se  sera  passé   des  années,  je  me 
demanderai  si  cette  vision  fut  bien  réelle  et  non 
pas  un  ressouvenir  d'une  époque  très-antérieure 
à  ma  naissance  où  le  monde  était  plus  beau, 
parce  que  les  hommes  étaient  moins  pécheurs, 
Ceux  qui  connaissent  les  montagnes  savent 
que  le  son  a  une  valeur,  une  quantité  particu- 
lière dans  leur  voisinage.  Les  bruits,  quels  qu'ils 
soient,  semblent  mats,  comme  la  voix  humaine 
dans  une  maison  où  il  y  a  un  mort.  C'est  pour 
cela,  sans  duute,  que  les  vallées  profondes  ont 
toujours  paru  avoir  quelque  chose  de  mysté- 
rieux et  de  sacré.  La  parole  articulée  ou  le  cri 
des  bêtes  qui,  dans  une  plaine,  se  précipite  et 
galope,  ici  a  lair  d'hésiter,  de  revenir.  L'idée 
d'une  bataille  moderne  à  coups  de  canon,  en 
un  tel  lieu,  me  dépasse.  Il  me  semble  que  les 
montagnes  n'y  consentiraient  pus  et  feraient 
quelque  chose  pour  l'empêcher...  Heureux  Ter- 
mier,  heureuses  gens  de  ce  pays  I 

Visité,  naturellement,  la  petite  église  parois 
siale,  sans  caractère,  mais  située,  comme  dans 
un  rêve,  sur  le  bras  tendu  d'un  contrefort  de 
la  montagne  et  surmontée,  pour  la  joie  de  mon 
ûme  historique,  d'un  clocher  bâti,  assure-l-on, 
par  les  Templiers.  L'appel  des  cloches  n'a  près- 


r'rx  vendable  107 


que  pas  Je  chemin  à  faire  pour  descendre  sur 
les  humbles  toits  du  village,  lacustre  jadis,  on 
le  suppose,  en  des  temps  extrêmement  anciens. 

8. —  Onestun  peu  sentimental  dans  ce  pays, 
circonstance  qui  fait  ma  survenue  passablement 
miraculeuse.  On  y  refuse  de  croire  au  mal  et 
aux  méchants.  —  Hélas  !  ai-je  dit,  quand  il  se 
commet  un  crime  quelque  part,  qui  de  nous  en 
est  innocent  et  comment  chacun  établira-t-il 
son  alibi  ? 

9.  —  Je  prends  contact  avec  la  laideur  mo- 
derne. L'aimable  docteur  Joseph  Termier,  tVèro 
de  Pierre,  a  une  automobile  pour  les  besoins  de 
son  art.  Il  me  propose  une  petite  excursion  et 
j'y  consens,  par  curiosité,  à  la  condition  qu'on 
ne  fera  pas  de  vitesse.  Cette  expérience  me  suf- 
fit. Je  comprends  l'espèce  de  jouissance  physi- 
que procurée  par  la  trépidation  et  la  translation 
rapide  ;  mais  il  y  a  de  la  vilenie,  comme  dans 
toutes  les  choses  modernes,  et  la  laideur  sura- 
bonde. On  sait  l'abus  atroce  de  cette  hideuse 
et  homicide  machine,  destructive  des  intelligen- 
ces autant  que  des  corps,  qui  l'ait  nos  délicieu- 
ces  routes  de  France  aussi  dangereuses  que  les 


198  l'invendable 


quais  de  l'enfer  et  qu'on  ne  pourra  jamais  suf- 
fisamment exécrer. 

10.  —  Pèlerinage  à  la  Salette.  Chemin  de  fer 
de  Saint-  Georges-le-Commier  à  La  Mure.  Je  ne 
verrai  jamais  rien  de  plus  beau  que  ce  gouffre 
au  fond  duquel  rampe  le  Drac,  sous  les  yeux 
des  voyageurs,  pendant  plusieurs  kilomètres. 
C'est  une  terrible  splendeur.  Certes,  je  parle- 
rai de  ce  torrent  qui  épouvanta  Huysmans  et 
qu'il  s'est  efforcé  de  déshonorer,  d'avilir  bas- 
sement, par  le  moyen  des  plus  abjectes  assimi- 
lations *. 

Voici  Corps.  Deux  heures  et  demie  de  mulets. 
On  arrive  gelés,  à  la  nuit  tombante.  Retour  sur 
moi  de  l'ancienne  amertume  de  1880,  procurée 
par  les  prétendus  Missionnaires  d'alors,  igno- 
minieusement balayés  depuis...  La  Salette  est 
le  lieu  où  tout  m'est  hostile,  hommes  et  choses, 
à  l'exception  de  la  bienfaisante  petite  fontaine 
que  j'ai  pensé  grossir  de  mes  larmes,  quelque- 
fois, il  y  a  vingt-huit  ans;  et  je  le  sens  aussitôt, 
profondément,  désespérément.  C'est  le  lieu,  sem- 
ble-t-il,où  Dieu  aime  à  me  voir  souffrir, où  il  me 


1.  Celle  qui  pliïurf,,  Le  Torrent  sublime,  Lé<  n  Bloy. 


l'invenda-  l'Jl) 


veut  dans  sa  seule  Main.  Il  me  faut,  dès  la  pre- 
mière minute,  entendre  parler  d'argent.  (Vous 
le  ferez  passer  à  tout  mon  peuple.)  Une  vieille 
fille  de  comptoir  m'informe  de  6  francs  par 
jour  et  par  personne,  pour  la  2*  classe.  Pour 
la  l*e,  ce  serait  9  francs.  Cela  débité  avec  une 
très-prochaine  insolence.  Gargote  et  hôtel  meu- 
blé. La  voix  de  cette  personne  fait  un  bruit  de 
casseroles  et  de  pots  de  chambre.  Promptement 
détraqué,  j'ai  de  la  peine  à  me  contenir  et  je 
désole  ma  pauvre  femme  qui  ne  peut  pas  sen- 
tir, comme  moi,  ce  que  j'ai  sur  le  cœur  depuis 
un  si  grand  nombre  d'années. 

La  seule  atténuation  au  règlement  d'autrefois, 
c'est  qu'un  mari  peut  manger  à  la  même  table 
que  sa  femme  et  ses  filles.  Déchet  notable  de  la 
çertu  dans  cette  maison  où  se  lit  l'inscription 
murale:  «  Le  lieu  où  vous  marchez  est  une  terre 
sainte  ».  Je  me  couche  désolé,  ne  voyant  plus 
aucun  moyen  de  faire  le  livre  qu'on  attend  de 
moi. 

11.  —  Nuit  douloureuse.  Le  service  est  fait, 
d'ailleurs,  de  telle  sorte  que  je  ne  peux  entre- 
prendre aucune  toilette.  Dès  l'aube  et  fort  tris- 
tement, je  descends  respirer  l'air  froid  sur  le 


200 


L  INVENDABLE 


Lieu  de  l'Apparition  qui  me  paraît  aussi  lugubre, 
aussi  morne  que  la  prière  de  mon  âme. 

La  désobéissance  ecclésiastique,  épiscopaleet 
sacerdotale,  d'une  part,  et  la  permanente  médio- 
crité des  pèlerins  ont  tellement  éteint  la  splen- 
deur de  Notre-Dame  de  Compassion,  que  je 
crois  Fentendre  pleurer  dans  les  plus  opaques 
ténèbres. 

Visite  au  supérieur  des  chapelains  pour  lui 
demander  la  faveur  d'une  diminution  du  prix 
de  la  pension.  On  m'a  dit  que  ma  qualité  d'écri- 
vain catholique  me  la  ferait  obtenir  facilement* 
Quelle  erreur  !  \e  me  trouve  en  présence  d'un 
fourrier  de  mercenaires  qui  me  rappelle,  toutes 
les  trois  minutes,  que  nous  sommes  à  1.800  mè- 
tres d'altitude,  que  toutes  les  provisions  doivent 
cire  portées  à  dos  de  mulet;  que,  d'ailleurs,  il 
ne  me  connaît  pas  du  tout  et  que,  par  consé- 
quent, il  ne  peut  apprécier,  en  aucune  manière, 
l'importance  d'un  livre  nouveau  sur  la  Salette, 
écrit  par  un  individu  qui  ne  paraît  pas  avoir 
beaucoup  réussi. 

Tels  sont  les  considérants  formels  ou  impli- 
cites évacués  par  ce  prêtre  à  qui  tous  les  lieux 
communs  semblent  familiers.  Essayant  de  me 
défendre,  je  suis  criblé  de  cette  vieille  artillerie. 


l'invendable  201 

J'avais  offert    tout  d'abord,  le  Salai  par 
Juifs  que  j'ai  bien  été  forcé  de  lui  laisser. 

J'ai  vu  peu  de  cuistres  aussi  satisfaits.  Un  mot 
le  résume  :  «  Vous  n'avez  rien  à  réapprendre 
littérairement.  Tai  enseigné  dix  ans  la  rhétori- 
que ».  —  «  La  rhétorique  à  dos  de  mulet,  sans 
doute  »,  avaîs-je  envie  de  lui  répondre. 

Bref,  refus  formel,  absolu,  de  soulager,  de  la 
moindre  diminution,  un  vagabond  qui  n'y  a 
aucun  droit. 

12.  —  Entendu,  à  la  fontaine,  le  récit  <riotï- 
dien  et  banal,  comme  il  y  a  trente  ans,  de  l'Ap- 
parition. Nous  avons  la  sensation  d'un  thème 
sacerdotal,  immuable  et  commandé,  que  rien 
ne  modifierait.  Toujours  la  maladie  des  pommes 
de  terre,  du  raisin,  des  noix,  du  blé,  vérifiée  par 
d?s  statistiques  en  isere  et  à  l'étranger,  sans  la 
plus  faible  tentative  d'explication  de  cet  admi- 
rable symbolisme.  —  «  Avez-vous  vu  du  blé 
gâté,  mes  enfants?  »  Quand  le  pauvre  manou- 
vrier  de  prédication  a  répété  cette  parole,  j'ai 
cru  entendre  une  parabole^  et  la  suite  du  Dis- 
cours ne  peut  que  fortifier  cette  impression.  Mais 
quelle  folie  d'espérer  que  ce  bavard  en  aura 
seulement  le  soupçon  1  Pour  moi,  c'est  comme 


202 


si  la  Belle  Dame  avait  dit  :  «  Avez-vous  vu  de 
mauvais  prêtres?  »  C'est  pour  cela  que  le  Secret 
de  Mêlante  —  publié  en  1879  et  que  tout  le 
monde  peut  lire,  puisqu'il  n'a  jamais  été  con- 
damné, —  leur  est  si  odieux.  Combien  d'autres 
choses  !  Encore  une  fois  et  plus  que  jamais,  il 
n'y  a  rien  à  faire.  Ce  clergé  est  rejeté  sans  par- 
don, de  même  que  les  pharisiens,  sauf  excep- 
tions grandioses,  comme  saint  Paul  ou  Gama- 
liel. 

Grand'messe.  Discours,  le  second  de  la  jour- 
née. C'est  beaucoup  pour  moi.  Celui-là  est  ab- 
solument stupide.  Bafouillage  sulpicien,  excita- 
teur de  rage  et  d'apostasie.  On  n'est  pas  plus 
bête,  plus  criminellement,  plus  vachement  bête. 
La  basilique  était  remplie  des  prêtres  de  la  mai- 
son. Vainement  j'ai  cherché  celui  d'hier.  C'est 
une  de  ces  figures  tirées  à  50.000  exemplaires, 
avec  un  cliché  très-usé,  et  qu'il  est  impossible  de 
retenir.  Comment  fixer  les  traits  d'un  individu 
qui  vous  dit  —  à  la  Salette  même  11!  —  que  le 
Saint-Esprit  a  commencé  son  Règne  dix  jours 
après  l'Ascension  et  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  at- 
tendre ;  qu'il  a  lu  des  «  cinquantaines  de  dou- 
zaines »  délivres  dont  il  a  sucé  la  moelle  et  qu'il 
sait  le  grec  commepasun,  etc.  Il  ne  connaissait 


203 


pas  mon  nom,  c'est  bien,  mais  il  y  a  mieux. 
Rien  ne  lui  dit  que  ce  nom  imprimé  sur  le  livre 
que  je  lui  donne  est  réellement  le  mien.  J'ai  été 
forcé,  hier,  de  lui  offrir  mes  papiers.  En  voilà 
un  qui  doit  travailler  à  la  gloire  de  Dieu  !  Ah  ! 
si  j'avais  pu  lui  dire  :  «  Je  suis  Pierpont-Mor- 
gan  et  j'ai  deux  milliards  »,  il  n'aurait  pas  eu 
assez  de  langues  et  je  n'aurais  pas  eu  assez  de 
bottes,  c'est  sûr. 

13.  —  La  Salette  est,  pour  moi,  un  lieu  de 
peine  très-profitable.  Particularité  observée  déjà 
en  1879.  A  propos  d'une  retraite  qui  se  fait  ici, 
je  parle  à  Jeanne  d'une  retraite  que  j'imagine, 
où  les  pèlerins  seraient  invités  à  demander  de 
toutes  leurs  forces,  en  versant  des  larmes 
d'amour,  l'inappréciable  grâce  d'expirer  dans 
les  plus  horribles  tourments.  Il  y  aurait,  bien 
entendu,  comme  à  notre  hôtellerie,  les  lre  et 
28  classes,  avec  la  différence  de  prix  conve- 
nable. 

14.  —  Confession  à  un  prêtre  bienveillant. 
Mais  c'est  toujours  la  même  chose.  Distinction 
du  précepte  et  du  conseil.  Ils  disent  tous  cette 
misère.  Quand  on  leur  demande  où  est  la  li- 


204  l'invendable 

mite,  ils  vous  renvoient  aux  théologiens.  Ou 
est  jugé  par  eux  téméraire  quand  on  prend 
TÉvangile  au  sérieux,  c'est-à-dir  ^  quand  on 
croit  à  V absolu  de  l'Évangile. 

Apparition  de  Josef  Florian.  Figure  grave  et 
douloureuse.  Figure  de  paysan  du  Danube  qui 
serait  martyr.  Je  l'embrasse  à  la  française,  à  la 
périgourdine  même,  ce  qui  paraît  le  surprendre 
et  le  gêner.  Il  est  accompagné  d'un  jeune  prê- 
tre morave  très-sympathique,  ne  parlant  pas  le 
français,  mais  avec  qui  je  peux  correspondre 
en  latin.  Impossibilité  d'une  conversation.  Flo- 
rian très-silencieux,  même  dans  son  pays,  je 
le  suppose,  me  dit  à  peine  quelques  mots. 
«Pourquoi  parler  ?  Ecrire  suffît  »,  déclare-t-il. 
J'envoie  du  latin,  non  de  cuisine  mais  de  table 
d'hôte,  à  son  aimable  compagnon  Josef  Polâk 
qui  cause  en  allemand  avec  ma  femme  et  qui 
traduit  à  mesure  Tune  et  l'autre  prose,  en  lan- 
gue tchèque,  à  Josef  Florian,  Raccourci  de  Ba- 
bel qui  étonne  les  voisins. 

Un  des  chapelains  a  paru  très-étonné  d'ap- 
prendre que  je  suis  sans  admiration  pour  Fran- 
çois Coppée.  Je  croyais,  a-t-il  dit,  qu'il  était 
pratiquant  /L'éloquente bêtise  de  ce  mot  amis 
sous  mes  yeux  un  gouffre.  Etre  pratiquant,  c'est 


L  INVEiNDABLE 


tout,  absolument  tout,  pour  ces  pauvres  cro- 
q  e-morts  ducatholicisme.Léo  ïaxii  était  pra- 
tiquant, lui  aussi,  sans  aucun  doute,  lorsqu'il 
fut  «  lancé  »  par  Mgr  Fava,  évoque  de  Greno- 
ble et  persécuteur  acharné  deMélanic. 

15.  —  Assomption.  Journée  douce,  la  meil- 
leure pour  moi,  depuis  le  10.  La  difficulté  de 
causer  avec  Florian  ne  diminue  pas.  Ce  contem- 
platif peut  passer  des  heures  sans  dire  un  mot. 
On  se  devine,  cela  sufïit. 

10.  —  Le  Pape  rejette  les  associations  cul- 
tuelles. Il  est  remarquable  que  cet  événement 
ait  été  connu  en  France,  le  15  août,  et  que  nous 
l'apprenions  à  la  Salctte.  Conséquence  proba- 
ble :  la  fermeture  très-prochaine  de  la  plupart 
des  églises  en  France.  Le  «  Grand  Interdit  » 
que  je  conseillais  dans  la  Femme  pauvre,  et 
dont  Léon  XIII  eût  été  bien  incapable,  c'est 
Dieu,  aujourd'hui,  qui  le  décrète,  à  sa  manière. 
La  persécution,  entrevue  par  moi,  il  y  a  trente 
ans,  pourrait  bien  devenir  inévitable.  Le  petit 
troupeau  des  vrais  chrétiens  est  Cans  la  seule 
main  de  Dieu.  Trouverons-nous  la  basilique  de 
Montmartre  ouverte  encore?  Véronique  expii- 


206  l'invendable 


mait,  hier  soir,  sa  joie  de  penser  au  martyre. 
De  tels  sentiments  conviennent  ici. 

Après  midi,  promenade  sur  la  montagne  avec 
nos  deux  Moraves.  Florian  dit  être  venu  pour 
trois  choses  :  Prier  Notre  Dame  de  la  Salette, 
me  voir  et  entendre  Véronique.  Pour  ce  qui  est 
de  ce  dernier  vœu,  l'absence  de  tout  piano  est 
un  inconvénient.  On  décide  que  Véronique 
chantera  sans  accompagnement,  dans  un  en- 
droit isolé.  Nous  Favons  trouvé  sur  le  flanc  du 
Gargas.  Une  admirable  prairie  dans  le  voisi- 
nage d'un  grand  troupeau  de  moutons  pais- 
sants !  Heure  exquise  en  un  tel  décor  ! 

17.  —  Départ  de  nos  deux  Moraves.  On  les 
accompagne  aussi  loin  que  possible  et  on  les 
voit  disparaître  avec  une  sensation  de  déchire- 
ment,  comme  si  c'était  pour  la  vie,  pour  toute 
la  vie  de  ce  douloureux  monde. 

Nos  chères  petites  font  l'admiration  des  pè- 
lerins et  même  leur  envie.  Entendu  hier  ou 
avant-hier  une  femme  s'apitoyer  hypocritement 
sur  l'embonpoint  de  Madeleine.  La  malheureuse 
doit  avoir  un  enfant  rachi tique. 

18.  —  Nous  voyons  dans  le  fait  de  l'Encycli- 


l'invendahu:  207 


que,  publiée  pendant  notre  séjour  à  la  Salette, 
une  coïncidence  extraordinaire.  Notre  sort  sem- 
ble lié  à  celui  de  l'Église  et  c'est  à  la  Salette 
que  nous  le  voyons. 

Incident  non  moins  extraordinaire,  et  assez 
angoissant.  Nous  apprenons  que  l'Eau  de  la 
Fontaine  miraculeuse  diminue  et  que  cela  ne 
s'est  jamais  vu.  Tarira-t-elle,  si  la  basilique  est 
fermée,  si  tout  est  détruit  ici,  comme  c'est  à 
prévoir  ? 

On  m'offre  des  journaux  aussi  intéressants 
que  Y  Univers  ou  le  Peuple  français,  ou  bien  en- 
core la  Croix  de  V Isère,  les  seuls  qu'il  soit  pos- 
sible de  se  procurer  ici. 

Réponse  :  «  Quand  je  veux  savoir  les  dernières 
nouvelles,  je  lis  saint  Paul  ». 

19.  —  Dimanche.  Une  pancarte  affichée  à  la 
porte  de  la  boutique  des  objets  de  piété  informe 
les  passants  que  le  bazar  n'est  ouvert,  les  di- 
manches et  jours  de  fêtes,  que  pour  les  pèlerins 
qui  ne  peuvent  absolument  pas  acheter  un  autre 
jour. 

Cette  boutique  se  dresse  juste  en  face  du  lieu 
où  la  Sainte  Vierge  en  pleurs  est  venue  dire 
que  la  profanation  du  dimanche  était  une  des 


208 


L  INVENDABLE 


«  deux  choses  qui  appesantissaient  tant  le  bras 
de  son  Fils  ».  Absolument!  Personne  ne  sem- 
ble remarquer  la  dérision  de  cet  adverbe.  Du 
temps  des  missionnaires,  le  comptoir  était  tenu 
par  des  religieuses. 

[Voir  sur  ce  point  mon  récent  livre:  Celle  qui 
pleure,  p.  167.3 

Jeanne  prenant  en  pitié  les  deux  pauvres  fem- 
mes qui  font  le  service  de  la  table  d'hôte,  les 
aide  à  laver  la  vaisselle,  chose  dont  aucune  pè- 
lerine jamais  ne  s'avise.  Ces  malheureuses  sont 
ainsi  accablées  littéralement  pour  un  salaire  que 
j'imagine  dérisoire.  La  plus  âgée  disait  son  cha- 
grin de  ne  pouvoir  assister  à  la  grand'messe. 

Distinction  entre  le  précepte  et  le  conseil. 
Réponse  à  ce  sophisme  :  «  Le  précepte,  c'est 
ce  qui  ne  gêne  pas,  le  conseil,  c'est  ce  qui  gène  ». 
Limite  ad  arbitrium. 


20.  —  Un  jeune  séminariste,  ami  des  Termier, 
qui  me  connaît  par  mes  livres,  me  découvre  ici. 
J'apprends  que  je  suis  l'objet  de  bavardages 
et  de  calomnies,  car  ces  ecclésiastiques  ne  sont 
pas  des  hommes.  Il  paraîtrait  que  j'ai  demandé 
l'aumône  avec  cynisme  et  que  je  suis,  au  fond, 
une  canaille.  Le  supérieur  a  dénaturé  mes  pro- 


l'invendable  209 


pos,  odieusement,  par  pure  malice.  J'apprends 
plusieurs  autres  choses  qui  me  donnent  l'idée 
dune  congrégation  d'imbéciles  et  de  goujats. 
Juste  le  niveau  des  missionnaires  leurs  pré- 
décesseurs, de  puante  mémoire.  Dieu,  qui  va 
les  disperser,  sait  ce  qu'il  fait.  Leur  idéal,  c'est 
l'Académie,  littérairement.  Religieusement,  c'est 
Tartufe. 

21.  —  Fait  peu  connu.  Il  existe  une  gare  à 
la  Salette,  une  gare  terminus.  C'est  le  dessous 
de  cette  espèce  d'esplanade  à  gauche  de  la  ba- 
silique. Le  dernier  supérieur  des  missionnaires, 
paysan  avide  et  retors  que  j'eus  l'honneur  d'en- 
gueuler avec  une  incomparable  véhémence,  en 
1880,  avait  conçu  le  projet  d'une  voie  ferrée 
dans  les  montagnes,  venant  aboutir  à  cette  gare, 
en  passant  par  un  tunnel,  au-dessous  du  Lieu 
de  l'Apparition.  Il  fallut  y  renoncer,  faute  de 
millions.  La  profanation  eût  été  énorme,  mais 
on  espérait  un  profit  plus  énorme  encore.  La 
gare  avait  cet  objet  spécial  d'amener  les  pèle- 
rins jusqu'à  l'hôtellerie  où  on  les  eut  immédia- 
tement enfournés,  sans  crainte  des  concurrences 
possibles. 

Vu  l'incendie  d'une  montagne  voisine,  le  feu 

n 


210 


descendant  peu  à  peu  vers  la  vallée.  Fumée 
dans  le  jour,  flammes  dans  la  nuit.  Spectacle 
banal,  me  dit  on. 

22. —  Le  petit  abbé  continue  d'être  ma  seule 
ressource  parmi  les  crétins  ecclésiastiques  de 
cette  montagne.  Je  pense  avec  douceur  à  notre 
départ,  dans  deux  jours. 

Farce  très-spéciale.  Un  chapelain  ordonne, 
du  haut  de  la  chaire,  à  tous  les  pèlerins, 
de  promettre  solennellement  l'abstinence,  la 
prière  matin  et  soir,  la  sanctification  du  diman- 
che et  le  respect  du  Nom  de  Dieu.  Cette  pro- 
messe doit  se  faire  en  levant  la  main,  comme 
chez  le  juge  de  paix  :  «  Pèlerins,  promettez- 
vous?  »  Tout  le  monde  beugle:  «  Je  promets  ». 
La  honte  m'a  paralysé. 

Combien  d'autres  choses  me  déplaisent  ou  me 
dégoûtent  I  Exemple,  le  Magnificat  coupé, 
entre  chaque  verset,  par  je  ne  sais  quel  refrain 
en  français... 

Idée  d'un  pamphlet  contre  l'Académie  :  Le 
cimetière  des  Immortels. 

23.  —  Jeanne  se  promenait  avec  les  enfants. 
Des  pèlerines  venues  d'Avignon  s'approchent 


l'invendable  21  l 


et  louent  la  beauté  des  enfants,  félieitant  la 
mère  d'être  leur  femme  de  chambre.  Averties  dô 
Terreur,  il  leur  arrive,  comme  à  tous  les  gens 
du  Midi,  d'aggraver  aussitôt  leur  gaffe,  en  cher- 
chant à  la  réparer,  ce  qui  procure  un  peu  de  gaité, 

24.  —  Long  et  dernier  entretien  avec  le  petit 
abbé  qui  meurt  de  tristesse  dans  ce  milieu  et 
qui  va  être  expulsé  du  séminaire  pour  délit 
d'intellectualité. 

Réglé  notre  compte.  J'obtiens  une  réduction 
de  40  francs  sur  le -prix  énorme  de  300  pour 
quinze  jours.  Ils  n'ont  pas  osé  se  montrer  sor- 
dides jusqu'au  bout  et  Péconome  n'a  pas  man- 
qué de  me  mettre  en  garde  contre  mon  ami  le 
petit  abbé.  Ce  monde  ecclésiastique  est  hideux. 

25.  —  Avant  le  départ,  monté,  une  dernière 
fois,  au  petit  cimetière  où  gisent  les  rellquiœ 
lamentables  de  mon  cher  abbé  Tardif  de  Moi- 
drey  qui  me  conduisit  à  la  Salette  en  1879  pour 
y  mourir  trois  semaines  plus  tard,  en  me  laissant 
orphelin. 

Les  derniers  jours  de  ce  prêtre  de  Marie  fu- 
rent amers,  combien  amers!  Personne,  excepté 
moi,   ne   l'a    su.  Le   chagrin   de   ne    pas  voir 


212  l'invendable 


triompher  laSalette  et  le  spectacle  incessant  de 
la  médiocrité  sacerdotale  rongeaient  son  cœur  et 
causèrent  en  partie  sa  mort. 

Combien,  pourtant,  il  était  loin  de  savoir  toute 
la  vérité,  si  cachée  alors  et  si  mal  connue  de- 
puis. Les  plus  énormes  iniquités,  d'ailleurs,  n'a- 
vaient pas  encore  été  commises  ou  l'avaient  été 
trop  récemment  et  avec  trop  d'artificepour  qu'il 
en  eût  le  soupçon.  Il  lui  suffisait  de  voir  la  Sa- 
ie lie  méconnue  et  les  missionnaires  infiniment 
au-dessous  de  leur  tâche.,. 

Adieu  donc  à  ce  cher  petit  cimetière,  à  cette 
basilique  douloureuse,  à  ce  chemin  de  croix  ser- 
pentin qui  trace  et  délimite  exactement  la  Pro- 
cession de  Notre  Dame  des  Menaces...  Incertain 
de  revoir  jamais  tout  cela,  je  tâche  d'en  fixer 
en  moi  les  images. 

Voici  l'aurore.  Le  sévère  Obiou  et  les  monts 
chauves  qu'il  garde,  se  teintent  de  rose.  Une 
opale  infinie  remplit  l'espace.  Enchantement 
de  quelques  minutes,  après  quoi  le  terrible  so- 
leil criblera  tout  de  ses  feux.  Je  m'arrête  encore 
t^ut  près  de  la  tombe  de  celui  que  j'ai  aimé  et 
je  pense  à  l'avenir  effrayant  —  inimaginable- 
ment,  indiciblement  effrayant  —  qui  a  déjà 
commencé. 


l'invendable  213 


On  n'a  pas  l'air  de  savoir  ce  que  c'est  que 
soixante  ans.  Je  le  sais  un  peu,  étant  né  Tannée 
même  de  la  Salette,  exactement  soixante-dix 
jours  avant  l'Apparition.  J'ai  des  contemporains 
qui  sont  des  vieillards.  Or  je  tétais  pour  long- 
temps encore,  lorsque  Marie  déclara  qu'Elle  «  ne 
pouvait  plus  retenir  le  Bras  de  son  Fils».  Natu- 
rellement on  s'est  attendu  à  des  malheurs  fra- 
cassants, à  des  catastrophes  étourdissantes.  On 
a  môme  cru  que  1870  suffisait,  comblait  la  me- 
sure de  la  Colère. 

Nul  ne  s'est  dit  qu'il  se  pourrait  qu'il  y  eût 
autre  chose  que  le  foudroiement,  car  enfin  c'est 
insupportable  à  la  raison,  ces  menaces  tellement 
précises  qui  ne  s'accomplissent  pas,  alors  sur- 
tout que  rien  n'a  été  fait  pour  en  détourner 
l'accomplissement,  et  le  mal  qu'il  fallait  punir 
s'étant,  au  contraire,  immensément  aggravé.  Il 
y  a  autre  chose,  assurément,  et  c'est  épouvan- 
table d'y  penser. 

Si  on  était  mort  déjà,  vraiment  mort  et  qu'il 
ne  restât  plus  qu'à  être  enfoui  comme  des  cha- 
rognes !  Terrible  vision  !  Plus  terrible  pensée  ! 
Il  y  a,  dans  Edgar  Poe, une  démoniaque  et  into- 
lérable histoire.  Celle  d'un  moribond,  magné- 
tisé  volontaire,  in  articule*   mortis.  Tentative 


214  l'invendable 


soi-disant  scientifique  substituée  au  sacrement 
de  rExtrême-Onction  !  Le  sujet  meurt  endormi. 
Sept  mois  s'écoulent.  De  temps  en  temps,  le 
magnétiseur  l'interroge  et  reçoit  la  même  ré- 
ponse formidable  :  «  Je  suis  mort! — Je  vous  dis 
que  je  suis  mort!»  A  la  fin.il  se  décide  à  le  ré- 
veiller et  voici  les  dernières  lignes  de  cette 
hideuse  et  stricte  parabole  de  l'enfer,  évoquée 
en  mon  esprit  par  le  sommeil  incompréhensi- 
ble de  la  France,  depuis  soixante  ans: 

...  Quant  à  ce  qui  arriva  en  réalité,  aucun  être  hu- 
main n'aurait  jamais  pu  s'y  attendre  ;  c'est  au  delà 
de  toute  possibilité, 

Comme  je  faisais  rapidement  les  passes  magnéti- 
ques à  travers  les  cris  de  :  —  Mort  !  mort  —  qui 
faisaient  littéralement  explosion  sur  la  langue  et  non 
sur  les  lèvres  du  sujet,  —  tout  son  corps —  d'un  seul 
coup,  —  dans  l'espace  d'une  minute,et  même  moins,  — 
se  déroba,  —  s'émietta,  —  se  pourrit  absolument  sous 
mes  mains.  Sur  le  lit,  devant  tous  les  témoins,  gisait 
une  masse  dégoûtante  et  quasi  liquide,  —  une  abo- 
minable putréfaction. 

Retour  à  Varces  où  l'hospitalière  maison  Ter- 
mier  nous  attendait  à  la  fin  du  jour.  Tel  a  été 
ce  pèlerinage,  très-dur  pour  moi  et  rarement 
adouci  par  des  mouvements  de  ferveur  sensible, 


l'invendable  215 


- —  rendu  méritoire  tout  de  même,  je  veux  l'es- 
pérer, par  un  cinquantième  de  résignation  et 
de  bonne  volonté. 

26.  —  Chaleur  horrible.  La  végétation  meurt 
et  les  bêtes  agonisent.  Mais  quelles  soirées 
hors  de  la  maison,  dans  ce  cabanon  promé- 
théen,  dans  cet  in  pace  de  montagnes  rou- 
geoyantes et  fumantes  çà  et  là,  sous  les  étoiles. 
Noctem  sideribus  illustrem... 

27.  —  J'avais  reçu  bizarrement  et  presque 
ironiquement,  à  la  Salette,une  brochure  d'Emile 
Godefroy  intitulée  :  Critique  de  la  Perfection. 
La  perfection,  c'est  le  poète  Jean  Moréas.  Quand 
j'aurai  fait  le  vœu  de  ne  répondre  à  personne, 
je  répondrai  encore  à  Emile  Godefroy: 

Me  voilà  bien  embarrassé,  mon  cher  Godefroy. 
C'est  donc  à  un  pèlerin  de  la  Salette  que  vous  deman- 
dez ce  qu'il  pense  de  votre  beau  travail  sur  le  poète 
païen  Moréas  !  Je  n'ai  pas  lu  les  Stances.  Je  ne  les 
connais  que  par  vos  citations.  Ce  n'est  pas  assez  ou 
c'est  trop.  Peut-être  aussi  que  je  ne  suis  pas  fait 
pour  goûter  les  vers.  Je  me  sens  plein  de  sécurité, 
d'arrogance  même,  devant  une  page  de  prose  et  très- 
humble  quand  j'essaie  de  lire  des  vers.  C'est  un  fla- 
con d'essence  que  je  ne  parviens  pas  à  déboucher. 
Eixir  de  vie  ou  de  mort,  je  n'en  sais  rien. 


216  l'invendable 


Voici  ce  que  je  copie  dans  mon  journal  {La  Salette, 
19  août):*  Lecture  de  l'article  de  Godefroy.  Il  s'agit 
de  Moréas,  son  ami,  qu'il  juge  grand  poète,  «  un 
esprit  parfait  ».  Citations  ne  justifiant  pas,  me  sem- 
ble-t-il,  l'énormité  de  cet  éloge.  Moréas  est  pathéti- 
que, si  on  veut,  mais  limité  par  le  paganisme  et  ne 
peut,  par  conséquent,  être  parfait  ni  tendre  à  la  per- 
fection. Je  ne  sais  comment  tenir  ma  promesse  d'uno 
appréciation  dans  la  profondeur  .C'est  bien  cela  qu  il 
attend  de  moi  et  le  sujet, j'en  ai  peur,  ne  me  portera 
guère  ». 

L'Océan  qui  «  entoure  la  terre  »,  on  le  nommait, 
autrefois,  Mare  lenebrosum.  Est-ce  là  le  «  cœur  de 
Moréas  »  ?  J'ai  peine  à  le  croire. 

Puis  «  l'arbre  palladien  »  me  gêne.  Le  «  mont  si- 
nistre »,  rimant  avec  les  «  cygnes  du  Caystre  »,  me 
décourage.  Quoi  encore  ?  Il  y  a  ceci  : 

Moi  qui  porte  Apollon  au  bout  de  mes  dix  doigts. 

Oui,  vous  avez  cité  ce  vers,  mon  cher  Godefroy, 
je  vous  en  donne  ma  parole  d'honneur.  Il  y  a  enfin 
les  «  fuseaux  des  trois  sœurs  »  à  qui  l'esprit  de  votre 
poète  parfait  peut  «  imprimer  leur  courbe  »  1  Alors, 
c'est  dit,  j'aime  mieux  l'imperfection,  la  brutalité 
barbare,  telle  que  la  peuvent  sentir  les  chrétiens. telle 
que  l'expriment  ces  quatre  vers  admirables  d'où 
Minerve  est  infiniment  congédiée  : 

Quand  je  viendrai  m'asseoir  dans  le  vent,  dans  la  nuit, 

Au  bout  du  rocher  solitaire  ; 
Que  je  n'entendrai  plus,  en  t'écoutant,  le  bruit 

Que  fait  mon  cœur  sur  cette  terre... 


217 


Godefroy,  vous  êtes  un  usurier  de  profondeur  et 
vous  avez  prêté  à  un  insolvable.  Tant  pis  pour  vous. 
«  Cela  seul  existe  qui  est  parfait,  telle  est  la  dure 
loi  »,  dites-vous,  et  «  nous  serons  jugés,  en  lin  do 
compte,  avec  la  plus  grande  sévérité  ».  Tant  mieux 
pour  tous.  Comment  pourrions-nous  être  des  Dieux, 
si  cela  n'était  pas  ?  Ego  dixi  :  DU  estis.  Ainsi  parle, 
dans  saint  Jean,  Celui  qui  doit  juger  tous  les  hom- 
mes, avec  une  rigueur  et  une  miséricorde  infinies. 

Je  suis  sûr  que  jamais  il  n'a  été  parlé  d'un  poète 
comme  vous  parlez  de  celui-ci.  «  Misère,  Fortitude, 
Sérénité  »  !!!  Vous  le  coiffez  d'une  tiare  d'abîmes.  Il 
ne  pourra  plus  se  montrer  dans  une  rue  d'Athènes... 

N'y  aurait-il  pas  ici  une  étrange  confusion  ?  Cet 
«  escalier  de  diamant  qui  s'étage  depuis  le  gouffre 
jusqu'à  la  région  de  pure  lumière...»  ne  serait-il  pas 
en  vous, très-uniquement?  Et  ne  seriez-vous  pas,  vous- 
même,  ô  clairvoyant  généreux  et  abusé,  le  Tragique, 
le  Profond,  l'Intérieur,  l'Individuel  absolu  que  vous 
supposez  ? 

Mais,  encore  une  fois,  je  suis  un  Pèlerin  de  la  Sa- 
lette,  un  dévot,  un  barbare,  un  aveugle,  un  pam- 
phlétaire et  je  vous  prie  de  me  pardonner. 

28.  —  Lettre  très-belle  de  mon  petit  abbé  sur 
le  Salut  par  les  Juifs  qu'il  a  réussi  à  arracher, 
pour  quelques  heures,  aux  ecclésiastiques  de 
la  Salette,  incapables  d'y  comprendre  un  mot, 
mais  le  lisant  tout  de  même,  je  suppose,  dans 
l'espoir  d'y  trouver  ma  condamnation. 


218  l'in  vendable 


Réponse  : 

Cher  ami,  je  ne  veux  pas  vous  faire  attendre  ma 
réponse  un  seul  jour.  Votre  lettre  est  honorable  pour 
nous  deux.  Non  seulement  vous  avez  vu  ce  qu'il  y 
avait  à  voir,  mais  vous  avez  voulu,  autant  que  possi- 
ble, réparer  une  injustice. 

J'ai  cité  souvent  la  belle  parole  d'Ernest  Hello  : 
«  Celui  qui  aime  la  grandeur  et  qui  aime  l'aban- 
donné, quand  il  passera  à  côté  de  l'abandonné,  re- 
connaîtra la  grandeur,  si  la  grandeur  est  là  ».  Que 
Dieu  vous  bénisse  de  sa  bénédiction  la  plus  efficace, 
la  plus  étendue  !  Le  pauvre  Léon  Bloy  vous  remercie 
profondément  et  vous  aime. 

Tous  mes  livres  ont  été  publiés  ante  porcos,  mais 
jamais  les  menaces  de  la  trichinose  ne  se  firent  aussi 
promptement  et  redoutablement  sentir  qu'à  l'occa- 
sion de  celui-ci,  offert  pourtant  à  un  prêtre,  sur 
celle  montagne  aussi  effrayante  que  l'Horeb,  où  nul 
n'est  capable  de  «  distinguer  un  lion  d'un  porc  et 
l'Himalaya  d'un  cumul  de  bran  ». 

Encore  une  fois,  soyez  béni.  II  a  plu  à  Dieu  de 
m'affliger,  comme  il  y  a  trente  ans,  en  ce  lieu  des 
Larmes,  des  Chaînes  et  de  l'Éblouissement,  et  vous 
avez  été  à  peu  près  seul  à  me  consoler.  En  loul 
vous  fûtes  Tunique  ayant  besoin  d'être  consolé  de 
mon  départ, 

29.  —  Après  la  messe,  visite  au  Cal  \  aire,  situé 
an  peu   au-dessus  du    cimetière.  On  y  arrive 


l'invendable  210 


par  un  délicieux  chemin  sous  bois  et  on  y  do- 
mine toute  la  vallée,  d'une  sorte  de  promon- 
toire contourné  par  le  Drac.  Pays  sublime  fait 
pour  les  heureux.  Il  me  semble  que  la  tristesse 
d'un  malheureux  s'y  aggraverait. 

G  est  troublant,  pour  des  chrétiens,  de  se  de- 
mander si,  en  conséquence  de  l'Encyclique,  les 
églises  seront  fermées.  Quelques-uns,  très-op- 
timistes, pensent  qu'il  n'y  a  rien  à  craindre,  al- 
léguant une  prétendue  douceur  de  nos  mœurs, 
une  autre  mentalité  qu'en  1793.  Je  me  borne 
à  déclarer  que  je  crois  fermement  à  une  persé- 
cution sanglante  et  prochaine.  J'observe,  une 
fois  de  plus,  avec  étonnement,  que  nul  ne  songe 
au  pouvoir  immense  du  démon,  pouvoir  mani- 
festé si  souvent  déjà  et  devant  raisonnablement 
s'exercer  avec  un^  rigueur  inouïe  sur  une  nation 
si  renégate.  Je  suis  bien  revenu  de  Joseph  de 
Maistre,  mais  son  explication  de  93  est  inchan- 
geable.  Nous  pourrions  nous  trouver  demain 
en  présence  d'un  cas  de  possession  universelle. 

30.  —  Devant  partir  demain,  nous  allons 
faire  nos  adieux  au  Drac,  si  bêtement  méprisé 
par  Huysmans.  Ce  superbe  torrent  roule  une 
eau  violente  et  dangereuse,  capable  d'emporter 


2*20  l'invendable 


vingt  éléphants,  polissant  ses  beaux  galets,  de- 
puis des  milliers  d'ans,  à  travers  l'histoire  con- 
nue ou  inconnue,  sans  savoir  ce  que  font  les 
hommes  ni  ce  que  pensent  de  lui  les  écrivains. 
Fin  d'une  journée  torride  passée  à  regarder 
fuir  les  heures,  en  rêvant  avec  épouvante  et 
ravissement  à  notre  retour  à  Montmartre  où 
j'aurai, sans  doute,  à  souffrir  encore. 

31.  —  Grenoble,  Lyon,  Fourvières.  Revu, 
presque  achevée,  la  basilique  vue  en  1880, 
les  murs  étant  nus  encore,  et  qui  me  déplaisait 
déjà.  Aujourd'hui  elle  me  fait  horreur.  C'est 
splendide  et  ignoble,  comme  un  opéra  ou  un 
casino.  C'est  une  de  ces  bâtisses  dont  on  dit 
qu'elles  ont  coûté  tant  de  millions.  Effort  de 
«  la  piété  Lyonnaise  ».  Ce  faste  charnel  eût  été 
selon  le  cœur  de  Mgr  de  Bonald  qui  fut  l'un 
des  premiers  et  des  plus  redoutables  ennemis 
de  la  Salette. 

Vainement  j'essaie  de  prier  au  milieu  de  ces 
marbres  et  de  ces  dorures.  Je  ne  sens  que  de 
l'indignation  et  de  l'amertume .  Pour  moi,  l'église 
la  plus  pieuse  doit  ressembler  à  une  étable. 
C'est  peut-être  le  secret  des  sublimes  bâtisseurs 
du  Moyen  Age  qui  ne  savaient  pas  autre  chose 


l'invendable  221 


que  d'élargir  et  de  surélever,  comme  ils  pou- 
vaient, Tétable  de  Bethléem  restée  dans  leur 
cœur,  où  ils  avaient  adoré  Jésus  dans  leur  en- 
fance. 

Réfugions-nous  dans  la  vieille  chapelle,  à 
peine  éclairée,  pleine  d'ex-voto  ridicules  et  tou- 
chants où  parlent  et  pleurent  des  guéris,  des 
secourus,  des  consolés,  morts  depuis  une  ou 
deux  générations.  Aucune  place  pour  ces  pau- 
vres images  dans  l'orgueilleuse  basilique  dont 
les  murs  sont  couverts  de  mosaïques  bondieu- 
sardes  et  infiniment  coûteuses.  Ici,  du  moins, 
on  peut  prier.  Existe-t-il  en  France  une  ville  où 
le  pharisaïsme  bourgeois  soit  plus  manifeste 
qu'à  Lyon  ?  Question  vaine,  je  le  sais,  et  qui 
peut  rester  sans  réponse  jusqu'au  Jugement. 

Antiquaille.  Hôpital  Saint-Pothin.  Caveau 
de  sainte  Blandine  et  de  saint  Pothin.  Quelle 
émotion  pour  moi,  en  1880!  Il  est  vrai  qu'alors 
il  n'y  avait  pas  eu  les  embellissements  déplora- 
bles qui  me  sont  révélés  soudain  par  la  lumière 
électrique  et  les  religieuses  n'avaient  pas  encore 
été  remplacées  par  des  employés  municipaux 
tels  que  ce  portier  bel-esprit,  nécessiteux  de 
gifles  et  de  coups  de  pieds  dans  le  cul,  lequel 
ricane  lorsqu'on  a  la  simplicité  de  demander  à, 


222  l'invendable 


voir  le  caveau  de  sainte  Blandine.  Aujourd'hui 
je  suis  vieux,  exténué  de  misères  et  de  chagrins, 
sans  autre  espérance  que  celle  du  martyre  san- 
glant, laveur  immense,  sortie  privilégiée  de  cet 
affreux  monde,  constamment  demandée  par 
moi...  Nous  redescendons  vers  Saint-Jean  par 
une  des  ruelles  en  escarpe,  rapides  et  sombres, 
du  vieux  Fourvières.  Tristesse  incomparable  de 
Lyon,  vérifiée,  une  fois  de  plus, 


Septembre 


1er.  —  Enfin,  voici  Montmartre  et  nos  chers 
arbres,  malheureusement  calcinés.  Lettre  de 
Brou  qui  m'attend  au  Tréport,  espérant  que  je 
vais  m'élancer  dans  le  premier  train. 

5.  —  Le  Tréport.  Trois  jours  à  passer  avec 
mon  cher  Brou.  La  Manche  que  voulut  domp- 
ter Napoléon  et  la  très-vieille  église  indompta- 
ble, contemporaine  de  Guillaume  le  Conqué- 
rant. Treille  générations  ont  passé    sous  sou 


l'iNvbndaHlb  2*23 


beau  portail  et  sa  tour  est  un  antique  joyau  de 
pierre  d'un  très-grand  prix...  Brou  interroge lo 
vent  et  me  fait  espérer  une  tempête. 

Visite  à  la  iorèt  d'Eu.  Jouissance  extrême. 
Illusion  facile  du  Paradis.  Il  y  a  si  longtemps 
que  je  n'ai  vu  de  forêt  !  Et  je  préfère  tellement 
les  hautes  futaies  à  tous  les  aspects  ou  parfums 
de  la  montagne  ou  de  la  mer.  Je  suis  un  syl- 
vestre. 

6. —  Admirable  lettre  de  Jeanne  [utilisée  dans 
Celle  qui  pleure,  chap.  XIV ,  La  Plainte  d'Eve]. 
Cette  lettre  est  pour  moi  l'assurance  ferme,  don- 
née de  Dieu,  que  ce  livre  sur  la  Salette  est  coula 
et,  par  conséquent,  faisable.  Certitude  plénière, 
magnifique,  introublable.  Malheureusement  la 
mer  aussi  est  sans  trouble.  La  tempête  désirée 
ne  s'annonce  pas.  C'est  bien  fait!  Désir  de  tou- 
riste, désir  méprisable. 

Voyage  à  Eu.  Dans  la  cathédrale  odieuse- 
ment restaurée,  subsiste  par  miracle  une  très- 
belle  mise  au  tombeau,  respectée  trois  ou  qua 
tre  siècles,  on  ne  sait  pourquoi.  Les  révolu- 
tionnaire» ou  calvinistes  l'ont  épargnée.  Que 
vont  (aire  les  socialistes  ou  francs-maçons,  quand 
ils  achèveront  d'étrangler  la  France?  Quant  aux 


224 


sépultures  des  comtes  d'Eu,  elles  ne  peuvent 
être  visitées,  dans  une  crypte  absolument  téné- 
breuse, qu'à  la  suite  d'un  sacristain  qui  débite 
sa  monotone  leçon,  en  promenant  une  lampe 
sale  sur  chacun  de  ces  nobles  marbres  endor- 
mis que  n'éclaire  jamais  le  soleil. 

9.  —  Un  journaliste,  Charles-Henry  Hirsch, 
m'écrit  tout  exprès  pour  réapprendre  —  sans 
nécessité  apparente  —  qu'il  est  un  sot.  Je  ne 
le  savais  pas. 

12. —  Envoi  du  Salut  par  les  Juifs  à  mon  petit 
abbé  : 

Ce  livre  de  prière  et  de  douleur  pour  le  scandale  et 
la  confusion  de  vos  séminaristes  imbéciles  et  malfai- 
sants, ambitieux  de  la  prêtrise  qui  leur  donnerait  le 
pouvoir  de  crucifier  Jésus  chaque  jour. 

13.  —  A  un  Alfred  P...,  collectionneur  de  mes 
autographes  : 

...  Pourquoi  dites-vous  que  certaines  de  mes  let- 
tres sont  «  compromettantes  »?  Est-ce  parce  que  j'y 
parle  de  ma  misère  ?  Si  votre  «  admiration  »  vous 
avait  incité  à  me  lire  seulement  un  peu,  vous  sauriez 
que  j'ai  proclamé  moi-même,  dans  la  plupart  de  mes 
livres,  cette  misère  généreuse  qui  fut  un  effet  de  mon 


l'invendable  225 


libre  choix,  ayant  eu  souvent  le  moyen  et  l'occasion 
de  m'en  délivrer,  et  dont  je  suis  fier  comme  je  pour- 
rais l'être  de  donner  mon  corps  à  brûler  pour  Jésus. 
Christ... 

14.  —  A  Henri  Douchet,  imprimeur-libraire 
à  Méricourt-rAbbé  (Somme),  très-spécial  pour 
toutes  les  publications  relatives  à  la  Salette  : 

...  Je  confie  pour  vous  à  la  poste,  le  Salut  par  les 
Juifs  qui  passe  pour  un  ouvrage  exôgélique  de  haute 
portée  et  dont  vous  apprécierez  la  beauté  typogra- 
phique. Je  recevrai  avec  plaisir  les  ouvrages  que  vous 
m'offrez  en  échange.  Je  vois  que  le  mot  «  définitif» 
vous  a  surpris.  Cette  impression  disparaîtra  aussitôt 
que  vous  saurez  dans  quel  sens  il  faut  l'entendre.  11 
ne  s'agit  pas  pour  moi,  ni  pour  les  personnes  qui  mo 
pressent  d'écrire  sur  la  Salette,  d'un  livre  définitif 
historiquement,  mais  d'une  œuvre  d'exégèse  ou  de 
paraphrase,  à  la  manière  du  Salut  par  les  Juifs.  En 
d'autres  termes,  je  ne  veux  pas  prouver  un  fait  histo- 
rique, mais  je  voudrais  agiter  puissamment  les  âmes 
à  propos  d'un  miracle  très-unique  supposé  nécessaire 
à  la  Gloire  de  Dieu  et  dont  je  montrerais  la  magni- 
ficence cachée  jusqu'ici.  Projet  qui  mûrit  en  moi 
depuis  trente  ans  et  que  je  tiens  à  réaliser  avant  de 
mourir.  Vos  livres  me  seront  très-utiles,  non  comme 
documentation,  mais  comme  suc/gestion... 

Piéponse  d'Alfred  P.,  toujours  collectionneur 


226  l'invendable 


mais  décidément  imbécile.  Je  lui  renvoie  son  pa- 
pier avec  ceci  : 

Ma  dernière  lettre  aurait  pu  vous  paraître  grave  et 
méritait  mieux  qu'une  réponse  spirituelle.  Restons-en 
là.  La  vie  est  courte  et  vous  êtes  vraiment  trop  inin- 
telligent. 

15.  —  Mon  collectionneur,  homme  gluant, 
veut  avoir  le  dernier  mot  :  «  Vous  n'en  êtes  pas 
à  une  erreur  près  »,  m'écrit-il,  «  et  celle  qui 
touche  mon  inintelligence  n'est  pas  la  plus  bles- 
sante ».  Donc,  c'est  la  plus  blessante.  Pauvre 
diable  ! 

19.  —  Les  journaux  parlent  —  combien  vai- 
nement !  —  de  mon  lamentable  cousin-germain 
Emile  Goudeau,  mort  hier.  Ainsi  s'éteignent, 
sans  Dieu,  les  témoins  de  ma  jeunesse. 

21.  —  Je  me  hâte  vers  la  fin  de  mon  Epopée 
Byzantine,  entreprise  il  y  a  tant  de  mois  I  Je 
n'ai  enterré,  jusqu'ici,  que  trois  empereurs  sur 
huit. 

22.  —  Semaine  religieuse.  L'archevêque 
d'Auch,  un  Mgr  Enard,  ne  veut  pas  du  martyre 
procuré  par  l'huile  bouillante,  les  tenailles  ou 


l'invendable  227 


le  gril.  C'était  bon  autretois.  Il  connaît  un  meil- 
leur martyre  et  qui  frappe  moins  l'imagination. 
Je  te  crois  I 

Ce  feu  dévorant  qu'il  iaudra  subir,  dit-il,  cette  im- 
molation et  ce  martyre  que  la  Providence  nous  ré- 
serve et  dans  lesquels  il  y  a  peu  de  gloire  extérieure 
£  recueillir,  c'est  ceci  :  Série  de  iatigues  poussées 
jusqu'à  Tépuisement;  de  mépris  volontairement  subis 
et  même  cherchés  pour  atteindre  les  âmes  ;  de  visi- 
tes quotidiennes  à  ceux  qui  ne  viennent  plus  à  nous  ; 
d'instructions  portées  jusque  dans  les  maisons  :  une 
bonté  que  rien  ne  lasse,  la  persuasion  et  la  douceur 
inaltérables.  Voilà  le  martyre,  le  vrai  martyre  de  de-; 
main. 

Pas  un  mot  du  martyre  d'après-demain,  c'est- 
à-dire  des  holocaustes  d'argent,  de  la.  pauvreté 
épousée  dont  cet  archevêque  ne  veut  pas  plus 
que  des  tourments  corporels.  Que  diraient  les 
dames  ?  «  Faire  son  salut  »,  en  gardant  sa  peau 
et  sa  galette.  Tout  est  là.  Oh!  les  troupeaux  gar- 
dés par  de  tels  pasteurs  1 

24.  —  Visite  d'un  jeune  jésuite  que  j'ai  beau- 
coup aimé,  lorsqu'il  n'était  pas  jésuite.  Extérieu- 
rement il  n'a  pas  gagné.  En  devenant  homme 
il  a  grossi,  épaissi.  Il  me  faut  bien  une  demi- 


223  l'invendable 


heure  pour  me  dégeler.  Cependant  la  conver- 
sation me  montre  mieux  son  âme.  Assuré- 
ment il  me  garde,  comme  il  peut,  son  affection, 
dans  un  milieu  déprimant.  Il  se  félicite,  cepen- 
dant, d'être  jésuite,  mais  comme  d'un  moindre 
mal,  semble-t-ii.  Certains  aveux  de  totale  im- 
puissance, en  ce  qui  regarde  ses  efforts  pour 
me  propager,  me  font  voir,  une  fois  de  plus, 
combien  il  m'est  impossible  de  pénétrer  jus- 
qu'à ces  gens-là  qui  ont  la  haine  de  l'Absolu 
et  le  mépris  du  Beau.  Société  vomie  de  Dieu, 
j'en  ai  peur. 

29.  —  Dernier  chapitre  du  livre  de  Lord  Ro- 
sebery  sur  Napoléon.  Impression  antérieure  à 
modifier.  Son  admiration  pour  Napoléon  est  fort 
contestable  et  Rosebery  est  bien  anglais.  En 
cette  qualité,  comment  aurait-il  pu,  même  avec 
pins  d'esprit  encore,  entrevoir  seulement  le  sym- 
bolisme apocalyptique  de  l'Homme  du  Blocus 
continental  ? 

Affaire  de  l'abbé  Delarue.  Etonnante  lange 
du  journal  le  Matin  qui  a  versé,  dit-on,  quinze 
mille  francs  à  ce  renégat  pour  la  publication  ul- 
tra-scandaleuse de  ses  Mémoires  ignominieux. 


I,  INVENDABLE 


Octobre 


1er.  —  Admission  de  Véronique  à  la  Schola 
cantorum.  Bienveillance  exquise  de  Vincent 
dlndy. 

2.  —  Commencé  le  livre  sur  la  Salette. 

Lu  un  article  de  Ledrain  sur  le  dernier  livre 
de  Huysmans  :  Les  Foules  de  Lourdes.  Il  va  sans 
dire  que  cet  apostat  de  Ledrain  voit  en  Huys- 
mans une  colonne  de  l'Église. 

7.  —  Après  lecture  de  quelques-uns  de  mes 
livres, une  dame  de  G... m'avait  écrit  son  admi- 
ration, demandant  instamment  la  permission 
de  me  voir.  Curieux  de  ce  que  pouvait  être  une 
personne  si  passionnée,  j'avais  donné  cette  per- 
mission. Elle  vient  aujourd'hui  avec  sa  fille. 
Déception.  Deux  bécasses  protestantes  se  disant 
très-pieuses  et  en  très  bons  termes  avec  Dieu, 
mais  n'ayant  pas  besoin  d'intermédiaires,  c'est- 
à-dire  de  prêtres  ni  de  sacrements.  Elles  parais- 


230  l'invendable 


sent  venues  dans  le  dessein  charitable  dem'opé* 
rer  de  mes  écailles.  Je  congédie  ces  idiotes. 

8.  —  Pour  gagner  du  temps,  je  lais  usage,  une 
première  fois,  de  Y  autobus.  Ah  !  je  n'échapperai 
pas  aux  inv entions  modernes.  Il  est  vrai  que 
c'était  pour  courir  à  la  Nouvelle  Reçue  où  mon 
Épopée  Byzantine  est  acceptée. 

9.  —  Ayant  décidé  de  bon  cœur  d'écrire  sur 
la  Salette,  il  fallait  que  les  documents  nécessai- 
res, c'est-à-dire  les  moins  connus,  vinssent  à 
moi.  Gela  commence  aujourd'hui.  Je  n'aurai 
me  me  pas  à  les  chercher. 

13.  —  Une  personne  chargée  par  Dieu  et  sa 
Mère,  très-visiblement,  de  me  documenter  sur 
la  Salette,  inaugure  sa  mission  en  me  conseil- 
lant de  renoncer  à  mon  entreprise. 

14.  —  Essayé  vainement  de  lire  les  Foules  de 
Lourdes  de  Iluysmans,  p'çst  trop  ennuyeux,  trop 
médiocre,  et  si  peu  chrétien  l 

10.  —  Commencé  le  déménagement,  la  trans^ 
laiion  de  nos  meubles  de  deuil  et  de  misère,  du 


l'invendable  231 


pavillon  aimable  —  où,  du  moins,  nous  pouvions 
souffrir  sous  des  arbres,  sous  ces  pauvres  arbres 
qui  vont  périr  —  dans  une  maison  fétide  et 
hargneuse  de  la  rue  Cortot  où  j'ai  été  [bêtement] 
séduit  par  l'abondante  lumière  d'un  atelier.  Il 
faut  payer  d'avance,  naturellement,  comme  par- 
tout, iniquité  inconnue,  il  y  a  trente  ans,  que  la 
lâcheté  ou  la  vilenie  de  tout  le  monde  encou- 
rage. J'y  suis  donc  invité  avec  menace  de  l'in- 
dignation d'une  propriétaire  ignoble,  si  je  ne 
m'exécute  pas  très-promptement. 

18.  —  Saint  Luc,  historien  de  Marie,  gouffre 
de  lumière  et  de  douceur!... 

19.  —  Installation  définitive,  rue  Cortot.  Nous 
avons  un  atelier  et  delà  lumière,  beaucoup  trop 
peut-être.  Mais  c'est  tout.  Le  reste  est  laid,  in- 
commode, sale  et  même  sinistre, 

21.  —  Confidence  de  Véronique.  L'aimable 
enfant,  me  parlant  de  ses  compositions  mélodi- 
ques, me  disait  en  substance:  «Je  ne  peux  trou- 
ver ces  choses  que  lorsque  je  suis  triste,  parce 
qu'alors  je  suis  consolée  de  cette  manière  ».  La 
profondeur  d'âme  de  ma  chère  petite  me  serre 
le  cœur. 


232  l'invendable 

23.  —  Voici  que  nous  changeons,  une  fois  en- 
core, de  gouvernement.  Chaque  fois  que  la  Ré- 
publique ôte  sa  chemise,  c'est  pour  en  mettre 
une  plus  merdeuse.  Le  maître,  cette  fois,  le 
dictateur,  c'est  Clemenceau,  environné  de  ses 
domestiques,  parmi  lesquels  Briand  le  soute- 
neur et  la  fille  Picquart.  A  quelle  curée  vont  se 
livrer  encore  ces  chiens  ? 

Le  Pape  est  ostensiblement  méprisé,  déso- 
béi, jusque  parmi  les  prêtres  dont  plusieurs, déjà, 
sont  schismatiques  déclarés. 

25.  —  Lettre,  sur  le  Mendiant  ingrat,  d'une 
personne  digne  d'être  recommandée  à  la  Société 
protectrice  des  animaux.  Elle  n'a  vu,  absolu- 
ment, dans  mon  livre  que  la  lettre  à  de  Groux 
du  3  décembre  1894,  où  je  parle  en  effet  des 
botes,  et  elle  n'a  vu,  dans  cette  lettre,  que  les 
quelques  lignes  concernant  strictement  les  bê- 
tes, sans  apercevoir  ce  qui  est  autour.  Je  vou- 
drais que  les  mâles  ou  femelles  hujus  modi  ne 
me  souillassent  plus  de  leurs  louanges. 

Il  commence  à  pleuvoir  dans  notre  atelier. 

2G.  —  Je  lis  à  petits  coups  les  Foules  de  Loar- 
des. Ennui  toujours  et  bonnes  intentions  proba- 


l'invendable  2'*3 


blés,  malgré  les  défauts  horribles  signalés  dans 
mes  Dernières  Colonnes,  desquels  l'auteur  ne  se 
guérira  jamais.  En  voilà  un  qui  ne  se  méprise 
pas  !  Une  fois  do  plus,  la  conversion  de  Huys- 
mans  est,  de  toutes  mes  œuvres,  la  seule  qui  ait 
réussi  et  celle  dont  je  suis  le  moins  fier, 

27.  —  Apparition  d'un  ami  de  mes  livres  et 
de  ma  personne,  que  je  vois  pour  la  première  fois. 
Que  de  tristesse  et  quelle  tristesse  sur  cette  no- 
ble figure!  Il  nous  a  touchés  jusqu'à  nous  bou- 
leverser. Naturellement  il  souffre  de  plusieurs 
sortes,  en  particulier  de  la  misère,  ainsi  qu'il 
convient  à  un  amoureux  de  mes  pensées. 

28.  —  Domine,  non  sum  dignus  ut  intres  sub 
tectam  meum,  sed  tantum  die  verbo  et  sanabitur 
amicus  meus  Radulphus. 

Achevé  les  Foules  de  Lourdes.  Il  reste  cette 
impression  d'un  écrivain  curieux  et  obstiné  qui 
peut  avoir  çà  et  là  quelques  trouvailles.  Sa  bonne 
foi  semble  indiscutable,  mais  non  pas  sa  foi. 
Quant  à  l'indigence  de  son  esprit,  c'est  à  pleu- 
rer. Il  comprend  juste  au  niveau  de  tout  le 
monde,  avec  des  formes  admirées  de  Lucien 
Descaves,  et  se  croit  un  penseur  en  remâchant 


234  l'invendable 


les  plus  vieux  culots  d'idées.  Nul  effort  pour 
corriger  ses  défauts  qu'il  semble,  au  contraire, 
vouloir  aggraver.  Ah  !  il  est  bien  marqué  du  si- 
gne des  sots  qui  consiste  à  s'acharner  sur  une 
gafle  cent  fois  démontrée. 


Novembre 


5.  —  Rencontré  à  l'atelier  Brou  un  millionnaire 
anglais  qui  eut,  un  jour,  cette  originalité  de  payer 
le  bronze  de  mon  buste.  Je  veux  croire  que  le 
temps  des  miracles  n'est  pas  passé  et  que  j'ai  pu 
ne  pas  déplaire.  Mais  il  m'a  été  impossible  de 
lui  cacher  mon  mépris  pour  les  riches  qui  ne 
récompensent  pas  les  artistes.  Ici,  je  ne  sais  pas 
exactement  dans  quoi  j'ai  marché.  J'ai  cru  com- 
prendre que  cet  homme  répondait  en  alléguant 
le  danger  du  bonheur  pour  les  artistes — parole 
qui  ne  pourrait  pas  être  dite  chez  moi  sans  dan- 
ger. 


l'invendable  235 


7.  —  Dépêche  terrible.  Un  des  deux  fils  de 
Termier,  aimable  enfant  de  treize  ans,  vient 
d'être  tué  net  par  un  ascenseur.  Cette  nouvelle 
m'assomme.  Les  pauvres  gensl  Est-ce  là  leur 
récompense  pour  le  bien  qu'ils  nous  ont  fait  ? 
.-Lugubre  octave  de  Toussaint  pour  cette 
famille..,  Notre  Dame  de  la  Salette  veut  que  ses 
amis  pleurent  avec  elle.  J'ai  rarement  fait  autre 
chose  depuis  trente  ans. 

8.  —  Vu  la  famille  Termier.  La  douleur  de 
ces  chrétiens  sans  murmure  est  un  spectacle 
déchirant.  Vous  savez,  chers  affligés,  que  votre 
enfant  et  votre  frère  vit  toujours —  d'une  autre 
manière,  il  est  vrai,  d'une  manière  inconceva- 
ble, et  c'est  cela  qui  fait  tant  souffrir. 

9. —  H  y  a  quelque  chose  de  surnaturel  dans 
la  mort  de  ce  cher  enfant.  Pour  qui  a-t-il  payé 
et  qu'a-t-il  payé?  Car  nul  n  échappe  à  cette  loi 
juste  et  misericordieuse.il  faut  toujours  payer. 

'10.  —  Service  funèbre.  Revu  tout  mon  passé 
de  misère  et  de  douleur,  et  nos  deux  innocents 
disparus  et  toijt  le  reste.  J'ai  serré  les  mains 
de  mes  amis  désolés  —  combien    affectueuse- 


236  l'invendable 


ment  et  avec  quelle  volonté  d'atteindre   leurs 
cœurs  ! 

13.  — Envoi  de  la  Femme  pauvre  à  un  homme 
pauvre  et  malheureux:  «  Ce  livre,  l'un  des  plus 
douloureux  qu'on  puisse  lire,  parce  qu'il  ex- 
prime éperdument  la  convoitise  du  paradis  ». 

10.  —  Lettre  de  mon  petit  abbé  de  la  Salette: 

C'est  fait!  Les  cochons  sont  à  la  curée  de  mon  âme. 
La  catastrophe  finale  est  arrivée.  Je  suis  prié  de 
partir  du  séminaire,  après  les  avoir  tous  fustigés  en 
présence  de  Monseigneur,  La  partie  était  perdue  de- 
puis longtemps  ;  je  me  suis  donné  le  luxe  suprême 
de  sonner  Phallali  moi-même.  Je  leur  ai  tout  dit, 
toutl  Ah  si,  un  jour,  je  fus  bien  inspiré,  ce  fut  celui- 
là.  J'en  avais  assez,  à  la  fin,  et  j'étais  écœuré  des 
couleuvres  que,  depuis  deux  ans,  ils  me  faisaient 
avaler.  Je  ne  sais  malheureusement  pas  ce  que  je 
vais  faire,  mais  cela,  au  fond,  est  peu  important.  J'ai 
fait  ce  que  j'ai  cru,  en  conscience,  devoir  faire.  Ils 
ont  été  obligés  de  m'écouler  jusqu'au  bout  et  je  leur 
en  ai  fait  entendre  de  belles  vérités  1  Et  cela  à  pro- 
'pos  de  saint  Thomas!  Un  discours  débité  en  grande 
séance  académique  devant  toutes  sortes  de  pompeu- 
ses autorités.  D'ordinaire  on  leur  servait  de  l'eau 
tiède;  pour  une  fois  ils  ont  eu  de  la  lave  et,  durant 
une  heure  et  demie,  je  les  ai  tenus  et  louettés.  Encore 


l'invendable  237 

une  fois,  je  fus,  je  crois,  éloquent,  parce  que  je  vivais 
ce  que  je  disais,  terriblement... 

Durant  toute  ma  vie,  hélas!  il  me  restera  celte  plaie 
d'avoir  vu  les  prêtres  de  trop  près  et  dans  les  coulis- 
ses, et  c'est  affreux  !  affreux  !  Il  y  a  de  quoi  perdre 
la  foi,  si  on  ne  l'avait  pas  chevillée  au  cœur. 

«  Cherchez,  avant  tout,  le  royaume  de  Dieu  et  sa 
justice  ».  Que  cette  recherche  soit  l'unique  et  total 
but  de  votre  vie.  Que  tout,  chez  vous,  cœur,  force, in- 
telligence, soit  tendu  vers  ce  point.  Que  votre  âme 
halète  d'épuisement  dans  cette  course. Et  omnia  hœc 
adjicientur  vobis.  Vous  recueillerez  à  pleines  mains 
la  calomnie,  l'indifférence,  le  mépris,  la  haine.  Votre 
grandeur  sera  dénommée  monstruosité  ;  votre  génie 
s'appellera  folie.  Tous,  sarcastiques,  s'écarteront  de 
vous,  le  rire  aux  lèvres  et  l'ironie  aux  yeux.  Et  après 
quarante  ou  cinquante  ans  de  cette  torture,  si  vous 
n'avez  pas,  je  le  répète,  la  foi  tenacement  chevillée  à 
lame  et  de  l'enthousiasme  plein  le  cœur,  vous  mour- 
rez fou  de  désespoir.  Heureusement  Dieu  reste.  Us 
n'ont  pu  le  tuer  dans  mon  cœur... 

18.  —  On  me  dit  que  Rodin  est  un  grand  homme 
qu'on  cache  volontiers.  On  finira  peut-être  par 
Y  enfermer.  Tel  sera  le  résultat  de  ses  tentatives 
de  sculpture  métaphorique  et  telle  l'immola- 
tion d'un  artiste  véritable  par  certains  critiques 
flagorneurs.  Voilà  vingt  ans  qu'on  lui  parle  de 
son  génie  et  qu'il  s'en  affole  comme  un  renard 


238  l'invendable 


à  la  queue  duquel  on  aurait  attaché  uftbrandoç. 
Les  grands  hommes  ordinaires  se  contentent 
d'être  des  bonzes.  Ce  tailleur  de  pierre  est  passé 
Bouddah. 

23.  —  Le  comble  de  la  misère  humaine,  c'est 
le  mépris  des  pauvres  pour  les  pauvres. Quand 
on  pratique  la  charité  envers  les  pauvres,  sur- 
tout envers  les  pauvres  abandonnés  par  les  au- 
tres pauvres,  on  accuse  terriblement  ceux  qui 
ne  la  pratiquent  pas  et  on  est  traité  en  délateur. 

24.  —  À  propos  de  la  rapacité,  du  mercanti- 
lisme d'un  certain  clergé  paroissial  et,  par  suite, 
de  tout  le  personnel.  Un  bedeau  exprime  à  un 
sacristain,  ou  à  une  chaisière,  leur  commune 
vexationde  la  pénurie  de  grands  mariages  :  «  La 
crevette  n'a  pas  donné  cette  semaine  ».  Huys- 
mans  eût  aimé  cette  horreur, 

26.  — Lutte  contre  notre  vieille  femme  de  mé- 
nage,  une  vierge  bardée  de  médailles  et  scapu- 
laires  et,par  conséquent,  salope  avec  immunité. 
Cette  gueuse  antique  a  pour  spécialité  de  détes- 
ter les  pauvres  et  les  enfants.  Une  espiégleiie 
insignifiante  Ta  mise  en  fureur  contre  nia  (Mette 


L INVENDABLE 


que  j'ai  aussitôt  défendue  en  imposant  silence 
à  la  sorcière.  Dévote  belge,  elle  ne  manquera 
pas  de  me  vouer  aux  flammes  éternelles. 

27.  —  «  Envoyer  de  l'argent  à  Bloy,  c'est  le 
fondement  de  notre  espérance  ».  Première  phrase 
d'une  lettre  de  Josef  Florian. 

28.  —  Mes  jours  passent  devant  moi  comme 
des  étrangers  que  je  ne  distingue  ordinairement 
que  lorsqu'ils  m'affligent  ou  me  consolent  et 
que  j'ai  tant  de  peine  à  me  rappeler  le  lende- 
main, quand  je  dois  écrire  ce  journal. 

29 .  —  A  mon  ex-petit  abbé  : 

...  Vous  avez  appris  la  catastrophe.  L'énorme  dou- 
leur de  cette  famille  m'a  bouleversé  ;  des  plaies  pro- 
fondes, anciennes  déjà,  se  sont  rouvertes  en  moi..  r 
Et  quelle  impuissance  1  On  voudrait  avoir,  comme 
les  Saints,  pouvoir  sur  la  mort,  et  on  est  des  misé- 
rables. Depuis  la  consigne  donnée  par  Jésus-Christ, 
les  montagnes  attendent  en  vain  que  nous  leur  com 
mandions  de  se  déplacer.  A  peine  avons-nous  assez 
de  foi  pour  faire  nous-mêmes  quelques  pas.  J'ai  vu 
cet  aimable  enfant  sur  son  lit  de  mort  et  j'avais  honte 
de  ne  pouvoir  le  ressusciter  pour  la  Gloire  de  Dieu 
et  la  merveilleuse  édification  de  ses  parents  —  comme 


240 


j'en  aurais  eu  strictement  le  pouvoir  et  le  devoir  si 
je  n'étais  pas  une  ordure... 

Période  bizarre.  Que  va-t-il  se  passer  ?  Ce 
novembre  finit  pour  nous  seuls  sans  catastro- 
phe. Que  sera  décembre  ?  Fermera-t-on  notre 
chère  basilique?  Aurons-nous  encore  des  mes- 
ses? Il  est  bien  remarquable  que  ce  livre  à  faire 
sur  la  Salette  et  ces  documents  terribles  sur  le 
bâillon  ecclésiastique  mis  à  la  Sainte  Vierge  me 
soient  présentés  en  ce  moment. 

30.  —  Il  serait  question  de  transformer  Notre- 
Dame  en  une  gare  centrale  du  Métropolitain, 
lequel  deviendrait  alors  infiniment  dangereux. 


Décembre 


4.  —  Travaillé  à  mon  livre  sur  la  Salet'c 
Cette  histoire  est  bien  plus  mystérieuse  qu'on 
ne  pense.  Tant  qu'on  a  pu,  on  Ta  obscurcie,  au 
point  que  ceux  qui  devraient  l'ensteignerTigno- 


L  INVENDABLE  211 


rent.  Il  y  a  là  un  cas  de  désobéissance,  de  pré- 
varication sacerdotale  énorme,  par  quoi  sont  in- 
voqués et  rendus  inévitables  les  pires  malheurs. 

Cela  au  mépris  des  ordres  formels  de 
Léon  XIII  qui  ne  sut  pas  se  faire  obéir.  C'est 
tout  un  drame  et  même  un  drame  très-sombre. 

Il  est  certain  que  les  miracles,  les  guérisons 
étonnantes  obtenues  par  l'invocation  à  Notre 
Dame  de  la  Salette  l'ont  été  par  des  personnes 
qui  croyaient  fermement, implicitement,  au  Mes- 
sage, sans  même  le  connaître,  assurées  qu'en  un 
tel  événement,  le  plus  extraordinaire  depuis  la 
Pentecôte,  tout  devait  être  infiniment  admira- 
ble et  d'une  importance  que  rien  n'exprimerait. 
Il  y  a  des  faits  de  guérison  inouïs,  très-diffé- 
rents de  ceux  de  Lourdes,  en  ce  sens  qu'ici  l'Es- 
prit-Saint  paraît  agir  directement. 

6.  — Lu  le  misérable  livre  d'un  abbé  Bertrand, 
prétendu  historien  de  la  Salette,  lequel  se  gardo 
bien  de  parler  du  Secret  de  Mélanie,  mais,  en 
revanche,  couronne  du  laurier  à  jambons  de  sa 
prose  de  séminaire  tous  les  pharisiens  qui  ont 
bâillonné  la  Sainte  Vierge  et  se  prête  complai- 
samment  aux  insinuations  odieuses  tendant  à 
dcc -iibidérer  autant  que  possible  les  deux  cu- 
is 


2  H  l'invendable 


fants.  Naturellement  cet  ouvrage  édifiant  est 
recommandé  par  plusieurs  évêques. 

7.  —  Déluge  universel  d'ordures  et  d'infamies. 
On  ressuscite  l'affaire  Syveton.  La  Veuve  et  la 
Fille  se  vautrent  chaque  jour,  monstrueuse- 
ment, dans  les  journaux. Toute  abjection  conce- 
vable est  dépassée. 

9.  —  Mort  de  Brunetière,  pion  ou  cuistre  fa- 
meux qui  disparaît  après  beaucoup  de  fracas, 
sans  qu'on  puisse  désigner  un  livre,  même  mé- 
diocre, sorti  de  lui. 

La  sentimentalité,  c'est  d'avoir  compassion 
des  bourreaux  de  Jésus-Christ.  Pauvres  gens 
si  mal  payés  pour  tant  de  fatigue  1 

Au  dix-septième  siècle,  une  dame  au  cœur 
tendre  s'apitoya  sur  les  pauvres  chevaux  qui 
écartelaient  un  homme  de  mauvaise  mine. 

10.  —  Les  journaux  sont  pleins  de  la  Sépara- 
tion. Bientôt  nous  n'aurons  peut-être  plus  de 
messes  et,  certes,  beaucoup  de  catholiques  se 
réjouiront  en  secret  d'être  ainsi  délivrés  de  leur 
devoir,  en  attendant  qu'on  les  «.  déshabille 
de  leur  chair  »,  comme  il  est  dit  dans  le  Déses- 


i/itfvn 


pcr\  L'accomplissement  des  choses  vues  par 
moi,  en  80,  est  sans  doute  peu  éloigné.  Notre 
Dame  de  la  Salette  aura  le  terrible  dernier 
mot. 

Notre  vieille  femme  de  ménage  entreprend 
de  nous  raconter,  d'un  air  étrange,  d'horribles 
histoires  de  messes  noires  et  de  voleuses  d'hos- 
ties. Jeanne,  indignée  de  cette  manigance  du 
démon  qui  envoie  cette  vieillarde  porter  chez 
nous  son  ordure,  balaie  immédiatement  la  mes- 
sagère. 

11.  — Le  froid  me  fait  penser  à  la  recomman- 
dation évangélique:  Orate  ut  hieme  non  fiant  et 
m'en  voilà  très-préoccupé.  C'est  demain,  dit-on, 
que  commencera  la  persécution  effective.  Plus 
de  messes,  plus  de  cloches,  plus  de  sacrements, 
sinon  en  lieux  privés.  Orate  ut  non  fiât  fuga 
çestra  in  hieme. 

Un  jeune  homme  se  tue  d'un  coup  de  revol- 
ver dans  la  cour  de  notre  maison. 

12.  —  Un  journal  nous  apporte  les  premiers 
bruits  de  guerre  entre  l'État  et  l'Église.  Dès  à 
présent,  les  assistants  aux  offices  peuvent  s'at- 
tendre aux   scandales  et  aux  outrages.  On  a 


244  l'invendable 


perquisitionné  ignoblement  chez  le  nonce  du 
Pape  expulsé  le  jour  môme  et  reconduit  à  la 
frontière.  Clemenceau,  interpellé  à  la  Chambre 
à  ce  sujet,  a  fait  la  pirouette.Les  bouffonnerie  s  de 
ce  vieux  pantin  à  tète  de  mort  invoquent  avec 
une  force  infinie  les  coups  de  pieds  dans  le  cul. 

13. —  Basilique  du  Sacré-Cœur.  Tout  le  jour 
il  a  fallu  pénétrer  par  une  porte  dérobée,  avec 
la  crainte  d'un  scandale,  sous  l'œil  d'une  demi- 
douzaine  d'agents,  les  journaux  officiels  eux- 
mêmes  ayant  dit  qu'on  ne  reculerait  pas  devant 
des  provocations, à  savoir  des  injures  proférées 
par  dlmmondes  goujats  qu'appuieraient  aussitôt 
les  policiers, en  vue  de  condamner  les  injuriés. 

Blaizot  devient  l'éditeur  de  mon  Epopée 
Byzantine,  imprimée  et  tirée  à  part,  à  ma 
demande, par  la  Nouvelle  Revue  qui  l'a  publiée. 
Ce  livre  ne  lui  aura  pas  coûté  cher.  175  exem- 
plaires pour  100  francs,  sans  droits  d'auteur! 
4  francs  l'exemplaire.  Bénéfice  éventuel  de  700 
pour  100.  On  sait  que  le  premier  devoir  d'un 
écrivain  est  d'enrichir  ses  éditeurs.  J'avais 
deux  exemplaires  sur  Japon  pour  mes  deux  fil- 
les. Il  m'a  prié  de  lui  en  donner  un.  J'ai  cru 
qu'il  fallait  céder.  [Après  deux  ansj  'en  saigne 


l'invpndablr  2 15 


encore  et  je  me  soulïlette  moi-même   quand 
j'y  pense.] 

Jour  froid  et  triste.  C'est  l'époque  néfaste  où 
le  facteur  ne  vient  que  pour  ses  étrennes. 

15.  —  Rien  de  nouveau.  Notre  temps  est  si 
bas  que  même  le  mai  complet  est  médiocre.  Le 
superbe  Clemenceau  montre  son  impuissance 
avec  beaucoup  de  morgue.  C'est  un  mulet  inso- 
lent, fier  de  porter  des  ordures  qu'il  croit  des 
objets  rares  et  précieux. 

Relu  une  brochure  déjà  vieille  sur  le  Secret 
de  Mélanie  qu'on  veut  expliquer,  «  Paris  sera 
brûlé  »,  dit  cette  révélation.  Prétendre  ou  sup- 
poser que  les  incendies  de  71  ont  été  l'accom- 
plissement de  ces  trois  mots,  c'est  n'avoir  pas  le 
sens  de  l'Absolu. 

16.  —  Ma  misère  est  telle  que  je  lis  du  Cicc- 
ron,  in  Verrem. 

17.  —  Funérailles  de  l'Archevêque  de  Posen, 
primat  de  Pologne.  Détail  sublime.  Il  y  avait 
une  couronne  immense  donnée  par  les  «  enfants 
des  écoles  »,  une  couronne  d'épines!  Le  moyen, 
âge  n'est  donc  pas  fini. 


246  L  INVENDABLE 


18.  —  Les  pauvres  seuls  donnent  spontané- 
ment, les  riches  veulent  être  sollicités. 

Expulsion  de  l'Archevêque  de  Paris,  cardinal 
Richard,  dépossédé  de  son  palais.  Foule  énorme, 
cantiques,  voiture  traînée  par  des  personnages 
importants,  etc.  Manifestation  plus  facile  que 
l'abandon  de  sa  peau  ou  de  son  argent. 

Le  vieux  et  millionnaire  Cardinal  a  été  re- 
cueillipar  le  millionnaire  Denys  Cochin.  J'aurais 
voulu  le  voir  s'en  aller  pauvre  et  demander  l'hos- 
pitalité à  des  pauvres. 

20.  —  Voilà  bien  des  semaines  que  je  suis 
prive  de  toute  consolation.  Impossible  de  comp- 
ter comme  telle  une  lettre  de  l'éditeur  Stock 
précisant  qu'il  désire  des  dédicaces  à  ceux  de 
mes  livres  qu'il  possède  II  peut  attendre  et  même 
brûler  l'orme  pour  se  chauffer. 

A  Stock: 

Lors  de  notre  dernière  entrevue,  il  y  a  des  mois, 
vous  me  déclarâtes  que  vous  ne  «  faisiez  plus  que  des 
affaires  ».  Nous  nous  séparâmes  sur  cette  parole  che- 
valeresque. Eh  1  bien,  c'est  mon  cas  aujourd'hui.  Cha- 
cune de  mes  dédicaces  vaut  50  francs  net.  Dans  dix: 
ans,  si  je  vis  encore,  ce  sera  500  francs.  Le  présent 
autographe  me  constitue  votre  créancier. 


l'invendable  2 17 


21.  —  Réponse  de  Stock  à  ma  réponse.  Tra- 
duction en  français  : 

Mon  cher  Bloy.  Je  tiens  à  vous  opérer  de  toutes  vos 
illusions.  Sachez  que  je  suis  un  parfait  idiot  et  un 
mufle  comme  il  n'y  en  a  pas.  Cordialement. 

A  Termier  : 

...  Vous  n'avez  plus  de  nouvelles  de  la  rue  Gortot, 
dites-vous.  C'est  vrai.  Je  n'osais  pas.  Je  craignais 
d'être  un  «  ami  onéreux  »,  comme  ceux  de  Job,  et  je 
me  sais  la  main  si  lourde  !  Quand  vous  avez  pris  la 
peine  de  venir,  je  n'ai  rien  trouvé.  Cependant  j'ai 
passé  deux  fois  par  la  porte  que  vous  connaissez,  avec 
des  aggravations  ou  raffinements  qui  ont  pu  faire 
sangloter  Marie  sur  son  trône. 

Je  suis  né  en  46,  au  moment  que  Dieu  a  voulu, 
soixante-dix  jours  avant  l'Apparition.  J'appartiens 
donc  à  la  Salette,  en  une  façon  assez  mystérieuse  et 
vous  avez  été  choisi  pour  me  mettre  en  état  d'écrire 
ce  qu'il  fallait  écrire  à  la  fin.  Ce  livre  grandit  dans 
mon  âme,  chaque  matin,  et  j'admire  qu'après  tant 
d'années  de  gestation,  il  soit  exigé  de  moi  décidé- 
ment, à  l'heure  précise  où  les  plus  terribles  menaces 
de  la  Salette  semblent  devoir  s'accomplir. 

Ce  que  je  pense?  demandez-vous.  C'est  simple. 
Heureux  et  bienheureux  ceux  qui  auront  appris  à 
souffrir.  L'échéance  arrive  et  il  y  a  beaucoup  à  payer5 
infiniment  plus  qu'on  ne  pense.  L'infortune  excep- 
ion  nelle  du  fils  de  Louis  XVI  vous  émeut.  Qu'est-ce 


248  l'invendable 


pourtant  que  cette  iniquité,  en  comparaison  dé  l'ini- 
maginable crime  d'avoir  bâillonné  la  Mère  de  Dieu 
depuis  tant  d'années,  d'avoir  bafoué  ses  avertisse- 
ments, ses  ordres  formels,  ses  prophéties,  d'avoir  mis 
en  garde  contre  Elle  ses  enfants,  d'avoir  persécuté 
et  déshonoré  ses  témoins?  Mélanie  une  folle!  Maxi- 
min  un  ivrogne!  Calomnies  indéracinables.  Il  n'y  a 
pas  de  mots  pour  exprimer  l'horreur  de  la  Prévarica- 
tion qui  consiste  à  choisir  ce  qui  plaît  dans  le  fait  de 
la  Salette  et  à  rejeter  comme  rêverie  ou  mensonge 
ce  qui  ne  plaît  pas.  Et  on  s'étonne  de  ne  pas  être 
exaucé  !  Mais  on  s'étonnera  bien  plus  de  ce  qui  va 
venir,  après  des  ajournements  inconcevables  et  de 
prodigieux  sursis. 

J'ai  été  informé  de  l'imminence  du  cataclysme  en 
1880,  exactement  le  19  septembre,  à  la  Salette  même, 
un  peu  après  la  publication  ou  plutôt  la  diffusion  du 
Secret  de  Mélanie.  Depuis,  l'attente  continuelle  des 
divines  Catastrophes  est  devenue  ma  raison  d'être,  ma 
destinée,  mon  art,  si  vous  voulez.  J'ai  toutes  mes  ra- 
cines dans  ce  Secret  et  c'est  pour  cela,  sans  doute 
que  l'universelle  conspiration  du  silence  a  tenté  de 
m'assassiner.  J'ai  passé  vingt-six  ans  à  m'indigner 
de  ne  pas  voir  le  Déluge. 

Que  vous  dirais-je  de  plus?  Attendez  mon  livre. 
Vous  êtes  un  homme  de  si  bonne  volonté  que  Dieu 
vous  fera  voir  la  miséricorde  merveilleuse  dont  vous 
avez  été  l'objet,  le  très-douloureux  objet,  mon  cher 
ami. 


I/INVENDÀBLB  2 10 


£2.  —  Document  pour  l'histoire  do  la  sottise 
et  de  la  vilenie  infernales  des  catholiques  mo- 
dernes, trouvé  dans  la  Semaine  religieuse  do 
Paris  :  Apparitions  et  nies  animées  de  Lourdes. 
Je  manque  de  courage  pour  copier  ce  programme 
ignominieux  de  «  l'Œuvre  des  Vues  cinémato- 
graphiques religieuses»,  œuvre  inventée  et  pro- 
pagée par  le  journal  La  Croix.  Une  vue  animée 
de  riramaculée  Conception  1  C'est  déjà  énorme, 
mais  il  y  a  mieux. 

À  chaque  séance  on  donnera  alternativement  soit 
la  Vie  de  N.-S.  Jésus-Christ,  soit  la  Passion  et  un 
grand  choix  de  scènes  amusantes  composées  spécia- 
lement pour  nos  spectacles  recommandés  aux  Ecoles 
chrétiennes,  Patronages  et  aux  personnes  bien  pen- 
santes. 

Ces  gens  sont  à  faire  peur. 

26.  —  Saint  Etienne.  Marie  d'Agreda  raconte 
que,  parmi  les  pierres  qu'on  jetait   au  Proto- 
martyr,  il  y  en  avait  quelques-unes  qui  péné- 
traient dans  sa  tète  et  qui  y  restaient  rouges  de 
on  sang.  Je  reconnais  là  ma  manière  et  je  me 
appelle  bien  un  silex  très-coupant  qui  dut  être 
mcé  par  moi.  La  prière  suprême  de  cet  homme 
e  Dieu  me  fait  obtenir  des  larmes. 


250  l'invendable 


Une  masse  de  neige  est  tombée  celte  nuit  et 
j'en  ai  entendu,  sur  mon  vitrage,  le  doux  et  ter- 
rible bruit.  Mais  quelle  peine  de  voir  cette  neige, 
tamisée  par  les  fentes  ou  les  cassures,  tomber 
dans  ma  pauvre  chambre,  en  une  sorte  de  pluie 
fine  et  brillante!  C'est  ainsi  qu'une  vieille  pro- 
priétaire honorable  nous  loge  pour  beaucoup 
d'argent. 

A   propos   du  prix   Goncourt   , 

ENQUÊTE    DE    «    GIL   BLÀS   » 
LÉON     BLOY 


Je  suis  monté  au  sommet  de  la  colline,  sur  les  di- 
vines hauteurs  de  notre  Montmartre,  où  vivent,  dans 
de  défectueuses  maisons,  les  derniers  ermites  de 
l'idéal. 

Nous  sommes  dans  une  chambre  nue  et  nous  cau- 
sons timidement  : 

—  Je  ne  suis  pas  préparé  à  cet  interrogatoire,  me 
dit  l'utile  et  probe  auteur  de  YExêgèse  des  Lieux 
communs,  je  ne  suis  pas  au  courant,  ou  si  mal... 

Léon  Bloy  se  plaît  alors  à  rappeler  les  visites  lit- 
téraires que  lui  firent,  il  y  a  deux  ans,  nos  confrères 
Louis  Vauxcelles  et  Georges  Le  Gardonnel  : 

—  A  ce  moment-là,  j'avais  un   nom  dans  la  tête, 


l' invendable 


parce  que  j'avais  lu  Bùbù-de-Montp&r liasse;  ce  nom- 
là,  je  l'ai  donné  à  vos  confrères  :  c'était  celui  de 
Charles-Louis  Philippe.  Bien  que  la  donnée  du  livre 
fût  contestable,  l'art  de  cet  homme  m'avait  étonné. 

Mais  qui  est-ce  qui  mérite  le  prix  ?  s'écrie  Léon 
Bloy,  dont  la  voix  soudain  déborde,  comme  animée 
d'une  sainte  colère  ;  qui  mérite  le  prix  ?  Est-ce  que 
je  ne  mérite  pas  ?  Ne  suis-je  pas  le  pauvre  homme 
de  lettres. 

Oui,  mais  il  y  a  la  tradition  des  petits  frères  :  les 
petits  frères  ceci,  les  petits  frères  cela.  Leur  prix, 
ils  feraient  mieux  de  se  le  donner  mutuellement  : 
«  Tu  as  fait  un  livre  cette  année,  mon  vieux,  voilà 
le  prix  1  »  Mutuellement  ils  se  diraient  cela  chaque 
année. 

Leur  Académie  Goncourt,  c'est  une  verrue  sur  le 
nez  de  l'Académie  française. 

El  je  les  connais  à  peu  près  tous.  Huysmans  est 
un  égoïste  et  un  orgueilleux  ;  je  ne  vois  pas  Huys- 
mans donnant  avec  bonté  un  prix  et  des  louanges 
à  un  jeune  écrivain  ;  il  n'est  capable  que  de  lui  faire 
dédaigneusement  l'aumône. 

Et  Mirbeau,  avec  sa  temme  de  chambre,  il  est 
.  hiial.  Us  ont  tous  du  génie.  Ils  nous  ont  produit 
*  au,  auteur  d'un  livre  illisible,  et  Frapié,  le  pleur- 

cheur.  Ils  sont  effarants! 

Je  me  lève  et  remercie  et  salue  avec  respect  ce 
i  ontempteur  des  dieux  académiques. 

30.  —  Un  ami  me  parle  de  Lazare  ressuscité 


252  l'invendable 


par  ces  mois:  Lazare  veni  foras,  dits  par  Jésus 
pleurant.  Lueur  d'exégèse.  Je  pense  aux  mots 
de  Caïn  à  Abel  :  Egrediamur  joras. 

31. —  Le  Désespéré  est  épuisé  depuis  dix  ans 
et  on  le  demande  sans  cesse.  Pourquoi  ne  puis- 
je  trouver  un  libraire  qui  consente  à  le  réédi- 
ter?Réponse  lumineuse  donnée  par  l'un  d'eux  : 
—  Je  suis  trop  l'ami  de  Léon  Bloy  pour  deve- 
nir son  éditeur.  Ce  ne  serait  plus  une  affaire. 


IQO 


9°7 


Janvier 


2.  —  On  m©  signale  un  article  paru,  il  y  a 
quinze  ou  vingt  jours,  où  j'étais  nommé.  Huys- 
mans  aurait  parlé  de  moi,  en  souriant,  dans  un 
cabaret,  à  propos  du  prix  Goncourt.  Pauvre 
homme  qui  va  mourir  ! 

A  Gatumeau.  Parlé  de  mon  désir  de  trouver 
un  autre  éditeur  que  le  Mercure  qui  est  un  «  ca- 
veau de  famille  »  : 

Vous  êtes,  à  peu  près,  l'unique  parmi  ceux  qui  se 
nomment  confrères,  à  avoir  va  en  moi  la  «douceur  » 
et  c'est  pour  cela  que  je  vous  aime.  Étant,  au  fond, 
un  amoureux  et  un  naît,  je.  n'ai  jamais  pu  prendre 
mon  parti  de  l'injustice  et  de  la  stupidité  de  mes  ju- 
ges. Huysmans  qui  me  doit  son  âme, se  réjouit  de  ma 
souffrance,  dans  certains  lieux  publics.  On  vient  de 
me  l'écrire.  Ah  !  le  malheureux  !  le  malheureux  I 

3.  —  Lu  dans  Y  Echo  de  Paris  l'enquête  sur 


L  INVENDABLE 


la  persécution  prussienne  dans  les  écoles  d'en- 
fants polonais.  Rien  ne  peut  être  imaginé  de 
plus  atroce  et  je  n'ai  jamais  rien  lu  qui  m'ait 
donné  une  idée  plus  complète,  plus  définitive, 
de  la  bassesse  protestante.  Et  cet  empereur  al- 
lemand, avec  son  million  de  soldats,  ses  innom- 
brables canons  et  ses  moustaches  poignardant 
le  ciel,  se  faisant  battre  par  quelques  petits  en- 
fants ! 

5.  —  Lu  l'assassinat  d'un  père  par  ses  deux 
jeunes  enfants,  la  fille  l'assommant  et  le  gar- 
çon le  saignant  comme  un  porc.  Justes  fruits 
d'une  bonne  éducation  républicaine.  De  pareils 
faits  se  multiplieront.  Il  y  a  dans  l'air  comme 
un  souffle  de  possession  diabolique. 

7.  —  On  me  demande  l'adresse  de  Bigand- 
Kaire,  dédicataire  de  la  Femme  pauvre.  Réponse: 

...  Il  y  a  huit  ans  que  je  n'habite  plus  le  Grand 
Montrougeet  il  yen  a  au  moins  neuf  que  j'ai  renoncé 
à  découvrir  la  piste  du  capitaine  Bigand-Kaire,  dont 
la  disparition  est  un  des  mystères  innombrables  qui 
m'environnent. 

11.  —  Je  fais  savoir  à  quelqu'un  que  je  suis 


2571 

plus  déterminé  que  jamais  à  manquer  de  pru- 
dence et  à  citer  les  noms  des  canailles  qui  ont 
outragé,  bâillonné  Notre  Dame  de  la  Salette, 
s'opposant  au  salut  qu'elle  nous  apportait.  Il 
n'y  a  qu'une  manière  de  ne  pas  trahir,  c'est  de 
combattre,  et  on  ne  peut  combattre  qu'en  se  ser- 
vant de  ses  armes.  Quant  aux  dévots,  il  en  est 
d'eux  comme  des  duchesses  ou  des  ânesses  dont 
parlait  Balzac,  la  seule  manière,  c'est  de  taper 
dessus  à  coups  de  trique. 

13.  —Un  décret  signé  du  nom  boueux  de  Fal- 
lières  décide  que  désormais  les  pièces  de  20  fr. 
ne  porteront  plus  les  mots  :  Dieu  protège  la 
France.  Réponse,  dirait-on,  à  la  dernière  Ency- 
clique établissant  l'incompatibilité  absolue  du 
Christianisme  et  de  la  démocratie  actuelle.  Rô- 
les changés  bien  étrangement.  C'est  le  Coq  qui 
renie  et  c'est  Pierre  qui  chante. 

17.  —  Ma  Résurrection  de  V  illier  s  de  Vlsle~ 
Adam  paraît  chez  Blaizot.  Cette  résurrection, 
c'est  le  monument  de  mon  ami  Frédéric  Brou. 
J'ai  rêvé  de  lui  procurer  ainsi  des  souscripteurs. 
[A  la  veille  de  1909  nous  les  attendons  encore.  J 
Après  Y  Epopée  Byzantine  éditée  par  le  même 

17 


253  L  INVENDABLE 

bibliopole  —  on  sait  avec  quel  profit  pour  moi, 
voir  plus  haut,  page  244,  — ce  nouvel  ouvrage  ne 
paraît  pas  non  plus  une  trop  mauvaise  affaire. 
Mille  exemplaires  à  4  francs  et  vingt-cinq  à 
20  francs,  4.500  francs,  si  on  vend  tout;  2.250,  si 
on  ne  vend  que  la  moitié,  minimum  tout  à  fait 
probable.  Droits  d'auteurs  obtenus  en  manière 
d'aumônes  et  par  petits  paquets,  à  force  de  sup- 
plications, 200  francs,  je  crois,  somme  couverte 
surabondamment  par  l'abandon  du  manuscrit 
autographe  d'un  débit  certain.  Pas  de  contrat. 
Le  fin  du  fin,  quand  on  est  le  plus  fort,  c'est  de 
ne  rien  écrire,  Il  m'avait  semblé  que  cet  homme 
aurait  pu  me  gratifier.  A  l'approche  du  *our  de 
Tan,  crevant  de  misère,  espérant  le  mettre  à 
Taise  ou  l'attendrir,  je  lui  ai  demandé  quelques 
bonbons  pour  mes  fillettes.  J'ai  récolté  dix  francs 
qu'il  m'a  fait  attendre  trois  jours.  Blaizot  passe 
avec  raison  pour  l'un  des  éditeurs  les  plus  intè- 
gres et  les  plus  généreux  de  Paris. 

18.  —  Dédicace  de  la  Résurrection  à  Léon 
Hennique  :  «  D'un  confrère  déjà  vieux  qui  n'a 
même  pasFexcuse  d'être  un  repris  de  justice». 

19.  —  Documents  sur  la  Salette.  Cette  his- 


l'invbndablb 


toire  est,  comme  celle  de  Louis  XVII,  pleine 
de  surprises.  Plus  on  y  pénètre,  plus  on  est 
épouvanté. 

20.  —  Autres  dédicaces  :  «  Jacques,  Raïssa, 
Véra,  mes  bien-aimés,  obtenez  ma  résurrection 
d'entre  ceux  qui  se  disent  les  vivants  et  dont 
les  ùmes  asphyxieraient  des  vautours  ». 

«  A  mon  très-cher  ami  Henri  Barbot,  Dieu 
est-il  le  Maître,  oui  ou  non  ?  —  Oui,  n'est-ce 
pas?  Alors  qu'est-ce  que  nous  foutons  ici?  » 

L'immoralité  vraie  d'un  roman,  môme  très- 
impur,  consiste  à  n'être  pas  le  récit  d'un  geste 
de  Dieu.  Passé  trente  ans,  les  êtres  profonds  ne 
peuvent  plus  lire  que  l'histoire.  Fruit  de  mes 
lectures  depuis  un  quart  de  siècle  :  Tous  les 
événements  de  l'histoire  sont  contemporains. 

26.  —  Douzième  anniversaire  de  la  terrible 
mort  de  notre  petit  André.  Ce  matin,  Jeanne 
me  parlait  de  la  puissance  des  impressions  dans 
les  rêves.  —  C'est  très- simple,  ai-je  dit.  Dans 
le  sommeil,  Fâme  est  désarmée,  avant-goût  de 
la  vie  future,  heureuse  ou  malheureuse.  Alors 
Fâme  sera  sans  défense  contre  la  douleur  ou 
sans  défense  contre  la  joie.  .  Ma  chère  femme, 


£60  l'invendable 


à  ces  mots,  s'est  jetée  à  mon  cou  en  pleurant 

27.  —  Jésus  enfant,  donnez-nous  votre  pau- 
vreté pour  que  nous  ne  manquions  de  rien. 
Jeanne. 

28.  —  A  un  ami  : 

Ce  n'est  pas  la  première  fois,  ni  la  dernière  qu'on 
m'aura  reproché  d'être  obscur.  Cela  tient  à  ce  que 
marchant  très-en  avant  de  mes  compagnons,  j'ou- 
blie quelquefois  qu'ils  ne  sont  pas  à  portée  de  m'en- 
tendre.  Ne  vous  scandalisez  pas  de  cette  façon  de 
parler  que  les  dévots  rie  manqueraient  pas  de  trouver 
fort  orgueilleuse.  Je  vous  dis  bien  tranquillement 
que  je  parle  comme  il  faut  parler,  ayant  une  mission 
précise  et  une  destinée  tout  exceptionnelle.  Assuré- 
ment tous  êtes  un  homme  de  bonne  volonté  à  qui  la 
paix  in  terra  ne  sera  pas  refusée.  Votre  premier  mot, 
d'ailleurs,  est  celui  de  saint  Paul  foudroyé  :  Quid 
me  vis  facere  ? 

Cependant  je  trouve  que  vous  faites  ma  lettre  trop 
«  obscure  ».  Il  me  semble  qu'il  vous  eût  été  facile 
de  me  comprendre  si  vous  l'aviez  voulu  avec  éner- 
gie. Ma  lettre  tout  à  fait  inattendue,  je  le  vois  bien, 
et  qui,  pourtant,  devait  nécessairement  venir  un  jour, 
puisque  je  vous  suis  envoyé,  avait  surtout  pour  objet 
de  vous  avertir  du  voile  qui  est  entre  vous  et  la  lu- 
mière. 

Voici  vos  expressions  :  «  Je   ne    manque  pas  de 


l'invendable  261 


foi...  Personne  n'a  plus  d'amour  que  moi...  Peu 
d'hommes  ont,  autant  que  moi,  le  désir  de  la  gloire 
de  Dieu  ».  Le  saint  que  je  voudrais  être  vous  répon- 
drait :  —  Mon  cher  P...,  aimé  de  Jésus  et  de  Marie, 
pourquoi  ne  diriez-vous  pas  avec  moi,  pourquoi  ne 
dirions-nous  pas  ensemble  ceci:  «  Je  manque  de  foi; 
personne  n'a  moins  d'amour  que  moi  ;  peu  d'hom- 
mes onl,  aussi  peu  que  moi,  le  désir  de  la  gloire  de 
Dieu  ».Ah  1  que  ce  serait  beau  et  que  ce  serait  vrail 
Si  vous  obéissiez  à  Notre  Seigneur  qui  veut  être 
mangé  chaque  jour,vous  verriez  clair,vousne  m'écri- 
riez pas  que  vous  «  croyez  être  dans  la  voie  droite, 
que  vous  n'avez  à  vous  reprocher  que  des  défaillan- 
ces journalières,...  enfin  qu'un  changement  radical, 
dans  votre  façon  de  vivre,  ne  vous  paraît  pas  exigé*. 
C'est  exactement  le  contraire  que  vous  m'auriez 
écrit  et  en  l'écrivant,  vous  auriez  eu  un  éblouisse- 
ment  d'amour,  au  lieu  de  la  tristesse  et  du  trouble. 

Comment  ne  comprendriez-vous  pas  cela?  Il  no 
sert  de  rien  de  dire  que  vous  êtes  «  un  misérable 
pécheur  ».  Vous  Têtes  moins  que  moi  et  nous  le 
sommes  peut-être,  l'un  et  l'autre,  moins  que  saint 
Paul  avant  la  foudre.  Il  ne  s'agit  pas  de  ça.  Il  s'agit 
d'obéir  à  Dieu,  c'est-à-dire  de  tout  vendre,  de  tout 
quitter,  de  détruire  en  soi  l'esprit  du  monde  .. 

Voilà, cher  ami,  ce  que  je  peux  vous  dire  de  la  part 
de  Celle  qui  pleure.  Vous  êtes  appelé,  je  le  sais,  je 
le  vois  et  j'ai  le  devoir  de  vous  en  instruire. Les  chré- 
tiens du  monde  sont  immobiles  et  contents  d'eux-mê- 
mes. Les  autres,  en  petit  nombre,  sont  des  torrents 


262  l'in  vendable 


jamais  satisfaits.  Dieu  vous  veut  saint  ;  je  ne  dis  pas 
vertueux,  ni  honorable,  ce  qui  suffit  aux  bourgeois, 
mais  saint,  et  il  saura  vous  y  contraindre,  fût-ce  par 
d'effroyables  douleurs.  Il  vous  tire  à  lui,  chaque  jour, 
par  la  fleur  de  vos  entraillesqui  est  dans  le  Paradis.., 
Vous  ne  savez  peut-être  pas  que  la  conversion  des 
honnêtes  gens  est  incomparablement  plus  miracu- 
leuse que  la  conversion  des  scélérats. 

30.  —  A  une  dame  épouvantablement  riche 
qui  m'a  envoyé  200  francs,  pour  m'aider  à  faire 
mon  livre  : 

Madame,  vous  savez  combien  je  suis  inapte  au  re- 
merciement. Notre  Seigneur  a  dit  qu'il  y  a  plus  de 
bonheur  à  donner  qu'à  recevoir  et  j'ai  passé  la  plus 
grande  partie  de  ma  vie  à  sentir,  de  manière  ou 
d'autre,  cette  vérité  éternelle.  Étant  des  Images  et 
des  Ressemblances  de  Dieu,  il  va  de  soi  que  les  hom- 
mes —  et  même  les  dames  —  sont  faits  pour  donner 
toujours  et  que  ceux  qui  ne  donnent  pas  se  configu- 
rent aux  démons.  De  la  part  de  Notre  Dame  de  la 
Salette,dont  je  suis  le  très-humble  esclave,  je  m'em- 
presse donc  de  vous  léliciter,  en  regrettant  que  vous 
n'ayez  pu  faire  davantage  pour  le  service  de  notre 
•Souveraine. 

A  Gustave  Schlumberger  : 

Je  voudrais  savoir  si  mon  étude, L'Épopée  Byzan- 
tine et  Gustave  Schlumherger,  vous  a  plu.  Je  m'y  suis 
fort  dépensé,  ayant  conçu  un  vrai  désir  de  sacrifier 


l'invendu  263 


au  membre  do  l'Institut  que  vous  êles  Je  farouche 
pamphlétaire  qu'on  veut  que  je  sois,  en  retour  du 
plaisir  extrême  que  m'avait  donné  votre  somptueuse 
histoire  du  dixième  siècle  Byzantin. Immolation  qu'on 
a  peine  à  croire. Vous  savez, pour  m'avoir  un  peu  lu, 
que  mes  croyances,  mes  sentiments  et, plus  que  tout, 
ma  façon  de  les  exprimer  éloignent  de  moi,  comme 
par  une  valide  main,  la  multitude.  Depuis  le  com- 
mencement de  ma  vie  littéraire,  je  dois  me  con- 
tenter du  suffrage  de  quelques  esprits.  Vous  jugerez 
sans  doute  équitable  de  ne  pas  me  priver  de  cet  uni- 
que salaire. 

31. —  Atelier  Brou.  Admiré  sa  Gloire  de  Vii- 
liers  qui  devient  une  fort  belle  chose,  une 
grande  œuvre  de  sculpture.  Je  continue  à  igno- 
rer comment  peut  subsister  ce  pauvre  héros. 

Lecture  de  Thiers  (Baylen).  Etonnante  féro- 
cité des  Espagnols  qui  se  montrèrent  plus  en- 
ragés,plus  diaboliquement  dénués  de  générosité, 
en  combattant  pour  leur  royauté  pourrie,  que 
la  pire  canaille  de  France  en  démolissant  la  mo- 
narchie très-chrétienne.  Aînesse  et  supériorité 
de  ta  France,  même  en  ses  plus  horribles  jours. 
Elle  a  beau  faire  le  mal,  elle  ne  peut  en  don- 
ner l'exemple  qu'à  des  inférieurs.  Elle  ne  des- 
cend jamais  que  jusqu'à  un  certain  point  et  il 
sort  toujours  d'elle  une  Main  divine. 


264  l'invendable 


Février 


2.  —  Chandeleur.  Jésus  est  présenté  au  Tem- 
ple par  un  froid  terrible. 

Réponse  à  une  lettre  de  Godefroy  me  repro- 
chant d'avoir  insinué  je  ne  sais  quoi.  Enorme  ! 
Les  insinuations  d'un  obus  à  la  mélinite  ! 

Schlumberger  m'exprime  sa  satisfaction  au 
troisième  degré  au-dessus  de  la  glace,  assez  loin 
des  orangers,  «  J'ai  trouvé  que  vous  étiez  bien 
dur  pour  les  protestants  dont  je  suis».  Ce  mem. 
bre  souffrant  de  l'Institut,  à  qui  j'ai  donné  ce 
que  nul  de  ses  collègues  n'eût  espéré  sans  dé- 
mence, ne  comprend  pas  que  j'ai  miséricordieu- 
sement  écarté  de  lui  une  pire  tribulation  en 
lui  épargnant  ma  douceur. 

5.  —  A  un  bienfaiteur  : 

C'est  une  difficulté  bizarre  que  j'ai  souvent  éprou- 
vée d'avoir  à  écrire  affectueusement  et  de  tout  son 
cœur  à  quelqu'un  qu'on  n'a  jamais  vu.  Cependant  il 


265 


y  a  entre  vous  et  moi  l'admirable  cœur  de  Pierre  Ter- 
mier.  Cela  vous  a  suffi  pour  traiter  avec  bonté  un 
chrétien  situé  loin  de  vous  et  que  son  mauvais  renom 
vous  eût  empoché  de  jamais  connaître.  Ce  que  fait 
Dieu  est  admirable  et  sa  Main  est  ici  tellement  vi- 
sible que  je  me  sens  avec  vous  comme  une  parenté 
spirituelle.  Nul  ne  sait  qui  est  son  plus  proche,  nul 
ne  le  saura  que  dans  la  Lumière  et  c'est  une  faveur 
très-insigne  de  rencontrer,  ici  ou  là,  après  des  dou- 
leurs immenses,  quelques  frères  probables,  quelques 
cousins  supposés  du  Paradis. 

Ma  destinée  est  si  singulière,  je  suis  si  en  dehors 
de  la  voie  commune  que  cela  m'arrive  assez  fréquem- 
ment. J'ai  eu  des  amis  passionnés,  me  donnant  des 
preuves  d'un  dévouement  héroïque,  mais  séparés  de 
moi  corporellement  par  des  obstacles  invincibles  et 
qui  sont  morts  sans  que  je  les  aie  vus.  Dieu  ne  vou- 
dra peut-être  pas  qu'il  en  soit  ainsi,  de  vous  à  moi. 
Vous  savez  par  Termier,qui  fut  mon  excitateur,  l'œu- 
vre que  j'ai  entreprise  et  qui  ne  sera  certainement 
pas  ce  que  quelques-uns  pourraient  prévoir.  Pour 
tout  dire  en  peu  de  mots,  je  vais  à  la  Salette  comme 
Christophe  Colomb  à  la  découverte  du  Nouveau- 
Monde,  avec  peu  de  vivres  et  un  équipage  dont  je 
ne  suis  pas  très-sûr,  mais  dans  la  plénière  et  cons- 
tante volonté  de  périr  parmi  les  tourments,  si  cela 
est  nécessaire  ou  seulement  profitable.  Notre  Sei- 
gneur et  sa  Mère  savent  exactement  le  compte  des 
âmes  qui  prieront  pour  moi. 


26ô  l'invendable 


6.  —  Un  inventeur  qui  a  du  flair  me  demande 
quatre  mille  francs  pour  tirer  parti  d'une  décou- 
verte qui  changera  très-probablement  la  face  de 
la  terre.  J'ai  connu  plusieurs  de  ces  êtres  privi- 
légiés qui  ne  se  lassent  pas  Jusqu'à  la  mort,  de 
faire  tourner  le  globe  sur  leur  petit  doigt. 

8.  —  Lettre  de  Josef  Poiàk,  mon  jeune  prêtre 
de  Moravie  : 

,o.  Librum  tuum  novissimum  de  Byzantia,pulchro 
icône  ornatum  quamprimum  lecturus  sum.  In  his 
diebus,  librum  Quatre  ans  de  captivité  meditor  et 
admiratio  mea  crescit  quotidie.  Liber  hic  rêvera  the- 
.saurus  insestimabilis  est,  catena  aurea  sublimiorum 
revelationum  et  illuminationum,  interminabilis  co- 
ruscatio.  Non  possum  satiari  legendo.  Vere  qui  haec 
gustant  esuriunt  ;  qui  bibunt,  adhuc  sitiunt... 

Je  suis  content  et  honteux  de  ce  témoignage 
qui  n'est  malheureusement  pas  un  bref  du  Pape, 
honteusement  content,  pour  parler  net.  Tant 
mieux,  après  tout.  J }  écris  pour  les  âmes  et  de 
tels  résultats  me  font  penser  que  je  n'ai  pas  reçu 
la  mienne  en  vain. 

Éloge  académique  du  cardinal  Perraud,  lu 
hier  par  son  successeur, le  cardinal  Mathieu,  qui 
ne  saurait  plus  faire  aucun  usage  de  la  vie  s'il 


i/iNVflNDAn.r:  267 


renonçait  à  admirer  ce  successeur  de  Talley- 
rand, 

9.  ~  J'apprends  que  le  récit  de  la  vie  intime 
de  Mélanie  (de  la  Saleite)  -avant  V Apparition 
—  fera  un  volume  in-8°  (!).Le  monde  chrétien  a 
donc  été,  plus  d'un  demi-siècle,  dupe  de  la  plus 
diabolique  imposture,  le  démon  ayant  réussi 
totalement  à  dénaturer  l'histoire  d'une  sainte  et 
de  quelle  sainte  !  J'ai  lu  quelques  extraits  qui 
sont  inouïs. 

A  Florian  : 

...  Ah  l  que  j'ai  appris  de  choses  depuis  le  mois 
d'août,  depuis  notre  rencontre  sur  la  Montagne  !  Je 
suis  forcé  de  croire  que  Dieu  et  sa  Mère  veulent  ab- 
solument mon  livre,  car  les  lumières  de  toute  sorte, 
les  documents  les  plus  précieux,  les  plus  cachés  vien- 
nent à  moi  sans  que  je  les  cherche,  comme  si  j'étais 
exactement  le  niveau  demandé  par  toutes  ces  eaux 
du  ciel.  C'est  admirable,  incroyable  1  La  Salette  est 
cent  iois  plus  belle  qu'on  ne  pense.  C'est  une  mani- 
festation à  laquelle  rien  ne  ressemble  et  le  Miracle 
tel  qu'il  laudrait  le  présenter  est  un  monstre  de  splen- 
deur à  taire  chavirer  les  intelligences... 

12.—  Mardi  gras. Lu,  avec  succès,  Je  m9 accuse... 
s  une  maison  très-correcte,  en  présence  de 


268  l'invendable 


jeunes  filles  très -bien  élevées.  C'est  étonnant 
ce  qu'un  famélique  peut  faire  avaler  en  carna- 
val, 

15.  —  Brumaire,  par  Albert  Vandal.  «  Napo- 
léon, dit  l'auteur,  offre  le  type  de  l'humanité 
intégrale,  »  J'avais  cru,  jusqu'ici,  que  cela  ne 
pouvait  être  dit  que  de  Notre  Empereur  et  Roi, 
Jésus-Christ. 

18.  —  Brumaire.  Est-il  bien  vrai  que  le  Bo- 
naparte de  ce  coup  d'Etat  est  si  loin  de  ressem- 
bler à  celui  de  Rivoli  ou  des  Pyramides  ?  Ce 
serait  trop  étonnant  de  ne  pas  lui  trouver  ici 
cette  immense  fermeté  d'âme  qu'on  admire  par- 
tout ailleurs, excepié, peut-être,  aux  heures  trou- 
bles des  inexplicables  Abdications. 

21. —  J'apprends  qu'un  certain  prêtre  qui  me 
traita  fort  goujatement  l'année  dernière,  est 
actuellement  poursuivi  pour  faux,  —  lui  qui 
disait  que  Mélanie  était  une  faussaire  ! 


24.  —  Solidarité  universelle.  Nous  agissons 
toujours  pour  ou  contre  quelqu'un,  sans  le  sa- 
voir. Voici  un  fils  qui  afflige  son  père. Ce  père, 


y 


l'invendable 


coupable  d'une  autre  manière  et  trop  dénué  de 
foi  pour  déplorer  son  propre  crime,  est  forcé 
par  la  Justice  de  pleurer  sur  la  misère  morale 
de  son  enfant.  Cela  à  l'infini.  Combien  de  fois 
n'arrive-t-il  pas  qu'un  juge  condamne  le  mal- 
heureux chargé  de  payer  pour  lui  ? 

25.  —  Envoi  de  la  Résurrection  de  Villiers  de 
FIsle-Adam  à  mon  ami  Polâk,  le  prêtre  morave  : 

In  aures  luasnimis  benevolaset  nimiopere  apertas, 
non  verba  aureaet  luculentissima  —  ut  dicis,  in  er  - 
rorem  labens  —  sed  contra,  metuo,  fera  sonantia  aut 
cymbala  tinnienta,humillime  et  valde  amiciter  mitto. 
Léo  Bloy,  cognomine  :  Caïn  Pedibus-Nigrovigens 
(id  est,  Caïn  Marchenoir). 

Lu  un  article  d'Hanotaux  qui  signale  avec  un 
discernement  équitable  les  fautes  du  Pape. Son 
admiration  pourBriand  et  Clemenceau  n'a  pres- 
que pas  de  bornes. 

28.  —  A  un  prêtre  confident  de  mes  travaux 
sur  la  Salette  : 

...  Vous  m'avez  délivré  d'un  poids  en  m'apprenant 
que  vous  avez  si  peu  d'objections.  J'ose  croire  que 
vous  en  aurez  de  moins  en  moins.  Vous  seriez  l'homme 
cl,  surtout,  le  prêtre  le  plus  extraordinaire,  si   vous 


270  l'invendable 


ne  faisiez  pas  au  moins  le  geste  de  me  détendre  vo- 
tre porte. 

Tout  ce  que  vous  pourriez  m'opposer  —  et  vous 
ne  m'opposez  vraiment  pas  grand'chose  —  serait  tenu 
pour  rien,  tomberait  devant  cet  aveu  que  mon  cas 
est  «  exceptionnel  ».  Dès  lors  vous  y  êtes  en  plein. 
C'est  bien  cela  qu'il  faut  comprendre.  J'ai  passé  une 
partie  de  ma  vie  à  demander  bien  vainement  au  Pape 
la  «  voie  exceptionnelle  »,  en  ce  qui  regardait  la  Béa- 
tification de  Christophe  Colomb,  indéfiniment  ajour- 
née par  l'infâme  Congrégation  des  Rites  qui  deman- 
dait 200. 000  francs  pour  introduire  la  Cause.  J'invitais 
le  Souverain  Pontife  à  jeter  par-dessus  bord  cette 
Sacrée  Congrégation  qui  déshonore  l'Église,  et 
Léon  XIII, aussi  bien  que  Pie  IX  et  les  autres,  savait 
iort  bien  à  quoi  s'en  tenir.  Mais  Innocent  III  et  Bo- 
niface  VIII  sont  loin... 

Cependant  nous  allons  tous,  aujourd'hui,  à  l'excep- 
tionnel, que  nous  le  voulions  ou  que  nous  le  voulions 
pas.  et  c'est  parce  que  je  le  veux  plus  que  personne  et 
avant  tout  le  monde,  que  je  passe  pour  impossible,  en 
attendant  d'être  jugé  plausible  ou  même  nécessaire. 

Vous  me  parlez  du  «  grand  public  auquel  mon 
ouvrage  s'adresse  ».  Erreur.  Je  n'écris  pas  pour  le 
public,  grand  ou  petit.  Mes  livres  sont  faits  pour 
quelques-uns  qui  sont  des  chefs  selon  Dieu  et  qui 
peuvent  conduire  le  bétail.  Mon  style  seul,  ma  forme 
littéraire  est  une  ligne  de  démarcation  que  ne  dépas- 
sera jamais  aucune  foule.  Je  vise  à  la  tête  pour  être 
sûr  de  ne  jamais  atteindre  plus  bas  que  le  cœur. 


L  [NVRNDABLB  271 


La  parole  de  Mélanie  :  «  Ils  ne  feront  souffrir  per- 
sonne »,  veut  être  entendue.  Il  s'agit  de  la  Vérité, 
n'est-ce  pas  ?  Or  la  Vérité  (nom  de  Jésus,  Ego  Veri- 
tas) fait  toujours  souffrir.  Mélanie  et  tous  les  Saints, 
Martyrs  ou  Confesseurs,  ont  fait  souffrir  en  disant  la 
Vérité,  de  même  que  Jésus  a  fait  souffrir  les  mar- 
chands du  Temple  en  les  fouaillant  comme  des 
chiens...  Gomment  pourrions-nous  être  des  amis  de 
Dieu  si  nous  ne  faisions  pas  souffrir  quelqu'un,  ne 
fût-ce  que  le  Diable  ?  Plus  qu'un  autre  je  dois  con- 
gédier toute  préoccupation  du  lecteur.  Un  homme 
tel  que  moi  n'a  pas  à  plaire  ni  à  déplaire.  Soldat  de 
V Absolu,  j'ai  la  consigne  de  dire  la  vérité  n'imparte 
à  qui  et  à  n'importe  quel  moment,  en  attendant  le 
martyre  épouvantablement  douloureux  que  j'espère 
et  que  j'implore,  depuis  des  années,  comme  témoin 
de  l'Immaculée  Conception  et  de  Notre  Dame  des 
Sept  Douleurs,  Voilà. 


Mars 


2.  —  Un  Jeune  homme  vient  de  la  part  d'un 
bas-bleu  qui  veut  me  connaître.  Cet  ambassa- 
deur me  déclare  qu'il  ne  se  serait    pas   chargé 


272  -  l'invendable 


d'une  démarche  aussi  ridicule  si  la  lecture  toute 
récente  du  Désespéré  ne  lui  avait  donné  à  lui  • 
même  le  désir  de  me  voir.  Jusque-là,  il  n'avait 
même  pas  voulu  entendre  parler  de  moi,  per- 
suadé que  j'étais  le  dernier  des  hommes.  Tou- 
ché de  cet  aveu,  je  le  congédie  en  le  priant  de 
décourager  son  bas-bleu. 

3.  —  Impôt  sur  le  revenu.  Dispositions  du 
projet  de  loi  concernant  les  gens  de  ma  sorte, 
exerçant  des  professions  dites  libérales.  Je  se- 
rais forcé,  chaque  janvier,  de  déclarer  mes 
recettes  de  l'année,  avec  pièces  justificatives... 
On  parle  aussi  de  la  variole  noire  dont  on  est 
menacé.  Tout  le  monde  serait  vacciné  de  force. 
Tourment  de  ne  pouvoir  fuir  un  pays  si  bête  1 

4.  —  Je  demande,  comme  toujours,  secours  et 
courage.  Depuis  quelque  temps,  même  lorsqu'il 
y  a  de  l'argent,  j'ai  une  sorte  d'angoisse  per- 
manente, comme  si  un  danger  formidable  me 
menaçait,  comme  si  toute  ma  pauvre  nature 
tremblait  à  l'approche  d'un  cruel  supplice,  ac- 
cepté pourtant. 

5.  —  Évangile  de  la  férié  (Matth.  18)  :  Quœ- 


l'invendable  273 


cumque  alligaveritis...  et  quœcumque  solveri- 
tis...  C'est  un  triomphe  des  protestants  d'oppo- 
ser ce  texte  à  celui  du  môme  évangéliste,  chap. 
18  :  Quodcumque  ligaveris...  quodeumque  sol- 
veris,  pour  nier  l'investiture  unique  et  la 
suprématie  absolue  de  Pierre.  Je  me  rappelle 
qu'en  Danemark,  le  professeur  Moltesen,  lu- 
mière d'Askov,  prévoyant  une  discussion,  avait 
préparé  un  Novum  Testamentum  ouvert  à  cet 
endroit  et  qu'il  le  mit  sous  mes  yeux  pour  me 
confondre. 

17. —  Un  curé  bienveillant  me  prédit  que  mon 
livre  ne  se  vendra  pas.  «  Vous  êtes,  dit-il,  trop 
irrespectueux  du  cerveau  des  autres  ».  C'est 
vrai. 

23.  —  Réponse  au  curé  bienveillant  : 

...Vous  recevrez  ma  Femme  pauvre  dans  la  semaine 
de  Pâques,  époque  de  délassement  pour  un  prêtre. 
J'espère  que  ce  livre,/)ù  j'ai  mis  toute  mon  âme,  vous 
paraîtra,  en  effet,  «  captivant  ».  Il  n'en  existe  pas  de 
plus  douloureux. 

Je  ne  suis  pas  content  de  votre  dernière  lettre.  C'est 
à  croire  que  vous  n'aviez  pas  pris  le  temps  de  lire  la 
mienne.  Voici  vos  paroles  qui  vous  étonneront  vous- 
même  :  «  J'attendais  mieux,  j'attendais  de  vous  un 

18 


271 


L  INVENDABLE 


livre  qui  se  vendît  ».  Mais  mon  cher  ami,  je  ne  suis 
pas  dans  le  commerce  et,  après  ce  que  je  vous  avais 
écrit,  je  suis  un  peu  stupéfait  d'une  objection  si  com- 
plètement humaine...  Enfin  vous  priez  pour  moi,  c'est 
l'essentiel. 

C'est  vrai  que  je  respecte  peu  le  cerveau  de  la 
plupart  des  contemporains  dont  vous  connaissez  par- 
faitement l'imbécillité.  Vous  avez  vu  et  montré  la  sot- 
tise de  Spinoza, de  Fichte,de  Schelling,de  Hegel, de 
combien  d'autres  encore.  Toutes  les  dupes  de  Satan 
sont  immédiatement  vouées  à  la  sottise.  Le  philosophe 
Blanc  de  Saint-Bonnet  a  écrit  un  livre,  malheureuse- 
ment insuffisant,  intitulé  avec  une  sorte  de  génie  :  De 
V Affaiblissement  de  la  Raison.  Tout  chrétien  capable 
de  protondeur  conviendra  qu'il  est  impossible,  en 
effet,  de  perdre  la  Foi  sans  perdre,  jusqu'à  un  certain 
point,Ia  Raison  qui  est  la  faculté  par  laquelle  on  con- 
naît Dieu.  Un  homme  opposant  la  Raison  à  la  Foi  est 
aussi  stupide  qu'un  cavalier  qui  ne  donnerait  pas 
à  manger  à  son  cheval.  Or  vous  savez  que  c'est  le 
niveau  actuel,  non  seulement  des  mécréants,  mais  de 
la  plupart  des  catholiques.  Je  vous  serais  reconnais- 
sant de  me  dire  comment  je  pourrais  m'y  prendre 
pour  ne  pas  mépriser  ça. 

Je  ne  prétends  pas  «imposer  de  force  ma  manière 
de  voir  ».  ainsi  que  vous  le  dites.  Je  veux  seulement 
rendre  témoignage  à  la  Vérité.  Cela  je  le  veux  de 
tout  mon  cœur,  comme  les  martyrs  sous  le  couteau. 
Quant  à  V  habileté  ^  je  n'en  veux  pas.  Je  la  remplace 
par  la  confiance  en  Dieu... 


L INVBNDABLB  275 


27.  —  Voir, dans  chaque  mot  do  l'Écriture,  ua 
vase  plein  du  Sang  de  Jésus-Christ. 

28.  —  Un  ami  vient  de  découvrir  mon  Exèn 
gèse  des  Lieux  communs,  lue  déjà,  mais  jusqu'ici 
peu  comprise.  Il  s'exprime  ainsi  :  «  Je  vois  deux 
époques  dans  ma  vie  :  celle  où  je  n'ai  pas  connu 
Léon  Bloy  et  celle  où  je  l'ai  connu  »,  Semblable 
à  d'autres,  il  était  si  loin  de  moi  qu'encore  au- 
jourd'hui, il  me  découvre  peu  à  peu. 

29.  —  Vendredi  Saint.  Je  connais  des  âmes 
merveilleuses.  Aussitôt  que  Jésus  les  a  regar- 
dées, c'est  la  sainteté,  sans  étapes. 

Notre  Véronique  est  pleine  de  compassion 
pour  un  de  nos  amis  qui  vient  de  perdre  sa 
mère.  Afin  de  consoler  cet  affligé,  elle  a  compose 
une  sorte  de  cantique  sur  Marie  douloureuse, 
Mère  et  Consolatrice  des  bourreaux  de  son  Fils. 
Je  ne  sais  comment  dire  la  joie  qui  me  vient  de 
cette  enfant. 

31.  —  Dimanche  de  Pâques.  Grand'messe  à 
la  basilique.  Décidément  ces  concerts  ne  me 
réussissent  pas.  Il  m'a  fallu  entendre  une  horri- 
ble musique  de  foire,  à  faire  danser  les  animaux 


276  l'invendable 


savants,  sous  prétexte  d'une  fugue  de  Bach.  Je 
n'ai  pu  cacher  mon  mécontentement  extrême 
et  j'ai  répandu  la  tristesse  autour  de  moi.  Joli 
résultat. 


Avril 


1.  —  Aux  Maritainen  leur  envoyant  une  copie 
de  mon  chapitre  sur  le  «  Paradis  »  : 

Voilà,  mes  chers  filleuls,  ce  que  vous  offre  le  par- 
rain, en  manière  d'œufs  de  Pâques.  Il  me  semble 
que  je  ne  pourrai  jamais  laire  mieux  que  ce  chapi- 
tre. Accueille-le,  douce  Raïssa,  comme  une  réponse 
à  ia  lettre  si  belle.  Non  seulement  l'Ordre  des  Apô- 
tres des  derniers  temps  existera,  mais  je  me  persuade 
que  nous  sommes  désignés  pour  faire  partie  de  leur 
troupe.  En  ce  qui  me  concerne,  il  y  aura  bientôt 
trente  ans  que  j'en  suis  sûr. 

Voici  un  conseil  que  je  vous  donne  avec  mon  Pa- 
radis. Peut-être  même  est-ce  un  de  mes  secrets  que 
je  vous  livre.  Vous  avez  lu  dans  le  Salué  par  les  Juifs 
que  Dieu  ne  peut  parler  que  de  Lui-même. Or  Dieu, 
c'est  Jésus,  et  nous  sommes  ses  me  mires.  Donc  l'Es- 


l'invendable  277 


prit-Saint  est  forcé  de  parler  en  même  temps  de  nous 
et  chacun  est  en  droit  de  s'appliquer  à  lui-même,  en 
cette  qualité,  chacune  des  paroles  du  Livre  Saint. 
J'aurais  beaucoup  à  dire  sur  un  tel  sujet.  Je  m'en 
tiens  à  ce  conseil  tout  à  tait  pascal.  Faites  ainsi  et 
vous  serez  stupéfaits  du  résultat.  Je  vais  jusqu'à  pré- 
tendre que  l'Écriture  prophétise  chacun  de  nous 
d'une  manière  spéciale,  précise.  Quand  on  découvre 
cela,  c'est  à  mourir  d'amour... 

Le  monument  de  Villiers  de  TIsle-Adam  est 
achevé.  Si  ce  n'est  pas  là  un  chef-d'œuvre,  j'abo- 
lirai par  décret  le  sens  de  ce  mot.  Je  n'ai  rien 
à  changer  à  ma  brochure,  écrite  alors  que  la 
maquette  seule  existait,  brochure  que  l'avarice 
de  Féditeur  m'empêche  —  bien  que  sans  droit 
et  sans  contrat  —  de  reproduire  ici.  Tout  ce 
que  je  peux,  c'est  d'en  donner  une  traduction 
faible  par  l'héliogravure. 

...L'érection  d'un  tel  monument,  disais-je,  est  diffi- 
cile à  concevoir.  Songez  que  le  groupe  est,  en  réalité, 
je  ne  dis  pas  de  trois  personnes,  mais  de  trois  figures^ 
Il  y  a,  comme  je  l'ai  dit,  la  Gloire,  la  gloire  excita-* 
trice,  —  telle  que  Villiers  pouvait  la  comprendre. 
Elle  se  nomme  Tullia  Fabriana,  Claire  Lenoir,  Ellen, 
Morgane,  Sara,  Akedysséril  ;  une  femme  unique 
dans  les  deux  sens  du  mot.  Il  y  a  ensuite  Villiers 
se  réveillant  et,  enfin  il  y  a  la  Mort  signifiée  parce 


278  l'invendable 


cercueil,  debout  comme  un  homme,  s'efforçant  de  ré- 
sister à  la  Gloire  ! 

Qu'on  essaie  de  se  représenter  l'effarement,  Paf~ 
iolementde  la  multitude  à  l'aspect  de  cette  troisième 
figure  dressée  sur  une  place  publique,  comme  un 
échafaud  ou  un  trône,  comme  ce  trône  de  Grèce  au- 
quel le  pauvre  Villiers  se  crut  des  droits  ; 

Un  trône  pour  celui  qui  rêve, 
Un  trône  est  bien  sombre  aujourd'hui... 
Il  est  formé  de  quatre  planches 
Asolument  comme  un  cercueil  l 

Le  Bourgeois,  le  «  Tueur  de  cygnes  »,  ainsi  que  le 
nommait  notre  poète,  n'aime  pas  qu'on  lui  rappelle 
le  cimetière.  Il  n'est  pas  lyrique,  lui,  il  ne  rêve  pas, 
il  ne  croit  pas  qu'on  se  réveille  dans  les  sépulcres. 
Sa  chair  immonde  qui  rend  fétide  le  cœur  des  fleurs 
et  qui  fait  crever  les  vers,  il  ne  l'imagine  pas  revi- 
vifiée. Alors  cette  fin  dernière  exaspère  ce  réprouvé 
et  tout  ce  qui  le  contraint  d'y  penser  lui  remplit  la 
gueule  de  malédiction  et  d'écume. 

Ce  serait  pourtant  beau  et  fier,  et  si  noble,  et  com- 
bien juste  1  qu'il  y  eût  ici  ou  là,  à  Montmartre  ou  au 
Luxembourg,  —  en  ce  Paris  horriblement  souillé  et 
défiguré  de  bêtise,  mais  qui  est  tout  de  môme  encore 
le  vieux  Paris  des  élus  —  une  telle  protestation  de 
la  Poésie  contre  la  Mort  ! 

Mais,  une  lois  de  plus,  quelle  peur  et  quelle  fureurl 
Jésus  s'est  nommé  lui-même  la  Vie  et  c'est  pour 
cela  qu'il  ressuscitera,   un  jour,   tous  les  morts.  Il 


l'invendabuï  27!) 


n'y  aura  jamais  eu  d'épouvante  comme  celle-là.  Pour 
un  grand  nombre  ce  sera,  sur  la  dernière  marche 
de  l'escalier  des  temps,  le  premier  grondement  do 
l'Épouvante  éternelle. 

En  attendant,  l'affirmation  telle  quelle  de  la  survie 
d'un  poète  serait  quelque  chose  de  foudroyant.  Per- 
sonne ne  ressusciterait,  c'est  infiniment  probable, 
mais  il  y  a  des  chances  pour  que  ceux  qui  auraient 
pu  faire  semblant  de  vivre  longtemps  encore  fussent 
horrifiés  à  en  crever.  Dans  le  cas  de  VilliersdeNsle- 
Adam,  surtout,  l'expérience  vaut  d'être  tentée... 

[Ah  !  j'ai  trop  parlé  d'Édison  1  Cet  américain 
trop  inventé  déjà  par  Villiers,  dans  Y  Eve  future 
j'avais  espéré  qu'il  nous  aiderait,  Brou  et  moi,  à 
glorifier  le  poète  qui  lui  conféra  magnifiquement 
et  absurdement  le  génie,  en  multipliant  cette 
âme  par  la  sienne.  Oubliant  la  sottise  et  la  vile- 
nie américaines,  j'avais  voulu  croire  qu'Édison 
inscrirait  son  nom  en  tète  de  la  liste  des  sous- 
cripteurs et  que  le  monument,  réalisé  en  bronze 
ou  en  marbre,  se  dresserait  à  Montmartre,  un 
prochain  jour.  Oui,  j'avais  fait  ce  rêve.  Edison 
est  mort  comme  il  a  vécu,  sans  rien  voir,  peut- 
êlre  sans  rien  savoir,  sur  ses  millions  imbéci- 
les. Les  souscripteurs  n'ont  pas  suivi  un  chef 
de  file  qui  ne  se  montrait  pas  et  la  belle  œuvre 
est  restée  dans  l'atelier  du  statuaire  qui  n'a  pas, 


280  L  INVENDABLE 


comme  Rodin,  le  suffrage  universel  des  journa- 
listes et  des  putains.] 

2.  —  Mardi  de  Pâques.  Aqua  sapientiœ  pota^ 
viteoSy  alléluia.  Une  paix  très-douce  est  revenue. 
Pluie  de  printemps,  pluie  pascale  sur  mon  jar- 
din désolé. 

Véronique  nous  chante  sa  Notre  Dame  des 
Orphelins,  inspirée  par  une  forte  émotion  re- 
ligieuse, dans  le  désir  de  consoler  notre  ami 
Ricardo  Viiies.  C'est  effrayant  de  penser  aux 
souffrances  réservées  à  une  pauvre  enfant  si 
surnaturel! ement  douée. 

4.  —  Je  ne  me  rassasie  pas  de  cette  messe  du 
Jeudi  de  Pâques.  Que  s'est-il  passé  aujourd'hui, 
ce  matin  même  ?  Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir 
été  plus  ému,  plus  amoureux  de  Dieu,  plus  en 
larmes.  Est-ce  la  joie  qui  vient  ou  la  douleur?... 
J'ai  beaucoup  pensé  à  notre  Véronique  si  chère... 
Jeanne,  un  peu  bouleversée,  m'avait  dit  :  «  Cette 
pauvre  petite  est  écrasée  du  don  qu'elle  a  reçu». 
Je  sens  qu'il  en  est  ainsi.  C'est  une  nature  d'ho- 
locauste. Que  Dieu  soit  béni  et  qu'il  nous  prenne 
en  pitié  I 


l'invrndarliî  281 


6,  — A  mon  curé  bienveillant  du  23  mars  : 

•..  L'orgueil  est  le  seul  reproche  dont  il  soit  impos- 
sible de  se  défendre.  C'est  triompher  bien  facilement 
que  de  se  servir  de  cette  arme  et  c'est  ce  que  vous 
laites  quand  vous  m'écrivez  que  je  n'ai  pas  confiance 
en  Dieu,  mais  en  moi-même.  Qu'en  savez-vous  ?  Je 
ne  peux  pourtant  pas  vous  répondre  que  mes  osse- 
ments sont  sur  les  autels,  à  côté  de  ceux  des  autres 
martyrs.  Je  vous  priais  d'avoir  confiance  en  moi.  Vous 
préférez  méjuger  et  même  me  (aire  juger. 

Vous  voudriez  que  je  ne  tombasse  que  sur  les  Évo- 
ques prévaricateurs  ou  les  Missionnaires  de  la  Sa- 
lette,etc.,etqueje  laissasse  en  paix  les  pharisiens  laï- 
ques et  les  catholiques  mondains  dont  l'infamie  réelle 
est  inexprimable.  Ce  serait  le  comble  de  l'injustice, 
Marie  n'a  pas  menacé  seulement  «  les  personnes  con- 
sacrées à  Dieu  ».  Elle  a  menacé  tout  son  peuple  qui 
n'a  que  ce  qu'il  mérite  quand  Dieu  l'abandonne  aux 
mauvais  pasteurs.  Je  vous  avais  demandé  votre  con- 
fiance, je  vous  la  demande  encore,  en  vous  faisant 
observer  qu'il  serait  équitable  autant  que  iacile  de 
supposer  que  Dieu  peut  avoir  sur  moi  des  desseins  en 
dehors  de  vos  prévisions... 

8.  —  Incapable  d'écrire,  je  cherche,  comme 
tant  d'autres  fois,  un  peu  de  consolation  dans 
la  lecture  de  Thiers,  Consulat  et  Empire,  et  je 
ne  suis  pas  déçu.  Puisse  l'âme  de  ce  triste  bour- 


28*2  l'invendable 


gcois,  en  quelque  lieu  qu'elle  soit,  recevoir  en 
retour  un  peu  de  rafraîchissement! 

Visite  d'un  jeune  homme  inconnu,  auteur 
d'un  roman  qu'il  va  m'envoyer.  Il  a  voulu  me 
voir.  Je  le  reçois  le  mieux  que  je  peux,  mais 
la  sympathie  ne  vient  pas.  J'ai  déjà  oublié  son 
nom. 

9.  —  A  un  ami  : 

...  Je  connais  Josef  Florian  depuis  huit  ans.  C'est 
une  âme  extraordinaire.  Belluaires  et  Porchers  lui 
est  dédié.  On  lit  à  la  première  page  :  «  Ce  livre  est 
offert  à  l'un  des  rares  survivants  du  Christianisme,  à 
Josef  Florian,  propagateur  de  Léon  Bloy  en  Mora- 
vie ».  Vous  voyez  où  nous  en  sommes.  Cet  excellent 
tchèque  a  de  moi  une  telle  idée  qu'étant  pauvre,  il 
s'est  demandé,  plusieurs  fois,  s'il  n'avait  pas  le  de- 
voir de  voler  et  d'assassiner  pour  me  venir  en  aide. 
Je  l'ai  vu,  à  la  Salette,  l'année  dernière,  le  15  août. 
Informé  qu'un  ami  payait  mon  pèlerinage,  il  s'arran- 
gea, Dieu  sait  à  quel  prix,  pour  y  venir  passer  deux 
jours,  voyage  d'environ  huit  cents  lieues  aller  et  re- 
tour. Son  écriture,  meilleure  que  la  mienne,  le  donne 
tout  entier.  Il  n'y  a  pas  d'homme  plus  droit,  ni  plus 
ferme.  C'est  une  nature  de  martyr,  absolument.  Il  a 
su  par  moi  l'existence  et  l'importance  de  votre  livre 
que,  déjà,  sans  doute,  il  songea  traduire,  ce  qui  vous 
ferait  des  lecteurs  aux  environs  d'Auslerliîz,licu  do 
gloire  et  de  victoire. 


l'invendue  2«S3 


Je  suis  ravi  de  celte  occasion,  nullement  prévue, 
de  vous  faire  connaître  un  de  ceux  qui  m'aiment.  Ce 
Josef  Florian  se  ferait  tuer  pour  moi,  je  vous  le  dis, 
et  il  n'est  pas  seul.  Telle  est  ma  destinée.  Je  suis, 
non  pas  pauvre,  ce  qui  est  une  manière  d'être  riche, 
mais  indigent,  condamné  à  souffrir  beaucoup,  mais 
j'ai  de  tels  amis  et  leur  nombre  augmente... 

Je  crois  que  j'ai  un  beau  livre  à  faire  sur  la  Salette, 
livre  qui  ne  peut  être  écrit  que  par  un  proscrit,  un 
paria,  un  casse-cou,  un  homme  absolument  indépen- 
dant. Mais  il  faut  qu'on  m'aide...  Vous  n'êtes  pas  sans 
connaître  des  rochers.  Alors  tapez  dessus  avec  con- 
fiance, au  moyen  d'une  verge  ou  d'une  trique, et  vous 
verrez  jaillir  de  l'argent  ou  même  de  l'or... 

10.  —  «  Souvenirs  de  Mélanie,  bergère  de  la 
Salette  ».  Pages  extraites  d'une  histoire  en  pié- 
paration  de  cette  sainte  si  peu  connue.  Les  cho- 
ses merveilleuses  de  son  enfance  !  C'est  infini- 
ment beau,  et  le  plus  déconcertant  prodige, 
peut  être,  est  que  la  malice  chrétienne  ait  réussi, 
soixante  ans,  à  cacher,  à  étouffer  cela. 

11.  —  À  propos  d'un  financier  à  qui  on  m'a 
conseillé  d'envoyer  mes  livres: 

...  Si  les  chrétiens  riches  pouvaient  voir  l'impor- 
tance de  mon  œuvre,  ils  m'aideraient,  pour  le  piofit 
de  leurs  âmes,  en  procurant  la  sécurité  matérielle  à 


284  l'invendable 


son  auteur.  Mais  ils  sont  sans  oreilles  et  sans  yeux, 
comme  les  vers  des  sépulcres.  Il  n'y  a  pas  longtemps, 
un  millionnaire  disait  devant  moi  que,  quand  on  aimo 
l'art,  on  doit  se  garder  de  secourir  les  artistes,  les- 
quels ont  besoin  de  souffrir.  Vous  savez  qu'on  crève 
les  yeux  aux  rossignols  pour  les  faire  chanter  dans 
l'illusion  d'une  perpétuelle  nuit.  Dieu  considère  cela 
du  fond  de  son  ciel  plein  de  lumière  et  la  Vierge 
pleure. 

15.  —  Lu,  dans  les  journaux,  l'ignoble  guerre 
de  Clemenceau  à  Jeanne  d'Arc.  Ce  vieux  gamin 
décrépit  et  malfaisant  s'oppose,  sous  prétexte 
de  combattre  le  cléricalisme,  aux  fêtes  de 
Jeanne  d'Arc,  célébrées,  chaque  année,  à  Or- 
léans. Receveur  fréquent,  jïmagine,  de  coups 
de  souliers  au  derrière,  dans  sa  Loge,  il  n'a  pu 
refuser  de  s'affubler  de  ce  ridicule  et  de  cette 
ignominie  supplémentaires. 

Transport  et  installation  du  monument  de 
Brou  au  grand  Palais.  Un  sergot  dit  au  passage  : 
«  C'est  une  résurrection.  Y  a  du  bon!  »  Nous 
verrons  l'effet  sur  les  Juges. 

16.  —  Le  Mercure  de  France  m'apporte  une 
première  série  de  réponses  à  une  enquête  ainsi 
présentée:  «  Assistons-nous  à  une  dissolution 


l'invendable  285 


ou  à  une  évolution  de  l'idée  religieuse  et  du 
sentiment  religieux?  »  Réponse  de  Francis  Jam- 
mes  :  «  Nous  assistons  à  la  dissolution  de  tout 
ce  qui  n'est  pas  le  catholicisme  ». 
A  Vallette  : 

La  seule  réponse  qui  me  plaise  dans  votre  première 
série  est  celle  de  Francis  Jammes  et  je  m'inscris 
avec  empressement  pour  être  son  voisin  le  plus  pro- 
che au  spectacle  si  consolant  de  cette  putréfaction. 
Je  pourrais  ajouter  quelques  insolences,  mais  je  de- 
viens affable  en  vieillissant.  La  vie  d'un  chrétien  est 
vraiment  trop  courte  et,  surtout,  trop  grave  pour 
répondre  à  d'aussi  vaines  questions.  Adressez-vous 
donc  à  des  penseurs.  Ces  gens-là  ont  du  loisir. 

L'événement  le  plus  remarquable  de  ces  deux 
derniers  jours,  c'est  que  je  n'ai  pas  payé  mon 
terme. 

17.  —  Jeanne  allant,  ce  soir,  porter  quelques 
provisions  et  un  peu  d'argent  à  une  pauvre 
vieille  malade,  a  été  assaillie  d'injures  par  des 
enfants  qu'excitaient  des  femmes  ignobles.  Elle 
a  même  reçu  des  épluchures  et  une  pierre  qui 
ne  Ta  pas  blessée,  son  ange  invisible  ne  l'ayant 
pas  permis.  Pas  de  sergot  très-heureusement. 
Ce  gardien  de  la  paix  publique  l'aurait,  sans 
doute,  arrêtée  comme  perturbatrice. 


286  l'invendable 


21.  —  Je  pense  quïl  n'y  a  jamais  eu  d'épo- 
que aussi  dénuée  dlntérè t.  Uniformité  désespé- 
rante de  la  platitude  et  de  l'ordure,  attestée  par 
les  sécrétions  du  journalisme. 

22.  —  Un  chrétien  qui  ne  veut  pas  souffrir 
avec  Jésus  est  un  bourgeois  confortablement 
installé  et  le  ventre  plein,  assistant  de  son  fau- 
teuil, avec  un  voluptueux  dilettantisme  d'atten- 
drissement, au  supplice  d'un  innocent  qui  meurt 
pour  lui.  Jeanne. 

Temps  perdu,  journée  perdue.  Est-ce  donc  là 
tout  ce  que  je  suis  capable  d'écrire  de  ces  heu- 
res qui  n'ont  pas  dû  être  moins  remplies  que  les 
heures  de  la  plus  grande  bataille  de  l'histoire, 
si  j'avais  des  yeux  pour  voir  et  un  cœur  pour 
palpiter  ? 

23.  —  Ce  matin  notre  Véronique  bien-aimée  a 
seize  ans.  Je  prie  Marie  de  me  donner  quelque 
chose  en  considération  de  la  beauté  de  Famé  de 
cette  enfant. 

25.  —  Exposition  de  peinture  et  de  sculpture 

imée  je  ne  sais  comment.  Affreux  tableau  de 

Willette.  Une  vierge  de  Montmartre  à  l'Enfant 


287 

Jésus.  Botiecelli  de  maison  d'amour.  Instinct 
de  profanation  vraiment  démoniaque  remarqué 
en  cet  artiste  depuis  longtemps* 

26.  —  Il  pleut  chez  nous  et  toute  plainte  à  la 
propriétaire  serait  en  vain.  Habentes  alimenta 
et  quibus  tegamur  his  contenu  simus,  a  dit  saint 
Paul.  J'ai  donc  le  droit  de  ne  pas  être  content. 

27.  —  Ma  Véronique,  son  Fleuve  des  Lar- 
mes/Se ne  peux  plus  l'entendre  chanter,  ni  pen- 
ser à  elle  sans  pleurer.  C'est  intolérable  de  se 
représenter  une  créature  si  élue  et  si  désarmée 
dans  ce  hideux  monde  ! 

29.  —  Apparition  extraordinaire  d'un  autre 
ingénieur,  ami  deTermier  et  passionné  pour  mes 
livres.  J'aurai  sans  doute  l'occasion  de  reparler 
de  cet  ami  des  pauvres  et  des  abandonnés.  Il 
se  nomme  Philippe  Raoux...  Mes  chemins  sont 
étranges  et  sans  douceur.  Jusqu'à  ce  jour,  les 
gens  qui  sont  venus  à  moi  ont  été  des  êtres  mal- 
heureux ou  qui  avaient  besoin  de  souffrir.  La 
souffrance  est  un  tel  bienfait  !  Les  âmes  dési- 
gnées pour  cette  Ecole  supérieure,  vraiment 
polytechnique,  viennent  de  mon  côté,  sans  sa- 


>88  l'invendable 


voir,  comme  les  brebis  vont  au  pâturage  ou  à 
l'abattoir. 

30.  —  Aux  Indépendants.  Vu  cette  inconce- 
vable exposition.  Les  quatre  tableaux  envoyés 
par  mon  ami  Coutelier  semblent  tout  à  fait  su- 
périeurs, comparés  à  tous  les  autres  paysages 
dont  l'infamie,  la  sottise  ou  la  démence  ne  peu- 
vent se  dire.  Quant  aux  tableaux  de  nu,  c'est 
une  hideur  infernale,  et  Rouault,  hélas!  y  tient 
la  première  place.  En  vain  j'essaie  de  compren- 
dre comment  il  se  peut  qu'un  artiste  qui  est  exac- 
tement le  contraire  d'un  ignorant  et  d'un  abject 
—  le  seul,  peut-être,  qui  fasse  penser  encore  un 
peu  à  Rembrandt  —  se  soit  voué  à  cette  cari- 
cature abominable  où  se  dégrade  mortellement, 
en  sa  personne,  la  plus  virile  peinture  de  notre 
temps. 


Mai 

1er.  —  A  Georges  Rouault  : 

Mon  cher  ami,  j'ai  vu  hier  les  Indépendants.  Inde- 


l'invendable  280 


pendants  de  quoi  peuvent-ils  être,  ces  esclaves  de  la 
sottise  et  de  l'ignorance  absolues  ?  C'est  épouvanta- 
ble. Il  y  a  un  nommé  Czobel  dont  la  puanteur  est 
démoniaque.  J'ai  vu  naturellement  votre  unique  et 
sempiternelle  toile,  toujours  la  même  salope  ou  le 
même  pitre,  avec  cette  seule  et  lamentable  différence 
que  le  déchet,  chaque  fois,  paraît  plus  grand. 

Vous  dites:*  Oui, Léon  Bloy  n'aime  pas  ce  que  je 
fais.  Bloy  est  un  écrivain,  un  poète  qui  a  ses  besoins 
et  qui  s'agite  volontiers.  Il  ne  comprend  pas,  voilà 
tout  >.  Et  cela  vous  tranquillise. 

Hélas  I  mon  pauvre  Rouault,  comment  vous  faire 
comprendre  à  vous-même  que  je  ne  suis  pas  un  di- 
lettante, mais  vraiment  un  juge,  votre  juge  envoyé 
tout  exprès;  qu'au  point  où  vous  en  êtes,  il  ne  s'agit 
plus  de  peinture  ni  d'un  art  quelconque,  mais  de  vo- 
tre dignité  d'homme,  de  votre  âme  très-précieuse  et 
que  vous  êtes  un  insensé  de  ne  pas  me  croire?  J'ai, 
aujourd'hui,  deux  paroles  pour  vous,  rien  que  deux, 
les  dernières,  après  quoi,  vous  ne  serez  plus  pour 
moi  qu'une  viande  amie.  Primo: Vous  êtes  attiré  par 
le  laid  exclusivement,  vous  avez  le  vertige  de  la  hi- 
deur.  Secundo: Si  vous  étiez  un  homme  de  prière,  un 
eucharistique,  un  obéissant,  vous  ne  pourriez  pas 
peindre  ces  horribles  toiles.  Un  Rouault  capable  de 
profondeur  sentirait  ici  un  peu  d'épouvante. 

Je  vous  ai  dit  ou  écrit  plusieurs  fois  que  votre  ma- 
nie m'affligeait.  Cela  ne  vous  a  pas  paru  bien  sérieux, 
n'est-ce  pas?  Vous  avez  vu  là  une  boutade  plus  ou 
moins  amusante,  s^uis  soupçonner  un  instant  qu'il 


13 


290  l/ïNVBKDÀBLÏ 


s'agissait  de  l'affliction  réelle  d'un  homme  d'absolu 
et  que  cela  était  chose  grave...  Il  est  temps  de  vous 
arrêter. 

2.  —  La  pluie  bat  mes  vitres.  Je  me  sens 
privé  de  courage  autant  que  d'argent,  ce  qui  est 
beaucoup  dire.  Puis  tout  ce  qui  se  passe  est  si 
bêtement  immonde!  Je  vomis  sur  le  vingtième 
siècle  par  les  créneaux  de  ma  tour  de  plomb • 

6.  —  «...  En  sortant  de  votre  maison  », 
m'écrit  le  jeune  musicien  Félix  Raugel,  vu  hier 
pour  la  première  fois,  «  on  a  l'impression  qu'on 
ne  peut  plus  et  qu'on  ne  doit  plus  aller  chez 
personne  ». 

8.  —  A  un  prêtre  frappé  par  la  Congrégation 
de  l'Index  pour  avoir  fait  un  bon  livre  qui  gène 
quelques  Grandeurs. 

...  Je  savais  que  votre  ouvrage  était  à  l'Index.  Ou- 
bliant votre  dépendante  situation,  je  pensais  que  vous 
deviez  avoir,  pour  ce  genre  de  prohibition,  le  mépris 
que  méritent  en  général  les  Congrégations  de  simo. 
niaques  dont  le  Siège  apostolique  est  inexprimable- 
ment  déshonoré.  Vous  n'ignorez  pas  que  le  comble 
de  la  folie  serait  d'espérer  la  béatification  du  thau- 
maturge le  plus  incontestable  sans  le  préalable  ver- 


l'invendable  201 


sèment  de  sommes  immenses.  Cela  pour  les  Rites. 
Quant  à  l'Index,  il  est  tout  à  fait  probable  que  quel- 
ques milliers  de  francs  bien  placés  eussent  tout  ar- 
rangé, en  rassurant  les  froussards  de  Y  inopportunité. 
Les  voilà,  les  vrais  «  démoniaques  »,tels  que  l'Évan- 
gile les  montre  çà  et  là,  surtout  à  la  Passion  de  notre 
inopportun  Rédempteur.  Combien  de  livres  furent 
mis  à  l'Index,  parmi  ceux  qu'on  vante  aujourd'hui  et 
qui  se  voient  dans  toutes  les  mains!  Le  refus  d'ex- 
plications de  Ylndex,par  quoi  tout  peut  être  supposé, 
ressemble  lort  à  la  loi  qui  ne  permet  pas  de  faire  la 
preuve  d'une  diffamation  et  qui  frappe  ainsi  un 
homme  sans  défense.  Pour  ce  qui  est  de  la  Croix, 
vous  connaissez  mes  sentiments  à  l'égard  de  cette 
feuille  du  Démon,  surtout  si  vous  avez  lu  la  préface 
de  Mon  Journal. 

Soyez  sûr,  cher  opprimé,  que  justice  vous  sera 
rendue  et  que  vous  aurez  une  belle  revanche.  En  ce 
qui  me  concerne,  comme  je  me  fiche  absolument  de 
l'Index  et  des  décrets  de  cette  racaille,  je  continue- 
rai de  faire  lire  votre  salutaire  ouvrage,  qu'on  prétend 
mettre  sous  clef,  ne  pouvant  le  condamner,  alors  que 
le  Pape  lui-même  devrait  l'approuver  du  haut  de  la 
Chaire  infaillible  et  le  recommander  avec  allégresse 
au  monde  chrétien,  —  s'il  n'y  avait  pas,  dans  son 
voisinage  immédiat,  une  si  sombre  figure  cardinalice. 
Mais  il  faut  des  catastrophes  inouïes  et  je  crois  quïl 
•n'est  plus  temps  d'y  échapper. 

C'est  donc  vrai  que  vous  allez,  vous  aussi,  être  ex- 
pulsé !  Quel  spectacle  donné  par  ces  horribles  politi- 


292  l'invendable 


ciens  de  la  République,  vautrés  dans  les  déjections 
des  monarques  visiteurs,  intrépides  seulement  contre 
Jésus  en  croix  et  contre  ses  pauvres  1  11  est  vrai  que 
les  catholiques  modernes  ont  tout  mérité.  Dieu  ait 
pitié  de  vous  et  de  moil 

9.  —  Évacué  péniblement  le  copieux  livre 
d'Edmond  Lepelletier,  dit  le  «  putois  délabré  », 
sur  Paul  Verlaine,  bouquin  résolument  stupide 
que  le  nom  seul  du  poète  peut  faire  lire.  Quelle 
tristesse  !  Sans  doute  son  historien  prétendu  est 
un  misérable,  mais  lui-même,  hélas  1  Dieu  a  dû 
juger  avec  une  miséricorde  exceptionnelle  ce 
malheureux  poète  resté  enfant  de  barbare  et  se 
ruant  comme  tel  aux  joies  grossières,  irrésisti- 
blement. 

10.  —  Réveil  douloureux,  comme  j'en  ai  eu 
si  souvent.  Forte  impression  de  mes  deux  mi- 
sères, extérieure  et  intérieure.  Quasi-assurance 
de  toujours  souffrir.  11  y  a  des  âmes  que  Dieu 
aime  à  voir  souffrir.  «  J'ai  l'extase  et  la  terreur 
d'être  choisi  >,a  dit  Verlaine. 

11.  —  A  mon  ami  Léon  Belle  : 

Avez  vous  remarqué  dans  la  petite  réclame  faite 
par  Y  Écho  de  Paris  à  la  conversion  d'Adolphe  Retté, 


l'invendable  293 


l'extrait  de  la  préface  de  Coppée  où  l'ineffable  gagai 
met  Tailhadeau  nombre  des  récentes  acquisitions  de 
l'Église?  Ah  I  il  faudrait  une  rallonge  à  mes  Derniè- 
res Colonnes  !  Je  n'avais  pas  prévu  Rambuteau. 

Nous  sommes  insolvables,  parce  que  Tésus  est 
insolvable.  Alios  salvosfecitj  seipsum  nonpotest 
salvum  facere.  Nous  pouvons  payer  pour  les 
autres,  pas  pour  nous.  Communion  des  saints. 
Je  souffre.  J'ai  beau  avoir  besoin  d'çxpier,  ma 
souffrance  ne  m'est  pas  donnée  pour  moi.  Je  ne 
suis  que  le  dépositaire  de  ce  trésor. 

12.  —  A  Philippe  Raoux  : 

...  L'Amour  en  Dieu,  c'est  la  Nécessité  absolue, 
philosophiquement  et  théologiquement.  Ma  souffrance 
est  nécessaire.  Dieu  est  le  Pauvre  par  essence  et  par 
excellence  et  il  me  demande  cette  aumône  que  j'au- 
rais pu  lui  refuser  en  raturant  quelque  chose  d'éter- 
nel. Oh!  je  sens  l'absurdité  de  ces  expressions,  mais 
je  ne  sais  pas  mieux  dire.  Ce  Pauvre  a  besoin  de  la 
souffrance.  Par  elle  il  est  Dieu  et  il  faut  que  les  cœurs 
lui  en  donnent.  Date  eleemosynam,  cette  recomman- 
dation évangélique  n'a  pas  d'autre  sens  pour  les  êtres 
vraiment  profonds  et  les  trente-deux  concordances 
bibliques  du  mot  eleemosyna  corroborent  terriblement 
l'interprétation.  En  passant,  je  vous  fais  remarquer 
ceci,  dont  personne  jamais  ne  s'avise,  que  la  France 
(Regnuin  Marix)  étant  juste  au  centre  du  Plan  divin, 


291  l'invendable 


il  convenait  qu'elle  fût  divisée,  autrefois,  en  trente- 
deux  gouvernements,  comme  vous  savez.  11  faut  taire 
à  Dieu  l'aumône  de  la  souffrance,  de  celle  des  autres, 
si  on  est  un  démon,  de  la  sienne  propre,  si  on  est  un 
saint.  Or  chacun  de  nous  est  un  saint,  puisque  nous 
sommes  tous  membres  de  Jésus-Christ.  La  damnation, 
telle  que  la  réalisent  tant  de  bourgeois,  est  un  acte 
infiniment  monstrueux  qui  consiste  à  amputer  Dieu. 

Je  connais  deux  âmes  que  Dieu  avait  créées 
Tune  pour  l'autre  et  qu'il  a  enfin  rapprochées. 
Cela  a  coûté  quatre  millions  à  des  spéculateurs 
imbéciles. 

13.  —  Mort  de  Huysmans.  Gomment  ce  mal- 
heureux a-t~il  fini?  Quel  avertissement  pour 
moi  que  cette  mort  d'un  homme  qui  a  eu  dans 
ma  vie  une  telle  place!  «  J.-K.  Huysmans  rend 
le  dernier  soupir,  —  et  c'est  peut-être  le  pre- 
mier »,  écrit,  ce  matin,  un  incroyable  idiot  du 
Journal. 

Voici  ce  que  Jeanne  me  donne  : 

Le  temps  est  une  preuve  de  la  miséricorde  de  Dieu  : 
Nous  sommes  si  faibles  que  si  les  impressions  ne 
nous  arrivaient  pas  émiettées,  petit  à  petit,  nous 
mourrions.  Nous  ne  pourrions  supporter,  dans  cette 
vie,  une  goutte  d'éternité.  Plus  tard,  après  la  mort, 
nous   supporterons   les  impressions  simultanément. 


l'invendable  205 


C'est  donc  une  loi  fondamcnlale  que  la  loi  du  temps. 
Les  lois  sont  faites  à  cause  de  notre  faiblesse.  Si 
nous  intervertissons  les  lois,  nous  détraquons  l'œuvre 
de  Dieu.  Nous  demandons  notre  pain  quotidien,  non 
pas  celui  de  demain,  car  la  vie  est  faite  d'aujourd'huis 
successifs,  en  attendant  l'Aujourd'hui  définitif  qui 
n'a  ni  commencement  ni  fin. 

Le  Pater  est  la  prière  d'aujourd'hui.  Elle  ne  con- 
tient ni  des  passés  ni  desfuturs.il  faut  donc  la  réciter 
chaque  jour.  Elle  est  Taxe  autour  duquel  tourne  le 
monde.  «  Pater  noster».Le  Père  est  le  Ciel.  4  Sans- 
tificetur  Nomen  ».  Son  Nom  est  la  Sanctification. 
«Àdveniat». Son  règne  seul  peut  et  doit  venir.  «Fiat  ». 
Sa  volonté  seule  peut  et  doit  se  faire  :«  in  cœlo  »,  lo 
Père,  «  in  terra  »,  le  Fils.  Rien  ne  peut  être  donné, 
sinon  le  Pain,  rien  ne  peut  être  remis,  sinon  les  det- 
tes. Nous  offrons  nos  dettes  payées  à  nos  débiteurs. 

15.  —  Lu  dans  une  feuille: 

Le  corps  de  Huysmans  a  été  mis  en  bière,  revêtu 
de  la  robe  d'ohlat,  noire  à  manches  blanches...  Le 
testament  a  été  dicté  par  l'écrivain  deux  jours  avant 
sa  mort.  11  a  aussi  rédigé  la  lettre  de  faire  part  de  sou 
décès  et  il  s'y  donne  ces  Litres  :  Président  de  l'Aca- 
démie des  Goncourt, officier  de  la  Légion  d'honneur. 
Il  exprime  le  vœu  que  ses  obsèques  soient  simples, 
sans  honneurs  militaires,  et  que  l'office  des  morts  y 
soit  exclusivement  célébré  en  plain-chant. 

Le  byzantinisme  de  la  robe  monastique  est 


203  l'invendable 


en  harmonie  avec  les  titres  de  «  Président  »  et 
d'  «  Officier  ».  Huysmans  n'avait  pas  le  sens  du 
ridicule.  Pour  ce  qui  est  des  «  honneurs  mili- 
taires »,  Tidée  seule  en  est  si  cocasse  qu'on 
s'étonne  qu'il  y  ait  pensé.  En  raison  de  sa  ro- 
sette, l'auteur  de  Sac  au  dos  avait  droit  aux  hon- 
neurs militaires.  C'est  ahurissant. 

La  clause  relative  au  plain-chant  met  tout  par 
terre.  Pour  ce  chrétien,  la  messe  basse  de  Re- 
quiem, fût-elle  dite  par  saint  Philippe  de  Néry, 
ne  vaut  rien.  Il  faut  le  plain-chant. 

Le  mépris  de  ce  morose  écrivain  pour  la  mu- 
sique, infiniment  ignorée  de  lui,  et  son  désir, 
néanmoins,  de  passer  pour  docteur  enla  matière, 
n'ont  eu  d'égale  que  sa  haine  constante  du  ly- 
risme et  de  la  grandeur. 

18#  —  Nouvelle  foudroyante  de  la  mort  de 
Josef  Polâk.  Je  demande  des  détails  à  Florian. 

Je  me  plonge  dans  l'exécrable  pamphlet,  l'his- 
toire prétendue  de  Napoléon  par  Lanfrey.  Quel 
que  soit  celui  qui  parle  ou  qui  écrit,  s'il  s'agit 
de  Napoléon,  me  voilà  dans  un  torrent  de  lu- 
mière ou  do  ténèbres-  C'est  comme  un  Dieu  qri 
m'entraîne. 


l'invendable  207 


17.  — Concordances  mystérieuses.  Huysmans 
a  été  enterré  le  môme  jour  et  à  la  même  heure 
probablement  que  Josef  Polàk,  l'humble  prêtre 
de  Moravie  qui  a  peut-être  payé,  in  extremis, 
pour  cette  colonne  torse  de  l'Église  contem- 
poraine où  Notre  Dame  de  la  Salette  avait  été 
flagellée.  Celui  à  qui  Dieu  le  Père  montrerait  ce 
qui  s'accomplit  dans  une  même  seconde  par  tout 
l'univers,  celui-là  serait  son  Fils  unique,  son 
Consubstantiel,  et  il  jugerait  le  monde.  Il  n'y  a 
pas  d'acte  isolé  sans  support,  indépendant  de 
la  Syntaxe  divine  qui  est  un  article  de  notre 
foi  et  qui  se  nomme  Communion  de£  Saints, 

A  Termier  : 

...  La  première  communion  de  votre  plus  jeune 
fille,  à  quoi  n'est-il  pas  lié  cet  acte  indicible?  Posez 
cette  lettre  sur  votre  table  et  lisez  le  deuxième  alinéa 
de  la  page  191  de  Quatre  ans  de  captivité...  10e  ligne, 
puis  l'alinéa  en  bas  de  la  page  193.  Pour  Véronique 
Dieu  a  voulu  que  la  concordance  fût  très-visible.  C'est 
un  cas  exceptionnel.  Mais  on  peut  être  sûr  que  Jésus 
ne  se  laisse  pas  dévorer  par  un  entant,  que!  qu'il  soit, 
sans  qu'intervienne  un  cataclysme  d'ordre  matériel 
ou  spirituel  ou  les  deux  ensemble.  De  telles  pensées, 
comme  vous  dites,  élargissent  l'horizon.  11  n'y  a  qu'une 
prédication,  depuis  saint  Paul,  c'est  de  montrer  aux 
hommes  l'importance  infinie  de  l'Acte  libre.  Seule- 
ment les  prédicateurs  sont  absents 


298  l'invendable 


13.  —  Pensant  à  un  secours  admirable  qui 
nous  est  venu,  Jeanne  me  dit  que  la  confiance 
en  Dieu,  c'est  la  Raison  même.  Demander  avec 
confiance,  c'est  tendre  la  seule  main  qui  puisse 
recevoir, 

21.  —  A  Jean  Royère,  directeur  de  la  Pha- 
lange : 

Monsieur,  je  reçois  votre  papier.  A  cause  du  titre, 
j'ai  lu  «  La  Mère  de  Dieu  ».  Je  ne  pense  pas  qu'il  soit 
possible  d'être  plus  bête  et  plus  immonde.  Je  vous 
prie  donc  de  m'épargner  à  l'avenir  cet  imprimé  qui 
pourrait  tomber  dans  les  mains  de  mes  filles  et  que 
je  suis  honteux  de  recevoir.  Vous  me  combleriez  en 
m'effaçant  de  la  liste  de  vos  collaborateurs  et  en 
invitant  M.  F...  à  ne  plus  mettre  les  pieds  chez  moi. 

À  Philippe  Raoux  : 

...  Je  vous  embrasse  comme  un  lion  que  je  suis 
ou  que  je  parais  être.  L'évangile  de  ce  jour,  mardi 
de  Pentecôte,  dit  ceci:  «  Pastor  ovium  proprias  oves 
vocat  nominatim  et  edncit  eas  ».  Vous  avez  raison 
d'aimer  votre  nom  de  Philippe.  C'est  par  ce  nom  que 
le  Pasteur  vous  appelle  lorsqu'il  dit  à  tous  les  Phi- 
lippes  passés  et  futurs  :  «  Qui  videt  me,  videt  et  Pa- 
trem  ».  Quel  mystère  que  celui  des  noms!  mais  quel 
mystère  double  ou  triple  que  celui  des  noms  à  éty- 
mologie  tel  que  le  vôtre,  ou  le  mien!  Philippe  signi- 


l'invbndable  299 

fie  amateur  de  chevaux.  L'un  des  Douze,  celui  qui 
demandait  à  voir  le  Père  ;  l'un  des  Sept  Diacres  su- 
blimes, celui  du  chapitre  VIII0  des  Actes  ;  le  piodi- 
gieux  extatique  de  Néry  et  combien  d'autres  1  tels 
sont  vos  patrons. Peu  de  chrétiens  sont  autant  favo- 
risés. Qu'y  a-t-  il  de  commun  entre  cette  troupe  bien- 
heureuse et  l'amour  qu'on  peut  avoir  pour  les  che- 
vaux? On  le  saura  certainement  un  jour.  En  attendant 
c'est  quelque  chose  d'en  faire  la  remarque,  car  outre 
que  rien  ne  saurait  être  indifférent,  on  peut  dire  que 
ce  qui  regarde  le  nom  des  saints  est  d'une  importance 
inexprimable. 

Je  vous  aime,  Philippe,  parce  que  je  vois  que  Dieu 
vous  aime.  Nous  avons  senti  cela,  le  1er  mai,  quand 
vous  étiez  chez  nous  et  nous  l'avons  senti  depuis. 
Rien  ne  m'honore  autant  que  l'acquisition  des  belles 
âmes  qui  se  donnent  à  moi  depuis  quelque  temps.  11 
y  a  Termier, d'autres  que  connaît  Termier,  enfin  vous 
et  votre  ami  René  L...  C'est  merveilleux,  c'est  quel- 
que chose  comme  la  sensation  ineffable,  notée  par 
Edgar  Poe,  d'apprendre  qu'on  lait  partie  de  la  Voi 
lactée,  car  lésâmes  sont  infiniment  plus  que  les  cons- 
tellations et  les  nébuleuses.  Or,  voilà  des  âmes  ve- 
nues à  moi,  venant  vers  moi  de  plus  en  plus,  comme 
si  j'étais  leur  attraction.  Quelle  gloire  pour  mes  livres 
à  ce  point  bénis  et  qui  ont  un  tel  pouvoir  1 

24.  —  Vendredi  de  Pentecôte,  Non  vos  relin- 
quam  orphanos.  Gela  me  fait  penser  à  Véroni- 
que et  à  «a  «  Notre  Dame  des  Orphelins  »,  ce 


300 


L  INVENDABLE 


sanctuaire  qu'on  ne  peut  aborder  qu'après  s'être 
noyé  dans  le  fleuve  terrible  des  Larmes  de  Ma- 
rie, Admirable  intuition  de  cette  enfant  ! 

Lettre  douloureuse  de  Florian.  La  mort  de 
Polâk  Faccable.  Celui-ci,  dont  la  fin  a  quelque 
chose  de  surnaturel,  ayant  été  frappé  à  l'autel, 
semble  avoir  succombé  au  chagrin  de  son  exil. 
Son  évêque  l'avait,  malgré  ses  supplications, 
relégué  dans  le  poste  le  plus  lointain,  châtiment 
rigoureux  et  mérité  de  son  excessive  noblesse. 

29.  —  On  avait  fait  espérer  à  Brou  la  médaille 
pour  son  beau  monument  à  la  mémoire  de  Vil- 
liers.  On  la  lui  refuse,  naturellement.  Ignoble 
mais  normal. 


Juin 


1er.  —  Reçu  un  catalogue  de  librairie  où  je 
suis  mentionné.  Mise  à  prix  de  plusieurs  de 
mes  livres  ou  autographes.  Dans  ce  catalogue 


l'invendable  oOl 


les  seuls  autographes  des  frères  de  Napoléon, 
Joseph  et  Lucien,  sont  cotes  plus  cher  que  les 
miens  !  Les  dessous  de  ce  trafic  doivent  êlre 
singulièrement  malpropres.  Rapacité  de  ceux 
qui  vendent,  sottise  de  ceux  qui  achètent.  Vile- 
nie probable  des  uns  et  des  autres.  Une  lettre 
de  Chateaubriand,  cent  sous,  un  billet  de  Rava- 
choî,  dix  mille  francs.  Et  c'est  l'acheteur  de 
Chateaubriand  qui  est  volé  I 

3.  —  Réveillé,  ce  matin,  par  ces  mots  très- 
distincts  à  mon  oreille  :  «  Plus  un  travail  est 
horrible  à  l'âme,  plus  le  salaire  est  fort  ;  plus 
un  travail  est  horrible  au  corps,  plus  le  salaire 
est  faible  ». 

6.  —  Lanfrey.  Etonnante  volonté  systémati- 
que de  déboulonner  Napoléon.  On  vit  un  assez 
grand  nombre  de  ces  cuistres  à  la  veille  de  la 
guerre.  Il  s'agissait  de  confronter  la  corruption 
impériale  à  la  fraîcheur  printanière  de  la  Ré- 
publique, parfum  aspiré  et  respiré  aujourd'hui 
depuis  trente-sept  ans. 

7.  —  Fête  du  Sacré  Cœur.  Foule  énorme  à  la 
basilique.  Toujours  même  eifet  sur  moi.  Mépris 


302  l'invendable 


et  horreur  de  la  cohue.  Il  y  a  des  moutons  que 
cela  édifie. 

8.  —  Admirable  épisode  de  l'histoire  de  saint 
Benoît  Labre,  On  l'appelait  fainéant.  Une  fois 
son  confesseur  lui  dit  :  «  Mon  ami,  vous  feriez 
mieux  d'aller  en  condition,  vous  faites  offenser 
le  bon  Dieu.  Le  monde  dit  que  ce  n'est  que  la 
paresse  qui  vous  porte  à  mendier  ».  Benoît 
répondit  très-humblement  :  «  Mon  père,  c'est 
la  volonté  de  Dieu  que  je  mendie.  Tirez  le  ri- 
deau de  votre  confessionnal  et  vous  verrez...  » 
Le  prêtre  obéit  et  vit  une  lumière  qui  éclaira 
toute  la  chapelle. 

13.  —  Le  monument  de  Villiers  a  été  remar- 
qué, malgré  tout.  Il  en  a  été  parlé,  assez  sotte- 
ment, il  est  vrai,  en  divers  journaux,  C'est 
comme  pour  mes  livres,  célèbres,  épuisés,  de- 
mandés, et  que,  inexplicablement,  aucun  libraire 
ne  veut  rééditer. 

—  Monsieur  l'éditeur,  voici  vingt  millions 
souscrits  par  tous  les  rois  de  l'Occident  pour  la 
réédition  du  Désespéré  que  leurs  peuples  de- 
mandent à  genoux.  —  Je  ne  marche  pas.  — 
Pourquoi  ?  — Parce  que  l'auteur  n'a  pas  encore 


l'invendable  30'1 


eu  de  succès.  —  On  vous  décorera  de  tous  les 
ordres  imaginables,  on  vous  sanglera  de  tous 
les  cordons  fameux,  vous  aurez  une  sous-ven- 
trière d'or.  Vous  aurez  droit  à  la  succession 
éventuelle  de  l'Empereur  du  Maroc  et  les  reines 
se  croiront  indignes  de  peupler  votre  sérail. — 
Je  ne  marche  pas.  — Que  faut-il  donc?  —  L'ami- 
tié de  Maurice  Barrés  et  l'estime  d'Anatole 
France  ! 

15.  —  Travail  pénible-  Il  faut,  avant  tout, que 
Celle  qui  pleure  soit  constamment  pathétique. 
Rien  ne  sera  fait,  si  la  détresse  de  Dieu  n'y  est 
pas  montrée. 

Il  y  a  des  relations  qu'on  croit  précieuses  et 
qui  ne  sont  que  l'occasion  ou  le  moyen  de  for- 
mer des  amitiés  véritables.  C'est  la  nasse  divine 
pour  mettre  ensemble  divers  poissons.  L'ins- 
trument disparaît  ensuite  .Combien  de  fois  avons- 
nous  vu  cela  ? 

16.  —  Idée  d'un  chapitre  sur  le  Sacré  Cœur, 
culte  moderne  envisagé  comme  suite  nécessaire 
du  Découragement  de  Dieu,  de  cette  «  faillite 
de  la  Rédemption  »  dont  j'ai  parlé  au  chapi- 
tre VI.  Jeanne  me  parlait  de  la  Couronne  d'épi- 


304  l'invendable 


nés  tombée  de  la  Tête  de  Jésus  autour  de  son 
Cœur...  Urne  semble  qu'il  y  alà  quelque  chose 
de  très-beau. 

18,  —  Combien  il  nous  est  difficile  de  voir 
les  choses  les  plus  rapprochées  de  nous  !  Pour 
la  première  fois,  je  remarque  la  prière  qui  suit 
immédiatement  le  Pater,  à  l'ordinaire  de  la 
messe  :  Libéra  nos  ab  omnibus  malts  prjste- 
iutis,  urœsentibus  et  futuris.  Je  n'avais  jamais 
remarqué  le  mot  «  praeteritis  »  par  lequel  est 
si  fortement  affirmée  Finexistence  du  temps. 

Je  prie  Henry  Houssaye  de  ru'envoyer  une 
brochure  qu'il  vient  de  publier  sur  le  mot  de 
Cambronne.  Je  fais  observer  que  c'est  aujour- 
d'hui le  quatre-vingt-douzième  anniversaire  de 
Waterloo  et  que  je  parais  très-désigné  pour  lire 
sa  brochure,  ayant  tellement  contribué,  dit-on, 
à  la  vulgarisation  du  Mot. 

21.  —  La  Révolution  commence  à  gronder. 
On  se  massacre  à  Narbonne  et  à  Montpellier. 
Les  vignerons  innombrables  que  les  fraudeurs 
empêchent  de  vendre  leurs  vins,  sont  las  enfin 
d'être  affamés  par  des  gens  dont  le  suffrage 
universel  a  fait  nos  maîtres  et  à  qui  les  repu- 


l'iNVENDÀBLB  305 


blicains  les  plus  héroïques  ne  confieraient  pas 
leur  porte-monnaie. 

23.  —  Deux  hommes  seulement  pourraient 
aujourd'hui  sauver  la  France  :  César  ou  Moïse.- 

25. —  Reçu  dans  l'âme  cette  parole  merveil- 
leuse :  «  ...  Tes  enfants,  pour  le  tort  que  tu  leur 
as  foit  par  tes  fautes,  je  les  comblerai». 

28.  —  Les  prophéties  ne  pouvant  être  com- 
prises qu'après  leur  accomplissement,  à  quoi 
servent-elles  ?  A  prouver  la  liberté  de  Dieu. 

29.  —  A  un  prêtre  qui  voudrait  que  mon  li- 
vre s'adressât  à  la  multitude  : 

...  Vous  me  renouvelez  certains  avis.  J'y  réponds 
par  un  apologue.  Il  y  a  des  animaux  paissants  qui 
ne  peuvent  que  brouter  aux  pâturages,  d'autres  tels 
que  l'homme,  qui  peuvent  se  nourrir  des  fruits  des 
arbres  les  plus  hauts.  Moquez-vous  de  moi,  si  vous 
voulez,  mais  je  ne  suis  pas  une  pelouse.  Il  a  plu  à 
Dieu  de  faire  de  moi  un  palmier.  Je  n'y  peux  rien. À 
chacun  sa  tache  et  sa  langue.  Si  je  m'efforçais  de 
parler  à  la  multitude,  je  perdrais  aussitôt  tous  mes 
moyens,  ayant  été  créé  pour  parler  uniquement  à 
des  êtres  d'une  culture  supérieure,  à  des  prêtres,  par 
exemple.  Il  faut  comprendre  cela... 


306  l'invendable 


L'indignation  de  vos  paroissiens  contre  la  Femme 
pauvre  ne  peut  pas  me  surprendre.  J'ai  toujours  vu 
cela.  C'est  l'histoire  de  la  mercière  à  qui  on  demande 
en  latin —  par  distraction  —une  paire  de  chaussettes 
et  qui  croit  qu'on  lui  dit  des  obscénités.  Le  Bour- 
geois —  qu'il  soit  honnête  ou  canaille,  ce  qui  est,  à 
peu  près,  la  même  chose  à  cet  étage  —  est  un  être 
impur,  essentiellement.  S'il  cessait  d'être  impur,  il 
cesserait  d'être  bourgeois.  Vous  avez  la  pratique  des 
âmes  et  je  n'ai  rien  à  vous  apprendre  sur  ce  point. 
Il  y  a  des  bourgeois  catholiques  ennemis  de  saint 
Paul,  à  cause  du  mot  prœputium  qu'on  rencontre 
exactement  vingt  fois  dans  ses  Épîtres.  Il  y  en  a 
même  qui  ne  diraient  pas  la  Salutation  angélique 
en  latin  à  cause  du  mot  ventris.  Songez  donc,  l'impu- 
reté de  l'archange  Gabriel  !  Il  n'y  a  qu'une  réponse 
à  ces  hujusmodi  :  «  Cochons  !  cochons  1  cochons  !  » 

Lettres  de  Barbey  d'Aurevilly  à  une  amie. 
Intérêt  nul.  Misère  infinie.  L'amie  a  dû  raturer 
mon  nom  plusieurs  fois.  Je  le  vois  clairement. 
Je  vois  surtout  que  la  malheureuse  a  voulu 
éperdument  que  l'on  crût  qu'elle  a  été  la  maî- 
tresse de  d'Aurevilly.  Presque  tous  les  person- 
nages désignés  dans  ce  triste  recueil  sont  morts. 
Elle-même  est  sur  le  point  de  mourir,  si  elle  a 
jamais  vécu,  et  elle  ne  songe  qu'à  se  déshonorer 
sur  toutes  ces  tombes. 


l'intbndab£h  307 


Juillet 


1er.  —  Souffrant  un  peu  plus  ce  soir,  je  dis 
à  Dieu  en  pleurant  :  «  Souvenez-vous  de  moi 
quand  vous  serez  dans  votre  royaume  »,  et  je 
pense  aussitôt  que  c'est  une  suite  de  YAdveniat 
regnum  tuum.^lon  Dieu  !  que  vos  âmes  tristes 
Font  mystérieuses! 

4.  —  Véronique  nous  chante  une  sorte  de 
mélopée  :  Les  Ruines  de  Paris,  qu'elle  a  écrite 
hier,  par  la  plus  étonnante  inspiration.  Je  ne 
puis  dire  les  mouvements  de  mon  âme  en  écou- 
tant cela*  Cette  enfant  est  douée  d'une  faculté 
de  vision  terrible  et  mystérieuse  qui  pourrait 
sembler  prophétique.  Sa  mélancolie  parait  vaste 
comme  la  mer.  C'est  une  immense  nappe  de 
mélancolie  sous  un  ciel  noir. 

8.  —  Clergé  catholique  de  Moravie.  Florian 
se  plaint  de  son  curé,  ennemi  de  la  communion 


308  l'invendable 


fréquente,  qui  va  se  promener,  des  mois  entiers, 
laissant  son  troupeau  sans  messes  ni  secours 
religieux  d'aucune  sorte.  Il  faudrait  donc,  ô 
prodige  !  admirer,  par  comparaison,  notre  clergé 
français  ! 

9. —  Lu  dans  le  livre  posthume  de  Verlaine, 
Voyage  en  France  par  un  français,  un  très-beau 
chapitre  sur  le  Dimanche.  Il  présente  cette  idée 
originale  et  profonde  que  la  loi  du  travail,  regar- 
dée comme  une  malédiction,  est,  au  contraire, 
le  «  dernier  et  seul  souvenir  consolant  du  Para- 
dis terrestre  ».  Conséquence  :  Le  paresseux 
accomplit  cet  acte  effrayant  de  couper  la  der- 
nière amarre.  La  sanctification  du  dimanche  est 
la  sanctification  du  travail.  [Utilisé  dans  Celle 
gui  pleure,  chap.  XXL] 

10.  — Triage  et  classement  de  vieilles  lettres. 
Destruction  d'un  grand  nombre.  Pour  sentir 
le  néant  de  cette  vie,  il  faut  se  livrer  à  une  occu- 
pation de  ce  genre.  Le  retour  sur  le  passé  ne 
donne  que  de  la  poussière.  On  est  étonné  de 
voir  le  peu  d'importance,  la  vanité  parfaite  de 
tout  ce  qui  avait  agité  le  cœur. 


l/lNVFNDABLR  300 


20.  —  La  maison  voisine  nous  inquiète.  C'est 
une  maison  à  la  Edgar  Poe  ou  à  la  Gonan  Doyle. 
Lesfenètres,nombreuses  sur  la  rue, sont  toujours 
fermées,  et  celles  sur  le  grand  parc  derrière  sont 
sans  volets,  mais  aveugles,  aux  carreaux  brisés, 
pouvant  donner  l'impression  d'une  maison  en 
ruines.  Seulement  il  y  a  le  bruit  incessant,  diurne 
et  nocturne,  d'une  automobile,  et  celui,  très- 
fréquent,  d'une  sonnerie  électrique.  On  paraît 
entrer  et  sortir  continuellement,  la  nuit  surtout. 
Les  hôtes, visibles  quelquefois,  sont  dçux  hom- 
mes de  physionomie  peu  sympathique  et  une 
femme  très-suspecte.  On  voit  arriver  de  jeunes 
personnes  appétissantes  et  d'une  grande  /ra?- 
cheur.Dès  le  coucher  du  soleil,  plusieurs  chiens 
hurlent  à  la  mort...  Informations  prises,  tout  se 
clarifie.  Ce  serait  tout  simplement  un  honnête 
petit  abattoir  pour  quelques  boucheries  humai- 
nes des  grands  quartiers. 

28.  —  31  degrés  à  l'ombre  dans  mon  atelier. 
Celle  qui  pleure  par  celui  qui  sue. 

29.  —  Est-ce  un  signe  de  la  findes  tribulations? 
Cette  nuit,  j'ai  eu  des  rêves  très-suaves  que  je 
^'entreprends  pas  de  raconter.  On  consultait 


310  l'invendable 


une  carte  merveilleuse  où  se  voyaient  des  îles 
bénies  pleines  de  saints  et  on  espérait  y  aller 
vivre.  C'était  comme  une  sensation  de  Paradis. 

31.  —  Un  besoigneux  demandait  au  curé 
d'Ars  un  moyen  de  faire  venir  l'argent.  «  C'est 
simple,  répondit  le  saint,  il  faut  tout  donner  ». 
J'en  ai  fait  l'expérience  aujourd'hui  même. 

De  Iakub  Demi,  prêtre  de  Moravie,  ami  de 
Polâk: 

Carissime  Domine,  Post  transmigrationem  +  P. 
Joseph  Polâk,  nescio  meliorem  super  terram,  cujus 
memor  essem,  quam  auctorem  de  Celle  qui  pleure. 


Août 


!•*.  —  Réponse  à  Iakub  Demi  : 

Carissime  et  dilectissime,  Utinam  conversarer 
minus  longe  ab  sedibus  tuis,  domine  sacerdos  I  In  la- 
crymas  diu  multumque  erupimus,  amico  et  fratre 
nostro  Joseph  Polâk  defuncto  etprofecto  adPatriam. 


l'invkndablk  Ul  1 


Nos  autem  derelinquimur  in  amaro.  Diligebamus 
eura  tanquam  amicum  veterem  post  tam  exiguam 
commorationem  in  monte  sancto,  comilante  Florian. 
Est  mihi  verecundiae  scribere  latine  tam  perperam  et 
aegerrime.  Da  veniam  ignaro  vati. 

Peracturus  sum  lsete  Celle  qui  pleure,  opus  indi- 
gnationis,  caritatis  et  lacrymarum  ante  altare.  II- 
lud  tibi  mittam,  prolixo  animo,  sperare  volenste  (ieri 
gallice  lectorem  meum  fervidum  in  loco  lugendi  Po- 

Ora  pro  me  meisque  studiose  et  peramanter.  Hanc 
gratiam  humiliter  exopto  in  Nominibus  Jesu  et  Ma- 
ria*. Vale. 

2.  —  Confession  à  un  bonhomme  de  prêtre 
qui  me  donne  à  choisir  entre  le  ciel  et  l'enfer. 

5.  —  A  Emile  Godefroy  : 

...  La  succession  de  Huysmans  est  à  prendre,  du 
pauvre  Huysmans  qui  tenta  Pintroduction  du  natura- 
lisme en  religion  et  qui  mourut  d'un  rictus  prétendu 
sardonique,  sans  avoir  pu  décrocher  une  humble  idée 
de  deux  sous,  une  pauvre  diablesse  d'idée  de  bazar, 
en  deux  ou  trois  mille  pages.  Dites-vous,  Godefroy, 
que  je  vais  être  seul  avec  Goppée  et  Retté  pour  dé- 
fendre la  religion.  Quelle  situation  pour  un  militaire! 

8.  —  Lu  quelques  pages  d'Edgar  Poe  qui 
me  font  horreur.  L'idée  de  damnation  chez  cet 


312  l'invendable 


américain  est  inséparable  de  l'idée  de  mort.  Ses 
agonisants  sont  toujours  épouvantables. 

9.  —  Pour  que  notre  logement  soit  tout  à  fait 
inhabitable,  la  propriétaire  fait  reconstruire  au 
fond  du  jardin,  juste  au-dessus  de  nos  tètes. 
Plaie  de  tuiles  et  de  gravats.  Danger  certain 
pour  les  enfants.  Il  serait  insensé,  cela  va  sans 
dire,  d'espérer  un  dédommagement  quelconque. 

Lettre  circulaire  de  la  Chasse  illustrée  invo- 
quant l'Amérique  et  m 'invitant  à  l'aire  connaître 
«  le  sport  qui  m'a  particulièrement  séduit  depuis 
mon  adolescence  ».  Réponse  : 

Monsieur,  il  ne  peut  venir  d'Amérique  et  des  «  As- 
sociations américaines  »  que  la  sottise,  la  laideur  et 
les  plus  incurables  ignominies.  Je  crois  iermement 
que  le  Sport  est  le  moyen  le  plus  sûr  de  produire  une 
génération  d'infirmes  et  de  crétins  malfaisants.  L'exa- 
men de  quelques  lignes  d'un  journal  de  sport  suffit 
pour  se  former  à  cet  égard  une  très-ample  convic- 
tion. Pour  ce  qui  est  de  mon  «  sport  lavori  »,  votre 
ignorance  montre  clairement  que  vous  n'avez  rien  lu 
de  moi  —  ce  qui  ne  peut  m'étonner,  le  sport  et  la 
lecture  étant  tout  à  fait  incompatibles.  Ceux  qui 
m'ont  lu  savent  que  Punique  sport  qui  «  m'a  parti- 
culièrement séduit  depuis  mon  adolescence  »  est  la 
trique  sur  le  dos  de  mes  contemporains  et  le  coup  do 
pied  dans  leur  derrière. 


l'invbndablh  <WÏ 

12.  —  Sommation  du  percepteur.  Je  donnc- 
rais  tout  aux  pauvres  joyeusement,  mais  le  pro- 
priétaire et  le  fisc  font  pousser  en  moi  un  anar- 
chiste, un  incendiaire,  un  chaufïeur  de  pieds,  un 
brigand  de  la  Corse  ou  de  la  Galabre. 

La  Société  nouvelle,  revue  très-belge.  Tiens  ! 
en  feuilletant  avec  le  bout  de  ma  canne,  je 
découvre  que  Carton  de  Wiart  (celui  du  Men- 
diant ingrat,  je  pense)  est  un  «  héraut  de  l'âme 
belge  »  !  Étrange  fonction  pour  un  Hollandais 
pisseux. 

15.  —  Assomption.  Je  reviens  de  la  basili- 
que, saturé  de  tristesse,  ayant  vu  quelques  tou- 
ristes... Puis  je  me  suis  dit  que  Firrévérence  de 
ces  animaux  est  moins  offensante  pour  Dieu 
que  la  médiocrité  des  dévots  qui  baisent  la  terre 
ostensiblement.  C  était  le  sentiment  de  Mélanie. 
Longtemps  avant  de  la  connaître,  je  pensais 
tellement  comme  elle  sur  nos  catholiques  !  Je 
trouve  dans  sa  Correspondance  jusqu'à  certai- 
nes de  mes  expressions.  On  le  remarquera  plus 
tard. 

18.  —  Le  passif  m'écrase.  Forcé,  il  y  a  trois 
mois,  de  signer  un  billet,  je  suis  guetté  à  la  fin 


314  l'invendable 


de  celui-ci  par  une  échéance  sans  pardon.  D'au- 
tre part  des  fournisseurs  en  carrés,  commandés 
ordinairement  par  Cambronne,  refusent  de  se 
rendre.  En  même  temps,  il  faut  vivre,  travail- 
ler, achever  mon  œuvre.  J'en  perds  la  tète. 

20.  —  A  Philippe  Raoux  : 

...  Il  est  trop  facile  de  constater  que  les  chrétiens 
modernes  dont  la  foi  est  morte  et  enterrée  ne  savent 
plus  du  tout  ce  que  c'est  que  le  patronage  d'un  saint 
et  qu'ils  n'en  font  presque  jamais  le  moindre  cas. 
Pourtant  c'est  indiciblement  grand  et  de  conséquence 
infinie.  Le  patronage,  c'est,  en  vertu  du  sacrement  de 
baptême,  l'adoption,  la  paternité  surnaturelle.  C'est- 
à-dire  que  vous  êtes,  vous  Philippe,  in  sinu  Philippi, 
comme  saint  Philippe  est  in  sinu  Abrahœ.  Et  cela  est 
inchangeable,  illimité,  éternel.  Non  seulement  vous 
avez  une  part,  comme  enfant  de  la  maison,  dans  tout 
ce  que  possède  saint  Philippe,  mais  encore  dans  tout 
ce  que  font  de  bien  ou  de  mal  vos  innombrables  frè- 
res, depuis  qu'il  y  a  des  Philippes  ;  portant  —  par 
exemple  —  le  fardeau  très-effrayant  de  Philippe  le 
Bel  ou  de  Louis-Philippe,  digne  151s  d'Égalité,  dans 
la  consolante  lumière  du  nimbe  de  saint  Philippe 
de  Néri.  Que  pensez-vous  de  cet  aspect  de  la  solida- 
rité universelle,  de  la  Communion  des  saints  ?  La 
chrétienté  vue  comme  un  arbre  immense  dont  chaque 
branche  a  des  rameaux  et  des  ramuscules  à  l'infini 
nourris  de  la  même  sève  ?... 


L  INVENDABLE 


315 


24.  -  Saint  Barthélémy  :  Personne  à  massa- 
crer. C'est  à  dégoûter  de  la  Liturgie. 

25.  —  Journée  rendue  extrêmement  pénible 
par  des  voisins  infâmes  qui  faisaient  la  noce 
et  dont  il  nous  a  fallu  subir  les  hurlements,  une 
dizaine  d'heures.  Le  contact  du  peuple,  aujour- 
d'hui, donne  l'idée  de  l'ignominie  de  l'enfer, 

27.  —  Publication  de  la  rue  Bayard  (Les 
Contemporains).  Seize  grandes  pages  à  double 
colonne  sur  Barbey  d'Aurevilly.  La  «  bonne 
presse  »  découvrant  la  littérature  !  Le  monde 
va  finir.  C'est  embêtant  et  inexact.  Mais  on 
donne  les  titres  de  ses  livres  et  quelques  anec- 
dotes très-ramassées.  Enfin,  ô  prodige  1  on  me 
nomme  plusieurs  fois. 

Jeanne  est  injuriée  par  une  voisine  immonde. 
Je  l'ai  dit  souvent  :  La  douleur  n'est  rien  au- 
près de  l'ignominie. 


316  l/iNVENDABLB 


Septembre 


4.  —  J'ai  raconté  l'effrayante  histoire  d'un 
maniaque  achetant  du  pain  pour  le  jeter  dans 
les  latrines  publiques,  sous  les  yeux  des  pau- 
vres. Je  pense  qu'il  est  mort  assassiné.  Emile 
Zola  qui  faisait  la  même  chose  à  sa  manière,  est 
crevé  le  nez  dans  les  excréments  de  ses  chiens. 
Ces  écoliers  du  Démon  sont  surpassés.  Il  existe  à 
Montmartre  un  homme  et  une  femme  que  je 
pourrais  nommer,  gens  riches  ou  du  moins  fort 
à  Taise.  Ils  exigent  que  leur  bonne,  souvent 
mise  en  fuite  par  l'indignation  et  Fhorreur,  jette 
à  la  boîte  aux  ordures  tous  les  restes,  quelque- 
fois très-importants,  de  leur  table,  avec  recom- 
mandation de  les  découper,  de  les  souiller, 
de  les  inonder  de  pétrole,  pour  que  personne 
ne  puisse  en  profiter,  pas  même  les  chiens  ou 
les  rats.  Même  consigne  pour  la  destruction 
des  vêtements  hors  d'usage. 


l'in  vendable  317 


L'époque  semble  tout  à  fait  diabolique.  Hier 
une  gueuse  détruisait  à  coups  de  ciseaux  un 
tableau  d'Ingres.  Il  y  a  deux  ou  trois  semaines, 
c'était  le  Déluge  du  Poussin  qu'un  imbécile 
dilacérait. 

On  me  raconte  l'histoire  banale  d'un  homme 
très-riche  et  disposé  à  m'aider,  complètement 
découragé  par  un  journaliste  consultant  devenu 
académicien,  Maurice  Donnay,  je  crois,  qui  lui 
a  présenté  ma  légende  :  «  Il  rebute  les  meilleures 
volontés  »,  ce  qui  signifie  que  mon  premier 
mouvement,  après  avoir  reçu  un  bienfait,  est 
d'outrager  le  bienfaiteur.  Ça  et  la  scatologie, 
ça  va  toujours. 

8.  —  Nativité  de  la  Sainte  Vierge.  Celle  qui 
pleure  est  finie.  Qui  l'éditera?  Quand  elle  aura 
paru,  on  lira  dans  les  journaux  des  phrases 
telles  que  ceci  :  «  On  n'attend  pas  que  nous 
donnions  une  analyse  de  cette  nouvelle  produc- 
tion du  iameux  scatologue  ». 

Je  me  suis  dit  plusieurs  fois  que  ce  livre  si 
difficile  était  comme  un  pont  dangereux  qu'il 
me  fallait  passer  pour  arriver  dans  une  vallée 
meilleure.  Illusionprobable,  Dieu  n'ayant  jamais 
voulu  le  succès  de  mes  livres...  On  me  trouvera 


les  poings  rongés  dans  une  citadelle  sans  porte 
ni  barbacanes  qui  se  nomme  le  Manque  d'argent 
et  qu'on  ne  peut  ni  prendre  ni  défendre,  étant 
bloquée  par  une  circonvallation  et   une  con- 
trevallation  de  charognes. 


LISTE    ALPHABETIQUE 


DES     NOMS     CITES     DANS     CET    OUVRAGE 


Paul  Adam,  journaliste. 

La  Vénérable  Marie  de 
Jésus  d'Agreda. 

Alphonse  Allais. 

Curé  d'Ars. 

Les  PP.  Augustins  de  l'As- 
somption. 

B 

P.  Bailly  de  l'Assomption. 

Balzac. 

Barbey  d'Aurevilly. 

Henri  Barbot,  imprimeur 

de  Celle  qui  pleure. 
Chevalier  de  la  Barre. 
Maurice  Barrés,  auteur. 
Léon  Belle, dit  «  FAiglede 

Gochons-sur-Marne  ». 
Abbé  Bertrand,  historien 

prétendu  de  la  Salette. 
Van  Bever. 


Bigand-Kaire,  capitaine- 
fantôme. 

Blaizot,  éditeur. 

Blanc  de  Saint-Bonnet. 

Léon  Bonhomme,  portrai- 
tiste de  Léon  Bloy. 

Bonnefon,  plagiaire. 

Elémir  Bourge. 

Paul  Bourget, eunuquedes 
dames. 

Briand,  cambrioleur  de 
l'Eglise. 

Frédéric  Brou,  statuaire. 

Brunetière,  Kuistre. 

Bunau-Varilla  ? 


Cambronne,naturellement 

Carriès. 

Carton  de  Wiart,  «  héraut 

de  l'âme  belge  ». 
Sainte  Cécile. 


350 


L  INVENDABLE 


Comte  de  Chambord. 

Champion,  libraire. 

Charbonnel,  prêtre  apos- 
tat. 

Chateaubriand. 

Chaumié,  ex-ministre, 

Clemenceau, prédécesseur? 

Denys  Cochin,  million- 
naire. 

Emile  Combes,  des  Loges. 

François  Coppée;ci-devant 
Colonne  de  VEglise. 

Alphonse  Coutelier,  paysa- 
giste. 


Frère  Dacien,  de  la  Doc- 
trine chrétienne. 

Henri  Dagan. 

Marquise  du  Deffand. 

Abbé  Delarue. 

Iakub  Demi,  prêtre  de 
Moravie. 

Louis  Denise,  lapidaire. 

Lucien  Descaves,  journa- 
liste. 

Georges  Desvallières. 

Maurice  Donnay,  fauteuil. 

Sainte  Dorothée. 

Henri  Douchet,imprimeur. 


Conan  Doyle* 
Alfred  Dreyfus. 
Georges  Dupuis,  lâcheur. 
Albert  Durer. 


Thomas  Edison. 

Anne  -Catherine  Emme- 
rich. 

Mgr  Enard,  archevêque 
d'Auch. 

Saint  Etienne,  Protomar- 
tyr. 


Emile  Faguet,  pantin  aca- 
démique. 

Fallières,  Président  de  la 
République,  époux  de 
Mme  Fallières. 

Fasquelle,  éditeur. 

Mgr  Fava,  de  Grenoble, 
éternellement  décédé. 

Josef  Florian. 

Fouché,  duc  d'Otrante. 

Anatole  France, dit  «Ana 
tôle  Prusse  »,  auteur  de  \ 
Pivgoulns. 

Benjamin  Franklin. 

Frapié,  lauréat  Concourt. 


L INVENDABLE 


321 


Abbé  Galette,  spéculateur 
à  Cochons-sur-Marne. 

Gamaliel, 

Mme  du  Gast  des  Bazars. 

Louis  Gatumeau, 

Mgr  Gaume. 

Saint  Georges. 

Gibbon,  historien  sphé- 
rique. 

Emile  Godefroy. 

Académie  Goncourt. 

Emile  Goudeau. 

Eugène  Grasset. 

Henry  de  Groux. 

Grùnewald. 

Guillaume  II. 

H 

Charles  Hayem,  chemisier 
collectionneur. 

Hanotaux,  pontife  du  Lieu 
commun. 

Haraucourt,  auteur  de  la 
Légende  des  sexes. 

Ernest  Hello. 

Prince  Henckel  de  Don- 
nersmark,  prussien  mer- 
deux. 

Léon  Hennique. 


Charles  -  Henry      Hirsch, 

chef  de  rayon. 
Henry  Houssaye. 
Hue,  missionnaire. 
J.-K.  Huysmans,  colonne 

de  l'Eglise* 


Saint  Ignace  de  Loyola. 
Vincent  dlndy. 
Ingres. 

J 

Francis  Jammes. 
Saint  Jean  de  la  Croix. 
Jeanne  d'Arc. 
Félix    Jenewein,    peintre 

morave. 
Saint  Jérôme, 

K 

Gustave  Kahn. 

L 

Chevalier  de  la  Barre,  ori 
flamme  des  imbéciles. 

Saint  Benoît  Labre. 

Lanfrey,  déboulonneur. 

Louis  Latourette,  journa- 
liste. 

Lavedan,  dit  «  Rince- 
gueule  »,  académicien. 
21 


322 


L INVENDABLE 


Georges  Le  Cardonnel. 

Ledrain,.  philologue  et  re- 
négat. 

Le  Grandais,  imbécile. 

Jules  Lemaître,  ou  l'Édu- 
cation. 

Léon  XIII. 

Edmond  Lepelletier,  dit 
«  le  Putois  délabré  ». 

Jean  Lorrain,  apôtre  des 
professionnels. 

Loti,  frère  d'Yves. 

Loubet,panamiste  retraité. 

Louis  XVII. 

Sainte  Lydwine. 

M 

Président  Magnaud,  dit 
«  le  bon  Juge  ». 

Joseph  de  Maistre. 

Maizières,  fauteuil  pous- 
siéreux. 

Manet. 

Frères  Margueritte  (Pier- 
rot et  Lycurgue). 

Auguste  Marguillier. 

Marmont,  duc  de  Raguse, 
capitaine  de  la  «  Com- 
pagnie de  Judas  », 

Jacques  etRaïssa  Maritain. 

René  Marlineau. 


Jeanne  de  Matel. 

Cardinal  Mathieu. 

Maximin,  berger  de  la  Sa- 
lette. 

Mélanie,  bergère  de  la  Sa- 
lette. 

Catulle  Mendès,  tenancier 
des  Lettres. 

Cardinal  Merry  del  Val. 

Arthur  Meyer  (La  rue  Tu- 
renne  est  dans  le  Ma- 
rais). 

Octave  Mirbeau. 

Gustave  Moreau. 

Jean  Moréas. 

Gustave  Mouravit,  histo- 
riologue. 

Abbé  Mugnier,  prêtre  mon- 
dain. 

Mûller,  pédant  viennoise 

N 

Napoléon. 

Raoul  Narsy. 

Nau,  lauréat  Goncourt. 

Mm0  de  Noailles,  chaus- 
sette bleue. 

Norvins. 

P 

Alfred  P.,.,  collectioaaeur 
d'autographes. 


L INVENDABLE 


323 


Charles  Péguy. 

Joséphin  Peladan,  ci-de- 
vant sar. 

Sainte  Perpétue. 

Cardinal  Perràud. 

Charles-Louis  Philippe. 

Edmond  Picard,  avocat 
belge. 

Georges  Picquard,  minis- 
tre de  Dreyfus. 

Pie  IX. 

PieX. 

Pierpont  Morgan,  milliar- 
daire. 

Edgar  Poe. 

Josef  Polâk,  prêtre  de  Mo- 
ravie. 


Rachilde. 

Raffet. 

Félix  Raugel. 

Ravachol. 

Rembrandt. 

Georges  Rency,  belge. 

Adolphe  Retté. 

Rey,  éditeur. 

Mm0  Riccoboni. 

Cardinal  Richard. 

Jehan  Rictus. 

Philippe  Raoux,  ingénieur. 


Rodin. 

Lord  Rosebery. 
Georges  Rouault. 
Jean  Royère,  directeur  do 
la  Phalange. 

S 

Marc  Sangnier,  dit  l'évan- 

géliste. 
Gustave  Schlumberger. 
Ségur. 

Marc  Stéphane^ 
Stock,  éditeur. 
Sully-  Prudhomme^ 
Syveton. 


Laurent  Tailhade,  con- 
verti. 

J.  de  Tallenay. 

Abbé  Tardif  de  Moidrey. 

Pierre  Termier,  ingénieur 
en  chef  des  Mines. 

Dr  Joseph  Termier,  frère 
de  Pierre. 

Thiers. 

Mgr  Touchet. 

vws 

Waldeck- Rousseau. 
Alfred  Vallette. 


324 


L  INVENDABLE 


Albert  Vandal. 

William  Vanderbilt,  écra- 

seur. 
Louis  Vauxcelles. 
Charles  Vellay, 
Wells. 


Paui  Verlaine. 
Villiers  de  PIsle-Adam, 
Willette. 
Ricardo  Vines. 
Zola. 


TABLE    DES   MATIÈRES 


Tagcs. 
dédicace. 

Introduction      ......           7 

1904 9 

La  Torche 13 

Apologue  explicatif 22 

1905 53 

L'Immaculée  Conception 74 

Vient  de  paraître 78 

Saint  Barnabe  m'envoie  des  amis 87 

Je  suis  accusé  d'obscénité,  enfin  I 88 

Justice  de  paix 108 

Ma   Véronique 121 

Salon  d'automne 125 

1906 142 

Interview 152 

Apparition  de  Pierre  Termier  sur  la  Montagne 

des    Martyrs 159 

Conversion  de  Laurent  Tailhade 161 

Voyage  en  Dauphiné  ;  Varces  et  la  Salette.     .     .  195 

Sommeil  inexplicable  de  la  France 211 


325  TABLE    DES    MATIÈRES 


Lyon  et  Fourvières 220 

Le  Tréport 222 

Il  n'y  a  qu'une  tristesse 235 

Commencé  Celle  qui  pleure 229 

Épopée  Byzantine 244 

A  propos  du  prix  Goncourt 250 

1907 253 

La  Résurrection  de  Villiers  de  VIsle-Adam.     .     .  257 

Le  monument  de  Frédéric  Brou  à  Villiers.     .     .  277 

L'Index 290 

Mort  de  Huysmans ,     .     .     .     .  294 

Celle  qui  pleure    est  finie 317 

Liste  alphabétique   des  noms    cités.     •     •    «     •  319 


ACHEVÉ    D'IMPRIMER 
le  vingt-deux  septembre  mil  neuf  cent  dix- neuf 

PAR 

Ch.  COLIN 

A     MAYENNE 

pour  le 
MERCVRE 

DE 

FRANCE 


BLOY,  Léon.  pn 

L  »  Invendable .  2198 

.KL8 
15'