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Full text of "Livres des Familles"

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LG 


LIVllE  DES   FAMILIES 

JOURNAL  DE  M.  LE  CURE. 


TOME   PREMIER, 


M 


-V 


Paris 


-Typographic  SciraEimtt  et  Laschakd ,  rue  lyErlurlh,  1. 


f-  ^ 


r 


^-<^y/^ .  vr^  ^dP  :   //'*-/  tr  ^M^ 


T    Arc-  2') 

5 
H.'STOP.y.  I 


PARIS, 

L.    GIRALDON    FILS,  fiDlTEUR, 

9,    QUAI     MALAQIIAIS. 


LE 


LIVRE  DES  FAMILIES 


JOURNAL  DE  MONSIEUR  LE  CURE. 


W   I.  —  r'  Volume 


l'''IITovembre  1S4«. 


iiiiii^iii 


h. 


INTRODll 

J'ai  connu  uii  lion  cure  des  environs  dc  Bosfiiicoii  c|iii 
clait  bien  riiomme  lo  plus  venci'iible  el  le  filus  insli'uil,  Ic 
phis  charilablc  et  le  plus  spirituel  qu'on  puissc  imnfjinor. 
La  rtivoluliou  francaisc  avail  frappe  loute  sa  famillo  tie 
inort  on  de  pauvrete;  lui-meme  avail  (Hi;  I'oice  a  I'exil,  el 
il  avail  lonf;U'nips  on-e  dans  los  jiays  proleslanls  sans  aulre 
secouis  ((ue  son  Iravail  et  son  courage. 

De  lanl  dVpi-euves,  il  n'avail  rapporte  ni  niurmure 
centre  les  honimes  ni  ai!:;reur  conlre  le  monde  ;  sa  pii'lci 
elait  lianlc  cl  sa  devotion  aussiprofonde  qu'cclairee.  Force 
d'habilcr  rAllomagne  dans  un  temps  ct  dans  une  province 
i(ue  k's  mauv  de  la  guerre  desolaicnl,  il  avail  appris  la 
medecine  el  la  ebirurgic  pour  soulager  aulant  qu'il  elail 
en  lui  riiumanile  dans  ses  plus  horribles  pcines,  el  donner 
a  la  fois  le  saint  de  I'ame  el  la  guerison  physii[ue,  on  du 
mnins  (luelque  soulagement  aux  malbcureux  tpii  couvraienl 
Ics  chiimps  de  balaille.  On  Ic  voyail  crrer  dans  ces  plames 
lollies  sanglanles,  ou  habiler  les  hopitaux  comme  inlirniier, 
nil  Christ  cache  dans  sa  poilrine.  ignore  dans  sa  sublime 
mission,  et  connu  seulemenl  aulanl  qu'aime  pour  sa  bonlc 
inepnisable,  la  simplicilii  de  son  caracterc  et  la  gaiele  de 
son  anie. 

•jiie  dc  conversions  il  opera  ainsi!  (lucd'amesracheteesel' 
'le  bien  accompli !  Cel  excellenl  liomme  avail  vii  Ics  deux 


CTION. 

mondes,  elloiiglcmpsdesserviuneparoissccatlioli(|ucdelial- 
timore.  II  lui  etait  resle  de  ses  longs  voyages  un  vif  el  con- 
stant besoin  de  se  lenir  au  courantdesprogrcsmoraux  de  la 
cliretiente  ;  un  dc  ses  parents  elaiit  miu-laiix  Verrieres  suis- 
scs,  cl  lui  ayanl  laisse  un  clialcl  el  unc  donzaine  de  millc 
livres  de  rente,  M.  Eustachc  Grisier,  —  c'etail  son  noni,  — 
les  partagea  dc  la  maiiicre  suivaute  :  qnatre  mille  francs  aux 
inaladcs,  deux  niiUe  aux  pauvres  ;  qnatre  millc  francs  en 
livres  et  journaux  de  tons  les  pays,  et  deux  millc  francs 
pour  son  entrelien,  sans  compter  les  emoluments  dc  sa 
cure  qui  n'etaient  presque  rien.  II  savait  parfaitemcnl 
I'cspagnol,  I'allcmand,  rilalien  cl  I'anglais.  II  n'y  avail  pas 
de  belle  action  qui  se  fit  sur  la  face  dn  globe  qui  ncAint 
a  sa  connaissance,  pas  d'invention  nouvcllc  ipi'll  ne  connul 
avaul  loutlc  monde;  el  il  n'en  faisail  pas  nn  objel  de  re- 
cbcrcbc  egoisle  ou  dc  curiosile  value  :  les  dimanches.  il 
reunissait  pres  de  lui  les  enfants  dc  ses  onailles,  paysans 
ct  riches,  cl  les  caplivait  par  cetic  serie  d'anecdotes  lou- 
jours  inleressantcs  que  la  plupart  de  nos  livres  ignorent 
ou  passenl  sous  silence,  el  qui  avaient  pour  son  audiloire 
un  cliarme  incxpriinablc. 

,  Ce  n'elaicnt  point  exrlusivcment  dcs  siijels  moraiix,  ni 
des  commentaires  rehgieux.  II  avail  coutume  de  dire  que 
la  leliiion  elail  parlonl.  et  qn'il  fall.iil  I'indiqner  el  la  faire 

1 


LES    SAliNIS 


sciilii'  ,1  \':\\u(\  plulijl  i|iu'  riiii|>riiiii'r  (lisleini'iil  dans  Ics 
t'spi'ils.  11  niiMail  Icsircils  iiimvoau.x.  k's  aiiecclolos  |H'U  ci>n- 
iiiips,  iiiix  ilelnils  ties  cxpi'iii'iiocs,  ilos  diTOUvorles  vl  dcs 
voy.i;,'OS  Ics  pins  receiils.  Aiiisi  il  oiilrolpiiait  o(  salisl'aisail  a 
la  fois  la  curlosile  (loscsauditeurs,  et  conlribuail  a  leuriili- 
lito  et  ii  knir  liicn-i"lre.  11  psI  aiTive  a  plusd'iin  joiine  paysan 
dc  venirliiidomaudcr.  le  liiiuli  maliii,  des  rcnsi'ignemenls 
sur  If  noiiviMU  prncedi'  agricolc  (|ue  le  cure  avail  decril  la 
veille.  Lc  temps  elail  employe,  Ics  boiis  priiicipcs  se  gra- 
valciil  dans  Ics  Intelligences,  et  la  religion  n'y  perdait  ricn. 
M.  (Jrisicr  faisait  ohserver  qnc  saint  Francois  de  Sales  con- 
seille  d'eniploycr  Icsromans  et  mcme  les  conies  pour  intro- 
duire  les  verilcs  morales  ct  rcligicnsesdans  Ics  jcunescccurs. 
11  Mais  le  temps  des  faMcs  est  passe,  disait-il  avec  raison  ; 
<i  c'est  an  conlrairc  par  des  verilcs  amusanles,  en  chassanl 
u  I'ignorance  ct  faisant  servir  Ics  immenses  rcssources  de 
11  la  science  aclnelle  el  des  communications  ctablies  par 
»  die  entre  les  lionimcs  qu'il  I'ant  raoraliser  la  jenncsse. 
»  C'est  par  cetlc  inslruclion  vive,  variee,  pleine  d'attrail, 
-  (pic  les  facnites  spirituelles,  mises  en  jcii,  peuvenl  ecar- 
11  ter  les  generations  naissanlcs  du  matcrialisme  grossier, 
11  Ics  arrarher  a  la  brutalile,  les  arreler  sur  leur  penle 
..  fatale  vers  I'egoismc,  Ics  ramener  aux  idees  superieu- 


11  res,  an  devoui'inciil,  a  ralinegalion,  a  la  religion,  (ie 
<i  travail  est  ulilc.  et  prepare  Ics  voies  a  nnc  existence  mo- 
11  rale,  active  el  nligieusc.  il  dcfriclie  lc  champ  ipie  la 
n  religion  ensemencera.  J'ai  pour  moi  les  cxemplcs  de 
II  saint  I'Vancois  d'Assises,  dc  saint  Bonavenlnre,  de  saint 
II  Francois  dc  Sales,  dc  Fenelon.  Loin  dc  restcr  elrangers 
II  an  mouvcmcnt  des  clioses  liumaincs,  ces  grands  esprlts, 
II  ces  iimes  divines  le  servirenl  en  lepuranl;  ni  la  gaiele 
u  douce,  ni  les  heureu.x  apologues  nc  leur  fiircnt  I'tran- 
«  gers.  Faisons  comme  cnx  ,  si  nous  pouvons,  ou  du  nioins 
11  snivons-lcs  de  bien  loin.  » 

(Jnc  nous  serious  bcnrens  d'imiter  rexemplc  du  bon  cure, 
de  joindre  rutilile  a  ragrement,  d'occuper,  par  une  lecture 
variee,  cmpnmlcc  a  loutes  les  langues  de  I'Kuropc  pi  du 
monde,  a  tonics  les  publications  reeentes  de  la  science,  des 
moments  qui  pourraienletre  employes  d'unemaniere  frivole 
on  dangcrense I  —  d'eclaircr  les  jcniu's  csprils  en  guidanl  les 
iimes,  dc  joindre  la  clialenr  douce  et  fructueuse  de  la  reli- 
gion a  la  liimieresonvanl  sterile  ct  trompcuse  de  la  science! 
d'esl  sur  lc  modele  de  eel  estimable  pretre  que  ce  llccueil 
est  enlieremcnl  caique ;  on  serail  trop  beurcux  d'approcher 
seuliment  de  la  variete,  de  I'inlerel  el  de  la  gri'icc  qn'il  ap- 
portait  dans  ses  riicits. 


lEs  mm  DU  MOis. 

(Miaqnc  iircniicr  jour  du  niois,  par  excmple,  il  reunissnil  sesjeuncs 
amis  dans  son  petil  jardin,  si  c'ctait  la  belle  saison,  ou  dans  son  cabinet 
ambrissc  de  sapin,  si  V'ctail  I'liiver,  el  11  lenr  racontait  la  legendc  des 
saints  du  niois  qui  allail  s'ouvrir. 

ci  Cbacun  de  nous,  leur  disait-il,  porte  un  nom  de  liaptcmc;  a  ce 
«  nom  se  rallachent  des  souvenirs  touebanls  el  curieux,  que  les  per- 
il sonncs  pienses  el  les  erudils  etudienl  seuls,  et  qui  unissent  rintcrcl 
11  bislorique  a  la  plus  vive  emotion.  Celle  legendc  des  saints  est  un  Iresor 
11  dcleeons  sublimes.  Cesonl  les  annalcs  primitives  du  monde  modernc. 

11  Mes  amis,  on  neglige  trop  ces  souvenirs. 

II  Ricn  de  plus  inlercssanl  toulcfoisqncrctte  bistoire.  A  quelle  cpnquc 
II  cbacun  des  Sainls  a-t-il  vecu?  quelles  cireoiistances  onl  marque  leur 
<i  vie?  (piel  licroisme  a  signale  leur  mort?  C'est  ce  que  savenl  a  peine 
II  les  personncs  memes  qui  porlenl  les  noms  les  plus  commuus  parmi 
II  nous. 

«  Tanlol  CCS  souvenirs  sonttcrribles  el  sanglanis;  c'est  le  chevalet,  la 
11  jioix  bouillante;  ce  sonllcs  bourreaux  armes  anlour  dn  beros  cbrelien  : 
11  lantut  ils  evo(|ucnl  d'aimables  images;  des  combats  myslerieux.  Tame 
II  qui  lutte  ct  Iriompbe.  Que  d'incidenls  inleressanls!  que  de  Iccons  per- 


11  due- 


DU    MOIS.  3 

SI  lull  iii)gligcwil  lie  rociicillir  los  ii.in-atioiis,  .■iiix(|m'lli's  Ui  siiiguKirite  tics  crjiiliinii's.  Ki  ili!,l:iii(v  ikvi  tiMiips, 
11  la  jji-aiuli'iir  iiii  I'iiilerel  desiluloils  |iii'lPiil  laiUili'  cliaiiiic  !  Ni'  ni'i^liyiz  iloiic-  pas,  hips  rlici-s  amis,  ces  k'l^'ciidi'ssacn'es; 
11  ellcs  snnt  d'ailleiirs  necessaires  a  I'liistoiri',  i|ircllos  ox|ilii|iiiMil  c-l  iiii'i'llcsiTlaiiTiil.  « 

.\  IVxoinpli!  du  Ijon  cure,  nous  foi'iiicroiis  une  ijerlio  des  plus  rouiari|ualdi's  d'cnii'c  elles;  nous  les  presenlerons 
nulls  par  niois  a  nos  jeunes  leclours,  sans  en  allei'ei'  la  purole  par  auciin  dclall  romauesipio,  el  en  repelanl  naivemoul 
les  plus  aullionliipies  et  les  plus  inlere.ssanlcs  de  res  le^'oiidi's. 


MOIS     DE     NOVEMBRX. 


1.  Vcnilredl.  LaToussaint. 
SI     Anialile  ,    [irilre  ,  iiiort 

vers  4"r>. 
'i.  Wnmeill.  St  Eudoxeet  ses 

coiiipugiious,  uianjrs,  vers 

r.2o. 

3.    Ulmanche.  St   Marcel, 

eviique  de  Paris,  niorl  au 

5«  sieele. 
St  Eustache   et   sa   ramille, 

martyrs. 
Si  Flour,  premier  evSquede 

I,oileve,  mort  vers  400. 
Si  Hubert,  evi^que  de  Mui^'S- 

iriehr,  nioit  eii  727. 
Sle  Sjlvie,  mere  de  St  Grii- 

goire,  mort  au  0<>  si^cle. 

i.  IjUiifll.  St  Charles  Borro- 
mee,oveque,  luurten  1,^84. 

SI  Clair,  pietie,  luarljr  au 
Vexiii,  vers  275. 

Sle  Modeste,  vierge,  nmrle 
vers  780. 

a.  Slarcli.     St    .Vgatlianj^e 

evt^qui:  li'Autun,  mort  eii 

251. 
SI  Zucliarie,  pOiede  SI  Jean 

Bapliste. 
Sle     Uertille,     abbesse    de 

Chelles. 
SI  tie,  solitaire  du  Berry. 

O.    Hercretli.   St   Leonard. 

solitaire,  mort  en  550. 
SI  Vinoc,   abbe  de  Worm- 

oulh  eii  Flandre. 
SI  lllut,  abliii  dans  le  pays 

de  Galles. 

7.  dieudl.  St  Ernest,  ablie, 

martyr  eu  1148. 
St  Willeliiod,  premier  evi5- 

que  d'Utreclit. 
St  Amaranle,  martyr  i  Alby 
St  Ruft'e,  evi!'que  de  Melz. 
SL  Euj^elbert,  arcbevi^que  de 

Cologne  et  martjr. 

8  Veiidroili.StDieudonu6. 
premier  du  nom,  mort  en 

618. 
St  Godi'froy,    cvfique    d'A- 

mieiis,  mort  eii  1118. 
St  WillibalJ,  eviique  de  Bre- 

me,  et  aputre  de  la  Saxe. 
SI  Kebe,  evfque. 
St    Gervade ,     evOque     en 

tcosse. 

tt.  Mameilt.  St  Maiburin , 
prOlre,  mort  vers  387. 

SI  Theodore,  martyr  a  Ama- 
.si'e,  en  306. 

St  Valine,  evc^qne  de  Verdun, 


St  Benelt,  ari-lievi\|iie  d'Ar- 
niagli  en  Irlande. 

10.  Dimaiiche.  St  Lhuh  le 
Grand  .  |ia|ie  ,  docleur  , 
iiiorl  vers  4()2. 

SI  Andre  Avelliii,  elerc  re- 
gulier  thealin. 

SI  Tryphoii  et  Sle  Uespice, 
martyrs  en  Billiyuie. 

Sle  Nyniphe,  vierge  eu  Si- 
cile. 

SlTibere  ou  Tiliery,  Ste  Flo- 
rence el  St  Modeste,  mar- 
tyrs dans  la  Gaule  iiarbon- 
naise. 

StJusle,  arcbeveque  deCau- 
torbery. 

St  Milles,  evfipie  de  Suse  , 
St  Abrossime.  pri^tre,  el 
SI  Siiia,  diacre,  martyrs 
en  Perse. 

11.  E.un<li.  St  Marliii,  eve 
que  de  Tours,  iiiorlen  ."!I7 

Si  Ueue.  eveque  d'Aii^er- 

mort  au  5«  siecle. 
St  Meune.  marlyr. 
St  Vrain,  L*vi>que  tie  t^avail- 

lon,  mort  vers  600. 
St  Theodore  Sludile,  abbe,  a 

Constantinople. 
StEvade,vulgaireinent  Voz) 

ev6que  du  Puy. 

I  a.  Hardl.  St  Martin,  pape 

martyr  en  655. 
St  Nil,  anaeborele,  p^Te  de 

I'Eglise 
SI  Rene\  patron  d'Angers. 
SI  Emilien,  vulgalremenl  Si 

Milhan  dela  Cogolle,  cine 

el  solitaire  en  Espagne. 
Si  Livin,  palrnii  de  Gaud. 
SI   Palerne,  moine    de  St 

Pierre-Ie-Vif,  martyr. 
St    Lebwin,    patron  de   De 

venler. 
Si  Macaire,  6vt\|ueen  Ecosse 
St  Josaphat,  arcbeveque  de 

Polozk. 

13.  Mcrcredl.  St  Gendulfe. 

evi>que,   martyr  vers  600. 
St  Briee,  evgque  de  Tours, 

mort  en  444. 
SI  Stanislas  Ivuslka,  mort  en 

1508. 
St  Hammebnn,  marchand. 
St  Didace,  religieux  de  Sl- 

Frani^ois. 
St  Merre  ou  St  Mitre,  marlyr 

a  Aix  en  Provence. 
St  Abbon,  abbe  de  Flenry. 

marlyr  en  Ga^i  ogiie 


14.  Jeudl.  St  Clementin, 
martyr. 

St  Laurent,  arcliev6que  de 

Dniilin. 
SI  Dubrice,  evOque  eu  Au- 

glelerre. 
St  Rul',  ijremier  evique  d'A- 

vignon. 
SI    Saens,  alibe  au  pays  de 

Caux.  en  Norinandie. 

15.  Vendredi.  St  Eugene, 
marlyr  a  Deuil,  vers  200. 

St  Maclou,  t'vOque  d'Alelh, 
niorl  au  O*^  ou  7^^  siecle. 

St  Leopold,  marquis  d'Au- 
Iricbe,  mort  en  1130. 

Sle  (ierlrude,  abbesse  de 
I'ordie  deSt-Beno!l. 

St  Leoiiee,  eviique  de  Bor 
deaux. 

St  Pavin,  abbe  dans  le 
Maine. 

St  Diclier,  vulgairenienl  Si 
Gery,  evi>que  de  Cabers. 
16  Samedi.  St   Edme,  eve- 
que lie  (^anlorbery.    mot  I 
en   1241. 

SI  Enclier.  evi>que  de  Lyon 

17.  Dinianchc.  S.  .Vgnan 
eWi^que  d'Orli^ans,  niorl 
vers  453. 

SI  Gr^goire  Thauinalurge 
evi>que  de  Neoeesan^e. 

St  Denis,  eveque  d'Alexati 
drie. 

StGregoire.evc^qnedeTours 

St  Ilugues,  eveque  de  Lin- 
coln en  .\ngleierre. 

18.  Eiundi.  Sle  Aiide,  veuve 
niorle  au  6«  siecle. 

SI  Mantle,  solitaire,  mortau 

7"  siecle. 
St  Alpbee,  Si  Zacbee,  St  Ro- 

main,  StBarulas.  marlyr- 
St  OJon,  abbe  de  Cluni. 
Sle  Hilde,  abiiesse  en  Angle 

terre. 

19.  Ilardi.Slelilisabelh  de 
llongrie ,  veuve,  morle 
en  1231. 

SI  Ponlien,  pape,  marlyr. 
Sl  Barlaam,  in  iityr. 
SI  Patrocle,  reclus  en  Berry. 
St  Jaques,  ermile  en  Berry. 

20    Slercredl.   St  Edmon- 

droi,  marlyr  en  850. 
St  Oclave,  soldal,  marlyr  en 

286. 
Sle  Maxence,  vierge  el  mar 

tyre  en  Beaiivoisis. 
SI  Sylvestre,  evOque  dc  CliJ- 

I<||ls-sur-Sa(^ln■. 


Si  Beniwaril ,  ou  Bernard  , 
t'viNinede  Hildesbeiui,  en 
b.'isse  Saxe. 

Si  Felix  dc  Valiiis,  colligf.e 
de  St  .lean  de  Malha. 

31.    ileiidi.    SI   Cidombali, 
abbe,   moil  en  (>I5. 
Stlleliador.  marlyr  eu  Pani- 

pbylie  au  3'  siecle. 
St  Gelase,  pape. 

33.  Vendredi.  Sle   Ceeile, 
vierge  et  martyre  a  Rome 
en  230. 
Si  Philemon  et  Ste  Apple. 

23.    Namcfli.    St  Clement, 

pape,   premier   du   nom , 

marlyr  en  100. 
SI  Aiiiphiloqiie,  eveque  d'l- 

eiiiie,  en  Lyeaonie. 
SI  Troii,  priilrc. 
St  Daniel,  evi^qtie  au    pays 

de  Galles. 

3'1.  nfmanelie.  St  Severin. 

moine  solitaire,  mort  ver> 

.WO. 
St    Clirysogone  ,    martyr    a 

Aquilce  eu  304. 
St  Juste,  c^v^que  de  Jerusa- 
lem, mort  au  2«  siecle. 
Sle  Flore  el  Ste  Marie,  vier- 

ges  el  marlyres  en  851 . 
SI  Jean  de  la  Croix,  premier 

earnie  dechausse. 
St  Pourcain,  ablte  en  Anver- 

gne. 

35.    Ijnndi.   Sle  (^ilberine, 

vierge  marlyre. 
Sle  llildegiinde,  vierge. 
St  Moyse  et  SI  Maxinie,  prf- 

tres  et  martyrs. 

3C.    Mardi.   Sle  Genevieve 

des  Ardents,  invoquee  en 

1120. 
Sle  Delphine  ou  Daupbine, 

vierge,  morle  en  1366. 
SteViclorine,  inarlyreenArri- 

que. 
St  Pierre,  eveque  d'Alcxaii- 

drie,  marlyr. 
St  Basle,  erinite  en  Cham- 
pagne. 
St  Conrad,  ev^iiue  de  Con 

stance. 
St  Nicoii.  suruomme  Mela- 

noile. 
St  Sylvestre  tiuz/.olini,  abbe 

d'Ossimo,    insliluleur  de 

Sylveslrins. 

37.  Ilerrredi.  SI  Lin,  pape. 
marlyr  a  Hume  en  78. 


ANECDOTES 


Si  Vilal  I'l  SI  Ayicule,  mar- 
tyrs vers  oOl. 

Si  MaNiine,  ov*iiue  de  Riez. 

St  Jacques  rinlcrcis,  iiuirljr 
eii  Perse. 

Si  Maharsapor,  martyr  en 
Perse- 

SI  Eiiske,  ermile.  puis  abbe 
de  Celte  en  Berry. 

St  Acaire,  evCque  de  Noyon. 


SI  Virgile,  enViue  de  Stras- 
bourg. 

88.  Joudl.  Sle  OuiiMe,  fein- 
niedu  seiialeur  llilaire. 

St  filienne  le  Jenne,  martyr. 

SI  .lacques  de  la  Marclie,  re- 
ligieux  de  Sl-Fran^ois. 

SB.  Vendredi.  St  Salurnin, 


Itremiei'  evi-ipie  de  T(Hi- 
lonse,  martyr  vers  251. 

Si  liadbod,  ev  jqned'Ulreclit. 

St  Brandon,  ahlie  en  Irlande. 

30.  Nampdi.St  Andri',  ap6- 
tre,    martyr  a   I'atras   en 
09. 
St   Nars^s,   e\^que,    et    ses 
eompagnons,  martyrs. 


Si  Sapnr,  (ivi^qne  de  Betli- 
Nietor;  St  Isaac,  (ivfique 
de  Carclia;  St  Malian^s , 
Al)ral)ani  et  Simeon,  mar- 
tyrs. 

StTugdual,  vulgairement  St 
Tugal,  evSqiie  de  Treguier 
en  Hrelagne. 

St  Trojan,  evfquedeSaintes. 


I,e  premier  jour  ile  ce  mois  de  novembre  est  consiicre  a  la  fete  de  tons  les  saints,  vrais   herns  du  moiide  modenie. 

(.  Pvllia:;ore.  rialon,  Socvale,  dit  M.  de  Cliateauljriand,  recommandent  le  eulle  des  saints,  qu'ils  apjiellenl  des  heros. 
„  _  jlonore les  heros  pleins  de  boiHe  el  de  lumiere,  dit  le  premier  dans  ses  Vers  Doris.  Et  pour  qu'on  ne  se  ine])rcnne 
<i  pas  a  ce  nom  de  hiros,  llierocles  I'inlerprete  cxactemonl  comme  le  chrislianisme  e.\plique  le  nom  de  sainl.  u  Ces 
n  lieros  pleins  de  bnnte  et  de  linniere  ])ens('nl  loiijours  ii  leur  Crealeur,  el  soni  tout  eclalants  de  la  Uimiere  qui  rejoillit  de 
«  la  felicile  dont  ils  jouissent  en  lui.  »  —  El  phis  loin  :  «.  Heros  vientd'un  motp'ec  qui  sistnifie  amour,  pour  marqner  que, 
((  ideius  d'aniour  pour  Dieu.  les  herns  ne  chcrcliont  qu'it  nous  aider  a  passer  do  celte  vie  terrestre  a  unc  vie  divine,  et 
(I  a  devenir  citoyens  dii  ciel.  »  Les  Peres  de  I'Eiflise  a]ipellent  a  leur  tour  les  saiuls  des  Ac'ros  :  c'est  ainsi  qu'ils  disent 
0  que  le  bapleme  est  le  sacerdoce  des  laiques,  el  i|iril  fait  de  tons  les  Chretiens  des  rois  el  desprelrcs  de  Dieu. 

c<  Et,  sans  doiile,  ce  sonl  des  lieros,  ces  martyrs  i[ui,  domplnut  les  passions  de  leurs  cceurs  el  bravant  la  mechancele 
i<  des  honimcs,  out  meritc  par  ces  Iravaux  de  nionler  an  rang  des  puissances  celestes.  Sacres  morlels,  (|hc  I'Eglise  de 
i(  Jesus-Christ  nous  commande  d'houorer,  voiis  u'eliez  ni  des  forts  ui  des  puissauls  entre  les  homines !  Niis  snuveul  dans 
II  la  cabaue  du  panvi  e,  vous  n'avez  etalc  aux  yeux  du  monde  que  d"humbles  jours  et  d'obscurs  malheurs.  N'enlendra-l-on 
.1  jamais  que  des  blasphemes  contre  uuc  religion  qui,  deifianl  Tindigence,  rinforlunc,  la  simplicite  el  la  verlu,  a  failtom- 
i<  her  a  leurs  pieds  la  richesse.  le  honheur,  la  grandeur  et  le  vice? 

11  El  qu'onl  done  de  si  odieux  a  la  poesie  ces  solitaires  de  la  Thcbaidc,  avec  leur  baton  blanc  et  leur  habit  de  feuilles  de 
0  palmier?  Les  oiseaux  du  ciel  les  nourrissent,  les  lions  du  ciel  porlenl  leurs  messages  ou  creusent  leurs  tombeaux  en 
u  commerce  familier  avec  les  anges,  ils  remplissent  de  miracles  les  deserts  on  fill  Memphis.  11  u'eb  el  Sinai,  le  Carmel 
u.el  le  Liban,  le  lorrcnl  de  Cedrou  el  la  vallee  de  Josaphat  rcdisenl  encore  la  gloire  de  I'liabilanl  de  la  cellule  el  de 
ic  I'anachorele  du  rochcr.  Les  Muses  aimcut  a  rever  dans  ces  monastcres  remplis  des  ombres  d'Antoine,  de  Pacome,  de 
«  Benoil,  de  Basile.  Les  premiers  apolres  prcchant  I'Evangile  aux  premiers  fideles  dans  les  catacombes  ou  sous  les  daltiers 
«  de  Belhanie,  u'ont  pas  paru  a  Miclief-Ange  el  a  Raphael  des  sujels  si  pen  favorables  an  genie.  El  que  dire  de  ces 
11  bienfaiteurs  de  riuimanile  qui  fondercut  les  hopilaux  et  se  vouereul  ii  la  pauvrele,  a  la  peste,  a  I'esclavage  pour 
II  secourir  des  hommes?  » 
A  ces  eloquenles  paroles  nous  ne  pouvons  rien  ajouler. 

Dans  le  numeroprochain,  nous  reproduirous  les  plnstoiichaules  des  narrations  legendaires  qui  .se  rapporleni  anx  .sainls 
fetes  jiendanl  le  mois  de  decembre. 


ANECDOTES 

DU    TEMPS    PRESENT. 

Le  temps,  dans  sa  fuite,  emporle  une  foulc  d'avenlures, 
de  souvenirs  et  de  fails  cui'ieux  qui  ne  demanderaienl  qii'a 
etre  recuciUis,  el  qui  ]iresque  tons  offriraient  des  lecons  in- 
slruclives  jwur  la  religion  ou  pour  la  conduite  [iratique  de 
la  vie. 

Les  journaux  el  Icslivres  se  conlcnlenl  trop  sonveiit  de 
reproduire  et  de  rei)aiidre  les  crimes  et  lesdi'saslresqui  leiir 
seinblenl  de  nature  a  piqiier  le  jilus  vivemenl  la  curiosite. 
(Juelquefois,  le  crime  reel  manquanl,  ii  leur  arrive  d'eu 
invenler  d'imagiuaires.  Deux  dangers  nous  paraissent  re- 
suller  de  cette  coulume  :  d'abord  le  monde  se  )U'esenlc 
a  lui-memc  sous  des  couleurs  fausses ;  il  se  croil  [dus 
mediant qu'iln'cst  reellement ;ensuile  rimitalioii  dumalest 
contagicuse.  Les  fictions  chercheut  la  ineme  espece  d'inle- 
rel  et  veiilenl  faire  naitre  la memc  emotion ;  on  ne  tarde  pas 
a  s'en  lasser,  et  le  palais  blase  des  lecteurs  ne  trouve  plus 
lie  saveiii's  assez  vinlentes  pour  lui  plaire.  La   verite  chni- 


sie,  la  realite  eludiee  et  bien  comprise,  vaudraicnt  niieux 
pour  le  plaisir  el  pour  I'instruction. 

Que  de  fails  ciirieux  le  mois  dernier  a  du  voir  s'accom- 
plir  I  —  pendant  que  nos  vaisscaux  bomliardaienl  Tanger ; 
—  lorsqiic  I'empereur  avarc  Abd-er-Rhaman  reccvail  au 
fond  de  son  palais,  garde  par  deux  mille  negres,  la  non- 
velle  de  la  deslruclion  de  sou  armee;  —  lorsqiie  le  gou- 
verneur  de  I'lnde  et  le  vainqueur  des  Affghans  s'embar- 
quail  Irislement  pour  I'Angleterre ,  oij  on  le  forcait  de 
revenir  se  perdre  dans  les  rangs  de  la  vie  privee  ! 

()ue  d'anecJoles  curieuses  se  perdent  et  .s'effeuillent 
comme  les  roses  du  buissou  sur  le  sentier  sans  que  personne 
eu  jouisse.  el  que  d'cnseignements  dans  ci's  fails  qui  se 
perdent!  Nous  recueillerons ici  les  plus  aulhenliipies  ;  nous 
n'iuvenleronset  n'ajouternns  rien;  ils  prouveni  que  le  ro- 
nian  de  la  vie  huniaine  a  sa  moraliti'  comme  sa  realite  ; 
qu'il  est  plus  varie,  plus  bizarre,  plus  inleressanl  que  la 
fiction  des  plus  habiles  ecrivaius. 


IiA  FORCE  SU  HEPENTIR. 

11  vieni  demourir  dans  la  Lithuanie  suedoisc  un  vieillard 


I)U    TEMl'S   I'dESENT. 


"eneralemeiU  estiine,  qui  a  laisse  une  fmlune  ti'es-consiJe- 
rablo,  (lonl  lorigine  se  rallaclie  a  dcs  circonslances  assez 
bizarres. 

Get  liomiiio.  vci-s  I  "60,  olail  ouvrier  raiiioncur  ct  dans 
un  dcnumuiit  complel ;  pousse  par  la  mist'i-e  cl  par  les 
inauvais  conseils,  il  commit  un  mcurtre,  accnmpagne  dc 
vol  sur  la  persoiine  assassiiire  par  lui.et]iour  cc  doujjlc 
crime  il  ful  condaninc  a  la  peine  capilale. 

Lorsque,  scion  I'usage,  I'arrel  do  morl,  avec  loules  les 
pieces du  proccs,  ful  soumis  au  feu  roi  Fredcric-Guillaume, 
CO  prince  ecrivil  au  ministre  de  la  justice:  «  On  conduira 
le  conUamne  au  lieu  de  son  supplice,  el  la,  en  face  dc  I'e- 
chafaud,  un  pretre  I'exhnrlera  a  faire  un  acte  dc  contrition  ; 
s'il  le  fait,  et  si  son  repentir  parait  Idcu  sincere,  on  lui 
dira  <|ucjc  lui  fais  grace  de  la  vie.  Dansce  cas,  on  lui  ad- 
niiiiistrera  sur-le-champ  trente  co\ips  de  lialon  sur  le  dos, 
el  ensuite  on  le  conduira  dans  une  maison  de  force  oil  il 
restera  cinq  annees.  en  recevant,  a  cliaque  anniversairc 
du  jour  ipii  aura  ele  Oxe  pour  son  execution  a  mort,  Irente 
coups  de  baton.  Apres  I'expiration  de  ces  cinq  annees,  on 
me  rendra  coniple  de  la  eonduite  qu'il  aura  tenue  el  de 
son  etal  moral.  » 

Le  condamne  ecoula  avec  le  plus  gr.nnd  recueillemenl  les 
exhortations  do  recclesiastique,  el  il  so  montra  si  conlril  el 
.si  repentant,  qu'on  le  jugoa  digne  d'oblenir  la  commula- 
lion  de  peine  que  le  roi  lui  accordail. 

Tendant  los  cinq  annees  qu'il  passa  dans  la  maison  do 
force,  il  tint  une  eonduite  irreprocliable,  el  sur  le  rapport 
qui  en  ful  fail  au  roi,  al'txpiration  de  eel  espace  de  lemps, 
S.  M.  ordonna  qu'on  le  transferal  a  une  maison  de  simple 
detention  pour  cinq  autres  annees,  en  prcscrivant  qu'au 
boul  de  celles-ci  on  lui  donnerail  de  nouveaux  renseigne- 
monts  sur  I'individu  en  question. 

Cot  liommc  persevera  dans  la  bonne  voie,  son  amende- 
nienl  devinl  complel.  el  a  la  fin  des  cinq  annees  de  simple 
emprisonnemenl.  le  rni  le  fit  non-seulement  mellrc  en  li- 
berli'.  mais  S.  M.  lui  donna  une  somme  d'argent  pour  le 
niellre  ii  menie  de  gagner.sa  vie. 

II  en  fit  un  bon  usage  ;  il  alia  se  fixer  dans  la  Litbuanio 
prussicnue,  et  il  comnicnca  un  petit  negoce.  Grace  a  un  tra- 
vail, .i  I'ordre  el  a  I'economie,  ses  affaires  prosperereni ; 
il  parvint  bientot  a  I'aisance,  el  pen  a  pen  il  amassa  une  trcs- 
grande  forUino.  doiil  il  fit  le  plus  noble  usage. 

Et  maintenanl  que  la  mort  vient  de  metlre  un  lerme  a 
ses  jours,  on  a  vu  un  rare  et  edifiant  spectacle.  Le  meme 
Immme  qui,  au  debut  de  sa  carriere,  avail  commis  des 
crimes  aussi  atroces  que  laches,  enqiortail  dans  la  lombo 
les  regrets,  reslime  el  les  benedictions  de  tons  ceux  qui  I'.a- 
vaienl  connu.  (  Gazette  de  Brime. ) 


IE    DESESFERER     D  E     RIEN, 


tnnCATlD    JEFFEBV  DE   I'LVMOUTn. 

Kdouard  Jeffory,  fils  d'un  ancien  commis  chez  M.  Col- 
lier,niarchand  de  bois  do  cliarpenlea  Plymouth,  setrouvant 
en  vacanri's  chez  son  pore,  oblint  un  jour  do  lui  la  per- 
mission de  monler  .a  bord  du  schooner  VEbenczcr,  com- 
uiauilo  par  lo  capitaine  Little,  el  qui  faisait  rogulierement 
lo  cnnimorro  el  opcrait  lo  tran.sporl  du  charbon  de  terre 
de  riynioiuh  a  Schields,  autre  point  de  la  cote.  C'etait  en 


juin  1857,  Edouard  avail  seize  ans.  II  so  promeltait  un  vif 
plaisir  de  celle  excursion,  qui  dcvait  le  ramener  chez  son 
pere  en  moins  de  huit  jours,  el  qui  se  lermina  singulie- 
remenl. 

En  vue  d'Yarmoulh,  lovent  commenca  ,i  fraichir.  et  le 
schooner,  qui  elait  vieux,  incapaMe  de  rosisler  au  gros 
temps,  alia  se  briser  surun  ecueil.  On  n'entendit  plus  par- 
lor ni  du  jouno  homme,  ni  du  capitaine.  La  perte  du  vais- 
seau  ful  annoncee  dans  lous  les  papiers  publics;  la  fa- 
millc  pril  le  deuil,  el  plusieurs  effets  ayanl  appartonu  au 
capitaine  Little  furenl  recueillis  sur  divers  points  dc  la 
cole,  ce  qui  ne  laissa  aucun  doule  dans  les  esprits. 

En  effet,  I'equipage  entier  avail  peri,  .1  rexcoplion  d'E- 
douard  el  d'un  petit  mousse  qui  secramponneronl  a  un  de- 
bris d'ecoutille,  el  ballus  des  (lots  pendant  un  jour  entier, 
furenl  enfin  recueillis  par  un  vaisseau  danois  (pii  allait  aux 
Indes.  L'humanile  du  capitaine  leur  donna  tons  les  soins 
necessairos  ;  on  les  mil  a  terre  au  cap  do  Bonnc-Esperance, 
oil  Joffery,  qui  etailen  train  de  faire  ses  eluiles,  se  mil  au  ser- 
vice d'un  marchand  de  vin  du  Cap,  donl  il  tint  les  rogistres. 
Mais,  commeil  desirait  passionnementrovoir  rAnglelerre, 
il  proflta  du  peu  d'argent  i|u'il  avail  gagno  pour  se  faire 
recevoir  comme  mousse  a  bord  du  Dauphin,  donl  le  ca- 
pitaine elait  d'un  caractere  severe  et  dur.  el  qui  elait  en 
parlance  pour  Portsmouth.  Diverses  affaires  ot  lo  mauvais 
temps  relinrent  ce  dernier  vaisseau  dans  le  havre  du  Cap 
pondanl  une  quinzaine  de  jours,  et.Ieffery,  ([ui,  craignant 
la  durele  de  ce  nouveau  capitaine,  voyail  avec  peine  la 
loi  inexorable  a  laquello  il  allait  elre  soumis,  lui  demanda 
la  permission  de  resilier  son  engagement.  II  I'obtint  et 
passa  a  bord  de  la  Fleche,  qui  se  reHdail  aux  iles  Falkland, 
ii  I'autre  bout  du  monde.  La  parlio  de  plaisir  d'Eiloiiard  ne 
devail  pas  s'arrotor  la.  La  Fleche  fut  prise  par  les  glaces; 
la  plupart  de  ses  homnios  pcrirenl  du  scorbut,  et  Jeffery, 
recueilli  par  quelques  Esquimaux,  cpousa  une  jeune  Esqui- 
maue  selon  les  rites  du  pays.  EUe  mourul  six  mois  apres. 

Cette  situation,  qui  lui  jdaisait  pen,  avail  dure  un  an  et 
demi,  quand  I'arnvee  d'un  equipage  amcricain  lui  donna 
I'espoir  cl  la  liberie  d'echapper  a  la  hutte  enfumeo  et  aux 
douze  couvertures  de  peaux  do  rennes  sous  lesquelles  il 
grelotlait.  Le  vaisseau  americain  etail  un  negrier,  qui  du 
sejour  des  glaces  le  conduisil  en  Afrique,  des  regions  po- 
laires  aux  regions  Iropicales.  Mais  la  profession  lucrative 
du  nouveau  capitaine  avail  ses  dangers.  Aborde  par  une 
fregate  anglaiso  placee  en  observation  a  remboiicbure  du 
Niger,  le  negrier  ful  conduit  aux  Ac.ores  oil  on  le  jugea ;  et 
Edouard,  qui  avail  fait  la  traile  des  negros  avec  I'Ameri- 
cain,  donna  la  cha.sso  aux  negriers  avec  le  nouveau  capi- 
taine. Ce  dernier  opera  deux  captures  lres-im]iortanles :  Jof- 
fery on  eul  sa  part ;  il  s'etail  montre  actif,  brave  et  eco- 
nome;el  apres  hull  ans  et  demi  de  voyages  involonlaires 
a  Iravors  le  monde,  possesseur  de  quelques  inille  livrcs 
sterling,  un  peu  change  par  I'intemperie  de  saisons,  il  rc- 
vint  a  Plymouth,  el  elonna  fort  tons  ses  parents. 

II  y  trouva  .sa  mere  veuve,  el  visita  le  lendemain  de  son 
arrivee  un  fort  joli  conotaphe  qu'elle  avail  fait  construiro 
en  son  honnenr  dans  lo  cimeliere,  on  face  de  la  mor.  Telle 
est  la  singuliere  histoire  de  ces  vacancos  de  hull  amices 
les  phis  longnes  assurement  el  les  plus  oragousos  donl  au- 
cun jeune  bomme  ait  fait  roxporience,  et  qui  aienl  succede 
a  I'annee  studieuse  d'un  ecolier.  (  Times.} 


AA'KCnOTES 


LE  PRISONNIER    S'DNi:    BOMBS. 

Au  dernier  siege  iriine  pelile  villc  de  Circnssie,  que  Ics 
Uusses  ont  jirisc,  ct  doiit  la  rniilure  a  vcni;c'  leurs  defaites 
precedenles ,  on  trouva  six  feninies  enfennees  el  niorles 
dans  une  cave,  dcvanl  lai|uellc  les  debris  des  forlilicalions 
avnienl  elevij  une  snrte  d'inex|iugnalile  rempart.  Ccllc 
avenlnre,  pnldiee  par  les  jonrnaus  rnsscs,  rappelle  une 
circonslance  analogue  revelee  paries  jonrnaux  alleniands, 
qui  puUierenl.  il  y  a  pen  de  temps,  le  journal  singulier-du 
Pnsonnier  d'linc  bombc.  Nous  laisserons  parler  le  lieros 
lui-menie  : 

.1  J'etaisa  Manheim  .  maladc  de  la  goiilte  el  d'une  fievrc 
II  reirlee,  (]ui  m'enlevail  loule  jmiissanee  de  la  vie,  pendant 
«  que  I'armee  repnldicaine  investissait  Manheim.  Le  lioni- 
«  bardemenl  eomuR'nea.  lie  Inus  coles,  les  habitants  cher- 
«  cherent  un  ahri  contre  la  redoutalile  habilele  des  inge- 
(.  nieurs  frnneais.  Kon-senlement  lenrs  bombes  rrevaienl 
i<  les  ediliees,  mais  leurs  batteries  en  ricochet  prenaienl 
«  les  rues  en  enfilades ,  el  Ton  ne  pouvait  trnuver  de  surele 
1.  eontre  lenrs  alteinles  que  dans  les  eaves  des  niaisons. 
(I  r.'est  la  ijne  presque  Ions  les  lialiitants  elablirent  lenr  do- 
«  micilc,  confiants  dans  rarchitecture  solide  des  soulerrains 
(( (|ui  devaient  resister  ail  choc  de  la  bnmbe,  amortie  dejii 
u  parson  passage  a  Iravers  les  elages  superieurs.  J'habilais 
u  line  rue  large  el  droile,  souvent  balayee  par  la  milraille 
u  enneraie.  C'laml  le  danger  me  pariit  urgent,  je  fis  porler 
u  dans  la  cave  nn  malelas  on  deux,  avcc  des  aliments,  de 


el     j  y  I'lablis  muii    du- 


■  la   Ininieie  ,    (|iieb|iies  livri; 
1  inicile 

u  II  y  asaildeiix  cavcaux  pralii|ues  anx  deux  exlremiles 
c  d'un  passage  voule.  J'occnpais  I'nn  ;  I'aulre  etait  iia- 
I  bile  par  deux  servanles.  An  milieu  du  passage,  un  esca- 
1  lier  iDnrnaiil  inuntait  a  la  cuisine.  Un  jeiine  domesliqne  . 
I  nomine  Ernest,  age  de  treize  a  quatorze  aiis,  allait  de 
1  I'nn  des  cavcaux  a  rautre,  et  souvent  ennuye  de  son  ha- 
c  bitation  sonterraine,  metlait  le  nez  dans  la  rue,  et  reve- 
I  nait  nous  dire  quelle  niaison  la  milraille  achevait  de  de- 
c  molir. 

«  Heux  semaines  so  passerenl  ainsi.  Un  .jour,  il  nuns 
1  sembla  que  le  feu  des  assiegeants  rednublait  d'aclivile, 

<  et  que  eeluides  assieges  lenr  repnndail. 

«  Aiilonr  et  an-dessus  de  moi,  je  senlais  la  lerre  Irem- 
ibler;  il  elnil  evident  qn'nne  allaipie  decisive  allait  avoir 
(lien.  Ma  lievre  avail  redouble.  Dans  nn  tel  moment, 
( c'cst  une  angoissc  inexprimable  d'etre  prive  de  lout 
I  nioycn  d'adinn  on  de  defense.  Tantol  elendn  sur  le  nia- 
i  telas,  tantol  soutenu  par  des  coussins,  je  pretais  Torcillea 
I  tons  les  bruits  terribles  du  dehors,  lorsi|ue ,  vers  dix 
;<  benres  du  matin  ,  Ernest ,  cnlr'oiivrant  la  porle  du  ca- 
1  veau.  medit  :  .le  vais  voir  nn  pen  ceqnesignifie  tonl  ce 
:i  bruil-hi. 

a  Je  lie  pus  liii  rep'ondre  ;  mais  n  peiui^  avait-il  qnillc  Ic 
I  seuil,  un  fracas,  nn  briscment,  un  dechirement  epou- 

<  vanlable  ,  fiapperenl  mon  oreille  ,  et  ji^  fus  tonl  a  coup 
«  entonre  d'un  epais  nuage  de  fumee  ct  de  (lonssiere.  Des 
«  ipie  ce  nuage  se  dissipa,   j'apercus  la   bonibi' qui  I'avail 


'i|*l|l 


«  cause ,  et  qui  cclaln  dans  toutes  les  directions  ,  sans  que 
n  ses  fragments  m'nltcignisscnt.  Presque  aussitol  le  mcine 
<i  bruit  serepiila;  loute  ma  porle  ful  obslruce  de  debris  ct 
B  de  materiaux  confiis;  c'elait  une  seconde  bomhe  qui 
(c  etait  toinbee  precisement  par  I'esculier.  et  qui  avail  ache- 
0  vc  de  m'enfei'mer  dons  le  sonterrain. 

u  La  cnnonnadc  ciinliniiail  a  I'exlericui'  .I'l'lais  ilans  une 


0  obscurile  iirnfiuide,  ct  nic  trainant  de  mon  inieux  vers  la 
,.  porle,  dans  Tcsperance  de  relrouvcr  un  briquet,  des  al- 
V  Inmctles  et  des  provisions,  deposees  dans  une  cavite  du 
u  nmr,  je  fus  arrete  par  une  veritable  muraille  de  ruines 
(.  entassees.  Je  me  rcjelai  sur  mon  lit,  agonisant  de  descs- 
■•  pnir.  Dansle  lumulte  d'un  siege,  comment  csperer  que 
..  I'liM  se  snuvieiiilra  do  moi  '  'I'nulc  I'borrenr  de  ma  silua- 


11  f    TliMl'S    rilliSENT. 


.  lion  se  ini'sfiUail  a  ma  |ii'iisee,  tl  ,ji'  MniUiis  iiiuii  cCL'ur 
1  ilOfaillir.  J(.'  me  rniqidai  i|u'iunli'ijiis  ilo  piiTre  u  I'usilrlail 
I  {l('|iose  sui'  line  plaiiche  auiircs  tic  moii  lil.Ji'  lecliercliai, 
I  Ic  Iroiivai,  el  jt'  parviiis,  en  decliiraiU  le  dra|i  lie  moii  111. 
I  ii  allumerim  lioul  Je  chanclclk'  (|ui  elaila  cole.  Lameelic, 
1  qui  sc  coiisumail  lenlemeiil,  me  seiiiblail  consmiier  ma 
1  vie  ;  je  la  suivais  de  I'teil,  et  la  dcruiere  iial|iilalion  de  sa 
I  llammc  Iraversa  moii  cceur  commc  uiie  Heche.  Je  |ilourais 

•  comme  line  femmc,  an  fond  de  mon  caveau,  invisiiile  <'l 
t  noir ,  destine  a  i'lre  ma  lombe.  Je  sentais  la  faiin  apiJi-ii- 
( (her,  el  a|UTs  la  faim  la  mod.   J'cnlendis  de  n<mvcanx 

<  ehonlemenls ;  le  canon,  si  eelalanl  lout  a  I'hem-e,  ne  ren- 
.  dail  I  Ins  (pi'un  hrull  sourd  ,  connne  si  des  mnnlai,'nes  ih' 
'  (Icliris  ensseni  ele  plncecs  enire  le  monde  el  moi. 

"  Je  ne  coTiiplais  plus  les  hemes ;  les  ininnles  elaienl  des 
'  sieeles.  .Ma  faims'apaisail,  ou  plnlolje  nela  seiilais  plus, 
'  lanl  le  llnx  el  le  ieDu\  des  espeiances  cl  des  Icrrein's 
'  m'nccupaienl  el  m'ahsoi'haicnt,  Ji'  ine  mis  a  parcourii'  dans 
.  Ions  les  sens,  iigenoux,  ma  caverne  etmon  lomlieau;  nia 
'  main,  en  cherelianl ainsi,  renconlia  deux  cioules  de  pain 

<  dessechees  qui  elaienl  lomhees  presdu  malelas,  ct  donl 
'  je  m'emijaiai  avec  empressemenl.  II  y  avail  encore  un 
I  pen  d'eau  dans  nne  cruche ;  a  peine  osais-je  huniecler 

<  mes  levres.  J'elais  avare  de  mes  ressoiirces.  Je  eherchai 

•  an  loin  queli|uc  dehris  :  rien. 
u  11 1'allail  niourir. 

"  JIais ,  me  dis-je  alors,  snis-je  |ilus  malheureux  (Hic  tons 

•  ces  soldals  qui  lomhenl  snr  les  remparls,  on  sous  les 
'  remparls,  a  deux  pas  de  moi,  muliles,  tortures,  fonles 
'  aux  pieds?  Je  mourrai  dnncement,  comnie  celle  lu- 
I  miere  qui  vlenl  d'cxpirer.  Elje  me  rejelai  sur  Ic  ma- 
.  lelas. 

«  .Mors ,  j'eprouvai  nne  sensation  de  vide,  comme  si  je 

I  me  fusse  Irouvii  nial;  mes  yeux  me  faisaienl  souffrir  ; 

II  mes  paupieres  Iremlilaient ;  relourdissement  cl  la  lan- 
'  sucur  se  confondaienl;  j'eprouvais  le  hesoin  de  dorniir. 
II  .Mes  yeux  se  ferniaienl;  puis,  an  lieu  de  repos,  c'elail  nne 
«  succession  faulasmagorique  el  hizarre  de  visions  elrani,'es 
a  qni  s'emparerenl  de  mon  cerveaii.  Je  me  rappellc  parl'ai- 
11  lemcnl  ces  hallucinalions  alroces.  Je  m'asseyais  devanl 
ic  une  lahle  splendide  ;  des  plats  succulcnls  elaienl  devanl 

I  moi.  J'elendais  la  main  ;  lout  disparaissail ,  e.xceple  un 
:<  ranlome,  quicnfoncait  dans  ma  poilrinc  des  ongles  aigus. 
K  Ensuile  nne  ile  delicieuse,  couverte  de  fruits  eclalanls 

II  au  soleil ,  mc  conviait  a  les  gouler.  Ma  dent  s'enfoin'ait 
»  dans  Icnrs  pulpes  savoureuses;  ce  n'elait  que  cendre. 
«  Les  sources  coulaient  el  mnrmnraienl  aulour  de  moi.  Si 
u  I'eau  linqiide  louchail  mes  levres,  ellese  transfornnilen 
«  sanc;,  el  le  sang  etait  amer. 

II  Tiiules  les  especes  de  tortures  dechiraienl  mes  en- 
II  Iraillcs;  lanlot,  des  pincesardenles,ou  des  lenaillesace- 
I'  rees ,  ou  des  coups  de  marleau  repeles,  ou  des  morsures 
u  envenimees  ,  ou  des  douleurs  sourdes  et  rongeanles,  ou 
!•  des  coups  de  lancellcs  reilerecs,  se  succedaient  .sans  in- 
I'  lerruplion,  el  perdaienl  enfln  de  leur  iutensile  par  lenr 
0  frequence  meme.  Je  voulais  vaincre  la  souflVance  par  la 
"  force  de  la  volonl.r,  j'y  parvins  nn  moment-  La  douleur 
"  cessail-elle  un  moment,  aussilol  reparaissaient  les  visions 
IC  el  les  fantomes;  mais  si  reels,  mais  tellemenl  horribles, 
II  (|»e,  parmi  les  evenemenls  de  ma  vie,  ancune  ne  m'a 
II  laisse  de  souvenir  plus  puissant  et  plus  profond. 

II  Lean  de  ma  cruche,  i|noique  versee  gonlle  a  goulle. 
"  liiiil  p.Tr  se  larir.  (>  fnl  une  phase  unuvelh'  ile  mon  asfo- 


II  nie  :  lessupplices  cesserenl.  Je  mcsouviensparfaitement 
"  que  la  douleiu'  cessa  lonl  a  coup  ;  je  devins  faihie,  tres- 
II  I'ailde.  J'avais  froid;  tous  mes  memhres  se  glacerenl ;  je 
II  frissonnais  de  temps  en  lemps  :  mon  esprit  etait  plus  uel; 
II  je  ne  sentais  plus  mon  corps ;  tout  s'elail  refugie  dans  le 
II  cerveau.  Qnelqnefois,  une  vision  effroyahle  reparaissail, 
11  et  je  la  regardais,  pour  ainsi  dire,  en  face :  ma  pensee  la 
11  donq)(ail.  11  me  semhlait  que  mes  enlrailles  s'elaient  re- 
II  duites,  recroquevillees  el  comnie  pelriBees.  Meselourdisse- 
11  menlsaugmentaient,  ainsi  que  mes  faihlesses.Jene  pouvais 
«  plussoulever  les  paupieres.  J'essayaisde  mordre  mon  bras, 
II  maisje  n'avais  de  force,  nidaus  les  muscles  pour  le  soule- 
II  ver,  ni  dans  la  m.ichoire  pour  faire  penelrer  la  dent.  Je 
'I  peiisais  encore,  mais  nou  avec  des  paroles;  j'avais  ouhlie 
•I  les  nmts;  je  n'avais  plus  quedesidees,  eti|uand  j'essayai 
II  de  ]nier,  ce  ful  une  ejaculation  meutale ,  non  une  pi'iere. 
II  l]nlin,  un  grand  repos  sembla  venir  el  m'annonea  la  mort ; 
11  j'elais  nn  cadavre  qui  pensait.  llicn  ne  m'inquielail  ]dus; 
«  je  n'esperais,  je  ne  craignais  rien.Comhieu  ile  lemps  res- 
II  tai-je  dans  eel  etal?  Je  I'iguore. 

«  Quandje  m'eveillai,  mes  sonffrances  furent  aigues,  el 
II  j'ai  la  plus  grande  peine  ii  me  rappeler  aujonrd'lmi  ce  qni 
u  se  (lassa  aulour  de  moi  pendant  deux  ou  trois  jours ;  des 
II  figures  iuconnues  se  penchaicnt  sur  moi.  Une  profonde 
II  lassitiule  m'accablait ;  ma  charpenle  o.sseuse  s'elail 
11  comme  affaissee  sur  elle-meme.  Moi ,  qui  ai  pres  de  six 
11  pieds  de  haul,  et  donl  la  carrure  est  proiiorlionnec  ^ 
o  celle  hauteur, j'elais  replic  sur  moi-meme,  elje  n'avais 
11  jias  qualrc  pieds  de  haul;  la  peau  s'elail  collce  sur  ses 
II  jointures.  (Juand  il  me  fallait  tircr  de  mon  lit,  nn  enfant 
II  me  porlait  facilemcnt  ,  lanl  je  pesais  pcu.  JIa  convales- 
ii  cencc  I'ut  longue,  el  j'appris,  enfm,  que  je  devais  mon 
ii  salula  deux  Francais. 

11  Un  capitaine  d'arlillerie  avail  rencontre  dans  la  rue  le 
(1  petit  Ernest,  cc  fldelegarcon,  qni  lui  avail appris  I'cve- 
11  ncinent  donl  j'cLais  viclime,  el  qui  I'avait  suppliede  ve- 
il nir  me  delivrer  :  deux  bombes.  de  Ircize  pnnces  de  dia- 
II  metre  chacnnc.  elaienl  lomhees  coup  sur  coup  |ires  du 
ii-ji'une  homme  an  moment  on  il  sorlait  du  caveau,  el 
"  avaient  obstrue  de  decombres  renlrcc  de  mon  asile.  J'y 
"  avals  passe  neuf  jours  sans  nourriture.  I'lusieurs  siddals 
II  furent  employes  a  me  dcterrer  de  celle  lombe  vivante. 

II  Un  Francais  ni'avait  arrache  a  la  mort,  nn  chirurgien 
II  fraiHjais  me  rendil  la  vie.  11  neme  reste  plus  aujourd'hui 
II  de  celle  rude  qireuve  qu'un  souvenir  qni  me  fail  encore 
(I  trembler.  Quandje  souffre  de  I'estomac,  onquej'eprouve 
11  lui  monvement  de  fievre  ,  les  reves  du  caveau  se  repri'- 
«  scnlenl  a  mon  esprit  avec  une  vive  et  une  epiiuva[ilabh; 
II  realite.  » 


IX   FATSAM     MAROCAIN. 

II  y  a  dans  les  monlagnes  du  .Maroc,  ainsi  que  dans  le 
Maroc  meme,  ii  Tanger  ou  a  Tunis,  beaucoup  plus  d'es- 
ilaves  blancs  el  chreliens  qu'on  ne  le  pense-  Ce  sonl  pres- 
que  lous  des  malclots  naufrages  ou  des  ]]echeurs  de  I'ar- 
chipel  des  Canaries.  Leur  sort  est  effroyable,  el  les  trai- 
lemenls  que  nos  planleurs  font  subir  a  leurs  negres  ne 
sonl  rien  aupres  de  ceux  que  les  Chretiens  caplifs  endn- 
renl  .i  l.aous  et  iiOuad-Nonn.  Ces  deux  points  dela  roll' 
soni    hi'mn'liquernenl    fernies  aux  recherehes    el  aux  oh- 


«  AN'KC 

sci-valionsdcsEuropeeiis.  Nous  dt'voiis  los  iloloils  suivaiils 
.i  1111  fnlii-ioaiildc  colon  (If  Livi'i'iiool,  qui,  ayanl  fail  uau- 
IVagc  sur  Ics  coles  dcs  ilcs  Canaries,  ct  rocucilli  par  la 
liienfaisaucc  dc  (|iicl(iues  |iauvres  iicclicurs  de  ccs  ilcs, 
avail  (Ml  la  inalcnconlrcusc  ld('C  dc  s'eniban|uer  ensuilc 
avcc  ciix  cl  (Ic  |Kirla^cr  Icur  panic  dc  p(!>clic.  Caplurc  avcc 
Ics  p(!'cliciirs  par  un  hriganlin  l)arl)arcs(|nc,  il  ful  coiiduil  a 
T(;luan,  el  ne  parviiit  (|iic  par  line  sorle  de  miracle  a  s'e- 
chappcr  sous  Ic  noni  cl  le  cnslume  d'une  vieille  fcmnic 
more;  ils'i!'lailjaunilafi;;uiT  loul  cxpiTsavcc  du  licniK-fl ), 
ct,  reveiiu  dans  son  pays,  il  conslilua  un  foods,  placi?  cu 
ronlcs  dcsliiii'cs  au  radial  dcs  caplifs  anglais.  Mais  c'csl 
<>ii  vain  ((ue  les  capilaux  s'accuinulenl,  pcrsonne  n'a  dc 
rapports  aclil's  ct  conslanls  avcc  les  barbarcs,  el  les  vic- 
limcs  rcstenl  souinisesa  la  longiic  lorlurc  donlnous  avons 
parlij.  Lesarincsfrancaiscs  ct  cbrt'ticnues  sont  n(;cessaires 
pour  purifier  ces  nids  de  vautours,  el  c'csl  ici  (|ue  la  ci- 
vilisation, pour  achever  son  ceuvre,  abcsoindc  la  violence 
pl  de  la  guerre. 

L'cmpereur,  me  disait  ce  voyageur,  vole  lout  ce  qu'il 
pent  :  il  doune  rexemple  a  scs  sujels,  et  si  ces  derniers 
I'imitent  el  qiril  le  sache,  il  les  vole  a  .son  tour  sous  prii- 
texle  de  les  punir.  Le  vieux  sultan  a  dcs  emissaires  ipii 
parcourent  les  campagnes,  et  reviennent  lui,  apprendre 
quelles  sont  les  persnnnes  i|ui  possi'.dent  de  beaux  chcvaux, 
de  belles  amies,  de  beaux  mcublcs.  On  commence  parmellrc 
le  propriijlairc  a  la  lorture,  puis  on  fail  une  razzia  g('- 
neralc  de  ses  pi'opn(il(}s.  Lcsgouverneurs  des  villesimitenl 
leur  chef  :  lis  lanconnenl  le  pcnple  dont  ils  envoicnl 
les  di^pouilles  au  inaitre,  cl  si  leur  Iribul  parail  .sufDsant,  on 
Icur  pcniict  de  prendre  unc  pclile  part  du  pillage. 

Un  pauvi'c  paysan  ayant  Irouvi;  un  pot  de  lene  dans 
sou  champ  remporla  cliez  lui  et  s'en  servit  pour  ses 
usages  domesliqucs.  Ses  voisins,  pcrsuadijs  qu'il  avail  di;- 
couverl  un  iresor,  ra|iportcrenl  le  fait  au  goiiverneur,  (|ui 
reclama,  au  nom  dc  rcmpereur,  le  Iresor  prelendu.  Le 
pauvre  homme  rcpondil  qn'il  ne  savait  ce  que  cela  vou- 
lait  dire,  l.a  lorlurc,  un  long  emprisonncmcnl  ne  purent 
vaincie  eel  obslinii  silence;  sa  femme  mourut  dc  douleur, 
la  licvre  le  consuma.  cl,  quand  il  se  vit  accablc  par  la  ma- 
ladie  el  le  dcscspoir,  il  dcclara  que,  si  Ton  voulail  le  rc- 
conduire  a  sa  cabane,  illivrerail  son  trcsor. 

((  Bien  !  s'ecria  le  gguvcrncur.  Je  le  savais.  Que  deux 
«  gardes  se  cliargent  de  raccompagiicr.  » 

Arrive  ii  I'entrce  de  sa  cabane,  oii  les  soldats  n'avaient 
pas  le  droit  de  pcnclrer,  il  y  renconlrases  deux  petits  eii- 
fanls,  qui  se  craniponncrcnl  ii  scs  gcnoux.  II  les  embrassa 
gravemcnt,  cnlra  ct  ressorlit  armc  d'uii  long  fusil,  dont  il 
placa  le  canon  dans  sa  bouclic. 

"  liounez  cela  au  gouvcnieur !  »  s'ccria-l-il  en  faisanl 
parlir  la  d(!'ICMlc. 

IJuand  les  soldals  rapporlcrcnt  son  cadavre,  le  goiivci- 
ncursc  conlenta  dedire  : 

u  Ccl  lioninie  avail  menli,  (|u'Allali  lui  pardoime  1  » 

L'liistoire  du  Maroc  est  un  lissu  de  crimes  lellcmcnl 
epouvanlables,  i|ue  rinteret  dramalicpie,  ordinaiicmcnt  at- 
tache a  CCS  sortcs  d'emolions,  se  perd  ct  s'cvanouil  par 
I'exces  mcine  dcs  alrocites  dont  ce  pays  est  le  lh(!',ilrc  dc- 
puis  un  temps  immemorial.  Sur  cesc6lc.<  barbarcs,  resser- 
rt'cs  ciilrc   Ics  in  inlagiics  el    I'Dd'an  ,   placccs  cnlrc  unc 


(I)  Sllbslaiir.c  quo  les  ft'innirs  nricniiili's  rninluiniil  ii  tcimiio  ril  J.tllnr 
Ics  cils  lie  lours  paiipi^i-cs. 


DOTKS 

nicrdc  sable  cl  iiii  solcil  dc  feu,  loul  est  violeul  cl  cxlrciuc  : 
on  ne  connail  dc  la  sensualile  que  I'ivrcsse,  de  la  religimi 
que  le  fanalismi',  de  la  guerre  ((uc  le  carnage,  du  commerce 
que  la  rapacile.  (Juand  vienncnl  les  epoques  de  revolu- 
tion, il  .se  fait  coiiime  une  exhibition  gcncrale  de  tonics 
les  furcurs  du  pays,  et  c'est  alors  que  les  teles  cousues 
dans  dcs  sac-  ou  donees  sur  les  murs  dc  la  ville,  cpou- 
vanlcnl  par  leur  iiombrc  ct  leur  liideux  spectacle  les  par- 
lisans  du  monarque  decliu.  En  fail  d'invcnlion  de  supplires 
raflincs,  aucuii  pcuple  n'a  etc  aussi  loin  :  on  coupe  les 
pieds,  les  mains,  les  seins,  les  oreilles;  on  coud  dans  un 
niC'ine  sac  la  mere  cl  le  Ills,  cl  la  iner  cl  les  lleuves  cii- 
gloulissenl  des  centaincs  de  malhcurcux.  (1ii  les  encliaini^ 
dos  a  dos  ct  on  Ics  frolic  de  mid  el  d'huili'  pour  que  les 
pii[iires  dcs  insectes  rcndcnl  Icur  morl  plus  horrible.  On 
bri'ile  ii  pclit  feu ;  I'acicr  deconpe  les  chairs  |ialpilaiilcs  el 
souleve  les  |icaux  sanglantcs.  Ccs  Africains  soul  accoulu- 
m(!s  li  de  Ids  speclaclcs  ct  ii  dc  Idles  soutfranccs ;  sou- 
vent  le  patient  fume  sa  pipe,  ciifoncc  dans  la  terrejus- 
qu'ii  la  tele,  pendant  que  la  garde  noire  de  rcmpereur 
fait  de  celtc  tele  menie  el  dc  cetlc  pipe  le  but  dc  son  ef- 
froyable  adresse. 

Voilii  ce  que  le  calholicisme  csl  prcdeslinc  a  dclruirc, 
unc  fois  que  nos  amies  auront  implanle  en  Afriipie  la 
civilisation  chrelienne.  D'un  terrain  fertile  ce  people  ne 
lire  aucun  parli.  Des  coles  les  plus  riches  en  vigiie,  on  ne 
sail  exiraire  aucun  vin  ;  dcces  rivages  maritimesqui  poiir- 
raicut  faire  I'c  commerce  du  nionde  cnlier,  on  n'a  profili' 
que  pour  lanr.onner  de  temps  ii  autre  (piclc|ue  puissance 
asscz  faible  pour  ccdcr  .a  la  Icrrcur. 

Ce  sera  une  cpoquc  lieurcuse  pour  la  civilisation,  que 
cdlc  oil  I'Europc  chrelienne  penelrera  en  Afrique,  el 
corrigera,  par  son  excmple  cl  par  ses  lois,  la  ferocilc, 
I'avidilc,  Ics  passions  basses  et  ignobles  qui  jusqu'ici  oiil 
souille  Ics  rives  occidenlales  de  celtc  parliedu  mondc. 

liicn  de  miciix  noiumc  clde  plus  digue  dc  leur  nom  que 
le.s  lilals  barbarcfques.  Onlcs  jugerait  Irop  favorablemcnl, 
d'apresrexem|ilcd'Alger,  la  plusciviliscedc  ccs  villcsma- 
rilimes,  cl  qui,  ccpendaut.  donnetant  dc  peine  auxmissiou- 
nairesde  la  civilisalion  europecnne.  Plus  on  approchedcs 
regions  pndiibccs  aux  Europeens,  plu<  le  dcspolisme.  la 
rapacitci,  la  violence  se  font  sentir  d'une  maniere  doiilou- 
reusc,  plus  on  geinil  sur  le  dcslin  dc  riiumanilc  qui , 
soumise  ii  la  religion  de  Mahomet,  n'a  pas  pu  encore 
expulser  lanl  de  llcanx.  Tanger,  Tunis  el  le  Maroc  soul 
suuniis  il  la  lui  de  fer  d'une  tyrannic  avide  cl  sans  coii- 
trole.  La  ferocilc  des  Iribus  des  monlagnes  n'estcontenue 
((ue  par  celle  dcs  empcreurs,  ct  la  jiopiilacc  dcs  villes 
metlrait  en  pieces  I'empereur  etses  troupes,  si  unc  armce 
de  negres,  loujoiirs  ii  moilie  ivrcs,  ne  defcndait  leur  propre 
vie  en  defendant  celle  de  rcmpereur.  La  facililc  de  la  de- 
fense, les  dangers  du  dimat,  rcxcdlente  fortification  na- 
lurclle  que  presenli'ul,  d'nn  cote  la  mcr,  d'un  aulrc,  les 
monlagnes  ;  le  pen  dc  liesoins  conlractes  par  ces  hahitanis 
faroiichcs  d'un  sol  fertile,  exposes  ii  un  soldi  brulanl,  out 
favorisc  le  progres  de  ccs  populations  vers  la  barbaric; 
dies  n'oiil  gucre  de  la  civilisation  (|nc  deux  vices,  la  luxiirn 
cl  la  cupidilc.  Quant  ii  I'avidc  duplicite  et  ii  la  ruse,  dies 
leur  soul  communes  avcc  Ionics  les  races  sauvages.  Cepen- 
danl  les  llomains,  ii  I'epoquc  oii  ils  daienl  les  chefs  de  la 
civilisaliiin,  ont  fail  dc  celtc  region  rcdonlable  un  centre 
et  un  foyer  de  Ininieic.  Carlbiigc  chrelienne,  sons  leiirs 
lois.  iiu  lieu  d'clrcbriilalc  cl  iiiinldligcnle,  prodiiisil  saini 


l)i:  TEMl'S 

Auguslin  cl  saiiU  Cyin-ien.  Cosl  an  clirislianisme  do  ciiii- 
linuer,  en  raitrniulissnnt,  roeuvro  i-oniaine.  L'avonir  ilin 
1(116  riionncur  ir.ivnir  fraye  cede  voic  .i  la  civilisation  (In 
ilix-nenvicmo  sieclc  Pl  d'avoir  verse  le  sang  de  ses  fits  dans 
re  sillon  ('niinemmenl  rhrclien  apparlienl  a  la  Franee 
f  Voyages  rrrents  dnns  le  Marnr. ' 


LSgON   COMMEHCIAI.E  , 

or 
IK    IHM.KI!  n'ETIlK   Tnni'   MMIM.F.. 

II  nv  a  |ias  six  mnis  (|u'une  pelile  liouliiine  olisi'iire  sc 
rachail  dans  line  dps  rues  Ics  plus  soinlires  dii  rpiarlier 
|iauvrc  de  Berlin.  Elle  etait  haliilee  par  un  maixliand 
iiomme  Lewald,  qui  n"avait  ni  fenime  ni  enfanls,  dont  le 
rosUime  elail  plus  que  simple,  el  ([ui  vendait  loule  espcce 
de  ciiriwiles,  de  Inic-a-lirac,  de  Iriperies  el  de  debris.  11 
elail  inslruil,  avail  ele  eleve  .1 1'universile  de  Wirlemijerg, 
el  Y  avail  connn  un  juiC  dVxtractinn  americaine  nomine 
.Vhraham  Lee,  qui  avail  exerce  I'lisiire  el  s'elail  enriclii. 
De  lemps  en  lenips.  Lee  venait  rendre  visile  .i  son  anei.'n 
camarade,  el  cliercliait  si  parmi  les  vieiUeries  doni  la  Imii- 
lique  elail  pncombn'e,  ne  selrouvaieni  pas(|ueli|ues  nlijels 
precieux  i|n'il  ponrrait  y  acheter  a  linn  marelie.  Lewald  le 
devinail  el  le  laissail  faire.  C'etail  iin  original  qui  rachail 
sa  vie  elconnaissail  les  homines.  Uii  jour  Alirahain  guigna 
de  I'CEil,  dans  un  coin,  derriere  le  i  oinploir  line  nielle 
magnifique,  mais  noircie  par  le  temps  el  legerenient  alli'- 
ree.  Les  niellcs.  comme  on  le  sail,  snnl  une  espece  de  gra- 
vure  noire  sur  argent  el  snr  or.  dans  laquelle  exeellaienl 
les  orfevres  llorentins  du  liean  siecle.  et  qui  faisaienl  les 
del  ices  des  Medicis  el  des  Rnigias.  Hien  de  pins  rare  dans 
le  commerce  el  rien  de  plus  cher  que  ces  nielles  qui  s'ele- 
venl  quelquefois  ii  un  priv  rliimeriqne.  Abraham  ne  don- 
lail  pas  que  le  hasard  n'ei'il  jele  ce  Iresor  sons  la  main  de 
son  bizarre  ami. 

«  Coinbien  cc  vienx  gobelel.  Iiii  demanda-l-il;  qu'esl-ie 
que  vous  failes  de  cela? 

—  IjCla  peul  encore  servir,  repondil  Lewald  en  prenanl 
un  air  fin ;  il  suflil  d'enlever  avec  un  peu  d'emeri  res  traces 
noires  el  de  neltoyer  le  gobelet  Qii'est-ce  que  vous  m'en 
donnerez  ? 

—  Jc  n'cii  fcrai  jamais  rien;  mais  je  vous  en  dnnnerai 
bien  deux  thalers. 

—  Cost  bien  bon  marehe,  reprit  Lewald,  mais  enfinj'y 
ronsens.  El  d'oii  venez-vous  comme  cela  si  matin? 

—  J'ai  deja  fait  de  bonnes  affaires,  reprit  Abraham  en 
s'cmparant  dii  golielel  d'argent,  el  en  cninptantles  tlialers 
sur  la  table  de  sou  ami.  J'ai  mis  dedans  trois  persoiiiies : 
le  petit  comte  liongrois  Speran.ski,  auquel  j'ai  fail  signer 
line  traile  de  3,000  fr. ;  un  niarchand  de  chevaux ;  —  el 
vous,  qui  venez  Ji.'  me  donuer  une  valeur  de  2,000  fr.  pour 
deux  thalers.  u 

LewalJ  elail  liaiiquillement  occnpe  a  cssuyer  un  vieii.v 
Mldeau,  et  ne  leva  pas  la  tele. 

«  Abraham,  lui  dil-il,  je  le  savais  parfaiteincnt  bien,  e; 
je  vais  vous  faire  radcan  de  re  lableaii-ci.  qui  est  une  eopie 
de  Cuip.  et  que  vous  donnerez  farilemeni  pour  iin  original . 
si  vous  viiiilez  IMC  pi'oiMi'lhv  lie  III'  jamais  iiii-llr.>  Ir  pin! 
dans  ma  biniliqiie. 


I'UKSENT.  » 

Si  cela  vous  arrive,  vous  me  payere/.  le  Ciiip  .".IKMI  rraiirs, 
entendcz-vnus!  » 

El  il  le  mil  a  la  porle  par  les  epaiiles. 

Abraham  s'en  alia  en  riant,  einportanl  son  linlin.  (Jiiinze 
ans  se  passerenl.  Abraham  repariit  et  eiilr'ouvril  la  pelile 
porle  lie  la  boutique,  qui  elail  restee  absolumenl  dans  le 
meine  elat.  lies  que  Lewald,  cpii  elail  aiissi  le  meiue  pi'lil 
hommc  sec  qiraiiparavaiit.  I'apert'Ut  : 

II  I'ayez-moi  5.011!)  francs,  liii  dil-il.  \  nll^  iiiiiipcz  voire 
engagement 

—  till!  r.qu-il  raiiire,  je  snis  lout  a  fail  paiivre  :  je  iiai 
I'll  quo  du  malhenr  depuis  que  jc  ne  vous  ai  vii. 

—  Vous  sorez  lonjonrs  panvre,  lui  dii  le  uiereier  bro- 
eanlenr.  Cost  celte  malheureuse  habitude  de  motlrp  les 
aiitres  dedans  qui  voiis  y  a  mis  a  la  fin  el  qui  vous  y  lais- 
sera.  Allez-voiis-en.  » 

A  la  mnrtde  Lewald,  arriveele-iiiaout  I8'(4.  eel  homine, 
qui  avail  vecu  de  pain  eld'ean,  laissail  par  lestament  une 
somme  d'onvimn  14,000  louis  aux  diverses  iustilulions 
charilables  de  rAllemagne.  11  avail  mis  a  jirofil  .ses  eoii- 
naissauces  arlistiques,  el  la  rage  nioderne  pour  les  nieii- 
bles  de  la  renaissanreel  du  moyi  n  age;  —  faisant  aclieler 
dans  les  viens  chateaux  et  les  mannirs  de  Suisse  et  d'llalie. 
Ions  les  di''liris  precieux  anvqnels  les  heriliers  altachaienl 
peu  d'imporlanre.  II  les  reveitdait  avec  d'enormes  bene- 
fices, accuiiiiilail  son  capital  el  en  ciinsaerait  rinteret  a 
faire  plnsieiirs  pensions  .secretes  a  de  vieilles  gens  qui  de- 
meuraient  a  Rerliii.  Ces  pensions,  par  son  ordre,  leiir  fii- 
renl  conliiiiii'es  apres  sa  morl.  Tels  soul  les  effets  extraor- 
dinaires  et  cerlainsde  la  persi'vorance.  dela  probile  stride 
et  do  reeonomie.  i  Winter  Tftsclifnbttrh.) 


LXS   GUEUX   MAGNIFIQUES, 


VIVI:R     n\>S      I,\     Sfl.F.Miri'R    S\NS    .MOVERS     .MipATENTS. 
I.I'  niiiili' Piiil.VAJ.    —  Le  fOilllL' (11'  Ul  :illllli<illl    —  Ri'SII-WiImih.  —  S.i.nl 

CiTiiiain.  —  Caslnisli'.i.  —  Ri'illy. 

II  II  vient  de  mourir  a  Prague,  dii  un  journal  ilalicn , 
un  homme  singulier,  connu  sous  le  nom  italicn  de  eomle 
Panezza,  el  sur  leqiiol  la  police  autricliicnne  n'a  pas  cossii 
d'avoir  I'o^il  saus  pouvoir  jamais,  ni  decouvrir  ses  moyens 
d'existence,  ni  lui  imputer  un  fait  conpablo  ou  criminel.  Sa 
pretention  elail  de  posseder  la  jiierrc  ]ihilosopliale  ;  il  sa- 
vail  plusieurs  langues,  surtoul  les  laiigucs  du  Midi,  qu'il 
parlait  avec  la  plusgrande  purelii.  Son  liabitation  ordinaire 
ctail  une  cliaumiere  fort  simjilc,  avec  un  petit  jardiu,  pics 
de  la  porle  orientale  de  Prague.  Lii,  les  premiers  nobles  du 
royaume  venaient  visiter  son  atelier  de  chinii.slo,  el  assis- 
ter  :i  des  experiences  d'electricile  et  de  magnetismij  fort  ru- 
rienscs.  11  cansait  agreablemenl,  parlait  des  rois  d'Eiirope 
el  des  prinripaux  jiersonnages  ,  de  lours  cours,  couime  s'il 
avail  ele  adiiiis  dans  lour  inlimile  ,  el  raconlait  avec  esprit 
les  anecdotes  les  plus  piquanlos  el  les  plus  seereles.  (In  no 
lui  counaissail  ainune  source  de  revenu,  ccpcndanl  il  fai- 
sait  de  grandes  depenses,  achelail  des  diamauls  qu'il  con- 
sacrail  a  ses  experiences ,  el  ne  contraclail  aucuiie  delle. 
Celte  pxislence  niyslerieiise  a  la  fin  et  opiilenle.  III  soup- 
coniicr  qiiuii  but  poliliijuc  pouvait  no  pas  rire  (jlraugcro  a 

2 


Id 


AM'CllOiKS    III     IKMI'S    I'UKSIiNI', 


Mill  si'jntir  fii  Itnlu'iiic  ,  I't  SI'S  U'liiliuns  I'miiilu'res  avi'c 
liliisiiMii-s  iiiilili's  Rcilu'iiiicns  tloiiiu'rcnl  iiiielc|iic'  consislaiice 
;i  CCS  si)n|K;oiis.  I.ps  desccnlos  que  lii  police  111  rlicz  liii  plu- 
siiMirs  fois  |>oiiilnnt  In  nuit  iriiiiicnci'onl  irniilrc  ri'sullatiim' 
In  capliiiT  il'iiii  lion  [irivi',  ilonl  il  avail,  comnio  Van  Ani- 
luirg,  domplo  le  caraclere  snuvaifo  el  civilise  la  ferocilc.  11 
s'occiipail  lieaucoup  d'optiquc  el  de  fanlasniaijorie ;  el 
I'cunissail  qiieliiuel'iiis  les  paysaiis  des  environs,  que  ses 
evoealions  ningiijues  peisiindaicnl  de  sa  science  de  sorcier 
el  de  necronianl.  II  esl  moil,  en  Janvier  1844.  laissanl  sa 
lielile  inaisnn  .i  son  jardinier  ,  seul  doinesliqne  ipi'il  adiiiil 
pies  de  liii.  et  deux  jjros  dons  snr  sa  lalde  de  nuil.  l.e  nio- 
hilierde  la  clianniieie,  d'une  ijrande  niafjnilicence,  el  com- 
pose d'crnvres  d'arl  Ires-precienses,  la  pliiparl  de  I'epoipie 
de  la  renaissance,  ful  dislriliue  par  Ini  an\  nobles  cpiil 
avail  connns;  elpersonne  n'a  pn  iienelrer  encore  le  secret 
de  la  splendeiir  el  de  la  rorliinc  caclicc  de  eel  aldiiniisle 
nioderne. 

He  n'esl  pas  la  un  exeniple  isole.  Hans  les  c.ipilales  popu- 
leuses.  il  n'esl  pas  rai'e  de  h'ouver  de  pari'ils  Ik'm'os,  tpi'ils 
sc  plaisent  a  cadier  la  source  de  la  ridiesse,  doni  ils  dis- 
posenl ,  soil  que  I'adrcsse  el  la  ruse  fassenl  tondjer  enlrc 
leurs  mains  I'argeul  des  liommcs  credules.  I'armi  les  plus 
remarqnables  personnap;es  de  ce  ^'cnre,  nous  cilerous  le 
couile  de  SainKlerniain ,  (laglioslro,  le  Bean-Wilsou, 
O'heilly  el  le  comte  de  Gramnionl. 

Cnnslammenl  enloures  du  luxe  le  plus  elourdissanl.  vivanl 
de  pair  avec  les  puissants  el  les  riches,  ils  n'avaieuL  ccpen- 
dnnt  ni  rcssources  avouees,  ni  profession  connue. 

On  expliquerait  sans  Irop  de  jieine  I'eclal  dont  s'envi- 
ronua  le  couile  de  (!rautmonl  a  la  eour  de  Charles,  roi 
d'AngleleiTe..loueuiinlrepide,ceeoui'l'san,liannide  France, 
qui  vivail  dans  le  jilus  grand  slyle,  apparli-nail  a  une  cxcel- 
lenlc  fauiille,  Men  posee  en  eour,  cl  Ton  pourrnit  supposer 
que  ses  perles  considerables  au  jeu  elaienl  reparees  par  les 
generosites  dc  ses  parents.  Un  eseniple  plus  remarquable 
encore  est  celui  de  Beau-iVilson,  qui  vivait  avec  anlant  de 
splcndeur  que  le  conite  de  Grammont,  et  qui  n'avail  ni  nn 
maravedis  au  soleil,  ni  une  noble  faniille  pour  le  soulenir. 

II  deiiuta  par  la  carriere  des  amies,  on  il  nc  brilla  guere. 
II  sc  conqmrta  avec  une  Idle  lachele,  qu'il  fnl  oblige  de 
donucr  sa  demission,  el  fnl  rednit  ,alors  a  un  lei  etal  de 
pauvrele,  que,  ponr  retourner  en  Angleterre,  il  emprunta 
40  francs.  Depuis  eel  inslanl.  I'hisloire  de  Wilson  se  perd 
dans  un  nuage,  jnscpi'a  I'epoipir  on  il  reparail  a  Londres 
conime  la  plus  brillanle,  la  pins  eclalanlc  etnile  ile  la  haute 
fashion.  Son  hotel  elait  magniliipie,  et  une  longne  file  de 
laquais  allcndaienl  ses  ordres ;  ses  equipages  eclipsaienl 
ceux  des  seigneurs ;  les  clievaux  de  race,  les  plus  belles 
meiiles  garnissaient  ses  royales  ecuries  ;  son  costume  eda- 
lant  de  fraicheur  el  de  grace,  ses  diners,  ses  reunions,  exci- 
laient  I'admiration  de  Londres,  el  suscitaienlau  plus  haul 
point  I'ardenle  euriosilc  qui  faisaicnt  rechereher  la  source 
d'une  Idle  richesse.  La  premiere  conjeclure  (|ui  se  prcsen- 
lait  a  I'esprit  elait  (pi'il  jonait ;  mais  Wilson  ne  joiiail  pas.  En 
vain  cpiail-on  ses  acles  et  ses  paroles;  en  vain  la  plus  mi- 
iiulicuse  investigation  s'atlacba-t-elle  a  sa  vie  privee,\Vil.son 
echappail  a  touteslcs  recherches  ;  il  dudail  loutes  les  diffi- 
ciilles.  Rien,  loulefois,  ne  semblait  mystere  dans  sa  con- 
duile  ;  au  coutraire,  il  elail  franc  el  ouvert,  elait  accessible 
a  lout  le  monde  et  vivail  au  grand  jour.  (In  ue  pouvail  done 
riiccuser  d'etre  alcbimiste  ou  faux  monnaycur,  car  il  faul 
.ijouler  qu'il  enl  .'i  se  defendre  conlre  des  gens  qui  ne  trou- 


vaieut  plus  d'auire  supposition  a  iaire  que  celle-la.  Mille 
recils  plus  invraisemblaldes  les  uns  que  les  aulres  amassaienl 
sur  sa  tete  la  colore  du  pcuple.  (Jnelipies-uns  prdendaienl 
i|u'etanl  au  service,  en  Flandre,  il  avail  vole  a  nn  lloUandais 
une  immense  valeur  en  diamanLs,  el  quoiqu'nn  autre  indi- 
vidn  cut  ele  execute  ponr  ce  crime,  le  vulgairc  adopla  cetle 
version;  d'aulres  pretendaient  qu'il  dail  sonlrun  par  des 
usuriers,  auxcpiels  il  servail  d'inlermediaire  avee  la  noblesse. 
Enfiu  CCS  bruits  prirenl  une  telle  consislance,  que  Wilson 
crni  devoir  y  metlre  uii  Icrme  ;  malbeureusenient  cetle 
resolution  cut  un  resullal  Iragiqne.  ,\yant  demande  raison 
d'une  lb'  ces  rumenrs  iiiiniieiisi's  an  celelire  Law,  cidni  qui, 
pins  lard,  lit  lanl  de  brnit  en  Kiance  et  faillil  la  miner  ]iar 
son  sysleme  tie  liu.'inces,  il  fiit  Ironve  niort  pres  dn  terrain 
clioisi  pour  II'  duel.  La  justice  conslata  menie  que  Law  Ini 
avail  Iraverse  le  corps  de  son  epec  avanl  i|He  Wilson  cut 
lire  lasieiiJiedu  fonrreau.  Reau-Wilson  (ou  lenomraaitainsi 
a  cause  de  la  regnlarile  de  ses  traits)  avail  vecu  jusqu'a  son 
dernier  jour  dans  la  spleudeur  ;  etce  qui  rendil  pins  fabu- 
leux  encore  le  myslere  de  son  incroyable magnificence,  c'esl 
qu'apres  sa  niort  on  ne  Ironva  i|n'nne  lres-]ielitc  somme 
d'argeiit  dans  son  secretaire.  II  ne  laissail  pas  de  detles,  el 
le  monde  ignora  tnujours  la  source  oii  il  puisait  les  somnies 
enormes  qui  ;ilinienlaieut  son  luxe. 

Le  comte  de  Saint-Germain,  qui  prelendait  avoir  vecu 
deux  mille  ans.  et  Cagliostro,  donI  la  fortune  consislail  dans 
la  erediilile  publiipie,  soul  Irop  coniins  pour  qn'il  ne  suffise 
pas  de  ra|ipeler  leurs  noms.  Mais  void  nn  exeniple  dc  dale 
plus  recenle.  En  ISl.";,  pendant  le  congres  de  Vienne,  un 
nomme  Reilly  atlira  rallenlion  par  le  nonibre  et  le  luxe  de 
ses  diners.  II  faul  que  leur  magnificence  ail  ele  extraordi- 
naire pour  qu'ou  y  fit  atteulion  au  milieu  de  cetle  foiile  de 
magnificences  que  creaieul  anlour  d'eux  les  rois,  les  prin- 
ces, les  nobles,  rassenibles  dans  ee  foyer  unique.  Personne 
ne  connaissail  I'origine  de  Reilly  ;  fori  pen  distingue  dans 
ses  nianieres,  loiird  etvulgaire  danssa  conversation,  il  avail 
ele  rencontre  plnsienrs  fois  dans  les  plus  hauls  cercles.  La 
curiosile  s'evcilla.  Un  Anglais  se  sonvinl  de  I'avoir  Irouvc 
a  fialculla,  assis  a  la  table  du  gonverneur  general  de  I'lnde ; 
un  autre  le  reconnut  pour  I'avoir  vn  a  Ilambourg,  puis  a 
Moscon,  el  enfiu  a  Paris,  apres  la  paix  d'Amiens.  A  celte 
epoque,  il  disait  revenir  de  Madrid.  A  Vienne,  sa  splcndeur 
elait  ecrasante  ;  il  habilait  un  Injlel  magnifique  ipii  appar- 
lenail  ,iu  comte  de  Roseniberg.  Point  de  mobilier  plus  riche 
ni  d'equipages  pins  edatants  ;  ses  laquais  porlaient  les  plus 
riches  livrces,  son  cuisinier  n'avail  point  d'egal ;  les  holes  i 
oi'dinaires  de  sa  table  elaienl  les  princes  heredilaires  de 
Bavicre,  le  due  de  Bade,  le  .spiritnel  aniiral  Sidney  Smith, 
plnsienrs  ambassadeurs  et  charges  d'affaires,  et  qudques 
aulres  personuesde  haute  disllnrlion.  Houiment  suffisait-il 
a  ces  depeuses'?  La  curiosili'  publique  n'a  jamais  pn  eire 
satisfaite  a  cet  egard  ;  on  nc  Ini  connaissait  ui  faniille 
ni  fortune. 

11  cut  le  lort  de  ne  pas  monrir  a  temps  comme  Beau-Wil- 
son. On  le  vit  reparaiire,  en  1821 ,  a  Paris,  sous  les  haillons 
de  la  iiiisere.  Argent,  voitnrcs,  diamants,  tonl  avail  disparu . 
((  Un  jour,  dil  le  comte  de  la  Garde,  dans  ses  Mnnoircs 
sur  le  conijri's  de  Vienne,  il  vinl  chez  moi  (je  I'avais  ren- 
contre a  Vienne),  el  me  dil  ipi'il  ne  posscdait  plus  rien, 
exceptc  ce  bracelet,  me  dit-il,  ipii  renferme  les  cbeveux 
de  ma  pauvre  femme.ll  aurail  suivi  le  reste,  si  je  pouvais 
m'en  defaire  pour  avoir  du  pain.  —  Pourquoi,  lui  deman- 
dai-je.  nc  |ias  vnns  adresser  aux  illnslrcs  personnages  que 


I'KriiES    MO  HALES. 


vdiis  avcz  si  iiiai,'iiini|ucmoiit  Iriiili's?  —  Je  I'ai  drjii  fail, 
el  1111  lip  111:1  pas  ii''|iiiii(lii.  » 

Ti'ois  aiini'i's  so  |iassei'ciil,  an  Ijoul  il('si|iii'lli's  on  Inmva 
inoi'l  do  faim,  dans  11110  rue  do  I'aiis,  ool  liomiiio  i|iii  avail 
eu  lant  d'altossos  pour  convives.  Voila  une  e.vislenco  plus 
doiilourouse,  assnroment,  quo  cello  do  I'lioiinc'le  ouvrior 
d'Ecossc  ou  du  Jura,  qui,  pendaiil  le  inonio  ospace  do 
lemps,  a  laboriousement  oleve  sa  faiiiiUo,  olipii  n'a  jamais 
oonnu  ni  los  jciuissaiices  extremes  do  I'orgueil  ol  dn  lii\o, 
ni  los  extremes  angoisses  do  la  lionte  etdo  la  faim. 
{Gazellf  de  I'liiiiiie.) 


PETITES  MORALES. 

i'.r  qn'im  auteiir  spirituol  nomme  la  I'e(i(c  morale  est 
Ires-nlilo  a  noire  vie  et  so  compose  d'uiio  foulc  di^  r.  - 
oomniandatians,  moins  importanles  11110  los  lecons  de  la 
pliilosopliie  olovee,  mais  qui  ooiitribuenl  singuliereineni 
an  lionlicur  el  a  la  puroto,  oomme  au  liion  eirc ;  ainsi  Adis- 
son  iioinniola  proprolo  une  demi-vetlu;  ot  il  a  rai.son,  Cos 
fractions  do  vertusnenuisent  pas  auxyraiidos,  mais,  lout  au 
contrairo,  Ics  favorisenl  et  les  servont.  Ainsi  la  ponctiialitc 
lie  somhlo  pas  une  quallto  liion  sulilimo,  mais  ello  conlri- 
liiie  ail  Imnheiir  el  au  plaisir  d'autrui ;  elle  nous  rend  tons 
lessiicces  plus  faciles.  11  en  est  de  memo  do  la  polilosso, 
de  la  proiireto  et  do  la  lionno  humour,  qui,certos,  no  poii- 
venl  pas  proteiidre  au  litre  do  vertiis  lieroiipies,  mais  sans 
lesque!s  la  vie  inlime  et  do  famille  est  si  dosagroalde.  Uii 
ocrivain  moderne  s'esl  amuse  a  reunir,  sous  une  forme 
ironiquc,  ;i  pen  pros  Ions  les  desagroments  de  caractere  et 
d'humeiir  doiil  line  jouiio  fomme  pent  somer  son  iiioiiage ; 
il  y  a  Iros-poii  de  feiiimes,  liatnns-nous  de  le  dire,  qui  roii- 
iiissent  I'idoal  complet  dos  imperfections  que  le  jciino 
Claiidiii  consoillo  a  sa  jeiiiie  sieur  d'aoqiierir. 

I-ETTRE  DE  CI.AUDE  BRADY 

-A  S.V  SlH:OH  CLALllllNr  ylU  sr  MlHli;  , 

Miir    les  devoirs   et   Ic     boiilieiii*  «'il    lueiiHge. 

M.\  BO.XNE  I'ETITE  SdiUR, 

Avant  d'etre  marioc  vous  laoliioz  de  plairo  ol  voiis  ,ivoz 
roussi,  pnisi|iie  vous  avez  epouse  voire  cousiii ;  a  la  lioniio 
heure.  Wais  vous  voila  grande  dame.  Rollooliissez  qu'une 
fois  marioo  il  scrait  inutile  el  ridicule  d'agirde  menie. 

Desormais  il  s'agit  do  no  plairo  qu'a  vous  seiile.  Parais- 
sez  le  matin  en  neglige  complet;  quand  il  fait  froid,  o'ost 
nil  soin  faligant  de  s'lialiiller;  lorsqu'il  fail  cliaud,  o'ost 
une  gone  insupporlalde.  Gardez  toiijours  vos  pa|iillotes  a 
dojcuner  ;  et  conservez  voire  camisole,  si  camisole  il  y  a. 
A  moins  de  visile,  no  quitlez  pas  voire  robe  du  matin  de 
tuulo  la  journee.  Les  maris  n'existent  pas ;  une  foniiiK 
(|iii  so  respocte  ne  se  gene  que  pour  son  plaisir. 

Jo  suis  loin  de  prelendre  d'ailleiirs  que  vous  devioz  110- 
gliger  voire  parure.  La  toilette  !  mais  c'osl  la  vie  d'une 
fomme.  Aclieloz  toutce  que  voustrouverez  do  plus  bean 
ol  do  plus  piocieux.  Ne  regardez  pas  au  pri\  ;  1 'osl  I'af- 
I'airo  du  inari :  c'osl  jiii  ijiij  |,,ivc  Uii  bnriinns  nii   mm  cliajr 


vous  llatlenl-ils;  failos-les  appoiUr.  Lno  pariiro,  iiii  rii- 
bail ,  iiu  bijou  vous  sediiisenl ;  aobeloz-les.  Voire  iiiari  fora 
la  grimace  ;  vous  lui  tournerez  le  dos.  II  gromlora  ;  vous 
ploiiroroz.  Vous  ne  savez  pas  pleurer,  et  cola  nreffrayc 
pour  vous,  Claudine! 

Songoz-bion,  ma  petite  soeur,  quo  Ionics  vos  paruros  ol 
vos  sourircs  sunt  pour  le  monde  el  noii  pas  pour  lo  inari. 
Ilonoiiveloz  voire  uiobilior  aussi  soiivenl  ipio  possible ; 
I'xigez  une  iiouvelle  pondiile  el  iin  nouvoau  meublo  de 
salon  tons  les  mois.  Voire  vioiix  piano  doit  vous  eii- 
nuyer;  debarrassez-vous-en.  Si  voire  mari  vous  a  doiino 
equipage,  dites  que  la  conleur  et  la  forme  en  soul  passeos 
de  mode;  s'il  n'a  pas  le  moyen  de  vous  salisfaire  en  cola, 
plaignez-vous.  Toiites  les  fois  que  vos  desirs  dopassenl  ses 
faculles,  criez,  pleurez,  el  rappeloz-liii  los  excellonis  ina- 
riages  que  vous  auriez  pu  faiie. 

Jamais  de  souiires,  jamais  de  bonne  grace  011  de  bonne 
bunieur,  si  cc  n'esl  pour  les  aulrcs;  failes  senlir  a  voire 
inari,  aussi  souvent  que  possible,  qn'il  n'esl  pas  assez  ri- 
(bo  pour  vous.  Keanmoins  soyez  eoouome;  acholoz  Imii 
marclic  ctentassez  toul  ce  qui  sc  rencontrera,  el  (piaiiil 
voire  mari  vous  demandera  a  ipioi  cola  serl,  ropondiv.  ; 
(•'est  une  bonne  affaire.  Soyez  malade  avoc  dolioos ;  ayoz 
dos  maux  de  nerfs,  surlout  quand  voire  mari  vous  coii- 
lrarie,c'est-a-dire  loiNqu'll  e.ssayc  de  raisonnor  avoo  vous. 
Kaites  bien  valoir  le  moindro  bobo,  et  exigez  le  moilecin 
a  la  mode.  C'esI  Ircs-joli  d'etre souffiaiite,c'esl  inleressanl, 
los  liommes  raffolent  de  cela  ;  si  colic  graeo  vous  man- 
que, il  faul  vous  la  donner, une  conlidenle  vous  est  neces- 
saire.  (^e  sera  elle ,  ma  cliere  soiur  ,  qui  vous  perfectiou- 
nera  dans  le  grand  art  de  faire  enrager  voire  mari.  Les 
bommes  ne  sont  fails  que  pour  enrager.  Mellez-vous  bien 
dans  la  tele  cos  grands  principes,  ot  rappelez-vous  qn'uiie 
foiiinie  n'esl  rhnnnear  de  son  .soxe  que  ipiaiid  ello  en  de- 
fiMid  Ions  los  droits,  et  le  plus  saore  de  tons,  celni  do  faire 
lout  pour  olle-iMoine  el  de  ne  rien  faire  pimr  aiilriii. 

Dlvude  liu.VDV. 

L'autoiir  de  oetle  epilre  plaisante  s'esl  plii  a  snivro  la 
jouiie  Claudine  dans  son  menage ;  il  a  doniio  le  piquant 
rocit  d'une  promenade  que  la  jeune  femme  fait  fairo  a  son 
iiiiuvoau  mari. 

Nous  verrons,  dans  un  luimero  procbain,  comment  cello 
promenade  economique  vida  la  bourse  du  jiMino  couple, 
ot  commenca  la  miso  en  pratique  dos  liollos  theories  que  h' 
frero  a  professes  tout  i'lrhoure.  [I'muli.) 

[Im  suite  ttu  iiiiiHeid  iiKirliiiin.) 


FAIBLXSSE   DES   GRANDS    E5PRITS 

Deux  dos  bommes  do  ce  temps,  les  plus  distiiigues  par 
l.'iir  sagacile  el  leur  linesse.  ont  soutcmi  lougtemps  que 
I'eclairago  par  lo  gaz  etait  impossible,  el  raillo  .iinoremeni 
ooiix  cpii  esperaieiil  employer  la  bonillo  a  rodairago  do- 
Tnesli(pie.  l/iin  d'ens  eorivait,  en  1808,  dans  un  journal  : 
o  Cos  ridicules  prelenlionset  ces  assertions  absnrdes  out  ole 
u  assez  soiivont  rcfulecset  raillees  par  la  slorilito  dos  efforts 
u  que  Ion  a  lentes,  pour  que  le  public  sache  eiiliii  quo  lo 
'I  oharbnn  do  lerre  n'esl  pas  le  .soleil.  n  Cot  ecrivain  vil  011- 
ciMo.  ol  lolls  b's  soir-  c'o^l  la  biMiioic  o\lrailo  di'  l;i  IniMillo 


1-2 


I' Kins    VOVACKS 


i|ui  IVdiiin'  (|ikiihI  il  siii'l  do  chi'Z  lui  Sans  doiili'  il  t'sl  di- 
vemi  plus  moili'sle,  L'diilrcini-ivdide  :\  un  |ilusi;niiid  iiuin, 
Waller  Scull,  u  Kcl.iircr  dos  villos  avi'C  lo  s,'az  (■arlmniiiui', 
..  disail-il  on  I.S09.  c'csl  uiio  cliimoro  el  line  illusion  qui 
.1  foul  i-iro.  ))  Walloi-  Sooll  osl  dovenu  sur  ses  vieux  jouis 
(irosidonl  d'uno  compa^nio  pour  roclairaso  par  lo  gai. 
M  Waller  Scnll  ni  lord   Droutfliani  no  provoyaioiil  ji-s 


eunipiolos  du  yaz  ot  t:ollos  de  1.1  vapour.  Un  enfant  olail 
plus  provoyant  que  cos  grands  esprits  ;  c'elait,  Walls,  qui, 
a  (|uinzo  ans,  reslail  assis  deux  lienres  on  oonlonqdaiioii 
devanl  rurne  a  the  ImuiUonnanle,  qui  lanoait,  on  sil'llaiil. 
lejel  furioux  do  sa  vapour.  Pour  lui,  dans  ce  jel,  il  voyait 
uiie  force  iriTsistiblo.  ot  revail  I'avenir  doco  pouvoir  nou- 
voau  (pii  dovail  clianijor  lo  moiido  physique. 


PETITS  VOYAGES 

SUR    LES   RIVIEIIES   DE    FRANCE. 

tA  I.OIHE,  SES  BOBOS  ET  SES  SODVEWIRS. 

Une  damo  allomaiide  do  hoaucouji  d'espril  (I)  dil  quo 
lous  los  lleuvos  out  lour  oaracterc  jiroiire  ol  ooninie  une 
physionomie  sp6(-ialo  qui  li's  dislinguc. 

«  Vous  dirioz  dos  syndiolos  de  races  el  de  nalioiis  divor- 
scs.  Qui  pout  entendre  parlor  du  Scaniaudro  sans  rover  toulc 
la  Greco  horoiipio,  sans  ponsor  a  Mars,  Apollon,  Venus, 
Jupilcr,  au  vaissoau  d'Achillo,  a  la  belle  lloleno?  Lo  Nil 
ogyption,  des  que  son  noni  estprononce,  vous  rappelle  tout 
nn'monde  de  prclres  idolalres;  le  Tihre,  ans  oanx  linio- 
neusos  el  trouldos,  sort  de  jigantesipio  miroir  ans  gran- 
deurs de  Home  toule-puissanle.  Sur  los  liords  du  llhin  s'ole- 
vcnt  les  chateaux  do  la  feodalilo,  hrillent  les  grajipos  mu- 
rissanles  otseropelent  losniysteriouses  legoudesdu  nioyen 
il^c ;  c'ost  le  llenve  feodal,'_comine  le  Tihre  est  le  lleuve  ro- 
main.  Enlin  le  Jourdain,  fleuve  sacre,  nous  apporlo  la 
niystcriouse  et  soleunelle  voix  de  la  revelation.  Un  voyage 
sur  chacun  do  cos  fleuves  serait  le  plus  historiquo  dos 
voyages.  On  vorrait  se  derouler  avec  les  jiaysages  variijs 
loutes  los  annates  du  pays  ot  do  ses  lonqis  ocoules.  » 

Co  que  ilit  I'oc'rivain  alloniand  des  lleuvos  nationaux, 
adoptes  par  chaque  penple,  est  ogalenieul  applicable li  tons 

(!)  La  ftiinloisc  lldlin  ll.il^n,  Eninuuffjcn. 


Irs  Oeuvos,  a  tontes  les  rivieres  qui  portent  a  Iravers  to 
;;lobe  la  focondile  et  la  richesse.  Ainsi  en  Franco  il  est  im- 
possible do  comparer  la  terrible  impetuosite  du  libone,  qui 
lombedos  Alpesotonlraine  ses  rivagos  jusqu'.i  la  nior,  avcc 
la  briHaiile  el  brnsipie  vivacilo  de  la  Garonne,  ou  avec  les 
rnille  detours  de  la  Seine,  ;i  la  fois  si  lorluouse  ot  si  rianle, 
d'un  cours  si  doux  et  si  facile,  varie  et  progressif  conimc  la 
civilisation  nienie.  Voyager  sur  los  rivieres  de  France, 
c'ost  connaitre  parfailoment  bicu  lout  le  pays;  el  quoi  dc 
plus  necessairo,  malheurousomentquoi  dcjilus  rare,  que  de 
connaitre  le  pays  on  Ton  est  ne? 

Suivons  d'abord  le  conrs  de  cotlo  belle  Loire  qui  ti-a- 
vorso  la  France  par  lo  miligu,  on  faisanl  un  ooude  pour 
s'arri'lor  dans  les  donees  elcharrnantos  plainos  de  la  Tour- 
raine.  EUo  a  aussi  son  caractero  particulier.  Elle  est  niolle, 
carossante,  un  pen  capricieuse  et  cpielquefois  porfido.  Elle 
a  de  rndos  conimencomonts ;  elle  nail  dans  los  monlagncs, 
un  pen  plus  loin  que  rAuvergue,  el,  dos  qn'ellc  le  pent, 
olio  ecliappo  ace  severe  climat;  on  dirail  qu'oUe  a  hate  de 
se  louruor  vers  les  regions  d(^  volupto  ol  de  paresso  qui  lui 
cunvionnont  ct  oil  son  Hot  douxet  gracioux  s'enilorinira 
sous  lo  soleil.  Au  lieu  de  descendre  vers  Cahors  el  llhodot, 
|iays  rudcs,  composes  do  bouille,  de  for  et  de  cuivro,  la 
Loire  se  hale  dc  liaverser  rAuvergue,  s"arrote  avec  com- 
plaisance au  milieu  dos  silos  piltorosqiios  du  I'uy  on  Velai, 
el  falsant  un  ooude  vers  los  laliludes  plus  donees  de  Lyon 
el  de  Chambery,  elle  s'avanco  du  role  de  Sainl-Elionne  et  do 
Tararo,  EUo  estonroiobifn  laiblo  dan-  les  localiles  un  pen 


BOSSUET 


sun    LES    IIIVIERES    DE   FIIANCE. 


13 


li'islos,  el  ello  .1  bcsoin,  iiour  s'elciuliv,  pour  doployer  li- 
brenipnt  la  nappe  caressaiile  de  ses  eaii\  ]ieii  prufoiules,  de 
sc  Jegager  des  solitaires  prairies  du  Canlal  el  des  laves  ba- 


salti(|ues  de  Clennonl.  Elle  nc  commence  ,1  eirc  vrainienl 
la  Loire  qu'apres  avoir  passe  Fcurs,  Iloannc,  Marcigny, 
Digouin.  Les  monlagnes  el  les  sites  lerriljles  ou  solitaires 


onl  disparu.  Elle  coule  lrani]nille  dans  ce  bassin  riant  ft 
pen  accidente  qni  trace  nne  ligne  an  cceur  mcme  de  la 
France.  I'Insieurs  heritapics  viennent  I'ein-icbir;  I'AUier,  du 
cole  de  Moulins;  TYonne,  du  cote  de  Cliateau-Chinon; 
I'Arrons,  du  cole  d'Antun  :  ainsi  sa  fortune  sc  fait  sans  y 
penser.  comme  il  arrive  aux  gens  licurcux  qui  altendent 
paisiblemenl  une  opulence  sans  efforts.  Elle  coule  lente- 
ment,  repandant  sur  un  sable  jaune  et  dore  des  vagtics  |ia- 
resseuses.  A  mesurc  qu"elle  rencontre  moins  d'obslacles, 
elle  devient  moins  profonde.  et  un  fabuliste  pourrait  la 
comparer  a  ceux  qui  perdenl  en  mcrile  reel  ce  ipi'ils 
gagncnl  en  fortune.  C'esl  apres  I)ecizi>  que  .';on  vrai  carac- 


tero  aclieve  de  se  dessiner.  Voicila  jolic  petite  ville  de  i\er 
vers,  toute  riante  et  commercante  ;  la  Char'ile  ;  Uouilly  , 
celebrc  par  ses  vins;  Cosne,  Lore,  Chalillon-sur-Loire. 
Comme  si  elle  s'ennuyait  ici  de  sa  moUesse  el  qu'il  lui  plut 
d'essayer  d'une  zone  moins  voluplueuse  el  moins  facile, 
elle  forme  ici  un  nouveau  coude  el  se  rapproche  un  pen  de 
la  Seine  du  cote  de  Fonlainebleau  et  de  Chartres ;  elle  clianse 
un  moment,  creuse  plus  profondement  .son  lit,  el  a  tiien. 
Sully  el  Jargeau,  deploie  quelques  paysages  dune  elegance 
aussi  achevee  que  les  cliarmants  jiaysages  des  bords  de  la 
Seine. 
Elle  arrive  ainsi  jusqn'ii  colte  ville  d'Orleans,  (pii  u'esl 


^-^^■ 


pa>  iirave,  maisseneuse,aclivp,  sobre;  —  ipij  n'esi  pas  gaie,   |   nisnie  el  le  jansejiisnic,  c'esl-.i-dire  par  ce  tpiil  y  a  de  plus 
innis  iroujque,  e(  qui  a  passe  par  1  elude  du  tirr.it,  le  ralvi-   I    severe  dan.  noire    hisloire   On  disail  des  Icgis'tes  el  des 


I'ETITS   VOYAGKS   S  U  II    I.KS  l\  I VI  Ell  KS   III!    KItANCE. 


n 

lOiiimeiiUiloiii-s  oiliMiiais  :  La  i;losc  d'Oi-lraiisusl  pire  cini" 
li!  Icxle;  el  le  sol)ni|uel  ilc  guepins,  dcnini;  jadis  aiix  liabi- 
laiits  (('Orleans,  siijnalo  ramcrUimc  dr  Icurs  raillcrins. 
Ricntot  on  dirait  i[UP  la  l.oiie  so  latisuo  do  cede  region  qui 
n'est  pas  encore  asscz  iloucc  pour  clle.  Elle  se  degagc  de 
son  mieux  des  saldes  (jui  renconibrenl,  et  reilescend  par 
«ne  pcnle  prcsqnc  insensible  ct  d'unc  marclic  lenlc  vers  la 
belle  vallei'  de  la  Tonraine  e(  de  I'Anjon.  C'esl  apres  Or- 
leans, vers  Reangency,  qu'il  fant  conteniplcr  la  Loire  dans 
son  Iriomplie.  Le  plus  Jonx  soleil  eclaire  ses  eanx  presquc 
cndorniies  el  ce  sable  ipii  serl  de  fond  d'or  an  vasle  niiroir 
dn  llenve ;  loulc  la  verdure  esl  rianle  depuis  niai  jusi|n'a  nn- 
vembre.  On  ne  voil  que  des  fruits,  des  llcni-s  el  des  borlzous 
de  verdure;  I'nnde  elle-meme  disparail,  lant  elle  relleehll 
fidelemenl  la  fecoiidile  ile  la  rive ;  e'esi  sur'  les  bords  de  eetle 
Loire  iiue  b's  favoris  et  les  favoriti's  des  rois  ontleurs  tom- 
beaux,  apres  en  avoir  fail  les  dclices  de  lenr  vie.  Clienon- 
ecaus,  Lliandiord,  Monlbazon,  Langey,  Loebe,  le  ebiiteau  de 
la  Vallieri'.  Pas  un  sotivcnir  sombre,  pas  une  idee  sericuse. 


void  le  bi'rroan  de  llabelais,  (;iiinon,  el  b-  liunliean  d'Agnes 
Sorel.  Les  eoleaux  sont  diapres  de  vigni».  La  crenie  a  ini 
parfum  de  fraise  et  de  framboise  cpii  n'apparlienl  (lu'anx 
gcnisses  de  ce  pays.  Le  parler  des  liabilanis,  nienie  dans  la 
rampagne,  esl  paresseux  el  doux,  niais  lellemeni  pur,  que, 
soloii  ipndques  grammairiens,  c'esl  ii  Blois  que  la  langue 
fran<  aise  esl  parlee  avec  le  plus  de  purele.  Le  llenve  indo- 
lent de  llabelais  pa.sse,  en  qnillani  Orleans,  par  la  jielite 
villc  de  Menng,  |ialrie  de  I'un  desanteurs  saliriques  dn  ro- 
man  de  taKosc,  Jeban  de  Meung,  el,  Iravcrsanl  les  peliles 
viUes  joyenses  et  les  vignobles  feconds  de  Beaugency  el  de 
Mer,  vient  baignerde  ses  Hols,  devenns  vasles  el  llmpides, 
\{'  ebiiteau  feodal  de  Blois  el  les  rues  etagiies  decelle  viUe 
pilloresque. 

I'oinl  d'accldeni  ni  de  pcnle  rapidc  ;  le  doux  llenve  vous 
eondnil  sans  peine  dc  I'agrcable  ville  de  blois  ,i  la  sensnellc 
el  cliannaide  ville  de  Tours,  ville  bistorique,  ancicrj  style, 
anti(|ne  oi-aele  on  les  rois  nu'rovingiens,  encore  idolatres 
a  dcrni,  veuaienl  eonsnltcr  Icssorls  ; 


i 


L'iuduslrie  el  le  luxe  regnercnl  de  bonne  beure  a  Tours  ; 
on  y  fabriqnait  la  sole  et  les  preeieux  tissns.  C'esl  aussi  le 
pays  des  excellenles  confitures,  des  conserves,  des  frian- 
discs.  La  trioinphe  la  Loire  dans  lonle  sa  beaulc  ;  elle  est 
calmc,  vasle,  presqne  cndormic;  un  ponl  immense  la  Ira- 
verse  :  ct  conime  si  eel  aimablc  sejour  la  charmait,  clle  ne 
sc  delonrne  pins  guiire  jnsqn'a  Saumur. 

L'inlerel  dc  cello  derniero  ville  esl  pcnl-etrc  plus  vif  en- 
core que  cdni  dc  Tours.  Les  proleslanls  du  scizieme  sieele 
onl  quelqne  temps  essaye  d'criger  Sanmur  en  capilale  du 
calliolicisme. 

A  Sauinnr  sc  Irouvcnl  le  vienx  cb.ileau  de  Hornay  el 
cc  prodigieux  ilolmcii,  compose  deonze  picrrcs  enormcs 
qui  forment  nnc  grollc  artificielle  de  quaranle  pieds  de 
long  sur  onze  de  large.  Des  que  Ton  est  arrive  a  celtc  ville 
d'ardoises,  ,i  celtc  villc  noire,  ct  cependanl  encore  rianle 
d'Angers,  la  Loire  ii'a  plus  le  meme  caraclere ;  ses  bords 
sonl  plus  aecidenlcs;  quelquc  cbose  de  I'.iprele  bretoune 
s'en    fail   senile.    Saiiil-Elorcnl  .  Carqueuai ,   llcaupreau . 


I'aimliccuf,  n'oni  plus  rien  dc  la  grace  sediiisanle  el  niolle 
dc  la  Touraiin> ;  culin  la  comnierciale  ct  brillciule  villc  de 
Kantes  vous  eondnil  jus(pi'anx  porles  del'Ocean. 

Tel  est,  en  resume,  le  cours  dc  celtc  Loire,  sur  les 
liords  de  laqnellc  taut  d'elrangcrs  viennent  cherclier  la 
sanlc  on  rcparcr  les  torts  dc  la  fortune;  car  la  vie  y  est 
aussi  pen  dispendieusc  quelle  est  douce  dans  la  pluparl  des 
loealiles  que  nous  avons  citces. 

On  pent  cousiderer  ce  grand  el  beau  llenve  coninic  pre- 
destine au  bien-cire  el  ii  la  volnplc.  Ne  dans  les  rusliqucs 
niontagiies,  il  esl  accneilli  par  I'opulcnee  ;  puis,  arrive  ii 
la  vignem-  dc  I'iigc  et  ii  la  forte  malurite,  dcvenu  plus  vi- 
rile ct  plus  vigonrenx,  il  allend  que  la  nier  immense  le 
eonr(nide  dans  ses  Hots  ct  Ini  ouvre  le  coiumerce  des  deux 
niondes.  Bien  des  legendes,  liien  des  souvenirs  s'atlaebent 
il  la  Loire  el  prclcnl  ii  ses  rives  nnc  gnicc  poetiqnc. 

Nous  recueillcrons  ccs  legendes,  la  pluparl  d'nn  vif  in- 
In-el, 

tiAifiiitc  idi  pidcliahi  tiiimi'rii.) 


I!K  AUTKS    lUi 

BEAUTES 


lllSTOinK   hU  CLRItGE    1)E    KHA>'CE. 


Ij 


L'liiSTOinE  nil  r.i.EiKiK  mi  fuance". 


BOSSUET 


(SOS    ESFANfE   CT    S\   JKIINF.SSE. 


.lirfliio'-Boniirnp  liossiipl  ii,ii|iiit  a  Dijon  le  27  septemhre 
lO-'T;  il  riail  Ills  do  nrnisno  fiiissiii't.  nvocal  cl  conscil 
ill's  iH.ils  lie  Boiirnogno,  qui  iiri-n.iil  li>  lilri'  de  siour  on  sei- 
!,'iiourirAssu.  C'p[ail,cii  ce  tomps-l.i ,  uiii'  nnissiincc obscure; 
ear  eelle  iiifinimcnl  pelilc  iiolilesse  de  robe  ne  hrillait  guerc 
a  cole  de  la  liellii|uinise  el  autii|uo  uolilesse  feodale,  qui 
douiiiiail  encore  la  France  du  haul  de  ses  puissanls  donjons, 
et  s'eniparail  de  toules  les |josiliiiiis  elevees,  soil  dans  I'Elal, 
soil  dans  TEijlise.  Bossuel  n'elail  dune,  .i  son  poinl  de  de- 
parl,  ipi'iin  jeune  homnie  pen  rielie,  sans  proleclenrs  el 
presquc  sans  naissance :  mais  le  f;enie  snpplee  a  lout. 

1,'enfauce  de  Bossuel  ful  line  de  ces  eiifances  sludieusos 
qui  preluderenl  a  loules  les  liaules  repulalions  du  grand 
siecle :  il  elait  si  avare  dc  son  lenqis,  si  conslammenl  en- 
eliaine  a  relude,  que  ses  jeunes  condisciples,  jouanl  sur  ee 
noni  qui  devail  briller  d'nii  si  vif  eilal  parmi  les  plus  beam 
nomsde  France,  ne  I'appelaienl  que  bos  sitehis  aralro. 

II  eludia  jusqu'en  rbeloriqne  cliez  les  jesuites  de  Dijon. 
II  n'elail  encore  qu'en  seconde,  lorsipril  Irouva  par  liasard, 
dans  la  bibliolheque  de  son  pere,  une  Bible  laline  donl  il 
s'empara,  apres  en  avoir  In  avidenienl  quelqiies  passages. 
C'elail  la  premiere  fois  qu'il  lisail  la  Bible,  et  cetle  leclure 
llii  fit  eprouver  une  admiration  voisine  dc  la  stiipeur.  Ce 
langage  inspire,  qui  ressemble  aux  ecl.ats  de  la  fondre  dans 
certains  endroits,  et  dont  la  grace  poclique  passe  toiile 
grace  dans  taut  d'aulres;  ces  grandes  images  orientales. 
ces  liantes  el  profondes  pensees,  si  analogues  a  son  genie, 
le  saisirent  el  le  Iransporlerenl  a  tel  poinl,  qu'il  n'oublia 
jamais  cetle  premiere  impression,  ct  qu'il  en  parlail  sou- 
vent  aux  aulres  epoques  de  sa  vie  avec  une  cbaleur  enlrai- 
nanlc  :  le  jeune  aigle  avail  fixe,  pour  la  premiere  fois,  son 
itil  liardi  sur  le  soleil,  el  le  sideil  ne  Uii  avail  pas  fail  liais- 
ser  la  paupiere. 

Les  jesuiles,  qui  out  tonjours  devine  le  genie  naissanl  de 
leurs  cleves,  deeouvrirenl  liienlol  quel  Ircsor  ils  posse- 
daienl  dans  la  persfinne  du  jeune  rbeloricien,  el  ils  lemoi- 
gnerent  un  desir  exireme  de  I'acquerir  a  leiir  sociele :  mais 
les  parents  de  Bossuel  avaienl  de  I'ambilion  pour  lui.  el, 
desiranl  que  le  jeune  bomme,  qui  donnait  de  si  belles  es- 
perances,  developpal  son  talent  sur  un  plus  vasle  lhe.il re, 
ils  I'envoyerent  a  Paris,  en  I(ii2,  pour  y  eludier  la  philo- 
sophic. 

Une  circonslance  dramalicpie  servil  a  fixer,  dans  la  forle 
memoire  du  jeune  etudianl  de  province,  I'epoque  de  son 
arrivee  a  Paris.  Le  memo  jour,  le  cardinal  de  Biebelieu 
mouranly  faisail  son  entree  an  milieu  d'un  peuple  silen- 
cieux  cl  lerrilie.  Dix-buil  de  ses  gardes  le  portaient,  tele 
nue,  dans  une  chambre  conslruite  en  plancbes  cl  recou- 
verte  de  danias.  A  cute  du  redoule  minisire,  donl  la  poli- 
tique hautaine  faisail  tout  plover  devanl  elle,  elait  son  se- 

(t)  Nous  uous  piopo^oiis  lie  iloiiiuT  sufcp.ssivempnt  les  lijograchies 
lies  pl"sc\ccllenlsmcmlires  el  lies  |iliis  lirilbiiles  gloircs  ile  cc  cleigeiie 
France  si  fecond  souslnus  les  ra|iporls.  l.a  liiogra|ihie  que  iliins  iloniioiis 
ici  il  iios  lecleurs  esl  due,  conime  on  sen  apereevr.1  sans  peine,  fi  line 
(itunic  au^isi  lialiile  iin'orliiniidxe. 


cretaire.  assis  pres  d'une  table  el  pret  a  ecrire  sous  sa  dic- 
lee.  II  venailde  laissera  Lyon  le  jeune  Cinq-Mai-s  el  le  pre- 
sideiil  de  Thou  enlre  les  mains  du  bonrrean. 

I'eu  de  temps  apres,  Bossuel  inedilait  a  cole  du  lit  de 
parade  de  ce  minisire  qui  avail  efface,  dans  sa  splendeiir, 
la  pale  eloile  du  roi  son  maitre,  eelle  liaule  pensiie  qu'il 
developpa  si  adinirablemenl  plus  lard  ;  Dieii  seul  esl  ijrand. 

(le  I'm  an  college  de  Navarre  qu'il  eludia  la  philosophic; 
mais  il  n'y  borna  point  ses  eludes.  II  apprit  le  grec  el  lul 
tous  les  liistoriens,  tous  les  oraleurs,  tons  les  poetcs  grccs 
el  laliiis  avec  une  .si  grande  attention,  qu'il  en  savait  par 
cceur  les  |dHs  beaux  endroits. 

Ses  auteurs  favoris  elaicnl  Ilomere,  Virgile,  Demoslbene 
e!  Ciccron.  L'oraison  Vro  Ligario  elait  eelle  dont  il  ctu- 
diuit  le  plus  I'eloquence.  Ces  eludes  n'enipeehaienl  pas  le 
jeune  aldie  de  douner  une  grande  parlie  de  son  temps  a  la 
lecture  de  I'Ecrilure  sainle,  donl  la  beaule  rimpre.ssionnail 
plus  que  toule  cliose ;  il  savait  la  Bible  par  cieur. 

Sa  premiere  these  de  philosophic  cut  un  cclal  qui  lui  va- 
lut  de  liaules  amities  1 1  d'illuslres  connai.ssances.  Le  mar- 
quis de  .Monlausier  le  presenia  a  la  marquise  de  Bambouil- 
let  donl  I'hotel  elait  le  rendez-vous  de  tonics  les  celebrites 
de  I'epoque.  A  la  ]irierc  de  Id  marquise,  le  jeune  etudianl 
composa,  en  quelqiies  heures,  siir  nu  sujet  donne,  un  ser- 
mon qu'il  (irouonea  ensiiite  devanl  une  grande  asscmblee 
reiinie  expres  pourl'entendre.  Viiilure,  qui  elail  an  nonibre 
des  audlleni-s,  dit  ,i  cetle  occasion,  avec  ce  genre  d'espril 
pince  qui  rappelait  les  concelli  d'llalie,  el  qui  elait  alors 
fori  ,i  la  mode,  qu'il  n'avait  jamais  nni  precher  ni  silol  ni 
si  lard.  II  elait  onze  heures  du  soir  lorsque  Bossuel  faisail 
ee  sermon  siiigulier,  et  il  n'avait  alors  que  seize  aus. 

Bossuel  conlinua  ses  eludes  au  college  de  Navarre  avec 
le  plus  grand  siicccs ;  apres  avoir  fini  sa  philosophic,  il  alia 
en  Ibeologie,  et  la  these  qu'il  soulint,  le  23  Janvier  1648, 
en  presence  du  grand  Conde,  futl'originede  I'amitie  qucce 
prince,  qui  avail  fail  de  Ires-fortes  etudes  et  qui  elait  bon 
appreciateurdu  merite.  lui  conserva  jusqu'ii  sa  morl. 

Bossuel,  qui  avail  ete  nomme  tout  jeune  chanoine  de 
Melz,  n'elail  pas  encore  dans  les  ordres  lorsqu'il  resohil  de 
s'adouner  parliculii'remenl  :i  la  predicalion  vers  laquelle 
sou  gout  rentrainail.  II  avail  In  dans  Ciceron  el  dans  (Juin- 
lilien  que  la  prouoncialion  esl  une  ]iartie  essenlielle  de  I'arl 
iiraloire,  el  il  en  alia  queliiuefois  prendre  des  lecons  au 
theatre  ;  mais  il  se  I'inlerdil  des  qu'il  fut  enlre  dans  les 
ordres.  Consulle  un  jour  par  Louis  XIV,  qui  elait  passionnc 
ponree  genre  d'amusemenl,  sur  la  question  du  sjieclacle,  il 
'ui  repondil,  avec  la  finesse  deliee  d'lui  bomme  de  cour  el 
la  digiiile  d'un  prelat  cbrelien  :  «  11  y  a,  sire,  de  gi-ands 
i'\eniples  pour,  el  des  raisonnemenls  invincibles  contrc.  » 

II  enlra  en  licence  en  1030,  el  soulinl  sa  sorbonique  le 
!l  novembrede  la  meme  annee.  En  1631,  il  finilsa  licence. 
Pendant  ce  temps,  il  avail  eludie,  avec  I'applicalinn  pa- 
lieiile  qui  le  dislinguail,  les  Pi'res  el  les  conciles.  Saint  Tho- 
mas etait  son  maitre  dans  la  srolasliqiie,  el  il  ne  s'est  jfl- 
niais  ecarte  de  sa  doctrine  donl  il  Irouvail  les  priucipes 
plus  conformes  a  la  doctrine  commune  de  I'Eglise,  ct  a 
eelle  de  saint  Aiigiislin.  son  docleur  favori,  que  ceux  des 
aulres  ecoles.  II  lirilla  fort  dans  les  theses  ct  dans  les  dis- 
putes qu'il  soulinl  pour  oblenir  sa  licence;  cependanl  il 
u'oblinl  que  la  seconde  place ;  la  premiere  fut  donnee  a 
I'abbe  de  Bancc,  que  ses  alliances  aristocraliqucs  posaieni 
bien  autremenl  dans  le  nionde  que  le  Ills  de  messire  .lae- 
ques-Beiiigue  Bossuel,  pelil  avoeal  an  parlemeul  de  Hijoii, 


10  nEAUTKS    \)E   l.lIISTOinK    1)1'   nLKRGR.DE   FIIANCE. 

Ilomnic  on  elail  apcouliiiiio  A  voir  tout  llechir  dcvnnt  le  pri-   1  liirii  loin  ilo  s'on  in-iler.  I'hominc  do  gi'iiic  sc  lia  de  I'anii- 
vili'gc  de  la  naissanrp,  on  no  sVn  otonua  pas  Irop  fort,  ol,    |  tii'  la  plus  olroite  avec  son  licnroux  oonrarrcnt  ipii  olonna 


yjjji.^.   .— . 


Ic  mondo  onsnilo  par  sa  roforme  de  la  Trappo.  Bossnet  fut 
sur  lo  point  do  rinimorlalisor  bion  anlromonl  encore  en 
ecrivanl  sa  vie  pour  laipielle  il  avail  diija  recueilli  de  noni- 
hrcux  niemoires,  mais  ipi'il  alian(l(nnia,  avec  rnrlianite  do 
rcpo(|uo,  lorsipi'il  appril  ([uo  51.  Ularsolier  s'en  occupail,  .i 
la  sollicilalion  de  Jacques  II,  roid'Angloterre. 

Bossuol  rocnl  Tordi-e  de  prolrisc  dans  le  carome  de  I'an 
1632;  afin  de  s'y  preparer,  il  lit  une  rotraite  a  Saint-Lazare 
ou  il  so  pril  d'uno  liaulc  veneration  pour  saint  Vincent  de 
Paul,  qui  I'associa  a  la  compagnio  des  eeclesiasti(|ues  con- 
nus  sous  le  noni  do  Mcssicnrs  lie  la  conference  da  Mardi. 
Bossnet  avait  coulnme  do  dire  que  c'etail  a  saint  Vincent 
de  Paul,  apros  Dion,  iiu'il  devait  sa  piete  el  son  zele  pour 
la  disciidino  ecclesiaslique. 

II  se  rendit  ensuite  a  Motz,  on  I'appolail  son  devoir  de 
rlianoino  ol  d'arcliidiaore.  Ce  fut  la  qu'il  lit  son  dolml  dans 
la  carriere  de  la  controvorse,  ii  la  priero  de  I'evecpie  d'Au- 
gusta  qui  s'etail  effrnye  da  dangerous  succesd'un  petit  livro 
sort!  de  la  plume  d'un  habile  minisiro  protostant,  nonime 
Tanl  Ferri.  La  refniation  de  Bossnet  fut  si  ecrasanle,  que  lo 
parti  calviniste  en  fut  ebranle,  et,  ce  c|ui  n'est  pas  raoins 
romartpialile  peut-etrc,  c'est  que  le  tlieologion  protestanl 
ot  le  theologicn  calliolique,  son  vainqueur,  selierentd'nne 
aniitie  que  la  mort  sculo  put  inlorroniprc. 

II  est  consolant  de  roncontrer  des  sentiments  eleves  dans 
un  liommo  de  genie;  car  le  genie  est  quolquofois  ini'epen- 
danl  de  la  noblesse  d'.ime.  Bossnet,  qui  etail  si  fernie  el  si 
inllexililo  lorsipi'il  s'agissail  de  defondre  les  grands  interels 
de  la  foi,  etail  I'liomnie  du  mondo  le  ]dus  desinleresse  el  le 
plus  pliant  lorsqu'il  in'  s'agissail  i|uo  do  ses  interels  pro- 
pros.  En  IGIi'2.  le  doyenne'  do  Molz  elanl  venn  a  vaqiier. 
Ics  olianoim^s.  d'un  consonlenienl  unaninio,  loliii  dlTrirenl 


C'etail  une  augmentation  de  fortune  el  d'lionneurs  ;  mais  nn 
vieux  clianoine.  qui  avail  rambilion  de  niourir  doyen  de 
Melz,  elanl  vonu  Irouvor  son  jcuno  confrere,  auquel  il  ox- 
posa  naivomenl  son  desir,  Bossnet  ne  se  conlenia  pas  d'ap- 
pnyer  do  tout  son  credit  les  pretentions  de  son  concurroni, 
et  de  s'encxpliquer  aveclecliapiiro,  il  s'absonla  dc  Molz  le 
jour  de  relection  de  peur  (|ue  sa  presence  ne  fut  un  obs- 
tacle. Deux  ans  apros,  le  vieux  clianoine  elant  mort,  Bos- 
suol fut  nomme  doyen. 

Los  affaires  desonchapiire  el  les  siennos  Tappolanl  son- 
vent  a  Paris,  il  y  acquit  bienlot,  par  sos  predications,  une 
reputation  eelalanle.  Jusque-lii  leloquonce  de  la  cbaire 
etail  miserable ;  on  n'y  rencontrait  quo  lioux  communs, 
phrases  emphatiquos  ot  ornemenls  de  mauvais  gout;  Bos- 
suol la  porta  tout  a  coup  ii  une  liauleur  prodigieuse.  Ilien 
n'egalail  la  force  de  ses  arguments,  la  majesle  de  ses 
images,  la  profondeur  de  ses  apercus ;  on  le  qnitlait  per- 
suade, ravi.  (I  II  se  bat  a  entrance  avec  son  audiloire,  disail 
Mme  de  Sevigne,  ot  chacnn  de  ses  sermons  est  un  combat 
a  mort.  »  II  procha  I'avent  de  I'annee  1601  el  le  carome  dc 
1()05  devanl  le  roi,  dans  la  e'.iapoUe  du  Louvre.  Louis  XIV 
en  fut  si  content,  qu'il  fit  adres.ser  ses  royales  felicilalions 
au  pere  du  jeune  oralour. 

Ce  ful  en  1663  (jue  Bossuol  flt  sa  premiere  oraison  fune- 
bro,  ot  cello  oraison  lui  fut  inspirce  par  un  noble  senli- 
monl,  la  reconnaissance.  M.  Cornet,  grand  mailre  de  iNa- 
varre,  out  los  promices  dc  cos  haules  inspirations  dans  les- 
qnelles  le  talent  de  Bossuet  niarche  sans  egal.  On  y  Irouvo 
une  phrase  louchanle.  .\pres  avoir  parle  des  talents  et  des 
vorlusdecc  iirolecleur  de  sosjeuiios  aunoos,  lo  grand  ora- 
lour dit  avec  une  simplicile  noble  el  une  pienso  effusion  ; 
"  l'ni<-ji'    liii   icfiisci'   qiicli|nes   I'lnil--  dun    c's|Mil  qu'il  0 


COMK    til    MATEl.OT  IlEIMllCl. 


nillivi;  iuec  uiiL'  lioiil.!  i).U(;nii;Ue,  ou  lui  deiiier  queliuc 
pari  li^ms  nies  discours,  ii|)ri;s  iiu'il  en  a  cle  si  souveiil  le 
ccnscur  et  I'ai'liilre.  » 

Bossuelconliniiado  prcclinr  a  la  villci-ta  la  coiir,  an  ini- 
liuu  de  ra|i|)laii  lissi'iiicnl  ;;  •inM-al.  La  facililc  avec  la  |iii!lle 
il  iiii|irovisa[l  di'S  scnniiiis,  on  il  ulail  souvcnl  siililime, 
passe  toutc  ci'oyancp.  II  nicllail  d'ordiiiairc  sur  \<'.  papier 
snii  plan,  son  lexle,  ses  pieiives,  sans  s'occuper  le  inoins 
du  moiido  ni  dcs  lours,  ni  des  paroles,  ni  des  liu;ures ;  il  di- 
snit  lui-memc  que  sil  avail  voulu  s'y  iirendre  aulrenienl, 
sun  aclion  atirail  lanjui,  el  que  son  discours  se  serail 
i'aerve. 

iL;i  suilo  .lu  iirm  haiii  miiiit  ro.) 


LES  MILLE  ET  CNE  tSLlTS 

i)-i:i:uuPE  i:t  damerioiji:. 

CItUlX    DLS    MElLLLtHS    CONTLS 
ISPACMaS,  ALLtUANUI^,  ASIEIUCAINS,  LTC,  KIIJ. 


IMliOUUCTWX. 

On  sail  combien  la  chn'lienli'  eul  a  souffrir  des  inso- 
lentes  el  cruelles  depredalions,  el  des  prelenlions  (U'gueil- 
leuses  dcs  pirales  barbaresciues.  Proteges  par  leur  silua- 
lion,  places  de  niaiiim-e  a  liraver  loules  les  allaques  de 
riCurope  clirelienne  coiijuree,  ils  resislerenl  pendant  Irois 
cenis  alls  a  rtspa;,'ne  ,  a  I'.VnijIelorre.  a  rAiilriehe,  a  I'lla- 
lie;  c'est  une  ijrande  gloire  pour  la  France  d'avoir  I'nIin 
clialle  lant  d'insolence,  et  l.i  prise  d'Alger.  ainsi  ([ue  la  vic- 
loire  recenle  dls!y,  paraissent  annoiieer  que  les  dcsiinei's 
autrefois  brillantes  de  I'islaniisnie  a|iproeheiit  de  leur  lern>e 
fatal. 

La  scub'  lilterature  de  ces  [leup'.es,  les  nioins  civilisi's 
parmi  les  nnisubnans,  est  celle  des  conies;  ils  les  aimeni 
avec  d'autant  plus  de  passion,  cpie  Ic  dranic,  la  poesie  leur 
sontetrnngers.  Lu  bonconle  si' pave  forlclier,  etenjorniis 
a  moilie  sur  leurs  coussliis,  jirelant  I'ureille  au  conteur, 
envelo|  pes  dc  la  funiee de  leurs diibouks,  ils  savourent  avec 
delice  le  recitile  I'unet  la  saveur  de  I'aulrc.  Cet  amour  des 
conies,  ipii  etait  coinniun  au  dernier  gouverneur  du  dey 
d'.Ugeravec  toute  sa  race,  a  produil  un  asiez  singulicr 
resullat,  comnie  on   va  le  voir. 

C'etail  en  181(1.  Lesgreves  algerleuncs  elaienl  couverles 
de  captifs  europeens,  ipie  les  cliaritablcs  freres  de  la  Merci 
rachetaient  de  tenqis  en  temps.  Mais  leurs  forces  peeiiniaires 
ne  suffisaieut  pas  ,i  la-uvre.  .Vvant  de  doiiner  le  dernier 
soufilet  ipi'il  paya  si  clier,  et  d'enlrer  avec  I'envoye  de 
la  France  dans cetle  discussion  ilangereuse,qui  nous  a  vain 
unroyaume  el  a  I'Kurope  la  visile  d'un  algerien  delrone. 
le  dey  d'Alger,  ce  vieillard  laquin  que  nous  avons  vu  a 
Faris.  s'ennuy.iit  c  iiisiderablement.  Avare  comma  la  plu- 
part  des  vieux  Turcs.  aussi  pen  lethe  (pie  le  sonl,  en  ge- 
neral, les  Algeriens  et  les  Marocains,  rebuls  de  la  popula- 
tion inusulmane,  depuis  ipie  son  eslomac  elail  deveiiii  niau- 
\ais,iln'ainiail  pln^^qiiediMuclioses,  les  conies  el  I'argeiil. 


Son  liabiluJe  etait  de  s'cnloiinir  aux  ri'cils  que  lui  f.iisail 
le  gardien  de  son  .serail,  un  petit  V,nx  bossu  qui  avail  ele 
nialelot  dans  sa  jeuiiesse,  el  qui  se  troiiva  hienlut  a  cjurt 
des  narrations  cliimeriqucs. 

Un  soir  qu'il  avail  elii  moinsamiisanl  (pie  de  coiilunie,  el 
ipi'il  avail  roule  dans  le  vieu.\  cercle  fanlasliipie  des  giMiies 
( I  des  f(^'es  dc  I'Orient,  son  niaitre  lui  dit  en  b:iillanl  et  en 
deposanl  sa  pijie  : 

((  Vous  avez  eti!' alisnrdece  soir,  Kalli.irlikos,  el  Ton  voil 
bicn  que  vous  i-k-s  nii  giaour  d'Eiirope.  m.ilgre  voire  prelen- 
due  conversirMi  el  voire  profession  de  maliomi'lisnie.  Vniis 
aiitres,  Europi^'cns.  vous  n'avez  |ias  de  beaiiv  conies ;  on  ne 
j  sail  faire  clicz  vous  ipie  des  lialeauv  a  vapi>iir  et  des  fusils. 
I  —Pardon,  llanle.sse,  lepondil  kalliailikos,  vos  pa  rob  s 
stmt  le  jardin  de  la  sagesse,  et  voire  e\p('rienee  est  le  soleil 
de  I'esprit ;  mais  j'ai  enlendii  dire  rpi'il  y  avail. des  iMmles 
d(.'  plus  d'uiie  cspcee  dans  ces  loinlaiiis  pays  d'£uro|ie.  Sa 
llaiiles.sc  pent  en  faire  leiireuve.  Kile  a  dans  ses  aleliers 
du  port  el  sur  ses  galeres  plus  de  soivanle  KuropiMuis  de 
loules  les  nations ;  il  n'y  en  a  pas  un  (pii  ii'ail  (pielque  boii 
conle  a  faire  a  Sa  llaulesse,  ,je  le  peiise  dii  ni(iiiis,  car  il* 
sonl  lous  liavards  comnie  des  jiies.  d 

O'elait  line  idee  assez  inginiieuse  du  Grec  siilitil,  qui  sup- 
pleait  ainsi  au  defaut  dc  sa  verve  epuisee  el  de  ses  souve- 
nirs absents.  Lc  dey  Irnuva  la  proposition  c.xcellcntc  el  il 
I'll  usa  dc  la  manii?rc  que  viiici. 

(1  Je  suiscurieux.  dil-ilii  Kallurtikos.  J'e\p('rinieiiler  cir 
ipie  vous  me  diles.  Bismillab  '.  ces  cliiens  de  clirelieiis  nut 
ciiitenl  plusqu'ils  ne  ia|iporteiil.  Au  inoins  me  feront-ils 
passer  ipu'bpies  bonnes  nulls,  car  je  ne  dors  pins.  Ceiix  ipii 
111^  m'amuseronl  pas  seronl  (Hraiigb's;  les  aiilrps  s'en  re- 
loiirneronl  dans  leur  pays. 

Ci'lle  idi^e  orienlale  eul  .sa  pleinc  oxeciilion.  Pendant 
mille  el  une  nulls  conseculives.  iTcits  americaiiis.  anglais, 
suedois,  danois,  lapons.  p-)rtug;ii.s.  cspagiiols,  basques, 
bavarois,  hongrois,  bobi'iniens,  irlandais,  ec(j.ssais,  nor- 
vi'giens,  islandais,  veniliens,  napolilains,  niilanais,  llo- 
renlins,  tyroliens,  suLsses,  el  les  inieiix  choisisib'  lous,  de- 
lib-rent  processionnelleincnl  devaiil  le  vieillard.  (retail  une 
Male  encyclopedie  de  nos  plus  beaux  conies,  el  le  Grec  eul 
s  liii  d'en  prendre  note.  La  |duparl  des  contciiiN,  il.  faut  lc 
dire  cn-rbonnciir  du  dey,  furent  renvoyes  cbez  eux  avec 
une  bourse  d'argent  proporlionm'C  au  plaisir  qu'ilsavaiciil 
donne  a  Sa  llaulesse. 

A  peine  ringLMiieuseiiivenlioii  du  dey  elail  eclose  de  son 
espril,  il  reijril  sa  pipe  el  aspira  une  bmgue  gorgi'e.  comnie 
si  celle  idee  polilique  lui  eul  sonri;  puis  il  se  lil  ajiporler 
la  lisle  descaplifs.  el  aprcs  avoir  ordoime  ,i  son  lirec  d'aller 
faire  connaitre  ses  ordres  aiix  prisonniers  du  pint  el  des 
galeres  : 

«  Vous  preleudcj  done.  .s'l'Cria-l-il,  que  ces  loiirds  (ier- 
mains  aiix  cbeveux  blonds  possiidenl  aussi  des  conies!  Eli 
Irien,  qn'on  m'aille  cherdier  Iniil  de  suile  le  n"  'li,  qui  est 
un  AUeinand.  » 

On  obeit  au  dey.  L'liomntc  ipii  lui  fill  ainenii  elail  un  nia- 
lelot, fils  d'un  labonreur,  et  ni'  du  ciitedii  llarz.  II  eul  assi  z 
de  peine  .a  comprendre  ce  que  Ton  exigeail  dc  lui,  el  apix-s 
([uelque  bi'silalion.  tout  en  roulant  dans  sa  main  la  casqiielle 
bb'ueipi'il  avail  apporleede  Nuremberg,  ctipii  I'avail  suivi 
dans  sa  captivile,  il  comuienca  le  ri^cit  siiivant,  vicillc  K'- 
g.'iide  litk'ialemenl  calqui'c  sur  une  des  Iraditions  popii- 
laii'es.de  la  l.iisace. 


18 


cdntk 


fM.Mii.hi;  Mir. 


CONTE     DU     MATEI.OT     HEIIMHICII. 

ciiu'iTiu-;  i'Ui;mii;h. 

Co.nment   Ic    notaire    "Wappenbickel    voulut    arracher 
une  dent  d'cr. 

S.I  Uaulrssc  m-  cuiiiiaiL  pas  Ics  iiinnli\;,'iics  du  Iliescii- 
It'liii!,'!'  nil  inontagiies  di's  Gi'niils ;  ce  sniil  ik'  vilaiiios  iiioii- 
lai,'iii'S  iH'li'os,  aiix  arbiTs  ralidiigiis,  lout  y  est  affi'cux; 
la  sclevc  nil  hameaii  ilont  k's  luitlcs  sont  liassi's  el  riial 
(■  iiislruites;  la  misere  de  ceux  (iiii  riialiilent  est  extreme, 
l.es   viiyai,'eiii-s  lie  s'aveiitiiiTiil  jamais  jiisipie  la,  et  je  iie 

I  lois  |ias  i[ue  Ic'S  |dus  sa\aiils  le  euimaisseiit. 

Vers  la  liii  du  seizieme  sierle,  uii  |iaiivre  iiolaire  de  eaiii- 
|aj,'iic  vivotail  |ieiiiljleiiieiit  dans  ce  caiUiiii  du  |iriidiiil  de  sa 
|jlumc.  Sa  ealiane.li'zardeediiliaul  en  lias,  peiicliailariaissee 
:.  lus  le  |ioids  d'uue  tuiture  eiidommagee ;  la  portc  etait  dis- 
j  liiite  el  vermoiilue;  les  lenelres  au.\  earreaux  de  |iaiiicr 
priak'nl  la  liise  d'eiitrer.  lille  jirolllail  de  la  |ieriinssiou  sans 
ragremciit  du  iiio|)rietaire. 

La  bisc  ii'est  pas  puur  nuns,  llaiilesse,  ee  ipi'elle  est  pour 
l.'s  ijeus  du  Muli.  el  M.  Wappenljiekel  yrcloltait  souveiit, 
iiieiiie  (|uand  ses  eiiraiils,  il  en  avait  di.'i-liuil,  so  ]iressaieiil 
autciur  de  lui  [mur  liii  demaiider  leur  siilislaiice  lialjituelle. 

II  u'elail  111  tiisle  iii  !,'ai ;  il  laissait  les  choses  allercomme 
1  lies  voulaieiil,  et  dormait  tramiuille.  pour  pen  i[ue  le  ciel 
lui  envi.yal  assez  de  pain  et  de  legumes  pnur  subvenir  ii 
SI'S  lie s'liiis  persiimiels  el  ;i  eeu\  de  sa  lam i lie  ;ees  premieres 
CDiidiliiiiis  remplies,  el  i|iieli[ues  prises  d'un  tabae  assez  pen 
delicat  IbuiTees  dans  ses  fusses  nasales,  il  elait  au  comble 
lie  ses  vieux.  II  lie  lourmenlait  personne,  et  ne  donnait 
li'ordri's  qii'iiiie  seiile  I'liis.  Aussi  le  veiierait-on  dans  sa 
I'amille. 

II  avail  liiutc  la  pliil(iso|ilue  et  loiite  la  roideur  d'liMC 
pierre  laiUee  en  lioinme.  Sa  figure  elail  eelle  d'un  oiseaii 
lii'lrilii;.  Sa  loiletle  originalese  compusiiitd'mi  liabit.  origi- 
iiaireinenl  uoir,  a  larges  bas:pics,  avec  de  gros  boulons  de 
liuis  ,d'iine  culollc  funcec  dont  les  eoutures  etaieut  dcve- 
iiucs  jauiies,  de  basgris  c  inverts  de  eules  luoeminenles  et 
ruiiges,  et  dc  snuliers  a  boucles  gigantcsipies.  Uiic  petite 
|ieiTiK|iic  ronde,  conrtc,  lierissec  comme  le  dos  dun  san- 
1,'lier,  se  tenant  roidc  et  immobile  sur  nn  crane  liruni  par' 
les  aiis,  donnail  li  son  visage,  silloniie  dc  profondes  rides, 
nil  aspect  assez  comiipie.  II  possedait  bien  un  autre  co.s- 
tiime,  bas  Wanes,  longue  lirelte,  culollc  courle  de  ratine, 
liabit  bleii-liarbeau  et  jabot  blanc-jaune;  mais  11  ne  I'avait 
mis  i(n'uiic  fois,  le  jniirde  ses  noces. 

Lorsipie.  apres  le  travail  tjiiolidien,  .M.  Wappeiiliickel 
rentrait  cliez  lui,  il  prenail,  avec  une  sereiiile  elianiianle 
le  repas  de  caroUes  qui  I'y  atlendalt;  puis  ensuite,  a  la 
lueur  blafarde  d'unc  petite  lampe  de  kr,  il  .sc  inrtlail  a 
reniUeler  avec  amour  un  vieux  roniaii  iju'il  possedait,  dont 
les  pages,  jauiies  de  poiissiere  el  de  vetiistc,  excilaienl  en 
lui  nnentliousiasme  llegmaliipio.  Un  soir  (|u'il  ctail  anpres 
du  lit  de  sa  kninn;  malade,  el  fpril  s'etailendorniisur  son 
livrc  favori,  fpiel|iies  cimps  rajiides  relenlirenl  sur  les 
)  elites  vilrcs  rondes,  euelils.sees  dans  du  plomb,  dc  rune 
desfenelres  basses.  M.  Wapponbiekel  se  reveilla  et  se  leva 
on  grMnine  l.int.  .\rri\e  sur  !e  s  nil  ilc  sa  prule,  il  apen-iii 


nil  jjii.iueiir  bien  iiiunle.  i|iii  tenail  par  la  bride  un  second 
I'lieval  luul  liarn.ii.'be.  Co  domesliipie  en  livnie  salua  |-oli- 
meiit  le  notaire.  puis  liii  remit  uiie  letlre,  avec  un  large 
lacliet  blasoniie.  I.e  billel  en  ipieslinn  veiiail  d'un  vieux 
genlilliomme  i|ui  possedait  aux  environs  line  tres-bclle 
seigncurie  el  iiiic  jeuiie  epnuse  dont  il  cut  pu  faeilemeiu 
elre  ra'ienl.  (jelte  noble  dame,  n'ayant  rien  de  mieiix  a 
I'aire  dans  sa  .solitude  conjugale,  sc  mil  en  tele  d'avoir  iiial 
liiix  dents,  et  d'envoyer  cliercbcr  le  denlisle.  Jamais  perles 
lines  lie  fiirent  niieiix  eiicbassees  el  jdus  pures  ipie  les  deli- 
ealesdenls  de  la  clialelaiiie,  et  ses  molaires  comme  ses  in- 
eisives  brillaienl  du  plus  bel  email.  Ce  u'elail  pas  une  dent 
i|iril  fallaillni  arraelier,  c'elail  rciimii;  el  son  noble  mari, 
i(ui  lui  racoiilail  iiieessammeiit  ksmemes  balailles,  u'elail 
I  as  amiisanl. 

.Maiire  Wappenhicliel  I'aisail  deux  meliers,  il  elail  no- 
taire et  denlisle;  il  speeiilail  dans  ses  iiiomeiils  de  loisir 
Mir  les  macboires  du  prucbain  jiour  faire  aller  la  sieniie, 
It  son  adresse  elail  devenuc  celebre  dans  le  pays.  La  clia- 
lelaiiie avail  done  au.ssilol  expediii  au  denlisle  une  junient 
de  selle  fort  douce  que  coiidnisail  un  ecuyer  monle  sur  un 
lier  elaloii.  Saiisdoule,  quelquesgroscbende  plus  a  gagncr, 
c'elail  bien  seduisanl  jionr  le  pauvre  liomine;  mais  la  unit 
ilail  noire,  et  le  notaire  n'aimait  pas  ii  s'anuitcr.  Tonle- 
liis,  apres  avoir  mis  son  costume  de  nocos,  recommanJe  sa 
lidele  compagne  a  rainecdescs  lilies  et  leur  avoir  promis 
a  rune  et  a  I'aulre  dc  reveiiirle  plus  lot  i[ne  faire  se  pour- 
rait,  il  pril  ses  instrumenls,  ceignit  la  rapiere,  placa  sur 
sju  front  son  tricoriie  desdimancbcs.  et  eiil'oiirelia  la  bete 
qu'on  lui  avail  envoyee. 

Les  trois  lieiic?,  qui  le  si'-paraient  dii  iii.'iiniir  du  vieux 
baron,  riirent  bieiilol  francliies,  el  il  se  Iruuva  face  a  face 
iivec  ce  dernier.  Celui-ei  linlroJuisil,  apres  les  coinpli- 
ineiils  d'lisagc,  dans  la  cliambrc  de  sa  feiiime,  qui  souf- 
I'l-ait  inort  el  pas^ioll,  di.sail-elle  ;  el  qui.  des  que  M.  Wap- 
]eiibickel  fiit  enlre,  ouvril  aussilot  la  boiiclie  de  la  meil- 
leiire  grace  du  moiide.  Wappcnbickel  y  vit  un  tresor  des 
plus  belles  denls  el  s'arrcva.  (Juaiil  ii  elle,  ii  I'aspect  du  den- 
lisle notaire,  elle  partil  d'un  enorine  eclat  de  lire,  el, 
boiidissanl  sur  son  siege  comme  unejeunc  brebis  : 

«  11  m'a  guerie,  il  ma  guerie,  s'ccria-l-elle. 

—  Dejii,  »  dil  le  inari. 

Le  fait  est  que  la  presence  de  Wappcnbickel  elail  si  bur- 
lesque, que  la  jenne  baionne  n'avait  pu  le  regarder  sans 
ipie  sa  rale  desopiliie  lui  fit  perdrc  tonic  sa  melancolie. 
I.e  geiililbomme  s'avanca  vers  la  malade,  la  baisa  au 
front  avec  adresse,  el  liii  proniil,  en  recompense  de  son 
courage,  un  beau  bracelet  qu'il  avail  cominande  pour  elle 
a  Prague. 

C'elail  une  aimable  creature  que  la  ebi'ilelaine.  lillc  re- 
luercia  le  denlisle,  lui  demanda  avec  iiUerel  des  nouvelles 
de  sa  I'amille,  puis,  en  liii  donnant  .sa  main  potelee  ii  bai- 
ser,  elle  glissa  adroitemeiit  dans  la  sicnne  une  belle  piece 
d'or  Ionic  nenve. 

II  N'eii  dilesrien,  ii  murmiira-l-clle  .1  son  orcille. 

II  se  courba  avec  respect,  posa  ses  levres  sur  les  doigts 
rflilcs  (pion  luitendail,  el,  apres  avoir  exprime  loiile  sa 
iiToiinaissanee,  engagea  la  jenne  I'einme  i'l  cbercber  un 
ii'|osdonl  elle  devail  avoir  si  grand  besoin.  Li'i-dessus  il 
s'ineliiia  proroiidemenl  ilevant  le  baron  el  vonliit  prendre 
conge. 

Le  mailredulogis  ne  vnuliil  pas  laisser  aiiisi  parlir  celiii 
|iii  \eiiail  de  lui  rendre  un  service  emineni,  el,  le  prenaiit 


nr  )\  \Tr.i.iiT  hkimuimi. 


10 


|Kir  le  liiMs,  il  le  conduisil  a  uiic  salli'  mi  lino  I.tIjIc  li'acajiiu 
(Hail  couvcrlc  dc  plats  esqiiis  el  dc  liniili'illos  oiiijauoanlf-;. 
II  no  put  sVinpi'dier  lie  fairc  frto  aiis  iins  ft  nils  aiitirv, 
H  s"cn  !iciniilta  si  consiMoiu'idisoiiicnl,  (|M0  hii'iiti'il  s.i 
lanf;iic  se  di'iiniia  lout  .i  fail;  il  raniiila  an  viriix  lianiii  lis 
fails  d'arnii's  iK's  flicvalicrs  dp  la  Tnldf  rniidc,  seiilit  sun 
gosicr  sc  dL'ssiiclior  en  [larlaiit,  riiiinii'i'la  dc  noiivraii. 
rcpai'la,  liiil  dii  iioiivcaii ,  ct  le  vin  ayaiit  fait  son  I'ffr'l,  li' 
nan-ali'ur  onlilia  I'liciiro  qn'll  olait.  II  on  olail  a  son  di\- 
nonviemo  voito  do  vin  do  Madorc,  ([iianil  uno  "rosso  poii- 
diilo  soniia  ouzo  lionros,  ol  il  pssnya  do  so  lovor,  mais  on 
vain.  I.a  joiiiio  daiiic.  tros-liion  ijnorio,  ontrailalors,  ol  dit  : 
■'  Maili'o  donlisto,  no  parioz  pas;  il  so  fail  lard.  Jo  sorais 
dosoloc  (pi'un  si  habile  honinic  conrni  lo  moindre  ilanf;or 
Vnyons,  jc  vais  vous  fairc  pi-oparor  iin  linn  lit,  ct  domain 
nialiii  jo  vous  rocondnirai  moi-niome  clipz  voiis  dans  ma 
polilo  voitnro  dccliasse,  ipio  vonsti'ouvoz  si  oli'itanto  ol  si 
roinniodo.  Aliens,  n'est-re  pas,  vous  oonsonloz?" 

1.0  nolairo  sc  courha,  prit  son  oliapoan.  it  s'oii  fill  sails 
iTOutor  Ics  inslanros  du  clialolain  ot  do  sa  oonip:ii;no,  ipii. 
voyanl  f|iio  loiil  co  (|ii'olle  disaiti'lail  iniitilo.  pril  lo  parii 
do  liii  soiihailor  iin  lion  voyaf;o  ot  do  s'on  allor  oonrlior. 

Voilii  done  le  dontislo  sous  la  voi'ilo  dos  oioiix,  marohanl 
roido  ol  trainani  sou  opco  ajircs  Ini.  II  sc  mil  a  ropassor 
dans  sou  os]ii'it,  aver  iiu  continlcment  iiilimo,  son  aiida- 
cicusc  chcvauclioc,  ot  siirlonl  I'adrossc  doni  il  avail  fail 
preuvc  dansropiTalion.  adi'ossc  qui  Ini  avail  vnlu  iinsoii- 
rirc  dolajolio  liaronno,  nnliaisorsiiriinc  main  pins  Idaniiio 
qu'un  ryuiio,  iiiio  liollo  piece  d'or  ot  iin  repas  dolioienv. 
.Mais  tandis  (|u'il  rhercliait  a  ressaisir  rliaiine  di'lail  dc  la 
soiree,  sa  Icle,  d'ahord  pour  uii  instant  refioidio,  liii  it- 
fusa  lout  a  coup  do  le  dirigor,  el  iin  enormo  ooiip  do  pning 
de  goanl,  assene  siir  sa  nu(|ne,  Ini  somMa  orrasor  ct  aiioan- 
lir  toiile  son  oxislcncc  morlollc  :  c'ost  f|no  mail  re  Wap- 
penliiokol  venail  de  fairc  uno  rcdontalilo  rlniio  dans  iin 
fosse  ;  S.I  paiivi-o  tote  .ivail  porlo  coniro  uno  raoined'arln'o. 
II  se  roleva  ;  mais  liicntot  ses  jaiulios  s'emliairassanl 
Tunc  dans  Tanlre,  il  chanccia  prcsque  .i  oliaqiie  pas ;  son 
corps  maigiT,  allonge,  lluel,  nc  icsscinldail  pas  mal  a  iiii 
jonc  lialancc  par  le  venl.  Si  iinc  faussc  honte  no  roi'il  rc- 
tcnu,il  serait  relonnic  sur  ses  pas  ponr  rodcmander  I'asile 
qu'il  avail  nagucre  iirprudommenl  refuse;  mais,  craignant 
qu'on  n'atlriliuat  son  rclour  a  la  ponr.  il  se  redressa  avoc 
licrte,  ot  laelia  de  suivrc  Ic  plus  ro|fiilicieiTicnt  pnssildr  la 
voicqui  s'offrail  dovantlui.  Malgre  scscfforts,  ildorrivilnnc 
foiile  do  eoiirlios  irroguliorcs  qui  le  firenl  cai-amliolorcnnlrc 
quelqnos  arljros;  puis  il.se  prit  ii  courir  dans  la  dircrlinii 
qu'il  crut  oiro  la  lionnc;  mais,  au  lieu  do  reparer  sa  pre- 
miere orrour,  il  on  commit  une  plus  daiigoronsc,  ot  son- 
fonea  dans  une  valloe  marccageuse  qui  liii  olait  totalomoni 
inconnuo.  Apros  s'clrc  dolialtn  loiirii  tour  dans  Ics  uiaro- 
cagcs  ot  dans  Ics  lialliers,  il  apornil  une  Inmiero  dans  lo 
lointain.  .\  oettc  dorouverte  incspoicc  il  respiia.  u  I'as  do 
fiimoc  sans  feu,  (las  dc  feu  sans  homines,  pcnsa  maiiro 
Wappenliickel.  en  s'avancani  plcin  dc  courage  ol  d'espo- 
lancc  vers  I'cndroit  on  il  pensait  rcncontier  uii  ahri.  Co 
sera  l;i  rortainomoni  quolquo  hutlc.  ou  je  pourrai  mc  lo- 
metti'o  de  ma  course,  seeher  mos  souliers  et  mes  has  en 
attendant  Ic  jour  el  apprendrc  enfin  on  les  maudits  llacons 
du  haroii  m'ontcnndiiit  sans  mon  aven.  » 

I.a  logiqiic  du  liiiuhomme  no  le  trompait  pas  lout  a  fail : 
la  ehirto  en  'question  s'cchappail  tout  lionnemenl  dune 
Innlornc.  ipic   porlait  iin  pellt   individn  rnnlrcfail ,  vai-' i- 


tiqne  el  haroqiic .  au^  jamlics  torses  coiniiio  nii  hassi  I , 
li  la  lolc  dispropnrliunnoc  ct  au  visage  liidciix.  Tc  grolesipie 
pcrsonnage  elait  du  haul  en  has  d'nn  gris  condro,  sis 
vcnx  otincelaicnt  coDime  denv  vers  Inisauls,  1 1  sa  main 
ilroilc,  singnlicrcment  ossiuse  ol  dovoloppcc  ,  ro|,iisail  snr 
nil   baton  d'c|iines  avoc  nnc  orgnoillonso  assurance. 

«  Qui-vive?  s'ccria  Wappenliickel  il'iin  tiiii  liriisi|iio, 
qui  saisil  la  poignoc  de  sa  dagiic  I'u  froiioaiil  lis  snurcils 
ct  cnfoncant  son  Irioorno. 

—  Ami,  ropliqiia  indoloinmcnl  lo  ]iygnioc. 

—  A  la  bonne  hciire  !  mais  ijiii'l  isl  Inn  iionr.'  ropril  Ic 
nolairc. 

—  Si  CO  n'cst  que  rii ,  dit  lo  iiain  on  ricanani ,  jc  puis 
vous  salisfairc.  Je  in'a|  pclle  Darinilaliipildi,  je  viciis  du 
chateau  dc  nrododonlh  el  jc  me  rends  .1  la  ville  voisinc. 
.Mais  voiis-mcmc.  qui  ol  ssi  eurioux,  vondrcz-vous  bionnic 
dire  a  voire  lour  eommeul  vous  vous  iiommez  ol  ic  qui 
vous  engage  a  courir  Ics  champs  ii  paroillc  hciiro  ? 

— Ic  siiislc  nolairc  Wappenliiekol.  lopondil  Icdenlislo. 
a  qui  I'aspcct  olrange  ainsi  que  la  voi>;  du  petit  bancal  im- 
posail  inalgro  lui.  J'apparticns  a  la  jnslico,  el  comnic  ecro- 
ri  a  les  veux  liandos ,  elle  u'a  pas  rcconnn  mos  morilos  et 
m'a  pre.sque  laisso  moiirirdc  faiin.  moi  et  ma  fainille.  Mn:i 
iiiiuco  ompl'ii  me  rapporlant  fort  pen  do  olinsc.  j'ai  fait 
appol  ii  mon  adrcssc  ot  a  mon  inlolligcnoe  nalnrello. 
J'arrachc ,  prjur  vous  scrvir,  les  dents  li  oon\  qui  voulcnt 
bion  .s'adrcsser  a  moi  ,  et  jc  puis  mo  vanlcr  d'opcror  ::\-ci- 
line  dexterile  pen  commune.  Aiissi ,  dopiiis  iinmbrc  d'n;- 
nces,  passo-je  dans  lonle  la  conlroo  pour  nil  liahilo  himinio; 
memo  la  noblesse  dcs  environs  ne  dodaignc  pas  dc  rcroii- 
rir  asscz  sonvenl  ii  moi,  qnaud  il  s'agil  d'liiio  affaire  do  co 
genre  ,  el  dans  cc  moment  jc  son  du  caslol  d'liii  viciix 
gentilhommc.  011  j'ai  dc  nouveaii  doployo  mon  adros-o. 
Voila  la  vcrito  loiilc  niie. 

—  Tres-bicn.  .Mon  mailrc,  qui  dcnioinc  .i  1111  boii  quart 
dc  licue  d  ici.  a  etc  reveille  cclte  unit  |iar  d'cpouvanlablcs 
niaiix  dc  dents,  et  n'y  pouvanl  pins  Icnir,  il  m'a  ordonnc 
d'allcr  chercher  qnclqn'iin  dont  la  main  |iuissc  Ic  dolivrcr 
dc  son  mal.  Pnisqiic  vous  ctes  si  habile  dans  viitre  art  et 
que  vous  semldoz  avoir  de  la  bonne  volontc,  siiivez-miii; 
vous  pourrcz  fairc  une  bonne  affaire  clm'eviterniie  course 
asscz  longue.  Le  ehalcau  de  Brndodonth  s'cleve  sur  une 
polite  oollinc  jieii  cloiguce,  que  jcpourrais  vniis  monlrcr 
dc  cc  lieu  s'il  faisail  jour.  Je  dois  vous  provcnir  que  si 
vous  n'cles  ]ias  sur  de  voire  savoir-faire,  si  voire  ]inignct 
est  faililc,  incertain,  inhabilc,  il  sera  plus  .sage  li  vous  dc 
ne  pas  risquor  raventnre  ;  ear  mon  maiire  est  liboril.  mais 
no  ,se  laisso  pas  railler,  et,  en  cas  dc  non-sncccs,  il  serait 
bieu  rapablc  do  vous  appliquor  line  correction  dont  vous  por- 
loricz  les  marques  pciulant  lout  le  restc  dc  voire  vie.  Ilello- 
cbisscz  vile  ct  faitos-moi  pari  dc  cc  quo  vous  aiiroz  rosolii. 

—  Cost  tout  rollocbi.  dit  le  nolairc.  qiriino  poiiilo  \\i- 
vin  rondail  aiidacicnx  ;  iin  hoininc  de  ma  Irompc  nc  ba- 
lance jamais,  qnaiid  il  est  question  d'agir.  et  je  vous  suis. 
.Ic  suis  sur  dcinoi-incme,  voyoz-vons,  ot  je  n'bcsilcrais  pas 
une  sceonde .  (|iiaiiil  il  faudrail  m'allaqiicr  ii  la  m.icliniio 
du  diable 

A  CCS  mots  lo  nolairo  suivil  Ic  uaiii  dont  il  avail  011- 
lilie  la  laidciir,  ot  bicntot  ils  allcignirent  ensemble  les 
fortes  du  ebiilcau,  garni  dc  tourellcs,  qui  s'elcvail  sur  une 
rnche  escarpoe.  I.o  guide  alors  ouvrit,  sans  proforor  iin 
mot,  une  clroilc  polernc  qu'il  refcrma  soudain  deniere 
Ini,  puis,  monlant  un  esealicrnoir  el  tonrnani  qui  condiii- 


ill 


^  IK  riiiVKi: 


>ciil  .111  ini'iiiii  1'  1  l;ii;i'.  11  I'lililii  Mil  Iniip  con iilnr,  el  |)i'iir-lr;i 
iliins  lino  £;r;iiul('s:illi'.  ou  il  oriloniia  an  ilcnlislc  irallemlro 
(Hifl(|iios  inslanls. 

llcslo  soul  ilaiis  ocltp  vaslo  piccp  silcnripiisc  ot  soniliro, 
]e  nolnii'c  se  sciilil  frissoiiner  malgrc  lui.  Ce  cislol  qui 
soinblnit  iiilialiilr,  ccllc  clianilnp  a  poine  uclairce  el  qui 
scniail  lo  iiioisi,  Tasiecl  grisalre  ot  oxlrannliiiaii-o  ilc  son 
ronducloiir,  lout  roiicoiirail:i  I'vcillii'  eii  liil  iiiic  seiisalini) 
iloiiliiiiroiise  (I  va^'iii'. 

NrannioinsM.  Wa|  jiniliicki'lspiiiil,  pniiriiasserlclcmps. 
a  nclloycr  Ips  inslnimcnis  qu'il  avail,  sans  y  son^cr,  liirs 
He  sa  jioclio.  Unc  ijiosse  vuix,  snrlani  de  ra|iparlenioiil 
voisin,  111!  firilniina  d'cnlri'i-,  on  rapiiolaiU  par  son  nom. 
Anssitol  il  roforma  son  plni  rhinirsiical.  pril  son  cliapoaii 
sons  son  liras  pt  olioil  ,'i  rinjoncliiin  qn'il  avail  rppiip.  I'n 
homnip  ,  (rnno  laillp  polussalp  ,  onvploppr  clans  imp  lolip  lii' 
rhainlirp  Pii  llamas  vprl  a  i;rancls  i-amai,rps  Pl  porlant  sin-  sa 
Iptp  nn  lionnpl  Ac  vploni's  noir  nni.  Ip  rpciil  avee  nnc  ili- 
jinilp  fi-oiilp  Pl  iniposanip  ;  p'plail  |p  pliatplain.  Lp  ilenlislp 
sp  coiirhn  jiiwpra  Ipitp,    nuiiniura  qiiplqnps  paroles  qui 


ilevaipnl  lpmoi(,'npr  son  prol'oml  ipsppil.  Pl  se  rpcominanila 
liiimliieiripiil  aiix  Lonnps  grapps  ilii  spii;npur. 

11  Tn  es  (Ipniisip?  dpmanila  lp  £,'pant  il'iinp  voix  grave  el 
SMiiiire. 

—  Oni,  monseignpnr,  repondil  lp  grpfHor  en  s'inplinani 
bien  has ;  el  jp  mp  ferais  nn  lionnenr  de  pouvoir  vous 
servir. 

—  ^'ons  allons  liienlijl  voir  si  tn  lp  ppnx,  rppril  son  iii- 
Iprliipnlpnr.  ('ppemlanl,  soil  dil  pnlie  nous,  In  ne  niP  fais 
pas  dn  loni  I'pffpl  d'pirp  I'liomme  qnp  je  pherehp.  Co  visage 
lili'nip,  CPs  nipmbres  greles  el  ppl  lialiil  rape  ne  ni'an- 
nonppiil  rien  de  bon. 

■ — ■  J'esppre  que  eela  np  sera  pas  long,  noblp  sirp,  dil 
pn  sonrianl  le  nolaire. 

—  Tres-volonliers,  repllqua  lp  briilal  palienl,  qui  s'assii 
anssilol ;  mais  depppjip  el  prends  garde  il  loi.  n 

Deiix  nains  anssi  bizarrps  qnp  lp  premier  guide  s'appro- 
pbpreni,  I'mi  avpc  iin  plalpan,  ranire  avee  une  servielle, 
el  le  nolairc  sc  mil  en  poslure. 
fl,a  siiilc  :iii  inimi'i'o  iiroclmiii.) 


VIE   rRlYEE   DES    OISEAUX 

i.KPiis  Morns,   i.rirs  nAinTiDES,  i.iar.s  instincts. 

On  eonnail  assp?.  pen  Ips  oispaiix.  I. Piir  organisation  di' 
licale,la  rrpidiledpli'iirsmonvrments,  Ips  allpial ions  snliic- 
par  Ipiir  organisnip  el  par  leurs  insliiipls  qnand  Thommp  lis 
a  reduils  en  pnplivile,  )ioiir  les  sonslrnire  a  noire  analysp 
Eeaucoiip  d'enlrp  pnx  I'migiPnl,  changentde  plumagp  el  se 
lapissenl  Tliiver  dans  dpscachplles  on  I'leil  hnmain  ne  ppiii 
pas  les  SHJvre-.  La  llmidile  I'ugilive  des  uns  nous  empeche 
de  les  observer  ;  les  autres,  dans  lenr  orgiipil  farouphe,  sp 
rpfngipnt  au  sommptdps  monlagnps  snlilairps.  snr  le  som- 
met  ni'igpnx  dps  Alpes.  Heiiendant  I'liomme  peiil  saisir  an 
passage  qiiplqnes  dpiails  de  pps  pxperieneps  apripnnes.  No 
Ions  ipi,  ponr  nnlrp  inslrnplion  el  noire  plaisir.  quelques 
anecdolps  antbenliques  et  euripusps  ndalivps  ,'i  cpltp  race 
inleressantp. 

§  I. 
UCS  CRIMES  S'DN  ROUGE-GORGi:. 

Le  rouge-gorge,  onle  sail,  porle  nn  eoslnme  d'nnpsin;- 
plicile  poqnpllp  Pl  d'nnp  originajlp  pleganlp.  II  pst  sociable 
jiisqn'a  la  fainiliarilp;  il  ainip  a  Pirp  jirotpge  par  riiomme, 


el  queb|iiefois  il  en  abuse.  On  Ini  reproebe  de  ponsserqne'- 


qiipfiiis  la  familiarilp jnsqn'a  limpprlinpnep.  l.'liivpr,  il  ne 
SP  gpnc  point  ponr  vous  dpinandpr  raiimune.  Les  gpns  i\n 
Nord,  ipii  onl  fail  avpp  lui  ample  connaissancp,  I'onl  ba|  - 
lisp  d'un  nom  chrelipu,  luionleonsaere  des  legendes  el  des 
ballades,  el  le  Irailpnt  pomnie  nn  vipil  ami  dp  leurs  longs 
liivers.  Us  I'aiipellpnt  «  Robin ,  llobinet,  lloliin  le  genlil- 
hnmnip  el  Robin  le  bon  pufanl    »   Un  jardiiiier  pcossais. 


nns  oisE  \i;x 


21 


(Innt  la  ligiirc  ossouso,  lo  rnsliimc  kirinlo  ot  lo  palois  c.- 
prcssif  eiisspiU  failles  dcliccs  do  Waller  Sroll,  me  racoi;- 
tail,  en  1830,  comment  il  avail  deroiivert,  re  (|ui  I'avail 
lieaiicoiipsur])ris,  ([lie  Roliin  elail  ea|ialili'di' crimes oilieuv. 
el,  chose  surpreiiaiilc  !  iiiie  ll(iiiiiurrt«(V;wi*'i7c»(iV/i(iHi"'c 

J'avais  ele  rendie  visile  a  la  veuve  d'uii general  espagnol. 
Ecossalse  d'origiiie,  doniiei'iee  en  Ectisse  aiipres  dc  sa  fa- 
mille  malernelle.  Elle  dememail  siir  In  route  de  Cosloi- 
phine,  a  cin(|  niille  d'Edimliouig,  dans  line  cliarmanle  liahi- 
lalion.  creee  par  I'amliassadenr  .'i  Constantinople,  sirllolierl 
Lislon,  qui,  Ills  d'nii  fermier,  s'clait  plu  a  enibellir  I'aii- 
cienne  chauiniere  de  son  |iere.  L'liiiiiilile  toil  etait  resle 
delionl,  coiiverl  de  clievrefeuilles  el  d'eglanliers ;  une  lour 
feodale  avail  ele  enclose  dans  le  doniaiiie,  el  renscmlili', 
devenii  aiissi  liizarrc  ipie  clianiianl,  offrail,  par  lesmonve- 
mcnls  el  ringeiiieuse  dislrilinlion  dii  terrain,  la  variete  la 
plus  pirpianle.  La  porle  de  la  forme  ouvrail  sur  un  pelil 
perron,  d'oii  Ton  descendail  jusqu'.'v  line  piece  d'eau  inV- 
giiliere,  encadree  dc  gazon  fin,  et  parconriie  dans  tons  les 
sens  par  des  lialaillonsd'oiseanx  aqiialiqiies. 

Sous  uii  dc  s  plus  grands  arlu'cs  de  cello  solitude  enelian- 
lee,  la  mailresse  de  la  maison  aimail  a  so  reposer  pendant 
les  lieaux  jours  dc  raulomnc,  el  sonvent  ses  domestii|iies, 
qui  savaienl  iprelle  ainiail  li  rever,  la  laissaienl  senle  dans 
celle  situation.  Au  moment  ou  nous  nous  presentiimes  de- 
vant  elle,  une  scene  liizarrc  et  inlcressante  sc  passail.  Elle 
essayait  de  cliasser,  de  la  main,  un  pelil  rouge-gorge  im- 
pcrlinenl  qui,  sans  cesse  ocarte,  revenait  loujoiirs,  avee 
line  insislance  singuliere.  saiililler  autour  de  sa  mailresse. 
lournanl  a  droite  et  a  gauche  sa  jolie  petite  lote  enqiietic, 
de  velours  rouge  el  noir,  poussant  de  pelits  oris  douloureux 


ct  sfinidant  implorer  sa  grace.  I.orsipie  d'lui  euiip  do  niou- 
clioir  elle  I'avail  force  de  fuir  ,  il  se  refiigia!t  au  milieu  d'un 
liiiisson  voisin,  oil  il  reslait  triste  el  Idolli  pendant  quc'qiie 
temps,  jiisqu'a  ce  qii'il  ncommencat  le  momc  manege. 

Nous  vouli'imes  savoir  I'liisloire  dii  rouge-gorge,  et  eon- 
naitre,  s'il  elail  possihle,  le  niolif  do  la  sevcrite  que  la  jeune 
femme  lui  niontrail. 

II Oh!  c'est  lout  un  ronian.  nous  dil-elle.  Qnand  je  suis 
arrivce  ici,  je  fiis  otonnec  cnmine  vous  dc  remiiressemcnl 
que  me  tomoigiiait  cc  pelil  monsieur;  sa  grace  in'avail  plu, 
el  il  me  faisail  la  coiir  avec  laiil  de  genlillcsse,  qu'en  vc- 
rilo  je  n'avais  pas  le  coeiir  de  me  monlrcr  cruelle.  C'est 
Tommy,  le  jardinier,  qui  m'a  eclairee  sur  son  vorilalde  ra- 
raclere,  el  mainlenanl  je  ne  peux  plus  le  soufl'rir  II  a  com- 
mis  lies  crimes,  et  le  plus  exocrahle  de  Ions  aiix  yeux  dune 
femme.  .I'avais  coiiliime  dc  dejeuner  dans  nia  serre.  a  Taiilre 
hoiil  dii  jardin;  qnaiid  le  temps  elail  convert  ou  pluvicuv, 
je  faisais  aliaisser  les  vilrages,  el  je  joiiissais  de  la  heaulo 
do  la  malinoe  el  dii  parfiim  des  lleurs.  Co  petit  nonsiciir 
se  mil  a  liccqiioler  sur  les  glaces  de  la  scrre  pour  demaii- 
iler  entree,  et  je  lui  oiivris.  Nous  nous  aeooiitiini;imes  hien- 
li'it  I'lin  li  I'autrc,  et  j'avoiie  qn'il  avail  fail  de  grands  ct 
legitimes  progres  dans  ma  confiance,  lorsqu'un  heau  jour 
mon  jardinier  Tommy,  entrant  tout  a  coup  pour  donner 
un  coup  d'cpil  a  dc  maguifiqiies  daliiias  donl  il  a  grand 
soin,  le  vil  en  conversation  rog'ec  avec  sa  mailresse,  bal- 
lanl  de  Taile  a  pen  de  distance  de  nia  tele,  el  voltigcanl  an- 
dessns  de  moi  avec  In  plus  sOduisanle  coqiielterie.  Tommy 
Pousse  un  cri  d'effroi,  et,  reslant  immobile,  les  liras  clen- 
ilus,  en  face  dc  nous,  parul  slupofail,  ce  qui  me  semldail 
olonnanl.Robinaurnil  clo  le  plus  redonl.Tblc  des  nialfailcurs, 


que  Tommy  n'aurait  pas  manifesto  plus  d'effroi...  Tenez,  lo 
voici  Ini-mome  qui  vienl  me  demander  mes  ordres;  il  vous 
dira  de  qiielles  actions  ce  pelil  monsieur  est  capable...  Tom- 
my, conlinun  la  jeune  femme  en  s'adressant  nu  jardinier 
qui  s'approehait,  monsieur  veul  absolnmenl  que  je  donne 
li  Robin  sa  griicc ;  qu'en  pensez-voiis'' 

—  .\  lui!  s'eeria  Tommy  d'un  ton  grave  el  dans  son  pa- 


lois  ecossais,  nc  le  faites  jamais,  madanie!  c'est  un  impu- 
dent petit  drole,  et  qui  ne  merile  pas  autre  chose  que  le 
lacel...  Imaginez,  mon.sieur.  conlinua-l-il  en  sc  loiirnant 
do  mon  cole,  que  pendant  deux  annees  conseculivcs  on  lui 
donna  asile  dans  la  serre  chnudc,  sous  une  fcnille  de  jinl- 
niier  qu'ou  liii  laissn  en  toiile  propriclc.  II  elail  la  souveni 
sur  le  bord  dc  sa  roiiillc  cnmme  un  grand  seigneur  qui  so 


SCKNKS 


pronii'iii'  siir  sa  Iprrnsso,  el  nind.inic  smi  ('■pouso  oocuiJiul  \r 
fond  ilu  nid.  sniijiiani  Ic  ini''n,ij;o  d  nnnirissnnt  s:i  pi'lilo 
famillp,  Los  deux  |ir.'iiii('n's  nniH'Ps  ro!n  n'all.iit  pas  mal. 
Rnhiii  so  coinporlnit  liion  onnimo  pcro  ol  onniino  opoiix.  I,a 
oouvoo  faito.  sa  compa^no  ot  los  polils  pronnaionl  lour  vul, 
coniiiip  c'osl  rusaj;o  inimomdi'inl  olioz  los  rou!i;os-i;nrf;i's. 
ol  lo  };oiilillioniuic  roslait  on  possossiou  do  son  doniioilo. 
Mais  la  Iroislomo  annoc  lous  los  polils  ayani  cpiiUo  lo  iiiil, 
j'olisoi'vai  fpio  la  rrioro  no  Inliaudoniiail  pas,  ol  (pio  lo  innri 
lui  donnail  son  con!;o  d'uuo  faoin  asso?.  vivo  qu'olle  fiiisail 
somli  ani  do  no  point  coniprondrc.  On  s'occupa  do  co  pro- 
ccs,  monsieur,  proccs  on  soparalion  do  corps,  conlinua 
Tommy  en  riant ;  el  les  uns  olaicnt  pour  la  fomme,  los  au- 
tros  pour  lo  mari.  Cou'c-oi  vanlaiont  la  conslanco  do  I'uuo. 
coux-la  insislaioni  sur  los  privilojjos  do  uotre  sexe;  cos 
dorniors  avaiont  raison,  monsieur,  n'on  doplaiso  a  niadanio. 
Qnnnd  Holiin  eul  opuiso  son  oln(|uoiioo,  il  oul  rocour^  ,'i  la 
force;  ol,  lo  croirio7.-vous,  monsionr,  —  o'ost  uno  clinso  .i 
fairo  honour  I  —  il  I'a  tuoo,  ninnsiour,  11  I'a  luor  ! 

—  Kt  nous  n'avons  plus  voulu,  conliMua  la  danio  on  sou- 
riant,  dun  opoux  do  si  niauvais  osomplo.  lloliin  n  olo  lianiii 
do  son  palmier,  lo  nid  dolruil.  los  Iraoos  du  forfail  offacoos. 
Popuis  cc  lomps-la,  11  orre  conimo  uni'  ,inio  on  peine  aii- 
lour  do  la  sorro.  (|u'il  est  oondanino  it  no  plus  lialiitor  ja- 
mais. Nous  y  avons  donno  asilo  a  uii  autre  liali  tani  plus 
saiivaf;o,  ot  cpii  est  nn  arlislo  d'uTi  fjrand  lalonl.  (I'ost  un 
merle.  Celtii-la  osl  cclihalairo  ,  el  il  a  aussi  son  romau. 
Tommy,  voiis  qui  aimez  los  oisraux  aulani  <[»(•  nos  lloiirs, 
dilos  qu'on  nous  fasse  sorvir  lo  dojoiiiior.  Vous  raonnlerez 
onsiiilo  ,i  mm-'ii'ur  I'liislniro  du  nierlr  colilialairo.  Kilo  vaul 
cello  do  lloliin.  » 

(l.;i  >!itlr  ;iii  iiuiiirni  ])i'i>rli;ijii.} 


LES  OISEAUX  A  BORD  DE  LA  FREGATE. 

Nous  i|uittions  on  1829  los  ilos  .\cores,  ol  nous  onipo:- 
lions,  dil  le  capilaino  lluj;lios  (jroot,  line  cpiantilo  assfz 
considoraldo  do  ijraius.  do  fruils,  do  (lours  cl  memo  d'ai- 
liuslos  (|uo  nous  deslinions  an  jardin  dliisloiro  nalurollc 
d'.Vmslordam.  Lc  Irnisiemo  jour  apres  noire  depart,  nous 
nniis  aporcumos  avoc  olonnemonl  (pie  Inulos  los  vorijiies 
do  la  fropale  olaii'ut  coiivorlos  do  cos  charnianls  polils  oi- 
soaux  si  lirillanis  do  plumage  qui  lialiilent  los  otinranirs 
forols  do  cos  Inliludos  Ilionlol  los  malolnis  s'haliiluoronl  ii 
onx.  lis  ouronl  lour  ration  ol  lours  liouros  do  ropas.  En- 
trainos  an  milieu  do  lOcoan  par  la  course  du  na\ ire  cl  dr- 
venus  nos  coni|iap;nons  do  roulo,  ils  s'lialiitucront  si  biou 
.lu  sifllomonl  dos  cordafjo  ol  aux  uiouvomontsdo  roi|uipai;o, 
epic  nous  los  onimonamos  avoi:  nous  jusqu'a  Borp-op-Zooin. 
I.a  rigneur  du  olimat  fit  |iorir  prcsquc  lous  los  polils  holes 
dc  ma  frct^alo ;  puis  deux  ou  Irois  soulomonl  suivironl  :\u 
jardin  dWmslordam  los  arliros  donl  lo  parl'um  les  avail  sr- 
duits.  ct  qu'ils  avaiont  siiivis  dans  lour  omiirralion. 

[Juiininl  (.V  [.■i/ile.) 


SCENES,   RECITS,   AYENTURES , 


l:xrn,Mis  pi;s  ri.rs  nhU,nMs  vnv\f,F,rns. 


TRAPPEDB.  BES  MONTAGNES  ROCHEUSXS. 

J'cus  Ic  liouhcurdi'  rcnconlrcr,  dans  uno  dc  nics  excur- 
sions en  .\mr'rii|ue,  liaplislc  lirowu,  fanicux  irajifcur  dos 
montapjucs  Itocluusos.  I'cu  d'homuios  connaissaicnl  niioux 
que  lui  la  vie  saiivafte  du  i,'raud  drsort  dos  prairies;  il  avail 
ohasso  avoc  los  shitsliimies  ou  serpents,  dans  lo  n  ravon  so- 
il lairen,  dansloicp.iic  aiixlaurcaiix  n,  aiusiquesnrloshords 
du  grand  lac  sale.  I.cs  corhenux,  les  jiieds  nnirs  I'avaionl 
poursuivi  pres  dos  sources  do  la  Plain  ol  do  la  riviere 
Jaune  :  mais  Ic  rocil  dc  son  avoiiturc  pros  du  fori  David- 
Crockoll,  dans  lo  Trou  do  Drown,  m'inlcrossa  plus  que 
lous  les  auiros  pnrce  quo  j'avais  dojii  visile  cello  curicusc 
locnlitc.  Tandis  qu'il  mo  raconlait  ces  dolails  morvMlloux, 
sasro.ssopcrsonnesenihlaitsedeployor,  ilaspirailavocfnicc 
la  fumoc  dc  sa  pipe  do  corno ,  el  son  exaltation  devini  si 
coulagionso,  qnoj'aurais  voulu  mo  trouvor  encore  an  dol.i 
du  desert  qui  mo  soparail  dc  cot  ondroil. 

Hue  dos  avonliires  do  Raplislo  mc  pnrul  tellemoul  liizarre 
ot  caractcrisli  pu'.  quo  je  la  rajiporlo  lello  qu'elle  ni'a  cli' 
ra CO nice. 

La  vallcc  conniic  sous  lo  nom  do  '/Vow  dp  Ilrintnt  osl 
silucc  an  midi  dos  munlagnes  ]Viiidiirer  sur  lo  Sheel- 
Skadio.  ou  la  prairie  Oockriver,  olcveo  do  plusicurs  milliors 
dc  piods  au-dossus  du  niveau  dc  la  mer,  n'ayani  que  quin?e 
millos  do  cireonroroncc  ,  onliurec  do  haiiles  collines  . 
est  a  jusic  liiro,  sinon  ologimnioul.  caraclorisec  du  noui 
do  Trou.  L'hoilie  vorle  ot  nutritive  dos  monlaguos ,  los 
laiUis  dc  colonnicrs  croissant  o.a  ct  la,  les  hosquels  gra- 
oioux  dc  sanies,  Ic  sol  gras  el  feiiilc  dc  cello  valloe  isoloo. 
on  les  legumes  dc  loule  c.s]iccc  croissent  en  profusion,  snul 
arrosos  par  la  Sheel-Skadic,  ou,  cammc  d'aulros  I'appi'l- 
leiit,  la  riviere  Vorle,  quise  prccipitodansle  Trnuau  nord. 
d'oii  olio  sort  (^n  passjint  par  uu  dci.lc  semhlaldc  .i  la  valh  e 
do  Teiupa  ,  au  sud.  La  temporalurc  est  admirahlo  ;  c'csi 
pourqnoi  dos  ccntaines  dc  hdpiiciiis  on  font  lour  quarlior 
ri'hivor;  colic  valloe  osl  aussi  froquoutoe  par  dos  ludiens  do 
loulcs  los  nations,  tiiais  surloni  par  los  .Vrrapahocs,  qui  y 
vicnurnt  lialiqucr  avoc  les  hlanos.  (".rs  Imlions  soul  npu- 
les  los  moilleurs  cnlrc  lous  les  aulres  des  monlagncs  llo- 
cheuses.  Draves  ,  guerricrs  ,  ingcuicux  ,  hospilaliers,  iK 
snnt  plus  I'iehcs  que  la  plupart  dc  leurs  cimlVercs,  ot  pns- 
sodont  un  grand  nomhro  do  chovaux,  dc  mnlrs,  do  chicns 
el  dc  niontons.  lis  cngraissont  los  ohicns  ot  los  maugeiil. 
On  los  appelle  niangenrs  dc  chicns  ou  Arrapahoos.  Lenj- 
fahriquo  do  couverlurc  indique  dc  grands  progres\ers  la 
civilisation,  qnoiipic  cot  art  ap|  arlicr.ne  a  lour  pays,  ol  i.c 
\  ieunc  |ias  do  relranger. 

I'armi  lesjonnos  lilies  qui  vinrcnl  s'otali'.iraux  environs 
dn  Trou  dc  Brown,  lorsquc  la  trihu  s'y  rcndil  pour  Irali- 
cpier  avoc  los  hlancs,  sc  Irouvait  unc  scmillanio  Indienno 
qui,  des  les  pr  micros  ciilrevues,  s'cnipara  du  cocur  dc  nap- 
lisle,  nicn  n'csl  plus  cnnimun  ;  les  mccin-s  des  hahitanis 
des  monlagncs  Ilochcuscs  no  s'o|iposent  pas  a  cos  sorli's 
d'alliances.  On  a  vu  sonvoni  des  liommcs  d'un  rang  plus 
oleve  dans  lo  mnndo    aliaudoiuier  los  liahiludes  el  les  arl.s 


UK    VOVACKS    liliCHMS 


lie  lii  tie  (.-ivilisco  |,uui'  s  iiiiir  u  uiie  lu'llo  Jii  deseii.  hlui- 
!;iR's  lies  reinnios  dc  Icur  cinilciir.  rosi  lianlis  chiim|iions  do 
1,1  civilisaliun  ouMioiil  c|u'ils  soul  Ijlnnrs:  on  no  penl  ^hito 
on  (HiC  sm|iiis  lors(|n'()n  so  ra|ipollo  1  inllnonio  dii  soli'il 
hrulant  do  rAmoiiiiio  siir  la  jioau.  II  y  a  aussi  jilusioui's 
siirtos  do  gibior  ipi'il  osl  dol'ondii  dc^  oliassci'.i  line  coi'laine 
o|ioi(iic  do  ['aiinoo:  c'osl  dans  cos  jours  do  desccuvromenl 
quo  los  cliassonrs  oliorolionl  a  so  dislrairc  el  paicouront  los 
ivigwams  ol  les  |jolrinses  do  lonrs  voisins  an  loint  sonihro, 
dont  los  haliilnJos  dilToront  lioancoup  do  oollos  dos  Iriljns 
tpii  oiil  ell!  cliassoos  do  oliez  olios  dans  los  Etats-Unis.  Los 
I'l  mines  dnnsent  ioi  el  oliliennonl  ]dus  d'nn  cffinr  loi'sipic 
Icnrs  talons  nils  et  jii-illanls  ofdenronl  la  peluusc.  Elles 
lout  dos  guoiios,  llssoiil  dos  couvoilnics,  ct  les  jeuncs 
cliassoui's, sonildaljles  a  d'aulrcs  amoiiioiix  plus  rapprochcs 
de  nons,  sonpiienl  pros  d'ellos  pondaiil  (piollos  se  llvient 
a  CO  genre  d'occnpalions,  nn'olles  savenl  lonjours  egayor 
pai'  dos  chaiiLs  molodionx  el  Icndros. 

('o  fnt  dans  nii  de  cos  momonls  i[iio  Baplisic  s'epril  do  la 
jouno  Aii'apalioc.  II  n'avail  alors  d'anlri'  parti  a  picndre 
cpio  do  s'en  fairc  aimer  et  de  Topousor.  Mais,  lielaslles 
I  iipas  sauvaifos  no  lo  cedent  en  rieii  a  corlains  papas  civili- 
ses, qnoi.pie  pent-('lre  plus  francs  ct  |ilus  positifs  encore! 
Jamais  ils  iraccordonl  lonrs  lilies  sans  oblenir  pour  eu\- 
inoines  un  cadcau  en  eohangc,  d'uno  egale  valour.  Le  pre- 
lendaiil  clioisil  oi'diiiairenienl  son  nicillour  clioval,  le  con- 
dull  an  vigwiim  dos  ]iaronls  de  sa  bien-ainiiie,  raltaclie  ii 
un  poloau  et  sc  retire :  si,  apres  rexainon,  le  clieval  est  ac- 
<-eple,  rentrovuo  a  lieu,  et  I'affaire  no  lardo  pas  a  sc  coii- 
clure.  Si,  an  contrairo,  los  parents  Irouvoul  epic  le  clioval 
no  vaut  pas  la  lillo,  ils  o.vigoni  d'aulres  presents  avanl  de 
cunsonlir  a  se  soparor  d'un  olijel  aussi  procieux;  cost  ainsi 
ipio  l)on  nomlire  de  blancs  riches  out  eiileve  la  plus  Ijolle 
lille  do  la  Iribu.  On  a  inomo  offorl  unc  fuis  sept  cents  dol- 
lars a  je  nc  sais  ([uel  forlnuo  jeuuc  lioinine,  en  ecliangc  de 
sa  feniiiie  d'Etaw,  ipii  olail  d'une  boaule  morvcillense  ; 
iiiais  ,  disons-le  a  sa  lonango  ,  I'offre,  liion  ([u'elle  cut  etc 
plnsiours  fois  repclee,  no  fnt  pas  acccplcc. 

Avanl  (|ue  le  cirur  de  Captlsic  fill  pris  d'assaut,  lo 
mallieureux  jeuno  hnninio  avail  deja  do]ionse  luul  ce  (pi'il 
avail  gagne  an  prix  do  taut  de  poijies,  pour  se  procurer  cos 
joiiis.sances  dispcndiousos  dos  liipiours  fortes  et  du  labac 
qui  abrogeni  la  vie  d  un  grand  nombro  do  ces  hommes  en 
dopil  de  lours  constiuitions  fortes  et  vigonrcnsos.  II  ne  Ini 
restait  done  pas  de  ipioi  aclieler  un  clioval,  ol  sans  clioval 
point  de  feniine.  La  saison  do  la  cliasso  elail  passee  depuis 
longlenips,  il  fallail  allondre  encore  un  niois  la  nouvolle 
opoi(no  An  depart.  CependanI  Ilaplislo  pril  son  fusil,  (piitla 
les  douceurs  et  les  plaisirsdu  foil  Uaviil-Crookell.  pour  aller 
chei'elier  I'ours  dans  ses  aniros  les  plus  reculos  ,  le  castor 
dans  soseclusos.  et  le  legor  chamois  sur  los  plainos  do  ver- 
dure, esperaiit  sc  procurer  par  sa  chasse  laboriousc  los 
moyons  d'oblonir  sa  hieii-aiineo. 

1.0  travail  de  quelipios  jours  reniplit  la  cachetic  d'un 
Irappoiir  d'une  ample  provision  do  pcaux  et  do  fourrurcs. 
lies  loulres,  dcs  castors  lomberont  dans  lo  piege  ;  11  liia 
plnsiours  daims,  et  le  succes  somblait  couronncr  les  cfr'orts 
infatigaldcs  dc  moii  ami  liapliste.  Aiu'cs  avoir  parcouru  nil 
grand  espace  de  terrain  :\  la  poiirsuile  dos  boles  fauvos,  il 
reviiit  charge  de  son  farJeau  vers  sa  eachelte,  ol,  deposaiil 
ses  Iresoi-s  a  son  ipiarlior  giiieral.  il  so  remil  en  iiiarche. 
I'lus  do  trois  scmainps  se  passereni  ainsi.  Un  jour,  commc 
il  sui\ail  un  uomciu  Soulier,  le  Irappour  aventurier  nulni 


dans  un  ravin  profoiid  et  boiso  qui  couduisait  evideinmeul 
a  une  |  laino  oil  lo  gihicr  dovait  olre  abonilant.  II  ponelre 
an  milieu  dcs  taillis  el  dos  roiiees  se  fraye  un  cliemin  a 
I'ai  lo  de  son  contoau.  sort  onlin  du  hois,  el  sc  troiive  sur  la 
lisieredela  clairiere.  Eaplislo  no  ]iut  alors  rolenirun  cri  de 
surprise  apres  avoir  love  un  iiislant  les  ycux  aux  ciel ,  il 
rontra  dans  le  hois  el  s'y  arrela  pour  se  livror  a  ses  re- 
flexions. On  no  peul  cxpliipier  la  conduite  du  lrap|jeur 
sans  parlor  d'un  usage  parliculer  aux  Arrapahocs. 

.Xnl  jeuno  lionimc,  fut-il  le  fils  du  plus  brave  de  la  tribu, 
n'a  droit  de  se  ranger  panni  les  guerriers,  ou  de  sc  ma- 
ricr,  avanl  d'avoir  fait  quob|ue  action  d'eclat,  et  que  le 
sang  de  son  ennerni  n'ait  rojailli  sur  liii.  Cost  pourquoi, 
an  commencoment  du  printoinps,  tous  les  jeunes  gens  qui 
onl  alleint  Page  voulu  se  rassemblenl,  s'cnloncent  dans 
les  bois  a  la  recherche  d'avenlurcs  pcrillouses,  ii  la  mauiiire 
dos  chevaliers  errants  d'aulrcfois.  Lorsqu'ils  out  Irouve  un 
lieu  solitaire,  ils  leunissent  dos  perches  de  vingt  a  Irenle 
picds  do  long,  les  attachont  par  Ic  haul,  font  une  grande 
oalyane  dc  forme  couiquc,  y  ajoutanl  des  branches  et  des 
fouillos.  A  rinleriour  ilssuspendont  une  toledebuflle  verl, 
des  chaudieros,  des  pcricranes,  dos  couverluros,  la  peau 
dun  bufllc  blanc  comnie  orfraiides  au  grand  esprit;  en- 
suite  ils  so  livrent  a  cortaines  pratiques  niyslerionses;  la 
premiere  consiste  a  fumor  la  pipe  modioale  :  I'mi  d  oux  la 
reniplit  de  tabac  el  d'herbcs.  plai'e  audessus  un  eharbon  lire 
de  la  cabanc  niyslique  de  I'esprit,  as|iire  la  fuiuoe  el  la 
laisse  ecliapper  par  ses  nariiies,  puis  ils  font  lonelier  I'eni- 
Ijouchurc  de  la  pipe  a  la  lorre,  ct  apriis  quobpios  aulres 
coromonios  nioins  iniporlanles,  la  pipe  fait  le  tour  de  la 
cabane.  I*lusieurs  jours,  coiisacres  a  des  rejouissaiiees  do 
toutos  sortes,  so  passenl  avanl  (|u'ils  soieni  piels  a  enlrer 
en  eampagne.  Eiilin,  ils  abandonnonl  la  cabane;  el  nialbeur 
aooluiqui  oscraily  peiietrrr,  il  serail  aussitot  punide  inort 
si  on  venail  ii  I'y  surprcndrc. 

C'esl  auprcs  de  ces  cabanes  mystiques  que  nous  avons 
laisse  Baplisic  en  proie  ii  une  foule  de  rellexions.  II  se 
eroyail  cnloure  d'objots  plus  que  suffisants  ]iour  achcter  lo 
cheval  exige;  mais  riionncle  liapliste  n'aurait  jamais  songe 
ii  derober  ((uolquo  chose  du  teinple  des  Peaux-llo'uges.  Itien 
de  ]ilus  bizarre  que  do  ronconlror  ce  respect  religioux  chez 
cos  homines  grossiors,  joint  .i  un  principe  de  justice  qui 
les  doniine  toiijours.  Copendant  monami  cut  ii  soutonirdc 
rudos  combats  :  on  anrail  cru,  nie  disait-il,  que  loulos  ces 
clioscs  se  Irouvaient  expres  sur  nion  chemin,  el  que  je  de- 
vais'.es  acco]ilor.  I'uis  il  se  souvint  qn'une  foi>  un  pauvre 
Irappour  blanc.  ii  ipii  on  avail  vole  son  manloau  au  com- 
inencenieul  de  I'liiver.  pril  -ans  se  goner  une  oouvcrlurc 
dans  Hue  do  ces  cabanes  d'.Vrrapahoes.  Lorsqu'il  I'ul  anienii 
dovant  los  vicillards,  accuse  de  sacrilege,  il  se  defondit  en 
disant  qu'ayant  etc  vole,  li^  grand  cspril  avail  ou  pitie  de 
sa  position,  et  lui  avail  donne  I'ordrc  de  prendre  la  cou- 
vorlurc  pour  s'eii  vetir  !  le  grand  cspril  a  ccrlos  Ic  droit 
dc  disposer  des  choscs  qui  lui  apparticnncni.  Telle  fut  la 
decision;  le  Irappcur  fut  absous.  tiopcndanl  liapliste  bian- 
liiil  la  tele;  il  allait  s'eloigner  lorsquil  sentit  unc  main 
s'appuycr  sur  son  cpaule  par  Jerrierc,  el  vit  en  sc  retour- 
naiil  un  guorricr  indicn  onic  de  ses  peinliircs  dc  combat. 
Lis  voyageurs  se  lironl  des  salulalions  ct  raceiieil  le  plus 
I  ordial  ;  lo  jouue  hommc  n'olail  autre  que  le  frcrc  de  la 
bien-aimoo  du  Irappcur.  et  liaplisle  Brown  lui  avail  donne, 
la  saisou  procedonlo,  la  plus  belle  pipe  qu'iui  pill  voir. 

"  Mon  freiele  Mane  dorl  pen.  il  osl  bicii  inaliiial.  u 


scem;s 


Lc  chasseur  souiil,  ol  lou^il  presquL'  comme  il  rejilii|iia  : 
«  Mon  iciijiiam  cnI  vide,  Pt  jo  voiidrais  le  rciulrc  cliauil  el 
commode  |ioui-  la  neuv  de  iiioii  liuaini.  II  sera  uii  grand 
guerriiT.  » 

Le  jeuiie  brave  liraiila  la  leli- ;;ravi'nieiil,  el  moiitra  sa 
ceiiilure  :  pas  iin  pericrane  ne  .s'y  Iroiivail.  Puis  il  dil  : 
«  Cinq  lunesse  soul  cndoniiies  el  la  liachc  dc  rArrapahoe 
ii'a  pas  ele  levee.  Lcs  I'ieds-.Noirs  soul  deschieiis  el  se  ca- 
chenl  dans  des  Irons. n 

Sans  rien  ajouler  ii  ces  niols  signilicalil's,  le  jeuue  clief 
se  dirigea  vers  la  Iroupe  giierriere  d'Arraiialioe.  Baplisle, 
enclianle  dc  voir  la  li.;ure  d'un  de  ses  sembhliles,  sui- 
vil  le  jeuue  honimc.  II  Iraversa  le  ravin  que  le  Irappeur 
avail  deja  pareouru.  An  ccnlre  memo  du  defile  el  boise  a 
moins  dc  vingl  pieds  d'oii  Baplisle  avail  passe,  on  voyail 
le  camp  indien.  Le  chasseur  y  recul  le  mcillcur  accueil. 
On  I'invila  a  preniire  sa  part  du  sonpcr  que  la  Iroupe 
se  disposail  a  manger.  Bajilisle,  doul  I'appelil  elailexcile 
par  I'air  vif  des  nionlagncs,  accepla  volouliers  I'invila- 
tion.  II  dcvora  d'enormes  tranches  debuflle,  fuma  uue 
pipe  aupres  de  sou  and,  qui  lui  raconla  commeul  I'uxpe- 
diliou  avail  manque.  An  bout  dc  queli|ues  inslanis  Ba|]listc 
apercut  de  certains  signes  qui  le  niireut  mal  a  I'aise  :  U'S 
Indiens,  ii  u'eu  pas  douler,  s'eulreleuaienl  de  lui  tout  has. 
Euliii,  une  vive  discussion  s'eleva  a  laquelle  se  joiguil  le 
jeune  chef.  I'our  nie  servir  des  paroles  du  iiarralenr,  u  ils 
couvinreul  tons  que  sa  jiean  blanche  indii|uail  indubilablc- 
menl  i[u  il  apparlenait  a  la  grande  li'ibu  de  leurs  einicmis 
nalurels,  ipa'avec  le  sang  d'liu  blanc  sur  leurs  vplemenls 
ilsanraienl  renipli  lescoudilions  deleur  va^i,  el  pourraii'ul 
relouruer  chcz  cux  aupres  dc  leurs   parents. 

Cepcndanl  (|uel(pics-uusmireulserieusemeul  en  question 
si  lcs  iioms  sacresdc  frere  el  d'anii,  qn'ilsluiavaient  donne 
di'puis  plusieurs  annecs,  n'avaient  pas  lellcnieul  change  ses 
relations  envers  cn.\,  que  le  grand  esprit  auquel  ils  avaient 
fail  vceu  I'avait  envoye  parnii  eux  revelu  du  caraclere  qu'ils 
lui  avaient  donne,  c'csl-ii-dirc  comme  frere  ct  ami ;  s'il  en 
etaii  ainsi,  le  sacrifice  ne  ferail  quirriler  lc  grand  esprit, 
cine  lcs  relevcrait  en  aucune  manicre  de  Tobligalion  de  leur 
vccu.  D'aulrcs  prelcndaient  que  Tesprit  leur  avail  envoye 
celle  viclime  pour  les  eprouver;  il  avail  etc,  il  est  vrai, 
leur  ami,  ils  lavaieul  appclc  frere,  mais  il  clait  au.ssi  leur 
enncmi  naturcl;  ils  ajoulaiciitqucle  grand  elre  ne  les  rele- 
vcrait pas  de  leurs  obligations,  s'ils  pcrmellaicnt  que  cello 
relation  factiee  d'amilie  apporl.il  uu  obslacle  u  leur  obeis- 
sanee.  Les  aulres  repliquaienl  que  lc  Irappeur,  quoique  lour 
enncmi  nalurcl ,  n'clait  pas  conipris  dans  le  sens  du 
v(cu,  epic  sa  morl  serail  unc  taclie  a  leur  ccjurage,  une 
violation  aus  loisde  ramitie,  qu'ils  pourraient  liien  Irouver 
d'aulres  viclimcs,  mais  que  bur  ami  ne  pourrail  trouver 
une  autre  vii'. 

A  la  grande  cousleritaliou  de  Ba|ilislc,  ces  jiaroles  ne  pa- 
rureul  faire  aucuiie  impression  sur  la  majiu-ile.  C'cst  alors 
Hiie  le  jeuue  chef,  i'ami  dc  noire  brave  Irappeur,  so  leva, 
et  fit  un  signe  dc  la  main  [lOUr  indiquer  qu'il  dosirait 
parlcr.  o  L'Arrapalioc  est  guerrier,  il  surpassc  ,i  la  course 
lc  chcval  lc  plus  leger;  sa  Heche  est  comme  I'eclair  du 
§;rand  esprit;  il  est  brave,  mais  il  y  a  un  nuage  enlro  lui 
et  le  soleil.  11  no  pent  voir  son  enncmi,  il  n'ya  point  de 
pericrane  dans  sou  wigwam,  mais  le  maiiihin  est  bon;  il 
cnvoic  une  viclime,  uu  homme  donl  la  pcau  est  hlanclic, 
mais  sou  creur  est  rouge.  L'liomme  a  la  figure  pale  est  un 
IVcre.   son  grand  rouleau  n'alleini  pas  ses  amis  b'S  Arra- 


pah(jes.  Mais  I'esprit  est  tout  puissant,  mou  frere  (Jesi- 
giiaut  Baplisle)  est  renqdi  dc  .sang,  il  peul  en  donner  uu  peu 
pour  tacher  les  convcrlures  des  jeunes  gens,  et  sou  conir 
conservera  sa  rhaleur.  J'ai  dil.  >i  Do  vivos  acdamalious  sui- 
virent  ce  discours.  Lc  desir  seul  de  retourner  eliez  eux  los 
avail  on  parlie  excites  asacrifier  le  Irappeur;  mais,  grace 
a  eel  cxpodienl,  ils  aecomplissaient  leur  vccu,  se  faisaioul 
reccvoir  au  nomhre  des  guerriers.  Chacun  des  jeunes  goiis 
aurail  un  wigwam,  nne  femnic  et  tons  les  honncurs  ipii 
reviennent  an  pore  de  famille,  Ils  fureul  Ions  d'acc(u-d;  un 
caillou  servil  delaucetle,  lc  brasdc  rhounue  blanc  fut  dc- 
couvert,  ct  le  sang  (|ui  jaillil  dc  la  legere  blessnrc  fut  soi- 
gneusemcnt  dislribue  el  repaudu  sur  les  velemcnls  des  Ar- 
rapahues  cnchanles.  I'uisenl  lieu  une  scene  a  laquelle  mon 
ami  Ba|]listc Brown  olail  loin  do  s'alleudro.  Bien  persuades 
qu'ils  venaient  d'accomplir  leur  vtcu,  los  Indiens  furent 
remplis  de  reconnaissance,  ils  voulurent  donner  a  Baplisle 
une  preuve  substanliell  i  de  leur  gratitude,  (ihacun  fouilla 
dins  son  ballot,  ct  deposa  son  tribut  aux  jiicds  du  frere 
blanc.  Lespeaux  de  loulre,  de  castor,  d'ours,  de  buflle  ne 
liii  manquerent  pas,  el  ses  richesscs en  fourrure  depasserenl 
dc  beaucoup  ses  plus  vivesesperances.  Le  jeune  chef  les  re- 
gardail  en  silence,  el  lorsqu'ilseurent  tons  a|iporle  leur  of- 
I'rande,  il  s'avanca,  conduisant  par  la  bride  un  magnilique 
cheval  do  solle  et  nne  mule  do  somine  ( qui  s'elail  saus  doule 
egareo  du  Iroiipeau  d'un  iiiarehand)  el  les  offrit  a  Bapliste  ; 
son  refus  out  ele  contrairo  ,i  reliquelle  du  desert,  d'ailleurs 
noire  ami  .savait  Irop  bien  les  avaulages  (|ui  lui  on  revien- 
draionl.  I'our  loule  rojiouse  Haplisle  so  leva,  ct  d'un  air 
renfrogue,  ct  s'expriiuaul  dans  la  laiiguc  d'.Vrrapahoc,  il 
leur  paria  ainsi  ; 

"  Uu  de  mes  amis  allail  do  Saiul-Liuis  an  fort  Bout,  el 
par  consequent  il  Iraversa  au  milieu  des  t'Hmu«f/i(s;  eh 
bien,  un  jour  il  ful  environue  de  cos  Indiens  qui  s'empa- 
rerent  de  lui,  rculrainercnt  pros  d'un  clang  oil  ils  plon- 
gerent  sa  tele  idusicurs  fois.  Comme  ils  ne  |iouvaieul 
alteindre  le  but  qu'ils  s'claicnt  proiioso  ,  ils  couvrireul 
scscheveux  de  bouc.  puis  ils  recommoucorcnl  ii  lcs  laver 
de  nouveau.  Bien  convaincus  euliu  que  cello couleur  rousse 
(Hail  nalurollc,  ils  lui  donuiirent  en  cchauge  une  duuzaiue 
de  chevaux,  el  le  renvoycrcnt  Ires-polimcnt.  Or,  mon  ami 
disail  qu'il  aurail  bien  voulu  avoir  encore  qnclqii's  bois- 
seaux  de  celle  precieusi^  mareliandiso  doul  ils  Irouvaioiil  .i 
se  defaire  avec  lanl  d'avantage ;  el  iiioi,  jc  desirerais  avoir 
plus  d'eau  rouge  dans  iiics  veines,  puisqu'ellea  taut  dc  prix 
ii  VMS  yeux.  » 

Les  Arrapahoes,  qui  avaient  vu  des  choveux  roiix  ii 
d'aulres  (pi'ii  Brown  ,  recoutcrent  Ires  -  allenlivemeiil , 
el  quand  il  cut  fini,  uu  cri  exprcssif  se  lit  enleudio,  le 
camp  fut  love,  et  Inus  se  perdiront  bioulol  sous  lcs  voules 
de  la  forel.  Bajilislo,  alfaibli  par  sa  saignee,  nionla  sur  son 
choviil  apres  iivoir  charge;  Sii  iiiule,  el  se  dirigea  vers  sa 
cachelle  on  il  resia  ([uclques  jours.  Au  bout  d'unc  quin- 
zaiiic,  le  Irappeur,  relabli,  parlil  pour  le  Troii  de  Brown ; 
la  saisou  etaiil  pen  avancee,  il  voiidil  sos  fourruios  ii  uu 
prix  tros-olcvo,  et  les  ayaulochangces  pour  des  coulcaux,  des 
pcrlos,  de  la  poudro,  dos  ballcs,  etc.,  il  rcviul  quelques 
jours  apres  au  village  Arrapahoe.  Le  chcval  fut  acceiilo,  la 
jeune  lillc  aceordec,  el  depuis  ce  jour  le  wigwam  do  la 
fiancee,  Peau  -  Bouge  dans  lc  vieux  pare,  sur  la  grande 
riviere,  devinl  le  quarlicr  general  dc  Bapliste  Brown,  lo 
vigoureux  Irappeur  des  inonlagnes  Boclienscs. 

(Toi/mycs  (((•  Silliinan.] 


DE    VOVAUliS    RECE.NTS. 
UNE  SOIREi:  AU  MAROC. 


25 


u  Je  ii'ni  Jiiissc  an  Maroc  iiu'vuic  soireo,  el  jo  iic  vouilrai^ 
))as,  me  disait  uii  voyageur,  en  passer  une  seconJe.  C'cst 
lo  pays  (l<'s  liyenes.... 

c<  J'avais  espere  faire  dans  rintL'rieur  Jc  cppays  une  ex- 
cursion favorable  .i  mes  gouls  pour  I'liistoire  nalurellc  ct 
pour  la  cliasse.  Ce  ne  ful  nu'a  force  d'adresse  et  d'argent, 
en  viilanl  une  hourse  que  j'avais  bien  garnie,  moyennant 
plus  de  1,00(1  livrcs  sterling  et  la  proleclioii  du  consul  an- 
glais. i|ue  je  parvins  a  me  soustraire  au  cimelerre  el  a  la 
h.iiue  de  res  races  faroucbes  et  corrompues.  I'eu  de  passions 


nobles  et  geiierciises  sc  dcveloppenl  el  lleiirissenl  dans  de 
lelles  moeurs;  iinc  passion  arabe,  Tamoiirdes  cbevaux,  on 
plulOl  rallacbenient  du  cavalier  pour  sa  monlure,  s'y  est 
loulefois  couservoe  dans  sa  purele  originelle.  M.  Druni- 
niond-Hay.  pendant  le  singulier  voyage  d'exploration  (pi'il 
a  tenle  au  JIaroc  ]i0ur  se  procurer  uii  cbeval  barbe  digue 
d'etre  offerl  a  la  rcinc  Victoria,  a  renconlre  do  singuliers 
exeraples  de  cclle  passion  de  I'hoinnie  pour  le  cbeval.  Voici 
ce  qu'il  me  raconta. 

CI  —  Cuniine  nous  approchions  de  Tunis,  me  dil-il.  ac- 
conipagiies d'une bonne escorle  bien  armee.  nousenlendimes 
galoper  derriere   nous,  el  nous  ne  lardanies  pas  ;i  elre 


alleinis  par  un  cheval  barbe  a  (jueuecourte  et  a  robe  gris- 
de-fer  tpie  monlail  un  Arabe  venerable.  Sa  selle  au  bee 
poinlu  supporlail  le  long  fusil  maurcsiiue,  el,  de  la  main 
droile,  11  brandissail  un  de  ces  batons  lalismaniques  sur 
lesquels  des  caracteres  arabes  soul  graves  pour  ecarler  du 
voyageur  loutc  espece  de  malbcur  on  de  danger;  un  vasle 
el  simple  hull;  lloitait  sur  ses  epaules  nues  et  ses  bras  mus- 
culeux.  Deux  longues  pointes  d'argenl  armaient,  en  guise 
d'cperons,  le  talon  de  ses  pantoudes  :  souvent  un  cavalier 
maladroit  donne  la  niorl  a  son  cheval  en  employant  cetle 
correction  dangereuse.  Kolre  bomme  earaeola  aulour  dr 
nous  el  se  mil  a  nous  reciter  des  bistoires. 

«  C'etail  un  conleur  de  profession,  et  justice  doit  lui  elre 
rendue ;  il  conlait  merveilleusemenl  bien,  el  meltait  dans 
ses  bistoires  tout  ce  ipii  peut  plaire  a  dts  lecteurs  biases  ; 
beaucoupdesang,  deletes  coupees,  d'aniniation,  degenies. 
de  fees  et  de  princesses  malheureuses.  II  elail  au  milieu 
de  son  second ' conle,  lorsquc,  s'echauffant  lui-meme  par 
rintcrpt  pallietique  du  recit,  il  parlil  tout  a  coup  au  galo)i 
encrianl  de  loule  sa  force  ;  Allah !  Allah  !  Allah !  le  turban 
tomba  ;  le  haik  suivit  le  turban.  II  me  sembia  que  ces  in- 
cidents dramaliques  faisaieni  partie  de  la  mise  en  scene  el 
que,  dans  I'inlenlion  du  conleur,  elles  elaient  destinces  a 
completer  I'inlerel  de  son  recit.  En  effel,  loin  de  se  de- 
monter,  rArabe,saisissanl  son  long  fusil,  lil  feu,  arrela  son 
cheval  qui  se  dressa  lout  entier  sur  ses  pieds  de  derriere, 
el,  reprenant  le  galop,  souleva  le  haik  avec  le  canon  du 
fusil,  puis,  sc  penchant  a  gauche  et  etendanl  son  long  bras 
decharne  ,  enleva  le  turban  ,  toujours  au  galop.  A  peine 
une  miiiute  s'etail-elle  ecoulee,  que  le  conleur  elait  a  mes 
coles,  grave,  replncanl  son  turban  sur  son  crane  el  conli- 


nuant  sa  narration  conime  s'iln'eul  ele  qni'slioii  de  rien  et 
qu'il  ei'it  pris  une  prise  de  tabac.  Je  vouhis  marcliander  son 
clieval  barbe  qui  elail  remaniuable  par  la  grace  des  mou- 
vemenls  et  la  beaule  de  sa  robe.  II  repoussa  nion  offre  avec 
la  plus  profonde  indignation  :  vendre  son  cheval,  c'etail 
plus  que  vendre  .son  ame.  n 

Dans  les  nieines  parages,  le  malhenreux  Daviddson,celui 
qui  peril  assassinc,  fit  renconlre  d'un  autre  Arabe  non 
moins  amoureux  de  son  cheval.  «  J'avais  grande  envie 
de  Tacheter,  me  dit  ce  voyageur,  et  je  coniniencai  par 
louer  sa  bete  pour  le  mellre  de  bonne  humeur.  lille  le 
merilail.  Sa  robe  elail  gris-perle,  Iruilee,  et  d'uue  mer- 
veilleuse  beaute  : 

—  Que!  prix  m'en  donnez-voiis'.'  demanda  I'Arabe. 

—  Cent  cimjiiaitlc  niilselals  { 1  i. 

—  L'offre  est  raisonnable;  mais  vous  ne  I'avez  vu  en- 
core que  du  cote  droit ;  regardez-le  du  cole  gauche,  n 

Et  il  Ct  demi-tour  pour  sc  placer  du  cole  ojipose. 
u  Voyons,  m'en  donnez-vous  quelque  chose  de  plus? 

—  Vousetes  pauvre  et  vous  aimez  voire  cheval.  Je  vous 
en  offrirai  un  bon  prix.  Frapjiez-moi  daus  la  main.  Deux 
cents  mitsekels  vous  convlennent-ils '? »  Les  yeux  de  I'Arabe 
etincelerent,  elje  crus  que  le  cheval  m'appartenait. 

ic  Cost  bien,  s'ecria  I'Arabe;))  et,  secouant  Icgere- 
menl  la  bride,  il  partit  venire  a  terre,  le  beau  cheval 
giis  dressanl  el  secouant  sa  queue  avec  joie.  En  une  se- 
conde  il  avail  disparu.  Je  me  relournai  pour  parler  a  mon 
compagnon  de  voyage.  Une  autre  seconde,  et  I'Arale  elail 
la,  pres  de  moi.caressant  le  con  de  sa  bete. 

J)  F.iiviiori  viDgi-ilcuv  iLipcilcons,  ^umiiic considerable  ilans  to  |ia)s.  ■ 

i 


se 


S  C  K  A  R  S 


«  Voyez  ,  me  dit-il  .  II  ii'a  pas  un  |)oil  dc  ili'rniiije  ;  i|iii' 
iii'en  donnrz-vuusVn 

u  .I'nlTiis  li'ois  coiils  ducals.  el  r.Tnini.il  les  \alail. 

«  Mei'ci ,  clii-elioii  ,  me  dit  I'Aralic  en  me  (endanl  In 
main.  Jc  puis  a  present  me  vnnter  qne  vous  ni'nvez  offerl 
Irois  cents  ducats  pour  mon  cheval.  Mais  ne  crnyez  pasque 
je  vous  le  donne  jamais.  «  11  n'y  a  pas  d'oi'  et  d'argeiit 
dans  le  mnnde  pnni'lesuni'ls  je  voiiUisse  le  vendee  !  » 


Kt  je  ne  ie  vis  pins. 

A  eijle  de  nous  etail  le  ka'id  on  elief  de  I'escorle  qni  son- 
riait  sei'ieusement  dans  sa  liarhe  : 

«  Cet  homme  est  un  insense,  me  dit-il ;  il  a  vendu  pour 
achetei-  ce  cheval,  ( ce  n'etait  encore  ([u'un  poulain  I,  sa 
tcnte,  ses  troupeanx  ct  jusqn',i  sa  femmc.  Anjonrd'lnii ,  il 
n'a  rien  an  monde,  et  il  ne  donnerait  pas  son  elieval  pour 
le  monde  enlier.  »  iDrummdnil-lldij.' 


T 


wih^'ijir'^^'^^ 


- »     jlfOS^jT    P' 


Vue  dc  Slaroc 


I,E    SOUill.  A    niNUIT. 

(diaipie  seniaine  un  bateau  a  vapenr  part  de  Slockholm, 
fleliai''|uc  des  voyageurs  sue  les  points  les  plus  iniporlants 
de  la  cole  orientate  et  oecidentale  du  golfe  de  Bothnie.  Sa 
destination  est  pour  Torneo,  le  point  le  plus  septentrional 
du  monde  civilise.  Le  23  juin,  ii  la  Saint-Jean,  si  Ton  gra- 
vil  le  sommet  d'une  montagne  voisine  de  la  ville,  on  jouit 
d'un  spectacle  extraordinaire  et  glorien.K  p(.ur  le  genie 
hnmain  ;  confirmation  complete  du  systeme  de  (^opernic. 
Le  soleil ,  au  lieu  de  descendre  perpendieulairement 
et  de  sc  caelier  sous  I'liorizon,  incline  lentement  son 
globe  ronge  vers  le  nord-ouesi,  sc  dirige  de  plus  en  plus 
vers  le  nord,  et,  a  nnnnit  precis,  suspend  son  disque  au- 
(lessus  de  I'liorizon  :  il  reste  la  comnie  balance  pendant 
([uelques  minutes,  et  reconimencant  a  monler  vers  le  nord- 
esl,  il  ne  s'arrete  dans  sa  course  glorieuse  et  ascendanle 
que  lorsqu'il  tonrlie  ii  miili  le  point  culminant  du  snd.  .\ 
celte  epoque,  les  habitants  de  Slockliolm,  pendant  trois  se- 
niaiucs  jouissent  de  nuits  lumineuses  dues  ii  la  refraction 
des  rayons  de  I'aslre  et  qui  leur  permetlent  de  se  passer  cn- 
tierement  de  lumiere  artificielle.  Je  me  souviens  d'avoir  lu 
une  leltre  pres  d'llpsal  en  traversant  nne  foret  a  minuit. 
Le  marquis  de  Custine  rapporte  aussi  qn'il  a  lu  une  lettre 
en  se  promenant  sur  le  quai  de  Saint-Petersbourg,  ville 
siliiee  au  mcme  degre  de  latitude  qu'Upsal  el  a  un  demi- 
degrc  nord  de  Stockholm. 

La  nature,  dans  ces  latitudes  etii  cette  epoque,  prend  inie 
teinlesurnaturelle.  Vous  nediriez  pas  le  monde  des  vivanls. 
Le  bleu  du  ciel  est  profond  et  d'un  azur  extraordinaire.  Pas 
un  nuage  :  lejour  et  la  nuit,  meme  nuance,  meme  calme, 
meme  immobilite.  La  Inne  se  dessine  a  peine  commc  une 
plume  on  comme  un  llocon  de  laine.  Les  etoilos  s'effacent. 
C'est  une  vie  qui  parait  ninrle;  c'esl  une  mort  qni  parait 


vivanle.  La  nuit  vient,  les  maisons  .se  ferment,  les  lumieres 
s'eteignenl;  tout  dort,  tout  se  lait,  el  I'ceil  du  ciel  reste 
loujours  ouvert.  Vous  traversez  ces  rues  desertes,  sous  une 
elarte  qni  vous  semble  contre  nature,  au  milieu  d'un  si- 
lence qui  eontraste  avec  eel  eclat.  Vous  ne  voycz  rien,  si 
ee  n'est  de  temps  i  autre  une  sentinelle  immobile  avec  sa 
i;edingote  grise  et  son  mousquel  d'aeier. 

(  Vi'^ingcs  tie  h'nlil  Jiivs  In  liiissie,  ele.) 


I.E  Dtrxl.  SAMS  IiA  FORtiT  MOIHE. 

II  y  a  pres  de  trente  ans,  un  jeune  homme,  etudiant  do 
Heidelberg,  nomme  Scbwartzkojif,  ne  dans  la  ]irovincc 
de  Uesse,  etourdi  ,  d'un  excellent  coeur  et  brave,  mais 
joueur  et  dissipe,  recut  une  leltre  doul  le  cachet  noir  el 
I'ecriture  eirangere  lui  causerent  un  mouvement  de  snr- 
|irise.  Son  luleur  lui  ecrivait  que  sa  mere,  pauvre  fenmie 
qui  s'etait  privee  de  loutes  ses  ressources  pour  lui  donner 
une  education  liberate,  venail  de  mourir,  qu'elle  ne  lui 
laissaitaucune  fortune  el  qu'il  n'avait  plus  que  deux  partis  a 
prendre,  choisir  nne  profession  on  s'enroler.  Lejeu  et  les 
usuriers  n'avaient  laisse  a  Pierre  (c'etail  sou  nom  de  bap- 
temej  que  I'babit  qu'il  porlail,  le  sabre  a  lourde  poignce 
de  I'etudiant  allcmand  ct  un  petit  liavre-sac.  II  passa  la  nuit 
sans  dormir,  ct  le  leiidemain,  a  cinq  hcures,  apres  avoir 
paye  son  botessc  avec  quelques  grosschen  (pii  lui  restaient, 
aehela  un  pain,  le  mit  dans  son  bavrcsac  avec  le  meers- 
cliaum  (pipe  allemande)  indispensable,  sortit  de  la  ville 
par  la  route  de  Fraueforl  et  marcha  toujours  devant  lui  avec 
une  resolution  sombre,  ne  s'arrelant  que  pour  manger  un 
moreeau  de  pain  et  se  reposer. 

Le  soir  du  second  jour,  comme  il  approebait  d'une  foret, 
un  grand  vent  s'eleva;  les  sapins  noirs  eriaient  el  gemis- 


DE   VOYACES   HEOENTS. 


27 


saiciil  oil  s'abais>aiU  vers  le  voyasjeur  qui  marchail  coiilre 
le  vfiil.  Ce  quil  resseiUail  n'clait  pas  do  la  peur;  il  aurait 
voulu  ([ue  I'uii  de  ces  grauJs  arljres  si'  IVil  brisu  et  Vvdl 
cnstveli  sous  sa  duite.  I.a  null  lomliait,  rora^e  s'umion- 
cait  :  il  se  mil  a  chajilui-  commc  uu  liomme  qui  veut  ou- 
blitM-  I'l  vie  cl  SOS  peiiies. 

u  Ualle-la  !  cria  uue  voix,  ijendaiit  i|uc  Irois  liommcs 
I'u  veslc  dc  chassi",  et  la  figure  iioircie,  deboiicliaicnl  d'uu 
I'lJUiTC  dc  ji'uiies  pins.  Trois  paires  dc  pislolets  saluaient  a 
la  fois  le  jcuuc  liommc.  Le  desespoir  lie  eraint  I'ieii  ;  il  Ics 
icpuussa  di'daiij'neusenieul  et  moderenient,  conime  s'ils 
I  cusseut  impoilunc  plutol  (ju'effraye,  et  leur dit :  «  Lais- 
sez-moi  ti-aiiquille;  je  ne  peux  I'icn  faire  pour  vous.  » 

—  Ties-bicu,  nion  maitre,  lui  dit  le  premier  volcur; 
niais  sous  voire  permission  nous  ferons  plus  ample  con- 
iiaissance  avec  ce  petit  havrc-sac  que  vous  avez  la  sur  le 
dos.  » 

Pierre  s'assitsur  un  tronc  d'arbrc,  detaclia  son  bavre-sac, 
*u  tira  sa  pipe,  ct  lour  dit  ; 

«  Dounoz-moi  done  du  fou ! 

I'liis  il  lour  passa  le  liavre-sac. 

u  Ah  ca.  continua-t-il,  j'ospere  que  vous  ue  sorez  pas 
longs ;  j'ai  du  clioiuin  a  faire  I  » 

Los  volours  no  purent  s'empocber  de  rire  dc  son  sang- 
froid II  so  mil  a  funier  IranquiUemenl,  el,  apres  une  minute  : 

n  11  faut  convonir  que  vous  otes  bion  malaJroils.  Esl-co 
que  du  premier  coup  d"fleil  vous  n'auriez  pas  du  voir  qu'il 
n'y  avail  rien  a  gagner  avoc  moi  ? 

■ —  Silence,  cliien  !  cria  I'un  des  liommos,  on  je  lo  niels 
cello  balle  dans  le  venire. 

—  Tu  auras  fail  la  uuc  bcllo  action.  .\li  ca,  sais-lu  ipu' 


si  tu  n'stais  pas  un  mauvais  drole,  je  le  demanderais  raison 
lout  de  suite  de  m'avoir  appele  ebien. 

—  Cost,  parblcu,  son  droit.  Ueiuer,  inlcrrompil  un  ban- 
dit; il  n'a  pas  pour,  le  gaillard  ! 

—  Et  UHii  done,  croit-il  ipio  j'ai  pour  de  lui? 

—  Je  to  crois...  roprit  Pierre  ipii  fumail  laujours.  je  le 
crois  un  poltron  !  » 

Uoinor  eenmait  de  colore  ;  sa  vanile  de  voleur  elail  blos- 
soe ;  il  voulail  se  batlre  ,sur  la  place  conlre  Sclnvarlzkopr 
qui  funiait  luujours.  La  visile  du  havre-sae  elail  Icrmineo. 
On  convint  que  les  deux  advorsaires  vidernient  leur  quc- 
relle  dans  le  camp  memo  des  bandits,  au  centre  do  la  forol, 
oil  ils  s'etaient  pratique  un  asile  impenetrable.  I'iorre  les 
suivit,  en  causant  gaiement  avec  cux  et  leur  raeonlanl  lou- 
tes  les  anecdotes  dcsa  vie  d'eludiant.  Ons'enfonca  dans  les 
profondours  du  bois.  De  distance  cu  distance,  des  scn!i- 
noUes  olaient  placoes.  cliacune  un  petit  cor  de  dnsso  pomJu 
a  la  ceinture,  el  averlissaieritdurotour  des  bandilscoux  qui 
olaient  restes  dans  le  camp.  Leeroux  d'un  ravin,  onvironno 
de  loules  parts  de  rochers  a  pic,  couronncs  de  sapins  et 
d'erables,  renfermait  uno  douzaine  de  lui  ties  grossiere- 
mcnt  conslruites,  qui  servaient  d'habitalion  a  ces  mes- 
sieurs. Pierre  fut  presenle,  en  grande  corenionio,  aux 
vingl  ou  trenle  honnnes  de  la  bando  qui  applaiidirenl  fort 
a  SOS  intentions.  Les  femmes  alluinereut  do  graiidos  tor- 
ches de  poix  resino  (lOur  eclairer  le  combat ;  on  loma  le 
cercle.  Ueiuer  mil  has  sa  voste  de  cliasse,  et,  au  milieu  du 
silence  gonoral,  trouble  souloment  par  les  hurlomonls  du 
vent  dans  los  branchages ,  lo  duel  commenca. 

Tout  I'avantage  de  la  force  musculaire  etant  du  cote  de 
Uoiiier.  il  accabla  son  joune  adversaired'unogrele  de  coups 


.Itrribles  que  Pierre  evita  ou  para,  sans  |)ronilro  loffonsive 
11  avail  appris  a  runiversite  touloslos  finesses  do  I'escrimo 
el  les  avail  pratiquees  plus  d'une  fois.  11  laissa  cetle  furie 
edalorol  se  dissiper  ;  et  au  moment  ou  la  fatigue  abaissail 
le  bras  de  lloiuor,  d'lm  seul  coup  de  poinle  illui  traversa 
I'opaulo.  Le  sang  jaillit,  ot  los  camaradcs  do  Ueiner  so  pres- 
seronl  autour  de  lui.  Puis,  il  los  vit  se  grouper  sous  une 
rocho  .   paili>r  lias .   so  consulter  outre  oiix  ol  aciler.   a 


ce  qu'il  paraissail  ihi  moins.  une  queslion  inqiorlanle.  Au 
boul  de  quolques  minnlos,  ils  se  dirigorent  du  cote  du 
joune  liomnie  etiui  firenl  la  proposition  suivaiile.  Leurca- 
pilainc  elail  mnrt  quelipics  jours  aiiparavant  sous  la  balle 
d'uu  douaiiier;  s'il  voulail  prendre  sa  place,  ilslui  feraiont 
grace  de  la  vie.  II  accepta;  los  femmes  appurlorent  du  viu 
dansde  grandos  lasses  de  Silesie,  el  I'ou  bul  a  la  saute  du 
noiiveaurapitaino. 


28 


LH   LIVIllv 


I'eiiihinl  (lix  aiis.  le  iiouveau  Joan  Sbogar.  i\u\  iliSciplina 
s;i  ti'ouiic,  la  111  ri'noncer  aux  eiilrcprisps  meiu-lrici'es ;  llllc 
iiiolier  (langoreiix  ilc  conlicliandior.  II  Jevliil  fori  oiiiilc-iil ; 
rcha|i|in  six  fois  a  la  prison,  qiciiisa  la  Dllc  il'iiii  I'ii-lic  in- 
spccleiir  dcs  foivls,  s'cnru'.a  dans  raniiec  de  IlUichcr,  ol 
niourut  en  brave,  a  Walerloo,  avcc  le  ijrade  de  lienlcnanl. 
(lIowiTT,  Yoyntjcm  AUeinaijne.) 


LE  LIVRE  DE  lA  SANT^ 


ANECDOTES    MECZCALE5,    FAITS    ET    CONSEILS   REIATIFS 
A  lA    SAKTE  DE   I.'HOiainE. 


I.  Air.  cONSiDiini!  r.omiE  alimest;  vemilation. 

AMif.DOTES  ISECESTES. 

i.ES  rinr.osnpiiES  d'eiidibouhc.  —  i.ES  jecnes  cn^vivES. 

L'aUnosplicrc  dans  laijUcUe  riioninic  vii  excrce  snr  lui 
unc  pnissanlo  iiilluenco.  Cependant  on  ne  parait  guerc  s'en 
eniharrasser;  on  dirail  nnnne  ipic  les  archilcclcs  n'oul 
d'aulrc  Ijnl  (pie  d"exclure  I'air  de  nos  a|)])artemeiUs.  Et  ce- 
jiendanl  si  ce  lluide  vital  nc  Irouvait  pas  moyen  de  s'intro- 
duire  par  force  ,i  (ravers  les  jninlures  iniparl'ailes  de  nos 
f.Mielres  el  de  nos  porles.  nons  mourrions  elonffes,  lillcra- 
lemenl  parlanl.  S(uivenl  les  plaisirs  on  les  Iravanx  de  la  ci- 
vilisalion  enlassenl  les  lionimes  dans  nne  localilo  elroilc  on 
les  pounions  de  eliaciin  d'enx  ne  penvent  aspirer  (|u'nn  air 
deja  vicie. 

De  qnelle  (pianlile  d'air  cliacnn  de  iionsa-l-il  besoin  ponr 
vivre  ?  Un  doeleur  anglais,  nonime  Reid,  )irelend  ([u'd  fanl  .i 
cliacun  dix  ]iiedscnbes  d'air  par  minute;  nous  croyons  que 
eetledepense  d'air  vital  est  propnrlionuelle  a  la  constitution 
de  I'individu,  a  la  force  de  son  estomac  et  a  la  temperature  de 
Talr.  Une  personne  sedentaire  a  besoin  ile  beaucoup  moins 
d'air  ipi'ime  personne  ipii  prcnd  de  I'exercice  ;  et  un  air 
trop  pur,  c'est-a-dirc  contenanl  Irop  d'oxygene,  eonsume 
rorganlsation  luimaine  el  eveillc  nn  a|ipelit  fabuleux  qui 
exige  la  reparation  des  forces  an  moyen  d'nue  alimentation 
puissante.  Un  chimiste  suedois,  le  doeleur  Lieliig,  ajqiellc 
I'oxygene  le  devorateur  universe!,  et  il  a  parfaitement  rai- 
son.  Plus  on  s'eleve  snr  les  montagnes,  jdus  I'air  s'cpnre, 
plus  I'orgauisme  s'use,  s'epuise,  et  a  besoin  d'aiiments.  Nos 
epicuriens  ne  savcnl  jias  (|u'cn  dinant  dans  une  alniosphere 
cbaude,  ]irivcc  de  ventilalion,  its  reduisent  leur  appetil  de 
moitie  et  se  rcndant  incapables,  fantc  d'une  quantite  snffi- 
sante  d'oxygene.  d'a|qirecii  r  et  meme  de  digcrer  les  pro- 
diiits  gastronomiques  des  meilleurs  clicfs.  Voici  une  anec- 
dote fort  curieuse  et  recenlc,  dont  les  proprielaires  de 
lavernes  el  de  restaurants  feront  sans  dontc  leur  profit,  et 
qui  prouve  que  le  renouvellement  de  I'air  est  aussi  neces- 
saire  a  I'appetil  que  la  nourriture  est  nccessaire  a  la  vie. 
On  y  verra  un  senal  de  graves  pliilosoplies  ecossais  boirc 
infiniment  plus  que  de  raison,  sans  se  douter  meme  de 
I'exccs  qu'ils  commcttcnt  et  sans  en  eprouver  aucun  resid- 
tatdangcreux  : 

«  Cinipiante  mondjres  de  la  societe  pbiloso|ibiqne  d'Edini- 
«  bourg,  dit  Ic  doeleur  Reid,  devaient  diner  a  I'bolel  dc 
«  M.  Barry.  II  me  pria  de  prendre  les  precautions  neccs- 
«  saires  pour  la  venlilalicui  dc  la  salle  a  manger  qu  il  s'a- 
II  gissail  lie  leiiir  a  la  fois  cbaude  el  .saine.  Je  me  cbargeai 
[I  de  ictle  operation,  el  je  crois  que  j'y  reussis  fort  bien 


«  dans  I'inleret  du  mailrc  de  Ibdlel ;  je  pense  aussi  que 
«  les  convives  n'(  urent  ancune  raison  de  se  montrer  me- 
u  conlenls.  Je  fis  aboulir  les  tnyaux  du  poele  a  un  pendentif 
II  golliiipiecpn  occiqiail  le  centre  de  la  vot'ile,  ctje  m'ar- 
«  I'angeai  de  maniere  a  ce  que  la  combustion  du  gaz  qui 
II  eclairait  la  salle  ful  totalement  absorbee. 

11  Depnis  cinq  lieures  du  soir  jusqu'a  minuil,  I'alnio- 
II  sphere  ful  renouvelee  au  moyen  de  eoiirants  d'air 
II  superieur  que  j'avais  menages  et  qui  passaient  tantot 
(I  a  travers  des  drapieries  mouillees  d'eau  de  lleur  d'oran- 
II  ger,  lantol  a  travers  de  la  mousseline  iinpregnce  d'eau 
II  de  lavande.  De  pelilcs  ouvertures,  pratiquees  dans  le 
II  planclier  et  correspondanl  avec  le  courani  d'air  superieur, 
II  enqiechaient  que  les  convives  respirassenl  deux  fois  le 
II  meme  air.  On  ne  s'apercut  de  rien  pendant  le  repas  qui 
II  dura  longtemps,  si  ce  n'est  que  les  convives  ctaient  fort 
II  gais.  Mais  lorsqu'ils  se  furent  retires  vers  deuxheures  et 
II  demie,  il  se  trouva  que  I'lmnoralde  et  grave  sociele  avail 
II  absorbs  trois  fois  plus  dc  vin  que  pendant  scs  reunions 
11  accoulumees.  Le  maitre  dc  rbotel  s'etait  trouvii  a  court  et 
II  il  avail  lite  force  d'envoyer  cbcrcbcr  de  nouvel'.es  provi- 
II  sions  dc  vin  dans  dcs  voiturcs.  Les  con.sonnnatcurs  or- 
0  dinaires d'une  demi-boulei lie  s'litaient  eleves  jusqu'a  deux 
II  bouteilles  et  demie,  el  personne,  y  conq)ris  le  cbef  de 
II  retablissement .  ne  se  plaignit  d'avoir  souffert  la  plus 
«  legerc  incommoditi'.  » 

Ce  meme  doeleur  lleid  ,  ipn  fabriquc,  pour  les  menus 
plaisirs  des  pbilosophcs  qui  soupent,  dcs  zepbirs  de  lleur 
d'orange  el  d'eau  de  lavande,  est  devenu  ini  veritable  mo- 
nomane  de  ventilation  ;  —  quelqnes-unes  de  ses  experiences 
approchent  de  la  plaisanlerie.  Ami  d'un  cbef  dinstitution 
qui  n'elait  pas  du  meme  avis  que  le  restaurateur  Rarry,  et 
qui  Irouvait  I'appctit  de  ses  eleves  dangereux  et  pen  eco- 
nomique,  il  lui  jii'oposa  de  faire  faire  a  ces  derniers  un 
soupersp'.endidectd'arreter  ii  un  momeulconvenu  I'exercice 
de  leurs  facullL's  digestives.  Lacreme  et  les  pales  disparurenl 
conime  par  encbantement,  ct  les  estomacs  nienacaient  d'o- 
pei'cr  eiicore  une  consommation  effrayante,  lorsque  le 
doeleur,  veritable  Eole,  fit  succeder  a  la  ventilalion  parfu- 
mee  et  fraicbe  dont  il  avail  acconi|)agne  Ic  repas  nn  air 
cliaud,  lourd  el  nauseabond  auqucl  nnl  appetil  ne  resisla. 
Tons  les  eleves  sorlirent  en  fouleelenriantde  I'atniosphere 
ainsi  transformce. 

Quels  que  soient  les  execs  bizari'es  el  les  alms  auxquels 
la  rnonomanie  vcntilalrice  du  doeleur  a  pu  diinner  lieu, 
il  est  prouve  que  I'air  esl  un  aliment  et  c|n'une  condition 
essentielle  pour  se  bien  poi'Ier  est  dc  le  respirer  pur. 

Gardez-vous  de  vivre  dans  un  lieu  privc  d'air  rcspirable. , 
Eloignez  de  vous,  autant  que  possible,  tool  gaz  qui  ne 
pent  cnlretenir  la  vie.  Comme  en  nous  assiniilant  les  ele- 
ments de  I'air,  nous  ledepouiUonsa  noire  profit  de  ceux  qui 
nous  convicnncnt,  il  se  vicie  a  mesure  que  nous  le  respi- 
rons,  et  Unit  par  ne  plus  cnnvenir  a  noire  organismc.  Si 
vous  vous  tencz  enl'crme  dans  une  cbambre  el  assis  a  un 
bureau,  mangez  pen ;  vous  avez  pen  perdu.  Livre  a  un 
e.xercice  violent  et  resjiiraut  un  air  oxygenc,  vous  pouvcz 
manger  beaucoup  sans  rien  craindre. 

Hardez-vous  bien  de  changer  subitemenl  les  conditions 
atmosphiTiqucs  dans  lesquelles  vous  devez  vivre.  Son-seu-  j 
lenient  on  ne  quille  pas  impimemenl  un  air  sain  pour  un  | 
air  pur,  mais  il  est  dangereux  de  quitter  une  alniosphere 
viciee  pour  ratmosphere  !a  plus  pure.  Le  Danube  et  I'ile  de 
VValcberen  sunt  celcbrcs  par  leur  iusabibrilc.  LiMsqiie  les 


DE    L.V    SANTE. 


29 


ciiiscnts  fi'oncais  t|uiltaieiil  ces  marais  iiifecis  pmir  ]iasSi'r 
dun?  im  ail-  |mr,  ils  lie  iiiaiiqiiaii'iU  jamais  ile  faire  uiie 
5,'rave  malailie. 

L'air  ties  salons  csl  cii  ^'cnei'al  enipoisoiine  ,  et  telle 
ilueliessc  jeime,  lirillaiile  ct  converle  Je  (liamaiils,  vient 
eliei'chei'  le  plaisir  dans  uno  vasto  boilc  d'air  corrompii,  a 
pen  pres  liernieliriuemeiU  fcrmcc.  ll'ou  liii  vieiit  celle 
paleur?  poiii-nuoi  cellc  langueur  du  regard  et  celle  leiiile 
inurljide  dc  la  pcau?  La  cause  n'en  est  pas  diflitile  a 
dovitier.  Ciiii]  cents  personnes  nhmies  dans  le  meme  local 
aspii-enlpar  minute  cini[  cents  gallons  d'air  almosplieriipie, 
i|ui  en  ressortent  incoinpatibles  avec  la  vie  hninaine.  (Ihaque 
respiration,  cliaijue  soupir  vicie  |ires  dc  seize  pouces  cubes 
du  ini'nie  I'lenient,  et  do  minute  en  minute,  d'heure  en 
benre,  ralmosiibere  dcvient  plus  morbide  et  moins  respi- 
rable.  Cerlcs.  il  faut  que  Uifu  ail  voiilii  dnnner  a  la  puis- 
sance de  vie  cbez  I'bumme  une  force  bien  invincilde , 
puisipie  le  ricbc  et  Ic  pauvrc  qui  se  plaisent  a  sejoiier 
ainsi  de  la  vie  ct  de  la  mort,  les  uns  par  la  rccbercbe  du 
plaisir,  Ics  autres  sous  le  cruel  Jong  de  la  niisere,  trouvoiit 
luoyen  d'ecbappcr  encore  a  taut  d'iin|ircvnyances.  Dc  re- 
cenles  espericnces  out  pruuveque  la  (|uanlile  d'oxvtjeiie, 
c'esl-a-dire  d'air  vital  respire  a  llanipstead,  pres  Londres. 
est  a  celle  du  meme  elemciil  que  Ion  respire  a  Londres, 
coninie  un  el  deini  esl  a  mi. 

MM.  boiis.-iingaiilt  el  Levy  out  lail  ,  a  .\nilillv  el  a 
I'aris.  la  meme  experience,  el  leurs  resullals,  sans  elre 
aussi  eloniianls  i|ue  ceux  des  experimcnlateurs  anglais, 
unt  founii  la  meme  preuve.  Us  ont  reeonnu  que  l'air 
dc  I'aris,  rue  iMouffelard,  conlient  cent  parlies  de  gaz 
acide  carbonique,  vrai  pois(m  destrucleur  de  la  vie,  et  qui 
ccpendantest  loujours  mele  a  lalmospbere;  —  taiidisquela 
meme  quanlite  d'air  a  AiuUlly  n'en  contient  ((ue  quatre- 
vinnt-douze. 


INFI.UENCE     DE     DIVEaSES    SUBSTANCES 

SUR    LE   COUPS    ULMAIN. 


LES  NAKOOTHtUES.  —  Lom-.ii.  —  i.i:  t.o.\c. 

Si  les  inlluences  exierieures  agissenl  sunious,  que  seiM- 
ce  done  de  ces  substances  ipii  penetrcnl  au  sein  meme  de 
I'organisalion  el  ((ui  la  modifient  essentiellement?  II  n'cst 
pas  d'alimenl,  pas  de  substance  eu  contact  avec  nos  exis- 
lencis  qui  siiieni  indifferenls.  Tons  sont  on  nuisibles  ou 
utiles  a  la  sanle.  Mais  leur  ulilile  ou  leur  danger  soul  sou- 
mis  ,i  lies  conditions  Ires-divcrses- 

Toul  est  relalif  dans  ce  monde ;  on  no  pent  poser 
d'axiomcs  fixes  pour  tons  les  temperaments  et  toutes  les 
situations  jiossibles. 

En  general  plus  une  substance  a  de  force,  plus  ellc  offre 
dc  danger. 

Tons  b's  poi.sons  ne  Inenl  pas  inimedialemenl  riiomme 
qui  en  use.  L'alcool  et  Ics  narcoliqiies,  tels  que  le  labac 
ct  I'opium,  sont  des  poisons;  de  tons  les  poisons  qui 
agissent  violemment  sur  le  cerveau  sans  le  dclruire,  le  plus 
rciloutable  est  I'opium.  II  poneire,  comme  l'alcool,  dans  la 
substance  meme  du  cervelet.  On  a  relrouvc  de  l'alcool  el  de 
Idpiiim  dans  la  cervellc  de  ceux  ipii  en  avaient  abii.se,  pi 


meme  dans  les  aiiimaiix  doiil  I'estomac  en  avail  conteuu 
une  certaine  dose,  (luiconque  se  sect  habiluellemeut  de  ces 
substances  les  transforme  done  volontairemenl  et  les  force 
d'cntrer  dans  la  constitution  de  son  organisme. 

On  sail  ipie  I'opium  est  un  extrait  vegetal  fort  simple  el 
assez  facile  .i  preparer,  que  Ton  tire  des  teles  de  pavot,  sur- 
lout  dn  pavot  asiatique.  L'effel  de  celle  substance,  prise 
en  graine,  bne  en  decoction,  ou  fumee  comme  le  labac,  est 
inevitable  el  borrible ;  c'esl  la  ruine  morale  et  la  ruine  phy- 
sique; c'est  la  destruction  de  I'bomme  toutenlier. 

Des  natbins,  .seduilcs  par  celle  ivresse  fatale,  ont  vii 
leurs  races  s'clioliT  et  loute  leur  vigueur  dcperir.  La 
derniere  guerre  .soulenue  par  I'cmpereur  de  la  Chine 
contre  I'Angletcrre  n'a  pas  eu  d'autre  motif  que  celle 
diHcrioration  de  la  population  enliere  que  ricn  ne  peul 
ai-racber  a  I'usage  morlel  du  pavot  en  liqueur,  en  piite  ou 
en  graine.  Parnii  les  Europeens,  et  parmi  les  plus  inslruils 
ct  Ics  plus  celebrcs  d'entre  eux,  qucbpies-uns  out  suc- 
combe  ;i  celle  liabiludc,  dont  les  suites  inevitables  sont 
une  maigreur  affreuse,  souvent  la  paralysic  el  la  mort. 
Le  poelc  anglais  Coleridge  a  jieri,  longlenqis  avant  I'agc, 
devorc  parcc  besoin  fatal. 

liien  de  plus  curieux  et  de  plus  inlcressant  que  la  des- 
cription circonslanciee  des  sensations  et  desrevesdu  man- 
geur  ou  dii  buveur  d'opium,  telle  qu'un  bomme  done  de 
beaiicoup  d'eloqiience  et  d'espril,  mais  longtemps  livrii  a 
celle  terrible  liabiludc.  I'a  dclaillee  dans  un  livrc  pen 
connu  : 

«  L'opiuni,  dit-il,  exercait  sur  moi  une  inllucnce  redou- 
lablc.  Des  qu'une  chose  s'elail  presentee  .n  mes  yeux, 
.je  n'avais  qu'a  y  penser  dans  robscurite,  el  je  la  voyais  re- 
parailrc  comme  un  fanlome.  Une  fois  ainsi  Iracee  en  cou- 
leurs  imaginaires,  comme  un  mot  ecrit  en  encre  sympa- 
Ihique,  die  arrivait  jusqu'a  un  eclat  insupportable  qui  me 
lirisait  le  conir. 

«  (lela  elail  accompagne  d'une  inquietude  el  d'une  me- 
lancolie  profonde,  impossible  a  exprimer.  II  me  sem- 
blait  chaque  null  que  je  de.scendais,  nou  en  metaphore. 
niais  litteralemcnt,  dans  des  souterrains  etdans  des  abimes 
sans  fond,  el  je  me  sentais  descendrc,  sans  avoir  jamais 
I'esperance  de  reinonler  ;  meme  a  nion  riiveil  je  ne  croyais 
pas  avoir  remonte. 

«  Le  sentiment  de  I'espace  et  celui  de  la  duree  claienl 
tons  deux  augmeulcs  c.xccssivemenl.  Edifices  ,  monlagnes, 
s'elevaienl  a  des  proportions  Irop  vasles  pour  etre  mesu- 
rces  par  le  regard.  La  plaine  s'elcndait  el  se  perdait  dans 
I'immensile ;  je  croyais  i|Helqucfois  avoir  vecu  soivaiile-dix 
ou  cent  ans  en  une  luiil;  j'ai  fail  des  reves  d'uii  million 
d'aunecs. 

«  J'aimais  beauroup  Tile-Live,  donl j'avoue  queje  jirefere 
le  style  el  la  forme  A  ceux  de  tout  aulre  hislorien,  et  je  re- 
gardais  comme  le  symbole  de  tonic  la  dignite  romaine  ce 
mot  souvent  employe  par  Tile-Live,  consul  romanus.  Les 
mols  de  roi,  sultan,  regent,  etc.,  etc.,  on  tout  aulre  litre 
donne  a  ceux  i[ui  cmprunlent  la  majeste  collective  d'uu 
peuple,  avaieni  moins  de  pouvoir  sur  moi.  Je  m'elais  aussi 
rendu  familier  cvec  une  pcriode  dc  I'liistoire  d'Angle- 
terrc,  celle  de  la  guerre  civile,  oil  la  grandeur  de  qud- 
ques  personnages  m'avait  frappc.  Ces  deux  genres  de  lec- 
tures so  mireula  hauler  mes  reves.  Souvent,  apres  m'elre 
represenle  dans  les  lenebres  une  espece  d'assemblee,  un 
ccrcle  de  dames,  une  fele  ou  des  danses.  j'cnlcndais  dire  au 
loin  ; 


50 


LE   i^lVllE 


u  Ce  sunt  lies  dames  aiii^laisfs  Jii  iiiallieuieiix  tciiijis 
de  Charles  I" ;  ce  sonl  les  I'emmcs  el  les  Dlles  de  ceux 
qui  se  soiit  rencontres  dans  la  paix,  se  sonl  assis  ;i  la 
mcme  lalile,  allies  par  le  niariage  on  le  sang;  el  ponrlanl, 
apri'sun  certain  jour  dn  nniis  d'aoul  IC'i2,  ils  ne  se  virenl 
plus  ipi'a  Marslon-Moor  on  a  Ncwluiry,  lavanl  dans  le  sane; 
la  nicnicnrc  de  lenr  nucicnne  affection.  » 

—  Les  dames  dansaient  el  souriaient  comme  a  la  cour 
de  Georges  IV.  Ce|UMidant  je  savais,  meme  dans  men  reve, 
i|n'elles  elaienl  morles  dcpnis  prcs.de  deux  siecles. 

u  Tout  a  coup  on  frappidt  des  mains;  j'entendais  pro- 
noneer  Ic  fornddalile  mot  consul  romanus,  el  venaienl 
immediatement  I'auliis  el  Marins,  entoures  de  centinions 
avcc  la  tunique  ecarlate,  el  suivis  des  uhtlagenas  des  legions 
romaines. 

(1  Quelques  annees  opres,  commo  je  regardais  les  anli- 
quiles  de  Rome  de  Piranesi,  11.  Coleridge  me  dccrivit 
une  suite  de  tableaux  de  cet  artiste  appeles  ses  reves, 
et  qui  ne  sonl  autre  chose  que  do  semhlahles  visions  pen- 
dant un  acces  de  flevre.  Qnelques-uns  ( je  parle  tou- 
jours  d'apres  le  rccil  de  M.  Coleridge  )  reprcsentaienl 
de  vasles  sallcs  gothiqucs  ;  sur  le  [jlancher  elaienl  semes 
toutes  sortes  de  machines,  des  cables',  des  ponlies, 
des  roues,  des  leviers,  des  calapulles,  etc.,  etc. ;  el  sur  le 
cole  des  murs  on  apercevail  un  plateau,  et,  s'aidani  a  grim- 
per  sur  ce  plateau,  Piranesi  lui-nieme.  Suivez  I'edilice  un 
peu  plus  haul,  et  vous  voyez  qu'oji  arrive  a  un  jirecipice 
sans  aucune  balustrade ;  cependant  aucun  moyen  de 
retourner  sur  ses  pas.  II  faut  descendre  au  fond  des  abimes : 
quoi  qu'il  arrive  a  riuforlune  Piranesi,  vous  le  sup- 
posez  pour  le  moms  a  la  fin  de  ses  tuurments  el  de  ses 
efforts  -  Mais  levez  les  jeux,  vous  voyez  une  sccoude  eeliaj]- 
pee  plus  liaule  encore,  et  encore  Piranesi  sur  le  bord  de  I'a- 
bhne.  Levez  encore  les  yeux,  encore  Piranesi  sur  un  pla- 
teau plus  eleve ;  ainsi  de  suite  jusipi'ii  ce  qu'un  le  perde 
dans  les  voiites  lenebreuses  des  sallcs. 

«  L'arcirueclure  s'introduisil  daiis  mes  .songes.  Dans  les 
derniers  temps  de  ma  maladie  surtout.je  voyaisdes  cites  el 
des  palais  que  riiomme  ne  trouva  jamais  que  dans  les  nuages. 
C'ctail  iucommensin-able. 

«  A  mon  arcliitecture  succedcrenl  des  reves  de  lacs,  d'e- 
lendues  immenses  d'eau  ;  ils  me  tourmcntercnl  tellenient 
que  je  craignis  (  cela  doit  paraitre  bien  hasarde  a  un  me- 
decin)  que  qiieUiue  affection  deseniblalile  nature  n'aUerat 
iuon  cerveau. 

icLes  eaux  changerent  de  caraclere;  au  lieu  de  lacs 
transparenls,  brillanls  comme  des  miroirs,  ce  furenl 
des  mers  et  des  oceans.  II  se  fit  encore  un  changenienl 
plus  terrible  qui  me  promettait  de  longs  tourments  el  qui 
ne  me  quilta  qu'a  la  Cn  de  ma  maladie.  Jusqu'alors 
la  face  linniaine  s'etail  melee  a  mes  songes,  mais  non  d'unc 
uiaiiiere  absolue,  sans  aucuji  ponvoir  special  de  m'effrayer. 
Mais  bientolceipie  j'appidaisia  lyraimiedela  face  huinaine 
vint  a  se  reveler ;  peul-elre  dois-je  I'allribuer  a  quelqnc 
evenemenl  de  ma  vie  a  Londres.  (juoi  qu'il  en  soil,  ce  fut 
maiidcnant  sur  les  Hols  souleves  de  I'Ocean  que  la  face  hu- 
majue  commenca  de  semonlrer;  la  nier  elail  comme  pa- 
vee  d'innombrables  figures,  lournees  vers  le  ciel.  ]]|curanl, 
desolees,  furieu.ses,  se  levant  par  milliers,  par  myriades, 
par  generalions,  par  siecles;  mon  agilation  elail  sans 
bornes ;  mon  ame  s'clancait  avec  les  fluls. 

Un  jour  il  me  semlda  que  j'clais  coucbeet  que  je 

m'eveillais  dans  la  null.  En  posanl  la  main  ii  lerre  pour 


relever  mon  oreiller,  je  senlais  ipielque  cliose  de  froid  qui 
cedail  lorsipie  j'appuyais  dessus.  Alorsje  me  pencliais  hors 
de  mon  lit  ctje  regardais.  C'elail  un  cadavre  elendu  a  cole 
de  moi;  cc]iendant  je  n'etais  ni  effraye,  ni  nieme  clonue. 
Je  le  ju'cnais  dans  nn^s  bras  el  je  Peniporlais  dans  la 
cbambrc  voisine  en  rue  disanl  :  II  va  elre  la  couclie  par 
Icrre  ;  il  est  impossible  qu'il  centre  si  j'ole  la  clef  de  ma 
chanibrc. 

»  La-dessus  je  no:  reuilormais;  quelques  niomenls  api'cs 
j'clais  encore  reveille,  c'elail  par  le  bruit  de  nia  porle 
qu'onouvrail;  el  cctle  iilcequ'onouvrait  ma  porle,  quoique 
j'eneusse  pris  la  clef  sur  moi,  me  causail  unmal  horrible. 
Alors  je  voyais  enlrer  le  mcme  cadavre  que  tout  a  I'lieure 
j'avais  Irouve  par  Icrre.  Sa  demarche  elail  singuliere ;  ini 
aurail  dit  un  lioinnie  a  qui  Ton  aurait  ole  les  os  sans  lui 
otcr  ses  muscles,  el  qui,  essayanl  de  se  soutenir  sur  ses 
mcudtrcs  plianls  et  laches,  lomberait  a  chaque  pas.  Pour- 
lanl  il  arrivail  jnsqu'ii  moi  sans  parler,  et  se  couchail  sur 
moi.  C'clait  alors  une  sensation  effroyable,  un  canehemar 
dnnt  rien  ne  saurait  approcher ;  outre  le  poids  de  sa 
masse  informc  et  degoulanlc,  je  senlais  une  odeurpeslilen- 
lielle  decouler  des  baisers  dont  il  me  couvrait.  Alorsje  me 
levais  tout  ii  coup  sur  miin  scant  en  agilanl  les  bras,  ce  qui 
dissipait  I'aiqiarition. 

nil  me  semblail  ensuite  que  j'elais  assis  dans  la  meme 
cliambre,  au  coin  de  mon  feu,  et  que  je  lisais  devanl  une  petite 
table  ou  il  n'y  avail  qu'unelumiere.  Une  glace  elail  devant 
moi  au-dessus  de  la  cheniinee ;  tout  en  lisant,  comme  je  le- 
vais de  temps  en  temps  la  tele,  j'apercevais  le  cadavre  qui 
me  poursuivait,  lisant  par-de.ssus  mon  epaule  le  livre  que 
je  leuais  a  la  main.  Or,  il  faut  savoir  (jue  cc  cadavi'e 
etait  cclui  d'un  homme  de  .soixante  ans  environ ,  qui 
avail  une  barbe  grisc ,  rude  el  longue,  el  des  che- 
\cus  de  meme  couleur  (|ui  lui  tombaienl  sur  les  epaules. 
Je  senlais  ces  polls  degoi'Uauls  m'efllenrer  le  con  elle  vi- 
sage. 

II  (lu'on  juge  de  la  Icrreur  que  doit  inspirer  une  vision 
pareille  ;  je  restais  immobile  dans  la  position  ou  je  mi> 
Irouvais,  n'osant  pas  lourner  la  page,  el  les  yeux  fl.xes 
dans  la  glace  sur  la  terrible  apparition.  Une  sueur  froide 
coulailde  toul  mon  corps.  Cel  elal  dui-ail  bien  longlemps. 
el  rinnnobile  fantume  ne  se  derangeail  pas.  Cependant 
j'entendais  comme  lout  a  I'heure  la  porle  s'ouvrir,  el  je 
voyais  derriere  moi  (dans  la  glace  encore)  enlrer  une 
[irocession  sinistrc ;  c'elaienl  des  squeleltes  horribles 
porlant  d'une  main  leurs  teles,  et  de  I'aulre  de  longs 
cierges  qui,  au  lieu  d'un  feu  rouge  el  Iremblanl,  jetaient 
une  lumiere  teine  el  bleu.ilre  comme  celle  des  rayons  de 
la  lune.  Us  se  promenaient  cn  rond  dans  la  cliambre  qui, 
de  tres-chaude  qu'elle  elail  auparavanl,  devenait  glacee,  el 
quelques-uns  se  baissaient  au  foyer  noir  et  trisle,  rcchauf- 
faieul  leurs  mains  lougues  el  livides,  en  se  lournanl  vers 
moi  pour  me  dire  :  a  II  fail  bien  froid...  » 

L'iiomme  de  talent  et  meme  de  genie,  qui  avail  brave 
el  reilierche  ces  effroyables  hallucinations,  fut  la  vic- 
lime  de  I'opium.  II  nc  conscrva  que  la  force  inlellectuelle 
necessaire  ii  les  decrire ; —  et  une  intelligence  deslincea  fairc 
I'bonniuir  de  I'.Vnglelerre  ne  produisil  qu'un  seul  livre, 
celui-la  meme  qui  conlieut  I'aveu  de  son  malbeur  et  de  sa 
faille  (I J. 


(1)  Confession  d'un  thermkt.  \  Les  Uiciijkis  ^ullt  clii\  ([in. 
loiti  uii  iis.'igL'  tuiislani  (k*  ro)iiuiii.  ) 


IIE    LA    S.\>TK 


31 


IiE  TABAO. 


«  On  croil  gpiieriilpmenl,  dil  iin  poote  nUi'iiii'iiiil  liiiiiiij- 
risli(|\ic,  au  syslime  de  Copernic  ou  A  celiii  de  N'cwion. 
("est  II  no  n-roiir.  Le  monde  est  dans  les  nuagcs,  commc 
rhariin  sail,  cl  ce  snnldes  nuagcs  do  laliac,  II  n'ya  (|iio  la 
fumoe  dii  laliac  i|ui  soulienne  le  monde  poliliqne  01  moral. 
Lo  dialile  fume  une  grande  pipe  fori  liien  culotlee,  el  noire 
paiivre  globe,  (|ui  jjallolle  enveloppede  fumees  si  vagiios, 
esl  la  suspendu  el  balance  comme  iin  homme  ivre  au- 
dessus  de  la  pipe  ilu  (liable.  Oui !  La  feuille  de  la  Havanc 
soulienl  dans  Tair  tons  les  budgels  appauvris  de  I'Europe? 
Esl-cc  (|ue  Ic  dandy  prive  de  son  cigarc,  ou  I'cUidiant 
d'lena  sans  son  meersrhaum  aurail  unc  seulo  chance 
pour  se  soulenir?  Croyez-m'en  sur  parole,  les  choses  hu- 
maines  ne  vont  i|He  par  la  fumce  de  la  pipe,  el  le  diable 
nous  fume  el  nous  culoUe  lous  les  jours!...  » 

La  passion  du  labnc.  qui  n'avail  envalii  que  I'Espagne 
el  la  llnllande  .  esl  devenue  generale  sur  la  face  iln  globe. 
Le  rcvenu  le  plus  clair  de  certains  gouvernenients  resnite 
du  monopole  de  celle  planle  narcolique.  En  definitive,  c'esl 
un  poison. 

luliniiiienl  raoins  puissanl  que  ro[iium,  ce  n'en  esl  pas 
moins  un  aniidigeslif  redoulable.  U  cause  presque  loujnurs 
des  vomissemenls  ct  des  nausees  au  chiqueur,  au  fumeur, 
meme  an  priseur  ipii  n'esl  pas  encore  accoulume  a  ses 
effels.  De  lous  Icsmoyens  de  s'enipoisonner  avec  le  tabac, 
le  moins  dangerous  esl  I'habilude  de  fumer.  Cependanl 
conlemplez,  je  vons  prie,  ce  jouno  fumeur  novice  !  (.luel 
effort  puissant  el  inutile  pour  resisler  a  linnuence  du  nar- 
colique! comme  celle  Icvro  lombe  !  comme  col  ceil  hebcte 
s'o'.ivre  sans  oclal  I 

Mais  Lusage  du  labac  fume  el  prise  merilc  bien  lout  no 
rli.ipiire ;  et  nous  dovons  remellre  .i  un  uuniero  prochain 
un  grand  nombre  d'anecdoles  aulhenliques  sur  I'usagc  du 
cafe,  du  Ihc  el  surtout  du  tabac,  que  nous  e.vaminorons 
dans  ses  resullals  el  sos  effels  sur  la  sanle,  sur  I'baloine, 
surl'esloniac  do  riiommo.  Los  dornioros  annoos  onl  fourrii 


ii  ce  sujel  unc  masse  considerable  d'obsorvalioiis  inslruc- 
lives,quc  nous  preferons  a  louleslesdcclamalionsela  lous 
les  raisonnemenls,  eldont  lerecueil  est  assozcurieu.s  pour 
eiro  offorl  a  nos  lecteurs.  [L'Htjgiene  lie  Ilos(on.) 

[in  sutfr  nn  tiutin^ro  prflclmin.) 


LES   MERVEILLES 

DU  .M(MS  PASSE. 

II  ii'y  a  pas  de  mois  qui  s'ecoulo  ou,  sue  la  face  dii  moiide, 
on  lie  viiio  orlalor  i|iielr|iio  fail  bizarre,  so  manifeslor  i|nol- 


52 

que  genie  nouveau  ou  lirillcr  quelqiic  invenlion  iiialtendiic. 
L'aelivile  du  griiio  Imniain,  ijraiule  mei'voillc,  se  siibdivise 
et  se  raniilie  en  merveilles  de  loiiles  sorles,  cnniine  Ics 
etincelles  jaillissenl  de  la  roue  raiiidc  qui  s'enllaninio  en 
lournant  sni'  ellc-mi'me. 

Nous  reencillerniis  Ions  les  niois  Ics  plus  curieuses  de 
ces  nouveaulos;  nous  no  nous  allachcrons  pas  seulenient 
a  celles  qui  exciteni  I'adniii'alion  cl  la  curiosile;  nouschoi- 
sirons  celles  qui  soul  nlilcs,  ((ui  annoneent  nn  |ii'oa;res  du 
chrislianisnie  cliez  les  populalions  liarliares,  un  progi'es  du 
bien-elre  dans  les  classes  pauvrcs,  nn  develeppemont  de 
la  force  intelleclnelle,  du  commerce  et  de  I'induslrie. 


CONQCETES  IIECECTES  DE  l\  CIVIlISATms  CliriETIES>E. 

EMPLOIS  SOIIVEAOX     DE     E'ELECTDIrlTE. 

LIIMIERE  r;AI.VAMIJl  E. 

Mn\TtlE  EI.ECTBigi'E.  T,  V    fOJIME     DE    TEIIIIE    EI.Ef.TIllOUE. 

Les  moeurs  chreliennps  out  peneire  rccemnient  el  pres- 
*c(ue  a  la  fois  dansle  fond  de  I'lnde,  an  Kaljonl,  dans  les  iles 
de  I'Archipel  indien,  en  Chine  el  au  Maroc,  ce  vieux  repaire 
de  rignorance  el  du  fanalisrae  maliomelan.  Nos  amies  out 
appris  a  ces  larbares,  que  leur  situation  semblail  si  liieii 
defendre  et  proleger,  la  superiorile  immense  de  TEnrnpc 
el  le  neanl  de  leur  foi.  A  I'autre  bout  du  monde,  les  Clii- 
nois,  pen  de  tenqis  auparavant.  avaienl  recu  une  le.con 
equivalente  ;  cependant  eette  aclivile  qui  fail  notre  force 
nese  ralentissait  pas  en  Europe,  etl'on  vnyail  des  resultats 
presque  miraculeux  en  signaler  les  efforts. 

C'esl  surloni  anx  puissances  cacbees  de  la  nature  ou  aux 
elements  les  plus  impalpables  el  les  plus  difOciles  a  nianier 
(pie  s'adresse  aujourd'bui  la  science  :  le  rcsle  semble  epuise. 
On  elabore  el  Ton  soumet  a  nos  besoins  I'air  qui  nous 
environne,  les  gaz  qui  le  coniposeni,  I'electricite  qui  eon- 
slilue  la  foudre  et  qui  se  cache  dans  les  nuages.  le  galva- 
nisme  ipii  resullc  du  c.onlaet  de  plnsicnrs  melaux  et  en  fail 
jaillir  une  etincellc. 

Ces  phenomenes,  les  plus  myslerieux,  les  plus  secrets, 
les  moins  expliques,  ceux  qui  atlestent  avec  le  plus  de  force 
la  puissance,  la  grandeur  el  la  bonle  divine  ont  oceupe 
reccmmenl  les  experimeiilateurs.  Des  voitures  ont  ele 
poussees  par  de  I'air  couiprinie  dans  des  lulies;  au  milieu 
de  la  place  du  Carrousel,  une  Inmieiegalvaiiique  lirille  au- 
jourd'bui meme.  A  la  moiilie  elrclrique,  au  leli'graplie 
eteclriqur,  a  rimprimcur  I'lerlriqiic.  :\  Vhlairugc  par  le 
gaU-anisme,  aux  chcmins  ulmosplicriqtics,  nouveau  sys- 
leme  do  voitures  niises  en  inouvemenl  par  la  pression  do 
I'air,  est  venue  se  joindre  la  pimimc  de  Icire  elcclriq\ic. 
merveille  plus  elrange  encore. 

Monlic  ijalvaniqiie. 

La  mnnlre  electro-galvanique,  inventee  par  un  nonmic^ 
\Vadliani,eslmiseenmouvemenlnoiiparunechainesederon- 
lant  aulour  d'un  pivot  conimc  dans  les  monlres  ordinaires, 
mals  par  ce  qu'on  appelle  une  ballerie  galranique ;  c'est-a- 
dire  par  plusieurs  lames  de  cuivre  el  de  zinc  juxlaposees  et 
Irempanl  dans  un  acide  que  I'on  re  louvelle  tons  les  cpia- 
lorze  jours.  De  cclle  ballerie  jaillil  la  mysterieuse  puissance 


LLS    MKIIVEILLKS   DU   MOIS    I'ASSE. 


iiiagneti(pie  qui  fail  marcher  les  deiils  de  la  roue  par  le 
contact  d'une  petite  lame  de  I'er  ;  ainsi  eelle  monlrc  singu- 
liere.  qui  n'a  point  de  cliainc  ni  de  clef,  se  remonle  tons 
les  quatorze  jours  :  on  renouvellc  I'acide  de  la  ballerie,  cl 
la  monlie  est  nionlee. 

C'esl  une  merveille,  sans  doule,  inais  plnlul  pom-  la  cu- 
riosile i|ue  pour  I'usage  acluel.  On  doil  allendre  di's  resul- 
lals  plus  posilifs  de  I'eleclricile  appliquee  a  I'arl  de  liinpri- 
merie  el  a  I'art  des  signaux  lelegra]iliiques.  II  y  a  dejii 
vingl-sepl  ans  que  Ton  avail  imagine  d'appliquer  la  force 
eleclriqne,  i''esl-a-diri'  la  rajiiililede  I'eclair  aux  cnnnnuiii- 
calioMS  lelegraphi{|ues, 

Grace  a  celle  invenlion  singuliere,  une  plaque  de  zinc, 
placee  en  lerre,  en  communiealion  eleelriiiueavee  une  pla- 
que do  cuivre,  imprime  a  une  distance  de  douze  lieues,  en 
une  minute,  les  caracleres  el  les  ehil'fres.  Un  plus  long  de- 
tail est  necessaire  pour  faire  hien  comprendre  a  nosjeunes 
K'Cleurs,  el  aux  fenimes  doni  la  curiosile  s'inleresse  a  ces 
conqueles  de  res|u'it  el  de  la  science ,  le  mode  d'aclion  el 
le  proeede  materiel  de  ces  experiences ;  nous  y  reviendrons 
pour  leur  eonsaerer  loul  nn  rhapilrc  du  procbain  nuinero 
de  Moiisieiii  le  Cure. 

Mais  des  aiqourd'hni  la  place  sufOsanle  nous  resic  pour 
indiquer  I'elrange  application  faile  receniment  de  I'electri- 
cile  ,-1  ragriculliire.  Celle  puissance  eleclriquc  que  la  science 
a  recounueavec  elonnemenl,  ettrouvec  repanduea  travel's 
la  nature  enliere,  n'esl  (il  faul  en  convenir)  ni  precisee  ni 
definie  encore.  Les  savants  les  plus  avances  paraissent  dis- 
poses a  eroire  que  galvauisiiie,  elcclricile,  niagnelisme,  ne 
sonl  que  trois  expressions  de  la  meme  force  dislrihuee  par 
la  main  de  Dieu  dans  les  melaux,  les  corps  vivants  et  I'ai- 
manl.  Quoi  qu'il  eu  soil,  elle  parail  exercersur  le  develop- 
ment des  plantes  une  iailuence  tres-vive  ettrcs-mai-qucc. 

La  pomiiiv  de  lerre  eleclriquc. 

Un  Amcricain  s'est  avise  de  placer  plusieurs  plaques  de 
zinc  el  plusieurs  pla(|nesde  cuivre  rallaebees  jiar  un  (il  di' 
fer,  a  droile  el  a  gauche  d'une  ponime  de  lerre  plantee  en 
lerre;  ainsi  enloure  el  muni  de  la  ballerie  galvaniiine 
donl  nous  avons  parle  plus  haul,  et  sur  laquelle  I'liumi- 
dile  lerreslre  agissait  comme  I'acidc  necessaire  a  racllon 
galvaniqne,  le  tnbercule  a  grossi  demesuremeni  ;  11  a  finl 
par  alleindre  la  proportion  colossale  de  deux  pieds  de  dia- 
metre,  c'est-a-dire  que,  sous  rinduence  de  la  pile  ou  balle- 
rie eleclriipie  cnfouie  avec  lui  dans  le  sol.  il  est  devenu 
scmblahle  a  une  cilrouillc. 

On  ne  pouvail  se  meprendre  sur  les  causes  de  cetle  crois- 
sance  exiraordinaire  ;  les  aulres  pommcs  de  lerre  de  meme 
espece  qui  I'enlouraient  avaienl  conserve  les  dimensions 
ordinaires;  qnel(|ues-ni}es  u'elaient  pas  plus  grosses  que 
des  noisettes.  {Boslon  lieperlorij  nfugricitllure.) 


I.':ib(jjiilain't3  lies  iiinlirrcs  piciJ.ircL's  loai'  le  Jnunwl  de  M.  le  Cure  iimis 
force  de  remellie  au  nuiiicio  iirurliain  |iliisieiirs  arlicios,  lels  (jue  17m- 
cemlic  tltius  la  neifje,  le  Ciue  tli:  Citnloiie,  Jmk  le  Desosse,  la  Mtti.'ieii 
maudile,  IcJf  Soulerraiiisde  Waltiiii/Slieel,  elf.,  ele. 

.V07'/i.  La  ffrarnrr  tie  la  paije  -1  c^l  desltuec  au  mois  de  Marie. 


Imin-imerie  SCIINKMIF.U  et  LANUiANn,  nie  i;-|-:rfiirlli,    I. 


LR 


LIVRE  DES  FAMILIES 


01' 


JOURNAL  DE  MONSIElTi  LE  CURE. 


M«  a  —l"  Volu 


a. "  Becembre  1844. 


LE   MOIS   DU    JECNE    CHRETIEN. 


Itepuisla  r.iliilefliiiio  dus  |in'ii]icrs  |j,-irenls,  f|iinr,iiiic  sicili.s  il^illi-iih- 
oiil  passii  siir  lo  genre  luim.iin.  Eiifin  hiillc  I'mirm-e  (hi  jour  ro|inr,-ileur. 
Do  la  Viorgc  do  Jiida  va  naiire  Ic  Saiivciir  dcs  lioiiinies ;  iin  join'  .lo 
ciinsolnlioii  larira  Ics  larines  de  (|iialrc  mille  .-innccs.  Voici  rAvonl. 

Cost  roninic  I'aurorc  qui  precede  le  lever  du  solcil  ;  quatre  seiiiaincs 
limit  oliaciine  represente  iin  millior  de  ces  annees  d'allcnte  son!  I.ieii 
di-nomoiK  nommcesle  Icnips  de  I'Avent,  c'est-a-dire  de  rarriveo  d'Km- 
manuel,  Dieu  avecnous. 

Oiii  P'lurra  nier  que  ce  grand  jour  de  la  nalivile  Cm  Messie  elail 
digue  de  riinniieur  d'un  prelude  He  prieres  et  de  sainles  praliqiies  dc 
niaceralimi?  Ce  dernier  lerme  elomic  dnns  iins  Irmps  moderiies,  oar 
oiifiii.si  I'Eglise  dans  ses  ofnces  revel  une  sorle  dedoiiil  qui  a  lioaiienup 
d'analogie  avec  le  cnreme,  si  ccs  pielres  cl  cos  leviles  jironneiil  lo< 
ciiulours  de  la  pouilonco,  si  enrin  les  clianis  joyeiix  ,ki  Glvriu  in  csrcls,s 
cl   du  Te  Dtum   no   se  Ibnl  plus  eiiloiidie  li.ius  sa  lilurgie,   le  peiiple 

.  chrelienira  poiulasubir  les  prescriplioiisdola!.sliuoncc'ol'du  ieiiiie 

.■»n,  sans  doule.  ii,:„s  d.nis  sn  primitive  iiistilulion  TAvenl  ful  Ic  oarcme  de  Noel. 

ivgoire  de  Tours  nous  appreiid  qiriiii  dc  .ses  illuslres  dovaiioiors  siir  le  siege  episcopal  do  oolle  villo   saint  INtiio 

n,  vol,  ,  !'  T  ■■'  ''  '"■"""''■  "">"'""'-"'  'l<^  """•'=  I'isloire  ecolesiasliquc   relalif  au  Irmps  de  IVu-ul 

I  liouc  a^.iit    paieilloniont    recu   ce    donncr  nom,  el  on  |-a|  pelail  Ic  Cairmc  ,/c  s,,i,  <  .j;,,,;, ,. 


>! 


LES   SAINTS 


Dans  Ics  cnplliilaires  tleChorli'mnjiiK'  on  la  trouvc  ainsi 
designee.  Qnclqncs  siroles  apres,  cctlc  fcrvonr  s'clatt  eon- 
siderablcnicnl  ralcniic,  cl  drja,  au  dixii'nie  sieclc,  il  n'csl 
jiliis  suere  fail  mcniion  que  dcs  quaire  scnialncs  qni  pre- 
cedent la  grande  solennile  de  ^oel.  Plus  lard,  si  I'Avenl 
ainsi  reduit  conserve  une  coulcur  quadmgcsimale,  le  jeune 
lend  a  disparailre  de  plus  en  plus.  Au  treiziemc  siccle. 
ini  monarquc  francnis  sc  nionlrc  encore  obscrvaleur 
ri;;ide  de  la  priniilive  inslilulion,  el  le  careme  de  saint 
Marlin  revit  sous  la  pourpre  de  Louis  IX.  A  celle  epoque  le 
jei'inc  n'elail  pins  qn'nne  simple  abslinence  donl  I'oliliga- 
tion  se  reslreignait  aiix  clercs  ct  surloul  aus  monaslcres. 
Vers  la  fin  du  qualorzicrac  siccle,  le  clerge  dc  la  cour  pon- 
tificale  d'Urbain  V  eslscul  aslrcinl  a  la  simple  abslinence. 
Ainsi  s'cclipse  cclle  inslilulion  si  eniinemmentclirelienne, 
quanl  aux  praliqnes  peniblcs,  el  I'Avent  ne  figurera  plus 
que  par  des  souvenirs  accusolcurs  de  la  raollesse  dcs  tenqis 
posleric'urs. 

A  Dieu  ne  plaise  ponrlani  que  nons  clalions  un  rigo- 
rismc  onlre  que  I'Eglisc  elle-meme  desavouerail,  pnis- 
qne,  par  sa  bonlcnialernellc,  I'obligalion  prirnilive  a  ccssc 
d'exisler!  mais  si  la  rigucur  esl  lempcree,  quanl  a  la 
privation  corporelle,  I'espril  de  I'Avenl  n'a  pn  varier  ;  cc 
sera  loujours  pour  le  vrai  clirelien  une  expiation  prepa- 
raloirc,  sinon  par  une  maceration  extraordinaire  qui  n'est 
plus  un  devoir,  du  nioins  par  un  jeune  du  cocur,  par  des 
elans  de  foi  vive,  dc  consolanle  csperancc,  do  tenJre  charite, 
el  si  cetle  derniere  a  aussi  pour  objet  nos  freres  dans  la 
souffrance,  au  moment  surloul  ourinclemcnce  dela  saison 
vienl  doubler  les  besoins  de  rinfortunc,  ne  scra-ce  point  se 
preparer  dignement  a  cclebrer  I'arrivee  de  Celui  qui  vinl 
sur  la  terrc  pour  y  passer  en  foi.sant  le  bien  ? 

Chez  les  Grecs  cetle  pcriode  de  preparation  commence 
au  (piatorze  novembre,  et  forme  ainsi  une  vraie  quarantaine 
avant  iSoel.  La  viande,  le  beurre,le  lait,  lesnoufs,  sonldes 
aliments  proliibes  cliez  ccs  chretiens  orientaux.  Sept  jours 
de  jeune  sur  les  quaranle  y  sont  sculement  derigueur. 
Cesl  pour  les  Grecs  le  Careme  de  sainl  Philippe. 

(Jualre  Avcnls  ou  nvenemenls  sont  symbolises,  nous  dit 
un  auleur  du  treiziemc  sieclc,  par  ces  qualre  semaincs  :  le 
premier,  c'esl  la  venue  du  Tils  de  Dieu.  du  Verbe  etcrncl 
qui  se  fail  cliair  el  qui  va  uaitre  du  sein  virginal  de  I'liimi- 
ble  fdle  di'  Juda,  Marie ;  le  second,  c'esl  la  descenle  de  I'Es- 
pril  diviu  qui  a  lieu  tons  les  jours  dans  les  cceurs  pin-s;  le 
Iroisicme,  c'esl  la  naissance  de  chacuu  de  nous  a  une  vie 
meillenre  par  la  mort,  car  cetle  vie  n'esl(|ne  I'exil  de  I'e- 
preuve;  lieureux  celui  quiyscra  fidcle  I  Eiiliu  leqiiatrieme 
est  ce  grand  cl  majcslueux  avencmeni  du  I'ils  de  I'llomnie 
venanl  a  la  fin  du  monde  recoltcr  dans  le  vasle  champ  du 
pcrc  de  famille  et  I'ivraie,  ct  Ic  hon  grain;  ces  deux  planlcs 
soul  ici-bas  coufiuiducs  ;  a  cole  dc  I'epi  au  grain  nourricier 
s'eleve  I'inutile  el  pernicieuse  ivraic.  La  premiere  sera  soi- 
gneuscmcnt  recneillie  pour  le  grenier  celeste,  la  seconde 
lice  pour  eire  misc  au  feu. 

Riche  el  instructive  allegorie,  cmance  de  la  bouche  de 
laSagcsscincarnee  1 

C'esl  ainsi  que  I'Kglise  par  scs  louchantes  inslilulions 
.sail  instruire  scs  enfanls.  Aux  uns  la  menace,  aux  anlres  ki 
douce  csperancc.  Toule  I'ecouomic  d'une  sage  legislation 
CSl  la  ;  et  qui  rcfuserail  a  I'Eglise  cette  intelligence  legisla- 
trice,  puisqu'cUc  esll'ccuvrc  du  supreme  Legislateur? 


NOIX. 


Les  pieuxsoupirsque  I'Eglisea  pousses  pendant  le  temps 
dc  r.Xvenl  onl  ele  enlendus,  EUc  a  conjure  le  cicl  de  rc- 
pandre  sur  la  terre  sa  bienfaisanle  rosee,  dans  cette  belle 
et  louchantc  priere  liorule,  cccli,  tiesiiper,  qui  esl  chantce 
dans  ccs  qnatre  dimanchcs.  En  outre,  tous  les  jours,  selon 
le  rit  romain.  a  parlir  du  di.x-sepl  decembre,  une  anlienne 
speciale  qui  commence  par  I'exclamation  0  a  solennelle- 
menl  relenti  dans  nos  temples.  C'etail  le  cri  d'un  amour 
impatient  qui  ne  pouvait  manquer  d'etre  favorablemenl  ac- 
cueilli. 

Noel  esl  arrive.  A  I'esperancc  limide  et  plaintive  a  suc- 
cede  I'accomplissemenl  d'une  promesse  quine  pouvait  cire 
vaine.  Ecoutez  la  voix  imposante  du  livre  inspire  de  la 
Sagesse  :  «  Quand  la  nuit  ful  arrivee  au  milieu  de  sa  course, 
«  voire  puissantc  parole,  6  Seigneur,  descenditde  son  trone 
n  royal  place  dans  la  splendeur  des  cicux.  »  Puis  I'evan- 
gclisle  saint  Jean  fournit  a  ce  magnifique  rcpons  de  I'E- 
glisc  cette  belle  reclame  :  «  Et  nons  avons  vu  sa  gloire,  la 
"  gloire  du  Fils  unique,  du  Pere,  de  ce  Verbe  plein  de 
«  grace  el  de  verite  1  n 

Noel  est  done  la  fete  de  la  naissance  corporelle  du  Fils 
de  Dieu,  fait  homme,  sous  le  nom  de  Jesus-Christ.  Une 
soleniiite  pareille  doit  remonler  au  bcrceau  de  la  religion 
chreiicnne.  Le  jour  de  sa  celebralion  varia  ncanmoins,  et 
ce  ful  en  557  que  le  papc  Jules  1"  ayant  fait  excculer  de 
serieuses  recherehes  sur  I'cpoque  du  dcnombrement  or- 
donnc  par  I'empereur  Auguste  pour  fixer  la  population  de 
louU'enipire  romain,  on  reconnut  que  ce  grand  evcnement 
dc  la  naissance  du  Mcssie  avail  cu  lieu,  non  pas  le  1 1  du 
mois  de  Tybi,  c'csl-ii-dire  le  6  Janvier,  mais  bien  le  25° 
jour  du  mois  de  dt'cembre.  Au  6  Janvier,  on  avail  jusqu'a 
cc  moment celebre la  Theophanie,  ladouble  manifestation 
de  Jesus-Christ  aux  bergers  ctaux  roison  Mages  de  I'Oricnt. 
La  premiere  fut  done  flsee  au  vingt-cinquieme  jour  dc 
decembre  cl  la  seconde  ful  conservce  au  sis  Janvier. 

II  n'en  est  point  des  fetes  du  chrislianiiimc  comme  dcs 
grossieres  solenniles  de  I'idolatrie  ;  les  premieres  so  ral- 
lachenl  a  dcs  evenements  fondes  sur  la  verite  de  I'hisloire 
ecclesiasli(pieet  profane,  lessccondes  se  lient  .i  des  croyan  • 
ces  superstitieuses  el  bizarrcs  donl  il  est  fort  difficile,  pour 
ne  pas  dire  impossible,  do  determiner  roriginc. 

Mais  quelle  est  la  signification  reelle  de  ce  terme  de 
N'oel?  Les  opinions  vaiicnt.  Ne  serait-ce  point  la  contrac- 
tion dnmol  Emmaiiuel  donl  on  aurait  garde  les  deux  der- 
nieres  syllabes — nuel — scion  la  prononcialion  italienne, 
cspagnolc,  etc.,  nouel.  Cela  paraitrait  fori  vraiscmblablc. 
Emmanuel  (Dieu  avec  nous)  caracleriseadmirablcmentla 
I'ele  du  2,"i  decembre.  Sans  doute,  loujours  Dieu  est  avec 
nous,  mais  jiarsa  naissance  corporelle,  parson  incarnation, 
il  a  doigtie  habitcr  visiblcment  au  milieu  de  nous,  comme 
un  de  nous,  el  voila  pourquoi  Jesus-Christ  nous  appellc  scs 
freres.  Ob  !  la  gloricuse,  la  salulaire  frnlernite!  Ce  n'est 
point  ici  le  farouche  dieu  de  I'Olympe  pa'i'en  qui,  d'un  di- 
gnement d'yeux,  fait  trembler  I'univers,  et  qui  a  pour 
symbolc  ini  aigle  terrible.  C'esl  le  Dieu  qui  vent  qu'nn 
I'aimc,  parcc  qu'il  nous  a  aimes,  cl  qui  a  pour  symbolc  un 
agneau,  jiarcc  qu'en  cffcl  il  doil  terminer  sa  vie  mortelle 
par  un  sacrifice  oii  il  expirera  comme  I'agncau,  sans  se 
jdaindrc.  Oh  I  uni,  Ic  christianisme  est  la  religion  de  I'a- 
mour,  de  I'amour  jiur  el  reconnaissanl. 

Pourquoi  cncorelrois  messes  en  cette  fete,  Vunea  minuit, 


DU   MOIS. 


I'aiiire  a  I'aurore,  la  Iroisieme  au  jour? Nous  Jirons  d'a- 
borJ  ([u'aux  eveques  sculs  il  a]iijai'lcnait  ancionncmcnt  de 
eclebrer  ces  Irois  messes  ct  que  ce  privilpije  s'cleiidail 
aux  prclres.  Sans  vouloir  cnlrcr  ensuile  dans  une  |ii'ornnde 
discussion  liturgi(iuc  sur  cct  usage,  nous  dirons,  avec  no- 
ire auleur  favor!  du  trcizieine  siecle,  Guillaunie  Durand, 
(jvei[ue  de  Mcude,  que  la  venue  du  Messie  est  le  signal  du 
salut  pour  Ics  pcuples  vjvaut  sous  I'cnqjire  de  la  loi  nalu- 
relle  avanl  la  loi  eerile,  pour  ceux  qui  out  ensuile  observe 
cclle  loi,  et  cnfiii  pour  nous,  qui,  depuis  celte  precicuse 
uaissance,  vivonssousla  loi  chrclicnne. 

Minuil est  labsence  de  la  lumiere ;  les  patriarches  avant 
Moise  vivaientdans  cetleobscurile.  L'aurore  est  le  crepus- 
cule  du  jour,  les  Israelites  sous  Moise  et  apres  lui  niarclic- 


rent  acctte  faible  lueur.  Lejourquand  le  soleil  brille,  c'cst 
bien  sans  contrcdit  la  loi  lumincusc  que  la  naissance  de 
Jcsus-Christ  est  venue  inaugurcr  sur  la  terre. 
.  Au  moyenage  les  pcuples,  dans  Icurs  acclamations  des- 
tinoes  a  gloriller  lespuissants  du  mondc,  s'ccriaient :  iSoti  ! 
Noiil !  heureuse  nouvelle  !  Ilcjouissons-nous  done  aussi  a 
I'arrivue  du  divin  Uoi  des  nations  qui  ote  ct  donne  coniinc 
il  veut  les  couronncs  perissablcs.  Au  scul  Roi  immorlcl, 
invisible,  et  qui  neanmoins  a  voulu  se  rendre,  pour  uu 
temps,  visible  au  milieu  de  nous,  adressons  jios  pieuscs 
acclamations  : 

Noel '.  Kocl !  llosanna  au  Fils  de  Dieu  qui  liabite  avec 
nous  ! 


MOIS     DE     DECEMBRZ. 


1.  Dlmanche.  Preuiier  di- 
manche  de  I'Avent  (uoi/. 
avant  le  calendiier). 
St  £1.01,  evfique  de  Noyon, 
ne  a  Cbatelac  pres  Liniu- 
(,'es,  en  588. 

D'abord  orfevre,  il  fii  pour  Clo- 
taiie  II  un  In'me  d'or  eiiiichi  de 
Iiieirt'S  prccicuses,  ainsiqUL'  les 
niagniOqaes  chasses  de  St  Qucn- 
tii),  de  St  Geniuin  de  I*aris,  de 
Si  Scverin,  do Sle Genevieve,  ele. 
Saere  evOque  de  Noyon  en  oio, 
prelat  distingue  par  Ics  plu;- 
graitdes  qualites,  murt  en  659. 
St  LE0scE,evi5que  de  Frcjus, 

mort  eo  432. 
St  CoxsTASTtN,  solitaire  dans 

le  Maine,  mort  vers  563. 
St  Domsole,  abbe  de St-Lau 
rent  a  Paiis,  puis  cvt^que 
du  Mans,  morl  en  581 . 

0.  IjDudi.  SteBibiane,  vier^e 
el  mariyre,  563. 
Si  Eusebe,  priHre,  Si  Mar- 
cel, diaere,  St  IlippoLVTE 
elleurs  contpa^notis,  inar- 
lyrs  a  Rome,  2'  sit-cle. 

3.  llBrdi.ST  Fkan^ois  Xa- 
vtEB,  pri'lre  de  la  couipa- 
t^nie  de  Jesus,  apulre  des 
Itides  et  du  Japon,  ne  en 
en  (30ii,  inoit  eu  1552. 
St  Luctus,  roi  de  la  Grande- 
Bivta^iie,  inarljr  a  la  Dii 
du  2'  siecle. 

'3.    iUw^rcrecli.     St     Pierbe 

Chrvsologue,  arclievuiiue 

<le    Ravenne,   mort  vcr.- 

450. 

SteBarbe,  viergeetjnarljTe. 

vers  I'an  30G. 
St  C  esiest   d'Alexandric  . 
docleur  de  I'E^lise,  moil 
vcis  I'an  217. 

5.  Jeudi.  St  Saeas,  abbe  en 
ralesline,  niorl  en  332. 

O.    Veiiilrnli.  St   Nicolas, 

i-vi^HUe  de  Mjre,  mort  en 

342. 

St  Xiii.  ■putLE,  evfii|ue  d'Aii- 

tioche,  iiiorlvers  I'an  190. 

J.  Knmi'ill.  Sr  Asidhoise,  ar- 
cbevOc|iied(' Milan,  im  do 
quaire  grands  docteurs  ile 
I'Eglise,  Ills  du  pi-cfet  du 
prcloire  des  Gaiiles,  trcs- 


celebre  par  ses  ouvraj;es, 
niurteii  397. 

8.  HImaiiche.  2' dinianclie 
de  I'Avent. 

Conception  de  la  Ste  Viebge. 

Cetlc  fete,  oliseivee  tres-;in- 

ciennenicnt  en  Orient  etcn  qucl- 

q'les    eglises   oeiidentales,    fut 

reiidue  uiiiverselle  par  le  pa|ic 

SisleIVcn»i66.  On  y  vinerc  la 

Ste  Viergc  roinnie  eonijue  dans 

le  seinde  Sic  Anne,  samere,  sans 

la  larlic  du  peclie  originel.  C'csl 

la  pieuse  croyance  de  loute  lE- 

glise,  sansqu'cllc  soil  un  article 

de  foi. 

St  Romabic  oiiREjrii\E,ahlH' 

de  Reinirenniiit  ipii  en  a 

pris  suit    noiii,   |iriiice  du 

sang    royal   de   Lorraine, 

mort  en  ti53. 

9.  Luiidi.  Ste  Leocadie, 
vierge  et  ni  irtyre  en  E-pa- 
giie,  au  3«  sii'cle. 

St  IIippabqce,  St  PniLOT^L 
etieurs  C'lnqia^'nons,  mar- 
tyrs a  Sainiisaie,  en  2U7. 

10.  Uurdi.  St  Melciiiaue 
ou  MiLTiADE,  |iape,  morl 
en  314. 

Ste  Eulalie,  vierge  et  mar- 
lyre  en  Espagne,  au  o' 
siecle. 

Ste  Valere,  vierge  el  mar- 
lyre  en  France, au  3«  siecle. 

11.  Mficreili.  St  DiMASE, 
pape.  molt  en38i,  cidebre 
par  .-es  nuvragcs. 

St  Fcscies,  St   Victobic  ei 
St  Genties,  martyrs  prii^ 
d' A  miens,  en  286. 
I  2.  «ffoiidi.  St  Valeui,  abbe 
en  Picardie.  d'uu  a  pris  son 
iioni  la  ville  aiiisi  cunnue, 
nicirt  en  622. 
St  Epijiaoue,  St  Alexanbbe, 
martyrs     a     Alexandrie 
vers  250. 
13.    Vciidredl.   Ste   Licie 
ou  Luce,  vierge  ct  inarlyre 
a  Syracuse,  en  304. 
Ste  jEASsE-FKANgoiSE  Fnti- 

MIOT  DE   CuA^TAL,  illSlilU- 

Irice      lies    visilandines  , 
iniu'le  it  Moulins,  en  16il. 

L'illiislrc  inailjinede  Sevigiie 
el.iitsa  pctilc-liUe. 


14;.  Kametli.  St  Nicaise 
ev^qtie  de  Reims,  et  se; 
compagnons,  martyrs,  au 
5«  siecle. 

La    niagnifique   cglise  de  ce 
noin    A    Reims   a    ete'  dctruile 
dc  fond  en  coinbic  en  1794. 
St  Fobtunat,  evi'tpiede  P' 
tiers,  morl  en  609,  pocte 
latin. 

15.  Dimanche  o^dimancln 
lie  I'Avenl. 

St  Eusebe,  cvSque  de  Ver- 
ceil  en  Picmonl,  morl  en 
370. 

St  Mksmin  (  Maximinus). 
abliii  dc  Alley  pres  d'Or 
U'ans,  murt  en  520. 

16,  l,.undi    St  Adon,  arcbe 
vi^qup  de  Vienne  en  Daii- 
pbme,  aiitenr  d'un  marly 
rologe.  mort  en  873. 

Ste  ADiiLAJDE,  imperatrice 
irAllemagiie.  morle  ei 
Alsace,  en  999. 

IT.  Slai'lli.STE   OLYlIPlADf. 

veuve  de  Ncbridius,  prefc 
de  Conslanlinople,  niurti 
en  410. 
St  Bebsabd  oh  plulot  Bar- 
NABD,  archevi^quede  Vien 
ne  en  Dauphine,  mort  en 
842. 

18.  Mercredi.  Quatre 
Temps. 

St  Rcf  el  Sr  Zozime,  mar- 
tyrs en  Asie,  en  1116. 

St  Gatien,  premier  evi'qui 
de  Tours,  au  3'  siecle. 

19.  Jlcndi.  St  Neuesion. 
martyr  en  Egypte,  en  230. 

StTimothee,  diaere  en  Mau 
rilaiiie,  niailyr  du  pre- 
mier siecle 

20.  Veudrcdi.  Quatre- 
Temps. 

St  Puilogone,  eu'qued'An 

tiiiclie,  Ian  3'23. 
St  Zepuibin,  pape,  morl  en 

217. 
'il.MaiUfdi  Quatre-Tcmps. 
St  Thomas,  apOlre,  surnuni- 

mi;  Didyme,  marljriseen 

Plicnicie,  ilanslel*'' siecle. 
St  Tiiemistocle,  martyr  en 

Lycie,  au  3«  siecle. 


St  Isnocest  r.  pape,  mort 
en  417. 

J5S.  iliiii.-iiiclie.  4'dimanclic 
de  lAvenl. 
St  Sicon,  cv^qne  de  Cler- 
monl,  morl    dans    le   3' 
siecle. 

J.T.  E.oiidl.  Ste  Victoire, 
vierge  et  inarlyre,  en  250. 

il.  Iliirdi.  Vigile  ileNiiiil. 
St  Delpiiin,  ('■veque  de  Bor- 
deaux, mort  en  403. 

la.   .Mcrcpcdi.Solennile  de 

NOEL.  FOle  d'ebligalion. 

{Voy.  rarlicle/lrcH^  qui  pre- 

ri'ile  le  ralenilriiT.} 

Ste  AsASTAsiE,    inarlyre    a 

Rome,  en  301. 

iO.    dcudi.     St     EiiEssE, 
diaere,  premier  niariyr  au 
1"sic:cle. 
St  Desys,  pape,  niuriyr  en 
258. 

-7.  Vciidredi.  Sr  Jean, 
apfltreelevangcliste,  moit 
I'an  100. 

ig.  Kanivili.  Les  Saints 
Innoccms,  massacres  par 
orilie  d'llcrode  qnelque 
temps  apres  la  naissance 
de  Jesus-Clirisl. 
Sr  TuEODi'BE ,  abbi!  en 
Egypte,  murt  en  307. 

Of  R>iiuatielic*,  dans  roc- 
lave  de  Ndi'I. 
St  Thomas  Becket,  arrln'- 
vOque  de  CantorbiTv , 
massacre  par  ordre  dc 
Henri  H,  roi  d'Aiigleterre, 
en  1170. 
St  Tbcpuime,  premiercvequc 
d'Arles.morl  au  I*'' siecle 
selon  qtielques-uns.  et  au 
milieu  du  3"^  siecle  selon 
d'aulrcs, 

10.  l.iiindi.ST  Sabik,  evOque 
d'.\sstse,  el  ses  compa- 
giion<^  iiarlyrs  en  304. 

II  Mardl.  St  Svlvesire  t, 
pape,  conlem|iorain  ilu 
gland  Conslanlin.  qui  ren- 
dit  la  liberie  au  cbris- 
liaiiisme. 
St  Savinien,  evfque  de 
Sens,  et  ses  compagnons, 
marlyrsau  3«  siecle. 


3i>  acii. 

SCENES,    RECITS,   AVEINTURES, 

kxt!ia:ts  d:s  plus  hece^ts  vovaccs. 


LA  NEIGB  HOUGE. 

Un  voyascur  |ii6mon(nis  qui  vipiil  Jo  visitor  la  Nor- 
WTgo  ronj  coniplc  (l"nn  plionnmone  fort  curieux  et  obsorve 
|]liisieurs  fois  dnns  los  Mpi's,  dans  Ics  Pyrenees  el  sur  los 
cimcs  iiidiennosdcl'llymalaia,  par  dos  voyaseurs  aUontifs, 
la  seule  espi'cedo  vnyagcurs  digues  do  co  iiom. 

Dans  los  regions  Ics  pins  clovees,  la  neige  prend  nno 
loinle  rouge,  surlonl  qnand  lo  solcil  la  frappe.  Co  n'csl  pas 
seulemcnt,  eonime  le  dit  I'Alleniand  Ilaller,  «  lo  regard 
de  Dion,  la  llammo  et  la  vie,  (piicolnront  le  front  desmon- 
lagnes,  »  c'csl  une  liqueur  rouge  enfernu'e  dans  la  neige 
mcme,  et  melee  a  la  substance  blancbcque  presente  I'ean 
condensee. 

«  A  nicsiirc  que  jc  niarcbais,  dil  le  Pieniontais  doul 
nous  avons  cite  I'observaliou,  I'cmpreinle  denies  souliers 
rnngissail  la  neign.  Cliacun  do  nics  pas  semblait  marque 
u  I'encre  ronge.  Jc  me  liaissai,  et  je  vis  que  la  vcrilable 
teinte  de  !a  ncigo  que  je  foulais  anx  piods  etait  d'nn  rose 
p.ile,  tirant  sur  Icjaune,  a  pou  pros  la  nuance  affaiblic  do 
la  Irnile  saumonce,  mais  qu'cn  prcssanl  la  noige  el  en  ap- 
jiuyant,  celte  meme  teinle  devenait  plus  foncce,  comma  si 
quelquc  substance  ponrpre  cut  etc  soumise  a  Taction 
d'une  vis.  Men  cbicn  do  Terre-Nenve  ecrivait  comme  moi 
sa  route  on  Icltres  sanglanles.  Le  paysan  islandais  qui  m'ac- 
compagnail,  ct  dontla  tournnrcd'espritelait,  comme  cbez 
la  plupart  des  habitants  de  ces  regions,  aussi  poeliquc 
qn'nriginale,  prit  gravomcut  la  parole  pour  me  raconler 
deux  ou  Irois  li'geudcs  antiques, ipii  no  lu'expliquaient  ]ias 
le  moins  dn  mondc  cello  rougenr  de  la  noige.  11  s'agissait, 
lanlut  do  la  deesso  Froya,  qui  avail  elo  jjlossee  par  le  lonp 
Fenris  dans  ces  localiles  dosertos  et  qui  avail  lache  de  son 
sang  la  liHo  glncce  des  moots  de  granil;  tanlot  d'nn  sou- 
venir cliretien  qui  atlrihnait  colte  nuance  an  sang  des  pre- 
miers martyrs ;  tanlot  des  crnautos  cxercoes  en  Norwoge 
et  en  Daneniark  par  le  rni  Chrisliern.  La  derniere  lo- 
gende  poeliipie,  repelee  par  mon  bonnole  paysan  d'Islande, 
sc  terminait  par  colte  iiensiic  romarqnable  qui  est  rostoo 
gravee  dans  ma  nicmoire  :  n  Les  moots  charges  d'nne  pure 
neige  rongirent,  comme  lo  crime  el  la  passion  humaine 
laissent  lour  trace  sanglanio  sur  Ics  pages  blanches  de 
I'hisloiro.  » 

«  L'l.slandais  paraissail  so  contenter  do  cos  explications  ct 
de  ces  souvenirs,  plus  poiHiques  ct  pins  iugerjiens  que  sn- 
li.sfaisants  pour  un  natnraliste.  Jc  n'olais  ]ias  homme  li 
rosier  plongc  dans  cello  oli.scurile.  En  descendant  la  mon- 
tagne,  du  ciile  des  mines  de  fer  d'Arrastrann,  je  ne-  cessais 
de  songer  a  cclle  neige  roug<' dont  j'avais  emportequcl- 
qnes  livrcs  dans  one  Ijoutoille.  Jo  retronvai  mos  bagagcs  et 
puon  chariot  au  pied  de  la  monlagne,  pres  de  la  maison 
do  linspecteur  des  mines :  los  premiers  tours  de  roue  du 
chariot  laissaicnt  snr  la  neige  que  nous  fonlions  un  sillon 
rose  un  pen  moins  colore  que  la  trace  de  mcs  pas  au  som- 
met  de  la  monlagne.  Kon-scnlomenl,  en  arrivani  au  vil- 
lage de  Ba>uslra!m,  j'analysai  avcc  soin  la  neige  quoj'avais 
emporlco,  mais  comme  cos  experiences  ne  mo  satisfaisaienl 
jnSjje  relMurnai  lout  expriis  avec  nil  microscope,   anx 


NFS 

lii'ux  oil  la  ncige  sanglanle  m'avail  parn  du  plus  beau 
|K)urpre,  et,  inalgro  tons  mos  efforts.  In  cause  roello  dc 
cello  conlenr  m'ochaiipa  completement. 

(c  Je  crou.sai  la  neige  el  je  la  trouvai  rouge  a  plus  de  trois 
piods  do  profondour;  quel(|uofois  des  veines  sanguinolentcs 
la  traversaicnl  a  la  surface  el  couraient  en  si  lions  varies 
qui  la  marbraiont  pour  ainsi  dire.  D'autres  fois,  ct  plus 
I'requemmcnl,  laleinlo  ctail  cgalemcnt  ropanduc.  Dans  un 
lien  tres-oxposo  au  solcil,  la  couelie  de  la  neige  elail  tout 
ii  fail  ponrpro,  et  cello  belle  nuance  allail  so  degradant 
pen  a  peu,  dans  retendue  d'nn  ccrclo  de  pres  de  cinq  me- 
ti-es.  Fn  definitive,  co  doit  eire  quelque  vegetation  secrete 
el  cachce  qui  produit  cot  effot,  el  leint  la  surface  de  la 
neige.  » 

Nous  joindrons,  dans  un  nimiero  nrocbain,  aux  observa- 
tions incompletes  du  voyageur  piomontais,  que  nous  ve- 
nous de  Irauscriro,  cellos  d"un  Gcncvois  el  d"un  Danois, 
qui  out  dociiuverl  la  cause  rcolle  do  co  pbenoniene  rare 
et  singulier.  Par  un  des  miracles  dont  la  nature  physique 
offro  le  perpolnel  lissu,  cc  n'est  pas  la  vie  vogetalo  qui  se 
conserve  sons  la  glace,  mais  la  vie  animale  elle-mehie. 
Colte  couleur  ponrpre  n'cst  autre  chose  que  du  sang, 
conmic  lo  pronvo  lo  detail  do  Icurs  experiences  analytiques, 
detail  Irop  long  pour  que  nous  lo  joignions  ici,  mais  que 
nous  aurons  soin  de  rapportor  tout  entier  dans  noire  pro- 
cliain  nnmoro.  (  La  sf.ilcau  mimcro  procluiiii.) 


VISITE  CHEZ   UN  CCRE  SE  COHBOUE. 

La  vie  patriarcale  el  los  mocnrs  bicnveillantes  que  I'e- 
crivain  anglais  Goldsmith  a  docritcs  dans  son  Vicaire  de 
IKa'ie/iWrf,  on!  fait  croire  injnslemenl  a  quelques  por- 
sonncs  quo  la  communion  proleslante  favorisail  beauconp 
plus  que  la  foi  calholique  colle  douce  tolerance  el  ces 
qualiles  interiouros  si  tonchantes  a  la  fois  el  si  utiles.  Si 
Ton  visilail  plus  d'nn  cure  do  campagne,  memo  dans  los 
regions  meridiunalos,  qui passenl  pour  livrees  au  fauatisme, 
on  tronverait  pariiii  Ics  occlosiasli(|iios  des  localiles  les 
plus  sauvages  niillc  cxemples  dc  ces  vertus  domostiquos, 
mille  tableaux  d'inlerioiir  cpie  Gessner  ou  Goldsmith  au- 
raienl  rcprodnits  avoc  bonlienr. 

Un  Anglais,  missi(jnnairo  prolcslant,  charge  aujourd'hut 
de  ropandro  on  Espague  la  Ciblc  protcstnnic,  hommo  d'ail- 
Icnrs  ploiu  do  franchi.se  el  dc  naivete,  rend  ainsi  conipte 
d'iMio  visile  choz  un  cure  ospagnol  desenvironsdoCordono. 

u  11  liabilail  une  vieille  rnino  do  mosqueo  orienlalo, 
doul  unc  parlic  lui  servail  de  bibliolheque,  une  autre  de 
pigeounier  ;  le  resle  elail  occupe  par  sa  gouvernanle  qui 
avail  epouse  nn  greflier  de  la  villo,  et  qui  servail  le  cure 
tout  en  soignant  son  propre  menage. 

Lo  bonhomme  \ivait  de  quelques  fruits,  de  lard,  sus- 
pcudu  a  une  galerie  suporicure,  et  des  ccufs  que  lui  dou- 
naient  des  ponies  qui  s'en  allaient  caquetanl  aulonr  du 
bassiu  de  marbre  ct  du  jet  d'cau  mauresque.  (Juelques  ci- 
tronniors  ct  grenadiers  poussaient  dans  un  coin,  ct 
pencbalcnt  vers  I'onde  Icurs  fruits  sangbmts  el  dores.  11 
nous  fit  servir  lout  ce  (|u'il  avail  de  mciUeur  dans  uno 
pelilo  sallc  qui  donnait  sur  \e  paiio,  ou  cour  intorieure; 
ii  cliaque  instant  il  elail  derange  par  les  panvrcs  qui  ve- 
naienl  frapper  a  sa  porlo.  Couinic  le  vicaire  de  WakclicUl, 
qnand  il  voulail  sc  debarrasser  de  quelquc  inondiant  man- 


DE   VOYAGES   lltCENTS^ 


57 


vais'siijct,  il  lui  prclnit  iin  manlcau  on  line  calotte,  Lien 
sur,  disail-il.  de  ne.  jamais  revoii-  I'cniprunteiir.  Sa  sou- 
lane  usee,  et  sa  barlje  noire  assez  mal  pciijnco,  rain-aicnl 
volonlicrs  fait  passer  pour  pauvre,  et  j'auraiscru  que  ce 
proprictaire.  de  riuelqucs  mines  delabrees  n'avait  pas  une 
peseta  cliez  lui,  si  les  nomlu'cux  visilcurs  (pii  frappaienl  .i 
sa  poric  n'eussent  reni  de  sa  propre  main  des  aumuiics 
frequentes. 

<i  C'clail  en  definitive  le  banquier  ct  le  medeein  du  vil- 
lagi'.  Dans  un  belvedere,  donl  le  jasmin  sauvage  et  le  lau- 
lier  coiivraienl  presque  enlierement  la   petite  fenetre,  il 


avail  fait  placer  deux  lits  pour  les  voyageurs.  Nous  etions 
calvinistes,  il  le  savait;  son  affeclueuse  hospitalite  n'en  fut 
pas  moins  cordiale;  et,  quand  je  lui  rcmis  en  partant  une 
de  mes  Ribles  protestanles,  il  se  contenta  de  sourire  mali- 
gnenient  en  placant  le  livre  sur  sa  labletle,  comme  s'il 
m'avait  dil  : 

((  Vous  etes  un  commis  voyageur  qui  n'oubliez  pas  voire 
placement,  n 

En  somme,  j'ai  vu  pen  d'esistonces  plus  energiques,  plus 
aimables  et  plus  deviiuees.  » 


i.'iNCZNSiE  ni:  XA  roRXT  viEacE. 

Avec  quel  plaisir  je  m'asseyais  aupres  du  feu  ardent  de 
quelipie  cabane  solitaire,  quand,  epuise  de  fatigue  et  pe- 
netn;  de  fruid,  ayant  hate  mes  pas  pour  arriver,  a  travers 
le  brouillard  humide  et  la  neige  qui  couvrait  la  surface  du 
pays  comme  un  manleau  de  glace,  jusqu'.i^a  liulle  du  chas- 
seur Canadian,  jc  le  irouvais  entoure  de  sij  famille,  ct  re- 
cevais  de  lui-une  hospitalite  cordiale  ! 

C'cst  un  spectacle  clwrmani  pour  un  Francais.  (^n  parle. 
dans  ces  regions  lointaines,  le  francais  pur  du  temps  de 
Eoiiis  XIV  ;  le  vieux  christ  d'ebene  est  suspenJu  avec  le 
rarneau  benit  au-dessusdu  lit  des  jennes  filles.  Une  politesse 
cordiale  el  rusliquey  regne.La  mere  bcrce  son  nourrisson 
en  Iredonnanl,  pour  le  disposer  an  repos,  pendant  qu'un 
groupe  de  vigonreux  eiifants  se  prcsse  auloiir  du  pere  qui 
vient  d'arriver  de  la  chasse,  el  depose  sur  le  rude  plan- 
Hier  de  sa  cabane  le  nombreux  gibier  donl  il  est  pourvu. 
Ln  gros  tronc  d'arbre  noir,  roule  avec  peine  jusqu'a  une 
vaslc  chemmOe  et  alimcnle  par  de  menu  bois  de  pin,  pro- 


jelle  an  loin  sa  llanime  brillante  sur  I'lieureuse  famille. 
Les  cliiens  du  chasseur  lechent  I'eau  qui  decoule  des 
glacons  qui  se  fondenl  ct  brillent  sur  leur  poll  herisse; 
le  chat,  amoureux  de  ses  aiscs,  s'occupe  a  passer  ses  paltes 
veloulees  sur  ses. deux  orcilles,  et  peigne  de  sa  langue  rude 
la  robe  luslree  qui  fait  son  orgueil.  Ces  plages  reculces,  oii 
il  n'y  a  ni  peinlre  ni  pocle,  sont  poetiques  el  pittoresques 
plus  que  tonle  autre. 

Quel  charme  j'ai  eprouve,  quand,  cliaritnblement  recu 
et  genereuscment  traite  sous  ce  toil  par  des  gens  dont 
les  moyens  etaient  aussi  precaircs  que  leur  generosite  etait 
sincere,  j'cntendais  la  vieille  chanson  picarde  resonner 
dans  les  bois,  etannoncer  de  loin  le  rclour  du  pere  ct  de 
ses  Ills  1 

Souvent  j'entrais  en  conversation  avec  cux  sur  des  ma- 
tieresen  rapport  avec  leurs  intert'ls,  etje  rccevaisd'eus  les 
informations  les  plus  satisfai.santes.  Je  me  rajipelle  qu'iine 
Ibis,  dans  les  Elats  du  Maine,  je  passai  une  null  semblable 
a  celle  que  je  viens  de  decrire.  De  bonne  lieure,  dans  la 
inalinec  tout  le  ciel  avail  etc  obsciirci  par  une  pluie  qui 


S8 


SCENES 


lombait  a  torrents,  et  mon  'gcncrcux  hole  ni'cngagea  ii 
demeurer,  dans  Jcs  tcrmcs  si  pressants,  que  je  ine  crus 
lieureux  d'acceptcr  son  offre.  Apres  le  dejeuner  commen- 
caient  les  affaires  dujour  :  le  rouet  .i  liler  tournail,  les 
jeunes  gens  lisaienl ,  visilaient  leurs  amies  de  chasse 
et  raccommodaient  leurs  Clels  de  peclie.  Dans  un  coin 
les  cliiens  revaicnt  de  bulin,  cnfouis  dans  les  cendres; 
lloniiuagrobis  filait  sa  canlileiie  monotone,  de  concert  avcc 
le  rouet.  Assis  sur  deux  tabourets,  le  chasseur  et  moi 
nous  causions,  pendant  que  la  mere  de  famille  veillail  aux 
affaires  domestiques, 

«  Vous  avez  change  d'habitntlon?  disje  au  chasseur. 
Quel  (ivenement  vous  a  porte  a  operer  une  mutation  de  do- 
micile toujours  difficile  et  couteuse? 

—  La  foret  nous  achasses,  repoudit  le  Canadien  ;  elle  a 
lirule  un  beau  jour,  et  il  nous  a  fallu  fuir.  C'cst  a  grand 
peine  que  j'ai  sauvc  ma  vie,  celle  de  ma  fomme  et  de  mes 
enfants.  D'ailleurs,  nous  avons  tout  perdu. 

—  nacontez-moi  cela. 

—  Le  souvenir  est  tristc.  Nous  avions  bati  notre  cabane 
ail  milieu  de  la  foret;  pour  ccliapper  aux  flammes,  il  a  fallu 
franchir  un  veritable  cercle  de  feu.  C'etaient  des  arbres 
resineux,  sapins  cl  melezes,  qui  couvraicnt  un  espace  do 
dix  lieues  ;  jiigez  du  danger  que  nous  courions ! 

—  Comment  avcz-vous  fait?  Quelle  clait  la  cause  de  I'iii- 
ccndic? 

—  II  y  a  pres  de  vingt-cinq  ans,  nos  sapins  noirs  furent 
presquc  tous  tucis  par  les  insectes,  qui  en  enlcvcrent  les 
feuillcs,  et  quoi(iue  d'aulres  arbres  ne  meurcnt  pas  apres 
la  destruction  de  leur  feuillage,  les  arbres  resineux  n'y 
resistent  pas.  Qaelc|ues  annees  apres,  les  memes  insectes 
altaquerent  le  pin,  le  midoze  et  tous  les  bois  resineux, 
avec  une  telle  violence,  qu'avant  une  dcmi-douzaine  d'an- 


noes,  ils  connnencerent  a  tomber,  a  ronler  dans  toutes  les 
directions,  et  couvrirent  le  pays  de  leurs  Ironcs  cpars. 
Vous  devez  penser  qu'elant  sees  en  partic  par  la  cbaleur 
de  la  saison,  ils  devinrentun  combustible  facile  a  enllam- 
mcr.  Le  premier  accident  y  niitle  feu  :  le  bois  continuadc 
bruler  par  inlervalles  pendant  des  annees,  interccptant, 
sur  divers  points,  toutes  communications;  le  sapin,  par  si 
nature  resineuse,  joint  aux  couches  profondes  de  feuillcs 
accumuliics,  enlretenait  un  feu  constant. 

Je  n'osc  vous  en  dire  davanlage,  craignant  a  la  fois  do 
rappclcr  un  Irisle  souvenir  a  ma  fenime  et  a  ma  lille 
ainee,  compagnes  de  ma  fuite,  el  d'abuser  devos  moments. 

—  Vous  vous  tronipez.  Vous  m'inleressez  bcaucoup. 
Voire  fcmme  file  la-bas  son  rouet :  votre  lille  va  preparer 
noire  repas;  continuez  done  voire  recil. 

—  Dans  une  cabane  situee  a  environ  cent  niilles  de  celle- 
ci,  nous  dorinions  profondenienl,  quand  nous  fumes  su- 
bitenicnt  cveilles,  deux  hcures  environ  avant  lejour,  par 
le  hennissement  des  chevaux,  et  le  beuglcment  des  betes  ii  j 
cornesqiie  j'avais  miscs  en  liberie  dans  le  bois.  Je  prismon  I 
fusil,  et  j'allai  voir  cc  qui  pouvail  produire  un  tel  va- 
carmo. 

Sur  le  seuil  je  fus  enveloppc  d'une  clarte  brillanle] 
qui  so  rcllctait  sur  les  arbres  places  devant  moi,  aussi] 
loin  i|ue  ma  vue  s'elcmlail  a  travers  le  bois.  Mes  che- 
vaux .saulaicnt  dans  tous  les  sens,  renillant  avec  bruil, 
el  les  betes  a  cornes  couraicnl  ca  et  la,  furieuscs,  la  queue 
drcssec  sur  le  dos.  Je  lournai  la  maison,  et  j'entendis 
avec  douleur  Ic  pelilhunent  occasionue  par  les  brou.ssailles 
en  feu;  les  llammes  avancaient  sur  nmi  avec  rspidite,  dans 
un  rayon  Ires-elendu.  Conime  ma  fcmme  habilait  une  ine- 
lairie  a  une  porlee  de  fusil  environ,  je  mis  un  havre-sac 
sur  mes  epaules,  cl  je  courus  de  toute  ma  force  d  Iravers 


les  llammes  vers  la  metairie.  Je  lui  dis  de  s'liabiller  le 
plus  proEnptcniciil  po.ssible  aiusi  que  rcnfani,  cl  de  'j)ren- 
drc  le  peu  d'argent  que  nous  posseilions,  pendant  (|ue  j  al- 
traporais  cl  scllerais  les  deux  mcillcurs  chevaux.  Timl  cda 


ful  fail  en  Ires-peu  de  temps ;  cliaque  instant  devenait  prc- 
cieux. 

Kous  monlaraes  done   a  cheval ,   el   nous  primes   la 
fiiilo  devant  rennenii  qui  nous  poursuivoit.  Ma  femnio, 


DU  VOYAUKS   niiOENTS. 


u'J 


exccilente  cavalicre ,  so  linl  pros  dc  moi,  ct  jc  s.iisis 
(inns  un  dc  nics  bras  ma  fillc  encore  enfant.  En  fiiyant, 
jc  rci;ardai  dcrrierc  nuii,  le  terrilile  (■Icinent  envclrippait 
di'ja  la  maison.  Ilciircnsement  une  corne  do  cliassonr 
sc  Iroiiva  suspendue  a  mes  lialiils  de  cliasse.  Je  In  lis  rc- 
sonner  pour  amencr  anpres  dc  moi,  s'il  clnil  possililo, 
ce  qui  me  rcslail  d'animanx,  y  compris  mes  cliiens.  Lcs 
boles  a  corncs  suivlrent  pendant  quelipic  temps;  mnis  line 
lienre  n'elait  pas  ecoulee.  qu'elles  se  repandirent  conime 
enragees  a  Iravers  les  bois,  Innles  jusqu'ci  la  dernierc,  el 
y  Iroiivcrent  In  morl.  Mes  cliiens  eux-niemes,  en  d'anlre 
temps  si  deciles,  couraient  avcc  les  daims  quis'clancaient 
devanl  nous. 

A  mesure  que  nous  avancions,  nous  entendions  le  son 
des  cors  de  nos  vsisins,  ce  qui  nous  fit  supposcr  qu'ils 
claienl  dans  la  meme  situalion.  Je  ne  songeai  plus  qii'd 
sauver  notre  vie,  et  je  peusai  qu'un  grand  lac.  silue  a  quel- 
ques  milles  de  distance,  pourrail  bien  arreler  le  proxies  des 
llnmmes.  J'engngeai  done  ma  femme  ,i  pousscr  son  clieval. 
Nous  galoplons  avec  Ionic  la  rapidite  que  pouvnit  permel- 
tre  un  chemin  obstrue  pnr  des  arhres  renverses  et  des  las 
de  broussailles  qui  scm!)lnient  placees  la  lout  exprcs  pour 
alimenter  Ihorrible  incenJie  :  nnc  ligiie  immense  de  feu 
cnveloppait  I'liorizon. 

En  mcme  temps  nous  sentions  vivemcnl  la  chaleur,  ce 
qui  nous  effrayait  d'aulant  plus  que  nos  chcvaux  bron- 
cbaienla  chaque  instant.  Un  genre  de  brise  tout  parlicii- 
lier  passnit  sur  nos  teles,  et  la  sinisire  clarte  de  I'atmos- 
pliere  cgnlait  le  jour.  Je  resseulais  une  legere  faiblesse,  et 
ma  femme  clait  Ires-p.-ile.  La  clinleur  rougissait  tellement 
la  figure  de  notrc  enfant,  que  nos  anxietes  s'en  accrnrent. 
Vn  espace  de  dix  milles  est  bientol  francbi  juand  on  a  des 
chcvaux  legers  et  rapides;  nous  arrivames  aux  bordsdu 
lac,  converts  de  transpiralion  et  enticremeni  epuises;  le 
cocur  nous  manqun.  Laclialeurde  la  fumee  elail  insuppor- 
table, ct  les  flammes  tourblllonnaient  dune  maniere  ef- 
frayanlc. 

.4pres  avoir  cotoye  quel(|iie  temps  lcs  bords  du  lac, 
neus  nous  arrclames  du  cote  oppose  an  vent.  La  nous 
abandonnames  nos  chcvaux  que  nous  n'avons  jamais  re- 
viis.  Nous  plongeames  parmi  les  joncs  au  bord  de  I'eng, 
et  nous  nous  mimes  a  pint  venire,  dans  I'cspoir  d'cchap- 
per  aux  llammes  devoranies.  L'eau,en  meme  temps  qu'cllc 
nous  ravivail,  nous  fit  jouir  d'un  pen  de  fraicheur.  Le  feu 
continiinit  ses  progres  rapides,  ct  ravngeait  tons  les  hois. 
Puissions  -  nous  ne  revoir  jamais  un  pnreil  spectacle! 
Je  pensais  que  les  cieux  eux-memes  briilnient;  on 
n'y  voyaitqu'une  rouge  Incur,  mclcc  denuagcs  de  fumee, 
qui  se  roulait  et  enlrainnit  tout.  Kos  letes  etaienl  ar- 
dcnles  bien  que  nos  corps  eprouvassent  quelque  frai- 
cheur ,  et  noire  enfant ,  qui  semblait  enfin  s'aperce- 
voir  de  quoi  il  s'agissait,  jelait  des  cris  qui  nous  brisaient 
le  cocur. 

imaginez  un  peu  noire  situation.  .4u-dessus  de  nous, 
pasdeciel,  mais  une  fournaise  cnorme,  une  voiile  rouge  el 
mobile,  qui  lourbillonnait  en  passant  sur  nos  tetes,  roulanl 
masses  surmasses  el  montagnes  enllammces  sur  monlagnes 
cnllammccs;  de  temps  en  temps  un  bison  ou  un  ours  fu- 
rieux,  qui  dans  sa  lerreur  venait  sc  preeipitcr  au  sein  des 
caux ;  de  tous  coles  une  vapour  etouflante,  une  haleine 
cmbrnsee,  que  nous  elions  forces  de  respirer  el  qui  dcvo- 
rail  nos  poumons  lialelanis;  les  charbons  rouges,  debris 
(les  sapins  en  feu,  qui,  lances   pnr  le  vcnl,  tombaicnl  en 


sifllnnt  dans  le  Inc.devenu  un  miroir  rouge;  le  craquo- 
ment  des  vieux  sapins  qui  tombnient,  el  lcs  hurlements  des 
vinux  ours  qui  mouraient  dans  lours  tanieres;  dans  quel- 
que direction  que  nos  regards  se  tournassent,  du  feu  et  la 
morl,  Hen  autre  chose  ! 

La  journee  se  passait  et  nous  commencions  a  ressenlir 
les  aiguillons  de  la  faim.  I'lusieurs  betes  sauvages  vinrent 
plonger  dans  I'eau  tout  pros  de  nous,  d'autros  nagerent 
vers  nous,  et  s'arrctcrent.  Quoique  las  el  affaibli,  je  vins 
ii  bout  de  tircr  sur  un  porc-cpic,  donl  nous  mangeames  la 
chair.  La  null  se  passa  jc  ne  saurais  dire  comment.  Lc  feu 
couvrnit  tout  lepays,  lesai-bresolniontdes  pilicrsde  braise, 
et  tombaient  les  uns  sur  les  aniies.  Nous  elions  environncs 
d'une  fumee  elouffante,  les  charbons  et  les  cendres  brii- 
lanlcs  lombaient  epais  autour  de  nous. 

Dans  la  matinee,  bien  que  la  chaleur  n'cul  pas  dimi- 
nuc,  la  fumee  etait  moindre.  et  quclques  bouflees  d'air 
rafraichissant  arrivaient  jusqu'a  nous.  Tout  etait  calme 
alors,  mais  une  horrible  vapour  romplissait  les  cieux, 
et  I'odeur  etait  pire  que  jamaLs.  Nous  nous  sentions  epui- 
scs,  nous  oprouvions  comme  un  frisson  de  fievre ;  nous 
quiltnmes  I'eau  pour  nous  rechauffer  auprcs  dune  biiche 
enllnmmce.  Ce  que  nous  pourrions  devenir,  je  I'ignorais ; 
ma  IVmme  pressait  notre  enfant  sur  son  sein  en  pleurant 
aniorcmenl;  mais  Dieu  nousnyant  preserves  du  plus  grand 
danger,  ol  les  llammes  e.lanl  otointes.  je  pen.sai  que  ce 
sorait  nous  rendre  coupablos  d'ingratitude  cnvers  lui  que  de 
dosespercr.  Nous  priames  du  meillour  de  noire  occur  el 
ardommenl.  La  faim  nous  pressait,  nous  y  rcmcdiflmes 
aisomenl.  Plusieurs  dnims  clnionl  encore  dans  I'eau,  j'en 
ajuslni  un  que  je  visai  a  la  Icte.  Uii  morceau  de  sa  chair 
ful  bieulot  rolie,  ct  apres  I'avoir  mangoc,  nous  nous  sen- 
times  mieux. 

Copendant  lcs  llammes  avaiont  pris  une  autre  dircc- 
lii>n.  lilies  s'oloignaientdenous.  bien  quo  la  toi  re  ful  encore 
bn'ilaiilc  dans  plusieurs  endroils,  et  qu'il  fiil  dangereux  de 
marcher  parmi  les  arbros  incondies.  Apres  avoir  cherche 
quelque  lopos,  nous  nousdisposames  a  recommenccr  notrc 
voyage.  Men  enfant  enlre  mes  bras,  jo  me  dirigeai  a  travers 
la  Icrre  briilante  et  les  rochers  noircis,  et  apres  deu.x  jours 
et  deux  mills  bien  penibles,  nous  alloignimos  enfin  la  partic 
du  hois  qui  avail  ele  opargnee  pnr  le  feu. 

II  n'y  a  que  le  hois  resineux,  le  Harkmiltack ,  comme 
on  I'appelle  ici,  les  pousscs  vertes,  que  de  tels  incendies 
delniisent  ;  les  cbcnes  et  les  marronniers  y  resistenl.  Une 
conllagration  pareille,  monsieur,  n'a  d'analoguo  nullc  part. 
Quand  les  sauvages  indioiis  voient  toule  cette  poix-rosluc 
faire  une  gigantesque  lorche  d'espaces  immenses.  ils 
croicnt  que  tout  est  fini,  et  se  jctlont  dans  ce  qu'ils  ap- 
por.ont  lc  liiiclicr  du  monde,  avec  lours  femmes  et  lours 
enfanls.  Pour  nous,  nous  n'avions,  nprcs  noire  fiiitc, 
ipi'un  souflle  de  vie  que  Dieu  avail  miraculeusement  pre- 
serve. Lcs  gens  qui  nous  accuoilliront  etaienl  des. \mcri- 
cainscharitables,  qui,  pendant  vingi  jours,  nous  soigncrenl 
dans  lour  maison.  Ensuite,  il  fallul  recommenccr  noire  cla- 
blissomont,  defriclicr,  biilir,  cultiver,  el  Dieu  a  encore 
boui  noire  patience  et  noire  conliance  en  lui,  comme  vous 
voyoz,  monsieur,  u 

Ence  moment,  la  fille  aineerenlrail,  npporlanl  une  vastc 
terrine  noire,  rempliede  ce  mets,  frnnoais  depulsun  temps 
immemorial,  etquis'appclleCocu/'d  la  mode,  lii-bas  conimo 
ici.  Lo  Ihym  el  le  serpoleln'y  avnienl  pas  otccpargnos.  On 
so  inil  gnioment  a  lable  npresle  BciiedicKc.  Ln  pluic  ballait 


40 


u;enes  de voyages  regents. 


toujoiirs Ips  petils  vitrns^es  de  la  caliain',  c(  do  teiii|is a  dulre 
un  coii|)  de  fusil  lointain,  ropcle  par  los  eclios,  annoiicait  la 
presence  de  I'liomme  dans  les  vasles  foi-els  cnviroiinanlos. 
{Voyages  reccnls  aux  montagncs  Rockeuses  ) 


X,A    VALISE  ET    X.A    BOUTEIIiIiE 

uu 
AVENTUKES  GEYLANAISES. 

Personne  n'cst  plus  sujet  a  caulion  que  les  voyaijcurs,  et 
Ic  recil  des  dangei-s  qu'ils  ont  coui'us  obticnl  peu  de 
croyance.  J'oserais  a  peine  rcproduire  les  details  que  m'a 
donncs  sur  une  nuil  passee  dans  les  fnrets  de  Ceylan,  un 
de  mes  meilleurs  amis,  si  je  n'avais  loii^lenqis  habile  celle 
ile  peu  connue,  et  si  la  vcracite  pai-faite  de  mon  ami  me 
laissnit  le  moindre  doute.  Tout,  dans  ce  pays,  se  presente 
sous  des  foi'mes  gigantesques,  el  ceux  qui  onl  vecu  a 
Geylan,  ou  qui  I'ont  seulcnient  visile,  ne  cnntredirnnt  pas 
un  recitqui  donne  uncassez  jusle  idee  deccs  solitudes  sau- 
vages. 

Le  heros  de  mon  liisloire  est  le  lieutenanl-colonel  llaidy, 
quarliermailrc  de  Geylan,  qui,  apres  une  residence  de 
dix-huil  annees  dans  I'ilo,  vient  de  relourner  en  Augle- 
lerre.  Peu  de  lenips  avant  son  depart,  il  devail  se  rcndro 
a  Galle  pour  iiispcctcr  les  delachements  de  Trincomalie,  qui 
avaient  ordre  de  s'embarquer  et  de  quiller  le  pays;  les 
soldals  qui  les  composaienl  elnienl  la  pluparl  de  fort 
niauvais  sujets. 

II  en  requit  un  delncliement  pour  raceompagner 
et  nionler  avec  lui  dans  les  bateaux  qu'il  avail  destines 
a  cet  usage.  En  effcl,  ccs  homines  s'embarquerenl. 
Ceux  qui  se  Irouvaionl  dans  la  chalnnpe  amirale  avec 
le  quartier-mailre  se  coniluisirenl  asscz  bien  d'ahord; 
inais  ils  se  rel.icherenl  ensuite ,  el  les  passagers  des 
quatre  autres  barques  qui  le  snivaienl  passaienl  lout  leur 
temps,  en  depil  des  menaces  el  des  ordres  reilercs  de  ce 
dernier,  a  .se  ballre,  ,i  rire,  a  chanter,  a  boire,  a  .se  pnusser 
dans  I'eau  les  uns  les  autres,  de  maniere  ii  faire  ch.ivirer 
U's  rmbarcalions  ipii  les  portaient.  Le  colonel  avail  hate 
d'alleindre  Uabenlolle,  lieu  de  sa  destinatimi,  el  de  pcur  de 
se  Irompcr  .snr  le  point  du  dehnrquiincnl.  il  cut  I'idee  de 
desccndre  a  lerre,  d'aller  chercher  Ini-meme  un  pilole  du 
pays,  qui  connul  a  fond  ces  parages  el  lui  porlat  secours 
en  cas  de  besoin  conlre  les  honimes  indisciplines  que  I'eau- 
de-vie,  dont  iU  s'abreuvaicnt,  rcndait  a  chaque  instant 
plus  farouches. 

l,e  soleil  elait  sur  le  point  de  disparailre  au-dessous  de 
I'borizon,  lorscpie  le  colonel,  un  des  homnics  les  plus  re- 
solus  que  j'aie  connus  dans  ma  vie,  ordonna  aux  ramcurs 
qui  conduisaienl  sa  nacelle,  de  la  dirigor  vers  le  rivagc,  et 
de  descendre  avec  lui,  ii  rc\coption  d'un  scul.  Les  autres 
enibarralions  devaient  attendre  son  retonr, 

II  debarqua  done,  une  bouleille  d'can-dc-vio  ,i  la  main, 
et  portanl  aussi  une  valise  qui  conlcnail  queli|u.'s  vele- 
mcnts.  Mais  ipinnd  il  fit  signe  ,-i  ses  soldals  de  descendre, 
il  fnt.  bien  surpris  de  ne  trouver  ancun  tl  eux  uispose  ,-i  lui 
obeir;  poussanlle  baloau  an  large,  ils  laissereut  lecoloncl, 
.senl  et  slupefait,  se  pourvoir  a  Ini-meme. 

Ces  hnmmes.  qui.  wns  pai-lagcr  Ions  les  lorts  de  leurs 


camarades,  avaient  cependant  niontre  de  rinsoiicianee  d 
de  I'indiscipline,  craignaient  le  chalimcnt  que  le  colonel 
devail  leur  inlliger  au  relour ;  une  bonne  occasion  se 
prcsenlant  de  prevenir  cctte  jusle  vengeance  ,  et  de  le 
sacrifier  en  se  sauvant  eux-memes,  ils  se  halcrent  d"en  pro- 
liler.  La  parlie  de  I'ile  sur  laquelle  le  colonel  avail  dcbar- 
ipu',  partie  exlrcmement  sauvage,  servail  d'asile  a  desani- 
manx  leroces  (|ni  n'avaient  jamais  etc  troubles  par  I'homuic 
dans  leurs  prolbndes  relrailes. 

CI  Ilola  !  criait  le  colonel,  que  faites-vous?  Revenez.  ou 
jc  vous  livre  nu  conseil  de  guerre;  revenez.  Sur  ma  pa- 
role de  snldat,  je  vous  ferai  grace  !  » 

Les  cinq  barques  silencieuses  fendaient  I'ean  Iranspa- 
renle,  eclaireedes  derniers  relicts  du  jour,  el  les  rameurs, 
pcnches  sur  leurs  longues  pagaies,  poussaienl  au  large 
avec  une  sombre  resolution.  Le  colonel  resta  senl  entre  lj 
desert  et  les  vasles  eaux.  Bienldl  il  n'apercnt  jdns  les  em- 
barcalions  des  rebelles  qui  avaienl  lourne  nn  promontoire, 
et  dont  la  derniere  trace  avail  disparu. 

Comment  s'orientcr?  La  plage  sur  Inquelle  il  se  trouvail, 
silnee  a  vingl-cinq  milles  d'Habenlotte,  el  dans  la  partie  do 
I'ile  la  plus  .sauvage  et  la  moins  frei|uentee,  lui  elait  in- 
connue,  meme  de  noni.  N'ayant  aucnne  idee  du  lieu  oii  il 
elait,  11  s'avanca  vers  un  bois  cpais,  la  bouleille  a  la  main, 
el  .sa  valise  sous  son  bras.  Le  soleil  se  couchait  dans  sa 
splondeur,  bienldl  I'almospbcre  devint  sombre.  La  unit 
lomba  ;  il  entendit  aux  environs  les  rugissements  et  les 
hurlements  des  betes  sauvages,  et  les  longs  aboiemenls  des 
jackals.  La  lune  apparul  sur  I'horizon,  ne  donnant  qu'une 
lumiere  incertaiue.  IndistinclemenI,  li  Iravers  I'epaisscnr 
(les  jungles  et  Tobscur  fenillnge  de  quelques  grands  arbres. 
il  vil  un  sentier  fraye  devant  lui ;  mais  ce  senlier  elait  oc- 
cupc  par  des  elephanls.  Relourner  sur  ses  pas  elait  impos- 
sible, el  demeurer  toule  la  nuil  laou  il  se  Irouvait  eut  ele 
s'cxposer  a  une  perle  cerlaine. 

N'ayant  pas  d'antre  alternative,  il  se  resolul  a  marcher 
en  avant    Les  elepbanls  raperenrent  et  le  poursuivirent. 

II  se  jela  dans  les  laillis,  el  bientol  ces  enormes  colnsses, 
fracassanl  lout  sur  leur  passage,  foulani  aux  piids  les  buis- 
sons,  les  jungles,  les  rameanx  des  (iguiers  el  des  .aloes  epi- 
neux,  se  Irouverent  a  quelques  toises  de  distance  du  colo- 
nel L'idi'c  lui  vim  de  se  servir  de  sa  vali.se,  non  pour  les 
combatlre.  mais  pour  les  dislraire  et  les  amuser.  La  saga- 
cile  curieiise  el  pour  aiiisi  dire  scienlifiqne  de  ces  animanx 
est  proverbiale  el  lout  a  fail  merilee,comme  on  va  le  voir. 
Le  colonel  apercevanl  rombrc  de  la  trompe  colossale  se 
balancer  vers  lui  d'nne  I'acon  menacante,  lanea,  plus  loin 
que  I'elephanl,  ccllc  bienheureuse  valise,  autour  de  la- 
quelle, en  elTel,  six  elephanls  ne  lardcrent  pas  .i  leuir 
conseil.  lis  la  tournerent  et  la  retournerent  dans  lous  les 
sens,  rouvrireiil ,  la  videreni,  en  examinerent  le  conlenn, 
et  le  colonel,  qui  de  temps  en  temps  jelail  un  regard  sur  ses 
persecnleurs,  se  jelant  dans  un  senlier  parallcle,  ne  tarda 
pas  a  se  trouver  hors  de  leur  porlce.  La  lune  montait  dans 
le  ciel  et  n'eclairait  qu'a  denii  des  tanlomes  d'arbres 
des  tropiques,  au  vastc  jiarasol  de  fcuillage  el  des  trones 
luisanls  el  noirsqui  s'elevaient  de  lous  coles,  lugubres,  an 
milieu  de  celle  c'arle  )iale.  Les  sirilemenls  des  ser- 
penls,  les  sonpirs  fnnebres  des  jackals,  les  longs  cris  do 
la  panlhere  affamee  se  laisaient  pen  a  jien.Tout  s'endor- 
niail. 

Apres  d'elranges  aveutures,  apres  avoir  echappe  a  plu- 
sieiirs  buflles,  .-'i  des  lanrennx  sauvages  el  a  des  elepbanls 


LE    DEVOin  ET  L'lIEROISME    CHEZ   LES   FEMMES. 


tl 


gi£;.inlcst|ues  (commenlil  y  parviiit,  c'cstcc  qu'il  ne  put  pas 
Lion  cxpliqiioi'),  il  ajiorcul  a  Iravors  les  arljrcs  deux  largcs 
obji'ls  noirs,  se  niouvanl  dans  relroit  senlier  precisement 
en  face  de  lui.  Force  lui  clait  de  conlinuer  son  chemin,  si 
c'elait  possible,  de  la  meme  maniere  qu'il  I'avait  fait  dans 
le  senlier  des  elephants.  Bienlut  il  fut  enlendu  ou  apercu; 
et,  a  son  horrcur  indicible,  il  se  trouva  en  face  de  deux 
enormes  ours  qui  marcherent  ensemble  vers  lui.  Se  jetant 
de  cote,  il  cluda  I'accolade  du  premier  ours ;  les  grifl'es  et 
les  dents  Icrribles  du  second  allaientle  saisir,  quand  un 
mnuvenicntspontanu,  dont  il  nc  pent  pas  se  rendre  conipte, 
le  porta  a  elevcr  son  bras,  cl  a  visor  le  monsln^  avec  la 
bouloille  qu'il  lenait  encore  dans  sa  main.  Elle  frappa  les 
dents  de  I'aniraal,  se  brisa  par  morceaux  avec  un  grand 
fracas;  Fours,  cffraye  du  coup,  ctourdi  par  I'cau-dc-vie 
repandiie  dans  sa  gueule  et  dans  sosoreilles,  s'enfuitavec 
soil  caniarade  dans  le  jungle  en  poussant  dcs  liurlements 
prolonges. 

C'etait  un  bizarre  combat  que  cclui  dont  une  valise  cl 
une  bouteille  d'cau-de-vie  ovaient  fait  tons  les  frais, 
et  le  colonel  qui  me  racoiUait  rocomment  ces  details, 
assis  avec  moi  dans  sa  jnlie  babilalion  d'llampstead,  ne 
ponvail  s'empcclior  de  me  dire  ;  «  Si  j'elais  Gascon  ou 
11  Irlandais,  je  n'oserais  pas,  je  vous  I'assuro,  faire  de 
« lellos  histoires  et  rappcler  ces  singuliers  souvenirs  : 
«  pour  elre  vrai,  mon  recit  n'est  gucre  vraisemblable. 
« Croyez-en  ce  que  vous  voudrcz ;  coinprenez-Ie  si  vous 
apouvez;  quant  ii  moi,  je  vousatteste  que  je  ne  sais  fias 
«le  moins  du  raonde  comment  j'ai  survecu  a  cette  nuit, 
nj'attribue  mon  salut  a  I'effet  extraordinaire  que  produit 
«sur  les  animaux  sauvages  I'aspect  inatlcndu  de  I'homme, 
dleur  mailre,  quand  ils  ne  Font  jamais  vu.  » 

Apres  avoir  cchappe  a  plusicurs  dangers  imminents,  ot 
aux  dents  de  Irois  buflles,  il  arriva  pres  d'lin  lac,  sans 
savoir  quand  ni  comment  ses  dangers  et  scs  fatigues 
se  lormineraicnt.  II  etait  presque  nu,  ayant  ses  habits  et 
meme  les  chairs  decliiros,  pour  s'otre  frayo  passage  a  tra- 
vers  les  epinrs  et  les  broussailles  impenelrables  diijung'e. 
A  la  fin,  aprcs  avoir  marchc  ou  couru  I'cspacc  do  plus 
de  vingt  niillcs,  scion  son  calcul,  il  atteignit  line  large  ri- 
viere ;  la,  complctcmont  epuise  de  corps  et  d'esprit,  et 
convert  de  sang,  il  se  jeta,  desesperc,  contre  les  racines 
d'lin  grand  arbre  qu'il  ne  put  gravir,  vu  son  clat  de  fai- 
blcsso  extreme.  Chose  etrange,  11  s'eodormit  d'un  profond 
sommeil. 

«  J'elais  devenu,  me  disait-il,  parfailcment  indifferent 
li  toutos  choscs.  Soulenient  je  voulais  dormir.  C'eiit  etti  le 
deniiiT  sommeil  quo  je  Feusse  embrasse  avec  dclices.  Dieu 
soul  pout  savoir  quels  dangers  je  courus,  et  par  quel  mira- 
cle si'rponis  a  sonnettes,  crocodiles,  elephants  et  jackals, 
circuleront  aulour  de  moi,  sans  faire  un  excellent  repas  de 
ma  personne.  La  vie  animale,  dans  ces  parages,  n'est  pas, 
comme  chez  nous,  economiquement  dislribuee ;  elle  sur- 
abondc,  elledeborde;  pas  un  arbre  qui  ne  recele  desescoua- 
dcs  do  serpents,  pas  un  clang  qui  ne  soil  une  republiqne 
dc  formidables  alligators,  armes  de  dents  qui  devoreraient 
cl  d'estomacs  qui  digereraienl  uu  botaillon.  » 

—  Quoi  qu'il  en  soil,  la  fraicheur  du  matin  commencait  a 
so  faire  sentir,  quand  ses  yeux  s'ouvrircnt  en  faco'd'un 
magnifiquc  serpent  a  sonnettes  que  son  mouvemcnt  epou- 
vanta,  ol  qui  se  sauva  prccipilammeni  dans  les  taillis. 

11  s'evcilla,  ou,ce'qui  est  plus  vraisemblable,  il  revint 
dc  sa  diifaillancc,  vers  le  lever  du  soleil ;  bienlot,  Irouvanl 


le  senlier  qui  conduit  an  gue,  a  peu  pres  a  un  demi-millo 
au-dcssus  de  la  riviere  Mallclc  (c'olait  sur  lo  bord  ilii  lac 
qui  forme  son  embouchure  qu'il  s'etait  repose),  il  la  tra- 
versa,  et,  apres  deux  heures  de  marche  a  Iravers  un  pavs 
qui  lui  etait  connu,  il  arriva  enfin  a  la  maison  de  M.  Farrell. 
Contre  la  coulume  des  voyagcurs  qui  se  sont  trouvcs 
dans  une  situation  aussi  critique  et  exposes  a  des  dan-  . 
gers  pareils,  il  ne  dit  Hen  de  ce  qui  lui  etait  arrive.  ' 
11  commenca  par  demander  un  bain,  des  habits  et  une 
rf/ioii/ic  (sorte  de  palanquin  en  usage  pour  Ic  transport 
dos  soldals  malades).  Apres  quelques  hcurcs  de  repos,  il 
relourna  a  Calles,  prit  lechcniinde  Colombo,  et  revint  ,i  scs 
quarliers.  Les  soldals  de  son  escorle  s'etaiont  Lien  gardes 
dc  roparailre.  II  apprit  dopuis,  qu'armes  de  leurs  sabres  et 
de  leurs  fusils  anglais,  ils  avaieni  aborde  et  desarme  une 
pirogue  malaise  el  s'etaient  fails  pirates,  sous  la  direction 
d'un  nommo  Mallhew  llarwoll,  dont  Fhisloire  eslassezcu- 
rieuse  pour  que  nous  la  rapporlions  plus  lard. 

( Bengal  Hourkarou. ) 


LE  DEVOIR  ET  L'HEROJSIUE 

CHEZ  LES  FEMMES. 


I.A  MANSAIIDE. 


SOI>S    DOMESTIQUES. 
DES  FLECKS. 


-  AMCJr.  ET  COLTUtlE 


-^  'est  surtoul  chez  les  fommes,  dans  le 
sexe  faiblo, no  pour  toulcs les tendresscs 
\  etles  graces  delicales  de  la  vie  domes- 
"'  lique,  pour  tous  les  sicrifices  ignores, 
que  I'ahnegation  ct  le  devouement  se  deve- 
loppent  dans  leur  veritable  puissance.  Los 
classes  inferieurcs  offrent  de  nombreux 
exemples,  rarement  rccueillis,  de  ces  verlus 
feminines .  Plus  d'une  jeiine  ouvricre  a 
nourri  ses  vieux  parents  du  travail  de  sns 
ainsjet  I'on  sail  combion  peu  rapporle  Ic 
<  '  •  travail  des  femmos.  Les  journaux  out  fill 
^  mention  de  celle  famille  des  plages  bre- 
tonnes,  oii  les  fommes,  hardies  balelicres,  s'habilueni  do 
bonne  heure  a  sauver  les  naufrages,  qu'elles  arrachenl  .-i 
la  mer,  an  peril  do  leur  vie.  Dans  dcs  situations  jjIus  paisi- 
bles,  et  que  recouvre  une  obscurite  (irofoiide,  il  y  a  des 
existences  admirablos  de  pureto  et  degrandour  chreliennes. 
Un  de  nos  poelos  modernes  n'a  jamais  mioux  ete  inspire 
quo  lorsqu'il  a  docrit  la  mansardo  de  la  fille  du  peuple, 
clirolienne  pure,  ignorant  la  boaiilo  de  sa  modeste  vie. 


I.c  nwlin  die  chanle,  ot  puis  die  travaille, 
Serieuso,  les  pieils  sur  sii  chaise  de  paillc, 
Cuusaiil,  uillajit,  Iirotlaill  <|ueli]ues  desbiiis  clioisis 
El  landis  que  songeaiu  a  Dieo,  simple  el  sans  crainle 
Celle  sierge  acconiplit  sa  IJche  augusle  el  saime, 
Le  silence  r^veur  it  sa  pot-lc  est  assis. 


•52  LE   DEVOIR   F.T   LUEBOISME 

Sur  snn  bean  col  finprcint  tip  virgiiiilo  |uirr, 
Point  d'alli^rc  dciiU'llo  ou  dc  riclio  giiiiniro  : 
Mais  iiii  siinplc  moudioir  none  puiligucmoiil. 
Pas  (le  perle  h  son  front,  mais  aussi  pas  tie  ritlc ; 
Wais  un  (cil  chaste  el  \if,  mais  un  regartl  liinpiilo; 
Oil  briile  !e  rofarti,  tiue  sort  le  tliauiant  T 


L'aiigc  tie  la  cellule  abriie  on  iii  paisilile. 
Sttr  ta  table  est  ce  livre  oii  Uieu  se  Tail  visible. 
La  l(^t;eiitle  ties  saints,  seul  el  vrai  Panlhiion, 
El  tians  un  coin  obscur,  pr^s  de  la  clieniini^e, 
Eiilre  la  bonne  VieiRe  el  If  buistie  ranin?e, 
Quaire  epiiiglcs  au  uiur  lixcnl  Napoli!'Oii. 


Puisl'admirable  iiortrait  de  la  cellule  : 

La  vcrte  jalousie,  a  liois  clous  acci'oclit?e, 
Par  un  bout  s'l^cliappant,  par  Tautre  rallachi}e. 
S'ouvre  coquelternent  coiinuc  un  grand  eventatl. 
Au  dehors  un  beau  lis,  t]u'uii  pri^slige  environne, 
Emplii  de  sa  racine,  el  de  sa  lleurcouronne 
(Tom  pri-sdc  la  gouiiiere  oii  don  un  chat  sournois), 
Un  vase  a  forme  eirange,  en  |iorcelaiiie  bleue, 
0(1  briile  avec  des  paous  ouvrant  leur  large  queue 
Cc  beau  jiays  d'azur  que  iCvent  les  Cliiuois. 

El,  dans  rint'i'ieur,  jiar  nionicnts  luit  el  passe 
line  ombre,  une  ligure,  une  fee,  une  grace, 
Jeune  lille  du  peujile,  au  chant  pluin  de  bonbeur, 
Orplleline,  dil-oii,  el  seulo  en  ccl  asile, 
Mais  qui  parfois  a  fair,  taut  son  fvoul  est  Iranqnille, 
Re  voir  distini'.leincnt  la  face  du  Seigneur. 
On  sent,  rieu  qu'a  la  voir,  sa  dignit6  profondc  : 
De  ce  coeiir  sans  linion  riei!  n'a  |iu  troubler  ronde-, 
Ce  lendre  oiseau  qui  jase  ignore  I'oiscleur; 
L'aile  du  papilloii  a  loule  sa  poussiere; 
L'ame  de  rhundile  viergea  toulesa  luniieic; 
La  perlc  de  t'aurorc  est  encor  dans  la  (leur. 


Un  trait  que  le  grand  poctc  n'a  pas  ouMii?,  cl  qui  est  ca- 
racleristique  de  la  purcle  et  du  soiii  de  la  vie,  c'esl  la  pro- 
prete  de  la  chambre,  c'cst  I'amour  des  (leurs,  le  lis  ,i  la 
fcnetre. 

It  J'ai  loujours  roniarque,  dit  une  dame  allcniande  (  Ra- 
ti chel  Varnhagen  Von  llense),  qu'il  y  avail  une  differciict; 
ti  immense  enlrc  le  caractcre  et  les  habitudes  d'unc  feniine 
«  qui  aime  les  flours  el  qui  en  cullive,  et  le  tour  d'espril 
u  de  celle  qui  ne  trouveaucun  plaisir  a  les  cuUiver.» 

Les  paysannes  du  nord  de  rAUcniagne,  dontla  vie  est  si 
modeste  et  si  lionnele,  les  femraes  et  les  lilies  des  buche- 
rons  du  llarz  ont  pour  les  fleurs  une  passion  veritable.  On 
les  suspend  aui  fcnSlrcs,  on  en  donne  desguirlandes  au 
voyageur  qui  passe  et  qui  s'cn  va.  Toules  les  solenniles  de 
I'annee  ont  leurs  (leurs  speciales,  cullivecs  paries  femmes. 
Elles  servent  encore  a  d'aulrcs  usages  plus  touchaiits  pour 
IcccDur.  «Nous  elions  .sniiventelonnes,  dit  uneaulre  dame, 
du  grand  nonabrede  giiirlandes  appenduesaulour  des  equi- 
pages qiiiltant  Wisbaden;  le  pauvre  comme  le  riche,  le 
vicillard  comme  le  jeune  lioninie,  avail  sa  guirlande  pre- 
paree  loujours  graluite.  Nous  apprimes  que  c't^lait  un  Iri- 
but  d'amilie,  un  dernier  don,  el  que  la  fabrication  de  ces 
guirlaiides  lilait  asse?.  lucrative  pour  ceux  qui  s'en  char- 
geaient.  Cesclioses  peuvent|iarallre  put-riles  ;  daiislc  fail, 
elles  sent  il'une  grave  importance  ;  lout  ce  qui  allire'les 
coeurs  I'un  vers  I'aulre  cl  produit  la  sympalblo  des  .imes, 
conlribuo  a  unir  Tespcce  liumaino  dans  les  liens  d'unc 
affectiicu.se  souvenance;  rcgoisuic  anlicliriilicu  esl  allaqiu!' 
it  sa  source  mi'mc.  » 


«  Les  fleurs,  dit  un  poele  anglais,  sonl  I'un  des  plus 
beaux  prescnls  que  Dieu  ait  fails  a  I'hommo)  La  culture  des 
(leurs  amtjliorc  sa  santtj  el  eliive  son  Sme.  Leur  beaule  re- 
jouitsa  vue.orne  sa  demenre  cl  le  relicntcliez  lui.  Dans 
les  classes  ouvrieres,  la  culture  des  fleurs  conlribuerait 
beaucoup  ,i  I'amelioralion  de  leurs  mosurs,  de  leurs  habi- 
tudes et  dc  leurs  manicres,  si  on  les  encourageait  a  y  con- 
sacrer  le  pcu  d'heures  de  loisir  donl  elles  peuvenldisposer. 
La  difference  qui  cxisle  enire  deux  menages,  I'un  aimaut 
les  (leurs,  I'aulre  aimanl  la  pipe  et  I'cau-de-vie,  est  frap- 
pante  au  bout  d'une  anniie. 

On  dira  peul-C'lre  que  tout  le  monile  iic  saurail  avoir  un 
jardin;  il  est  vrai,  mais  cbacun  pent  avoir  quclques  (leurs 
sur  sa  fcneire,  el  beaucoup  plus  qii'on  ne  pense;  un  seul 
petit  Iwlcon  en  bois  peut  en  contenir  un  certain  nombre  ;  a 
I'inlerii'ur  meme  de  I'apparlement,  on  peut  culliver  quel- 
t(iiesplanles;ella  nt^cessilc  de  soiguer  ces  (leurs  donnerait 
del'air,  le  nieillcur  lonique  pour  les  babilanlspauvres,  cpui- 
sijs  eten  proie  anx  (ievres  lyplioides.  Mais  dans  les  villes, 
la  laxe  des  fcnelres,  ce  mal  monslrucux,  vlenl  faire obstacle 
el  priver  la  race  humaine  de  ce  que  Ic  Cri;aleur,  ainsi  que 
la  nature,  ont  dtjsigne  comme  essenliellement  niBcessairea 
noire  existence  et  a  noire  bien-clre. 

Dans  certains  cantons  de  la'  Sui.^se  et  de  I'Allemagnc, 
lous  les  toils  sonl  converts  de  jasmin  el  de  chevrefeuille; 
les  chaumiercs  presenteul  une  lignc  non  inlerronipue  de 
fenclrescouronni}es  de  fcuillagcs,  viviliant  eleclairant  lout 
cequerenfermelacliaumitire;  el  la,  an  moyendespoclcs,on 
se  chauffe  a  Ires-peu  de  frais.  Si  Ton  faisait  usage  de  vastes 
poelesenAngleterre  eten  France  pour  lcsclassespaiivres,il  en 
rtisullcrail  beaucoup  d'economie,  et,  selonlouteproliabilile, 
on  previendrait  beaucoup  de  maladies  parmi  elles.  Ke 
eraignant  plus  le  froid,  les  artisans  ouvrtraient  plus  fre- 
quemment  les  fenelres. 

Si  tons  mes  lecteurs  pouvaieut  voir  I'elat  intericur 
des  reduils  habiti?s  par  les  pauvres,  non  loin  des  splen- 
dides  devantures  des  grandcs  villes,  de  la  magniliquc 
rue  du  Regent  {licgcnl's  street)  ou  du  Pal.iis-Royal  li 
Paris ,  ils  reculeraicnt  d'horrcur.  lis  seraicnt  tenlcs  de 
perforer  les  murs,  aOn  de  douner  a  cos  languissanles 
creatures  I'air  et  la  lumiere,  el  de  les  transporter  sur  les 
montagnes  couvcrles  de  bruyeres.  Mieux  vaudrait  les  lais- 
ser  sous  I'abri  naturel  des  rochers  sauvages  qu'eulre  les 
murs  de  la  prison  pcslilenlielle  qui  les  conticnt  cl  qui  fait 
eclorc  la  maladie  avcc  le  vice. 

Pour  la  portion  fi^minine  de  la  creation,  les  (leurs  sont 
d'un  prii  inestimable  ;  el  si  I'aulre  scxe  le  savail,  les  (leurs 
auraient  le  meme  prix  pour  les  hommes,  relalivement  a 
lours  compagnes.  La  femme  qui  Irouvc  des  charmesa  I'hor- 
ticulture  nechcrche  point  hors  de  chez  elle des plaisirs  plus 
dispendieux.  Son  intericur  est  tout  pour  elle,  et  si  son 
mari  esl  assez  avise  pour  encourager  ce  gout,  il  a  raison. 
Les  ferames  sentent  vivemenl  les  petites  attentions,  el, 
selon  toule  probabilite,il  yaurailpcu  demauvaisesepouses, 
si  les  maris  (■laient  bicnveillants,  affcclionnos  et  sagaces. 

C'esta  eux  d'cncourager  chez  leurs  compagnes  lous  les 
penchants  gracicux  et  innocents  a  la  fois,  de  diivelopper  ces 
germes  si  ulilos  a  la  vie  domeslique,  le  soin  de  I'intcrieur, 
la  rt'gularite  des  pratiques,  lo  goi'it  de  I'lilude,  celui  des 
(lours  el  coliii  de  la  musique. 

(Grcefin  llahn  Hahn.) 


C'lIEZ   LES  FEMMES. 


•15 


L'H^ROISME    GUERRIER    CHEZ    LES    FEMMES 

LES  DAMES  ANliLAISES  A  GWAUOR 


Ces  terribles  combals,  cntre  Ics  noniagiiards  dc  I'liulo 
ccnlrale  et  les  Anglais  envahisseurs,  combats  i(ui  oiil  eii- 
sanglanlc  les  anaees  1842  et  1845,  et  comproiuis  pendant 
qneUiucs  moments  la  pnissancc  anglaise  dans  I'lnde,  onl 
dnnne  lieu  a  queli|ues-uns  de  ces  beaux  developpements  de 
riicroisme  cliez  lesfemmes,  qui  sont  si  peu  rares  dans  la  vie 
]irivee, — que  Ton  ne  remarque  pas,  lant  ils  soiit  iiaturels  et 
inslinctifs,  chez  la  mere,  la  lllle  et  I'epouse  dignes  de  ces 
noms  ;  mais  qui,  lorsqne  certaines  circonslances  exterieu- 
res  leur  prelcnt  un  nouveau  relief  et  un  eclat  particnlier, 
I'rappentsivivementriniaginalion. 

Le  journal  que  vient  de  publier  lady  Sale,  femnie  d'l 
colonel  anglais  de  ce  nom,  longlemps  prisonniere  dcs  Aff- 
glians  et  qui  a  survecu  a  ce  lerrible  dcsastre,  doni:e  les 
pins  interessants  details  sur  I'odyssee  heroiquc  oil  elle  a 
joue  un  si  grand  role.  La  pelisse  criblee  des  balles  cpie  li- 
rcnl  pleuvoir  sur  elle  les  ennemis  places  sur  les  lianlenrs, 
.lele  rapporlee  par  elle  a  Londres :  c'est  assuremont  nn 
Iicau  tropheede  sa  famille.  Elle  Iraversa  a  clieval,  sans 
aliments,  enlource  de  blesses,  de  morts  et  de  mourants,  ces 
clroitsetrcdoutables  deGlesdeKhourd-Kliaboul,ou  I'armee 
anglaise  s'etaitsi  iniprudemment  engagee.  La  neige  y  toni- 
bait  a  gros  llocons,  melee  des  projectiles  lances  par  les 
longs  mousquets  des  Aflgbans.  Elle  sccourait  les  uns,  cn- 
courageait  les  autres,  snpporlait  la  fatigue  doni  une  orga- 
nisation roliuste  cut  ete  accablee,  et  monlrait,dans  ce  pc- 
liiWe  voyage, le  courage  d'unphilosopbe,  la  resolution  d'un 
.snidal  et  la  delicatesse  d'une  femme.  Ainsi  se  deploie  et  se 
ilrveloppc  d.ins  les  grands  evenemenls  la  force  inlinie  de 
I'auie,  qui  supplee  a  la  force  physique,  et  qui  liii  est  bi  su- 
pcrieurc. 

D'autrcs  femmcs  parlageaicnt  scs  dangers  et  sos  souf- 


frances.  Enfermecs  dans  uno  ciladelle  du  chef  barbare  de 
Gwalior,  ellespresentereiita  leurs  maris,  comnie  discnllcs 
Anglais,  Irois  nouveau-nes  qui  virent  lo  jour  dans  celte  pe- 
riodc  de  caplivitc.  Ce  qui  semWait  insupportable  a  ces 
fcmmes,  ce  n'elait  ni  la  faini,  ni  le  froid,  ni  les  mauvais  trai- 
lemenls  de  leur  mailre,  mais  la  difficulte  de  satisfaire  cer- 
taines lialiituiJes  anglaiscs,  devenues  une  seconde  nature; 
la  tasse  de  lliii,  par  esemple,  quand  elle  reparut  an  milieu 
de  ces  pauvrcs  esclaves  abandnnnees,  qu'une  mort  cerlaine 
seniblait  menacer,  fut  pour  elle  une  veritable  consolalrice. 
Nousserons  heureuxdedonncr  bicntot  a  nos  lecleurs  quel- 
ques  eslrails  curieux  des  memoircs  personnels  de  lady 
Sale, qui  out  paru  a  Londres  rccemment. 


I.A  JEUMX  MERE. 

(Exlrail  (I'uiic  lollrc  ilatLC  dc  Sliding,  18iO.) 

«  .  .  .  .  La  pclite  heroino  dontje  veux  voiis  parler  n'o 
pas  encore  seize  ans  et  demi,  el  est  la  dernierc  lilb;  d"nn 

niembre  fort  estimable  du  clan  des  II une  des  vicilles 

families  des  Highlands.  Proprielaire  d'une  plantation  assez 
considerable  aux  ilcs  orienlales,  el  pere  dc  doiize  enfanls, 
sir  Arthur  11  ...  les  a  tons  cleves  avcc  un  soin  extreme  ;  la 

jeune  Ularic  \V douce  dun  gout  vif  el  d'une  remarquable 

aptitude  pour  la  musiqiie.  111  des  progres  rapides  dans  ccl 
art.  Elle  n'avait  pasquinze  ans,  lorsqu'elle  fut  demandee  en 
mariage  par  un  ofllcier  anglais,  et,  apres  une  as«ez  vlve  rc- 
sislance  molivcc  par  I'exlreme  jcunesse  de  Mnric,  le  pero 
consentit  a  leur  union. 

lis  elaient  a  peine  maries,  quand  le  jeune  epoux  recut 
I'ordre  de  partir  pour  Botany-Bay,  c'est-d-dire  pour  les 
antipodes,  ou,  selon  loules  les  apparences,  il  devait  resler 
quinze  ans.  On  oblint  avec  peine  un  conge  d'une  annee ,  et, 
ce  conge  expire,  on  essaya  de  derober  a  la  jeune  Mario,' 


a 


dcvenue  mere,  la  connaissance  cxacle  du  jour  ou  son  mari 
(■■lait  force  Je  s'eloigner. 

C'etail  vers  la  I'm  de  raiitomnc ;  Ic  jeuno.  liomme  pre- 
texta  line  pnrlie  do  cliasso  qui  devait,  disail-il,  le  rclenir 
([uclques  jours  chcz  iin  de  sos  amis,  el  parlil  ;i  franc  elrier 
pour  rile  dc  Wi^lU,  d'ou  il  devait  faire  voile.  Mais,  par  une 
sinsulierc  prevision,  par  colte  elrange  divinalion  du  coeur 
queles  fenuiies  possedenl  souvcnl,dcs  les  premieres  lieures 
de  son  absence,  elle  penelra  le  secret  qu'on  lui  avail  soi- 
fjneusemeul  cache,  parlil  en  chaise  dc  posle,  bien  que  souf- 
Iranle,  par  un  temps  eflVoyable,  rejoignil  son  mari  dans 
rile  de  Wighl,  el  ecrivit  aussilol  a  son  pere,  le  suppliant 
de  lui  envoyer  le  plus  tol  possible  la  nourricc  el  I'enfant 
dc  ciiKj  mois,  qui  elaienl  restes  a  Slirling.   Lc  pere  eluda 


PETITS   VOYAGES 

cetle  demande,  ct  repondit  que  I'enfant  elait  faible  etsouf- 
frant,  et  qu'il  s'eii  chargeail.  Une  seconde  el  plus  vive  de- 
mande futsuivie  d'un  refus  encore  plus  prononcc.  Lc  vent 
elailcoutraire:  11  fallnit  allendre  un  mois  pour  metlre  a  la 
voile.  Marie  parlil  un  lundi  malin  pour  Portsmouth,  se  di- 
rigoa  aussi'ot  sur  Londrcs,  alia  loujours  en  posle  jus- 
qu'a  Glasgow,  en  Eccsse,  sans  se  reposer,  sans  s'arreter 
et  sans  prendre  de  ropas,  parul  lejeudi  malin  dcvanl  son 
pere  elonne,  repril  son  enfanl,  alia  aussilol  rctrouvcr  son 
mari  dans  I'ile  de  Wighl,  et,  apres  ces  six  cents  miUes  par- 
courus  d'une  traile,  le  suivit  a  Botany-Bay,  dans  la  plus 
affreuse  residence  du  nionde ,  niais  toule  triomphanle, 
accnmpagnant  son  mari,  ct  son  enfanl  enlre  ses  bras. 
{Souvenirs  de  Spcner.) 


-"T«te"iJ3W5B, 


Source  dc  la  Loire. 


PETITS  VOYAGES 

SUR    LES   RIVIERES   DE    FRANCE. 


X.A     IiOIRE. 

Suite  (I). 

LfiGENDE  DU  GEUBIER-DE-JON'C. 

Un  des  caracteres  Ics  plus  charmants  de  noire  pays  na- 
tal, dc  la  France,  c'estla  diversile  des  aspects,  e'est  le  con- 
(raste  perpeluel  des  zones  qui  la  partagent.  Elle  louche  an 
midi  ct  au  nord,  elleoffrel'apre  boulcversemcnt  des  monis 
volcnniques,  la  scverileglaceeduseplentrion,  les  rianls  pa- 
rages des  cliniats  tcmperes,  cl.jusqu'aux  deserts  de  sable 
qui  se  derouleel  s'enlasse  au  soleil.  L'olivier  elle  sapin,  le 
mcleze  et  I'orangcr,  soul  les  produils  du  meme  sol.  Ce 

(I.  V.iir  It' I'rciuicr  uumi TO,  it:i£0  22. 


piys,  singulierement  complete,  louche  a  loules  les  latitu- 
des :  les  Pyrenees  espagnoles,  les  Alpes  suisses,  les  Alpcs 
ilaliennes,  les  deux  mers  I'environnent  d'une  ceinlure 
changeante.  C'esl  hien,  coinme  le  disail  le  vieux  poele  pro- 
vencal,  la  region  ouvrcc  (tissue)  dc  glace  et  de  soleil. 

On  ne  sent  jamais  mieux  cclte  ravissante  diversile  de  la 
France,  qu'en  suivanl  le  cours  de  la  Loire.  Avec  elle  on 
jouit  de  tuns  les  caprices,  on  s'associe  a  tous  les  conlrasles 
de  cette  nature  si  pen  somblable  ii  clle-meme;  on  passe 
du  pays  des  volcans  aux  plaincs  couverlcs  d'epis  qui  mii- 
rissent  au  soleil ;  des  sites  plus  sauvages  que  ceux  de 
I'Eco.sse,  succedenl  a  de  doux  paysages  plus  suaves  que 
ceux  de  I'ltalie.  Tous  les  homines  vraimenl  amoureux  de 
la  nature,  Claude  Lorraiu,  J. -J.  Rousseau,  se  snnl  ache- 
mines  lc  long  des  llcuves.  C'etail  le  voyage  favori  des  pc- 
lerins,  a  I'epoque  oil  la  foi  chretieuneles  envoyait  admirer 
les  souvenirs  el  les  restes  des  saints  que  I'Egllse  vencrc  ; 
faisons  conime  eux,  suivons  la  Loire  des  son  herceaii. 

C'esl  un  rude  berceau  :  elle  nail  enlre  la  Corrcze  et 
I'Ardeche,  dans  la  region  la  plus  apre  de  la  France.  Tanlot 
s'elevent.comme  des  fantumes,  des  rochers  aigus,  au  lin- 
ceul  de  lave  ;  plus  loin  le  cours  de  la  riviere,  a  la  fois  ra- 
pidc  el  sombre,  se  precipile  enlre  dens  murailles  voka- 


SUR   LES   RIVIEUES   DE   FRANCE. 


niqucs;  parlouldcs  clifileaiix  sur  la  crele  des  monlagnes ; 
et  CCS  ch.ilcaux  sont  Iristcs,  rouges  et  liruns,  commc  les 
roches  qui  out  fourni  la  picrre  pour  les  coustruire  ;  I'oi- 
seau  do  prole  crie  sur  les  cinies;  les  sapins  sc  balancent 
dans  les  fentes  des  rochers ;  de  lourdcs  genisses  paisscnt 
le  gazon  qui  verdoie  dans  les  crevasses  des  rocs ;  quel- 
ques  paysannes,  aux  pieds  nus,  un  mouclioir  rouge  jclc 
sur  leurs  cpaules  nues,  gardent  les  Iroupeaux,  trisles 
et  pensivcs  comme  leurs  monlagncs  nalives.  On  apcr- 
coit,  dans  les  senliers  qui  suivent  le  lleuve  naissant,  un 
aUelage  de  bfcufs  conduisanl  un  epais  chariot,  et  le  pay- 
san  de  la  Correze  ou  de  I'Ardeche,  avec  son  vetement 
sombre  releve  de  couleurs  tranchantes,  sa  gravite  passion- 
nee  cl  atlenlive,  sa  demarche  mesuree  el  energique,  et  son 
vasle  chapeau  s'avancant  de  deux  pieds  sur  le  front, 
comme  pour  lui  servir  d'abri  conlre  les  affreuses  pluies 
de  ces  monlagnes. 

Les  Icgendes  et  les  traditions,  recueillies  par  les  pay- 
sans  de  ces  regions  sauvages,  oii  Ton  passe  a  pied  la  Loire, 
dcsliiiee  plus  tard  a  couvrir  une  si  grande  etendue  de  ter- 
rain, sont  bizarres  et  trisles  comme  les  localiles  memes.  La 
monlagne  conique  d'oii  s'echappe  ce  pclil  filet  d'eau  qui 
deviendra  la  Loire  a  servi  de  texle  a  un  cnnlc  donl  la  me- 
moire  des  vieus  palrcs  a  garde  le  souvenir,  cl  oil  se  melenl 
quelques  traces  de  fails  liisloriques.  Celte  elevation  poin- 
lue,  c'esl  le  Bonnet  du  Uiablc. 

C'est  le  dernier  vestige  laisse  par  Salan.le  memoran- 
dum de  son  passage,  apres  que  sa  maisos  d'ob  se  fut  en- 
foncee  dans  un  elangel  eul  disparu  pour  jamais. 

La  li'gende  elle-meme,  dans  sa  ru.sticile  primitive, plaira 
davanlage  sans  doule  .i  nos  jeunes  Iccleurs.  Nous  n'avons 
pas  besoin  de  dire  que  c'est  un  conic  empreinl  de  loule 
la  barbarie  du  temps. 


E.a     m&ISON     D'OB     DU    diablb 


LE  GERDIEn-DE-JONC. 

Le  pays  des  Vetavi ,  que  I'on  appelle  aujourd'hui  le 
Velay,  elail  encore  sauvage  et  paien,  lorsque  saint  Paulin 
vit  dans  son  sommeil  une  figure  lui  apparaitre  et  lui  or- 
donner  d'aller  au  Gerbier-de-Jonc  precher  I'Evangile  aux 
barbares ;  il  s'y  rendil.  C'elail  la  coulume,  parmi  ces  habi- 
tants paiens,  de  tuer  un  enfant  lous  les  ans  pour  honorer 
leurs  dieux.  Quand  sainl  Paulin  arriva,  la  croix  a  la  main, 
le  pauvre  petit  enfant  elait  deja  suspendu,  el  le  chef  lui 
dil: 

«  Que  ton  Christ  sauve  cet  enfant,  et  jeme  ferai  Chre- 
tien. » 

C'elait  un  garcon  nomme  Ramberg,  sur  lequel  le  sort 
elait  lombe.  Sainl  Paulin  se  mil  ii  genoux,  pria  Dicu  :  la 
corde  cassa  aussilot ;  rcnfanl  sc  relcva  sain  el  sauf.  Ccpen- 
danl,  continue  la  legende  populaire,  le  diable  n'elait  pas 
conlenl.  Le  soir  mcme  il  apparut  au  chef  des  Velavi,  qui 
s'appelailOcco,  et  semonlraa  lui  sous  la  forme  d'un  angc, 
les  ailcs  chargees  de  pierreries  et  le  front  ceint  d'un  ban- 
4eau  d'or : 

«Qu'as-lu  fail?  lui  dil  le  diable.  Tu  as  ecoute  ce  saint 
qui  t'a  trompe;  lu  as  rcnonce  au  bonhcurpour  suivre  les 
conseilsdc  cet  insense,  parco  qii'il  to  pronicl  le  paradis; 


mais  ce  paradis,  oii  esl-il,  te  I'a-t-il  monlrc?  Va,  il  te 
prend  pour  dupe;  il  n'y  a  de  paradis  que  chez  nous,  et 
nous  tc  Ic  monlrerons  quand  lu  voudras.  Uemaiidc  un  pen 
a  ton  doclcur  chrelien  de  le  faire  voir  au  muins  un  petit 
coin  de  la  felicile  ((uil  le  promel,  el  lu  peux  elre  bien  sur 
de  n'y  rieu  voir.  (Juant  a  moi,  je  sui<  de  parole.  Kommc 
des  arbilres,  je  les  laisserai  visiter  demain,  si  lu  le  veux,  la 
maison  que  je  te  destine.  » 

Occo  elail  ebranle  ;  il  desirait  se  faire  chrelien,  mais  il 
voulail  elre  siir  de  son  paradis,  et  il  fit  part  de  scs  doulcs 
au  bon  saint  Paulin,  qui  lui  rcpondit  doucemenl  : 

0  Le  diable  est  fin,  cl  tu  ne  I'es  pas  beaucoup.  Envnic, 
pour  verilier  la  chose,  un  homme  de  la  suite  el  un  de  mes 
diacrcs,  tu  verras  ce  quiarrivera.u 

Le  diable  avail  indique  un  endroil  de  rciidcz-vous  pour 
les  emissaires  d'Occo  el  pour  les  siens.  Le  diacreel  le  Vc- 
lave  s'y  Irouverent  de  la  pari  d'Occo,  et  y  rencontrerent 
Satan  lui-meme,  qui  celte  fois  avail  pris  la  forme  d'une 
ires-belle  femme. 

«  Suivez-moi,  leur  dit-elle,ct  depechez-vous.  car  j'ai 
hale  de  vous  monlrer  la  belle  habitalioa  deslinee  au  due 
Occo.  » 

lis  quilterent  la  grande  route,  s'engagerenl  dans  des  re- 
gions inhabitces,  et  se  Imuvcrcnt  bicnlol  sous  une  grande 
arcade  de  marbre  verl,  au  dela  dc  laiiucllcs'clcndail,  a  perte 
dc  vuc,  une  avenue  de  colonncs  d'or.  Le  pave  elait  de 
diverses  sortes  de  marbre  merveilleusemenl  poll,  et,  enlre 
les  colonnes,  s'elevaient  d'inimenses  lulipes  d'or,  qui  re- 
pandaienl  I'odeur  de  la  rose.  En  se  delournant  ,i  droite  et 
en  entrant  dans  une  allee  dc  cedrcs,  ils  virent  brillerdc 
loin  une  maison  qui  elincelail  comme  de  I'nr.  En  effct,  elle 
elail  tout  enliere  de  ce  metal,  a  I'exceplion  des  vilraux  qui 
claienlde  diamanl,  el  de  la  lollure  qui  elait  en  argent.  Coninic 
il  faisail  tres-grand  soleil,  ils  ne  purent  en  approcher 
qu'a  reculons ;  elle  elail  loule  paviie  d'or  et  de  pierres  pre- 
cieuses,  et  d'une  incroyable  grandeur. 

«  Voilii,  leur  dil  la  prclendue  jcune  femme,  la  maison 
de  votre  due ;  comment  la  Irouvcz-vous? 

—  Assez  bicn,  rcpondit  le  diacre  elonne;  mais,  ce  n'est 
pas  tout,  il  faulqu'elle  soil  solide.  Le  bon  Dieu  billil  Ires- 
solidement,  les  maisons  du  diable  ne  durent  guere.  » 

II  fit  le  signe  de  la  croix,  aussilot  tout  disparut.  Tor,  les 
pierreries,  la  maison,  et  memc  la  jcune  fille;  il  ne  resla 
parterre  que  le  capuchon  de  sole  brune  qu'elle  portail  et 
qui  rehaussait  la  blancheur  de  son  visage. 

C'esl  ce  capuchon  qui  a  beaucoup  grandi,  cl  qui  est 
devcnu  la  monlagne  du  Gerbier-de-Jonc.  Le  diable  reparul 
en  sa  propre  personne  ;  la  maison  d'or  fill  changce  en  bnue, 
el  le  diacre,  ainsi  que  le  Velave,  se  Irouverent  au  milieu  d'un 
petit  marais  rcmpli  de  roseaux  et  de  joncs,  qui  est  aujour- 
d'hui la  source  de  la  Loire. 

lis  ne  savaienl  plus  oii  ils  elnienl,  cl  il  h'lir  fallut  faire 
un  chemin  immense,  en  suivanl  le  cnurs  du  ruisseau  qui 
venail  de  naitre,  pour  relrouver  le  chateau  du  due  Occo. 
Quand  ils  se  prcscnlercnl,  la  porlc  du  chateau  elail  fermee; 
le  drapcau  noir  flollail  sur  la  plus  haiile  lour;  et,  selon  la 
coulume  de  CCS  temps  barbares,  les  Irois  fuinmcs  d'Occo  se 
precipilaicnl  dans  un  bi'ichcr  ((ui  s'elevail  au  milieu  de  la 
grande  cour  du  chateau.  C'esl  que  le  due  Occo  ctail  mort 
au  moment  meme  oil  le  diable  avail  rcpris  sa  forme  veri- 
table. 

Dieu  avail  ainsi  ch.ilie  son  incredulilr.  On  reriterra  au 
milieu  d'une  foret  qu'il  aimail.dans  uii  lieu  d'ou  Icsarbics 


10 


PETITS  VOYAGES   SUn   LES  RIVIERES   DE   FRANCE. 


onl  (iispani,  el  qui  s'nppellc  encore  aujourd'hni  le  chateau  1  monlrenl  la  Loire  sous  cet  aspect  riant  ct  gracicux,  (prollc 
de  BoulliC'On.  C'est  en  effct  un  des  premiers  paysages  qui  \  ne  doit  plus  quitter  jusqu'aux  limitcs  dc  lo  Cretagnc. 


Chateau  (le  Boulh6oD. 


Le  due  Occn  n'avait  pas  voulu  qu'on  le  laissat  apres  sa  niort 
dans  ces  regions  maudites,  on  le  diable  avail  lente  de  le 
scduire.  Quant  au  lleuve,  sorti  du  Bonnet  du  Diable,  il  avail 
dcchire  la  lave,  bouleverse  le  paysage,  fendu  les  rochers, 
rejete  ;i  droite  et  a  gauclie  des  cretes  de  basaltes  mcna- 
canles.  Rien  n'est  plus  aflVeux  que  les  gorges  d'Arlempde. 
et  les  geants  volcaniqucs  de  Joannade,  dont  la  base  est 


rongoe  par  le  llot  furieux  encaisse  dans  un  etroit  sillon  de 
granits  gris,  d'ardoises  noircs  et  de  debris  de  lave. 

Le  diable  a  cerlainement  passe  par  la,  disenl  les  pay- 
sans.  C'est  une  nature  parliculiere ,  niuins  voilee  que 
celle  de  I'Ecosse,  moins  froide  que  celle  de  la  Norwege, 
moins  nuequc  celle  de  I'Espngne;  qiielque  cliose  d'i'nergi- 
que  etde  sombre,  qu'on  ne  trouvc  que  dans  ce  pays.  La 


Uoctiers  d'Exinieuil  el  dc  Vt^sfsualaig. 


fenJalile  aimait  ces  regions  austeres  el  ces  roclies  cscar- 
pfes;les  chateaux  sent  semes  avec  profusion  surlesbords 
de  celle  Loire  naissanle,  qui  trace  si  rudement  et  si  dif- 
licilementsa  route. yuelqucssitesmeriloiitd'elreremarques; 
par  esemple,  cc  point  devue  on  la  Loire,  cmprisonnee  en- 
Ire  les  rochers  noirs  de  Vesesualais  et  d'Eximeuil,  glisso 
comme  une  nappe  d'argent  lancec  sur  une  pente  rapide. 

NuUe  part  ce  caraclere  sauvage  ne  se  prononce  avec  plus 
lie  force  rpi'au  milieu  dun  entonnoir  dc  verdure  noiratre,  de 
basa.lles  laillccsafacettes.ct  derocliesenormes  jelecs  pelc- 
incle,  qu'on  appelle  la  voute  Tolignac.  Apres  avoir  vaincu 


des  obstacles  sans  nombre,  et,  comme  disont  les  paysans, 
mange  des  rochers  sur  sa  route,  la  Loire,  fatiguee,  s'arrele 
un  pen  el  fait  un  coude,  pressec  entre  les  granits  el  les 
laves.  La,  elle  forme  un  bassin  assombri  de  tous  coles  par 
ces  colosscs  de  pierre.  Ses  efforts,  pour  se  frayer  passage, 
onl  creusc  le  plus  haul  et  le  plus  aride  de  ces  rochers  et 
perce  une  voule  obscure,  sous  laquclle  ses  eaux  captive? 
s'cngouffrent  avec  un  Irislc  bruit. 

Rien  de  plus  piltoresque  a  ra:il  que  les  mines  du  chateanqui 

couronne,  comme  le  nid  d'un  aigle,  ce  rocher  el  celle  voiltc. 

Cost  le  berceau  d'uiie  antiipie  el  ilhislrc  famille  d  la- 


f|iiollo  le  sort  rcscrvait  de  graiidos  dcstinoos  ct  de  grands 
malheurs.  Lcs  fees  vertes  de  la  voute  I'olignac  se  ratta- 
dii'iU  a  uiie  ancieiiiio  tradilion  [jaieiine  de  ccs  contrces,  ct 


LE   COURAGE    MOIiAI,    DANS   LA    JEUNESSL.  ■i? 

nous  nous  occupcrons  bicntol  de  cclle  tradition  aussi  bi- 
zarre que  poeliquc, 

( La  suite  a  un  pnchain  nwme'ro.) 


CiiAU-iiu  do  la  vuule  ite  Piiligriac. 


LE    COURAGE    MORAL 

DA\s  LA  iimm. 


CSEMPLES  DE  FODCE  COSTDE  LE  SORT,  DE  riESISTANCE  ET  DE  SUCCES    j 
DANS  LES  CAnniEnES  LES  PLUS  DIVEBSES.  I 


IS7T&ODUCTION. 

On  a  souvcnt  ecrit  la  vie  des  enfanls  celebres ;  un  mo- 
ralisle  severe  pourrail  ll.imer  cette  prime  accordec  a 
ramour-proprc.  Dc  nombreux  exemples  semblent  attestor 
que  la  superiorite  apparcnte  des  gcnies  precoces  n'offrc 
pas  toujours  un  gage  sufCsantd'avenir.  Lespetils  prodigcs 
licnncnt  peu,  en  general,  les  brillanles  promcsses  de  leurs 
plus  jeunes  annees  ,  ct,  plus  d'une  fois,  I'amandier,  qui  se 
couvre  de  fleurs  odorantes  avant  que  I'hiver  soil  expire, 
DC  prcscntc  en  aulomne  que  des  branches  steriles  et  des 
ranicaux  dcpouiUcsde  fruits. 

Unelachc  bien  aulrcment  utile  et  charmante  resleencore 
a  rcmplir. 

Quelle  a  cle  la  jeunessedes  grands  hommes? 

r.omraent  ont-ils  prepare  leur  gloire? 

Quelles  cpreuves  out  subics  la  jeunesso  et  I'enfance  dc 
ces  admirables  ou  dc  ces  aimables  esprits? 

[lien  de  plus  interessant  que  ces  details;  rien  dc  plus 
instructif  et  de  plus  doux  que  dc  s'associer  (i  ces  desti- 
nces  naissanles.  C'cstun  ronian  plein  d'altrnit  etd'emotion 
que  la  luttc  perpeluelle  de  la  force  morale,  ou  inlellcc- 
tuelle,  contre  les  obstacles  de  la  vie.  Tautotle  triste  bcr- 
ccau  de  riioiume  celebrc  est  entoure  de  langcs  grossiers  el 
frappe  d'anallieme  par  la  miscre ;  tantot  la  position  sociale 
s'oppose  au  dcvcloppcnient  des  faculti's  dc  eel  etrc  destine 


,-i  saisir  la  gloire,  la  fortune  ou  la  puissance.  II  faulrcsister, 
il  faut  attcndre,  il  faut  souffrir.  La  gloire  ct  la  fortune 
sont  Icntes  a  venir.  C'est  toujours  la  grande  lecon  chre- 
tienne,  renseignement  diviii  de  la  resignation,  de  I'abne- 
gation  et  de  la  force  morale.  II  est  singulier  que  Ton  ait 
jusqu'ici  neglige  de  reunir  et  de  grouper  ccs  souvenirs 
de  la  jeunesse  chez  les  grands  hommes ;  ccpendanl  lcs 
premieres  clartes  du  jour  qui  s'annonce  ont  plus  d'atlrait 
niillc  fois  que  I'eclat  splendiJe  du  soleil  a  son  niidi. 

II  arrive  presque  toujours  que  les  circonstances  e.^tc- 
rieures  favorisent  peu  ou  contrarient  absolument  les  ten- 
dances de  I'homme  superieur.  11  est  force  de  frayer  sa 
route,  et  lcs  obstacles  le  grandissent;  chaquc  combat  ac- 
croit  sa  force ;  il  faut  qu'il  s'arme  d'un  courage  ii  toulc 
epreuve  et  d'une  patience  sans  cgale,  qu'il  avance  d'un  pas 
ferme,  comme  le  voyageur  egare  par  I'orage ,  dans  la 
nuit,  et  sous  la  brise  au  milieu  des  fondrieres  el  des  abi- 
mes.  Ce  n'est  qii'a  cc  prix  seulemenl  qu'il  obtient  la  coii- 
ronne  due  a  son  genie.  Toutes  lcs  jeunesscs  d'hommes 
ciilebrcs  sont  difficilcs  et  entoureesd'epincs. 

Nous  ne  pouvons  meltre  la  main  a  une  oeuvre  plus  utile, 
ni  entreprendre  une  tache  dignedu  but  de  noire  recucil, 
plus  avantageusc  pour  nos  jeunes  conlemporains ,  que 
celle  qui  leur  niontrera  I'heroique  resistance  opposee,  dans 
lcs  carrieres  les  plus  diverses,  au  mauvais  vouloir  dc  la 
fortune,  par  les  Bayard,  les  Racine,  les  Amyot,  les  Des- 
preaus,  les  Napoleon,  les  Poussin.  Peintres,  sculpteurs, 
poctes,  mathemaliciens,  generaux  d'armee,  commercants, 
industricls,  tons  ceux  que  la  gloire  a  couronncs,  que  la 
main  de  la  fortune  a  cnrichis,  que  la  reconnaissance  des 
hommes  suit  dans  leur  tombeau,ont  consacrc  leur  jeunesse 
etleurdge  niur  a  une  lulle  acharnee,  souvcnt  hcroiquc. 
lis  ont  pratique  tons  la  vcrlu  chreticnne  de  I'abnegalion; 
ils  ont  allendu  ct  IravaiUe  ;  ils  ont  saisi  la  dcslinee  corps 
a  corps,  et  la  recompense  est  venue  les  cliercher  enlin. 

C'csl  ce  que  nous  ue  pouvons  Irop  rappeler  a  nos  jeunes 
conlemporains,  dans  une  epoque  oii  chacun,  des  le  premier 


4d 


igc,  voudrnil  irnprovisnr  la  sloire,  alisorber  les  jouissanccs, 
sc  renilvc  niailrc  dc  la  fnrlunc,  sans  Ics  avoir  coiiquiscs 
ou  niorilees ;  oi'i  la  fureur  dii  succcs,  le  bcsoin  de  le  rca- 
liscr  avanl  le  combat,  le  dcsir  insense  de  triompher  avanl 
la  hUlP,  arment  dii  pislolel  ou  du  poison,  conime  il  cstre- 
cemmciit  arrive  a  de  jeunes  bommes  de  IcHrcs,  dos 
fonimos,  des  arlislos,  faibles  el  ardeules  natures,  pressces 
dejouir,  incapalilesdesoufrrir,i|ui  nesavaientpas  que  lout 
s'acbt'le,  el  que  la  gloire  cl  lesueces  soul  a  ee  prix 

Nous  nous  ferons  done  les  liisloriens  fideles  de  celle 
premiero  pcriode,  si  inleressanle  dans  la  vie  des  liommes 
que  le  succes  a  courounes.  Pious  choisirons  dans  celle  pe- 


LE  COURAGE  MOn.M  DAISS   LA  JEUNESSE. 

riode  de  luUe,  d'allenle,  do  soufrrnncc,  les  anecdotes  les 
plus  inleressanlcs  ct  les  plus  aulbiMiliques,  qui  s'offriront 


ii  nos  rccherches  cl  a  nos  souvenirs. 


z.a  jzDsrESSE  sx:  van-dtck. 

Lorsque,  en  1639,  losbabilanlsdo  Londrcs  voyniont  une 
barque  splendide  traverser  la  Taniise,  cl  un  gonlilhommc 
de  re^esance  la  plus  rechercbec  descendrc  au  palais  de 
Buckingbam,  traverser  les  apparlementset  enlrcr  de  plain- 


Lc  pabis  de  BiirkingliDrj. 


pied  cbez  le  due  ou  meme  cbez  lo  roi,  ils  ne  se  Joulaienl 
gucre  que  ce  splendide  seigneur,  aux  mauiercs  si  aisees,  a 
lalivreesi  eblouissanle,  elail  le  fils  d'un  pauvre  vilrier  el 
peinlre  sur  verre  de  la  ville  d'Anvcrs,  qui  ne  lui  avail 
laisse  aucune  fortune. 

11  se  nommail  Van-Dyck,  el  il  merile  dans  la  niemoire 
des  bommes  une  place,  non-seulementdislinguee,niais  grave 
cl  eminenle.  Parmi  les  bisloriens-peiulres,  c'est  lui  qui  a 
reproduil,  avec  le  plus  de  vcrite,  dansleur  caraclere  reel, 
tons  les  bommes  imporlanls  de  son  cpoque,  Cromwell, 
Charles  1",  SlralTord:  ils  revivent,  grace  a  son  pinccau. 

On  couvrail  d'or  les  loiles  de  Vau-Dyck,  el  on  ne  payail 
jamais  assez  le  commcnlalcur  bisloritpie  le  plus  brillanl 
ct  le  plus  impartial  de  son  temps.  La  mission  de  Van-Dyck 
.s'elevail  au-dessus  de  celle  d'un  peinlre  ordinaire. 

Marie  a  la  belle  heriliere  d'un  des  grands  noras  de  I'aris- 
locralic  brilannique,  le  (lis  du  vilrier  vecul  dans  I'elcgance 
la  plus  magnifique,  au  milieu  d'amilies  honorables  el  dans 
un  luxe  de  prince.  Aulour  de  lui  la  revolution  grondail, 
la  hache  frappait,  Temeule  burlail,  les  maisons  brulaient, 
les  cbamps  de  balaille  se  couvraient  de  morls,  el  cepcn- 
danl  Van-Dyck  continuail  son  ceuvre,  aime  de  tons  les 
parlis,  donl  son  pinceauconsacrait  i  I'avcnir  les  chefs  cl 
les  victinies. 

L'ascendant  que  prit  son  magnifique  talent  des  son  ar- 
rivec  a  Lomlres,  dclruisil  la  rcpulalion  el  la  forlune  d'un 
autre  peinlre  llaniand,  Daniel  Mytens,  qui,  avanl  lui,  avail 
obtenu  de  grands  succes.  Un  conleniporain  nous  a  con- 
serve des  notes  relatives  ii  une  conversation  curicusc  enlrc 
Van-Dyck  el  Mylens. 
«  Vraimenl,  mailre  Van-Dyck,  lui  disai  ce  dernier,  j'ad- 


niire  voire  beau  talent;  mais,  en  vcirile,  vousavcz  eu  bien 
du  bonhcur.  Vous  voila  veluet  logecomme  unroi,  el  vous 
jouissez  d'une  consideration  sans  egale.  Cerlaines  eloilcs 
brillenl  sur  la  tele  des  bommes  predestines  ;  ceux-la  laissent 
les  autres  plonges  dans  I'obscurite  la  plusprofonde.  Je  suis 
sur  que,  depuis  voire  enfance,  vous  n'avez  pas  eprouve  une 
seulc  traverse  ! 

—  Buvez  d'abord  un  coup  de  ce  vieux  vm  de  Constance, 
cbcr  confrere,  je  vais  vous  dire  cela,  repondait  Van-Dvck 
au  vicux  ])eintre  decbu  qu'il  recevail  a  sa  table.  Ma  vie  ct! 
la  voire  sc  ressomblenl;  elles  out  eu  Icur  ombre  ct  Icur 
liiniicrc  loutesles  deux  ;  moi,  j'ai  commence  parlemau- 
vais  cole  :  je  suis  desole,  mon  confrere,  que  ce  soil  par  la 
que  vous  linissiez.  Les  bonheurs  de  ma  jeuncsse  sonlasscz 
curieuxpour  que  je  vous  les  raconle  en  peu  de  mols.  Mou 
pere,  quin'avail  pas  de  quoi  nourrir  sa  famille  el  qui  me 
faisait  barbouillcr  du  verre  pendant  toule  la  journec, 
m'eveillait  a  qualre  heures  du  matin  pour  m'apprendre  les 
elements  du  dcssin  :  Dieu  sail  de  ipielles  larmes  eufantines 
je  payai  d'avance  ma  forlune  el  mou  succes  d'auj  lurdhni ! 
Quand  il  mourul,  j'allai  broyer  les  coulenrschcz  Henri  Van 
I'alen,  el  jefus  en  bullc,pcnilanl  plus  dc  cinq  ou  six  ans,aux 
mauvaises  plaisanleries  de  lous  les  clevcs  de  I'alelier.  J'c- 
lais  balln  a  pou  pres  lous  li'SJours,elje  n'enirai  dans  I'ate- 
lierde  ltubcns,conq)OScd'(''leves  beaucoiip  plus  ages  el  plus 
graves,  que  pour  echapper  a  celle  perseculion  qui  ruinait 
ma  sanle.  Je  crois  que  I'ou  avail  reconnu  en  moi  qnolque 
talent,  el  qu'il  y  avail  jiour  le  moins  aulanl  de  jalousie 
que  d'elourderie  cbez  mes  jeunes  compagnons. 

(1  Rubens,  vous  ne  I'iguorez  pas,  elail  un  fort  grand 
hdimuc  dans  noire  arl  el  un  habile  diplomale.  Quand  il 


Tvp    Lacrimpo  ct  Comp 


mi 


7    .M;G'i'J 


CONTE   DU   MAT 

avail  im  eleve,  dont  Ic  talent  lui  semblait  devoir  grandir,  il 
I'cnvoyait  en  Italic  avcc  dc  grands  eloges,  lui  ferniant 
ainsi  son  alelicr  de  la  ninnicre  la  plus  lionnete,  cl  en  memo 
temps  de  la  facon  plus  utile  a  I'eli've.  C'est  ainsi  qu'il  se 
conduisil  envers  nioi.  J'avais  refait  une  partie  des  chairs 
cxecutees  par  le  niaitre  et  que  nics  camarades  avaient  ef- 
facecsen  jouant;  il  admira  cede  retouche.  me  couvril  dc 
louangesetme  donna  inon  conge.  Jc  n'avais  pas  un  penny 
dans  ma  bourse  .-jallai  a  Rome  et  a  Gejies,  oiijc  lusle  plus 
malheureux  des  hommes.  Les  peintrcs  bollandais  et  lla- 
mands,  qui  habitaient  I'ltalie,  passaicnt  leurs  journccs  au 
cabaret ;  conime  je  ne  voulais  pas  mener  la  meme  vie 
qu'eux,  ils  me  firent  subir  la  perseculion  la  plus  acharnee. 
Jc  peignais  maitresses  et  scrvanles  d'a\iborgcs,  pour  un 
diner,  quand  ellesle  voulaient  bien,  ct  souvcrl  je  ne  Irou- 
vais  pas  de  diner.  II  me  fallut  aller  a  pied  de  Genes  a  Ve- 
nise,  oii  je  gngnai  comme  jc  pus  ma  vie  en  faisant  des 
copies  du  Tilien  et  de  Paul  Veronese.  Enlin,  une  grande 
toile  que  j'avais  beaucoup  soignee,  nion  saint  Augustin, 
trouva  des  admiraleurs.  On  vouliit  bien  convenir  que  jc 
n'elais  pas  le  dernier  des  peintrcs.  J'avais  alors  trenlc- 
deux  ans,  et  j'en  ai  Irente-neul.  Du  monientoi'i  il  fut  prouve 
que  je  savais  manier  la  brosse,  il  se  (it  une  nouvelle  in- 
surrection conlrc  nioi :  ma  maniere  n'elait  pas  celle  du  grand 
Rubens,  ct  Ton  repcia  de  tons  coles  qn'elle  clail  petite,  et 
que  j'etais  fail  lout  .lu  plus  pour  la  niinialurc. 

En  France  on  me  negligea,  Ton  ne  (il  pas  la  moindrc 
allcnliou  a  nioi;  en  Flandre  je  passai  pour  un  peiulrc 
mcs(iuin :  c'est  precisement  cc  qui  lit  ma  fortune.  Je  me 
rcjetai  sur  Ic  portrait,  seul  genre  que  Ton  daignat  me 
laisser,  et  loule  la  cour  de  la  Uaye  tut  peinle  de  ma 
main.  Bientdt  le  roi  d'Angbierre  m'appola  presdclui; 
alors  jevoguai  en  pleineeau.  .Mais,  moncber  Daniel,  sivous 
voulez  comparer  mes  annces  d'apprenlissagca  mes  annces 
lieureuses,  vous  verrcz  que  j'ai  acbele  ces  dernicres  un 
fort  grand  pri.x.  Mes  epreuves  ont  dure  vingl-deux  ans, 
ma  fortune  dure  seulemenl  dcpuis  sept  annces,  et  sans 
doule  n'en  jouirai-jc  pas  longlemps  encore,  car  je  suis 
pblbislque  et  epuisc  de  travail.  » 

En  cffet  le  grand  peintre  mourut  trois  ans  apres,  a  qua- 
rantc-deux  ans.  laissant  plus  de  quatre  cents  chefs-d'tcuvre. 


LES  MILLE  ET  ONE  ]>ilJITS 

D'EUROPE  ET  D'AMERIQUE, 

ou 
cnor.x  DES  meilleuhs  comes 

ESPACNOLS,  .*I,LEMA>DS,A51EEICA1NS,ETC.,ETC 


OOMTE  DU  MATEI.OT  HEINB.ICB. 

Suite  (I). 

Commont  le  notaire  TVappenbickel,  au  lieu  d'apposer 
les  sceaux,  fut  mis  sous  les  scelles  et  devint  imper- 
meable. 

«  Celle  legende,  s'ecria  Sa  Ilautesse,  ressemble  fort  aux 
lUillc  H  une  Nulls,  a  cette  exception  prcs  que  vos  nei- 

'H  Voir  U  premii-rc  p.irlie,  page  18,  V  numcTO. 


ELOT  UEIMIICII.  43 

ges,  vos  glaces  ct  ces  sapins  du  Nord  ne  me  plaiscnt  pas 
beaucoup.  Le  solcil  du  Bosphorc  et  les  cbanips  flcuris  dc 
la  I'cr.se  valent  niicux.  Mais  voyons  uu  pcu  ;  que  devicnt 
le  notaire  en  face  du  geant  en  robe  de  cbambic,  dont  I'e- 
Irange  envie  etait  de  se  faire  arraclier  une  dent  d'or? 

^  Le  petit  nolaire,  reprit  licinricb,  uc  doutait  derien; 
mais  quand  la  bouclic  du  geant  s'ouvrit  et  lui  nionlra  une 
1-angee  d'enormcs  molaires  el  de  terribles  incisivcs,  au 
milieu  di'S(picllcs  s'elevait  a  gauche,  du  sein  d'une  cavitc 
pi'ofonde,  conime  une  colonne,  la  gigantcsque  dent  d'or,  il 
trcnibla  de  tons  scs  nienibres  ct  s'ecria  : 

—  Laquelle? 

—  La  dent  d'or  !  hurla  le  geant. 

—  Le  frisson  de  Wappenbickel  devint  plus  violeiit  en- 
core. II  insinua  rinstrument  d'acier  dans  la  m.irboire  du 
seigneur  colossal,  ebranlad'uncmain  indecisc  la  dent  d'or, 
qui  ne  ccda  point  a  Taction  nial  dirigec  qu'on  lui  faisail 
scntir,  et  vit  les  deux  nains  marcher  a  lui  d'un  air  cour- 
rouce. 

A  cette  vue,  pale  comme  la  moil,  il  eprouva  un  affreux 
serrcment  de  coe'ur.  Les  trails  de  son  client,  sillonnes  dc 
veines  gonllees  ct  lendues,  denotaicnt  une  rage  effroyablc. 
Wappenbickel  perdil  toute  son  assurance  cl  tout  son  cs- 
poir,  il  demanda  grace  ctmercia  mains  joinlcs.Cepcndanl, 
soil  que  le  grand  seigneur  fut  dur  au  nial,  ou  qu'il  dcdai- 
gn.it  de  sc  venger,  il  se  contcnia  de  jcler  un  regard  fou- 
droyant  sur  I'opcrareur,  ct,  d'uii  seul  gcste,  lui  ordoiina  de 
tenter  un  second  essai. 

Ce  dernier  ne  sc  le  fit  pas  dire  deux  fois,  ramassa  son  in- 
strument, lereplaca,  ctlira  avcc toutcl'energie d'un  bommo 
qui  a  peur.  II  avail  rcussi  :  belas  !  son  succes  n'avait  etc 
que  trop  complet ;  Wappenbickel  s'ctait  trompe  ;  la  nvi- 
choire  entiere  clail  suspendue  a  son  acier  fatal,  et  la  dent 
d'or  clail  seule  rcstcc  inlactel 
I  Au  lieu  d'avoir  recours  aux  larmes  el  d'allcndrir  I'ame 
de  sa  viclinic  par  ses  pricrcs,  il  crut  plus  prudent  dc  In; 
tourner  les  talons  et  de  prendre  le  large.  Par  nialhcur,  un 
dogue  rouge,  au  ncz  noir,  sc  jcia  en  travels  la  porte  en  lui 
monlrant  un  ralclier  terrible,  qu'il  ne  semblait  pas  d'hu- 
racur  d  livrcr  aux  pinces  du  denlislc. 

Que  faire?  que  devenir  ?  Wappenbickel  tomba  tout  sim- 
plcmcntd  genoux,  pendant  que  le  cbalclain,  qui  n'avait  pas 
sourcillc,  livrait  sa  machoirc  endolorie  el  mulilee  a  scs 
nains,  qui  envcloppaienl  soigncuscment  d'une  serviette  dc 
damas  violet  le  menton  seigneurial. 

«Ab!  chevalier!  grand  chevalier,  magnaninie  paladin! 
s'ecria  le  pauvre  honime  ;  pardon,  au  nom  des  lois  dc  la 
chcvalerie,  qui  prennent  la  defen.se  du  pauvre  et  de  I'or- 
phdin...  niisericorde ! 

—  Tu  es  (lui  disait  le  geant,  d'une  voix  sourde,  que  la 
recenle  blessure  rendait  peu  intelligible  )  un  presoniptncu.x 
etun  bavarj. 

—  I'itie ! 

—  Ah!  pitie!...  tu  n'aspas  eu  pilie  de  ma  miichoire. 

—  Grace ! 

—  Non  cerles... 

—  Je  suis  un  maladroit  el  un  miserable  !  .Mais  la  chcva- 
lerie vous  ordonne  d'cpargner  le  faible. 

—  Abl  lu  ni'appreudras  cc  que  m'ordonnc  la  chcva- 
lerie ! » 

Le  notaire  se  tcnait  toiijours  proslcrne  dcvant  son  juge ; 
sa  Bgure  osseuse,  son  velemenl  cirange  ct  convert  de 
bouc,  ses  mains  decharnees  et  lividcs ,   sa  voix  daircct 


so 


CONTi; 


vibranlc ;  sonalliluilc  angiilcnsc  cl  Liznn-c  ;  son  innffonsivo 
cpee,  (lout  la  jiois^iice  cfilcurail  Ic  sol,  ot  dont  roxlremilii 
mciiacait  lo  plafond,  tout  ccla  coniposait  nn  labloau  dont 
iin  romancicr  niodcrne  cut  li  dans  sos  momonts  les  plus 
noirs;  mais  le  cliatclain  se  scntail  pen  dispose  a  la  joie.  Son 
front  i-csla  plisse  commc  une  voile  de  navire  adcmicar- 
guee:  il  repondit  siir  un  ton  pcu  doucereux  : 

II  Allons,  reptile  !  pas  tant  de  phrases,  ni  de  sentences 
(locloralcsl  .Ic  t'ni  proniis  recompense  en  cas  dc  siicccs, 
chatiment  si  tu  faisais  des  sottises;  jo  crois  que  je  n'ai  au- 
cun  motif  de  me  loner  dc  ton  adrcssc,  tu  seras  done  puni. 
Jc  ne  sonc;e  pas  a  te  tner:  ce  serait  trop  d'lionncnrlc  fairc, 
mais  tu  as  en  Tandace  de  m'apprendre  les  devoirs  de  sei- 
cnenr  ct  de  chevalier,  et  je  compte  m'anraser  a  tes  depcns. 
Pas  de  cris,  plus  dc  moyens  oratoires  surtout;  sans  ccla  jc 
le  baiUonne,  ct  tu  passcras  (pieli|ucs  heures  tri's-maii- 
vaises. 

«  Ah !  ma  femme,  ma  femme  !  s'ecria  Waiipcnbickel.  Est-il 
possible  d'avoir  si  merveillcuscnienl  bicn  cxirail,  si  adnii- 
lement  fait  sorlirdeson  alveole  la  dent  decelte  baronne  ile- 
licalectcharmanlc,  de  m'elrc  acipiilte  dc  I'nne  des  pins 
ilifficiles  operations  dc  ma  profession,  et  dome  tromper 
ainsi  qnand  il  s'agit  d'une  dent  d'orl 

—  Tais-loi,  lui  ditlc  geanl.qnc  les  deux  naiiis  vigoureux 
cmporlaient,  assis  sur  son  grand  fanleiiil. 

—  Je  me  tairai,  reprit  bicn  has  le  notaire  ;  je  me  sou- 
mcts  sans  replii|ne  avos  ordrcs  ct  a  voire  toule-puissancc. 
Vous  me  verriez  sabir  avec  calme  cl  resignation  Ions  les 
supplices  qn'il  vous  plairait  de  m'infliger ;  ncanmnins,  si  la 
pilie  n'esl  pas  cleinic  en  voire  ame  de  chevalier ,  si  (piehjuc 
ctinccUe  dc  charite  briUe  encore... 

—  Silence,  bavord  !  hnrla  le  proprictaire  du  caslel.  Esl- 
co  ainsi  que  tu  obuis  ipiand  nn  maitre  commandc?  Marelic 
devant  moi  1 » 

Le  dogue  ouvrail  la  marche,  Wappenbiekel  snivait  tele 
haissee,  elcetle procession  pen  triomphaleselerminaitparle 
fautcuil  du  geanl  que  porlaicnl  les  deux  nains.  A  cliaque 
instant  la  petite  cpce  du  notaire  s'cmbarrassail  dans  ses 
jambes ;  il  lomba  el  fit  bcaucoup  rire  Sa  Mnjesle  chatelaine. 

«  Dc  quel  droit,  s'ecria  le  seigneur,  porles-lu  celtc  inu- 
tile ctcmbarrassante  cpee?  Es-tnclievalier? 

—  De  nom  et  d'armes,  repondit  en  se  relevant  Wap- 
pcubickcl  I 

—  Cbcvalier  dentisle? 

—  Oui,  seigneur! 

—  Notaire,  chevalier  dentisle  ! 

—  Oni,  seigneur. 

—  Voila  un  nom  magnifique  et  des  amies  bien  jiorlees ! 
(Ilievalicr  dentisle,  tu  n'es  pas  plus  denlistc  que  clu'valicr  ! 
Comment  done  souticndrais-tu  le  poids  d'une  armurc?Tn 
n'es  guere  que  la  moitic  d'un  hommel  Mais  attends,  je 
corrigcraibienlol  les  torls  de  la  nature  cnvers  loi.  Je  vcux 
le  rendre  le  pins  solide  des  paladins,  le  plus  impermeable 
des  preux,  et  le  plus  invulnerable  des  hcros  !  » 

Et  le  geant  partit  d'un  long  eclat  dc  rire  qui  111  relcntir 
ies  voules  golliiques  el  se  perdit  dans  les  longs  corridors, 
oil  se  tenaienl  ranges  en  balaille  des  nains  dc  tonics  les 
-onleurs,  amies  de  lances  de  poix  resine,  qui  jelaienl  an 
oil!  line  Ingubre  clarle. 

«  Marche,  iiiarclie,  »  lui  criail  legeantl 

Le  notaire  compril  qn'il  fallail  se  rendre  a  une  injone- 
lioii  aussi  formellc.  Palpitant  d'efl'roi,  Ic  visage  cncoi-e  |ilus 
lj:ilc  et  plusjauno  que  de  coulume,  il  suivit,  en  cbancelanl, 


le  chcmin  que  lui  indiqua  I'liomme  a  la  machoirerompuc. 
Celui-ci  leconduisil,  par  de  loiigues  galeries  et  d'immcnses 
cscaliers,  jusi|u'i  imc  sorle  d'arscnal,  on  claient  appendues 
plus  dc  cinquanle  armurcs  de  formes  ct  de  grandeurs  di- 
verses.  Dans  cctte  salle  il  fallul,  lion  grc  mat  gre,  quo  le 
dcntislc-nolaire  se  dcshabillat,  et  qu'il  arnnU  son  fragile 
corps  de  pieces  convcnanl  a  sa  taille  ct  a  rexignitc  de  scs 
membres.  Les  deux  nains  qui  avaient  porte  leur  maitre  lui 
scrvaient  de  fenimes  de  cbambre. 

Une  fois  arme  de  pied  en  cap,  lorsqu'il  eut  attache  un 
poignard  a  sa  ccinture ,  et  a.ssujelli  son  bauberl  cmpanache 
sur  sa  tele,  le  ch.itelain  le  mena  dans  la  cuisine.  Lii,  quatre 
nains,  a  peu  pres  seniblables  a  celiii  ipii  avail  embaucbe  Ic 
dcniiste,  claient  accroupis  autour d'un  feud'cnfer,  dont  les 
llammcs  lournoyaienl  en  pelillant. 

C'elait  un  eirange  spectacle  que  cette  cuisine.  L;i,  sc 
trouvaient  cjiars  tons  les  coslumes  imaginables  apparlc- 
naiil  aux  professions  les  ]iUis  diverses. 

«  La  folic  de  nos  conlcmporains,  s'ecria  le  seigneur,  est 
de  sortir  de  Icur  profession,  et  dc  faire  tonic  autre  cliosc 
que  ce  qu'ils  devraicnt  faire.  C'csl  un  tori  que  je  corrige 
de  nion  niieux.  Ce  gros  paysan,  conlinua-t-il  en  soulevant 
nn  habit  grossier,  voulail  singer  le  bean  gcntilhommc;  je 
I'ai  fail  coudre  dans  les  plus  magniliques  velcmcnls  de  bro- 
card  el  de  soic ;  il  laboure  maintenanl  sons  cc  costume  qui 
legene  assuremcni.  Void  la  dcfroquc  d'une  jcune  femme, 
charinanle  d'ailleurs,  blonde  ct  gracicusc,  qui  courait  les 
hois  en  amazone,  se  prctendant  une  gucrrierc  dc  premier 
ordre ;  je  I'ai  misc  a  la  tele  de  mes  chasseurs,  ct  clle  court 
les  bois  tout  a  son  aise. 

a  Monseigncur!  monseigncur  '.  criail  le  nolairc,  i[ue  voii- 
lez-vous  faire  de  moi? 

—  Chevalier,  rcpondil  le  geant,  chevalier,  denlisle  el 
nolairc,  je  vais  te  sceller  dans  ton  armurel  llola !  mes 
nains,  .a  moi  1 

—  Oh  !  seigneur,  seigneur ! 

—  Notaire,  In  seras  sccUc  chevalier,  tu  seras  arme. 
Nains,  ici ! 

—  A  vos  ordrcs,  seigneur.  » 

Tons  les  nains  s'agcnouiUercnt.  Le  pauvre  '\Va]ipenbicliel 
clait  plus  niort  que  vif. 

—  «  Enl'anls,  s'ecria  le  chalelain  ,  voil.i  un  gaillard  que 
vous  m'alicz  river  dans  sa  cuirassc.  Prencz  vos  Ublcn.siles 
ct  faites  voire  devoir.  » 

Aussilot  les  pelils  onvriers.  sans  ricn  repondre,  saisirent 
noire  dentisle,  sur  le  front  duquel  la  sueur  ruisselail  a 
grosses  goutlcs.  Us  le  placercnt  sur  une  longue  lable,  oii. 
a  I'aide  dc  melal  fondu  el  dc  fers  rouges,  ils  coiniiieiiei'- 
renl  a  snuder  ensemble  les  diverses  pieces  de  rannure  ipii 
rccouvrail  rinfortune  denlisle. 

«  Faitcs-moi  un  chevalier  de  ce  denlisle,  »  criail  le  geanl. 

Wappenbiekel,  scntanl  I'airain  s'cchauffer  et  rulir  sa 
pcau ,  sc  mil  a  rugir  corame  un  lion ;  mais  ses  cris  ne 
produisaienl  pas  plus  d'cffel  que  les  sanglols  d'un  enfant 
courbe  sonslc  foueldu  maitre  d'ccolc.  En  vain  suppliail-il 
le  chalelain  d'avoir  piliii  dc  lui  ct  de  lui  accorder  son  par- 
don :  'ses  priercs  ne  furent  point  ecoulees. 

«  Telle  iDuvre,  Icl  salaire,  docleur,  rcpelait  de  temp? 
a  autre  Sa  Scigncurie  avec  un  sourire  colossal.  Une  autre 
fois  no  le  mele  plus  d'arracher  les  denl.s  ;i  un  pcrsoU' 
nage  de  mon  especc,  el  deviens  un  pen  plus  inodcstc  en  go 
neral.  Identi(ic-loi  mieux,  mon  cber,  avec  les  moenrs  d 
I'ancicnue  chevalerie  que  in  n'as  jamais  comprises.  Denlisle, 


1)U    MATELOT   HEIINRICII. 


.'il 


anaclie  les  den  Is !  chovalier.  Lats-loi  liien!  nolairc,  fais 
lies  actes  J 

—  Ah  I  nionseigiieur  !  monscigneur !  voiis  parlez  d'or ! 
railcsgniccau  notaireet  aiulentislc,ainsii|irau chevalier.)) 

Les  nains  conlinuaient  leur  liMvail.  Le  marlcau  frappait 
A  I'lmps  redoubles  siir  I'annurc.  BiciUol  eiiirasse,  liauberl, 
corselet,  tout  fut  all.iehe  ensemlde,  de  facon  a  cc  que  la 
carapace  d'airaiii  envdoppait  Wappenhickol.  Le  notairc 
(jlait  scelle. 

Wappenbickcl,  qui  rotissail,  fit  enleudre  de  longs  gemis- 
semenls  ;  mais  avant  qu'il  ei'it  le  loisir  de  se  reconiiaitrc, 
il  se  trouva  casemate  dans  son  enveloppe  de  fer.  Sa  toi- 
lette tcrmince,  on  le  jeta  sans  complinientsa  la  porte,  el 
on  I'abaiidonna  ii  son  sort.  Libre,  il  rassernbla  ses  forces ,  et 
lacha  de  s'eloigner  au  plus  vite  duu  lieu  oil  il  avail  etc  si 
cruellcment  traitc.  II  s'enfuit  a  travers  les  lungs  corridors, 
sortit  de  la  grande  porte  par  le  pont-levis  abaisse;  et  au 
moment  ou  ilalteignait  la  plaine,  qui  s'etcndaitau-dessnns 
de  lui,  il  enteodil  d'affreux  eclals  de  rire,  qui  semhlaieut 
s'ccliapper  des  ogives  dumauditcastcl.  Dernier  trail  de  bar- 
Ijarie,  qui  lui  fit  verser  deslarmes  de  sang. 

»  Etre  arme  jusques  aux  dents,  murmura-l-il,  el  ne  pou- 
voir  se  venger  !  Etre  nolairc  el  se  trouver  sous  les  scelles  1 
Etre  denlisle  et  nc  pouvoir  s'an acher  cetlc  dent !  Ah  !  cela 
cslaffreux,  etjesuisle  plus  miserable  des  notaires,  des  che- 
valiers el  des  dentistes.  Si  seulemciit  je  pouvais  ecorclu'r 
vifce  damne  cliatelain!  n 

Comme  il  parlaitainsi,  son  oreilleful  frappeedeshenjiis- 
scmentsd'uu  clieval,  qui  .sejublait  venir  au  galop  derriere 
lui.  Aussitut,  saisi  de  pi'ur  a  I'idee  de  rcloiuber  dans  les 
griffes  des  nains  qui  lui  avaient  roussi  la  peau,  il  se  tut  el  se 
cacha  dans  les  broussaiUes.  Ce  n'etaient  point  ses  Ijoin'reauK 
qui  s'elaient  mis  a  sa  poursuile ;  »n  beau  conrsier  sans 
niaitre  s'arrela  non  loin  de  lui  pour  broulcr  les  lianles  lier- 
bes  ([ui  I'environnaient.  11  sortit  precipilajnment  de  sa  re- 
truile  el  chcrcha  a  saisir  I'onimal ;  celui-ei.  plus  agde  que  le 
uolaire  double  de  metal,  fit  quelques  bonds,  el,  d'un  air 


narquois,  s'arrela  de  nouveau  a  plusicnrs  pas  du  chevalier. 
Le  uolaire,  qui  d'abord  avail  voulu  atlirer  la  hete  a  lui  par 
la  douceur,  se  courrouca  bientol  de  cei:e  resistance.  II  fit 
un  immense  effort  et  se  mil  a  courir  a  loules  jambcs  ajjrcs 
le  quadrupcde. 

Le  terrain  elail  on  penle  inclinee;  le  uolaire  sVmbarrassa 
les  janibes  dans  dcsronces,  la  tele  emporla  le  corps,  el  Ic 
voila  roulant  avecune  grande  rapidile  de  culbutes,  saulant 
de  disl.ince  en  distance,  et  enfin  nc  s'arrclant,  dans  cellc 
singnliere  manierc  de  voyager,  que  lout  au  has  de  la  col- 
liiK".  Une  telle  chute  cut  pu  facilemenl  lui  couler  la  vie; 
nous  parlous,  si  son  armure  ne  I'avail  d'abord  garanli  do 
mainte  contusion  dans  sa  course,  et  surtoul  si,  au  pied  du 
monticule  pierrcux,  11  n'eut  pas  rencouire  par  bonlicur  un 
petit  clang  avec  un  lit  bien  moelleux  de  vase  et  de  joncs. 
II  roula  comme  un  tronc  d'arbre ;  il  sentit  une  duucc  fjai- 
clieur,  et  cprouva  une  si  vive  emotion  de  plaisir,  qu'il  rest.i 
volon tiers  dans  Ic  bain  froid  que  lehasard  lui  avail  procure. 

«  Ah  !  ah  I  criait  une  voix  ricaneuse  qui  sortait  du  creux 
d'un  arbre ,  voila  un  homrae  bien  trempe !  II  a  subi  exac- 
tement  les  preparations  de  I'acier  le  plusUn :  leleu  et  I'eau, 
rien  n'y  manque!  » 

C'clail  un  nain  qui  parlaitainsi.  WappenbicKcl,  I'hominc 
trempe,  des  qu'il  se  senlit  asscz  rcniis  de  ses  bn'ilurcs, 
sorlil  de  la  mare  et  voulutse  remettre  en  cheuiiu.  A  quel- 
ques pas  de  la  il  remarqua  de  nouveau  le  cheval  capara- 
conne  qu'il  availdej.i  vu.  Us'approcha  de  lui  et  parvint  celle 
fois  a  s'en  emparer.  Tout  aussitol  il  Tenfourcba  et  le  liit 
galoper  dans  la  direction  de  sa  demeure.  L'animal,  pen  ha- 
bitue sans  doule  a  porter  un  homme  convert  d'une  annure, 
lit  le  paresseux ;  mais,  se  sentant  chalouille  de.sagreable- 
ment  par  les  eperons  du  uolaire,  il  prit  le  mors  aux  dcjils, 
el  courul  venire  a  lerrc. 

Le  uolaire,  dans  la  crainle  de  se  voir  jeler  en  has,  sc 
cramponna  d'abord  au  pommeau  de  la  sclle,  puis  il  s'a- 
bandonna  a  sa  mauvaise  fortune.  II  allait,  il  allail,  les  bras 
en  I'air,  raide  comme  une  pincette  de  cheniince,  a  travers 


marecages  ct  lialliers,  ot  croyanl  sa  fin  venue.  II  galopa 
ainsi  jusqu'aux  environs  d'un  petit  mur  delabre  que  le  den- 
lisle recounul  |iour  lui  ap|iarlenir.   Arrivee  la,  la  inonlure 


s'arrela  brusqucinent.  el  le  cavalier  loniba  stir  le  sol  comme 
un  sacde  farine.  Lorsqu'il  revinla  lui,  ses  regards  ne  Irou- 
vereui  [ilns  Touibrageux  destrier;  il  se  relcva  du  niieu.i 


qu'il  pul,  Iraversa  dopin  dopant  son  verger,  ct  cnlra  chez 
III!  ail  moment  oil  sa  fille  ouvrail  les  vok-ls  de  la  maison  : 
il  faisail  jour. 

Lorsiiu'ils  apoiTureiit  le  guerrier  enipanadie,  tons  les 
ciifants  crierent  ii'  I'envi.  La  maladc  dk-nicme  s'ctoniia 
dc  ceUc  siiiijuliei'C  apparition  ct  Ul  im  geste  de  surprise. 
Ci't  accucil  Uii  di'plnt. 

i<  Silence!  cria  notre  liomme  de  toute  la  force  de  ses 
poumons  et  I'rappant  la  taUe  de  son  ganlclet  de  fcr,  do 
I'afon  a  ebranler  les  vilres.  Je  ne  suis  ni  le  diable  ni  son 
nmbassaJeur.  C'esl  nioi,  Wappenbickd,  a  <|iii  Ton  a  ,jone 
Ic  mauvais  lour  de  le  Iraustormer  en  chevalier  poslielie, 
pour  me  punir  sans  doutc  d'avoir  fait  Irois  metiers.  Mil 
si  je  n'eusse  ete  que  nolaire,  Tun  ne  m'aurait  point  mis 
lantot  sur  le  gril  comme  une  carpe.  n 

La  famillc  nc  comprcnait  ricn  a  ee  <|u'ellc  voyait  et  en- 
tcndail;  aussi  cliaciin  restait  miiet  ct  la  louche  beante. 

Qiiand  I'espece  de  fureur  dans  laquellc  etail  le  iiotaire 
fut  im  pen  calmec,  il  s'assit  sur  un  escabeau  et  raconta 
son  liistoire.  Un  voisin,  que  le  bruit  avait  attire,  ccoula  les 
delails  de  I'aventurc,  et  assura  le  dievalier  dentisle  qu'il 
n'existait  pas,  a  vingt  lieues  a  la  ronde,  de  chateau  Bari- 
natibipildi,  ce  devait  etro  un  mauvais  genie  qui  s'etait 
amuse  a  Vaccommoder  de  la  sorle. 

11  aimait  mieux  avoir  ete  martyrise  par  un  genie  que  par 
m\  simple  geiitilhomme,  et  feignit  dc  se  rendre  a  cette  idee, 
bien  qu'ellc  lui  pariit  taut  soit  pen  bizarre.  Neanmoins  il 
Alt  bienlut  force  de  reconnailre  I'exactitiide  du  fait ;  car, 
s'elaiit  fait  debarrasser  a  grand'peine  de  I'armure  rivee  sur 
hii,  il  deeonvrit  qn'elle  elait  de  I'or  le  plus  fin,  et  que  son 
iii,-|is  nc  portait  aucuiie  trace  de  bri'ilures.  Cetle  double 
decouverte  ne  conlribua  pas  pen  ei  remetlre  le  pauvre 
liomme  dans  son  assieltc  ordinaire ,  et  lursque  plus  taril 
ilcut  vendii  sa  liclliipicuse  depouille,  dont  on  lui  donna 
2,(J00  sequins,  il  se  rappela  delieieusement  les  frayeurs  et 
les  tortures  auxquelles  il  avail  clc  expose  pendant  I'expe- 
dilion  nocturne  des  montagncs. 

Madame  Wappenbickd  se  relablil  en  deux  jours,  soit  par 
suilcdes  emolionsmoralesqu'elle  avail  eprouvees,  soit  grace 
a  la  perspective  d'mie  existence  jilus  douce  pour  I'avenir. 
En  effel,  son  epoux,  dcvenu  tout  ii  coup  le  bourgeois  le  plus 
richedu  canton,  lit  Lientot  reconstruire  ,sa  ealiane,  achcta 
quelqncs  pieces  de  terre,  une  prairie,  des  bestiaux.  et  vii- 
eul  de  longucs  annecs,  an  milieu  des  siens.  Benissant  du 
fond  du  cceur  le  singulier  genie  qui  avait  fait  sa  fortune, 
il  se  rappela  les  paroles  du  geant,  suivit  ses  conseils  et  ne 
jiraliqua  plus  qu'un  seul  metier. 

La  profession  de  dentiste  fut  abandonnce  par  lui,  ainsi 
que  la  dicvalerie;  il  ne  resta  que  nolaire,  et,  fidele  ii  ses 
devoirs,  il  lut  cite  dans  sa  province  pour  son  talent  et  sa 
probile.  Son  caraclcre  s'anidiora  d'une  maniere  sensible ; 
iloux,  alTable,  compatissanl,  il  monira  sans  ecsse  de  I'iii- 
terct  11  sessemlilables,  sccourut  ceux  ipii  setrouvaienl  dans 
le  besoin,  et  perJit  cctte  indifference  egoiste  el  glacco  qui 
ledistiiiguaitjadis.  11  resta  en  activile  jusque  dans  I'lige  le 
plus  avance,  et,  presque  oclogenaire,  il  se  rendait  encore 
;i  jiicd  ii  son  bureau  sans  crainte  du  vent,  de  la  pluie  on 
des  frimas.  prclendaiit  que  personne  n'avail  jamais  ete  ba- 
biUe  aussi  cbaiiJemunl  que  lui,  ct  qu'il  ctait  ilcvenu  ini- 
permeable. 

u  Belli  soil,  disail-il  nn  jourii  ses  douze  enfanis,  en  leur 
raconlanl  comme  quoi  on  I'avaitsedle,  lui  notaire,  dans  In 
rliilrau  ilu  geant.  belli  soit  le  seigneur  redoulable  qui  lu'a 


ANECDOTES 

donnecetleleeon!Ellepcutvousapprendri\mescherspelili 


qu'il  faut  en  ce  mondesavoirrester  dans  sa  sphere,  etue  pas  I 
|iri;tendre  se  ranger  en  mi'me  temps  sous  trois  drapeaux! 
Tout  elat  e^t  liDUorable ;  il  est  prudent  ii  chacun  de  garder 
le  sien.  Vouloir  etre  ii  la  fois  jurisconsulte,  medecin,  et  memo 
soldat,  c'est  le  moyen  d'etre  toujours  niikliocre,  souvenl 
nul,  et  de  devenir  la  risiie  des  sages.  Je  sais  jiarfaitemcnt 
qu'il  est  assez  de  mode  d'enibrasser  dix  professions  d'un 
coup ;  mais  cela  est  folic.  II  y  a  dans  nion  discours  de 
grands  enseignemenls;  je  vous  engage  a  en  profiter.  n 
( Fin  du  contc  dc  llcinricU  el  dr  la  seconde  nuit. ) 


ANECDOTES 

DU    TEMPS    PRESENT. 


I.I:  GENOIS  ET  I.I:  CALEHIEN'. 

(1839.) 

L'ame  de  I'homme  renferme  une  aspiration  si  puissaiiie 
vers  le  beau  moral,  un  besoin  si  vif  dc  raclieler,  par  do 
nobles  actes.l'imperfection  de  sa  nature,  que  les  existences 
les  plus  deshonorces  et  les  plus  infiinies  ressentent  encore  ce 
desir.  On  le  voit  edaler  en  actos  de  cliarite  inattendus,  en 
devouements  qui  etonnent.  C'est  peut-otre  une  des  obser- 
vations les  plus  eonsolantes  pour  I'ami  de  rhumanile ;  c'est 
aussi  I'un  des  fails  qui  prouvent  le  mieux  I'e.xcellence  des 
doctrines  qui  repivsenlent  comme  possible  la  purillcation 
do  rbomnic  et  Tamdioration  par  le  repentir.  M.  Maurice 
Alhoy,  dans  un  livre  curieux  sur  un  trisle  et  important  su- 
jet  (I),  a  cite  un  exemplc  remarquable  dece  besoin  moral 
de  rhumanile.  II  I'a  recueilli  parmi  les  hommes  le  plus 
crudlement  lletris  par  la  socide  et  leurs  propres  actcs  : 
nous  ne  pouvoris  mieux  faire  que  de  rapporler  la  simple 
et  touchante  narration  de  M.  Maurice  Mlioy. 

«  Au  nombre  des  ouvriers  libres  du  port  de  Toulon,  sr 
Irouvait,  il  y  a  quelques  annecs,  nn  Gdiois.  Cel  homme, 
comme  la  plupart  des  ouvriers  qui  vivenl  presque  en  coiii- 
munaute  de  travail  avec  les  gald-iens  de  la  pclile  faliriiir, 
laissait  percer  le  senliment  de  commiseration  que  lui  in- 
spirait  la  position  des  coupables.  Parmi  les  forcats  avec 
lesquels  il  dait  en  rapport  journalier,  il  en  dail  un  qu'il 
avait  pris  en  plus  grande  pitie.  Souvent  il  lui  arrivait  do 
]iarlagcr  avec  lui  ses  vivres  ;  plus  d'une  fois  la  gourde  qui 
contenait  le  vin  de  I'ouvricr  lilire  s'dait  placec  .sur  les  le- 
vres  du  condamno.  Quand  venait  I'lieurc  oil  I'ouvrier  libre 
regagnait  son  logis  en  ville,  le  Gdiois  offrait  au  forcal  le 
morceau  de  pain  qu'il  avait  mdi.igo  pendant  la  journee,  et 
il  ajoutait  ce  suppldiicnt  ii  la  modiquc  ration  du  bagne. 

Le  condamno  trouvait  un  adoucisscment  ii  sa  peine  dans 
cellesympathieque  manifestait  pour  lui  I'ouvricr.  Leslieu- 
res  daicnt  moius  longues  quand  le  Gdiois  dait  au  travail, 
les  pensees  daient  aussi  moins  trislcs ;  car  I'ouvricr  parlait 
au  condamne  de  ses  affiires,  il  ronlreleuait  de  ddails  du 
menage  ;  cda  brisait  un  pcu  la  monolonie  de  colte  vie 
incessammcnl  la  nidnc  que  mdie  rhonimedes  diiuurmes. 

(I)  f.i-.«  Oiijiic,  paf  Maliiuc  M\my. 


DU   TEMPS 

Le  Genois  etait  perc  de  famillo.  Cliaque  anniie  sa  I'enime 
allait  passer  quclque  lemps  au  pays  ct  y  porlait  Ics  econo- 
mies de  I'ouvrier. 

Deja  plusieurs  fois,  aiix  premiers  jours  d'autdninc,  le  Ge- 
nois avail  dit  au  I'orcal  :  Compagnunnc  est  partie  pour 
ritalie. 

La  compacinonne  cstic  nom  familicr  (pie  les  riverains  de 
la  Mi'diLi'rraiK'e  donncnl  a  la  femmc  ([ui  partage  leurvie 
active  el  laliiirieuse. 

Une  nouvi'lle  annee  s'ecoula,  rei|MiMoxe  etait  veiiu  ;  la 
I'l'nimedu  Genois  avait  coutunie  de  partir  avaiit  cette  cpo- 
cpic,  (pie  redoulent  Ics  passagers,  ct  Touvrier  n'avait  pas 
aniiiiiic(i  I'absence  de  sa  fcnime  au  (orcat.  Cclui-ci  interro- 
1,'iM  lilranger,  el  I'litranger  lui  apprit  (pic  la  compagnnnne 
n'avait  plus  besoin  au  pays  :  elle  n'avait  phis  d'liconomies 

i'l  y  porter II  y  avait  ii  pen  priis  six  inois  (pie  I'ouvrier, 

cijdanl.i  uu  mouvemenl  d'ambilion,  avail  ris(pm  ses  epar- 
gncsdans  une  spiiculalion  dc  cabotage  laitc  de  moitie  avcc 
un  )iatnpn  de  barque  de  Livourne.  Le  petit  navire  avail 
piiri.  ct  il  ne  reslail  plus  au  Giinois  (pie  ses  bras  pour  loule 
rcssourcc. 

L'ouvricr  cut  trouve  encore  du  courage  dans  sa  position 
d'boinine  libre  el  dans  I'assurance  (pi'il  avail  de  trouver  du 
travail  dans  Ic  port ;  mais  sa  pauvre  femme  n'avait  pas  eu 
la  force  morale  de  supporter  Ic  sinislre  qui  I'avait  frappde 
dans  sa  petite  fortune  :  la  compagnonne  (jlait  tombee  ma- 


PRESENT.  S5 

lade,  elle  avail  fait  des  delles,  les  cr(5ancicrs  rcclamaient 
leur  priil.  Un  propri(;laire  inlraitable  parlait  do  faire  ven- 
dre  quclqiies  niodcsles  meubles  iiour  se  payer  d'un  loycr 
de  vingl  (;cus...  el  I'ouvrier,  aballu,  ct  pcnsanl  a  cbaque 
heurc  a  la  nialadic  de  sa  femme  ct  aux  cmbarras  du  me- 
nage, ne  cessail  de  repeter  : 

Povera  conifagnona ! 

Un  incident  vinl  un  moment  dislraire  le  Genois  de  ses 
Irisles  priioccupnlions.  Lecondanme,  qui  jusqu'alors  avait 
paru  prendre  son  supplice  en  patience,  ct  qui  jamais  n'avait 
fait  entendre  une  plainle  sur  sa  position,  ful  lout  a  coup 
saisi  d'une  profonde  aversion  pour  cclle  vie  qu'il  Irainait 
en  expiation  de  sa  faulc.  Le  discouragement  seinbla  I'at- 
tcindre,  el  plus  d'une  fois  il  s'exposa  a  la  baslonnade  li  la- 
quelle  il  n'licliappa  que  parcc  qu'on  lint  conipte  de  ses  bons 
anlijcedents.  La  pensile  de  la  fuite  devint  lixe  cliez  lui,  el  il 
oblinldu  Genois  qu'il  favorisal  son  ijvasion  en  lui  apportant 
un  costume  d'oiivrier. 

Le  condamni3  avait  bien  miiri  sou  |ilan.  II  s'i'tait  assuri; 
d'une  cache  dans  le  porloii  il  resterait^deux  ou  Irois  nuils 
a  I'abri  des  recbcrcbes.  Ce  temps  (■coub',  il  savail  com- 
ment gagner  une  retraite  qui  lui  avail  et(>  rijviiliie  par  un 
camarade  qu'ellc  avail  longlemps  proti^gi;. 

Le  forcal  indiipia  au  Giinois  la  position  de  cette  demeure 
secrete,  el  il  lui  fit  prometlre  de  venir  lui  faire  visile  le 
cinipii^'ine  jour  qui  suivrait  son  evasion. 


Toutes  Ics  circonstanccs  servircnl  a  souhait  le  condamne. 
11  s'efada,  gagna  un  lieu  solitaire  dans  les  profnndes  gor- 


ges des  vaux  d'Ollioules.  11  descendit  a  I'aidc  d'une  cordc 
dans  une  grolle  naturelie.  lieu  de  refuge  des  noinbrcus 


vj  A NEC 

maUaileurs  ([ui,  A  dcs  cpoques  i'loigmvs,  infcslerent  ces 
conliecs.  Le  I'orcal  elait  ilepuis  (luelquos  lieures  en  pos- 
session (le  son  asiie ;  le  sol  rcsonna  siir  sa  lute :  un  hommc 
gravissait  ces  cscariiements  doiitil  somblait  avoir  connais- 
sance  cxacle ;  Ic  signal  convenu  fill  donno  :  la  iiierre  qui 
cachail I'enlroe  dc  la  gioUc  loiirna  siir  elle-mcme,  rechclle 
de  corde  fill  lendiie,  el  le  noiiveau  vcnii  desceudil  :  c'e- 
taitle  Genois  cpii  vonait  accomplir  sa  promesse. 

L'ouvrior,  oubliant  sa  niiscrc,  avail  appoile  quelqucs 
pieces  dc  inonnaic  au  fiigilif. 

Le  condainnii  les  prit  en  soiii'iant,  et  il  dit  au  Genois  ; 
«  Mcrci,  vous  avcz  fait  pour  moi  toul  ce  que  vous  avez  pu ; 
a  mon  lour  je  vais  laire  ce  queje  pourrai.  J'ai  comple  sur 
vous  pour  m'aider;je  lie  puis  rosier  ici ;  je  suis  encore  dans 
le  deparlenicnl  du  Var,  il  I'aul  marcher  vers  Marseille,  car 
i'aimc  micux  elre  repris  dans  le  de((arlenient  des  Bouches- 
dii-RliiJne. 

— 11  faul  espcrer,  dit  le  Genois,  que  vous  ne  le  seroz  pas 
blus  la  qii'ici;  car  si  vous  deviez  elre  pris,  aulani  vaudrail 
pour  vous  elre  decouverl  niaintenanl. 

-Non  pas,  dil'le  forcal;  cela  serailanssi  bien  mon  al'- 
fairc,  niais  cela  ne  ferail  pas  la  voire. 

((  Le  forcal  nc  vaul  ici  ([ue  75  francs,  I'ami ;  plus  loin  il 
vaul  100  francs.  » 

Le  Genois  ne  comprenail  rien  au  langage  du  fugilif.  Le 
forcal  fill  oblige  delui  reveler  sa  pensce  enliere.  «  .lamais, 
disail-il,  le  bagnc  ne  I'avail  effraye.  jamais  I'amour  de  la 
liberie  n'avait  inquii'te  sa  vie  de  caplif;  forcal,  il  s'elait 
habitue  a  sa  posilion  ;  mais  la  pensce  de  faire  une  specu- 
lation au  prolil  de  I'ouvrier  lui  elail  venue.  Dans  les  fers, 
le  forcal  ne  pouvait,  avec  ses  15  on  20  centimes  de  pe- 
cule,  venir  au  secours  du  Genois  malheureux;  evade,  son 
corps  nctpierait  une  valeur  positive,  valeur  qui  se  capilnli- 
sait  par  reloignement ;  et  quand  son  corps  vaudrail  100  fr. , 
alors  il  pourrait  dire  au  Genois  :  «  Prends-le.  livre-lc; 
donne-le  aux  autoriles  ;  In  recevras  100  francs;  avec  eel 
ardent  lu  payeias  ton  projirietairc,  el  la  lemme  nc  nian- 
quera  plus  tie  bouillon  ni  de  tisane.  » 

Le  Genois  dut  so  Irouver  bien  surpris  d'entendrc  un  pa- 
reil  largage ;  il  dut  croirc  que  lajoie  de  relrouver  la  liberie 
avail  dLM-ange  les  organes  du  fiigilif:  mais  cependanl  11  fal- 
lul  qu'il  linit  par  comprendreracle  de  devouemenl  du  cim- 


DOTES 

damne,  quand  ce!ui-ri  le  menaca  de  ratlaeher  a  lui  avec 
une  corde  cl  dc  le  raniencr  ainsi  a  la  premiere  resilience 
de  gendarmerie.  «  On  verra,  dit-il,  garrottes  ensemble  uii 
honni'te  homme  cl  un  fniT.il ;  on  ne  pourra  pas  croire  que 
c'cst  le  forcal  qui  ramene  I'lionnele  homme,  qui  a  pris  Ic 
forcal... » 

L'eloqucnce  du  condamne  persuada  I'ouvrier,  ctau  sou- 
venir de  la  compagnoniic,  une  transaction  sc  (it  entre  les 
scrupules  du  Genois  et  la  bonne  volonle  du  fugilif,  que  Ic 
plaisir  dune  telle  action  seduisait  plus  que  la  liberie.  Le 
commissairc  eut  bicnlot  connaissance  des  nobles  motifs  de 
celle  evasion;  el,  aprcs  queb|ues  jours,  le  fugilif  avail  re- 
pris, par  une  (aveur  meritee,  sa  place  aux  travaux  les 
moins  faliganls  du  port.  »  ( Les  Uagnes. } 


I.XS  SOUTERRAINS  DE  -WATUNG-STHEET. 

Si  vous  jelez  les  yeux  sur  les  gravures  qui  reprcsenleiit 
le  vieux  Londres  ou  le  vieux  Paris,  vous  reconnailrez  .sans 
peine  combien  nousavons  acquis,  dans  les  derniers  temps, 
pour  la  siirete  ,  le  bien-etre  et  la  saliibritc.  Cepcndant 
il  y  a  aujourd'liui  plusieurs  giierres  sourdes  it  vinlentes 
donl  personne  nc  s'apercoil.  el  qui  n'en  soul  ni  inoiiis  Icr- 
ribles,  ni  moins  bizarres.  L'une  est  la  guerre  des  |iauvres 
contre  les  riches,  guerre  immorale  et  a  laquelle  on  ne  pent 
remedier  que  par  la  charite  des  uns  el  le  travail  bien  orga- 
nise des  aiilrcs ;  —  I'anlre  est  la  guerre  hidense  des  classes 
oisivcs  et  dangerenses  contre  la  sociele  laboricuse,  el  la 
defense  de  la  sociele  contre  ces  classes. 

il  faul  avouer  que,  d'unepart,  les  associalions  uos  ctrcs 
voues  au  pillage  et  au  mal  soul  beaucoup  plus  redoiitablcs 
que  par  le  passe  ;  d'nnc  autre,  que  la  surveillance  et  la  de- 
fense publiqucs  out  cent  fois  plus  de  force  qu'anlrelbis,  et 
sonl  soumiscs  a  des  lois,  regies  par  des  previsions  niillc 
Ibis  plus  savantes  el  plus  eflicaces.  Londres  a  aujomd'hui 
toule  une  armee  de  gardiens(;)o(icfmen),  donl  on  a  cii  soin 
de  rendre  la  situation  honorable,  si  ce  n'est  honoree,  el  qui 
possedent  la  sagacite  des  liniiers,  Icpoignelde  fer  des  athle- 
tes anciens,  cl  la  discipline  des  soldats. 

Chaque  jour,  de  vieux  repaires  i|ui,  depnis  des  sieclcs, 
abritaienl  Ic  crime  cl  le  vice,  tomlieiit  et  disparaisscnt: 


(Vieux  Loiiilrc? )  ^ 

Paris  la  vieille  Samarilaine,  les  rues  de  la  €ile ;  a  Londres,   |   vieille  Cile  de  Paris,  dont  les  caves  boueuses  cl  les  lorliiou, 
quelqu'es  rues  infccles. Nous  voyonsseclaircirels-epurer la  I   scnticrs  prolegcaient  depuis  un    temps   immemonal  lei 


DU    TEMPS   PRESENT. 


iVauiliilouscs  innnnpiivros,  ol  sorvaienl  d'asilc  iiu.v  liamlils; 
I'llcosl  pcrc('e  aujoiii'il'huid'iiiie  graiido  rue,  qui  I'assaiuira 
en  raiM-aiil,  sous  le  rapporl  moral,  conime  sons  le  rapport 
pliysiipio.  Lcs  arches  de  iios  pouts,  ct  spiicialcnient  celles 
dupoiii  Mario,  souslcsqui'llcsserorugiaicnt  les  concilialju- 
les  dos  ISohcmifns  noclunios,  sont  a  pcu  prespurgccs;  les 
traces  do  barbaric  disparaissenl ;  lcs  poulrcs  antiques  dc  la 
Saiuarilaiue,  qui  deOguraicnt  le  Pout-Neuf,  u'abriteut  plus, 
commc  en  ISlO,  line  population  de  jeunes  vauricns.  Tons 
les  aluirds  dc  la  calbedrale  de  I'aris  sont  dcvenus  prali- 
cables. 

A  Lonili'cs,  le  meme  travail,  ronlrarie  d'aillcnrs  par  I'cs- 
prit  de  liberie  jalouse  (pii  ii'a  pas  abandounc  ccllc  nation, 
commence  a  s'opcrcr. 


CONOHES  SOrTEBHAINE.  CATACOMaGS    DSS  VOLEUAS. 

I£S    CATHOLIQOES   SOUS  CHARLES  1°"' 


(Jiiiii  ICii.; 


La  villc  de  Londres  viciit  d'aclicter  deux  maisons  siluees 
ilalis  I'mi  des  iprirlicrs  lcs  plus  populeus  et  les  plus  im- 
moMiles  de  eille  vasle  mi'lropole.  Depuis  lonpftemps  ces 
inasnri's  rrnulmlcs  etaienl  sip;nale('s  a  I'antoritc  comme 
sorvani  de  repaire  auxplus  redontables  niembres  de  la  po- 
pulation dauqereusc  qui  sc  pressc  dans  lcs  grandos  villes. 
Vainenienl  vi^ilees  par  la  police,  clles  ne  ccssaieiit  pasde 
soustraire  .i  I'aclion  ct  au  cbaliment  de  la  loi  les  bandits  et 
leurs  complices. 

Cela  dinait  depuis  le  regne  de  diaries  II,  c'csl-;i-dire 
depuis  deux  cents  ans.  Une  fois  eulres  dans  ces  niasures 
mysterieuses,  ceu\  que  I'oii  poiirsuivait  s'evanouissaieni 
comme  par  miracle.  On  en  fouillait  tous  les  recoins,  on 
descendait  dans  les  caves,  on  surveillait  les  issues,  mais  en 
vain.  Un  vieux  fabricant  de  cliandelles,  qui  ne  vendait 
de  cliandelles  a  pcrsonne,  occupait  le  rez-de-cliaussee  dc 
I'un  de  ces  tcncbreux  asiles;il  souriail  aux  visites  des  ol- 
ficiers  dc  justice,  lcs  conduisait  lui-meme  avec  une  com- 
plaisance exeniplaire  dans  tous  lcs  recoins  de  son  domicile, 
ctparaissait  prendre  un  malin  plaisir  a  les  dejouer.  On  ue 
doulait  pas  qu'il  ne  recel.it  le  produit  des  larcins;  souvenl 
on  voyail  eiitrer  chez  lui  des  hoiiimes  charges  de  ballots  el 
de  marchandiscs.  Les  ballots  dis[iaraissaient  comme  lis 
hommes  ct  Irompaient  les  invesligations  les  plus  assidues. 
Enfin  la  destruction  des  deux  niasures,  donl  la  vllle  n'a  fait 
l'ac(|uisition  que  pour  les  mellrc  has,  a  explique  Tenigmc 
que  deux  siecles  n'avaient  pas  pn  resoudre  et  qui  a  brave 
cinq  ou  six  generations  de  magislrats. 

Sous  le  comptoir  dii  vieux  et  di'shonnete  marchand,  une 
trappe,  ou  pluli'it  une  vastc  dalle,  qui  se  soulevait  an 
moyen  d'un  levier,  conduisait  ii  un  labyrinlhe  de  galcries 
soulerraines,  qui  non-seulenient  se  ramiflaient  dans  plu- 
sieurs  directions,  mais  aboulissaient  a  une  maison  situcic 
d  un  quart  de  mille  dc  distance.  Le  Irou  de  la  trappe  res- 
scmblait  ii  un  puits,  et  un  vasle  panicr,  auqucl  une  masse 
de  plomb  servait  de  contrc-poids,  descendait  imniedialc- 
ment  dans  les  profondeurs  de  ces  cavcrnes  les  marchan- 
discs voices,  accompagnees  du  malfaiteur  qui  s'y  |dacait. 
La  dalle,  refermee  aussitot  aprcs  qu'il  s'elait  assis  dans  le 
panicr,  ne  laissait  aucun  vesiige  de  ce  passage,  ct  la  poulrc 
frollee  d'bnile  operaitson  evolution  sans  aucun  bruit  Ces 


caves,  ignoreesde  toullemondc,  forniaient commc  uneviUc 
soutcrraine  mi  sc  Irouvaicut  des  inagasins,  des  cuisines  et 
jusqu'a  des  oublicltcs  ;  on  y  trouva  plusieurs  debris  hu- 
maius,  prcuves  des  crimes  affreux  qui  s'y  commirent. 

L'interel  singulicr  que  ces  trisles  repaires  inspiraient  lit 
naitre  une  speculation  etrangc ;  on  specula  sur  la  enriositc : 
on  distribua  des  billets  pour  les  visiter,  ct  le  public  s'y 
rendit  en  I'oule. 

Les  savants  vouliircnt  cnsuile  en  connaitre  I'origine  ct 
rhisloire.  On  decouvrit  que  I'une  d'elles  fut  habilee,  vers 
1080,  par  I'uu  des  personnages  les  plusodieux  des  annales 
liritanniiiues,  Titus  Oates,  le  calomniatenr  ct  le  bourrcau. 

Get  invcnicur  de  conspirations  fausses  atlribuces  aux 
catholiques  en  fabriqua  une  sous  Thai'les  II  avec  taut  d'lia- 
bilelc  et  de  sueces.  ((u'il  envoya  d'un  coup  cent  cinquanio 
ou  deuxcents  catholiques  iunoccntsa  rccbafand.  «  (^ommo 
il  servait  la  passion  ]iopulaire  et  gencralc,  dit  un  ecrivain 
anglais  (1 ),  il  fut  a  pcu  pres  canonise  par  lcs  protestauls.  Lc 
roi  calliolique  Jacques  lui  fit  donner  le  fouet  a  la  queue 
d'linc  charretle  cinq  fois  par  annec,  el  le  condamna  li  la 
prison  perpeluelle.  »  Quand  ce  dernier  des  Sluarls  regnant 
fut  expuisc,  Titus  quilta  sa  prison  ,  alia  vivre  dans  lc  pa- 
lais  du  nouveau  roi  par  ordre  special  du  parlenieni,  et 
loucha  4,000  livres  sterling  dc  rente  pour  avoir  sauve 
I'Elat.  C'etait  Marat  pensionne. 

II  parut  sous  Jacques  II,  dit  un  autre  savant  modernc 
auqucl  nous  empruntons  ces  curieux  details  (2),  sous  le 
litre  de  Gcmissemenls  dc  Jack  Ketch  ,  une  hisloire  com- 
plete de  cet  excellent  Tilus,  par  un  de  ses  anciens  amis; 
ouvrage  oii  tous  les  bas-fonds  de  la  societe  anglaisci  cette 
epoquc  se  revelent  elrangcmcnl.  On  suit  noire  homme 
chez  les  analiaptistes  :  c'elait  la  communion  de  son  pere; 
—  sur  le  pool  des  navires ;  il  avait  etc  cliapelain  de  vais- 
seau  ; —  au  college  des  jcsuites  de  Pouai :  il  y  avail  etc  no- 
vice;—  enfin,  dans  son  logement  de  Liltle-Flrilain,  fau- 
bourg indcccul,  gueuserie  immondc  de  Londres. 

Ce  livre  est  rare.  On  ne  sera  pas  fiiche  de  lire  jci  qiicl- 
ques  fragments  de  cclte  vie  Irempee  de  vin,  dc  polilique, 
de  religion  ct  de  fange.  .'^ujourd'liui  nous  nc  sommcs  pliij 
aussi  poctii|iies  que  cebi.  Nos  vices  sont  administrcs  regu- 
lieremenl,  muis  fai.sons  la  police  de  nos  crimes,  nous  avons 
pour  nos  immondices  sociales  des  lombereaiix  bien  orga- 
nises. Mais  tout  elait  miile  alors ;  de  profondes  leiiebrcs 
remplissaient  les  repaires,  au  fond  dcsqucls  grouillaient 
inesplores  les  reptiles  et  les  monstres;  tout  ii  coup,  de 
leur  retraite,  ils  s'tdancaient  juscpie  sur  le  trune;  et  ricn 
n'est  curieux  comme  la  .scene  snivanle,  on  I'on  voil  Titus, 
encore  ivre  de  la  mauvaise  biere  de  sa  tavcrne  borgnc ,  et 
lout  impregnc  des  senleurs  de  ce  bouge,  apparailre  rayoii- 
iiant  devant  le  roi  et  ses  minislres. 

11  denieurait  dans  Ned-Alley,  d'oii  Ton  apciccvait  la 
Tamise,  et  qui  elait  une  espece  de  yw,  ou  pliilotde  boyau 
l'.uigeux,conduisanl  par  une  penle  mareeageuse  jusqu'a  cc 
lleuve ,  senddable  ;i  une  mer.  Dans  le  llux ,  on  avait  de 
I'eau  jusqu'a  mi-jambe  dans  lcs  caves;  c'etait  la  Icrreur 
des  hoinmes  dc  justice  que  ces  parages,  oii  ils  ne  s'aventu- 
raient  guerc.  Lcs  habilants  de  la  ruelle  ,  aussi  sauvages 
que  les  indigenes  des  cotes  d'Afrique,  avaicnt  creuse  des 
puils  dans  ces  caves  menies.  ct  loul  agent  qui  leur  resis- 
tait  ou  leur  deplaisait  elait  conduit  la  jjour  y  pcrir.  Titus, 

(tj  M.  il'l^rapli Pl'I'C,  Cnriosilt^s litlcraires, 

(2)  JI.  Pliilaiiic Cliaslcs,  procssrui-  au collfge  ile  France. 


rio 


ANECDOTES 


qui  vivait  clans  uii  Ac  cos  dnmicilos  ,i  dcmi  aqiinliiincs, 
I'lait  appoU'  dans  Ic  qiiailior  Ic  chiiprlain.  11  avail  imiir 
son  service  pcrsoniiol  iiii  joiini"  mousse  qii'il  rossail  loiitc 
In  journec,  et  qui  jnuissait  de  la  plus  niauvaisc  repulalion. 
C'etail  Titus  qui  raligeait  Ics  lellres  dcs  coiUrebaiidiers. 
)cs  comptcs  des  volcurs,  ct  qui  U-nail  lours  livres  de  rc- 
ccl.  Taiitot  il  elait  pave,  taiUot  il  nc  I'olait  pas,  ce  qui 
lui  coustiluail  une  vie  peu  profitable,  et  faisait  retcnlir  le 
laudis  de  cjucrellos  I'rcquentcs. 

SICK  IE  BESOSSt. 

Une  des  pratiques  les  plus  lialiluelles  de  ce  mallieu- 
reux  Titus  elait  Dick  le  Desosse,  qui  possedait  vingt  ou 
Irente  metiers  difforents,  tons  dignos  du  gibct.  II  elait 
contrcbandier  de  torre  et  de  mor,  mcndiant ,  volour,  et 
avail  etc  aidc-bourreau. 

Get  bomme  jouissail  de  la  faculte  singuliere  do  dcmon- 
ter  a  loisir  sa  charpente  osseuse,  et  d'assumer  ainsi  pour 
soncompteloutes  Icsespeccsd'iiirirmites.  Use  faisait  bo-isu 
dans  loutes  les  directions  ,  rendait  ses  jambes  cagneuses  ou 
arquees ,  enfoncait  sa  tote  dans  ses  cpaules,  devenait  cul- 
de-jattc,  et  pelnssail  son  proprc corps  comme  uu  p.ilissier 
pctrit  sa  pate.  A  la  llexiliilite  dcs  jointures  il  iiuissail  la 
souplesse  incroyabledos  chairs  ct  des  parties  inollcs,  de  nia- 
niere  a  se  transformer  rapidement  en  boule,  en  fuseau.otc, 
et  asejeter  pour  aiiisi  dire  dans  tousles  moulcs.  II  n'yavait 
pas  de  signalement  possible  a  donncrdo  ce  Prolee  bumaiii. 
11  ecbappait  a  loutes  les  poursuitcs  et  a  toutcs  les  accusa- 
tions. Son  incroyable  agilite  luiservnit  as'evadcrde  loutes 
les  prisons,  el,  une  fois  sorti,  il  cbangeail  de  figure,  de 
taille  et  de  bossc.  II  babilait  de  I'aulre  cute  de  la  Tamisc, 
dans  un  mauvais  hovel  mine ,  d'oii  il  pouvait  diriger  les 
mouvcmenls  de  ses  petits  bateaux,  qui  servaicnt  aux  depre- 
dations nocturnes  de  sa  bande. 

L'anii  do  Dick  le  desosse,  Titus,  qui  passait  pour  un 
savant  homine,  et  qui  dans  ccs  parages  avail  le  renom  de 
banter  bonne  compagnie,  avail  iudi(|ue  a  ce  meme  Dick 
quebpics  bnns  coups  a  faire.  Toule  une  cargaison  de  tabac 
avail  ele  dcvaliseeau  detriment  du  doyen  de  Westminster, 
qui  avail  du  recevoirce  cadeau  d'un  minislre  bollandais  de 
ses  amis.  Dick,  conseille  par  le  cbapolnin  Titus,  cscamota 
la  cargaison  et  enivra  le  pilote  bollandais.  Mais  il  ne  payait 
jamais  la  part  qui  revenait  naturellement  a  Titus.  CeDick, 
dans  sa  jeunesse,  avail  etc  valet  d'un  calbolique,  el  Titus, 
le  faisant  parler  apres  boire,  avail  oblenu  de  lui  beaucoup 
de  renseignements  sur  les  intentions  secretes  ct  sur  les 
plans  vagues  de  cette  parlie  sacrifiee  el  conspiralrice  de  la 
population  anglaise.  II  en  lira  un  grand  parti  pourperdre 
a  In  fois  lous  ses  ennomis,  el  speoalemont  Dick. 

Le  matin  meme  du  jour  oil  il  alia  fairo  sa  premiere  de- 
position contre  les  pretendus  couspirateurs  catlioliques, 
Dick  le  desosse  lui  avail  joue  un  tour  abominable.  Titus  elait 
scnsucl  et  ami  de  loutes  les  voluptesde  son  corps.  II  prennit 
une  (pianlile  considerable  de  tabac,  auquel  Dick  eut  soin 
do  meler  celte  poudre  alors  connue  sous  le  nom  singulier 
de  hcwilching-powder,  el  donl  rel'fet  ctnit  de  plunger 
dans  la  lutbargic  la  plus  profonde  ecus  a  qui  on  I'adminis- 
trail.  Le  mecbanl  Dick,  apres  de  copieuses  libations  de 
btue-dcvit  (eau-de-vie  de  grains  )  el  des  prises  non  moins 
frniuenles  administrecs  au  cbapelain ,  avail  fait  signer  a 
re  dernier,  donl  il  avail  dirige  la  main  cngniirdie,  un  reni 


total  el  dellnitif  des  sommes  dues  ,n  lui,  Titus,  par 
desosse.  On  retrouva  le  cbapelain  ivre  sur  les  d( 
marcbos  de  sa  cave,  les  pieds  pendants  el  baigm 
I'eau  qui  en  couvrail  lo  sol  a  sopl  ponces  d'eli     ' 
Sans  doute  Dick  avail  pousse  la  complaissnnce  jus  . 
porter  la 

Le  .soir  dn  memo  jour,  a  cinq  beures ,  le  grand 
etant  rassemblc  aulonr  dc  la  table  couveric  de 
niiir,  on  amena  Titus  devant  les  ministres  el  le  ri 
les  II. 

«  Voil.i,  dit  le  monarque,  qui  aimait  a  rire,  un-  ' 
qui  n'cst  pas  nn  visage;  c'est  un  menlon.)) 

En  cffet,  le  menton  de  Titus  usurpail  prcsque  ; 
pliysionomie.  Ce  menton  avail  pros  de  trois  ponces 
lalail  insulemment  au-dessous  d'un  nez  qui  n'avait  ; 
deini-pouce,  el  d'un  front  eiroit  qui  I'uyait :  ce  n'l 
une  tele  bumaine. 

"Tilus,  (pie  j'ai  vii  ce  matin  (ainsi  s'exprime 
de  la  biograpbio  ),  avail  mis  ses  plus  beaux  bnbils ; 
lout  on  noir,  avec  un  cbnpeau  a  la  calviniste.  11  v 
lui  un  melange  d'argol,  de  Bible,  de  ton  militaire, 
gon  maritime,  le  tout  reconvert  d'une  epnisse  coucl 
pocrisie  grossiere.  Sn  trnme  dc  pretendue  conspir 
deroula  devant  le  conseil  ol  fit  sourire  le  monnr(|ue. 
Sbal'lsliury  la  trouva  fort  vraisemblablc ;  le  fail  e 
avail  interet  a  In  Irouver  telle.  Ce  minislre,  cbef  po| 
n'eut  pas  besoin  de  s'entendre  avec  le  cbapelain 
pour  qu'ils  marchassenl  d'accord.  Titus  lit  eiUrerd. 
conqjlol  factice,  cl  signala  au  gibel,  ccux  qui  lui 
saient  :  les  jesuiles  de  Douai  qui  I'avaient  cba 
ca|iitaine  de  vaissenu  qui  I'avail  cxpulse ,  le  pauv 
comme  espion  des  jesuiles,  les  cpiciers  auxipiels  i 
de  Targent,  les  bourgeois  qui  avaienl  refuse  de  cro  • 
saintetc  :  —  et  tont  cela  ful  pendii  comme  catboliqi 

En  remontant  plus  baul  dans  I'bisloire  des  deux  n 
et  en  cbercbant  les  premieres  Iraccs  de  leur  fondatii 
decouvrit  que  ces  sonlerrains,  souilles  dopuis  deu 
ans  par  lous  les  crimes,  avaienl  servi,  sous  Elisabe' 
ques  I"  cl  Cromwell,  a  derober  aux  perseciiteurs 
bourrcaux  les  catlinlicpies  proscrits  par  le  cnlvinismi 
re.viendrons  sur  leur  deslinee  el  leurs  malbenrs,  ai 
rieiix  que  peu  connus.  En  genei'al  ce  qui  manque  i' 
nnles  humnincs,  c'est  fhistoire  des  vaincus  el  des  pr^ 
(La  suite  il  uu  prorlluill  iiumoia.] 


I 


-UNE  BATAIIilE    RANGEE  EM  IRI.AK 

IlECIT  DU  CODE  Dl!  COLdSn.     ' 

(15  seplembrc  iB\o.) 

...  «  Vous  savez  enmbien  depuis  dessiecles  rhuine 
liquense  dcs  Irlandnis  ct  leurs  querelles  de  villa;, 
sanglantes  et  formidablcs. 

(ije  resscnlis  une  vive  afHiclion  de  ne  pouvoir,  air-"!!  sv- 
rivee  au  prcsbytcre,  apporter  aucun  remede  a  ce  r 
veterc. 

II  Les  jours  de  foire  etaienl  ceux  oii  leur  furcur  r 
so  diiployait  spccialenient,  cl  mon  autorite  de  pasti 
tail  sans  inllucnce.  Le  jiouvoir  civil  el  militairq  vtiijil 


I 


f>U    TUMI'S 

niissi (I'l'diouoi-  coiilrccelle  ferociti'  iiivi-tiiri'O,  conlroccltc 
lialiilmir  il'uiic  vicsaiivage. 

« C'Olail  le  5  aofit  1818,  un  jour  dc  foirc.  Lc  cicl  rcsplcn- 
ilissait  do  loiile  sa  gloirp,  ct  la  licUe  valliic  do  la  Siiir  of- 
IVnil  iin  aspect  ravissant.  Je  sortis  dc  nion  pi-esliytorr,  jc 
pravis  1p  snmmot  do  la  collinc,  coiironnco  drs  niiiips  d'lino 
fortorcsso,  doiU  Ics  Josr'^s  inlcricurs  out  rcisislc  au  tomfis. 
(I  Je  ni'assis.  .lc  mo  plus  a  suivrc  do  I'lPil  Ics  longs  dolours 
docoUe  rivinio  si  claire  ct  si  profondo,  si  rapidc  ct  si  pai- 
siljlc,  (jiii  f-ilsait  mouvoir  dans  son  conrs  dcsmoulins  nom- 
lii'onx,  ol,  sans  dcliordor  siir  scs  rives,  I'oniplissait  d'linc 
nndc  ahoudanle  lelilvordoyant  quo  la  iialui'olui  avail  Iraci'. 
Voila,  nio  dis-jo,  lc  vrai  symbnle  du  gonic  ct  do  la  vcrtu; 
c'cst  dc  I'l'norgio  sans  violence,  do  la  profondciii'  dans  le 
calmc,  ct  dc  la  ricliosse  sans  exces.  Au  niiliou  do  ces medi- 
tations, mes  regards  so  reporlerent  surlc  village  dc  Golden, 
ipie  la  Suir  traversait  pour  allcr  so  pordrccnsuilc  dans  des 
champs  cnuvcrts  d'opis  et  de  liouldon.  Pics  du  village  une 
foulo  nomlircusc'ctait  rassomljlce.  Lc  silence  qu'elle  gar- 
dail  m'otonna,  il  contrastait  avec  la  joic  do  la  nature  autant 
qu'avcc  lo  caracterc  irlandais.  Uu  Irlandais  no  conclut  pas 
marclic,  fut-cc  pour  un  soul  penny,  sans  olorpicnco,  sans 
discussion,  sans  clamours,  sans  contorsions  voliemonles. 
Tout  etait  calmc ;  los  uns  rcstaicnt  assis  sur  Ics  fosses  do  la 
route,  d'autres  formaient  dos  groupes  epars  sur  la  place  du 
niarclie.  Aucun  diisordro  no  trahissait  encore  les  inlcniioiis 
mcurtriercs  quo  jo  commoncais  a  soupconnor.  Accoutumo 
commo  je  I'titais  a  la  loquacitc  de  mes  paysaus,  a  leur  ac- 
tive turbulence,  :>  leur  ctrangc  moljilite,  jo  no  mo  Ironipais 
pas;  vengeance  clicz  les  uns,  terreur  clioz  les  autres,  cliez 
lous  prcssenliment  d'lm  procliain  danger,  arrctaicnl  le 
cours  ordinaire  el  tumultuous  dc  cettc  gaiele  liibornoisc, 
dcvenno  proverliialc  dans  les  trois  royaunies. 

(I  Un  bruit  do  clicvaux  et  d'armcs  sc  fit  entendre  ;  jo  mo 
rolournai,  ct  j'apcrcus  vers  la  gancho  dc  la  colline  un  do- 
tacliemeul  dc  cavaleric  acconipagnc  dc  magistrats  a  clieval 
ct  d'un  balaillon  d'iiiranlcric.  11  ctait  evident  que  Ton  s'al- 
tcndail  A  un  niouvcniont,  que  los  fonctionnaircs  civils 
avaicnt  clo  provonus.  et  qu'une  scone  dc  tunuilto  el  dedcs- 
erdrc  allail  avoir  lieu  ;  jc  mclrilai  de  dcsccndrc,  lo  cfour 


I'RIiSENT.  .'>7 

rempli  dc  Iristcs  previsions  ot  dc  In  rour  La  loire  allail  so 
Icrminor,  on  s'ctait  hale  de  conclurel'acliat  ct  la  vonlc  dcs 
bcstiaux;  personno  n'avait  songe  a  marcliandcr  ni  a  siir- 
faire.  On  reployail  los  Icnles,  el  los  paysaus,  ramonant  au 
logis  lours  vaches  ct  leurs  brohis  achctees,  scmhlaicnt  im- 
pntionls  de  laisscr  champ  lilire  aux  deux  parlis.  Alors  la 
tronipellc  sonna  ;  los  troupes  dofilcrcnt.  Jo  me  trouvais  au 
milieu  de  la  foule,  et  mon  opinion  personnello  elait  quo  ccs 
solilals,  appoK's  pour  coniprinier  rcnieuto.  haltaicnl  on  ro- 
Irailo  lioaucoup  Irop  tot.  11  y  avail  dc  lourdes  massucs  ontre 
les  mains  de  qnclqucs  linnimes  gigaiilesi|ues  ol  denii-nui 
des  couleaux  el  des  dagues  ,i  demi  caches  dans  la  jaquetit 
hruno  dcs  paysans ;  partoul  des  regards  do  haino  cl  dc  I'u- 
reur  concontree.  Je  vis  un  vieux  caravat  cmhrasscr  son 
enfant  Ics  larmos  aux  youx.  J'enlendis  do  sourdcs  maledic- 
tions, qui  semblaicnl  n'altendro  pour  cclatcr  quo  lo  mo- 
ment favorable. 

(c  A  peine  les  .soldats  furcnt-ils  eloigncs  d'un  quart  do 
millc,  un  sourd  hurlomonl  emanc  de  cettc  multitude  an- 
nonca  que  la  digue  opposcoa  sa  violence  ctait  rompue,  que 
toule  sa  ferocite  allail  sc  donncr  carricre.  A  cc  cri  .sucecda 
unc  pause  plus  terrible,  un  moment  de  silence  plus  rcdnu- 
lalilc  que  I'clan  de  rago  dont  les  cclios  des  nionls  voisins 
ropclaicnt  Ics  deniiers  sons.  Les  rangs  sc  formercnl,  les 
deux  troupes  cnncmies,  fortes  dc  qiiinzo  rents  hommes  au 
moins  chacuno,  mais  qui  dcpuis  longlemps  s'claieni  pri- 
veos,  pour  obeir  aux  predications  dc  lour  cure,  di\  iilaisir 
dc  s'ciitr'egorgcr,  s'avanceront  dans  la  vallcc.  C'etail  dcs 
hommes  a  demi  nus ,  veins  du  costume  ordinaire  dcs 
paysans,  brandissant  de  lourdes  massucs  on  agilanl  di 
couleaux,  des  poignards,  des  glaives,  des  faux.  Un  petit 
enfant,  qui  trainait  un  sac  sur  la  torro  et  qui  criait  {lc  Iciulo 
sa  force  «  vingt  livrcs  sterling  pour  la  tele  dc  la  vieille 
«vesto»  preccdait  la  troupe  des  caravals.  En  inoinsd'une 
minute  la  troupe  cnncmic  dcbusqua  des  bulssons  voisins, 
et  Pcnfant,  qui  scrvail  de  heraiil  a  la  troupe  dcs  caravals. 
tomba  sur  la  Icrrc  halgno  dans  son  sang. 

0  Ah  I  monsieur,  ;i  cc  spectacle  lout  mon  sang  so  glaco. 
Je  n'eus  que  le  tem|)s  do  courir  a  mon  presbyterc  ct 
d'en  sorlir  avec  la  bannicrc  ct  la  croix.  A  cct  aspect,  los 


deux  armcos  frojieliipies  tnmborent  a 


•■'  gpnoux  ;  e!bs  liais-   I   til  du  s(  in  ilc  cos  nias:,rs,  nrui  un  gornisMincMl  ni  un  cri, 
saicnl  lour  from,  honteuscs  el  pommc  ropen'anlcs.  II  s^u--   |  m.-,is  im  long  ol  profoud  sanglol.  fl'lail  choso  rnrrvelllciino 


"!)  ANECnOTES   tlU 

ipic  CO  I'CiiionIs  suIjU  ili'  lout  mi  iiciiiili'.  .Ic  scnliiis  line 
airiiii  [irolcclricc  qui  s'el.nit  (iliicn'  sin-  inoi  cl  iires  ilc  moi. 
«  Ccl  L'lranj;o  cl  donx  specliiplc  roiiorla  ma  pcnscf  vers 
rs  leiiips  liai'liaros,  on  la  cniix  ile  .U'siis-Clirist  apaisail  li'S 
rronosics  ijiii'mpres  dcs  |in|iiilalioMS.  En  efrnl.  c'esl  la  roli- 
c;tOB  ilrla  svm|i.ilirM'  I'l  ilc  I'lnniiaiiilc''.  » 

(  Dnbliu  I'nirersily  magazine.) 


L-INCENSIE  DANS  LA  NEIGX. 

(GODIlESrONDASCE  PMITICBIIEHE.) 

Saint-Pi'lcrslioiirs, ) !  scpirmliT  )843. 

«  Jc  vions  d'assistcr  n\i  |ilns  sin5:nlior,  an  pins  afl'ronx, 
<iu  pins  esliMni'dinaire  dos  spcclaclos ;  le  rirc  !■(  Ic  di'ses- 
pnir,  la  gaiclo  cl  la  niorl,  la  llanimp  ctlii  glace  s'y  condcn- 
saionl.  el  jc  crois  qnc  jamais  ricn  de  Icl  ne  s'est  prcsenlc 
a  radmiralion,  A  rctonnomenl,  a  rdfioi  de  I'liommc.  Un 
des  llicalres  dc  liols,  construita  Sainl-Petci-sbourg,  vicnide 
lin'iler  an  iinlicn  dc  la  iicinc,  el  d'cnvelojipcr  dans  son  lin- 
cenl  di'  fen  el  de  fnmcc  plus  dc  deux  millc  personncs  snr 
qualrc  niiUc  cpril  rcnfcrmait.  Le  sapin  rcsiiie\ix  donlil  elail 
cnlicrement  compose  formait  commc  tine  vastc  lorclie  dc 
six  ccnls  pieds  de  Ijanlciir,  lUimlioyante  dans  une  mer  de 
1,'lace.  On  avail  represcnle  uiic  piece  oricnlalc,  nne  fcerie, 
niiHcc  dc  dansc,  el  tcrmince  par  des  illuminalions  cl  des 
fcles  pyrolccliniqnes,  dont  lesHnsscs  sonl  anssi  cpris  que  les 
Chinois.  Les  fcux  dc  Dciigale  elaicnl  magnillipics,  ct  Ics 
speclalcnrs  ndmiraicnl  la  voule  de  feu  qui  s'elait  formce 
au-dessns  de  la  scene,  ct  qui  produisail  Ic  plus  s])lendide 
cffcl ;  deja  I'inccndie  dcvorail  le  theatre,  sans  que  pcrsonne 
se  doiilal  du  danger. 

u  Un  IjDuffon,  qui  avail  fait  rirc  randitoirc  pendant  le 
cours  dc  la  piece,  vinl,  tout  lialelanl  el  tout  essnnl'llc,  prcs 
dc  la  ranipc,  ct  s'ccria  d'une  voix  pleine  de  lerrenr  ct  les 
laniics  dans  les  yeux  : 

K  Le  fen  !  le  feu  1  Sauvc  qui  pent  !  » 

«  On  cinl  i|u'il  conlinnailson  role,  el  qn'il  plaisanlait  en- 
core; on  se  mil  a  Tapplandir  a  oulrance,  lanl  sa  tcvrenr 
paraissait  liicn  jcuee.  lm]iossildc  dc  se  I'aire  entendre  an 
milieu  des  rircs,  des  acdamalions  cl  des  a|iplauuisscmenls. 
Le  dircclcur  111  lever  la  loilc  d('  fnnd  ;  ct  des  torrents  dc 
Uainnies  etde  finncc  se  prccipilercMl  commc  nnc  cataraclc 
sur  Ions  ces  lionimcs  qui  eclalaient  de  rirc.  La  plupnrt  pe- 
rircnt  (Houffes ;  ceux  qui  se  Irouvereut  pros  des  porlcs 
s'elanccrcnl  vers  les  issues  qu'on  venail  d'onvrir,  ccrasant 
sans  )iilic  ecus  qui  marcliaicnt  devani  cux,  ccrases  par 
ccux  qui  marchaient  derrierc. 

La  nei^'C  ct  la  glace,  accumulcs  au  dehors,  ne  faisaieut 
qu'aclivcr  la  furcur  dc  I'incendic  ;  ii  incsnrc  tpie  la  glace 
fondail,  elle  rcjctait  sur  Ic  hrasier  allume  des  Hots  impuis- 
sants,  qui  le  conccntraient  sans  rcteindrc.  Ceux  qui  s'c- 
chappaient  a  dcmi  rolls  de  celte  fournaisc,  accucillis  par 
un  froid  iulensc,  tomhaient  asphyxies  par  ce  pass.ngc  snhil 
d'uno  temperature  a  la  tcnipcralurc  extreme.  Cinqnanic 
charrcltes  emiiorlorcnt  les  viclimcs  Ic  lendemain  matin,  a 
travcrs  les  rues,  cnuvertes  d'une  population  epouvaulee, 
dehris  glaccs  cl  hrnlcs.  L'empcreur  Nicolas,  aux  qiialitcs 
morali'S  dnquel  1  Europe  ne  rend  pas  assez  justice,  fit  unc 
pension  dc '2,000 rouhlcs  a  un  pauvrc  marchand,  qui.arme 


TE>11'.S   rilESENT. 

d'une  hechc.  avail  hri.se  les  planches  lalcralcs  du  Iroudu 
sonfllenr,  lomlicau  vivani,  d'ou  il  avail  lire  soixaulc  per- 
sonncs a  demi  suffoquees.  Cellc  recompense  elait  d'aiilant 
micux  plaeee,  que  dans  les  pays  od  Ic  gouvcrnemeut  as- 
sume sur  lui  seulla  prolcclion  paterucUe  dc  tous,  chacun 
se  niainlient  volonliers  dans  une  quietude  complete  et  unc 
apatlne  ego'istc. 

11  Je  me  Irouvais  an  milieu  des  moujicks  el  des  paysans, 
qui  sctenaicnlles  bras  cruises  cl  I'a'il  sans  regards,  en  face 
des  llammes  qui  se  lordaicul  en  gremissant,  des  malhcureux 
qui  cxpiraient  dans  la  neige  ou  Ic  fen,  cl  des  torrents  dc 
I'lnncc  qui  vcnaienl  jusqu'a  nous.  L'hahilude  dc  I'obcis- 
sance  passive  cnlrainc  co  danger,  que  rcmpcreur  a  fiu-t 
hicn  senti.n 

( Abdlk  du  Nord. ) 


Z,A  BATAII.I.E  DE  Xi'ISLI? 

hacostee  r.\ii  us  mahocain. 

Les  nnlioiis  sc  perdi'nt  commc  les  hommes  par  lacredu- 
lile  ct  I'orgucil,  par  rohslination  et  raveuglemcul.  On  esl 
sur  de  sa  mine,  quand  on  ne  comprcnd  ni  les  ressources  el 
la  force  dc  ses  cuncmis,  ni  sa  propre  faihlcsse.  Le  maho- 
rai'lisme,  tonics  les  fois  qu'il  s'esl  Irouve  en  facedu  chris- 
tianismc,  a  du  avoir  le  dessous,  ctchaiiue  jour  son  abaisse- 
ment  doit  dcvcuirplus  profond  et  plus  marque,  parce  qu'il 
ne  renferme  pas  les  seraences  du  progres,  la  force  de  la 
civilisalion.  Tout  s'y  petrifie  ct  y  rcsle  stagnant.  Le  chris- 
lianisnic,  au  conlrairc,  est  protecleur  dcsarls  et  de  la  pen- 
see  :  il  favorisc  Eetude,  la  science,  la  sympalhie  de  I'liomme 
pour  I'homme.  Loin  de  repudier  ou  d'ctouffer  Ics  lumieres, 
il  les  propage.  C'cstalui  (|ue  la  civilisalion  de  ITurope 
moderuc  sc  rapporlc.  Qu'altcndre  d'une  populalion  brave, 
dcvouee,  industrieusc,maisasscE  pcueclaircesur  Icschoses 
d'Europe ,  et  sur  les  nations  chrclicnnes ,  pour  que  la 
lellrc  suivanlc,  leltre  aulhcntiqne  el  rapporlee  par  uu  jour- 
nal du  Caire,  ait  etc  ccrite  de  bonne  foi  cl  luc  avec  con- 
fiance'.'  C'esl  la  narration  musulmane  dc  la  victoire  receule 
que  les  armecs  francaiscs  out  remporluc  dansle  Blaroc  : 

Teluan,  26  oclobrc  ISU. 

«  Vous  me  dcmandez  Jes  details  sur  cc  qui  s'esl  passe 
chez  nous.  Allah  a  permis  epic  nous  fussions  indiguement 
Irompes  par  lis  paroles  du  chef  Chretien.  Deux  ccnls  bons 
musulmans  out  siiccombe  ;  el  Ic  parasol  sacre  esl  aux  iuli- 
dcles.  Voici  la  vcrilii,  jc  vous  la  garaulis  sxir  ma  lete. 

«  Aiiisi  nous  snmmes  punis  dc  noire  credulile.  AUali 
nous  viennc  en  aide! 

H  Les  deux  armecs  elaicnl  en  presence  lejciidi.  Alors  Ic 
mari'clial  ccrivil.au  general  marocain  qu'il  elait  venu  pour 
lui  fairc  la  guerre,  mais  que  le  lendemain  vendrcdi  elanl  Ic  j 
jour  saint  lies  musulmans,  il  le  i-cspcclerail,  el  que  commc  ' 
le  dimanche,  jour  saint  des  Chretiens,  n'elailsepareque  par 
un  jour  du  vendrcdi,  il  ne  valail  pas  la  peine  de  sc  battrc 
pour  un  scul  jour;  qn'en  consequence  il  ctail  convenable 
cl  orlhodiixc  dc  remcilre  la  parlie  au  lundi.  Le  general 
nuisnlman  acceptala  proposilioii  du  marcclial,  cl  sur  la  foi 
dc  cellc  leltre,  les  vingt-six  mille  hommes  dc  I'armcc  ma- 
rocaine  sc  disperserent  ct  atUrcnt  a  la  cUassr.  II  rn  res- 


bEAUTES    DE    LIIISTOIRE   DU  CLEllGE    HE   EH.VNCE.  ■>9 

iiu'au  regno  de  Louis  XIV.  BossucI  ii'ayaiil  |ns  vcicu  asscz 


tail  a  peine  a  la  garJcdu  can)|i  deux  cents,  (|ni  memc  dor- 
maienl,  lorsque  arriva  rarmce  franraise  fnii  tua  les  dor- 
meurs,  cl  enleva  la  leule  el  le  parasol.  » 

Cos  vingl-si.>L  millc  hommcs  qui  vnnt  a  la  cliasse,  sur 
la  parole  d'un  niarechal,  nous  semblenl  une  dcs  plus  heu- 
rcuses  iuvcnlions  du  ronian  liislorii|ue.  C'est  ainsi  que  Ton 
ecrit  riiisloire  chez  les  peuples  qui  ne  rcnouvellent  et  n'e- 
Icndcnt  pas  leur  gejiie  par  leurs  rapports  syiiipalliiqucs 
avec  les  autrcs  races,  ct  par  cet  echange  de  luniiures  d'oii 
k  civilisation  diipeml. 

(  Courrifr  dc  I'Oiient.) 


BEAUTES 

L'lIlSTOIRE  DU  CLERGE  DE  FRANCE. 


BOSSUXT. 

srnE{t). 

Un  mdrilesi  eclalant  ne  pouvait  rosier  sans  recompense 
sous  nn  regno  comme  celui  de  Louis  XIV;  reveclie  de  Con- 
dom etant  vcnu  a  vaquer,  Ic  roi  le  donna  a  BossucI,  le  13 
seplomhro  1669. 

Ce  futdepuisson  opiscopat  qu'il  fitses  immorlclles  orai- 
sons  funtdn'os.  Voltaire  trouve  que  cclle  de  la  rciiie  Anne 
d'Autriche  n'etait  pas  encore  tout  a  faitdiguede  son  gonie; 
inaiscellede  llemielte  dc  France,  reine  d'Angleterre,  oi'i 
se  trouve  le  portrait  si  admire  de  Cromwell,  ne  ful  edipsec 
que  par  los  Irois  chefs-d'oeuvre,  qui  sont  los  diamants  de 
leloquence  francaise  :  les  oraisons  funebres  de  Le  Tellier, 
dc  JIadame  llenrielle  d'Angleterre  et  du  jirince  de  Conde. 

L'amiee  memo  que  Bossuet  fut  nomme  a  reveclie  de  Con- 
don>,  Louis  XIV  le  choisit  pour  preccpteur  du  ilauphin  ;  Ic 
grand  orateur  accepta  par  obeissance,  et  se  demit  aussilol 
de  son  evoche,  sa  position  a  la  cour  lenipochant  de  pouvoir 
rcmplir  los  fonctions  episcopales.  M.  du  Cluilelel,  I'un  des 
quaranle  de  rAcadcmie  francaise,  elanl  niurt,  I'au  1671, 
Bossuet  fut  elu  a  sa  place,  ot  remercia  ses  nouvcaux  con- 
freres par  un  discours  dont  51.  de  Bussy  disnit,  dans  uiie  dc 
scs  lettros  :  «  J'ai  lu  le  compliment  dc  M.  de  Condom  i\ 
rAcademic;  il  est  beau;  cola  ne  me  surpreud  pas,  il  ne 
fait  rieu  qui  nosoit  de  cello  nature.  » 

Bossuet  s'occupait  alors  do  reducation  du  daupliin.  II 
elait  aide  par  le  savant  lluet,  depuis  cvcque  d'Avranelies, 
cl  par  le  due  de  Monlausier,  gouverneur  de  ronfanl  roval; 
a  eux  trois,  ils  ne  parvinrenl  qu'.i  faire  un  Imninie  medio- 
cre, ctce  ne  fut  pas  lour  faule;  il  est  impossible  au  plus 
habile  lapidaire  de  faire  d'un  simple  caillou  uii  rubis  on  un 
dianiant.  Si  la  tele  du  daupliin  resia  creuse,  en  d.'pil  de  la 
science  que  Ton  y  vcrsait,  son  education  prodiiisit  en  re- 
vanche un  olief-d'ceuvre  dont  la  duree  egalera  cello  de  la 
langue  francaise;  nous  voulons  parlor  du  celehre  Discours 
sur  Ibisloire  univeisello,  qui  fail  de  Bossuet  le  premier 
iiistoncn  du  mondo  certaincment.  Cet  ouvrage  immortel 
devail  eire  suivi  d'une  sec.mdc  partin  qui  rout  conduit  jus- 


(4)  Voir  Ic  coinmoucciiioiil  dc  cet  .iilitlc  aa  I"  nu 


lUltrit,  iiajir  13. 


longlem]is  pour  conslruiro  ce  nioiiunient  de  granit  el  dc 
marbre,  un  froid  ccrivain,  les  gensniediocrcs  onl  uii  aplomb 
d'amour-propre  vraimcnl  surprenani,  osn  s'cn  charger, 
cl  cello  mervcille  d'eloquence,  d'crudition,  de  logique  el 
de  genie  cut  pour  complement  la  chronique  decharnce  de 
M.  de  Labarre  ;  les  ancicns,  miens  avisos,  euronl  le  bon 
sens  et  le  bon  gout  de  laissor  inachove  le  dernier  clief- 
d'ojuvre  d'Apelles. 

Ce  fut  ]iour  I'usage  du  dauphin  quo  Bossuet  composa  un 
ouvrage  admirable  aussi,  quoique  moins  colcbrc  :  la  Politi- 
que liree  des  proprcs  paroles  de  I'licrilure  sainto.  Dans 
cello  noble  composition,  le  moralisle  clirelicn  osa  tracei 
d'uue  main  forme  cl  bardie  les  devoirs  des  rois,  et  pres- 
crire  a  des  princes,  absolus  alors,  la  droilure  de  cicur, 
Pamour  dc  la  soience,  de  la  vJrile  et  surlout  do  la  religion, 
cette  base  sacree  dos  empires,  qui  ne  vacille  jamais  sans 
que  les  trones  trcmblenl.  Bossuet,  quoique  fori  occupe  dc 
ses  devoirs  aupres  du  jcune  herilier  presonquif  dc  la  mo- 
narchic, ne  perdait  pas  de  vue  la  cimvcrsion  des  prulestanls ; 
il  publia,  en  1671,  une  exposition  de  la  doctrine  calboliipic 
revetue  des  approbations  des  archeveques  de  Reims,  de 
Tours,  des  evcques  de  Clidlons,  d'Uzes,  dc  .'ileaux,  de  Gre- 
noble, de  Tulle,  dWuxerrc,  de  Tarbes,  de  Beziers  ct  d'Au- 
lun ;  cclle  de  I'archeveque  dc  Paris  manquait ;  BossucI  s'cn 
consola  en  oblenant  cclle  de  Borne. 

Ce  livre  opera  uu  grand  nombre  de  conversions,  el  Bas- 
nage  convenait  de  bonne  foi  qu'il  avail  fail  plus  dc  tort  au 
protcslantisme  que  tons  les  gros  ouvragcs  de  conlroversc 
qu'on  avail  publics  jus'|uc-l;i. 

Au  milieu  de  ses  nombreuses  occupations,  Bo.ssucI,  qui 
Irouvail  temps  pour  le  delassemcnt  et  temps  [lOur  le  travail, 
suivant  le  Conscil  dc  rEcrilure,  s'elail  forme  une  petilc  so- 
ciete  d'lionimes  d'olile  au  milieu  do  laquelle  il  aimail  a  se 
promener  dans  une  alloc  du  petit  pare  de  Versailles  (ju'il 
affiTlionnait  plus  parliculieremenl  que  les  autrcs,  pour  sa 
.solitude  sans  doule.  La  cour  brillante  de  Louis  XIV.    com- 
posee  de  gontilsbomnios  habitues  ,i  joucr,   au   fond    de 
lours  chateaux,  le  nJle  do  pelils  souverains,  se  (eiiait  mo- 
deslemenl  a  distance  ot  abandonnait  .i  I'homme  de  genie  doul 
la  gloirealtirail  sa  veneration, cette  allee  favorite  cpi'oii  ap- 
[lebit ,  par  une  allusion  spiritucllo  aux  promenades  de  Pla 
ton  dans  les  jardins  d'Acadcmus,   allee  des   pbilusophes 
Lorsi[ue  Ic  roi  le  plus  niajestueux  de  rEurojio  apercevail 
de  loin,  dans  cette  partic  reculee  du  pare,  Bossuet,  accop 
pagne  dc  FeMielon,  de  Ptdisson,  de  I'abbe  Floury,  de 
Bruycrc.  el  d'autres  hommes  einiiienls,  qui  so  faisaier..- 
.gluiro  d'etre  des  disciples ,  il  le  designail  a  ses  courtisaiis 
et  murmurail  avec  un  sourire  oii  percait  une  nuance  de 
respect :  Cclle  grande  calotle  m'mijjosc .' 

Elle  lui  im|iosailen  effetan  |ioint  qu'au  mcnienlde-»'dcr 
aux  obsessions  de  madame  de  .Maiiilenon,  ipii  voulail  elro 
reconnue  reine  de  France,  il  lutarrele  sur  celie  pente  dau- 
gereuse  par  la  main  forme  du  grand  eve(|nequi  Faima  assez 
pour  I'cmpechcr,  au  risque  d'une  disgrace  prcsiiUG  suie,  dc 
devenir  la  risee  dc  I'Europo. 

L'cducatioii  du  dauphin  terminee,  Louis  XIV  rendil  i 
ri.gli>e  le  richc  Iresor  qu'il  lui  avail,  pour  un  temps,  em- 
pruntc,  et  reveebe  de  Moaux  elanl  devojiu  vacant,  le  roi  y 
nomma  Bossuet  Fan  1681. 

Dcs  qu'il  fut  eveque  dc  .Moaux,  it  se  remit  a  precher,  et 
fil  paraitre  plusicurs  cxcelloHls  ouvrages  qui  lui  onl  acquis 
ju..leineiit  le  reuoiiidc  premier  conliovcrsislc  de  Franco  ; 


CO 


liEAUTliS    ItE   L'lllSTOIIiii    DU   CLliUUli   Uli   l>HAiNCE. 


Ic  plus  coiisiikrablo  fill  I'liisluirc  ilcs  Vnialiiuis  ipii  eiii- 
|j.inMssal)caucouiilos|M-i>lcsl;iMtsot  |iravoi|iia  enlre  Cossucl 
el  kuis  jilus  savaiils  iniiiislics,  taut  fraiK-ais  (|u'ulrangers, 
line  iiDlOniiiinc  (|iii  ciil  un  id  rclciilissiinciit,  (|iio  le  perc  ilc 
la  Hue  allcsli;  ilans  roraisoii  funoliro  ile  oo  i,'raiul  eveiiuc, 
(lu  |ilulul  (Ic  rcreic  tie  lEgliso,  commc  r,ip|iflle  si  juJi- 
cicuscmcnt  la  Bruycre,  uipic  Ics  ouvrages  do  Dossucl 
elaicul  semes  jusipie  sur  les  monlagnes  de  I'Kcossc  ct  parmi 
Ics  iieigesdu  Kiird;  que  ses  proselylcs|iuliliaieiil  scs  triom- 
phcs  dansdcs  laugues  que  M.  dc  Meaux  u'enleudail  pas,  el 
que  plusicurs  protcstaicnt  que  si  Icurs  cliargcs  uc  Ics  eus- 
scnl  pas  allachcs  a  Icur  pays,  ils  fussenl  vciius  dcs  cxtrc'nii- 
les  du  monde  a  Mcaux  pmir  iiiei-ilcr  trois  heures  de  cnnft. 
rence  avcc  lui. » 

Taiidis  que  Rossiicl  ajnutait  un  nouvcaii  flcuron  ii  sa 
gioire  par  scs  ouvrages  poleniiqucs,  il  fut  question  dc 
reuuir  I'Eglisc  lulhcricunc  de  la  eonlcssion  d'Ausbourg  ii 
rii'glisc  calliolique,  el  Ics  prnleslanls  eiix-niemess'adrcsse- 
rcul  a  revc(|uc  de  Mcaux  coinme  au  plus  savanl  prclat  dc 
Trance,  pour  Iravailler  a  celle  reunion.  Malheurcusemenl 
die  nc  put  avoir  lieu,  toiites  les  negocialions  ayant  eclioue 
contrc  Ic  concile  de  Trcnle,  ce  roc  do  I'liglise  calliolique 
qu'cllc  nc  pent  deserter  sans  se  pcrdre,  ct  que  les  protcs- 
tants  batleut  vaincment  en  breclie  depuis  si  longlemps. 

Quelque  tcniiis  apres,  nnc  contestation  assez  vivc  ayaiit 
cclate  entre  la  cour  de  Franco  et  Ic  saint-siege  a  I'occasion 
dn  droit  dc  regale,  Louis  XIV  convoqua  nne  assemblcc  ge- 
ncrale  du  clergc  dont  Bossuet  fut  I'amc.  Ce  Cut  lui  qui  redi- 
gea  les  quatre  fameuses  propositions  sur  le  clergc  de  France 
ct  qui  constituent  ce  qu'on  appclle  Ics  liberies  de  I'EgUse 
gallicanc  (1 ). 

Ce  fut  vers  I'an  (G94  qu'eclata  la  celebre  discussion  dc 
Bossuet  ct  de  Fenelon  a  propos  du  quictisme.  Madame 
Uuyon,  cspece  de  folic  qui  se  posaitcn  illuminee  et  qui  avail 
attire  asa  nouvelle  spiritualite  jdusieurs  perscuinages  illus- 
trcs  dont  le  plus  celebre  ctait  Fenelon,  instituleur  du  due 
de  Bourgognc  el  archcveque  de  Cambrai.  Les  deux  atblctcs 
ctaicnt  dignes  de  se  mesurer  ensemble :  nu'nie  fcrmetc, 
memo  vertu,  menie  zele  pour  la  religion,  grand  savoir  des 
deux  parts;  si  Teloipieuce  de  Bossuet  etait  sans  cgale,  I'i- 
maginalion  brillante,  les  seductions  de  langage  dc  son  ad- 
versairc  Ic  tenaicnt  prescpie  a  sa  hauteur;  le  premier  dc- 
fcndait  la  religion  eontre  des  crrcurs  cpii  inipiictaient  son 
amc  positive  ct  austere,  Taulrc  pechait  par  execs  d'amour 
de  Dicu. 

Fenelon,  alors  archcveque  de  Cambrai,  lit  paraitrc  un 
ouvragc  auquci  11  donna  le  litre  d'C.r;i/(cn(ion  dcsmaxhncs 
des  sainis  sur  la  vie  inlericun.  Bossuet  lui  ce  livrc,  s'en 
alarma  et  denonca  Fenelon  au  roi,  en  lui  appliquanl  I'epi- 
tlic.te  Ircs-violenle  ct  Ircs-jicu  merilee  dc  fanaliipic  :  c'cst  la 
seulc'lache  de  sa  vie.  L'exil  de  Fenelon  fut  le  resultat  de 
cctte  demarche.  Fenebn  defcra  raffairc  au  jugemcnt  de 
Home,  ct  les  deux  advcrsaircs  comnicnccrent  alors  cctte 
controverso  celebre  on  les  ccrils  les  plus  vifs  ct  les  ]dus 
cloqucnts  se  sucecderent  pendant  dix-huit  mois  avcc  unc 


0)  La  iiromiire  dc  ces  proposilions  ilcclarail  que  Ic  cniidlc  gciiiral 
tail  suiiincur  au  pape ;  la  sccondc,  que  ni  Ic  pape  iii  rEglise  univcr- 
scllc  ii'oni  auruii  poiuoir  sur  Ic  lciiM»n'cl  lies  rois ;  la  Iroisicmc,  que  la 
puissantc  du  papc  doii  iwc  liiullic  par  Ics  cauons,  el  qu'il  iie  peul  lien 
fairc  ni  slaluer  qui  soil  coiuiaire  aux  lihertcs  de  I'Eglise  gallicanc ;  la 
cpialricinc  culin,  ipio  if  ||J|»'  "Vsl  poiiii  iiifailhlilo.  i\  umin<  qu'il  nc  soil 
a  i;i  li'le  d'uli  coiiiilc  'V'vunn'iiii|uc. 


r.Tpidile  ipii  no  laiss:iit  pas  respircr  le  public,  taut  Ics  deux 
advcrsaircs  inspiraicnt  d'adinirulion. 

II  y  cut  ccpcudant  unc  nuance  bien  rcmaripiable  dans  Ics 
cerits  dc  ces  deux  lioninies  superieurs;  ,i  Iravers  des  lor- 
rcnts  d'eloi|uence,  Bossuet  pcrdil  qnclqucrois  toule  inesun^ 
ct  s'abaiidonna  a  dcs  violences  de  langage  i|uc  son  advcr- 
saire  cvita  loiijours  ;  I'un  se  battail  avcc  la  fougue  du  con- 
Irovcrsisle,  Fautro  se  defendait  avcc  la  politesse  cxquise  du 
gentilhoinnic  dc  grandc  maison. 

11  y  a  des  choscs  ipie  le  genie  nieme  nc  pent  suppleer,  le 
parfuin  de  la  haute  aristocratic  est  une  de  ces  choses-l.i. 

Bo.ssuet  I'emporla  ct  mil  dans  son  triomphe  une  modera- 
tion i|ui  relablit  le  calnic;  Fenelon  se  soumit  avcc  une  bu- 
milile  gracicMsc  etnnc  simplicitc  dc  creur  adndialilc;  il  j 
avail  de  I'angc  dans  le  beau  caraclere  de  I'arelieveque  de 
Cambrai. 

.llalgro  ses  grands  Iravaux,  Bossuet  avail  toujonrs  joui 
d'une  santc  robusle,  mais  vers  la  fin  de  sa  soixanle  et  on- 
zieme  annec,  ilsenlil  Ics  premieres  alteinlcs  de  lapierrc,  et 
il  s'y  .joignit  sur  la  fin  de  1705  une  ficivrc  qui  ne  le  quilta 
plus  jusqu'a  son  dernier  jour.  11  atlcmlil  la  inort  avcc  un 
mainlicn  noble  el  calnic :  u  Que  la  volonle  de  Dieu  soil  faite,  » 
dit-il,  lorsqu'il  sciilit  sa  fin  s'approchcr.  La  veille  dc  sa 
mort,  Ics  doulcur^  qu'il  epronva  furent  si  vivcs,  que  lous 
les  assislants  cnn'Ciil  qu'il  allait  rendrc  Ic  dernier  soupir  et 
Icsupplicrent  de  penscr  quclquefois  aux  amis  cpi'll  laissait 
sur  la  terrc,  ct  qui  elaicul  si  devoucs  a  sa  pcrsonne  et  a  sa 
gloire.  Ace  mot  de  gloire,  le  grand  liomnie  qui  rcmplissait 
I  Europe  du  bruit  de  son  nom  se  souleva  sur  son  lit  de 
mort  ct  dil  avcc  nne  grave  el  salute  ironic  :  «  Laisscz  ces 
discours;  demandcz  pour  moi  pardon  a  Dicu  de  mes  pc- 
chcs.  » 

Qiiand  j'elais  roil  disait Louis  XlVquelqucs  heures  avant 
dc  mourir.  C'ctait  I'abdication  de  la  loulc-pui.ssance  au  scnil 
de  la  toinbc.  Bossuet,  lui,  rcconnaissait  la  vanitc  de  la 
gloire,  noble  vanitc  ccpcudant ! 

II  mournt  tranipiillc  ct  fort,  sans  convulsions,  sans  ago- 
ni(!.  L'abbc  dc  Saint-Andre  lui  ferma  les  yeux  en  disant ; 
«  Mon  Uicu,  que  de  lumicrcs  ctcinlcs !  ct  quel  brillant  llam- 
beau  de  nioius  en  voire  Eghsc  I  »  Bossuet  etait  age  dc  soixaii- 
te-seize  ans  six  mois  seize  jours. 

Co  grand  prclat  Chretien,  qui  a  laisse  une  rcnommee  que 
nul  siccle  lie  verra  finir,  etait  simple  dans  scs  goi'ils,  eloigne 
du  faslc  dajis  sa  maison  et  enncini  declare  de  I'lnlrigue 
qu'il  tenait  en  profond  mepris  :  reconnaissant  des  services 
rcciis,  il  n'oublia  jamais  scs  amis,  ni  vivanls,  ni  morls;  il 
employait  son  credit  pour  les  uns  ct  donnait  aux  aulres 
tout  ce  qu'ils  pouvaient  recevoir,  helasi  scs  prieres.  II 
eludiait  sans  cessc,  memo  .sur  la  fin  dc  sa  vie,  ce  qui  no 
I'cnipecbait  pas  de  reniplir  cxactcmcnl  ses  devoirs  dc  pas- 
teur.  A  Mcau.x,  il  se  promenait  Ires-pcu  et  ne  faisait  point 
de  visiles;  car  nul  nc  connut  jamais  mienx  que  cc  grand 
liommo  le  ja-ix  du  temps.  On  rapporte  ([u'lin  jour  qu'il  se 
Irouvail  par  hasard  dans  les  jardinsde  son  palais  episcopal, 
il  demanda  par  manierc  d'acquit  a  son  jardinicr  comment 
il  taillait  les  arbrcs  fiuiticrs.  Lc  jardinicr,  qui  avail  surle 
cffiur  rindiffcrence  de  son  m«itre  en  fait  dc  jardinage,  lui 
repondild'un  ton  brusque  et  faclie .  ciVousvoussonciezbien 
dc  vos  arbrcs  vraiment,  Monseigneur!  Si  jo  planlais  des 
saints  Augiislins  et  des  saints  Jeromes,  vons  les  vicudrifz 
voir  ;  mais  pour  vos  arbres  votis  ne  vous  cii  mcttez  gucrc 

en  peine?  » 


Vm    I'HIVEE   DES  OISEAUX. 


Gl 


On  s'cst  dcmnnJo  sonvont  (!  !'o;i   sc  ilomando  encore  |  iirincc  do  rK^liso.  Ln  Di'iiyiTC  a  n'^pomlii  d'avnncc  a  coUe 
|icni-qiiiii  1111  lianiiiic  do  ce  gciiie  iic  ful  )ias  clcvO  au  rang  de  I   iiucstinn  ;  Quel  Ijcsuin  avail  [iOnigiie  d'Olrc  cardinal? 


-  j-^/C/J^. 


BuisuL't  ct  ics  jcuiics  eufiiiiis. 


\1E  PRIVEE   DES    OISEAUX, 

LUUllS   MOKUI'.S,  LCUtS  HADlTUDliS,  lEUl'.S  INST15CTS. 


■S.&.    CAIX.Z.E. 


Dans  !e  syslrme  d'ornilliologlc  iiiuiicrnc  ,  Ics  c'lillis, 
quoinne  d'nnc  rcsscml)!ancefrap]ianlcavcc  la  pordrix,  sont 
classi'cs  comme  nn  gome  dirfi'i-cnt  |iainii  los  Tc(r(wni(la', 
on  cotis  de  bruyore.  Ellcs  iliilVTciil  de  la  jiordrix  en  ec 
qu'ellcs  sont  pins  polites,  et  ont  Ic  lieo  pins  delicat,  la 
qneue  plus  eonrte,  pas  d'cporons  anx  palles,  et  Ics  Irois 
premieres  plumes  dc  leiirs  ailcs  plus  luiigiics,  et  par  con- 
seiiueut  mieux  conslruiles  pour  facililer  lenr  vol.  La 
perdiix  pi-end  rarcnieiit  dc  longs  cssors,  landis  ijue  les 
cailles  foul  annnelloment  dos  niigrnlions  a  do  grandes 
distances.  Les  deux  genres  diflereiit  aiissi  consideral.Ie- 
nioiit  dans  leurs  liahiludes  :  les  dernieres  nc  perclicnl 
jamais,  clles  se  reunissent  en  liandes ;  an  lien  d'etre 
liinitees  dans  lours  cnuvecs,  ct  Lien  qu'ellcs  s'acconplont 
rcgdlicrcmcnl ,   Ic   mile  aliandonuc  la   feinelle   aussili.t 


(|u'ellc  coniiKcnce  de  couver,  el  no  domic  aucun  soin  pro- 
loclour  aux  pelils,  au  lieu  que  raliaclicnicnt  conjugal  ct  les 
soius  palcrnelsdc  la  jierdrix  conlinucnl  nicnie  longlciiips 
aprcs  que  les  pelils  pcuvcnt  sc  pourvoir  a  oux-menies. 
D'npres  ces  carncteres,  los  oinilliologislcs  ont  classe  la 
caillc  sousun  genre  diflcrcnt  {orlyx},  compronant  plu- 
sicurs  especos,  parmi  Icsquollos  sont  les  cailles  Lien  con- 
nues  dc  la  Virginie,  el  Vordjx  liuiipcde  Californie.  Cc  der- 
nier est  superieur  cepcndanl,  par  son  caraclerc  parliculier 
et  ses  liabiludcs,  aux  cailles  du  vieux  monde;  et  c'esl  cc 
que  nous  aliens  developpcr  avec  soin  dans  rcsquisse  sui- 
vantc. 

La  caille  est  jdus  on  nioins  ncnilneusc  dans  clia- 
ijuo  pays  d'Europc,  d'Asic,  d'Afriquc,  et  de  la  iS'ouvolle- 
llollandc.  L'esjiece  curopconne  on  commune  (Codir- 
hix  ilmiylisonans),  est  nil  pelit  oiscau  gros  ct  polele,  dc 
la  grosscura  pcu  pros  dc  la  nioitie  d'uiie  penlrix,  et  reniar- 
qiiable  par  la  dclicalcssc  du  fumet  dc  sa  viandc.  La  con- 
ronne  de  la  lile  el  Ic  ecu  sont  noin'ilics.  avec  une  raic 
jaunalrcsur  clia(|Uo  ceil,  cl  une  autre  an  has  du  from ;  Ic 
plumage  est  un  niclaiigo  de  Ijrun-noir,  avec  une  leiule  16- 
gei'C  dc  jaune  a  la  Ijuse  et  a  rexlreinile.  Uans  Ics  fcinclles 
Ics  Iciiilcs  sont  liicii  ]ilus  pales.  Celle  description  prnuve' 
quo  le  plumage  est  nioins  Lrillant,  ct  dispose  avec  ninins* 
d'agiemenl  que  cclui  dc  la  jierdrix,  ct  la  caille  ii'a  pas  cet 
iiilcrvalle  eliauve  enlre  les  ycux,  ni  la  forme  dn  for  ii  clic- 
val  qui  caracleri.sriit  lo  dernier  oiscau  ;  mais  sous  d'aulrcs 
r.ipports,  soil  d.ins  sa  forme,  soil  dans  scs  proportions,  il 
ya  yiidque  chose  quijuslilio  assez  rappcllalion  populaire 
de  jcrtlrix  nainc.  La  principalc  nnurrilurc  de  la  perdiix 
consislccn  grains,  scmcnces  el  herbages,  bien  qu'olle  n'ait 
pas  dc  ravcrsion  |iour  Ics  inscctcs,  les  limarons,  on  les 
vers.  Oonimo  le  restcdcla  race  .i  laqiielle  olio  a|iparlienl. 


C'2 


VIE  PRIVEE  DES  OISEAUX, 


clle  prOfcre  Ic»  champs  lilivos,  cl  s'librite  an  milieu  dos 
liaulcs  liorbcs;  raroinenl  on  jamais  sc  mol-dlc  a  convert 
sous  Ici^enet  ou  dans  Ics  laillis.  rcndanl  Ic  jour  clle  s'cn- 
doil  lialjituellcment,  non,  comme  les  perdiix,  exposec  nu 
soleil  ou  sur  quel(|ue  monticule,  mais  caclieo  pamil  les 
lierbcs,  secouclinnl  sur ,1c  cole,  les  patles  nouclialamment 
clendues,  meme  pendant  plusieurs  lieures.  Dans  eel  etat 
ellc  n'esl  pas  facile  a  cmouvoir,  ct  ne  sc  decide  a  prnn- 
ilre  son  cssorepie  lorsque  Ic  cliicn  la  toudie.  Le  grand 
repos  et  I'ombre  dont  ellc  jouil  rcugraisseut  et  la  ren- 
dent  generalemont  de  bonne  qualilc ;  meme  au  milieu 
de  rhivcr,nous  en  avons  vu  qucUiucs-uncs,  qn'on  envoyait 
en  Ecosse  emballees  dans  des  sacs,  pesant  de  trois  quarts  a 
une  livre,  el  ayaiit  sons  la  peau  unc  couclie  de  graisse  dc 
prcsd'un  quart  dc  pouce  d'epaisscur. 

Quelqucs  naturalislcs  nous  discnt  que  les  cailles  soul  po- 
lygames,  mais  nous  somnics  tri's-disposcs  a  doulcr  de  cela, 
ayant  trouve  ccUcs  qui  frei|uente]it  la  Brctagne  loujours 
par  couples,  au  nioins  pendant  la  premiere  partie  dc  la 
saison  de  la  couviic. 

La  femcUe  pond  de  hull  a  quatorze  ccufs,  de  couleur 
vcrtc  luiileuse,  raboteus,  tacbetes  de  rouille  a  plusieurs 
cndroits,  el  qui  demeurent  environ  trois  semaines  dans 
rincubation.  Des  qu'ils  sont  eclos,  les  pelils  sonl  mis  en 
liberie,  el  se  dispcrsent  aussilul  qu'ils  sonl  capaldes  de  se 
pourvoir  a  cuxmemes,  ce  qui  ne  depasse  pas  liuil  jours. 
Raremcnl  les  trouvc-t-on  reunis  en  voices  (couvce  est 
le  tcrme  appliipic  a  une  famille  de  perdrix),  et  elles  nc 
s'asscmblent  que  quand  elles  y  sonl  contraintes  par  le 
retour  annuel  de  rinstincl  de  migration.  Elles  se  grou- 
pent  alors  en  myrindes,  el  traversent  ensemble  les  mers 
el  les  dtiserts,  se  dirigcanl  vers  ces  contrecsoii  la  recolte 
se  prepare,  aDn  d'oblenir  cc  qui  est  necessaire  a  leur  snbsis- 
tance. 

La  caille,  oomme  le  coucou  et  autrcs  oiscaux  qui  cmi- 
grent  dans  la  saison  propice  a  leur  fournir  leur  nourri- 
lure,  a  ele  souvcnl  accusee  de  manquer  d'affection  de 
parenlc  ;  mais  comme  il  n'y  a  rien  sans  cause  ou  d'incom- 
pk't  dans  le  syslenie  dc  la  nature,  nous  devons  nous  ar- 
reter  ct  ne  pas  la  condaniner  avec  trnp  de  precipitation  et 
d'aveuglcmenl.  Si  le  coucou,  par  exemple,  dans  scs  migra- 
tions vers  le  Nord  (cda  lui  arrive  quelquefois),  s'arrelail 
■  toujours  pour  faire  eclorc  ses  petils,  il  pourrait  manquer 
de  nourrilurc  ct  mourir  de  faim  ainsi  que  sa  couvec; 
mais,deposant  sesreufs  en  voyageant  vers  le  Kord,  la  mere 
livre  a  la  nonrricc  Ic  soin  des  petils  qui  sonl  en  elal  d'etre 
repris  par  leur  mere  nalurelle  a  son  retour  du  Midi.  II  en 
est  de  meme  des  cailles;  une  courte  incubation,  des  soins 
maternels  donncs  a  la  lualc,  c'esl  tout  ce  que  leur  migra- 
tion pcut  adniellre.  II  est  aussi  constate,  i)ar  plusieurs  or- 
nilhologistes,  (|ue  les  males  sonl  plus  nombreux  que  les 
femelles.  Cela  n'esl  pas  certain,  antant  qn'on  pcut  enjuger 
d'apres  les  emigrations  britauniqncs.  Les  sexes,  selon  toute 
opparence,  sont  egaux  en  nombre;  seulcment  les  males 
ctant  plus  aventureux,  il  est  plus  facile  de  les  observer. 
Comme  tous  les  animaux  qui  .se  multiplicnl  ra[iidemenl, 
le  lermc  moyen  de  la  vie  dc  la  caille  est  court;  raremcnl 
cxcede-t-elle  cinq  aus ;  et  jamais,  du  moins  on  I'assurc, 
sept. 

De  tous  les  oiscaux  dc  passage,  la  caille  est  pcul-elreic 
moins  bien  conslilue  pour  prendre  son  essor,  ct  le  fail  d'a- 
voir  etc  vue  Iraversant  line  vasic  ctendue  de  I'Ocean,  est 
mis  en  doulo  par  plusieurs  aiilciirs.  Quiii  qu'il  en  soil,  le 


fait  de  sa  migration  n'en  est  pas  nuiiiis  indubitable ,  et 
a  cic  iiolii  de  temps  immemorial. 

0  Quand  nous  vogiiions  de  Ubodcs  a  Alexandrie,  dit  Bcl- 
louius,  a  pen  pros  vers  I'automnc,  plusieurs  cailles,  vo- 
lant du  Nord  au  Midi,  furcnt  prises  dans  noire  batiment; 
et  au  prinlemps,  allant  du  Midi  au  Nord,  j'obscrvai  a  lour 
retour  que  plusieurs  d'elles  furent  ]irises  de  la  meme  ma- 
niere(l).  »  Cc  qu'on  raconle  ici  a  etc  observe  par  plusieurs 
autrcs,  ct  nous  sommes  disposes  a  croire  que  laoii  clle  pent 
sc  procurer  une  nourriture  suffisantc,  la  caille  n'esl  nul- 
lenienl  empressce  d'entreprcndre  de  longs  voyages.  En 
Anglelerre,  par  exemple,  ellc  quilte  souvcnl  rintcricur 
du  pays,  ct  se  refugie  sur  les  basses  monlagnes  sablon- 
neuscs  qui  bordenl  une  partie  des  coles  de  la  mer,  el  pas- 
sent  I'biver  abrilces  dans  ces  cbaudes  conlrees.  On  pcut 
assurer  que  la  caille  est  un  oiscau  dc  passage,  arrivaut 
dans  nos  latitudes  vers  le  milieu  de  mai,  et  retournanl  vers 
le  Midi  dans  le  mois  dc  seplcmbre.  En  Anglelerre,  clle  est 
comparalivemenl  plus  rare,  nous  devons  regarder  la  France, 
les  conlrees  bordant  la  Mediterranee,  I'Asie  Minenre  et  la 
Chine,  comme  ses  lieux  favoris ;  dans  toules  ces  conlrees 
ses  migrations  du  Midi  au  Nord  ou  du  Nord  au  Midi,  des 
cotes  de  la  mer  dans  rinterieur,  ou  de  rinterieur  aux  coles 
de  la  mer  en  hiver,  sonl  des  cvcucmcuts  frequents  cl  rc- 
guliers.  {Mudic.  Ornithulogie.) 

(  La  stiilc  au  Jiuim'ro  jtrocliain) 


I.E    MERX.E    CXIilBATAiaX  (2). 
(suite.  ) 

—  Cc  pelit  chanlcur,  me  dit  le  jardinier  licossais,  a  cte 
empaille  ct  conserve  par  madamc ;  vous  pouvez  encore 
I'admirer  sur  sa  chemincc.  11  merilait  bien  dc  si  grands 
bonneurs.  D'abord  il  possedait  la  plus  charmante  voix  du 
monJe,  el  pour  les  airs  ecossais  il  n'avait  pas  son  pared... 

—  .\llons,  Tonny,  dit  la  jcunc  dame,  un  pen  de  bricvcte ; 
si  vous  vous  mctlcz  ii  nous  racontcr  tons  les  merites  de  notro 
merle,  nous  sommes  pcrdiis. 

—  J'arrive,   madaine,  j'arrive.  Cc  ch.u'm.Tut  chanlcur 


que  nous  adniirions  beaucoup,  sc  perchait  habituellcmeut 
dans  le  liUcul  que  vous  apercevez  pres  de  la  serre,  et  il  s'y 
livrailason  art  en  musicicn  consomme.  Lc  prinlemps  venu, 
il  descendil  ici,  et  I'accueil  qui  lui  fut  fait  I'apprivoisa.  Lc 
voila  qui  recherche  ca  el  la  des  herbes,  dela  mousse,  des 

(1)  Pline  Mcoiitc  avcc  beaucoup  ilc  gravii6que  Ics  cailles,  au  moment 
iVcnircpreiKire  lour  voyage  Ji  iravcrs  la  incr,  porlcnt  des  picrres  avec  leurs 
|).iiu-s,  ou  du  saliledaiis  leur  bee,  coiimic  si  cllcs  6laieul  fot'cccs  d'avoir 
iTCiiiirsii  cet  expedioiil. 

(Jj  Voij.  le  i^^  uiinicio,  p.  22. 


IE   LIVRE   DE   LA  SANTE. 


G3 


Irinllcs,  Jcs  brills  lie  paillc  ct  so  ronslriiil  un  iiid  i  sacon- 
venancc  :  ccla  dura  liuil  jours.  Le  niJ  fail,  il  sc  prclassa 
coinmc  unsullan  et  allcnilit  on  cliantarU  sur  le  Lord.  Per- 
siinnc  ne  viul;  aucune  epouse  ne  daigna  venir  parlager 
son  pi'til  palais  dc  mousse.  Mors  il  delruisit  le  domicile  i 
coups  de  bcc,  el  se  niit  ;i  en  reconstruire  ua  second  plus 
soigne,  plus  odorani,  |)lus  large  ;  seconde  altcnte  inutile. 
La  Iroisicme  el  la  iiualrieme  construction  suivireni  la  se- 
conde, el  le  pauvre  merle,  ennuye  d'etre  cclibataire,  flnil 
par  languir  el  niourir.  Voil.i,  monsieur,  son  hisloire,  ct 
loutes  nos  demoiselles  de  village,  ajoula-l-il  avee  un  sou- 
rire  assiz  tin,  la  trouvenl  Ibrl  pallietique. 
[Lllistuirc  nuturelle  duUerk  ci  un  prurhain  numcro.) 


LE  LIVRE  DE  LA  SANTE 


AMECDOTES    SIEOIC&LES,   FAIT8  ET  CONSEILS    BELATIFS 
A   LA    S&HTE    DE   LHOnMB. 


P.  F.XEnr.lCE  INTEMXCTIIEL  EST  ^Er.ESSAInE  A  LA   SA^TE  ET  AU 
BOMIEUII. 

On  lit  les  rellcxions  suivanlcs  dans  une  recente  publica- 
lion  americainc,  intitulce  :  Hygiene  inleUcctuellc,  ou 
Examcn  lie  I'inleUigince  et  dvs  passions,  destine  a  de- 
montrer  liiur  influence  sur  la  santc  ct  la  duree  de  la  vie, 
par  William  Swehn,  M.  D. 

a  L'esprit,  comme  le  corps,  dil  le  docteur  americain,  de- 
mande  del'exercice.  Que  les  facultes  les  plus  elevees  de  noire 
nature  aienl  ele  creees  pour  I'inaction,  que  les  talents  nous 
aient  ele  donnes  pourdemeurer  sleriles,  c'eslcc  qui  rcpu- 
gne  egalement  a  la  rais(Mi  et  a  I'analogie.  En  effcl,  dansTeco- 
nomieanimale,  il  n'y  a  aucune  puissance,  quclque  modeste 
que  soil  son  role,  qui  n'ait  besoin  d'aclion,  pour  son  propre 
COinpte  el  pour  celui  de  la  constitution  generale.  Toules 
les  fonctions  sonl  liees  par  une  si  iHroite  sympathie,  que 
I'e.Nercicc  judicieux  de  cbacune  d'elles,  outre  qu'il  I'aug- 
menta  elle-meme,  concourt  plus  ou  moins  a  exercer  une 
salutaire  inlluence  sur  toules  les  antres. 

uL'homme,  on  Icsail,  a  le  dcsir  nalurelde  connaitre;  el 
les  efforts  mcmcs  nccessaires  pouracquerir  la  science,  le 
plaisir  que  Ton  eprouve  a  satisfaire  cette  curiosite  innce, 
.stimulent  d'unc  facon  salutaire  loute  I'organisation.  II  y  a 
dans  I'exercice  de  la  pensce  un  plaisir  .ti5quel  loutes  les 
fonctions  participcnt.  Dcs  etudes  agreablcs  el  bien  rc- 
glees  ou  des  occupations  intelleetuelles  sonl  aussi  essen- 
lielles  a  la  vigueur  de  I'espril,  qu'un  cxercice  bien  regie 
Test  au  corps;  el  ainsi  que  la  saute  de  ce  dernier,  coninie 
lout  le  monde  I'admel,  est  utile  ,-i  celle  de  linlelligence, 
dcmemcun  esprit  sain  comnuinii|iie  sa  sante  propre  aux 
fonctions  du  corps. 

«  L'esprit  done  a  besoin  d'occiqia lions,  non-seulcmenl 
pour  son  propre  coniple,  niais  aussi  pour  celui  de  I'enve- 
loppe  lerrcstie  dans  laquelle  il  est  place.  L'inaclion  dc 
rcsjirit,  dans  I'ctat  actual  de  la  i^ociele  ainericaine,  est 
la  cause  d'unc  loulee  de  souffraiiccs  jdiysiipies  et  morales 
qui  paraitiaienl  presquc  incroyablcs  a  celui  qui  n'aurail 
jamais  rellecbi  sur  ce  sujct.  De  l,i  vienl  ce  spleen,  cet  af- 
freux  degoul  de  la  vie  que  Ton  rcmarque  si  souveul  parnii 
les  riches  commcrcanls,  ct  dans  les  classes  privilegiees  on 


oisives  de  la  socii5t(5,  qui  ne  poiirsuivcnt  aiicun  but  inlercs- 
sanl;  qui,  possedanl  deja  tons  les  dons  de  la  fortune,  et  les 
moyens  dc  satisfaire  aux  besoins  crees  par  la  nature  ou  la 
civilisation, manquent  du  stimulant  nccessaircpourcveiller, 
activer  leiir  cnergie  intellectuellc.  De  !,i  vienl  que  les  ob- 
jcts  d'envie  sont  ses  objels.  Pour  eux,  le  calice  de  la  vie 
estempoisonnc  du  fiel  el  de  I'amertume  dc  I'ennui;  leur 
souverain  di'sir  est  d'echapper  a  enx-memcs  et  a  la  pcni- 
ble  nonchalance  d'unc  existence  assouvie.  L'esprit  doil  etrc 
occupe,  ou  de  mauvais  sentiments  rcnvabiionl  assurc- 
mcnl. 

«  Quelque  paradoxale  que  celle  assertion  paraisse,  il  est 
cependant  douteux  qu'une  malediction  jdus  terriljle  puissc 
etre  imposce  a  I'homme,  dans  sa  nature  presenle,  que  la 
satisfaction  de  lous  ses  souhails,  ne  laissant  plus  rien  a  ses 
esperances,  a  ses  dcsirs,  a  ses  efforts.  La  jore  et  I'animation 
du  chasseur  finisscnt  avec  la  chasse.  L'idue  que  la  vie  est 
sans  but  el  sans  objet,  qu'elle  est  depourvue  de  lout  motif 
d'action,  est  de  toules  les  pensees  la  plus  humilianle,  la 
plus  insupportable  pour  un  etre  moral  el  pensanl. 

(I  Les  hommes,  divers  de  constitution,  d'babitudes,  d'edii- 
cation  el  de  lalenis,  demandcnl  diverses  sorles  el  plu- 
sieursdegres  d'aclion  inlellectuclle.  Ceux  qui  sonl  doues 
d'unc  intelligence  vigoureuse  el  puissanlc,  li  I'exercice  de 
laipiellc  ils  onl  eu  la  longue  habitude  de  se  livrer,  souf- 
frent  davantage  quand  leur  esprit  rcsle  iiiactif.  Ccux  qui, 
par  excniple,  aimenl  I'etude,  et  qui  depuis  longlenips  con- 
sacrcnl  une  parlio  de  leur  lemps  a  s'y  livrer,  iqirouvenl 
une  alteration  sensible  dans  leur  sante  ]ihysique  cl  morale 
par  I'interruption  soudaine  de  cette  habitude;  un  vide  af- 
I'reux  s'opeie  dans  l'esprit,  etabsorbe  toules  les  fonctions 
importantes  de  la  vie. 

«  Petrawiue  se  Irouvail  a  Vauclusc  ,  son  ami  I'eveque  de 
Cavaillon.  craignant  que  sa  Irop  grande  application  ,i  I'e- 
tude ruinal  complelemenl  sa  sante.  dejii  cbancelanle,  se 
procura  la  clef  de  la  bibliolbeque  du  poete,  enferma  ses 
livres,  et  lui  dil  :  <i  Jc  vous  inlerdis  plumes,  papier  el  li- 
vres  pendant  I'espace  de  dix  jours.  » 

<i  Petrarque  se  soiimit  Iristementa  ccl  ordre.  Le  [iremier 
jour  se  passa  pour  lui  de  la  maniere  la  plus  ennuyeuse; 
pendant  le  second  il  cut  la  migraine,  ct  le  troisieme  il  com- 
menca  a  avoir  la  fievre.  Alors  I'eveque,  emu  de  pitie,  lui 
rcndil  la  clef,  et  la  sante. 

«  Ceux  encore  qui,  dans  la  force  de  Page,  se  relircnl  des 
occupations  habituelles  que  leur  imposcnl  le  commerce  ou 
leur  profession,  ct  qui  tout  d'un  coup  rompenl  ainsi  leurs 
habitudes  d'applicalion  inlLllectuelle,  sonl  siijels  ;i  lomber 
dans  un  penible  etat  de  nonchalance  cl  d'ennui,  lequol 
dans  certains  temperaments,  degenerc  en  melancolie  nia- 
ladive.  Tonics  les  scenes  et  tons  les  aspects  de  la  vie  s'en- 
touienl  d'une  obscnrilc  affreuse  cl  sans  cspoir;ipielquo- 
fois  menie  le  degoul  cl  I'avcrsion  de  I'cxistenee  dcvien- 
ncnt  pour  eux  si  violcnis,  qu'ils  s'affranchissent  d'un 
fardeau  qnils  detestenl.  Get  elald'affaissemenl  miu-al,  s'il 
durail  longlcmps,  pourrait  occasionner  dc  cruelles  infir- 
mites  physiques,  ou  se  Iransformerail  en  inonomaiiie. 

c<  Nos  pays  indnstricls  cl  commcrciaux  .sont  tressnjels 
,i  de  tcllessouffianees;  veiidre,  achcler,  ce  n'esl  pas  a  pro- 
prcment  parler,  un  cxercice  inlellcctuel.  De  la  ce  profond 
desreuvrement  qui  s'empare  de  tant  de  negocianls  enrichis 
et  qui  les  ]iousse  vers  une  agitation  sans  raison  el  sans 
freiii.  L'individu  se  livrc  alors  aux  plus  sauvages  extrava- 
gances ou  aux  speculations  les  plus  tcmcraires;  il  s'adonne 


64  LES   CINU    TAUT 

au  jou  on  ,i  Vinlcmpniviiico,  ospi'Tant  coiulilor  Ic  viilc  J'linc 
cxisleiico  snns  oiijot. 

«  Li's  person  lies  ;ii;ees  qui  adamloiinent  leiirs  occupa- 
tions  haWUielles  el.  par  ronsei|uenl.  lour  aclivile  inlcllcc- 
tliellc  accouliiinee,  el  se  iTlhenI  pmir  jouir  de  leiirs  aises 
cl  de  leiirs  loi.^-irs,  epmiiveiit  iin  decliii  raidJc  dans  leiirs 
faciiUcs ;  cMes  passeiit  ipielipiefois  a  I'idiotisnie,  a  la  rfe- 
meiice  senile,  folie  dc  la  vieillesso. 

«  Dans  k'S  eirconslances  d'inerlic  intellecUiellc  aux- 
quellcs  nous  nvons  fait  allusion,  lout  ce  qui  reveille  I'ac- 
tivilc  de  respril,  menic  des  ninllicurs  nk'ls,  pent  exerccr 
line  influence  salulaire  en  raiiiinaiil  nne  sonsiliililc  presque 
paralysec.  Lc  riclie  oisif,  s'il  n'a  pas  passe  rai,'c  dc  I'ac- 
livile,  sera  plus  hcurcux,  niionx  ]ioilanl,  el  je  jiuis  mi'mc 
ajoiiler  ineilleur,  si  ipielpie  perlc  dc  forlune  considerable 
cxcile  en  liii  de  nouveanx  efforls  iiecessaircs  a  sa  con- 
servation. L'aljandon  de  devoirs  aclil's,  el  longtcnips  rem- 
plis,  exige  des  ressources  morales  el  inlellectnellcs  dnnt 
pen  d'liomnics,  dans  nnlrc  clal  acluel  do  societo  doinocra- 
lique,  ont  droil  de  se  vaiitcr. 

«  C'esl  une  opinion  assez  conniuino,  que  li's  lialiin;dcs  slu- 
dicuses  el  les  rei-lierclies  inlelleeUielles  lendeiit  necessairc- 
menl  a  delruire  la  sanlc  cl  a  abreger  la  vie,  que  les  tra- 
vaux  de  Tcspril  1 1  dii  corps  nuiseiil  en  li.-Uanl  le  dqieris- 
scnient.  Rieii  de  plus  fanx.  li'exce^illlplleeluel  pent  liiorun 
liiunine  coniine  I'ascal.  1/exccs  des  plaisirs  sciisucls  en 
tncra  niille  aiilour  de  lui. 

K  Je  ne  pretends  pas  affirmer  (pic  cenx  doiil  rinlelli- 
pencc  est  snrloul  occiipec  jouironl  de  la  force  athletiipie,  on 
dii  dcvcloppement  niuseulairc  qui  caraclerise  ccux  donl 
les  occupations  sont  materiellcs  :  Dicii  nons  prodigue  rare- 
nienl  tons  ses  dons  a  la  fois;  niais  jc  crois  qu'avec  les 
lialjitudes  d'unc  vie  prndenle  el  avec  une  bonne  conslilu- 
lion,  les  liommes  d'inlelligence  peuvent  jouir  d'unc  sanlc 
egalc,  el  vivrcaussi  longlempsquc  loutesles  aulres  classes 
de  la  socielc.  A  Tappui  dc  ccUo  eroyaiicc,  on  doit  citer 


lES    DU   MONDL'. 

lieaneoup  d'excm|ilos,anciens  ct  raoilernes,  d'lionimes  cnii- 
nemnicnldisliiigues  parlcnonibre  el  la  prolbiidenr  de  leurs 
lravau.x  inlcUecluels,  ipii,  avec  des  babiludcs  moderees  cl 
regulieres,  out  joni  d'line  sanle  fernie  ct  ont  alleinlune 
existence  prolongee.  Un  grand  ecrlvain  a  dit  u  qn'unc  des 
«  recompenses  de  la  pbilosnpbie  est  une  Inngtie  vie.  n 

Que  Ton  me  permelte  de  citer  ici  quelques  exemples. 
Panni  les  modernos,  Iioerliaavc  a  vecu  soixanlc  el  dix  ans, 
Loclic  (pialrc-vingl-qualrc,  Kewlon  quatre-vingl-ciiiq,  ct 
Fonlenclle  cent;  Daylo,  Leibnilz,  Duffon,  Volncy,  Vol- 
taire, et  une  muUiliide  d'autres  non  moins  celebres,  et 
qu'il  scrait  trop  long  dc  nommer,  ont  vecu  .jnsqn'a  un  dgc 
tres-avancc ;  et  la  longcvilc  rcmarquable  de  plusieurs  sa- 
vants allemands  qui  se  sonl  dcvoues  presque  cxclusivement 
a  I'elude  des  sciences  et  dela  litleralure,esl  assez  connuede 
mes  lecleurs.  Le  celebrc  natiiralisle  allemand  niiimembacli 
est  mort,  il  y  a  pen 'de  (emps,  a  I'agede  ipiatre-vingt-huit 
ans,  el  D.  Olbers,  le  celel)re  astronome  dc  Ilreme,  vient  dc 
niourir  dans  sa  qnatrc-vingl  cl  uiiienic  annec.  » 


LES  CINQ  PARTIES  DU  MONDE, 

OU    LES    FCMEUCS. 

L'abnndance  des  malieres  preparees  pour  le  Livre  des 
families,  ovt  Journal  dc  SI.  lc  Cure,  nous  force  a  reineltrc 
auxprocbains  numeros  plusiein-s  articles,  lels  que  la  Glace 
tHvanIc,  Fabriijue  de  flnncllc  dans  un  ctamj.  Iiircntion 
d'unpnitrinaire,  siiile  des  Dlerveilles  du  mois  passe,  et 
specialenient  la  suile  du  Licre  de  la  sanlc,  el  les  obser- 
vations sur  V Influence  exercce  par  I'usoge  du  Cuhac  sur 
I'lialcine  de  I'hommc,  ses  fonctions  et  scs  mwurs.  Nous 
ne  manquerons  pas  de  donner  dans  le  procbain  nnmero 
ces  observations  sur  une  habitude  devcnue  cclle  du  monde 
cnlicr,  et  donl  I'un  dc  nos  plus  ingeuicux  dessinntenrs  a 
si  bien  resume  les  varietcs  dans  le  lablcnu  suivant. 


.  Tviiiisnpliic  <r\.  llENK  <■{  Coniit,, 


iv: 


LIVRE  DES  FAMILIES 


JOURNAL  DE  MONSIEUR  LE  CURE. 


»»  ».—f  Volume. 


l."  Janvier  184S. 


LE  MOIS  DU    JEUNE   CHRETIEN. 


I.A  FtiTE  OE  I,A  CIRCONCISIOiar. 

La  iioiivelle  .iiuioe  s'ouvrc  jiar  im  niyslcre.  Elle  commence  aiissi  dans 
la  vie  civile  par  dcs  souliaits  recipi-oqucs  Je  lionhcur  el  cle  prosprrilc.  11 
I  y  a  dans  ce  jour  line  doiiMe  joic  pour  rcxistence  liumainc.  Commencons 
;  par  la  plus  uolile. 

Et  d'abord,  sous  I'aspect  rcligieux,   il  ne  faudrait  pas  se  persuader 
que  le  1"  Janvier  fi'it  le  commencement  do  raimce  ecclesiaslii|ue.  On 
I  scrait  dans  une   grave  erreur.  L'Eglise   n'a  pas  voulu  iiiaugurer  son 
I  cycle  lilurgiqiie  par  I'annivers.'ire  de  la  Circoncision  de  rriomme  Dieu.  Cc 
cycle  s'ouvre  par  le  premier  dimauclie  de  I'Avent.  Ceci  est  pnrfailement 
I  ralionnel.  L'allenle  du  Messic  date  de  la  cliule  du  premier  liommo.  Lcs 
quatre  mille  ans  de  cetle  mystcrieuse  attenle  sont  retraces  par  les  qiialro 
:  semaines  qui  precedent  Noel.  Nous  lavons  ditdansle  precedent mimero, 
!  la  Circoncision  n'esi  que  roclave  de  la  giande  solennite  du  2j  decembrc. 
'  Orquesepassa-l-il  hull  jours  apres  cetle  Tlieoplianie ,  nom  jadis  impose 
^       a  la  fete  de  Noc-l?  II  suflil  d'ecouler  I'evangclisle  saint  Luc  :  u  Lorsqu'il 
©^^^'"Bfr-  11  se  fut  ecoulc  huit  jours  depuis  la  naissance  du  Sauveur,  au  bout  des- 
(1  quels  ildevaiteire  circoncis,  on  lui  imposa  le  nom  de  Jesus. » 

C'estdonc  en  ce  jour  quele  supreme  legislateur  a  vouUi  donner  I'exemple  de  sa  soumission  a  sa  loi.  II  avail  pris  la 
forme  de  I'esclave,  il  en  a  subi  les  liumilialions.  Mais  n'cst-ce  point  ce  qui  juslifie  le  nom  tout  a  la  fois  si  doux  el  si 
sublime  de  Jesus  qui  en  ce  jour  lui  ful  impose?  A  qui  pouvait  convenir  miens  ce  litre  de  Sauveur  des  nations 
qu'a  celui  qui  venait  les  arradier  *  la  lioaleuse  servitude,  I'ruil  de  la  faule  originclle?  Jesus  !  nom  devant  lequel  doit 
scprosternerprofondcmenttoul  cc  qui  est  dans  le  ciel,  surla  lerre  ct  awxenrersi  nom  qui  est  proferesur  notre  berccau, 

9 


G6 


LKS   SAIMTS 


etdont  la  sainte  liarmonle  acrnmpagne  le  rliirlien  jusqu'.i 
la  toml)C  1  nom  qui  an  cicl  fait  Ics  dclicos  ilcs  cliH,  siir  la 
lerre  le  plus  consolaut  cs|iuii'  ilu  vrai  fidole,  ct  aux  cnfci's 
le  dcsespoir  dcs  roprouves  parce  qu'ils  Tont  rcpudic  cl 
Iionni. 

Tel  est  done,  pour  cc  premier  jour  de  I'anni'C,  Ic  liaut 
cnseigneuient  que  nous  donnc  la  sainte  Ei^lise  niilrc 
mere,  toujours  nltciUivc  a  instruire  et  .i  consoler  ses  en- 
fanls. 

Celte  fete  est  d'une  liaule  antiquite.  Les  Snrramcniaircs 
de  soini  Gi'lasc  parlcnl  d'une  solennile  d'ociavc  de  Noel. 
Selon  (pielqucs  aulcurs,  cetle  festivilc  aurait  etc  elalilie 
pourdolruire  une  superstition  paienne.  On  se  livrail  a  cctte 
.(•poqucadc  honleux  divertissements  en  I'honneurdu  dicu 
Janus  ct  de  la  deessc  Strenia.  Les  hommes  s'habillaient 
m  femnies  etcclles-ci  en  hommes.  Un  concile  de  Tours, 
en  567,  ordonne  des  pricres  puldiquesen  expiation  de  ces 
iicencicuscs  saturnales.  En  plusieurs  contrees,  on  jeunait 
en  ce  jour  pour  faire  amende  honorable  dcs  desordres  ido- 
latriques.  Dcj  qu'entin  le  paganismc  eut  enlieremcnt  dis- 
paru  de  la  surface  du  monde,  une  joie  clirclicnnc  vinl 
remplacer  les  actes  propilialoires.  Des  Ic  treizicnie  .siccic 
la  Circoncision  est  universeltement  saluec  du  nom  de  fete, 
c'est-a-dire  do  jour  de  chreticnne  alli'gresse.  Les  minis- 
Ires  dcs  saints  autels  prcnaient  auparavaiit  dcs  haliils 
noirs  ou  violets.  Us  se  revetirent  alors  de  chasuhles  ct 
de  dalnialiques  blanches,  el  le  sancluaire  ne  lit  plus  en- 
tendre que  des  chants  de  rcconnais.sance  et  d'amour. 

II  nous  est  ponrlant  restc  du  vicux  polytheisnie  ime  re- 
miniscence dans  le  nom  d'c7rcnnfs,qui  jouit  encoreau  dix- 
ncuvieme  siecle  d'un  droit  incnntesic  de  bourgeoisie. 
Qu'cst-cc  done  an  fait  que  Velrennc  qui  fail  palpiter  le 
Cffiur  de  I'enfant,  et  qui  n'cst  pas  sans  indncnce  sur  les 
(ibres  glacces  du  vieillard  '.'  En  voici  I'origine. 

En  I'an  7  de  la  fondalion  de  Home,  Tatius  rccul  au 
4"  Janvier  un  present  digne  de  la  simplicitc  royale  de  ce 
temps-la.  On  offrit  a  ce  nionarque  quelques  branches  de 
chcnes  conpccs  dans  un  bois  consacio  a  la  deesse  de  la 
Force.  Elle  avait  nom  Slrcnua.  C'est  I'cpithcte  qui  ca- 
racterise  rcnergie,  le  courage,  I'intrcpidite.  Ce  present  si 
frivole  en  lui-meme,  fut  regarde  eomme  de  bon  augure 
pour  la  fortune  de  eette  Rome  qui  devait  plus  tirJ  snbju- 
guer  I'univers.  Aux  branches  dechene  suceedereni,  par  la 
suite,  des  presents  plus  succulents,  quoiqne  toujours  d'une 
rustique  ct  patriarcale  simplicitc.  C'ctait  du  miel  ct  des 
dates.  On  en  gratiliait  les  magistrals  et  les  chefs  de  la  rcpu- 
blique.  L'appellation  de  Strenw  leur  fut  conscrvee,  quoi- 
qne le  chene  de  la  deesse  Strenua  n'en  fit  plus  Ics  frais.  Le 
nom  d'etrennes  a  survecu  au  rcnversemcnt  de  I'idolafrie 
cl  a  la  mine  dcs  empires,  el  le  bon  roi  Tatius,  certes,  ne 
se  doutail  pas  qu'au  dix-neuvieme  sicclc  d'une  ere  dont  il 
ne  pouvait  prevoir  la  creation ,  la  Stremia,  relrcime 
juuirait  encore  d'une  aussi  puissante  preponderance.  Que 
de  travaux  pour  la  confection ner!  que  d'artpour  I'clabo- 
rer!  que  d'efforts,  a  coup  sijr  Lien  louabUs,  pour  la  mc- 
riter,iiuand  c'est  la  satisfaction  paternclle  (pii  la  deccrne 
cl  la  sagesse  filiale  qui  la  gagnc. 

La  charitc  chelienne  gagnc  a  son  tour  beaucoup  dans 
ces  visiles  de  tivilitc  qu'imposc  le  premier  jour  de  I'an. 
Combien  de  reconciliations  se  sonl  operees  par  ce  rappro- 
chement qn'occasionne  la  circonstance!  A  Dicu  ne  plaiso 
que  nous  jetions  sur  ce  beau  jour  nne  teinte  morose  en 
meulionnanl  quelques  embrassements  ile  .ludas...  II  y  en  a 


en  trnp  dans  le  monde  avec  eehii  du  Jardin  dcs  Olives. 
Enfants  dn  Christ,  n'ouhlions  pas  que  Jesus  salnait  frc- 
quemnient  ses  disciples  par  ces  douces  paroles  cmanccs 
de  son  cQMir  divin  :  «  La  paix  soil  avec  vous!  »  El  ce  cccur 
ballait  dans  la  poiirine  de  eelui  qui  a  dit  :  «  Je  suis  la  Vc- 
n  rite.  » 

Un  mot  encore  sur  I'cpoque  du  premier  dc  I'an.  Elle  nc 
fut  pas  la  meme  chez  les  Romains.  Le  nom  seul  du  mois  dc 
dcccmbre  nous  en  instruit  :  c'etait  le  dixieme  mois  de 
I'an  nee,  comme  novembre  le  ncuvieme,  nctobre  le  luii- 
ticme,  septembre  le  septieme.  Janvier  fut  done  le  onziemc 
mois,  elle  1''  mars  ouvrait  I'aimee.  Sous  la  sccondc  race 
de  nos  rois,  I'annee  commcncait  a  Noel,  et  dans  la  suite 
on  se  conforma  a  pen  pres  a  I'usage  de  Rome.  La  fete  dc 
Piiques  ouvrait  le  cycle  annuel.  Charles  IX  en  fixa  lecom- 
mencenienl  au  V  de  Janvier.  Ainsi  il  n'y  a  pas  encore 
trois  siecles  que  le  jour  de  I'an  coincide  avec  la  fete  de  la 
Circoncision. 

Voici  done  1845  qui  vlent  prendre  place  dans  I'liisloirc 
de  Ihumanite.  Mais  pourquoi  ce  chiffre  precis,  et  auquc! 
il  ne  serail  point  possible  d'en  suhstituer  un  autre?  Ah! 
dans  un  certain  monde  on  ne  s'oecupe  gucre  d'en  reclicr- 
cher  I'origine.  Cc  chiffre  est  inscril  dans  les  fastes  d'une 
creche,  ct  le  chretien  fidele  ne  I'ignore  pas.  Oni,  celte  ere 
de  saint ,  de  civilisation^  meme  politique  par  la  croix,  a 
connncnce  dans  une  creche,  celle  de  Bethleem...  C'est 
I'an  premier  de  I'incarnation  du  Verbc  clcrnel,  el,  depuis 
le  premier  jour  de  ce  cycle,  dix-huil  cent  quarante-quatre 
annees  out  passe  sur  Ic  monde  regenerc  par  le  Eils  dc  Dicu. 
La  dix-huit  cent  quarantc-cinquicme  a  commence,  .\ussi 
nospcres,  plus  Gdeles  auculte  de  la  reconnaissance,  don- 
naienl  toujours  a  I'annee  courante  le  nom  signiQcatif  dc 
I'an  de  grace. 


XiA  FfiTE  SZ  L'SFIPHANIE. 

Un  court  intervalle  se.pare  la  Circoncision,  dont  nous 
venons  de  parler,  et  la  fete  du  6  Janvier,  connue  sous  le 
nom  d'Epiphanie.  Ce  terme,  d'origine  grecqne,  siguific 
manifestation,  apparition  de  Dicu  aux  hommes.  Le  poly- 
thcisme  avail  aussi  ses  epiphanies.  Les  dicux  dc  I'Olympe  = 
se  montraient  de  temps  en  temps  aux  mortels,  s'il  faut  en 
croire  Ics  narrations  mylhologiqucs.  L'Eglise  a  pu  cmprun- 
ter  sans  inconvenient  a  la  su)icrstition  paienne  cc  Icrnie  si 
expressif  pourdcsigner  le  grand  myslere  dc  riiabilalion  du 
Vcrbe  divin  avec  les  hommes :  VcrbuDi  cam  [ailum  est  el 
liabilavit  in  nobis.  «  Le  Verbe  a  pris  chair  el  a  fait  sa  de- 
u  meure  au  milieu  de  nous.  »  Est-il  hesoin  de  relever  iii 
raljsurde  prctenlinn  de  quelques  mecrcants  qin  voudraicul 
ne  voir  dans  I'Epiphanie  ehri'ticnne  qn'une  imilalion  dcs 
epiphanies  idolatriques  ?  II  faudrait  done  dire  que  la  messc  | 
elle-mcme  est  originairement  d'inslitnlion  paienne,  puis-  j 
qu'ou  lui  donne  par  excellence  le  nom  de  sacrifice.  Or,  les  l 
adorateurs  dcs  faux  dicux  appelaient  du  nom  de  sacrifices 
les  immolalions  d'animaux  en  I'lionneur  dc  Jiqiiter  et  des 
autrcs  mensongercs  idoles.  Faudra-t-il  aussi  se  garder  de 
brulcr  I'encens  an  pied  dcs  autels  du  vrai  Dicu,  parce  quo 
les  paiensle  brt'ilaicntdcvant  Ics  miscrcdiles  objels  de  leur 
faux  cidlc?  Passons  rapidcmciit  sur  ces  aberrations  dcplo- 
rablesde  la  raison  hnmaine,  |)0ur  nons  occuner  d'une  epi- 
phanie  hisloriqne  etreelle. 

Le  Fils  de  Dicu  s'clait  monlrc  a  dcs  hergers.  Maintenant 
il  se  manifcstc  aux  sages  el  aux  grands  du  monde.  Ccla  i 


DU   MOIS. 


G7 


devait  circ.  U  vcnait  pour  sauver  lous  les  hommcs  sans 
distinclioii.  line  etoile  miraculeuse  apparait  aux  mages  dc 
rOricnt.  On  a  cru  epic  ces  hommcs  etaient  dcs  rois,  parcc 
qu'il  est  dil  dans  le  prophele  :  »  Lcs  rois  de  Tliarsis  et  de 
«  I'Arabie  offriront  au  Seigneur  des  presents,  n  On  a  etc 
iusiju'd  les  designer  par  lcs  noms  de  Caspar,  Melcliior  ct 
Baltasar,  ce  qui  en  suppose  trois.  L'Evangile  se  contente 
de  dire  que  dcs  mages  vinrent  d'Orienta  Jerusalem,  sans 
l)reciser  d'auire  qualite,  et  sans  dire  leur  nombre  et  lenr 
nom.  Le  savant  pape  Bennit  XIV  incline  a  penscr  ipie  ces 
mages  elaient  des  rois.  Us  prcscnterent  a  Jesus-Clirist  de 
I'or,  Je  I'cnccns  et  de  la  myrrhe.  Ces  presents  sont  un  sym- 
liole.  A  Jesus conime  roi,  Tor;  a  Jesus  comme  Dieu,  I'en- 
Ceus  ;  ii  Jesus  comme  liomme,  la  myrrhe,  parfum  dont  nn 
nsail  pourcmhaumcr  les  morts.  Tel  est,  en  peu  dc  mots,  le 
myslere  de  ce  jour.  On  voit  pounpioi  vulgaireraent  cetto 
solennite  recoit  le  nom  de  la  I'ete  des  Hois. 

L'Epiphanic  a  toujours  etc  solennisee  avcc  pompe.  L'em- 
jiercur  Julien,  quoique  paien  au  fond  du  cfcur,  n'osa  se 
dispenser  d'assister  ii  cet  offlce  lorsqu'il  se  trouvail,  en 
otil,  ii  Vienne,  dans  los  Caules.  La  mcssesolennellc  de 
cctle  fete  a  un  ceremonial  particulier  dont  I'esplication  ne 
sera  pas  sans  inlerct.  Apres  Ic  chant  de  I'evangile,  le  dia- 
cre  annonce  en  cliantant  le  jour  oii  sera  celebrec  la  fete  dc 
Piiques.  Ceci  rcmonte  a  une  haute  antiquile.  Le  concile  de 
Niece  ayant  ordonnc  que  Paqucs  ftit  celebree  en  lous 
lieu.i  le  mome  jour,  et  une  controverse  setant  elevee 
pour  savoir  quel  devait  i'tre  ce  jour,  on  conOa  le  soin  de  la 
li.\cr  ii  Alexandre,  I'evcque  d'Alexandrie,]iarce  que,  depuis 
les  temps  les  plus  recules,  I'astronomie  avait  etc  cullivee 
plus  specialemeat  en  Egypte.  Or  la  solennite  pascale  de- 
vait avoir  lieu  le  dimanche  qui  suivrait  le  quatorzieme  di- 
manche,  jour  de  la  lune  du  niois  de  Nisan  (mars).  Par 
sujie  de  celtc  decision  du  concile  de  Jiicce,  les  eveques 
d'Alexandrie  ecrivaient  au  papc  pour  lui  faire  connaitre  ce 
jour,  et  Ic  ponlife  ccrivail  ii  tous  les  autres  evcqucs  pour 
qu'ils  le  proclamassent  dans  toutes  les  eglises.  Aujourd'hui 
Ircs-certainemenI,  c'est  une  ])recaution  supcrllue,  mais 
I'Eglise  a  voulu  conserver  ce  prccieux  vestige  d'anliquite 
liturgique. 

En  Armenic,  cette  fete  occupcun  rang  tres-eleve.  On  s'y 
prepare  par  sept  jours  de  jeiinc.  Ces  pcuplcs  sont  persuades 
que  Caspar,  un  des  trois  mages,  etait  le  roi  de  leur  contrcc. 
On  fait  en  ce  juur  une  solennelle  procession.  Lcs  membres 
du  clcrge,  revctus  de  leurs  plus  beaux  ornemenis,  portant 
chacun  un  cicrge  et  le  livre  des  Evaiigiles,  vont  autour 
d'un  grand  bassiu  rempli  d'eau  et  place  au  milieu  du 


chnnir.  Apres  plusieurs  prleres,  le  celebrant  y  plonge  la 
croix  et  y  verse  du  saint  chremc.  Puis  tous  les  fideles  Ar- 
meniens  viennent  respectucuscment  prendre  de  cctle  eau 
dans  leurs  mains  et  s'en  font  une  aspersion  sur  la  tele. 
C'est  que  pour  I'Eglise  d'Armenie  celte  fete  est  principale- 
nienl  un  annivcrsairccommemoralif  du  bapteme  de  Jesus- 
Christ  par  saint  Jean-Baptiste  dans  le  Ilcuve  du  Jour- 
dain. 

Chez  nous  aussi  catholiquc!  occidentauj,  ce  bapleme 
de  Notrc-Seigneur  fait  parlie  de  la  solennite  du  6  Janvier. 
Au  jour  de  I'octave,  qui  est  le  1,'5  de  ce  mois,  nous  hono- 
rons  la  memoire  de  ce  bapleme  dc  penitence  que  le  divin 
Sauveur  nc  dcdaigna  pas  de  recevoir,  jiour  nous  rappeler 
la  vcrtu  fondamentale  du  chrislianisme,  la  mortilication. 
Un  Chretien  instruit  n'a  pas  besoin  qu'on  lui  apprenne  que 
ce  bapleme  n'csl  point  du  tout  le  sacrement  auqucl  nous 
appliquons  le  meme  nom.  La  sagessc  incarnee  n'avait  pas 
besoin  d'etre  pitrifiee  de  la  souillureoriginellc  comme  les 
cnfants  d'Adam,  fuisque  comme  liomme  Jesus-Christ  n'a 
point  de  pere,  clant  ne  du  sein  virginal  de  iMarie. 

Qu'esl-ce  done  encore  qu'une  singuliere  coutume  tres- 
generalenunt  repandue  et  que  Ton  connait  soiisle  nom  de 
la  feve?  C'est  au  jour  de  I'Epiphanie  que  se  lire  au  sort 
cctle  ephemere  royautii  qui,  scule  peut-eire,  n'a  que  les 
roses  du  diademe  sans  en  avoir  lcs  poignantes  epines.  Vers 
la  (in  de  decemhre,  ou  dans  les  premiers  jours  de  Janvier, 
afin  de  reprcscnter  I'heureux  temps  ou,  scion  la  Fable,  tous 
les  hommes  elaient  egaux,  on  clisait  au  sort  un  roi  du 
feslin ;  si  le  sort  favorisait  un  esclave,  le  maitre  ctait  oblige 
de  servir  ce  monarque  de  quelijues  instants,  et  on  lui  fai- 
sait  les  lionncurs  de  la  royaulc  pendant  lout  le  repas.  Le 
sorlinanifeslait  ses  oracles  par  une  feve  que  Von  lirait  d'une 
urne.  Aujourd'hui  la  feve  est  dans  le  giiteau.  II  n'y  a  pas, 
comme  on  le  voil,  un  grand  changement.  Nous  ne  vien- 
drons  pasici  moraliser  ii  conlre-lemps  en  dcclamant  contrc 
une  pratiipie  evidemment  originaire  des  coutunies  paJen- 
nes.  Cet  usage  n'a,  par  lui-menie,  ricn  dc  bbiniable,  lors- 
que  Ton  ue  depa.sse  pas  les  bornes  d'une  chreticnnc  tem- 
perance. Lepeupley  attache  mi^mc,  en  certaines  contrees, 
une  pensee  de  charilequi  rappelie  les  anciennes  agapescn 
rcservant  pour  le  pauvre  une  portion  du  succulent  galwiii. 
C'est  ce  qu'on  nomme  la  pari  a  Dieu.  Cette  appellalion  est 
d'un  sens  profond,  lorsqu'on  sail  que  faire  I'aumcjne  c'est 
secourir  Dieu  lui-meme  dans  la  personne  de  I'indigcnt. 
(juaud  la  joie  est  inspiree  par  le  christianisme,  elle  est  tou- 
jours une  utile  leton. 


HOIS     DZ     JANVIZa. 


Jl.  Mt>rcrci1i.   La  CmcoNCi- 
sios  dcNotbe-Seicsht.. 
(I'oj.avaiU  Iccalcndrici.) 
STFuLGEsCE,evec|ue  en.\fri- 
que,  docleur  de  I'liglise, 
mort  en  t>2o. 
Ste  EupuRosisE,  vierge  d'A- 
lexandrie, iiioite    au    5' 
siecle. 
St  Clair,  abbe  a  Vienne,  en 

Daupljin;-,  niorl  en  CGO. 
StOdiios,  illuslre  ablio  de 
Cluny,  morl  en  tOW. 
11  iiisiilii.i  ic  iircmicr  dan.   los 


m.ii!ions(le  son  orilrc  la  louclianle 
fi'te  (le  la  Commemoralwn  iles 
ilorts,  cck'breele  2iiuvemljic, 
S.  aScudi.    Si  Macaire  d'A- 
lexiimlrie  ,     auachorete  , 
inurl  en  39i. 
Les    Mabttrs   des    livres 
SAINTS,   mis  a  mort  pour 
n'avoir   pas  voulu  brrtler 
les  divines  Ecrilures.  seloii 
le   diicret  de   I'empereur 
Dioclelien,  en  303. 
St  Adelard,  abbe  de  Corbie 
en    ricarJie,    auleur    lie 


plusieurs  nuvrages    tres- 
prccieux,  mort  en  827. 

3.     Veiidredi.     St    Piebiie 
Balsance,  martyr  en  31 

Ste  Genevieve,  vierge  el 
palronne  de  Paris,  moi  le 
eii312. 

C'csl  une  des  sainles  les  pins 
iiluslrcsdein  France,  et  doni  la 
renoniniee  s'cst  repandue  dans 
loules  les  fontr^es  du  nionde, 
aulanlp.v  ses  liieiifailseiivers  la 
rapiialc  que  par  ses  miracles. 


4.  Samedl.  St  Tite,  discijile 

de  St   Paul,   evi^que    de 
Crele,  morl  a  la  tin  du 
1"  siecle. 
St    Ricobert,     ev?que    de 
Reims,  mort  en  740. 

5.  nimnnche.  St  Sijieos 
Stvlite,  c'esl-i-dire  vivanl 
sur  uneeoionne. 

St  Telesphore,  pape  el  mar- 
Ijr,  au  milieudu2' siecle. 

St  tDouARD,  roi  d'Angle- 
lerre,  morl  en  106t>. 


C8 

0.  I.ninH.     L'tPIl'HANlE. 

{Toy.  avnnt  Ic  ciiloiulrier,  ;iiiirs 
I'lirl.  suiIiiCirconcision.) 
St  Melaine,  cvi^qiie  de  Ren- 
nes,  mort  en  530. 

1.  lUnrdl.  St  Lucien,  prftre 

el  nianyr,  mort  I'an  312. 
St  Aldbic,  cvfque  du  Mans, 

mort  en  S5G. 
St  Canut,  loi  des  Slaves  oc- 

cidentaux,  ou  Danois,  as- 

sassine  en  (130. 

0.  Hercreill.  Si  Apolli- 
NAiRE,  (-'■vt^que  d'Hierapo- 
lis,  apologisle  ile  la  reli- 
Kioncliretienne,  mort,  177. 
St  SiiVERis,  abbe  et  ap6tre 
rie  la  Noriqne,  conlr(!'e  de 
la  Geriiianie,  mort  en  582 
Ste  Gudule,  vierge  el  pa. 
Ironnc  de  Bruxelles,  ou 
realise  prineipnie  est  pla- 
cee  sous  son  invocation 
morte  en  712. 

O.  Jeujli.  St  Piebue,  ev(>(|ue 
de   Seliaste   en   Armeiiie, 
mort  en  oS7. 
St  JuLiEN  L'lIospiTALiEii,  mar. 
lyr  en  313. 

L'oglisc  dc  rtidtel  Hidide  Pa- 
ris est  sous  sun  invoraiiiin,  sou; 
lo  iioin  de  St  Julicii  le  Pauvre. 

10.  Vciidredi.  St  Honore, 
n6  en  Berri,  decapite  en 
Poilou,  martyr  de  la  jus- 
lice,  a  la  tin  du  j'siecle. 

Lcs   lumlaiiijers    le  prciineiil 

pour  p;itron. 

St  GiiLLAUME,   arclievftque 

de  Bourses,  mort  en  1209. 

St  Acatuon,  pape,  mort  en 

682. 

11.  Sameili.  St  Tbeodose 
Cesobiahoue,  morl  en  339. 

St  HTcrs,  pape  et  martyr, 

en  U2. 
St  Salve,  evt^que  d'Amiens, 

vul^'airenient  St    SauvE; 

au  7'  siecle. 

12.  nimanche.  St  Arca 
Dies,  martyr  au  3»  siecle. 

Si  Aelt\ed,  abb6  en  Angle- 
lerre,  mort  en  1166. 


LE  BONllEUn   DANS  L\   VIE   miVEE. 


13.  I'liiiili.  Ste  Veronique 
de  Milan,  reli^ieuse.morlej 
en  U97. 

14.  Marrtl.     St     IIilaibe  , 

fvt^que  de  Poitiers, duoleur  I 
de  rfiglise,  mort  en  368. 

C'esl  uii  des  honmies  lcs  idus 
celebrcs  de  la  France  i>ar  sa 
sainlote,  ses  ouvrages  et  les  vcr- 
tus  les  plus  eniineiiles.  On  I'd 
nnmnie  rAuguslin  des  fiaules. 
St  Felix,  prSlre  de  Nole,  en 
Campanie,  morl  en  236. 

15.  Mcrcredl.  St  Paul,  pre- 
mier erniite,  mort  en  342. 

St  Mauh,  alibe,  mort  en  .Wi. 

C'esl  sous  sou  iioui  que  s'in- 

siilua,  au  couimeiicenicui  du  17^ 

siecle.  b  celebrc  congregation  des 

benedirlins. 

St  BoNSEf,  evfiqiie  de  Cler- 
mont, mort  en  710. 

16.  JcniH.  St  Mahcel,  pape 
et  niarlyr  en  310. 

St  Macaire  d'fi^yple,  ana-j 
chorete,  morl  on  390. 

Iff.  %*einlrecli.  St  Antoine, 
palriarclie  des  cenobites, 
morl  en  33*>.  | 

11  est  tres-ceUdne  dans  lcs 
^t-'Iises  d'Orientet  d'Occidenl.  Le 
demon  I'cprouva  par  un  grand 
noinlire  de  tentalions,  que  les 
licintres  out  voulu  represeuler 
avecplusd'iniagiualinii  burlesque 
que  de  verile  chrtlteiiiie. 
St  Sulpice  le  Pieux,  eveque 
de  Bourges.  I 

Une  paroisse  de  Paris,  qui 
elail,  en  1789,  la  plusgrande  et 
la  plus  peuplee  du  monde  catbo- 
lique,  puisqn'ellerenrermail  plus 
de  cent  liiille  Smes,  est  placee 
sousle  vocable  de  cc  sainl. 

18.  Samedi.  La  Chiire  de 
St  Pierre  d  Rome. 

C'esl  I'anuiversaire  du  jour  oil 
le  prince  des  apolres  cbangea  son 
siege  ponlillcal  d'.Anlioche  ii 
Home;  et  celle  dcrnic're  ville, 
qui  avail  elii  la  capilale  dn  monde 
palen,  dcvinuinsi  celle  du  monde 
Chretien. 

19.  Dimanclie.  St  Canut, 
roi  deDanemark,  martyr. 

II  ne  faut  point  le  confondre 


avecSl  Caiiul.  roi  des  Slaves.  Ce- 
liii  de  ce  joui'  soulliil  la  morl 
en  I08G. 
St  Rejii,  evi^que  de  Rouen, 
fre.re  du  roi  Pepin  et  oncle 
de  Charlemagne,  morl  vers 
I'an  771. 

20.  l.niidi.  StFadien,  pape 
et  martyr,  en  2r)0. 
St  SiinASTiEN,  martyr,  288. 

2 1 .  Ilnrdi .  Ste  Acnes,  vierge 
et  mariyre  en  303. 

St  Fructoeox,  cvequo  de 
Tarragnneel  martyr,  2'J9. 
St  Publius,  2*^  evOque  d'A 
llitnesel  martyr,  1"siecle 
St  Patrocle  ,  martyr  I 
Troyes,  en  Champagne,  an 
3=  ou  4"  siecle. 

Ce  jour  a  eclaiie  anssi,  il  y  a 
cimiuaiileel  nil  ans,  uti  niarlyie 
polilique.  «  Alicz,  Ills  de  sainl 
(I  Louis,  inontez  au  ciel ! ! !  » 

22.  Slei'CB'edi.  Si  Vincent 
diacre,  martyr  en  3114. 

StAsastase,  martyr  en  020 

23.  Jeiidi.  St  RATiioiiD  di 
Pennaforl  ,  en  Espa^ne, 
morl  en  1273. 

St  Iloefonse,  eveque  de  To 
IJde,  mort  en  607. 

Les    Espagnols    le  nonnneiii 
St  Alonso. 
St  Barnard,  arclievi^que  de 
Vienne  en  Daupliinc,  inori 
en  842. 
t 

24  Veiidredi.  SiTiMOinEE, 
fivi^que  et  marlyr,  disciple 
I        de  I'apOlre  St  Paul,  morl 
!        en  97. 

I  St  Babvlas,  evSque  d'An- 
lioclie,  marlyr  vers  230, 

25.  Samedi.  LaConvebsion 
I        DE  St  Paul. 

Persecuteur  des  chreliens  sous 
I        le  iioni  de  Saul,  il  fu(  miraculeu- 
senienl  terrassc  surle  elieiuin  dc 
Damas,  et  se  lit  bapiiser. 

26.  Diniaiiche.     Si  Poly- 

CARi'R,  evi^qne  de  Sinjiiie 
el  martyr  en  I'an  166,  dis- 
ciple de  St  Jean  riivangii- 
liste- 


StePaule,  veuve,  morte  en 
404,  nominee  ans^i  Paulino. 

2ff.  liiindi.  St  Jein  Chbv- 
sosto.me,  nil  Souclie  d'or, 
aicheveqne  de  Con>IanIi- 
nople,  «u  des  qualie 
grands  docleurs  de  I'll- 
glise,  mort  en  407. 

Ses  ouvrages  compo.senl  12vol. 
in-folio. 
St  Julien,  premier  I'-vi^que 
du  Mans,  mort  a  la  fin  du 
3«^  siecle. 

2S.  Mardi.  Si  Cvbille,  pa- 
Iriarche  d'Alexandrie , 
morl  en  Hi. 

llliislie  ecrivain,  doni  les  ou- 
vrages rm-innilG  vol.  iu-rolio. 
Le  liienlienreiix  Cuarlema- 
GNE,  einpereur  de  France, 
lionore  surtoui  en  Alle- 
magne,  mort  en  814. 

20.  MLTcrcdi.  St  Francois 
DE  Sales,  eveque  de  Ge- 
neve, mnit  en  1622. 

Ses  (Tiivres  out  L'le  rocucillics 
en  16  vol.  in-s". 
St  Sui.pice-Severe,   disciple 
lie  SI  Martin,  morl  en  410. 
IlesI  auleurde  nonibreux  ou- 
vrages 
Sr  SiiLPicE  SiivtBE,  evSqiie 
de  Bourges,  morl  en  591. 
II   ne  faut  pas  le  confondre 
avec  celuiqui  precede,   ni  avec 
SlSulpicele  Pieux,  auire  evi^que 
de  Bourges,  dont  la  f^le  est  pla- 
cee au  17  de  cc  luois- 

ao.  Jciidi.  Ste  Batdilde, 
reine  de  France,  morle  en 
680. 
St  Jean  L'Ar»i6NiER,palriar- 
che  d'Alexandrie,  mort  en 
6f9. 

31  VcndredS.  St  Piebre 
NoLASQOE,  fondateur  de 
I'ordre  de  la  Merci,  pour 
raclieler  les  caplifs,  mort 
en  1256. 
Ste  Mabcelle  de  Rome, 
morte  en  410. 
Apres  sept  mois  de  mariage, 
elle  deviiii  veuve.  Si  JerOinc 
I'appellc  la  gloire  des  dames  ro- 
maines. 


LE  BOMIEUR  DANS  LA  VIE  PRIVEE 


LE  LIVRE  DES  PLAISIRS. 

La  civilisation  clirelicnne,  en  sc  perfoclionnant,  a  con- 
quis  une  fonle  d'amelioralions  de  delnil  (|ui  donnent  ati- 
joui'd'liui,  aux  classes  moyennes  ct  inferieurcs,  desmoyens 
de  liien-eti'C  ct  de  vie  heureiisc,  que  jamais  lcs  riches 
Ctlx-inemcs.ii'ont  connus  dans  les  epoques  paienncs. 

La  vie  domcsliqiic,  li  iiroprement  jiarlcr,  ne  dale,  comme 


le  dil  tres-bien  M.  I'abbe  Caume  dans  son  excellent  livro 
dc  la  Vie  domeslique  chez  lcs  Chretiens,  que  de  I'ere  clire- 
licnne. Aucun  de  ces  innocents  plaisirs  qui  t;roiipent  au- 
toui-  du  foyer,  pres  de  rancetrc,  a  cole  de  la  mere,  les 
niembres  de  la  famille,  aucune  de  ces  recreations  sludieu- 
ses  ou  saUilaires,  qui  rendent,  qires  les  devoirs  acconqilis, 
le  coiirs  des  lieiircs  plus  leger  et  plus  r.ipiile,  ne  sent  en 
desaccord  avec  la  morale  des  Fenclon  et  des  Bossnct.  Tout 
nu  conlraii'c.  .\  I'epoque  Oil  nous  somnies,  les  liens  de  fa- 
mille se  soul  rclaclies  [lar  de  longs  boulcvei'scments ;  ct 
c'cst  un  devoir  pour  tons  de  rendre  plus  stiduisanle  dans 


LE    BONIIEUR   DANS  LA  VIE   PRIVl^E. 


sa  moralHo  cello  vie  inlijricure ,  an  sciii  cle  laquelle  les 
verlus  les  plus  charmaiUes  genneiU  el  sc  developpcnt  si 
nalurellemciU. 


60 

Tout  CO  qui  peut  emhcUir  le  foyer  domesliquo  el  rendre 
plus  douces  ces  verlus  de  cliaquc  jour,  essayous  de  le  rcu- 
nir  el  de  I'lndiquor 


VMZ  SEHKE  SANS  DM  SAIiOH. 


Je  renJais  visile  reccmmenl  a  I'une  des  dames  les  plus 
oimaljles  cl  les  plus  inslruilcs  du  faubourg  Saint-Germain; 
ct  je  fus  eloune  de  voir  clicz  elle,  au  milieu  du  mois  de  de- 
cembre ,  nne  gracieuse  corbeille  do  lleurs  exoliques 
servant  d'orncnienl  a  un  salon  fort  simple  el  presque  aus- 
tere, niais  du  meilleur  celte  corbeille  ruslique 
occupaitle  point  central.  Un  chassis  vitre,  dont  nous  avniis 
reproduit  la  forme  dans  la  gravure  qui  se  trouve  ii  la  tele 
de  eel  article,  enveloppail  licrmeliquement  et  protegeait 
contre  I'airexlerieur  ces  plantcs,  ces  aca/eas,  ces  Lycopo- 
diums  qui  s'cchappeiitde  Ions  coles  du  sein  de  la  corbeille 
cl  se  repandent  en  feslons  pleins  de  grace  et  de  caprice. 

«  Vous  vous  etonnez  do  ma  magnificence,  me  dit 
madame  de  D...  Pien  n'cst  plus  facile,  ni  moins  coiileux. 
II  suffil  d'un  pen  do  soin  eld'aimcr  son  foyer  domesliquo, 
pour  lui  preter  I'allrait  dclicicux  de  ces  reclicrcbes  que 
I'industrie  modenie  a  mises  ii  la  portce  do  tout  le  monde. 
Tenez,  voici  M.  Goldburn,  Americain,  que  je  vols  entrer 
dans  ma  cour;  11  vicnt  me  voir  et  vous  ex]diqucra  mieux 
que  moi  cellc  decouverte  inloressantc  et  le  parti  quo  Ton 
foul  en  tirer.  « 

En  effel,  le  domeslique  annonca  I'agriculleur  genlil- 
lioniuie  americain,  qui.  apres  les  premiers  compliments, 
me  donna  I'explicalion  suivante  ; 

«  II  y  a  pen  de  temps,  monsieur,  que  cello  decouverte 
a  cu  lieu ;  el  ccux  qui  ne  peuvent  se  donner  le  luxe  d'lnic 
serre  cliaude,  seront  cliarmes  dapprendre  qu'on  eleve 
des  planles  dans  I'cndroit  le  plus  defavorable  et  le  plus 


ressorrc.  II  sufft  pour  cela  de  les  enfermer  dans  des  caisses 
de  verre  ou  dans  des  bouteilles  A  larges  goulols,  soigncuse- 
ment  abrilees  contre  I'air  atmosplierique. 

«  Co  fait  ful  dccouvert  accidentellemenl  de  la  manicrc 
suivante  :  M.  Ward,  qui  a  donne  a  cc  siijct  un  rapport  en 
1857  au  comile  brilannique,  avail  souvent  essaye  do  culli- 
ver  des  planles,  surtout  des  mousses  el  des  fougeres  au 
dedans  ct  au  dehors  de  son  habitation.  Mais  comine  elle 
i'tail  environnce  de  manufactures  et  euveloppee  de  fumee, 
SOS  efforts  furent  inuliles;  aussi  attribua-l-il  son  pen  de 
succes  au  besoin  qu'eprouvaiont  ces  planles  d'etre  plus  ou 
moins  librement  exposees  a  I'air. 

«  Un  jour  ayanl  place  la  chrysalide  d'un  sphinx  (espece 
de  papillon)  enveloppee  d'une  terre  molle  dans  une  bou- 
teillea  large  ouverture  hermeliquement  fermee,  afin  d'ob- 
server  la  metamorphose  de  Tinsecte  et  son  passage  ii  I'elat 
de  papillon,  il  apercut  avec  clonnemenl,  environ  une  se- 
maine  avant  que  I'insecle  flit  enlierement  revetu  de  sa 
forme  nouvelle ,  surgir  de  cellc  terre ,  de  la  fougere 
ct  de  riierbe.  11  rcconnut  que  rarroscment  n'elait  pas 
neccssairc ;  car  la  condensation  de  I'cau  ii  la  surface  inlc- 
ricure  du  verre  conscrvait  la  terre  loujours  egalement  hu- 
midc.  11  s'appliqua  done  a  etudier  jusqu'ii  quel  point  le 
cliangement  d'air  au  dedans  de  la  bouteille,  neccssaire- 
ment  soumisc  ii  Tinlluencc  de  chaque  variation  de  Icmpc- 
rolure,  serait  suffisant  aux  besoins  de  la  vie  vegetale.  11 
placa  la  bouteille  en  dehors  de  la  fenclre,  cl  vit  avec  plaisir 
que  les  planles  poussaient  a  mcrveille;  le  succes  de  sou 


^:)  l.E   BONIIEUll    DANS 

cssiii  Ic  coiululsU  a  line  Toulc  d'cxpLM'ionccs  toiilros  siir  ilcs 
plaiiles  fle  loulos  dimejisions,  ct  apparlcnaiit  ;i  uiie  grande 
varii'te  Jc  fannlle^ 

«  Oil  ]ioarsHivU  cpsopOrionccs  sur  line  vaslc  eclicUe ;  on 
Cl  des  caisses  de  vcrre  dc  loulcs  grandeurs,  de  toules  for- 
mes; depnis  les  jieliles  boulcillos  aux  larges  goulots,  jus- 
([u'a  uiie  rajigce  de  maisons  de  vingl-ciiiq  pieds  environ  de 
longueur  sur  in  de  liauleur;  on  remplit  ces  maisons  de 
lerrain  pierrcnx  pour  la  convenance  des  planles  qui  y 
CToissent  de  iprcTerence  ;  qiielques-unes  de  ces  caisses  fu- 
renl  parfaitomenl  ferniees  au  fond ;  vne  fois  arrosees,  elles 
restaient  sinsi  (ml  longtemps  sans  exiger  d'cau.  D'autres 
aTaienl  plasicurs  ouvertures,  et  les  planles  etaient  ar- 
j'osi'cs  Hire  .fois  en  trois  ou  qualrc  seniaines,  ou  meme  en 
plusie«rsTnois  selon  Icurs  besoins  ;  celtederniere  methode 
a  paru  3a  meillcure. 

Cl  Oa  c«l  recours  a  tout  ce  que  le  mastic  et  lapeinlure  peu- 
Tcnt  acconiplir  dc  plus  solide  pour  ajusler  Ic  haul  et  les 
cules  vilres  dc  ces  caisses;  les  porles  fiirent  coiistruites  de 
maniere  a  bicn  feriner,  mais  aucune  ne  put  elre  scellce 
liennijliquemenl ;  ce  qui  serait  inipralicable.  D'aiUeurs  I'ex- 
pansion  ellaconlraclion  allernalivesde  I'air,  dontlesucces 
de  I'experience  depend,  se  Irouveraienl  inlerronipues. 

«  II  y  a  environ  un  an,  je  planlai  un  Lycopodinm  denta- 
tum  dans  un  vcrre  parfailenienl  bouche,  qui  n'a  pas  ele 
OHverl  depuis.  Le  Lgcopodium  se  soulicnt  en  parfaile 
sanle;  il  a  beaucoup  grandi,  mais  faule  d'espace  la  forme 
de  la  planle  est  conlourncc.  Les  graines  qui  se  Irouvaient 
dans  la  lerre  onl  germe.  La  Marclianlia  s'esl  elcvee  d'elle- 
menie  sous  le  verre.  J'ai  aussi  fail  conslruire  un  globe 
creux  en  verre,  de  dix-buit  pouces  de  diamelre,  dont  I'ou- 
verlure  est  praliquee  de  maniere  a  y  laisser  seulement 
passer  lamain.  J'y  ai  semeunegrande  variete  de  fougeres  et 
de  Lycopodiums  que  j'ai  humecles;  cela  fait,  j'en  ai  couvert 
I'nuverlure  d'uiie  feuille  de  caoutchouc  qui  s'enlr'ouvrait 
chaque  jour,  soil  a  I'exlerieur  si  I'air  inlerieur  du  verre  se 
trouvait  (ichauffe  ou  dilate,  soil  a  rinterieur  dans  le  cas 
contraire.  Ces  fougeres  sont  venues  probablement  aussi 
bien  que  si  elles  avaienl  etc  elevees  en  serre  chaude;  elles 
etaient  toules  exotiques,  quelques-unes  exigeaient  meme 
une  grande  chaleur.  Le  grain  de  plusieurs  planles  est  par- 
venu a  sa  nialurile. 

i<  Une  serre  balie  d'apres  ces  priucipes  dans  la  cour  de 
I'inslilut  mccanique  a  Livcr]iool  a  cte  remplie  de  planles 
ctrangeres  de  loute  espece,  sans  que  Ton  y  ait  enlretenu  de 
chaleur  arlilicielle.  Les  planles  se  sont  developpees  a  mer- 
veille,  plusieurs  ontlleuri,  d'aulres  ont  produitdes  fruits. 

Cl  Le  docleur  Daubeny  a  fait  beaucoup  d'aulres  expe- 
riences curieuses. 

Cl  Dans  le  cours  du  mois  d'avril,  il  inlroduisit  un  nombre 
considerable  do  (ilantes  vivanles  sous  des  globes  de  verre 
n'ayant  qu'nne  scule  ouverlure,  a  travers  laquelle  I'air 
pouvait  circulcr,  et  qui  elail  recouverle  d'un  fragment  de 
vessio,  bien  Dxe  aux  bords  du  verre,  de  maniere  a  empe- 
cher  I'air  de  pc'Mietrer  dans  le  vaisseau  autrcnient  qn'a  tra- 
vers la  membrane  meme  :  ces  planles,  anemones,  prime- 
vires,  camclias,  veroniqucs,  etc.,  reslerent  ainsi  dix  jours 
sans  aulrcs  soins ;  au  bout  de  ce  temps  elles  elaienl  en 
pleinc  santc',  cl  avaient  considerablenient  grandi.  Plusieurs 
nienic  avaient  ileuri  depuis  leur  introduction  dans  le  verre. 
On  s'occupa  alors  d'examincr  I'air  conlenu  dans  les  vases 
pendant  le  jour,  et  Ton  Irouva  que  celui  du  premier  reufer- 
mait  4  pour  100  d'oxygiiuc  en  sus  de  la  proportion  que 


LA    VIE    nUVEE. 

pri'spulc  I'air  almospheriquc;  dans  le  deuxiemo,  il  y  avail 
1  pour  100  do  plus;  dans  le  troisienie,2  pour  100  dc  plus 
Aprcjs  plusieurs  esamens  successifs,  on  Irouva  que  le  total 
de  I'oxygenc  avail  subi  une  diminution,  et  enlin,  le  20  join 
de  la  meme  annee,  on  s'apercut  que  le  n"  1  renl'crmait  21/2 
pour  tOOdemoinsd'oxygene  que  dans  I'air  almnsplic>rii]ue; 
le  11°  2,  3  1/2  dc  moins;  le  n°  3,  •!  pour  100  de  inoins. 
Cepcndant  la  circulation  de  I'air  clait  encore  sunisanle  pour 
soulenirla  vilalitc  des  plantes,  moins  vigoureuses  loutcfois 
et  moins  saines. 

cc  Je  regarde  le  changemenl  d'air  par  I'expansion  et  la 
contraclion,  changement  regie  par  Iciir  chaleur,  comme 
cxaclement  proporlionne  aux  besoins  des  plantes  cultivces 
de  cetle  maniere. 

«  Les  planles  vasculaires  exigent  un  plus  grand  renou- 
vellemenl  dair  que  les  planles  cellulaires;  on  pent  les  sa- 
tisfaire  en  les  enlourant  d'un  volume  plus  vaste.  II  est  anssi 
d'une  haule  importance  que  la  lumiere  arrive  librement 
jnsqu'a  toules  les  parlies  de  la  plante  en  cioissance;  c'est 
le  moycn  de  I'aider  a  developper  scs  lleurs  et  a  supporter  le 
froid.  L'air,  dans  ce  cas,  se  trouve  dans  une  condition  par- 
failenienl calme.  Aussi  ces  plantes  supportenl-ellcs  ces 
variations  de  tempiirature  qui  leur  seraienl  fatalcs  dans  les 
eirconslances  ordinaires.  Les  planles  d'Auslralie  et  cedes 
du  Cap  endurent  ainsi  le  froid  de  noire  cliniat  sans 
danger,  et  quclques-nnes  des  lleurs  habilantes  des  pays 
froids  penvent  aussi  s'elever  dans  nos  apparlcmenls  ex- 
poses au  soleil,  etant  environnees  d'une  atmosphere  proteo 
trice,  de  leur  propre  creation.  J'en  ai  vu  un  exemple  frap- 
pant  qui  pronve  la  facililci  avcc  laquelle  les  planles,  ainsi^ 
renfermees,  supporlent  les  changcnienls  de  Icmperalure 
unecaisse  de  plantes,  apporlc^e  de  la  Kouvi'Ue-llollande  par  le 
capilaine  Maillard,  I'ut  prcparceau  mois  de  fcivricr,  i-poquc 
a  laquelle  le  thermometre  marquait  94  dcgiTS  a  Tombrc. 
Aux  environs  du  cap  Horn,  deux  mois  apres,  le  thermome- 
tre tomba  a  20  degres ;  un  mois  plus  tard,  dans  le  porl  dc 
Rio,  il  s'clcva  jusqu'a  100  degres;  en  passant  la  ligne  le 
Ihermomelre  atteignit  encore  120;  il  lomba  a  40,  en  arri- 
vant,  en  novembre,  dans  la  Blanche;  huit  mois  aprcis  que 
ces  plantes  avaient  ele  renfermees  sous  leur  caisse  vitrcie, 
on  les  relrouva  dans  le  meilleur  lital. 

—  De  sorle,  repris-je,  qu'au  moyen  de  caisses  de  verre 
nous  pouvons  entourer  nos  plantes  d'une  atmosphere  hu- 
mide  qui  leur  conviennc,  et  conserver  ainsi  au  sein  des 
villes  et  dans  nos  salons  dc  magniGques  lleurs  comnic 
celles-ci.  La  lecon  est  bonne,  et  j'en  profiterai.  II  est  im- 
possible d'imaginer  un  ornemcnt  plus  charmant  et  moins 
couleux.Cela  me  plallamoi  quipense,  avec  un  ecrivain  al- 
lemand  moderne,  que  la  sagcsse  humaine  doit  rcpandrela 
joiesur  les  instants  auxquels  lasplendeur  el  les  applaudis- 
semeuts  du  monde  ne  peuvcnt  preler  aucun  eclal.  Dans 


I 


CCS  doux  inlervalles,  rhomnie  reprend  ses  dimensions  na- 
tnrelles,  et  jelle  de  cole  les  ornemcnls  el  la  feinle,  em- 


:! 


reus  chez  soi,  c'est  le  but  des  li'gitimes  poursuitcs  do 
chacun.  En  cffet,  c'est  dans  son  intcirieur  qu'on  doit 
eludicr  riioinme  dont  on  vent  apprcl'cicr  la  verlu  ct  le  bon- 
hcur  ;  les  sourircs  et  les  broderies  sont  d'emprnnl.  Vivons 
heurcux  pour  nous  et  chez  nous  1  n 

[La  suite  a  un  mimcro  prochain. ) 


ANECDOTliS   DU   TEMl'S   I'nESCNT. 

ANECDOTES    DU   TEMPS   PKESEIST. 


I.ES  JEUNES  SAUVEURS. 

Vn  dc  nils  joiirnaiix  de  province  les  plus  estimes  rap- 
porle  le  fai(  suivaiit,  doiit  raulhciUicite  nous  csl  atleslcc 
Auprcs  de  Saumur,  dans  le  pare  d'un  dc  ccs  chateaux  du 
dix-sepliemesicele,  remarc|Hal)lcs  par  le  bon  soul  de  leurs 
ornemenls  el  la  simplicile  nolile  de  Icur  arcliilcclurc,  Irois 
cnfanls  :  unc  pelile  Idle,  Marie  de  M.  un  jeune  enfanl  de 
douze  ans,  Guillaume  R.,  el  uu  enfanl  de  qualorze  ans 
Henri  de  M.,  frere  de  Marie,  jouaienl  ensemble  avcc  loutc 
I'insoucianle  vivacile  de  leur  age.  Ce  n'elaienlque  joycux 
cris,  exclamations  enfantines,  cachettes  dans  Irs  taillis, 
bruyanles  surprises.  A  force  dc  courir,  la  petite  bande 
joycuse  arriva  au  bord  d'un  etang  qui  traverse  le  pare,  et 
que  dc  beaux  massifs  de  chenes  et  de  hetres  deroliaieni  a 
la  vue.  La  petite  Marie,  qiii  etait  devenuc  I'objet  de  la 
poursuite  de  son  frere  et  du  petit  Henri,  tourna  I'etang 
pour  leur  cchappcr,  et  ses  piedsayant  glis.se  sur  le  gazon, 
elle  rnula  jusqu'au  bord  et  disparut  dans  I'eau,  assez  pro- 
fonde  en  cct  endroit.  .\ussilul  Guillaume,  avcc  une  resolu- 
tion ot  un  courage  superieurs  a  son  age,  defait  sa  blouse 
du  njatin,  s'elancc  et  nage  vers  la  pauvre  petite  victimc 
dont  Ics  bras  Suppliants  s'clcvaient  encore  au-dessus  de 
I'eau  comme  pour  demander  du  secours.  Mais  Guillaume 
n'avait  pas  beaucnup  dc  force;  c'elail  un  nageur  iiiexperi- 
menle,  et  le  pauvre  enfant  sc  trouvait  dans  la  situation  de 
celle  que  son  intention  etait  de  sauver;  deja  il  avail  peine  a 
se  soutenir,  lorsque  Henri,  plus  fort  que  I'un  et  I'autre,  se 
jcla  a  son  lour  a  la  nage  dans  I'cspoir  de  sauver  une  des 
viclimes  au  moins.  11  sc  dirigea  d'abord  vers  sa  .sccur,  dont 
on  ne  voyait  pUls  que  les  pelites  mains  vainement  agileesa 
la  surface  de  I'eau,  cl  la  saisissant  par  ses  clieveux  blonds, 
la  ranjcnant  et  Tatlirant  a  lui,  il  la  dcposa  sur  le  gazon. 
Les  cris  des  enfants  avaient  traverse  la  portion  du  pare 
qui  les  separalt  da  chateau  ;  on  accourut  en  toute  bate.  Le 
cochcr,  bomme  lres-vigourcu.x  et  bon  nageur,  sauva  le 
jeune  etgeuereux  Guillaume.  La  jeune  Marie  et  lui  furent 


rendus  a  leurs  families,  et  les  soins  qu'on  leur  prodigua 
eurent  un  enlier  succes.  Heureux  ceux  qui  coinmencent 
la  vie  et  I'inaugurent  par  la  generosite,  le  devouement  cl 
le  courage ! 


XX  PRtTRE  CHARITABLE. 

Un  proprictaire  de  la  ville  de  Lonviers  se  rendait  lundi 
ii  octobrc  iSii,  vers  midi,  .a  pied,  dc  Lonviers  a  Gaillon. 
Pour  se  rcposer,  it  entra  dans  un  petit  bois  silue  au  bas 
du  vallon  que  forment  les  deux  rotes. 

II  ajiercul  bientut  un  pretre  descendant  Icntement  ct 
lisanl.  Un  bomme  mal  vein  et  d'une  figure  sinistre  le  sui- 
vait  de  pres.  Arrive^  au  fond  du  vallon  : 

«  Donne-moi  la  bourse,  cria  ce  mi.scrable,  si  tti  vcux con- 
server  la  vie.  » 

Le  pretre  rcpondit  sans  s'cmouvoir  : 

«  Vous  vous  adresscz  mal,  mon  ami,  vnus  n'aurez  ni 
I'une  ni  raulre.  " 

La  parole  etait  encore  inachevee,  ct  deja  ils  ctaicnl  aii'i 
prises;  I'agresseur  se  debaltait  a  terre  smis  la  main  vi- 
goureuse  du  pretre.  auqucl  il  demandail  grace. 

«  lieleve-toi,  repond  le  pretre  en  lui  lendant  la  main  : 
si  la  misere  t'a  poussc  a  cctte  violence,  recois  celle  boinsc 
et  22  fr.  qu'ellc  renferme,  et  sois  de.sormais  hnmnie  dc 
bien.  Souviens-ioi  de  ma  vengeance  et  de  mon  noni.  Je 
suis  le  cure  de  Gaillon.  » 

Et  les  deux  hommes^e  sent  separcs. 

( Courricr  de  I'Etirc.) 


ZiES   FXTITES  BAIEINXS  DES  ILXS  FAROE. 

Si  vous  visitez  certaincs  latitudes  glaciales,  il  vous  scm- 
blera  que  ces  regions  sont  tout  a  fait  deshcrilces  de  Dicii : 


72 


ANECDOTES 


point  (Ic  vesc'lnlion,  pninl  dc  fniils ;  Ics  animaux  qui  frc- 
(liicnlont  cos  parages,  phoiiups  d  ball  iiics,  offroiil  un  aspect 
liizaiTC,  line  defense  rcdoulalile,  nil  alimoiil  desagceable 
ou  daiigereux  pour  I'homme.  Enlrez  cependanl  sous  ces 
portes  basses,  etpeiielrez  dans  ces  cabanes  do  la  Finlande, 
des  Orcades,  des  ilcs  Faroe,  vous  rcconnaitrez  avec  sur- 
prise les  ressources  imprevues  que  I'induslrio  Immainc  a  su 
faire  jaillir  de  ces  climals  qui  semblent  mauJils,  ressources 
que  la  Providence  avail  mises  en  reserve  pour  lesbesoins  el 
inenic  les  plaisirs  de  noire  race.  Chaque  jour  de  nouvcaus 
moyeiis  d'alimenlation  et  de  richcsse  combaltenl  les  ri- 
gueurs  apparenles  de  la  lerre  etdu  ciel,et  conipcnsenl  par 
le  travail  I'absciice  des  biensdont  jonissent  Irs  habilaiUs 
de  regions  plus  donees  La  seule  capture  des  petiles  baleines 
au  lilct  vienl  de  jeler  dans  une  des  plus  Irisles  solitudes  dc 
rOcean  septentrional  un  rcvenu  annuel  de  plus  dc  cent 
Irenle  milte  francs. 

M.  W.-C.  Trevelyan  a  communique  a  ce  sujet,  au  Nou- 
veau  journal  pliHos',phique  d'Edhnbourg,  de  curieuses 
parlicularites. 

Jusqu'ici  c'etait  par  I'echouage  seul  que  Ton  faisait 
dans  ces  iles  des  captures  considerables  dc  la  petite 
baleine,  uomnice  Dclphitnis  mclas.  Dans  Ic  cours  dc 
rannec  dernicrc  (8^4, les  babitanis  essayereni,  pour  la  pre- 
miere fciis,  de  faire  usa^e  d'un  filet,  et  le  succes  fut  im- 
mense. Lc  nombre  des  baleines  prises  de  cette  maniere,  en 
1814,  lut  de  trois  niillc  cent  quarante-sis,  et  Ton  obtint  dc 
riiiiile  pour  une  valeurde  5,GG5  livres  sterling. 

Les  habitants,  qui  avaicnt  employe  la  chair  decesani- 
niau.i  a  leur  propre  consommalion,  en  nourrisscut  main- 
tenant  leurs  besiiaux,  pour  lesquels  c'est  une  cxcellenle 
pature  pendant  I'hiver.  La  chair  de  la  baleine  est  coupee 
en  tranches  minces  et  longues,  et  sechce  a  I'air  .sans 
scl,  de  la  niemc  maniere  que  Ton  s'y  prenait  pour  la  faire 
scrvir  de  nourriture  aux  habitants.  Bien  sechce,  cette 
chair  se  conserve  deux  ans.  On  la  coupe  en  morccauxde 
deux  ou  trois  pouces  de  long,  puis  on  la  fait  bouillir  le- 
gerement.  L'bnile  qui  montc  a  la  surface  est  ecumce,  le 
bouillon  et  la  viande  sont  donnees  aux  vachcs  avec  une 
moilie  ou  un  tiers  de  la  quantitc  habiluelle  dc  foin.  Ce 
genre  de  fourrage  parait  leur  etrc  trcs-salutaire;  il  aug- 
niente  leur  lait,  et  ni  ce  lait  ni  la  crcmc  n'ont  aucune  sa- 
veur  dcsagreable,  comme  il  arrive  lorsqne  les  bestiaux 
sont  nourris  de  poissons  seches,  en  IslanJc.  par  cxemple, 
ct  en  d'autres  pays  du  Nord. 

Bcaucoup  de  vaches  perissaienl  a  Faroe  par  la  disette  de 
fourrages  pendant  I'hiver ;  M.  SL-liroler  (qui  pendant  plu- 
sicurs  annces  s'estoccnpe  de  rendre  meiUeurela  condition 
de  ses  compatriotes)  a  calcule  que  plusde  six  cents  vaches 
ont  cte  conservees  par  I'usage  de  ce  genre  de  nourri- 
ture ;  elle  pourrait  etre  utilenient  employee  dans  les 
iles  Slielland  et  Orkney,  on  I'aversion  que  Ton  eprouve 
pour  la  chair  du  delpldnus  comme  comestible  occasionne 
la  perte  de  valeurs  considerables. 

Ce  fait  unique,  repandu  p.ir  la  presse,  est  deja  connn 
aux  Orcades,  en  Finlande,  et  dans  les  provinces  snmoleiles- 
russes  qui  environnentle  pole. 

«  On  fait,  dit  un  journal  ccossais,  tous  les  preparalif^  ii.;- 
cessaires  pour  imiler  dans  ces  latitudes  I'excmple  des  ]ie- 
chcurs  des  ilcs  Faroe,  ct  comme  I'argent,  grand  mobile  des 
interets  humains,  nc  pent  manquer  d'afllucr  chezccux  qui 
sc  trouvcront  ainsi  maitrcs,  sans  grandcs  depcnses,  d'unc 


substance  neccssaire  anx  peuples  civilises,  une  prnsperile 
inattendue,  resultat  de  ce  fait  unique,  pout  luire  tout  a 
coup  sur  les  regions  dcsolces  dont  nous  avons  pnrlc. 

{Berliner  Monutsclirift.) 


OK  CHIEN  TEB.KIBLE. 


Une  cause  singulicre  a  ete  portce  recemmeni  devant  les 
tribunaux  anglais  ;  les  feuilles  publiques  en  ont  retenii :  un 
duel,  entre  deux  hommes  d'honneur  et  de  bonne  famille, 
etait  sur  le  point  d'avoir  lieu  si  les  autorilcs  ne  se  fussent 
inlerposees.  Deux  jeunes  cccurs  elaient  desespcres  :  la 
reputation  d'unc  personne  dislinguee  se  trouvait  atteiiite 
dans  son  point  le  plus  sensible;  il  n'y  avait  que  trouble  et 
desolation  ;  —  et  le  cnupnble  —  ainsi  que  la  decision  du 
tribunal  el  les  recherches  de  la  police  Font  prouve,  le  cor,- 
pable  etait  un  petit  chien  le  plus  joli  du  monde,  etlemlenx 
peigue. 

Nous  lenons  les  details  suivantsdu  heroset  de  la  victime, 
—  nous  ne  voulons  pas  parler  de  I'epagueul,  heros  et  vic- 
time tour  ii  tour,  —  mais  du  genlilhommeanglo-espaguni, 
que  la  possession  d'un  cpagneul  admirable  csposa  nagucrc 
a  de  si  grandcs  vicissitudes. 

11  avait  ardcmment  desire  un  animal  dc  cette  espcce. 
llolas!  il  arrive  souvent  dans  ce  monde  elrangcquerobjet 
pour  lequel  nous  soupirons  lc  plus  vivcnient,  au  lieu 
dc  nous  procurer  le  bonheur,  devient  une  source  dc  peines 
et  de  contrarictes.  M.  Delasiro  el  son  cliien  Bobie  vien- 
dront  ,i  I'appui  de  cclte  remarque. 

Les  aiicclrcs  de  iM.  Delastro  elaient  Espagnols,  mais  il  y 
avait  eu  dans  cette  famille  un  melange  de  sang   arabe. 
Voucs  au  commerce  depuis  loiigtemps,  ils  elaient  fort  ] 
riches. 

M.  Delasiro  etait  associe  d'un  maison  ancicnncment 
etablie  a  Londres.  Sa  part  de  benefices  lui  donnail  un  beau 
rcvenu  el  lre<-pcu  d'occupations. 

Par  consequent  on  renconlrait  M.  Delasiro  partoul,  aux  j 
promenades  a  la  mode,  n  I'Opera,  aux  nouvelles  represen- 
tations, et  comme  il  elait  loiijours  Ircs-soignedans  sa  toi- 
lette, assez  bien  de  sa  personne  (  quoiqu'il  y  ei'it  dans  scsl 
trails  un  cachet  arabe ),  les  meres  dc  famille  qui  avaient 
grand  nombre  dc  fiUes  le  regardaient  d'un  flcil  favorable. 
M.  Delasiro  avait  une  tanic  demoiselle,   miss  Isabello 
Mcndizabal ;  quoiqu'elle  posscd.it  tonics  les  jouissances  do 
la  vie  qn'une  femme,  dans  sa  position,  pent  desirer,  telles 
qu'une  bonne  voilurc  a  un  cheval,  des  domesliques  exccl- 
lents,  de  nombrenses   invitations  d'amis,  le  premier  den- 
lisle  de  la  ville,  des  pclils  poissons  dores,  un  credit  ouvert 
chez  son  banipiier,  on  la  voyait  mcconlentc,  inquiele,  en 
un  mot  malbenreuse. 

Miss  Mcndizabal  avait  un  chien  qu'elle  appelail  Bobie. 
Elle  I'avait  achcic  dans  Rcgcnt-SlrccI,  :i  un  hommc  dc 
mauvaisc  mine,  marcliand  de  chiens  ambulant,  d'autres 
diraient  chasseur.  Lorsi|u'un  jielit  chieu  egare  luiplaisail, 
il  s'en  emparail  aussitui,  lui  donnail  trois  ou  quaire  bonnes 
tapes;  dc  cellc  maniere  Icspassants  qui,  par  hasard,  I'a- 
vaient  vu  raujasser  le  chien,  s'imaginaient  quil  lui  appar- 
lenait  puisqu'il  le  trailait  ainsi ;  I'animal,  n'osantpas  (nor- 
dre  ou  se  dcbaltre,  se  laissail  tranquillement  ct  trislCTncMt 
eniiiorlcr. 


DU   TEMPS    PRESENT. 


Bobie  etail  un  de  ces  jolis  petits  chiens  blancs  i  longs 
poils  fiises,  parfaitement  bieii  proporlionne,  avec  dcs ycux 
noirs  el  malins  percant  a  travel's  ses  paupiores  soyeuscs. 
On  nurait  dil  la  parlie  superieure  dc  son  corps  revelue  d'lin 
spencer  Llanc,  landis  que  le  resle  elail  rase,  erne,  el  lais- 
sait  voir  la  couleur  nalurelle  de  sa  peau,  c'esl-a-dire  une 
tcinte  rosee ,  exceple  la  oil  on  avail  laisse  a  dessein  dcs 
pointes  el  des  noeuds.  Sa  queue  lenaita  la  fois  de  la  brosse 
en  barbe  el  de  la  houppe.  A  voir  Bobie,  on  aurait  dit  im 
animal  aimaut  el  parlait,  capable  de  faire  raffoler  loulcs 
les  douairieres.  Aussi  miss  Isabelle  avail-ellepour  lui  toule 
la  tciidresse  imaginable. 

I'll  jour  miss  Mendizabal  prit  tout  a  coup  la  resolution 
de  voyager,  el  die  fit  part  de  ce  projet  a  ses  amis.  Elle  se 
Irouvail  si  malheureuse  sans  savoir  pourquoi,  que,  pour 
distraire  sa  douleur,  elle  se  ligurait  qu'il  f.illait  la  changer 
de  place,  la  promener  {son  niedecin  aurait  pu  lui  appren- 
dre  qu'elle  raangeait  el  dormail  Irop  ;  mais  il  savait  qu'ille 
ue  le  croirait  pas ).  Miss  .Mendizabal  devint  dc  plus  en  plus 
melancolique  ;  enOn  il  parait  qu'elle  ful  saisie  d'un  ardent 
amour  du  pilloresque,  de  la  nature,  des  bols,  des  forcls, 
et  des  chaises  de  poste. 

C'est  pourquoi  miss  Isabella  Mendizabal  voulul  parcou- 
rir  ritalie,  I'Espagne  et  la  Grece.  Rien  ne  put  changer 
cette  resolution.  M.  Delastro,  qui  avail  plus  d'une  rai- 
son  pour  relenir  sa  lante  a  Londres,  lui  offrit  une  loge 
aTOpera-Italienpour  chaque  representation,  lui  envoyades 
ananas,  des  mets  recherches  pris  chez  les  premiers  restau- 
rateurs, tout  fut  inutile  ;  la  tante  partit  pour  CaJi.1 ;  nous 
ne  saurions  dire  si  cetle  demarche,  toute  meriloire 
qu'elle  soil,  avail  pour  but  I'amourdu  pitloresque  ou  I'al- 
legcmenl  d'un  effroyable  ennui. 

Le  chien  Bobie  n'ayanl  pu  cscorter  miss  Isabelle, 
elle  le  confia  a  M.  Delastro  qui  I'aimait  deja  beaucoup  el 
I'avait  souvent  envie  a  sa  maitresse.  Bobie,  de  son  cote, 
aimait  assez  a  se  sauver  avec  les  gants  ou  la  canne  de 
M.  Delastro,  quoiqu'il  parul  un  chien  bicn  elcve. 

Quelques  mois  se  passerent  apres  le  di-pnrt  de  la  vieille 
demoiselle,  avant  que  le  don  precicus  qu'elle  avail  fait  a 
son  neveu  devint  pour  lui  la  cause  des  plus  graves  soucis. 
Mais  il  ne  faut  pas  anliciper  sur  les  evc-nemcnts. 

M.  Delastro  etail  I'ami  inlime  d'une  famille  qui  dcmeu- 
rait  a  Regenl's-Park.  Bobie,  le  I'avori  de  ces  dames  de  la 
maison,  accompagnait  souvent  son  mailre  dans  ses  fre- 
quenles  visiles  du  matin  chez  miss  Pellington.  M.  Delastro 
remarqua  qu'en  traversanl  Portland-Place,  un  homme  en 
guenilles  et  a  mauvaise  figure,  ayant  a  ses  cutes  un  pelil 
terrier,  un  epagneul,  deux  ou  trois  aulres  jeunes  chiens  a 
la  main  qu'il  cherchait  a  vendre,  attirail  siugulierement 
ratlenlion  de  Bobie,  quoique  cet  individu  ne  semblat  pas 
le  remarquer.  Mais  Delastro  le  voyait  loiiin?irs  dans  ces 
parages  quand  il  revenait  de  Regent's-Park. 

Miss  Anna  Bella  Pettinglon  etant  jolie  et  hien  elevee, 
M.  Delastro  s'imagina  quil  pourrait  I'epoustr.  .Madame 
Pellington,  avec  I'ceil  vigilant  dune  mere,  remarqua  de  la 
part  de  M.  Delastro  une  foule  de  petits  soins  qui  Brent 
battreson  copur  dejoie  el  d'esperance ;  car  elle  cnnnais- 
sail  la  richesse  et  rhonnclele  de  cc  jeune  homme,  et  I'ac- 
ceptait  volonliers  pour  son  gendrc. 

Madame  Pettinglon  avail  depose  sur  une  table  a  ouvrage, 
parmi  quelques  pelils  objels  de  porcelaine,  ses  clefs  et  une 
bourse  contenant  Irois  souverains  et  demi,  quatre  aulres 
pieces  des  Indes,  donl  on  se  servait  pour  jelons  an  whist. 


Bobie,  a  cause  de  sa  pioprel<5  el  de  son  amabilite,  jouissait 
du  privilege  de  sauter  sur  les  sofas  et  les  chaises. 

La  famille  etail  ainsi  occupee  ;  M.  Pellington  etail  a  son 
bureau  oii  il  reslait  depuis  midi  jusqu'ii  cinq  beurcs  el  dc- 
mie  pour  gagner  ses  50,000  fr.  d'appoiiilcmenls.  Les  Irois 
plus  jeunes  demoiselles  Pcltiuglon  se  promeuaieut  dans  un 
des  jardins  parlicuHers  de  Regcnt's-Park,  avec  leur  gou- 
vernante,  munie  dune  grammaire  francaise,oii  les  jeunes 
personnes  apprennent  a  dire  :  Bunne  djoiir,  maJcmc! 
Elle  porlail  aussi  avec  elle  le  Dictionnaire  de  pronon- 
cialion,  de  Walker,  qui  aide  u  mal  prononcer. 

Miss  Anna  Bella  Pellington,  dans  une  parure  modesic, 
assise  el  posee  avec  grace,  feuilletait  un  album  musical, 
le  visage  tourne  vers  le  piano,  landis  que  M.  Delaslrj 
racontait  I'anecdote  du  jour.  Madame  Pellington  avail 
quitle  la  chambre  pour  se  consulter  avec  la  fcmmc  do 
charge  au  sujel  du  diner.  Tandis  que  chacun  elait  ainsi 
occupe,  Bobie  s'amusait  tanlot  a  allraperune  niouche, 
tantot  a  aboyer  eu  apercevaul  son  corps  rcproduit  dans 
une  glace  qui  desceiidail  jusqu'au  lapis ;  puis  il  mon- 
tait  sur  une  chaise  ou  sasseyait  sur  une  table,  majs 
toujours  I'ceil  ouvcrl,  guellanl  I'occasion  de  s'cniparer 
d'une  proie.  Tout  a  coup  il  devint  balclant,  il  lira  la  lan- 


gue,  lanca  furlivement  un  regard  a  Delastro,  saisit.en  si- 
lence quelque  chose  dans  sa  gueule,  saula  legerement,  et 
se  glissa  sous  le  sofa. 

Comme  il  est  reconnu  aujourd'hui,  dans  noire  siecle  dc 
progres,  que  reducalion  pour  toules  les  classes  de  la  so- 
cicle  est  une  affaire  dc  la  plus  haute  importance,  nous  de- 
vons  declarer  que  Bobie  avail  recu  de  riuslructiou.  II 
avail  suivi  une  espece  de  cours  sparLialc  d'apres  lequel 
Yart  de  voter  n'avait  rien  de  blamable.  Bobie  etail  un  des 
cleves  les  plus  accomplis  que  M.  Barabas  Scraggs  (leniar- 
chand  de  chiens  dont  nous  avons  deja  parl-i )  eul  jamais 
formes,  et  le  chiun  n'avait  point  du  tout  oublie  les  Iccons 
du  premier  mailre,  bien  qu'il  en  eiit  plusieurs  fois  change. 

Aussi  I'eleve  devinl-il  une  pelile  fortune  pour  le  mailre, 
qui  n'avait  autre  chose  a  faire  qu'a  suivre  les  mouvemeuts 
de  son  habile  quadrupede  ( lequel  elait  aussi  fin  que  lui), 
qu'a  lourner  dans  une  ruelle  oii  Bobie  le  suivail.  II  reniel- 
lail  a  M.  Scraggs  ce  qu'il  avail  cache  dans  sa  gueule,  et 
rccevait  immedialement  sa  recompense  ;  elle  se  bornail  a 
une  Iranche  de  fromage  cpie  Bobie  affeclionnail  par-dessiis 
lout. 

Quand  M.  Delastro  revint de  hmmon  de Itegent's-Park, 
Scraggs  se  Irouvait  sur  son  clicmin,  Delaslro  passa  sansle 
voir,  Bobie  le  suivail,  lorsque  tout  a  coup  le  chien  s'arieta, 
revint  sur  ses  pas,  courul  dans  un  passage  qui  mcne  dans 
Albany-Slreel,  et  remit  .i  Scraggs  qiielquc  chose  qu'il 
lenait  dans  sa  gueule,  en  rclour  de  qtioi  on  le  riVgala  dun 

10 


74 


ANECDOTES 


morceaii  dc  Gloucester  qui  sorlnitde  la  pochc  dc  M.  Scnig^s 
cl  qu'il  dcvora  avec  deliccs.  Mais  comme  il  enlcndit  le 
sil'llet  de  son  mailrc  cl  iipcrrul  Ic  signal  de  M.  Scraggs. 
qui  resscniblait  licaucoupaux  pirludcs  d'uncoup  de  pied, 
i\  sesauva  le  plus  vite  qu'il  put,  et  rejniguit  M.  Delastro. 

Environ  une  heure  apres  le  depart  de  M.  Delastro,  ma- 
danie  Petlington  ayant  liesoin  de  sa  bourse,  la  cliercha  et 
ne  la  trouva  poijit.  Les  domcsticpies  furcnt  interrogcs, 
soupconncs.  Madame  Peltinglon  regrellail  bien  nioins  les 
trois  souvcrains  que  les  quatre  pieces  indiennes  que  son 
fi-erc  le  major  Uoddy  lui  avail  donnces;  car  on  s'allendait 
a  revoir  bientut  le  major. 

Celte  perte  reudit  le  maitre,  la  mailresse,  le  laquais,  le 
sommelier  el  le  valet  de  pied  {ces  trois  dcrniersrenfernies 
en  un  seul  ),  fcnimes  de  cliambre,  cuisinierc  cl  jusqu'a  la 
gouvcrnanle  tresmalheureus. 

M.  Delastro  continuait  ses  visiles  cl  faisail  loujours 
dc  grands  progrcs  dans  I'arl  dc  sc  rendrc  favorable  la 
famille,  lorsquc  M.  Petlington,  pour  cclebrer  le  jonr 
de  naissancc  de  sa  fille,  lui  til  cadenu  dun  portc-cai  lis  ej; 
liligrane  d'argent,  artislemenl  travaille.  Un  jour  Anna 
Bella,  en  rcnlrant  avec  sa  mere,  posa  le  porle-carlcs  sur 
la  lablc.  Pcu  de  temps  apres  on  annonca  M.  Delastro  suivi 
dc  Bobic,  qui  fut  accueilli  par  des  caresses  comme  d'ha- 
bitudc. 

H.  Delastro  porlait  avec  lui  ce  duetto  fameux  dc  la 
Gazza  ladra :  »  E  ben  per  mia  rnemoria.  )>  11  ne  tarda  pas  a 
prier  miss  Petlington  de  le  chanter  avec  lui.  EUe  conscniil 
gracieusement,  el  landis  que  les  jeunes  gens  sedivertissaienl 
ainsi,  Bobie,  laisse  li  lui-nicrae  et  un  peu  oiiblie,  seinblait 
vouloir  s'cn  venger  par  quelque  malice. 

Cemalin-la,de  bonne heure,  BarabasScraggsnesetrnuva 
pas  a  sa  place  ordinaire,  par  suite  d'une  invitation  en 
forme  qu'il  avail  recue  de  la  police,  aDn  d'cxpliquer  com- 
ment un  certain  epagncul  perdu  se  Irouvait  en  son  pou- 
voir. 

Avec  beaucoup  de  candeur  el  d'aplomb,  il  affirma  que 
I'cpagneul  I'avail  suivi  chcz  lui,  et  qu'il  prenail  soin  de 
I'aninial  a  cause  de  sa  beaute,  jusqu'a  la  reclamation  du 
proprielairc.  Le  magislral,  convaiucu  de  la  bonne  fui  de 
M.  Scraggs,  refusa  dc  le  rctcnir,  mais  lui  donna  le  conseil 
amical  de  renoncer  dorenavant  a  ses  promenades  en  deca 
des  limites  du  bureau  de  l\Ialborougb-Strcel. 

Un  bomme  dc  la  police  ful  charge  par  le  digne  magis- 
tral d'accompagner  Scraggs  a  son  logis,  afin  d'etre  sur 
que  I'epagncul  serail  rendu  au  veritable  proprielairc.  Dc 
sorlc  que  Dobie  n'eut  point  celte  fois  sa  tranche  de  fromage. 

M.  Delastro  ne  ful  pas  plulot  parli,  qu'on  s'aperijnt  de  la 
perte  du  porle-cartes  en  flligranc.  On  fit  encore  des  per- 
quisitions minutieuscs,  les  soupcons  revinrenl  a  Tcspril. 
ies  domesliques  exigerent  qu'on  visilal  une  .seconde  fois 
leurs  cffels.  On  fouilla  en  vain  dans  le  panier  aux  or- 
dures. Le  sommelier,  valet  de  pied,  laquais,  mena^a  de  se 
relirer;  enfm,  le  mois  suivanl,  une  petite  chaine  en  or  avec 
des  cachets,  apparlenanl  a  up  encrier  de  lu.xe,  un  etui  en 
nacre,  une  petite  montre  francaise,  el,  cc  qui  elail  le  com- 
ble  de  rextraordiuairc,  le  trousseau  de  clefs  de  madame 
Petlington,  disparurent  comme  le  reste  I 

Ce  dernier  coup  acheva  de  porter  le  trouble  dans  toulela 
maison ;  il  fallul  forcer  ou  rompre  les  scrrures,  il  n'y  avail 
pas  dc  vin  pour  le  diner,  ni  d'argenlerie  disponible.  Im- 
possible il'ouvrir  Ic  liroir  qui  renfermail  les  billets  pour 
I'opcra  dc  cc  jour.  Inipossilde  d'arriver  aux  armoires  on 


se  trouvaient  les  robes  dc  ces  dames,  car  madame  Pct- 
tinglon,  apres  tanldc  perlcs,  meltailsoigneusemenl  toules 
vlioses  sous  clef;  et  voila  les  clefs  mcmes  qui  disparais- 
senl  myslci'icusemenl. 

Le  major  Dnddy  arriva  de  Calcutta  au  milieu  de  celte 
rumcur.  Major  Doddy  elail  reste  vingl  ans  anx  ludcs. 
Parli  jeune  bomme  frais,  gras  et  rolnistc,  il  revenail  sec 
comme  un  morceau  dc  bois,  les  cbeveux  roides  cl  trai- 
nanls;  la  bile  clait  repandue  dans  chaquc  vaisseau  dc  .«on 
corps,  et  son  nez  avail  pris  la  coulcur  rougedlre  de  la 
brique  mal  cuite. 

Major  Poddy  quilla  son  pays  jeune  bomme  enjouc  et 
d'agreable  bnmeur  ;  major  Doddy  revenail  de  cclle  foirc 
de  ricbcsses,  d'esclavage  el  d'ignorance,  plein  de  preten- 
tion, avecdes  airs  dedictaleur  ctparfaitemcnt  dcsagrcablc. 
Maiscommenl  pouvail-il  en  etre  aulrcment  pour  un  hommc 
dont  le  foic  se  Irouvail  dans  un  ctal  dcscspiire?  On  ne  se 
joue  pasimpunemenl  du  foic.  Dcmandez-le  plulot  a  M.  Ma- 
gendie. 

Le  major  piit  M.  Delastro  en  grippe  a  la  premiere  vue; 
il  s'attcndait,  apres  une  longue  absence,  a  se  voir  unique- 
ment  cboyc  par  les  Pellinglon,  et  M.  Dclaslro  semblait 
favorise,  quoiqu'il  lie  fiit  pas  major. 

M.  Doddy  ecouta  avccasscz  d'impaliencc  tons  les  details 
au  snjcl  des  petits  vols;  puis  il  raconia  a  son  lour  ce  qui 
lui  elail  arrive  dans  sa  tcntc,  comment  on  I'avail  depouillo 
d'une  grande  partie  de  ses  cffels,  quoiqu'il  ful  assis,  cveille 
dans  son  lit,  un  fusil  charge  a  la  main,  coucbanten  joue 
le  myslericux  voleur. 

«  Je  m'clais  mis  a  fumei'  et  a  boire,dit-il,  j'avais  conge- 
die  mes  domesliques;  je  mcditais  sur  Petal  de  monfoie;sur 
mon  avancenicnt,  mes  vacances,  sur  rAngleterre,  sur  Ic 
gouvernemcnl  general,  sur  la  caisse  bien  fermce  et  cache-  i 
tee  plcine  de  saumon  que  je  venais  de  reccvoir,  el  que  je 
mangerais  le  lendemain.  Je  me  deshabillai,  me  couchai 
avec  un  pislolel  a  mes  cotes.  11  faisait  un  beau  clair  dc 
lune,  el  jc  crus  apercevoir  quelque  chose  remucr  sur  le 
plafond  de  bois  qui  environnail  la  leule.  Je  pris  soigneu- 
sement  mon  arme,  el  loisant  le  personnage,  je  reconnus 
que  c'clail,  a  n'en  pas  douter,  un  noir  individu,  la  tele  re- 
cimvei'te  d'un  turban.  J'etais  bien  resolu  dc  lirer.  Mais 
rien  ne  bougea  plus;  seulemenlje  m'apercus  le  lendemain 
qu'il  me  manquait  une  paire  de  bottes,  une  ceinture,  un 
bonnet,  une  cpee  el  ceinluron,  mon  panlalon,  la  caisse 
au  saumon,  une  boite  de  cigares,  un  telescope,  un  jeii 
dc  trictrac,  une  tabaliere  el  ma  robe  de  ehambre  perse. 

«  Ce  qui  m'intriguail  le  plus,  c'clait  dc  savoir  com- 
ment cc  vol  avail  pu  se  f.iire  en  ma  presence,  en  depit  dc 
mes  armes  et  de  mes  prccaulions ;  j'ignorais  que  ces  bri- 
gands chassaienl  en  compagnic. 

■  oTandis  qu'un  des  hommes  occupail  mon  attention, 
m'offi'ant  pour  but  sa  tele  a  liu-ban,  me  montrant  ses 
yeux  briUants  el  ses  dents  blanches,  son  camarade  s'elail 
glissc  comme  un  serpent  au  cole  oppose  de  la  tente,  apres 
avoir  relache  doucemenl  les  chevilles,  et  s'emparail  du  bu- 
lin  qu'il  jelail  par-dessus  la  palissade;  ces  voleurs  adroils 
s'cchapperenl  sans  obstacles.  Jc  ne  pus  jamais  me  rendre 
bien  compte  dc  cetle  affaire.  Je  m'en  pris  a  I'adresse 
proverbiale  des  Indiens,  qui  est  certainement  la  plus  mer- 
veillcuse  du  mondc. » 

Tel  ful  le  rucit  du  major,  qui  repiit  sa  pipe  el  fuma. 

Un  jour  ipi'il  se  promenait  avec  M.  Pellinglon  dans  Ic 


DU   TEMPS 

voisinagc  Je  M.  Delasiro,  il  conscnlit  a  faire  une  visile  a 
cc  dernier.  C'clait  unjour  ncfastc. 

Us  rra|ipcrcnt  a  la  porle  de  M.  Delasiro,  et  furcnl  d'a- 
liord  congi'dies  par  le  vaU't  ( cspcce  dc  bulor  novice  dans 
I'art  de  mcntir  sans  sourciUcr )  qui  rougit  en  affirmant 
([ue  son  niailre  clail  sorli. 

t'omnic  le  major  elM.  PcUinglon  s'cn  allaicnt,  Delasiro, 
qui  faisait  sa  liarbe  el  avail  pu  toul  entendre,  vexe  de  rcn- 
voyer  ainsi  Dojdy  a  sa  premiere  visile,  fit  courir  apres  eux 
en  les  priant  Je  revenir  et  de  laltendre  jusqu'a  la  lin  de  sa 
toilette. 

Le  major  se  mil  a  examiner  les  mcubles,  les  livres,  le 
tapis,  lorsqn'enfiii  quelque  cliose  de  Lrillanl  fisa  son  at- 
tention sous  li  (hiffonnicr.  II  Iraversa  la  cliambreet  lira 
Tolijel  en  question  avec  sa  canne.  Un  portc-carles  en 
liligrane  d'argenl! 

V  (Jiioi,  dil-il,  Bl.  Delasiro  tienl  done  liien  pen  a  ses  jo- 
lies  bnliioles,  puisqu'il  les  laisse  fouler  aux  pied3?o 

(Jiiand  M.  Pcltinglon  reconnul  le  porte-cartessurmonte 
de  ses  Icllres  initiales,  il  devint  pale,  puis  il  se  remit,  et 
dil :  «  Pcut-etre  ma  fcmme  le  lui  a  donne. 

—  Sans  doule.rcpliqua  Doddy,  Anna  Delia  a  puluioffrir 
anssi  me.s  pieces  dor  indicnnes,  la  montre  francaise,  les 
souvcrnins,  el  les  clefs  de  ma  soeur.  » 

M.  Pellinglon  parol  embarrasse,  etpria  le  major  de  cesser 
touteremarquejusquVi  cequ'il  eutparlea  sa  fiUe.  Delasiro 
enlra  pen  apres,  leraenton  parfailement  lisse  et  embaumant 
I'airde  sesparfums  de  France. Maisil  ne  tarda  pas  a  s'aper- 
cevoirde  la  maniere  embarrassee  de  M.  Pellmgton,  el  Je 
I'etrange  brievele  des  reponses  du  major,  qui  approchaient 
fort  de  la  grossierete.  Cependant  il  crut  pouvoir  les  atlri- 
buer  a  la  premiere  reception  que  son  valet  avail  laite  aux 
visileurs.  En  vain  cbercha-t-il  a  raninier  la  conversation, 
M.  Peltinglou  gardait  le  silence,  el  le  major  grondait  en  de- 
dans comme  un  animal  sauvage  des  hides. 

Ajires  une  visile  embarrassanle  et  pen  agreable  pour 
tous,  M.  Petlinglon  et  le  major  se  relirerent.  W.  Delasiro 
aurait  volontiers  mis  ce  dernier  a  la  porle  sans  cere- 
monie. 

M.  Petlinglon  courut  cbez  lui  et  tint  conseil  avec  sa 
fcmme,  qui  ne  voulul  ajouter  foi  a  rien  avant  qu'il  fut 
question  du  porle-carles  relrouve  ;  et  comme  les  fenimes 
sont  excellentes  dans  I'art  de  la  finesse,  il  fut  convenu 
que  madanie  Petlinglon  cbercherail  a  decouvrir  si  Anna 
Bella  avail  donne  a  M.  Delasiro  le  souvenir  en  queslion.  La 
dame  sonda  le  terrain  avec  precaution,  et,  a  sa  grande  sur- 
prise, elle  fut  plcinemenl  convaincue  que  sa  fille  n'avait 
rien  donne.  M.  Petliogton  rests  confondu. 

Major  Doddy,  sur  les  enlrefaites,  enlra  d'un  air  de 
triomphe  qui  somblait  dire  : 

«  Je  suis  certain  de  la  verite.  n 

llapportait  un  aumero  du  Jimfs  ( le  Temps,  journal), 
dans  lequcl,  parmi  les  comples  rendus  de  la  police,  on 
disait  que  Handlay,  I'officier  aclif  Je  lOpera-llalien,  a  la 
suite  dc  nombreux  vols  an  foyer,  avail  arrele  un  comle 
etranger  (Ires-connu  dans  les  cercles  clrangers),  el  avail 
pris  le  parti  extreme  dele  fouiller;  malgre  I'indignation 
du  comle  et  tonics  ses  promesses,  I'offieier  de  police  no 
put  se  laissor  gagner ;  el  quand  la  perquisition  eut  lieu,  on  | 
Irouva  plusicurs  tabalieres,  des  epingles  en  diamants. 
L'illuslrc  etranger  fut  Iraduil  devant  les  Iribunaux,  niais 
on  Tacquilla  sous  pretexte  de  monomanic ;  malaJie  fort 
commode  |ioiir  I'hommc  riclie,  mais  a  la  favour  Je  liquellc   ' 


PRESENT.  73 

un  pauvre  miserable  voleur  n'obtiendrait  aiicuncpilie  pour 
cxcuser  son  crime. 

Mainlcnant  le  major  Doddy  persistait  a  croire  que  M.  De- 
lasiro etait  aflligc  de  celle  maladie,  qu'il  avail  en  son  pou- 
voir tous  les  aulrcs  articles  egares,  el  qn'on  devail  se  pro- 
curer I'ordre  de  faire  une  perquisition  clioz  lui. 

M.  Petlinglon  desapprouvait  loute  mesurc  prccipilce. 
C'etail  un  philosopbe. 

cc  Si,  disail-il,  par  malheur,  Delasiro  gcmissait  sous  !c 
poids  d'une  maladie  qui  reniplit  I'esprit  J'ilUisions...  « 

11  fut  alors  interrompu  |iar  DoJJy,  quis'ccria  : 

<c  Illusions !...  C'cst,  parbleu,  bien  reel  ! 

—  Ecoutez-moi,  dil  Petlinglon  !  Tant  que  I'individu 
pent  raisoniicr  perliuemment  sur  les  malieres  en  dehors 
du  sujet  de  son  crrcnr,  ce  genre  de  monomanie  n'est  pas 
un  crime,  mais  un  grand  nialbcur. 

—  Assurcinicnl,  repril  le  major,  vous  n'admetlriez  pas 
un  lunalique  dans  votre  famille  ? 

—  Dieu  nous  en  preserve,  dil  madame  Petlinglon  en  pa- 
lissant. 

—  Si  ce  monsieur,  njouta  Doddy,  elait  en  proie  a 
quelcjue  innoccnle  illusion ,  s'il  s'imaginait  que  ses 
coudes  ne  sont  pas  a  lui,  ou  qu'il  elait  present  au 
siege  dc  Troie,  ou  qu'il  a  une  saucisse  en  guise  de  nez, 
pen  imporlerait;  mais  quand  un  bnmnie  ne  peut  rcisister  a 
I'envie  dc  viJer  les  poches,  de  s'emparer  de  tous  les  ob- 
jels  porlatifs  qu'il  renconlre  sous  la  main,  ce  qui  doit  un 
jour  le  conJuire  devant  la  cour  criminelle,  esl-ce  la  eelui 
qu'on  doit  cboisir  pour  son  genJre?  » 

Madame  Pettington  allait  rc^'pondre,  lorsqu'un  laquais  an- 
nonc;a  M.  Delasiro,  qui  enlra  suivi  de  Bobie.  .Vnna  Bella 
elait  absenle ;  le  jeune  bomme  la  cbercha  d'un  ceil  in- 
quicl;  ce  regard  fut  inlerprcle  ainsi  par  le  major  : 

«  11  cherche  quelque  cbose  a  prendre.  » 

Et  il  se  liala  dc  boulonncr  ses  poclics.  Delasiro  s'avanca 
vers  madame  Pettington,  qui  le  rccut  asscz  froidement, 
et  ne  lui  pri:scnta  que  le  bout  des  doigls.  Delasiro  s'assit 
autour  de  la  table,  ct  demanJa,  pour  enlamer  la  con- 
versation, s'ils  connaissaicnl  le  resullal  des  celebres 
courses  d'.\scol. 

Major  Doddy  rijpondit  qu'Hne  foule  de  gens  liabiles  y 
avaicnt  joue  Icur  role.  Delasiro  ne  fit  aucune  attention  a 
ces  paroles,  et  se  mil  a  raconter  les  courses  Ju  premier 
jour ;  en  parlant  il  souleva  par  distraction  un  petit  cn- 
crier  de  cristal,  lorsque  madame  Pettington,  a  sa  grande 
surprise,  vint  reprendre  de  ses  mains  I'encrier  pour  le  por- 
ter aillcurs.  Celle  bizarrerie,  jointe  aux  paroles  seches  et 
peu  habiluclles  de  ses  amis,  aclieverent  de  I'iuquieler.  II 
se  leva,  marcba  vers  la  fenetre  qui  Jonnait  sur  le  pare, 
et,  comme  le  soleil  penetrait  en  plein  dans  la  chambre,  il 
s'empara  Ju  gland  pour  baisser  la  persienne,  lorsque  encore, 
a  sa  grande  surprise,  major  Doddy  se  bala  de  lui  arracher 
le  gland  des  mains,  qu'il  y  lint  encore  apres  avoir  baissc 
lui-meme  la  jalousie.  Delasiro  alia  s'asscoir  a  ['autre  bout 
de  la  chambre,  Doddy  vint  se  placer  en  face  de  lui,  puis  il 
lata  la  poche  Je  son  gilet,  aliu  de  s'assurer  quesa  labalicro 
favorite  s'y  Irouvait  encore  ;  a  eel  efl'ct,  il  passa  la  main 
dans  son  frac  a  brandebourgs,  cl  dans  un  mouvement,  il 
fit  sauler  nn  porlecrayon  en  or  qui  loniba  entre  la  poche 
et  I'babit.  Peu  apres,  comme  il  suivait  avidement  tous  les 
geslesde  Delasiro,  il  deboutonna  le  frac,  et  le  porlecrayon 
tomba  sans  bruit  et  inapcrcu  sur  le  tapis,  si  cc  nest  par 
Bobie  qui  scmblail  cndorini  .sous  la  chaise  du  major. 


ANECDOTES 


Di-hislio  ful  livs-iri'ili- dc  I'lHiangc  rccciilioii,  c\  se  dtj- 
cida  a  dcmander  a  madamo  Pcllingtnii  nii  ('lait  sa  (ille.  La 
nicro,  pen  scrupulcusc  sui-  ce  mciisongo,  dit  sans  hesilcr 
qirAnna  Bella  passail  la  joiiiiiee  avcc  sa  tnnte.  Mais  on  lui 
avail  donne  ordrc  dc  rcslcr  dans  sa  cliambre. 

Lc  pauvre  M.  Ilelaslro  rei^arda  Ic  piano,  apercut  le  duo 
(!e  la  Gazza  ladra,  soupirn  et  prit  conge ;  le  major  fisa 
siir  lui  des  yeux  cpii  seniblaient  dire  : 

«  Vous  n'allraperez  rien  aujourd'liui   ti 

Apres  avoir  saluc  sans  pouvoir  s'cxpliquer  la  con- 
trainle  de  M.  et  madame  I'ellinglon  ( qui  lous  deux 
avaienl  flit  a  nobic  I'adieu  le  phis  amical  ;  Hionnetc 
petit  chicn  y  avait  repondn  par  Texpression  brillanle 
dc  scs  yens),  Delaslro  s'aclicmina  vers  sa  demeurc,  tout 
plein  do  irisles  pensecs.  (Iii'avail-il  pu  fairp  poiir  deplairc? 
II  avait  rpmarr|nfi  une  nouvclle  singularilc  dn  major  ;  lui 
qui  jusqn'alors  n'avait  jamais  quillc  le  sofa  au  depart 
d'un  visileur,  le  snivit  clopin-clopant  dans  I'cscalicr,  et 
jeta  un  regard  inqnisiteur  sur  les  paraplnics,  Ics  manteaux 
ct  les  redingoles  pcndiis  dans  ranlichanibre.  Comment  ex- 
pliquer  tout  cc  manege? 

Miss  Anna  Bella  commencait  a  s'elonner  dccequi  se  pas- 
sait  aulnur  d'elle.  Sa  mere  lui  refusa  une  explication,  ce 
qui  amena  dcs  sanglots,  des  crises  de  nerfs,  des  mnux  de 
tete  violents,  une  visile  du  medecin  qui  ordonna  une  po- 
tion pour  le  soir. 

Le  major,  a]ires  une  pause,  dit  aM.  Pettington  : 

«  Vous  I'avez  vu  manicr  I'encrier?  »  M.  Pettington  sou- 
pira.  «  Vous  avez  rcmarque  comme  il  a  essaye  d'arraclicr 
le  gland  ?  un  objet  de  si  pen  de  valeur !  j'ai  observe  qu'il 
gueltait  le  morceau  de  sucre  place  dans  la  cage  du  serin.  » 

Puis  le  major  reprit  Ic  Times,  aOn  de  copier  le  nom 
du  chef  dc  police  dcl'Opcra-llalien.  II  avail  tire  son  porte- 
feuille,  ct  cliercba  son  portccrayon  d'or  dans  sa  poche. 

Mais  il  fureta  parloul,  rcgarda  par  terre,  retourna  les 
coussins  de  la  bergerc,  le  portccrayon  avail  disparu,  et  le 
m.ijor  fut  persuade  qu'il  avail  rejoint  les  aulres  articles 
srobes. 

Doddy  n'clait  pas  homme  a  se  dccourager  v  on  I'avail 
employe  dans  des  ncgociations  avcc  plusieurs  chefs  indous ; 
il  s'etait  trouvc  en  rapport  avcc  les  elres  les  plus  vils  el 
les  plus  ruses  de  I'espece  bumaine.  II  prit  la  resolution 
d'aller  tout  de  suite  chez  M.  Delaslro,  sans  rien  dire  a 
M.  Pettington. 

Lorsqu'il  arriva,  le  Cerbere  declara  que  son  maitreetait 
snrti ;  le  major  lui  lanca  un  regard  qui  aurail  traverse 
une  mcule  de  moulin.  II  ne  vouliit  pas  cntrer,  mais  se  dc- 
cida  a  llancr  dans  Ic  voisiuage  jus(|u'au  retour  dcM.  De- 
laslro. II  se  promena  sous  les  arcades  de  Burlington,  s'ar- 
reta  dcvanl  les  caricatures ,  lorsqu'un  jcunc  monsieur, 
prcslidigitaleur  de  profession,  apercevanl  le  coin  d'un  beau 
mouchoir  de  I'lnde  sur  le  bord  dc  la  poclic  du  major,  cut 
I'envic  d'examiner  tout  le  dcssin,  escamola  le  moucboirde 
la  maniere  la  plus  habile  et  s'cnfuil.  Bientol  aprcs,  DnJdy 
dislingua  Delaslro  et  Bobie  qui  Iraver.saient  PicadiUy  pour 
cnlrer  dans  Albany-Street,  el  le  major,  semblable  a  une 
jianlbere,  se  disjiosa  a  saisir  sa  proie. 

Delaslro  fut  surpris  de  celte  visile,  el  la  brusque  enlrce 
du  major  cffraya  lellemcnt  Boljie,  qu'il  se  relira  dans  la 
cui.une  a  la  recherche  de  sou  diner. 

Le  m.-.jor  commenca  ainsi  : 

0  Sails  doulc,  monsieur  Docastro... 

—  .Mon  nom  est  Delaslro,  iulerrompit  I'autrc. 


—  Sans  doulc  vous  cles  surpris  do  me  voir,  aprcs  voire 
visile  du  matin;  mais  il  y  a  un  point  sur  lequel  je  veux  ct 
je  dois  eire  satisfait. 

—  Je  suis  loiitdispose  a  voussatisfaire  sur  tons  Ics  points, 
monsieur,  repondil  Delaslro  avcc  assez  de  lierlc. 

—  Je  suis  heureux  que  vous  parliez  ainsi,  monsieur  De- 
plastro,  reprit  le  m.ijor. 

—  Mon  nom  est  Delaslro,  major  Doddy.  » 
Le  major  le  rcgarda  fixement  elconlinua  : 

0  Vous  connaissez  voire  maladie,  il  est  probable  que 
vous  ne  pourrez  la  vaincre,  par  consequent,  soycz  franc, 
el  avoucz-moi  tout.  » 
Delaslro,  de  plus  en  plus  surpris,  dit  : 
«  Moi  malade  !  je  ne  me  suis  jamais  mieux  porle  I 

—  Voulcz-vous  dire,  monsieur,  que  vous  n'avezjnmaA? 
r!<?»  pris  ?  »  demanda  le  major. 

Delaslro  repondil  que  sa  sante  etant  excdlente,  il  n'a- 
vait besoiii  de  rien  prendre ! 

Le  major  pcnsa  que  c'ctait  par  trop  impudent,  et  com- 
menca a  perdre  patience. 

«  Voire  conduilem'etonne,  monsieur  Debrastro. 

—  Mon  nom  est  Delaslro,  monsieur. 

—  Eh  bien,  monsieur,  auriez-vous  la  bonle  de  me  dire 
ce  que  vous  avez  fail  de  qualre  mohurs  d'or,  de  Irois  sou- 
verains  ct  demi,  d'un  pnrte-cartcs  en  filigrane,  d'uno 
chaine  d'or  avcc  scs  cachets,  d'un  etui  en  nacre,  d'uno 
petite  mODtre  francaisc,  el  du  trousseau  de  clefs  de  ma 
so;ur. 

—  Mon  cher  monsieur,  repliqua  Delaslro,  vous  ctes 
foul 

—  C'est  la  justement  le  reproche  qu'on  vous  fait,  mon- 
sieur Denastro. 

—  Mon  nom  est  Delaslro,  monsieur. 

—  En  outre,  jc  pourrais  encore  ajouter  a  la  lisle  dcs  ob- 
jets  derobcs  a  differenles  epoqucs  chez  RI.  Pettington,  un 
portccrayon  en  or,  a  moi  appartenant 

—  Comment  oscz-vous  continuer  sur  ce  ton,  major 
Doddy'? 

—  J'en  ai  le  droit,  dit  le  major,  puisque  I'aulre  jour 
j'ai  ramasse  sur  voire  tapis  le  porle-cartes  de  miss  Anna 
Bella. 

—  C'est  impossible,  monsieur,  »  repondil  Delaslro  qui 
elait  persuade  que  le  soleil  brulant  des  Indes  avail  trouble 
la  ccrvelle  du  major. 

Au  meme  instant  le  sort  voulut  que  I'ceil  du  major  s'ar- 
relal  sur  le  crayon.  Le  major  I'indiqua  dun  air  Iriom- 
phanl,  el  s'ccria  : 

«  Mainlenaut  vous  etes  coiivaincu,  car  j'apercois  Id-bas 
mon  portccrayon.  J'en  ferai  la  declaration.  » 

Delaslro  repondil  aussilol  hors  de  lui : 

11  (lue  le  diable  emporte  vous  et  voire  portccrayon !  » 

Mais  lournanl  la  tele  vers  I'endroil  que  Doddy  indi- 
qiiail,  il  vit  en  effet  I'objel  en  question;  Delaslro  devint 
rouge.  El  comme  le  major  s'etait  echauffe  dans  cetle  alter- 
cation un  pen  vive,  il  se  mil  en  quelc  de  son  foulard  afin 
dc  s'cssuyer  le  front. 

II  fouilla  une  pochc,  puis  une  auire,  rcgarda  aulour  de 
lui,  chercha  au  fond  de  son  cha|ieau,  ct  se  tournant  du  cote 
dc  Delaslro  d'un  air  soupconneux,il  .ajouta  : 

11  Vous  ferez  bien  de  me  rendre,  avcc  le  reste,  ce  mou- 
choir de  soie  indicn.  » 

^unique  Delaslro  fut  tnuclic  do  pitie  pour  le  trisle  elat 
iulollecluel  de  M.  Duddy,  il  uc  put  supporlii- cetle  nouvclle 


DU   TEMPS  PRESENT. 


77 


insullo,  el  il  lui  fit  entendre  qu'il  aurait  affaire  a  lui  dcs 
qu'il  aurait  soumis  le  cas  a  un  ami. 

Le  major  repondit  avec  mepris  «  qu'il  ne  se  battait  pas 
nvec  les  pclils  volcurs.  » 

Si  Doddy  eiit  etc  plus  jeune,  Delastro  I'eut  certainemeiit 
ccrase  de  sa  colere,  mais  il  sul  se  conteiiir  ;  el  le  major, 
aprcs  avoir  empoclie  son  portecrayon  et  clicrche  encore 
desyeux  son  foulard,  sorlit  brusquement  de  la  cliambre. 

Le  m.ijor  se  hala  d'aller  informer  M.  Peltiiigton  de  sa 
nouvflle  decouvcrtc.  On  le  loua  beaucoup  de  sa  de- 
marche. II  n'y  avail  plus  a  doulcr;  aussi  M.  Pellinglon 
se  decida-l-il  a  ccrire  a  M.  Delastro  pour  le  prier  de  sus- 
pendrc  ses  visites  chcz  lui,  jusqu'apres  leclaircissemcnt 
d'un  evcnenicnt  qui  causait  de  grandes  inquietudes  a  toule 
la  famille. 

Major  Doddy  pcnsa  qu'il  fallaitenfin  remonler  a  la  source 
ot  fairc  line  investigation  complete.  Ilandlay,  I'officier  de 
police  ayanl  fail  la  decouverte  du  comte  elranger,  devail 
elre  employe  de  preference.  Le  major  alia  en  effel  le  trou- 
ver,  lui  donna  la  description  exacle  des  objets  voles,  ct, 
sans  accuser  posilivcment  Delastro,  mil  I'ofCcier  sur  la 
voie.  Quelques  jours  apres,  Handlay  vint  prevenirle major 
qn'il  etail  sur  la  trace  de  tons  les  objets  voles,  a  Texceplion 
des  souverains. 

Dans  I'inlervalle,  Delastro  avail  ecrit  a  M.  Pelflngton 
sans  reccvoir  de  reponse,  et  ne  pouvanl  plus  supporter  les 
remarques  insullantes  du  major,  il  envoya  un  ami  deman- 
dcr  satisfaction  a  Doddy.  Ce  dernier  s'exprima  si  grossiere- 
nienl  sur  le  compte  de  Delastro,  que  son  ami  cut  toule  la 
peine  du  monde  a  ne  pas  lui  adminislrer  un  chalimenl  per- 
sonnel. Doddy  consentil  a  cchanger  des  balles  avec  lui,  s'il 
ctait  gentilhomme. 

Le  duel  ful  convenu ;  le  major  choisit  M.  Pettington  pour 
tcmoin,  et  I'affaire  prenait  une  lournure  grave;  mais  ma- 
damc  Peltinglon,  avec  sa  presence  d'esprit  ordinaire, 
ayanl  ccoulca  la  porle,  se  trouvait  au  couranl  de  tout. 
Elle  eut  la  precaution  d'aller  au  tribunal  raconter  au 
magistral  ce  qui  sepassail;  ordre  ful  donne  aux  duel- 
listes  de  fournir  caution  ;  et  par  une  co'incidcnce  bizarre, 
Ilandlay  fut  cbarge  de  metire  obstacle  a  la  rencontre. 

Nous  touchons  enfm  au  dcnoumenl. 

L'officier  de  police,  les  magistrals,  teles  nues,  sont  assis. 
Le  major  DodJy,  M.  Delastro,  M.  Pettington,  et  deux  au- 
tres  messieurs,  sont  appelcs  en  cause. 

Devant  la  cour  parait  un  hommo  de  mauvaise  mine  : 
c'cst  Barabas  Scraggs,  arrele  et  cite  do  comjiaraitre  pour 
r'\|iliquer  la  possession  des  divers  objcls  reclames. 

Eobie  avail  suivi  Delastro  au  tribunal.  Ilandlay  deposa 
'pi'll  connaissait  le  prisonnier  depuis  longlcm]is  comme 
iia  voleur  dc  chiens,et  receleurd'objcls  derobes.  Plusieurs 
I'n'teurs  sur  gages,  qu'on  avail  appcles,  produisirenl  la 
iiionlrc,  la  chaine  apparlenant  a  M.  Pettington,  et  mises  en 
gage  par  le  prisonnier. 

Le  magistral  s'elanl  informe  de  la  maniere  dent  Scraggs 
s'emparait  des  clioses,  puisqu'on  ne  I'avait  jnm.ils  vu  pene- 
•  Irer  dans  I'inlerieur  dcs  maisons,  Handlay,  c|ui  I'avait  sur- 
veille  soigneusement,  repondit  que  le  prisonnier  possedail 
un  cliien  habilement  dressc,  qui  lui  apporlait  tout  ce  qu'il 
avail  pu  ramasser  ctcacher  en  secret  dans  .sa  gucule. 

A  rinslaiit  mcme,  le  president  laissa  lomber  ses  !u- 
ncUes,  el  Bobie  s'en  enipara  ;  puis  il  alia  les  porter  a  son 
ancien  mailre,  assis  sur  le  banc  prcs  de  Dclaslro,  sur  le- 


quel  il  fixases  yeux  brillanfs,  tout  en  remuaiil  sa  belle 
quene  en  forme  de  houppe. 

Parmi  les  objets  etales,  M.  Dela.stro  reconnut  une  bague 
ct  un  flacon  de  sa  tante  Isabelle,  et,  a  sa  grande  surprise, 
il  retrouva  aussi  un  couteau  d'argent,  un  lorgnon  en  or, 
qu'il  avail  perdus  sans  savoir  comment. 

II  nous  resle  pen  de  cliose  a  dire.  M.  Delastro  fuljusli- 
fie.  M.  Barabas  Scraggs  ful  condamne  et  envoye  a  la  re- 
cherche des  chiens  d'Auslralie.  Major  Doddy  s'excusa,  s'e.x- 
pliqua  jusqu'ii  satiele.  Miss  Anna  Bella  Pellinglon  devint 
madame  Dclaslro.  Mais  en  premier  lieu  on  se  debarrassa 
de  Bobie,  qui  etail,  a  n'enpasdouter,  un  chien  fort  dange- 
reux.  II  ful  relegue  a  la  campagne,  et  finil  par  lomber 
enlrc  les  mains  d'un  charlatan  des  places  publiques,  qui, 
a  la  faveur  de  quelques  changemenis  personnels,  d'une 
fausse  queue  et  d'une  fausse  criniere,  Tinscrivit  sur  ses 
affiches  sous  la  designation  suivante,  bien  digue  du  charla- 
lanisme  de  noire  temps  : 

VEND  DU  CBAND  DESERT, 

c'lrDcpav  laprincrssf 

GRANDE-SULTANE  OGLOU-BENGOU-MANGOU 

el  aussi  tenarqiiifcle  pat  ses  vertiis  ptivees  que  par  soq  adrtsse. 


KA  JECNE  BBXTOIffME. 

On  sail  quelle  lerreur  versent  aulour  d'cux  ct  de  quelles 
actions  sont  capables  les  hommes  des  bagnes.  Ces  infor- 
tunes  quo  la  loi  a  frappes  de  bonne  henre,  roulant  de 
vice  en  vice  el  de  crime  en  crime  jusqu'aux  dernieres 
profondeurs  de  I'abime,  semblent  snuvenl  des  demons  de- 
cbaines  plulol  que  des  hommes.  Leur  proscription  ne  fait 
qu'augmenter  leur  fureur.  lis  osent  tout  conire  la  .socielc 
qui  les  a  bannis,  et  rien  n'est  plus  dangereux  qu'un  forcat 
libere,  si  ce  n'est  un  forcat  rcfraclaire  ct  fugitif. 

Malgre  les  efforts  et  la  prudence  dc  radministration,  il 
arrive  souvent  que  quelques-uns  d'enlre  eux,  las  de  la 
discipline  des  bagnes,  apres  avoir  longlcmps  el  cruelle- 
mcnt  cxpie  leur  combat  affreux  conire  les  lois,  parviennent 
a  briser  leur  chaine  et  a  s'echapper.  Recemment  un  des 
plus  agucrris  et  des  plus  tcrribles  parmi  ces  criminels  tenia 
une  evasion  bardie,  el  se  sauva  par  les  toils  dc  I'arsenal. 
La  population,  qui  s'elait  mise  a  sa  poursuite,  n'avail  pas 
pu  ralleindrc,  et  peul-elre  serail-il  parvenu  a  se  cacber 
dans  la  foret  voisine,  si  une  jeune  villageoise  brelonne, 
dont  la  cabane  etail  tout  pres,  apercevanl  un  lionime  qui 
se  blotlissail  dans  un  taillis,  n'eut  .saisi  le  vieux  pislolet  de 
son  pere,  occupe  alors  au  travail  dcs  champs.  Elle  sorlit, 
presumant  avec  raison  qu'il  s'agissait  d'un  malfaileur,  et 
le  tint  en  respect  avec  cotte  arme,  lui  loujours  retulanl 
devant  elle,  jusqu'au  moment  ou  ccux  qui  poursuivaient 
le  forcat  ratleignircnl.  La  prime  accordce  au  succes  de 
celle  poursuite  constilua  la  dot  de  la  villageoise  breloiinc. 

Nous  ne  cilons  celle  anecdote  que  comme  aulhenlique 
ct  recenle  ;  mais  nous  ne  pouvons,  en  la  rapporlanl,  nous 
cmpechcr  de  signaler  aux  amis  de  rbumanile  celle  cbasse 
atiN  lionnnes,  et  celle  mise  a  prix  d'une  tele  meme  ecu- 


78 


CAUSERIES 


palilp.  L'honimecrimine!,  image  fldtrie  de  Dieu  qiiiTa  cree, 
nous  iiitcrcsse  mraic  dans  sa  declioance,  ct  peiil-ijtre  h  re- 


ligion devra-t-elle  bienlot  s'alliera  la  pliilanlliropic  admi- 
nistralive  poui-  obtenir  a  ce  siijet  d'ulilcs  lOsullals. 


"Rou.iii 


CAUSERIES 

AVFX  \m  Fii,s  mm 

SUR  LES  INVENTIONS  ET  LES  DECOUVERTES. 
PREMIERE  HATISi£e.  — XES  FATINS. 

lA  NEIGE.  —  LA  STATUE  DC  HEIf.E.  —  IRVESTIOS  DES  PATmS. 
DESSINS  SUP,  LA  CLACE. 

«  Vous  avez  fail  Ij,  mon  clier  Ernest,  une  bien  belle 
slalue  de  neigc  Le  nez  est  un  pcu  gros,  et  les  formes 
nc  sont  pas  elegantes;  mais  le  bonnet  de  colon  est  d'une 
imitation  jiarfaite,  et  me  semble  calf|iic  snr  ccUii  de  noire 
chef  de  cuisine;  helas!  le  premier  rayon  de  solcil  va  de- 
truire  voire  reuvrc  et  ccUe  de  vos  amis.  Vous  ni'avez  de- 
mande  do  vnus  acbeter  despalins;  en  voici.  Vous  voyer 
que  chaque  saison,  meme  la  plus  dure,  offre  des  exercices 
aussi  agreables  qu'uliles  :  quand  le  froid  rigonreux  nous 
prive  des  plaisirs  do  la  natation  ct  des  promenades  sur 
I'eaii,  la  glace  nous  presenle  le  gracieux  amusement  des 
patins  ct  des  traineaux.  L'anuiie  procliaine,  nous  irons  pro- 
balileinenl  en  Crcce,  ct  vous  n'aiirez  guere  I'occasion  de 
vous  livrcr  a  ce  plaisir  des  peuples  du  Nord.  Tons  Ics  pays, 
en  effct,  ne  sont  pas  egalcment  convenables  a  ce  plaisir. 
Les  nations  scplenlrioiiales,  niais  non  hyperboreennes, 
excellent  dans  I'art  de  palincr. 

«  En  Norwege,  en  Suede  et  en  Lapnnic,  pays  excessi- 
vcnicnt  froids,  ou  la  lerrc  est  presque  toiijonrs  couvcrtc 


d'enormes  masses  de  nelge,  on  ne  patine  pas  commc  en 
Ilollande  oil  la  glace  unie,  et  rarement  couverti'  do  licau- 
coup  de  neige,  perniet  de  se  livrer  a  cet  amusement  pen- 
dant une  grande  partie  de  I'liiver.  Les  femmes  mcmes  y 
rivalisent  d'adresse  avec  les  bommes,  et  il  est  assez  com- 
mun  de  voir  les  jeunes  paysannes,  un  panier  sur  la  lete, 
glisser  gracieusemenl  sur  leurs  patins  en  allant  an  marclic. 
On  dit  qu'en  1808,  deux  jeunes  filles  de  Groningen  gagne- 
rent  le  prix  de  la  course  en  palinant,  et  parcoururent 
trenle-dcux  milles  en  nne  beure. 

—  Mais  dites-moi,  mon  pore,  qui  a  invenle  lespalins? 

—  Voila  une  curiosite  que  j'aime;  ellc  est  njerc  de  la 
science,  etpromet  un  bomme  qui  voudra  se  rendre  comple 
des  clioses. 

—  De  quand  date  celte  invention? 

—  On  ne  sail  pas  a  quelle  cpociuc  les  patins  ont  etc  in-  , 
Iroduits  en  Europe,  mais  il  parait  quils  y  etaient  communs 
des  le  Ireizieme  siccle.  Dans  une  bisloire  de  Londres,  par 
Filzstepbcn,  on  voil  que  de  son  temps  les  jeunes  gens  de  la  I 
ville  avaient  I'babitude,  quand  la  glace  etail  assez  forte, 
d'atlacber  sous  lenrs  pieds  un  fragment  d'os ;  an  moyen 
d'un  baton  ferre,  ils  s'elanc^ient  sur  la  glace  avec  la  rapi- 
dite  d'une  fleclie  ou  d'un  oiseau.  Quelquefois  deux  cham- 
pions, equipes  de  la  sorle,  prenaient  du  champ  et  s'elan- 
caient  de  tres-loin  I'un  centre  Tautre.  Eu  se  rencontrant 

ils  s'atlaqnaient,  se  frappaient  de  leurs  batons,  ct  souvent 
se  blessaient  grievement.  L'un  d'eux,  ct  parfois  tons  les 
deux,  etaient  renverses  et  entraines  par  leur  elan  a  une 
grande  distance  l'un  de  I'autre  :  quand  la  tele  poi  lait  sur 
la  glace  la  peau  etait  immanquablement  arrachce.  Vous 
viiyez  que  ces  jeux  barbares  n'avaient  pas  grand  rapport 
avec  I'art  de  patincr  de  nos  jours.  11  decrit  encore  un  autre 
amusement  (jui  consistait  a  prendre  un  bloc  de  glace  gros 


SUR  LES  INVENTIONS   ET   LES   DECOUV  E  BTES. 


79 


comme  une  niciilccle  moulin;  un  des  jeunes  cfons  s'asseyait 
dcssuscl  Icsaulrcs  le  trninaient ;  il  arrivaiti|iiPl<iucfoisi|ii"en 
passonl  sur  uu  endroil  glissanl  tous  tombaicnl  d  la  I'uis. 


(1  Slrult  dit  que  de  son  temps  on  se  servait  de  Iralneaux 
que  Ton  Dxail  a  un  cenire  par  un  cordaije  ;  on  leurfai.ait 
aloi'sdcciire  un  cciclc  avcc  uncgrande  rajiiJile. 


(I  Je  pense  que  I'usage  du  palin  vienl  de  la  llollande.  Dc- 
piiis  longtenips  Edimbourg  possede  un  club  depalineurs 
foil  liabiles;  tout  reccniment,  il  s'en  est  etabli  un  .i  Lon- 
dres,  lequel  a  la  pieleiilion  de  n'Stre  en  rien  infericur  a 
I'autre. 

«  Vous  Irouverez  dans  V Encyclopedia  brilannica  une 
desciiplion  de  I'art  de  paliner  dont  i'analyse  suffija  pour 
vous  donncT  les  premieres  notions  de  cet  art. 

«  II  faut  commencer  jeunc  et  surlout  s'efforcer  de  vaincrc 
la  crainle  qu'inspire  aux  debutants  un  exercice  dangereux 
au  premier  abord.  11  est  facile,  des  le  commencement,  dc 
glisscr  sur  Tangle  interieurde  la  lame  du  palin.  II  faut  en- 
suite  s'exercer  a  exdcuter  des  dehors,  c'est-a-dire,  a  ne 
faire  porter  sur  la  glace  que  i'angle  exterieur;  pour  cela, 
on  jelte  le  poids  du  corps  a  droite  quand  on  se  sert  du 
pied  droit,  et  a  gauche  quand  on  se  sert  du  pied  gauclie, 
et  Ton  decrit  un  demi-cercle.  Un  sac  rempli  de  jilomb  de 
cliasse,  place  dans  la  poche  du  cote  oii  Ton  veut  penclier, 
facilite  beaucoup  cc  mouvement.  En  commencant  un  de- 
hors on  ploie  le  genou  et  on  le  rcdresse  graduellement  a 


mesure  que  la  courbe  se  decrit.  (juand  on  est  p.nrvenu  a 
bien  faire  les  dehors  des  deux  pieds,  on  les  faitalternativc- 
mcnt  d'un  Cute  et  de  I'autre,  et  Ton  s'avance  ainsi  par  un 
balancement  gracieux.  11  faut  eviter  d'employer  la  force, 
mais  s'incliner  mollement  du  cute  oii  Ton  veut  tourncr. 


On  porte  le  haul  du  corps  legcrement  en  avanl,  la  janihe 
libre  allongee  dans  la  direction  du  corps,  la  puinte  du  pied 


basse,  la  face  et  les  ycux  tournes  en  avant.  A  mesure  que 
Ion  decrit  la  courbe,  le  corps  se  redresse  lentementel  Ton 


ramene  en  avant  la  jambe ;  de  sorle  qu'a  la  Cn  de  la  courbe 
le  corps  penchc  legurenienl  enarriere,  et  le  pied  libre,a 


80 


CAUSERIES 


quelqiies  ponces  devant  I'aulre,  se  irouve  pret  a  allaqucr 
la  glace.  Tons  les  mouvemcnts  du  corps  doivcnl  corres- 
pondre  avec  ceux  des  patins,  mois  sans  affcclation ,  ni 
roideur.  Hien  ii'cst  plus  gracieux  que  de  voir  jilusieurs 
couples  de  palineurs,  velus  de  leur  elegant  costume,  par- 
failcment  maitres  de  leurs  mouvements,  et  se  tenant  en- 
laces, dccrire  ensemble  des  courbes  harmonieuses,  fuir, 


glisser,  revenir,  disparaitre,  voler  comme  des  oiscaui  sur 
la  glace  brillante  el  polie. 

B  11  faul  que  le  bois  du  patin  soil  legerement  creus6 
et  s'adapte  a  la  forme  du  pied,  qu'il  ait  unc  cavitc  pour 
recevoir  Ic  talon  de  la  boltc  que  Ton  y  fixe  au  moyon 
d'une  vis  ou  d'une  poiiite  de  for;  par  ce  nioyon,  le  dcs- 
sous  du  pied  est  liorizontal  et  trouve  un  appui  plus  fcnne. 


La  direction  du  fer  doit  correspondre  exactement  a  celle 
du  pied,  ct  le  bois  doit  etre  de  la  meme  longueur ;  la  lame 
doit  etre  de  bon  acier,  solidement  fixee  dans  le  bois,  ne 
pas  depasser  la  vis  du  lalon,  el  la  courbe  de  la  pointe  ne 
projeler  que  fort  peu.  Un  patin  trop  long  fatigue  le  pied  et 
gene  les  raouvements.  La  lame  porle  ordinairemeut  un  quart 
de  pouce  d'epaisseur,  et  trois  quarts  de  hauteur ;  elle  est 
quelquefois  cannelce,  quelquefois  plate.  —  La  cannelure 
donne  de  la  solidile  aux  personnes  tres-legeres,  mais  la 
surface  unie  est  preferable  pour  les  autres,  parce  qu'un 
patin  cannele,  coupant  la  glace,  diminue  leur  vitesse;  en- 
fin,  il  faul  une  legere  courbure  dans  le  sens  de  la  longueur, 
ce  qui  aide  a  decrirc  Us  courbes. 

«  En  commencant,  appliquez-vous  a  vous  tenir  ferme 
sur  les  palins,  puis  marchez  sur  le  patin,  cnsuite  glissez 
en  avanl  d'un  pied  sur  I'autre ;  apres  cela  vient  la  courbe 
inlerieure,  el  cnlin  vous  vous  excrcerez  a  faire  les  dehors,  a 
decrire  une  multitude  de  figures  gracieuses ;  les  principales 
sonl  la  course  onduli'e  a  la  maniere  hollandaise,  I'aijile 
ecartelc,  la  renommee ,  le  dehors  en  arriere ,  le  cer- 
cle,  le  huil,  le  trois,  la  valse,  la  reverence,  la  pirouette, 
le  quadrille,  la  spirale,  la  vis,  el  des  figures  varices  a 
I'infini. 

«  Comme  dans  nos  pays  les  liivers ,  comparativement 
courts,  ne  nous  permcltcnt  de  patiner  que  pendant  fnrt 
peu  de  temps,  et  que  meme  dans  les  grandes  villcs  plu- 
sieurs  annees  se  passenl  souvenl  sans  que  les  amateurs 
puissent  se  livrer  a  ce  plaisir,  on  a  imagine  d'adapler  sous 
les  patins  des  especes  de  roulettes  ou  galets  au  moyen 
desquels  on  pent,  en  quelque  sorte,  patiner  sur  toutc 
surface  unie,  mais  beaucoup  moins  facilcmenl  et  moius 
vitc  que  sur  la  glace.  On  s'en  est  servi  sur  des  plaiichers 
et  meme  sur  les  routes,  mais  d'une  maniere  imparfaile. 
II  parait  qu'ii  Londres  on  a  imagine  une  espece  de  gl.icc 
arlilkielle,  placee  dans  letablis.scmont  du  Colisee.  Au  \W- 
geul's  Park  un  vaste  salon,  revelu  de  cclte  glace,  est  en- 
tonre  de  decors  qui  reprcsentent  des  montagnes  couvcrtes 
de  neige,  ct  offre  aux  patineurs,  au  milieu  de  I'ete,  un 
conlraste  frappaut  avec  la  verdure  du  parr. 

a  Mais  c'est  en  llollnnde  qu'il  faul  aller  pour  trouver 


I'art  du  patin  dans  sa  splendeur.  Le  vieillard  se  fait  trainer 
sur  sa  «  chaise  ii  palins,  n  et,  tout  enve- 
loppe  de  fourrures,  iljonit  encore  des 
pldisirs  de  sa  jeunesse;  I'horame  opu- 
lent orne  .son  cheval  de  panaches  aux 
couleurs  tranchantes ,  le  fait  ferrer  a 
glace,  et  traverse  I'espace  dans  son  ele- 
gant traineau  avec  une  rapidile  fabuleuse. 

<i  Telle  est,  mon  cher  enfant,  la  bienfaisante  volonte  di- 
vine, qui  a  donne  ii  I'homme  la  nature  immense,  I'induslrie 
pour  exploiter  la  nature,  riiilelligence  pour  guider  I'indus- 
trie,  non-seulement  au  profit  de  ses  interels,  mais  mcnic 
ilans  I'intijret  ile  scs  plaisirs  >>. 


DEDXIEWE   MATINEE 

1,4    ^R1CE    ET    L\    GLACE    VIVACTES.  —    LE   S\NC    DE    LA  ^E1CE. 
DECOUVBETES  HECEBTES.  —  tIN  MOSDE  PARS  LA  NEIGE. 

(,  Mnu  pcre,  dit  Ernest,  nous  lisions  I'autre  jour  dans 
le  Mnmml  de  M.  le  Cure  {i'„  que  la  ueige  est  quelquefois 
rouge,  ct  que  ce  ne  sonl  pas  des  plantes  ou  du  sable  qui 
Iniilonnent  cctte  couleur.  Le  Cure  ne  nous  a  pas  encore 

(I)  VoiJ.  11°  11,  p.  36. 


sun  LES  INVENTIONS  ET  LES  DECOUVERTES. 


81 


Jonno  rcxplicBtlon  cle  ccla.  J'avouo  quo  ilc  la  ncige  rouge 
me  parail  iinc  cliO!^c  loul  a  fait  siiigulicrcl 

—  Oui,  lorsqu'il  est  qucslion  de  ncige,  nous  associons 
toujoui-s  a  ccllc  substance  Tiilec  d'une  Ijlanclieui'  pure  ct 
eclatante.  U  est  done  assez  difliciledecroirc  au  phenomene 
de  la  ncige  rouge.  Cependant,  mou  clier  ami,  nous  avons 
le  Icmoignaged'liommesconnus  ]]Ourleurvcracile,  qui  cer- 
liOent  ce  fail.  Saussurc  en  a  docouvert  sur  le  nionl  Breven, 
en  Suisse,  I'annee  1760.  Ramnnd  trouva  de  la  ncige  rouge 
sur  les  niontagnes  dcs  Tyrenees,  de  mcme  que  Sommerfeldt 
sur  celles  de  la  Norwege.  Le  capilaine  Barry,  a  I'epoque 
do  son  expedition  seplentrionale,  observa  aussi  cette 
nuance  rouge  de  la  neigc. 

—  11  en  parte  dans  son  voyage,  mon  pere!  vous  I'avcz 
la  dans  voire  bibliotlieque  !  » 

Bl.  do  "*•  lira  de  sa  bibliotlieque  I'ouvrage  du  capilaine, 
ct lut  cc  qui  suit : 

«  Dans  le  cours  de  noire  voyage,  le  2  aout  18127, 
nous  avous  rencontre  une  quantito  de  ncige  teinte  d'luie 
matiere  rougeatre  jusqu'a  Tepaisscur  de  plusieurs  pouces ; 
une  parlie  fut  conservee  dans  une  boulcille,  pour  elre 
soumise  plus  tard  a  I'cxamen.  Cctle  circonstancc  ni>us 
rappela  ce  que  nous  avions  deja  souvent  reniarque  pen- 
dant ce  voyage,  que  les  Iraineaux  charges,  en  glissanl  sur  la 
neige  gelee,y  laissaieut  une  teinte  d'uu  rose  pale,  que  nous 
avions  attribuee  a  la  matiere  coloranle  e.Nprimee  du  bois 
de  bouleau  dont  ils  soul  fails. 

Ce  jour-la  cependant,  nous  observames  que  la  trace 
'de  nos  pieds  offrait  le  meme  spectacle,  el,  a  la  suite  d'uu 
ciamen  plus  scrupuleu.x,  nous  reconnunies  que  cela  sc  re- 
nouvelait  d'une  mauiere  plus  ou  moins  sensible  par  la  forte 
pression,  sur  tonic  la  glace  que  nous  parcourumes,  sans 
en  pouvoir  decouvrir  la  cause,  mcme  a'ec  le  secours  de  la 
plus  forte  loupe.  La  coulcur  de  la  neige  rouge,  que  nous 
mimes  en  bouteille,  diffcrait  de  celle-ci  par  sa  teinte, 
ctanl  d'un  rose  plus  fonce,  approcbant  de  la  coulcur  du 
saumon,  niais  les  deux  neiges  parurent  cgalement  digues 
d'une  elude  serieuse.  » 

«  Le  capilaine  Ross  parle  aussi  de  Te-xistcnce  do  cette 
neige  rouge  sur  les  montagnes  Arctiques,haulesdesixcenls 
pieds,  sur  hull  milles  de  longueur.  Les  differcnls  obscr- 
vateurs  ne  s'accordent  pas  sur  la  profondcur  jusqu'ou  pent 
descendre  celle  Icinte  rouge.  Les  uns  I'onl  Irouvce  a  plu- 
sieurs pieds  au-dessous  de  la  surface,  d'aulres  n'ont  jamais 
ccrlifie  qu'elle  s'etendit  au  dela  d'un  ou  deux  pouces. 

«  EnDn,  on  a  cm  pouvoir  donner,  pour  cause  cerlaine  de 
cctle  couleur  rosee,  le  vasle  assemblage  de  pelits  corps 
vegelaux  appartenant  a  la  classe  des  planles  cryplorjamcs, 
51  autrcs  appelees  alga:,  qui  forment  I'espece  a  laqiiello 
^gardi  dour.e  le  noni  de  Protococeus  riivalis.  Mais  bien 
pie  ceci  soil  vrai  a  I'cgard  d'une  pelilc  porliondes  corps 
Hixquels  cette  teinte  rouge  e.vl  due,  nous  apprenons,  par 
.es  recherches  etlesdccouverlcsphis  recenlcsde  II.  Shult- 
ewortb,  que  la  plus  grande  portion  do  la  neige  rouge  qui 
;ouvre  les  Alpes  (comme  celle  sans  doute  aussi  qui  lapisse  les 
•egions  arctiques)  est  d'originc  animale  ct  non  vegclale.  Jo 
le  puis  mieux  le  le  prouver  qu'en  cilanl  la  description 
cienlifique  donnce  par  la  bibUollieque  de  Geneve  que  lu 

as  me  lire : 

—  Lc  jeune  Ernest  lut  ce  que  son  pere  lui  indiquait : 

«  Le  23  aoul  1859,  dit  M.  Sluillleworth,  etant  iil'/ios- 
•ice  du  Grimsell,  j'appris  qu'on  apercevait  dans  le  voi- 
mage  plusieurs  morccaiix  de  neige  qui  commencaienl  a 


lircndro  une  teinte  rougo.  Le  temps  Dvait  il&  tres-maii- 
vais  quelques  jours  auparavant :  la  neige  etait  tombee  eii 
quantile,  mais  clle  n'avait  pas  tarde  a  fondre  sous  I'in- 
lluence  des  pluies  chauJes  el  d'une  temperature  plus 
douce.  Le  24  fut  une  journce  de  dcgel  et  de  brouillard  ;  lo 
23,  le  temps  fut  clair,  la  temperature  agreable,  memo 
cbaude  au  solcil.  Je  m'empressai  cle  visiter  Tcndroit  indi- 
que,  accompagne  de  nion  ami  Schmidt,  et  de  MM.  Mach- 
lenhech,  Scbimper,  Bruch  et  Bhnd,  naturalisles  ilaliens 
dislingues,  qui  arriverent  ce  jour-la  mcme  au  Grimsell,  4 
ma  grande  satisfaction. 

(I  C'est  la,  oii  la  ncige  ne  fond  jamais  cntiereraant,  que 
nous  Irouvamcs  les  cndroils  sur  lesquels  la  neige  rougo 
commencait  a  parailrc.  Les  fragments  etaient  lant  soil  pcu 
inclines  el  exposes  vers  Test  el  le  nord-cst :  leur  surface 
etait  plus  ou  moins  couverle  de  parcelles  de  terre  qui  lui 
donnaienl  eel  aspect  d'un  gris  sale,  qu'on  romarque  habi- 
luellemenl  sur  la  vieille  neige  des  collines  inferieurcs,  et 
dans  les  positions  dominecs  par  un  terrain  plus  eleve.  La 
surface  etait  d'ailleurs  siUonnee  el  legcrcmenl  creusec; 
circonstances  produilcs  par  le  vent  el  le  courant  d'eau  que 
formait  le  degel  parliel  de  la  surface,  degel  considcrablement 
augmente  par  la  grande  absorption  de  chaleur  pres  des  par- 
celles de  terre.  Ca  et  la  on  apercevait  des  laches  d'une  cou- 
leur rosee,  ou  semblable  a  du  sang  trcs-pale,  dont  la  forme 
el  I'elenduc  ne  pouvaient  elre  precisces,  mais  qui  elaient 
plus  visibles  dans  les  fosses  et  les  cndroils  creux.  La  vieille 
neige  egrenee  et  plus  ou  moins  grosse  nous  prouva  que 
la  matiere  coloranle  etait  renfermee  dans  les  inlervalles 
situcs  enlre  les  parcelles,  ce  qui  donnait  a  la  surface,  vue 
de  pres,  une  apparence  vcinee. 

«  Les  laches  colorces  pcnelraient  la  surface  de  la  neige 
jusqu'.i  I'epaisseur  de  plusieurs  pouces,  el  meme  souvent 
jusqu'a  un  pied.  La  couleur  so  montrail,  lantot  plus  visible 
a  la  surface,  lantot  plus  apparcnle  a  quelques  pouces 
au-dessous.  Chaque  fois  quo  les  rochers  on  les  pierres 
avaient  occasionne  de  pclils  puits  dans  la  neige ,  les 
cotes  en  etaient  aussi  colores  dans  toule  leur  cpaisseur. 
Au  total,  cependant,  la  matiere  coloranle  pcnolrail  seule- 
menl  une  legere  etendue  dans  la  surface  de  la  ncige  qui 
devenail  de  plus  en  plus  compacle,  en  proportion  de  sou 
cloignement  de  la  surface. 

«  Une  quanlile  suffisantede  celle  neige  coloree,ayantcle 
recueillie  el  dcposee  dans  des  vases  de  terre,  ful  enlin  sou- 
mise ii  un  cxamen  microscopique  ;  a  mesure  que  la  neioo 
fondail,  la  matiere  coloranle  depo.sait  graduellement 
sur  les  coles  et  le  fond  des  vases  une  poudrc  d'un 
rouge  fonce.  Au  bout  de  deux  ou  trois  licures,  la  neigc 
clant  en  partie  fondue,  on  en  placa  une  portion  sous  un 
microscope  Ires-puissant. 

«  M.  Shulllcworlh  no  vil  pas  sans  surprise  que  celle  ma- 
tiere coloranle  se  composait  de  corps  organises  de  formes 
et  de  natures  differenles,  donl  quelqucs-nnes  elaient  vege- 
tales,  mais  donl  la  plus  grande  portion,  douce  d'un  mouve- 
mcnl  rapide,  appartenait  au  regne  animal.  La  coulcur  du 
|dus  grand  iiombre  elail  d'un  rouge  brillanl,  approcliant 
quclquefois  do  la  nuance  du  sang;  d'aulres  corps  parais- 
saient  cramoisis,  ou  d'un  brun  Ires-fonce  et  presque  d'un 
rouge  opaque.  Outre  ces  corps  colores,  11  y  en  avail  encore 
d'aulres  sans  couleur,  ou  grisatres,  dont  les  plus  gros 
etaient  de  nature  animale,  mais  si  peu  nombreux,  qu'on 
a  pense  que  leur  presence  elait  accidentclle,  el  les  plus 
pelits  elaient  evidcmmcnl  de  I'espece  vegetala 


82 

a  Lcs  plus  curiciix  dcs  corjis  :iin.si  docoiiverts  et  ceux 
qui,  par  leur  muUituJe  et  Icur  coulcur  foncec,  produisent 
principalement  la  leinte  rouge  de  la  neige,  eloicnt  de  pelits 
Infusoires  (1)  d'une  forme  ovale,  donl  la  coulcur  elail  d'un 
brun  rougealre  Ires-fonce,  ct  qui  claienl  presiiue  opaques. 
Ces  creatures  niarchaienl  avec  une  incroyalle  rapidilc 
dans  toutes  les directions;  la  majorite  presentait  rne  forme 
ovale  parfaite;  quelques-unes  avaient  celle  d'une  poire. 
Les  premieres  avaient  un  mouvement  egal  et  horizontal ; 
lcs  dernieres  s'arrclaient  souvent  au  milieu  de  leur  course, 
ct  tournaient  rapidement  sur  leur  exlrcmite  pointue,  sans 
changer  de  place.  On,  pouvait  remarqucr  dans  les  corps 
ovalesune  ou  dcu.'i  taches  rougeatres  et  presque  transpa- 
rentes,  soil  au  centre,  soit  pres  des  extremites ;  on  les  re- 
garde  comme  lcs  eslomacs  de  cetlo  espece  que  M.  Shutt- 
leworlh  appelle  Astasia  nivalis. 

u  Parmi  ces  Infusoires,  on  en  distinguait  de  plus  gros,  et 
difl'crant  des  autres  par  une  coulcur  de  sang  d'un  rouge 
appruchant  dii  cramoisi,  et  i)ar  leur  transparence  remar- 
quablc.  lis  ctaient  de  forme  ronde  ou  ovale,  et  entourcs 
il'une  marge  ou  d'nne  membrane  sans  coulcur.  Dans  ecus- 
ci,  M.  Shuttlcworlh  ne  put  apercevoir  aiicun  mouvement 
ou  la  moindre  trace  d'une  organisation  intericure ;  mais  il 
est  persuade  qu'ils  n'en  sont  pas  moins  des  animaux  infu- 
soires de  I'espece  des  Gyges  qu'il  appelle  Gygcs  sanguineus. 

a  On  trouva  cgalement  sous  le  microscope  un  certain  nom- 
brcdecorps  plus  pctits  encore ;  ilselaient d'une  rondeur  par- 
faite, dun  rouge  magnifiquc,  quoique  tant  soit  pcu  transpa- 
rents.Vus  d'une  certaine  maniere,  ils  montraient  a  I'une  de 
leurs  extremites  une  petite  fcnte  ou  une  ouvcrture  tres- 
etroite.  Leur  mouvement  elail  progressif,  en  cerclcs,  et  ils 
tournaient  sur  eux-memes  en  mcme  temps.  On  en  voyait 
d'autres  ronds  aussi,  de  coulcur  cramoisie,  legcrement 
transparents  aux  extremites,  et  entoures  d'une  membrane 
sans  couleur.  A  un  point  determine,  vers  le  bord,  la  masse 
coloranle  presentait  une  ouvcrture,  quielaittransparenleet 
presque  sans  coulcur,  de  la  forme  d'une  demi-lune,  et  qui 
communiquait  avec  le  bord  niembrancux.  Aucun  mouve- 
ment ne  se  faisait  remarqucr  dans  ces  corps;  ne  peut-on 
aussi  les  classer  avec  ccrlilude. 

«  Ainsi  est  prouve,  dil  W.  Sbutlleworth,  un  fait  qu'on 
ii'a,  je  crois,  jamais  soupconne  jusqu'd  present,  c'est-a- 
dire  qu'il  existe  dans  la  neige  rouge  un  nombre  infiiii 
d'elres  microscopiques,  qui  sont  cvidcmment  dcs  ani- 
maux, el  a  une  tenqieralure  qui  s'clcve  rarement  a  plus  de 
quelques  degres  au-dcssus  du  point  glace,  ct  tondje  pro- 
bablement  bicn  plus  bas;  ce  fait  nous  avcrtit  de  tout 
ce  qui  restc  a  decouvrir  encore  dans  ce  nouveau  nioiule, 
dont  les  limites  s'elendront  a  mcsure  que  nos  microscopes 
deviendront  plus  parfaits.  » 

—  «  11  n'y  a  pas,  conlinua  M.  de  "'",  qui  s'apercevait  de 
I'etonnemenl  de  son  jcune  Dls,  de  preuve  plus  extraordi- 
naire et  plus  frappante  do  la  grandeur  de  Dicu  ct  des  mcr- 
veilles  qui  nous  entourent,  que  cc  nionde  inconuu  dcs  in- 
finiment  petits;  nous  y  reviendrons  unjour,  ct  je  te  fcrai 
voir  au  moyen  du  microscope  solaire  des  millions  d'eljcs 
contenus  dans  la  gouHe  d'eau,  dans  le  rayon  de  soleil,  dans 
la  poussiere,  et  que  tu  ne  soupconnes  pas. 

(  La  suite  d  un  numcio  prochain.) 

(1)  Les  animaux  infusoires.  on  infnsorin^  fnrcni  ainsi  appiMfs  d;ins 
I'ongine  par  Mullcr,  iiaiuralisle  danois,  parce  qu'ils  abondenl  dans  Ionics 
IPS  substances,  vcgclales  ou  animales,  qui  out  (16  conserv^'es  quelque 
tLinps.Ils  soiu  si  pelils,  que  le  microscope  peat  seui  lcs  faire  apercevoir. 


LES  MILLE   ET   UNE   NUITS 

LES  MILLE  ET  €NE  NUITS 

D'EUROPE  ET  D'AMERIQUE, 


CnOIX   DES   MEILLEUnS    CONTES 
ESPAGNOI.S,   ALLEM.^NDS,    A5C1.AIS,    AMEBICAINS,    ETC.,    ETC  (1) 


TBOISlillE   KCIT. 

CONTE  DE  nOK  BABLADOB  DE  KA  ISIiA. 

—  «  nenvoyez-moi  ce  brave  homme,  s'ccria  le  deyd'Al- 
ger  en  lui  donnant  dix  sequins;  son  conte  est  bon,  et  d'une 
moralile  qui  doit  plaire  a  tons  ceux  qu'Allah  charge  de  la 
direction  des  peuplcs.  Si  chacun  sc  tenail  a  sa  place,  iln'y 
aurait  pas  de  revolutions...  Mais,  ajoula-t-il  en  baillant,  ces 
denies  glaces  et  ces  Nains  difformcs  me  fatiguent  un  pcu. 
Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  de  soleil  en  Europe?  Qu'on  me  fassc 
venir  un  Espagnol,  ce  petit  vieux  precepteur,  dom...  Com- 
ment I'appelcz-vous? —  Dom  llablador,  Uautesse? — Lui- 
meme.)>L'ordrefutaussitutli'onsmi.s,  etunpersonnageasscz 
chi5tif,  I'reil  clincclantet  I'air  fier,  fut  inlroduit;  quand 
il  sut  cc  dont  il  s'agissail,  il  rccita  le  conte  espagnol  sui- 
vant,  pour  amuscr  Sa  llaulessc  : 

LE  DOYEN  DE  BADAJOZ. 

Lc  doyen  de  la  cathcdrale  de  Badajoz  ctait  plus  savant 
lui  seul  que  tons  les  dorlcurs  de  Salamanque,  en  y  joi 
gnant  ceux  de  Coi'mbre  et  d'Alcala.  11  cnlcndnit  toutes  les: 
langues  jnortes  et  vivantes;  11  posscidait  toutes  les  sciences! 
divines  el  humaines :  mais  malhcureusement  il  ne  savail 
pas  la  magic,  ct  il  en  elait  inconsolable. 

On  lui  dil  qu'il  y  avail  dans  un  faubourg  deToledeuD  ma- 
gicien  tres-habilc,  qui  se  nommait  dom  Torribio.  Sur-lc- 
champ  il  fait  seller  une  bonne  mule,  il  part  pourToliide, 
ctva  descendre  a  la  porte  d'une  assez  vilaine  maison,  oucc 
grand  homme  elait  logc.  ' 

((Seigneur  magicien,  lui  dit-il  en  I'abordant,  je  suis  le, I 
doyen  de  Badajoz.  Les  savants  d'Espagne  nie  font  rii'jimeur 
de  m'appeler  Icurmaiire;  maisje  viens  dcmander  un  litre 
plus  glorieux,  cclui  de  voire  di.sci]ilc.  Daigncz  m'inilier  aux 
mysteres  de  voire  art,  et  complez  sur  une  reconnaissance 
digrie  du  bienfail  et  de  son  aulcur.  » 

Dom  Torribio  n't-tait  pas  fori  poll,  ([uoiqu'il  se  piquAt  de 
vivre  avec  la  meillcure  compagnic  de  I'cnfer.  11  rcpomlit  ;i 
M.  le  doyen  qu'il  pouvait  cherclier  ailleurs  un  maitre  de 
magie  ;  que  pour  lui  il  elait  las  d'un  metier  ou  il  n'avail 
gagnc  que  des  com]iliments  et  des  promesses,  ct  qu'il  nc 
deshonorcrail  plus  les  sciences  occulles,  en  les  prosti- 
lu.inl  a  des  ingrats. 

«  A  des  ingrats  1  s'ecria  le  doyen  ;  quoi  1  seigneur  dom 
Torribio,  vous  avez  Irouve  des  ingrats!  ct  vous  nuriez 
riiijuslice  de  me  confondre  avec  dc  ]iarci!s  nionstrcs !  « 

Alors  il  ctala  tout  ce  qu'il  avail  lu  d'apophlliegmcs  ct 
de  maximes  sur  la  reconnaissance ;  il  dcbita,  du  Ion  le  phis 
doux  et  de  I'air  le  plus  vrai,  tons  lcs  sentiments  honnelcs 
que  sa  memoire  put  lui  fournir  :  en  un  mot,  il  paria  si 
bicn,  qu'apres  avoir  rev(;  un  moment,  le  sorcier  avoua  qu'il 

(I)  Voy  lcs  nos  I  el  II.  Prettitere  el  accomle  Suits.  Le  come  inlilule 
/i'  lltriijun  lie  Baitajaz  faisail  origmaiiciiicnt  parlic  d'un  recucil  dc  rccils 
el  apologues  (  El  Conile  Litcanor ),  tcrii  par  un  ccclcsiasliquc  espagnol, 
el  I'un  dcs  clicfs  dVcuvre  de  la  \icillc  liil^raiure  casUUane.  L'abbc  Dlau- 
cbrl,  de  Cliarlrcs,  I'un  des  mcilleurs  (^crivains  et  des  hommcs  les  plus 
spirilncls  ct  lcs  [dus  modesies  du  dix-liuitit'iiic  siCcIe,  a  iiuii6  ce  conte 
piquant  et  nioial,  et  I'a  insure  dans  son  cliarniant  volume  A'Aiwlosucs, 


i 


D'EUnOPE    ET 

ne  pouvalt  rien  refuser  a  un  galanl  liomme,  qui  savail  (anl 
de  beaux  passages. 

«  Jacinlhc,  dit-il  a  sa  gouvernante,  vous  meltrez  deux 
poules  aupol,  une  perdrix  a  la  broche;  j'espcre  que  mon- 
sieur le  doyen  mc  fora  rhoiineur  desouper  ici.  » 

Enmeme  temps  il  le  prenJpar  lamaiiiet  le  fait  passer 
dans  son  cabinet.  Lii,  il  le  louche  au  front,  cu  murmurant 
ces  Irois  paroles  myslerieuses,  que  je  prie  Sa  Ilautesse  de 
ne  point  oublier : 

Orlobolan,  Pistafrier,  Onagriouf. 
Puis,  sans  autres  preparations,  il  se  met  4  lui  expliquer, 
avec  beaucoup  de  ncttcle,  les  prolegomcnes  du  grimoire. 

Le  nouveau  disciple  ecoulait  avec  une  attention  qui  lui 
permettait  a  peine  de  rcspirer,  lorsque  Jaciiithe  enlra  brus- 
quement,  suivie  d'un  petit  homme  botte  jusqu'a  la  ccin- 
lure,  etcrottejusqu'aux  epaules,  qui  demandait  a  parler  a 
M.  le  doyen,  pour  une  affaire  trcs-presseo  ;  c'etail  le  pos- 
tilion de  son  oncle  I'eveque  de  Badajoz,  qui  avait  depeclie 
apres  lui,  et  qui  avait  couru  jusqu'a  Tolede  sans  pnuvoir 
ralteindrc  :  il  venait  lui  apprendre  que,  quelques  lieures 
apres  son  depart,  monseigneur  avail  eu  une  attaque  d'apo- 
pleiie  si  violente,  qu'elle  faisail  craindre  les  suites  les  plus 
funestcs.  Le  doyen  jura  de  bon  coeur,  tout  bas  pourtanl  el 
sans  scandalc,  conlre  la  maladie,  le  malade  el  le  courrier, 
qui,  effcclivcmenl,  prenaient  tons  trois  leur  temps  on  ne 
pent  plusmal.  11  se  delai-rassa  du  postilion,  en  lui  disant  de 
retourner  bion  vite  a  Badajoz,  et  qu'il  no  tarderait  pas  a  le 
suivre;  apres  quoi  il  repritla  lecon,  commes'il  n'y  avait  eu 
dans  le  moude  ni  oncles,  ni  apople.vies. 

(luelques  jours  apres,  on  rccut  encore  des  nouvelles  de 
Badajoz ;  mais  cellcs-la  valaient  la  peine  d'etre  ecoutees. 
Le  grand  chantre  et  deux  anciens  clianoines  vinrenl  noli- 
fier  a  M.  le  doyen,  que  son  oncle,  le  rcverendissime  cvc- 
que  etait  alle  recevoir  dans  le  ciel  la  recompense  de  ses 
verlus ;  que  le  chapilre,  canoniquement  assemble,  I'avail  elu 
pour  le  siege  vacant,  el  qu'on  le  suppliaitde  venir  consoler, 
par  sa  presence,  I'Eglise  de  Badajoz,  sa  nouvelle  epouse. 
Dom  Torribio,  present  a  la  harangue  des  deputes,  pro- 
fita  do  I'occasion  en  habile  homme.  II  pril  en  particulier 
le  nouvel  eveque,  et,  apres  un  petit  compliment  conve- 
nable  aux  circonstances,  il  lui  dit  qu'il  avait  un  fils, 
nomme  dom  Benjamin,  ne  avec  de  I'esprit  et  de  bonnes  in- 
clinations ,  mais  dans  lequel  il  n'avail  apercu  ni  goiil,  ni 
talent  pour  les  sciences  occultes  :  que  s'etaut  propose  d'en 
faire  un  bon  pretre,  il  avait  reussi,  grace  au  ciel,  dans  ce 
pieux  dessein,  et  qu'il  avait  la  consolation  d'entendre  ciler 
son  cher  fils  comme  le  meiUeur  sujel  du  clcrge  de  Tolede; 
enfin,  qu'il  siippliait  tres-huniblemenl  Sa  Grandeur  de  vou- 
loir  bieii  resigner  a  dom  Benjamin  le  doyenne  de  Badajoz, 
qu'elle  ne  pouvait  conservcr  avec  Vevechc. 

"  Uelas!  repondit  le  ci-devant  doyen  ,  d'un  air  un  peu 
cmbarrasse,  jo  ferai  toujours  lout  ce  qui  pourra  vous  etre 
agreaUe.Cependnnt,ilfaut  vous  dire  que  jai  un  parcntdonl 
je  suis  I'herilier,  un  vieil  ecclesiastique,  qui  n'est  bon  quVi 
etre  doyen,  etque,  si  je  ne  lui  donne  pas  cette  place,  me 
voila  brouille  avec  toule  ma  famille,  que  j'aime  jusqu'a  la 
faiblesse.Mais,  ajouta-t-ild'unionplusaffectueux,  ne  comp- 
lez-vous  pas  venir  a  Badnjoz?  auriez-vous  la  cruaule  Ce 
m'abandonner,  preciscmcnt  quand  je  commence  a  pouvoir 
vous  elre utile?  Croycz-nioi,  mon  cher  maitre,  parlous  en- 
semble, et  ne  songcz  qu'a  Tinslruction  de  voire  disciple. 
■Vous  pouvezetre  Iranquillesur  relablissement  dedoni  Bcn- 
amiu,  jem'en  charge  ;  et,  lot  on  lard,  je  ferai  pour  lui  plus 


D'AMERIQUE.  85 

que  son  pere  ne  deniaiide:  un  miucc  doyenne,  au  fond  do 
I'Estramadure,  n'esl  poinl  un  benefice  qui  convienne  au 
fils  d'un  homme  tcl  que  vous.  » 

II  y  avail  faute,  dironl  les  gens  severcs,  dans  le  marcbc 
que  le  doyen  proposait  au  magicien  ;  cependant,  il  est  cer- 
tain que  ce  marche  ful  conclu,  sans  que  deux  pcrsonnages 
si  cclalres  en  aient  jamais  eu  le  moindre  scrupule.  Dom 
Tori  ibio  suivit  a  Badajnz  son  illustre  elcve  ;  il  eut  un  bel 
apparlement  dans  le  palais,  et  il  se  vlt  respecte  de  lout  le 
diocese,  comme  le  lavori  de  monseigneur. 

Sous  la  conduite  d'un  si  habile  maitre,  I'elevefil  des  pro- 
gres  rapiJes  dans  les  sciences  secretes  :  il  s'y  livra  meme 
dans  les  commencements  avec  une  ardcur  qui  pouvait  pa- 
raitre  excessive ;  mais  il  modera  peu  a  peu  cette  especc 
d'intemperance  ;  el  il  fit  si  bien,  que  les  eludes  magiques 
ne  nuisirent  point  a  ses  devoirs.  II  s'ctait  intimcinent  con- 
vaincu  d'unemaxime  Ires- imporlante  aux  sorciers,  ou  sim- 
plemenl  philosophes  el  gens  de  leltres,  que  ce  n'est  pas 
assez  pour  eux  d'aller  eu  sabbat,  et  d'ornerleur  esprit  de 
ce  que  les  sciences  huraaines  onl  de  plus  curieux ;  qu'ils 
doivenl  encore  enseigner  aux  autres  le  clicmin  du  ciel  et 
faire  Qeurir  dans  I'ame  des  fidelcs  la  saine  doctrine  et  les 
bonnes  mtrurs.  Ce  ful  en  se  conduisanl  par  des  principes 
si  sages  que  le  savant  prelat  rcmplit  bienlut  toute  I'Europe 
du  bruit  de  son  merite  ;  el  que,  lorsqu'il  y  pensail  le 
moins,  il  se  vit  nomme  a  I'arclieveche  deComposlelle.  Lc 
peuple  de  Badajoz  gemit,  comme  on  peut  croiie,  de  I'eve- 
nement  qui  lui  enlevail  un  si  digne  pasteur  ;  et,  pour  lui 
donner  une  derniere  marque  de  respect,  on  lui  defcra 
unanimement  le  choix  de  son  successcur. 

Dom  Torribio  ne  s'endormit  pas  dans  une  si  belle  occa- 
sion de  placer  son  fils.  II  demanda  I'eveclie  au  nouvel  ar- 
cheveque ;  et  ce  fut  avec  loutes  les  graces  imaginables 
que  son  eleve  le  lui  refusa.  II  avail  lant  de  veneration  pour 
son  cher  maitre  I  il  clait  si  afflige,  si  bonlcux  de  lui  refu- 
.s<r  une  chose  qui  paraissail  toule  simple!  mais  pouvait-il 
faire  autrcmenl?  Dom  Fernand  de  Lara,  connelablo  de 
Caslille,  demandait  ce  meme  eveche  pour  son  flls ;  sans  avoir 
jamais  vu  ce  seigileur,  il  lui  avail,  disait-il,  des  obligalicms 
secretes,  importanlcs,  el  surlout  Ires-anciennes.  C'elait 
done  un  devoir  indispensable  de  preferer  I'ancien  bien- 
faileur  au  nouveau;  mais,  a  le  lien  prendre,  ce  trait  d'e- 
quite  n'avail  rien  que  de  fort  agreable  pour  dom  Torribio  ; 
i!  voyait  par  la  ce  qu'il  devait  atlendre  quand  son  lour 
scrait  venu  ;  et  son  tour  vicndrait  infailliblement  a  la  pre- 
miere occasion.  Le  magicien  cut  I'honnetele  de  croire 
I'anecdote  des  anciennes  obligations,  et  il  se  rejouit  lant 
qu'il  put  d'etre  sacrifie  a  dom  Fernand.  On  ne  songea  plus 
((u'aux  preparalifs  du  depart,  et  on  alia  s'ctablir  a  Com- 
poslelle  ;  mais  ce  n'elail  presque  pas  la  peine,  vu  le  peu 
de  temps  qu'on  avail  a  y  demeurer.  Au  bout  de  quelques 
mois,  il  vinl  de  Rome  un  messager  qui  apporia  la  barrelte  i 
I'archeveque,  avec  un  bref  trcs-honorable,  par  lequel  oc 
I'invitaita  venir  I'aiderdescs  conseilsdanslegnuvernement 
du  monde  Chretien  ;  lui  permetlant,  de  plus,  do  disposer  de 
sa   mitre  en  faveur  du  sujel  qu'il  voudrait  choisir. 

Dom  Torribio  n'etail  point  a  Composlello  quand  le  cour- 
rier y  arriva  ;  il  ctail  allc  voir  son  cher  fils,  qui  elait  tou- 
jours pretre  habitue  dans  une  petite  paroisse  de  Tolede  ; 
mais  il  rev;->t  bientol,  el,  a  son  rctom-,  il  n'eut  pas  la  peine 
(le  rien  J  n.auvCr.  Son  eleve  courut  au-dcvanl  de  lui,  les 
bras  oavtiU : 
(I  [lion cher m,-?tre;!aidil-il,je vous  annonccdeux  bonnci 


OJ 


LES  MIllE  ET  UNE  NUITS 


uouvelles  nu  lieu  d'une ;  voire  disriple  est  cnnllnal,  el  voire 
fils  va  bienlol  Tclrc,  on  jc  n'aurai  point  de  credit  a  Home. 
Jcvoulais,  enallcndant,  lefaircarchpvci|iiedeComposte\le; 
niais  ailmircz  son  malhcur,  ou  pliilut  le  mien  ;  ma  mere, 
que  nous  avons  laissce  a  liadajoz,  m'a  ecrit,  pendant  voire 
absence,  une  cruelle  lellre,  qui  ronipl  loules  mes  mesiires. 
Elle  vcul,  a  toule  force,  me  dnnner  pour  succcsseur  le  licen- 
cie  dom  Pablos  de  Salazar.  Elle  me  menace  de  monrir  de 
douleur,  si  elle  ne  pent  rien  iiblcnir  pour  lui,  ot  je  ne 
doule  pas  un  moment  qu'elle  ne  tienne  parole.  Metlez- 
vous  d  ma  place,  mon  chermaitre  :  tuerai-je  ma  mere?  » 

DoniTorribion'tHaitpasliommeaconseiller  un  parricide;  il 
applaudit  a  la  nomination  de  dom  Pablos,  el  ne  sc  permit  pa 
le  moindre  ressenlinient  conlre  la  mere  du  doyen  parvenu 

Celte  mere,  si  on  veut  le  savoir,  etait  une  bonne  femme 
prcsque  imbecile,  qui  vivail  avcc  son  chat  el  sa  femme 
de  chnmbre,  et  savait  a  peine  le  nom  de  dom  Pablos. 
Elait-cc  bien  elle  qui  faisail  donner  I'arclieveche  a  dom 
Pablos?  n'elail-ce  pas  plulotunGalicien,  parent  decetarchi- 
diacre,  lequel  doiinait  d'excellents  diners,  et  chez  lequel 
I'ancien  doyen  allail  s'cdifier  assidument,  depuis  qu'il  de- 
mcurail  a  Composlellc? 

Quoi  qu'il  en  soil,  dom  Torribio  suivit  A  Rome  son 
elevc;  et  a  peine  yelaient-ils  arrives,  (|ue  le  pape  moiirut : 
il  est  aise  do  provoir  on  cet  evencment  va  nous  conduire. 
On  enlre  an  conclave  ;  loules  les  voix  du  sacre  college  se 
rcunissent  en  I'avcur  de  I'Espagnol  :  le  voilei  inlronise! 
Apres  les  ceremonies  de  rexallati(m,  dom  Torribio,  admis 
a  une  audience  secrete,  pleura  de  joie  en  baisant  les  pieds 
de  ce  cher  cleve,  <iu'il  voyait  remplir  avec  tanl  de  dignile 


D'EUROPE    ET   D'AMERIQU:!. 

sa  haute  deslinee.  11  rcpresenta  modcstemcnt  ses  longs  ct 
fidcles  services;  il  rappcla  les  promesses  du  doyen,  pro- 
messes  inviolables  qu'il  avail  renouvelees  recemment  ;  il 
glissa  quelqiies  mols  sur  le  cliapeau  qu'on  venaitde  quitler 
en  rccevant  la  tiare ;  mais  au  lieu  de  demander  ce  cha- 
peau  pour  dom  Renjamin,  il  linil  par  un  trail  de  modcralion 
qu'on  ne  coniprend  pas  ;  il  prolesla  que,  rennncanl  a  toute 
esperance  ambilieiise,  ils  se  Irouvcraient  trop  contents, 
son  fils  el  lui,  s'il  plaisait  a  son  eleve  de  leur  accorder, 
avec  sa  benediction,  le  moindre  bienfait  temporcl,  une 
pension  viagere  qui  put  suffire  aux  besoins  modesles  d'un 
ccclcsiasliqne  et  d'un  philosophe. 

Pendant  cette  petite  harangue,  I'elevc  se  demandait  A 
lui-meme  ce  qu'il  ferait  de  son  preceplcur.  Ne  pouvail-il 
enfin  se  passer  de  lui.  ct  nesavait-il  pas  plus  dcmagie  qu'il 
n'en  fallail?  lui  conviendrait-il  mc'me  do  parailre  encore 
au  sabbat,  et  de  se  soumetlro  a  I'etiquelle  indccenio  qui 
s'y  observe? 

Toute  rcllexion  faitc,  on  jiigea  que  dom  Torribio  n'c- 
tait  plus  qu'un  homme  inutile,  et  nieme  incommode ;  cc 
point  decide,  on  ne  fut  plus  en  peine  de  ce  qu'on  avail  a 
rcpondre.  Voici,  en  propres  lermes,  ce  qu'on  ropondil  : 

«  Nous  avons  nppris  avcc  douleur  que,  sous  prele\lede 
sciencesoccultes,  vousrntrelenez  uncommerceahomin.ible 
avec  I'esprit  de  tenebres  ct  de  mensongc  ;  c'esl  pourquoi 
nous  vous  exhorlons  palernellemenl  ,'i  espior  ce  crime  par  J 
une  penilence  prnporlionnee  a   son  enormile ;  de  plus,! 
nous  vous  enjoignons  de  sorlir  des  lerres  de  I'Eglise  dansi 
I'espace  de  Irois  jours,  sous  peine  d'i^'tre  livre  au  bras  sc-j 
culicr  el  a  la  rigueur  des  llanuucs.  » 


~:^ 


Dom  Torribio,  sans  sc  deconcerler,  repeta  a  rebours  les 
trois  paroles  my^l(!rieuses,  dont  Sa  llaulesse  doit  se  souve- 
nir, ct  dit  :  Fuoirgano,  Rcirfalsip,  NalobiUro. 


Puis,  .s'approchanl  d'une  lenelrc,  il  cria  tant  qu'il  put: 
(cjacinlhe,  ne  metlez  qu'une  pouleaupot..  pas  dc  per- 
drix!...  M.  le  doyen  ne  soupera  point  ici. » 


Li;  sAVOin-vivnE  en  Eunopc. 


8- 


Ce  fut  Id  un  coup  ic.  tonnerrc  pour  le  pretemlu  pnpe.  II 
revint  subilfiment  d'une  cspece  d'exlase  ou  I'aTaient  jrle 
les  trois  paroles  magiques,  la  premiere  fois  qu'elles  fiirent 
prononcees.  II  vil  qu'au  lieu  d'etre  au  Valican,  il  etait  en- 
core a  Tolede  dans  Ic  cabinet  de  dom  Torribio  ;  il  vit  mi>ine, 
a  la  pendule,  qu'il  n'y  avail  pas  meme  une  heure  qu'il 
clalt  enlre  dans  ce  cabinet  fatal,  oii  Ton  faisait  de  si  beaux 
reves.  En  nioins  d'une  bcure,  il  avail  cru  clre  magicicn, 
cveque,  archcveque,  cardinal,  papc  ;  ct  il  tronvait,  au  bout 
Ju  compte,  qu'il  n'utait  qu'nne  dupe  ct  un  fripon. 

Tout  avail  eti;  illusion,  exceple  les  preuvcs  qu'il  avail 
donnees  dc  sa  faussetii  et  de  son  mauvais  cftur.  II  sorlil 
sans  dire  mot,  relrouva  sa  mule  ou  il  I'avail  laissee,  et  re- 
prit  avcc  clle  le  cliemin  de  Badajoz,  doyen  comme  dcvanl, 
sans  avoir  apprisle  plus  petit  mot  de  magic. 


—  a  Ah,  all,  ah!  s'&ria  le  sultan,  voild  qui  est  lion  I 
J'aime  cc  route.  II  est  court,  il  est  instructif,  il  est  vrai. 
Qu'on  donnc  un  caftan  de  Kashmir  a  don  llablador  et  unc 
bourse  de  cent  sequins ;  cl  qu'il  relourne  dans  son  pays,  n 
{Fin  dc  la  tioisiime  Nutlet  du  Conic  de  dom  Habladnr.) 


'^  Bc^„._,^ 


raison  do  dn-e  que  «  les  bonnes  ni.mieres  soiit  la  lleur  du 
bon  sens,  n  Ou  pent  en  dire  aulanl  dcs  bons  sentiments; 
lorsquc  la   loi    de  la  bienveillance  est   gravce   au  fjud 


LE  SAVOm-VIVRE  EN  EUROPE. 


SIHPLES    COKSEILS    A    CEUX    QUI    ENTfEST     DANS    LE    MOSDE. 


L'afrccOlion  el  la  tlinlillio.  —  Le  dianteor  de  romances.  —  Tollcue  d'une 
jeone  Clle  pauvre.  —  Un  roonsienr  qui  ne  sail  pas  soriir. 

Rien  de  plus  nfccssalrc,  rlen  de  plus  facile  en  nijmn 
Icmps  que  le  savoir-vivrc.  Un  Italien,  Sil.io  Pellico.  a    | 


du  cmur,  cUo  conduit  ,nn  dcsintt'rcssement  dnns  les  peliies 
cliosfs  comme  dans  les  grandes,  ellc  inspire  ce  dosir  d'o- 
bliger  et  ccl  empressement  a  procurer  du  plaisir  aux  autrcs 
qui  sonl  la  source  des  bonnes  maniiJrcs. 

Point  d'affcclation,  de  recherche,  de  vanitc  souffrantc, 
d'amoiir-propre  vain,  vous  plairez  sans  peine.  Pourquoi  ce 
monsieur,  qui  cbante  la  romance  avec  tanl  d'appret  ct  dcs 
airs  de  berger  langoureux,  cxcite-t-il  un  sourire?  11  n'est 
ni  vieux  ni  jeune,  ni  beau  ni  laid;  son  costume  est 
coiivenable.  II  passcrail  fori  bien  sans  cello  pose  mclodra- 
malicjue,  et  ccl  air  dc  victime  agoiiisante  dont  vous  le 
voyez  s'armer  en  pure  perte.  A-t-il  perdu  sa  mere'.'  uno 
epouse  adorce  vienl-elle  d'expirer? 
Non,  il  chanle  une  romance  en  mi  bcmoll 
Ce  beau  chantcur  qui  joue  la  tragcdie  en  roucoulant 
n'est  nuUemenl  convenable ;  el  le  savoir-vwc  consiste 
dans  la  convcnance  parfaile;  la  grace  n'est  quo  I'exquis, 
le  dernier  tcrmc  de  la  convcnance.  Celle  jeune  fil'.c,  si 


simple  et  si  pen  co>|uclte  dans  >a  polite  cellule  proprotlr, 
et  occupce  a  sa  t;iclio  matiiialo,  est  do  mcillcur  gout  dans 
son  liumilite  laboricuse,  ello  est  plus  gracieuse  mille  fois, 
sans  guipure  et  sans  denlelle,  pareedesa  scule  modestic ; 
—  assise  pros  dune  table  de  bois  blanc,  —  que  ce  clian- 
Icur  sentimental,  donl  le  monchoir  qui  passe  et  les  clie- 
veux  crepes  avcc  un  desordre  apprele ,  donl  les  mains 
croisccs  avec  desespoir  el  les  ycux  lournos  vers  le  cici,  Ic- 
moignentdo  la  doulcur  profonde  avec  laquclle  il  frcdonne :. 

0  mon  village ! 

Jc  te  revois. 

ou  telle  tirade  non  mains  Iragique. 
Fuycz  done  toiile  .-iffcclalion,  mais  ecaricz  aussi  h  man- 


8G 


LE    SAVOIR-VIVRE    EN    EUIIOPE. 


vaisehonlc.  N'iniilez  pas  ce  monsieur  qui,  pour  sortir  dun  I  ses  doigls,  et  croit  que  tous  les  yeui  sont  flies  surlui 
salon,  hesile,  tremble,  tourne et  retourneson  chapeau  entre  |      II n'en  est  rien.  On  ne  le  remarquait  seulement  pas. 


^ 


''1     ''''^%|il,l|lil  o^?¥^L  u  „ 


!'l  )    I 


Evitons  ces  tristes  illusions  et  ces  sleriles  chagrins  de  I'a- 
moar-propre. 

II. 


Anclens  TraltSs  da  savolr-vivre.  —  Casliglloiie.  —  Tiaeloa.  — 
La  Poliiesse, 


Bien  que  le savoir-vivre  consiste  surtout  dans  une  sim- 
plicite  et  un  aplomb  modestes,  telle  en  est  rimportance 
dans  la  sociele,  que  souvent  on  I'a  trailii  conime  un  art. 

Plusieurs  cerivains  distingues  de  diverscs  epoques  out 
cssaye  de  tracer  le  code  du  savoir-vivre  et  du  bon  gout. 
Nous  cilerons  dans  ce  nombre  I'aimable  et  ingenieux  au- 
teur  de  plusieurs  ouvrages  pleins  d'inleret,  de  grace  et 
de  savoir,  madame  la  conUesse  de  B. ;  —  au  dix-luiilieme 
siecle,  Moncriff,  autcur  de  I'Art  de  plaire  ;  —  et  au  quin- 
zicme,  I'llalien  Castiglione,  dont  le  style  est  un  modele 
d'elegance. 

Ce  dernier  recommande  surtout  de  fuir  I'affectation  ;  il 
la  reprend  dans  la  conversation.  «  L'affcctation  mediocre, 
dil-il,  (1  n'cst  qu'ennuyeuse ;  hors  de  mesure,  elle  devient 
«  ridicule  a  I'exces.  Telle  est  celledes  gens  quiparlent  Irop 
«  dc  Icur  rang,  de  leur  bravoure,  de  leur  noblesse.  » 

II  la  blame  dans  la  toilette  dcs  fcmmes,  et  il  en  veut  pcut- 
("treuu  pen  tropa  I'affcclalion  des prudes;  ilne  permel  pas 
<i  que  la  dame  du  monde,  pour  sc  faire  estimer  bonnele,  .soil 
«  coUet-monte  [rilrosa),  iiu'elle paraisse  abhorrer  la  sociole, 
a  les  propos  hasardes ,  ni  qu'elle  se  leve  quapd  on  les 
«  risque,  parce  qu'on  pourraii  facilcmcnt  croire  qu'elle  feint 
«  de  paroitre  austere  pour  cacher  ce  qu'elle  craiut  qu'on 
(tapprenne.  » 

II  est  vrai  que  ces  manieres  sauvages  sont  toujours 
desagrenbles ;  il  faut  savoir  sc  tairo  et  ne  temoigncr  par 
aucun  gcsle  un  mccanlentcuient  d'ailleiirs  foiide.  Ainsi 
Fenclon  invite  une  dame  dc  la  cour  faisanl  profession  de 
piete  u  sc  monlrer,  non  pas  morose  et  de  mechanic  hu- 
meur,  maisgaie,  complaisanlc,  sons  conlrainle,  sans  affec- 


tation, sans  secheresse,  a  nepas  etre  incommode  auxautres, 
et  a  toujours  laisscr  place  alacharite  etila  bonte. 

«  La  politesse,  dit  un  Espagnol  (Balthasar  Gracian),  n'est 
0  qu'un  emploi  et  un  exercice  constant  de  la  bonte  et  de  la 
«  sympalhie,  un  sacrifice  de  chaque  minute  envers  les 
«  aulres;  c'estla  bonte  mise  en  pratique  perpetuelle  et  re- 
"  velee  par  de  petits  actes  qui  plaisent  et  qui  charment.  » 

Meme  dans  la  vie  domeslique,  la  politesse  est  excellente, 
et  Ton  s'enecarte  trop.  Unpoete  americain,  dans  son  style 
figure,  exprime  cette  idee  fort  juste,  que  Ton  est  plus  heu- 
heureu.x  au  sein  de  I'existence  privee,  par  la  politesse  et  la 
bonne  grace  de  ceux  qui  nous  entourent  que  par  de  grands 
actes  de  charite  et  de  devouement.  Ceux-la  sc  representent 
a  de  longs  inlervalles  dans  la  vie ;  mais  le  savoir-vivre  et  la 
politesse  sont  de  chaque  jour.  «  C'est,  dil-il,  un  modeste 
«  courant  qui  coule  incessamment,  un  faible  ruissenu  qui 
«  se  glisse  en  secret  entre  les  murs  d'un  intcrieur  domes- 
«  lique  ct  le  long  dcs  senliers  de  la  vie  privee  ;  sans  faire 
«  aucun  bruit  dans  le  monde,  il  devient,  en  deflnilive, 
«  un  Iribut  plus  important  dans  la  masse  des  consolations 
«  et  des  feliciles  humaiues  que  tel  acte  soudain  de  munifl- 
«  cence,  torrent  transiloire  et  passager  qui  s'elance  avcc 
«  fracas,  qui  etonne,  epouvante,  et  souvent  n'a  pas  de  fe- 
«  condite  reelle. » 

Ne  pas  observer  les  usages  recus,  c'est  deplaire  a  ceux 
qui  les  observcnt ;  c'est  les  accuser  de  folic  on  de  maiivnis 
goiit,  c'est  presque  temoigner  son  antipathic.  11  faul  done 
se  lever,  marcher,  saluer,  parler,  a  pen  pres  conime  tous 
les  membres  de  la  societe  qui  nous  environne,  se  distin- 
guer  seulement  par  une  simplicitc  ct  une  amenilc  plus 
grandes,  et  observer  les  mille  pelites  convenances  du  temps 
el  du  pays  on  Ton  eslne. 

Nous  recueillerous  ces  regies  fort  simples  mais  nccess.ni- 
res  du  savoir-vivre,  tclles  (|uc  la  praliquent  aujourd'liui  les 
hoinmcs  bien  eleves  de  I'Earope  entiere. 

{La  suite  a  un  numero  prochain.) 


PETITES  MOBALES. 

PETITES  MOBALES. 


87 


CARNET    DUN   VIEUX   CURfi. 

Kemeltre  au  IcndemaiD.  —  Waller  Scoit. 

La  mode  en  mcdeciae.  —  Cure  merveilleuse.  —  Digiiiledu  travail. 

Coagulation  du  lail.  —  Les  insectes  balayeurs. 

Bon  sens  vaat  inicux  que  science. 

^  I  [irinccsse  Naasicaa.— Etymologic  de  quelqnes  d^siguatlous  am6ricaines. 

La  priere. 


aXMXTTBE  AV  LXiaSEmATN. 

Waller  Scolt,  ecrivanta  un  ami  qui  avail  obtenu  un  em- 
plui,  liii  donnail  ce  sage  conseil  : 

«  II  faul  avoir  grand  soin  de  resisler  au  penclianl  qui 
«  vous  enlraine  facilcmenl,  lorsque  les  lieures  de  la  jour- 
II  nee  ue  sonl  pas  toutes  rcmplics  :  je  veux  parler  de 
<i  ce  que  les  bonnes  femmes  appellenl  d'une  raanierc 
(I  si  expressive ,  fldner.  Ayez  pour  devise  :  Hoc  age 
«  {remptis  la  tache).  Ne  renicllez  pas  au  lendemnin  ce 
«  que  vous  avez  a  faire  ;  ne  prenez  voire  recreation  qu'a- 
«  pres  le  travail,  jamais  auparavaiil.  Quand  un  regiment 
«  est  en  marche,  on  voil  souvenl  la  confusion  se  mellre 
«  dans  les  rangs  de  I'arrierc-garde,  a  cause  du  mouvement 
cc  irregulier  et  interrompu  de  I'avant-garde  :  il  en  est 
«  de  meme  des  affaires.  Si  la  premiere  en  tele  n'est 
j  «  pas  cxpediee  avec  promptitude  et  regularile,  d'autres 
u  (Mioses  se  rcunissant  a  cille-ci,  les  affaires  s'accumulenl 
"  I'l  la  confusion  devient  telle,  que  la  "ete  la  niieux  orga- 
«  iiisee  ne  peut  plus  y  sufDre.  De  grace,  ecoutcz  cccijc'esl 
«  une  tendance  d'esprit  Ires-commune  chez  les  liommes 
II  d'intelligence  et  de  talent,  quand  leur  temps  n'est  pas 
tt  bicn  regie,  et  qu'il  est  soumis  a  leur  caprice.  » 

«  Semblable  au  lierre  qui  enloure  le  chene,  le  lalsser- 
«  aller  affaiblit,  s'il  ne  detruit  pas  entieremenl,  la  puissance 
<i  des  efforts  courageux  et  necessaires  aux  succes.  Je  fais 
a  preuve  de  trop  d'amitie  en  vous  donnant  ce  conseil  pour 
«  avoir  bcsoin  de  m'en  excuser;  mais  j'espcre  apprendre 
<i  bienlot  que  voire  exactitude  est  comparable  a  celle  d'une 
«  horloge  hoUandaise,  que  les  heures,  les  qucrts,  les  mi- 
«  nutes,  lous  les  instants  de  voire  journee,  sonl  regies  de 
"  meme.  C'cst  le  point  decisifdans  la  vie  bumaine ;  avec 
••  ccla,  on  pent  toiit  risqucr,  et  tout  se  rijparc.  » 


LA   MODE   EN  SIEDECINB.    —  CDBS   BIEBVEILLEUSE. 

Entre  les  annecs  1730  el  17C0,  la  rage  mcdicalc  de  I'eau 
de  goudron  dominait,  comme  I'eau-de-vie  el  le  sel,  i'hy- 
(Iropatliie  el  aulres  rcmedes  univcrsels  onl  ete  de  mode 
derniercmcnl.  Les  journaux  ne  ccssaient  de  raconlcr  les 
mervcilleuses  cures  obtenues  par  I'usage  du  goudron  em- 
ployi;  sous  toutes  les  formes.  On  vit  parailre  une  mullitudc 
(le  pamplilets  et  de  memoires,  dent  le  plus  ctJlebrc  ful 
ccrit  par  Ic  doctcur  Dcrkeley,  evi;que  pruleslautde  Cbjyne, 
sous  oc  litre,  intitule  :  Iris,  on  Chaine  dc  reflexions  el  de 
rcclierehes  pliilosophiques  sur  I'eau  dc  goudron.  A  peine 
cxislait-il  ime  maladie  que  le  public  ne  s'imaginat  pouvoir 
giierir  avec  ce  remtide  precieus,  mais  peu  aromatique.  Cer- 
keley  prelendit  que  I'eau  de  goudron  elaitinfaillible  pour  les 


coliqucs  nerveuses;  d'autres  dijclarerent  qu'elle  les  avail 
gui^ris  dc  la  goulte ;  chez  plusieurs  elle  avail  cbassela  fievre, 
les  maux  de  dents,  les  asthmes  et  la  consomption.  Mais  les 
succes  les  plus  remarquables  obtenus  par  le  goudron  s'e- 
taienl  raanifestes  sur  les  membres  fractures.  Dans  une  letlre 
d'Uorace  Walpole  a  sir  Horace  Mann,  publiee  derniere- 
menl,  on  lit  le  recit  d'un  fait  des  plus  bizarrcs.  —  On  cn- 
gagea  un  marin,  qui  s'etail  casse  la  jambe,  a  faire  son  rap- 
port a  la  Societe  royale.  11  ecrivil  en  ces  lermes  :  «  M'elaut 
fracture  la  jambe  en  lombant  du  haul  d'un  mat,  je  me 
contentaid'y  appliquer  de  I'eloupe  imbibee  d'cau  de  gou- 
dron, etccpendanl  je  pus  marcher  au  bout  de  trois  jours 
comme  avanl  I'accidenl.  »  L'hisloire  parut  incroyable,  car 
jamais  on  n'avait  reconnu  dans  le  goudron,  et  moins  en- 
core dans  I'eloupe,  d'aussi  mervcilleuses  proprieles ;  on  ne 
pouvait  guere  non  plus  s'en  rapporler  a  la  simple  asser- 
tion d'un  pauvre'marin.  La  Societe  demanda,  avec  raison, 
une  plus  ample  information,  el  je  .suppose  qu'elle  exigea  des 
preuves.  Plusieurs  avaient  des  doutes  sur  la  realitii  de  I'ac- 
cidcnt;  mais  celle  partie  de  I'bistoire  ful  veriBee.  Cepen- 
danton  avail  encore  peine  a  croire  que  le  goudron  el  I'e- 
toupc  eussenl  ele  les  seuls  remedes employes;  el guerir  une 
jambe  cassce  en  Irois  jours  paraissail  non  moins  merveil- 
leux,  en  admellanl  meme  qu'ilspussent  produire  de  pareils 
effels.  Plusieurs  lettres  furcnt  echangees  entre  laSocicleel 
lepalicnt,  quifit  de  nouvelles  prolestalionseljura  qu'il  n'a- 
vait eu  recours  a  aucun  autre  remede.  Cel  bomme,  apres 
tout,  disail  la  verite.  Je  crains  que  celle  methode  promple 
el  peu  coijteuse  n'ait  pas  et(>  fori  goiltee  des  cbirurgiens 
en  general.  Quoi  qu'il  en  soil,  vous  serez  ravi  de  la  naive 
et  honnele  .simplicile  du  marin.  II  ajoutail  en  postcriplum 
dans  sa  derniere  letlre  :  «  J'ai  oublie  dc  dire  a  vos  sei- 
gneuries  que  la  jambe  tjlait  de  bois.  » 

Celle  hi.stoire ,  quoique  vraie ,  n'est  pas  telle  que 
Walpole  la  racontc.  Le  tour  ful  joiie  par  John  Hill,  un  des 
bommes  les  jilus  excentriques  du  temps,  que  les  membres 
de  la  Societe  royale  avaient  refuse  d'admettre  parmi  eux. 
II  se  vengea  en  leur  envoyant  un  rapport  sur  la  cure  extra- 
ordinaiie  du  marin,  comme  la  tenant  d'un  praticien  de 
campagnc  ;  alors,  lous  ces  savants  reunis  se  mirent  gravc- 
ment  a  disculer  le  cas  extraordinaire,  s'enlr'aidant  de  leur 
savoir  medical  el  scicntillque.  Le  rcsullat  de  celle  savanle 
deliberation  (5lant  devenue  public,  sir  John  Hill  envoya 
une  secoiule  letlre  par  laquelle  il  prevenait  la  socieli;  qu'il 
avail  oniis  de  pailer  d'une  circonslajice  au  sujet  de  la  cure, 
c'est  que  le  marin  avail  une  jambe  de  bois. 

Celle  jilaisantcriecircula  de  lous  cotes;  on  crut  moins 
aux  verliis  iinivcrsellcs  du  goudron  et  de  I'eau  goudronnee, 
et,  peu  de  temps  apres,  ces  remedes  furcnt  completcment 
dedaigntjs. 


DIGNITE  DU  TRAVAIL. 

J'ai  foi  dans  le  travail.  J'adore  la  boiile  divine  qui  nous 
a  places  dans  un  monde  oil  le  travail  soul  nous  soiilienl. 
Quand  memo  je  le  pourrais,  je  ne  voudrais  pas  cchangcr 
conlre  une  volupte  sans  borues  notre  assujellissement 
aux  lois  ou  aux  maux  physiques,  aux  besoins  de  la  faini 
et  du  froid,  et  la  niicessile  de  nolrelulte  incessante.  Quand 
meme  je  le  pourrais,  je  ne  voudrais  point  tempcrcr  les 
elements  de  sorle  qu'ils  ne  nous  donnassenl  que  des  sen- 
sations agreahles.  Une  vegetation  lellemenl  cxulierante,  qui 
priiviendrait  tons  nos  besoins,  et  des  mincraux  asscz  mal- 


88 


PETITES 


Icallcs  pour  n'opposer  oucune  resistance  A  noire  force  et  il 
liotrc  ndressc  rciidraicnt  ce  monJe  fort  iiisipiJe. 

(jue  ferions-iious?(|uo  dcvicndrions-iious?  A  quoi  cm- 
plojer  noire  force?  Quelle  csqjerance  et  quelle  craintedi- 
versifieraient  noire  existence?  quelle  nuance  en  varierait  la 
trame?  Ce  scrait  un  longsommeil. 

Un  IcI  univcrs  ne  pourraitproduirc  qu'unc  race  mepri- 
sablc.  L'homme  doit  sa  croissance  et  son  cnergie  a  cet 
cjcercice  constant  de  sa  volonle  contrc  les  difficulles,  que 
nous  oppelons  efforts.  Le  travail  facile  et  agreable  ne  pro- 
duit  pas  des  amcs  puissantes  et  ne  donne  point  a  l'homme 
la  conscience  dc  son  pouvoir. 

Agissons,  luttons,  perseverons,  sachons  conquerir  la 
force  de  la  resistance ,  I'habitude  du  travail,  celle  d'en- 
durcr,  de  combatlre,  forces  sans  lesquclles  tous  les  autres 
talents  acquis  devicnnent  inutiles. 

O'CoSJtElL. 


COAGUZ.ATIOIIJ  SU  I.&IT. 

La  coagulation  du  lait  an  nioyon  d'une  simple  membrane 
buniide  est  un  phenomenc  si  rcmarquable  et  si  difOcile  a 
cx]]liquer,  que  Ton  ne  s'elonnc  pas  qn'il  ait  excite  ralten- 
lion.  On  a  fait  des  experiences  sur  la  membrane  memo, 
aDn  de  s'assurer  de  ses  effels.  Parmi  ces  experiences,  il  en 
est  une  trcs-interessanle  faile  par  Derzdlius.  II  rapporle 
qu'il  prit  un  morceau  de  I'intcrienr  de  I'estomac  d'nn  vcau, 
le  nettoya  avec  soin,  le  secha  Ic  plus  completcmcnt 
possible,  le  pesa  soigneusenient,  le  mit  dans  dix-huit  cents 
fois  sa  pesanleur  de  lail,  et  fit  chauffer  le  tout  a  cent 
vingt  degres  de  Fabrenlieil.  Aprcs  quelque  pen  de  temps, 
la  coagulation  fut  complete.  Alers  il  ola  la  membrane,  et 
apres  I'avoir  lavee  et  seclice,  il  la  pesa  de  nouveau  i  la 
perte  fut  d'un  peu  plus  dun  dix-septieme  du  poids.  D'apres 
cette  experience,  la  partie  dissoute  de  la  matiere  active  de 
la  membrane  avait  coagulc  environ  trente  mille  pesant 
dc  lait. 

(Fowncs's  chemical  Prize-Essay .) 


IXS  INSECTXS  BAIiAYEUaS. 

Dieu  a  veillc,  non-seulement  a  la  beaute,  a  I'harmonie, 
mais  i  la  proprete  de  noire  monde.  Quand  les  crevetles 
paraissent  sur  nos  tables,  nous  ne  nous  doulons  gnere 
des  fonclions  de  neltoyage  universcl  qu'ellcs  reniplissent 
pendant  leur  vie. 

L'cmploi  allribue  a  ce  crustacc  semble  elrc  analogue  a 
ceUii  de  qneli|ues  insccles  terrestres,  dont  la  lache  est  de 
faire  disparaitre  les  deliris  de  la  matiere  animale  apres  que 
lesltelcs  de  proies'en  sontrassasiees.  Si  Ton  place  le  cada- 
vrc  d'une  grenouille  ou  d'un  petit  oiseau  mort  pres  d'une 
fourmilierc,  ces  insccles  I'ont  bien  vite  reduit  a  I'clat 
dc  squeletle  soigneuscment  netloyc.  L'espece  des  cre- 
vetles, agissant  par  legions,  enlcve  aussi  proniptement 
autour  des  os  la  trace  de  la  cliair  des  animaux  abandonncs 
a  leurs  ravages.  Ce  sont  enfin  les  cureurs  et  les  balayeurs 
de  rOciian  ;  et  nialgre  Icur  imnionde  fonction,  ils  sont 
encore  utiles  apres  leur  mort,  a  tilro  de  comestible  deli- 
cat,  agreable  et  nourrissant. 


BON  SENS  VAOT  MI£UX  QOE  SCIENCE. 

La  princesse  Nausica  ou  Nausicaa,  une  des  hcro'ines 
d'llumerc,  et  Clio  du  roi  des  Piicacicns,  est  representee  par 


I 


510  HALES. 

le  poete  de  la  manii5rc  !a  plus  naive  ef  la  plus  aimahle.  Cellc 
iille  de  roi,  radolesccnte  des  temps  priniitifs,  joint  a  la 
double  ingenuite  dc  son  cpoquc  hislori(iue  ct  de  son  ago 
personnel  une  grace  naturelle ;  et  ce  melange  prete  un 
charme  extreme  au  caractere  de  la  jcune  die. 

Dans  une  des  plus  jolics  scenes  oiicllc  apparail,  clle  jouo 
a  la  balle  avec  ses  compagnes  sur  la  greve  converle  de 
sable  et  battue  des  (lots  de  la  mer.  Un  naufrage,  Ulysso, 
jete  par  la  tempele  sur  cette  plage,  s'estcndornii  dcniorc 
un  roc,  ct  la  balle,  lancce  par  une  main  trop  vive,  s'est 
cgaree  de  son  cote ;  on  la  cherehc,  on  rit,  on  se  presse,  et 
les  jeunes  filles  rieuses  aceourent  jusqu'a  la  caverne,  on 
elles  apercoivent  avec  etonnement  le  naufrage  elendu 
sur  le  sable  et  que  leurs  cris  joycux  rcveillenl.  Nausica 
s'arrele  emue  d'une  profonde  pitie  pour  le  nialhcureux ; 
c'est  une  des  plus  dclicieuses  scenes  de  ce  vienx  roman 
grec,  qui  s'appelle  I'Odysscc,  et  qui  a  etc  pour  Tanliquilo 
paienne  ec  (|ue  liobinson  Crusoe  est  pour  nous.  Or,  comnie 
les  tjrecs  n'avaicnt  pas  deux  mots  pour  exprinier  une  balle 
ct  une  sphere,  el  que  pour  eux  une  balle  elail  une  sphere, 
et  une  sphere  une  balle,  voici  Tctrange  erreur  dans  la- 
quelle  est  tonibeun  moderne  hislorien  derastronomie,  lo 
savant  allemand  Wcidlcr.  II  dit  que  I'usage  de  la  sphere 
i-emontc  a  Nausica,  princesse  qu'il  croit  el  prelend  avoir 
etc  fort  instruite.  Weidler  a  traduit  ces  mots  d'llomcre  , 
Nausica  trouva  enftn  la  balle,  par  ccux-ci :  Nausica  in- 
ventacn/in  la  sphere.  De  sorte  que  celle  jeune  flUede  roi, 
celebre  dans  VOdyssee  pour  avoir  tres-bien  su  blanchir  lo 
linge,  conJuire  uncharel  jouer  a  la  balle,  est  transformee 
par  I'drudit  en  aslronome  de  premier  ordre.  Un  pcu  de 
raison  est  preferable  a  beaucoup  d'erudilion.  Bon  sens 
vaut  mieux  que  science. 


STZmOLOOIE  DB    QUELQUES    DSSIQHATIOKS 

AUEBICAINES. 

Rien  ne  se  perd  ct  no  s'efface  plus  vite  qu'une  elymolO' 
gie.  Di'ja  la  designation  si  recenlc  des  divcrses  parlies  dci 
litals-Unis  est  obscure  et  pcu  connue. 

Le  pays  du  Maine  fut  ainsi  appelo,  des  1638,  d'apres  le\ 
;Uatne  en  France,  province  dont  llenriclle-Marie,reined'An- 
gleterrc,  claitalors  proprielaire.  —  New-Hampshire  elail  Ic' 
nom  que  Ton  donna  au  terriloire  conferc  au  capilaine  John 
Mason  par  leltres  palenlcs,  le  7  novembre  1G39,  eu  egard 
au  palente,  qui  elail  gouverneur  a  I'ortsmoulb,  dans  le 
Hampshire,  en  Anglcterre. —  Vermont  fut  ainsi  nomme  par 
les  hubilanls  dans  leur  declaration  d'independance,  10  Jan- 
vier 1777,  d'apres  les  mots  francais  ticrl  ct«ion(  (monla- 
gne); —  Massachusetts,  d'apres  une  tribu  d'Indiens  dans 
le  voisinage  de  Boston.  On  croit  que  cette  In'bu  a  rccu  son 
nom  des  Montagues  bteues  dc  Willon.  «  J'ai  appris,  dit 
Roger  Williams,  que  Massachnsclls  fut  ainsi  appele  des 
Montagncs  bleucs.  —  Rhode-Island  fut  nommee,  en  16i-5, 
par  rapport  a  I'ilc  de  Rhodes  dans  la  Mcdilcrrance.  — 
Connecticut  s'appcla  ainsi  d'apres  le  nom  indien  de  son 
principal  flenve;  — New-York  et  Albany,  d'apres  Ics 
personnes  auxqnellcs  ce  teniloire  fut  concede. —  Pen- 
sylvanie  ,  en  16SI,  d'apres  William  Penn;  —  Delaware, 
en  1705,  de  la  bale  de  Delaware,  sur  laquelle  elle  est  si- 
tuee,  et  qui  recut  le  nom  dc  lord  de  la  War,  dccede  dans 
cette  bale ;  —  Maryland,  en  I'honneur  de  Uenrielte- 
Marie,  femme  de  Charles  \",  roi  d'.\nglelcrre,  d'apres 
dc3  letlrcs  palenlcs  concedees  a  lord  Ballimore,  le  30  juia  | 


1    7    VL-G  29 

NATURAL 
HISTORY. 


<fi32.  —  La  Virginle  fiit  ninsl  nomm6e,  en  1384,  J'aprc'; 
Elisaliclli,  la  vicrge-rciiic  d'Aiiglolcrre.  — La  Caroline, 
nominee  ainsi  par  Ics  Francais,  en  I.i6-S,  en  I'lionnfiir 
du  roi  Charles  IX  de  France. — La  Gcorgie,  en  117-2, 
en  rhonneur  du  roi  George  III.  — Alabama,  en  1817,  d'a- 
pres  sa  principalc  riviere.  —  Mississij;!,  d'apressa  liniile 
au  couchant.  On  dit  que  Mississipi  venl  dire  grandc  ri- 
viere ;  c'e.st  une  riviere  formee  par  la  reunion  de  plusieurs 
aulres.  —  La  Louisiane  fut  ninsi  nppelee  en  rhonneur  de 
Louis  XVI,  roi  de  France.  —  Tenncsce,en  1796,  d'apresla 
principalc  riviere.  Le  mot  Tennesee  signifie,  dil-on  ,  une 
cuiUerrecourbee.  — Kentucky,  en  1782,  d'aprcs  sa  prin- 
cipalc riviere. —  Itlinnis,  en  1809,  d'apres  sa  principalc  ri- 
viere. Ce  mot  signifie,  dit-on,  la  riviere  ilcs  hommes. —  In- 
diana, en  1802,  d'aprcs  les  Americainslndicns. — Ohio,  en 
1802,  d'apres  sa  limile  du  sud.  — Missouri,  en  1821,  d'a- 
pres >a  principalc  riviere.  —  Miehigan,en  1803,  du  nom 
du  1.1C.  —  Arkansas,  en  1819,  d'apres  sa  principalc  riviere. 
—  La  Floride  recut  ce  nom  de  J'lan  Ponce  de  Leon,  en 
1572,  pnrce  qu'elle  luldecouverl  un  dimanchedc  r.ii]Hes; 
en  cspagnol,  I'asctias  Flnridas. 

(Siinmoiid's  colonial  llagazinc.} 


PaiERE. 

Cli3m.nan(lc,  (3  jbii!cH8io. 

IVun  pouvoir  souvcrain  la  magiqiic  intluence, 

Etcrnel,  en  tous  lieux  revclc  ta  puissance ; 

Blais  que  I'on  to  sent  micux,  qiiand  scul  avec  son  cciir 

De  la  nature  amie  on  chcrclic  la  douceur ! 

Oui,  c'est  aux  champs  surlout  qu'il  fjut  que  Ton  t'Jionorc : 

Cost  la  qu'il  faut  I'aimer.  c'cst  la  que  I'on  I'ailore. 

Du  lever  du  sylcil  a  la  chute  du  jour 

Tout  nous  peint  ta  grandeur,  tout  nous  dit  ton  amour 

Dieu  puissant !  crealcur  dcs  spleildeurs  inllnies, 

Donl  mon  ame  louchce  entcnd  les  harmonics, 

Ahaisse  ton  regard  sur  moi,  faiblc  roscau; 

A  gcnoux  devant  toi,  dans  un  transport  nouvcau 

Je  voudrais  te  parlcr  un  inimorlel  langage 

(lui  puisse  se  redire  el  passer  cl'ago  en  age, 

Kt  du  feu  de  mon  ceeur  cnibraser  mcs  accents ; 

Mais  cc  feu  se  consume  en  efforts  imuuissanls. 

Jlcsurant  la  grandeur  ct  (a  magnificence, 

Je  dcmeure  frappe  do  ta  toutc-puissancc. 

Que  suis-je  pour  user  m'eleverjusqu'a  toi, 

Ou.ind  les  mondes  Ircmblanl^m.irchent  tous  sous  ta  loi?... 

Et  cependant  tout  dit  a  mon  ame  epcrdue 

Que  son  moindre  soupir  ira  percer  la  nuc ; 

Qu'une  larme  est  comptec  au  celeste  sejour, 

El  que  toule  douleur  nous  donne  ton  amour. 

Oui.  telle  est  la  p.Trolc,  et  niou  cocur  sc  rassure ; 

Tu  benis  I'humble  encens  que  t'offre  une  ame  pure. 

Au  chaos,  a  la  mort,  simple  alomc  arrache. 

Si  je  suis,  c'cst  par  toi ;  ton  souflle  ra'a  touclw ; 

La  lumiere  aussitOl  jaillil  ile  ma  paupiere. 

Ouvragc  de  tes  mains,  je  Ic  nomnie  mon  perc. 

Irnmortel  Createur,  souvcrain  roi  des  rois, 

ToLir  to  louer.  Seigneur,  que  n'ai-je  mille  voix  ! 

Tuisquc  rien  ne  saurait  eckapper  a  ta  vue. 

Que  mCme  ma  pensec  avant  moi  t'est  conn'ue. 

Quimporlent  de  mes  vceux  les  timides  accents, 

J'elevcrai  vers  loi  ma  priere  ct  mes  chants. 

Lorsqu'cllc  vient  du  coiur,  toutc  parole  est  belle. 

A  loi  icul  appailieni  la  Parole  elernelle. 


souvENin;;  ciiriLTii-N'j.  so 

SOUVENIRS  ET  MOIMUMENTS 


DB  i'aut  ciiheiien. 


FIcUffBHES.  —  XiOUVAIH. 

M.  de  Chateaubriand,  le  premier,  a  fait  ressprtir,  avec 
la  puissance  de  talent  et  la  verve  cclalantc  qui  le  caraclc- 
riscnt,  la  puissance  specialc  de  I'art  chrclien,  la  beante 
nouvelle  dont  11  s'est  enrichi  dcpuis  raveiitment  dn  spiri- 
liialismc,  etla  singulierc  grandeur  que  la  pcinture,  la  sculp- 
ture, I'architeclure.lanuisiquc.doivent  au  renouvellenient 
et  ci  I'afl'ranchissement  des  dcslinces  liumaines  par  le  chris- 
tianisrae. 

Ce  que  Ton  appelle  le  style  gothique  est  essenliellcment 
clirelien.  Ces  imnienses  arceaux,  ccs  vot'itcs  au  fond  dcs- 
quclles  se  perd  la  pensec,  ces  ogives  chargees  d'orDemenls 
si  dclicats  et  s'elancant  vers  I'infini  avec  une  grace  et  une 
legcrcto  si  ravissantes,  senile  resultat  du  genie  septentrio- 
nal, ami  du  mystcre,  et  s'alliant  au  genie  chrclien. 

Parmi  les  moimmeuts  de  eel  art  nouveau,  nous  choisi- 
rons  les  moins  connus  et  les  plus  hrillanls.  Lc  crayon  ct  le 
hurin  des  artistes  celebrcs  et  cprouvcs  reproduironl  ccs 
chefs-d'oeuvre  singuliers,  ohjcls  de  legitime  orgucil  pour 
les  peujiles  modernes.  II  n'y  a  pas  de  pays  plus  riche  en 
monuments  dc  I'art  golhique  que  la  Flaiidre. 

La  Flandre  doit  a  son  catholicisme  populaire  une  phv- 
sionomie  specialc,  animec,  originale.cl  qui  jilail  alimagi- 
nation.  Pays  fecond  et  cependant  pittnrcsiine,  ellc  possiiju 
(luelqueslocalitcs  c|ui  nele  cedent  iiullemcnl  ,i  la  Suisse  en 
riches  accidents,  el  qui  reinjiorlcnt  sur  toutes  les  conlrees, 
pour  lc  luxe  de  la  vegtitati m.  Je  cilcrai  la  petite  ville  dc 
Cassel,  jelee  sur  une  collinc  d'ou  le  voyageur  voit  au  loin 
so  developperun  panorama  dclicieu.xet  immense  de  villcs, 
de  vilh,ges  et  de  hourgs.  Les  villcs  de  Flandres  les  moins 
renommces,  comme  le  dit  tres-hieii  un  ecrivain  modcrne. 
«  M  Bcrthoud,ontlcursbeautespiltorcsqiies;  Valenciennes, 
«  par  e.\emple,  avec  sa  vasic  rcinture  de  forlilications  aii- 
■i  guleuscs  et  leslarges  eaux  qui  la  baignent ;  Valenciennes, 
«  avec  ses  rues  qui  serpentent,  toutes  noires  de  la  lionillc 
«  que  broient  sur  son  pave  les  pieds  de  huit  cents  mineurs. 
I.  C'ctait  au  quatorjierac  siiicle  qu'il  fnllait  voir  Valencien- 
«  nes!  Des  maisons  a  piguons  pointus  el  sculptiis  dressaieni 
«  vers  le  cicl  lenrs  toils  angiilcux  llaiMimjs  de  qnelques 
«  pigeonniers  en  lourelle;  un  double  etage  s'allongeail  an- 
«  dcssus  du  rez-dc-chaussce,  comme  pour  .servir  d'ahri  el 
«  de  vestibule  au  visiteur  qui  heurlail  lc  brillant  marlean 
«  dela  porte.  Enfin,laplnparl  du  lemps,  Ics  laiges  feuillos 
«  d'une  vigne  el  ses  rameaux  torlucux  a  gro.sses  giappes 
«  noires  ou  vcrmcilles  tapissaient,  depiiis  le  seiiil  jusqn'an 
I.  toil  la  facade  de  ces  habilalioiis,  el  c'elail  a  havers  u;i 
«  massif  de  verdure  que  sc  laissail  enlrcvoir  I'ogive  des 
II  fenclres.  n 

Cellc  poesic  de  noire  feoda'ite  elirclienno  rcsjiire  d.in-: 
loute  la  Flandre. 

Le  pays  de  Ilubens  el  de  Van  Dyck  est  dignc  de  ces  ar- 
tistes. 0  Pour  le  bieii  piger.  dil  le  memo  ecrivain,  il  faiil 
ci  assister  a  une  veillee  naiiiaiide,  inlendre  les  mcrvei  leux 
(1  cnntesdonl  s'y  niDnlre  prodiguc  la  plusignnrantc  vicills 
1  femme,  eonlcs  empreiiils  d'une  poesic  sombre  ct  fanlas-' 

-12 


so 


VIE   I'lllVEE 


<i  liqiic,  d'un  caractere  quo  roii  lie  rptroiive  en  aiicuii 
«  auliT  lipu  ;  assisler  a  ces  feto.s  LizaiTfs  que  I'on  rcncon- 
n  Ire  iliins  cliaque  viUe  du  iion!,  et  qui  ne  Ic  cedent  as- 
u  suremenl  poiut  en  clrangete  aus  feles  du  iiiidi  de  la 
n  France,  n 

Quiconque  s'cst  ari-cle  devant  Ics  belles  cathedrales 
d'Anvers,  de  Eriixollcs,  de  Gand,  convicndra  qu'une  seve 
jmclique  el  arlislique  trcs-puissanlecircule  cliez  ce  peuple. 

Mais  ce  ne  soiit  pas  seulemenl  les  monuments  rcligieux, 
cglises  et  abbayes.  qui  mci'ilcnt,  en  Flandre,  I'admiralion 
du  voyageur  el  de  I'artistc.  La  religion  elail,  au  moyen 
Sge,  la  science  universelle,  elle  conslituait  a  clle  seule 
toute  la  politique,  loutc  la  poesie.  L'arcbilectiii-e  religicuse 
ne  tarda  pas  a  envabir  la  vie  privec,  ct  la  meme  finesse 
d'ornemeiils,  la  mcme  barmonie  dans  la  grandeur,  la  meme 
finesse  de  details,  la  momcoriginalited'crfetcld'ensemble, 
que  Ton  avait  admires  sous  les  vaslesnefs,  se  reproduisirent, 
avcc  des  nuances  diverses,  dans  les  edifices  consacres  a  U 
vie  privee  ou  a  I'administration  publiquc. 

Vers  la  fin  du  quinzieme  siccle,  lorsque  la  bourgeoisie 
llamande  ctait  llorissante,  lorsque  I'art  gotbique,  ayant 
douneses  produits  les  plus  grandioses,  tournait  a  la  grace 
cl  a  relegance,  on  vit  s'elever  a  Louvain  le  modelele  plus 
achevc  ct  le  plus  exquis  de  cctte  arcliitcclure,  I'butel  do 
ville  de  celtecite  (1|.  II  n'y  avail  qu'une  civilisation  ac- 
complie,  qu'un  art  Ires-avance,  qui  pussent  atleindre  ce 
degre  de  legerete  et  de  finesse. 

Un  lei  monument  devait  sorlir  des  mains  d'une  bour- 
geoisie calbolique  opulente,  eclairee,  fiere  d'elle-meme,  et 
pleine  de  pretentions  aristocratiqucs  juslifiees  par  son  gout 
el  son  pouvoir.  Rien  de  lourd,  rien  de  faslueux;  c'esl 
lout  simplcment  un  rectangle  de  qualre-vingts  pieds  de 
long  sur  quarante  de  large,  llanquc  de  qualre  tourclles 
li  cs-minces,  qui  s'clcvcnl  en  forme  de  minaret,  et  qui  pro- 
duisent  I'effet  le  plus  gracieux.  Le  toil  pointu  est  de  la 
plus  grande  simplicilc;  deux  aulres  lourelles  hexagoues, 
qui  en  couronnent  le  sommel,  corrigent  ce  qu'il  y  aurail 
do  disgracieux  dans  cette  forme  poinlue,  et  s'harmonisent 
merveilleu-scmcnt  avec  Icurs  qualre  sreurs.  Mais  ce  qu'il 
I'aul  admirer  surloul,  c'est  la  proportion  cbarmanle  des 
vingt-buil  fcnelres  de  la  facade,  de  rencadrement  qui  Ics 
decore  el  des  comparliments  qui  les  divisent.  II  y  a  dans 
de  Idles  crealions  comme  une  musique  pour  le  regard; 
I'reil,  parloul  cliarmc,  glisse  delicieusemenl  d'un  objet  a 
I'autre,  Ibarmonie  complete  du  tout  ne  lui  permct  pas 
de  s'arrC'ter  d'abord  sur  les  details;  la  coquellerie  de- 
licate deces  deruierslui  derobc  lunile  de  I'ensemble.Mais 
a  la  rellexiun  I'ou  s'etonne  de  ce  melange  extraordinaire  de 
simplicile  et  de  beaule,  de  naivete  et  de  grSce. 

Louvain  est  fier,  a  juste  litre,  de  ce  bijiiu  architectural 
vraiment  unique  en  Europe. 

On  sail  de  quelle  puissance  republicaine  el  comnier- 
ciale  celle  ville  libre  etait  mailresse  pendant  le  moyen 
Sge.  Kous  rcviendrons  plus  lard  sur  les  ebroniques  iitle- 
rcssantcs  du  temps  de  sa  splendeur.  ("est  en  eflel,  et  memo 
aujourd'bui,  une  ville  esscnliellemenl  catholi(|ue. 
(  La  coitliedrale  de  Cologne  a  un  jirochain  numcro. ) 

li)  Voij.  Ij  licllc  giaviiic  sur  acicr  jointe  S  noire  iiumrro. 


VIE  PRIVEE  DES    OISEAUX, 

Liions  Mocuiis,  LEuns  nAmiuDus,  leciis  is.si;kcis. 


£A    CAII.I.B. 

Suiicll). 

Les  caillcs,  selonM.  Daniel,  se  reunissent  en  immcnscs 
bandes  et  Iravcrscnt  la  Medilerranee,  de  I'llalie  aux 
bords  de  rAfrique,  relourncnl  encore  dans  le  prinlemps, 
s'arrelenl  frcquemmenl  dans  les  ilcs  de  I'Archipel,  qn'elles 
couvrenl  presque  de  Icur  nombre.  C'est  d'elles  que  lo 
nom  d'Orlygia  derive.  Elles  sont  si  abondanlps  a  Capri, 
que  le  principal  revenu  de  I'eveqiie  et  de  quelques  con- 
vents provient  des  cailles  qu'ils  euvoient  a  Naples.  Aleur 
arrivec  a  Alexandrie,  une  si  grande  multitude  est  cxposce 
sur  les  marcbes,  qu'on  pent  en  acbeler  trois  ou  qualre 
pour  un  sou.  L'cquipage  d'un  vaisseau  marcband,  qui  n'c- 
lait  nourri  que  de  ces  oiseaux,  poria  plainle  au  consul  de 
la  marine  contre  son  capilaine,  qui  nelni  donnait  que  des 
cailles  a  manger ;  I'abondance  deprecie  mcme  Ics  mels  les 
plus  delicals.  L'auteurdes  Icttrcs  de  la  Campagna-Felice 
raconte  I'anecdole  suivante,  qui  explique  comment  une 
siincroyableabondancede  caillcs  se  Iroiive  quelquefoissur 
celle  parlie  des  coles  de  la  McJIterranee. 

«  Pendant  que  le  Capilan  -  Bey  bloquait  le  port  d'A- 
Icxandrie  avec  sa  llotle  turque,  un  des  malclols  grecs  de 
son  vaisseau  avail  pris  deux  ou  trois  cailles  qui  s'elaient 
pei'cbees  sur  les  agres.  Le  musulman  le  recompcnsa  gc- 
nereusemenl ,  et  dcsirant  de  varier  la  mauvaise  clii're 
qu'une  flolte  en  etat  de  blocus  est  obligee  parfois  de  subir, 
il  promil,  pour  se  procurer  ce  mels  aussi  rare  ([ue  de-  A 
licat,  une  piasire  pour  cbaque  oiseau  qu'on  lui  apporle-  ^j 
rait.  En  pen  de  juurs  les  agres,  les  voiles  et  les  vcrgucs 
furent  converts  d'une  immense  quantilc  de  caillcs ;  on 
en  prit  un  grand  nombre,  qui,  devanl  cire  payees  si  ge- 
nereusemenl,  furent  porlees  dans  la  cbambre  de  I'officicr. 
Pour  se  tirer  d'embarras  et  ne  pas  ruiner  sa  bourse  ni  man- 
quer  a  sa  promesse,  le  bey  n'eut  d'auire  allernalive  que 
de  gagner  au  large  ct  d'abandonner  la  cole  pour  se  sous- 
traire  aux  visiles  de  ces  elrangers  dispendieux.  »  II  en 
apparul  un  nombre  si  prodigicux  sur  les  coles  de  I'esl  du 
royaume  de  Naples,  qu'on  eii'pril  ccntmille  dans  un  jour, 
dansun  espace  de  trois  a  qualre  niilles.  La  pluparl  decel- 
b'S-ci  sont  portees  li  Home,  oil  elles  soul  tres-cslinioes,  ct 
vendues  a  un  prix  exlrcmement  cleve.  (iall,  dans  son 
voyage  en  Sicile,  decrit  ainsi  I'ardeur  et  I'excilalion  quo 
jiroduit  la  saison  de  la  caille  : 

((  Au  mois  de  scplembre,  des  groupes  de  cailles  arrivcnt 
du  coulinenl  de  Sicile,  ct,  faliguecsde  leur  course,  on  Ics 
prend  facilement  a  Icur  arrivce.  Le  plaisir  quo  les  liabi- 
lanls  (rouvent  li  cela  est  ineroyable.  Des  groupes  de  lout 
age,  de  tout  sexe  el  de  lonles  conditions  se  iTuui.sscnt 
sur  le  rivagc ;  le  nombre  des  chasseurs  est  prodigieus. 
J'en  coniplai  onzo dansun groupe  cttrenle-qualrcd.iusres- 
pace  de  moinsd'iin  dcnii-niille,  se  composanl  de  deux  a 
cinq  pcrsounes,  avcc  plusieurs  cbiens.  Le  nombre  dc  ba- 
ll) I'lij.  iiMI,  p.  01. 


DES  OISEAUX. 


01 


leans  est  pcvil-ctre  plus  grand  que  colui  Jcs  chasseurs  dc 
lerre;  du  malm  au  soir  ils  gucllenl  I'apparition  des  oi- 
soam.  » 

Dcs  mn'cs  Je  cailles  descendenl  aussi  dans  Ic  printemps 
sur  les  coles  de  Provence,  parliculieremcnt  dans  les  terres 
apparlenanl  .i  I'eveque  de  Frejiis,  qui  borJent  la  mer.  La 
on  les  irouvequelquefois  si  epuisees,  que  pendant  quelques 
jours  on  pcul  les  allraper  avcc  la  main. 

Au  niidi  de  la  Russie,  elles  sont  en  si  grande  quanlile 
vers  r('po(|ue  de  Icur  migration,  qu'elles  sont  prises  par 
millii'rs,  et  cnvoyecs  a  Moscou  el  a  Saint- Pelersbourg. 
u  II  est  probable,  continue  M.  Daniel ,  que  les  cailles  sont 
le  nii'me  genre  d'oiseaux  donncs  par  la  Providence  aux 
Israelites  mecontents ,  pour  Icur  servir  d'alinients  dans 
le  doscrl ;  jclees  sur  leur  passage  par  un  vent  du  sud-oucst, 
elles  jiincliaient  I'Egyple  et  rEthiopie  vers  les  coles  de  la 
mer  Itouge,  en  un  mot,  ces  contrees  ou  ces  oiseaux  sont 
encore  le  plus  nomhreux.  » 

Un  nnluralisle  distingue  dil  que  nous  avons  la  preuvede 
cet  instinct  de  migration  depuis  plus  de  trois  mille  ans. 

La  caille  est  pen  nombreuse  en  Angleterre;  mais  notre 
metropole  imporic  de  France  une  grande  quantile  de  ces 
oiseaux  de  (able.  Elles  sont  (ransportees  par  la  diligence; 
on  en  met  environ  cent  dans  une  boite  carrce,  divisee 
en  cinq  ou  six  compartimeiits.l'un  au-dessus  de  I'aulre,  et 
en  meme  temps  assez  eleves  pour  permeltre  que  les  cailles 
soienl  placees  debout.  Si  on  leur  accordaitune  plus  grande 
place,  elles  se  lueraient  bientot  elles-mcmes;  neanmoins, 
malgre  ces  precautions,  les  plumes  de  la  couronne  de 
leurs  letes  sont  presque  toujours  arrachees.  Lesboiles  sont 
garnies  sur  le  dcvanl  avec  du  fll  d'archal,  el  chaque  com- 
partiment  est  muni  dune  petite  auge  pour  les  aliments.  De 
cetle  nianiere elles  peuventclre  transportees  sans  difliculte 
a  une  grande  distance. 

Dion  que  I'urt  estimees  par  les  modernes,  les  cailles 
n'etaicnt  pas  en  grande  rcpulation  parmi  les  anciens.  Les 
Athcnicns,  selon  Pline,  les  rejelaient,  parce  que,  disaienl- 
ils,  elles  se  nourrisscnt  de  eigne,  et  parce  qu'elles  sonl 
le  seul  animal  sujet,  ainsi  que  I'homme,  a  I'epilepsie.  Nous 
ne  savons  pas  si  les  Atheniens  conserverent  longlemps 
CO  prejuge,  mais  il  est  certain  que  bannir  de  leur  table  un 
niorccau  dune  nature  si  friande  et  si  savoureuse,  ce  n'est 
pas  rqiondreaux  idces  du  luxe  et  du  bon  goul  dont  ils  se 
vanlaienl. 

Les  cailles  soul  les  plus  intrepidcs  de  la  race  a  laquelle 
elles  appartieunent.  On  sail  que  les  perdrix  tombenl 
morles  de  frayeur  lorsqu'elles  sonl  forctJcs  de  traverser 
un  ctroit  bras  de  mer.  II  en  est  tout  autremenl  de  la 
caille  ;  elle  execute  bravement  et  sans  crainte  ses  voyages 
de  migration.  Comme  elle  est  courageuse,  elle  est  egalc- 
menl  querclleuse,  surlout  pendant  la  saison  de  ses  amours, 
car  ses  contestations  se  Icrniinenl  souvent  par  une  destruc- 
tion muluelle,  Cetie  bunicur,  d'oii  est  nc  le  proverbe 
grec  :  «  Aussi  querclleuse  que  des  cailles  en  cage,  »  por- 
tait  les  anciens  a  les  faire  combatire  Tune  conlre  I'autre, 
cominc  Ics  modernes  coqs  de  combat ;  leconqueranl  jouis- 
sait  dans  ce  genre  d'autantde  celebrite  que  le  vainqueur 
de  Derby. 

On  assure  qu'Augusle  punit  de  morl  un  prcfet  d'Egypte, 
pour  voir  achelc  el  tail  servir  sursa  table  un  dc  ces  o'iseaux 
qui  avail  acquis  une  grande  renommee  par  ses  victoires. 
Quel((uerois,  selon  M.  Daniel,  ces  combats  avaient  lieu 
cnire  un  homme  el  une  caille ;  la  caille  clail  dans  une 


large  caisse,  qu'on  mcll.iil  dans  Ic  milieu  d'un  ccrcle  trace 
sur  Ic  plancher ;  I'homnic  la  frappait  sur  la  tele  avec  un  de 
ses  doigis,  ou  lui  arraclinil  quelques  plumes ;  si  la  caille,  en 
se  defendant  elle-meme,  nedepassait  pas  la  limite  du  cer- 
cle,  son  maitre  gagnait  le  pari  ;  mais,  si  dans  sa  fureur 
elle  depassail  la  marque,  alors  son  digne  aniagonisle  elait 
declare  victorieux.  Lecombal  des  cailles  dressees  est  encore 
en  usage  en  Chine,  ou  de  gros  enjeux  sont  mis  sur  la  lei.; 
des  comballauls  respeclifs. 

On  a  remarque  depuis  longlemps  ((ue  le  chanldes  cailles 
est  une  de  leurs  qualiles  les  plus  allrayanlcs.  Athenee  le 
constate,  el  le  docleur  Bechslein,  dans  son  Iliiloirc  nalii- 
relle  des  oiseauxde  cage,  nous  dil,  qu'independamnient 
de  la  beaule  de  ses  formes  et  de  son  plumage,  le  chant 
de  la  caille  n'cst  pas  une  petite  recommandation  pour  I'a- 
maleur;  que,  dans  la  saison  dele,  le  male  commence  ii 
chanter  en  repetant  doucement  des  sons  qui  ressemblenl  a 
wrra,  terra,  suivis  par  pievorie,  prononces  d'un  ton 
hardi,  le  cou  eleve,  les  yeux  ferm5s,  el  la  tele  inclinec  sur 
le  cole.  Quand  ils  repetent  conscculivemenl  dix  ou  douzc 
fois  la  derniere  syllabe,  c'est  que  deux  de  ces  oi.seaux  s'in- 
lerrogenl,  se  rcpondent  el  allirenl  ratlenlion  I'un  de 
I'aulre.  (Juand  ils  sont  alarmes  ou  en  courroux,  leui-s  cris 
ressemblenta  guilha,  ma,\s  d'autres  fois  ce  n'est  seulcmcnt 
qu'un  doux  murmure.  La  caille,  laissee  dans  une  cliambre 
eclairee,  ne  chante  jamais,  exccpte  pendant  la  null,  et 
seulementdans  une  cage  sombre,  car  tons  ses  instincts 
sent  nocturnes. 

Duranl  son  passage,  elle  vole  pendant  la  null  ou  de 
bonne  heure  dans  la  nialinee,  el  se  repose,  confor- 
mement  a  son  habitude  ordinaire,  le  reste  du  jour  ;  alors 
on  en  fail  aiscmenl  la  caplure.  Comme  preuve  dc  son  essor 
nocturne,  Pline  rapporte  «  qu'elles  descenJaicnt  en  lei 
nombre  sur  les  vaisseaux  ( pendant  que  les  malelols  dor- 
maienl),  s'elablissanl  sur  les  mats  el  les  voiles,  etc., 
qu'elles  affaissaicnt  Ics  barques  el  les  pelils  balimenls, 
jusqu'ii  s'enfoncer  avec  eux  ;  »  conle  fori  ridicule. 

La  connaissance  instinctive  qu'onl  les  cailles  de  I'epoque 
precise  de  ces  migrations  est  si  cxacle,  qu'elles  s'en  res- 
senlcnl  lors  meme  qu'elles  sont  en  esclavage.  Nous  en 
avons  une  preuve  tres-singuliere  raconlee  par  M.  Daniel 
dans  ses  Plaisirs  rusliqiies;  quelques  jciines cailles  ayant 
ele  clevees  en  cage  aussilot  apres  leur  naissance,  et  n'ayant 
jamais  etelibres,  nepouvaienlregretterleur  liberie,  u  Pen- 
dant quatre  annees  successives,  dil-il,  on  observa  qu'elles 
elaienl  inquietes,  ne  prenaient  point  de  repos  et  claieiit 
agilees  de  mouvements  qui  ne  leur  claient  [las  nalurcis, 
regulieremenl  en  avril  el  en  seplembre  ;  eel  clal  de  malaise 
durait  un  mois.  Ces  oiseaux  passaient  tnute  la  nuit  dans 
eel  elal  d'agilalion,  et  paraissaicnt  toujours  tres-aballus 
le  jour  suivanl.  » 

Uludie.  Oinilliologij. 


COMBAT  O'UN  FAUCON  ET  D'UNE  BELETTE. 

Le  2  avrilI8}4,  dans  le  cunile  dc  Wiltshire,  un  pro- 
prielaire,  nonime  M.  Conqiiinii,  chnssait,  ou  plulut  alten- 
dait  le  gibier,  en  se  promoiiaul  Iciileuient  le  fusil  sous  le 
bras,  lorsqu'il  apercut  un  faucon  qui  planail  el  se  balan- 
c.iil  dans  I'air,  comme  pour  saisir  une  proie. 

C'clait  une  belclte  endormie  sous  une  touffe  de  ge- 
nets ;  npres  avoir  bien  dclibcre  et  longlemps  snspeadu  son 


(>2 


SCENES 


rv-snr,  lu  fnucon  tomlia  d'aplomti  siir  l.i  hclptlf:,  ct,  cnfon-  |  tes  de  la  victlmc,  on  out  dit  i  levoir  qti'il  allait  la  dflvorw 
(jaiil  .1  la  fois  los  scrrci  cl  le  btc  dans  Ics  cliairs  iialpitan-  I  tout  entiere. 


•Ni.Q, 


Jlais  sjuvcnt  la  'finesse  ct  la  ruse  triomplicnl  de  la  vio- 
lence et  de  la  force.  Lespaysans  d'AUemagne  et  d'Angle- 
lorre  ont  un  proverbe  qui  dit :  La  heleltene  dort  jamais. 

Kii  pfret,  I'animal  qui  somlilait  sommeiller,  et  sur  lequel 
un  cniicmi  terrible  s'elait  prccipitc  avec  tant  de  fureur, 
lie  sc  deconcerta  pas ;  saisissaiit  son  adversaire  par  sa 
parlie  faiMe,  par  le  cou,  ct  cnfoncant  ses  dents  aigues 
dans  la  pcau  de  I'oi.seau  de  proic,  il  se  mit  a  sucer  le  sang 
de  son  adversaire  qui  ne  clicrclia  plus  au  bout  d'une  minute 
qu'a  lacher  prise  et  a  roster  lihre. 

Un  moment  11  soiilcva  la  belctte  avec  ses  serres,  ct  le 
quadnipedp,  force  do  prendre  I'essor  avec  I'oiseau,  retomba 
siir  le  gazon  lout  etourdi  et  couvert  de  sang.  De  son  cote, 
le  faucon  blcsse  laissait  dccouler  de  ses  alles  el  de  son  cou 
de  larges  goultes  de  sang  qui  empourpraient  le  gazon, 
et  poussail  de  longs  cris  qui  attestaient  sa  colere.  De 
temps  en  temps,  un  sourd  gemissement  de  souffrance  ct 
d'angoisse  se  mclait  a  ccs  liurlcments  courrouces.  Mais 
telle  est  la  fureur  dominalricc  de  ccs  oiseaux  de  proie,  (|iii 
jouent  dans  les  airs  le  role  de  lyrnns,  que  le  niauvais  suc- 
ces  de  I'attaque  teiitee  par  le  faucon  ne  le  rebuta  pas, 
mais  au  contraire  redoubla  sa  violence. 

La  belette  ,  sa  petite  tete  sanglanle  et  tournee  on  I'air 
ct  suivanl  de  I'ceil  tout  les  mouvemcnis  de  I'ennemi,  le 
corps  allonge,  prete  egalcment  a  la  fuite,  a  I'atlaquc,  a  la 
defense,  attendait  le  nouvel  assaut  ou  le  dcsistement  du 
faucon.  Ce  nyt  dura  pres  de  trois  minutes,  pendant  les- 
quellos  le  faucon  tournoya  lentemeut,  comme  [lOur  saisir 
une  occasion  de  victoire,  et  la  belette  dcmeura  immobile. 
Forte  de  I'cxperience  qu'elle  avail  acquise,  a  I'inslant 
mcme  ou  I'oiseau  de  proie  tomba  de  nouvcau  sur  elle,  la  be- 
lette. la  gueule  ouverle,  le  saisil  a  la  parlie  la  plus  cbarnue 
du  cou  ell'etrangla;  puis,  fiere  de  son  Iriomplie,  elle  allait 
le  trainer  dans  son  repaire,  lorsque  le  spectateur  muet  et 
invisible  de  celte  scene  extraordinaire,  M.  Complon,  arma 
son  fusil;  ce  bruit  epouvaiila  le  vainqncur,  (pii  s'enfuit 
avec  la  rapidite  de  I'eclair,  laissant  son  trophee  sur  le  champ 
de  bataille  ensanglantc. 

{Wiltshire  Mercury.) 


SCENES,   RECITS,   ^VENTURES, 


EXTIlilTS  HES  PLOS  BECEHT3  V0V.4CE0I1S. 


AVENTURES 

sun     LCS    D0RD3    DE     LA    niVIEnc     OB     LA     COLO'JBIE. 

Dans  le  cours  d'un  voyage  d'exploration  fait  par  M.  Cox, 
en  compagnie  de  plusieurs  Indiens,  il  eul  le  malbeur  de 
s'endormir  a  une  petite  distance  de  ses  compagnons,  qui, 
ne  s'apercevant  pas  qu'il  etait  reste  derriere,  partirent 
avantqu'il  se  reveillat.  Get  incident  eut  lieu  le  17  aout; 
mais  il  sera  beaucoup  mieux  de  transcrire  la  narration  que 
nous  en  donne  M.  Cox  lui-meme  (1)  : 

<r  Quand  je  me  revcillai  dans  la  soiree  (je  pense  qu'il 
etait  environ  cinq  heures),  tout  etait  calme  et  silencieux 
comme  le  tombeau.  Je  me  batai  d'aller  oil  nous  avions  de- 
jeunc ;  il  n'y  avail  pcrsonne.  .le  courus  a  la  place  oil  les 
bommes  avaienl  faitdu  feu  ;  tout,  oui,  tout  etait  parti,  et 
aucun  vestige  d'bomnics  ou  de  cbcvaux  ne  paraissail  dans 
la  vallce.  Wes  sens  dufaillirent  presque.  En  vain  j'apjielois 
a  grands  ciis  jusqu'a  I'epuiscment  :  Personnel...  je  no 
pus  me  cacher  plus  longlemps  a  moi-mOme  la  terrible  vc- 
rite  que  j'clais  seuldans  un  pays  inbabite  ct  sans  route  ; 
sans  cbcvaux ,  sans  amies,  et  pas  mime  de  quoi  me 
couvrir. 

0  N'ayant  aucune  ressource  pour  m'assurcr  de  la  direc- 
tion que  la  caravane  avail  prise,  jo  me  mis  a  examiner  le 
terrain  ,  et,  au  point  nord-est  de  la  vallce,  je  decouvris 
des  traces  dc  picds  do  cbcvaux,  que  je  suivis  pendant  quel- 
que  temps,  et  qui  me  conduisircut  a  une  cliaine  de  pelltcs 
montagncs,  surun  fond  gravcleux,  et  ou  les  sabots  ne  lais- 
saicnt  pas  beaucoup  d'cmpreinles.  Ayant  ainsi  perdu  les 
traces,  je  gravis  la  plus  baule  monlagne,  d'oii  la  vuc  s'e- 
tendail  a  plusieurs  milles  a  la  ronde ;  mais  je  ne  vis  au- 

il)  Aiciitttnft  sur  In  riviere  de  In  CoioHiWf,  par  Itoss  Cox.  2  vol. 
Londrcs,  Colbuni  I'lCi'iillrj,  1831. 


DE 

rime  isdication  dc  mcs  amis,  ni  le  moindre  vestige  d'habi- 
lalion  Immaine.  La  soiree  etait  sur  le  point  de  se  clore,  et 
nvcc  I'npproche  de  la  nuil,  une  epaisse  rosee  commencait 
a  tomber.  Tous  mcs  vcSemonts  cniisistaicnt  seulemenl 
en  une  chemise  dc  i;iiini;liani,  un  panlalon  de  nankin  el 
une  paiie  de  legers  mocassins  dc  cuir  prcsque  uses.  Envi- 
ron une  lieure  avanl  le  dejeuner,  el  i  cause  de  la  chaleiir, 
j'avais  place  mon  Iiobit  sur  I'un  des  chevaux  charges,  me 
proposanl  de  le  rcprcndrc  pour  me  garanlir  de  la  fraicheur 
du  soir;  un  des  hommes  etail  charge  de  mon  fusil  de 
chasse.  J'elais  meme  sans  mon  chapcau,  cafc  dans  I'etat 
d',i;^ita(ioH  oil  elait  mon  esprit,  je  I'oubliai  a  mon  reveil, 
ct  j'etais  Irop  avance  pour  songcr  a  retourncr  le  prendre. 

II  Aqucbiue  distance,  sur  ma  gauche,  j'obscrvai  un  champ 
iVIierbes,  je  comniencai  par  en  arracher  assez  pour  m'y 
rcposer  et  me  couvrir,  et,  apres  avoir  recommanJe  mon 
ilmeau  Tout-Puissant,  je  m'cndormis.  Pendant  la  nuil  des 
songes  confusde  mnisons  bien  chauffecs,  delits  de  plumes, 
de  Heches  empoisoniices,  des  ronccs  pii|uantes  ct  de  serpents 
a  sonnettcs  assaillircnl  mon  imagination  Iroublee. 

a  Le  18,  je  me  Icvai  avcc  le  solcil,  enliercment  mouille 
et  glace,  la  rosee  ayant  completement  traverse  malegere 
•ouverture  ;  je  dirigeai  mes  pas  dans  la  direction  dc  Test, 
prcsipie  parallelement  a  la  chaine  des  montagncs.  Dans  le 
cours  du  jour  je  passai  plusicurs  pctils  lacs  remplis  d'oi- 
scauxsauvages.  L'aspect  general  du  pays  elait  plat,  le  sol 
leger,  picrreux  et  couvert  de  la  meme  hcrbe  dont  j'ai 
dcj.i  parle  ;  unegrandequantile  de  cette  herbeavaitctii  rc- 
ccmment  briilee  par  Ics  Indiens  en  chassant  le  daim;  mes 
yeux  eurenl  beaucoup  a  souffrir  des  tisons  laisses  a  de- 
couvert  par  I'incendie.  J'avais  dirige  ma  course  vers  le 
nord-est,  ou,  dans  la  soiree,  j'apercus  a  environ  un  millc 
de  distance  deux  cavaliers  galopant  dans  la  direction  de 
Test.  A  leur  costume  je  reconnus  qu'ils  elaient  de  notre 
troupe. 

0  Jc  courus  vers  un  petit  terire,  et  je  poussai  des  cris  que 
la  faim  rendait  surnaturels;  ils  galopaient  toujours.  Je 
quitlai  alors  ma  chemise,  que  j'agitai  au-dessus  de  ma  tele, 
avccles  cris  les  plus  frenetiqucs  :  ce  fut  en  vain  ;  ils  al- 
laient  toujours.  Je  courus  apres  eux  dans  la  meme  direc- 
tion, Ic  desespoir  ajoutant  des  ailes  a  ma  course.  Les  ro- 
ches.  le  chaume  et  les  broussaillcs  etaient  franchis  avcc  la 
rapiditc  de  la  gazelle  poursuivie  par  le  chasseur;  mais 
lout  fut  inutile  ;  en  arrivant  a  un  endroit  ou  j'imaginais  de 
trouver  un  scntier  qui  pilt  me  conduire  sur  leurs  traces,  je 
fus  completement  en  dcfaut.  II  faisait  presque  nuil.  Jl- 
n'avaisrien  pris  depuis  nvdi  dujour  precedent,  et,  epuise 
de  fatigue  et  de  faim,jc  mejetai  sur  I'herbe.  J'etais  l,i 
depuis  pcu,  quand  un  leger  bruissenient  que  j'entendis 
derriere  moi  lixa  mon  attention.  Je  me  relournai  ,i  I'in- 
stanl,  et  j'apercus  avcc  horrcur  un  grand  serpent  a  son- 
nctles  qui  prcnail  le  frais  alombre  d'un  arbuste.  J'excculai 
promptcmenl  un  mouvemcnt  de  relraite,  en  ob.servanl 
qu'il  se  rcpliait  sur  lui  -  meme.  Ayant  pris  une  grosse 
pierre,  j'avancai  Icntcment  sur  lui,  el,  lachant  de  le  viser 
juste,  je  la  lancai  de  toutes  mes  forces  sur  la  tele  du  rep- 
tile, que  j'enterrai  sous  la  pierre. 

«  La  derniere  course  avail  completement  use  la  legerc 
semclle  de  mes  mocassins,  et  naturellcment  mes  pieds 
devinrcnt  lre.s-enlles.  La  nuit  avancant,  je  dus  chercher 
ime  place  pour  dormir,  et,  apres  quelque  temps,  j'en  trou- 
vai  une  aussi  bnnne  que  celle  de  la  premiere  nuil.  Les  ef- 
forts que  j'avais  fails  pour  arracher  ccs  longucs  el  grosses 


VOY.\GES  RECENTS.  95 

herhcs,  en  me  coupant,  i  phisicurs  reprises,  toutes  les 
jointures  desdoigls,  m'avaiententierement  privcdc  I'usagc 
de  mes  mains. 

a  Le  matin  du  19  je  me  levai  avant  le  solcil  et  je  conti- 
nual ma  course  toute  la  journee  dans  la  direction  de  Test. 
D'abnrd  je  me  sentis  presse  par  la  faim  ;  mais,  apres  avoir 
marche  quelques  milles  el  bu  un  peu  d'eau,  je  me  trou- 
vai  rafraichi. 

(I  L'aspect  general  dti  pays  etait  toujours  plat ;  j'avais  les 
pieds  ecorches  par  les  herbes  brulees  et  le  sol  sablon- 
neux.  Oblige  de  m'arreter  pendant  quelques  heures,  pour 
me  soustraire  a  I'ardeur  brulante  du  soleil,  j'essayai  vai- 
nementdeconstruireun  abri  pourmetlre  ma  tele  a  convert; 
il  me  scmblait  que  ma  cervelle  etait  en  feu. 

«  N'ayant  pas  trouve  de  fruits  pendant  ces  deux  jours, 
vers  !e  soir  je  me  scntis  tres-affaibli  par  la  faim  ;  j'avais 
passe  quarante-huit  heures  sans  prendre  de  nourriture. 
Pour  rendre  ma  situation  moins  penible,  je  dormis  cette 
nuit  sur  le  bord  d'un  joli  lac,  dont  les  habitants  auraient 
fait  honneur  a  une  table  royale.  Avec  quel  serrement  de 
coDuretquel  ffiil  d'envie  je  conlemplai  les  superbes  oies 
el  les  canards  brillants  qui  sejouaienl  dans  lean,  insoucieux 
de  ma  presence!  Meme  avec  un  pistolet  de  poche,  j'aurais 
pu  faire  main  basse  parmi  eux.  Ne  pouvanl,  vu  I'elal  de 
mes  doigts,  me  procurer  la  couverture  d'herbes  des  deux 
nulls  precedentes,  je  passai  la  nuit  sans  un  abri  quelconque 
qui  pill  me  garanlir  conlre  la  rosee. 

0  Le  jour  suivart,  20,  je  dirigeai  ma  course  vers  le 
nord-est,  pays  plus  varie  de  hois  ct  d'eau.  Je  vis  des  oies 
sauvages  en  quantile,  des  canards,  des  grues,  des  passe- 
reaux,  meme  quelques  faueons  et  des  cormorans,  et,  a  quel- 
que distance,  une  vingtaine  de  daims.  Le  bois  consistait  en 
pins,  bouleaux,  cedres,  cerisiers  sauvages,  aubepines,  san- 
ies, chevrefeuilles  et  aulres  arbrisseaux.  Les  serpents  a 
sonnettcs,  les  lezards  a  cornes,  et  les  saulerellcs  /"urcnt 
Ires-nombreux  dans  ce  jour;  Ics  dernieres  surlout  mo 
tinrent  dans  un  elat  constant  d'alarmes  febriles,  par  la  si- 
militude du  bruit  produit  par  leurs  ailes  avec  celui  du 
serpent  a  sonnelles,  lorsqu'il  se  prepare  a  darder  sa 
proie. 

«Le  soir,  j'arrivai  aupres  d'un  lac,  qui  avail  un  peu  plus 
de  deux  milles  de  long  et  sur  un  mille  de  large,  dont  les 
bords  etaient  tres-hauts  el  bien  boiscs  de  larges  pins,  de 
sapius  et  de  bouleaux.  11  etait  alimenle  par  deux  ruisseaux 
du  norJ  et  du  nnrd  est,  dans  lesquels  jobservai  une  quan- 
tile de  petits  poissons ;  mais  je  n'avais  aucun  moyen  de 
ks  prendre,  ou  bien  j'aurais  fait  un  repasdes  habitants  des 
iles  Sandwich.  II  y  avail  la  une  abondante  moisson  de  cerises 
sauvages,  dont  je  lis  un  bnn  souper.  Je  dormis  sur  le  bord 
d'un  des  ruisseaux,  preciscment  a  I'endroit  oil  il  se  jelait 
dansle  lac;  mais,  pendant  la  nuil,  lehurlemenl  deslou|iset 
le  grogncment  des  ours  troublercnl  terriblemenl  mon  repos 
el  bannirent  presque  de  mcspaupieresmon  sommeil  balsa- 
mique.  Le  matin,  en  me  levant,  le  21,  je  rcmarquai  au 
bord  oppose  de  I'embouchure  de  la  riviere  I'cntree  dune 
large  cavcrne,  d'apparence  profonde,  el  d'oii  je  pensai  que 
la  musique  de  la  nuil  precedentc  pouvail  bien  provenir. 
Je  me  delerminai  a  ne  faire  que  de  petiles  cour.ses  pendant 
les  deux  ou  Irois  jours  suivants.  dans  I'espoirde  trouver 
quehpies  nouvclles  traces  de  chevaux,  et,  dans  rcventualite 
du  non-succcs,  a  retourner  chaquc  nuil  au  bord  du  l.ic, 
oil  j'i'tais  au  moins  certain  de  me  procurer  des  cerises  el  do 
I'cau  pour  soiitenir  mes  forces. 


04 


SCENES 


M.-i  resolution  arrelce,  je  prisma  direction  an  sud  du  lac, 
i'l  Iravcrs  un  pays  sauvage  cl  stci'ile,  sans  eau  ni  vcgela- 
tion,  exccpic  de  ces  loiigucs  hcrlies  touffnes  dont  j'ai  di'ja 
jiarlc.  Je  m'arinai  d'un  long  baton,  avcc  Icqucl,  pendant 
Ic  jour,  je  tuai  plusieurs  serpents  ,i  sonnottes.  No  decou- 
vrant  aucnne  trace  nouvelle,  je  retournai  Ic  soir,  tard,  ac- 
calilc  de  faim  et  de  fatigue,  prendre  possession  dc  mon 
gitcde  la  nuit  preccdente  Je  rounis  iin  tas  de  piorrcs  a 
cole  de  Tean  ;  mais,  a  peine  y  etais-je  etendn,  que  j'aper- 
cus  nn  lonp  sortir  de  la  caverne  en  face.  Pensant  qnil 
ctait  |ilns  prudent  de  prendre  I'nffensive  que  de  laisscr 
paraitrc  de  la  fraycur,  je  lui  lancai  quelqnespierres,  unc 
dcsqui'lles  Tutteignit  a  la  jambe  :  il  se  retira  dans  son 
autre  en  burlanl.  Apres  svoir  attcndu  quclque  temps  dans 
la  terrible  attente  de  sa  reapparition,  je  me  jelai  sur  la 
terre,  on  je  ni'endormis  ;  mais,  conime  la  nuit  precedente, 
mon  somnieil  fut  interronipu  par  un  grand  vacarme,  et, 
pendant  plus  de  deux  lieures,  j'attendis  dans  une  cruelle 
onxiete  le  retour  du  jour.  Les  vapeurs  dn  lac,  jointes  a  une 
forte  rosee,  avaient  penetre  ma  frele  couvertiire  de  guin- 
gham.  Mais,  aussitot  le  lever  du  soleil,je  I'etendissur  un 
roclior,  oil  elle  sechapromptcmenl.  Mon  excursion  dans  le 
sud  n'ayant  produit  aucun  resultat  satisfaisant,  je  re.solns 
do  me  diriger  du  cote  de  Test ;  el,  apres  avoir  pris  mon 
frugal  di'jeuner,  je  penctrai  dans  un  bois  sombre  et  sau- 
vage,  oil  une  inuiiense  quantitc  de  taillis  ralentil  beaucoup 
ma  course.  Mes  pieds,  entiercment  decou\erts  cl  laceres 
paries  epines  de  diverses  plantes,  me  forcerent  de  retour- 
ner  ,i  mon  dernier  bivouac,  oil  je  fiis  oblige  de  raccourcir 
les  jambes  de  mon  panlalon,  afin  de  me  procurer  des  ban- 
dages pour  les  envelnpper.  Le  loup  ne  reparut  pas;  mais, 
pendant  la  nuit,  la  vue  de  plusieurs  de  ses  confreres  de  la 
foret  me  tint  dans  de  coutinuelles  alarmes. 

«  J'anlicipai  le  lever  du  sideil  dans  la  matinee  du  23,  et, 
ayanl  ete  decu  dans  mes  esperanccs  les  deux  jours  prece- 
dents, je  me  dccidai  a  tourner  du  cote  du  nord  et  ii  ne  pas 
venir  au  lac,  si  cela  m'elait  possible.  Pendant  le  jour  je 
longeai  le  bois,  oil  quelques  anciennes  traces  que  j'aperpis 
ranimcrentun  peu  mon  faible  espnir.  Je  passai  celle  soi- 
ree aupres  d'un  pelit  niisseau,  oil  je  cueiilis  assez  de  ce- 
rises et  daubepincs  pour  fairc  un  bon  soupcr.  Le  24,  le 
pays  a  travers  duqnel  je  traiiiais  mes  jambes  harassecs 
ctait  dair-seme  de  bois.  Ma  course  se  dirigea  vers  le  nord  et 
le  nord-est.  Je  souffris  braucoup  du  bosoin  d'eau,  n'ayant 
trouve  dans  la  journce  que  deux  clangs  nauseabonds,  tie- 
des,  et  presque  li  sec  par  la  longiie  secheresse.  'Vers  le  cou- 
cher  du  soleil  j'arrivai  pres  d'une  pelile  riviere,  a  cote  de 
laquelle  j'ctablis  mon  quarlier  pour  la  nuit. 

«  Je  ne  ni'eveillai  i|u'entre  huit  et  neuf  hcurcs  dans  la 
matinee  du  23.  Mon  second  bandage  etant  use,  je  fusolilige 
de  mettre  mes  genoux  a  decouvert  pour  le  renouveler;  et, 
apres  avoir  enveloppe  mes  pieds  etbu  un  long  coup  dans 
le  ruisseau  voisin,  je  recomnienjai  mon  voyage  en  me 
dirigeant  vers  le  nord-nord-est. 

(1  Je  n'eus  pas  d'eau  de  la  journee  ni  de  cerises  sauvages. 
Quelques  legeres  empreinles  de  pieds  d'liODunes  et  de  clie- 
vauxapparaissaient  quelquefois  danslc  senlier  que  je  sui- 
vais  :  dies  prouvaient  du  moins  que  quelques  etres  liu- 
mainsvisitaient  cette  partie  du  pays,  ce  qui  releva  pour 
un  moment  mes  espritsabaltus. 

«  Sur  la  brunc  un  immense  loup  s'elanca  d'un  epais 
taillis,  li  une  petite  distance  du  senlier,  en  se  posant  exac- 
tcment  devant  moi   dans    unc    attitude   mcnajantc;   il 


paraissait  determine  a  me  disputer  le  passage.  II  n'etait 
qu'iivingt  pieds  demoi.Ma  silualion  etaitdesesperee;  mais, 
sacbaiit  que  le  moindre  symplome  de  craintc  aurait  ete  le 
signal  de  I'attaquc,  j'ngitai  mon  baton  devant  lui  en  pous- 
saiit  des  cris  aussi  forts  que  put  le  permetire  la  faiblcsse  dc 
ma  voix.  II  parut  un  peu  etonne  et  recula  quelques  pas, 
quoique  tenant  toujours  ses  yeux  percants  fixes  sur  moi.  J'a- 
vancai  un  peu;  alors  il  poussa  des  liurlementscffroyables; 
je  supposai  tpieson  intention  elait  de  reunir  quelques  uns 
de  ses  camarades  pour  I'aider  i  faire  un  repas  d'apres-inidi 
de  ma  carc^^se  cpuisee.  Jc  redoublai  mes  cris  jusqu'a  ex- 
tinction, prononcant  en  meme  temps  differents  noms,  afin 
qii'il  supposat  que  je  n'etais  pas  scul.  Un  vienx  et  un  jcune 
loup-ccrvier  passerent  pres  dc  moi  en  courani,  sans  s'ar- 
reter.  Le  loup  resta  environ  quinze  minutes  dans  la  memo 
position  ;  mais,  sansdoute,  mes  sauvages  et  terribles  cris 
en  empeclierent  d'autres  de  se  joindre  ,'i  lui,  c'cst  ce  que 
je  no  saurais  dire ;  voyani,  a  la  fin,  que  je  n'etais  pas  de- 
cide a  ipiitter  le  combat,  et  qu'il  ne  lui  arrivait  auriin  reii- 
forl,  il  se  retira  dans  le  bois  et  disparut  dans  Tobscn- 
rite. 

"  Les  ombres  dc  la  nuit  descendaieiit  avec  rapidiie,  qiiand 
je  decouvi'isnn  endroit  verdnyant  entoure  de  pelits  arhres 
et  plein  de  joncs,  ce  qui  me  fit  cs^erer  de  Irouver  de  I'eau  ; 
inspection  faite  dulieu,  jc  fiis  amercment  decu  dans  mon' 
attente.  Ce  n'clait  qu'uii  etaug  ou  un  lac  peu  prnfond  et 
dessecbe  par  la  granje  clialeur.  J'arrachai  une  quantile  de 
joncsqiicj'elendis  a  cute  d'une  large  pierre,  ladcstiiianl  ii 
me  servird'oreiller;  mais,  au  moment  de  me  jeter  sur  ce  lit 
improvise,  un  serpent  a  sonnctles,  se  repliant  sur  Ini-niemc 
la  tete  baule,  et  tenant  sa  langue  fourcbue  dans  un  elat  de 
lerrible  oscillalion,  fixa  ses  yeux  sur  les  miens. 

«  Je  recnlai,  et,  ranimant  mon  courage,  je  I'expcdiai 
bientot  avec  mon  b.ilon.  En  examinant  les  liciix  avec  plus 
d'atlcniion,  j'cn  vis  apparaiire  un  balaillon  sous  la  pierre, 
je  les  delruisis  cnlierement.  Cette  rude  be.sogne  elait  ii 
peine  exccutce,  quand  une  doiizainc  de  serpents  de  diffe- 
rentcs  sortes,  principab  ment  bruns,  bleus  et  vcrls,  appa- 
rurent ;  comme  ils  etaient  plus  agiles  dans  leiirs  mouve- 
ments  que  leiirs  confreres  a  sonneltes,  je  n'en  pus  detruire 
quo  fort  peu. 

«  Ce  moment  me  fut  parliculieienient  peiiilde;  je  n'a- 
vais  pas  goiile  de  fruils  de|iuis  la  matinee  preci'dente,  el, 
apres  un  jour  dc  marclic  faligante,  sous  un  snleil  brulant, 
je  ne  trou\ai  pas  une  goulte  d'eau  pour  etancber  la  soif  ' 
fievreuse  ipii  me  devorait.  J'clais  enloure  d'une  couvce  de 
serpents  men rtriers  et  de  betes  feroces,  sans  nieme  avoir 
la  consolalinn  de  connaiire  le  terme  probable  d'un  tel  elat 
de  niisere.  Je  pouvais  dire  vraiment,  avec  le  royal  psal- 
misle,  c|ue  »  les  pieges  de  la  mort  m'environiiaient.  » 

(1  M'elanl  jele  sur  quelques  joncs  que  j'avais  reunis  et 
i'lendus  a  quelqiie  distance  de  I'endroil  oil  j'avais  exler- 
ininc  les  reptiles,  la  bonle  divine  me  permit  de  jouir  d'une 
nuit  de  repos  non  inlerrompu. 

tiJenie  leva!  fraisetdispns,  dans  la  nialinecduiC,  et  me 
diiigeai  vers  le  nord,  etparfois  unpen  du  cutedcl'est.  Induit 
'  n  crrciir  par  I'apparence  des  joncs,  j'imaginais  devoir 
elrc  dans  le  voisinage  d'un  lac  ;  je  quittai  le  senlier  plu- 
sieurs fois  pendant  le  jour,  espi'raiitque  je  rcnconlreraisun 
peu  d'eau,  mais  cette  faible  esperance  s'cvanouissait  tou- 
jours; j'essayai  meme  en  vain  d'exiraire  un  peu  de  leur 
bumidile.  Des  epines  el  des  pierres  Irancbanles  ajoulaient 
beaucoup  A  la   douleur  de  mes  pieds ,  cc  qui  ni 'obliges  do 


DE   VOYAGES  ftfiCENTS. 


05 


nouveau  a  avoirrecours  a  mes  velemenls  pour  me  procurer 
d'auli'es  bandages.  Le  besoin  d'enu  ni'avait  mis  dans  un 
elat  de  fievrc  el  de  faiblesse  exlrenies,  et  j'avais  presque 
perdu  toute  esperancc  de  secours,  qiiand,  vers  les  ipialre  a 
cini|  heures  el  demie  du  soir,  le  vicux  sentier  se  deliiurna 
de  la  prairie  dans  un  pays  de  bois  louffu,  vers  la  direclion 
de  I'esl;  et  je  n'cus  pas  marcbe  un  demi-mille,  qu'un 
bruit  semblable  a  une  chulc  d'eau  frappa  mes  oreillcs;  jc 
me  halai  d'y  porter  mes  pas  chancelanis,  et,  dans  peu  de 
minutes,  j"eus  le  plaisir  d'arriver  sur  les  bords  d'un  ruis- 
scau  rapide  el  profond,  qui  sc  frayait  un  passage  rapide 
.1  travcrs  quelques  largcs  pierres  qui  obflruaicnl  son 
cours. 

«  Apres  une  courte  priere  d'aclions  de  graces  envers  la 
Providence,  ouldiant  I'etat  d'epuisemenl  extreme  auqnel 
j'e  •li'i  rcduit,rtquifaillit  me  devenir  fatal,  jeme  jetai  dans 
le  riilsseau  ;  la  faiblesse  de  mon  corps  ne  put  resisler  a 
la  force  du  cnurani,  qui  m'entraina  a  quilque  distance; 
quand  enfin,  au  moyen  d'une  branche  a  laquelle  je  m'ac- 
crncliai,  jc  regagnai  le  rivage,  j'y  Irouvai  abondance  de 
mures  et  de  cerises,  qui.  jointes  a  I'eau.  me  procurercnt  le 
plus  dclicieux  npas.  En  cxaminant  autour  de  moi  ou  je 
ponrrais  dormir,  j'apercus  a  terre  !e  Ironc  creux  dun  larf;c 
pin,  detruilpar  la  toudre.  Jem'elablisdans  la  caviie,  elm'c- 
tant  convert  de  grands  morceaux  d'ecorccs  d'arbres,  je  ne 
lardai  pas  a  dormir.  Mon  repos  ne  fut  pas  ccpendant  de 
longnc  durce,  car  deux  henres  s'claient  a  peine  ecoulces 
quand  je  fus  reveille  par  le  grognomeni  d'un  ours;  il  avail 
drjii  eulevc  une  parlie  de  Tecorcc  dont  j'elais  couverl,  en 
appuyant  sur  moi  son  groin,  incertain  s'il  me  delogerail. 
Je  m'elancai  prnmplement  pour  saisir  mon  baton,  en  pous- 
sant  un  grand  cri ;  il  parul  olonne,  recula  de  quelques  pas, 
s'arrf la  el  regarda  tout  a  I'enlour,  indecis  s'il  commencerail 
unealtaquc.  Use  dctermina  enfin  pour  un  assant;  mais  sea- 
lant que  j'elais  trop  faible  pour  mesunrmes  forces  avec  un 
semblable  adversairc,  jc  pensai  qu'il  elait  prudent  de  faire 
relraile,  cl  je  me  hSini  de  grimpr r  sur  un  rbre  a  cole  Ha 
fuile  ranimant  son  courage,  il  commcnca  son  ascension. 

u  J'atteignis  une  brancbe  qui  me  donna  un  avantagc  red 
sur  lui ;  en  appliquanl  mon  balftn  sur  son  museau  ct  scs 
griffcs,  je  le  tins  en  cchcc.  A|ires  avoir  gratie  I'ccorcc 
un  instant  avec  rage,  il  abandonna  sa  tiichc,  et  fit  relraile 
vers  mon  dernier  lieu  de  repos  dont  il  prit  possession. 
La  crainte  de  tomber,  si  je  m'abandoniTais  au  sommeil, 
me  fit  tenter  de  desccndre  a  dirferentcsfois;  mais  chaqne 
tentative  mcttait  en  emoi  mon  ursine  senlincUe  ;  et,  apres 
plusieurs  efforts  infructueux,  je  fus  oblige  de  demeurcr  l.i 
pendanl  le  resle  de  la  nuit.  Je  me  fixai  dans  cette  parlie 
du  Ironc,  ou  les  principalcs  branches  fourchues  previnrenl 
ma  cbute  durant  mon  leger  sommeil 

«  Pans  la  matinee  du  27,  peu  apres  le  lever  du  snlcil. 
I'ours  quilla  le  Ironc  d'arbre,  se  secoua,  et  jelanl  vers  moi 
un  long  regard  de  convoitise,  il  disparul  pour  se  meltre  a 
la  recherche  de  son  repas  du  matin.  Apres  avoir  allendu 
quclque  temps,  apprchcndant  son  rctour,  je  desccndis  de 
I'arbre,  el  dirigeai  mes  pas  ,-i  Iravers  le  bois,  dans  la  direc- 
ion  du  nord-nord-esl.  En  quelques  licures  tonics  mes 
anvii'lcs  de  la  nuit  prcccdente  furent  plus  que  compcnsecs 
par  la  decouverle  d'un  senlier  bicn  ballu,  avec  des  traces 
raealcs  de  picds  d'hommes  el  de  chevaux ;  il  elait  dans 
une  clairierc  de  bois,  se  dirigeail  vers  le  nord-csl,  el 
j'y  apcrcus  nonibrc  de  pclils  daims.  Environ  vers'  Ics 
six  beuies  do  soir,  j'arrivai  a  ur.  endroil  oil  une  caravane 


devail  avoir  passe  la  nuit  prcccdente.  Autour  des  reslcs 
d'un  grand  feu  qui  brulait  encore,  elaient  cpars,  a  dcmi 
rouges,  plusieurs  os  de  co(|s  de  bruyere,  de  perilrix  cl  de 
canards;  je  reunis  le  tout  uvec  beaucoup  de  soin.  Apres 
avoir  dcvore  la  viande,  je  broyai  les  os.  Bien  que  Ic  lout 
suffil  a  peine  pour  me  douner  un  repas  mndrrc,  neanmoius 
il  vint  fort  a  propos  pour  reparer  les  forces  de  mon  corps 
affaibli.  Je  jouis  celle  null,  aupres  du  feu,  d'un  sommeil 
confortable,  et  qui  ne  ful  inlerrompu  par  aucun  visiletir 
nocturne. 

«  Dans  la  matinee  du  29,  je  continual  ma  route  Vesprilgai 
cl  dispos,  plein  de  I'esperance  d'une  prompts  fin  de  tons 
mes  maux.  Je  me  dirigeai  vers  le  nord,  a  iravers  un  bois 
louffu.  Tard  dans  la  soirc  ■,  j'arrivai  a  un  clang  d'eau  stag- 
nante,  et  j'y  mouillai  seulement  mes  Icvrcs;  puis  m'c- 
lant  convert  d'ecorces  de  boulcau,  je  m'endormis  sur  ses 
bords.  ,Te  mi'  Icvai  de  bonncheuredansla  maiineedu  29,  et 
chercbai  lout  le  jour  des  traces  a  leavers  du  bois,  presque 
au  nord-est.  Je  passai  la  unit  aupres  d'un  petit  courant,  oi'i 
je  Irouvai  des  mures  et  des  cerises  en  abondance.  Le  30, 
le  senlier  tournn  lout  ,i  fail  vers  I'esl,  el  le  bois  devinl 
plus  epais  et  plus  sombre.  J'avais  presipie  enlierement  em- 
ploye mon  pantalon  en  bandages  pour  mes  pieds,  et,  a 
I'exeeplion  de  ma  chcmi-.e,  j'elais  presqne  nu.  Les  traces 
de  chevaux  apparais.saient  ii  chaqne  instant  plus  fraiches, 
et  redoublaienl  mes  csperances.  J'arrivai  dans  la  soiree  ii 
un  endroilou  lecliemin  sebifurquail;  I'une  des  deu.\  routes 
condnisail  a  une  monlague  escarpee,  I'autre  a  une  val- 
lee ;  cl  dans  tonics  deux  les  traces  elaient  cgalnnicnl  re- 
cenlcs  Je  pris  d'abnrd  celui  de  la  moutagne ;  mais  apres 
quelques  cenlaines  de  pas  a  Iravers  un  bois  louffu,  qui  me 
parul  plus  sombre  par  I'epaisscur  du  feuillage  qui  y  in- 
Icrceptait  les  rayons  du  soleil,  je  me  relournai  craignant 
de  manqucr  d'eau  pour  mon  souper,  et  je  desccndis  le 
sentier  d'cn  has.  Je  ne  ni'etais  pas  avance  a  une  grande 
distance,  quand  il  me  .scmbla  enlcndrelehennissemenld'un 
cheval.  J'ecoulai  avec  allenlion,  relenant  mon  haleine,  et 
demeurai  convaincu  que  ce  n'etait  point  une  illusion. 
Quelques  pas  plus  loin  me  menerenl  en  vue  de  ces  nobles 
animaux,  se  jouanl  dans  une  belle  prairie,  dont  j'elais 
.separc  par  iin  courant  rapide.  Je  le  franchis  non  sans 
quelques  difficiilles,  et  je  gravis  la  rive  opposee. 

«  En  avancantun  peu  dans  la  prairie,  la  vue  rcjonis- 
sante  d'une  petite  colonne  de  fumee,  s'elevanl  cl  ser- 
pentanl  avec  grace,  m'aunonca  mon  arrivee  pres  d'elres 
humains,  et  dans  peu  de  moments  deux  femmes  indieimes 
m'aperfurent  :  elles  s'enfuircnl  precipitammenl  dans  nue 
hulle  apparaissant  .i  rextremilc  de  la  prairie.  Ce  mouvc- 
ment  me  fit  douler  si  j'elais  arrive  parmi  des  amis  ou  des 
ennemis;  mais  I'ajiproche  de  deux  bommes  accourant  vers 
moi  avec  empressemenl  cut  bientot  dissipe  mes  crainles. 

<c  Voyant  I'elal  de  meurlrissure  dans  leqnel  etaienl  mes 
pieds,  ils  me  porlerent  dans  une  demeure  confortable, 
convene  de  peaux  de  daims.  Laver  et  changer  de  linge 
mes  jambes  dechirees,  faire  ciiire  des  raciues,  et  bouil- 
lir  un  petit  saumon,  fut  I'affaire  d'un  moment.  Apres 
avoir  remercie  le  Dieu  de  bonle  el  de  mLscricorde,  entrc 
lesmainsduqnel  sont  les  chances  de  la  vie  ct  de  la  morl, 
d'avoir  veille  .sur  mes  pas  egares.  el  de  m'avoir  sauvc  dans 
une  silualion  si  pcrillcuse,  je  m'assis  a  tab'e;  il  esl  inulils 
d'ajouler  que  je  fis  un  bon  souper.  n 

[Tux's  Advciitttrcr.) 


00  SCENES  DE  VOYAGES  REGENTS. 

VOTAOB  A  CBSVAZi   BUB    QM   GBOCOSILE 


Dieu  a  donne  rintelligence  a  I'homme ;  elle  le  fait  mailre 
de  la  creation. 

Regardez ce  crocodile,  et  dites-nioi  si  vous  auriez  Ic  cou- 
rage de  I'aborder,  avec  sa  colle  de  maiUes,  sa  gueule 
immense  richemenl  garnie  de  dents  aigues  et  ces  yeux 
qui  vous  fixent  elincelants  de  fureur? 

Cepeudanl  le  negre  des  cotes  d'Afrique  prend  un  grand 
couteau  dans  samain  droite,  enveloppe  I'aulre  dun  cpais 
manleau,  et  va  dans  les  marecages,  au  milieu  des  roseaux, 
sur  le  Lord  des  rivieres,  a  la  recherche  de  ce  terrible  ani- 
mal. Le  crocodile  s'elance  vers  lui,  la  gueule  ouverle ;  mais 
I'homme  enfonce  avec  la  rapidilede  I'eclair  son  bras  cra- 
maillotteentre  les  deux  machoires;  les  dents  du  monstre  ne 
pouvant  percer  I'epaisseur  des  plis  du  drap,  le  bras  n'e- 
prouve  qu'une  legere  pression,  et,  avant  que  I'aniiiial  ail 
cu  le  temps  de  se  dcgager,  le  negre  se  hate  de  lui  Iranclicr 
la  tele. 

M.  VVatcrtou  nous  raconte  fort  plaisamment  sa  course 
sur  un  alligator  (autre  espece  de  crocodile)  qui  avail  dix 
piedsetdemi  de  long,  et  dont  il  s'etait  rendu  maitrc  nu 
moyen  d'un  crochet  attache  au  bout  d'une  cord«  solide. 
Les  gens  de  M.  Walcrton  traincrcnt  I'animal  jusqii'nu  ri- 
vage  ou  le  chasseur  I'altendait  arme  d'une  perche,  quil  se 
disposait  a  eufoncer  dans  la  gorge  de  I'animal  pour  le 
tuer.  Mais,  a  son  approche,  M.  Walerton  s'apcrcuj  de  la 
frayeur  du  crocodile,  ct  imagina  d'cn  tirer  parti.  11  jellc 
sa  perche  de  cole,  el  saute  a  califourchon  sur  son  dos 
comme  s'il  avail  affaire  a  un  cheval ;  puis  il  s'empare  des 
jambes  do  devant,  les  tortille  de  maniere  a  les  ramcner 
sur  le  dos  et  a  s'en  faire  des  brides.  Le  crocodile,  tres-peu 
salisfait,  s'agitait  en  furcur,  foueltant  la  terre  de  sa  quoue 
vigoureuse  :  mais  les  spcclaleurs  enchanles  trainerent  I'a- 
nimal et  son  cavalier  I'espace  de  ((uaranle  metres.  Sis 
machoires  furent  ensuile  allachees,  scs  jambes  de  devant 
fixees  dans  la  position  que  M.  Walerton  leur  avail  fail  pren- 
dre, puisenGn  il  fut  lue  etamene  en  Anglcterre. 

On  cile  de  ces  animaux  des  trails  epouvantables  de 
voracite.  Voici  ce  que  raconte  mailame  TroUopc.  »  Les 
crocodiles  sont  si  nombreux  sur  quelques  points  de  celle 
sombre  riviere  (le  Wississipi),  qu'il  faut  ajoulera  toules  les 
souffranccs  qui  vous  accablenl  dansceslieux  la  crainle  de 
leurs  atlaques.  On  nous  rapporla  I'bistoircd'un  homme  qui 
vint  s'inslaller  tout  au  bord  de  la  riviere;  sa  cabanc  ful 
bientotconstruilc.  La  sympalhie  cl  I'amour  du  whysky  al- 
lirent  ce  voisinage  si  peu  nombreux  vers  le  nouveau  venu  ; 
chacun  I'aide  a  couper  les  arbros,  a  rouler  les  biiches 
jusqn'.i  I'habilation.  Cela  fait,  la  femmc  el  les  cinq  enfanls 
prirent  possession  de  leur  nouvelle  dcmeure,  et  s'endnr- 
mirent  profondement  a  la  suite  d'une  marche  lonsue  el 
penible,  Au  point  du  jour  le  pere  est  evcille  par  un  faiblc 
cri ;  il  rcgarde  autour  de  lui,  et  apcrcoit  avec  effroi  les 
gesles  de  ses  Irois  enfanls  disperses  dans  la  caliajin  :  un 
cuorme  crocodile  et  plusicurs  de  sos  pctits  devoraioiil 
encore  les  debris  de  leur  epouvanlable  repas.  11  cherrhe 
en  vain  une  arme  quelconquc,  el,  sachant  qu'il  ne  pent 
rien  faire  sans  cela,  il  quille  doucement  son  lil,  se  glissc 
dehors  par  la  fenelre,  esperant  que  sa  femme,  qu'il  laissc 
ciidorniic  avrc   ses   autres  enfanls,  ecbapperait  au  car- 


nage jusqu'a  son  retour.  II  court  implorer  I'aide  d'un  dc 

ses  voisins.  En  moins  d'une  dcmi-heure,  il  revicnt  avec 
deux  hommcs  bienarmes,  mais,  helasltrop lard;  lafemmo 
ct  les  deux  enfanls  gisaient  muliles  aussi  sur  leur  lil  san- 
glant.  Les  reptiles,  rassasies,  devinrenl  une  proic  facile. 
En  faisant  I'inspectinndes  lieux,  on  decouvritque  la  hullo 
se  trouvail  placce  ,i  I'entree  d'un  grand  Iron,  espece  dc 
caverne  oii  le  monsire  avail  fail  colore  son  odicuse  race.  » 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  le  crocodile,  c'est 
qu'il  est  reconvert  d'ecailles  dures  et  epaisses,  de  formes 
irreguliercs,  mais  bien  ajustecs  I'une  dans  I'aulre;  sous  Ic 
corps,  elles  sont  beaucoup  plus  molles,  le  couteau  y  pe- 
nelre  facilement ;  mais  cellcs  du  dos  et  des  cotes  r  jsistcnl 
a  la  balle  de  fusil.  La  nature  de  cette  enveloppe  donne  a 
I'animal  une roideur  qui  rcmjiechi;  de  tounier  aisemcnt; 
lie  snrle  que  le  meillcur  moyen  d'tichapper  a  sa  poursuite 
consisle  a  faire  un  grand  norabre  de  dciours. 

( GuzcUc  de  Gatlingue.) 


A  MOS  COBBESFOHOANTS. 

SI.  L.  C.  D.  T.  —  Va  mjel  nujslique  telqiic  cclid  qu'U  proimepmirM 
uitrre  ti  lo  jettiiessc. 

n,ul;ime  l;iV.  D.  -  Scs  vers  sonl  accc/itcs. 

M.  Ic  V.  J.  —LaUijemlednsiTe  dcltt  Paliitl  serainscTcciiaiismlrc 
procliain  itumcro. 

M.  n.  —  Valphaliel  pnposi  est  !rop  eiifmlin.  Nnis  voiilons 

que  mire  nuvre  soil  an  niveau  de  la  sciei'ce,  el  que  les 
homilies  murs  cu.v-iiicmes  pmsseiit  la  lire  et  en  proftleT. 

mc  |3  It.  D.  L.V.  —  Ses  Soiive'iirs  de  I'art  elirelicn  soitt  aeeeptes. 

M.  Ic  C.  U.  ]f.  — La  C.rilique  el  I'Anahlsr  des  a:Ktra  morales  el il'fdu 
cation  nouvelles  serort  doitiiics  par  nous  comme  il  le  di- 
iire,  mais  it  cliaguetriiiicilre  sciileiuciil. 


Nous  iTmciious  anx  procliains  nuiiii'riis  le  Tigre  el  Vllomme,  Blanche ds 
Ciisiille,  les  0ISC11I.V  piicles.  leVaysan  de  I'Aidcclic,  cl  Wales  IcS  suites 
que  iiiius  avons  uiinoiicCes. 


— o^  rnris.  —  Typographie  d'A.  Rkie  et  Coinp.,  rue  de  Seine,  32.  §<i — 


LE 


LIURE  OES  FAMILIES 


ou 


JOURNAL  1)E  MONSIEUR  LE  CURE. 


M»  4.  —I"  Volumo. 


a"  Fivrivr  104S. 


LE  MOIS   DU    JEENE    CHRETIEN. 


KA  CHAIffSELZDIB. 


On  0  souvont  (lit  que  le  pciiplc  doMiic  mix  noiiis  lo  droit 
e  bourgeoisie.  L'Eglise  en  |iourrait  loiirnir  bon  nomlirc 
exem|,les,  et  In  felc  dc  ce  jour  en  est  nn  l.icn  frappant 
eaninoins  la  profusion  des  cierges  qui  brillent  dans  les 
anis  des  fidelcs,  ol  qui  out  cle  benils  par  I'Eglise,  ii'csl 
Tun  acccssoire  dc  la  fete  dn  second  jonr  de  fevrier.  On 
colebrc  deus  faits  ,le  riiist.dre  evangelique,  la  prcsenla- 
on  de  Jesus-Christ  an  temple,  et  la  purilication  de  la  vierge 
one  sa  mere.  Occnpons-nous  d'abord  de  ces  deux  poin'ls 
■incipaux,  nous  recherrherons  ensulte  lorigine  de  la 
Miedirtion  des  cierges  et  de  la  procession  qui  se  fait  en 
tte  solennile  avee  des  cierges  que  le  clerge  et  les  fideles 
rtent  allumes  dans  les  mains. 

Que  nous  raconlent  a  cct  egard  les  ovangelisles?  Pour 
nr  a  la  loi  juive,  Marie,  la  mere  sans  (ache  du  Fils  de 


Dieu,  se  rendil  an  temple  de  Jerusalem,  peur  se  punner. 
Aprcs  sonenfanlenient,  toutemcre  cinilseparee  de  la  com- 
pagnie  des  aulres.  On  la  consideralt  comme  une  personne 
impure.  Pour  se  relcver  de  cette  impurele  legale,  il  fallait 
se  presenter  au  temple,  Ic  quaranlieme  jour  aprcs  In  nais- 
sance  d-un  garcon,  le  quatre-vinglieme  apres  cclle  d-une 
idle.  C'est  ce  qu'on  nommait  le  ceremonial  de  la  Purilica- 
tion. Marie,  la  plus  pure  des  meres,  sesoumit  aux  prescrip- 
tions de  la  loi,  qui  neaninoins  ne  devait  pns  I'ntleindre.  Une 
autre  loi  voulait  qu'on  offrit  nii  Seigneur  tout  premier-ne. 
.Vnis  commc  Jesus  elail  issu  de  la  tribu  di-  Juda ,  et  qii'a  la 
tribu  seule  de  Levi  etait  reserve  le  droit  de  fournir  des 
pretrcs,  Tcnfant  dc  Marie  dut  eire  rachete  par  uneoffrnndc. 
Ce  fut  pour  Marie  et  Joseph  celle  des  paiivres,  deux  tour- 
lerelles.  II  lallail  que  partout  eclatnt  Thumiliteque  le  Snu- 
veur  n'a  cesse  de  praliquer  depuis  la  crdche  de  Bethleem 
jusqu'au   Calvnire.  Aussi ,  dans  cette  double   solcnnite, 
lEglisc  chanlp  cette  belle  hymne  (III  poSle  clin'tien,  dont 


LES   SAINTS 


la  Ir.iiliiciioii  nc  pent  qu'.iUorer  la  beaulc  :  a  Niilions, 
ci  soycz  dniis  rcloniicnicnl  I  iin  Dicu  se  fait  viclimo.  A  sa 
u  fii'oprc  loi  lo  loij'islaUnii-  obeit.  Lc  redcmpl  'iir  dii  moiide 
use  rachele.  Uno  mere  sans  laclie  vicnt  se  purifier.  » 

Aux  mystorcs  do  cclle  double  fclc,  I'Eglise  grecque  a  domic 
lo  Hom  A'Hyiiante,  c'cst-a-dire,  rcncoutro.  Quel  en  esl  lc 
motif?  Un  Irait  des  plus  fj-appauts  qui  nous  est  niconle  par 
I'Evangile.  Au  moment  on  Marie  apporla  au  temple  son  di- 
vin  enfant,  le  saint  vieillard  Simeon,  accompague  d'Anne 
la  priiplietcsse  se  trouve  dans  le  portique.  II  prcnd  aiissilut 
ilans  scs  bras  reufant  Dieu,  et  lo  montrant  a  sa  mere,  il  hii 
adrcsse  ces  paroles  d'uu  sens  profond  :  «  Voici  celui  qui 
«  est  ne  pour  la  mine  ct  pour  la  resurrection  de  plusieurs 
«  en  Israel.  Ce  sera  le  sigke  auquel  on  conlredira.  Merc  ! 
<i  ton  ame  sera  transpercce  d'un  glaive  de  douleur!...  » — 
(Ju'est-cc  a  dire?LeSauvenrdumonde  en  seralaruine  1  Oni, 
ponr  i|niconque  le  mcconnaitra,  pour  quiconqnc,  se  placant 
dcvantlcs  yeux  un  fatal  bandeau,  nevoudrapasmarcherdans 
la  route  dn  bieu,  a  la  Incur  de  celte  bienfaisante  Umiiere  ; 
carcel  enfant,  comme  lc  cliante  ensuitele vieillard  prophe- 
tiquc,  est  Venn  poureclairer  les  nations.  Si  I'avcugle  volon- 
laire  s'cgarc  ct  tonibe  dans  un  abime,  faudra-l-il  en  accu- 
ser I'astrc  dn  jour?  Cetenfanl  seraenbuttcala  conliadir- 
Imii.  Est-il  une  prophetic  ((ui  se  soil  plus  nianifeslenieul 
acconiplie  cpnt  cellc-la?Le  Christ  ct  sa  doctrine  out  cu  ponr 
adversaires  el  le  judaisnie,  el  le  paganismc,  ct  la  pliiloso|ihic 
mondaineavecses  raisonncnients,  ses  sarcasmesetsesecha- 
fauils.  Gelte  impitoyablc  guerre  continue  depuis  plusdcdix- 
huil  siccles.  Etponrlant  ce  signe,  eel  clendard,  expose  aux 
vents  dccliaines  des  licresies,  des  scandales,  des  passions, 
de  rinipiete,  .se  tienl  toujours  haul  et  fernie,  landis  que  les 
empires,  les  institutions,  les  dynasties  s'ecroulent  et  dispa- 
raissent.  Ah  !  c'est  qn'ici  esl  lc  doigt  de  Dieu.  Ce  fait  tout 
soul  imparlialemenl  mcdile  esl  une  des  preuvcs  les  plus 
couvaincanlcs  el  los  plus  inatlaquables  do  la  divinitc  dn 
christianismc  calholiquc.  Tel  esl  le  fait  imposant  que  nous 
presenlc  I'liypante  grecquc,  la  rencontre  de  Marie  el  de 
Jesus  avec  le  saint  vieillard  Simeon,  dans  le  porliqne 
du  temple,  en  cette  solennile  de  la  Clmndeleur.  Faut-il 
done  s'elonner  que  I'Eglise,  en  ce  jour,  symbolise  par  un 
nombreux  luminaire  ccl  astre  bienlailcnr  qui  se  leve  siir 
1  horizon  ponr  I'inonder  de  ses  lumieres,  nous  voulonsdirc 
Kotre-Scigneur  Jesus-Christ,  le  vrai  solcil  de  la  justice?  A 
I'aspeclde  ces  nombreux  flambeaux  bends  el  allumes  que 
le  c'ergc  et  les  pieux  tideles  lienncnldans  leurs  mains,  en 
la  fetedu  2  fevrier,  Joit-on  elre  surpris  que  lc  peuple  ail 
iuqiosc  acelle-ci  lo  nom  si  caraclerislique  de  Chandeleur? 
Cclle  profusion  de  lumieres,  celle  procession  qui  precede 
la  mcssc  ne  seraienl-ellcs  qu'une  imitation  des  solennites 
analogues  qui  avaienl  lieu  dans  le  paganismc?  C'est  ce  qui 
doit  elre  examine. 

Versle  5de  cemois,lespaTenscelcbraienlles  Lupercales 
oil  Vlionncnrdu  dieu  Pan.  On  faisail  une  lustration  dans  les 
qnarlicrsdela  ville  do  BoincOn  inmiulaitdcscbevresbl.in- 
ilics.  Les  prelrcs  sc  couvraientde  la  peaudc  ces  animanx, 
ct  paroouraienl  les  rues  en  frappantacoups  de  foucl  les 
femmcspourlcur  procurer  d'heureuxaccouchements.  Ceci 
ressemble  assez  pen  a  la  Cliandeleur  cliretienne.  Deux  au- 
Ircs  riles  idolalriqnesparaissenl  offrir  plus  d'analogie.  Les 
Remains,  fiersd'avoirsubjugucle  monde,  faisaicnldes  pro- 
cessions, dites  Aniburbales,  en  tenant  a  la  main  des  torches 
allumecs  pour  se  rejouir  des  victnires  qni  leur  avaienl 
soumis  I'univcrs.  Puis  encore,  en  I'honnenr  de  Ceres,  res 


peuples  couraienl  pendant  1;.  unit  avcc  des  llambeaux,  on 
memoirc  de  celle  deesse  qui,  apresavoiralbnne  des  lorclies 
au  mont  Etna,  parcournt  la  lerrc  pour  dceonvrir  sa  HUe  Pro- 
serpine qni  lui  avail  etc  ravie.  Le  .savant  cl  illustre  pape 
Benoit  XIV  pen.se  que,  si  saint  Gelase  abolil  les  Luper- 
cales, lc  pape  Sergius  subslilua  aux  Amburbales  la  proces- 
sion du  second  jour  de  fevrier.  II  donna  ainsi  le  change 
aux  Remains,  infatnes  de  ces  bruyantcs  et  s)deiulides 
courses  nocturnes  aux  nand)eaux,  en  faisant  lourni'rauciilte 
du  vrai  Dieu  les  usages  du  paganismc.  Au  lieu  done  de  cc- 
lebrer,  comme  aux  Amburbales,  le  triomphe  de  Rome  snr 
les  aulrcs  nations,  on  celebra  un  autre  triomphe  pluspaci- 
fique  et  plus  salulaire,  que  le  christianismc  a  assure  a  celle 
ville,  aujnurd'luii  la  capitate  du  monde  soumis  a  la  croix. 
S'il  fallait  que  le  christianismc  ne  presenlat  rien  dc  sem- 
blable,  mais  que  tout  y  ful  diamclralcmenl  oppose  a  toule 
cspcce  de  pratique  paienne,  il  ne  pourrail  exisler  ancun 
culle  cxlerienr.  Le  nom  dc  Dieu  lui-nieme  devrait  en  elre 
banni,  car  le  paganismc  en  gratillailson  Jupiter  lonnanl. 
Ces  analogies  ne  soul  done  point,  ni  une  emanation,  ui  une 
imilalion.  L'c<pril,  el  c'est  la  rcssenticl,  en  est  parfaile- 
menldisscmblable. 

Les  cicrges  benits  decejour  soul  religiensemenl  conser- 
ves dans  les  niaisons,  en  beaucnnp  de  provinces.  Lor.squ'un 
membre  de  la  famille,  an  lit  de  la  morl,  esl  visile  par  Jesus- 
Christ  dans  le  saint  vialique,  le  ciei-gc  de  la  Chandeleur 
esl  allume  anpresdu  lit  dn  monrant.  Sa  lumierc  vacillanb 
eclaire  encore  .ses  yeux  au  mnnienl  on  ils  s'eleigncnl.  Li 
I'oi,  comme  ccltc  lumierc,  I'a  eclaire  dans  le  pelerinage 
de  la  vie,  cl  ne  lui  est  pas  iufidcle  en'ce  ninnient  dccisif. 
Qnand  enfm  I'amc  esl  sortie  de  sa  prison  dc  bo'ie,  le  ciergc 
brule  encore  aupre;  de  son  corps  comme  cmbleme  de  I'ej- 
perance  en  une  autre  vie  oii  doit  briller  pour  I'aine  jusle  le 
solcil  dc  justice  qui  ne  eonnait  point  de  couelianl.  C'est  j 
cette  admirable  cl  tonchante  philo.sophie  du  cliristianisme 
qni  a  inspire  a  une  illustre  plume  cette  cclalantc  verile  :  les 
pa'icns  onl  divinise  la  vie,  les  Chretiens  onl  divinise  la 
morl. 

Terminons  en  Iraduisanl  lc  beau  canlique  de  Simeon, 
birsqn'il  Icnail  dans  ses  bras  renfanl  Jesus,  aprcs  avoir 
predit  a  Marie  le  mystcre  de  la  Redemption,  quo  lc  Verbe 
incarne  vcnait  accnm|ilir  sur  la  lerre. 

(c  Seigneur,  voire  servilcur  ponrra  niaintenant  mnurir  en 
11  paix,  scion  la  promesse  que  vous  aviez  daignc  lui  faire. 

ic  Carmes  yeux  onl  vu  le  Sauveur  que  vous  nous  donnez. 

11  lis  onl  vnCelui-la  memequc  vous  destinez  a  elre  place 
n  a  la  vue  de  toutes  les  nations, 

11  Celui  que  vous  envnyez  comme  le  llambean  qni  doil 
11  eelairer  les  peuples,  Celui  qui  sera  la  gloirc  de  la  nation 
(I  privilegieed' Israel.  » 

Faut-il  alter  chercher  dans  les  rites  idolalriques  I'nsagc 
seciMaire  d'allumer  plusieurs  llambeanx  en  cette  fete,  clde 
lui  doDiicr  le  nom  dc  CImndckur,  qnand  on  a  lu  le  der- 
nier versct  de  cc  sublime  canlique? 


itofl 

IT/,       ' 


CARBTAVAIi. 

II  s'agit  ici  du  nom  el  nullemenl  do  la  chose.  Si  cclle 
dernicre  n'csl  point  d'une  institution  direclemcnt  satauique, 
c'est  Lien  le  monde  qui  en  est  rinvenleur.  \ln  ce  cas,  c'esl 
une  origincparfailement  idonliqne.  Mais  encore  une  fnis  la 


"i)U   MOIS. 


.C^ 


f.ininval  nc  pciil  elrc  pour  nous  uii  olijel  de  roilicirhos  li- 
liirgiiiues.  On  irn,  si  Ton  veut,  cherclicr  I'origiiic  liislori(|UC 
ill'  l;i  chose  dans  los  SaUirnalus,  dans  Ics  Bacclianalcs,  dans 
lis  urtjies  Lachitiues.  Nous  n'avons  a  eel  i's,ari  nul  sinici. 
(Juaiit  au  nom,  c'esl  une  queslion  lout  aiilro,  tU  nous  le 
liduvous  dans  une  pralique  dc  la  discipline  clirelicnne. 
Coci  parait  elrange  de  prime  abord.  Qu'on  nous  pnlcndo 
avant  de  juger. 

II  est  constant  que  tres-ancienncment  le  dimnnche  de  la 
i|uinfiuagesime,  c'cst-a-dire  celui  qui  precede  le  jour  des 
Ccndres,  ctait  nomme  en  languc  latine  :  Dmninica  de 
cuTnc  Icvario  on  de  came  levanda.  En  ce  jour,  on  pro- 
scrivait  I'usage  de  la  viande  jnsf|u'a  Paijues,  en  sorle  qu'.i 
dalor  de  ce  dimanche  il  n'elait  plus  pcrmis  d'user  d'ali- 
ments  gras.  Certes,  aujourd'hui  c'est  nbsolument  lout  le 
conlraire.  Nun  pas  que  nous  nous  nionlrions  plus  scveres 
que  riiglise  clle-meme ,  qui  a  Ijien  voulu  se  rclaclier  sur  ce 
point.  Nous  rcmemorons  le  fail  ancien.  Le  penpic,  qui  en- 
tendail  le  latin,  ctait  done  habitue  a  ces  expressions  :  Domi- 
nica dc  canie  leiario.  Quand  la  langue  francaise  se  forma 
des  debris  de  la  langue  romaine,  on  donna  a  ce  jour  le 
nom  de  Dimanche  dc  carne-leval.  II  nous  est  permis  de 
croire  a  une  Ires-proche  parenle  entre  le  carnc-kcal  dc 
nos  bons  aieux  et  le  carnaval  contcmporain.  Toule  autre 
originc  clymologiquo  nous  parait  passablement  forcee, 
principalcment  celle  qui  fait  descendre  la  chair,  la  earnc 
d'aniont  en  aval,  pour  en  fabriquer  le  cam-aval.  Ainsi 
done,  les  lermes  les  jdus  harmoniques  avec  la  mondair.o 
sensualite  accuseift  une  origine  lilurgique  en  mt'mc  temps 
que  notre  relacbement  modernc.  Nous  en  fournirons  quel- 
ques  autrcs  exemjiles  par  la  suite,  qui  ne  scroni  pas  mollis 
curieux  que  celui-ci.  Le  Journal  de  M.  le  Cure  pourra 
sans  inconvenient  les  consigner  dans  ses  cnlonncs. 


CAKtSiB. 

La  delicatessc  mondaine  s'cffraye  nutant  du  mot  que  de 
la  cliosc.  Le  jiremier  n'a  d'abord  ricn  d'aflligcant  dans  sa 
signification  ctyniologiquc.  Nos  bons  peres  ecrivaieni,  il 
n'y  a  pas  encore  Irois  sicdes,  quaresmc  au  lieu  de  ca- 
reme.  Le  quaresme  n'csl  qu'une  contraction  du  terme  la- 
tin quadragcsima,  la  Quadragesimc,  c'est-a-dire  la  qua- 
rantaiiie.  C'est  par  la  meme  raison  que  les  Grccs  donnent  a 
cette  pcriode  de  I'annee  chrelienne  le  nom  dc  Tessara- 
coste,  qui  signifie  quaranle  jours.  La  chose  en  elle-meme 
n'a  rien  qui  puisse  inquieter  le  soin  de  la  sanle  corporelle, 
ct  bicn  loin  de  la,  comme  nous  esperons  le  dcmonlrer. 

Occupons-nous  d'abord  de  I'origine.  L'Evangile  nous  ap- 
prcnd  que  Jesus-Christ,  apres  son  baptemo  par  le  saint 
precurseur,  se  relira  dans  le  desert ,  oil  il  s'abstint  de 
toule  nourriture  pendant  quarante  jours.  L'Eglise  ne  pou- 
vait  proposer  a  ses  enfants  un  jeilne  aussi  rigoureux,  la  na- 
ture humainc  n'eut  pu  le  soutenir.  A  cette  derniere  nature 
Jesus-Christ  unissait  la  divinile,  ce  qui  a  fait  doiiner  au 
Blessie  le  nom  d'llomme-Dieu.  Mais,  des  les  temps  aposlo- 
liques,  les  chrelicns,  pour  imiler,  aulant  qu'il  Icur  ctait 
possible ,  cette  longue  maceration  de  nulrc  Sauvcur,  se 
borncrent  a  ne  faire  qu'un  frugal  repas,  apres  le  soleil 
couche.  Tant  que  cet  astre  brillait  sur  I'horizon,  ils  ne 
prenaient  ni  nourriture,  ni  boisson  ;  ils  s'inlerdi.^aient  en 
meme  temps  la  viande,  le  beurre,  les  ccufs,  toule  cspece 
de  lailage  et  le  vin.  Le  poisson  lui-mcme  etail  intcrdil.  On 


se  relaeha  plus  tard  sur  le  vlii,  qui  fiil  perniis,  aiu'-i  que  le 
poisson.  Mais  Thi'odulphe,  evi'que  d  Orleans  on  buitii'mo 
sicde,  recommande  encore  a  son  peuple  I'abslinpnce  des 
derniers.  Au  dixieme  siecle,  on  obtcnait  dispense  du  beurre 
inoyennantune  legere  retribution.  N'allons  pas  cepcndant 
nous  ligurcr  que  eel  argent  servait  ,i  grossir  le  Iresor  de 
I'liveque  dispensatPur.  Tel  qui,  dans  notrc  siecle,  sourit. 
ou  sein  de  la  capitale,  au  seul  souvenir  dc  ces  dispenses 
du  benrre,  ignore  que  ces  modiqiies  sommes  aceuniulecs 
out  scrvi  ii  clever  la  majeslueuse  basilique  dc  Nolrc-Dame. 
On  les  employait  surtoul  a  construire  ces  imposanles  lours 
qui  oriicnl  la  facade  de  (|uelqiies-uiics  de  nos  cathedrales, 
Aussi,  a  Eo  irges,  a  Rouen  et  en  d'aulres  villes,  le  peujde 
nomme  encore  fours  de  beurre  les  hauls  clochers  qui  font 
rorncment  de  ces  grandes  cites.  Avouons  done,  quni  qu'on 
en  disc,  que  les  cveques  faisaient  un  tres-bon  usage  des 
sommes  produites  par  la  dispense  de  quelques  points  de  la 
discipline  qnadragesimale. 

La  chair  de  poisson  a  toujours  etc  il  peu  pres  pcrniise 
en  France.  Durand,  eveque  de  Mende,  au  Ireizieme  siecle, 
en  donne  Iroi  raisiins  fort  singiiliercs.  La  premiere,  c'est 
que  si  la  lerre  fut  frappee  de  la  malediclion  du  Crealeur, 
les  eaux  en  furenl  exceplees  ;  la  .seconde,  parce  que  Diou 
se  proposail  de  faire  de  grandes  mcrvcillcs  par  le  moyen  de 
I'eau  :  il  veut  parler  du  baptemc  ;  la  troisieme  cnfin,  c'est 
que  I'cspril  de  Dieu,  seloii  la  Gencsc,  elait  parte  sur  les 
eaux.  Nous  ne  contcslcrons  point  au  savant  eveque  son 
ingenicuse  explication  ;  mais  nous  aimons  niieux  dire,  avec 
saint  Gregoire  le  Grand,  que  I'Eglise  a  permis  I'nsage  du 
poisson,  pendant  le  careme,  afin  de  s'accommoder  a  I'in- 
lirniile  hiimaine. 

L'lieure  du  repas  unique  subit  a  son  tour  une  grave  mo- 
dification ;  elle  ful  reportcc  du  soir  au  milieu  du  jour; 
puis  on  permit,  an  coucher  du  soleil  un  leger  repas  dit 
collalion.  Au  siecle  actuci,  les  lieures  du  diner  ayaiil  ete 
changees,  il  en  est  resulte  que,  pour  les  pcrsoiines  memes 
qui  licnnenl  ;i  I'observalion  du  jcune,  la  collalion  se  fait 
vers  midi  el  le  diner  a  lieu  le  soir.  L'abslineiicc  elle-meme 
a  siibi  quelques  relachemenls.  En  pliisieurs  jours  de  la  se- 
maine,  I'nsage  du  gras  est  permis  par  les  eveques;  mais 
une  aumone,  proporlionnee  aux  facullcs  de  ccux  qui  usen' 
de  la  dispense,  est  imposee  en  compensation.  L'Espri 
Saint  nous  a  dit  lui-meme  :  Uachelez  vos  pechcs  par  I'ai 
mone. 

Trop  gcncralemen!  on  se  Ogure  que  I'abslinence  et  le 
jeune  sent  des  inslitutions  meurlrieres  pour  la  sanle. 
N'esl-il  pas,  au  conlraire,  demonlre  que  la  diele  est  bean- 
coup  plus  favorable  au  bien-elre  du  corps?  Appelle-t-on 
plus  souvent  des  mcdecins  pour  guerir  les  ravages  de 
rabstinence  que  pour  remedier  ii  ccux  que  produit  I'in- 
teniperanee?  La  pratique  rigoureuse  de  rabstinence  cliiV- 
tienne  nuit-elle  i'l  la  prolongation  de  la  via"?  Inlcrrogeoiii 
les  monasleres  les  plus  rigides,  tels  que  la  Trappe.  C'e.sl 
Id  que  nous  trouverons  des  liommes  voues  eleruellcmenl  au 
travail,  au  jciine,  li  la  sobriele  la  plus  excessive,  et  dont  la 
description  ferait  fremir  noire  mollesse.  Et  c'est  aussi  Ij 
que  nous  verrons  des  vieillards  nonagenaires,  cenlenaircs, 
incomparablementplus  nombreux,  proportion  gardee,  que 
dans  le  monde  qui  vit  sans  se  faire  la  moiiidre  idee  de  ces 
morlificalions  corporelles. 

On  .Icmandait  au  cclebre  Chirac  quels  claient  les  plus 
grands  medecins  qu'il  laLssail  apres  sa  mort.  II  ctait,  en 
ce  moment,  presd'espirer.  II  repondit:  «  J'en  laisse  trois, 


IDO 


LES  SAINTS 


I'e.xei'cicc,  l:i  diiilcft  I'cau.  »  Aussi  lisons-nous  dans  I'E- 
critiirc  sainto  cc  passage  fori  rcmarquable,  ct  donl  I'expo- 
rience  jounialiere  sanctionne  la  profonde  sagacilii :  Plus 
occidil  gula  quant  gladius  :  «  L'iiilcinpciance  moissonnc 
plus  de  viclimes  que  repee.  »  Les  paicns  cux-memes  ii'c- 
talenl  poiiil  etrangers  a  cetle  doctrine.  Lcs  prelres  de  I'E- 
gyple,  lcs  mages  de  la  Perse,  les  mystes  do  Jupiter,  en 
Crete,  ceux  d'Eleusine  ou  de  Ceres,  lcs  gymnosopliistes 
dc  rinde,  ct,  de  nos  jours  encore,  les  brahmcs  indiens  mil 
pralique  une  abstinence  perpetuelle  de  tout  aliment  qui 
avail  eu  vie.  Ne  dirait-on  pas  que  I'abstinence  est  nn 
dogme  universel  el  qu'il  fait  partie  de  la  religion  naturclle 
donl  Dieu  a  depose  les  germes  dans  lous  les  cncurs? 
N'est-ce  point  la  un  souvenir  de  la  fautc  originelle  et  du 
besoin  innede  Tcxpiation?  L'Eglise,  en  imposant  la  peni- 
tence pendant  le  careme,  ne  fait  done  point  nn  precepte 
meurtrier,  comme  on  a  eu  la  folic  de  le  dire  quelqucfois, 
parce  qu'ou  n'a  point  voulu  tcnir  conipte  de  la  sagesse  dc 
ses  prescriptions. 

II  est  un  autre  genre  d'abstinence  que  I'esprit  de  I'Eglise 
present  pendant  la  sainte  quarantaine  :  die  y  defend  les 
noces,  a  nioins  que,  par  une  dispense  motivee  sur  de  tres- 
bonnes  raisons,  rcveqiic  ne  lcs  perniette.  Chez  les  ancicns, 
on  n'usait  point  de  bains  pendant  le  careme;  on  ne  se  li- 
vrail  ni  au  jeu  ni  ii  la  cliasse ;  I'ofQce  public  lui-mcme 
avail  sa  pari  de  la  penitence  publique.  Au.x  jours  dejenne 
on  ne  disait  point  la  messe  ;  aucune  fete  n'y  etait  celebree. 
Aujourd'hui  encore  I'ofOce  est  emprcint  de  cet  esprit  de 
douleur.  On  voile  les  tableaux  et  lcs  troi.x;  les  hymnes 
Gloria  in  exccbis,  Te  Deum  ne  so  font  plus  entendre  ;  le 
joyeux  alleluia  ne  resonne  plus;  les  habits  sacres  des  mi- 
nislres  du  saint  autel  sont  de  conlcur  violette  ou  cendree  ; 
autrefois  ils  ctaionl  noirs ;  le  chant  est  plus  grave  et  plus 
Iriste;  I'orgue  suspend  ses  accords. 

II  est  neanmoiiis  un  jour  oii  I'Eglise  semble  inviler  a  nne 
sainte  allcgresse  pour  allegcr  la  trislesse  de  ce  temps  :  c'est 
le  quatrieme  dimanche  de  careme.  Mais  cetle  joic  est  toute 
sainte.  C'est  principalement  a  Rome.  On  y  nomnie  ce  jour 
le  dimanche  de  la  Rose.  En  ce  jour,  le  p.ipe  benit  une  rose 
d'or  qui  est  parfumee  de  baume  el  de  muse.  Selon  le  qua- 
lorzieme  ordre  romain,  le  pape,  en  allanl  dire  la  messe  a 
Saintc-Croix  de  Jerusalem,  portait  celte  rose  el  puis  la 
donnait  a  un  personnage  illustre.  Celui-ci  la  recevait  a  ge- 
noux,  fut-il  mcme  roi,  baisait  les  picds  du  ponlife  ct  en 
etait  cmbrasse.  Ensuile  on  I'aisait  une  cavalcade,  dont 
riieureux  privilegie  de  la  rose  etait  le  principal.  Le  mcme 
ordre  ajoule  que  le  pape,  en  donnant  la  rose,  pronouc.iit 
quelques  paroles  d'eloges  sur  celte  fleur.  II  en  exallait  la 
couleur  gaie,  I'odeur  fortiliante,  I'aspcct  rejouissant.  Cetle 
rose  etait  le  symbole  de  cetle  Heur  sortie  de  la  tige  de 
Jesse,  et  qui  n'est  autre  que  Notre  Seigneur  Jesus-Christ. 
En  1090,  Urbain  II,  se  trouvant  a  Tours  le  quatrieme  di- 
manche de  Careme,  donna  la  rose  d'or  a  Foulques,  comic 
d'Anjou.  Celui-ci,  ravi  d'un  si  grand  honneur,  porta  cetle 
(leur  pendant  la  procession  qui  cut  lieu,    puis,  afin  de 


pcrpeluer  le  souvenir  ouquel  il  allachait  un  grand  prix, 
Foul(|ues  resolut  dc  porler  tons  lcs  ans  cettc  rose  a  la  pro- 
cession du  dimanche  des  liameaux,  qui  SD  fait  a  Angers 
d'une  maniere  tres-solennclle.  De  la  est  venu  le  nom  de 
Paques  Henries  donnc  a  ce  dimanche.  Ainsi  I'Eglise  mele  a 
ses  joies,  qui  semblenl,  au  premier  aspect,  empreinles  de 
mondanilc,  les  enseignements  les  plus  sublimes  et  les  plus 
consolants. 

La  scverile  du  jeunc  quadragesimal  s'esl  maintenue 
dans  sa  primitive  institution  chez  les  Grecs.  Ils  ne  mangenl 
qu'une  fois  par  jour,  vers  le  soir.  Non-seuloment  ils  s'abs- 
tiennent  de  viande,  do  lieurre,  de  fromage  ,  mais  encore 
de  toule  especc  de  poissons,  de  ceux  surtout  qui  onl  des 
ecailles,  des  nageoircs  et  du  sang.  Ils  ne  peuveiit  manger 
en  ce  genre  que  des  honiards,  des  ecrevi.sses  ct  des  huilres. 
La  superstition  vient  aussi  trop  souvenl  leur  inspirer  uno 
rigueur  excessive.  Ils  ne  venlent  admettrc  la  Icgitimitu 
d'aucune  dispense.  Qu'un  homme  a  I'extremite  piiisse  cs- 
perer  de  se  retablir  en  prenanl  un  bouillon  de  viande  ou 
bicn  en  maugeant  nn  reuf,  ils  croient  qu'il  est  preferable 
de  le  laisser  mourir.  En  outre,  leurs  caremes  sont  plus 
nombreux  que  les  nolres.  En  sus  de  celui  qui  precede  Pa- 
ques, il  out  le  jcune  solonnel  de  I'Avent,  qui  commence 
au  15  novembre  el  fmit  a  Noel ;  celui  dit  des  Saints  Ap6- 
Ires,  qui  commence  la  semaiue  apres  la  Pentecote  et  Unit  ;'i 
la  fete  de  saint  Pierre;  ejifin  celui  de  I'Assomiition  com- 
mencant  le  1"  du  niois  d'aoi'it  et  finissanl  le  15.  Chez  les 
Russes,  qui  suivent  le  rit  schismalique  grec,  les  abstinen- 
ces sont  multipiiees  au  point  qu'il  n'y  trpas,  dans  I'annee, 
plus  de  cent  Irente  jours  gras.  Autrefois,  en  Pologne,  on 
arrachail  les  dents  a  quiconque  ctail  convaincu  d'avoir 
mange  de  la  viande,  non-seulemenl  en  careme,  niais  en- 
core apres  la  Septuagcsimc,  c'est-a-dire  depuis  ce  lemps, 
qui,  pour  nous,  est,  jusqu'au  mercredi  des  Cendres,  celui 
du  carnaval. 

Disons,  en  ce  qui  concerne  I'Eglise  grecque,  au  sujel  de 
son  inllexibleel  dure  discipline,  que,  depuis  plusieurs  sie- 
cles,  elle  est  .scparee  du  catholicisme,  el  qu'elle  n'a  pas 
voulu,  par  entetement  de  secte,  admeltre  aucune  des  mo- 
didcalions  que  I'autorite  legitime  a  bicn  voulu  consacrer, 
par  une  misericordieuse  indulgence,  envers  ses  enfants 
soumis.  Les  anglicans,  nos  voisins,  en  sont  un  exemple  en 
ce  qui  louche  robservation  nitra-pharisaiqne  du  dimanclie. 
Ou  n'y  permet  pas  mcme  I'innocent  amusement  de  la  mu- 
siquc  an  foyer  de  la  famille,  el  la  police  des  aldermen  y 
maiuticnt,  par  lcs  peines  de  la  loi  civile,  robservation  de 
la  loi  ecclcsiaslique.  Au  sein  de  I'Eglise  calholique,  tout  est 
libre.  Ne  cherchons  pas  neanmoins  ii  abuser  de  cetle  li- 
berie, qui  a  ses  regies,  el  n'oublions  jamais  que  si  nous 
tenons  a  honneur  d'apparlenir  a  la  sainte  societc  des  Chre- 
tiens, nous  n'avons  pas  le  droit  d'en  mcpriser  la  legisla- 
tion ;  elle  est  salulaire,  dans  sa  pratique,  a  nos  ames  et  a 
nos  corps.  A  ce  litre,  I'Eglise  est,  sous  lous  lcs  rapports, 
noire  mere  tendre.  Ne  soyons  done  point  d'ingrats  en- 
fants. 


I 


DU   MOIS. 


aSOlS    DK     FEVRIEB. 


11 .  Kamedl.  St  Igkace,  6v0que 
d'Antioche,  martyr  en  107 
II  a  laisse  plusicurs  Iciircs 
icrilcs  ^  differcnles  t^jliscs; 
ellessont  de  trcs-precicux  ninnu 
nienls  pour  I'liisioire  de  I'EsIisc 
priraiiive,  puisque  cet  evOque 
av3iU'lc'  disciple  de  Tevangelistc 
Si  Jean. 
St  SiGECEfiT,  roi  d'Auslrasio 
morl  en  056. 

II   ouiil  Ills  de  Dagolicrl  F"", 
roi  de  France. 
St  KucEm,  p;itron  de  Lille  en 
FUndre,  martyrise   vers  la 
(in  du  3'  sicclc. 
S.  Bimanche*  La    Prksen 

TATION  Di:  N.-S.  AD  TEMPLE  Cl 
la  PtlBlflCATION  DE  LA  Ste 
VlEIlCE. 

(Votj.  Chandeleur.) 
St  Cohneille  le  Cestl'iiion,  qun 
St  Pierre  bapllsa  et  fit  evO 
que  de  cctlc  vilic. 

3.  i.uncli.  St  Blaise,    dvcquc 

de  Srbaste  en  Arniunie,  il 

martyr  vers  I'an  516. 
St  IIadelix,  abbe  de  Celles^  au 

diocese  de  Liege,  mort  en 

690. 
Ste  MvnGfEnrrE,  vierje  d'An- 

gletcrrc,  morlc  au  12''  sietlc. 
Oil  croit  qu'elle  elait  de  la  fa' 

mille  royalc  deHoiigrie. 

4.  Sf  iirdi,  St  Asdrf.  Consi>r, 

cvc'^iie  de  Fiesoli,  en  Tos- 

canc,  mort  en  1395. 
St  Avextix,  solitaire  au  diocese 

de  Troycs,  moit  en  5W. 
Ste  Jeanne  de  Valois,  fille  de 

Louis  XI, ijpousedeLouisXII, 

niorte  en  1505. 

5.  Mercreiti  desCendres 

(Corarac'iicomoiil  du  jcflne  du 
Carfme.  [Voij.  lari.  Car£.me.  ' 
Ste  Agathe,  vierge  ct  marlvre 
en  251. 

En  Sicilc,  on  I'mvoque  contrc 

les  erupiions  du  moni  Ema  en 

porianl  sun  vuile  en  procession. 

Les  Sts  MARTrasdu  Japon. 

Ccroyaume  avail  eiu  convcili 

par  S[  Frangois  Xavicr.  On    y 

compiaii  plus  de  deux  cent  millc 

chreiieus  qui  fureni  exterrain6s  i 

la  iJudu  tS'sitcle. 

B«  «Veu*l|.  SteDobothee,  vierge 

etmarlyre  sous  Tiocletien. 

Son  nom  signific  en  frangiiis 

Don  de  Dieu. 

St  Waast,  evcque  d'Arras, 
morl  en  589.  II  ysiegeaqua- 
ranle  ans. 

Son  Eminence  monscigneur  le 
cardinal  dc  la  Tour  d'Auvergne, 
qui  est  evOque  de  ce  siege  de- 
puis  <802,  y  a  dcj5  pjsse  plusdc 
quaraii[c-deu\  ans.  II  icfusa  en 


IS40  rarclicvficlicde  Paris,  parce 
qu'il  voulail,  disail-il,  si  la  Pro- 
vidence Ic  perineiinii,  passer  au 
moms  quaranlcansdaus  cc  sifge, 
cummeSiWaasi,  son  illusUe  pie- 
decesseur. 
7*  Vcndredi.  Fete  des  cisn 

Plaies  de  N.  S.  .I.-C,  dans 

le  diocese  dc  Paris. 
St  RoMfALD,  abbe,  fondalcur  do 

I'ordre  des  camaldules.niorl 

en  1027. 
St  Richard,  roi    d"Angletcrrc 

mort  a  Lucques.  en  Italie, 

en  722. 

8,  Sainedi.  St  Jean  de  Matua 

fundateur  de  I'ordre  de 
Irinitaircs,  pour  hi  redemp- 
tion des  caplils. 

Les  reiigieijx  de  cet  ordre  al 
laient  raclieicr  les  iniillieurcux 
capiirs  pris  par  les  piiMlc:;  d'.\l- 
ger,  de  Tuni^,  de  Fez  el  de  Ma- 
roc.  La  philosopliie  oiondaine 
plaignait  des  inforlunes  dans  ses 
porapeux t'ciiis, la  religion clire- 
liennc  cnvoyall  les  irinilaiies 
en  Afriqup  pour  Ics  delivrcr. 
St  Etienxe,  fundateur  de  i'ordre 
de  Grammont,  mort  en  1224. 

9.  filimanclie.  Premier  di- 

manelie  de  CariJnie, 
Ste  Apollonie,  vierge  marlyre 

en  i'an  49. 
On  lui  cassa  les  dents  ii  coups 

demarlcau.  On  I'invogueconlrt; 

le  inal  de  dcnis.  On    I'appelle 

aussi  Sie  Apolline. 

St  NiCEruoRE,  martyr  a  Anlio- 

che,  en  260. 
St  Assdert,  cvequc  de  Rouen 

morl  en  698. 


13.  Jendi.  Ste  Catherine  dc 

Ricci,  religieuse  dc  I'ordre 
do  St-Dominique,  morteen 
1589. 
St  Polvelcte,  martyr  en  257. 
Lc  grand  Corncille  a  fail  one 
sdniir.ililc  iragedie  qui  retrace  le 
i:iari\re  de  ce  saint. 
St  Gkegoire  II,  papc,  mort  en 
731. 

14.  Vendredi  St  Valentin 
prijtrcot  martyr  au  5*  siucle, 

St  Cvrille  el  Sr  Methode,  ap6- 
tres  dc  la  Dulgarie,  au  9*^ 
sieclc. 

1  5.  Kamedi.  St  Sigefrihe  ou 
SiiROY,  eveque  et  apotre  de 
Suede,  morl  en  1002. 

St  Faestin  el  St  Jovite,  martyrs 
en  121. 

16.  Dftimanclie.  Deuxieme 
dimanche  dc  Carcme. 

St  Onesime,  disciple  de  St  Paul 
apotre,  martyrise  en  95. 

St  Gregoipe  X,  papc  qui  pre- 
sida  au  concile  general  de 
Lyon  en  1274,  morten  1276. 
IT.  Lundi.  St  Flavien,  ar- 
cheveque  dc  Constantinople, 
mort  on  449. 

St  Tiieodule  ct  St  Jclien,  mar- 
tyrs en  509.  dans  la  Pales- 
tine. 
19.  Mapdi.  StSijieon,  cveque 
de  Jerusalem,  martyr  en  lUO. 

St  Leon  et  St  Paregonics,  mar- 
tyrs au  5^  siecle. 

St  Anoilbert,  7^  abbe  de  St- 
Riquicr  en  Ponthieu,  mort 
en  814. 


ao.  8/andi.   Ste  Scolastiqee,  ,  „      ■«  ..     ^     „ 

,  ,      '  19.    Hercredi.   St  Barbat 

vicfire,   sceur  du  grand  St  ,   .  , 

R,„  .,   ,-     .,,         ?     ,,    ,  evcque  dc  Betievcnt,  morl 

Ucnoit,  iondateur  des  bene- 

dictms.morte  en  545.  *^"  *'^-- 

St GiiiLLAL'jiE,crniite,  fondalcur  SOJeudi.  StTvrannion,  eve 


de  I'ordre  des  guillemites, 
mort  en  1157. 
Ste  Austkeeerte,  vierge  ,  pre- 
miere abbesscdcPavilly,  au 
diocese  de  Rouen,  morte  en 
705. 


que  de  Tyr,  ct  plusieurs  au- 

Ires  martyrs  en  304  ct  310, 
St  Electhere,  evcque  dc  Tour- 

nai  ct  martyr  en  552. 
St  Eucher,  eveque  d'OHeans, 

mort  en  743. 


1.  Mardl.  St  Satcrmn  et  21- Vendredi.  St  Severien 
eveque  dc  Scythopolis  en 
Palestine,  martyr  en  455. 
StDaniel,  prclre,  cISteVerda, 
martyrs  dc  Perse,  en  54-i. 
2  2.  Sainedi.  La  Chaire  de 
St  Pierre  a  Aulioche. 


autres  martyrsd'Afrique,  en 
504. 
St  Skveris,  abbe  d'Agaune  en 
507. 

La  jolie  ^glisc   gothiqae   de 
St-Sevcrin  de  Paris  est  sous  son 
invocation. 
12.  Alercredi.  St    BenoIt, 
abbe  d'Anianecn  Languedoc, 
mort  en  821 . 
St    Melece,  patriarclie  d'An- 
tioche, morl  en  581. 
Ste  Eliulie,   vierge  marlyre 
dc  Darcclonc,  au  5*^  sieclc. 


Le  prince  des  apolrcs  fondale 
siege  d*Anlioclie,  oil  les  disciples 
de  J.-C.  requrenl  le  nom  de 
Chretiens.  Ensuite  il  iransfura  ce 
siege  hi  Rome,  afin  que  cclie  der- 
ni^re  ville,  qui  eiaii  en  ce  mo- 
ment la  (opilaledumonde  paien, 
devint  la  luctropole  du  monde 
conquis  i  TEvaugile. 


101 


28.    Dimanchc.    Troisiemo 
dimanchc  deCarenic. 
St  J^reuie,  jardinter  ct  marlyr 

en  306. 
Le  bienbeureux  Pierre  Dauier^ 
cardinal,  mort  en  1072. 

II  a  laissfi  plusieors  oavrages 
csiimes.  ' 

34.  Eiundi.  St  Mathias,  apo- 
tre, eiu  par  les  onze  aulres 
apolres  en  remplacemcnt  du 
trailre  Judas. 

On  croii  qu'il  pri^cha  sDr  Ics 
c6lfs  de  la  mer  Caspieune,  et 
ei  qu'il  y  fut  luartyrisc. 

St  Pretextat,  eveque  dc 
Rouen,  assassiiie  par  ordre 
de  ia  barbare  Fredegonde 
en  588. 

Le  bienbeureux  Robert  d'Ar- 
brisselles,  fondalcur  de  I'or- 
dre de  Fontevrault,  mort 
en  116. 

25    Mardi.  St  Taraise,  pa- 
triarclie de  Constantinople, 
mort  en  806. 
St  Victorin  cl  scs  compagnons , 

martyrs  en  284. 
St  Cesaire,  medecin,  mort  cu 
3G9. 

20.  Uercredi.  StAlexandee, 
patriarcbe       dAlexandrie  , 
morl  en  526. 
St  Porphybe,  eveque  de  Gaze, 

mort  en  420. 
St  VurroR,  d'Arcis-sur-Auhe 
cii  Cbantpa;^nc,  mort  a  Sa- 
lurniac,  iiujourdhui  St-Vi- 
tre,  a  '2Iicuesd'Arcis,  dans 
le  7<' sieclc. 

27.  Jeadi.  St  Leandre,  evc- 
que dcSC'ville,  mort  en 596. 

St  Nestor,  eveque  de  Side,  en 
Panipliilie,   martyr  en  250. 

Ste  Honorine,  vierge  marlyre 
au  pays  de  Caux,  en  Nor- 
mandie  au  3e  on  4^  siecle. 

St  Galmier,  serruricr,  puis 
sous-diacre  a  Lyon,  morl  en 
650. 

28.  Vcndredi.  LesSts  Mar- 
tyrs, morts  dans  la  grandc 
pesle  qui  ravagca  I'empire 
romain,  depuis  Pan  249 
jusqu'a  262. 

lis  se  sacrifiercni  pour  le  ser- 
vice des  pesiifcres  d'Alexandiic, 
en  261,  262  el  263. 
St  Protere,  palriarcbe  d'An- 
tioche, martyr  en  457. 
St  Rouaire  et  St  Lui-jcin,  fon- 
dateurs  des  monastcres  du 
mont  Jura,  le  premier  mort 
en  460,  lc  sccond'en  480. 


102  SCENES 

SCENES,  RECITS,  AVENTURES, 


EXTHAITS   DES    PLCS    RliCEKTS   VOViCEUBS. 


n.    TBIEBS  DAKS   UN   C0ir7ENT  DBS   tTBSSEES. 

L'imjircssion  produite  par  la  giMnileur  des  monlagncs, 
par  I'aspecl  et  la  venerable  soliliiJeJ'imvieux  couvenl  Jes 
Pyrenees,  sur  Tun  des  esprits  Ics  plus  vifs  de  celte  epoquc, 
sur  I'lin  des  lionimos  qui  se  sont  melcs  avec  la  plus  ardciilc 
activile  au  Hot  des  affaires  et  au  tourliillon  de  la  pnliliipie 
moderne,  esl  un  fait  trop  curieux  pourne  pas  allirer  I'at- 
tciition.  D'ailleurs  les  pages  suivanles,  qui  conlienueiU  le 
resultat  de  cetle  im))rcssion  religieuse  de  M.  Thiers,  sont 
cntre  les  plus  belles  que  Ion  ait  ecrilcs  dans  ces  derniers 
temps ;  el,  sans  aucun  doute,  elles  lui  Icrontle  plus  grand 
honneur  dans  I'avenir  et  donnerout  u  son  nom  une  con- 
secration plus  reclle  que  les  discoursprononccs  par  lui  a  la 
chanibre  des  deputes. 

Ainsi  s'elevent  a  la  fois  le  talent,  Tame  et  le  style  sous 
I'inlluence  des  emotions  religieuses;  ainsi  le  calholicisme, 
si  vivement,  si  inulilemcnt  atlaque,  est  encore  la  source 
vive  oil  les  liommes  de  I'epoque  les  plus  ardenls  a  servir  le 
mouvement  moderne  vonl  puiser  leurs  inspirations  les 
plus  puissantes.  Mais  laissons  parler  M.  Thiers. 

«  Tandis  que  je  gravissais,  dit  le  voyageur,  par  une  ma- 
tinee Ircs-froide,  le  sentier  qui  conduit  a  Saint-Savin,  un 
brouillard  epais  rcniplissait  ralmo^phere.  Je  voyais  a  peine 
les  arbres  les  plus  voisins  de  moi,  et  leurs  Irenes  se  dessi- 
naient  comme  des  ombres  a  travcrs  la  vapeur.  A  peine  ar- 
rive au  sommct,je  fus  ravi  de  me  trouver  au  pied  d'une 
gothique  chapelle,  et  ses  ogives,  ses  arcs  si  divises,  ses  fe- 
iielres  en  forme  de  rosaces,  ses  vitrauxde  couleur  a  moitie 
briscs,  me  charmerent.  Enlin,  me  dis-je  en  passant  sous 
I'anlique  voule,  voici  une  veritable  ahbaye.  C'ctait  pour 
mon  imagination  un  ancicn  voeu  realise.  Des  Espagnols  tra- 
vaillaient  dans  la  cour.  Ces  robustes  ouvriors  remuaient 
avec  gravilc  d'enormes  pierres,  et  j'appris,  qu'a  cause  de 
leur  patience  et  dc  leur  sobrietc,  on  les  employait  dans 
nos  Pyrenees  francaises  aux  travaux  les  plus  difliciles. 

«  Mon  compagnon  de  voyage  demandale  proprictaire,  et 
tout  a  coup  un  pi'lil  liomme,  vif  et  gai,  se  presenta,  en  di- 
sant  :  «  Voici  le  prieur;que  lui  deniande-t-on  ?  —  Voir 
la  vallee  et  son  prieure.  —  Bien  venus,  nous  dit-il,  lieu 
venus  ceux  qui  veulent  voir  la  vallee  et  le  prieure.  »  11 
nous  ouvrit  alors  une  porte  qui,  de  celte  cour,  nous  jeta 
sur  une  terrasse.  «  Tenez,  ajouta-t-il,  vous  venez  au  bon 
moment;  regardez  et  taisez-vous.  »  Je  regardai  en  effel,  et 
de  longlemps  je  n'ouvris  la  bouche.  La  terrasse  sur  laquelle 
nous  nous  trouvions  etait  justement  a  mi-cote,  c'esl-il-dire 
dans  la  veritable  perspective  du  tableau,  en  outre  sous  un 
vrai  jour,  carle  soleil  se  levant  a  peine  donnait  nn  relief 
extraordinaire  a  tons  les  objels.  Le  brouillard,  que  j'avais 
un  instant  auparavant  sur  la  tete,  etait  alors  au-dessous  de 
me.:  pieds;  il  s'etendait  comme  une  mer  immense  et  allait 
Hotter  contre  les  montagnes,  etjusque  dans  leurs moindres 
sinuosites.  Je  voyais  des  bosquets  d'arbres  dont  le  tronc 
etait  plonge  dans  la  vapeur  et  dontla  tete  paraissait  a  peine; 
des  chateaux  a  quatre  tours,  qui  ne  montraicnt  que  leurs 


cunes  d'ardnises.  La  moiudre  briso  qui  vcnait  snuk-vcr  cell;' 
masse  I'agilait  comme  une  mcr.  Aupres  de  moi,  elle  vc- 
nait bnllre  conire  les  murs  de  la  terrasse,  et  j'aurais  etc 
tente  de  me  haisser  pour  y  puis-'r  comme  dans  un  liquide. 
Bicntot  le  soleil,  la  penetrant,  Tagita  profondoment  el  y 
produisit  une  espcce  de  lournienle.  Snuilain  elle  .s'elova 
dans  I'air  cnmme  \\ne  pluie  d'or  :  lout  dispnrul  ii  travers 
celte  vapour  dc  feu,  el  le  disque  meme  dn  soleil  fut  entic- 
remenl  cache.  Ce  spectacle  avail  le  prestige  d'nn  songe; 
mais,  un  instant  npres,  celte  pluie  relomha,  Pair  se  trouva 
aussi  pur,  le  brouillard  aussi  epais,  mais  moins  cleve; 
grace  a  cet  abaissement,  de  nouveau.x  arbres  monlraient 
leurs  teles;  des  coteaux  inapercus  tout  a  I'beure  presenle- 
rent  leurs  cimes  grises  ou  verdoyantes.  Ce  mouvement 
d'absoi'ption  se  renouvcla  plusienrs  fois,  et  a  chaque  re- 
prise, le  brouillard,  en  relombant,  se  IrouTait  abaisse,  el 
une  nouvelle  zone  elail  decouverle. 

«  C'est  le  medecin  Caulurets  qui  a  fait  cctic  acquisition, 
et  qui  esl  le  patron  nalurel  de  ces  monlagnards,  leurcon- 
seil  dans  loule  leurs  affaires,  leur  organe  aupres  dc  I'auto- 
rite,  leur  medecin  quand  ils  sont  malades.  II  s'csl  nomnio 
le  prieur  de  Saint-Savin,  les  habitants  lui  en  en  ont  donno 
le  litre. 

«  Je  me  rendis  de  nouveau  sur  la  terrasse  pour  jmiir 
d'un  spectacle  lout  different,  celui  de  la  vallee  delivree 
des  brouillards,  IVaichc  de  la  rosee  et  brillanle  du  soleil. 
Dans  ce  moment  le  voile  elail  tire ;  je  voyais  lout,  jusqu'a 
rccnnie  des  torrents  el  au  vol  des  oiscaux  ;  Pair  etait  par- 
faitcinent  pur;  seulemenl,  quclques  nuagcs,  qui  se  trou- 
vaient  sur  la  direction  ordinairemenl  plus  froide  des  eaux 
ou  des  courauls  d'air,  circulaicnt  encore  dans  le  milieu  du 
bassin,  se  Irainaient  pen  a  pen  le  long  des  monlagnes,  re- 
monlaient  dans  leurs  sinunsiles  et  venaient  se  reposer  enfin 
aulour  de  leurs  points  les  plus  elevOs,  oil  ils  ondoyaient 
legeremenl.  Mais  la  vallee,  comme  une  rose  fraichemeut 
epanouie,  me  montrail  ses  hois,  ses  coteaux,  ses  plaines 
vcrlos  de  ble  naissaut,  ou  noiros  d'un  recent  lahnnrnge ; 
ses  etaugs  nombrcus  converts  de  hameaux  el  de  palurages, 
ses  bosquets  lleuris,  mais  conservant  encore  leurs  feuil- 
lages  jaunatres ;  eulin,  des  glaces  et  des  nicbers  mcnacanls. 
Maisce  qu'il  est  impossible  de  rendre,  c'est  ce  mouvement 
si  varie  des  oiseanx  de  loule  espece,  des  troupeaux  qui 
avancaientlentemeiit  d'une  liaie  a  l'aulre,de  ces  nombreux 
chevaux  qui  bondissaient  dans  les  palurages  ou  au  bord 
des  eaux  ;  ce  sont  surtout  ces  bruits  confus  des  sonneltes 
des  troupeaux,  des  aboiemenls  des  chiens,  da  cours  des 
eaux  et  du  vent,  bruits  mclijs,  adnucis  par  la  distance  ct 
qui,  joignanl  leur  effet  a  celui  de  tons  ces  mouvements, 
exprimail  une  vie,  si  elendue,  si  varice,  si  calme.  Je  nc  sais 
(pielles  idees  douces,  consolanles,  mais  inlinios,  immenses, 
s'enqiarent  de  I'ame,  a  ccl  aspect,  et  la  remplisseul  d'a- 
moni-  pour  cetle  nature  el  de  confiance  en  ses  ocuvres.  Et 
si,  dans  les  intcrvalles  deces  bruits  qui  se  snccedenl  comme 
des  ondes,  un  chant  de  berger  rcsoniie  quebpies  instants, 
il  semblc  que  la  pcnseede  I  honmie  s'elove  avec  ce  chant 
pour  raconler  ses  besoins,  ses  fatigues  au  ciel,  el  lui  on 
demanderle  soulagemenl.  Oh!  combien  de  choses  ce  bor- 
ger,  qui  nc  pense  peut-elrc  pas  plus  que  Poiseau  qui  chantc 
a  ses  cotes,  combien  de  choses  il  me  fait  senlir  et  pensor ! 
Mais  cetle  douce  emotion  passe  comme  un  beau  rove, 
comme  un  bel  air  de  musique,  comme  un  bel  effel  de  lu- 
mierc,  comme  ce  qui  est  liien,  comme  cc  qui,  nous  ton- 


DE    VOYAGES   llECENTS. 


clinnl  vivcment,  ne  Joit,  par  cola  moine,  durer  qii'iin 
inslaiit,  »  Ce  dernier  mouvomenl,  religiciix  et  lyritnie, 
est  plcin  dc  cliarme  et  d'elevation.  comnie  le  fait  tres-bicn 


<05 

observer  uii  critique  modernc,  M.  Saiute-Beuve,  qui,  le 
premier,  a  cite  ce  passage  avec  I'eloge  qu'il  nicrilc. 
(  Voyages  aiix  Pyrenees. ) 


ONE  NDIT  DZ    F£HII>. 

Ceux  qui  sc  sont  promencs  sur  les  bords  dc  I'AJige,  de- 
vant  Rovigo,  saventsans  doute  qu'ii  une  licuc  etdemie  dc  la 
ville,  il  y  a  deux  ilos  situces  au  milieu  du  canal ;  enire 
cllcs  et  le  bord  I'eau  u'a  pas  plus  d'un  pied  de  profondeur  ; 
ceuxqui  ne  voyagent  que  dans  les  livres  onlprobablenieni 
cntindu  dire  que  I'Adige  cstextrcmemenl  sujctte  a  de  vio- 
lenles  inundations,  egalenient  rcmari|uables  par  leur  eleva- 
tion et  leur  baisse  subites,  devant  :i  leur  origine  dans  un 
pays  niontagnenx  un  cours  de  si  pen  de  durce. 

Hans  la  soiree  de  I'un  des  dernicrs  jours  du  mois  de  mai, 
j'arrivai  au  bord  oppose  d'une  de  ces  iles.  L'eau,  aussi 
pure  (jue  lecristal,  coulait  doucement  dans  un  job  canal 
rcnipli  de  petits  cailloux  ;  I'ile,  qui  pouvait  eire  a  environ 
quarante  verges  du  bord  sur  lequel  je  me  trouvais,  quoi que 
aunc  distance  de  plus  du  double  dc  I'aulrc  cute,  m'allirait 
par  sa  belle  verdure  et  par  une  moisson  de  beaux  narcisses, 
Heur  donl  je  suis  extremement  amateur.  Trois  ou  quatre 
arbres,  peu  fournis  dc  branches,  croissaient  aussi  sur  Ic 
bord.  le  tronc  incline  sur  l'eau. 

Apres  un  jour  de  marcbe,  rien  n'est  plus  agrcable  que 
.]e  passer  un  courant  a  gue ;  et  commc  j'avais  du  temps  en 
reserve,  je  resolus  de  me  reposer  dans  I'ile.  Cela  fut  bientot 
accompli ;  car  la  prolondcur  n'exccdait  pas  deux  pieds ;  je 
Irouvai  I'ile  aussi  agrcable  que  je  I'avais  suppose,  et  ayant 
cueilli  un  gros  bouquet,  je  mctendis  sur  le  gazon,  m'a- 
banJonnant  aux  agreables  souvenirs  du  pays  et  de  quel- 
qucs  scenes  passees ,  que  I'odeur  de  cette  lleur  m'ap- 
portait  avec  ellc. 

Je  n'elais  la  que  depuis  environ  un  quart  d'heure,  ou- 
bliant  et  le  temps  et  le  lieu,  quand  mon  attention  fut 
legerement  distraite  par  un  bruit  a  quelquc  distance. 
Je  supposai  d'abord  que  c'etait  le  tonnerre  qui  s'etait 
fait  entendre  du  cote  du  nord  dans  le  courant  du  jour; 
cependant  le  bruit  continuait  et  devenait  plus  distinct; 
je  supjiosai  encore  que  c'etait  un  de  ces  eclats  prolonges 


qui  sont  si  fretprents  dans  Ic  midi  des  Alpes.  Bientot 
cependant  le  bruit  cliangea  de  nature,  et  devint  sem- 
blable  a  celui  de  la  mer ;  comme  il  allail  toujours 
croissant,  je  fus  saisi  de  quelques  alarmes,  et  tout  a 
coup  je  visapparaitre  devant  moi,  a  la  distance  de  quelques 
cenlaines  de  verges,  une  montagne  d'eau  noire  et  rugis- 
sante  se  precipitant  vers  moi  comme  un  mur  perpendicu- 
laire,  avec  une  extreme  rapiJite  et  avec  un  bruit  plus  eda- 
tant  que  celui  des  plus  violents  tonnerres. 

II  n'y  avail  pas  uu  instant  a  pcrdre,  le  niveau  de  I'ile 
allait  ctre  immediatcment  convert,  et  atteindre  le  bord 
elait  impossible.  Je  grimpai  ii  I'instant  sur  le  plus 
grand  des  arbres,  a  peine  avais-je  atteint  une  eleva- 
tion de  dix  pieds  au-dessus  de  I'ile,  qu'elle  fut  cnlie- 
rement  inondec  par  les  llots.  Comme  ils  se  rappnicbaient, 
leur  puissance  paraissait  irresistible;  ils  scmblaient  de- 
voir delruirc  I'ile  jusque  dans  ses  fondemenls,  et  j'avais 
peu  d'espoir  que  le  tronc  sur  lequel  j'etais  tapi  put  re- 
sister  a  la  force  du  torrent.  L'eau  toujours  croissante  cut 
dans  un  instant  inondc  I'ile  et  toute  la  vegetation,  uean- 
moins  I'arbre  demeura  ferme ;  je  voyais  le  torrent  .se  prc- 
cipiter  au-dessous  dc  moi,  emportant  avec  lui  les  trophces 
de  sa  puissance  et  de  sa  lureur,  d'enormes  branches,  des 
racincs,  des  fragments  dc  pouts,  d'ustensiles  de  menage  et 
des  animaux  sans  vie. 

Quant  a  moi,  j'etais  dans  un  danger  imminent ;  un  in- 
stant de  rellexion  et  un  coup  d'ceil  rapide  jete  aux  alcn- 
tours  me  demontrerent  que  je  n'avais  que  peu  de  chances 
de  salut.  Un  torrent  auqiicl  ntdle  force  humaine  ne  pouvait 
rc.sistcr  se  roulait  impetueuscment  cntre  I'ilo  et  le  bord, 
et,  bicn  que  son  elcndue  ne  fiit  pas  meme  de  cinquante 
verges,  le  traverser  elait  chose  aussi  impraticablequesi  elle 
eut  etc  de  plusieurs  lieues.  Le  premier  choc  avait  Irouve 
I'arbre  incbranlable,  mais  un  second  pouvait  I'eniporlcr. 
Les  llots  s'clevaient  toujours ;  a  chaque  moment  je  voyais 
diminuer  la  distance  qui  me  separait  de  l'eau,  et  enfiii  vint 
le  moment  ou  jo  n'etais  plus  qu'a  quatre  pieds  au-dessus  de 
sa  surface.  J'avais  seulemenl  deux  espOrances  fondees,  les 


104 


SCfeiNES 


yilus  faiblos  qui  piiissont  ("li-e  appplocs  pnr  co  nom  ;  il  etnit 
|iossiblo  que  quclquos  iioi'sonncs  lUi  rivage  vissonl  ma  si- 
Uialion  avaiit  la  nuil,  el  qn'oUos  en  cngageassonl  d'au- 
tres  a  me  poi'ler  sccoiirs;  on  bien,  il  poiivait  arrivcr  que 
la  riviere  cessat  de  s'elever  ct  baissat  pinmptement.La  pre- 
miere dc  CCS  chances  clait  Ires-incertaine,  celte  parlie  du 
pays  n'elant  presqiie  pas  liabitee,  el  le  grand  clieniin  n'e- 
tant  pas  parallcic  a  la  riviere;  scs  bords,  a  trois  on  qualre 
cents  verges  du  canal,  etaient  inondes  sur  une  profondcnr 
de  trois  on  qualre  pieds;  enfin  il  elait  Ires-difficile  dc  pro- 
voir  quelle  puissance  humaine  viendrait  me  delivrcr.  Au- 
cun  bateau  ne  pouvail  allcindrc  I'ilc,  el  lors  meme  qu'unc 
corde  eul  pu  ctre  lanccc  ;i  cetle  distance,  il  n'ctail  gucre 
imaginable  quo  jc  pussc  la  saisir,  me  Irouvantdans  I'im- 
possibilile  de  boiiger  de  I'arbrc  dans  lequcl  j'ctais  tapi,  el 
I'cau  paraissanl  ne  pas  devoir  baisser  de  silol.  Du  moins, 
ctait-il  incroyable  a  tout  cvenemenl  que  cela  put  arriver 
avant  la  chute  de  la  nuit. 

La  soiree  se  passa  dans  celte  perillcuse  el  terrible  situa- 
tion. Personne  n'apparaissail,  etia  riviere  s'clevait  de  plus 
ciiplus.lc  ciel  elait  has  etparaisr.ailmcnacant,el  Ic sombre 
torrent,  en  se  precipitant  avec  une  impctuosile  loujours 
croissante,merappelall,parlesdchrisqu'ilentrainaitdanssa 
course,  la  fragdite  de  I'unique  appui  auquel  je  devais  men 
existence.  Les bords des  deux  rivesetaicnttransformcsenlar- 
ges  lacs  cnllammes,  el  le  soleil  en  haissant  repandail  ses 
rayons  sur  ces  caiix  rougeatres.  La  nuit  vinl  enfin,  et  elle 
fut  terrible.  Quelquefois  je  m'imaginais  que  I'arbre  etaitde- 
taclic  jusqu'aux  racines  ct  s'affaissail  de  plus  en  plus  vers 
I'eau;  d'autres  fois  je  pensais  que  I'ilc  serail  enlicremenl 
cniportce,  el  nioi-nieme  entraine  par  le  torrent.  Reconnais- 
saiil  que  mon  esprit  s'egarait,  j'cus  la  precaution  de  prendre 
dans  une  de  mes  poches  un  mouchoir  de  soie  que  je  de- 
chirai  en  plusieurs  bandes,  et  apres  les  avoir  jointes  en- 
semble, je  m'en  ccignis  vers  le  milieu  du  corps  et  me  sus- 
pendis  a  line  branche  forte  ;  je  pensai  que  cela  pour- 
rait  prevenir  ma  chute,  si  quelque  verlige,  ou  un  som- 
meil  momentane  s'emparail  de  moi.  Pendant  la  nuit,  plu- 
sieurs etranges  ballucinations  vinrent  m'assaillir,  el  leurs 
frequentes  apparitions  me  faisaicnl  supposerquc  I'ile  clail 
entraince  par  le  torrent.  Tanlol  je  eroyais  lonrner  en  rood; 
une  autrefois  je  pensais  que  le  torrcntcoulail  a  reculons  ;  el 
alorsmon  imagination  presentail  a  ma  viie  dc  grands  corps 
noirspousses  vers  moi  sur  la  surface,  jercculaiscn  arrierc 
pour  eviter  tout  contact  avec  cux;  dans  un  autre  moment 
c'elait  quelque  chose  qui  sortail  de  dessous  I'eau  en  cssayani 
de  m'enlrainer;  souvcnt  j'etais  persuade  que  j'entemlais 
de  longs  cris  se  melant  a  I'aclion  precipitec  du  lorreul  ; 
ensuile  le  bruit  parut  tout  ii  coup  cesser  entieremcnt,  d 
j'allais  me  hasarder  a  desccndre,  certain  que  le  canal  elait 
a  sec.  Je  sommoillai  une  ou  deux  fois  I'espace  d'un  mo- 
nienl,  mais  jc  m'cveillai  en  tre.ssaillant  si  violemncut, 
que,  si  je  n'eussc  pas  etc  altaclie,  je  serais  infailliblcmeiit 
luuibe. 

La  nuit  s'ecoula  gradui'Uenieut ;  elle  fut  douce  el 
seche,  de  sorte  que  je  n'eus  pas  a  souffrir  du  froid. 
J'ctais  presque  salisfail  do  la  solidito  du  tronc  qui 
clail  mon  unique  refuge,  et,  bicn  que  ma  delivrance  fiit 
incertaine,  je  priai  clje  me  resignaia  la  patience.  Ainsi  je 
passai  la  nuil  sous  un  ciel  sansetniles,  el  les  sombres  (lots 
grondaut  au-dcssous  de  moi.  Le  matin,  avaul  le  point  du 
jour,  je  pus  m'assurerquc  les  caux  commencaiont  dc  bais- 
ser, le  bruit  me  parut  moiudrc  ;  il  me  sembla  voir  des  ar- 


lirisscaux  au-dessus  dc  I'rau  dans  I'ile,  cl  les  arbrcs  du 
bord  rcprcndre  leur  apparcucc  babiluelle.  Aux  premiers 
rayons  du  jour  j'apercus  avec  bonheur  que  je  ne  m'ctais 
pas  trompe;  I'inondaliou  avail  baissc  au  moins  de  Irois 
pieds;  ct,  avant  le  lever  du  soleil,  la  plus  grande  panic  dc 
rile  ctail  a  sec.  .Tamais  criminel,  qui  oblicnl  un  sursis  .sur 
I'echafaud,  ne  secoua  ses  liens  avec  plus  de  joic  que  je  ne 
dclachai  ceux  qui  me  relenaionl  a  I'arbrc.  Jc  glissai  en  has 
du  Ironc  suspendu  encore  sur  le  torrent,  ct  marchai  dans 
rile  ayanl  de  I'eau  jusqu'a  la  hauteur  des  genoux.  Jc  mo 
.  dirigeai  vers  l«  gue,  du  cole  dc  la  panic  dcja  laisseea  sec, 
ct  1,1  jc  m'elendis  quiise  par  la  veille  dc  la  nuit  et  ma- 
lade  de  la  position  que  j'avais  etc  oblige  dc  gardcr  sur 
I'arbrc. 

L'caucuntiiiua  de  b.iisscr  pcrcepliblenicnt  d'un  mouicnt 
ii  I'autrc  ;  bicutut I'ile  fut  cnliercmcnlii  sec,  el  I'eau  rcuirn 
dans  sou  lituaturel;  ueaumoins  Ic  torrcul  elait  encore 
trop  ropidc  cl  Irop  (u'ofnud  pour  que  jc  risquassc  d'cn  ten- 
ter le  passage;  j'ctais  trop  affaibli  par  I'cprcuve  des  douzc 
hcures  ct  par  le  hesoin  d'alimenls.  Je  n'etais  pas  certain 
de  I'heure,  n'ayanl  pas  pense  dans  la  soiree  de  la  veille  a 
reglcr  ma  monire;  jc  I'apprcciai  par  la  hauteur  du  so- 
ldi; cepcndant  I'eau  avail  considcrablcment  baisse  avant 
midi,  el  je  pensai  que  dans  quelques  heures  je  pourrais 
e.ssaycr  de  gagner  le  bord. 

Environ  vers  les  trois  hcures  de  I'aprcs-niidi  j'entrai 
dans  le  couranl  oii  je  ne  Irouvai  d'can  que  qualre  jiicds 
de  profondcnr,  el  avec  quelques  cfforls  je  parvins  ;i  attciu- 
dre  Ic  bord,  que  j'avais  cru  ne  devoir  plus  fouler.  Je 
Icuais  encore  dans  mes  mains  le  boui|UCt  de  narcisses  quo 
je  n'avais  pas  oublio  dc  rapporlcr.  J'en  avals  llelri  quel- 
(lucs-unes  en  les  lenanl  loujours  a  la  main.  Soil  qucje 
me  promcne  a  leavers  les  hois  ou  les  champs,  je  ne  sen- 
lirai  jamais  Todeur  de  cctto  lleur  sans  me  rappcler  Ics 
sensations  quo  j'cprouvai  en  relevant  la  lete,  en  voyant 
le  torrent  itnpelucux  se  prccipilcr  vers  moi;  cepcndant, 
queli]ue  terrible  que  cetle  renlite  ait  pu  elre,  le  souvenir 
de  ce  liou(piet  n'csl  pas  sans  uu  melange  de  plaisir.  J'ouvrc 
.souveut  les  feuillcs  dc  I'lu^rbicr  on  se  Irouvenl  ces  lleurs 
fauces,  cl,  en  les  consideiant,  je  n'ai  jamais  cru  Ics  avoir 
achclecs  Irop  clicr. 

Anujfo  (jiraldi.  Viaggi. 


I.'BOMI«E  BT  I.E  TIGRE. 

Pour  amuser  Ic  liadjah  dc  Scrampore  et  sa  cour, 
un  honimc  entra  dans  rareue,  arme  seulemenl  d'un  long 
coutcau,  vein  d'une  pelite  culolle  courle  ne  descendant 
qu'au  milieu  des  cuisscs.  L'inslrumcnt  qu'il  tenait  dans  sa 
main  droite  porlait  une  pesantc  lame  d'environ  deux  pieds 
dc  long  sur  trois  pouces  di^  large,  rcssenihlant  uu  pen  ;i  un 
sue  de  charrue,  el  diuiiuuanl  par  degres  vers  la  poignce, 
qui  forniaitun  angle  droit.  Lis  Conrgs  lout  usage  de  cc  cou- 
tcau avec  une  graiidc  dexleiile,  ils  le  licnnenl  dans  la 
main  avanl  do  conimencer  Ic  combat,  et  amenes  devanl 
leur  adversaire,  ils  le  frappent  avec  une  force  cl  un  effcl 
vrainemcnt  ctonnants. 

Lc  champion  qui  seprcscniail  devaut  Ic  radjah  elait  op- 
pose ii  un  tigre,  qu'il  combattit  volontaircmenl  et  presque 
nu,muniseulcmcntderarnie(|ue  je  viensde  decrire.  II  clail 
,  granil,  sa  figure  maigre,  r.iais  sa  poilrine  elait  large  cl  ses 


liiiii 


DE  VOYAGES  RECEJITS. 


Ko 


bras  longs  ctmiisciileiix.  Sosjaniboa,  fiuoii(iic  mincos,  Inis- 
saientapercevoiruchaqucmouvcmcnt  Icursmusclos,  landis 
qucl'aisance  de  sonmainlien  el  Ics  evolutions  proparaloi- 
rcs  qu'il  cxcciilaavanldcs'oiigagcr  dansccltecntrcpriscpc- 
rilleuse  demonlraiont  r|ii'il  possi-dait  mic  aclivile  pen  com- 
miinc,  joinlc  a  un  Jcgn;  do  force  extraordinaire.  L'exprcs- 
sion  de  sa  figure  ctait  vraiment  suWinie  quand  il  donna 
Ic  signal  do  lacher  lo  ligro ;  c'clait  loutc  la  concentration  de 
I'encrgie  morale,  indication  d'uue  haute  resolulion  Ijicn 
arreli'o.  Son  corps  brillait  dc  I'liuile  dont  il  s'elait  frolic 
I'our  donucr  a  ses  jambes  plus  d'clasticitc.  11  cleva  peu- 


dant  quelqucs  moments  son  bras  au-dcssiis  de  sa  te'c  quand 
il  fit  le  signal  d'admetire  son  cnnenii  dans  rarciie.  Les  liar- 
rcaus  d'une  large  cage  dc  fcrfurent  culevcsarinstant ;  un 
enornio  tigrc  royal  s'elanca  ct  s'arrela  dcvant  le  Courg 
rcniuant  Icnlemeut  dc  culc  ct  d'autre  sa  queue  vclne,  en 
ctouffant  a  dcmi  un  faible  liurlemcnt.  L'animal  contcmpla 
d'abord  I'homme,  ensuite  la  galorie  ou  lo  radjab  et  sa  cour 
ctaicnt  places  pour  voir  le  combat ;  mais  i!  ne  paraissail 
pas  Irop  a  I'aisc  dans  cet  etat  actucl  dc  liberie;  il  etait  evi- 
dent qu'il  etait  coufondu  de  la  nouvcaute  de  cette  position. 
Apres  avoir  rcgarde  im  moment 'autour  dc  lui,  il  se  rc- 


lourna  brusqiiement,  el  eulra  d'un  bond  Janssa  cage,  d'oii 
Ics  gardicns,  qui  ctaicnt  au-dcssus,  liors  de  laltcinle  du 
danger,  cssaycrent  vaincment  de  le  fairo  sortir .  Les 
barrcaux  furcntalors  abaisses,  cl  plusicurs  fusees  atlachccs 
a  sa  queue,  qui  passait  a  travers  »u  dcs  inlcrvalles.  Uiic 
mcclie  alhimce  fut  mise  dans  Ics  mains  du  Ceurg,  Ics  bar- 
rcaux lurcnt  de  nouveaux  siulevcs  et  les  fusees  alluinees. 
Le  ligrc  s'elanca  alors  dans  j'arcne  en  poussant  des  liurle- 
meiits  lerribles,  ct  landis  que  les  fusees  faisaicnlex|dusiiin, 
il  bondissail,  tournait  et  se  tortillait  dans  un  clat  d'cxcila- 
tion  frenelique.  A  la  fin,  il  alia  sc  tr.pir  dans  un  coin,  gro- 
gnant  conmic  un  dial  en  furcur.  Neanmoins  on  lui  avail 
coupe  la  retraitccn  lui  enlevanl  sa  cage.  Tendant  I'cxplo- 
sion  dcs  fusees,  le  Courg  i]orlail  toutc  son  attention  sur 
sou  cnncmi,  ct  s'avanca  cnlin  vers  lui  dun  pas  lent,  mais 
fcrmc.  Lc  ligre  se  rcleva  et  lit  quclques  pas  en  arrierc,  le 
poil  liiirissc  sur  le  dos  et  la  queue  plus  grossc  du  double. 
11  u'elail  pas  du  tout  dispose  a  comniencer  les  bostililes, 
mais  son  intrepide  et  inevitable  advcrsaire,  flxant  altenti- 
vcmcnt  ses  ycuxsurleferoce  animal,  il  avancait  loujours 
avcc  le  meme  pas  assure ;le  ligre,  rcculant  commcaupara- 
vaiil,  presenlail  loujours  son  front  ,i  son  cnnemi.  Le  Courg 
s'arrela  alors  subilcnicnl;  en  mcme  icmps  le  tigre,  se  por'- 


laul  Icnlemeut  eu  ai-riere,  se  drcssa  de  loute  sa  hautcui, 
alici-;sa  son  dos  de  maniere  a  cxccuter  un  saut  en  agilaut 
sa  queue  cvidcmmcnt  mcnncanle. 

L'hommc  conlinuait  a  ballrc  en  rctrailc,  et  aussitol  qu'il 
futassczcloiguc,  l'animal  feroce  s'elanca  soudain  en  avaul, 
se  ramassa  sur  lui-meme,  el  bondit  en'  puussanl  un  Icfer 
burlcmcnl.  Son  adversaire,  qui  s'y  alteudait,  saula  agile- 
mcntdecotc,  ct  lorsque  le  tigre  touclia  terre,  il  brandiison 
lourd  couteau  et  le  lanca  avec  une  force  irresistible  sur  la 
patte  de  derriere  de  l'animal,  juste  li  la  panic  du  joint. 
L'os  Alt  a  rinstanl  separe  el  lc  ligre  liors  d'etat  de  faire 
une  nouvelle  allaquc.  Bicn  que  l'animal  rugissanl  fut 
blesse.  il  se  retourna  sur  le  Courg,  qui  avail  cu  ic  temps  dc 
sc  retirer  ,i  quclques  verges  dc  distance,  cl  s'avanca  furicux 
contre  lui,  la  palle  bicssce  el  ballante  ne  tenant  pins  que 
par  un  fragment  de  peau.  Lc  tigre,  alors  saisi  d'une  vio- 
Icnle  rage,  s'elanca  sur  ses  Irois  palles  vers  sou  adver- 
saire, qui  reslail  immoliile,  tenant  son  couleau  elcve,  at- 
tendant le  combat.  Aussitol  que  la  bete  feroce  fut  a  sa 
portee,  il  abaissa  Tarnie  pesanle  sur  la  tele  du  tigre  avcc 
une  force  a  laquelle  rien  ne  pouvail  register;  il  lui  ou- 
vrit  le  crane  d'une  oreille  a  I'aulre,  cl  rennemi  vaincu 
tomba  mort  a  ses  pieds.  Pnis  il  essuya  avec  sang-froid  son 

1  s 


100 


SCENES 


couteau  sur  la  pcoii  de  I'diiimal.  lit  tin  saliU  rcspcctueux 
nu  ladjali,  else  rclira  an  milieu  dcs  vivos acdamalions des 
spcclaleiirs,  precisi'ineut  comme  un  danseur  de  nos  Ihed- 
licssaliie  Ic  [lublic  et  prciid  conge  aprcs  avoir  execute  un 
pas  applaudi. 

(  Voyages  au  Caboul. ) 


nOU   AKTOSIXO  GARCIA  DB  AQUI£.A, 

CUHE    de  PITIECUA. 

Nous  parlioiis,  dans  iin  dcs  dcraicrs  niimcros  de  noire 
jnurnal,  de  ce  prejiige  ridicule,  qui  represcnle  aux  ycux 
dcs  nations  dii  Word  le  clcrge  dcs  regions  calholiqucs  el 
mcridionales  de  I'Europc  comnie  livre  au  fanalisme  et  a 
Tcsprit  dc  domination.  Deja  nous  avons  donne  un  exlrait 
dc  voyage  (1)  qui  inlroduisait  nos  lecteurs  dans  la  retraite 
vcrtucusc,  niodeste  el  hospitaliercderun  dcs  cures  de  Cor- 
doue.  Le  recent  voyage  de  M.  Borrow,  proteslant,  nous  offre 
line  scene  absolument  analogue,  im  personnage  tout  a  fait 
seniWable  a  cclui  que  nous  avous  deji  vu  parailre  ;  il  est 
mis  en  scene  par  I'auteur  avec  une  naivete  tres-interes- 
sante. 

«  Une  fenime  nous  indiqua  une  maisonnette  dc  meilleure 
apparence  que  les  aulres,  ayani  un  jiorliquc,  si  je  ne  me 
trompc,  enliereraent  convert  d'une  vigne  grimpante.  Nous 
frappames  fort  longlemps  a  la  porte,  sans  qu'on  vint  nous 
repondrejle  silence  elaitcomplet ;  onn'entendaitpasmenic 
raboicmcnt  d'unchien  :  le  fait  est  que  le  cure  et  toiUe  sa 
famiUe,  coinposce  d'une  vieille  servante  el  dun  chat,  fai- 
saient  la  siesle. 

Le  brave  homme  fut  cnfin  reveille  par  notre  tapage  et 
nos  cris,  car  nous  avions  fnim  el  nous  clions  par  conse- 
qncnl  impaticnls.  Saulant  de  son  lit,  il  courut  prccipitam- 
ment  a  la  porte;  el,  lorsqu'il  nous  apercut,  il  se  confondit 
en  excuses,  disnnt  qu'au  lieu  dc  dormir  a  cetle  heurc,  il 
aurait  di't  alter  a  la  rencontre  du  convive  qu'il  altendait. 
II  m'embrassa  ires-affecliicuscmcnt  et  me  conduisit  dans 
un  petit  salon  de  moyennc  graiulcnr  lout  garni  de  plan- 
ches cncombrces  de  livres.  D'un  cote  so  trouvail  une  table 
ou  bureau  rccouvert  de  maroquin  noir,  puis  un  grand  faii- 
tcuil  conforlablc  dans  leqncl  il  me  poussa,  comme  j'al- 
lais,  en  veritable  bibliomane,  inspccter  ses  livres;  —  di- 
sanl,  avec  beauconp  de  vivacite,  qu'il  n'avail  rien  qui  ful 
digue  d'attirer  rattcntion  dun  Anglais;  loute  sa  collection 
se  composait  uniqucment  dc  bieviaires  el  d'aridcs  trailes 
thcologiquos 

Ensuitfl  il  s'occupa  do  nous  donner  dcs  rafraicbisse- 
ments.  En  un  clin  d'lsil,  avec  I'aide  de  la  vieille  servante, 
il  placa  sur  la  table  plusiours  assiettes  de  gateaux  el  de 
confitures,  en  compagnic  do  quclques  grandes  et  grosses 
lioutcilles  de  verro  qui  me  semblaicnl  avoir  Leaucoup 
d'analogie  avec  cellos  de  Schiedam ;  je  ne  me  trompais  pas. 
a  La,  dit-il,  se  frotlant  les  mains,  grace  4  Dieu,  je 
(I  puisvous  traitor  de  maniere  a  vous  etre  agreable..  II  y 
a  a  dans  ces  bouteillcs  du  liollande  de  trente  ans;  d  el, 
nous  offranl  deux  verres,  il  ajoula  :  «  Remplissez,  mes 
«  amis;  buvcz,  buvez  jusqu';i  la  derniere  goutte,  si  cela 
a  vous  plait ;  j'en  lais  pen  de  cas,  moi  qui  ne  hois  gucre 
« jamais  que  de  I'eau.  Je  sais  que  vous  I'aimez,  vous  au- 
n  Ires  insulaires,  que  vous  ne  pnuvez  vous  en  passer.  Pre- 


(I)  Voyez  n"  II,  pase  56, 


l'f5r/c  (i  im  ctir^  ilr  Cimhitc, 


«  nez  done,  pulsquc  cela  vous  fait  du  Lien;  je  regrclte 
11  sculcmenl  do  n'en  avoir  pas  davantage.  » 

riemarquant  que  nous  nous  contenlions  dele  goiilcr,  il 
nous  regarda  d'un  air  surpris,  el  nous  demanda  pourquoi 
nous  ne  buvions  pas.  Nous  Uii  repondimcs  quo  nous  ai- 
mions  pen  lesspirimeux,  clj'ajoutai  qu'il  m'arrivaitmomn 
raremenl  de  jirendrc  du  vin.  11  me  parut  asscz  incredule  ; 
mais  il  nous  dil  de  faire  comme  nous  voulions  el  de  de- 
mander  ce  qui  pourrait  nous  etre  agreable.  Nous  avoiia- 
nies  que,  n'ayant  pas  dine,  nous  serious  fort  aises  de  pou- 
voir  nous  rcstaurer. 

0  Je  Drains,  dit-il,  de  ne  rien  trouver  dans  la  maison 
«  qui  vous  convienne  ;  cependanl  nous  irons  voir.  » 

Alois  il  nous  conduisit  dans  une  petite  cour  derriere  la 
maison,  qu'on  aurail  pn  nommer  un  jardin  ou  un  verger, 
si  I'on  y  avail  plantc  des  arbres  ou  des  llcurs ;  mais  die  no 
produisail  autre  chose  quo  de  I'herbe  en  abondance.  A  un 
bout  se  trouvail  un  grand  pigconnier,  ou  nous  enframes 
tous.  «  Ah  1  dil-il,  si  nous  pouvions  trouver  quclques  beaux 
c(  pigeons  delicals,  cela  vous  ferait  un  diner  excellent.  » 
Vain  cspoir  cependanl ;  aprcs  avoir  fouillc  dans  les  nids, 
nous  ne  Irouvamcs  que  des  pelils  fort  peu  mangeables. 
Le  brave  liomme  devint  triste,  et  dil  qu'il  comniencait  a 
craindre  que  nous  fussions  obliges  de  partir  sans  diner. 
Laissanl  le  pigeonnicr,  il  nous  conduisit  a  un  cndroit  oil 
nous  Irouvamcs  plusieurs  ruches  d'abeillcs,  aulour  des- 
quclles  voltigeail  une  foule  dc  cos  ingenicux  inscctes,  rem- 
plissant  I'air  de  leurs  concerts. 

«  Apres  mon  procliain,  dit-il,  je  n'aimc  rien  plus  Icn- 
«  dremenl  que  ces  abeiUcs ;  c'cst  un  bonheur  pour  moi  quo 
ci  de  les  conlemplcr  el  d'ecouter  Icur  murmure.  » 

Nous  travcrsames  ensuilc  plusieurs  pieces  non  mcublees. 
Dans  I'une  elaicnl  accrochees  plusieurs  flechcs  de  lard, 
devanl  lesquellcs  il  s'arrola,  les  regardant  avec  grandc 
altcntion.  Nous  lui  dimes  que  s'il  n'avail  pas  autre  chose 
a  nous  offrir,  nous  serious  tres-satisfaits  de  manger  qucl- 
ques tranches  do  ce  jamlion,  surtout  s'il  pouvail  y  ajoutcr 
dcs  reufs. 

u  A  dire  vrai,  repondit-il,  je  n'airien  demcilleur;clsi 
u  vous  pouvez  vous  conicnler  d'un  pareil  mets,  j'en  serai 
(I  lorl  heureux.  (Jiianl  aux  teufs,  ils  ne  nous  manqucront 
(I  pas,  et  parfaitcmenl  frais,  car  mes  ponies  pondent  tous 
<(  Ics  jours...  n 

Aussitol  que  tout  ful  prepare  et  arrange  selon  noire  grc; 
nous  nous  mimes  a  table  devanl  le  jambon  cl  les  ocufs, 
dans  une  pelilc  chambre,  non  pas  cello  ou  il  nous  avail  re- 
cus  d'abord,  mais  de  I'autro  cote  de  la  porte  d'enlree. 
Quoi(pic  Ic  bon  cure  ne  mangeal  rien  (  il  avail  pris  son 
repas  longlemps  auparavant  ) ,  il  s'clail  mis  a  table  et 
animait  le  diner  par  sa  causerie. 

«  La,  mes  amis,  dit-il,  ou  vous  etes  mainlcnant,  se  sonl 
«  assis,  comme  vous,  quclques-unsdos  hcros  dc  cos  gran- 
u  des  balaillcs  qui  onl  eu  lieu  cntre  les  Francais  el  les  An- 
II  glais  pendant  la  guerre  derindepondance.  C'ctaient  des 
0  heros  de  part  et  d'anlrc.  Quels  hommes  1  » 

Et  il  se  mil  a  nous  raconlc-  ces  combats  en  termes  que 
je  serais  heureux  de  Iraduire,  si  ma  plume  elait  capable  de 
rendre  en  anglais  les  cncrgiqucs  el  foudroyantes  exproi- 
sions  de  la  langue  caslillane. 

J'avais  cm  jusqu'd  ce  mnmenl  que  ce  vieillard  elait  un 
homme  simple,  ignorant  el  presque  nul,  aussi  incapable 
d'cmolions  fortes  que  la  torluo  renferniee  dans  sa  coquille ; 
mais  il  semblait  lout  a  coup  inspire  ;  ses  ycux  claienl  pleins 


DE   VOYAGES 

d.'  feu;  chaque  muscle  ile  son  visage  elail  en  mouvcment. 
Dans  son  agitation,  la  petite  calotte  qu'il  fiortait,  scion  I'u- 
sa-e  du  clerge  calholitiue,  se  baissait  et  se  relevaila  clia- 
qiio  instant ;  el  Licntot  je  m'apercus  que  j'etais  en  presence 
linn  de  ces  homnics  remarquables  qui  naissenl  si  frequem- 
ment  ausein  de  I'Eglise  romaine,  el  qui  unissent  a  la  sim- 
[ilicite  de  Tcnfance  uiie  prodigieuse  cnergie  et  une  remar- 
quable  intelligence,  cgalcmcnt  propres  a  dirigcr  un  petit 
Iroupeau  de  grossiers  paysans,  dans  quelque  obscur  vil- 
lage d'llalie  ou  d'Espognc,  et  a  convertir  dcs  millions 
d'idolatres  sur  les  rives  du  Japon,  de  la  Chine  et  du  Pa- 
raguay. 

Cetaitun  bomme  maigre  et  sec  d'environ  soixantc-cinq 
ans;  il  porlait  un  manleau  d'cloffe  grossierc;  le  reste  de 
ses  vetemenls  a  I'avenant.  Cctte  simplicitii  niodeste  de 
rhomme  exterieur  n'etait,  en  aiieune  maniere,  Iniposee 
par  la  pauvrctc.  An  contraire,  la  cure  etait  excdlente  et 
mettait  an  moins  cliaque  annee  a  sa  disposition  pres  de 
800  dollars,  dont  la  Iniitieme  paitie  sufQsait  largcnient  a  la 
depense  de  la  maison  et  a  la  sienne  propre  ;  le  reste  clait 
employe  en  ccuvres  de  charilc  les  plus  racriloires.  II  nour- 
rissail  le  voyageur  affame  et  lerenvoyailchantant,  sa  be- 
sace  pourvue  de  viande  el  sa  bourse  grossie  d'une  peseta. 
Ses  paroissiens  embarrasses  trouvaicnl  toujours  pros  de 
lui  un  secours  imniediat.  On  peut  dire  i]iril  etait  le  ban- 
quier  du  village;  jamais  11  ne  s'attendail  a  etre  rembourse 
deceux  ausquels  il  prctail;  jamais  il  n'cn  avail  meme  Ic 
desir.  Quoique  oblige  de  se  rendre  souvent  ,i  Salanianque, 
il  ne  se  donnait  pas  la  mule,  el  se  contentail  de  I'ane  qu'il 
empruntail  au  mennier  du  voisinage.  «  J'avais  autrefois 
«  une  mule,  dit-il;  mais,  il  y  a  quelques  annces,  un 
«  voyageur  que  j'avais  heberge  la  null  I'emmena  sans  ma 
«  permission  ;  car,  dans  celle  alcove,  j'ai  deux  lits  propres 
«  el  tout  prots,  ii  I'usage  des  voyageurs;  je  serais  encbanle 
«  que  vous  el  voire  ami  en  profilassicz,  el  que  vous  restas- 
«  siez  avec  moi  jusqu'j  dcmain.  » 

Mais  j'avais  bate  de  continuer  mon  voyage;  mon  ami 
desirait  aussi  retourner  promplemcnt  a  Salamanque.  En 
prenant  conge  du  cure,  je  lui  offris  un  exemplaire  du  Nou- 
veau  Teslamenl ;  il  le  prit  sans  proferer  une  parole,  el  le 
placa  sur  un  des  rayons  desa  bibliotbeque;  mais  je  le  vis 
branler  la  tele  d'une  manicre  significative  en  regardant  I'c- 
tudiant  irlandais,  comme  s'il  disail ;  «  Celui-ci  espere  me 
convertir;  »  il  avail  bien  devine  qui  j'etais.  Je  n'ou- 
blierai  pas  de  longlemps  le  bon  pretre  Antonio  Garcia  de 
Aguila,  cure  de  Filiegua.  » 

(  Uorrow.  Bible  in  Spain. ) 


I.ES    TORCHES    SUB   X.E    NECKER 


ET  LA  COMEDIE  SUR  LA  GLACE. 


Le  Ncclicr.  —  Seines  de  iiuLI.  —  Un  vaisseaa  en  prison.  —  Les  glaccs 
du  Spitzbcrg.  —  Le  dcgcl. 

Le  hasard  et  mon  propre  gout  m'onl  fail  voyager  dans 
les  pays  du  monde  les  plus  froids,  el  a.^sislcr  a  tons  les 
spectacles,  a  toulos  les  singularites  auxquelles  pcuvcnl 
donncr  lieu  la  ncige,  la  glace  etleurs  phenomelnes.  Je  n'ai 


HECENTS.  <07 

rlcn  vu  de  plus  pittorisque  i  eel  dgard  que ce qui  se  passo 
en  AUemagne,  sur  les  bords  du  Keeker,  a  la  tin  de  I'liivcr. 

Quand  le  dcgcl  arrive,  les  baleliers  gueltent  Ic  monicnl 
de  la  debScIc,  qui  a  lieu  lout  a  coup.  Rien  ne  bouge  pen- 
dant des  jours  cntiers,  comme  si  lagelcedevaitdurereter- 
nellcment;  mais  I'lril  excrce  du  balelier  sail  lien  prevoir 
le  moment  du  depart,  n  La  glace  se  rompra  ccttc  nuit, 
B  disenl-ilsl  »  An  fait,  elle  part  presque  toujours  vera 
minuil.  On  pretend  que  si  I'on  consuUe  les  nombreux 
journJux  qui  annoncenl  chaquc  annce  la  rupture  des  gla- 
ces,  on  trouve  reguliercmenl  que  la  debacle  du  Rhin  a 
lieu  la  null,  dix-neiif  lois  sur  vingt. 

Une  nuit  done,  apres  la  rude  gelce  de  1840,  les  bateliers 
du  Ncclier,  a  la  suite  d'un  degel  de  plusicurs  jours,  di- 
rcnl  :  «  La  glace  se  brisera  cette  nuit.  »  Rien  ne  paraissail 
conlirmer  ccttc  prophetic ;  comme  au  premier  jour  du 
dcgcl,  on  ne  voyait  qu'une  dure  surface  de  glace.  L'eau 
ne  penetrail  nulle  part,  et  on  aurail  pu,  au  coucher  du 
soUil,  se  risquer  a  la  traverser.  Mais  a  I'approche  de  !a 
nuit,  on  vil  ca  el  la  brillcr  la  lumiero  des  torches  au  bord 
du  Weckcr,  el  surtout  dans  la  ville,  oii  les  maisons  et  les 
moulins  se  trouvaienl  exposes  aux  ravages  d'un  cbranlc- 
menl  subil  el  d'une  prompte  inondalion  ;  car  le  Keeker,  qui 
a  pour  lit  nne  vallee  profonde,  dont  il  arrose  quaranle  ou 
cinquanle  milles  d'etendue,  ayaiit  de  chaque  cote  un  pays 
oleve  el  montagneux,  grossit  quelquefois  rapidemenl  apres 
d'abondantes  pluies  ou  desneiges  suivies  d'un  prompt  de- 
gel.  II  s'eleve  alors  jusqu'i  Irente  et  quarante  pieds  ;  on 
voit  meme  dans  plusicurs  endroils  des  marques  qui  indi- 
qiienl  la  hauteur  a  laquclle  il  s'eleva  li  differentes  cpoqucs. 
(jn  dil  qu'a  la  rupture  des  glaces,  en  1784,  il  altcignil  lo 
second  elage  dcs  maisons,  environ  vingt  pieds  au-dessiis 
du  chemin,  lequel  s'eleve  une  fois  autant  au-dessus  du  ni- 
veau de  la  riviere. 

Quand  une  de  ces  inondalions  subites  accompagnc  Ic 
brisement  d'une  glace,  epaisse  peut-etre  de  deux  pieds,  la 
spectacle  est  des  plus  imposants.  La  masse  solide,  souleveo 
par  l'eau,  qui  s'elancc  comme  une  formidable  av,alanchc,  so 
brise  et  eclale  avec  le  fracas  du  canon.  Les  grosses  masses 
de  glace  sont  jetdes  de  cole  et  d'autre  par  les  torrents  qui 
se  prccipitent  par-dessous ;  puis,  se  heurtant  lesunes  contro 
les  autres,  elles  se  broient  et  rugissent  comme  des  lions 
lultanl  avec  des  tigrcs. 

Toule  la  scene,  plongde  peu  de  temps  auparavanl  dans 
le  silence  el  I'inaction,  devienl  un  chaos  de  confusion,  do 
bruit,  de  ravages,  de  lullcs.  Des  gemisscmcnts  emanent  do 
ces  va;les  linceuls  de  glace  se  brisant  mutuellemenl,  et 
des  eaux  qui  se  prccipitent  et  s'ecoulcnt  avec  violence. 
On  dirail  qu'elles  se  revcillent  tout  4  coup  apres  un  long 
sommeil,  non-sculement  avec  Icurs  voix  anciennes,  mais 
avec  un  lumulte  de  sons  etrangers  el  inconnus. 

Comme  ces  redoulables  blocs  de  glace  s'clanccnt  le  long 
de  la  riviere,  et  que  plusicurs  sont  pousses  par  leur  mutuello 
violence  jusque  sur  les  bords,  on  a  besoin  de  prcvenir  les 
ravages  qu'ils  pourraient  occasionuer,  soil  en  brisant  les 
bateaux  elles  moulins,  soil  en  renversanllout  ce  qui  s'op- 
poscrait  a  leur  passage.  Une  surveillance  active  et  conti- 
nuelle  devienl  ncces.saire.  Un  homme  de  cliaque  ville  ou 
village  se  lienl  prct,  dcs  la  premiere  annonce  de  la  debacle, 
a  partir  pour  donner  I'alarme  aux  environs,  criant  a  haute 
voix  :  «  La  glace  marche  !  la  glace  marche !  »  Le  peuple  sc 
porlc  en  foule  sur  la  rive ;  on  lire  des  coups  de  fusil,  Ics 
torches  s'allument  dans  toutes  les  directions.  Les  bateliers. 


ilniil  los  Ij.-itcuus  so  t;-niivcnl  roiivcrls  ilc  glaco,  s'occupcnt 
t'.o  li's  en  debai'msscr.  D.ths  Ics  nics  dos  villcs,  Ics  hoiiimcs 
It  Ii's  cnfniUs  sc  i-nssemb!("nt  lous,  arnn's  do  pcrdics,  pi'ols 
;i  i'f|iousscr  Ics  blocs  mcnacanls  ;  el  si  Ics  caux  fiaraissciU 
vouloirs'clcvcr  rs|jidciiicnt,  on  dcmciiage  les  nicublcs  des 
maisons,  doiit  im  grand  nombre  scrait  submerge.  Hepre- 
scnlcz-vons  au  nicme  instanl  nne  pareiUe  scene  d'agilalion 
sur  lous  lc3  bords  dcs  grands  llcuves  d'Allemagno  ct  do 
Icurs  Iribnlaircs.  (Jiicl  lalilcaii  anime  ! 

Lannildnncqnc  les  batdiers  avaienlannonceepourccUe 
oil  la  debacle  aiirait  lieu,  nous  funics  reveilles  par  Ic  galop 
pi'ocipilc  d'un  chevnl  cl  la  voix  retenlissanlc  d'lm  hommc 
crianl  :  «  La  glace  est  cnniarcbc  !  la  glace  est  en  marche!  » 
je  saulai  de  nion  lit,  jo  pris  do  la  luniicre,  et  je  rcgardai  a 
ma  niontrc  ;  il  ctait  minnit  precis.  Ouvranl  la  fenelrc  (|ui 
iliMinait  sur  Ic  lleuve,  je  fus  tenioin  de  la  scene  la  plus 
otrauge.  Une  licure  auparavant,lorsi|ue  jeme  coucliai,  tout 
clait  siloncicu.x  ;  maintenanl  on  ciUendoit  au  milieu  do  I'ob- 
scurite  le  bruit  impnsani  elsauvagedes  elements  en  furcur; 
Ic  broicment,  les  craiiucmcnis,  Ics  bruits  de  toute  cspece, 
la  course  precipilee  dcs  eau.^,  Ics  rugisscmenis,  les  mugis- 
scmcnls  du  vent  qui  apporlail  de  loin  I'eclio  affreux  dcs 
explosions  de  CCS  masses  deg'ace.  Dcscenlaincs  de  torches 
brillaicnt  sur  la  rive.  Les  cris  dcs  vnixbumaincs,  celles  des 
bommes,  dcs  feuimcs,  des  enfanis  s'elevaicnt  de  lous  coles. 
Des  coups  do  fusil  se  succedaienl  rapidcmenl  pros  de  la 
cite.  A  travcrs  I'obscurile  on  pouvait  apcrcevoir  des  masses 
blnncbes  semblables  a  des  speclrcs  glissant  sur  lean;  puis 
lo  briscment  de  nouvclles  couches  cause  par  Ic  choc  do 
cellcs-ci ;  au  dessous,  rcsonnait  le  Iriste  cl  continucl  fra- 
cas d'une  balaille  sous-marine  ct  dcs  morceaux  gigantesques 
vcnaient  a  chaipic  inslaut  frapper  conlrc  les  arches  du 
pout.  Je  m'habillai  a  la  hale  et  courus  vers  la  villc.  On 
no  pent  se  faire  I'idee  d'une  scene  plus  pillorcsqne.  Dcs 
gens  sc  precipilaienl  de  lous  les  qnarliers,  du  cote  de  la 
riviere.  Conimc  j'approchais  do  la  ville,  je  rcnconlrai  un 
cludiantobligeaul  qui  vcnailnous  prevenir,  vein  de  sa  lon- 
gue  robe  de  chambre,  coil'fe  d'un  bonnet  rouge ;  il  s'excusa 
beaucoup  d'avoir  o.sc  so  presenter  devant  nous  en  pnreil 
neglige.  Kous  primes  le  chcmin  do  la  rive  el  passimes  par 
un  large  chcmin  voi'ile,  au-dcssous  d'une  len-assc  de  jardin. 
Devant  nous  brillail  un  fanal  qui  cclairail  a  denii  Ics  voiitcs 
noircies  cl  les  cpaisses  colunnes  dont  nous  elions  environ- 
ncs  :  on  aurail  dil  un  passage  a  travcrs  la  caverne  d'un 
bandit.  A  cliaqne  onvcrlure,  sur  les  bnrds  de  la  riviere,  on 
apcrccvait  une  mnlliludc  de  gens  amies  de  torches  el  do 
perches,  donl  la  physiononiie  cxpriniail  la  plus  vivo  anxiele. 
Les  fcnimes  appelaicnl  dcs  fcnelrcs ;  d'aulres,  vctucs  coninic 
rnoi  a  la  hale,  leurs  nianlcaux  ou  leurs  jupes  jelccs  par- 
dcssus  la  tele,  couraienl  ci  ct  la;  lout  respirait  la  vie,  I'in- 
qnictude,  I'animalion.  Kous  nous  dirigcauies  vers  lo  pout; 
bien  que  la  glace,  si  Ton  considerc  qu'elle  clait  epaisse  dc 
deux  picds,  s'y  mil  en  mouvenicnt  avec  le  plus  d'ordre  pos- 
sible, die  offrail,  ncanmoins,  un  spectacle  terrible. 

A  la  lueur  des  torches,  nous  pouvions  la  voir  marcher 
rapidcmenl  en  immense  plalc-fornie  de  plusieurs  metres 
earrcs,  qui  vcnait  a  chaque  instant  se  heurlcr  avec  une 
Idle  violence  conlrc  la  )iicrrc  solidodu  ponl,  qu'il  enelail 
(ibranle;  la  Llanchcur  des  masses  de  glace  qui  s'cnlrc- 
choquaicnt  en  marcliant,  Icur  griuccmcnl,  lour  bruisse- 
inenl.  lout  cct  nsscmblagc  produisail  un  cffet  bizarre,  mnis 
les  scenes  ct  les  groupes  euvironnanls  n'elaienl  pas  moins 
clrangcs.    Sous  dc  vicux  arccaux  cndomniages,    au   pied 


SCKNUS  DE   VOYAGES   RIlCENTS. 


dfsquds  sc  precipilaienl  Ics  caux  en  furcur,  .'i  chaque  ou- 
vei  Inre  dc  la  villc  sur  lo  lleuve,  sur  le  ponl  ct  Ic  long  des 
rives,  on  voyait  des  gens  en  fuulc  aux  ycux  clincdants 
quo  la  luniiere  dcs  torches  rcndait  bagards.  Plus  loin,  grace 
a  cetic  reunion  de  torches,  on  pouvait  confiisemenl  dis- 
lingucr  Ics  viedles  lours  grisatres  dc  cctte  villc  piltorcsquo, 
puis,  nux  environs,  a  une  gramle  [lauleur,  les  sombrcs 
llnucs  des  montagncs  boisiics,  plongees  dans  lo  silence  et 
robscnrite.  Les  mines  du  vieux  chateau  doniiuaient  aussi 
avec  nne  m.ijcslc  emprciuto  dc  tristcsse  cldiudirfcrcucc  la 
riviere  agitce;  conime  s'il  cutscnli  qu'il  avail  eu  jadis  aussi 
ses  jours  dc  bruit  cl  d'cmolions  humaiucs,  que  tout  cela 
clait  fini  pour  lui  depuis  longlcmps,  qu'il  n'avait  plus  de 
rapporls  avec  les  bommes  el  lo  cliangemcnl  des  saisons, 
cl  (pi'il  reslait  debout  au  milieu  dcs  evcnemenls  conimc 
un  magnifiqiic  lemoignage  du  jiassc, 


Un  autre  grand  spectacle,  mais  beaucoup  plus  triste, 
csl  cdni  d'nn  navirc  jiris  par  les  glaces  J'ai  cle  dans  cclte 
silualion  en  1801,  lorsque  j'accompagnai  un  navirc  balei- 
nicr. 

Le  psalmistc  s'ccrie  quelqucparl,  en  citant  plusieurs  des 
mcrvciUcnses  crcalions  de  Dicu  :  «  (Jui  peul  rcsisler  au 
froid  qu'il  envoie?  n  En  effet,  nulle  creature  vivanlo  n'est 
ctiiiablo  d'eudurer  le  dcgrc  do  froid  des  conlrees  siluces 
pros  des  poles.  Co  soul  de  vastes  ct  affreux  deserts  inha- 
bitcs,  abandonncs  memo  dcs  oiscaux  et  des  betes,  sans 
(lours,  sans  arbrcs,  sans  un  coin  de  verdure.  Mais  la  glaco 
s'y  rencontre  sous  les  formes  Ics  plus  varices  ct  les  plus 
clrangcs.  La,  des  montagncs  coloSsales,  aux  (lanes  heris- 
scs  cl  mcnacauls,  sont  uuiqnenicnl  composees  de  glaces  ; 
dies  ont  quelquefois  plusieurs  millcs  de  longueur,  el  s'c- 
levciil  deux  fois  plus  haul  que  la  conpole  de  Sainte-Gene- 
vicvc.  Ellcs  so  formcnl  dans  les  vallecs  avoisinanl  la  mer; 
la  neigo  do  chaque  hiver  se  gele  graduellenienl  el  devicnl 
une  masse  solido.  Degros  morceaux  s'en  detachentde  temps 
a  auire,  tonihent  dans  la  mer,  vonl  Holler  au  loin  et  offrent 
I'aspcct  le  plus  imposnnt.  Les  vaisscaux  cnvoycsi  la  peclie 
de  la  balciiic,  etanl  exposes  a  dc  parcilles  rencontres,  cou- 
rcnl  d'immcnses  dangers.  Quelquefois  ces  montagncs  do 
glace  eclalenl  lout  a  coup  en  morceaux,  donl  un  seul  suf- 
lit  pour  coulcr  bas  un  navire,  s'il  vicnt  a  le  hcurter;  d'un 
autre  cute,  en  tombanl  violemmcnt  dans  la  mer,  ellcs 
soulcvcnt  des  vagiics  furieuses  qui  prcsenlent  de  nou- 
vcaux  perils ;  mais  rien  n'csl  comparable  aux  ravages  cau- 
ses par  CCS  grosses  masses,  lorsqu'dles  se  mellenl  en 
mouvemcnl  plusieurs  a  la  fois.  Eiles  cnveloppent  souvenl 
un  malheureux  vaisscau  qui  n'a  pu  lour  echappcr,  le  com- 
prinicnl  el  broient  ses  (lanes  dc  chene  conime  vous  brise- 
riez  une  noiscllc.  (Juchpicfois,  en  le  heurlaul  sous  la  quillc, 
dies  Ic  jeltcnt  hors  do  I'cau.  Pauvres  marinsl  Si  cloigncsdc 
chez  cux,  Icur  vaisscau  brise,  oucerncs  par  une  glace  impe- 
netrable! reslcr,quandrhivcrapproche,au  milieu  d'affreu- 
ses  regions,  prives  de  tout  sccours  humain,  sculs,  vis-a-vis 
delamorlcauseesoilpar  lafaim,  soil  par  le  froid!  La  bicn- 
faisanle  providence  de  Dicu  peul  ncanmoins  inlcrvenir  ;  la 
glace  pcut  s'cntr'ouvrir  au  bout  dc  quelques  lieures,  de  ma- 
nierc  a  livrcr  passage  au  vaisscau,  dans  le  cas  on  il  ne  sc- 
rait quo  cerne,  et  menic  pcrmcltre  a  d'aulres  d'cn  appro- 
cher,  s'il  a  ochoue,  cl  de  venir  au  secours  dcs  malheureux 
naufragcs. 

Ccs   accidents   arriveul    frequeninienl  aux    halei:iicrs, 


I 


CHRONIQUES 

comme  je  I'ai  dej.i  dit.  La  baleine  du  Groenland  n'ha- 
Lile  que  les  mers  froides  tt  desolees,  pt,  chaqiie  annOe, 
dcs  vaisscaux  anglais  parlent  pour  ces  regions  de  glaccs  ct 
de  neige,  alin  d'y  recueillir  riiuile  cl  Ics  auli-es  olijcts  uti- 
les que  CCS  animaux  nous  procurcnl.  lis  parlcnl  au  prin- 
teitips  et  font  en  sorie  de  revcnir  avaul  I'liiver.  Mal- 
f;re  loules  les  prccaulions  ,  les  niarins  sent  quolquc- 
fois  cnvcloppes  dans  les  glaces  ct  obliges  d'y  rcslcr.  U 
y  a  qiielques  annecs,  liuit  niarins  russcs  quiUerent  leur 
iiaviie  et  dcsccndii'cnt  a  tcrre,  dans  unc  ile  dos  mers  gla- 
ciales,  lorsque  survint  tout  a  coup  une  violcnte  tempclc 

|ui  entraiiia  leur  vaisseau  loin  d'eux  ;  il  leur  fallut  pas- 
ser, dans  ces  Iristes  lieux,  non-sculement  U|i  hiver  ler- 
rilile,  mais  quatrc  de  suite,  jusqu'ii  ce  qu'un  equipage 
vint,  par  liasard,  les  decouvrir  ct  lbs  sauver.  Lorsiiu'ils  se 

vircnt  nl)andonnes  de  leur  vaisseau,  ils  se  livrcrcnt  d'a- 


ET  L^GENDES.  109 

bord  au  plus  violent  desespoir ;  enfin  ils  reprirent  courage, 
se  caserent  de  leur  mieux,  batirent  une  liutle  avec  tout  Ic 
soin  possible,  pour  se  preserver  du  froid;  ils  tuerent  des 
ours,  des  renards,  des  veaux  niarins,  se  nourrirent  de  la 
cliair  de  ces  aniniaux,  se  couvrirent  de  leurs  peaux  et  sc 
servirent  de  leur  graisse  pour  rcmplacer  I'huilc  d  bru- 
Ier(1).  Ces  lanipes,  qu'ils  avaient  invenlccs,  leur  procu- 
raient  a  la  fois  la  chaleurella  luniicre  durant  ces  longucs 
miits;  dans  ces  climals,  I'obscurite  est  conlinucUe  pen- 
dant I'hiver;  le  soleil  reste  cache  des  niois  cntiers; 
mais,  en  revanche,  il  nc  sc  couche  pas  de  tout  I'ete,  ct 
parcourt  le  ciel,  visible  pendant  vingt-qualre  heures. 
(  Voyages  du  capitaine  Kotzebue. ) 

(I)  Cost  dans  une  siiiiaiion  seniblablo  que  Ic  copiiaine  Ross,  poor  Ics 
(lisiriiirc,  lit  jouer  |3  cninetlie  a  scs  raalclots;  incident  curicQX  tie  la  vie 
niariiime  el  ilont  nous  donncrons  les  details  dans  un  nnntero  proctiaio. 


CHROIVIQUES  ET  LEGENDES 


DU  iMOYEN  AGE. 


IiEGENDE  DE   FIEBRE    SE  IiA   PAI,UD. 

Les  vaslcs  soliliides  de  la  haute  chaine  du  Jura,  si  rian- 
li's,  si  belles  aux  ycux  dcs  personnes  qui  y  voient  leur 
licrceau  ou  leur  existence  attaches,  paraissent  peut-etre 
liien  severes  et  bien  monotones  a  tout  autre  regard  ;  mais, 
an  moment  le  pins  inespcre,  le  voyageur,  qui  cherchc  dcs 
sensations  li  Iravers  nos  montagnes  franc-comtoises,  est 
uelqui'fi>is  dcJonimage  de  scs  fatigues  par  le  rccit  d'une 
traJilion  piquante. 

Des  nuances  de  vegetation,  plus  varices  que  la  surface 
generate  du  pays,  decorent,  par  exception,  le  dume  des 
montagnes,  le  front  des  gi-ottes,  le  lit  des  cascades  vaga- 
boiiiles  cl  Ics  horribles  anfractuosites  du  vallon  de  Consola- 


tion. Au-dessus  de  ce  paysage,  mines  par  lenrcaducite, 
les  pans  de  mur  Je  Chatel-Neuf-en-Venne  (Doubs)  ont 
cesse  de  se  tcnir  debout.  Cclte  forteresse  altiere  des  sires 
dela  I'alud,  comtes  de  la  linche  et  de  la  Franche-Monta- 
gne,  surplombaitavec  audace  le  precipice  oi'i  bouillonnela 
source  du  Dessoubre,  et  le  lieu  dcvenu  fimeux  par  le  pro- 
dige  dont  I'un  des  plus  braves  chevaliers  de  cette  ilUistrc 
maisoii  fnt  le  horos. 

Francois  de  la  Palud,  guerrier  de  nosdernierescroisades, 
avail  (iponse,  en  1452,  Ji\nnne  de  Petit-Pierre,  qui  lui  avail 
apporte  en  dot,  non-seulement  la  tcrre  de  Chalel-Neuf, 
mais  de  bien  plus  notables  seigncuries,  parmi  lesqnellesse 
faisaicnt  dislinguer  cclles  de  Villersexol,  de  Maiche,  de 
Sainl-Uippolyle,  et  le  comle  de  la  Roche,  dont  I'etrange 
clief-lieu  etait  cet  autre  myslcrieux  et  grandiose  que  Ton 
appelle  encore  le  chateau  de  la  Roche,  ct  dont  on  ne  pou- 
vait  parler  sans  une  .sorte  d'cxallation.  Crec  chevalier  de 
fordre  militaire  de  r.\nnonciade,  en  1440,  par  Ame- 
doe  VIIl,  premier  due  de  Savoie,  antipapc  connu  sous  le 
nam  de  Felix  V,  il  commandait  les  troupes  que  ce  ponlife 
avail  cnvoyuesau  seeours  de  Jean  II,  roi  deChypre,  dont 
les  Etals  avaient  cssuye  uneattaquc  de  la  part  dcs  Sarm- 


no  CHRO>MQUES   ET   LiSgENDES. 

sins,  sujetsdu  soudaa  d'Egypte.  La  guerre  fut  desaslreuse ; 
les  forces  chrelienncs  y  furcnt  aneanties ,  et  les  inalheu- 
renx  Europeens  qu'cpargna  le  fer  recourbe  du  miisul- 
man  subirenl  la  plus  rude  caplivitc.  De  ce  nombre  fut 
noire  heros. 

La  tradition  locale ,  d'accord  avcc  d"anciens  manu- 
scrils  conserves  en  1792  au  couvent  des  peres  minimcs  de 
Consolation,  atlribue  a  un  miracle,  encore  bien  singulier 
pour  le  siecle  oii  il  a  vecu,  la  delivrance  de  Tillustre  caplif 
ct  son  rctour  au  sein  de  ses  foyers. 

On  raconte  qu'un  soir,  au  fond  de  son  cachol,  s'etant 
voue  a  la  saiute  Vierge,  consolalrice  des  affliges,  il  se  re- 
pandit  en  prieres  plus  ferventes  que  jamais,  et  s'endormit 
dans  son  oraison.  Lelendcmain,  a  son  reveil,  oi'i  est-il?  — 
0  prodige !  —  II  se  trouve  assis  par  terre  dans  le  vallon  du 
Dessoubre ;  il  eleve  ses  regards,  et  reconnait  son  Chatel- 
Neuf  au-dessus  des  rochers  a  pic ;  il  considere  ses  mains  et 
ses  pieds,  oii  il  ne  trouve  plus  que  lempreinte  de  ses 

cliaines Benediction!  les  fers  sent  ronpus;   il  est 

libre! 

On  ajoute  une  anecdote  qni,  je  ne  sais  Irop  comment,  s'cst 
teinle  des  couleurs  de  I'Odyssee.  En  rentrant  au  manoir 
feodal,  comme  reulra  le  ruse  mari  de  Penelope  dans  son 
palais  d'llhaque,  c'est-a-dire  sous  la  livree  de  I'indigcnce, 
d'une  indigence  telle  qu'on  peul  la  supposer  sur  un  mise- 
rable prisonnier  de  guerre,  defigure  d"aiileurs  par  les 
tortures  de  la  faim  et  des  souffrances,  la  Palud  n'esl  pas 
reconnu  chez  lui.  A  la  maniere  des  suppliants  d'llomere, 
il  s'accroupit  sur  la  cendre  du  foyer.  On  va,  on  vient,  on 
s'agile,  on  se  met  en  cuisine,  on  fait  des  preparalifs  de 
fete.  Humble  pelerin,  il  s'informe ,  le  plus  ingenumenl 
qu'il  pent,  dusujet  de  tant  de  joie,  et  il  apprend  qu'il  ne 
s'agit  de  rien  moins  que  d'une  noce. 

a  All!  dit-il,  la  dame  de  ceans  fait  sans  doute les  frais 
du  niariage  de  sa  soeur  ? 

—  Non ;  c'est  raadame  elle-meme  qui  se  remarie. 

—  lie ;  mais  il  est  done  mort,  le  sire  de  la  Palud? 

—  S"il  cstmorl! De  tons  les  hauls  barons  qui  se 

sont  croises  contre  le  maudit  turc,  il  u"en  est  pas  revenu 
un  seul. 

—  Et  s'il  etait  chez  les  inlideles  ? 

—  Bah!  il  I'aurail  bien  mande,  aOn  qu'on  le  racbetdt. 

—  On  I'a  sans  doute  bien  plcure,  le  bon  sire? 

—  Voila,  conime  on  plcure  les  gens  quand  ils  meurent 
si  loin  de  nous,  et  que  Ion  ignore  le  jour  de  leur  trepas. 

—  Le  nouveau  mailre  que  vous  donne  la  comtesse  de 
la  Roche,  vaut  tout  au  moins  I'ancien,  n'esl-ce  pas? 

—  Oh  !  cerles ;  c'est  un  puissant  parti  pour  madamc ; 
un  beau  cavalier,  il  faut  voir  I 

—  Madame  doit  etre  bien  joyeuse? 

—  Youspouvez  croire Copendant... 

—  Quoi ,  cependant?  dit  le  faux  mendiant,  que  rassnre 
ce  deruier  mot,  mais  dont  I'lril  assombri  se  voile  encore 
d'un  sourcil  menacant.  Ah  !  oui,  je  concois :  peul-elre 
Irouve-t-elle  que  c'est  faire  la  noce  sur  un  drap  mor- 
tuaire  ? 

—  Vous  n'y  eles  pas,  bonhomme. 

—  Peut-etre  craint-elle  de  le  revoir  reparailre  un  jour, 
vivanl  ou  mort... 

—  Pas  du  tout.  C'est  quelle  ne connait  pas  encore  cclui 
a  qui  ses  parents  la  pressent  de  donnor  sa  m  lin.  Ce  sont 
les  parents  de  madame  qui  lui  representent  tout  ce  qu'il 
y  a  d'honoralle  pour  eux  a  nne  pareille  alliance.  Tcnez, 


voili  que  Ton  Sonne  du  cor  sur  le  donjon.  Le  Canc(5  arrive; 
les  voici!  les  voicil  » 

Bref,  le  pauvre  messire  Francois  de  la  Palud,  seigneur  1 
de  Varambeau,  comle  de  la  Roche,  elait,  comme  on  Ic  [ 
vnil,  arrive  fort  a  propos  pour  renlrer  dans  ses  possessions, 
bienpres,  ma  foi,  de  passer  en  d'aulres  mains.  La  tradi- 
tion s'arrele  la ;  le  i-esle  se  devine. 

En  reconnaissance  d'un  si  grand  bienfait,  le  celebre  ba- 
ron erigea,  en  I'lionneur  de  sa  divine  protectrice,  un  pe- 
tit ermilage,  qu'il  nomma  du  litre  de  Notre-Dame  de 
Consolation,  a  la  place  mcme  ou  il  s'elait  reveille,  loin 
de  sa  prison  du  Sinai,  apres  un  voyage  de  long  cours  exe- 
cute en  quelques  heures  de  sommeil.  Semblable  au  marin 
qui  vient  d'echapper  au  naufrage  et  qui  dedie  d  Kolre- 
Dame  de  la  Garde,  a  Marseille,  la  figure  de  son  navire  et 
le  tableau  qui  rappeltfe  son  vceu  dans  le  peril,  le  cheva- 
lier suspendit  au  mur  de  sa  chapelle  les  chalnes  et  les 
fers  qui  I'avaienl  meurtri  chez  les  Sarrasins,  et  se  fit  re- 
presenter  dans  un  tableau  votif,  sous  les  verrous  d'un 
noircachot,  et  invoquant  sa  celeste  palronne.  Ce  tableau, 
dont  il  exisle  encore  des  copies,  inspirait,  dit-on,  un  sen- 
timent jrofond  de  pilie.  Consolation  devintun  prieure  de 
minimes,  et  aujourd'hui  il  est  occupe  par  le  petit  semi- 
naire  du  diocese  de  Besancon. 


CHROKIQCE  BU  CHATEAU  SE  MABSTOKE. 

II  est  etrange  el  digne  de  remarqiie  que  les  chroniques 
et  les  legendes,  si  touchantes  dans  les  pays  et  les  temps 
calholiques,  deviennent  tout  d  coup  sombres,  effrayante? 
et  atroces  des  que  la  reforme  de  Luther  a  louche  I'Europe 
de  sa  terrible  baguette.  La  chronique  que  nous  Iraduisons, 
ft  qui,  recemment  imprimee,  a  ele  mise  en  oeuvre  par  un 
ccrivain  celebre,  est,  quant  au  fond  et  meme  aux  circoii- 
stances  acccssoires,  Cdele  aux  details  d'un  proces  du  temps 
de  la  reine  Elisabeth ,  cinquanle  ans  apres  relablissenienl 
de  Iheresie  en  Anglelerre. 

Xm  TESTAMENT  SUPPOSE. 


L\  VISITE  A  L.\  BROE. 

Sur  la  fiu  d'une  journce  froide  et  par  un  vent  glacial 
du  mois  de  decembre,  un  cavalier  s'avancait  rapidement 
vers  I'enlree  principale  du  manoir  de  Marstoke  dans  le 
comte  de  Warwick. 

«  Ah !  Waller  Greville !  s'ecria  le  maitre  du  manoi<-, 
qui,  faule  d'une  meilleure  occupation  pour  chasser  I'en- 
nui,  se  promenait  de  long  en  large  dans  sa  grande  salle, 
comme  un  maria  de  quart  sur  le  gaillard  d'arriere.  et  rc- 
gardait  de  temps  a  autre  vers  le  pare,  a  travers  I'ouver- 
ture  de  la  grille,  en  altendar!  que  le  repas  du  soir  ful  an- 
nonce ;  car,  a  celte  epoque,  les  ecuyers  campagnards  so 
couchaient  presque  aussilol  que  les  poules  de  leur  basse- 
cour.  Ah !  Waller  Graville ,  nion  brave !  par  le  ciel !  je  suis 
enchaute  de  te  revoir.  El  il  ajouta  en  lui-meme  :  Que  les 
broniRards  du  sud  fetouffenl  I  Quel  demon  nous  a  envoye 
ce  f  liicn  malencontreux .' 


CnHONlQCES  ET  L^OONDES. 


—  Je  sills  clnrmi?  de  vous  liouver  en  Lonnc  santc,  nion 
bon  niailre  Oldcrafl,  dit  le  voyagcur  d'une  voix  gulUiralc 
ct  em-ouce,  en  descendant  de  son  cheval  rendu  de  faligue, 
avec  tome  la  lentcur  el  les  prccaulions  d'un  homme  qui 
scmblait  avoir  fait,  cnlre  le  lever  ct  le  couclier  du  soleil, 
une  si  longue  route,  que  ses  iambes  en  avaient  conlraclc 
iineespecc  de  cranipe  ct  elaicnt  courliees  en  dehors  commc 
celles  d'lin  cbien  tourne-broche.  Vous  etes  seul  ici, 
n'esl-ce  pas,  Oldcrafl?  »  dil-il,  ayant  mis  pied  a  terre.  Et 
apres  uu  moraeut  dc  silence,  il  ajoula  :  «  Ou  bien  avez-vous 

(iielques  visiteurs  ou  quelqu'un  rcsidant  chez  vous  en  cc 
moment,  oulrc  voire  femme? 

—  Jc  suis  seul,  dit  I'hole,  ct  menie  ma  fcnimc  est  ab- 
sciilc  :  elle  est  a  Warwick,  a  I'heure  qu'il  est. 

—  Bon !  rcpondit  I'aulre,  remcUant  son  cheval  au  do- 
nioslii|UC  el  donnant  une  poignce  de  main  a  son  ami :  c'est 
encore  mieux. 

—  Mais  til  es  pale  et  sembles  malade,  Greville,  dit  Old- 
craft;  entre,  entrc  ;  un  verre  de  vin  le  rendra  les  forces 
et  te  raiiimcra ;  sans  douto  tu  as  fait  aiijour  J'hui  un  voyage 
rapide? 

—  Trcs-rapide,  rcpondit  le  voyagcur;  je  ne  me- suis  ni 
amuse,  ni  arrele  dcpuis  le  point  du  jour,  exceplc  pour  me 
ralVaichir,  ct  une  fois  a  Wcedon  pour  clianger  de  cheval ; 
clje  me  fclicite,  apres  ma  longue  (raile,  de  vous  .trtuver 
seul  ici,  car  j'ai  a  vous  cntrelenir  de  choscs  qui  no  sunt 
failes  que  pour  voire  oreille  ct  la  mienne.  »  En  parlani 
ainsi,  il  dcbouclaln  courroie  i|ui  retcnait  son  ample  man- 
tcau  de  voyage,  ola  son  feuire,  ct,  conduit  jiar  le  maitre 
du  manoir,  il  penclra  dans  rinlericur  apres  lui. 

Les  deux  personnages  que  nous  venons  dc  presenter  au 
Icclcur  avaient  asscz  bonne  mine  et  assez  belle  prestance, 
—  de  belles  pcinluresd'hommes,  commc  dit  Porlia,  —  de 
vigoureux  gaiUards  aux  epaules  carrees  et  aux  mcmbres 
muscnlcMX  ;  tons  deux  portaicnt  les  habits  qui,  sous  le 
rcgne  d'lilisabolh,  elaicnt  le  velcment  habiuiel  dcs  pcr- 
sonncs  de  condition  rcsidant  a  la  campagnc.  CcpcndanI, 
quoiqu'ils  portassent  dcs  justaucorps  bariolcs  ,  crevasses 
ct  brodes  a  la  dernicre  mode  ,  quoique  leurs  fraises  fusscnt 
enipesces  et  roidcs  comme  dcs  planches,  ct  qu'ils  eussent  a 
\enrs  coli'S  dcs  rapieres  de  plus  d'unc  aune  de  long,  en- 
core pouvail-on  voir,  au  premier  coup  d'ccil,  quo  ni  I'un 
ni  I'autrc  n'clait  un  genllcman,  un  homme  comme  il 
foul. 

L'un  d'eux,  que  nous  pouvons  supposcr  propriclaire  de 
la  maison  eldn  domaine  oil  nousl'avons  Irouve,  puisqu'il 
clail  en  possession,  avail  un  justaucorps  brode,  bariole 
cl  a  crcvL'cs,  avccle  rested  I'avenanl;  il  portaitd'enormes 
boulfetlcs  a  ses  souliers,  cl,  comme  nous  avons  deja  dil, 
les  marques  dislinclives  dcs  gentlemen  de  son  temps, 
la  rapiere  et  la  dague  au  ceinluron.  Pourlant  ses  traits 
n'avaient  rien  de  noble;  et,  bien  que  sa  physionomie 
iadiqual  bcaucoup  dc  fermete,  de  courage  et  d'habilele, 
cependanl  sa  figure  ctail  cssenliellement  vulgaire  ct 
commune;  il  elait  trop  gros  et  Irop  lourd;  il  y  avail  aussi, 
dans  ses  manieres  el  dans  loule  sa  personne,  un  manque 
du^age  que  ni  ses  habits  ni  sa  haute  stature  ne  pouvaieni 
empt'chcr  de  remarquer.  Au  fait,  il  avail  plutol  I'aiu  d'un 
homme  sur  lequcl  une  grande  fortune  est  tombee  tout 
d'un  coup  que  de  celui  qui  I'a  acquise  on  qui  la  possede  de 
naissance. 

L'auire,  rnrrivani,  elait  un  grand  gaillard  ,i  I'air  somhre, 
al'iril  inqiiicl;  il  avail  un  nez  aquihn  el  une  face  a  la  don 


Oiiichotte,  les  cheveux  noira  ct  rudes,  et  sa  physionomie 
elait  agitee  el  convulsive  comme  s'il  ciil  loujours  craint 
que  les  sergenlsoulcs  gens  de  justice  fusscnt  a  ses  Irousscs 
et  jirels  a  fondre  sur  lui  a  I'improvisle.  11  paraissait  liagard 
et  rouge  de  soucis,  et  on  lisait  cvidemment  sur  son 
visage  abatlu,  outre  son  expression  liabilucUe,  les  effels 
dun  voyage  prccipile  et  I'epuisemcnt  d'une  fatigue  es- 
cessive.  II  elait,  ainsi  que  son  ami,  convert  de  velemenls 
assez  riches,  a  la  maiiicre  d'un  gentleman  campagnard  dc 
I'epoque;  cl  avcc  sa  dague  et  sa  longue  rapiere  a  coquillc 
curieusementlravaiUee,  il  porlait  a  la  ceinlureune  paire  de 
pislolels  d'arcon  d'un  pied  et  demi  de  long.  Ses  botles  dc 
voyage,  larges  et  pesanles,  elaicnt  lirces  jusqu'a  mi-cuissc, 
el  garnies  d'eperons  massifs  dont  les  moieties  posscdaienl 
dcs  arguments  excessivemenl  persuasifs. 

Des  que  mailre  Oldcrafl  cut  inlroduit  son  ami  dans  une 
grande  chambre  hoisee  en  chcne,  dans  la  chcminee  de  la- 
([uelle  (lambait  un  bon  feu  dc  hois,  il  lui  rcpela  qu'il  elail 
le  bienvenu  au  manoir  de  Marsloke  ;  el,  agilant  une  pclilc 
sonncllc  d'argent  placee  sur  la  table,  il  ordonna  a  un  do- 
mestique  d'apporter  immcdialemenl  du  vin  cl  dcs  rafrai- 
chisscments. 

Cependanl  son  convive,  apres  avoir  passe  ses  mains  sur 
les  lisons,  el  ses  grosses  holies  au  milieu  des  llammes  pour 
se  rechauffer  les  picds,  s'inslallanl  hicn  commodcmenl 
dans  un  bon  fauleuil  en  face  de  celui  qu'occupail  Oldcrafl. 
sembla  oublier  sa  fatigue  pour  se  livr.  r  en  proic  a  I'anxiclc 
et  aux  soufl'rances  dc  son  esprit.  Ses  sourcils  so  conlrac- 
lerenl  davanlage,  son  visage  devint  encore  plus  p.ilc,  ses 
veux  elaicnt  enfoncis  dans  Icur  orbite,  et  lous  ses  geslcr; 
eiprimaienl  rinquietude  el  le  Iroulile  de  son  cspril.  II  bondit 
comme  un  criminel  quand  le  valet  ouvril  la  porle  pour 
apporlcr  le  vin  et  d'aulres  rafraichissemenis ;  quand  ses 
regards  vinrent  a  renconlrcr  ccux  du  laquais,  il  les  de- 
lonrna  avec  effroi,  ct,  s'approchant  de  la  feneire,  sembla 
gueller  I'orage  de  ncige  qui  menacail  d'eclalcr;  puis,  rc- 
venanl  brusqucmcnt  au  coin  du  feu,  il  demcura  profondc- 
ment  absorl)e  dans  des  pcnsccs  penibles. 

Oldcrafl  observa  son  hole  d'un  oeil  lixe  pendant  un  cer- 
tain laps  dc  temps,  sans  inlerromprc  sa  reverie.  II  parai- 
trail  qu'il  decouvrit  dans  I'liumeur  dc  celui-ci  quelqiie 
chose  qui  n'elail  pas  enlieremcnt  dc  son  goiit,  car  ses  pa- 
roles avaient  perdu  la  moilie  dc  leur  cordialilc  quand  il 
versa  un  verre  de  vin  et  engagca  le  voyagcur  a  boire  et  a 
se  rafraichir.  Waller  Greville  pril  la  coupe  qui  lui  ('■tail 
offcrlc,  el  fit  raison  a  son  ami  jusqu'a  la  dernicre  goulte; 
puis,  poussani  un  profond  el  long  soupir,  il  se  laissa  tomber 
sur  un  siege  pres  de  la  table,  cl  cacha  sa  figure  dans  les 
deux  mains. 

L'hote,  fixant  loujours  sur  lui  un  regard  fcrme  ct  scru- 
laleur,  s'apprcla  a  lui  faire  subir  une  sorte  d'inlcrrogatnirc. 
«  Ce  vin  est  bon,  n'cst-ce  pas,  Greville?  dil-il  jiour 
commencer.  Essayez-en  un  second  verre,  mon  homme, 
vous  scmblcz  avoir  I'cspril  couvcrt  dc  nuagcs.  Jc  ne  mo 
rappellc  pas  vous  avoir  jamais  vu  si  cirangement  emu. 
Vous  disicz  ii  I'instanl  que  vous  desiricz  conferer  .seul  avec 
moi.  Vous  resle-l-il  sur  le  cojur  un  pen  du  vieux  levain 
dont  vous  ayez  a  parler?  Je  croyais  que  ce  sujel  devait 
demeurer  a  jamais  dans  le  silence  entrc  nous,  hcin? 

—  Ces  affaires  soni  el  demeurent  termiiiees,  rcpondit 
le  visiteur ;  mais  elles  onl  engendre  d'aulres  choses  dont 
jc  desire  tc  parler  tout  li  rheure,  choses  qui  me  sonl  pcr- 
sonncllcs.  Enfin  j'ai  besoin  des  consolations  el  de  la  Iran- 


112 

quUlilS  que  jo  poun-ai,  seigneur,  Irouver  dans  voti'O  so- 
ciele  et  dans  vos  conscils,  sans  parler  de  ropporlunitc  of- 
fertc  dans  cc  moment  par  I'aliri  de  voire  toil.  Je  vicns  ici, 
maitre  Oldc raft,  redaracr  voire  liospilalite pendant iiuclqiics 
semaines,  en  attendant  que  j'entreprennc  le  voyage  de 
rOucst.  Vous  voycz  que  je  nc  mots  pas  de  ccremonic  dans 
la  forme,  et  quo  je  ne  me  fais  aiicun  scrnpule  de  m'y  iii- 
viter  moi-meme.  An  reste,  quant  a  cela,  nous  nous  con- 
naissons  assez  pour  que  jo  disc  qu'il  convient  a  mes  inle- 
rels  de  jonir  de  I'air  dii  VVarwiclisliire  pendant  ipielques 
mois,  ct  de  ne  pas  me  montrcr  pendant  ce  Icnqjs,  comme 
11  doil  e^^aloment  vous  convenir  de  repondre:  Walter  Grc- 
viUe,  soycz  le  liienvcnu. 

—  II  c-t  inutile  d'evoquer  les  ombres  dn  lomljeau,  pr.nr 
luc  servir  des  expressions  de  notrc  nonveau  poete  do 
Stratford,  rcpondit  I'liute,  pour  me  dire  cela,  Grcvillc. 
Ccssc  de  Ijattrc  les  buissons,  mon  brave ;  dcvoilc  ton  secret. 


CIinOMOUCS   ET   LflGENHES. 


quo  je  voio  si  je  puis  t'asslster  p:i  quelque  chose.  (Jnel 
nouveau  crime  peut  done  poser  si  enorniemont  snr  voire 
conscience? 

—  Plus  quo  mes  paroles  ne  sanraicntesprimer,  Oldcraft, 
dil  lo  voyageur;  mais  il  le  faul,  il  faut  que  je  t'cn  fnssc  lo 
rccit,  on  jen  mourrai! 

—  Maudit  soil  I'enrago !  murmura  OMcrafl;  cc  que 
c'esl  que  d'etre  un  sot!...  Qnoil  la  convoilisc  insntia- 
ble,  dit-il  tout  haul  avcc  quclipic  amertnme,  non  conlentc 
de  la  fortune  que  lu  avals  auiassee  de  moilie  avcc  moi,  t'a 
pousse  de  nouveau  vers  la  table  de  jeu?  Probablcment  les 
des  font  cnlcve  tout  co  que  In  avals  avaricicuspment 
aceumule  Hard  sur  liarJ,  el  cello  perte  t'a  rendu  fou?  Ainsi 
mainlcnaiit  tu  viens  ici  jileurant  mo  conficr  la  dcconfi- 
ture,  el  me  demander  de  nouveau  la  pari,  pensani,  comme 
lu  viens  do  meledonncra  entendre,  que  jcn'oserai  pas  lo 
refuser? 


—  Noil,  par  !e  ciel!  repondit  I'aulrc  de  la  grossovoi.': 
gntturale  qui  lui  etail  particuliere  ,  vous  n'avoz  non  a 
craindre  de  co  colli.  Je  voudrais  ctro  plongo  dans  la  miscre 
jnsqu'au  nienton,  et  pouvoir  defairc  le  crime  que  j'ai  corn- 
mis.  Je  suis  deux  fois,  trois  fois  aussi  ricbe,  Oldcraft.  que 
lorsque  nous  nous  sommes  quittos.  Mais  malbeureuso  fut 
rhoure  oil  je  le  devinsi  maudiles  sont  los  actions  qui  m'on 
ont  mis  en  possession  1  car  j'ai  commis  un  crime  atroco 
pour  oblenir  ces  ricbosses,  et  la  main  du  ciel  pese  sur  ma 
tele  !  Oldcraft,  tons  deu.x  nous  scrons  punis...  » 

Oldcraft,  surnommc  Sans-Pour,  prenail  lo  litre  d'ecuyer 
de  Mar.-tolic-llouso,  dans  le  comle  do  Warwick;  il  ctait 
arrive  a  cotle  dignile  apres  avoir  etc  simple  procureur  a 
Londres,  cl  avoir  conipic  los  lieiires  pendant  hien  dos  an- 


ncoSilBr.dewsIl-Uucli.  C'elail,  dans  toulo  la  force  du  mot, 
un  homme  hardi  et  calmo ;  en  cello  occasion,  lo  sang- 
froid imperturbable  de  son  caraclerc  so  moiilraavec  avan- 
tage.  11  ne  recula  point  d'liorrcnr  a  la  brusque  declaration 
de  Greville ;  il  no  mil  pas  sa  maison  sur  pied  pour  arrotcr  lo 
criminel  apres  un  aveu  si  pen  reserve ;  peut-etro  avait-d 
scs  raisons  pour  cola.  Quoi  cpi'il  ou  soil,  il  est  certain  qu  il 
resla  fort  IranquiUe  d'aliord ;  deboul  devanl  lui,  en  lace 
de  rimmensc  cbomineo  golhiquc,  se  tcnail  le  grand  visi- 
tour  nocturne,  doul  le  cbien,  pret  a  defondro  son  maitre, 
rampait  en  abeyant.  Quanl  a  Odcraft,  toujours  assis,  le 
corps  poncbe,  le  poignard  d'uuo  main,  lo  pistolotarme  do 
I'autro,  I'a'il  II.kc  sur  son  liute  inconmiodo,  il  altondait. 
li nfi[i  il  se  leva  de  son  siege  lo  sunrire  sur  los  levres, 


CIIliONKIUES 

se  dii'igea  vers  la  porle  dc  la  chaniLic  de  chcue  ou  ils 
etaiciU  reiifennes,  I'ouvril  vivcmeiU  loiilc  grande,  fil  iin 
fias  oil  deux  dans  la  salle,  jclaiit  les  ycux  rapidemont  a 
droile  et  a  gauche;  aprcs  qiioi,  revcnant  lraii.;iiillcment 
a  sa  place,  il  prit  la  pelite  sonnelte  d'argent,  el  lagita  d'un 
air  enjoue  gai  pnur  appcler  uii  valet. 

Waller  Grevillc,  cependant,  giictlait  avec  la  vigilance 
d'un  chal  lous  les  mouvemcnis  dc  son  confident.  De  sa 
main  droile  il  avail  saisi  convulsivcmenl  la  crosse  dun  dcs 
pislolets  de  sa  ceinlurc,  semlilanl  do'iter  de  la  fidelite  de 
son  ami ;  mais  quand  Oldci-afl  renlra  dans  la  chambre,  son 
ceil  d'aigle  saisit  le  mouvcment  de  Grcville,  el  il  lui  dil 
dc  lacher  son  arme  avant  que  le  domeslique  vin!  pren- 
dre ses  ordres. 

M  J'ai,  dil  Oldcrafl  au  valet  quand  il  ful  enlre,  des  rffaires 
imporlanlcs  a  regler  avec  mon  ami ;  il  est  fatigue  d'un  long 
voyage,  failes  alliimcr  du  feu  el  preparer  un  lit  dans  la  cliam- 
lired'amis;  que  Ton  serve  le  soupersansdelai,  vous  mctlrez 
;'i  la  fois  sur  la  table  lout  ce  dont  nous  avons  besoin,  apres 
quoi  vous  noHS  laisserez  seuls ;  vous  ferez  voire  ronde  de 
silrelc,  et  lout  etant  bien  I'erme  vous  nous  quillerez  pour 
le  resle  de  la  nuit.  (Juand  vous  vous  serez  reslaure,  Walter 
Greville,  ajoula-t-il  des  que  le  domeslique  ful  alio  baler  le 
repas  du  soir,  nous  continuerons  noire  conversation  ;  d'ici 
la,  calmez-vous  et  tranquillisez-vous  I'esprit.  Conime  di- 
sent  les  Ecossais,  il  ne  pent  y  avoir  de  bonne  conversation 
cntrc  un  homine  bicn  panse  et  un  homme  affamii.  » 

Apres  le  souper,  I'liole  se  leva,  fcrma  la  porle,  prit  en 
memc  temps  les  pislolels  de  son  convive,  les  jdaca  sur  la 
table  derricre  son  faulcuil,  ct  decrochant  une  enorme  pipe 
gravec  et  sculptec  avec  innnimenl  d'arl,  il  la  remplit  avec 
beaucoup  de  soin  ct  dc  tranquillite  de  celle  feuiUe  eni- 
vrantc  qui  commencait  alnrs  a  ctre  a  la  mode,  el,  se  re- 
placant  sur  son  siege  a  dos  clcve,  lanca  des  nuages  dc  fu- 
mce  si  epais,  pendant  qu'il  se  di.sposait  a  ccoulcr  In  narra- 
tion de  son  ami,  que  la  voix  pouvail  bien  arriver  jusqu'a 
lui,  a  travel's  le  feu  ronlanl  qu'il  conlinuait  «  enlrelcnir, 
mais  la  figure  de  snii  iulcrlocuteur  el  meme  tonic  sa  pcr- 
sonnc  elaienl  complelemcnt  eclipsces  et  cachees  derricre  le 
nuage. 

a  II  faul,  dil  Greville,  que  je  commence  mon  bistoire  dc 
I'epoque  iiu  je  parlis  d'ici.  Apres  que  nous  fiimes  parvenus 
a  nnus  emp.ircr  de  ce  domaine,  que  nous  eumcs  enlorre  sir 
William  Harsloke,  el  qu'ayant  gagne  le  proces  (pic  vous 
savez,  vous  ciiles  pris  domicile  ici  dans  Ic  Warwickshire  ; 
vous  avcz  cu  les  biens,  moi  j'ai  recu  ma  jjart  en  argent 
c6mplanl;jc  conviens  que  le  parlage  a  ele  equitable,  etje 
suis  salisfait  de  ce  qu.-;  vous  m'avez  doune. 

«  A  la  bonne  heure,  vous  elcs  raisonnable,  mon  cher 
ami,  ri'pondit  Oldcrafl ;  allons,  je  suis  bien  aise  que  vous 
me  rendiez  justice  en  ceci  comnie  je  I'ai  fait  a  voire  egard 
on  nobles  a  la  rose ;  mais  conliimez,  arrivons  a  voire  bis- 
toire el  soyez  bref,  laissez  la  les  complimenis,  jo  n'cn  ai 
pas  besoin,  il  me  faul  des  fails. 

«  Quand  done  je  vouseus  quilte,  vous  devcz  penscr  que 
je  n'elais  guerc  dispose  a  aller  m'elablir  a  Londres,  oprcs 
lout  ce  qui  s'etail  passe.  Je  vendis,  en  consequence,  le 
pen  d'effcls  ipic  je  pouvais  avoir  dans  la  vieille  maison  de 
Rridettcll-Docli,  oii  nous  avions  si  longtemps  fait  nos  affai- 
res; jo  changeai  mcs  habits  de  dcuil  pour  des  vetemenls 
plus  elegants,  et  je  commencai  a  dcliberer  on  moi-meme 
oil  il  me  plairail  d'aller  vivre,  et  puisqiie  j'el.iis  en  elat  de 
Ic  faire,  dc  pair  avec  la  petite  noblesbc  du  pays.  Je  u'avais 


RT  LEGENDES. 


113 


jamais  oublie  Malliieu  Marsloke  le  calholique,  frere  de  sir 
William,  chez  qui  vous  aviez  coutume  de  m'envoycr 
pendant  son  proces  avec  Sherloke,  proces  que  nous  per- 
dimes  il  y  a  quelque  dix  ans.  L'ainiable  hospilalite  de  Bla- 
ihieu  Marsloke,  et  la  vie  agreable  qui  se  mcnail  clicz  lui, 
pendant  les  petils  sejours  que  je  faisais  de  temps  en  Icmp.; 
i  sa  maison  du  comle  dc  Kent,  avaienl  fait  une  vive  impres- 
sion sur  moi.  Je  me  rappelais  aussi  son  caraelere  sociable 
etles  frequentes  invilalinns  qu'il  m'avait  failes  de  relourner 
le  voir;  surlout  je  mesduvcnais  desgrandes  richesscs  qu'il 
possedait.  des  recits  qu'il  m'avail  repctes  .™r  tanl  d'argent 
dont  il  ncsavail  que  faire,  des  babuls  remplis  de  vaissellc 
plate  et  d'argcnicrie  renfermes  dans  son  garde-mcuble, 
ainsi  que  des  sacs  d'or  qu'il  avail  empiles  depuis  taut 
d'annecs  sous  son  lit  sans  les  compter.  Bref,  je  resolusde 
visiter  Malliieu  Marsloke,  et,  parlant  pour  Kent,  j'arrivai 
a  Sandwich  on  j'appris  (|u"il  avail  quillc  la  maison  qu'il 
avail  occupce,  etresidait  alorsdansune  autre desesmaisous 
ii  Wingham. 

«  Je  connais  bien  la  maison,  dilOldcraft,  ily  a  par-devant 
un  rideau  de  peupliers,  et  meme  je  I'y  ai  visile.  Je  me  rap- 
pelle  aussi  son  habitation  a  Sandwich  ;  c'est  une  grande 
maison  en  brique  rouge,  situee  a  I'un  dts  bouls  de  la  place 
du  marclie  ;  Diccon  Grusp,  noire  agent,  elait  d'un  cole,  ct 
mailre  llogsllesch,  lelnairc,  demeurail  de  I'autre. 

«  Je  louai  cette  maison,  repril  Greville,  car  Marsloke I'a- 
vail  quiUee  par  la  raisonqii'elle  elait  banteepar  des  esprils: 
on  y  enlendail  des  bruits  epouvanlables  pendant  loule  la 
nuit.  Apres  etre  reste  une  quinzaine  chez  Marsloke,  jo  pris 
cette  maison  et  dcvins  son  localaire.  Je  dois  vous  dire 
que,  sur  ces  enlrefaites,  Marsloke  etail  lombe  lout  a  fail  en 
demence,  on  plulot  dans  rimbecillite.  Sa  sanle  elait  deve- 
niie  chancdanle,  ct  avec  cela  il  elait  paralylique  ;  aussi  il 
elait  eiichanle  quand  je  venais  le  voir,  parce  qu'il  I'lait 
loujours  en  guerre  avec  ses  domesliques  qui,  disait-il,  Ic 
devoraienl  tout  vivant  et  le  luaient  .i  iielil  fou.  Vous  do- 
vez  penser  que  je  ne  lardai  pas  a  devenir  cnlierement 
mailre  de  la  maison,  oii  j'avais  mes  coiidees  franches.  Je 
tins  eloigncs  les  collateraux.  rossai  queb[ncs-uns  de  ses  do- 
mesliques et  ehassai  les  autres,  et  je  fis  une  reforme  com- 
plete dans  la  maison.  Enfin  le  bonliomme  cut  envie  de  me 
consiiller  sur  I'intention  qu'il  avail  de  dclriiire  son  ancien 
testament  ct  d'en  faire  un  nouveau.  Vous  comprenez  que 
je  ne  fis  pas  la  sourdc  oreille  a  sa  proposition,  d'autant 
mieux  que  je  supposais  nalurellement  qu'il  avail  le  pro- 
jel  de  me  faire  son  herilicr  apres  tous  les  services  que  je 
lui  avals  rendus.  Jugez  de  ma  surprise  el  de  mon  depit. 
lorsqu'aprcs  nous  elre  enfcrmcs  ensemble  j'appris  qu'il 
avail  une  flile  demeuranl  a  Gand  ;  il  I'avail  "^assee  de  s.t  < 
maison;  repoussee  depuis  de  Inngues  aiinees  pour  si'lre 
mariceselon  son  inclination  et  contre  lavolonlc  paternelle, 
il  ravnil  desherilee,  et  sa  colere  avail  dure  Ircnte  ans; 
inais  il  elait  levcnu  a  des  sentiments  plus  doux,  el  desiiail 
la  voir  avant  sa  morl.  Ainsi  il  me  chargea  de  la  commission 
de  lui  ecrirc  [lOur  lui  annoncer  son  pardon,  il  me  donna 
aussi  toules  les  instructions  necessaires  pour  dresser  un  tes- 
tament en  faveur  de  sa  flilc,  sans  memo  que  mon  noni  y 
pan'il  pour  le  moindre  legs.  » 

(f.a  suite  a  un  mimero  procUain.) 


iifti 


114 


LE   DEVOIR   ET   LIlEllOi'SMi; 


LE   DEVOIR   ET  L'HEROISME 


CHEZ    LES   FEMMES. 


aXiANCBE    DE    CASTII.LE, 

MERE  DE  SAIIiT-LOUIS. 

Sa  Tic  ot  !iOu   iufluencc. 

«  La  louango  pAlit  devanl  Ics  grands  noms,  n  a  dil  Bos- 
siict.  Celui  de  Blanche  de  Caslille  reslera  a  jamais  illustre 
dans  les  fasles  de  la  France  ([u'elle  a  si  disnemont  gouver- 
nce,  comme  il  est  grave  dans  lous  les  ca-urs  francais  par  la 
reconnaissance.  FiUe,  femme  ct  mere  de  grands  rois,  elle 
les  cgala  tons. 

Dans  les  diverses  situations  ou  le  sort  la  placa,  elle  lul  plus 
noble  encore  parsa  conduite  que  par  sa  naissance.  Cetle  reine 
peut  servir  demodele  a  son  sesc,  car  la  vertu  est  de  lous 
les  temps  et  convient  a  tons  les  elats.  Blanche,  d'une  piete 
sincere,  toujours  allaclice  a  ses  devoirs,  fut  iiicljraiilable 
danslcur  accomplisscmcnt ;  joune,  entourcc  Je  loules  les 
seductions  des  cnurs,  ct  livree  de  l)onne  lieure  a  ellc-memc 
|iar  son  veuvage,  elle  n"avait  pour  egide  que  sa  droiturc, 
I'l  n'eut  jamais  bcsoin  d'etre  reprise  ni  guidee.  o  Chaste  en 
uses  moeurs,  disenl  les  chroniqueurs,  belle  cnnime  les 
(I  anges,  et  d'une  bonte  inalterable,  elle  ne  voulut  jamais 
(1  ternir  sa  purete ;  on  I'adora  ,  mais  elle  sut  se  fairc  res- 
(1  peeler.  » 

Au  caraclere  espagnol,  fier,  enlhousiaste,  devoiic,  elle 
joignaii  une  patience  hero'ique  qui  la  soutint  conlre  la  ca- 
lomnie  et  la  dcfendit,  pendant  sa  regcnce,  conlre  les  ten- 
talivcs  de  la  feodalite,  (pii  voulait  sans  cesse  diviser  et 


morceler  la  France.  Sa  prudence  rollechie,  son  aptitude 
aux  grandes  choses,  lui  firent  ouvrir  plus  d'une  fois  les 
portes  du  conseil  royal.  Louis  VIII,  son  epoux,  avouait  que 
son  avis  lui  etait  neccssaire  dans  tout  ce  qu'il  entreprenail, 
el  que  cct  avis  etait  toujours  dicle  par  la  sagesse  et  les 
interels  du  royaume.  Mais  n'anlicipons  pas  sur  les  evene- 
nieuts,  et  racontons  cette  hisloire  si  interessante  de  Blan- 
che, a  laquelle  nous  sommcs  forces  de  mcler  sans  cesse 
celle  des  princes  ses  parents  el  allies. 

Vers  la  fin  du  douzieme  sieclc,  le  roi  Philippc-.\ugaste, 
plonge  dans  un  veuvage  anlicipe  (malgre  Irois  mariages 
et  deux  femmes  encore  vivanles),  deplorait  son  isolemenl 
dans  le  palais  du  Louvre,  qu'il  achevait  alors.  II  chcrcha 
une  compagne  a  son  DIs  Louis  VIII,  I'unique  fruit  de  son 
union  avcc  Isabelle  de  Hainaut,  qu'il  avail  aimee  et  perdue 
jeune.  Sa  premiere  pensee  fut  pour  Eleonore  d'Anglc- 
terrc,  soeur  d' Arthur  de  Bretagne ;  mais  les  negocialions 
deja  enlamees  s'etant  rompues ,  elle  relourna  a  Londres 
pour  y  accomplir  sa  funeste  deslince  :  qnarante  ans  de 
prison  ct  la  mort.  Oubliant  leur  aniraosilc  conslante,  Jean- 
sans-Terre  el  Pliilipjie-Augusle  eurent  une  enlrevue  secrete, 
oii  ilsconvinrentde  mettre  fin  a  leur  hostilite  par  le  mariagc 
d'un  fils  de  France  avec  une  des  filles  du  roi  d'Espagne. 
Une  brillanle  amhassade  fut  done  envoyce  en  Castillo,  ou 
regnait  alors  Alphonse  IX,  dil  le  Bon,  Ic  Nohlc. 

Berengerc,  I'ainee  des  princesses,  avail  epou.scle  roi  de 
Leon ;  les  deux  plus  jeunes  faisaient  rornemont  de  la  cour  a 
Tolede  ct  a  Burgos.  Le  connelable  Mathicu  de  Montmorency, 
un  des  plus  puissanls  et  des  plus  dignes  seigneurs  francais 
ayant  etc  admis  commo  ambassadeur  charge  de  choisir  uiio 
reine  de  France,  demcura  quelque  temps  embarrasse  et  in- 
dccis.  II  observait  eladmirail  lour  a  tour  les  deux  infantes 
sans  pouvoir  se  prononcer ;  loules  deux  etaienl  majoslueuscs, 
spirituelles,  jolies,  non  moinsremarquables  par  leurs  ver- 
lus  que  par  leur  grace.  Les  barons  franjais  qui  composaient 


CUEZ  LES  FEMMES. 


lis 


ramhassadc,  d'aloiJ  incertalns,  dccidercnl  iiuc  le  nom  de 
Blanche  serail  plus  doux  a  prouoncer  que  cclui  dc  sa  soeur 
Urraca,  el  la  melodic  des  sons  fil  toniber  sur  la  Icte  de  la 
vierge  caslillanne  la  premiere  couronne  du  raonde.  <•  Les 
Fraiicais,  dit  un  pnele  espagnol,  n'ont  jamais  su  rcsister  a 
la  seduclion  de  la  poesie  et  a  celle  de  la  musique  ;  leurmuse 
fit  pencher  la  balance.  » 

Peut-elre  la  vieille  reine  Alienor  cut-elle  encore  plus  de 
/lart  a  ce  clioix  ;  elle  savail  d'avance  tout  ce  qu'on  pouvait 
allendre  du  caractere  de  sa  pelite  fiUc.  Blanche  quillo  sa 
patrie  accompagnee  de  la  fameuse  Alienor  d'Aquilaine,  dc 
son  pcre  el  d'uue  nonibreuse  escorle  des  grands  dignilaires 
d'Espagne,  qui  s'arrela  an  delade  lioncevaux,  en  Gascogne. 
Arrivce  a  Bordeaux,  elle  ful  recommandce  a  I'evcque  Elie 
ct  a  son  oncle  Jcau-sans-Terre.  Pbilippe-Augusle  et  son  fils 
elaient  accourus  au-devanl  de  Tinfante.  L'eveque  de  Bor- 
deaux celebra  les  fianrailles  le  23  mai  4200,  en  presence 
d'un  grand  nombre  de  prelals  et  de  chevaliers  des  trois  na- 
tions. Louis  el  Blanche,  dumeme  age,  n'avaientpasquatorze 
ans.  Ce  mariageeut  ete  celebre  avecplus  de  pompe  a  Nolre- 
O.ime  de  Paris ;  mais  rintcrdit  lance  par  le  pape  contre  le 
roi  dc  France  le  forca  d'agir  autremenl.  Ce  ful  doncaPorl- 
morl,  pres  le  Chateau-Gaillard,  domaine  anglais,  que  le 
prince  royal  recutla  benediction  nuptiale.  Lajoierepandue 
an  milieu  des  trois  cours  reunies  ne  se  ralcntit  pas,  malgre 
I'eloignement  de  la  capitale ;  danscs,  fetes  et  lournois  se  suc- 
cedcrent  jusqu'au  retour  a  Paris.  La  jeune  Caslillanne  y  fut 
recue  avec  acclamation  ;  sa  grace,  son  arfabilite  previnrcnt 
le  peuple  en  sa  faveur.  Blanche  semblail  faite  pour  son 
nom  :  la  fraicheur  merveilleuse  de  son  tcint,  reflet  de  la 
purele  de  son  ame,  frappail  d'admiration  tons  ceui  qui  la 
voyaient.  Bienlol  la  cour  changea  d'aspect ,  la  jeune  prin- 
cesse  en  devinl  I'ame  ct  I'idole. 

Philippc-Auguste,  que  son  ambition  et  sa  gloire  n'avaient 
preserve  ni  de  fames  personnelles  ni  de  chagrins  inlimcs. 
s'altacba  avec  bonheur  a  sa  bdle-fiUe.  II  avail  enDn  pres 
de  lui  un  cocur  fait  pour  I'enlendre  et  pour  le  consoler. 
Celle  alliance,  qui  rapprochait  trois  grandes  nations,  enri- 
chil  de  plusieurs  fiefs  la  couronne  de  France  el  ful  le  gage 
d'une  paix  que  Ton  devail  croire  durable.  Neanmoins  elle 
ful  encore  troublce  par  la  Irabison  el  la  deloyaule  dc  Jean- 
sans-Tcrre.  Louis  VIII  avail  un  ami  d'enfancc.  ne  la  meme 
annee  que  lui,  cleve  sous  les  yens  de  son  perc  et  done  des 
plus  lieureuses  qualites ,  Arthur  de  Brelagne.  La  rupture 
de  son  mariage  avec  In  filie  de  Tancrede,  roi  de  Sicilc, 
le  ramena  a  la  cour  de  France  pen  de  temps  apres  I'union 
quivenaildes'accomplir  Philippe-Augustcl'arma  chevalier 
de  sa  proprc  main,  lui  donna  un  commandement,  des  fiefs 
considerables  et  le  fianca  a  sa  Dlle  Marie,  agce  de  cinq  ans; 
Arthur  en  avail  quinze.  Ficr  el  heureux  du  choix  du  mo- 
narque,  il  retourna  en  ses  Flats,  ct  ful  assassine  par  son 
oncle  trois  ans  apres,  le  jeudi  saint  12(io.  Jean,  roi  d'.\n- 
glelerre,  chevauchant  a  ses  coles  en  Kormandie,  IVimena 
au  bord  de  la  mer,  sur  la  poinle  d'un  rochcr  a  pic  qui 
formait  precipice;  la,  il  le  saisil  par  les  chcveux,  lui 
perca  le  cffiur  de  sa  dague  et  le  jirccipita  dans  la  mer 
ou  il  di.sparut  pour  jamais.  Cite  ,i  la  cour  des  pairs  pour 
ce  crime  comme  due  dc  INormandie,  il  avail  encore  a  rc- 
pondre  a  une  autre  accusation  grave,  car  il  elait  prouve 
qu'il  avail  offerl  I'hommage  dc  sa  couronne  au  pape  et 
au  chef  des  mahomelaus  a  la  fois.  Declare  traltre.  felon, 
nicurlrier,  il  demanda  un  sauf-conduit  qui  lui  ful  ac- 
corJc  pour  vcnir  se  justilicr;  niais  comme  il  etait  menace 


dc  ne  pouvoir  retourner  en  Angletcrre,  il  cut  peur  el 
ne  vinl  point.  Pliilippe-Auguste  fut  oblige  d'ajourner  sa 
vengeance.  Louis  pleura  son  ami  Arlhur  ;  la  cour  prit  lo 
deuil  el  le  peuple  jura  ;  Maine  aux  Anglais! 

Philippe-Auguste,  ne  suivant  point  I'usage  de  ses  prc- 
decesscurs,  d'associer  le  prince  royal  a  la  couronne,  so 
contenta  de  Farmer  chevalier  avec  cent  autres  gentils- 
hommes.  11  lui  donna  plusieurs  apanages,  cnire  anlrcs  Ic 
modeste  manoir  de  Poissy,  qu'on  disail  au  pouvoir  des 
fees,  devenu  I'asile  de  la  derniere  fcmme  de  Philippe-Au- 
guste, Agnes  de  Meranie.  La,  dans  la  retraite  etleslarmes. 
quclques  annees  de  bonheur  et  d'union  furent  cherement 
expices  par  la  mere  de  Tristan,  dont  le  nom  perpelua  le 
souvenir  des  malheurs  de  celle  pauvre  rcine.  Blanche  de 
Caslille  trouva  le  moyen  d'adoucirson  inforlune  en  parta- 
geant  sa  solitude,  et  lui  prouvanl  loute  sa  sympalhie  elson 
respect,  elle  s'enfoncaitsouvent  avec  elle  sous  les  ombrages 
du  chateau.  Louis  Vlllaimail  aussi  celle  residence.  Les  jeunes 
epous,  lendrement  unis,  se  plaisaient  S  repandre  les  bien- 
faits  autour  d'eux.  Blanche  y  donna  le  jour  a  son  premier 
ne  Philippe.  Ce  fut  encore  a  Poissy  que,  trois  ans  apres,  elle 
remercia  le  del  d'avoir  sauve  la  Caslille  et  son  pere  a  la 
celebre  bataille  de  Tolosa,  gagnee  sur  les  Maures.  Deux 
cent  mille  musulmans,  dil-on,  y  pcrdirenl  la  vie,  el  vingl- 
cinq  Chretiens  seulement  succomberent,  au  dire  des  chro 
niqueurs  caslillans.  Celle  addition  ne  rcssemble  l-elle  pas 
a  certain  bulletin  de  I'empire  francais  qui,  pour  une  grande 
victoire,  n'evaluait  noire  parte  qu'au  petit  doigl  d'un 
chasseur? 

Louis  VIII  etait  engage  dans  une  expedition  contre  le  roi 
d'Anglelerre,  lorsque  Philippe-Auguste  s'immortalisa  par 
la  fameuse  bataille  de  Bouvines.  Trophee  imperissable  dc 
son  regno.  Le  27  juiUet  1214,  enlre  Lille  et  Tournay,  on 
vit  fuir  un  empereur,  deux  rois,  cent  cinquante  mille  hom- 
mcs  d'armcs  et  tous  les  vassaux  rebelles  qui  s'etaient  par- 
lage  d'avance  leroyaume.  Philippe  rccul  alors  de  ses  ri- 
vaux,  comme  de  ses  sujets,  le  surnom  d'Auguste  qu'il  nc 
devail,  avant  cette  cpoque,  qu'au  mois  de  sa  naissance. 
Bien  n'avait  manque  a  cette  majestueuse  scene  royale,  lors- 
qu'au  moment  de  donner  le  signal  de  I'allaque,  le  roi,  se 
decouvranl,  s'elail  eerie  :  »  Amis  !  I'Eglise  prie  pour  nous, 
»  combattons  pour  elle  et  pour  la  France  !  n 

Sublimes  paroles  qui  le  firenl  absoudre  et  desarmerent 
Ic  pape.  —  Le  meme  jour  eclaira,  dil-on ,  les  succes  dc 
Louis  VIII,  ot  I'abbaye  de  la  Victoire  ful  fondee  par  recon- 
naissance. Blanche,  encore  en  deuil  de  son  pere,  n'avait  pu 
suivre  son  mari  a  la  guerre  contre  les  Albigeois.  Lorsqu'elle 
mil  au  m'inde,  le  2b  avril  1213,  son  second  fils  Louis, 
on  fetait  saint  Marc  I'evangelisle,  les  cloches  des  eglises  se 
turcnl  tout  a  coup.  —  D'oii  vicnt  ce  silence?  demanda  la 
reine.  On  lui  repondit  qu'on  craignait  de  troubler  son  rc- 
pos.  —  Qu'a  cela  ne  tienne,  dit-elle,  allez  I  Et  afin  qu'on 
sonnat  toutes  les  cloches  a  la  fois  et  a  fortes  voices,  elle  se 
lit  transporter  a  peu  de  distance  dans  une  ferme  oii  elle 
demeura  en  couches,  ferme  qu'on  nomma  plus  lard  Grange 
Saint-Louis.  Par  la  suite  on  y  batil  une  eglise  ;  le  mailre- 
autel  ful  appuye  a  la  place  meme  oii  se  trouvait  autrefois 
le  Hi  de  la  reine. 

Louis  Vlll  absent  apprit  cette  bonne  nouvelle ;  mais  au 
lieu  de  revenir  il  alia  accomplir  son  vccu  de  pelerinage  ct 
comhallrc  les  hercliqucs.  Agnes  de  Donzy,  riche  heritiere 
duconile  de  Never?,  fiancee d'abord  a  Henri,  fils  de  Jean- 
sans-Terre,  fut  offerle  au  roi  dc  France  pour  son  pilit-DU 


110 


Ml    DKVOin  ET  LMllinOISJlE 


Pliili|ipo.  L'affi'ont  fail  pnr  ccllc  rapture  nu  roi  d'Anglc- 
Icrre  dcvint  le  pii'Iudc  do  la  voiigcanco  de  la  France  et  dos 
liarons  anglais  les  plus  puissanls,  qui  saisirent  celte  occa- 
sion pour  arracher  le  sceplre  ,i  d'aussi  coupaliles  mains. 
I.c  pretexle  ful  Ics  droits  an  Irono  d'Ans^leterre  ipio  Dlancle 
tcuait  de  sa  mere,  Cllc  ainee  dc  Henri  11.  Une  amhassade 
;;oloniiellc  vinl  a  Poissy  ofl'rir  la  couronnc  d'Anglcterre  a 
Louis  VIII,  s'il  voulait  la  rcclamera  la  lele  d'une  armee.  Plii- 
lippc-Aiiguste  s'y  opjiosa  formoUcmenl.  Son  tils,  dosiranl 
I'oljlcnir,  hesitait,  craignant  quclque  traliison,  mais  les  plus 
notables  families  dos  deu.\  nations  echangcreni  des  otages, 
ce  qui  ne  cliangea  rien  a  la  decision  du  roi.  Bicnlot  Louis 
enira  cncanipagne  avccde  nombreuscs forces  navaIes,com- 
mandees  par  lo  moine  Euslaclie,  qui,  apres  s'etre  ruine  sur 
lerre,  etait  devenu  rcdoutable  sur  I'Ocean.  Le  papc,  qui  le 
premier  avail  crio  vengeance  a  la  morl  d'Arlhur,  blessc  du 
pen  dc  deference  Ju  prince  royal,  le  mcnaca  d'excommu- 
nlcation  ;  il  ne  repondil  a  celte  menace  que  par  son  entree 
Irioniphalc  ii  Londrcs.  Cependant  la  tempete  dispcrsa  les  si."; 
cents  vaisseanx  avec  lesquels  Louis  etait  sorll  dc  Calais ;  les 
liarons  ennemis  personnels  do  Jean,  et  nnn  de  son  fits,  so 
retrouverent  Anglais.  La  llolte  francaise  fut  descmparce, 
mais  la  guerre  ne  cessa  qu'avcc  I'existence  de  Jean-sans- 
Terre  qui  mourul  subitcment. 

Son  fils  Henri  111  fut  s.icre  solennellcmcnt  avec  un  cercle 
il'or  a  di'faut  de  diadenie.  Nous  ne  devons  pas  passer  sous 
silence  nn  fait  qui  dcsslne  liien  h  caracterede  Blanche.  Pen- 
dant I'espedilion  dcson  mari  en  Anglclerrc,  I'argcnl  vint  a 
lui  manquer  au  moment  des  rovers,  vainement  il  appela  son 
pered  son  aide  ;  inslruito  dc  sa  situation,  la  princesse  su 
presenic  cliez  le  roi  pale  d'cmotion  ct  lui  dit  :  «  Sire,  vou- 
Icz-vous  laisser  monrir  voire  (lis  sans  sccours  sur  la  terrc 
iMrangere?  —  Je  ne  puisdesobeir  nu  ponlife.  —  Envoyez- 
lui  du  moins  son  apanage,  il  est  voire  lierilier!  —  Certes, 
Clanclie,  n'en  ferai  rien,  dit  le  roi.  —  Non  vrai?  dil-elle, 
alors  je  sais  bien  ee  que  je  ferai  moi.  —  Quoi  done?  —  Que 
ferez-vous? —  Par  la  grace  de  Dicu,  j'ai  de  beaux  enfants  dc 
nionseigneur,  lesmettrai  engaged  trouverai  bien  qui  me  pre- 
lera  sur  cux!  «  —  A  ces  mots  elle  quitia  le  roi  hors  d'ellc- 
meme ;  il  la  111  rappeler,  lui  disant :  • —  «  Prenez  dans  mou 
ircsor,  lout  ce  que  bon  voussemblera.  — Sire,  dit  Blanche, 
c'est  bien  park'.  » 

Les  Iresors  el  la  llotte  qu'ellc  avail  oblcnus  pour  la 
clelivranec  du  prince  arrivcrcnt  Irop  lard.  Cloque  dans  la 
lour  blanche  de  Londres,  tour  celebre,  depuis  les  Tudor 
jusqu'aux  Sluarts,  Louis  recuU'alisolutiondu  legal,  promel- 
lant  do  se  croiser  contrc  les  Albigeois.  II  repassa  la  mer 
apres  avoir  signe  un  traite  qui  enlovait  plusieurs  places 
aux  Francais  ;  traite  que  son  pere  ne  voulut  pas  ratifitr  et 
qui  eansa  la  guerre  plus  lard. 

Le  lestanient  d'Alphonso  IX  el  la  morl  du  jeune  roi 
de  Castille ,  apportcrcnl  la  couronne  d'Espagiie  a  Louis  IX. 
Mais  il  y  cut  tanl  de  troubles,  de  divisions  en  Castille  ii  eel 
effel,  le  parti  rcsle  (idele  a  la  France  fut  si  faible,  que 
Philippe  el  son  fils  renoncerenl  d'eux-memes  a  une  prcleii- 
lion  que  I'expcdilion  aventureusc  d'Anglcterre  no  Icur  inon- 
trailqueconime  une  faule. 

Le  savoiret  rinlelligence  de  Philippe,  fils  aiuc  de  Blan- 
che, etaienl  si  prccoces,  qu'ils  snrpreiwicnl  loule  la  cour. 
Ilmounita  onzeans  fortregrelle  dcson  aieul.  Inconsolable 
(le  la  pcrle  dc  eel  enfant,  Pbilippc-Augu'^le  changca,  apres 
sa  n\orl,  de  caractcre  el  de  maniere  de  vivre.  11  borna  sou 
ainbilion  a  conservcr  ce  qn'il  avail  acquis,  ii  mainlcnir  la 


pais  cl  i  cmbellir  la  capilale.  Blanche  ct  le  jeune  Louis  Jc- 
vinrent  les  objets  sacresde  la  soUicilude  du  roi.  Le  berceau 
royal  fut  cnloure  de  toulcs  Ics  illustrations  de  la  monar- 
chie  ;  le  roi  ne  se  plaisait  que  dans  de  nouvellcs  construc- 
tions, au  milieu  de  ses  arehiteclcs,  ou  dans  ses  residences 
dele.  II  soumettail  ses  plans  a  sa  belle-fille,  qui,  elcvce  au 
milieu  des  mcrveiUes  dc  I'Espagne,  ne  fut  point  etraiigere 
aux  embellissemcnls  du  Louvre  el  de  Nolre-Uame,  oil  bril- 
laient  a  la  fois  la  pile  mauresque  et  le  Irelle  arabe. 

Philippc-Augusle  avail  convoque  au  Louvre  un  parlemenl 
feodal  pour  y  disculer  les  inlerels  dc  la  monarchic  el  ceux 
de  la  religion  ;  on  s'y  rendail  de  toules  parls,  lorsqu'on  ap- 
prit  I'elat  desespere  du  roi,  qui  mourul  a  Mantes,  dans 
les  bras  d'lsembergc,  cetle  genercuse  reine,  aussi  belle  que 
bonne,  qu'il  avail  epousee  a  I'iige  de  dix-sept  ans,  par  amour, 
et  repudiee  lelendemain,  sans  que  personne  ail  jamais  pu 
penelrer  le  motif  de  I'injuste  haine  qu'il  voua  depuis  ;i 
celle  princesse  ;  il  la  benit  a  sa  morl,  mais  le  dernier  nom 
qu'il  prononca  ful  celui  d'Agnes  de  Mcranie.  Co  regue  dura 
quarante  ans  el  finit  le  14  juillel  1225,  presque  le  jour  an- 
niversaire  de  Bouviues. 

Philippe-Auguste,  quoique  genereux,  se  montra  souvcnl 
injuste  pour  son  fils  Louis  VIII,  cl  I'eul  etc  davanlage 
sans  la  puissanle  mediation  de  Blanche  qui  aimail  et  defen- 
dait  son  epoux.  Le  regne  de  ce  prince  fut  courl,  il  se  passa 
en  combats,  tantot  contrc  les  hereliqnes,  lantot  contrc 
I'Anglelcrre.  II  fulsacre  en  1225,  la  reine  Blanche  ful  cou- 
ronncc  le  meme  jour  avec  pompe  cl  niaguificence.  La  fe- 
condile  de  cello  princesse  I'cmpecha  de  suivre  Louis  VllI 
dansloules  ses  expeditions  guerrieres,  elle  en  cut  onzc  en- 
fants, sans  perdre  sa  santc  ni  sa  fraicheur.  Dominant  la 
nouvclle  cour  comme  I'aneienne,  elle  s'emparacn  quelquc 
sorte  du  sceplre  de  Philippe-Auguste  et  de  la  main  de  jus- 
tice. Louis  lui  abandonna  avec  conliance  les  renes  du  gou- 
vcrncmen*,  el  alia  reprcndre  aux  Anglais  les  places  qu'ils 
se  disputaient  lour  a  tour.  Le  roi  Bl  le  siege  de  la  Bochelle 
qui,  apres  une  belle  defense,  se  rendil  a  discretion  au  bout 
de  trois  semaines.  Dc  relour  a  Paris,  apres  avoir  obtenn 
I'absolulion  du  jiape,  il  se  croisa  denouveau.  Les  maladies, 
la  fatigue,  I'insucces  abrcgercnl  ses  jours,  il  ful  oblige  dc 
s'arrcler  en  Auvcrgnc,  au  chateau  de  Jlonlpensier  oil  il  fit 
son  lestamcnl,  cl  mourut  au  milieu  de  ses  seigneurs,  le 
7  novembrc,  Age  de  trenlc-neuf  ans.  Apres  avoir  nomme 
Matliicu  de  i\Iiinlninrency  gardien  du  jeune  roi,  on  cacha 
celte  funesle  nouvclle  a  la  cour.  Blanche,  qui  altcndait 
son  royal  epoux,  inqiatiente  de  le  revoir,  alia  a  cheval  au- 
devanl  de  lui  avec  un  pompeux  cortege.  Le  jeune  Louis 
galopail  en  avanl ,  jaloux  d'embrasser  le  premier  son 
pere.  Tout  a  coup  on  le  vit  revenir  pale  et  conslerne, 
.sur  ses  pas  il  avail  rencontre  le  chancclicr  et  savait  la 
funesle  nouvclle.  Blanche  ful  au  desespoir,  mais  sa  pielc 
la  ramena  a  la  raison  et  au  devoir.  Elle  se  devait  a 
ses  enfants  comme  ,i  la  France.  Des  qu'on  cut  rendu 
les  honneurs  funebrcs  au  defunl,  elle  asscnibla  le  con- 
scil  royal,  et  dcvaiit  lui  fit  atlcslcr,  par  trois  eveques 
presents  a  la  morl  de  son  eponx,  qu'il  dcsirail  qu'ellc  fut 
nomniee  rcgenle.  Elle  le  fut  en  cffLl,  non  sans  beaucoup 
d'intrigucs  cl  d'opposilion  de  la  part  des  princes  du  sang. 
La  fermclc  loule  virile  de  ccllc  princesse  ne  recula  point 
devanl  Ics  innombrables  difllcultcs  de  sa  position,  elle  s'eii- 
toura  de  bons  conscillcrs  ;  elle  sul  profiler  habilement  do 
ee  confiil  d'inlcrels  dc  chacuu,  no  perdil  pas  dc  temps, 
convoqua  les  grands  vassaux  ;i  Ilcims,  se  rendil  elle-im'me 


CHEZ    LES   FEMMES. 


117 


a  Snissons  avec  ses  enfants,  el  descendit  au  palais  episco- 
pal. Le  jour  meme,  Ic  comtedc  Boulogne  arma  le  jeiine  roi 
chevalier,  quoiqu'il  eut  a  peine  onze  ans.  Le  priilat  lui 
confera  egalemenl  I'ordre  de  I'Etoile,  dont  le  collier  ctait 
forme  de  trois  chaiues  entrelacecs  de  roses  d'or  cmaillees ; 
ri'loile  y  etait  suspendue  avec  la  devise  ;  Monstrant  rcgi- 
hus  aslra  liam! 

La  vie  de  Blanche  souniise  a  un  epoux  avail  ete  jusqu'a- 
lors  un  modele  de  siniplicile  el  de  douceur.  Forcee  de  sai- 
sir  le  pouvoir  et  desoulever  le  sceptre,  ellesemonira  dijjne 
de  commander,  comme  il  arrive  aux  ames  douces  et  fortes 
et  aux  esprits  justes,  qui  savent  se  soumeltre  et  obeirau 
devoir. 

(La suite  an  prochtiin  numcto.) 


IiETTBX  D'lTHi:  DAIHS   AlffSlAISS 

pmsoM«ii3nE  .\  cw.Mion  (I). 

todiccmbrc  ISil. 

iiL'idee  de  traverser  le  passage  perilleux  que  nous  avions 
(levant  nous,  en  face  d'une  lril)u  armee  compnsee  de  bar- 
bares  sanguinaires,  avec  une  multitude  aus^i  compacte 
qn'irreguliere,  elail  affreuse ;  et  le  spectacle  qu'offraicnt  a 
DOS  regards  ces  llols  d'etrcs  animes,  dont  la  plupart,  en 
niolnsde  quelqueslieuresrapides,  formeraicnt  unelignede 
cadavres  et  serviraienl  de  guides  au  fulur  voy.igeur,  nesor- 
tira  jamais  de  la  meraoire  de  ceux  qui  en  out  ete  temoins. 
Nous  avions  ete  si  souvent  trompcs  par  Ics  Affglians,  que 
nous  avions  alors  peu,  ou  point  de  conGanc^  dans  leurs 
nouvelles  promesses  ;  et  nous  commengames  noire  marche 
a  travers  le  defile  redoiite,  I'csprit  lort  inquict.  Ce  passage 
vraiment  formidable  compte environ  cinq  milles  d'etcndue 
d'lm  bout  a  Tautre  j  il  est  prcsso  de  chaque  cole  par  une 


chaine  de  bautes monlagnes ;  le  soleil,  mSme  a  celle  saison, 
ne  penetre  qu'un  instant  au  milieu  de  leurs  llancs  arides. 
Du  centre  s'echappe  un  torrent  des  montagnes  dont  la 
course  impelueuse  rcsiste  a  la  gelee,  qui  cependant  par- 
vient  ii  rcvelir  ses  bords  d'cpaisses  couches  de  glace  au- 
dessus  desquelles  la  neige  se  consolide  en  masses  glls.san- 
tes  peu  favorables  a  la  marche  de  nos  animaux  epuiscs. 
Nousedmesa  passer  el  a  repassercc  torrent  environ  vingt- 
huit  fois.  A  mesure  que  nous  avancions,  le  defile  se  rctre- 
cissait,  et  nous  aperci'imes  les  Giljies  qui  se  porlaient  en 
foule  sur  les  hauteurs.  L'avant-garde  ouvrit  un  feu  vio- 
lent ;  plusieurs  femmesqui  s'y  trouvaient,  n'ayant  d'aulre 
chance  de  salut  que  dans  une  marche  rapide,  galoperenl 
en  avant,  bravant  les  boulets  ennemis  qui  sifllaient  par 
centaines  a  leurs  oreilles,  jusqu'a  ce  qu'elles  eusscnt  fran- 
chi  le   defile. 

((Toutes  cchapperent  au  danger,  escepte  lady  Sale, 
qui  recut  au  bras  une  blcssure  legere.  Nousdevons  convc- 
nir  que  plusieurs  des  chefs,  qui  avaient  precede  l'avant- 
garde,  firent  les  plus  grands  efforts  pour  empecher  lo  feu; 
mais  rien  ne  put  retenir  les  Giljies,  qui  paraissaient  bien 
resolusii  repousser  tons  ceux  qui  oseraient  intervenir  en- 
tre  eux  el  leur  proie.  La  foule  avanca  toujours  au  milieu 
d'un  feu  roulant;  il  s'ensuivit  un  carnage  epouvantablc. 
La  terreur  devint  universelle  ,  et  des  miUiers  de  person- 
nes,  cherchant  un  refuge  dans  la  fuilc,  coururei. 
a'jaiidounanl  bagngps,  numitions,  femmes  et  en. 
quement  preoccupci'S  de  I'iJce  de  sauver  leur  vie 

0  L'arriere-garde  souffrit  estrcmement ;  et  voya 
que  le  retard  amenait  la  destruction,  elle  suivit  I'e     -'^ 
general  et  alia  rejoindre  les  fuyards.  Un  canon  fut  i>   • 
donne,  et  tons  les  arlilleurs  lues.  La  lille  ainee  duV 
pitaine  Anderson  el  le  plus  jeune  fils  du  capitaine  Bl    ; 
tomberent  enire  les  mains  des  Affghans.  On  a  calcule  qui, 
trois  millc  personnes  avaient  peri  dans  le  defile. 


Vcc  ic  Gwaiior, 


'IJ  Vc'j.  caaH'roin,  I'lIerohiTie  uucrrkrehc:  Ics  femmes. 


«8 


PETITS    VOYAGES 


n  Ccful  iinccharile  ilc  nouscmmcncr  |TTisonnitTcs,  el  nous 
axrivilmcs  :i  Gwalior,  six  fenimcs  ct  uiie  IroiUaine  d'hom- 
ines.  Khasghiwela,  lo  chef  usurpalcur  ile  cetlc  ville  si  peu 


coiinue,  nc  prctendait  pas  noiis  ^gorgcr,  niais  soiilemonl 
fairc  de  nous  nn  ohjet  de  speculalioii  el  rcndre  noire 
rancon  la  mcilleure  possible. 


Dada  KlM^e'.iiwcla. 


a  Aussi  ses  Lons  cl  sos  niauvais  pi'ocedos  allernaienl-ils 
li'une  maniere  (|ui  nous  cut  seinblij  fort  elrange,  si  nous 
n'en  avions  pas  discerno  le  molif.  Unjour  il  esperait  que 
DOS  bonsrapporlssur  son  coinptepoun-aieutlui  ctre  utiles, 
el  il  noustraitail  bien;  un  autre  jour  il  croyait  que  nous 
alliens  lui  rester  sur  les  bras,  et  il  nous  laissait  sans  pain. 

«Dans  unde  ses  moments  de  belle  Inimeur,  il  s'avisade 
nous  donner  un  concert.  Tout  a  Coup  mon  sommeil  fill 
trouble  par  une  effroyable  cacopbonie,  el  les  sons  qui  ar- 
rivaient  le  plus  distinctement  a  mcs  oreilles  me  rappe- 
laient  les  cris  discordanis  d'une  bande  d'aues  furieux  ;  ils 
rivalisaient  de  force  et  d'eclat,  et  leur  emulation  semblait 
encore excitee  par  le  fracas  continuelde  gens  qui  frappaient 
sans  niisericorde  sur  des  casseroles,  des  chaudrons,  des 
c/iiHumoAics  (cuvettes  d'airain  ),  etc.,  afin  d'augmenter 
I'infernale  confusion.  Impossilile  de  se  rendormir. 

II  Jc  m'habillai,  et  demandai  la  cause  de  tout  ce  lapagc. 
Jugez  de  ma  surprise  en  apprenant  que  sa  royale  hau- 
tesse  nous  regalait,  nous,  pauvres  prisonnieres,  d'un  con- 
cert de  sa  facon.  Xu\  jours  de  paix,  il  cprouve  un  dcli- 
cieux  plaisir  a  ecouter,  a  cette  heure  matinale,  le  concert 
barmonieux  execute  par  la  troupe  de  I'elat.  Je  me  con- 
solai  philosophiquemcnt  en  pensantqne  jedevais  dorena- 
vanl  renoncer  aux  douceurs  d'un  sommeil  prolonge  et 
inutile,  et  que  je  pourrais  peut-elre  remercier  le  prince 
qui  trouvait  bon  de  revciller  .ses  prisonnieres  a  une  beurc 
si  favorable  a  la  sante.  » 


PETITS  VOYAGES 


SUR    LES   RIVIEUES   DE    FRANCE. 


LEQENDES   DE3    BOBOS   OB   I,A   LOIBG. 


lES    FEES    VEIITES    DE     L.\    VOUTE    POLtCNAC. 


Les  types  caracteristiques  des  localites  francaises  n'ont 
pas  etc  rocueillis ;  ils  le  meritenl  cepcndant  bien,  par  les 
nuances,  la  curicuse  et  piquante  variele,  et  roriginalilc 
piltoresque  qui  les  dislinguonl.  C'est  surlout  la  vie  popu- 
laire  et  la  vie  des  campagnesque  I'arlisle  devraif  saisir, 
comme  I'a  si  bien  fail  I'homme  de  talent  auquelnous  dc- 
vons  les  deux  portraits  ci-joints. 

Le  premier  est  celui  de  Jean  Gerbelin-Cerbot,  paysam 
la  Correze,  qui  s'est  domicilie  pres  de  la  voiile  Polignac, 
et  qui  sail  toules  leslegcndes  du  pays;  c'est  lui  qui,  assis 
aupres  de  ses  bceul's,  me  conta  la  famcuse  legende  des  Fees 
vertes  de  la  voiile,  a  pen  pres  dans  les  termes  suivanls  : 

«  Vousvoyezbien  celtemontagneet  ce  roclier,  surmontc 
de  ce  vieux  chateau.  Trois  mineurs  y  travaillaicnt  de- 
puis  longues  annees,  et  y  gagnaient  honnelement  de  quoi 
nourrir  leurs  femmcs  et  leurs  enfants.  Quand  ils  se  ren- 
daient  le  matin  a  la  inonlague,  ils  prenaient  avcc  cux  trois 
clioscs  :  d'abord  Icur  livre  de  jirieres,  ensuile  leur  lampo 
garnie  d'liuile  pour  un  jour,  puis  le  morceau  de  pain  de  la 
journee.  Avanl  de  coniinciicer  leiir  travail,  ils  priaieut  ] 
Dieu  de  veiller  sur  cux  dans  la  monlagnc,  puis  ils  se  niol- 
taient  a  Iravaillor. 


sun   LES   RIVIERES    DE   FRANCE. 


1IJ 


«  Uii  jour,  apres  qu'ilsavaientliieiitravaiUecllorsquc  Ic 
soil-  approchait,  il  arriva  que  la  monlagae  s'cboiila  dcvanl 
cux  cl  leur  ferma  le  passage.  lis  secruicnl  ensevelis,  ol 
(limit:  a  All!  bon  Dieu,  pauvres  mineurs  que  nous  som- 
mes  I  nous  voilii  reduits  a  mourir  do  faim.  Nous  n'avons 
du  pain  que  pour  un  jour,  el  de  I'liuile  que  pour  un  jour 
dans  nos  lampcs !  «  lis  se  recoiniiianderenl  a  Dieu  ct  .se 
resignerent  a  mourir ;  niais,  ne  voulanl  pas  resler  oisifs 
lant  qu'il  leur  resterait  des  forces,  ils  continuercnl  de 
Iravailler  cl  de  prier.  Or,  il  arriva  que  leur  lanipe  Ijrula 
jienilanl  sept  ans,  que  leur  morccau  de  pain,  dontiis  man- 
geaieiitjournellemcnt,  demeura  loujours,  non  pas  entier, 
raais  egalemeni  gros  ;  Ions  les  jours  de  belles  peliles  fees 
verles,  qui  avaient  le  corps  mince  coiiime  des  aneuilles  el 
luisanl  conime  du  bronze  dore,  enlraicnt  par-dessous  terrr , 
au  nombre  de  Irois  :  I'une  apporlail  du  feu,  la  seconde  de 
I'huile,  la  troisieme  du  pain;  si  bien  que  ces  sept  ans  no 
parurenl  qu'un  jour  aux  mineurs.  Mais,  comme  ih  ne  poii- 
vaient  se  couper  les  chcveux,  ils  etaient  devenus  longs 
a'uue  aune.  Pendantce  temps-la,  leurs  Icninies  les  crurenl 
inorls ;  ct,  comme  elles  pensaient  ne  plus  jamais  les  revoir, 
dies  songerent  a  prendre  de  nouveaux  maris. 

«  Or,  il  arriva  que  I'un  des  Irois  mineurs  ensevelis 
poussa  un  soupir  qui  partail  du  fond  du  cccur. 

u  .All !  s'ecria-t-il,  si  je  pouvais  revoir  seulement  une  fois 
la  lumiere  du  jour,  je  mourrais  content  ensuile.  » 

«  Le  second  .s'ecria  en  pleurs  :  «  Ah  I  si  je  pouvais  seule- 


ment m'asseoir  ct  manger  a  table  avcc  ma  femmc,  je  mour- 
rais content  ensuile.  » 

"  Le  troisieme  dit  a  son  tour  :  «  Ah  I  si  je  pouvais 
seulement,  pendant  une  aunee  encore,  vivre  traniiuillc 
ct  heureux  aupres  de  ma  femme,  je  mourrais  content  en- 
suile. ij 

(I  A  peine  avaient-ils  acheve  de  parler  ainsi ,  que  les 
trois  petites  fees  parurenl,  el  la  monlagne  craqua  et  se  sc- 
para,  comme  vous  le  voyez,  et  forma  cetle  arcade  basse 
dans  laquelle  I'eau  enlre  en  poussani  un  tristc  bruit.  Aus- 
silol  le  premier  s'approclia  de  la  fente,  regarda  au-dessus 
de  sa  tete  et  vit  I'azur  du  ciel;  au  niveau  de  sa  tele,  il 
apercul  I'ciiu  de  la  Loire.  Comme  il  se  rejouissait,  .selon 
scs  dcsirs,  de  revoir  la  lumiere  du  jour,  Icau  arriva  jns- 
qu'a  lui,  cl  I'cmporla  morl  dans  le  lleuve.  La  monlagne 
se  separa,  la  crevasse  s'clargit  encore. 

u  Les  deux  aulres  mineurs,  averlis  par  le  sort  de  leur 
confrere,  monlerent  sur  les  parois  intcrieurs  de  la  ca- 
verne,  oii,  piocliant  loujours,  ils  laillereni  des  e.scaliers  ; 
puis,  so  trainant  en  rampant  vers  I'ouverlure  oil  I'eau 
bouillonnail,  ils  se  mirenl  .i  la  nage,  el  enfin  se  virenl  de- 
hors, lis  se  rendirent  a  leur  village,  dans  leurs  maisons, 
etchercherent  leurs  femmes;  mais  celles-ci  ne  voulurent 
pas  les  reconnaitre. 

«  Eh  quoi  I  leur  direnl-ils,  n'avez-vous  jamais  cu  do 
maris? 

—  Vraiment  si,  repondirent-elles ;  mais,  depuis  sept 


Paysaii  de  la  Currozc. 


ans,  nos  maris  sontmorlset  enlcrres  dans  la  Monlagne  aux 
Fees  Verles.  » 

(>  Le  second  dit  a  sa  femme.  «  Je  suis  ton  mari.  »  Mais 
c'.h  ne  voulul  pas  le  croire,  parce  qu'il  avail  une  barbe 
longuededouze  pieds  qu'ilavaitlnurnee  aulourde  son  corps 
clqui  le  rcndail  enlieremenl  mcconnaissablc.  Alors  il  lui 
dit :  u  Apporle-moi  Ic  rasoir  qui  est  la-haul  dans  I'armoire 
de  cheue ;  joins-y  un  morceau  de  savon.  » 

«  II  se  rasa,  pcigna  ses  cheveux.  Quant  il  eut  fiui,  elle 
vit  quo  c'elait  bien  son  mari ;  elle  s'en  rcjouit  sincerement, 
servit  tout  cc  qii'elle  avail  de  nicillcur  a  manger  et  a 


boirc,  mil  le  convert  sur  la  InUe,  puis  ils  s'assiront  et 
mangercnt  Ires-con  tents,  I'un  pres  de  I'aulre.  Mais  a  peine 
le  mari  eul-il  mange  sa  derniere  bouchce  de  pain,  ([u'll 
tomba  morl. 

«  Le  troisieme  mineur  habita  jiendant  une  annce  en- 
liere,  paisible  cl  content,  avcc  sa  Icmmc  ;  mais,  ,\  I'lieure 
precise  oil  il  clail  rcvenu  de  la  monlagne,  une  seule  (co 
reparul  a  la  fenetre  dans  un  rayon  de  soleil.  Elle  avail 
des  ailes,  bien  qu'elle  eut  conserve  le  corps  dune  an- 
guillc. 

«  II  faut  nous  en  aller  ensemble,  leur  dil-cile;   Picii 


420 

acconiplit  vos  soiilinils  a  cause  de  voire  piiHo.  »  Et  ils  s'cn 
allerent  dece  monde  ,i  la  fois.o 

Ce  singulicr  et  sauvage  conte  m'inlei-cssait  siiigulierc- 
menl,  par  le  caractere  d'iniagiiialioii  sombre  el  naive  qui 
le  disliu.quc.  11  clail  parl'ailemeiit  d'accord  avcc  la  pliysio- 


PUTITS   VOYAGES 


nomie  severe  et  vigoureuse,  fine  et  animec  du  contour, 
ainsi  iiu'avec  le  paysage  qui  nous  enviioMuait.  Tel  est  le 
caractere  conunun  dc  colte  region  qui  comprcnd  la  Ilaule- 
Loirc,  la  Correze,  rArdeclie,  le  Canlal. 
Le  bcrceau  de  la  Loijc  est  encore  la  parlic  de  la  Franco 


Paysan  do  rAnletlic. 
la  plus  riulic  eu  mines  dc  fer,  de  cuivre,  de  plomb,  d'e-  I   penline,  d'ardoises,  etc.  Cesar  conipte  ces  peuplos  p.irnu 
tain,  d'acier,  d'anlimoine,  encarrieres  de  marbre,  de  ser-  |  ceux  dont  il  eslimait  le  plus  la  valeur.  Avcc  moins  d'occa- 


Eavirons  lio  Mdillas. 


fions  de  se  signaler,  ils  ont  conserve  meme  courage,  meme 
pinchaut  |iour  les  combats.  Ainsi  que  les  peuples  gucr- 


riers,  ils  sont  railleurs,  (iirbulcnts,  snsceptiblcs,  amis  Jes 
plaisirsbruyants,  do  la  dansc,  de  h  course,  dc  la  cliassc  ; 


SUR  LESRIVIEBES  DE  FRANCE. 


121 


sobres  etactifs,  propres  h  la  faligite ;  ce  penchant  au  metier 
des  amies  n'a  pas  degenere  sous  Napoleon.  D'autres  illus- 
Iralions  ne  leur  ont  pas  manque.  C'csl  a  ce  roclier  des  Fees 
que  se  rattache  la  vieille  et  nolde  famille  de  Polignac. 
L'histoirc  lUteraire  et  politiipie  gardera  toujours,  en  depit 
des  agilalions  et  des  partis,  I'lionorable  souvenir  du  car- 
dinal Melchior  de  Polignac,  ne  au  Puy,  le  H  octobre  1601 . 
11  fut  sur  le  point  de  perir  au  berceau;  sa  nourrice  I'a- 
bandonna  dans  une  cour  oii  il  passa  la  nuit ;  on  I'y  trouva 
Ic  lendemain  sans  nu'il  lui  fi'it  arrive  aucun  accident.  11  fit 
des  etudes  brillantes,  d'abord  aux  Qualre-Nalions,  et  en- 
suite  au  college  d'llarcourt.  Madame  de  Sevigne  louait  I'es- 
prit  et  la  douceur  du  jeune  bommc  ;  il  entama  sa  carriere 
politique  a  Home,  et  I'amenitc,  la  droilure,  la  justesse  de 
son  esprit,  reconcilicrent  le  pape  avec  Louis  XIV.  II  passa 
ensuile  en  Pologne,  oii  il  obtint  la  couronne  pour  le  prince 


de  Conii,  qui  n'en  profila  point,  le  negocialeur  habile  fut 
puni  |iar  I'exil  de  la  maladresse  du  prince;  employe  dans 
les  conferences  de  Gerlruidenberg.  il  accomplit  le  traitc 
d'Ulrecht  et  recut  le  chapeau  de  cardinal.  Apres  la  mort  de 
Louis  XIV,  sa  disgr.ice  fut  complete.  Rnppole,  en  1722,  et 
envoye  ambassadeur  a  Rome,  il  fut  nomme.en  1750,  arcbe- 
veque  d'Aucb.  II  apparlient  au  dis-seplicme  el  au  dix-liui- 
ticme  siecles  qu'il  honora  tons  deux.  Les  lellresreclament 
son  beau  pocme  latin,  intitule  :  jln(i-£«crece  ,  compose 
pros  de  Marcigny,  sur  les  bords  de  la  Loire,  dans  celte  si- 
tuation cbarmante,  oil  le  lleuve  quitte  ses  rochers  el  baigne 
un  paysage  dont  le  caractere  s'adoucit.  Ce  poeme  offre  des 
vers  digues  de  Virgile,  une  admirable  elegance  et  une  refu- 
tation, tanlot  brillanle,  (antut  sublime,  de  cette  doctrine 
qui  delruit  la  moralitc  Immainc  en  attaquant  Diea  lui- 
meme. 


A  quelques  lieues  du  rocher  de  la  voiite  Polignac, 
suivant  le  cours  difficile  de  la  Loire,  nous  n'avons  point 
perdu  le  spectacle  de  ce  beau  desordre  de  la  nature,  ter- 


Marcigiiy. 

en  I  rible  effet  des  antiques  et  vastes  ex|ilosions  des  volcans 


qui,  dans  des  siecles  effaces  du  souvenir  des  bommes,  ont 
bouleverse  le  pays.  Parlout  des  riunes  de  chateaux  sur  des 


Montronil, 
colosses  de  basaltes,  d'immenses  crateres,  et  parmi  ces 
geantsjetiis  au  hasard,  un  peuple  iunombrable  de  pouzzo- 
lanes,  de  cendres  et  de  seories. 
■  Si  nous  nous  cloignons  un  moment  du  cours  incertaiu, 


faible  el  captif  de  la  Loire,  pour  nous  rapprocherdu  Rhone, 
le  spectacle  deviendra  plus  terrible  encore.  Ce  Rhone,  que 
nous  suivrons  un  jour,  ficr  de  la  liberie  de  son  berceau, 
sc  livre  a  toutc  rimpeluosilc  de  ses  ondes  sauvages;  su- 

W5 


<2'2  TETITS   VOYACES   SUn    I.ES  niVlfcllES   DE    FRANHE 

pcrbe  do  ropulonce  qu'il  rqurnl  avcc  le  rnvnge  sur  ses 
bords,  il  se  prociiiile  dans  la  mor,  aprcs  avoir  vaincu  loiis 
Ics  olislaclcs. 

Jusqu'aRoanne  lecaraclcresauvagedu  paysse  niainliont 
en  s'affaiblissant  par  dpgres;  les  rochers  calcines  dc.  V'il- 


lercsl,  bien  qu'environnes  d'agrijablcs  points  de  vnc  qui 
annoiiccnt  la  Touraine.parlent  encore  dtivleil  incendie  dos 
Gaiiles;  les  torrcnis  dccliirent  les  vallons;  lo  Itlionc  les 
engloulit  dans  ses  llanos,  e(  sur  les  aliMm  s  dont  la  profon- 
deur  se  derobe  a  la  clarle  dcs  cicux,  I'aiglc  plane  solitaire. 


Villcrc^l. 


C'est  a  Vcniay  que  Ics  aspects  deviennent  rinnls,  que 
les  bois  el  Ics  plaincs  commenccnl  a  sourire;  mais  a  droile 
et  a  gauche,  surlout  du  cole  du  Rhone,  vous  trouvez  des 
paysagcs  grandioses  et  lugubrcs. 


Rochcmaure  et  le  rochcr  de  Maillas,  par  cscnqilc,  sent 
d'anciens  volcans  sur  Icsquels  les  liommcs  n'nnt  pas  ciaint 
de  s'etablir.  [.es  mines  de  I'ancieu  chateau  dc  llochc- 
niaurc,  confuscment  cparses  au  milieu  dcs  dcbiis  du  vol- 


I'frr.nv. 


can,  out  quelque  chose  d'inipnsant  ct  de  Icrrihlc;  el  les 
vcsliges  dc  ce  grand  courroux  de  la  nature  se  melcnl  aux 
traces  de  la  puissante  fcodalilc.  A  Rochemaurc,  une  grande 
parlie  des  murs  ou  remparts  soul  d'un  beau  halsalc  noir. 
Presque  tonics  les  maisons  dcs  parliculiers  y  sont  adossecs 
a  des  masses  de  laves,  el  onl  pour  perron  et  pour  escalier 
des  colonucs  basallit|ues.  Tonics  les  forlilicatious  du  cha- 
teau, lours,  mur.iillcs,  reniparls,  sojil  de  mcnie  maliere. 

On  est  encore  frajipe  dc  la  grandeur  dcs  cours,  dos  salles 
ct  dcs  apparlemenls,  el  de  leur  majeslc  silencieuse.  Ca  el 
la  c|uelques  peiulures  .i  fresques,  bien  conscrvces,  des  chil- 
frcs  et  dcs  ccussons,  rappcllcnl  uos  guerres  civlles  el  la 
splendeur  des  Icmps  ancieus. 


In  rochcr  d'une  elevation  extreme,  lout  enlier  de  bal- 
sale,  scrl  de  donjon  au  chalean  dc  llocheniaure.  On  n'a 
pu  parvenir  a  sa  sommile  qu'en  laillaul  nn  escalier  avcc 
beaucoup  d'arl  dans  nne  gercure  de  la  lave.  Lorsqu'on  est 
enfin  parvenu  sur  cclle  cinie  aigue,  on  se  Irouve  sur  la 
lele  clienue  d'un  rochcr  isole  de  Ionics  parts  ;  laille  a  pic 
dans  Ions  les  sens,  il  a  au  sud  une  ravine  volcaniquc  d'unc 
profondcur  cpouvautablc,  mi  roulc  avcc  Iracas  nn  torrent 
impclucnx,  succcssenr  du  (leuve  de  feu  (pril  a  reniplace, 
el  offrant  a  I'ouesl  une  immense  dccliirure  picine  de  ccn- 
dres,  de  scorics  el  de  lerro  noire  et  brulce.  L'abime  ef- 
frayant  que  Ton  appclle  les  balmes  de  Monlbrul,  n'csl  au- 
tre chose  qu'un  cralerc.  II  est  circulaire,  de  ccnl  melres 


i 


BRITISH 
T    AUG  -21) 


NATURAL 
HISTORY. 


.//4/i 


RICHELIEU 


LES  ILLUSTRES  FRANCAIS. 


12S 


i  pen  pr^s  de  diamelre,  siir  cent  solxantc  de  profondciir. 
Une  large  oiivcrlure,  au  sud-ouesl,  dunnail  passaije  d  la 
lave,  rresijue  loules  les  paiois  en  soiU  laiUoes  a  |]icdans 
(|iie!i|ues  parlies,  les  ccndrcs,  les  laves  li'ilurees;  les  sco- 
ries,  les  cliarbons  ont  forme  des  masses  qui  rcsseniblent 
ossez  a  des  lours,  a  des  bastions  ou  a  d'aulres  fragnienis  do 
forliOcalions.  Dansbeaucoup  d'endroils,de  larijesercvasses 
annoncent  autant  de  bouches  par  les(piclles  le  feu  s'esl 
fraye  un  passage.  Eh  bien  !  desbommes  ont  habile  ces  cre- 
vasses, ils  s'y  sent  taiUe  des  denieures;  niais  les  liLou- 


lemcnts  occasionnespar  les  pliiics,  les  fontes  de  neigesqui, 
fillrant  a  travers  les  maliercs  calcinces,  les  deplacent,  les 
affaisseiit  el  les  renversenl  ii  la  longue,  ont  force  I'liommo 
a  les  abaudonner.  11  n'y  reslail  phis  ijue  deux  families  vers 
1788;  depuispeu  d'annees  elles  .sc  sent  retirees. . 

Mais  la  Loire,  adoucie,  s'avance  vers  des  rives  paisibles  el 
gmcieuses.  Ilevenons  a  cc  beau  lleiive,  qui  peu  a  peu  se  de- 
gage  de  ses  langes  sauvages,  et  qui,  plus  riant,  traverse  la 
vieille  ville  de  Roanne. 

if.a  suite  d  tin  nnmrrn  jtyncham.) 


LES  ILLUSTRES  FRANCAIS. 


X.S     OABDINAI.     DE     RXCHEI,IEV, 

et  LE  13  SEPTEHIJIIE  1583,  MOUT  le  4  DtCEJlBRE  1612. 


C^!^ 


^-^Ml/^' 


u  pense,  nia  bourse  elanl  laible.  Uouncz-moi  de  bous  con- 
i<  sells;  vous  m'obligerez  fort,  car  je  suis  bien  irresolu, 
«  |irincipalemenl  pourun  logis,  apprehendantforl  la  quan- 
I  lite  des  meublcs  qu'il  faut;  et  dun  autre  cole,  Icnanl 
»  de  voire  humcur,  c'est-;i-dire  clant  un  peu  glorieux,  je 
0  voudrais  bien,  clant  plus  a  mon  aise,  paraiire  davan- 
n  tage.  » 

Jin  1612,  le  jeune  cveque  publia  un  livre  de  conlro- 
verse,  intitule  :  Les  principaux  points  de  la  Foi  eatho- 
liquc,  covtre  Vccrit  presenle  au  roi  par  les  ministrcs  de 
Charciiton.  Celle  vignureuse  altaque  contre  le  proleslan- 
lismc  lui  fil  beaucoup  d'honneur;  aussi  le  clergele  chargea- 


Ilermau-Jean  Duplcssis  de  ftlchelieu,  el,  sc- 
ion d'aulres,  Armand,  issu  d'une  aiicicnnojace 
noble  duPoitou.naquit  le  5  septembrc  1585, 
dans  le  petit  chateau  de  Richelieu.  II  litait  lo 
cadet  d'une  famille  nombreuse  el  assez  pauvre. 
A  vingt  ans,  se  deslinanl  aux  amies,  sous 
!e  nom  du  marquis  de  Chillon,  il  quilta  Ic  caslel 
de  ses  peres.  Son  second  frere,  pourvu  de  I'e- 
veche  de  Lucon,  s'ctant  fait  charlreux,  Herman 
fut  nomme  a  sa  place.  Fort  assidu  aux  devoirs 
de  son  ctat,  il  se  distingua  bienU'it  parmi  les 
membres  de  son  ordre,  conime  I'un  des  plus 
eloquents  et  des  plus  habiles.  La  pauvrete  de 
son  eveche  etia  mediocrite  de  sa  situation  I'af- 
lligeaient  sans  le  deconcerter;  il  etaitdeja  am- 
bilieux,  orgueilleux,  couragcux,  ruse,  patient. 
«  Je  puis  vous  assurer,  ecrivail-il  a  une  dame 
u  (madame  de  Courges),  quej'ai  le  plusvilain 
«  eveche  de  France,  le  plus  crolle  et  le  phis 
«  desagreable ;  niais  je  vous  laisse  a  penser 
K  quel  est  I'eveque !  II  n'y  a  ici  aucun  lieu 
«  pour  se  promener,  ni  jardin,  ni  allee,  ni 
«  quoique  ce  soil,  de  facon  que  j'ai  ma  niai- 

(i  son  pour  prison »  11  ne  savail  comment 

se  meubler,  et  ecrivail  a  la  meme  personne  : 
«  Madame,  je  n'ai  pas  besoin  de  grande  de- 
t-il,  en  1614,  de  porter  la  parole  pour  son  ordre,  aux 
etats  generaux  qui  venaicnt  d'eire  convoqucs. 

«  Les  trois  ordres  altendaienl  (ainsi  s'esprime  un  COD- 
«  lemporain  )  a  la  porte  de  la  salle,  presses  cl  pousses  au 
('  milieu  des  piques  et  des  liallcbardes,  pendant  que  plus 
«  de  deux  mille  courlisans,  muguels  el  muguelles,  etune 
CI  infinite  de  gens  de  loules  series  avaienl  pris  les  meil- 
<i  leures  places.  » 

Cc  fut  au  milieu  de  ce  tumulle  que  se  fit  la  presentation 
des  caliiers  par  Richelieu,  evcque  de  Lucon.  Sa  harangue 
dans  laquelle  les  droits  du  clerge  elaient  puissammeni 
soulenus,  el  rinlroduclion  des  ecclesiasliqucs  au  couseil 


12i 


LES  ILLUSTRE 


(Ju  rol  (5l.iit  redamee,  cut  dii  sucecs  et  k  reiiic  le  compli- 
niciUa.  Ce  fut  le  premier  dcgre  de  sa  fortune.  II  prit  alors 
gout  aux  mocurs  de  la  cour  et  au  scjour  de  Paris.  Bien  ac- 
cucilliJe  tons,  niaisusautde  sa  jcuncssc  et  dcsa  premiere 
faveur  avec pruJence,  il  se  lia  d'aljord  avec  un  homme  plus 
spirituel  que  celebrc,  et  plus  puissant  que  brillani,  qui  a 
laissc  pen  de  souvenirs  dans  I'histoire,  et  qui  a  remue  bien 
dcs  affaires,  I'lntendant  Barbier. 

On  vantait  la  solidile  d'argumcnlation  et  la  faeonde  per- 
suasive de   I'eveque  de  Lucun ;   il  s'elait   dcja  fail  ad- 
mettre  comme  premier  aumonier  dans  la  maison  do  la 
rcine  rcgnantc,  et  ee  fut  de  lui  que  Ton  fit  clioix  lorsqu'on 
voulut  raniener  a  la  cour  le  prince  de  Condc,  dont  I'exil 
volonlaire  emiiarrassait  la  rcine ;  il  parlit  et  il  reussit,  non 
sans  peine.  En  1616,  on  lui  avait  deja  conlie  plusieurs 
missions  difticilcs  et  delicatcs,  mais  suballernes ;  de  ccs 
ncgociations  cpineuscs,  que  le  maitre  desavoue  si  I'agcnt 
ne  reussit  pas,  et  qui  profitcnt  peu  a  I'agent  lui-mcmc 
s'il  reussit.  II  s'en  etait  tire  a  merveille.  Ses  conseils  elaiei  t 
tour  a  tour  hardis  et  sagaces,  selon  I'occasion  et  la  ncces- 
site ;  on  se  trouvait  loujours  bien  de  les  avoir  suivis.  A  la 
fin  de  I'annce  1016,  il  fut  nonime  secretaire  d'Elat,  el 
garda  son  siege  episcopal,  ne  voulant  pas  quitter  le  cer- 
tain pour  Uncertain,  et  connaissant  toule  la  mobilite  dcs 
Glioses  politiques.  On  critiqua  liautement  celtc  confusion, 
mais  la  cour  passa  outre.  On  avait  besoin  de  liichclieu,  et 
Ton  pressentait  vaguement  sa  force.  Dcs  celte  epoque  il  se 
charjea  dcs  frais  d'eloquence;  el  en  fevricr1617,  ce  fut 
lui  qui  se  chargca  de  commenlcr  et  d'espliquer  dans  un 
commentaire  a  part  les  mesures  prises  conlre  les  princes. 
Le  roi  (disait  Richelieu  dans  ce  commentaire),  «  pro- 
«  teste  devant  Dieu  el  devant  les  hommes  que  rien  ne 
«  lui  met  les  armes  a   la  main,  si  ce  n'cst  cellcs  que 
i(  les  princes  out  deja  prises;  qu'il  les  prend  centre  son 
«  gre,  que  ses  larmes  accompagneront  le  sang  qu'on  le 
B  forcera  de  repandre;  et  si,  pour  conserver  la  dignile 
«  de  sa  couronne,  pour  empechcr  la  dissipation  de  I'Elat 
«  el  retablisseinent  d'une  tyrannic  particulicredanschaque 
«  province,  il  se  voit  force  do  chatier  ccs  perlurbateurs,  il 
a  ose  se  promettre  quo  Oieu  favorisera  ses  justes  armes. 
«  Pourquoi  il  convie  tous  ses  sujcts  a  I'y  aider  ;  les  eccld- 
K  siasliqucs,  en  redoublaiitleursprieres  et  exhorialions;  la 
«  noblesse,  en  le  servant  de  son  courage,  les  communautcs 
«  et  le  peuple,  en  gardant  I'inviolable  Ddelite  dont  ils  ont 
«  fail  prcuve  dans  ces  derniers  mouvements ;  tous  cnfin,  en 
«  conspirant  par  tous  moyens  au  repos  de  I'Etat,  a  la  pros- 
«  peritede  leur  roi  et  a  la  grandeur  de  cetle  monarchic.  » 
Bien  qu'il  servit  les  dcsseins  de  Concini,  il  previt  la 
mine  du  marechal  d'Ancrc,  toul-puissaiit  a  la  cour,  et  dc- 
lacha  sa  naissanle  fortune  de  celte  fortune  en  mines.  Apros 
la  morl  du  marechal,  luisant  tele  a  I'orage,  il  est  le  seul 
dcs  Irois  minislres  disgracics  qui  osa  se  montrer  dans  celte 
salle  oii  le  roi,  monte  sur  un  billard,  recevait  les  felici- 
tations de  ses   genlilshomnics,    apres  avoir  ordonne  le 
meurlre.  Le  roi,  du  haul  dcson  billard, lui  parla  aigrcment, 
mais  ne  le  cliassa  pas.  Richelieu  alia  tranquilleuient  pour 
cnlrerdans  la  salle  oii  se  tcnaient  les  secretaires  d'Elat; 
on  lui  refusa  la  porle.  Mais  il  avait  ele  si  calmc  pendant 
Torage,  qu'on  eul  beaucoup  de  meuagemenls  pour  lui. 
II  suivit  la  rcine  rcleguee  a  Blois,  et  sa  conduite  fut  ha- 
bile; il  se  monlra  devoue  avec  ardeur  i  la  femnie  per- 
Eecutee,  oheissant  cnvers  les  vainqueurs,  convenable  et 
digne  cnvers  les  vaincus.  II  s'efl'asa  devant  le  nouvcau 


S  PRANgAIS. 

pouvoir,  sans  Insuller  le  pouvoir  dcclui.  Apres  quaranto 
jours  passes  dans  I'cxil  de  Blois,  il  fut  cloigne  de  la  rcine 
par  ordrc  de  la  cour,  sans  que  son  liabilele  fut  dcvcnuo 
suspecle,  et  que  lui-meme  fcignit  de  se  croire  en  butte  a 
des  sou]ieons. 

Retire  dans  son  prieure,  a  cote  de  Mirabeau,  il  annonca 
«  qu'il  allail  desormais  s'y  cnfermer  avec  ses  livres,  et 
«  s'occupcr,  sehin  sa  profession,  a  comhaltre  I'heresie.  » 
En  cffet,  redevenu  theolngicn,  il  prit  en  main  les  inlerets 
de  I'Eglise,  et  s'empara  d'une  querelle  survenue  cnlre  les 
minislres  protcstanis  de  Charenton,  et  le  P.  Cernou.t, 
confesseiir  du  roi.  «  Defcndre  les  principau.ii  poinls  de  la 
«  I'oi  catholique,  c'elait,  disail-il  dans  sa  preface,  un  devoir 
«  d'evciiue,  d'autant  niieu.'!  qu'il  se  trouvait  alorsdans  un  pays 
«  de  rcformcsoiiron  triomphaitgrandcment  decedebat.» 
II  deJiait  au  roi,  DIs  aine  de  I'Eglise,  ce  livre,  severe 
quant  a  la  doclrinc,  indulgent  pour  les  pcrsonnes,  o  que 
<t  leroi  (  ajoulait  le  prudent  ministre  )  dcvait  essayer  de 
«  convertir,  non  par  force,  mais  par  les  voies  Ics  plus 
«  douccs,  rexperieiice  ayanl  prouve  que  les  rcniedes  vio- 
«  lents  ne  faisaient  qu'aigrir  les  maladies  de  I'cspril.  » 
Tout  cela  etail  tres-habile ;  et  lorsque  la  reine  mere  se  fut 
cdiappee  de  Blois,  ce  fui  encore  Tcveque  de  Lucon  que 
Ton  alia  chercherdans  sa  retraite,  et  que  Ton  envoya  pres 
d'elle  corame  negociateur. 

Apres  la  defaile  d'Anne  d'Aulriche  et  des  princes,  ccs 
derniers  le  clioisireni  de  rouveau  comme  I'honime  le  |dus 
capable  de  menager  leurs  intercls. 

Mais  il  commencait  a  se  faire  trop  eslimer;  en  vain  le 
chapcau  de  cardinal  fut  demande  pour  Richelieu  par  la 
rcine  ,  il  fut  refuse  obslinemenl.  Louis  XIII,  lui-meme,  le 
redoutait.  «  Wo  me  parlez  pas  de  cet  homme,  disail-il  un 
« jour  4  sa  mere.  C'cst  un  ambitieux  qui  mangerait  tout 
u  mon  royaume.  »  La  protection  de  Marie  de  Medicis  le 
rendait  suspect ;  on  craignail  I'amour  du  peuple  qui  s'elait 
attache  a  elle  et  a  ses  fivnris  depuis  qu'elle  etait  malheu- 
reuse;  mais  surtout  on  avait  grand'peur  de  cet  cveque 
de  Lucon,  en  qui  «  on  reconnaissait,  disent  les  memoires 
<i  de  Richelieu  lui-meme,  quelque  force  de  jugemcnt  et 
(I  dont  on  apprehcndail  resprit.  »  11  conseillail  a  la  rcine 
de  dissiper  tous  ccs  ombrages  a  force  de  prudence  et  de 
precautions;  d'ccouter  beaucoup,  de  parler  pen,  de  se 
conformer  aux  dcsirs  du  roi  et  d'atlendre.  Cependaiit  «  on 
«  se  tenait  sur  la  reserve,  on  nc  lui  faisait  voir  que  la  J, 
«  monlre  do  la  boutique,  et  elle  n'enlrail  pas  au  magasin, »  j| 
Grace  a  ces  mesures  de  prudence,  il  oblint  le  chapeau  en 
1022 ;  deux  ans  apres  il  renlra  au  conseil ;  et  comme  ec- 
clesinslique,  il  cut  la  premiere  place.  Cost  la  que  com- 
mence sa  veritable  vie. 

A  trente-huit  ans,  il  etait  dans  toute  la  force  de  I'age,  du 
genie  et  de  la  volonte.  C'etait  alors  un  homme  pale  et  mai- 
grc,  d'une  taille  haute,  dont  le  visage  ovale  et  tres-allonge 
esprimait  la  fermcle,  la  gravite  et  la  finesse.  Des  rides  nom- 
brcuscs  sillonnaienl  son  front  haul  el  superhe.  Ses  cheveux  i 
noirs  et  pendants,  comme  ceux  de  Napoleon,  ct  la  louffe  I 
de  barbe  qui  terininait  son  nicnton  aign,  cncadraienl  avec 
elegance  une  figure  dont  le  trait  principal  etait  la  courbe 
bardie  de  ce  uez  aquilin,  qui  semblait  sculplee  avec  uo 
burin  de  fer.  Deux  moustaches  a  I'espagnole  surmonlaient 
les  contours  severes  de  ses  levres  minces.  Tous  les  con- 
tcm])orains  et  tous  les  portraits  atleslenl  que  sa  presence 
respirait  la  terreur  ct  la  majeste.  11  marchait  jiar  elans, 
avec  une  fierto  saccadtie,  souple,  harJie  et  une  vivaciui 


LE  LIVBE  DELA  SANTE. 


125 


iin|)alienle  de  rcsislancc.  U  parlait  bien,  brievemciU  et 
avcc  nne  neltele  d'acicr ;  mais  il  lui  arrivait  souvent  do 
deguiser  sa  pensco  sous  les  fleurs  de  I'emphase  caslil- 
lannc,  dont  il  oniail  et  surcliargeait  a  dessein  son  discours, 
soil  que  la  reclicrche  du  Ijoii  ton  et  du  style  alors  a  la 
mode  remportat  et  le  seJuisit,  soit  qu'il  trouvdt  com- 
moJe  de  parler  longtemps  et  cloquemment  sans  rlen 
dire. 

II  se  init  alors  en  devoir  d'achever  une  ceuvre  triple : 
rciliiire  Ics  prolcstants,  abaisser  rAulriehe  espagnole  et 
reduire  les  orgueils  fcodaux.  Cc  fut  la  sa  tache,  et  il  y 
rcussit. 

{La  sidle  au  numero  procliain.) 


LE  LIVRE  DE  LA  SANTE, 


AKECDOTES    BIEDIC&LES,    FAITS  CT  COHSEItS    BELATIFS 
a  LA   SANTXi  Z)E  L'BOOHSE. 


OAnis  rusucs  poua  tES  ct&ssES  owatfaES. 

Lc  pliilosophe  qui,  opres  avoir  medite  sur  le  crime  et 
surscs  causes  iiombreuses,  a  rcconnu  avec  raison  qu'on  nc 
pcut  arrivcr  a  la  suppression  des  vices  qu'en  detruisant  une 
a  une  les  causes  qui  les  ont  fait  naitre,  suivra  avec  in- 
tcret  lc  moHvemcnt  qui  s'opere  a  Edimbourg  parmi  la 
clnsse  oavriiirc,  en  faveur  de  laquelle  on  a  etabli  des  bains 
publics. 

On  a  rcmarqui;  que  la  maladie  produit  le  crime  de  deux 
nianieres  differenles.  D'abord  elle  enerve  rhomme,  lui 
rend  le  travail  penible,  I'entraine  vers  des  moyens  plus 
faciles,  quoique  coupables,  de  suflire  a  son  existence.  Le 
second  resultat  est  plus  cruel  encore;  la  maladie  enleve, 
a  la  lleur  de  lage,  des  parents  vertueux,  dont  les  enfanls 
sc  Irouvcnt  ainsi  lances  dans  le  monde,  prives  de  conscils 
ct  sans ressourcesd'aucun  genre.  Les  prisons  seremplissent 
d'orphelins  que  les  ravages  de  la  maladie.  et  la  perto  de 
Icurs  protecleurs  naturelsont  precipites  daus  ces  lieux. 

Afin  de  prouvcr  combien  la  proprete  personnelle,  com- 
lince  avcc  d'autres  causes,  pent  ctre  favorable  a  lasante, 
il  suf(it  de  rappeler  un  seul  fait  : 

Lorsquil  y  a  quelques  annees  la  fievre  decima  la  classe 
pauvre  a  lidimbourg  el  a  Glascow,  les  prisonniers  de  ces 
deux  villes  auxquels  on  prodigua,  suivant  la  coulume  eta- 
blie,  les  soius  les  plus  minutieux  de  proprete  personnelle 
echapporeut  lous  a  la  contagion  generale. 


IS  SECRET  DE  VIVaE  lONGTEBlPS. 

_  llya  plusicurs  annees,  ditunauteurallemandmoderne, 
je  lus  dans  les  journaux,  qu'un  bomme  etaitmort  pres  ile 
nomc  a  r.ige  de  cent  dix  ans,  quil  n^avait  jamais  elc 
maladc,  et  qu'il  avail  cte,  pendant  le  cours  d'une  si  longue 
VIC,  loujours  de  bonue  liuineur  el  d'un  heureus  tcmpo- 


ramcnt.  J'ecrivis  immediatement  4  Rome  pour  savoir  si, 
dans  la  maniere  de  vivre  du  vieil  homme,  il  ne  s'y  trou- 
vait  pas  quelque  chose  de  particuiier  qui  lui  eul  procure 
une  vie  si  longue  et  si  heureuse ;  la  reponse  que  je  recus 
etail  ainsi  concue  : 

ft  Cel  homme  avail  ete  fori  bienveillant ;  il  ne  mangeait 
et  ne  buvait  que  ce  qui  est  nccessaire  a  I'existence,  et  ja- 
mais au  dela  de  ce  que  la  nature  exige.  Des  sa  plus  lendrc 
enfance,  il  n'avait  cesse  de  s'occuper. 

Je  pris  note  de  cela  dans  un  petit  livre,  oii  j'ecrivais 
generalement  tout  ce  dont  je  desirais  me  souvenir.  Je 
reniarquai  bicutot  apres,  dans  un  autre  journal ,  qu'une 
femme  etail  morte,  pres  de  Slockliolm,  a  I'age  de  cent 
quinze  ans,  et  qu'elle  avail  vecu  loujours  heureuse,  sans 
cprouver  aucune  maladie.  J'ecrivis  immediatement  a 
Stockholm,  afln  d'apprendre  quel  etail  le  moyen  luis  en 
usage  par  celte  vieille  femme,  pour  se  conserver  la  sanle  ; 
voici,  lecteur,  quelle  fut  la  reponse  : 

«  Elle  etail  constamment  propre,  et  avail  I'habitude  de 
se  laver  tons  les  jours  la  figure,  les  pieds  et  les  mains  dans 
I'eau  froide.  Aussi  souvent  que  I'occasion  I'exigeail,  elle 
pi-enait  un  bain  ;  elle  ne  buvait  et  ne  mangeait  aucuns  mets 
delicals  ou  sucres ;  rarement  preaait-elle  du  cafe,  ou  du 
the,  jamais  de  vin.  » 

Je  pris  note  de  cela  dans  men  petit  livre. 

Quelque  temps  apres,  je  lus  encore  qu'un  homme,  pres 
de  Saint-Pelersbourg,  avail  loujours  jouid'une  bonne  sanle 
jusqu'a  I'age  de  cent  vingt  ans.  Je  pris  de  nouveau  ma 
plume,  el  ecrivis  a  Saint-Pelersbourg ;  voici  quelle  fut  la 
rejionse  : 

« II  se  levait  de  grand  matin,  et  ne  dormait  pas  plus  dc 
sept  heures;  il  ne  fut  jamais  paresseux;  il  travaillail  et 
s'occupait  principalemcnt  en  plein  air,  et  particulierement 
dans  son  jardin.  Soit  qu'il  marchat  ou  qu'il  fill  assis,  il 
nese  lenait  jamais  de  Iravers,  ou  dans  une  posture  incli- 
noe,  mais  loujours  parfaitement  droit,  et  dedaignail  sou- 
verainemenl  les  habitudes  de  luxe  efferaine  de  ses  com- 
patrioles.  » 

Apres  avoir  lu  et  mis  cela  en  note  dans  mon  petit  livre, 
je  me  dis  a  mni-meme  :  «  Vous  seriez  bien  fou,  vraiment, 
(le  nc  pas  profiler  de  ces  exemples.  » 

J'ecrivis  done  tout  ce  que  je  savais  de  ces  heureux  vieil- 
lards  sur  une  carle  que  j'atlachai  a  mon  pupilre  a  ecrire, 
afin  que,  I'ayant  constamment  devanl  les  yeux,  elle  put  rap- 
peler a  mon  esprit  ce  que  je  devais  faire,  et  ce  dont  je  de- 
vais  m'abslcnir.  Chaque  jour,  le  matin  et  le  soir,  jc  lis  le 
contenu  de  ma  carte,  et  me  confonne  entierement  aux 
regies  qu'elle  prescrit. 

Je  puis  a  present  vous  assurer,  mes  chers  el  jeunes  lec- 
leurs,  sur  la  parole  d'un  honneie  homme,  que  je  suis  beau- 
coup  plus  heureux,  el  que  je  jouis  d'une  bien  meilleure 
sanle  depuis  que  j'^i  adopte  ces  maximes.  Autrefois  j'avais 
mal  a  la  tele  presque  chaque  jour,  et,  a  present,  j'en  souf- 
fre  a  peine  une  fois  dans  trois  ou  quatre  mois.  Avant  d'a- 
dopler  celte  regie  de  conduile,  jc  ne  m'avenlurais  que  dif- 
Dcilcment  a  la  pluie  el  a  la  neige  sans  attraper  du  froid. 
Dans  les  premiers  temps,  une  promenade  d'une  demi-heure 
me  fatiguait  jusqu'a  I'epuisemenl;  a  present,  plusieurs 
milles  de  marclie  ne  me  causent  pas  la  moindre  faiblesse. » 


126 


PI;TITES   MOriALES. 


PETITES  MORALES. 


CAUNET  DUN  VIEUX  CURE. 

Maximrs   ilc  cliaqiie  jnur.  —  Lo  fcr. 

Vers  (lu  Pcrsjii   tl.ilU.   —   La  iilus  aiu'ieiitie  tics  horlogcs. 

IJii  couvent  en  Algoric. 

—  Lc  caQiL'icoii.  —  La  pCche  des  perles,  etc.,  elc. 


MAXIMES  DE  CBAQUi:   JOVB. 

Perseverez  contrc  le  decouragemcnl.  —  Conscrvcz  votre 
calnie.  —  Employez  vos  loisirs  a  I'c'ludc,  ct  loujours  ayoz 
quilque  ouvragc  en  main.  —  Soycz  poncluel  cl  mothodiiiue 
en  affaires,  el  ne  tcmporiscz  jamais.  —  Ne  soycz  jamais 
|ircssi.'.  —  Que  vos  convictions  ne  cedent  point  a  I'ar- 
i;imienIalion  d'aulrui.  —  Soyez  matinal,  cl  sachcz  cco- 
nomiser  lc  temps.  —  Sachcz  conserver  voire  propre  di- 
gnile  sans  avoir  I'apparcnce  de  rorgueil ;  les  manieres 
Eont  (luclque  cliose  pour  lout  le  monde,  cl  pour  ()uel([ues- 
uns  elles  sonl  tout.  —  Soyez  reserve  dans  vos  discours, 
atlenlif  cl  lent  a  parlor.  —  N'acquiescez  jamais  au.'i  ojii- 
iiions  immorales  ou  pernicicuses.  —  Ne  soycz  pas  prompt 
ii  dcJuirc  vos  raisuns  a  ceux  qui  n'ont  pas  le  droit  de  vous 
inlcn  ogci'.  —  En  fail  de  conduite,  croycz  qu'il  n'y  a  ricn 
qui  soit  sans  importance  ou  qui  soil  indifferent.  —  Donnez 
des  exemplcs  |iliit6t  que  d'en  recevoir.  —  Soyez  slrictemenl 
sobrc,  et  dans  toulcs  vos  actions  souvenez-vous  que  vous 
aurcz  a  rcndrc  un  coniple  dclinitif. 

(Saijt  BonnoMEE.) 


IB  FEB. 

L'hisloire  des  migrations  du  genre  humain  aux  siecles 
liarjjares  nous  apprend  que  les  Iribus  guerricrcs  venues 
do  I'inlcricur  de  I'Asie  pour  envaliir  les  contrces  d'Europc 
sc  rnaicnt  de  preference  sur  la  Suede  a  cause  de  la  richcssc 
des  mines.  Ce  pays  etait  le  scul,  en  effet,  qui  renfcrmal 
a  la  surface  de  la  terre  le  fer  et  le  cuivre  pour  la  con- 
feclion  des  amies  ct  des  nsleiisilcs  ;  on  les  recucillail  an 
moycn  des  procedes  les  plus  simples.  Get  avantage  naturel 
devait  iiccessairement  faire  de  la  Suede  le  point  de  rallie- 
mciit  ]iour  les  populations  asialiques  qui  se  pressaient  vers 
I'Europe. 

Lcur  pays  ne  produisant  qu'une  petite  quantite  dome, 
laux  utiles  qu'il  fallait  se  procurer  a  grand'peine,  la  Suedo 
ctait  pour  ces  larbarcs  le  Mcxique,  le  Perou,  ou  plulot  un 
arsenal  d'oii  ils  tiraicnt  leurs  arnics  avant  de  se  diriger  sur 
rAllciiiagnc.  Celtecirconslance  expliquc  pourquoi  on  s'est 
loujours  ligure  que  cclte multitude  de  Gotlis  s'est  elancce  de 
la  Scandinavie  sur  I'Europe.  De  la  oussi  nous  vieni  sans  doute 
cctte  tradition  absurdc  sur  Odin,  qui  aurait  envabi  ce  pays 
ct  s'y  serail  elaWi,  le  preferanl  aux  climals  plus  doux  et 
plus  agreables  des  contrees  du  sud  de  la  Baltiquc.  La  meme 
cause  a  favorisele  commerce  que  I'liistoire  nous  dit  avoir 
cxiste  enlre  Novogorod  et  la  Suede  aux  temps  les  plus  re- 
cules,  alors  que  Wisby,  danslilc  dc  Gotland,  servail  d'en- 
trepot  ou  de  rendez-vous  pour  I'ccliauge  des  produits.  On 
aura  une  idee  du  prix  qu'attacliait  uiie  ancienue  population 
giierrierc  a  un  Icl  avantage,  si  Ton  se  donne la  peine  decal- 
culcr  la  quantite  de  fer  ct  de  cuivre  cmpioyee  dans  les  ar- 


nies  a  cette  6po(|ue.  Nous  nc  pouvors  conpfcp  nioins  d'une 
once  de  fer  par  cliaqiie  pointe  de  llucbc,  puisquc  les arcbc;s 
modernes  la  font  peser  une  once  ct  dcniie.  Un  soldat  nc 
pouvait  guere  se  risqncr  surle  cbanip  Je  balailie  sans  t'tro 
pourvu  an  moins  de  quatre  paquets  de  lleclies,  dont  clin- 
que  encontcnait  vingt-quatre,  elne  servail  pas  au  deladc 
douze  minutes  :  mais  dans  une  balailie  ordinaire  de  trois 
ou  quatre  hcures,  admettant  que  bon  nombre  de  Heches 
pussenl  ctre  raniassees  cl  resservir,  il  faul  en  compter 
quatre-vingt-seize  par  hommc.  Ainsi  les  pointes  de  Heches 
seules,  destinees  a  un  corps  de  quatre  mille  soldats,  de- 
vaient  avoir  le  poids  de  quatorze  lonneaux. 

Les  Romains,  autrefois,  preferaient  les  lances  el  les  ja- 
vclols  aiix  Heches;  cbacune  des  pointes  pesail  environ 
six  onces.  Chaque  hommc  en  avail  sans  doule  au  moins 
deux,  ce  qui  produil  lc  poids  de  deux  lonneaux  de  plus 
par  quatre  mille  soldats.  (luanl  aux  cpccs,  aux  hachcs,  aux 
hallebardcs,  aux  lances  nuarmures  defensives,  telles  que  les 
casques,  dont  ils  etaicnl  tons  revetus,  sans  compter  les  coltes 
deniaillesou  I'armure  complete  porlee  parun  grand  nom- 
bre, il  est  bon  d'observer  que  rien  de  lout  ccia  n'cchappail 
aux  vainqueurs;  rarmcecn  derouto  abandonnaitses  morts 
cl  scs  blesses,  et  s'occupait  cnsuite  a  reparer  ses  pcrtcs. 
Toutce  fer,  loulce  bronze,  transporte  surle  champ  de  ba- 
lailie, rendaitles  combats difficdes;  aussi  lapremicrc  action 
elail-clle  presque  loujours  decisive. 

Une  defaite  ne  pouvait  se  reparer  avcc  les  memes  sol- 
dats, les  vaincus  ayanl  perdu  loutes  leurs  arrties.  Nous 
comprenons  mainlcnant  rimporlance  de  la  Suede  pour  les 
gens  de  I'armce  envahissante  des  Goths.  Jamais  la  Scandi- 
navie n'a  pu  nourrir  plus  d'habilants  qu'cllc  n'en  possede 
aujourd'hui,  elle  n'aurait  jamais  pu  cnfanler  ces  multitudes 
loujours  renaissantes  qu'on  a  crues  venir  du  Nord,  pousseos 
vers  I'empire  romain. 

{Diario  di  iUlano.) 


VERS  OU  PERSAN  HAFIZ.  , 

Bannissezde  voire  snciete  rapporteurs  el  calomniatcurs; 
CO  sont  eux  qui  soufllent  le  feu  infernal  qui  doit  exciter 
les  flammes  de  la  rage  furieusc,  en  abusaul  de  votre  cre- 
dulile,  puis  do  votre  patience;  lc  tout  pcut-etrc  pour 
etablir  un  mensonge.  Ne  vous  enquerez  point  des  affaires 
d'aulrui,  ni  dc  ce  qucl'on  a  dit  de  vous-menie,  ni  des  mal- 
cntenJns  de  vos  amis;  tout  ceci  ne  tend  a  autre  but  que 
de  trouver  raliment  d'un  feu  qui  dcvorera  voire  proprc ' 
demeure. 


I.A  FI.ITS  AlffCIENNE  DES  HORLOGES. 

Les  peuples  de  rOriont  mcsurcnl  le  temps  par  la  lon- 
gueur de  leur  ombre.  Si  vous  dcniandez  a  quclcpi'un 
quelle  heure  il  est,  il  .so  placera  au  soleil,  se  liendra  de- 
bout,  el,  regardant  oil  so  lermine  son  ombre,  il  mesu- 
rcra  avcc  ses  picds  la  longueur,  et  vous  dira  I'heure  a 
]icu  de  chose  jircs.  Les  ouvriers  dosircnt  beauconp  voir 
apparaitre  roinbre  qui  leur  indique  le  moment  oii  ils 
doivcnl  quitter  leur  ouvrage.  Celni  qui  vent  quitter  son 
travail  dit :  «  Combicn  mon  ombre  est  lento  a  venir  I 


PETITES  MORALES 

—  Pourqiioi  n'elcs-vous  pas  vcnii  plus  lot?  — Tarce  que 
j'attenaais  mon  ombre.  »  Dans  le  seplieme  chapiU-cdc  Job 
nous  Irouvons  :  «  Tel  qii'un  oiivrier  dusirc  voir  arriver  son 
ombre.  »  (Roberts's  llluslralions.) 


127 


X.A  MEIUEUBX  FILUI.E. 


L'csperance  ranime  le  courage,  qui  vaul  micux  que 
toulcs  les  pilules  medicale.s.  Renoncerau  conilial  dc  lavie, 
quelle  faiblessc !  Cehii  qui  pent  faire  renailrc  le  courage 
ilans  rnme  liumaine  est  le  meiUeiir  medccin. 

Damabb. 


VN  CODVENT  EN  AIGEKIE. 

Les  It'gislateurs  modernes,  souvent  mus  par  des  idces 
honorablcs,  souvent  livrcs  aux  espcranrcs  d'uiie  |ibilaiilliro- 
pie  insuffisante  et  impuissanle,  sonl  forces  de  revenir,  dans 
la  pralique,  aux  idees  et  aux  instilulions  clireiicnncs  qui 
se  trouvent  elrc,  en  definitive,  les  plus  ulilcs  et  les  plus 
pralicablcs  de  loules. 

On  se  plaignait  depuis  longlenips  du  petit  nombre  de 
fcmmes  qui  se  trouvent  en  Algeric,  ctPon  prolendail,  avec 
raison,  que  c'est  un  des  obstacles  quis'opposciitau|)rngrcs 
de  la  colonisation.  A  I'imilation  de  lloniulus,  nos  philo- 
sophes, legislateurs,  administrateurs,  ne liennent  pas compte 
des  faibles  dans  leurs  projets.  II  leur  faut  des  cultiva- 
teurs,  des  macons,  des  soldals ;  leur  pensec  ne  va  pas  au 
dela  ;  ils  ne  s'apercoivent  pas  qu'une  societe  toutc  livrce 
au  regne  de  la  force,  et  sans  sympathies  domestiques,  sans 
famille,  est  sans  espoir  d'avenir,  el  par  consequent  sans 
existence. 

LEcho  d'Oran,  dans  son  numero  du  i  Janvier,  propose 
d'etablir  a  Alger,  Oran,  Bone,  Pliilippcville,  etc.,  uno 
maison  destincc  a  rccevoir  les  fillcs  de  qualorze  ans  parmi 
les  enfants  trouvecs  des  grandes  viUes  de  France. 

II  Dans  ces  maisons,  dirigees  par  une  communaute  reli- 
gicusc,  on  continuerait  a  apprendre  a  ces  jeunesflllesa 
lire,  ecrirc,  coudre,  faire  le  menage,  un  peu  de  cuisine, 
cnBn  tout  ce  qui  peul  elre  utile  dc  connailrc  pour  une 
femme  sans  fortune,  ne  vivant  que  du  travail  de  scs 
mains. 

«  Ces  maisons  scraient  elablies  en  dehors  des  villes,  de 
manicre  a  pouvoir  y  joindre  une  petite  ferme,  dont  le  pro- 
duit  reviendrait  a  rctablissemeni,  et  oii  les  jeunes  cloves 
apprendraientii  soignerlesvolailles,  traire  les  vachcs,  faire 
dti  beurre,  du  fromage,  etc. 

«  Les  plus  robustcs  seraient  employees,  autant  que  pos- 
sible, a  la  culture  el  au  jardinage. 

«  Quand  des  colons,  deja  etablis  en  Algerie,  desculliva- 
Icurs,  des  artisans  voudraient  se  niarier,  ils  feraicnt  la  dc- 
mande  d'une  de  ces  fiUes  :  moyennant  des  ccrlificats  con- 
statantla  moralile  die  bon  etablissementde  ces  indiviJus, 
on  leur  donnerail  en  mariage  la  fdle  demandee,  a  laquelle 
le  gouvernement  remetlrail  une  dot  de  600  fr.,  non  en 
argent,  mais  en  un  trousseau  pour  femme  et  en  linge  dc 
menage. 

«  Ces  filles,  clevees  religieusement  et  laborieusemcnt, 
devicndraient  de  bonnes  meres  de  famille,  qui  seraient  la 
souche  d'une  excellcnte  generation.  » 

Cclle  idee  el  ces  tendances  nous  paraissent  cxcel'.entes ; 
et  combien  de  jeunes  ouvriercs  sans  ouvrage ,  exposees 
dans  nos  grandes  villes  aux  privations  de  la  misere,  a  scs 
tentalions  elan  vice  quicouronne  cclle  misere  el  I'aggrave, 
Irouveraicnl  dans  un  asile  de  cc  genre  un  espoir  de  vie 
heurcuse  et  chretienne  1  Pcux  couvcnis  nous  sembloraicnl 
nccessaircs,  I'un  pour  les  peliles  orphclincs.  I'autre  pour 
les  jeunes  lilies  de  douze  a  quinze  ans  .'-ans  ressources, 
qu'une  education  calholique  preservorait  ou  guerirail  de 
toute  souillure. 


ORIGINE  SES  BBOnxiXARDS. 

On  se  fait  en  general  une  idee  fausse  du  brouillard  que 
nous  voyons  planer  au-dcssus  des  prairies  basses  et  sur 
les  bords  de  I'eau ;  on  est  persuade  qu'il  esl  ascendant. 
Voici  d'oii  vienl  I'erreur  :  apres  I'avoir  observe  dans  les 
bas-fonds,  on  levoits'cleveramesure  que  le  froid  dela  nuit 
augmenle ;  cependant  il  est  prouve  que  I'humidite  n'est 
pas  ascendante,  mais  que  la  temperature  froide  de  ces 
lieux  est  la  cause  premiere  de  la  condensation  de  la  vapeur. 
Jl'abord  invisible,  a  mesure  que  la  nuit  avancc,  cllo 
s'eleve  davantage.  Une  grande  portion  de  celle  vapeur  al- 
leint  les  plus  hautcs  regions  de  Patmosphere  el  soffre  a 
nos  ycux  sous  la  forme  de  nuages  ;  mais  quand  le  froid  Ic; 
a  rendus  plus  compactes,  ils  se  rapprocheiit  de  la  lerre  jus- 
qu'a  ce  qu'enfin,  completementprivcs  de  cbaleur,  ils  toni- 
bent  en  pluie  pour  se  reproduire  sans  cesse  de  la  memo 
maniere. 


I.X   CAMELEOH. 

On  a  dit  que  le  cameleon  vivait  d'air;  il  a  besoin  d'un 
regime  plus  subslanliel.  Voici  peul-ulre  I'originc  dc  ce 
conte  absurde.  Les  poumons  de  cot  animal  sont  Ires-volu- 
mineux  et  peuvcnt  .se  rcniplir  d'air  de  telle  sorle  que  Ic 
cameleon  se  gonfle  al'exces,  et  resle  dans  cot  clat  pendant 
des  heurcs  entieres,  sans  donnersigne  de  vie.  Quand  Pair 
s'est  cpuise,  les  cotes  de  I'animal  rcntrent,  il  reprend  sa 
clielive  apparence  jusqu'a  ce  que  les  poumons  soient  bour- 
soullcs  do  nouveau  el  reproduisent  en  lui  les  mcmes  cffets. 
Certains  prolongcmenls  de  ces  poumons  penelrenl  les  nom- 
breuses  cellules  qui  divisent  la  cavilc  de  I'abdomen,  tandis 
que  d'autres  se  glisscnt  sous  la  peau  enlre  les  muscles  et 
s'y  rattacbent  seulement  par  des  membranes  llasques,  ,sur- 
lout  a  I'epine  du  dos,  au  ccnire  des  parlies  inlerieurcsainsi 
qu'aux  membreselala  queue.  Ainsi,  chezcet  animal  bizarre, 
ce  n'est  pas  I'eslomac,  ce  sont  les  poumons  qui  accaparent 
Pair. 


IE  X.AIT  SE  CBEVBE  EK  ESPACNE. 

Nous  bumes  peu  de  vin,  mais,  en  revanche,  beaucoup 
de  lait  de  clievre;  c'csl  le  meilleur  qu'on  puisse  trouvir. 
J'en  ignore  la  cause,  a  moins  de  rallribuer  a  la  verlu  des 
planles  que  les  chevres  broulenl  en  cclle  saison.  Kous  fai- 
sions  une  telle  consonimalion  de  ce  lail,  que  les  gens  du 
pays  s'etonnaient  du  nombre  de  pinles  que  nous  deman- 
dions.  A  Pedroso,  les  reglements  nous  forcaienl  a  le  faire 
venir  de  loin,  les  chevres  etanl  amcnees  dans  certains 
endroils  pour  suppleer  a  nos  besoins,  mais  on  ne  leur 
permeltait  ni  de  s'ccarlcrdu  chemin,  ui  de  broulcr  sur  les 
terrcs. 

(  Excursions  d'un  Fran((tis.) 


128  PETITES 

£A  PfiCBE  SZS  FXHXES. 

Nous  voyons  une  imiUitudc  de  gens  se  tanccr  dans  des 
voies  perilleuses,  ciUraiiies  par  I'uniquc  espoir  dc  sc  pro- 
curer des  objcls  auxquds  les  homines  atluchcnt  du  prix ; 
mais  rindustrie  dent  je  veux  parler  excite  bien  davaiUage 
retonnomenl.  Qui  lie  connait  les  perles,  ces  blanches  ct 
niagnifiqiics  substances  dont  on  fail  des  colliers,  des  bouclcs 
d'oreillcs  el  lant  d'autres  ornemenis?  Comment  savoir, 
n  mnins  qu'on  no  nous  Tail  expliquc,  d'oii  viciinenl  ccs 
objets  elegants,  si  admires,  et  cequ'ilssont  en  realitc? 
Auricz-vous  jamais  deviiic  qu'on  les  ti'ouve  dansl'Ocaille 
d'une  luiltre?  (luclques  rivieres  d'Anglclerrc  rcnfcnnent 
des  molliisqucs  qui  produisent  des  perles  ;  mais  c'cst  une 
espccc  d'luiilrc  dans  les  mers  des  hides  qui  I'ournitles 
plus  lic'.les,  inogalcscependant,  memedansces  parages. 
On  croit  qucccs perles  sonlcauseesparune  certaiiicma- 
ladie  de  I'animal.  On  pretend  que  si  Ton  inlroJuisail  .i 
travel's  I'ecaiUed'une  luiitrevivante  un  morceaude  fil  Je 
fcrbion  pointu,  de  maniere  a  eflleurer  la  chair  sans  tuer 
I'huili-e,  et  qu'on  la  replacat  dans  la  nier,  on  trouverail, 
pen  de  temps  aprcs,  une  peile  formee au bout  de  ce,  fil 
dc  fcr. 

Les  pechcurs  se  procurent  les  huUres  en  plongeant 
dans  la  mer.  llsse  dirigenl  plusieursa  la  fois  en  bateau 
vers  un  endroit  oii  I'eau  est  profonde.  Quelques-uiis 
plongent  au  fond,  et  ramasscnlavec  toule  la  prompti- 
tude possible  les  huitres,  qu'ils  mcllent  dans  un  s^c 
pendu  aleur  ceinture;  quand  la  respiration leurdevient 
absolument  necessaire,  ilslancentau-dessus  de  I'eau  une 
cordc  altachee  autour  de  leur  corps,  cordedonl  les  gens 
du  bateau  s'emparent  pour  les  retirer.  Us  se  reposent 
tandis  que  d'autres  les  remplacent,  et  aiiisi  de  suite  pen- 
dantla  journceentiere.  Comme  ilscrail,  non-sculemcnt 
trcs-ennuycux,  mais  aussi  trcs-long  d'ouvrir  les  huitres 
une  ii  une,  on  les  jelle  toutes  ensemble  dansun  trou  oii 
dies  ue  tardenl  pas  a  sc  corrompre.  Les  ecailles  s'ou- 
vient  alors  d'elles-mcmes ;  on  les  rccueille,  on  les  lave, 
pour  les  examiner.  Quand  ellcs  sont  toutes  rejetees,  on 
netloie  aussi  la  maliere  corrompue  qu'on  visite  soigneu- 
scmcnt,  car  les  plus  belles  perles  s'echappcnt  quelqucfois 
des  ecailles  avant  d'avoir  etc  exploitces. 

Ce  metier  est  en  meme  temps  pcnible  ct  dangereux.  L'o- 
deur  provenant  de  toule  cello  maliere  corrompue  est  a  la 
fois  dosagreable  et  trcs-malsaine.  Souvcnl  il  arrive  que  de 
gros  et  voraces  poissons,  tels  cpie  les  requins,  rodent  aulour 
de  ccs  lieux,  ct  s'emparent  des  inlorluues  plougeurs  ;  aloi-s 
memc  qu'ils  cchappenta  la  dent  de  ccs  monstrcs,  ils  men 
rent  ordinairemcnt  dc  bonne  licure,  a  la  suite  des  efforts 
qu'ils  ont  fails  pour  relcnir  leur  respiration. 

A  peine  sont-ils  hors  de  I'eau,  que  le  sang  jaiUil  dc  leur 
nez,  de  leur  bouche  et  de  leurs  oreilles.  Quand  vons  ad- 
mirerez  la  beaute  d'une  pcrle,  songez  aux  perils  qu'ont  af- 
fronles  ces  pauvres  gens  pour  nous  les  procurer ;  car,  apres 
lout,  c'est  un  objel  inutile  dont  la  bcaulii  fait  seule  le  prix. 

Ce  qu'on  appelle  nacre  de  perle,  dont  on  fait  les  bnu  ■ 
tons  de  chemises,  les  inanches  de  coiUeaux  el  autres  peliis 
articles,  est  la  substance  interieure  de  I'ccaille  de  I'luiilre 
a  perle,  ct  de  celle  de  plusieurs  autres  especes  d'ccaillcs  ; 
I'extcrieur,  qui  en  est  rude  el  solide,  sc  limejusqu'a  I'ap- 
parilion  de  la  nacre,  qui  est  d'une  transparence  magiiili- 
que  et  rellele  la  lumiere  sous  les  plus  briUanles  coulcurs. 


MORALES. 

On  apporte  cliaquc  annee,  en  Europe,  une  grande  quan- 
lile  de  ces  coquillages 

Les  Chinois  sont  plus  habiles  que  nous  a  fabriquer  de 
petils  objets  avcc  celle  substance.  Ils  leurdonneiil  un  fini, 
une  beaute  que  nous  ne  pouvons  atleindrc.  L'inleriour  do 
plusieurs  especes  de  coquilles  bivalves,  c'esl-a-dire  doubles 
et  a  charnieres,  offre  celle  meme  apparencc  nacn'e,  et  il  y 
en  a  une,  en  particulier,  les  oreilles  de  mer,  qui  resnlcn- 
i  dissent  d'eclat  et  de  beaute. 


A  HOS  C0BBEBF0NDANT3. 

A  M.  E.  D.  L.  F  ,  Sgt  de  neufans.  —  LVimour  tic  I'inslruc.lion  iiiani- 
fcsiii  (Inns  sa  IcUre,  cl  ccuc  k'ttro  aiiiopraphe 
qu'il  nous  fail  riionneur  de  nous  ailrcsser,  nous 
ini^rcssenl  vivenienl.  Ponr  rciurer  ou  comi^cnsci"  . 
la  bitche  faile  a  sa  jeunc  bourse  par  rerrcnrdnnt  ' 
il  sc  plaint,  nous  le  prions  d'agner,  joint  ^  son 
journal,  IVxeniplairc  d'un  livie  public  pav  nutrc. 
librairie,  cl  orne  d'cslampcs. 

A  mons,..  lev.  dc...  —  Tics-lourUos  dc  son  encouragement  palernel, 
nous  proiilorons  dc  scs  uliles  ronseils,  et  persevc- 
rcriuis  dans  la  voie  indiqucc. 

A  M.  I..  C,  D.  T.  —  PoiMue  agreable,  luais  sans  la  nioindrc  inslruc- 
lioii  pour  la  jcuncsse. 

A  M"  L.  n.  D.  E.  M.  —  La  Visile  ii  mi  pocte  modane,  acceptfc, 
A  W.  R.  —  Le lioi  solncivi,  relusti. 


-H^' 


-  rj-pot:raphio  ilA.  Hem.  ct  Coniii..  ruo  lii!  .'riiic.  32. 


LE 


LIVRE  DES  FAMILIES 


H*  5.— I"  Tolume. 


JOURNAL  DE  MONSIEUR  LE  CURE. 


i."  ISars  1845. 


LE  MOIS  DIJ    JEUNE   CHRETIEN. 


I.A  SEBHAINE  8AINTE. 

Lcs  [iliis  hauls  myslcres  Ju  clu-islianisme  se  resunient 
Jans  celtc  coui'te  pcrioile  dc  hull  jours.  Lc  premier  el  Ic 
dernier  relrnccnt  les  Uioniphes  Je  rilomnic-Dieu ;  niais 
de  quelle  soniljrc  ct  juslc  Irislosse  sonl  cmpreinls  les  jours 
ialcrniediaircs!  An  dimauclic  des  Ramcaux,  Jesus  enlrc 
dans  Jerusalem  comme  un  moMan|ue  dans  sa  capilale, 
ails  acclamalinns  d'un  |icnple  i|ui,  dans  son  ardent  cn- 
Ihousiasme,  jonche  Je  llcurs  le  clicmin  que  parcourl  cc  roi 
dc  Sion.  Au  jour  Je  Paqucs,  c'esl  un  vainqucur  qui  sort 
dc  la  lombc  ct  qui  dil  a  la  morl  :  Oil  est  Ion  aiguillon  ? 
Mais  au  vendredi  saint,  je  ne  vois  que  des  fuucis,  des 
cpiiiis,  une  croix  ct  une  terrible  agunie.  L'l'glise  a  con- 
sacro  par  des  anniversairesles  scenes  si  frappanles  Je  cello 
panic  de  I'liisloire  cvangelique,  el  a  donnc  le  nom  dc 
sainic  i  la  seii.aine  chargee  d'en  perpeluer  lc  souvenir. 
Oil !  qu'iin  si  heau  nom  lui  sicd  hion  ! 


Elle  s'onvre  par  le  dimanclie  des  Palmes.  En  ce  jour, 
pourrappeler  rcnlree  Irioniplianle  de  Jesus-Clirisl  dans  la 
ville  dc  Jerusalem ,  il  se  fait  une  procession  oil  Ton  porlc 
des  ranicau.^  Iienils  avaiit  la  cercmonie.  Au  relour,  les 
portes  de  I'eglise  sonl  fermees.  Le  celebrant  lcs  fiajipe  a 
trois  reprises  :  uPrinces,  ouvrez ;  porles  abaissecs,  soulevez- 
«  vous,  et  le  roi  de  gloire  enlrcra.  »  La  panic  du  clitcur 
qui  est  dans  I'inlcricur  demande  ;  «  Quel  est  ce  roi  de 
ic  gloire?  »  el  le  cclcbranl  repliquc  :  «  C'est  lc  Seigneur 
«  furl  el  puissant  dans  lecomlial.nTrois  fois  meme  demande 
el  mi'iiie  reponse.  Enfin  lcs  porles  s'ouvrcnt.  Jlais  avanl  ce 
myslericiix  ceremonial,  les  Jeux  clirenrsont  cbanle  aller- 
iialivemenl  la  fameuse  hymno  Gloria,  laus  el  honor.  L'ori- 
1,'inc  dc  celle  liyinnc  est  digne  d'etre  notee.  TlieoJu'phe, 
evi'quc  d'Orleans,  clait  accuse  d'avoir  |iris  part  a  une  con- 
spiration conlre  Louis  lc  liebonnairc.  II  fut  mis  en  prison 
a  Angers.  Au  moment  oil  cet  empcrcur,  assistant  a  la  pro- 
cession des  namcaux  qui  sc  faisail  en  celle  ville,  passa 

47 


150 


LES   SAINTS 


sons  Ics  fem'trcs  de  la  |irisoii,  Tlicoiliiliihe  cnlonna  son 
liyninc  qui  pint  si  foil  a  Lniiis,  qu'il  fil  inctire  rev()queen 
liberie  el  lui  rcsliliia  son  siege.  Pepiiis  ce  Icmps,  on  a 
clianlc  riiymne  de  Tlicoilidphe  an  moment  on  la  proces- 
sion va  lenlrer  dans  liigllse. 

En  Rnssic,  la  procession  des  Rameaux  csllicanconpplus 
dramaliqno,  s'il  est  permis  d'employer  ce  dernier  Icrme, 
en  parlani  d'nne  ceremonie  calliolique.  Uii  chariot  porle 
un  grand  arbrc  charge  de  pomnies,  de  figncs  et  de  raisins. 
(Jualrc  enfanls  veins  de  surplis  chanlenl  Hosanna  sur  le 
nicniechar.  VicnnenI  a  la  suite  des  prelres  et  dcs  levitcs, 
ainsi  qne  Ics  principanx  hahilants  tenant  iles  palnies.  En- 
On  lo  palriarche,  monte  snr  un  anc  et  convert  dcs  plus 
riches  ornemenis,  rcprcsenle  Kolre-Scigiieur.  11  est  envi- 
ronne  de  ihuriferairesqui  rencenseni,  cl  a  la  suite  se  de- 
ploienl  encore  de  nomhreuses  files.  A  mesure  que  le  pa- 
lriarche avance,  on  ctcnd  sous  Ics  picds  de  sa  monturc 
plusieurs  pieces  de  drap  pour  ligurer  les  velcmenls  dont 
le  penple  juif  la|iissail  le  cliemin  que  Jesus-Chrisl  parcou- 
rait  dans  son  triomplie. 

A  la  procession  Inillanle,  succede  line  messe  donl  I'e- 
vangile  n'esl  autre  que  le  recil  de  la  passion  du  Sauveur. 
On  commence  alors  le  deuil  religieux  dans  lequel  I'Eglise 
.■jcra  plongee  jusqu'au  jour  de  Paques. 

A  (later  du  niercredi  saint,  on  chanle  I'office  dil  des  le- 
nchrcs.  La,  se  chanlenl  sur  un  Ion  Ingubre  les  lamenln- 
lions  du  prophele  Jercmie.  A  la  fin  des  laudcs,  tout  lumi- 
nairc  disparait  pour  rememorer  I'eclipse  passagere  du  so- 
ldi de  justice  INotre-Seigneur  Jesus-Christ  mouranl  pour 
notre  snlut.  En  cerlaines  conlrees,  les  enliinls  out  des  cre- 
ccllcs  hruyanles  qu'ils  ngilent  a  la  fin  de  eel  office  ponr 
rcpresenter  le  Iremhlcmenl  de  terre  qui  cut  lieu  quand  le 
divin  Sauveur  expira. 

Le  jendi  saint  est  fecond  en  ceremonies  qui  sont  toules 
dun  inlerct  emincmmenl  religieux.  La  messe  reproduil  la 
mcmoire  de  cette  immortelle  scene  on  Jcsus-ChrisI,  en- 
loure  de  ses  apolres,  inslitua  le  sacrcment  dc  reucharistic 
cl  de  I'auguste  sacrifice  dc  nos  autels.  En  ce  jour,  I'cveqnc 
consacre  les  huiles  sainles  pour  I'adminislralion  du  hap- 
tcnie,  de  la  confirmation,  de  rexlreine-onction  et  dc 
I'ordre  ;  le  soir,  on  fail  le  lavementdes  pieds  aux  pauvres. 
A  Rome,  le  pape  lave  les  pieds  a  treize  prelres  de  diverscs 
nations,  puis,  ccinl  d'un  linge,  il  les  serl  a  table,  et  leur 
distribue  une  somme  d'argenl.  Tourquoi  done,  nous  dira- 
l-on,  treize  pauvres  cl  non  pas  douze,  car  les  apolres  n'c- 
laient  que  ce  dernier  nomhre?  On  raconle  que  saint  Gre- 
gnire  le  Grand,  faisanl  diner  douze  pauvres  auxquels  11 
avail  lave  les  jiicds,  en  apercut  un  Ireizicme,  el  que  celui- 
ci  n'elait  autre  qu'un  ange  rcvelu  de  la  forme  humaine. 
Ce  prodige  est  cxprime  par  le  distique  suivant  : 

Bissenos  hie  Gregorius  pnscebat  cfjentcs  ^ 
AiKjelus  ct  dccimus  lerlius  uccubuil. 

«  Gregoire  faisait  manger  ici  douze  pauvres,  qiiand  un 
(I  ange  vinlse  placer  a  table  clcompla  pour  le  Ireizicme.  » 
Telle  est  I'inscriplinn  qui  se  lit  dans  I'eglisc  de  Saint-Grc- 
goire,  balic  a  Ivome  sur  rcm]ilacementde  la  maison  de  cc 
grand  pape.  ^'ns  rois  de  France  obscrvaicnl  le  nieme  ce- 
remonial, et  Ics  I'cincs  en  faisaieni  aulant  a  douze  pauvres 
lilies.  Cela  n'est-il  pas  plus  Inuchant  que  les  saturnales 
paicnnes  oil  les  mailrcs  servaienl  a  table  Icurs  esclaves, 
lesquels,  dcs  le  lendemain,  redevenaienl  un  pen  moinscpie 
leurs  beles  de  sommc? 


1,'aiilcl  sur  lequel  a  etc  celebree  la  messe  de  ce  jour 
elant  aussilol  deponillL',la  sainle  hostie,  consacrce  pourle 
lendemain,  est  portee  dans  un  reposoir  oil  les  fideles  s'em- 
pi'csscnl  de  lui  vcnirrendie  un  culle  plus  solennel.  Lesoir 
deccjour,  principalemcnt,  un  brillanlluminaire  entoure  le 
vase  dans  |e(|uel  I'lioslie  consacreo  repose  au  milieu  de 
relic  chapelle  splendidoment  decoree.  On  y  chanle  dcs 
motels  et  surlout  le  Stahat.  La  null  meme  ne  ralenlil  pas 
la  ferveur,  et  un  assez  grand  nombre  de  fideles  la  passent 
lout  enlicre  en  adoration  devant  rcucliarislie.  Jesus- 
Chrisl,  en  celle  unit  rameusc,  avail  dil  ii  ses  apolres  cn- 
dorinis,  pendant  qu'il  etail  plongc  dans  unemorlelle  ago- 
nic :  «  Vous  n'avcz  done  pu  veiller  une  seule  heure  avec 
«  moi  I  »  El  voici  que  de  pieuM  Chretiens  dedommagent  en 
quelque  sorle,  dans  celle  nuit  commemorative,  leur  divin 
mailrc  dc  ce  laclie  abandon. 

rdais  quelle  lugubrc  solennilc  se  prepare !  le  vcndredi 
saint  est  le  memorial  de  la  morl  du  divin  reparatcur.  Tout 
va  se  mcttro  en  harmonic  avec  celle  commeinoralioii  du 
plus  loHchant  myslere  du  christianisme.  L'aulel  est  dc- 
ponillc  de  .sa  parure,  les  cierges  sont  eleints,  les  ministrcs 
soul  veins  d'orncments  noirs,  les  cloches  reslent  dans  le 
silence  depuis  la  messe  du  jeudi  saint,  le  saint  sacrifice 
lui-menie  est  suspendu  ;  nne  ceremonie  dile  la  messe  dcs 
presanctifies,  oil  la  viclime  n'csl  pas  offorle,  lienl  la  placedu 
sacrifice  proprcmenl  dil.  Dans  une  longuc  suite  d'oraisons, 
I'Eglise  pric  pour  Ions  les  besoins;  ses  enncmis  nieme. 
Ids  que  les  juifs,  les  iuQdelcs,  les  hcreliques,  devienncnt 
robjct  de  sa  Icndre  sollicilude.  Chaque  oraison  est  precc- 
dee  de  rinvilalion  ii  llechir  les  genoux,  (lictamns  genua; 
mais  au  moment  oil  le  celebrant  va  chanter  I'oraison  pour 
les  juifs,  le  diaerc  n'a  garde  de  reciter  son  invilalion. 
L'Eglise  se  rappcUe  que  cctle  nation  di'icide  llechissail 
aussi  les  genoux,  par  derision,  devant  le  Sauveur  devcnu 
robjet  de  ses  sarcasmcs  ct  de  ses  outrages.  Puis  vienl  I'his- 
toire  de  la  passion  de  Jesus-Chrisl,  telle  que  la  rapporto 
I'evangelisle  saint  Jean.  Ensuilc  on  quitte  I'autel.  La  croi\", 
reprcseiitant  Jesus-Christ  en  ctat  de  crucifixion,  est  res- 
pectuensemcnt  portee  en  procession.  Un  voile  la  dcrobc 
aux  regards.  Le  chfcur,  sur  un  chant  fnncbre,  chanle  les 
impnpcrcs,  ou  tendres  reprochcs  que  Dieu  adressail  au 
penple  ingrat  dTsracl  :  «  Mon  penple,  que  I'ai-je  fail?  en 
«  cpioi  I'ai-je  contriste?  je  t'ai  comble  de  bienfaits,  et  lu 
«  m'oublies,  et  tu  me  mallrailes  I  Reponds.  Je  t'ai  arrachu 
«  a  la  dure  tyrannic  dcs  Egyptiens,  et  tu  m'en  rcmcrcics 
II  par  la  plus  cruelle  des  morts!  n  Etun  autre  choDur  no 
pcul  repondre  que  par  un  cri  qui  implore  la  niisericorde. 
0  llieu  saint,  Dieu  lort,  Dicuinimorlel,  ayezpitie  denous!  »  , 
La  croix  est  posec  sur  les  marches  de  l'aulel,  on  la  dc- 
couvre  et  Ton  s'ecrie :  «  Voici  le  bois  de  la  croix  sur  lequel 
«  fill  attache  celui  qui  a  sauve  le  monde.  »  Lc  clcrgc  se 
prostorne  etva  respecUieuscment  baiser  ce  signe  liberalcur. 
C'cstce  qu'on  nomme  I'adoralion  dc  la  croix.  Mais  cc  n'est 
point  ici  lc  vrai  culle  de  Laliic  ipii  n'csl  dii  qu'ii  Dieu 
seiil.  Ce  baisement  de  la  croix  monle  plus  haul  et  s'adrcsso 
mcnlalement  ii  Jcsiis-Christ  lui-meme. 

Enlin  I'hoslie  consacree  va  cire  retiree  du  reposoir.  On 
la  rapporle  solenneliemcnt  ii  I'lulel.  Lc  celebrant  s'en  com- 
niunie  apres  quelqucs  prieres,  aprcs  I'avoir  monlree  an 
pciiplc  pour  la  lui  faire  rcellcmcut  adorer.  Les  cierges 
(pi'on  avail  alhimcs  pour  transporter  la  sainle  cucharislie 
en  cclte  messe  dcs  pri'mnclifies  sont  encore  ciclnts,  ct  la 
1  ci'renionic  se  terniine  par  la  rccilalion  des  vepres  sans 


DU   MOIS. 


15t 


chanl.  Celle  rapide  esquisse  du  ceicmoninl  dii  vfndrcJi 
saint  n'eii  |ieiit  riiurnir  (|ii'une  (rcs-laible  idoe.  Ilcureux  le 
clirelien  qui  va  dans  Ic  saint  temple  s'associcr  nnx  salu- 
taires  rites  de  ce  jour,  y  poite  un  cocur  lidele  et  en  sort 
penetie  d'une  reconnaissance  active  pour  la  lendresse  de 
THomme  -  Dieu  qui  s'est  livre  pour  I'espiatlon  de  nos 
crimes  I 

Le  samcdi  saint  se  prcscnle  sous  un  aspect  moins  triste. 
Les  autels  recouvrent  leur  parure.  C'est  I'aurore  de  la 
joyeuse  pa(|ue  des  chrciions.  On  benit  le  feu  nouvcau. 
Le  diaere,  revelu  d'une  daImotii|ue  Llanclie,  enlonne  le 
I'rwconutm.  C'est  la  benediction  du  cicrge  pascal,  o  Que 
«  la  troupe  angt'lii|ue  des  cieux  tressaille  d'allegrcsse '.  que 
«  nos  saints  mysteres  soient  environnes  d'un  pieux  trioni- 
«  phe  I  que  la  trompette  sacrce  annonce  la  vicloiro  du 
(I  grand  roi !  que  la  terre  soit  dans  la  jubilation  en  voyant 
«  rcsplendir  la  lumiere  si  brilbnle  qui  I'eclaire  dc  son 
«  relief !  que  ce  temple  retentisse  de  la  grande  voix  des 
ti  peuplcs,  etc.  Le  cierge  pa.scal  est  remblemc  du  Sau- 
veur  ressuscile.  Apres  une  suite  d'autres  clianis  viclo- 
ricux  qui  composent  cette  admirable  liymne,  le  diaere  al- 
lume  le  cierge;  successivemenl  les  llambcaux  des  acolytes 
et  les  lampcs  empruntent  leur  lumiere  a  ce  cierge  syni- 
bolique. 

Puis  des  lecteurs,  revetus  d'aubcs,  cbantent  diverses 
lecons  de  I'Ancien  Testament.  Enlin  une  procession  s'orga- 
nise,  et  Ton  part  pour  les  fonts  baptismaux.  L'eau  desli- 
nee  a  Tadminislration  du  bapteme  recoit  une  benediction 
des  plus  solennelles.  Le  celebrant  y  celebre  les  bienfails 
que  Dieu  daigna,  dans  sa  misciicorde,  accorderaux  hom- 
ines par  cet  element.  11  y  verse  I'huile  des  calecbumenes 
cl  du  saint  cbreme.En  ce  jour,  autrefois  on  conferaita  de 
nombreux  neophytes  le  sacrcnient  dela  regeneration.  Pen- 
dant.huit  jours  ils  etaient  vetus  d'haljits  blancs  qui  figii- 
rnient  linnucence  qu'ilsy  avaient  conquise  par  les  merites 
de  Jesus-Christ,  inort  el  ressuscile.  Ils  les  depoisaicnt  an 
dimanchc  qui  suit  la  fete  de  Paques,  etce  dimancbe  porte 
encore  le  nom  qui  rappelle  cet  antique  usage  :  Dominica 
in  albis  Ocposids :  «  Dimanche  ou  Ton  depose  les  vutc- 
«  nients  blancs.  » 

La  procession  baptismalo  rentre  an  clioeur :  la  messe 
commence.  On  y  celebre  la  resurrection  du  Sauveur,  niais 
on  y  nioJcre  encore  la  joie  que  doit  inspirer  le  mystcre. 
Jesus-Christ  ne  s'est  point  manifeste.  Demain  rallegresse 
sera  complete.  Anciennement  celte  messe  etait  celle  de  la 
nuit  de  Paques  ;  les  peuples  la  passaient  dans  les  lenqiles 
en  attendant  le  jour,  oil  enfin  tout  le  voile  du  mysterc 
ctaitenlierement  lire.  Mais  dcja  VAllduifi  s'est  fait  encore 
entendre  apres  un  silence  de  soixante  et  dix  jours,  c'est- 
a-dire  depuis  la  Septuagesime ;  a  Home,  ce  cri  d'allegrcsse 
pascale  reparait  avec  unesolennile  parliculiere  qui  meritc 
<le  trouver  ici  sa  place. 

En  cetle  messe,  celebrce  par  un  cardinal,  en  presence 
du  pape,  un  auditeur  de  role  (prelatde  la  cour  romaine), 
vetu  d'une  lunique  blanche,  s'avancc,  apres  I'epitre,  vers 
le  Irone  tn  souverain  pnnlife;  il  est  acconipagnc  d'un 
maitre  des  ceremonies.  La,  tournc  vers  le  papo,  il  dit  a 
liaute  voix  :  Pater  sancle,  annunlio  vobis  gmiilium  ma- 
gnum, quod  csl  Alleluia  : «  Saint  pcre, je  vous  annonce  uni' 
«  grande  joie  :  ceslV Alleluia.  »  Puis  il  baise  les  pieds  dii 
pontife  et  se  retire.  Alors  le  cardinal  celebrant  chanle 
par  Irois  Tois  Alleluia,  en  clevaul  graduellemeiil  le  ton. 

Les  cloches  out  de  nouveau  frappe  les  airs  de  leurs  voix 


sonnrcs.  On  aclicvc  de  faire  disparaitre  Ions  les  signes  de 
deuil.  Le  grand  cierge  brille  rai  milieu  du  chccur.  Pendant 
toule  la  nuit  pascale  il  eclairera  I'enceinle  du  temple.  Jiis- 
qu'au  jour  de  I'Ascension,  il  rappellera  le  sejoiir  de  Jesus 
ressuscile,  au  milim  de  ses  disciples,  el  aussitot  apres  I'c- 
vangile  de  la  susdite  fete,  ou  I'evangelisle  nous  montrc 
Jesus-Christ  s'elevant  dans  les  cieux,  le  cierge  pascal  sera 
cteinl.  Telle  est  du  moins  la  pratique  si  rationnelle  du  rit 
remain.  La  grande  fete  du  chrislianismereunira  le  lendc- 
main,  dans  I'enceinle  sacree,  tons  les  adoraleurs  du  Christ 
vainqueur  de  la  morl  et  du  pcclic.  Trois  fois  beureusc 
I'ame  chrclienne  qui,  en  cette  cpoque  de  spiriluelle  reno- 
vation, aura  aussi  ressuscile  en  elle-mcme  la  precieusc  vie 
de  la  grace,  et  pourra  en  meme  temps  cclebrer,  en  cejour 
triomphaleur,  son  juopre  triomphe! 


X.A  fSte  se  paques. 

(1  Je  suis  ressuscile  et  nie  voici  encore  avec  vous,  Alle- 
II  (uia/ Vous  avez  etendu  sur  moi  voire  main,  Alleluia! 
11  Votre  sagesse  a  eelale  magninquemcnt.  Alleluia,  alle- 
luia! 

a  Seigneur,  vous  m'avez  mis  a  I'epreuve  et  vous  m'avez 
11  connu.  Vous  avcz  connu  mon  repos  dans  la  tombe  et  ma 
«  resurrection   » 

C'est  par  cos  paroles  du  royal  prophete  que  s'annoncc, 
dans  rinlroit  romain,  le  mystere  de  la  solcnnilc  pascale. 
L'lnlroit  do  la  liturgie  parisienne  emprunte.  ses  lextcs 
dans  I'apotre  saint  Paul,  a  Le  Christ  est  ressuscile  d'entrc 
11  les  niorts.  La  morl  a  ele  absorbee  et  ancantie  dans  cette 
11  victoirc.  Et  la  vicloire,  a  toi,  6  morl!  ou  esl-cUe?  Qu'as- 
u  tu  fait  de  ton  aiguillon  fatal'?  i> 

Ces  poetiqucs  passages  des  livres  sacres  soul  mcrveil- 
leusement  propres  a  expliquer  la  joie  de  I'Eglise  en  co 
grand  jour.  La  chaste  eponse  avail  repandu  des  larmcs 
bien  ameres  sur.sa  triste  viduite.  L'epoux,  au  bout  de  Irois 
jours,  secoue  la  poussiere  du  lombeau,  s'en  elance  radieiix, 
tenant  dans  sa  main  encore  cicatrisee  le  labarum  de  son 
triomphe.  Oil  sont  ces  docleurs.  ces  scribes,  ces  Pharisien'; 
raillciirs  qui  disaient  a  Jesus  attache  sur  la  crois  :  «  Si  tu 
11  es  le  Fils  de  Dieu,  moutre-nous  la  puissance  et  de.s- 
11  ccnds.  »  Insenses!  il  a  fail  bien  niieux  encore.  Volri: 
bille  rage  lie  savait  pas  demander  un  prod  ge  plus  eclalant 
que  celui  par  Icqiiel  le  Sauveur  aurail  pu  se  souslraire  a 
la  morl.  Cette  morl,  il  I'a  suhie.  La  pierre  du  scpulcro 
s'est  abaissee  sur  lui.  D'intrcpides  senliiielUs  out  vcille 
pour  que  les  disciples  n'enlevassent  pas  la  depouille  ensan- 
glanlee.  El  voici  qu'ii  peine  I'aurore  du  Iroisicme  jour  a 
illumine  I'horizon,  que  ni  la  pierre  ni  la  garde  ne  peuvcnl 
arreter  I'elan  de  ce  vainqueur  du  trepas.  II  se  montre  au.x 
saintes  femmes,  puis  a  quelques  disciples,  puis  encore  a 
tons  les  apotres,  enfin  ii  plus  de  cinq  cents  de  ces  homines 
gcniireux  qui  s'en  etaient  rendiis  digues  par  leur  persevc- 
rante  docilite  a  le  suivro  avant  son  trepas. 

La  felede  Paques  remonteau  bcrceau  du  c'lristianir-nie. 
Mais  dans  le  principe  il  n'y  cut  pas  d'uniformite  complete 
dans  louto  la  calholicile.  L'Eglise  laline  I'avait  fixce  au  di- 
manche qui  suivait  le  qualorziemc  jour  d.e  la  liiiie  dc 
inars,  apres  I'equiiioxe  dn  pi  inlemps  Les  Chretiens  de  I'A- 
sie  Mineure  celebraient  Paques  en  ce  jour-la  meme  oil  loni- 
bait  cette  luiie,  c'est  pourquoi  on  les  iiammait  quarto  dee:- 


153 


mnns.  An  i|uatricmo  sieclc,  Ic  |iape  Viclor  liiilun  cnncilc 
:i  Homo,  I't  rnn  y  dednra  f|iio,  cciix  qui  ne  siiivrMicnl  p.is, 
pour  1,1  ct'lohiMlion  de  cclle  Klc,  I'lisajic  romnin  scraient 
cnnsiJi'res  commc  si'parcs  Jc  ruiiilc  calliDlii|UO.  Depuis  cc 
Icnipn  la  regie  a  etc  invariable.  Mais  pounpioi  ce  joiir-U'i 
plulut  qu'iin  aiilrc?  II  clait  ccrlaincmont  iniporlanl  que 
cclle  fele  des  feles,  comme  la  uonimc  sainl  Gregoire  le 
Grand,  fulsolcnnisec  an  jour  nienjcou  ic  graiidevijncmcnt 
avail  cu  lieu.  Or,  Jesns-Clirisl  ressuscila  l;  duiianche  qui 
suivail  le  qualorzienic  jdur  de  la  lune  dc  nisau  ou  mars. 
11  ralliiit  on  outre  (iviter  dc  se  rcncoulrcr  avcc  les  juifs  qui 
celebrent  Icur  pSquc,  on  conimemoraliiin  du  miraculcux 
passage  de  la  rncr  Rouge,  en  ce  memc  jour  qualorzicine 
du  mois  de  nisan. 

Les  Uglises  oricutalcs,  memo  separees  du  centre  de  I'n- 
nitc,  solenniscnl  Paqucs  comme  les  catholiqucs.  Chez  les 
Grccs,  en  ce  jour  el  les  deux  suivanls,  lorsqn'on  so  ren- 
contre, le  salul  consiste  en  ces  mots  :  Clirislos  ancslii : 
a  Je.sus-Chrisl  est  rcssuscite.  »  La  personnc  salucc  repond  ■ 
Alcllws  anesli :  «  Oui,  vraiment,  il  est  rcssuscite.  »  Puis 
les  deux  interlocutcurss'cmbrassent  et  se  separcnl. 

Pendant  plusieurs  sieclcs,  la  semaiiie  pascale  tout  en- 
tiere  etait  cliomce.  Tout  travail,  lout  voyage  ulait  iulordit. 
Les  populations  se  pressaient  dans  le  .saint  temple  pour  se 
livrer  a  une  saintc  joie.  Plus  lard,  le  lundi  el  le  mardi  dc 
cctte  semaine  fureat  seuls  des  fetes  obligaloires.  De  nas 
jours,  en  France,  dcpnis  le  concordat  de  ISOl.  ces  deux 
feries  pascales  sont  dovenues  OLivrables.  Mais  si  la  disci- 
pline cxtcricure  a  subi  des  modifications,  I'esprit  de  I'E- 
gliso  est  loujours  rcste  ie  mi'me.  Cliaqnc  jour  de  cclle  se- 
maine a  sa  messe  parliciiliere,  les  evangiles  rctracent 
les  diverscs  apparitions  du  Sauveur  rcssuscite.  Les  pontifos 
et  les  prelrcssont  veins  d'ornemcnts  Wanes.  Cctte  coulcur 
est  I'emljlome  d'une  sainle  allcgresse. 

Deux  auteurs  du  Irciziemc  siecle  relatent  les  divers 
usages  que  Ton  observail,  en  France,  an  sainl  jour  de  Pa- 
qucs. On  no  mangeait  rien  qui  n'eiit  ele  sanclific  par  les 
benedictions  de  I'Eglise.  Le  premier  de  ces  ccrivains,Du- 
rand  de  McnJc,  vent  qu'on  s'y  prepare  par  des  bains,  alin 
de  ligurer,  par  cette  purification  du  corps,  Ic  soin  qu'on 
doit  prendre  de  purifier  I'amede  toutc  especc  de  souillurc. 
II  ajoute  qu'on  se  montrail  exact  a  cctte  pratique,  et  que 
Ton  sc  coupait  les  cbeveux  cl  la  barbo,  en  signe  de  relran- 
chcment  des  vices  el  de  la  deposition  du  vieil  bomme. 
Millc  pratiques  de  cc  genre,  que  nous  pourrionsaccumuler, 
prouvent  que  dans  ces  siecles  dc  foi  vivo  la  religion  etait 
Tame  de  loutes  les  actions,  qu'ellc  presiJait  aux  pratiques 
dc  la  vie  civile.  Qu'avons-nous  gagno  avec  noire  prosaiqrie 
et  funcste  indifference? 

]•',»  ce  nieme  nioyen  age,  cerlaiiies  eglises  represcutaient 
une  sortc  de  drame  sacrc,  des  le  grand  nialin  de  cc  .saint 
jour.  Un  manuscrit  dc  Saiiit-Benoit-sur-Loire,  reproduit 
par  la  societe  bibliophile  de  Paris,  en  1859,  nous  a  con- 
serve CO  precieux  resle  des  pratiques  religieuses  du  dou- 
zicme  sicclc.  Nous  desircrions  conservcr  le  lexte  lalin,  mais 
bon  nonibre  dc  nos  lecleurs  seraicut  prives  dif  plaisir  que 
pout  leur  procurer  celtc  piece  curieuse.  Si  les  pcrsonnes 
fauiiliarisees  avcc  la  langue  latino  desircnl  le  texle,  nous 
pourroMs  plus  tard  en  cnricbir  nos  coloniies.  La  scene  a 
lieu  dans  I'egli.se  dos  beneJiclins  de  I'abbaye  de  Floury,  ou 
Saint-Benoil-sur-Loire. 


LES  S.MNTS 

niYSTERE  DE  LA  BG90BBECTIOR  DB  N.-9.  JESUS -CBRIS7. 


Pour  imilcr  la  scene  du  si'imkrc,  trnis  rclig'oix  pa- 
railrotit  d'abord,  prepares  d  /'(7i'(i»i<;  cl  habilles  de  ma- 
lucre  a  imiter  les  liois  Maries.  lis  aranccront  Icntcmcnt, 
aijnnl  I'air  Iritlc.ct  chanleronl  en  [ormcJe  dialogue  Ics 
rcrs  suivanls: 

l\  IT.EMIErE  MAIUE. 

Ill-las !  il  est  done  mort,  cc  picux  pcistcur, 
Cclui  qu'aucunc  l;iule  n'avait  souillc. 
0  deplorable  evcncmciil  1 

L.\  stcONDE  JI.\r;lE. 

llelns !  il  a  disparu,  Ic  veritable  pastcur; 
Cclui  qui  a  racbctc  -la  vie  du  coupablc. 
0  dcploraltic  mort ! 

LA  Tn01SIE.ME  MAP.IE. 

llclas!  trop  mcdinnlc  race  des  Juifs  I 
Quelle  a  etc  la  b^irbarc  frcncsie? 
0  pcuplc  execrable  I 

l\  rnEJiii;nE  m.\;;ie. 

Pourquoi,  impic  nalion,  as-lu  iiuniolc 
Cc  Jesus  si  [)ur  cl  si  sainl? 
0  rage  inuu'ic ! 

LA  SECO>OE  MARIE. 

Qu'a-t-ildonc  ntcrilc,  eel  lioiumc  juste? 
l)evail-il  etrc  cloue  sur  une  croix? 
0  condamnable  nstion! 

LA  TnOISIEME  MAHIE. 

0  malhcurcuscs,  qu'iillons-nous  dcvcnir  ? 
Nous  vo'lcI  done  privecs  dc  ce  doux  mailrc, 
0  lamentable  sorl ! 

LA  pnEMIEIlE  NABIE. 

.Mlons  pronqilcnicul  a  son  tomboau; 
Cost  tout  cc  que  nous  puuvons  fairc  ; 
Prouvoiis  noire  devoucnienl. 

LA  SECONDS  .MAIUE. 

Embaumons  dc  rjrcs  parfums 
Le  corps  trcs-s.iint  dc  noire  mailrc, 
Alin  que  cclle  prccicuse... 

LA  mOlSlEME  juniE. 

Afin  que  cette  prccicuse  depouillc 
Ke  pourrlsse  point  dans  la  tombc. 

Lorsquc  ks  trois  rcligicux,  rcprcsenlant  Us  hois  Ula- 
rics,  scro7it  rcnus  au  chwur.,  ils  s\tpproclieronl  du  toni- 
beau  qui  y  csl  pijurc.  Jls  fcront  comme  des  gens  qui  cticr- 
chcnl,  et  ils  chanleronl  ensemble  le  vcrset  sttivant : 

Muis  nous  nc  pouvons  ouvrir  le  cercueil  sans  des  aides  ; 

Qui  pourracnlever  cclle  cnorme  picric  qui  en  obstrue  I'cnlree? 

Un  Ange  leur  tepondra.  II  sera  assis  en  dehors,  a  la 
tele  du  lombeau,  velu  d'une  aube  doree,  ayanl  une  milr( 
sur  la  tele,  une  palinc  dans  la  main  gauche,  et  dans  k 
droitc  un  rameau  cliargi  de  bougies.  II  dira  d'une  voio 
peu  (levee,  mais  grave : 

Qui  cherchcz-vous  dans  ie  loinbcau, 
0  amaiiles  du  Clirist? 


lES  thois  mahics. 
Jjsus  de  Nazarctli  le  cincific, 
0  habitiinls  dcs  cicuK. 

l'a^ge. 

0  amantcs  du  Christ,  vous  clierclicz  parrai  Ics  morls  celui  qui  est 

vivant. 
II  n'csl  plus  ici ;  mais  il  est  rcssuscitii  comme  il  I'a  dit  jadis  pux 

apulrcs. 
Rappelez-vous  ce  qu'il  vous  a  annonce  en  Galilee, 
Ou'il  lallail  que  le  Clirisl  soulTrit,  ct  qu'au  troisierae  jour 
11  rcssustitat  glorieux. 

lES  TBOis  jiAr.iES,  se  townanl  vers  U peuple. 
Nous  sommes  venues  au  lombcau  du  Sei;;neur 
En  poussant  dcs  gemissenients.  Kous  avons  vu  un  ani;c  assis 
Qui  nous  a  dit  que  le  Seigneur  est  rcssuscitc  d'cntre  les  morls. 

Aprcs  ccla,  Marie-Madeleine,  se  sepaiwU  deaden j-  aii- 
Ircs  Mariis,  s'approche  du  lombcau,  cldil  en  le  regar- 
dant freijuemmenl : 

Odoulcur!  liL-las!  quel  durscrrcment  dc  cocur! 
Me  voici  done  privee  dc  la  presence  de  ce  mailre  bien-aiine ! 
Oh  !  qui  a  pu  enlcver  de  la  tombe 
Celte  depouillc  chcrie? 

Ensuite  eVe  s'avance  rapidemcnt  a  la  reneonlre  dcs 
deux  personncs  qui  rrprcsentenl  Pinre  el  Jean  ;  puis 
t'oi'anfdiil  devaiit  eux,  dans  itne  allitude  de  Irislesse, 
elle  dil  : 

On  a  enleve  men  mailre ; 

Jc  nc  sais  ou  on  I'a  mis. 
Lc  monument  a  ele  trouve  vide ; 
On  n'a  trouve  que  lc  linccul  el  le  suairc. 

Pierre  el  Jean,  enlendanl  ecs  paroles,  s'elancent  en  cou- 
Tanl  vers  le  lomljeau.  Jean,  plus  jeune,  arrive  le  pre- 
mier el  s'arrc'le  u  la  porle.  Pierre  le  suit,  el  pcneire  ra- 
pidemenl  dans  le  lombeau.  Jean  y  enlre  avec  lui.  Peu 
apres  il  en  sorl,  el  s' eerie : 

Ce  que  nous  avons  vu  csl  elonnant. 

Le  Seigneur  a  ete  furlivement  enleve, 

piEBCE,  dJean. 
Je  crois  que,  comnie  il  I'a  predit, 
Le  Seigneur  est  sorli  revenu  a  la  vie. 


Pourquoi  done  a-t-on  laisse  au  torobeau 
Le  suaire  et  le  linceul? 

PIERCE. 
Parce  que  ees  objcls  n'etaient  point  netessaires 
Au  Seigneur  rcssuscitc ; 
Cicri  plus,  ils  sont  de  sa  resurrection 
Les  preuvcs  irrel'ragables. 

Pierre  et  Jean   s'eloignent.    Vicnt   Marie-Maicleine, 
I'air  Irisle,  en  cliantant  eommc  plus  haul  : 
0  doulcur !  hclas !  quel  dur  serrcment  de  coeur ! 
Me  voici  done  privee  de  la  presence  de  ce  maitre  bien-aimc! 

Oh  1  qui  a  pu  cnlever  de  la  tombe 
Cette  dcpouiUe  chcrie? 

Deux  anges  apparaissent  alors.  Us  sonl  assis  au  pied 
du  tombeau,  el  sadressent  a  Marie-Madeleine. 

Femnie!  pourquoi  pleures-tu9 

MAtllE. 

Parce  qu'on  a  enleve  mon  mailie, 
Et  nc  sais  otiron  I'a  mis. 


DU  MOIS. 

Uil  ANGE. 

Nc  plcure  point,  Marie,  le  Seigneur  est  ressuscite. 
Alleluia  I 

MAlllE. 

Mon  ccDur  est  ennamme  du  desir 

De  voir  mon  maitre. 

Je  chcrche  ct  je  ne  trouve  point 


<33 


L'endroit  ou  il  a  etc  depose. 
Alleluia. 

Sur  ees  enlrefailcs  vienl  un  frere  religieux  ve'lu  en 
maniere  dc  jardinier.  II  s'arrcle  nres  du  lombeau  ; 

Femme,  pourquoi  pleures-lu?  qui  chcrches-tu  ? 
mahie. 
Ami,  si  tu  I'as  enleve,  dis-moi  oulu  I'a  mis,  el  j'irai  le  prendre. 

LE  J.VRDIMEII. 

Marie ! 
LA  MADELEINE  s'elanec  a  scs  pieds  et  s'ccrie  : 
Rabboni  (mailrel ! 
Mais  celui  qui  feint  le  jardinier  doit  se  retirer  comme 
pour  eviler  que  Madeleine  nc  le  louche,  et  il  dit  : 

IS'oli  me  tangere,  ne  me  louche  pas,  carjcne  suis  pas  encore 
monte  vers  mon  pere  el  lc  voire,  mon  Seigneur  et  le  voire. 

Et  en  parlant  ainsi,  il  se  relircra.  Marie-Madeleine  sc 
loumanl  vers  le  peuple,  dira  : 

FeHcitez-moi,  vous  tous  qui  aimez  le  Seigneur,  car  ceiui  que 
je  cherchais  ni'esl  apparu,  ct  pendant  que  je  plcurais  au  monu- 
ment, j'ai  vu  mon  mailre.  Alleluia. 

Deux  anges  se  pla(ant  a  la  le'lc  du  scpulcre  de  telle 
sorte  qu'on  les  voie,  disent  : 

Venez  et  voyez  le  lieu  oil  le  Seigneur  a  etc  mis. 
DEUX  BISCIPLES  REPOSDECT  : 

11  est  niieut  de  croire  a  la  seule  Marie  qui  dit  la  vcrile 
Qu'a  la  tourbe  mensongerc  dcs  Juil's. 

IE  CHOEUB  REPRESD  : 

Scimus  Clirislum  surrexisse- 

A  viortuis  vere 
Tit  nobis,  victor  rex 

Miserere. 

(Nous  savons  que  le  Christ  est  vraimcnl  ressuscite  d'entrc  hs 
morls.  0  roi  vainqucur,  aycz  pilie  de  nous.] 

Aussilot  on  eiUonnc  le  Te  Deum. 

Telle  est,  dans  le  precieu.'?  manuscrit  de  Fleiiry,  I  or- 
donnance  drainalique  de  ce  memorial  de  la  rcsuircclion 
dii  Seigneur. 

Pendant  le  Te  Deum,  le  celebrant,  accompa?;ic  Je 
llambcaus  tonus  paries  membres  du  clerge,  porlait  le  saint 
sarrement  de  la  cliapelle  du  lombeau  au  maitre-anlcl,  et 
puis  aussitot  commencall  la  messe  solennclle,  au  moment 
a  peu  pres  ou  le  solcil  paraissait  sur  Ihorizon.  Celte  pro- 
cession raalinale  subsisle  encore  en  qiielques  provinces, 
et  nolammeiit  dans  le  diocese  d'Orleans;  mais  au  lieu  du 
dramc  sacre  que  nous  venons  de  transcrirc,  on  clianle  les 
mallnes  et  laudes  du  saint  jour  do  Pciques,  en  presence  du 
saint  sacrement  e.\pose  sur  lc  tabernacle. 

Nousomcllons,  pour  cviler  la  longueur,  des  details  plus 
considerables  sur  la  solennilc  vospcrale  de  la  nieme  fete 
ct  les  riles  speciaux  qui  dislinguent  I'office  de  ce  grand 
jour  .\  une  autre  annee,  si  nos  lecleurs  daigncnt  nous 
continuer  Iciir  honorable  bienvcillance. 


154 


LES    SAINTS    DU    MOIS. 


MO  IS     DE     MARS: 


1.  Samedi.  St  Audin,  cveque 
d'Angers,  morl  en  549. 
St  Leon,  evuque  de  Bayonne, 
apotre  dcs  Basques  et  mar- 
tyr au  9*'siecle. 
St    SiMPLicE,    archevequc    de 
Bourges,  morl  en  477. 
3.     nininnclie.      Quatriime 
dinianclie  de  carcmc. 
Les  Sa[Nts    Mabtvrs    d'ltalic 
sous  Ics  Lombards  paicns, 
au6^  sicclc. 
St  SiMPLiCE,  pape,  morl  en 
Lc  veniTablc  Chari-es  le  Bon, 
comtedeFlandre,  assassine 
en  1124. 
0.    Ijnndl.    Ste   Cuneconde  , 
imperatricc,  morte  en  lOiO. 
Ste  Camille,  viersc  de   Bour- 

cogne,  morte  I'an  437. 
StGebvin,  abbo  de  Sl-Riquicr, 
mort  en  1075. 
a.  Mar<H.  St  Casimir,  prince 
de  Pologne,  morl  en  1483. 
St  Li'CE,  pape  ct  martyr,  253. 
St  AoRiEN,  eveque  de  St-Andn; 
en  Ecosse,  martyr  avec  six 
mille  six  cents  ebretiens,  en 
874. 
5.  Morcre«li .  St  Virgile,  eve- 
que d'Arles,  moit  en  610. 
St  Drausin,  eveque  deSoissons, 

mort  vers  I'an  075. 
Le  bicnhfiureux    Joseph  de  la 
Croix,  frere  mineur  de  TE- 
Iroite-Observancc,  mort  en 
1734,  bcatifie  par  Pie  VI  en 
1789. 
O.Jeudi.  St  Chrodegasg,  eve- 
que de  Mctz,  autcur  d'une  ce- 
lebre  regie   des  cbanoines, 
mort  en  766. 
giE  Colette  Boilet,  reforma- 
trice  de  I'ordre  de  Ste  Claire, 
canonisee  en  1807,  morte  en 
1447. 
5,    Vendredi.     St    Thomas 
d'Aqdin,  doctcur  dcl'EgUse, 
mort  en  1274, 

Ce  saint,  originaireduroyaume 
de  Naples,  esl  uii  des  (ilus  s:i- 
vanis  ilit'ologieiis  el  un  des  plus 
*       profonds  [ihiiosoplies  clir^iii'ir^ 
qui  aienl  pani  lians  ie  monUf. 
Ses  ouvrages  lormeai.lS  volume:> 
in-rolio- 
^  Perpetoe,  Ste  Felicie  el 
Icurs  compagiions,  martyrs 
en  203. 
St  Paul,  ermitc  de  la   The 
baide,  disciple  dcSt  Antoine, 
mort  en  330. 
6.  Samedl.  St  JEAN-OE-Dicir. 
fondalour  de  I'ordre  de  l.i 
Charile,  mort  en  1550. 

L'tifliiiialdp  la  Cliariltsi  Pa- 
ris, esl  line  dc  ses  foiitlaiinns. 
Si  Stienne  du  Limousin,  Ton- 
dateur  de  h   coniiicgalinn 
d'Obasine,  morl  en  1153. 
9.  Dimanclie.  Dimaticlic  de 
la  Pa&sion. 


Ste  FR^^fOISE,  veuve,  fonda- 
dalrice  des  Coilatincs  ou 
Obtates,  morte  en  1440. 

St  GBtGoiRE,  eveque  de  Nysse, 
morl  en  400. 

II  a  laissii  plusieiirs  ouvrages 
^lo(]iiciiIs,  rcoaeillis  en  **  vol. 
iri-fol.  Le  7®  concile  general  lui 
donna  le  litre  de  pere  des  percs . 

St  Pacien,  eveque  de  Barce- 
lone,  mort  vers  id  fin  du  4'' 
siecle. 

C'e'^t  un  des  plus  grands  hom- 
mes  quel'Espagne  ait  iirtirtuiis; 
ses  a'uvres  soni  en  2  vol.  iii-loi. 

10.  Ijiindi.  Les  Qu^rante 
Martvrs  de  Sebaste,  niorls 
par  1j  glace,  el  puis  brulcs, 
en  320. 
St  Doctrovle,  premier  abbe 
de  St-Vincent,  a  Paris,  mort 
en  580. 

Ce  monaslere  dcvinl  Tabhaye 
deSt  •  Germain- des -Pr('s,dont 
IVglise  est  anjourd'liui  uiie  pa- 
roisse  de  Paris. 

ILiliirdi.  St  Euloge,  pretrc 
de  Cordouc,  martyr  en  859. 
St  SopnRONE,patriarebe  de  Je- 
rusalem, morl  en  639  ou  644. 
12.  Mercredi.STGnECOiREl, 
dit  leCrand,pape  et  docteur 
de  I'Eglisc,  mort  en  604. 

Ce  pontife  esl  dovenu,  par  ses 
verius,  sa  siience  el  loules  les 
qnaliies,  le  inodele  elerncl  dcs 
papes  el  des  cv^ques.  On  a  re- 
cucilli  sesceuvrcscn  4  vol.in-fol 
St  Maximilies,  martyr  a  The- 

beste,  en  Numidie,  en  296. 
St  Theophane,  abbe  en  Grcce, 
morl  exile  en  818. 
IS.ileaili.  St  NicEPHORE,  pa- 
triarchc  de  Constantinople, 
mort  en  828 

II  a    laissc  plustears    ccriis 
precieux. 
Ste  EupiiRASiE,  vierge^   morte 
en  410. 

14.  Veiidredl.STEMATiiiLDE 
reme  des  Germains,  morte 
en  968. 

St  Lucin,  eveque  dc  Chartrcs, 
morl  en  557. 

15.  Itaniedi.  Ordination. 
St  ADBAiiAH,crnnte,  et  Ste  Ma- 
rie, sa  niece,  penitente   er 
Mesopolaniie,  morts  cu  560 

StZaciiarie,  pape,  morl  en  752, 

1 6.  Oimaiiclie.    Blmandic 
DES  Rasieaux. 

Vi'f/.  Semaincsainie. 

St  Jui.iEN  dc  Gilicie,  martyr  au 
5*"  siecie. 

Ste  EusfcuiE,  vulgairemcnt  Ste 
YsoiE,  abbcsse  au  diocese 
d'Arr.is,  morte  en  669. 

St  (Iuccoiue  d'Arnienie,  eve- 
que, puis  reolus  a  Pilliiviers 
en  Reauce,  au  diocese  d'Or- 
le.ins,  mort  au  coninience- 
nionl  du  11*  .-^ieelc. 
17.  liiiiidi.  St  pATRK.E,  apu- 
Ue  dc  rirlande,  singuUero- 


mcnt  veneredans  celle  lie, 

morl  en  464. 
St    Jusepu    d'Arimalliie,    qui 

cmbauma  le  corps  de  J.-C, 

et  i'enscvclit;  mort  au  1^ 

siecie  de  TEglise. 
Les  Sts  Martyrs  d'Alexandrie, 

en  392. 
Ste  GtRTnuDE,  vlcrge  ct  celcbre 

abbesse  en  Brabant,   morte 

en  652. 

18.  SInrdi.  St  Alexandre, 
eveque  de  Jerusalem,  marlyr 
en  251. 

St  Gvrille,  archevSque  dc  Je- 
rusalem, doctcur  del'Eglise, 
mort  en  386. 

Ce  saint  esl  iri's-celebre  par 
sa  vie  et  ses  ouvrages. 

St  Edouard,  roi  d'Angletcrre, 
assassincparordred'EliVide, 
sa  bellc-mere,  en  992. 

19.  MLTcredi.  St  Joseph. 
cpuux  de  Marie,  protectcur 
dc  la  virginite  dc  la  mere  dc 
Dicu,  mort  au  l*^""  sieclc, 
avant  la  predication  ct  la 
pas.sion  dc  J.-C. 

20.  JiMidi.  Instilulion  de  Ij 
Ste    Eucbaristie,     ou    Jeuui 

Saint. 

St  CiiTiiDtRT,  eveque  en  Angle- 
Icrre,  mort  en  687. 

St    Wulfran,   archeveque   de 
Sens,  morl  en  720. 
21     Teiidretli.    La  Passion 
ct  la  morl  de  J.-G.,  ou  Yen- 
DREW  Saint. 

En  ce  jour  on  ne  ceK'bre  pas 
le  saint  sacriGcc  de  la  niesse. 

St  Beso'it,  patriarclie  des  moi- 
ncs  d'Occidcnt,  connus 
sous  le  nom  dc  benedictins 
divises  en  plusicurs  congre- 
gations, mort  en  543. 

Tois  saints  uommes  Serapion 
morts  en  Egypleuu4'^  siecie. 

22.  Naraedi.  Vcille  du  saint 
jour  dc  Paques,  ou  Samcdi 
Saint. 
St  Pacl,  apotre,  ct  \^'  eveque 
deNarbonne,  niortauS'"  sie- 
cie. 

11  ne  fant  pas  le  confondre 
avec  Si  Paul,  I'ap^ire  dcs  iin- 
tiuns  ei  coinpa^iKui  de  St  Pierre. 

StDeo-Grati-vs,  eveque  de  Car- 
tilage, mort  en  457. 

Stc  Catherine  deSuedo,  vlcrge, 
princesse,  morte  abbcsse  on 
1381 


thago,  ct  sea  compagnons, 
martyrises  par  les  Vandulcs 
d'AIVique  au5*  sicele. 
21.  I.<uiidl.  St  Irenes,  Eve- 
que de  Slrmium,  martyr  en 
504. 
St  Simon,  enfant  massacre  par 
Icsjuifs,  en  baine  de  J.-C, 
dans  la  ville  de  Trente,  en 
1472. 

St      GuiLLAUME       DE       NoRWICII, 

marlyr  d'.\ngleterrc,   cru- 
cifie  par  les  juirs,  en  bainc 
de  J-C,  a  I'agc  dc  13  ans, 
en  1 137. 
5.     Slardi.    L'Annonciation 

DE  LA  SaINTE  ViERGE   ET  l'In- 
CABNATION  DU  VeRBE. 

C'esl  en  ce  jour  que  I'archiingo 
Gabriel,  en voyedeDieu,annoncc 
&  Marie  (luVllc  sera  la  mere  du 
fils  de  Dieu,  en  lui  adressant  ces 
paroles  :«  Je  vous  saluc,  pleiuc 
«  de  grices,  le  Seiirneur  esl  avec 
a  vous ;  vous  ties  beiiieenire  lou- 
«  les  les  fcuinies.))  La  celebra- 
lion  dc  la   f<He  esl  renvoyce  au 
lundi  saivaiit,  a  cause  de  la  se- 
mainede  l':lques. 
36.    M»»i-cre*li.   St   Lcdcer, 
apolre  ile  la  Saxe,  evequedc- 
Munsler,  mort  en  800. 
St  BuAULioN,  (JvOque  de  Sara- 
gossc,  mort  en  646. 
2  J.  Uciidi.  StJe\n  d'Egyptc, 
crniilc,  mort  en  294. 
St  Bui'EivT  ou  UoiiERT,  evi^quo 
de  Worms,  puis  de  Saltz- 
bourg,  mort  uu  l"  siecie. 
28-    Veiidredi.  St  Prisque, 
St  Malciius  et  St  Alexandre, 
martyrs  en  Palestine,  260. 
St  Sime  III,  pape,  morl ,  44(.l- 
StGontuan,  roi  de  Bourgognc, 
pclit-nisde  Clovis  I"  et  do 
Stc  CloIilJe,  mort  en  593. 
29   Samedi.  St  Jonas  et  ses 
compagnons,     martyrs     cii 
Perse,  en  327. 
St  Gondele,  prince  do  pays  dc 
Galles,  morl  vers  la  lin  du  5° 
siecie. 
St  Eustase,  abbe  dc  Luxcu,  en 
Francbc-Comle,  mort,  625. 
30.  Ilimanche.  Octave  dc 
Paques. 
St  Jean  Cumaql'e,  abbe  en  Pa- 
lestine, mort  en  605. 
St  Biecle,  eveque  de  Scniis; 

mort  au  3*^  siecle. 
St  Zozime,  eveque  de  Syracuse, 
mort  en  660. 


Le    blenhcurcux    Nicolas    ce'iSI  .  Limdi.  St  Blsjamiv,  dia- 
Fliie,  en  Suisse,  morl,  1487. 
23-   Uimaiiche   La  plus  au- 
guste  solennit6  de  I'annce, 
ou  jour  de  PAQUES. 
Vofj.  Tart,  amsi  iniiude. 
St  Toribio,  arcbeveque  dc  Li- 
mn, cii  Anieritiuc,  mort  en 
1606. 
I     St  VicTic.iEN,  proconsul  a  d 


creet  martyr  en  Perse,  42i. 
St  AeHACE  ou  Achate,  evcqiie 
d'Antiocbc,  glorieux  con- 
Tosscur  de  J.-C,  morl,  250. 
Lc  bicnbcureux  Amehek,  due 
de  Savuie,  morl  en  1472. 

II  porlale  nom  d'Amcdee  IX, 
el  cpoui.u  Volaiide  de.Fraiice,  tillc 
de  Cliailcs  VII  el  socur  dc 
Louis  XL 


LES  ILLUSTRES  FRANfJAIS. 


133 


LES  ILLUSTRES  FRANCAIS. 


LE     CABSIIIIAI.     D£     HICHi:i.IEn. 

Hi  I.E  5  SEPTEUBRB  IS8S,  UORT  LE  i  DECEUBRE  1643. 

Soiie  (»). 

Tlicholicu  conliiiuait  le  travail  de  Louis  XI  ;  la  monar- 
chic (Ic  Louis  XIV  sorlil  do  scs  mains  une  et  Iriomphanlc. 
II  lui  fallail  frappcr,  a  la  fois,  Ic  parli  huguenot,  le  parii 
des  noldcs  ct  le  parli  dc  I'clranger.  II  passa  sa  vie  a  frap- 
pcr  cl  a  vaincre. 

Scs  premieres  paroles  an  conseil  annoncaient,  sous  une 
cxircme  modeslie,  toutc  la  conscience  de  sa  force  el  le  pres- 
senlimciil  de  son  avenir. 

«  11  avouail  que  Dicu  lui  avail  donno  queUiucs  lumiercs 
«  ct  quelque  force  d'espril ,  mais  avec  une  dcljililu  de 
«  corps  qui  nc  lui  pcrmeltait  pas  de  consacrer  utilcnicnl  au 
«  service  du  roi  le  pcu  de  qualitcs  qu'il  pouvait  avoir.  II 
u  craignait  de  plus  qu'on  ne  proDtat  de  ce  qu'il  fcrail  en 
«  cetlc  place,  pour  reveiller  Ics  mauvaises  impressions 
«  qu'on  avail  voulu  donner  au  roi  centre  la  rciuc,  sa 
«  mere,  a  qui  on  savait  qu'il  elait  si  oblige.  11  offrail  de 
u  soulagcr  ceux  qui  .s'ocrupaicnt  actuellcmenl  des  affaires 
,11  donl  il  reconnaissail  la  haute  capatile,  par  un  travail 
M  particulier  qu'il  lerait  atcc  eux  une  fois  par  semaine.En- 
.0  fin  s'il  ne  pouvait  vaincre  la  resolution  du  loi,  il  deman- 
«  dail  au  moins  a  etre  dispense  de  recevoir  les  sollicita- 
u  tions  des  particuliers,  pour  elrc  a  memc  de  donner 
<i  lout  son  temps  el  toules  ses  forces  aux  affaires  publi- 
<c  ques.  » 

A  peine  clailHlminisIre,  que  la  Valteline  fut  occupec,  la 
lloltc  cnncmie  battue  devnnl  Tile  de  He,  Ics  rcformes  en 
Espagnc  lircnl  la  pais. 

Le  premier  coup  porlc  sur  les  nobles  rebelles  atteignit 
im  jeunc  etourdi ,  le  comte  de  Chalais;  el  I'aslre"  de 
Hichelieu  monta  dans  le  ciel,  oii  il  devait  regner  triom- 
plial  ct  lerrililc.  De  grandcs  clameurs  s'elcvaient  contre 
lui,  et  il  nc  dodaignail  pas  dc  prendre  la  plume  pour  se 
del'endre. 

«  Cclui  que  Ics  fanaliquescroienl  injurier  en  le  nom- 
«  manl  cardinal  d'Elal  (ainsi  se  defend  Richelieu  )....  ses 

(ccnnemis  n'ont  autre  chose  a  dire  contre  lui,  sinon 

«  qu'il  estlropd'accord,  trop  prcvoyant,  el  que  tenant  ses 
"  intentions cachees,il  decouvrccelles  d'autrui.  Kc  devon.s- 
tmous  pas,  au  contraire,  nous  rejouir  avec  la  France,  dc 
ace  que  ceux  qui  s'estimaient  seuls  sages  (  les  Espap-nols 
«  cl  les  Italieus),  qui  nous  prenaient  ci-dcvanl  pour  des 
II  gens  volages,  barbares,  gro.ssicrs  ct  imprudenls,  nous 
"liennenl  aujourd'hui  plus  adroits  el  habiles  quits  nc 
(icroyaient?  » 

A  I'assemblcc  des  notables  de  Paris,  le  cardinal  pril 
la  parole  et  se  rendil  la  miMne  justice. 

11  Tout  le  moude  doit  admirer,  dit-il  alors,  cc  que  le  roi 
(I  a  fait  di'puis  uu  an,  et  personnc  nc  pcul  se  plaindre  de 
M  la  depense.  Les  affaires  sont  maiulcnant  en  bon  ordrc; 
«  mais  il  ne  faudrait  pas  avoir  dc  jugcment  pour  ne  con- 

(t)  t'('i/.  iiuitiri'o  IV,  p.  123, 


u  nailre  pas  qu'on  doit  les  prendre  plus  avant.  L'intenlinn 
II  du  roi  est  de  regler  sesElalsen  sorte  que  son  regne  sur- 
«  passe  les  mcilleurs  du  passe  el  serve  d'cxemple  a  ceux  de 
»  I'avenir.  Pour  cela  il  faut  d'abord  diminuer  les  dcpenses ; 
n  on  pourrait  penser  que  cette  saison  nc  serait  pas  propre 
II  ii  li'ls  retrandicments  qui  alionent  et  relranclient  quel- 
II  qucfois  I'afleclion  des  cicurs ;  mais  en  I'ordre  qu'on 
«  veut  ctablir,  les  grands  et  les  pelits  irouvenl  leiir 
iicompte;  lous  auront  pris  scion  qu'ils  fcronl  bien.  La 
«  reine  mere  veut  la  premiere  se  reduire  a  moins  de  revenu 
II  qu'ello  n'cn  avail  cu  sous  le  feu  roi.  Apres  avoir  etc 
II  contr.iinle  d'augmenter  pendant  sa  regence  les  dcpenses 
«  de  I'Etat  pour  le  conserver  en  son  entier,  ellc  conseille 
II  a  son  fils  dc  les  dmiinuer  pour  la  meme  cause.  La  recctte 
II  semble  devoir  etre  augmcntee  facilemenl  el  sans  charge 
II  pour  le  peuple,  par  le  rachat  des  domaines,  des  greffcs  et 
II  autres  droits  engages,  qui  montcnl  a  vingl  millions.  Par 
II  ce  nioycn  les  peuples  .seronl  soulages;  il  ne  se  levcra 
II  plus  rien  sur  cux  que  ce  qui  e«l  nccessaire  pour  qu'ils 
i<  n'oublicnt  pas  leur  condition.  Sil  se  prcscnte  quclque 
II  occasion  de  resister  a  une  cnlrcprise  elraugcrc  ou  d'ctouf- 
II  fcr  une  rebellion  intestine,  on  nc  la  pcrdra  pas  faule 
II  d'argent,  onn'auraplus  besoindecourliscr  les  partisans, 
II  dc  fairc  verifier  les  edits  en  lit  de  justice ;  et  le  cardinal 
II  nccraint  pas  dc  dire  en  presence  du  roi,  qu'on  pent  ob- 
II  lenir  la  fin  ct  la  perfection  de  eel  ouvragc  en  moins  de 
II  six  ans,...  je  demandc  pen  de  paroles  et  bcaucoup  d'cf- 
«  fcls...  1> 

Ce  dernier  mot  pouvait  servir  d'epigrapbe  a  sa  vie.  BiefilOt 
le  comic  de  Boutteville  fut  execute  pour  avoir  etc  se  baltrc 
en  duel,  les  Anglais  furenl  battus  dcvanl  I'ile  de  Re;  le 
due  de  Itohan,  chef  de  I'insurrcction  proteslantc,  ful  de- 
clare II  par  le  parlemeiit  dcchu  de  ses  litres  de  due  et  pair, 
II  condamne  ,i  etre  livre  es  mains  de  rexiiculeur  de  la 
II  haute  justice,  lequel  le  trainanl  sur  une  claic,  ensemble 
II  scs  armoiries,  lui  fail  faire  le  touraccoutume  dans  la  ville 
II  en  chaus>e,  tcte  el  picds  nus,  la  ban  au  col  cl  une  lOr- 
II  che  de  ciro  en  ses  mains;  pouretre  ensuite,  sur  un  ecba- 
II  faud  dresse  a  eel  effcl,  lire  a  qualre  chevaux  jiisqu'a  cc 
«  que  son  corps  en  fut  demembre,  ses  restes  briiles  au  feu 
II  d'un  bucher  et  les  cendres  jetees  au  vent ;  cent  cinquanlC 
11  millc  livrcs  a  prendre  sur  scs  biens  devaient  etre  la  re- 
11  compen.se  des  cornmunautcs  ou  particuliers  qui  Ic  livrc- 
11  raient  morlou  vif.  » 

Ce  ne  ful  pas  tout ;  Richelieu  en  persoime  alia  mettre  le 
siege  dcvant  la  Hodicllc,  citadille  et  centre  du  parti  proles- 
la  n  I. 

II  Le  roi,  dit  Bassompierrc,  laissa  au  cardinal  un  ample 
II  pouvoir  dont  nous  nous  conteulames  !  » 

En  offel  le  pouvoir  elait  fort  ample;  le  cardinal,  dans 
les  letlres  patentes,  elait  nomme  «  lieutenant  general 
II  dc  I'armcc  dcvanl  la  Rochelle,  avec  pleinc  autorile  siir 
II  tcutes  les  troupes  de  cavalcrie  el  d'infanterie,  tant 
11  francaises  qu'clrangeres,  et  aussi  sur  I'artillerie  pour 
II  continuer  ft  poursuivre  Ic  siege,  cl  meme  dans  le  cas 
II  oil  les  habitants  se  voudraicnt  remeltre  dans  leur 
II  devoir,  pour  les  y  recevoir  et  prendre  possession  de 
II  leur  ville,  eiijoignant  a  lous  gencraux  el  officiers  de  le 
II  reconnaitic  etde  lui  obeircomniciisa  propre  personnel) 
La  Rothi'lle  ful  |  rise,  Richelieu  y  penetra  en  tiiomphalcur, 
la  cuirasse  sur  la  poitrine,  Tepee  nue  ii  la  main  ;  el  le  parli 
prolcstant  ful  ccrase. 
Ce  ful  un  grand  jour  pour  lui  que  cette  entree  .solen- 


156  LES  ILLUSTRES   FRAWgAIS. 

nelle  ;  nviile  dp  gloire  rt  d'cclat  autaiil  que  dc  succes  pn-  i  Iriomphe  mililaire  elait  la consecialiou  nalurelle  el  ncccs- 
lilique,  ce  Napoleon  du  dix-seplieme  siecle  seatail  quece  I  saire  de  son  pouvoir. 


Ainsi  Richelieu  s'nifermissail  sans  cessp,  mais  les  enne- 
mis  ne  luinianquaientpas.  ApeineGuslave-Adolplie  parul- 
il  sur  la  scene  politique,  que  Richelieu  le  rcclicrcha  coinnie 
un  genie  digne  de  le  comprcuilre. 

«  Guslave-Adolphe,  dit  Richelieu,  etait  un  nouvcausoleil 
0  levanl  qui,  ayant  eu  la  guerre  avee  tons  scs  voisins, 
«  avail  emporle  sur  eux  plusieiirs  provinces ;  il  elail  jeune, 
<(  mais  de  Ires-grande  rcpulalion  ;  il  sclail  accru  de  plu- 
II  sieurs  conquelcs  failes  sur  les  Moscoviles,  les  Polon.iis  el 
<i  les  Danois,  el  se  montrail  deja  offense  conlrc  I'Empc- 
«  reur,  non  lant  pour  injures  rcelles,  que  parce  que  les 
«  litals  de  la  maison  d'Aulriche,  meilleurs  que  les  siens,  lui 
«  offraienlde  quoi  se  conlenler.  »  En  effel,  il  ne  se  passa 
pas  une  annee  qu'un  Irailc  ne  ful  signe  enlre  la  France  el  la 
Suede.  En  vain  la  reine  mere,  brouilU'C  avoc  Richelieu, 
cssaya  de  le  perdre  ;  ce  ful  lui  qui  la  pcrdil ;  el  la  Journcc 
lies  Dupes  cut  pour  resullal  rcloignemenl  definilif,  puis 
I'evasion  el  enfin  lexil  de  cclle  imfirudenle  ennemie.  On 
sail  avec  quelle  habilele  imperieuse  Richelieu  imposa  ses 
volontes  an  faihle  roiqui  niarchait  asa  propre  perle. 

Alorsloulelafeodalites'eveilleels'arrae.Leducd'Orlcans 
enlre  arme  en  France  ;  le  marechal  dc  MariUac  conspire ;  le 
ducdeMonlmorencyse  joinlau  freredu  roi.  Richelieu,  alla- 
que  de  fail  par  les  enneuiis  de  la  royaute,  ne  recule  pas.  11 
fait  tomber  la  tele  de  Monlniorency,  exile  le  due  d'Orleans, 
liumilie  le  due  dEpernon,  et  echappc  a  tons  les  assassi- 
nats.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  scnle  profondemenl  a  quel  fd  de- 
licat  ticntsa  terrible  puissance;  il  sail  que  Louis  XIII 
Taime  pcu,  ct  que  la  noblesse  le  hail  a  mort.  Quand 
WaWslein  mcurt  assassine,  void  les  rellcsinns  anicres  que 
cclle  niorld'un  aulrc  minislre  tml-puissaut  lui  inspire,  el 
(ju'il  consigne  dans  ses  memoires: 

0  Waldslein  ful  frappe  par  Ic  roi  qu'il  servail.  Soil  que 
n  les  princes  d'ordinairc  se  lassent  d'un  homnie  auqucl, 
u  pour  lui  avoir  trnp  donne,  il  ne  resle  pl.is  dc  prcscr.ls  j 


i<  faire;...  o;i  bien,  qu'ils  aient  mauvaise  inclination  vers 
11  ceux  qui,   pour    les  avojr  bien  servis,  merilent  tout 

11  les  biens  qu'ils  leur  pourraient  deparlir C'est  une 

"  preuve  dc  la  misere  de  celle  vie  en  laquelle,  si  un  niaitrC 
!■  a  peine  de  Irouverun  serviteur  ,i  qui  il  so  doive  conficr 
11  entierement,  un  bon  serviteur  en  a  bicn  plus  de  se  con- 
11  fier  totalcmenl  a  son  mailre,  entoure  de  ses  envieux  et 
«  de  scs  cnnemis,  dont  I'espril  est  jaloux,  mefianl  et  cre- 
II  dule,  ct  qui  a  toulc  puissance  d'exercer  impuneraent  sa 
11  mauvaise  volonle,  qne  chacun  pour  lui  plaire  deguisc 
11  sous  le  nom  dc  justice....  Tel  blama  Waldslein  apres  s; 
11  mort,  qui  I'eut  lone  s'il  eilt  vecu  ;  on  accuse  facikmcnl 
II  ccux  qui  ne  sont  pas  en  elat  dc  se  dcfendre;  quand  Vnr- 
11  bre  est  tombe,  tons  accoureut  aux  branches  pour  aclicvc 
11  de  ledefaire.  La  bonne  ou  mauvaise  reputation  depem 
II  de  la  derniere  parlie  de  la  vie ;  le  bien  ou  le  mal  passe  Si 
'I  la  pnslerite;  el  la  malice  des  homnies  fait  pliitot  croirc 
II  I'un  que  I'autre....  On  pensa  d'abord  que  la  perle  dc 
II  Waldslein  priverait  I'Enqiereur  d'un  grand  appui;niais 
11  on  connul  bientol  apres  qu'un  moit  ne  murd  point,  et 
11  que  I'affeclion  des  hommes  ne  regarde  pas  ce  qui  n'est 
■I  plus.  11  Tellcs  sont  les  amcrcs  rellcxions  de  Richelieu  sur 
la  niorl  de  Waldslein. 

On  rclrouve  souvenlsous  la  plume  de  Richelieu,  ct  co 
sont  la  ses  mcillcures  pages,  eel  anier  regret  de  la  gran- 
deur ct  celle  angoisse  du  pouvoir.  L'nc  mauvaise  tragcdio 
du  cardinal,  intilulee  /.'tiiopc,  sorlede  pamphlet  poliliquc, 
ilivisc  en  acles,  contient  des  reHciions  de  nicme  ordrc  pla- 
cees  dans  la  boucbe  d'lberc,  prince  espagnol. 

A  celle  meme  epoque,  Richelieu,  an  faile  du  pouvoir, 
fondait  I'AcadJniie  francaise,  prolegeait  Pierre  Corneille, 
rounissail  aulour  de  lui  les  beaux  csprils,  et  s'occupait  de 
lillerature. 

Les  Espagnols  s'avancenl  jusqn'eii  Picardie  ;  on  les  re- 
pousse; Corbie  est  rcprls;  lo  due  dc  Roban,  cliasse  dc  la 


jooRiEE  m  mu. 


'•■■- 


B-Rll  ISH 
MbSFUM 

7   AUG  JS) 

NATURAL 
HISTORY. 


LES  ILLUSTR 

Valtclino,  et  rennomi  rcpoiiss<!  du  Langiicdoc.  Bienlot  un 
IcrriMc  Allcmand,  Jean  de  Werl,  fait  prisonnier,  estcon- 
IraiiU  de  vcnir  assistcr  .i  la  rcprescnlation  d'une  piece  de 
son  vainfiuoiir,  piece  dc-teslaljle  el  a  grand  spectacle.  Tanl 
dc  bonheur  et  d'hal)ilcte  rendail  lurieus  les  ndversaires  du 
cardinal.  Aprcs  avoir  pris  Brisacli,  on  s'empare  d  Hesdin. 

II  n'y  avail  pas  assez  d'imprecalions  conlrece  «  li'preux 
(I  envieilli  et  incuralilc  qui  laissait  piller  la  canipagnc,  de- 
iicouvrail  lesvillesde  la  France  m\\  eirangers,  pour  ta- 
((  clier  de  loger  quelqucs-uncs  dc  ses  creatures  dans  unc 
II  petite  place  des  Pays-Bas,  et  comWait  les  fosses  des  cada- 
li  vrcs  do  la  lirave  noblesse,  pour  (jne,  sur  ccs  monccaux 
«  dc  corps,  un  sien  parent,  petit-fils  d'un  fori  mediocre 
«  avocat,  s'elcvat  a  la  dignite  de  conneLdde.  »  Cela  etait 
I'ort  injustc;  mais  les  passions  raisonnenl  ainsi.  Turin 
el  Arras  pris  comblerenl  la  mcsure  de  tanl  de  bonlieur. 
Toulcc  qui  s'opposait  au  cardinal  lombait  I'rappe.  I.es 
dernicres  viclimcs  de  sa  vengeance  el  de  son  npini.itrele 
fiireni  le  jcune  Cinq-Mars  et  son  ami  de  Tbou.  Cinq-.Mars, 
firl  de  la  passagerc  et  impuissante  favour  du  mnnarque, 
crnt  pouvoir  s'cntendre  avec  I'Espagne  ;  mais  cette  aniilie 
puerile  Iremblait  clle-menie  devant  le  cardinal.  Les  lettres 
de  Louis  Xlll,  au  sujel  de  son  I'avoii,  sont  trcs-curieuses. 

«  Je  suis  bien  mam,  ecrivail  un  jour  Louis  XIII  au 
u  cardinal  de  Ricbelicii,  de  vous  importuncr  sur  les  niau- 
<•  vaises  bumcurs  dc  M.  Ic  Grand.  A  son  relour  de  Buel, 
"  il  m'a  bailie  le  paquet  que  vous  liii  avez  donne.  Je  I'ai 
i<  ouvert  et  je  I'ai  lu.  Je  lui  ail  <lit :  Monsieur  Ic  cardinal 
(1  me  mandc  que  vous  lui  avez  lemoigne  avoir  grande  en- 
(1  vie  de  me  complaire  en  loutes  choses,elcependant  vous 
<i  ne  le  I'.iites  pas  sur  un  cbapitre  de  quoi  je  I'lii  prie  de 
«  vous  parlor,  (|ui  est  sur  voire  p.iresse. 

a  II  m'a  repondu  que  vous  lui  en  aviez  parle,  mais  que 
u  sur  ce  chapitrc-la  il  ne  pouvail  pas  se  changer,  el  qn'il 
11  ne  ferait  pas  mieu.t  que  cc  qu'il  avail  fail.  —  Lie  discours 
0  m'a  facbc.  Je  lui  ai  dil  qu'un  homme  de  sa  condition 
<i  devail  songer  a  se  rendre  digne  de  commander  les  nr- 
11  mei's,  comnic  il  m'en  avail  temoigne  le  dessein,  et  que 
II  la  parcsse  y  etait  du  lout  contraire.  II  m'a  repondu  brus- 
II  quemenl  qn'il  n'avait  jamais  eu  cette  pensee  ct  n'y  avail 
II  pas  pretendu.  ,Ie  lui  ai  repondu  que  si,  et  n'ai  pas  vouUi 
u  cnfonccrcc  discours.  Voussavez  Lien  cequi  en  est.  -J'al 
B  rcpris  cnsute  le  discours  sur  la  paresse,  lui  disanl  que 
tt  ce  vice  rendail  un  homme  incapable  de  Ionics  bonnes 
u  choses,  et  qu  il  n'clait  bon  qu'a  ceux  du  Marais  on  il 
u  avail  ete  nnurri,  qui  claient  du  tout  adonnesii  Icurs  plai- 
K  sirs,  el  que,  s'il  voulail  cnnlinucr  cette  vie,  il  fallait 
«  qu'il  y  retournal.  II  m'a  repondu  arrogamment  qn'il  etait 
n  lout  prct.  Je  lui  ai  repondu  ■  Si  je  n'clais  pas  plus  sage 
«  que  vous,  je  sais  bicn  ce  que  j'aurais  h  repondrcbi-ilos- 
«  sus.  En  suite  dccela  je  lui  ai  dil  que,  m'ayant  les  obli- 
«  gallons  qu'il  m'a,  il  ne  devait  pas  me  parler  de  la  (aeon. 
a  11  m'a  repondu  son  discours  ordinaire,  qu'il  n'avait  que 
«  faire  de  mon  bien.  qu'il  s'en  [lasscrail  fort,  el  serait 
a  aussi  content  d'etre  Cinq-Mars  que  monsieur  le  Grand,  ct 
«  que,  pour  changer  de  facon  de  vivre,  il  ne  le  pouvail. 
II  Et  ensuile  est  venu  loujours  me  picolant,  el  moi  lui. 
a  jusquc  dans  la  cour  du  cb.iteau,  oii  je  lui  ai  dit  qn'elant 
«  en  1  bnmeur  oil  il  etait,  il  me  ferait  plaisir  de  ne  me  point 
K  voir.  II  m'a  temoigne  qu'il  le  ferait  volontiers.  Je  ne  lai 
«  pas  vu  depuis.  Font  cc  que  dessus  a  etc  dil  en  presence 
«  de  Gordes. 

«  Si'g  lie  Louis.  » 


B9    FIlANgAlS.  •t57 

El  comme  si  cc  n'dtall  pas  o^-sez  d'avcuer  qu'il  y  a  en 
un  lemoin  a  cello  clrange  conversation,  rappi)rlcc  lidele- 
ment  par  le  roi  a  son  minislre,  cc  prince  ajnulo  en  posl- 
scriptuni.  u  J'ai  monlrc  a  Gordes  ce  memoire  nvant  que  dc 
u  vous  rcnvoyer,  qui  m'a  dil  n'y  avoir  lu  ricn  que  de  ve- 
il rilalde.  ■!  En  cello  occasion,  le  cardinal  I'ut  bien  scvero 
pour  le  roi,  car  il  Ic  reconcilia  avec  son  favori. 


,^,-^'  -■ 


Aussi  Richelieu  n"eut-il  pas  ae  peine  a  faire  tomljcr  unc 
tele  simal  defcnduc.  Cinq-Mars  peril,  el  Louis  XIII  crul  de- 
voir se  juslifier  devant  .son  ponplc. 

11  Le  notable  el  visible  cbangenieiit,  disail-il,  qui  a 
II  paru  depuis  un  an  dans  la  conduilo  du  sieur  de  Cinq- 
11  Mars,  noiro  grand  ecuyer,  nous  fit  rcioudre,  aussilol 
11  que  nous  nous  en  apcrfumes,  de  prendre  soigneusement 
11  garde  i\  ses  actions  cl  it  ses  paroles,  pour  penetrcr  ct 
11  decouvrir  quelle  en  pouvail  fire  la  cause.  Pour  cct 

0  effel,  nous  nous  re.sob'imes  de  le  laiv^er  agir  et  parler 
11  avec  nous  avec  plus  de  liberie  qu  auparavant.  Par  cc 
II  moyen  nous  dccouvrimes  qu'agissanl  selon  sun  goul,  il 
II  prcnail  un  extreme  plaisir  a  ravaler  tons  lec  bons  succes 
u  qui  nous  arrivaicnl,  relever  les  mauv.iis  et  pi  Wier  les 
II  nouvelles  qui  nous  etaient  dcsavantagcujcs;  nous  decoM- 
II  vrimos  qn'une  de  ses  principalos  fins  eiail  de  bl.imcr 
11  les  acli ins  de  noire  Ires-cousin  le  cardinal  de  llichelieii, 
II  qunique  ses  conscils  el  ses  services  aienl  loujours  etc 
»  accompagncs  de  benedictions  et  de  succes,  el  de  louer 

1  liardiment  colics  du  comte  d'Olivarcs,  bien  que  sa 
n  conduilo  ail  loujours  ele  malbeurousc ;  nous  decou- 
11  vrimcs  qu'il  etait  favorable  ii  lous  ecus  qui  claient  en 
"  noire  disgraoe,  el  contraire  a  ccu.t  qui  nous  servaioni  lo 
II  mioiK.  11  improuvait  continuellomcnl  ce  que  nous  I'ai- 
11  sions  do  plus  ulde  pour  noire  Elal,  dont  il  nous  rendit 
II  un  noble  lemoignage  en  la  pronioiion  des  sienrs  de 
II  Guebrianl  cl  de  la  Molhe  ,-i  la  iiiarecbaiissee  de  Franco, 
«  laqnello  lui  fut  insupportable  ;  il  eiilrelouait  line  inlelli- 
1.  gonce  tres-parliculiere  avec  quelques-iins  de  la  religion 
II  prelendue  rcformee,  mal  affoctiunnes,  par  le  moyen  dc 
II  I'havagnac,  mauvais  esprit  noiirii  daiisles  fictions,  ct 
u  do  quelques  aulres  ;  11  parlait  d'ordinairc  des  choses  les 
(1  plus  sainles  avec  une  si  grande  impielc,  qu'il  clail  nisc  ;i 
11  voir  que  Dicu  n'elait  pas  dans  son  occur.  Son  impru- 

18 


re 


LES  ILirSTftES  FOANCMS. 


«  iloiicc,  lii  legpi'ck'  Jc  sa  languo,  Ics  divers  conrricrs  qii'll 
n  envojnil  dc  loiilc  pari,  et  les  pratiques  ouvcrlcs  qH'il 
«  faisail  en  noire  armcc,  nous  ayant  donne  juslc  sujel 
«  d'lnlrcr  en  soup(;nn  dc  lui,  linlcret  de  noire  Etnl  (  qui 
«  nous  a  toujours  i-le  plus  chcr  que  noire  vie)  nous  oWigea 
u  a  nous  assurer  de  sa  pcrsonnc  cl  de  quclquos-uns  dc  ses 
«  complices.  " 

La  grandeur  du  ministre  el  la  bassesse  du  roi  elaienl  an 
comWc.  Mors  la  morl  viul  saisir  re  gloricux  el  terrible 
pcrsonnage. 

ic  La  maladic,  dit  uu  temoin  oculaire,  ayanl  saisi  le  car- 
«  diiialsamcdimalin,  veille  de  la  Saint-Andre,  par  un  frisson 
u  suivi  dc  (icvrc,  jcta  incontinent  nos  esprits  dans  une 
<i  extreme  apprehension  de  I'acces.  Le  lendemain  diman- 
II  clip,  refl'roi  ctail  rcpandu  dans  tout  le  palais  du  cardinal, 
CI  et  j'entcndis  Son  Eminence  mazarine  tcmoigner  la  pcric 
«  que  ferait  la  France  si  elle  se  voyait  privce  d'unsi  puis- 
II  sant  genie.  Aussitotles  priercs  I'urent  commandces  par- 
11  tout.  Cepcndanl,  la  Oevre  croissant,  lilkislre  malade  de- 
«  manda  a  se  conl'esser  lundi  a  M.  de  Leseot.  La  nuit 
u  suivanle,  il  Dl  dire  la  mcsse  par  le  mcme  seigneur,  et  re- 
II  9ut  le  saint  viatique  avcc  une  devotion  extraordinaire. 
(I  Les  mcdecins  ayant  ensuite  jugc  que  le  uial  nienacait 
II  de  morl  dans  liuit  jours  celui  qui  devait  vivre  longtcnips 
(1  dans  I'histoire,  le  cardinal  de  lUchelieu  se  disposa  a  re- 
«  cevoir  I'cxtrenie-onclion,  ce  qui  eul  lieu  dans  la  nuil 
II  du  mardi  au  mercredi.  La  chambre  du  malade  etail 
CI  pleine  d'evcques,  d'abbes,  de  seigneurs  el  de  geiitils- 
cc  hommes.  On  donna  ordre  apres  d'aller  chercher  le  P. 
«  Leon,  carr  c,  el  le  cure  de  Saint-Eustache,  pour  appor- 
«  ler  les  saintes  huiles.  Pendant  cette  derniere  ceremonie, 
cc  le  cure  lui  ayant  propose  d'omcltre  certaines  circon- 
«  stances  peu  convenables  pour  une  pcrsonne  de  sa  sorto, 
«  Son  Eminence  pria  qu'on  le  traital  comrae  le  derniir 
(I  des  Chretiens.  Apres  lenumeraliondes  priucipaux  articles 
n  de  foi,  le  cure  lui  ayanl  deniandc  s'il  les  croyait,  il  rc- 
«  partit  :  Absulument,  el  plut  a  Dieu  avoir  niille  vies  pour 
(I  les  donner  pour  la  foi  et  pour  I'Eglise!  A  la  dcmande 
«  s'il  pnrdonnait  4  tons  ceux  qui  I'avaienl  offense  ;  De 
c(  lout  mon  coBur,  dit-il,  comme  je  prie  Dieu  qu'il  me 
a  pardonne I  o 

II  laissait  la  monarchie  franfaise  une  et  affermie,  mais 
isolee^ 

Nous  n'avons  pas  considere  Richelieu  comme  un  prince 
de  I'Eglise,  mais  comme  un  ministre.  En  effel,  c'csl  tou- 
jours cliez  lui  I'homme  politique  qui  a  domino  toutes  les 
autres  considerations.  Sous  ce  rapport,  il  n'y  a  pas  de  figure 
plus  splendide  cl  plus  hautaine  dans  les  annales  modernes. 
On  peul  dire  qu'il  a  determine  le  sorl  de  la  France  pendant 
les  dii-septieme  et  dix-huitieme  siecles.  Le  jugement  que 
les  philosophespeuvenl  porter  surlui  depend  de  la  variclc; 
des  points  de  vue  ou  Ton  voudrs  se  placer.  Les  partisans 
de  la  feoJalite  lui  reprocheront  de  I'avoir  detruite ;  les  par- 
tisans de  la  monarchie  lui  sauronl  gre  d'avoir  fraye  la  route 
A  Louis  XIV.  Sa  vie  privce,  sur  laquelle  on  a  brode  une  in- 
finite de  Cctions,  etail  melee  de  beaucoup  de  conlrasles,  et 
remarquable  surtout  par  une  inlatigable  activite.  II  savait 
y  fairc  entj-er  avcc  ordre  les  affaires,  leslettres,  I'elude,  la 
magnificence  el  la  volonte.  Les  romanciers,  qui  dt'figurcnt 
volontiersPbistoire  el  qui  aimentas'amuser  de  paradoxes, 
lui  ont  prete  un  coiiQdcnl  tout-puissant  aupres  de  lui,  un 
liomnie  qui,  seloneux.aurait  (■tele  ressorl  secret  el  invisible 
de  Ionics  ses  determinations,  Ce  pcrc  Joseph,  capucin.  au- 


rail,  s'il  faul  en  croirc  rimaginalion  des  iuventonrs,  fail 
niouvoira  songrcloulcla  politique  du  ministre,  el  peu  s'en 
est  fallu  que,  de  eel  homme  obscur,  on  ne  fit  le  veritable 
roi  de  France. 

M.  Bazin,lenouvelhistnriendeLouisXIIl(lj,a  Ires  bicn 
prouve  combien  cette  fiction  est  inacceplable.  II  a  prcsente 
le  pere  Joseph  sous  ses  veritables  couleurs,  comme  un  se- 
cretaire et  un  courrier,  instrument  suLalternc  mais  utile, 
que  Ricbi'lien  employait  avcc  succcs,  et  qui  ne  manquait 
iii  d'intelligonce  ni  de  force  physique.  Mais  les  dopeches 
du  capucin  au  ministre,  ecrites  d'un  ton  snumisct  obse- 
quieux,  prouventassez  que  la  volonte  el  I'initialive  appar- 
tenaienl  a  Richelieu  seul,  charme  de  trouver  un  agent  con- 
fidenticl  el  obscur,  instrument  qu'il  pouvail  briscr  d'un 
coup  de  son  autoritc,  el  qui  dependail  entieremenl  de  lui, 
et  de  lui  scul. 

En  rcalite  ,  Richelieu  ,  comme  Napoleon  ,  comme 
Louis  XI,  n'avait  pas  d'amis.  Personue  ne  descend  ja- 
mais dans  les  lencibres  myslcirieuses  de  ces  intelligences 
profondcs;  el  ces  hommes,  qui  gouvcrnaient  cl  boiilever- 
saienl  les  empires,  elaienl  prives  de  la  joie  que  Dieu  re- 
serve aux  plus  simples  de  leurs  sujets. 

L'hommc  qui  approcha  le  plus  de  Richelieu  etail  uu 
bouffon  nommii  Bois-Robert,  dont  la  mission  spcciale  etail 
d'amuser  le  ministre  qui  s'ennuyail.  II  s'en  acquiltait  fort 
bien,  et  ses  faceties  avaienl  si  bien  le  don  de  derider  Ic 
chef  de  I'Elat,  que  les  sollicileurs  s'adressaient  a  lui  prc- 
ferablcmenl  a  lous  les  autres.  11  etail  le  grand  organisateur 
des  ballets  el  des  theatres,  pour  lesquels  son  maitre  avail 
un  goul  parliculier.  Lui-meme  se  melail  delitleralure,  et, 
suivanl  le  gout  du  temps,  il  traduisait  ou  imitail  en  languc 
francaise  les  dramcs  espagnols  qui  avaicnt  le  plus  de  suc- 
ces  par  del.i  les  Pyrenees.  Mais  Bois-Robert,  avec  ses  face- 
lies,  ses  pclils  vers,  ses  mechants  dramcs,  son  talent  pour  la 
danse  bouffonne  el  toutes  les  ressources  dont  il  amusail  son 
maitre,  n'avait  pas  sur  luiautant  d'ascendant  que  les  chats 
dont  il  etail  toujours  entoure.  C'etait  la  le  veritable  cerclc 
d'amis  qui  charmaient  ses  heures  de  loisir.  C'etait  dans  son 
cabinet,  entoure  de  matous,  dc  chatles  el  de  pctits  dials 
de  toutes  les  dimensions  et  de  loules  les  cspeccs,  qu'il  pas- 
sail  ses  heures  de  delassemeni  cl  de  bien-etre.  II  pardon- 
nail  tout  a  ces  favoris.  Les  uns  montaient  sur  son  epaulc, 
les  autres  s'accrocliaient  li  sa  bareltc,  les  plus  hardis 
jouaient  avcc  sa  moustache ;  les  plus  Sges,  assis  sur  les 
coussins,  prenaienl  des  poses  de  sultan.  Cette  menagerie 
de  chats  etail  I'objct  des  plus  grands  soins.  Une  des  clauses 
teslamenlaires  du  cardinal  leur  Icgua  une  pension  ;  et  un 
critique  niinuticux  de  I'epoque  suppule  qu'on  leur  adressa, 
pendant  la  vie  du  cardinal,  la  somme  de  deux  cent  qua- 
rante-deux  sonnets  et  elegies. 

L'amour,  souvent  malheureux,  de  Richelieu  pour  la 
litlerature  a  proteg^  sa  memoire.  11  manquait  de  gout;  il 
etail  quelquefois  jaloux  des  talents  superieurs,  mais  il  avail 
pour  la  poesie  et  pour  I'eloquence  un  veritable  penchant. 
Sa  prose  est  un  peu  espagnole,  pompeuse,  redondante, 
emphatique  et  trop  subtile.  II  y  a  de  la  s6cheres,ve  et  dc 
roslentatiou  dans  ses  vers,  quiii'ailleurs,  pour  la  phiparl, 
ne  lui  apparticnneul  pas  en  propre. 

Quant  i  son  influence  sur  la  France  opprimcc ,  cl  ce- 
pcndanl ennoblie  et  agrandie  par  lui,  clle  se  resume  dans 
Ics  \ers  suivants  d'un  poete  de  ses  amis  : 

tl)  Ih'tvirc  tic  Froncc  sous  Ic  r^ans  de  Louis  X'JI. 


ANECDOTES   UU   TEMl'S   PllEStliST. 


i3n 


Vous  vouloi  mon  avis  sur  ce  grand  lardlnsl  i 
Mais,  mon  cher,  )e  n'en  diral  rlcn. 


II  Li's  fall  Imp  (tc  litcu  pour  eu  dire  Ju  nial ; 
II  m'a  rail  irop  ie  oial  poor  en  ilirc  ilu  bir'i. 


ANECDOTES  DU  TE^IPS  PRESENT. 


CHROMOrES  DE  LniVER DE  1845. 


L'ouragan  dc  ncigf. 

T.'or.isc  dcs  Higldands.  —  Le  Chiifloplic  Colnmli  du  |»iiil  Sainl-Michcl. 

Lc  Bhin  golf.— La  luuve  de  la  Fl^^l■l-^'uirc. 

finondalion  en  Cliiiic.  -  L'liivfr   cii  Algcric. 


I.'0TiaAOAIT  DE   MEIGE. 

Les  lcm|ic(cs  i)e  neige  en  Anglclon-c.  cl  en  Fiance ,  sont 
rarcnieiil  aiissi  Jnngcrciiscs,  nous  [Miurriiin';  |)resf|iie  dire 
aussi  majcsliicuse'jque  ccUcs  dcs  pays  de  moiilagnes.  Anssi 
CCS  |)hi;iionienes  no  fonl-ils  pas  sur  nous  une  improssion 
aussi  Vive  que  sur  les  monlagnards  ccossais  el  sur  les  lia- 
lilanls  des  Alpcs ;  nous  ne  pourrions,  en  cffct,  nous  former 
une  idee  de  ce  qu'ellespeiiveul  elre,  a  moins  de  lire  les 
descriplions  des  tempeles  les  plus  remarquables  de  celle 
cspece  dont  ces  pays  onl  elc  le  ihealrc. 

Les  bergers  ecossais  ont  conserve  de  pere  en  fils  la  Ira- 
dilion  des  malheurs  des  «  trcize  jours  de  tourbillons  de 
neige  »  ( lliirtecn  drifty  days),  nom  donne  a  une  epoque  de 
I'an  1660,  ou  une  affreuse  lempele  de  neige  aflligea  I'E- 
cosse;  et  Ton  dil  que,  memo  de  nos  jours,  quand  par  nno 
soiree  orageuse  d'hiver^  on  parle  a  un  vicus  Ijcrger  de 
celle  cpoque  desaslrcuse,  il  manque  raremenl  d'lilre  frappc 
d'une  lerreur  religieuse,  ct  que  souvent  il  lombe  .i  genoux 
devant  I'Elrc  loul-puissant  qui  peul  seul  dOlourncr  une 
telle calamilc.  I'endant  ircize  jours  el  Ireize  nulls,  des  lor- 
renls  de  neige  lourbillonnante  tomberenl  sans  inlerrup- 
tion;  et  la  lerrc  elant  deja  rouvcrle  de  neige  golce  avanl 
le  commencement,  les  moutons  fureut  piivos  de  nourri- 
lure  pendant  lout  ce  temps.  Les  bergers  eurent  le  chagrin 
de  voir  leurs  mallicurcux  Iroupcaus  perir  pardegres  sans 
pouvoir  preserver  les  pauvrcs  betes  du  froid  ni  do  la  faini 


V<  rs  lerln^iiilemc  jour,  les  plus  jeuiics  mouloiis  lombejent 
dans  le  sommeil  et  lengourdissemenl,  et  gcneralcnieni,  en 
cpielques  heurcs,  la  niort  succedaita  eel  i3lal ;  ou  s'ils  elaicnt 
exposes  a  un  vent  penetrant,  ilsctaient  quelquefois  prives 
de  la  vie  aussilol  que  la  lorpeur  commencait.  l.e  dixicme 
jour,  un  si  grand  nombre  dc  moutons  avaicnt  peri,  que  les 
bergers  commencerent  a  elever  une  grande  muraillc  se- 
mi-circulaireavec  les  corps  geles  des  niorls,  pourdouner 
une  espece  d'abri  aux  moutons  qui  n'avaicut  pas  encore 
succombe.  Mais  ces  pauvres  beles  commencaiciil  di'ja  a  taut 
soufli-j-  de  la  Ijminc.  qu'ellcs  so  mangeaicnl  la  laine  les 
unes  aux  autres. 

Le  Ireizieme  jour,  quand  la  neige  cessa,  dans  beau- 
coup  de  fermes  il  ne  reslait  pas  un  soul  moulon  en  vie. 
Desmurailles  informes  de  moutons  morts  enlourant  d'au- 
tres  moutons  egalcment  morts  etaienl  trop  souvent  Ic 
spectacle  qui  frappait  la  vue  des  bergers  et  des  fermiers 
mines.  Dans  les  fermes  situees  dans  les  vallees,  au  milieu 
des  montagnes,  beaucoup  de  moutons  survecurent  a  la  Icin- 
pete,  mais  ils  en  avaient  soufferl  si  grievement,  que  Ires- 
pcu  se  retablirent  ensuite.  On  calcule  que  les  neuf  dixicme  j 
dcs  moutons  du  sud  de  I'Ecosse  perirent  dans  celte  cala- 
milc. Dans  le  district  pastoral  d'Eskdale-Muir,  sur  vingl 
mille  betes  a  laine,  on  ne  sauva  que  quarante  jeunes  mou- 
tons et  cinq  vieilles  brebis.  Plusieurs  fermes  furent  tellc- 
menl  ruinees,  qu'elles  ne  trouverent  pas  de  fermiers  et  fu- 
rent sans  rapport  pendant  plusieurs  annees. 

Environ  soixanle  on  soixante-dix  ans  apres  cet  evenc- 
ment,  un  seul  jour  de  neige  fut  si  violent,  que  plus  de 
vingl  mille  moulons  el  quelques-unsdes  bergers  y  perirent. 
On  a  raconli?,  relativcment  a  celte  tempete,  une  anecdolc 
qui  nionlre  avec  quelle  grande  attention  les  bergers  ccos- 
sais etudient  les  apparcnces  du  ciel.  Le  jour  en  question 
clait  le  27  mars  :  c'elail  un  lundi,  et  Ton  avail  remarqu4 
que  la  journee  precedcule  elait  singulierement  cliaude. 
Quelques  paysans  renlrerentchez  eux  le  dimanclie  soir,  ct, 
revcnanl  dc  I'eglise  de  Yarrow,  ils  virenl  un  berger  qui 
avail  rassemble  tous  scs  moutons  h  r  Jlc  il'iin  bois.  Le  ijcm- 


no 


ANECDOTES 


nnlssiint  iiom-  un  honimc  I'oli-h'iix,  cl  snch.iiit  .ni'il  n'nvQit 
pus  riiabiaulo  do  rosscniMcr  niiisi  son  (roiippnu  Ic  jour  .In 
eabjjnl,  iU  lui  en  dcm.ind6rent  la  raison,  ct  il  rcpondil  qu'il 
avnit  remarqiie  dans  le  ciel  certains  signcs  qui  lui  annon- 
9aient  rapiiroclio  d'uno  IcmpOte  de  ncigo.  Tous  les  villa- 
geoi?  <io  moqneri'nt  do  lui,  mais  11  supporta  Icur  plaisantc- 
.ricavcc  doucour,  cl  contimia  il  pouvvoir  au  salul  do  sp; 


liftes.  La  fatalc  tcmpete  cut  lieu  lo  londcmnin,  et  cc  ber- 
pci-  ful  le  scul  da  voisiuago  qui  saiiva  lous  ses  mouions 
^ous  rcmarquerons,  au  sujcl  dc  semllaliles  observations 
du  (eraps,  qu'ellcs  sont  d'uno  Brando  ulililo,  taut  qu'cllcs 
sont  renrcrmees  dans  des  lornes  convcnablcs.  Les  per- 
sonnes  qui  ont  uno  confianrc  onliero  dans  les  almanachs 
qui  prediscnt  le  lenips,  ct  daiis  les  presages  cl  prouoslics 


l^'-r^^^- 


|)0|inIaires  si  abondants,  sont  exposees  a  se  trompcr  et  ii 
louiber  IVequcmment  dans  I'erreur ;  mais  ccux  qui  preten- 
di'ut  mcpriscr  I'expcrience  des  humbles  obscrvateurs,  et 
appuientseulement  surla  ihcorie  les  regies  qui  les  guiJent 
pour  prevoir  le  temps,  lombeut  dans  unc  errcur  au  moins 
aussi  grandeen  sens  inverse. 

La  tempeln  dc  ncige  la  plus  violcnte  qui  ait  jamais  af- 
flige  I'Ecosse  ful  celle  qui  arrivale24  Janvier  1794.  Elle 
fut  aussi  extraordinaire  par  rapport  a  I'enorme  epaisseur 
de  ncige  qui  i'accumula  en  quelqucs  beurcs,  que  par  les 
dcsastres  qu'elle  produisit.  M.  Hogg,  si  bien  eonnu  sous  le 
Bom  (le  «  bcrger  d'Etlrick,  »  ctait  jcune  alors,  et  cut  a 
souffrir  de  ses  effcts.  Dans  I'hivcr  de  sa  vie,  il  en  a  ecril 
une  description  fidclc,  et  ce  que  nous  en  empruntons 
suflira  pour  donner  une  idee  exacte  de  cctte  lempete  rc- 
niarquable. 

M.  Iliigget  quelqucs-unsde  ses  amis  avaient  forme  entre 
cux  une  especc  de  socicle  lilteraire  pour  lire  ct  jugcr  des 
cssais  etautres  articles,  lis  claient  tous  bergcrs;  ils  avaient 
rhabitude  de  se  rasscmbler  les  uns  cliez  les  aulres,  ct 
quelquefois  ils  y  restaient  loule  la  unit.  Le  .soir  en  ques- 
tion, nne  reunion  devait  avoir  lieu  a  Auchlorlrony,  cndroil 
cloigne  de  la  residence  de  Hogg  de  vingl  milles,  a  travcrs 
un  pays  rude  et  accidenlc.  II  avail  ecril,  dit-il,  un  cssai 
lirCdant  et  exalte ;  il  I'avait  en  poche  ct  partil  pour  allcr 
trouver  ses  amis.  En  route,  il  crut  rcmarquer  les  synip- 
tumes  dc  I'approche  d'une  lempete  d'une  especc  non  com- 
mune. II  y  avail  un  calmc  plat,  il  neigcait  legercmenl,  ct 
les  collines  eloignees  prcsenlaient  une  opparcncc  cxlraor- 
diuairc.  II  songcait  au  Iroupeau  de  mouions  ((u'il  avail  lia- 


biluellement  sous  sa  surveillance,  mais  conOe  en  ce  mo- 
ment aux  soins  d'un  autre,  et  il  commenca  ii  pcuscr  qu'il 
scrail  prudent  dc  revenir  sur  ses  pas.  Apres  un  long  com- 
bat cnlre  son  inclination  et  le  senlimcnl  de  son  devoir,  il 
se  decida,  le  ceeur  gros,  ft  s'en  rctourner,  et  se  dirigca 
vers  la  maison.  En  route,  il  passa  cliez  un  vieux  parent 
qui  lui  dit  que  les  apparences  aunoncaienl  une  lempete  de 
neige  pour  la  null,  el  qu'il  lui  conscillail  de  se  rendre  a  la 
maison  en  loule  bate.  El  le  viciUard  ajoula,  pour  scrvir  de 
guide  a  Hogg,  dans  le  choix  du  lieu  oil  ses  mouions  se- 
raienl  le  mieux  a  I'abri,  que  si,  en  route,  il  voyait  une 
cdaircie  daus  le  brouillard,  il  pourrail  en  conclure  que 
I'orage  viendrail  de  cc  colc-lii.  Ccpciidanl  Hogg  ne  vil  point 
d'ouverlurc  dans  le  brouillard  ;  il  arriva  a  la  maison,  el  se 
coucba  dans  rinlcntion  de  so  lover  de  tres-bonne  heure, 
alio  de  cbcrclier  un  lieu  de  refuge  pour  ses  mouions. 

Au  moment  oil  il  sc  mcllail  au  lit,  il  obscrva  un  point 
lumineux  du  cole  du  nord,  cl  sc  rappcia  le  conscil  de  son 
jiarcnt,maisilpcnsa  qu'il  n'y  avail  pas  urgenccd'agir  imme- 
dialemont.  Sur  les  deux  beurcs  du  malin,  I'orage  commenca 
d'une  maniere  si  soudainc  el  avec  une  telle  furie,  qu'il 
sorlil  du  lit  en  sursaul,  el,  en  meltant  Ic  bras  dehors,  la 
neige  qui  lombait  en  tourbillons  ctait  si  epaissc,  que  sans 
la  violence  du  vent,  il  lui  aurail  scmble  qu'il  cnfoncait  le 
bras  dans  un  las  de  neige.  II  couchail  dans  un  bailment 
cxli'ricur  cloigne  d'environ  vingl  pasde  I'habilalion;  el  en 
descendant,  il  so  Irouva  bloqne  par  la  noise  qui  s'elevait 
aussi  haul  que  les  mnrs  do  sa  denicurc.  II  cut  beaucoun  de 
peine  a  atleindre  la  maison  principale.  et  trouva  lous  les 
habilanls  dans  un  grand  cffroi,  Tous  cHaicnt  dans  la  plus 


DU    TEMTS  PnlJSENT. 


t-il 


prnnde  inquicluJcsurle  soi-tdcsnioutcns  f|ni  n]i]i,ulcnaiciit 
i\  In  fiM-mc  :  il  y  avail  liuit  cciUs  do  ces  paiivrcs  onimaus 
siir  uno  coUinc  Ires-exposoe,  ct  i  une  granJe  dislance  dcs 
lialiilalions. 

lis  dcjcunercnt  a  la  hato ,  Orent  en  commun  une 
courte  mais  fervcnte  priere  pnur  le  salut  do  tous,  et  Ics 
linmmes  pai-tircnl  pour  luur  dangereuse  cxpedilion,  apres 
avoir  rcmpli  Icurs  poclies  de  pain  ct  de  fromagc,  avoir 
cousii  Icur  plaid  aulour  de  Icur  corps,  avoir  allaclie 
Icurs  cliapeaux  ct  s'etre  munis  de  longs  JjSlons. 

Dcs  qu'ils  fiirent  dehors,  deux  lieurcs  avant  Ic  jour,  ils 
Irouvcrmt  I'ohseurilc  si  prolnjide,  (|u'ils  nopurcnlavancer 
(|u'a  latons.  Quelqnefois  ils  avaicnl  a  traverser  dcs  masses 
lie  ncigc;  d'aulres  I'uis  il  Icur  fallait  les  francliir  en  rou- 
Iinl  ou  en  les  escaladant;  ct  la  violence  dn  veni  el  dcs 
liiurliillons  clail  Idle,  qu'ils  iHaicnl  oliligcs,  tfuites  les 
Irois  ou  (|uatrc  minutes,  de  baisser  la  tele  pour  rcprcndre 
lialeiiie.  Ils  avaieiit  ,i  coml>allre  des  rtinicuUcs  si  graiidcs. 
i|u'ils  niircnt  deux  hcures  a  parcourir  une  distance  de  cent 
ciiKiuanlc  tniscs. 

(Juandle  jour  commenca  a  paraitre,  il  leur  fut  possible 
d'avanccr  iin  pen  pins  vile;  I'un  d'eux  prenail  la  tele,  et 
les  aulrcs  le  suivaienl  dc  pres.  11  etait  impossible  de  mar- 
cher a  la  Icle  pendant  plus  dc  Irois  ou  quaire  minutes  a  la 
biis,  ii  cause  diivcnl  piqunnl  qui  Icur  soufllail  conslammeul 
dans  la  figure,  liii  pen  de  lemps,  I'un  d'eux  qui  les  gui- 
daifet  Ics  avail,  sans  le  savoir,  cgarcs,  lul  rclevo  par  eux 
dans  un  dlat  voisin  de  I'insensibilite ;  et  bicnlot  apres, 
M.  Ilngg  lomba  an  fond  dun  ]irecipice,  et  tut  presquo 
cnliercmciit  cnscveli  dans  la  ncige. 

Apres  dcs  efforts  et  des  peines  inoules,  ils  parvinrent 
cnOn  a  I'un  des  Iroupeaux.  Les  moutons  etaicnt  deboul, 
presses  Ics  uns  conire  Ics  aulrcs,  en  une  masse compacle; 
la  jdnparl  etaicnt  rccouvcrls  dc  dix  picds  de  neige,  et 
Ics  aulrcs  avaient  cte  pousscs  sur  le  montant  d'une  col- 
liiie.  On  cut  quelque  difficulle  ;i  debarrasser  ceux  qui 
etaicnt  an  dehors,  et  Ics  bergcrs  furcnt  agreablemcnt 
surpris  de  voir  que  Ics  aulrcs  purcnt  sorlir  facilcmenl  de 
di'ssous  la  neige  (|ui  s'olait  consolidee  en  croule  au-dessus 
d'eux.  51.  Hogg,  quillant  les  autres  bergcrs,  se  dirigca  plus 
loin  vers  un  cndroil  ou  Ion  avail laisse  un  autre  troupeau. 
11  vint  a  bout  d'ca  debarrasser  la  moilie  et  de  les  mellre 
en  lieu  de  snrcl:!' ;  apres  qnoi  il  se  hala  de  retourner  a  la 
niaisoM,  en  eherclianl  son  chemin  li  talons  le  niieux  qu'jl 
put,  car  liien  q\ril  fit  encore  jour,  il  elnit  impos^^iblc  de 
voir  a  dix  toiscs  autour  de  soi ;  et  dans  les  vallnns  la  neige 
elait  si  epaissc,  qu'elle  couvrait  meme  la  cime  desarl;cs 
les  plus  (ilcves.  De  jour  en  jour  les  bergers  sorlaient 
ensemble  jnsqu'.i  ce  qu'ils  eussent  reuni  a  la  lerme 
tons  les  moutons  morts  ou  vivants;  ils  en  tronverent 
la  plupart  ensevclis  sous  une  epaisscur  de  neige  de  six 
ii  dis  picds.  lis  etaicnt  tous  vivants  quand  ils  furent  rc- 
troHves,  mais  il  en  mourul  un  grand  nonibre  pen  de  temps 
a|ires. 

Dans  cclte  null  de  neige  el  de  tcmpele,  dix-sept  bergers 
pcrdirenl  la  vie  dans  le  sud  de  I'Ecosse,  et  plus  de  trente 
fiircnl  rdrouves  el  porlcs  chez  eux  dans  un  elat  d'insensi- 
bililc.  Un  fermier  perdit  qualorze  cent  quarante  moutons, 
Cl  pliisicurs  aulrcs  en  pcrdirenl  cliacun  de  quaire  cents  a 
six  cents.  Dans  quclqucs  endroils,  des  Iroupeaux  ejiticrs 
finciil  ciigloulis  sous  la  neige,  et  personne  ne  sul  ce  qu'ils 
C'laicnt  dcverius,  jusqu'au  moment  oii  la  neige,  venant  n 
fundrc,  lai>sa  b;urs  corps  ii  decouvcrt.  II  y  en  cut  dcs  ccn- 


laines  d'cniralnds  par  les  tnondations,  dans  Ics  ruisseatix 
ct  dans  les  lacs,  cl  ensuite  emporles  par  la  debacle  ;  dc 
sorte  que  leurs  propriclaircs  no  les  revircnl  plus  el  ne  Ics 
relrouverent  jamais. 

A  un  endroit  oii  plusicurs  courants  se  jettent  dans  le 
Sohvay-Frilh,  ou  bras  de  incr  de  Solway,  il  y  a  une  espcce 
de  bas-fond  nomme  Bancs  de  I'Esk  (Bedsof  Esk),  oiila  mareo 
jelle  ct  laisse  .i  sec  tout  ce  que  les  couranls  y  emportent. 
(Juand  I'inondalion  qui  snivit  ces  grandes  neiges  sc  fut 
ecoulee,  on  trouva  sur  ces  bancs  les  corps  de  deux  homines, 
une  fcmme,  quaranle-cinq  chiens,  trois  chevaui,  neuf 
betes  a  cornes,  cent  quatre-vingts  lievrcs  ct  dix-huit  cent 
quarante  moutons. 

L'Ecosse  est  souvent  nfdigee  par  des  tempeles  de  neige 
Ires-desaslreuses,  maisipii  ne  sonlpnscomparablos  ,i  cclles 
donl  nous  venons  de  parlcr.  M.  Hogg  fail  un  rccit  Ires- 
inleressant  de  la  maniere  donl  Ics  habitants  se  resignenl  a 
cescalamitcs. 

11  Ce  qui  ne  contribuc  pas  peu,  dil-il ,  a  la  fortitude 
el  a  la  resignation  religieuse  qui  distingue  le  bergcr  ccos- 
sais,  c'esl  la  pcnsee  qui  se  grave  nalurcllcment  tous  les 
jinu-s  dans  son  espril,  que  son  bonheur  el  son  aisance  sont 
enlieremenl  entre  les  mains  de  celui  qui  gouverne  les 
elements.  Je  ne  connais  pasdc  spectacle  plus  loucbant  que 
celui  d'une  famillc  rcnfcrmee  dans  un  vallon  solitaire,  an 
moment  d'un  oragc  en  liivcr.  El  oil  est  la  vallee  du  royaume 
qui  n'ait  pas  une  habitation  de  celte  espece?  La  ils  sont 
abandonncs  a  la  prolcclion  du  cicl  ;  ils  le  savent  el  ils  le 
senlent.  An  milieu  des  tourmentcs  des  elements  el  des 
cruclles  vicissitudes  de  la  nature,  ils  savcnl  qu'il  n'esl  au- 
cun  seconrs  a  esperer  de  I'homme  ;  mais  ils  s'altendent  ii  le 
rccevoir  sculcmcnl  du  Tout-Puissant.  Avant  dese  livrerau 
repos,  le  berger  ne  manque  jamais  de  sorlir  pour  exami- 
ner I'etal  de  I'almosphere,  ct  il  revienl  en  rcndre  compte  a 
la  famille  )dacee  sous  sa  protection.  II  ne  voil  ricn  que  Ic 
combat  dcs  clemenis  et  la  fnrcur  de  I'oi'age!  Tous  alors 
s'agenonillent  aulour  de  lui,  II  Ics  recommande  ii  la  pro- 
lcclion du  cicl,  et  quoique  les  rugissemenis  de  la  tcm- 
pele couvrent  leur  faible  voix,  el  qu'ils  puissenl  a  peine  en- 
tendre eux-memes  Ihymne  qu'ils  adressenl  au  Seigneur, 
ils  ne  manquenl  jamais,  en  se  levant  apres  leurs  devotions, 
de  scnlir  leur  .ime  raffennie,  leurs  esprits  reprcnnent 
toule  leur  serenite,  la  confiance  leur  est  rendue,  et"ils  s'ii- 
handonnentau  sommeil,  I'iinie  rcmplie  d'une  douce  exalta- 
tion et  de  cette  paix  ii  laiiuelle  Ics  rois  cl  les  conqucranls 
sont  etrangcrs.  n 


I.'ORACZ  SES  HIGHI.AIIDS. 

De  toulcs  les  villes  du  monde,  aucune  n'esl  plus  er- 
posee  nux  effels  deslrucleurs  de  ecs  tempeles  glacees  que 
Tamnntonl,  dans  les  Highlands  (-1). 

Elle  est  comme  encaissee  et  perdue  entre  de  hautes 
monlagnes,  d'oii  les  torrents  se  precipitenl  et  s'enlas- 
scnt  sur  ses  fragiles  edifices,  cent  fois  dctruits  par  I.T 
violence  des  avabnchcs,  toujours  reconslruits  par  leurs 
habitants  obslincs.  Les  regions  mcridionales,  avcc  leurs 
tonncrres  el  leurs  volcans,  ne  pcuvent  domier  I'idce  dc 

I,*)  Terra  Arj'(/ts, montane?,  var  oji^iosllion  '*hw  tanrfj,  Icircs  bjfses 


1i2 


rp  (luo  la  nature  rciiiiit  dc  tcrrcnrs  eiihlimcs  ct  fiinohrcs, 
fiu.ind  dos  i\'^'ions  fmiilcs,  lin-issccs  do  monts  el  voisincs 
lie  la  mer,  sonl  le  llicatrc  que  scs  convulsions  ebrnnlcnt. 
C'cst,  nil  soin  de  la  nuit,  une  ncige  elilouissante  qui, 
tombant  en  masses  cpaisscs  et  oliliqucs,  mennce  dc  tout 
cngloutir;  c'est  le  vent  qui,  arrOle  dans  sa,  course  par  les 
immcnws  forrts  do  Head  o'  Dee,  les  pics  de  Urantown 
ct  les  anrracluosiles  de  Glen-Aven,  siflle  ct  hurle  comme 
si  toulcs  les  Ics'""*  inreriialcs  avaiciit  ronipn  leur  ban. 
Los  bruits  qui  acronqiaqucnt  cc  doluge  dc  neii^e  et  ccltc 
rcvollo  dns  vents  nc  sont  pas  moins  epoiivantables.  La 
foudrc  gronderait  snr  voire  tele,  vous  ne  renlcndriez 
pas,  lant  les  miUe  cataractes  qui  vous  cntourent,  les  col- 
jincs.  dont  les  cchus  mugisscnt  ;i  la  fois,  I'Oceau  lointain 
qui  bruit,  ct  les  arbrcs  qui  se  briscnt,  et  les  rocs  qui  se 
dct.iclicut  ct  se  fracassent  en  tombant,  se  niclenl  dans  un 
liorrib'.e  lumulte.  Tamantoul  n'est  accessible  que  par  des 
Rentiers  ou  gorges  ciroites,  lombeaux  des  voyageurs  qui 
s'y  engagent  par  un  inauvais  temps.  En  1812,  on  trouva 
dens  ciiurriers  de  la  poste  cteudus  morts  dans  une  de  cc< 
avenues,  que  la  neige  comble  et  obstrue  en  pen  de  temps. 
A  vingt  pas  dc  la  ville,  vous  peririez  sans  sccours.  La 
neige  vous  aveugle,  voire  langue  se  glace,  vos  pieds  s'ar- 
relent;  quclqucs  minulcs  sufliscnl  pour  cnsevelir  le  mal- 
lieureux  que  son  imprudence  ou  son  inexperience  a  portc 
a  braver  colle  guerre  acharnce  que  les  elements  livrcnt  a 
la  vie  de  Ihommc. 

Par  un  caprice  qui  caractirise  nssez  bien  la  Mzarreiie 
luimaine,  cette  bourgado,  qui  s'bonore  du  nnm  de  ville, 
est,  pendant  les  mois  d'liiver,  un  lieu  de  fete  perpeluclle. 
Vous  dies  siir  d'y  Irouver  les  montagnards  des  clans  les 
plus  sauvages,  les  jeunes  laboureurs  des  basses  terrcs,  les 
jetines  lassies  {\)  qu'un  procbain  mariage  amcne  a  ce 
rendez-vous.  On  y  boil,  on  y  fume,  on  y  danse,  on  s'y  que- 
relle;  c'est  un  bal  de  chaquc  j'lur,  une  bacclianalo  doLit 
toutes  les  scenes  sont  loin  d'oll'rir  un  spectacle  elegant  ct 
classique.  Les  plus  mauvais  sujcls  de  I'Ecossc  ariluenl  dans 
ce  petit  endroit  :  vicux  soldals,  fermiers  ruines,  maqui- 
gnons  qui  cberclicnl  fortune,  minislres  de  I'Evangile  cbas- 
ses  de  leur  presbytcre  par  decision  des  anciens,  buveurs, 
joueurs,  chasseurs,  conlrebandiers,  banquerouliers,  gons 
sans  aveu,  population  piltoresque  et  dangercuse  qui  rccide 
devant  une  civilisation  perfectionnee,  et  se  plait  a  vcnir 
Irouver  dans  la  prison  joyeuse  de  Tamantoul  la  liberie, 
qn'elle  pousse  jusqu'a  la  licence,  et  de  rusliques  plaisirs, 
qu'elle  achele  a  bas  prix.  Les  mauvais  sujels  se  donnent 
souvcnl  rcudez-vous  a  ces  fetes,  qui  sont,  il  est  vrai,  en 
assez  mauvaise  rcpulalion  aupres  des  gens  pieux  el  graves, 
et  que  riionnete  fermier  calvinisle  recommande  bien  a  son 
fds  d'cviler  soigneusement. 

Au  mois  de  fcvrier  18'i5,  une  tempcle  si  violcnte  vint 
Eurprendre  les  habitants  de  Tamantoul  el  leurs  holes,  que 
les  oris  des  buveurs,  les  sons  du  bag-five  ecossais  (2)  ct 
los  sauts  cadences  du  slrathspey  (3)  s'inlerrompirenl  tout 
li  coup.  Peu  s'en  fallul  que  loule  la  nation  irreguliere  que 
rcnfermait  ectle  enceinte  de  rocliers  ne  demeurat  englnutie 
sous  cent  pieds  de  ncige.  Une  tournee  dans  les  Highlands, 
voyage  qui,  pour  les  coclineys  de  Londres,  est  aussi  neces- 
sairc  que  le  voyage  d'lirmcuonville  pour  les  Parisicns, 


(1)  l.ais,  lassk.  jcnnc  lille  :  t'c  t  iia  iliiiiiiiuiirerossais. 

{■2.  (iiirncmii^p. 

iT;  Cciiilrnliu^r  iliiiil  li'S  ligur. s  sum  Urs  (om|ili(ni('CS. 


ANEt^DOTBS 

m'avait  conJuh  i\  Tamantoul,  d'oi\  jo  cnmptais  partir  nv.nt 


la  nuit,  mais  ou  cet  orage  me  forca  de  m'arrcter.  (,;iii'lle 
que  lilt  riiorrenr  du  spectacle,  et  malgrc  le  peril  reel  que 
nous  courions,  ce  qui  a  surtoul  iixc  dans  ma  memnire  Ic 
souvenir  de  cello  nuit  oragciise,  c'est  un  evenement  ira- 
giquc  auquel  la  fete  de  Tamantoul  servil  de  prelude,  ct 
dont  toutes  les  scenes  qui  se  sont  passecs  devant  moi  sont 
encore  presentes  a  mon  esprit.  Lewis  Mackensie,  soldal  de 
rarmec  ecossaise,  le  plus  bel  hommc  pcut-i'lre  qui  ail  ja- 
mais foule  la  bruyere  des  monlngnes  de  sou  pays,  faisait 
parlie  de  celle  assemblee  joyeuse  et  turbiilenle.  C'etail, 
m'a-l-nn  dit,  un  fort  brave  soblal;  mais  la  renommee  lui 
atlribuail  plus  d'un  mauvais  lour. 

l)e  Dumfries  a  Ediinbouig  ,  Lewis  Mackenzie  n'elail 
connu  (lue  sous  le  nom  de  Glibby  Glelgcr  (I),  .sobriqurl 
singulicr,  qui,  dans  le  palois  d'F.eosse,  a  une  siguificalioii 
tres-ironique  el  Ires-expressive. 

Lewis  valait  apparemmenl  beaucoup  mieux  que  .sa  ri  ■ 
[lulalion  ;  une  jeune  Dlle  des  moutagnesv  Mary  Craddncli. 
till  avail  inspire  un  allaehement  sincere,  et  il  allail  1  e- 
ponscr.  Mary,  que  j'ai  vue  dans  ec  bal  ruslique,  n'elail  pa-; 
regulieremenl  belle  :  il  y  avail  de  laine  dans  ses  trails,  de 
la  gr.lce  dans  sa  demarche,  de  la  langueur  dans  son  regard. 
Le  rapitaine  du  regiment  oil  servait  Lewis  la  deniaiidait 
aussi  en  mariage :  mais  MaryCraddork  profcrait  Mackenzie  ; 
ct  la  rivalilc  qui  existait  cnire  les  deux  militaires  avail 
crlate  plus  d'une  fois  avec  une  vivacile  que  la  discipline  et  ■ 
la  regularite  du  service  n'avaient  pu  etoiifrer.  La  jeuun  ■ 
fille,  qui  demeurail  li  deux  lieues  de  Tamantoul,  dans  les 
monlagncs,  elait  venue  au  bal  de  cette  ville  avec  sa  graiid'- 
mere,  el  die  avail  danse  plusieurs  stralhspeys  avec  Lewis, 
quand  le  capilaine  lui  offrit  d'etre  son  parlenaire  pour 
la  danse  procbaine,  et,  sur  le  refus  dc  Mary,  laissa  echap- 
per  quelipies  paroles  aussi  iiijurieuses  pour  die  que  pour 
sou  liancc.  Une  querelle  violcnte  commenca  ;  cl  bientut  Ic 
capilaine,  arnie  de  son  autorite  mililaire,  ordonna  an  soldal 
dc  quitler  la  sallc  et  de  garder  les  arrets.  Lewis  se  retiia, 
la  rage  dans  le  ceeur.  Aussilot  apres  cette  scene,  Mary, 
loule  en  pleurs,  et  sa  grand'mere,  effrayee,  rcprireiit 
seule>  la  route  de  leur  habitation. 

La  tempcle  n'avait  pas  encore  commence  quand  dies 
qiiiltcrcnt  Tamantoul;  mais  un  quart  d'lieurc  aprcs  leur 
depart,  les  premiers  llocons  de  ncige  lourbilloiinerent 
dans  I'air;  bientol  loule  ralmospberc  en  ful  assiegee  et 
remplie.  Qu'on  imagine  la  situation  de  ces  deux  malbcu-  " 
reuses  fcmmcs  surprises  par  ce  torrent  inevitable  qui  les 
ecrasait  et  les  etouffait,  saisies  par  cette  invincible  prison 
dc  glace,  s'cndormanl  sous  ce  froid  manleau  pour  nc  .s'e- 
veiller  jamais,  et  incapables  de  lulter  centre  la  mort  qui 
les  pre.ssail  de  toutes  parts  el  les  envahissail  lenlcmciit.  Le 
lendemain,  ce  fut  un  spectacle  horrible  et  louchanl,  qiiaiul 
une  partie  dc  la  neige  fut  fondue,  et  que  Ton  di'blaya  les 
senlicrs  qui  conduisent  li  Tamantoul,  dc  voir  la  pauvre 
jcnnc  fille  enveloppee  dans  le  plaid  (2)  do  sa  grand'mere, 
qui  la  pressait  forlemenl  sur  son  sein,  ct  qui  avail  inutilc- 
ment  es.saye  de  la  garanlir  dans  les  larges  draperies  du 
manleau.  La  jcune  fille,  loule  pale,  belle  encore,  elincdait 
de  gelce  sous  les  rayons  du  soldi,  et  sans  autre  indice  de 

(1)  Cos  paroles  ne  pciivnil  sc  irjiliiirc,  et  colics  qui  pourraicnl  leurcor- 
rcsiniiiOic  en  framjais  le  hrgueur  oHique)  n'ufficnl  (|u'un  sons  liilirulf . 

(2)  Jl.inioan  b.niolo qnr  Ion  iiorieen  Ecosso, oiiloni  i'u5:ist'»Vsl  iniro- 
diiil  on  t-'iiin  L'. 


DU   TEMr?   PRESENT. 


itinrl  que  SM  immolilitft  cITrayaiite  cl  cpl  cclot  funcslc. 
Vous  cussicz  dit  une  lleiir  de  prinlemps  dont  unc  nuit 
Iroidc  a  glace  la  sevc  sans  flcHrir  sa  bcaulc. 

On  dit  que  la  furenr  de  Lewis  Mackenzie,  lorsque  ce  fatal 
i'vencmcnt  poivint  jiisiiu'i  lui.  approcha  de  la  demence. 
Le  capitaiiie  ctait  nn  mcuilrier  aux  yeux  du  soldal;  11 
avail,  par  son  acte  arbitiviire  et  par  la  querelle  qu'il  avail 
suscitce,  cause  la  moit  de  Mary  et  de  sa  grand'mere,  et 
prive  Lewis  de  lout  cc  iiu'il  aimail  dans  le  monde. 

Le  brillanl  ct  gai  Mackenzie  disparut. 

Cone  flit  plus  qu'un  homnie  sombre,  absorbc  dans  le 
senlimcnt  Jc  sa  doulour  el  le  desir  de  la  vengeance.  Un 
mois  apres,  je  me  trouvais  a  Edimbourg  quand  les  sol- 
{lals  so  mulinci-ent  au  sujet  de  leur  paye,  et  personne  ne 
ful  clonne  d'apprendrc  quo  Lewis  ctait  a  la  tele  de  la 
revolte,  ct  que  le  capitaine  O'Giicn  (c'etail  le  nom  de 
son  rival)  avail  peri  dans  une  emcute  de  la  main  nienie 
dusoldat.  Mackenzie,  accuse  de  meurtre  snr  la  pei-sonne 
de  son  capitaine,  el  de  rebellion  a  main  armee,  ful  juge 
par  un  conseil  do  guerre,  et  condamne  a  mort. 

Le  prinlemps  ctait  do  rclour.  Les  links  d'Edimbourg  se 
couvrirenl  d'un  peuple  nombreux  des  le  matin  du  jour  ou 
Lewis  devail  etre  execute. 

Trnis  reginienls,  la  baionnette  au  bout  du  fusil,  sorlirenl 
de  la  ville  el  s'avancercnt  en  silence;  bienlot  on  entendit 
le  bruit  sourd  d'un  grand  tambour,  dont  la  percussion, 
relenlissant  a  de  longs  intervalles,  etail  voilcc  et  rcndue 
plus  lugubre  par  linlcrposilion  du  crepe  noir  qui  le  cou- 
vrait.  Un  ncgre  africain,  homnie  alhleliquc,  de  six  pieds 
dc  haul,  ct  le  plus  redoutable  boseur  de  son  lemps,  frap- 
pait  de  t'lUlc  sa  force  sur  eel  instrument  funebre.  A  voir 
la  violence  avcc  laquelle  il  assenait  ces  coups  intcrrompus, 
le  sourire  dc  ses  levrcs  el  fecial  dc  scs  ycux,  dont  le 
blanc  etincclait  sur  1  chene  de  son  visage,  vous  eussiez  dit 
qu'il  allait  a  une  fete,  et  que  la  mort  de  I'honime  blanc 
ctait  un  triomphe  pour  I'homme  noir. 

Lewis  ctait  generalement  aime  ;  quand  on  le  vil  marcher, 
comme  le  prescrit  la  loi  mililaire  du  pays,  derriere  son 
cercueil  que  portaienl  dcus  de  ses  camarades,  el  s'avanccr 
d'un  pas  ferme  ct  mesure,  I'ceil  Cxe  sur  le  gazon  de  celle 
terre  nalale  qui  allait  bicntol  disparnitre  a  jamais  sous  ses 
pas,  un  fremisscment  universel,  un  murmure  silencieu.t 
qui  semblail  se  commnniqucr  par  une  sympathie  elcc- 
trique,  vinl  agiler  celte  multitude. 

«  Cist  lull  c'cst  lull  I'auvre  garcon!  —  Puir  fal- 
low (1)1  »  repclaient  tout  has  mille  voix  de  femmes, 
vicilles,  jeuncs,  de  lout  age,  entourees  de  leurs  plaids, 
la  tete  couvcrte  de  leurs  capuchons  gris,  quelques-unes 
porlant  leurs  cnfanls  el  leurdonnant  le  sein. 

C'etail  chose  surprenante  el  remplie  d'emolion  que 
celte  douleur  geuerale  a  propos  d'un  pauvrc  soldal ,  que 
ce  ressenliment  populaire  si  profond,  mais  etouffe  par 
le  respect  des  lois;  que  I'expression  semblablc  de  toutcs 
ces  Ogures  de  femmes  ccossaises,  pales,  graves,  carac- 
tcrisees,  el  qu'un  beau  soleil  levant  cclairail.  Un  signe 
de  la  main  du  commandant  changea  la  forme  des  trois 
regiments;  le  tambour  cessa  de  ballre;  un  drapeau  s'a- 
baissa  lenlemenl;  les  troupes  se  rangerent  sur  Irois  ligncs 
cgalcs,  formanl  un  carre  dont  on  nurail  supprimc  un  cole. 
Le  cercueil  ful  npporle  et  place  au  centre.  Lewis  Mackenzie 
s'agenouilla  sur  le  cercueil. 

(IJ  I'ooT  fftliu: 


H5 

La  vie  cl  la  jeunesse  brillaient  sur  son  visage,  el  quand 
le  malheureux  jeune  homme  cut  defail  son  habit,  vous  au- 
riez  cru  qu'il  s'agissait  pour  lui  non  de  mourir  sous  les 
balles  de  ses  camarades,  mais  de  prendre  part  a  quelquo 
jcu  ruslique,  et  de  deployer  sans  entraves  la  male  vigucur 
donl  I'avait  doue  la  nature. 

On  entendil  quelqucs  gemissements  sorlir  dc  la  foulo 
cmue;  les  femmes  pleuraienl.  Ellcs  se  rappelaient  que, 
pour  sauver  un  enfant,  GUbby  Glcdgcr,  s'exposant  aux 
rigucurs  de  la  discipline,  s'etait  laisse  glisscr,  au  moyeii 
d'une  corde,  du  haul  de  la  ciladclle  sur  les  rochers  qui 
la  soutienuenl.  II  subissail  dans  toulc  son  horreur  le 
chaiimcnt  inexorable  de  la  justice  mililaire. 

11  lallail  voir  lojtes  ces  teles  el  lous  ces  regards  fixes,  ct 
la  slupcur  peinle  sur  lous  ces  trails.  Bienlot  le  triple  rang 
des  soldats,  forces  de  devenir  bourrcnux,  se  rcsserra  et  se 
rapprocha.  Lewis  se  leva,  atlacha  le  bandeau  sur  ses  yeux 
de  sa  propre  main,  s'agenouilla  de  nouvcau  sur  son  cer- 
cueil, joignit  les  mains,  pria. 

Six  balles  percerenl  son  cccur.  Mors ,  quel  cri  pro- 
fond  ,  douloureux,  lamentable,  impo.^siblc  ii  esprimcr 
ct  a  oublier,  relenlit  au  loin,  comme  si  celte  foule  n'a- 
vail  eu  qu'une  ame  et  n'avait  poussc  qu'un  gomisscment! 
Vous  eussiez  dit  que  chacun  des  assistants  perdait  un 
frere,  tant  ce  peuple  pieux,  severe  ct  ruslique,  a  con- 
serve un  profond  et  populaire  sentiment  de  nationa- 
lile,  tant  il  s'associail  inlimemenl  au  supplice  du  jeuno 
soldal.  Je  vis  son  vieux  pere.  invaliJe  aux  cheveux  blaiics, 
au  front  hale,  sorlir  de  la  foule  ct  aller  embrasser  son  fils 
mort  et  sanglanl.  Je  vis  la  mullitude  s'ecouler  lente  et 
muctte. 

El  le  soir  mcme,  toute  celte  cmolion  causce  par  la  mort 
du  soldal  avail  cede  aux  habitudes  communes  de  la  vie ; 
parmi  ces  femmes  qui  avaicnl  donmi  tant  dc  plcui-s  nu 
pauvre  Mackenzie,  pas  une  ne  songeait  A  lui. 

(Juaiil  ii  son  vieux  pere,  je  le  rcficontini  le  lendemaiu, 
ivre  comme  uu  monlagnard,  pour.suivi  par  une  troupe  d'cn- 
faiits ,  incapable  dc  se  soulcnir,  chancelanl  ii  Iravcrs  la 
place  du  marche,  repelanl  dans  .son  desespoir  el  begayanl 
dans  son  ivresse  le  nom  de  son  CIs.  C'cst  ainsi  que  I'homme 
est  fait.  • 


LE  CHRISTOPHE  COLOMB  OU  PONT  SAINT-MICHEL. 

La  rigucur  singulierede  I'hiver  de  18^3,  qui  a  qualrc 
fois  recommence,  a  donnc  lien  a  plus  d'un  cvcncmcnt  Ira- 
gique,  a  plus  d'une  catastrophe  violcnie,  el  au.ssi  a  quel- 
qucs bizarres  developpemenls  du  caraclcre  humain. 

On  saitcombien  d'aspecls  varies  offre,  pendant  le  prin- 
lemps et  I'ele,  le  cours  du  beau  lleuve  qui  traverse  Paris; 
une  double  ceinlure  de  quais  peuples  d'un  monde  de  pro- 
mencurs,  de  marchands,  de  chalands,  hordes  de  maisons, 
et  de  palais  de  lous  les  Sgcs  et  de  toutes  les  architectures, 
escorle  les  Dots  capricieux  de  la  Seine,  et  plus  dune  fois 
les  artistes  se  sonl  plu  a  r.  produire  ,  dans  des  esqui.sscs 
semblables  a  celles  que  nous  placons  ici,  la  physionomie 
animce  el  changeanle  de  la  riviere  parisienne. 

Elle  a  itc  reccmmcnt  le  the.iire  d'un  essai  de  navigation 
aussi  dangercux  qu'original. 


Hi  ANECDOTES   DU  TEMTS   I'UESEINT. 

Lc  joiinc  D...,  fils  d'uii  cntrcposcm- de  Bercy,  dejeiina,  I  dc  son  Sge,  dans  la  maisoii  dc  son  pere,  ct  paria  qn'il 
•vers  le  commencement  du  mois  de  Janvier,  avec  des  amis  |  desccndrait  la  Seine  jnsiin'ii  Passy,  perclic  sur  un  glai^nn 


do  son  chuix  Hi  sa  convcnance;  le  pari  fut  acccptc.  Sur 
un  large  et  cpais  gla^on  detachc  de  la  rive,  arme  d'un  avi- 
ron  fait  avec  une  douve  clouee  an  bout  d'un  baton,  il  s'est 
clance  en  pleine  riviere,  a  pris  le  01  de  I'eau,  et  a  navigue 
tres-tranquillement  jusqu'ii  la  pointede  la  Cite.  La,  frappe 
du  danger  qui  le  menacail  an  passage  des  ponts ,  il  vit 
qu'il  avail  risque  sa  vi&dans  une  entreprise  aussi  ptril- 
leuse  qu'inutile.  Sous  les  ponts  Notre-Dame  et  au  Change, 
le  llcuve  elait  dcvcnu  un  veritable  torrent.  Sous  le  pojit 


Sainl-Micliel  le  cours  estmoins  rapido,  mais  les  arc'ics  ,';out 
elroiles  etmal  disposocs.  Delibcrcr  longtcnips  einit  impos- 
sible. Le  glajon  qui  lui  servait  dc  navire  I'emportait  avec 
une  rapidite  foudroyanle.  Scs  amis,  places  sur  la  rive,  lc 
suivaient  de  I'reil;  et  il  elait  evident  que  sa  vie  depeudait 
de  la  s&rete  de  son  coup  d'oeil  et  de  son  adresse  II  n'hesiia 
pas.  se  dirigea  vers  le  pout  Saint-Michel,  passa  enlre  les 
glacons  qui  exrontraient  les  arches,  et  arriva  sain  et  sauf 
a  la  barricre  de  Passy.  Cclte  audace  qui  expose  sa  vie  pour 


alleindre  un  but  honorable  el  mile  nicrile  radiuir.ition  dp 
tons  lescCEurs,  de  Ions  les  esprils  bien  ncs.  Mais  puurquoi 
ce  deploiement  de  forces  perduos  et  de  sterile  danger,  qui 
lie  peut  pas  rapporter  de  gloire  a  cehii  qui  I'a  couru  ? 


IiE   BBIIt    GEI.E. 

Lc  grand  lIcuvc  qui  separe  et  fertilise  les  rives  de  Francj; 
et  d'.Mlcmagne,  le  Itbin,  que  I'hiver  atteint  si  rarcmcut,  a 


cliarrie  celle  annee  d'ennrnics  glicoiis.Qiiaiit  nu  NeliOr,  il 
gele  sur  divers  points;  on  pent  le  passer  a  pieil  sec  pres  dc 
INeckargemiiud,  et  la  plupart  des  torrents  qui  desccndent 
des  monlagnes  de  I'Alp  on  do  la  Forcl-Noire,  charrioni  de 
gros  glacons.  Les  quanlilos  de  neige  qui  sont  toniliees  d.ins 
ces  monies  montagnes  entravcnt  tonics  les  communica- 
tions; les  transports  des  comoslibles  et  des  marcliandises 
ne  pcuvent  plus  s'effecliicr  qu'ii  I'aidc  dc  traincanx ;  encore 
les  vivres  sont-ils  pour  la  plupart  impropros  a  la  consom- 
matiou  quand  ils  arrivent  aux  uiarchcs. 


Du  I'cslc,  nii'me  siir  Ics  griiiulos  routes,  il  faiil  six  ii  liuit 
clicvaux  pour  Irainer  unc  clinrfto  que  deux  clievaux  Toitu- 
rc raicut  facilomciU  en  temps  onlinairc.  Plusicurs  diligences 
nllemamlcs  out  verse.  Leconducteur  decellc  qui  va  d'Augs- 
Ijourg  ii  I'lm  n  du  requci'ir  trcize  villageois  pour  le  tirer 
dos  neigcs  cl  I'aider  a  conlinuer  sa  route.  La  diligence  qui 
fait  le  service  cntrc  Stncknsh  ct  Ulm  n'a  pu  davantage 
poursuivre  sa  route  avcc  son  altelagc  ordinaire. 

Vers  le  milieu  du  mois  de  Janvier,  une  louve  ct  den.'! 
louvctcaux  de  la  Forul-Noirc,  attires  par  Tcsperance  cl 
I'odeur  d'une  proic  qui  sc  trouvait  abandonnee  a  Icurdcnt 
c.irnassicrc  sur  I'autre  rive  du  lleuve,  du  cote  dcla  Suisse, 
s'l'lanccrcnl  sur  un  glacon  du  Itliin  qui,  dans  ce  moment, 
elait  iuimoljilo  ct  relcnu  a  la  rive.  L'elan  do  ces  aniniaux 
iK'lacha  le  glacon  qui  se  niit  aussilul  en  mouvement  et 
les  emporta  comme  une  lleclic  jusqu'a  rcmboucliure  mcme 
de  I'Yssel ;  les  longs  liurlements  de  la  l«"te  feroce  ct  de  ses 
pctils  allirercnt  les  populations,  qui  leur  laclierent  plu- 
sieurs  coups  de  fusil  sans  Ics  atleindre.  taut  leur  fuite  etait 
rapide.  On  les  a  pris  vivanis  cl  a  demi-geles  sur  la  rive 
dObcr-Yssel. 

[  IlandcUblad  d' Amsterdam  ). 


I.'CN'OZJDATIOIII  EN  CEINE. 

Hans  les  provinces  situees  sur  la  mer  Jaune,  les  iuon- 
ilr.liiins  out  en  cette  annec  le  caractere  d'uu  veritalvlc  de- 
luge. Ce.s  provinces,  dont  cbacune  nourril  une  population 
I  liis  nombrcusc  que  celle  de  lei  grand  royaume  de  second 
oidre  d'Euriipe,  ont  eli'  presque  enliercmcnt  submergees. 
Apres  la  retraite  dcs  eaux,  on  a  non-.sculemenl  Irouve  des 
radavros  par  milliers  sur  le  sol  el  dans  les  maisons,  mais 
JHsi)ne  sur  la  cime  des  arbres  Irs  plus  eleves. 

Sur  le  fleuve  d'Yangb-Tse,  on  a  vu  Hotter  un  grand 
nombre  de  tonncans  cnntenant  les  cadavres  de  jeunes  en- 
lanls.  Ccsenfinls  y  avaicnl  etc  enfcrme-s  par  leurs  parents 
qui,  au  niomeiil  ou  ils  av.iient  perdu  lout  espoir  de  salul, 
crurent  qu'cn  pbrant  leurs  enfanls  dans  des  futailles  qui 
snrnageraient  sur  I'eau,  ils  leur  procurcraienl  une  derniere 
clionce,  quoiquc  fori  incerlaine,  d'etre  sauves. 

On  evalue  a  plus  de  dix-sept  millions  le  nombre  des  in- 
dividus  qui  etaienl  jiarvenus  a  cebapper  aux  innndalions, 
etcelte  immense  masse  d'hommcs,  reduite  a  la  plusaffreuse 
misere,  s'elait  repandue  dans  les  provinces  circonvoisincs, 
.oil  elle  implorail  la  cliarite  publiquc. 

A  ce  grand  desastre  etail  venu  se  joiudre  un  autre  mal- 
Iicnr,  celui  d'une  haussc  extraordinaire  du  prix  duriz,  qui 
est,  comme  on  sail,  une  denree  dc  premiere  necessilc  en 
Cliine,  et  qui  cntre  mcme  comme  ingredient  dans  le  pain. 

Les  mandarins  clicrchcnt  a  empecher  aulanl  que  pos- 
sible la  publication  dc  ces  details  effroyables.  llsonl  pcur 
que  le  gouvernemcnt  ne  les  rende  responsables  des  dom- 
mages  causes  par  les  inondalions,  parce  qu'ils  ont  laisse 
£C  delabrcr  Ics  digues  dont  la  conservation  csl  ,n  leur 
:clinrge. 

(  Journal  rommncial  dr  Patavia.  i 


!.E   SAVOIR-VlvnE    EN   RUnOPE.  -)« 

Z.'aiVEIl  EH  axoiSbis. 


Une  ffte  magnilique  avail  etc  donnee  a  la  garnison  ct  i 
la  ville  de  .Medcali.  I.a  garnison,  qui  aime  son  clicf,  vou- 
Int  se  moutrer  rcconnaissante,  et  re.solut,  a  I'unanimite,  dc 
renonveler  bal  et  sonpcr  dans  la  grando  sallo  du  ccrcle  des 
orncicr.s.  La  .souscription  failc  ;ice  sujct  produisil1,200fr. 
L'epoque  de  la  reunion  etait  lixoe  a  la  mi-carcme;  mais 
I'lwmme  proposr,  el  Dieit  dispose.  La  saison,  si  mauvaisc 
deja,  redoubla  .ses  rigucurs  :  la  ncige  toniba  pendant  dix- 
huil  jours  consecutifs  avec  des  inlervallcs  dc  pluie  el  de 
brouillard.  Elle  alteignll  deux  fois  unc  hauteur  de  di.x- 
bnil  a  vingt  pouces,  ct,  au  moment  oil  j'ccris,  elle  couvre 
encore  le  sol,  malgrc  deux  demi-jours  de  soleil  el  de  degcl. 
Les  maisons  s'ccroulercnt  de  toutes  parts,  vieilles  ou  ncu- 
vcs,  ct  des  families  cnlicrcs  furenl  sans  nsile.  Un  homme 
est  mort  dc  froid  dans  la  rue. 

M.  le  general  Slarey.  dans  sa  sollicitude  constantc  pour 
les  malheureux,  Ics  fit  logerprovisoireraenl  dans  une  mos- 
qiiee  abandonnee  par  le  caserncment,  et  ordonna  qu'on 
ilistribucrail  par  jour  deux  cents  pains.  C'etait  chose  aflli- 
gcante  a  voir  ijue  cetle  population  musulmane,  sc  pressanl 
lous  les  matins  ,i  la  porte  du  liakcm  pour  avoir  sa  portion 
de  pain.  Les  officicrs  de  la  garnison  sc  plaisaient  a  se  ren- 
dre  sous  le  hang.ir  du  niartbc  pour  acheter  les  gaieties 
arabcs  ct  se  fairc  piller  ensuilc  sur  place.  On  s'emul  dc- 
vant  taut  d»  calamiles,  el  on  renonca  aux  plaisirs  pour 
les  sonlager.  L'argent  destine  a  une  fete  fut  donuc  aux 
pauvrcs. 

De  Idles  maniercs  d'agir  portcronl  leurs  fruits,  sans 
nul  duute  ;  on  cut  dit  que  ce  bienfait  devait  avoir  d'avancc 
sa  recompense.  Voici  ce  qui  arrivail,  il  y  a  Irois  jours,  dans 
les  nciges  de  la  route  du  Col.  Cinq  Europcens,  et  parmi 
cux  un  pharmacien  qui  vient  s'elablir  a  .Miideab,  avaient 
voulu  passer,  malgre  le  mauvais  ctal  dcs  cliemins ;  la  unit 
les  surprit  entre  la  minede  cuivre  du  Monzaio  ct  la  ville; 
il  faisait  noir,  ct  pas  une  trace  nimliquait  la  direction  a 
»  suivre.  La  petite  caravane  s'egara,  el  fut  reduite,  npres  des 
fatigues  inouies,  ii  concher  sur  la  ncige.  Point  de  feu,  la 
nuit  fut  terrible  ,i  passer.  Cepciidant  le  jour  vinl  ct  laissa 
voir  quelques  gourbis  a  peu  de  distance ;  on  parvint  a  Ics 
gagner,  non  sans  peine.  Les  Arabes  allerent  au-devanl  des 
pauvrcs  diables,  el  leur  donnerenl  I'bo'ipilalitc  la  plus  com- 
plete el  la  plus  attentive.  On  les  reclianffa  le  mieiix  que 
Ton  put,  mais  les  souffrances  avaienl  etc  rudes,  el  ce  ne 
fut  que  le  lendemain  que  Ics  cinq  imprudcnls  se  remirenl 
en  route  pour  Mcduali. 

(Ahbar  d' Alger.) 


LE  SAVOIR-VIVRE  EN  EUROPE. 

SI.MPLES    COSSEllS   A    CEKX   QUI   EMHEM   DANS   I.E   M0^De(1}. 

III. 

I.a  potilci.^c  a  lalilc, 

L.1  (ciiiversalioli  li  IdI>Ic.  —  Le  m.illrc  cic  nuisnn  gaslronoinc 

Ciiranic  loui  le  nionilc.  —  .\v3iri  dinor.  —  Ajircs  dliicr. 

Dans  toutes  les  actions  de  la  vie,  raffcct.iiion,  I'amour- 
propre,  Toubli  des  anlrcs,  regoisme,  en  un  mot,  nous  rcn- 
(l)  Voy.  Ic  Journal  dt  il.  le  Cur/,  n'  II. 

^9 


MQ 


LB    SAVOin-VIV 


ilcnl  liaissaMos  ct  riJiciilcs.  C'est  a  cello  loi  si  simple  qiril 
faut  nppnrtcr  toiile  la  polilcsse.  Ainsilc  maitredc  niaison 
no  doit  pas  sculomciU  llallcr  le  gout  ct  salisfaire  les  pcn- 
cliants  gaslronomifiucsde  scs  convives,  il  doit  lairecn  sorte 
que  chacun  sc  Irouvc  a  I'aise  ct  commc  dans  sa  proprc 
maison.  Un  diner  splendidc  s'cclipsc  tonjours  aupres  d'lin 
diner  agrcable.  Donliomic,  liicnvoillancc,  simplicity  ct  fa- 
eilile  d'accueil,  snnt  d'admirablcs  assaisonnenienls  pour  la 
l)0nnc  chore.  A  ce  prnpos,  un  Italien  qui  viviiil  an  quin- 
zicmc  sicclc  donnc  a  scs  contcmporains  d'cxc(  llcnts  oon- 
scils  qui  conviciincnt  encore  aux  liommes  do  nos  jours. 

(1  On  olticnl,  dit-il,  une  grandc  f.ivcur  par  les  diners 
donncs  aii.t  ctrangcrs  dislingucs.  11  est  trcs-convcnable 
aux  honnetes  gens  deles  recevoir  avcc  magnificence.  Cela 
est  utile  4  qui  desire  itre  connu  ct  a  acquerir  de  I'jn- 
lluence  nu  dehor.*,  ct  devcnir  un  ornement  de  la  cite.  Les 
invites  no  seront  ni  moins  de  trois  ni  plusde  ncuf,  parce 
que,  dans  le  grand  nombre,  on  ne  peul  s'cnicndre,  selivrer 
a  des  discours  suivis,  ct  cpie  les  causcrics  a  part  ct  les  juies 
scparees  produiscnt  la  confusion.  Tout  diner  liieu  onlonne 
cxigccinq  condilions  :  un  nomlireraisonnabledc  convives, 
des  gens  de  bonne  compagnic  ct  qui  se  conviennenl,  un 
lieu  qui  plnise,  une  heurc  commode,  ct  un  service  irrcpro- 
cliable.  Que  les  convjvcs  ne  soient  ni  babillards  ni  mucls, 
luais  cau.seurs  et  mnderOs.  On  ne  doit  point  s'cntrctcnir  a 
table  de  choses  sublilis,  douteuses  ou  ditOciles  ii  compren- 
drc,  mats  plulot  de  ciioscs  joycuscs ,  amusantes  ct  a  la  fois 
ogreables  ct  utiles.  » 

II  est  pei-mis  a  un  niaitrc  de  maison  d'etre  gastronome, 
iTiais  il  lui  est  defendu  de  montrer  nuvertcmeni,  et  d'une 
I'acon  dcsaareableauxaulrcs,  scs  voluptesgastronomiques, 
Icur  atlcnte,  leurs  phases  ct  leurs  angoisscs.  J'ai  vu  un  de 
c«s  mailres  de  niaison  inTeodes  a  leur  chef  de  cuisine, 
tirer  sa  montrc,  et,  sans  faire  attention  aux  personncs 
mvitees  qui  remplissaient  son  salon,  resler  I'ceil  (ixe  sur 
le  cadran.  jusqu'au  ninmcnt  bicnhcureux  qui  le  rendait  ,i 
la  seulc  jouissance  de  sa  vie. 


nu    EN    EUHOPC. 

sc  garder  le  plaisir  secret  ct  furtif  dc  les  manger  scuh 
ou  suivrc  de  I'ccil,  avcc  un  reject  evident,  les  raets  favoris 
ou  recherclies  qui  avaient  paru  sur  leur  table.  J'en  ai  vu 
d'autrcs,  plusnaivement  gloutons,  no  faire  attention  a  ricn 
de  ce  qui  Icscnvironnait,  no  pasropondreun  mot  pendant 
le  rcpas;  sc  livrer  lout  entier  a  ce  que  Montaigne  appelle  si 
bie.n  la  vie  des  amcs  sans  etoffe,  a  la  gourmandisc,  ct  so 
trouver,  nprcs  le  feslin,  lestcs  d'unc  si  enorme  quantitc 
d'alimenis,  qu'il  leur  lallait  rompre  loutes  les  attaches  de 
leurs  vetemenls,  ct  sourire  avcc  une  complaisance  silen- 
ciouse,  pendant  le  reste  de  la  soiree,  a  la  rondeur  de  leur  j 
abdomen. 


J'cn  ai  \u  d'anlres  roseiver  des  plats  tout  cnliers  pout 


Vous  croyez  peut-elre  quo  c'est  chose  tres-commodc  el 
tres-facilc  dc  diner  dans  une  bonne  maison  sans  commeltrc 
aucune  inconvenance ;  vous  pensez  a  ce  sujet  exactcmenl 
commc  ce  bon  abbe  Cosson,  professeur  de  belles-lettres  au 
college  Mazarin,  qui  raconlait  ,i  son  conficrc,  I'abbc  De- 
lille,  un  diner  qu'il  venail  de  faire  chcz  I'abbc  de  Iladon- 
villiers,  en  compagnic  dc  dues,  dc  marccliauxde  France  el 
d'autrcs  gens  de  la  cour. 

i(  .le  paric,  dit  Uilillc  ii  Cosson,  que  vousaurez  fait  cent 
incongruites  a  ce  diner. 

—  Comment  done?  reprilvivemcntCo.sson,  fort  inquiet. 
II  me  semblc  que  j'ai  fail  la  niemc  chose  que  toul  le 
monde. 

—  (Juelle  prcsomplion !  Je  gage  que  vous  n'avcz  rien 
fait  commc  persoune.  Mais  voyons,  je  me  bornerai  au  di- 
ner. El  d'abord,  que  files-vous  dc  voire  sei'vicllc  en  vous 
nicltant  a  table'/ 

—  De  nia  serviette  !  je  fis  comme  toul  le  monde  :  je  la 
dcployai,  je  I'elendis  sur  moi,  el  je  raltachai  par  un  coin 
ii  ma  boutonnicre. 

—  Eh  bien,monchcr,  vouseles  le  seul  qniayez  fait  cela  ; 
on  n'clalc  point  sa  serviette,  on  la  lais.^e  sur  ses  gcnoux. 
Et  comment  files-vous  pour  manger  voire  soupe? 

—  Comme  tout  le  monde,  je  pense.  Je  pris  ma  cuiller 
d'une  main  ct  ma  fourcbeUe  de  I'autre. 

—  Voire  fourcbeUe,  bon  Dicu  !  persoune  ne  prend  de 


LE  SAVOin-VlVnE   EN   EUnOPE. 


fourchelte  pour  monger  la  soupe.Mais  iioursuivons.  Apre^ 
voire  soupo,  que  niangeales-vous? 

—  Un  (cuffrais. 

—  El  que  files-vous  de  la  coqKille? 

—  Conimo  lout  le  monde  :  jo  la  laissai  au  laqiiais  qui  nic 
scrvait. 

—  Sans  la  casser  ? 

—  Sails  la  casser. 

—  Eh  liien ,  men  chor,  on  ne  mange  jamais  un  ceuffrais 
sans  liiiser  la  roquille.  Elapres  voire  ccuf  frai*? 

—  Je  deniandai  du  bouilli. 

—  Du  bouilli  I  personne  ne  se  serl  de  celle  expression  : 
on  demande  du  boeuf,  cl  poinl  de  bouilli.  Et  apres  eel  ali- 
ment? 

—  Je  priai  I'abbe  de  Radouvilliers  de  m'envoyer  d'une 
Ires-belle  volaille. 

—  Malhcureux  1  de  la  volaille!  on  demande  du  poulet, 
du  chapon,  de  la  poularde :  on  ne  parle  de  volaille  qu'a  la 
basse-cour.  Mais  vous  ne  dites  rien  de  voire  maniere  do 
boire. 

—  J'ai,  comme  lout  le  monde,  demande  duchini|iogne, 
du  bordeaux,  aux  personnesqui  en  avaienl  devanl  clles. 

—  Sacliez  done  que  tout  le  monde  demande  du  viu  de 
Champagne,  du  vin  de  Bordeaux...  Mais  dites-moi  (juelque 
chose  dnnt  vous  mangeates  voire  pain. 

—  Cerlainemcnt,  a  la  maniere  de  lout  le  monde  :  je  le 
coupai  proprement  avecinon  coutcau. 

— Ehl  on  ronipt  son  pain,  on  ne  le  coupe  pas...  Avan- 
50ns.  Le  cafe,  comment  le  priles-vous? 

—  Oh  I  pour  le  coup,  comme  loul  le  monde.  U  etail  brij- 
lant,  je  le  versai  par  peliles  porlioiws,  de  ma  lasse  dans  ma 
soucoupe. 

—  Eh  bien,  vous  files  comme  ne  lit  personne  ;  toulle 
monde  boil  son  cafe  dans  sa  lasse.  el  jamais  dans  sa  sou- 
coupe.  Vous  voyez,  mon  cher  Cosson,  que  vous  n'avez  pas 
ditun  mot,  pasfaituiimouvcinentquiiie  fulconlrerusage.)) 

On  ne  fait  pas  toutes  ces  choses,  parcc  qu'elles  deplaiseni 
necessaircmcnl  au  voisin ;  qu'une  servietle  devcnue  une 
bavelle  rappelle  necessaircmcnl  dcs  idees  peu  agreables, 
ol  que  dans  I'emploi  siinullane  de  la  cuillcr  el  de  la  four- 
clielle,  il  y  a  une  recherche  cvidcnle  ct  une  concentration 
desagreable  du  convive  qui  se  rcji'.ie  sur  lui-mcmc.  J'en 
dirai  aulant  de  la  malproprete  en  mangeanl;  de  la  niau- 
vaise  habitude  de  faire  des  tarlines  a  table,  de  celle  de  cou- 
per  son  pain  en  pelits  morceaux  ou  de  decouper  sa  viandc 
d'avancc,  des  traces  que  peuvenl  laisser  la  fourchelle  el  la 
cuiller  sur  la  nappe  el  la  serviette.  La  regie  gcncrale  est 
bien  simple,  eviler  tout  ce  qui  peut  blesser  les  regards, 
I'odoral  et  le  gout  do  ceu.x  avec  qui  vous  ctes,  loul  ce  qui 
indique  que  vous  vous  occupez  de  vous-meme  beaucoup 
plus  que  d'eus. 

Voilii  pourquoi  I'homme  qui  gcslicule  a  table,  nrme  de 
son  coutcau  011  do  sa  fourchelle,  el  cclui  qui  place  son  cou- 
teau  dans  sa  bouclie,  tomoignentde  leur  mauvaise  educa- 
lion.  On  souffle  de  voir  dans  la  bouclie  d'un  convive  un 
couleau  qui  peut  blester. 

uj'aientendu.dit  uncfonimed'espril.desgens  atafcr leur 
soupeet  m(ic/(cr  tons  lours  morceaux,  d'une  e.\lremite  de  la 
table  a  I'autre  ;  j'en  ai  vu  icmplir  leur  bouclie  de  taut  da- 
limenls  a  la  fuis,  que  je  craignais  pour  eux  la  suffocation. 
D'aulrcs  out  employe  la  cuiller  doiil  ils  s'elaiont  servis 
pour  me  servir  desmels  qui  claienl  devanl  eux,  cl  n'allcz 
pas  croire  que  celle  dernicre  facon,  si  elrangc,  ce  soil  dcs 


pay^ans  qui  rndoplent.  M.  de  Coulingo,  ou.  beau  siccle  dft 
Louis  XIV,  la  rcproclie  au  due  el  ii  la  duchcsso  de  Cliau!- 
ncs....  On  ne  nail  guerc  pnii ;  il  faiil  Icdevcnir. 

Tachez,  ,i  table,  de  ne  pas  gener  vos  voisins,  el  comme 
presque  tons  cem  qui  sorlent  de  Pcnfance,  si  vous  remiicr 
conslamment  les  pieds  el  les  jambcs,  que  Ton  ne  s'en  rcs- 
sente  ni  a  droile  ni  a  gauche. 

Loin  de  lemoigncr  de  I'avidile  pour  manger  des  pri- 
meurs,  qui  assez  souvenlsonlservieseatres-petileqiianlitr', 
refu,sez-les,  vousn'enserez  quo  [ilusagreableala  mailrcs.so 
de  la  maison.  Mme  la  marcchale  de  Luxembourg  prciiait 
en  aversion  les  gens  ([ui  acceptaienl  des  pelits  pois,  dcs  as- 
perges  et  des  fraises  au  milieu  de  I'hiver,  et  terns  ccux  qui 
mangeaient  deux  fois  du  memo  plat.  La  premiere  aversion 
s'espliquerail  par  un  peu  de  parcimonie;  la  seconde,  clle 
en  donnait  elle-meme  la  raison  :  c'elait  son  desir  (fiic  Ton 
gonial  il  tout,  parce  que  son  cuisinier  etait  excellenl,  et 
quelle  aimait  qu'on  en  fit  I'eloge.  Decouvrcz,  sivouspou- 
vcz,  les  peliles  faiblesses  de  ceux  qui  vous  invilcnl,  el  mc- 
nagez-les;  niais  quand  vous  rcrevez  a  voire  tour,  tachez 
de  n>n  pas  avoir,  cl  que  ceux  qui  mangernnt  a  voire  table 
se  croienl  cliez  eux. 

Soyez  d'une  excessive  sobriele;  ne  buvez  jamais  que  de- 
deuxespeces  de  vin,  el  en  Ires-petite  quanlile.  Une  fille  ne- 
doit  pas  en  boire  du  tout.  Si  les  fenimes  m'en  croyaiciil, 
elles  ne  rougiraient  pas  leur  eau  avant  quarante  ans;  el, 
a  moins  de  I'ordre  d'un  mcdecin,  elles  ne  feraient  jamais 
usage  de  vin.  II  n'y  a  que  les  vertus  morales  qui  doivent 
elre  communes  aux  deux  sexes. 

La  maniere  de  servir  est  diffcrente,  scion  les  mai.sons  ; 
.s'il  y  a  beaucoup  de  laquais  aulour  de  la  table,  ils  vous 
npportent  voire  assielte  chargee,  el  vous  la  gardez;  s'ils- 
passent  les  mels  decoupes,  vous  vous  s?rvez  vous-meme. 
.Mais  si  les  domesliques  soul  en  petit  nombre,  vous  passcz 
vous-meme  a  vos  voisins  ce  que  Ton  vous  a  servi,  ce  qui 
rend  les  diners  assez  ennuyeux,  par  la  politesse  qui  offre 
d'une  pari,  el  la  politesse  qui  refuse  de  I'aulre.  Enlin,  I'c- 
qiiilibre  finit  par  s'elablir,  et  Ton  dine  quelquefois  Ires- 
gaiement  malgre  ce  petit  inconvenient. 

Si,  dans  les  fcuiUes  d'une  salade,  vous  trouvez  une  rhe- 
nille,  ou,  dans  tout  autre  mels,  quelque  substance  qui  ne 
soil  point  alimentaire,  cachez  voire  surprise,  e*  peul-eire 
voire  degoiil ;  failes  changer  voire  assielte,  et  tafscz-voiis, 
a  moins  que  ce  ne  soil  une  epingle,  hu  morccau  de  verre 
ou  tout  autre  chose  dangerciise.  Voire  devoir  aloi-s. est  di' 
montrer  eel  objet  au  domestii|ue,  afin  que  le  cuisinier  suit 
averli,  meme  gronde;  car  une  reprimande  qui  pcul  sauver- 
la  vie  a  une  creature  ne  doit  pas  elre  epargnee- 

Atlendez,  pour  offrir  des  ]dats  qui  soul  poses  devant  vous,. 
la  prierc  des  mailres  dela  maison.  .\ulrcfois,  loul  simple- 
menl,  on  servait  aulour  de  soi.  Mainteiianl  les  mailresses- 
de  maison  se  moutrent  jalouses  de  cello  prerogative;  ce 
qui  sent  un  peu  la  parveuue,  mais  ne  vous  en  odilige  pas. 
moins  a  une  cntiere  soumission.  » 


IV. 


Lc  coslame  du  Jfncr.  —  La  ronrersarton  i  tabic.    . 
Lc  monsieur  aux  bjclui|ues. — Ladainciroiicorste. — Lcqucstiooncuriilcrne 
Le  clt*iljnjj;cur  furibond. 

Surlout  soyez  exact;  arrivez  quclques  minutes  araut 
I'lieure  indiquee,  mais  non  plus  lard.  Que  voire  coslumc 
soil  simple  surloul ;   aujourd'lmi  les    couleurs  voyanlet 


148 


LE  sayoir-vivue  e.n  euuope. 


rCt  raffoclation  de  la  pariire  voiit  conlrc  Ics  niivurs  genC'- 
joles  ct.contro  I'egalilc  civile.  Un  diner  n'cst  pas  iin  bal; 
ct  vous  ne  pouvcz  vous  dislingiier  que  pai-  I'exci'S  de  la 
proprclc  ot  dii  soin.  II  y  n  aiissi  uno  ronvenance  d'atjc  cl 
inemc  do  pliysioiio«iic,  cnmme  do  pnifossinn  el  do  fortune. 
Si  vous  vouk'z  oblcnir  syiiipalliic  ou  niome  indulgence  do  ' 
ccux  qui  s'asscyeni  a  la  mome  lablo  que  vous,  n'ossayez 
pas  do  forcer  leurs  elogcs  et  do  conlraindre  leur  admira-  | 
lion  par  la  rcclierclie  d'unc  loilclle  sans  rapporl  avec  voire  i 
age  el  voire  situation  sociale,  Vous  feriez  rire  comme  ce  | 
gros  monsieur  ipie  j'ai  I'lionneur  de  vous  prcsenlor,  el  qui,   ' 
apros  avoir  passe  quarante  annees  de  sa  vie  dans  une  pro- 
fession Iros-grave,  croit  devoir  se  suroliarger  do  lireloqucs  ' 
qui  annoneenl  de  loin  son  arrivoe  par  lour  tinlcmcnl  nasil- 
]ard,  elrevctir  sa  poitrine  do  couleurs  plus  chaloyantes  que 
celles  du  plus  beau  perroqnct  iudien.  Colic  cnormo  canne  I 


apomme  d'or,  cos  gantsjaunesirrepiocliablos,  ces  niagni- 
fiqucs  manchettes,  et  meme  ces  chcveux  grisonnants  qu'uno 
teinlnre  babile  a  deguisos  sans  les  faire  disparaiire,  le 
transformenl  en  un  beau  lion  du  desert,  et  signaleni  son 
ampleur  majoslucuse  a  la  raiUerio  secrete  dos  convives 
etonnes.  J'en  dirai  aulant  de  celle  belle  dame  qui  no 
pourra  cerfainement  pas  faire  liouneur  au  diner,  tani 
elle  est  cruellement  lacee.  Quel  o]jouvantable  supplico 
s'impose-t-elle,  pour  conquerir  I'avantagc  equivoque  d'unc 
taille  plus  que  mince  I  Ses  deu.^  bras,  comme  suspendus, 
la  guindent  avcc  une  disgrace  evidsnte;  scs  yeux,  injoctcs 
de  sang,  sortent  de  leurs  orbites;  sa  respiration  gencc  liii 
perinet  a  peine  do  parler.  Que  de  laidours  veritablcs  a-t-ello 
acquiscs  pour  so  donner  uji  genre  de  beaute  fort  contes- 
table tout  au  plus ! 

C'est  surtout  a  table  que  ces  ridicules  apparaissent  dans 
lout  leur  jour.  On  y  contracte  une  sorle  d'intimito  qui  fail 
mieux  ressortir  le  manque  d'aisance  ou  la  prctcnlion,  I'e- 
goismc  ou  la  grossiereto  dos  convives.  Apres  le  repas,  la 
conversalion  s'aninie  encore;  la  sottise  ou  I'esprit  appa- 
raissent   Un  hou  raconteur  a  sou  prix.  L'eclat  de  rire, 


I'ironic  amere,  le  recit  fade,  long  ou  inconvenant,  signaleni 
riiomme  sans  goi'it  el  mal  oleve.  Les  beures  qui  suivont  le 
diner,  animces,  vives,  charmantes  dans  les  bonnes  maisons, 
sont  lo  triompbe  de  la  causcrie,  art  qui  commence  (i  so 
pordre.  Nous  citerons  a  ce  propos  le  meme  auteur  ita- 
lien  auqucl  nous  avons  emprunlo  plus  baut  quolques  frag- 
ments, I'autcur  de  la  Vila  civile,  qui  donne  de  fort  bons 
conseils  sur  les  discours  publics,  el  principalement  sur  la 
conversalion. 

«  Les  paroles  abondantes  et  ornees  convicnnentdevant 
les  magistrals  qui  rcndont  dos  arrets  dans  les  conseils  pu 
blics,  ct  en  presence  de  la  mullilude  asscmblce.  Les  dis- 
cours simples  doivoni  otre  enqiloyes  dans  les  entreliens 
privcs,  solon  que  le  requiort  la  varicle  dos  sujels.  La  \oh 
alors  sera  douce,  claire,  facile,  et  les  mots  seronl  appro- 
pries  aux  nialicrcs  en  quo.slion,  sans  molles.se,  hauteur  on 
injure.  (Juand  co  qui  nous  louche  a  ele  expose  avec  nic- 
sure,  qu'on  code  la  parole  aux  aulres  aOn  de  ne  pas  on- 
nuyer  en  parlant  Irop.  Qu'aucun  mot  no  nous  cchappe  qui 
montre  ou  fassc  soupconner  le  vice.  Ouand  nous  n'avons 
rien  a  dire  de  nous,  ou  qui  s'y  rapporle,  qu'on  raisoni:o 
de  choscs  bonni'los,  utiles,  de  la  maniere  de  bicn  vivro, 
de  ce  qui  est  raisonnable  ou  infame,  dos  moyens  de  bien 
gouvernor  sa  maison  el  la  ropubliquo.  Qu'on  parle  dans  los 
moments  de  loisirs  des  divorsos  induslrios,  dcs  lalenls,  dos 
eludes,  des  beaux-arts,  et  si  la  discussion  sortail  de  ses  H- 
mites,  qu'on  I'y  ramcne,  alin  d'eviler  le  charlatanisme  des 
digressions.  Dans  les  entreliens  de  plaisirs  et  de  feles,  il 
faut  encore  suivre  un  ordre  raisonnable ;  car  c'est  une 
chose  fort  reprehensible  que  do  parlor  seulcmenl  pour  fairo 
rire,  et  de  s'ingonier  plulot  a  Irouver  des  choses  ridicules 
qu'honnctes,  c'est  se  faire  b^uffon ;  mais  ne  savoir  ricn 
dire  d'agreable,  et  ne  pas  se  prelor  parfois  a  certains  boiis 
mols,  serail  d'une  humour  gros.siere  et  sauvage.  II  arrive 
souvent  que  Ton  pcul  parlor  de  choscs  qui  semblont  fu- 
liles,  avec  autorite  ct  savoir.  » 

Tout  cola  est  rbarmant  et  de  loules  les  epoqiios.  Laissoz 
a  la  rue  et  au  carrefour  cerlaines  habitudes  qui  ne  doivenl 


LE   DEVUIR   lit  L'lIERniSME   CHEZ   LES   I'EMMES. 


-iro 


jairwis  iK'iiclri.T  dans  los  stilons,  cello,  par  cxemple,  de 
s'accrocher  au  boiiton  Je  son  voisin,  et  de  le  poursuivre  dc 
questions  etcrnelles.  Le  quesuouneur  est  un  homme  tou- 
jours  impoli,  toujours  desaffreable,  i^ui  preleve  sur  vous 
limpot  J'une  :ittcnlion  continucUe,  et  d'une  I'cponse  sou- 
vent  dOpIacce  ou  impossible;  c'est  un  lleau  pour  toutes  les 
classes  :  il  deplait  aux  gens  du  pcuplc  comme  aux  gens  du 


mondc.  L'un  des  plus  celebres  poetes  nnghis,  Alexandre 
Pope,  ne  put  ecliapper,  malgre  son  talent,  au  ridicule  qui 
poursuit  les  questionneurs.  Une  de  ses  amies  nc  I'appelait 
jamais  que  le  point  (Tinlcrrogalion.  Elle  le  dofiniss.iii  : 


Une  petite  chose  ci-ocliuo  qui  faisait  des  questions.  Ilelail 
bossu . 


Point  de  discussions  politiques ;  surlout,  si  vousetesjeunc. 
saclicz  ecoutcr;  et  si  vous  avez  le  niallieur  d'cli-c  jiocte,  ne 
cedcz  pas  trop  facilement  aux  sollicitations  de  ecux  qui 
vous  prieront  de  reciter  vos  vers.  Cctte  tentation  est-<  lie 
trop  forte  pour  vous,  sacliez  conservcr  le  calme  et  la  mo- 
dostie  dans  I'cxposition  puldique  de  vos  chefs-d'reuvrc; 
C'est  un  lluau  pour  une  maitressc  de  niaison  que  cos  geiiies 
eclievcles ,  dont  vous  pouvez  admirer  le  type  dans  la 
colonne  qui  jirecede,  ct  qui  briscnt  une  carafe  en  hurlant 
leurs  ditliyrambes. 

(  La  suite  a  vn  numcro  procJiain. ) 


LE   DEVOIR   ET  LIIEROISME 

CHEZ    LI'S    FEMMES. 


BI.ANCBE    DE    CASTII.I.S;, 

JILt;E  DE    SAI5T  LOlilS. 

Wa   Vic  ct  soil    iiifliipitce* 

I  SUITE  Er  FIN.) 

■  On  allaqua  los  amis  de  la  reine,  ses  parents,  le  cardinal 
de  Saint-Angc;  on  censura  sesacles,  on  alia  memcjusqu'ii 
altaqucr  la  pureto  de  sa  vie  et  ses  relations  polilii|uesavec 
le  legat.  La  pas.sion  du  comte  de  Champagne  pour  elle  fut 
le  pretexte  de  si  crandes  noirceurs,  que  le  bruit  courul, 
qu  ayant  eviille  la  jalousie  du  feu  roi,  Thibaul,  menace  par 
ce  prince,  lui  avaitf.iitadminislrer  un  poison  lent  qui  causa 
sa  morl.  Mais  ces  allegations  calomnicusesdisparais,sent  do- 
vant  la  verile  de  Ihisloire  ctdoivent  elre  rogardiies  coninie 
des  mensonges  poliliques.  Chaque  siecle  on  voit  naiire  ct 
niourir  un  grand  nombre  que  le  temps  rcduit,  comme  pour 
prouver  que  les  hommes  ne  ehangent  point.  Thibaut, 
comte  de  Champagne,  dont  la  passion  romancsque  nuisait 
a  la  reine,  recut  d'elle-meme  la  defense  de  so  rendre  au- 
couronnement  du  prince,  et  s'en  retourna  confus  et  mO- 
content.  Le  jeune  roi  fut  sacre  a  liheims  le  30  novem- 
bre.  La  regente,  sa  mere,  parvint,  parson  habilctc  dans 
los  negociations,  a  dissiper  les  intrigues.  lille  marchait 
avec  son  fils  et  un  corps  de  troupes  sur  la  lirctagne,  lors- 
qu'elle  apprit  que  deux  seigneurs  rebellos  avaient  resolu 
de  I'enlever:  le  roi  s'arrela  a  Montlhery.  forlcresse  bien 
gardee,  et  eipedia  un  courrier  a  Paris.  Les  secours  Ini 
arriverent  en  foule ,  et  la  route  se  couvrit  de  chevaliers 
et  de  bourgeois  awnes,  qui,  tous  confondus,  volercnt  .lu 
secours  de  leur  roi  et  le  ramenereni  sain  clsaufavec  sa 
mere;  ils  rcntrerent  en  triomphc  dans  la  capilale,  bien 
escortcs,  au  milieu  des  acclamations  du  pouple,  quiaJorail 
son  jeune  et  beau  rni.  Quand  le  calnie  fut  rolabli,  Blanche 
s"appli(|na  ii  former  un  prince  digne  de  gouverner:  Pcdur 
cation  qu'cllelui  avait  donne  etses  qualiles  nalurellos  lui 
rendirout  cellc  tache  plusfaoilo.  N"ayant  pu  seresoudrea 
le  perJre  un  moment  dc  vue  dcpuis  le  jourde  sa  nais- 
sance,  Blanche,  qui  avait  voulu  nourrir  elle-mome  Louis  el 
ses  aulres  enfanls,  disail  :  o  Non,  je  ne  saurais  endurer  que 
«  fenime  au  monde  me  piil  disputcr  le  titrede  sa  more.  »  Et 
copendant,  ma^grc  celte  affection  sans  bornos  pourlui,  «lle 
lui  avail  souvent  repcte  :  «  Mon  fils,  ricn  au  monde  ne  ni'est 


ISO 


•nplus  clicr  ijuc  voin,  pjurlant  j'aimerais  micux  vous  pcr- 
«  li-c  ^ue  de  vous  s.ivoir  entaf.lic  do  peclii'  mortel.  »  Aidce 
Uu  perc  I'acilique,  religicix  jl.il  en,  fort  insliuit,  niodcslc, 
veitucux,c|ui  moiirul  en  oJoiii' dc  sainkle  cliez  Ics  friires 
inineui's,  Blanche  n'en  continua  pas  moms,  sur  Ics  actcs  de 
son  Ills,  unc  surveillance  active  et  eclairee  qui  produisit  Ics 
plus  heiireiix  lesuitals.  A  repoque  de  sa  majorite,  la  rcinc 
lui  choisit  line  princesse  dignc  de  lui  soi,s  tous  les  rapports, 
Marguerite  de  Provence,  ((ii'il  ainia  tendremeiU,  et  dont  la 
candcur  etait  pleine  de  charnie.  Lorsque  le  jeune  roi  gou- 
vcrna  par  lui-mcmc,  sa  mere  conserva  loujours  son  ascen- 
dant dans  les  decisions  poliliques,  car  clle  etait  habile  ct 
cxperimcntec.  On  pretend  qu  elle  ful  lalouse  dc  Marguerite, 
qui,  apres  lui  avoir  enleve  une  partie  du  cccur  du  roi, 
pouvait  aussi  lui  cnlevcr  le  pouvoir  &  il  est  vrai  que  son 
lieroii|ue  fermelc  aitdechi  sous  la  pcnsoe  que  son  Ills  liicn- 
aime  oublierait  la  mere  pour  la  jeune  epouse  ,  cette  legere 
ombre  dans  un  si  brillant  tableau  nerend  pas  cclte  grande 
reine  moins  digne  aux  yens  de  la  posterite  1 

Pendant  uno  maladie  cruelle,  Louis  lit  le  vocu,  s'il 
en  relevail,  d'aller  combattrc  les  mOdclcs.  A  peine  retabli, 
il  n'ecouta  d'aulre  avis  que  le  sien,  et  partit  en  laissant  de 
nouveau  la  regence  a  sa  mere.  En  cette  circonstance,  elle 
prouva  que  son  amour  maternel  surpassait  I'amLilion  qu'on 
lui  supposait,  car  ayant  employe  la  mediation  des  eveques, 
puis  les  prieres  ct  les  larmes  pour  relenir  son  Ills,  sans 
y  reussir,  elle  Taccompagna  jusqu'a  Marseille,  el,  au  mo- 
ment des  derniers  adieux,  ayant  le  presscnlinient  qu'elle 
ne  devait  plus  le  revoir,  elleperditconnaissance. 

Malgre  les  abus  qu'une  sage  administration  avait  re- 
primcs,  il  restait  encore  des  pretentions  a  abatlre,  des 
injustices  li  faire  cesser ,  des  lois  a  instilucr.  Cemis- 
sant  sous  I'oppression  du  clergc  ambitieux  ct  domina- 
teur,  le  people  souffrail  et  murmurait.  Les  paysans  serfs, 
qui  ne  pouvaient  payer  la  laxe  aHachee  a  leur  condi- 
tion, furent  jctcs  dans  les  cacliols  ct  tiaites  avcc  cruaute 
par  le  chapilre  de  Paris.  Charges  de  fers,  privcs  dr  nnurri- 
ture,  deja  un  grand  nombre  d'cntre  eux  avaicnl  peri  do 
miscre  ct  de  faim;  Blanche  denianda  grace  pour  cux  ct 
promil  dc  faire  justice.  Irritesde  la  prolection  ([ue  la  reine 
leur  accordait,  les  officiers  du  clerge  firent  cnlevcr  les 
femmes  ct  les  enlanls,  et  braverent  la  reine.  Indignee  do 
tant  d'inhumanite  et  d'insolcnce,  Blanche,  craignant  do 
n'etre  point  obcie,  a  cause  des  censures  ccclesiastiqucs, 
marchc  droita  la  prison  avec  main-forte,  et,  elle-nieme. 
armiie  d'un  baton,  frappant  au  cachot,  elle  donne  le  signal 
d'enfoncer  les  portes.  Un  millier  d'hommes,  dc  femmes  el 
d'enfants,  sortenl  de  la  prison  et  lombent  aux  pieds  dc  la 
reine,  qu'ils  baignent  des  larmes  de  la  reconnaissance. 

La  reine  acheva  son  ouvrage,  fit  saisir  les  revcnus  du 
chapilre,  el  le  forca  d'affranchir  les  paysans  pour  une  cer- 
taine  somme  par  an.  Aiusi  ce  ful  par  un  bienfait  que  cette 
reine,  deja  inalade,  marqua  sa  derniere  sortie. 

Apres  d'cclalantsrevcrs  en  Palestine,  les  maladies  el  la 
famine  delruisirenl  I'annee  de  ssinl  Louis,  qui  ful  lui- 
meme  pris  par  les  infideles.  Pour  volcr  promplemeut  a  sou 
secours,  Blanche  permit  qu'on  armal  unc  bande  dc  gens 
sans  aveu,  dont  elle  c sperait  former  une  troupe  disciplinee. 
Cc  ful  un  nouveau  lleau  pour  la  France.  Nc  pouvanl  sou- 
melirc  a  I'ordrc  el  au  devoir  celle  dangcreuse  armde,  plon- 
gee  dans  la  douleur  par  I'absence  du  roi  ct  le  depiirisse- 
nenld'Alphonsc,  son  aiilrc  fils,  ayant  appris  que  le  roi 
sc disposail a  dcmcurcr  en  Palcslinc,  Blanche,  le  cccur  brise. 


CUnONIQUES  ET   LEGEI^DES. 

devora  scs  inquietudes,  selivraA  un  travail  exccssif ,  et 
tomba  dans  I'epuiscment.  Elle  clail  deja  faible  lorsqu'eut 
lieu  le  deplorable  cvenement  de  Cliaslcnay,  que  nous  avons 
raconlc  plus  haul.  Une  espece  de  langueur  la  conduisit,  en 
troismois,  au  tombeau,  le  26  novembre  1252  :  elle  avail 
soixanle-scpt  ans. 

La  pompedesesfuneraillesrcpnndita  I'eclaldesa  vie  et 
altcsta  les  regrets  de  son  peuple.  La  regente  lit  balir  un 
monaslcrc  pour  rccucilir  uiie  quanlitc  de  pauvres  fillcs  or- 
phelincsne  pouvant  Irouvcr  a  se  marier,  parco  que  la  plus 
grande  parlie  de  la  noblesse  s'en  allait  guerroyer  en  terre 
saiute.  d'oii  pen  revenaient  en  leur  pays.  Ce  monaslere 
ful  nomme  le  Lis,  el  gouvcrue  par  la  comtesse  dc  Jtours, 
amie  de  la  reine. 

E!le  Ct  aussi  rendre  une  ordonnanco  qui  permettail  a 
toute  persoiinc  servile  de  se  racheler  moyennanl  une  ccr- 
tainc  somme  qu'elle  taxa.  Cette  grande  princesse  mourut 
en  odeur  de  sainlcle,  et  fut  inhumee  n  I'abbaye  de  Mau 
buisson,  dans  le  costume  des  religieuscs  de  cet  ordre, 
ayant  de  plus  le  manlcau  royal  par-dessus  la  robede  Lurc- 
La  couronne  d'or  sur  la  lele,  la  mam  de  la  justice  et  li 
sceptre  en  ses  mains  glacces.  Placce  sur  un  siege  d'or  mas- 
sif, elle  fut  portec  par  Ics  barons  jusqu'a  la  porle  Sainl-Di 
nis  et  de  lii  a  Maubuisson,  oil  fut  ensevelle  la  plus  sage  des 
femmes,  celle  qui  atlira  loutes  les  bcnodLCtions  du  cicl  sur 
la  France.  Le  roi  Louis,  en  apprenanl  cclte  nouvelle,  se  prc- 
cipila  le  visage  centre  terre  devanl  I'aulcl,  s'ecrianl :  «Mon 
Dicu,  il  est  done  vrai,  j'ai  perdu  celle  que  j'aimais  par-dcs- 
sus  to  .lies  les  creatures  de  ce  sieclc  perissable !...  »  Puis  il 
s'cnrcrma  el  passa  deux  jours  a  prier  ct  pleurer,  sans  rc- 
cevoir  meine  la  reine  Marguerite.  Jolnville  ayant  pencliv 
jusqu'a  lui,  il  lui  dit  :  «  Ah!  scncchal,  j'ai  perdu  ma 
mere  I  »  Et  il  loudil  en  larmes. —  «  Sire,  elle  etait  mor- 
tello,  el  vous  attend  dans  une  nicilleure  vie  !  »  II  ful  long- 
tcnips  inconsolable;  scs  pensees  inlimes,  scs  affections 
teudres,  scs  souvenirs  les  plus  chers,  avaicnl  loujours  eu  sa 
mere  pour  objet.  Elle  etait  digue  de  ses  regrets  el  de  la  vc- 
neralion  de  la  Fiance  enlicrc.  Douce  au  plus  haul  degre  du 
talent  Je  gouverner,  allianl  la  force  d'iime  a  la  moderation 
el  a  la  scnsibilite,  genereuse,  econome,  habile  el  franchc, 
elle  pent  se  presenter  glorieusc  a  la  posterite. 


CHRONIQUES  ET  LEGEI\DES 

DU  MOYEN  AGE. 


GHRONIQUE  DU  CHATEAU  DE  MARSTOKE  (1). 


UN  TESTAMENT  SUPPOSE. 


LB    HODLIIC. 

(I  Oh!  oh  !  dil  Oldcraft,  j'aurais  voulu  voir  ton  visage,  on 
cc  moment,  ton  visage  en  forme  de  hache  ;  je  jurerais  que 
les  doigts  caressaient  le  manclie  de  ton  poignard. 

—  Pas  le  moindrcmenl ;  mais  je  jural  de  tircr  une  pro- 

(I)  Votj.  lcil"lV,  p.  132. 


CnnONIQUES  et  legendes. 


1SI 


fonJc  vpngcnnce   dc  ccltc  mystificnllon,  H  j'arrotai  iin 
jilan  que  je  ne  larJai  jias  a  nicUre  d  execution. 

—  (liioidimcl  vous  miles  la  main  surlcs  sacs  qui  elaient 
sonsle  lit;  probablcment  vous  fites  savoir  aux  collaleraux 
affames  les  intentions  du  bonhomme,  et  vous  lui  avez 
13che  cette  meule,  de  sorle  qu'il  a  ete  devord  par  les 
sicns. 

—  Vous  n'v  ctcs  pas  encore,  dit  Grevillc,  et  c'est  i«i 
que  commence  I'histoire  de  moii  mallieur  aclud. 

—  Commence  I  dit  I'aulre.  Eli !  mais,  mon  garcon,  ]"a- 
vaispris  Ion  preambule  pourle  commencement,  Ic  milieu 
ct  la  fln. 

—  Vons  allez  entendre.  Mais  donnez-moi  du  vin,  car 
cctte  liistoire  me  suffoque  et  barre  le  passaged  mes  pa- 
roles. Voicile  plan  qiieje  formal  :  j'invitai  Marstoke  .'i  veiiir 
passer  la  scmaine  de  Noel  cliez  moi,  a  Sandwich.  La  ville 
clail  alors  en  mouvoment.  Linvasion  dont  les  Espagnols 
nous  nionacaient  I'aisait  f.iire  a  tout  le  monde  des  prepa- 
ralifs.  Sandwich  est,  vous  le  savcz,  I'un  des  cinq  ports,  et 
par  consequent  un  lieu  de  (^nelque  importance.  C'est  pour- 
quoi  des  reunions  elaicnt  convnquees  tons  les  jours;  les 
snldals  etaient  loges  cliez  les  habitants;  les  negocianls,  la 
noblesse  ct  les  bourgeois  equipaieni,  a  qui  micux  mienx, 
des  vaisseaux  a  leurs  frais,  et  des  corps  de  troupes  parcou- 
raient  incessamment  les  bords  des  cotes.  Jc  me  rendis 
aux  assemblecs,  je  pris  part  de  coeur  et  d'action  a  tout  ce 
qui  s'y  fit;  j'offris  mes  services  pour  faire  partie  de  I'ex- 
pcdilion,  et  jc  moolrai  autant  d'cnthousiasme  cl  dc  deter- 
mination que  les  plus  hardis  de  la  ville.  Cependanl  une 
pcnsce  unique  s'elait  emparee  de  moi,  cello  de  trouverles 
moycns  dc  m'eniparer  des  richesses  de  Marsloke,  et  de  me 
dcbarrasscr  du  vieillard  sans  me  comproftietlre.  Une  pen- 
sec  de  meurire  assiegeait  mon  esprit  nuit  ct  jour,  ct  je 
sfcnlais  que  je  n'aurais  ni  repos  ni  Ireve  que  le  coup  ne  fut 
cffectuc.  Juste  ciel  !  je  no  soupconnais  guerc  alors  a  quel 
clald'esprit  eel  acte  me  rcduirait  apres  I'avoir  commis. 
Enfin,  vous  le  savez,  I'invasion  ful  retardce;  Noel  arriva, 
ct  Marstoke  rccut  mon  hospitalile  dans  la  vicille  maison  a 
Sandwich.  Je  cherchai,  parmi  les  soldats,  matelots,  ou- 
vricrs  et  hommes  d'armes,  dont  la  ville  clail  encombree,  jc 
cherchai,  dis-je,  ct  j'engageai  deux  domestiqiies,  gens 
brouilles  avec  la  forlune,  et  quej'avais  lout  lieu  decroire 
capablcsdexecuter  lout  cc  dont  il  me  plairail  de  les  char- 
ger, et  ausquels  je  pourrais  me  Ccr  en  les  Iraitanl  et  en  les 
payaiit  bien.  I,e  jour  de  Noel,  je  donnai  a  diner  a  plusieurs 
liabilants  de  la  ville,  et  nous  finics  durcr  le  repas  ju.squ'au 
Icndemaiii  matin.  Vous  concevrez  done  facilemenl  qu'il 
n'y  cut  ricn  d'elonnant  a  ce  que  le  vicux  Marsloke  se 
trouv.it  soudaincmenl  indispose  et  force  d'aller  secouchcr. 
II  fut  memc  si  maladc,  que  je  jugeai  expedient  qu'il  fit  srm 
testament  conime  il  en  avail  preccdemment  eiprime  I'in- 
tcnlion. 

—  Ah  I  ah  !  dit  Oldcrafl.  (Juoi  1  vous  avez  assaisonne  sa 
coupe,  hein  I  epice  sou  roast-beef  et  son  plum-pudding, 
nu  mis  de  la  mort  aux  rats  dans  sa  sauce?  Ah  I  vous  cles 
\m  drulc,  Crcville;  mais  vous  n'avez  pas  assez  dc  letc  pour 
ces  sortes  d'affaires. 

—  Ilicn  de  cela,  dit  Greville.  J'annoncai  que  Marstoke 
ctait  serieuscmentmabide;  et,  le  troisienic  soir,  ;'i  I'lieure 
ou  toule  la  ville  litail  livrce  au  sommcil,  je  Bs  enlrer  dans 
sa  chambrc  les  deux  droles  dont  je  vous  ai  parle,  avec 
ordres  precis.  Maudite  soit  Iheure  ou  j'ai  imagine  ce 
crime?  Jamais  jc  n'uublierai  les  horreurs  de  cctlc  null; 


ou  milieu  de  la  lempete  de  vent  ct  do  pluie,  il  me  sem- 
blait  que  la  ville  allait  s'ecrouler  cl  serait  rasce  avant  Ic 
point  du  jour.  Commeje  veillais  a  la  portc  de  la  victime 
pendant  que  le  crime  se  commellait,  je  rentendis  se  de- 
battre  contre  les  scelcrats  qui  retranglaienl  dans  son  lit. 
(Jnand  le  jour  vint,  je  retrouvai  un  peu  de  sang-froid, 
car  j'etais  alle  me  jeter  a  talons  sur  mon  lit,  comme  un  en- 
fant effraye  des  lenebres,  ct,  rellechissant  que  le  plus  af- 
freux  de  cet  horrible  drame  elait  passe,  je  m'occupai 
d'executer  le  resle  de  mon  projet.  J'eus  quelques  efforts  a 
faire  pour  rassembler  mon  courage.  Je  monlai  I'escalier,  ct 
j'approchai  de  la  chambre  de  Marstoke;  mais  il  me  I'allut 
lungtemps  pour  avoir  la  liardiesse  d'ouvrir  la  porle.  Jc 
craignais  dc  voir  le  corps  defigure  du  vieillard  gisant  sur 
le  parquet  oii  je  I'avais  enlendu  loniher,  et  je  restai  l,i 
main  sur  la  clef  sans  pouvoir  avanccr  ni  reculer,  comme 
sous  rinlluence  d'un  rove  affreux.  EnOn,  apres  etre  reste 
plusieurs  hcures  danscelte  irresolution  penible,  les  deux 
miserables  que  j'avais  employes  frapperent  a  la  porle  de  la 
rue  et  dcmauderent  a  enlrer;  Ic  bruit  qu'ils  faisaient  mc 
rappela  la  necessite  d'agir.  J'enlendis  la  servante  ouvrir  sa 
porle  pour  allcr  a  celle  de  la  rue;  rappelant  alors  loutc 
mon  energie,  je  me  precipilai  dans  la  chambre,  cl,  courant 
au  cordon  de  la  sonnellc,  je  le  lirai  violemmenl,  jc  criai 
en  meme  temps  ii  la  servante  de  dire  ,i  I'un  de  ces  hommes 
de  mooter  immediatement  a  cheval  et  d'aller  en  loute  hate 
a  Wingham  cliercherle  notaire  de  Marstoke,  parce  qu'il  se 
trouvail  si  mal,  qu'il  desirait  faire  immedialcmenl  son  tes- 
tament. 

<i  Dans  rinlervalle  et  avant  I'arrivee  du  tabellion.  jo 
conduisis  Diccon  Web,  I'aulre  homme,  et  lefls  placer  dans 
le  lit  a  cole  dumorl;  ayaut  lire  les  rideaux  lout  autour  du 
lit,  el  ne  laissani  penelrer  qu'un  jour  obscur  dans  h  cham- 
bre, je  lui  dis  de  gemir  comme  un  homme  qui  souffrc  beau- 
coup  et  d'imitcr  la  voix  de  Marsloke ;  el,  quand  il  repon- 
drail  aux  questions  que  lui  fcrait  I'homme  de  loi,  de  me 
laisser  la  masse  de  sa  forlune,  el  d'olouffer  lous  les  scru- 
pules  que  le  tabellion  pourrait  eprouvcr  en  lui  faisant  un 
legs  considerable.  Nous  conduisimes  leschosossi  bien,  que 
lout  se  passa  sans  interruption  et  sans  eveiller  uu  soupcon. 
Web,  conlrefaisanl  la  voix  du  vieux  Marstoke  el  semblant 
avoir  a  peine  la  force  d'iudiquer  comment  il  voulail  que 
son  testament  ful  fail,  disposa  de  tons  les  biens  en  ma  fa- 
veur;  apres  quoi,  expriiiianl  le  desir  de  se  reposer  de 
I'effort  qu'il  venail  de  faire,  les  personnes  preseutes  furent 
prices  de  la  partdu  soi-disant  moribond  de  le  laisser  repo- 
ser. Bientot  apres  je  repandis  la  nouvelle  de  sa  mort  dans 
toute  la  maison,  et,  faisant  mooter  tons  les  domesliques, 
je  Icur  monlrai  le  corps  comme  s'il  venail  d'expirer  dans 
son  lit.  Cependanl  le  pire  est  encore  a  venir.  J'ai  hcrile  do 
la  forlune,  mais  les  remords  que  j'ai  cprouvcs  ne  me  per- 
metlalent  pas  dc  vivre  dans  Ic  voisinage;  j'aiirais  eu  de  la 
reconnaissance  pour  quiconque  eul  mis  le  feu  a  mes  deux 
nouvelles  maisons  el  les  cut  reduites  en  ccndres.  Je  dcvins 
Icllemcnt  impressiounable,  que  je  Iremblais  a  la  vuc  do 
mon  ombre.  La  figure  du  vieux  Marsloke,  et  ses  cris  lors- 
qu'il  m'appelail  a  son  aide,  me  poursuivaient  jour  ct  null. 
Les  deux  miserables,  Web  el  Basset,  commencerent  aus.si 
ii  mc  devenir  a  charge,  el  leur  presence  continue  faisait  sur 
mes  ycux  I'effet  du  basilic.  Je  craignais  de  m'en  defaire,  ct 
leur  presence  clail  ruineuse  ;  ils  depensaienl  I'argenl  qu'ils 
voulaient,  me  volaient  en  ma  presence,  el,  I'un  dcui, 
avant  bu,  declare  a  ses  camaradcs  qu'il  pourrait  faire  pea- 


1o2 


ClinONlQUES    E 


Jre  sou  mailro  le  jour  qu'il  le  voudniil.  Basset,  sou  conipa- 
gnon,  m'ayaul  informc  do  ccla,  i'i'|irouvni  un  embarras  si 
violoul,  queje  rcsolus  do  I'liirde  i'ondi-oil,  el,  pour  evilcr 
Ic  danger  qui  poumil  uailre  de  nouvcaux  bavardages,  je 
in'anangoai  avcc  Basset  dc  mniiicre  a  uousdefaire  secrete- 
iiient  de  Web.  A  cot  effol,  je  les  fis  parlir  lous  les  deux  pour 
me  devancer  ii  Lnndres,  la  veille  au  soir  du  jour  oil  j'avais 
I'iutentlon  de  pailir  moi-meme,  et  je  chargeai  Basset  de  sc 
defairc  de  Well  sur  la  ruulc.  Basset  suivit  nics  ordres,  mais 
il  les  cxccuta  plus  lot  que  je  ne  voulais.  11  IVappa  son  ca- 
inaradepar  dorricre,  tandis  qu'ils  clievaucliaieiiirun  a  cote 
(Ic  Taulre,  sur  les  dunes  dc  Sandwicb,  et,  descendant  de 
chcval,  iljeta  le  corps  dans  la  mer.  Les  vagues  I'ayanl  fait 
rcnionlcr  u  Sandwich  de  bonne  lieurc,  a  la  maree  du  ma- 
tin, a  mon  horreur  et  a  ma  confusion,  on  I'apporta  cliez 
moi  au  moment  oii  j'allais  moi-meme  cntreprendre  mon 
voyage  ;  ainsi  je  me  vis  oblige  d'assister  avcc  le  maire  a 
I'enquete  que  Ton  fit  sur  la  mort  du  coquin,  et  meme  je 
fus  oblige  de  tonvenir  avec  le  magislrat  qu'il  serait  urgent 
d'envoyer  a  la  poursuite  dc  Basset,  comme  soupconne  du 
meurtre.  Celte  nouvelle  mesaventure  faillit  me  deranger 
I'esprit;  mais  les  officiers  de  justice  ayaut  heureuscment 
manque  Basset,  je  (niittai  la  villc  deux  jours  apres,  et  tout 
le  pays  ctant  alors  occupe  en  preparatifs  pour  resistor  a 
r Armada,  je  joignisles  forces  assemblees  au  fort  de  Tilbury, 
sous  Ic  commandement  du  comie  de  Leicester.  Si  j'avais  pu 
sans  danger  passer  aux  Espaguols,  je  I'aurais  fait.  Quoi 
•  qu'il  en  soit,  je  cherchai  dans  le  bruit  du  camp,  et  dans  la 
pompo  momcntanoe  dela  guerre,  a  oublier  les  aclcs  horri- 
bles auxquels  j'avais  pris  part;  mais  c'etait  impossible.  Ce 
qui  rcmplissait  d'enthousiasme  les  ames  dc  tout  ce  qui 
m'eiituurait  ctait  sans  interet  pour  moi.  Le  glorieux  sper.- 
laclc  d'unc  reinc  se  mettant  a  la  tJte  de  ses  armeos  dans 
le  camp,  et  parcourant  les  lignes  pour  eshorler  scs  soldats  ,i 
sc  ra|ipo!or  oe  qu'ils  devaientii  leur  pays,  et  declarant  son 
intention  dc  lesconduire  clle-meme  a  I'ennemi  et  depcrir 
plutot  que  de  survivre  a  la  ruinc  et  a  I'esclavagc  dc  son 
peuple,  lout  ccla  elait  perdu  pour  un  malheurcux  dont  les 
jours  et  les  iiuits  se  passaient  dans  I'agoiiie  du  romords.  Le 
fracas  meme  du  combat,  le  desordre  el  la  confusion  qui 
accompagncrent  la  destruction  de  la  Qotle,   les  plaintes 
des  inourauLs,  les  oris  dc  vicloire,  le  canon  lonnant  el  vo- 
missanl  la  morl,  lout  cela  ne  me  sembla  ricn  Je  parcou- 
rais  le  pont  de  mon  navire,  et  meme  j'abordai  rennemi 
avecl'oinbre  cadavereuso  du  vieux  Marstoke  toujoiirs  dc- 
vant  mcs  yeux,  quelque  part  qu'ils  fussent  tourncs,   tene- 
ment (pic  je  pris  plusicurs  fois  la  determination  de  mo  de- 
clarer au  retour  de  la  llotte,  de  confesser  toute  I'infainie 
dc  ma  vie,  et  de  finir  par  la  potcnce  ma  carriere  de  pc- 
clios. 

—  Et  ou  en  est  mainteuanl  ccUo  affaire  a  voire  egard? 
dil  Oldcraft  qui  prenait  en  ce  moment  un  vif  interol  au 
rceitde  son  camarade.  Parlez,  parlcz  vile.  Vous  venez  dc 
dire  que  I'affairo  etait  evenlce.  tjuelle  raison  avcz-vous  dc 
le  pcnscr? 

—  La  nouvelle  que  j'ai  apprise  hier,  rtqiondit  GreviUe, 
avant  de  quitter  Loudrcs  oii  je  me  lonais  caclie.  J'ai  appris 
que  Basset  vcnait  d'etre  arrolc  a  Faversham,  cl  conduit  a 
la  geole  comme  accuse  de  I'assassinat  dc  Web.  J'ai  pris 
aussilot  la  fuile,  el  vous  me  voyez  roduil  a  la  derniore 
cxtrcmite.  » 

Le  criminel,  sc  couvrant  la  llggre  des  deux  mains,  san- 
glotait  lout  haul  apres  son  affreux  recil.  Dansl'agonic  de 


T    LliCENDES. 

ECS  remords,  il  s'adrcssa  i  son  camarade.  phis  calmc  et 
sans  doule  plus  endurci  que  lui,  pour  lui  demandcr  des 
avis. 

«  Con.solez-moi,  Oldcraft,  dit-il,  car  je  sens  que  la  main 
du  cici  peso  si  fort  sur  moi,  qucje  iic  puis  vivre  sous  le 
fardeau  de  mcs  crimes.  La  mort  semble  planer  sur  ma 
li'le,  et  cependant  je  ne  puis  mourir;  mais  je  crois  senlir 
I'odeur  de  la  morl  meme  dans  cello  chambrc  oil  nous 
sommos;  il  mo  semble  que  c'cst  mon  tombeau. 

—  Tes  ]iaroles  sont  propheiiques,  dit  Oldcraft  avancant 
lebras  droit,  etiirantsur  GreviUe  un  de  scs  propres  pisto- 
lets  en  ploine  poilrine,  et  lui  Iraversant  les  poumons,  lant 
Ic  coup  avail  etc  tire  a  bout  portant.  Tes  paroles  son!  pro- 
pholii|ues,  insense,  car  c'cst  ton  tombeau  1  » 

La  inalheureuse  viclime  jcia  un  cri ;  Ic  sang  vital  sorlait 
,i  gros  bouillons,  il  lomba  inanime  sur  la  face.  Son  bour- 
reau,  se  levant  alors  siir  ses  pieds,  jeta  sa  pipe  a  raiiiro 
boutd  e  la  chambrc. 

«  11  elait  lemps  vraiment  de  veiller  a  cct  oison,  dit-il  en 
se  jetantsur  le  cadavre  palpitant ;  81,  le  tournanl  surle 
dos  pour  fouiller  les  poclies  de  son  justaucorps  ct  pren- 
dre ses  papiers,  il  les  jeta  rapidcment  dans  le  feu  sans  les 
examiner.  II  elait  temps  d'arreteria  languede  ce  pleureur, 
ou  j'aurais  ete  compromis  par-dessus  les  oreilles  par  scs 
maudites  confessions.  Les  vicilles  affaires,  ainsi  que  les  gen- 
lillesses  plus  rccenles,  auraiont  toules  defile  avant  qu'il  cfll 
lini  son  cliapelot.  Hola  !  Ilo !  a  moi  I  au  sccours !  a  I'assassin ! 
au  sccours  1  Ilo  I  a  moi !  Stephen,  Bobin,  James!  A  moi! 
au  secours!  II  continua  a  appeler  a  haute  voix,  ct  en  menw 
temps  il  lira  I'epee  de  GreviUe  du  fourreau  et  la  jcIa  prds 
du  corps.  Apres  quoi,  il  alia  pres  de  la  porle  el  I'ouvrit 
toute  graude.  A'moil  au  secours  !  Dcbout  I  vous  dis-jc  !  On 
m'allaque  dans  ma  propre  maison. 

((  Voyez,  dit-il,  quand  les  domesliques,  effrayes  et  eveil- 
les  par  la  dclonalion  du  pislolol  ot  parses  cris,  accoururont, 
sorlis  a  moitie  mis  de  lours  lils.  Ce  mccroant,  non  content 
d'avoir  voulu  m'exlorqner  de  rargent  cctic  nuit,  m'a  lout 
d'un  coup  altaquo  I'epoi'  a  la  main,  ct  m'aurait  assassino  .si 
je  n'avais  pas  eu  le  bonheur  de  m'emparerd'un  de  scs  pis- 
lolels  et  de  le  luer  sur  le  coup.  » 

Un  profond  silence  mcle  d'effroi  rcgna  dans  Marslokc- 
house  pendant  le  reste  de  la  nuit,  el  ne  fut  inlerronipu  que 
par  le  bruit  de  la  neige  lancce  dc  temps  en  temps  a  gros 
llocons  centre  les  vilraux,  el  les  rafales  du  vent  d'hiver. 
Les  domesliques,  homines  et  femmes,  que  le  bruit  du  pis- 
tolelet  les  cris  deleurmailre  avaient  arracbos  de  leurs  lils, 
utaient  presses  los  uns  centre  les  aulres  dans  la  cuisine,  on, 
apres  avoir  rallume  le  feu,  ils  se  communiquaienl  a  voix 
basse  les  soiipcons  et  les  siipposilions  auxquels  cct  cirango 
cvcnoment  donnail  naissance. 

Hans  CCS  lemps  de  rapicre  el  dc  daguo,  un  homme  liio 
dans  un  manoir  de  canipagne  n'elail  point  unc  circon- 
stance  assoz  rare  pour  causer  bcaucoup  do  confusion  ni 
d'effroi. 

Cependant  unc  mort  aussi  etrange  que'  celle  de  cot 
liomme,  qui  avail  rocu  un  coup  de  pistolct ,  au  mi-  i 
lieu  dc  la  nuit  ct  au  coin  de  I'alrc  momc  oii,  si  pen  do 
lemps  avant,  on  I'avait  vu  vider  la  coupe  dc  I'amilie  avec 
son  hole,  unc  telle  mort  ne  passa  pas  absolumenl  pour 
natnrolle,  ni  sans  donnor  lion  .i  quobinos  conimen- 
tairos. 

Do  son  cote,  I'aclour  principal  dc  ce  dramc  horrible  se 
promenail  d'un  bout  a  Taulrc  de  sa  chambre,  dans  laquelle 


il  s'ctait  refiro  apit'S  avoir  ordonnu  que  lo  coi-ps  do  sa 
victimc  fill  laisso  exactcracnt  comme  Ics  domcsliqucs 
ravaieul  vu  lorsiju'lls  claicnt  arrives  on  sccours  da  iciir 
mail  re. 

«  Blon  cloile,  se  dil-il,  comme  il  ropassail  en  lui-mcrae 
I'aclion  c|uil  vcnait  de  coinmcltre.  men  eloile  csl  encore 
dans  son  ascendant  mon  Lon  on  mon  mauvais  angc.  si 
Ton  vent,  car  peu  m'imporle,  m'a  cnvoyc  ici  cc  miserable 
plcurniclicur,  el  ma  debarrassc  de  rimiuieUide  el  de  la 
mefiance  i]iie  j'epruuvais  dcpuis  lon;;lcnips  a  sun  sujet.  » 

Ces  fclicilations  que  niaitre  Oldcral't  s'odrcssail  a  liii- 
meme  furent  soudain  inlcrrompucs  par  lo  Irepignoment 
de  chcvaus  qui  passaicnt  rapiJcmcnl  sous  la  fenetrc  de  sa 
chambrc  ;  il  mil  fin  a  son  soliloquc,  elcigiiit  au^silol  la 
lampe  qui  bnilail  sur  la  lablc  pres  de  son  lil.  el,  s'appro- 
cbant  deln  fcnelre,  il  poussa  en  arrierenvcc  procaulion  un 
des  voids  a  coulisse  ,  puis,  cnlr'ouvranl  la  fi  ni'Irc,  A  re- 
garda  au  dcliors. 

Le  jour  commencait  a  poindre,  ct  il  vil  un  pclil  di'lache- 
mcnl  d'cnviron  dix  hommcs  lourncr  Tangle  du  bailment, 
lis  se  diriseaienl  vers  la  prcmiL-re  cour,  el  il  n'eut  que  le 
temps  u'cnlrcvoir  le  brillant  de  leurs  hanbcrls  comme  i!s 
disparaissaient  dcrrierc  nne  des  lours  qui  llanquaicnl  le 
vicux  manoir,  cl  se  dirigeaienl  vers  renlree  princifialc. 

Aulrcruis,  dans  le  commencement  du  regnede  Henri  \111, 
MarsloliC-nouse  avail  etc  un  elaldissement  religicux  ol  ba- 
hile  par  nne  sainte  comniunaule  de  carmoliles.  Elle  n'elail 
plus  mainlcnanl  babilee  que  par  niailre  Ol.lcran  el-  scs 
domcslii|nes ,  pen  nombrenx,  qui  n'occtipaifnt  qu'une 
parlic  d  unc  uile;  cl  comme  il  clail  mal  vu  el  fori  ]ieu  aime 
dans  le  voisiiiage,  le  manoir  avail  toiijours  un  air  Irisle  et 
desert,  memo  dans  ses  plus  beaux  jours. 

Du  colli  habile  de  la  mai.'ion,  il  y  avail  au  bout  dujardia 
un  prand  nioidin  n  can  qui.  autrefois,  avail  apparlcnn  nn 


CUnOKiQUES  ET  LEuEKDEJ. 

monaslerc.  —  11  ilait  maintonant  occn 


15J 


par  un  nomme 
Jenden,  meunier,  qui  I'exploitait.  Uans  le  parr,  les  lerres 
cl  palur.iges,  qui  elaicnl  places  de  I'aulre  cole  du  moulin, 
il  y  avail  plnsicurs  elangs  ombrages  gracieusementpar  la 
projection  des  branches  d'arbres  cnornies  cl  separes  par 
des  especes  de  divisions  ou  allees  servant  a  pecher  au  filet 
ou  a  dessechcr  ces  viviers.  Uans  les  lemps  ancicns,  prcsque 
tonics  les  abbayes,  chateaux  ou  manoirs,  avaicnt  leurs 
viviers  ou  leurs  elangs  pour  fournir  la  m.iison. 

(luelque  chose  IVappa  le  crtur  du  conpable  quand  Ics  ca- 
valiers se  mirenl  en  bataille  ct  demandercnl  I'cntrce  a  grand 
bruit ;  il  pcnsa  que  larrivee  des  snldats  avail  rapport  nux 
derniers  mcfaitsdo  Greville,  ctque  lui-mcme  pouvail  bien 
ne  pas  y  etre  cirangcr.  11  eprouva  un  scrrcmenl  de  crcur 
quand  il  entcndit  les  coups  repetes  qu'ils  frappaicnl  a  so 
porle  principale,  el  bicnlol,  quoique  cirangcr  a  la  peur,  il 
eprouva  des  palpilations  qui  lui  fiierent  tonle  force.  —  Ce- 
].endaiil,  relrouvant  bienlol  toulc  son  cnrrgic,  il  s'elanja 
liors  de  sa  chambre  el,  marebani  a  talons  dans  Ic  corridor, 
il  cria  ii  ses  domcsliqiies  do  nc  pas  dcverronillcr  les  jiorlc; 
avant  qu'il  se  fnl  assure  de  ce  que  voulaicnl  ces  gens. 
Jlais  I'ordre  clait  venu  trop  tard,  car  la  porle  avail  cle  ou- 
vcrte  d'aulant  plus  promptement  que  le  clii'f  de  la  troupe 
avail  somme  d'ouvrirau  noni  de  la  reine,  annnncant  qu'il 
avail  un  mandal  pour  I'arrcslalion  du  nomme  Nicholas 
Oldcraft,  accuse  del'assassinat  do  sir  William  Marstoke  de 
Marsloke-llall. 

Maitrc  Oldcraft,  qui  avail  mal  entendu  ces  Icrriblcs 
paroles  au  moment  oil  il  enlrail  dans  la  grandc  salle,  nc 
s'arrela  pasdavantage  ;  mais,  comme  bicn  des  gens  plus 
braves  que  lui,  il  foil  le  danger  quis'approcliail,  ct  relour- 
nant  a  si  chambrc  apres  en  avoir  fermc  la  porle,  il  poussa 
un  panneau  a  coulisse  dans  la  hoiserie  derricrc  son  lil.  ct 
par  1.1,  il  descendit  dans  Ic  jardin  d'mi  il  cs'crait  aller  so 


earlier  dans  Ic  moidin,  ou  s'ccliapj.cr  par  les  elangs  qui 
elaienl  dciriere. 

^  La  poursniie  dura  inoinsloiiglemps  qu'il  ne  pcnsail,  elil 
s'apcrciit  en  snrlant  du  passage  dans  Ic  j.irdin  que  Ic 
moiilin  clail  dcj.i  occnpi'  par  plusicurs  scldals  qui  elaienl 


cnlrcs  dans  sa  maison.  Crpendanl  le  niunlin  etail  sa  scnle 
chance  de  .salul,  el  se  gli.ssanl  dans  une  allee  sombre  qi'.i 
longcail  le  ruisscaii,  il  essaya  d'y  parvenir.  Lc  meunier,  qui 
elail  il.'boiit  pros  dc  la  porle,  cconlail,  la  bouchc  ouvcrtc, 
If  ici-il  que  l.iiMail  I'mi  des honimc.' d'aniies  dc  Warwick. 

20 


=5M 


SCliNES 


ComniP  Oldcrart  irrrivnit  an  lioiil  ie  VaWoe,  le  fu^tif,  tie 
voyanl  rien  a  espercr  i\e.  re  cole,  Iravpi'sa  la  clinrpcrito 
sans  bruit,  el  commc  le  moulin  ne  marchait  pas  il  so  cacha 
■dans  la  rone. 

«  VoilJ  d'elrnnijps  nnuvelles,  disail  le  £;ros  mennier  on 
(ravcrsant  la  (ilntc-rnrnip,  I'l  nous  vivons  ilans  des  lenips 
•clrangcs.  Eh  Inen,  consl.ililo.  j'avais  loujnurs  (lit  que  Old- 
crall  ae  falail  pas  ^'rand'rhose.  .le  n'ai  lamais  de  ma  vie 
ajme  I'honimc,  ot  quant  a  la  fcnimc...  hah  !  je  nVn  disrien, 
^a  nc  me  resfarde  pas;  par  ainsi,  je  vais  aller  faire  cc  qui 
iiic  rci.'arde.  n 

En  disanl  cela,  le  mennier  s'avanca  et  donna  de  I'ean  a 
son  monlin.  Anssilot  nn  cri  pcrcanl  so  lit  entendre  du  mi- 
lieu dcs  eaux  qui  bonillonnaient  an-dcssous  de  Ini.  Le 
mennier  alarme  revint  en  Inute  hate,  dctnurna  I'eau  et 
arrela  la  roue,  mais  II  otail  Irnp  lard,  et  le  corps  du  mal- 
lifureux  OWcrart,  coupe  en  deni,  llollail  au  milieu  id  va- 
lues ecumantes,  emporle  par  le  couranl. 

Itien  que  cc  ronte  puissc  paraitre  extraordinaire,  11  esl 
.illesle  par  Ions  les  chroni(|ueui-.-;.  Un  testament  semblaHe 
.1  clo  dicle  par  I'assassin  qui,  s'inlroduisantdans  Ic  lit  pres 
du  cadavrc  de  sa  victime,  joua  Ic  role  du  leslateur  en  pre- 
sence de  loule  la  niaison  sans  qn'aucun  dcs  spectatcurs 
roncut  un  son[icon  dc  la  frnude  Meme  la  circonstance  d'un 
liomme  cache  dans  la  roue  dumoulinet  coupe  en  deuxqiiand 
I'eau  ful  lachec,  n'est  pas  unc  Action.  Mais  ce  quo  les  chro- 
iiiquenrsont  neglige  de  rapporter,  c'ost  que  la  victime  di' 
Creville  elait  calholique,  et  que  cc  molif  cut  protege  le 
crime,  si  la  Providence  nc  s'elait  chargce  de  la  vengeance. 


SCENES,  RECITS,   AVENTURES, 


EXir.MTS    DES    PLUS    IIECESTS    VOl'AGELT.S. 


LES   0HIN0I3  S'AUJOUHJt'HOI. 

II  n'y  a  pas  de  peuplc  qui  ait  pique  ma  curiosile  plus 
vivemcnl  que  les  (Ihinois ;  il  n'y  en  a  pas  doiit  il  soil  plus 
frcquemmcnt  (lucstion  maintenanl.  J'ai  pnielre  Irois  fois 
chez  eux,  une  fois  nvec  I'ambassadc  de  lord  Amherst,  une 
scconde  fois  nvec  I'ambassade  russe,  une  troisicme  fois 
nvec  sir  Henri  Pollinger. 

lis  ctaieni  deja  civilises  a  I'epoque  oii  nos  anrelrcs  vi- 
vaienl  nus  dans  les  bois  ;  lenr  langue.leur  ecriturc,  n'onl 
aucun  rapporlavec  colics  dcs  autres  h(]mmes,chaqiie  Iclire 
signific  un  mot,  el  ils  ecrivent  a  rehours.On  leur  doit,  am 
siocles  les  plus  reculcs,  bon  nombrc  de  prccieu.ses  decnu- 
vcrtos,  I'arl  d'imprimer,  la  poudre  ii  canon,  If  compas 
]iour  la  marine,  sans  oublier  d'ingcuieuses  manufactures. 
Ncanmoins,  ce  peuple,  an  lieu  de  marcher  dans  la  voie  pro- 
gressive de  la  civilisation,  ii  Icxcmple  des  nations  euro- 
peennes,  semble  s'elre  arrele  tout  a  coup;  il  rcsle  Ic 
mfnic,  ni  plus  sage,  ni  plus  hahilc,  ni  plus  police  qui!  ;  a 
milleaus. 

N.jussommes  redevablcs  au.i  Chinoisde  plusieurs  clioses 
xitilci,  dcv-enues  si  communes  aujonrd'hui,  que  nous  ne 


.saurions  nous  en  passer.  Par  esenqile,  la  porcilaine,  don', 
te  coniiioscnt  nos  lasses  ;  c'esl  unc  lerrc  parliculiere,  trans- 
I'ormc'c  en  pale,  que  Ton  petril  a  volonte  el  que  Ton  fail 
ruircau  four.  Le  the,  que  nous  buvons  dans  ccs  lasses,  je 
Ic  n'qiele,  est  le  produil  special  de  la  Oliijie  Ce  soul  les 
feuiilcs  d'lm  petit  arbu«le  que  Ton  failsechcr.  Vousjugc- 
rez  de  I'imporlance  de  cc  commerce,  i|uanil  vnus  saurcz 
que  la  consommalion.  en  Anglelerre,  s'elcve  a  Irente- 
dcux  millions  de  livres  chaipie  annec!  La  sole  nous  vciiail 
aussi  dc  la  Chine  dans  lorigine  ;  vous  saurez  que  c'i'sl  la 
loile  de  la  chenille,  qu'on  appelle  de  la  soie,  qu'elle  file 
autonr  dc  son  corps  avanl  de  changer  en  chrysalide  ;  puis 
ce  fil  si  delicat  se  devide,  sc  lisse  et  so  Iransfonr.c  en 
etoffcs  de  velours,  desatin,  etc. 

II  faut  placer  au  nombrc  dcs  monuments  d'arl  les  plus 
curicui,  la  graude  muraille  de  la  Chine  que  I'empercur  fil 
clever,  alin  de  sonstraire  .«on  empire  an.t  frequentcs  inva- 
sions de  scs  voisins  les  barbarcs,  nation  guerrierc,  lou- 
jours  prele  .i  renouveler  les  pillages  ct  les  mcurlrcsdonlle 
pauvrc  peuple  paisible  avail  deja  etc  souvcnl  victime.  Pour 
hilcr  rexcciiliou  de  cctle  vasic  enlrcprisc,  I'enipcrenr 
c.xigca  d'abord  le  travail  de  Irois  hommes  sur  dix;plus 
lard,  on  en  prit  deu^i  sur  cinq.  L'rouvre  ful  acbevce  an 
boutde  cinq  ans.  La  muraille  a  pres  de  quinzi'  cents  niillcs 
de  long,  ettrinle  pieJs  de  hauteur;  son  epaisscur  pcrnici 
a  six  cavaliers  de  galoper  dc  front  sur  la  idalc-forme. 

11  y  a  environ  Irois  mille  lours  placccs  a  pen  de  dislaucc 
I'une  de  I'aulrc,  oii  les  soldats  pourraienl  se  tenir  en  eas 
d'altaquc.  Le  mur  s'eleve,  lanlol  sur  de  haulcs  montagnes. 
lanlol  sur  dcs  vallces  profondes;  il  traverse  darides  de- 
serts, des  lieux  marccagcux  ;  on  a  vaincu  tmis  les  obstacles, 
Des  arches  immenscs  Ic  souticnncnl  nu-dcssus  de  largos 
rivieres ;  ni  la  profomlcur  dcs  abimes,  ni  les  torrents  rapi- 
des  n'onl  pu  s'opposcr  .i  la  realisation  dc  ce  magniliquc 
projct;  jamais  Pari  et  lo  travail  n'onl  rien  produil  de  plu,-. 
remarquablc :  ce  chef-d'oeuvre,  uni  |uc:ncnt  conipo.se  dc 
hrique  cl  de  morlicr,  s'esl  conserve,  dit-on,  presque  in- 
tact jusqu'a  nos  jours,  sans  cxigcr  de  rc|iaralions. 

La  Chine  est  Ires-pcuplee;  la  plupart  dcs  liabilanis  vi- 
vcnt  sur  Pea u,  inslalles  dans  dcs  balcaux  couverls;  les  ri- 
vieres, les  canaux  en  soul  cnconibrcs;  on  pretend  que 
plus  de  quaranle  mille  personnes  se  liennei.t  nu,<si  cons- 
lammenl  sur  dcs  Taisseaux,grossieremenl  conslruits,(pron 
appelle  jonijiifs,  pres  des  coles  baignces  par  la  mer.Celle 
immense  po|Ujlationc5igc  necessairemenldi'  grands  apjuo- 
visionnements ;  elle  obligo  les  ('.liinois  a  la  plus  stride 
economic,  a  manger  memo  dcs  choses  que  nous  rcpous^r- 
rions  avcc  dcgoijl,  tellcs  qucdcsanimau.\njorlsdemaladie. 
les  rals,  les  snuris.lcs  dials,  leschiens.  lis  se  livrent  aussi 
beaucoup  aux  Iravaux  de  ragriculture,  loujours  prcoccu- 
pes  de  pourvoir  a  Icur  subsistanco.  Le  terrain  est  soigneu- 
semenl  rcparii  et  cullive ;  jamais  une  mauvai.-e  herhe  n'oc- 
cupe  une  place  inutile.  Le  pays  cnticr  offre  Paspcct  d'un 
immense  jardin  mervcillcusemcnt  cntrelenu  ,  pas  un  coin 
des  bales  o'echappe  a  celte  niiuulicuse  jiroprete.  cl  l.i,  |l 
commc  aillcurs,  on  seme  pour  recueillir.  Les  Chinois  'I 
Irouvcnl  encore  nioycn  d'arracher  aux  llancs  aridcs  de 
leurs  plus  haules  montagnes  dcs  productions  uldes.  lis  y 
pratiquent  dcs  (errasses  plates,  on  des  planches  superpo- 
sees,  et  chaque  lerrassc  est  placee  de  manicre  a  produire  sa 
recolle.  Si  la  surface  esl  completemcnlnue,  on  y  transportc 
a  force  de  perscvrrance  la  qiianlile  dc  lerrc  neecssairc  a  la 
culture. 


D1-;  vovA(;i:s  ut:(;ENT^ 


fo!> 


L'rmpcieur,  adii  Jc  coiisacriT  rimpoilance  (ic  I'ngri- 
i  iilture  el  ses  bioiilails,  doime  chai|iie  iiiini'e  line  fiHc  splon- 
diJe  en  son  hnnneur,  cl  il  dai^jne  lairo  moiivoir  la  charrue 
dc  scs  propres  mains. 

An  nonilire  des  qualites  qui  dislinguent  los  Chinois,  se 
placonl  en  premiere  li^Mie  rinduslric,  et  I'amour  des  en- 
fants  pour  leurs  parents.  Comliicn  de  lamilles  chrelienne-; 
ponrraieni  puiser  cliez  ces  pauvrcs  idol.ilrcs  de  graves 
cnscignements.  Les  Chinois  sc  dislingncnt  mallieurense- 
nienl  aussi  par  lenr  deloyantc  dans  les  relations  commer- 


ciales.  Le  niensonge  Icni  est  haljitiiel ;  jnaisn'oiitlfcms  pa/ 
qu'ils  ignorent  la  religion  du  Clirisl. 

L'nc  guerre  aussi  injuste  ipie  cruelle  a  eclatc  dernierement 
enlre  TAnglcterre  et  la  Chine.  De  mechantes  gens  y  repau.- 
daient  une  drogue  empoisonncc  qu'ils  vendaient  Ires- 
cher.  Lempcreiir  a  fait  une  loi  qui  defend  lentree  de  ce 
fatal  lireuvage,  neanmoins  les  Anglais  onl  mis  de  cold 
toute  justice,  parce  qu'ils  elaient  les  plus  forts;  ils  ont  en- 
voyc  des  soldals  et  des  vaisseaux.  alin  Je  forcer  les  Chi- 
nois a  prendre  et  a  payer  la  liqueur  prohibce. 


UCetlc  gravure  represuuit  quelques  habitants  rcvftus  de 
leurs  liizarres  costumes  Vous  voyez  qu'ils  portent  des  re- 
lics Doltantes,  les  uncs  par-dessus  les  autres;  leurs cheveux 
sont  attaches  et  formentune  grande  queue,  lei  on  iallige 
une  piinilion  a  uncoupahle;  on  I'a  fail  coucher  a  plat, 
landis  qu'on  lui  frappe  vigoureusement  la  plantc  des  pieds 
avec  un  gros  b.imhou,  jusqu'a  ce  qu'il  ne  puisse  pkn  iii 
marcher  ni  se  lenir  dehout. 

Mes  diverses  e.\cursions  dans  ce  bizarre  pays  ont  offert 
des  particularites  inleressantes  ;  je  commencerai  par  le 
recil  de  I'ambassade  de  lord  Amherst  et  dc  son  arrivec  en 
Cliinc. 

I.  —  LBB  miSDABniE. 

La  (lottille  do  Tambassade  anglaise  enira  dans  la  mer 
Jaune,  qui  haigne  les  cotes  orientales  de  la  Ciiine.  C'etait 
par  une  sombre  matinee.  Un  epais  brouillard  pesait  sur  les 
flols;  el  les  coles  de  la  Coree,  a  droite,  la  prcsquile  dc 
I  Schanton,  k  gauche',  n'npparaissaicnt  encore  que  sous  des 
formes  indecises  a  travers  la  vapeur.  Deja  le  paquebol  in- 
dien  I'lndostan  s'ctait  ecarte  du  restc  des  navires,  et  le 
vaisseau  de  guerre  le  Lion  ne  parvenail  qu'a  I'aidc  d'une 
canonnade  non  interrompue  a  mainteuir  ensemble  les  bri- 
gantins  la  CUtrence  et  le  Chakal. 

"  Los  Chinois !  »  cria-t-on  en  ce  moment  du  haul  des 
haulhans.  A  I'oucst,  la  mer  grouillail  de  jonqucs,  cnibar- 
calions  de  ce  peuplc,  basses,  simjiles  et  grossiercs,  Ics- 
quelles  voguaieni,  cliargccs  de  iirovisions  Je  loute  tspcto. 


.i  la  rencontre  des  vaisseaux  anglais.  Une  multitude  de 
beliers,  de  moutons,  de  poules,  de  canards;  des  cenliiiues 
de  sacs  de  fariue  et  de  riz ;  des  caisses  pleines  de  pain  el 
de  the,  de  fruits  el  de  k^gumes;  des  milliers  de  citrouilles 
et  de  melons  furent  anienes  a  borddela  llottille.  On  n'avail 
pas  meme  oublie  le  vin,  la  bougie  et  la  vaisselle  de  porce- 
laine;  mais  les  Anglais  durenl  renvoyer,  faule  de  place, 
Uiie  partie  considerable  des  provisions  dont  I'hospilaliti; 
chinoisc  avail  voulu  les  gratiCer.  C'ependant  une  jruupie 
s'approcha  du  Liun.  Elle  etail  monlee  par  plusieurs  man- 
darins vetus  d'un  costume  magnillque  el  bizarre,  lesquels 
contemplaieni  avec  etonnemcnt  et  respect  le  giganlesqne 
edifice,  et  manifestaienl  en  m6me  lemps  leur  embarras  sur 
la  maniere  donl  ils  devaienl  s'y  prendre  pour  y  monlcr. 

Le  lieutenant  Parish,  charge  par  I'ambassadeur  d'amener 
les  mandarins  a  bord,  fit  descendro  le  long  des  cordages 
du  pont  dens  fauteuils  dans  la  jonque.  Les  principiiu\ 
d'entre  les  mandarins  s'y  assireni,  et  s'eleverenl  lenlemcnl 
dans  I'air  avec  une  cxpre.ss'on  d'orgneil  et  de  plaisir,  a  la- 
quelle  se  melait  touti'fois  quelque  crainle  sur  ce  mode 
inusitu  d'ascensioii  aerieniie.  Ils  se  lenaienl  solidement 
aux  fauteuils,  el  manifeslerenl  beaucoup  de  joie  des  qu'ils 
sentirenl  de  nouveau  un  sol  ferme  sous  leurs  pieds. 

Les  deux  grands  dignilaircs  devaienl  vrairaenl  paraitrs 
un  pcu  singuliers  a  des  ycuj  enropeens.  L'un,  personnage 
grav.',  ,-i  la  phy.sionomie  intelligenle,  portait,  par-dessus 
une  robe  de  femme  violelle,  un  surtoul  noir  et  semblabl.- 
a  une  robe  dc  chambrc,  ct  sur  la  poilrine .  ainsi  que  sur  le 
do.<,  un  tarre  de  vclmiri  bliu,  r.u  bi  illail  un  draijon  a  qu Jtre 


»SJ 


8Ci;lSES 


^rtfffs,  bro.lo  on  ■ir.  Siir  son  Loiincl  on  forme  ilo  ilochcr, 
lulsait  lino  [lioiTC  lilcu  olair  i\  six  facctlcs.  Un  cliniiclcl  ii 
gros  grains  ccnrbtcs  Ini  dcsccndait  dcpuis  lo  con  iusrinc 
sur  1ft  vontro.  line  monslaclio  fincmcnl  rclevcc  ornait  sa 
Icvrc  suporieurc;  cl  sos  iloi!,'ls,  nrnics  J'oni^k's  |iUis  long-; 
que  de  raison,  lonaient  duiicatcmciit  rclcvoo  sa  longue 
li.-M-lie  iionJanle.  I,'aiilre  mandarin  so  dislingunil  par  un  air 
idns  martial  Sa  ligin-c  ouvertc  avail  une  cx-prcssion  de 
]il)rc  tiardiesse,  Ohez  lui,  le  surtoul,  scmblable  a  une  rohe 
de  chanibre,  ctait  rnugc  ct  enlrcmi'le  de  111-;  d'or  el  res- 
semlilail  a  une  coUc  de  maillcs.  Do  la  coiffure  dacier  i\u\ 
rouvrait  sa  tele  une  visicro  de  casque  du  memc  mclal 
(lesccnilait  jus  que  sur  sos  rpaulos.  Du  sommct  de  cello  coif- 
fure ponilait  une  (ilunie  do  paou  fijoe  a  une  pierrc  pre- 
cieuse  d'uu  rouge  pourpre.  Sur  les  deux  manchos  de  dessus 
lirillaient  dos  liourlicr>  hrodes  en  or.  Un  etroil  laldiervcrl 
allait  de  sa  ceinluro  d'or  jusqu'an-dessns  des  genoux.  Une 
armc  pbccc  a  son  cute ,  au  Iranchant  large  par  le  bas, 
quelque  chose  ontre  le  sabre  par  sa  courbure  ct  repce  par 
sa  pointe  acerop,  semldail  indiipier  la  condition  militaire 
du  pcrsonnago. 

Tons  deux  promenaient  autour  d'eux  dos  regards  etounos 
s<ir  le  vaisseau,  donl  I'ordonnance  et  la  discipline  guer- 
riere  semblaient  Jopassor  toule  lour  atlente.  Pendant  que 
le  colonel  Bonscui  et  I'inlerprcte  de  legation  Plumb,  apres 
les  avoir  salucs  polinient,  les  conduisaient  a  la  grandecajule 
de  I'ambassadeur,  Parish  fit  desccndre  do  nouveau  les 
fautouils  pour  ramener  lour  suite.  U  nrriva  deux  autrcs 
mandarins  semblables  aux  preuiiers,  mais  vctus  inoins 
rjchemenl.  L'un  d'eux,  hommc  gros  el  court,  qui  ne  porlail 
nucune  arme,  cl  donl  lo  bonnet  campaniformc  ctait  sur- 
monte  d'uue  pierrc  precieusc  d'uu  blanc  mat,  avail  mani- 
feste  de  la  fiayeur  ilurant  I'asccnsion.  Lorsque  son  fauteuil 
debarqua,  il  so  li;lla  tcllement  do  se  refugier  .i  bord, 
qu'il  perdit  requilibrc  en  voulant  s'elancer,  el  culbuta  en 
arriere.  II  scrail  inevitalilemont  tombo  dans  la  mer,  si 
Parish,  lo  saisissanl  au  niome  instant,  ne  Teut  empoigno 
BOlidonicnl  par  le  devant  de  sa  robe  de  chambre  brune,  et, 
par  une  violcnie  secousso,  ne  I'eut  fail  sauter  par-dcssus  la 
galerie. 

Des  que  le  Chinois  ful  reniis  de  sa  premiere  fraycur,  il 
se  proslerna  dcvanl  son  sauveur,  el  frappa  la  lerre  de  son 
front. 

—  0  Quo  Tian  le  lienisse,  excellent  Quangfu !  s'ccria-t-il 
avec  cnthousiasmc.  Tu  as  sauve  la  vie  au  pauvre  Tsing- 
Vng;  en  retour  il  est  devenu  ton  serviteur  reconnaissant, 
ct  ne  ccssera  de  I'otre  tanl  qu'il  lui  rcslera  un  souflle  de 
cello  vie. 

C'est  Irop  Jo  remcrcimcnls  pour  cc  petit  service, 

repondit  Parish  en  riant.  La  seulc  crainle  de  le  noyer  a 
faiUi  causer  co  mallicur.  Preuve  que  la  crainle  n'est  pas 
loujours  mere  de  la  si'ircte !  n 

(to  suite  a  un  jirochain  nunw'ro.) 


VHB     ASOXKSION     PEBILZ.  EUSE, 

OD  rETED-DOTTE  ET  S.^  MOMAC:iE. 

Les  IiiHites  cl  majcsUicuscs  montagncs  qui  s'elevcnt  5,1 
cl  la  sur  la  terre,  louchanl  presque  les  nues  de  leurs  cimes 


blancliiltres,  nous  reviilent  encore  I'immense  [lonvotr  du 
Createur.  Los  uncs  soul  des  volcans,  c'cst-a-dire,  creuscs 
au  milieu,  rotifermanl  unevasle  fournaisequi  cclalequcl- 
quefois  au  dehors.  U'autres  rostenl  loute  I'annee  couvertes 
de  ncige,  a  cau.sc  de  leur  prodigieuse  elevation;  car,  plus 
on  s'eloigue  de  la  terro.  plus  lo  Iroid  augmente.  (juelques- 
unes  se  dislinguent  par  la  bizarrerie  do  lours  formes.  II  y 
on  a  pen  d'aussi  remarquables,  sous  cc  rapport,  que  cclle 
do  Picrrc-BoUe.  dans  I'ilo  Maurice.  Cc  nom  etait  colui  dun 
houime  qui  s'el'foroa,  dil-on,  degrimper  jusqu'au  sommot 
lie  la  montagne,  ct  retumba  lout  brise  dans  rafl'reux  proci- 
Ijicc.  Hegardez  la  gravure,  el  vous  aurez  peine  a  compren- 
(Ire  qu'un  luHnme  nse  (aire  une  pareille  fenlaiive.  Copon- 
(lanl,  ii  y  a  <]uol(iues  annces,  plusieurs  Anglais  (  los  Anglais 
aimenl  cos  inulilcs  dangers)  resulurent  do   se  risquer  a 
gravir  de  nouveau  la  montagne  de  Picrro-Colle.  Le  capi- 
laine  Lloyd,  accompagnc  de  M.  Dawkins,  fit  la  in-eiuiere 
tentative  en  1831  ;  il  gagna  la  partie  etroile  qu'on  appelb' 
le  col;  une  ochelley  ful  plantee.mais  elle  ne  putattoiiulre 
la  moitie  de  la  face  perpondiculaire  du  rochcr  qui  le  do- 
luinait.  M   Lloyd,  donl  il  faut  admirer  la  p'erseverance, 
voulul  lentor  de  nouveau.  un  an  apres,  celte  perilleuse  as- 
cension ;  il  sc  lit  accompagner  des  lieulcnants  Pliillpntis, 
Koppel  et  iNaylor.  Jo  vais  vous  citer  la  narration  ipien  a 
faite  ce  dernier  dans  scs  ouvrages,  bien  persuade  qu'olle 
vous  interessera. 

«  'Ionics  nos  dispositions  prises,  nous  partimes ;  jamais 
«  je  u'ai  vu  troupe  en  marche  offrir  un  spectacle  plus  pit- 
«  torcsque ;  noire  arrierc-garde  se  composait  de  quinze 
II  ou  vingl  hommes  affublcs  de  costumes  differcnts,  et 
u  d'uu  petit  nnmbre  do  negres  charges  de  porler  la  nour- 
ci  rilure,  les  velements,  le  lingo  blanc,  etc.  Le  chemin  s'e- 
«  tendail  au  milieu  d'uu  ravin  escarpc  forme  par  les  pluios 
0  (i  I'cpoquc  do  I'liumide  saison,  et  les  picrres,  ainsi  ebran- 
u  lees,  rendaieiil  ce  passage  fort  pcu  ngreablo.  11  fallait 
(1  avoir  conlinuellemenl  I'ocil  sur  ccs  rochcrs  roulanlsqui 
0  nous  menacaient,  el  auxquels  moi  ct  M.  Keppcl  nous 
u  cchappames  miraculeuscment. 

Cl  A  moitie  route,  nous  fiinies  cblouis  du  .spectacle  qui  so 
«  doployait  a  nosyeux,  cl  qui  pcul  ddficr  mes  pouvoirs 
u  dcscriplifs.  Nous  elions  sur  une  petite  langue  de  terro 
u  d'envirou  vingl  pieds  de  long.  Do  la  nous  plougions  sur 
«  la  gorge  profonde  ct  boisoc  que  nous  vcnions  do  parcou- 
n  rir,  landis  qu'.i  I'oppose  (eel  cndroit  ayanl  six  a  sept 
«  pieJs  de  largour)  on  voyail  se  developpcr  le  precipice 
«  do  quinze  conls  pieds  jusqu'a  la  plaine.  Cel  aspect  ef- 
(I  frayant  sc  ropclail  a  I'une  des  exlremitcs  du  coL  Mais 
«  rien  n'esl  comparable  a  la  vue  qui  bornait  I'aulre  point; 
«  il  etait  environne  d'uu  rochcr  etroil  comme  lalamed'un 
(I  couleau,  brise  /;a  cl  la  par  des  precipices,  et  s'lilevait  a 
«  Irois  cents  ou  Irois  cent  cinquanle  pieds  au-dcssus  do 
«  nous;  du  haul  de  co  vieux  pinacle,  Pcler-Cotto  regnail 
«  dans  loute  sa  gloirc. 

«  Apres  un  pcu  do  repos,  nous  nous  mimes  a  I'ocuvro.  | 
«  L'ecliello  que  Lloyd  cl  Dawldns  avaient  laissce  I'anncc  ' 
(I  proccdenlc  y  etait  encore;  liaule  dedouze  pieds,  die  nc 
i(  jiouvait  atlcindre  quela  moitie  de  la  face  de  rochcr  pcr- 
(I  pendiculaire.Les  pieds  do  celt"  cchelle,  garnisdepoinles, 
«  olaienlappuyossurun  bord  a  peine  visible,  ayanl  seule- 
II  mcnl  Irois  ponces  de  chaque  cote.  Un  des  negres,  le  corps 
i(  ceinl  dune  pclite  corde,  grimpa  du  haul  de  rcchelle  par 
«  la  crevasse  jusqu'a  la  fofade  du  rocher.  Le  danger  da 
(I  rentrepvisc  nous  remplissail  dclfroi;  car,  nialgrc  le 


dl:  voyages  nfecEisTS. 


«  llrgmc  cl  r;iplomlj  dc  cp  mnlheurcux,  il  |iniiv.iit  man- 
«  (iiicr  (l'ei|ijilil)rc. 

«  L'lic  pioiit  [lonvait  nussi  sc  Jelachcr  ct  le  precipiter 
((  ilaiis  rnliiiiic.  Cc|icn(]nnl  il  cscalija  hai'diment ,  et 
«  nous  rciilondiines  cnliii  crier  ;  «  Toul  va  bicn.  »  Lcs 
«  i)cg;res  nsenl  (If  leiii's  picJs  romme  les  singes,  c'esl 
«  une  secoiiilo  paire  dc  mains,  ils  s'accroclieni  a  lout.  Cel 
<i  homnic  ayanl  fl.xo  solidcmenl  la  corde  quo  nous  avions 
«  appiirlee,  nous  la  saisimes  et  grimpames  a  noire  tour 
«  I'un  apres  I'aulre.  Plaisanleric  a  pari,  c'clait  un  moment 
«  terrihle  a  passer. 

«  Dans  pliisieurs  endroils ,  le  clicniin  n'avait  pas  uii 
«  |iicd  de  largcur,  ct  j'aurais  pu ,  nioitie  assis ,  moilic 
11  a  genoux ,  lancer  mon  Soulier  droit  d'nn  cole  dans  la 
«  plame,  el  le  gauche  dans  le  ravin  de  I'autre.  Mais  rien 
(!  nc  me  causa  plus  de  surprise  que  ma  I'erniete  et  le  bon 
«  etat  de  ma  tete ;  le  matin,  je  m'etais  sent!  etourdi 
«  en  montant  le  ravin  ,  pins ,  gradncllement ,  mon  imagi- 
'i  nation  s'c.xalta ,  ma  volonle  prit  un  tel  caraclere  de 
<i  force,  que  je  pus  envisager  cette  hauteur  prodigieuse 
«  sanseprouvcr  le  moindre  vcrtige.  Neanmoinsje  me  rc- 
«  jouis  d'arriver  sain  el  sauf  au-dessiis  de  ce  col;  jamais 
"  jiareille  perspective  ue  s'offril  a  mes  regards.  Le  som- 
«  met,  qui  est  nue  masse  enorme  de  rochers  d'environ 
«  Ireule-cinq  pieds  de  haul,  surplombe  de  tous  cotes 
II  une  sorte  de  plale-forme  dc  rochers  assez  unis,  d'envi- 
'I  ron  si.x  pieds  do  largeur,cernee  partoutpar  le  bord  brise 
(1  du  precipice,  cxcepte  a  I'endroil  ou  il  sc  joint  au  senlier 
«  que  nous  avions  gravi.  II  y  a  un  cndroil  oii  cctle  boule 
«  qui  couronne  le  pic  ne  depasse  pas  le  sommet ;  le 
«  bonheur  voulul  que  nous  fussions  justemenl  arrives  la. 
«  Nous  I'avionscalcule  ainsi,  il  est  vrai,  en  montant;  une 
11  communication  elail  etablie  a  mi-cdlc  par  une  double 
<i  rangee  de  cordes;  nous  cherchames  a  faire  monter  le 
«  materiel  necessaire ;  I'echelle  portative  dc  Lloyd,  de 
u  nouvellcs  provisions  de  cordes,  des  pinccs,  etc.  Mais 
«  comment  parvenir  a  lirer  I'echelle  conire  le  rocher? 
«  rien  dc  plus  cmbarrassant.  Lloyd  s'etait  muni  de  cour- 
«  roies,  dc  llechcs,  de  fer,  pour  tirer.  il  s'empara  d'un 
u  fusil,  allaclia  une  corde  serrce  autourdc  la  taille,par  la- 
«  quelle  nous  le  retcnions  tous,  puis  il  se  dirigea  vers  le 
«  bord  du  precipice,  du  cote  oppose,  s'appuya  en  arricre 
u  conire  la  corde,  et  lira  sur  la  moindre  parlie  saillante. 
a  Celte  tentative  eclioua  ;  il  eut  alors  recours  a  une  grosse 
«  pierfo  attachce  a  un  fil  de  plomb,  qui,  en  se  balancant 
«  diagonalement,  scmblait  devoir  toucher  le  but.  On  se 
«  crut  plusicurs  fois  sur  le  point  dc  reussir,  mais  lo  mau- 
«  dit  Dl  ne  voulail  rien  allraper,  ct  la  picrrc  allait  se  per- 
il dre  au  loin.  Eufin  le  vent  changea  pendant  une  minute, 
n  la  pierre  reparut,  et  ful  promplcment  reprise  au  cole 
(I  oppose. 

a  Trois  degrcs  de  I'echelle  furcnt  places  sur  le  bord  ; 
a  on  allacha  une  grosse  corde  au  dernier,  que  nous  lir.i- 
a  mes.  avec  precaution;  puis,  avec  une  autre  corde 
a  epaisse  de  deux  ponces,  nous  sanglames  le  haul  de  I'c- 
0  chelle,  rinclinant  douccmenl  au-dessus  du  precipice 
a  jusqu'a  ce  qu'elle  fut  sus[ieiidue  pcrpendiculairemcnl  et 
a  consolidee  par  deux  negres  sur  Ic  bord  au-de.ssous  do 
0  nous. 

«  Tout  est  bieu  1  s'ecria-t-on,  soiilevcz  maiutenant.  » 
«  L'echclle  parul  cnGn,  scs  pieds  gagucrcnt  le  bord  on 
a  nous  elions,  et  nous  la  fixamessoiidemeut  sur  le  col  de 
«  la  inonlaguc.  Lloyd  I'cscalada  Ic  premier  on  poussant  dc 


157 

<i  bruyantcs  et  joyeuscs  acclamalions.  Nons  le  suivimcs 
«  lous  les  trois.  Au  moyen  d'un  crochet  qu'oii  nous  fil 
«  monter,  nous  planl.imcs  Ic  pavilion  anglais,  qui  Holla  li- 
«  brenient  sur  la  redoutable  monlagne  de  reler-Cotle.  A 
Cl  peine  I'eut-on  apcrcu  d'en  has,  que  la  fregate  I'Invincible 


a  le  salua  dans  le  port,  et  nous  rcpondimes  par  le  (eu  dc 
(I  nos  ballcrics. 

a  Quoique  nous  n'eussions  confic  noire  projet  d'expddi- 
u  lion  a  personne,  elle  ful  coiinue  le  matin   memo  dii 

I  depart,  el  allira  sur  nous  rinlcret  general.  Arrives  an 
Cl  hauldu  rocher,  que  nons  ba)ilisamcs  du  nom  de  Pic  du 
Cl  roi  GuUlaume,  nous  bOmes  a  la  santc  de  Sa  Majeslii,  au 

II  pieddu  drapeau,  et  la  joie  fut  a  sou  comble.  » 

,  Je  n'ai  pas  le  temps  dc  vous  raconter  mainlenant  en  de- 
tail la  journce  complete  de  ces  hommes  intrepides;  apros 
avoir  dine  plus  has  sur  la  montagne,  ils  remonlcrent  au 
.sommet  pour  y  couchcr.  Quand  vinl  la  null,  ils  allume- 
renl  une  llamme  blcue  qui  cclaira  magnifiquement  les  alen- 
lours  de  cetle  scene;  mais  le  vent  gronda  et  les  glaja 
tellement,  qu'ils  burenl  toule  Icur  eau  de-vic,  el  s'envelop- 
perenl  inulilemcnl  dc  leurs  coiivcrlures.  Contentez-vous 
de  savoir  aujourd'hui  qu'ils  laisserenl  llotler  leur  pavilion, 
et  redescf'iidirenl  sains  et  s.Tufs,  d  la  grande  admiration  do 
leurs  compalriolcs.  Je  vous  apprendrai  bientot  la  lln  de 
leurs  avenlurcs- 

{La  iuilc  au  procliain  numiro.) 


1S3  CAUSlilllliS 

r.AUSERIES 

AVEC  HON  FILS  ERNEST 
Un  LES  INVENTIONS  ET  LES  DECOUVERTES 


TROISltiHE  MATINXZ. 

Cunstructlon  tl'un  valsseau,  —  Lc  rhaniiiT.  —  Kc  Imh?-  —  Annioinir  <lii 
bois.  —  Un  vjisseaii  laticc  l'ij  hut.  —  Vapcurs  tie  for. 

Aujourd'hui,  nion  cher  ami.  Jit  M.  de  a  son  lils, 

jc  vais  vous  racontcr  do.s  clioses  hicn  surprenaiilos,  donl 
li's  iioii.s  insoucianls  ne  s'occupcnl  ijiierc.  Le  monde  esl 
roiii|ili  Je  mcrvcillos ;  Ics  tioirs  cnilloux  i|iii  se  troiivpnl 
dans  la  ponssiorc  dosclicniin<:,  k's  hrniissalllnsqui  poussoni 
a  lorl  ct  a  travcr.s  au  milieu  dos  liaies,  ct  memo  le  briii 
d'liorlie  ipie  vous  fmilcz  au-t  picds.  lout  est  nierveilleiix  : 
c'csl  I'uuvrage  ininiilablc  d'uii  Dicu  loul-puissanl.  Si  vous 
regardiezsoigneusemcnt  avcc  le  microscope  un  dcs  objels 
((uejc  viens  de  ciler,  vous  scricz  clonne  do  le  Irouvcr  si 
lioau.  Mais  I'liommc  a  aussi  fait  dcs  clioscs  digues  de  notrc 
.ulniiralion,  etje  vcu.'s  commeucer  par  en  ciler  quelqucs- 
uuc§  avanl  de  m'arreler  aux  creations  parfaites  de  Dicu. 
le  lc  repete,  je  me  borncrai  a  trailer  un  petit  nombre  de 
CCS  merveilles,  car  si  je  voulais  vous  entretenir  de  toulcs 
cellcs  ipio  je  connais,  dies  rcmpliraienl  bieu  des  volumes 
plusgrosquc  ccuj  de  rii.i  biblioibeque. 


Avez-vous  jamais  vu  un  vaisseau?  Vous  avoz  peut-Stro 
vecu  dans  uii  port  do  mor,  et  visile  un  vaisseau  plusd'une 
fiiis ;  mais  il  est  possible  i[ue  vous  n'ayoz  jamais  songe  a 
autre  chose,  en  lo  voyant,  qu'a  son  utilite.  La  construction 
d'un  vaisseau  est  chose  merveillcuse  ;  il  a  fallu  des  siecies 
de  travail  pour  arriver  au  resullat  que  nous  avonssousles 
yeu.t  aujourd'hui.  Noe  balit,  il  est  vrai,  il  y  a  environ 
quatre  millc  ajis,  une  arche,  ou  cspece  de  vaisseau,  sans 
mat  ct  sans  voiles;  mais  Dicu  I'avnit  saiis  doutc  dirigedans 
son  cnuvre,  car  longtemps  aprcs  le  deluge  on  construisil 
(k's  vaisseaux  inconnnodesct  grossiers.  Vnyezccuxde noire 
pays,  il  ya  seulemciit  deux  cent  cinquaule  ans,  el  que  les 
pei[ilres  de  repoi[uc  nous  out  rcpre.senles  :  cc  sont  dc 
liiurdes  masses  semblablcs  a  dos  cb.ileaiix,  avec  dcs  pou- 
pcs  mcnacantes,  cl  surchargeos  de  vaius  ornemouts.  lie 
nombreux  perfeclionnemejits  out  on  lieu  depuis.  Aujour- 
d'hui les  vaisseaux  sont  plus  legers,  plus  forls,  el  offrcnt 
plusde  securite  que  ccux  d'autrefois. 

nicu  de  plus  intercssaut  a  voir  (pi'un  vaisseau  sur  le 
chanlicr.  Lorsiiu'on  enire  d'abord  dans  Tarscnal,  tout  pa- 
rait  en  dcsordre  ;  les  ouvriers,  alTaircs,  fourmillent  commo 
des  abeillos  dans  lecn-s  ruches;  le  bruit  d'une  cenlainc  de 
baches  ct  de  marleauxqiii  I'rappenla  la  fois  vous  dcroulcnt 
enlieremcnt;etmeme,apres  s'elrchabiluoacctleconfusioii, 
on  ne  pent  se  rendre  comple  de  ce  <iue  font  les  ouvriers 
sans  avoir  quelques  notions  de  la  manierc  de  conslruire  un 
navire. 

Dans  les  pays  barbares,  les  vaisseaux  se  lout  d'ordinairc 


nprds  avoir  valncu  de  grandes  difllculles,  en  creusanl  le 
Ironc  d'un  gros  arbre.  Mais  comnie  il  n'exisle  pas  d'arbres 
assez  volumineux  pour  laire  d'un  seal  mnrceau  un  de  nns 
plu.>  pclits  vaisseaux,  il  faut  y  suppleer  par  la  coustruclion ; 
il  faut  avoir  recours  ii  un  grand  nombre  dc  pieces soigneu- 
senicnt  Inillees  et  ajuslees  ensemble.  C'csl  la  ce  que  je  veux 
cssayor  de  vousdccrire.  Le  terrain  du  chanlicr  est  di.sposo 
de  manicre  a  former  une  pente  imie  jusqu'a  la  raer;  de 
chaque  cole  il  y  a  une  rangee  d'epais  blocs  de  chene,  d'en- 
viron  trois  picds  de  haul,  et  eloignes  les  uns  dcs  aulres  de 
quatre.  Le  vaisseau  lout  cntier  sc  tienl  dessus  a  mesure 

(1,1  Vu'j.  If  11' ill,  |i.  120. 


qu'on  le  b.ilil,  et  c'est  de  la  i|u'on  lc  glisse  .1  I'cau  qu.iiid 
tout  est  achevc.  On  commence  parcouchor  sur  cos  blocs 
un  gros  morceau  de  bois  de  charpontc  coupe  carre,  qui 
traverse  toule  la  longueur  du  navire,  ct  qui  porle  le  nom 
de  quille.  Vient  cnsuile  rarrangcmeni  des  couflcs.  (|uc 
Ton  a  preparees  de  la  maniore  la  plus  curieuse,  (|ui  for- 
ment  les  cotes,  ct  offrcnt  une  grande  res.semblancc  avec 
les  coles  du  corps  d'un  animal.  Ohacune  dnii  avoir  la  forme 
qui  lui  est  propre,  sans  quoi  lc  vaisseau  aurait  niauvaisi 
lournure  etne  pourraitselenir  sur  I'eau.  Ensuile  on  ]ue 
pare  une  maison,  ou  espece  de  hangar,  aussi  long  que 
la  carcassc  du  navire,  sur  les  murs  duqnel  on  crayuiuie 
trcs-exactcniciit  la  forme  de  chaque  morceau  dc  chaiiicnle 


i 


snn   LES  INVENTIONS   ET   LES   DfiCOUVERTES. 


,i  la  place  qu'il  rtoil  occuiior;  ]iiiis  on  l.iiHc  dos  jibnclies 
il'aprescrs  formos;  on  fait  vcriir  dii  liiiis  do  divers  eiidroils 
alin  dcclioisirles  iiinrccaus  Ics  plus  coiivenaldcs.  tcls  que 
ceux  quioni  pousse  de  Iravers  avecla  courLe  vouhip;  mais 
on  ne  rcnconlrc  pas  loujuuis  du  Ijuis  exaclemeiit  de  la 
lormc  necessaire,  et,  dans  ce  eas,  it  faut  la  lui  dnrmer  de 
foree.  Mais,  me  dircz-vous.  comment  peut-on  enuilier  uii 
morceau  de  bois  de  plus  d  im  pied  d'epaisseiir?  Au  raoycn 
de  la  vapeur.  Chaque  morceau  se  place  dans  une  hoile  pro- 
fnndc  nil  Ton  fail  penetrer  la  vapeur  de  I'cau  bouillanle, 
jusqu'a  ce  qu'il  devicnnesouple,  et  puisse  secoiirber  a  vo- 
lonle;  line  fois  sees,  on  les  coupe  de  manierc  a  s'adapler 
lun  a  I'autre,  puis  on  les  cleve  en  inlroduisant  nne  dcs 
eslremites  dans  la  quillc.  Le  haul  du  navire  est  traverse 
par  des  poutres  d  unc  charpentc  a  I'autre.  Mais  avant  tout 
ccla,  cependant,  des  morceaux  dc  Ijois  sont  Cses  presipie 
droits  a  cliaque  bout  de  la  quille  :  I'un  s'appellc  la  prone, 
cl  I'autre  VelambnI. 

U'  hatimenl  prend  alors  la  forme  d  un  vaisseau,  ou  plu- 
lot  represenle  sou  squclctte  ;  car  les  clnrpentes  sont  veri- 
lablement  les  os  d'un  navire.  Maintenant  ii  laut  que  nous 
le  revetissions  do  chair  et  de  peau,  nu.  se'.on  I'exprcssion 
du  conslruclenr,  il  s'a^il  de  le  border  On  cmploie,  en  ge- 
neral, le  cliene  a  eel  eflet,  a  cause  de  sa  soliJile  a  toule 
eprcuve ;  cbaque  planclie  separce  est  (ixce  au\  couples, 
non  avcc  des  clous  qui  sc  rouillcraieiit  promplement  el 
laLsserairnt  des  Irons,  mais  an  moyeH  de  longs  morceau\ 
de  bois  opals,  appeles  chevillos,  qui  traversenl  .i  la  fois  la 
plajicho  el  la  charpontc. 

Lorsquc  toutes  ccs  choses  sont  en  place,  on  s'occupe  de 
boucher  les  crevasses  ol  les  coulurcs  des  planches  avcc  do 
rctoupe  (  c'esl-.i-dire  avec  de  vieillcs  cordos  mises  en 
pieces),  introduite,  serree  cl  bien  gniidronnce.  On  recouvrc 
cii  outre  il'unc  fouille  mince  de  cuivre  loute  la  parlio  de.s- 
linee  a  rcslcr  conlinuellemeni  dans  I'eau,  afin  d'empeclier 
los  vcrsde  mcr  de  pratiqner  des  Irons  dans  les  planches, 

Los  mats  se  preparent  ensnile.  Quand  il  s'agil  de  petils 
vaisseaiix,  nn  seul  morceau  di'  bois,  pris  d'un  beau  snpin 
bien  droit,  suffit  pour  les  laire ;  ceu\  de  grnnde  dimension 
sonl  composes  de  plusieurs  morceaux  .ijustos  elsolidcmont 
lies  ensemble  par  des  cerdes  de  ler.  lis  sonl  places  droit 
a  leur  place  el  reposent  snr  la  cpiille,  ou  plutut  sur  un 
autre  morceau  de  cliarpenle  sur  la  quille,  qu'on  nommc 
contrc-quille.  Le  bcaiqirc  esl  nne  cspece  de  m.il  oblii|ue 
qui  s'eleve  en  avanl  du  vaisseau  cl  s'appuie  sur  la  proue; 
vicimenl  ensuiie  les  plajiches  placees  sur  les  poutres  qui 
traversenl  pour  finnier  le  lillac,  el  voici  lo  vaisseau  pn'l  ,i 
r-tre  lance  a  la  mer. 

Co  premier  essai  est  magnilique  a  voir,  .surtoul  lor.squ'il 
s'agit  dun  vais;cnu  do  guerre,  eu  d'un  b.itimont  destine 
an  voyage  des  Indes  orientales.  La  lotile  so  presse  loul 
autour,  il  est  cncombre  de  gens  qui  vont  a  bord  se  lancer 
en  niome  temps  dans  la  mer.  La  poup-^  est  toujours  la  par- 
tie  la  plus  rapproclioe  de  I'eau;  et  d'ordinaire,  line  dame 
prend  avec  bcaucoup  de  cereinonic  unc  bouleille  de  vin, 
ipi'i'lle  brise  contrc  lavant  du  vaisseau,  en  rappclanl  du 
nom  qu'on  csl  convenu  de  lui  donncr.  Ccci  a  lieu  quand 
lout  est  aclicve;  mais  les  ouvriers  avaicnt  etc  employes 
prcccdemmenl  a  renverscr  a  coups  de  martcaiix  les  grands 
poteau\  qui  supporlaienl  le  vais.scau  de  cbaque  cole,  ainsi 
que  plusieurs  blocs  de  cliene  places  en  dessous,  afin  de  le 
laisser  glisser  plus  facilement  a  I'eau.  EnDn  on  coupe  la 
grosse  coi-de  qui  i-client  la  ponpe.  puis  le  vaisseau  descend 


lenlement  d'ahord,  el  avec  bcaucoup  de  niajesli!  dans  la 
mer,  an  milieu  des  oris  et  des  acclamations  joyeuses  de  la 
foule  assembloe;  les  agres,  c'esl-.i-diro  lesdifferentes  cor- 
desollesm.its  snporieurs,  sont  d'ordinaire  places  aprcs  qu'il 
csl  lance.  Maisje  nai  |ias  la  place  de  los  dccrirc  ici ;  d'ail- 
leurs  ilserait  difCcile  d'y  rieii  conq)rendre,  sans  voir  les 
objets  eu.x-momes. 

Quelques  semaincs  sont  a  peine  ccouldes.  cl  voil.i  ce 
galant  ei|uipage  i|ui  abandonnc  le  port  el  se  dirige  vers  de 
lointains  pays.  Voyez  commc  il  s'incline  avcc  grace  au 
souflle  do  la  brise,  cominc  ses  torches  sc  voilent:  voyez 
cos  blanches  ct  magnifiques  voiles  rellelcr  les  rayons  du 
soleil  de  leurs  surfaces  polios  ct  arrondics.  11  fend  les 
llols  qui  s'elevent  autour  de  lui,  el  se  frayc  un  passage 
nu  milieu  dcs  eaujc.  11  se  rapelisso  par  di  gres  ;  bicntot  cc 
ne  sera  plus  qu'un  point  dans  res|iace;  enfin  il  disparait 
a  nos  yeux    I'nissc  le  bonhcur  ne  pas  I'abandonner  I 

La  solidite  d'un  vaisseau  depend  en  parlie  de  la  qualile 
du  bois  qu'on  enipliie  ;  ou  prefere  gcneralcmcnt  le  chene 
en  Angleterrc;  anx  ludcs,  les  vaisseatix  sont  construils 
d'un  bois  tres-prccicnx,  Ic  leak.  11  y  a  plusieurs  qualitos 
dans  le  bois  qui  le  rcndent  propre  a  la  construction  d'un 
vaisseau,  par  exemple,  s'il  est  solide,  diir,  facile  a  couper, 
s'il  retiont  les  ehcvilles  et  bs  clous  qu'on  y  iulrodult,  cl 
s'll  llotte  snr  I'cau.  Ces  jiroprieles  dejiendcnt  de  sa  con- 
sruction  particuliero. 

II  esl  curieux  d'o!iScrver  un  tres-minco  morceau  do 
bois  laiUe  a  leavers  la  vcine,  tel  qu'oi;  pout  Ic  voir  a  I'aide 
du  microscope.  Le  bois  csl  compose  d'un  nomhrc  im- 
mense de  tubes  ou  de  conduits  delicals,  ranges  I'un  ac6;c 
de  I'aulre,  qui  Iraversonl  loute  sa  longueur.  Lcsdimcnsions 
ue  sonl  pas  toutes  semldablcs.  Au  centre  meme  il  y  a 
nne  luun-  do  pelites  cavitcs  scmblables  ;i  des  liuUcs  d'c- 
eumc.  mais  solides,  el  cetle  masse  .s'appelle  la  mnetle.  Les 
conduits  L-s  plus  rapprochcs  do  la  mocllc  sc  Irouvcnt 
[iressos  par  la  croissauce  du  bois  qui  les  environno,  etsoni 
par  consequent  mieux  Dxos  ensemble,  cc  qui  donnci  cetle 
partie  du  bois,  qu'on  nomme  le  caur,  plus  de  solidite  el 
de  valeur.  Ces  tubes  creux  rcndent  aussi  le  bois  plus  leger 
que  beau,quoique  sa  substance  soitreellemerl  plus  lourde ; 
il  faul  encore  leur  allribner  sa  durete.  Ce  sonl  ccs  tubes 
aussi  qui  se  prelejit  a  rccevoir  le  clou  qu'on  y  cnfonce  cl 
Ic  reliennent  soliilemenl. 

Le  premier  avantage  du  bois  consiste  dans  la  durec;  il 
y  en  a  qui  se  pourril  promplement,  cl  (|ui  esl  par  con.se- 
qnenl  loul  .i  fail  impropre  .i  la  couslruclion  d'un  vais- 
scan.  Le  fameux  cedre  du  Liban,  dnnt  I'Ecriturc  sainle 
nous  parle  si  souveni,  qnnique  le  plus  durable  de  tons  les 
arbres,  ne  saurait  eonvenir  aiix  vaisseaux  a  cause  de  .sa 
qualile  molle,  fiiblc  el  fragile.  Le  cypres  resiste  a  la  des- 
Iruction  du  temps  d'une  manierc  surprenanle:  on  suppose 
quel'arche  de  Noc  fut  faite  de  ce  bnis.  Ceiix  dcs  arbres  qui 
grandisscnl  lenlement  sonl  prcferables  .i  Ions  les  aulres, 
el  ecus  qui  siilcvciil  en  plein  air  sont  supericurs  aux 
arbres  des  t'paisses  forels. 

(jue  pcnsez-vous  du  for  pour  la  conslruction  d'un  vaii;- 
seau  ?  Vous  allcz  eroirc  ([uo  je  vous  propose  une  ciiigmo , 
cependant  il  est  posllif  (|ue  les  vaisseaux  dcslincs  a  fairc 
de  longs  voya.gos  sont  construils  en  for,  ct  reinplissent  ,i 
mcrveille  le  but  qu'on  s'esl  propose;  sous  bien  dcs  rap- 
ports, ils  sonl  prcferables  aux  aulres. 

rarmi  les  avantages  qn'offre  un  vaisseau  de  for,  j'in- 
dii|uorai  ceux-ci  :  prcmicrcmenl,  .-.u  bout  d'un  grand  nom- 


103 


CAUSEniEs  sun  les  iinventions  et  les  dEcouvertes. 


bre  d'ann(?csde  servico,  Ic  fond  n'csl  j.imnis  oncnmbri5  par 
les  niauvaiscs  hcrbos  cl  Ics  coquilla^jcs,  landis  (luc  Ics  au- 
ti'es  se  salisspnt  |irom]ilcincnl ;  socundonienl,  s'il  vicnl  a 
licurtei'  conire  un  rochcr,  Ic  domniaijo  poi'le  sciilenicnt 
sur  line  pi'tile  parlio  facile  a  I'acconimoder,  el  commc  ccs 
vaisscauxsoiit  b.itis  d'ordinairc  au  nioycn  dc  compnrliiiicnis 
Ires-solidi'squin'ont  aiicun  rap|iort  Ics  uiis  avcc  les  aulrcs, 
quaiid  bien  meme  un  Iron  se  fornierait  dans  unc  dc  scs 
divisions,  Ic  rcsle  n'cn  souffrirail  pas:  un  pai'cil  sinislrc 
causerail  en  pen  d'licurcsla  I'uinc  complete  d'unvaisseau 
de  bois. 

(Jiiel  niagnififiuc  l(''mni;,'nnp;e  de  la  puissance  luimainc, 
que  cellc  ci'calioii  du  vaisscau,  ccs  vagues  domplces,  ccs  cs- 


paccs  parcnurus,  net  Qc6m  fianclii!  Smivent,  lorsquc  j'lia- 
bitais  la  villc  d'Ancone,  je  passais  des  jours  entiers  sur  Ic 
mole,  oil  J'allais  visiter  uii  capitainc  dc  nics  amis,  el  lout 
mon  plaisir  clail  dc  conlcnqiler  a  loisir  les  nombreux 
vaisseaux,  dc  matures  ct  de  formes  diverses,  qui  sillo- 
naienl  I'ondc  dans  toulcs  les  directions.  II  n'y  a  pas  do 
spectacle  qui  donnc  unc  plus  haute  idiie  dii  gcnic  humain 
cl  de  sa  jiuissancc. 

Bientut,  clier  Ernest,  je  vous  parlerai  des  dcrnicrs  pro- 
diges  ct  des  derniers  triompbcs  de  rimluslric  bnmaine, 
c"est-a-dire  de  la  vapfur  appliqui'c  aux  navircs  dans  res 
derniers  temps. 


A    nOS    COa&BSPOND&NTG. 


I    A  M.iil    L    I!   II.  V    -l.K   Dcililc-s  Jc  rlii^lo  re, lu  I  It-iur  lit  mi!  i-c  rif 
A   H.    L.    C.    D. —Lc  voyage  dc  tout  csl  iroiicoiMiu.  I  soul  pas  iiilciroiiipues.  I.a  siiilc  |iiiiiJn  jplaic  il  :;- 

A   M.  I..  -  Ustisgmcnls  dc  (lofcic  ciircliciinc  soul  arcqiirs.  lo  ii"  VI,  rjiii  |iainllia  au  coiiimtiicciiicni  d'avril. 


^2  faris.  —  TylHigraiiliic  d'X.  lleNr  rl  (lotii|i.,  ruc  dr  ^0|I|^,  "il.  ^j — 


^ 


Li'; 


LIVRE  DES  FAMILIES 


JOURNAL  DE  MONSIEUR  LE  CURE. 


W"   e.  —I"  Voiun.o. 


i"    Avcil  1845. 


lK  MOIS   DU    JFAINE    CHRETIEN. 


LES  HOOATIONS. 

Dans  cctle  parlio  dcs  Gaulcs  qui,  plus  larJ,  pril  le  noui 
..e  Daupliinu,  divers  llcaux  porterent,  vers  la  fiu  du  cin- 
ijuieme  siccle,   uiie  profondc  desolation.  On  y  resseiilit 
;  tasieurs  tremblements  de  terre,  Ics  betes  feroce.s  rava- 
1.  ;aienl  les  campa^nes  et  venaient  jeter  la  Icrreur  ius(|ue 
msla  ville  dc  Vienne  qui  elait,  a  cetteepoque,  unegrande 
Ic.  Toutes  Ics  nuils  on  cntcndait  des  liruits  effrayanis  (jiii 
mM-nicnt  mciiacer  la  ville  d'une  imminenle  mine.  Saint 
imert  elait  alors  cveqne  de  la  ville  que  nous  venous  de 
miner.  Quelle  ressource  employer  conlrede  pareils  des- 
ires? La  philosopliie  huniaine  cherclic  a  les  e.'spliqucr, 
lis  elle  est  impuissante  a  les  conjurer.  Le  digne  pasteur, 
iche  de  I'alarme  de  ses  pnuples,  ne  vit  qu'un  iiioycn  d'eii 
•eler  Iceours,  la  priere.  II  cxliorla  ses  diocesains  a  le- 
:  leurs  mains  suppliantes  vers  Celui-la  seul  cpii  frap|ie 
■:  qui  gueril,  qui  abal  cl  rclcve,  ipii  perd  et  qui  re6su.scile. 


11  institua.a  cetefl'et,  unc  procession  solennelie  qui  devait 
avoir  lieu  en  chacun  des  Irois  jours  qui  precedent  la  fete 
de  1' Ascension.  On  s'empressa  de  repundre  ii  I'invilation 
du  pieux  eveque.  Les  flcaux  cesserent,  les  peiiples  repri- 
rent  leur  ancienne  securite,  car  leur  esperance  n'avait  pas 
cte  trompee.  Mais  coninie  la  priere  n'a  point  pour  unique 
fin  d'implorer  les  grilces  divines,  mais  qu'elle  est  encore 
I'expression  de  la  reconnaissance,  on  ne  suspends  point 
les  processions  quand  les  tro's  jours  q'.n  precedent  I'As- 
cension  rcparurent  I'.ini.t-e  suivanle  Tuulc  1  Erli'-e  dc 
France  fut  vivcment  frappee  de  I'lieureus  resullat  qm  avail 
cte  obteini  par  les  prieres  ( logaliartcs  )  failcs  dans  le  Icr- 
ritoire  de  Vienne.  Le  concile  assemble  u  Orleans,  en  51 1 , 
ordonna  que  desormais  on  lerait  dans  cliaque  diocese  dcs 
processions  analogues.  Plus  lard,  I'Espa^^ne  adopta  ces  Rii- 
gatkms  on  supplications  solennelles,  mais  on  les  li.'ia  aux 
trois  derniers  jours  de  I'oclavc  de  la  Pcntecote.  EnDu, 
Rome  ne  dedaigna  pasde  suivre  rcxcmpledc  la  France,  sa 

21 


162 


LES   SAINTS 


lille  aineo.  Lc  pnpc  I.con  III  Ics  y  iiisliUin  vers  la  llii  ilii 
huilii'inc  sioclp,  cl  aJupla  los  Irois  jours  qui  piTooilenl 
I'Ascpusiou.  DionlM  I'uiiilnrmile  s'claWil,  sous  cc  raiiport, 
dans  loulc  l'Egli^e  occidculale,  cl  los  feles  des  teles  liumi- 
liees,  cnmnic  los  noniuie  saint  Sidoine,  ou  Ics  proslernc- 
menls  ilu  pcuple,  ainsi  que  Ics  appcUc  un  aulic  aulcur, 
juircul  place  dans  le  cycle  fcslival  de  I'annce  chrelienric. 

Os  processions,  dans  Ics  paroissos  de  cauipagne,  se  foul 
an  loinlaiu.  On  y  clianlc  des  psaumes  cl  des  antiennes  ainsi 
(pio  Ics  litanies  des  saints.  On  y  prlc  le  Seigneur  de  bcnii- 
les  frnils  de  la  lerrc.  On  y  emploie,  commc  il  vient  d'eire 
dil,  la  puissanle  intercession  des  amis  de  Dicn.  Laissons 
parloi-  I  illuslrc  anicur  du  Genie  du  Christianisme  : 

n  Lcs  cloches  du  hamoau  se  j'ont  entendre,  les  villageois 
«  quillent  leurs  Iravaux ;  le  vigncron  descend  de  la  collinc, 
u  le  laboureur  accoui-t  de  la  plaine,  le  Ijuchenni  sort  de  la 
ul'urel;  les  meres,  fermant  leurs  eabanes,  arrivent  avcc 
B  lenrs  enfants,  et  les  jeunes  Giles  laisscnt  leurs  I'uscau'i, 
«  leurs  brebis  et  leurs  fonlaincs  pour  assislcr  a  la  fete.  On 
(I  s'asseitilde  dans  lecimcliere  dels  paroisse.snrles  tombcs 
«  verdoyaiites  des  aVeux.  Bioiilot  on  vuil  parailre  le  clcrgc 
»  destine  a  la  cercmonic  ;  c"est  un  vicux  pastcur  qui  n'cst 
«  connu  que  sous  le  nom  de  eure,  et  ce  nom  venerable, 
«  dans  Icquel  est  vcnu  se  perdre  le  sicn,  indiipic  moins  lc 
<i  ministrc  du  temple  que  le  pcre  laborieux  du  troupcau. 
«  II  sort  dc  sa  rclrailo,  b.ilie  aupres  de  la  dcmcure  des 
«  morts  dont  il  surveille  la  ccndrc.  II  est  elabli  dans  son 
«  presbylere,  commc  ime  garde  avancee  aux  Ironlieres  de 
(c  la  vie,  pour  reccvoir  ceux  qui  cntrent  et  ceux  qui  sor- 
«  lent  deccroyamiic  desdouleurs.  Un  puils,  des  peupliers, 
«  une  vigne  aulour  dc  sa  fenetre,  quelques  colombes,  com- 
ic posent  I'herilage  de  ce  roi  des  sacriDees.  » 

«  L'elendard  des  saiuls,  antique  banniere  des  temps  elie- 
<c  valeresques,  ouvre  la  earrierc  au  Iroupeau  qui  suit  pelc- 
i<  mele  avec  son  pastcur.  On  enlrc  dans  des  chemins  om- 
«  brages  et  coupes  profondcmeut  par  la  roue  des  chars  rus- 
u  tiqucs;  on  Iranchit  de  haulcs  barrieres,  formees  d"nn 
Il  seul  Ironc  de  cbenc  ;  on  voyage  le  long  d'une  haie  d'au- 
«  bcpincs  on  bourdonne  I'aheille  el  oii  sifllent  les  bou- 

«  vrenils  et  Ics  merles La  procession  renlre 

II  cnCn  au  hameau.  Chacun  retourne  a  son  ouvrage  :  la  re- 
II  ligion  n'a  pas  voulu  que  lc  jour  ou  Ton  dcmande  ii  Dicu 
II  les  biens  de  la  terre  tut  un  jour  d'oisivele  Avec  quelle 
II  esperance  on  enfonce  le  soc  dans  le  sillon  apres  avoir 
II  implore  Celui  qui  dirige  le  soleil  el  qui  garde  dans  scs 
0  Ircsors  lcs  vents  du  midi  et  les  liedcs  ondces  !  » 

Uans  Ics  premiers  temps  de  relablissemcnt  des  Roga- 
tions, on  clait  oblige  de  s'abslenir  du  travail  pendant  tonl 
le  jour.  Mais  comnie  ce  sont  plutut  des  journees  de  peni- 
tence el  de  morliQcation  que  de  vcritabksleles,  on  se  con- 
tenta  d'obligcr  les  peuples  a  la  procession  des  litanies  el  a 
la  messe  et  non  a  un  complel  repos.  Le  jcfinc  fnl  remplaco 
par  une  simple  abstinence  des  aliments  gras,  car  on  relic- 
chit  que  le  temps  pascal,  epoque  d'une  sainle  joie,  ne  pou- 
vait  s'allier  avec  ce  genre  de  maceration. 

Que  sont  aujourd'hui  pour  les  grandes  villes,  surtoul 
lelles  que  Paris,  les  Irois  jours  des  Rogations?  Avant  nos 
troubles  politiques  et  religieux  de  1789,  on  voyail  circuler 
dans  les  rues  et  sur  les  places  publiques  de  la  grande  mc- 
Iropolc,  les  croix  et  les  bannicres  que  snivail  un  nombreux 
clerge,  accompagnc,  a  son  tour,  d'une  population  consi- 
derable. Si  Ton  n'y  avail  pas  a  bcnir  des  terres  ensemer- 


cees  et  des  .irlires  charges  de  (leurs,  on  savail  qnc  de  la 
main  bienfaisante  dc  Dicu  devait  eependant  desccndre  sur 
la  I  ile  lc  Iresor  des  grains  et  des  fruits  qui  la  nourrissent. 
La  ville  joignait  scs  v(rus  et  scs  priercs  a  la  campagnc,  car 
les  liabilanis  de  I'une  elde  I'autre  out  a  invoquer  le  memo 
pere  qui  est  aux  cieux.  Aujourd'hui  la  procession  se  dc- 
roule  solitaire  dans  renceinte  des  temples,  aulour  des  co- 
lounes  qui  en  portent  les  voutes.  Le  bruit  du  monde  I'ef- 
fraye,  de  ce  monde  qui  s'ecoule  indifferent  devanl  les  porles 
de  la  basilique  el  qui  ne  pcnse  pas  meme  aux  supplications 
qnc  lcs  levitcs  du  saint  parvis  foul  monler  vers  le  ciel  cu 
sa  favcur.  Ileureux  encore  ceux  qui,  dans  le  nialheur  de 
leur  indilTerence,  n'insullent  et  ne  blasphemenl  pas  la  main 
genereuse  qui  leur  depart  le  pain  de  chaque  jour  I 

II  cxislail,  durant  lc  moyeu  age,  certaincs  coutumos  fort 
singuliercs  dans  ces  processions  des  Rogations.  Le  cclehre 
Dnrand  on  Durantis,  eveque  de  Mende,  au  treizicme  siccle, 
dil  qu'on  pintail  en  tele  dc  ces  processions  un  cnorme 
serpent  ou  dragon  en  carton  ou  en  bois  peinl.  La  queue  de 
I'animal  elail  drcssce  pendant  les  deux  premiers  jours, 
niais  au  Iroisieme,  ce  serpent  syndiolique  elail  porle  dcr- 
riere  la  procession,  la  queue  baissee.  Cela  signiliait  que 
sous  la  loi  de  nature  el  cello  de  Mo'ise,  figurees  par  les 
deux  jours,  le  demon  cxercait  son  empire  sur  le  monde, 
niais  (pie  souslo  loi  de  grace,  figurec  par  le  Iroisieme  jinir, 
Vnnliquc  serpen!  avail  ele  vaincu.  Pour  apprecicr  ce  sym- 
holismc  que  nous  tiouvons  aujourd'hui  bizarre,  il  faut  so 
reporter  au  genie  de  I'epoque  et  ne  pas  jnger  le  Ircizicmo 
siecled'aprcs  nos  temps  modernes.  Neanmoins,  il  s'en  etait 
conserve  qiielques  traces  qui  out  fini  par  disparaitre  dans 
le  siecle  dernier.  Ainsi  jusi|u'en  rannce  1700,  a  la  proces- 
sion de  Saint-Qniriace,  paroisse  de  la  ville  de  Provins,  on 
a  porle  au  haul  d'un  baton  une  ligure  de  serpent.  En  eetle 
annee,  on  s'elail  aviso  de  placer  dans  la  gueule  de  ce  rep- 
tile de  carton  un  feu  d'arlifice  qui  causa  quelques  dom- 
mages,  el  qui  moliva  la  suppression  de  ccl  antique  rile 
des  Rogations.  Au  commencement  de  ce  meme  siecle,  on  y 
porlail  encore,  a  Rouen,  deux  grands  dragons  que  le  peuple 
nommait  gargouilles. 

II  exislait  a  Angers  une  eoulume  beaucoup  plusinslruc- 
live  et  plus  morale.  Le  niardi  des  Rogations,  le  clerge  de 
la  calhiidiale  enlrait  dans  loules  les  oglises  qu'il  rcncon- 
Irait  sur  son  passage,  et  ne  faisait  que  les  traverser  en 
chanlanl  une  anliennc  en  I'honneur  du  patron.  Le  pcuple 
appclail  cctle  ceremonie  la  procession  dc  la  haie  percee. 
On  croil  que  c'etail  pour  mcltre  en  acle  symbolique,  s'il 
est  permis  de  parlor  ainsi,  ces  paroles  del'Apolre,  qui  sont 
pleines  d'un  sens  profond  :  ii  Nous  n'avons  point  ici-bas 
une  dcmcure  permanonlo.  »  Qu'esl-ce  en  effct  que  la  vie? 
un  pelcrinage  de  quebpios  instants  plus  ou  moins  prolon- 
gos,  mais  qui  dnivcnt  avoir  un  Icrme.  Aussi  I'Aputre  ajoutc  ■ 
<i  Wais  nous  cherchons  la  dcmcure,  la  cite  ii  venir,  n  ot 
cclle-ci  est  la  seule  verilable,  la  seule  dignc  d'en  porter  le 
nom. 


VABJEXES. 


Le  mois  d'avril  n'offrantpasdcsolcnnilesrcmarquablos, 
nous  avons  cm  devoir  remphr  I'cspace  qui  nous  est  re- 
serve dans  cc  journal,  par  divorses  notions  relatives  a  dis 
sujols  religieux,  gcncralemcnt  assez  peu  connus,  ou  du 
moins  assez  mal  connus  des  calholiqiies  vivant  dans  lc 


mondc.  Nmis  csperons  que  ccs  details  nc  leiir  pnrailronl 
]ioinloiscux,  car  ricn  dc  ce  qui  liciit  a  rorginisation  do  la 
Siaude  famille  clii-elicnne  ne  peut  elre  indiflercnl  aux 
iiicrabrcs  qui  la  composciit. 

1°  LE  PAPE. 

Au  sommet  de  la  calholicite,  nous  voyons  le  supreme 
paslcur  qui  lient  les  clefs  symboliques  de  la  puissance  dc 
Jcsus-Clirlsl,  clicf  invisible  de  I'Eglise.  Avant  de  s'clever 
au  cicl  aprcsson  admirable  mission  remplie  sur  la  lerrc,  Ic 
Cbrisl  Irionqihant  laisse  .i  Pierre,  prince  de  Taposlolat,  le 
soin  de  paiire  les  brebis  el  les  agneaux.  Remarquons  d'a- 
bord  ces  Icrmcs  si  admirablcmeut  cmprcints  de  la  dou- 
ceur qui  caraclerisc  le  cbrislianisme.  C'est  sous  remblenie 
d'un  paslcur  que  Jesus-Cbrisl  vpul  parailre.  II  ne  se  pare 
point  de  ces  lilres  dicles  par  rori,'ueil  luimaui,  lels  que 
ceux  d'empereur,  de  roi,  de  monarque,  dc  prince.  C'est  un 
pasleur....  Je  suis,  dit-il,  le  bon  pasleurqui  donnc  sa  vie 
pour  ses  brebis.  Son  vicaire,  sur  la  tcrre,  aura  un  tilrc 
ofliciel  parfaitoment analogue  ii  celte  tendre appellation.  Cc 
sera  le  PAPE,  c'est-a-dire  le  pere,  ce  nom  grec  de  PAPPAS 
jiar  lequel  un  enfant,  profondement  affectueux,  desisne 
raiileur  de  ses  jours,  el  qui,  dans  notre  langue,  est  celui 
de  PAPA :  I  Quel  titre  serait  mieux  approprie  a  la  lonction 
du  viciire  de  Celui  que  nous  invoquons  tons  les  jours  sous 
le  mini  de  Pere? 

Commesuccesseurde  saint  Pierre,  le  pape  est  done  in- 
vesli  du  nieme  pouvoir  que  ce  prince  des  apolres.  11  est 
le  centre  dc  I'unilecalholique.  Quiconque  pieconnail  celte 
liaule  palcrnilo,  ne  pent  se  dire  niembre  de  la  famille  clire- 
licmie.  Vniiicmcnt  on  lerait  profession  de  croire  tons  les 
dngmcs  de  la  foi  expnmes  dans  le  symbole.  Des  lors  qu'on 
s'isole  du  bercail  donl  le  pape  est  le  pasleur,  on  n'ap])ar- 
ticnl  plus  au  Iroupcau  Mais  que  disons-nous?  le  symbole 
lui-meme  renferme  une  croyance  explicite  a  la  saiulc  Eglise 
calliolique.  Qui  dit  Eglise,  dit  sociele,  et  qui  dil  societe, 
cxprime  une  aulorile  dominante,  sanslaquelleil  n'y  a  plus 
que  I'anarchie.  Qui  dit  loi,  dil  unite,  car  11  ne  pent  raison- 
nablcment  esisler  des  categories  indefinies  et  multiples,  et 
par  consequent  contradictoires  de  croyance.  Cclle-ci  e.st 
UNE  ou  bien  elle  nest  pas.  Mcconnailre  le  pape  et  se  dire 
Chretien,  c'est  reconnailre  uii  cercle  et  nier  le  centre  au- 
quel  tons  les  rayons  vont  aboutir.  Mais  nous  ne  faisons 
point  ici  de  la  conti'overse,  et  Ton  voit  I'aillcurs,  paries 
principes  poses,  qu'elle est superllue.L'abnegation complete 
du  cbrislianisme,  quni(iueinnnimenl  deplorable, etd'ailleurs 
tres-inationnellc,  cheque  peul-elre  encore  moins  que  I'in- 
consequence  logique  dont  nous  pailons.  Le  pape  est  con- 
sidere  sous  un  quadruple  aspect.  II  est  1-  le  pontife  souve- 
rain  de.l'Eglise  universelle;  2"  le  patriarcbe  de  I'Egli.se 
occidcnlale,  en  parliculier;  3"  rcvequc  du  siege  de  Rome; 
4°  le  prince  temporel  des  Etats  dils  de  I'Eglise. 

En  sa  premiere  qualite,  il  est  le  chef  de  tons  les  aulrcs 
ponlifes  places  a  la  tele  des  dioceses  sous  diverses  deno- 
niinalious.  C'est  lui  qui  les  institue,  c'est-d-dire  qui  leur 
dounc  le  pouvoir  de  gouverner  spirituellemenl  le  territoire 
qui  lour  est  a.ssigne.  En  France,  le  roi  iiomme  lcscvei|ues, 
mais  celte  nomination  ne  pcut  leur  conferer  aucune  puis 
sance  avaul  ((u'ils  aicnt  recu  lours  buUes  d'institution. 
C'est  apres  la  reception  de  ces  dernieres  qu'ils  iTooivcnl 
leur  consocralion.  Tout  prelat  ([ui  nc  serait  pas  invesli  de 
la  puissance  spirituclle,  conferee  par  le  pape,  serait   un 


DU  MO  IS.  •'c;; 

intrus,  s'il  cxercait  une  autorile  quelconque.  Pcrsonne, 
dit  I'Espril-Saint,  nc  s'altribue  un  iionueur,  un  pouvoir,  si 
ce  n'est  celui  qui  est  envoye  de  Dieu. 

Commc  marque  de  ce  supreme  pouvoir,  le  pape,  dins 
les  grandes  ceremonies,  a  la  tele  couvcrto  d'une  tiare.  C'est 
un  bonnet  lond  surmonte  d'une  croix  et  orne  de  Irois  cou- 
ronnes  superposees.  II  portc  la  mitre  comme  les  eveques 
dans  les  occasions  moins  solennellos  rt  lorsqu'il  oflicic 
pontiDcalement,  c'est-a-dire  quand  il  chantcla  messc. 

Lorsquc  le  pape  marche  processionnellenicnt,  on  portc 
devant  lui  une  croix.  Celle-ci,  que  Ton  se  figure  habilnel- 
lemcnt  comme  formee  de  trois  croisillons  transversaiix, 
nest  pourtant  en  realite  qu  a  une  seule  branche  et  orncc 
de  rimagc  de  Jesus-Christ  cruciQe.  Pourquoi  done  voyons- 
nous  si  souvent,  en  France,  dans  nos  trophces  religiciix, 
une  croix  a  trois  branches  et  sans  Christ  pour  representer 
la  papaute?  Nous  ne  pouvons  repondre  que  par  une  raison 
bien  peu  scrieuse.  C'est  que  dans  ceci,  comme  dans  bien 
d'autrcs  occasions,  les  arlisles  nous  bercent  dans  leurs 
fantaisies.  Assurement  ici  elles  n'ont  ricn  de  dangorenx  iii 
d'lnconvenanten  elles-memcs,  mais  toujours  est-il  qu'elles 
offensent  la  verile,  et  que  jamais  a  Ronie  on  n'a  vu  porlor 
devant  le  pape  celte  croix  imaginaire,  que  jamais  aussi  le 
pape  n'en  a  porte  lui-meme  une  semblable  a  la  main,  en 
guise  de  crosse  ou  baton  pastoral.  Quand  le  souverain  pon- 
tife consacre  une  eglise  ou  iin  aulel,  quand  il  consacre  un 
ovoiiue  et  qu'il  ouvre  la  porte  sainle  pour  le  jubile  (nous 
cipliquerons  ccci  en  temps  opportun ),  il  lient  a  la  main 
une  croix  portee  .sur  sa  liampe  ou  baton.  Cetle  croix  n'a 
pareillement  qu'une  scule  branche,  mais  Nolrc-Seigncur 
n'y  est  point  figure  en  elat  de  crucifixion.  C'est  la  sculo 
difference  qui  distingue  celte  deruiere  croix  de  celle  qui 
est  portee  devant  lui.  Le  pape  n'use  jamais  de  crosse  comrac 
les  eveques. 

Dans  I'usage  ordinaire,  le  souverain  pontife  a  une  sou- 
tane blanche.  II  est  revetu  d'un  rochet  de  Iin  garni  de  don- 
telles,  et  d'une  mozelle  ou  camail  de  velours  rouge  horde 
d'hermine.  Par-dessus  le  camail  il  a  une  clole  brodoe  d'or. 
Sa  calotte  est  blanche.  Sa  chaussure,  ordinairement  rouge, 
est  brodce  en  or  et  ornee  d'une  croix.  La  pcrsonne  qui  est 
admise  a  son  audience  se  prosterue  el  baise  celte  croix. 
On  a  souvent  cherche  ii  deverser  sur  eel  acte  respecluenx 
un  certain  vernis  de  ridiculite.  Qu'y  a-t-il  done  d'cxcen- 
Irique  dans  un  acte  de  veneration  pour  la  croix  qui  a  ra- 
chcte  le  monde  ?  Ccrles,  encore,  s'il  ne  fallait  pour  oble- 
nirdes  richesseset  deshonncursquebaiser  la  mule  profane 
des  potenlals  qui  les  distribuent,  de  quelle  fabuleuse  mul- 
liplicite  de  prostrations  de  cello  nature  ne  seraienl-ils  pas 
journellementassieges?...  Passons,  car  s'il  fallaitcombatlre 
une  a  une  les  innombrablos  contradictions  de  I'orgueil 
mondain,  notre  plume  nc  pourrait  y  suffire. 

Le  second  litre  du  pape  est  celui  dc  patriarcbe  d'Occi- 
dcnl.  L'Eglise  universelle  est  subdivisee  en  deux  langues, 
la  latino  et  la  grecque.  Lorsque  le  palriarchc  de  Consian- 
tinople  ctait  dans  I'unite  calliolique,  il  occupail  le  premier 
rang  parmi  les  eveques  orientaux.  II  ne  rcconnaissait  au- 
dcss'js  de  lui,  dans  toule  I'Eglise  grccc|ue.  que  le  pape. 
chef  supreme,  au  spirituel,  de  I'univers  calholi(|ue.  A  I'c- 
gard  des  Latins,  le  souverain  pontife  exercail  en  parliculier 
celte  supremalie  patriarcalc.  Aujourd'hui  il  est  en  rcalile 
le  patriarcbe  des  deux  grandes  fractions  de  la  catliolicitc. 
Mais  si  jain.iis  rOrient  renlrait  dans  le  giron  de  ruillii)- 
do.\ie,  le  palri.iiche  deConstanliiioplc,  encoinnuiniun  avcc 


1C4 


LES  SAINTS 


]e  saint-sii^gp,  pourr.iil  roprcmlre  sa  primilivc  aiitni-ile,  ct 
alois  lo  patriarcal  latin  on  li'Occiilonl  redevionJrait  ce  qu'il 
cl.iit  dans  Ic  principc,  sc  boriiprnit,  en  d'autrcs  lermes,  !i 
;cs  atlrihulions  specialcs  el  distinctes.  Uu  dcveloppcmcnt 
plus  considerable  ne  saurait  cnlrer  dans  notre  cadre,  ii 
ce  sujet. 

Oiilre  ces  deux  principales  altriliulions,  le  pape  est  I'c- 
veque  du  diocese  de  Rome,  compose  de  la  ville  et  d'un 
pelil  lerritoire  qui  la  circonvient.  II  dolegue  ordinaire- 
nienl  la  majeure  parlie  de  ses  fonclions  ct  de  cello  solli- 
citude  diocesaine  a  un  prince  de  I'Eglise,  revelu  de  la 
pourpre  romaine.  C'est  le  cardinal-vicaire.  C'est  lui  qui 
fait  ]es  mandcmenls,  qui  gouverne  le  clergedioccsain,  qui 
admir.islre  les  sacrements  dc  la  conflrmatinn  el  del'ordre, 
qui,  enfln,  remplil  dans  ce  diocese,  toule  la  charge  d'un 
cveque.  Le  callicdrale  est  placee  sous  I'invocalion  de  saint 
Jean-Bapliste  el  de  sainl  Jean  rEvangelistu.  Elle  porle  le 
litre  de  Sainl-Jcan  de  Latran.  C'est  dans  celle  basilique 
qu'apres  son  election,  le  pape  va  prendre  possession  de 
son  siege,  en  qualile  de  successeur  desainl  Pierre,  de  pa- 
triarche  d'Occident  el  d'eveque  de  Rome.  C'est  done  tout 
a  la  fois  I'eglisc  papale,  I'egbse  palriarcaleel  la  catbodrale. 
Une  erreur  qui,  celle  fois,  est  parfaitenicnl  innocente,  est 
celle  qui  consisterait  a  regarder  la  soniptucnse  et  admi- 
rable basilique  de  Saint-l'ierre  dn  Vatican  comme  la  pre- 
miere en  dignile  dans  la  ville  el  le  mnnde.  A  Saint-Jean  ;Je 
Latran  appartient  d'une  manierc  exclusive  cette  insigne 
prerogative.  Cette  basilique  est  la  premiere  qui  ait  etc 
conslruile  a  Rome,  anssilot  apres  que  la  paix  eul  eld  ren- 
due  a  I'Eglise.  Ce  ful  un  jour  bicn  beau,  bien  consolant 
pour  celle  epouse  mystique  de  Jesus-Cbrist,  que  celui  ou, 
nprcs  avoir  vaincu  le  paganisnie  par  la  patience,  elle  vit  un 
puissant  emprreur  qui,  lui  aussi,  n'avait  pu  vaincre  que 
par  la  croix,  ceder  son  propre  palais,  autrefois  celui  de 
Keren,  pour  y  creuser  les  fondenients  d'un  temple  dcdie 
an  Dieu  Sauvcur.  La  premiere  pierre  en  ful  posce  par  Ic 
pape  saint  Sylvcstre  I",  en  Ian  324.  La  dedicace  eul  lieu 
le  9  novembre,  el  enfin  les  snccesseurs  de  sainl  Pierre 
purent  sortir  des  catacombes,  on  la  persecution  les  avail 
si  longtemps  relegues,  pons  installer  an  grand  jour  leur 
Lienfaisante  el  civilisalrice  suprcmalie.  La  basilique  de 
Saint-Pierre,  fundee  encore  par  le  grand  Constanlin,  ne 
selanca  dn  cinpio  de  Neron  qu'apres  rinanguralion  de 
celle  de  Latran.  A  celle-ci,  done,  la  priorile  chronologiqne 
et  le  droit  d'ainesse.  C'est  neanmoins  a  Saint-Pierre  que  se 
tiennenl  les  grandes  cbapellcs  papales,  el  c'est  a  I'abri  de 
son  dome  splendide  que  s'eleve  la  residence  la  plus  babi- 
tuelle  du  clicf  de  I'Eglise. 

Une  qualrieme  prerogative  distingue  le  pape.  II  est  nio- 
narque  lemporel  d'un  lerritoire  connu  sous  le  nom  i'Etal 
pontifical.  Sous  ee  rapport,  il  s'assied  an  banquet  des 
rois.  Ceux-ci  out  a  Rome  leurs  ambassadeurs  et  le  pape  a 
les  siens  dans  les  cours  de  I'Enrope,  .sous  le  nom  de  Ic- 
gats,  nonces,  intcrnonces.  Mais  pourquoi,  demande-l-on 
quelqnefois,  le  vicairc  de  Jesus-Cbrist  excrce-l-il  un  pou- 
voir  tcrrcstre?Fleury,  qu'on  ne  pent  .soiipconncr  de  Halter 
les  pa|>es,  nous  repondra  :  «  Tant  que  I'empire  romain  a 
«  subsisle,  ilrenfermaildanssavasteetenduepresque  loute 
o  la  chrclicntc  :  mais  depuis  que  I'Europe  est  divisce  entre 
«  plusiours  princes  independanis  les  uns  des  autres ;  si  le 
0  pape  ei'it  ete  snjet  dc  I'un  d'eux,  it  cut  etc  a  craindre 
«  que  les  autres  n'eussenl  en  peine  a  le  reconnaitre  pour 
«  pcrec  imniun,et  que  Icsscbismesn'eussenlele  frequents. 


0  On  pent  done  croire  que  c'est  par  un  effet  parliculier  dc 
«  la  Providence,  que  le  pape  s'est  trouve  independanl  et 
11  maitre  d'un  Elal  assez  puissant  pour  n'l'tre  pas  aisement 
0  opprime  par  les  autres  souverains,  aDn  qu'il  fi'it  pins 
»  libre  dans  I'cxercice  de  sa  puissance  spiritnelle,  el  qu'il 
0  piit  contenir  plus  facilement  tons  les  autres  eveques  dans 
u  leur  devoir.  » 

Notre  grand  Bossuet  parlage  la  meme  opinion.  A  elle 
viennenl  se  rallier  tous  les  bommes  imparlianx.  N'esl-il  (las 
permis  de  croire  .i  la  protection  surnalurelle  qui  couvrc 
de  sa  puissanle  egide  cette  principaule  dont  les  ressonrces 
humaini's  soul  si  mediocrcs?  Dopuis  dix  siccles  elle  voit 
lombor  aulour  d'clle,  se  morceler,  se  modifier  lani  d'autrcs 
souvcrainetes  lerreslres.  Elle  seule  resle  deboul,  el  les 
plus  tcrribles  lenipetes  semblent  de  plus  en  plus  la  conso- 
lider.  Obi  inconlcstablcment,  a  noire  avis,  il  y  a  ici  !e 
doigt  de  Dieu,  quoique  ce  pouvoir  lemporel  ne  soil  pas 
cssenliellemenl  inberent  ii  la  suprematie  spirituelle  du 
pape. 

•Juels  sont  maintenant  les  litres  donl  se  decore  le  hout 
personnage  cpii  est  invesli  dela  papaute?  Ecoutez  : 

«  Gregoire,  eveque,  serviteur  des  servileurs  de  Dieu.  » 

Eveque!  il  garde  en  eflot,  il  surveille  le  Iroupeau  qui 
lui  eM  confie,  car  c'est  I'etyniologie  de  ce  lerme.  Eveque, 
gardien,  surveillant  par  excellence,  car  il  a  succede  a  I'a- 
polre  auqucl  Jesus-Clirisl  a  dit  :  n  Pais  nies  brebis,  pais 
mes  agneaux.  »  —  Mes  brebis,  c'est-a-dire  les  pasteurs 
secondaircs.  —  Mes  agneaux,  c"esl-a-dire  les  fideles. 

Serviteur  des  servileurs  de  Dieu  !  parce  qu'il  est  le  vi- 
caire  de  Jesus-Cbrist  qui  a  dit :  «  Que  celui  qui  est  le  plus 
grand  parnii  vous(  il  parlaita  sesapolres)deviennecommc 
le  plus  pelil,  et  que  celui  qui  lienl  le  premier  rang  soil 
comme  celui  qui  scrl.  » 

Penelrez,  maintenant,  jusqu'au  fond  de  ce  Vatican,  qui 
i-eunit  taut  d'objets  d'arl  dans  ses  vastes  et  nombreuses 
salU'S.  Entrez  dans  rapparlcmcnl  qu'occupe  le  deux  cent 
cinquanle-qualrieme  successeur  de  saint  Pierre.  Une  cel- 
lule de  moinc  se  presente  a  vos  regards  snrpris.  La  couchc 
sur  laqnelle  prend  son  rcpos  nocturne  I'augusle  bicrarquc 
qui  porle  la  triple  couronne  est  formee  de  (|uclqurs  botles 
depaille,  sans  anire  accessoirc.  Un  prie-Uieu,  une  table 
tres-ordinaire,  quelques  images  en  composent  le  riche 
mobilier.  Pninl  de  luxe  dans  les  rcpas,  une  frugalile  se- 
vere y  preside.  Si  vous  ctes  admis  a  I'honneur  de  son  au- 
dience, quelle  loncbanle  paternitc  !  Nous  sera-t-il  permis 
a  ce  sujet  de  consigner  ici  une  anecdote  dont  I'aulhenlicilc 
nous  est  garantie  par  un  temoin  oculaire? 

II  Dans  les  premieres  annees  de  son  regno,  le  pape  Gre- 
goire XVI  avail  admis  a  son  audience  un  Franfais,  qii 
venait  d'occnper  dans  une  de  nos  villes  meridionales  une 
magistratnre  assez  elevee.  Celui-ci,  debout  devanl  le  papi; 
et  ne  sacbanl  que  faire  de  ses  bras,  les  avail  croises  ne 
gligemment  derriere  son  liabil.  Un  ecclesiaslique  fraj- 
cais,  qui  elail  simullanemenl  admis,  fit  signe  a  son  com- 
patridle  pour  lui  faire  quitter  cette  posture  assez  irreve- 
rencieuse.  Le  pape  s'en  apercut.  u  Laisscz,  dit-il,  laissez, 
un  enfaul  ne  se  gene  pas  ordiuaircment  devanl  son  pore.  » 

•2°  LES   CAHDINAUX. 

La  plus  haute  des  dignites  ecclesiastiv]ucs,  apres  le  siiu- 
vcrain  pontifical,  est  cello  du  cardinal.  On  n'est  point  d'ac- 
cord  sur  I'origine  de  ce  nom.  On  croil  y  voir  neanmoins 


DU  MOIS. 


163 


line  (lerivalion  du  tcnne  latin  qui  signifiele  gond  siir  leqiid 
inulc  line  porte  :  cardinalis  a,  cardine,  parce  que  c'est 
sur Ics  cardinaux quo  roule,  melaplioiiquement  parlant,  Ic 
gouvernenient  de  I'Eglise.  Celle  olymolngie  est-elle  a  son 
tour  bien  assise?  il  est  permis  d'en  douter.  Nous  ne  fai- 
sons  point  lei,  an  surplus,  un  article  d'crudition  pliilolo- 
gique.  «  Les  cardinaux,  dit  Barbosa,  sont  les  conseillers  D- 
deles  du pape,  les  lumieres de  I'Eglisc,  dcs  lampes  ardentes, 
les  peres  spiritucls,  les  colonncs  de  I'Eglise,  ses  represen- 
tanls.  n 

An  pape  scul  il  apparlient  d'inveslir  de  cette  eminente 
dignite  ceux  qu'il  en  juge  dignes.  Eu  France  et  dans  d'au- 
tres  payscatboliques,  le  chef  de  I'fitat  demande  au  pape 
Ic  cardinalat  pour  les  sujels  qu'il  en  juge  dignes,  mais  il  ne 
pent  agir  que  par  voic  de  reconimandalion.  Le  souverain 
puntife  accorde  ou  refuse,  selon  qu'il  juge  convenable.  11 
n'en  est  point  de  ceci  commc  d'une  nomination  a  un  ar- 
cheveche  ou  a  un  eveche,  par  ordonnancc  royale.  Toutefois 
menie,  en  ce  dernier  cas,  le  pape  a  le  droit  de  refuser  I'in- 
slitulion  canonique,  quoique  cela  soit  fort  rare.  Le  cardi- 
nalat est  done  exclusivemenl  dans  les  mains  dn  souverain 
pontile.  La  reunion  des  cardinaux  forme  ce  qu'on  ilomnie 
Ic  sacre  college.  On  salt  que  les  cardinaux,  assembles  en 
conclave  apres  la  morl  du  pape,  precedent  a  I'election  de 
cclui  qui  doit  lui  succcder.  C'est  la,  sans  nul  doule,  la  plus 
noble  et  surtout  la  plus  delicate  prerogative  de  cette  haute 
posilion  dans  la  hierarchic. 

Avant  I'annee  ioSG,  le  nombre  des  membrcs  du  sacre 
college  etait  indcfini.  A  cette  epoque,  Sixte-Quint  le  Dxa 
a  soixante  etdix,  parlages  en  trois  ordres.  Six  cardinaux- 
eveques  composcnt  le  premier.  Ccs  eveques  sont  constam- 
ment  ecus  d'Oslie,  de  Porto,  de  Palcstrine,  d'Albano,  do 
Sabine  el  de  Frascati.  Ce  sont  les  cveches  dils  suburbi- 
caires,  parce  qu'ils  sont  voisins  de  la  ville  de  Rome.  Cin- 


quante  cardlnaux-priilres  formcnt  le  second  ordre.  Parmi 
ceux-ci,  plusieurs  sont  archeveques  ou  eveques  el  d'aulres 
simples  prelres  quant  au  sacrement  del'ordre,  mais  tnus, 
sans  distinction,  sont  ajipeles  cardinau,x-pr  jtres.  Ainsi  en 
France,  au  moment  ou  nous  ecrivons,  messeigneurs  I'ar- 
cheveque  de  Lyon  et  I'eveque  d'Arras  sont  cardinaux  de 
I'ordre  des  prelres.  Enfin  le  troisieme  ordre  se  forme  de 
quatorze  cardinaux-diacres.  Danscet ordre  pcuvent  se  trou- 
ver  des  eveques,  des  prelres,  des  diacres,  des  sous-diacres  et 
meme  des  clercs  minores,  mais  jamais  des  laiques  en  ctat 
de  mariage,  comme  on  I'enlend  quelquetois  au  milieu  d'un 
certain  monde  nullement  verse  dans  ces  matieres.  Sans 
doule  un  cardinal  qui  n'est  point  pretre  pent,  avec  dis- 
pense du  pape,  se  marier,  mais  il  cesse  aussitol  d'apparle- 
nir  au  sacre  college. 

En  124d,  le  pape  Innocent  IV  accorda  aux  cardinaux, 
comme  marque  de  distinction,  le  chapeau  rouge,  pour  si- 
gnifier  qu'ils  devaient  etre  toujours  disposes  a  verser  leur 
sang  pour  la  defense  de  la  fui.  Paul  II,  au  quinzieme  .siccle, 
leur  accorda  la  soutane  de  pourpre.  En  16^0,  le  litre 
iVeminence  leur  fut  exclusivement  decerne. 

Le  nouveau  cardinal  est  preconise  dans  le  oonsisloire 
par  le  pape.  Si  le  nouveau  dignitaire  n'est  pas  a  Borne,  un 
nblegatestenvoye  pour  lui  porter  la  barrette  rouge.  Le  sou- 
verain du  pays  la  lui  remetcn  audience  solennelle.  Souvent 
le  pape,  en  proclamant  les  cardinaux  qu'il  a  promus,  de- 
signe,  sans  les  nommer,  un  nombre  plus  ou  moins  grand 
de  personnes  qu'il  a  jugees  dignes  de  cet  honneur,  et  qu'il 
declarcra,  ((uand  il  le  voudra.  C'est  ce  qu'on  appelle  une 
nomination  in  petto,  c'est-a-dire  dans  le  coeur. 

A  un  prochain  numero,  la  suite  de  ces  notions  sur  la 
hierarchic  ecclesiaslique  qui  comprend  ( outre  le  pape  et 
lescardinaux )  les  patriarches,  les  archeveques,  les  eveques, 
et  les  menibres  du  second  ordre  du  clerire. 


MOIS    S'AVRIL. 


1.  Hards.  St  Uugue^j,  evciiiie 

de  Grenoble,  morl  eu  i  152, 

apres  52  aiis  d'episcopiit. 

St  Meiitos,  eveque  do  Sardes, 

en  Lydie,  raort  au  2'^  siecle. 

S.  Blercretli.  St  Fiian(;ois  de 
Paule,  iiiort  en  15U8. 

Ce  saiiu,  fonilau-ur  des  mi- 
nimcs,  fut  sulhciie  par  le  roi  de 
France  Louis  XI  de  venir  du 
fond  de  la  Calabre  en  son  tlii- 
tcau  de  Plessis-tez-Tours  pour  le 
gutTir.  II  refusa  d'aliord  ;  mais 
le  pape  Sixle  IV  I'y  conlraignit, 
I'lleroi  mourul  dans  ses  bras, 
II  cxisle  a  Tours  une  eglise 
paroissialc  suns  sun  invocalion 
St  Appies,  martyr  a  Cesarec 

en  Palestine,  en  306. 
St  NrziEn,  cvequc  de  Lyon 
morl  en  515. 

II  exisle  i  Lyon  sous  son 
rair(niage  une  niagniUque  eglise 
parois^iale. 

S.  <f  eudl.  SiE  Agape,  Ste  Cino- 
NiE,  Ste  IiiENE  el  leurs  cum- 
pagncs,  marlyrcs  en  oOl. 


STRiciiAno,  eveque  de  Chiehes- 
tcr  cii  Anglclerre,  morl  en 
1255. 

4.  Vend  red  I.  St  Isidoue  de 
SiiviLLE,  ie  plus  illusire  doc- 
Icur  de  I'Espagne,  morl  en 
C3G. 

11  a  taisse  plusieurs  uuvrages 
tri^s-csliuies ,  surtout  cclui  des 
Ortgities, 

St  Platon,  abbe  en  Bithynie, 

morl  en  815. 
St  Joseph  L'UvM.vocnAPHE,  ce- 

lebre  auleur  d'hymnes  d'ol- 

ficcs  pour  les  Grecs,  morl 

en  883. 

.  Namedi.  St  Vi>cent  Fep- 
RiER,  dominicain ,  Ires-ce- 
lebre  predicalcur  du  moycn 
age,  morl  en  1419,  apres 
avoir  evangelise  prcsque 
ioutes  les  coiilrees  de  I'Eu 
rope,  et  les  avoir  edilieespar 
ses  liaules  verlus. 

I.  Dimniielie.  1'  Jimanthe 
apres  Paqucs. 


St  SixTE  I,  pape  et  martyr  vers 

I'an  127. 
St  Celestin  I,  pape,  morl,  4.52. 
Les  120  Martvhsdel'Auiabene, 

en  Perse,  en  544. 
St  PncDEscE,  eveque  de  Troyes, 

morl  en  861. 

J.  Liundi.  St  Uegesippe,  ccri- 
vain  ecclesiaslique  dcs  pre- 
miers temps  du  chrisliani.smc 
el  presque  contemporain  des 
apolres,  morl  vers  le  milieu 
du  2"^  siecle. 
St  ApiiRAATE,  anachorele  de 
Syrie  au  4c  siecle. 

8.  Blardi.  St  Uesys,  eveque 
dc  Corintlie  au2*^  siecle, 

St  Peopet,  celebre  eveque  de 

Tours,  morl  en  490. 
St  Gaotier,  premier  abbe  de 
Sl-Marlin  pros  Pontoise,  morl 
en  1099. 

9.  llfrcredi.  Ste  Marie  Egyp- 

tiesne,  dont  Icculle  esllres- 
celebre  dans  toule  rLglise, 
1        morlc  dans  le  5*^  siecle. 


St  Hcgces,  eveque  de  Uoucn, 

morl  en  730. 
Les  PRisosMEUsnoMAis&martyrs 

en  Perse,  en  362. 

to.  deudi.   St  Babejie,  abb6 
el  martyr  en  Perse,  en  570. 
St  Pallade,  evc'i|ue  d'Auxemj, 
morl  en  601 . 

1 1.  Veiidrpdi.    St  Leon  ie 
Grasd,  pape,  morl  en  416. 

CVsl  un  des  plus  illustres 
pontiles  qui  aient  ocrupe  la 
tUaire  de  SI  Pierre.  On  a  rc- 
cueilltses  ceuvresen2vol.  in-fol. 
St  Antipas,  martyr,  un  dcs 
disciples  dc  Jesus-ChrLsl, 
morl  au  l^r  siecle. 
St  Isaac,    solitaire  de  Syric, 

morl  en  Italic  au  6'  siecle. 
3.    Knmcdl.   St   Sadas    ie 

Goth,  martyr  en  372. 
St  ZtJNOiv,  cvequc  de  Vcrono, 

morl  en  380. 
St  Jules  I,  pape,  mort  en  332. 
St  Floremix.  abbe  dun  mo- 
nastered'Ailcs.morlenooJ. 


us 

•  •-  Olmnnc1io,5°(itraandio 

apivs  FViijii.;^. 

St  llEnMtMGiMiE,  prince  visi- 
[,'olli,  maiiyi*  en  Lspagnc, 
en  580. 

Sj  Maiis,  abbe  on  Auvcrgnc, 
mort  on  S^o  ou  530. 
14.  E.iin<li.    Sr  Tiburce,    St 
Valerien  ct  St  Maxijie,  mar- 
tyrs en  229. 

St  Caupe,  evL-quc  dc  Thyatirc 
clses  compagnons. 

StBenezetou  Benehict,  berger, 
patron  d'Avignon  ,  mort  uu 
12^  siecle. 

Cei  humble  serviieurdeDieti. 
louche  ilu  danger  que  Ton  nui- 
rait  en  passant  le  Rhrtnesi  imi'e- 
tupux  eii  cet  endroil,  entrejjiil 
d'ybaiir  un  ponl  el  y  reussil.  La 
cliariie  clirciicnne  est  touiC' 
(luissaiUe. 

B5.  Uardi.  St  PiEriRF,  Gon- 
zales, vulgairemenl  appcie 
St  ElmeouTelme,  patron  des 
marins  espagnols,  mort  en 
1246. 
St  pATEnNE,  evequede  Vannes, 
et  St  pATEttNE,  eveque  d'A- 
vranches,  Ic  premier  mort 
en  555,  le  second  en  5G5. 
On  les  a  souvent  confondus. 

B6.   Mcrcredl.    Lcsdix-ikit 

uahtyrs  de  SARAGOssEcnSU-i, 

St  Turiue,  iJvcquc  d'Astorga  en 

Galicc,  mort  en  460. 

St  Drogos  ou  Drouon,  ou  bicn 

encore  Dreux,   patron    des 

bergcrs,  mort  en  118G, 

I  7 .  JootU.  St  ApiTCET,  pape  et 
martyr  au  2«  siecle. 
St  Etienne,  3^abbi  de  CUeaux 
mort  en  1154. 

lla-laisse  quelques  ouvragc; 
estimables. 


DEAUTIiS 


St  Simeon,  eveque  dcSeleurie, 
ct  ses  compa^nons,  martyrs 
en  54 1 .  _  | 

IH.  Vcnrtrecli.  St  Apollo- 
Kius,  apologistc  du  christia- 
nisme,  philosophc  illustre, 
convcrtia  la  foi,  ct  martyr 
en  186. 

St  Parfait,  prctrc  et  martyr  a 
Cordoue,  en  860. 

La  bicnheurcnse  Marie  de  l'Is- 
CAdNATioN,  neo  a  Paris,  veuve 
illustre,  religicusecarmeUlc, 
morte  en  1618. 


St    Leonioe,    pere  d'Orlgfinc, 
martyr  au  3^  siiJcle. 

Son  fils,  avant  sa  deplorable 
cliule.  fut  un  dos  plus  savanis 
docii-'urs  derE^lise.  Ses  ccuvics 
fonueut  4  vol.  in-rui. 

23.    Itlercredl.  St  Geohge. 
martyr  en  305. 

II  est  regarde  cnmme  le  patron 
des  gens  de  guerre.  Edouard  III, 
loi  d'Angleicrro,  plaga  sous  sa 
pruteciinn  I'urdrc  de  ia  Jarre- 
tierc. 
St  Adalbert,  evequede  Prague, 

martyr  en  997. 
St  Felix,  prclrc,   St  Fortunat 
et    St  Acuille,    martyrs  a 
Valence,   en   Daupbine,   en 
211  ou  212. 


19.    framed i.  St  Leon   IX, 
pape,  mort  en  1054. 
St    EiruEGE,     arcbevcque  de 
Cantorbery,  martyr  en  1012. 
Le  bicnlieureux  Cosrad  d'As-  24^.  Jeudi.  St  Fidele  de  Sig 
COLE,   Iranciscain,   mort  en  maringen,    cupucin,  marly 

1289.  ;         en  1622. 

Les  pruieslants  snisses  I'as- 
sassincrcnt  en  baine  du  caUio- 
lii'isnte. 
St  Leger,  prelrc  dans  le  Per 
tills  ( aujuurd'bui    di-partc- 
nient  dc  la  Marne),  mort  au 
1*^  siecle. 
St  Mellit,  evequede  Londres, 
niuil  archevequc dc  Cantor- 
bcry  en  624. 


20.  nimanclie.  4<^dtmancbe 

aprus  Paques. 
Ste  Agxes,  vierge   et  abbesse 

en  Toscane,  morte  en  317. 
St  Marcellin,  1"  eveque  d'Em- 

brun,  mort  en  374. 
St  Mamertin,  abbe,  mort  au  5" 

siecle. 

31.  Laiuli.  St  Anselme,  ar- 
clieveque  de  Cantorbery  , 
mort  en  1109. 

C'eslun  des  plus  grands  pn^- 
latsquiaienl  para  en  Europe.  11 
a  laisse  de  nuinbreux  ouvrages 
lousexcelleiils. 
St  Anastase,  patriarchc  d'An- 
tiocbe,  mort  en  593. 

33.  Miirdi.  St  Soter  et  St 

Cails,  pnpcs  et  martyrs  aux 

2"  et  5"^  sieclcs. 

St  Epipoue  et  St   Alexa^jdre, 

martyrs  a  Lyon,  au  2^  siecle. 


25*  f'endrodi.  St  Marc 
<!vangeliste,  apotre  de  I'E- 
gypte,  martyr  a  Alexandrie, 
en  68. 
St  Piiebade,  nomme  en  Gas- 
cogne  St  FiARf.evcque  d'A 
gen,  mort  a  la  iin  du  4'' 
siecle. 

36.  fSainedi.  St  Clet  et  St 
Marcellin,  papcs  el  martyrs, 
le  premier  au  l*""  siecle,  et 
le  second  en  504. 


St  Pasciiose  Raoccrt,  abbe  de 
Coi'bie,  morl  en  865. 

Ses  u^uvres  soot  en  un  vol. 
in-f"'io. 
87    ■Mmnnche.5*^dimancbc 
aprcs  Paques. 
St  Antuime,    eveque,  ct  pUi- 
sieurs  autres  .saints,  martyrs 
a  Nicomedie,  503. 
St  Anastase  I,  pape,  morl,  401. 
Ste  ZiTE,  servanle  en   Ilalie, 
morte  en  1272. 

Kile  est  unc  des  patronncs  dc 
la  viUe  de  Lucques. 

38.  liiindl.  1"  jour  des  Ro- 
gations, abstinence. 

{Voij.  t'arl.  Rflijatwiis.) 
St  Vital,   niarlyr  a  Uavenno, 

vers  I'an  62. 
STUicvuEet  StTiieodore,  mar- 
tyrs en  304. 
St  Patrice,  cvequc  de  Prusc, 
en  Bitliynie,   martyr  au  5*^ 
siiJcle. 

39.  llapdl.  2''jour  des  Po- 
gations. 

St  Pierre,  dominicain,  martyr 
en  1252. 

St  Robert,  abbe  de  Molesme, 
fondalcur  de  I'ordre  de  Ci- 
Icaux,  mort  en  1110. 

St   lIuGCEs  ,   abbe   de   Cluny, 
mort  en  1109. 
30.   Slercredl.    5^  jour  des 
Rogations. 

Ste  Catherine  dcSienne,  unc 
des  plus  illustres  vierges 
qu'honore  I'Eglise  par  la 
grande  partqu'elle  prit  aux 
affaires  religieuses  dc  son 
sii'clc,  morte  en  1380. 

St  Eutrope,  premier  evcquc  de 
Saintes,  marlyr  au  5^  siecle, 

St  Jacques,  St  Marien  ct  Icurs 
compagnons,  martyrs  cu 
NuniiUie,  en  259. 


BFAtTES 

HE 

L'HISTOmE  DU  CLERGE   DE  FRANCE. 


ON  AUMOMIEH  AU  BAGNE  DE    TOULON. 

La  modcslie  des  mcmbresilii  clcrge  acluel  no  doit  pas  em- 
jicclicr  que  juElice  leiir  soil  rcndue  ;  il  est  utile  que  le  par- 
I'lini  de  leurs  bonnes  actions  el  deleurs  vertus  s'exliole  de 
innnierea  propager  les  nobles  cxcmplesde  generosile,d'ab- 
ncgalioneldedcvouementcbretienqu'ilsdonnenlsisouvent 
do  nos  jours.  Nous  empruntonsa  un  ecrivainlaique,  liomme 
de  scnsibilile  ct  de  occur,  mais  que  nul  inle-'et  ne  pent 
en  celle  occasion  rapprocber  du  clerge  (1)  les  pages  sui- 
vanles  qui  peigncnt  au  vif  et  de  couleurs  francbes  I'au- 
monier  actuel  du  bagne  de  Toulon,  M.  Marin,  el  rinlluence 
bienfaisante   cxcrcee  par  lul  dans  cet  cnfer  des  vivaiits. 

(1}  M.  Maurice  Alhoy. 


<i  11  esl  impossible,  dit-il,  de  sojourner  a  Toulon  sans  eii- 
lendrc  prononccr,  dans  quolque  classe  que  ccsoil,  le  nom 
deraumonierdu bagne,  M.  I'abbc  Marin.  Le  malclot,  I'indi- 
genl,  le  malade,  le  coudanniu  out  sans  cesse  cc  nom  a  la 
boucbe,  comme  au  dLK-seplienie  siecle  le  inalbcureu.'i  cut 
celui  de  Vincent  de  Paul,  et,  dopuis,  celui  des  abbes  Monies 
ct  Porrin. 

Cost  un  don  surbumain  que  celle  faculie  que  po^sedont 
qnelipu's  bonimes  d'oxcilor  a  lour  aspect  la  syuipalliie  et 
la  veneration  ;  ct  personne  peul-olre  n'cul  a  un  plus  liaul 
degre  que  M.  I'abbe  Marin  cotte  puissance  magneliquo.  II 
avail  ou  pour  preJecosseur  dans  les  fouclions  d'amnonior 
du  bagne  un  Espagnol  du  clerge  de  Toulon,  ecclcsiastique 
fort  erudil,  mais  qui  ne  possedail  pas  le  dun  d'imposcr  lo 
respect  ct  raffection  a  la  population  gangrence  ((u'll  avail 
a  diriger. 

Le  forcat  aime  la  priere  quand  il  aiiie  celui  qui  lui  .ip- 
prond  a  prior.  S'il  opprochc  de  la  lalde  sainlo,  jc  ne  crois 
)ias  ipie  dans  la  communioLi  il  ait,  pour  la  piemiorc  fuii, 
une  pensee  plus  olevee  ipie  le  besnin  de  limilalion;  ct 
quand  vous  le  vorroz   rcoueilli ,  penilent ,   picux  ,  c'est 


DE  L'llISTOIRE   DU  CLERGE  DE   FRANCE 


1C7 


pivsqiie  loiijoiiis  line  force  morale  qui,  .i  son  insii,  le  porte 
a  SI'  rc''L;lcr  sur  los  actcs  du  prelrc  ((ii'll  vcnerc. 

Le  |iruli-c  espagnol  (|ui,  avanl  M.  I'abbe  Marin,  otail  aii- 
inonior  ilcs  cliiourmes  de  Toulon,  ne  pouvait  se  prosonlcr 
mix  condamnes  sans  que  des  murraures  ou  des  blasphemes 
sorlissenl  de  Ionics  Ics  bnnclies.  S'il  catechisail  ces  dani- 
nes,  ils  repoadaienl  par  Ics  chanls  de  leur  obscene  rcpcr- 
Inire. 

Comment  done,  d'nn  jour  a  un  autre,  s'est-il  fait  que 
cclte  population  inipie,  insolcnle,  revollee,  soil  devenne 
sonmi>c  a  la  voix  du  proire,  respetlucuse  envers  son  nii- 
nislcre?  Comment  un  liommc  modosle  n-t-il  ose  franchir 
le  scuil  de  cet  cnfer  ou  loules  les  natures  dechucs  faisaient 
chorus  contre  son  predeccsseur,  qui  avait  ccpondant  des 
qualites  personnelies  propres  a  conibattre  la  repulsion  qui 
se  manifestait  u  son  approche?  Comment  enfin  M.  I'abbe 
Marin  pul-il  prendre  possession  de  sa  charge  et  la  rcmplir 
sans  avoir  recours  anx  re|iressions  disciplinaires? 

II  est  curieux  de  le  dire,  c'est  la  comedie  qui  est  venue 
an  sccours  de  I'Evangile,  et  voici  comment. 

Fcnclon  avait  dil :  Hiurcux qui  s'inslruit  cns'amusant! 
bicn  avant  qu'un  ecrivain  ecclcsiastique,  M.  d'Esauviller. 
compos.it  des  pelils  livres  de  morale  religieusc  donl  la 
forme,  loujnurs  allrayante,  attache  le  lecleur  a  la  solution 
des  questions  les  plus  sevci  es  et  les  plus  elevees.  Quelques- 
uns  des  petils  livres  de  JI.  I'abbe  d'Exauviller  rcnfcrmcnt 
des  dialogues  dont  les  personnagcs  sont  pris  dans  les  rangs 
les  plus  inlimes  de  la  socicte. 

M.  I'abbe  Marin  s'avisa,  pour  fairc  connaissance  avec  les 
forcats,  de  leur  prouver  qu'il  y  a  un  Dieu  et  qu'il  faut  une 
religion.  S'il  se  fut  aviso  de  faire  dresser  dans  une  des  lo- 
calites  du  bagne  une  tribune  ou  une  chaire,  et  qn'en  sur- 
plis  et  en  bonnet  de  predicaleur  il  cut  parle  a  ces  sourds 
le  langagc  biblique.  il  n'cut  pas,  sans  doulc,  niieux  ete 
nccueiili  que  le  prelrc  espaguol;  maisil  agit  differemment, 
et  proceda  a  I'aide  des  pelils  livres  de  M.  d'Exauviller. 

L'aumonier  lit  acquisition  d'nn  nombre  d'exemplaires 
de  pelils  livres  egal  au  nombre  des  personnagcs  qui  elaicnt 
mis  en  scene  par  I'auteur.  II  enlre  dans  une  salle,  el  apres 
avoir  In  a  haute  voix  le  preambule  du  livre  qui  est  le  point 
de  depart  d'une  anecdote  presque  historique,  11  indique 
les  personnagcs,  lels  que  M.  Dumont,  maire  bel  esprit  et 
sceplique;  mailre  Thomas,  Gros-Picrre,  Jean,  etc.,  tons 
habitants  d'nn  village  ou  la  religion  elait  aussi  negligee 
que  la  morale  meconnue.  II  dcmande  alors  quels  sont  les 
forcats  Ics  plus  letlres  et  les  plus  intelligenls...  On  comprit 
qn'on  allait  jouer  la  comedie,  et  les  plus  capables  furcnt 
desigues  par  la  masse...  Chacun  des  interloculeurs  recul 
une  brochure,  M.  I'abbe  Marin  garda  un  role,  celui  du  cure 
du  village.  II  Dt  signe  au  premier  personnage  de  prendre 
la  parole,  le  forcat  chcrcha  h  saisu-  le  ton  qu'il  supposait 
couvenable  au  role  qu'il  represenlail ,  le  second  condanine, 
-ipres  la  replique,  fit  comme  son  camarade.  La  scene  se 
jou-i  avec  mlelhgcnce,  avec  vtrve;  la  masse  des  specla- 
tcurs,  assise  sur  le  banc  du  bagne,  ccoulait  avec  curiosite. 
Le  sujetetait  severe,  maisil  etail  irailo  en  langage  familier; 
et  quand  le  raisonneur,  qui  enl.issait  argument  sur  argu- 
ment contre  le  cure  in  vdlage,  .'it  au  bout  de  son  rouleau 
el  que,  malgre  ses  effurls,  il  fi;>.  lerrasse,  une  salve  d'apl 
plaudissemcnls,  des  cris :  bravo !  parlirent  de  loute  la  .salle, 
et  le  triomphe  du  personnage  ,pie  s'elait  reserve  JI.  I'abbe 
Marin  fut  coinplct. 

Les  forcats  priient  tcllement  gout  a  cellc  conference  en 


aclion,  que,  le  dimanche  suivant,  ce  fut  a  qui  nbliendrail 
un  role.  L'aumonier  varia  le  repertoire;  et  des  lors  sa 
personne  devinl  un  bcsoin  pour  les  condamnes.  II  put  alors 
donner  essor  a  eel  esprit  cvangelique  qui  depuis  lui  a  ac- 
quis I'amour  non-seulement  des  condamnes,  mais  encore 
de  tout  le  jicrsonnel  de  la  marine. 

Je  saisis  avec  empressement  I'occasion  heureuse  qui  se 
piTsenla  d'enlrer  en  relation  avec  ce  venerable  ecclcsias- 
tique; il  voulul  bien  me  faire  une  visile  et  me  parler  lon- 
guement  de  ecus  qu'il  appelle  $es  pauvres  condamnes.  II 
aime  a  citer  des  trails  meriloires  qui  peuvent  plaider  en 
faveur  de  celte  classe  degradee. 

«  II  y  a  quelque  temps,  me  dit  I'abbe  Marin,  il  se  Irouva 
parmi  les  condamnes  amenes  a  Toulon  un  malheureux  qui 
sortail  du  scminaire  de  Charlres.  Cet  homme  redoulait 
les  sarcasmes  el  les  humiliations  auxquelles  son  elat  allait 
I'exposer  Dans  la  ville,  la  nouvelle  de  I'arrivee  du  cou- 
pable  avait  fail  sensation  ;  la  curiosite  s'clail  eveillee,  el 
chacun  cheschail  a  voir  ce  malheureux.  » 

En  descendant  de  la  voilure  cellulaire,  on  avail,  suivant 
I'usage,  embarque  le  nouveau  vcnu  dans  une  chaloope  de 
fatigue  qui  devait  I'amener  a  la  localite  du  bagne.  Dix 
couples  do  forcats  elaient  aux  bancs  de  ranies,  el  tousje- 
laienl  un  regard  avide  sur  leur  nouveau  compagnon.  L.i 
barque  s'cloigna  du  rivage,  el,  pendant  la  traversee,  elle 
fut  croisee  par  une  chaloupe  chargee  de  curieux  qui  dej.i 
s'claienl  rendus  au  bagne  pour  voir  le  nouvenu  venu...  A  la 
vue  dune  barque  nionlee  par  les  forcats,  les  passagers  pen- 
serent  que  le  nouveau  venu  etail  dans  celte  embarcation  ; 
ils  dirigerenl  au  plus  pres  possible  leur  canot  et  crierent 
aux  condamnes  :  «  N'avcz-vous  pas  eel  homme?...  Mon- 
Irez-nous-le.  » 

Tous  les  rameurs  comprirent  a  ce  moment  quelles  dr- 
vaient  elre  les  augoisses  de  cet  homme,  qii'on  ne  cherchail 
que  pour  en  faire  un  jouet  a  la  malignilc;  ils  eurent  pitir^ 
de  son  abaissement,  et,  par  un  mouvemenl  spoutane  que 
nul  ne  commanda,  tous  les  forcats  se  levcrent  et  cou- 
vrirent  de  leur  corps  leur  nouveau  compagnon  d'in- 
fortune;  ils  repondirent  negalivemenl  aux  quesliouneurs, 
et  leur  firent  prendre  le  change  en  designant  une  autre 
barque  pour  celle  qui  porlait  le  malheureux. 

«  Je  suis  persuade,  me  disait  I'abbe  Marin,  qu'en  dehors 
du  senlimenl  de  pilie  qu'a  pu  leur  inspircr  le  condamne. 
ils  onl  eu  la  pensce  que  ce  qu'ils  feraient  pour  le  caplif 
serail  agreable  au  preire  libre  qui  leur  consacrail  sessoins. 
C'est  pour  me  payer  une  delle  de  gratitude,  que  ces  hom- 
mes,  d'ordinaire  moqueurs  et  enclins  a  lourner  Ic  culle 
en  derision,  out  ete  charilables  cl  misericurdieux  pour  cet 
homme  dechu.  Ils  se  disaienl  :  «  Cet  homme  a  porte  la 
soutane  que  porte  I'abbe  Marin.  »  lis  ont  cherche  a  en 
cachei*  la  lache  a  ceux  qui  voulaient  en  faire  un  moyen  de 
scandale. 

«  Vous  voyez,  monsieur,  ajoutait  le  bon  aumonier,  qn'on 
pent  lirer  quelque  parti  de  ces  natures  donl  on  desespere 
lanl.  » 

Et  il  ajouta  qu'apres  le  ferremenl  el  la  mise  au  travail  du 
scminarisle  de  Charlres,  sescamarades  dechaine  n'avaienl 
I  pas  denienli  le  sentiment  qu'ils  avaienl  nionlre  a  I'cgard 
de  cet  homme  mis,  comme  tous  les  nouveaux  venus,  .i  la 
grande  fatigue ;  c'elail  a  qui  ferail  I'ouvrage du  malheureux : 
on  lui  otail  de  la  main  la  beclie,  la  pince;  on  ne  souffrail 
pas  ipi'il  prit  la  biicole  pour  trainer  uu  chariot,  ni  qu'il 
roulat  la  brouetle. 


BEAUTlSS 


L'aiimonier  eut  desire  sans  doulc  que  Ic  lenips  J't'proiivc 
que  le  condom  ne  dcvait  subir  avant  d'olili-nii-  un  adoucis- 
scment  a  sa  |)cine,  du  un  cniploi,  cut  cle  abrcge;  niais 
Tcspril  de  justice  coniballait  cliez  lui  I'elan  de  la  charile, 
et  dans  la  crainle  qu'on  n'allribuat  a  des  niolifs  de  confra- 
ternile  la  pilie  quo  le  coupalde  inspirait  au  pri'lre  ver- 
lueux  ,  raunionicr  n'osait  implorcr  la  bienvcillance  du 
comniissairedu  baj;ne. 

Les foicats  ilevinerent ee  scrupule  du  bon  abbe, fit  dcnian- 
derent  que  le  preire  de  Cbnrtres  fill  dispense. des  penibles 
travauxdu  port. Loin  de  muniiurer  du  piivilosje  (|u'on  cut 
accorde  a  son  ancienne  position  socialc  et  cu  caraclere 
dent  il  avail  ete  revetu,  chacun  se  pronMuca  pour  obtenir 
un  eniploi  de  faveur  pour  lui.  Aujourdhui  il  est  occiipo 
dans  un  des  bureaux  des  constructions  liydrauliques. 

Mes  eclaircurs,  en  se  melant  a  la  foule  des  condamnes, 
avaient  recueilli,  entrc  autres  renseigncments,  une  aven- 
ture  mysterieusc  a  laquelle  I'aumonier  n'elait  pas  reste 
etranger. 

Voici  les  faits. 

II  est  d'usage,  quand  un  forcat  desire  entrer  en  confe- 
rence avcc  le  preire  du  bagne,  qu'il  sollicite  par  leltre  la 
faveur  d'etre  aniene  |ues  de  lui.  Un  condamne  a  perpcliiilc, 
apparlenant  a  la  classe  des  gens  de  campagno,  se  presenle 
un  jour  a  M.  I'abbi  Marin,  et  le  supplie  d'obtenir  du  com- 
inissaire  qu'il  aulorise  son  cliangemenl  de  salle.  Ce  con- 
damne n'alk'guant  aucun  motif  serieux  a  I'appiii  de  sa 
demande,  I'auniunier  ne  crut  pas  devoir  presenter  la  sup- 
plique  a  radininislrateur. 

■Quelqucs  jours  passerent;  et  le  condamne  ayant  insiste 
DOii-seulemcnl  pour  qii'on  le  cliangeat  do  localile,  mais 
encore  pour  qii'iin  le  transportat  aux  bagnes  de  Brest  ou 
de  Rochefort,  le  preire  voulut  connaitre  les  motiu  puis- 
sants  qui  portaient  le  forcat  a  insislcr  sur  son  deplacemenl. 

Le  condamne  dit  alors  ii  M.  I'abbe  iilarin  que  la  localile 
qu'il  habitait  elail  pour  lui  un  lieu  d'liorrible  soulTrance, 
parce  qu'il  avail  sans  ccsse  sous  les  yeux  un  camarade  in- 
nocent que  le  jury  avail  condamne  a  tort  pour  un  meiirlro. 


«  Le  crime  a  etc  commis  par  moi,  ajoulait  Ic  solliciteur; 
le  camarade  condamne  a  tort,  qui  me  voit  a  ebaque  instant 
pros  de  lui,  ignore  que  jc  suis  I'auleur  du  crime  qu'il  cx- 
pic;  mais  moi,  a  tonics  les  hcures,  jc  suis  en  cont.-cl  avec 
cct  liommc,  nl  sa  iiresence  est  un  supplice  affreux  qui  me 
rend  la  vie  du  bagne  impossible  a  supporter.  » 

Le  bon  aumonier  porta  au  commissaire  les  paroles  du 
condamne;  mais  radminislratcur  ne  crut  pas  devoir  fairc 
droit  a  la  demande. 

Quand  le  forcat  apprii  que  son  desir  ne  scrait  pas  exauce, 
ildil: 

«  .le  tomberai  malade,  j'irai  ii  I'hopilal,  cl  je  mourrai.  » 

On  lit  |icu  d'alli'niion  a  cct  or.icle  du  forcat.  Cependant 
il  commcnca  bienlrjt  a  se  rcaliser  en  parlie. 

Le  condamne  fut  saisi  par  une  fievre  pcrnicieuse;  on 
le  conduisit  a  rhospiec. 

Des  qu'il  apercul  I'aumonier  : 

«  Je  vuiis  I'avais  dit,  'iionsieur;  me  voici  ici,  et  bientot 
je  serai  a  ramphilheatre.  » 

Le  preire  voulut  donner  des  consolations  au  moribond; 
il  cliercba  a  eloigner  de  lui  la  pensce  fatalc  qui  le  domi- 
nait.  Bicnlot  le  mal  cnipira ;  le  inedecin  declara  que  Ic 
forcat  avail  peu  dc  temps  a  vivre;  le  preire  offril  au  con- 
damne les  secours  de  la  religion. 

«  Oui,  monsieur  I'abbe,  dit  le  forcat,  je  me  confesscrai ; 
mais,  auparavant,  je  dois  faire  tons  mes  efforts  pour  dis- 
culper  un  innocent.  » 

Le  procnrcur  du  roi  se  prdsenta  au  lit  du  moribond,  ct 
il  retut  une  declaration  de  laquelle  il  resultail  q'l'un 
homme  nomme  Boissieux,  condamne  aux  Iravaux  forces 
pour  meurtre  ct  subissant  sa  peine  au  bagne  dc  Toulon, 
elail  viclime  d'une  crreur  judiciaire.  Celui  qui  avail  com- 
mis le  crime  donna  tons  les  details  qui  pouvaienl  meltre 
la  justice  bumaine  a  meine  de  reparer  la  faute  qu'elle  avail 
failc  Boissieux  fut  conduit  vers  le  moribond,  et  il  ajouta 
quclques  indices  aux  revelations,  en  disanl  :  u  Je  suis  in- 
nocent! »  . 


.•^■■^ 


Jamais,  en  definitive,  les  philaiitliroijos  neloiicheronl  le 
but  de  leurs  efforts,  s'ils  ne  s'associcnt  inlimcment  ii  la 
religion. 

II  n'y  a  qu'elle,  par  I'entremise  du  clerge,  qui  piiisse 
guerir  les  plaies  sociales,  si  cruellemcnt  saignanles.  Nous 
ne  cesserons  de  provoquer  I'association  intiine  de  I'adini- 
nislration  et  du  clerge  dans  I'inlcrct  des  inforlunes  el  des 
coupablcs;  souvent  le  crime  el  I'inforlune  so  confondcnt  et 
nalssenl  I'un  de  raulre.  11  n'y  a  que  la  religion  qui  posscde 
cc  grand  cl  puisiiint  ressort  (|ui  plonge  au  fond  des  iimcs 


cl  les  force  au  repciilir  ct  a  la  cbaiile.  Un  ne  salt  pas  ce 
que  la  confession  et  iesconscils  des  bons  prelres  relicnnenl 
d'iimes  mallieureuscs  sur  Ic  pencbant  de  leur  per'e. 

L'inlluence  des  bonnes  soCiirs  qui  se  voueiit  ii  Texercicc 
de  la  cbarile  aupres  du  lit  des  malades  ct  dans  les  grenicrs 
des  pauvres,  n'cst  pas  moins  puissante  et  n'est  gucre  mieux 
connuc  do  la  jilupart  des  gens  du  monde. 


DE   LlllSTOinE  DL'  CI.EnCE    DE  FRANCE 
VISITfi   An  FAUBOtjaO  SAINT-MARCEAU 


iO'.l 


lES  BO^^I;s  oeuvies. 


■  1  CS  S'iEUIS  nE  CIlMilTE 


Depuis  longtcnips  le  faiihotirf;  SVuit-Marccaii,  livre  a 
lui-meme,  serait  devciui  Ic  rcpairc  ilo  tons  Ics  dOscspoirs 
el  un  giganles(|ue  liopilal,  si,  pour  ([uc  persimnc  iic  soit 
Irop  desherile  dans  cc  monde,  Dicu  n'avait  allaclie  a  to 
qui  est  abandonnc  Je  tons  unc  puissance  d'altraclion  a  la- 
quellc  la  cliante  no  rcsiste  pas. 

En  vcrtn  de  ccllc  Ini  providonlicUe,  le  fauliourg  rcrnil 
charpie  jom-  dcs  visiles  etrangcres  ct  des  liutcs  qui  vien- 
nenl  dc  loin  lui  apporterleiir  zcle,  Icur  ni-grnt,  de  doucns 
el  cunsolanlcs  paroles.  Les  smurs  de  Clianle,  Ics  mcmbres 
du  bureau  de  bienfaisance,  toutes  les  neuvrcs  de  Paris  s'y 
donnent  rendez-vous  conire  la  maladie,  lignorance  cl  la 
depravalioii.  On  se  parlage  les  rues,  les  niaisons,  quelque- 
fois  nieme  les  clages ;  el  souvent,  dans  les  grandes  niaisons 
renqilies  de  (lauvres  dc  la  cave  au  grenier,  la  sieur  pause 
au  renle-cliaussce  une  blessure,  la  dame  des  pauvrcs  ma- 
lades  s'arrele  au  premier  elage  pour  lire  un  passage  dc 
Vlmitalion  i\  un  mnur.int,  pendant  que  le  membre  dc  Saint- 
Vincent  de  Paul  coin't  consoler  sous  les  toils  nne  panvre 
raniille  qui  attend,  comme  une  fete,  sa  visite  liebJomadaiiT, 
ou  instriiil  un  enl'ant  plus  es\iiegle  que  mediant,  tout  eloiun' 
d'entendrc  un  beau  monsieur,  sans  sonlane  ct  en  clia|icaii 
rond,  lui  couseillcr  d'aller  Ic  dimanclie  a  la  niessc. 

On  se  plaint  souvent  de  la  ninlliplicite  des  ocuvres,  de 
la  profusion  des  quetcs,  dc  I'lnceilitudc  de  lenrs  resullals : 
une  visile  au  faubourg  Saint-JIarceau  juslificrait  toutes  Ics 
importunites  dc  la  cbaritc,  ct  apprendrait  bien  vile  on  va 
cet  argent  recueilli  dans  les  salons,  au  milieu  dis  fetes; 
cette  monnaic  arracbee  pcut-elre  an  jcu,  celle  piece  d'or 
derobi'C  a  la  mnrcliande  de  modes  vont  s'eclianger,  dans 
une  pauvre  demeure,  en  pain,  cm  vetements,  en  medica- 
ments pour  le  malade,  en  bouillon  pour  le  convalescent 
Ala  vue  de  la  joie  ct  des  benedictions  dc  toule  une  f.i- 
mille,  qui  aurait  le  courage  de  regretter  sou  aumone? 

C'ctait  dans  une  de  ces  niaisons  bien  connues  des  sofurs 
cl  dcs  ceuvres,  qu'habitaieiil,  il  y  a  quelques  annocs,  deux 
homines  d'origines,  de  natures,  de  passes  bien  differcnls. 
maisqu'avaient  rapproclies  un  mallieurcommun. 

L'uu  d'eux  alteignait  sa  qiiatre-vinglicme  annee,  vieux 
mariii  d'eau  douce,  dhiimenr  joviale  et  facile,  sanssoucis, 
sans  malice,  Ic  plus  inoffensif  et  le  plus  simple  des  liommcs. 
Tanl  que  son  bras  avail  ete  assez  fort  pour  lancer  scs  fibts. 
et  son  roil  assez  percanl  pour  les  diriger,  son  inclier  de 
pecheur  avail  sulG  a  son  modeste  desir  el  a  scs  besoiiis  li- 
miles;  il  n'avait  jamais  dcmande  pour  vivre  que  dcs  pois- 
snns  a  la  Seine,  et  son  existence  avail  coule,  a  travers  les 
nnnees  ct  les  revolutions,  calnie  et  iiidifferenlc  comme  le 
flcuve  qui  le  nourrissait ;  il  s'ctait  marie,  comme  il  arrive 
souvent  aus  nuvriers,  pour  Irouver  cliaque  dimanche  son 
linge  blanclii  et  chaquejour  la  soupe  cliaude  apres  le  tra- 
vail ;  mais  sa  fenime,  habile  ouvricre  du  rosle  et  gagnant 
bien  sa  journee,  etait  aussi  curien.sc  ct  remuante  iju'il  clail 
1  insouciant  ct  pacifique,  lisail  la  gazette,  parlait  beaucoup 
politique  ct  morale,  et  paraissait  sintere.s.ser  bien  plus  aux 
affaires  des  aulrcs  qu'a  celles  dc  son  mari.  Le  bonhonime 
avail  trop  de  respect  pour  I'lsprilet  la  .science  de  sa  femnie 
|iour  oser  lui  demander  conipte  du  temps  qu'elle  passaH 
loin  de  la  maison,  el  dc  I'oubli  quelle  faisait  de  son  pol- 


au-fcu;  il  se  contentait  de  se  plaiiidre  lout  dmic;Miiciit,  en 
faisant  frirc  lui-mcme  scs  pelits  poissons ;  mais  lorsquc 
r.ige  cut  ramene  le  menage  au  logis  et  les  cut  eiifirmes  tout 
deux  dans  leur  moJeste  chambrc,  contents  de  Irouver  a 
beure  fixe  ses  nippes  rarcommoJces  cl  so:i  diner  pret,  Ic 
peinTbiliaul  (c'elail  son  noml  so  felicitait  ,-i  la  fois  d'avoir 
relrouve  sa  femme  et  son  coin  du  feu,  et  s'cndorniait  gaie- 
menl  a  la  lecture  d'un  gros  bouquin  que  Cilui-ci  lisait  cha- 
que  soir,  et  dunt  jamais  il  n'avait  compris  un  mot ;  la 
femnie  avail  plus  de  lumierc  et  dc  prevoyancc,  el  ne  se 
dissimulait  pas  renvahisscment  de  la  misere;  Veleganle  (t 
habile  ouvricre  ne  voyait  plus  mcine  a  raccommnder  des 
has  ;  le  pecheur  avail  du  renonccr  a  la  riviere  ct  elait  hicii 
lent  ii  faire  quelques  rares  commissions  imparfaitemesit 
payees.  L'argenln'arrivait  plus,  le  credit  s'epuisoit;  il  fal- 
lait  se  si'parcr  de  tout  ce  qn'avait  appnrle  et  conserve  dans 
le  menage  I'aiguille  de  I'une  cl  Ic  lilel  de  I'aulrc.  Le  mn- 
bilier,  la  garde-robe,  cl  jusqu'aux  couvertures,  prircnt  le 
chemin  du  mon'.-de-piclc,  el  alors  la  maladie  vint  metlic 
au  lit  la  menagere  pour  ne  plus  lui  permcttre  de  se  rcle- 
ver;  les  visiles  du  medccin,  Ics  tisanes,  les  medicaments, 
la  garde  epuiserent  tout  ce  ([ui  restait.  Le  bonliomme  n"c- 
pargua  aupres  de  la  malade  ni  soins  ni  veilles ;  il  fiit  aide 
dc  ses  voi-sins  qui  lui  pi\'lercnt  leur  temps  el  quebiue  pen 
d'argent ;  mais  le  jour  on  cllc  mourul,  le  miserable  grabal 
sur  Icquel  cllc  venait  d'expirer  apparteuait  depuis  long- 
temps  deja  au  proprictairequ'on  ne  payail  plus,  ct  pasun 
centime  no  restait  pour  les  frais  de  I'enterrcment. 

Ce  fut  en  cetle  trisle  occasion  que,  pour  la  premiere 
fois,  le  pere  Thibaut  cut  rceours  aux  soeurs  de  Cliarile. 

Bichc  ou  pauvre,  noble  ou  people,  puissant  ou  faible, 
I'homme  ici-bas  a  bcsoin  dc  tout  le  monde.  Pour  qii'un 
seul  individu  puisse  vivre,  il  faul  que  beaucoup  raiment, 
ou  du  moins  que  beaucoup  s'occnpenldc  lui.  La  Providence 
a  parlage  entre  tons  les  mcmbres  de  la  famillc  Ics  devoirs 
el  les  services  d'affcclion  dont  I'eufant  a  liesoin  pour  de- 
venir  liommc,  ct  Ics  lois  liumaines,  sujipleant  par  I'inleret 
a  un  scnlimenl  plus  eleve,  ontcree  des  fonclions  specialcs 
pour  chacun  de  nos  desirs,  ct  divise  cntrc  dcs  millions 
d'individus  la  charge  de  pourvoir  a  tons  nos  besoins. 

Mais  pour  obtenir,  il  faul  apporler,  il  faut  Joniier  pour 
reccvoir,  et  loute  I'economie  dc  la  famille  et  de  la  societe 
repose  sur  cette  reciprocite  de  .services,  sur  eel  cchange 
et  cette  division  infmie  d'affcclion  ct  de  Iravail. 

Le  pauvre  n'a  jamaisrien  ;i  douner.  L'cufant,  en  cchange 
des  soins  qu'il  reclame,  n'offre  qii'un  surcroit  de  diffi- 
cullcs  el  de  privations.  Pendant  que,  dans  les  families  les 
plus  elevces,  le  nouveau-nc  fait  cnlrer  avec  lui  les  ca- 
resses, les  doux  sourircs,  I'orgueil  de  la  malernile,  la  per- 
petuite  du  nom  ct  rheredite  de  la  rortune,  le  plus  doux 
et  le  plus  puissant  inleret  de  la  vie  ;  lui,  il  n'apportc  a  sa 
mere  qu'une  charge  nouvclle,  et  preud  la  pl.ice  du  Iravail 
qui  la  faisait  vivre;  plus  lard,  sa  moindre  maladie,  sa  plus 
legere  infirmite  ruinent  tons  ceux  qui  rentonrcnt,  et  s'il 
arrive  a  la  vieilk>sse,  ses  enfanls  se  h.ilenl  dc  rejeter  cc 
fardean  sans  compensation,  et  dc  ne  jdus  nourrir  cctic 
bouclie  inutile.  La  societe  lui  est  encore  moins  serviable  ; 
il  ne  profile  ni  de  scs  progres  ni  de  ses  facililes.  Le  Lou- 
laiiger  n'a  pas  pour  lui  de  pain,  I'avocat  de  paroles,  le 
mailre  de  lecoiis,  le  medecin  de  visiles,  ct  les  millions  de 
toils  qui  couvrent  tout  un  peuple  n'offrent  pas  i  sa  tele  un 
abri. 
Mais  les  pauvrcs,  il  y  a  deu.x  sieclcs,  eurent  en  France 

22 


no 


BEAUTIJS    DE    L'lUSTOIRE   DU  CLEllGE   DE   FBANCE. 


un  ami  qui  passa  sa  vie  a  sender  leurs  plaios  cl  a  chercher 
les  moyens  do  reparer  en  lour  faveur  les  incgalitos  du  sort. 
Les  voyaiil  depouillcs  de  lous  les  biens,  exiles  de  tous  les 
pai'lagcs,  il  voulut  concenlrcr  pour  eux,  dans  unc  sculc 
insliUilion,  ce  que  Dieu  et  la  sociele  avaicnl  jusque-la 
disperse  entre  les  divers  degres  de  la  faniille  et  les  millc 
Institutions  liuniaincs,  el  leur  assurer,  d'un  seul  coup  et 
sansqu'il  leur  en  coulat  rien,  le  devouemenl  et  les  services 
que  la  puissance,  la  fortune  el  Ic  lionlieur  ne  peuvent  oL- 
tonir  jamais  qu'imparfailement  el  par  parties  au  prix  dc 
niille  recherches  cl  de  mille  snciilices.  11  reunil  dans  unc 
seule  personnela  picle  el  la  fervcnte  prieredclarcligiouse, 
la  sollicitude  de  la  mere,  respcricnce  du  incdccin,  les  soins 
dc  la  garde-malade,  la  patience  de  la  maitrcsse  d'ccole,  cl 
jusqu'a  I'adresse  humble  et  devouce  de  la  scrvante,  et  de 
loutes  les  sciences  el  de  toutes  les  verlus,  saint  Vincent  de 
Paul  Ct  la  sffiur  de  Charite. 

La  soeur  que  le  pere  Tliibaut  appcla  trop  lard  aupres  de 
sa  femme,  remplit  fidelcment  toutes  ces  missions  ;  elle  pria 
surla  mortdeccUequ'clle  avail  soignee  clveillcemalade,  el 
a  qui  die  n'avaitcu  le  temps  que  d'apprendre  a  bien  mou- 
rir,  ct  se  lit  le  lendtmairi  I'avocat  ol  I'apiiui  de  ce  pauvre 


vicillard  qui  n'avail  plus  personne  pour  s'occiiper  dc  lui. 
Elle  alia  plaider  sa  cause  aupres  de  son  proprictaire,  ob- 
tiut  la  remise  de  sa  dctte,  preserva  son  lit  dc  la  vente  et 
sauva  sa  vieillesse  du  depot  dc  mendicile.  Installe  par  ses 
soins  porlicr  d'une  maison  qui  n'avail  pas  de  porle,  le  pere 
Thiliaul  gagna  a  celte  siuecure  un  petit  appartcmcnt  qui 
teiiait  a  la  lois  de  la  cave  el  de  la  loge.  Aux  murs  nus  pen- 
dait  un  resle  de  filet,  vieux  conime  son  maitre,  usccommc 
lui,  dont  n'avail  pas  voulu  le  monl-de-piele,  el  oii  venaient 
de  temps  en  temps  se  prendre  quelques  souris  mal  avi- 
sccs.  Un  lit  de  sangle,  un  petit  poele  de  7  francs  fourni 
par  les  socurs,  et  oil  s'allumail,  les  grands, jours  d'hiver,  Ic 
rarecolreldu  bureau  de  bienfaisance,  un  bancboiteux,  un 
vieux  fauteuil  retire  du  grenierd'un  hotel  loinlain,  compo- 
saicnl  son  mobilier;  un  pantalon  dc  loile  dont  les  pieces  de 
loules  (ormes  et  de  toutes  couleurs  avaienl  di!j,i  plusicurs 
fois  rcnouvele  rctoffe,  nne  ccbarpcd'un  rouge  passe,  une 
vesle  qui  avail  cle  autrefois  de  velours  cl  un  petit  bonnet 
ii  la  Masaniello,  etaienttoute  sa  garde-robe.  La  table  n'etait 
pas  plus  splendide  (|ue  le  logement ;  il  dinait  tous  les  jours 
dun  morceau  dc  pain  et  d'un  pen  dc  fromage  ;  la  gcnero- 
sitc  de  la  fruitiere  du  coin  y  ajoutait  quclqucfois  nuc  poire 


cuite,  et  quelquefoi.^  cnc.ire  les  ouvricrs,  a  I'lieuro  oii  se 
suspend  I'ouvragc,  en  ccliangc  d'un  salut  amical  ou  d'une 
plaisanlerie  du  vieux  temps,  Ic  prenaient  sous  le  bras  ct 
i'cnnncnaient  en  cbnntaiit  partnger  avcc  eux  unc  bouteillc 
de  viii  sur  un  conqitoir  du  voisinage. 

Lc  bon  vicillard,  rcconnaissanl  de  la  bicnveillancege- 
ncrnle,  ncseplaignait  jamais  de  ce  qu'il  n'avail  pas,  liicbait 
de  se  rcndrc  utile  a  tous  ceux  qui  rcnlouraienl,  appretait 
dcs  ligiics  pour  les  pclits  garcons,  veillail  la  boutique 
pendant  I'absence  du  voisin,  faisanl  un  peu  de  conversa- 
tion avcc  les  bonnes  femmes  du  quartier,  saluait  en  riant 
tous  les  passanls,  el  priail  Dieu  pour  tout  le  monde. 

Mais  il  avail  dcs  jours  de  fete  qu'il  n'aurail  pas  donnes 
pour  lous  les  biens  de  la  terre  :  c'elail  lorsque,  attire  par 
le  desir  de  faire  le  bien,  quelque  dame  laissanl  a  la  porle 
du  faubourg  son  equipage,  s'achcminait  vers  sa  loge,  s'as- 
scyait  sur  le  banc  aupres  du  petite  poele,  lui  dcmandait  de 
scs  nouvclles,  el  lui  faisait  raconter  comment,  depuis  sa 
deriiiiire  visite,  il  avail  passe  le  temps. 

Oe  jour-la,  le  bonbommc  ne  repondail  que  par  inler- 
jcclions  :  son  elonncmcnt,  sa  reconnaissance,  claienl  plus 
.  forts  que  sa  raison  ;ilconfondait  alors  les  jours,  les  lieurcs, 
les  pcrsonnes,  demandait  a  unc  petite  fille  dcs  nouvellcs 
de  sou  mari,  el  preiiait  unc  dame  de  cliarile  pour  la  femme 
d'un  ciupereur. 

Mais  il  y  avail  sur  coltc  bonne  etcaiidide  figure  taut  dc 


joie,  dans  scs  yeux  ranimes  lanl  de  deuces  larmcs,  qu'as- 
surcmenlnulle  heure  do  la  vie  du  monde,  nul  succes,  millc 
fete  ne  devaient  laisser  dans  le  ccnur  de  cclle  qui  en  clait 
Toccasion,  d'aussi  delicicux  souvenirs. 

—  Td  csirinlercssant  el  simple  tableau  que  nous  em- 
priintons  a  un  philanthrope  modirnc,  M.  le  vitomle  dc 
Melun,  qui  a  consigne  dans  les  Annalcs  de  charile  ces  de- 
tails aussi  vrais  que  toucbants. 

Ce  n'esl  point  la  un  roman  arbitraire,  I'invcniion  fri- 
volcet  ramusemenlpassager  d'une  imagination  d'ecrivain; 
ce  sonl  dcs  fails  de  tous  Ics  jours,  des  fails  reels  qui  sc 
reproduisent  a  chaque  instant  dans  noire  grande  capitale, 
des  douleurs  qui  se  renouvellenl  d'annee  en  annee  el  de 
mois  en  mois,  et  qui  trouvent  sans  cesse  les  memos  re-  ll 
medes  dans  rinlcrvention  bienfaisante  de  la  religion  ct  l| 
de  scs  minislros.  Kous  ne  pouvons  trop  le  repelcr,  c'cst 
dans  I'union  intimede  I'adininislration  et  du  clerge,  dans 
le  melange  des  idees  religieuses  et  des  idecs  philanlhro- 
piques,  que  les  pauvrcs  pourronl  trouver  plus  lard  les  se- 
coursles  plus  reels  et  les  plus  abondants. 

Uansun  de  nosprocbaius  numeros,  nous  indiqueronsles. 
principales  oeuvres  qui  prospcront  aujourd'hui,  lanl  a  Pa- 
ris que  dans  les  principales  villes  de  France. 


PETITES   MOnAl.ES 


171 


PETITES  MORALES. 


CARNET    DUN    VIEUX   CURE. 

CeqDipciil  arriver  au  globe— Manger  avec  Ics  iloigls.— Le  baicau  a  vapcar. 

La  Idilelled'une  Grerqiip.— La  coqucuerie  ilcs  fcinmes  il'aatrcrois. 

Le  freiii  de  la  rucdisanlc  ft  le  nianicau  ile  I'ivfognc.  —  Lc  porc-i'pic. 

Oded'un  patineur. 

Furcar  dcs  saintscl  des  paiens  conlrc  les  coqueucs. 

Le  sang  ct  Ics  cheveux. 


OE  QUI  VEUT  AARIVXR  AU  GLOBE 

Lc  mailrc  do  la  cliimie  modernc,  lo  cclebrc  Lavoisier, 
que  I'cchafaud  a  devore  en  1795,  a  prouve  que,  si  le  globe 
subissait  pendant  une  annee  une  temperature  beaucoup 
plus  cbaude,  la  plupart  des  rochcs  et  des  parlies  solides 
deviendraienl  liquiilcs. 

Aprcs  avoir  examine  ainsi  ce  qui  arriverait  si  la  lerre  se 
trouvait  transportee  en  de  plus  chaudes  regions  de  I'espace, 
Lavoisier  s'exprime  en  cos  termes  : 

«  Par  un  effet  contrnire,  si  la  lerre  se  trouvait  lout  a  coup 
placee  dans  dcs  regions  trop  froides,  I'eau  qui  forme  au- 
jourd'liui  nos  Heuvcs  et  nos  niers,  et  probablemenl  le  plus 
grand  nombre  dcs  (luiJes  que  nous  connaissons,  se  Irans- 
formerait  en  monlagnes  solides, en  rochers  Iresdurs,  d'a- 
bord  dinphanes,  homogencs  et  blancs  conime  le  crislal  de 
roche,  mais  qui,  avcc  le  temps,  se  melant  avoc  des  sub- 
stances dc  differcnles  nalures,  deviendraienl  dcs  picrrcs 
opaques  divcrsement  colorces. 

a  L'air,  dans  ccltc  supposition,  ou  nu  nioins  une  parlie 


des  substances  acriformcs  qui  lo  composcnt,  cesscrait  sans 
doute  d'cxisler  dansretnlde  vapeurs  elastiques,  faule  d'un 
degrc  dechaleur  suffisanl;  dies  rcviondraient  done  a  I'clat 
de  liquidilc,  clil  en  resullerail  de  nouvcaux  liquides  dont 
nous  n'avons  aucunc  idee.  i> 

L'inslincl  de  Lavoisier  ne  I'avail  pas  trompe,  el  lorsque 
M.  Faraday  apprit  au  monde  sci'  ntillque  qu'en  obligeant  h 
plupart  des  gaz  a  se  dcvcloppcr  dans  dcs  vases  trop  elroils 
piiur  les  conlcnir,  Icur  proprc  poiivoir  de  compression  les 
amcnail  a  I'elat  liquidc,  on  vil  se  rcaliser,  en  erfct,  par  cc 
procedc,  des  liquidcs  douiis  dc  pro[]rieles  elranges  cl  non- 
vclles. 


MANGER  AVEC   UCS  DOIGTS. 

C'cst  la  mode  universcUe  en  Orient.  Vcuillcz  ne  pas 
vous  rccricr  trop  vile.  Voycz  d'abord  comment  les  cboses 
se  pralicpient,  ct  peul-eire  vous  parallronl-cllcs  moins 
dcsagreablcs.  Les  melssoni  prepares  avcc  une  delicate  re- 
cherche. Par  excmple,  ce  soni  des  concombrcs  et  autrcs 
legumes  de  ce  genre  ecrases  et  farcis  de  viande  hachcc 
ct  dc  riz.  Souvenl  c'esl  de  la  viande  hachee  enveloppce 
d'une  feuille  de  vignc,  cl  si  habilcmcnl  accommodec,  quo 
chaque  fcnillc,  avcc  son  conlcnu,  restc  compaclc  ct  se 
prend  facilement  avcc  les  doigls.  La  viande  frile  cnloureo 
de  pali«f;erie.  nu  en  forme  d'une  saucisse  csl  og.ilcment 
commode  a  nianicr;  je  pourrais  cilcr  una  foule  de  combi- 
naisonsde  ce  genre  (leur  cuisine  est  Ires  varice),  quand  il 
s'agil  de  soupes,  de  riz  prepare  a  la  mode  orienlalc,  cl  do 
sauces,  nous  faisons  usage  dc  cuillers. 

Voyage  de  UrijaiU  a  Bagdad. 


S.E  BATEAU  A  VAFZUH. 


Quelle  chose  merveiUeuic  qu'uii  bateau  a  vapcur  !  (Jui- 
conque  aurait  ose.  il  y  a  environ  cinquantc  ans,  nous 
parlcr  dun  vaisseau  poursuivant  sa  course,  malgrc  les 
vcnli  coMlraiies,  sans  autre  sccours  que  ccUii  de  la  va- 


|icur,  ci'il  scmblc  fort  ridicule.  Lors(iuc  Fulton  Dl  Icssai 
de  sou  premier  bateau  ,i  vapcur  sur  la  riviere  d'lludson, 
dans  le  nord  de  rAmcrique,  les  pcr.sonnes  as£enddccs  cu- 
lour  dc  lui  s'allendaicnl   [  our  la  plupart,  a  lc  Irouvcr  en 


^T2  pirriTKs  MonALES 

■leraut ;  cllc  paraissniciit  rire  ot  so  moiiiiri-  do  cello  alisiiril 


invonlion.  Mais  lours  rioaiiomonls  liront  place  au  plus 
grand  olonnomciil,  a  la  vuc  do  co  haloaii  qui  s'olancailen 
avanl  conimo  s'il  cut  elo  ploiii  do  vie.  Lc  premier  (|iii  so 
(lirigca  vers  los  Indes  fiit  apcrcii  do  loin  par  reqiiipagc 
d'uii  pelit  vaisscau  espajjiiol,  pros  dc  la  Trinilo.  En  le 
voyanl  marcher  conlre  le  vent,  vomissant  la  fmiico,  le 
feu,  n'ayant  qu'nn  soul  liomme  sur  le  lilliic,  il  s'iinai;ina 
rccoimailrc  I'a'uvre  du  mauvais  esprit,  et,  rempli  de  Icr- 
rcur,  il  regnaga  le  rivage  ol  s'eclia]ipa  dans  les  bois. 

Les  baleaux  a  vapour  avaicnl  doja  naviguc  longlenips 
sur  les  rivieres  on  Angletorre  el  en  Amerique,  ct  cependant 
on  n'avait  pas  oso  so  risqner  a  traverser  I'Ocoan  a  I'aido  des 
memos  moyens.  On  croyait  que  la  hauteur  des  vagues 
cmpecherait  les  palettes  do  I'lapper  I'eau  regnlicrcmont ; 
qu'cn  outre,  la  force  du  vent  soufllant  sur  los  coles,  mai- 
triserait  le  vaisseau  au  point  dc  retcnir  une  de  ses  roues 
liors  dc  I'oau.  Mais  on  a  essaye  dcrnieronient  de  fairc  mar- 
cher dc  grands  Imtcaux  a  vapour  pour  allcr  d'Anglclcrro 
en  Anuh'iqno,  et  roxporicnco  a  roussi,  malgrc  la  rureur  des 
vcnlsct  des  vagues.  D'autrcs  phis  grands  encore  furenl 
coiistruits  peu  a  prcs,  coniius  sous  le  nom  dc  la  Reine  Bri- 
lii'^nique  et  le  VivsUlcM.  Cos  magnifiquos  vaisscaux 
av.iientpresde  Iroisccnts  piedsde  long;  la  force  despompcs 
a  fell  ipii  les  faisaient  mouvoir  cgalait  colic  de  cinq  cents 
chevaiix.  La  Reinc  Biitaitniqiic  pouisuit  encore  scs  voya- 
ges, mais  lc  I'lesidenlsc  pordit  mallicureusomcnl  onrcve- 
iiaHl  d'Aineriquo.  On  atlendit  longlenips  ccux  qu'il  devalt 
ramener,  ils  nc  rcviiiiciit  jamais;  on  linil  par  approndre 
que  requipage  el  tous  les  passagcrs  avaient  peri.  La  chau- 
diere  a  sans  duutc  eclato,  ct  I'a  roduit  en  poudre  en  un 
moment;  pent-elre  encore,  frappe  dans  I'onigo  par  de 
loiirdos  vagues  so  sera-t-il  brisc  en  deux,  et  perdu  ainsi 
dans  la  profondeur  des  oanx. 

Paimi  los  gens  habitues  a  montor  sur  des  bateaux  a 
\apcur,  il  y  en  a  beaucoup  qui  no  s'espliqiient  pas  clai- 
loment  comnicut  la  vapciir  douncdu  mouvement  au  vais- 
seau. Vousavez  remarquo  la  vapour  de  I'cau  bouillantes'e- 
cliappor  du  bccdela  bouilloirequi  la  renforme,  telle  cslla 
puissance  qui  fail  agir  le  vaisseau.  On  I'apiiliquo  ainsi : 
on  rcniplit  line  grando  cliaudiero  d'eau,  on  la  chauffe,  la 
vapour  esl  introduilo  par  un  des  bouts  du  ajUndrc,  c'est-d- 
dirc  un  large  conduil  dans  Icquel  so  trouvo  lo  piston,  es- 
pcce  dc  chovillc  qui  sc  love  et  s'abaissc  daus  lc  cylindre. 
Snpposcz  que  lo  piston  arrive  au  boul  par  loqiiel  la  vapeur 
pcnetre,  sa  force  irresistible  le  chasse  aussitol  au  cote  op- 
pose; niais  dans  ce  oas,  un  pclit  Iron  s'cnlr'ouvre  au  cole 
(!u  cylindre  par  loquel  la  vapeur  s'ocliappc.  Au  memo  in- 
stant, la  vapeur  s'olanee  de  la  cliaudiero,  a  travcrs  un  au- 
tre conduit,  a  Tautre  bout  du  cylindio,ct  repousse  le  piston 
vers  lc  boul  oi'i  il  so  Irouvait  on  premier.  Cello  vapeur  s'e- 
oliappc  par  im  autre  Iron,  on  soupnpe,  ct  ponetre  de  nou- 
veau  au  premier  bout.  La  vapeur  venant  ainsi  dans  lo  cylin- 
dre alternalivcment  a  chaqiic  oxtremito,  lc  piston  so  troiive 
conlinucUcnient  pousse  en  avanl  en  on  arricrc.  On  •ajnutcau 
(liston  uiio  barre  de  for  qui  vo  joindro  une  des  cxtrcmilcs 
du  cyliuilro,  dc  maniore  a  mouvoir  librement,  quoiquo 
ajustoo  parfaitement  sorrea;  cello  barre  participe  done  au 
moiivcmenl  du  piston,  et  s'elancc  sans  cosso,  soil  en  avanl, 
soil  on  arricre.  Mais  comment  ce  mouvement  qui  s'opere 
droit  cuavant  poul-iltouruerautourdes  palettes  de  la  roue? 
Vous  avez  sans  doutc  exaiiiiiio  souvenl  lc  repasseur  dc  cou- 
tcan.x  qui  parcourl  les  rues;  il  pose  le  pied  sur  la  marclio 


ol  la  fait  mouvoir  cgalemonl  par  la  prcssion;  mais  ellc  est 
lii'O  a  la  grando  roue  |iar  une  barre  do  for,  qui  la  fail  mou- 
voir en  lournanl  dans  imc  direction  d'lmc  maniiire  trcs- 
ciirieusc.  II  en  est  dc  memo  do  la  barre  de  co  piston  qui  so 
inout  aulour  d'unc  grando  roue,  qu'ou  appolle  volatile, 
ct  rcniuo  on  nn'me  lomps  la  grando  rone  do  cli.ii|uc  culc  qui 
siijiporlc  les  palettes.  Co  soiit  des  planches  atlaohoos  au 
bold  do  la  roue,  qui,  en  frappanl  I'eau  en  tournanl,en- 
liviinonl  lc  vaisseau.  Je  n'ai  pas  tout  indii|uc,  mais  ccci 
doit  siifrirc  pour  donner  une  idee  asscz  claire  des  choscs 
pi'iucipales. 


S,&.    TOIIiETTE     B'DNE     GHXCQUE. 

COQITTTEMC  DCS  FE.MMUS  d'.\UIIIEF01S. 

Plaulc  compare  la  loik'tto  dos  fommes  a  rcquipemont 
d'unc  galore.  Le  soin  principal  des  dames  grccques  otait 
relalif  aux  ornomonts  de  Icur  lelo.  «  La  chcvelnrc  d'unc 
dame,  dit  Apnloo,  donne  par  ollo-niomc  taut  dc  grace, 
quo,  malgrc  I'cclat  des  porlos  ct  dc  la  pourpro,  nialgro  la 
richesse  dc  scs  votcmonls  ot  la  rcchorcho  do  sa  toilette, 
(die  nc  pout  espercr  de  charmer  ni  de  plairo,  si  sa  coiffure 
n'est  pas  soignee.  II  n'est  rien  dc  plus  agreablo  que  de 
viiir  les  rayons  du  solcil  so  jouer  dans  les  boucles  d'unc 
bidlc  chcvelurc,  ou  en  jaillir  on  brillaiils  rollels  lorsiiu'cllc 
est  opposoe  a  la  Inmicrc.  Quoi  de  plus  beau  que  dc  voir 
cos  ondos,  moUoment  agitoos  par  I'haleine  dos  z.'phyrs, 
lantiJl  rovctuos  dos  toiiUes  dc  I'or,  ou  dc  cellos  du  niicl  dc 
TAltiquc  ct  dc  la  Sicilo,  el  lanlot  seniblablcs  au  cou  mo- 
bile et  nuance  de  la  Colombo,  reHochir  lo  noir  et  I'ebcno, 
ou  bien  I'azur  dn  ciel  ct  dcia  mer!  Parfumeos  des  essences 
do  I'Arabie,  nllongees  par  un  pcignc  d'ivoire,  ol  retcnues 
dorrierc  les  epaub's  par  une  agrafe  d'or  on  de  sole,  olios 
rcllochissonl,  comme  un  miroir  onchantour,  los  images  voi- 
sines  Elogammcnl  rolroussces  en  une  inUnile  de  tresses 
par  une  main  habile,  rctombant  sur  un  cou  d'albaire,  olios 
coulcnt  aux  fcmnies  plus  do  six  lionros  jiar  jour. 

Los  precedes  employes  par  les  fommes  pour  faire  res- 
sorlir  lours  chnrmes,  ou  jiour  ]iaror  a  certains  dofauts, 
olaienl  nomhrcux.  Alexis,  poi'tc  comiquo  d'Athenes,  en 
parlanl  des  coquctlos,  dil  :  «  Une  jcune  fille  csl-ellc  po- 
lite, on  rehaussc  sa  stature  au  moyen  d'unc  somellc  dc 
lii'ge  cpi'on  ajoulo  a  ses  snuliers;  est-olle  trop  grandc,  on 
Ini  fait  prendre  des  chaussurcs  minces,  ct  olle  marchc  la 
tote  iuclinoe  sur  une  cpaulo. 

A-l-cllc  les  epaules  trop  olrnites,  on  lui  en  mcl  dc  pos- 
liolies.  Son  venire  esl-il  trop  fort,  des  buses  resserreni  et 
rojoltont  son  ventre  on  arriorc. 

A-t-ollc  les  snureds  roux,  on  los  toint  nvec  dn  noir  dc 
fiimco. 

Est-c'.lo  Imp  briino,  on  passe  do  la  ceruse  sur  son  visage. 
A-i-id'c  le  leiut  p.'de,  on  lui  doiiiio  dos  coulonrs  au  moyen 
du  fard. 

A-t-elle  do  belles  dents,  on  lui  apprond  a  rirc,  pour 
que  ses  Icvros  en  s'entr'ouvrant  les  laissenl  aporcovoir. 

.Si  ellc  n'ainio  point  a  rirc,  on  la  laissoa  la  maison  ayant 
eiiiro  los  dcnls  un  brio  de  myrtc  parcil  a  ccliii  doiil  les 
cuisinicrs  couronnent  les  choscs  qu'ils  vcndent  au  marclie, 
do  manicre  qu'cllc  s'accoutumo  a  monlrcr  la  beanie  dc  sa 
liMiii'bo.  » 


PETITES   MOr.ALES. 


K5 


Lnclon,  dnns  nn  do  ses  dialogues,  donnc  iiiic  doscriiilinn 
raillcusc  do  la  cnf|ucllcric  dcs  fomnios.  A  poinc  sorties  du 
lit,  dies  so  rctiraienl  dans  lour  cabinet  do  toilette  pour 
se  farder  avanl  d'avoir  cle  vues  de  pcrsoniic.  U  entre  en- 
siiitc  dans  le  detail  des  cuvettes  d'argcnl,  des  aiguiercs, 
des  miroirs,  des  fiolcs,  des  llacons  qui  contenaient  des 
essences  el  des  parfuins  d'aul.mt  d'cspeces  qu'il  y  avait  de 
partie-;  du  corps  auxfiuellcs  on  les  employait. 

(I  L'Mlienienne,  dit  Anslophane,  se  parl'nine  les  mains 
ct  les  pieds  avec  des  essences  d'Egyple  vcrsces  dans  nn 
Lassin  incruslc  d'or,  les  joiics  nvec  des  odeurs  de  Phenicie, 


les  (lievcux  avec  la  marjolaine,  les  bras  nvec  I'eau  do 
serpniet.  » 

Plautc ,  dans  ses  Spectres,  fait  ainsi  jiarler  une  coqueltc  : 
«  Scaplia,  apporle  nion  miroir  et  la  boitc  oil  je  liens  nies 
bijoux,  afin  de  me  trouver  parce;  en  attendant,  mels-moi 
le  fard. 

„  _  Viaiment,  maitressc,  quo  de  peines  tn  le  donnes! 
quelle  pcinture I  quelle  sculpture!  quelle  arcbiteclure  I  A 
quo!  arriveras-tn,  si  ce  n'esl  a  te  rendre  nioins  joIie?i) 

C'est  en  effet  souvcnl  I'unique  resultat  de  ces  immenses 
prcparatifs. 


as  FUEIM  DE  LA  MEDISAfOTE   ET  I.E  MANTEAD  DE  I'lVHOONE. 


Le  progres  des  iuslitiitions  chreliennes  n'a  pas  ccssc  d'a- 
doucir  b'S  mrenrs  et  les  lois;  les  punitions  antiques  sont 
(Vunc  barlinrie  on  d'une  singularite  qui  nous  etonnent  fort 
aujourd  bni. 

Pajmi  les  clialimcnis  en  usage  autrefois  en  Angleterre,  il 
y  en  avait  de  fortcurieux,  dont  je  vais  vous  citer  quol- 
qiies-uns. 

Quand  un  honniie  se  livrait  immoderement  a  la  boisson, 
CI  se  montrail  inscnsiljle  aux  remontrances  et  aux  me- 
naces, on  lo  condamnail  a  porter  le  mniilmu  d'ivrognc, 
dans  I'espoir  que  la  lionle  agirait  snr  lui  dune  manicre 
plus  salutaire. 

Ce  bizarre  costume  consistait  en  nn  lonneaii  defonce 
par  un  bout;  une  ouverlurc  se  pratiquail  .i  Taulrc  exlrc- 
mile  el  servail  de  passage  a  la  tcte;  le  lonneau  s'appuyait 
en  mcine  lemps  sur  les  i'paules ;  deux  autres  Irons  fails 
de  cliaque  cole  laissaienl  passer  les  bras.  L'ivrogne  par- 
courait  ainsi  les  rues,  ponrsuivi  par  les  eclats  de  rirc  do 
ses  concitoyens,  donl  il  devenait  nn  objet  de  ridieule  et  do 
niepris. 

Pour  les  femnies  accusees  de  medisances,  on  faisail 
usage,  il  y  a  deux  cents  ans,  a  Newcastle,  d'une  cirangc 
coiffure  nppelee  k'^rriii  des  rncdifimlcs.  On  pent  en  voir 
'  iieorc  des  modeles  a  la  emu'  de  justice  de  ccUe  ville.  On 


avait  pour  but  d'humilier  les  femmesqueranionr  du  babil 
attiraithnrs  de  chezelles,  el  qui  negligcaieutlenrs  devoirs. 
La  panvre  coupable,  eonduite  aussi  comme  l'ivrogne,  par 
un  ofOeier,  a  travcrs  les  rues,  etail  exposce  aux  regards  du 
public,  pour  servir  d'excmple  salutaire  a  celles  quieussenl 
cte  teuleos  de  laisser  a  leur  langue  trop  de  liberie. 

La  punition  du  [rein  dcs  fcmmes  grondciisa  n'elail  pas 
raoins  bizarre.  Les  voisins  s'enqiaraienl  do  la  fi'mme  en 
question,  la  portaienlau  bord  d'uue  riviere  ou  d'un  quai, 
rallachaienl  solidcmcnl  sur  une  chaise,  cl  la  plongeaienl 
dans  lean  autanlde  fois  que  ses  fautes  le  merilaienl. 

Nos  ancetres  adoptaicnl  communemenl  les  cages  ;on  en 
voyait  une  en  permanence  sur  le  vieux  pout  de  Londres, 
dans  laquclle  on  exposal!  ceux  qui  avaienl  comniis  de  legc- 
res  offenses.  Bicn  d'aulres  punitions,  etablies  autrefois, 
sont  aussi  totalement  abandonnces  aujourd'hui. 


Z.E  PORC-XPIC. 

Voici  le  portrait  d'un  porc-epic,  animal  fori  curieui, 
quo  vous  avez  pu  voir  souvenl  dans  les  rues,  entre  les 


n« 


rETITES  MOn.VLES. 


mains  do  ccs  pnuvrcs  cnfants  ilu  Picmonl.  Doux  par  sa  na- 
ture, il  vous  piquerait  ceponilant  ruJemont,  sans  le  vou- 
loir,  si  vous  clierchiez  a  le  manicr. 

Le  pore-epic  nait  en  Alrifiue ;  on  le  trouve  aussi  dans  le 
niidide  I'Europe;  scs  poinles  noires  ct  blanches  sont  co- 
quettement  nuancees,  el  servcnt  frequemment  a  faire  dcs 
inanchcs  de  plumes  d'acier. On  croyait  autrefois  que  cct  ani- 
mal pouvait  lancer  ses  poinles  de  loin  a  ses  cnnemis ;  veri- 
table fable  qu'il  faul  ajouler  a  tous  les  mcnsonges  debitcs 
sur  les  animaux.  Les  poinles  qui  recouvrent  le  corps  ont 
environ  un  pied  de  long ;  tres-aigues  au  bout,  plus  epaisscs 
au  milieu ,  elles  se  tiennent  ordinairemenl  a  plal;  mais, 
si  le  pore-epic  s'effraye  ct  s'irrite,  cllcs  se  herisscnt  el 
poinlent  dans  loutes  les  directions.  Sui;  la  tele  el  le  cou 
s'eleve  une  crelc  de  poils  trcs  roides  i|ui  se  canibrent  en 
arriere;  les  plumes  de  la  queue  nc  fiuissenl  pas  en  poinlc, 
mais  sont  ouverles  au  boul,  commc  si  on  les  avail  cou- 
pecs,  n'elant  pas  tres-solidement  fixees  a  la  peau ;  elles  pro- 
iluisent  un  bruit  sourd  quand  I'animal  se  secoue. 

II  y  a  uneespecede  pore-epic  au  Canada  ctdans  d'aulres 
contrces  de  I'Amcrique  du  Nord,  qui  grimpe  aux  arbrcs. 
Les  femmes  indiennes  brodent  avec  ccs  plumes,  lors- 
qu'elles  sont  fcnducs  et  leintes  en  couleurs  brillanles,  les 
sacs  a  tabac  et  les  mocassins  (panloufles  en  daim]  de 


leurs  maris.  Co  travail,  fort  Inginicnscmcnt  dispose,  pro- 
duilsouvenl  un  Ircs-joli  effet. 

Les  pores-epics  sont  tous  d'innoccnts  animaux,  assez 
lourdsetstupides.  lis  dormcnt  lout  le  jour  au  fond  d'un 
Irou  crcuse  sur  une  eminence,  et  sortcnl  la  nuit  a  la  re- 
cherche des  racincs  dont  ils  se  nourrissent.  Leur  enveloppc 
piquante  les  protege  seule  conlre  les  atlaqucs  dcs  betes  fe- 
roees :  on  dit  que  le  lion  lui-meme  recule  elfraye  dcvant  lo 
pore-epic  hcrisse. 

Bingley  raconle,  dans  son  inleressanlo  Biograjihie  dcs 
Animaux,  que  sir  Ashlon  Lever  conservait  chcz  lui  un 
pore-epic  et  s'amusait  souvent  a  le  regarderjoucr  surlc 
gazon  avec  un  leopard  apprivoise  ct  un  gros  chien  de 
chasse. 

Ces  deux  derniers  se  mellaient  aussilot  a  la  poursuile 
du  pore-epic,  qui  d'abord  clierchait  toujours  a  leur  cchap- 
|ier  par  la  fuite ,  mais,  trouvanl  la  cboso  impossible, 
il  allail  fourrer  sa  tele  dans  un  coin,  faisait  entendre 
une  espcce  do  grogncment  en  hcrissant  ses  poinles;  les 
poursuivanls  se  piquaient  alors  le  ncz,  se  qucrellaieni 
ciilre  eux,  el  donnnient  au  pore-epic  I'occasion  de  s'c- 
chapper. 


ODE  D'UN  FATINEUR. 

11  y  a  une  ode  cbarmanle  de  Klopstock  inlilulee  VArl  dc 
Tialf,  c'esl-a-dire  I'art  d'aller  en  palins  sur  la  glace,  qu'on 
dit  avoir  elc  invenle  par  le  geant  Tulf  11  pcinl  une  jcunc 
el  belle  femme,  revclue  d'une  fourrure  dbermine,  el  pla- 
ccc  sur  un  traincau  en  forme  de  char;  les  jeunes  gens  qui 
renlourent  font  avaucer  ce  char  comme  I'cclair,  en  le 
poussant  Icgeremeut  On  clioisil  pour  senlier  le  torrent 
glace  qui,  pendant  I'hiver,  offrc  b  roule  l.i  plus  sure.  Les 
chevcux  des  jeunes  hommes  sont  parseme.s  des  llocons 
hrillanls  des  frimns;  les  jeunes  lilies,  a  la  suite  du  Irai- 
neau,  allachent  a  leurs  petils  picds  les  ailes  d'aeier,  qui  les 
transportcnt  au  lain  dans  un  cliu  dVcil ;  le  chant  des  bar- 
des  accompagne  cello  danse  scplenlrionale;  la  marchc 
joyeuse  passe  sous  l«s  ormeaux,  donl  les  flours  sont  dc 


neige:  onenlend  craqiier  lecrislal  sous  les  pas;un  iu.^laut 
de  terreur  trouble  la  fete;  mais  bicnlot  les  cris  d'allii- 
gresse,  la  violence  de  Texorcicc,  qui  doit  conserver  au 
sang  la  chaleur  que  lui  ravirail  le  froid  de  I'air,  enlin  la 
lulte  conlre  le  climal,  ranimenl  tons  les  esprils,  el  Ton 
arrive  au  terme  de  la  course  dans  une  gr.iude  salle  illu- 
mince,  ou  le  feu,  le  bal  ct  les  feslins  font  succeder  des 
plaisirs  faciles  aux  plaisirs  conquis  sur  les  rigueurs  memes 
dc  la  nature. , 

FUB.EUR  DES   SAIZaTS   ET  DES  FAIENS 

COMI:C  LES  COQUETTES. 

u  Si  on  voyail,  dit  Lucien,  certaines  femmes  au  sorlir 
au  lit,  on  les  trouvcrail  plusbidcuscs  que  I'animal  (I)  dont 

())  Lc  siiije. 


PETITES  MORALES. 


175 


le  nom,  proKro  4  jemi,  est  rcpiiti  dc  raauvais  augure. 
Aussi  ont-ellcs  soin  dc  ne  s'esposer  aux  regards  d'aucun 
liommc  dans  cet  etal.  Elles  sont  cntourecs  de  vieiUcs  fem- 
mes  et  d'une  troupe  dc  jeiines  csclaves,  toutes  occiipecs  a 
leur  plalrer  le  visage  de  diverscs  maliercs.  Ces  scrvantes 
forinenl  une  espece  de  procession  autour  de  leur  mai- 
tresse,  les  unes  portent  des  bassins  d'argent,  des  aiguieres, 
des  miroirs  el  des  Loitcs  remiilies  de  mixtions  degou- 
tantes;  les  autres  sontoccupccs  a  lui  nelloycr  les  dents 
ou  a  noircir  les  sourcils.  CVst  surtout  a  Tarraiigement  de 
sa.  chevelure  qu'elles  deploicnt  tout  leur  talent.  Les  fem- 
mes  qui  preferent  les  cheveux  noirs,  consomment  la  for- 
tune de  leurs  maris  a  les  parfumcr  avec  les  plus  rares  es- 
sences dc  I'Arabie.  Ensuite,  a  I'aide  d'un  ferchauffe  a  un 
feu  lent,  dies  roulent  les  cheveus  en  boucles,  qui  se  par- 
tagentsurle  front,  et  descendcnt,  avec  un  art  admirable, 
jusquesur  les  sourcils,  tandis  que  ceux  de  derriere,  frises 
avec  le  meme  soin,  Holtent  epars  sur  les  epaules.  Apres 
cell  elles  mettent  leurs  souliers,  dont  chaque  paire  a  son 
pied  de  droite  etson  pied  de  gauche ;  puis  elles  se  revetent 
d'un  manteau  dont  la  finesse  laisse  apercevoir  les  propor- 
tions du  corps. 
Des  pierres  orientales  sont  attacheesaleursoreilles;  des 


serpents  d'or  ( et  pint  aux  dieux  qu'ils  fussent  naturels  1 ) 
cntorlillcnt  leurs  bras  et  leurs  poigncls ;  enfin  Tor,  des- 
ccndu  a  I'elat'le  plus  abject,  brille  a  leurs  pieds,  en  ser- 
vant d'ornement  ,1  leurs  talons  qui  resteut  nus.  Les  femnies 
de  distinction  faisaient  porter  sur  leurs  tetes  un  parasol ; 
il  y  avait  dans  Athenes  une  procession  de  parasols  en  Ihon- 
neur  de  Minerve,  au  mois  de  chirophorion.  » 

C'est  particulierement  centre  les  coquettes  que  tonnerenl 
les  premiers  orateurs  cbreliens. 

«  Outre  les  pendants  d"oreillcs,  s'ccrient-ils,  elles  por- 
tent d'autres  bijoux  a  I'cxtremite  de  leurs  joues.  Leur 
visage  et  leurs  sourcils  sont  colores  ou  peints.  Leurs  tu- 
niques  sont  enlrelacees  de  fil  d'or.  Leur  chaussure  est 
noire,  luisante,  et  se  tcrmine  en  pointe.  On  les  voit  mon- 
tees  sur  des  cbars  atteles  de  mulets  blancs  qui  ont  des 
freins  dorcs,  etsuivies  d'un  grand  nombre  de  femraes  atta- 
chees  a  leur  service.  » 

11  n'y  a  que  les  formes  qui  aient  change  :  cntrez  aujoHr- 
d'hui  chei  le  parfumcur,  le  coiffeur  et  la  marchande  de 
modes  a  la  mode  ;  vous  y  trouverez  les  menies  ridicules  et 
les  memes  faiblesses,  souvent  couronnes  de  peu  de  succes, 
et  n'aboutissant  qu'a  rendre  la  beaute  moins  fraiche  et  la 
disgrace  plus  desagreable. 


A|l'?f| 


LE  BANG  ET  IiES  CHEVEUX. 

Le  bon  roi  David  s'ecrie  :  o  L'organisation  de  mon  corps 
«  me  remplit  de  crainle  ct  d'admiralion.  »  Puis  il  rend 
grace  a  Dicu.  Vous  etes  peut-eire  persuade  que  voire  sang 
ne  rcnfernie  qu'une  scule  substance,  et  vous  screz  tres- 
surpris  d'apprcndre  qu'on  en  decouvre  plusieurs  fortdis- 
linctes,toulesdiffcrcnleslcs  unes  des  autres.  Le  sang  qu'on 
lire  du  corps  se  divise  peu  de  temps  apres  en  deux  par- 
lies; I'une  est  un  lluidc  clair  et  transparent,  I'aulre  est 
une  substance  dc  coulcur  foncee  et  prcsque  aussi  solide 
que  la  chair.  Au  bout  d'un  plus  grand  laps  de  temps,  la 
parlie  solide  se  divise  encore  en  malicre  molle  et  blan- 
che, une  foule  de  petils  globules  rouges,  que  le  micro- 
scope seul  pent  vous  faire  distinguer  s'y  formcnt  aussi ; 
ii  I'aide  de  cet  instrument,  on  voit  qu'ils  sont  transparenls 
n  reconverts  d'une  peau  rouge.  Maintenant  il  faut  vous 
dire  que  toutes  les  parlies  du  corps,  meme  les  plus  dures, 
la  salive,  Ics  larmcs,  le  lait,  les  cheveux,  les  onglcs,  les 
OS  et  les  dents,  provicnnent  du  sang;  et,  comme  toutes 
ccschoses  se  composcnt  d'une  multitude  de  fibres  ou  fils 
lies  ensemble,  on  croirait  que  la  reunion  nombreuse  de  ces 
i^liibulcs  k'S  forme  tons.  En  niellaMlcn  idccesun  pelit  nior- 
icau  dc  viande  niaigic  bienbouillie,  vous  le  wnci  se  par- 


tager  comme  un  echeveaude  fils.  Hegardezla  gravure,  ellc 
vous  donne  a  droite  quclques  fibres  vues  au  microscope, 
plus  haut  sont  representes  les  globules  rcunisdont  ils  se 
compo.scnt;  au-dessous  on  vous  retrace  deux  rangces  de 
globules  enveloppes  de  peau  rouge,  et  d'autres  qui  n'en 
ont  pas. 

Les  grandes  figures  representent  la  structure  d'un  che- 
veu,  non  moins  curieux  a  eludier.  Chacun  de  DOS  cheveux 
forme  un  tube  delicat,  a  rexlremilc  dtiquel  se  voitun  gon- 
flemeiit,  semblable  a  la  bulbe  d'une  fleur,  qui  le  retient 
attache  a  la  peau.  Chez  les  jeunes  gens,  ce  tube  est 
rempli  d'une  matiere  molle  de  couleur  foncee,  qui  donne 
la  nuance  a  la  chevelure;  mais,  quand  pn  devient  tres- 
vieux,  la  matiere  coloree  se  Iransforme  en  moelle  desse- 
chee  qui  se  repand  au  milieu,  et  le  tube,  n'ayant  pas  decou- 
leur  par  lui-meme,  parait  d'un  blanc  argente.  Les  trois 
figures,  a  gauche,  en  donnent  un  exemple.  Vous  le  voyez, 
la  sngesse  de  Dieu  se  deploie  plus  mcrvcilleuse  que  jamais 
dans  la  creation  de. noire  pauvre  elre.  Comment  ne  pas 
I'aimer  et  nous  confier  a  lui?  car  Nolre-Seigneur  a  dit  : 
«  Lcschcveux  de  voire  ti'te  scront  tons  comptcs.  » 

Les  cheveux  de  certains  animaux  ont  si  pen  de  rapport 
avec  k'S  notros,  que  nous  serious  fort  lentcs  de  iiier  I'ana- 
logic  qui  exisle  cnlre  eux.  Chez  [dusieurs,  cependaiil,  nous 


I7G  LE  COURAGE  MORAL 

pouvons  observer  jilus  claircment  ijirils  sent  lubiilaires. 
Les  plumes  dos  oisc.iux  sonl  aussi  ilis  i-liovcux  sous  unc 
aulrc  forme,  cl  nous  les  voyoiis  lout  u  fail  crcux  dans  la 
parlie  ajipelcc  tuya^l,  conime  nous  I'avons  deja  dil,  landis 


que  dans  le  Mrisson  dc  nos  contrees,  cl  plus  encore  dans 
le  pore -epic,  nous  voyons  dcs  poinles  creuses  et  roiJesau 
lieu  do  clicveux. 


LE    COURAGE    MORAL 

OA^S  LA  JECMSSE. 


BIEMrLES  DE  FORCE  CONTBE  LE  SORT,  UE  IIESISTAKCE  ET  DE  SUCCES 
DANS  lES  CAHRIEHES  lES  PLUS  DIVERSES. 


Les  jeaues  peinlres  et  sculptcnrs.  —  Bcnvenato  Cellini. 
Quenliii  Melsys,  etc. 

Personne  ne  peut  lire  sans  inleret  et  sans  admiration 
rhistoiro  de  ces  honimes  iiitelliirents  et  laborieux,  places 
dans  la  derniere  classe  de  In  sociiite,  arrivant  a  la  celebritc 
par  le  travail  et  la  perseverance,  et  laissant  a  la  poslerite 
des  chefs-d'oeuvre  immorlels.  Nous  citerous,  pnrexcmple, 
des  cas  oii  de  simples  ouvriers  sonl  devenus  artistes  dans 
une  parlie  vers  laquelle,  il  est  vrai,  Icurs  premiers  efforts 
les  avaient  amends ;  d'autres  oii  Tarlistc  lui-meme,  parti 
d'un  point  obscur,  a  pris  un  rang  distingue  dans  son  art; 
nous  voyons,  surtout  en  Italic,  dcs  ouvriers  orfevrcs.  parmi 
ceux  du  moins  qui  etaicnt  charges  de  copier  les  dessins 
sur  les  melaux,  pousser  I'etude  de  leur  profession  si  loin, 
qu'ils  sont  arrives  a  dessinereux-memcs  avec  talent. 

Ainsi  s'est  faite  I'cducation  premiere  de  plusieurs  peinlres 
ctsculpteurs  distingues.  Benvcnulo  CclUni,  appreuti  chez 
un  orfevre,  apprit  non-seulenient  ii  enchasser,  mais  encore 
d  graver,  a  dessiner,  sculpter,  et  deviiit  dans  la  suite  le 
plus  grand  .sculpteur  de  son  siecle.  Nous  pourrions  en  citer 
beaucoup  d'autres.  Cependant  les  ouvriers  en  or  et  en  ar- 
gent ne  sont  pas  les  seuls  qui  soient  parvenus  a  s'immor- 
taliser  dans  les  beaux-arts. 

Le  vieiix  peintre  hoilandais  Qiiciitin  Metsys  etait,  dans 
I'originc,  forgeron  et  marechal  ferranl;  c'esl  poiirquoi 
on  le  couuail  encore  aujourd'liui  sous  le  nom  de  Furgcron 


d'AnvcTs,  ville  oil  il  exercaitson  humble  profession.  Frnppo 
dans  sa  jeunesse  d'une  inalaJie  grave  qui  affaiblit  a  tout 
jamais  sa  cor.stitution,  il  fut  oblige  de  renonccr  a  scs  p6- 
nibles  travaux,  cl  de  se  livrer  i  la  fabrication  d'oiijets 
d'ornemeni  dclicatcmcnt  Iravailles  en  fer,  et  Ires-recber- 
ches  a  cettc  rpoqi.e,  sciil  moyen  qui  lui  restat  Je  gagncr 
sa  vie  et  celle  do  sa  mere.  11  ne  tarda  pas  a  acquerir  dans 
cetlepartie  une  grande  reputation  ;  le  couvercle  el  \'enlou- 
raije  d'un  puils  (dajis  le  voisinage  de  la  grande  eglise ) 
ouvrages  de  la  sorle,  lui  flrent  surtnut  beaucoup  d'lion- 
neur;mais  ce  genre  d'occupation  etait  encore  au-dcssus 
de  ses  forces.  II  ne  savait  quel  ijarti  iireudre,  lorsqu'uii 
de  ses  amis,  frappc  de  la  m.nniere  dont  il  avail  execute 
les  dessins  dans  ces  derniers  travaux,  lui  conseilla  de  s'a- 
donner  uniquement  an  dessin,et  do  s'exereer  d'aliord  en 
peignant  des  images  de  saints  que  les  differents  ordres 
rcligieux  de  la  ville  out  riialjitudc  de  distribuer  an  peuple 
a  I'epoqiie  de  cerlaines  processions  solennelles.  Metsys 
Irouva  I'idee  bonne,  I'adopta,  et  reussil  au  dela  de  ses  es- 
perances;  il  s'appliqua  des  lors  a  I'etude  de  la  peinturc 
avec  tani  de  zele  et  do  bonheur,  qu'il  sc  fit  une  haute  re- 
putation de  son  vivant,  et  laissa  plusieurs  ouvrages  genc- 
ralement  estimes,  parmi  lesquels  il  faut  tiler  les  avarcs, 
maintenant  au  palais  de  Windsor,  el  qui  out  etc  souvent 
graves. 

Ce  tableau  est  assuremenl  digne  de  sa  reputation.  II 
rcprusente  deux  pcrsonnages  fort  occupcs  a  compter  de 
Targent ;  ravidile,  la  satisfaction  qu'ils  eprouvent  se  pei- 
gnent  admirablemeul  sur  leurs  pliysionomies.  Cependant 
on  y  reconnait  I'cxpression  d'un  sentiment  naturel,  autre 
que  cclui  qui  appartient  seui  au  caraclere  de  ravarc. 
Metsys  a  voulu  peindre  probablenu'ut  des  banquiers  et  des 
usuriers  de  sa  ville,  doni  le  plaisir  s'aninie  a  la  vue  de 
I'or,  de  leurs  richesses,  des  billets  de  banque,  el  de  cettc 
fortune  enfin,  dont  la  possession  est  fortcmcnt  apprcciee; 
de  tons  les  accessoires,  le  chandelier,  les  rouleaux  de  pa- 
pier, le  |ierroquel,  sunt  rcndus  avec  unc  lidelite  sans  egale. 


LE   COURAGE    MORAL 

En  tons  cas,  raiivre  etait  Lion  capaUe  de  flccliir  ccUe 
femme  qui,  dit-on,  accorda  son  ccciir  et  sa  main  au 
peinlre,  apres  avoir  dedaigne  le  forgcron. 

De  nos  jours,  Jules-Cesar  Ibbulson  fut  d'abord  peintrt 
de  navires,  puispaysagisle  si  remaniuable,  que  M.  Westle 
compare  i  Bergheni,  un  dcs  premiers  artistes  hollandais 
de  ce  genre.  yVitliam  Kent,  autre  artiste  anglais,  qui  fut 
a  la  fois  peinlre  d'hisloire  et  de  portraits  au  commence- 
ment du  dernier  siecle,  plus  coiinu  encore  comnie  archi- 
tecte,  et  qui  introduisit  le  premier  parmi  nous  ce  genre 
gracieux  et  pittoresque  adopte  dans  I'arrangemenl  de  nos 
jardins,  acquit  les  elements  de  son  art  chez  un  peintre 
carrossier  qui  le  payail  comme  apprenti.  Fran(ois  Towne, 
paysagiste,  plein  de  gniit  et  d'babilelc,  s'eleva  de  la  meme 
maniere.  Jean-Joseph  h'irby,  qui,  vers  le  milieu  dudernier 
siecle,  se  dislingua  par  sa  collection  do  dessins,  repre- 
sentanl  les  monuments  et  autres  antiquitiis  de  Suffolk,  fut 
elu  mcmbre  de  deux  socictes  savantcs,  conmienca  par  etre 
peintre  en  hatimenls.  Le  celebre  peintre  italicn  Schiavini 
appartenail  a  une  famille  si  pauvre,  qu'elle  ne  put  aider  en 
rien  au  developpement  des  prodigieuses  facultes  de  leur 
enfant.  Mais  il  travailla  seul  avec  tant  d'nrdeur,  que  le  grand 
Tilien  le  remarqua  et  lui  confia  la  peinture  du  plafond  de 
la  bibliotheque  de  Saint-Marc.  C'cst  en  gravant  des  armoi- 
ricset  autiesobjetsde  ce  genre,  apprenti  chez  un  orfevre, 
que  le  faineux  Hogarth  decouvrit  le  premier  germe  de  son 
talent,  et  Unit  par  se  ranger  au  nombre  des  premiers  ar- 
tistes. William  Sharp,  donl  tout  mnnde  connaitles  excen- 
tricites,  et  qui  fut  assurcment  un  des  plushabiles  graveurs 
que  TAngleterre  ait  jamais  produits,  passa  plusieurs  an- 
neesde  sa  vie  a  graver  des  collections  de  chiens,  et  des 
nonis  sur  les  plaques.  Robert  Bead,  autre  graveur  en  re- 
putation, s'occupa  uniquement,  dansl'origine,  a  graverdes 
cartes  de  visile,  et  enfin,  William  Caxton,  le  celebre 
fondeur  en  caractercs,  commenca  par  graver  des  ornements 
sur  des  canons  de  fusil,  il  panit  de  la  et  fabriqua  des 
lettres  pour  les  imprimeurs.  Jl.  Dowyer,  ayant,  dit-on, 
apercu  par  hasard  quelques-uns  de  ses  essais,  fit  connais- 
sance  avec  lui,  le  conduisit  un  jour  a  la  fonderie  de  Bar- 
tholomeclose,  et,  apres  quelques  explications  sur  ce  genre 
d'etablissement,  il  lui  demanda  s'il  se  croyait  capable  de 
tailler  lui-meme  des  caracteres.  Caxton  exigea  un  jour  de 
rellexion  et  repondit  affirmativement.  M.  Bowyer,  ainsi 
que  deux  de  ses  amis,  lui  avanccrent  une  petite  sommc 
wee  laquelle,  sans  autre  preambule,  il  commenca  son 
jouvel  etat.  Sa  reputation  s'accrut  rapidemenl  et  a'un  tel 
point,  qu'il  fournil  non-sculement  des  caracteres  aux  im- 
primeurs anglais,  qui,  jusqu'alors,  les  avaienl  tires  de  la 
flollande,  mais  en  expedia  frequemment  sur  le  continent. 

Ces  hommes,  ainsi  que  beaucoup  d'autres,  ont  eu  d'au- 
tanl  plus  de  morite  qu'il  ont  eu  a  surmonter  un  grand 
desavantage.  II  a  fallu  rcparerle  temps  perdu,  revenirsur 
lesprincipes  elementaires  pour  reussir  dans  la  carriere 
nouvelle  qu'ils  adoptaient,  rompre  avec  des  habitudes  prises 
depuis  longtemps,  etvaincre  enfin  la  repugnance  que  nous 
cprouvous  tous  a  nn  certain  age,  quand  il  s'agit  de  se  sou- 
mettre  a  la  discipline  d'un  apprentissage. 

(Juoi  qu'il  en  soit,  nous  voyons  que  la  perseverance  et 
e  desir  tres-louable  d'arriver  au  but  les  a  soutenus  dans 
ia  lutie  et  les  a  fait  Iriompher.  Ainsi,  Olivier  Cromwell, 
celebrile  d'un  autre  genre,  qui  ne  livra  jamais  une  la- 
taille  sans  la  gagner,  avait  plus  de  quarante-deux  ans  lors- 
qu  il  parul  ii  larmec.  L'immortcl  Blake,  son  conlemporain 


DANS   LA    JEUNESSE. 


177 


(  ne  la  meme  annee  que  lui ),  qui  passo  pour  le  fondaleur 
du  systeme  de  tactique  adopte  depuis  par  les  armees 
navales,  et  qui  osa  le  premier  attaqucr  une  batterie  avec 
des  vaisseaux,  n'aVait  jamais  ete  sur  mer  avant  I'agc  de 
cinquante  ans. 

D'autres  se  sont  faits  ecoliers  a  un  age  avance  et  mcme 
elanf  vieux,  pour  acquerir  des  connaissances  litterairesct 
scienlinques ;  non  intimldes  par  les  nombreux  obstacles  a 
surmonter,  ilsont  poursuivi  courageusementleurstravaux, 
impatientsdejouir  de  I'education  dont  ils  etaient  prives, 
soil  par  des  circonstances  parliculieres,  soit  parleur  propro 
negligence.  La  vie  de  I'homme  est  courte  assurement,  et 
si  la  paresse  I'entraine  dans  ses  jeuncs  annees,  il  en  gas- 
pille  une  intmense  et  effrayante  portion.  Voici  done  le  ve- 
ritable moyen  dereparer  les  pertes  etde  multiplier  le  peu 
de  jours  qui  nous  restent.  Nous  faisons  cepeiiJant  une  dis- 
tinction entre  ceux  qui  se  sont  distingues  par  leurs  con- 
naissances tardives,  etceuxqui  ontpu  .se  familiariser  avec 
une  branche  nouvelle  d  la  suite  d'une  education  soignee  et 
complete.  Le  temps  de  I'homme  dcvoue  a  la  science  s'e- 
coule  dans  des  rccherches  el  des  progres  continuels  qui  se 
terminenl  seulemcnl  avec  la  vie.  Par  exemple,  celui  qui 
poursuit  I'etude  dcs  langues,  est  oblige  de  s'occuper  des 
regies  de  la  grammaire  jusqu'a  la  fin  de  ses  jours.  Sir 
William  Jones,  ce  savant  prodigieux,  qui  ajouta  a  la  va- 
riete  de  ses  connaissances  celle  de  vingt-buil  langues  elran- 
geres,  etudiait  encore  la  grammaire  de  plusieurs  diulectes 
orientaux  une  semaine  avanl  sa  niorl. 

Nous  devons  citer  pour  modele  de  perseverance  et 
de  courage  inlrqiide,  Thomme  qui  se  livre  lard  ,i  I'etude 
des  langues  etrangeres ;  Caton  le  Censeur,  remarquable 
sous  tous  les  rapports,  nous  offre  une  preuve  eclatanle 
de  celle  force  de  volonle,  lorsqu'il  enlrcpril,  dans  sa  vieil- 
Icsse,  I'clude  du  grcc  dont  personne  ne  s'occupail  .i  Rome 
a  celte  cpoque.  Alfred  le  Grand,  un  des  plus  grands  ca- 
racteres liistoriques,  nous  apprend  aussi  lout  ce  que  les 
hommes  peuvent  acquerir  non-seulemenl  a  un  age  avance, 
mais  encore  lorsque  I'education  premiere  s'est  commencee 
lard;  Alfred,  a  douze  ans,  ignorait  ses  lettres.  Voici  I'a- 
necdote  interessante  que  Tbistoire  raconte  sur  I'origine  de 
son  gout  pour  I'etude.  Un  jour  sa  mere  lui  montra,  ainsi 
qu'd  ses  freres,  un  petit  ouvrage  rempli  de  lettres  et  autres 
ornements  colories,  selon  la  mode  du  temps,  qui  excita 
vivement  I'admiralion  des  enfanls.  La  mere  proniit  de  le 
donner  en  recompense  a  celui  qui  saurait  lire  le  premier. 
Alfred,  quoique  le  plus  jeune,  elait,  a  ce  qu'il  parait,  le  plus 
ambitieux,  il  se  procura  un  maiire,  se  mil  serieusemenl  d 
ri'tude,  et  fut  bienlot  en  etat  de  recevoir  le  prix  que  me- 
ritait  son  travail.  Cependant  les  guerres,  les  troubles  du 
royaume,  les  tonrmenls  et  les  privations  qui  assaillirent 
Alfred  jusqu'd  vingt  ans,  I'empechcrenl  de  pousser  ses 
eludes  au  deld  des  elements  de  la  lilterature;  les  memes 
•  obstacles  exislaient  encore  apres  qu'il  eut  reconquis  son 
trone  et  pacific  le  pays,  a  cause  de  rextrenic  difficulte  a  se 
procurer  les  niallrcs  necessaires.  La  pluparl  des  gens  in- 
slruits  avaient  disparu  a  I'epoque  des  derniers  troubles. 
Alfred  nous  apprend  lui-meme,  qu'au  commencement  de 
son  regno  quelques  pretres  seulenient ,  dans  le  nord  du 
pays,  savaient  traduire  les  prieres  latines  de  I'Eglise. 
Grace  dses  actives  rccherches  et  aux  secours  qu'il  demanda 
aux  pays  etrangers,  il  linil  par  reunir  d  sa  cour  plusieurs 
hommes  des  plus  habiles  de  ce  siecle  obscur,  et  voulant 
metlrc  a  profit  I'iustruclion  qu'il  recevait  d'eui,  il  s'aban- 
-^^^r^  25 


17S 


donna  au  travail  avoc  un  cnnrafc  cl  nno  ilocililo  qu'on  nc 
saurail  troi)  aJniiror.  Malgrc  Ics  affains  |)iil.lii|\ics  ct  scs 
nombrcuscs  prcoccupalioiis,  malgrc  la  cnicUc  maladie  ([ui 
le  tourmcnlait  sans  ccssc,  il  consacrait,  dil-on,  loutcs  scs 
heures  do  loisir  jour  ct  nuit  a  lire  ou  a  entendre  lire.  Ce- 
pendanl,  s'il  faut  en  croire  Asscr,  I'un  de  scs  maitres, 


PETITS  VOYAGES 

(|ui  nons  a  laisso  Jc  son  royal  elovc  line  Ires-inti-ressante 
l)iograiiluc,  il  avail  ircntc-neufans  passes  lorsqu'il  cssaya 
de  Iraduire  du  latin.  Unjour,  CTi  causant  comme  d'habi- 
lude  avec  Asser,  le  roi,  frappe  d'une  citation  latine  faite 
par  son  mailre,  dcsira  que  le  passage  fill  inscrit  sur  un 
petit  manuel  religieux  qii'il  porlait  toujours  avec  lui. 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  RIVIERES  DE  FRANCE. 

£A     lOIRE,     SES      BOBSS      ET     SES       SOCVEMIHS. 

De  Marclgny  a  Digoin.  -  De  Diguiu  i  Blois.  —  Do  Dlois  i  Saaranr. 


Paysan  3es  environs  de  Blois. 
Adicn  m\  roclies  noiratres,  aux  tristes  aspects,  aux  sau-  i  Ics  horizons  se  degrgcnt,  les  colliues  s'alaisscnt,  le  ciel 
va"es  el  melancoliques  grandeurs  de  la  nature  1  Peu  a  peu.  I  sourit. 


La  vieille  ville  de  Roanne  n'cst  pas  encore  bien  gaie ; 
on  esl  en  plaine;  la  lave  el  le  basalte  n'aflligent  plus  le  re- 


gard ;  mais  le  suufne  volupteux  de  la  Touraine  ne  se  fait 
pas  encore  scntir.  Bientot  Ics  cultures  deviendronl  plus  fe- 


condes.  Nous  approchons  du  Berry,  pays  charmanl,  i^ai 
coinme  la  Touraine,  encore  un  pen  sauvage  corame  I'Au- 
rergoe. 


SUR  LES  lUVlfellKS  DE  I'liANCE.  170 

Voif-i  la  Mollie-Sainl-Jean,  qui  n'a  plus  rien  du  carac- 
tere  siivere  et  basaltique  di.'s  roclics  auvcrguales. 
C'cst  assurement  un  des  plus  beaux  paysages  dc  France, 


Ci  qui  exprime  Men  le  passage  d'une  region  austere  a  une 
legion  rianle;  I'ccil  se  peril  avec  cliarme  dans  ccs 
lointains  et  doux  horizons  qui  signaleut  ces  voiles  glis- 
sant  comme  des  cygnes,  el  se  repelanl  dans  I'eau  trans- 
pareote. 


La  Moilic-Sainl-Jcon. 

AvancoDs  encore.  Les  plaincs  s'clalent  et  se  deroulent 
en  longs  rcplis  veidoyanls  ;  plus  do  coUines,  encore  moins 
de  monts  cscarpes.  A  Nevcrs,  la  physionomie  a  tot'alement 
change. 

Travcrsez  la  ChariU,  Gien,  Orleant,  Bemgcncy :  oui, 


Kcvcrs. 


c'est  bien  Id  celle  fertile  Touraine  qui  ne  fournit  a  I'liis- 
toire  littcraire  que  des  souvenirs  gais  et  rianls,  et  doiit 
Ics  illuslralioDs  soul  toutes  marquees  de  la  mome  enipreinle 
de  bonne  humour  joviale  qui  semble  respirer  autour  des 
villes  de  Tours  et  de  Dlois. 

C'est  la  patrie  de  Jehan  de  Meung,  le  poete  satirique  qui 
ccrivit  le  Roman  de  la  Rose;  de  ce  plaisant  Rabelais  donl 
il  faut  bien  dire  un  mot  a  nos  jeunes  lecleurs,  car  c'est  le 
type  de  la  Touraine  elle-meme. 

«  II  exislait,  dit  un  ancien  critique,  vers  le  commence- 
ment du  seizieme  siecle,  un  frere  cordelier  d'une  imagina- 
tion vive  et  d'une  prodigieuse  memoire,  preJicateur  rc- 
nomme  et  boufl'on  agreable,  fortaime  des  gens  dumonde 
qu'il  arausait,  et  tort  pcu  de  ses  confreres  qu'il  cffacait; 
emprisonne  par  les  moines,  et  protege  par  le  pape ;  bcue- 
dictin  apres  avoir  ete  cordelier,  medecin  et  chanoino  apres 


avoir  etc  henudiclin ;  ahsons  d'aposlasie  pour  avoir  cgaye 
les  cardinaus  et  le  saint-pere;  enfin  retire  a  Meudon,  il 
la,  medecin  de  son  diocese  et  pasleur  de  ses  malades. 
C'est  alors  qu'il  publie  le  plus  fou,  le  plus  raisonnable,  !• 
plus  grossier,  le  plus  spirituel,  le  plus  adroit,  le  plus  hardl 
des  livres. 

Quel  est  le  vrai  caractere  de  ce  singulier  ecrivain  ?  csl-c* 
un  rouiancier  extravagant  qui  ne  merile  ni  I'allention  ni 
I'cslime  des  hommes  qui  pcnsent?  est-ce  un  philosophe 
adroit  qui,  en  se  moquant  de  tout  ce  qu'on  hnnorail,  de 
tout  ce  qu'on  admirait  de  son  temps,  a  vu  qu'il  n'echap- 
perait  a  la  colere  du  siecle  qu'en  se  couvrant  du  niasf|ue 
de  la  folic  ?  a-t-il  ecrit  pour  le  vulgaire  eu  prodiguant  les 
faceties  obscenes  et  les  contes  licencieux?  a-t-il  ecrit  pour 
les  sages  en  renferniant  dans  ses  plus  folles  conceptions 
un  sens  si  proCond  et  des  lefons  si  solides?  est-ce  ud  pro* 


180 


PETITS   VOYAGES 


fanalnur  dcs  iiKKiiis  ct  de  la  religion,  qui  en  outrage  la 
sainlele  au  lil  mome  dc  la  niorl?  csl-ce  iin  preire  d'une  foi 
sincere,  qui  rcspccle  Dicu  on  se  jouanl  dcs  honimes? 


Ces  opmions  si  conlraircs  ti'ouvcnl  de  quoi  s'appuyer  et 
se  defendre  dans  la  vie  et  dans  les  ouvrages  de  Rabelais. 
Aussi  jamais  auleur  ne  fut-il  si  diverscmcnl  jugc ;  on  le 


Clois. 


nxcprise,  on  I'aJmire;  son  livre  est  le  char  me  de  la  ca- 
naille, ou  le  mels  des  plus  Jelicats  (1). 

Voltaire  a  parle  de  Rabelais  avcc  plus  de  moderation,  en 
btamant  dans  ses  ecrits  robscurite,  I'ennui,  les  obscenitcs; 
il  convieiU  qu'il  y  regnc  de  la  gaiete,  de  I'erudilion,  et 
qu'on  y  Irouve  de  bonnes  bistoires  (-2).  C'est  a  son  avis  qu'il 
fauts'en  lenir.  Le  cure  de  l.ieudon  n'a  merite  ni  reulliou- 
siasme  systematique  dont  on  s'est  anime  pour  ses  ouvrages, 
ni  le  superbe  dtJain  dont  ils  out  cle  I'objet  :  il  y  a  igno- 
rance ou  prevention  a  le  mupriser,  commc  il  y  a  mauvaise 
foi  ou  aveuglenjcut  a  I'admirer  parloul. 

Les  opinions  sont  divisees  sur  les  allusions  comme  sur 
le  merite  de  ce  livre  extraordinaire.  Les  uns  ont  pretendu 
avec  injustice  qu'il  elait  inexplicable;  d'autres,  par  im 
cxces  conlrairc,  ont  vouhi  tout  comjirendre  et  tout  cxpli- 
quer  ;  ils  ont  reconnu  Louis  XII  dans  Grandgousier,  Fran- 
cois 1"  dansCargantua,  Henri  II  dans  Pautagruel,  le  cardi- 
nal d'Aniboise  ou  Jean  de  Montlue,  <m  Rabelais  lui-nieme 
dans  I'anurge.  Sans  cbcrcber  quels  nonis  augustos  sont  ca- 
c'ucs  sous  ccux  des  personnages  de  Rabelais,  au  moins  rc- 
connait-on  a  tout  iuslani  la  peinturc  et  la  satire  des  nioeurs, 
des  habitudes,  des  institutions,  des  ridicules  de  son  siecle. 
C'esI  ainsi,  par  excinple,  que,  dans  le  livre  troisieme,  il  se 
roillc  eviilcmnieut  de  I'obseure  legislation  de  son  temps, 
et  du  fatras  pedantesque  dont  Accurse  et  Alcial  I'avaient 
cliargce.  L'ordonuance  de  1o59  n'avait  pu  corriger  tons  les 
abus;  il  restait  encore  une  anqile  maliere  a  la  satire. 

Les  pedants  trouverent  moyen  de  faire  censurerle  livre 
de  Rabelais;  nuns  devons  ajoutcr  qu'ils  le  firent  aussi 
conilamjier  par  le  parleraenl.  On  s'en  etonnera  pen  quand 
on  aura  lu  le  jugcnicnt  du  juge  Bridoye,  nlequel  sen- 
Lenciait  les  proces  au  sort  des  des»  (1.  Ill,  c.  59,  40  et 
suivants ). 

Le  parlemeut  est  assemble,  el  demande  compte  au  juge 
bridoye  d'une  sentence  qui  a  paru  injuste.  Bridoye  ne  re- 
pond  rieii  autre  ehose,  sinon  qui!  est  \  ieux  et  qu'il  n'a  plus 
a  vue  aussi  bonne  qu'aulrcfois ;  il  ne  distingue  plus  bicn 

(tj  La  Braytrc. 

(2)  MclaiiBCS  liil^raires. 


le  point  dcs  des,  el  probaWement,  s'il  a  laiUi  en  cette  oc- 
casion, c'est  qu'il  aura  pris  un  i  pour  un  3  ;  or  les  imper- 
fections du  corps  et  les  calamites  de  la  vieillesse  n'ont  ja- 
mais ete  iraputees  a  crime  ;  ce  serait  condamner  la  nature 
plulot  que  rhonime.  —  «  Mais  de  quels  des  parlez-vous7 
demande  le  president  3e  la  cour.  —  Des  des  du  jugement, 
repond  I'accuse,  dont  se  servent  tons  les  aulres  juges  dans 
la  decision  dcs  proces,  dont  vous  vous  servcz  vous-memes, 
messieurs,  en  cettc  cour  souveraine.  —  Et  comment  vous 
en  servez-vous,  mon  ami?  reprend  le  president.  —  Comme 
vous,  inessicurs,  repond  Bridoye.  Apres  avoir  bien  vu, 
revu,  lu,  relu,  paperasse,  feuillete  des  complaintes, 
ajournemenls,  comparutions,  commissions,  informations, 
productions,  allegations,  contredits,  requetcs,  enquetes, 
repliques,  dupliques,  tripliques,reprnehes,  griefs,  rccolc- 
nients,  libelles,  apostoles,  Icttres  royaux ,  compulsoires, 
declinatoires,  antieipatoires,  etc.,  cIc,  je  pose  sur  un  bout 
de  ma  table  les  papiers  du  defendeur,  ct  je  roule  les  dcs 
pour  hii,  comme  vous  ave:  coulume  de  faire,  messieurs. 
Ensuite  je  pose  a  I'autre  bout  tous  les  papiers  du  deman- 
deur,  el  je  roule  les  des  pour  lui.  —  Mais,  nvm  ami,  dit  le 
president,  d  quoi  connaissez-vous  I'obscurite  des  droits  sou- 
tcnus  par  les  parties?  —  Comme  vous  aulres,  messieurs, 
au  grand  nombre  des  papiers  deposes  sur  la  table.  —  Et 
comment  jugez-vous?  —  Comme  vous  aulres,  messieurs, 
en  faveur  de  celui  que  la  chance  favorise.  —  Mais,  dit  le 
president,  puisque  vous  prononcez  vos  jugements  d'apres 
le  de,  pourquoi  ne  roulez-vous  pas  a  I'beure  mcme  que  les 
parties  comparaissent  devant  vous?  Pourquoi  ces  papiers, 
ces  ecritures,  ces  procedures?  Quelle  utilite  y  Irouvez- 
vous? — Deux  avantages,  repond  Eridoye.  D'abord  la  forme, 
dont  remission  suffit  pour  annulcr  ce  qu'on  a  fait.  Sccon- 
dcnient,  j'y  Ironve,  comme  vous,  messieurs,  un  exercice 
lionnete  et  salutaire.  Un  grand  niedecin  disait  que  le  del'aut 
d'exercice  abrege  la  vie;  et  je  crois,  comme  vous  aulres, 
messieurs,  que  c'est  un  excellent  moyen  de  la  prolnngcr. 
que  vider  des  sacs,  feuilleter  des  papiers,  coter  des  ca- 
hiers,  etc.  » 
lei  Bridoye  raconte  I'liisloire  d'ua  bon  labouroiir,  nomma 


SUR   LES   niVlERES    UE   FRANCE. 


181 


Perrin  Dandin,  homme  honorable,  chanlanl  bien  au  lutrin, 
el  surtout  si  conciliant,  qu'il  arianseait  plus  de  proces 
qu'on  n'en  plaidait  dans  tout  Poitiers.  11  les  prenait  sur  leur 
fin,  bien  niiirs  et  bicn  digeres.  Alors  les  plaideurs  elaient 
au  bout  dc  leurs  plaiuoirics ;  leuis  bourses  elaient  vides ; 
il  ne  leur  manquait  nlus  qu'un  medialeur  qui  sauval  cha- 
cun  de  la  honle  c^  ^Jer  Ic  premier  :  Dandin  se  trouvait 
Id  a  propos,  et  il  It^aUgeait  raffairc;  c'elait  la  tout  son 
hour  et  toute  sa  lorlune.  —  «  Voila  pourquoi,  messieurs, 
ajoute  Bridnye,  je  temporise,  attendant  la  malurite  des  pro- 
ces ct  la  perfection  de  toutcs  leurs  parlies.  Un  proces  a  sa 
naissance  est  une  bete  sans  mcmbrcs  ct  sans  vigueur.  Les 
sergents,  les  huissiers,  les  appariteurs,  les  procurcurs,  les 
conimissaires,  les  avocats,  les  tabellions,  les  notaires,  les 
grefQers  et  les  juges,  sucant  bien  fort  ct  continuellement 
la  bourse  des  plaideurs,  dunnent  au  proces  tete ,  pieds, 
griffes,  bees,  dents,  mains,  veines,  arleres,  Dcrfs,  muscles 
et  humeurs;  les  voila  tout  formes.  » 

Le  discours  de  Bridoye,  que  nous  sommes  force  d'abre- 
ger,  est  seme  de  citations  Ires-plaisantes,  selon  la  manie 
du  temps  :  il  accumule  les  auloritcs,  a  propos  de  I'idee  la 
plus  frivole;  son  discours  est  double  par  la  seule  indica- 
tion des  auleurs  donl  il  s'appuie.  I'antagrucI,  presse  pap 
les  juges  de  vouloir  bien  prononcer  en  leur  place,  absout 
Bridoye,  en  faveur  de  tanl  d'equitables  sciilences  qu'il  a 
rendues  auparavant,  et  «  sur  ce  qu'il  y  a,  dit-il,  je  ne  sais 
quoi  de  Dieu  qui  a  lait  que  pendant  quaranlc  ans  ces  juge- 
menls  par  les  des  aient  etc  si  justes,  que  la  cour  n'y  ait 
Irouve  rien  a  dire,  n 

On  imagine  avec  quel  empressement  le  parlement  saisit 
I'occasion  de  condamner  un  livre  oil  il  elait  traitii  avec  taut 
d'irreverence,  Dans  un  autre  endroit  du  mcnie  ouvrage,  il 
est  peint  de  couleurs  encore  plus  fortes,  sous  le  nom  de  la 
lapinaudiere  des  chats  fourres,  oil  Panurge  est  oblige  de 
lais.ser  sa  bourse.  Tous  ces  passages  ne  sont  rien  moins 
qu'obscurs  :  la  satire  y  est  vive,  gaie,  et  quelquefois  san- 
glante ;  rajeunie  par  le  style,  elle  plait  encore  aujourd'bui. 
On  a  reconnu  dans  le  bon  juge  Bridoye  le  modele  de  ce 
Brydoison  qui  a  tant  egaye  notre  scene.  L'on  retrouve 
aussi  plusieurs  trails  des  Plaideurs  de  Racine,  le  nom  de 
son  beros,  Perrin  Dandin;  cctte  enumeration  de  M.  Chi- 
caneau : 

.  .  .  .  Je  produis,  je  fournis, 
Dc  dits,  de  contredits,  cikjucIcs,  compulsoires. 
Rapports  d'expcrts,  transports,  trois  inlcrlocutoires, 
Griefs  ct  fails  nouveaux,  Laux  el  proci-s-verbaux, 
J'obliens  lellres  royaux,  el  je  m'inscris  en  faux. 
Quatorze  appoinlemcnls,  trentc  exploits,  six  instances, 
Six  vingls  pioduclions,  vingt  arrets  de  defense. 
Arret  enfin, 

Dans  le  livre  qualrieme,  chapitre  seize,  Rabelais  dit  en- 
core en  parlant  d'un  buissicr,  o  quo  si  en  tout  le  territoire 
n'ctaient  que  trente  coups  de  baton  ii  gagner,  il  en  em- 
boursait  toujours  vingt-huit  ct  demi.  »  Racine  n'a  fait  que 
mcttre  cette  phrase  en  vers.  Ainsi  I'un  des  plus  beaux  ge- 
nies  du  dix-seplieme  siecle  ne  rougissait  pas  d'emprunter 
a  Rabelais  des  idees  et  des  expressions  dont  il  desesperait 
dVgalcr  la  naivete  originale. 

Les  savants  ne  sont  pas  mieux  traites  dans  son  livre 
que  les  inlerprcles  de  la  justice.  Frere  Jean  des  Entom- 
meures,  le  fidele  portrait  des  erudits  de  ce  temps-la,  se 
disculpe  ainsi  de  son  ignorance  :  «  Notre  feu  abbe  disait 
que  c'est  chose  monslrueuse  que  voir  un  moine  savant.  Eh ! 


mon  Dieu,  mon  ami,  Magis  magnos  ckricos,  non  sunt 
mag  is  magnos  sapicntes  !  » 

Veut-on  avoir  une  juste  idee  de  I'cloquence  savantc  de 
ce  Icmps-la,  qu'on  Use  la  harangue  dc  Janotus  de  Drag- 
mardo  pour  rcdemander  a  Gargantua  les  cloches  de  Kotre- 
Dame  (I.  I,  c.  19) ;  on  y  verra  rcpresentc  au  naturel  le  style 
bizarre  des  docteurs  de  I'ecole,  I'ignoraiice  des  facultcs, 
la  manie  barbare  d'cntremeler  incessaniment  le  latin  au 
francais.  Surtout  Rabelais  n'avait  garde  d'oublier  un  im- 
portant accessoire  des  harangues  du  temps;  Janotus  a  soin 
de  tousser  a  son  debut,  pour  imiter  le  fameux  predicateur 
Olivier  Maillard,  qui  en  usait  de  la  sorte  aux  principales 
divisions  de  ses  sermons;  il  marquait  d'avance  les  cndroits 
oil  il  avail  dessein  de  tousser,  et  ecrivait  (Item,  kcm)  cntre 
parentheses. 

On  commence  a  connaitre  la  maniere  de  Rabelais :  ses 
houffonneries  couvrent  toujours  quelque  idee  satiriquo; 
plus  on  s'instruit  des  ridicules  du  temps,  plus  on  le  Irouve 
spirituel  et  coniique.  Sa  critique  n'a  menage  personne; 
toutes  les  erreurs  et  loutes  les  folies  ont  leur  place  dans 
son  livre  ;  il  les  poursuit  en  se  jouant,  ct  ses  attcintes  n'en 
sont  pas  moins  profondes.  L'ile  des  Lanternes  est  I'image 
du  concile  de  Trente,  ou,  comme  dans  tous  les  autres,  on 
ne  faisail  que  ianlerncr.  La  description  de  l'ile  Sonnante 
offre  aussi  plus  d'une  allusion  maligne.  Mais  ce  qu'on  n'a 
jamais  dit  de  plus  fort  sur  la  cour  de  Rome,  ce  sont  les 
plaisanteries  sur  les  sacro-sainles  decrctales  des  p»pes. 
Son  audace  a  blamer  ce  qu'il  y  avait  alors  de  plus  revere 
.suppose  un  grand  courage,  a  une  cpoque  oii  les  tortures  et 
les  biichers  menacaient  la  moindre  pensee  nouvelle. 

N'oublions  pas  les  services  qu'ils  a  rcndus  a  la  langue 
francaise.  Dans  un  temps  oii  les  lettres  latines  renaissaient 
de  tous  cotes,  ou  l'on  croyait  enrichir  notre  idiome  en  le 
chargeant  de  mots  et  de  tours  cmpruntcs  a  cette  langue 
ancienne  ;  dans  un  temps  oii  l'on  parlait  de  I'analogie  po- 
iissime,  oil  l'on  translatait  les  psalmes,  ou  l'on  voulait  que 
la  verlu  du  Tres-Ilaut  olombrdt  le  juste;  dans  un  temps  o» 
Ronsard.  en  voulant  agrandir  le  genie  dc  notre  langue,  la 
denaturait  bizarrement,  et  trouvait  cependant  partout  des 
applaudissenients  et  des  eloges,  Rabelais  osa  s'opposcr  a 
ces  imprudents  novateurs;  il  se  servit  contrc  eux  de  son 
arme  ordinaire,  le  ridicule.  Dans  le  chapitre  six  de  son 
deuxieme  livre,  il  inlroJuit  certain  ecoiier  limousin,  dont 
le  baragouin  est  tout  a  fait  risible.  Pantagruel  lui  dcmande 
d'oi'i  il  vicnt;  I'ecolicr  repond  :  a  De  Valine,  inclyle  el 
cclebre  academic  qu'on  vocile  Lutece.  —  Et  a  quoy  passez- 
vous  le  temps ,  vous  autres  messieurs  cstiidiens  audict 
Paris?  —  Respondit  I'escolier  :  Kous  transfrelons  la  se- 
quane  au  dilucule  ct  crcpuscule;  nous  deambulons  par 
les  compiles  et  quadrivcs  dc  I'urbe,  etc.  » 

Rabelais  n'a-t-il  jamais  ecrit  que  dans  ce  style  enjoue 
dont  son  nom  reveille  aujourd'bui  I'idee?  L'on  pourrait  le 
ci'oire,  ii  juger  de  son  talent  par  les  seuls  passages  qu'on  a 
coutume  d'en  ciler,  ct  par  Texanien  que  les  rheteurs  ont 
fait  de  son  ouvrage.  On  change  d'avis  en  lisanl  deux  dis- 
cours rapportcs  aux  chapilres  vingt-neuf  et  trente  et  un  du 
premier  livre.  L'un  est  une  Ictlre  de  Graiidgousier  ii  Gar- 
gantua pour  le  rappcler  aupres  de  lui,  lorsque  Picrochole, 
son  ancicn  allic,  vent  s'cmparer  de  son  royaume.  L'autre 
est  une  harangue  de  Gallet,  ambassadeur  de  Grandgousicr, 
a  Picrochole.  ^'ous  citcrons  ce  dernierniorceau,  en  y  chan- 
geant  quelques  vieux  mots,  mais  en  respectant  partout  la 
pensee  ct  le  mouvement  du  style. 


182 


PETITS  VOYAGES    SUn   LES  niVlEUES   DE  FHANCE. 


narangue  dc  Gallel  d  Picrochole. 

«  La  plus  sensible  douleur  qu'on  puisse  epnmver  osl  do 
rcccvoir  deplaisir  ct  domnugo  d'oii  Ton  altcndait  bicnvoil- 
lanco  et  faveur.  Cost  un  coup  si  cruel,  tpic  plus  d'mi  homine 
y  a  sucoombc,  ct  s'cst  privc  dans  son  desespoir  dune  vie 
ilesormais  insupporlablc. 

«  11  n'csl  done  pas  etonn.inl  quo  nion  maitiT,  ii  la  nou- 
velle  de  ton  injustc  agression,  nil  sciili  sou  roeur  s'emou- 
voir  et  sa  raison  se  Irouldcr.  II  sorait  plus  clonnant  sans 
doule  que  le  ravage  de  scs  cliamps  et  Ic  meurtre  de  scs 
sujels  ne  lui  eussent  coute  aucun  regret.  Tu  sais  jusqu'ou 
tcs  soldats  ont  pousse  la  barbaric  :  il  ne  fallait,  pour  dc- 
chirer  le  coeur  de  mon  maitre,  que  I'amour  qu'il  porte  ii 
son  pcuple.  Mais  que  lu  sois  I'auteur  de  cet  outrage,  toi 
dont  les  ancctres  ctaicnt  si  ctroitement  unis  d'amitie  avec 
les  siens,  toi  qui  as  rcnouvelc  avec  lui  cette  immortelle 
alliance,  qui  si  longlemps  I'as  regardee  comme  sacree,  qui 
I'as  renJue  si  respectable  aux  nations,  qu'il  Icur  seniblait 
plus  difQcile  de  la  rompre  que  d'clever  les  abimes  au- 
dessus  des  nuagcs,  et  que  jamais  dies  n'ont  ostS  dans  leurs 
guerrieres  entreprises,  to  provo(pier  de  peur  de  mon  roi, 
ni  mon  roi  de  peur  de  toi  :  c'est  ce  qui  lui  rend  ce  malhcur 
plus  intolerable  ct  plus  cruel. 

«  11  y  a  plus.  La  renommce  de  cette  amitie  sainle  s'est 
lellement  repandue  sous  le  cicl,  qu'il  est  pen  d'hommes 
dans  le  monde  qui  n'aient  eu  Tambilion  d'y  etrc  associes, 
aux  conditions  iniposecs  par  vous-mcmes;  ils  estimaient 
autant  votre  alliance  que  la  possession  de  leurs  terres.  En 
sorte  que,  de  toute  memnire,  jamais  prince  superbe,  jamais 
ligue  audacieuse  n'osa  cnvaliir  vos  terres  ni  celles  de  vos 
allies,  et  si,  par  imprudence,  on  voulut  jamais  porter  at- 
teinte  a  leur  siirete,  il  Icur  a  sufli  de  dire  ([u'ils  ctaicnt  vos 
amis ;  le  nom  et  le  tilre  de  voire  alliance  ont  fait  tomber 
les  armes  qui  les  menacaient.  Quelle  fureur  vous  transporte 


done  aujourd'hui,  de  briscr  le  lien  qui  vous  unit  a  nous, 
do'fouler  au.x  picds  nofrc  amili?,  d'oublier  tons  les  droits, 
et  d'altaqucr  un  pcuple  qui  n'a  ricn  fait  conire  vous  (1 )?  Oii 
est  la  lui  ?  Oil  est  la  raison '?  Ou  est  I'lnimanite  ?  Oil  est  la 
crainio  de  Dicu?  Crois-lu  que  ces  outrages  soienl  caches 
aux  esprils  clernels,  et  au  Dieu  souverain,  qui  est  le  juste 
retriliulcur  de  nos  entreprises?  Si  Ui  Ic  crois,  tu  te  trompes, 
car  toutes  cboscs  viendront  a  son  jugemcnt.  Est-ce  I'arrct 
des  dcsliuces  ou  la  falale  inllucnce  des  aslres  qui  mettent 
un  tcrmc  a  ton  repns  et  a  tes  prospcrites !  .\h!sans  doutc, 
toutes  clioses  ont  leur  periode  et  Icur  fin  :  quand  elles  ar- 
rivent  au  supreme  degre  de  leur  elevation,  elles  manquent 
bieulot  par  le  bas;  c'est  un  ctat  ou  elles  ne  peuvent  long- 
tem|is  demeurer.  Ainsi  tombcnt  ceux  qui  n'ont  pas  su  regler 
leurs  prospcrites  et  leur  fortune. 

«  Mais  si  Icl  elait  Tarrct  du  sort,  si  la  (In  de  ta  felicite 
ctait  marquee,  fallail-il  qu'elle  entrainat  avec  elle  celle  de 
mon  rni  ,-i  qui  tu  la  dcvais?  Si  ta  maison  devait  tomber  en 
ruine,  fallait-il  qu'elle  ccrasat  de  sa  chute  Ic  palais  de  celui 
qui  I'avait  ornce?  Cette  idee  est  tcUement  hors  des  bornes 
dc  la  raison,  tellement  conlrairc  au  sens  cominun,  qu'a 
peine  pcut-elle  elre  concue  dc  rcnlendcmcnt  bumain  :  les 
eirangcrs  ne  la  croirout  pas,  jusqu'a  ce  que  I'effet  trop  cer- 
tain leur  apprenne  que  rien  n'esl  saint  ni  sacre  a  ceu.x  qui 
se  sont  al'lrancbis  de  Dicu  el  de  la  raison ,  pour  suivre leurs 
aveugles  caprices  et  leurs  passions  perverses. 

«  Si  nous  t'avions  attaquc  dans  tes  possessions  ou  dans 
tes  sujels,  si  nous  avions  favorise  ceux  que  tu  repoussais 
de  ta  laveur,  si  nous  t'avions  refuse  du  secours  dans  tes 
perils,  si  nous  avions  blesse  ton  nom  ou  ton  honneur,  ou, 
pour  niieux  dire  (car  nous  sommes  incapables  de  ces  exces), 
si  I'esprit  calomniateur,  te  jouant  de  ses  trompeuses  inspi- 
rations, cut  mis  en  ton  esprit  que  nous  avions  fait  quelque 
chose  d'indigne  de  notre  ancienne  amitie,  tu  devais  d'abord 
t'assurer  de  la  verite,  et  puis  en  demander  la  reparation. 


Pile  lie  CliMl-.Mii 


Nous  cusslons  satisfail  a  ton  juste  ressentiment,  tu  aurais 
ete  content  de  nous.  Mais,  grand  Dieu !  quelle  est  ton  en- 
treprise!  voudrais-tu,  en  iiijusle  conqucrant,  et  en  tyran 
perfidc,  piUor  ct  decliircr  le  royaume  de  mon  niailre? 
L'as-tu  connu  si  l.iclie  qu'il  n'ose  te  rcsister?Le  crois-tusi 
depourvu  d'hommes  et  d'argent,  si  donue  de  prudence  et 

,  ())  Rabelais  dit  plus  Sncrgiqaenicnt  dans  son  vicnx  langage:  a  Quelle 
furii:  iloncques  fcsuieut  mainlcnanl,  tome  alliance  briscc,  loulc  amilie 
toDculcquOc,  lout  droict  irespassr,cnv3liiiiiosiilcracni,cic.  » 


de  talent,  qu'il  ne  puisse  repousser  ton  injuste  attaque? 
Sors  promptement  de  scs  terres,  et  ((ue  dAnain  le  jour  ne 
tevoic  ]ilus  dans  ses  Etats  :  que  ses  sujels  surtout  ne  souf- 
frent  pasde  ta  rclraite;  quemille  bezanls  d'or  (2)payont  le 

(2)  Besmit  ou  iezani,  monnaie  (Tor  tin,  frappte  d'abord  sous  les  empe- 
rcuis  grccs,  h  Coiisianlinoplc, appclce  Bijzaiice,  d'oii  ccue  monnaie  a  pri3 
son  noin.  Les  ic^oii/scurenl  tours  en  France  dans  les  douzitnic  citceUiemii 
slt'cles.  11  seraii  assez  difUcile  dc  delcrniiner  avec  precision  leur  valeor, 
I'n  passage  dc  Joiuvillescmble  lu  fixer  i  dixsous  lournois. 


BF.n  ISH 
MbSFU\', 

7    AL'G  20 
HISTORY. 


CORHRIuL!!: 


LES   ILLUSTBES   FRA^'(;AIS. 


183 


rav.ije  de  scs  terrcs;  que  la  moilic  soil  acquillde  demain, 
ct  I'aulrc  moilie  aux  ides  de  mai  protliain  ;  enOn  que  jus- 
qiic-li  d'illiistrcs  otagcs  nous  repondcnt  dc  ta  fidi'lile.  » 

On  voil  que  ce  plaisantTouranseau  n'elait  di'iiuc  ni  de 
forte  raison  ni  de  maligne  gaiele.  C'csl,  en  gOneral,  le  ca- 
raclere  des  habitants  et  du  pays.  Apres  avoir  quitle  Tours 
ct  depasse  la  Tile  de  Cinq-Mars  qui  rappelle  des  souvenirs 
si  tristes  et  si  sauglanls,  en  s'avancanl  du  cote  de  I'Anjaii, 
vers  Saumur,  les  rives  de  ce  beau  llcuvc  prendrorit  unc 
pbysionomie  moins  frivole  ct  tnoins  gaie,  mais  encore  ra- 
vissanlc  de  crace  et  de  bcaute. 


LES  ILLUSTRES  FRANCAIS, 


PIEBRE  COHNXII.LZ:. 

Kfi  tE  16  JCIM  (606,  aOBT  IE  i"  OCIOEJIE  1681. 

La  vie  de  ce  grand  homme  est  aussi  simple  que  son 
genie  lut  eleve. 

Fils  d'un  avocat  general  a  la  (able  de  marbre  (eaux  ct 
forels)  de  Normandie,  et  de  Marguerite  le  Pcsant,  Cllc  d'un 
niailre  des  comptcs,  ce  fondateur  de  notre  tliealre  vijciit 
dans  son  cabinet,  travaillant  pour  la  gloire.  11  avail  suc- 
ccde  a  son  pere  dans  sa  charge.  Ses  moeurs  cfaient  simples; 
son  exterieur  avait  pen  dc  grace;  sa  parole  etait  comme 
embarrassee  par  le  poids  de  la  meditation ;  el  il  le  scnlail 
lui-meme.  ' 

J'aila  plume  feconileetla  bouclie  sifrile; 
Bon  galanl  au  lliiiatre  et  fort  mauvjis  en  ville; 
Et  I'on  pcul  rarement  m'ecoutcr  sans  ennui, 
Que  quand  jc  me  produis  par  la  boutlic  d'autrui. 

Le  grand  Conde  disait  :  —  «  II  ne  faut  rentendrc  qn'd 
riiolel  de  Bourgogne.  » 

Corneille  ne  se  monlrait  pas  dans  les  salons,  et  ne  Lri- 
guuit  pas  les  suffrages  et  la  protection  des  femmes.  C'elait 
un  homme  d'etnde  et  de  travail,  de  pensee  profonde  et  se- 
vere. Toule  son  existence  se  concentre  dans  la  creation  de 
noire  theatre. 

Corneillo  avait  donne  le  Menleur  en  1642,  seize  ans 
avant  que  Molierc  debulat  a  Paris  (1638)  par  la  comedie 
de  I'tlourdi.  II  avait  donne  le  Cid  trento  ct  un  ans  avanl 
que  Racine  fit  jouer  Andromaque.  Un  intervalle  de  vingl- 
deux  ans  separe  le  chef-d'oeuvre  le  Menleur  du  Tarlufe, 
premier  chcf-d'(cuvre  qu'ait  donne  Moliere.  Voild  ce  qu'il 
ne  faut  point" oublier. 

»  Corneille,  dit  un  excellent  critique  modcrne,  dcbula 
par  Slelile,  o«  les  Fausses  Clefs,  comedie  en  cinq  acles  et 
en  vers.  II  n'avait  alors  que  dix-neuf  ans.  Une  intrigue 
dont  il  I'm  le  heros  lui  donna  I'idee  de  sa  piece.  Alexandre 
Hardy,  le  plus  fecond  de  nos  anciens  auteurs  dramatiqucs, 
clail  associe  avcc  les  comediens,  et  disait,  en  reccvant  sa 
pa  rl  des  rccetles  de  ilelile :  —  uC'est  une  assez  jolie  farce. » 
Le  succes  fut  si  grand,  qu'il  donna  lieu  a  retablissement 
rt'une  nouvelle  troupe.  Clilandre,  ou  VInnocence delhree, 
Iragi-comedie  jouce  en  1652,  fut,  en  France,  la  premiere 
piece  dans  la  regie  de  vingt-quatrc  heurcs.  Mais  I'unilc 


d'action  y  est  remplacee  par  unc  profusion  d'avcnturcs  ct 
d'incidents.  On  voil  dans  le  premier  acte  une  Dorise,  Irop 
offcnsee  des  libres  discours  dePymante,  lirer  une  aiguille 
de  ses  chcveux,  crever  un  ceil  du  galant  et  s'enfuir.  Alors 
Pyniante,  desole,  apostrophe  I'aiguille  dans  un  long  mono- 
logue, et  lui  adrcsse  de  si  subliles  plaintcs,  que  de  la,  dil- 
on,  est  veiui  le  proverbe  :  Discourir  sur  lapoinle  d'une 
aiguille. 

Le  theatre  alors  etait  beaucoup  trop  libre... 

Ce  fut  Corneille,  le  premier,  qui  epura  les  mceurs  de  la 
scene  fraucaise,  comme,  le  premier,  il  en  crea  I'art  el  les 
lois. 

Le  Iroisieme  ouvrage  de  Corneille,  joue  en  1651,  a  pour 
litre  :  la  Veuve,  ou  le  Traiire  puni.  Cette  comedie  n'est  pas 
plus  reguliere  que  Melile  el  Clilandre.  L'action  dure 
cinq  jours.  On  y  remarque  I'abscnce  des  aparte,  et  Cor- 
neille avoue  dans  sa  preface  son  aversion  pour  ccs  mots 
ouecs  phrases  que  le  spectateur  doit  entendre  dans  loute  la 
salle,  el  qui  ne  doivent  pas  elreentendus,  sur  la  scene,  des 
personnages  avec  lesquels  on  s'enlrelient. 

Ces  trois  premieres  pieces  de  Pierre  Corneille,  depuis 
lougtemps  tombees  dans  un  jusle  oubli,  eurenl  un  si  grand 
succes,  que  Mairet,  auteur  de  Sophonisbe,  ecrivait  au  jeune 
debutant : 

Rare  ccrivain  de  notrc  France, 
Qui,  le  premier  des  beaux  csprils, 
As  fait  revivre  en  tes  ecrils 
L'esprit  de  Plaule  et  do  Terence. 

Ces  vers  font  suffisamment  connaltre  la  revolution  que 
Corneille  commencait  a  faire  dans  la  barbarie  de  notre 
scene  comique. 

La  memo  annee  1634,  fut  representee,  avec  un  grand 
succes,  laGalerie  da  Palais,  ourAmi  rival.  L'aclion,  dans 
les  cinq  acles,  dure  encore  cinq  jours.  Mais  Corneille,  par 
une  heureuse  innovation,  subslilua  le  personnage  de  sui- 
vante  a  celui  de  I'elcrnelle  nourrice  du  theatre  antique, 
role  qui  etait  ordinaircmcnl  joue  a  Paris  par  un  homme 
habille  en  fcmnie.  La  cinquieme  piece  de  Corneille,  moins 
irreguliere  que  lesautres,  est  encore  une  comedie  qui  a 
pour  litre  :  la  Suivanle  (1054  ).  L' auteur  remarque  lui- 
memc  qu'il  s'est  assujelti  a  rendre  les  cinq  acles  tellemenl 
egaux  en  quanlite  d'alexandrins,  qu'ils  n'en  out  ni  plus 
ni  moins  chacun  que  le  meme  nombre. 

Une  sixicme  comedie,  la  Place-Royale,io\iee  en  1655, 
cut  un  succes  prodigieux  qu'ou  ne  pourrait  expliquer  au- 
jourd'hui,  si  on  ne  comparait  cette  piece  a  ce  que  la  scene 
comique  avait  alors  de  plus  remarquable  dans  ses  informes. 
Mais  les  dames  se  plaignirenl  yivemcnl  d'avoir  etc  trop 
niallraitees  dans  la  Place-Royale  par  Corneille,  qui,  dans 
sa  dedicacea  Gaston,  due  d'Orlcaus,  disait  :  «  Je  les  prie 
de  SD  souvenir  que,  par  d'autrespoemes,  j'ai  as.sez  releve 
leur  gloire  et  soutenu  leur  pouvoir  pour  effacer  les  inau- 
vaiscs  idecs  que  celui-ci  leurpourra  faire  concevoir  de 
mon  esprit. » 

11  avait  donne,  dans  I'espace  de  neuf  ans,  sis  comedies, 
tonics  en  cinq  acles  et  en  vers,  lorsqu'en  1656,  il  aborda 
la  scene  tragique  el  Dt  jouer  Mcdee,  dont  un  scul  mot  est 
restc  celebre  ; 

Centre  tant  dc  rcvers  que  vous  rcste-t-U  ? 

Moi. 
Dans  cette  piece  se  trouvent  beaucoup  de  vers  Iradiiits 
ou  imites  de  la  Mcdee  de  Seneque.  Dcja  I'auteur  s'eleve 


181 

beaucoup  aii-Jessiis  des  aulours  tiagiques  sps  coiilcmpo- 
rains;  mais  le  graiid  Conicilk'  ne  sp  rcvele  (loiiit  encore 

La  mcme  annec  1C56,  I'ul  joiiec  son  lUusion  comiquc, 
Comedie  en  cinq  acles  ft  en  vers.  Ccllc  piece  reussil  mnl- 
gre  ses  irregulariles.  Le  role  de  Malamore  est  devenu  de- 
puis  caraclerislique  et  sertii  di'signcr  lefaux  brave.  II  est 
bon  de  faire  connailrc  (pad  clait  alors  le  gout  dominant 
poilr  le  merveilleu.iL  le  plus  grotesque.  Le  capilan  se  van- 
tail  d'avoir  abatlu  d'un  souflle  le  sofi  de  Perse  et  le  Grand 
Mogol,  et  nieme  d'avoir  un  jour  singuliercment  rclardc  le 
lever  du  soleil,  parce  qu'on  ne  trouvait  point  I'Aurore, 
attendu  qu'clle  elait  couclice  avec  ce  nouvel  tndymion. 
Plus  severe  pour  lui-meme  que  ne  I'etait  le  public,  Cor- 
ncille  avoue,  dans  Tcxamen  qu'il  fait  de  sa  comedie,  que 
c'est  «  une  galantcrie  extravagante  qui  nc  nieiite  pas  d'etre 
consideree.  » 

TMle  est  la  premiere  cpoque  de  Corneillo.  On  le  voit 
emporte  par  une  impulsion  secrete  et  aveugle.  11  clicrclie 
encore  sa  force  et  la  demande  a  des  tatonnements  incer- 
tains  et  obscurs.  II  none  I'intrigue  et  complique  les  evene- 
menls  ;  ildevine  la  beaiile  descaracteres  bien  approfondis, 
el  il  les  exagere ;  il  apercoit  de  loin  I'arl  dramatique  et 
ne  le  decouvre  pas  encore. 

Ce  fut  un  des  amis  de  son  pere,  conseiller  au  parlement 
de  Rouen,  qui  dirigea  son  genie  encore  errant,  et  lui  mon- 
tra  la  voie  qu'il  dovait  illuslrcr.  Le  theatre  cspagnol  avail 
produil  des  chefs-d'univre  dont  le  Ion  eleve  et  energique 
sympalbisait  avec  I'ame  et  I'esprit  de  Corneille.  11  indiqua 
cetle  elude  au  jeune  ecrivain,  qui  suivit  ce  conseil  etecrivit 
le  Cid  a  I'imilation  des  Espagnols. 

Le  Cid  paruten  163",  el  «  il  est  mal  aise,  dil  Pelisson, 
r  auleur  contemporain,  de  s'imaginer  avec  quelle  approba- 
tion cclle  piece  fut  recae  de  la  cour  et  du  public.  On  ne 
pouvail  se  lasser  de  voir;  on  n'entendait  autre  chose  dans 
les  compagnies;  chacun  en  savait  quelques  parlies  par 
cffiur;  on  la  faisait  apprendre  aux  enfants,  et  en  plusicurs 
cndroils  de  la  France,  il  ctait  passe  en  provcrbe  de  dire  : 
Cela  est  beau  coinme  le  Cid. 

L'Espagnol  Guilhem  de  Castro  avail  guide  Pierre  Cor- 
neille. Dans  sa  dedicace,  il  dit  a  Mme  de  Comhalet,  duchesse 
d'Aiguillon  :  oCesucces  a  passe  mes  plus ambilicusesespe- 
rances.  » 

Mais  bienlot  I'envic  s'cvciUa.  Le  cardinal  de  Pichelicu, 
qui,  jusque-ld  avail  aime  Corneille,  el  qui  lui  faisait  de  ses 
dcniersune  pension  de  500  ecus,  elait  auleur  ou  collabora- 
teur  d'assez  mauvaises  tragedies.  Mairel,  qui  avail  louc 
dans  Corneille  I'auleur  comique,  s'effraya  du  succcs  d'un 
rival.  Le  fameux  Scudery,  auleur  do  douze  tragi-comcdies 
deleslables,  publia  des  Obscrvalioiis  critiques sur  le  Cid. 
Le  cardinal  les  approuva  et  voulul  que  I'Academie  fran- 
caise,  donl  il  elait  le  prolecteur,  prononcal  son  jugemenl ; 
Scudery  le  soUicila.  Bois-Robcrt,  lacetieux  acadcmicicn  et 
bouffon  du  cardinal,  pressa  Corneille  d'acceder  aux  volonles 
du  maitre,  el  Corneille  repondil  :  «  Messieurs  de  I'Aca- 
demie peuvenl  faire  ce  qu'il  leur  plaira.  PuLsque  vous  m'e- 
crivez  que  monseigneur  serait  bien  aise  d'cn  voir  lejuge- 
ment,  ct  que  cela  doit  divertir  Son  Eminence,  jc  n'ai  rien 
a  dire.  » 

L'Academic  s'assombla  done  le  6  juin  1657.  Ellc  nomma 
Irois  commissaires  examinaleurs ;  Chapclaiu,  I'abbe  Amablc 
de  Bourzcis ,  thijologicn  controversisle  el  pn^dicaleur 
obscur,  Jean  Desmarels  ,  auleur  des  Viswnnaires  el  de 
plusieurs  tragi-comcdies  oubliecs,  de  plus,  conOdcnl  de 


LES   MILLE  ET  I'lNE   ISUItS 


Ricliclieu  ct  son  premier  commis  dans  le  departement  des 
affaires  poeliques.  Tels  furent  les  memhres  de  rAcadeniic 
charges  de  criliquer  Corneille  :  nous  dirons  bienlot  avec 
quel  succcs. 

( La  suite  a  un  nutnero  prochain.) 


LES  MILLE  ET  UNE  WUITS 

D'EUROPE  ET  D'AMERIQUE, 

00 

CnOTX  DCS  WElLLEtlES  COKIES 

ESPAGNOLS,   ALLEU.4NDS,    ANGLAIS,    AMEBlCAlBS,  ETC.,   ETC  (1). 


QDATBIEME  NUIT. 

COMMENT  UN^FEMME  PEUT  tlRE  PIRE  QU'UN  DIAaLE, 

ou  MEILLEURE  QU'UN  ANGE. 

—  «  Les  Ilaliens,  s'ecria  le  dey,  qui  ont  lant  de  vivacite 
el  d'imaginalion,  n'ont-ils  pas  produil  de  beaux  conlos?  Je 
voudrais  connaiire  un  pen  leur  maniere  et  leur  style. 

—  Voire  Ilaulesse,  dit  Kalharlhikos,  a  parfailcmenl  bien 
juge.  C'esl  le  peuple  qui  fournil  I'Europe  de  cunles ;  el  nous 
avons  ici  un  ncgociant  Uorenlin  qui  vous  en  dira  des  nou- 
velles. 

—  Eh  bien,  failes-le  vcnir.  J'ai  expcrimente  I'Alleniagne 
el  I'Espagne.  Je  ne  serai  pas  fache  de  Her  connaissance 
avec  I'llalie  conleuse. 

—  Voire  volonte,  Ilaulesse,  sera  bienlot  accomplic. » 
En  eflet,  on  alia  cbercher  le  negociant,  qui  n'etail  pas 

Ircs-frcondnitres-souple d'imaginalion,  mais  qui  avail  daiis 
sa  poche  un  pelit  volume  relie  en  maroquin,  lequel  vini 
a  son  sccours  :  c'elaient  les  poesies  de  Machiavel.  II  y  lut 
le  malinconte  suivant,  querinlerpretetranscrivitaussilul : 

NOXTVELIiE  SE  I.'AnCBIDIABI.E  BEIiFEGOR. 

ARGUMENT. 

L'archidialile  Belfogor  est  envoye  pdr  Pluton  en  ce  monde  avec  ToMiga- 
tion  de  prendre  fomme.  II  vieni,  se  marie;  et,  ne  pouvani  souffru'  I'or- 
gueit  et  riiumeur  acarilUre  de  sa  luoitie,  il  aime  tiiioux  reluurner  egi 
ciifcr  que  de  se  reracure  avec  elle. 

On  lit  dans  lesvicux  mcmoires  des  annales  de  Florence 
la  relation  de  la  vie  d'un  Ires-saint  homme  fort  ccK'bie  do 
son  temps.  11  y  est  dil  que  les  visions  cxlaliques  qu'il  avail 
a  la  suite  de  ses  oraisons  lui  permellant  de  conlempler 
cetle  foule  d'hommes  malheureux  plonges  aux  enfers  pour 
eli-c  morls  dans  la  colere  de  Dieu,  tons,  ou  du  nioins  pres- 
que  loussc  plaignaienl  d'etre  reduilsii  une  si  grande  infoi'- 
liine,  uniquemcnt  pour  avoir  pris  fcmmc  pendant  leur  vie. 
Minos,  Rhadamante,  ct  les  autres  juges  des  eulers  en 
elaicnt  confondus  de  surprise,  et  regardaient  cela  comme 
des  calonniies  envers  le  sexe  femiuin.  Ccpendant  les  plaiu- 

(I)  Yoy.  numei'o  111,  p.  82. 


D'EeilOPE    ET 

tos  rcdoublaienl  de  jour  en  jour;  le  raiiport  on  fut  f.iil.i 
Pluton,  ct  il  fut  resolu  que  le  cas  serait  soumis  a  un  niur 
exanien  des  puissances  infernalcs,  qui  prcndraienl  !e  parti 
jugele  meilleur,  pour  reconnailre  si  cette  accusation  etait 
mensoiige  ou  verite.  Toutes  etant  done  reuuies  en  asscm- 
blee  generale,  Pluton  parla  en  ces  termes  : 

«  je  sais  fort  bien,  mes  feauset  bien-aimcs,  quel'arran- 
gement  des  choses  celestes  et  les  arrets  du  sort  m'ont 
devolu  la  possession  irrevocable  dc  cc  royaume,  et  que  je 
ne  suis  soumis,  dans  mon  gouvernemeiit,  ii  aucune  rcmon- 
trance  divine  ou  huniaine;  neanmoins,  comme  il  est  pru- 
dent a  ceux  qui  peuvent  tout,  de  reconnaitre  volontaire- 
menl  des  lois  et  de  s'cn  rapportcr  plus  au  jugemcnt 
d'autrui  qu'a  leurs  propres  idees,  j'ai  decide  dc  recevoir 
vos  couseils  sur  la  maniere  dont  je  devais  me  conduirc 
dansune  circonslance  par  suite  de  laquelle  mon  autorile 
pourrait  se  trouver  bafouee  et  avilie.  Tous  les  hommes 
qui  arrivent  dans  mon  empire  prelendent  que  les  femnics 
en  sont  cause ;  cela  me  parait  impossible ;  je  crains  done. 
en  ajoutanl  foi  a  cette  declaration,  de  passer  pour  un  cruel- 
mais  aussi  j'apprehende,  en  refusant  d'y  croire,  de  me 
monlrerpeu  severe  et  pen  amateur  de  la  justice.  Et  comme 
dc  ces  deux  torts,  I'un  est  celui  des  caracteres  legers,  et 
I'autre,  celui  des  esprils  de  travers,  voulant  eviter  ces  deux 
reproches  et  n'en  rlecouvrant  pas  le  moyen,  je  vous  ai 
convoques  pour  recevoir  vos  avis  ct  votre  assistance,  et 
pour  que,  grace  a  votre  sagesse,  ce  royaume  continue  de 
fleurir  avec  gloire,  comme  il  a  fait  jusqu'a  present.  » 

Tous  les  princes  de  I'enfer  jugerent  le  cas  d'une  haute 
importance,  ct  digne  d'une  extreme  consideration ;  mais 
chacun  d'eux,  en  concluant  qu'il  etait  necessaire  de  de- 
couvrir  la  verite,  diffdrail  sur  les  moyens  d'y  parvenir.  Les 
uns  voulaient  qu'on  envoyat  en  ce  monde  un  ou  plusieurs 
emissaires,  revetus  dune  forme  huniuine,  pour  s'nssurer 
par  cux-mcmes  de  I'exactitude  du  fait.  Plusieurs  autres 
pensaient  que,  sans  lant  de  travail,  on  pourrait,  par  di- 
vers lourments,  contraindre  les  ames  a  des  aveux  precis. 
Mais  la  majeure  partie  fut  pour  I'envoi  d'un  depute;  et, 
comme  il  ne  se  Irouvail  personne  qui  se  chargeat  volon- 
tairenient  de  cette  entreprise,  on  resolut  de  s'cn  remetlre 
au  sort  qui  tomba  sur  I'archidiable  et  ex-archange  Belfe- 
gor.  Cefut  bien  a  conlre-coeur  qu'il  recut  cette  mission; 
mais  I'ordre  impericux  de  Pluton  le  contraignit  de  se  sou- 
mettre  a  la  deliberation  du  conseil,  et  aux  conventions  so- 
lennellcmentdeliberees,  Cos  clauses  porlaient  qu'il  serait  re- 
mis  aucommissaire  infernal  cent  mille  ducats  avec  lesquels  il 
se  rendrait  dans  ce  monde  sous  une  forme  bumaine,  s'y 
marierait,  vivrait  aupresde  sa  femme  pendant  disans;  et, 
au  bout  de  ce  temps,  feignant  de  mourir,  viendrait  rendre 
complea  ses  superieurs  des  joics  et  des  peines  du  mariagc. 
II  fut  aussi  arrele  que,  durant  ce  temps,  il  serait  sujel  a 
tous  les  chagrins  ct  a  tous  les  maux  auxquels  sont  espuses 
les  huraains,  et  que  trainenl  apres  elles  la  pauvrcte,  la 
captivite.  la  maladie,  ou  toute  autre  espece  d'inl'orluncs, 
a  moins  que,  par  ruse  ou  par  adresse,  il  n'eul  Part  Je  s'cn 
affranchir. 

Belfegor,  ayant  done  pris  la  commission  et  la  bourse, 
s'en  vint  en  ce  monde,  et,  avec  une  suite  nombreuse  de 
cavaliers  ct  de  servileurs,  fit  une  entree  brillante  dans 
Florence.  II  choisit  cetle  villc  pour  son  habitation,  de  pre- 
ference li  toute  autre,  comme  celle  dans  hquelle  il  pouvait 
lemieux  faire  travailler  usuraircment  ses  deniers;  se  fit 
appeler  Roderigo  di  Casliglia.  ctloua  une  maison  dans  le 


D'AMElilQUE.  ■»8S 

faubourg  de  Tous-lcs-Saints.  II  annonca  etre  parti  recem- 
mcnt  d'Espagne,  ct  s'clre  rendu  a  Alep  en  Syrie,  oii  il 
avail  gagne  toute  sa  fortune  ;  ct  que  dcla  it  etait  venu  en 
Italic,  pour  se  maricr  en  un  pays  plus  civilise  et  plus  con- 
forme  a  ses  inclinations.  Roderigo  etait  fort  bel  homme,  et 
paraissait  avoir  trente  ans.  Peu  de  jours  lui  suffirent  pour 
etaler  toutes  ses  richesses,  et  pour  manifester  la  douceur 
et  la  liberalitc  de  ses  mCBurs  ;  de  sorte  que  plusieurs  nobles 
ciladins,  riches  dc  Giles  et  pauvres  d'argent,  rechercherenl 
a  I'envie  son  alliance.  Roderigo  choisit  parmi  elles  une 
fort  belle  personne  appelee  Onesta,  fille  d'Amerigo  Donati, 
qui  en  avail  trois  aulres  encore,  ainsi  que  Irois  garcons ; 
tous  les  sept  bonsa  marier.  Get  Amerigo  etait  d'une  tres- 
noble  famille  et  fort  considere  dans  Florence,  mais  extre- 
ment  pauvre,  eu  egard  an  grand  nombre  de  ses  enfants. 
Roderigo  fit  des  noces  magnifiques,  et  ne  negligea  rien  de 
ce  qui,  dans  de  semblables  fetes,  pent  salisfaire  la  va- 
nite  ;  les  lois  de  I'enfer  le  soumcltaient  a  toutes  les  pas- 
sions humaines.  II  commenca  des  lors  a  etre  flatle  des  bon- 
neurs  et  des  poi.qies  du  monde,  el  a  desirer  d'etre  loue 
parmi  les  hommes;  ce  qui  n'clait  pas  un  petit  article  de 
depense.  De  plus,  il  n'eut  pas  habile  quelque  temps  avec 
sa  dame  Onesta,  qu'il  en  devint  eperdument  amourcux,  et 
la  vie  lui  etait  odiense  chaque  fois  qu'il  la  vuyail  Irisle  ou 
eprouvant  le  moindre  desespoir. 

Madame  Onesla  avail  apporle  dans  la  maison  de  Rode- 
rigo, avec  sa  noblesse  et  sa  beaule,  un  si  feroce  orgueil, 
que  celui  de  Lucifer  n'etait  rien  aupres ;  el  Roderigo,  qui 
avail  eprouve  Pun  et  I'autre,  jugeail  celui  de  sa  femme 
bien  superieur.  Mais  il  augmenta  encore  avec  le  temps,  a 
mesure  qu'elle  s'apercut  de  I'amnur  qu'avait  pour  elle  son 
mari ;  el,  des  qu'elle  eut  vu  qu'elle  pouvait  etre  mailresse 
en  tout  point,  elle  se  mil  a  lui  commander  sans  pitie  ni 
respect.  Au  moindre  refus  qu'elle  eprouvail,  c'etaient  des 
paroles  injurieuscs  el  mordanles  qui  desolaicnt  le  pauvre 
Roderigo.  Neanmoins  le  beau-pere,  Ics  freres,  la  famille, 
les  devoirs  du  mariage,  et  par-dessus  tout  son  amour, 
elaient  pour  lui  des  motifs  de  patience.  Je  ne  parle  point 
des  grosses  depenscs  qu'il  fit,  pour  la  salisfaire,  en  habits 
et  mcubles  de  nouvcUe  mode,  qui  se  succedent  si  rapide- 
nienl  dans  notre  ville,  grace  a  son  goil  et  a  ses  habitudes 
de  cbangement ;  la  plus  forte  plaie  faite  a  sa  bourse  fut  la 
dot  des  aulres  soeurs,  a  laquelle  il  fut  force  de  subvenir 
pour  avoir  la  paix  dans  la  maison. 

Peu  de  temps  apres,  pour  se  bien  mcttre  avecsa  femme, 
force  lui  fut  d'envoyer  un  de  ses  beaux-freres  dans  le  Le- 
vant, avec  une  pacolille  de  loiles,  el  un  autre  du  cole  de 
rOccidenl,  avec  des  ballots  de  draps,  el  enfln  d'ouvrir  au 
troisieme,  dans  Florence,  ue  atelier  de  batteurd'or;  toutes 
ces  choses  consumerenl  la  majeure  partie  de  sa  fortune 
Outre  cela,  aux  fetes  du  carnavalelde  la  Saint-Jean,  quand 
toute  la  ville,  scion  I'anlique  usage,  se  livre  aux  diver- 
tissements, et  quand  plusieurs  nobles  et  riches  ciladins 
tiennent  a  honneur  de  se  trailer  avec  magnificence,  ma- 
dame  Onesta  ne  voulant  pas  etre  au-dessous  des  autres, 
prelendait  que  son  Roderigo  les  egalat,  les  surpassal  memo 
par  la  sompluosite  de  ses  feslins. 

D'apres  les  motifs  que  je  viens  de  dire,  il  supporlait 
toutes  ces  choses;  el,  quelques  facheuses  qu'elles  fussent, 
il  les  auraitendureesavcc  patience,  si  le  repos  de  sa  mai- 
son avail  pu  s'en  accommodcr,  et.s'il  lui  avail  ele  possible 
d'atlendre  en  paix  que  sa  mine  fut  consommce.  Mais  il 
etait  en  bulte  a  toute  sorte  de  chagrins  causes  a  la  fois  par 

24 


<86 


LES  MULE  ET  ONE  NUITS 


ses  intolerables  depcnscs  et  par  I'insolcnle  humeur  de  sa 
fenmie.  11  n'y  avail  Jans  sa  maison  valets  ni  servantes  qui 
pusscnt  y  lenir  quclques  jours  seulemenl ;  aussi  Roderigo, 
dans  rinipossibilile  de  s'allacher  aucun  servileur  qui  prit 
a  Cffiur  ses  intirels,  se  voyoit-il  en  proie  a  mille  et  mille 
embarras,  II  n'elait  pas  jusqu'aux  diables  memes  que,  sous 
I'habit  de  domestiques,  il  avail  amencs  avec  lui,  qui  n'ai- 
massent  mieux  rctourner  bruler  en  eiifer  que  de  vivre  ici- 
bas  sous  la  domination  de  leur  maitresse. 

Roderigo  ctail  jete  dans  cette  vie  inquiele  et  tumul- 
tueusejet,  aprcs  avoir  epuise  ses  capitaux  en  folios  de- 
penses,  il  commencnit  a  n'atlendre  de  rcssources  que  des 
renlrees  d'Asie  et  d'Occidenl.  Cependant  il  avail  toujours 
bon  credit ;  et,  ne  voulant  ricn  diminuer  de  son  train,  il 
emprunta,  Dt  des  lettrcs  de  change,  el  nc  tarda  pas  a  etre 
cote  sur  les  tablcttes  des  usuriers.  Sa  situation  etait  deja 
delicate,  lorsqu'il  arriva  tout  a  la  fois  des  nouvelles  d'O- 
rienl  et  d'Occidenl.  Cellcs-ci  portaient  que  I'un  des  IVeres 
de  madame  Onesta  avail  perdu  an  jeu  toute  sa  pacotille  ; 
celles-la,  que  I'autre  s'en  revenant  sur  un  vaisseau  charge 
de  marchandises,  niais  qui  n'etait  point  assure,  s'etail  noye 
avec  son  batiment.  La  connaissancc  de  ccs  revers  ne  ml 
pas  plutot  repanduc  dans  le  public,  que  les  crcanciers  de 
Roderigo  se  concerlerent  ensemble.  II  jugercnt  qu'il  etait 
mine  ;  mais,  ne  pouvant  pas  eclater  encore  parce  que  I'e- 
chcance  de  lours  billets  n'etait  pas  arrivee,  ils  conclurent  a 
le  faire  observer delres-pres,  de  pcur qu'il  nepritia  fuile. 
Roderigo,  de  son  cote,  ne  voyant  pas  de  remede  a  sa  situa- 
tion, et  sachant  a  quelles  extremites  il  etait  soumis  par  la 
loi  de  renfer,  pensa  serieusement  a  s'evader  a  tout  prix. 
Un  beau  matin  done,  il  monta  a  cbcval,  ct  s'enfuit  par  la 
porte  an  Pre,  dont  il  etait  vnisin.  Mais  on  ne  I'eut  pas  plu- 
tot vu  partir,  qu'uue  grande  rumour s'eleva  parmi  sescrean- 
ciers  ;  ils  eurent  recours  a  I'autorite  des  magistrals,  ct  non- 
seulcmcnl  la  brigade  des  recors,  mais  la  foule  meme  du 
people  se  mil  tunuiltuairement  a  sa  poursuite,  Roderigo, 
qui  n'elait  pas  a  plus  d'un  mille  de  Florence,  voyant  le 
mauvais  parti  qu'on  se  disposait  a  lui  faire,  resolut,  pour 
assurer  sa  fuite,  de  se  jeter  hors  de  la  grande  route,  ct  de 
■  chercher  fortune  a  Iravers  champs.  Les  fosses  ne  lui  per- 
mettaienl  pas  de  suivre  sa  route  a  cheval ;  il  prit  done  le 
parti  de  s'eloigner  a  pied,  et  laissanl  sa  monture  sur  le 
chemin,  il  Iraversa  les  vigncs  el  les  roseaux  dont  le  pays 
abonde,  et  arriva  tout  auprcs  de  Peretola,  chez  un  certain 
Uiovan  Matteo  del  Bricca,  laboureur.  II  le  trouva  heureu- 
senient  qui  portait  a  manger  a  ses  bceufs,  et  se  recom- 
manda  a  lui,  promcltant  que  s'il  le  sauvait  des  mains  de 
ses  enncniis  qui  le  poursuivaient  pour  le  faire  pourrir  en 
prison,  il  le  rendrait  riche;  ilajouta  qu'avant  de  le  quitter, 
il  lui  donnerait  des  preuves  evidentes  de  son  savoir-faire. 
Quoique  paysan,  Giovan 'Matteo  etait  homme  descns;  ct 
jugeant  qu'il  ne  courail  aucun  risque  a  sauver  eel  ctran- 
ger,  il  accueillit  sa  priere ;  en  consequence,  il  le  caclia 
sous  un  gros  las  de  fumier  qu'il  avail  devant  sa  maison,  et 
le  couvril  de  roseaux  et  de  diversos  broussaiUcs  qu'il  avail 
rassemblees  pour  bruler.  A  peine  Roderigo  s'ctait-il  taiii 
dans  sa  relraite,  queceux  qui  le  poursuivaient  arriverenl; 
ct,  quelque  peur  qu'ils  fissenl  a  Giovan  Matteo,  ils  ne  pu- 
rcnt  lui  arracher  I'avcu  qu'il  eiitvu  le  fugilif.  Si  bicn  qu'ils 
con linuerent  leur  battue;  et,  apres  plusieurs  jours  de  re- 
cherthes  inuliles,  s'en  relournereiit  a  Florence  loul  de- 
courages. 

Cependant,  le  peril  etant  passe,  Giovan  Matleo  lira  l\o- 


D'EUROPE  ET  D'AMERIQUE. 

dcrigo  de  son  trou,  et  le  somma  de  rcmplir  sa  parole. 
«  Oui,  mon  frere,  repondit  Roderigo,  je  t'ai  ime  grande 
obligation  ;  je  veux  certainemcnt  la  reconnaitrc;  et,  pour 
que  til  sois  bien  sur  que  j'en  ai  le  pouvoir,  je  vais  le  dire 
qui  je  suis.  »  Alors  il  lui  raconta  ce  qu'il  etait,  les  condi- 
tions qui  lui  elaient  iniposees  en  sortant  de  I'enfer,  son 
mariage ;  puis  il  vint  au  moyen  qu'il  se  proposait  d'era- 
ployer  pour  I'enrichir.  o  Quand  lu  apprcndras,  lui  dit-il, 
que  quelque  femme  est  possedee  du  demon,  sois  sur  que 
c'est  moi  qui  serai  dans  son  corps,  et  qui  n'en  dcguerpirai 
pas  que  tu  ne  viennes  me  chasser,  ce  qui  le  donnera  oc- 
casion Jo  tirer  des  parents  de  grosses  sommes  d'argent.  » 
La  chose  ainsi  convenuc,  ils  se  separercnt.  i 

Pen  de  jours  apres,  le  bruit  courut  dans  Florence  qu'unc 
Clle  de  niessire  Amhrogio  Amcdei ,  qui  avail  epousc 
Bonajuto  TebalJucci,  etait  possedee  de  I'esprit  malin.  Les 
parents  nc  manquerent  pas  de  faire  les  remedes  qui  se  pra- 
tiquent  en  pareille  occasion,  c'est-a-dire  qu'ils  lui  mirenl 
sur  le  crane  une  multitude  de  medicaments,  dont  Roderigo 
se  moquait. 

Ce  diablc  ruse,  pour  faire  voir  que  le  nial  delajeune  fille 
etait  une  possession  veritable  et  non  point  un  revc  de  son 
imagination,  parlait  latin  el  soutenait  des  theses  de  philo- 
sophic. II  decouvrait  aussi  les  pechcs  caches  de  plusieurs ; 
il  revcla  notammenl  la  rapacite  d'un  seigneur  qui,  pendant 
plus  de  quatre  ans ,  avail  pille  le  public ;  tout  cela  excitait 
une  surprise  universelle.  Cependant  niessire  Ambrogio 
n'etait  point  content,  el,  apres  avoir  cprouve  tous  les  re- 
medes, il  commenr.ait  a  perdre  I'esperance  de  guerir  sa 
fdio,  lorsque  Giovan  Matteo  I'alla  trouver  et  lui  proniit 
la  guerison  de  la  jeune  personne,  s'il  voulait  lui  donner 
cinq  cents  Horins  pour  acheter  une  fermea  Peretola.  Messire 
Ambrogio  accepla  le  marche. 

Alors  Giovan  Matteo  commenca  par  faire  pratiquer  di- 
verses  ceremonies,  pour  rembellissement  de  la  chose ;  puis 
il  s'approcha  de  I'oreille  de  la  jeune  fllle,  et  dit :  «  Rode- 
rigo, je  suis  venu  te  trouver  pour  que  lu  acquitles  la  pro- 
messe.  »  A  quoi  Roderigo  repondit ;  «  Volontiers,  mais  ceci 
ne  suflira  pas  pour  I'enrichir ;  lors  done  que  j'aurai  deloge 
d'ici,  j'cnlrcrai  dans  le  corps  de  la  fille  de  Charles,  roi  de 
Naples,  elje  n'en  sortirai  qu'a  la  voix.  Alors  tu  te  feras 
donner  quelle  recompense  tu  voudras,  elje  ne  me  mettrai 
plus  en  peine  de  les  affaires.  » 

Cela  dit,  il  decampadu  corps  deJa  demoiselle,  au  grand 
plaisir  el  a  I'extreme  admiration  de  tout  Florence. 

II  ne  s'elait  pas  ecoule  beaucoup  de  lemps,  lorsque  I'l- 
talie  retentit  lout  entiere  du  bruit  de  I'accidcnt  survenu  a 
la  fille  du  roi  Charles. 

Alors  le  roi,  a  qui  on  vint  a  parler  de  Giovan  Matteo, 
I'envoya  chercher.  Arrive  a  Naples,  ce!ui-ci  couvranl  son 
jeu  de  quelques  simagrees,  gueril  radicalemenl  la  prin- 
cesse.  Mais  Roderigo,  avant  de  s'echapper,  lui  dit  ;  a  Tu 
le  vols, 'Giovan  Matteo,  j'ai  rempli  la  promesse  que  j'a- 
vais  faite  de  I'enrichir;  ainsi,  sans  ingratitude,  me  voili 
degage  covers  loi.  Je  te  recommande  doncde  ne  idus  me 
conjurer  a  I'avcnir;  car,  autant  je  t'ai  fait  de  bien,  autant 
je  te  ferais  de  mal.  » 

Giovan  Matteo  s'en  retourna  Ires-riche  a  Florence;  il 
avail  eu  du  roi  |dus  de  cinquante  mille  ducats,  dont  il  se 
proposait  bien  de  jouir  paisiblcment,  ne  croyanl  pas  que 
Roderigo  voulul  jamais  realiser  ses  menaces.  Mais  ses  pen- 
sees  furent  troublecs  tout  a  coup  par  la  nouvelle  qui  arriva, 
qu'une  fille  de  Louis  VII,  roi  de  France,  etail  possedee  au 


SCENES  DE  VOYAGES  ItECENTS. 


187 


plus  haul  degre.  Cettc  nouvellc  jcta  im  grand  desonlre 
dans  I'espnt  de  Giovan  Malleo,  lorsqii'il  vint  ii  pcnser  a 
I'autorile  de  ce  roi,  ct  aux  paroles  que  Rodcrlgo  lui  avail 
dites. 

Cependantle  roi,  ne  trouvant  point  de  remcde  au  mal  dc 
sa  rdle,  et  enlendant  parler  de  I'linbilete  de  Giovan  Malleo, 
lul  envoya  d'aLord  un  de  scs  couiriers  pour  le  supplier  de 
venir;  mais  il  allogua  quclques  enipechements;  de  sorlc 
que  le  roi  fut  conlraint  de  s'adresser  a  la  seigneurie,  qui 
forca  Giovan  Malleo  d'obeir.  Celui-ci,  tout  desolc,  se  rcn- 
dit  a  Paris.  11  dit  au  roi  que,  parce  qu'il  avail  cu  le  talent 
de  guerir  quclques  demoniaques,  ce  n'elait  pas  une  raison 
pour  que  son  art  parvint  a  les  guerir  toutes,  et  qu'il  se 
trouvail  des  diablcs  de  si  maligne  nature,  qu'ils  ne  crai- 
gnaient  ni  menaces,  ni  enchanlemenls,  ni  religion  quel- 
conque;  que  cependanl  il  allail  faire  de  son  micux,  mais 
que,  s'il  ne  reussissait  pas,  il  en  demandait  pardon  d'a- 
vanee.  Le  roi,  trouble  a  ce  discours,  declara  que,  s'il  ne 
guerissait  pas  sa  DUe,  il  s'en  repenlirait.  Ce  discours  causa 
i  Giovan  Malleo  une  profonde  douleur. 

Cependantil  fit  bonne  contenance,  nrdonna  qu'on  liii 
amenat  la  malade,  et,  s'elanl  approchii  de  son  oreille,  se 
recommanda  humblement  a  Boderigo,  lui  rappclaiit  le  ser- 
vice qu'il  lui  avail  rendu,  et  lui  faisantsenlir  quelle  ingrati- 
tude il  y  aurait  a  lui  de  I'abandonner  en  celle  extremile. 
Mais  Roderigo  repondit  : 

«  Eh  I  vilain  traltre,  as-tu  bien  I'audace  de  venir  m'im- 
portuner  encore?  crois-tu  pouvoir  te  vanter  d'etre  cn- 
richi  par  moi?  Je  veux  te  prouver,  ct  prouver  a  tout  le 
nionde,  que  je  sais  donner  et  reprendre  scion  qu'il  me  plait ; 
svantquetu  sorlcs  d'ici,mon  desirestde  te  faire  pendre. » 

Le  pauvre  Matlco,  nevoyant  pour  I'heureaucun  remedo, 
imsgina  d'cprouver  sa  forlune  par  une  autre  voie ;  il  Ct 
relirer  la  malade,  et  dit  au  roi  ;  «  Sire,  ainsi  que  je  vous  le 
disais,  il  y  a  des  esprils  d'une  telle  malignile,  qu'il  est 
impossible  d'en  lirer  bon  parli,  et  celui-ci  est  du  nombre ; 
toutefois  je  veux  faire  une  derniere  experience  qui,  si  elle 
reussit,  donnera  contenlement  a  Voire  Majeslc  ct  a  raoi.  Si 
elle  echoue,  6  roi  I  je  suis  en  ton  pouvoir,  el  tu  eprouvcras 
pour  moi  la  pitie  que  merite  mon  innocence.  Tii  vas  faire 
conslruire  sur  la  place  Notre-Dame  un  immense  ampbi- 
thealre  capable  de  contenir  les  barons,  et  tout  le  clerge  de 
celle  ville;  tu  le  feras  tapisser  de  drap  de  sole  et  d'or;  je 
veux  que,  dimanche  matin,  tu  t'y  rendes  avec  tcs  princes 
et  les  barons,  dans  tout  I'eclat  de  la  pompe  royalc;  la,  tu 
feras  venir  la  demoniaque. 

«  Je  veux,  outre  cela,  que,  sur  un  coin  dc  la  place,  so 
tiennent  vingt  personnes  au  moins  avee  des  trompelles, 
des  cors,  des  tambours,  des  corncmuses,  des  cymbales,  des 
tambours  de  basque  et  autres  instruments  bruyanls,  ct 
qu'au  signal  que  je  ferai  avec  mon  chapcau,  lous  ces  gens 
s'avancent  a  la  fois  vers  ramphillie.itre  en  donnant  de  leurs 
instruments.  Je  crois  que  ces  choses,  reunics  a  quclques 
secretes  operations,  parviendront  ,i  faire  deloger  I'esnrit 
obstiiie. » 

Le  roi  donna  des  ordres  en  consequence ;  et,  le  diman- 
che matin,  I'echafaud  elant  rempli  de  personnages  emi- 
nenls,  et  la  place  couverle  de  peuple,  la  malade  fut  amenee 
au  balcon  par  deux  eveques  et  un  grand  nombre  de  sei- 
gneurs. 

Boderigo,  a  Taspect  de  toule  celle  foule  et  de  tout  eel 
appareil,  demeura  slupefait,  et  dit  en  lui-meme  :  «  A  quoi 
donca  pense  eel  imbecile  de  paysan?croit-ilm'epouvantcr 


par  une  telle  pompe?  ne  sait-il  done  pas  que  les  splendeurs 
du  ciel  et  les  furies  de  renfer  me  sont  des  spectacles  fa- 
miliors?  Jelechalieraide  la  bonne  manierc.  »  Alors Giovan 
Matlco  s'approcba  de  lui,  ct  rennuvela  ses  instances  pour 
le  faire  sorlir;  mais  Roderigo  ri'pondit  :  «  Vraiment,  m 
as  fait  la  une  belle  besogne!  Que  penses-tu  done  obtenir 
avec  cet  appareil  ?  crois-tu  fuir  par  la  ma  puissance  et  la 
colere  du  roi  ?  Vilain  drole,  je  le  ferai  pendre,  sois-en  sur.  » 
Le  paysan  rcpeta  ses  instances,  ct  le  diable  ses  invectives ; 
de  sorlc  que  Giovan  Malleo  vit  qu'il  n'y  avail  pas  de  temps 
a  perdre ;  il  fit  un  signe  avec  le  chapcau ;  soudain  toute  la 
troupe  demeuree  dans  un  coin  dc  la  place  donna  des  in- 
struments et  s'avanca  vers  I'echafaud  avec  un  tintamarro 
epouvantable.  A  ce  bruit,  Roderigo  drcssa  les  oreilles,  et, 
tout  surpris,  ne  sachant  ce  que  c'jtait,  il  demanda  a  Gio- 
van Matteo  la  cause  d'un  tel  tumulle.  Alors  celui-ci,  tout 
trouble,  repliqua  :  «  llclas !  mon  cher  Roderigo ,  c'est  ta 
femme  qui  vient  te  retrouvcr.  »  Je  laisse  a  penser  quelle 
terreur  eprouva  Roderigo  en  enlendant  prononcer  ainsi  lo 
nora  de  sa  moitie.  Celle  terreur  fut  si  forte,  que,  sans  pen- 
ser s'il  elait  possible  ou  raisonnahle  de  croire  qu'en  effet  ce 
fill  la  dame  elle-meme,  sans  proferer  une  parole,  il  s'enfuit 
tout  effrayc,  laissant  libre  la  jeune  princesse,  et  il  aima 
micux  relourner  en  enfer,  rendre  compte  de  sa  mission, 
que  de  subir  encore,  avec  tant  de  degouts,  de  chagrins  et 
de  perils,  un  joug  aussi  pesant  que  celui  du  mariage  avec 
une  femme  reveche  et  acarialre.  » 

—  C'est  un  pen  salirique  et  meme  un  peu  cynique,  dit 

le  dey  d'Alger ;  mais  c'est  bien  la  le  caracleie  subtilement 

raiUeur  de  voire  nation.  Qu'on  renvoie  ce  lecteur  dans  son 

pays,  et  qu'on  lui  donne  une  piece  d'eloffe  pour  sa  femme. 

{La  suite  auprochain  numero.) 


SCENES,   RECITS,  AVENTURES, 


CAPTURE  D'UN  NftlRIER. 

(1843.) 

Ce  matin,  4 1'aube  du  jour,  me  trouvant  pour  la  scconde 
fois  devant  Fayo,  et  de  retour  a  Guilimane,  la  vigie  du 
haul  du  mat  de  hune  apercut  un  navire  sur  la  cole  des- 
sous  le  vent  a  quclque  distance  el  a  peine  visible.  Nean- 
moins  la  localile  elant  regardee  comnie  suspecle,  I'ordre 
All  donne  de  chercher  a  I'alorder.  Le  vent  elait  faible,  et 
devenant  plus  faible  encore  a  neuf  bcures  apres  midi,  les 
canots  furent  mis  en  mouvemeni,  el  en  quclques  minutes 
le  grand  bateau  el  Ic  petit,  elant  equipes  et  armes,  se  di- 
rigerent  dans  la  direction  du  navire  elranger. 

Cependant  le  temps  est  si  variable  dans  celle  saison, 
qu'avant  que  les  canols  fussent  eloignes  du  lieu  du  vais- 
seau,  une  rafale  se  jela  sur  le  cabcslan  du  navire,  pen- 
dant qu'en  meme  temps  un  brouillard  nous  enveloppait 
en  derobant  a  noire  vue  la  chasse  qui  se  faisait ;  la  pluie 
tombail  par  torrents,  et  nous  naviguames  a  sept  noeuds  par 
heure,  sans  allcndre  pour  embaniuer  le  grand  canol. 

Des  que  le  brouillard  fiit  dissipe,  le  soleil  apparut,  et 


,88  SCtN 

la  briganliiip,  ainsi  que  nous  I'apcrcevions  alors,  scmlilait 
avoir  mis  toules  ses  voiles  pendant  la  rafale.  Un  venl  rc- 
gulicr  siicccda,  et  nous  comnienjanies  a  elre  |jresi]ue  surs 
du  succes  de  la  chasse. 

En  montanl  quclques  marches  sur  les  liaubans,  nous 
pumes  regarder  par-dessousles  voiles  de  cetle  coque  basse 
et  noire,  qui  saulait  en  haut  el  en  bas  el  se  trouvait  a 
portee  de  nos  canons.  Ce  ful  alors  qu'une  bouche  a  feu  de 
noire  gaillard  fut  deplacee  pour  une  plus  forte.  Lc  pavilion 
brilannique  ful  pendant  quelque  temps  deploye  a  la  ver- 
gue,  eta  la  fln  salue  par  le  pavilion  veri  el  jaunedu  Bresil. 
Des  ordres  furcnt  donnes  pour  faire  ranger  les  bommes 
sur  les  parties  les  plusavancees  du  premier  ponl,  de  meme 
que  les  bouchcs  a  feu  furenl  sufflsamment  elevees.  Pendant 
ce  temps,  labriganline  fitsubilemenl  descendresa  vcrgue, 
raccourcir  ses  voiles  et  heler,  comme  pour  allcndre  noire 
arrivee.  Notre  navire,  qui  le  poursuivail,  raccourcil  aussi 
ses  voiles  ;  alors  clle  les  allongoa  el  s'cchnppa  immedialc- 
ment  dans  une  autre  direction  a  Iravers  I'avant. 

Nous  ne  perdimes  pas  un  moment  a  brasser  nos  vergues 
aBnde  la  poursuivre,  et  nous  renvoyames  aussi  les  bommes 
a  leurs  quartiers  pres  des  boucbes  a  feu.  Aussilol  que  nous 
fumes  a  portee  des  canons,  la  piece  la  plus  avancee  fit  une 
decbarge,  ■et,  apres  une  atlenle  tres-curieuse  pendant 
quelques  secondcs,  nous  Irouvames  que  le  boulet  labou- 
rait  I'eau  juslement  a  travers  I'avanl  de  la  brigantine. 
Plusieurs  boulets  se  succedercnt  rapidemeni,  mais  sans 
atteindre  la  briganline.  Quinze  a  vingl  boulets  furent  ainsi 
decharges,  quelques-uns  sur  Tavanl  et  quelques-aulres  sur 
I'arriere,  et  d'aulres  encore  par-dessus,  jusqu'a  ce  que, 
comme  nous  gagnions  sur  clle  cbaque  I'ois  de  plus  en  plus, 
la  possibilile  de  nous  ccbappcr  dcvinl  pour  elle  Ires-descs- 
peree;  enOn  elle  raccourcil  ses  voiles  et  s'arrela. 

Nous  nous  rangeames  alors  a  cole  d'elle,  el  nous  re- 
gardames  allculivemcnt  cbaque  parlie  du  navire.  Des 
etres  humains  noirs  el  nus,  en  se  promenant  sur  le  pont, 
enlevaient  tout  doule  dans  notre  esprit  concernant  le  ca- 
ractere  du  navire,  el  dcmontraient  jusqu'a levidence  qu'il 
etait  cbarge  de  marcbandise  bumaine. 

Ou  cnvoya  un  officier  pour  en  prendre  possession ;  enGn  le 
pavilion  brilannique  remplaca  celui  du  Bresil.  Le  capitaine 
Wyvill,  (|ue  j'accompagnais,  lesuivait  en  prenaulavec  lui 
le  cbirurgicn  pour  examiner  I'elat  sanitaire  sur  le  navire 
capture.  C'clait  une  scene  elrange  a  contempler,  que 
celle  qui  se  prcsenlait  a  nos  regards  quand  nous  abor- 
dames  le  cole  du  navire.  Le  pont  elail  rempli  de  negres 
tout  nus  et  au  nombre  de  qnalre  cent  cinquanle,  suivant 
I'inventaire.  lis  se  trouvaient  tons  dans  un  elal  de  confu- 
sion et  presque  de  revolle,  s'elant  en  effel  revoUcs  conlre 
leurs  mailres  avanl  noire  arrivee,  etcesderniers  se  mon- 
traient  aussi  agites  et  en  proie  a  une  sensation  fort  des- 
agreable;  ils  apprenaienl  en  ce  moment  que  la  fortune  est 
inconslante,  et  devenaient  esclaves  a  leur  lour. 


COMBir  QUOt  VOGT  LOUFS  FaBENT   EMFaiSOlflfES  F&B 
LE  UABQUiS  DE  LAFAIETTE. 

Une  famille  de  colons  s'elant  mise  en  gaiete  le  premier 
jour  de  I'an,  envoya  qucrir  un  homme  noir,  fameu.x  ra- 
cleur  de  violon,  qui  Jemeurail  a  trois  milles  de  la  (avec 
femme  cl  eufanls),  pour  fairc  danser  les  »  rondes  de  Vir- 


ES 

ginie»  au\  jeuncs  filles.  Trois  lienres  avaienl  Sonne,  lors- 
que,  la  pocbcUe  sous  lc  bras,  lc  musicien  reprille  chemin 
du  logis ;  la  iieige  tombail,  le  vent  soufllail  violemmenl  ct 
lamoncelail  en  las  sous  ses  pieds ;  ccpendant  il  avail  en- 
viron franchi  la  nioilie  de  la  distance,  barasse  do  fatigue, 
soupirant  apres  le  repos  et  les  douceurs  du  foyer,  lors- 
(|u'au  sorlir  d'un  vaste  marecage  qui  s'elendait  loin  dans 
le  pays,  son  oreille  disliiigua  I'approche  d  une  bande  de 
loups,  par  I'odcur  alleches;  car  le  loup  affame  csldiiue  du 
lael  le  plus  fin,  il  flaire  un  changcmenl  d'air  a  une  grande 
distance. 

11  arriva  done  qu'ils  sentirenl  cettc  nuit-la  Tarrivee  de 
Marco-Luffet,  ou  marquis  de  Lafayette  (c'etait  le  noin 
qu'on  lui  donnait  dans  le  pays),  dont  la  neau  avail,  il  est 
vrai,  une  odeur  assez  forle ;  le  moyen  d'en  douler?  les 
loups  se  trouvaient  sous  le  venl,  et  marchaient  a  sa  ren- 
contre. 

Descsperant  d'arriver  cbez  lui  a  temps,  il  ne  songea 
plus  qu'a  atteindre  une  petite  cabane  abandonnce,  siluee 
a  un  quart  de  lieue  de  1.1,  dans  une  clairiere  au  bord  du 
chemin  ;  lc  toil  clait  a  moilie  delruil,  mais  la  porto  tenait 
encore. 

Cepcndanl,  les  rcdoulables  animaux  le  suivaient  de  pres, 
hurlant  de  toules  leurs  forces;  la  Irayeur  de  Thonime  noir 
redoublait;  heureuscment  quele  vent  ayantbalayela  neige 
du  sentier,  il  put  courir  sans  obstacle,  s'elancer  a  temps 
danslaretraitc,  gravirlesbucbesiirinlerieur  et  se  refugier 
sur  une  poulre  qui  traversait  le  baut  de  la  charpente; 
comme  les  loups  I'avaient  presque  rejoint,  il  ne  chercha 
pas  a  fermer  la  porte. 

Luller  de  force  avec  ces  animaux  furieux  eut  die  par 
trop  imprudent.  On  peut  jugerde  la  rage  deces  adversaires 
lorsqu  ils  virent  echapper  celle  belle  proie  ;  on  aurait  dit, 
s'il  faul  en  croire  M.  Marco-Luffet,  a  que  le  diable  lui- 
meme  s'clailloge  dans  chacun  de  leurs  gosiers.u  La  cabane 
fut  bientot  euvahie  par  les  loups,  qui  enlraient,  sorlaient, 
rodaienl  autour  de  lui,  cherchanl  a  dccouvrir  le  moyen  d'at- 
teindre  le  friand  morceau  qui  se  trouvait,  helas  !  accroche 
trop  baut  dans  I'office.  Le  raclcur  de  violon,  se  voyant  en 
surele,  epiale  moment propicc,  el  finit  parseglisser  au-dcs- 
sus  de  la  porte.  Arrive  la,  il  parvint,  avec  le  secours  de 
ses  jambes,  a  enfermer  une  parlie  de  la  bande.  Ceux  de 
I'exlerieur  s'elaient  eloignes  .selon  toule  apparence,  et 
remls  a  la  poursuite  d'un  nouveau  gibicr  ;  ceux  de  I'intc- 
rieur  demeuraicnl  silencieux,  les  yeux  elincelanls  et  fixes 
sur  le  marquis ;  celui-ci ,  tres-convaincu  de  son  habilete 
musicale,  imagina  de  charmer  les  ennuis  de  ses  ennemis 
caplifs,  ct'  de  les  regaler  d'une  «  ronde  de  Virginie.  » 

Jamais  pareils  accords  n'avaicnt  sans  doule  frappe  les 
oreilles  elonnecs  de  eel  auditoire  velu,  et  ccpendant,  loin 
d'obtenir  le  suffrage  universe!,  I'e.xeculant  ne  recueillit 
que  d'affreux  burlements.  Mais  la  luniicre  commencait 
a  poindre,  les  loups  .eemblerent  se  resigner  a  leur  mau- 
vaise  destinee ,  et  se  couchcrent  Ions  pcle-mele  a  terre 
en  silence.  Puis,  des  que  le  jour  ful  assez  avance  pour 
que  le  musicien  n'eut  rien  a  redouler  a  rexlcrieur,  il 
s'enfuit  par  lc  toil  et  revinl  aupres  de  sa  famille  en  toute 
bate.  Sans  trop  larder,  il  se  lit  accompagner  de  plusieurs 
bommes  amies  de  carabines  ct  de  baches  qu'il  conduisit 
ii  I'endroit  ou  il  avail  laisse  les  loups.  Ils  n'avaiiMil  pas 
change  de  posture  ;  devenus  aussi  doux  qu'ils  avaienl  ete 
furieux,  on  en  fit  un  carnage  facile.  Six  de  ces  animaux 
perirenl  a  la  fois,  leurs  depouilles  revinrent  de  droit  i 


i 


DE   VOYAGES   RECENTS. 


489 


M.  Marco-Liiffel,  qui  rccut  en  nuire  line  somnie  de  2o  dol- 
lars de  la  part  des  habilanls  des  environs,  coninie  recom- 
pense du  service  qu'il  Icur  rendait  en  les  delivrant  d'un  en- 
ncml  aussi  dangcreux,  la  tcrreur  des  bestiaux  et  des 
fermiers. 


SOOVZNIRS    DE    X.  A    CBIME(I). 
II.  —  KAVIOATION  SCIi  IE  PEI-BO. 

L'lndnslan  et  le  Lion,  qui  tiraient  trop  d'cau  pour  ar- 
rivcr  a  la  cote  par-dessus  les  lanes  de  sable,  avaient  ete 
laisses  au  port  de  Chusan.  Lord  Maccarttiney  s'etail  em- 
bar(|uc  avec  sa  suite  sur  les  brigantines  le  Clarence,  le 
Cliacal  ct  I'EndeavouT.  Accompagne  dune  multitude  de 
ionqucs  qui  porlaient  ses  domestiqucs,  scs  gardes,  des  mu- 
sicienset  le  bngage,  il  cingia  vers  rcmboucliure  du  Pei-ho, 
ou  riviere  Blanche,  qui  ruule  dans  la  mer  ses  eaux  limn- 
neuses,  a  Test  de  la  province  de  Pe-Tsclie-Li.  Les  coles 
plates  et  sablonneuses  de  la  Chine  apparaissaient  lentement 
au-dessus  des  Hots;  et  les  plaines  environnantes,  couvertes 
de  riches  moissons,  prouvaient  que  I'industrie  humaine 
peut  conlraindre  la  nature,  meme  rebelle,  a  lui  prodigucr 
ses  trcsors.  Ca  et  la,  des  bois  de  campbricrs  interrompaient 
runiformile  de  la  contrce,  ct  des  groupes  isoles  d'arfcres  d 
sm(.  avec  leurs  belles  feuilles  rouges  et  leurs  Iruils  dune 
blancheur  eblouissante,  en  constituaient  un  ornement  non 
moins  bigarre  qu'original.  On  atteignit  rembouchurc  du 
Pei-ho.  La  niaree  montante  et  un  vent  favorable  eurent 
bientut  pousse  les  navires  au  dela  d'un  long  banc  de  sable 
place  sur  leur  route.  On  navigua  des  lors  contre  le  courant 
de  la  riviere,  el  non  sans  peine,  a  cause  du  grand  nombre 
de  sinuosites  et  des  bancs  de  sable;  en  plusienrs  endroits 
meme,  les  vaisseaux  durent  etre  tires  a  I'aide  de  cordes 
par  les  paysans  attroupcs  sur  le  rivage.  Les  maisons  des 
nombreux  villages  situes  des  deux  cotes  de  la  riviere,  mise- 
rables  cabanes  aux  murs  d'argile  et  aux  toils  de  chaunie, 
formaienl  un  contraste  Irappant  avec  les  admirables  ediflccs 
qui  s'elevaient  ca  et  l,i,  brillants  de  coulcurs  varices  et  de 
riches  dorures.  Hauls  de  plusieurs  elages,  ceux-ci  se  dis- 
tinguaient  I'un  de  I'autre  par  leurs  toils  renlles,  Bizarrn- 
ment  decores,  et  charges  de  clochettes,  de  dragons  et  d'au- 
res  Dgures  monstrueuses. 

Les  deux  rives  fourmillaient  d'une  miiUitude  si  pressee, 
qu'on  aurait  pu  croire  que  toute  la  population  de  la  Chiue 
elait  rassemblee  sur  ce  point.  Des  hommes  robustes  et  bien 
batis,  aux  robes  de  cbambre  brunes,  a  la  tete  rasee  a  la 
lartare,  et  du  sommet  de  laquelle  s'echappail  une  petite 
meche  de  cheveux ;  des  femmes  dont  la  vanite,  incapable 
de  faire  un  tel  sacrifice  aiix  mceurs  des  conquerants,  avail 
elegamment  natte  la  noire  chevelure,  fixee  au  sommet  de 
la  tele  par  une  aiguille  ct  ornee  de  lleurs  naturelles  ou 
arlificielles ;  des  enfants  nus  se  pressaient  avidement  des 
deux  coles  pour  coulempler  les  etrangers  qui  cinglaient 
vers  ces  parages.  El  hommes  et  femmes,  de  pelites  filles 
meme  avaient  a  la  bouche  des  pipes  luisantes,  dont  la  fu- 
mee  se  croisait  au-dessus  de  cet  ocean  humain  comnie  ua 
Icger  Lrouillard.  Les  plus  avances  setaient  mis  dans  I'eau 

(I)  Kov.  iiumiro  V,  pagem. 


jusqu'aux  genoux  pour  voir  les  vaisseaux  de  plus  prcs,  ct 
ils  avaient  ote  leurs  chapeaux  de  pnille  en  forme  d'enton- 
noir  pour  ne  pas  derober  ce  coup  d'oeil  a  ceux  qui  ctaicnt 
places  derriere  eux.  Les  jonques  a  I'ancre  sur  tons  les 
points  du  rivage,  les  radeaux  envabis  par  des  villages  en- 
tiers  qui  n'avaienl  pu  trouver  de  place  a  lerre,  elaient 
surcharges  d'une  foule  capable  de  les  faire  couler  bas. 
Pourtanl,  au  milieu  de  celle  masse  d'hommes  prodigieuse, 
regnait  un  ordre,  une  tranquiUite  et  une  decence  admi- 
rables. 

La  flotte  jeta  I'ancre  a Ta-Ku,  la  premiere  ville  importante 
siluee  sur  le  Pei-ho.  Dix-sepl  yachts  chinois  s'y  tenaienl  dejA 
prels  a  recevoir  I'ambassadeur  el  son  escorte.  La  navigation 
continua,  sur  les  yaclils  chinois,  en  amont  du  Pei-ho,  et 
I'aspecl  des  deux  rives  devint  de  plus  en  plus  piltoresque 
et  caracterislique.  Domes  par  les  murs  des  humbles  ca- 
banes, d'immenses  champs  de  riz  et  de  millet  s'etendaient 
entre  les  villages.  Une  mullitude  de  las  de  sel  hauls  comme 
des  maisons  et  couverls  de  nalles  se  prolongeait  jusqu'au 
rivage.  Ce  tableau  elait  anime  par  des  vehicules  a  une  roue, 
traines  et  pousses  par  des  hommes  qui,  profilanl  du  vent 
favorable  a  I'aide  d'une  voile  deployee,  voiluraient  en  dif- 
ferenls  endroits  le  sel,  qui  elait  ensuite  transporte  paries 
jonques  du  Pei-ho  dans  les  provinces  de  Fo-Tschon  et  de 
Quan-Tong.  lei  on  apercevait  des  plantations  de  the,  dont 
les  arbrcs  nains,  aux  feuilles  elroites  et  semblables  a  celles 
du  myrte,  out  un  aspect  tres-agreable,  et  dont  en  ce  mo- 
ment les  lleurs  elaient  recucillies  par  une  multitude  de 
femmes  qui  saulillaient,  quoique  lentement,  avec  leurs 
pieds  defoimes  et  enlorlilles  de  rubans  rouges  La  s'ouvrait 
un  cimetiere  chinois,  petit  bois  de  sapin  avec  une  grande 
quantite  de  monumeuls  en  p'lerre. 

Cependant  les  rives  elaient  encombrees  de  spectateurs 
curieux,  i|ui  manoeuvraienl  a  chaque  instant  pour  rendre 
les  honneurs  a  I'ambassade.  Les  soldals  du  pays,  revetus 
de  leur  costume  extremement  peu  martial,  se  garantissaient 
du  solcil  a  I'aide  de  parasols  et  d'cvenlails;  leurs  armes 
tonsistaient  en  arcs  et  Heches  et  en  vicux  mousquels.  On 
avail  dresse  des  tentes  pour  les  musiciens,  qui  faisaient  un 
vacarme  effroyabic,  et  des  arcs  de  trinmphe  avec  des  mil- 
liers  de  drapeaux  harioles.  En  I'absence  de  canons,  de  petils 
pierriers  lonnaient  gaiUardement  derriere  la  flotte,  la  pre- 
voyance  des  Chinois  jointe  a  la  conscience  de  leur  inhabi- 
lete  ne  leur  permettanl  pas  de  meltre  le  feu  a  des  pieces 
dangereuses,  et  de  s'exposer  ainsi  a  quelque  malheur.  Les 
vivres  el  les  aulres  provisions  avaient  ete  fournis  aui  An- 
glais avec  une  abondaiice  prodigue.  L'atlention  du  gou- 
vernement  fut  poussee  si  loin,  que  des  qu'une  personne  de 
la  suite  de  I'ambassadeur  alhit  acheter  quelque  bagatelle 
sur  le  rivage,  le  mandarin  qui  I'accompagnait  ne  voulait  pas 
souffrir  qu'il  la  payat,  declarant  qu'elle  serait  portee  sur  le 
compte  de  I'empereur,  dont  les  Anglais  elaient  consideres 
comme  les  holes. 

La  null  elait  descendue  sur  le  fleuve.  Des  lanternes  ba- 
riolees  brillaienl  a  lous  les  mats.  Quang-Yen,  le  mandarin 
lartare  qui  accompagnait  I'equipage  a  lerre,  avail  fait  dres- 
ser sur  la  rive,  vis-a-vis  de  la  flolle,  ses  tentes,  devanl  les- 
quelles  brulaienl  cgalemenl  une  multitude  de  lanternes 
barinlees.  Celle  masse  de  lumieres  de  couleur,  refletee  par 
les  Hots  du  Pei-ho,  produisail  une  illumination  de  I'effel  le 
plus  magiquc.  Le  chant  monotone  des  baleliers  elendus  sur 
le  rivage,  le  son  retentissant  des  grands  disques  de  metal 
dont  I'echo  prolongeait  au  loin  le  signal,  et  le  bourdoone- 


190 


SCENES 


meni  continuel  des  grns  moucherons  qui  croisaicnt  lour 
vol  en  lous  sens,  produisaieut  iin  bruil  ctrange  et  prcs(]uc 
fantastique 

III.  —  AnnrvEE  a  pmin. 

Tong-Tschu-Fu  avail  cte  lo  ternic  de  la  navigation  de 
rambassadc.  Le  resle  du  voyage  jusqu'a  Pckiii  ful  accom- 
pli par  terre.  Pour  transporter  commodement  I'ambassa- 
deur  avcc  sa  suite  et  les  presents  destines  a  rempereur,  il 
n'avnit  pas  fallu  moiiis  de  quarante  voitiires  a  deux  roues 
ct  altelecs  de  plus  de  deux  cents  chevaux.  Trois  mille  porle- 
fais  avaienl  ele  cbarges,  en  outre,  de  porter  une  multitude 
tl'objets  qui  auraient  pu  etre  endommages  par  le  cahote- 
ment  des  voitures.  L'ambassadeur,  Arabelle  Staunton,  son 
Cls  et  I'interprete  de  la  legation  elaient  portes  en  palan- 
quins. 

Les  autres  personnages  de  la  suite  et  les  olBciers  etaieni 
a  cheval  ainsi  que  les  mandarins  qui  les  accompagnaienl. 
Les  soldats,  les  ouvricrs  ct  les  domestiques  etaicnt  enlasses 
comme  des  paquets  sur  les  voitures.  Des  soldats  cbinois. 
armes  de  longs  fouets,  se  frayaient  un  passage  a  travers  le 
peuple  amonccle.  C'est  dans  cet  etat  que  le  cortege  s'avan- 
cait  lentement,  par  la  magnilique  chaussee,  vers  la  capitale 
du  pays. 

Apres  avoir  traverse  nn  long  faubourg  eutre  une  double 
fde  de  boutiques  de  dctaillants,  et  passe  sous  des  arcs  de 
trioinphe  peints  do  diverses  couleurs,-  rebausses  par  un 


vernis  brillant  et  ornes  de  rubans  ct  de  banderoles  de  sole 
llottants,  le  cortege  arriva  enfin  a  la  porte  du  Sud,  que  do- 
minait  une  tour  en  pierrcs  de  taillo,  haule  de  six  etages. 
De  grands  canons  ouvraient  Icurs  gueules  menajantes  aux 
fenetres  de  cettetour;  mais  en  approchant  on  decouvrait 
qu'ils  n'esistaient  qu'a  I'etat  de  peintures.  Une  longue  rue 
sans  tin,  droile  et  Ires-large,  s'etendait  de  la  porte  a  I'autre* 
cxtrcmitcdc  la  ville. 

Presque  toulcs  les  maisons  etaient  des  boutiques  de  de- 
tail, oil  se  trouvaient  elales  pour  la  montre  de  I'or  et  de 
I'argcnt,  de  la  porcelaine  et  des  etolfes  de  soie  bigarrces. 
Au-dessus  des  maisons  s'arrondissaient  de  larges  balcons 
garnis  de  fleurs  et  de  divers  arbusles.  Devant  les  porles 
etaient  suspendues,  pour  I'ornenient  aussi  bien  que  pour 
I'eclairage  df  nuit,  des  lanternes  de  corne,  de  mousseline, 
de  soie  et  de  papier  bariole,  de  toutes  les  formes  possibles. 
Le  peuple,  qui  affluait  de  tous  cotes  pour  voir  les  Anglais 
qu'il  csaminait  avec  des  riresmoqueur,  produisait  un  tu- 
mulle  epouvautable.  II  fallait  que  les  voitures  s'arretassent 
des(iuarls  d'heure  cntiers  avanl  que  leurs  gardes  chinoises 
vinssent  a  bout  de  leur  faire  faire  de  la  place.  Ici  passait 
un  enlerrement  qui  se  dirigeait  du  cote  de  la  porte.  La,  un 
pauvre  mousse  russe,  qui  avait  commis  quelquedelit contra 
la  decence  chinoise,  elait  puni  par  les  mandarins  du  supplice 
de  la  cage,  qui  consiste  a  placer  le  patient  dans  une  cage 
de  bois,  d'ou  sa  tete  seulemeiit  sort  par  une  ouverture.  Des 
jeunes  gens  vetus  do  blanc,  couleur  de  deuil  des  Cbinois,  ou- 


vraient I'enterrcment.  Venait  ensiiile  Ic  cercueil  peml  de 
diverses  couleurs,  qu'ombrageaicnt  des  parasols  et  sur 
lequel  ilotlaienl  des  drapeaux  do  soie.  Des  babils  blancs 
qui  indiquaient  la  condition  et  la  naissance  du  dcfunt, 
etaient  porles  a  ses  cotes  sur  des  sieges.  La,  s'avaneait 
a  travers  un  magnifique  pailu,  au  milieu  de  la  rue,  un 
autre  cortege  qui  conduisait  une  fiancee  au  logis  de  son 
fiance,  dans  une  liliere  fermee,  enricliie  de  dorures  et 
couronnee  de  fleurs.  Les  grands  mandarins,  qui  traver- 


saieiitla  ville  avcc  uno  suite  pen  inferieure  en  nombrei 
cellc  du  vicc-roi  de  Ta-Ka,  grossissaient  la  foulo  que  croi- 
snicnt  en  lous  sens  des  veliicules  a  une  el  a  deux  roues, 
charges  de  personnes  cl  de  niarcliandises.  Des  charlatans, 
des  diseurs  de  bonne  aveiiture,  des  chanteurs,  des  esca- 
molcurs  criaient  en  tous  licux  d'une  nianiere  formidable, 
pour  extorqucr.  sans  peine  au  pauvre  peuple  le  gain  de 
ses  Iravaux  pcnibles.  Des  narrateurs  annoncaient  a  la  foule 
alteutivc  que,  panni  les  presents  de  I'ambassade,  il  s« 


DE   VOYAGES   REGENTS. 


m 


trouvail  un  clepliant  de  la  grosscur  rt'iin  singe  et  uii  coq 
qui  mangcait  dcs  cliarbons  ardenls.  Dcs  marcliands  por- 
tant  sur  leurs  cpaulcs,  en  cquilibre  snr  des  Ijalons  de 
bambou,  aux  deux  exlremiles,  leurs  marcliandises  conlc- 
iiucsdaiis  des  scaux,  les  offraient  a  grands  ci'is.  Une  mul- 
litude  de  barbicrs  qui  parcouraicnt  la  foule  avcc  Icurs 
sieges  et  leurs  fourneaux  mobiles,  appelaient  leurs  prati- 
ques au  son  clair  de  lenr  pincetles  d'acier.  Des  boucbers 
offraient  leur  tranclie  de  viande,  qu'ils  faisaient  rolir  sur- 
le-ebamp  dcvant  leurs  etaux  a  la  convenance  des  passants. 
Des  maliometans  aux  bonnets  rouges  el  aux  longues  man- 
ches,  dcs  Cbinoises  fardees  et  le  cbignon  noir  relcve  sur 
le  sommet  de  la  tele,  se  niilaient  et  se  pressaient  eu  foule. 
Cependant,  de  temps  a  autre,  le  son  d'une  cloelie  gigan- 
tesque  rcsonnait  lourdenientdu  bant  d'une  des  collines  de 
Pekin,  couinie  une  voix  du  ciel  criant  au  milieu  de  I'agi- 
tatiuD  humaioe. 

BEPAtlT  POBR  lA   IAHTAHIE. 

Cependant  de  mauvaises  trompelles  chinoises  sonnerent 
la  retraile  d'une  maniere  lamentable.  Les  archers  prircnt 
les  devants  au  galop.  Apres  eux  venait  la  voiture  de 
I'ambassadeur,  suivie  de  la  foule  des  vebicules,  porteurs  et 
cavaliers.  Tout  ce  long  cortege  se  mit  en  marclie  du  cole 
de  la  porte  orientale  de  Pekin. 

II  s'avanca  a  travers  I'immense  plaine  qui  entoure  Pekin 
detous  cotes,  dans  de  longues  allees  planlees  de  gigan- 
tesques  saules  pleureurs.  Des  cimetieres  hordes  de  peu- 
pliers,  des  Iroupeaux  de  moulons  aux  queues  enormes 
d'embonpoinl,  de  longs  couvois  de  dromadaires  qui,  sous 
la  conduile  d'un  seul  homme,  Iransporlaient  du  charbon 
de  hois  a  la  residence,  de  grandes  fenetres  auxquelles  des 
plantesde  tabac  elaient  suspendues  sur  du  linge  en  plein 
air,  interrompaienll'iiniformite  d'un  pays  plat,  eta  I'ouest 
commencaient  a  s'elever  les  montagnes  de  la  Tartarie. 
Comnie  on  ne  changeait  pas  de  chameaux  ni  do  portefaix, 
les  journees  de  marche  elaient  courles,  et  se  terminaient 
loujours  dans  un  des  palais  iniperiaux  qui,  depuis  Pekin 
jusqii'aux  frontieres  de  la  arlarie,  sont  toujours  tenus 
prets,  afin  de  procurer  au  souverain  la  commodile  de  pou- 
voir  toujiiurs  loger  dans  sa  propre  hahilation.  Des  le  troi- 
sieme  jour,  le  pays  se  couvrit  de  nionlEgnes,  la  population 
diminua,  mais  les  perspectives  devinrent  plus  belles  et 
plus  ronianesques.  Des  chevaux  sauvages  el  des  chamois 
parcouraient  les  montagnes.  Ca  et  la  de  lahorieux  Chinois 
grimpes  aux  pentes  abruptes  des  abimes,  y  cherchaient  de 
pelites  places  lahourahles,  et  suspendus  pardes  cordes  aux 
parois  des  grandes  roches,  allaienl  leur  arracher  leur  sub- 
sistance. 

Lequatrierae  jouronddcouvrit  a  rhorizonlointain.lelong 
dcs  parois  des  montagnes,  une  cspece  de  trail  ou  de  lignc 
elroite  el  inegale  qui  elait  semblableaux  veines  de  quartz  dans 
certaines  montagnes d'Ecosse,  mais  unpeu  plusirreguliere. 
EnOn  des  crencaux  et  des  lours  furent  dislingues  sur  celte 
ligneen  certains  endroits  oil  il  semblait  impossible  d'exe- 
cuter  de  semblaUes  travaux. 

C'etail  la  ctilebre  muraille  qui  separe  la  Chine  de  la  Tar- 
tarie. Cel  ouvrage,  qui  s'etend  sur  le  rovers  des  collines, 
grimpe  sur  la  cime  des  plus  liautes  montagnes,  plonge  dans 
les  plus  profondes  vallees,  francbit  des  flenves  sur  des 
arches  dont  I'onceinte  se  double  et  se  Iriplc  pour  renfer- 
nier  les  places  importanles ;  cette  rain'aille,  garnie  dc  cent 


pas  en  cent  pas  de  tours  et  de  bastions  massifs,  remplil 
d'etonnenienl  loule  la  caravane,  moins  par  sa  grandeur 
proJigieuse  que  par  le  sentiment  des  difCcullcs  qu'il  avail 
falUi  vaincre,  pour  transporter  les  materiaux  de  construc- 
tion dans  des  licux  lout  li  fail  inaccessiblcs  et  jusque  sur 
des  cimes  elevees  de  plus  de  cinq  niille  picds  au-dessus  dc 
la  plaine.  Et  cette  ligne  de  fortifications  qui  occupe  une 
longueur  de  douze  cents  milles  anglais,  ct  suhsiste  depuis 
deux  mille  anssans  reparations  ni  travaux  ullcrieurs,  sem- 
blait presque  aussi  Derement  braver  Taction  destructive  du 
lemps  que  les  boulevards  nalurels  de  roches  el  de  men- 
lagues  qui  s'elendent  cntre  la  Chine  et  la  Tarlarie. 
[La  suite  a  un  numcro  prochain.) 


IKCENDIE  D'CKTE  PRAIRIS, 

Apres  m'etre  fatigue  pendant  une  heure  ii  Iravers  un 
large  fond  de  grandes  herbes  sauvages  et  melees,  j'alteignis 
un  petit  hois,  et  j'erigeai  avec  de  pelites  branches  un  petit 
auveni  d'apres  la  maniere  des  ludiens;  me  couchanl  de- 
vanl  un  bon  feu  que  j'avais  bali  contre  le  Ironc  d'un 
arbre  renverse,  je  ne  lardai  pas  a  dormir.  Je  fus  eveillo  par 
la  violence  de  la  brise  loujours  croissanle.  Tantot  le  vent 
s'abaissait  en  grondaut  sourdement,  pour  s'elever  encore 
en  hurlant  et  sifflant  a  Iravers  les  arbres.  Apres  m'elre 
assis  peu  de  lemps  devant  le  feu,  je  me  rejetai  encore  sur 
mon  lil  d'herbes  seches,  mais  je  ne  pus  dormir.  II  y  avail 
quelque  chose  de  sinistre  et  d'extraordinaire  dans  le  bruit 
du  vent.  D'autres  fois  il  me  semblait  entendre  des  bruits 
de  voix  sauvages  a  travers  tout  le  pays  boisc.  Vainenient 
j'essayai  de  clore  raes  paupieres;  une  espece  de  scnliment 
superstitieux  s'eniparail  de  moi,  et,  quoique  je  ne  visse 
rien,  mes  oreilles  elaient  penetrees  de  bruits  divers.  Je 
regardai  aux  alenlours  dans  chaque  direction  ,  portanl  la 
main  sur  la  detente  de  mon  fusil,  car  j'elais  si  emu,  qu'il 
me  semblait  a  chaque  instant  voir  un  Indien  arme  s'elancer 
de  derriere  chaque  buisson.  A  la  fin,  je  me  levai,  et  m'assis 
devant  le  feu.  Tout  a  coup,  une  violente  rafale,  s'cn- 
gouffrant  a  travers  le  bocage,  lanca  au  loin  en  tourbillon- 
nanl  des  clincelles  de  cliarbons  enflammes  dans  toules  les 
directions.  Dans  un  instant,  cinquante  petits  foyers  appa- 
rurent  en  elcvant  leurs  langues  fourchues  dans  les  airs,  et 
semblaienl,  par  leurs  mouvements  impelueux  et  irreguliers, 
ne  pas  avoir  une  longue  existence.  A  peine  avais-je  eu  le 
lemps  de  m'apercevoir  de  leur  apparition,  que  ce  n'etait 
dejii  plus  qu'une  grande  pyramide  de  flamnies,  sautillant  et 
s'elancant  legerement  sur  le  fnite  des  arbres  el  sur  loule  la 
surface  des  herbes  seches.  Peu  apres,  elles  gagnerent  la 
prairie  en  serpenlant  dans  une  ligne  de  flammes  briUantes, 
en  s'elevant  rapidemenl  dans  la  sombre  atmosphere. 

Un  autre  tourbillon  vint  s'abatlre  le  long  du  ravin.  II 
s'annonca  par  un  geraisscmenl  lugubre,  ct  a  quelque  dis- 
tance; et,  se  rapprochant  ensuite,  un  nuage  de  feuilles 
seches  remplil  les  airs;  les  faibles  arbrisseaux  et  les  jeunes 
arbres  pliaient  comme  les  herbes  sauvages,  et  les  branches 
seches  craquaient  par  morccaux :  les  plus  grands  arbres  de 
la  forel  se  lordaient  et  ti.mbaient  en  petillant.  ijienlot  la 
rafale  furicusc  altcignil  la  prairie  onllammee.  Desmyriades 
briUantes  furent  laucecs  dans  les  airs,  et  dc  pctites  elin- 


193 


celles  il'hcrlics  enllamnipcs  tourlilloniiaient  ii  tr.ivei-s  le 
ciel  comme  des  nuHiJoros.  Los  llamnies  sc  repaiidirent  sur 
Une  grande  quanlilii  de  feuilles  eparses,  et  se  repliant  en 
avant,  elles  cclairaicnl  Ics  trislcs  ravages  qu'elles  dcpas- 
saient,  et  rcpandaient  au  loin  une  rouge  clartc  dans  une 
grande  perspective  de  la  foret ,  bien  que  tout,  au  dela  de 
I'incendie,  ne  fut  que  tenebres.  Le  rugisscmentdes  flammes 
elouffait  meme  Ics  burlemcnts  du  vent. 

Chaque  rafale  qui  se  succedail  jctait  de  longues  py- 
ramides  rouges  dans  le  ciel  obscurci,  et  leurs  llammcs 
horizontales  semblaienl,  en  bondissant  en  avant,  eclaircr 
un  nouvel  embraseinenl.  Un  bond  succcdant  a  un  autre, 
les  llammcs  s'elancaient  avcc  la  rapidite  d'un  cheval  de 
course.  Le  bruit  retentissait  comme  les  rugissements  de  la 
mer  en  courroux,  et  les  Hots  lumullueus  dc  cctte  damme 
sauvage  s'agilaient  aux  environs  comme  une  mer  de  feu. 
Dans  leur  lignc,  et  a  quelque  distance  de  la  prairie,  elail  un 
grand  bocage  de  cliencs  dent  Ics  feuilles  jaunies  tcnaient 
encore  aux  branches;  le  Hot  des  flammes  se  refletait  sur 
elles  rouge  et  brillant.  Apres  im  moment,  une  noire  fu- 
mee  apparut  lenlement  des  arbres  les  plus  rapproclies,  et 
les  llammes,  pctillaut  parmi  leurs  branches,  s'clevercnt  en 
Iriomphe  a  cent  pieds  dans  les  airs.  L'efl'el  ne  fut  pas  de 
longue  duree.  En  un  moment  le  feu  cut  delruit  nn  bo- 
cage qui  couvrait  plusieurs  acres.  II  s'enfonra  encore  dans 
la  prairie ,  laissant  les  troncs  des  arbres  detruits,  brulcs 
el  noircis  comme  de  I'encre,  et  neanmnms  resplendissanis 
entre  leurs  branches  d'une  brillanle  el  legere  clarte  cra- 
moisie.  De  cette  maniere,  I'incendie,  leger,  balayail  tout  le 
pay.sage ;  chaque  coUine  semblait  alhimer  son  propre  bucher 
funcraire,  et  la  chalcur  bn'ilante  de  I'incendie  devorait 
chaque  tuyau  d'herbc,  meme  dnns  les  cavitiis.  Un  sombre 
nuage  de  fumee  grisiitre,  plein  de  cendres  brfilanles,  s'e- 


SCEINES  DE  VOYAGES  REGENTS. 

tendail  sur  la  course  des  flammes,  on  formanl  parfois  des 
colonncsgvacieuscs,  qui  ctaient  prcsque  aussitot  dispersoes 
par  le  vcn!  et  ponssecs  dans  millc  directions  differentes. 

Pendant  plusieurs  heures,  la  flammc  continua  sa  fureur, 
lout  I'liorizon  elait  onlonrc  d'une  ceinture  de  feu.  A  mc- 
sure  que  le  cercle  s'etendait,  les  flammes  diminuaienl  par 
dcgres,  et  cnlin  elles  n'apparaissaient  que  comme  un  le- 
ger ill  d'or  a  I'entour  des  collines.  Elles  devaient  clre 
alors  a  pres  de  dix  milles  de  distance.  A  la  fin,  la  splendeur 
dispanil;  mais  le  pourpre  leger  qui,  pendant  quelques 
heures,  illumina  I'atmosphere  demontrait  que  I'incendie 
gagnait  d'aulres  regions. 

Je  me  levai  avec  le  soleil,  et  je  repns  men  voyage.  Quel 
changement!  Tout  n'etait  que  ravage.  Le  soleil  s'etait  cou- 
che  sur  une  prairie  paree  de  sa  robe  naturelle  de  fenillage, 
et  il  se  levait  pour  eclairer  mic  scene  de  de.solalion.  Pas 
une  seule  feuille,  pas  un  brin  d'herbe  n'existaicnt.  Le  grand 
bocage,  qui  au  coucher  du  soleil  etait  encore  convert  de 
feuillage  fleiri,  ne  presenlnit  maintenanl  qu'un  chaos  de 
branches  brulees  et  depouillces ;  ce  n'etait  qu'un  amas  de 
ruines.  Une  legere  couche  de  cendres  etait  repandue  sur 
la  tcrre,  et  plusieurs  grands  arbres  morls,  dnnt  les  bran- 
ches .seches  avaient  cause  I'incendie  et  servi  d'aliment  aux 
flammes,  jjrulaient  encore,  et  jetaient  en  Pair  de  longues 
spirales  de  fumee.  Dans  loutcs  les  directions,  la  sterilite 
marquait  la  trace  des  flammes.  Elles  avaient  meme  atteint 
le  cote  oppose  ii  I'liuragan,  embrasant  meme  les  grandes 
herbcs  jusqu'a  la  racinc. 

Le  vent  continuait  sa  rage ;  les  charhons  cnflammes  et 
les  cendres  tonrbillonnaicnt  en  nuages  suffocants.  Ilelasl 
de  ma  pauvre  chaumiere  pas  la  moindre  trace  !  lout  etait 
diitruit. 

( Souvenirs  d'un  colon.) 


t 


Pari^.  —  Typ.  I.AcnAHPB  RT  CcMP.,  rii«  DaiT.ieltc,  i 


LE 


LIVRE  DES  FANIILLES 


JOURNAL  DE  MONSIEUR  LE  CURE. 


n.  7.  — I"  Volume. 


1"   Mai  1845. 


LE  MOIS   DU    JELNE   CHRETIEN. 


'~1#"^ 


Ii'ASCENSION  DE  NOTnC-SEIONSDIl. 

«  nommcs  de  la  Galilee,  pourquoi  lenez-voiis  vns  regards 
0  fixes  vers  le  ciel?  Ce  Jesus  que  vous  y  voyez  moiiler  en 
«  rcdescendra  de  menie. »  L'an|;e  parlait  ainsi  aux  nom- 
Lrcux  disciples,  en  presence  desquels  Jesus-Christ  s'eleva 
viclorieusement  dans  les  cieux,  quarante  jours  aprcs  sa  re- 
surrection. Le  prophete-roi  avait  preconise  ce  glorieux 
inystcre ,  plusicurs  siecles  avant  son  accomplissement  : 
a  lioyaumes  de  la  terre,  chantez  le  Tres-Uaut ;  escortez  de 
o  vos  chants  harmonieux  le  Seigneur  qui  monte  aux  plus 
«  haules  regions  du  ciel.  Sa  magniOcence  et  sa  splendeur 
«  sc  deploienl  dans  les  nuces.  »  L'Eglise  obeit  en  ce  jour  a 
la  proplielique  invitation  de  David.  EUe  entonne  ses  plus 
beaux  canliques  en  Ihonncur  de  Jesus  triomphateur.  Cette 
fete  remonle  au  berceau  du  christianisme.  Elle  fut  nommce 
dans  le  principe  la  solennite  du  Quarantieme. 
A  Jerusalem,  sainte  Uelene  fit  elever,  dans  le  quatrieme 


sieclo ,  une  eglise  sur  le  lieu  memo  d'oi'i  Jesus-Christ  s'e- 
tait  clance  dans  les  cicux.  On  dit  qu'il  ne  fut  jamais  pos- 
sible Je  fernicr  la  voule  d  I'endroit  qui  correspond  perpen- 
diculairemont  a  la  pierre  surlaquelle  etait  Jesus-Cbrist  au 
moment  de  son  ascension.  On  y  venerait  les  traces  du  pied 
gauche  du  Sauveur  enipreintcs  sur  cette  pierre.  Une  mo- 
deste  chapclle  a  rernplace  I'ancienne  eglise  de  sainte 
lliilene,  niais  celle-ci  a  une  voule  fermce. 

Une  procession  solennelle  a  lieu  avant  la  messe  de  ce 
jour.  Elle  remonte  a  I'antiquite  la  plus  reculee.  Pendant 
jilusieurs  siecles  on  faisait  une  procession,  chaque  jeudi  de 
I'annce,  pour  honorer  ce  mystere.  Elle  est  un  memorial  de 
la  marcbe  des  nombreux  disciples  qui  accompagnerent  le 
diviu  Sauveur  sur  la  monlagne  qui  fut  temoin  de  cette 
merveiUe.  Mais  quelle  fut  cette  monlagne ?Ce  fut  celle  dite 
desOlivicrs,  celle  memeou,  proslerne,  la  face  contre  terre, 
la  veille  de  sa  morl,  il  avait  lait  le  sacrifice  de  sa  vie  pour 
apaiser  le  courrous  de  Dieu  sou  pere.  Ceci  presente  une 

25 


19* 


LES   SAINTS 


grando  niialogie  avcc  cos  paroles  Jo  I'apulre  :  «IS'a-l-il  pas 
«  fallii  que  Ic  Christ  souflVil  H  enlrat  par  cc  nioyon  dans 
«  la  gloire  de  son  pere  ?  »  C'est  done  de  ctttc  memo  iiinii- 
tagne  oil  il  avail  etc  plonse  dans  une  morlelle  ngonie  cjue 
Jesus-Christ  Jcvait  prendre  son  elan  dans  les  cieux. 

Mais  celte  ascension  de  Jesus-Christ  ne  se  borna  pas  a 
sa  personnc  divine.  Les  aines  desjnstes  decodes  avanl  la 
reJeraplion  du  genre  humain  n'avaicnt  pii  elre  ndmises 
dans  le  paradis.  Les  enl'ers  nomnies  les  Limbos  avaicnl  ele 
leur  sejour.  Elles  y  reposaiont  dans  le  sein  d'Abraham  le 
pere  des  croyanls.  C'est  la  que  le  niauvais  riclie  avail 
nper^u  le  pauvre  Lazare  donl  il  avail  en  vain  sollicile  une 
!;nnlle  d'eau  pour  etancher  sa  soif  briilanle.  La  mission  de 
Jesus-Christ  elant  accomplic  sur  la  lerre,  le  paradis  ayant 
ele  rouvert  au  prix  de  son  sang,  le  Iriomplialeur  de  la 
morl  el  du  peche  emmena  avec  lui  dans  les  celestes 
demeurcs  cctte  brillanle  cohorte  de  caplifs  racheles. 
C'est  pourquoi  I'apolre  saint  Paul  nous  a  dit  :  «  Josus- 
a  Christ,  monlant  dans  les  cieux,  y  a  conduit  les  cnptifs.  h 
Quel  magnifique  corlcge  enloure  done  le  Sauveur  du 
monde  au  moment  ou  il  s'envole  dans  le  sojour  de  I'im- 
morlalilel  Les  saints  patriarches  el  proplii'les  de  I'ancienne 
loi,  Abraham,  Isaac,  Jacob,  Koe,  Moise,  David,  Josue,  Je- 
remie,  Daniel ,  el  une  fouie  inuombrahle  d'aulres  jusles 
composcnl  cetle  rayonnanle  escorle.  Les  csprils  celestes 
s'y  joignenl  en  faisanl  retenlir  les  airs  de  leurs  joyeux  can- 
tiques.  Les  tcmoins  de  celte  ascension  devront  encore 
gemir  pendant  quelque  temps  sur  la  lerre,  y  remplir  la 
mission  sublime  a  laquelle  ils  out  ele  destines  par  le  Fils 
de  Dieu,  ct  gagner,  cux  anssi,  par  les  tribulations  el  la 
mort,  cetle  glorieuse  recompense.  A  lous  les  hommes  clle 
est  promise  aux  memos  conditions,  c'esl-.i-dire  quo  chacun 
d'eux  devra  remplir  avcc  lidolite  la  lachc  qui  lui  est  coni- 
mise.  Aurions-noiLSil  nous  plaindre  parce  que  Jesus-Cbrisl, 
nous  ayant  mis  .i  I'epreuve,  vout  el  a  le  droit  de  s'assurer 
si  nous  sommes  de  bons  el  loyaux  comhattants?  Le  soldal 
peul-il  aspirer  an  laurior  de  la  vicloire,  a  I'honneur  de  la 
decoration,  s'il  repugnc  li  parlager  les  fatigues  el  les  dan- 
gers du  combat?  Cetle  lerre  est  pour  le  chrelien  le  champ 
de  bataille.  Opprnhre  aux  laches,  Iriomphe  aux  vaillantsi 
Noire  ascension  dans  le  ciel  n'csl  point  allachce  i  d'aulres 
conditions,  cl  si  nous  voulons  parlager  la  gloire,  ne  repu- 
dions  pas  le  combat. 

Au  moycn  age  on  faisail,  pour  ainsi  dire,  palpor  des 
yeux  le  myslere  de  ce  grand  jour.  En  quelques  eglises  on 
voyait,  apres  I'Evangilc,  qui  raconle  celte  ascension,  une 
figure  de  Jesus-Chrisl  accompagnoe  d'anges  ct  do  patriar- 
ches s'clever  du  pave  du  sancluaire  el  disparaitre  par  une 
ouverlure  praliquee  dans  la  voule.  Un  voyagcur  Ircs-digne 
de  foi  nous  assure  qu'il  a  vu  a  Fribourg,  en  Suisse,  en  I'an- 
iiee  1793,  une  represenlalion  de  ce  genre  apres  I'evan- 
gile.  On  Dt  monler,  par  le  moyen  d'une  corde,  une  Oguie 
en  carton  qui  offrailNolre-Seigncur  s'elevani  dans  les  airs 
el  disparaissanl  dans  un  trou  circulaire  place  au-dessus  de 
I'autel.  En  France,  de  nos  jours,  on  Irouverail  cela  fort 
grotesque.  Blais  c'est  pourlant  ainsi  que  Ton  pouvait  im- 
primer  dans  I'esprit  des  peuplos  les  enseignemeuls  du 
christianismc.  C'clait  un  moyen  bien  innocent.  Nous  som- 
mes neanmoins  fort  eloignes  d'en  recommander  la  reno- 
vation. Elle  ne  serail  plus  en  barmonie  avec  nos  moeurs 
acluelles,  quoique  la  verite  du  myslere  soil  nbsolument  la 
mcme ,  car  la  verilc  demeure  toujours ,  landis  que  les 
moyens  de  I'enseigner  sonl  sujets  .i  variation. 


ZA  PEHTSCOTE. 


rii'S  que  le  Sauveur  du  monde  cut  dispnru  aux  yeux  des 
apulres,  ils  se  relirerenl  dans  le  cenacic  de  Jerusalem  pour 
y  vivre  dans  la  relraile.  Jesus,  avanlde monler  au  ciel,  leur 
avail  promis  un  consolaleur,  le  Paradel.  Moins  ignorauts 
sans  doule  depuis  les  nouvelles  instructions  que  Jesus-Christ 
leur  avail  adressees  pendant  les  quarante  jours  passes  avec 
eiix  depuis  Paques,  ces  apotres  ne  pouvaient  encore  entic- 
romonl  apprecier  la  dignile  de  leur  election  el  les  hautes 
deslinees  qui  leur  claiont  reservees.  Us  avaienl  ele  plonges 
dans  la  Iristesse  chaquo  biis  que  le  Sauveur  leur  avail  pre- 
sage son  depart.  lis  vontdonc,  avecune  vive  '^onfiance  dans 
les  parolesde  leur  mailre,se disposer  a  accndlir  lemyste- 
rieux  consolaleur  qui  leur  est  promis.  Mais  ils  ne  sauraient 
encore  comjiremlre  quel  sera  pour  eux  le  rcsullat  de  son 
anivec. 

Depuis  dix  jours,  ils  etaienl  perseveranls  dans  la  pricre,  l| 
dans  la  pratique  de  la  morlificalion,  nous  dit  le  lexle  sacre. 
Le  jour  de  la  Penlecule  ou  les  Juifs  celobraicnl  avcc  une 
grande  pompe  la  promulgation  de  la  loi  sur  le  mont  Sinai 
est  arrive.  Tout  a  coup  un  bruit  vehemenl  se  fail  entendre. 
La  salle  du  Cenacle  en  est  ehranlee.  La  slupeur  s'enipare 
de  cetle  limide  assemblee.  A  cetle  effrayanle  conmiolion 
succedeni  aussitot  des  langues  de  feu  qui  planent  sur  la 
tele  des  disciples.  A  I'inslanl  une  metamorphose  elonnante 
s'opere  dans  chacun  d'eux.  Cos  hommes,  jusque-la  gros- 
siers.  ignorants,  se  mellcnl  a  parler  diverses  langues.  Une 
force  invisible  semble  les  pousser  hors  du  Cenacle.  lis  se 
ropanilent  dans  les  places  publiques  de  Jerusalem.  La  fete 
juivc  avail  reuni  dans  cetle  ville  un  grand  nombre  d'elran- 
gors.  Los  Parlhos,  les  Modes,  les  Elamilcs,  les  habilanlsde 
la  Mesnpolamio,  de  la  Judee,  de  la  Cappadoce,  du  Pont,  de 
I'Asie  propremeni  dile,  de  la  Phrygie,  de  la  Pampbilie,  de  ^ 
I'Egyptc,  de  la  Lihyc  Cyrena'ique,  de  Rome  meme,  so  heur- 
tent,  se  confondenl  dans  la  cile.  Les  apotres  parlenl  a  celte 
foule,  et  chaque  nation  enlend  leur  langage.  Plusieurs,  el 
c'etaieni  les  csprits  forlsda  I'opoque,  s'en  moquent  ct  di- 
sonl ;  a  Cos  hommes  soul  ivros,  ils  sonl  pleins  de  vin...  o 
Ohlcortos,  oui,  ils  sont  ivros  mais  ils  viennenl  d'etre 

ahreuves  du  vin  qui  engcndre  la  sagesse Pierre,  que 

nous  voyons  toujours  parailre  le  premier,  parle  a  la  multi- 
tude ,  et  il  fait  observer  que  ce  prodige  ne  pent  resulter 
d'un  exces  de  vin,  puisqu'on  n'esl  encore  qu'.i  la  neuvieme 
heurc  du  matin.  Ensuite  il  preche  la  foi  au  Messie  morl  et 
ressuscilc.  Trois  mille  audileurs  se  monlrenl  a  I'evidencc 
else  font  adorateurs  du  Christ...  A  I'evidence,  disnns-nous, 
mais  celle-ci  n'esl  pas  toujours  cerlaine  de  son  Iriomphe, 
lorsqu'elle  deplait  a  la  passion...  Aussi ,  I'historien  sacre 
ne  nous  apprend  point  que  loule  la  multitude  y  ait  cede. 
11  en  a  ele  et  il  en  est  toujours  de  meme.  Saint  Jean  I'E- 
vangelisle  se  joint  a  Pierre.  La  folie  dc  la  croix  est  encore 
prechee,  cinq  mille  nouveaux  converlis  viennenl  se  joindre 
aux  premiers.  En  im  jour,  hull  mille  ames  soul  conquises 
dans  Jerusalem  au  christianisme  naissant. 

Tel  est  lobjet  de  la  grande  solennite  que  I'Eglise  cele- 
bre  depuis  son  berceau,  sous  le  nom  de  Penlecote,  c'esl-a- 
dire  la  fete  du  cinquanlieme  jour  apres  Paques.  L'antiipie 
nom  lui  est  reste  commc  a  la  derniere,  et  nous  fait  saisir 
plus  aisement  le  rapporl  inlime  qui  exisle  enlre  le  type  el 
la  realile.  En  effet,  la  loi  donnee  au  peuple  bebreu  au  mi- 
lieu des  foudres  et  des  eclairs  n'elait  qu'une  Ggure  de  cetle 
loi  chrclienne  sous  I'empirc  de  laquelle  I'univers  devait 


cire  renouvele.  Ln  premiere  elail  gravfe  siir  la  pierrc,  la 
scconde  est  inscrilc  dans  Ics  cocuis.  La  prcmiore  fill  line 
loi  de  terreur,  la  seconde  est  une  loi  d'amour. 

Fideles  a  leiir  mission  sm-naturelle,  Ics  apnlres  se  parla- 
gercnl  la  conquete  spiriluelle  du  nionde.  Josiis-Chrisl  vou- 
iut  adjoindre  au  college  aposlolique  un  dcs  plus  arJents 
persecHlcnrs  de  la  foi  nniivcUe.  Saul,  nous  dit  saint  Luc 
dans  les  Actes,  elail  anime  d'une  violente  furcnr  cnnlre  les 
clirelicns.  II  vonlait  venger  la  Synagogue  dcs  defections 
nnmbrcuscs  que  Uii  faisail  eprouvcr  la  predication  des 
apolres.  Un  prodlgc  que  nous  n"avons  pas  hesoin  de  rap- 
peler  cliangea  cet  liomme  en  un  liomnie  nouveau.  Le  nom 
de  Paul  lui  ful  impose  apres  son  lapteme.  Apres  avoir  pre- 
clie  Jesus-Clirisl  en  diverses  conlrees,  il  alia  s'unir  a  Pierre 
pour  evangeliser  la  ville  de  Rome.  11  fallait  sans  nul  doulc 
un  courage  surliuniain  pour  cnlreprcndre  une  mission  de 
cctle  nature.  Mais  le  doigt  de  Diou  elait  lii.  Sans  lui  le 
projet  elail  absiirde  ;  avec  lui  le  succcs  elait  certain.  Une 
esperieuce  de  plus  de  dis-liuit  siedes  altesle  la  reussilc. 
Lechrisliaui.sme,imperce|itible  grain  deseneve.csl  devenu 
le  grand  arbre  sous  lecpiel  se  soul  abritecs  les  nations  du 
monde.  La  Peutocole  est  dcstince  a  cnnimemorer  ccs  mer- 
veilleux  evenements  que  la  I'oi  seulc  pent  e.\pliquer,  car 
la  raison  y  est  lotalement  inqjuissanle. 

Aussi,  des  les  temps  apostoliq\ics ,  le  memorial  de  la 
descenTe  du  Saiut-Esprit  sur  les  apulres  a  Inujours  elece- 
lebre  avec  une  granile  pomjie.  La  Pinlccote  cliriHiennecsl 
nne  des  Irois  feles  du  premier  ordre.  Les  deu.t  aulrcs  sont 
N'oel  el  Paques.  Les  minislres  des  saints  aulcls  se  prircnt 
en  ce  jour  d'ornements  rouges.  Celtc  couleur  est  le  sym- 
bole  de  la  ehawlc  dont  TEsprit  saint  cmbrase  les  aines.  A 
I'beurc  deTierec  qui  precede  la  messc,  ouelianle  I'liyinue 
admirable  qui  commence  par  les  mcts :  Veni,  Crcatnr.  Au 
nioyen  age,  en  ce  moment,  on  faisail  retentirdu  haul  des 
voiitcs  le  son  de  la  trompette,  el  Ton  jctail  par  les  ouver- 
lures  qui  y  sont  pratiquees  des  eloupes  enllanimecs  i|ui 
s'elcignaient  avant  de  parvenir  jusqu'aux  lidelcs.  On  la- 
cliait  aussi  des  colombes  qui  volligeaicut  dans  I'eglise. 
Aujounl'hui  encore,  en  Sicile,  daus  la  cat'iedrale  de  illes- 
siue,  on  flit  lombcr  dcs  voules  une  pluie  de  roses  rouges 
pour  iniiler  les  langues  de  fen.  On  y  ap|)ellc,  a  cause  de 
cela,  la  I'enlecote  du  nom  de  Pasqua  rusula,  la  Paquo  dcs 
roses. 

(Juelle  elail  maiutcnanl  la  niaison  Je  Jerusalem,  qui,  de- 
signee dans  les  Actes  sous  le  nom  de  Cenacle ,  ful  Icmoin 
de  celle  miraculeusc  desccnte  du  Saint-Esprit?  C'est  une 
question  plus  curieuse  qu'ulile  a  resoiulre.  Les  savauls 
n'oul  pas  ccpendanl  juge  indigue  d'eux  de  s'cn  occuper. 
El  d'abord  on  nommait  Ccnacle  la  parlie  de  la  maisnn  qui 
en  formait  la  terrasse.  On  sail  qu'en  Orient  la  parlie  supc- 
rieurc  affecte  celle  disposition.  On  a  pcnse  que  c'elail  la 
m.ason  de  iMarie  mere  de  Jean .  suniomme  Marc.  C'est 
celui-ci  qui  accompagna  plus  lard  .saint  P.iul  et  saint  Dar- 
nabe  dans  leurs  courses  evangeliquos.  Keanmoins,  Nice- 
pliore  designe  la  maison  de  saint  Jean  rEvangelislc  ; 
Tbeophylaele,  celle  de  Simon  le  leprcus;  Entbyme,  celle 
de  Joseph  d'Arimalhie.  La  pieuse  imperatrice  sainle  11c- 
lene  avail  fait  cdifier  une  eglise  a  Teuilroit  ou  Ton  croyait 
que  le  Saint-Esprit  etail  descendu.  Elle  a  subsisle  jus(|u',i 
I'annee  I4G0,  epocpic  a  laquelle  les  Arabcs,  ennemis  du 
nom  chrelien  lout  complelemcnt  ruinee. 

Les  Chretiens  de  I'Orient  celcbrent  la  Pentecule  avec  une 
graude  solenuile.  Des  le  samcdi  preceJenl.  la  cereuionie 


DU  MOIS.  195 

commence  a  Irois  heures  apres  midi.  On  y  chante  d'abord 
quinzc  pro|diilies.  Toutc  la  nuil  se  passe  a  I'eglise,  et  lors- 
que  Icjour  parait,  on  conunence  la  messc.  On  croilque  le 
Saint-Esprit  descendil  de  grand  malin  sur  les  apolres. 

Ce  qui  rend  cnfin  Ires-venerable  aux  Chretiens  les  mys- 
leres  de  la  descenle  du  Saint-Esprit,  c'est  qu'en  ce  jour,  .i 
propremcnl  parler,  ful  promulguee  la  loi  nouvelle,  et  quo 
le  saiiil  sacrifice  de  nos  aulels  commcnca  d'etre  celebre. 
II  est  plus  que  probable  que,  dans  les  cinquanle  jours  qui 
suivirent  la  resurrection  de  Notre-Seigneur,  les  apolres 
n'cxercerent  point  le  sacerdoce  dont  Jesus-Christ  les  avail 
revelus  en  instituanl  rEncharistic.  L'infusion  seule  de  ces 
lumieres  divines  dont  ilsfurent  illumines pouvait  les  eclaircr 
parfailement  surleur  augusle  mission,  en  dissipant  les  tc- 
nebres  de  lenr  intelligence,  que  Jc.sus-Chrisl  leur  avail  lant 
de  fois  reprocbees.  La  veritable  ere  du  chrislianisme  s'ou- 
vre  done  par  ia  Penlecote,  et  c'est.  en  effet,  en  ce  joift"  que 
.se  trouvent  realisees  toules  les  promesses  de  son  divin 
instiluteur 

lA  FflTE-DlEO. 


Ici  le  cycle  annuel  des  mysleres  celebres  selon  I'ordre  dc 
leur  accomplissement  est  iuterverli.  DepuisNoel  jusqu'i  la 
Pentecule.  les  I'eles  suivent  I'ordre  chi'onologique.  Le  sacre- 
ment  de  I'Eucharistie  ful  inslilue  le  soir  du  jendi  saint, 
veille  de  la  mort  du  Sauveur,  el,  neanmoins,  I'Eglise  en 
reculc  le  solennel  memorial  jnsqu'apres  I'Ascension  el  la 
Pdilccole.  Ponrquoi  ce  deplacement?  L'histoire  dc  I'inau- 
guralion  de  laFele-Dicu  va  nous  I'espliquer. 

Pendant  pins  de  treize  cents  ans  apres  I'elablissenicnt 
du  clirisliauisme.  I'Eglise  universelle  celebra  la  memoire  de 
eel  ineffable  niyslcre  le  jour  meme  ou,  .selon  I'Evangile, 
Jesus-Chrisl  se  donna  .i  ses  apolres  comme  nourrilure  de 
leur  ame  ;  niais  en  celte  dnulourcuse  periodc  de  la  semainc 
salute,  il  netait  point  possible  d'environnerd'un  pompeux 
eclat  ce  grand  anniversaire.  En  litis,  une  religieuse  liospi- 
laliere  de  Liege,  nommee  Julienne,  eul  des  revelations. 
Elle  medilait  sans  cesse  sur  le  gage  precieux  que  Jesus- 
Christ  voulut  laisser  aux  hommcs  de  I'amour  qn'il  avail 
pour  eux  ;  elle  crut  que  le  diviu  Sauveur  lui  Liij<iii;nait 
d'annoncer  I'obligalion  ou  I'Eglise  elail  d'bonnrer  par  inie 
fcstivite  toute  speciale  I'inslilulion  de  I'Eucharislie.  II  v 
avail  alors  a  Liege  un  cbanoine  d'un  profond  merile  qui  se 
nommait  Jacques  Panlaleon.  Nous  vcrrnns  ce  que  devint 
par  la  suile  ce  personnage.  Julienne  lui  fit  part  de  ses  re- 
velations ;  elle  les  communiqua  ii  un  autre  prctrc  eminent. 
Ungues  de  Saint-Cher.  Ces  hommes  graves  e.xaminerenlavcc 
soin  les  commnnicalions  dc  Julienne.  Us  conclurenl  en  fa- 
vcur  dc  cetle  derniere,  el  enlin,  apres  une  deliberation  dc 
plusieurs  annees,  I'evcque  de  Liege  se  decida  a  insliluer, 
pour  son  diocese,  une  fcle  particulicre  du  Saint-Sacrement, 
qui  dcvail  eire  celebrcc  le  jeudi  apres  I'oclave  dc  la  Pcn- 
tecole.  Cet  etaWissement  date  de  I'an  1259.  Mais  observons 
que  c'elail  une  simple  solennile  diocesaiue  qui  naturelle- 
ment  se  bornail  aux  pays  places  sous  la  juridiction  de  cet 
evcque.  Comment,  du  fond  de  la  Celgique,  la  Fcte-Dieu  se 
repandil-elle  dans  loule  TEglise?  Dieu  arrived  sesCns  par 
des  moyens  qui  Ini  sont  propres. 

Le  chanoine  Jacques  Panlaleon,  qui  elait  devenu  archi- 
diacre  de  Liege,  et  ipie  la  France  revcndiipie  comme  un  de 
ses  enfanls,  puisqu'il  elait  originaire  de  Troyes  en  Cham- 
pagne, se  dislingua  par  des  qualites  si  e.xcellentes,  qu'cD 
I'annee  1261 ,  il  fut  elcve  a  la  digniie  papale,  sous  le  nom 


196 


LES  SAINTS 


d'Ui'bain  IV.  L'eveque  ct  les  dianoines  de  Liege  s'cmprcs- 
sercnt  d'eci'irp  au  nouvcaii  ponlifc  pour  le  supplier  d'clcn- 
dre  a  toule  l'Ei;lise  la  soleiinite  roslreinle  jusi|u'a  ce  nio- 
niciil  a  ce  diucese.  Lc  pape,  a  qui  la  bienlicureuse  Julienne 
avail  fait  part,  |ienJanl  son  sojour  a  Liege,  de  ses  revela- 
tions, n'eut  point  de  peine  a  accucillir  la  demande  qui  lui 
ctaitadressee.  Due  LuUe,  que  Ton  rappoite  a  I'au  1264,  or- 
donna  d  tons  les  palriarches,  archeveques  ctcveques,de 
celebrcr  la  fele  de  Liege  au  jour  manpie  pour  ce  dernier 
diocese.  Uriiain  IV  niourul  en  cetle  miime  annce.  La  LuUe 
ne  fut  point  excculee,  et,  pendant  plusde  quarante  ans  en- 
core, la  solennile  ne  sortit  point  de  son  Lerceau. 

Un  autre  pape,  encore d'origincfrancaise,  Clement V,  qui 
presida  auconcile  de  Viennc,  en  Dauphine,  en  1311,  y  con- 
firnia  la  Lulle  d'Urbain  IV.  Tons  les  evcques  du  concile,  re- 
presentant  I'Eglise  univcrselle,  accepterent  avec  ,joie  cclle 
institution.  Les  rois  de  France,  d'Angleterre  ct  d'Aragon, 
claient  pre.sents  a  cette  auguste  assemblee.  Ce  ne  fut  pour- 
lanl  qn'en  1316  que  le  successcur  de  Clement  V  revctit  de 
loutes  ses  formes,  et  rendit  absolumeut  executoire  la  bulle 
d'Urbain  IV.  Or,  ce  successeur  clait  Jean  XXII,  et  il  elait 
Francais  comme  les  deux  premiers.  Nous  nous  complaisons 
a  rappeler  I'origine  de  ccs  trois  popes,  tons  appartcnant  a 
cette  belle  portion  de  la  catliolicito  que  I'Lglise  romaine 
appelle  sa  fille  ainee.  Depnis  ce  moment,  le  jeuJi  qui  suit 
I'octave  de  la  Pentecote  devint  un  jour  de  clnetienne  ponipe. 
Si,  dans  le  principe,  on  se  conlenta  de  celebrer  jiar  dcs 
cliants  solennels  I'instilution  de  lEucliaristie,  plus  tard  on 
y  porta  sous  un  dais  le  Hoi  des  rois  dans  son  admirable  sa- 
crement.  Les  rues  et  les  places  pnbliques  furent  joncbeesde 
lleurs,  les  maisons  tendues  de  draperies,  de  splendides  re- 
pnsoirs  eleves.  Les  grands  de  la  terre  se  firenl  honneur  de 
suivre  la  marclie  triompiiale,  les  giierriers  formerent  I'cs- 
cnrte  du  Dieu  des  armees  celestes,  et  I'bumble  peuple,  loin 
d'en  etre  repousse,  y  fut  admis  avec  empressemeiit.  C'est 
ici  surlout  que  la  veritable  egalite  triomphe.  Ailleurs,  file 
fut  un  systeme  ensanglanle  ;  ici,  elle  regne  avec  amour.  En 
France,  depuis  1802,  la  solcnnite  extcrieure  dont  nous  par- 
Ions  a  ete  transferee  au  dimanclie  qui  suit. 

Avant  nos  troubles  politiques  de  la  tin  du  siecle  dernier, 
cette  procession  si  profondement  calbolique  avait  lieu  dans 
certaines  localites  avec  un  appareil  lout  special.  Ainsi,  d 
Angers,  on  donnait  d  cetle  splendide  ceremonie  le  nom  de 
SACRE.  C'est  a  Angers  que  I'arcliidiacrc  Berenger,  au  mi- 
lieu du  douzieme  siecle,  osa  precber  contre  la  prc.sence 
rcelle  de  Jesus-Clu'ist  dans  rEucliaristie.  Smi  errcur,  re- 
nouvelee  par  les  calvinisles,  car  ii  n'y  a  rien  de  noiivcau 
sons  le  soleil,  fut  condamnce  par  les  concilcs,  et  I'heresiar- 
qiie  lui-meme  se  relracla  et  mourul  d.ins  la  penitence.  Mais 
cetle  viUe,  pour  faire  eclater  plus  vivement  sa  protestation 


conire  I'errcur,  voulut  donner  a  la  Fete-Dieu  un  lustre  \Am 
imposant.  La  procession  de  ce  joury  pril  le  nom  de  Sucre, 
c'esl-a-dire  consecration  du  corps  de  Kolrc-Scigneur.  Lc 
titre  si  expressif  de  Fete-Dieu  n'cst  point,  commc  on  pour- 
rait  le  penser,  emane  de  I'autorite  de  I'Eglise  ;  c'est  le  peu- 
ple qui,  en  France,  I'a  donne  d  cetle  solcnnite  eucbaris- 
tique. 

A  Rome,  la  procession  du  Corps  du  Sciqncur  (lei  est  son 
nom  lilurgiquc)  recoil  nn  nouve.m  degre  de  magnificence 
du  chef  supreme  de  I'Eglise,  qui,  a  Saint-Pierre  du  Vatican, 
y  porte  le  Sainl-Sacremont.  Quels  termespourraient  decrire 
cette  pompe  cbrelienne  dans  la  capilale  du  nionJe  cbre- 
tien?  L'annee  procbaine,  nous  cnlrcrons,  a  ce  sujet,  dans 
les  details  les  plus  interessanls.  11  nous  suftit  de  dire  an- 
jourd'bui  que  le  pape  se  place  sur  un  trone  porlalif  quo 
s  juliennent  sur  leurs  cpaulcs  les  officiers  charges  de  ce  ser- 
vice. C'est  ce  qu'on  nomme  en  italien  lc  Talamo.  Devant 
le  ponlife  est  place,  .sur  un  repo.-.oir  magnilii|ue,  le  Saint- 
Sacremenl,  qu'il  soulient  des  deux  maijis.  Aulour  de  ce 
trone  marcbent  des  prelats  remains  qui  tiennent  sur  le  Saint- 
Sacremcnt  et  le  pape  un  richc  dais  de  larmes  d'argenl,  sup- 
porte  par  huit  batons.  Une  Ircs-longne  file  d'ccclesiasliques 
seculiers  et  reguliers,  de  prelals,  d'abbcs  mitres,  d'eveques, 
d'archeveques,  de  palriarches,  de  cardinaux,  precede  le 
trone  porlalif.  Celui-ci  est  cutoureet  suivi  d'nn  non^bre  im- 
mense d'aulrcs  dignilaires  ccclesiasliques  el  civils.  Les  trou- 
pes ponlificales  forment  la  haic  ou  acconipagnejit  le  cortege 
sacrc.  Chaque  corps  mililaire  a  sa  musi(|ne,  ses  tronqieltcs, 
ses  tambours.  Lc  canon  du  chateau  Saint-Angc  mcle  a  leurs 
fanfares  ses  detonations.  Toules  les  cloclies  des  innomb.a- 
bles  eglises  dellnme  font  entendre  leurs  carillons.  La  pro- 
cession se  dcroule  autour  de  la  vasle  et  superbe  place  de 
Saint-Pierre.  Celle-ci  est  tendue  dcs  plus  riches  etnlTcs,  et 
le  briUant  soleil  de  I'lt.die  relletc  loutes  ces  sjilendides  de- 
corations. Les  cujurs  palpileut  d'afl'eclions  pieuscs,  et  les 
voix  des  fideles  s'associenl  aux  accejils  harmonicux  dcs 
saints  canti(iues  de  la  chapellc  papale. 

Quels  sonl  les  mobiles  preJominanls  de  ce  religieux  en- 
thousiasme  de  la  procession  du  Vatican  ?  On  y  considerc 
par-dessus  lout  le  vicaire  de  Jesus-Cbrisl  snr  la  terre,  poj-- 
lant  dans  ses  mains  Celui  qui  fonda  snr  la  pierre  fcimc 
(supni  firmam  pclram)  reJIIlce  de  son  Eglise  visible  ;  Celui 
qui  en  remit  au  prince  des  apolres  et  a  ses  successeurs  les 
clefs  mystiipies,  et  puis  un  monarque  tenant  dans  ses  royales 
mains  le  Roi  des  rois,  le  Seigneur  dcs  seigneurs  ;  Celui  par 
lequel  regnent  les  doniinateurs  des  nations;  Celui  qui  dis- 
tribue  el  ote  les  couronnes,  selon  les  conseils  de  son  cter- 
nelle  sagesse.  Le  monde  n'avait  jamais  offert  un  spectacle 
aussi  inqiosa[it,  aussi  digue  d'emouvoir  une  drae  sincerc- 
menl  cbrelienne. 


UOIS    SE   PIAI. 


1.  Jeudl.L'AscESSiONDEN.S. 

JliSUS-CllillST. 

(l'«j/. I'arUclesous  celilre.) 
St  I'liiLiiTE  cl  St  Jacques,  apu- 
tres.  Le  premier  niort  a 
Ilier.ipolis  en  Pliryftie,  a  b 
I'm  liu  1^'  siecle  ;  lc  second, 
surnomnie  le  Mincur,  bpidc 
h  Jci'usalcni  le  jour  dc  Pa- 
quc3  dc  I'an  01. 


StAkp^ol,  martyr  en  Vivarais, 
en  208. 

St  SicisMoxo,  roi  de  Bourgo- 
gne,  massacre  dans  un  vil- 
lage a  4  lieues  d'Orleans,  el 
jole  dan&  un  pulls,  ea  524. 

a.    Tendrcill.  St  Atfianase, 
palriartbc      d'Alexaudiie  , 


docleur  de    I'Eglise ,  mort 
en  o73. 

C'est  un  dcs  [ilus  ci!'ieiiics 
pcres  dc  TEglise.  Sos  ouvrj^cs 
sitnl  eii  S  vul.  in-fulio. 
St  Germain,  evequc  regionnaire 
ou  apotre  en  Anglclorre, 
martyr  veiilafuidu5*' siecle. 

3,  SamcdI.  L'I.wc.ntion  ou  la 


Decouverte  de  la  vnAiEcnoix 
par  I'imperali'icc  Ste  llclene, 
nicrede  Conslantin  le  Grand, 
en  fan  o-2C. 
L'ainice  pnichaine,  nous  dou- 
nerous  I'liistoiie  de  cene  pr6- 
cieuscdccouvcite ;  eile  prespiiio 
les  details  Ics  |ilus  inlcressanis. 
St  Alexandue,  pape  et  martyr 
eiiU'J. 


Dll    MOIS. 


<k-     nimaiiclie.     Dimanche. 

diins  I'octavcde  I'Ascciision. , 
Stl  Mumqve,  mere  do  Si  Au- 

gusliii,  niorle  en  587. 
Sr  GoriABi>,  <5vL'que  en   Alle- 

magne,  mort  en  1038. 
St  Mallulfe,  evcque  de  Senlis, 

mort  vers  la  fin  du  6*  siccle. 

S.Ijuiidfi.  StPieV,  pape,  mort 
en  1572. 

II  jiuriaitpour  nom  dc  ramille 
ccluidcltlicliel  Cliislcri.  C'esiua 
des  plus  grands  pDuiires  de  oos 
temps  tuodenies. 
St  IIiLAiitE,  evcque  d'Arles, 
mort  en  449. 

11  a  bisse  i>lusieur5  ouvragcs 
«xcc!Icms,  et  iduaicurs  auires 
sc  soni  pcrdus. 
St  Sabdos,  (iveque  de  Limoges, 
mort  dans  le  8*^  siccle. 

U.  Ifiardi.  St  Jean  devant  la 
portc  Laline. 

C'esi  la  fete  du  marlyre  de  I'a- 
pOireSl  Jean,  qui  fui  mis  dans 
unccUaudiere  d'liuilo  biMtiibme, 
anpri-^s  dcia  porle  dile  Laiine,  a 
nonic,  el  qui  en  soiiii  mnacu- 
k-u.^ciuenl  prcsrrve.  Ce  iiiaitirc 
eui  lieu  eu  I'au  95. 
St  Jeas  Damascene  ou  de  Da- 
mas,  pure  de  I'Eijlisc,  murl 
eu  78U. 

7.  Ucrcrecli.  St  Stanislas, 

evcque  de  Cracovie.  en 
Polognc,  marlyr  en  1079. 

St  BENuiTlI.papc,  niurU'nG85. 

St  Valehils,  evcque  d'Auxerre, 
mort  au  S'^  siecle. 

Si  Sebe.ve  et  St  Cehemc,  frc- 
res,  rcclus  du  diocese  de 
Seez,  morls  au  7*  sicclc. 

8.  aVeucli.  L'Apparition   de  St 

WiCHEL  en  plusieurs  lieux, 
Ct  notanimenl  au  monastere 
de  Si-Michel  en  Normandie, 
pres  d'Avranches. 

St  Piehue  deTaremaise,  arche- 
vcque  de  cctle  vilJe,  en  Sa- 
voic,  mort  en  1174. 

St  Victor,  martyr  a  Milan,  505, 

O.  Veiidredi.  Si  Gregoihe  de 
N.4ziANZE,archevcquedeCon- 
slanlinople  et  docteur  de 
I'Elilise,  morl  en  oS9. 

Scs  ouvrages  en  piuse  et  eu 
vers  grecs  suni  nomljrcux  ti  re- 
ma  rquables. 
St  Hermas,  disciple  desapolres, 
niortau  1"  siccle. 

DO.  Kamedl.  St  Antom.n  ar- 
clicvcque  de  Florence,  mort 
en  1459. 

Scs  (cuvres  iheologtques  som 
en  i  vol.  in-fol. 
St    Gobdien  et   St    Epumque 
maityrs  en  250. 


Ste  Soi-ance,  vicrje  marlyre 
prcs  de  Bourses,  en  880. 

St  IsiDoriE,  labourcur  et  palron 
de  la  ville  de  filadrid,  morl 

tnino. 

11.  l>lniniirl)C.  Saiutjourde 

lA  I'tMLLUTE. 

(Voy.  Tariiileainsi  inhiule  ) 
St  Maweut,  evcque  de   Vienne 
en  Uaupliine,  morl  en  477. 
St  Maveul,    abbe  de  Cluny  , 

morl  en  1)94. 
St  Gengou  ou  Gengoul,  martyr 
en  iiuurgogne,  en  7G0. 

12.  Liindi.  St  Nehee  eL  Sr 
AcniLLEE,  martyrs,  2^  sii-cle, 

St  Pascuace,  martyr  a  Home, 

en  5U4. 
St   EriPiiAKE,   arclieveque    de 
Salamiiieen  Cliypre,  pcre  el 
docteur  dc  I'Eglise,  mort  en 
4U3. 

Les  (Tuvrcs  de  ce  ptre  soni  eu 
S  vol.  iu-fol. 

13*  Mardl.  StJuuen  le  Si- 
LENCiAiiiE,  evcque,  puis  soli- 
lau'e,  en  Armenic.  mort  en 
559. 

Lu  silence  absnlu  qti'il  g,ird.i 
pendaui  les  quatie  di-nniTcs 
aiinecs  de  sa  vie  lui  a  fail  dunncr 
|p  surnoiii  ci-dessus. 
Ste  Acnes,  abbessc  de  Stc- 
Croix  de  Poitiers,  morle  au 
6^  siccle. 

14.  Slercredl.  St  Boniface, 
martyr  en  Cllicie  en  507. 

St  Pacome,  abbe  de  Tabenne, 
insUtuleur  des  cenobites  , 
morl  en  548. 

Sr  Pons,  martyr  en  258. 

La  ^iile  de  St  Pons  en  Lan- 
gucJoc  I'll  a  pris  Ic  iioin ;  etic 
s'apiu'lait  aujiaravani  Tomicrcs- 

St  EnEMCEUT,  cveque  de  Tou- 
louse, mort  en  071. 
—  Oualrc-Temps. 

15.  «Jeadl.  St  Pierre  deLamp- 
SAQi'E  et  ses  compa^nons, 
martyrs  a  Lampsaque,  dans 
I'Asie  BJtncure,  en  250. 

St  Cassius,  St  VicTonis,  St 
Maxime  et  plusieurs  autrcs 
martyrs  en  Auvergne ,  vers 
I'an  200. 

St  EupuiiAisE,  cveque  dc  Cler- 
mont en  Auvergne,  mort  en 
514. 

16.  Veudredl.  St  Jean  Ne- 

poMccENE,  martyr  en  Jjolnjme 
en  1583. 

L't'iupereur  Venceslas  le  fii 
niouiir,  parce  qu'il  n'avait  pas 
vuulu  reveler  la  confession  de 
rimpt'iatrice,  son  epouse. 
St  SiiiOiN  Stokc,  6*  general  des 
Carmes,  mort  en  1265. 


St  UriLTi,  evi'qiic  dc  Nnliie,  en 
Ombric,  morl  en  1100. 
Qualre-lcmps. 
17.  Kaiuedi.  St  Paschal  Ba- 
bylon, IVanciscain,  niort  en 
159.'-  — Qiiatre-lenips. 

St  PossiPiiis,  Cveque  en  Kunii- 
dle,  disciple  de  St  Augus- 
lin,  morl  en  450. 

Ste  Fra5!kl'se,  comtcsse  de  la 
cour  de  Dagoberl  11,  mork- 
au  8^  siccle. 

16.  Uinianrlie.  F^te  lie  la 

trcs-Ste  TniMTE. 
St  Eiuc.  roi  de  Suede,  martyr 

en  1151. 
St  Tiieohote,  cabarclicr,  cl  les 

sept  vierjresses  compapnes, 

martyrs  en  Galalic,  en  505 
St  Vekance,  marlyr  en  Italic, 

en  250. 
19.   LiUiidl.  St  Pierre  CcLts- 

iis,  pape  elu  m.ilgre  lui,  ct 

puis    dcmissionnnire,    morl 

en  prison  en  1290. 
St    Dunstan,    arclinvcque    de 

Cantoibi'ry,  mort  en  988. 
St  Hacuife,    evcque   d'Arras, 

mort  au  8^  siccle. 

•SO.    SlHTlli.  St    BlRNARtUN    RE 

SiENNE,  rcligicux  deSt  Fran 

5ois,  morl  en  1444. 
St    Bauuile,  martyr  a  Mines 

au  5^  ou  4'^  siccle. 
La   Frame  ft  I'Espagnc  mil 

beaucuup  d'lgliscs  placees  sous 

£ous  son  invocation. 
St  EriiELtERT,  roi  des  Est-An 

glcs,  martyr  en  795. 
St   Yves,    celcbrc   evcque  de 

Chartres,  mort  en  1115. 
II  est  auteur  U'lin  granu  nimi- 

bred'ouvragissur  le  droit  canon, 

la  liiurgie,  eic. 

21.  Hercredi.    St  Felix  vi 

Cantalice,  capucin  espagnol. 

mort  en  1587. 
StHosmce,  reclusca  Provence, 

morl  en  021. 
St  Gorry,  crmile  en  Angle- 

terre,  mort  en  1170. 

22.  Jeudi.  St  Yves,  cure  en 
Bretagnc  et  olficial,  patron 
desavocats,  mort,  1505. 

St  Beuvon,  genliihonime  de 
Provence,  mort  en  985. 

23.  Veudredl.  Ste  .Iulie 
vicrge  marlyre  en  Corse 
5®  siecle. 

St  Didier,  eveque  de  Langres, 

martyr  en  411. 
St  Sucre  ,  ev-jque    de   Nice, 
mort  en  787. 
24-  Samedi.  St  Vinxent  be 
Lerins,  morl  en  450. 

Ce  saint  est  celcbre  par  son 
ouvrage  dit  Conimonitorium. 


197 

St  Dosatikn  ct  St  Uugatiln, 
m,irl\rs  ii  Nantes,  en  287. 

S.  GeiiL.M'ML  FiiiJiAT.  solitaire  a 
Morldin,  mort  a  la  liu  du 
lie  siccle. 

25.  nimniicliP.  En  ce  jour, 
rEi;lisc  celcbre  soIciuilIIc- 
mcnl  en  Fraiicela  Flte-Uieu. 
Ailleurs,  c'cst  le  jcudi  pre- 
cedent. 
(Voy.  I'ariirlesous  re  lilre.) 
aG.     B>undl    Ste  Marie-5!a- 
DCLriNE  DE  pAzzi,  viccgc  caf- 
mijlile,  morte  en  1607. 
St  I'riiiAiN  I,  pape  ct  martyr  en 

250. 
Ste  5Iaxiiie  ou  Macxe,  cl  StVe- 
VERANO,  martyrs  au  diuccsc 
d  Evrcus,  au  6^  siecle. 
St  Pun  iiTE  iiE  Kliu,  I'ondalcur 
de  rUi.iloirccii  llaiie,  mort 
en  1595. 

I  cs  oraloriens  de  France  fu- 
rciil  foiiiics  par  Ic  saiiii  canlinal 
dc  UoiiiUe.  muri  en  1G29,  pcu- 
d'ltii  qu'il  disait  ):i  inessc. 
St  AiiiUSTiN,  apolrc  d'Anglc- 
tcrrc,  morl  en  004. 

'•im.    Manli.  St  Jeas  I,  pape 
el  martyr  en  520. 
St  Behe    Pcre  dc  lEglise,  Ic 
llanibeau    de    i'An^letcrrc, 
morl  cii  755. 

C'csi  uii  des  plus  illustics 
^ciiwiiis  du  cailiuIiciMne. 
US.  Mfpci-edi.  St  Germain, 
cveque  de  P.iris,  la  ^loire  ifc 
I'Eglise  gallicane,  au  0'  sic- 
cle, mort  en  579. 

C'es!  le  vocable  de  la  paroissc 
St-GcruiaiiJ  des  I'rcs,  a  Paris. 
St  CiiEi.oN,  marl\r    prcs    dc 
Chartres,  a  la  liu  du  5*  sicclc. 

29.  tBeiidi.  St  Maximin,  cve- 
que deTicvcs,  morl  en  549. 

St  CvRiLLE  enlaiil,  martyr  en 
Cappadoce,  au  5"  sicclc. 

St  CoNuN  et  son  lils,  mai-lyrsa 
icomum  en  Asic,  en  275. 

30.  Veudredi.  St  Felix  I, 
pope  et  marlyr  en  274. 

St  Feuiunano  111,  roi  de  Leon 
el  dc  Castillc.mort  en  1252. 

St  Malci'ille,  solitaire  en  Pi- 
cardie,  mort  en  685. 

31.  Saamedi.  Ste  Pethosille, 
vieiga,  qu  on  a  considiJrce 
connnc  lille  dc  St  PuTre,  ou 
du  nioins  comme  sa  fiile  spi- 
riluclle,  morle  au  1''  sicclc. 

St  Cant,  St  Cantien,  Ste  Can- 
TiAMLLE,  Icur  scEur,  martyrs 
dc  Rume,  en  504. 

St  IliiTOLVTE  Galantini  de  Flo- 
rence, canonise  par  Leon  XH, 
le  51  niai  1825,  mort  1019. 


I'JS 


CHROMQL'ES 

CHIIONIQUES  ET  LEGENDES 

DU  MOYEN  AGE. 


£A  VIERGE  DX  REKONOT. 

II  y  a  dans  les  monlagiics  du  Doubs  des  lieux  pen  fru- 
quenles  pnr  les  voyngours  curieux,  et  qui  ccpendant  mOri- 
tcnirnlli'iilioii  dcsnnatimrs  ;  dans  ce  nombre  nousplarons 
vile  I'i'glise  do  riemonnt,  creusee  par  la  main  de  la  nature 
dan^  ini  rocher  l.iillc  a  pic,  et  oil  Ton  nc  penetre  quo  par  un 
cscalicr  rapide  de  cent  marches.  Or,  sur  cet  endroit  de  prie- 
rcs,  voici  uno  legende  non  moins  inlcressante  que  veri- 
table : 

Un  jour,  lorsque  tout  paraissail  dcji  sombre  et  que  le 
solcil  venaitlenlemcnt  de  s'abaisser  dcrrierc  les  bois  pleins 
de  himiere  ;  lorsque  dejii  les  rimes  hclveliipies  semblaient 
se  couvrir  dps  p;iles  hicurs  de  I'astre  de  la  nuit ;  un  de  ces 
soirs  si  beaux  Jans  les  mnntognes,  avec  le  calme  des  champs 
ct  la  pais  du  ciel ,  quand  on  enlendait  I'onde  se  plaindre 
mnllemcnt  vers  le  rivage  du  Doubs,  et  que  la  brise,  bcrcaul 
le  feuillage  et  les  lleurs,  portail a  Dieu,  conimc  un  enceiis, 
les  doux  parfums  du  jour.  Chariot,  jeune  berger,  orphelin 
du  village  de  Ilemonot ;  Chariot,  viclime  dii  malheur,  qui 
miu-it  rbomme  avant  I'age,  assis  sur  un  rocher,  se  livrait 
Iranquillement  a  ses  reves,  tandis  que  ses  cbevaux,  errant 
dans  la  plaine,  foulaient  rherbe  d'un  pied  mutin.Toula 
con|i  la  feuillee  s'ngite  pres  du  pSlre;  il  est  reveille  de  ses 
distractions.  —  II  ccoute...  il  respire  plus  has...  il  a  peur. 
Une  dame  au  front  majeslueux  et  couronne  d'cloiles, 
louchant  a  peine  le  sol  de  son  pied  leger,  apparait  a  ses 
yeux.  Est-ce  un  ange?  est-ce  une  reine?  est-ce  une  fee? 
Dans  son  port  il  y  a  quelque  chose  d  eirange ;  sa  levre 
vormeille  n'a  point  un  rire  ordinaire;  son  front  brille  de 
reciat  de  la  rose  mystique  ;  son  regard  pudique  est  renq)li 
d'une  ineffable  douceur  ;  tout  dans  elle  commande  le  res- 
pect et  I'amour.  CependanI,  comme  elle  se  halait,  vnila 
que  son  long  manleau  d'hermine  se  prcnd  et  s'embarrasse 
aux  poinlesd'un  eglanlier  touffu  Cet  obstacle  devait  I'alla- 
cher  et  la  retenir  dans  celte  position  penible,  lorsque  Char- 
lot  accourt  :  II  se  bate,  et,  d'une  main  soigncuse,  il  deta- 
che  les  longs  plis  brillanis  d'or  de  la  noble  dame...  Mors 
pleine  de  joie  :  —  «  Enfaiit,  lui  dit-elle,  ton  obligeance 
nierite  gratitude;  tu  I'auras.  Je  suis  la  reine  du  ciel!  — 
Pais  un  vieu ;  —  la-haut  mon  pnuvoir  est  immense  ;  fais  un 
vreu,  mon  enfant.  — Cboisls  avec  prudence:  fais  nn  v(cu  , 
il  s'accomplira..  Veux-lu  le  bonhcur  etcrnel  du  paradis?  » 
Au  nnm  de  la  reine  du  ciel,  le  prilre  se  prosterne  la  face 
conlre  terre;  il  s'ecrie  :  n  Sulul  Marie  !  mere  des  orphe- 
linsl...  1)  L'ivresse  du  bonheur  eteint  sa  voix  Iremblanle. 
II  s'etait  dit  bien  des  fois  :  «  lleureux  rbomme  qui,  pen- 
dant sa  vie,  obtient  ce  qu'il  convoile!...  Jlaiutenant,  em- 
barrasse  du  choix,  il  reslait  pensif.  Son  ange  lldclc,  ce  ce- 
leste conseiUer  qui  berce  noire  enfauce  a  Tombre  de  son 
aile,  et  porte  notre  ame  ii  Dieu  quand  Thenre  a  sonnc  notre 
dernier  soupir;  son  ange  inspirait  ii  son  cocur  de  smistres 
pensces,  et  deja  sa  bouclie  allait  exprimer  son  vreu;  il  al- 
lait  demander  le  ciel  pour  terme  a  sa  misere...  Mais  le  dia- 
ble  etait  lei,  lui  sifllant  aux  oreilles  :  u  Deviens  riche.  Char- 
iot, devious  riche,  et  tu  feras  merveillc  pendant  ta  vie  !  De 
I'orl  do  Tor!  lui  dit-il,  de  I'or!  Ami,  n'liesite  pas.  Quand 


ET   LfiGENDES. 
la  trisic  vieillossc  vicnl,  quand  la  mort  implacable  rocl.mio, 
n'est-il  pas  toujours  temps  de  ponser  si'iieusemenl  an  bou- 
heur  etirnel?...  Crois-moi,  Chariot,  le  p'us  sur  est  d'a- 
bord  d'etre  heurcux  ici-bas...  »  Et  Mannnon  romporle  !... 

Chariot,  les  yeux  baisses,  d'une  voix  emue  et  totile  lion- 
teuse,  begaye  ces  mots  :  «  Madame,  puisque  vous  daigncz 
m'assister  dans  ces  lieux,  pardonnez!  Ilelasi  toujours 
nourri  dans  I'affrou.^e  indigence,  bien  des  fois  j'ai  n've  le 

hixc  et  rabonjaiico.  Je  suis  si  jeune  encore! je  vou- 

drais  bien  en  gouler... 

—  Qui'  tes  vfcux  soient  acconiplis,  repartit  la  Vierge,  et 
puissenl  tes  ardenis  desirs  n'cde  jnmats  stiiris  de  quel- 
que amer  regret !  Ta  seras  done  satisfait.  — Tu  vas  avoir 
de  I'nr  en  abondancc.  Ecoute.  11  est,  non  loin  d'ici,  dans 
cette  meme  vallee,  une  grotle  noire  et  profonde  sur  la  rive 
du  Doubs,  oii,  pour  garder  un  tresor,  veille  un  dragon 
cruel ;  ose  y  dosccndre  ,  —  et,  arme  de  ce  picux  rosaire, 
tu  ponrras  encbaincr  la  colere  du  monstre  et  braver  sans 
peril  sa  griffe  et  sa  dent.  Ne  crains  rien :  tu  sais  que  la  voix 
du  grand  prophetr  a  dit :  «  Que  Marie  ecraserait  la  tele  de 
I'anlique  serpent.  »  —  Tu  vaincras  en  mon  nom?Pars,  sois 
forme  et  prudent.  » 

Or,  jeunes  et  chers  lecteurs,  il  est  necessaire  que  vous 
sachiez  par  quel  hasard  et  pour  quel  puissant  molif  la 
Vierge  s'atlardait  ainsi  dans  les  hois.  Pros  de  Remoii'it, 
dans  un  roc  olcve,  il  exisle  un  autre  obscur  et  solilaire  oil 
se  tenail  autrefois  le  sabbat.  Le  Dnubs,  servant  de  ceinture 
aux  abords  de  la  roche,  en  defend  rapproche  du  cole  do 
1  orient.  Des  rochers  a  pic  des  lour  base  et  leur  cime,  et 
comme  suspendus  dans  les  airs,  nc  monlrent  dans  ces 
lieux,  aux  regards  eperdus,  qu'un  abime  effrayant  el  dan- 
gereux.  Copendant  nn  jour,  un  vieil  anachorete,  cberchant 
une  solitude  plus  profonde  encore,  arrive  en  cet  endroit, 
fait  avec  du  sapin  un  immense  escalier,  le  suspend  aux  pa- 
rois  du  cratere  ;  la  chose,  il  est  vrai,  semlde  morvcilleuse, 
mais  c'elail  l.i  I'oeuvre  d'un  saint  Du  haul  du  roc  le  fragile 
edifice  menait  a  lanlre  par  cent  dogres.  Cost  l.i  que  le 
reclus  vivait  seul  avec  Dieu.  ^'oble  guerrier  aulrefois,  dans 
ce  sombre  oratoire  il  immolait  les  plai-irs  et  la  glulre  pour 
acquitter  OdelemenI,  sans  doule,  un  vtcu.  L.i  une  image 
divine  de  la  Vierge,  conquise  dans  un  temps  par  ce  bonis, 
dans  les  champs  de  la  Palestine,  olail  delmiil  sous  un  dais 
forme  de  son  pennon  blanc,  couronueo  de  son  casque  d'or, 
ayant  pour  Ironc  son  lourd  bouclier  ot  sa  brave  epoo  pour  I 
garde  d'honnenr.  Des  ce  jour  commcncent  les  prodiges  : 
bieuloton  s'approche  de  la  grotle  sacree  pour  prior  avrc 
fervour  lamndono;  on  en  revient  plus  sag/  ou  plus  Inii- 
reux.  L'eau  qui  baigne  les  plods  de  la  slalue  rend  snudain  jl 
la  vue  aux  yeux  eleints,  guoril  les  tourments  des  loproux.  ill 
Sa  douce  inlluence  fait  lleurir  la  paix  dans  les  hamoaux  on- 
vironnants,  et  repand  ses  tresors  dans  les  champs  aupara- 
vant  stcriles.  Les  malhoureux,  pour  adoucir  et  calmer  leurs 
miscres.  lui  confient,  comme  on  fait  a  une  bonne  mere, 
I'un  son  espoir,  un  autre  ses  remords. 

Lorsque  I'ermile  cut  termine  sa  carriere,  le  tresor  dt- 
vin  oxcila  les  envies  de  plus  d'un  manant;  et  vous  allez 
voir  quo,  memo  dans  le  sanctuaire,  les  gros  ont  trnp  sou- 
vent  mange  les  potils.  Dans  rabbaye  de  Mout-Benoit,  un 
lier  abbe,  porlant  mitre  et  crosse,  un  jour  convoqua  son 
ohapiiro  D'un  air  soricux  il  se  mil  n  dire  :  u  Cost  grand 
pilie,  venora!>lps.  qu'un  nnir  rocher,  dans  un  lieu  pordu, 
logo  si  nidjio  daniol  Fioro,  jr  la  voux  pour  noire  autcl,  et 
des  domain  nous  irons  la  quorir.  »  Cos  paroles  fi;rcnt  i;n  * 


I 


CllRONIQUES 

rommnnclomont.  Done,  iin  maliii,  rimr.qc  sninlc  csl  ciile- 
vce  ,  f  I  cc  jour,  mon  Diou!  on  vil  liion  dcs  yeux  rcniplis 
dc  grosses  larmcs.  La  I'iclie  callioJrali'  tic  Jlont-Bcnoil  I'c- 
c.o'd  alors,  en  pnmpe  solennelle,  la  Vicrge,  amour  de  nos 
moiilagnards.  On  la  pl.irc  dans  un  tabernacle  richement 
prepare;  Id  on  prodigne  I'enccns  en  son  honncur  puiu' 
avoir  d'elle  nu  moins  un  miracle.  Mais  vain  cspoir  I  Lcs  le- 
vrcs  ennuyees  d'un  clianire  oisif,  d'un  moinc  I'aligue,  no 
Lourdonnent  que  de  I'aibles  pricres,  qui  ne  valenl  pas,  pour 
la  bonne  Marie,  ces  mnts  du  crcur  ([ue  lui  murmurail  le 
mallieureux  dans  la  grolle  veneree.  Cependaut,  dans  Ic  so- 
litaire vallon,  tons  croyaient  avoir  perdu  une  mere,  clia- 
cun  prevoyait  des  malheursl  et  la  grotte,  jadis  si  pli'ine, 
cstouvertc  a  tons  lcs  vents  ct  ne  viiil  plus  que  qnelquc 
passant  qui  vient  y  verser  une  larme.  Mais  Marie,  au  ciel, 
prend  pitie  des  inforlunes.  n  Wcttoiis,  dil-elle,  un  terme 
aux  douleurs  des  ames  afdigees ;  11  est  si  dons  de  vivrc 
pres  des  ctrurs  puri  !  «  Mors,  descendant  sur  I'antique  cl 
orgueiUcuseabbaye,  ellc  en  franchil  li'gi'renient  ct  avec  niys- 
Icrc  tons  les  nuirs,  el  la,  d'unc  niainliabile  et  par  un  miracle, 
die  ravitsa  statue...  —  Quand  le  bergorla  rencontra  le  soir, 
c'elait  I'instant  oil,  desccndue  du  ciel,  la  Vierge  immaculce 
iillait  rendre  I'espoir  a  Remonot  en  emporlant  son  imag.'. 

La  Vierge  disparut  a  ses  yens,  se  prccipila  dans  des  (lots 
dc  luniiere  ,  el  si  Chariot  n'eiit  cache  sa  face  dans  ses  mains 
Iremblantes,  il  eut  ele  frappc  de  mort  par  la  celeste 
clarle...  Ilcrtut  sortir  d'un  reve.  Plus  li'ger  qu'un  chevreau 
qui  bondit  dans  les  champs,  il  arrive  a  la  grotte  au  merveil- 
leux  tresor.  Traversant  I'inimense  peristyle,  une  torche  de 
ri'sine  allumee  a  la  main,  il  est  bientul  dans  I'antre  salu- 
lairc.  Cependaut,  quand  il  voit  aux  parois  dc  la  voule  que 
tout  est  noir,  il  se  prend  a  tremldcr  et  se  signe  trois  fois; 
niais  il  voulait  dc  I'or  1  —  Le  voila  done  qui  se  traine  a  tra- 
vers  de  longues  coulisses ;  il  est  pres  de  ceder  au  vertige 
fatal...  Quand  il  parvient  enlin  a  la  dcrniere  salle,  on  tout 
resplendit  d'une  lumiere  etrange,  des  murs  jaillil  une 
Damme  ctincelantecomme  dans  un  palais  de  crislall  il  y 
voit  suspendus  en  lustres  de  vivantes  picrreries,  des  topa- 
zes, des  saphirs;  tout  est  ravissanl.  Le  [lalre,  ebloui,  aper- 
9oit  a  ses  pieds,  plus  presses  que  lcs  grains  sur  I'aire  dii 
riclie  proprielaire,  d'enormes  anias  d'or.  —  II  y  porte  la 
main...  Le  dragon  tout  .i  coup,  de  sa  gueule  enllammee, 
vomit  avec  furcur  des  tourbillons  de  soufre  et  de  fumee , 
drroule  avec  vilcs.«e  ses  anneaux  rocailleux,  s'ljlance  en 
inugLssant...  Mais  le  malin  et  admit  chevrier  jclte  le  saint 
rosaire  au  con  torlucux  dc  I'horrible  monstre;  le  cerbere 
cruel  expire  sur  le  sol  en  gemissant. 

Tu  triomphes,  Chariot!...  Sous  ta  vestc  champetre  tu 
vivais  d'un  pain  noiret  grossier.  Que  lu  vas  etrc  hcureux 
avec  cet  amas  d'or  I  Ta  fortune,  il  est  vrai,  sent  le  soufre 
etle  diable,  mais  pen  imiiorle ;  cclui  qui  partagera  ta  ta- 
ble et  tes  plaisirs  n'ira  point  s'enquerir  d'oii  te  viennent 
lcs  richesses..  A  peine  Chariot  a-t-il  goule  le  fruit  de  son 
Ire.sor,  que  deja  il  reve  honncur  el  noblesse;  bientol  grand 
seigneur.  Par  sa  fortune  immense,  par  son  luxe,  son  faste, 
( liar  les  de  Rcmonol  est  vanle  jusqu  a  la  cour...  Cepen- 
daut, quil'eut  cm?  .son  cicur  rcstait  vide  ..  Une  (emnie, 
|icut-clrc,  comblera  rabime  qu'a  follemcnt  crcuse  dans  son 
ciL'ur  lardeiite  ambition  !  Jadis,  bn-squ'll  etail  pauvre,  une 
borgerc,  innocentc  et  pauvre  comnie  lui,  elait dans  son  ca'ur 
pur;  elle  consolait  ses  maux ,  elle  I'appclait  son  frere  . 
Mais  a  M.  Charles  le  riche  il  fallait  un  graiid  noin  :  il  le 
vent,  11  I'obllpnt.  —  L'or,  coUc  puissance   mcrveilleuse, 


ET  LLGENDES.  199 

ouvre  devant  lui  la  porte  cliez  tousles  hauls  seigneurs,  el 
pour  lui  fraycr  le  chcmin,  l'or  sail  lout  oplanir.  Le  |i,alrR 
Chariot,  aujourdhui  gcnlilhonmie,  oublieux  des  amis  qn'il 
laissa  sous  le  poids  de  rindigcnce,  des  dcmain  va  s'unir  au 
sang  d'un  riche  baron.  Alors,  dans  la  grotte  benie,  se 
presscnt  tons  ensendile  valets,  pages,  vassaux,  landis  qu'un 
eveque  venerable,  sous  la  pesnntc  mitre  et  la  crosse  bril- 
lante  a  la  main,  benil  eel  hymen  glorieux.  Les  nobles  chS- 
telains  environneni  Charles  et  lui  servent  d'escorte,  pen- 
dant que,  pres  de  rentree,  une  bergere  a  gcnonx  seule  prio 
pour  lui,  les  ycnx  jilcins  de  larmcs;  et,  parnii  cette  foule 
rayonnanle  dc  plaisir,  pas  un  ne  fail  allenlion  a  la  pauvre 
plcnrcuse.  Sire  Charles  mOme,  I'ingrat!  feint  de  delourner 
le  regard,  fier  qu'il  est  de  presser  la  main  de  sa  noble 
compagnc.  Enivre  dn  bonhcur  ,  il  monte  I'esealier  qui  doit 
le  rcndrc  d.nns  la  plaine.  Dej.i  il  atteignail  le  faite  de  la  for- 
tinic,  quand,  roulanl  des  dcgrcs.  il  vint  sur  le  roe  se  bri- 
ser  la  lele !...  Epousc  el  fnnx  amis,  tout  full  epouvante.  — 
Et  la  pauvre  bergere?...  la  pauvre  bcrgcre,  a  gcnoux  a  la 
porte,  ful  Irouvee,  le  matin,  morlc  a  cote  dc  lui,  ctrci- 
gnanl  dans  ses  bras  son  corps  ensanglanto. 

Quand  mon  picux  grand  pcre  nous  raconlait  colle  Iiis- 
toire,  il  disait  en  linissant,  ct  d'un  accent  snlcnnd :  »  Mcs 
enfanis,  souvenez-vous  de  cet  cxcmple,  et  apprcncz  qu'il 
n'csl  jamais  Irop  tut  pour  dcmander  le  ciel.  » 


PETITS  VOYAGES 

SUR  LES  PRINCIPALES  RIVIERES  DE  FRANCE. 


I.A    LOIUE, 

SES     DOr.DS     ET     SES     SOUVENinS. 
sriTE(l). 

TBADZTIOKS  LOCALES  OELA  TOUBAinEET  DS  {.'aIMOU. 

Comme  les  fossiles  qu'on  retrouve  dans  lcs  ontrailles  de 
la  terre  indiqucnt  aux  savanis  les  differentes  cpoques  oil 
des  families  d'etres  inconnus  de  nos  jours  ont  vecu;  —  de 
mi'me  les  supcrslitions  cl  les  usages  encore  en  vigueur 
dans  les  districts  et  les  communes  de  la  Touraine  indi- 
qucnt aussi  lcs  cpoques  ou  lcs  Druidcs,  les  Remains  et  lcs 
Francs  out  etc  mailres  du  sol.  Ki  le  temps,  ni  le  melange 
varie  des  races  n'onl  efface  la  profonde  impression  des 
croyanees  et  des  pratiques  religieuscs  oubliees  dcpuis  des 
siedes,  apres  avoir  scrvi  de  regie  a  ces  liomnies  qui 
etaienl  autrefois  souverains  du  pays,  et  qui  formaicnt  la 
population  de  I'ancionne  Gaule.  La  celebration  du  [iremier 
Janvier,  dans  la  pliipart  des  communes  de  I'arrondi^sc  nicnt 
de  Loches,  tire  evidemment  son  origine  des  coutumes  drui- 
diques  :  on  I'appelle  Vuguillmnicn  ou  aguilUmcs.  Tons  les 
paysans  vont,  ce  jour-la,  de  maison  en  mai.son,  sonhaiter 
une  heureuse  annee  a  Icm's  voisins,  demandant  ii  grands 
cris  lcs  agiiillaunen.  ce  qui  leur  vaul  en  general  un  petit 
present.  Dans  les  villes,  on  donne  ct  recoil  les  etrennes; 
niais  a  la  campagne,  I'aguiilaunen  a  pour  but  de  rappe- 

j(|  rcj.  Ion"  IV,  p.  I3J. 


!')0 


TETITS    VOYAGES 


ler  Ic  lonips  cu  los  Drnnlcs  cnii]iniont,  avcc  iin  coutoau 
d'or,  Ic  gui  sacre  {i>ar.ibUc  Ju  clii'iic),  qii'oii  jcloit  dans 


un  drap  de  loile  blanche,  puis  ((n'on  disliibiiait  nu  pciiple, 
en  ciiant :  «  A  gui  I'an  ncuf;  »  d'oii  vicnt  le  niolajuii- 


Saumur. 


launcn.  On  allribuait  a  cclle  planlc  dcs  vorUis  spccialos 
conlre  plusieiirs  maladies  cl  infii-mites,  tellcs  que  rcpi- 
lopsie,  la  slenlile,  le  poison,  etc.  On  I'eslime  encore  bcau- 
coiip  aiijonrJ'bui,  surlout  lorsf|n'clle  provicnl  dii  cliene 
memcToiil  povle  a  croire  eepondant  que  cctte  plantc,  qui 
|)assc  pour  parasite,  n'est  pas  le  giii  ordinaire,  niais  une 
planle  allicc  peut-etrc,  le  lorcnthus  cumpmis,  qui  csl  tres- 
alioiidanl  sur  le  cbtMie  dans  plusieurs  pays  de  I'Europe,  et 
rcssomljle  infiniment  au  171a'. 

La  Uis-Ilergere,  autre  lete  ancicnne,  a  lieu  le  jour  de 
la  Ouinipiaqcsime,  c'esl-a-dire,  le  dimancbe  gras,  Lcs  bcr- 
r;ers  de  cliaque  haineau  se  rassemldeut  en  plcin  air,  si  le 
Icmpsle  permct,  apporlont  aveceux  dcs  provisions  de  pain, 
de  vin,  de  laid,  ct  surtoiildes  (Eiifs  appelcs  a  jouer  le  prin- 
cipal role  dans  la  ccremonie.  Aucun  dcs  domestlques  eldcs 
ji'uncs  gens  qui  babilcnt  les  fermes  voisines  ne  manque  a 
cclle  fiHe,  el  la  nuit  se  passe  a  chanter  et  a  danser. 

Le  IHmaiicIie  dcs  brdinhnis  se  cidebrc  dans  la  soiree  du 
pri'micr  dinianclic  de  carcuLC.  Des  qu'il  fail  null,  les  jeunes 
garrnns  ct  les  jeunes  fdles  dn  voisinage  parcourent  les 
champs  de  bles,  tenant  a  la  main  une  torclie  cnflammee. 
Dans  le  lierri ,  lis  portent  de  grands  batons  surmontes  do 
paille  en  feu.  Queli(uefois  leurs  torches  se  composent  de 
liges  dessechees  de  hoiiillon-hlanc  reconvertes  de  goudron. 
II  s'agit  d'allera  ladt'converle  de  la  unicllcB  oude  I'ivraie, 
qn'ils  regardcnt  commo  Ires-prejudiciable  a  la  moisson.  La 
recherche  dure  une  demi-hcure,  apres  laquelle  ils  retour- 
neut  cliacuu  dans  leurs  fermes,  oil  un  festin  les  attend, 
compose  en  [larlie  de  crepes,  le  metspar  excellence,  qn'on 
distribue  anx  jeunes  gens,  en  proportion  de  la  nielle  qn'ils 
rapportent.  On  pretend  que  cetle  fete  leur  vient  des  an- 
ciens  qui  rcndaicnt  houneur  a  Cybele  ou  Ceres ,  symboles 
idolatriques  de  I'agricuUure. 

La  veille  de  Noel ,  on  garnit  le  foyer  de  la  plus  grosse 
bCiche  qu'on  puisse  rencontrer  :  c'est  le  souche  de  no  ou 
fercfcu.  Lecliefde  la  famille  monte  dessus,  et  crie  trois 
fois  a  haute  voix  ;  No,  no,  no,  que  ce  jour  est  serio  pur  Ic 
bon  Dieu  el  la  bonne  Vicrgc  !  Ic  ferefeuest  au  feu!  Qu'on 
se  incite  a  genoux.  On  dit  ensuite  \m  Paler  twstcr,  un  Ave 
Maria,  suivis  de  chants  qui  se  prolongent  j.isqu'a  la  messe 
de  miuiiil.  i\lais,  avant  le  depart  de  la  famille,  on  dislriliie 
de  la  nourriture  aux  bestijux.  11  est  expressemeut  defendu 


d'approcher  de  relablc  avant  la  fin  de  I'officc  ;  car,  celte 
Huit-la,  tous  lesanimanx  out  la  faculle  deparlercnireeux; 
et  malheur  a  celui  qui  ecoute  leurs  conversations.  On  ra- 
conte  dans  le  pays,  de  generation  en  generation,  I'histoirc 
lamentable  d'un  imprudent  econleur,  et  pas  un  des  paysans 
de  I'cndroit  ne  doute  de  sa  verile.  Certain  proprietaire 
d'autrefois,  tres-curieux  de  savoir  ce  que  les  boeufs  avaicnt 
a  se  comninniqner,  se  caeha  dans  I'clahle;  des  que  niinuit 
eut  Sonne,  il  entenditnne  deces  betes  dire  a  une  autre  d'uuc 
voix  terrible  :  «  Que  fcrous-nous  demain?—  Nous  con- 
<c  duirons  noire  niaitre  au  cimetiere,  »  beugla  son  cama- 
rade.  Le  fcrmier,  saisi  d'epouvante,  put  a  peine  se  trai- 
ner jusqu'a  son  lit,  oil  il  expira  pejulant  la  nuit:  jamais 
personue  dcpuis  n'a  ose  cominelire  une  pareille  indis- 
cretion. Le  feu  qui  s'allunie  n'cst  pas  destine  a  chauffer 
les  families  au  retour  de  Peglise,  car  tout  Ic  monde  so 
rend  a  la  messe,  a  rexeepllon  des  malades  et  des  vieillards 
retenus  au  lit;  niais  on  suppose  que  la  Vierge  vient  aiipiiis 
du  foyer,  pendant  leur  absence,  emmaillotterrcnfantjesiis. 
La  grosse  buche,  on  sovche  de  710,  bri'ile  pendant  les  Iroi.; 
fetes  de  Noel.  Les  cendrcs  en  sont  precieusement  rccueil- 
lies ;  on  a  lesoin  aussi  de  conserverdesmorceaux  de  braise, 
pour  les  suspcudre  comme  des  reliques  au  plafond  ou  au- 
dessus  du  lit.  Les  cendres  qui  reslent  sont  mises  de  cote  et 
se  donnent  aux  vaches  quand  elles  vclent ;  melee  a  leiir 
boissun,  cette  poudre  produit,  dit-on,  un  effct  merveil- 
leux. 

La  fete  dcs  Rois  est  aussi  fort  ancicnne.  Le  chef  de  la  fa- 
mille decoupc  un  grand  gateau  de  forme  plate ,  ou  se 
trouve  cacliee  une  feve;  il  place  ensuite  sur  la  lahle  le  phis 
jeiine  de  ses  enfanls.  Au  nom  de  Phwhc  qu'il  liii  adresse, 
renfaut  rcpond  Domine,  nt  dislrihue  indirfcremnient  ii  clia- 
cun  sa  part,  sans  s'occuper  de  I'lige  on  du  rang,  quoique 
lcs  domestique.s  soicnt  tous  presents;  enlin,  celui  (|ui  est 
maitre  do  la  feve  ilevieut  roi  pour  la  nuit,  et  les  rejoiiis- 
sances  qui  suiventrappellent 'out  a  fait  los  saturnales  des 
Romains;  il  est  evident  que  les  mots  Phiiheei  Dnmine  indi- 
quent  la  subsliliition  chrelieune  do  Doiniiius  ( le  Seigneur) 
ii  PItoibus  (ApoUou). 

La  Jnincc.  —  La  veille  de  la  Saint-Jcaii  (le  Si  juin  ), 
tous  lcs  villages  allumeut  des  feux  le  soir,  appeles  la 
Joince  ou  Johannie.  Aussilot  qu'il  fait  nuit,  les  honimes, 


SDR  LES  RIVIERES  DE    FRANCE. 


les  femmcs  et  les  enfants  se  rasscmblent.  C'est  .iu  plus 
5ge,  ou  ail  principal  pcrsonnage  de  I'endroit  qu'apparticnt 
rhonneur  d'.illumer  le  feu;  c'cst  lui  qui  raarche  en 
tete  trois  fois  aulour  du  monccau  de  llnmmes,  Pt  fait  les 
prieres  a  haule  voix.  Lorsque  la  provision  de  bois  est  a 
peu  pros  consoniniee,  on  y  ajoulc  des  branches  de  gcne- 
vrier  et  aulres  plantes  aromatiques  qui  produisent  une 
epaisse  fumee  ;  viennent  ensuite  lous  les  besliaux  des  en- 
virons que  Ton  ponrchasse  trois  fois  autour  du  feu;  puis 
les  jeuncs  gens  se  mettent  a  danscr  des  rondes,  i  cban- 
ter,  a  se  rcjouir  jusqu'a  minuit ;  et  quiconquo  se  leve 
avant  la  naissance  du  jour  remue  soigneusement  les 
ccndres ,  trouve  certainemcnt  des  tresors.  Les  cendres 
elles-mcmes  sont  douees  de  verlus  speciales  et  mervcil- 
leuses. 

Les  Fees.  —  La  croyance  dans  ces  csprits  est  a  peu  pres 
la  nieme  que  parlout  ailleurs  :  ce  sont  des  csprits  ce- 
lestes, especes  de  rains,  qui  le  jour  habilent  les  caver- 
ncs  ou  les  ouvertures  des  rocbers  ,  et  clioisissent  sur- 
lout  le  voisinage  des  fontaines  solitaires  ou  ils  se  plaisent 
souvent  a  lavcr  leurs  volcnients ;  on  les  croit  en  gene- 
ral bienvcillants.  (luelquefois  ils  se  promenent  a  cheval 


la  nuit,  nouent  la  criniere  de  Tanimal  pour  se  fairc  des 
etricrs,  laissant  Hotter  les  barnais  a  Pavcnture.  lis  ai- 
ment  les  danses  au  clair  de  lune,  et  vuns  pouvez  faci- 
lement  reconnaitrc  le  theatre  de  leur  reunion  d'npres 
I'aspect  sombre  du  gazon.  Ceux  de  qui  je  tiens  ces  de- 
tails prclendent  tons  que  les  csprits  sont  beaucoup  plus 
rarcs  qu'autrefois ;  les  uns  ont  enlendu  dire  que  le  plus 
grand  nombre  fut  chasse  de  France,  il  y  a  environ  huit 
cents  ans,  et  condamnes  a  vivre  exiles  dans  un  pays  eloi- 
gne  dont  le  nom  est  rcste  inconnu  ;  de  sorle  que  dans 
deux  siecles  ces  genies  rcviendront  hahiter  leurs  ancicnnes 
demcures.  On  voit  encore,  dans  le  fosse  du  chateau  de 
Lochcs,  deux  piliors  qui  supporlaient  le  pont-levis  con- 
slruit  pour  facililer  I'evasion  de  Marie  de  Medicis,  cher- 
chant  a  se  soiislraire  a  la  tyrannic  du  cardinal  de  Riche- 
lieu ;  les  fees  auraient,  dit-on,  enlrepris  et  achcve  le  tra- 
vail en  unc  nuit.  11  y  a  encore  unc  autre  espcce  de  fee, 
connue  sous  le  nom  dela  Be'le-Harctte,  qui  simhle  d'unc 
nature  peu  aimable  :  elle  se  rOfugie  dans  les  puits  et  les 
fontaines;  elle  aime  taut  les  enfants,  qu'illui  arrive  qucl- 
quefois  de  les  altirer  dans  I'eau  ct  de  les  y  noycr. 
La  MiUoraine,  ou  la  Demoiselle,  est  un  fanlome  blanc 


i^A '  te' 


qu'on  apercoit,  surtoul  en  Normandie,  dans  les  endroils  so- 
litaires. Sa  laiilo  est  colossale,  sans  formes,  sans  trails  par- 
licuUers.  II  grossit  de  plus  en  plus  a  mesure  que  vous  en 
approchez  ;  mais  quand  vous  arrivez  a  Tendroit  menie,  il 
di.«parait  en  s'elevant  au-dessus  des  arhres,  et  Ic  bruit  qu'on 
cntend  ressemble  ,i  celui  du  vent  qui  agile  violemment  les 
feudles.  D'aulres  esprils  viennent  encore  hahiter  les  mai- 
sons,  et  s'amusent  a  jouer  les  plus  vilains  tours  ;  ils  frap- 
pcnt  tantOt  aux  portes,  tantOt  sur  des  tonncaux  vides;  ils 
derangcnt  les  meubles,  chuchotent  d'uue  maniere  inintelli- 
gible,  poussent  de  gros  soupirs  et  dc,s  gemissemeuLs,  lirent 


lescouverlures,  font  des  grimaces  affreuses  aux  enfants,  etc. 
Parmi  ces  esprils,  le  plus  redoute  de  lous  s'appelle  la  lletc 
de  Saint-Germain.  Les  apparitions  de  beliers  noirs  qui 
vomissent  des  (lanimes,  de  chats  noirs  aux  yeux  de  feu,  de 
taureaux  rouges  a  grosses  cornes.  de  cbiens  noirs  qui  res- 
tent  immobiles  pres  des  lieux  oii  sont  enfouis  des  tresors, 
sont,  en  general,  fort  communes ;  mais  les  lapins  blancs 
sont  par-dessus  tout  fort  dangereux  la  nuit. 

La  Chasse  del  Cliiert,  ou  Chasse  de  Sainl-Huberl,  a  lieu 
souvent  la  nuit,  dans  les  airs  ;  elle  s'annonce  par  des  aboie- 
ments  de  cliiens,  un  bruisscmenl  de  chaines  et  par  des  oris 

26 


202  PETITS 

lupiiLi-cs  que  Ton  allriluc  aus  demons,  qui  liansporlenl  ilcs 
Slues  condamnecs  vers  iin  lieu  Jc  siipplicc.  Ceci  s'appelle 
riicore  le  Chasse  Uriquel  ou  Chasse  a  Itibaud.  La  plupart 
dos  |wys;ins  prelciidoiil  I'avuir  entendu  •  niai-'  tou  ce  Lriiil 
esl  occasionni;,  saus  doiito,  par  les  troupeaux  d'oies  saiiva- 
grsnii  aiilics  oiscaux  emigranls. 

Les  liistoiics  de  soicellcrics  soiit  genoialement  accredi- 
tees. La  reunion  secrete  des  huguenots  et  des  ai;tres  sec- 
laircs  persecutes  anciennement  a  proliablcmcnt  dnnne  lieu 
a  une  foule  de  ces  recils  merveilleux.  Aujourd'liui,  la  race 
des  sorciers  est  fort  meprisee ;  le  bruit  court  qn'ils  se  frol- 
tent  le  corps  de  graisse  d'enfants  non  baptises,  avant  de  se 
rendre  a  ieurs  grandes  assemblees.  Les  niagiciens  forment 
une  classe  a  part,  jamais  ils  ne  se  melcnt  a  ces  ahominables 
reunions ;  ils  sont  les  maitres  et  non  les  scrviteurs  des  de- 
mons. Urande  est  Icur  influence  sur  les  liommes  et  les  be- 
les.  .\ux  uns  ils  donnent  hi  folic,  aux  aulrcs  diverses  mala- 
dies ;  ils  tarisseut  le  hut  des  vaclies,  rendcnt  les  chevaux 
rOlifs,  ou  bien  les  poussent  a  s'emporUr   On  dil  qu'ils  jet- 
tent  en  I'air,  aux  foires  et  aux  inarches,  une  puudre  cpii 
cn'arouche  les  animaux  et  produit  un  grand  trouble,  lis 
ancient  aussi  les  voitures  sur  les  chemins,  eteignent  les 
lumieres,  composent  des  philtres  ;  ils  ont  le  pouvoir  de  se 
rendre  invisibles  et  de  prendre  la  forme  d'un  animal.  Lours 
mystercs  sont  inscrits  sur  un  livrc  appcle  sriniuiir,  que  les 
llaliens,  les  juifs,  ceux  qu'on  nonime  philosoplics,  et  une 
foule  de  charlatans, prennent  grand  soin  d'etudier.  I'ersonne 
n'inspire  plus  de  terreur  dans  un  canton,  car  ils  onteu  leur 
pouvoir  la  sanle  des  hommes  et  des  betes.  Tons  ceux  qui 
leur  deplaisent  tomhent  malades,  lansuisscnt  et  nieurent ; 
quelquefois  ils  ne  s'cn  |ircnnent  qu'aux  animaux,  et  tons 
perissent  a  la  fois  dans  une  Icrme. 

Les  cures  de  campagne  sont  les  cunemis  nalurcls  de  ces 
faiseurs  de  dupes  ([ui  exploitent  les  debris  des  vieillcs  su- 
perstitions paiennes.  II  n'y  a  pas  tres-longlemps  qu'un 
ora^e  affreux  dcvasta  I'arrondissement  de  Loches.  On  vit 
alors  deux  hommes  tri'S-connus  dans  le  district,  places 
sur  le  bord  d'un  elang,  a  Lourour.  L'lm  d'cux  avait  un 
grimoire  a  la  main,  tandis  que  I'autre,  arme  d'une  haguelte, 
frappait  I'cau  jusqu'ii  ce  qu'elle  s'elevat  en  forme  de  trom- 
pellccl  produisit  la  grele  qui  ravagcait  les  terrcs.  Ce  conte 
absurde  n'en  esl  pas  moins  acceple  commc  veritable  par 
une  foule  de  gens  du  pays. 

Dans  beaucoup  tie  chaumicrcs,  vous  verrez  deux  choses 
suspendues  an  plafond.  D'abord  un  morceau  de  jouliarbe 
I  fcmiicrvivum  lecloriim],  ([ui  se  fane  aussilot  qu'un  sor- 
cier  enlre  au  Ingis,  et  plus  d'une  fois  on  inlerroge  la  planlc 
d'un  ^e\\  inquiet  pendant  la  visile  d'un  elranger ;  puis  un 
petit  pain  (le  pain  de  Noel),  fait  la  veille  de  Soiil,  qui  a  la 
sin^uliere  vertu  de  guerir  les  chiens  iMiragcs  et  de  conserver 
auv-i  la  sanle  a  ceux  qui  en  mangenl  chaque  jour  un  pelit 
morceau.  Certains  pelitsgaleaux,  fails  la  veille  de  loutesles 
grandes  fetes,  et  luils  sous  la  cendre,  ont  encore  le  privi- 
lege de  garanlir  I'Ame  du  purgaloire ;  ils  se  nomment  sauvc- 
iUnc. 

II  ne  faut  pas  confondre  avec  ces  ahsurdes  croyanccs 
la  venerable  branchc  de  buis  beiiil  le  dimanche  des  Ra- 
nieaux ;  coulun.'e  innocente  In  lilioc  poeliquf  et  sainle 
diint  no'is  avons  expliqu"  I'origine  IJuehiucfois  loulcs 
les  chamhres  sont  gaianlies  de  cellc  maniere;  et  ((uand 
un  orage  violent  s'elcve  le  mailre  ou  la  mailresse  de  la 
maisoa  a  recours  au  buis  bcnit,  qu'on  trcmpe  dans  I'oau 
sdiDte  dont  on  asperge  la  tnaison  en  presence  de  lous 


VOVAGES 

ses  habitants ,  qui  s'agenouillcnt  ensuite  pour  leciler  des 
prii-res. 

Les  diseurs  de  bonne  avenlure  et  les  Lohemicnnes  dii 
couvrent  les  voleurs  et  les  objcls  dcrobes ;  ils  ont  la  re- 
pulaliun  do  lire  dans  I'avenir,  au  moyen  de  la  chiro- 
inancie  el  des  cartes.  Pourquoi  nous  etonnerions-nous 
de  cclle  rroyance  parmi  les  paysans,  apres  avoir  vu  made- 
moiselle Lenormant  exploiter  avec  tanl  de  succes  la  cre- 
dulile  des  gens  les  phis  haul  places  de  la  capilale '? 

Les  Tresors  caches.  — Tout  le  munde  croil,  en  gi'iieral, 
que  d'immenses  tresors  se  Ironvenl  caches  dans  les  caves 
el  enfoui*;  sous  des  mines,  depuis  que  les  guenes  civiles  el 
les  revolutions  onl  desole  la  France.  Les  paysans,  en  Tou- 
raine,  s'imaginent  que  ces  amas  de  richesses  sont  gardes 
|iar  des  chiens  noirs  qui  les  meneront  ii  I'endroit  du  depot 
s'ils  ont  etc  bien  Iraites  quaiul  ils  sont  venus  roder  clicz 
cux.  I'our  i|ue  I'enlreprise  reu.-^sissc,  il  faut  jeuner  pendant 
pluviciirs  jours,  crciser  un  f^■.^se  pres  des  lieux  en  ques- 
tion, de  maniere  a  soulever  un  gros  morceau  de  lerre,  jire- 
caulion  iinlispcnsable  pour  empecher  le  diable  d'enlever  les 
tresors,  auxquels  ils  apparlienncnt  tons.  Une  fois  le  travail 
commence,  on  doitle  poursuivre  sans  relache  jusqu'ii  la  fln, 
et  conime  la  premiere  rrealure  vivanle  qui  louche  le  Iresor 
doit  iiiourir  dans  la  meme  aniire,  on  fera  bien  de  se  munir 
d'un  vieux  clieval  sans  valeur,  qui  dcviendra  la  propriele  du 
demon  en  cchange  du  Iresor  que  vous  avcz  gagiie.  II  y  a, 
dans  une  vallec  de  la  forel  de  Loches,  les  rcsles  d'une 
maison  batie  par  Charles  VII,  rendez-vous  de  chasse  pour 
lui  et  sa  cour,  dont  les  caves  renfermont  un  Iresor  immense 
garde  par  un  dragon,  que  lout  le  iiionde  pent  voir,  dit-on, 
si  les  curieux  out  le  courage  de  visiter  rendroit,  seuls,  a 
minuil.  11  esl  couche  a  I'enlree  de  la  cave,  devanl  un  panicr 
d'osier  rempli  de  richesses.  La  vallee  s'appclle  Orsous,  et 
voila  peul-elre  I'unique  origine  de  celte  legende.  (Jiioi  qu'il 
en  soil,  persnnne  n'a  ose  jusi|u":l  present  veiilier  le  fait. 

Charmcs  el  Amutelles.  —  Hans  tout  rarroiidisstmenl,  et 
surlout  dans  les  faubourgs  de  Loches,  si  un  enfant  toinbe 
en  convulsions,  on  pretend  ipi'il  a  le  mat  liEjthe  Les  me- 
decins  n'y  peuvent  ricn  ;  il  faut  a^tr  le  guerir  ,i  Exive.  Ce 
lieu,  situc  sur  les  bnrds  du  Cher,  pres  Hoiilrichard,  pos- 
sede  une  source,  d'oii  lui  venail  I'ancien  nom  qu'il  por- 
lail.  AidMC  Vive  ou  Aqua  vim.  II  est  a  rroirc  que  celle  re- 
pulalioii  de  saintele  remonlo  au  temps  des  druides ;  qu'une 
ahbaye  de  I'ordre  de  Saiiil-Augiislin,  fondee  plus  lard  au 
meme  endroil,  lui  conserva  depuis.  Aujounl'hui,  I'abhaye 
lombc  en  mines  et  ces  fulles  croyances  au>si. 

Lorsqu'unc  maladio  epidemiquc  se  declare,  on  croil 
echapper  au  danger  de  la  contagion  on  sc  prncuranl  les 
nouveaux  jets  d'un  Bguicr ;  on  les  coupe  en  mnrceaux 
d'un  ponce  do  long,  on  les  cnll'.e  comnie  un  cli.ipelet,  el 
les  gens  credules  le  portent  en  guise  de  proscrvalif.  C  est 
ainsi  qu'ils  se  preservenl  de  la  maladie,  ou  bien  ils  se  gue- 
rissent  promplemenl  en  cas  d'alta((ue. 

Bien  des  femmcs  mariees  portent  des  amiilelles  qui  les 
prolegeiit  au  moment  de  Ieurs  couches.  L'une  se  nomm(! 
ciu\muiUiie,  espece  d'anneau  qu'on  porle,  soil  au  cou,  soil 
au  doigl,  dans  le(iuel  se  trouve  une  cra\mudine  ou  un« 
dent  de  requin  ;  I'aulre  est  un  ruban  de  sole  blanche  de 
denx  metres  cinq  ccnlinielres. 

Quand  la  niort  frappe  quehpie  individu,  on  se  h.ile,  dan', 
la  maison,  de  Jeter  le  vin  et  lous  les  liquides  possibles,  de 
peur  que  r.inie  du  defunt  no  vicnnc  a  y  lomber. 
S'il  s'agll  du  pere,  on  courl  aussilOl  I'rappcr  doucement 


SUR  LES  lUVlEnES  DE  FllAN'CL'. 


203 


a  chaque  ruche  d'abeillcs,  en  disanl  :  «  Mes  pclits;  amis, 
«  soyez  Iranquilles  ;  vous  avez  perdu  voire  mailre.  Cepen- 
«  dant,  ne  nous  quitlez  pas ;  nous  prcndrons  loujours  soin 
«  de  vous,  et  nous  vous  trailorons  liien.  »  On  allache  aussi 
un  morcenu  d'eloffc  noire  aux  ruclics,  afin  que  Icurs  habi- 
Innls  s'associent  an  ikuil  dc  loute  la  faniille.  Personne 
I'ignore  que  si  Ic  mailre  de  la  maison  s'emporle,  jure  el 
le  querclle,  sos  aboilles  ne  prospcrenl  pas  conime  celles  qui 
ipparliennent  a  unc  faniille  on  regne  toujoiirs  la  honne 
iiarnionie. 

r.'cst  pnnrquoi  on  dil  souveni,  en  parlanl  d'une  somme 
gagncc  peniblement  ;  «  llol  eel  ardent  est  liicn  bon  pour 
«  achcler  des  abeilles.  » 

Les  Coquards  ou  OEvfs  de  cnq.  —  Voici  encore  unc  au- 
tre bizarre  croyance  du  pays  :  les  anifs  nains  pondus  par 
.  les  poulcs  sont  atlribues  aux  vienx  coqs,  ct  quand  ils  vien- 
nent  a  eclore,  ils  produisent  le  basilic,  cc  terrible  animal, 
espece  de  dragon  aile,  dont  un  seul  regard  pent  aneantir 
I'elre  inforlune  soumis  a  son  inHuence.  Si  cepeiidant  un 
homme  fixe  le  premier  ses  ycux  sur  le  basilic,  le  monstre 
incurt  a  I'instant. 

On  m'a  raconle  la  meme  chose  en  Bretagne,  et  j'y  ai  vu 
un  puits  dans  Icquel  s'elait  refugie  autrefois  nn  crocodile 
doue  du  meme  ponvoir  destruclif  que  Ic  basilic  de  Tnn- 
rainc.  lleurcuscmcnl  qu'un  jour  I'animal  toniba  mort 
sous  le  regard  terrible  d'un  hommc  qui  avail  devance 
le  sien. 

Les  Loups-Garous. —  C'cstlenom  qu'on  doniie  aux  gens 
pxcommunies  el  aux  miserables  (pii  onl  vendu  leur  ame  au 
demon,  lis  sonl  obliges  de  prendre  la  forme  dcs  loiips,  ccs 
animanx  clanl  fort  rarcs  mainlenanten  Touraine.  Les  brous 
onl  disparu  du  pays  avec  eux,  mais  tout  le  monde  croit 
encore  a  leur  existence. 

Les  Brous  derivcnl  sans  doute  leur  nom  du  vieux  mot 
armoricain  ftrous,  qui  vcut  dire  bois,  parce  qu'on  protend 
que  ces  creatures  galopaient  loute  la  nuit  u  traversles  forets 
ct  les  bois.  Je  liens  de  gens  a.ssez  moderes  en  fait  de  croyau- 
ces  superstiliiiuses  le  recil  suivanl.  Joseph  Guebin,  petit 
proprietaire,  qui  ne  craint  ni  les  revenants,  ni  les  fees,  ni 
les  magicicns  el  .sorcicrs,  connail  deux  brous  qui  depuis 
longlemps  batlenl  le  pays  la  null.  Ils  habilcnl  lout  pros  dc 
lui,  :i  Jcvriere-Larcau  ;  I'un  est  un  maeon  d'environ  soixanle 
ans.  Scs  promenades  la  nuit  onleveille  lessoiipcons  :  quel 
autre  qu'un  6rou  determine  s'amuscrait  a  courir  dans  la 
foret  a  pareille  heure,  au  lieu  de  se  reposer  des  fatigues  de 
lajournee?  * 

Enfin  la  chose  fiit  prouvce  par  un  voisin  du  pro- 
prietaire, qui,  revenant  lard  un  soir  du  marclio  de  Le- 
gueil,  Irouva  en  cliomin  un  magnifique  moulon.  Persuade 
que  celle  bele  egarce  apparlenail  a  qudque  Iroupeau  des 
environs,  il  la  pril  sur  ses  epaules,  la  ramena  cliez  lui,  et 
I'enfcrma  dans  I'ccurie  avec  son  3ne;  mais  le  lendemain, 
au  lieu  du  mouton,  il  Irouva  le  macon  occupe  a  rcmplirses 
sabots  de  padle. 

Plus  de  doute,  c'etail  un  hrou ;  c'etait  le  re.snllat  de  ses 
vols  el  de  la  vie  dcsordonnee  quil  avail  mence  autrefois. 
Quant  a  I'autrc  exemple,  il  s'agissail  d'un  jeune  liomme 
qui  dovint  bnm  apres  avoir  volii  un  morceau  de  drap.  Ainsi 
transformc,  il  parcourait  aussi  le  pays  la  nuit,  tuail  el  de- 
vornit  les  chicns,  la  volaille  ct  aulres  animaus.  II  Cnit 
heureusement  par  se  confesser,  recut  I'absolulion ,  et 
jamais  plus  ne  gatopa.  Le  conleur  a  pu  voir  souvenl  les 
reslcs  des  chicns  a  moilic  devorcs ;  les  patlcs  sc  retrou- 


vaient  presqiie  loujours.  Louis  Manceau,  marchand  de  bes- 
tiaux,  iigc  dc  trente-six  ans,  ct  nullement  bele  en  affaires, 
qui  habile  la  villc  de  Loches,  et  que  son  etat  oblige  li  voya- 
ger s(mvcut,  m'assura  qu'il  avail  vu  el  connu  plusieiirs 
brous.  lis  claient  plus  noinbreux,  ajouta-l-il,  il  y  a  pcu 
d'annees,  alois  que  les  charlatans  usaient  des  privileges  dont 
011  les  a  depouillcs  depuis.  Autrefois,  quand  on  elail  vole, 
on  donnail  un  louis  d'or  a  un  d'eux  qui  vous  recilait  Ics  pa- 
roles d'un  certain  livre  ;  ensuile  il  plaraitsurune  table  deux 
pains  qui  noircissaienl  peu  de  temps  apres;  et  si  le  volcur 
ne  restiluait  pas,  11  devenait  brou,  else  voyailcondamne  a 
gabiper  depuis  I'heure  de  VAngelus  du  soir  jusqu'a  celle  du 
matin. 

Le  cure  de  la  Sclle,  dans  la  commune  de  Legueil,  a 
livre  a  ces  superstitions  difficiles  a  deraciner  une  guerre 
acliarnee. 

S'il  faul  en  croire  Charles  Robin,  jeune  fermior  du  pavs, 
il  aurait  vu  aussi  dans  son  jardin,  par  nn  beau  clair  dc  lune, 
un  petit  moulon  qui  s'avancait  lentcnient  vers  lui ;  puis, 
comme  il  sc  disposail  a  le  prendre,  il  aurait  bondi  par- 
dessus  un  niur  Ires-elcve,  el  se  serail  cchappe  dans  la  forct 
en  poussanl  des  cclals  de  rire  diaboliques.  11  appela  un 
onrle,  qui  accourut  au  jardin,  et  entendil  en  cffcl  ce  bruit 
sunialurel.  L'oncle,  loin  de  renicr  celle  histoirc,  me  conla 
aussi  la  sienne.  line  fcmme  de  sa  connaissance  avail  sans 
doiile  un  mari6rou,  puisqu'il  galopail  la  nuit.  Voulanldc- 
couvrir  la  verile,  clle  imagina  decoudrela  chemise  du  va- 
gabond a  la  sienne;  mais  les  voisins  ne  le  virent  pas  moins 
galopercettenuil-la  comme  al'ordinaire.bicn  que  la  Icmme 
cut  loujours  ii  cole  d'elle  soil  le  corps  inajiime  on  queli|iie 
chose  qui  avail  pris  la  forme  du  coupable.  Celle  croyance 
absurde  a  produit  quelquelois  dc  facheux  ri-sullats.  il  v  a 
environ  douze  ans  qu'un  homme  de  Saint-llippolylc  loniba 
mort  sous  les  ballesd'un  de  ses  voisins,  qui  leprcnaiipniir 
un  6rou.  Les  pcrscculionsqu'eprouva  sa  famine  roliligei-onl 
a  (luiller  le  village  ct  de  s'elablir  a  Loches,  qu'clle  habile 
encore. 

11  y  a  aussi  des  fcmmes  brous.  Unc  fille  de  Loches  pre- 
tend connailre  une  fcmme  mariee  de  Liege,  mere  de  fa- 
mille,  qui  a  gnlopo  sous  la  forme  d'un  moulon  ;  qu'un  jour 
ayant  rencontre  lard,  la  nuit,  uii  homme  sur  la  ronle  do 
Sainl-Quenlin,  il  pril  I'animal  sur  .ses  epaules,  donl  Ic  poids 
augmenia  considerablcmenl  chemin  faisanl.  Arrive  a  sa 
porle,  il  resia  pelrilie  de-surprise  lorsque  le  moulon  lui  de- 
manda  avec  une  voix  humaine  ou  il  Ic  cnndui.sail.  Saisi  de 
frayeur,  il  se  debarrassa  de  son  fardeau,  qui  .se  chan"ea 
aussilot  en  fcmme,  s'enfuil  en  cclatani  de  rire  ct  en  faisanl 
des  sauls  prodigieux  de  hauleur.  La  meme  personne  a  vu 
encore,  enire  aulres  choscs  curieu,ses,  la  ctinsse  a  brii/ul, 
qui  est,  soi-disant,  unc  chassc  aeriennc.  On  ne  pcut  cerlai- 
nenienl  pas  croire  que  les  oiseaux  soient  de  la  parlie,  piiis- 
qu'on  reconnait  dislinclemenl  raboiement  des  chicns.  Celtft 
nile  sail  aussi  que  Ic  coquard,  s'll  vient  ,i  eclore,  produit 
le  basilic,  et  plusieurs  enfanls  de  sa  faniille  sonl  morls  du 
nial  H'Exive. 

II  exisle  encore  une  foule  de  superstitions  ct  de  presa- 
ges que  plusieurs  aulres  pays  out  adoptes  aussi.  par  exem- 
ple, I'aurorc  borcale  aniionce  en  general  la  "iierrc  ct  le 
tumiiUr.  Les  lunes  p.iles  au  mois  de  juillet  ct  d'aout  sont 
de  mauvais  augr.re  On  croit  que  le  soleil  danse  trois  fois 
surl'liorizon  quand  il  se  leve  lejourde  la  Sainl-Jean.  Lo 
cri  dcs  hibous  annoucc  la  mort.  Unc  brauchc  d'c^lan- 


204 


SCENES 


tier  suspcndue  a  la  porte  protege  ses  liabitanls  contre  la 
Cevre. 

Ouclqticfais  dcs  enfants  nouveau-ncs  se  nieltent  a  cou- 
rir  dans  la  maison,  se  refiigient  sous  le  lit ,  ct  font  d'hor- 
riblcs  grimaces ;  11  fnut  poursuivre  ces  monslres  dciialures 
a  coups  de  fourclic.  Gardcz-vous  hien  de  lavcr  votre  linge 
cntre  Ics  deux  cliiisses,  c'cst-a-dire,  pendant  Toctave  de  la 
Fete-Dieu,  lorsque  les  chasses  reiifcrniant  Ics  reliiiucs  de 
divers  saints  sont  portees  de  Loclies  a  la  viUe  voisine  de 
Beaulieu,  et  de  Beaulicu  a  Loches.  Si  vous  osiez  Lravcr  I'o- 
pinion  publique  a  cet  cgard ,  vous  laveriez  votre  linceul; 
ne  cuisez  pasle  pani  les  jours  des  llogations,  si  vous  tenez 
a  I'avoir  Lon  le  reste  de  lannee  (Juand  vous  Dlez  les  mar- 
di  et  vendrudi  de  la  seniaine  sainte ,  vos  vaclies  ont  le 
gourchcl,  c'esl-a-dire  un  ulcere  aux  pieds  qui  les  eslropie. 
Les  habitants  de  votre  basse-cour  prospereront  a  mervcille, 
si  vous  avcz  le  soin  de  danser  le  mardi  saint  sur  le  funiicr. 
line  fois  le  ble  seme,  gardcz-vous  de  manger  du  pain  roti, 
sous  peine  de  faire  une  mauvaise  rccolte  Rien  n'es.t  plus 
dangereus  qued'entendrc  a  jeun,  pour  la  premiere  fois,  le 
cri  du  coucou  :  il  aniene  toujours  la  fievre.  Les  inscctcs 
qui  voltigent  le  soir  autour  de  la  lunnere  sont  des  ames 
cgarees,  prencj  bien  garde  qu'ils  ne  se  brulent.  Bien  des 
personnes  Inissent  sur  leurs  assietles,  a  chaque  rcpas,  un 
petit  morceau  de  viande  pour  I'esprit  maliu  ;  cette  offrande 
I'apaise.  On  ne  salt  pas  ce  qui  peut  arriver  ;  il  est  bon  d'a- 
voir  des  amis  partout.  Les  grillons  portent  bonhcur,  il  ne 
faut  pas  les  troubler ;  mais  la  Ckcrc  annee,  ou  le  Bourdon, 
estun  insecte  de  malbeur :  il  annonce  une  inauvaise  recolte, 
et  la  cherte  du  pain.  Cost  pourquoi  on  lui  a  donne  ce  nom. 
Les  toiles  d'araigneequi  Holtent  au  moisd'auiitsont  les  Ills 
de  la  sainte  Vierge.  On  doit  avoir  grand  soin  de  placer  son  lit 
parallclemcnt  a  la  pouire  de  lachambre,  sinon  la  personne 
qui  s'y  eouchera  eprouvera  les  plus  grandcs  infortunes. 
Ne  vous  mctlez  jamais  en  route  le  vendredi;  si  vous  rcn- 
contrez  un  lievre  sur  le  chemin ,  votre  voyage  sera  mal- 
heureux.  Les  mariagcs  celebres  le  vendredi  tournent  mal ; 
les  lundis  ct  niardis  sont  les  jours  les  plus  favorables;  le 
nombre  trcizc  est  fatal   Evitez  de  renverser  du  sel,  el  de 
mcttre  voire  fourchettc  et  voire  couleau  en  croix.  Si  vous 
rencontrez  une  femme  nu-tete  le  matin  ,  la  journee  ne  se 
termincra  pas  sans  quelque  mesaventure.  Les  petiles  arai- 
gnces  annoncenl  un  peu  d'argent ,  les  grosses  en  promcl- 
tent  davanlage.  Une  lilinccUe  qui  s'ecbappc  du  foyer  indi- 
que  la  visile  d'un  etranger.  Si  le  chaudron  reste  vide  un 
jour  de  Icssive,  la  mort  s'emparera  Lienlot  de  quelque 
nicmbre  de  la  famiUe.  Qiiand  on  apcrcoit  une  pie  disperser 
le  fumier  sur  le  cliemin,  on  peut  s'atlenJre  a  y  voir  passer 
un  cortege  funcbre.  Le  roitelet  est  un  oiseau  sacre,  car  il 
a  rapporte  du  feu  des  regions  celestes  ,  aux  dcpcns  de  ses 
plumes  qu'il  a  brulees,  mais  toute  la  geiite  ailee  s'cst  coti- 
see  pour  le  revetlr  d'un  nouveau  plumage;  tons  ont  fait 
leur  offrande,  exccpte  Ic  liibou,  qui  a  meritc  ainsi  le  mepris 
general.  Quand  vous  mangez  un  ccuf,  n'oubliez  pas  d'ecra- 
ser  la  coquiUe,  de  jieur  que  votre  cnnemi  ne  la  remidisse  de 
rosce  et  ne  la  pose  sur  I'aubepine;  car,  a  mesure  que  le 
soleil  la  seche,  la  personne  qui  a  mange  rocuf  languit  aussi, 
ct  incurt. 

Chaque  province  a  ses  croyances  superstitieuses.  En 
Korniandie,  par  exemple,  on  raconle  qu'un  monsieur 
elabli  pres  de  I'embouchure  de  la  Loire  avail  uu  CIs; 
un  de  ses  fermiers  vint  un  jour  payer  sa  rente  et  la  remit 
ou  fils,  parce  que  le  perc  se  trouvait  absent;  mais  il  nia  le 


fail,  en  disant  que  le  diable  pouvait  Tcmportcr  a  la  mer  s'il 
manquail  a  la  vcrite  :  le  cou])ab!o  disparul  aussitul.  11  ne 
ful  pas  noyc,  m.iis  on  I'cntend  crier  sur  le  rivage,  on  le 
voit  miime  quelqucfois  dans  sa  jaqueltc,  le  bonnet  sur 
la  tele ;  par  une  belle  nuit  d'ete,  un  liomme  audacieux 
osa  joucr  aux  cartes  avec  lui  el  perdil  tout  ce  qu'il  pnsse- 
dait. 

A  Gildo,  sur  les  coles  de  la  Bretagne  ,  les  amcs  de  ceux 
qui  out  peri  en  traversaul  I'eau  font  entendre  des  cris 
lugubrcs  a  I'apiirochc  du  mnuvais  temps. 

On  voil  combien  le  clergc,  qui  a  civilisLi  la  Gaule,  a  en- 
core a  faire  pour  achever  son  icuvre,  et  combien  on  est  en- 
core loin  des  lumiercs  dont  le  siecle  se  vanle. 


^'^       ''t 


SCENES,  RECITS,  AVENTURES, 


liXTHMTS  DES  PLUS  rjiCEKTS  VOr.lGEllHS. 


MISSIONS  DE  I.A  CHINE  ET  DO  TONC-KIMG. 


Nous  cmpruntons  le  curicux  el  cdiOant  recil  qui  suit  a 
rexcellcntc  anivrc  chrcliennc  de  la  propagation  de  la  foi, 
qui  continue  avec  lanl  de  succes  la  publication  dcs  Lelircs 
eJifianlcs.  C'esl  ce  livre  admirable  qui  conticnt  les  ren- 
sei'-nemcnts  les  plus  precis  el  les  plus  complets  sur  le 
mouvcmcnt  de  la  civilisation  dans  le  monde  enlier  (1). 

(1)  II  esi  cic  rinlfrit  dela  religion,  do  In  moialilc  cl  de  la  science,  de 
faire  connallre  celte  tcuvrc  do  lunnere  et  de  cliaritc ;  il  suflll  que  dix  iicr- 
sounos  s'associenl  el  cuiiiribuciit  cliacune  pour  un  sou  seulemeni,  pout  se 
'procurer  cclle  leciuve  cdifianicet  inslruciivc. 


DE   VOYAGES 

LcltrcdcM.  Hue,  mis$ionnaireaposloiiqtie,  a  it/.  Marcou, 
directeur  du  pclil  seminakc  de  Toulouse. 

Kien-TcliansFou,  province  de  Kian-Si,2avtiH84l. 


Blon  DIES  CDEH  AMI, 

«  Ce  scrait  sans  contredit  par  ma  faute,  et  ma  tres-grande 
fnute,  si  je  vcnais  a  ouUicr  que  je  )ie  suis  ici-bas  qu'un 
pauvre  pelerin,  car  me  voila  encore  en  course,  et  ce  non- 
voau  voyage  sera  pour  le  moiiis  tout  aussi  long  et  beaucoup 
p!ns  perilleux  que  cehii  du  Havre  a  Macao.  Mes  superieurs 
m'cnvoyant  faire  h  voloute  do  Dieu  au  dela  de  Tcliin,  dans 
la  Tartaric  occiJcntale,  Celui  qui  m'a  dija  conduit  et  pro- 
iL'ge  sur  les  eaux  de  I'Ocean  me  guidera  aussi,  si  cela  lui 
plait,  a  travers  les  lleuvesellcs  routes  del'empirechinois; 
et  dej.i  plus  d'une  fois,  depuis  que  j'ai  quiltc  Macao,  j'ai 
pu  admirer  la  Providence  divine  a  mon  cgard.  Je  vais  pro- 
filer du  temps  qui  m'est  donne  a  men  second  relais,  pour 
vous  tracer  un  croquis  de  cclle  parlie  de  mon  voyage;  vous 
voudrcz  bien  me  faire  I'amilie  do  le  communiquer  a  mes 
parents.  Je  leur  enverrai  mon  itincraire  aussitot  que  je  serai 
arrive  dans  ma  mission. 

«  Les  courricrs  qui  devaient  me  conduire  a  Si-Wan  en 
Tartaric  (ilaient  arrives  a  Macao  depuis  plus  d'un  mois,  sans 
qu'il  nous  flit  possible  de  trouver  un  moyen  quelque  peu 
rassurant  d'enlrer  incognito  dans  le  fameu.'i  empire  celeste. 
Les  affaires  anglo-cbinoises  rendaient  de  jour  en  jour  les 
passages  plus  difficiles,  et  comme  il  elail  ridicule  d'alleudre 
«n  micux  qui  scniblait  sans  cesse  s'eloigner,  nous  nous 
ifiAmes  avcuglcmcnt  entre  les  bras  de  la  Providence.  II  lut 
.Iceide  que  je  partirais  le  samedi,  20  fevrier,  vers  les  sept 
bcures  du  soir,  dans  la  barque  chinoise  qui  fait  le  trajet 
de  Macao  a  Canton.  Un  de  mes  courriers  ctait  alle  visiter 
la  joiique,  et  il  lui  avait  ele  promis  qu'on  rcserverail  a 
noire  usage  unc  pelile  cliambre  pour  quatre  personnes,  u 
savoir,  mes  deux  courriers,  un  seminariste  indigene  que 
je  lalsse  au  Kian-Si,  chez  Mgr  Rameaux,  enfin  la  contre- 
bande  curopeenne,  c'esl-d-dire  voire  tout  affeclionne  ami. 
«  Vers  les  six  heures  du  soir,  on  me  flt  la  toilette  a  la 
chinoise :  on  me  rasa  les  chcveux,  a  I'exception  de  ccux  que 
je  laissais  eroilre  dcjiuis  bienlut  deux  ans,  au  sommet  de  la 
tele;  onleurajusta unecbevelureelrangerc, ontressale tout 
clje  me  trnuvai  en  possession  d'une  queue  magnifique  qui 
descendailjusqu'auxjarrets.Monleinl,  passablemenl  fence, 
comme  vous  le  savez,  fut  encore  rembruni  par  une  couleur 
jaunatre;  mes  sourcils  fureni  decoupes  a  la  maniere  du 
pays;  de  longues  et  epaisses  moustaches,  que  je  eullivais 
depuis  longtemps,  dissimulaient  la  tournure  europeennede 
mon  nez ;  enlin,  les  habits  chinois  vinrent  completer  la 
contrefacon.  Un  jeune  Lama  Mongol,  converli  depuis  peu 
a  la  foi,  et  maintenanl  eleve  dc  noire  scminaire  a  Macao, 
ine  ceda  sa  longue  robe  :  la  (unique  courle  qu'on  met  par- 
dcssus,  et  qui  rcsscmble  ii  peu  pres  a  un  rochet,  etail  uiie 
rclique  de  M.  Perboyre,  martyrise  I'an  dernier  dans  la  pro- 
vince de  Ilou-Pc.  Ce  velemenl  elail  illuslre  de  larges  laches 
dc  sang,  il  dcvait  me  porter  bonheur.  Quand  la  nuit  fut 
venue,  arme  d'une  longue  pipe  qui  m'avait  ele  donnee  par 
Mgr  RetorJ,  vicaire  aposlolique  du  Tong-King  occidental, 
j'enGlai  les  rues  de  Macao,  je  traversal  le  bazar  jusqu'au 
bord  de  la  mer,  coudoyanl  par-ci  par-la  des  groupes  de 
Chinois  qui  ne  se  doulaient  guerc,  assurcment,  que  j'elais 
un  Europcen  lout  prel  a  s'embarquer  pour  Pekin. 

«  Nous  saulons  a  la  hale  sur  noire  jonque  chinoise  qui 


RECENTS.  20j 

allait  parlir;  on  commcncait  a  lever  I'ancre.  Unc  fois  sur 
le  pont,  je  jclle  un  coup  d'leil  dans  I'inlericur  avanl  d'y 
descendre,  et  je  m'arrete  pelrifie  comme  si  je  fusse  arrive 
sur  le  bord  d'un  abimc.  A.  travers  un  epais  nuage  de  fumde  de 
tabac,  j'apercois  unc  quaranlaine  de  Chinois,  qui  occupr'ienl 
tout  le  fond  de  la  barque;  ils  elaientla,  allonges  et  presses 
les  uns  contre  les  aulres,  comme  des  sardines  dans  un  baril ; 
le  plus  grand  nombre  dormaienl  dcja  et  les  autres  fumaicnt 
silencie'usement  leur  pipe.  Ce  pelit  cabinet  myslcrieux  qui 
Bous  avait  ele  promis  n'exislait  mcmc  pasl  Voila  mes 
courriers  qui  commencent  a  crier  et  a  se  quereller  avec 
le  capilaine.  De  peur  qu'on  n'en  vint  a  quelque  accom- 
modement,  comme  je  ne  voulais  en  aucune  facon  me  fourrer 
dans  ce  guepier,  je  laissai  mon  monde  hurler  tout  a  son 
aise,  et  manifestai  mon  intention  en  sortant  de  la  jonque. 
Mes  gens  ne  tarderent  pas  a  venir  mc  rejoindrc  sur  le 
rivagc;  ils  avaient  juge  prudent  dc  ne  point  se  risquer 
dans  une  pareille  galere. 

«  El  mainlenant  que  devenir?  quoique  bien  peu  avances, 
nous  I'etions  beaucoup  trop  pour  reculer  el  relourner  au 
logis  avec  tout  noire  bagage;  nous  abandonniimes  noire 
sort  a  la  Providence,  bien  persuades  que  Icujnurs  on  gagne 
a  lui  confler  ses  projets  et  sa  vie.  Nous  allames  done  a  la 
premiere  barque  qui  se  rencontra ;  mais  le  pilole,  les  ma- 
lelols,  tout  le  raonde  dormait.  Un  de  mes  courriers  les 
eveilla  el  leur  proposa  de  conduire  a  I'inslant  quatre 
hommes  a  Canlon.  Le  mailre  demanda  d'abord,  tout  en 
se  frollant  les  yeux  avec  le  poing,  combieu  il  y  avail  de 
piastres  a  gagner.  Le  prix  fut  bientijt  convenu.  Je  me 
glissai  dans  la  barque ;  tout  fut  aussitot  mis  en mouvemenl, 
les  nialelnts  crierenl  leur  chanson  du  depart,  pendant  que 
je  recitals  a  voix  basse  le  Te  Deum,  el  un  quart  d'heure 
aprcs,  jc  dormais  profondenieut,  enveloppe  dans  ma  cou- 
verlure. 

«  Une  bonne  et  forte  brise  nous  poussail,  et  nous  vo- 
guions  a  la  garde  dc  Dieu  vers  la  riviere  de  Canlon.  La  nuit 
fut  delieieuse.  Mais  le  lendemain  nous  nous  apercumes  que 
pendant  noire  sommeil  les  malelols,  eux,  s'elaient  avises 
de  rellechir;  ils  ne  pouvaienl  comprendre  pourquoi  nous 
n'clions  pas  parlis,  a  peu  de  frais,  dans  la  barque  qui  avail 
leve  Pancre  la  veille;  pourquoi  nous  avions  voiilu  a  toule 
force  qu'on  mil  a  la  voile  sur-le-champ...  D'aillcurs, 
ils  voyaieni  en  moi  un  passager  qui  affeclionnail  les 
coins,  qui  evitail  de  paraitrc  au  grand  jour ;  tout  cela 
les  inlriguail  un  peu,  et  deja  le  nom  A'Eunpcen  cum- 
mencait  a  circuler  parmi  eux;  plusicurs  venaicnl  cumme 
a  tour  dc  role  examiner  furlivement  ma  pliysionomie,  el 
ils  s'en  retournaicnt  en  chucholanl.  Par  bonheur,  ils  m'en- 
lendaient  parler  la  languc  mandarine  avec  le  courricr,  el  ils 
furent  complelemeni  rassures;  ils  conclurent  enire  eux 
que,  si  je  n'elais  pas  uu  homnic  dcjii  riche  ct  puissant, 
j'elais  sans  contredit  un  lellre  qui  cnlrerait  prochainement 
dans  la  voie  des  digniles  el  des  honneurs.  Tout  cela  elail  a 
merveille;  mais  il  s'agissail  de  savoir  si  les  auloriles  de 
Canlon  mc  jugeraient  d'une  maniere  aussi  favcjrable. 

«  Vers  les  cinq  heures  du  soir,  le  coeur  mc  ballail  avec 
plus  de  Vitesse  qu'a  I'ordinairc;  nous  eiions  arrives  a  une 
pelile  ile  forliCee,  peu  eloignee  de  la  viUe.  Les  mandarins 
du  lieu  devaienl  nous  faire subir une  inspection  rigoureuse; 
nos  personnes  et  nos  malles  devaienl  elre  srrupulcusement 
examinees.  On  venail  de  hisser  a  la  forleresse  un  pavilion, 
pour  nous  dire  d'arreler;  nous  nous  recommandames  a 
Ilieu,  ft  nous  allendir;CS  son  l.nii  ^.Iai^i^.  !.i  s  n:.^:;.]  :r::;s 


200 


SCEJiES 


n'ayant  |'as  jugii  a  propos  de  nous  rcndre  visile,  on  aliaissa 
If  pavilion,  cl  nous  continuamosnoli-i' route.  Nous  arrivamcs 
pendant  la  nuit  a  reniboucluirc  de  la  riviere  de  Canton.  La 
larriere  etait  fcrmiie;  nous  fumes  done  obliges  dc  mouiUer 
ct  d'attendrc  pour  enlrer  que  le  jour  parut ;  car  pendant  la 
nuit  aucunc  jonque  ne  pent  penetrer  dans  la  riviere;  son 
cours  est  alnrs  interceple  par  un  radcau  qui  va  d'une  rive 
al'autre.  Des  que  le  jour  commcnca  a  poinJre,  trois  coups 
de  canon  annoncerent  que  le  passage  allait  etre  ouvert. 
Le  radcau  se  separa  en  deux  par  le  milieu;  nous  attendi- 
mes  un  instant  les  mandarins  qui  devaient  faire  perquisition 
dans  notre  barque;  comme  ils  nevinrenl  pas,  nous  avan- 
c.anies,  et  blentot  je  me  trotivai  par  le  secours  du  bon  Dieu 
dans  cet  empire  chinois  ,  ou  il  est  defendu  a  tout  Europeen 
de  penetrer  sous  peine  de  moit. 

«  La  jonque  nous  conduisil  bien  avant  dans  la  riviere, 
lout  pres  de  la  ville;  la,  nous  fimes  nos  adieus  a  I'equi- 
page  et  nous  louaniesune  petite  embarcation  qui  nous  porta, 
par  de  longs  detours,  jusqu'au  faubourg  le  plus  elnigne, 
ou  nous  mimes  pied  a  lerre.  II  etait  dix  licures  du  malin. 
Le  soleil,  apres  avoir  dissipe les  blancsnuages  devapeuniui 
naguere  enveloppaient  la  ville  et  Qottaieut  sur  la  riviere, 
scintillait  maiutenant  de  la  facon  la  plus  triomphanle.  Cut 
astre  si  beau  et  si  brillant  me  rejouissait  pen ;  car  j'avais  a 
traverser  une  partie  de  la  ville  pour  aller  me  refugier  dans 
une  maison  cbretienne,  chez  le  pere  d'un  de  nos seminaristes. 
II  fallut  pourlant  prendre  son  parti.  Je  priai  Dieu  de  me 
conduire,  et  je  me  misresolnment  en  route,  me  tortillant 
de  mon  micux  a  la  maniere  chinoise.  Tout  alia  a  ravir.  Clie- 
min  faisant,  personnene  Irouva  a  redire  anion  angle  fa- 
cial. Le  courrier  qui  me  condnisait  euDla  enOn  une  porte 
cntr'ouverte  :  je  comprisque  c'etait  la  maison  hospitaliere 
qui  devait  me  receler,  et  je  m'y  engouffrai  sans  rcgarder 
devant  moi,  a  la  facon  d'ua  homme  qui  s'elance  dans  uu 
precipice. 

«  Grande  fut  I'cmotion,  je  vous  assure,  dans  cetle  pau- 
vre  faniiUe  ;  car  nous  n'elions  nuUcment  attendus.  Le  pere, 
homme  plein  de  devouement ,  mais  quelque  peu  pusilla- 
nime,  fut  saisi  d'une  graude  terrcur ;  ma  presence  fut 
pour  lui  comme  le  signal  de  la  fiii  du  monde.  II  s'em- 
para  vite  de  ma  personne  et  me  sequestra  dans  un  cabinet 
obscur  et  ctroit,  avec  la  consignc  de  me  couchcr  ct  de  dor- 
njir  de  toutcs  mes  forces,  mais  surtout  de  ne  pas  m'aviser 
de  ronller. 

a  Pendant  quejetais  cense  dormir  profondement,  d'a- 
pres  le  reglement  succinct  qui  m'avait  ele  trace,  mes  cour- 
riers  allerent  louer  une  barque,  faire  les  provisions,  et 
preparer  lout  ce  qui  etait  necessaire  pour  cnnliuuer  la 
route.  Ces  prcparatifs  c.i;igerent  beaucoup  plus  de  temps 
que  je  n'avais  imagine,  et  je  fus  conlraijit  de  passer  la  nuit 
dans  ma  noire  prison. 

«  Le  lendemain,  on  vint  m'annoncer  qu'on  avait  Irouve 
une  jonque  bonne  et  sfire  ;  mais,  comme  pour  s'y  reudre,  il 
otait  necessaire  de  traver.ser  d'un  bout  a  I'autrc  la  ville  de 
danlon,  il  fut  convenu  que  nous  attcudrions  jusqu'a  I'cu- 
tree  de  la  nuit,  aOn  d'effectuer  ce  trajet  avec  plus  de  secu- 
rite.  Ccla  ne  faisait  guerc  le  compte  de  mon  bote ;  mais  il 
voulut  bien,  pour  I'amour  du  ban  Dieu,  nic  donner  encore 
unjourde  gcnereuse  liospiialile.  II  venuit  me  voir  de  Icnips 
en  temps  dans  mon  redull;  il  ni'apportnit  du  feu  pour  allu- 
mer  ma  pipe,  et  il  ne  manqniit  jamais,  le  brave  bommc, 
de  me  dire  tout  pale  et  tout  treniblant :  n  Verc,  n'ayej  pas 
peur,  il  n'y  a  rien  a  craindrc  »  —  Je  serais  bien  ingratsi 


jevcnais  jamais  a  oublier  de  prier  le  Seigneur  qu'il  |)ayo 
lorgpUKut  a  cette  genereuse  famille  le  service  qu'clle  m'a 
rendu. 

«  A  sept  heures  du  soir  nous  nous  dirigcames  solennel- 
Icment  vers  la  jonque  qui  devait,  en  remontant  la  riviere 
de  Canton ,  nous  conduire  asscz  pres  des  montagnes  du 
Kian-Si.  Un  grand  gnillard  de  Chinois,  monte  sur  son  long 
systeme  de  jambes,  ouvrait  la  marche  ;  un  de  nos  courriers 
le  suivaitdepres,je  suivais  le  courrier,  et  d(  rrieremni  vc- 
nait  le  seminarisle  dont  je  vous  ai  parle  plus  haut.  Nous 
formions  ainsi ,  a  nous  quatre ,  comme  un  (11  conductcur  qui 
devait  nous  diriger  dans  ce  grand  labyrinthe  qu'on  appelle 
Canton. 

«  Cclte  ville,  telle  que  j'ai  pu  I'enlrevoir,  m'a  fait 
I'effel  d'un  immense  guet-apens.  Ses  rues  sont  molpro- 
prcs,  etroites,  lortucuses  et  faconnees  en  tire-bouchon ; 
on  dirail  qu'il  n'est  pas  vrai  pour  ses  habitants  comme 
pour  tout  le  monde ,  que  la  ligne  droite  soil  le  plus  court 
cbemin  pour  aller  d'un  endroit  a  un  autre.  Maiutenant, 
si  dans  toutes  ces  rues  capricieuses ;  si.  a  la  face  de  toutcs 
ces  maisons  bizarrement  decoupees,  vous  jetez  avec  profu- 
sion de  pctites  lanternes  ct  des  lanternes-monslres,  des 
lanternes  de  toutes  les  formes,  ornees  de  caracteres  chinois 
points  de  toutes  les  couleurs  ,  vous  aurez  une  idee  de  Can- 
ton vu  a  la  hate  et  a  la  lueur  des  falots. 

«  Parmi  cette  immense  population  qui  sillonnait  en  tons 
sens  ces  rues  nomhreuscs,  notre  grande  affaire,  d  nous, 
etait  de  ne  pas  nous  perdre  mutuellement  de  vue  et  de  ne 
pas  ronipre  la  chaine  qui  nous  condnisait :  clle  fut  briscel 
An  detour  d'une  ruelle  obscure,  le  courrier  echclonne  devant 
moi  ne  vit  plus  le  Chinois  qui  ouvrait  la  marche  et  qui  srul 
connaissait  le  cbemin  Une  fois  disparn,  on  le  cherchr-r  ? 
I. a  rue  que  nous  suivions  se  terminait  en  palte  d'oie, 
ct  nous  ne  savions  par  ou  nous  avait  echappc  noire  con- 
ductcur. Notre  perplexite  fut  grande.  Qucl.pies  instants, 
nous  criamcs,  nous  appelamos  notre  guide  de  tous  c6l;'s; 
la  Providence  nous  le  rendit  enCn.  II  s'elait  apercu  quo 
peisounc  ne  le  suivail,  et,  revenant  sur  ses  pas,  il  nous 
avait  retrouves  a  Tcndroit  memo  oii  il  nous  avait  perdus. 
Ndus  rcprlniesgaiement  noire  route,  etnouscntramesenDu 
dans  la  jon'iue,  en  benissant  le  Seigneur  du  fond  de  I'anie. 
Les  batclieis  n'ayant  pas  encore  tcrminc  Icurs  prcparatifs, 
nuns  no  pumes  parlir  que  le  lendemain.  Nous  passames 
done  la  nuit  sur  le  lleuve,  en  face  de  la  ville,  et,  pour  ainsi 
dire,  a  la  barbe  du  vice-roi. 

«  La  riviere  de  Canton  pendant  la  nuit  est  en  verilc 
ce  que  j'ai  vu  do  plus  fantastique.  On  pent  dire  qu'elle  est 
prpSf|uo  aussi  pcuplee  que  la  ville  L'eau  est  couverte  d'une 
quantilu  prodigieuse  de  barques  de  toutes  les  dimensions 
et  d'une  variete  impossible  ii  decrire.  La  plupartaffcctcnt 
la  forme  de  divers  poissons,  ct  il  va  sans  dire  que  les  Cbi- 
iiiiis  out  choisi  pour  modeles  les  plus  bizarres  et  les  plus 
siuguliers  II  en  est  qui  sont  construilcs  comme  des 
maisons ,  ct  celles-la  out  une  reputation  assez  equivo- 
que,  toutes  .sont  ricliement  ornees;  ipielques-unes  res- 
pleudissent  de  dorures,  d'autrcs  sont  fcul[ili'cs  avec  ele- 
gance, dentelees  el  comme  percces  ,i  jour,  a  la  fac.in  des 
boiseries  de  nos  vicillescathedr.iles.Toules  ces  habitations 
llotlanles,  cutourees  de  jolies  lanlernes,  se  meuvent  et  fa 
croisenl  sans  cesse,  sans  jamais  s'cmbarrasser  les  nnes  les 
aulrcs.  C'est  vraimenl  admirable!  On  voit  bien  que  c'est 
une  population  aqualique,  une  population  qui  nail,  vitet 
meurl  sur  l'eau.  Chacun  trouvc  sur  la  riviere  cc  qui  eslne- 


DE   VOYAGES    REGENTS. 


207 


cessdire  A  sa  siilisislance.Durant  la  nnitje  m'aiiiusai long- 
temps  :i  voir  passer  el  repasscrd<;vanl  noire  joiU|iic  uiiefmilo 
de  peliles  embarcalinns,  ((ui  n'claieiit  aiiire  chose  c|iic  des 
Loutiipies  d'approvisiomieniciU,  des  bazars  en  miiiialure  ; 
ony  vendail  des  pelages,  des  poissons  frils,  dii  riz,  des  ga- 
teaux, des  fruits,  etc.  Enlln,  pour  completer  cetle  fanlas- 
magorie,  ajoutcz  le  bruit  incessant  du  tam-tam  al  des 
petards. 

a  Le  lendcmain  ,  mercredi ,  nous  partimcs  de  grand 
inalin,  le  Cdur  plein  d'espoir.  Notre  barque,  celte  fois, 
nous  convenait  a  ravir;  requipage  elait  peu  nombreux; 
Irois  jeuncs  gens  nous  servaient  de  malelols,  et  leur 
vicille  mere,  assise  au  gouvernail,  faisail  I'oflice  de  pilote. 
Ces  jeuncs  gens  nous  paraissaient  d'une  prccieuse  simpli- 
cite ,  el  deja  nous  disions  entre  nous  :  «  Voila  qui  va  bien  ; 
ccux-lii  au  nioins  n'aurout  par  la  malice  de  nous  soup- 
founer.  » 

(iLe  second  jour  apres  noire  depart,  un  de  ces  Chi- 
nois  si  ingenus  vint  trouver  nies  cuurriers  et  leur  dit,  en 
souriant  :  «  Voici  la  barque  des  douaniers  qui  vient  fuire 
la  visile...  prencz  bien  vos  precautions;  nous  savons  que 
vous  conduisez  un  Europeen.  »  Les  douaniers  arriverenl 
en  cffel,  jelcrent  un  coup  d'oeil  dans  la  jonqiie,  ne  virent 
pas  de  contrebandc  ,  et  sen  rctournerent.  Kos  malelols 
nous  raconterent  ensuile  qu'ils  m'avaicnl  reconnu  a  I'in- 
stanlmcmeoi'ij'etais  entre  dans  leur  barque,  que  cela  neleur 
avail  pas  ele  diflicilc ,  parce  qu'ils  avaient  deja  conduit  un 
aulre  Europeen,  il  y  avail  tout  au  plus  six  ans,  et  que  leur 
perc,  avant  de  mourir,  leur  avail  rccoinmande  sur  ce 
point  iiiiegrande  discretion  ;  qu'au  rcsle,  nous  n'avionsrien 
a  craindre,  qu'ils  etoient  gens  dhonneur  et  de  probile; 
seulemcnt  ils  nous  conjuraient  de  ne  point  commetlre 
d'imprudence  ;  pour  cux ,  ils  scraienl  assidiimenl  aux 
aguels, 

«  Get  evenement,  qui  devait  avoir  pour  nous  les  plus 
graves  resultats,  et  qui  s'annonc.iit  corame  le  premier  an- 
ucau  d'une  longuecliainede  calamites,  ne  fut  en  delinilive 
qu'unespcciale  benediction  de  Dieu.  Jegagnai,  a  ctre  recon- 
nu, I'avanlage  d'avoir  de  plus  quatre  senline!lcs  inleres- 
sces  a  ma  surele,  el  dc  pouvoir  en  oulre  jouir  d'une  liberie 
plus  grandc.  Nous  dfmeur5mes  douze  jours  sur  celte  bar- 
que, et  cc  commencement  de  mon  voyage  fut  vraiment 
delicieux.  Quand  nous  francbi^^ions  un  defile  bien  soli- 
taire, rien  ne  m'empechail  denlonner  hautemcnt  des  can- 
tiques  el  de  louer  le  Seigneur  ;  quand  je  renconlrais  quel- 
que  pagode  sur  mon  (lassagc ,  jotais  lout  fier  de  railb-r 
le  demon  avcc  les  paroles  du  roi-propliele,  el  d'insuUcr 
d  ces  idolcs  des  nalions,  auvrcs  dc  la  main  des  htmttnrs. 

«  La  riviere  de  Canton  ne  m'a  paru  offrir  sur  .ses  borJs 
rien  de  remarquable.  Elle  scrpcnie  et  se  traine  ordinairc- 
ment  a  travers  une  longue  cliaine  de  monlagnes ,  et  quand 
son  lit,  peu  profond,  n'esl  pas  slriclemenl  encaisse  dans  de 
liautes  rocbes  laillecs  a  pic,  ellc  laisse  de  cole  el  d'aulre, 
sur  ses  deux  rives,  des  plaines  plus  ou  moins  elendues  d'un 
sable  Bn  el  blanchalre.  Quelqucs  champs  de  riz  el  de  fro- 
nient,  de  riches  plantations  dc  bamboos  et  de  sanies  plcu- 
rcurs,  bcaucoup  de  collincselevees,  la  iiliiparl  dechanices 
01  slcriles,  quclques-uncs  offrant  pour  toule  parurc,  sur  une 
legere  couche  de  terre  rouge,  de  rares  l)OU(iuets  de  pins  el 
une  herbe  courlc desscchee,  que  broulenl  nonclialammenl  de 
grands  troupeaux  de  Luflles :  voila  ce  qu'ou  rencontre  ie  plus 
souvcnl  en  remontant  son  cours.  En  plusieurs  endroils,  on 
voit  dcnormes  masses  de  pierres  calcaires  qn'on  dir.nit 


laillecs  de  main  d'hommc  diqniis  la  base  jusqu'au  sommet, 
ou  coupees  en  deux  pourouvrir  un  lit  a  la  riviere.  J'ai  dc- 
m.inde  aux  Chinois  d'oii  venaienl  ces  singularilcs.  Eux,  ils 
out  trimve  la  chose  toule  simple  :  «  C'esl  le  grand  empereur 
lao,  ni'onl-ilsdit,  qui,  aide  de  son  premier  niinislre  Chum, 
a  fail  parlagcrces  monlagnes  pour  fjcililerrecoulemenldes 
caux,  apres  la  grandeiuondalion.  » — Voussavcz,  moncher 
ami,  que,  d'apres  la  chronologie  chinoise,  celte  grandc 
inondalinn  correspond  au  temps  du  deluge  de  Noe. 

«  Une  dc  ces  rives,  qui  s'elevait  perpendiculairement 
comme  une  muraille  colossale  faile  d'un  seul  Uoc,  elait 
enricbic  par  surcroit  d'un  phcnomdne  que  je  fus  longtemps 
a  comprcndrc.  A  une  grande  hauteur,  on  voyait  deux  cs- 
peces  de  galeries  creusees  dans  le  roclier ;  sur  ces  galeries 
apparaissaient  cumme  des (igureshumaines,  qui  semblaient 
se  mouvoir  parmi  d'innonibrables  lumieres;  de  temps  en 
temps,  des  malieres enllammces  en  descendaicnl  et  vcnaient 
s'eleindre  dans  le  Ueuve.  Notre  jonque  approcha,  et  alors 
nous  vimes,  amarrees  au  pied  de  la  colline,  une  foule  de 
peliles  nacelles  remplies  de  passngcrs.  Get  endroil  n'elait 
aulre  chose  qu'un  pelerinage  du  diable ;  ceux  qui  vcnaient 
y  praliquer  leurs  supcrslilions  passaienl  de  leurs  barques 
dans  un  soulcrrain,  puis  monlaienl,  par  un  escalier  laille 
dans  rinlerieur  de  la  montage,  jusqu'aux  galeries  supe- 
rieures  ;  IJ  se  Irouvent  lesidolesprivilegiees,  desmorceaux 
de  bnis  qu'on  vient  adorer  de  fort  loin  ! 

«  Les  pagodes  sent  presque  les  seuls  edifices  quelquc  peu 
elegants  que  j'aie  rencontres  jusqu'ici.  J'ai  apercu  des  ponls 
d'une  architecture  imposanle  ;  il  en  est  un  surtout  qui  m'a 
frappe  par  ses  gigantesques  proportions  ;  il  elait  lout  en 
pierre  de  faille.  Je  n'en  connais  qu'un  seul  qui  lui  soil  su- 
perieur,  c'cst  celui  de  Toulouse  ;  ceux  de  Paris  ne  le  valent 
pas.  Aux  environs  des  villes,  on  veil  s'elevcr  des  tours  do 
dix  a  douze  ctages.  Toulcs  affectenl  la  forme  hexagone. 
Quclquefois  les  fenelres  sont  pcrcccs  en  ogives,  et  si  les 
angles  et  le  couronnement  n'etaient  pas  charges  de  dragons 
volants  et  aulres  colilicbets  mythologiques,  coules  en  por- 
celaine  ou  en  faience,  je  crois  que  plusieurs  de  ces  tours 
pourraient  rivaliser  avcc  les  clochers  de  nos  belles  eglises 
du  moyi  n  age.  Elles  sont  dun  effcl  pilloresque,  surtout 
quand  elles  s'elanccnt  du  sommet  d'une  haute  raonlagnc. 
Pcrsonne  n'habile  ces  monuments,  si  ce  n'esl  les  lezards  et 
les  oiscaux  de  proie  ;  leur  unique  destination,  a  ce  qu'on 
m'a  dit,  est  d'annoncer  tout  simpleracnt  que  dans  la  villa 
voisine  il  y  a  des  colleges,  ou  Ion  prepare  des  eleves  au 
grade  de  bachelier.  A  part  les  quelques  edifices  que  je  viens 
de  vous  signaler,  lout  le  reste  est  sale,  noir,  pauvre,  mise- 
rable, enfume,  ouvert  a  tons  les  vents  el  comme  lombant 
en  ruines.  Villes  el  villages,  tout  fait  pilie. 

«  11  m'est  anssi  arrive  de  faire  connaissance  avec  les 
chemins  publics  de  I'enipirc  celeste.  J'ai  parcouru  pendant  ■ 
uno  journee  la  route  la  plus  fameuse  du  pays  :  ou  I'appelle 
vitic  imperiale,  ce  ijui  n'empeche  pas  qu'elle  ne  soil  piloya- 
blc.  Elle  est  si  etroile,  que  trois  hommcs  peuvent  difficile- 
nient  y  marcher  de  front.  Bien  qu'elle  soil  pavce  dun 
bout  a  I'aulre,  ceJravail  a  ele  execute  d'une  facon  si  irre- 
guliere  avec  des  cailloux  si  poinlus,  que  cela  n'esl  pas,  je 
vous  assure,  pour  la  plus  grande  commodite  des  pielons,  ct 
remarquez,  s'il  vous  plait,  qu'on  ne  rinconire  iei  que  des 
pielons.  Les  seuls  moyens  de  Iransport,  pour  les  iudividus 
el  pour  les  choses,  ce  sont  les  epaules  humaines.  La  roule 
est  conlinuellenienl  encombree  de  Cliinoisqiiivonlelvieji- 
nenl,  charges  de  fardcaux  cnormes  au'ils  porlenl  luujours 


SCIiSES 


tn  coiirant.  lis  sont  toUcment  nccoiiliimes  a  ce  melior  de 
millet,  qu'ils  font  d'oi-Jinairc  dix  a  douze  liciios  par  jour, 
et  ccla  sans  rclachc,  n'nyant  de  rcpos  que  la  nuit  et  durant 
la  courte  heure  du  repas.  Lesgensaisespeuventlouera  pcu 
de  frais  des  chaises  .i  porteur. 

«  Le  grand  avantagc  que  prcsentent  les  chemins  chinois, 
c'est  que  d'un  hout  a  I'aulre,  et  presque  sans  interruption, 
ils  sont  liordes  d'holelleries,  peu  elegantes,  il  est  vrai,  mais 
sufflsamment  pourvues  de  ce  qui  c*  necessaire  a  des  voya- 
geurs  qui  ne  courent  pas  apres  le  luxe  et  le  conforlallc.  Le 
plus  souvent,  ce  sont  de  simples  hangars  oii  ran  pcut  se 
reposer  et  dormir  sans  delier  la  bourse. 

«  La  route  impcriale,  si  chetive,  comme  je  vous  I'ai  dit, 
rests  en  ontre  comme  etrangere  a  la  soUicilude  du  gou- 
vernement.  Nul  ne  parait  s'occuper  des  reparations  qu'elle 
cxige ;  souvent  elle  a  ete  tracee  nvec  assez  peu  d'inlcUi- 
gence,  quelquefois  meme  sur  un  plan  evidemment  reprouve 
par  la  disposition  du  sol.  Quand  die  n'est  pas  convenaWe, 
on  passe  a  travers  champs,  et  ici,  comme  ailleurs,  I'ulilile 
publique  present  sur  le  droit  de  propricle.  En  verlu,  sans 
doute,  du  systeme  de  compensation,  le  champ,  a  son  tour, 
rouge  par  ses  empictements  le  cliemm  de  I'empereur. 

n  Surleplateaud'unemontagneardue,hautcet  cscarpee, 
s'clevc  unc  grande  porte,  espece  d'arc  de  triomphe  qui  lixe 
Ja  Umitc  de  deux  provinces,  celle  de  Canton,  a  laquelle 
j'allais  dire  adieu,  et  celle  de  Klaii-Si ,  qui  forme,  avec  le 
Clie-Kian,  un  vicarial  apostolique  recemment  conOe  par  le 
saint-siege  a  notre  congregation.  II  est  mainlenant  sous  la 
direction  de  notre  confrere  Mgr  llamcaux,  cveque  de 
Slyre.  En  posant  le  pied  sur  la  terre  de  Kian-Si,  jcprouvai 
comme  les  emotions  d'un  exile  qui  retrouvc  sa  palrie.  Je 
dcscendis  le  versant  de  la  montagne  jusqu'a  une  villc  de 
second  ordre,  oii  je  p.nssai  la  null  dans  une  auberge.  Le 
lendemain,  au  jour  naissant,  je  montai  sur  une  jonque ;  je 
suivis  le  courant  d'une  faible  riviere  qui  coide  parmi  des 
coUincs  plus  boisecs  que  cclles  de  Canton  ;  enlin,  apres 
quatre  jours  d'une  navigation  Icnle  et  paresscuse,  j'eus 
la  joie  d'aborder  a  une  de  nos  missions  et  d'embrasser 
M.  Peschaud,  excellent  confrere  que  j'avais  deji  connu  a 
Paris.  II  y  avail  trois  semaines,  jour  pour  jour,  que  j'avais 
quille  Macao.  Les  Chretiens  d'alentour  furenl  bicnlol  in- 
slruils  de  I'arrivee  d'un  Pcre  europeen  ;  ils  viiiront  tons 
me  saluer  a  la  facnn  orientale,  en  me  disant  :  «  Que  Dieu 
vous  protege !  » 

«  Je  passai  le  dimanche  au  milieu  d'eux,  et  j'y  offris  le 
saint  sacrifice  dans  une  chapcUe  bien  pauvre,  il  est  vrai, 
mais  embellie  par  la  ferveur  de  ces  bons  ncopliyles,  par 
les  prieres  qu'ils  chanlaient  a  deux  chceurs  durant  la  messe. 
Ces  accords  ne  sont  pas  sans  doute  a  la  hauteur  des  savantes 
partitions  de  Rossini  et  de  Meyerbeer,  peut-elre  ne  seraient- 
ils  pas  du  gout  des  dilettanti  et  des  virluoses  d'Europe ; 
mais  pour  moi,j'y  trouve  quelque  chose  de  tendre  et  de 
pieui  qui  penelre  delicieuseraenl  I'ame.  Les  chrctiens  ont 
la  toucliante  coutume  de  se  reunir  dans  leurs  modesles  ora 
toires  pour  chanter  en  commun  la  priere  du  matin  ct  du 
soir.  Le  dimanche,  ces  prieres  sont  beaucoup  plus  multi- 
pliees  et  plus  longues,  et  a  la  chute  du  jour,  on  se  rassem- 
ble  encore  pour  chanter  le  rosaire  en  entier.  Je  vous  assure, 
mon  cher  Victor,  que  j'ai  passe  de  bien  doux  moments  a 
ccoutcr  leurs  cantiques  Le  chant  a  quelque  chose  de  myste- 
rieui  et  de  divin.  On  a  dii  que  I'homme  avail  d'abord  chante 
et  qu'il  aval  parle  ensuilc.  Quand  la  langue  du  premier 
homnic  fut  dcliee,  ses  paroles,  en  cffet,  durcnt  etre  un 


hymne  au  Seigneur,  rdainlenaut  noire  lahguc  est  devcnue 
prosaique  par  le  peche.  Mais,  comme  rirn  n"a  etc  lolalcnuiit 
perdu  par  la  dechcance,  comme  tout  uoil  se  retrouver  dans 
la  voie  de  reconciliation,"  la  priere  chrclienne  a  du  gnrdor 
un  souvenir  de  ce  langage  primilif,  qui  nous  sera  rendu  nu 
ciel  pour  chanter  V Alleluia  sans  fin,  le  Tiisagion  elerncl. 

0  Le  lundi  matin,  apres  avoir  dit  la  sainle  messe,  je  mc 
disposal  a  poursuivre  ma  course.  Noschrelicns  vinrent  mo 
souhaitcr  un  bon  voyage.  Los  adieux  qu'on  faitau  mission- 
naire  prrnnent  toujour.:  le  caraclere  grave  el  imposaiij 
d'une  cercmonie  religieuse  :  on  se  reunil  dans  la  chapelle, 
on  chante  ensemble  la  priere  du  depart;  le  prelre  passe 
dans  les  rangs,  asperge  le  peuple  d'eau  benile ;  puis  les 
fideles  s'avancent  par  petits  groupes  pour  sailer  le  pere  a 
la  inaniere  chinoise ;  enfin  le  missionnaire  benit  tout  Ic 
troupeau,  et  apres  s'elre  muluellemcnt  souhaite  la  prolcc- 
tion  du  bon  Dieu,  on  se  separe. 

«  A  la  ville  voisine,  nous  louames  une  petite  barque 
pour  ciintinuer  notre  route.  Je  vous  ai  mal  parle  plus  haul 
de  la  voie  imperiule,  ct,  pour  reparer,  aulant  qu'il  est  en 
moi,  celle  medisance,  je  dois  ajouter  que  les  lleuves,  ces 
heaux  chemins  traces  par  la  Providence,  sont  en  Chine  un 
grand  supplement  aux  routes  artilicielles.  Quand  on  vent 
voyager  on  transporter  des  inarchandises  d'un  lieu  a  un 
autre,  il  est  rare  qu'on  ne  puissc  le  faire  par  eau.  La  navi- 
gation est  plus  on  moms  acceleree,  selon  qu'il  faut  remin- 
ter  ou  suivre  le  cours  des  rivieres,  selon  que  le  vent  est  j 
propice  ou  contraire.  Tanlot  c'est  la  voile  qui  se  dqiloie, 
el  alors  on  pent  jouir  d'un  beau  spectacle.  Comme  le  lit  du 
ileuve  est  souvent  creiise  en  zigzag  et  d'une  maniere  assez 
capricicuse,  on  voit  au  loin,  sans  apcrcevoir  les  jonqucs, 
un  grand  nombre  de  haules  voiles  de  tonnes  diverses  qui 
paraissent  se  promener  majcslueusemcnt  sur  la  campagiie 
et  courir  sur  la  cime  des  arbres :  tantot  on  abaisse  la  voile, 
qui  se  plie  sur  cllc  meme  comme  un  inuncnsc  evcntail,  el 
Ton  vogue  a  la  ranic.  Souvent  aussilcs  matclols  se  fornient 
en  attelagesur  la  rive  el  I'ontavancer  la  barque  au  moyen 
d'une  longue  corde,  Evidemment,  tout  cela  ne  vaut  pas  les 
messsgeries  et  les  bateaux  a  vapeur  du  beau  pays  de 
France. 

c(  Quelquefois  la  navigation  est  d'une  Icnteur  vr.iiuienl 
deplorable.  Ainsi,  dcniiercmenl,  pour  laire  quaraulc  lieues, 
il  m'a  fallu  perdre  dix  jours.  Ici  on  ne  voyage  ]ioiiit  pen- 
dant la  nuit ;  les  voleurs  en  sont  la  cause ;  on  redoulc  l-jur 
attaque,  ce  qui  n'est  assuremenl  pas  a  la  plus  grande 
gloire  de  la  police  cliinoise.  Quand  le  jour  commence  a 
tomber,  les  jonques  se  riiunisscnt  par  petits  groupes,  on 
jelle  I'ancrc,  el  puis  dorme  qui  pnurra.  C'est  alors  epic 
commence  le  vacarme.  Pendant  toule  la  nuit,  on  niari(ue 
les  veilles  en  frappant  ii  coups  redoubles,  qui  sur  les  lam- 
lam,  qui  sur  les  tambourins,  qui  sur  de  gros  tubes  de  bam- 
bou.  Le  charivari  devient  insupportable,  quand  on  a  le  tristc 
honneur  de  se  trouver  aupres  d'une  barque  mandarine.  II 
parait  de  regie  gcncrale  que  les  domestiques  des  hauls  pcr- 
sonnages  se  croienl  obliges  en  conscience  de  faire  trois  fois 
plus  de  bruit  que  les  aulres.  Au  demcurant,  lorsqu'on  ne 
va  pas  dans  I'empire  celeste  precisement  pour  y  chercher 
du  hien-etre,  on  ne  se  trouve  pas  mal  dans  les  navircs  chi- 
nois :  on  y  est  couche  sur  le  lit  qu  on  sail  s'y  faire  ,  on  J 
mange  ce  qu'on  a  prepare.  Les  malelols  sont  de  bravei 
gens  qui  ne  se  melenl  pas  de  vos  affaires,  et  qui  n'ont  avec 
vous  que  les  relations  qu'il  vous  plait  d'avoir ;  on  peut 
meme  y  prier  Dieu  tout  d  son  aise,  ct  on  y  est  fortcment 


DE  VOYAGES  REGENTS. 


209 


excitS  qiiand  on  voit  ces  pniivres  finiens  faire  Icurs  inclina- 
tions au  sonie  dii  fleuvc,  Li-iiK'r  1p  |iapier  siiporslilicux  et 
alUimer  Ics  clianilcUcs  routes.  Chose  bien  remarquable! 
j'ai  cm  m'apcrcevoir  que  c'l'tait  loujours  le  phis  jonne  de 
la  lioufie,  ou  un  enlant,  s'il  y  en  avail,  ([\n  elait  cliarge  dii 
cultc.  Scrait-ce  que,  iiieme  dans  le  jiaganisme,  on  reconnait 
que  la  pi'iere  doit  partir  d'un  cirur  humble,  simple  et 
petit? 

(1  Apres  trente-cinq  jours  devofage,  j'ai  debarque,  joyeui 
et  bien  portant,  a  Kien-Tchang-Fou,  d'oii  je  vous  ecris  cetle 
lettre.  Mon  premier  soin  a  ete  d'envoyer  un  espres  annon- 
cer  nion  arrivee  a  M.  Laribe,  qui  est  actuellement  en  mis- 
sion dans  un  district  assez  cloigne.  II  y  a  deja  trois  jours 
que  je  I'atlends  :  j'aurais  peut-ctre  trouve  ce  temps  fort 
long  et  fort  ennuyeux ;  mais  j'ai  cu  le  plaisirdc  causer  avec 
vous,  mon  chcr  ami,  el  cola  m'a  beaucoup  aide  a  prendre 
patience. 

KioQ-Tou,  tt  avriHSH. 

«  M.  Laribe  a  voulu  me  faire  fete.  Nous  avons  passe  la 
solennite  de  Paques,  a  deux  lieues  do  Kien-Tchang-Fnu, 
dans  la  chretiente  de  Kiou-Tou,  lieu  de  pais  et  de  solitude, 
oii  reside  ordinairement  le  missionnaire.  Au  sein  d'uue 
profonde  vallee  est  un  gros  bourg,  donl  le  tiers  des  habi- 
tants est  Chretien.  Au-dessus  du  village,  el  sur  le  sommel 
d'une  charmanle  colline  couronnee  de  grands  arbres,  s'e- 
leve  la  maison  de  Dieu,  c'est-a-dire,  une  chapelle  toute  re- 
luisante  de  proprete ;  pres  de  la  est  une  pauvre  demeure 
pour  le  pretre  et  une  ecole  de  jeunes  gens  qui,  du  matin 
au  soir,  etudient  en  chanlanl  leurs  lecons,  pendant  que  le 
magister  va  et  vient,  criant,  lui  aussi.  de  loules  ses  forces, 
el  donnanl  a  chacun  le  ton.  II  rcsulle  de  toutes  cesvoix  un 
grand  tumulte,  qui  n'a  rien  de  fatiganl  lorsqu'on  y  est  ac- 
coutume ;  quand  on  I'entend  pour  la  premiere  fois,  son 
ctrangete  lui  prete  un  certain  intcret.  Parnii  Ics  ecoliers  se 
trouvent  actuellement  quatre  enfants  qu'on  prepare  pour 
le  seminaire  de  Macao,  lis  sont  pensionnaires  et  entretenus 
aux  fraisde  la  mission.  Je  vous  assure  qu'on  s'cdifie  a  con» 
siderer  ces  jeunes  Chinois,  dont  I'exlerieur  est  d'une  modes- 
tie  tout  angelique.  Je  me  souvieridrai  loujours  avec  plaisir 
des  bons  offices  qu'ils  m'ont  prodigues. 

o  J'ai  trouve  bien  courtes  les  journces  passces  a  Kiou- 
Tou  ;  c'est  une  oasis  que  j'ai  rencontree  sur  ma  route,  ou 
mon  ame  a  pu  se  rafraichir  et  sc  delasscr  tout  a  sou  aise. 
^I.  Laribe  a  ete  pour  moi  un  confrere,  un  compatriole  el 
iin  ami.  Quoique  les  jours  que  nous  avons  vecu  ensemble 
aient  etc  consacres  au  repos,  ils  ne  seront  peut-etre  pas  in- 
fructueux  pour  ma  vocation.  Lcsentreticnsd'un  ancienmis- 
sionnaire  m'ont  donne,  ce  me  scmble,  plus  d'experienco 
des  choses  de  la  Cliine.  Quand  les  soldats  sont  au  hivac,  Ics 
consents  peuvent  encore  beaucoup  profiler  en  cnlendanl 
les  veterans  raconter  leurs  campagnes. 

«  Les  fetes  de  Paques  ont  ete  solennisees  avec  zele  et 
courage,  quoique  les  Chretiens  sachenl  fort  bien  qu'une 
persecution  est  sur  le  point  d'eclatcr  dans  le  Kian-Si.  Plu- 
sieurs  d'entre  eux  ont  fait  jusqu'.i  quinze  lieues  pour  avoir 
le  bonheur  d'entendre  aujourd'liui  la  saintemesse.  Lejeudi 
saint,  le  Saint-Sacremenl  a  eli;  depose  dans  une  petite  cha- 
pelle decoree  par  les  neophytes.  Les  prieres  n'ont  pas  cesse 
un  seul  instant  de  retentir  sur  la  colline  tant  que  le  Saint- 
Sacremenl  a  ete  expose.  Pendant  le  jour,  les  femmes,  for- 
mees  en  chocur,  venaienl  chanter  tour  a  lour  le  chemin 


de  la  croix ;  le  soir,  elles  out  ete  remplacees  par  des  hom- 
mes,  qui  ont  aussi  redil  leurs  cantiques  pieux  durant  la 
nuil  tout  entiere.  Le  vendredi,  M.  Laribe  a  lave  les  pieds  a 
douze  enfants  :  celtc  ceremonie  paraissail  toucher  Ics  fide- 
les.  Enfin  le  jour  de  Paques  a  dignement  couronne  cetle 
grande  semaine.  Apres  la  messe,  un  feu  d'artifice  el  force 
detonations  de  petards  ont  annonce  aux  paiens  de  la  vallee 
que  les  adorateurs  du  maitre  du  ciel  etaient,  ce  jour-la,  en 
fetes  el  en  jubilations.  Croyez-moi,  mon  cher  ami,  si  jamais 
il  vous  prend  envic  de  pousser  vos  promenades  jusque  dans 
la  Chine,  ne  manquez  pas  d'aller  voir  Kiou-Tou  ;  vous  en 
.serez  content.  Pour  moi,  il  faut  que  tout  a  I'heure  je  lui 
disc  adieu  ;  je  vais  reprendre  mon  bourdon  et  m'aclieminer 
vers  les  glaces  de  la  Tartaric  occidentale. 

«  En  finissanl,  je  dois  vous  prier  de  ne  point  juger  ce 
pays  d'apres  le  tableau  que  je  viens  de  tracer.  Si  vous  al- 
liez  generaliser  les  parlicularitcs  que  j'ai  decrites,  vous 
vous  exposericz  peut-etre  a  bien  des  mepriscs.  L'empire 
chinois  est  immense,  et  il  nie  resle  encore  plus  de  cinq 
cents  lieues  a  parcourir  pour  arriver  a  Pekin  ;  sans  doule 
que,  chemin  faisanl,  j'aurai  a  reformer  beaucoup  de  mes 
jugemenls. 

«  Adieu,  mon  cher  ami,  veuillez  me  rappeler  au  souve-j 
nir  de  .M.  le  superieur  el  de  mes  amis  de  Toulouse;  je  ne 
vous  les  nomme  pas,  parce  que  vous  les  connaissez  tous. 

«  Hoc,  missionnaire  apostolique.  » 


ZA  CARAVANE  SE  BAGDAD. 

Le  temps  fixe  pour  le  depart  approchait,  noire  vaste 
camp  regorgeait  de  provisions  en  tout  genre,  chacun  s'e- 
tant  prccautionne  de  maniere  a  pouvoir  se  risquer  au  loin 
pendant  deux  ou  trois  mois  :  on  aurait  dit  qu'il  s'agis.sail 
d'un  long  voyage  sur  mer.  Au  fail,  il  eut  ete  aussi  difliciie 
de  se  rien  procurer  en  chemin  que  si  nous  avions  etc 
lances  au  milieu  de  I'Ocean.  Les  chameaux  aflluaienl  dans 
le  camp,  charges  de  biscuits,  de  ble,  de  riz,  d'une  quanlile 
de  basterma,  espece  de  saucisse  sccliee  qui  se  conserve 
longtcmps,de  /caourma,  preparation  de  boeufou  de  mouton 
hache,  accommodee  dans  la  graisse  et  renfermce  dans  des 
peaux  jusqu'au  moment  de  I'employer;  on  en  compose 
ensuite  un  mets  fort  agrcable  au  goit,  en  y  melani  des 
herbes  el  des  dalles;  Vlialawah,  autre  substance  douce  et 
solidc,  faile  avec  le  simoun,  le  miel,  etc.,  n'avaient  pas  ete 
oublics. 

Ajoutez  a  lout  cela  des  monceaux  de  tapis,  de  coussins, 
de  couverlures,  et  une  immense  collection  d'ustensiles  de 
cuisine.  L'eveque,  la  dame  de  Bassorah  el  moi,  occupions 
une  seule  tente,  diviseeau  milieu,  comme  al'ordinaire,  par'' 
un  rideau,  afin  de  separer  leshommes  et  les  femmes.  Quoique 
notre  caravane  fi'it  abondamment  pourvue  decliameaux,  les 
voyageurs,  composes  de  pelerins,  de  marchands,  de  guides, 
de  servitcurs,  etc.,  ne  s'elevaient  pas  a  plus  decinq  mille. 
Les  chameaux  elant  en  general  employes  au  transport  d'une 
immense  quanlile  de  marchandises,  il  fallait  cependant 
compter,  en  outre,  les  gens  assez  nombreux  charges  des 
bagages,  des  provisions  el  des  tentes  des  voyageurs.  L'e- 
veque n'avail  pas  moins  de  cinq  de  ces  animaux  pour  lui  et 
sa  suite  ;  j'en  avals  aulnnl ;  madame  de  Cassorah,  ses  en- 
fants et  ses  gens  en  occupaieut  quinze.  K'allez  pas  vous 

27 


S<0 


SGEKES 


imaginerqiie  ces  bStes  npparlicnnent  achaque  individu  ; 
il  y  a  uiie  classe  d'homnics  ilaiis  le  pays  cpii  tiro  grana 
parti  dece  conunerce.  Ccsaiiiniaux  selouent  pourle  temps 
du  voyage.  Leiirs  moilros  s'engagcnl  a  Ics  cliarger,  Ics  dii- 
cliarger,  les  noumr,  et  a  voiis  procurer  les  coiiducleurs 
dont  ils  out  besoin.  Je  crois  avoir  payci  environ  trois  cents 
piastres  par  letc,  lout  conipris,  et  jc  ne  m'cmljarrassais  dc 
rien.  Cliaque  maliii,  de  trcs-bonne  heure,  je  Irouvais  nies 
chameaux  cliarges,  dont  I'un  clait  priH  pour  mon  service 
personnel.  Jc  m'etais  encore  procure  iin  clicval,  afin  de 
pouvoir  me  derober  qucti|uefois  a  la  marcbe  lenle  et  insi- 
pide  de  la  caravane,  et  m'tdancer  au  galup  dans  le  desert. 
Mon  reverend  compagnon,  auquel  je  pretais  souvent  ma 
monlure,  se  montrait  fort  reconnaissant  de  cetle  petite 
complaisance.  Le  jour  du  depart  arriva  enlin.  Kous  nous 
mimes  en  route  ;i  la  pointe  du  jour,  laissantderrierc  nous 
line  foule  de  parents  et  d'aniis  atlristes,  nous  prodiguant 
leurs  benedictions  el  leurs  vceux,  les  yeuxen  pleurs  el  fixes 
sur  celte  longue  file  d'elres  aninies,  comme  cllc  se  mou- 
vaitlenlemenl,  semblable  a  un  serpent  giganlesque  qui  s'a- 
vance  en  se  roulant  sur  la  vasle  plaine.  La  masse  vivanle 
continuait  sa  marcbe;  les  chameaux,  adniirables  de  gra- 
vite,  ne  dcpassant  jamais  leurs  rangs,  ils  aiiraient  meritc 
les  elogos  du  sergent  europeen  le  plus  severe.  Ceu.x  qui 
ctaient  charges  de  porter  les  voyageurs  avaienldes  maha- 
rah  de  diverses  couleurs  Cxecs  sur  le  dos,  Ics  uiies  rouges, 
les  autresd'un  violet  fouce  ;  le  vert  emcraude,  le  bleu  s'y 
melaient  cgalement.  Ces  especes  de  Icntcs,  pouvantconte- 
nir  chacune  six  personnes,  offraienl  raspect  d'une  ville 
ambulante,  reinplie  de  maisons  bariolees.  Lesbommcsde 
I'escorte  u  cbeval  fournie  par  le  pacba  de  Bagdad  elaient 
tons  en  parlie  Georgiens,  el  la  blaucheur  de  leur  leiiit  I'or- 
mail  aussi  uu  contraste  frappant  avec  celiii  de  la  niullitudc 
au  noir  visage  ([u'ils  etaient  cliarges  de  prnli'gcr.  IK  iiiar- 
chaient  eu  arriere  ct  en  avant;  les  eonducteuis  de  cba- 
meaux  se  tenaicnl  aupres  du  depot  qu'ou  lour  avail  coiilie  ; 
rien  enfia  n'etait  plus  bizarre  ;i  voir  que  cc  groupc  bi- 
garre  de  cbamcaux  charges,  les  ims  de  br.gages,  les  autres 
de  voyageurs,  que  ce  melange  de  cavalerie,  de  pelerins, 


de  riches,  dcpauvres,  dc  conducleurs,  d"esclaves,  detrou- 
))eaux  suivis  de  leurs  maitrcs,  qui  s'elaiejit  joints  a  nous 
dans  I'espoir  de  nous  les  vcndre  chemin  faisant ;  tout  ce 
cnrtege,  enfin,  formait  une  ligne  qui  n'avait  pas  moins 
d'lm  niille  d'elemlne.  Apres  une  marcbe  de  dix  lieures,  on 
fit  halle.  rcndant  le  chemin,  nous  avions  effarijiicbe  un 
Ironpeau  eniier  de  gazelles  qui  s'enfuirenl,  alarmees,  en 
prcnaut  lonles  les  directions.  Mais  la  rapidite  avec  laquelle 
les  guides  dechargerent  les  chameaux  et  conslruisirent  les 
tentes  tient  du  merveillcux.  En  moins  d'une  demi-heure, 
vous  voyez  s'elever,  comme  sous  la  baguette  du  magicien, 
une  ville  immense;  tandis  quele  voyageur  inespcrimenle 
contcmple  avec  ebabissement  la  construction  d'une  place 
spacieuse  a  sa  droile ,  s'il  tourne  les  yeux  a  gauche,  il 
apcri;oit  une  longue  file  de  tentes  qui  semblent  avoir  surgi 
des  enlrailles  de  la  terre;  la  ville  une  fois  balio,  si  je  puis 
m'cxprinicr  ainsi,  on  I'entoure  d'un  rempart  de  chameaux 
(qu'on  a  bien  rassasies  de  dalles).  On  s'occupe  ensuitedes 
jirecaulionsa  prendre contre  des  attaquesimprcvues.  Apres 
quoi  les  voyageurs  pensent  a  leur  soupcr.  C'est  le  coup 
de  I'eu  di'S  boucbers  ambulants,  obliges  de  repondre  a  la 
foule  des  acbeteurs.  On  lua  des  moulons;  chacun  s'appro- 
visionna  selou  ses  besoins,  et  le  choix  fait,  on  se  h.lta  de 
preparer  les  mets;  I'activite  des  cuisiniers  egale  pour  le 
moins  celle  des  faiseurs  de  tentes.  On  alluma  de  grands 
fcux  sur  le  sol,  et  bienlot  I'air  relenlit  de  ce  bicnheureux 
coup  de  .sifdet  plus  caressant  a  I'oreille  de  I'hommc  i 
jeun  que  les  melodies  de  Schubert,  et  qui  repand  sur  la 
physionomie  la  ]dus  .sombre  un  eclair  de  satisfaction.  Leses- 
clavess'enipressaienld'e.tendrealerre,  devanlchaque  tente, 
unegrande  nappe  blancheoii  chaquesociele  vintse  ranger, 
bien  resolue  ii  i'aire  bonneur  au  poste  qu'elle  s'etait  chargA 
de  remplir.  Les  d(imeslii|ues  vinreul  a  leur  tour  achever 
\i  s  delu'is  abondanls  du  repas  joyeux  :  noire  sociele  se 
ciimposail  de  duuze  personnes,  toules  avidesde  contribuer 
au  bien-eire  general.  Apres  le  snuper,  la  conversation  se 
prolongea  jusqu'a  onze  heures ;  il  edt  etc  d'ailleurs  inusile 
dc  songer  plutul  au  repos,  car*les  rircs,  les  cris  bruyants 
des  Georgiens,  s'inlerpellaut  d'un  bout  du  camp  a  I'autre, 


^ .  r^\ 


nous  eussent  empeclies  de  dormir.  A  onze  heures  done,  nous 
nous  etendimes  sur  nos  tapis,  el  le  sommeil  ne  se  Ct  pas 
at  tend  re. 
Ce  fut  alors  qu'une  troupe  d'Arabes  noraadcs,  se  preci- 


pilant  sur  la  caravane,  nous  livrerent  un  combat  qui  nous 
coula  plusieurs  hommcs,  ct  dont  je  dois  raconter  Tissue. 

(La  suite  d,  «i«  numiro  prochain.) 


DE 
FANOBAMA  OQ  BAVT    S'CNE  MONTACNE 

SPITE'DE  l'aSCESSIOR  »E  PEIEB-BOTIB  (1). 


«  Jamais,  dit  un  des  voyo,s;eurs ,  je  n'ai  cerlainement 
oprouve  une  exaltation  pareiUe.  Les  negres  resles  a  mi- 
cole  rcpondaient  a  nos  hourras,  el  nous  enlendions  con- 
fiisi'iiicnl  les  acclamations  des  gens  ebaliis  assembles  dans 
1.1  plaine.  Comme  nous  ambitionnions  un  Iriomiilie  com- 
pU'l,  nous  nous  preparames  a  passer  la  nuit  au-dessous  du 
col  lie  la  montagne;  en  consequence,  nous  liissames  des 
couvcrlures,  des  jaquettes  fourrees,  de  I'eau-de-vie,  des 
cigares,  etc.,  tandis  que  notre  diner  se  preparait  plus  bas ; 
puis  nous  descendimes  notre  senlier  perilleux,  pour  aller 
ri'Clamer  noire  part  de  soupe  ,  de  saumon  ,  etc.  Dawkins 
ct  son  cousin,  lieutenant  du  Talbot,  auxquels  nous  avions 
ccrit,  se  joignirent  a  nous,  mais  ils  se  senlircnt  incapables 
de  nous  suivre  apres  le  diner.  Comme  la  nuit  approchait, 
je  repris  mon  courage ,  ct  me  dirigeai  vers  notre  singulier 
petit  nid,  accompagne  de  bouc  keppel,  et  d'un  negre  qui 
porlail  du  bois  sec  ct  nous  alluma  du  feu  dans  une  ouver- 
lure  sous  le  rocher.  Lloyd  el  Vliillpols  ne  tarderent  pas  a 
venir,  ct  nous  commencimcs  notre  installation  de  nuit ; 
nous  primes  d'abord,  chacun  de  nous,  un  verre  d'eau-de- 
vie.  J  av.iis  endosse  deux  paires  de  pantalons,  une  veste  de 
ch.isse,  deux  epnisses  jaquettes  I'une  sur  I'autre;  j'avais 
sur  la  lete  un  gros  bonnet  de  laine  de  matelol.  Ajoutpz  a 
tout  cela  deux  couvertures;  enfin  ,  le  cigare  a  la  boudic, 
nous  allendimes  I'beure  a  laquelle  nous  devious  proclamer 
notre  eclatante  vicloire.  Mais  comment  peindre  le  spectacle 
imposant  que  nous  cmbrassions  du  haul  de  ce  pinacle 
elourdissant.  Kous  planions  sur  I'ile  entiere  qui  se  dessi- 
nail  an  clair  de  lune  calme  el  bc'lo,  exceptc  la  oil  les 
noires  et  larges  ombres  des  autres  mooitagnes  Intercep- 
taient  la  lumiere;ca  et  la,  nous  apercevions  luic  lueur 
briller  dans  les  plaines,  ou  bien  le  feu  de  quelque  manu- 
facture de  Sucre.  Aucun  son  n'arrivait  jusqu'a  nous,  si  ce 
n'cst  de  lenips  ii  autre,  ceUii  des  cris  joyeux  de  notre  so- 
clcte  restec  en  bas.  Enfin  nous  dislinguames  une  lumiere 
eclatante  dans  la  direction  de  Port-Louis;  puis,  apres  un 
long  inlervalle,  la  sombre  lueur  du  canon  de  nuit.  Nous 
donniimes  alors  le  signal  convcnu  •.  une  fusee  volante  parlie 
de  notfe  rctraite  cclaira  en  un  moment  le  pic  des  nionta- 
gnes  aux  depens  de  nous,  puis  nous  relombiimes  dans  I'ob- 
scurite.  Ensuile  nousalluni.imes  une  flamme  bleue,  el  ricn 
n'elait  plus  magnifique  a  voir  que  ces  rocliers  majeslucux 
inondes  de  ce  vaste  rellet;  nos  figures  grolesf|ucs,  le  liord 
ciroil  sur  lequel  nous  etions,  tout  se  voyait  distiiictemenl, 
tandis  que  les  oiseaux  du  tropique,  epouvanles,  apres  s'elre 
elances  autoiir  de  la  lumiere,  allaicnt  se  preripiler  en  bas 
dans  les  tenebres  avec  des  cris  percanis,  car  la  gorge  a 
noire  gaucbe  elail  aussi  sombre  que  I'enfer.  Kous  briil.i- 
mes  une  seconde  damme  bleue,  nous  lancamcs  deux  autres 
fusees,  el  quand  nous  eumes  epuisc  nos  ressources ,  la 
pauvre  lune,  calme  et  outragce,  reprit  sa  revanche.  Apres 
avoir  attache  Pbillpots,  ce  dormeur  ambulant  du  premier 
ordre,  aux  jambes  de  keppel,  nous  essayames  de  doruiir, 
enveloppes  dans  nos  couvertures.  Mais  le  froid  augmenta  ; 
nous  bilmes  toute  notre  eau-de-vie  sans  pouvoir  nous  re- 
cbauffer.  Quand  parut  le  jour,  nous  etions  roides,  gelcs,  el 

(i)  Von.  namoro  V,  rclcr-Bntle  (I  ia  moiihoiie. 


VOYAGES  HECENTS.  211 

affames,  Je  conclus  brlevement,  et  vous  dirai  qu'au  bout 
d'environ  quatreou  cinq  hcures  de  travail,  nous  creusames 
un  trou  d.ins  le  roc ,  el  nous  y  enfunc.imes  a  une  assez 
grande  profondeur  noire  ccbcUe  de  douze  pieds ,  au  haul 
de  laquelle  nous  attacliames  une  barrique  en  guise  de  po- 
leau  commemoratif ,  sans  oublier  de  planter  au-dessus  le 
pavilion  anglais.  Puis  nous  montames  rechelle,  chacun  a 
notre  lour,  afin  de  nous  repaitre  encore  une  fois  d'un  spec- 
tacle sans  pareil  peut-etre  dans  tout  I'univers,  el  prenant 
conge  du  tliealre  de  nos  epreuves  el  de  nos  triomphes, 
nous  redesceiidimcs  rcclielle  juscpfau  col  de  la  montagne  : 
enfin  nous  jetames  au  loin  les  grosses  cordes,  afin  de  coupcr 
toule  communication  avec  le  haul. » 

Le  lieutenant  Taylor  et  ses  amis  revinrenl  sains  et  saufs. 
On  les  accabla  de  felicitations  bien  meritces ;  car  celte  en- 
treprise  est  en  effet  une  des  plus  brillautes  qu'on  ait  jamais 
racontees  dans  ce  genre. 


M(EURS  SE  I'lNDOTTSTAK. 

IBS   OEOTTES    b'eIEPH.AMA.    —    CONCEriT  ISBOIT. 

Nous  nllamcs  visiter  encore  dans  une  petite  ile,  pres  de 
Bombay,  aux  Indes  orienlales,  un  des  temples  les  plus  re- 
marquablesclevesaridolatrie.  Un  elephant,  aussi  grand  que 
nature,  sculpledans  le  roc,  a  valu  a  cette  ile  le  nom  A'E- 
Uphanta.  Ce  temple  n'eslen  effet  qu'une  cavernccreusee 
a  grand'peine  dans  le  roc,  donl  le  toil  est  supportc  par 
une  rangee  d'enormcs  piliers.  Les  nuirs  sont  dccores  de 
statues.  Le  voyageur  est  saisi  d'etonnement.lorsqu'en  visi- 
taiit  cette  caverue,  il  apercoil  une  foule  de  ligures  mon- 
strueuses,  donl  quelques-unes  sont  trois  fois  plus  grandes 
que  nature,  representant  les  etres  cruels  et  infanies  que 
ces  pauvres  paiens  ignorants  adoraienl  comme  dieux. 

La  muraille,  a  I'une  des  exiremites  de  la  cave,  est  en- 
combree  de  figures;  lallenliou  se  fixe  aussitot  sur  un  grand 
buste,  ou  personnagea  Irois  teles.  Cellc  du  milieu  expime 
le  calme  ella  diguite  :  elle  represente  Brama  on  la  puis- 
sance creatrice;  la  lete  el  le  cou  soul  converts  de  hrillanis 
ornements.  A  gaucbe,  c'est  la  figure  de  Vishnou,  ou  I'at- 
tribut  conservatcur;  a  droile,  celle  deSiva,  ou  le  svmb.'.lo 
do  la  destruction  et  de  I'inconstance  Vislmou,  magniC- 
quement  coiffe,  se  voit  de  profil,  tenant  dans  une  main 
une  branche  de  Irefie  sauvage,  de  I'aulre,  un  fruit  sem- 
blablea  la  grenade.  Un  bracelet,  du  genre  de  ceux  que  les 
Indous  portent  encore  aujourd'hui,  entoure  un  de  ses  pni- 
gnets.  Le  front  saillant  de  Siva,  ses  yeux  fixes  ct  sa  pby- 
sionomie  sombre,  inspirenl  la  lerreur;  des  serpents  lui 
liennent  lieu  de  chevelure;  on  apercoil  sur  le  haul  de  sa 
lete  un  crane  humain  ;  d'une  main  elle  saisit  un  serpen!  a 
sonnelles  monslrueux;  elle  en  lient  un  plus  petit  de  I'au- 
lre; enfin,  tout  est  calcule  pour  jeler  I'epouvanle  dans 
I'esprit  de  ceux  qui  la  regardcnl.  Ce  buste  a  environ  dix- 
buil  pieds  de  haul,  la  figure  du  milieu  en  a  quaire  de  lar- 
geur.  Plusieurs  autres  statues  sont  cgalemcnt  monslrucu- 
ses;  les  unes  ont  deux  ou  trois  teles,  quelquefois  deux 
paires  de  bras;  i'une  a  la  tcte  d'un  elcpbaul  sur  le  corps 
d'un  honime. 

Enfin,  il  y  a  au  fond  de  la  caverne  une  ou  deux  pcliles 
salles  obscures,  ou  se  celebraienl  sans  doute  autrefois  les 
coupables  mysleres  de  I'idolalrie ;  elles  sont  aujourd'hui 


212 


SCENES 


occupees  par  les  chauvcs-souris,  les  araignees,  les  ser- 
pents et  les  scorpions,  dignes  habitants  de  pareilles  de- 
mcures. 

On  ignore  a  quelle  cporiue  cc  vastc  monument,  sur  Ic- 
quel  on  a  prodigue  mal  .i  propos  le  temps  el  le  talent,  a 
cte  construit;  chaque  jour  amene  sa  destruction.  I.es  sta- 
tues et  les  piliers  sont  en  partie  renvcrscs.  Ainsi  (li>p,i- 


raitronl  tous  les  temples  consacres  aux  iJoles,  et  le  Dieu 
vivaiitelseul  veritable  sera  un  jour  reconnu  et  adore  de 
tous ;  nous  verrons  alors  ces  pauvres  mallieureux  esclaves 
du  demon  se  reunir  aux  serviteurs  de  Dieu,  sur  lesquels 
Kotre-Seigncur  Jesus-Cbrist  riignera  en  toute  justice.  Nous 
y  croyons,  parce  qu'il  nous  en  a  fait  la  promcsse. 


A  peine  avais-je  fait  quelques  pas  hors  de  ma  lente  que 
j'apercus  un  carrosse  anglais  du  dernier  siecle  arrete  de- 
vant  celle  du  colonel  Wade,  attele  de  quatre  belles  mules 
simplement  harnacbecs.  N'elant  pas  tout  a  fail  remis  du 
choc  inattendu  qui  avait  bouleverse  nies  sens,  je  dout,iis 
|u-esque  de  la  reallle.  Mais  non  ;  le  vcbiculc  el,m  la  ,  par- 
fail  modele  de  ces  vieilles  et  lourdes  bcrliues  de  famille, 
les  pnnneaux  peints  en  bea-i  vert,  ornes  de  dorures,  sans 
oublier  les  pointes  de  fer  s'avanrant  mennrantes,  la  ter- 
reur  des  gamins  qui  auraient  etc  tentes  de  monter  der- 
riere ;  enCn  je  croyais  voir  un  de  ces  vieux  fiacres  qui 
parcourent  encore  les  rues  de  Londi-cs,  auqiiel  je  donne- 
rais  cependSnt  la  preference  s'il  fallail  eboisir.  Les  cbe- 
vaux  vigoureux  et  fringants  mOrilaient,  en  verite,  de 
trainer  qudque  chose  de  mieux;  et  cct  elegant  equipage 
appartenait  an  gouverneur  de  Pesliaruur ! 

J'etais  fort  impatient  de  connaiire  le  scbab  Jada,  pour 
lequel  I'Anglelerre  s'engage  dans  une  guerre  dispendicuse. 
Ma  curiosite  fut  salisfaite  le  soir  meme.  Je  I'apercus  au 
moment  oii  il  sortait  de  sa  lente  pour  respirer  la  fiaicbeur 
qui  s'eleve  a  la  fin  d'lme  journee  d'ete ;  mais  les  nuages 
de  poussiere  que  soulevc  autour  de  Uii  sa  nombreuse  es- 
corte  rendent  sa  promenade  moins  agn'able.  Le  prince, 
aOn  d'imposer  aux  esprits  faiblcs  de  la  populace,  et  sur- 
tout  dans  la  crainte  des  machinations  perlidcs  des  tribus 
ennemies,  ne  fi.incbit  jamais  les  limiles  de  son  camp  sans 
etre  accompagne  de  toule  sa  garde  pcrsonnelle  et  d'une 
nombreuse  suite  de  cavalerie  irreguliern. 

Ce  jour-la  une  troupe  bigarrec  de  f-inirnnees,  qui  I'a- 
\aient  rejoint  depiiis  sou  arrivee  dans  la  viillee,  conduisait 
U  marcbe.  Malgre  I'apparence  sauvage  et  grotesque  de  ces 


liommcs,  on  deviiie,  a  I'exi  ression  bardie  de  leurs  phy- 
siononiie,  ce  qu'ils  scraient  capables  de  I'aire  s'ils  se  Iron- 
vaient  nieles  a  une  scene  de  pillage. 

Leiirs  costumes  effient  une  grande  variete  :  chacun 
aJcple  celui  qui  Uii  plait  Jbis  radMiirnlion  appartienl  a 
ceux  qui  [loilent  la  souple  colte  de  mailles,  les  gantclets, 
le  casque  d'acicr  ou  le  bonnet  ku:^:Hbacli,  fail  de  peau 
hrillanle  d'agneau  noir  conimc  le  geai,  el  surmonte 
d'une  aigrelle  rouge.  La  cliupkum,  ou  longue  robemu- 
sulmane,  est  generalement  porlee;  mais  les  coideurs 
varientencore  a  I'inRni,  selon  la  fant.iisie  de  cbaque  indi- 
viJu.  Le  turban  de  drap,  aux  plis  nombreux,  s'eleve  sans 
gout  sur  la  tele  el  parail  digne  de  ligurcr  avec  la  cummur- 
bund,  OH  ceinture  ncgligeniment  jclee  autour  de  la  laiile; 
pbisicurs  d'entre  eux  meltent  d'immenscs  hottes  en  peau 
non  ]irrparee  ,  ou  des  .sandales  lacees  avec  des  cordes; 
d'aulres  prefcrcnt  de  gros  souliers  ferrcs.  La  men.e  va- 
riete existe  dans  la  couleur  de  Icur  complexion;  les  i.us 
sont  blancs  comme  des  Europcens,  les  autres  i.'ojrs  comme 
des  negres.  Ces  hommes  paraissent  affectionner  leaucoup 
la  couleur  rouge  :  ils  donnciit  cctte  nuance  a  leurs  barbes ; 
queli|Ucfois  ils  se  plaisent  a  teindre  aussi  la  queue  et  les 
j.imbesde  leurs  cbcvaux  en  rouge,  lis  monlaient  tous  de 
bonnes  betes  vigoureuses,  el  leurs  armes  se  composaient 
d'une  \\'gevKJhc:ail,  ou  carabine,  d'une  epee  oud'un  bou- 
clier. 

Phisieurs  portaient,  en  outre,  une  grande  lame  de 
sabre. 

Ladiscqdinelcurestcomph'tementinconnue  ;  ils nnt  Fair 
mi'nie  I'(m'1  vexes  d'etre  obliges  demari'bcren  corps;  cha- 
cun s'efrorce  de  se  placer  en  avant,  el,  de  lenijis  ii  aulre, 


DE    VOYAGES   REGENTS. 


213 


on  voit  tin  cavalier  s'clancer  du  milieu,  partir  aii  galop  en 
dechargcanl  son  arnie,  et  venir  rcjoindre  ses  csmarmles 
avec  unc  egale  rapidile.  Ce  corloge  et  ses  usages  ni'iiile- 
ressaient  d'aulant  fdus  qu'ils  me  donnaient  unc  idee  exacle 
de  la  cavalei'ic  tant  vanlee  des  Affghans.  Bien  qu'elle  soit 
cxcellente  dans  le  pays,  etlorsqu'il  s'agil  de  combalire  Ics 
hordes  qu'elle  a  renconlrees  jusqu'a  present,  elle  n'en 
serait  pas  moins  aneantie  en  rase  campagne  par  un  seul 
regiment  de  dragons  curopcens,  ou  du  moins  dispersee. 

Aprcs  les  Douranecs  venait  une  compagnie  de  Roliillas, 
qui  soul  revetus  de  choupkoums  Ideues,  Icurs  turbans  et 
leur  ceintures  sont  verts,  et  lours  panlalons  en  peau  de 
buffle  ;  ils  sont  armes  de  carabines  et  plus  disposes  a  se 
sonmetlre  a  la  discipline,  cependant  la  confusion  existe 
dans  leurs  rangs;  mais  ils  paraissent  graves  en  comjiarai- 
son  de  ceux  dont  nous  vcnons  de  parler.  Le  prince  parut 
enlin  monte  sur  un  magniQque  elephant,  dont  la  selle  (■tail 
decoree  d'ornements  argenles.  C'elail  un  hel  liommed'en- 
viron  trenle-deux  ans,  que  la  simplicile  du  coslunie  favo- 
risait  encore.  II  porlail  un  robe  bleue  foncc  et  un  turban 
d'une  blancheur  eclalante  elegamment  pose  sur  sa  tete. 
Mais,  en  I'exaininant  de  plus  pres,  on  voyait  gravees  sur 
ses  trails  I'insouciance  et  une  parfaite  indiflerence  pour 
tout  cc  (piirenvironnail.  Derricre  lui  elailassis  son  wezir, 
un  vieillard  aux  cheveux  argentes,  aulrefoislc  shonjah  du 
schah  (le  precepleur  du  roi)  :  il  se  nomme  MosUa  Shnkore. 
Un  plus  pelil  elephant  et  deux  gens  de  service  du  schah  sui- 
vaient  encore  ;  puis  une  autre  compagnie  de  Roliillas,  et 
pres  d'eux  les   Risallah,  troupe  hi™  vetue. 

Les  hommes  portent  un  chupkum  rouge  et  un  par-dessus 
vert;  les  turbans  et  les  ceintures  sont  de  la  meme  couleur 
que  ce  dernier  vetement. 

lis  sont  armes  d'une  epce,  d'lin  bouclicr  et  d'une  lance 
legere,  a  laqucUe  s'attache  une  petite  banderole  ;  le  drap 


de  leurs  scUes  est  mouchcte  en  vert  et  en  rouge ;  mais 
leurs  chevaux  devraient  i'lre  plus  beaux.  En  somnie,  ils 
forment  unc  brillante  escorte.  EnGn  un  second  dclachc- 
ment  de  Douranecs  complelait  la  garde. 


IiA  CHASSE  AD  TIGRE. 

II  cxiste  dans  tons  les  pays  des  animaux  sauvages  plus 
I'orls  que  I'homme.  Cependant,  grace  a  la  puissance  inlel- 
Icclnelle  que  Dieu  lui  a  donnce,  il  est  parvenu  non-seule- 
ment  a  dompler  et  a  dctruire  les  plus  dangereux,  mais  en- 
core a  apprivoiser  ceux  dont  la  force  et  I'agilite  pouvaieut 
lui  eire  utiles.  L'elophant,  quoi(|ue  le  plus  gros  et  le  plus 
vigoureux  de  tons  les  animaux  de  terre,  se  laisse  atlrapcr 
de  differcntes  manicres.  Sa  fureur  n'apas  de  bornes  quand 
il  se  voit  prisonnier ;  mais  il  se  calnie  facilement  si  on  le 
traile  avec  douceur,  et  dcvient  un  servileur  aussi  fidele 
qu'obcissnnl.  On  emploie,  en  general,  les  elephants,  aux 
Indrs  oricniales,  dans  la  chasse  aux  beles  feroces,  et  sur- 
toul  lorsqu'il  s'agit  de  poursuivre  le  ligre,  le  plus  beau  et 
le  plus  cruel  des  aniniau'C. 

...  J'assistai,  en  1840,  a  une  grande  chasse  an  ligre,  que 
je  v.iis  decrlrc. 

Les  hommes,  armes  de  fusils,  montcnt  sur  leurs  ele- 
phants, dentils  se  .servent  quelquefois  comme  de  chevaux, 
mais  le  plus  communcmeni  assis  dans  un  char  ou  lioudah, 
qu'on  fixesurle  dosde  la  bete.  Un  homme  du  pays  se  place 
loujours  sur  le  con  de  I'animal  pour  le  gnider  ;  puis  on  se  di- 
rige  vers  les  epais  buissons,  on  Ton  suppose  que  le  tigre 
se  lient  cache.  11  est  d'abord  assez  difficile  de  le  decouvrir, 
parce  qu'il  rampea  plat  ventre,  esperant  se  soustraire  a  la 


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vue  des  elephants,  qn!  lui  causent  beaucoup  de  fraveur. 
»Iais  les  chiens  batten  l  les  buissons ;  bienlot  on  voit  I'herbe 
s'agiter,  eton  ne  tarde  pas  a  entrevoir  les  raies  noires  de 
son  dos  jaune  et  lustre.  C'est  la  le  moment  de  faire  feu  ■ 
la  balle  a  penclre  ses  chairs.  Dienlot  la  rage  remplace  la 
pcur ;  i!  jette  un  cri  furieux,  espece  de  sour'd  rugissement. 
11  s'elance  sur  relephant  le  plus  rapproehe,  et  cher- 
cheasaisir  sa  Irompe.  Mais  son  adversaire,  prepare  a 
I'altaquc,  relevc  le  plus  haul  possible  cclte  parlie,  la  jdus 


sensible  de  son  elre ,  et  s'effnrce  d'altraper  le  ligre  avec 
une  de  ses  defenses.  S'll  reussil,  le  combat  est  bientut  ler- 
mine;  la  dent  le  traverse  de  part  en  pari;  il  est  ebranle 
el  reloulc  jusque  sous  lerre,  abime  .sous  les  larges  pieds 
et  les  gonoux  de  relephant.  Quelquefois,  quand  I'elephan 
est  jeuue,  la  frayeur  le  saisit ;  il  se  detournc  au  moment  ou 
le  tigre  s'elance  vers  lui ;  dans  ce  cas,  la  bi"'le  sauvage  se 
jette  probablement  sur  I'clephant,  et  la  position  des  chas 
scurs  devient  fort  incommode,  s'ils  ne  ralleignenl  pas  au»- 


2«  SCENES 

sitSt  d'uncoup  do  fusil;  I'lin  d'eux  court  le  risque  d'etre  |  mcnt  de  relppliantepoiivantp  nesniivepas  lonjonrs  letisre 
emporte  dans  sa  rciloulalili.'  niadiinp.  Cqn'iidaiil  cc  mouvo-  |   ,i  I'aisc,  car  11  est  d'urdiiiairc  drlngi',  el  sa  Lello  peau  tra- 


versee  de  plusicurs  coups  de  fusil  qui  lui  ont  fail  iles  li'.cs- 
sures  mortelles. 

D'aulres  nioyens  sont  employps  par  los  Inilicns  pour  se 
defaire  du  tifjre,  donl  quelqucs-uus  soul  fori  amusauls. 
Lorsqu'on  s'est  assure  de  sa  presence  dans  qu(li(ue  eu- 
droil,  les  paysans  ramassent  une  quaiUite  de  feuilles  d'uu 
arbre  ( sendjlaliles  a  celles  du  sycomore),  i|ui  est  Ires-com- 
niun  dans  la  plujiart  des  taillis;  ces  feuilles  sont  harbouil- 
Ices  de  !,'lu  el  sont  repandues  aux  environs  de  la  retraile 
obscure  oii  Ton  sonpconne  (|ue  le  tigre  se  renfeinie  pen- 
dant la  chalcur  du  jour.  Si,  par  hasard,  I'animal  marclie 


siir  les  feuilles  ainsi  preparees,  c'est  fait  de  lui.  11  com- 
mence par  secouer  la  patle  pour  se  delivrer  du  nialencon- 
trcux  obstacle;  eel  expedient  ne  rcussissant  pas,  il  frotte 
la  glu  iiifernale  contre  ses  maclioircs,  toujours  avrc  la 
nienie  intention,  s'en  barbouille  les  yeux,  les  oreilles,  et 
Unit  par  se  nietlre  dans  un  ctat  de  malaise,  lei  qu'il  se  roulo 
parterre,  peul-iHre  encore  sur  d'aulres  feuilles  gluantcs  > 
il  s'en  enveloppe  cnmplelement,  perd  la  vue,  el,  dans 
cette  position,  on  pent  le  comparer  a  un  homnie  goudronne 
el  convert  de  plumes.  L'angnisse  qu'il  eprouve  se  revele 
bienlot  par  d'affreux  hurlemenls,  et  averlit  les  paysans  que 


le  moment  est  vcnu  dc  frappcr  srms  danser  Tolijcl  dc  Itur  I       I-es  haljilants  de  qnelqucs  grandes  iles  des  Indes  ont  re- 


ciccration 


coi;!'s  a  d'aulres  ruses  pour  causer  la  morl  de  ces  ani- 


DE  VOYAGES   REGENTS. 


21$ 


matix.  Apres  avoir  croiise  une  fosse,  on  y  enfonce  tout 
droit,  au  milieu,  iin  \nen  poiiUu;  line  jilaiiche,  jilacec  au 
lord,  se  renverse  au  moiiidrc  choc ;  on  y  a  depose,  a  I'une 
des  extrcmitcs,  un  morceau  de  viandc;  le  precipice  est 
masque  par  des  faffots  ct  des  lierbes ;  le  tigre,  attire  par  la 
viaiide,  vient  sur  la  planche  pour  s'cu  emparer;  mais  a 
peine  a-t-il  atteini  le  Lord  qu'il  lombe  aussitot,  k  pieu  lui 
traverse  le  corps  ct  lui  donne  la  niort. 

Quelquefuis  ces  gens  construisent  une  cage  d'osier  assez 
grande  pour  contenir  un  lioninie ;  un  des  habitants  de  I'en- 
droil,  arme  d'un  long couteau  et  dun  poignard,  se  dirigc, 


le  soir,  vers  la  rctraite  supposee  du  tigre.  II  se  loge  dans 
la  cage,  el  attend  paticmnicnl  la  null.  Le  tigre  .sort  cnfin, 
rodant  daus  Ics  tenebres,  llairc  I'liommc  cache,  et  se  dirige 
vers  la  cage.  U  se  leve  aussilul  sur  ses  paKes  de  derriere, 
pousseun  affreux  rugissement;  I'lionime,  que  rien  n'epou- 
vnnle,  saisit  alors  le  ijionient  favorable  pour  enfoncer  son 
poignard  dans  la  poilrine  de  I'aninial.  Cetle  premiere  at- 
teiiile  augnicnle  sa  rage ;  mais  I'homme,  dcfendu  par  la 
solidilo  de  la  cage,  brave  les  attaques  furieuses  de  son 
cnncmi;  il  lui  inllige  de  nouvelles  ct  crucUes  blessures 
qui  bicntot  mettcut  un  terme  a  sa  vie. 


L'XI.S    SB    TAITI    EM    1780    ST    EN    1345. 


n  elait  reserve  aux  Franrais  de  ramcner  a  une  civili- 
sation douce  et  huniaine  celle  ilc  heiireusc  dont  les  niis- 
sionnaires  protestants  ont  fait  pendant  longlonips  une 
parodie  mi.serahle  et  ridicule  de  la  sociele  europi'ennc. 
Avantdeparlcrde  la  situation  pn'senle  de  Taili,  rappelons 
I'epoque  de  la  decouverte,  et  suivons  Bougainville  dans  la 
curieuse  description  de  cetto  ile  charnianle. 

«  Pendant  la  nuit  du  5  au  4,  nous  louvoy.lmes  pour  nous 
elever  dans  le  nord.  Deux  fcux  que  ncius  vimcs  avec  joie 
hriUerde  toutcs  parts  sur  la  cute  nous  apprirentqu'elle  etait 
habitce.  Le  4,  au  lever  de  I'aurore,  nous  reconnumes  que 
les  deux  lerres  qui,  la  veiUe,  nous  avnicnt  paru  sep,iri>es, 
etaient  unies  ensemble  par  une  terre  plus  basse  qui  se 
courbait  en  arc  et  formait  une  bale  ouverle  au  nord-est. 
Nous  courions  a  pleine  voile  vers  la  terre,  presentant  au 
vent  de  cette  bale,  lorsque  nous  aporcumos  une  pirogue 
qui  venait  du  large  et  voguait  vers  la  cute,  se  servant  de  la 


voile  el  de  sespsgayes;  elle  nous  passa  de  I'avant  et  se 
jnignit  a  uuc  infinite  d'autres  qui,  de  toutes  les  parties  de 
I'ilo,  accouraiont  au-devaiitdc  nous  L'une  d'ellcsprecedait 
les  aulres;  cUo  elait  cinuluilc  par  t2  hommcs  nus,  qui 
nous  presentcrcnt  des  branches  de  bananicrs,  et  leurs  de- 
monstrations atteslaicnt  que  c'clait  la  le  rameau  d'olivicr. 
Kous  leur  repondimes  par  lous  les  signes  d'amilie  dont 
nous  pumes  nous  aviser.  Alors  ils  accoslerent  le  navire,  el 
I'un  d'eux,  remarquahle  par  son  enorme  chevelure,  he- 
rissee  en  rayons,  nous  offrit  avec  son  rameau  de  pais  un 
petit  cochon  et  un  regime  de  bananes.  Nous  acceplames 
son  present,  qu'il  atlicha  a  une  corde  qu'on  lui  jeta; 
nous  lui  donnamcs  des  bonnets  et  des  mouchoirs,  et  ces 
premiers  presents  furent  le  gage  de  uotre  alliance  avec 
ce  peuple. 

u  Bientut  plus  de  100  pirogues  dc  grandeur  diflerenle  et 
toutes  a  balancicrs,  euvironniireut  les  iiUi  vaisseaux.  Elles 


2iG 


SCliNES 


etaient  cliargees  de  cocos,  de  banancs  et  d'aulres  fruils  du 
pavs.  L'echange  de  cos  fruils  delicieux  pour  nous  conlre 
loules  sortos  de  bagatelles  se  fit  avec  bonne  foi,  mais  sans 
qu'aucun  des  insulaires  vouli'it  nionter  a  bord.  11  fallait 
entver  dans  leurs  pirogues  ou  niontrer  de  loni  Ics  objcls 
d'ecbange ;  lorsqu'on  elait  d'accord,  on  leur  envoyait  an 
boul  d'une  corde  un  panier  ou  un  filel;  ils  y  meltaienl 
leurs  effets  ct  nous  les  notres,  donn.int  ou  recevant  indiffe- 
remmenl  avant  que  d'avoir  donne  ou  recu,  avec  une  bonne 
foi  qui  nous  fit  bien  augurer  de  leur  caractere.  D'ailleurs 
nous  ne  vimcs  aucune  espece  d'armes  dans  leurs  pirogues, 
oil  il  n'y  avail  poinl  de  femmes  a  celle  premiere  cntrevue. 
Les  pirogues  reslerenl  le  long  des  navires  jusqu'a  ce  que 
les  approcbes  de  la  nuil  nous  Crenl  revirer  au  large ;  loules 
alors  sc  relirerenl. 

nL'aspecl  de  celle  cote  clevee  en  amphilhealre  nqusoffrail 
le  plus  rianl  spectacle.  Quoique  les  niontagncs  y  soient 
d'une  grande  hauteur,  le  rocher  n'y  monlre  nuUe.part  son 
aride  nuditc ;  tout  y  est  convert  de  bois.  A  peine  en  crumes- 
nous  nos  yeux,  lorsque  nous  decouvrimes  un  pic  charge 
d'arbres  jusqu'a  la  cime  isolee  qui  s'elevait  au  niveau  des 
niontagncs  dans  la  parlie  meridionale  de  I'ile.  11  ne  parais- 
sait  pas  avoir  plus  de  trente  toises  de  diamelre,  et  il  dimi- 
nuail  de  grosseur  en  monlanl;  on  I'eul  pris  de  loin  pour 
une  pyramide  d'une  hauteur  immense  que  la  main  d'un 
decoraleur  habile  avail  paree  de  guirlandes  de  feuillages. 
Les  terrains  moins  eleves  sonl  enlrecoupes  de  prairies  el 
de  bosquets,  el  dans  loute  I'elendue  de  la  cote  il  regne  sur 
les  bords  de  la  mer,  au  pied  du  pays  haul,  une  hsiere  de 
terre  basse  el  unie  couverle  de  plantations;  c'est  la  qu'au 
milieu  des  bananiers,  des  cocoliers  el  d'aulres  arbres  char- 
ges de  fruils,  nous  apercevions  les  maisons  des  insulaires. 
«  Comme  nous  prolongions  la  cote,  nos  yeux  furenl  frap- 
pes  de  la  vue  d'une  belle  cascade  qui  s'elanr.ait  du  haul  des 
moutngnes  et  precipilait  ii  la  mer  ses  eaux  ecumantos.  Ua 
village  elait  ball  aupied,  et  la  cole  yparaissait  sans  brisanls. 
Nous  desirions  tons  de  pouvoir  mouiUer  a  porlce  de  ce  beau 
lieu ;  sans  cesse  on  sondail  des  navires,  et  nos  bateaux  son- 
daient  jusqu'a  terre.  On  ne  Irouva  dans  celle  parlie  qu'un 
plalier  de  roches,  etil  fallutse  resoudre  a  chercher  ailleurs 
un  mouillage. 

II  Les  pirogues  etaient  revenues  au  navire  des  le  lever 
du  soleil,  et  loulela  journce  on  (it  des  echanges;  ils'ouvrit 
nieme  de  nouvellcs  branches  de  commerce ,  outre  les 
fruits  de  I'espece  de  ceux  apporles  la  veillc  el  quelques 
aulrcs  rafraicbissemenls,  tels  que  poulels  et  pigeons.  Les 
insulaires  apporlerenl  avec  eux  loules  sortes  d'instrumenls 
pour  la  peche,  des  herminellis  de  picrre,  des  ctoffes  sin- 
gulieres,  des  coquilles,  etc.  lis  demandaient  en  cchange 
du  ferel  des  pendants  d'orcilles.  Lestrocssefirent,  cimime 
la  veille,  avec  loyaule;  celle  lois  aussi  il  vinl  dans  les  pi- 
rogues quelques  femmes.  A  bord  de  I'Eloile  i!  monta  un 
insulairo  qui  passa  la  nuit  sans  Icmoigner  aucune  inquie- 
tude. 

«  A  mesure  que  nous  avions  approche  la  terre,  les  in- 
sulaires avaient  environne  les  navires;  rafllucnce  des  pi- 
rogues fut  si  grande  aulour  des  vaisseaux,  que  nous  eiimes 
beaucoup  de  peine  a  nous  amarrer  au  milieu  de  la  foule 
et  du  bruit.  Tuus  venaient  en  criant :  Tayo  !  qui  veul  dire 
ami,  el  en  nous  donnanl  miUe  temoignages  d'amilie;  tous 
demand.iienl  des  clous  el  des  pendants  d'orcilles. 

«  On  a  vu  les  obstacles  qu'il  avail  fallu  vaincre  pour 
parvenir  a  mouiller  nos  ancres ;  lorsque  nous  fiimes  amar- 


rcs,  je  dcscendis  a  terre  avec  plusicurs  olliciers,  aOn  do 
reconnaitre  un  lieu  propre  a  faire  de  I'eau.  Nous  funics 
recus  par  une  I'oule  d'hommes  el  de  femmes  qui  ne  se  las- 
saienl  poinl  de  nous  considcrer;  les  plus  liardis  venaient 
nous  toucher,  ils  ecarlaient  meme  nos  velcmcnts  conimf 
pour  verifier  si  nous  etions  absolument  fails  comme  cux  : 
aucun  ne  porlail  d'armes,  pas  meme  de  baton;  ils  ne  sa< 
vaienl  comment  ex]irimer  leur  joie  de  nous  recevoir.  L« 
chef  de  ce  canton  nous  conduisil  dans  sa  maison  et  nous  j 
inlroduisil;  il  y  avail  dedans  cint]  ou  six  femmes  et  un 
vieillard  venerable.  Los  femmes  nous  saluerent  en  portant 
la  main  sur  la  poitrine  el  criant  plusicurs  fois  :  Tayo!  Le 
vieillard  elait  pere  de  noire  hole;  il  n'avail  du  grand  age 
que  le  caractere  res]iectable  qu'impriment  les  ans  sur  une 
belli;  figure ;  sa  lete,  ornee  de  cheveux  blancs  et  d'une 
longue  barbe  ;  tout  son  corps,  nerveux  el  rempli,  ne  mon- 
trail  aucune  ride,  aucun  signe  de  decrepitude.  Get  homme 
venerable  parut  a  peine  s'apercevoir  de  noire  arrivee;  il  se 
rolira  memo  sans  repondre  a  nos  caresses,  sans  temoigner 
ni  frayeur,  ni  etonnemenl,  ni  curiosile,  fort  eloigne  de 
prendre  part  a  I'espece  d'  extase  que  noire  vue  causail  i 
tout  ce  peuple;  son  air  reveur  et  soucieux  semblail  an- 
nonccr  qu'il  craignait  que  ces  jours  heureux,  ecoules  pour 
lui  dans  le  sein  du  repos,  ne  fussent  troubles  par  I'arrivce 
d'une  nouvelle  race. 

«  On  nous  laissa  la  liberie  de  considcrer  I'lnlerieur  de  la 
maison  :  elle  n'avail  aucun  meuble,  aucun  ornement  qui  la 
disllnguat  des  cases  ordinaires,  que  sa  grandeur;  elle 
puuvait  avoir  qualre-vingls  picds  de  long  sur  vingl  pieds 
de  large.  Nous  y  remarquanies  un  cylindre  d'osier,  long  de 
trois  ou  quatre  picds  et  garni  de  plumes  noires,  lequel  elait 
suspendu  au  toil,  et  deux  ligures  de  bois  que  nous  primes 
pour  des  idoles.  L'une,  c'ctait  le  dieu,  elait  debout  contre 
un  pilier.  La  deesse  elait  vis-a-vis,  incliuee  le  long  du  mur 
qu'elle  surpassail  en  hauteur,  et  altachce  aux  roseaux  qui 
le  formenl.  Ces  figures,  inal  faites  et  sans  proportions, 
avaient  environ  trois  pieds  de  haul,  mais  elles  tenaient  a 
un  picdoslal  cjlindrique,  vide  dans  rinlcrieur  et  sculpte 
a  jour.  11  elait  fail  en  forme  de  lour  el  pouvail  avoir  six  a 
sept  pieds  de  haul  sur  environ  un  pied  de  diamelre;  le  tout 
elait  d'un  bois  noir  fort  dur. 

IS.  Le  chef  nous  proposa  cnsuile  de  nousasseoirsurl'herbe 
au  dehors  de  sa  maison,  oii  il  fit  apporter  des  fruils,  du 
poisson  grille  et  de  I'eau  pendant  le  repas;  ilenvoya  cher- 
cher quelques  pieces  d'eloffes,  et  deux  grands  colliers  fails 
d'osier  el  reconverts  de  plumes  noires  et  de  dents  de  re- 
quins  ;  leur  forme  ne  rcssenible  pas  mal  a  celle  de  ces  frai- 
ses  immenses  qu'oii  porlail  du  temps  de  Francois  1".  11  en 
passa  un  au  coudu  chevalier  d'Oraison,  I'aulre  aumien.et 
dislribua  les  ctoffcs.  Kous  etions  prels  a  retourner  a  bord, 
lorsque  le  chevalier  de  Suzannel  s'apercut  qu'il  lui  man- 
quail  un  pistolet  qu'on  avail  adroitemenl  vole  dans  sa  po- 
clie.  Nous  le  fimes  entendre  au  chef  qui,  sur-le-champ,  vou- 
lul  fouiller  tous  les  gens  qui  nous  environnaient ;  et  il  en 
maltraita  meme  quclqucs-uns.  Nous  arretames  ses  reclier- 
clies,  en  lachanl  seulcment  de  lui  faire  comprendre  que 
I'auteur  de  ce  vol  pourrail  etre  la  viclime  de  sa  friponnerie, 
et  que  son  larcni  lui  donnerait  la  mort. 

«  Le  chef  ct  tout  le  peuple  nous  accompagnerenl  jusqu'a 
nos  bateaux.  Pres  d'y  arriver,  nous  fumes  arrelcs  par  un 
insulaire  d'une  belle  figure,  qui,  couche  sous  un  arbre, 
nous  offril  de  partager  le  gazon  qui  lui  servail  de  siege. 
Nous  I'acceplimes ;  eel  homme  alors  se  peucha  vers  nous, 


DE   VOYAG 

el  d'un  air  Icndre,  aux  accords  d'line  flule  dans  laqiielle 
un  autre  Iiidien  soufHail  avec  le  ncz,  il  iious  chanla  lente- 
menl  une  clianson,  sans  doule  anncreonlii|ue  :  scejie  cliar- 
m.inte  el  dijne  dn  pinceau  de  Bouclier.  Qualre  insiilaircs 
vinrent  avoc  conliance  souper  el  coucliera  bord.  Koiis  Icur 
finies  enlcndie  (lulc,  basse,  violnn,  el  nous  leur  donnames 
un  feu  d'artiQce  compose;  dc  fusees  etdc  sorpcnleaux.  Ce 
speclacle  leur  causa  une  surprise  nielce  d'cffroi. 

«  Le  7  au  malin,  le  clief,  donl  le  noni  esl  Ercli,  viiit  ,i 
bord;  il  nous  apporla  un  cochon  ,  dcs  ])Oules  el  le  pislolel 
qui  avail  ele  pris  la  veiUe  diez  lui.  Cut  acle  de  juslice  nous 
en  donna  bonne  idee.  Les  insulaires  nous  aiJaienl  beaucoup 
dans  nos  Iravaux;  nos  ouvriers  aballaicnt  les  arbres  el  les 
mcttaient  en  bi'iclies,  que  les  gens  du  pays  iransporlaienl 
aux  baleaux  ;  ils  aidaienl  de  nienie  a  faire  I'eau,  emplissanl 
les  pieces  el  les  conduisanl  aux  chaloupes.  On  leur  donnail 
pour  salaire  des  clous  donl  le  nonibre  se  proporliomiail 
au  Iravail  qu'ilsavaienl  fail.  La  setile  gene  qu'on  eul,  c'esl 
qu'il  fallail  sans  ccsse  avoir  I'cEil  .i  toul  ce  qu'on  a|iportait 
a  terre,  a  ses  poclies  menies ;  car  il  n'y  a  point  en  Europe 
de  plus  odieux  filous  que  les  gens  de  ce  pays. 


ES   r.SCENTS.  al7 

«  Cependanl  il  ne  parait  pas  que  le  vol  soil  ordinaire  entre 
eux.  Ricn  ne  ferme  dans  leurs  maisons,  toul  y  esl  a  terre 
ou  suspendu,  sans  serrure  ni  gardiens.  Sans  doute  la  curio- 
sile  pour  des  objcls  nouveaux  excitail  en  eux  de  violenls 
dosirs,  et  d'ailleurs  il  y  a  parlout  de  la  canaille.  On  avail 
vole  les  deux  premieres  nulls,  malgre  les  sentinclles  el  les 
palrouiUcs.  auxquelles  on  avail  jele  quclques  pierres.  Les 
volcurs  se  cachaiciil  dans  un  marais  convert  d'herbesetde 
r  iseaux,  qui  s'lHendait  derrierc  noire  camp.  On  le  nel- 
loya  en  parlie,  el  j'ordonnai  a  I'officier  de  garde  de  faire 
lircr  sur  les  voleurs  qui  viendraicnl  dorenavant.  Ercli  lui- 
niiMiie  me  dil  de  le  faire ,  mais  il  eul  grand  soin  de  mon- 
trcr  plusieurs  fnis  ou  elail  sa  niaison,  en  recommandant 
bien  de  lirer  du  cote  oppose.  J'envoyais  aussi  lous  les  soirs 
trois  de  nos  baleaux  charges  de  pierricrs  et  d'espingoles  se 
mouiller  devanl  le  camp. 

u  Au  vol  pres,  tout  se  passail  de  la  maniere  la  plus  aima- 
ble;cliaquc  journos  gens  se  promenaient  dans  le  pays,  sans 
amies,  seuls  ou  parpelites  bandcs  On  les  invitait  a  rentrer 
dans  les  maisons,  on  leur  y  donnail  a  manger. » 

{La suite  auprochain  numero.) 


Deuxicrae  vue  dc  TaTli. 


1.ES  VOIEUHS  ET  Z.E  GUIDE  ENOOKMZ. 

Mon  guide  espagnol,  qui  avail  recu  d'avance  I'argcnt 
de  son  mailre  et  le  sien ,  ne  se  mit  nullement  en  peine  de 
remplir  aucune  des  fonclions  de  sa  charge.  II  jouissait  d'un 
privilege  assez  common  parmi  les  gens  de  sa  classe,  celui 
dedormir  acheval;  mais  nul  n'elait  plus  lieureu.-^cment 
done  que  lui,  sous  ce  rapport.  En  premier  lieu,  son  infir- 
mite(il  elait  eslropie),  el  plus  encore  son  indolence,  le 
rendaienl  incapable  de  marcher  une  parlie  de  la  journee,  sui- 
vaut  I'usage,  soil  a  Iravers  les  mauvais  chemins,  soil  meme 


a  Iravers  les  bons.  Aussi  quand  je  voyais  ces  liommes  rc- 
monler  sur  leurs  chevaux  ,  j'avais  peine  souvenl  a  me  de- 
feiidre  d'un  mouvement  d'inquielude,  je  savais  qu'ils  ne 
larderaient  pas  a  tomber  dans  un  profond  sommcil.  Mon 
bomme  donnail  done  a  pen  pres  la  matinee  enliere  •  la 
pluparl  du  temps  vous  auriez  dit  un  hibou  surpris  lout  a 
coup  par  la  brillante  clarle  du  soleil.  C'est  apres  le  diner, 
a  riieure  de  la  siesle,  que  ces  gens  aiment  surloul  a  user 
de  leur  prerogative;  la  mule,  de  son  cole,  semblase  pretep 
volonliers  aux  douces  habitudes  de  son  mailre,  et  j'ai  sou- 
venl perdu  aiiisi  uu  temps  precieux. 


•218 


LE  COURAGE  MOBAL 


Le  malin,  mon  guiJe,  pour  comllc  d'ennui,  vint  m'an- 
nniicer  que  mon  cheval  Loilait,  par  suile  des  courses  qu'il 
avail  failts  dans  Ics  monlagnes,  sans  fers,  et  me  proposa 
de  I't'clianger  conlre  le  bidet  qu'il  delivrerait  des  bngages; 
je  refusal.  Celle  nouvelle  disposilioadevait  necessairement 
causer  du  retard,  ct  me  metlre  sous  la  dependance  d'un 
guide  quaul  a  la  maniere  dc  voyager.  C'etait  la  son  but. 
Je  tins  bon  ,  alleguant  que  la  roideur  du  cheval  disparai- 
trait  avec  I'exercice.  Mais  nous  avanc.imcs  difiicilement, 
lies  chevaux  ctant  deja  fatigues ,  ct  obliges  de  pietincr 
dans  les  sables  epais  de  la  cote. 

Comme  je  savais  qu'avant  d'arriver  a  Malaga  nous  au- 
rions  a  parcourir  les  plus  mauvaises  routes  de  I'Espagne, 
j'en  avertis  le  guide  et  lui  recoramandai  de  ne  laisser  ap- 
procher  personne  de  son  cheval  pendant  la  route.  La  suite 
donnera  une  idee  du  succes  de  ma  precaution. 

Le  petit  village  de  Nagirola  etait  entierement  rebati  et 
paraissaiten  voie  de  prosperite;  lapechejointe  a  quelque 
autre  Industrie,  offre  sans  doute  aux  habitants  de  grandes 
ressourccs.  Nous  nous  arret3mes  danscelte  ville  pittoresque, 
qui  a  conserve  le  nom  de  Benal-Madena,  comme  au  temps 
des  Maures ;  elle  est  balie  sur  une  masse  colossale  de  stala- 
gmite ,  ou  deposition  de  carbonate  de  chaux.  Semblable  a 
Tivoli ,  elle  forme  sur  une  moins  vaste  eehelle  des  sites 
eiicbanteurs ;  une  foule  de  rivieres ,  incomparables  pour  la 
purete  de  leurs  eaux ,  I'arrosenl  en  tous  sens.  Au-dessus 
regne  le  grand  ct  salubre  village  de  Mijas ,  oii  sonl  venus 
s'etablirde  nombreux  proprlelaires ;  mais  comme  il  est  ap- 
puye  contre  celte  haute  muraille  de  chaux,  les  chaleurs 
d'cle  doivent  y  ctre  vivement  sentics. 

Environ  a  une  licue  au  deli  de  Benal-Madena,  a  mi-c6te 
dc  la  montagnc  de  Mijas,  on  rencontre  une  vaste  etendue 
do  pays  inculte  qui  s'incline  jusqu'a  la  mer.  En  Iraversant 
cet  endroit,  je  fus  surpris  de  volrarriver  de  loin  ,  contre 
Tordinaire,  une  bande  de  paysans,  au  nombre  dequarante 
ou  cinqiiaute  au  moins,  marchanl  tous  ensemble  de  noire 
ci'ite.  Je  lilai  aussilut  a  droite,  afin  de  lescvitcr,  bien  que  leur 
contenance  calme  et  loute  leur  maniere  d'etre  ne  me  cau- 
sassenl  aucune  inriuictude.  lis  etaieni  tous  habiUes  de  meme 
ct  revenaient  cvitlcmmeiit  de  leurs  occupations  dans  les  en- 
virons, pour  allor  diner  et  faire  la  siesle.  Mon  hibou,  as- 
soupl ,  peu  capable  de  .suivre  mes  instructions,  passa  au 
milieu  de  la  troupe,  se  livranl  a  sa  merci.  J'observai  atton- 
livement  tous  leurs  gestes;  ne  pouvait-il  s'on  Irouver  qucl- 
ques-uns  paniii  eux  qui  voulussent  profllcr  de  Toccasion 
offerte  a  lour  cupiJito.  J'apercus  en  effet  deux  individus 
de  mauvaise  mine,  vetus  difl'eremment ,  ct  n'ayant  aucun 
rapport  avec  le  rcste  de  la  bande;  a  peine  avais-je  eu  le 
temps  de  rcconnaitre  que  ces  hommes  etaient  des  voleurs, 
qu'ils  s'tdancerent  sur  mon  guide  que  la  foule  les  avail 
empecbe  d'apercevoir  plus  tot,  I'arreterent  tout  court  et 
mirent  la  main  sur  les  bagages;  mais  au  moment  de  conli- 
nuer  I'ceuvre,  I'un  d'eux  parut  frappe  de  je  ne  sals  quelle 
pensec,  I'autre  jeta  un  regard  percant  ct  insignificatif  der- 
riere  lui,  puis  tous  deux  poursuivirent  leur  route  sans  pro- 
ferer  une  parole,  sans  rien  faire  de  plus.  J'avais  tout  vu, 
quoique  je  ne  me  fusse  pas  arrete,  et  peu  apres  j'arrival 
devant  une  cabane,  residence  des  douaniers,  qui  se  trou- 
vait  masquee  par  un  terrain  eleve.  Ce  poste,  place  la  ex- 
pres  pour  la  surcte  des  voyageurs,  me  sauva  d'une  avenlure 

dans  laquelle  j'aurais  joue  un  triste  role.  J'elais  prive  de 

mon  fusil,  grdce  a  ce  valet  mcnleur  de  Seville,  qui  I'a- 

vait  mis  hors  de  combat  le  matin ,  apres  Tavoir  deja  fajt 


raccommoder  a  Druxelles.  Combien  je  fus  heureux  de  pas- 
ser Inapercu!  si  Ics  voleurs  n'avaient  pas  craint  le  voisi- 
nage,  lis  auraient  tout  simplcment  jete  a  bas  de  son  cheval 
rimprudent  dormeur,  et  seraient  alles  se  refugier  dans  Ics 
montagnes  avec  la  bete  et  les  bagages. 

Pensant  que  nous  n'avions  plus  rien  a  redouler  de  ce 
genre,  je  m'abslins  de  conter  I'aventure  a  mon  guide,  qui 
probablement  n'avail  pas  meme  apercu  un  seul  homnie  cu 
chemin.  Mais  nous  I'avlons  echappe  belle,  car  les  paysans, 
scion  leur  charitable  habitude,  seraient  restes  simples  spec- 
tateurs;  quelquefols  lis  se  mettent  du  cole  des  brigands. 
Dans  ce  cas,  ma  position  eut  ele  fortperilleuse  :  impossible 
de  songer  a  la  fuite  avec  un  cheval  a  moitie  mort  de  fa- 
tigue. Rien  n'est  done  plus  necessaire  que  de  voyager  bien 
arme ;  je  mcritais  vraiment  d'etre  puni  de  ma  coupable 
negligence. 

(  Un  Tour  d  Cordoue. ) 


LE    COURAGE    MORAL 

DAXS  L4  JEllSSE, 


tXEMf  LES  DE  FOnCE  COKTRE  LE  SORT,  DE  IlESlSTAJiCE  ET  DE  SDCCES 

DAKS  LES  CAimiEIlES  LES  PLUS  DIVESES. 

(SUITB.  ) 

MEHJONSON,  COOK,    DAMPIEB,  DES0ABTE3,  etc. 

Si  le  citoycn  de  nos  villcs.  preoccupe  de  ses  affaires, 
se  trouve  arrete  dans  ses  etudes  scientiliques  et  lilteraires, 
comment  le  soldal  et  le  marin  pourront-ils  vaincre  les 
obstacles  plus  nombreux  encore  qui  les  assiegenl  sanscesso 
pendant  leur  vie  aventureuse,  pour  se  llvreri  ce  genre  de. 
travaux.  Keanmoins,  grand  nouibred'hommes  celebresen 
lillcrature  et  en  pbilosophieont  appartenu  a  ces  classes  do 
la  societe.  Le  fameux  Descarles,  pour  obeir  a  sa  fainille, 
en  Ira  a  I'arniee  a  I'age  dc  viugt-trois  ans.  II  servit  d'alioi'd 
le  prince  d'Orange,  et  plus  tanl  Maximilien  de  Daviere.  II  'I 
assistait  avec  ce  dernier  a  la  balaille  de  Prague,  en  IG.O, 
lorsque,  reuni  .i  I'emperenr  Ferdinand  II,  il  rumpmia  hdu 
vitloire  signalee  sur Fretleric,  cbcteur  Palalin.  Cepcndanl 
la  vie  de  soldal  n'enipeehait  pas  Descarles  de  ponrsiiivre 
ses  etudes  philosophiques.  L'u  jour,  ctant  en  garnison  n  i 
Breda,  dans  les  Pays-Bas,  lorsqu'il  faisail  pariie  des  lrou|ies  j 
du  prince  d'Orange,  il  apercul  une  foule  Je  gens  assemMes  J 
aulour  d'une  afliche  coUee  sur  la  muraille.  Comme  elle 
etaitecrile  en  hollandais,  langue  qu'll  ignorait  (  il  elaitr.aiif 
de  la  Touraine  ),  II  demanda  rexplicaliou  a  un  de  ses  vni- 
sins.  Le  hasard  voulut  qu'll  s'adressiil  justement  au  prin- 
cipal de  runlvcrsile  de  Dort,  malhenialicien  distingue,  u  II 
s'agit  d'un  probleme  de  geometric  tres-difficile ,  repnndit 
ce  dernier  d'un  air  railleur,  doni  on  propose  la  solution 
aux  gens  les  plus  hablles  de  la  vllle.  »  Descarles,  sans  st. 
laisser  intimider  par  le  ton  et  les  manieres  du  savant  pro- 1 
fesseur,  le  supplia  de  vouloir  bien  lui  Iradulre  rafficlie  ;  d 
peine  I'eul-on  mis  au  couraul,  qu'il  assura  tranquillcnicnt 
pouvoir  accepter  le  defi.  En  effet,  11  se  presenla  le  lendc- 
main  chcz  Beckman  (ainsi  se  nommail  le  professcur),  avec 
la  solution  comnletc  du  probleme  d  la  prandc  surprise  do 


DANS  LA  J 

ce  pcrsonnage  dislingue,  qui  vraisomblablementn'avait.ia^ 
mais  songe  que  tanl  de  science  fi'il  possible  hors  de  Teu- 
ceinle  d'uii  coUrgc  on  d'une  universile. 

Descarles,  pendant  son  sejuur  .i  Breda, "a  ccllc  mcmc 
cpoque,  posa  les  premieres  bases  de  la  plupart  de  ses  do- 
couverlos  malbcmaliques  qui  Uii  ont  valu  plus  lard  l.int  de 
celebrile  ;  il  y  ecrivil  aussi  un  traile  de  musique  en  lalin, 
oinsi  que  plusieurs  aulrcs  ouvrages. 

Ben-Jonson  s'engagea  aussi  comme  simple  soldat,  pre- 
feranl  ce  rude  melier  a  celui  d'ouvrier  macon,  auqucl  le 
second  mariage  de  sa  mere  Tavail  condamne. 

11  scrvit  quelque  temps  dans  les  Pays-Has,  seballitcontre 
les  Espagnnls,  et  acquit  une  reputation  de  bravoure  dont 
jl  se  montra  passablcment  vain,  etaiit  plus  age. 

Telle  fut  aussi  la  deslinee  de  Geoige  Buelianan,  un  dos 
ccrivaius  les  plus  elegants  que  les  temps  moderiies  aicnt 
produits  :  ce  qui  prouve  d'une  maniere  cclalante  que  rien 
ne  saurail  inlcrrompre  les  poursuites  intcllecluelles  des 
veritables  amanis  de  la  science.  La  vie  asscz  prolongee  de 
Duchanan  s'ecoula  presque  tout  entiere  dans  une  cruelle 
agitation.  Ne  de  parents  pauvres,  on  I'envoya  a  I'univer- 
sile  de  Paris  pour  y  etre  elcve  aux  frais  dun  oncle  qui 
mourut  au  bout  de  quelques  annees ;  prive  de  loutcs  res- 
sources,  dans  rimpossibilite  memederetourner  cbezlui,  il 
sejoignit  a  un  corps  d'armee  particulier,  qui  albit  scrvir 
cn  Ecosse  le  due  d  Albany.  C'cst  ainsi  qu'il  debuta  dans  la 
vie  malheureuse  donl  les  details  nous  retiendraient  trop 
longtemps;  il  est  triste  de  penser  que  Buchanan,  sans  ri- 
val parmi  ses  compatriotes  au  point  de  vue  de  la  science 
et  du  genie,  occupant,  de  I'aveu  de  toute  I'Europe,  le  pre- 
mier rang  comme  poiite,  n'ait  recueilli  a  celle  falale  epo- 
qiie  de  troubles  civils  que  la  pauvrete,  la  persecution,  la 
|n  ison  et  I'exil.  Jlais  nuUe  puissance  de  la  terre  ne  pouvait 
le  depouiller  do  son  royaume ,  de  cctle  vaste  intelligence 
oii  il  puisa  sans  doute  les  forces  qui  laidiirent  a  sujipor- 
lerses  peines.  II  lutla  centre  I'infortune  en  se  livrant  plus 
que  jamais  aux  travaux  lilleraires  ,  et  ce  fut  dans  les  don- 
jons du  Portugal  qu'il  compo.sa  cetle  fameuse  version  la- 
tine  des  ^^aumes.  11  venait  d'acbever  son  grand  ouvrage 
sur  Pbistoire  d'Ecosse,  lorsqu'il  mourut,  age  de  soixanlc- 
seize  ans,  el  dans  le  deniiment  le  plus  complel.  Se  voyant 
pres  de  sa  lin  ,  il  se  fit  rendre  conipte  de  I'argent  qui  lui 
restail;  la  somnie  clait  si  moJique,  qu'elle  ne  pouvait  siif- 
fire  aux  frais  des  funcrailles :  il  desira  qu'on  le  dislribu.it 
aux  pauvres.  Une  ville  d'Espagne  se  chargea  de  lui  rendre 
cs  derniers  devoirs. 

Voyez  encorel'immortel  auteur  de  Don  Quicholle,  quelle 
fie  fut  jamais  plus  traversee  que  la  sienne.  Cervantes  dobula 
oiissi  par  Petal  de  soldat;  il  perdit  une  main  a  la  guerre 
cl  rc>ta  caplif  cinq  ans  en  Algiiric.  On  lui  rendit  enfin  la 
liberie.  II  revint  dans  son  pays  nalal ,  oil  il  ne  tarda  pas 
a  clre  compromis  dans  nne  niauvaise  affaire  et  jete  de 
nouvcau  en  prison,  par  I'arret  injusle  des  magistrals:  c'cst 
alors  qu'il  ecrivit  la  [iremiere  parlie  de  Don  Quicholle. 
Peu  de  temps  apres  la  publication  de  son  ouvrage,  il  fut 
remis  en  liberie.  Cependanl  jamais  Cervantes ,  malgre  ses 
nombreuses  proJuclioiis  lilterains,  no  put  r.-parer  les  maux 
causes  par  les  facheuses  circonslances  qui  le  poursuivirent 
clant  jeune.  La  diidicace  du  dernier  ouvrage  qu'il  nous  a 
laissc  flit  ecrile  qualre  jours  avant  sa  mort ;  il  y  park  desa 
procbaine  dissolution  avec  le  plus  grand  calme.  Cervanles 
mounil  a  soixante-neuf  ans,  le  23  avril  161",  une  annee 
iHl   juslcapros  le  grand  S!iali",i;>oar. 


EUNESSb.  210 

Combien  d'autrcB  encore,  qui  ont  su  mcllre  a  profit  les 
penibles  et  laborieuses  annees  passees  au  camp  ou  a  bord 
d'un  vaisseau  ,  sont  parvenus  non-seulement  a  une  baiile 
inslruclion,  mais  a  se  faire  un  nom  distingue  dans  les 
sciences  et  les  leltres.  Si  Dampier,  le  celebre  naviga- 
leur  anglais,  n'avail  pris  le  soin  de  repasser  et  d'accrnllrc 
le  peu  de  connaissances  qu'il  avail  rccues  avant  de  qiiiller 
son  pays,  il  est  presumable  qu'etant  si  jeune  au  moment 
de  scmbarquer,  il  cut  lout  oublie,  quand  on  songe  a  la 
vie  vagabonde  el  indisciplinee  qu'il  mena  pendant  si  long- 
temps.  Le  recit  de  ses  voyages  nous  en  donne  une  preuvc 
lividenle.  Nous  n'avons  pas  d'ouvrages  de  ce  genre  ecrils 
avec  plus  de  vigueur  et  d'exaclilude  ipie  ces  volumes:  ils 
revelonl  a  cbaqne  page  un  esprit  philosopbique  et  profond 
d  une  vaste  elenJue.  A  cole  de  Dampier,  nous  placcmns 
un  nom  plus  ancien,  celui  de  John  Davis.  Ce  marin  a  do- 
convert,  comme  tout  le  monde  sail,  le  dclroit  bicn  connii 
qui  mene  a  la  baie  de  Baffin.  Davis  n'ctait  aussi  qu'un  en- 
fanl  lorsqu'il  parlit ;  et  c'esl  a  I'epoque  ou  il  rcmpli.ssait  les 
devoirs  de  sa  profession,  qu'il  a  du  acquerir  les  connais- 
sances dont  il  a  fail  plus  tard  un  bon  usage.  Non-sculc- 
meiit  il  nous  a  donne  le  recil  de  plusieurs  de  ses  voyages, 
mais  encore  un  traile  sur  Ihydrographie  generale  de  la 
terre  ;  il  fut  en  oulre  Pinvenleur  dun  inslrmnenl  (le  quart 
de  cercle)  propre  a  prendre  la  hauteur  du  soleil  en  mer. 

Robert  Drury,  dont  I'ouvrage  sur  Pile  de  Madagascar, 
comprenantle  recit  de  ses  ciranges  aventures,  est  connu  de 
tons  (on  vient  d'en  faire  une  nouvelle  edition),  merile 
d'etre  cite  parmi  les  auteurs  cleves  sur  mer.  Drury  avail 
qualorze  ans  lorsqu'il  parlit  pour  les  hides.  Au  retour,  Ic 
vaisseau  echoua  pres  de  Pile  dont  nous  avons  paile;  il  y 
resla  qiiinze  ans  caplif,  et  qnand  il  Irouva  moyen  de  s'li- 
cbapper,  il  avail  presque  ouldie  salangiie  nalale.  Cependant 
il  enlreprit  d'ccrire  sa  vie,  laclie  ipi'il  accoinplil  pendant 
qu'il  reniplissail  Phumble  foiiction  de  concierge  a  la  Com- 
pagnie  deslndes.  L' ouvrage  est  ocrit  avec  sinqilicile  et  bon 
sens.  II  renfernie  d'interessauls  details  sur  les  nneurs  des 
liabilanls  de  Madagascar. 

Falconer,  geiieralement  connu  sous  le  litre  d'anleur  du 
Nitufiage,  vecut  sur  mer  des  Penfancc.  II  naqnit  pro- 
bablemenl  dans  uae  des  peliles  villes  du  comle  de  Fife,  snr 
les  limiles  du  Frilh  et  dn  P'orlb  ;  mais  on  ne  sail  rien  de 
posilif  a  Pegard  de  sa  ville  nalale,  de  sa  famille,  ni  memo 
de  la  maniere  dont  il  acquit  les  premiers  eleinenls  de  son 
edncalion,  si  ce  n'est  qu'il  Irouva  un  mailre  iiomme  Camp- 
bell, liomme  assez  instruit,  qui  remplis'^ait  la  charge  de. 
caissier  du  vaisseau  sur  lequel  le  prince  Falconer  sembar- 
qua.  Quoi  qu'il  en  soil.  Falconer  se  fit  connaiire  cnmmc 
auleur  a  un  age  peu  avance:  c'esl  a  vingt-cin(|ans,  dil-on, 
qii'il  publia  son  poemc  sur  la  mort  di'  Fredi'iic,  prince  de 
Galles,  pt're  de  Sa  Majesle  George  111.  A  dix  ou  douze  ans, 
il  avail  deja  compose  son  Aaujiuge.  qui  est,  a  ce  que  I'on 
croil,  le  recil  de  ses  avenlures  personnelles.  Les  sneces  lil- 
teraii'cs  de  Falconer  ne  lui  firent  pas  renoncer  a  sa  pro- 
fession. 11  passa  de  la  marine  marchande  au  service  royal, 
s'eleva  petit  a  petit,  et  parvint  a  la  charge  de  trcsorier  sur 
un  vaisseau  de  guerre.  Peu  de  temps  apres,  il  publia  eel 
autre  ouvrage  qui  a  surtoul  conlribue  a  faire  sa  repula- 
lion,  le  Diclioiwaire  imirersel  de  la  marine,  qui  est  encore 
un  ouvrage  modele.  11  a  ecril  plusieurs  aulrcs  morccaux 
poeliques  complelement  oublies.  Aussilul  apres  la  publica- 
tion du  dii'lionnaire,  il  fit  voile  pour  le  Bengale,  comme 
trcsorier  de  la  fre^ale  P/lwrore,  donl  on  n'cntendil  jamais 


220  LE  COURAGE    MORAL 

parlcr,  une  fois  qu'elle  eut  passe  le  cap  do  Bonne-Espe- 
ranco. 

Oiordani ,  ingeniciir  et  malhemalicicn  ilalion  du  dix- 
soplieme  sieclc,  fut  dans  I'di-iginc  solJal  a  Lord  d'unc  dps 
galercs  du  pape  ;  ses  moyons  el  sa  bonne  conduile  ayant 
atlire  I'aUcnlion  de  I'amii'al,  il  lui  donna  en  recompense  la 
place  de  Iresorler  sur  iin  de  ses  vaisseaux.  Giordnni,  oblige 
(le  tenirla  coniplabilite,  scntit  pour  la  premiere  fois  le  be- 
soin  de  connaiire  rarilbmetique  dont  il  n'avail  pas  la  moindre 
idee.  II  se  mil  a  Tetude;  et,a  force  de  perseverance,  sans 
consei!  de  pcrsonne,  il  parvint  a  se  ranger  au  nombre  lies 
malhematiciens  habiles ;  enQn,  apres  avoir  publie  c|ui>li|ucs 
l)ons  ouvrages,  on  lenommaprofesseurau  college  de  la  Sa- 
pience, a  Rome.  Giordan!  mourul  en  17U. 

M.  John  Fransham,  mort  a  Norwich  en  1810,  figure 
aussi  sur  la  lisle  deshommes  qui  sesonlelevesdVux-memes; 
d'un  aulre  cote,  c'esl  le  caraclere  le  plus  exccnlrique  qu'on 
puisse  rencontrer.  11  resla  environ  deux  ans  apprenli  chez 
un  lonnelicr;  c'esl  la  qu'il  appril  les  malhemaliques.  Plus 
lard  il  devinl  clerc  d'avoue,  mais  ce  genre  de  vie  sedenlaire 
ne  convenait  pas  a  un  homme  aussi  petulant ;  apres  avoir 
parcouru  le  pays,  il  Unit  par  s'enrolcr,  niais  il  clait  si  peu 
fait  pour  le  service  mililaire,  que  ses  chefs  ne  larderent 
pas  a  le  congedier.  On  crul  a  la  verite  s'apercevoir  d'un 
derangement  de  cerveau,  lorsque  son  abjuration  du  chrislia- 
nisme"  en  faveur  du  paganisme  changea  les  doulcs  en  cit- 
tiludes.  Bien  qu'il  eut  publie  plusicurs  ouvrages  a  I'appui 
desa  bizarre  theologie,  et  qu'il  se  conduisilsous  d'aulres 
rapports  de  la  maniere  la  plus  excentrique,  il  trouva  moyen 
de  se  sufDre  en  donnant  des  lecons  de  niathematiques,  qu'il 
etail  fort  habile  a  enseigncr,  dit-on.  11  habila  Londrcs  plu- 
lieurs  annees. 

L'histoire  de  John  Oswald  a  beaucoup  de  rapport  avec 
celle  de  Fransham.  On  dit  qu'il  apprit  seul  le  grec,  le  lalin 
et  I'arabe,  pendant  son  sejour  aux  Indes,  a  Tepoque  oii  il 
remplissait  les  fonctions  de  lieutenant  d'un  regiment  d'in- 
fanlerie;  a  son  retour  en  Angleterre,  il  publia  successive- 
ment  plusieurs  pamphlets  poetiques  et  politiqucs,  et  se  hi 
remarquer  par  la  bizarrerie  de  sa  conduiteel  de  ses  opi- 
nions; non  content  derenonccr  a  loutenourritureanimale, 
il  affectait  une  grande  predilection  pour  la  doctrine  reli- 
gieuse  des  Brahnianes.Quandlarevidutionfrancaise  cclata, 
Oswald  passa  le  detroit  et  alia  offrir  ses  services  a  la  repu- 
blique ;  il  parvint  au  grade  de  colonel,  et  trouva  enfin  la  mort 
dans  une  bataille. 

Colomb  lui-mcme,  un  des  plus  grands  hommesqui  aicnt 
jamais  exisle,  s'il  est  vrai  que  les  vasles  projels  glorieuse- 
mcnt  realises  constituent  la  grandeur,  poursuivit  avec  zele, 
durant  sa  vie  do  marin,  les  etudes  speciales  a  sa  position, 
acquit  un  noni  distingue  parmi  les  plus  savants  geognphes 
et  astronomes  de  son  temps,  etperfeclionna  lesconnaissan- 
ces  en  litterature  donl  on  lui  avail  donnc  quelques  notions 
au  college.  On  raconte  qu'il  prenaitsouvent  plaisir  a  com- 
poser des  vers  latins. 

L'education  du  fameux  Cook  se  fit  de  la  meme  maniere. 
Fils  de  pauvrcs  paysans,  il  faillit  accepter  les  offres  d'un 
voisin  gonereux  pour  lui  apprendre  a  lire,  ecrire  et  comp- 
ter un  peu.  A  I'age  de  treize  ans,  on  le  recut  apprenli  chez 
un  boutiquier  de  la  petite  viUe  de  Swailh,  presdc  Newcastle: 
c'est  la  qu'il  s'cprit  de  passion  pour  la  mcr,  et  peu  de  temps 
apres,  son  maitre  ayant  consenii  a  rompre  son  traile,  il 
s'cngagea  sur  un  cahoteur,  faisant  le  commerce  de  char- 
bons;  puis  il  cntra  dans  la  marine  royale,  et  s'y  dislingiia 


DANS   LA    JEUNESSE. 

de  telle  maniere,  qu'au  bout  de  frois  ou  quatre  ans,  on  lo 
nommacontre-maitrcdu  Mercure,  qui  faisait  partie  de  I'es- 
cadre  qu'on  envoyait  a  Quebec. 

On  putjuger  alors,  pour  la  premiere  fois,  des  progres 
qu'il  avail  fails  dans  la  partie  scienlifique  de  sa  profession, 
car  il  venait  de  mettre  au  jour  cette  magnifique  carte  qu'il 
a  tracee  de  la  riviere  Saint-Laurent.  Cepcndant,  il  sentait 
le  desavantage  de  son  ignorance  en  malhemaliques ;  et,  tout 
en  prenant  part  aux  operations  hoslilcs  dirigees  contre  les 
Francais  sur  la  cote  del'Amerique  du  Nord,  il  s'applicpia  a 
I'elude  des  elements  d'Euclide,  dont  il  ne  tarda  pas  a  so 
rendre  maitre  ;  puis  il  so  tourna  vers  I'astronomic.  Un  ou 
deux  ans  apres,  quand  il  stationnait  encore  dans  les  memos 
parages,  il  communiqua  a  la  Sociele  royale  un  rapport  sur 
une  eclipse  solaire  qui  eut  lieu  le  5  aout  17G6,  d'apres  la- 
quelle  il  calcula,  avec  beaucoup  d'exaclitude  et  d'habilete, 
la  longitude  du  point  d'observalion.  Ce  rccit  fut  imprime 
dans  les  Transactions  philosophiques,  et  etablit  complcte- 
mentsa  reputation  de  marin  savant  et  habile.  Le  gouvernc- 
ment,  d'apres  les  solhcilations  dela  Sociele  royale,  se  deci- 
da  a  envoyerdansla  mer  du  Suddes  hommesdechoix,  alin 
d'y  observer  le  passage  precis  de  la  planete  Venus  sur  le 
disque  du  soleil  (phenomene  qui  promettait  d'interessants 
rosultals  a  I'astronomie).  Cook  fut  appele  au  commande- 
ment  du  vaisseau  (he  Endeavour  (I'Erforl),  destine  a  faire 
le  voyage.  II  donna  dans  cette  occasion  de  nouvelles  preu- 
ves  d'habilete,  ettout  en  arrivant  au  but  principal,  il  faisait 
encore  d'impnrtantes  decouvertes  gelographiques.  Au  retour, 
un  an  plus  lard,  on  lui  confia  le  comniandement  d'un  autre 
vaisseau,  destine  ,i  parcourir  lesmemes  regions,  mais  ayant 
plus  particulicremenl  en  vue  la  solution  de  cette  question, 
concernant  I'existence  d'un  continent  polaire  au  Sud.  11 
resla  presdetrois  ans  absent;  neanmoins,  grace  aux  moyens 
admirables  qu'il  adopta  pour  conserver  la  sante  de  ses  ma- 
rins,  il  revinlau  pays  natal,  n'ayant  a  deplorer  la  perte  que 
d'un  seul  homme.  Apres  avoir  fait,  a  ce  sujet,  un  rapporla 
la  Societe  royale,  on  I'admit  au  nombre  des  membres  de  ce 
corps  savant,  puis  on  lui  decerna  lamedaille  d'ordeCopley, 
en  recompense  de  ses  Iravaux.  Lerecit  qu'il  a  fait  lui-meme 
de  ce  dernier  voyage  passe  pour  un  modele  dans  cc  genre 
de  narration. 

Tons  nos  Iccteurssavent  comment  setermina  la  brillanle 
carriere  de  Cook.  II  entreprit  un  Iroisieme  voyage  a  la 
recherche  d'un  passage  conduisant  de  la  mer  Atlantique  a 
la  mer  PaciDquc,  le  long  de  la  cote  du  nord  de  I'Amerique. 
Ce  but  ne  fut  pas  rempli,  mais  I'infortune  commandant  put 
encore  pendant  sou  voyage  enrichir  la  science  de  plusieurs 
aulres  dccouvertes.  La  mort  du  capitaine  Cook  eut  lieu  le 
1i  Janvier  1779,  a  Owyhie,  dans  une  emeute  escitee  par 
les  natifs  de  I'ile.  L'Europe  enliere  partagea  les  regrets  de 
ses  compatrioles.  Le  gnuvernement  accorda  des  pensions 
a  sa  veiive  et  a  ses  trois  Dls;  la  Societe  royale  fit  frapper 
une  medaiUe  en  son  honneur;  I'Academie  llorentine  Ot  son 
panegyrique;  une  foule  d'aulres  hommages lui  furentrendus 
par  les  societes  publiques  et  par  un  grand  nombre  de 
parliculiers.  Voila  comment  les  efforts  perseverants  de  ce 
grand  homme  lui  acquirent,  malgre  son  obscure  naissance, 
cette  reputation  aussi  vasle  que  I'univers,  dont  le  souvenir 
ne  s'eflacera  jamais,  du  moins  tant  que  l'histoire  parlera 
du  sieclc  oil  il  vecut.  Mais  qu'esl-ce  que  cette  renommee, 
tons  CCS  houncurs,  compares  aux  precieuses  qualitcs  mo- 
rales de  Cook.  II  avail  combattu,  il  avail  ennobli  son  etre, 
ct  s'etait  place  bien  haul  parmi  les  preccptcurs  el  les 


li 


LE  DEVOIR  ET  L'HEROISME  CHEZ  LES  FEMMES. 


•2-21 


bienfaitcurs  de  I'liumanUe;  il  avaitcnfin  su  troiivcr  \o.  seul 
bonheur  veritable,  leseul  qui  soil  digne  de  noire  anihilion, 
le  seul  qui  puisse  offrir  une  ample  recompense  au  Iravail, 
a  retiide  ct  a  I'aclivite  de  I'liomme  qui  s'efforcc  a  pratiq'ior 
la  verlu.  Aucun  des  camarades  de  Cook  ne  s'esl  eleve  au- 
dessus  de  sa  condilion ;  pas  UQ  n'a  peut-elre  grandi,  meme 
sous  le  rapport  inlellectuel. 

Loin  de  le  regretler,  bicn  des  gens  diront  que  tous  ccux 
qui  se  sont  contcntes  de  la  sphere  oil  la  Providence  les 
avail  places  ont  ele  probablcment  aussi  heureux  que  d'au- 
tres  plus  favorises  el  plus  ambilieux.  N'est-ce  pas  lii  jeter 
un  coup  d'oeil  trop  leger  sur  la  vie  el  la  nature  humaiue? 
Tout  bomme  qui  reHechil  sur  le  passe  el  sur  I'avenir,  se 
dira  qu'il  aurait  pu  elendre  les  faculles  que  Dieu  lui  avail 
donnees.  11  ne  s'agil  ici  ni  d'bonneur  ni  de  ricbesses,  on  y 
arrive  difBcilemenl;  d'ailleursle  bonbeur  n'esl  pas  la.  Mais 
il  fautque  nous  ayous  attciut  quelque  progres  inlellectuel 
et  moral  pour  elre  salisfails  de  nous-memes;  sans  quoi 
plus  de  conlentcmenl  possible,  en  jetaut  un  regard  sur  le 
temps  passe  ou  a  venir. 

Persnnne  n'ecbappe  a  cettc  puissance  intcrieure,  el  s'il 
clait  possible  qu'uu  simple  desir  nous  procural  le  bonbeur 
en  question,  tous  les  boninies  s'cmpresseraient  d'user  de 
ce  privilege.  Qui  vouJrait  vivre  dans  Tignorauce  si,  pour 
acquerir  la  science,  on  n'avail  autre  chose  a  faire  qu'a 
regardcr  passer  les  nuages?  Mais  le  travail  epnuvanio  ; 
nous  n'avonspasle  courage  de  I'entreprendre.  A  dire  vrai, 
ces  lultes  infaligablesdonnent  ala  science  loute  sa  valeur; 
par  elles  nous  decouvrons  le  merile  qui  est  en  nous,  en 
mcnie  temps  qu'elles  nous  mencnl  au  but.  et  deviennent 
la  source  de  cetle  satisfaclion  dont  nous  avons  parle;  d'ail- 
leurs  le  Iravail  lui-meme  finit  par  elre  plein  d'allrails. 

Nous  pourrions  citer,  a  cute  de  Cook,  plusieurs  aulres 
marins  qui  ont  Irouvemiiyendecultiver  aussi  la  lilteralure 
ct  les  sciences,  sans  jamais  negliger  aucun  des  devoirs  de 
leur  laboricuse  profession.  Vancourcr,  forme  par  Cook, 
nous  a  donne  le  recit  habilenient  ecrit  de  son  voyage  au- 
lour  du  monde  en  1790  et  les  quatrc  annees  suivantes.  Le 
lieutenant  Flinders,  commandant  I'expedilion  de  1801, 
chargee  de  surveiller  la  cute  de  la  Nouvelle-llollande.  jpii- 
blia  plus  lard  le  recit  de  son  voyage,  en  y  ajoutani  un 
volume  de  cartes  fort  eslimecs,  qui  placeiuleur  auteur  au 
premier  rang  des  modcrnes  hydrographes. 

N'oublions  pas  de  rappeler  ici  lord  Collingwood,  bomme 
du  plus  grand  nicrite,  bien  qu'il  n'ait  jamais  rien  public. 
La  corrcspondancc  qu'on  a  fait  paraitre  depuis  .sa  niort  nous 
le  represente  comme  un  des  meilleurs  ecrivains  modernes. 
Cependant  il  entra  au  service  de  la  marine  a  treize  ans,  et 
vecut  fort  peu  de  temps  sur  le  continent.  On  s'clonnail,  en 
general,  de  ce  talent  epistolaire ;  mais  il  avait  toujours  aime 
a  lire  ct  a  s'occuper  do  lilterature,  et  la  vie  errante  de 
marin  ne  I'emiiecha  pas  de  se  livrer  a  ses  gouts. 

II  ne  nous  convient  pas  d'appeler  ici  I'attention  sur  les 
hommes  qui  vivent  encore  de  nos  jours;  mais  les  noms  des 
ofliciers  de  marine  franoais,  anglais,  americains,  allcmands, 
lesKolzebue,  lesDumont  d'Urville,  lesFreycinet,  qui  sont 
a  la  fois  d'babiles  commandants  et  haut  places  comme  sa- 
vants, se  presenteront  en  foule  a  la  memoire  de  tous  ceux 
qui  ont  eludie  les  annales  des  peuples  modernes. 


LE  DEVOIR  ET  L'HEROISME 

CHEZ  LES  FEMMES. 


lA  VIE  DES    FEMMES    ORIENTALE3. 
VISITE  AU  HAREM. 

Les  Orienlaux,  conduits  et  formules  par  Mahomet,  ont 
fait  de  leurs  femmes  des  esclaves  parecs;  le  devoir  et  I'lie- 
roisme  n'apparticnnent  en  realite  qu'a  la  chretienne.  On 
cilerait  vainement  dans  les  annales  orientales  un  caraclere 
comparable  .i  cette  adorable  Jeanne  Gray,  si  pure,  si  sa- 
vante,  si  delicate,  dont  nous  conterons  plus  tard  I'bistoire. 


Le  chrislianisme  a  emancipe  la  femme ;  ce  n'cst  ni  I'be- 
roTsmc  ni  le  devoir  qu'il  faut  allendre  des  esclaves  orien- 
tales, mais  une  existence  toule  sensuelle  et  materie'le,  la 
vie  de  gracieux  enfanis,  telle  que  I'adecrite  une  vojageuse 
anglaisede  cetle  dcrniere  epoque. 

0  J'habilaile  Caire  quelque  temps,  dit-elle,  .sans  avoir  ja- 
mais ose  me  risquer  sur  un  de  ces  ,ines  gigantesques  dont 
I'aspect  est  vraiment  formidable.  A  I'exemple  de  la  plupart 
des  femmes  du  pays,  je  me  bornais  a  la  selle  ordinaire,  re- 
couverle  d'un  petit  tapis  de  pied.  Mais  quand  il  s'agit  de 
visiter  les  grands  harems,  I'ane  colossal  est  absolumenl 
de  rigueur.  Au  fait,  je  trouvai  cetle  monture  infiniment 
preferable  a  celle  de  ma  bourrique  habiliielle.  J'etais,  il  est 
vrai,  sans  cesse  obligee  de  courber  la  tele  chcmin  faisant, 
sous  lesportes;  je  risquais  aussi  de  me  heurler  conire  les 
fenetres  saillanles  des  premiers  elages :  il  fallait  elre  tou- 
jours sur  le  qui-vive;  mais,  a  cela  pres,  le  grand  une  mi- 
rile  assuremcnt  la  preference  sur  les  antrcs. 


LE   DEVOIR   ET  L'BEROISME  OHEZ  LES  FEMMES. 


222 

Ari-ivee  a  la  maison  d'HaboeJ-Efendei,  ct  apres  avoir 
franchi  la  porte  exlericiirp,  jc  vis  que  les  apparlenientsdii 
harem  ne  se  borncnt  pas  aux  premier  et  second  ctages, 
comme  pour  la  pluparl  des  maisons  des  tjrands  du  pays :  ils 
formcnt  uneliabilalion  separce,  complele,  el  differente  dc 
ccUe  des  liommes.  Apres  avoir  traverse  une  salle  spacieuse, 
pavee  en  marbrc,  nous  fumes  recues  a  la  porle  du  premier 
apparlcment,  par  la  lllle  ainee  d'Uabeed,  qui  me  fit  les  sa- 
lutations orienlales  d'usage,  louchant  avec  sa  main  droite 
ses  levres  et  son  front ;  quoique  entouree  d'esclaves,  elle 
voulut  me  debarrasser  elle-meme  de  men  costume  deche- 
val.  C'ctait  le  comble  de  la  politesse;  les  visitcurs  ne  sont 
ordinairemcnt  accueillis  d'une  maniere  aussi  (lalteuse  que 
par  les  classes  moyennes  ;  dans  les  grands  harems,  les  es- 
claves  sonl  seuls  charges  de  proccder  a  cette  ceremonie, 
a  moins  qu'un  des  membres  de  la  famille  ne  veuille  spe- 
cialement  honorer  un  personnage  de  haul  rang. 

Quand  je  visile  les  nobles  pays,  je  reprends,  pour  mon 
costume  de  cheval  oriental,  mes  robes  a  I'anglaise  ;  je  me 
dispense  ainsi  de  certains  usages  humilianls.  Sous  les  vele- 
meiitsturcs  de  I'interieur,  je  serais  obligee  de  m'y  soumettre 
contre  mon  gre.  En  ma  qualited'Aiiglaise,  la  haute  sociele 
m'accueille,  non-seulement  comme  une  egale,  mais  comme 
une  superieure.  Jamais  je  ne  suis  allee  au  dela  des  saluta- 
tions ordinaires  en  usage,  a  moins  que  je  ne  voulusse  don- 
ner  une  marque  de  deference  a  quelques  femmes  agees. 
Dans  ce  cas,  je  m'incline  respectueusement,  je  haisse  ma 
main  droite  avanl  de  la  porter  a  mes  levres  el  a  mon  front, 
Quand  j'accepte  des  sucreries,  du  cafe,  des  sorbets,  etc., 
et  que  je  rends  I'assiette  qui  les  contenail,je  fais  le  salut 
oblige  a  la  premiere  femme  du  harem,  dont  le  rang  est  in- 
dique  par  la  place  qu'elle  occupe  sur  le  divan. 

Chez  moi,  et  quand  je  vais  chez  les  femmes  de  la  classe 
moyenne,  je  porle  le  vetemenl  lure,  qui  est  on  ne  pent 
plus  commode  et  bien  adapte  au  climat.  Mais  pour  sortir, 
j'ai  toujours  prisle  costume  de  cheval  oriental,  queje  vous 
ai  depeinl. 

Lorsqueladameen  question  m'eul  aidee  a  oter  mon  par- 
dessus,  une  des  esclavesde  service  s'en  empara,  I'cnveloppa 
dans  un  dclicieuxmoucboir  decachemire  rose  brode  en  or, 
ct  fut  le  porter,  selon  la  coulume,  dans  une  piece  voisine; 
on  obtient  ainsi  quelques  instants  de  plus,  quand  le  visiteur 
vent  se  retirer  avanl  qu'on  ait  pu  lui  presenter  d'autrcs 
rafraichissements. 

Ma  nouvelle  connaissanee  me  conduisit  au  divan,  pres 
de  la  place  d'honneur  reservee  a  sa  mere,  cousine  ger- 
maine  du  dernier  sultan  Mahmoud.  Cellc-ci  ne  tarda  pas  a 
venir  ;  elle  me  flt  aussi  I'accueil  leplusgracieux,  melaissa 
a  sa  droite,  landis  que  la  grand'mere  du  pacha  Abbas  etait 
a  sa  gauche.  Peu  de  temps  apres,  la  secoiide  fille  se  reuuit 
a  nous,  m'adressaen  termeschoisis  des  paroles  pleines  de 
bienveillance.  Son  costume  elait  si  hrillanl,  que  je  vous  en 
ferai  la  description. 

Sa  Icle  etait  ornee  d'un  cachemire  fonce,  torliUe  aulour 
d'un  larbovch;  une  magnifique  gcrbe  de  dianianis,  li.we  a 
droite,  ombrageait  une  partie  du  front.  Cette  gerbe  se 
composait  de  gros  brillauts  represeiilant  trois  hubs  an 
centre,  d'ou  s'ecliappaient  trois  branches  de  fornie  ovale, 
longues  au  moins  de  cinq  pouees.  Trcs-haut,  sur  le  cole 
gauche,  on  voyait  un  ncEud  de  diamants  qui  relcnait  une 
touffe  de  boucles  artificiclles  sans  doute  ;  le  gland  de  soie 
Lieu  de  rigueur  atlache  au  tarbouch  sc  parlagcait,  et  llot- 
tait  de  chaque  cote.  Sa  loiisue  tunitiue,  ses  largcs  pnula- 


lons  etaient  en  etoffe  des  Indcs  foncce,  4  (Icurs;  un  beau 
cachemire  enlouraitsa  taille;  elle  avail  surle  con  plusieurs 
rangees  de  grosses  perles  fines  entremelees  de  grains  d'or. 
Cependant,  malgre  tout  ce  luxe,  elle  n'cn  etait  pas 
moins  etrangemcnt  defiguree;  avanl  imagine  de  se  peindre 
de  larges  sourcils  noirs  les  plus  disgracieux,  de  maniere  a 
effacer  entiercnienl  rexpressionnaliirelledonnSeasa  phy- 
sionomie.  Les  femmes  de  loules  les  classes  ont,  en  general, 
adople  cette  singuliere  manie. 

Une  foule  d'esclaves  blanches,  fonnant  nn  grand  demi- 
ccrcle  devanl  nous,  recevaient  des  mains  des  gens  places 
dans  I'antichambre  des  plateaux  d'argent  converts  de 
friandises,  disposees  sur  des  plats  de  cristal,  donl  chacun 
renfermail  trois  cuillers,  lesquelles  porlaienl  aussi  chacune 
deux  morceaux  de  sucreries.  Puis  venaient  aussi  le  cafe, 
les  peliles  lasses  de  porcelaine  de  Chine,  plncces  comme  a 
I'ordinaire,  sur  un  pied  qui  a  la  forme  d'un  coquetier,  non 
pas  uni  on  en  filigrane  comme  dans  les  maisons  ordi- 
naires, mais  enrichi  de  diamants  Ces  pieds  sont  assure- 
ment  fort  elegants,  mais  plus  coiileux  que  de  bon  gout.  Le 
cafe  ne  se  sen  jamais  sur  le  plateau,  I'esclave  I'offre  a 
chaque  personne,  tenant  gracieusemenl  le  pied  de  la  tasse 
entre  le  pouce  el  I'index  de  la  main  droite.  Ces  rafrairliis- 
sements  ne  tarderenl  pas  a  clre  remplaces  par  des  sorbels 
renfermes  dans  des  lasses  de  crislal,  avec  leurs  soucnupes 
el  leurs  couvercles  clcgammenl  tallies ;  chaque  plateau 
avail  sa  riche  couverlure  brodee  que  Tesdave  enleva  quand 
elle  s'approcha  de  nous.  Apres  avoir  hu  a  peu  pres  les 
deux  tiers  de  noire  sorbet  (I'usage  ne  permel  pas  qu'on  en 
prenne  davantage ),  une  femme  vint  nous  apporler  le  grand 
mouchoirblanc  brode,  qui  doitserviras'essuyerla  bouche; 
mais  il  sufDl  dc  I'approcher  de  ses  levres,  on  passcrait 
mt'me  pom'  novice  si  on  I'employait  aulrement. 

On  nie  proposa,  avanl  de  parlir,  de  visiter  la  maison  : 
alors  la  fiUe  ainee  mepassa  le  bras  autour  du  con,  el  me 
conduisit  ainsi  vers  une  piece  magnilique  environnee  dc 
divans;  la  partie  clevee  etait  reconvene  denatlcsindiennes, 
puis,  au  milieu  de  la  salle,  s'elevait  la  plus  elegante  fon- 
taine  que j'aie jamais vue  en  Egypte,  delicieusementiiiciiis- 
tee  de  niarhre  rouge,  blanc  el  noir.  Le  plafond,  cliargi'  de 
riches  el  magnifiques  arabesques,  contraslait  singiilicre- 
inenl  avec  les  murailles  loutcs  blanches,  sans  ornemenls, 
al'exccptiondubois  qu'on  avail  couvertde  tuilesllamandes. 
On  me  fit  nionler  a  I'etage  superieur,  toujours  dans  l,i 
memo  position.  Rien  de  plus  divertissant  el  de  plus  flatleuv 
en  mrme  temps,  quand  on  songe  que  ces  dames  apparlc- 
naient  a  la  famille  royale  de  Turquie. 

Kous  entninies  dans  la  chanibre  qui  donne  sur  les  bains, 
fort  commodement  arrangee  et  meuhlee  de  divans;  mais 
le  voisinage  nous  envoyait  une  vapeur  cbaude  .si  dos- 
agreable,  quo  nous  en  sortimes  volontierspouraller  respi- 
rcr  I'air  frais  de  la  galerie. 

Arrivees  sur  I'escalier,  la  seconde  fille  d'lIabeed-Effendci 
viul  reniplacer  sa  soeur.  Mon  cou  changea  de  bras ;  nou,5 
descendimcs  et  rentramcs  dans  la  premiere  salle  ou  j'avais 
cte  si  bien  accueilli.  Au  moment  du  depart,  la  fdle  ainee 
prit  mes  vetemenis  de  cheval  des  mains  de  I'esclave,  else 
disposa  a  m'habiller;  mais  sa  scour  lui  dit :  «  Vous  les  avez 
oles,  c'esl  moi  qui  dois  les  rcmctlre.  »  La  premiere  y  con- 
sentit  presque,  tout  en  gardant  le  haburah,  de  sorte 
qu'elles  presiderent  ensemble  a  ma  loilelte.  Apres  m'avoir 
saluee comme  al'ordinaire,  ellcs  meserrercntcordialement 
la  main  et  me  bniscrcnt  lo  joue.  Puis  ces  dames,  suivia 


PETITES 

d'une  foule  d'esclaves  blanches,  m'accompagnerent  jus- 
qu'a  la  cour,  que  nous  (raversames  pour  relrouvci'  la 
giande  porle  parlaquelle  j'etais  enlre.  EUc  olail  toutsim- 
plement  fcrmee  par  une  grande  nalte  suspcudue,  formaiit 
le  rideau  dii  liarcm ;  de  nombreux  esclaves  noirs  vinninl 
aussitol  dc  liiUeiicur  soulevor  celie  redoulnble  banieie; 
ces  dames  nous  Jircnl  adieu,  et  renlrerciit  avec  leuis 
fcnimes.  Le  gardien  principal  nioiila  d'aborJ  sur  la  plale- 
forme  clevec  et  m'inslalla  sur  I'ane,  landis  que  deux  autres 


MORALES.  223 

arrangerent  mes  pieds  dans  les  eiriers ,  nos  domesliques 
ayant  ete  relegucs  plus  loin  derriere  la  maison. 

Quelques  jours  apres  celle  visitc,  on  m'envoya  une  sc- 
conde  invilalion  du  barem,  dans  Inquelle  on  pronicllait  de 
donncr  a  mon  intention  une  fele  ct  un  maguilique 
concert. 

Toutes  les  joies  el  toulcs  les  peines  des  fcmmes  musul- 
manes  sont  sensuelles  et  pbysiques.  Celles  des  femmes 
chrctiennes  sont  loules  intellectuellcs  el  morales. 


PETITES  MORALES. 


GARNET    DUN   VIEUX  CURE. 

La  Cluiive-Soaris.  —  Le  Natval. 


KA  CBAUVE-SOUBIS. 

la  facullede  voler  n'appartienlpas  sculemeulaux  oiseaux. 
Les  milliers  d'insecles,  dont  les  ailes  niembraneuses  brillcnt 
an  solcil,  scmblent  mcme  se  complaire  Lien  plus  dans  les 
airs  que  les  autres  oiseaux ;  les  mouches,  qui  vont  et  vien- 
nent  sans  cesse,  ct  penelrent  dans  nos  apparleinents,  soul 
infalig.ibles.  Parmi  les  quadrupeJcs  volants,   la  chauve- 


souris  est  une  des  plus  remarquables.  Si  vous  n'avez  ja- 
mais vu  de  pres  cette  singuliere  petite  creature,  vous  ne 
pouvez  vous  en  faire  une  idee ;  sa  pelile  figure  noire  pa- 
rait  timidement  au  milieu  de  grandcs  oiles  decbarnees 
dontelle  se  voile,  et  ses  yeux  brillants  la  rendent  tres-se- 
duisanle.  J'attrapai  une  fols  une  chauve-souris  dans  une 
cbambre,  que  je  conservni  plusieurs  jours.  Je  la  nourris- 
sais  d'insecles  qu'elle  devorait  en  se  couvrant  la  C"urc  de 
ses  ailes,  sebornanta  manger  les  corps  et  rejetanl  tout  le 
reste;  tantot  elle  s'installail  sur  la  fem'trc,  sautnit  sur  les 
mouches  qui  voltigeaienl  conlre  les  vilres;  lantol  elle  en 
gueltait  une  qui  se  dirigeait  vers  la  feniHre,  et  s'elancait 
de  maniere  a  I'altraper  au  milieu  de  la  cliambre.  On  croil, 


en  general,  qn'une  chauve-souris  est  obligte  de  selancer 
d'tin  endroitcleve  pour  voler:  c'est  une  erreur.  J'ai  vu  la 

I  mienne  prendre  son  clau  clant  d  terrc,  sans  la  moindre 

I  difficulte. 


Les  ailes  dela  chauve-souris  ne  ressemblcnt  pas  i  celles 
de  I'oiseau,  elles  n'en  sont  pas  moins  admirablcs.  Imagi- 
ncz  que  vos  quatre  doigts  sont  presque  aussi  longs  que 
lout  voire  corps,  recouverts  d'une  peau  ( espece  de  cuir) 


S2i 


PETITES  MORALES. 


qui  s'ctend  encore  sur  les  ic»\  cotes  du  coi-ps  jiisqu'aux 
pieds,  vous  aurcz  ainsi  une  idoe  dela  cliauve-souris  ;  mais 
comme  !a  queue  de  cede  lele  est  assez  longiie,  la  pcau 
eoiuinue  a  s'y  tilendrc  jiisi|u'au  bout. 

Ou  comple  jusqu'a  dix-.scpt  es|jeccs  diffcrcntcs  do  cliau- 
ves-souris  en  Anglcterre,  dont  la  plupart  ne  sent  guere 
plus  grosses  qu'unc  souris.  Elles  se  cachent  le  jour,  suit 
dans  le  creiix  d'un  arbre,  soit  dans  de  vieux  batimenls  ou 
dansl'intcricur  des  maisons.  A  peine  la  nuit  a-t-elle  paru, 
qu'ellcs  sorlent  de  leurs  retraites,  volligcnt  sans  bruit, 
mais  rapidcment,  allant  et  venant  dans  les  verles  allces, 
au-dessus  des  rivieres,  et  se  posenl  au  somnict  des  plus 
grands  arbres,  allirecs  dans  ccs  lieux  par  I'aboiidance  des 
insecles  de  loule  espece,  et  surtout  des  mites  qui  s'y  Irou- 
vent  et  dont  les  cbauves-souris  aiment  a  se  nourrir.  Cepen- 
danl,  c'est  I'ete  seulement  que  ces  pclites  creatures  sont 
avides  des  jouissances  qu'elles  se  prociirent  au  dehors  ; 
pendant  tout  I'biver  la  cliauve-souris  reste  suspendue  par 
ses  griries  de  derriere,  la  tete  baissce  dans  qucbpie  coin 
obscur,cedant  a  unelatlctbargique  qui ressemble alamort. 

On  voit,  dansplusieurs  ]iays  cbauds,  des  cbauves-souris 
aussi  grosses  que  des  chats,  dont  les  ailes  ont  cinq  pieds 
de  largeur  :  elles  mangent,  en  general,  des  fruits,  mais  on 
pretend  qu'elles  aiment  a  sucer  le  sang. 


X.B  NARVAX.  OU  LICORME   DE  MER. 

Le  pauvre  habitant  du  Groiinland  se  risque  seul  a  alta- 
quer  le  narval,  sans  s'effrayer  de  ses  trente-six  pieds  de 
long,  Cet  animal,  de  I'espece  de  la  baleine,  produit  comme 


ellc  une  quanlite  d'huile  tres-precieuse.  On  tire  aussi  parti 
de  1  ivoire  magnifique  de  sa  dent  contournee  postee  au 
sommet  de  la  tete,  et  qui  s'avance  comme  une  grande 
cornc,  d'oii  lui  vient  probablcment  le  nom  de  licorne  do 
mer.  Quoique  redoulable  parsa  dimension, le  narval  cstti- 
mide,  inoffensif,  et  le  pecheur  ue  craint  [las  de  le  har- 
ponner.  II  commence  par  preparer  un  canot  singuliere- 
inent  conslruit,  reconvert  entiercment  d'une  peau  de  veau 
marin,  au  milieu  de  laquelle  il  fait  uneouverture  assez 
grande  pour  y  passer  le  corps  ;  puis  il  cndosse  un  habit  de 
la  mcnie  pcau,  bien  juste  a  sa  taille.  Une  fois  dans  le  ca- 
not, le  bas  du  veternent  s'etale  aulour  de  I'ouverture  et  le 
recouvre  do  maniere  a  empecher  I'eau  d'arriver  jusqu'a  ses 
pieds.  La  conslruction  parliculiere  du  bateau  fait  qu'il  (lotto 
toujours,  lors  merae  que  la  mer  est  mauvaise.  Si  cepen- 
dant  ilvientaculbuter,  pen  importeau  pecheur,  il  ne  s'en 
effraye  gucro  ;  un  bon  coup  de  rame  le  releve  promptement, 
tandis  que  son  habit  de  pcau  I'a  emperhe  de  se  mouiller. 
Voila  done  ce  pauvre  homme  elabli  dans  son  bizarre  ca- 
not, avcc  sa  lance  au  bout  de  laquelle  est  attache  un  gros 
peloton  de  corde  ;  il  ranie  harJiment  au  milieu  des  vagues 
orageuses;  tnut  a  coup  il  voit  nager  un  narval,  qu'il  a  pu 
dislinguer  de  loin, la  blancheur  de  sa  peau  bigarree  de  hrun 
se  dclachanla  merveiUe  sur  I'eau  ;  il  avance  doucenient  et 
avec  precaution,  de  peur  de  I'effrayer,  quoicpi'il  se  hitc 
d'arriver  avanl  qu'il  ait  eu  le  temps  de  disparailre.  A  une 
petite  distance  delui,il  lance  de  loutesa  force  le  harpon  sur 
le  corps  de  I'animal  sans  le  retirer.  Le  narval  se  replonge 
aussil6t,el  le  peloton  se  devide  jusqu'a  ce  qu'il  soit  oblige 
de  rcvenir  sur  I'eau,  comme  la  baleine,  pour  respirer. 
Vous  aurez  peine  a  compreuilre  que  des  hommes  se  nour- 
rissent  de  la  chair  et  de  I'huile  de  cet  animal ;  cependant 
on  les  verrait  souffrir  et  deperir  s'ils  en  etaientprives. 


Tars.  — T)|in{;rapliii'  d'A.  r.K.M.  el  Cie.  n;c  de  Seine,  32. 


LE 


LIVRE  DES  FAMILIES 


ou 


JOURNAL  DE  MONSIEUR  LE  CURE. 


W  8.-I«  Volumo. 


1"   Juiu  1845. 


LE  MOIS  DU   JEUNE  CHRETIEN. 


FfiTX  SX  SAINT  JXA97.BAFTISTE. 

Pariiii  les  solennites  institutes  pour  honorcr  Ics  grands 
••ervileurs  de  Dieu,  il  n'en  est  point,  npres  cellesdeMarie, 
qui  aient  inspire  une  si  univcrsclle  nllesresse  .i  la  catlioli- 
eite  que  la  fete  du  saint  precurspiir  dii  Messie.  Faut-il  s'en 
etonner  lorsqu"on  lit  dans  les  divines  Ecrilures  que  jiarmi 
les  enfants  des  femmes  il  n'en  a  point  pani  dc  plus  grand 
que  Jean-Bapliste.  De  quelle  Louche  est  emane  un  si  nia- 
gnifique  temoignage?  de  celle  de  Jesus-Christ  lui-racme. 

Sa  naissance  fut  miraculeusc.  Zacharie  son  pere,  un  des 
pretres  de  la  loi  de  Moise,  offrant  un  jour  des  parfums  au 
Seigneur,  pendant  que  le  peuple  se  ten.iit  dans  le  parvis 
du  temple,  eut  une  merveilleuse  apparition.  L'ange  Gabriel 
se  montra  a  ses  regards  surpris.  Le  mcssager  celeste  se  te- 
nait  debout  au  cote  droit  de  I'autel,  et  Zacliarie  etait  saisi 
de  frayeur.  Ne  craignez  pas,  lui  dit  l'ange  ;  voire  fenime 
Elisabeth,  quoique  sterile,  vous  donnera  un  Ills  qui  sera 


grand  dcvant  le  Seigneur.  II  aura  le  nom  do  Jean.  Or,  ce 
nom  Joannes  signifie  plein  de  grace.  L'ange  continue  : 
«  Ce  fils  vous  comblera  de  joie,  il  sera  pour  phisieurs  un 
cc  sujet  d'allegresse.  Des  le  sein  de  sa  mere,  il  sera  rempli 
c(  du  Saint-Esprit;  ilconverlira  phisieurs  d'cntre  les  enfants 
«  d'Israel  a  leur  Dicu...  »  Zacharie  ne  voulut  point  ajouter 
Ibi  aux  paroles  de  l'ange  :  «  Je  suis  vicux,  dit-il,  et  men 
c(  epoHse  est  d'un  age  avance.  L'ange  lui  rcpondil  :  «  Je 
«  suis  Gabriel  qui  me  tiens  en  la  presence  de  Dieu.  J'ai  ete 
«  envoye  pour  I'annoncer  cette  nouvcUe.  En  punition  de 
(1  ton  incredulite,  tu  seras  prive  de  I'usage  de  la  parole 
«  jusqu'au  jour  ou  s'accomplira  ce  que  je  I'ai  predit.  » 

Le  people  altendail  que  Zacharie  sortit  du  temple,  selon 
la  coutumo,  apres  avoir  fait  brulcr  ses  parfums  sur  I'autel. 
L'cpoux  d'Elisabeth  sort  enlin,  mais  ne  peut  articuler  une 
seule  parole  pour  expliquer  la  cause  de  son  retard.  11  se 
retire  dans  sa  maison,  et  Elisilelli  concut,  selon  la  parole 
de  l'ange. 


226 


LES  SAINTS 


Lc  lemjis  ac  l'cnr;uUcmcnt  aniva.  On  porla  renfaiit  an 
temple  pour  la  ctSrenioitie  ile  la  olrconcision.  Oii  voiilait 
lui  imposor  Ic  nom  de  iZticlui'ie.  La  mere  disait  :  11  s'ap- 
pellcra  Jesn.  Et  Ton  obsei'vait  que  dans  la  faniille  jamais 
personne  n'avatt  purte  iin  tcl  nom.  On  faisait  signe  au 
pore  pour  lui  dcmander  son  avis.  Zacharie  jirend  une  la- 
blelte  el  ecrit :  Jean  est  son  nom.  Aussitut  sa  languc  se 
dclie,  il  entonne  un  cliant  prophetique.  C'cst  le  sublime 
canlique  Bcncdiclus  que  I'Eglise  se  plait  li  repeter  tons 
Ics  jours  dans  son  ofDce.  On  y  trouvo  surlout  ces  paroles 
adressees  par  le  pere  a  son  jeune  fils  :  «  Et  loi,  oculant, 
«  lu  seras  nomme  le  prophete  du  Seigneur,  car  tu  niar- 
«  clieras  devant  lui  pour  preparer  ses  voies.  » 

L'cnlant  predestine  se  forliliait,  nous  dil  saint  Luc,  par 
I'espril  du  Seignieur  qui  elait  en  lui.  II  vivait  dans  les  de- 
serts, se  livranl  a  la  morlilicalion,  jusqu'au  jour  ou  sa  njis- 
sion  surnaturelle  devait  le  faire  connaitre  au  peuple  d'ls- 
rael.  Son  viHcmenl  elait  des  plus  grossiers  ;  sa  nourriture 
consistait  dans  les  sautcrelles  du  desert  et  Ic  niiel  sauvage. 
La  boisson  favorite  des  Uebreux,  le  vin  de  palmier,  sicera, 
ne  devait  jamais  elandier  sa  soif,  scion  la  prediction  de 
Gabriel.  II  elait  le  predicatcur  de  la  penitence,  et  sa  vie 
devait  repondre  a  sa  docli'ine.  Pour  faire  comprcndre  aus 
Juifs  la  necessite  de  se  purifier  de  leurs  pecbcs,  il  leur 
donnait,  dansle  Jourdain,  le  bapleme  de  la  penitence  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  a^■ec  le  saci'ement  de  ce  nom.  Jesu.s- 
Chrisl  lui-ni&ne  daigna  se  sounieltre  a  ccUe  liumiliante 
pratique,  alin  de  donner  Texemple.  Le  Sauveur  des  liom- 
mes,  la  purete  par  excellence,  le  saint,  le  juste,  descend, 
lui  aussi,  surles  bords  du  Jourdain.  Jean  le  baplisc  comme 
s'il  etait  pecheur,  et  de  lii  le  surnom  de  Baplisle,  donne 
au  saint  precurseur.  Ce  bajit^me  n'elait  done  pas,  nous  nc 
saurions  trop  le  repeter,  en  faveur  de  quelques  cin-ctiens 
peu  instruits,  le  sacrement  de  baptenie  institue  pour  effa- 
cer  le  peclie  nriginel  dans  les  enlants  et  tons  les  autres 
licches  dans  les  adulles.  Certes,  I'liumanite  de  Jesus-Clu'ist 
n'etait  point  souiUce  de  celte  tache  d'origine. 

Nous  avons  eutendu  Gabriel  annoncer  a  Zacharie  que 
Jean,  desleseinde  sa  mere,  serait  rempli  du  Sainl-Esprit. 
D'autre  part,  I'Eglise  croit  que  Marie,  mere  du  Verbe  in- 
carne,  fut  pareillement  concue  sans  tache  dans  le  sein  de 
sainte  Anne  sa  mere.  C'est  pourquoi  nous  celebrons  par 
une  solennile  particuliere  la  naissanee  de  Marie,  celle  de 
saint  Jean  et  celle  du  Fils  de  Dieu.  Pour  cette  derniere, 
au  surplus,  nous  avons  des  motifs  encore  plus  augustesqui 
pons  y  determinent.  Mais  ces  Irois  nalivites  sont  les  seules 
auxquelles  I'Eglise  a  attache  une  feslivite  speciale.  Ainsi,  le 
plus  grand  des  enfants  rfes /■<;»»/!«,  pour  emprunter  le 
langiige  de  la  Sagesse  incarnee  elle-meme,  partage  avec 
gesus  et  Marie  la  sublime  prerogative  d'un  solennel  memo- 
rial du  jour  de  sa  naissanee. 

Jean-Baptiste  a  subi  le  martyre  de  la  verite.  Son  zele  a 
reprocher  a  I'incestueux  Uerode  I'infamie  de  sa  conduite 
lui  valut  d'abord  la  prison.  Kien  ne  put  vaincre  la  sainte 
fermele  du  prophete.  L'impure  Ucrodiade  exige  que  la 
tele  du  saint  precurseur  du  Messic  lui  soil  apporlee  sur  un 
Lassin,  pour  en  repaitrc  scs  ycux  vindicalifs.  Son  horrible 
exigence  est  assouvie.  Ainsi  Unit  la  glorieuse  carriere  de 
Jeau-Baptiste  avaut  la  mort  de  Jesus-Christ.  II  elait  ui  avant 
le  Messie,  comme  I'aurore  qui  annonce  le  jour.  II  disparait 
de  la  torre  avant  son  maitre,  qui  devait,  lui  aussi,  mourir 
pour  la  verite.  Jean  merila  done  d'etre,  a  lous  les  litres, 
le  precurseur  de  I'llomme-Dicu.  Une  fete  est  consacrec  au 


martyre  de  Jean-r.aptiste,  sous  Ic  nom  de  Decollation. 
L'Eglise  la  celebrc  le  2!)  Ju  mois  d'aoul. 

La  nativile  de  saint  Jean-Bapliste  a  etc  constammonl  en- 
vironuije  d'eclat,  principalemcnt  au  moyen  'ige.  Mais  d('ja, 
du  temps  de  saint  Augustin,  ellc  elait  solcnilisce.  An  com- 
mencemeul  du  sixicme  sicele,  le  concile  d'Agde  la  placait 
immedialement  aprcs  celles  de  Paqucs,  de  Noel,  de  rE|ii- 
plianie,  de  I'Ascension  el  de  la  Pcnlecotc.  On  celcbrail 
meme  une  messe  de  la  nuit>de  la  Vigile,  comme  pour  les 
grandes  solcnnites  donl  nous  venons  de  parlcr.  La  fcle  de 
la  Nativile  de  Saint-Jean  est  plus  nncienne  que  celle  de  la 
Nativite  de  la  sainte  Vierge,  quoique  tres-cerlaincmonl  de- 
puis  la  predication  de  I'Evangile  on  ait  honore  d'un  culte 
parliculicr  la  bicnheureuse  mere  de  I'llomme-Dien.  Une 
soi-te  de  careme  preparaloire  precedait  la  fele  de  saint 
Jean-Bapliste  On  le  reduisil  plus  lard  a  trois  semaines, 
plus  lard  encore  a  un  simple  jeune  de  la  veille,  el  cnfin 
aujourd'hui,  du  moins  en  France,  depuis  prcs  d'un  dcnii- 
sieclc,  ce  jeiine  est  aboli.  La  fete  elle-meme  y  a  etc  sup- 
primce,  quant  a  I'obligalion  de  s'abstenir  de  loulc  reuvre 
servile.  II  ne  rcsle  done,  surlout  pour  nousFraucais,  qu'un 
bien  faible  resle  de  la  pompe  avec  laquellc  nos  boos  et  rc- 
ligieux  ]ieres  solennisoi'enl  la  nativile  du  grand  jirijcnr- 
seur  de  Jesus-Christ. 

Dans  le  Ireizieme  siecle,  le  peuple  se  livrail  li  une  foulo 
de  pratiques  sans  doule  I'ui'l  louables  dans  leur  principe, 
mais  qui  ne  provenaienl  pas  loujours  d'une  religion  bien 
ecliiiree.  Ainsi,  selon  Durand  de  Mende,  on  ramassait  des 
OS  el  d'aulrcs  immundcs  objels  auxquels  on  mellait  feu, 
afln  de  produire  une  epaisse  fumee.  On  voulait  ainsi  mel- 
Ire  eu  fuite  certains  dragons  que  I'ou  croyail  voler  dans 
les  airs,  cl  corrompre  de  leurs  ordures  les  puils  et  les  fon- 
laines.  On  promenait  dans  les  champs  des  brandons  fails 
d'ecorces  d'arbre  allumees.  Ceci  signifiait  que  saint  Jean 
fut  la  lumicre  deslinee  a  preceder  le  flambeau  de  justice, 
Nolre-Seigneur  Jcsus-Chrisl.  Aujourd'hui  encore,  en  phi- 
sieurs  lieux,  la  veille  de  Saint-Jean,  on  dresse  dcvanl  la 
porle  de  I'eglise  un  grand  buclier  auquel  le  cure  vicnl 
mcttre  Ic  feu  en  ceremonie.  On  fait  une  [irocession  aulour 
de  ce  feu  en  chantant  des  hymnes  en  I'honneur  de  saint 
Jean-Bapliste.  A  proposd'hymneselianlees  en  celle  fele,  il 
en  est  une  dont  I'origine  est  assez  curieuse,  et  dont  la 
premiere  strophe  peul  offrir  beaucoup  d'inleretaux  musi- 
ciens.  Durand  de  Mcnde,  que  nous  avons  deja  cite,  raconto 
le  trail  suivant  :  «  Paul  Diacre,  hisloriographe  de  I'f'glise 
«  roniame,  moinc  du  celebrc  couveiit  de  Monl-Cassiii, 
«  dans  le  royaume  de  Naples,  voulant  un  jour  rcnV|ilir  son 
«  ministcre,  en  henissant  le  cicrge  pascal,  fill  Iclli'iuenl 
a  enrouc  que  sa  voix,  auparavanl  si  claire,  ne  jiouVail 
«  plus  so  faire  entendre.  Alin  d'oblenir  la  guerisou  de  ce 
«  mal,  il  composa,  en  I'honneur  de  saint  Jcan-naptisle, 
«  I'hymne  qui  commence  par  les  mots  :  Ut  qucanl  luxU, 
«  Voici  la  traduction  de  la  premiere  strophe  :  Afin  que  vCis 
i(  servileurs,  6  saint  Jean,  pui.ssenl  clianlcr  les  niervcit- 
«  leux  fails  de  voire  vie,  avec  une  voix  picine  el  souore, 
«  dcgagoz  leur  bouche  coupable  des  liens  i|ui  la  capt^: 
«  vent.  »  A  peine  avait-il  fiui  -lue  son  mnl  cessa,  cl  que  Si 
voix  redevinl  aussi  belle  qu'auparavant. 

On  sail  qu'au  onzieme  sicele  le  famcux  Guy  d'Arezjn 
adapla  a  chacune  des  notes  de  la  gammc  du  chant  un  nohi 
qui  a  subsisle  jiisqu'ii  nos  jours.  Le  nom  de  chacune  de 
ces  notes  est  lire  de  la  premiere  syllabe  de  chaque  liemis- 
liche  ou  demi-vcrs  de  celte  nreuiicre  strophe  quo  noM  1 


II 


DU 

nvoiislniUiitc.  Nous  dovnns  done  presenter  le  Icxio,  hlin, 
en  dt'signant  [lar  des  ciraclcres  italiciues  leS  syllabes  qui 
ont  foui-ni  le  nom  des  notes : 


Vt  queant  laxis  resonaro  fibris 
jfira  gestorum  famuM  tuorual 
SolvD  poUuti  (abii  rcatum 
Sancle  Joannes 

L'ancicn  chant  de  celte  liyrane  est  disrose  de  telle  sorte 
qne  les  syllabes  musicalcs  «(,  re,  mi,  fa,  sol,  la,  nioiitcnt 
en  realil^  celte  hexachorde  phonique.  Dcpuis  longlcmps  on 
a  change  ce  chant.  Cc  n'est  pas  ce  cpron  a  fait  de  mieux. 

r<ous  nc  dcvons  pasnublier  une  belle  prerogative  qui  est 
attachee  au  nom  de  ce  saint  precurseur  du  divin  Messie; 
c'cst  que  I'egUse  mere  et  maitresse  de  toutes  les  eglises  du 
monde  calholique,  la  cathedrale  de  Home,  est  placee  sous 
Tinvocation  de  saint  Jcan-Baptisle.  C'est  la  basilique  con- 
nue  a  Rome  sous  le  nom  de  Saint-Jean  de  Latran.  Elle  fut 
batic  par  I'empereur  Constantin,  comme  nous  I'avous  dit 
dans  le  Livre  des  Families  du  mois  d'avril  dernier.  En 
France,  I'eglise  primatiale  des  Gaules,  c'est-a-dire  la  ca- 
thedrale de  Lyon  est  placee  aussi  sous  le  vocable  du  saint 
precurseur.  Plusieurs  aulres  catliedrales  et  un  nonibre  im- 
mense d'eglises  paroissiales,  sur  toute  la  surface  du  monde 
Chretien,  se  gloriQent  d'etre  placees  sous  le  patronage  de 
saint  Jcan-Baptiste.  11  est  bien  certain  qu'apres  le  nom 
sacre  de  Jesus  et  celui  si  venerable  de  Marie,  il  n'en  est 
point  qui  merilc  plus  de  resjicct  que  celui  de  Jean-Bap- 
liste. 

Nous  terminerons  en  disant  que  les  infidclcsdel'Oricnt, 
les  sectatcurs  de  Mahomet  solennisent  a  leur  maniere  la 
fete  de  Jean-Baptiste.  Elle  est  pour  eux  un  sujet  de  grande 
joie,  et  son  nom  n'y  est  prononce  qu  avec  honneur.  II  ne 
fant  point s'etonner  de  ceci,  cor,  pour  les  musulmans,  c'est 
un  vestige  des  pompes  religieuses  que  les  chreliens  orien- 
laux  ci'lebraicnt  en  la  fete  de  saint  Jean.  D'ailleui-s,  les 
Turcs  honorent  singulierement  les  anciens  patriarclies  et 
les  prophetes. 


FfiTE  DE  ST-FISHRS  XT  B£  ST-FAUL. 

(I  Tu  es  Pierre  et  sur  cette  pierre  j'cdifierai  mon  Egli«e, 
«  et  les  portes  de  I'enfcr  ne  prevaudront  jamais  conire 
«  elle.  »  Par  ccs  paroles  extrcmemcnt  remarqualjles  le  di- 
vin fondateur  de  I'Eglise  attribua  a  ce  grand  apolre  une 
liaute  juridiclion  sur  la  societe  des  fideles  repandus  dans 
tout  le  monde.  Ces  expressions  semblenl  reposer  sur  un 
jeu  de  mots  qui,  aiix  yeux  des  personnes  peu  vcrsces  dans 
la  science  religieuse,  sembleraicnt  assez  peu  graves  dans  la 
bouche  de  Jesus-Chrisl.  L'Evangile  nous  apprend  que  cet 
apolre,  au  moment  oii  il  fiit  appele  a  faire  parlie  des  disci- 
ples qui  accompagnaienl  Notre-Scigneur,  porlail  le  nom  de 
Simon.  Mais  Jesus  I'avail  clioisi  pour  etre  le  chef  de  ses  apo- 
Ires  et  plus  lard  le  prince  de  cette  Eglise  qu'il  enfanterait 
douloureusement  sur  la  croix.  Dans  cette  prevision,  au 
moment  oil  Simon  ayant  tout  abandonno^  so  presente  a  Je- 
sus :  «  Til  es  Simon  fibs  de  Jona ,  lui  dil  le  divin  maitre, 
«  lu  porteras  diisormais  le  nom  do  Ceplias.  »  Ce  dernier 
terme,  en  langue  syriaque,  signiOeViCrre.  Les  Grecsl'ayant 
traduit  par  Pclros,  et  les  latins  par  I'clriu,  nous  en  avoiis  lait 


MOIS.  22T 

Pierre  dans  noire  lanpttie.  En  conservant  dans  les  paroles 
que  nous  avons  cilees  les  deux  termcs  syriaques,  Jesus- 
Christ  a  parle  ainsi  ;  «  Tu  es  Cepha  et  sur  cette  Ccpha  je 
«  balirai  mon  Eglise,  etc.n  Notre  langue  rend,  commeon  voit, 
mcrveilleusement  ces  paroles  allcgoriques  du  Sauveur. 

Cette  vocation  de  Simon  nous  offre  encore  une  autre 
parole  non  moins  admiralde  de  Jesus-Christ  qui  cherchait 
a  instruire  par  des  comparaisons  dont  le  sens  etait  saisis- 
sable  a  des  intelligences  bornccs.  Andre  etait  en  cc  mo- 
ment occupe  de  la  pcche  avec  son  frcre  Simon  :  «  Venez 
«a  ma  suite,  leur  dit  Jesus,  et  je  vous  ferai  pecheurs 
«  d'hnmmes.  »  Mais  en  ce  moment,  ces  pauvrcs  pecheurs 
ne  pouvaient  apprecier  la  valcur  de  ces  paroles  qui  leur 
annoueaient  la  sublime  mission  a  laquclle  ils  elaient  des- 
tines. Oui,  ils  devaient  un  jour,  par  la  parole  quel'Esprit- 
Saint  leurmettrait  a  la  bouche, jeler  leurs  mysterieux  filets 
sur  les  populations  el  faire  de  uornbreuses  ca|itures  d'hom- 
mes.  Ueureux  devaient  etre  ccux  qui  se  laisseraient  ainsi 
prendre  pour  sortir  de  I'abime  des  tenebres  et  ouvrir  les 
yeux  a  la  bienfaisante  clarle  du  christianisme  !  ainsi  se  de- 
roulent  les  figures  du  langage  et  s'accomplissent  les  actes 
bien  reels  de  cetle  regeneration  spirituelle  du  monde. 

Simon  Cephas  on  Pierre,  des  ce  moment,  devient  le 
constant  compagnon  des  courses  evangcliques  de  son  divin 
maitre.  D'aulres  disci]des  sent  appeles  comme  lui,  mais 
nous  voyons  toujours  Pierre  a  la  tete  des  membrcs  de  I'a- 
postolal.C'estce  qu'il  imporle,  a  noire  avis,  de  faire  netle- 
ment  ressorlir  en  ce  moment  oil  une  dcrniere  altaque  du 
pliilosophisme  est  dirigec  tonlrc  la  puissance  du  catholi- 
cisme  et  le  centre  de  son  unile.  Un  ecrivain,  dont  le  nom 
seul  rappelle  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  aimable  dans  la  picte, 
deplns  altrayant  dans  la  veritc,  a  consigne  ce  passage  dans 
une  de  ses  immortelles  productions.  On  a,  sans  nul  doule, 
compris  que  nous  votilons  parler  du  saint  eveque  de  Ge- 
neve, Francois  de  Sales,  mort  en  1622.Ecoutez  ce  qu'il  dit 
de  Simon-Pierre  considere  comme  prince  des  apolres  : 
«  L'Eglise  est-elle  GgUrce  comme  une  maison?  Elle  est 
«  assise  sur  un  rorher  et  sur  son  fondement  ministeriel, 
«  qui  est  Pierre.  Vous  la  representez-vous  comme  une  (a- 
«  nulle?  Voyez  Notrc-Seigneur  qui  paye  le  tribut  comme 
«  chef  de  la  maison,  et  dabord  apres  lui  saint  Pierre 
«  comme  son  represcntant.  L'Eglise  est-elle  une  barque? 
u  Saint  Pierre  en  est  le  verilalde  patron  et  c'est  le  Sei- 
(i  gncur  lui-meme  qui  me  I'enseigne.  La  reunion  operee 
«  par  I'Eglise  esl-elle  representee  par  une  peche?  Saint 
o  I'icrre  s'y  monlre  le  premier  et  les  aulres  disciples  ne 
«  pfclient  qu'apres  lui.  Vcut-on  comparer  la  doctrine  qui 
«  nous  est  prechce  (pour  nous  lirerdi'sgrandes  eaux)au/i/fJ 
((  rf'im  pe'eheiir?  C'est  saint  Pierre  qui  le  jette  :  c'est  saint 
u  Pierre  qui  le  retire  :  les  aulres  disciples  ne  soul  qne  ses 
0  aides ;  c'est  saint  Pierre  qui  presente  les  poissons  a  Notre- 
«  Seigneur.  Voulez-vous  que  I'Eglise  soil  representee  pat 
«  une  ambassade?  Saint  Pierre  est  a  la  tele.  Ainiez-voui 
«  mienx  que  ce  soil  un  royaume?  Saint  Pierre  en  porle  les 
«  clefs.  Voulez-vous  enfin  vous  la  rcpresrnter  sous  I'image 
«  d'un  lercail  d'agneaux  et  de  brebis?  Saint  Pierre  en  est' 
«  le  berger  et  le  pasleur  general  sous  Jesiis-Christ.i) 

Ainsi  done,  pondanl  tout  le  temps  que  saint  Pierre  fut  i 
colli  de  son  divin  maitre  sur  la  lerre,  jious  voyons  cet 
apolre  occuper  conslammeiit  le  premier  rang.  En  epuisanf 
toutes  les  figures  de  la  langue  pOur  allegoriser  I'Eglise.,' 
nous  voyons  dans  Simon  la  pierre  fondamentale,  le  chef  de^ 
la  maison,  le  ]iilole  de  la  barque,  le  principal  p$cheuri  fe 


«?8 


LES   SAINTS 


f  nisident  de  Vambassade ,  le  porte-clers  du  royaume ,  le 
paslnir  dii  hercail. 

.Irsus-Clirisl  mnnto  au  ciel.  II  cesse  d'olre  le  clief  visible 
dp  son  Eglise.  11  lui  faut  cependant  ;'i  cello  Eglise,  a  celle 
soeiiUe,  nil  conduclcur.  Au  jour  de  la  Peiilecolc,  I'Esprit- 
Saiiit  vieiit  ilUiniiner  Ics  apolres.  Quel  est  le  ])remier  qui 
sort  du  conacle  pour  rnVher  Jesus-Clirist  aux  liahilnnls  de 
Jerusalem?  Cost  Pierre.  Un  trailre  s'esl  rencontre  parmi 
les  douze  que  le  divin  maiire  avait  rcunis  autour  de  lui.  11 
laut  remplacer  le  perfide  Judas.  Les  a|i6trcs  s'assemblent 
pour  une  election.  Pierre  porle  le  premier  la  parole.  Quel- 
ques  points  dc  doctrine  doivent  etre  examines  aCn  qu'il  y 
ait  unite  dans  la  foi.  Les  apotres  s'assemljlent  encore, 
Pierre  est  le  president  dc  ce  premier  concile.  C'est  Pierre 
qui  ecrit  et  qui  envoie  le  decrel.  Mais  I'Evangile  n'est  pas 
la  bonne  nouvelle  exclusivement  pour  les  Juifs  ct  les  popu- 
lations de  PAsie  Mineure.  Or  il  existe  une  ville  qui  est  le 
centre  dc  la  puissance  du  monde  connu  a  cette  cpoque.  La 
sont  les  empereurs  qui  voient  a  leurs  pieds  les  peuples  de 
I'Afriqiie  ct  de  I'Asie  comme  ceux  de  PEurope.  Si  cetle 
\illc,  on  est  agglomerce  une  immense  multitude  d'liabitants 
que  I'oncompte  parmillions,  emiu-asse  la  foi  clirctienne,  ce 
sera  pour  eel  empire  colossal  un  cxemple  prodigieus.  Si 
Home  cesse  d'adorer  les  idolcs  el  arbore  la  croix,  le  monde 
va  s'cbranler  et  le  renouvcUemenI  de  la  Icrre  promis  par 
I'Esprit-Saint  sera  opere.  lyiais  qui  osera  tenter  une  aussi 
difficile  conquete?  Toul  est  possible  a  celui  qui  croil,  a  dit 
I'Esprit  de  vcrite. 

Un  jour,  alors  que  Neron  faisa'it  peser  son  sceplre  de 
fer  sur  la  ville  et  le  monde,  un  pauvre  pecbeur  s'ache- 
mine  vers  la  grande  Rome,  la  reine  des  nations.  II  est  seul. 
II  n'a  point  d'armes.  11  s'appuie  sculement^  sur  un  baton. 
II  arrive  par  la  voie  Appienne.  Personne  ne  daigne  jeter 
im  regard  sur  eel  obscur  voyageur.  La  multitude  pressee 
coudoie  sans  le  remarquer  eel  inconnu.  Voila  pourlant 
celui  qui  vient  delroncr  les  Ccsars,  renverser  les  idoles 
qu'ils  adorent,  creer  un  empire  nouveau,  un  empire  qui 
sera  deboul  encore  apres  dix-buil  siecles  de  lempeles  et 
qui  verra,  sans  s'ebranler  lui-mcme,  s'ecrouler  autour  dc 
lui  les  royaumes,  les  republiques,  les  dynasties.  Quel  est 
done  eel  elrange  conquerant?  C'est  Simon  Pierre.  A  lui  est 
reservee  celle  gloire^  raais  la  force  de  Jesus-Christ  est  avec 
lui.  Un  aide  lui  est  adjoint.  C'esl  I'eloquent  apolre  des  na- 
tions, Paul  naguere  perseculeur  des  Chretiens  el  qui  par 
une  election  divine  apres  I'Ascension  de  Jesus-Christ  est 
agrege  au  college  apostolique. 

Tons  deux  ils  precbenl  la  folie  de  la  croix.  C'est  ainsi 
que  les  pa'icns  designent  le  niystere  de  la  redemption  des 
hommes.  A  Jerusalem,  on  I'apiielait  un  scandale  ct  le  zelo 

a  le  prccher  une  ivrcsse ,  un  cxces  de  vin La  folie,  le 

scandale,  I'ivresse  font  de  rapides  progres.  Neron  s'effraye 
ct  croil  pouvoir  eleindre  dans  des  llots  de  sang  la  dange- 
reuse  nouveaule.  Apres  avoir  inutilemenl  epuise  sa  rage 
contre  les  nombreux  proselytes  de  Jesus  crueifie ,  il  croil 
pouvoir  couper  le  mal  dans  sa  raeine.  Pierre  el  Paul,  re- 
connus  comme  les  predicaleurs  de  cette  doctrine,  sont  con- 
damncs  a  mort.  Neron  s'ecric  :  «  Puisque  ces  barbares, 
( c'est  le  gracicux  nom  que  les  Remains  donnaient  aux 
elrangers),  prechent  un  Dieu  crueifie,  qu'on  les  gralifie  du 
«  meme  suppliee.  11  doit  etre  doux  aux  disciples  demourir 
«  comme  leur  maitre.  »  L'arret  s'exeeute.  Pierre  est  atta- 
che sur  une  croix,  mais  il  se  croil  indigne  de  mourir  dans 
a  meme  posture  que  son  maitre.  II  obticnl  que  I'inslru- 


menl  de  sa  mort  soil  place  dans  le  sens  inverse.  Paul  ne 
subira  pas  le  sup)ilice  des  esclaves,  car  on  a  reconnu  qu'il 
avait  les  droits  de  bourgeoisie  romaine.  On  le  conduit  hors 
de  la  ville  sur  le  chemin  qui  mene  au  port  d'Oslie  el  la  on 
lui  tianchc  la  tele. 

Le  prince  de  I'apostolat,  le  vieaire  de  Jesus-Clirisl  a  quilte 
la  terre.  L'Eglise  n'a  plusde  chef  visible.  Mais  bientot  cet 
heritage  de  mort  est  recueilli.  Un  sueeesseur  nionle  sur 
cette  chaire  cnsanglanlee  et  en  lombe  a  son  tour  par  le 
marlyre.  A  celui-ci  un  troisieme  succede  el  peril  aussi 
par  le  glaive  des  perseculeurs.  II  en  est  ainsi  de  plu- 
sieurs  autres,  mais  ce  sang  est  fecond;  c'est  la  semenee 
des  Chretiens.  II  faudra  pourlant  que  la  verite  Iriomphe, 
et  Dieu  a  choisi  ce  qu'il  y  a  de  plus  failde  pour  vainere  ce 
qu'il  y  a  de  plus  fort.  Quels  obstacles  pourraienl  I'empecber 
de  poursuivre  une  ccuvre  que  sa  droite  a  commenece;  c'est 
ainsi  que  se  raflermit  cette  hierarchic  sur-humaine  qui  de- 
puis  saint  Pierre  jusqu'a  Gregoire  XVI  glorieusemenl  et 
saintemenl  regnant,  forme  une  chaine  non  interrompue  de 
papes,  vicaires  de  Jesus  Christ  sur  la  terre  et  supremos  pa.s- 
toursderEglise. 

Telle  est,  d'une  maniere  suceincte,  I'histoire  admirable 
des  evenomenls  que  I'Eglise  veut  solenniser  dans  la  fete 
du29juin.  Celle-ci  remonte  aux  premiers  siecles  de  I'E- 
glise. Sansdoute,  lanlquo  la  persecution  forca  les  Chretiens 
de  se  refugier  dans  les  catacimibes,  on  ne  put  la  celebrer 
avec  eclat.  Mais,  lorsque,  sous  le  grand  Conslantin,  la  re- 
ligion jouit  enfin  d'une  liberie  conquise  par  Irois  siecles  de 
patience  et  que  la  Constance  des  martyrs  cut  lasse  les  bour- 
reaux,  le  corps  de  saint  Pierre  miraeuleusement  preserve 
de  la  profanation  des  paiens,  fut  place  avec  honneur  dans 
un  magnifique  temple  qui  lui  fut  bali  par  le  grand  empe- 
reur.  A  ce  sujel,  un  hislorien  nous  raconte  que  Constantin 
se  transporta  avec  un  nombreux  cortege  dans  le  cirque  de 
INeron  oii  ce  temple  devait  eire  eleve.  La,  il  dcposa  la 
pourpre  imperiale,  prit  une  pioche,  ereusa  la  terre  pour  y 
placer  les  fondements.  Puis  il  porta  sur  ses  cpaules  douze 
hottees  de  celle  terre  qu'il  en  avait  exlrailo,  afin  de  mon- 
trer  sa  profonde  veneration  pour  les  douze  apotres.  Lors- 
que I'edifice  fut  termine,  le  pape  saint  Silvestre  I  en  lit  la 
consecration  solennelle.  Cetle  eglise  a  subsiste  jusqu'au 
seizieme  siecle,  el  c'est  alors  qu'a  ete  construite  la  basili- 
que  actuelle  de  Saint-Pierre,  le  plus  vaste,  le  plus  somplueux 
et  le  plus  riehe  temple  de  I'univers.  Le  meme  cmpereur 
voulut  aussi  honorer  le  lieu  oii  saint  Paul  avait  subi  le  mar- 
tyre,  et  une  autre  basilique  y  fut  elevee.  Aujourd'hui  les 
teles  de  saint  Pierre  el  de  saint  Paul  sont  conservces  dans 
une  ch.isse  somptueuse  dans  I'Eglise  de  Saint-Jean-de-La- 
tran,  la  premiere  qu'ait  erigee  Constantin.  La  moitie  de  ces 
Irenes  sacres  est  I'objet  de  la  veneration  publique  dans 
I'eglise  de  Sainl-Piorre-du-Vatican,  et  I'aulre  moitie  dans 
celle  de  Saint-Paul  sur  le  chemin  d'Oslie. 

Que  sont  devenues  les  depouillos  mortelles  des  Cesars 
perseculeurs  du  nomchrelien?  On  ignore  eomplelement 
le  lieu  qui  les  reeele,  on  n'a  pas  meme  le  souei  de  s'en 
enquerir ;  el  comme  le  chante  un  hymnographe  de  I'Offiee 
de  saint  Pierre : 

Superba  sordent  Caesarcs  cadavcra 

i      «  Les  Cesars,  superbes  cadavres,  gisent  inconnus  et  sans 
a  honneurs.  u 

Qucis  urbs  litabal  impii  cultus  terai 
Apostolorum  glorialur  ossibus. 


DU  MOIS. 


22D 


(I  La  ville  qui,  jaJis  livrue  a  une  impure  idoMlric,  met- 
0  l.iit  ces  lyrans  au  rang  Jes  diciix,  Ics  a  foules  sons  ses 
<(  pieds ,  ct  se  glorifie  d'lionorer  les  ossemcnls  des  saints 
<(  apiitrcs.  » 

Dcus  hommcs,  an  premier  siecle  de  I'ere  chretiennc,  sc 
trouvcrenl  aiix  prises.  L'un  puissant  et  arme  dn  ctlaive  , 
I'aulrc  faililc  ct  n'opposant  que  la  patience.  Le  glaive  fut 
im  instant  vainqueurct  I'lumilile  fut  ecrase.  Mais,  comme 
le  charile  Marie  dans  son  sublime  cantique :  «  Dieu  a  preci- 
cipiteles  puissants  du  Irone  qn'ilsoccupaient,et  il  ya  exalte 
« les  ImmLilcs.  »  Pierre  a  vu  la  croix  de  son  supplice  changee 
en  une  cliaire  sublime,  oii  les  pontifes  ses  succcsseurs 
n'ont  cesse  de  tcnir  le  sceptre  d'une  paternelle  royautc. 
Ses  morlcUes  depouiUes  out  vu  les  plus  grands  monarques 
s'incliner  pour  les  honorcr.  Et  de  Ni-ron  ,  de  Domitien ,  de 
Commode ,  persecuteurs  du  nom  chretien  ,  il  n'est  reste  a 
Ifur  memoirc  qu'uu  long  opprobre  et  a  leurs  cendres  un 
C'lonu'l  oubli. 

Si  la  fele  de  saint  Pierre  est  done  celle  de  toule  la  terre 
calholii|ue  ,  elle  doit,  dans  Rome  ,  avoir  un  caraclere  spe- 
cial de  solennite.  Aussi,  pour  cette  reine  des  nations,  qui 
fill  la  capilalc  du  monde  soumis  a  I'empire  du  demon,  et 
qui  Test  maintenant  de  ce  meme  monde  libre  de  la  liberie 
lies  enfants  de  Dieu .  le  vingt-neut  juin  est  un  jour  de 
splciididc  feslivite.  Le  soir  de  la  veille,  toutes  les  clocbcs 
de  la  ville  se  font  entendre ,  le  canon  du  chateau  Saint- 
Aiige  saluc  cette  grande  solennite  par  ses  bruyantes  de- 
tonations. La  baute  et  superbe  coupole  de  la  basilique  de 
Saint-Pierre  est  illumincc  par  des  milliers  de  lampions, 
qui ,  par  une  merveilleuse  Industrie  ,  .sont  simuUanemcnt 
ct  en  un  clin  d'feil  allumi's,  a  un  signal  de  la  grossc  clocbe. 
Au  point  du  jour,  de  nombreuses  detonations  se  repetent. 
La  vaste  ct  somplueuse  place  du  Vatican  qui  sc  dqiloic  dc- 
vant  la  basilique  est  remplie  d'une  innnmbrable  population 
avide  de  prendre  part  a  la  ceremonie  religieuse  qui  se  pre- 
pare, liienlot  le  souvcrain  pontifc,  accompagne  d"un  Lril- 
lant  cortege  de  cardinaux  ,  de  patriarcbes ,  d'archeveques , 
d"cveqiies,  d'abbes  mitres,  de  generaux  d'ordre ,  d'audi- 
teurs  du  supreme  tribunal  de  la  Rote,  et  d'une  innombra- 
Me  coborte  d'officicrs  du  palais  aposlolique,  ainsi  que  des 
dignitaireset  magistrats  civils  dela  ville  de  Rome,  s'avance 
vers  la  basilique.  II  est  majeslueusement  assis  sur  un  trone 
porlatif  nomme  la  Sedin  geslaturia.  Douze  ofDeiers  char- 
ges de  ce  service  soutienncnt  sur  leurs  epaules  ce  trone 
ambulant.  Le  pape  y  est  couronne  de  la  tiare  rcsplendis- 
santc,  signe  de  sa  supreme  dignitc.  II  donne  sa  benedic- 
tion ;c  rimmense  multitude  qui  .se  presse  autour  de  son 
tn'inc.  On  arrive  a  la  grande  poric  del'cglise.  Au  moment 
oil  le  papc  penetre  dans  I'enccinle  sacree,  les  chanlres  de 
la  cha|ii'llc  pontificale  executcnt  la  celebre  auticnne  qui 
reprodiiit  les  paroles  de  J.-C.  parlani  a  Simon  :  Tu  es  Pe- 
tnis  ct  super  hanc  pelram  (Bdifieaho  ccrlesiam  menm  el 
porlcc  inferi  von  prwvalebunt  adrersiis  cam.  «  Tu  cs 
«  Pierre  et  sur  cette  pierre  je  balirai  mon  eglise,  et  les 
«  portes  de  I'enfer  ne  prevaudront  jamais  contre  elle.  » 
En  cffel,  Pierre  n'est  pas  mort.  11  vil  encore  dans  la  pcr- 
soniie  de  son  successeur,  et  I'antiennc  a  toute  son  oppor- 
tunitc. 
Le  pape  descend  dc  la  Sedia  au  picd  du  majestueux  au 


lei  que  conronne  la  haute  coupole,  e(  sous  lequel  sunt  de- 
posecs  les  reliqucs  des  saints  aputres ;  il  offre  le  saint  sa- 
crifice avec  le  pompeux  ceremonial  qui  se  pratique  dans 
ces  grandes  circonstances ,  et  que  Ton  trouve  decrit  dans 
un  livre  fort  curieux  qui  a  pour  titre  :  Fonclions  jiapalcs 
a  Saint-Pierre  de  Rome  pendant  la  semaine  sainte  el  au 
jour  de  Pdques  (1).  On  trouve  egalement  dans  ce  livre  la 
ceremonie  de  la  benediction  solennelle  que  lepape  donne 
du  haut  du  Vatican  Urbi  et  Orbi,  a  la  ville  ct  au  monde. 
En  ce  jour  de  fete  des  saints  apotres,  le  pape  donne  aussi 
cclte  benediction.  Aprcs  la  mcsse,  on  porle  le  souvcrain 
pontifc  sur  la  haute  loge,  de  laipielle  il  domine  a  une  tres- 
grande  hauteur  la  prodigieuse  muUitude  qui  se  presse  sur 
la  place  de  Saint-Pierre.  Au  moment  on  il  se  leve  pour 
remplir  cette  fonction,  en  etendant  ses  bras,  toutes  les  clo- 
ches sont  mises  en  branle,  le  chateau  Saint-Ange  lire  des 
salves  d'artillerie,  les  tambours  des  troupes  stationnees  sur 
la  place  fontun  roulement,  les  trompetles  y  joignent  leurs 
fanfares  guerricres.  Le  vicaire  de  J.  C.  chante  ces  paroles  : 
«  Que  la  benediction  du  Dieu  tout-puissant  Pere  ,  Fils  et 
«  Saint-Esprit ,  descende  sur  vous  et  y  demeure  a  jamais. 
«  Amen . » 

Le  soir  de  ce  jour,  quand  la  nuit  est  venue,  a  un  signal 
donne  par  un  coup  de  canon,  on  tire  le  celebre  feu  d'ar- 
tiCce  qui  est  connu  sous  le  nom  de  girandole.  Rien  dans 
les  autres  pays  n'approche  de  la  beaute  jiittoresque  el  im- 
posanle  a  la  fois  de  cct  immense  groupe  de  fusees  qui  sc 
croiscnt  en  tout  sens.  On  croirait  etre  temoin  d'une  erup- 
tion du  mont  Vesuve,  qui,  exceptionnellcment,  a  bien 
voulu  se  soumetlre  aux  regies  de  la  pyroteclmie.  Ainsi 
savMil  s'allier  dans  la  capitale  du  monde  cbretien  les  ]iom- 
pes  rcligicuses  et  les  pompes  civilcs.  Les  unes  et  les  au- 
tres lendent  au  mf'me  but.  C'est  pour  honorer,  glorifier, 
exalter  la  memoire  du  simple  pecbeur  dc  la  Galilee,  qui 
a  p.Tsse  de  son  humble  barque  sur  le  trone  des  empereurs. 
II  maniait  une  arme  qui  scmble  bien  faible  aux  mecreanis, 
mais  qui  est  Lien  puissante  aux  yeux  du  vrai  croyant...  la 
FOl.  Aussi  le  grand  apotrc  s'ecriait-il  avec  une  ferme  con- 
liance  :  la  vicloire  qui  subjugue  le  monde,  c'est  notrefoi. 
Cette  arme  ne  fait  jamais  dcfaut  a  celui  qui  la  possede  ct 
qui  I'emploie.  Les  preuvcs  n'exigent  pas  de  longues  re- 
cberchcsct  de  profonds  raisonnements.  Elles  sont  sous  nos 
yeux.  II  s'agit  de  les  ouvrir. 

Nous  lerminons  en  rappelant  que  depuis  1802,  en 
France,  la  fete  des  saints  Pierre  et  Paul  n'est  plus  d'obli- 
cation  cjiiand  elle  tombe  en  un  jour  ouvrabic,  mais  qu'ello 
est  renvoyee  au  dimanche  qui  suit.  Le  trente  juin  est  con- 
sacre  d'une  manierc  plus  speciale  a  honorer  saint  Paul  , 
sous  le  nom  de  Commemoration.  L'an  prochain ,  si  nos 
abonncs  daignent  nous  rester  Cdcles  ,  nous  consacrerons 
a  ce  grand  apotre  des  nations  uu  article  agiographiquo 
triis-etendu. 

(*}  Ce  livre,  qui  vicnt  dp  panllre,  est^n  venlc  clicz  LnJtny  rri-rcs,  nie 
Rourlion  lL'-f.hilIr.iu,  »,  ;'i  Pnris;  le  prix  en  est  de  4  fr.  73  cent.  On  ii'a 
jamais  possede  en  France  une  description  aussi  complete  des  fonclions 
papales  iliiranl  la  grande  semaine.  II  ne  f.iut  pasconfoniirc  ce  livre  avec 
les  Conferences  sur  la  semaine  sainte,  par  monseiiineur  AViseinan.  Ces 
dt'inieiesncovisagent  le  ct-nmonial  que  sous  lerapiioit  de  I'i'rl,  clocQ 
font  puini  one   lis  ription  di'laillce. 


230 


LES    SAINTS   DU    MOIS. 


HOXS     DE   JUIN. 


,    nimnnclic.    St    Jrsn^. 

fihilosophc  ct  apolopiste  rh; 
a  religion  chrijlicnne,  mar- 
tyr en  I'an  107. 

II  ;i  compos^plusieurs  onvra- 
ges  il'ttiie  trt's-hauie  imponaiice 
lioiir  le  chrisiiunlsiiie,  iinncipa- 
It'iut'iU  cclui  (|ui  iim'lf  le  lilre 
d'Apohigtes.  La  convcrsinndi'ce 
|ihilo:;iiplie  est  un  des  i'V(^iio- 
iriniis  les  plus  gloricux  pour  la 

IL'liyiUll. 

St  Pampiule,  prctrc  ct  martyr 
en  309.  *■ 

StRi^vehies  c(  St  Paul  rt'Au- 
lun,  martyrs  au  5*^  sii:clc, 


snnrnn  cl  pnfron  du  <1lnn*'?n 
do  St7Cl.mdL',  mort  en  690. 

7.Slamc(li<  St  Paitl,  arcbe- 
viique  de  Constantinople, 
martyr  en  550. 

St  Gopescalr,  prince  des  Van- 
dales  occidentaux,  el  f^ps 
conipagnons,  martyrs,  lUOG, 

St  Roueut  ,  abbe  de  New- 
Blinsleren  Ansleterre.niurt 
enllSa. 


2.  liiin*!!.  St  PoTiiiN',  premier 

6veque  deLyon,  et  ses  (.'(im- 
pagnuns,  martyrs  en  177. 

Ces  geiicrcux  allUcles  tie  l3  foi 
^laienl  vcrius  de  la  C.rerc  !i  Lyiiii 
piiury  porier  la  lumi(?ro  ili^  I'E- 
vangile;  mais  avant  St  INitliiii, 
le  saint  pv^-lre  Inure  y  iivail  fait 
desconqutJies  spiniuelles. 

St  Mahceixin  et  STPiEimE.run 
prelre  et  I'autre  exorcislo  a 
Rome,  martyrs  en  304. 

St  Khasme,  Sveciue  et  martyr 
en  5U3. 

LPS  niariiis  ilaliens  I'irivu- 
qui-nl  dans  les  tcnipties  de  la 
nierMediierraiifie. 

3.  IMarill.  STECLOTiLiir,  rcine 
de  France,  mortc  en  545. 

Cetlc  princesse  ronveriil  au 
chri&lianisiue  le  roi  Clnvis  I*^"", 
sou  t'poux.  C'esl  done  par  ellc 
que  la  fm  de  J.-C.iuoiila  sur  le 
iiOiie  de  iios  rois. 

St  C£cii,irs,  avocat  des  plus  dis- 
liiigues  de  Rome  paienno, 
convert!  a  la  foi,  nioiL  preLre 
en  211. 

St  Genes,  cvcqne  de  Clermont 
en  Auvergne,  mort  en  G-l"-!. 

4.  IlercrcAI.  STQuims,  eve- 
(jue  dc  Siscia  et  martyr 
504. 
St  Optat,  ivemie  de  Mileve,  un 
des  plus  ilfustres  ecrivains 
dn  christianisme,  mort  apres 
Van  584. 
St  Fras^ois  Caracciolo,  fonda^ 
teur    des    elercs    ref^uliers 
mineurs,  mort  en  ftali 
1008. 

5  Jcaili.  St  Boniface,  nrclie- 
vcipie  di'  Mayenee,  illnslrc' 
apolre  d'Mlemaj^ne  ct  nini- 
lyr  en  7.55. 

Nous  avons  dc  tui  un  recmil 
d'almirables  letircs. 
Sr  .\i.LYnE,   evcquo  de   Clor- 
monl  en  A"V(»i-fne  [rn  latin 
Iliiitius),  ni^rl  en  585. 
St  DoROTHiiE,  abbe  en  EG;fpte, 
celebrc  par  sa  vie  mortiliiie, 
mort  a  la  (in  du  4c  siecle. 


IDimanclio.    St   Mi^darp, 
cvcquo  do    Noyon,   un   des 
plus  jllustrcs  prolats  dc  la 
France,  mort  en  545. 
St  GoDAnn  ou  Gildard,  t5veque 


t.   Vemlrorti.    St   Noivcert, 

arclieveque  de  Magdclminv; 
fondateur  de  I'onii-c  de  l'r6 
monlrc,  moit  en  1154. 
St  PiuurrE,  uii  des  seid^  pre- 
miers   diacrcs    de    I'l^glisc, 
qui  baptisa  i'eunuqucde  la 
j-eine  Candace,  mort  au  1" 
sicclc. 
r  CLAibE,  arcbcvequc  dc  Be- 


de  Rouen,  mort  au  0*^  siecle, 
St  Clou,  en  lalln  Clodulfus 
d'abord  premier  niinislre  du 
roi  Clolaire  II,  puis  evuquo 
de  Melz,  mort  en  006 

9.  S^Uiiflli.  StPiiiMiiCt  StFe- 

LiciEKlreicS,  martyrs  en  iSO, 

Ste  Pel.\gie.  vicrge  et  martyre 

a  lage  dc  15  ans,  en  311 

St  Viscest,  diacre,  martyr  a 

Agcn,  au2^ou3''"  sit;clo. 

lO.  IBiireti.  Ste  SIabgueriTe, 
rcine  d'Ecossc,  moi'te  en 
1U03. 
St  Lasdi;!  ou  pliUol  St  Lande- 
Bic,  cvOque  de  P.iris  ,  mort 
vers  la  lin  du  7^  siecle. 
St  EvREiioiSD,  abbe  dans  le  pays 
Rrcssin,  mort  dans  le  dio- 
cese de  S^rz.  en  720. 

11.  !Bflerca*<MSi.  St  BARNAiii5, 
apolre.eln,;itnsiqueStPaul, 
noiirt'Vdngelisei  les  nations, 
Lipide  p.ir  les  uils  dans  Ic 
1"''  siecle 
St  Ausone,  premier  eveqnc 
d'Angouleme,  mort  aQ  4'" 
siecle. 
St  BAitDori.  arctievcqnc  dc 
Mayence,  mort  en  1052. 

I  2.  Jendi.  St  Jeande  Saha- 
GUN,  ermile  de  I'ordrc  de 
St  Auguslin,  mort  en  1470. 

St  QuiRiN,  St  Naeor  et  St  Na- 
ZAiRE,  martyrs  a  Rome,  au 
5«  =i^clc 

Si  OsupiiBE,  ermite  c6lebrc  dc 
la  Tbebaidc,  mort  on  400. 

J  3,  VendrtMBi.  St  Antoine 
hePadoue,  rcligicnx  de  Tfir- 
dre  dc  St  Francois,  sins;u- 
licrement  vi^nere  en  Portu- 
gal et  en  Ualie.mort,  1251. 
St  Wii.LicMRE.  archeveque  de 
Vienne  mort  en  7G5, 

1-1.  Kiiinedi.  St  Basii.e_  le 
Guano,  arclieveque  ric  Cesa- 
ree  ciiCappadoce.  docteurde 
TEglise,  mort  en  570. 

^ous  avniis  dc  lui  un  gnnd 
noiiilire  d'ewolloni^  niivrascs. 
piasile  a  tie  tumimc  /e  I'liim- 
hciiu  (le  I'uuivers,  I'liomteiir  cl 
fiiniemcnl  de  rEnlisr.,  Ip  . 
Cilc  dfi  t'.nlndi'ine  rupiiplh 
fjidiid  liihsilf,  Ic  m'lnistre  de  la 
gi-itce  qui  a  esjinme  liivcnl: 
tonic  la  lerre. 

15,  Dimaiiche.  St  Guv,  St 

SloiiESTE     et      St    CiliLSLiENCE 

inarlvrs  au  4"  siecle. 


St  Onrfisr,  nldu'  en  Orient , 
mort  au4'^  siecle. 

Le  bienheurcux  GnEcoinE  Bar- 
RADiCO,  cardinal,  evequc  dc 
Padouc,  mort  en  1G97. 

IG.  Hi»nili.STCvri,]eunc  en- 
fant, cl  Ste  Julitte,  sa  mere, 
martyrs  on  Orient,  en  504. 
La  ralliodrnle  de  Nevers  es! 
sou-;  rinvocalion  de  St  Cyr. 
St  JE\R-FRANr;nisREGis,  jesuitc 

mort  eu  1040. 
St  Ferheol,  premier  cvequc 
de  Besani;on,  ct  ses  compa- 
gnons,  martyrs  en  212. 

17.  SInrfli.  St  Nicandre  cl 

St    MuiciEN',   ftiartyrs    vers 

Fan  303. 
St  Avtr,  ou  Aw,  abbt^  de  St- 

RlesQittn     pres     d'Orleans- , 

mort  en  550. 
Lc  bionlicureux  Paul  n'AuEZzo, 

carduial  .     archeveque     de 

Naples,  mort  en  i578. 

|&.  Ba«'«-cpeflli.  St  Makg  cl 
St    Mahcellien,    martyrs    a 
Rome,  en  286. 
StAhanij,  6vequRde Bordeaux, 

mort  au  5^  siecle. 
Ste  Marjse,  vierge  dc  Rilhy- 
nie,  mortc  au  milieu  du  8« 
si6clc, 

Hne  paroisse  de  Paris^  dans  Ui 
Ciie,  portaitsou  uom.  j 

lD.e8f»<dl.  StGervais  et  St 
Pr.i'Tvis,  martyrs  dc  Milan, 
au  3*^  siecle. 

A  Pari;;,  une  paroisse  des  plus 
anoieioies  est  pUcce  sous  leui' 
invoculloii. 

St  Deodat,  eveque  deNeVdfs, 
lonilaleuf  de  I'abbaye  de 
Si-Die  en  Lorraine,  mort  en 
070. 

Rn   lalin,  Die  s'e.sprime  par 
Dendalus. 
St  Bomface,  archeveque,  apo- 
tre  de  la  Russie  et  martyi 
on  1009. 


St 


la    Grand 
en  503, 


nrcmicr  marlyr  dft 
dc-Rrclagnc ,   mii't 


Ste   Puf'.ee,  honor^c    dans  la 
villc  de  Metz. 

83.  fl^iinill.  Ste  ETuELmEnEi, 
vicrtic  et  abhcsse  rn  Anglc- 
lerre,  mortc  en  070. 

Vitiile  de  la   fMe  de  St  Jean- 
B^^piiste,    sans    abstinence    Hi 

jcilne. 

24.  iZnrlli.  St  jEAN-BArrisTE, 
precursour  dc  J.-C.,  deca- 
pitf'i  par  ordre  du  roi  llc- 
rode  avanl  la  mort  de  J.-C. 

Voy.  Particle  sous  ce  litre. 
St  SnipLicE,  eveque  d'Aulun, 
moit  dans  le  4^  siecle. 

25.  Morcperti.  St  Pnosrrn 
d'Aquitaine,  docteiu'  de  I'E- 
glise,  mort  en  405. 
Ses  oiivrnges,  parmi  Icsquols  | 

^o\\\  de  tri's-beaux  poeiiies  la- 
tins', oni,  ('((^   iccueillis  en   un  ■ 
voluuie  ill-folio. 


St  Maxime,  cvtiqne 
nioit  ilia  lin  du  4"^ 


Turin, 
ecle. 


II  nefautpaslecoiifondreavpc 
St  Itonilace,  apOlre  de  I'Alle- 
iiiagHe. 

30.  Vendrcrti.  St  SvLVfir.E, 

papc  el  martyr  en  558. 
II  itait  fils  dc  St  Hovnilsdas, 

paiie.  qui  avuit  etc  uiariii  avanl 

son  uvdiualion. 
Sr  GottiN,  pretre  ct  marlyr 
pres  de  Laon,  patron  dii 
bonrg  dc  ce  nom,  assassine 
paries  barhares  duNord,  en 
iiainc  de  J.-C,  a  lalin  du 
7'^'  siecle. 

31.  f$nm«ili.  Si^  Louis  de 
GoNz\cuE,  jesuite,  mort  en 
1591. • 

St  Eu?ece,  eveque  de  Samo- 
salc,  martyr  en  580. 

St  A.vros,  abbe  en  Rretagnc, 
iiKuUm  Oe  siecle. 

St  LpuFr.in  abbu^en  Korman- 
;       die,  moft  on  758. 

32-  BJimonclie.  St  Palhin, 
cvequc  dc  ISole,  mort,  451. 
JVous"  avons  de  lui  plusicurs 
imi'sics.  II  avail  eic  consul  ru- 
itiiiiti.  Oil  liijatiriliue  rinirodui- 
liuu.MnourinvcnliondescloclK-s 


St  Aoeuiert,  princedusang  de 
IVorthuniberlind.archidiacre 
d  Utrecht,  mort  en  740. 

26.   Jeuili.   St  Jean   et  St 
Paul,  martyrs  a  Rome,  502. 
S.  Vir,ir,E,  Eveque  dc  Trcnte, 
martyr  en  405. 

St  Maxence  ou  Mmxekt.  abb5| 
en  Poitou,  mort  en  515. 

St  Lajicert,  cveijue  dcVenccJ 
en  Provence,  morl  en  1154.  l 

25".  Vondfodi.  St  Ladislas, 
roi  dc  llongrie,  mort,  1095. 

St  Samson,  prMre  romain, 
mort  en  551. 

St  GALACToinE,  eveque  de  Lcs- 
car,  martyr  au  6'"  siecle. 

38.  Kamodl.  Vi^ilede  iafcte 
do  St   Pieire  et  de  St  Paul. 
Jonr  de  jcune. 
St  Ir^nee,  cvcqne   de  Lyon, 
martyr  en  202.  : 

Cc  saint  elmt    originaire  de  \\ 
TAsiP  minrure;il  fill  disciple  de  i| 
Si  Papi^is,  i]Ui  avail  vu  Ses  apiW 
tri'^.  II  a  laiw  plnsii'urs  oinu- 
pes  iri's-o>iini('s,ci  d'aitiani  plus 
plii.s  pii'Cieu\  (pi'ils  so  ralUK'liciiL 
au  liercciiu  dc  la  religion. 
St  pLUTARQiiE  et  ses    compa 
gnons,    martyrs    d'Alcxan-j 
dric,  vers  210. 


20.  Wimaiiclie.  Fete  solcn- 
nelji'  des  deux  ]irinces  desl 
apoli'cs,    St    Pierre  et  St 
Paul,  martyrises  a  Rome. 
Voij.  I'.iiUcIc  sousce  litre. 
SteIIemme,  veuve,  proche  pa- 
rcntc    de     rcmpcrcur     St 
Henri,  morte  au  monaslcre 
dc  Gurt  qu'ellc  fonda,  1045. 

3:0.  tjtfiidi.  CoMJifiMoiiATiOH 
sn-ciALE  DE  St  Paul,  apotrc. 
Sr  Martial,  jiremier  eveque  de 
Limoj^es,  mort  au  5^  siecle. 
II  fut  un  dosceleliresinission- 
itaircs  cnvovcs  de  Uuitic  avcc 
Si  Oriiis  de  Pans,  el  cnuverlit 
un  trc»-graud  nombred"idolalres. 


ANECDOTES   DU   TEMPS   PHESENT. 

ANECDOTES  DU  TEMPS  PRESENT. 


251 


HIVER   D£    1845  VANS  Z<ES  GUISOlVrS. 


L'liivcr  tcrrilile  el  prulonge  do  ISi.'i  a  suvi  avcc  fiircur 
dans  celte  Suisse  si  lojiglemiis  hcureusc.  recemmcnt  souillee 
do  sang  par  la  riJvoUc.  U'accmniilalion  ilcs  nciiios  y  a  cousO 
dcs  accidents  graves  et  nomlircnx. 

11  y  a  differenls  dangers  i|ni  mcnacent  le  voya;,'Pur  an 
fiassage  d'un  col  des  Alpes :  I "  Vaceumnlatiun  tic  la  mige, 
tpii  a  iii'U  lorsque  le  vent  j«Uo  snr  lo  clieniin  ImUii  dc 
Icllos  masses  de  m-igo,  qno  Ic  voyagonr  csl  relarde  dans 
sa  marclie,  on  mime  onliiirenicnl  empiM-Ini  dc  passer  onii'c; 
la  ncigi:  s'accumule  plus  on  ninins.  Aussi  longt:  (ii|is  ijue 
le  IVoid  csl  riijonrcnx,  la  noige  line  al  It'gere  so  ddaclie 
facilcmenl  du  dieniin  baUn,  et  les  difficulles  ne  sonl  pas 
si  grandes;  mais  lorstjue  la  temperalnre  s'adoucit,  ct  que 
la  ncige,  dcvcimc  plus  inoUo,  est  pressoe  dans  le  chen.in  ct 
forme  on  fosse  profond,  cpii  se  reniplit  entierenieni,  inojne 
par  un  vent  leg'  r,  alors  on  no  pout  plus  avancer  au  r.ord 
du  col.  Cet  cmpeclnimenl  a  lieu  lors.pi'il  fait  un  vent  du 
sud,  et  an  sud  lorsqn'il  fait  un  vent  du  nord,  de  sorte  ipfon 
pent  admeltre  en  gi'neral  c(u'il  n'y  a  (pi'un  cote  du  Bcniar- 
din  (jui  soil,  le  nu'iiie  jour,  fori  mauvais.  Si,  apres  qucli|ues 
jours  dc  froid,  la  route  s'est  de  nouveau  elevee;  si  elle 
forme  unc  digue  au  lieu  d'un  fosse,  alors  raccumulalion 
de  la  neige  est  moins  a  craindre. 

2^  Vamollisscmcnt  dc  la  ncige;  le  chemin  n"offrant  pas 
lasoliditc  convcnalilc,  lorsque  la  Icmperalnre  s'adoucit.  Ce 
danger  pent  arriver  tout  i'liivcr,  lorsque  le  vent  du  sud 
regne,  et  il  a  lieu  regulicremcnt  tons  les  prinlemps;  I'a- 
inoUissement  de  la  neige  presente  souvent  dcs  obslaclcs 
insurmontables  a  celui  qui  voyage  a  clieval,  en  traineau  et 
mcme  a  pied;  et  comme,  par  unc  tenjperalure  douce,  lors- 
qu'il  a  forlement  neige,  des  (iiites  de  ncige  peuvent  avoir 
lieu,  le  danger  augmenle  eilraordinairemenl.  Celui  qui  ue 


pent  alleinJrc  au  village  de  lleinter-Ulieiu  on  de  Cernardin,, 
et  ([ui  est  force  de  conliimer  son  clieniin,  pent  evitor  ccs 
dangers  en  voyagcant  dc  nuil. 

5"  Li:$  timrmenlcs,  denomiiiafion  usitceen  Savoie.  Celui 
qui  est  parti  par  un  temps  calnio  et  qui  se  trouve  loul  a 
coup  surpris  dans  sa  route  par  une  tournienle,  se  trouve 
dans  la  position  la  plus  crilique  ct  expose  anx  plus  grands 
dangers.  Les  lournicntes  qui  out  lieu  par  les  venlsdu  nord, 
ou  celles  qui  arrivent  paries  vents  du  sud,  sont  egalement 
terribles,  mais  avec  la  difference  remarquable  que  le  vent 
du  nord  se  decbaine  avec  plus  de  violence  au  sud,  et  le 
vent  du  sud  au  nori/du  col.  Ccs  tourmentes  sonl  raremenl 
assez  violcntes  jiour  renverser  un  honime;  mais  il  est  son- 
vent  impossible  d'avancer  contre  le  vent,  quoique  la  voilnre 
ou  le  traineau  soil  de  4  ii  6  chevaux ;  lorsque  tonic  Irace  do 
clieniin  disparait  sous  la  neige,  el  que  le  cnclier  et  les  cbe- 
vanx  n'y  voicnt  pas  dans  le  tourbillon  qui  les  environne,  et 
qu'ils  sc  faliguent  au  point  de  lomber  de  lassitude.  IJans  les 
tourmentes  causees  parle  vent  du  uord,  le  cbemin  demeure 
ferme,  et  Ton  peul  avancer  rapidement  parloutoii  la  neige 
D'est  pas  accumuliie;  les  tourmentes,  causees  au  conlraire 
par  le  vent  du  sud,  occasionnent  nrdinairement  des  coups 
de  vent  plus  forts,  amollissent  le  chemin  ballu,  produisent 
de  grands  tourbillons  do  neige,  font  que  la  neige,  qui  est 
dej.i  tiiinbee,  devient  plus  poudreuse  el  plus  propre  a  etre 
emporlec  par  un  tourbillon,  et  elks  sonl,  par  cela  meme, 
plus  dangercuses  que  les  autres.  Levcnt  i'esl  cslincommodG 
a  cause  du  froid  aigu  qu'il  produit.  el  le  vent  d'ouest 
( appele  le  vent  de  France  dans  le  lilieinwald )  est  le  moins 
dangereux.  Les  tourbillons  do  neige,  lorsque  les  tourmentes 
onl  lieu  par  le  vent  du  nord  ou  par  cfdui  du  slid,  obscur- 
cisscnl  I'air  sur  ces  hauteurs,  |iroduisent  sur  les  parlies  du 


253 


ANECDOTES 


corps  que  le  voyngoiii-  l;iisse  a  decouvcrl,  des  picjtemenls 
pai-eils  a  ceux  causes  pai'  dcs  aiyuilles  lines,  et  y  caiiseiU 
de  la  douleur,  de  la  roiigcur  el  de  I'eiillure,  lui  oloiU  la 
respiralion,  raveuglciil,  causent  un  grand  bruissement  au- 
tour  de  scs  oreilles,  et  lorsqu'il  ouvre  les  yeux,  dans  les 
momenls  oii  la  tourmenle  est  moins  violente,  il  n'apcrcoit 
plus  aucune  trace  de  cheniin,  et  so  voit  abandonne  au 
milieu  d'une  liorrible  solitude,  oii  il  n'entend  que  le  mu- 
gissemcnt  des  vents  dechaines  autour  des  pics  glaces  qui 
I'environnent  de  tons  cotes;  ce  sont  les  moments  les  plus 
dangereux  pour  lui. 

4°  Se  Irouver  engourdi  par  le  froid,  se  laisser  lomber 
defaligue  ou  de  sommcil.  Les  habitants  du  pays  evitent  ces 
dangers  par  Ibabitude  ou  par  des  mesures  de  prudence; 
eependant  je  pourrais  citer  des  exemples  ou  I'envio  de 
iilormir  dcvient  insurmontable,  et  ou,  sans  le  sccours  de 
rompagnons  de  voyage,  la  mort  en  eut  ete  la  suite  inevi- 
table. Pour  les  etrangers  ces  dangers  sont  grands.  Le  froid 
peut  devenir  tres-dangereux  par  le  vent  du  nord,  et  surtout 
du  nord-est,  des  que  I'epuisement  dcs  forces  rend  le  mou- 
vement  a  pied  impossible,  ou  que  I'air  subtil  qu'on  respire 
dans  ces  regions,  la  violence  du  vent,  ou  trop  de  nourriture 
arretent  la  respiration  apres  que  Ton  a  fait  quelques  efforts 
dans  la  neigc,  el  empeclient  de  marcher  au  moment  oii  Ton 
ne  peut  resister  au  froid  qu'en  se  donnant  du  mouvemcnt; 
cela  peut  arriver  menie  ii  des  hommes  tres-robusles. 

Recemment,  cinq  llanovriens,  quirevenaient  d'ltalie  ou 
ils  avaicnt  conduit  des  chevau.x  ,  partirent  du  village  de 
Saint-Bernardin.  Gomme  ils  nevoulaient  pas  oC  laisser  de- 
tourner  de  leur  dessem ,  malgre  les  remontrances  qu'on 
leur  fit,  et  qu'ils  etaient  dans  I'intention  de  penetrcr  tout 
seuls  a  travers  le  col  du  Bernardin,  un  habitant  de  la 
vallee  du  Rheinwald,  qui  etait  present,  se  resolut  d'ac- 
compagner  les  voyageurs  allemands,  pour  ne  pas  les  livrer 
a  une  mort  certainc.  Le  temps  devint  effroyablc  el  ces 
hommes  lutterenl  contre  la  tempete,  jusqu'a  ce  que  leurs 
forces  vinrenl  a  s'cpuiser.  L'habitanl  du  Uheinwald  fit  son 
possible  pour  les  sauver,  mais  ils  succomberent  tons  les 
uns  apres  les  autres.  Lorsque  ce  brave  homme  vit  que 
tous  ses  efl'orts  etaienl  inutiles,  il  songea  a  sa  propre 
conservation ,  mais  comme  il  avail  deja  fail  des  efforts 
extraordinaires ,  il  en  devint  lui-meme  presque  la  vic- 
time.  11  reussit  a  sauver  sa  vie,  mais  il  eiil  les  membres 
tenement  geles,  que  des  lors  il  est  restc  estropie  Les  cinq 
■conducteurs  de  chevaux  ,  qui  etaienl  Ires-robustcs,  paye- 
rent  de  la  vie  leur  temerite.  Les  meiUeurs  regies  qu'on 
puisse  donner  pour  se  garanlir  des  dangers  dont  on  vient 
de  parler,  sonl  les  suivanles :  il  ne  faul  point  porter  de 
manteau  trop  lourd,  mais  bien  deux  chemises;  point  de 
bottes,  mais  des  guctres  qui  ne  serrenl  pas  la  jambe, 
et  des  bonnets  de  sole  sous  le  chapeau ;  il  ne  faul  point 
prendre  de  cafe  avanl  le  depart,  mais  une  soupe  a  la  fa- 
rine  avec  du  vin,  et  dans  aucun  cas  de  I'eau-de-vie;  il 
faut  prendre  avec  soi  un  morceau  de  pain  et  un  llacon  de 
vin;  quaud  on  monle  dans  la  neige  il  faut  marclier  tres- 
lenlement,  et  la  respiration  ne  doii  pas  elre  plus  acceleree 
que  la  marche. 

S"  Les  ckutes  de  neige  et  les  avalanches.  Lorsque  des 
couches  de  neige  se  trouvent  sur  des  rochers  qui  out  une 
inchnaison  de  30  a  30°,  et  qu'clles  commencenl  a  sc  mou- 
voir  el  a  glisser,  elles  forinenl  des  cluites  de  neige  ap- 
pelces  en  allemand  schneescblipse,  qui,  lorsqu'ellcsattei- 
gucnt  1,-,  route,  pcuvcnt  couvrir  le  voyageur  et  I'arreler, 


mais  rarcment  le  meltre  en  danger  ilc  la  vie.  Au  premier 
tournant  au-dessus  du  pont  du  llhin,  a  une  di  .,1-licue  du 
village  de  Ueintcr-Rhcin  ,  il  y  a  une  place  oil  ces  chuluj 
ont  lieu,  ainsi  qu'au  sud  du  col  a  une  leiiii-Ueue  aii-des- 
sous  du  village  de  Saint-Ucrnardin.  Comme  ces  chutes 
n'arrivent  que  les  deux  premiers  jours  opros  qu'il  est 
tombe  de  la  neige,  et  qu'elle  s'csl  cxUaonlinairement 
amassee,  on  peut  eviter  les  dangers  qui  en  resullcnt; 
elles  ne  sont  par  consequent  pas  jcaucoup  a  craindre.  11 
en  est  tout  autremen'  des  avalanches,  qui  sont  un  dcs  phe- 
nomenesles  plus  terriUes  des  llautes-Mpes;  elles  ont  lieu 
durant  I'hiveretau  printemps,  soil  [lardes  coups  deveni, 
soil  par  le  dcgel  qui  survient;  elles  peuvent  mome  sc 
former  pendant  que  le  vent  du  nord  regno  et  que  la  neige 
est  Ires-fine,  quand  I'air  se  Irouve  ebranle  par  quelque 
bruit,  ou  que  le  ciel  s'elant  eclairci  au-i'  s<;us  des  pics  con- 
verts d'un  manteau  de  neige,  le  soleil  y  repand  sa  clialcur. 
Lorsque  le  vent  ne  tourbillonnc  jias  quand  il  neige  ,  mais 
i[u'il  souflle  toiijours  du  meme  cole  el  un  pen  do  has  en 
liaut,  la  neige  s'allachc  extiaordinairemeiit  vile  aux  areles 
des  moiilagnes,  en  forme  de  loit  suspeiidu  en  I'air,  qui  de- 
horde  toujour?  plus,  et  qui  forme  souvent  des  najqies  ou 
des  boucliers  cnormes  qui  depassenl  le  rocher  et  surplnm- 
bent  au-dessus  du  sol ;  Ihabilant  des  Grisons  les  ap|iellc 
pourcette  raison  Wimlschihl,  Windschirm,  ou  Wimtbril. 
Ces  masses  menscanles  demeurent  ainsi  sus[ienducs  en 
I'air,  jusqu'a  ce  qu'elles  se  brisenl  el  s'ccroulenl  par  I'ef- 
fet  de  leur  propre  poids,  ou  lorsque  la  temperature  s'aduu- 
cit,  ou  que  le  vent  change  de  direction.  C'cst  par  le  vent 
du  nord,  ou  lorsque  la  neigc  n'est  pas  fcrme,  que  se  for- 
ment  Ic  plus  grand  iiombre  d'avalanches ,  mais  par  le 
vent  du  sud  ou  le  degcl,  elles  sonl  le  plus  dangereusrs  : 
on  appelle  les  premieres  avalanches  froides  ou  vcnicuscs 
( Windlaninen  ),  les  .secondes  ai'a/anc/ics  du  jirivtcmps 
(Grundoder  Schlaglauinen  ],  Celles  ci  se  predpitenl  moins 
rapidement  (|ue  les  aulres ;  elles  parcourenl  en  cin(|  se- 
condes  le  cheiniu  qu'a  parcouru  une  avalanche  froide  en 
une  scconde,  dcsortcque  Ton  peut  qutlquefois  les  eviler 
en  prenant  la  fuile,  mais  les  avalanches  frnides  jamais, 
riusieurs  contrees  de  la  chaine  des  Alpes  ne  .sont  expo- 
sees  aux  avalanches  que  lorsque  cerlains  vents  regiient  : 
la  position  et  la  forme  des  rochers  sont  cause  qu'il  y  a  des 
enikoits  exposes  tous  les  printemps  aux  jdus  tcrribles 
avalanches,  c'est  pourquoices  eudroils  sont  appeles  Lanc- 
nenzuge.  Au  col  du  Bernardin,  il  n'y  a  aucun  endroit  sujet 
a  ce  danger,  mais  des  nappes  ou  boucliers  de  neige  se 
formenl  aux  aiguilles  d'alentour,  et  causent  quehpi.l'ois 
des  avalanches.  Une  de  ces  masses  de  neige  atteigiiit  dans 
sa  chute,  le  2  mars  1824,  le  traineau  de  poste  et  le  jcia, 
ainsi  que  treize  personnes  (  voyageurs,  conducleur,  pos- 
tilion, et  les  hommes  charges  d'ouvrir  Ic  clieniin ),  dans 
un  precipice  oil  il  avail  de  la  neige  el  d'ou  Ton  put  rctiier 
onze  hommes ;  I'un  de  ceux  qui  etaient  charge  d'ouvrir  Ic 
cheniin  et  le  Landammann  de  Rovcredo,  dans  la  vallee  dc 
Misox,  ayanletc  lances  contre  le  garde-fou,  furenl  ecrases. 
Des  lors  on  passe,  en  hiver,  par  I'ancien  chemin ,  de  I'au- 
tre  colli  du  ruisseau,  et  Ton  evile  ainsi  ce  danger.  11  y  a 
quelques  annees  qu'un  de  mes  amis  des  Grisons,  partit  de 
''Engadine,  en  hiver,  avec  une  caravane  enlicre,  ]iour  se 
rendre  a  Davos,  en  pa.'^sanl  par  le  ad  de  la  Slialcliu.  Tout 
d'uii  co'jp  'e  leril  dii  nord  commence  a  former  des  tour- 
billons  de  neige  poudreuse,  et  des  nappes  de  neige  s'atta- 
chenl  aux  aiguilles;  au  bout  de  ipichiiie  temps,  ces  nappes 


se  delachent  el  comTent  touto  la  file  dcs  Irnineaus,  qui 
etaient  au  iiombre  de  cintiuante-dcux,  ainsi  que  les  hom- 
ines et  les  clievaux.  Mon  ami  ct  qiielques  aulres  personnes, 
alti  mts  par  la  prcssion  de  I'air,  fuient  deposes  saius  et 


DU  TEMPS  PRESENT.  23S 

saufs  assez  lorn  de  la;  ils  s'empresserent  d'aller  au  secours 
do  ceux  qui  avaieul  ele  ensevelis  sous  la  neige,  et 
I'uussirenl  a  les  sauver,  la  reige  etant  seche  et  peu  com- 


paclc.  Les  avalaxches  d«  prititemps  ne  se  forment  qae 


par  un  vent  dii  sud  et  lorsque  Ic  doge!  survient :  la  neige 
donl  elles  soul  composees  est  lellemeiil  compaclc,  ijuuu 
horame  ou  un  clieval  qui  y  est  enfonce  sLulemeut  jusqu'au 
cou,  ne  peut  absolument  pas  s'en  relirer  sans  secours 
ctrangers  ;  c'est  pour(|Uoi  ceux  qui  sont  couverts  par  une 
de  ces  avalanclies  sont  ordinairemeut  perdus  sans  retour  : 
riiomme  y  etouffe,  ou  secassela  nuque  ou  I'cpine  du  dos, 
II  arrive  assez  souvent  que  la  neige  de  ces  avalanches 
forme  des  ponts  solides  sur  les  lorrenls ,  el  qu'elle  re- 
sislc  aux  chaleurs  d'un  ele  enlier.  L'impetuosite  de  ces 
avalanches  passe  I'imaginalion.  La  chute  de  ces  masses  de 
neige ,  qui  lombent  souvent  de  plusieurs  milhers  de  pieds 
de  hauteur,  cause  un  ebranlemenl  si  violent  dans  I'air, 
que  fori  souvent  des  forcls  et  des  cabanes  sont  renverseos, 
el  des  homnies  et  des  besliaux  enleves  el  etouffes  a  une 
distance  consideralde  de  la  place  ou  Tavalanche  a  passe. 
Je  sals  nn  excmple  oti  cinq  hommes  de  Kloslers  ( dans 
le  Prelligau)  furenl  surpris  par  une  avalanche  en  voulant 
aller  chercher  du  foin  dans  des  cahaues  siluees  dans  la 
montagne  ;  I'un  d'eux  fnl  enleve  par  la  pression  de  I'air  et 
depose  sain  et  sauf  au  fond  de  la  vallee,  a  une  bonne  lieue 
de  distance  de  la  place  ou  I'accidenl  avail  eu  lieu;  il  de- 
meurait  assis  commeun  homme  quireve,  et  ce  ne  ful  que 
lorsqu'on  I'appela  qu'il  reprit  ses  sens.  Une  femrae  flt  un 
voyage  pareil  :  elle  ful  emporlee  par  la  pression  de  I'air, 
lors  de  la  chute  d'une  avalanche  au  defile  de  Zugen 
(entre  Filisur  el  Davos  I,  et  Iransportee  au  dcla  du  ravin 
profond  dans  lequel  coule  le  Landwasser.  L'impeluosilc 
avee  laquelle  ces  avalanches  lombent  est  quelquefois  si 
prodigieuse  ,  qu'elles  couvreiil  de  neige  et  de  picrres  dcs 


plaines  de  plus  d'une  lieue  de  longueur.  Les  avalanches 
onl  cause  de  lout  temps  des  malheurs  sans  nombre  aux 
habilanls  des  Alpes,  car  elles  descendenl  souvent  j.usque 
dans  les  vallees  fertiles,  delruisent  en  un  din  d'reil,  fo- 
rels,  champs,  prairies,  maisons,  et  tnenl  hommes  el  bes- 
liaux. 11  y  a  des  annees  oii  ces  malheurs  arrivent  d'une 
manicre  terrible.  Ce  sont  celles  ou  II  lombe  excessivement 
de  neige,  comme  par  exemple  en  I  SOS,  oti  11  se  forma  au 
mois  de  decembre  ,  dans  les  cantons  des  Orisons,  i'i'ri, 
de  Schwylz,  A'Undencatd,  de  Glan's,  de  Bone,  de  Vaud 
el  de  Saint-Gall,  des  avalanches  lellcment  devaslatrices, 
que  tout  le  dommage  qu'elles  causerenl  ful  evaluea  quel- 
ques  millions  de  francs  de  Suisse;  et  en  1817,  oii,  danstrois 
cantons  seulemeol,  cinquanle-huit  personnes  furenl  luees, 
vingt-quatre  blessees,  qualre  cent  soixante-six  pieces  de 
betail  elouffees,  el  cent  .soixante  et  une  maisons  et  clables 
renversees.  11  y  a  plus  d'un  exemple  que  des  villages  en- 
tiers,  et  quelquefois  plusieurs  cenlaines  de  personnes,  ont 
ele  ensevelis  a  la  fois  sous  des  avalanches.  De  1800  a  1843, 
cent  qualre-vingl-sept  habilanls  ont  ele  lues  dans  les  Pri- 
sons, qualre-vingt-quaire  blesses,  mille  cinq  cent  cin- 
quanle  pieces  de  betail  elouffees ,  et  environ  cinq  cents 
maisons  ou  elables  renversees ;  el  dans  neuf  cantons  tra- 
verses par  la  chaine  dos  Alpes,  cent  qualre-vingts  per- 
sonnesonl  peri,  Irente-sept  ont  ele  blessees,  mille  Irois  cent 
quarante  el  une  pieces  de  belail  elouffees,  cent  vingt-quatre 
maisons  et  qualre  cent  quaranle-qualre  etables  delruites. 
Les  habilanls  des  Alpes  pcuvenl  delerminer,  en  regardant 
la  neige  et  en  la  louchaul,  si  c'esl  de  la  neige  propre  a  former 
des  avalanches,  et  quaud  on  peutse  mellre  en  route  sans  dao- 

SO 


S5* 

gor  :  cVst  pnurquni  il  Tniit  los  ronsullor  .i  rol  I'pinrd.  II  est 
"rriHtciit  aussi  de  no  ii.is  ninrclicr  en  lron|)0,  niais  s.'imre- 
rticnt,  el  a  iino  ccrlaine  ilislaiicc  Ics  mis  ilos  aiilres,  afiii  qiie 
fout  Ic  nionde  no  soil  pas  alteiiit  a  la  fois  ]m-  los  ava- 
lanches, ct  ([uc  ccux  qui  en  auraicnl  ele  couvei'ls  puissen* 
fire  sccounis  par  lours  compagnons.  lin  liivcr,  lorsipie  le 


AiSECnOTES 

temps  est  seieni,  il  n'ya  nnoun  ilaiigor  a  craindio,  maig 
an  priniem|is  li;  danner  dnre  di'  inidi  jiisfjirau  soir  :  c'cst 
punnnini  il  faiil  voyager  ciussi  matin  (pic  possililc. 

Dans  cos  solitudes  "lacocs.  c'esl  encore  la  relif;ion  que 
Ton  relrouvo  comme  pruleclriccderiiomiiie  et  do  sa  fai' 
blesse  iiolde.  L;i,  conMiie  a  la  grande  chartreuse  et  au  ce- 


Iclirc  hospice  dii  mont  Saint-Bernard,  la  charitc  calliolique 
prodignc  ses  secours  u  I'hnraanile  soulfranlc.  C  est  a  cc 
Imt  qu'etaieiit  reserves,  a  eette  neuvre  que  sevouaient  les 
jijus  severes  et  les  plus  stricts  de  ces  ordres  religienx,  si 
SQUvent  calomnies.  Trappistes,  chartreux.  hospitallers, 
s'.habitnaienl,  par  rexercico  de  toutesles  privations,  a  subir 
toutcs  les  apretes  des  saisons,  de  la  pauvrete,  de  I'alisli- 
noice  ;  et,  dans  les  grandcs  catastrophes  de  la  societe  comme 
dans  lesscvcrcs  rigneiirs  de  la  nature,  on  elait  siir  de  les 
rencontrer  al  cur  poste.  Uu  pocte  de  la  derniere  epoqiio, 
M.  do  Fontancs,  a  caraclerise  adniiraljlement  ces  urdres 
monasliques. 

lA    CHAHTBEUSB    DE    PARIS. 

Vicux  cluilre  ou  Jc  Eruno  les  disciples  cacliijs 
Rcntcrnient  tous  tears  vffiux  sur  Ic  del  allacln's , 
Cloitrc  saint,  ouvrc-moites  modestes  porliquesi 
Laisso-moi  m'egarcr  dans  cos  janlins  rustiquos 
Oil  vcnalt  Calinat  nieditcr  qudc|uefois, 
Ilcurcui  de  tuir  la  cour  ct  d'oublier  les  rois. 

J'ai  Irop  connu  Paris  :  mes  legeres  pens6es, 
Dans  son  enceinte  immense  au  hasard  dispers&s, 
Veulcut  cnfiii  rejoindre,  et  licr  tous  les  jours, 
Lcur  dcmi-lill'onni;,  qui  so  bi'isc  toujours. 
Soul,  jc  vicns  iccucillir  mes  vagues  reveries. 
Fuycz,  brujants  rcniparts,  pmnpeuscs  Tuileries, 
_^  Louvi-c,  iloiit  lo  porliquc  a  ines  ycux  cblouis 
■'"     Vanlcapres  cent  hivers  la  grandeur  do  t.ouis! 
Je  prcferc  ces  iieux  oil  I'ame,  moins  distraite , 
Mdnie  au  aein  de  P.iris  pent  joilor  la  relraile  : 
La  retraite  me  plait,  clle  eut  mes  |)reniiers  vers. 
hiiii,  Uc  tcus  moms  vlls  eclairuut  I'uiiivcrs, 


Septemtiro  loin  de  nnus  s'enl'uil  el  decolore 
Ccl  etial  doiil  raiinee  un  municnl  biille  encore. 
II  redouble  la  paix  qui  ni'atlaciic  en  ces  lieus  ; 
Son  jour  nii.'Iancoli(|ue,  el  si  dous  a  uos  ycux, 
Son  vert  plus  retnbruni,  son  grave  caraclere, 
Seniiilcnt  se  confornier  au  deuil  dii  inonastere. 
Sous  CCS  bois  jaunissanls  j'aime  ii  ni'cnsevelir. 
Conclie  sur  un  gazon  qui  commence  a  palir, 
Je  jouis  d'uu  air  pur,  de  I'onibre  et  du  silence. 

Ces  chars  tumultueux  oil  s'assiod  I'opulence, 

Tous  ces  travaux,  ce  pcupli?  ii  grands  llots  agile, 

Ces  sons  conlus  qu'eleve  uiie  vastc  cite, 

Des  enfants  ilo  Bruno  ne  troublcnl  point  I'asile  ; 

Le  bruit  les  ouvironne,  et  lcur  aine  est  tranquille. 

Tous  les  joins.  ri.|irodiiit  sons  des  traits  inconstanls, 

Le  tanlonie  ilu  sii-cle,  emporle  par  le  temps, 

Passe,  el  route  autour  il'eux  ses  pompes  mensongoros. 

Mais  c'cst  en  vain  :  du  siecle  its  out  fui  les  cllimercs  ; 

Horniis  rdlcriiili  tout  est  songe  pourcux. 

Vous  deplorcz  pourtaiit  lcur  destin  inalheureux. 

Quel  prejuge  funcste  a  des  lois  si  rigides 

Attaclia,  dites-vous,  ces  pieux  suiciilcs? 

lis  meurcnl  longuement,  rouges  d'un  noir  clwgrin  : 

L'aiitel  garde  leurs  vttux  sur  des  tables  d'airaiii , 

Et  le  seul  dcsespoir  habile  leurs  cellules. 

Eh  bien,  vous  qui  plaignoz  ces  victimes  crcdulcs, 
Penetrez  avec  moi  ces  inurs  religieux  : 
N'y  rcspirpz-vous  pas  fair  paisible  des  cieux  ? 
Vos  chagrins  ne  .sontplus,  vos  passions  se  laiscntf 
Et  du  cloilre  muel  les  leuebr^s  vous  ptiisent. 

Mois  quel  lugubre  son,  du  haul  de  cclle  lour, 
Descend  el  tail  fiemir  les  dortoirs  d'alcnlour? 


DU   TEMPS  PnESENT. 


3SS 


C'esll'airain  qui,  du  temps  formidjble  iiilcrprcle, 

Dans  chaque  hcure  qui  I'uil.  a  I'liumljlc  anachorete 

Redil  en  longs  cclios  :  Sonjo  ju  dernier  momcnti 

Lc  son  sous  celte  voute  expire  icntcment; 

Et  quand  il  a  cesse,  ranie  en  freniit  encore. 

La  mi5ditalion  qui,  seule  des  I'aurore, 

Dans  CCS  sombres  parvis  marclic  en  baissant  son  oeD, 

A  ce  signal  s'arrele,  et  lit,  sur  un  cercueii, 

L'epitaplie  a  demi  par  les  ans  effacee, 

Qu'un  gothique  ctrivain  dans  la  pierrc  a  tracCe. 

0  tableaux  eloquents !  oh  !  conibien  a  nion  cceur 

Plait  ce  dome  noirtid'une  divine  liorreur, 

Et  le  lierre  erobrassant  ces  debris  de  niuraillcs 

Oii  croassc  Toiseau  chantrc  des  funerailles  j 

Les  approcbes  du  soir,  et  ces  ifs  atlristes 

Oil  glissent  du  solcil  les  dcrniurcs  dartes ; 

Et  ee  buste  pieux  que  la  mousse  environne, 

Et  la  cloche  d'airain  4 1'accent  monotone ; 

Ce  temple  oO  chaquc  aurore  entend  les  saints  concerts 

Sortir  d'un  long  silence  ct  monlcr  dans  les  airs ; 

Un  martyr  dont  raulel  a  conserve  les  restes ; 

Et  le  gazon  qui  croit  sur  ces  tombeaux  modestos 

Oil  I'heureux  cenohite  a  passe  sans  rcmord 

Du  silence  du  cloitre  ii  cclui  de  la  niort ! 

Cependant  sur  ces  murs  Tobsclirite  s'abatssc, 

Leur  deuil  est  redouble,  leur  ombre  est  plus  epaisse ; 

Les  hauteurs  de  Meudon  me  cachent  lc  soKjil, 

Lejour  meurf,  la  nuit  vicnt;  lc  couctiant,  nioins  vermeil, 

Voit  palirde  scs  feux  la  derniere  elincelle. 

Tout  a  coop  se  nllumc  une  aurore  nouvelle 

Qui  monto  avec  lenleiir  sur  les  d6mcs  notrcis 

De  ce  palais  voisin  qu'eleva  Medicis  (1) ; 

Elle  en  blancliit  le  faite,  et  ma  vue  cncb3nt6e 

Recoil  par  ces  vitraux  la  lumii-re  argentce. 

L'astre  toucbaut  des  nuits  verse  du  haiu  des  deux 

Sur  les  tombes  du  cloitre  un  jour  mysterieux, 

Et  semble  y  rent^cbir  cetle  douce  lumierc 

Qui  des  morts  bienheureux  doit  charmer  la  paupiere. 

Ici,  je  ne  vols  plus  les  horreurs  du  trepas  ; 

Son  aspect  attendrit  ct  n'epouvante  pas. 

Me  trompe-je?  Ecoutons  ;  sous  ces  voutcs  antiques 

Parviennent  jusqu'ii  moi  d'invisibles  cantiques, 

Et  la  Religion,  le  front  voile,  descend. 

Elle  approche.  Dejii  son  calnie  attendrissant 

Jusqu'au  fond  de  voire  iime  en  secret  s'insinue. 

Eutendez-vous  un  Dieu  dont  la  voix  inconnue 

Vous  dit  lout  bas  ;  Mon  fils,  viens  ici,  viens  a  moi  ■ 

Marche  au  fond  du  desert,  j'y  serai  prus  de  toi? 

Maintenant,  du  milieu  de  celte  paix  profonde, 
Tournez  les  yeux  :  voyez,  dans  les  roulesdu  monde, 
S'agiler  les  humains  que  Iravaille  sans  fruit 
Get  espoir  obstine  du  bonheur  qui  les  fuit. 


UN  BONNETS  DETENU. 

tJn  honnete  et  pauvre  pere  de  fjmille  elait  rclcmi  dopuis 
Jix-sepl  mois  dans  l,i  niaison  d'arret  de  Cliarolles,  pour  une 
delte  qui  ne  lui  elait  pas  pcrsoBnclIe,  mais  dont  il  avail  en 
la  genereuse impnidencc  de  reponJre.  Depiiis  dix-sopl  mois, 
disons-nous,  ilgemissail  sur  la  delresse  dc  sa  fenime  el  de 
ses  cnfants,  qui  etaient  prives  du  fruit  de  scs  labeurs.  Un 
jour,  il  s'apercoil  qu'on  a  oubliii  de  con.signer  integralemcnt 
la  sonime  nccessaire  a  sa  subsistance  :  il  sail \|ne  celte 
omission  peut  le  rendre  libre;  il  s'enipresse  decrire  a  sou 

(1)  Lc  Luxemlioiire. 


avoue  et  de  lui  faire  part  de  cc  qui  est  arrive.  Cclui-ci,  en 
effct,  ohlint  one  ordonnance  de  mise  on  liberie,  ct  leS 
porles  de  la  prison  s'ouvrent  devant  son  client. 

L'honniHe  libere  se  souvient  alors  deshoiUesque  I'homnie 
d'affaires  charge  de  lc  poiirsuivre  lui  a  lemoignees  pendant 
sa  dctenliOD,  des  coiisoliilions  qu'il  lui  a  prodiguees;  il  ne 
so  doule  nuUemciit  que  ce  dernier  peut  eire  responsable 
d'une  crreur,  et  court  chcz  lui  pour  le  remercier  et  lui 
faire  part  de  sa  juie.  L'nvotie  poursuivant  reste  inlerdit  a 
la  vue  de  ccl  lionime  qu'il  croyail  sous  les  verrous  : 

«  Vous  ici !  coinnient  cola  ?  j'ai  verse  cependant  ce  que 
demande  la  loi  pour  voire  dclention. 

—  Pas  tout  a  fait,  monsieur ;  vous  nvez  oublie  qu'il  y  a 
des  mois  de  trenle  et  un  jours. 

—  Cest  vrai,  c'est  raa  faule,  vous  files  bien  et  dument 
en  liberie  ;  mais  voilii  une  errcur  que  je  payerai  clier,  car 
je  suis  niainlenant  responsable  vis-a-vis  de  vos  creanciers. 

—  Comment,  monsieur,  vous  seriez  oblige  de  payer  a 
ma  place '!...  Oh!  alors,  je  ne  veux  pas  de  la  liberie  a  ce 
prix,  je  retourne  dans  mon  cacliol. » 

El  il  y  relourna  en  effet. 

L'liomme  d'affaires,  louche  d'une  pSreille  abnegalion, 
s'empressa  d'apprendre  aux  creanciers  la  noble  condiiilc 
de  leur  debileur,  et  ccux-ci,  ne  voulant  pas  etrc  vainciis  en 
gcncrosilii,  repondireut  par  nn  ordre  de  liberalinn,  dont 
cetle  fois  notre  heros  pourra  prolilcr  CD  toule  securilc  de 
conscience.  (LEcho  charollais.) 


Ii'ARABi:  FRISONNIEB. 

J'ai  vu  an  fort  Lamalgue,  dit  un  ecrivaia  recent  que 
nous  avons  cite  plusieurs  fois,  et  qui  le  merite  par  la  jus- 
lesse  philanlhropique  desesvucs,  1  ancicn  caid  Beii-Ais.sa, 
condamne  a  vingt  ans  de  travaux  forces  par  le  conseil  de 
guerre  de  Constantine,  pour  crime  de  fausse  monnaie  (I). 
C'elait  un  beau  vieiUard  de  58  a  60  ans. 

Den-Aissa,  direcleur  de  la  monnaie  duBezlick,  avail  fnit 
frapper  ses  pieces  a  la  valeur  de  1  fr. ;  mais,  par  ordre 
du  bey,  il  en  poria  la  valeur  conventionnelle  a  1  fr.  80,  et 
il  obligeait  les  indigenes  a  en  prendre  pour  une  somme 
delerminee. 

Lors  de  I'occnpation  de  I'Algerie  par  la  France,  la  valeur 
des  reaux  elait  tombec  a  I  fr.;  mais  Ben-Aissa,  qui  avail 
cte  conserve  dans  ses  emplois  publics,  irafiqiia  avec  les 
Iribus  et  mil  en  circulation  parmi  dies  cetle  monnaie,  qui 
merilait  plulot  la  denomination  de  monnaie  frauduleuse 
que  de  monnaie  fausse. 

La  misc  en  accusation,  le  jiigemenl,  I'exposilion  el  l.i 
venue  an  bagne  de  cet  homme  jadis  si  puissant,  avaienl 
offert  le  contrasic  du  drame  le  jjIus  sombre  et  des  scenes 
poeliques  de  I'Orient. 

«  Ceux  qui  m'accusent,  avail  dit  a  ses  juges  Ben-Aissa, 
ont  loifc  cte  b,iloiines,  emprisonncs,  ranconnes  par  moi; 
j'ai  fait  lomber  les  teles  de  leurs  parents.  Mais  j'elais  califat, 
cl  Aclimi't  (itait  bey.  » 

La  croix  d'honneur  avail  etc  donnee  a  cet  homme  qui 
avail  ele  le  second  mailre  dc  Constanline,  ct  qui,  deux  fois 
avail  dispute  sur  les  remparls  la  possession  de  la  ville  aux 
Francais. 

Le  jugemenl  porta  que  Ben-Aissa  serail  degrade, 

(t)  yoy.  les  journaux dc  184*. 


SS6 


ANECDOTKS 


«Ben-Aiss,i,  voiis  av('2  maiKiiic  a  I'lionnciir,  dit  le  pre- 
sident. All  nmii  de  la  Logion,  je  declare  que  vousavez  cesse 
d'en  elre  nieinhre.  n 

La  figure  du  caid  revela  uiie  emolinn  profondc. 

L'Arabe  suliil  anssi  rex)iosilioii.  L'lkdiafaiid  sedressa  sur 
la  grandc  |ilace.  C'elail  alors  iin  nouvcaii  spcclaele  pour 
les  indigenes.  Les  Maiires,  losTurcs,  les  Arabes  de  la  \'illo 
el  des  campagnes  aflluaienl ;  les  ji,iii  surlout  se  pressaient 
pour  jouir  de  I'abaissement  de  celiii  qui,  pendant  sa  puis- 
sance, s'clait  nionlre  leur  perseculenr. 

Ibrahim  le  Icliaous  (excciileiir)  avail  regarde  avec  joie 
la  proieqni  Ini  elail  livree;  cependanl  i!  reprochail  liaute- 
nicnt  a  la  loi  clirelienne  de  ne  liii  donner  qu'un  homme  i 
garrotter,  lui  qui  ei'it  voulu  essayer  sur  «ne  lete  son  bras 
et  son  yalagan.  Le  tcliaous  avail  une  profonde  liaine  cnntre 
le  lieutenajit  de  I'antien  bey  de  Constanline  ;  car  Ben-Aissa 
avail  fait  mellrc  a  morl  quaire  I'reres  ou  bcaiix-freres  du 
Turc  Ibraliim ;  et,  s'il  avail  epargne  la  lete  du  tcliaous,  c'est 
que  celui-ci  elail  possesscur  de  richesses  que  I'Arabe  con- 
voitait.  Ibralum  vint  se  placer  .sur  rechafaud,  vis-a-vis  de 
Ben-Aissa. 

«  Entre  le  ciel  el  loi,  disait  le  bourreau  a  I'ex-caid,  il  y 
a  un  bomine,  et  eel  lionime  est  Ibrabini.  C'est  un  Turc  qui 
est  ton  bourreau,  el  ce  Turc,  c'est  I'liomme  dont  tu  as 
cirangle  quaire  freres;  c'est  rhomme  quetu  aurais  etrangle 
aussi,  si  lu  n'avaispas  craiiit,  par  sa  niort,  de  perdre  les 
traces  d'un  Iresor.  Personne  n'avail  jamais  coiupris  par 
quel  miracle  j'clais  sorli  vivanl  de  tes  mains,  je  le  com- 
prends  aujoiird'hui  seulement  :  Dieu  me  reservail  pour 
causer  avec  toi  sur  cet  echafaud.  Dieu  est-il  juste? 

—  Dieu  est  juste,  repondit  Ben-A'issa. 

—  N'es-lu  pas  de  mon  avis'?  reprenait  Ibrahim.  Cet  en- 
droil  a  die  choisi  par  Dieu  :  tu  es  expose  aux  regards  du 


pcu|de,  la  ou  lu  vcndais  du  sel  il  y  a  vingl  ans ;  la  ou  lu  as 
fait  decapiler  Amin  Kodja,  le  marabout  El-Arlii,  et  tant 
d'autres !  En  face  de  toi  sont  les  reinparls  sur  lesquels  tu 
exposals  aux  yeux  des  habitants  de  Constanline  les  teles  de 
ceux  que  la  cupidile,  la  haine  ou  ton  ambition  out  fait 
decapiler.  Jelte  un  regard  sur  ces  murailles;  vois  ccs  teles 
d'innocents  qui  denjandent  vengeance...  Begardo...  re- 
garde  I  » 

Et  Ben-.\issa  ferniait  les  yeux,  comme  s'il  eut  craint  de 
voir  de  sanglantes  apparilions. 

Et  aprcs  avoir  rejirocbe  a  Ben-.\'issa  de  ne  pas  etre  mort 
sur  la  hrechc  par  laquelle  les  Franrais  sonl  enlrcs  a  Con- 
stanline, le  Ichaous  senible  se  rejouir  de  voir  I'Arahe  con- 
danine  a  un  supplice  lent.  Le  yalagan  eut  ele  pour  lui  une 
mort  Irop  douce,  trnp  noble,  mais  c'est  le  bagne  qui  va 
prendre  le  coupahle,  et  qui,  chaque  jour,  pendant  vingl 
ans,  lui  donnera  une  lente  agonie... 

Et  Ben  -  Aissa,  dit  -  on,  llcchit  et  dcmanda  grAco  an 
bourreau. 

Le  fils  de  Ben-A'issa  el  quelques  Arahes  le  .suiviront  jiis- 
qu'ii  Toulon,  et,  sous  le  coslume  du  bagne,  on  voyait  ce 
vieillard  calme  et  resigne  recevoir,  des  siens  et  de  ses  ser- 
viteurs  fidides,  des  lenioignages  de  respect,  de  sonniission 
el  d'amour. 

Les  Arabes  lorcats  conservenl  lout  I'orgueil  de  leur  race. 

Un  Arabe ,  que  ses  violences  conlinuelles  avaient  fait 
renvoyer  de  I'hopilal  ou  il  vivait  sans  autre  maladie  que 
celle  fievre  lente  qui  consume  cetle  nature  d'honimes  quand 
elle  vil  loin  du  sol  natal,  avail  ele  confine  au  fond  d'un 
bagne  a  terre.  Un  jour,  le  chirurgien  vint  lui  faire  une 
visile.  La  vue  du  docteur  lui  fut  presque  indifferente ;  il 
daigna  cependanl  lendre  la  main,  prendre  le  tabac  que 
H.  Lauvergne  lui  apporlail,  el  remercier  du  geste.  Le 


m.edecin  voulut  I'interroger  et  le  faire  parler  sur  le  fait  de 
sa  condamnation.  L'Arabe  le  regarda,  el  lui  dit  fixement : 
Ttt  m'oj  donni  du  tabac,  tu  m'as  fait  du  Men,  mot  je  I'ai 


remerdc.et  lout  est  fin!  eiUrc  nous.  Alors  il  delournala 
lete,  el  ne  fit  plus  aucuuement  atlention  au  visiteur. 
La  legislation  francaise  envoie  encore  d'Afriquc,  au  bagna 


DU   TEMPS    PRESENT. 


257 


do  T  iilon.  (les  jiiifs,  dcs  n.rtrs  mciis,  dos  kalin'ilos(l).  Cos 
(lerniiTS  sonl  ericnre  ck  qu'ils  claient  il  y  a  dix-huit  sieclcs : 
iciir  corps  est  aw  bngne,  mais  leur  pensc-e  voltije  dans  les 
rhnmps  dti  passe,  sous  Icur  Icntc,  dans  lenr  faniille  el  au- 
loiir  dii  lidele  conrsier  Unc  nostalgic  lenle  ct  calme  Ics 
niini>  pen  a  pen  siir  Icur  lit  d'hopital.  Accroupis  tonic  la 
jniirnce,  avcc  lonr  drap  none  autour  du  front  cl  pendant  en 
guise  do  bcrnons,  on  les  dirait  en  emiiuscade  ct  cachant 
lenrs  monsipicts  pour  nc  point  etre  apcrcus.  Differents  dcs 
aulres  forcats,  ils  sont  toujours  seuls  avec  leurs  pensces, 
nvecla  palrie,  cl  ne  connaissent  aucun  jcu  ni  aiicune  espcce 
dc  dislraction. 

Si  qnclipiefnis  ils  vous  payent  d'un  sourirc  amcr,  c'est 
lorsque  vous  evcillez  en  cux  le  souvenir  du  desert.  II  nous 
est  arrive  deprononcer  avec  affectation  lenomde  Couscous- 
sou  (2],  el  alors  ils  se  prcnaicnl  de  joie  comme  des  enfanls. 


VISITZS  CHEZ  LES  FOETES  XUR0FEEI7S. 
I. 

BfillANGER    A   PASSY,      " 

J'avais  resolu,  en  veritable  Anglais,  de  ne  pas  manquer 
de  visiter  lous  les  poctcs  celehres  de  TEurope  entiere. 
C'est  a  Paris  que  me  pril  cctte  helle  resolution  a  laquelle  je 
fus  fid(<le.  Gens  du  monde,  solitaires,  liommes  politiqucs, 
hommes  d'etudes,  estiniables,  pen  estimables,  tons,  pourvu 
qu'ils  fusscnt  poeles  ct  celebres,  je  crus  devoir  les  passer 
en  revue,  et  je  commencai  par  un  liomme  de  tres-grand 
talent,  dont  je  n'examinerai  pas  ici  les  opinions,  mais  dont 
larelraile  modeste  cnntrastc  fort  avec  le  luxe  elnurdissant 
de  la  plupart  des  talents  a  la  mode. 

Apres  avoir  passe  bull  on  dix  jours  a  Paris,  j'ecrivis  done 
a  Beranger,  qn'ayant  essaye  de  Iraduirc  une  partie  de  scs 
ouvragcs  en  anglais,  je  serais  tres-Ilatte  s'il  voulail  m'ac- 
corder  un  moment  d'audience.  II  me  repondil  une  Icttre 
fort  polie,  el  me  donna  rendez-vous  le  lundi  suivant,  a  dix 
henres,  et  me  temoigna  le  rcgj-et  de  ne  pouvoir  me  laisser 
Ic  chnix  a  cause  de  son  prochain  depart  pour  la  campa- 
gne.  Le  jour  indique,  je  m'embarquai  apres  le  dejeuner 
dans  un  omnibus,  et  je  roulai  fort  agreablemeul  vers  Passy, 
petit  village  sur  le  bord  de  la  riviere,  a  pen  de  distance  de 
Paris,  et  que  Beranger  babite  dcpuis  assez  longlemps.  J'y 
arrival  a  dix  beures  moins  un  quart,  ce  qui  me  laissa  le 
temps  de  griraper  tout  a  mon  aise  la  montagne  qui  mene  a 
Passy,  el  m'in former  de  la  rue  Vineuse,  n°  21,  la  resi- 
dence du  poete.  Un  petit  garcon  du  village  m'indiqua  la 
inaison,  jolie  petite  habitation  a  deux  etages,  avec  unees- 
pecedc  portcde  bronze,  sans  oublicrcc  genre  de  persiennes 
iju  de  voids  extericurs  que  Ton  rencontre  partout  en 
France.  En  somme,  cctte  residence  est  telle  que  mon  ima- 
gination sc  retail  representee  d'avance,  el  parfaitemenl 
en  rapport  avec  les  gouts  simples  de  Beranger. 

Une  vieille  et  humble  servante  vint  m'ouvrir,  mc  fit  mnn- 
ter  un  escalier ;  mais  en  traversant  le  vestibule  je  pus  en- 
Irevoir  un  joli  parterre  dcrrierela  maison.  Arrivee  an  haul 
de  I'escalier,  celte  femme  ouvrit  une  porte,  el  dit  pnliment ; 
«  Entrez,  monsieur,  s'il  vous  plait. »  Aussilot  je  me  trouvai 
en  presence  du  piiete  francais.  II  se  leva  poin-mc  recevoir; 
avec  cetle  courloisie  si  habituelle  aux  gens  desa  nation,  el 

(1)  DiricrcnicscLiiscs ifassassins.  Lcur  psycliolope  (doclcur  Laincrgnc). 

(2)  MelsfavoridcsArabes :  giuaii  prepare  avcc  dosviandcs't  dcs  cpiccs. 


ceton  d'airaable  plaisanterie  bicn  calciilce  pour  metlrc  un 
ctranger  a  I'aise,  il  me  jiresenta  le  fauteuil  qu'il  venait  dc 
quitter ;  je  voulus  prendre  un  autre  siege,  mais  Beranger 
m'arreta,  posases  mains  sur  mesepaules  et  me  rejeta  dans 
Ic  sien.  Et  quand  je  le  rcmerciai  dc  I'honneur  qu'il  me 
faisail  en  m'accordant  cctte  entrcvue,  il  repondil  en  riant : 
«  Ah!  mon  cher monsieur,  n'enparlez pas.  lly  apcu  d'hon- 
«  neur  a  etre  admisaupres  d'un  vieux  gar(jon  comme moi.» 

Toute  noire  conversation  cut  lieu  en  francais :  il  ne  com- 
prcnd  pas  I'anglais.  Puis  il  rapprocha  son  siege  en  face  du 
nuen,  el  sa  physionomieexprimail  alors  tantdc  bonte,  que 
tout  embarras  cessa  de  mon  cote  :  on  aurail  dit  que  je  le 
connaissais  depuis  des  annecs.  Apres  tout,  la  malice,  la 
bonhomie,  la  finesse  et  la  connaissance  du  monde  sonl 
les  caracteres  de  Beranger.  Son  cabinet,  comme  on  pent 
bicn  le  penser,  n'a  rien  de  cc  luxe  qui  plait  tant  d'ordi- 
naire  aux  cclebrites.  C'est  une  chambre  dc  forme  circulairc, 
avec  une  fenelre  cintree;  d'un  cote,  un  lit  surmonte  de 
rideaux  de  perse  blancs  tres-simples ;  de  rautre,  une  pe- 
tite table  el  un  pupitre  d'acajou  ;  ime  couple  de  chaises, 
une  demi-douzaine  de  volumes  au  plus  :  voila  lout.  Le 
chansonnier  n'a  bcsoin  d'aucune  coquelterie,  et  pcul-elrc 
cellf  simplicite  est-elle  une  recherche  de  plus.. 

Si  j'osais  hasarder  unc  opinion,  je  dirais  que  Beranger, 
dont  les  poesies  offrcnt  aux  esprits  rigides  et  aux  hommes 
dc  mceurs  scveres  plus  d'un  sujet  de  blime,  a  cu  pour  prin- 
cipal mobile  I'orgueil  secret  d'un  talent  longlemps  obscur 
et  meconnu,  et  que  son  opposition  est,  comme  celle  dc 
Jean-JacquPsRousscau,  dirigce  contre  la  societetoulenticre. 

C'est  un  petit  homme,  d'environ  cinq  pieds  cinq  pouces, 
age,  je  crois,  de  soixantc-cinq  ans,  d'une  constitution  saine 
et  robuste.  Son  front  revele  une  haute  intelligence;  ses 
traits  sonl  peu  reguliers,  ses  yeux  noirs  sont  pleins  de  dou- 
ceur ;  I'cxpressiou  qui dominecslcellc,  je  crois,  dc  la  finesse 
et  de  la  bonhomie.  11  portait  une  robe  de  chambre  grise.  un 
bonnet  de  sole  noire.  L'obscurile  de  la  chambre  m'a  fait 
supposer  qu'il  avail  la  vue  faible.  Les  portraits  que  nous 
avons  de  Beranger  sonl  mauvais,  sans  exception  ;  je  n'ai 
trouve  qu'un  petit  buste  en  plalre  dont  la  ressemblance 
fut  exacte. 

Revenons  a  renlrenie.  Beranger  exprima  ses  regrets  de 
ne  pouvoir  causer  avec  moi  des  poeles  anglais,  dont  il 
ignore  la  languc,  et  que  Ton  a  tres-mal  traduits  en  francais. 
11  me  parla  de  la  bizarrerie  de  ses  concitoyens  qui  persis- 
taient  a  lui  donner  uniquemenl  le  litre  de  chansonnier, 
quoique  son  caractere  dc  poete  satjTique  fut  bien  etabli 
depuis  longlemps.  11  ajoula  que  I'Ecosse  fut  la  premiere 
a  reconnaitre  son  litre  veritable,  dans  un  article  de  la  lic- 
rue  d'Edimbourg.  Je  lui  dis  qu'en  effel  ceux  de  mon  pays 
natal  qui  connaissaicnt  ses  ccrits  le  comparaient  a  Burns; 
a  quoi  il  repliqua  qu'on  ne  pouvait  faire  de  lui  un  plus 
bel  eloge,  disant  qu'il  revcrait  la  memoire  dc  Burns,  quoi- 
que ses  ouvragcs  lui  fussent  a  ]ieu  pres  inconnus ;  mais 
que  plusieurs  de  scs  amis  qui  comprenncnl  I'anglais  lui 
avaient  transmis  leur  admiration.  11  avail  ete  lie  inlime- 
ment  avec  sir  J.  Mackintosh,  qu'il  voyait  souvent  a  Paris. 
Beranger  reproche  ii  Walter  Scolt  d'etre  un  ecrivain  pen 
correct.  II  cite  les  erreurs  qu'il  a  trouvees  dans  Qacntin 
Durward,  au  sujet  de  la  vie,  du  caractere  de  Louis  XI  et 
dc  la  parlie  bislorique  en  general.  11  admet  ccpendanl  que 
scs  romans  sont  de  vastes  panoramas  dans  lesquels  appa- 
raissent  dcs  groupes  magnifiques  et  pleins  d'inlcrel,  mais 
dont  les  trails  liistoriques  sunt  imparfaitement  traces;  il  me 


238 


ANECDOTES 


lit  aiissi  oliscrvci-  que  rinlc'i'cH  du  locteiir  s'allaclie  iialu- 
nilomont  Jc  prufi'i'ciicc  .i  iiii  iiorsoiniasc  cli'anger,  ]ilul6t 
qu'au  liiiros  on  a  I'lin-oiue  :  co  (|ii'il  appt'llc  uii  dt-'faiit  gi-ave. 
I'fir  excniple,  dans  Icanhoc,  loul  riiUOi'tH  so  porlc  sur  Re- 
becca, etc....  (Jiiaiit  a  sa  pocsic,  B('rniigor  la  trouvait  ad- 
mirable. 11  me  paria  aussi  iloromans plus  anciens ;  du  Ulnine, 
par  Lewis;  de  Caleb  Williams,  par  Godwiji,  fort  admires 
en  France,  et  trcs-goi'ites  aussi  par  Ceraiiger.  Apres  plu- 
sicurs  autres  rellexions  ipie  je  m'abslicnsdc  citcr  ici,  par 
respect  pour  quclqucs  autcurs  anglais  vivants,  nous  abor- 
dames  ses  propres  poiinics,  dont  [dusieurs,  lui  ai-je  fait 
remarquer,  sonl  peu  susceiitililes  d'etre  traduits  en  anglais; 
les  uns  ii  cause  du  sujet  ((ui  a  perdu  dc  snn  attrait  aujour- 
d'hui,  les  autres  a  cause  deleur  inlerut  purement  lucal.  11 
mepria  delui  conGer  mes  traductions,  alin  deles soumcttrc 
aunami  quicntend]iarfaitement  I'auglaisetdontil  apprecic 
fort  I'opinion  en  fait  de  lilteraturc.  J'avais  apporte  ces  pieces 
a  celtc  intention,  je  les  lui  laissai,  en  disant  que  si  elles 
obtenaient  son  suffrage,  cola  ni'eucourageraita  en  tiaduire 
d'aulres.  Je  lui  indiquai  leduion  de  ses  lUuvres  que  j'ai 
entre  les  mains,  il  me  dit  qu'elle  gtait  trcs-faulive;  il  rc- 
gretta  de  n'avoir  en  sa  possession  qii'un  seul  c.\emplaire 
e.wct,  ct  renipli  de  ses  corrections  en  marge,  mais  qu'il 
seraitencbantcqiicjevoulusso  bien  I'accepter.  Je  repondis 
quej'y  altacherais  un  grand  \<vh,  il  ecrivit  nion  noni  de.s- 
sus,  et  je  le  serrai  dans  ma  poche.  Kous  causames  encore 
une  demi-heurc,  puis  je  me  levai  pour  partir,  mais  ii  me 
fit  asseoir  de  nouvcau.  Copendant  commelcs  visiles  com- 
men^aient  a  venir,  je  pris  conge  de  lui. 

Ce  qui  me  frappa  dans  cctte  conversation,  ce  fat  la  .s.i- 
gacite,  la  vivacite,  la  verdeur  et  la  malice  de  ce  celebre 
chansonnicr,  qui  me  parait  doue  dc  ces  qualites  bien  plus 
que  d'imaginatioii  et  d'entliousiasnio. 

{Voyage  en  France.) 


UNE  PAGE  INCONNUE  OE  Lfl  VIE  DE  NAPOLEON. 
Une  des  portions  les  nioins  eonnucs  de  la  vie  de  Napo- 


leon est  cctte  epoque  etrangc  ct  douloiireuso,  pendant  la- 
qucllc,  vaincu  du  sort  et  en  butle  au.\  vengeances  puhliques, 
il  resta,  pour  ainsi  dire,  suspendn  au-des.sus  de  I'abiine, 
prcsde  partir  pour  rAmerique  on  I'Angleterre.  Voici  qucl- 
ques  details  interessanlsa  ce  sujet.  II  est  bien  entendu  (jue 
jioHs  ne  prutendons  ici  jjartager  iii  condamncr  les  opinions 
du  narrateur. 

«  L'emperenr,  dit  M.  De.ssnn,  arriva  a  Rochefort  le  5  juil- 
let,  le  matin,  dc  bonne  beure.  J'ctais  alors  lieulejiant  de 
vaisscau  el  attache  ii  I'etat-major  de  la  marine  francaisc. 
M'etant  apereu  que  le  .commandant  des  deu,x  fregates  que 
le  gouvernement  provisoirc  avail  mises  a  la  disposition  de 
Tempcreur  paraissait  peu  enclin  a  se  coniproniettre  pour 
remplir  un  devoir  sjcre,  c'est-a-dirc  a  risquer  sa  vie,  alin 
de  protegerSa  Majeslc  centre  ses  ennemis,  je  n'liesilai  pas 
a  offrir  a  rcnipereur  de  le  transporter  aux  Elals-Unis,  sur 
un  des  vaisseaux  de  mon  beau-pere,  qu'il  m'avait  envoyc 
an  commencement  dc  I'annee  ISI3.  ,le  me  rendis  aussitot 
aupres  du  general  bertrand,  dont  j'avais  riionneur  d'elro 
counu,  et  lui  lis  part  de  mon  projct.  Jc  fus  presente  le  soir 
menie  a  Tempereur,  qui  accepta  ma  proposition,  lout  en 
laisanl  quelques  b'gcres  modiQcations.  Mon  plan,  conrn  a 
la  li;ite,  devait  s'cxeculer  de  la  maniere  suivante.  Le  bricli 
la  Madelaine,  porlant  pavilion  dauois  { conslruit  a  Kiel 
en  1812,  destine  a  pourcbasser  Icscroisieres  anglaises  dans 
la  mer  Dalliquc),  devait  prendre  une  cargaison  d'eau-de- 
vie,  dont  une  parlie  pour  New-York  et  I'aulre  pour  Kiel. 
Dans  le  fond  de  cale  on  avail  place,  entre  deux  rangs  do 
tonneaux  remplis  deau-dc-vie.  cinq  autres  vides,  soigneu- 
sement  matelasses,  afin  d'y  placer  cinq  personnes  en  cas  de 
perquisition.  Dans  la  dunetle,  au-dessous  de  la  cbemineo 
anglaise,  se  Irouvait  une  soupape  qui  comniuniquait  avcc 
eel  eoiplaccment  qu'on  avail  bien  appvovisionne,  de  ma- 
niere a  s'y  tcnir  pendant  cinq  jours.  L'air  se  renouvelait  i 
dans  les  tonneaux  au  moyen  de  conduits  babilement  dissi- 
muK's,  et  qui  avaient  une  sortie  au-dessous  des  Ills  de  la 
duneltc.  La  Madelaine,  ainsi  organisce,  devait  se  rendre 
i'l  Tile  d'Aix,et  Jeter  I'ancre  au  milieu  despetits  batinienls 


qui  atlendaient  le  moment  Je  mettre  a  la  voile.  On  aurail 
embarqueles  effols  des  passagers  vingt-ipialrc  lieures  avant 


qu'ils  sercndis.sent  eux-memes  a  bora,  el,  lout  etant  dispose 
le  brick  aurait  quitte  le  pcrtuis  des  Bretons  pour  filer  entr 


DU   TEMTS 

Ic  continent  ct  Tilcd'Aix,  se  diiigennt  vers  iSoirmoiiliVr,  do 
Id  vers  Ouossanl,  d'oii  il  pouvait  t,"''!?'!'^''  ''i  i"'"-  "  ^'^"'^ 
impossible  que  noire  projctecliou.U  en  prenanl  cetic  direc- 
tion ;  les  Anglais  observaient  encore  la  Gironde  et  lenlree 
du  perUiis  d'Anlioche,  c'cst-a-dire  (ju'lls  claicnt  au  cole 
oppose.  Lcs  (iveiiemenls  en  onl  fournila  preuve.Z.a^/a(Ze- 
laine  parlit  u»  seni  jour  avant  le  malheureus  embanpic- 
mcnt  de  remperei;r  sur  le  Belle roplion,  suivant  eclle  direc- 
tion, et  ne  rcncoiitra  sur  la  route  aucune  des  croisieres 
anglaises.  Des  que  ce  plan  ful  adople,  le  general  BerlranJ 
donua  ordrc  au  comle  de  Las  Cases  de  hater  les  preparalifs 
neccssairesa  son  execution.  Messieurs  Roy,  Bre  et  compa- 
gnie,  de  Bocbeforl,  prirent  sur  eux  de  charger  le  balimcnl 
et  de  fournir  les  papiers  d'obligalion.  Je  nie  cliargcai  de 
tout  le  rcsle,  etaDn  d'eloigner  les  soupcons,  j'endossai  le 
costume  de  capilainc  dun  iiavire  niarcband  du  Nord.  Le 
succcs  lilt  coniplet,  et  le  general  ne  s'apercul  de  la  ruse 
qu"au  ninnient  oii  renipereur  se  rcnJit  a  bord  du  Bclle- 
rophon.  11  me  dil  en  celte  occasion  ;  «  Jc  regrclle  mon- 
sieur le  capilaine,  que  voire  zelc  vous  ait  si  gravement 
compromis.  Voire  projel,  je  I'nvoue,  meiilail  un  meillcur 
sorl.  »  iXoIre  aclivile  fut  telle,  que  je  partis  de  liocliel'orl 
de  bonne  benre  le  0  juillet,  et  me  rendis  ii  Maronnes,  oii 
je  pris  (le  Teau-de-vie  donl  j'avais  besoin.  LeIO,  jeniis 
.1  la  voile  pour  I'ile  d'Aix,  ou  j'nppris  que  I'linpereui- 
elait  a  bord  de  la  Saale,  cnlieremenl  abanJonnee  jiar 
M.  Philippe,  ca|iilaine  de  celle  fregale,  qui  avail  declare  a 
Napoleon  que  la  presence  d'un  vaisseau  angbis  li  I'enlree 
du  perluis  d'Anlioche  meltait  un  obstacle  d  son  depart,  et 
([u'il  avail  recu  I'ordre  I'ormel  de  ne  rien  sacrilier  au.t 
dangers  d'un  combat  incerlain,  pour  melire  en  surcle  la 
personne  do  I'empereur.  M.  Cornee,  commandant  de  la 
Miiduse,  so  conduisil  mieu.\.   Ce  brave  officier  offrit  a 
Napoleon  de  le  prendre  a  bord,  s'engageant  sur  I'lionneur 
a  le  sauver  ou  d  raourir  avec  lui,  pliitulciue  de  se  rendre. 
Ccllc  offre  genereuse  ful  inutile,  Tempcreur  refusa,  dans 
la  craiiile  d'cxposer  ses  amis  a  un  sorl  tres-incerlain.  II 
quitla  la  Saale  le  meme  soir,  d  neuf  heures,  et  me  fit 
nppelcr.  II  me  recut  avec  bonle,  el  me  douna  I'ordre  d'em- 
barquer  sur-le-cliamp  ses  efl'els  el  ceux  de  sa  suite;  a» 
niinuit  lout  elait  pret,  il  ne  reslail  plus  qu'd  cndjarquer 
les  passagcrs.  Je  ne  puis  ometlre  ici  une  circonslance  qui 
faillil  me  couler  la  vie.  Tons  les  points  de  I'ile  elaient  soi- 
gneusement  surveilles,  et  nolamment  celui  oppose  ou  to 
MaMaine  avail  jele  I'ancre.  J'avais  fl.'ie  le  lieu  de  noire 
embarcalion  a  cinquanle  pas  d'un  posle  de  marine ;  el 
afin  d'eviler  tout  malheur,  j'avais  prie  le  general  Berlrand 
d'avertir  le  commandant  de  ne  pas  s'inquicler  du  bruit 
qu'il  enlendrait  entre  dix  heures  et  niinuit.  Persuades  que 
nous  n'avions  plus  rien  a  craindre,  nous  commencdmes 
nos  operations;  mals  a  peine  avions-nous  transporle  une 
petite  partie  des  eft'ets,  qu'on  dirigea  sur  nous  une  fusil- 
lade :  un  de  mes  Danois  eut  le  bras  casse,  et  noire  barque 
ful  percee  comme  un  crible.  Je  me  hdtai  d'aller  d  terre, 
au  risque  d'etre  tue,  et  je  courus  nu  posle  ou  je  relablis 
la  Iranquillite.  Personne  n'y  avail  recu  d'ordre;  mais  les 
braves  soldats,  qui  nous  avaienl  entendu  parler  allemand, 
nous  prirent  pour  des  Anglais,  el  jugerenl  a  propos  de 
Uclier  des  coups  de  fusil.  Un  pcu  avant  minuit,  je  revins 
oupres  de  I'empereur.  Je  Tavcrtis  que  tout  elait  pret  el 
que  le  vent  Hail  favorable.  II  repondil  qu'il  allcndail  son 
frere  Joseph,  et  qu'il  ne  pouvait  partir  celte  nuil-ld.  »Des- 
cendez,  ajouta-l-il,  souper  avec  Berlrand,  qui  vouscom- 


PBUSENT.  '259 

muniquera  un  nouvcau  projel. »  L'empcveur  paraissait 
Clinic,  mais  pensif ;  et  je  veux  donner  ici  un  dementi  aux 
publications  du  temps,  qui  raconlent  que  Napoleon  dormit 
presqiieloujours  a  Bocbeforl,  elsemonlratelleinentabatlu, 
qu'il  fut  incapable  do  s'arreler  a  aucun  projet.  Je  ne  rcmar- 
quai  au  coiitraire,  cliez  I'empprcur,  ni  abaltement,  ni  agita- 
tion; il  puisail  souvenldans  sa  tabaliere  comme  d'habilude, 
ecoulait  attentivement  lout  ce  qu'on  lui  disait,  et  me  sembla 
meme  envisager  sa  position  avec  trop  d'indifference. 

0  Quel  malheur,  sire,  lui  dis-je,  que  Voire  Majcsle  relarde 
son  depart.  La  rade  des  Basques  est  depourvue  d'ennemis, 
le  perluis  des  Bretons  est  ouvert... ;  qui  saits'ils  le  seront 
encore  domain?))  Ces  mots  furent  malheureusemenl  pro- 
phiiliques.  Le  12,  les  Anglais  ne  savaient  encore  rien  de 
I'arriveede  I'empereur  a  Bocheforl ;  ilsl'eussent  ignore  plus 
longtemps  sans  la  visile  que  firentle  due  de  Rovigo  et  le 
comle  do  Las  Cases  au  Belleroplinn.  C'est  une  preuve  qu'ils 
croisaienl  jusque-ld,  a  renliee  de  la  Gironde  et  du  per- 
luis d'Antioclio,  afiu  do  s'opposer  a  toute  tentative  de  I'uite 
de  la  part  des  fiegales  qui  slalionnaient  pres  de  I'ile  d'Ais. 
Mais  le  soir  meme  ou  ils  en  eurent  conuaissance,  le  Bcl- 
Icrophon  se  mil  en  mouvcmenl  et  alia  jeter  I'ancre  dans 
la  rade  des  Casques,  position  tres-favorahle  a  la  siirvoil- 
lance  des  deux  sorties  a  la  fuis,  et  qu'on  aurait  du  prendre 
des  le  commencement. 

«  Je  quiltai  I'empereur  et  me  rendis  aiipres  du  gi^neral 
Dertraud  ;  il  m'apprit  que  plusieurs  jeuues  officiers,  et  Ic 
lieulenant  Uenlil  a  leur  tele,  offraient  a  Napoleon  del'em- 
barquer  d  bord  d'une  chaloupe  ponlee  de  la  Rochelle,  ct 
de  le  transporter  jusqu'd  I'enlree  de  la  riviere  de  Bor- 
deaux, en  passant  le  dclroit  de  Mommusson  ;  Id  se  Irou- 
vait  un  bdtiment  americain  qui  transporlerait  sans  doute 
volonliers  I'empereur  en  Amerique,  ou  donl  on  ponrrait 
s'emparer  de  force  en  cas  de  refus.  Plusieurs  vaisseaux  du 
noiiveau  monde  slalionnaient  en  effel  ]ir6s  de  Boyaut,  que 
le  general  Lallemand  alia  visiter,  et  dont  les  capitaines 
offrirenl  leurs  services  a  Napoleon.  Connaissanl  a  mer- 
veille  le  devouement  de  ces  jeunes  gens,  j'engageai  le  ge- 
neral a  profiler  au  plus  vile  d'un  moyen  de  salut  qui  me 
semblail  inspire  par  la  Providence,  car  les  circonstnnces 
les  plus  favorables  .se  reunissaient  pour  assurer  un  jileiii 
succes.  «  Que  voulez-vous  dire?  s'ecria  le  general  avec 
surprise.  —  Je  vais  m'expllquer.  Les  deux  chaloupes  de  la 
Bocbelle  sent  des  voiliers  escellents,  meillcurs,  d  n'en 
pas  douter,  que  les  croisieres  anglaises;  il  faul  les  lancer, 
I'une  par  le  delroil  de  Mommusson,  I'aulre  par  le  perluis 
d'Anlioche,  el  embarquer  sur  tonics  les  deux  des  pcr- 
sonnes  el  des  efl'els  apparlenanl  a  I'empereur,  mais  do 
maniere  a  ce  que  les  homnies  de  I'equipage  ignorent  qui 
est  d  bord  de  I'une  ou  I'aulre  chaloupe.  Puis  on  donnera 
I'ordre  aux  deux  commandants  de  ces  bailments  legers 
d'aller  eux-memes  d  la  rencontre  des  croisieres  anglai-soi!, 
et  de  se  laisser  chasser  par  elles,  afin  de  les  eloigner.  Ici 
on  repandra  secretement  le  bruit  que  Napoleon  s'est  em- 
barque  incognilo  sur  I'une  des  deux  chaloupes,  et  I'equi- 
page de  chacune  croira  que  I'empereur  est  sur  I'aulre.  Ce 
projet  etant  mis  d  execution,  on  fera  partir  les  chaloupes 
lesoir;  I'empereur  s'embarquera  le  lendemain  avec  moi,  et 
se  menagera  ainsi  deux  chances  de  phis  pour  I'heureux 
succes  de  sa  fuite.  »  Le  niarecbal  parut  gni'iter  ce  projet. 
Impatient  de  le  communiquer  a  I'empereur,  il  me  pria  de 
le  suivre  cliez  Sa  Majesle.  Nous  le  trouvames,  le  coiide  ap- 
puye  surun  magiiifiiiue  fauleuil  rouge,  present  de  Marie- 


240 


ANECDOTES   DU  TEMI'S   mESENT. 


Louise,  que  Venipereur  avail  desire  garder  jusqu'au  der- 
nier moment,  et  le  seul  objet  d'ameuMemcnt  qui  ne  fut 
pas  encore  Iransporte  sur  Ic  vaisseau.  Napoleon  leva  la 
tete  quand  nous  entrames,  et  dit  avec  une  expression  de 
bonne  liumeur  :  «  Eli  bien,  Bcrtrand,  que  vous  a  dit  Ic 
capitainc  Besson  ?  »  Apres  que  ce  dernier  lui  eut  rqn'tci  ce 
que  j'avais  propose,  il  parut  salisfait,  donna  son  approba- 
tion, el  desira  qu'on  s'occuplt  a  rinstanl  memo  de  tons  les 
prijparatifs ;  «  car,  ajouta-t-il ,  je  suis  decide  a  partir  avec 
vous,  capitaine,  dans  la  nuit  du  15  an  14.  »  Je  vis  done 
avec  une  doulenr  profonde  que  ce  nonveau  retard  nous 
scrail  peut-etre  fatal,  etje  me  hasardai  a  lui  faire  part  de 
mes  inquietudes  ;  mais  ce  fut  en  vain.  Les  clialoupes  mi- 
rent  a  la  voile,  le  15  au  matin,  avec  toutes  les  instruc- 
lions  convenues.  Aucun  obstacle  ne  se  presenta,  bien  que 
le  Bdh'rophon  eut  pris  sa  nouvello  position  dans  la  rade 
des  Dasi|ues,  des  le  12  au  soir. 

uLe  13,  a  I'aube  du  jcuir,  M.  Marchand  vint  nie  trouver 
a  bord,  et  me  remit  une  ceinture  remplie  d'or  apparte- 
nant  a  I'empereur.  II  me  pria  en  nii'me  temps  de  me  ren- 
dre  le  plus  lot  possible  aupres  de  Napoleon. 

u  J'allai  le  rejoindre  vers  les  sept  lieures;  je  le  trouvai 
deja  liabille  et  se  promeuant  dans  sa  cbambre.  «  All  1  ah  ! 
vous  voila,  me  dit-il.  Les  clialoupes  sonl  parties  ce  soir, 
done...  le  sort  en  est  jete.  »  Puis  il  me  demanda  si  j'etais 
bien  sur  de  connaitre  toute  cette  cote,  designant  du  doigt 
la  carte  du  Poitou  et  file  d'Ais.  Comme  j'allais  repondre, 
M.  Marcliand  entra  et  parla  bas  ,i  rempercur.  Je  fus  aus- 
sitot  congedic.  En  sortaiit,  je  rencoiitrai  une  personne  qui 
m'etait  inconnue :  c'etait,  m'a-t-on  dit  plus  tard,  le  roi 
Josejdi.  La  journee  fut  employee  lout  entiere  a  disposer, 
le  mieu!t  possible,  toutes  les  choses  necessaires  i  noire 
voyage ;  a  la  chute  du  jour,  j'appris  que  les  personnes  en- 
voyces  de  nouveau  par  I'empereur  sur  le  UeUcroyhon 
ctaieul  de  relour. 

«  C'esl,  a  n'en  pas  douter,  ce  jour-la  meme  que  Napoleon 
se  laissa  inlluencer  par  certains  Irembleurs  de  sa  suite  qui, 
dans  la  crainte  d'etre  pris  avec  lui  a  bord  de  mon  brick, 
I'engagerenl  a  enlamer  des  negociations  sgrieuses  avec  le 
capitaine  Maitland  :  la  reponse  venail  d'arrivcr;  mais  je 
ne  soupconnais  rieii  encore.  Loin  de  la  ,  quand  Sa  Ma- 
jcste  me  rappela  le  soir  aupres  d'elle,  je  me  rejouissais  et 
me  croyais  pres  d'alteindre  le  but  de  mes  plus  cheres 
csperances.  Le  general  Savary,  le  comte  Las  Cases,  le 
conile  Montholon,  cl  une  autre  personne  etraiigere,  se  Irou- 
vaient  reunis  au  salon.  «  Capitaine,  dit  rempereur,  en  s'a- 
dressanta  moi,  retouriiez  a  I'instanl  a  voire  bord,  cl  faites 
debarquer  mes  effets;  je  vous  remercie  de  toutes  vos  bon- 
nes intentions  a  mon  egard ;  s'il  s'agissait  encore  d'affran- 
chir  un  peuple  opprime,  comme  j'en  avals  le  projel  en 
quittaniriled'Elbe,  jen'hesiterais  pas  a  meconfler  a' vous; 
aujourd'hui,  c'esl  de  moi  seul  dont  on  s'occupe,  el  je  ne 
veux  pas  esposer  a  d'inutilcs  dangers  les  serviteurs  fideles 
qui  partagenl  mon  sort.  Je  me  dirige  vers  I'Angleterre,  el 
je  m'embarque  demain  sur  le  Bellerophon.  »  J'aurais  ele 
renverse  i  terra  par  la  foudre,  que  j'eusse  cprouve  une 
sensation  moins  penible.  Je  devins  pSle,  des  larmes  s'e- 
chapperent  de  mes  yeux,  el  je  fus  hors  d'etat  de  pronon- 
cer  une  parole.  Je  voyais  clairement  que  les  idecs  clieva- 
lercsques  de  I'empereur  le  tronqiaient,  etqu'il  avail  grand 
tort  de  se  fier  a  la  generosite  du  gouvernemenl  anglais; 
mon  ciEur  elait  gros  d'inquictudes  el  de  Iristes  presages. 

«  Dieu  saitce  que  j'aurais  ajoule,  pousse  par  le  deses- 


poir,  si  le  due  de  Hovigo,  assis  dans  un  coin  du  salon,  ne 
m'ei'it  impose  brusquemajit  silence.  «  Capitaine,  s'ecria-t-il, 
vous  passcz  les  bornes,  vous  oubliez  que  vous  etcs  devaiil 
I'empereur.  —  Oli!  laissez-le  parler,  repril  Sa  Majcste,  » 
jolant  sur  moi  un  regard  plein  de  Iristesse,  qui  penclra 
jusiiu'au  fond  de  mon  coeur.  Mais  quand  je  revins  a  moi, 
je  coinpris  que  tout  es]ioir  etait  perdu.  uPardou,  sire,  con- 
tinuai-je,  si  mon  zeleest  indiscret,  mais  cette  nouvclle  de- 
cision me  navre...  —  Assez,  capitaine,  dil  Napoleon  avec 
douceur,  calmez-vous.  llevenez  ici  quand  vous  aurez  lini 
voire  besogne.  »  J'e.teculai  les  ordres  que  j'avais  recus, 
loujours  en  proie  au  plus  violent  desespoir. 

0  A  neuf  heurcs  du  soir,  le  15  juillel,  ayant  tout  ter- 
mine,  je  fus  avertir  rempercur ;  il  etait  seul  avec  M.  Mar- 
chand, cette  pdelile  persoimi fiee  dont  j'aime  a  rappeler 
I'invariable  obligeance  a  mon  egard.  Aussitol  que  I'empe- 
rcur  me  vit  enlrer,  il  vint  au-devanl  de  moi  el  me  dit  : 
«  Cajiitaine,  je  vous  reitere  mes  reinerciments  :  des  que 
vous  aurez lermine  vos  affaires  ici,  venez  me  rejoindre  on*| 
Aiiglelerre,  ajouta-t-il  en  souriant,  car  un  liommede  votrAI 
caractere  me  sera  loujours  utile.  —  Ah  !  sire,  repliipiai-je 
Ires-affecte,  que  ne  puis-je  esperer  de  pouvoir  me  con- 
former  un  jour  a  un  ordre  si  llalteur.  »  Incapable  de  con-  , 
lenir  plus  longlcmiis  mon  emotion,  jeme  disposal  a  sortir,  i 
lorsque  I'empereur  me  fit  signe  de  rester,  el  envoya  [ 
Marcliand  chercher  le  general  Bertrand :  dans  I'inter-  ' 
valle,  il  choisit  parmi  ses  amies  rangees  dans  un  coin  du 
salon  un  fusil  a  double  canon,  dont  il  avail  fait  soiivenl 
usage  a  la  chasse,  el  nie  Poffrit  en  me  disanl  d'une  voix 
emue  :  «  Je  n'ai  plus  rien  a  vous  offiir  dans  ce  moment, 
mon  ami,  que  cette  arnie,  veuillez  I'accepler  comme  un 
souvenir  de  moi.  »  Ce  cadeau  si  precieu.x,  et  la  grace  char- 
manle  avec  laquelle  il  m'etait  presenle,  m'entrainerent  in- 
volonlairemenl  a  risquer  aupres  de  I'empereur  une  der- 
nicre  tentative.  Je  me  jetai  a  ses  pieds,  lout  en  pleurs,  ct 
le  Cdiijurai  de  nepas  se  livrera  I'Angleterre.  «  II  ya  encore 
de  I'espoir,  lui  dis-je;  dcu.t  lieures  me  suffisent  pourem- 
barquer  de  nouveau  les  effets;  Voire  Majeslii  pourra  parlir 
un  inslani  apres  :  lout  depend  de  sa  volonte. »  Napoleon  fut 
belas  I  inebranlable.  «  Eli  bien,  sire,  m'ecriai-je  en  me  re- 
levant... »  Mais  le  general  Bertrand  entra  el  m'empeclia  de 
conlinuer.  «  Capitaine,  medil-ilavec  impatience,  renoncez 
a  ces  offres  inutiles :  voire  zele  est  louable,  voire  conduite 
est  noble,  mais  Sa  Majeste  ne  pent  plus  reculer.  »  II  disail 
vrai  peutijtre,  etje  retins  les  mots  (jui  elaienl  presde  s'e- 
cbapperde  mes  levres.  «  Sire,  lui  dis-je,  il  ne  me  reste  done 
plus  qu'a  prendre  conge  de  Sa  Majeste,  el  a  partir  sur  le 
brick  queje  lui  avals  destine.  Jesuivrai  exactemenlla  route 
que  vous  avicz  approuvee,  sire,  el  Sa  Majeste  regrcllera 
peut-etre  bienlol,  je  crains,  le  jiarti  qu'elle  vienl  de  pren- 
dre. »  Frappe  au  coeur,  je  me  retirai  el  me  rendis  a  bord. 
11  etait  dix  hemes  du  soir.  Je  Cs  aussitol  lever  I'ancre,  el 
je  m'eloignai,  favorise  par  une  fraiche  brise  d'est,  sans  ren- 
conlrer  le  moindre  obstacle.  A  I'aube  du  jour,  je  me  trou- 
vais  a  I'entree  du  perluis  Breton,  au  milieu  des  caboteurs. 
II  est  bon  de  remarquer  que  I'empereur  s'embarqua  a  cinq 
heures  du  matin,  le  1o,  et  n'arriva  sur  le  Bellerophon 
qu'a  neuf.  J'avais  done  fail  dejil  un  long  Irajel,  el  passe 
inapercu  au  milieu  des  vaisseaux  qui  bordaicnt  les  coles, 
el  Je  ne  pris  conge  de  mon  capitaine  qu'en  face  des  Sables 
d'Ulonne,  d'oii  il  til  voile,  d'apres  mon  ordre,  pour  Ones 
santelKiel.  11  y  arriva  vingl  jours  apres,  sain  et  sauf.  De 
mon  cute,  je  retournai  a  Rocliefort,  acconipagne  d'un  des  i| 


in 


PETITES   MORALES. 


•2!1 


caboleurs,  et  j'allai  prendre  les  orJi-es  du  prold  de  marine. 
II  me  dU  qu'il  avail  garde  cliez  lui,  sur  ordre  cxpres  do 
Tempereur,  deux  caisses  remplies  de  vaisselle  plalc  desli- 
neespour  Mme  Besson,  dans  le  casoii  il  serait  parli  avec 
moi.  Mais  en  apprenant  que  Napoleon  avail  change  d'a- 
vis,  il  avail  cru  convenable  d'expedier  ces  caisses  par  le 
Bellerophon,  avec  pUisieurs  autres  oLjels  qu'on  lui  avail 
coiifies.  Plus  lard,  la  venle  de  cetle  argenlcrie  fouruit  aux 


Lesains  de  rempcrenr  a  Sainle-IIelene.  Jc  ne  me  serais 
jamais  doule  que  Kaiioliion  poussat  aussi  loin  ses  alien- 
lions  pour  ma  famiUc.  Depuis  celle  malhcurcuse  epoque, 
j'ai  loujours  liabilii  les  pays  elrangcrs.  C'esl  en  1826  Sfiu- 
lemenl  que  je  pris  sur  moi  d'approclier  les  coles  de  France, 
lorsque  Sa  Ilautesse  le  vice-roi  d'Egyple  m'envoya  A  Mar- 
seille, avec  la  mission  d'armer  les  vaisseaux  de  guerre  que 
le  general  Livron  y  avail  fait  conslr«ire  pour  elle. » 


smu. 


PETITES  MORALES. 


CAllNET    DUN    V1E8X    CURLl. 


I.A    BALSIISE    ATTAQU££   PAR    I,£S    FOISSONS. 


Peul-etre  avez-vous  remarque,  dans  I'liisloirc  dos  crca-   1   jours  en  guerre.  Vorha'ic  poursuil  les  poissons,  I'aigle 
res  donljevousai  eulrclciiuSjqu'elles  soul  presque  lou-  \  vienl  ralla(|ucr  a  .son  lour.  l.e  dauphin  cl  les  oiseaux  de 


243 


rKTITF.S  MOnALES. 


mer  s'om^iarciU  dn  pmsson  volant,  qui  so  ili'cIaiT  niissi 
rcniiomi  lies, ■inimaii\ plus  |«'lils  c|ui'  Uii,  vivaul  a\i  fonil  ilc 
]a  mcr.  Lc  lion  ilniiin'  on  pipcos  riui|iiis(inle  !;iraf(',  Ic  rc- 
(loulalile  boa  avnlc  louslos  animaux  iloul  il  pcut  s'empa- 
rer.  I.C  lijjrc  s'olance  sur  k- rhiiiocrros,  ol  li>  rhinoceros 
cmpalo  \c  ligTP.  11  somblo  d'aboril  que  loul  cela  soil  in- 
compaliblp  avec  la  bonic  dc  Dlou.  Opcndanl  rion  n'csl 
plus  simple  a  expliipier.  C'cst  le  porbc  qui  a  inlroiluit  la 
niort  dans  le  nionde,  el  puis(]ue  Ics  animaux  soni  soumis  a 
la  loi  commune,  une  morl  violenic  est  miiins  crnelle  pour 
pux  que  la  maladie,  les  longues  souffraiu'i's  el  la  vieil- 
lesse.  qui  les  rendraicut  iucapables  de  pourvoir  a  leur 
subsislance. 

l.a  gravurc  que  vous  voycz  represenle  unc  scene  elrauge. 
La  baleinc  est  si  enorme,  ipie  pas  un  dcs  gros  poissons 
n'oserait  Taltaquer  senl,  c'cst  pourquoi  ses  eniiemis  so 
rassemblent  pour  la  eombaltre.  Ceux-ci  sonl  de  deux  es- 
peccs.  L"un  a  le  mnseau  long  el  pointu  conmie  une  lance  • 
il  porle  le  nom  i'epeedu  Grpcnianii.  Le  museau  de  I'au- 
tre  est  plus  large  ;  il  est  ponrvu  d'une  rangec  de  denls  des 
deux  coles  :  on  le  noinme  la  scie  de  mcr.  (Juelquefois  une 
autre  especc  de  poisson,  le  llirasher  (le  lialleur)  se  rennit 
au  combat  comme  dans  la  circonstancc  suivanle  que  nous 
raconle  lecapitaine  Crowd.  «  Les  thrashers,  s'elcvaut  a  la 
«  hauteur  dc  plusieurs  metres,  seprecipilerenlviolemment 
«  sur  elle,  el  la  frappercnl  rndemenl  de  lenrs  queues  \i- 
«  gourcuses  ;  le  bruit  dc  ccs  coups  relentissail  ii  I'orcille 
«  comme  des  fusils  tires  a  distance.  Vepec  vinl  it  son  tour 
«  allaquer  la  nialheurcuse  baleine,  la  piquant  sous  I'eau  ; 
«  assiegee  de  loules  parts,  la  pauvre  creature  rougil  la  mer 
tt  de  son  .sang.  Plusieurs  heures  se  passerent  ainsi  i  la 
«  eombaltre  el  ;i  la  torturer,  jusqu'n  ce  qu'enlin  nous 
«  I'ayons  perdue  de  vue ;  mais  jc  ne  doule  pr.s  que  les  as- 
«  saillanls  n'aient  oblenu  sa  com|ilele  deslruclion.  «  Quel- 
quefois  la  baleine,  pour  echapper  ii  ses  bourrcaux,  se 
plonge  tout  au  fond  des  abimes  de  la  rner,  ct  la  violence 
de  la  pressinn  de  I'eau  les  «rrete  dans  leur  poursnitc. 

L'liistoire  de  ces  poissons,  asscz  hardis  pour  atta(|uer  le 
roi  monslraeux  dps  mers,  est  rcmplie  de  details  doul  quel- 
ques-uns  nous  inlcresscnt  peut-etre.  L'epee  lienl  a  I'espece 
des  maquereaux,  quoiqucbeaucoup  pins  grosse;  il  y  en  a  de 
-  quinze  pieds  de  long.  Sa  queue  est  grande  el  j)uissanle; 
sa  machoire  exlerieure  s'allonge  droite  comme  unc  epce, 
d'oii  vient  le  nom  de  ce  poisson  ;  la  grandeur  el  la  force 
musculaire  dc  sa  queue  causenl  cclle  extreme  vitesse.  el 
donnent  a  ses  coups  d'epee  une  violence  irresistible.  On  a 
vu  ce  poisson  guerrier  traverser  de  son  arme  le  cuivre,  les 
planches,  la  charpente  el  toule  I'epnisseur  du  fond  d'un 
\aisseau.  Moi-meme,  j'ai  examine  au  Musee  une  parlie  de 
iiavire  on  se  Irouvail  cnfonce  le  museau  d'un  de  ces  pois-. 
sons,  roinpu  par  la  violence  du  choc.Quand  le  IJopard  rc- 
vinl  en  l72o,  des  ludes  el  des  coles  d'Afriipie,  il  cut  bc- 
soin  de  reparations  el  ful  envoyc  aux  docks;  le  doublage 
(ilant  foriemenl  endommage,  les  ouvriers  dccouvrirenl 
aussi  au  has  de  la  carcassc  le  museau  brise  d'un  gros 
poisson,  qui  avail  penelre  jusqu'a  qualrc  ponces  dans  la 
solide  charpente;  ils  dpclarcrent  qu'on  n'anrait  pu  en- 
foncer  une  substance  pareillc  a  cello  profondeur,  sans  don- 
ner  au  moinsnpuf  coups  d'un  lourd  marleau,  landis  que  le 
poisson  s'elail  conlenle  de  le  fiapppr  une  fois.  Du  s'apcrnil 
avec  siu'prise  que  I'arme  sorlail  8e  Tctandiord  dn  cole  de 
Tavant,  prcuve  que  le  jioisson  avail  suivi  le  vnisseau  a 
dessein  :  cc  qui  njoule  a  la'singularile  du  fait,  la  nian-bp 


rapide  dn  navire  devant  neccssalrenionl  amortir  lc  coup. 

Sir  Joseph  llawis  raconle  uno  cirp(mstauce  si  mblable, 
d'apres  le  rappnrl  d'un  capitaino,  donl  le  vaisseau  ful  aussi 
traverse  de  ci'tto  maniere  ;  rppeo,  dans  loule  sa  limgupur, 
y  resia  fortPmeul  plongee.  Elle  ful  sciee  el  envovee  au 
musee  de  LonJrcs. 

On  ]U'elend  que  ce  poisson  allaque  les  homuios.  D.uuell 
nous  dil  dans  ses  Rerrcalions  clmmprtrcs,  qu'un  bomme 
recut  de  cc  poisson  une  blessure  mortelle  au  moment  oii 
il  se  baignait  dans  la  Severn,  jires  dc  Worcester. 

Connnent  expliq\ior  pourquoi  ce  poisson  va  se  heurler 
volonlairement  contre  une  masse  pareille  a  celled'nn  vais- 
seau, bu'sque  ce  choc  doit  Ini  donnerla  morl;  car  une  fois 
le  coup  porle,  il  ne  peul  plus  retircr  I'arme  qu'il  y  laisse 
cnfoncce ;  on  doit  supposer  que,  tronqie  par  la  grandeur 
cl  la  couleur  sombre  du  vaisseau,  il  a  cru  rencontrcr  une 
Laleino,  sa  mortelle  ennemie. 

Kien  n'egale  la  terrible  voracile  dc  la  scie  de  mer,  ap- 
parlenanl  ii  la  famillc  des  requins ;  son  museau  large  el 
])lal  est  gar;ii  d'unc  rangee  de  denls  aigucs.  Vous  les  avcz 
dejii  remaj'ques  sans  doule,  ces  animaux,  dans  nos  Mnsecs, 
qui  en  renfermenl  de  plusieurs  grandeurs;  les  uns  out 
jusqn'ii  vingl-cinq  pieds  de  long.  On  assure  que  ce  poisson 
so  met  souvent  ti  la  poursuile  dcs  re(|uins  blancs,  monslres 
niarius  les  pins  redonles,  el  qu'ils  parviennenl  ii  les  Iner. 
Lc  capitaino  Crowd  a  vu,  dil-il,  nn  rcquin  s'elancer  bors 
dereau,  el  relomber  dans  un  bateau,  la  chair  liorriblemenl 
dechirce  par  la  scie. 


FSCHE     SE    I,A    BALEINE. 

L'liounne  no  se  borne  ]ias  ii  allaipuu'  .sur  Icrre  des  ani- 
maux plus  forts  que  lui,  il  provoque  encore  les  monslres 
gigantesques  dcs  mers.  La  baleine,  malgre  sa  taille  colos- 
salc  cl  sa  force  proiligieuse,  est  obligee  de  coder  ii  la  puis- 
sance irresistible  de  I'homme,  que  Dieu  avail  appele  dans 
I'origine  ;i  regner  sur  la  creation.  La  gravure  rcprosouto 
unede  ces  baloines  que  Ton  rencontre  surlont  dans  les 
mers  du  Sud  ;  de  sorle  que  la  distance  lienl  eloigiics  dc 
chczeux,  pondanl  Irois  ou  qualre  ans,  les  marins  employes 
a  ce  genre  de  peclie.  Vous  avez  penl-elre  vu  un  onguent 
qu'on  nomme spcrmacc/i  (  Wane  de  la  baleine),  vous con- 
iiaissez  aussi  les  bougies,  timl  cela  se  fail  avec  une  especo 
de  graisse  renfermcc  dans  une  grande  cavile  i\  I'inlericurde 
la  leledc  I'animal  :  on  dirait,  .i  la  voir,  une  immense  boile 
carrce.  Quand  il  iiage,  celle  grosse  lele  se  plonge  el  repa- 
rail  II  chaque  instant  au-dessus  de  I'eau.  La  gravure  pent 
vous  en  dunncr  unc  idee,  la  ligne  blanche  au-de.ssus  de  U 
tele  est  un  filel  d'eau  ou  de  vapour  que  Tanimal  rejelte 
tonic  les  fois  que  la  tote  parait ;  car  il  ne  respire  pas  par  la 
lioucho,  mais  par  une  sorle  do  narine  placee  juste  au  haul 
de  sa  tele.ynand  les  marins,  ii  bordd'unbaloinier,  aperooi- 
vcnt  unc  baleine  s'avancer  ainsi,  ils  s'ecrienl  ;  ic  La  voilii 
qui  jaillit !  »  On  lance  aussilol  les  bateaux,  les  homnies  s'y 
prccipilonl  ol  ramonl  de  Inute  leur  force  ii  la  poursuile 
de  ranimal.  pour  ratti'indre  avanl  qu'il  dispai'aisse  de 
nouvoau.  Quand  ils  sont  arrives  assoz  pres,  nn  des  homnies 
darde  sur  le  dos  ile  la  baleine  une  especo  de  lance,  qu'im 
nnmme  barpiui;  I'acimal,  en  proie  ii  la  douleur  cl  saisi  de 
frayenr.  so  ropbinge  ii  rinslant  dans  la  profondeur  de  la 


PETITES  MORALES. 


243 


mer;Icharpon  n'en  reste  pas  moins  onfoiice  ilans  Ics 
chairs,  et,  au  moycn  d'une  grande  corde  iju'cn  y  a  lixce,  les 


hommes  de  I'embarcalion  peuvent  toujours  suivrc  la  ba- 
leinc.  Forcec  de  reparailre  pour  respirer,  les  harpons  vien- 


ncnl  rassaillir  encore,  el  liienlot  elle  vcpaud  anlour  d'ellc 
des  Quts  de  san^s  au  momenl  de  niourir,  cllc  iDurljillonne 
en  agilantreaudcsa  queue  vigoureuse,  elproduil  un  amas 
d'ecume;  puis  elle  se  renvcrse  sur  le  dos,  tommeilansla 
pravure.  Aussitot  aprcs  sa  mort,  les  hommes,  Icmljoyeux 
de  leur  vicloire,  enlraiiieiit  le  corps  sur  le  vaisseau  en 
chanlant  de  gais  refrains; puis  ils  I'altarhent  avec  des  cor- 
dcs,  lui  ouvreul  la  tele,  recueilleni  dans  des  lia(|uels  le 
speriuaccli.  et  decoupenlla  graisse  du  corps  eii  grandes 
bandes,  qui,  apres  avoir  etc  haclices  en  pelils  morccaux, 
soul  renfermees  dans  des  barils  ou  elles  nc  tardi'Ut  pas  a  sc 
fondre  en  liuile  cxcelleule,  donl  on  retire  Ijeancoup  d'ar- 
gent.  Une  fois  le  gras  decoupc,  on  abandouue  la  carcasse, 
qui  n'est  bonne  a  rien. 

L'enlreprise  de  la  peclie  de  la  baleine,  dans  la  mer  du 
Sud,  est  Ires-perilleuse,  et  nous  ne  ponvons  refuser  noire 
admiration  aux  hommes  courageux  qui  s'y  engagenl.  Ils 
s'emnarquenl  sur  une  mer  loinlaine  a  dix  niille  lienes  de 
leurs  families,  pour  aller  combaltre  I'anim.il  le  pins  mons- 
trueux  de  I'univers  dans  ses  propres  domaines.  Tantot  ils 
longcnt  des  coles  arides  et  affreuses,  habilees  seulement 
par  des  sauvages  cruels  ;  tanlut  il  leur  faul  traverser  des 
bancs  de  glace,  et  si  par  mallicur  le  vaisseau  allait  se 
benrlcr  conlre  le  moindre  de  ces  euormes  glocons,  il  serait 
pousse  dans  rahimc.  Le  temps  est  si  froid,  que  le  brouil- 
lard  gele  sur  le  pout  et  forme  un  verglas  snr  leijuel  les 
hommes  out  peine  a  se  tenir.  Tout  u  coup  les  voila  Irans- 
porles  sous  un  ciel  brulant,  les  rayons  ardenls  du  soleil  dar- 
dcntsur  leurs  teles  avec  une  violence  intolerable.  La  aussi, 
rOcean,  un  peu  au-dessous  de  la  surface  de  lean,  est 
rcuqili  de  rochers  trcs-diflieiles  a  eviter,  parce  qu'on  ue 
lesapercoit  pas  toujours  i  temps.  Maintenanl  songez  .'i  ces 
vingl  ou  trenle  hommes  lances  sur  le  vasle  Ocean,  obliges 
de  se  refugier  dans  leurs  pelils  bateaux,  de  ramer  elde 
parrourir  qnelquefois  I'espace  de  niille  lienes  avant  d'al- 
toiudre  aiicun  rivage.  Tels  sontles  ]ierils  que  ces  hommes 
affroutcnl  sansmurmurer,  dansle  but  dese  procurerdeux 
el  a  leur  famille  une  honnelc  subsislancc.  N'oiibliez  pas 


qu'ils  peuvent  echouer,  et  revenir  trislement  au  bnut  do 
Irois  ou  qualre  ans,  sans  avoir  rien  recueilli  de  tou3  leurs 
sacrifices  ou  de  tous  leurs  dangers.  Les  uns  nc  rencontrent 
pas  de  baleines  ;d'aulres  en  apercoiventqui  soul  trop  pru- 
denles  pour  donner  aux  bateaux  le  tenjps  d'approcher 
d'cllBs :  ils  out  fait  par  consequent  uu  long  et  penible  voyage 
inulile. 


I.'AICI.E. 

Si  les  preuves  que  je  vous  ai  donnees  de  I'babilete,  du 
pouvoir  et  de  I'energie  de  rhomme,  ont  excite  voire  elon- 
nemenl,  (|ue!le  sera  voire  admiration  devant  la  puissance 
et  la  merveiUeuse  sage.sse  de  Dieu?  L'homnie  tourne  a  son 
profil  les  substances  qu'il  rencontre,  mais  Dieu  leur  a 
donne  les  ditferentes  proprietes  qui  les  rend  utiles. 
L'hommedompte  el  apprivoise  les  betes  feroces,  mais  Dieu 
les  a  crees  tons  deux,  donnant  a  I'un,  la  force  et  la  dou- 
ceur, qui  en  font  de  precieux  serviteurs;  a  I'autre,  la 
raison  et  I'inlelligence,  qui  lui  inspirent  les  moyens  de  les 
soumcltre. 

Les  inventions  de  Dieu  sont  parfailcs,  completement 
parfaites.  Les  plus  beaux  ouvrages  de  I'honime  laissejit 
toujours  qnelque  chose  a  desirer.  Mais  ce  que  Dieu  a  crco 
ne  saurait  se  perfectionner. 

Examinons  le  vol  d'un  oiseau,  de  I'aigle,  par  exemple. 
Avec  quelle  hardiesse  il  s'clance  de  ce  rocher  maji'stueux 
poor  fendre  les  airs.  11  agile  ses  ailes  puissantes,  et  le  voibi 
lance  a  une  grande  distance,  planant  aii-dessus  des  mers 
sansquenons  |iuissinns  nous  apcrcevoir  du  moindre  elTort. 
Son  ceil  brillanl  roule  dans  loutes  les  directions ;  bienlot  il 
apercoit  un  objet  eloigne  qui  ressemble  ,i  un  pi.dnt  dans 
I'espace,  il  s'elunce  avec  la  rapidile  d'une  fleche.  Qui  a 
pu  fixer  ainsi  son  attention  et  rcvciller  en  lui  toutes  ses 
facnites?  C'cst  une  orfraie,  qui  lient  dans  ses  serres  un 
poisson  el  qui  I'emportc  au  nid ;  I'aiglc  ratta(iue  dans  les 


ZH 


PETITES   MOIIALES. 


nil's,  el  la  pauvrc  Iicic,  incapable  dc  resisler  ii  iuie  fmce 
superieure,  enibarrasscc  d'ailleurs  do  son  pcsant  fardeau, 


laisse  echapper  sn  proie;  Taigle  refermc  aiissitot  ses  ailes, 
sc  jclle  dcssus,  cl,  saisissant  le  poisson  avanl  qu'il  relombc 


dans  I'cau,  va  dans  sa  retraile  le  dovnrer  a  TaiscTiisle 
excmiile  de  ce  pouvoir  (yranuiquc  diiiU  I'bonnclc  indiislrie 
se  voit  si  soiivent  viclime.  Mais  i-cvcnons  aux  facultes  dc 
cct  oiseau,  a  leur  combinaison  parfaile  pour  accomidir 
sa  deslinee  ;  n'oublions  pas,  (pi'a  regard  des  animaux,  il 
faulbiense  garder  de  les  juger  d'aprcslesloisdiijusleetde 
rinjusle  que  Dieu  nous  a  donnees  pour  jugor  nos  actions. 
Nous  ignoroiis  s'ils  connaissent  le  bien  et  le  raal,  el  si  les 
instincts  qui  les  entrainent  ne  lour  viennont  pas  dc  celni 
dont  les  reuvres  soni  parfaites. 

Le  vol,  par  lui-nicme,  exciie  au  pins  bant  degre  I'eton- 
nement.  On  vousa  peut-clre  raconic  les  diverses  lentalives 
laites  plusieurs  fnis  par  les  lionimes,  pour  essaycr  dc  volcr 
dans  les  airs,  (cnlativcsinntiles  jusqu'a  present.  Lesballons 
s"elevcnt  a  la  vcritc  tres-bant,  mais  ils  n'atlcigncnt  pas  le 
but ;  jamais  personne  n'a  trouvc  le  nioyen  de  rcster  sus- 
pendu  dans  les  airs.  Nuns  ne  Savons  meme  pas  coinplc'le- 
ment  comment  cc  prodigc  s'opcre  pour  les  oiscaus,  ipnii- 
quc  nous  les  vnyions  cliaipie  jour  voltiger  dcvant  nos 
yeux.  Voici  lout  ce  que  nous  avons  pii  oliserver  :  le  corps 
cstcreux  el  pent  sc  reniplir  prcsque  en  cnlier  d'air;  les  ns 
sont  aussi  Ircs-creux  et  reconverts  dc  plumes  a  la  fois  le- 
gcres  el  fortes,  surlout  cellcs  des  ailes  et  de  la  (pienc. 
Ajoulez  a  ccla  un  sang  Ire.s-cbaud,  tonics  cboscs  qui  eon- 
triljuentS  donner  al'oiscau  |ilnsdc  legerete  qu'aux  aiilrcs 
animaux ;  puis,  les  muscles  des  ailes  sont  d'une  dimension 
etd'une  force  Ircs-remarquablcs. 

Rien  n'est  plus  curieux  a  cLuJicr  que  la  plume  d'un  oi- 
seau ;  vous  y  retrouvez  la  perfection  et  la  sagesse  qui  pre- 
sident loujnurs  aux  ouvragesde  Dieu.  Prenez  une  plume 
ct  examinez-la  en  meme  temps  (pic  vous  lisez  la  descri)i- 
tion  suivanle.  Remarquez  d'abord  combien  elle  est  forte 
en  coniparaison  dii  pnids,  surtout  s"il  s'agil  d'un  luyau  ou 
6oi((  d'uilc.  La  llecbe  qui  en  traverse  toute  la  longueur 
estcomposcc  d'une  espcce  de  moellc  afin  dc  la  rendrc  le- 
gere;mais,  pour  evitcr  une  rupture  facile,  ellccstcnvc- 


loppee  d'une  sorte  d'ecorce  dure  el  unie.  Cellc  llcrlie  est 
creuse  au  bout  infeiienr,  coninic  un  tube,  qu'on  a|qi('llc  le 
tuyau  (ct  quelquelbis  le  oj'lindre) ;  d'une  substance  claii'e 
scmblable  accUe  de  lacorne.  Pour  pins  dc  so'idile,  reltc 
substance  se  compose  de  deux  peaux.  Les  fibres  dc  In  ]ieau 
intcrieure  s'etendent  eu  longueur  et  se  fendent  .sons  Tongle 
qnandon  la  taille  en  plume;  landis  (pie  lesfibres  dela  peau 
cxlijrieure  renveloppent  de  Unites  parts  ct  empecbent  la 
plnniedese  I'endreaisiiment,  ii  moiiis(|uc  la  peau  soil  gratli3c 
aveclecanif.  Duvivantderoisean,  une  fouledevaissiMiixdc 
sang  remplis,senl  le  tube,  mais  ils  se  de.sscchent  a  .sa  morl : 
c'est  1.1  cette  peau  que  nous  Irouvons  ii  I'inlcrieur  dc  la 
plume. 

Kous  Irouvons  encore  dc  cliaque  cotij  de  la  parlie  su- 
perieure une  foule  de  plaques  minces  reguliereiuent  pla- 
ct'cs  et  tr(is-rapprocb(;cs  les  unes  des  antics.  Si  vous  en 
arracbez  une,  et  que  vous  la  regarilicz  attentivement,  vous 
disliiignercz encore  au  bordune  mnllilude  de  petites bran- 
ches, ipii,  dans  les  ailes  et  la  queue,  s'aecmchent  I'line  dans 
rauire  ;  dc  sorte  ipie  la  surface  d'une  plume,  malgiela  fra- 
gilite  des  inaliercs  qui  la  composcnt,  ri'siste  louglenqis 
avant  de  se  briser,  ct  sert  par  cnn.s(_'qiient  ii  frapper  I'air 
avoc  force  en  volant.  II  faut  aussi  admirer  I'epaisscur  des 
plumes  a.justijes  sur  le  corps  de  I'oiseau,  de  nianicjre  ii  le 
garanlir  du  froid,  sans  qu'elles  puissenl  se  luirisser  quanj 
il  vole  raiiiJement. 


I,E  BOA   CONSTRICTEUR. 

On  donne  le  iiom  de  boa  ii  plusieurs  especes  de  gros 
sei'|ii'iils  de  !'.\iin;riqiie  du  Sud.  Ce  conslricteur  est  ainsi 
iiouiuR',  parte  ([u'il  enlace  sa  proie  de  maniere  a  ne  lui 


laisser  aiicun  espoirde  sniiit.  !1  n  le  iiouvoir  do  se  rcplicr 
autourd'uii  olijel  qiielcoii(|Up;  il  s'atlache  surloulau  trojic 
d'lin  arbre  dans  la  forel,  ot  alteiid  palieinmciit  line  viclime, 
soil une  clievre,  soil  un»  gazelle;  puis,  quand  elle  s'ap- 


rETITES   MORALES.  '  215 

proclie  dd'aibre,  le  sorponl,  anssi  jirompt  <\w.  I'eelair,  sc 
lance  sui-  ranimal,  I'enveloppe  dc  ses  plis  nnnibrcux,  et 
Tulrcint  aver,  nno  telle  violence,  que  lesosde  la  viclime  en 
soul  biiscs ;  puis  le  serpent  se  deroule  lenlcmenl  el  com- 


mencp  son  repas.  II  nc  sc  donne  pas  la  peine  dc  macner  ou 
de  iiicllrc  la  liele  i-n  ninrcnaiix,  il  avale  la  masse  cnliei'e. 
L'elaslicile  de  sa  pe.ui  lui  domic  cellc  faculle. 

A  dc'faut  de  i;ros  animaus,  11  esl  obli^re  dese  conlciitci- 
di-soiseaus  el  dps  sin.:,'es.  La  nianiere  duut  il  avale  Ics  gros 
animaux  a  cle  decrile  par  des  gens  qui  en  onl  Ole  tenioins : 
lieji  n'est  plus  cinioux.  Le  scrpeiil  relacbe  scs  plis  un  a 
nil  avec  beaucoup  de  precaulion,  les  resscrrant  Ci  pcndanl 
de  lempsa  auU'c  comme  s'il  apcrcevait  une  elincellc  dc  vie 
dans  sa  viclime;  cnfin  il  laelie  sa  proie,  puis  Ic  rcplile  sc 
mela  lecber  le  corps  cnlicr.  el  Ic  rnuvranld'uiic  snbslancc 
glulincusc,  il  en  fail  une  masse  informe  seuddable  u  une, 
momie.  Aprcs  ccllc  longuc  cercmonie,  le  serpent  ouvrc 
de  larires  maclioires  el  se  dispose  a  jouir  dc  sa  conquelo. 

11  commence  par  la  tele.  S'il  s'agil  d'une  bcle  de  I'cspice 
des  ccrfs  et  des  chevres.  tout  passe  a  nierveille  juscpi'.-i  I'ar- 
rivee  des  cornes;  ccpemlaul  cet  obslaclc  tie  rarrcle  pas 
encore.  Grace  a  la  construelinn  des  osdc  sa  ni.iclioire,  elle 
prend  une  telle  extension,  i|ue  les  cornes  finissent  par  y 
enlrertoul  enliercs.  L'opcrallon  se  ralcnlitcnsiiile.  On  pent 
meme  suivre  les  progres  que  fait  la  proie  dans  leslumac 
par  la  pointe  des  cornes,  (|ui  scinblcnt  toujours  pres  de 
percer  la  pcau.  La  digestion  d'un  vidunie  pareil  e.xigc  or- 
dinairement  ipielques  sLm.iines.  I'indanlcelenips,  les  cor- 
nes disparaissenl  graduellemeiit  jusqu'a  ce  qn'cllcs  devien- 
nent  invisibles,  el  la  pcau  ijonllce  cl  Icndne  reprend  ensuilc 
sa  forme  et  sa  dimension  habituedes.  Le  boa,  pendant  le 
travail,  pcrd  loulc  sa  puissance  el  pent  ii  peine  so  rcniuer. 
Si  les  Indiens  le  rcncoiilrent  dans  eel  etal,  ils  rallaqueiit 
«t  le  Uienl  sauscuurirlc  moindre  danger.  Le  boa  n  a  pas 


ae  nelcnses  vcnmeascs  comnic  les  aidres  serpents;  sa  Torce 
scu'.c  Ic  rend  daiiL'creu.x. 


rE  POISSOM   VOLAKT  IT  IE  DAUPHIN. 

Le  poisson  volant  esl  ,1  pen  presde  la  grosseiir  du  ha- 
reng.  d'un  aspect  argenle,  el  passe  pour  tres-commun  dans 
rOcc.in  du  Sud.  ^cs  longues  nageoires  lui  permcllent  non- 
soulement  de  sauter  bors  de  Lean,  mais  de  se  lenir  dans 
I'air  a  une  grande  distance  :  ce  n'est  aprcs  tout  qu'iin  bond 
tres-elcve,  (pji  a  pour  butd'cchapper  a  la  dent  meiirlricre  d« 
poissons  pins  gros  que  liu  qui  le  ponrsniveiit  avec  .-irhar- 
nemcnt.  Le  dauphin,  comme  on  le  voil  dans  la  gravure,  usi: 
delouteson  agililcels'efforrcdelesaisir;  puis.uuand  noiri; 
poisson  se  refugie  dans  I'ajr.  de  grosoiseaux  de  proic  sont 
la  qui  rallendent.  tout  prets  a  le  devorer.  Ainsi  nous  vnvons 
ce  ]ianvre  petit  poisson  epouvanle,  environne  d'l-nnends: 
quand  il  relombe  dansl'eau,  rimpitoyable  daupbin  1  allend 
encore  pour  le  bapper.  II  arrive  souveni  que  les  poissons 
volaiils  lombcnlsur  les  vaisseaux,  quand  ils  prenneni  leiir 
idau.  J'en  ai  vu  plusieurs  escmples. 

L'ttil  se  rejouit  a  la  vne  d'un  troupeau  de  ccs  pois.sons 
volanl  dans  les  airs,  ce  ipi'on  pent  admirer  tons  ies  joui-s 
en  mer,  dans  les  parties  cbaudes  du  globe.  Ou  dirait  d'a- 
b(ud  de  blancbes  hirondelles;  ils  lirillent  au  soleil  comme 
de  I'argenl  poll,  et  Icurs  ailes  minces  et  Iransparentes,  ou 
plntul  leurs  nageoires,  lessembleut  de  chaque  cole  a  de 


246 


PETITRS   MORALES. 


legcrs  lUinjcs.  lis  so  n'ninissonl  i|iiPli|Hof(iis  an  iininlu'c 
d'linc  cenlaino,  cl  li'  Iroiiin-aii  se  loissc  il'orilinnire  iliriirer 
par  un  chef.  Comine  ils  olllcin'ciU  In  surl'iice  tloscaiix,  jVn 
ai  vu  quclinii'fciis  i|ui  lii'tirlaicnt  uno  V0!,'iie  nu  mrmit'iil  de 
se  lever,  el  c|iii  j.iilliss.'iii'iU  cxarlemeiU  ihi  inilleu. 

Lc  d.iii|ililii  ii'cst  pas  1111  poisson,  il  a|pparliciit  pliilot  a 
la  classc  d'aiiimaiix  dniil  la  lialeiiie  fait  parlie.  II  n'a,  au 
fait,  d'aulre  similitude  avec  elle,  si  ce  n'cst  la  forme  et 
riiabilude  de  vivrc  dans  I'eau.  Lo.s  diiii|diiiis  snnl  dc  plai- 
santes  crealures;  ils  se  rcuiiissent,  foniieut  compai^'jiie  et 


vieniient  volonlicrs  auloiir  d'un  vaisseau.  Rien  n'est  plus 
dn'de  ijue  Icursacces  de  sniele  ;  ils  s'approchent  tres-pres, 
IVil.ilranl  taiilul  d'un  cute ,  taiilot  de  Tautre ,  quelquefois 
paraissani  au  dessus  de  I'cau,  puis  se  replongeanl  au  fond 
lie  la  mer.  C'est  ainsi  (|u'ils  suivcnt  le  vaisseau  pendant 
des  heiiies  entiercs,  toujours  sautant,  toiijours  culbutant, 
,iusi|u'a  ce  que  Talarmc  se  jelte  lout  a  coup  parmi  eux, 
ou  qu'ils  apercoivent  un  poisson  a  leur  convenance.  Dans 
ce  cas ,  la  troupe  cntiere  s'elaiico  en  plciue  mer,  el  ou  la  perd 
bienlol  dc  vuc. 


£%• 


ON  AVIS  A  I.'ARISTOCRATIE. 

Le  baron  Alderson,  aux  assises  de  I'cte  dernier,  adressa 
les  remarques  suivantes  a«  grand  jury  du  comle  de  Suf- 
folk ;  «  Dans  le  conile  voisin  oil  je  viens  de  faire  la  lour- 
«nee  annuelle,  j'ai  trouve  ce  que  je  craiiis  bien  dene  pas 
elrouver  ici,  iin  jourde  repos;  je  I'employai  a  visiter  le 
«pays,  et  j'eus  le  plaisir  d'assister  a  une  partie  de  crosse, 
«a  laquelle  avail  pris  part  un  noble  comle,  lord  lieutenant 
(iducomte.  II  jouail  avec  les  maicliands,  les  lalMiureurs  et 
«tous  ceux  qui  rentoiiraient ;  je  ne  crois  pas  que  cetle 
aconduite  diniinu.it  le  respect  qu'on  lui  doit:  on  Ten  ai- 
«  mail  .seiilement  davantasje.  Je  pensc  done  que,  si  les  no- 
iddesse  meltaient  plus  en  relation  avec  les  classes  info- 
«  rieures,le  royauine  d'Anglcterre  ct  la  .soeiete  tout  enliere 
0  se  Irouveraient  etablis  sur  des  bases  beaiienup  plus  soli- 
«des.  Je  voudrais  pouvuir  convaincre  tout  le  nionile  dc 
acelte  verile.  » 


SE  XA  CONVERSATION. 

Neparlez  pasde  musique  ;i  uu  nn'deeiii,  ni  ile  niedeeine 
a  un  violonisle.  a  moins  que  ce  dernier  soil  nialade,  ct  que 
le  medecin  se  trouve  au  conesrt.  CeUii  doiit  la  eonversa- 
tion  roule  toujours  sur  les  niatiercs  qui  lui  soul  familieres 
agit  envers  la  societe  comme  la  cigognc  euvers  le  renard, 
lor.squ'elle  lui  otfrit  a  manger  dans  une  cruclie  profondc 
dont  iiullc  creature  ne  pouvait  rien  lirer,  si  ce  n'est  I'oi- 
5cau  ail  long  bee. 


XES  BONNES  MANIERES. 

Les  bonnes  nianieres  sont  la  lleur  du  bon  sens,  on 
pent  en  dire  aiitant  des  bons  sentiments ;  car,  lorsque  la 
loi  de  la  bieuveillancc  est  gravee  au  fond  du  cncur,  elle 
conduit  au  desinteressement  dans  les  petites  choses  comme 
dans  les  grandes,  elle  inspire  ee  dcsir  d'obligcr,  et  cet  em- 
presscnient  a  procurer  du  plaisir  aux  autres,  qui  sont  les 
sources  des  bonnes  nianieres. 


EXTRAITS 

d'uM     VIEUX     JIOllALlSTf     1  T  A  I.  1  K  >'. 

n  (TcKt  une  sotle  chose  (|iie  le  cordoniiier  delilierc  sur 
les  lois  civiles,  sur  radminislration  de  la  republique  et 
sur  la  nianiere  dont  se  fait  la  guerre.  Les  grandes  cho.ses 
demaiideiit  beaucoup  de  lecture,  et  il  faul,  pour  les  diri- 
ger,  aviiir  beaticDUp  vu  et  savoir  agir  avec  un  examen  at- 
teiitif.  II  est  raisiiuiiable  que  ce  qui  concenie  la  mede- 
ciiie  soil  demaiide  aux  medecius,  et  que  le  forgeron  se 
iiiele  de  forger.  Lc  conseil  ne  doit  cti'c  reclame  ipie  pour 
les  choses  douteuses  et  sur  lesquelles  noire  opinion  va- 
ric.  11  faul  conseiller  Icntement  et  avec  maturile;  I'avis 
aJopte,  I'executiou  sera  proinpte.  Le  conseil  ne  doit  point 
porter  sur  le  but,  mais  sur  le  moyen  d'y  arriver.  Ainsi 
les  medecius  ne  cimsultent  point  sur  la  sanlc,  mais  sur 
la  inaiiierc  de  vivrc  saiu.  Dans  le  gouvernemenlj  on  ne 


rnriTEs 

disserte  pas  sur  la  pals,  niais  siir  Ics  moycns  de  I'ob- 
lenir.  » 

La  maxime,  source  de  tani  do  crimes  ou  do  lacheles,  qui 
pretend  que  qui  veut  la  fiii  veul  les  mnyens,  ne  pouvail 
clre  approuvee  par  le  piMiie  moral  duclirislianlsiiip. 

«  Celui  qui  conseille  par  d'injiisles  raisous  est  un  niau- 
vais  conseiller,  quoiipie  le  Init  qu'il  a  iudique  ait  ete 
alleint. 

«  Toule  vcrtu  est,  par  sa  nature,  vnisiiic  d'un  vice,  et 
elleen  est  souveril  si  proclie,  qu'il  est  difficile  de  les  dis- 
tingucr.  Les  liommes  verlueux  sont  exposes  a  I'injustice 
du  public,  parce  que  leurs  actes  peuvent  elre  aiscment 
rejardes  comme  vicieux.  Calon,  avec  une  force  d'.ime 
invincible,  choisit  la  mort  utique  plutot  que  de  voir  le 
tyran  victorieux ;  il  a  etc  celebre  avec  grande  gloire 
par  de  tres-sages  esprils  pour  avoir  refuse  la  vie  apres 
h  liberie  perdue.  Une  telle  vertu  pourrail  loutcfois  ctre 
amuindrie,  cliangee  en  vice,  et  Calon  traite  de  vilet  depu- 
sillnnime  comme  ayant  prefere  de  sc  tuer  de  desespoir,  lors- 
qu'il  vit  laforlunc  favorable  luimanquer,  plutotquede  s"ac- 
commoilerasonniallieur.C'cstaiHsiqued'autresonlctejuges 
infames  pour  s'elre  tues  d'uiic  seniblable  manicre.  Beau- 
coup,  dans  les  memes  circonstanccs  que  Caton,  apres  s'etre 
defendus  avec  courage,  presses  park  necessiie  et  vaincus,  se 
rcndirent  a  Cesar.  Ceux-ci  meritent  d'etre  loues,  parce 
que,  devenus  csclaves  sans  leur  faute,  ils  aimerenl  mieux 
soutenir  avec  fermete  la  mauvaise  fortune,  que  de  mettre 
un  terme  a  leurs  maux  par  un  laclie  trepas.  Leur  suicide 
cut  paru  un  crime,  parce  que  leur  vie  passce  ne  les  egalait 
pas  a  rausterite  de  Caton,  et  qu'ils  n'avaient  point  assez 
de  vertu  pour  choisir  une  telle  mort.  » 


MO  HA  LES. 


2.'.7 


ADTRES  XXTRAITS 

DE    QDELQDES    ECBIVAINS   C  AI II  0  L  1  QC  E  S  tTHANCEnS. 

Longtemps  avant  que  les  pbilosophcs  moJernes  se  fus- 
sent  avises  de  regenter  la  societe  avec  plus  ou  nmins  de 
prudence  et  de  sagacite.  d'adinirables  conseils  de  vie  pra- 
tique se  trouvaient  epars  cliez  les  ecrivains  ilaliens  et  es- 
pagnols.  Nous  citerons  quelques-unsde  cescon.seils. 

(1  Le  veritable  merite  de  cbaque  vertu  git  dans  rarlion, 
et  Ton  n'y  arrive  qu'avec  les  moyens  proprcs  a  cette  action. 
Ainsi  on  ne  pent  etre  liberal  ni  magnitique  sans  argent. 
Qui  vivra  dans  la  solitude  ne  sera  jamais  ni  fort,  ui  juste, 
ni  experimente  dans  ce  qui  iniporte  le  jilus  el  dans  le  gou- 
vernement  de  la  chose  publique 

«  Telles  sont  la  necessiie  et  I'ntilite  dcs  amis  que,  sans 
cux,  personue  ne  vouJrait  de  la  vie.  La  phis  grande  pros- 
perite  ne  nous  suffirait  point,  n'ayant  personue  avec  qui 
en  jouir;  et  dans  I'adversile  et  la  misere,  les  aniissculs 
soulagent,  consolcnt ,  plaignent  et  secourent.  Cnmbien 
d'amities  ont  etc  plus  intinies  et  plus  lideles  que  les  po- 
lentes,  qui  n'empechent  pas  les  liaines  les  plus  acbarnees? 
L'amitie  est  le  seul  lien  qui  mainlienne  les  cites;  sans  lIIc 
non-seulement  une  cite,  mais  la  jdus  petite  conq.agnic 
tomberait  dans  la  discorde,  la  dOsunion.  et  ne  duiTiail 
point.  Aussi  a-t-on  pretendu  que  les  Irgislaleurs  d(,iveut 
I'lus  s'allacher  i  I'uniou  et  a  la  couconle  qu'i  la  justice 
mrine,  puisque  l'amitie  vrrit.ible  est  toiijours  juste.  L'a- 
niilie  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  prnpre  a  conserver  la  riebCsse 


publique ;  rien  ne  Teliranle  plus  que  la  liaine  :  il  ne  s'esl 
point  tiouve  dc  puissance  ni  d'empire  si  cleve  qui  ait  su 
y  resisler 


(c  L'argent  fut  trouve  comme  un  moyen  Ires-propre  a 
cchanger  les  clioscs  necessaircs  aiix  usages  de  la  vie;  car 
si  la  variete  et  la  niultituile  de  ees  choses  etaient  egales, 
l'argent  serait  tout  a  f.iit  inutile.  Mais  leur  inegalite  a  fait 
imaginer  l'argent,  qui  en  egalise  les  differences.  Que  l'ar- 
gent soit  moderemeni  drsire ;  qu'on  ne  le  recherche  que 
pour  les  choses  exemptes  dc  vice  et  de  bassesse ;  qu'il  soit 
conserve  et  accru  avec  soin,  en  s'abstenant  du  superllu. 
II  y  a  deux  sortes  de  richesses  immoltilieres.  La  premiere, 
a  lavdle.quise  compose  de  maisons,  de  boutiques,  ctautres 
lieux.  que  Ton  lone.  Les  revenus  n'augmentent  ni  la  ri- 
cliesse  de  la  cite,  ni  celle  de  tons  les  corps  civils,  puisque 
I'aigenl  passe  seulement  de  I'un  ,i  I'autre.  11  n'y  a  point 
de  preceptes  a  donner  sur  celle  malierc  :  les  lois,  les  cou- 
tunies  el  les  st.itiits  publics  la  reglenl.  La  seconde  snrle  de 
richesse  imiuobilicre  consisle  en  domaines  ferliles ,  en 
terres  qui  ju-oduisent  des  choses  neccssaires  a  la  nourriture 
et  a  rornement  de  I'homme. 

«  De  Ions  les  exercices  humains,  aucun  ne  doit  ctre  pre- 
fere a  ragriciilture.  laquelle,  doiinee  par  la  nature,  est  sans 
violence  ni  injustice;  landis  que  dans  les  autrcs  exercices 
il  est  difficile  de  ne  pas  faire  tort  a  quelquun  pour  arriver 
a  re  qui' nous  est  utile.  Sans  rien  ju-endre  a  personue, 
ragricullure  fournit  abondamnient  aux  lionimes  ce  qui  leur 
est  nccessaire;  sans  elle  les  aulres  arls  seraient  nuls,  et  la 
vie  humaine  serait  grossiere,  inculte,  bcstiale 

n  Les  ports  dc  mer,  ou  du  moins  les  fleuves  navigables 
soul  d'une  telle  ulilile,  i|u'on  regarde  jiresque  comme  im- 
possible que  la  cite  qui  en  est  privee  ou  eloignee  puisse 
jamais  devcnir  tres-rcspeclable.  Le  c^immercc  jirodiiit  en 
grande  partie  les  avantages  qu'on  retire  da  dehors.  Sans 
port  il  ne  pent  se  faire  qu'avec  heaucoup  de  difficulte  et 
pen  de  gain.  L'experience,  mere  dc  tonics  choses.  a  depuis 
longlemps  denuinlre  celtc  verile,  et  fait  voir  qn'un  grand 
uomlire  de  peuples,  an  moyen  des  canaux  creu.ses  avec  art 
et  industrie,  dcs  lacs  decharges  ou  des  lleuves  detournes, 
se  sont  cree  dps  ports  dans  leur  voisinage,  ou  sont  par- 
venus a  navigiicr  vers  d'autres  sur  de  pctites  cmliarcalions. 
Les  ports  deviennent  d'uue  grande  utilitc  a  tout  I'litat, 
quand  ils  recoivent  bcaucoup  dc  navires,  qu.'il  faut  etre 
sfiigneux  d'y  attirer.  Pour  que  la  confiance  du  commerce 
soit  ferme,  geuerale,  et  qu'elle  porte  ses  fruits,  il  faut  re- 
chercher  et  maintcnir  inviolablement  I'alliance  el  la  bonne 
vobnle  des  puissances  voi.sines  et  cloignees.  A  cet  effet, 
les  arniees  et  une  population  aguerrie  sont  encore  ncccs- 
saires;  c'est  ainsi  que  se  conserve  I'houneur  national,  et 
que  Ton  ne  recoil  point  d  injures.  » 


EXAGERATION  DES  MODES  TEMININES. 

EVTRAITS  b'r.V  Al'TCl'R  EsrAGNOL. 
LA    MECIil-rS!;,    —  lA    BoniOCE     DE    BIJOBX. 

X  J'.ii  vu  )iar  la  ville  des  mode?,  dil  un  vicil  auleur  es- 
pagnol,  regardees  comme  deshoiineteset  effronlees,  prises 


2^5  US   ILLUSTPiES  FltANCAIS 

liienlot  d,in5  los  foles  ot  Ics  solonnilus  pni-ln  fleiii'  dcs  noliles 

damps  lloiTiilines;  dies  sonililnioiit  clicz  cllcs  asroables, 

cnjouces,  grncieuses.  Cos  dames  so  docollelaienl  ol  lais- 

saient  tonibei' Icurs  roLcsjusqu'au-dcssous  de  la  poilrinc. 

Un  (cl  exoesparaissaiu  viciciix,  ellcs  comnioncei'cnl  ii  rc- 

moiiler  leurs  collerelles,  et  (cllemcnt,  que  ccUes-ci  arri- 

vei'cnt  par-dcssus  Knirs oreillcs.  Enlin,  npres  ccs  deux 

exircmites,  ellcs  s'.iirt'torcnl  a  nn  milieu  raisonuahle,  qui 

dure  oucorc  et  durera  laiit  que  la  mode  I'exigera  jusqu'ii 

ce  que  rune  ou  I'aulre  des  deux  premieres  inauieres  rc- 

vienuo.  11  taut  suivie  I'usage  avec  convenance;  careerlai- 

nesciioses  liounes  peuveiU  devenir  mauvaises  par  la  force 

du  lumps,  du  lieu  el  dcs  persouiies  devajit  qui  ellcs  soul 

failcs.  u 

On  suit  les  modes  jusquc  dans  les  allitudcs  et  nicine 
dans  ics  lialjiludcsdercsjirU.  (juand  un  roman  senlimeiital 
el  iarmoyaiu  a  paru,  el  que  la  mode  lourne  aux  plcurs,  un 
ccriain  nombre  de  demoiselles  cplorecs  se  presculent  a 
vou.s  sous  fasjiccl  lacrymal  el  peu  agreable  que  voici  :  * 


de  celui-ci,  de  la  suivre,  de  nianiere  qu'cn  lout,  rordre 
regne  a  rintcrieur.  Jeune,  qu'ello  se  couronne  de  roses  ; 
vieille,  quelle  soil  simple  et  grave,  et  lie  resscmble  en 
rien  a  ces  boutiques  de  bijoux  que  certaines  dames  parve- 
iiues  et  agees  s'avisent  de  faire  rcsplendir  sur  leurs  im- 
perieuses  ruines. 


L'ancieii  moraliste  ne  parJonnc  pas  ces  affectations  des 
pre<Meuses  Jaerymales  ou  aulres ;  il  tonne  aussi  conlrc  la 
cnquelterie. 

«  Le  idus  digne  ornement  de  la  fcmmc,  dilil,  est  I'hon- 
nelete  d'une  vie  reglce  et  bien  arrangee.  Les  aulres  orne- 
inenis  delft  parure  et  dcs  alours  depeiiJenl  de  la  ricliesse 
et  de  la  condilion;  ceux-ci,  avec  de  la  mcsure,  ne  sont 
point  digues  de  bblme. 

a  Varron  avail  coulume  de  rcpeler  que,  si  la  dnuzienie 
partie  du  soin  a|qiorte  cliaque  jour  a  avoir  du  bou  ]iain 
ct  uue  bonne  cuisine  elait  mise  .i  pcrfeclionner  sa  propre 
famiUe,  depuis  longtenijis  tout  le  moude  scrait  parfait.  » 

«  La  femnie  doit  cxercer  sur  clle  la  plus  gramle  sur- 
veillance; nou-seulemeiit  elle  ne  doit  point  s'adonnci-  a  la 
coquctt'  rie,  niais  il  faul  qu'clle  eebappc  nieme  au  soupeon. 

a  L'oflice  propre  de  la  fenime  est  d'etre  soigneuse  du 
gouvenienieiit  de  la  niaison,  de  pourvoir  u  ses  besoins,  de 
savoir  l9Bt  ce  qui  s'y  fait ;  do  vciller  a  tout  cc  qui  la  con- 
sei'ue,  d'en  conrcreravcc  son  mari ;  de  connaitre  la  vulonle 


«  De  tons  les  amours  liumains,  il  n'en  est  point  de  plus 
fort,  dc  plus  naturel  que  raiiiour  conjugal.  L'ulilile,  les 
avantages,  le  secoui's  que  Ton  se  )ir('tc  mulnelleinenl,  ac- 
croisscut  et  rcsserrent  cctte  affection.  On  sent  que  Ton  ne 
pent  rien  I'un  sans  I'aulre,  ct  ((ue  pour  ctre  bien  il  I'aul 
s'aiiler.  La  vie  de  I'liomine  dure  peu,  et  I'on  desire  ainsi 
s'elcndre  par  la  suite  dc  ses  rejelons.  La  principale  affaire 
domcslique  est  done  le  clioix  de  la  femme  ;  qu'ellc  soil 
dune  bunicur  assortie  a  celle  du  mari,  sans  quoi  il  n'y  a 
point  d'amour  parfait.  Telle  est  la  force  de  la  communaute 
de  sentiments,  qu'elle  double  la  puissance  el  assure  la  ri- 
cliesse. » 


LES  ILLUSTRES  FRANCAIS. 

FIEHB.E  CORNEIX.LE. 

L'autour  de  la  I'ticellc  tint  la  plume  contre  Corneille,  et 
jes  Sentiments  dc  V Academic  Irau^aisr  stir  le  Cid  paru- 
rent  impriuies  en  1058.  L'Academie  conchit  «  que  le  sujet 
du  (lid  n'esl  pasbon,  qn'il  pecbe  dans  son  denoumenl,  qu'il 
est  charge  d'episodes  inulilcs;  (|uo  la  bicnseancc  y  marque 
en  beuucoup  de  lieux,  aussi  bien  que  la  bonne  disposition 
du  theatre,  ct  qu'il  y  a  bcaucoup  de  vers  bas  et  des  famous 

(I)  loi/.  le  ji"  VI.  p.  183. 


LE    LIVUE   OE    LA  SAN'TE. 


2i!) 


de  pailfr  iniimres,  etc.  »  Ce  jiiuemeiit  dc  I'Academie  iie 
ful  faclieu:;  que  pour  elle ;  le  public  le  cassa,  et  louglenips 
apres  Boiieau  disalt : 

En  vain  centre  le  Cid  un  rainistrc  se  ligue  : 
Tout  Paris  pour  Gliiraene  a  les  yeux  de  Itodrigue ; 
L'Acaileniic  en  corps  a  beau  le  censurer  ; 
Le  public  rcvolte  s'obsline  a  raJmircr. 

En  1639,  Corneille  donna  Horace  (qu'on  a  (Icpuis  mal 
a  pmpos  appele  les  Horaces),  I'l,  par  une  vengeance  dignc 
dc  son  genie,  il  dedia  sa  piere  au  cardinal  de  Hiclielieu. 

L'annee  1659 ,  apri-s  Horace  parut  China.  Lorsque 
Calzac  eut  lu  cctte  piece,  il  errivit  a  I'auleur  :  i<  Jc  crie 
miracle!...  Vous  nous  faitcs  voir  Home  ce  i|u'elle  peuteire 
a  Paris,  et  ne  I'avcz  point  Lrisee  en  la  remnant.  Aux  en- 
droits  oii  Rome  est  dc  brique,  vons  la  relalilissez  de  marbre  ; 
(piand  vous  Irouvcz  du  vide,  vous  le  remplissez  d'uii  chef- 
d'lcuvre,  et  jc  prends  garde  que  re  i|uc  vous  prolez  ii 
riiisloire  est  toujours  meilleur  que  ce  que  vous  emjirunlcz 
d'ellc.  » 

«  Avant  que  Polyeucte  (ill  joui',  en  1 640,  dil  un  criticiuc, 
Corneille  avait  lu  cette  trngcJie  sainle  a  Vliolel  dc  Ram- 
bonillet,  «  souverain  tribunal,  dit  Fonlenelle,  dcs  affaires 
d'esprit  en  ce  temps-la  »  Voilurc  se  cliargea  de  faire  con- 
nailre  a  Vauteur  que  sa  piece  avail  etc  gOiicralcmcnt  coii- 
damiice,  et  Corneille,  alarmi',  allait  la  rctircr  de  lY'lude, 
quand  il  fut  delounie  de  ce  dctscin  par  un  comiidien  obscur 
nomme  la  Itoqiic,  qui,Jiigeant  micnx  ([uc  tout  I'liutel  Ham- 
bouillet,  eut  le  nuTite  dc  conscrver  a  la  scene  francaiseuii 
de  ses  chcfs-d'ccnvre.  » 

Corneille  fit  represcnter  en  K'lil,  la  Mori  de  Pompee^ 
qu'il  dedia  au  cardinal  Mazarin.  "  II  y  a,  dit  rautenr,_(picl- 
quc  cbose  d'exiraordinaire  dans  Ic  litre  de  ce  poemr,  cnji 
porte  le  nom  d'un  licros  qui  n'y  parle  poiiit,  ina'is"()ui  ne 
laisse  pasd'en  etre  le  principal  aclcur,  ]iuisque  sa.morlcst 
la  cause  unique  de  tout  ce  qui  s'y  passe.  »  Le  role  dc  Cyr- 
nelie  est  admirable,  u  De  toutes  les  veuves  qui  out  paru 
sur  le  theatre,  je  n'aime  que  Cornelie,  ecrivait  Si(irft-jy-(c- 
mond;  mais  je  n'aime  pas  ''     ^ 

Dcs  morts  ut  dcs  muurants  cent  nionlagnes  plainlives.  » 

Corneille  reconnait  qu'il  a  pris  dans  le  poeine  de  la  Pliar- 
sale  les  plus  belles  pensees  de  son  drame;  il  pjrait  aussi 
s'etre  Irop  inspire  du  style  de  Lucain. 

La  comedie  elait  a  naitre;  on  n'avail  point  encore 
songe.aux  micurs,  aux  caraclcres,  lorsqu'en  16i2,  Cor- 
neille lit  jouer  U  Menteur,  dont  deux  siecles  n'ont  pu 
affaiblir  le  succes.  Ainsi  etait  reserve  a  Corneille  Timmor- 
lel  lionneur  d'etre  le  Pcre  du  Ihialrc.  Le  IUcnlcur  est 
imitci  d'une  jiiece  espagnole,  la  f'crdad  sospecliosa,  que 
Corneille  appelle,  dans  sa  Iprefacc,  une  Merrcille,  et  il 
ajoule  :  «  Je  ne  trouve  nen  qni  Itii  soil  comparable  en  ce 
genre,  ni  parmi  les  anciens,  ni  parjni  les  moderncs.  »  L'o- 
riginal,  qui  fut  d'abord  alliibue  a  L(qje  de  Vega,  depuis 
a  ete  reconnu  eire  de  dun  Juan  d'Alcaron. 

En  1645,  Corneille  donna  la  Suile  du  Menleur,  imitee 
aussi  d'une  piece  espagnole  de  Lope  de  Vega ,  inlilulee 
Amor  sin  saVer  a  quien.  • 

Rodugune  fut  representee  en  1646.  C'est  de  toutes  Ics 
pieces  de  Corneille  celle  qu'il  preferait;  le  succes  en  fnt 
tres-grand.  La  meme  annee,  fnt  jouee  TUeodore.  tragedie 
SaiDte,  tiree  du  deuxieinc  livre  dcs  Vicrgcs  de  saint  Au- 


gustiti ;  la  sonic  idee  dc  I'im^dicite  dc  Theodore  e.i  cm- 
pecba  le  succes. 

Hcraclius  fut  donne  en  1647  ;  il  conlicnt  dc  grandes 
bcautes ;  on  y  trouve  cc  vers  cclebre  ; 

Tyran,  descends  du  Irone,  ol  fals  place  a  ton  raailre. 

Tourncminc  a  prouve  que  VUeraclius  espagnol,  .sous  le 
litre  dc  I'uut  dam  la  vie  est  mcnsonge  cl  vcriU\  elait  pos- 
terieur  a  VHeraclius  franrais.  L'liistorien  de  I'Academie, 
Pclisson,  raconte  ingunumcnt  que  d'abtird  elle  lui  prefera 
Ic  president  Salonwu;  puis  .M.  Faretelanl  mort  en  1646, 
elle  luj  prefera  encore  du  llyer ;  el  enfin  le  grand  Cornedle 
ne  fut  rccu  en  1647,  que  parce  que  I'obscur  Balesdens, 
qui,allait,lui  etre  prcfere  encore,  ecrivit,  «  dans  une  lelLi'e 
0  plcine  de.beauconp  de  civililes  pour  I'Academie  et  ]iour 
u  M.  ^Co/jiejlHe,  qu'il  priait  la  compagnie  dc  vouloir  bien 
u  le  pr<;fei:eH  a  lui.  » 

Ciifl  aiiisj  ,que  jugcnt  les  liommes. 

.\prc<  ct^s  cliefs-d'(cuvre  son  genie  Laissa  lenlement,  non 
s.aiis_  doimer  dc  frcquenles  et  vives  Incurs;  il  mourutle  I"' 
oclobi-e  U8i,.ct  ful  inhume  a  Saint-Boch.  Le  marquis  de 
Daciji'au  i-crivait  alors  dans  ses  memoires  :  «  Aujourd'hui 
est  niorl  le  bouhowme  Corneille.  » 

I'icrre  CornciUe  avait  eponsc,  sous  le  regno  de  Louis  XIII, , 
ui;c  Idle  du  lieutcnaiiit,gencral  dcs  Andelys;  il  en  cut  trois 
Ills :  I'aine,  cajiitaliie  dccavalcric  clgentilhommc ordinaire 
du  roi,  ful  pcre  de  «  I'icrre-Alcsis,  qui,  dil  un  biographe, 
ful;uirie..i  Severs  ci>  1.717,  et  donl  le  Ills  donna  le  jour  a 
Jcanuc-Maric  CorncHle  el  .i  Pierre-Alexis;  ce  dernier  a 
laisse  cinq  cnfajils,  donl  trois  .sont  encore  vivants;  Pierre-, 
AJexis,  qui  en  1817,  elait  rcdnil  a  demandcr  au  niinislere. 
des'linances  une  peiilc  |daco  «  au  nom  du  grand  Corneille,  - 
doul  je  suis,  cciivail-il ,  le  vrai  sang  el  ligne  dirccte,  »  a 
clc'ngmme  dcjiuis  professeur  au  college  royal  de  Buuen. 


LE  LIVRE  DE  L.V  SANTE. 


AHECDOTES    MEDICALES,    FAXTS  ET  CONSEILS     REI^kTlFS  • 
A    LA    SANTE    OE    L'HOMME. 


BES    STIBIDLANTS. 

Excilalions  faclii-os.  —  Leur  ilangcr.  —  I.e  Tabac.  —  L'AlrooI  (IJ- 

«  Mes  premieres  anuees,  dil  un  philosophe,  comme  des 
auciilres  prodjg  i3s,  out  desherile  les  dernieres.  Si  je  ne  ■ 
complc  pas  cela  au  nonibre  de  mes  remords,  je  le  mels  au 
premier  rang  de  mes  repenlirs  ;  car,  pour  tout  fairc,  et 
surloul  le  bien,  la  saute  est  le  premier  des  outils  :  il  est 
Lien  diflicile  dc  conserver  une  ame  saine  dans  un  corps 
cacnchymc.  » 

Un  liomme,  par  ignorance,  par  laisser-aller  on  faux 
calcul,  s'abandonne  au  luxe,  a  la  bonne  chere,  al'oisivcte, 
a  une  recherche  ctudice  de  jouissances  sensuellcs,  ener- 

(1)  Cos  cxfpllcnis  conscits,  fjue  Ton  ne  peut  trap  refomiii:in(lcr  5  Iocs 
k'S  .Igcs,  a  loutcs  les  conslilulions,  i  lous  les  elal?,  auiuurd'hin  surloul 
que  riiabuudc,  I'ciniui  et  Icxcuiple  uiiivcrsels  preiiitilcin  les  lioninies  >crs 
uiie  surexrilalion  violeiile.  sunt  ilus  ^  un  nieiiccin  )iliiIoso[iUe,  trudit  de 
bonne  loi,  p\:t  'lent  errivain,  H.  le  docleur  Hcvcillc-Parisc. 

32 


830  LE  LlVnE  D 

Tantes;il  passe  laborieiisemcnl  sa  vie  a  ne  rien  i'aire. 
Qu'arrive-t-il ?  L'ini|ircssionabilil(;  exlremc ,  c'esl-a-ilire 
line  scnsibilitc  presque  moiiiide,  se  iiianifesle;  un  li'gor 
stimulant  acqiilert  alois  des  proportions  extremes,  le  tissu 
niusculaire  s'amollil,  Ics  orijancs  s'affaiblissenl  ou  ne 
reagisscnt  pas  snfllsnmmcnl;  nne  liypersecrelion  dc  graissc 
augmente  Lienlut  eo  fatal  elat  de  dehilitu.  Si  ect  lionimc 
ne  s'arrcle  pas,  ruminant  sa  palnre  de  bion-etre  materiel ; 
s'il  tombe,  comme  disait  le  cardinal  de  lliclielieu;  «  dans 
celte  nature  terrestre  et  porcliiiie  qui  se  repose  dans  son 
lard,  »  il  est  certain  que,  par  ce  regime  inerte  d'une  pari, 
abondant  et  surazote  de  I'autre,  il  arrive  li  une  jdetbore 
morbide,  ii  une  prostration  vitale,  source  iuDnie  de  dou- 
leurs. 

Or,  la  nialadic  est  nn  rude  pli  aux  feuilles  des  roses  sur 
lesquelles  de  pareils  imprudcnls  ainient  a  s'etendre;  et  ces 
obeses,  charges  de  ventre  et  d'inllrmiles,  en  sont  dc  Iristcs 
et  d'irrccusablcs  prcuves.  Combien  une  parcille  disposi- 
tion est  loin  de  eelle  on  Ton  reniari|uc  une  lutlc  viclo- 
riense  de  rorganisme  contreses  ogcnsmodilicalem's;  Inlle 
qui  donne  un  corps  robusle  a  quiconque,  etant  done  d'une 
activile  puissante  et  bicn  roglcc,  I'exerce  pleinemenl, 
liardiment,  quoique  toujours  dans  des  liniilcs  compatibles 
avec  la  sanle  !  I,e  mot  s'endiircir,  si  energique  el  si  vrai, 
cxprime  iiarfaitcment  cet  elat  d'energie  conslnnte  d'nn 
liomme  sobrc  et  aclif  qui  porte  les  prcuves  d'une  vigon- 
reuse  complexion  sur  ses  membres,  comme  souvent  aussi 
la  gaiete  dans  son  cociir,  le  calme  dans  sa  raison.  La  force, 
la  sante  inallerable,  s'il  en  est,  sont  les  consequences  na- 
lurelles  de  celte  activitemcsuree,  qu'on  nedoit  pas  cesser 
de  eonseiller.  Ce  jirincipe  s'elend  a  lout,  aux  travaux 
comme  aux  plaisirs  ;  car  il  ne  faut  pas  croire,  ainsi  que 
le  prclendait  un  liomme  d'esprit,  que  bien  regler  sa  sante 
«  se  reduit  a  ne  pas  manger  de  truffes,  de  peur  de  crampes 
d'estomac.  »  Non,  il  faul,  en  toutesclioses,  apprecier  net- 
tement  la  vie  el  la  ealculer  au  plus  vrai.  Suivant  la  veri- 
table et  bonne  manicre  de  compter,  le  bonbeur  n'est  que 
la  somme  des  plaisirs,  ipiand  on  en  a  retrancbe  les  maux. 
Jecrois  que  Ton  doit  elre  tres-satisfait  du  ealcul  si  le  rc- 
sultat  est  zero. 

Vous  slimulez  energiquement ,  vous  montez  les  rcssorls 
a  un  degre  exccssif ,  altendez-vous  a  un  resullat  funesle  et 
infaillible.  La  faiblesse,  la  prostration,  I'espece  d'anean- 
tissement  passager,  qui  out  lieu  apres  do  violentes  sur- 
cxcitations  ( ipielles  qu'en  soienl  les  causes),  en  .sont  les 
preuves  manifestes.  Ces  effets  sont  toujours  proporlionne 
a  rintensilc  des  causes,  a  la  duriie  de  touto  action,  compa- 
rees  a  Tetal  des  forces  organiques  en  exeilabilite.  Or,  c'est 
prccisemenl  celte  comparaison  qn'il  s'agit  de  f.iire.  On 
p'ourrail  presquedi'linir  la  malmlie  comme  le  vice,  un  faux 
calcul  de  probabililes,  une  estimation  erronee  de  la  valcur 
des  plaisirs  et  des  peines. 

L'allrail  du  plaisir  est  surlout  I'ecueil  ou  Ton  eelione. 
L'liomme,  ce  grand  enfanf,  conduit  par  la  folic,  seinble 
dire  :  Donnez-m'en  trop.  De  la  ces  besoins.  pcrpetuels  de 
sentir  exalter  la  vie  sous  toutes  ses  formes  et  par  une  im- 
mense variele  d'impressions  ;  de  la  encore  rinlluenee  cor- 
rosive du  sybaritisme  *;  la  vie  opulcnte  mal  dirigve ;  car 
de  la  satisfaction  outree  d'un  besoin  nail  un  besoin  de 
plus ;  c'est  ranli([ue  fable  du  tonneau  des  Danaidcs,  ce  re- 
sullat deja  signal-  de  la  loi  pbysiologii|uc  dout  nous  avons 
parle.  Aussi  est-il  plus  que  douteux,  pour  quicon(|ue  re- 
llOchil,  qu'il  y  ait  aujourd'bui,  au  foiul  dos  iimes,  plus  de 


E  LA  S.\NTE. 

contentcment.  plus  de  vrai  plaisir  que  dans  les  leinps  an> 
ciens,  qnoiqu'il  y  ail  iuconqiarablemenl  plus  de  luxe,  do 
recliercbe,  dc  confort  dans  nos  maisons,  dans  nos  vele- 
raenls,  [dis  de  rafliuemenl  dans  noire  regime,  plus  d'in- 
slruclion  dans  nos  teles.  La  nature  de  I'bomme  n'a  pas 
clinnge ;  cela  est  si  vrai  que  resperiencc  ne  corrige  point : 
on  a  tons  les  jours  des  millions  dc  preuves  de  danger  de  la 
surexeitation  organi(|ue;  mais,  passant  inapereues,  elles 
soul  frappees  d'inutilile.  Quelle  peut  ctre  la  cause  qui 
poussc  aiiisi  I'hommc  dans  I'abime?  D'une  part,  le  desir 
toujours  aclif  d'etre  emu  ;  de  I'aulre,  c'est  que  le  danger 
ne  devienl  jamais  immediat.  Selon  Montaigne,  pourqnoi  ne 
met-on  pas  sa  main  au  feu?  C'esl  que  la  brulure  se  fait 
aussildt  sentir.  Mais  il  n'en  est  pas  de  raeme  dans  les  ecaris 


Le  [iiiscur  liebi'lt^. 

et  les  pas.sions  de  la  xie  liunialne.  Le  chalinient  est  nean- 
moins  tout  aussi  certain,  si  on  ne  s'arrcle  pas;  el,  comme 
dil  cxci'lb'iumeHl  I'lularque,  ii  nous  appelons  retard,  dans 
noire  ignorance,  le  leinps  que  la  justice  divine  emploie  a 
soulevcr  I'bomme  pour  le  precipiter.  »  Cetlc  rellexiou  d'un 
ingenieux  )ibilosoplie  de  Tantiquile  csl  en  tout  applicable 
a  la  juslice  de  la  nature ;  c'esl  ainsi  une  iNomesis  qui, 
comme  celle  de  rantiipiili',  peut  accorder  du  dclai,  mais 
n'aci|uitle  jamais  le  coupable.  Les  lois  qui  prononcent  le 
chalimeul  sont  cel!es  niemes  de  I'organisme  ;  elles  ont  elii 
la  condition  de  I'exislence  bicn  reglec;  elles  appliqueul  la 
peine  a  I'exislence  anormale.  Cos  lois  consliluenl  la  neces- 
silc  ou  In  nature  des  cboses,  conire  bnpicllc  il  ne  peut  y 
avoir  d'appcl. 

Celte  secoudc  nature  qui,  devenue  guncrale  dans  I'eco- 
nomie,  prcnd  le  nom  de  tcnqn''ranienl  acc|uis,  ne  laisse 
Ires-S9tivent  ancnue  force  a  la  raison  :  le  besoin  faclice, 
imporluu,  cxigeaut,  renait  il  cliaque  instant,  en  vertu  de 
cetle  loi  pliysiologique,  qu'un  organeclani  excite,  devenu, 
par  cela  nii'me,  plus  excitable,  sollieile  le  rclour  freipient 
de  I'c'M'ilalion,  el  cela  dans  uue  progression  iuliiiie.  Muissi 


LE   LIVRE   DE   LA   SANTB. 


231 


la  force  (I'une  volonte  supoi-icure  ou  dcs  circonslanccs 
elrangeres  iie  changcnt  ce  licsoin,  nc  dc  I'liabiludc,  on 
peul  lomber  dans  l.i  faiblcsse  indircclc  oil  u|miscracnt  far 
cxces  dc  slimulation,  surlout  cii  s'aljaudonnant  aux  gros- 
siers  iiislincis  de  ranimalitc. 

II  resle  done  prouve  que  la  vivacilc,  la  conlimiitc  des 
impressions,  memo  avcc  la  tolerance  de  I'liabiliide,  ne 
peut  SB  prolonger  au  dcl;l  d'unc  ccrtaine  mesurc;  il  faiit 
s'arrcter,  se  limiter,  sc  faire  une  raison,  sous  peine  de 
souffranccs  mullipliees.  Niianmoins,  chez  lieaucoiip  d'hom- 
mes,  il  n'en  est  pas  ainsi.  On  sait  que  rien  ne  coiite  pour 
cenrler  I'cnnui  :  la  faini,  la  soif^  los  exiremes  fatigues,  les 
Hots  de  la  mer,  Ics  canons  foudroyants.  la  nialadie,  la 
niort,  sont  dcs  sccours  |iour  apaiser  le  monslre;  les  fo- 
lies,  les  crimes,  les  prodiges  des  arts,  les  devouemcnts,  la 
inisere,  n'ont  souvent  pour  origine  que  la  lerreur  de  I'cn- 
nui. Que  n'a-l-on  pas  fait  pour  le  comballre?  II  est  des 
hommi'S  qui  craignent  nu^mc  raffreiise  nionotonie  d'un 
bicn-elre  pcrpetuel ;  ils  veuleni  dc  I'agilalion  ;  ils  savcnt 
qu'un  siccle  de  vie  sans  ennui  ne  scrait  qu'un  nionienl. 
yu'on  juge  alors  qnand  il  y  a  des  liabitudcs  (.■ni-acinees! 
quand  un  second  temperament  est  pour  ainsi  dire  super- 
pose aa  premier  !  la  doulcur,  repuisenient,  la  maladie, 
la  hale  de  la  morl,  sont  des  digues  tout  a  fait  impiiissau- 
tes;  c'estce  que  Ton  remarque  cbcz  les  joueurs  efficnes, 
chez  les  indiviJus  babitues  aux  liqueurs  forlcs,  a  fumer  le 
tabac  et  surlout  I'opium,  etc.  La  ineiiie  remarque  est  en 
tout  applicable  au  moral,  car  il  se  lie  toujours  aux  excila- 
lions  organiques;  lacbair  est  la  complice  ct  I'inslrument 
de  I'espiil,  dans  le  ma!  corame  dans  le  bieu. 

Pousse  par  cetle  disposition  instinctive,  que  tout  organe 
excite  dcvient,  par  cela  menic,  plus  excitable,  il  se  laisse 
aller  a  des  exces  dont  les  resullats  sont  iufaillibles,  quoi- 
que  d'abord  inapercus;  et  dans  les  futurs  contingenis,  la 
surexcilalion,  maler  sceva  cuiiidiuum,  ]iarvienl  bienlot  a 
iin  degre  oil  il  n'y  a  plus  d'equilibre  possible  entre  I'exci- 
tcmcnt  ctl'excilabilile;  la  sanle  est  des  lors  a  jamais  com- 
promise. C'est  a  ce  point  desaslreux  oil  arrivent  les  debau- 
ches, les  voUiplucux  imprudtnts,  sans  calcul,  sans  mena- 
gemenls,  sans  rellcxion.  DiremiHaphysiqucnient  ;  Lacbair 
est  faiblc,  c'est  exprimcr  en  memo  temps  le  besoin  d'exci- 
tation  inherent  a  rorganisine  ct  les  dangers  de  la  surexci- 
tation;  car,  si  la  chair  est  faible,  I'esprit  n'est  pas  tou- 
jours prompt,  c'esl-a-dire  que  Ics  delerminalions  inslinc- 
lives  re'mportcnt  trop  souvent  sur  la  raison  ou  la  force 
inlellecluello. 

En  effel,  ce  qui  use  et  ronge  I'cxislence  .i  noire  epocpie, 
ce  qui  I'affaiblil  et  Tcpliise,  c'est  le  poignant  di-sir  de  s'enri- 
chir,  et  le  plus  tol  possible,  au  risque  memo  dc  ne  pas  jouir 
dece  quel'on  a  gagne,  oblenu,  accumule.  Aiijourd'iiui,les 
aiguillons  de  la  personnalite  pressent  I'homme  de  toutes 
parts,  ct  ne  lui  laissent  ni  repil,  ni  delai,  ni  repos.  Or, 
croit-on  que  I'activile  devorante,  I'esprit  tracassier,  ardent 
el  impiloyable  des  affaires  ;  que  se  lourmenter  sans  cesse 
du  present  et  de  I'avenir,  s'agiler  vivemcnl  .sous  le  f  juct 
des  iulerels,  regarder  le  surplus  non  comme  iiecessaire, 
maiscomme  iin  imperieux  besoin  ;  sc  baler  de  vivre  [lOur 
acquerir,  chercher  a  tout  prix  la  forlune,  a  rclreindie 
corps  a  corps,  en  s'exposant  aux  chances  lerribles  elalca- 
toires  de  I'industric;  faire  de  conlinucis  et  violcnls  efforts 
pourgraudir,  pour  se  placer  sur  un  eclulon  supOrieur, 
saus  consuller  ses  forces;  nc  voir  cofin  que  ce  ipt'on  de- 
sire et  non  ce  qu'on  peul,  en  complaut  toujours  sur  le 


bonlieur  de  demaiii,  qui  n'arrive  jamais,  croil-on  que  lout 
cela  puisse  maintenir  cct  equilibre  salulaire  de  I'excile- 
ment  et  del'cxcilabilile,  ce  type  de  moderation  vitale  qui 
donne  ;i  la  sante  de  I'cgalile,  de  la  Constance  et  de  la  du- 
ree?  La  socielcest  comme  un  vasle  champ  de  bataille  oii 
Ton  est  aux  prises  avec  I'ennemi ;  il  faut  elre  conlinuelle- 
menl  en  garde,  prudent  el  vigilant,  se  cuirasser  coiilre  les 
iulerels  opposes.  II  y  a  cerlainvnent  dans  cetle  force  im- 
pulsive d'une  civilisalion  exln'me  quelque  chose  qui  tend 
fatalement  a  la  faiblosse,  a  la  delerioralion  organique,  et 
les  effels  ne  repondent  que  Irop  bicn  aux  causes.  C'est  bien 
pis  lorsqu'on  vit  liabituellement  dans  I'atmosphere  en- , 
llammee  des  passions.  Alors  on  dirail  que  le  sort,  con- 
slamment  ennemi,  se  joue  des  hommes  comme  dcs  evenc- 
menls.  En  tons  cas,  les  premiers  y  perdent  deux  choses 
bien  precieuses,  le  repos  et  la  sanle.  Qu'y  a-t-il  de  plus 
propre  a  exallcr  le  principc  vital,  a  Lriser  les  rcssorls  dc 
I'economie,  que  les  allernalives  des  revers  ct  des  succes, 
que  les  soucis  de  I'inlrigue,  les  veiUes  de  I'ambilion,  la 
deconvcnance  de  I'orgueil,  les  angoisses,  les  niecomples  de 
I'amour-propre,  el  le  fiel  corrodant  de  I'envie?  Quelle  fulie 
de  prendre  sur  sa  vie,  sur  son  elre,  pour  ajouler  a  un 
bietlelre  fulur  et  imaginaire !  II  est  vrai  que,  dans  ces  vi- 
cissitudes de  I'exislcnce,  les  excilations  morales,  elevant 
les  forces  au-dessus  de  Icur  mesurc  ordinaire,  semblenl  en 
augmenlerrenergie;  el  il  est  meme  dangereux.  puisque  la 
force  organique,  lenue  en  reserve,  est  provoquee,  aclivee 
dans  la  pluparl  dcs  cas.  Mais  qii'imporle  !  les  hommes  ai- 
nieronl  toujours  mieux  se  plaindre  que  guerir,  et  surlout 
que  prevenir  les  maux  qui  les  alleignenl.  II  en  ful  ainsi 
dans  tons  les  lemps.  dira-t-on;  Ton  ne  corrigera  personne. 
L'experience,  cetle  grandc  inslitutrice  de  tout  ce  qui  vit, 
n'est  pas  toujours  ecoulee,  rien  de  plus  vrai ;  niais  11  y  a 
le  plus  ou  le  moins,  et  jamais  on  ne  vita  un  lei  degre  que 
maiulenant  le  desir,  I'ardeur  de  gagner,  de  s'enrichir  pour 
acciimuleret  laisser.  Aussi  a  1-on  remaniue  que  certaines 
maladies,  par  exemple  lesanevrisnies  du  coeur,  les  conges- 
lions  cerebrales,  les  affections  morbides  du  sysleme  ner- 
veux,  les  alienations menlales,  etc.,  elaient  inlinimenlplu.s 
frequenles  aujourd'hui  qu'aulrefois,  nolamment  daiis  les 
grandes  villes,  il  y  a  ici  des  chiffres  effrayanls.  .\u  moins, 
dans  certains  exces,  la  prudence  combal,  I'age  inlervienl; 
chez  I'homme  doue  d'un  pen  de  bon  .sens  la  raison  ne  l,i- 
clie  pas  complelement  les  renes,  qiioiqu'elle  semble  par- 
fois  les  lai^scr  Holler;  mais  quand  il  s'agit  d'ambilion, 
d'honneur,  de  gain,  d'avarice,  le  trop  n'est  jamais  assez. 
L'age  ne  tempore  jamais,  la  maladie  arrele  a  peine;  il  n'y 
a  que  la  morl  qui  puisse  dire  :  «  Ici  est  la  borne,  »  non 
prnccclrs  awplius. 

Le  piofond  Pascal  avail  senli  ce  que  peul  I'inaclivite. 
«  Rien,  dil-il,  n'esl  insupportable  a  I'homme  que  d'etre 
dans  un  plein  repos,  sans  passion,  sans  affaires,  sans  ap- 
plication, sans  divertissement ;  il  sent  alors  son  neant,  son 
abandon,  son  insuflisance ,  sa  dependance,  son  impui*- 
sauce,  son  vide;  incontinent,  il  sort  du  fond  de  sou  ame 
I'ennui,  la  Irislesse,  la  iioirceur,  le  chagrin,  le  depit,  le 
desespoir. 

Aussi  I'hygiene  convenable  a  un  vieillard,  quoiqu'ayant 
des  regies  fondamentales,  neconvient-elle  aun  autre  vieil- 
lard (|ue  sous  pen  de  rapports.  Lessius  ne  put  supporter 
le  re^'ime  plus  ipie  pylhagoricicn  qui  avail  si  bien  reussi 
au  Venilien  Cornaro.  Un  cenlenaire  avail  ccril  la  note  sui- 
vaule  a  observer  a  son  age  : 


11    i,i\  l',L    lit    ;,A   SA.NTi;. 


rrcmii'i-  ropns  :  Uii  vcrre  d'cnii  piiiTa  luiif  lifuios  ilu 
nwlin  ct  un  ni'nrceau  de  pain  rassis. 

Dpiixiomc  rppas  :  Uii  polage,  un  roll,  uiie  compote, 
iin  vorre  dn  via  vipin,  a  deux  licurcs  de  I'ap^es-niiiji. 

Troisiemc  rop.is  :  Uri>ltfuf  de  promeuade  sans"  fatigue  a 
qunire  lioures  du  foir*  ■>/■•  >"     - 

-  Quali-ieinc  irpas  ;  Un  peii  d'e  riz'au  lail,  uu  vcrro  d'cau 
.'Siicree.  a  neuf  heiiresdu  soii-,"ci'"si(^rbuclier  n  dix  lu'urcs. 
■  Celle  nole  porlailpoui-«pigraf,}ic-:i£'j7)fi(ocm?c.  Tou- 
.JQuhs  psi-il  queces  quatre'PNws  con'ritirdraient  a  furt  iicu 
-ue.ifciis.  '  •  J  .   '-      ■■ '    •  ■' 

^    *•   Un  du  incs  confreres,  a^e  de  (|ualrO;vingl-'(ri)is'  aus,  ra- 

^      -nipirail  aux  Irois  poiiils  suivanls  I'liygiofe  (j^ii  a  pitdcjiige 

J.',  -sji  c.-u'iiere- :  «  Je  mange  peu,  je'niiirclie'(i(li'ucoup  H  je 

,   i^.  -siiis  ^Ai.N)  Un  autre  oclogenaire  asVurait'sytVe  toujmirs 

•J     -borne  tce-jtrincipe  :  pen  de  nourriIuri\1if,-iijrojip  'd'excr- 

^-     rice  ;  du  rwtej'un  jju  de  vin  dans  niT  ifquMeSiih^eniare- 

ch.il  de  nicheiiAift  fl  qitah-e-vingt-six  aus;  WiifiiiTt'i'vei-  nue 

pei-lie  a  denii  ciiite  dans  I'eau  el  saunotidrce.de  sucrc,  ou 

^«   .liicii  avec  line  ponime,  scion  la  saison'!'(,'cs  divcVs'iV'ninics 

i     •Imnsen  eux-meines,  snntncanmoiiis'tres-Snsc'e'plililcsd'clie 

diversities,  liicii  qit'il  soil  iiei;cssiiire'de*les  baser  sur  dcs 

regies  gciierales.  ..;■■:    ■■'■  ■'     ' 

«  Mon  art,  disaitCareme  au  prince  de  Talleyrand,  est 
d'exciter  votre  appetit;  11  ne  m'appartient  pasde  le  re- 
gler.  »  Et  I'arlisle  avait  raison.  Scion  Boerliaave,'«vouIcz- 
;vous  savoir  les  causes  des  maladies,  coquos  iiumera,  comp- 
lez  les  cuisiniers.  »  Aussi  les  amateurs  de  la  bonne  clicre, 
les  goinfres,  les  gourmands,  les  cliercbeurs  de  frnnclic 
lippee,  jouissent-ils  raremenl  d'une  bonne  et  fcrmc  santc, 
parce  qn'ils  confondent  toiijours  I'appctit,  ou  pliilot  I'irri- 
tation  du  palais,  avec  les  besoius  de  resloninc,  aiiiincl  ils 
imposent  un  travail  enorme  de  digestion.  Les  fins  et  judi- 
cieux  gastronomes  savent,  au  conlraire,  so  posseder,  pour 
micux  jotiir  ct  savourcr;  ils  connaisscnt  tart  d'cmnc- 


clier  les  aliniculs  de  fournir  dcs  inateriaux  aux  maladies. 
On  peuletre  sobre  sans  etre  delical;  ninis  souvenez-vous 
qu'oii  ne  peut  jamais  ctre  delieat  .sans  ctre  sobre.  II  ne 
s'agit  pas  de  llatlcr  el  de  bentiGer  sans  cesse  toules  les 
puissances  dcgiistalrices,  il  faut  encore  les  proporlionucr 
an\  Taciilles  orjauiqucs.  Deslors  n'estpas  gaslrunnniecclui 
i|iii  !c  vcul;  lus motifs  en  sontevidcnIs.La  Yraiegastroiiomie 
est  I'expression  d'une  oreaiiisalion  distinguee,  qui  n'e.uste 
pas  sans  cetle  moderation,  ipii  mange  avec  rcllexion  ct  non 
pour  satisfnire  au  pur  instinct  de  I'auimalite.  Ne  le  cher- 
clicz  done  pas  parmi  ccux  qui  vivcnl  pour  manger,  digercr 
s'ils  le  peuvcnt;  gens  cbez  qui  Ic  palais  parle  jdus  liaut 
c|uc  Testomac.  Qu'attendrc  de  I'lionnnedont  ou  peut  dire  : 
'Animus  suiujitiiic  el  iidijic  siiff(ic(ilus,fin\nhc  dans  la  de- 
clicaiice  miserable  de  sa  ilouble  nature?  II  n'csl  pas  tou- 
jours  pos.sible  desuivre  a  la  rigueur  le  eonsei!,  de  Socratc, 
evitcr  de  prendre  do  gout  pour  ccs  aliments  que  I'on 
mange  qiiand  on  n'a  pas  faun,  et  pour  ccs  li(|UCurs  qu'on 
est  tente  de  boire  quand  ou  n'a  pas  soil'.  Mais  on  peut  neii- 
Iralisercel  inconvenient  par  d'autres  moyens  :  le  plus  sur 
est  de  nieltre  dans  les  plaisirs  de  la  table,  que  je.prends 
ici  pour  excmple,  des  intervalles  plus  on  moins  prolonges, 
qui  dcviennent,  par  cela  nieme,  la  source  de  nouvc.iux 
plaisirs.  Ou  salt  qu'unliomme  de  lettres,  allanlde  li'mps  en 
temps  a  Londres,'oblige,  pour  ainsi  dire,  de  fairei  de'Wiigs, 
laborieux  diners,  prevenait  tonte  iucommodite,  en  faisant 
dicle  un  jour  la  scmaine.  L'hommc  prudent,  cpii  faisbniie 
.son  existence,  agira  loujours  et  en  tout  de  cette  'maiiicre. 
J'aime  ces  piiroles  d'uu  celebrc  gastronome :  «  C'est  I'csto- 
mar  qui  rccoit  les  ti'uffes ,  niais  c'csl  la  conscience  qui  les 
digere.  »  Voila  unc  incontestable  veritii  medicale,  eii  ce 
sens  que  les  vrais  plaisirs  existent  avec  le  suffrage  ^Ic  In 
raiso'n,  q'uil  faut  toujours  degager  les  voluptcs  de  I'iu- 
quietude  (pii  les  precede  et  du  gout  qui  les  suit. 
'    On  a  pris  du  viri  pour  se  fortifier ;  on  a  essaye  du  lab'ac. 


te  tumcur  d'opium  imli^cile. 
de  ropium,  da  helel  p«Hr  se  desennuyer;  on  a  joue  pour  I   augmenle  la  dose  do  rexcitemont.  Dicniot  lliabitujea 
se  dislraire ;  mais  on  ne  s'est  pas  arrete  a  temps ;  on  a  |  lieu ;  le  rets  est  ferme ;  ricn  de  plun  difficile  que  d'en  sur- 


••  CAUSlilllliS    sun    l.ES    I.NVi:.\Tl 

lir.  On  (rouve'encbrb  des  homnios  i\m  out  coiilracle  ik's 
lialiiliiJcsf-mveset  nnn  moius  (laii^'oi'ciisos :  tantul  c'l'st 
une  soln'irl<"-,cSTOssivc,  unc  conliiiencc  rigoureuso,  ties 
privalioiisivial'.'calculi'cs;  lanlot  de  mangpi-,  dc  trivailki-, 
de  doiTOir.ardcs-.hciires  tixoes,  di'it  \e  corps  en  soufl'nr  do 
niillo  mahienos..  Il.y  a  lei  syslcme  du  bicn-dl'ro  iiiii  fail 
redouler  jijsqH'a.  la  pluic,  nu  vent  K'|,'C4-  qui  souflle,  an 
nuage  qiii  passe,  etc,  etc.  II  est  aussi  des  habiludcs  bizarrcs 
liees  i  d«-.fuiix.principes. 

Une..ie.u-oe.(%ai!io,  par  line  prcvoyance  liygieniquc  tonic 
parlicniiTO,,';  n'avait-eUe  pas  ecrit  sur  son  alhnm  : 
«  .....Touto  nne  soniaine  se  coudiei-  a  dix  henrcs,  se  lever 
a  ltHil,-.|)i:Qn'dre'.  des  bains,  manger  pen,  cviter  Ics  emo- 
tions, ,iii;<;  doncevpaliente,  donner  raison  a  son  marl,  pour 
ne  pa^  iiVtlianft'cr  le  sang;  avoir  !e  leini  frais  el  repose 
dans' la.  bnllanlii  soiree  de  M.  "*?» 


CAUSERIES 

AVEC  SIOS  FILS  ERNEST 
sun  LES IMVEKTIONS  KT  LES  DECOUVEUTES. 


9UATRIEMX:  IHATIMEE. 

lES    ASIMAUX     IKVlSIBLtS.    —    I,A    POUSSIERE    .\NIMEE. 

KOUVEAU  socr.E. 

—  Vous  vous  clonniez,  mon  fils,  disait  M.  de  ..,  que  je 
vnus  signalasse  comme  exislanl  un  monde  invisible,  nn 
monde  d'elres  impcrccptibles  a  I'tEil  nu,  et  qui  remplis- 
sent  le  monde? 

—  Ob  I  mon  pcre,  cela  est  bien  difficile  a  croire  ! 

—  .le  vonsl'ai  dit,  ce  monde  est  un  grand  mystere.  Lisez 
le  fragment  de  journal  que  voici,  el  vous  en  serez  con- 
vaincu. 

Lcjcune  Ernest  prit  le  journal  des  mains  de  son  |ieri'. 
ct  lut  .1  baute  voix  ce  qui  suit  : 

«  L'academie  des  sciences  de  Parisarccu  line  conimii- 
nicalion  interessante. 

ci  Une  lettre  de  M.  de  Uunilioldl  a  M.  Valenciennes,  liii 
cnnonce  les  nouvelles  recbercbes  de  M.  Ebrenberg  sur  les 
infusoires  fossiles  (  animaux  microsr;i|iiques). 

n  M.  Ebrenberg  a  hien  agrandi  son  empire  des  infusoires, 
il  a  decouvert  une  foule  de  nunvelles  especcs  des  premie:-.i 
dans  les  eanx,  prises  sons  la  glace,  pres  du  pole  antnrc- 
l4(ue,  par  le  capitaine  lloss.  11  en  a  vu  abondammenl  daris 
I'eau  de  mer  des  tropiques,  recueillie  dans  les  zones  oil 
elleelait  parlailement  claire  el  limpide,  et  oii  clle  n'offrait 
aucuncbangemenldecoulenr.  lien  a  aussi  Innivedans  I'air. 
dans  ces  poussieres  giises  decritcs  par  Darwin,  qui  ob- 
scnieissenl  I'air  jusqu'a  cenllieiies  a  Touest  des  iles  du  cap 
Veil,  et  qui  torment  une  espece  de  brouillard  dangereux 
pour  les  navigalcurs.  Ce  sent  des  carapaces  enlieres  011 
brisees,  que  prolialdement  des  tromlies  soulcvent  et  em- 
ptirteiit  an  large.  » 

•■•■  IJu'cst-ce  qn'unc  carapace,  mou  perc? 


ONS    ET    LES   DECUUVEl'.TLS.  213 

C'estune  envelnppe,  unecoque  fort  dure,  uontinuez. 

«  !\1.  Ebrenberg  a  Irouve  aussi  que  les  animaux  cal- 
eaires,  dunt  les  luiil  neuviemes  de  lacraie  suntcoiiiposees, 
descendent  jusqu'aii-dessous  de  la  formation  du  Jura,  aux 
Elats-Unisjnsqu'an  Fergkalk;  mais  les  especes  de  cos  for- 
mations ne  sont  pas  les  memesipie  celles  de  la  craie.  Vous 
savez  d'aillenrs  que,  nialgre  ranciennele  de  la  cr-iie,  la 
moitie  des  animaux  de  cette  fnrmation  vit  encore  dans  la 
Ballique  on  dans  I'Ocean. 

n  I, a  pitrre  ponce,  rcnfermee  on  encliasscedansle  strass 
du  llliin  (  formation  on  ejecUon  voleanique  et  boueuse  ), 
est  remplie  d'animanx  morls,  11  faut  bien  croire  que  les 
pelits  animaux  elaient  venus  se  loger  dans  les  fragments 
de  pierre  ponce  lombes  dans  ([iielque  mare  d'eau  douce,  et 
que  ces  fragments  ont  eteapres  cnveloppcs  dans  une  ejec- 
tion boncuse.  Conimc  la  pierre  ponce  est  formec  par  I'ob- 
sidienne,  et  que  Ics  volcans  sont  une  reaction  dece  qu'il  y 
a  de  plus  interienr  dans  noire  planete  centre  sa  croi'ite  ex- 
terienre,  on  ne  pent  admetlre  la  preexislence  des  animaux^ 
dans  les  crateres.  11  faut  commenccr  par  recueillir  les  fails, 
les  hypotheses  viendronl  ensuile.  » 

—  Ceci  a  besoin  d'explication.  Les  cadavres  de  ffcus  ces 
pelits  ai|iniaux  et  leurs  enveloppes  forment  definitivement 
des  pierresj  des  bancs  de  rocberset  nieniedes  iles;  il  faut 
des  milliers  d'anneesft  des  millions  d'animanx  pour  at- 
teindrc  ces  resultats.  Mais  Dieu  ,  dont  les  plans  sont  ini- 
menses.  11c  manque  pas  de  les  atlcindrc  ;  avcc  les  debris 
des  cadavres  sans  nombre  de  ces  inDniment  pelits.  il  con- 
struil  des  continents;  avec  la  mort  il  fait  la  vie,  comme 
avee  la  vie  il  fait  la  mort ! 

—  C'est  merveilleus,  mon  perel 

—  Que  diriez-vous,  si  Ton  vcnail  vous  apprendre  qu'on 
a  cree  de  la  pierre  avec  de  I'air'.' 

—  Avec  de  I'air? 

—  ITest  pourlantcequi  est  arrive.  En  combinant  habi- 
lemeul  les  forces  de  la  nature,  la  science  s'est  rendue 
mailicsse,  non  des  causes  premieres  etdu  secret  definilif 
qui  n'appartienncnt  qu'.i  Dieu,  mais  de  la  manipulation 
de  ces  lorccs.  Ainsi  le  diamant  le  plus  dur  se  dissout.  la 
vapeur  se  conden.se,  lout  se  transforme  sous  la  main  de 
I'homme ;   les  solides  s'evanonissent,  les  liqiiides  se  so- 

liililieiit.  Oct  autre  journal,  continua  M ,  pent  vous 

apprendre  les  details  de  cette  derniere  decouvcrte  et  le 
nom  du  patient  ct  ingenieux  cxperimentateur  a  qui  cUs 
est  due. 

Ernest  lut  doncce  qui  suit : 

«  L'anteur  d'unegrande  decouverte,  celui  auquclon  doit 
le  faille  plus  original  peut-clre  dont  les  sciences  se  soient 
enriebies  depuis  pn  siecle,  la  solidification  du  gaz  acide 
cai'*)oniqiie,  vient  ik  uiourir;  i\I.  Thilorier  a  etc  emporle 
rap.idement  dans  nn  .age  pen  avance,  el  an  milieu  des  expe- 
i'iences  curieuses qu'il  ponrsuivaitavec  nn  zelc  qui  ne  s'est 
arreic  ni  dc\ant  les  sacrifices  de  sa  fortune,  ni  devant  les 
fatigues  et  les  dangers  qui  compromellaient  sa  vie.  Nous 
devons  un  hommage  a  la  inemoire  de  eel  habile  el  inge- 
nieux experimenlateur  qui  a  resoln  d'une  maniere  si  com- 
jilete  ct  par  des  moyens  si  bien  combines  le  probleme  de  la 
solidification  des  gaz.  Avoirreussia  liquefier,  puis  arendre 
solide  un  gaz,  un  air  clastiquc  comme  celui  que  nous  res- 
pirons  en  le  renfermanl  daus  uu  appareil  oii  il  se  com- 
jjrimc  de  lui-meme  a  mesure  qu'il  se  |iroduit ;  I'avoir  mis  a 
I'elal  lie  neigc  en  le  rcfroidissant  sous  I'inlluence  de  sa  pro- 
pre  evaporation,  n'est  pas  seulement  une  experience  Jior- 


IS*  t'AUSERlES   sun 

(lie  el  ciirioiise,  pour  lanuellc  il  a  f:illii  aiitnnl  Ali  courasc 
que  lie  camliiiiaisons  ins;('nieiiscs,  c'est  uii  fail  cl'ime  haiile 
pcirlre  dans  la  scirnce.  C'(st,  en  cfl'et,  ce  qui  nous  a  iiermis 
dc  venliei'unoiin'vision  (In  gcnio  Je  Lavoisier. 

«  Mais  CCS  in'opriL'ti'S  fiirent  bicn  mienx  com|)i'isosloi'S- 
que,  par  ime  lianlicsse  lienrense,  iM.  Tliilorier,  repelanl 
Ics  experiences  ilnpliysicien  anglais  surunegrande  echclle, 
parvinlil  liqueficr  et  par  suite  a  solidiSerde  grandes  masses 
d'acide  cnrljoniiine. 

«  Qni  n'a  vu  et  admire  Ics  resultats  elranges  obtenns 
par  noire  conipalriote?  Qui  ^ e  dosirera  voir  de  scs  yeux 
et  conslaler  parlni-niemelesiiouvellesinerveillessignalecs 
par  M.  Diniias,  dans  line  de  ses  deniieres  lecons  d  la  Sor- 
boiine,  d'ajires  une  letlre  delM.  Faraday? 

«  L'illuslre  physicien  anglais,  convaincu  quo  le  froid  lui 
oflV-iilun  nioyen  plus  eflkace  que  la  pressionpour  produire 
des  liquefaclinns  on  des  solidilkations  de  gaz,  a  cbcrchc  a 
proiluirc  des  IVoids  inteiises  jiar  des  iiouveaux  iiioycns. 

«  Or,  quand  on  mide  I'acide  carbonique  solide  avec  de 
"I'elber,  on  a  dcja  une  temperature  de  quatre-vingt-dix  de- 
gri's  au-dcssous  de  zero  au  moins.  En  exposant  ce  melange 
dans  le/vide,  pour  en  rendre  I'evaporalion  phis  rapide, 
M.  Faraday  est  parvenu  a  porter  la  temperature  bien  au- 
dessous  do  cent  degres  au-dessous  dc  zero  de  la  glace  |iar 
I'enqdoi  de  lets  moycus. 

«  A  ces  IVoids  cxcessifs,  le  moindre  contact  du  corps 
avec  nos  organes  determine  une  cnisanle  brulure  et  une 
cauterisation  subite.  Neanmoins  I'alcool,  I'essence  de  tere- 
bcnlhine  no  gelent  pas  et  deviennentseulemenl  epais  conime 
un  sirop. 

«  iilais,  en  profitant  de  ce  froid  et  comprimant  a  trenlo 
on  quarantc  atmospheres  divers  gaz  dans  des  tubes  ainsi 
refroidis,  i\I.  Faraday  est  parvenu  a  lii|uefier  tous  les  gaz 
connus,  sauf  I'oxygcue,  I'azote  et  rbydrogene. 

(lEntreses  mains  rammoniaque  s'est  congeleeen  un  so- 
lide presqiieinodore.L'acidesulfureux  est  devenu  solide.  Le 
proloxyile  d'azole  en  a  fait  autanl.  Les  acides  hidryodiipie 
•    et  liydrobromique  out  pris  la  lueme  forme.  II  en  est  de 
ineme  de  I'oxyde  de  cblore. 

(c  L'acide  carbonique,  sous  ces  conditions,  a  fourni  un 
solide  incolore  et  transparent  comme  le  cristal  le  jdus 
pur. 

«  Et,  chose  singuliere,  tons  ces  gaz  solidifies,  elanlexpo- 
sesa  I'air,  s'y  conservent  loiigleinps;  leur  lemperature  se 
maiiilient  si  belle  que  leur  tension  est  trop  faiblc  pour  ipi'il 
puisse  en  resuller  une  fornialion  de  lluide  elastique  consi- 
derable, conmie  on  I'aurait  suppose. 

»  M.  Faraday  espere  que  I'oxygcne,  I'liydrogene  et  I'a- 
zote ne  resisterout  pasaux  uouveaux  efforts  qu'il  prepare. 
II  a  bien  merile  de  reussir,  en  effet,  dans  ses  tentatives 
hiirdiesel  pcrilleuses  et  qui  sont  digues  du  zele  de  I'expe- 
rimenlateurleplns  habile  de  rAngleterre.  » 

—  No  vous  ctonnez  done  de  rien,  mon  cher  Ernest. 
Quand  vous  serez  plus  grand,  consultez  vos  forces,  et  voyez 
si  vous  pouvez,  ii  votretonr,  ii  force  de  labeurctde  sagacite, 
ctendre  ce  beau  domiTine  de  la  science  qui  ii'esl,  apres 
tout,  que  I'ceuvre  materielle  de  Dieu  exploitce  par  I'intel- 
hgence  humaine,  rayon  et  ceuvre  de  I'intelligence  divine. 
La  cliimie  est  deja  parvenue  a  reconnaiire  dans  la  plupart 
des  substances  des  elements  (pie  Ton  n'y  soupiMunait  pas. 
Le  vinaigrc,  le  sucre  sont  parlout.  Nos  expijrimeirlaleurs 
font  du  vinaigre  avec  plus  dc  (juinze  matieres;  avec  des 
vi!'gi;tau.t  de  tons  Ics  orilres ,  ils  font  du  sucre... 


LES   INVENTIONS    ET    LES    DliCOUVERTES. 


—  Avec  dc  la  betterave,  par  exemplel 

—  Non  pas  seulement  avec  la  betterave,  mais  avec  le 
mais;  et  ce  fragment  d'un  rccucil  fort  int('ressant  et  fort 
bien  fait  vous  mellra  sur  la  vole  de  la  diicouverte  iTcente: 

(( Le  docteur  I'allae,  dit  ce  recueil,  annonca  le  premier 
que  le  mais  contenait  beancoup  dc  maliere  cristallisable. 
Celte  opinion  ne  ful  pas  tres-bien  accuciHie  a  I'epoque  de 
sa  premi(ire  ajiparilion. 

L'Afad(imie  n'ajonta  pas  beaucoup  dc  confiance  a  I'an- 
nonce  dune  decouvcrle  qui  lui  paraissait  peut-ctre  lenir 
un  pen  de  la  fajnille  des  hypotheses.  Mais  le  docteur  Pallas 
ne  sc  dcc»ur;.gea  pas. 

Parmenlier  avail  cru  que  le  mais  contenait  du  sucre  cris- 
tallisable, et  ce  chimiste,  qui  avail  eu  raisoncontre  tout  le 
monde  lorsqu'il  vouhil  fah'e  adopter  la  pommo  de  terre 
comme  aliment,  pouvail  ne  pas  avoir  tort  dans  une  opinion 
que  malhcureusement  il  n'avait  pu  v(}rifier.  U  fallait  done 
contnuier  I'armenlicr;  il  fallait  proceder  avec  soin  aux 
exp(;riences  qu'i;l  n'avait  pas  failes.  M.  Pallas  a  suivicctte 
vole ;  il  a  group(3  des  fails,  il  a  obtenu  des  produils,  et  il 
s'est  pr(''sent(;  uncscconde  fois  devant  le  tribunal  qui  doit 
absoudie  ou  condamner  son  sucre.  Dans  le  nu'nioire  (pi'il 
a  envoye  a  I'-Vcadi'mie,  rauleurdonne  beaucoup  de  details, 
trop  de  di'Iails  peut-Olre  ;  ildcjveloppe,  il  discute,  lorsqu'i| 
ne  s'agitque  d'une  seiile  chose  :  prt'senter  des  experiences 
et  montrcr  des  produils.  Void  done  en  quoi  consistc  la 
partie  sijrieuse  du  travail,  c'est  la  seule  quidoiveinl(;resser. 

((  Le  docteur  a  fail  des  cxpi>riences  el  cstrait  du  sucre 
a  difft'rentes  i;'poques  du  diiveloppcment  de  la  plautc  qui 
fournit  le  mais;  mais  les  resullats  n'ont  pas  toujonrs 
eli  les  mcmes;  il  y  a  des  epoques,  en  effet,  oii  le  sucre 
n'esl  pas  composij  dans  la  planle.  II  se  comporle  en  quel- 
que  sorte  comme  le  fruit  lui-meme  ;  il  a  sa  saison  comme 
lui. 

Le  docteur  Pallas  a  fait  sa  premiere  experience  un  mois 
avanl  la  lloraison.  A  celte  epoque,  la  tige  contenait  une 
maliere  sucriie  qui  etait  incrislallisable  :  c't'lail  du  sirop, 
mais  ce  n'lilail  pas  encore  du  sucre.  Nouvellc  expijriencc 
an  moment  de  la  lloraison;  mais  les  resullals  ne  ftirenl  pas 
tres-diffijrcnls,  au  moins  sous  un  rapport  :  la  maliere  su- 
criie  (Jtatt  plus  abondante,  le  sirop  avail  plus  de  rubesse; 
la  cristalli.sali(ui  ne  sc  faisait  pas  encore.  Un  mois  a]ires  lo 
d(;veloppement  de  la  lleur,  I'analyse  donna  de  nouv6aux 
produils  :  il  ful  possible  d'exlraire  de  la  masse  sirnpeuse 
cinq  jiour  cent  de  sucre  cristallisi:',  avec  I'aspecl  brillant  de 
sucre  do  cannc. 

A  I'epoque  de  cetle  derniere  exp(>rience,  le  grain  de  mais 
etait  muu,  et  sa  snbslance  encore  tout  impr(?gnee  de  cetle 
matiere  laileuse  (pii  disparait  avec  le  progr(;s  de  la  matu- 
ration ;  mais,  a  l'exp(5rience  snivante,  le  grain  iHait  com- 
plijtement  sec  et  a.ssez  mii  r  pour  eire  cueilli.  Cetle  expiirience 
ful  faile  sur  sept  mille  cent  soixanle-cinq  kilogrammes  de 
liges  qui  dounerent  une  masse  de  sirop  dont  le  docleur 
Pallas  put  exlrairc  seize  kilogrammes  et  demi  de  sucre  cris- 
lallisiieldc  vingt-six  kilogrammes etdenii  dc  nu-lasse. 

On  appr(;ciera  ce  nouveau  sucre;  on  rep(;lera  meme  les 
expiiriences.  Cela  demande  du  temps,  car  il  faiit  faire  une 
seconde  fois  le  travail  de  I'auleur;  mais  enfin,  quclqiie  lard 
que  vieune  le  rapport,  il  aura  son  lour,  el  nous  saurons 
alors  si  le  sucre  de  betterave  a  Irouve  un  nouvel  alliij,  et 
si  le  Sucre  de  canne  doit  craindre  un  autre  enncmi.  » 


LKS  MILLE    ET    UNE   KUITS 

LES  MILLE  ET  LIVE  KLITS 

D'EUROPE  ET  D'AJH' RIOUE, 

on 

CnOlX   DF.S   MEILLEltnS   COXTES 
rePACNOI.S,   ALLCMA5DS,    ANGLAIS,    AMEIUCAISS,   ETC.,   ETC  (1). 


CIRQUIEHE  HDIT, 

RICDIN-RICSON, 

CONTE  riovr.D. 

(iCe  conic  satirique  de  Belfr>j;or,  s'ecria  le  Boy,  est  line 
riflllci'i.'  fori  vivc,  mais  [icu  amiisanle  pom'  riiiia;,'inalion. 
Cost  liion  raflinc ! 

—  Voire  Uaiitesse  vcut-elle  essayer  de  ce  paysan  picard, 
c|»i  nous  est  arrive  I'aulre  jour  sous  forme  de  malelol? 

— Oui  vraiment,  celui-la  sera  peut-elre  plus  naif. » 
Et  le  paysan  picard,  au  palois  Iraiuaut,  raconla  le  conle 
que  voici : 

II  y  avail un  jourun  roi  el  une  reine  qui  n'nvaienl  qu'un 
fds  unique,  fort  ainiable,  mais  donl  le  cicur  elail  froid. 
11  aimail  Leaucoup  la  chasse,  prenail  prcsque  lous  les 
jours  ce  diverlissemenl,  et  s'ticartait  quelquefois  Lien  loin 
de  la  residence  du  roi  son  pere.  La  poursuile  d'un  cerf 
I'avait  un  jour  mene  jusqu'aupres  d'un  liameau.  U  apercut 
une  vieille  fenime ,  espece  de  petite  bourgeoise ,  ou  de 
paysaiine  renforcee,  qui  faisail  marclicr  devant  ellc  une 
jeune  fille  qu'elle  ramenait  fort  rudement  vers  sa  inaison. 
Cl'Uc  fille  avail  a  son  cute  une  qucuouiUe,  un  I'useau  et 
du  lin  ;  mais  ellc  tenait  dans  son  taldirr  dcs  lleurs,  qu'il 
paraissail  qu'elle  avail  ele  cueiUir  dans  Ics  cliani]is  potn- 
sa  parure. 

Le  prince  vit  que  la  vieille  les  jelait  avec  indii;nalion,  et 
Cnlendil  qu'elle  disaila  la  jeune  per.<onne ;  u  llenlrez,  prliie 
miserable,  renlrez  dans  la  maison.  Je  vais  vous  apprendre 
ceque  c'est  que  de  me  desobeir.nLe  prince  eulpitie  dccetle 
pauvre  enfant;  el  s'approchant  de  labarbare  pay,sanne,  il 
lui  demanda  pourquoi  elle  mallraitnilainsi  celte  enfant. 

La  vieille  le  voyant  vetu  en'grand  seigneur,  n'o.sa  refuser 
de  lui  repondre;  mais  s'en  tirantparnn  mcnsonge: 

ic  C'esl  ma  fille,  lui  dit-elle,  el  j'ai  lien  raison  de  la 
gronder;  elle  file  toujours  quand  je  nele  veux  pas,  el  me 
fait  plus  de  CI  que  je  n'cn  demande ;  elle  me  ruiue  en  lin. 

—  Ell  bien,  dit  le  prince,  puisque  ce  lalenl  vous  est  a 
charge,  et  occasionnc  des  chajTrins  a  celle  enfant,  laissez- 
moi  la  mener  a  la  cour  de  la  reine  ma  mere,  <mi  emploie  uue 
grande  qiianlile  de  fileuses,  el  fait  cas  des  pluj  adroiles  «l 
des  plus  expedilives. » 

La  vieille  y  consenlit  tres-volonliers;  et  la  cour  dn 
prince  etant  venue  le  rejoindre,  il  fit  monter  ea  croujie  la 
petite  Rosanie  deri-iere  un  de  ses  ccuyers,  et  la  cMiduisit 
dans  son  ]ialais,  ou  i!  la  priisenla  a  la  reine,  comme  la  jdus 
odroile  et  la  plus  diligente  lileusede  tons  ses  Etals,  La  reiae 
la  recul  fort  bien,  la  Irouva  aimable.  el  lui  fit  quitter  ses 
liabits  depaysanne,  pour  prendre  uuiijustemenl  tel  que  le 
portaienl  lesfillesqui  avaieut  I'iionneur  de  lui  fire  atla- 
thees.  Celte  parure  releva  si  bien  I'eclat  des  diarnies  na- 
lurels  de  Ilosanie,  el  elle  se  niontra  si  sage  el  si  discrete, 
qu'elle  ful  admiree  de  toule  la  cour. 

(I)  V.  iiumOfuVI,  p.  174. 


D'EUr.OPE   ET   D'AMERIQUE.  25o 

t 

Cependant,  il  n'etail  pas  vrai  que  la  jeune  paysanne  ful 

aiissi  habile  fileuse  que  la  vieille  I'avait  dit  au  prince,  par 
malice  ;  ellc  y  etait  adroitc,  a  la  verite,  mais  travaiUeuse 
rissez  liinibine,  parce  qu'elle  etait  un  peu  dissipee  el  oisee 
;i  distraire.  Des  le  lemlcniain  on  voulul  Ja  meltre  a  I'ou- 
vrage ;  elle  eluJa  pendant  quel(|ues  jours,  sous  prelexte 
qu'elle  avail malaux  doigts;  el  lagouveniante  laproincna 
liendant  ce  tem]is.  dans  les  jardins  du  palais,  el  dans  le 
jardiu  public  de  la  ville,  ou  elle  ful  admiree  de  lous  les 
liommrs  el  eiiviee  de  toutes  les  femmes.  EnCn,  ces  pre- 
textes  durent  cesser,  et  commencerenl  meme  a  devenir' 
su.sjiects ;  et  Rosanie  vit  approcher,  avec  desespoir,  I'inslant 
oil  elle  serail  forcie  de  travailler. 

Le  nialin  du  jour  ou  elle  devait  conjnenccr,  ellc  se  leva 
avaniraurore,elcouranldans  les  jardins  du  palais,  cgarec, 
eperdiie,  elle  etailprelea  se  precipiter  dans  un  hassin,  pour 
y  finir  ses  jours,  lorsqu'un  ^'andliomme  sec,  vein  de  verl 
el  de  bizarre  |iliysionomie,  se  priisenta  devant  elle,  el  lui 
demanda  le  siijel  de  son  trouble,  elle  refusa  d'abord  de  lui 
repondre;  mais  eel  homme  I'ayanlassuree  qu'il  etait  a.ssez 
habile  pour  la  tirer  d'embarras,  quelqnc  facbeuse  que  ful 
sa  situation,  elle  lui  conGa  enfin  ses  peines.  Elle  lui  avoua 
qu'elle  etail  fille  d'un  paysan  Ircs-lionnelc  bomme,  qui  avail 
eu.de  son  enl'ance.les  soins  les  idustendres;  bien  different 
en  cela,  de  sa  mere,  qu'elle  avail  toujnurs  connue  pour  mc- 
clianle  et  acarii'ilre;  que  ce  pere  etait  parti  il  y  avail  pres 
de  d»ux  ans,  pour  un  voyage,  donl  malbeureuscmenl,  il 
n'etail  pas  revenu  ;  qu'elle  avail  etc  livreea  sa  mere,  qui 
I'avait  reiidue  la  plus  malheureuse  personne  du  monde, 
jiisqu'a  ce  que  le  prince  I'eut  retiree  de  ses  mains;  mais 
que  comme  elle  n'etail  sortie  qu'a  la  favour  d'une  sii|qiosi- 
tion.  il  laquelle  elle  ne  pouvait  salisfaire,  elle  se  trouvait 
dans  le  |dus  cruel  embarras : 

«  Eb  bien,  lui  dit  I'homme  verl,  je  vais  vous  en  lirer. 
Prenez  celte  baguette,  elle"  vous  servira  a  filer  avec  toule 
la  proinjititude  el  toule  la  perfection  que  vous  pouvez  de- 
sircr,  tout  le  lin  qu'on  vous  donnera  a  travailler;  vous 
ferez  plus,  ct  vous  pourrez  employer  dessus  des  broderies 
cliarmanles;  mais  ce  ne  sera  que  pendant  trois  mois  que 
vonsjouirez  dcces  avantages;  au  bouldece  temps,  je  vien- 
drai  vous  redemander  ma  baguelte,  el  vous  me  la  ren- 
drez  en  m'a|ipelanl  par  mon  nom,  qui  est  Ricdin-Ricdoij; 
si  vous  I'oubliez,  je  vous  emporle,  et  vous  tombez  eu  ma 
puis.sance;  sinon  vous  aurez  joui  de  mes  bienfails,  el  ils 
vous  serviront  a  faire  voire  fortune.  «  Rosanie  enchantee, 
saisil  la  baguelte,  reracrcie  a  la  liate  I'homme  vert,  el  re- 
tourne  au  chateau. 

A  peine  y  ful-elle  revenue,  qu'elle  s'offrit  d'elle-mefnc 
a  remplir  la  lacbe  qui  lui  avail  etc  reservee;  el  le  soir 
meme,  la  I'iche  se  trouva  si  parfailemenl  remplie,  qu'elle 
en  recul  de  la  reine  el  de  loule  la  cour  les  compliments 
les  ]dus  llntteurs.'  Ces  succcs  conlinuereni,  el  bienlul  elle 
parut  joindrele  talent  de  la  broderie  a  celui  de  la' filature. 
Elle  ue  demanda  pour  toule  grace,  ii  la  reme,  que  cclle 
de  IravRjller  seule  et  sans  temoin  ;  elle  I'assura  que,  ^uu- 
vanl,  sans  s'incommoder,  em]doyer  une  parlie  de  la  nuil  a 
son  travail,  «lle  demandail  ijn'on  lui  permit  de  se  pro- 
mener  uue  parlie  du  jour.  Cello  grace  lui  ful  aCcordee,  ct 
les  succcs  de  son  amabilile  cgalerent  bientot  ceux  de  .son 
art.  Les  seigneurs  les  |dus  aimables  s'enipre.ssei'enl  de  lui 
demnnder  sa  main ;  mais  elle  ne  voulail  en  ecouler  aucun. 
Le  prince  se  mil  enfin  siir  lesrangs.  Rosanie  se  rofusameiuo 
ii  line  coii(|uete  aussi  brillaiilC;  nersuadee  uue  I'ohscurii-^ 


2SS 


SOUVENinS  DE    l.\   CHINE. 


do  sa  naissancc  no  lui  permcllait  pas  d'etre  iinictc'ijilimc- 
menl  u  I'lierilicr  d'une  coui-onne,  cl  (|U0  la  nu-dioiTili'  il« 
son  nUirnlion  le  lui  iir'fcnil.iit.  Cppeiulanl,  dans  qucli(iios 
couvoisalionsqu'ilseiirenl  cii  prcisiMicc  de  Vigilanline,  elle 
avouaqui-  le  prince  lui  aur.iit  coiivenus'ilireiU  ele  prince, 
mais  il  n'en  ful  pas  plus  avance.  D'aillcurs,  la  liclle  fileuse 
(c'est  ainsi  qu'elle  elait  surnommee),  faisait  queliiuefois 
reflexiou  qu'au  jjouldc  trois  mois  11  landrail  qu'elle  rendit 
a  riionime  vert  sa  baguette,  et  malheurensemenl  cllc  avail 
oublie  le  nom  de  cette  espece  d'etre,  ct  ne  se  rappelail 
que  trop  la  I'aclieuse  condition  qu'il  Itii  avail  in)j)osee. 

PenJanl  qu'elle  clail  dans  ces  agitations,  ses  rivalcs, 
c'est-ii-dire  celles  qui  etaicnt  jalouses  de  son.succes,  eni- 
ploycrent  tous  les  moyens  possibles  pour  le  traverser. 
Kbus  passons  sous  silence  le  detail  des  moyens  que  les  uns 
elles  autres  einployerent. 

( La  suite  a  un  numiro  prochain:] 


SOUVENIRS    OX    X.A    CHINE  (1). 

ENTREE  A  SIIIOL.    ' 

La  viUe  tarlare  de  Siliol,  au.^  chateaux  de  plaisanee  im- 
periaux,  domiuee  par  de  bautcs  muiUagnes,  s'offrit  au\ 
yeux  de  Tanibassade.  (retail  le  terine  du  voyage,  it  un 
quart  de  lieue  de  la  viile,Mnccartluuy  fit  arreler  le  corli'ge 
et  nieltre  pied  a  terre  a  lout  son  personnel ;  il  vnulait 
ainsi  que  I'entree  ei'il  lieu  d'une  maniere  digue  et  impo- 
saule. 

I'arisli,  a  la  trie  des  arlilleurs  anglais,  ouvrait  la  mar- 
che.  U'etail  suivi  des  dragons  el  des  niousquelaircs  Ciini^ 
mandes  par  le  lientenanl  Crewe;  puis  venaienl  les  do- 
niestiques,  les  musiciens,  les  courriers,  les  ouvriers  el  les 
personnages  de  la  suite,  Ions  marchanl  dcuK  a  deux.  Der- 
riere  cux  s'avaucaienl  le  secretaire  de  legation  Staunton, 

(1)  V'oi;.  nnmero\F,  p.  187. 


porle  dans  on  palanquin,  cl  le  carrossc  du  lord  ambassa- 
deur,  qu'il  nceupait  avec  Arabelle  el  le  jenne  Staunton, 
del  e(|uiiiage,  ilei-riei(»  Icquel  ctail  moule  un  petit  negre 
richemenl  lialiilli;  a  la  turque,  ferniait  la  inarclic. 

Cette  ordonnanee  etail  de.stinec  .i  rendre  I'entree  solen- 
nelle  et  a  insjiirer  du  respect  aux  Cbinois.  Toutefois,  ce 
but  ]ie  ful  alteint  (pie  d'une  maniere  cxtrcmemenl  impar- 
I'aile.  En  effet,  quoique  les  militaircs  cussenl  une  conte- 
nance  imposante,  el  les  personnages  de  la  suite  tonte  la 
dignite  seante  a  leur  emploi,  quoique  les  domestiques  sc 
prelas.sasscnt  dans  lour  livree  de  gala,  Ic  reste  de  la  suite 
ne  s'en  produisail  pas  moins  sous  des  formes  extremement 
bizarres.  Quebpies-uns  avaient  des  cbapeaux  ronds,  d'au- 
Ircs  des  cliapeaux  li  trois  cornes,  d'autres  eneoi'e  des  cha- 
peanx  de  paille  d'une  forme  sans  nom.  Ues  boltes,  dcs 
bottines  et  des  snuliers  allernaient  avec  des  bas  rayes. 
liref,  il  ne  regnail  pas  la  nioiuilre  uniformitc  parmi  eux, 
SI  cc  n'est  diTns  la  difformite  commune  ;  Ions  elant  veins 
de  redingotes  ct  de  gilets  de  friperie  qui  n'allaienta  aucun 
d'enx. 

Presse  d'une  foule  de  spoclateurs  parmi  lesquels  se  trou-  , 
vaient  un  grand  nombre  de  lamas  uu  pretres  de  Fo,  vetus 
d'liabitsjauncs,  coiffes  de  grands  cliapeaux  jannes  de  forme 
rnude,  et  porlant  des  cloches  a  la  main;  I'ambassadeful ' 
recne  avec  les  honneurs  mililaires,  et  on  lui  indiipia,  poiir 
se  loger,  une  suite  de  batiini'nts  silues  snr  des  terrasses.  . 
depnis  I'extremilc  orientale  de  Siliol  jusque  snr  la  penle 
douce  d'une  colline,  el  communiqnant  les  uns  avec  les  au- 
Ires  par  des  escaliers  de  granil.  Tous  etaieni  vasles  ft  ' 
Ciunmodes  ct  avaient  une  belle  vue  sur  la  ville.  les  nionta- 
gnes  de  la  Tartarie  et  sur  le  sejour  d'une  aimable  fraicbeur 
el  le  jardin,  aux  arbres  iBnombrables,  comme  "disenl  les  ' 
Chinois  dans   leur  langage'  liyperbolique,  pour  des'igner  ' 
uu  palais  d'ete  el  un  jrfrdin  d  agrcnieul  de  I'emperenr. 
Une  colonne  nalurelle  de  pierre,  haute  de  cent  pieds,  mince  • 
par  le  bas  el  grossc  pa'rle  haul,  s'clevait  au  fond  de  I'lio-  , 
rizon  sur  une  montagne  ;  elle  jelail  par  differcntes  saillies  ' 
de  rocbcs,  des  torrents 'de  I'eau  la  plus  limpide,  et  formait  > 
un  dernier  trail  caracleristique  de  cet  iuleressanl  paysage. 


I'ari^.  —  TjT"?fi pbie  (I'A.  JlB^E  rl  Cic.  rui-  ^  Seine.  32. 


\ 


LE 


LIVRE  DES  FAMILIES 


ou 


JOURNAL  DE  MONSIEUR  LE  CURE. 


■•  9.-1"  Volomo. 


frJuiUet  za4S. 


LE  MOIS  DU    lEUNE   CHRETIEN. 


Monseigneor  rarchev^que  de  Paris, 


VISITATION  SE  lA  SAIBTTE  VIXHCE. 

Voici  une  solennite  qui  passe  pour  aiusi  dire  inapercue 
dans  le  cycle  des  fesliviles  de  ranuee,  parce  que  I'Eglise 
ne  I'a  point  placee  au  rang  des  grandes  fetes  qu'elle  con- 
sacre  a  Marie.  Elle  est  neaiimoins  feconde  en  merveilles. 
On  en  jugera  lorsque  nous  en  aiirons  raconte  les  myste- 
rieuses  circonslances. 

An  niois  dernier,  nous  avons  expose  la  naissance  mira- 
culeuse  el  immaculee  de  saint  Jean-Baptisle.  Sa  mere  Eli- 
sabeth, scion  la  promesse  de  I'ange,  avail  concu,  quoi- 
qu'elle  fut  dans  I'age  de  la  sterilite,  cet  enfant  qui  devait 
etre  si  grand  parmi  leshommes.  Elisabeth,  epouse  de  Za- 
charie,  etait  cousinc  de  Marie.  Celle-ci  porlail  deja,  par 
unc  conception  surhumaine,  dans  ses  chasles  ilancs,  le 
sauveur  d'lsraijl.  Le  messager  celeste,  qui  avait  rempli  sa 
mission  aupres  de  Zacharie,  fut  charge  d'un  pareil  mes- 
sage aupres  de  Marie.  Quand  cette  Vierge  pure,  a  son  tour, 
puisant  son  doute  dans  sa  virginale  et  intacte  pudcur,  de- 
manda  a  Gabriel  comment  il  elail  possible  qu'elle  devint 
mere,  celui-ci  lui  repondil :  «  Votre  cousine  Elisabeth, 


«  quoique  dans  la  vieillesse,  a  concu  un  fils.  Depuis  sir. 
«  mois  elle  le  porte  dans  son  sein,quoiqu'on  I'eul  jugee 
«  sterile,  parce  que  rien  n'est  impossible  a  Dieu.  »  Mors 
Marie,  adorant  la  volonte  divine,  repondit :  a  Voici  la  ser- 
<(  vanle  du  Seigneur,  que  voire  parole  se  realise.  » 

L'evangeliste  aussilot  nous  apprend  que  Marie,  pressee 
de  connailre  la  merveille  operee  dans  Elisabeth,  se  mit  en 
route  pour  visiter  sa  cousine.  Elle  arrive,  et  ici  vont  se 
passer  d'admirables  choses.  L'enfant  de  I'epouse  de  Zacha- 
rie Ireisaillit  dans  le  sein  de  sa  mere,  et  I'Esprit-Saint 
inondant  celle-ci  de  prophctiques  lumieres,  elle  s'ecria  en 
parlant  a  Marie  :  «  Vous  etes  henie  parmi  toutes  les  fem- 
«  mes,  beni  est  aussi  le  fruit  de  vos  entrailles.  Et  d'oii  me 
«  vient  ce  bonheur  que  la  mere  de  mon  Dieu  vienne  me 
«  visiter?  Ileureuse  etes-vous  parce  que  vous  avcz  cru,  car 
«  ce  que  le  Seigneur  vous  a  dit  s'accomplira  dans  vous.  » 
A  ces  mots,  la  Vierge  entonnc  ce  sublime  cantique  dont 
I'Eglise  ne  peut  se  lasser  de  repeter  les  magoiliques 
accents. 

Pourquoi  ne  le  transcririons-nous  pas  ici,  car  s'il  est 
un  jour  special  dans  I'annee  oti  ce  cantique  trouve  sa  place 

33 


258  LES   SAINTS 

parfaitement  marquee,  c'est  bien  sans  conlredit  la  fi'lc  do 
la  Visitallbh. 
«  Mon  Inie  glorifie  le  Soigncnr. 
«Moii  espril  a  tiTssailli  d'line  vive  alk'gresse  dans  lo 
«  Dieu  qui  est  moh  salut. 

«  11  n'a  pas  dedaigne  ma  basscsse,  H  c'est  pourquoi  tons 
«  les  sieclos  a  venirnrappelleronl  BiEmiEOREOSE.  » 

all  a  opere  dans  nioi  de  grandes  merveilles  Cehii  qui 
«  est  puissant;  ct  Saict  est  son  nom. 

«  Sa  mlsericoi'de  s'etend  dc  race  en  race  sur  ceus  qui  Ic 
«craignent. 

«  Son  brass'est  monlre  fort,  il  a  lerrassc  les  cffiursfiiTs 
a  et  superbes. 

«  Les  polenlats,  il  les  a  abattus  de  Icur  Irone ;  les  pclils. 
«  il  les  a  exalles. 

«  Les  indigents,  il  les  a  enrichis;  les  o|inlonts,  il  les  a 
«  dcponilles. 

«  11  a  trailc  Israijl  comme  I'enfant  de  sa  predilection, 
«  car  Dieu  n'a  pas  oublie  scs  miscricordicuses  pronlfesses, 
«  Ces  proniesscs  qu'il  fit  a  iios  peres,  i  Abraham,  a  sa 
«  posterito  jusqu'a  la  fin  dcs  sieeles.  » 

Est-ce  lii  un  langage  simplemenl  humain?  Qui  a  inspire 
a  une  timide  vierge  celle  haute  pocsie  oii  tous  les  prodiges 
de  la  redemption  des  bommes  sont  si  majestiieusemcnl 
proclanies?  Abl  le  genie  livre  .i  ses  inspirations  uaturelles 
ne  salt  pas  mcme  begayer  celle  langue.  C'est  evidemrtteHl 
celle  du  ciel,  et  Marie,  en  ce  moment,  etait  deji  lE  kbei'- 
nacle  de  la  divinile  incarnee. 

La  visite  de  Marie  a  Elisabeth,  nous  "dit  I'BViH^iiste,  ie 
prolongea  pendant  trois  mois;  puis  die  l-evint  dahs  sa 
maison.  Pen  de  jours  apres  son  de|iarl,  le  precurseUr  nait 
d'Elisalieth  comme  I'aurore,  et  six  moiss'elanl  ecouli's,  le  ■ 
soleil  de  justice  s'eleve  radieux  dahS  la  ct'eche  de  l!etli- 
leem. 

Faut-il  s'ctonner  maintenant  que  I'Eglise  ait  jlige  coii- 
venable  de  solenniser  cctte  visile?  Gelte  fete  commemo- 
rative ne  date  neanmoins  que  de  quatre  on  ciiiq  teilisalis, 
et  c'est  le  concilede  Bale,  en  1-451,  qui,  par  un  dccret,  la 
rendit  obligatoire  pour  toute  I'Eglise.  Le  jour  qu'on  lui 
assigna  est  ceUii  qui  suit  immedialement  Toctave  de  la 
fete  de  saint  Jean-Baptiste,  c'est-.i-dire  le  2  juillet.  Ce 
n'est  point  sans  molif  qu'on  a  fail  choix  d'un  pareil  jour 
qui  semble  rattacher  la  visite  de  la  sainte  \'icrge  a  la  fele 
du  saint  prccurseur,  fils  d'Elisabeth.  Toulefois,  n'onielloiis 
point  que  la  Visilalion  de  la  sainte  Vierge  etait  robjet  d'uue 
fete,  en  1265,  dans  I'ordre  religieux  des  Freres  Mineurs. 
Chez  les  Orientaux  elle  fut  tres-anciennement  celebrei'. 
Jamais  neanmoins  elle  n'a  ete  universellement  chftmee 
comme  le  saint  jour  du  dimanche. 

L'Evaiigile  ne  nous  apprend  point  que  saint  Joseph  ait 
ete  le  compagnon  de  Mai'ie  dans  ce  voyage.  On  presume 
neanmoins  que  la  sainte  Vierge  en  fut  accompagnee,  car  on 
ne  pent  facilement  croire  que  celle-ci  tonte  seule  ait  pu 
franchir  une  distance  cousideraldc  sans  un  protecleur,  et 
a  quel  autre  un  .soin  si  honorable  a-t-il  pu  elre  confie, 
sinon  a  saint  Joseph?  Mais  on  infere  de  quelques  aulrcs 
circonslances  de  I'Evangile,  que  Joseph  n'enlendit  pas  le 
merveilleux  colloque  des  deux  saintos  fcmmes.  S'il  en  avail 
etetemoin,  comment  expliqucr  la  surprise  dans  laquelle  fut 
beaucoup  plus  tard  saint  Joseph,  lorsqu'il  s'npercnlque  sa 
virginale  epouse  etait  enceinte?  II  ne  fallut  rien  moins 


qu'on  ne  pyiisse  pas  rencontrer  tin  seul  tableau  de  Visita- 
tion qui  ne  represente  saint  Joseph  a  c6t^  de  Marie;  au  mo- 
ment ou  celle-ci  abordc  sa  cousine  Elisabeth  ?Docidement, 
les  peiutres  de  siijets  religieux  n'etudient  point  I'liisloirc 
sacree  qui  dcvrnit  constamment  guider  leur  pincean.  C'est 
un  reproebe  que  leur  adresse  un  des  plus  savants  ponlifes  , 
qui  aicntporle  la  tiare,  nous  voulons  dire  BennltXlV.  Que 
d'absurdites,  qu(!  d'anachronismes  dans  la  plupart  dcs  ta- 
bleaux d'EgliselLa  presence  de  saint  Joseph  dans  une 
Yisilnlion  en  esl  un  exemple  sur  mille.  El  si,  a  ce  propos, 
nous  voulionsrclevertoules  les  bevues  des  artistes  dans  ce 
genre,  noire  plume  aurait  a  tracer  de  nombreuses  ligri^S-. 
Plus  tard  peut-elre  entreprendrons-nous  celle  taclie,  niais 
ce  ne  saurait  elre  ici  le  lieu. 

Sous  le  vocable  de  la  Visitation  de  la  sainte  Vierge, 
saint  Francois  de  Sales  inslitua,  dans  le  dix-soplieme  siccle, 
un  ordre  religieux  de  femnies  qui  suivent  la  regie  de  saint 
Auguslin.  On  donne  aux  membres  de  cet  institut  le  nom  de 
Visitaudincs.  A  I'epoqne  des  orgies  revolutionnaires  de 
ri'rttice,  on  a  joue,  sous  ce  dernier  litre,  une  piece  de 
lh6;\lrc  on  les  plus  atroces  injures  elaient  prodiguees  a  ces 
SiliiitttS  lilies.  Faul-il  s'en  elonner  dans  les  lemps  oii  la 
VeriU  s'appelle  vice  et  le  vice  usurpe  effroiitement  le  uom 
de  vertu  ?  On  proclamait  bien  la  liberie,  lorsque  quarante 
mille  prisons  engloulissaientles  victimes  par  milliers  et  que 
la  gllillotnie  s'appelailsainfe .'.'.' 


VAILIXiTXS. 

LeirtbiS  de  juillet  nous  laisse  un  espace  libre  pour  con- 
tinuer  les  notions  que  nous  avons  commencecs  sur  la  hie- 
rarchie  ecclesiastique.  Noire  nnmero  du  mois  d'avril  ren- 
fcrme  des  notions  de  ce  genre  ;  1°  sur  le  pape  ;  2°  sur  les 
cardinaux.  Kousy  promellions  une  suite,  et  nous  nousem- 
pressoiis  de  tisnir  parole,  eu  suivant  I'ordre  numerique 
ad(»ptl;. 

5°   LES   PATIUABCnES    ET    LES   PIIIMATS. 


Qu'est-ce  qu'un  patriarche?  C'est,  selon  I'originegram- 
malicale  du  niol,  le  pere  des  peres.  On  sail  que  ce  tilrc 
est  habiluellcment  donne  aux  ]irincipaux  chefs  dc  fa- 
niiUe  qui  vivaient  sous  rempiro  de  la  loi  nalnrelle.  Tels 
sont  Adam,  Enoch,  Koe,  Abraham,  Jacob  el  ses  douze  fds. 
Cenx-ci  fiirent  les  chefs  des  douze  Iribns.  Dans  la  hie- 
rarchie  de  rEglise,  le  patriarche  n'a  de  comnuin  avec  ces 
deriiiers  que  le  nom.  L'hisloire  ccclesiaslique  nous  apprend 
que  les  eveques  des  grands  sieges  ont  pris  ce  litre,  a 
cause  de  limporlance  de  leur  position  et  de  I'nutorite 
qu'ils  cxercaient  sur  les  aulrcs  eveques.  Ainsi,  Rome,  An- 
tioche,  Jerusalem,  Alexandrie  et  Constantinople  elaient  des 
palriarcats.  Au  quatrieme  siecle,  la  religion  chrclicnne  ' 
ayant  fait  des  conqucles  sur  des  regions  qui  ue  parlaient 
point  la  meme  langue,  il  parut  convenable  qu'un  des 
nombrenx  eveques  qui  y  elaient  clablis  devint  comme  le 
centre  de  I'administration  ecclesiastique.  Ainsi  pour  les. 
Latins  le  palriarclie  etait  a  Rome,  pour  les  Syriens  a  An- 
tioche,  pour  les  llebreux  ou  Chahleens  a  Jerusalem,  potir 
les  Cophles  ou  Egyptiens  a  Alexandrie,  pour  les  Grecs  a 
Constantinople.  Mais  si  Pcveque  de  Rome  elait  en  parllcu- 
lier  le  patriarche  des  Latins,  il  etait  pour  tous  les  autres 
le  patriarche  des  patriarclies.  ffrci  est  un  fail  rigoureuse- 
qu'un  ange  pour  le  ra.ssurer,  en  lui  apprenant  que  celle  t  nient  historique,  et  qniconque  vent  lire  Phisloire  ecrle- 
grossesse  etait  suruaturelle.  Lsl-il  apres  ccla  concevablo  ~  wastique  sans  orevenlion  en  reconnailra  tres-facilement 


DO  MOIS. 


2S9 


raulhenljcite.  Par  la  suite  des  temps,  celte  organisation  s'est 
gravementmodifice  on  meme  delerioree  L'ennenii  a  seme 
I'ivraie  dans  le  champ  des  peres  de  famille.  L'lieresic,  fiUc 
de  I'orgueil,  a  inspire  a  ces  grandes  fractions  de  la  callio- 
lirite  un  esprit  de  rehellion  conlre  la  cliairc  supreme  de 
Pierre.  EUe  a  mcconnii,  dans  le  successeur  de  cet  apotre, 
la  siipreniatie  que  le  divin  fondalcur  du  clirislianismeavait 
conferee  a  ce  dernier.  Les  palriarclies  out  voulu  se  decla- 
rer independanls,  et  leur  revolle  n'a  abnuti  qu'a  la  servi- 
tude ct  a  la  mort.  Qu'est-ce,  en  effet,  aiijourd'hui,  sous  le 
sabre  des  musulmans,  que  le  palriarchc  schismatique  de 
Constantinople?  Cost  le  jouet  du  divan.  Sa  place  se  donne 
au  pins  offrant  ct  an  dernier  encherisseur.  Ce!ui-ci  Toc- 
cupc  jnsqu'au  moment  ou  il  se  presente  un  acheleur  qui 
produit  comme  titre  sureminent  une  escarcelle  mieux  ar- 
rondic  que  leproprielaire  actuel  du  patriarcat. 

11  n'existe  done  plus  en  realite  de  patriarcbes  d'Anlio- 
clie,  de  Jerusalem,  d'Alexandrie  et  de  Constantinople.  Les 
litres  en  sont  neanmoins  conserves  dans  la  cour  romaine. 
Ce  sont  des  eveques  residant  a  Rome,  ct  qui  sont  investis 
de  ce  haut  titre  qui  les  place  immediatement  apres  les  car- 
dinaus.  lis  y  sont  au  nombre  de  cinq.  Ce  sont  les  patriar- 
cbes de  Constantinople,  celui  d'Antioche  des  Crecs,  celui 
d'Anlioche  des  Maronites,  celui  d'Antiocbe  des  Syriens,  el 
celui  de  Jerusalem.  Le  patriarcat  d'Alexandrie  n'a  point  de 
litulaire  nominalif :  c'est  le  patriarcbe  d'Antioche  pour  les 
Maroniles  qui  le  represente.  Outre  ces  grands  patriarcals 
primitifs,  les  sieges  de  Vcnise  et  de  Lisbonne  confercnt  a 
leurs  titulaires  la  qualite  de  patriarcbes.  EnGn  les  Indes 
occidenlales  ont  aussi  un  patriarcbe  qui  reside  a  Rome. 

En  Fi-ance,  I'archeveque  de  Bourges  prcnd  le  titre  de 
patriarcbe,  qui  est  simplement  lionoriDque  et  qui  ne  lui 
donnerait  pas  a  Rome  le  droit  de  prendre  place  dans  le 
rang  de  ceux  que  nous  avons  nommes. 

Tonlefois,  nous  devons  le  repeter,  la  dignite  de  patriar- 
cbe n'est  plus  aujourd'hui  nulle  part  accompagnee  de  la 
juridiclion  qui  y  etait  jadis  annexee.  Les  anciens  patriar- 
cbes avaient  sur  les  metropolitains  et  les  eveques  de  leur 
ressort  line  autorile  considerable.  Depuis  qu'il  n'existe 
plus  de  patriarcbes  investis  de  I'autorite  qui  dcsigne  cette 
haute  qualification,  les  primats  ont,  jusqu'a  un  certain 
poinl,  remplace  les  premiers.  Neanmoins  encore,  pour 
nous  borner  a  la  France,  plusieurs  ai-clieveques  et  eveques 
qui  prennent  le  titre  de  primats  ne  jouissent,  sous  ce  rap- 
port, d'aucune  juridiction  sur  les  autres  prelals.  Ainsi  Tar- 
chcveque  de  Reims  s'intilule  primal  de  la  Gaule  Dclgi- 
que;  celui  de  Sens,  primal  des  Gaules  et  de  Uermanie; 
celui  de  Bourges,  primal  d'Aquilaine;  celui  de  Rouen,  pri- 
mal de  Neustrie  ;  I'eveque  de  Nancy,  primal  de  Lorraine; 
cnCn,  I'archeveque  de  Lyon  porte  le  tilre  de  primal  des 
Gaules.  Ce  dernier  seul,  en  France,  n'est  pas  un  simple 
titre  d'honneur.  On  accorde  encore  a  ce  siege  une  verita- 
ble primalie ;  du  moins,  on  le  considere  comme  le  premier 
du  royaume.  En  1840,  on  manireslait  au  pape  la  crainte  de 
voir  nommer  a  I'arcbeveclie  de  Paris  monseigneur  de  Do- 
nald, archeveque  de  Lyon.  Le  souverain  pontife  repondit; 
«  Paris,  la  grande  ville;  Lyon,  le  grand  siege.  »  On  n'a 
jamais  vu,  en  effet,  et  probaLlemenl  on  ne  verra  jamais  un 
archeveque  de  Lyun  devenir  archeveque  de  Paris. 

4°  lEs  abcbevJqhes. 
Quand,  apres  les  atroces  persecutions  de  trois  siecles, 


la  religion  chretienne,  viclorieuse  par  la  patience,  eut  de- 
trone  le  paganisme,  les  eveques  qui  occiipaient  les  sieges 
des  mctropoles  civiles,  el  qui  exercaienl  sur  les  autres 
eveques  une  suprematie  spiritucllo,  prirent  insensiblcment 
un  titre  qui  exprimait  cette  juridiction.  Ce  litre  est  celui 
d'arcbeveque,  qui,  d'apres  son  elymologie  grecque,  signilie 
president  des  eveques.  C'est  principalcment  en  Orient  que 
nous  voyons  celte  qualilication  attacbee  aux  lilulaires  des 
grands  sieges.  Quant  a  la  France,  nous  voyons  pour  la  pre- 
miere fois,  au  sixieme  siccle,  I'eveque  d'Arles  invest!  da 
titre  d'arcbeveque.  En  817,  Landran,  qui  siegeail  a  Tours, 
prend  la  meme  qnalificalion.  Apres  ceux-ci  apparaissent, 
sous  le  titre  d'arcbevecbes,  les  sieges  de  Vienne  en  Dau- 
pbinc,  Narbonuc,  Aix ,  Bourges,  Bordeaux,  Aucb,  Lyon, 
Rouen,  Sens,  Reims,  Embrun.  Lorsque  la  France  se  fut 
agrandie  par  les  conqueles,  Besanran,  Cambrai ,  et  plus 
lard  Avignon,  entierent  dans  la  categoric  des  sieges  ar- 
chiepiscopaux  du  royaume.  En  1622,  I'evecbe  de  Paris  est 
erige  en  archevecbe.  Albi,  en  16T6,  obtient  la  meme  pre- 
rogative. Dejii,  en  1516,  Toulouse  elait,  par  la  grace  du 
pape  Jean  XXII,  erige  en  metropole.  Tels  etaicnt  les  arche- 
vechcs  de  France  avant  le  cclebre  concordat  de  1801  entre 
le  pape  Pie  VII  et  Napoleon  Bonaparte,  premier  consul  dc 
la  republique.  Le  malbeur  des  temps  ne  permit  pas  la  res- 
tauration  de  tons  ces  arclievecbes.  Aries,  Vienne,  Nar- 
b&nne,  .\uch,  S^s,  Reims,  Embrun,  Cambrai,  Avignon, 
Albi,  furenl  desherites  de  ce  grand  titre.  Pour  nous  res- 
treindre  aux  limites  actuelles,  les  scules  viJles  de  Paris, 
Lyon,  Bordeaux,  Roueu ,  Toulouse,  Tours,  Besancon, 
Bourges  et  Aix  virent  retablir  leurs  metropoles.  Plus  lard, 
sous  Louis  XVIII,  on  a  pu  faire  revivre  les  archeveches  de 
Reims,  Sens,  Auch,  Avignon  el  Albi.  Enlin,  en  1840,  Cam- 
brai a  vu  renailre  sa  metropole,  illustice  par  rimmorlel 
Fcnolon. 

Au  moment  done  ou  nous  ecrivons  ces  lignes,  la  France 
compte  comme  sieges  arcbiepiscopaux,  Paris,  Lyon,  Rouen, 
Sens,  Reims,  Tours,  Bourges,  Albi,  Bordeaux,  Aucb,  Tou- 
louse, Aix,  Besancon,  Avignon,  Cambrai.  Ainsi  gemisseat 
dans  un  vcuvage  indcfini  les  eglises  metropolitaines  d'Arles, 
de  Narbonne,  de  Vienne,  d'Emhruii,  qui  ne  sont  plus  que 
de  modestes  paroisses.  Paris,  Albi.  Toulouse  et  Cambrai 
elaient  de  simples  eveches  lorsque  les  quatre  metropoles 
supprimces  jouissaient  de  leur  glorieux  titre,  el  celles-ci 
ne  possedent  pas  meme  un  .siege  episcopal.  La  division  ci- 
vile el  judiciairc  du  Icrritoire  ne  leur  a  point  ete  plus  favo- 
rable ,  puisque  ces  villes  sont  uniquemcnt  cbefs-lieux  de 
sous-prefectures. 

Quelle  est  maintenant,  d'une  maniere  precise,  la  diffe- 
rence qui  existe  entre  Tarcheveque  et  I'eveque?  Bien  des 
personnes,  dans  le  monde,  ne  peuvcnt  se  rendre  raison  de 
ce  ipii  distingue  ces  deux  classes  de  prelats,  et  nous  croyons 
pouvoir  leur  elre  agreable  en  leur  fouruissant  a  ce  sujet  les 
notions  les  plus  claires.  Pour  repondre  metbodiquemeula 
cette  question,  il  faut  d'abord  cnvisager  le  caractere,  puis 
la  juridiclion,  et  puis  encore  les  prerogatives  bonorifiques. 

Sous  le  rapport  du  caractere,  le  pape,  le  patriarcbe,  I'ar- 
cheveque et  I'eveque  sont  parfaitement  egaux.  Tons  ont  la 
plenitude  du  sacerdoce.  lis  sont  lous  successeurs  des  apo- 
Ires.  Eux  seuls  peuvenl  conferer  le  sacrement  de  I'ordre, 
c'est-a-dire,  en  d'autres  termes,  qu'a  eux  seuls  apparlienl 
la  fecondite  du  minislere  ecclesiaslique.  En  outre,  chacua 
d'eux  est  ministre  ordinaire  du  sacrement  de  confirmation. 
Seulement,  et  il  ne  faut  pas  I'oublier,  le  pape  a,  de  droit 


260 


LES   SAINTS 


divin,  line  suprpniatifi  non-seiiloniPiit  (I'lionnonr.  mais  dc 
juriiliction  sur  Ics  autres  menibros  de  IV'iiiscnp.nt,  on,  si 
Ton  vent,  de  r.ipostolat.  Ainsi  done  qunnd  nn  eviViuc  de- 
vient  ni-clieveqne,  il  n'a  point  ;i  rcccvoir  de  consecralion 
paiiiculiere,  comnie  le  pnMre  qui  devient  eveque. 

Pour  cc  qui  est  de  la  jnridlcllon,  ancienncmcnt  los  ar- 
chevequcs  jouissaienl  d'un  grand  ponvoir.  lis  confirmaient 
les  eveques  de  leur  province  mctriipolitainc ,  les  consa- 
craient  et  recevaient  leur  sernicnt  d'obeissance.  lis  pou- 
Vaient  visiter  les  dioceses  de  leurs  snffragants,  et  presider 
aux  deliberations  siir  les  affaires  importantes.  Cetle  jnri- 
diclion  n'exisip  plus,  sinon  en  droit,  du  moins  en  fait.  Les 
archeveques  n'ont  conserve  que  le  droit  de  jugcnient  par 
appel  des  affaires  conlentieuses  des  dioceses  de  leur  metro- 
pole.  Chaque  diocese  a  un  tribunal  ecclesiastique  coiinu 
soiisle  nom  d'oflicialile.  Lejugenient  que  porte  ce  triliunal, 
en  matiere  de  discipline,  pent  Hre  infirme  par  I'oflicialile 
meti'opolitaine,  qui  siege  dans  la  ville  archiepiscopale.  Telle 
est,  dans  le  temps  present,  la  superiorite  reelle  de  I'arcbe- 
veque  sur  I'eveque  de  son  ressort.  Par  ce  dernier,  nous 
entendons  la  province  ecclesiastique  composee,  outre  I'ar- 
chidiocese,  des  dioceses  qui  en  relevent  sons  la  denomi- 
nation de  suffragants.  Ainsi  Paris,  arcbeveclie,  a  pour  suf- 
"ragants  les  sieges  de  Cbarlres,  Meaiix,  Orleans.  Blois  et 
Versailles.  Nos  indulgenis  lecteurs  desirent-ils  connailre 
les  autres  provinces  metropolitaines  ou  archiepiscopales 
de  la  France?  Nous  pouvons  repondre'a  leiirs  legitimes 
desirs.  De  Lyon  relevent  les  cveches  d'Autun,  Langres, 
Dijon,  Saint-Claude  et  Grenoble.  La  metropole  de  Rouen  a 
pour  suffragants  les  eveques  de  Bayeux,  Evreux,  Seez  et 
Coutances.  Sens  n'a  plus  que  Troyes,  Nevers  et  Moulins. 
Dans  les  beaux  jours  de  sa  gloire,  ce  siege,  un  des  plus  an- 
ciens  des  Gaules.  meltait  pour  legende  sur  ses  armoiries  le 
mot :  CAMPOCT.  Chacune  de  ces  leltres  designe  un  des  sieges 
qui  en  relevaient.  c'csl-a-dire,  Cbarlres.  Auxerre,  Meaiix, 
Paris,  Orleans,  Nevers,  Troyes.  A  la  metropole  de  Bpinis  se 
rattacbent  Soissons,  Chalons,  Beauvais  et  .\miens.  Le  siege 
arcbiepiscopal  de  Tours  compte  dans  son  ressort  le  Mans, 
Angers,  Bennes,  Nantes,  Quimper,  Vannes  et  Saint-Drieuc. 
Bourges,  qui  coufcre  a  son  arcbevequc  le  tilre  de  palriarclie, 
tient  sous  sa  juridiction  metropolitaine  Clermont.  Limoges,j 
le  Puy,  Tulle  et  Saint-Flour.  De  la  metrop(de  d'Albi  re 
levent  Bodez,  Cabors,  Mende  et  Perpignan.  Bordeaux  ren 
ferme  dans  la  sienne  Agen,  Angouleme,  Poitiers,  Perigueux 
la  Bocbelle  et  Lucon.  La  province  ecclesiastique  d'Aucli). 
contient  les  evecbi's  d'Aire,  Tarbes  et  Bayonue.  Celle  dej 
Toulouse  compte  Montauban,  Panders  et  Carcassonne.  A 
celle  d'Aix  apparliennent  Marseille,  Frejus,  Digne,  Gap, 
Ajaccio  et  le  nouvel  evecbc  dc  noire  couquele  africainc, 
Alger.  La  province  de  Besancon  elend  sa  juridiction  sur 
Strasbourg,  Metz,  Verdim,  Belley,  Saint-Die,  Nancy.  De 
celle  d'Avignon  relevent  les  sieges  episcopaux  de  Nimes, 
Valence,  Viviers  et  Monlpellier.  Enfin  Cambrai,  qui,  ,n  la 
suite  du  concordat  de  ISOl,  etait  un  everhe  dependant  de 
la  metropole  de  Paris,  ayant,  comme  il  a  ete  dit,  reconquis 
son  rang  d'archeveche,  a  pour  unique  suffragant  le  siege 
d'Arras. 

Passons  aux  droits  honorifiques  des  archeveques.  Leur 
costume  habiluel  ne  differe  point  de  celui  des  eveques ;  mais 
lorsqu'ils  efficient  pontifiralement.  ils  portent  de  plus  (pie 
CCS  derniers  le  pallium.  C'est  une  bande  dc  laine  blanche 
ornee  de  croix  noires,  qui  se  place  comme  une  sorte  de 
collier  sur  les  epaules,  et  de  la([uelle  pendent,  sur  le  devanl 


et  par  derriere,  pcrpendiculairenient  deux  autres  bandes. 
Nous  donnerons  plus  lard  une  description  delaillee  et  I'o- 
rigine  de  cet  insigne.  Neanmoins  quelques  eveques  jouissent 
du  driiil  de  jialliiim,  tels  que,  en  France,  ceux  d'Aulun  et 
du  Puy.  Les  archeveques  out  le  droit  de  faire  porter  dcvant 
eux,  dans  tons  les  dioceses  qui  appartiennent  a  leur  metro- 
pole, la  croix  dite  archiepiscopale,  qui  est  le  signe  de  leur 
suprematie.  Ils  peuvenl  aussi  porter  dans  tous  ces  dioceses 
le  nianteau  violet  sur  leur  rochet.  Lorsqu'un  concile  com- 
pose des  eveques  d'une  metropole  se  rcunit,  I'archevequc 
a  le  droit  de  le  presider.  Depuis  que  le  gouvernement  est 
charge  de  .subvenir  a  la  snbsistance  du  clerge,  auquel  la 
revolulion  de  1789  a  ravi  ses  immenses  proprietcs  terri- 
toriales.  les  archeveques  recoivenl  cinq  mille  Irancs  dc  plus 
que  les  eveques,  dont  le  trailement  est  de  dix  mille  francs. 
La  restauration  donnait  aux  archeveques  vingt-cinq  mille 
francs,  ct  aux  eveques  quinze  mille.  Un  regime  plus  eco- 
noniique,  depuis  1830,  a  baissc  ce  laux.  Nous  aimons  a 
croire  charitablemenl  que  les  contribuables  en  out  eprouve 
un  allegement  proporlinnnel  dans  les  impots... 

(Jnant  aux  autres  prerogatives  qui  accompagnent  le  siege 
arcbiepiscopal,  nousajonterons  que  le  gouvernement  agree 
pour  I'archeveque  trois  vicaires  gcneraux,  et  deux  seule- 
ment  pour  I'eveque.  Lechapitre  metropolilain  se  compose 
de  neuf  chanoines,  et  celui  do  I'eveche  n'en  a  que  hiiit. 
Paris  seul  compte  exceplionnellement  seize  chanoines  en 
titre.  Le  nonibrc  des  chanoines  honoraires  est  partont 
illimite. 

Nous  offrons  en  tele  de  la  pnrlie  rcligieuse  de  notre 
journal  le  portrait  de  'monseigneur  Denis-Auguste  Affhe, 
arcbevcque  de  Paris.  Depuis  le  6  aout  1810,  ce  prelat 
porte  avec  une  .sollicitudc  eniinemment  pastorale  le  jioids 
d'une  charge  c|ui  exige  aulant  de  prudence  que  de  zele. 
Mais  la  modeslie  bien  connue  du  melropolitain  defend  a 
nolre-]ilume  les  justes  hommages  qu'elle  se  plairait  a  pro- 
digiier.      vi^v 

"*t3\     ;      \.S°  les  EvjQtlES. 

Srion  ce  qui  a  ete  djt  plus  haul,  cetle  denominalion  hie- 
rarchique  a  deux  sensi,  I'un  gcncrique  et  I'aulre  special, 
Dans  le  premier,  I'evetfue,  episcopus  ou  surveillant,  est  le 
surcessenr  des  apolres  anxquels  Notre-Seigneur  a  donne 
la  haute  mission  d'instruire  les  peuples  par  la  parole  et 
de  les  sanclilior  par  bs  sacremenls.  En  ce  sens,  dans  la 
hierarcbie  d'iiistitulion',  divine,  les  eveques  oecupent  !i 
sommile  du  corps  de  I'Eglise,  sous  la  pnisidence  et  la  pri- 
nialie  du  successeur  de;  sainl  Pierre,  qui  est  le  |iape,  evc- 
que  de  Rome.Un  corps  ne  se  conceit  pas  sans  une  tele..  I 
Celle  tele  est  le  pontife  supreme,  chef  visible  du  corps  I 
mystique.  Jesus-Cbrist  en  est  le  chef  invisible.  L'Eglise  neti 
saurailetre  sur  la.terre  une  abstraction  meiaphysique;  et ' 
c'est  poiirtant  lerevc  de  nos  freres  adoraleurs  du  Chrisl, 
separes  de  I'jrfiile  calholique.  Oh  !  oui,  certes,  c'est  bien 
nn  reve,  s^en  fut  jamais...  A  ces  reveurs,  que  nous  plai- 
gnomi-<W  fond  de  noire  ,ime,  le  pape  apparait  comme  un 
prinre  eirangrr.  Sans  mil  doute,  sous  le  rapport  civil,  le 
soiiverain  terreslre  de  la  ville  de  Borne,  de  Bologne,  de 
Ferrare,  de  llavenne,  etc.,  n'a  point  ii  s'imnu'scer  dans 
notre  regime  politique,  el  vraiment  c'est  bien  pour  lui  le 
moindre  souci.  Admiiez  done  celle  rare  decouverle  pour 
laqnelle  on  est  assez  snrpris  qu'iin  brevet  d'invention  n'ait 
point  ete  reclame. 

Faul-il  se  batlre  les  (lanes  pour  faire  admetlre  la  propo- 


DU   MOIS. 


jilioii  suivaate  :  le  roi  de  Sardaigtie,  !e  roi  deSmklc,  ct 
tutliquanli,  jiorlaiit  un  sccjilie  iiuclcoiique  sous  une  qua- 
lificalion  quelconque,  sont  pour  les  Francais  des  princes 
etrangers.  Mais  lorsqu'il  s'agit  du  gouvernemenl  spiriluel 
des  peuples,  les  lerincs  de  prince,  monarque,  roi,  empe- 
reuT,  sont  coinplelcment  insolites.  Or,  c'cst  comme  chef 
de  I'Eglise  que  nous  cousidcrous  le  ponlife  romain.  Pour- 
rait-il  elre  Hrangcr  a  la  faiiiille  morale  dont  il  est  le  pere? 
Mais  nous  ne  voulons  pas  cnipiiilcr  sur  le  domaine  qu'ex- 
ploite  avcc  taut  de  vtrve  et  de  logique  I'infatigable  Timoji. 
Le  pape  ct  les  eviiques  sunt  gouverneurs  de  I'Eglise  de 
Dieu  ;  c'esl  I'Esprit-Saint  qui  leur  a  confie  cetle  mission. 
Tel  est  le  sens  geneiiipie  allaclie  aii  ternie  d'eveque. 
Tout  prelat  revclu  du  caraetere  ('piscopal,  quelle  que  soit, 
d'autre  ]iarl,  la  ([ualilicalion  dout  il  est  invcsti,  coinme 
celle  de  pape,  de  cardinal,  de  patriarche,  d'arclieveque,  de 
legal,  de  uonce,  est  un  eveque. 

Dans  le  sens  special,  on  designc  sous  le  nom  d'eveque 
le  prelat  charge  du  gouverneiuenld'un  diocese  et  ordinai- 
rement  suffragant  d'un  archeveciue.  11  en  est  qui  ne  rele- 
vent  que  du  papcimmcdialcmenl,  et  teletailen  France,  au- 
trefois, I'eveque  du  Puy.  L'eveque  dans  son  diocese  exerce, 
danssa  plenitude,  I'autoritc  apostolique.  11  juge,  il  inter- 
prete,  il  consacre,  il  ordonne,  il  offre,  il  baptise,  il  con- 
firme.  Tons  les  prelros,  de  quelque  litre  qu'ilsjouissenl, 
recoivent  do  liii,  dans  le  diocese,  les  pouvoirs  spirituels. 
Quiconque  est  en  communion  avcc  lui  apparlient  a  la 
grande  famille  catholique.  11  ne  suffit  pas  neanmoins  de 
declarer  qii'on  est  avcc  son  evcipie  en 'communion,  il  faut 
encore,  dans  le  cas  conlentienx,  (pie  I'eveque  acceple  dans 
cette  communion  le  declarant.  Suflit-il  de  se  declarer 
Francais  pour  jouir  des  droits  do  la  nalionalitc?  La  politi- 
que humaine,  nuUe  part  que  nous  sacliions,  ne  .s'est  con- 
tentee  d'une  declaration  dece  genre.  La  logiquede  I'Egliseest 
done  cello  de  tout  gouvernement  normal  et  regipar  les  lois. 

Par  qui,  en  France,  I'eveque  d'un  diocese  est-il  elu'.' 
Depuis  le  celebre  concordat  entre  le  pape  Leon  X  el  le  roi 
Francois  1",  le  chef  de  I'Elat  designe  le  pretre  qui  doit 
etre  promu  ,i  la  dignite  d'eveque.  Dans  un  court  espace  de 
quinze  ans,  ce  chef  supreme  a  ete  un  consul,  un  enipereur, 
un  roi.  C'esl  ce  qui  juslifie  I'e.xpression  donl  nous  nous 
sommes  servi.  Une  ordonnance  notifie  ofliciellement  cetle 
nomination.  L'cUi  est-il  aussilut  eveque,  de  meme  que  le 
magistral  nommcj  prefel  est,  apres  la  signature  royale,  in- 
vesti  de  radministralioii  de  son  departenient'?  Non,  cerles. 
La  juridiclion  spiritueUe  ne  saurail  decouler  de  la  puis- 
sance civile.  Une  information  prealaWe  sur  la  doclrine  et 
'es  mceurs  de  I'elu  est  faite.  11  amene  devant  le  prelat  in- 
rormateur  ses  temoins  qui  dcposent.  Le  proces-verbal  est 
expedie  a  Rome.  Si  le  pape  n'a  point  de  raison  legitime  de 
rcfus,  il  preconise  en  consisloire  solennel  le  nouvel  eve- 
que. Les  pouvoirs  de  juridiclion  sont  conferes  dans  une 
buUe  etenvoyes  an  roi.  Apres  quelques  formaliles  voulues 
par  les  lois  francaises,  I'elu  recoil  son  inslitution  canonique 
contenue  dans  la  huUe.  Ce  ([u'il  y  a  de  plus  augusle  resle 
a  faire.  Nous  voulons  parler  de  I'ordinalion  ou  consecra- 
tion episcopale.  Un  eveque,  assislo  de  deux  autres,  devra 
imposer  les  mains  an  prelat  elu.  C'esl  ce  qu'on  nomme 
habiluellement  le  sacre  d'un  eveque. 

Au  jour  marque,  qui  doit  elre  un  dimanche,  ou  une  fete 
d'apolre,  le  consecrateur,  ses  deux  assistants  el  le  candi- 
dal a  I'episcopat  se  rendenl  a  I'cglise  ou  chapelle  designee 
pour  cela.  Le  consecrateur  doit  celebrer  la  sainte  messe. 


Apres  I'evangile  out  lieu  les  ceremonies  principales  de 
cetle  ordinalinn.  EUes  consisleni  dans  I'imposilion  des 
mains  des  Irois  eveques  sur  la  tele  do  I'elu.  «  Recevez  le 
Saint-Espril,  «  lui  disenl-ils.  C'esl  ainsi  que  le  ponlife 
elernel,  Jcsus-Chrisl  lui-meme,  cimfera  a  ses  apolrcs  le 
)iouvoir  de  lier  et  de  delier,  de  retenir  et  de  rcmcllre  ;  et 
c'esl  aussi  dans  I'eveque  que  reside  cetle  plenitude  de 
puissance,  quand  le  consecrateur,  organe  et  represc-ntant 
du  Sauveur,  la  lui  a  Iransmise.  Pendant  ce  temps,  le  saint 
livre  est  place  sur  les  epaules  du  consacre  :  I'Evangile, 
c'est-,i-dire  la  bonne  nouvelle!  Voila,  en  effel,  la  mission 
sublime  qui  est  confiee  au  successcur  des  apolres;  voila  le 
codede  la  haute  legisln  lion  qu'ildoilcxpliquer,  commenter, 
persuader,  au  prix  s'il  le  faut  de  sa  vie.  «  Le  monde  vous 
((  honnira,  vous  conspuera,  disail  Jesus  .i  ses  apolres;  il 
(I  vous  chargera  de  chalnes,  il  vous  Iraquera  comme  des 
«  ennemis  du  genre  humain,  el  la  morl  sera  le  salaire  de 
«  vos  incessanles  fatigues.  N'imporle,  la  vicloire  ne  vous 
«  fera  point  defaut.  Vous  maniez  un  glaive  qui  ne  pent  se 
«  briser;  car  ce  glaive,  c'esl  la  foi.  » 

L'onclion  sainle  va  couler  sur  le  front  du  nouvel  eveque, 
ses  mains  seront  fecondees  par  le  saini  chreme,  pendant 
que  le  choeur  invoque  les  sept  dons  du  Saint-Esprit  par  le 
chant  du  Veni  Creator.  Le  baton  pastoral,  signe  de  la  puis- 
sance de  correction,  lui  est  mis  a  la  main ;  puis  a  son  doigt 
est  place  I'anneau,  embleme  de  son  inlime  union  avec 
I'Eglise  diocesaine  dont  il  devient  le  myslerieux  epoux. 
Enfin,  quand  la  messe  est  terminee,  le  cascpie  du  salul  arme 
la  tele  du  nouvel  athlete.  L'or  el  Targenl  dont  sa  mitre 
brille  lui  rappelleronl  qu'ainsi  doit  rayonner  aux  yeux 
des  iiJeles  la  couronne  des  verlus  iq)iscopales,  noble  parure 
donl  rOclal  scinlillera  dans  les  perpeluelleselernites,f.e\oa 
le  bingage  de  rEsprit-Sainl. 

tjue  nous  regrellons  de  ne  pouvoir  offrir  ici  qu'une 
faible  el  legere  esquisse  de  I'auguste  ceremonial  d'un  sacre 
d'eveque  !  De  quelle  admiration  profonde  ne  serait-on  pas 
frappe  en  lisnnt  les  nombreuses  prieres  et  les  hauls  ensei- 
gnemenls  quise  parlagentcelle  imposanlefonclion  !  Quelle 
magislralure  lenqiorelle  a  jamais  ete  inauguree  avec  un 
appareil  si  grave,  el  oii  lout  parle  aux  yeux  et  au  coeur  un 
langage  de  fui,  de  charile,  de  devouemenl ! 

Le  nouveau  prelat  s'achemine  cnliu  vers  sa  ville  episco- 
pale. Le  pasleur  va  reunirsous  sa  paisible  houlelte  les  bre- 
bis  donl  il  est  gardien.  IN'oublions  pas  que  le  nom  d'eveque 
signiDe  surveillant.  Son  unique  fonclion  ne  sera  done  pas 
Aepromener  une  mitre  et  un  baton  d'or  dans  lesnefsillu- 
minees  d'une  eglise  {  propres  paroles  de  monseigueur  Ber- 
teaud,  eveque  actucl  de  Tulle ) ,  mais  surlout  de  preserver 
son  Iroupeau  de  la  dent  des  loops  ravisseurs (paroles  de 
Jcsus-Chrisl ).  Une  t,iche  redoulable  lui  est  commise,  u« 
fardeau  qui  feraitployer  des  epaules  d'ange,  lui  est  impose. 
N'ecoulant  que  la  voix  du  devoir,  il  devra  marcher  inlrepi- 
demenl  a  travers  les  contradictions  qui  se  croiseront  sans 
interruption  sur  sa  route.  Les  contradictions!  mais  c'est 
I'clat  normal  d'une  Eglise  que  nous  ajipelons  mililanle, 
a  si  jusle  litre.  Et  Jesus-Christ  n'a-t-il  pas  dit  :  «  11  est 
«  necessaire  qu'il  arrive  des  scandales!..  »  Mais  la  Sagesse 
iucarneea  ajoute  :  «  Malheur  a  celui  par  qui  surviennent 
« les  scandales !» 

Le  nouvel  eveque  est  intronise  avec  un  appareil  reli- 
gieux.  La  loi  a  voulu  neanmoins  que  rinstallation  de  ce 
magistral  spiriluel  ful  environnee  d'une  modesle  pompe 
civile.  Elle  a  regie  qu'a  la  premiere  entree  d'un  eveque 


263 


LES  SAINTS 


dans  sa  ville  episcopalo  la  ganiison  SD  ticiulrnit  en  halaille 
surk'slieux  qu'il  devait  traverser;  que  ciiK|ii.TOle  lioiiiines 
de  cavalcrie  iraicnt  a  sa  rencontre  a  im  quart  tie  lieue  de  la 
ville,  que  ciuq  couijs  de  tanou  seraicnt  tires  en  cclte  cir- 
constance,  et  qu'un  factioniiaire  serait  place  devant  la  dc- 
meine  episcopalo.  Cetle  loi  est  du  24  messidor  an  12  (13 
juilleUSO-}).  Mais  au  quatricmc  siccle  I'empereur  Constan- 
tia  avait  doja  fait  dcs  prescriptions  de  ce  genre,  en  ordon- 
nant  a  rautoritc  civile  de  rendre  aux  evequcs  un  honneur 
officiel.  Le  divin  foudalcur  du  cliristianisme  avait  dit  a  ses 
apotres  :  «  (tuiconque  vous  honore  m'hoaore ,  quicouque 
«  vous  meprise  me  mcprise. » 

On  demande  assez  soiivent  ce  qu'il  faut  entendre  par  les 
cvoques  dits  in  parlibus.  Une  reponso  positive  ct  lucido 
doit  ctre  faite  a  celte  question,  pour  satisfairc  au  juste  de- 
sir  dcs  gens  du  inonde  qui ,  apres  tout ,  sunt  trcs-parfaite- 
tcment  excusables  de  ne  pouvoir  se  rendre  raison  de  la 
difference  qui  cxiste  enlre  Ics  eveques  tilulaires  et  ccs  dcr- 
niers.  Si  le  cliristianisme  est  appclii  a  porter  son  Dambcnu 
regencrateur  sur  toule  la  face  de  la  terrc,  il  n'est  pas  ccril 
que  les  peuples,  une  fois  iUuniincs,  ne  rcpudicront  plus 
cette  bienfaisante  luraiere.  D'aillcurs  les  revolutions  qui 
surviennent  en  cerlaines  contrees  en  cliangcnt  quelquefois 
totalement  la  face,  et  c'est  ce  qui  est  arrive  principalemciit 
en  Asie  et  en  Afrique.  Dans  le  septieme  siecle  les  barbares 
se  rendirent  maitres  de  plusieurs  regions  oi'i  le  cliristia- 
nisme etait  florissant.  De  nouveaux  peuples  remplaccrent 
les  premiers.  Les  conquerants  litaicnt  en  grande  partie 
sectateurs  de  Mahomet.  D'autre  part,  le  schisme  de  Photius 
culeva  a  I'Eglise  romaiue  presque  tout  Tempire  grec.  Mais 
les  sieges  episcopaux  ne  pouvaient  etre  canoniquement 
supprimes,  car  on  ne  pent  reconnaitre  ce  droit  a  la  rcvolte. 
On  continua  done  de  les  reniplir  comme  par  le  passe.  Les 
eveques  catholiques  ne  purent  neanmoins  prendre  posses- 
sion de  ces  eglises  desolees  et  les  gouverner.  Us  residerent 
forcement  a  Rome  ou  dans  divers  royaumes  catholiques. 
Hi  furent  done,  par  le  malheur  dcs  circonslances,  pasteurs 
sans  troupeau.  C'est  ce  qui  les  a  fait  designer  sous  le  noni 
d'eveques  in  parlibus  infidelium,  c'est-a-dire,  eveques 
dans  les  contrees  inlideles.  Us  out,  comme  les  autrcs  pre- 
lats,  le  caractere  episcopal  dans  toute  sa  plenitude.  Os 
eveques  inpartibus  sont  assez  ordinairemcnt,  en  France, 
attaches  a  un  diocese  pour  seconder  les  eveques  tilulaires 
dans  les  fonctions  d'ordre.  Le  plus  ordinairemcnt  ils  sont 
destines  a  remplacer  ces  derniers,  et  en  ce  cas  ils  out  le 
tilre  de  coadjuteurs.  Au  moment  ou  nous  ecrivons  ccs  li- 
gnes,  il  n'existe  en  France  aucun  eveque  in  parlibus  'infi- 
delium coadjuteur  d'un  archeveque  ou  d'un  eveque. 

6°  LES  phetbes. 

Outre  les  douze  apolres  dont  Notre-Seigneur  etait  envi- 
ronne,  il  avait  un  assez  grand  nombre  de  disciples  infc- 
rieurs  aux  premiers.  Si  les  successeurs  des  apolres  ont 
recu  le  nom  d'eveques,  les  successeurs  dcs  disciples  ont 
ete  designes  sous  celui  de  prQtres.  Aux  eveques  et  aux 
pretres  seuls  il  appartient  de  celcbrcr  le  saint  sacriCce  de 
nos  autels.  C'est  pour  cette  raison  que  le  tilre  latin  de  sa- 
cerdos  est  coramun  aux  uns  et  aux  aiitres.  Sous  ce  rapport, 
le  pape,  I'archeveque,  I'eveque  et  le  pretre  ont  une  puis- 
sance egale.  Le  plus  bumble  preire  de  village  est  autant, 
eo  celebrant  la  messe ,  le  ministre  de  Jesus-Christ  que  le 
cflef  supreme  de  I'Eglise  catholique.  Le  sacerdoce  est  le 


complement  du  sacrement  de  I'ordre.  Mais  Ic  ministre  np- 
pele  pretre  n'est  apte  qu'a  recevoir  et  ne  pent  donner. 
Nous  I'avons  deja  dit,  I'eveque  seul  fait  le  pretre,  ct  cette 
fccondite  spiriluelle  distingue  cmiiiemiuenl  Tepiscopat  de 
la  simple  prclrise.  Celle-ci,  consideree  sous  I'aspect  sacra- 
mcntcl,  reufernie  une  nonibreuse  calegnrie  de  membres 
connus  sous  plusieurs  qualificalions.  En  tele  nous  devons 
placer  I'abbc  ;  cette  qualification  ,  dans  son  vrai  sens ,  est 
appliquce  au  chef  ou  supericur  d'un  niouaslero  (pii  a  le 
tilre  d'abbaye.  Quoique  I'abbe  soil  considcre  comme  un 
prelat  et  qu'il  soil  dislinguii  par  des  insignes  qui  semblent 
I'egaler  a  I'eveiiue,  comme  la  crosse ,  la  mitre ,  I'anneau, 
la  croix  pastorale,  etc.,  il  n'est  en  realilc  qu'un  simple 
pretre.  La  plenitude  sacerdotale  n'est  point  eu  lui,  et  il  ne 
jiourrait  confercr  le  sacrement  de  I'ordre.  II  en  est  de 
meme  des  generaux  d'ordre,  dcs  autres  nombreux  prelats 
de  la  cour  romaine,  tels  que  les  audileurs  du  tribunal  de  la 
rote,  les  camcriers,  etc.,  de  cette  cour.  Mais  pour  nous 
borner  a  la  France,  selon  le  plan  que  nous  nous  sommes 
trace,  nous  disons  que  les  arcbidiacres,  les  vicaires  gene- 
raux, les  chanoincs,  les  superieurs  de  seminaire,  les  cures 
des  paroisses  et  leurs  vicaires  apparliennent,  par  le  carac- 
tere du  sacrement,  a  la  simple  pretrise.  Les  pouvoirs  spi- 
rituels  dont  ils  sont  inveslis  pour  la  juridiction  decoulent 
de  I'episcopat.  Quel  que  .soil  le  litre  dont  ils  jouissent,  ils 
ne  sont,  par  le  fait,  que  les  delegues  de  I'eveque.  Le  gou- 
vernement  supericur  de  I'Eglise  a  ete  defore  jiar  I'Esprit- 
Saint  aux  successeurs  des  apolres,  et  non  point  aux  succes- 
seurs des  dbsciples.  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  disculerles 
opinions  emises  en  divers  temps  sur  la  nature  iutrinseque 
du  pouvoir  curial  et  son  origine.  Nous  ne  faisons  point  un 
traite  de  juridiction.  11  est  certain  que  dans  les  premiers 
siecles  I'eveque  etait  le  cure  local.  Plus  tard,  le  nombre 
des  lideles  s'etant  accru,  il  n'a  plus  ete  possible  d'elablir  a 
la  tete  de  cliaque  fraction  ou  agglomeration  de  lideles  un 
eveque.  Le  chef  spirituel  de  ces  subdivisions  a  ete  un  sim- 
ple pretre  auquel,  beaucoup  pins  tard,  on  a  donne  le  nom 
de  cure.  De  la  les  paroisses  dont  se  compose  une  division 
territoriale  connue  sous  le  nom  de  diocese.  Si  la  parois>e 
est  d'une  population  mininie,  un  pretre  y  suffit,  sous  le 
nom  de  cure.  Si  le  soin  de  celui-ci  ne  pent  snffire,  I'eve- 
que lui  adjoint  un  autre  ou  plusieurs  autrcs  pretres  desi- 
gnes sous  le  nom  de  vicaires,  secondaires,  administra- 
leurs,  etc. 

Nous  tenons  singulierement  a  populariser  la  connais- 
sance  d'un  fait  qui  trop  gcneralenient  est  ignore.  C'est  que 
depuis  nos  revolutions  poliliques  le  clerge  ne  possedant 
plus  de  propriiiles,  I'autorite  civile  a  du  pourvoir  a  la  sub- 
sistance  dcs  minislres  des  saints  autels.  Mais  tons  les  pre- 
tres rccoiveut-ils  du  tresor  national  des  emoluments?  On 
serait  dans  une  grave  erreur  en  le  pensant.  Le  clerge  pa- 
roissial  se  compose  de  cures  ou  desservauts.  Les  premiers 
sont  partages  en  deux  classes.  A  ceux  de  la  premiere  le 
budget  accorde   1 ,500  francs.  A  ceux  de  la  deuxieme,  j^ 
1,200  francs.  Enliu  aux  cures  dits  desservauts,  et  qui| 
n'ont  point  le  benefice  de  linamovibilite  comme  les  pre-i 
miers,  I'Elal  donne  800  francs.  Tout  pretre  qui  n'appar-| 
tient  point  a  I'une  de  ces  trois  classes  ne  recoit  rien  dd 
tresor.  Seulemcnt  les  vicaires  de  campagnes  et  dequelquesi 
villes  de  tres-petite  imporlance  pcrcoivent  une  indemnitel 
de  300  francs  qui  leur  sort  de  traitement,  conjoin tementj 
avec  ce  que  leur  assigneut  les  communes.  Jetons  mainte-T 
nant  un  coup  d'oeil  sur  I'administratioa  paroissiale  de  In 


DU  MOIS. 


grande  capitale.  Paris  contient  douze  cures  dii  premier 
ordre,  sis  de  seconde  classe,  viiigt  et  une  succursales.  11 
est  facile  de  calculer  ce  que  coute  au  tfouvcrncmeiit  toul 
le  service  du  culte  dans  les  paroisses  d'une  ville  qui  reu- 
fcrme  plus  de  huit  cent  mille  catlioliques.  II  n'y  a  done  que 
trente-ueuf  pnHres  diversenient  et  tres-economiquement 
retribues.  Mais  le  nonibre  decuple  des  aulres  prelres  asso- 
cies  ii  divers  titres  a  ce  service  paroissial,  que  percoit-il  du 
Tresor?  Ricn.  Le  litre  el  le  caraclei'e  du  prulre  n'empor- 
tenl  done  point  avec  eux  Taffcclalion  U'un  traitemcnt,  et 
si  ce  pretre  n'csl  point  a  la  tele  d'une  paroisse  conune 
cure,  ou'bicn  comme  vicaire  rural,  le  tresur  public  n'a 
point  (i  debourser  pour  lui  la  somme  la  plus  mininie.  Quels 
sont  done  Ics  moyens  de  subsislance  pour  le  pretre  place 
on  dehors  des  deux  positions  precilces?Sa  forluue  person- 
nelle,  ou  bien,  quand  il  se  livre  aux  travaux  du  niiiiislere 
paroissial  on  qnalite  de  sccondairo,  rallocalioii  pecuniaire 
que  ha  fait  un  consei!  de  fabrique.  Ce  serail  done  tres-mal 
a  propos  que  la  dignite  sacerdolale  serail  consideree  en 


elle-meme  comme  une  place  essentiellement  refribuec  par 
le  budget  gouvernemental.  Kous  avous  articulii  le  nombre 
des  pretres  retribues  a  Paris,  pour  le  service  des  paroisses. 
Pourquoi  ne  formulerions-nous  pas  le  cbilfre?  II  s'elcvc  a 
42,000  francs.  Celte  somme  reparlie  sur  les  Irente-neuf 
paroisses  de  la  capitale  n'atteint  pas  1,100  francs  pour 
chacune...  Et  Ton  se  recrie  assez  frequemment  sur  la 
charge  qu'impose  a  la  population  ce  qu'oa  appelle  aoblc- 
menl  le  salaire  du  clcrge... 

Muis  ce  n'est  pas  au  poids  de  Tor  que  s'estime  la  voca- 
tion sacerdolale,  il  est  une  moisson  bien  plus  precieuse 
pour  le  pretre  a  recuelllir.  Ouvricr  dans  le  champ  du  pere 
de  famille,  il  ne  demande  que  la  liberie  d'agir.  Sil  lui  faut 
le  pain  materiel  de  chaque  jour,  pour  soulenir  sou  exis- 
tence, il  demande  avanl  tout,  avec  I'apulre,  non  point  les 
tresors  des  peoples,  mais  leur  sanclification. 

Dans  un  prochain  numero  nousesperons  pouvoir  fournir 
plusieurs  autres  notions  analogues,  si  nos  abonoes  veulent 
bien  nous  contiuuer  leur  indulgence  bienveillanle. 


BIOIS    H^  JVlXiJ^TT, 


1.  Mardi.  St  Gal,  ^v^que  de 
Clermont    en     Auvcrgne 
mort  en  553. 
St  Martial,  premier  evcqucde 
Limoges,  mort  au  5^  siecle, 
St  TiiiERBY  ,  abbe    du  Mont- 
d'Hor,  pics  de  Reims,  mort 
en  boo. 
St  Calais,  abbe,  mort  en  542. 
La  vUlc  dc  Si-Cal;iis  ^Sarlliei 
en  a  iiris  le  nom. 
St  LLOxonE,  evcque  en  Breta- 
gne,  mort  du  ¥  au  5^  siccle. 
Ste  Eleosobe,  vierge  et  mar- 
tyre  au  3*-'  siecle. 
3*  Mercredi,  La  Visitation  de 
LA  Ste  Viehge. 
Voy.  rartide  sousce  nom, 
St  Puocesse  et  Sr  Mabtinien^ 
martyrs  au'l^' siecle. 

Leurs  rcliijues  sunt  duns  la 
superbe  basilique  lie  St-Pierre,a 
Rome. 
Ste  Monegoxde,  recluse  a  Tours, 
morle  en  570. 

3.  Jeudi, St Phocas,  jardiuicr, 

martyr  en  303, 
St  Bebthah,  evcque  du  Mans, 

mort  en  623. 
StGu.ntuiern,  abb^enBretagne, 

mort  au  6®  siecle. 

4.  Vendredi.  St  Ulbic,  i5ve- 

qued'Augsbourg,  mort,  975. 
St  Odon,  archeveque  de  Cau- 

torbery,  mort  en  OCl, 
Ste  Bebtue,  veuve,  abbesse  de 

Blaugyen  Artuis,  morle  en 

725. 

6 .  Slamedi.    St    Piebbe   de 

LuxEUBo^Rr.,  rai'dinul,  eveque 

de  Melz,  mort  en  1387. 

Ste  Uolwexe,  vierge  en  Anglo- 

terre,   morte   au  9®  siecle. 

Le    bienheureux    Michel -ces- 

^      Saints,   religieux    espagnol, 

mort  en  1625. 


6«  Uimanche.    St  Pallade, 

aputre  des  Scots,  mort  vers 

Pan  450. 
St  JuLiEN,  solitaire  en  Mcsopo- 

tamie,  mort  en  370. 
Sr  GoAB,  solitaire  au  diocese 

de  Treves,  mort  en  575. 
Ste  Sexdurge,  abbesse  en  An- 

gleterre,  morte  a  la  fin  ^u 

7*^  siecle. 

7.  Ijundi.  St  Paktene,  Pkede 
I'Kglise,  mort  au  commen- 
cement du3«  siccle. 

Oti  I'a  appele  I'AbcUle  de  la 

Side. 
St  Felix,  evcque  de  Nantes, 

mort  en  G84. 
St  Glillebaud,  cvequed'Aichs 

talt,  enAUemagne,  mortalu 

iin  du  8°  siecle. 
StBemjitXI,  pape,  mort  1305. 

8.  lEardi.  Ste  Elisabeth,  reinc 
de  Portugal,  morte  1356. 

StPbocope,  martyr  en  Palestine 

au  4^  siecle. 
St  Timbaod,  abbe  des  Vaux,  dio- 
cese de  Paris,  mort  en  1247 
9*  JHercredi.  St  Ephrem 
d'Edcsse.docteurdel'^glise, 
mort  en  578. 

Scs  oeuvies  ont  clerecueillitis 
en  6  Mil.  in-folio. 
Ste  Evelbiue,  vierge  d'Angle- 

tcrrc,  morte  au  7*  si^cie. 
Les  saints  Mautvrs  de  Gorcdm 
en  Ilollaude,  en  1572. 

Les  cahinisics  les  peiidireni 
en  limine  ilu  cutliolicisme.  Ccs 
Diartyis  eiaicul  au  nombre  de  dix- 
iieuf  leligicux  ou  pretres  secu- 
liers.  Admirable  exemple  de  la 
tolerance  lant  precoinsce  park's 
prolcslants !! ! 

10.  Jeadi.  Les  sept  Fbebes 
UABTYRS  et  Ste  F^licite,  leur 


mere,  a  Rome,  au2''  si&clc. 
Ste  RuFiNB   et   Ste    Seconde, 

vierfjes  martyres  au  3^  siiicle. 
St  Udalbic,  religieux  do  Cluny, 

vers  1095. 
Ste   Asialberge,    religieuse    a 

Maubeuge,  au  7^  siccle. 

il.  Vendredi*  St  Jacoues, 

6veque  de  Nisibe,  I'an  550. 
On  a  de  lui  plusieurs  discours 

fitrl  im|iorlanls. 
St  Pie  I,  pape  et  martyr,  en  157. 
St  Hidclpue,  eveque  et  abbe  en 

Allemagne,  en  707. 
La     bienheureuse     Veronique 

GiDL.vNi.viergcd'Italic,  morte 

en  1727. 

12.  Kamedi.  Sr  Jean  Gual- 
bebt,  abbi5  fondateur  dcVal- 
lonibreuse,  mort  en  1075 

Sr  Nabob  et  St  Felix,  martyrs 

dans  Ic  Milanais,  en  304. 
St  Viventiol,  Evcque  de  Lyon. 

mort  au  6^  siecle. 
St  Andre,  jeune  enfant  mis  i 

mort  par  les  Juifs,  cnTyrol, 

en  1402. 

13.  I>imaiiclie.  St  Eugene, 
eveque  de  Carthage,  et  ses 
conipagnons,  conlesseurs  de 
la  I'oisous  les  Vandjles,  505. 

St  Anaclet,  pape  elmarlyr, 109. 

St  Tdbuf,  eveque  de  Dol  en 
Bretagne,  mort  en  749. 

Le  bienheureux  Jacques  de  Vo 
RAGiiSE  ou  DE  Vabase,  arcbc- 
veque  de  Genes,  auteur  de 
la  Legendedoree,  mort,  1298. 

14.  Lundi.  St  Bonavemlbe, 
cardmal,  evcque  d'Albano  et 
dottcur  de  I'Eglise,  aiort  en 
1274. 

Ses  oEuvres  sont  ea  M  vol.  in4°. 


St  Camille  deLellis,  fondateur 
de  I'ordre  des  clercs  regu- 
liers  pour  le  service  des  ma- 
lades,  mort  en  1614. 

Le  bienheureux  Gaspabd  Bon, 
reli;iieux  minime,  mort  en 
1004. 

15.  Slardi.  St  Henbi,  cmpe- 
roiir  d'AUemagnc,  mort  en 
1024. 

St  Plecitelm,  apotre  dela  Guel- 
dre,  mort  en  752. 

St  Switiun,  eveque  de  Win- 
chester, mort  en  862. 

16,  Mercredi.  St  Edstuate, 
patriarched'Antioche,  mort 
en  558. 

Sps  ouvmges  ne   sont  point 

parvenus jusqu'i  nous. 
St  Fdlbad,  abbe  de  St-Denis, 

prcs  Paris,  mort  en  784. 
St  Monolphe,  eveque  de  Maes- 

trichl,  mort  en  599. 

17.  JeiiiU.  St  Alexis, confes- 
seur,  mort  au  5°  giccle. 

St  Spebat  et  ses  compagnons, 

martyrs  en  Alrlque,   morts 

au  5°  siecle. 
Ste  Mabcelline,  vierge,  morte 

au   commencement    du  4® 

siecle. 
St  Enxode,  ev(*que  de  Pavie, 

mort  en  521. 

18.  Vendredi.  Ste  Svupdo- 
RosE  et  ses  sept  fils,  martyrs 
en  I'an  120. 

St   Abnodl,  ^vequo  de  Melz, 

mort  en  641. 
St  Fuedebic,  eveque  d'Ulrecht, 

ct  martyr  en  858, 
St  Bbunon,  eveque  de  Segni  ca 

Italic,  mort  en  1125. 

19.  Samedl.  St  Vincent  ob 
Pall,  pretre,  leherosdela 


S64 

charil6  chretiennCj  fonda- 

teur  des  lazarisles,  etc.,  I'l^- 
tcniel  honneur  de  la  FiMnC(> 
catholique,  iiiort  t-n  1060. 
St  Arsese  ,  anachorc'le  en 
Egypte,  aprcsavoircte  gou- 
verneur  dcs  enf;ints  dercm- 
pereur  Thoodosc  le  Grand, 
niort  en  -iiO. 
St  Uhkticb,   cveque  d'Autun, 

jnoitau  4^  siecle. 
St  Stmmaqce,  pape,  niort,  514. 
20*  Pimanclie.  SteMargue- 
lUTE,   viergc  niartyre  ,   pa- 
tronne   tilubirc    d'une  pa- 
roisse  dc  Paris,  raorte  au  5' 
ou  4^  siecle. 
Ste  Juste  el  Ste  Rcfink,  mar- 
tyres  enEspagne,  en  304. 
St  Aubele,  ^vequede  Cartliagi 

en  Afrique,  mort  en  423. 
St  Jerome  Emiliasi,  iustituteur 
dc  I'ordre  des   soraasques 
inort  en  1537. 
2].     I>un«li.     Ste    Praxeue 
vierge,  niorte  au  commen- 
cement du  2"  siecle. 
St  Zoteque,  cvcquede  Coniane 
en  Cappadoce ,  martyr,  iiO-1 
St  Barhadcesciadas,  diacre  en 

Perse,  martyr  en  354. 
St  Victor  de  Marseille,  soldat, 
ct  martyr  au  5^  siecle. 

II  exislait  a  Marseille  et  i\  Pa- 
lis deux  celebres  communauics 
sons  sua  iavocaiion. 


SCENES 


32.  Hardi.  Ste  Marie  Made-I 
LEiNE,  uiie  des  saintes  iuni- 
mesqui  lurent  Icnioins  de  la 
iL'surreclion  dc  J~C.  EUe 
est  famcuse  parsa  vie  pem- 
tenle.  Morleau  1"  siecle. 

Paris  3  unc  paroisse  sous  son 
invocaiioii. 

St  Vandrille,  abbe  de  Fonte- 
nellc  en  Normandie,  ntort  en 
6G5. 

St  Joseph  de  Palestine,  Juif 
convcrti,  morlcn3o(j. 

STMENiiLE.abbcen  Auvcrgne, 
mort  en  720. 

23.  Mercredi.  St  Apolli- 
NAiRE,  eveque  de  Raveniie, 
disciple  de  I'apotreSt  Pierre, 
mortau  1^''  siicle. 

St  LiDOiRE,  evijque  du   Mans 

mort  en  597. 
Le  btenlicureuK   Rostaing  de 

Caprcs,  areheveque  d'Arles, 

mortau  15^  siecle. 

24.  Jeiidi.  St  Loup,  6veque 
dc  Troyes,  mort  en  478. 

Ste  CiiiusTiTsE,  vierge  et  mar- 
tyre,  morte  au  5®  siecle. 

Ste  Sigolese,  abbesse  en  Lan- 
guedoc,  morte  au  4^  siecle, 

St  Romain  ct  St  Davio,  patrons 
de  la  Moscovie,  martyrs  en 
1010. 

35.  Vendredi.  St  Jacques  le 


Majeur,  apotre,  martyris6  a 
Jerusalem  enran45deN.-S. 
StChrisiophe,  maityren  Lycie, 
dans  les  premiers  siecles. 

On  le  representesouvcnt  com- 
mc  uii  gL'anl  qui  porte  J.-C.  :  cc 
n'cst  ({u'une  allusion  a  son  nun) 
qui  signilie  PuriL'-Clnist.] 
Ste  Glossine,  abbesse  a  Metz 
ou  Glossiude,  morte  au  8' 
sii^cle. 
Sr  Marcuerie,  eveque  de  Tre- 
ves, mort  au  6®  siecle. 

2G.  Samedl.  Ste  Anne,  mere 
dp  l;i  Ste  viergc  Marie,  epouse 
de  Joachim. 

Juslinien  I^'  fit  bMir,  en  550, 
une  ''gliseen  sonliouncur,a  Con-| 
sianlinople. 
StGermain,  eveque  d'Auxerre, 
mort  en  448,  patron  de  l'^- 
gliseSt-Germain  I'Auxerrois, 
a  Paris. 
St  Evrols,  reclus  et  abbe  pres 
de    Beauvais,    mort   au  7' 
siecle. 
St  Gondolphe,  eveque  de  Maes- 
triclil,  mort  en  007. 

27.  Kimanclie.  St  Pasta- 
i.LON,  mcdecin  ct  martyr  a 
Mcomedie,  en  303. 
Si  Maximilien,  St  Malciius,  St 
Martinien,  etc.,  ou  bien  les 
Sept-Uormants,  martyrs  a 
Eplicsc,  en  250. 
Dans  lanuit  iJu27  au  28  juil- 


let  (791,  Maxiniilien  Robespierre, 
lesaiiguinaire  lyran,  ful  arrfete,  et 
mis  a  mort  le  2S.  Quel  sinisire 
jour  de  fi;ie\  6  Providence! 

38.  I^aiidi.  St  Nazairg  et  St 
Celsk,  martyrs  a  Milan,  vers 
I'an  08. 

St  Victor,  pape,  africain  d'ori- 
gine,  mort  en  202. 

St  Issocent  I,  pape,  mort, 417. 

St  Samson,  6vcque,  mort,  564. 

30.  Uardi.  St  Lazare,  Ste 
Martjie  ct  Ste  Marie,  botes  de 
N.-S.  J-G. 

Lazare  fut  ressuscit6  par  le  di- 
vin  Sauveur.  On  pretend  qu'ilfut 
premier  evi''iiue  de  Marseille,  et 
qu'il  y  mourut,  au  I*' siecle. 
I  St  Prosper,  eveque  d'Orleans, 
mort  au5°  siecle, 
St  Olaus,  roideNorvv^ge,  mar- 
tyr en  1050, 

30  Mercredi*  St  Addon  ck 
St  Senen,  martyrs  en  250. 
Ste  Juliette,  martyre  en  Cap- 
padoce, au  4*  siecle. 

31.  Jeudi.STlGNACEDELoTOLA 

lundatcurdes  jcsuiles,  mort 

en  1550. 
St  Jean  Colombisi,    fondaleur 

desjesuatesen  Italic,  mort 

en  1307. 
Ste  Helene  de  Skofde,  niartyre 

en  SuL'de,  mise  a  mort  par 

ses  propres  parents  paicas, 

en  1160. 


( 


SCENES,  RECITS,  AVENTURES, 


EXTBAITS  BES  PLUS  BECEKTS  VOYAGE  DBS. 


IMPRESSIONS    DX    VOVAGZS 

D'UNE  JEUNE  TOURISTE. 

Vieniu',  27avril  au  29. 

VISITE     AD    COUVENT  DES    CAPUCIKS.  —  CAVEAU  MOBTIIAIIIE    DES 
PE'INCES  d'aUTIIICHE. 

Une  des  choses  qui  daterefit  le  plus  dans  mes  souvenirs 
dc  voyai;es,  c'esl  la  visile  que  j'ai  faile  aujourd'hui  a  la 
chapelle  soulerraine  consacree  a  la  sepulture  des  souverains 
el  des  princes  de  la  niaison  d'Aulriche.  Celte  chapelle  est 
construite  dans  le  couvent  des  Capucins ;  I'eglise  est  fer- 
mee :  il  faut  entrer  par  le  convent.  Mon  domestiquc  sonne, 
un  frere  se  prcsente;  on  m'inlroduit  dans  un  lieu,  puis 
dans  un  autre ;  un  coUoque  s'etablil,  el  comnie  je  ne  com- 
prends  pas  ce  qui  se  dit,  je  vais  oii  Ton  me  mene.j'ecoute 
et  j'attends.  Est-ce  par  faveur  qu'on  me  fait  ainsi  penelrer 
dans  les  divers  reduits  dc  ccltc  austere  retraile,  ou  lilen 
les  capucins  sont-ils  ainsi  en  rapport  avec  le  nionde  exte- 
rieur?  Quoi  qu'il  en  soit,  voici  la  sacristie  oii  quelques 
frcres  achevenl  leurs  prieres,  oil  d'autres  disposenl  les 
objets  du  civile.  Un  peu  elonnce  de  me  trouvcr  aupres  de 


ces  hommes  a  longues  barbes,  que  je  n'avais  jamais  vus 
qu'on  images,  etquc,  dans  mon  enfance,  jetenaispour  des 
elrcs  plus  fabuleux  que  reels,  je  me  sentais  grave  ct  cu- 
rieuse  sans  le  vouloir.  Quand  je  dis  que  je  n'avais  pas  en- 
core vu  de  religieux  de  eel  ordre,  je  me  trompe  :  n'a- 
vais-je  pas  fait  route  sur  le  bateau  a  vapeur  avec  un  de  ces 
hommes  de  prieres;  enlouree  de  beaucoup  d'autres  hom- 
mes, n'avais-je  pas  ete  d'inslinct  et  de  premier  mouvcment 
pres  de  ce  personnage  qui  lisait  son  breviaire  en  silence, 
me  sentant  connne  protegee  par  son  voisinage.  Je  ne  sais 
s'il  comprit  ma  pensee,  je  le  crois ;  car  il  est  done  a  coup 
sur  d'une  penetration  vive,  ct  il  y  a  sur  ses  traits  plus 
d'espril  qu'il  n'en  vent  montrer  peut-elre.  Toujours  est-il 
que  la  vne  de  mes  nouveaux  holes  reporta  ma  pensee  vers 
mon  saint  compagnon  de  voyage,  et  je  me  senlis  porlee 
pour  eux  a  la  consideration  et  aux  egards.  Ces  sentiments 
me  parurenl  rcciproques,  cl  comme  les  frcres  elaicnt,  me 
dil-on,  en  prieres,  on  me  fit  atlendre  dans  une  chapelle. 
J'clais  entree  seule,  jevenais  de  m'agenouiller  devant 
I'autel,  el  nul  bruit  n'avait  encore  frappe  mon  oreiUe  dans 
ce  lieu,lorsqu'une  psalmodielugubrevinttouta  couplrou- 
bler  ce  silence.  Celte  harmonic,  un  peu  sauvage,  formee 
par  des  voix  d'hommes,  partait  de  I'autel  oii  mes  regards 
etaient  fixes  ;  et  rien  cependant  ne  trahissait  la  presence 
de  ces  musiciens  invisibles.  Je  prelais  I'oreille  :  tantol  une 
seule  voix  se  falsait  entendre,  ct  tantot  un  chteur  lui  re- 
]iundait.  Ainsi  done,  me  disais-je,  I'homme  peut  trouver 
I'alimeut  de  sa  vie  dans  la  seule  pensee  de  Dieu ;  ainsi,  celte 


DE    VOYAUliS   REUENTS. 


265 


nature  relive,  insoucianle,  alliere  et  fougueuse,  peut  done 
fere  domplee  par  une  idee,  une abstraction:  Dicu!  vaincue 
par  un  sentiment  :  I'csperance !  reduite  par  une  vcrtu  :  la 
foil  et  ces  passions  terribles  qui  tyrannisent  I'lmmme  du 
monde,  ces  betes  furieuses,  comme  dit  I'Ecrilure,  ([u'eii 
fait-o«  ici  1  Des  esclavcs  humbles  et  dociles ;  on  les  met 
sous  les  pieds,  et  la  sandale  parvient  a  ecraser  le  serpent. 
Cela  est  beau,  et  jcrepelaismonaxiome  favori :  «  L'liomme 
est  bien  grand  quand  il  veut  I'elie.  »  Us  ne  sc  doulcnt 
pas,  ajoulai-je  encore,  qu'une  femme  est  la,  si'paree  d'eux 
seulement  par  une  cloison  ;  lis  ue  savenl  pas  que  celte 
femme  prie  avcc  cux  et  pour  eux  ;  ils  iic  savent  pas,  enlin, 
qu'ilsont  unauditeur,  untemoin.  Etccpcndanlils  pricnt... 
et  chaque  jour,  dans  le  meme  isolement,  ils  accomplissent 
le  meme  acledevant  Dicu  seul,  et  pour  lui  seul  I...  11  n'y 
a  que  la  foi  qui  puisse  conduire  I'homme  dans  le  tloitre  ; 
il  n'y  a  que  la  foi  qui  puisse  I'y  retcnir. 

Les  voix  se  turenl,  on  vint  me  chcrcher.  J'entrai  dans  un 
couloir.et  de  lajevisdefilcr,  a  quelqucs  pas  devanl  moi,  la 
legion  modeste  et  grave;  je  regardai  delous  mes  yeux  jus- 
qu'a  ce  que  le  dernier  frere  ei'U  disparu  derriere  le  tour- 
iianl  de  I'escalier ;  alors  seulement  je  songcai  ii  suivre  le 
guide  qui  me  devanyait.  Le  guide,  c'etait  un  des  freres  ;  il 
tenait  une  lorcbe  allumee,  et  me  lit  signedc  le  suivre.  Je 
desccndis  un  petit  escalier  de  pierre,  et  je  me  Irouvai  dans 
un  caveau  fort  sombre,  conlre  les  mur.s  du(iucl  i'taient 
ranges  symetriquement  des  cercueils  glganlcsquc^s  royale- 
ment  ornes.  Le  religieux,  sa  tordie  a  la  main,  allait  de 
tombe  en  tombe,  me  donnani,  avec  une  mervcilleuse  me- 
moire,  tons  les  noms,  toutes  les  dates,  et  tons  les  details 
historiques  que  je  pouvais  souhaiter.  Tons  ces  debris  de 
race  rnyale,  malgre  le  luxe  de  I'art  et  les  recherches  de 
I'orgueil,  oaupaient  la  bien  peu  de  place.  J'eprouvai  le  be- 


soin  de  communiquer  cette  idee;  je  montral  au  capucin  des 
armes  ciselees,  et  je  fls  un  geste :  j'etais  bien  siire  qu'il  me 
comprcndralt!... 

La  mort  avail  frajqie  dans  les  rangs  royaux  comme  ail- 
leurs,  sans  dislinclion.  A  cote  de  ces  cercueils  colossaui, 
gisait  parfois  une  pclite  lombe  indiquanl  le  plus  jeune  age. 
Une  de  ces  tomlies  fixa  longtemps  mon  altenlion  :  sur  le 
.sommel  est  reproduit  en  sculpture,  avec  une  grande  per- 
fection et  une  remarquable  veritc,  le  personnage  qu'elle 
renferme.  C'est  une  jeune  fille  de  douze  ans  environ,  qui 
scnible  rendrc  le  dernier  soupir  avec  le  calme  de  I'inno- 
cence  :  de  petites  mains  gracieusemenl  croisees  sur  son 
sein  d'enfant,  un  ciiapelet  relenu  par  des  doigtsmignons, 
une  petite  croix  suspeudue  a  un  cou  dcllcat,  tout  cela  con- 
sliluaitun  ensemble  saisissanl  et  atlachantau  dernier  point. 
Dire  que  cette  enfant  elait  nee  de  tels  on  tels  de  ces  rois  et 
de  ces  reines  ajoulerait  peu  a  I'interet  qui  s'attache  a  soa 
monument.  11  n'y  a  que  les  larmesverseessurles  tombes 
qui  les  immorlalisent  et  les  sanclilient. 

Je  suis  depuis  lougtemps  devant  le  monument  de  Marie- 
Therese,  et  je  n'en  ai  pas  encore  parle.  L'enfant  a  pris 
rang  sous  ma  plume  avanl  la  femme  de  genie,  le  grand 
diplomate,  le  grand  capitaiue,  le  grand  monarque,  la  noble 
epouse!  c'est  une  de  ces  injustices  donl  on  ne  peut  guere 
Irouvcr  le  motif,  et  pour  lesquelles  on  ne  se  sent  point  de 
repenlir;  batons-nous  cepcndant  de  la  rcparer. 

Tout  le  monde  salt  I'histoire  de  Marie-Therese  ;  mais  il 
en  est  des  details  de  la  vie  des  grands  personnages  histo- 
riques, comme  de  ces  hors-d'ceuvre  choisis,  qui  gardent 
leur  savcur  a  cole  des  mets  principaux. 

Marie-Therese  n'avait  pas  une  de  ces  ames  vulgaires  que 
les  pompes  humaiues  peuvent  enivrer  :  forte  tete  et  grand 
co:'ur,  clle  savait  accorder  a  sa  position  toutes  les  capacites 


de  son  esprit,  et  garder  virginalement  les  facultcs  de  son 
4me.  Elle  ne  souffrait  pas  que  le  contact  des  hommes  vint 
troubler  la  pVix  du  recueillemenl,  du  sanctuaire  qu'elle 
avail  crce  en  elle-meme :  la  grande  reine  avill  compris  I'im- 
portance  de  ces  halles  inlellecluelles  qui  permeltent  de 


dresser  I'inventaire  du  bagage  spirituel,  cl  au  moyen  des- 

quelles  I'elre  moral  se  relrempe  el  .se  viviCe. 

Aussi  bonne  epouse  que  grande  souveraine,  la  reine, 
naivement  splendide  et  rayonnante  de  faculles  supremes, 
n'avait  jamais  songe  a  s'isoler  dans ,  les  rayons  de  sa 

34 


SCfeNES 


gloire,  en  confondant  ingdnument  coquc  la  posterite  a  se- 
pare  :  elle  remerciait  le  ciel  qui  I'avait  fait  I'epouse  d'uii 
grand  liomme. 

(Juand  la  raort,  en  frappant  avant  die  celui  qu'elle  avail 
toujours  clieri  et  honore,  lui  cut  a|>pris  le  dernier  mot 
de  j,a  vie,  elle  n'eut  plus  qu'une  volonte,  celle  de  mctlrc  a 
proDt  ce  grand  et  douloureux  enseignemeut;  et  pour  y 
parvenir,  malgre  tons  les  obstacles  que  lui  opposaicnt  le 
monde,  ses  exigences  et  scs  passions,  elle  consacrait  un 
jour  par  semaine  a  la  meditation  et  an  silence  ;  et  ce  si- 
lence, qu'elle  nepensaitoLtenir  autourdu  trone,  elle  allait 
le  demauder  a  la  tombe.  Tons  Ics  huit  jours,  et  durant 
quinze  annecs,  la  reine  disparaissait  aux  yeux  des  courti- 
sans.  Oil  etait-elle?  Dans  un  caveau  et  sur  un  cercueil...  Et 
ce  qui  la  conduisait  la,  ce  n'elait  pas  uue  de  ces  douleurs 
charnelles  aussi  ephcmeres  qu'elles  sont  passionnees,  c'e- 
tait  une  de  ces  douleurs  digues  comme  tout  ce  qui  est  re- 
ligieux,  stable,  comme  tout  ce  qui  s'nppuie  sur  Dieu ;  belles 
comme  lout  ce  qui  rcnferme  I'esperance?  Aussi  le  temps 
n'apporta-l-il  aucun  cbangemenl,  aucune  modification  a  la 
toucliante  habitude  de  la  reine;  la  mort  seule  put  ratltre 
un  lerme  a  ces  visiles  ediflanles.  Et  par  I'effet  d'uue  pres- 
cience surnaturelle  accordee  quelquefois  a  ceux  qui  out 
beaucoup  aime,  I'epouse  fiJele  fut  avcrtie  que  I'instant  ap- 
prochait  d'habiter  a  son  tour  ce  lieu  de  rcpos,  d'cntrer 
dans  ce  double  cercueil  prepare  depuislongtempspour  elle. 

Un  jour  elle  viut  au  tombeau  comme  a  I'ordinaire;  puis 
elle  dit,  en  le  quitlant,  au  frere  de  la  communautci  qu'elle 
trouva  sur  son  passage  :  «  C'esl  pour  la  derniere  fois  que 
je  viens  ici.  »  Le  frere  parul  clonne,  car  il  la  voyait  forte 
et  bien  porlante.  «  Oui,  ajouta-t-elle,  c'esl  pour  la  derniere 
fois ;  quebjue  cliose  me  le  dit,  je  vais  bieulijt  mourir. » 

Huil  jours  apres,  le  caveau  renfermait  un  cadavre  de 
plus,  et  le  superbe  mausolee  que  je  viens  d'admirer  gar- 
dait  pour  la  posterite  deux  depouilles  qu'elle  vientaujour- 
d'hui  visiter  avec  Tinteret  et  le^  respect  qui  leur  soiit  dus. 
Si  quelque  chose  pent  surnager  dans  le  deluge  des  vaniles 
terreslres,  c'cst  assurement  la  CJelile  et  le  genie. 

L'histoire  et  I'art  retienuent  longtemps  I'etranger  pres 
du  monument  royal ;  on  veut  voir,  sous  tous  leurs  aspects, 
ces  deux  grandes  et  nobles  figures  inclinees  I'une  vers 
I'autre,  coucliees  sur  le  sonimet  d'un  socle  giganlesque ; 
sur  ses  qualre  llancs  sont  des  bas-reliefs  figurant  les  prin- 
cipaux  evenemenls  des  deux  regnes. 

Mon  guide,  qui  pensait  sans  doute  qu'apres  le  programme 
debite  par  lui,  'on  n'avait  plus  rien  a  faire  qu'a  passer 
outre,  contiuuait  en  effel  son  bou  office,  ets'eloignait  sous 
lavoute.  Je  profilai  de  ma  solitude  pour  m'agenauiller  un 
moment  :  prier  devant  la  mort,  c'esl  lui  gagncrune  ba- 
taille.  Non  loin  de  la,  se  Irouvait  aussi  la  depouille  fraiche 
encore  de  ce  jeune  due  qui  naquit  roi....  Marie-Therese 
n'elait  pas  la  pour  orner  co  cercueil  modeste  et  pour 
prendre  sola  de  la  majesle  des  lombcs  princieres  ;  tout  ce 
qui,  dans  ce  lieu,  n'a  pas  ele  louche  par  elle,  est  denue  d'oi- 
ncment.  Les  rois  de  nos  jours  ne  fondeut  plus  pour  I'ave- 
nir ;  ils  vont  comme  le  siecle,  au  jour  le  jour. 

Je  me  retournai ;  nion  guide,  sa  torche  a  la  main,  m'al- 
tendait  respectueusemeut  a  I'cxtremile  de  la  voute.  Le 
jour,  qui  s'introduisait  en  eel  endroit,  formait  derriere  lui 
une  aureole  lumineuse  sur  laquelle  il  apparaissait  en  sil- 
houette vigoureuse;  il  aurait  falhi  saisir  la  palelte,  mais 
ce  n'elait  ni  le  temps  ni  le  lieu,  et  jemontais  lesdegres  du 
caveau,  lorsque  je  ra'aper^us  qu'un  demes  gants  avail  dis- 


paru.  J'cn  avals  fait  le  sacrifice,  mais  mon  officieux  con- 
ducteur  se  mit  a  la  recherche,  et  prelendit  pouvoir  re- 
trouver  ce  mince  objel  au  milieu  des  rangs  obscurs  etser- 
res  des  cercueils  de  bronze.  Je  lui  aurais  evile  cetle  peme, 
si  je  n'avais  vu  dans  cette  inconstance  le  moyeu  de  relour- 
ncr  encore  un  moment  a  mes  tombes  favoriles.  Je  fiis  plus 
heureuse  que  le  bon  capucin,  j'aper(;us  bientol  mon  pauvre 
petit  gant  qui  gisait  humblement  au  pied  du  triJue  de  la 
grande  reine.  Cetle  espece  de  defi  porte  ii  la  mort  avail 
quelipie  chose  de  piquant  et  de  singulier,  qui  me  rappela 
les  siecles  de  la  chevalerie ;  et,  par  I'effet  d'unc  de  ces  evo- 
lutions que  I'imagination  opere  on  ne  sail  poiirquoi,  je  me 
Irouvai  tout  a  coup  en  esprit  dans  renceiiilo  golhique  du 
chalcau  des  templiers.  La  je  vis  Rebecca  jeter  niodcste- 
raent  son  faible  gage  de  combat  devant  ses  jugos  alliers; 
je  vis  rindomiitcBriantde  Bois-Guilbert,  raraassant  ce  gant 
de  femme  ;  enfin  loutes  les  belles  pages  du  roman  de  la 
juive  se  placerent  d'elles-memes  sous  mes  yeux. 

A  propos  de  gant  perdu  et  retroiive,  je  resolus  de  le 
garder  en  souvenir.  Je  me  disais  en  le  regardant:  «  La  mort 
puiiil  peul-etre  les  Icmeraires,  mais  elle  n'est  pas,  j'espere, 
aussi  severe  pour  les  ctourdis.  »  D'ailleurs,  je  me  sentais 
aussi  peu  fiere  en  ce  moment  que  Rebecca;  m'avouant  nai- 
vemeut  que  je  voulaisvivre,  si  faire  se  pouvait,  mais  nean- 
moins  resignee  aussi  comme  elle. 

Odessa,  26  aolti  I84i. 

C'esl  avec  bonheur  que  nous  avons  recueilli  ce  feuillet 
du  journal  de  la  ravissante  voyageuse,  qui,  par  megarde, 
I'avait  laisse  lumber.  Le  rccit  est  admirable  de  simplicile; 
on  y  remarque  une  haute  philosophie  unie  au  sentiment 
Chretien  donl  I'auteur  est  penetre.  La  femme  s'y  monlre 
souvent,  et  comme  toujours,  avec  sa  sensibilile,  sacharite, 
sa  bonte ;  et  devant  uu  mausolee  d'enfant  qui  I'arrete 
plus  longtemps  qu'un  autre,  nous  voyons  aussi  I'amour 
malernel  se  reveler  dans  ce  coeur,  qui  semble  etrele  sanc- 
tuaire  de  tonics  les  verlus  tie  son  se\e. 

Et  nous  aussi,  au  temps  des  conqueles,  dans  une  de  ces 
courses  rnpides  a  travers  I'Europe,  nous  nous  sonimes  ar- 
rete  un  moment,  court  comme  celui  que  nous  donnions 
ii  loule  chose,  dans  ce  convent  de  capucins;  remettons- 
nous  en  memoire  ce  que  nous  en  ecrivious  alors  (1809) 
sur  nos  tableltes. 

Le  convent  des  capucins,  lieu  de  sepulture  des  souverains 
et  des  princes  de  la  maison  d'.Vutriche,  est  situe  a  Vienne, 
sur  la  place  Newmarkt. 

Parmi  loutes  ces  richesses  de  la  mort  qui  se  voient  la, 
le  mausolee  de  Marie-Therese  est  celui  qui  parle  le  plus  a 
la  pensee,  qui  airele  le  plus  longtemps  le  visiteur;  j'ai  eu 
peine  ii  m'en  detacher.  L'ceuvre,  qui  est  iidmirable,  mais 
qu'il  ne  m'elait  point  donne  ilc  juger  en  artiste,  m'a  moins 
saisi  que  la  vie  de  celte  grande  reine,  qui  .s'esl  lout  a  coup 
reproduile  ii  ma  memoire,  et  avec  aulant  de  Incidite  que 
si  j'avais  eu  le  hvre  sons  les  yeux ;  et  ii  son  arrivee  chez 
les  llongrois,  je  scnlis  une  larme  furtive  roiiler  sous  ma 
paupiere. 

J'ai  anticipe  sur  mon  recit.  Le  convent  des  capucins,  oii 
nous  sonnnes,  fut  fonde  par  I'empei-eur  Malhias  el  son 
epouse  Anne;  mais  il  ne  fut  conqdelemenl  acheve  qu'en 
162-2,  par  I'empereur  Ferdinand  II  L'egllse  et  le  convent 
soul  d'une  extreme  simplicile  d'apres  la  regie  de  pauvrete 
de  eel  ordre  religieux.  Tous  les  elrangers  sont  admis  sans 


DE   VOYAGES   REGENTS. 


SS6T 


difficulle  a  Ics  visiter.  On  voit  a  droilc  ct  a  gauche,  dans 
ce  caveau  voule,  les  cercueils  enlouros  d'une  grille  dc  fer; 
une  seule  lampe  les  eclaire. 

Le  tombeau  de  I'empereur  Mathias  et  celui  de  son  epouso 
BOnlles  plus  anciens;  dcpuis  celte  epoque,  tousles  piiaces 
de  Jjmaison  d'Autriche  ayant  ele  inhumes  ici,  leur  nom- 


bre  s'eleve  maintcnant  (1809)  a  soisante-huit.  Partni  les 
tombes  les  plus  reniarquables,  il  faut  citer  celles  de  I'empe- 
reur Leopold  1"  et  de  son  cpouse  Elconore,  de  Charles  VI, 
de  I'imporatriee  Marie-Therese,  celle  de  son  epou\  Fran- 
cois 1",  que  cette  graude  souveraine  a  fait  clever;  enlin  celle 
de  I'enipercur  Joseph  II.  Y, 


mSURS  I&XANDAISES.  —  TABLEAU  DE  Zi'IBLLAMSlB  FAR  UNE  IRLAMDAISE. 


n  cstlieureux  pour  raoi  de  n'etre  pas  de  ce  sexe  qui  est 
regarde  comnie  superieur  dnns  I'ordre  de  la  creation;  si 
j'eusse  ete  un  de  ces  grands  diguilaires  de  la  nature  hu- 
maine,  je  n'auraispas  ose  hasarder  mon  opinion  sur  I'or- 
gueil  dcsIrIandais,dmoinsquc,faliguce  dela  vie,  je  n'eusse 
resolu  d'en  faire  un  honorable  sacrilice  en  m'esposant 
aiasi,  par  des  veriles  dures,  a  la  Iiaine  et  au  ressentiraent  de 
mes  concitoyens.  Je  renonce,  ct  je  le  declare  francbemenl, 
ii  tout  esprit  do  parli,  j'ni  dit  tout  ce  que  je  pensais ;  niais 
les  verites  que  j'ai  sigiialces  jusqu'd  present  etaient  plutot 
des  defauts  que  des  ridicules,  et  je  n'ai  fuclie  personne, 
car  un  Irlanduis  consentira  bien  (pourvu  toutefois  que  ce 
ne  soit  pas  apres  son  diner)  a  raisouncr,  a  discuter  avec 
vous;  mais  je  doute  fort  que  sa  philosophic  s'etendejus(iu'a 
lui  faire  supporter  les  railleries  d'une  femme.  11  est  vrai 
que  lursque  je  rellechis  aux  absurdites,  aux  inconsequences 
dans  lesquelles  cet  orgueil  a  entraine  mes  pauvres  conci- 
toyens, je  me  sens  plulot  disposee  a  les  plaindre  qu'a  les 
railler.  Dans  tout  ce  qui  a  rapport  a  I'lrlandc,  les  reves  et 
les  pleurs  se  confondent  et  semblent  inseparables  ;  coinme 
la  musique  nalionale,  ce  pays  excite  des  sentiments  de 
tristesse  ct  de  plaisir. 

L'orgueil  de  la  nation  forme  le  caraclere  principal  des 
Irlandais,  il  circule  avec  le  sang  dans  leurs  veines.  En  Au- 
gleterre,  ily  a  des  distinctions;  I'aristocrate  est  fier  de  sa 
naissance,  le  citoyen  de  ses  richesses,  I'artisan  de  son  me- 
tier; mais  chez  les  Irlandais,  les  litres  de  noblesse  sont  les 
seuls  dont  ils  tireut  vanile.  La  probite,  rindustrie,  I'inde- 
pendance,  ne  sont  rien;  mis  en  comparaison  avec  ce  prejuge 
national  et  indestructible  ,  un  homme  noble,  quoique  a  sa 
troisieme  geneiation  et  ne  possedant  pas  un  sou,  rougirait 
de  se  livrer  au  commerce.  Je  me  souviendrai  toujouis d'un 
marchand  mercier,  ne  gentilhomme,  qui  m'amusa  beau- 
coup  en  me  disant,  avec  des  yeux  oii  brillait  l'orgueil  ir- 
andais  :  «  Ce  n'est  pas  de  vivre  du  travail  de  mes  mains 


qui  me  rend  fier ;  non,  grSce  au  ciel!  quoique  pauvre,  je 
puis  me  vanter  de  mieux  que  cela.  Le  sang  des  O'Neil  coule 
dans  mes  veines...'  —  En  verile,  repliquai-je.  Et  com- 
ment alors  avez-vous  pu  vous  mettre  a  coudre  des  ganls? 
—  Ablc'est  que...  voyez-vous,  madame,  noire  famille  a 
eprouve  bien  des  nialheurs...  Mon  pire  ( que  Dieu  lui  fasse 
miscricorde  I )  ne  voulut  point  ine  mettre  dans  le  com- 
merce, et  niourut  honorable.  Malgrc  sa  pauvretc,  il  laissa 
de  quoi  pourvoir  a  ses  funerailles,  et  ce  (|ui  vaut  bieu 
mieux  encore,  il  me  laissa  une  copie  des  armoiries  des 
O'Neil,  qu'il  avait  longtemps  auparavant  fait  peindre,  par 
Jacques  Malvany,  sur  la  porte  de  sa  chambre.  Lorsque  ma 
mere  ( elle  ctait  du  nord  de  I'liiande )  me  fit  connailre 
qu'il  elait  temps  que  je  lisse  choix  d'une  profession,  moi 
qui  songcais  surtout  ii  I'honneur  de  ma  famille,  je  refusal 
net;  mais  ma  mere  elait  une  femme  experimentee.  Levez 
la  tete,  mon  fils,  me  dit-elle ;  regardez  ces  armoiries  de  vos 
ancelres  !  Pourquoi  rel'useriez-vous  de  prendre  un  metier 
dans  un  des  altributs  qui  le  composent?  Voici  des  lions; 
au  milieu  vous  voyez  un  poisson,  et  au-dessus  un  gant  ou- 
vert.  Le  poisson  signifie  les  pecheurs;  le  gant  les  mer- 
ciers.  En  el'fel,  voire  oncle,  le  frere  de  voire  pere,  est  mer- 
cier; le  gant  fait  partie  de  noire  ccusson.  Croyez  done 
voire  mere,  Benjamin,  lorsqu'elle  vous  assure  qu'il  ne  peut 
y  avoir  de  deshonneur  pour  vous  ;'i  prendre  pour  me- 
tier I'un  des  emblemes  de  voire  famille.  C'est  le  seul  que 
je  puissc  vous  conseiller  avec  plaisir,  et,  comnie  un  brave 
garcon  que  vous  eles,  j'espere  que  vous  vous  en  ac<iuilterez 
digncmcnt.  »  Pauvre  Benjamin,  je  soupgonne  que  sa  mere 
avail  garde  pour  elle  le  bon  sens  de  sa  famille. 

Mes  lecteurs  ignorent  peut-elre  que  le  nord  de  I'lrlande 
est  la  parlie  la  plus  comnier^ante,  et  par  consequent  la 
plus  fertile  et  la  plus  heureusc  de  tout  le  pays.  Mais  il  est 
curieux  d'observer  avec  quel  mepris  les  autres  habitants 
traitent  leurs  industrieus  voisins.  En  Angleterre,  c'est  tout 


268  ^^^^ 

niiire  chose.  Coinliicn  im  commercniil  paraitrail  ridicule  s'll 
pnrlnil  dc  scs  liaisons avec  uii  ni'islocralc,  autiement  que 
sous des  rappoils  d'affaires  ou  d'inlorcl !...  Si au  moins cet 
orgueil  national  clevait  ranie,  s'il  donnait  I'idee  d'une 
noble  independanco,  s'il  rcndait  incapable  d'une  mauvaise 
action,  ce  serait  alors  une  faiblcssc  pardonnable  et  qui 
porterait  d'bcureus  fruits.  Dans  mon  pays,  par  malheur, 
il  n'a  d'autres  rcsultals  que  d'injustes  clanieurs  conire 
toule  pspece  de  |)rofession  qui  senible  incompatible'  pour 
nn  Irlandais  avcc  la  mcnioirc  d'O'Blaney,  O'Brien,  Mac 
Murrasli,  Mac  Carlbys,  O'Toob,  etc. ;  et  ceux  mcme  qui 
ne  tiennent  par  auciin  lien  de  famille  a  ces  morts  illustres 
se  doiinent  un  faux  air  de  noblesse  qui  est  revoUant  par 
son  absurdile. 

II  y  a  quclque  lenips  (pi'nne  de  mes  amies  avail  a  son 
service  une  I'emme  de  cliambre  anglnise,  ct  une  cuisiniere 
irlandaise.  La  jeune  Anglaise,  nommee  Lucy  Bekamer,  elait 
le  vrai  niodele  de  ce  que  doit  etre  une  servante,  propre, 
active,  soigneuse,  attentive  a  ses  devoirs  :  c'etait  nn  plaisir 
de  la  rencontrer  sur  Tescalier,  avcc  sa  serviette  blanclie 
commencige,  sabrosse,  son  balai,  son  pctitbaquetd'etain, 
lout  cela  aussi  propre,  en  aussi  bon  ctat  que  s'ils  n'avaient 
jamais servi  ii  secouer  la  pnussicreou  a  abatlrelesaraignees; 
il  fnllail  la  voir  avec  ses  beaux  clieveux  sur  son  I'ronI  en 
longues  tresses  cgales,  destinecs  a  cacher  les  papillotes 
qu'on  devait  oler  le  soir;  sa  jjetite  reverence,  en  se  ren- 
geantcontrc  Ic  niur  iionr  vous  laisser  passer,  son  sourire 
gracieux  qui  semblail  dire  ;  «  Puis-je  etre  agreable  a  ma- 
danie '?  »  Enlin  die  ctait  si  gracieuse  dans  tout  ce  qu'elle 
faisait,  que,  pour  rien  au  monde,  sa  niaitresse  n'aurait 
voulu  voir  le  moindre  cbangenicnt  dans  sa  personne. 

Betsy  la  cuisiniere  nous  diverlissait  aussi ,  mais  d'une 
maniere  toulc  differcnte ;  ces  deux  jeunes  lilies,  qui  avaient 
cependant  de  Taffection  I'une  pour  I'aulre,  ne  sc  ressem- 
blaient  nnllement.  Lucy  etait  jolie  et  petite ;  Betsy  avail 
plus  de  regularitc  dans  les  trails  et  ujie  laiUe  plus  elevce; 
la  vuix  de  Lucy  ctait  douce  et  tiniide,  celle  de  Cetzy  forte 
et  percante  ;  les  clieveux  de  Lucy  ctaient  blonds,  ceux  do 
Betzy  noirscomme  I'aile  d'un  corbeau.  'Vive  et  ctourdie, 
son  humeur  variait  a  chaquc  instant.  Ses  moiudres  atten- 
tions ctaient  toujonrs  accompagnees  d'une  sorte  de  fanii- 
liarite;  elle  avail  du  talent  coinnie  cuisiniere,  mais  point 
d'ordre  ;  les  mels  etaient  excellents,  mais  mal  servis;  les 
plals  ranges  d'une  maniere  irreguliere  etsouvent  du  cote 
on  ils  ne  devaienl  pas  etre;  les  jus,  les  polages,  les  sauces, 
toujours  pres  de  se  repandre  sur  la  table  ;  meme  dcsordre 
dans  sa  toilette.  Au  lieu  de  cette  ju-oprete,  de  cet  arrange- 
ment qui  cliarmaienl  dans  Lucy,  Betzy  avail  toujoure  ses 
bas  sur  ses  talons,  son  mouclioir  de  con  pose  de  leavers, 
dccouvranl  une  de  ses  ejiaules,  et  son  tablier  denue  de 
cordons.  Telle  elle  etait  jusqu'a  six  lieurcs  du  soir;  on  la 
voyail  reparaitre  en  grande  tenue,  resscmblant  a  une  pi- 
voine,  son  bonnet  surrnonte  de  rubans  rouges  el  sa  robe 
garnie  de  falbalas  de  difl'crentes  coulcurs. 

Je  ne  sais  trop  comnienl  cela  cut  lien,  mais  je  sus  que 
Lucy,  cette  jeune  lilie  aux  yeux  baisses,  si  douce,  si  mo- 
deste,  cette  servante  modele  qui  anrait  fourni  a  miss  Mil- 
ford  le  sujet  d'une  de  scs  cbarmanles  esquisses,  Lucy  avail 
un  fiance  :  c'etait  un  jeune  coclier  assez  beau  garcon;  il 
avail  si  bien  fail  claqucr  son  fouel ;  qu'il  avail  Irouve  la 
route  de  son  cieur,  mais  c'est  avec  le  sien  qu'il  avail  paye 
le  droit  de  barriere.  Le  jour  de  son  mariage  ctait  fixe.  Ce 
fut  peu  de  temps  aunaravanl  qu'eul  lieu  la  scene  suivante 


entreles  deux  jeunes  (illes.  Lucy  elail  assise  a  une  table, 
occnpee  a  arranger  des  rubans  de  satin  blanc;  Betzy  le- 
nail  une  bouiUoireencuivre,  else  conlentail  d'en  netloycr 
le  debors ;  car  en  Irlande,  et  souvenl  meme  en  Angleterre, 
les  domesliqnes  s'inquictenl  moins  de  la  proprele  reelle 
que  de  la  proprele  appareule  deleurs  ustensiles.uEh  bien, 
Lucy,  disait-elle  a  sa  compagne,  avez-vous  enfin  achete  la 
licence?  —  Quelle  licence?  demanda  Lucy.  —  La  licence 
pour  vous  marier,  repeta  Betzy.  — Comment,  ma  chere, 
pouvez-vous  nous  supposer  assez  fous  pour  depenscr  noire 
argent  ii  acheter  une  licence  ?  Nous  serons  in.iries  tout  sim- 
plemcnt  au  moycn  des  bans  qui  onl  ete  publics  le  mois 
dernier.  )i  A  ces  mots,  Betzy  laissa  tombcr  d'un  cole  la 
cire  noire,  el  de  I'aufrc  le  blanc  dont  elle  ncttoyail  la 
bouiUoire,  el,  frappanl  dans  ses  mains  pour  en  secouer  la 
poussiere  :  «  Ne  m'avez-vous  pas  dit,  reprit-elle  en  regar- 
dant flxemenl  Lucy,  que  vous  et  Edmond  aviez  economise 
unesomnie  suffisanle  pour meubler  deux  chambres  el  vivre 
convenablcmenl  pendant  quelque  temps? —  Oui,  repondit 
Liicv.Qu'esl-ce  que  lout  cela  a  decommun  avec  la  licence? 
—  El  une  honorable  jeune  fiUe  comme  vous  viendra  me 
dire  qu'elle  va  se  marier  sans  licence?  —  Certainement; 
croycz-vous  que  nous  ne  trouverons  pas  nn  meilleur  em- 
ploi  de  noire  argent?  —  El  voire  idee  esl  pourlanl  qu'une 
pareille  union  doit  durer  loule  la  vie?  —  Fasse  le  ciel  que 
cela  soil!  repondit  la  gentille  servante.  —  El  cependant 
vous  n'avez  point  achete  de  licence,  vous  allez  vous  marier 
comme  de  veritables  paiens  du  temps  de  Nabuchodonosor. 
Certes,  cela  sera  beau  a  voir...  Une  fiUe  honnete,   Lucy 
Bekamer  se  contenter  de  faire  publier  des  bans...  Ma  foi  I 
je  m'ctonne  que  vous  ne  cherchiez  pas  quelques  couples  de 
miscrables  mcndiants  pour  vous  servir  de  temoins...  Point 
de  licence!...  et  vous  avouez  cependant  que  vous  avez 
cpargne  assez  d'argenl  pour  meubler  deux  chambres...  Des 
bans!...  comme  si  vous  ne  possediez  pas  un  sou  !..  Quant 
a  moi,  Diou  merci !  j'ai  plus  d'orgueil  que  cela,  je  vendrais 
plutut  jusqu';i  ma  chemise  que  de  n'ctre  pas  mariee  decem- 
mcnl.  -^  Ce  ne  serail  pourlanl  gucre  le  moyen,   reprit 
Lucy  en  souriant.  —  Oh  I  celle  bassesse  des  Anglaises  1 
s'ecria  Betzy;  dire  qu'ellessont  incapables  dans  loule  leur 
vie  d'un  moment  d'cnthousiasrae!...  ces  voisins  civilises  I.. 
Commenl,  Lucy,  vous  ne  songez  qu'ii  voire  menage?  En 
Irlande,  nous  autres,  nous  ne  nous  inquictons  que  du 
prelre,  de  la  ceremonie  ;  nous  ne  croirions  pas  etre  mariees 
si  nous  ne  I'etions  pas  decemment.  Qu'imporle  la  misere 
ensuile,  pourvu  (|u'on  se  soil  monlre  digne  de  ses  ancetres, 
el  assez  desiuteresse  pour  ne  pas  songer  uniquemeut  a 
I'argenl?...  —  Mais,  moi,  j'y  songe,  repliqua  la  jeune  fian- 
cee ;  j'ai  Iravaillc  pour  cela,  Betzy  ;  cependant,  croyez  que 
je  desire  tout  autanl  que  vous  d'etre  mariee  decemmenl, 
sculemcnl  nos  idees  la-dessus  sonl  diffcrenles.  Qui  saura 
quand  j'enlrerai  dans  I'eglise  ou   quand  j'en  sorlirai,  si 
j'avais  une  licence  ou  si  je  n'en  avals  pas  ;  et  si  quelqu'un 
s'en  inquiete,  que  m'importe?  —  Vous  me  failes  honle, 
Lucy,  s'ecria  Betzy  loujours  plus  courroucec ;  je  vous  le 
repele,  vous  me  failes  honle.  Vous  n'avez  aucun  eganl 
pour  voire  famille.  —  Je  I'ai  prouve,  cependant,  repliqua 
Lucy;  j'ai  soulenu  ma  pauvre  mere  jusqu'a  sa  mort;  si 
elle  cut  vecu,  je  ne  nie  serais  pas  mariee... »  A  ce  souvenir 
queli|ucs  larmes  briUerenl  dans  les  yeux  de  Lucy.  «  Je  sais 
que  vous  avez  un  bon  ca;ur,  reprit  Betzy  un  peu  enuie; 
mais  je  ne  puis  m'empccher  de  dire  que  vous  soulenez  mal 
riionneur  de  voire  famille.  —  Mon  oere  n'elait  qu'un  tail- 


DE    VOYAGES   REGENTS. 


teur,  dit  Lticy,  je  ne  puis  m'enorgiielllirque  de  sa  probile, 
et  elre  mariee  sans  licence  ne  pent  y  porler  aucune  at- 
teinlc.  »  A  ccs  niols,  Dclzy  jeta  sur  Lucy  deux  regards  que 
celle-ci  n'apercul  pas,  elant  occupi'C  en  ce  moment  .i  con- 
fer en  forme  de  cffiur  le  hout  de  sos  ruhans.  Un  de  ces  re- 
gards s'adressait  sans  doute  an  lailleur,l'aulro  a  Lucy.Elle 
resla  quelques  moments  sans  parler.  ensuile  redressantsa 
tele  avec  autant  de  fierle  que  si  ellc  avail  deja  sa  parure 
du  soir :  «  Eh  lien,  Lucy,  dil-ello,  excuscz-moi  si  je  ne 
suispas  votrc  demoiselle  de  noce  ;  s'il  ya  des  gens  qui  ne 
peuvent  nommer  leur  pere  et  leur  famiUe,  je  ne  suis  pas 
de  ce  nombre,  Dicu  mercil  et  je  n'assisterai  point  i  un 
manage  qui  n'a  pas  de  licence  !  » 

((  N'en  deplaise  a  Voire  Uonneur,  disait  une  vieille 
femme  dont  le  nom  et  la  parente  n'avaient  rien  d'illustre, 
ma  fille  serait  assez  dispnsee  a  prendre  du  service  en  Angle- 
terre ;  mais  ici,  en  Irlande,  elle  ne  le  pourrail  pas  a  cause 
de  sa  famille.  —  A  la  bonne  heure;  mais  si  ses  parents 
ne  veulenl  pas  qu'elle  se  melte  en  service,  qu'ils  lui  donnenl 
an  nioins  des  habits  pourse  garantir  du  froid.  — Oh  I  Voire 
Bonncnr,  soyez  sur,  lant  que  nous  vivrons,  nous  ne  man- 
querons  pas  de  pain  avec  eux...  Mais  quant  .i  des  habits, 
comment  pourraient-ils  en  fournir  a  loute  la  famille?  Oti 
en  prendraient-ils?— Alors  mettez  done  voire  lille  en  etat  de 
les  gagner.  II  y  a  beaucoup  de  fermiers  respectables  qui  la 


prendraient  volontiers  a  leur  service.  —  Mais  songez  done 
ii  sa  famille,  ils  ne  voudraient  plus  la  regarder;  ce  sont 
Ions  gens  honorables  qui  n'onl  habile  que  sous  leurs  pro- 
pres  tiiits  el  garde  que  leurs  Icsliaux.  Jamais  aucun  de 
leurs  enfants  n'esl  entre  au  service.  Ma  fille  en  a  envie, 
mais  11  faudrait  pour  cela  qu'elle  fut  hors  du  pays,  afin  que 
personne  n'en  sut  rien.i) 

Celle  quiparlait  alnsi  etait  une  pauvre  veuve  chargee  de 
cinq  enfants,  vivant  presque  d'aumones,  el  qui  cependant 
refusail  a  sa  fille,  jeune,  forte,  laborieuse,  de  chercber  a 
gagner  sa  vie,  parce  que  ses  parents  ctaient  ce  qu'on  ap- 
pelle,  en  Irlande, depf(i(s  proprie (aires.  C'csl  im  exemple 
sur  vingt  autrcs  que  je  pourrais  citcr  de  celle  repugnance 
des  Irlandais  pour  le  travail,  repugnance  qui  ne  vient  point 
de  leur  paresse,  mais  de  la  crainle  de  faire  deshonneura 
leur  famille.  Ce  prejuge  ridicule  a  souvent  des  resullals 
bien  funesles.  Etrae  trouvanl  au  milieu  d'une  famille  que 
j'aimais  el  respeclais,  je  n'ai  pu  m'empecher  quelquefois 
de  gemir  sur  le  triste  sort  qu'il  preparail  a  ces  jeunes  en- 
fants briUanls  de  fraicheur  et  de  sanle,  et  de  songer  avec 
Irislesse  aux  chagrins,  aux  privations  qui  devaient  un  jour 
en  ternirl'eclal.  Dans  lous  les  rangs  celle  fierte  regne. 

Le  meme  orgueil  insouciant  caractcrise  et  les  Irlandais 
qui  vont  defricher  I'Anierique,  el  ceux  qui  vont  pecher  les 
enormes  tortues  de  Madagascar  et  de  Cevlan. 


Les  filles  rccciivcnt  une  education  superDclellc  ;  on 
leur  apprend  un  peu  de  tout,  el  elles  ne  savent  presque 
rien.  Elles  ont,  il  est  vrai,  des  qualiles  qu'on  ne  trouve 
pas  toujours  en  Angleterre,  de  la  douceur,  de  la  bien- 
veillance,  un  bon  naturel;  mais  elles  sont  elourdies,  mal- 
adroites,  deraisonnables,  ce  qui  se  voit  rarement  parmi  les 
Anglaises  dont  Peducalion  est  mieux  dirigec.  Les  his,  en 
grandissant,  deviennenl  de  profonds  poliliques !  s'exnllant 
les  uns  les  autres  sur  leurs  opinions  ;  toujours  pres  de  se 
couper  la  gorge  pour  soutenir  un  parli  ou  un  prejuge  qui 


Dalle  leur  orgueil ;  devoues  a  une  coterie,  mais  sans  esprit 
de  palriolismc,  ct  pen  disposes  ,i  faire  aucun  sacrifice  per- 
sonnel pour  le  bien  de  leur  pays.  Ils  vont  ii  la  chasse,  a  la 
pecheet  Ibinenlune  partie  dela  journce.  lis  ne  manquenl 
cependant  pas  d'instruclion.  el  sont  les  meilleurs  enfants 
du  monde  quand  ilsne  se  nielent  pasde  politique. Du  resle 
quelle  perspective  nnl-ils?  Le  pere  ne  possede  qu'une 
fortune  mediocre,  souvent  meme  embarrassee,  qu'il  ne 
pent,  en  reslant  en  Irlande,  ni  degager,  ni  accroitre;  s'il 
parvient  a  marier  une  ou  deux  de  ses  filles,  les  autres 


270 


SCENES 


rcstcnt  a  sa  charge,  augmcntem  la  deponse  du  nicnnge,  ou 
vont  passer  sis  mois,  taiUot  clioz  une  amie,  tanlot  clicz  une 
autre,  dans  mie  sorlo  do  moiulirile  honlouse  que  lie  di'dai- 
gne  point  cepenJiint  cc  pciiplc  or|;neilloHx. 

II  n'en  est  pas  ainsi  dcs  jcunes  pcrsonnes  en  Anglelerre. 
Si  Icur  pere  estriche,  dies  rcslcnt  avec  lui  et  jouissent  de 
km-  fortune  ;  s'il  est  ruine,  clles  nicttenl  leur  orgueil  a  se 
isulTire  .i  cUes-menics.  Les  talents  qu'elles  destinaient  a 
cnibellir  leur  existence,  elles  s'en  servenl  pnur  soulager 
lenr  famille.  Cetle  dure  necessite  ne  fail  qu'exciler  Icurs 
geucreux  efforts,  et  loin  de  Icur  faire  perdre  aucune  con- 
sideration, nne  telle  condnite  leur  attire  encore  pins  d'nd- 
iiiiratinn  et  de  respect.  A  I'cgard  dos  fils,  nn  dialogue  enire 
iin  Anglais  el  un  gcntilliomme  d'lrlande  les  fera  niieux 
cnnnaitrc  que  ce  que  j'en  pourrais  ilire. 

«  Votre  fils  aine,  disail  le  gentilhonime  anglais,  doit  natu- 
rellcment  succeder  a  vos  Idens,  mais  je  m'etonne  que  vous 
n'ayf-  pas  songe  ri  lui  faire  embrasscr  quelque  profession. 
Nos  fortunes  sonl  les  nicmes  et  nous  avonsle  meme  noni- 
bre  d'enfauts.  Cependant  mon  fils  vient  d'cntrer  au  Middle 
Temple. 

-^  Charles  a  quitle  le  college,  repondit  I'lrlandais ;  les 
aines  de  noire  famille  n'ont  jamais  en  de  profession. — 
A  la  bonne  beure.  Mais  votre  fds  Alfred ,  qn'cn  ferez- 
vnus? —  Alfred  est  destine  a  Telat  militaire,  ce  serait 
folie  que  de  songer  maintenant  a  entrer  dans  cette  car- 
ricre  ;  il  faul  qn'il  reste  a  la  niaison  ,i  attcndreles  chances 
d'une  guerre.  »  Le  genlilbomme  anglais  ne  voyait  pas 
trop  la  necessite  qn'Alfred  rcsLit  a  ne  rien  faire  en  atten- 
dant une  mesinlelligence  entre  nous  et  nos  allies;  mais  il 
fit  cette  rcllexion  en  lui-memc,  etse  contenta  de  renouve- 
lerdes  questions  au  sujct  de  Robert,  le  troisieme  fds.  «Abl 
Robert  a  nne  telle  Constance,  une  telle  fermete  dans  le 
caractere.que  nous  I'avons  desline  li  I'Eglise;  il  a  .suivi  ses 
eludes  au  college  avec  nn  grand  siicces,  et  il  espere  ctre 
recu  quelque  jour  dans  les  ordres.  —  Mais,  mon  cber 
ami,  Robert  ne  pourrait-il  pas,  en  attendant,  prendre  quel- 
ques  eleves  ?  Beaucoup  de  jeuncs  gentilsbommes  en  Angle- 
terre,  el  meme  en  Irlande,  se  suflisenl  a  eux-memes  par 
cette  noble  induslrie.  Le  rouge  monta  au  visage  du  vieux 
gentilhonime.  n  La  famille  deiiia  femnie,  repliqua-t-il,  est  en- 
core plus  elevee  que  la  mienne :  son  cousin  est  arclievequc 
de"'.  (Juand  il  .songera  a  pourvoir  qnelqn'nn  de  la  faniillo, 
nous  ne  doutons  point  que  son  cboix  ne  lonibe  snr  Robert; 
et,  malgre  tout  le  desir  qu'il  anrait  d'utiliser  son  Icmps,  il 
ne  doit  rien  faire  qui  puisse  Indisposer  conire  lui  un  anssi 
puissant  protccteur.  »  Ainsi  le  pauvre  Robert  devail  vivre 
de  I'esperance  qu'iih  jour  rardieveque  de  *"  penserait  a 
lui !...«  Mais  voMs  avez  lilt  autre  fils,  continua  I'Anglais, 
un  charniant  garcoil  dnja  grand ,  que  coniptez-vous  cu 
faire? — AhlEdouard:  c'estle  plusjeune.  11  a  toujoiirsaime 
passionnemenl  la  mcr.  Ma  I'enime  avail  un  frere  qui  mou- 
rut  aniiral.  Quand  Edonard  elail  petit,  il  rcpi'lait  sans  cesse 
qu'il  voulait  aussi  etre  ainiral ;  mais  lady  Blake  ne  pouvait 
supporter  I'idee  d'cxposer  son  Ills  rhi'ri  a  prendre  les  nia- 
niercs  et  le  ton  grossier  des  matelols,  et  de  le  voir  se  Her 
avec  quclques  jeunes  gens  de  basse  extraction,  coiiiine  on 
en  voita  bord  d"un  vaisseau.  Les  annees  se  soul  ccoiilees 
depuis;  il  est  mariitenanl  Irop  ,ige  pour  faire  son  appren- 
tissage,  el  notre  famille  a  diichu.  Tout  ce  qu'il  pourrait 
faire  serait  de  se  livrer  au  commerce  et  d'entrer  cnmnie 
commis  chez  quelques  marcbands,  mais  sa  mere  en  aurait 
trop  de  chagrin;  d'ailleursil  n'ade  goilque  pour  la  marine. 


Je  ne  sais  pas  trop  ceque  nous  ferons  de  lui...  »  Pauvre 
Edouard  Blake!  Ses  parents  peuvenlle  pleurer  maintenant, 
car  il  est  mort!...  Ce  jcunc  honime  si  bon,  si  genereux, 
done  de  qualitcs  adniiraldes  qui  auraient  pu  reiidre  a  sa 
famille  son  anciennc  splendeur,  s'est  noye,  on  ne  sail  trop 
comment,  dans  un  des  lacs  du  domaine  abandonne  de  .son 
pere  !...  Victinie  de  I'orgneil,  de  la  folie  de  sa  mere,  il  n'a 
)iu  soutenir  cette  luttc  conlinuelle  entre  I'obeissancc  qu'il 
devail  a  ses  parents  et  ce  de.sir  ardcnl  de  se  distinguer  si  j 

naturel  a  une  Sme  gencreuse  1  Pauvre  jcune lionime  1  je  n'ai  I 

j.-iniais  |in  entendre  parler  ties  illnstres  Illuhe  sans  me  rap- 
peleravee  iloulenr  que  le  sang  lo  plus  pur  de  cette  famille 
s'esl  tari  dans  ses  veines!... 

Le  temps  el  les  circonslances  ont  deja  dctruil  en  partie 
eel  (u-giieiUeux  prejuge  qui  e.xistail  dans  loute  sa  force  cu 
Irlande,  il  y  a  quaraute  ans ;  les  mccurs,  les  usages  anglais 
ont  penelrc  dans  les  deserts  de  Kerry  el  de  Connaniera.  La 
pUipart  des  Irlandais  ont  senti  combien  ccs  idees  absnrdes 
etaient  pen  en  rapport  avec  les  idees  du  moment;  d'autrcs 
sunt  niorls  de  la  pestc  qui  a  ravage  la  conliee;  quelques 
vieillards,  reslesde  cette  anciennc  noblesse,  el  dont  on  a  a 
peine  reteiiu  les  noms,  se  sonl  eteints  sur  les  ruines  des 
cbaleanx  de  leurs  ancetres;  le  pen  d'amis  qui  leur  snrvi- 
vent  encore  viennent  incliner  leurs  cbcveux  blancs  surces 
tnmbes  abandonnees,  et  rendre  a  ces  ombres  illnstres  un 
bommage  qu'ils  regardent  comme  uu  devoir  sacre  I  S'il 
reste  d'eux  quelques  descendants,  ils  ont  pris  du  service 
dans  I'armee,  ou  ils  habitent  les  forcts  de  quelques  contrees 
cloignees. 

Ce  prejuge  n'est  pas  le  seul ;  il  en  est  d'autres  encore  qui 
out  exerce  sur  les  Irlandais  une  fiicbeuse  influence ;  mais  le 
principe  ipii  met  obstacle  aux  efforts  de  I'industrie  esl  sans 
doute  le  pire  de  tons,  surtout  dans  un  pays  sonniis  a  la 
meme  dominalion  que  I'Elat  qui  I'avoisine,  et  pour  qui  le 
commerce  et  I'industrie  sonl  une  source  de  richesse  et  de 
prospcrile. 

Ce  contraste  entre  les  deux  iles  fait  mal  a  voir;  cepen- 
dant il  Irappe  pen  le  voyageur.  L'hospitalile  des  Irlandais, 
ce  malheureux  talent  qu'ils  possedenlde  donner  lout  aux 
.npparences,  lagniele,raisanc.e  de  leurs  manieres,  trompenl 
les  lilrangers  qui  n'ont  point  habile  parmi  eux.  Celte  ma- 
uiere  d'etre  s'etend  depuis  la  inailresse  de  la  niaisoii  jus- 
qn'au  dernier  garcon  do  cuisine;  cbacun  faitde  son  niienx, 
separe;A'ec  ostentation  pour  soutenir  I'honneur  de  la  fa- 
mille, sans  s'inquieter  des  depenses  et  de  la  ruine  complete  < 
de  la  maisoUi  ijul  esl  Souvenl  le  rcsullat  de  celte  ridicule 
vanile. 

« Que  ferai-je?  disail  le  vieiix  sohimelier  d'une  anciennc 
famille  qui  va  s'eteindi-e  (  car  son  uhiquS  horitier  est  morl 
il  y  a  quinzc-ans,  des  suileS  d'Un  duel  qui  n'avail  pour 
cause,  m'a-l-on  dit,  que  la  hianiere  de  prononcer  un  nom); 
que  ferai-je'?  des  pcrsonnes  de  haul  rang  vont  venir  de 
Ituliliu  nous  visiter,  et  je  n'ai  pas  un  habit  a  meltre  snr  le 
dos.  —  J'en  achelerais  un  de  nies  projires  gages,  repliqna 
le  valet  d'une  maison  voisine  on  le  menage  allail  un  peu 
niienx, plulot  que  de  porter celui-ci.  —  Cost  bien  ce  quejc 
fcrais,  si  j'avais  des  gages,  reprille  vicux  snnimelier;  mais 
deiiuis  trois  ans  je  n'ai  pas  apcrcii  I'effigie  d'une  piece  de 
monnaie.  —  Pourquoi  ne  les  dcmandez-vous  pas'?  repliqua 
I'auire,  ou  que  no  qnitlez-vous  la  niaison?  —  A  quoi  mc 
servirait  de  les  demander?  Et  quant  i  qnitler  la  maison,  re- 
pondit raflectionne  servitcur,  vous  n'y  songez  pas.  Qui 
est-ce  qui  souliendrail  I'honneur  de  i«  famiite,  si  je  ia  quit- 


DE   VOYAGES  REGENTS 


271 


lais,  une  f^mille  dans  laquelle  nous  avons  vftu  si  long- 
temps,  mon  pere  et  moi  I...  Non,  non,  j'ai  pensc  que  j'eni- 
pninterai  un  haljil.  I'ersonue,  j'en  suis  sur,  ne  refuseia 
(le  m'en  pielcr  un  pour  un  molif  comme  celui-la,  I'honneur 
de  la  [amilte!  » 

Ce  respect,  cetle  affecliou  de  I'ancien  scrvitcur  irlan- 
dais  pour  son  maitreest  bien  dcchue;  jadis  ils  etaieni  flcrs 
de  son  rang,  de  sa  supcriorile,  aujourd'lmi  ils  sont  liers 
d'eux-memes ;  I'orgueil  n'a  pas  diminuc,  il  a  seulement 
change  d'objet. 

.  Que  ne  puis-je  voir  parmi  raescompatrinles  ce  sage  es- 
prit d'independancequidonnc  aupaysan  allemandcesma- 
nieres  lionnetes  et  Tranches  qui  lecaraclcrisent!...  En  An- 
gleterre,  le  fermier  n'est  que  civil  envcrs  son  proprietaire; 
en  Irlande,  il  est  has  et  rampant,  capable  de  so  veiipi^  ell 
secret  sur  son  niaitre  dune  injure  personiielle,  tjtioiqu'ert 
sa  presence,  il  ait  toujours  I'air  d  un  csdavc,  plutot  quB 
d'un  homme  libre;  niais,  sous  celte  vile  apparcnce,  I'or- 
gueil cxistc,  il  fcrmenle  dans  le  sang  du  p.iysan  iriandais, 
et  s'il  n'agit  pas  en  faveur  du  maiire,  il  agil  conire  hii. 

Quandlejeune  Murphy,  le  mourlrier  de  M.  Foote,  dans 
le  comte  de  Weslford.  fut  pendu,  son  vicux  pere  assisla  a 
I'execution  ;  il  n'avait  point  nie  Ic  crime  de  son  Bis,  il  avail 
dedaigne  toule  justification.  L'assassin,  froisse  dans  son  or- 
gueil,  con Irarie dans  ses  plans  par M.  Foote,  s'etaitvengel... 
Pendant  le  supplice  de  son  Ills,  le  malheureux  pere  ne 
versa  pas  une  larme,  ne  dit  pas  un  seul  mot ;  mals  lorsque 
le  corps  fut  sans  vie,  il  s'eloigna  en  s'ecriant «  :  Faut-il  que 
j'aie  perdu  un  si  beau  garcon,  a  cause  die  ce  vieux  Foote  I  » 
Que  d'orgueil  dans  cetle  exclamation  !... » 

II  arrive  fort  souvenl  que  la  fierte  et  la  ttlis^re  sont  inli- 
mement  liees  enlre  elles.  La  premiere s'efforce  de  coiivrir, 
de  proteger  le  fruit  de  ses  propres  enlrailles ;  mais,  semhla- 
ble  a  I'onihre  enipoisonnee  du  mancenillier,  elle  porte  la 
niort  sur  le  pays  qu'elle  couvre.  Esperons  loulefois  qu'a- 
vanl  pen  d'annees,  les  classes  superieures  senliront  I'ab- 
surdite  de  ce  principe,  el  que  les  generations  prouveronl 
que  la  fierte  irlandaise  ne  differe  en  rien  de  celle  qui  donne 
a  rhonime  le  sentinjent  de  ses  devoirs  el  rend  une  nation 
plus  digne  de  respect. 

Mais  comment  obtenir  un  tel  rcsullat?  comment  ap- 
prendre  a  des  gens  fiers  de  lenrs  noms  et  de  leur  honteuse 
oisivete  que  le  travail  ne  degrade  point  I'liomme,  et  qu'il ' 
est  plus  huniiliant  de  mendler  que  de  servir?  La  loi  sur 
les  pauvres,  telle  qu'elle  est  etablic  en  Anglelerre,  sufU- 
rail-ellepour  cela?  Je  ne  le  crois  pas.  II  existe  une  trop 
grande  difference  entre  les  deux  nations.  Quelque  penihle 
que  me  paraisse  un  semljablc  aveu,  je  dois  convenir  que, 
sous  le  rapport  de  la  civilisation,  I'lrlande  est  restee  bien 
loin  de  I'Angleterre.  Outre  sa  miscre,  elle  est  accahlee 
d'une  foule  de  prejuges  qui  mettent  obstacle  a  ses 
progres  et  rentrainenl  a  sa  perle.  Les  Iriandais  ne  sui- 
Tenl  que  I'impulsion  qu'ils  out  recue,  s'atlacheDt  ,i  une 
seule  idee  el  agissenl  d'apres  elle.  lis  ne  font  point  de 
comparaison,  parce  qu'ils  en  out  rarertienl  la  facilite.  Si 
les  lois  s'opposent  aux  preventions  qui  les  domiuent,  ils 
s'clevenl  conire  elles.  Sont-elles  conformes  a  leurs  idees  ? 
ils  ne  s'cmbarrassenl  gucre  alors  si  elles  nuisent  ou  si 
elles  conviennent  an  pays.  II  est  tres-difllcile  de  gouverner 
les  basses  classes  en  Irlande.  Le  legislateur  doit'connaiire 
parfaitement  leurs  usages,  leurs  mceurs,  leurs  vertus  el 
leurs  vices,  cl  surtoul  respecter  la  religion. 

L'elat  miserable  des  personnes  ageeset  infirmcfiesl  un 


sujet  penible  de  meditalion,  quoiqu'il  donne  lieu  a  des  ac^ 
les  de  verlu  el  de  patience  de  la  part  de  ceux  qui  sont 
jeuncs  et  en  etal  de  travailler.  En  Anglelerre,  la  paroisse 
nourrit  ct  supporte  les  vieillards ;  ici  ils  sont  a  la  charge  de 
leurs  enfants.  Aiusi,  un  pauvre  laboureur,  qui  gagne  a 
peine  de  quoi  vivre,  a  non-seulemenl  la  generation  future, 
mais  la  generation  passee  a  soutenir.  Me  Irouvanl  dans  le 
miserable  district  de  Kilkenny,  je  me  rappelle  avoir  visile 
la  demeure  d'un  jiauvre  homme  dont  la  misere  me  loucha 
de  compassion.  Dans  sa  cabane,  seulement  couverle  en 
chaume,  il  n'y  avail  pour  tout  meuble  qu'unexhaise;  un 
enorme  plat  de  legumes  elait  place  sur  un  escabcau  an  mi- 
lieu delachambre,  etaulour,  onvoyait  accroupie  la  famille 
enliere,  convene  de  lambeaux,  telle  que  les  sorcieres  de 
Macbeth  aupres  de  leurs  chaudrons.  Le  chef  de  la  famille, 
ii  peine  age  de  vingt-neuf  ans,  aurait  cte  un  bel  homme, 
si  lexces  du  travail  et  le  defaut  de  nourriture  convenable 
h'eussenl  courbe  sa  laille  el  altere  ses  trails.  Sa  femme 
l?tHitune  jolie  lille  de  seize  ans  lor.squ'il  I'epousa;  mais  en 
si*  ailllees,  elle  avail  fait  cinq  enfants.  Son  teint  avail  perdu 
sa  fl-aiclieur,  son  ceil  bleu  elait  sans  cclal  et  .souvenl  hu- 
mide  de  larmes;  cependanl  le  sourire  errail  sur  ses  levres 
loi-sqii'elle  me  donna  le  bienveillant  welcome  des  Irian- 
dais. Les  enfanlss'elaient  retires  peleniele  dans  un  coin  de 
la  thambre,  je  pus  voir  alors  le  reste  de  la  famille.  Outre 
ses  cinq  enfants,  le  pauvre  laboureur  soulenail  encore  la 
grand'mere  de  Sa  femme,  ,1gee  de  quatre-vingls  ans,  el  son 
vieux  pere,  qui  depuis  plusieurs  annees  nequiltailpasle 
lit.  La  meilleure  place  aupres  du  feu  etail  occupee  par  la 
vieilln  femme  el  le  lit  du  pere  infirme  soigneusement  recou- 
verl  d'un  dl-ap  el  d'une  couverlure. 

Les  revenus  du  laboureur  ne  se  niontaient  pas  I'un  dans 
I'autre  i  plus  de  dix  pence  par  jour...  Dix  pence  pour 
nourrir  et  habiUer  neuf  personnes!...  La  masnre  qu'ils 
habilaienl,  ainsi  que  quelques  perches  de  terrain,  elaient 
exempts  de  loycr  :  «  Sans  cela,  me  disait  le  jeune  homme, 
nous  ne  pourrions  pas  vivre  ;  ma  femme  prepare  les  pom- 
nies  de  terre,  soigne  ses  parents  malades  ;  mais  les  enfants 
sont  Irop  jeunes  pour  faire  autre  chose  que  de  manger. 
(Jue  voulez-vous !  c'esl  I'oriji-e  de  la  Providence  que  nous 
soyons  ainsi.  —  Mais  ne  recevez-vous  pas  quelques  .secours 
en  faveur  de  vos  vieux  parents?  —  Oh  !  nous  avons  de 
b'uis  voisins ,  mais  ils  ne  sont  pas  plus  ii  leur  aise  que 
nous ,  ils  ont  aussi  leurs  vieux  parents  a  soigncr ;  car 
qui  pourrait  abandonner  son  propre  .sang?  Mon  pere  et  la 
grand'inere  de  ma  femme  out  mendie  jusqu'a  ce  qu'ils 
aieut  perdu  I'usage  de  leurs  jambes.  II  y  avail  quelques  no- 
bles qui  etaicul  tres-bons  pour  eux.  » 

La  vieille  femme  releva  sa  tele  a  nioilie  cachee  dans  son 
sein  fletri.  Ses  yeux  lernes  avaient  alors  une  expression  qui 
me  prouva  que  son  humeur  n'avail  jamais  etc  des  plus 
douces.  «  Qu'est-cequiacte  bon  pour  eux?  repela-t-elle 
d'une  voix  cassee  cl  tremblante. . .  Oh  !  tres-bons,  en  effet ; 
mais  dites  aussi  a  celle  dame  que  la  vieille  mere  Wade  n'a 
jamais  ete  une  mendiaute...  Elle  demandail  seulement  a 
ceux  qui  onl  beaucoup  de  ce  qu'elle-meme  possedait  autre- 
fois. Ce  n'est  pas  la  charite  qu'on  lui  faisail.  Si  le  diable 
ju-end  aux  anges  ce  que  Dieu  leur  a  donne,  n'est-il  pas  tout 
simple  qu'ils  clierchenl  a  le  ravoir  et?...  —  Chut!  grand'- 
mere, chut !...  reprit  la  jeune  femme.  »  Puis,  se  lournant 
vers  moi  :  «  Vcuillez  I'excuser,  cheie  madame ;  elle  est 
vieille,  sa  tele  est  faible,  elle  ne  sail  pas,  la  plupart  du 
Ipnqis,  cc  qu'elle  vent  dire  ;  I'orgueil,  chezelle,  durera  jus. 


S72 


SCENES 


qu'au  dernier  moment.  11  est  vrai  qu'autrefois,  on  pouvait 
compter  quelques  nobles  dans  sa  famillc,  niais  les  temps 

changent,  et  Loch  Valley 

—  i}ui  parle  de  Loch  Valley?  interronqiit  la  \ieille.  — 
Chut!  ma  bonne  mere,  chull...  voici  nne  prise  de  bon 
tabac  pour  vous  ranimer;  prenez,  et  ne  voiislourmentez 
pas  dece  qui  n'exisle  plus.  Que  nous  imporle  Loch  Valley, 
ou  tout  autre  lieu,  ainsi  que  le  mailre  qui  I'habite,  pourvu 
que  nous  y  trouvions  de  I'ouvrage  et  que  nous  puissions 
subsister  I  » 


(jue!  singulier  melange  d'orgueil,  de  pauvrete,  et  de 
vcrlu  filiales  sous  cet  humble  toil!  Combien  il  serait 
difficile  au  legislatcur  de  corriger  les  uns,  de  niieu.t  dinger 
Ics  autres  I...  Je  ne  m'arrelerai  pas  davanlage  sur  ces  par- 
liculanles.  J'aurai  bicnlot  a  enlretenir  nies  lecteurs  de 
fails  plus  imporlants  qui  ne  seront  peut-elre  pas  sans  inte- 
rel,  j'ose  dire,  sans  ulilite  pour  mes  compalrioles.  Puissent- 
ilsetre  convaincus  que  si  je  n'ai  pu  me  dissimuler  leurs 
defauls,  j'eprouve  la  plus  vive  sympalhie  pour  leurs  mal- 
licurs,  leur  foi  perseveranteetleur  verlu. 


IiA     SEMAIME     SAINTE    A    BOME. 


Ce  n  est  qu'en  Ilalie,  et  a  Rome  surtout,  que  la  religion 
catholique  a  un  culle  exterieur  vrannent  sublime.  Lii,  les 
solennitcs  reliiieuses  out  de  fair  et  de  I'espace  ;  chacun  y 
concourt,  soil  qu'il  soil  laique  ou  qu'il  apparlienne  a  I'lHnt 
ecclesiastique ;  et  menie  I'elranger,  venu  pour  n'i'Ire  que 
le  simple  speclaleur  d'augustes  ceremonies,  fiit-il  scepti(|ue 
comme  un  Anglais,  ou  froid  comme  un  Allemand,  se  sent 
emumalgre  lui,  et  parlicipe  a  soninsu  aux  pompes  sacrees, 
en  y  apportant  celte  tenue  pleine  de  decence  qu'elles 
reclament  imperieusenient  de  tous  ceux  qui  en  sonl  les 
lemoins. 

Chaquegrandeville  de  ritalie  asa  fete  de  predileclion. 
Naples  pnrait  ctre  encore  plus  meridionale  le  jour  de  saint 
Janvier;  Florence  boiiore  avec  un  luxe  tout  oriental  le 
precurseur  du  Christ;  Venise  semble  reprendre  son  ancien 
eclat  pour  exalter  saint  Marc;  mais  loutes  ces  solenniti'S 
sont  effacees  par  celle  dont  Rome  donne  le  sublime  et  reli- 
gieux  spectacle  au  monde,  al'epoquede  lasemainc  sainte. 

Des  le  mercredi  qui  suit  le  dimanchc  des  Rameaux,  la 
cnapelle  Sixtine  semble  se  couvrir  d'un  crepe  funebre.  A 
trois  heuresapris  midicommencent  les  tcnebres.  Lestreize 
lumieres  blafardesdu  cierge  pascal  sontallumees,  et  apres 
qucchaque  lamentation  du  prophele  Jeremie  a  ele  exclamce 
par  une  voix  aux  accents  melancoliques,  une  de  ces  lu- 
mieres est  eteinte.  BientotVharmonie  large  etmajeslueuse 
de  Palestnna  resonne  sous  les  voiiles  de  la  chapelle,  et  les 


chnnleurs  ponlificaux,  n'ayant  pour  accompagnement  qu'ua 
clmnir  admirable  de  voix  humaines,  redisent  le  fameui 
Slabal  Hater  du  crealeur  de  I'art  religieux,  au  quator- 
zienie  siecle,  en  llnlie. 

L'cffet  de  celte  composition,  que  Irois  siecles  n'ont  pu 
veillir,  est  immense.  On  se  surprend,  en  ecoutanl  les  su- 
blimes accords  de  I'alestrina,  a  se  demandersi  Tart  musical 
nioderne  est  encore  assez  puissant  pour  creer  d'aussi  gran- 
des  choses  :  et,  abime  dans  une  contemplation  mystique, 
on  croit  voir  s'animer,  snr  la  grande  toile  de  Michel-Ange, 
les  gigantes(|ues  pcrsonnages  que  la  main  de  cet  homme 
exiiaordinaire  y  a  traces  avec  loule  la  verve  du  genie. 

Le  jeudi  suivanl,  la  magnifique  place  de  Saint-Pierre  est 
couverte  d'une  foule  d'hommcs,  defemmes,  d'enfants,  d'e- 
trangers,  de  paysans  et  de  pelerins,  qui  tons  viennent, 
avec  ferveur,  pour  recevoir  la  benediction  du  chef  de 
I'Eglise  universelle.  L'armee  est  rangeeen  balaille;  tout  le 
corps  diplomatique  est  la.  Midi  sonne.  Le  sacre  college 
parail  aux  balcons  de  la  facedu  monument,  autre  gigantes- 
que  creation  de  I'auteur  du  Jugement  dernier.  Sa  Saintete 
parait...  Un  silence  auguste  etsolennelregnebientot  parmi 
la  foiilc,  qui  bourdonnait  I'instant  d'avant  avec  un  bruit 
semblable  a  celiii  des  llots  de  la  mer.  Tous  s'agenouillent, 
enfanis  el  soldats,  ambassadeurs  et  pelerins,  mecreants  et 
lideles,  et  la  voix  venerable  du  vicaire  de  Jesus-Christ  pro- 
nonce  le  fameux  Urbi  et  orbi...  Comme  uabon  pere  qui 


DE  VOYAGES  REGENTS. 


«T5 


Ijenit  ses  enfants,  Sa  Sainlete  efend  les  bras  sur  la  ville 
saintc  et  snr  Ic  mondo  entier,  el  dcs  paroles  d'amour  et  de 
pais  sortont  de  sa  houche,  en  appelant  les  faveurs  du  ciel 
sur  lous  les  honimes,  ses  enfants. 

Mors  le  canon  du  fort  Saint-Ange  tonne  avec  fracas ; 
les  campaniles  dc  la  basilique  s'agitent  avec  impetuosite, 
et  les  voix  de  bronze  qu'ils  cachent  a  tons  les  yeux  sem- 
lilent  enlouner  un  concert  cu  I'bonneur  du  niailre  du 
nionde...  I.a  musique  niililaire  s'unit  a  riiarmonie  dcs  ca- 
rillons rcligiens,  et  suit  la  large  mesure  que  les  canons 
ballentavcc  majesle  au  bord  du  Tibre,  dont les  eaux  blondes 
fri'missent... 

Ce  moment  est  sublime,  c'csl  le  mot  ;  il  communique  a 
lous  ceux  qui  out  le  lionlieur  d'en  etre  les  tcmoins  une 
sensation  extraordinaire  et  ineffable.  L'bomme  le  plus  in- 
sensible se  sent  emu.  Etpourquoi  le  cacherais-je?  de  douces 
larmes  ont  humectc  ma  paupierc  lorsquej'ai  cntendu  la 
voix  de  Crcgoire  XIV,  et  que  j'ai  vu  sa  main  pacilique  et 
patcjrnclle  s'ctendre  vers  nous  tons  pour  nous  benir.  11  me 
.scmblait  entendre  et  voir  I'auteur  de  nies  jours,  lorsque, 
i'|icrJu,  je  recus  ses  derniers  embrassements  et  ses  der- 
niercs  benedictions,  au  moment  de  mon  depart  pour  celle 
Rome,  le  reve  et  le  but  de  mes  eludes  musicales  depuis  ma 
plus  tendre  jeunesse. 

La  foule,  apres  que  le  pape  est  rentre  dans  la  basilique. 
se  piecifiite ii son  tour  dans  rinterieur  du  monument,  avide 
qu'elle  est  de  voir  de  plus  pres,  et  son  souverain,  etsonpere 
spirilucl.  Lorsque  Sa  Saintetesedirige  verslechoeur,douze 
Irompcttes  placees  au-dessus  de  la  porte  d'entree  sonnent 
des  fanfares.  Celle  musique,  quoique  ecrile  d'un  style  pen 
digne  sous  le  rapport  religieux,  ue  laisse  pas  de  produire 
un  certain  effel,  a  cause  surtoutde  la  situation  pittoresque 
oil  soul  places  les  executants. 

Apres  avoir  fait  sa  priere,  le  pape  porte  le  saint  sacre- 
mentdans  le  lombeau  de  la  cbapellc  Pauline,  ainsi  dcnom- 
mec  parce  que  Paul  V  (Borghese)  fut  son  fondateur.  Celle 
diapelle  est  cblouissanle  de  clarle.  La  encore  la  main  de 
Michel-Aiige  a  trace  non-seulement  de  grandes  fresques  que 
le  temps,  et  plus  encore  la  fumee  de  IroismiUe  bougies,  ont 
fait  disparailre  presque  entieremenl ;  mais  aussi  c'est  a 
die  qu'cUo  est  rcdevable  de  la  disposition  admirable  de 
cetle  myriade  de  luraieres  qui  entourent  le  lombeau  du 
Christ  d'une  aureole  toute  celeste. 

A  lieu  ensuite  la  Gene  sainte.  Le  pape,  deposant  sa  liare 
et  ses  habits  de  ponlife,  revet  ceux  d'un  simple  ecclesjas- 
lique;  et,  d'une  humble  main,  il  lave  les  pieds  a  douze 
pauvres  prelres  choisis  parmi  ceux  des  differenles  nations 
du  monde  chrelien  qui  sont  presents  a  Rome.  L'agneau 
pascal  est  mange  par  ccs  leviles  figurant  les  apolres.  La 
munificence  papale  les  gratifie  de  toutes  les  vaissellesd'ar- 
gent  quileur  ontservi,  eljoiutacelteoffrandele  don  d'une 
petite  somme  qui  met  a  meme  cliacuu  d'entre  eux  de  sou- 
lager  a  son  tour  d'aulres  cbretiens  encore  plus  indigents. 

Mais  lejour  du  vendredi  saint  est  arrive...  les  porles  de 
loutes  les  eglises  sont  ouverles...  Plus  de  lampe,  ce  sym- 
bole  dela  foi  qui  veille  et  prie,  qui  soil  allumee...  Les  ta- 
bernacles sont  deserts...  lacroixestvoilee...  les autels  sont 
vcufsde  leurs  riches  parures...  la  desolation  est  dans  le 
temple  du  Seigneur...  Voyez  tons  ces  fideles  agenouilles  a 
I'ombre  des  colonnes  de  marbre...  considerez  leurs  physio- 
nomies  I  elles  cxpriment  la  douleur  el  le  repentir. 

Ce  jour,  la  chapelle  Sixtine  resonne  encore,  comme  les 
deux  precedents,  des  accords  savants  du  grand  maitre,  et 


c'est  le  Stabat  d'Allegri  qui  cxcltera  nos  ames  a  la  conlem- 
plalion  mystique. 

Le  samcdi  saint,  un  cardinal  de  I'ordre  des  prelres  cclc- 
bre  une  messe  a  Saint-Jean  de  Lalran,  et,  au  moment  oii  le 
prelre  entonne  le  Gloria  in  Excclsis,  le  canon  du  fort 
Saint-Angc  tonne  majeslueusement,  et  toutes  les  cloches 
des  innombrables  eglises,  couvents,  chapelles,  etc.,  de  la 
ville  sainte,  recommencent  leurs  concerts  argentins. 

Apres  la  messe,  on  baptise,  dans  cetle  basilique,  les  He- 
breux,  Turcs,  hereliques,  etc.,  qui  ont  cle  prepares  comma 
catechumenes  au  grand  aclede  la  foi  nouvellequ'ils  jurent 
d'embrasser  pour  jamais.  L'eau  sainte  a  ele  benile  avant  la 
messe,  et  le  feu  sacre  rallume  par  la  propre  main  du  prelat. 
Les  autels,  naguere  depouilles  dc  leurs  plus  beaux  orne- 
ments,  briUcnt  avec  un  nouvel  eclat,  et  les  chapelles  de  la 
madone  semblcnt  eire  des  berceaux  de  lis  et  de  roses,  tant 
ces  (leurs  y  sont  prodigueesavec  un  art  toujours  guide  par 
le  meiUeur  goul. 

Le  jour  de  P.iques,  Rome  et  les  environs  sont  eveilles 
avant  I'aurore  par  le  canon  du  fort  Saint-Ange.  Les  porles 
de  la  ville  sont  encombrecs  de  pelerins  et  de  pelerines  vc- 
nus  de  fort  loin  pour  assisteraux  ceremonies  de  cette  belle 
et  sainte  fete.  A  niidi,  le  souverain  ponlife  benit  encore  une 
fois  le  monde  et  la  ville  du  haul  de  la  croisee  de  la  basi- 
lique ;  ensuite,  il  celcbre  lui-meme  le  saint  sacrifice  au  mi- 
lieu d'une  foule  de  DJeles. 

Jusqu'ici,  les  ceremonies  de  la  semaine  sainte,  quoique 
la  plupart  celebrees  extcrieuremeni,  ont  ete  mystiques 
avant  tout;  celle  fois,  la  religion  va  donner  un  .spectacle 
unique  au  monde.  Mais  ce  spectacle  sera  plutot  grandiose 
que  religieux  :  je  veux  parler  de  I'illuuiinalion  generale  de 
la  basilique  et  de  I'admirable  colonnade  de  Saint-Pierre,  ce 
chef-d'ceuvre  du  Bernin. 

A  une  heure  de  null  (  c'est-a-dire  a  ung  heure  apres  le 
couclicr  du  solcil ),  la  coupole  et  lous  les  profik  de  ce  ma- 
gnifique  monument  sont  eclaircs  par  de  douces  lumicres 
placees  a  distance  I'une  de  I'aulre,  et  ce  monde  de  piorre 
senible  clreccinld'un  long  etorionlal  collier  de  perles  fines. 
Le  coup  d'ceil  de  celle  decoration  lumineuseestdu  plusbcl 
effet,  surtout  a  Rome,  oii  les  nuits  sont  si  calmes  et  si  se- 
rcines...  Soudain  une  ciochclte  s'anime  dans  I'un  des  cam- 
paniles de  I'eglise,  et,  comme  par  enchantement,  d'enor- 
mes  globes  de  feu  jaillissent  depuis  le  haut  de  la  croix, 
placee  a  quatre  cent  quatre-vingts  pieds  du  sol,  jusqu'a  la 
plus  basse  corniche  du  porlique  circulaire  dont  nous  avons 
parle  plus  haut.  Des  hommes,  a  porlee,  enflamment,  en 
moins  de  six  secondes,  les  enormes  lampions  dont  ils  sont 
charges,  et  I'un  de  ces  fculriers,  plus  hardi  que  les  aulres, 
gravit  preslement  I'echelle  en  fer  qui  enloure  la  croix  du 
dome,  el  la  (lamme  scrpente  du  haut  en  has  avec  I'impe- 
tuosiled'un  deces  meteoresqui  eclairentrhorizon  enjelant 
I'epouvanle  dans  I'ame  des  peoples  ignoranls  qui  en  sont 
les  temoins. 

Lorsque  cet  effet  pyrique  seproduil,  I'enlhousiasme  ita- 
lien  neconnait  plus  de  bornes  ;  un  cri  niajcstueux,  cclui 
des  cent  mille  personnes  qui  se  pressent  au  pied  de  la  ba- 
siliiiue,  se  fait  entendre  et  monlc  jusqu'au  ciel.  C'est  la, 
sans  conlredil,  la  plus  belle  bymne,  sinon  la  plus  rcligieuse, 
qui  soil  chantee  pendant  toutes  les  fetes  de  Paques. 

Enfin,  les  feux  s'eleigneut ;  le  peuple  s'eloigne  en  chan- 
tant  des  litanies ;  les  trois  quarts  des  habiiants  de  la  ville 
repassent  le  pont  Saint-Ange,  et  debouchentdans  loules  les 
directions  de  la  ville.  Le  juif  retourne  au  Ghetto,  heureux 


274 


SCENES  DE  VOYAGES   ItECENTS. 


dc  pouvoir  veillcr  plus  lard  que  ilo  coulume  dans  le  (luar- 
tier  infect  on  la  toleranti-  puniillcale  Ic  rcleguc;  le  grand 
seigneur  relourne  a  son  sompluoux  ho'cl,  bali  en  parlie 
avec  les  pierrcs  deroliecsii  ranliijue  Oolysce;  le  mnrcliand 
rcnlre  dans  son  magasiii  pour y  rccompler  son  or ;  leccle- 
siastique  va  dire  son  brcviaire;  le  dandy  romain(car  le  dan- 
dysme  a  ete  imporle  a  Rome  avee  Ics  denrees  anglaises  (ant 
favorisccs  par  le  saint  siege  depuis  1816);  le  dandy,  dis-je, 
so  rend,  en  elianlant  la  cavatine  u  la  mode,  an  cafe  de  la 
place  d'Espagne,  pour  y  savourer  d'excellentes  glaces; 
riiommcdiipeuple,  lui,  va  al'os/erio,  ponry  vider,  avec  sa 
fenime  etses  amis,  line  Casque  d'oi-DiX/o,  eet  excellent  viu 
blanc  dont  les  bouteiUcs  n'ont  pour  bonclion  qu'une  goulle 
d'huile  d'olive  et  un  tampon  de  Ula>se;  el  le  pensionnairc 
de  rAcademie  de  France  a  Rome  remimlc,  avec  ses  cama- 
radcs,  le  magniljiiue  escalier  de  la  Trinite-du-Mont.  Bien- 
tot  il  est  dans  sa  cliambrettc  oil,  d'unc  fenelre  de  la  Villa- 
Medici,  il  considerc  avec  melancolie  les  dernicies  Incurs 
qui  briUent  encore  sur  le  faite  du  dome  de  Saiut-Pierre ;  et, 
faisant  uu  rctour  sur  lui-im'mc,  il  donne  nn  soupir  ;i  ses 
parents,  a  ses  amis.  Lien  loin  de  lui,  dans  la  patrie  aiisentc, 
et  il  se  dit  avec  regret  :  uO  vous  tons  qui  avez  mon  ciEur, 
pourquoi  n'etes-vous  pas  ici  ?  vous  qui  auricz  joui  du  spec- 
tacle le  plus  saiiitemcnl  grandiose  qui  puisse  toucher  lame 
d'un  artiste,  en  charraant  ses  yeux  attendris  (t)  1  » 


TAITX   EBI  1785  XT  EN  1845. 

ftllTE  (2). 

J'ai  plusieurs  fois  etc,  nini  second  on  troisieme,  conti- 
nue le  voyageur ,  me  proniener  dans  I'interieur.  Je 
me  croyais  traiisporto  dans  le  jardin  d'Eden :  nous  par- 
courions  uire  plaine  de  gazon  couveric  de  beaux  arbres 
fruitiers  et  coupce  de  peliles  rivieres  qui  entreliennenl  une 
fraicheur  deliciense  sans  aucun  des  inconvenienis  qu'en- 
traine  I'liumiditc.  Un  peuplc  nombreux  y  jonit  des  tresors 
que  la  nature  verse  a  pleines  mains  snr  lui.  Nous  trouvions 
des  troupes  d'hommes  et  de  femmes  assis  a  I'ombre  des 
•vergers;  luus  nous  saluaient  avec  amitie;  ceux  que  nous 
renconlrions  dans  le  cliemin  se  rangcaienl  a  cole  pour 
nous  laisser  passer;  partout  nous  voyinns  regner  I'hospila- 
lite,  le  repos ,  une  ioie  douce,  el  toutes  les  apparences  du 
bonheur. 

Je  lis  present  au  chef  du  canton  mi  nous  ctioiis  d'un 
couple  dedindesetdc  canards,  males  et  femelles :  c'etail 
le  denier  de  la  veuve.  Jc  lui  proposal  aussi  de  I'aire  un 
jardin  a  noire  maniere,  et  d'y  seiner  differenles  graines; 
propositions  qn'il  recut  avec  joie.  Eu  pen  de  temps,  Ercli 
fit  preparer  etcntourorle  terrain  qu'avaienl  chuisi  nos  jar- 
diniers.  Je  le  fis  liecher;  ils  admiraitnt  nos  oulils  dejardi- 
nage.  lis  out  bien  aussi  autour  de  burs  maisnns  des  especes 
de  polagers  garnis  de  giraumonls,  dc  palates,  d'iguames  el 
d'aulres  racines.  Nous  Icur  avons  seme  du  ble,  de  I'orge, 
de  I'avoine,  du  riz,  du  niais,  des  oignons  el  des  graines  po- 
tageres  de  loute  espece.  Nous  avons  lien  de  croirc  que 
ces  plantations  seront  bien  soigiiecs ;  car  ce  peuplc  nous 
a paru  aimer  ragriculture ;  je  crois  qu'on  laccoulumerait 

H)  Ces  dcliticuses  puRes  sonl  de  M.  EUvacrl,  uu  d'j  nos  jcuncs  compo- 
siteurs les  plus  (listiiiRues. 
(S)  FdV.  leu"  VI,  p.  187, 


facilement  a  tircr  parti  du  sol  le  plus  ferlile  de  I'univers. 
Des  I'aube  du  jour,  lorsqu'ils  apercurent  que  nous  met- 
lions  a  la  voile,  Ercli  avail  saute  scul  dans  la  premiere  pi- 
rogue qn'il  avail  trouvee  sur  le  rivage,  et  s'ctait  rendu  a 
bord.  En  y  arrivant  il  nous  embrassa  tons  :  il  nous  leuail 
qnebpies  instants  eulre  ses  bras,  versantdes  larmes,  el  pa- 
raissail  tres-affecte  do  noire  depart.  Pen  de  temps  apres,  sa 
grande  pirogue  viut  a  bord,  cbargee  de  rafraieliisscmenls 
de  loute  espece;  ses  femmes  etaient  dedans,  el  avec  dies 
ce  menie  insulaire  qui,  le  premier  jour  de  noire  alienage, 
ctait  venu  s'elablir  au  bord  de  I'Etoile.  Ereti  f'll  le  pren- 
dre par  la  main,  el  il  me  le  prcsenta',  en  me  faisant  enten- 
dre que  est  homme,  dont  le  nom  est  Aolourou,  voulait 
nous  suivre,  et  me  priait  d'y  consentir.  11  le  presenta  cn- 
suile  a  tons  les  ofliciers,  cliacun  en  parliculier,  disanl  que 
c'etail  son  ami  qn'il  coiiliait  a  ses  amis,  el  il  nous  le  re- 
commanda  avec  les  plus  grandes  marques  d'inleret.  On 
lit  encore  a  Ereti  des  presents  de  toule  espece,  apres  quoi 
il  pril  conge  de  nous. 

La  bauteurdes  monlagnes  qui  occupent  tout  rinlerieur 
de  Taili  est  surprenanle,  eu  egard  ii  I'elendue  de  I'ile.  Loin 
d'en  rendrc  I'aspecl  trisle  et  sauvage,  elles  servent  a  I'em- 
bcllir,  en  variant  a  cbaque  pas  les  points  de  vue,  elpresen- 
tanlde  ricliespaysages  converts  des  pins ricbes productions 
dc  la  nature  avec  ses  dcsordrcs,  dont  I'arl  nc  pent  jamais 
imiter  ragremenl.  De  la  sorlenl  une  inlinile  de  peliles 
rivieres  qui  fertilisent  le  pays,  et  ne  servent  pas  moins  a  la 
commodite  des  habitants  (pi'a  rornemenl  des  campagnes. 
Tout  le  plat  pays,  depuis  les  bords  de  la  mer  jusqu'aux 
monlagnes,  est  consacre  aux  arbres  fruitiers,  sous  lesquels, 
comme  je  I'ai  deja  dit,  soul  baties  les  maisons  des  Tailiens, 
dispersees  sans  aucun  ordre  et  .sans  former  jamais  de  vil- 
lage. On  croit  elre  dans  les  Cliamps-Elysces.  Des  sentiers 
publics  pratiques  avec  intelligence,  et  soigneusemenl  en- 
trelenus,   reiidenl  partout  les  commuuicallons  faciles. 

Les  principales  productions  de  I'ile  sonl  le  coco,  la  ba- 
naue,  le  fruit  a  pain,  I'iguame.  le  curassol,  le  giraumont, 
et  plusieurs  aulres  racines  el  fruits  parliculiers  au  pays; 
bcaucoup  de  Cannes  a  sncre  qu'on  ne  ciiUive  point,  une  es- 
pece d'indigo  sauvage,  une  Ires-belle  leinture  rouge  et  une 
jaune  ;  j'ignore  d'ou  on  les  tire.  En  general,  M.  de  Com- 
mercoii  y  a  trouve  la  bolanique  des  Indes.  Aolourou,  pen- 
dant ipi'il  a  ele  avec  nous,  a  reconnu  et  nornme  plusieurs 
de  nos  fruits  et  de  nos  legumes,  anisi  qii'un  assez  grand 
uonibre  de  plaules  que  les  cnrieux  cullivent  dans  les  serres 
chaudcs.  Le  bois  proprc.a  travailler  croil  dans  les  monla- 
gnes, et  les  insulaires  en  font  peu  d'usage ;  ils  ne  I'em- 
ploient  que  pour  Icurs  grandes  pirogues,  qu'ils  conslruisent 
de  bois  de  ceJre.  Kous  leur  avons  aussi  vu  des  piques  d'un 
Ijpis  noir  dur  et  pesanl  qui  resserable  au  bois  de  fer;  ils 
so  servent,  pour  balir  les  pirogues  ordinaires.  de  I'arbre  qui 
porle  le  fruit  a  pain  :  c'est  un  bois  qui  ne  fend  point ;  mais 
il  est  si  mou  et  si  plein  de  gomme,  qu'il  ne  fait  que  se 
macher  sous  I'ouifll. 

An  rcste,  quoique  cetle  ile  soil  remplie  de  tres-haules 
monlagnes,  la  quaulile  d'arbres  et  de  planles  dont  elles 
sonl  ijarloul  couverles  ne  semble  pas  annoncer  quo  leur 
sein  renferme  des  mines.  II  est  du  moms  certain  que  les  in- 
.snlairesneconnaissenlDoinl  les  metaux;  ils  dounent  a  tous 
ceux  que  nous  leur  avons  montre  le  meme  uom  d'aouri, 
dont  ilsse  scrvaieul  pour  nouj  demamlor  du  fer.  Mais  cetle 
connaissance  du  fer,  d  on  leur  vieul-elle'f  Je  dirai  bienldt 
ce  que  jo  peiise  a  ce  sujet.  Je  no  connais  ici  qu'un  seul  ar- 


tide  de  commerce  riche :  ce  sonl  ie  tres-belles  perles.  Les 
principalis  en  font  porter  aux  orcilles  de  leurs  femmes  et 
de  itniis  enfants;  mais  il  Ics  onl  tenucs  cachees  pendant 
noire  sejour  cfiez  eux.  Us  font,  avec  les  ecailles  de  ces  iiuilres 
perlieres,  des  especes  de  castai^ettes  qui  sonl  unde  leurs 
instruments  de  danse. 

Kous  avons  vu  d'autres  quadruped^s  que  des  cochons ; 
des  chiens  d'une  cspece  petite,  mais  jolie,  el  des  rats  en 
grande  quantite.  Les  habitants  ont  des  poules  domestiques 
absolument  semblables  aux  nolrcs:  nous  avons  aussi  vu  des 
tourterelles  vertes  charmantes,  de  gros  pigeons  d'un  beau 
plumage  bleu  de  roi  et  d'un  Ircs-bon  gout,  et  des  perru- 
ches  fort  petites,  mais  fort  singulieres  par  le  melange  de 
bleu  et  de  rouge  qui  colorie  leurs  plumes.  lis  ne  nourris- 
sent  leurs  cochons  et  leurs  volailles  qu'avcc  des  iananes. 
Entre  ce  qui  a  ele  consomme  dans  le  sejour  a  terre,  et  ce 
qui  a  ete  embarque  dans  les  deux  navires,  on  a  troque  plus 
de  huit  cents  teles  de  volailles,  et  ores  de  cent  cinqqante 
cochons,  encore  sans  les  travaux  inquietaiiLs  des  dernieres 
journees,  en  aurait-on  eu  bicn  davantage,  car  Its  habitants 
en  apporlaient  de  jour  en  jour  un  plus  grand  uonibre. 

Nous  u'avons  pas  eprouve  de  grandes  chaleurs  dans,«ette 
ile.  Pendant  noire  sejour.  le  thermometre  de  Reaumur  n'a 
jamais  monte  a  plus  de  22  dcgres,  et  il  a  qle  quelquefois  a 
18  degres  ;  le  soleil,  il  est  vrai,  etait  deja  a  8  ou  9  dcgres 
de  I'aulre  cole  de  Teqiiateur.  Mais  un  avantage  ineslimable 
de  cette  ile,  c'est  de  n'y  pas  elre  infecte  par  cette  legion 
d'insecles  qui  sont  le  supplice  des  pays  situes  entre  les  tro- 
piques;  nous  n'y  avons  vu  non  plus  aucuii  animal  veni- 
meux.  D'ailleurs  le  climat  est  si  sain,  que,  malgre  les  tra- 
vaux forces  que  nous  y  avons  fails,  quoique  nos  gens  fus- 
sent  conlinuellement  dans  I'eau  et  au  grand  soleil,  qu'ils 
couchassent  sur  le  sol  nu  et  a  la  belle  eloile,  personne  n'y 
est  tombe  malade.  Les  scorbutiques  que  nous  avions  debar- 
ques,  et  qui  n'y  ont  pas  eu  une  nuit  Iranquille,  y  ont  repris 
des  forces  et  s'y  sont  rctablis  en  aussi  peu  de  temps,  au 
point  que  quelques-uns  ont  ete,  depuis,  parfaitement  gue- 
ris  a  bord.  Au  reste,  la  sanle  et  la  force  des  insulaires  qui 
habitent  des  maisons  ouverles  a  fous  vents,  et  couvrent  a 
peine  de  quelques  feuillages  la  terre  qui  leur  sert  de  lit ; 
riieureuse  vieiUessea  laquelleils  parviennent  sans  aucune 
incommodile ;  la  finesse  de  tons  leurs  sens  et  la  beaute  sin- 
guliere  de  leurs  dents,  qu'ils  conscrvent  dansle  plus  grand 
3ge  :  quelles  meilleurespreuves,  el  de  la  salnbrile  de  I'air, 
et  de  la  bonte  du  regime  que  suivent  les  habitants! 

Les  vegetaux  et  le  poisson  sont  leur  principale  nourri- 
lure.  lis  mangent  rarement  de  la  viande ;  les  enfanis  et  les 
jeunes  filles  n'en  mangent  jamais,  et  ce  regime,  sans  doute, 
contribue  beaucoup  a  les  tenir  exempts  presque  de  loules 
nos  maladies.  J'en  dirais  autant  de  leur  boisson  ;  ils  n'en 
connaissent  pas  d'autre  que  I'eau  ;  I'odcur  seule  du  vin  et  de 
I'eau-de-vie  leur  donnerait  de  la  repugnance,  et  ils  en  te- 
moignaienl  aussi  pour  le  labac,  les  epiceries,  et,  en  general, 
pour  loules  choses  fortes. 

Le  peuple  de  Tai'ti  est  compose  de  deux  races  d'hommcs 
Ires-differentes,  qui,  cependanl,  ont  le  m^me  langage,  les 
memes  moeurs,  el  qui  paraissent  se  nieler  ensemble  sans 
distinction.  La  premiere,  et  c'est  la  plus  nombreuse,  pro- 
duit  des  hommes  de  la  plus  grande  taille  :  il  est  ordinaire 
d'en  voir  de  six  pieds  et  plus.  Je  n'ai  jamais  rencontre 
d'hommes  inieux  fails. 

( La  tuUe  a  un  numiro  frochain. ) 


IE  SAVOIR-VIVRE   EN   EUROPE.  273 

LE  SAVOIR-VIVRE  EN  EUROPE. 


SlMnES  C0!«SEILS  A  CECX  QDI  EXTBENT  DAHS  LE  UOSIE 

Saile(»).  I 

1 

} 

MOSVHS  AMERICAINES.  i 

Impolitesse  aiDericaiiie.  —  Conversation  da  pays.  —  Les  BarbM. 

M.  Dickens  a  ecrit,  sur  la  politesse  aniericaine,  quelques 
chapitres  a-ssez  plaisants.  Selon  lui,  le  fond  de  la  langue  an- 
glo-americaine,  c'est :  Out,  Monsieur,  mots  qui  ne  peuvent 
blesser  personne,  et  que  les  citoyens  des  Elats-Unis  re- 
petenl  a  tout  bout  de  champ  avec  des  inflexions  diverses. 
«  J'ai  entendu,  dit-il,  ce  terrible  Out,  monsipur,  plus  de 
deux  mille  fois  dans  iiiie  journee.  11  retentissait  comme 
les  cloches,  el  semblait,  comme  elles,  se  pretcr  a  tons 
les  mouvements  de  I'esprit ,  exprimer  toutes  les  sensa- 
tions, suppleer  a  toiste  espece  de  causerie,  et  remplir  toutes 
les  lacunes  de  rintelligence  et  du  loisir.  Par  exemple, 
la  voilure  publique  s'arrete  devant  une  auberge  de  la 
grande  route  par  une  chaude  journee.  La  porte  de  la  la- 
verne  est  deja  obsiruee  de  convives  impatients  qui  alten- 
dent  le  diner,  qui  jouisscnl  des  rayons  bicnfaisanlsdu  so- 
leil. Unpersonnage  robuste,  coiffe  d'unchapeau  gris,  s'est 
etabli  sur  I'un  de  ces  fauteuils  au.\  pieds  roods,  si  coramuns 
en  Amerique,  et  qui  bercent,  par  leurs  mouvements  oscil- 
latoires,  legentilhomme  qui  s'y  assied.  Une  tele  passe  par 
la  portiere  de  la  voilure;  elle  porte  un  chapeau  de  paille. 
Croyant  reconnaiire  le  chapeau  gris,  elle  engage  avec  lui  U 
conversation  suivanle  : 

Le  coapead  be  patue.  Je  suppute  bien  quand  je  dis 
que  c'est  le  juge  Jefferson  que  je  vois  ! 

Le  chapeau  cues,  se  ialatiQant  toujours,  parlant  lente- 
ment,  sans  aucnne  emotion  el  sans  regarder  le  chapeau 
depaille.  Oui,  monsieur. 

Le  chapeac  de  paille.  Juge,  il  fait  chaud. 

Le  cbapeac  cms.  Oui,  monsieur. 

Le  chapeau  de  paille.  II  a  fait  une  petite  pincee  de  froid 
la  semaine  deruiere,  juge. 

Le  chapeau  cms.  Oui,  monsieur. 

Le  chapead  de  paille,  avec  la  meme  gravite.  Oui,  moil- 

sieur. 

11  se  fait  alors  une  pause,  et  les  deux  teles  se  contempleoC 
muluellementavec  un  grand  serieux. 

Le  chapead  de  paille,  reprenant  la  parole.  Si  mon  cal- 
cul  est  juste,  voire  grand  proces  des  corporations  doit  elre 
finijjuge. 

Le  chapeau  cms.  Oui,  monsieur. 

Le  chapead  de  paille.  Quel  en  est  le  resultat  ? 

Le  chapeau  cms.  En  faveur  de  liutime,  monsieur. 

Le  chapeau  de  paille,  inlerrogativement.  Oui,  monsieur? 

Le  chapead  okis,  affirmalivement.  Oui,  monsieur. 

(0  Von.  mmiio  HI,  p.  SS.  ^ 


27S 

Tous  deux  en  duo,  Ircs-lenlimcnl,  cl  en  regardanl  cmx 
qui  paffciil.Ow],  monsieur. 


LE    SAVOIR-VIvnE    EN    EUUOTE. 

Noiivello  pniisc.  Jls  se  regardent  encore  pius  siri«tise' 
ment  iju'iiiii'dvavant. 


Le  cn.<rEAi;  r.nis.  Cotlc  Toiliii'c  est  on  relani,  sije  calcule 
Lien. 

Le  iiiArEAii  DE  I'AiLi.E,  sur  Ic  lon  dii  doiile.  Oui,  mori- 
sienr. 

Le  r,iiAi>EAi!  cms,  regardant  a  sa  montre.  Oui,  monsieur : 
(le  deux  lieures. 

Le  ciiapeau  he  pau.le,  en  elevant  scs  sonrcils,  cl  d'lin  air 
dc  profoiid  I'loimemcnI.  Uui,  monsieur ! 

Le  chapeau  tnis,  d'un  tonposilif,  en  remeilanl  sa  mon- 
tre dans  songousset.  Oui,  monsieur. 

Tous  les  avtres  voyageuvs,  se  parlanl  Van  d  I'aulrc 
dans  I'intericur  de  la  voiturc.  Oui,  messieurs. 

Le  r.oeuEii,  se  relournanl,  cl  d'un  Ion  de  mccontcnte- 
ment  ircs-vif.  Non,  messieurs. 

Le  cnAPEAU  de  faille,  s'adrcssant  au  cocker ,  el  aecc  un 
certain  respect.  Oui,  monsieur  ;  mais  il  me  scmlilail  r|ue 
les  derniers  millcs  nous  avaicnl  coule  iin  assoz  bon  boul  de 
temps ;  c'csl  un  fail  ct  un  calcn). 

Comme  Ic  cochcr  ne  voul.iit  |iiis  entrer  dans  colle  conlro- 
vcrsc,  dont  le  sujet  ne  sympalhisait  pas  avec  ses  idees,  un 
autre  voyagcur  pritla  parole  els'ecria  :  Oni,  monsieur.  Le 
chapeau  de  paille,  par  polilesse,  lui  repondit  de  nieme,  et 
le  chapeau  gris  rqielales  susdils  mots  sacramentels.  Enfin 
le  chapeau  de  paille  demanda  a«  chapeau  gris  si  celle  voi- 
ture  n'elait  pas  neuve.  II  recut  la  rcponse  accoutumee. 

Le  ciurEAB  DE  PAILLE.  Jc  m'cn  doulais.  Elie  repand  une 
forte  odeur  de  vernis,  monsieur ! 

Le  chapead  cms.  Oui,  monsieur. 

Tons  les  voyageurs,  du  fond  de  la  voilure.  Oui,  mon- 
sieur. 


Le  cuapeao  r.ais,  s'adrcssant  en  general  ct  en  parlicu- 
licr  a  chacun  des  voyageurs.  Oui,  messieurs. 

Enfin,  la  capacite  de  chacun  se  Irouvant  epuiseo,  le  cha- 
peau de  paille,  (|ui  etaitevidemment  Ic  plus  aclifet  leplus 
liavard  de  ces  citoyens  de  I'Amerique,  ouvrit  la  portiere, 
s'elanca  de  la  voiture  sur  la  grande  route,  ct  de  lagrande 
route  dans  la  salle  a  manger. 

On  ne  I'aurait  pas  attendu  d'une  republique,  cet  affai- 
hlissementdu  caraclere  individuel,  cetle  crainle  de  hlesser 
qui  quece  soil,  celle  apalhie  de  la  conversalion,  cet  assen- 
liment  perpetuel  el  insigniDant  qui  rend  la  societe  aux 
Elals-Unis  si  liiide  et  si  faligante.  On  est  doux,  on 
est  hospitaller,  on  se  dissimule,  on  sj  gene,  on  cede  son 
droit  au  droit  de  Ions.  On  perd  ainsi,  avec  I'Sprete  et 
les  saillies  aigucs  du  caraclere  naturel,  la  naivete  sau- 
vage,  I'origiualite  et  la  variete  piquantes  qui  rcsullent  des 
conti'astes.  Miss  Marlineau,  qui  ne  cesse  d'cxallersa  repu- 
lilique  cherie,  avouc  cependant  que  les  Aniericains  passent 
lour  vie  ii  se  flatter  mutuellement,  et  le  degoiit  que  lui 
inspire  cette  adulation  de  tous  envcrs  tons  lui  dicle  une 
couiparaison  liardie  pour  une  dame  anglaise  :  n  J'en  suis 
plus  revollee,  dit-elle,  que  de  celle  coulume  immonde  de 
I'umer  ct  de  crachcr  jiartout,  qui  laisse  des  traces  dans  lf,s 
salons,  dans  les  boudoirs  et  dans  la  chamhredesdepnles  n 
Pans  I'intr'rieur  dos  families,  le  jiercHade  le  Ills,  et  le  fils 
llatto  le  perc.  A  ce  del'aut  de  sincerile  vienl  bicntol  sc  join- 
dre  nil  mepris  genera!  pour  les  vertus  el  les  elogcs  que  I'ou 
accordc  a  tous  sans  y  rega  rder  de  pros,  tin  miserable  charge 
de  banqueroutes  frauduleuseset  soupconne  de  faux  vient-il 
a  mourir,  sonelnge  funebre  retentit  dans  loules les cgliscs. 
Un  mecbant  livre  parail-il,  les  journaux  debordent  de  pa- 
negyriques.  L'orateur  llalle  le  peuple,  le  peuple  llatte 
Toraleur.  Les  ecclesiastiques  lonent  Icurs  ouaillcs,  et  les 
ouailles  reslent  eblouies  en  face  de  la  superiorite  de  I'ec- 


LE  SAVOIH-VIVl\E    EIN   EUROPE. 


277 


clcsiaslique;  les  profcsscui's  adiiiirent  leurs  eleves,  el  les 
(•leves  grandissent  dcmesurenienl  le  mci-ile  de  leurs  pvo- 
fes^eurs.  Tout  cula  esl  pueril,  vulgaire,  et,  ce  qui  est  pis, 
ognisle.  Cliacuu,  dans  ce  pays  de  liberte,  se  fait,  de  relofje 
qu'il  pi'odigiie,uue  nionnaie  avec  laquelleil  aclieled'avauce 
I't'lni^c  d'aulrui.  On  jelle  an  ncz  dun  eijal  qni  poui'rait 
uuii'e  un  mensonge  d'adniiralion  auquel  repond  un  autre 
mcnsougc. 

Ce  n'est  pas  seulement  I'Anglaise  miss  Marliueau,  ni 
I'ofGcier  de  marine  Marryatt,  qui  accusent  I'Ainerique  ic- 
jiuljiicaiiie  de  ce  dcl'aut  miserable  de  sincerile  et  de  liherte. 
11  a  paru  a  Boston,  en  185a,  nn  pelil  volnnie  intitule  : 
I'ensees  sericuses  sur  I'epoque  actiielle;  nous  lui  erhprun- 
tons  le  passage  suivant  :  «  Sans  ccsse  la  vanite  folic  de 
iios  jouruanx  rcpcte  que  nous  S'ininies  le  peuple  libi'e  par 
excellence;  que  chez  nous  la  lilierte-de  la  pensee  et  de 
I'opinion  est  complete.  Eh  bien,  je  delie  tout  observateur 
de  ciler  une  seule  de  aos  provinces  ou  la  pensee  et  I'opi- 
nion soient  libres.  ("est  an  conlraire  un  fait,  un  fait  dejdo- 
rable,  que  dans  aucun  lieu  du  inonile  rintelligence  n'est 
]dus  esclave  qu'ici.  iNuUe  part  on  n'a  vu  s'elablir  de  des- 
potisme  plus  dur  el  plus  ecrasant  que  celui  que  I'Dpinioii 
publiipie  exeree  parmi  nous  :  enveloppee  de  tenebres,  mo- 
nan|ue  jjIus  qu'asiatique,  illegilime  dans  sa  source,  lyran 
qu'on  ne  peut  ni  accuser  ui  detroner;  irresistible  quand 
elle  vent  etouffer  la  raison,  reprimcr  raction,  iniposer  si- 
lence a  la  conviction  ;  soumetlant  les  anics  tiniides  ((u'elle 
fait  raniper  devant  le  jiremier  imposteur.  Soyez  charlatan, 
I'mpnrez-vous  pour  un  moment  du  prejuge  populaire;  vous 
lorcez  les  sages  a  fuir  et  a  se  cacher,  jusqu'a  la  minute 
fatalc  oil  un  imposteur  uouvcau  viendra  vous  detroner. 
Telle  esl  la  situation  morale  et  intellecluelle  de  I'Ame- 
rique,  la  moins  libre  en  realite,  de  tonics  les  regions  du 
monde.  » 

On  a  pu  remarquer,  dans  le  dialogue  un  pen  difl'us  des 
Americains,  que  M.Dickens  a  raillii  tenia  Ihenre,  quelqnes 
mols  singidierement  appliques  :  je  suppiitr,  je  caU-ule,  je 
combine;  ce  soul  des  locutions  parliculieres  au  dialocte 
anglo-americain.  Les  trails  ]irincipaux  de  ce  dialecle  me- 
riteul  d'elre  recneillis.  Tu  c«/cu(u(e  (suppuler)  remplace 
les  mols  pcnscr  el  sH;);;oser;  (o  yuess  (deviner)  est  eni- 
]iloye  a  tout  moment,  au  lieu  de  rroire  ou  imaginer.  Au 
lieu  de  directelij  (lout  de  suite),  on  vous  repond  :  A 
droile,  en  avant;  riglil  away.  Ces  piquanles  alterations 
peuvent  etre  eludiees  sur  place,  au  moment  meme  ou  elles 
s'operent.  L'Amerique  Iransfornie,  en  les  conscrvant,  les 
vieux  mots  de  la  mere  palrie,  conune  I'llalie  a  cliange  le 
sens  du  mot  I'frlu,  dont  elle  a  fait  la  science  des  arts,  et 
la  Grcce  !e  sens  du  mot  time.  Ce  qui  pent  parailre  aussi  fort 
logique,  c'esl  que  ce  peuple  d'avenir  el  i'aUenle  ne  dit 
jamais  :  je  conjecture  ou  j'nnagine,  mais  i'adcnds.  Al- 
lendre,  deviner  el  calculer,  sont  les  trois  mols  .sacra- 
menlels.  Dans  le  waggon  d'une  machine  ii  vapcur.  dit 
M.  Dickens,  il  est  ii  peu  prcs  certain  que  vous  serez  accoste 
de  la  facun  suivanle. 

«  J'alle.nds  (je  conjecture)  que  les  chemins  de  fer  d"An- 
glelerre  sonl  seniblablcs  aux  nolres. 

Vous  repondez  :  Noii !  L'Americain  reprend  avec  I'ac 
cent  interrogiitif  :  Oui?  —  El  quelle  difference  y  a-l-il 
enlre  les  nolres  et  les  votres?  Vous  le  salisfailes.  A  cha- 
que  pose  de  voire  commentaire,  il  s'licrie  •  ".i/  Puis 
il  continue  dans  son  idiom::  —  Je  devine  |jc  presume) 
que  vous  i.'„i,ei.  pas  plus  vile  en  Anglelerre.  —  Pardon, 


repondrez-vous.  —  Oui,  replique-t-il ;  el  il  se  (ait  poli- 
menl,  persuade  que  vous  mentez.  II  morJ  pendant  dix 
minutes  la  pomme  de  sa  canne,  et  s'adressant  a  ceti.e 
poiume  anlanl  qu'ii  vous  :  —  Les  Yankee  sont  comptds 
{ regardes  comme )  un  peuple  qui  va  de  t'avant,  el  ferme. 
( Aller  de  I'avant,  going  ahead,  est,  en  Amerique,  la  plus 
grande  marque  de  civilisation  possible).  Vous  ne  pouvez 
vous  empecher  de  rcpondre  ;  Oui.  Et  TAmcricain  repete 
affirmalivement  el  de  facon  la  plus  vigoureusement  ap- 
puyee  :  Oui.  » 

Ce  sonl  la  de  fort  pelils  details,  mais  qui  font  bien  con- 
nailre  le  caractere  d'un  peuple.  Je  les  prefere,  quant  a 
moi,  aux  dissertations  savantes.  C'est  par  ces  circonstances 
familieres  et  iutimes  que  se  Irahissenl  les  vrais  penchants 
d'une  nation  trop  jeune  encore,  et  Irop  puissanle  dcjd; 
tro|i  incomplete  et  trop  riche,  pour  echapper  aux  suscep- 
libililes,  aux  faiblesses,  a  la  morgue,  aux  niai.series  des 
parvenus.  Devant  tons  les  voyageurs,  les  Americains  se 
replient  avec  celle  espece  de  seusibilile  souffranle  et  ner- 
vi'use  qui  ne  developpe  pas  .sous  son  jour  le  plus  favorable 
le  caraclere  national.  N'apercevant  plus  que  ce  cole  mau- 
vais  et  tinnde,  missMartineau  disserte,  Basile  llall  bavarde, 
Dickens  plaisanle,  et  Marryalt  se  met  en  colore. 

Dans  I'bisloire  litteraire,  on  a  trop  rarement  observe  les 
passions  de  I'ecrivain;  c'est  cependant  la  le  mobile,  le 
vent  qui  souffle  dans  la  voile  et  qui  conduit  le  bateau.  Les 
rancunes  des  Anglais  les  aveuglent  (ropsouven(,  quand  ils 
s'occupent  de  I'Amerique.  lis  choisissent  scs  plus  mauvais 
aspects  et  nous  les  prescntent.  Mais  que  ne  peut-on  pas 
dire  dece  pays  qui  conlienl  tout,  qui  se  failde  tontes  pieces, 
qui  change  toujours  ;  qui  s'elend  de  tous  cule.s ;  qui  n'a  de 
limiles  naturelles  que  les  deux  mers  ;  qui  ne  sail  pas  lui- 
meme  ce  qu'il  est,  ce  qu'il  peul,  ce  qu'il  doil,  ce  qu'il  sera ; 
cpii  n'a  ni  passe  ni  present,  mais  un  avenir  sans  bornesi 
Vous  peindrez  sous  les  couleurs  les  plus  diverses  la  vie 
des  squaKers,  qui  lullent  avec  le  desert;  celle  des  fana- 
tiques  qui  dansent  en  hurlant  dans  les  bois,  et  celle  des 
marchands  qui  Iraversenl  les  Etals  de  I'llnion  comme  les 
eloiles  filent  au  ciel.  Toules  ces  descriptions  isolees  seront 
inexacles;  reunissez  el  groupez-les,  elles  vous  donneront 
une  idee  juste  de  la  democratic  americaine,  de  cetembryon 
giganlesque,  de  ces  molecules  errantes  encore,  mais  qui 
plus  lard  formeronl  eel  ensemble  colossal. 

Quand  on  reflechilsurcesresultals  oblenusparles  voya- 
geurs, on  est  porle  a  croire  que  le  climal  de  I'Amerique 
septenlrionale  a  dcja  excrce  sur  les  fils  des  puritains  une 
action  qui  les  rapproche  un  peu  de  rancien  sauvage  des 
forcts  americaincs.  La  predileclion  pour  ies  grandes  ima- 
ges et  les  vasles  melaphores,  I'amour  de  la  vie  errante,  la 
froideur  dans  les  relations  enlre  les  deux  sexes,  froideur 
melee  de  dignilc,  semblcnt  des  caracleres  emprunles  aux 
aborigenes ,  soil  que  la  lemperalure  ait  modilie  la  race 
anglo-saxonne,  ou  que  I'eNemple  l^s  sauvages  ait  ete  con- 
tagieux.  Dans  les  romans  les  plus  remarquables  de  Cooper, 
le  s.uivage  rouge  et  le  sqiialter  se  tonchenl  ou  plutol  se 
confondent  Voilii  bien  ues  influences  diverses  :  I'ancienne 
seve  de  la  race.  Taction  d'un  climal  nouveau,  la  philoso- 
phie  du  dix-huilieme  siecle.  I'espril  dcmocralique,  el  enflu 
I'espril  purilain,  dont,  comme  je  I'ai  dit  plus  haul,  toules 
les  traces  ne  sonl  pas  effacees.  Plusieurs  scenes  rappnrtces 
par  Marryalt  et  iJickens  rappellenl  vivement  I'epoipie  de 
Cromwell ;  vous  crnyez  quel(|nefois  lire  une  page  de  Butler, 
ou  un  ronian  de  Waller  Scott.  Par  exemple,  le  dernier  de 


27S 


LE  SAVOIR-VIVRE  EN  EUROPE. 


cesvnyageursvous  met  en  face  d'tm  predicateur  qui,  ayant 
cte  maris  dans  sa  jcunesse,  forma  unc  coii^i'i^galion  de  ma- 
rins,  plania  le  drapoau  naval  siir  son  eglise,  el  conserva 
dans  sa  cliaire  toules  Ics  allures  d'un  capilaine  de  navire. 
La  premiere  fois  qu'il  precha,  on  le  vit  arriver,  une  grosse 
Bible  in-quarto  sous  le  bras  gauche  et  frappant  sur  le  bois 
de  sa  chaire.  «  D'oii  viennent  ces  gens-la?D'ou  viennent- 
ils?  Qui  sont-ils?  Oii  vont-ils?  Ah  Cii  !  repondrez-vous  7  » 
Mors  il  se  mil  a  se  promener  de  long  en  large  dans  sa 
chaire,  toujours  la  Bible  sous  le  bras  ;  puis  il  reprit :  «  Vous 
venez  de  la-bas,  mes  enfants ;  vous  vencz  de  la  cale  du  pe- 
che.  Cost  de  la  que  vous  venez.  Et  oii  allez-vous?  »  Encore 
une  promenade  dans  la  chaire.  o  Oil  vous  allez?  Au  perro- 
quetdemisaine  !  La-haut  (/br(e)  1...  la-haut (/brtissrmo)!... 
la-hant  {rirtforzando]]...  C'est  la  que  vous  allez,  vent 
frais,  filant  cent  nceuds  a  I'heure  I  »  Nouvelle  promenade 
dans  la  chaire,  !a  Bible  sous  le  bras. 

II  y  a  place  pour  tout,  on  le  veil,  pour  le  passe  comme 
pour  le  present,  dans  un  pays  si  vaste:  excentriciles  an- 
glaises,  rtouveaules  francaises,  echantillon  de  mceurs  ar- 
rierees  y  tiennent  a  I'aise.  L'accroissement  de  la  population 
est  proporlionnel  au  cadre  enorme  qui  la  renferme.  La  seule 
petite  ville  de  Rochester,  qui  elait,  en  1815,  de  331  ames, 
est  aujourd'hui  de  13,000.  Elle  a  plus  que  triple  en  trois 
ans ;  onze  ans  lui  ont  sufli  pour  alteindre  cette  mulliplica- 
tiou  effrayante  de  vingt-six  fois  son  nombre  primilif. 
Quand  on  pense  que  de  telles  operations  ont  lieu  sur  toute 
la  surface  de  I'Amerique  sans  que  personne  s'en  doute  et 
sans  qu'il  y  paraisse,  on  reconnailra  sur  quelle  echelle  tra- 
vaille  cette  sociele  geante  ct  enfant.  Elle  va  si  vite  et  mar- 
che  a  si  grands  pas,  qu'on  ne  doit  pas  se  moutrer  fort  exi- 
geant  sur  I'elegance  de  ses  poses  :  ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'elle  avance  et  fait  d'enormes  enjamhees.  Elle  met  bien 
un  pen  de  puerilile  dans  ses  creations,  et  elle  se  hale  d'en- 
terrer  loule  notre  Europe  avant  que  cette  derniere  soit 
bien  morte :  elle  fait  dcs  villages  qui  se  nomment  Paris, 
et  des  bourgades  qui  s'appellenl  Rome. 

Ce  vieux  monde  renouvele,  cette  geographie  ancienne 
en  habits  de  carnaval,  prelent  a  la  plaisanlerie;  Syracuse 
aupres  d'Orleans,  Chartres  aupres  de  Memphis,  Canton  a 
cote  de  Venise.  Le  vieux  globe  se  dedouble  ;  tout  dcteint 
sur  cette  sphere  jeune  et  iuconnue.  Vous  Iraversez  Troie, 
vous  arrivez  a  Pontoise ;  de  la  vous  passez  a  Monyada,  a 
Tehecklawasaga ;  vous  vous  trouvez  dans  le  faubourg  de 
Corinihe,  d'oii  vous  arrivez  a  Madrid ;  et  successivement 
Thebes,  Tripoli,  Schenectady,  Trompkins,  Babylone,  Lon- 
dres,  Sullivan  et  Naples  passent  sous  vos  yeux. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable,  c'est  le  pro- 
gres  permanent  de  toutes  ces  localitos.  Lii  oil  le  capitaine 
Basil-Hall  avalt  laisse  deux  boutiques  et  une  eglise,  Hamil- 
ton trouve  une  bourgade ;  trois  ans  apres,  miss  Martineau 
y  trouve  une  petite  ville:  enfln  Charles  Dickens,  deux 
annees  plus  tard,  y  admire  des  hotels,  uu  theitre,  un  mail, 
un  port,  une  jetce.  Cette  rapidite  de  vegetation  sociale  est 
le  miracle  de  I'.Amcrique. 

Tout  cela  ponsse,  si  Ton  pent  se  servir  d'un  mot  Ires-vul- 
gaire,  comme  des  champignons.  Nous  avous  I'avantage  de 
voir  ce  monde  politique  se  faire  et  s'arranger  sous  nos 
yens.  C'est  un  plaisir.  Aussi  ne  devons-nous  pas,  si  nous 
sonimesequilables,  demander  a  un  pcuple  qui  va  si  vite  une 
socicte  achevee,  mais  seulement  le  commencement,  I'e- 
bauche  et  la  preparation  d'une  sociele.  Ne  vivez  pas,  a  la 
bonne  heure,  dans  une  forge  ou  dans  une  maison  qui  se 


batit,  sous  le  coup  des  marteaux  qui  retentissent,  sous  I'ar- 
deur  des  flammes  qui  pelillent,  et  parmi  Ics  Cyclopes  qui  ne 
pensent  qu'a  !eur  oeuvre;  mais  ne  leur  impulez  pas  a 
crime  cette  activile  puissante  qui  fail  leur  force  et  leur 
grandeur.  II  est  absurde  de  s'elonner  qu'une  ration  si  ra- 
))idemenl  parvenue  ait  lesdcfauts  des  parvenues,  la  susce<'-> 
tibilile ,  I'ostentation,  !a  vanite ,  I'esprit  de  domination, 
I'inquietude  quant  a  I'oninion  d'autrui. 

On  doit  rendre  cette  justice  a  M.  de  Tocqueville,  qu'il  a 
fort  bien  observe  les  vues  de  cette  societe ;  on  ne  peut  lui 
adresser  qu'un  reproche :  c'est  de  n'avoir  pas  assez  dit 
que  la  noire  est  vieille,  et  qu'elle  ne  peut  sans  danger  s'i- 
noculer  Ics  maladies  de  la  jeunesse.  Comme  la  plupart  des 
ecrivains  de  France  et  d'Amerique,  M.  de  Tocqueville  u'a  pas 
ose  braver  notre  tyran  :  I'opinion.  La  superstition  de  I'o- 
pinion  nous  menace;  le  culte  des  masses  est  a  nos  portes. 
Avant  de  les  subir,  il  faudrait  les  elever  et  les  ennoblir,  ces 
masses  aveugles.  Deja  en  Amerique,  I'opinion,  et  la  presse, 
son  esclave ,  ont  fait  des  ravages  extraordinaires  et  ac- 
compli d'incroyables  usurpations.  II  semble  qu'il  faille  a 
tous  les  peuples  un  tyran,  et  que  la  loi  de  I'humanile  soit 
de  se  soumettre  a  un  pouvoir ;  celle  du  pouvoir  est  d'abu- 
scr.  Les  Americains,  tout  en  professant  les  principes  de- 
mocraliques,  ont  cree  le  pouvoir  de  I'opinion,  et  s'y  sou- 
metlent.  Ce  pouvoir  en  est  arrive  a  I'abus  ;  comme  il  est 
du  choix  de  la  nation,  elle  I'encourage.  Armee  d'un  journal, 
c'est-a-dire  d'une  des  batteries  de  I'opinion,  vous  y  pouvez 
impunement  piller,  tuer,  assassiner.  Veut-on  savoir  ce  que 
peut  un  journal  en  Amerique  ?  la  recente  anecdote  que 
voici  eclairera  le  lecleur. 

Un  creancier  vient  reclamer  la  somme  qui  lui  est  due; 
son  debiteur  se  libere  au  moyen  d'un  couteau  qui  lue  le 
creancier.  Le  cadavre  reste  sur  le  plancher.  Pour  se  deli- 
vrer  encore  de  ce  nouvel  embarras,  le  nieurlrier,  qui  est 
un  libraire,  decoupe  le  cadavre,  le  sale  proprement,  place 
les  morceaux  dans  une  boile  entre  six  couches  de  sel,  cloue 
la  boite,  la  goudronne,  I'enveloppe,  la  ficelle,  I'etiquette, 
et  y  ajoute  cette  inscription  :  Pore  sale. 

Tout  ceci  se  passe  a  Boston ,  chez  les  democrates 
d'Amerique.  La  boile  est  jetee  a  bord  d'un  vaisseau  et 
espediee  je  ne  sais  oil.  Par  malheur,  I'homme  sale  avail 
du  sang,  et  le  sel  n'etait  pas  en  quantile  sufflsante;  le 
sang  coula,  et  la  boite  ouverte  envoya  le  libraire  Colt 
(c'est  son  nom)  repondre  de  son  alroce  cuisine  devant 
un  jury  de  citoyens  americains.  Trois  fois  juge ,  trois 
fois  remis  en  cause,  toujours  condamne,  toujours  vivant, 
il  existait  encore  il  y  a  peu  de  mois,  et  Ton  s'iBteressait 
a  lui;  ses  parents  etaient  riches,  ses  amis  puissants,  il 
n'elait  pas  de  sang  mele,  il  tenait  d'une  part  au  com- 
merce, et  d'une  autre  aux  journaux.  C'est  la,  6  philo- 
sophes,  I'aristocratie  de  la  democralie.  Un  journal  de  New- 
York,  dirige  par  un  nomme  Bennett,  ami  de  Colt,  trouve 
la  cause  du  saleur,  du  cuisinier  humain,  bonne  et  curieua 
a  defendre.et  ilia  defend.  Unenie  pas  la  salaison,  ce  serai,  - 
absurde  el  maladroit,  il  I'avoue.  Apprentis  avocats  dC 
causes  noires,  jeunes  suppots  de  ce  grand  art  des  alchi- 
mistes  de  la  parole,  instruisez-vous,  et  apprenez  ce  que 
peut  I'opinion  egaree. 

Noire  journal  new-yorkiste  s'y  prend  ainsi.  Le  lend© 
main  du  proces,  son  premier-New- York,  en  groscaracteres, 
donne  la  description  de  la  seance  arrangee  en  melodrame. 
«  Voici  la  none,  les morceaux,  le  couperet,  les  habits:  quel 
supplice  poor  raceme!  Voici  safeminei  ses  enknts,  ses  amis ! 


LB  SAVOIR-VIYRE    EN    EUROPE 


270 


Pauvre  nomine,  d.ins  quelle  surejcitation  et  quelle  ivresse  se 
trouvail-il  plonge  quand  il  a  sale  son  semblable  1 »  Les  dix 
heures  de  supfili.-e  du  crimiDel  pendant  le  proces,  sa  dou- 
leur,  son  repenlir,  sa  confession  (confession  fausse  qui  le 
disculpe),  occupentdeuxou  trois  pages.  Plus  le  journaliste 
va,  plus  il  s'atteudrit.  «  Subirune  telle  torture,  dil-il,  c'est 
avoir  puni  d'une  maniere  aumoinssufOsante.  OBennelt !  dra- 
maturge magnilique  I  jen'aipaslu  deuxde  tes  pages  que  je 
me  sens  convaincu.  Ce  vertueux  assassin  me  fend  le  coeur, 
Lorsque  le  jury  passe  huit  heures  a  deliberer,  Colt  ne 
devient  pas  seulement  un  objet  de  pilie,  c'est  un  heros. 
0  Bennett !  Cult  etend  son  manleau  sur  les  banquettes  et 
s'endort  paisiblement,  pendant  que  sa  mort  ou  sa  vie  se 
diicident.  II  dort,  ce  juste,  et  le  president  du  JU17  vient, 
d'une  voix  Iremblante,  lui  annoncer  la  sentence.  Plusieurs 
membres  du  jury  fondent  en  larmes,  Colt  est  foudroye. 
Enlin  Bennett,  I'admirable  Bennett,  s'ecrie  :  «  Sera-t-il 
pendu?  C'est  la  question.  Lui  accordera-t-on  une  revision 
du  proces?  Et  le  gouverneur  oscra-t-il  lui  donner  sa 
grace  ?  » 

11  n'a  )ias  ose  donner  cette  grace,  mais  on  n'a  pas  ose 
punir  le  meurlrier;  la  main  du  bourreau  n'a  pas  touche 
le  protege  de  ropinion;  mais  Colt  s'est  suicide  apres  trois 
ans  de  delais.  II  faut  lire  ce  que  rapportent,  au  sujet  de  la 
pressc  en  Amerique,  tons  les  ecrivaius  anglais  etamericains. 
(Juel()ues  citoyens  dcs  Elals-Dnis  ont  eu  le  courage  de  dire 
la  verite,  cl  ils  ont  couru  des  dangers  tres-rcels.  «  La  liberte 
dc  la  peusee  et  de  la  parole,  dit  quelque  part  un  pliilosophe 
allemand,  ne  semble  pas  faire  de  grands  progres  sur  la 
surface  du  globe.  Deja  un  Anglais  m'a  denonce  a  la  ma- 
lediction publique,  comme  ayant  ose  dire  que  Byron  et 
Waller  Scott  ccrivaient  mieux  que  la  pUipart  de  leurs 
successeurs.  beja  un  Ilalien  de  beaucoup  d'esprit  m'a  livre 
a  I'analheme  italien,  comme  ayant  avance  que  la  peninsule 
aclufUeesl  un  pen  dijehue.  On  m'annonce,  et  cela  me  tlatte 
CNlrememcnt,  quayant  medit  de  la  Chine,  je  serai  pro- 
chainement  mis  en  pieces  par  le  mandarin  Uou-lou-fou, 
qui  prend  la  defense  du  pays  des  theieres.  Deux  ou  trois 
Amoricains  des  Elats-Unis  ne  suivront-ils  pas  son  exemple, 
et  serai-je  pendu  en  efDgie  a  Boston,  comme  I'a  ete  recem- 
ment  un  voyageur  qui  avail  deplu  ?  Le  libre  penseur  oii  se 
refugicra-t-il  bienlot?  Pour  s'exprimer  sans  reticence  sur 
mie  contree  quelconque,  il  faudra  fonder  une  inqirimerie 
dans  une  ile  deserte,  du  cote  du  pole.  La  facilite  et  la 
rapidito  des  communications  semblent  avoir  rcprime,  au 
lieu  de  I'encourager,  I'independance  des  idees,  et  bienlut 
I'oji  reconnailra  avec  etonnement  que  la  typographic,  ce 
second  verbe  de  I'humanite,  lui  a  ete  donnee,  comme  la 
parole,  pour  deguiser  sa  pensee.  » 

II  faut  citer  en  Amerique  quelques  penseurs  indepen- 
dants,  quelques  heros  du  courage  moral,  qui  sont  Clay, 
Webster,  le  docteur  Channing,  Fenimore  Cooper  et  Gar- 
rcsson.  Ce  dernier  a  soutenu  Ics  droits  de  I'esclave  au  peril 
de  sa  vie.  Mais  dans  un  pays  oil  personne  ne  veut  servir, 
comment  se  passer  d'esclaves?  Les  sonnettes  sont  bannies, 
sous  preteste  que  cet  usage  est  humiliant.  Les  domestiques, 
ou  plutot  les  aides  (helps) ,  car  iln'y  a  pas  de  domestiques, 
vous  laissent  altendrc  dcs  heures  entieres.  Ce  chapitre  des 
domestiques  est  intarissable  en  plaisanteries  plus  ou  moins 
bonnes;  chaque  jour  est  temoin  des  plus  originales  aven- 
tures.  Une  maitresse  de  maison  attendait  quelques  amis  a 
souper;  ils  vinrenttard,  les  mets  etaient  deposes  dans  un 
de  ces  poeles  porlalifs  destines  a  en  conserver  la  chaleur. 


et  places  dans  le  lieu  du  repas.  Lor.>!que  les  convives  en- 
trerent,  on  apergut  le  domestique  assis  a  table  et  demolis- 
sant,  pour  son  usage  personnel,  une  tres-belle  volaille. 
Aux  reprochcs  qui  lui  furent  falt#  It  repondit :  a  personne 
ne  venail,  tout  aurait  ete  frold.  d  On  autre  laquais,  dont 
miss  Martineau  raconle  rhistoire ,  recut  de  sa  mailresse 
I'ordre  de  ne  rien  falre  cl  de  ne  rien  dire  pendant  toute  la 
soiree,  mais  d'examiner  seulement  si  cliacun  avail  dusucre 
et  du  lait  dans  son  the.  Peddonl  deux  heures  i  pen  pres,  il 
accomplit  Cdelement  ceKe  mission,  puis  il  ouvrit  la  porte 
et  s'en  alia.  Un  reroords  le  prit  lout  It  coup,  et,  enlre- 
bSillant  la  porte,  il  s'adrcssa  aux  personncs  qui  occupaient 
un  canape  silue  a  I'autre  coin  de  la  chambre  ;  u  Ohe,  la- 
bas,  cria-t-il  de  toutes  fes  forces,  y  a-t-il  encore  du  sucre?)) 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  relations  de  doraesticite 
que  I'influence  de  la  destruction  des  classes  se  fait  sentir. 
La,  comme  en  France,  le  commerce  et  In  production 
deviennent  democrntiques,  c'est -a -dire,  s'abnissent.  Les 
acheteurs  ne  se  classent  plus ;  les  consommateurs  sont  sur 
un  pied  d'egalile;  les  fabricants  et  les  vcndcurs  n'ont  plus 
qu'un  seul  niveau.  On  fait  vite  et  assez  bien  pour  que  la 
marchandise  soil  acceptee.  On  fabriqueau  pas  de  course; 
on  achete  de  mfme;  de  Id  une  mediocrile  g^ncrale  dans 
les  produils.  Qu'importele  plus  ou  moins  de  perfection? 
Une  teinle  generate  s'empare  dece  pays  aussi  romanesque 
par  les  faits  qu'il  Test  peu  par  les  moeurs.  Ce  melange 
d'Allemands,  d'Espagnols,  d'Irlaudais,  d'Ecossais,  de  Fran- 
cais,  tombant  a  la  fois  dans  la  masse  anglo-saxonne  et 
hollandaise  qui  fait  I'ancien  fond  de  la  colonic,  devait 
donner  les  fruits  les  plus  bizarres.  NuUement.  Ces  couleurs 
hostiles  s'amortissent  et  s'eteignent,  comme  la  fusion  de 
toutes  les  nuances  aboutit  sur  la  palette  d'un  peintre  a  une 
teinte  grise  et  sans  nom.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  la-bas 
de  terribles  drames  de  la  vie  reelle.  Du  cote  des  monlagncs 
Rocheuses,  et  vers  les  regions  du  Sud,  la  vie  dcs  colons  est 
sauvage  a  epouvanter;  la  loi  se  tait  ou  resle  impuissante. 
II  se  fait  dans  ces  solitudes  dfiS  actions  effroyabks  el  in- 
connues.  On  s'est  fort  etonne  en  Europe  de  cette  association 
indoustanique  desThUgS  et  desPhansegars,  qui  etranglaieut 
scientifiquement  les  voyageurs  Kir  les  gi-andes  routes,  et 
qui  conslituaient  une  secte  religieuse.  Le  petit  volume 
public  a  Boston,  et  intitule  :  Vit  de  Murel  el  ses  Con- 
fessions, prouve  que  le  mefflc  geore  d'associalion,  souinis 
a  des  combinaisons  et  i  des  lois  pllis  raffinees,  comme  il 
convient  aux  pelils-flls  de  la  vicille  civilisation  europeenne, 
existail,  il  y  a  cinq  ans  seulement,  aUx  Elal^-Unis.  Meme 
concours  de  volonte  poUr  le  mal  et  le  lucre ;  meme  cupi- 
dite,  meme  secret,  meme  Irregulorito  savante  dans  I'exe- 
cution  des  meurlres.  C'est  sur  les  bords  du  Mississipi  que 
se  passent  en  gencl-al  ces  terribles  scenes;  flcuve  boueux 
et  sanglant,  dont  les  vagues,  dit  un  AracricSin,  ont  englouti 
plus  de  cadavres,  el  les  rives  cache  plus  de  crimes  quon 
ne  le  saura  jamais.  Certes,  un  ecrivaiii  dc  genie  lireiait 
grand  pftrli  de  la  vie  de  Murtl,  de  celle  de  Mike,  des 
recils  consacres  par  les  jouinaux  &  la  perte  des  bateaux  a 
vapeur  le  Home  et  la  Moselle.  Il  sufDt  de  pnrcoUrir  les 
proces-verbaux  dcs  tribunaux,  tels  que  les  papiers  publics 
les  donnent,  pour  reconnallre  les  malcriaux  d^afnaliques 
dont  I'Amerique  regorge  dans  son  etat  de  fdUrnaise  oii  se 
forge,  comme  un  fer  rouge,  la  societe  dc  I'avenir. 

Pour  nous,  en  Europe,  nous  sommes  forces  de  nous  en 
tenir  a  quelques  originalites  assez  peu  importantes,  telles 
que  la  culture  extraordinaire  et  merveilleuse  de  00s  btrbet. 


S80  LE   SAVOIR- VIVRE    EN   EUROPE. 

Les  Aniericaiiis,  £;cns  aclifs  nui  coniiaisscnt  le  jnix  dii 


Icitips  et  qiu  savent  co  que  toute  do  minutes  la  proprete 
indispensable  de  ce  bel  appcndice,  ont  en  general  le  mcnton 
rase  de  Ires-pres  On  ne  trouve  qu'en  France  les  deux 
types  pretenlieux  et  originaux  que  voici : 


Leeran(lI)Ouill«ar.em«ntam«ricainlaissesubsisler,comme 


jel'aidit,  quelques-unsdcsanciens traits  nationaux : I'enlre-  , 
prenanleenei'gie  el  la  patienle  audace  dii  Saxon,  la  temerile 
indomplabli'  du  IVornianil,  nn  cockncyisme  exagci''.',  la  vul- 
garite  deWapping,  le  calmo  sterile  et  Tegoisme  chiffre  de 
Leaden-llall-Slreel,  la  smartness  avcnlurensc  du  blackleg, 
la  rigueur  formaliste  et  exterienre  du  purilain.  La  vieille 
nalionalile  anglaise  n'a  pas  encore  en  le  temps  de  se  ras- 
seoir,  de  sn  raffiner  el  de  se  Iranslbrnicr  lolalemenl;  ninis 
elle  y  parviendra,  et  bienlot  on  ne  reconnaitra  plus  sa 
descendance.  Cliaque  jour,  la  metamorphose  avance,  et 
beaucoup  de  gens  ne  se  doulent  guere  de  ce  qui  sccree  sous 
leurs  yeux.  En  -1606,  les  gormes  d'une  rcpublique  rem- 
plissait  TAmeriquc  ;  personne  ne  s'en  doutait.  Aujourd'hui, 
une  Europe  colossale  se  forme  lii-bas,  et  Ton  n'y  pense 
guere.  Que  deviendra  cctte  civilisation  purilaine,  soumise  a 
unc  education  niallu'matique?  C'est  la  premiere  fois  que 
Ton  tente  un  pareil  essai,  et  que  la  pbilanlbropie,  les  arts, 
la  religion  elle-meme,  se  forniulent  par  racines  cubiques 
et  par  cosiniis.  Le  capitaine  Hall  rapporte  que  les  jeunes 
gens  de  ri'cole  mililaire  de  West-Point  perdent  lours  nonis 
et  sont  classes  matliemaliquemcnt  cnnime  dcs  chiffres.  Cetta 
reduction  de  I'bomnie  a  I'elnl  de  cbiffrcs  fonclionnera-l-elle 
bicn?  On  le  saura  plus  lard.  Marriult  donne  une  jireuve 
curieuse  de  celte  roynule  du  cliilTre  :  deux  jeunes  fenmies 
en  diligence  parlent  de  leur  bonnel,  et  en  parlent  malhe- 
maliquement. 

Une  lelle  organisation  sociale  ne  favorise  point  la  lilte- 
ralure  et  n'en  a  pas-besoin.  Celte  nation  de  fourmis  labo- 
rieuses,  d'abeilles  actives,  d'elres  humains,  dont  le  mouve- 
ment  de  creation  est  incessant,  qui  ne  se  donnent  pas  la 
temps  de  manger,  qui  meprisent  leloisir,  qui  abhorrent  le 
repos,  est  dans  la  situation  la  plus  detestable  pour  I'art  el  la 
poesie.  Elle  compte  cependaut  quelques  iraitateurs  heurcus 
de  I'ancienne  litteratiu-e  anglaise.  Cnmme  orateurs  polili- 
ques,  Webster,  Clay,  Everett,  Coss;comme  bistoriens,  Ban- 
croft, Scboolcrafl,  Butler,  Carey,  Pitkins,  Prescotl,  Sparks ; 
les  polygrnpbes  Neal,  Child,  Sleevens,  Leslie,  Sedgewick, 
Sanderson,  Willis, Hall,  Fay, Washington  Irving;  les  roman- 
ciers Paulding,  Ingraham,  Kennedy,  Bird,  Fenimore  Cooper; 
les  poeles  Drake,  Longfellow,  Sigourney,  Bryant,  llalbcck; 
les  legistesKent,  Sloryelllall;  maissurloull'bonime  coura- 
geux  qui  a  dii  aux  Americains  lenrs  dangers,  qui  leur  a  indi- 
que  les  ecueils  centre  lesquels  leur  prosperile  pent  faire 
naufrage,  ledocteur  Channing.  Le  grand caraclere  du  talent 
manque  ,i  la  pluparl;  ils  ne  soul  pas  originanx.  C'est  un  fait 
incontestable,  quedepuisrintroduclion  etiedeveloppcment 
de  I'elemenl  democralique  en  France,  I'originalile  s'y  est 
egalement  abaissoe;  ni  la  France  ni  FAmerique  ne  pos- 
sedent  aujourd'hui  d'ecrivains  aussi  hardis  que  le  furent 
Montaigne,  Bacon,  Slerne,  Swift,  Moliere,  Cervantes  et 
I  llabelais.  C'est  que  le  gouvernement  des  masses,  chose 
I  clrange,  ne  developpe  pas  la  liberie  de  I'espril ;  il  relouffe, 
et  par  une  raison  malhemalique.  Lorsque  tous  ont  droit 
sur  tous,  quiconque  se  delache  des  aulres  blesse  les  droits 
de  tous.  Comment  concilier  I'originalile  avec  I'egalite? 
L'elegance  et  I'exaclitude,  la  magniloquence  ou  I'affelerie, 
pourront  s'accorder  avec  de  lelles  mCEurs;  la  liberie  et 
i'originalile,  jamais. 

Faute  d'uiie  lideralure  et  d'une  poesie  originales,  on  a 
essaye,  en  Amcrique,  celle  liltcralure  des  slimulanls  etdes 
causliques,  qui  n'a  pas  encore  dii  son  dernier  mot  en 
France,  mais  qui  cependant  marche,  et  ne  va  pas  mal.  Les 
Americains  nous  ont  depasses.  Nos  representations  dra- 


BKi:TtSH 
HISTORY. 


Typographic  d'A.  Rcnfi. 


\mu  uu. 


PETITES   MORALES. 


2S. 


)natii|ues  n'ont  pns  atlcintle  degre  d'excitalion  et  de  puis- 
sance oblenu  recemmcnt  par  un  divime  americain.  C'est  le 
clicf-d'oeuvre  du  genre  que  ce  draine,  quj  doil  desespeier 
!es  modernes  crcaleurs ;  il  a  pour  litre  les  Regions  il\[cr- 
nales,  el  Ton  ne  se  lasse  pas  de  Ic  represenler  dans  toules 
ks  provinces  de  I'Union.  L'nuteur  n'a  fait  aucnn  frai-  de 
dialogue.  Ce  sent  des  damnes,  des  pendus,  dcs  cliaudieres, 
des  supplices,  des  ecartelemcnls,  dcs  flammes  rouges,  des 
liurlcments,  des grinccnienls ;  unc  obscurile  niclee  desillons 
de  feu,  des  mares  de  sang  des  sanglols  planitifs,  des  foules 
deniallieure'.ixplongcsdans  lapoix  ljouillantc,etdesdiables 
qui  arraclient  des  lanieres  de  chair  liuinaine.  Tout  ■cela 
remplace  Soplioclc,  Shakespeare  ct  Corncille  avec  beau- 
coup  d'avantagc.  Les  Americains  soul  touches  de  ce  grand 
patliutique;  ils  n'ont  pas  le  temps  jle  lire;  ils  batissenl, 
creuseut  dcs  canaux,  defricheiit,  labourent ,  et  passent 
coninie  un  eclair  d'un  bout  de  I'Ameriipie  a  I'autre.  'Un 
tel  pcuple  ne  pent  pas  etre  i."'?llccluel ;  en  fait  d'art 
comme  de  poesie,  la  premiere  condition,  c'csl  le  rapes; 
seul  il  est  fecond.  ^ 


PETITES  MORALES. 


GARNET  DUN  VIEUX  CURfi. 

Druses.  —  Arcliiteciure  ia  mojen  Jgc.  —  Jeanne  d'Are. 

BHUGES  (1 ). 

11  y  a  trois  villes  curieuses  a  visiter,  trois  cites  a  la  fois 
niortes  et  vivantes,  trois  debris  iiiteressants  et  bizarres,  qui 
portent  teraoignage,  au  milieu  de  la  civilisation  moJerne, 
des  antiques  splendeurs  et  des  curieuses  annales  du  moyen 
age  :  c'cst  Bruges,  Vcnise  et  Cordoue.  La  singularitii  et  la 
grandeur  eteintes  des  moeurs  musulmanes  elablies  en  Es- 
pagne  respireut  oncore  dans  cette  derniere  ville;  on  peut 
aller  a  Venise  admirer  les  derniers  restes  d'une  republii|ue 
sous  le  joug  de  laquelle  unc  parlie  de  rOrient  a  tremble. 
Mais  peul-etre  la  plus  digne  d'observation  enire  ces  trois 
curiosites  remarquables  est-elle  cette  cite  de  Brujes,  .senii- 
espagnole,  semi-llamande,  melee  de  severile  et  d'elegance, 
de  grace  et  de  bizarrerie.  Arrelez-vous  en  face  de  cet  hotel 
de  ville  dout  les  decoupures  fines  et  delices  le  font  res- 
sembler  a  un  bijou  architectural.  (Juel  ciscau  hardi  et  a  la 
fois  ingenieux  a  fouille  ces  ciselures,  a  dispone  ces  orne- 
meuts,  mele  si  liabilement  la  coquetterie  a  la  solidile? 
Voila  de  quelles  creations  I'art  et  les  temps  Chretiens  ctaient 
capables.  Aujourd'hui  I'herbe  pousse  dans  ces  ruesdesertes; 
aujourJ'hui  le  silence  plane  sur  ces  rues  jadis  animccs  par 
un  si  brillanl  commerce;  et  Ton  doil  savoir  gre  a  I'artiste 
qui  reproduit  el  conserve  ces  souvenirs  perissablcs  dun 
monde  qui  tut  si  grand  et  qui  s'elface  tous  les  jours. 

())  Vol/,  la  belle  cravure  ao  burin  que  les  edileurs  du  Lirre  des  (amilks 
som  heureui  d'offnt  !i  leurs  lecieurs. 


FIERRe-PADX  RDBEMS. 


Combien  Ton  se  tromperait  si  I'on  jugeai!  le  genia  fla- 
mand  d'apres  je  nc  sais  quelle  reputation  factice  de  pro- 
salque  simplicitc  et  de  ferlilite  vulgaire ,  a  laquelle  a  con- 
tribue  sans  doute  I'aspect  de  vastes  plaines  couvertes  de 
nioi'sons  et  des  chaumieres  qui  s'y  trouvent  scmees.  La 
Flandrc,  comme  le  prouvent  si  bien  les  edifices  merveilleux 
de  Bruges,  d'Anvers  el  de  Bruxclles;  la  Flandre,  si  emi- 
nemnient  chrctienne,  est  un  des  principaux  centres  de  la 
civilisation  arlislique  De  niemc  (pie  Raphael  est  le  repre- 
sentant  ideal  de  la  grace  et  de  la  beaute  italienncs,  llubens 
est  le  symljole  de  la  vie  exteiieure,  brillante,  de  la  force  cl 
de  la  fecondite  beiges.  Aucuue  vie  ne  fut  plus  splcndide  et 
plus  occupee  que  celle  de  Rub?ns.  Ami  des  grands,  bien- 
venu  de  tous,  accueilli  des  rois,  employe  dans  des  missions 
diplomaliques,  il  produisit  dans  le  cours  de  sa  vie  la 
somnie  vraiment  prodigieusc  de  quatoize  cent  soixanle  el 
un  ouvrages,  dessins  ou  tableaux,  la  plupart  des  rhcfs- 
d'ceuvre.  Son  habitation  clait  un  palais.  De  son  atelier  sor- 
lirent  la  plupart  des  illustrations  arlisliqucs  du  siecle  sui- 
vanl.  Ce  modele  des  genlilshoinnies ,  dcs  arlisles  et  des 
gens  d'esprit,  meritail  bien  qu'une  Liographie  sp^ciale  lui 
fut  consacrec ;  el  nous  ne  pouvons  trop  recommander  a  nos 
lecteurs  rexcellent  ouvrage  de  M.  Andre  van  Uasselt,  inti- 
tule :  Hisloire  de  la  vie  el  des  ouvrages  de  Ritbens. 
Dans  noire  prochairt  numero,  nous  donnerons  le  resume 
complel  de  cette  vie  d'artisle  si  brillante  cl  si  bien  remplie. 


JXANSTE  O'AaC. 

Au  moment  oii  le  nom  de  cette  heroine  retcntit  a  la  fois 
au  college  deFranceetiila  chambre  des  dqniles.  rappelons 
ici  ce  grand  souvenir  chretiep,  el  empruntons  a  I'un  dcs 
poiltes  de  ces  derniers  temps  le  beau  recit  dc  sa  mission 
divine.  Jeanne  d'.\rc  s'adresse  en  ces  mots  au  due  de  Bed- 
ford : 

Prince,  je  vous  dirai  la  simple  viirile  : 

Quand  dcja  les  Anj^his  devasUuent  ce  roy.iunie, 

Prcs  des  bordsdu  la  Sleuse,  ct  sous  un  luit  de  cliaume, 

Mes  parents  ni'elevaienl  a  cote  de  mes  sa-urs, 

Et  tic  la  charile  ni'cnseignaient  les  douceurs. 

.Tclais  dans  I'jgc  heureux  que  la  paix  accomp.igne; 

IJuranl  le  jour  j'allais  de  montapnc  en  monta;;nc 

Conduiro  nos  Iroupeaux,  ou,  chcrcliant  Ic  saint  lieu, 

Chanler  dcvant  I'autel  les  louangcs  de  Dieu. 

Deux  besoiiis  de  nion  coeur,  raumont*  ct  la  pricrc, 

Rcniplissaiont  mes  instants...  Dans  noire  iiumble chaumiere 

On  nic  parlait  souvent  des  maux  de  mon  pays, 

De  nos  i)rinees  captifs,  par  leurs  sujcts  trahis. 

Et  moi,  me  conOant  en  la  main  quidelivrc, 

Je  nic  faisais  relire,  aux  pages  du  saint  livre, 

L'liistoirc  du  bcrgcr  que  protcgcait  le  cici, 

Ou  licbora  partant  pour  sauvcr  Israel. 

Bientot  d'affreux  vainqucurs  en  nos  champs  accoururenl, 

Nos  troupeaiix,  nos  moissoiis  dcvant  eux  disparnrest; 

Dans  Ic  fond  dcs  forcts  il  fallut  nous  caclier, 

Et  du  toil  paternel  deux  fois  nous  arraeher. 

Parloul  dcs  cris,  du  sang,  d'eternellcs  alannes, 

El  jc  vis  bien  souvent,  non  sans  verser  des  larmes, 

Kossoldats  mutiles,  que  rAnglaisinsultait, 

Tcndrc  a  la  charilc  Ic  bras  qui  Icur  restait. 

36 


CHRONIQUES  ET  LEGENDES. 


Nous  attendtons  la  mort,  nous  la  croyions  prochaitie. 
Un  jourje  m'arretui  Ireniblante  au  \>k\\  il'uii  cluinc ; 
J'y  pleural  bicn  longtenips,  et,  tonilKmt  a  gcnoux, 
Je  mccriai  :  Seigneur,  ayezpilte  do  nous! 
Voyeznos  rois  proscnts,  nos  villes  alarmcts! 
ri'etes-vous  plus  le  Diou  qui  commandc  aux  armces? 
Si  nos  fautes  du  cicl  allument  le  courroux, 
Ke  frappez  que  men  sculc;  oui,  jc  nrolVre  pour  tous. 

Rendez,  rendcz  la  France  a  sa  gloire  premiere 

Je  parlais et  soudain  dans  des  tlots  de  lumiure, 

Au  bruit  miraculeux  des  celestes  concerts, 

Une  vierge  des  cieux  m'apparut  dans  Ics  airs. 

G  Tes  vcEux  sont  exauces;  leve-toi,  me  dit-cile. 

«  Berj^ere  commc  toi,  simple  ct  faible  mortelle, 

c  J'ai  porte  la  houlette,  et  priant  dans  men  cceut, 

a  Protege  nos  cites  contra  Attila  vainqucur. 

a  Paris  revere  en  moi  sa  celeste  patronne. 

«  Le  Seigneur  te  destine  a  la  raeme  couronne. 

«  Et  tu  dois,  dclivrant  nos  remparts  asscrvis, 

«  Degager  les  serments  qu'U  a  fails  a  Clovis. 

a  II  parle  par  ma  voix;  sor  ordre  ici  m'amene. 

a  II  ne  veut  s'appuyer  d'aucune  gloire  liumaine. 

«  Et,  n'oiTrant  aux  Frangais  qu'un  roseju  pour  soutien, 

«  Son  glaive  deviendra  visible  pres  du  tien. 

G  Pars,  Orleans  t'appelle  ensa  fidele  enceinte, 

a  Et  le  front  de  ton  roi  demande  I'huile  sainte.  » 

La  vision  celeste  a  ces  mots  s'euvola  ; 

Mais  ses  feux  m'embrasaient,  oui,  je  les  scntais  la. 

Je  portais  dans  mon  sein  sa  promesse  ijravee  ; 

Je  briilais  pour  la  palmc  a  mcs  mains  ri^servee  : 


Affranchir  son  pays  est  un  bicn  pr^cicux, 

Qu'on  nc  refuse  pas  lorsqu'on  I'obtient  des  cieux. 

lie  ce  don  solennel  chaque  jour  plus  eprise, 

JVmbrassais  en  espoir  I'heroiquc  cnlreprisc, 

Mcs  jours  etaient  troubles,  mon  sommeil  sans  repos; 

J'agitais  sur  mon  front  d'invisibles  dnipeaux, 

Et  jc  ne  pouvais  voir,  dans  mes  saintes  alarmcs, 

Un  panache  ennemi  sans  demander  des  amies 

Surpris  de  mes  transports,  ignorant  mon  dessein, 

Mes  parents  effrayes  me  prcssaicnt  sur  leur  sein. 

Dans  les  bois,  dans  les  murs  de  notre  saiutc  cbapclle, 

ToujourslamOme  voix...  «  Dicut'attend...  Dieu  t'appelle  !d 

Je  partis... 

BEDFORD. 

Quels  guerriers  conduisirent  vos  pas? 

JEANNE    d'aRC. 

Ceux  qui  m'accompagnaient  ne  me  conduisaient  pas. 
C'est  moi  qui,  dirigeant  leur  escorte  invincible, 
Leur  niontrais  une  route  a  tout  autre  impossible. 
Dans  le  camp  des  Francais  rcgnait  un  morne  elTroi, 
Tous  prcssaicnt  en  pleurant  I'exil  du  jeune  roi. 
J'arrive,  un  cri  de  guerre  au  mcme  instant  s'elcve... 
De  Martcl  dans  Fierbois  on  court  chercber  le  glaive ; 
^ous  marchons,  et  ma  voix  fait  passer  dans  nus  rangs 
Ces  transports  enflammes  qui  chassent  les  tyrans. 
Voila ,  prince,  quelle  est  I'bistuirc  de  ma  vie ; 
Je  n'ai  point  mi5rite  qu'elle  me  soit  ravie. 
Ge  ciel  qu'on  osc  ici  m'accuser  de  trahir 
Avail  tout  command^  :  jc  n  ai  fail  qu'obeir. 


CHRONIQUES  ET  LEGENDES  DU  MOYEN  AGE. 


COTZnNIC  (1). 


i 


'fiBfi  BK  coEt! 


La  veille  de  la  Saint-Nicolas,  une  societe  de  parents  it 
(I'amis  s'etait  reunie  le  soir  dans  la  petite  maison  que  pos- 

(1)  TraditiOQ  Iraduiie  de  I'allemand.  Nous  plai^oiis  dans  le  cours  du 
lecil.pourlinslruaioude  nos  eunes  leclcurs,  la  reprii&enutioa  Ueuroc 
des  divers  systimes  aslrooomiqucs. 


sedait  ii  Bnlogne  Nicolas  Copernic,  afln  de  celebrer  avec 
liii  la  fete  de  sou  patron  et  la  sieniie  en  meine  temps.  Deux 
vieilles  coiislnes  du  grand  homnie,  qui  demeuraicnt  avec 
hii,  avaieut  resolu  do  jouer  devaiit  lui,  a  cette  occasion, 
une  petite  comedie  allegoriipie  ayani  pour  sujet  la  recente 
decouvertc  de  cct  inimortel  aslronome.Les  preparatifs  sce- 
niques  etaient  deja  prcsque  cnlicrcmcnt  lerniiiics,  lors- 


cnnoNiQUES 

qu'un  homme  assez  pauvrement  vetu  se  presenle,  deman- 
dant conime  faveur  d'assisler  u  la  representalioii  qui  allait 
avoir  lieu  ;  sur  un  ijeste  iifOnnalil'  dc  Copernic,  il  s'assit  au 
milieu  dun  groupe  de  spoclateurs. 

Le  niailre  presidait  cclle  asseniblec,  assis  dans  son  grand 
fauleuil,  la  lele  couvei'te  dc  -la  tlassique  caloUe  noire,  et 
il  convcrsait  avec  son  ami  d'enfance,  le  seigneur  Jai- pies 
Batlista,  qui  elail  pai'li  ilc  Milan  on  il  reniplissail  les  I'lnic- 
tionsdeprofesseur,  pour  |]rendresaparl  du  diverlissenienl. 
La  niajorile  des  assislauls  se  eomposail  de  ligurcs  venera- 
Ijles,  sur  lesquelles  il  etait  facile  de  lire  ipie  des  sciences 
abstraites  ell'elude  de  I'aslrononiie  elaienl  pour  lieaueoup 
dans  les  rides  qui  les  sillonnaient  profondemenl.  Connais- 
sant  leur  amour  pour  ce  qui  se  rallacliait  au  priigres  des 
connaissanccs  humaines,  Copernic  n'avait  pas  liesile  a  leur 
devoiler  la  grande  revolution  qu'il  avait  operee  dans  le 
royaume  celeste.  Robert  et  I'aul,  deux  jeunes  gens  qui 
aclievaient  leur  education  a  Bulogne,  etaicut  les  sfulsctu- 
diants  qu'il  ciit  admis  a  cettc  soiree,  et  encore  s'il  I'avait 
fait,  c'esl  qu'il  n'ignorait  pas  qu'ils  etaicnl  iittires  vers  lui, 
bien  plus  par  leur  amour  pour  sa  petite  niece  Sopliii', 
charmante  enfant  de  seize  ans,  qui  croissait  a  I'ondjre  des 
ades  protectrices  des  deux  vieillcs  lilies,  que  pour  leur 
amour  pour  I'astronomie. 

Kous  craindrions  d'abuser  de  la  patience  de  nos  lecteurs 
si  nous  essajions  de  leur  donner  une  idee  exaete  et  circon- 
stanciee  dc  la  comedie  cpi'on  vajouer,  on  pour  niii'uxdire, 
qu'onjoue  en  ce  moment  devant  le  vieux  professeur.  iSous 
nous  contenterons  de  leur  en  tracer  une  courte  esi|uisse. 
Les  deux  cousines,  Genevieve  et  Therese,  remplissaient, 
I'une  le  rule  de  la  Terre,  I'autre  celui  du  Soleil ;  d'autres 
artistes  du  meme  genre  remplissaient  les  Planetes,  et  le 
chcEur  se  composait  des  Etoiles  fixes  et  des  EloiUs  erran- 
tes.  La  Terre  est  assise  sur  son  trone,  recevant  avec  or- 
gueil  les  hommages  de  ses  vassaux,  qui,  tons,  decrivent 
humbleraent  des  courbes  autour  d'elle.  Mais  bicnlul,  aigri 
par  Jupiter  et  par  Saturne,  le  Soleil  se  rcvolte  centre  la 
Terre,  et,  apres  de  longues  vicissitudes  et  des  scenes  plus 
longues  encore,  il  parvient  a  remporler,  et  ii  forcer  la 
Terre  a  tourner  autour  de  lui. 

Le  maltre  avait  ri  de  bon  coeur  pendant  cette  allegoric 
dialoguee,  et,  a  chaque  fois  qu'il  avait  apercu  une  allusion 
aux  savants,  ou  a  son  ennemi  le  vieux  docleur  de  I'adoue, 
il  n'avait  pas  manque  de  foirc  a  Baltista  un  signe  d'intelli- 
gence.  11  s'essuyait  encore  les  yeux,  et  les  cousines  com- 
menyaient  a  enlever  I'attirail  scenique ,  lorsqu'une  forme 
fanlastique,  se  glissaut  comme  une  apparition  entre  les 
lampes  et  les  planches,  se  posa  d'une  maniere  tragique, 
et,  au  grand  etunnement  de  toule  Tassembliie  et  des  acteurs 
cui-memes,  qui  ne  comptaient  pas  sur  ce  nouveau  ca- 
uarade,  adressa  a  Copernic  rallocution  suivante  : 

Infame  ndcromant,  dont  la  main  temeraire 
De  sou  trdne  internet  precipite  la  terre ! 
II  n'cst  point  d'anathenie,  11  n'est  point  d'echafaud 
Capables  dc  payor  tes  horribles  travaux .' 
Impiloyable  Ills,  dont  I'adresse  perfide 
Pour  flatter  le  soleil  comnitH  un  parricide, 
Tu  chcrcheras  en  vain  a  tuir  tonju^cment. 
Tu  portcras  ie  dcuil  jusqu'au  dernier  nionjcnl, 
£t  lo  bras  dc  la  terre  indisnemciil  tnbic 
Tuacra  lourdciucnl  sur  ta  tOte  d'iiiipie. 
Maudil  soil  Copernic  quand  (Copernic  niouria  ,' 
Uors  de  son  scin  alors  la  terre  le  vomira. 


ET  LEGENDES. 


283 


EtIecicI,  indign£desa  coupabic  audace, 
Au  milieu  des  demons  lui  marqucra  sa  place. 


Ces  vers,  declames  avec  energie,  jelerent  I'clfroi  dans 
I'Sme  des  auditcurs;  I'orateur  avait  disparu,  et  Ton  met- 
lail  en  deliberation  s'il  ne  serait  pas  a  propos  de  courir 
apres  lui  et  de  s'assurer  dc  sa  personne,  lorsque,  en  tour- 
nant  les  yeux  du  cole  dc  Copernic,  on  s'aperrut  qu'il  riait 
dc  eel  epilogue  d'aussi  bon  cceur  qu'il  avail  ri  de  la 
piece. 

«  .\  rpioi  bon  vous  occuper  de  ce  qu'a  dit  un  fou?  s'c- 
cria-t-il  en  remarquant  la  Iristesse  qui  se  peignait  sur  tous 
les  visages.  On  ne  pent  plaire  a  tout  le  raonde  ;  les  unsveu- 
lent  ceci,  les  aulres  veulentcela;  il  est  tres-diflicile  d'avoir 
raison,  mes  bons  amis,  et  quand  on  a  ce  bonheur,  il  faut 
laisser  clanier  lousceux  qui  ont  tort. 

—  Je  ne  serais  cependant  pas  faclic,  repondit  Jacques 
liattista,  de  savoir  quel  est  eel  avocat.  II  s'cstservi  d'ci- 
pressions  qui  m'ont  dccliire  le  cceur ;  ne  dirait-on  pas  a  I'en- 
teudre  que  vous  etes  un  horrible  pecbeur,  plus  criminel 
que  qui  ipie  ce  soit  au  monde;  qui  ne  devez  jouir  d'aucuu 
repos,  ni  sur  la  terre,  ni  dans  lii  tombe? 

—  Sans  doute,  repliqua  rastconnme  ;  c'est  cela  qu'il  a  dit. 
Mais,  croyez-moi,  sous  I'habit  de  ce  propliete  de  malbeur, 
se  cacliait,  j'en  suis  sur,  un  de  mes  ecoliers,  ou  quelque 
envoye  de  celte  ame  damnce  du  doctcur  de  Padoue.  Moa 
secret  n'a  pas  etc  plus  loin;  par  consequent,  mon  ami,  n'avez 
aucun  souci  de  toutes  ces  menaces.  » 

Ce  meme  jour,  vers  miuuit,  Copernic,  encore  assis  au 
milieu  de  ses  globes  et  de  ses  instruments,  poursuivait  la 
solution  d'un  probleme,  pendant  que  le  reste  dc  la  maison 
s'abandonnail  au  repos.  Tout  a  coup  il  entendit  marcher 
avec  precaution  sur  I'escalier,  cl,  avanl  qu'il  eiit  pu  se  re> 
nioltre  de  la  surprise  qu'une  visite  aussi  tardive  lui  causait, 
il  vit  s'approcher  de  sa  table  un  liomme  enveloppe  d'un 
large  manleau,  dans  lequel  il  reconnut,  avec  une  surprise 
jilus  gi-ande  encore  que  la  premiere,  le  neveu  du  due  re- 
gnant, le  prince  Benedict.  II  se  leva,  et  apercut  sur  sa  phy- 
sionnmie  reguliere,  mais  palie  par  le  feu  des  passions,  des 
nuages  dccolere  et  de  melancolie.Le  prince  remarqua  I'e- 
tonnemcnt  et  riuquictudc  de  I'astronome,  il  soupira,  et,  se 
jclantdans  un  fauteuil,  il  dit  apres  une  courte  pause  : 

«  Je  viens  bien  tard  chez  vous,mjitre  Copernic ;  mais  j'y 
suis  force  par  une  prophetic  qui  m'a  ele  faite,  il  n'y  a  que  ' 
quelques  heures,  et  que  je  ne  puiscompi-endre,  quoique  je 
laie  lournee  dans  tous  lessens.  J'etais  etendu  sur  un  sofa 
dans  ranlichambre  de  la  duchesse,  fatigue  de  runiformite 
de  mon  service,  enuuye  des  exigences  de  Tetiquelte,  dc- 
goiite  peut-etre  meme  de  la  vie  ;  mes  sens  elaient  plonges 
dans  une  espece  d'alonie  que  suivit  bientot  un  profond  as- 
soupissement.  Lesobjets  exlerieurs  se  transfornierent  fan- 
tastiquement  devant  moi,  et  la  gaze  riante  des  soiiges  se 
souleva  a  mes  yeux.  Des  splendides  ajiparlements  du  pa- 
lais,  mon  esprit  se  trouva  transporte  dans  les  sombres  ca- 
veaux  de  la  calhedrale  de  Saint-Marc,  ou  re|)osent  les  os- 
sements  de  mes  ancelrcs;  la,  entoure  de  cereueilsbrises,  ■ 
j'errais,  seul  vivant,  au  milieu  de  tons  ces  morts  couron-  '' 
nes,  moi  qui  n'ai  point  de  couronne  a  esperer.  Jl 

u  Je  ni'aperrus  bientot  que  les  portes  de  I'ediOce  s'ou-  » 
vraient ,  des  Hots  de  lumiere  y  jienetrerent,  et  au  milieu 
deux  je  vis  s'avancer  de  niou  cote  une  fcmme  celeste  ;  c'e- 
tait  Annonciade,  lajeunesoeur  du  due.  EUe  s'approcha  ds 
moi,  et,  d'un  gesle  oii  se  peignaicnt  lout  a  la  fois  la  di« 


S8« 

gniti',  Id  gii'icecll'aiiioui-,  cllem'indiqim  le  del.  Je  levailcs 
yeux;  Ics  voi'ilos  lUi  tcmiile  avdient  dispiiru,  .i  Iciir  iiliicc  jo 
no  vis  plus  iiu'uii  cii'l  maijiiiriciuemoiil  cloile ;  et  sur  moa 
front  ri'|)nsail,  coninio  im  riclic  dinileme,  li  conslcllaliiMi 
iVOiioii,  I'aslre  qui  (iivsiilc  aiix  ilesliiicos  de  mamaison.  Iina- 
i;iiie-lol.  iiiaitrc,  (pii'ls  scnlimciils  m'agilaii'iit.  Eldoiii  do 
laiil  d'oclat  j'qHiiuvai.s  des  vcrtiscs,  clje  [us  obligo,  pour 
ne  point  tonibci-,  dc  ni'apiinycr  sur  un  sarcophagc. 

«  Cost  moil  syslomc  i[ui  couroinicra  dc  gloirc  nolic 
cpncpip,  ropondil  lo  niaitrc.  Mais  paripicllos  doulonrs  I'un 
ct  I'anlro  aclieterons-UDUSce  rosullat?  Quo  suis-je  anxyoux 
de  mcs  conloinporainsV  un  aslrologue,  uu  novatcur,  nn 
foil!... La  poslcrilo  nous  vcngera.  » 

11  but  de  la  poine  a  so  rcmotlre  de  son  emotion,  et  il  so 
passa  ipielipie  temps  avnnt  (pi'il  put  reprondrc  le  conrs  ue 
ses  Iravaux. 

Giuseppe,  le  famulus  du  mailre,  avail  recu  I'ordro  dos 
coHsincs  de  reporter  au  convent  les  costumes  de  tkeatro 
qui  avaient  servi  a  la  representation  de  la  vcillc  ;  car,  d'or- 
dinaire,  cen'etait  que  la  qu'nne  garde-rolie  llieatralc  pnu- 
vait  se  inonler,  les  bons  pcres  ayant  tonjours  eh  reserve, 
pour  la  celebration  des  mysleres,  des  costumes  dc  tons 
genres.  Lorsquela  figure  si  Men  connne  du  vicuxscrviie\ir 
so  monlra  a  la  porle  de  rauberge  dont  il  (ilait  un  des  plus 
zelos  habitues,  un  ruurnnire  general  de  salisfaclion  I'ac- 
cueillit;  ce  fut  a  qui  lui  ferait  place,  ou  lui  donncrait  un 
vcrre. 

«  (Jue  Dieu  le  Ijoiiisse,  Giuseppe,  luicria  I'hommc  rouge 
etrond  qui  rcmplissaitles  fonclions  desommelier. 
'  — Je  ne  veux  pas  qu'on  m'appellc  Giuscijpe,  repondil 
I'arrivaut ;  je  ne  puis  pas  souffrir  cette  grossiere  pronon- 
cialion.  Ne  vous  ai-je  pas  ditcent  fois  que  je  me  nommais 
Pierre-Jean-Crains.-Dieu-Joseph  Bcrlcl,  natif  du  supcrbc 


Hagdebourg,  ou  vivcnt  les  femnies  les  (dus  vertucuscs  ct 
les  plus  beaux  bommes? 

—  On  s'en  apercoit  bien,  reparlit  un  marchand  en  jelanl 
un  regard  malin  sur  la  jigure  grelee  du  famulus,  et  sur  ses 
jambes  llageolantes.  Eh  bien,  voyons,  qu'avez-vons  fait 
de  tons  ces  habits,  honaete  Joseph  Magdebourg?  Avez-vous 
joue  quelque  mystere? 


Clir.ONIQUES  ET  LfiOENDES. 

—  Un  mystere?  ri'pela  Joseph  ironiqi:ement.  Vraiment, 
oui!  Croyez-vous  que  mon  doctc  maitre  puisse  trouvcr  du 
jdaisir  a  tonics  ces  babioles  que  vous  appelez  comedies,  ct 
dont  vous  nous  regalcz  si  souvenl?  Nous  avons  un  gout 
un  pcu  plus  rafUne;  ct  c'est  une  tragiidie  astronomiquo 
qui  a  etc  representee  chez  nous.  » 

Tous  lesliabitues  serecricreul  a  cc  tilro,  otdom.indoront 
tons  d'nne  voix  ce  que  cola  voulait  dire.  Joseph  posa  son 
doigt  sur  sa  buuohe,  et  repondit  avec  gravite  : 

«  Je  ne  veux  pas  abuser  d'un  secret,  et  vous  ne  saui  oz 
rien.  Seulement,  pour  rapprocher  im  pen  de  moi  voire 
ignorance  encronlee,  je  vous  dirai  tpie,  dans  noire  Irage- 
die,  nous  avons  demontre  de  la  maniere  la  plus  claire, 
que  la  lerrc  est  nne  boule  qui  tourno,  et  qui  a  loujours 
tourne  depuis  le  commencement  du  niondo. 

—  Oh!  oil  1  repondit  un  soldal;  la  tcrrc  qui  lonrno. 
Voiliidu  nonveau,  Joseph  de  Magdolionrg. 

—  Assnrement,  repliqua  I'orateur.  Noire  lerre,  celle 
bonne  grosse  terre  sur  laquellc  nous  marchons,  eh  bien, 
elle  tourne,  et  autour  dn  soloil  encore. 

,  —  Expliquez-nous  ce  mystere' demande  un  forgcron  aux 
epaulcs  herculeennes.  Par  sinnt  Pierre!  j'aime  acroire  ipie 
In  ne  te  joues  pas  de  nous.ljue  veux-tu  dire  par  ces  mols: 
la  terre  lourne? 

—  Atlcrition,  dit  d'lui  air  doctoral  le  pelit  vieiix.  Suppo- 
sez  mcs  amis  qu'il  ful  donne  a  queli|u'un  de  s'elevor  dans 
Pair  au-dessus  dc  la  ville  de  Rome,  comme  font  les  grues, 
les  eigognes,  les  hirondelles  et  aulres  oiseaux  voyageurs 
prives  de  raison,  celle  personne  serait  bien  surprise  de 
s'apercevoir,  au  moment  ou  elle  coiilemplerait  avcc  le  plus 
d'atlenlion  les  eglises,  les  palais  et  les  jardins  de  celle  no- 
ble capilale,  ((ue  les  tours  et  les  sommcls  de  ses  edifices 
s'inclinent  insensiblement  et  (iuissent  par  disparailre  en- 
ticrement  a  ses  yeux,  se  Ironvant  remplaccs  par  d'autrcs 
vnes  lelles  que  des  rivieres  et  la  merelle-raeme ;  cc  qui  ne 
laisserait  pas  que  d'etre  fort  drole  a  voir.  Si  cevoyageur 
aerieii  est  nnc  buse  comme  les  oiseaux  que  je  vicus  de 
ciler,  et  s'il  n'a  ancune  teinlure  de  Part  divin  dc  I'aslrono- 
mie,  il  prendra  tout  cela  pour  un  jeu  de  son  imagination 
on  de  ses  sens,  taiidis  qn'un  homme  inslrnit  se  convaincra 
par  la  que  la  terre  tourne  avec  lout  ce  qu'elle  porle,  et 
lout  ce  qu'elle  renferme.  Mais  vous,  !a-bas,  respectable 
mailre  forgcron  Parmurier,  qu'avez-vous  a  remner  inces- 
sammentvos  grospoings?Pcnsez-vousqvie  les  buchesaient 
meilleurc  grace  a  la  lumiere? 

—  Je  pcnse,  repondit  le  colosse,  que  Ui  le  gausses  de 
nous  avec  Ics  visions,  les  grnes  el  la  figure  de  fromage  de 
Uollanilc.  Voyons  un  pen,  monsieur  le  savant;  si  la  terre 
tourne,  comment  se  fait-il  que  nous  puissions  nous  lenir 
dcbont  sans  toiiiber  ?  » 

Get  ai-gumcnl  parul  viclnrienx,  et  tous  les  regards  se 
porlereut  sur  Josojih,  qui  haussa  les  cpaules  de  pilie,  et 
ropliqua. 

.<  Homme  materiel ,  ct  les  lois  de  I'equilibrc ,  de  la 
gravilalion  !  D'aiUeurs  ne  voyez-vous  pas  tous  les  jours  des 
)iersoniics  qui  disparaissenl  sans  qu'on  sachc  ce  qu'elles 
soul  devcnucs?  c'est  qu'elles  out  perdu  Icur  eqnilibre,  et 
qu'elles  soul  tombeesjc  ne  sais  ou,  en  Chine  peut-etre? 
Vous  rappelcz-vous  ces  huit  scelcralsque  le  podeslat  avail 
fait  coiiduire  ici  sous  bonne  escorlc  et  qui  n'elaicnt  nuUe 
pari  le  lendemain?  Eh  bien,  ces  malheureux  auront  perdu 
leiir  equilibre,  et  voila  ce  qui  vous  prouve  que  la  terre . 
tourne.  ' 


—  One  In  l.nrenliile  ]p  pii|iie,  rpparlil  un  tnillciir  dont 
le  npz  boursconni'  inrliiiuail  i1p  frriiiienls  mpporls  avtc 
Bacchus.  Notre  ami  Joscfih-Crains-Uii'ii  ile  MiigJcl)niir?, 
a  raison,  je  m'apeiTois  liien  que  ,jc  no  suis  pas  solide  sur 
mon  banc,  et  que  je  chanccUerais  si  j'cssayais  de  marcher ! 
c'est  la  terre  qui  tounie. 

—  Allons  done,  s'ecria  I'hole  en  colerc.  Voila  soixanle 
ans  que  je  suis  clahli  ici,  et  jamais  je  n'ai  entendu  parlor 
de  seniMables  choses.  Moi,  qui  sais  tout  ce  qui  se  passe, 
j'ijnorerais  que  la  terre  tourne. 

—  Pauvres  gens  I  repondit  Joseph  avec  compassion. 
Vous  vivez  dans  un  sac,  la  lumiere  ne  frappe  point  vos 
yeui!... 

—  Ignornnls!  inlerrompil  line  voix  sniirdo.  n  C'elait  un 
liomme  bien  mai|rre  et  bien  piile  qui  s'l'tait  glisse  dans  la 
salle  sans  Sire  apercu.  Ces  deux  mots  sufCrent  pour  que 
chaque  auditour  fit  qiiatre  pas  en  arriere  en  scsignant  di>- 
votemenl.  Des  ce  moment,  Joseph  et  rinlerrupteurdenieu- 
rerent  seuls  au  milieu  du  cercle  ;  mais  le  premier,  que  tout 
cela  n'avail  nuUement  emu,  repondil  avec  colere. 

«  Sans  doule ,  pour  vous  autres  pedants,  les  arts  el  les 
sciences  nepeiivenl  bouger  !  Mais  palience.  » 

Le  pedant  se  redressaetquittal'holellerie,  non  sans  avoir 
jete  un  regard  plein  de  feu  sur  le  vieux  sorvileur  do 
Copernic. 

«  Qu'avez-vous  fait  la?lui  dit  Vholc  a  I'oreille.  Igno- 
rez-vous  que  de  scnihlables  choses  ne  doivent  pas  sc  dire, 
meme  en  plaisantant?  Ami,  songez-y  bien,  vous  et  voire 
maitre  vous  failes  Irop  de  bruit  dans  la  ville.  Prenez  garden 

Joseph  se  preparait  d  repondre  a  cette  amicale  recom- 
mandation,  lorsquc  son  attention  fiit  delournce  parTenlree 
d'un  personnage  extraordinaire. 

C'elait  un  hommc  vein  pauvrement;  son  visage  blemn 
etait  sillonne  de  rides,  mais  11  elait  facile  de  voir  qu'cHes 
avaient  ete  creusees  plutut  par  d'atroces  souffraiiccs  que 
parl'age ;  son  corps,  qui  avail  dil  elre  elance  autrefois,  elait 
maintenanlcourbe  et  perclus d'un  cole. Ses  yeux,  qui  erraieul 
vaguenient  ca  et  la,  indiquaient  suflisamment  que  la  rai- 
son I'avait  abandonne.  II  ei'it  etc  diflicile  de  trouver  qucl- 
qu'un  d'un  aspect  plus  horrible.  Get  I'tre  difforme  sc  traina 
lentement  et  peniblement  vers  une  table  ecarteeque  I'hole 
lui  indiqua,  et,quand  ileutpris  place,  cclui-ri  dit  a  Joseph  : 
«  Vous  avez  la  devant  vous  un  lemoignage  vivant  de  ce 
que  je  vous  disais  lout  a  I'heure  ;  eel  homnie  qui  errc  ici 
comme  un  fanlume  aulour  de  nous,  dont  la  figure  el  lo 
corps  offrent  les  traces  d'une  affreuse  devastation,  clall,  il 
n'y  a  que  pen  d'annees,  un  homme  superbe,  celebre  par  ses 
avantages  physiques  aulant  que  par  sa  science ;  il  elait  ad- 
misdans  la  sociele  des  princes;  partout  on  admirait  sa  pro- 
fonde  erudition,  eH'agrementde  sa  conversation.  Eli  bien, 
une  nuit,  une  seule  unit,  Joseph,  une  nuit  de  torture  a  fail 
un  cul-de-jatte  d'un  Antinoiis,  du  favori  des  princes  le 
jouet  du  peuple  et  des  cnfauts,  el  du  savanl  un  insense. 
0  mon  bon  Joseph,  la  lampe  solitaire  bri'ilait  .souvent 
aussi  a  minuit  dans  son  cabinet;  il  feuilletait  incessam- 
ment  aussi  de  lourds  in-folio;  il  avail  aussi  un  petit  do- 
meslique  rabougri  comme  vous  ;  il  avail  aussi  diicouvertde 
belles  clioses ;  mais  ces  decouvertes  ne  plurent  point  aux 
docleurs  en  grec,  et  lout  cela  Unit  comme  vous  voyez.  A 
Lon  enlendeur,  salut.  » 

Joseph  ne  remarqua  de  lout  ce  discours  que  I'epithete  de 
rabougri  qui  lui  avail  ele  appliquee,  el  il  s'ecria  avec  colere 


ClinONIQUES    ET    LEGENDES.  283 

enrepoussant  I'hole :  «Oui,  vous  avez  raison,  mon  maitre.)) 
Aprcs  avoir  profere  cette  menace,  qui  fit  rire  les  uns,  et 
qui  facha  los  autres,  Ic  petit  homme  quitla  I'lioleUerie. 


11 

Quatre  jours  s'etaienl  ecoules  depuis  la  representation 
de  la  comedie  allegoriciue  el  la  scene  que  nous  venons  de 
raconter  ;  maiti-e  Copernic  elait  encore,  comme  I'aulre  fois, 
assis  la  nuit  dans  son  cabinet,  et  ti-availlait.  II  examinait 
avec  un  plaisir  visible  des  cercles  traces  sur  une  feuille  de 
papier,  loisqu'un  domestique de  sa  maison se precipita,  pale 
et  hors  d'haleine,  dans  sa  chaudjre. 

«  Qu'as-tu  Gnecco?  demanda  le  vieillard.  Quelles 
nouvelles  m'apporlcs-tii  si  lard  ? 

—  De  mauvaises,  maitre.  11  y  a  en  has  un  envoye  du 
due,  accompagne  de  deux  hommes.  qui  vous  apporte  I'ordre 
de  le  suivre  a  rinslanl  ncerae  au  palais. 

—  Cette  nuit?  In  reves  encore  sans  doule. 

—  Maitre,  pint  a  Dieu  que  je  revasse.  Mais  il  n'est  que 
Irop  vrai;  j'ai  eu  tonics  les  peiucs  du  nioude  a  les  empechcr 
di;  monler  jusqu'd  vous,  au  risque  de  reveiller  loule  la 
maison . 

—  Eh  bien,  dimne-moi  mon  manteau,  mon  chapeau  et 
ma  canne.  » 

Le  domestique  obcit,  mais  avec  tons  les  signes  de  la  plus 
vive  frayeur.' 

(I  Ne  le  dcsole  pas,  continua  Copernic,  el  ne  re- 
veille personnc  :  c'esi  sans  doule  une  observation  aslrono- 
mique  que  me  deinande  Son  Allesse ;  elle  veul  profiler  du 


'''-^4M£,-iSl!ii' 


beau  ciel  ctoilc  que  nous  avons  ccltc  nuit.  Je  ne  serai  pas 
longteraps.  » 

11  cut  beau  dire,  il  ne  parvint  pas  a  rassurer  le  vicux 
servilcur,  (|ui,  descendu  avec  lui,  vit  son  maitre  echanger 
qucli|ues  paroles  avec  les  envoyes  du  due,  et  sortir  avec 
pux  de  la  maison. 

L'astronome  qui,  dans  le  fond  Je  son  ciTUr,  n'ctait  pas 
aussi  tranquille  qu'il  s'elait  effurce  de  le  paraitre  devant 
Gnecco,  prit  cependant  courage  lorsqu'il  se  vit  conduire 
dans  un  des  appartemenls  du  palais,  oil  se  Irouvaient  reu- 
nies  toules  les  inventions  du  luxe.  Apres  s'etre  promene 
qiielque  temps  de  long  en  large,  Ic  sonimeil  finil  par  s'em- 


28f  CnnONIQUES   ET  LEGENDES. 

parerdo  lui,  el  il  ne  se  reTCilI*  que  le  lendemain  matin, 
lorsqne  lo  eapitaiiie  do  garde  ouvrit  la  porle  de  sa  somp- 
tucuse  prison,  el  y  inlroduislt  un  jeune  homnie  qui  n'etail 
rien  autre  (pie  I'oliuliant  Paul,  un  des  adeples  du  vicux 
profcsseur.  Cclui-ci,  pour  oler  lout  soupcon  de  connivenre 
a  I'ofCcier  qiii  clait  resl(>  dans  la  cliamhrc,  dit  a  Paul  avec 
gaiete,  de  parler  librcmnit,  et  de  ne  rien  lui  cacher  de  ce 
qu'il  avail  sur  Ic  co;ur. 

«  Nous  sommes  lous  inquiels  de  vous,  repondit  I'c- 
tudiant.  Nous  ne  savons  ce  que  signifie  voire  brusque  en- 
levement. Nos  deux  cousincs  soul  inconsolahlcs,  el  dies 
onl  resolu  de  venir  so  jeler  aux  pieds  du  souverain  pour 
lui  demander  voire  liberie,  pourvu  que  vousapprouviez  Icur 
projet. » 

Copernic  secoua  la  Ifle,  et  dit  que,  quant  a  lui,  il  rc- 
gardail  une  pareille  demarche  comme  inulile,  attendu  qu'e- 
tanl  innocent,  il  n'av.iit  rien  a  rcdouler  de  la  justice  du 
due.  JEn  consequence,  il  pria  le  jeune  homnie  de  reconi- 
mandcr  aux  deux  couslnes  de  ne  point  se  meler  de  celle 
affaire,  ct  il  le  chargea,  de  plus,  de  les  embrasser  de  sa 
pari,  ainsique  le  vieux  Ballisla. 

A  ce  nom,  I'etudiant  se  rapprocha  du  maitre,  el  lui  dit 
que  ce  profcsseur  lui  avail  remis  pour  lui  son  auteur  fa- 
vori,  afin  qu'il  se  consoUt  dans  sa  solitude  en  le  lisant. 
C'etail  Pindare. 

An  moment  on  Copernic  tcndail  la  main  pour  prendre  le 
livre,  I'ofGcicr  le  devanca,  et  se  mil  a  feuilleler  le  volume. 

«  Ce  sont  des  pricres  latines,  dit-il  ensuile,  vous  pou- 
vez  les  lire.  » 

El  il  lui  rendit  Pindare. 

Lorsque  I'aslronome  ful  seul,  il  se  hSla  de  compulser  le 
livre,  et,  ainsi  qu'il  s'en  etail  doule,  il  y  trouva  le  billet 
suivant  de  son  ami. 

«  Tu  as  etc  Irahi  de  la  maniere  la  plus  epouvantable.  Tes 
«  enncmis  de  Padoue  onl  trouve  le  moyen  de  rcprescnter, 
«  aux  ycux  des  professeurs  de  Bologne ,  la  sublime  de- 
«  couverte  comme  une  conspiration.  Les  savants  sont 
«  centre  loi.  Notre  unique  espoir  est  dans  le  due  qin, 
«  par  bonheur,  est  dans  nos  murs.  Si  lu  peux  parvenir  a 
«  etre  admis  en  sa  presence,  le  seul  parti  qui  le  restera  a 
«  prendre,  sera  de  le  rclracter,  et  de  declarer  faux  tout  ce 
«  que  lu  as  avance  comme  vrai.  Que  t'imporle  ?  Ta  decou- 
«  verte  n'en  subsistera  pas  moins,  et  quand  une  fois  lu 
«  seras  loin  de  cette  terre  de  prcjuges  et  de  superstitions, 
«  tu  pourras  te  prononccr  sans  danger. » 

«  Non  1  non  !  s'ecria  Copernic,  apres  avoir  lu  le  billot. 
Non,  non,  cher  mais  tinnde  ami,  je  ne  veux  pas  que,  jjour 
moi  et  pour  quelques  niiseraldes  jours  qui  me  rovtent  ii 
vivre.  la  lumierc  demeure  phis  longtrnips  sousleboisscau. 
Je  pretends  conserver  intact  le  merilc  de  ma  decouverte, 
si  petit  qu'il  soil,  et  la  piur  ne  m ,  .eri  jamais  mentir 
a  moi-meme .  le  savan^  doit  ctrc  loiijoiirs  prel  a  mourir 
pour  sa  doctrine,  comme  le  soUlat  pour  son  drapeau ;  je 
n'aposlasicrai  jamais.  » 

Au  boul  d'linc  heure,  le  capitainc  de  la  g,;rdo  revinl,  ct 
pria  le  vieillard  de  le  suivrc  dans  les  apparldnrjiis  du  due. 
II  oheit,  et,  le  courage  retrempe  par  la  liillcqu  il  vcijait 
de  soutenirmentalemenl,  i  cnlra  d'un  pas  ferine  dans  une 
vaste  salle,  au  inilieu   de  laquclle  i|  aporciil  une  loiigue 


table  couverte  de  papicrs,  et  entouree  de  plusieurs  .scribes. 
Copernic  apprit  par  son  guide  qu'il  se  Irouvait  dans  I'ap- 
parlemenldu  secretaire  intiinc  du  due,  et  que  le  profcsseur 
Robert,  qui  remplissait  cet  emploi,  arriverail  dans  un  mo- 


ment. L'astronome  connaissait  a  fondce  secretaire;  il  sa- 
vait  que  son  esprit  etail  etroit,  que  son  devouement  au 
due  etail  sans  bornes ;  mais  il  .se  rassura  en  voyant  cn- 
Irer  avec  lui  un  jeune  savant,  Vincent  de  Burtola.  Cet  ai- 
mablc  jeune  bomme  avail  cte  quelque  temps  I'eleve  de 
Copernic,  qui  avail  reconnu  en  lui  de  grandes  dispositions, 
el  surtout  un  amour  pour  les  sciences  abslraites  qui  fai- 
sait  presagcr  qu'avant  pen  d'annees,  il  occuperail  un  des 
premiers  rangs  parnii  les  savants.  Mais,  nomme  depuis  peu 
gouverneur  d'un  des  jeunes  princes  de  la  maison  ducalc,  il 
ne  qniltail  pres(|ue  jamais  le  palais,  el  il  etait  diflicile  de 
savoirsi  le  .sejour  de  la  cour  n'avait  pas  gate  son  coeuret 
sa  tele.  Deux  aiitres  homines,  dont  I'un  avail  une  flgure 
loute  ronde,  el  I'ceil  perfide  el  mechanl,  enlrercnt  en 
meme  temps;  senlement  ils  restorent  debout  pres  de  la 
porle,  et  Ton  pouvait  les  prendre  pour  des  officiersde  la 
maison  du  due. 

Robert,  apres  avoir  furcle  dans  les  papiers  qui  elaient 
elendus  sur  la  table,  et  cchange  quelques  mots  avec  les 
scribes,  fit  signe  au  vieil  astronome  d'approcher  davantage. 
Quand  il  ful  pres  de  lui,  le  dialogue  suivant  s'elablit  eutre 
eux  : 

«  Comment  vousappelez-vous?  Qui  etait  voire  pere,  et 
ou  etes-vous  ne? 

—  Nicolas  Copernic, .mon  reverend  ;  mon  pere  etait  mi 
honnete  bourgeois  de  la  ville  de  Thorn,  et  c'est  dans  cette 
meme  ville  que  j'ai  recu  le  jour. 

—  Pourquoi  avez-vous  quilte  voire  palrie  pour  venir 
dansce  pays? 

—  La  celebrite  des  savants  ilaliens,  et  particulieremonl 
celle  des  savants  de  Bologne ,  m'a  engage  a  I'aire  ce 
voyage.  » 

Le  moine  s'agitadans  son  fautcuil  etmarmotta  entre  ses 
dents. 

«  Que  n'a-t-il  plu  aux  puissances  que  vous  fussiez 
rcste  dans  voire  pays!  Scribes,  faites  attention  mainlenani 
a  la  question  que  je  vais  faire.  Le  bruit  s'cst  repandu.  Ni- 
colas Copernic,  que,  pendant  ton  sejour  ici,  tu  as  fait  de 
savanles  recherches,  au  moyen  desqiielles  tu  aurais  dc- 
couvert  un  secret  de  la  nature,  dont  jusqir'ici  personne 
ne  s'elail  encore  doule  :  est-ce  vrai  ?  » 

Les  deux  homines  places  pres  de  la  porle  se  parlercnl  a 
I'oreille  en  riant;  mais  le  savant  jeta  sur  cux  un  regard 
menacant.  et  Icurimposa  silence. 

«  Oui,  repondit  Ic  savant  avec  joic,  c'est  la  verile,  mnn 

bon  ami.  Cependant  je  suis  oblige  d'avouer  que  lesanciens 

auteurs  onl ,  dans   plusieurs  ouvrages ,  donne  une  idee 

confuse  de  la  chose  ;  mais  je  puis  dire  que  c'est  a  moi.  et 

I  a  I'aide  de  mes  amis ,  (pie  le  monde  sera  redevable  de  la 

I  granJe  decouverte  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  falre. 

1      — Et  quelle  est  cette  decouverte'.'  »  demanda  le  gros 

secretaire  iiitime,  apres  une  pause. 
I       Le  groupe  voisin  de  la  porle  recommenca  le  meme  ma- 
j  uege  :  le  jeune  homme  se  redressa  dans  son  fauteuil  pour 
i  minix   entendre;   et   Copernic    songeait  a   Pimporlance 
■   iprallaicnl  avoir  pour  lui  les  mots  (|u'il  devail  repondre,  j 
j   lors  prune  porte  s'ouvrit,  laissant  voir,  dans  .son  embrasure,  j 
;   line  tPle  convene  de  cheveux  rouges,  avec  un  nez  de  per- j 
I  ro'piel  el  deux  yeux  ternes  qui  se  tournerent,  avec  une  | 
i.  vague  expression   de  curiosilc,   sur  I'inlerpelle.  Celui-cij 
'  ne  reconnut  pas  d'abord  le  due;  mais  des  que  sa  me-j 
moire  I'eut  mieux  servi,  il  se  prepara  a  lui  presenter  ses  j 
I  respects,  ce  a  quoi  s'opposa  Robert  avec  severite ;  la  tile  j 


CHRONIQUES 

rouste  reslait  toujours  enfre  les  deux  portes  enlre-baillees, 
et  Ton  enlcndait,  au  milieu  du  silence  profonil  qui  regnait, 
CCS  paroles  vennnl  du  cal)inet  voisin. 

0  Voyons,  que  va-t-il  dire?  Qualloiis-nous  appreiulre? 

—  Tu  ne  reponds  pas !  rcpailit  le  pere,  en  se  touriiaut 
tout  li  fait  du  cote  de  rastrononie. 

—  Mod  reverend,  repondit  I'interroge,  vous  savezvous- 
meme  que,  dans  le  vasle  cliamp  des  connaissances  humai- 
nes,  plus  d'un  epi  se  presejile  a  I'ccil  cliarme  du  savant, 
lequel  serait  de  pen  d'importance  pour  un  conrtisan  ou 
pour  un  prelre  ;  nia  decouverle  rcssemlde  a  un  ejji  :  c'est 
une  perlc  pour  nioi,  pour  le  resle  du  nionde  ce  no  sera 
p€Ut-elre  qu'un  caillou.  Songez  que  je  ne  m'nccupe  dans 
mes  Iravaux  que  du  giobc  de  feu  qui  est  la-haut;  esl-il 
un  amusement  plus  innocent? 

—  Vous  eludez  I'aveu  que  je  vous  demande ;  ne  prcnez 
pas  tant  de  circonlocutions,  et  dites-nous  tout  siniplement 
quelle  est  la  decouverle  que  vous  avez  faite.  » 

La  tele  rouge,  qui  elait  rcntree  dans  Ic  cabinet,  reparut  a 
la  porta,  et  les  courtisans  lui  firenl  place. 

«  J'ai  decouvert  une  nouvelle  planete,  repondit  enfln  en 
hesitant  le  vieillard. 

—  Ah!  ah!  El  comment  s'ajipelle-t-eUe? 

— Vouslaconnaissezparfailement,  mon  reverend  pere.  » 

Le  jesuite  pril  un  peu  de  terre  dans  un  vase  de  fleurs, 
et  I'eparpilla  sans  rien  dire  sur  le  papier  que  parcourait  des 
yeux  tlobert.  Copernic  ne  put  s'empecher  de  sourire  a  cetle 
demonstration  muellede  sa  decouverle,  niais  le  secretaire 
intime  n'y  fit  pas  attention,  et  se  borna  a  sccouer  le  papier 
sali. 

«  Je  la  connais,  moi,  rcpela  ce  dernier.  Vous  vous 
trompez,  mailre  :  comment  pourrais-jft  avoir  la  moindre 
idee  d'une  chose  qui  brille  sur  ma  tele,  a  plusieurs  cen- 
taines  de  milllers  de  lieues  de  nioi'.'  Je  ne  passe  pas  les 
nuils  comnie  vous  i  eludier  les  astres.  Encore  une  fois, 
comment  se  nomme  voire  decouverle?  u 

Le  savant  repondit  avec  un  sourirt. 

i<  Mou  pere,  vous  devez  pourlant  connaitre  la  grande 
chambre  on  vous  traitez  vos  affaires,  I'eDdroit  oii  vous  vous 
livrez  au  repos? 

—  Sans  doule ;  eh  Men,  apres  ? 

— Mors,  vous  connaissez  aussi  ma  planelc.  11  n'y  a  entre 
clle  et  vous  que  la  distance  de  celte  fenelre  au  jardin  que 
vous  voyez  la-bas. 

—  Par  Uomere  !  je  crois  que  vous  vous  permettez  de 
plaisanter  avec  moi  1  u 

On  rit  bien  fori  dans  le  cabinet. 

Le  secrelaire  inlime  se  leva,  s'cssuya  le  front,  appela  un 
domesliquc,  lui  donna  un  ordre,  else  rassit  en  disanl  ; 

'(  C'est  bien,  puisque  vous  etes  si  discret,  nous  allonsvoir 
si  voire  servitcur  Joseph  aura  la  langue  plus  deliee.  » 

Comme  il  achevait  ces  mots,  Copernic  vil  avec  elonne- 
mcnl  enlrer  dans  la  salle  son  pauvre  vicux  donieslique, 
tout  pale  el  enloure  de  gardes.  Joseph  jcla  ini  regard  li- 
Biide  sur  son  mailre,  et  garda  le  siiencg.  Celui-ti,  qui  n"a- 
vait  pas  souffer  tant  qu'il  ne  s'elail  agi  que  de  lui.  com- 
menca  a  senlir  son  sang  bouiUonner  plus  vile  en  pcnsanl 
aux  mauvais  iraitemenls  dont  son  pauvre  famulus  avail 
pu  ctre  accable. 

«  AUons  ,  vieux  bavard,  dit  Robert,  avoue-nous  ici  ce 
quo  tu  as  dil  publitiuement  el  de  Ion  plein  grc,  des  secrets 
de  ton  mailre.  Ne  cherche  point  a  equivoquer,  car  il  pour- 
rait  I'en  arriver  malheur. 


ET   LECENDES.  SW 

—  Tres-venere  savant,  repondit  le  petit  vieux,  apres 
avoir  lour  a  lour  regarde  son  mailre  et  chacun  de  ceux  qui 
assislaient  a  rinlerrogalion,  que  voulez-vous  que  j'avoue  I 
Quels  secrels  puis-je  avoir  a  confesser?  N'est-il  pas  la  celui 
a  qui  soul  il  apparlienl  de  se  prononcer  sur  les  choses 
d'arl  et  de  science?  Vous  m'avez  tres-bien  denomme  :  oui, 
je  suis  un  vieux  bavard,  un  horame  qui,  tout  age  qu'il  est, 
n'a  pas  encore  quitle  ses  souliers  d'enfant,  qui  ne  saitce 
qu'il  dil,  et  dont  il  ne  laut  pas  croire  un  mot. 

—  Maudile  cngeance  1  dit  entre  ses  dents  le  secrelaire 
intime.  J'aimerais  mieux  demolir  la  ville  de  Bologne  et  la 
rebSlir,  plulul  que  de  conlinuer  ce  metier  pendant  une 
heure  de  plus.  Allons,  scribe,  lisez-lui  ses  crimes.  » 

L'un  des  bomnies,  assis  autour  de  la  table,  pril  une  feoiile 
de  papier  el  lut  d'un  ton  naiillard  : 
«  Le  famulus  Giuseppe  Bartelli,... 

—  Je  vous  en  supjdie,  inlerromjut  vivement  Joseph ,  ne 
m'appelez  ni  Giuseppe,  ni  Barlelli,  je  me  nomme  tout  bOB- 
nenient  Joseph  Barlel,  et  voila  tout. 

—  Silence,  dit  Bobert.  o 
Le  scribe  conlinua  : 

«  .  .  . .  Avoue  r)ue,  dans  la  (liaison  de  son  inaitre,  sise 
«  dans  cetif  ville  de  Bologne,  ont  lieu  des  representations 
«  de  comedies  obscenes ;  deuxiemement,  que  sondit  mailre 
«  a  invcnledesmoyens  magiques,  ii  I'aide  desquels  il  peut 
«  contraindre  le  soleil  a  denieurer  en  place  ;  troisiemement, 
a  qu'il  a  enleve  des  mains  des  agents  du  podeslal,  hull  sce- 
n  lerats  qu'ils  conduisaienl  en  prison  ;  qualriememenl.... 

—  Assez  pour  le  moment,  interrompit  Robert.  Ou'il 
rcponde  d'aborda  cela.  « 

Joseph  se  lourna  respeclueusementdu  cote  de  son  mailre, 
le  salua,  el,  son  tour  d'esprit  goguenard  Temportant  sur  la 
crainte,  il  lui  dil  : 

«  Pardonnez-moi,  tres-lionore  mailre,  si  je  me  pcrmels 
de  parlerscicnce  devant  volredoclc  presence ;  raais,  vousle 
voyez,  ces  reverends  seigneurs  me  forcenl  a  me  depouiller 
de  mon  manleau  de  modestie,  el  a  parailre  devant  eux 
dans  tout  mon  eclat.  Oui,  reverends,  vous  voyez  en  moi 
un  grand  homme,  une  tele  sublime  qui  a  devance  son  Ste- 
ele, ct  qu'on  aboniine,  et  qu'on  poursuil  comme  tout  ce 
qui  est  parfail  el  nouveau.  El  vous,  mailre,  que  je  revere 
si  pieusemenl,  pardonnez-moi  si  je  ne  liens  pas  la  parole 
i|ue  je  vous  avals  donnee,  de  vous  laisser  la  gloire  de  ma 
prccieuse  decouverle ;  vous  devez  voir  qu  il  n'esl  plus  en 
mon  pouvoir  de  tenir  ma  promesse,  puisque  je  I'avais  deja 
violee,  11  y  a  quebiue  soir,  en  voire  absence. 

—  An  fail  1  an  fail  I  dil  le  pere  avec  humeur. 

—  M'y  voici.  II  y  a  de  par  le  monde  beaucoup  d'honnetes 
gens  qui  ont  la  pretention  de  se  faire  pas.ser  pour  plus 
((u'lls  ne  soul  on  qu'ils  ne  valent  :  le  domeslique  prend 
vnlontiers  le  noui  de  son  mailre,  le  soldat  celui  de  son  ca- 
pitaine,  le  clerc  celui  de  son  eveque.  Reussissent-ils,  ils 
accaparenl  de  la  gloire  el  des  profits,  mais  seulement  jus- 
(|u'an  moment  ou  im  veritable  connaisseur  signale  la  fraude 
ii  la  mullilude  clonnee.  Ce  besoin  de  brlller,  n'importe  i 
quel  prix,  n'esl  pas  seulement  le  partage  des  hommes 
eclaires  que  le  hasard  a  places  dans  une  sphere  au-dessous 
de  leur  merite,  il  allaque  egaleraent  de  pauvres  diables 
d'ignoranis  chez  lesquels  on  n'aurait  jamais  soupconne 
celte  pretention..  II  se  cramponne  meme  a  des  choses 
inanimees,  par  cxemple  i  ce  morceau  de  la  creation,  a 
ce  compose  de  chaux,  de  metal  et  de  planles,  sur  lequel 
nospereset  nos  grands-peres  ont  si  paisibleraent  vecu ;  a 


2S8  CllRONIQUES 

celle  terrc  enGn,  iniisqu'il  faut  I'appeler  par  son  nom.  Qui 
s'imagiiicrnit  que  I'nrgucil  a  jm  sc  s'isser  dans  unc  masse 
aussi  inorte,  ct  que,  pendant  des  siecles,  elle  a  mene  le 
genre  Immain  par  le  loul  du  nez?  Mais  votre  hcurc  est  ve- 
nue :  elle  a  trouvc  son  hommecn  raoi.  J'ai  fait  dc  profonds 
calculs,  de  laborieuscs  observations.  Longlemps  mon  a^il, 
ion  encore,  a  perce  a  travers  les  crevasses  que  Ic  temps  a 
ouverles  dans  la  maisnn  du  cicl;  j'y  ai  vu  les  astres  dans 
tout  I'allirail  de  leur  loiletle,  les  uns  peignant  Icurs  longs 
cheveux,  les  aulres  mettant  du  rouge  sur  lours  jouespalies 
par  les  longues  veilles  de  la  nuit ;  souvent  j'ai  cntcndu  ces 
hautes  puissances  se  qucreller  entre  elles ;  les  unes  trainajit 
lentemenl  leurs  janibcsgoulleuses,  celles-lii  couranl  la  poste 
conime  des  clourneaux.  Bref,  messeigneurs,  je  fus  plus 
d'une  fois  honleux  de  les  regarder  ;  niais  ma  surprise  el  ma 
conslernalion  furent  bien  plus  grandes  encore  lorsque,  par 
occasion,  je  parvins  aussi  a  appliquer  mon  ail  de  verre  i. 
une  lezarde  de  la  terre,  de  cette  mere  qui  nous  berco  tons 
sursesgenous,  et  donl,  par  respect  el  par  reconnaissance, 
nous  nous  cachons  a  nous-memes  les  fniblesses  et  les  de- 
fauls.  La  vaniteuse,  elle  nous  a  fait  accroirc  quelle  occu- 
paitla  premiere  place  dans  le  royaunie  celeste,  que  le  so- 
leil  et  les  autres  planetes  tcnaient  a  honneur  de  la  servir. 
II  n'en  est  rien,  je  vous  assure,  c'est  tout  le  contrairo  : 
une  nuit,  elle  ne  s'en  doutait  pas,  je  I'ai  vue  dans  ses  ha- 
bits de  scrvanle,  courir  ca  et  la,  demandant  un  service  a 
celui-ci,  un  autre  a  celui-la.  Qu'elle  avait  I'air  fane  et  in- 
quiet  en  implorant  humblemeni  quelques  etincelles  du  so- 
leil  1  Conime  elle  se  lidta  d'on  parer  sou  front  jaune  lors- 


^^^^iiirritBO^ 


qu'elle  les  eut  recues !  L'orgueilleuse  reprit  loute  son  ar- 
rogance, et  son  luimilite  ne  lui  revinl  que  quand  t(]ut  son 
feu  d'emprunt  fut  cteint,  ct  qu'il  lui  falUit  en  mendior  de 
nouvcau.  Mais,  voyez-vous,  elle  ne  fait  ce  mcticr-la  que  la 
Duil,  pendant  que  tons  ses  enfanls  dorment,  afin  qu'ilsne 
s'apercoivent  de  rien.  Toutefois,  on  ne  pent  nous  ccliap- 
per,  a  nous  autres  savants,  et  il  m'a  rcussi  dc  prendre  la 
terre  sur  le  fait.  VoilS,  mcs  reverends,  ma  sublime  decou- 
verte,  elle  est  a  moi,  et  a  nul  autre.  Si  vous  voulez  me 
la  payer  cent  mille  doublons,  voici  ma  main,  je  les  re- 
cois :  mais  aussi,  si  vous  voulez  me  briiler  pour  prix  de 
mes  l/avaux,  vofci  mon  corns,  ne  bn'dez  que  lui. » 


ET   LEGENDES. 

Cette  allocution,  prononcee  avec  un  serieux  imperturba- 
ble, fit  une  immense  diversion.  Le  due  avait  penetre  de 
quelques  pas  de  plus  dans  I'appartement,  et  ses  eclats  de 
rire  avaient  gagnc,  bien  entcndu,  ses  courtisans,  qui  se  tc- 
naient les  coles  sans  savoir  de  quoi  il  s'agissait.  Copernic 
lui-meme  avait  jiarlicipe  a  la  gaiete  gcncrale,  que  deux 
personnes  seulement  ne  partageaient  pas  :  I'une  etait  I'o- 
ralcur,  dont  rinquielude  ngitait  convulsivement  le  front 
plisse.raulreelailllobertqui,  de  quelquecole  qu'il  se  tour- 
nal,  ne  renconlroit  que  des  visages  riants  qui  avaient  I'air 
de  se  moquer  de  lui.  Sa  c(derc  elail  arrivee  a  son  comble, 
il  dit  a  Joseph  : 

«  Diles-nous  en  moins  de  paroles  ce  que  vous  avez  de- 
cnuvert,  nous  ne  pouvons  vous  suivre  dans  voire  bavar- 
dage  ridicule. 

—  Et  bien,  en  deux  mots,  repondit-il,  j'ai  decouvert 
que  c'elait  la  terre  qui  tournail  autour  du  soleil,  et  non  le 
soleil  aulour  de  la  terre. 

—  Ecrivez,  scribe,  s'ecria  le  secretaire ,  et  vous ,  con- 
tinua-t-il,  en  s'adrcssant  a  Copernic,  reconnaissez-vous 
que  cette  mcrveilleuse  decouverle  n'emane  que  de  ce  pauvre 
homme,  ct  que  vous  n'y  avez  aucune  part'?  » 

Le  vieillard  hesita :  son  orgueilde  savant  prit  un  moment 
le  dessus,  il  ne  sc  sentait  pas  la  force  de  renoncer  ainsi  a  la 
gloire  que  ses  penibles  travaux  ct  ses  longues  veilles  lui 
avaient  promise,  il  allait  avouer,  mais  I'air  suppliant  de  son 
servileur,  un  coup  d'oeil  qu'il  crut  surprendre  sur  le  vi- 
sage du  due,  lout  ce  qui  rentourait  enfin  I'emporla,  et  il 
repondit  en  balbuliant  que  son  famulus  s'occupait  depuis 
longlemps  Je  I'clude  des  sciences,  que  le  mailre  avait  recu 
plus  d'un  coup  de  main  de  I'cleve  et  que,  quaut  a  la  de- 
couverle elle-meme ,  Joseph  Bartel  pouvait  aussi  biea 
qu'un  autre  I'avoir  faite. 

«  A  merveille  ,  s'ecria  ce  dernier,  accordez  a  la  fin 
un  peu  de  merile  a  ce  pauvre  Joseph,  et  n'accaparez  pas 
loule  la  gloire  jiour  vous  seul ;  prenez  acte  de  son  aveu, 
scribes,  j'y  tiens. 

—  Arrelcz.  dit  le  secretaire  intime.  Vous  n'avez  pas  re- 
pondu  aux  aulres  accusalions  contenuesdansle  memoire.  » 

On  enlendit  de  unuveaux  rires  dans  le  cabinet,  et  on  re- 
connulla  voix  du  due  qui  disait:  «  Nousallons  en  entendre 
bien  d'aulres  !  que  va-l-il  rcpondre! 

—  Ah  1  repartit  Joseph,  je  puis  vous  assurer  que  nous 
n'avons  jamais  represenle  chez  mon  niaitre  que  des  come- 
dies d'enfanls,  qui  ne  renfermaientrien  de  conlraire  a  I'Elaf 
ni  a  rEglisc.  Quant  aux  Imit  scelerats  que  j'aurais  enleves 
aux  agents  du  podeslal,  la  meilleure  preuve  qu'il  n'en  est 
rien,  c'esl  que  je  suis  ici,  et  que,  si  j 'avals  eu  ce  pouvoir  pour 
dos  ctrangers,  je  I'aurais  employe  a  plus  forle  raison  pour  j 
moi-meme,  qui  me  serais  bien  passe  de  me  trouver  de- 
vant  vous. » 

La  porte  du  cabinet  se  femtia,  et  ce  singnlicr  interroga- 
toire  pril  liu  aussilot.  Les  scribes  cmpaqucterent  leurs  pa- 
piers,  et  Ic  pere  Uoberl,  accompagne  du  jesuile,  sorlit  de 
la  salle,  non  sans  jeter  sur  le  mailre  et  le  servileur  un  re- 
gard menacant.  Ce  dernier  fut  enlraine  par  ses  gardes  sans 
pouvoir  adresser  quelques  paroles  a  I'aslronome. 

{La  suite  a  «n  prochain  numero.) 


Paris.  —  Typographic  Lacrampe  Fils  et  Comp.,  i,  rue  Damiette. 


LE 


LIVRE  DES  FAMILIES 


JOURNAL  DE  MONSIEUR  LE  CURE. 


«•  lO.— I"  Volume. 


1"  Aoat  1845. 


LE  MOIS  DU   JEDNE   CHRETIEN. 


SOIiSSINITES  Di;  NCIS    S'AOUT. 

Deux  niyslercs,  I'lm  do  Knlrc-Soi,?iionr,  pl  rautrc  de  la 

s:iiiilc  Vicrgo,  sc  [irrsoiiloiil  a   iuk  mnlitntions  dnns  ce 

inois   El  puis  cnCDPC  I'E'^IUo  nous  y  fiiil  vendrer  s|ipciale- 

iiK-'Ul  la  sloi'icuse  el  saiiilc  nienioirc  d'uu  des  plus  digues 

mouai'qucs  Junl  le  Roi  dcs  rois  ail  jamais  gralilie  la  lerre. 

En  oulre,  quuls  uoms  sc  Kseul  dans  Ics  diplyquos  de  ee 

I  nicnieinois!  saiulDominitpie,  saiule  lli'leuc,  sainl  Bernard, 

sainl  Auguslin...  Que  ne  nous  esl-il  donne  de  crayonncr 

1  riiisloire  succincle  de  ccs  pcisonnagcs  que  le  ciel  lil  briUer 

jici-bas,  pour  monlrer  que  la  reli^'ion  clirelicnne  peut  en- 

jfanlcr  des  liiiros  aupres  desquels  sonl  Lien  pales  ceus  que 

I  riiisloire  profane  a  mis  sur  un  piiideslal.  Nous  ne  pourrons 

Iparli  r  ipie  Je  saint  Louis,  el  encore  trcs-lirievemenl;  d'ail- 

jlcurs  sa  vie  est,  pour  ainsi  dire,  enUe  les  mains  de  loul  le 

Jmondc. 

I.'Eglise  romainc  celebre  aussi,  dans  le  courant  de  ce 
llmois,  uu  miracle  qui  csl  desi^nc  sous  le  tilre  de  Notrc- 
iDame  dcs  ncigrs.  C'esl  par  cclle  felc  que  I'ordre  clirono- 
illogiiuc  nous  ciijoint  de  comnicnccr.  11  en  est  de  mcine  pour 


les  trois  suivantcs,  sur  lesquclles  nous  avons  a  presenter 
dcs  details. 

5   AOUT.  —  FETE    DE   KOTfE-DAME    DES   BEIGES. 

Vers  le  milieu  dn  quatiienie  siecle,  deux  epnux,  de  fa- 
millc  palricienne  de  Home,  claicnt  aClises  de  se  voir  sans 
hOriliers  de  leur  nom.  lis  firenl  a  la  sainle  Vicrgc  nn  vfcu 
par  lequel  lis  s'engasf^i''"''  s'  ''^"'"  T"'^'''^  '^''''''  ''^■■""^'^''' 
ii  employer  en  son  honneur  une  bonne  part  dcs  riclicsscs 
dont  la  Providence  les  avail  favorises.  Marie  inlerceda  pour 
ces  epoux  desoles,  et  la  grace  qu'ils  sollicilaient  leur  fut 
accordec.  Mais  voici  que,  dans  la  null  du  4  an  j  aoiil  dc 
I'an  352,  ccs  pieux  epoux  eurenl  une  vision.  11  leur  fut  or- 
donno  de  balir  en  rhoniieur  de  la  sainle  Vierge  un  temple 
sur  le  lieu  qu'ils  verraient,  le  lendcmain.  couverl  d'une 
couche  de  neige.  En  effel,  malgre  la  clialeur  ordmaire  de 
cc  mois,  surtnul  dans  Ics  contrces  mcridionales,  les  deux 
cpoux  npercurent  le  londemain,  sur  le  nionl  Esquilin,  qui 
est  renlcrm'e  dans  I'enceinle  de  Home,  uni.  grande  quan- 
lile  lie  noigc.  Tcmle  la  ville  fut  bicnlul  slupefailc  d'un  lei 
prodigc,  ct  I'aflUicnce  fut  considerable  pour  s'assurcr  de 


290 


LES  SAINTS 


sa  rcalilc".  Le  pajip  Libere  avait  eii.  de  son  cote,  line  vision 
scmlilable  a  cclle  dcs  (■poiix.  Siir-lo-cliamp,  unc  procession 
niagnifique  I'lit  organisee.  Le  ponlife,  ayant  anpres  Je  lui 
ce  couple  favoi-ise,  se  remlit  sur  Ic  mont  Esiiuilin.  Arme 
(I'une  pelle,  il  se  mil  a  tianchcr  la  coiiche  dc  ncige;  mais 
un  no\iveau  proJige  s'opei-c  a  I'inslant :  la  neige  sc  parlage 
d'cUc-nienie,  el  forme  comme  une  sorlc  de  canal  qui  des- 
sinc  le  plan  sur  leipiel  devaient  s'elever  les  murs  laleraux 
de  la  nouvcUe  cglise.  Aprcs  avoir  rendu  graces  a  Dion  de 
celle  scconde  manifestation  de  sa  puissance  et  de  sa  bonle, 
Ics  epnux  ordonnent  que  Ton  so  mclte  a  I'lruvre.  Lcs  tra- 
vaux  sc  poursuivent  avec  une  telle  activile,  que,  dcs  I'an- 
nee  suivantc,  le  pape  Libere  put  consacrer  au  Seigneur, 
sous  I'invocation  de  Notre-Dame  des  ueiges,  le  nouvcau 
temple. 

C'esl  done  en  memoire  de  ce  miracle  que  I'Eglise  ci'lebre 
la  fete  dc  Notre-Dame  des  nciges  au  jour  memo  oil  la  mer- 
veillc  fut  oporee.  On  comprenJ  nuanmoins  que  celte  fete 
n'clant  point  une  commemoration  quelconque  des  cvene- 
inenls  qui  se  raltachenl  a  la  vie  de  la  sainte  Vierge,  elle 
doit  se  borncr  plus  specialemenl  a  la  ville  de  nome,  tandis 
qu'elle  passe  corame  inapercue  dans  un  graml  nonibre  dc 
dioceses  de  la  chrctiente  qui  ue  suivenl  point  le  ril  romain. 
Cost  done  dans  la  ville  eternelle,  et  surtnut  dans  la  magni- 
fique  basilique  de  Saiule-MarieUnjeure,  (pie  cetle  solcunite 
conimi'morative  se  fait  avec  pompe.  ("est  sous  ce  dernier 
nom,  en  effet,  que  Ton  designc  actnellement  I'oglise  dont 
lcs  fondcmenis  furcnt  jetes  par  les  eponx  reconnaissants. 
On  pense  bien  d'aiUeurs  qu'il  ne  reste  que  Ires-peu  de 
cbose  de  rcdiflce  primilif. 

Le  pape  Sixte  HI  enricbil  cette  eglise  du  tres-prccieux 
portrait  de  la  sainte  Vierge,  que  Ton  dit  peint  par  levan- 
gcliste  saint  Luc.  Le  peuple  a  toujours  manifeste  pour  ce 
pieux  monument  une  immense  veneration.  Mais  ce  qui  a  le 
jilus  conlribue  a  le  rcndre  celcbre,  c'est  le  trait  suivant, 
tpii  nous  est  Iransmis  par  I'hisloire  deces  premiers  siccles. 
En  595,  la  ville  de  Rome  fut  affligee  d'une  grande  pcsle, 
qui  moissonna  un  nombre  tres-considerable  d'babitants. 
Le  pape  saint  Grcgoire  I",  surnommc  Ic  Grand,  voulut  se 
servir  de  la  fameusc  image  de  la  sainte  Vierge  pour  apaiser 
le  courroux  du  ciel.  Le  clerge  et  le  peuple  se  reunireut  dans 
I'eglise  de  Sainte-Marie  des  Nciges,  le  matin  dn  saint  jour 
de  Paques.  Le  pontife  voulut  porter  lui-meme  le  prccicux 
laldeau  dans  une  procession  dc  penitence,  qui  parlit  de 
cette  cglise  pour  sc  rendre  a  cclle  de  Saint-Pierre  du  Vati- 
can. Qnand  on  fut  arrive  au  tombeau  d'Adrien,  an  dela  du 
Tibre,  le  pape  vit  planer  sur  le  sommet  de  cet  edifice  un 
ange  arme  d'un  glaive  qu'il  remettait  dans  le  fourreau.  Un 
cboeur  d'esprits  bienbeureux  cntourait  celui-ci,  en  faisant 
retenlir  les  airs  de  ces  paroles  :  liciiiim  cceli  lalare,  alle- 
luia; quia  qucm  meruisti  portare,  alleluia,  resuiicxil 
sicut  clixil,  alleluia.  Le  pape,  surpris,  ainsi  que  le  peuple, 
de  ce  grand  prodige,  se  mela  au  ciuiccrt  angcliquc,  ct 
chanta  ces  paroles  :  Ora  pro  nobis  Dcum,  alleluia.  Des 
ce  fortune  moment,  la  peste  cessa  d'exercer  scs  ravages 
dans  la  ville  de  Rome;  et  c'est  a  dater  de  ce  jour  de  Paipies 
593  que  I'Eglise  a  cbante  rantienne  qui  vieut  d'etre  rap- 
portee,  etquia  eu,  d'aprcs  ce  rccil,  pour  compositeurs,  lcs 
anges  el  le  pape  saint  Gregoire  le  Grand.  «  Reine  du  ciel, 
«  rejouissez-vous,  alleluia ;  car  cclui  que  vos  chasles  llancs 
«  meriterent  de  porter,  alleluia,  est  sorti  gloricux  de  la 
u  tombe  comme  il  I'avait  predit,  alleluia.  0  reine  du  ciel, 
«  pnez  pour  uuusj  alleluia.  »  Alin  de  pcrpeluer  le  souvenir 


I 


de  ce  prodige,  lous  les  ans,  qnand  la  procession  du  Jour  de 
Saint-Marc,  faitc  par  le  cbapiire  de  la  basilique  dc  Sainle- 
Mario  i\lajcure  on  Notre-Dame  dcs  Nciges,  passe  sur  le  pont 
Saint-.\nge,  on  cbante  I'anticnne  Regina  ca:li.  Le  tombeau 
d'Adrien,  etant  devcnu  par  la  suite  un  cbateau  fort,  pril  le 
nom  de  cbateau  de  Saint-Ange,  ainsi  que  le  pont  attenanl. 
Kous  ne  pouvons  avoir  le  dessein  de  donner  ici  une  des- 
cription de  la  basilique  romaine  de  Notre-Dame  dcs  Nciges, 
plus  connue  sous  le  nom  de  Sainte-Marie  Majeure  ;  nous 
avons  pourtartl  celui  dc  conmiencer,  dans  le  numcro  du 
premier  niois  de  la  seconde  annee  de  cette  publication, 
1  bisloire  descriptive  dcs  grandes  basiliques  de  Rome,  qui 
seronl  placees  en  cet  ordre,  qui  est  celui  de  leur  dignile 
respective  : 

Saint-Jean  de  Latran ; 

Sainl-Pierre  du  Vatican ; 

Saint-Paul,  sur  la  voie  d'Ostie; 

Sainte-Marie  Majeure ; 

Saint-Laurent. 
Ce  sont  lcs  basiliques  patriarcalcs. 

C   AOCT.  —  TaA>'SFICUIlAT10M   DE   KOTBE-SEICtiEUn. 

En  s'abaissant  jusqu'a  se  revetir  de  la  nature  bnmaine 
par  amour  pour  nous,  le  Fils  de  Dien  ne  laissait  transpirer 
la  nature  divine  (|iie  par  les  nombreux  miracles  dont  il 
scniait  ses  pas.  Temoins  de  ses  merveilles,  lcs  apulres  ne 
]iouvaient  sans  doute  s'rmpecbor  de  reconnailre  dans  Jesus- 
Cbrist  une  verlu  snrliumainc.  Mais,  afin  de  les  convaincre 
d'avance  que  lcs  bumilialions  et  la  mort  dnnt  il  serait  la 
victime  ne  devaient  etre  que  Tcffct  de  son  devouement  a 
la  rcbabilitation  des  hommes  dans  les  droits  dont  le  pcclie 
les  avail  depouilles,  il  voulut  frapper  leurs  regards  d'un 
rayon  de  sa  divinite  avant  raccnmplissement  de  ce  sacri- 
fice expiatoire.  L'bisloricn  sacrc  nous  dit  que  Jesus  prit 
avec  lui  les  apotres  Pierre,  Jacques  et  Jean,  son  frere,  et 
lcs  conduisit  sur  nne  montagnc  clevce.  Observons  en  pas- 
sant qn'encore  ici  Pierre,  comme  dans  d'autres  circnn-  A 
stances  rapportees  dans  I'Evangilc,  est  choisi  le  premier* 
pour  etre  temoin  de  la  merviille  qui  se  prepare.  Que  se 
passe-t-il  done  sur  cette  montagne?  Jesus  se  mil  a  jirier, 
et  lout  a  coup  son  visage  devint  resplcndissant  comme  le 
solcil,  tandis  que  ses  vclements,  babitucUomcnt  d'une  cou- 
Icur  sombre,  prirent  la  blancbenrde  la  plus  eclatantc  neige. 
Les  Irnis  apotres  apcrcoiveiit  aulour  de  Iciir  maitrc  ainsi 
transliguve  Mo'ise,  Ic  grand  legislateur  d'lsracl,  et  Ic  pro- 
pbcle  Elie,  le  plus  illustre  de  ceux  que  Dicu  avail  suscites 
an  milieu  de  son  peuple.  Les  Irnis  personnages  s'cnlrcle- 
naient  ensemble  au  sein  de  celte  brillante  aureole  dc  gloire 
et  de  majesle.  Quel  etait  le  sujet  de  cet  entielien?  L'evan- 
geliste  saint  Luc  nous  en  rcvele  une  partie.  C'etait  la  mort 
prochaine  de  Jesus;  c'etait  le  terrible  evenemeut  qui  allait 
s'accoinplir  dans  la  ville  de  Jerusalem,  la  condamnation 
du  jusle,  ct  I'amour  exccssif  de  la  victime  pour  les  cou- 
paMes. 

La  frayeur  avail  saisi  les  Irois  apotres ;  mais  une  seconde 
merveiUe  oUait  encore  frapper  leurs  regards  ct  angmcnicr 
leur  tciTCur.  Voici  qu'une  nnee  lumineuse  couvre  Jcsus- 
Cbrist  el  ses  deux  illnstrcs  interloculcurs.  De  cclle  nuee 
sort  unc  voix  qui  fait  entendre  ces  paroles  :  «  C'est  la 
0  mon  Fils  bicu-aime,  en  (]ui  j'ai  place  toutes  mes  com- 
u  plaisances.  Ecoutez-lc.  »  A  ces  mots,  lcs  trois  apotres 
tomLent  le  visage  centre  lerre.  La  peur  a  glace  leurs  mem- 


brcs.  Jpsus  Ics  loiidic ,  ct  Icur  dit  :  «  Lovez-voiis ,  lie 
B  craij;ncz  point.  »  Us  sc  releveiil,  i-l  lie  voieiil  plus  (|iie 
Jesus  seiil.  Tc!  est  le  recitdc  I'livjinijelisle  saint  Maltliicii. 
Saint  Marc  y  ajoule  cclte  autre  circonstancc.  Au  moiiipnl 
oil  Pierre,  Jacques  el  Jean  npereureut  le  divin  Sauveur 
entre  Moise  et  Elie,  le  premier  de  ces  npotres,  prcnant  la 
parole,  s'ccria  :  «  Maitre,  II  est  bon  do  sc  Irouver  iei; 
«  faisons-y  trois  tentes,  uiie  pour  vous,  uiie  pour  Moise  ct 
«  une  pour  Elie.  »  L'cvanseliste  ajoutc  aussitut  (pie  Pierre 
ne  savail  ce  qu'il  disait ;  ('admiration  dont  il  elait  frappe 
lui  avail  suggcre  ces  paroles,  qui  prouvent  la  vive  exalta- 
tion oil  I'avait  plonge  cc  ravissant  spectacle.  Mais  ce  qui 
prouve  que  Jesus  n'avait  voulu  rendre  ces  trois  apotres  Ic- 
inoins  de  sa  transfiguration  que  pour  les  premunir  centre 
le  scanda/e  de  scs  souflranccs  ct  de  sa  niort,  c'esl  qu'cn 
descendant  de  la  montasne,  11  leur  defendil  de  parler  de  ce 
prodige  jusqu'ii  cc  quil  fiit  sorti  trionipliant  du  lomlieau. 
Ke  voulait-il  pas  en  nieme  temps  donner  a  ces  trois  apotres 
un  avant-goul  da  Lonheur  reserve  dans  le  ciel  aux  ames 
digues  de  cette  incffalde  recompense?  C'est  bien  sous  ce 
rapport  ipie  I'E^lise  envisage  ce  mystere  dans  la  messe  du 
second  dimanche  du  careme,  ou  nous  lisons  I'liistoire  de 
cetle  merveilleuse  transfiguration. 

La  fete  commemorative  de  eel  evenement  glorieux  a 
cte  fixOe  au  sixieme  jour  du  niois  d'aoul  depuis  plusieurs 
sii'cles.  Les  Orienlau.x  surtoul  la  celebraienl  avec  une 
grande  pompe.  En  Arnienie,  elie  esl  une  des  plus  solen- 
iielles  de  I'annee,  sous  le  iioni  de  Verlevar.  On  y  chante 
rantienne  suivante,  donl  la  lournure  orientale  et  meta- 
pborique  esl  tres-remarquable  :  «  La  cbaimante  rose  flam- 
(I  boie  sur  sa  lige,  au  milieu  de  ses  feuilles  brillantes  de 
«  diverscs  couleurs;  sur  les  feuilles  ondoienl  par  milliers 
II  les  roses  tremblolantcs.  »  On  y  considere  Jesus  comme 
une  rose  qui  s'epanouit  en  rayons  de  feu  sur  des  feuilles 
.^'versement  colorees,  el  autour  de  lui  semblenl  tourbil- 
Innnerd'autres roses,  c'est-a-dirc,  lesclierubinsquiforment 
en  ce  moment  le  cortege  de  I'llomme-Dieu. 

A  quelle  cpoque  cut  lieu  la  transfiguration  de  Jesus- 
Cbrisf.'Ona  pu  presumer,  d'apreslereciUiue  nousavons  fait 
de  ce  mystere,  que  le  divin  Sauveur  se  IransCgura  quelque 
temps  avantsa  [lassion;  el  si  Ton  vouloit  suivie  I'ordre  des 
epoques,  la  solennite  devrait  etre  celebree  constamment  a 
pen  pres  dans  le  printenips.  On  a  vu  qu'au  dcusieme  di- 
manche de  careme  on  lit  I'evangile  ou  celte  transfiguralioa 
est  rapportee.  Ce  memorial  evangeliquey  esl  done  Icgitime- 
ment  place.  Quant  a  la  fete  propre,  I'Eglise  a  eu  d'autres  in- 
tentions. Le  divin  Sauveur,  comme  on  I'a  vu,  recimimanda 
a  ses  apotres  de  ne  parler  de  cclte  vision  qu'apres  qu'il  se- 
rait  ressiiscite.  La  commemoration  evangelique  est  done 
parlaitemenlplacee  dans  le  careme,  el  la  fete  elle-meme, 
c'esl-a-dire,  la  revelation  dece  mystere  est  a  son  lour  Cxce 
a  I'cpoqueconvenable,  puisqu'elle  lombeapreslessolenni- 
tes  de  Piques,  de  I'Ascension  el  de  la  Peulecote. 

Cette  fete  prit  un  nouveau  degre  de  splendour  en  1437. 
Ce  tut  en  celte  annceque  le  pape  Calixte  III  voulul  qu'en 
ce  jour  on  remerciat  Dion  de  reclatante  victoire  que  les 
Chretiens  avaienl  remporlce  sur  les  Turcs  a  Belgrade.  En 
outre,  il  voulul  que  dans  cememe  jour  de  fete  onconjunit 
de  plus  en  plus  le  Seigneur  d'accorder  au  cbristianisme  de 
constants  succes  contre  les  inlidelcs  qui  desolaienllescou- 
Irees  calholiques  Ce  pape  voulul  que  la  Transfiguration  ful 
cbomce  comme  le  dimanche.  Keannioins,  des  le  scizieme 
siecle,  celle obligation  cessa,  parce  qu'on  y  envisagea  I'lir- 


MOIS.  291 

grace  des  Iravaux  de  la  campagne  en  ce  mois  de  recolte. 
L'Eglisegrecque  considere  cello  fete  comme  obligatoirc,  ct 
les  Iravau.x  y  soul  suspendus  comme  au  saint  jour  du  di- 
iiiaMche.  Une  derniere  question  est  posee  au  sujel  de  cclte 
fete  :  cpielle  est  la  moiilagne  sur  laquelle  Jesus-Christ  sc 
transfigura?  (Juclques  auteurs  out  dit  que  c'etait  la  monta- 
giic  du  Calvaire,  mais  on  leur  objecte  que,  selon  I'Evangile, 
CO  monl  n'csl  pas  assez  clcve  pour  etre  celui  qui  esl  desi- 
gno  par  revangelisle  :  in  monlem  excelsum;  d'autres  ont 
pense  c|ue  c'etait  une  monlagne  voisine  du  fameux  lac  do 
Goncsarelh.  Enfin,  selon  I'opinion  la  jdus  commune,  on 
croit  que  cette  monlagne  est  celle  du  Thabor.  On  prelend 
que  rimpcralrice  sainte  llelene  y  avail  fail  clever  une  cglisc 
en  Ihonneur  deslrois  apotres  lemoins  de  la  Iransfiguralion. 
Si  elie  a  e.xisle,  on  n'en  trouve  depuis  longtenips  aucune 
cspcce  de  vestige. 


io  AODT. 


•  ASSOMPTIOS  DE  lA  SAISTE  VIEBCE. 


Le  corps  virginal  de  Marie,  ce  corps  qui,  pendant  ncuf 
mois,  ful  le  tabernacle  du  Verbe  incarne,  devait-il  subir  la 
loi  conuiiune,  lomber  dans  la  corruption,  el  devenir  la 
proie  des  vers  ?  L'Eglise  ne  I'a  point  cru.  Aussi  a-i-elle  in- 
slilue  une  fete  deslinee  a  nous  rappelcr  la  glorification  de 
ce  corps,  imraediatemenl  apres  la  morl.  C'est  le  mystere 
que  nous  celebrons  sous  le  nom  si  espressifd'Assom|ilion. 
Nous  nous  y  representons  cette  dcpouille  morlelle  qui, 
apres  un  sommeil  de  courte  duree,  esl  ranimce,  acqniert 
rimpassibilite  el  les  autres  prerogatives  de  la  resurreclioH, 
et  enOn  esl  enlevee,  assiimpla,  par  les  esprits  bicnheureux 
qui  la  portent  dens  le  ciel. 

II  est  certain  que,  dans  les  anciens  martyrologes,  le  tcrmc 
d'assomption  esl  employe  pourdesigner  la  morl  des  jusles; 
el,  en  effel,  par  une  touchante  el  pieuse  melaphore,  nous 
nous  figurons  les  anges  qui  viennenl  enlcver  ces  ames  pre- 
deslinees  pour  les  inlroduire  dans  le  sejour  dela  bienlicu- 
reuse  immortalile.  Maisil  fallait  pour  Marie  quelque  chose 
de  plus.  Son  corps  devail  jouir  du  memo  privilege  (|ue 
son  ame,  el  au  lieu  d'attendre,  comme  le  rosle  des  homnns, 
la  Irompclle  des  anges  au  jugemeni  gi'neral  pour  se  reveil- 
ler  el  secouer  la  poudre  du  tombeau,  le  sommeil  de  re 
corps  si  saint  el  si  pur  devail  etre  d  une  Ires-courle  duree. 
C'esl  ce  privilege  qui  distingue  I'assomplion  de  Marie  de 
I'assomplion  des  autres  saints. 

II  n'est  pas  aise  de  decouvrir  des  traces  de  celte  frte 
avanl  le  fameu.x  concile  d'Ephese  ou  Nestorius  ful  con- 
daninii  parce  qu'il  deniail  a  Marie  la  qualile  de  mere  de 
Dieu.  II  esl  probable  que  cette  solennile  prit  justemenl 
naissance  dans  la  ville  que  nous  venous  de  nommer.  C'esl 
en  elTel  dans  Ephese  que,  selon  la  tradition  la  plus  accre- 
ditee, la  sainte  Vierge  se  retira  chez  I'apolre  saint  Jean. 
Au  moment  oii  Jesus-Christ  allait  rendre  le  dernier  soiipir, 
il  recueillilce  qui  lui  restait  de  force  vilale  pour  faire  en- 
tendre ces  paroles  qu'il  adressa  a  sa  sainte  mere  :  «  Femme, 
voila  voire  fils,  »  en  parlant  de  .sainl  Jean  ;  ct  puis  a  cot 
apolre:  «  Voila  voire  mere.))  L'evangeliste  ajoute  qu'ini- 
medialcmenl  apres,  cot  apolre  rerul  Marie  dans  sa  maison. 
Or,  saint  Jean  elait  d'Ephese.  On  croit  (pi'apres  la  morl  de 
son  divin  Dls,  Marie  vecut  pendant  vingt-lrois  aus  dans  h 
maison  de  ce  disciple,  elqu'cUe  y  renjit  le  dernier  soupir. 
C'est  done  a  Ephese  qu'eut  lieu  le  glorious  mystere  do 
lassomplion  de  Marie  dans  le  ciel  en  corps  et  en  ,ime. 
Toulcfois,  comme  ce  quo  nous  ou  disons  pout  lomlier  ciiire 
les  mains  de  personnes  qui  nc  soul  point  suflisaninicut 


202 


LES   SAINTS 


inslniilf  s  dcs  dogmps  callioliqucs,  cl  qii'il  nc  nous  nppnr- 
liciit  |ii)inl  dn  pri'sonlcr  coninip  arliclc  de  foi  cc  qui  n'a  ja- 
mais ell!  dcliiii  dans  cc  sens  par  I'Eglisc  noire  mere,  nous 
devons  dire  que  cetle  croyancc  nc  nous  est  point  imposcc 
au  mi'ine  de;;nj  dc  ri^ucur  dogmaliipic  que  ccllc  do  I'as- 
cension  dc  Nolrc-SoigLieur  en  corps  et  en  anie.  Serait-il, 
licanni'iins,  dignc  niemlu'c  dc  I'liglisc  calliolique,  celuiqui 
alijnrcrail  rormi'llcment  I'assonqition  dc  Marie  telle  que 
nous  la  celelirous?  Non,  sans  conlrcdit.  II  ne  pcut  apparlc- 
nir  a  un  fidelc  de  so  nictlre  ainsi  en  opposition  avec  unc 
croyancecousacrec  jiar  une  grande  soliMiiiite  telle  que  la 
cclchrc  en  ee  jour  I'univcrs  Chretien.  Ecoulons  la  pricrc 
que  lEglise,  en  eeltc  fete,  adresse  au  Seigneur  :  o  Qu'elle 
soit  pour  nous  d'un  salulnirc  sccours,  la  venerable  solen- 
nitc  de  ce  jour,  dans  leqiiel  la  sainte  Vicrge,  mcrede  Dieu, 
a  soulTerl  la  morl  temporelle,  sans  que  les  liens  dc  celtc 
ninrt  aicnt  pu  renchainer  dans  le  tonibeaii,  cclte  Vierge 
qui  a  mis  au  mnnde.  dans  une  chair  forniee  desa  propre 
suhslancc,  votre  fils,  INoIrc-Seigneur  Jesus-Christ. » 

Ccsl  par-dcs.sus  loutes  les  autres  regions  du  monde 
cliri'tieu  que  la  France  s'esl  toujours  distinguee  par  son 
culle  envers  la  mere  de  Dieu.  C'est  la  priucipalement  qu'a 
etc  lonjuurs  professec  la  croyanccen  I'assonqilinn  du  corps 
ct  de  I'anie  de  Marie  dans  le  ciel.  L'ancienne  Eglise  galli- 
eaiie,  dans  son  rit  qui  fut  au  huiticme  siecle  reniplace  par 
la  liturgie  romaine,  chantail,  dans  ces  temps  deja  si  eloi- 
gnes  de  nous  ;  «  A  juste  titre,  6  Vierge,  mere  dc  Dieu,  vo- 
tre Ills  vous  a  recue  dans  votre  lienheureusc  assumption, 
lui  que  vous  avez  si  chaslemcnt  recu  au  moment  oii,  par 
UUP  foi  vive,  vous  devicz  le  coiicevoir  dans  votre  sein  I  II 
vous  a  accueillie,  aGu  que  la  froiJe  pierre  du  tombeau 
n'emprisouriat  point  cello  qu'aucune  corruption  terrestre 
li'avait  jamais  souillce.  »  Dans  un  autre  endroit,  la  memc 
I'gjise  dit  de  Marie  ces  paroles  non  moins  remarquables  : 
«  11  esldigne  de  vous  liuier,  6  Dieu,  en  ce  jour  oil  la  Vierge, 
mere  de  Dieu,  ne  parlicipa  point  a  la  corruption  du  lorn- 
beau  et  n'y  eprnuva  point  de  corruplirm  cbarnelle.  »  Voilii 
ccrles  de  maguiliquestenioignagesde  lanliquitechretienne 
en  lavcur  du  mystcre  que  I'Eglise  envisage  dans  I'assomp- 
tiuu  de  Marie.  Que  serait-ce  si  nous  allions  derouler  les 
innondirables  ecrits  dcs  saints  Peres,  et  surtout  de  saint 
licruarJ  qui  a  si  eloquemmeut  exallo  les  prerogatives  de 
Marie  1 

I'assons  ,i  d'autres  details  qui  peuvent  ici  parfaitcment 
trouvcr  leur  place,  et  qui  nous  prouveront  que  dans  les 
pays  orientau\  rAssomption  dc  la  Sainte  Vierge  est  une 
insigne  festivite.  Nous  lisons  dans  le  pcre  Lebrun  un  trait 
fort  curieux,  raconte  parPoucct,  qui  voyageait  dans  I'E- 
ihiopic  on  Abyssinie,  en  1700.  Laissons  parler  Poucet  lui- 
nv.'mo,  qui  avait  etc  invite  a  la  solennite  de  ce  jour  :  «  Je 
«  m'y  rendis  sur  les  huit  heures.  Je  trouvai  environ  doiize 
((  millc  hommes  ranges  en  bataille  dans  la  grande  cour 
«  du  palais.  L'empereur,  vein,  ce  jour-l.i,  d'une  vcste  de 
(1  velours  bleu,  a  fond  d'or,qui  trainait  jusqu'a  terre,  avait 
ti  la  lele  couverte  d'une  mousseline  rayeea  filets  d'or,  nm 
«  foruiait  unc  especc  de  couronne,  et  qui  lui  laissait  le  ini- 
«  lieu  de  la  tele  nu.  Deux  princes  du  sang,  superbement 
«  vi'tus,  I'attendaicnt  ,i  la  porte  du  palais  avec  un  magni- 
«  llque  dais,  sous  lequel  l'empereur  marcha,  precede  de 
«  scs  inslrumenis  de  musique.  II  elait  suivi  par  les  sept 
((  prennorsminislresdc  rempire;celui  du  milieu  portail  sa 
(I  couronne  iuipcriale,  tele  nue.  Cette  couronne,  fermee 
I    «  ct  surmoiitee  d'une  croix  de  picrrcries,  est  tres-magniri- 


«  que.  Je  niarcliai  sur  la  memc  ligne  que  les  niinislrcs, 
«  habille  a  la  tiirque,  el  conduit  par  un  officier  qui  me  Ic- 
<(  nail  sous  les  bras.  Les  officiers  de  la  couronne,  se  tenant 
((  do  la  memc  manicre,  siiivaient  en  chantant  les  louanges 
«  de  l'empereur,  el  se  repondant  les  uns  aux  autres ;  Ics 
«  niousquelaires  venaient  cnsuilc,  suivis  par  les  archers 
«  arnics  d'arcs  et  de  Heches.  Cctic  niarche  elait  fermee  par 
((  les  chcvaux  domain  dc  rempereur,  superbement  culiar- 
((  naches. 

«  Le  patriarche,  revelu  de  ses  habits  pontificaux,  par- 
«  sinies  de  croix  d'or,  elait  a  la  porte  de  la  ehapclle,  ac- 
«  compagnc  de  pros  de  cent  religieux  veins  de  Llanc.  Us 
«  etaienl  ranges  en  bale,  tenant  une  croix  de  fer  .i  la  main; 
«  les  uns  dans  la  chapelle,  et  les  aulres  dehors.  Le  palriar- 
((  che  pi'it  I'enipereur  par  la  main  droite,  en  entrant  dans 
((  la  chapelle,  qui  s'appelle  Tcma  Chrislos,  c'cst-a-dire, 
((  I'eglise  de  la  ncsurreclion,  et  le  conduisit  pres  de  I'aulel 
II  ii  travers  une  haic  de  religieux,  qui  lenaient  ehaeiin  un 
«  gros  llambeau  a  la  main.  On  porta  le  dais  sur  la  tele  dc 
«  rempereur  jusqu'a  son  prie-Dicu,  qui  elail  convert  dun 
«  riche  ta[iis,  cl  a  pen  pros  sendjlable  au  prie-Dieu  des 
«  prelals  d'llalic.  L'empereur  demeura  presque  toujours 
«  dobout  jusqu'a  la  communion,  que  le  patriarche  lui 
((  donna  sous  les  deux  especes.  » 

Poucet  n'enlre  pas  dans  d'autres  details,  et  ne  nous  fait 
part  d'aucun  des  chants  religieux  que  les  Elhiopiensdurent 
faire  entendre,  en  cello  solennite  de  I'Assomplion,  pour 
honorer  Marie.  Ces  Chretiens,  separes  du  centre  de  I'unile, 
et  d'ailleurs  infecles  de  I'esprit  d'hercsie,  parlenl  ainsi  dc 
la  sainte  Vierge,  en  faisanl  leur  profession  de  foi  avanl  la 
communion  :  «  C'est  bien  la  le  corps  et  le  sang  du  Seigneur 
«  que  le  Fils  dc  Dieu  pril  de  noire  Dame  cl  souverainc  a 
(I  Ions,  la  sainte  et  pure  Vicrge  Marie...  Amen,  amen, 
(( amen,  jo  le  crois.  » 

Selou  lechevalier  Ricaut,  anglican,  qui  a  fait  un  Ires-long 
sejour  dans  la  Grece,  ces  pcuples  croient  qu'aujmir  dcl'As- 
somplion,  loutes  les  rivieres  du  monde  serendenl  en  Egypic 
pour  faire  honimage  auNil,  en  saqualile  deroi  desllenves. 
lis  se  ligurent  que  les  dcbordcmenis  dii  Nil  .soul  unc  cont:- 
nuelle  benediction  du  ciel  sur  I'Egypte,  en  recompense  de 
la  protection  donl  Ic  Sauveur  du  monde  et  sa  sainle  Merc 
jouirenl  dans  cette  conlree,  cl  de  I'abri  qu'ds  y  trouvcrenl 
pour  se  derober  a  la  persecution  de  I'impie  et  perlide  lie- 
rode.  Voilci  une  idee  iiarfailemcnt  bizarre,  niais  die  prouve 
I'lionneur  que  ces  peuplcs  rendent  a  la  sainle  Vierge  dans 
le  mystere  de  son  assomption. 

Apres  noire  excursion  dans  ces  plages  lonlaines,  revenons 
ii  noire  belle  et  chrelienne  France.  Si,  comnie  nous  I'avons 
dit,  depuis  que  la  religion  de  Jesus-Christ  y  est  etablie,  on  s'y 
est  toujours  monlrepleindezele  pour  rhonncur  de  la  mere 
de  Dion,  il  est  pourlaiit  une  cpoque  speciale  oil  cc  cultc  a 
recu  une  plus  grande  splendour.  On  voit  que  nous  voulons 
parler  du  voeu  de  Louis  Xlll.  Ce  moiiarque,  par  une  de- 
elaralion  donnce  :i  Sainl-Gormaiu  en  Laye,  le  10  fevricr 
1038,  apres  avoir  reconnu  les  bienfails  donl  I'inlerce.vsiou 
de  Marie  Pa  gralifie,  place  sa  couronne  el  scs  siijels  sons 
la  protection  de  la  sainte  Vierge.  II  etablil  qu'aus  jour  ct 
fi'lc  de  I'Assomplion  on  fera  dans  loutes  les  eglises  de  son 
royaume  une  procession  solcnnellc  oil  seront  chantces  les 
lilauies  et  aulres  anliennes  composees  pour  honorer  la 
mere  du  Verbe  iucarue.  II  vent  quetoulesles  coiussouve- 
raiiits  etles  membres  de  tonics  les  adminislralions  assis- 
lent  a  cclte  cereinouie.  II  vcut,  en  oulrc,  que  Ion  jdace 


^t't•.s■^L■^  ! 

NATUR-L  t 
H.'STO^RY.  t 


SAIKT-LOUIS. 


DU   MOIS. 


295 


dans  lcc'ireurdc?lolre-D,imo,r'gliscmelropolitaineJc  Paris, 
((  line  image  dc  la  Vicrge  qui  licndra  entrc  ses  bras  ccUe 
0  dc  son  precicMx  Fils  descendii  de  la  croix  ,  ct  nous  se- 
((  rons  reprosonle  aux  ])ieds  du  Fils  ct  dc  h  Mere,  commc 
<  Icur  orfrant  noire  rouronne  et  notre  sceplrc.  »  On  sail 
que  Louis  XIV  remplit  avcc  magnificence  Ic  voeu  de  son 
augnslc  pore,  ct  cliargca  le  ci'lclire  Coustou  d'executer  cc 
lean  gronpe  de  marlire  blanc  que  nous  y  voyons  aujour- 
d'lmi.  On  a'crilique  ri'cennneiit  cclto  belle  composition 
arlislique,  non  point  sous  Ic  rapport  du  travail,  niais  commc 
n'elaul  point  convcnablcmcnt  placce  dans  une  eglise  qui 
Est  diidice  sous  le  vocable  de  I'Assomption  de  la  sainte 
Vicrge.  On  aurait  voulu  un  mysterc  triomphant,  ct  non 
point  celle  representation  qui  rappellc  rimniense  doulcur 
de  Marie  au  pied  de  la  croix.  11  I'aul,  en  cc  cas,  demandcr 
la  raison  dc  cechoix  a  Louis  XIII  lui-meme.  Apparlenait-il 
a  Louis  XIV  de  s'ecarler  dcs  intentions  de  son  pere  pour 
clever  un  monunientdignede  plaire  a  ces  graves  ccnscurs? 
Nous  dirons  en  passant  que  dans  Ics  plans  de  restauratiou 
de  ccllc  noble  basiliipic,  cc  serail  un  veritable  vandalisme 
que  de  remplaccr  I'lcuvre  dc  Coustou  par  toule  autre  orne- 
mcnlalion.  Ke  serail-ce  pas  insuller  la  memnirc  et  mecon- 
nailre  les  intentions  du  monarque  placant  le  royaumc  dc 
France  sous  la  [irolcclion  dc  Marie,  representee  dansl'alli- 
tudc  que  cc  prince  a%ait  lui-nicmc  cboisie?  Un  voeu  doit 
elrc  rcspccte  ,  dcs  que  I'Eglise  I'a  surtout  accueilli ;  or 
voiii  presdc  deux  sieclcs  que  «  cette  image »  telle  que  la 
decrit  Louis  XIII,  a  cle  placeedans  la  basilique  mclropoli- 
tainc  de  Paris. 

Tcriuinons  par  la  description  d'un  autre  monument  cleve 
a  la  gloire  de  Marie,  quoique  ce  ne  soil  point  pour  liono- 
rer  en  parliculicr  son  assomplion.  Mais  il  y  a  ici  un  rap- 
port Icllcmcnl  inlime  enlre  Ics  deux,  que  le  second  nous 
paniil  en  tiuil  point  digne  d'clre  place  a  cole  du  premier. 
Eu  1(157,  c'cst-a-dire  neuf  ans  apres  la  declaration  prcciice 
du  roi  Louis  XllI,  rempcreur  d'.Mlemagne,  Ferdinand  III, 
lit  clever,  siir  une  dcs  principalcs  places  de  la  ville  de 
Viennc,  une  superbc  colonne  converle  d'cmblemcs  qui  cx- 
priment  les  privileges  dont  la  sainte  Vicrge  a  etc  douee, 
et,  par-dessus  tous,  la  prerogative  en  vcrlu  de  laquelle 
Marie  n  ele  concue  sans  la  laebe  du  pechc  originel.  La 
colonnecst  surmontec  de  la  statue  dc  la  sainte  Vicrge.  Sur 
le  socle  on  lit  cet  inscription  : 

D.  0.  M..  scrnEMO  coeli  TEP.R.EOt;c  iMPEnATom  ,  rsn  qecm 
r;ECES  hecn'am,  Vn.ciM  DEir.in.E,  uimaculat.e  C0}iCErT.E.  I'EH 
nuAM  pr.isr.iPES   isipepast  ,  is   peciiliapesi  Do^n^•A)l  Austpi.e 

PATPONAM  SI>CnLAPI  PIETATE  SCSf.EPM,  SE,  IIBEROS,  POPCLOS, 
EXEP.CITIIS,  PnOVlNCIAS,  OMMA  DENIQCC  CONFIDIT,  DONAT,  COS- 
SECRAT,  ET  IN  PEPPETHAM  I;EI  SIEMORIAJl  STATUAJI  UANC  EX  VOTO 
POMT   FEPIiI>A»iDCS   TEP.TIUS   .\l'ClSHI. 

Une  traduction  exacte  n'csl  point  possible.  Lc  style  lapi- 
daire  enlalin  est  d'une  concision  que  la  langue  franca ise  ne 
peul  rendre  exactemeol.  Nous  nous  contcnterons  d'cn  c.x- 
poser  le  sens  : 

0  A  Dieu,  tres-bon  et  Ires-grand,  empereur  souverain  de 
0  la  lerre  et  du  ciel,  par  Icqncl  les  monarques  regnent; 
«  ii  la  Vicrge,  mere  de  Dieu,  concue  sans  peclie,  par  la- 
«  quelle  commandenl  Ics  princes,  cboisic  par  un  va;u  spe- 
ll cial  dc  piele  pour  clre  la  patronne  parliculicrc  de  I'Aulri- 
«  clie,  Ferdinand  Ml,  empereur,  scvouelui-merac,  consacre 
i(  etoffre  sa  pers  nn»  \iesc[ilanls,  scs  peoples,  sesarmees, 
«  ses  provinces,  ct  lo«  ce  qu'ilpossede;  et,  pour  perpeluer 
«  le  souvenir  de  cettc  tonsccrnlion,  il  erige  celle  statue. » 


Nous  n'avons  Jias  besoin  de  rappeler  que  depuis  le  con- 
cordat de  18UI,  a  la  suite  duqucl  on  supprima  en  France 
plusicurs  fetes,  celle  de  I'Assomplion  fut  maintenuc.  Na- 
poleon, lui-meme,  y  avail  ratlacbe  I'anuivcrsairc  de  sa 
naissance  ct  de  son  noni  baptismal. 


•2o  AOUT.  —  SAINT  LOCIS,  P.OI  DE   FRANCE. 

Quel  est  le  cbrclien,  quel  est  surloul  le  Francais  qui  ne 
prononce  avcc  respect  le  nom  de  saint  Louis,  auquel  ce 
seul  nom  ne  rappcUe  tout  ce  qn'il  y  a  de  grand  dans  ce 
monarque  consjdere  comme  legislateur,  comme  guerrier, 
comme  fervent  disciple  de  lEvangile?  Qui  jamais  a  rcuni 
dans  sa  personne  a  un  si  haul  degre  des  qualilcs  dont  cba- 
cunc  pent,  a  die  seule,  illuslrer  celui  qui  en  est  done? 
Comment,  dans  un  cadre  aussi  ciroil  que  le  notre,  renfer- 
mcr,  sculemcnt  d'une  maniere  historique,  une  vie  aussi 
pleine  sous  le  triple  aspect  que  nous  avons  indique?Ce 
ne  saurait  ctre  notre  projet.  La  vie  de  ce  .saint  et  grand  roi 
est,  pour  ainsi  dire,  cntre  les  mains  de  tout  le  monde,  ct  cc 
qu'il  y  a  de  tres-remarquable  c'cst  que  sa  lecture  est  utile 
a  tous  les  ages  ct  a  toutos  Ics  conditions  de  la  vie.  Oui, 
cette  existence  a  resume  tous  les  genres  d'licroismc,  et 
saint  Louis  pcut  ctre  presente  commc  un  modele  i  la  jeu- 
nesse  comme  a  ragemi'ir.  aux  pauvrcs  comme  aux  riches, 
aux  hcureux  comme  aux  infortunes,  aux  guerriers  commc 
aux  magistrals,  aux  vainqucurs  comme  aux  vaincus,  aui 
|irelres  comme  aux  laiques,  aux  etrangcrs  comme  aux 
Francais.  Mais  quel  a  etc  le  principe  fecondanl  de  tant  de 
vertus?  Est-ce  iinephnosophicpuisee  dans  Plainn,  Socrate, 
Marc-Aurele?  Vraiment  non.  C'cst  la  piete  dans  toule  sa 
franche  expansion.  Saint  Louis  a  realise  d'une  maniere 
complete  ces  paroles  si  courles,  mais  si  pleines  de  sens ; 
Piclas  ad  omnia  utilis  est.  «  La  piete  est  utile  a  TOUT.  » 
C'cst  I'Espril-Saint  qui  nous  les  fait  entendre  par  I'organe 
du  grand  Apolre.  Placcz  I'liommc  dans  telle  condilion  qu'il 
vous  plaira,  la  piele  cnnoblira  tous  scs  aclcs,  parce  qu'cUe 
est  la  mere  de  tonics  les  vertus.  II  sera  bon  pere,  bon  cpoux, 
bon  fils,  bon  prince,  bon  snjet,  bon  general,  bon  soldat, 
excellent  juge,  integre  avocat,  ami  sincere,  ennemi  gene- 
rcux.  Oh:  que  le  monde  est  done  insense  qui  semblc  re- 


2f« 


LES  SAINTS  DU  MOIS. 


garder  la  'picte  comme  la  vertu  obligatoire  ct  exclusive  du 
cloitre,  du  sacerdoce  et  des  divots,  ct  surtout  des  divots ! 
Saint  Louis  fut  un  devot...,  vraimciil  oui,  dans  loule  Tex- 
tensiondu  Icrme,  el  Ton  ne  pent  lui  refuser  toulesies  ver- 
lus  civiles  et  guerriercs,  toules  les  qualites  royales  lelles  que 
la  sagesse,  la  prudence,  la  fermcle,  la  cl^nience,  et,  ce  qui 
les  resume  toules,  !a  palernite  du  sceptre,  car  le  bon  roi 
est  cminemment  le  pore  de  la  patrie. 

C'esl  ainsi  que  Tfiistoire  nous  le  represenle  sous  le  chene 
de  Vincennes,  accueillanl  ses  sujets  comme  ses  enfanls, 
ccoulaut  leurs  plaintes,  calmaut  leurs  divisions,  jugeant 
leurs  proces. 

Apres  une  vie  si  pleine,  aux  yeux  du  monde  comme  aux 
yeiix  de  la  foi,  Louis  IX,  qui  eiait  monle  sur  le  Irone  en 
1"2'26,  n'etant  encore  age  que  de  douze  ans,  mourut  devant 
Tunis  le25aoiU  1270.  II  etaitdans  la  cinquante-cinquieme 
anncc  de  son  age.  Ses  testes  furent  divises  :  les  os,  ainsi 
que  le  cocur,  furent  places  dans  une  riche  biere.  Charles 
d'Anjou  son  frere,  roide  Sicile,  oblint  les  chairs  et  les  en- 
irailles,  qui  furent  deposees  a  Palerme,  dans  Tabhayc  de 
Monlrcal ;  les  ossemenis  furent  transferes  en  France  par  le 
roi  Philippe  son  fils.  Celui-ci  voulut  porter  sur  ses  epaules 
lesQcre  depot  de  Paris  a  Saint-Denis,  et  cette  abbayece- 
lebre  les  garda  precieusement.  Les  nombreux  miracles 
opiircs  parrinlerccssioii  de  Louis  IX  dcterminerent  le  pape 
a  rinscrire  dans  les  diplyques  des  saints  auxquels  I'Eglise 
defere  le  cuUe  de  dulie.  La  hulle  de  canonisation  fut  don- 
nee  par  le  pape  Boniface  VIII,  le  1 1  aoul  1297,  et  la  fete 
fixee  au  jour  mi'nie  de  la  mort  de  ce  grand  prince.  En 
1298,  il  se  lit  a  Paris  une  pompeuse  et  edifianle  ceremo- 


nie.  Une  procession  partit  de  la  capitale,  s'achemina  vers 
Saint-Denis  pour  y  lever  le  corps  de  saint  Louis.  On  porta 
la  chassequirenfermait  les  ossements  a  la  Sainte-ChapoUc, 
nagnere  ediliee  par  Louis  IX  anpres  de  son  palais.  L'ar- 
chevequedeSens,  accompagne  de  Teveque  de  Paris,  qui  en 
(Hait  nlors  suffragant,  presida  a  cetle  insigne  translation. 
Puis  le  roi  Philippe  reporla  sur  ses  epaules,  a  I'abbayo 
royale  de  Saint-Denis,  les  saintes  depouiUes  de  son  aieul. 
Quelques  annees  apres,  c'est-a-dire,  en  I30.>,  le  pape  Cle- 
ment V  autorisa  Philippe  le  Bel  a  transferer  dans  la  Sainte- 
Chapelle  du  palais  la  tijte  de  saint  Louis,  et  dans  I'eglise 
cathedrale  de  Nolre-Dame  une  des  cotes  du  meme  sainl. 

Depuis  ce  temps,  comhien  deglises  et  de  cliapelles  ont 
ete  erigees  sous  I'invocalion  de  ce  grand  saint  I  La  capitate 
du  monde  chrelien,  Rome,  compte  parmi  ses  monuments 
rcligieux  une  belle  ct  riche  eglise  de  Saint-Louis.  La  France 
a  trois  calhedrales  placees  sous  le  meme  vocable,  celles  de 
la  Rochelle,  de  Clois  et  de  Versailles.  Paris  comple  quatrc 
de  ses  paroisses,  y  compris  celle  des  Invalides,  sous  les 
auspices  de  saint  Louis.  La  poesie  religieuse  a  consacrea 
son  honneur  les  plus  belles  hymnes.  L'hisloire  a  immorta- 
lise dans  ses  annales,  burine  sur  le  bronze,  grave  sur  la 
pierre,  la  memoire  du  saint  monarque.  L'Eglise  celebre 
annuellement,  dans  une  fete,  ses  vertus  sur  la  Icrre  et  son 
triomphe  dans  le  ciel.  La  France  airae  a  se  placer  sous  un 
aussi  puissant  patronage,  el,  les  yeux  Oxes  sur  letrone  im- 
perissahle  qu'occupe  saint  Louis  dans  le  sejour  de  I'eler- 
nile  bienheureuse,  elle  soUicite  son  intercession.  Et  n'est-ce 
point  ici  le  plus  eclatant  des  hommages  que  la  memoire 
d'un  monarque  puisse  recevoir  ? 


MOIS    D'AOUT 


1.  Vendredi.  St  Pierre  adx 

LIENS. 

Oil  y  lionore  la  memoire  de 
rciniirisonneraent  de  l';i|'fl're 
St  Pin-re  en  divers  lemps  cl  di- 
vers lieux,  maissurloiit  sacap- 
li\ito  u  Jorusak'iii,  el  dont  un 
ange  le  delivra.  On  conserve  S 
Rome  les  olivines  di)nl  il  fut  lie 
4lans  la  prison  Mamcnmc  de  ccUe 
dcrnit'rcvillc,pariirilrede  Noron 

Les  SEPT  FRUHES  MaCMABEES,  qUI, 

avant  Ji5sus-Clirisl,  soullri 
rent  Ic  marlyre  pour  la  loi 
dc  Moise. 
Ste  Fiji,  Ste  Esperance,  Ste 
CiiAuiTE,  fillos  dc  Suphie 
dame  romainc,  vierges  niar- 
tyrcsdans  les  deux  premiers 
sii-'clcs. 

3,  Kamedl.  StI^tienne,  pape 
et  martyr  en  257. 
St  GETiiAinE,  liveque  de  Char- 

tres,  mort  au  7^  siecle. 
Si  Alphonse  de  Ligdori,  cveque 
de  Slc-Agatlie  au  loyaurae 
de  Naples,  mort  en  17H7 

II  a  laisse  plusieurs  ouvrages 
tbfiologiques  ircs-csttmes. 

8.  Dlmsncho.  L'Investion  DU 
r.iinrs  pe  St  Ktienne,  premier 
martyr,  en  415. 
St  Nxodehe,  pUarisien  convert!, 


qui  embauma  Ic]  corps  de  6 
Jesus. 
St   Gamaliel,   autre  pharisien 
converli,    qui    enlerra     St 
Elicnne  dans  sa  campagne, 
a  vingt  milles  de  Jerusalem. 

I.  Einndl.ST  Dominique,  fon- 
dalcur  de  I'ordre  des  Pre 
cheurs  ou  Dominicains,  mort 
aBolo-neen  1221. 

It  fut  le  flambeau  et  la  mer- 
veilledeson  siecle.  Onaprelendu 
U  Ires-grand  tori  que  cp  sainl 
avail  instilue  les  iribunaux  de 
I'inquisilinn  ;  ceus-ci  onlcle  6ta- 
blis  longiemps  aprts  la  mort  de 
St  Dominique. 
St  EurHHoNE,  eveque  de  Tours, 

morl  en  575. 
Ste  Siohade,  mere  de  St  Lc^er, 
eveque  d'Autun,  morte  au 
7^  sietle. 


1.    llnrdi.    Notre-Dame  ces 

NEIGES. 

Voy,  I'article  sous  ce  nom. 
St  Oswald,  roi  d'Anglctcrre, 

et  martyr  en  642. 
Ste   Afre  ct  ses  compagncs, 

marlyres  en  504. 
St  Mr.MMiE,  premier  Cveque  dc 

Clialons-sur-Marne,  mort  a 

la  tin  du  5^  siecle. 


Hercredi,    La  Tbansfigd- 

BATIONDE  N.-S.  J.-C. 

Voy.  fart,  sous  ce  nom. 
St  SixTE.pape  ct  martyr,  258. 
St  Just  et  St  Pasteur,  martyrs 
en  Espagne,  en  504. 

7.  Jendi.  StGaetandeThiedne, 
fondalcur  de  Tordre  des 
Theatins,  mort  en  1547. 

St  VicTRicE,  eveque  de  Rouen, 
mort  en  415. 
II  a  laisse  plusieurs  Merits. 

StDonat,  Cveque  d'Arczzo  en 
Toscane,  et  St  IIilaire,  mar- 
tyrs en  5G1, 

St  Donat,  evcquc  de  Besangon 
mort  en  660. 

8,  VendrpdI.  St  Cyriaqce, 
St  Large,  St  S.\iauag[ie  et 
leurs  compagnons,  martyrsa 
Rome,  en  503. 

St  1I^RM1^I)AS.  martyr  en  Perse 
dans  les  premiers  siecles. 

.  ffiamedi.  St  Rohai?},  mar- 
tyr a  Rome,  au  5^  siecle. 

St  Secosdiel'  et  ses  compa- 
gnons,  martyrs  en  Toseane, 
au  5"  siecle. 

St  Ni'MiuiQUE,  prctre  et  confes- 
sonr  au  5^  siecle. 

O.  Dimniiche.  St  Laurent, 
martyr  a  Rome,  en  258. 


St  Deuspedit  ou  PiEuoossg, 
juste,  mort  vers  Ie5*si6cle. 

St  Blanc,  eveque  en  Kcosse, 
morl  en  I'an  1000. 

St  Blaan,  eveque  en  Ecosse, 
morl  en  448. 

1  I .  I^undi.  St  Tiburce,  mar- 
tyr, etSr  GuROMACE,  en  286. 

Ste  Suzanne,  vierge,  marlyre 
a  Rome,  en 295. 

St  Tacrin  ,  premier  eveque 
d'Evreux,  vers  le  4"  siecie- 

St  Gery,  eveque  de  Cambrai, 
mort  en  619. 

1  3.  Mordi.SxE  Claire,  vierge 
Gt  alibossc  fondalrice  des 
clarisles  ou  clarisses,  tres- 
cclLlire,  morte  en  1253. 

St  Erruus,  martyr  en  Sicile, 
en  504. 

StPorcaire,  abbcde  Lerins,  et 
ses  compagnons,  m.irtyrs  eti 
Provence,  au  8«  siecle. 

13.  BBercrcili.STHiprcLVTE, 
soldat,  disciple  dc  St  Lau- 
rent, martyr  a  Osti'-.,  en  252. 
St  lIuTOLYTE,  martyr  en  258. 
11  lie  taut  pas  Iccontundrc  avcc 
le  premier. 
StCassien,  martyr  a  Iniola. 
II  I'tait  maUrc  d'ecule,  et  le 
gouverneur  le  lU  mariyrlscr  par 


CAUSERIES    SUR   LES    INVENTIONS    ET   LES   DECOUVERTES. 


29S 


ses  rropres  eleves  i  coup*  di" 
de  stjlet,  au  4^  ou  3*'  sii'cle-. 
Ste  Raoegosde,  rcinc  tie  Fran- 
ce, I'juiuseclcClolairc,  niortc 
abbcsse  d'un  culebre  cou- 
veiil  a  Puilicra,  en  587. 

S4.  Jeinli.  St  EuscBE.  pretrc 
ct  niarljT  vers  la  fin  du  o' 
siecle. 
St  Eusebe.  prelre  et  coiifes- 
seur  a  Rome,  quil  ne  f.ml 
pas  confoniire  avec  le  prece- 
dent, 
St  Marcel,  eveque  d'Apamee, 

en  Syrie,  en  589. 
Ste  Anastasie,  abbesse  en  8fi0. 
Veillc  de  l'Assom[)lio[i,  jour 
dejcQneei  d'absliuctice. 
15.   Venilrerti.  L'ASSOMP- 
TION  D!-:  LA  STE  VIERGE. 
Vntj.  t'itrtirle  sousce  Hire, 
gr  Napoleos  ct  St  Satuhsin, 
martyrs  dans  lo  5^  siecle. 

Leprciiiipresi  noiiimf  en  laiiii 
Keopolis  ou  ?ieopolus,  daiil  Ic:^ 
Iialiens  onl  fjit  Sapoleotie. 
St  Alvpius,  t-vcque  dcTajaste, 
en  Afrique,  disciple  de  Si 
Auguslin.  morlvers  450, 
St  Arnoul,  eveque  deSoissoas, 
en  1087. 

IG.Wuraeili.   St  Rocii,  juste, 
niort  en  1527. 

On  riiivoqiie  conlre  la  pcsle 
Une  paroisse  de  Paris  esi  nlacee 
sous  sun  iiivocalion. 
St  Hyacisthe,  dominicain,  morl 

en  1257. 
STELEiTiiEnE,  eveque  d'Auxer- 
rc,  niort  en  561. 
17.    Oimanclir.  St  MAtniEs, 
martyr  en  Cappadocc,  275. 
St  Liberat  et  scs  compagnons, 
martyrs  en  Afrique,  en  485. 
16.  liunill.  Ste  IIelexe,  im- 
peralrice,  mere  de  Constan- 
lin  le  Grand,  morte  a  Con- 
stantinople, en  5'2G  ou  28. 
St  Agapet,  martyr  en  275. 
Ste  Claire  de  Monte  -  Falco, 
vierge,  morte  en  1508. 


St  TiMOTiiEE,  martyr  a  Rome,  en 
511.  I 


19  Uarili.  St  ToiOTtitK,  St 
Agape  ct  Ste  TiiECLE,  martyrs 
I'n  ralestinc,  en  5U4.  gg    JiSamcrti.  St  PiuurrE  Be-  28.  JcniU.  St  AixrsTP;,  i;v5- 


St  Ebbos,  archeveqiie  de  Sens, 
mort  en  750. 


St  Louis,  pelil-neveu  de  Louii 
IX,  roi  de  France,  cvcqnc  do 
Toulouse,  ninrt  en  1297. 

St  Mauies,  solil.iirc  dans  le 
Bcrri.  mort  dans  Icfi^siwle. 

Le  bicnbeureux  Rl-ucaud,  ar- 
cht!vei|uedeVienne.en  Uau- 
pliine,  raort  en  1025.  I 

20.  Slercredl.  Sr  Bernard, 
abbi'r  de  Cljirvaux,  docteur 
dc  I'Eglise,  un  des  plus  il- 
lustrcspersonna2:esqni  aier.t 
paru  dans  Icmoim  ■,  mort  en 
1155.  1 

Ses  (Tuvre";  on!  ^Il  "ecuoillics 
en  2  vul.  in-foL  , 

St  Mesme,  solitaire  a  Cliinon  on 
Touraine,  morl  dans  Ic  5* 
siircle.  I 

St  PiiiLicERT,  pretnierabbcde 
Jumit'^es,  morl  en  GS4.        i 

Sv  Oswis  ,  roi  d  Ansletcrre, 
morl  dans  le  7":  siecle.  I 


21 


.  •Venili.  St  Privat,    pre- 
mier i^veque  de   JavoU   ou 


sm,  en  1285.  1 

StClalde,  St  Asterf.  et  Icurs 
compagnons,  martyrs  en  Ci-' 
licie,en285.  | 

St  SiDOi>E  Apot.uNAiRE,  eveque 
de  Clerninnt  euAuvergnc,' 
Uiort  en  482.  j 

On  adL'Iui  plQsieurs^crilsas- 
scr  inipi»rlanis.  1 
St  Tiioma.«,  artbeveque    d'A- 
Icxandrie,  inert  en  282.       , 

24     nimnnclie.  St  Barthe- 
1.KME,  apolre. 

ll|Ktrla  Ic  flambeau  ile  rE\an- 
gile  jiisquaux  exircmiles  des 
Iiides,  L'l  ftil  mariyiis.*  en  Arrnc-' 
nie,  vers  la  lin  du  l*'  sierle. 
St  OiEN,  eveque  de  Rouen, 
morl  a  Cbcliy  pres  Paris,  en 
G85.  I 

Son  corps  ful  poric  h  Bouen^ 
daus  I'cglisede  St  Pierre,  qni  esl 
dcvcnue  drpuis  la  inagniQque 
i'glisc  abbauale  deSi-Oueu. 

23.  I.undi.  St  Lours,  roi  dc 
France,  murl  en  1270. 
Voy.  I'ariicic  sous  re  litre. 
St  Yrieix,  abbe  en  Limousin, 
morl  en  591.  j 

II  a  domipson  nom  ^uuevillc 
de  ccue  province. 
Ste  IIi'NEGONDE,  abbesse  en  An- 
,         gleterre,  morte  en  685. 


Gevaudan.aujourd'iitii  Men- 

de,  martyr  sous  Valcricn  et 

Galien.au  milieu  du  5"^  siecle. 
C'esi  h  lorl  qu'un  Ini  dome 
pour  predecease ur  Si  Sevcrien  ; 
ceiui-ci  ^laii  ev^<]iic  de  Cabala, 
dans  I'At^ie  Mincure. 
Sr   Richard,  eveque    d'Audne  26.   MarUi.  St  Zei'Uirin,  pape 

dans  la  Pouille,  mort  a  la  fin         et  martyr  en  219. 

du  12"^  siccle.  |     St  Goes,  comedien,  martyr  a 


St  Ber.nard  Ptolejjee,  inslltu- 
tcur  des  olivetains,  mort  en 
1548.  I 

St  Ragiebert,  martyr  en  678.  : 


Rome,  en  286 ou 205. 


que  d'llipponc,  dncteur  do 
i'Eglisc,  morl  en  450. 

La  meilleure  edition  de  seS 
ouvragesesicu  20  volumes  in-*°, 
C'est  le  plus  grand  el  le  plus 
fi'cond  des  doclenrs  de  la  foi 
chrclienne,  aussi  profond  en  phi- 
losophic qu'en  iheolojiie. 
StJl'lien,  martyr  a  Brioude, 
vers  le  4^  siecle. 

29.  Veiidr«dl.  La  Decoua- 
TioN  DE  St  Jeas-Baptiste. 

Voy.  I'ariiclesurce  sainl  pr^- 
curseurdaiis  Ic  iiumero  du  mois 
de  join. 
Ste  Sabine  ,  martyrc  a  Rome, 

au  5«  siecle. 
St  Merbi   ou  Medeiuc,   abbt?, 
morl  en  700,  patron  d'une 
paroisse  de  Paris. 
St  Adelphe,  eveque  de  Mclz 
mort  au  5^  siecle. 

30.  Named).    Ste  Rose    dc 

LiiiA  dans  le  Perou,  vierge, 
morle  en  1617. 

St  Felix  et  St  AnArCTE,  mar- 
tyrs a  Rome  en  505. 

St  Pamuaciuls,  juste,   mort  a 
Rome  en  410. 

St  Fiacre,  anacborctc,  mort  en 
650. 

Les jardiniers  le  prcnneni  ponr 
pairon.  Les  voiiures  de  loujge 
nomnu'cs  fiacres  lircnl  ce  nom 
d'une  bAtellene  ou  se  fornja  leur 
premier  eiablissemenl  ii  Paris,  ct 
qui  avail  pour  enseigoe  I'image 
de  ce  sainl. 


STGENcsd'Arles.grcmer,  mar-  34.  DImaiiche,  St  Ravmon 

tyr  au  4<^  siecle.  | 

St  Eci.ALiL-s,  Eveque  de  Nevers, 

morl  au  C^  siecle. 


22.  Veiidredi.  St  IIippoute, 

eveque.  docleur  de  I'Eglisc  2?  Mercredi,    St   Cesaire.I 

et  martyr  en  251.                 I  eveque  d' Aries,  mort,  251. 

Ses  oeuvres  soot  en  2  vol.  On  a  dclui  plusieursouvragcs' 

in-rol.                                       I  tr^i-rcmarriuablos.                      I 

STSviifnoRiEN.martyraAutun,  St  Pemen  ou   Pasteca,    abbi5,t 

en  I'an  178.                          |  mort  en  451. 


KoNSAT ,    religieux    de    la 

Mcrci,  morl  en  1240. 
Ste  Isvbelle,  vierge,  fille  de 

Louis  Vm,  el  scEur  de  Louis 

IX,  morte  en  1270. 
Ste  Cutuderge,  reine  vierge  et 

abbesse   en  Anglclcrrc,  au 

8^  siecle. 
St  Eose,  eveque  d' Aries,  502. 


CAUSERIES 

AVEC  UOJi  FILS  ERNEST 
SUR  LES  INVEiSTIONS  ET  LES  DECOUVEnTES. 


CINQUltME   MATINEE. 

US  NAVmS  SUB  IE  CHCQUITO.  —  LES  SODVEAOX  SCCr.ES. 

a  L'industrie  humaine,  dit  la  Gazelle  d'Augsbourg,  ne 
coniiaiiia  hiontot  plus  de  Ijornes  a  sou  [louvoir.  Les  die- 
mins  de  fer  silloniieiU  le  monde,  les  baltau.x  a  vapour  fran- 
chissenl  rimmcnsc  cspacede  rOctan,  et  un  navire  floUc  d 


present  sur  le  ChiK|uito,  a  di.t-huil  mille  picds  au-dessua 
de  b  mer.  La  Gazelle d' Augsbourg  \>\M\e,  d'apres  unjour- 
nal  de  Montevideo,  t|uel(|ues  details  sur  celle  entrepriso 
nautique  d'une  liarJicsso  inouie  jiisqua  present  dans  lej 
annales  de  la  marine.  En  1826,  MM.  Rundell  et  Bridge, 
riches  orfcvres  de  Londres,  aclieterent  dans  le  Perou  les 
mines  d'or  deTipuani  et  les  mines  dcmeraudes  d'lllimani, 
et  y  envoyercnt  M.  Page  en  qualite  d'agent. 

«  Ces  mines  sent  situees  sur  les  rives  du  lac  deChuquito, 
qui  a  deu.\  cent  quarante-huit  miUes  anglais  de  longueur, 
cent  cinquanle  de  largeur,  ct  dont  en  plusieurs  endroits 
on  n'a  pu  trouver  le  fond.  Dans  le  voisinage  de  Tipuani 
sont  d'aulres  mines  trcs-abondantes  qui  appartiennenl 
au  general  O'Brien  ct  a  un  Anglais  nonime  John  Rugg. 
Ou  no  recolte  dans  ce  district  qu'une  cspece  de  pomnies 


296 


CAUSERIES  SUr,  1,ES  INVlsHTlO 


de  leiTe  rou_!;cs  appeK'Os  cliusmo,  et  qiidques  planlos  nii- 
ti-ilivcs ;  mais,  a  Test  du  lac,  el  nolaniiiiciit  ii  Copasacnnn 
ct  dans  los  vallC'Cs  do  la  Colivin,  on  tnltivc  le  mais,  I'orge 
el  Ics  arbrcs  fniiliers.  Lcs  ilirHciilli's  i|iie  Ton  cprouvail 
pour  alimcnlcr  Ic  grand  nombre  d'Indicns  qui  travaillaienl 
nux  mines  fiicnt  naiire  lidce  dc  constniii'c  un  navire  qui 
clablirail  dos  comniunicalions  n'.^'iilieres  d'une  des  rives 
a  Tautre  du  lac,  el  MM.  Page,  0  liricn  el  Rugg  rosolurcnl 
de  lenler  Tcnlrcprise. 

o  M.  I'age  acbi  la  dans  le  port  d'Arica  un  vieux  bati- 
incnt,  en  cnlcva  lcs  ancres,  les  cordages,  la  voilure,  el 
parvinl  avcc  unc  peine  cslreme  ii  en  conduirc  la  carcassc 
a  rcmboucbure  de  I'Apob-Bambo,  donl  les  eaux  se  jellent 
dans  le  Cbiquilo.  La,  il  fil  venir  des  ouvriers  d'Arica, 
cleva  un  chanlier,  el,  apres  deux  annces  d'un  Iravail  pe- 
nible  et  conlinu,  reussil  enfin  a  lancer  son  brick  dans  le 
lac.  Ce  brick  sen  a  transporter  les  approvisioiinemenls 
des  vallees  dc  la  Bolivie  aux  mines  de  riino  el  de  Lanipas. 
Le  general  O'Crien,  en  se  remlnnt  de  Biienos-Ayres  a  Lima, 
iiavigua  sur  le  lac,  el  faillit  echouer  sur  les  coles  de  I'ile 


NS  ET  LES  DECOUVEnTES. 

de  Tilicaca.  Celte  He  est,  d'aprcs  la  tradition,  le  berceaii 
do  la  civilisation  pcruvienne  el  la  sepulture  des  aneiens  rois 
de  la  conlree.  On  y  trouve  encore  des  cranes  donl  la  forme 
scrapproclicdc  cclle  de  toules  leslelesqui  figurcnt  dans  les 
curieux  bas-reliefs  des  antiques  monuments  aslegues.  Lo 
brick  (ilail  alors  commande  par  un  capilainc  suedois,  et 
pourvu  de  lout  cc  qui  coustilue  un  navire  en  bon  elal,  sauf 
les  ancres,  qn'il  a  etc  impossible  de  conduire  a  unc  telle 
bauteur.  MM.  O'Brien  el  Begg  onl  execute  encore  d'autrcs 
travaux  d'une  bardiesse  iion  raoins  surprenanle.  lis  ont 
transporle  une  machine  a  vapeur  an-dessus  des  CordiUeres, 
creuse  dans  les  montagnes  melallurgiques  de  Lacaycota  un 
canal  de  deux  mille  pieds  de  longueur,  traverse  par  ncuf 
ecluses,  el  conslruit,  a  I'exlremite  de  ce  canal,  un  chemia 
de  fer  sur  lequel  ils  cliarrient  leur  mineral.  » 

Voila,  mon  Ills,  a  quels  resullats  aboulisscnt,  continua 
le  pcre,  ces  longs  rubans  de  fumee  que  vous  voycz  se  ba- 
lancer an-dessus  des  navires  et  des  baleanx  a  vapeur. 

Avcc  nn  pen  de  fumee  que  I'espril  de  I'homme  dirige,!a 
naUue  malerielle  esldomplcc. 


—  Qu'est-ce  que  signific  ce  mnt,  nion  pcre,  sum  de 
jionme,  suae  dc  rinaigrc ? 

—  Mon  ami.  c'esl  quo  I'arl  liumnin,  elincelle  cmanee  de 
Dieu,  a  parlout  dccouverl  les  substances  oni  se  caclient 
dans'lcs  profondeurs  de  la  malicre.  Le  sucre,  le  vinai,;re, 
existent  prcsque  parlout. 

Entre  les  sucres ,  il  y  a ,  dit  un  savant,  unc  lulle 
qui  n'est  pas  pr6s  de  finir  :  c'esl,  du  reslc ,  ISapo- 
leon  qui  en  donna  le  signal  lorsquc  I'Anglelcrre  ful  sou- 
mise  a  ce  blocus  continental  donl  Ics  rcsullals  devaient 
).orlerunomorlcllc  aUeinle  a  son  commerce.  Celte  lutte, 
c'cst  cellc  qui  so  poursuit  entre  le  sucrc  de  canne  ct  les 


snci-es  radices  anela  science  a  Inventcs  reccmmcnt.  Ceus-ci 
nnl  cviJemmeul  une  iiiferioritc  marquee  devaiil  Taulre;  le 
Sucre  qui  vienl  dc  si  loin  finira  par  snccomber  en  presence 
d'une  aussi  redoutableligue.  Le  sucrc  exolique  avail  bicn 
,issez  de  renncnii  que  liuJustrie  lui  a  jete  sur  les  bras; 
ccpcnilanl  la  science,  celte  infatigable  eberebcusc,  qui  ne 
se  doune  pas  un  moment  de  repos,  vient  de  lui  en  suscitcr 
un  nouveau.  11  s'agit  d'antres  sucres  qui  pourraicnt  fairc 
uncsainle  allianeeavec  le  sucrc  de  bellcravc;chaque  jour, 
dans  le  mais,  dans  la  carolle,  dans  les  narets,  on  rclrouve 
du  sucrc. 
11  est  a  croire  que  Ton  parvicndra  a  nous  donncr  d'ex- 


LE  COURAGE  MOHAL  DANS  LA  JEUNESSE. 


297 


cellent  sticre  ii  tin  prix  aussi  Las  que  Ic  pain  ct  pcut-elro 
que  I'eau  eUe-memc.  Nc  mcpriscz  done  pas,  nicin  chcr 
Ernest,  ces  horamcs  que  vous  voyez  en  lablicr  de  cuir,  une 


pipe  noire  .i  la  Louche,  un  ralot  ou  iin  snufflct  de  forge  a 
la  main;  souvcnt  ils  rcaliscnt  par  lour  labour  ce  que  la 
pocsie  la  plus  sublime  n'oserait  pas  rover. 


LE    COURAGE   MORAL 

DASs  LA  mmii 

ou 

EXEUf  Its  BE  FOBCE  COMTHE  IE  SOP.T,  DE  IlESISTANCE  ET  DE  SUCCES 
DAKS  lES  CAlmiEMS  lES  PLUS  DIVEIISES. 


X.A  JXUNXSSE    S£    BEJTBI   IV. 

II  Ce  fut  un  bicn  grand  jour  pour  Henri  d'Albrel,  dit  un 
bislorien  nioderne,  que  celuiou  il  cmporla  dans  le  pan  de 


sa  robe  lo  vigoureux  enfant  destine  a  le  venger  plus  tard 
de  I'Espagne.  La  chanson  de  sa  mere,  dans  les  doulenrs  de 
renfanlcmcnt,  le  vin  de  Jurancnn  el  la  gousse  d'ail,  ont 
rccii  depuis  Pcreflxe  une  consecration  populaire.  Tout  cela 
est  devenu  vrai.  Henri  d'Albret  i'lait  un  prince  d'un  es- 
prit cultive.  11  avail,  en  maliere  d'educalion,  dcs  idees  fort 
avanceos  qu'on  dirait  cmprunli'es  de  VEinilc.  II  voulut 
faire  elever  le  jeune  conite  de  Viane  a  I'air  libre  des  mon- 
lagnes,  la  tele  nue  et  lespicds  dechaux.  Nourrl  en  simple 
gonlilliomme,  an  chateau  de  Coroaze,  dans  les  solitudes  du 
Digorre,  ayant  passe  loule  sa  jeunesse  dans  une  province 
aux  habitudes  sinqdcs,  au  langage  pittoresque,  Henri  con- 


tracta,  dans  ce  commerce  journalier  avec  la  nature  ct  avec 
les  hommes,  une  rectitude  de  pensee  et  un  nalurel  de  nia- 
nieres  inconnus  aux  princes  grandis  dans  I'enceinte  dcs 
Cours.  Eleve  dans  les  principes  calvinistes  par  sa  mere, 
dans  le  temps  ou  Anloine  de  Bourbon,  son  pere,  combattait 
conlre  les  rcformes,  a  la  tele  de  I'armee  royale,  le  prince 
de  Beam  avail  contracto,  par  suite  de  cetle  deplorable  dissi- 


dence,  une  indifference  prccoce  jiour  les  idiios  qui  passion- 
naient  si  vivemcnt  son  siecle.  Celte  indifference,  enlre- 
tenue  par  le  gout  des  plaisirs  et  les  cntrainements  de  la 
jeunesse,  elait  rcndue  plus  invisible  encore  parle  specta- 
cle des  animosiles  et  des  violences  qui  repugneraient  a  son 
equile  et  a  sa  moderation  naturelle  ;  done  d'un  sang  droit 
ctd'uncalmo  imperturbable,  lors  memequ'ilserablail  do- 

SS 


298 


LE  COURAGE  MORAL 


miuu  |i.ii'  I'ivi'csse  dc  scs  sens,  UenH  de  Beam  ne  pouvait 
s'associcr  ni  a  raiJcur  de  tnnl  de  liaines,  ni  aux  illusions 
de  lant  d'cspcranccs  dont  son  bon  sens  penclrait  la  vcrile. 

Conduit  un  jour  li  la  cour,  a  I'age  de  liiiil  ans,  cct  enfant, 
aleite  et  frais,  avail  cliarmc  Uenri  II  par  la  vivacite  deses 
reparlics  en  laiigue  bearnaise,  la  seule  qu'il  parlat  alors. 
Deux  annces  passecs  au  college  de  Navarre  lui  apprirent 
le  francais  cl  quelque  pen  de  latin.  Los  habitudes  de  I'eco- 
lier  n'enlevercnt  rien  a  I'originalite  du  jcnne  montagnard. 
Jete,  apres  la  mort  de  son  pere,  dans  Ic  camp  des  reformes 
par  I'autorite  de  Jeanne  d'Albrel;  proclame  a  la  mort  du 
prince  de  Conde,  son  oncle,  chef  nominal  du  parti,  il 
assista  a  la  bataille  de  Moncontour,  a  I'age  de  seize  ans. 
Son  coup  d'ceil  militaire,  si  on  en  croit  les  historiens,  pe- 
nclra  le  vice  des  dispositions  qui  amona  la  pcrte  de  cette 
journee  si  falale  aux  religionnaires.  Situl  que  la  paix  ful 
faile,  il  se  relira  dans  son  gouvernement  de  Guyennc,  ct 
vecut  surlout  dans  ses  domaincs  licrcditaires  du  Dcarn,  oil 
il  poursuivait  les  daims  sur  les  rochers,  et  les  jeunes  fiUes 
dans  les  vallees,  cntremelant  ses  volages  amours  de  la  lec- 
ture des  Vies  de  Plutarque  que  Jacques  Amyot  venait  de 
traduire  pour  I'usage  des  jeunes  seigneurs. 

Ce  fut  au  sein  de  cotte  viUe  provinciale  et  de  ces  plai- 
sirs  faciles,  que  la  politi(iue  de  Catherine  vint  chercher  le 
prince  de  Beam  pour  I'unir  a  sa  Dlle.  Celui-ci  n'accepla  pas 
sans  regret  cette  vie  si  nouvelle  ct  si  contrainlc.  II  parut 
a  la  cour,  reserve  et  un  pen  timide.  Les  noces  vermcilles 
ctaient  a  peine  terminces,  que  la  nuit  de  la  Saint-Darthc- 
lemy  vint  arracher  au  roi  de  Navarre  tons  ses  amis,  et  I'iso- 
ler  dune  cour  au  milieu  de  laquelle  il  n'etait  plus qu'un 
otage  ct  un  prisonnicr.  Ce  prince  pjoya  sans  Irop  d'cf- 
forts  sous  le  poids  des  circonstances ,  et  crut  pouvoir 
pacliscr  avec  la  force  de  tons  les  sacriDces  imposes  comme 
conditions  de  son  salut.  II  faut  bien  connaitre  que  I'aban- 
don  de  sa  religion  fut  celui  qui  parut  le  moins  lui  cou- 
ter;  enlre  la  mcsse  et  la  Daslille,  il  choisit  volonlicrs  la 
inesse,  et  donna  surce  point,  au  roi  sou  beau-frere,  les 
plus  completes  satisfactions. 


JEtlSESSE  DES  GUARDS  ABIISTES.  —  B.  WEST. 

Nous  allons  nous  occuper  mainlenant  de  quelqucs  indi- 
vidus  digncnient  recompenses  aiissi  de  Icurs  efl'orls  coura- 
geux,  et  qui  sonl  arrives  a  la  celcbrite  par  des  cliemins 
tout  differents  de  ceux  qu'avaient  parcourus  les  hommes 
distingues  dont  nous  avons  parle  dcrniercment.  Cependant 
nous  retrouverons  toujours  ii  la  poursuite  des  riclwsses 
intellccluelles  ces  memes  hommes  ploius  d'energie ,  de 
grandeur  d'iimc ,  infatigables  ii  I'etude,  et  auimcs  de  la 
meme  exaltation  passionncc;  les  qualites  sont  partout  in- 
dispensablcs  au  succes;  jamais  la  perseverance  et  I'aniijur 
de  I'art  n'ont  ete  pousscs  plus  loin  que  chez  les  peinlres 
impatients  de  se  dislinguer.  Deja  nous  avons  eu  I'occasian 
de  ciler  plusieurs  noms  appartcnant  a  cette  classe  d'hom- 
mes,  et  nous  avons  vu  que  rien  ne  pent  les  decouiager 
quand  ds  sont  enlraincs  vers  la  science.  Rappelcz-vous  les 
diflicultes  qui  out  environne  la  jeunesse  des  Salvalor  llosa, 
Claude  Lorrain,  du  Caravage  et  do  bien  d'autres  encore. 
lis  n'eu  sont  pas  moins  devenus  de  grands  peintres.  Aii- 
jourd'hui  nous  coutinuerons  a  esquisser  plus  eu  detail  la 


vie  de  quelques  artistes  modcrues  qui  onl  eu  aussi  a  soil- 
tenir  de  penibles  lulles  pour  se  produire,  malgre  I'infe- 
riorite  de  Icur  naissance  et  la  singularite  de  leur  position. 

Nousconmiencerons  par  Benjamin  H'c,«(,  artiste  anglais, 
ne  a  SpinglieUl  (  pres  de  Philadelphie,  dans  I'Amcrique 
du  Nord,  en  1738),  de  parents  quakers,  ou  Irembleurs  , 
dont  il  ctait  le  dixieme  enfant.  On  raconte  que  sa  mere  le  mit 
au  monde  en  revenant  d"un  sermon  qui  I'avait  effrayee  au 
point  de  lui  occasionner  presque  des  convulsions,  malgre 
les  efforts  du  predicateur  a  rassurer  I'auditoire  epouvante 
auquel  il  venait  d'annoncer  la  lin  prochaine  du  monde  de  cc 
cote  de  I'Atlanlique,  en  promettant  a  I'Amerique  les  plus 
heureuscs  destinccs,  lorsque  la  vengeance  divine  I'aurait 
delivree  de  ses  vices  et  de  sa  corruption.  Cet  incident,  si 
legercnapparence,  inllua  beaucoup  sur  la  vie  de  Benjamin  : 
le  predicateur,  fier  de  I'impression  produite  par  son  elo- 
quence, regarda  toujours  I'enfant  avec  orgueil  et  interet.  II 
ne  cessa  derepeterau  pere,  que  ce  Cls.d'apres  cette  nais- 
sance extraordinaire,  ne  pouvait  manquer  d'etre  un  jour 
un  homme  celebre.  Nous  ne  tardcrons  pas  a  voir  les  pre- 
dictions se  realiscr. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Benjamin  grandit,  arriva  ii  I'age  de  six 
ans,  et  rien  encore  ne  le  distinguait  des  autres  enfants, 
lorsqu'une  de  ses  soeurs,  marice,  vint  faire  une  visite  a  sa 
mere  avec  sa  petite  flUe.  Uu  jour,  Benjamin  resla  seul 
auprcs  de  I'enfant  endormi  dans  son  berceau,  pendant  quo 
sa  mere  ct  la  jcune  femme  se  promenaient  au  jardin. 
Frappe  de  la  beaute  de  sa  niece,  qu'il  voyait  sourire  pen- 
dant son  sommeil,  il  s'empara  de  plume,  de  papier,  d'en- 
cre  rouge  et  noire,  qu'il  Irouva  sous  la  main,  ctessayade 
retracer  cette  charmanle  physionomic  d'enfant.  II  fut  a  ce 
qu'il  parait  si  heureux  dans  son  premier  essai ,  que  sa 
mere  ct  sa  socur,  en  jetant  les  yenx  sur  le  papier  qu'il 
cherchait  a  cacher,  s'ecrierent ;  «  Mon  Dieu ,  il  vient  do 
«  faire  le  portrait  de  Sally.  »  Benjamin,  encourage  par 
cette  exclamation,  ravi  de  sa  nouvelle  dccouverte,  of- 
frit  de  dessiner  avec  son  encre  rouge  et  noire  les  llcurs 
que  sa  scour  rapportait  du  jardin.  Le  genie  du  peintre 
futur  se  revclait  plus  encore  dans  cette  delicatesse  et 
ce  sentiment  vrai,  a  un  age  aussi  tendre,  pour  la  beaute 
de  la  simple  expression ,  que  dans  I'liabilcte  du  dessin 
qu'il  a  dcployee  lors  de  sa  premiere  tentative.  C'est  peut- 
clre  a  la  maniere  dont  Benjamin  fut  eleve  au  sein  d'unc 
famille  pour  laquelle  la  vie  s'ecoulait  douce  et  calme, 
comme  chez  la  plupart  des  quakers,  qu'on  doit  altribuer 
le  dcvcloppement  prceoce  du  sentiment  poetique  qu'il  ma- 
nifesta  en  cette  occasion. 

Le  pere,  en  voyant  ce  dessin,  reflechit  plus  serieusement 
que  jamais  sur  la  prophelie  de  son  ami  le  predicateur,  et 
fut  persuade  qu'elle  commcncait  a  s'acconiplir.  Quant  a 
Benjamin,  il  ne  se  lassait  pas  de  faire  des  csquisses  a  I'en- 
cre,  soit  de  lleurs,  soit  d'oiseaux,  a  son  grand  ravisscmcnt 
ct  ii  I'admiralion  de  ses  bons  camaradcs.  Pendant  toute  une 
annee,  il  n'cut  a  sa  disposition  d'auire  coulcur  que  de  I'cn- 
cre,  d'autre  pinceau  que  sa  plume.  D'ailleurs  il  ignorait 
sans  doule  qu'il  existat  des  ressources  meiUcures  pour  la 
pratique  de  son  art  :  car  la  petite  societe  de  gens  au  mi- 
lieu desquels  il  vivait  etail  ii  la  fois  si  simple  et  si  ar- 
riiiree,  qu'il  n'avait  jamais  apercu  chez  aucun  d'eux,  soit 
une  gravure  ou  une  pcinlure  quelconque.  Enfiu,  ilariivi 
qu'une  troupe  d'Indiens  passa  par  SpringDeld;  on  leur 
monira  les  oeuvrcs  de  Benjamin,  qui  avaient  ([uelques  rap- 
ports avec  les  Icurs ,  ct  ces  enfants  des  bois  parurenl  en. 


DANS   LA    JEUNESSE. 


2!)9 


chantcs  lie  co.  rapprochement.  Phis  cxporimentes  que  lo 
jeuiic  prodigp,  ils  nvaienl  sur  lui  iin  grand  avanloge:  ils 
employaient  dcs  couleurs  tolalcment  inconiiues  ;i  Dcnja- 
min,  tellos  quo  I'ocre  rouge  ct  noire;  ils  lui  cnseigncrcnt 
la  niaiiiero  do  Ics  preparer.  Sa  mere,  pour  compli'lcr  I'as- 
sorlimcut  de  cos  nouveaux  nuxiliaires,  lui  donna  un  mor- 
ceau  d'indigo ;  mais  il  lui  manquait  encore  un  pinccau. 
Aynnt  appris  qu'on  les  fnisail  en  Europe  avec  dcs  polls 
dc  clianicaii,  il  Irouva  Inenlol  dans  son  imagination  le 
moyen  d'y  supplecr.  La  queue  du  cliat  noir  de  la  maison 
lui  fournit  de  quoi  faire  son  premier  pinceau,  puis  il  ra- 
vagoii  le  do.s  de  la  pauvre  bete  lorsqu'il  vouliit  en  avoir 
d'aulres. 

Environ  un  an  aprcs,  M.  Pennington,  marcliand  dePhi- 
laJclpliie,  vint  par  liasard  faire  une  visite  au  vieiix  West; 
on  lui  montra  aussi  les  ouvrages  de  Benjamin.  Plus  con- 
iiaisseur  que  les  villagoois  de  Springlield,  il  I'ut  frappc  dcs 
moyens  de  renl'ant,  el  promit  dc  lui  envoyer,  a  son  retour 
en  viUe,  une  boite  de  peinture.  M.  Pennington  lint  en  cf- 
fi't  sa  promesse,  lecadcau  arriva:  le  bon  ct  genereux  mar- 
cliand avait  cu  le  soin  de  joindre  a  un  assortimcnt  de  cou- 
leurs, d'huiles  ct  de  pinceaux,  plusicnrs  toiles  toutcs  pre- 
parees,  ct  une  demi-douzainc  de  gravuies;  le  ravissemcnt 
de  Genjamin  etait  au  comhle.  Jamais  il  n'avait  soupconne 
I'art  do  la  gravure,  dont  il  voyait  des  modeles  pour  la  pre- 
miere fuis  de  sa  vie,  et  jamais  rien  ne  lui  avait  paru  si 
beau.  Ses  yeux,  pendant  le  rcsle  de  la  soiree,  rcslerent 
prcsque  toujonrs  fixes  sur  la  bolte  etson  conlenu.  Qnelquc- 
iois  il  semblaildoulerde  son  bonlieur,  el  la  prenait dans  ses 
mains  afin  de  so  convaincre  quit  etait  recllcmcnt  posses- 
seur  de  ce  precicnx  trcsor.  La  null  memo  il  se  rcvcilla  sou- 
vent,  ct  voulut  encore  toucher  le  cofl're  qu'il  avait  place 
pres  de  son  lit,  tant  il  craignait  de  so  sentir  sous  rinllucnce 
d'un  songe,  et  deperdre  ses  ricliesses  a  Theure  du  reveil. 
Lcjoiir  suivant,  il  se  leva  aveclejoui-,  emportantau  gre- 
nicr  ses  couleurs  el  sa  toile.  Tout  autre  occupation  I'ut  ne- 
gligee. Des  qu'il  pouvait  se  derobcr  a  la  surveillance  de  ses 
parents,  il  courait  au  galelas  oii  les  bcures  s'ecoulaient  ra- 
pidement  dans  un  monde  de  sa  creation.  Enfln  le  maitre 
d'ecole,  surprisde  I'absence  desoneleve,  vintendemander 
la  raison  au  pere;  circonstance  qui  revela  toul  le  myslere. 
La  mere  decouvrit  le  coupable  dans  sa  retraite,  mais  elle 
resta  emerveilloe  des  proJuctions  de  son  pinceau,  ct,  au 
lieu  de  le  grondor,  die  le  pril  dans  ses  bras,  ct  I'embrassa 
ovoc  transport.  Apres  avoir  compose  un  sujcl,  il  s'etait  mis 
a  le  peindre;  sa  haute  intelligence  I'avait  seul  guide  dans 
la  preparation,  le  melange  el  les  nuances  dcs  couleurs; 
I'eliauche  parut  si  remarquable  a  la  mere,  qu'elle  lui  defcn- 
dit  d'y  rien  ajouter.  M.  G;dt,  le  biographe  de  West,  a  vu 
le  tableau  inacheve  soixante-scptans  apres,  eirartiste  lui- 
menic  a  avoue  qu'il  n'avait  jamais  reussi  depuis  a  retrouver 
quelques-unes  des  touches  qu'on  admire  dans  sa  premiere 
ocuvrc. 

Pcu  de  temps  apres,  Pennington  revint  a  Springfield ;  sa- 
lisfait  des  progres  du  jcune  peintre,  il  remmena  a  Phila- 
dclpliie.  Lii,  il  rencontra  un  confrere,  M.  Williams,  dont 
les  tableaux,  les  premiers  qu'il  voyait  apres  les  siens,  le 
toiichercnt  jusqu'aux  larnies.  Williams  lui  preta  aussi  le 
]jricme  de  Fresnoy  sur  la  peinlnre,  ainsi  que  les  essais  de 
liichardson  ;  cos  deux  ouvrages  sllnuilcrent  encore  son  en- 
thousiasme.  II  rcvinl  a  Spriiigfii  Id  plus  amoureux  de  son 
art  que  jamais.  Bienlot  cette  passion  devint  contagieuse,  ol 
prcsque  tous  ses  camarades,  sans  exception,  se  mircnt  i 


crayonncr  parlout,  el  Jusque  sur  les  murs  de  I'ccole.  West 
assure  qu'il  a  vu  plusicnrs  essais  de  cos  jennes  aniaiciirs 
que  n'niirnient  pas  desavoues  les  eleve.s  de  rAcadeniic,; 
mais  aucun  n'avait,  a  ce  quil  lui  parait,  I'amour  de  I'arl 
si  profondcmenl  enracine.  Cc  passe-temps  fut  bientot  aban- 
donne  el  oublie;  lui  soul  persisia  a  en  faire  I'liniqiie  occu- 
pation de  sa  vie,  bien  decide  a  faire,  en  son  hnnneur,  tous 
les  sacrifices  possibles. 

Ccpendant  il  n'avait  rien  gagno  de  ses  travanx,  pas 
mcme  de  quoi  s'acheler  des  couleurs  et  des  toiles;  mais  un 
eboiiistede  ses  voisins  lui  donna  oljligeiimmentdespanncaux 
bicn  unics  sur  les([uels  il  jctait  ses  esquis.ses  avec  dc  ron- 
cre,  dc  la  craic  et  du  fiisain.  M.  Wagner,  autre  habitant  do 
son  village,  frappe  un  jour  du  mcrile  dc  ses  composilicms, 
voulul  en  prendre  quelques-unes  chez  lui  pour  les  montrer 
a  ses  amis.  II  revint  le  lendemain,  et  remit  a  I'enfaiit  un 
ilullar  en  echange  dcs  tabbaux  cpi'il  tciiait  a  conserver. 
A  pcu  pros  a  la  memo  I'qioque,  le  doctcur  Jonathan  Moris 
lui  donna  un  peu  d'argcnt  jionr  acheter  dcs  couleurs.  Ja- 
mais West  n'oublia  hs  encouragements  de  ses  premiers 
prolecteurs.  Sa  fimille,  quoique  fort  a  I'aiso,  ne  fit  dit-on 
aucun  sacrifice  pour  I'aider  dans  la  poursuile  de  son  art 
I'avori.  Si  le  vieux  quaker  croyait  loujoursau  brillant  ave- 
nir  de  son  fils,  il  semblait  se  rcposcrenlicremcnt  sur  I'effi- 
cacilo  de  la  prediction  de  son  reverend  ami  pour  amener 
le  rcsultat  altendu.  tjuoique  le  talent  si  remarquable  de 
I'enfant  ne  piit  manqucr  de  flatter  rorgueil  du  pere,  ses 
opinions  religieuses  soulevaient  probablemcnt  en  lui  de 
graves  inquietudes  quant  ii  la  U(jiiimHc  de  I'art  en  lui- 
mcme,  el  sans  doule  il  out  prefere  que  le  jcune  prodigo 
arriv.ll  a  la  renommee  par  lout  autre  chemin.  Benjamin, 
loin  de  partagcr  cesidces,  regardail  la  profession  de  pein- 
tre comme  la  jilus  honorable  qu'il  y  ait  au  monde.  II  con- 
naissait  deja  la  fameuse  prophclie;  sa  croyanre  dans  cette 
grandeur  future  elait  telle,  que,  se  trouvant  dans  une  par- 
lie  de  plaisir,  un  jour  de  fete  au  village,  sur  le  meme  chc- 
val  avec  un  de  ses  camarades,  assez  imprudent  pour 
avouor  que  son  pere  le  deslinait  a  ctre  tailleur.  West  saula 
aussitot  a  has  de  I'animal,  et  s'ecria  que  le  laiUcur  futur 
lie  pouvail  avoir  aucun  rapport  avec  lui,  qui  etait  appelc  d 
devcnir  peintre,  I'cgal  des  rois  et  des  empcreurs.  Cos  trans- 
ports freueliques  so  calmerent  en  grandissant,  mais  I'arliste 
conserva  loujours  la  conviction  de  sa  haute  deslinee,  et 
pent-ctre  contribua-t-elle  en  partiea  le  soutenira  Iravcrs 
les  circonstancos  bizarres  de  sa  carriore  naissante. 

Voici  ce  qui  donnait  ii  la  position  de  Benjamin  un  cachet 
toulparticulier.  Malgreson  extreme  jeunesse,  il  fallutf|u'il 
poursuivil  le  chemin  qu'il  s'etait  trace  a  I'aide  scul  de  son 
enlhousiasme  el  de  ses  proiires  forces.  11  n'a  connu  ni  la 
misere,  ni  meme  la  pauvrete  comme  lant  d'aulres  jcuncs 
aspirants  a  la  gloire,  qu'elle  a  souvent  conduits  de  bonne 
heure  au  lombeau  ;  mais,  d'un  autre  cole,  personne  nc  s'oc- 
cupa  de  son  instruction  ,  il  out  toul  a  faire  par  lui-mi'mc. 
Ses  camarades  dont  nous  avons  parle,  qui  aussi  manifcs- 
terent  du  gout  pour  le  dessin,  renoncerenl  ,i  Icur  travail 
au  bout  de  pen  temps;  lui  seul  devint  un  grand  peintre, 
bien  que  ses  forces  physi(pies  ne  fussent  pas  au-des.sus  des 
lours.  Mais  il  possedait  au  dedans  de  Ini-mi'mc  ci  tie  ar- 
dour, cette  perseverance  ii  poursuivre  I'objct  de  sesdcsirs, 
qui  ont  proiluit  des  mervcilles  clicz  tous  ceiix  dont  les 
noms  so  placent  ;i  cole  du  sieii  sur  la  liste  des  hoinmcs 
que  nous  avons  vus  s'elever  d'cux-mcmcs,  perseverance 
sans  loquelle  personne  ne  peul  alleindre  ricii  de  grand  cl 


soo 


LE   COURAGE   MORAL 


d'lionoi'able.  On  a  Jil,  avpc  verile,  ([ue  ks  (iliis  lieurcusos 
circonslanccs  avaiciil  favorisc  West  pendant  liuit  le  cours 
lie  sa  vie  d'ailisle.  Mais  a  quoi  ei'it  servi  cet  lieuicnx  lia- 
sard  sans  le  talent  qui  sail  en  tiroi'  ]iarti.  Voici,  la  fdnpart 
du  temps,  le  secret  de  ce  qn'on  appelle  bonhcur.  II  s'agit 
dc  savoir  saisir  I'occasion  favorable  quand  cllc  se  presenle. 
West  ne  manqiia  jamais  d'aniis  pour  I'encourager  ct  I'ai- 
der,  du  moment  oil  la  reputation  de  son  merile  s'ctendit 
au  dela  de  son  village  natal ,  mais  avant  de  se  faire  con- 
nailre  et  d'exciler  aiusi  I'interet,  n'avait-il  pas  etc  oblige 
decultiverses  talents  avcc  un  zeleinfatigable,  lorsque,  elant 
cliez  son  pore,  il  se  Irouvait  memc  prive  des  clioscs  neces- 
saires  i  son  art'.'  A  quinzc  ans,il  allira  ratlcniion  de  M.  Flo- 
wer, liomme  dc  gout,  qui  demcurait  a  Lancaslre,  ville  peu 
cloignec  de  Springfield.  W.  Flower,  apres  avoir  vu  les  pro- 
ductions du  jeune  artiste,  qui  excitcrent  son  admiralion, 
I'engagea  a  venir  passer  quclqucs  jours cliezlui.  Cetic  visile 
fut  Ires-proDlable  a  West :  la  gouvernanlc  des  enfants  dc 
M.  Flower,  Anglaise  d'un  haul  racrite,  tres-versee  dans  I'art 
cliez  les  Grccs  ct  Ics  Remains,  dont  Benjamin  ignorait  jus- 
qu'a  rcxistcuce,  se  fit  un  plaisirde  lui  donner,  ii  ce  sujet, 
quelques  notions  ]irccieuses.  11  fit  aussi  connaissance,  a 
Lancaslre,  de  M.  Ross,  liomme  inlelligent,  qui  avail  une 
femme  ct  des  fiUes  d'une  bcaute  remarquable ;  on  convint 
que  West  ferait  leurs  portraits.  II  s'en  acquitla  si  bicn,  que 
plusicurs  aulres  personncs  de  la  ville  voulurcnt  aussi  se 
■faire  pcindre  par  lui ;  son  temps  fut  alors  Ires-avanlageu- 
sement  rempli.  On  ne  salt  pas  s'il  avail  dcjd  fait  des  por- 
traits avaul  le  voyage  de  Lancaslre,  niais  voici  I'origine  de 
son  premier  tableau  d'bisloire.  Parmi  les  gens  de  la  ville 
qu'il  voyait,  se  Irouvait  un  nonimc  William  Henry,  liomme 
grave  el  instruit,  ancien  armurier  qui  avail  fait  forluue. 
Causant  un  jour  avcc  West,  il  lui  temoigiiascs  regrets  de  le 
voir  employer  son  talent  a  faire  les  porlrailsde  gens  dont 
personne  ne  se  souciail,  si  ce  n'est  la  faniille  qui  les  lui  de- 
niandait,  ajoutanl  qu'il  ferait  un  phis  noble  usage  de  son 
jiinceau  s'il  representail  sur  la  toile'  quclques-uncs  des 
grandcs  scenes  historiciucs,  el  lui  iudiquacomme  sujet  nia- 
gnifique  la  mort  de  Socrale ;  puis  il  se  mil  a  lire  la  vie  do 
ccl  homme  si  cbaleureusemenl  ecrite  par  Plutarque.  L'i- 
dee  sourit  ,i  West;  il  .se  mil  aussilot  a  Tojuvre,  etne  tarda 
pas  a  terminer  ce  grand  tableau. 

A  peu  pres  a  cello  meme  epO((iie,  il  renconlra  sur  son 
cliemin  Ic  docleur  Smith,  principal  du  college  de  Pbiladel- 
jiliie,  qui  enlreprit,  au  nioyen  d'un  cours  .sommaire,  de 
I'iuilier  aux  connaissances  dassiques.  indispensables  au 
))cinlre.  Quoique  le  docleur  Smith  passat  pour  un  homme 
aussi  crudit  qu'elegant,  il  prefera  ne  donner  ii  son  eleve 
qu'une  education  tres-supcrlicielle;  aussi  ce  qu'il  enseigna 
de  latin  a  West  se  bornail  a  bien  peu  de  chose.  Cependant 
ces  lecons  ont  du  lui  etre  utiles,  parce  qu'elles  out  servi  a 
etcndre  ses  connai.ssances  sur  les  fails  de  I'liistoire  classi- 
que  et  sur  la  mylhologie.  Au  milieu  de  ses  eludes,  West 
tomba  nialade,  el  fut  retenalonglenips  au  lit:  circonslance 
qui  fut  cause  d'un  nouveau  developpenienl  de  son  genie. 
Un  jour,  pendant  sa  convalescence,  on  crul  qu'il  relombait 
dans  un  violent  acces  de  lievre,  car  il  prelendait  voir  dis- 
tinclement  sur  le  plafond  une  procession  de  fantomessous 
des  figures  d'boninics,  de  feinmcs,  de  cocbons,  de  pou- 
les,  etc.  Rien  de  tout  cela  ne  paraissait  aux  yeux  des  gens 
qui  lentouraieiil,  ct  Ions  s'imagiiierent  que  le  cerveau  de 
West,  nialgre  sa  guerison,  (itait  allaque.  Voici  le  fait. 
Aiu-es  avoir  etc  si  longlenips  enfermc  dans  une  cliambre 


obscure,  sa  vue  s'elait  elenJue,  et,  s'accommodanl  a  la  dimi- 
nulion  de  lumiorc,  elle  avail  acquis  la  facullii  de  voir  co 
qui  clail  invisible  pour  les  aulres  :  ces  figures  du  plafond 
n'etaient  done,  lout  siinplcmenl,  que  la  re|M-oduclion  d'ob- 
jels  passant  dans  la  rue,  qui  se  rellecliissaicat  a  liavers  un 
trou  place  par  basard  dans  le  volet  do  la  fenelre.  En  cffct. 
West  s'expliqua  tout  le  mystcrc,  lorsque,  se  trouvant  scul, 
il  quilta  son  lit  et  visita  la  cbambre,  bien  decide  a  se  ren- 
dre  comple  de  ce  pbcnomcne.  Des  qu'il  en  I  fait  sa  decou- 
verte,  11  pensa  qu'il  y  avail  la  uu  principe  dont  on  pouvait 
faire  une  application  utile.  II  fabrii|ua  IJienlut  un  appareil 
qui  representail  a  volonte,  lorsque  lo  soleil  brillail,  tens 
les  objcls,  et  des  portions  de  paysage ;  cnfin  il  avail  inveiil« 
la  chambre  obscure.  Cependant  quand  il  porta  sa  boilo  a 
son  ami  Williams,  a  Pbiladelpbie,  il  le  vil  dejd  en  posses- 
sion d'un  instrument  du  memo  genre,  qu'il  venait  de  rece- 
voir  de  Londres,  niais  beaucoup  plus  parfait.  Ainsi  I'inven- 
tion  de  West  n'elaitnouvellc  que  pour  lui. 

II  revint  alors  a  Springfield.  Lo  pere  jusque-la  n'avait 
jamais  songe  que  son  DIsembrasserail  serieusement  la  pro- 
fession de  peintre,  et  quand  bien  meme  il  se  fut  babilue  a 
cello  pensee,  il  fallait  encore  lever  les  scrupulcs  do  ses 
coreligionnaircs.  Jamais  quaker  ne  s'elait  encore  fait  ar- 
tiste. II  y  cut  conseil  de  famille;  mais  on  s'apercul  que,  non- 
seulement  il  serait  impossible  d'arrachcr  le  jeune  homme 
a  une  carricre  qu'il  poursuivait  avcc  taut  de  passion  ,  mais 
que  sa  mere  elle-memc  approuvaille  cboix.  Alors  le  vicux 
West  imagina  d'en  appeler  aux  lumieres  de  ses  confreres. 
II  n'avait  pas  encore  oubliii  la  proplielie,  et  complait  tou- 
jourssurles  haulesdeslinees  do  son  CIs,  sans  rien  deviner 
encore.  II  assembia  done  tons  les  mcmbres  de  la  sociele,  el 
leur  fit  I'expose  des  fails.  M.  Gall  a  donne,  dans  son  ou- 
vrage,  une  longue  description  de  la  seance.  Bornons-nous 
a  racontcr  que  tons,  a  Funanimile,  furent  d'avisquole 
jeune  homme  fit  usage  des  rares  talents  dont  Ilieu  I'avail 
done  pour  la  peinlure;  puis  Benjamin  entra  :  on  lui  declara 
qu'il  faisail  e.'iceplion  a  la  regie  generale,  comme  si  lui  out 
voulu  consacrer  la  profession  qu'il  avail  adoptee.  Cello 
manicre  elrange  produisit  sur  I'esprit  du  peintre  uno  im- 
pression ineffacablc. 

Peu  de  temps  apres,  sa  mere,  qu'il  aimait  tcndrenient, 
mourul;  el  lorsque  sa  douleur  fut  plus  calme,  il  quilla  la 
maison  palernelle,  et  alia  s'inslaller  a  Pbiladelpbie,  vers  la 
fin  d'aoiit  17oG,  oil  il  s'annonca  comme  peinire  de  por- 
traits. II  IroHva  bientot  de  quoi  s'occupcr.  Apres  avoir  Ira- 
vaille  toute  la  journee,  il  passait  ses  soirees  avcc  son  vicil 
ami,  lo  docleur  Smith,  qui  conliniia  a  lui  donner  des  lecons 
d'histoire  classiquc  ct  de  lilterature ;  mais  il  senlait  que 
son  education  resterait  toiijours  incomplete  tanl  qu'il  se 
Lorncrait  ii  I'elude  des  seules  ocuvres  d'art  que  renfer- 
mait  I'Amerique.  Depuis  longlemps  il  ambilionnait  de  vi- 
sitor Rome,  et  mettait  schelliiig  sur  schelling afin  de  pouvoir 
un  jour  accomplirco  projel.  Ilprenaildeux  guinees(oOfr.) 
pour  uno  tele,  et  cinq  (125  I'r.)  pour  un  portrait  jusqu'ii  l;i 
ceinturo.  II  fallait  done  travailler  beaucoup  s'il  voulaitmeltr« 
de  ciJle  en  gagnant  si  peu  ii  la  fois;  mais  il  eut  I'avantage 
d'acquerir  en  memo  lemps  une  legerotc  dans  la  main,  une 
facilitc  d'execHlion  qu'il  n'aurail  jamais  oblcnues  s'il  n'avait 
pas  etc  pousse  de  la  sorto.  Des  qu'il  pouvait  disposer  d'un 
moment,  ill'employait  aussi  a  eludier  les  styles  grandioses 
dc  I'art.  On  cite,  au  nombre  des  produclions  de  ce  genre, 
la  copic  Ires-eslimee  du  lableau  de  saint  Igiiace  d'aprcs 
Murillo,  qui  lomba  au  pouvoir  du  gouvcrneur  Uamilton, 


DANS   LA   JEUiNESSE. 


SOI 


par  suilc  (le  la  capture  d'un  vaisscaii  cspagnnl.  Cepcndant 
Wcsl  n'allachait  pas  plus  Jc  prix  a  ce  tabli'nu  (]u'a  ini  au- 
tre, mais  la  copie  frappa  le  docteur  Smith,  au  point  do  lui 
domier  I'cnvie  de  se  faire  pcindrc  dans  la  inenie  attitude 
que  le  saint.  Pendant  sa  residence  a  riiiladclphie.  West  exe- 
cuta,  pourM.  Cook,  un tableau  ijuirepresentaitle  Ji/ffcmenf 
de  Suzanne,  second  sujet  hislorique  donl  il  parla  plus  tard 
avcc  les  plus  grands  eloges :  on  y  voyait  quarante  figures 
toutes  dessinees  d'apres  nature.  II  se  dirigea  ensuite  vers 
Kew-Voik,  la  bourse  assez  bien  garnie.  Sa  reputation  lui 
ayant  aniene  una  foule  de  modeles,  il  augmcnta  sesprix  du 
double.  La  vuc  d'un  tableau  llamand  representant  un  cr- 
mile  en  prieres  devantunc  lanipe  lui  inspira  I'idee  de  faire 
le  pendant :  un  bomnic  lisant  is.  la  Incur  d'une  bougie.  II  lui 
semblait  difficile  de  rendre  cet  effet  de  lumiere  sur  un  ta- 
bleau qu'on  verrait  le  jour;  mais  il  y  parvint  en  faisant  po- 
ser son  aubergiste,  qu'il  placa  dans  un  cabinet  noir,  un 
livre  ouvert  devant  la  bougie,  pendant  qu'il  peignait  au 
grand  jour  dans  une  cliambre  voisine,  d'oii  il  apercevait 
son  modele  a  travers  un  elroit  passage. 

Apres  une  residence  de  onzc  mois  a  New-York,  West 
ap]irit  qu'un  vaisseau  partait  de  riiiladelpbie  pour  Leghorn, 
ou  il  Iransporlait  du  ble  et  de  la  farine,  les  rccoltes  ayant 
etc  mauvaises  en  Italic,  cetle  annec-la.  L'idee  lui  vint  aus- 
sitol  de  realiscr,  par  la  r.enie  occasion,  son  projet  de  vi- 
sile a  Rome.  Le  docteur  Smith  en  eut  aussi  la  pensee,  et 
rengagea  a  revenir  proniptemcnt  a  Philadelpliie.  Le  pein- 
tre,  au  moment  ouil  recutla  lellre,  s'occupaita  faire  le  por- 
trait do  M.  Kellg,  negociant  de  New-York,  dont  le  nom 
mi'iite  d'etre  conserve  a  cause  de  ses  gencrcux  prociides: 
apres  avoir  remis  a  West  les  dix  guinees  du  portrait,  il 
lui  donna  une  lettre  pour  ses  agents  a  Philadelpliie.  Arrive 
danscettc  viUe,  I'artiste  fut  agreablement  surpris  en  ap- 
prenant  qu'il  avait  a  recevoir,  d'apres  les  ordres  de  M.  Kellg, 
la  somme  de  cinquante  guinees.  Sa  bourse  se  trouvanl 
ainsi  mieux  fournie,  il  s'embarqua  Ic  coeur  joyeux. 

Apres  avoir  louche  Gibraltar  et  plusieurs  autres  ports 
des  coles  d'Espagne,  West  et  ses  camarades  de  voyage  ar- 
riveicnt  a  Leghorn,  d'oiiil  parlit  prom|itenicntpourse  ren- 
dre a  Home.  Muni  d'une  foule  de  lettres  adressees  aux 
priiicipaux  pcrsonnages  de  cclte  capitale,  que  lui  avaienl 
dunnees  .MM.  Jackson  et  Rutherford,  les  correspondants 
de  sou  ami  M.  Allen,  a  Philadelpliie,  auquel  le  vaisseau  et 
sa  charge  apparlenaient,  il  entra  dans  Rome,  le  10  juil- 
Irt  I7G0,  acconipagne  d'un  courrier  francais,  que  ses  amis 
lie  Leghorn  lui  avaicnt  procure,  afin  de  siipplecr  a  son 
ignorance  de  la  langue  italienne.  Quand  le  bruit  se  rcpan- 
dil  (pi'un  jcune  Amcricain  venait  d'arriver,  et  se  disposait 
a  eludicr  les  ouvrages  des  giands  maitres,  tout  le  monde 
savant  parut  intrigue.  Lord  Grantham  (alorsM.  Robinson), 
le  rcncontra,  le  inena  dans  une  soiree  oii  devaient  s'assem- 
bler  la  plupart  des  personnes  auxquelles  ses  letlres  etaicnt 
a.lressces.  Des  qu'il  parut,  on  s'apercut  en  general  qua 
lexlerieur,  I'etranger  n'avait  rien  d'exlraordinaire;  mais 
la  aussi  se  trouvail,  par  liasard,  le  celebrc  cardinal  Albani, 
vieillard  aveugle,  qui  deinanda  naivement,  lorsqu'on  lui 
presenla  West,  s'il  etait  noir  ou  Wane :  Son  Eminence  igno- 
rail  que  les  Americains  n'claieiit  pas  tous  sauvages.  Une 
fois  eclaire  sur  ce  point,  il  deviiit  trcs-favorable  a  sa  nou- 
velle  connaissance,  surtout  lorsqu'ajires  avoir  explore  le 
cr.inc  du  Jeune  hommc  (clant  a  ce  qu'il  parait,  meme  a 
cctle  epo(|ue,  verse  dans  la  craimlogie),  il  le  trouva  adnii- 
rablemcnt  bien  confonne.  Le  jour  suivant,  West  alia  vi- 


siter quelques-uns  des  chefs-d'ccuvre  tant  vanfes,  acconi- 
pagne d'environ  trente  personnages  marquanls,  cuiietu 
de  voir  I'effet  que  produiraienl sur  le  jeune  quakcr  loutcs 
ces  magnificences.  La  premiere  expression  de  sa  surprise 
sembla  confondre  ct  scandaliser  ces  connaisseurs  ilaliens. 
Devant  r.-lpo?/oj!,  on  pretend  qu'il  s'ecria  :  «  On  dirait  un 
jeune  Mohawk  !  »  L'epreuve  ne  fut  pas  favorable  a  West, 
car,malgre  son  talent  nalurel,  il  lui  manquailceque  la  cul- 
ture pent  seule  donner. 

Cependant,  peu  salisfait  d'inspirer  uniqucment  de  I'e- 
tonncment,  parce  qu'il  elait  le  premier  de  ses  compatriotes 
ou  de  sa  secte  qui  fut  jamais  venu  a  Rome,  il  voulut  nion- 
trer  aux  Ilaliens  ce  quit  etait  capable  de  produire  avec 
ce  pinceau  qu'il  avait  appris  tout  seul  ii  nianier.  II  pria 
M.  Robinson  de  poser  :  ce  qui  lui  fut  accorde  sans  hesi- 
ter,  quoique  Stengi,  celebre  peintre,  le  plus  en  reputation 
alors  a  Rome ,  eut  deja  commence  son  portrait.  (Juand 
West  eut  Dni  le  sien  ,  M.  Robinson  le  fit  porter  chez  M.  do 
Crespigne,  son  ami,  sans  parler  du  nom  de  I'artisle.  Le 
portrait  fit  sensation  :  plusieurs  peinlres  presents  I'attri- 
buerent  a  Mengs,  malgre  le  coloris  qu'ils  trouvaient  pre- 
ferable a  celui  de  ses  autres  productions.  Mais  M.  Dance, 
I'ayant  examine  avec  plus  de  soin,  crut  pouvoir  aflirmer 
quel'ceuvren'etaitpas  de  Mengs. Iltrouvaiten  effet  lecolo- 
ris  superieur  au  sien,  mais  en  revanche  le  dessin  ue  pouvait 
enlrer  en  coraparaison.  Cette  discussion  avait  lieu  devant 
West,  assis  daiisun  coin  du  salon,  en  proie  a  la  plus  vive 
anxiete,  ct  lui  etait  transmise  en  anglais  par  M.  Robinson. 
Enfin,  M.  de  Crespigne  devoila  le  nom  de  I'auteur  a  la 
grande  surprise  de  ses  convives  italicns.  Tous  feliciterent 
chaleureusement  le  jeune  Americain.  Mengs,  lui-meme, 
qui  se  riiunit  peu  d'instants  apres  a  la  sociele  ,  examina  le 
portrait,  et  fit  |du  mcrite  de  West  un  eloge  aussi  flatteur 
que  franc  et  loyal.  II  se  pint  ensuite  a  lui  donner  de  bons 
conseils  sur  ses  etudes  futures,  disant  qu'il  n'avait  que 
faire  de  vcnir  a  Rome  pour  apprendre  a  peindre ;  mais 
qu'apres  avoir  examine  tousles  objetsdignes  d'attirer  I'at- 
tention  d'un  artiste,  il  ferait  bien  de  visiter  successivc- 
ment  Florence,  Bologne  et  Venise,  de  se  familiariscr  avec 
les  productions  des  grands  maitres  rcnfcnnces  dans  ces 
villes,  et  de  revenir  a  Rome  peindre  un  tableau  d'liisloire, 
I'exposer,  et  decider  d'apres  I'opinion  qu'on  en  formerait 
la  ligne  qu'il  aurait  a  suivre  desormais. 

II  y  avait  dej;i  plus  d'un  mois  que  West  habilait  Rome  ; 
mais,  comme  Salvator,  il  eprouva  pendant  son  voyage  des 
emotions  si  fortes  ,  qu'il  tomba  dangereuscmcnt  nialade. 
Les  mcdecins  exigerent  qu'on  le  transporlal  a  Leghorn, 
d'ou  il  parlit  quelque  temps  apres  pour  oiler  consuller  a 
Florence  un  fanieux  medccin  de  cette  ville.  II  ne  se  re- 
lablit  qu'au  bout  de  onze  mois  do  souffrance,  et  resla 
dune  faiblesse  extreme;  cependant  \Vest,  malgre  sa  tristo 
position,  n'en  poursuivit  pas  moins  I'elude  dc  son  art.  11 
fit  construire  une  table  qui  lui  facililait  les  moyens  do 
dessiner  au  lit,  et  des  que  ses  forces  le  permettaieut,  on 
le  voyait  manier  le  pinceau 

Mais  cctle  longiie  maladie  I'enlrainait  non-seulemenl 
a  de  plus  fortes  depenses,  mais  I'empecha  de  rien  gagner; 
ses  fonds  s'epuisaicnt.  II  n'etait  pas  encore  relabli,  et  sa 
caissc  ne  rcnfermait  plus  que  dix  livies  :  un  secours  inat- 
tendu  vint  heureusemenl  le  tirer  d'embarras.  Un  jour,  sei 
premiers  prolecleurs  de  Pliiladelphie,  MM.  Allen  et  le  gou- 
verneur  Hamilton  dinaient  ensemble,  lorsrin'on  remil 
il  M.  Allen  une  letlre  de  ses  conespondanls  etablis  a  Le- 


502 


I.E    SAYOin-  VIVnE    EN   EUROPE. 


ghorn.  Api'es  le  compte  ronJii  dcs  affaires,  ils  ajoutaicnl 
quelinies  mots  siir  I'effcl  jiroiluit  a  Rome  par  le  portrait 
iiu'avait  peinl  West,  de  M.  Roliinsoii.  Encliante  dcs  succes 
de  son  comiiatriote ,  Alien  pretcndit  que  ce  jeune  homme 
faisait  honnciir  a  I'Ameriipie  ,  cl  qu'il  voulait  lui  procurer 
tons  Ics  nioyciis  nccossaires  pour  se  pcrfcctioiiner  dans  scs 
etudes.  «  Je  lui  enverrai,  ajoula  le  s^ercux  negociant, 
0  lout  I'argent  dont  il  peul  avoir  besoin.  »  Lc  !,'OUVL'riieur, 
aninic  des  memcs  sentiments,  voulut  contribucr  a  la  lionne 
OEuvre,  et  quand  West  se  presciita  chcz  son  banquier,  a 
Florence,  pour  reclamer  ses  deniiercs  guinees,  trcs-peu 
nonibreuses,  il  lui  communiqua  I'ordre  qu'il  avait  recu  de 
lui  donner  uu  credit  illimite. 

De  Florence ,  West  se  dirigea  vers  Bologne,  de  la  a  Ve- 
nise,  s'arrelant  dans  chaque  ville  aGn  d'y  etudier  ISs  ceu- 
vrcs  d'art.  Puis  il  revint  a  Rome,  cl  d'apres  le  conseil  de 
Mengs,  il  executa  deux  sujets  bisloriques  qu'il  exposa  aux 
regards  du  public,  et  qui  furent  bien  accuciUis.  Ayant  rem- 
pli  le  but  qu'il  s'ctait  propose  en  visitant  I'ltalie,  il  ne  son- 
gea  plus  qu'a  rctourner  en  Americiue ;  niais  au  menie 
moment  il  rc^ut  unc  letlre  de  son  pere  qui  I'engagoait  a 
faire  un  petit  voyage  en  Angleterre.  West  y  consentit 
volontiers,  et  il  quilta  Rome,  se  rendit  li  Parme,  oil  il  fut 
recu  membre  de  I'Academie  :  pared  hdnneur  lui  avait  ete 
dcjii  decerne  a  celles  de  Florence  et  de  Bologne.  Puis  il  ar- 
riva  a  Londres,  le  20  aoiit  nOo.  11  y  rencontra ,  a  sa 
grande  surprise,  ses  vieux  amis  d'Amerique  Allen,  Hamil- 
ton el  Smith  :  grace  a  eux,  et  aux  lettres  qu'il  avait  rap- 
porlees  d'ltalie,  il  ue  tarda  pas  a  faire  la  connaissance  de 
Reynolds  et  de  Wilson,  premiers  peinlres  anglais.  Pcu  de 
temps  apres,  cedant  plus  encore  a  sa  propre  conviction 
sur  I'avcnir  de  son  talent,  qu'aux  avis  de  ses  amis,  il  pril 
un  atelier,  el  commenca  a  cxercer  sa  profession.  Peu  de 
jours  lui  avaient  suffi  pour  decouvrir  que  les  chances  de 
succes  se  presentaienl  plus  belles  a  Londres  qu'ii  Philadel- 
phie ;  I'Amerique  fut  sacriDee.  Alin  de  se  faire  connaiire 
au  public,  il  reproduisit  un  des  sujets  qu'il  avait  choisi  a 
Rome,  el  I'envoya  a  I'exposilion  annuelle  du  Spring  Gar- 
dens ( JarJins  du  Printemps  ),  I'annee  1764.  Ce  tableau  ful 
generalemenl  goute.  Peu  de  temps  apres,  le  docleur  Drum- 
mond,  archeveque  d'York,  I'invila  a  diner.  Encliante  de  sa 
conversation  et  du  genie  qu'il  reconnaissait  dans  ses  ccu- 
vres,  il  Qt  en  sorle  de  le  presenter  a  George  III.  Les  fa- 
veurs  dont  Sa  Majesle  le  combla  ne  laissereiil  plus  rien  a 
desirer  a  I'artisle.  L'enfanl  qui  avait  su  cultiver  seul  ses 
talents  naturels  se  rangeail  alors  au  nombre  des  peinlres 
les  plus  connus  de  I'epoque  ;  el  quand  bien  meme  la  cour 
ne  I'eut  pas  protege,  il  eCil  Irouve  dans  le  public  un  soulien 
plus  genereux  encore ;  mais  il  n'aurait  pu  arriver  aussi  rapi- 
dement  a  cetle  iudopendance  que  la  faveur  du  roi  lui  pro- 
cura.  Trente  ans  de  sa  vie  furent  spccialement  employes 
d  ciecuter  les  commandes  de  Sa  Majesle.  11  complela  les 
liuit  tableaux  qui  traitaient  de  la  vie  d'Edouard  HI,  places 
dans  la  salle  Saint-George  a  Windsor.  11  executa  aussi  vingt- 
liuit des  tableaux  qui  ornaient  la  chapelle  royale  (sur  Irente- 
six  qu'on  lui  avait  commandes  ) ,  dont  les  sujels  elaienl 
tous  tires  de  I'Ancien  et  du  Nouveau  Testament ;  niais  il 
recut  tout  a  coup,  lors  de  la  maladie  du  roi  (  en  1809), 
I'ordre  de  suspendre  les  Iravaux  commences  :  jamais,  dc- 
puis,son  pinceau  ne  fut  mis  en  requisition.  11  s'occupa  aus- 
silot  apres  de  son  magnilique  tableau  de  Notre-Seigncur 
Jesus-Christ  guerissant  les  maladcs ;  lc  Musce  britannique 
I'nthela  trois  miUe  guinees.  Pas  un  des  tableaux  comman- 


des par  le  roi  ne  lui  rapporla  aulant.  II  fit  plusieurs  aulros 
sujels  religieux,  continuant  a  etudier  et  a  travailler  sans 
reliiche  jusqu'a  la  fin  de  sa  longue  carriiire.  Jamais  il  ne 
perdil  I'habitude  de  se  lever  de  bonne  heurc ;  ses  journees 
se  passaiont  tonics  de  la  meme  manicre.  11  consacrait  les 
licuros  qui  precedent  le  dejeuner,  ainsi  que  ses  soirees,  a 
etudier  lesujet  qu'il  sc  preparail  a  execuler.  Ilcnqiloyail  le 
resle  du  temps  a  peindre.  Grace  a  cettc  prodigieuseacliviie, 
West  produisit  environ  qualre  cents  tableaux  a  rhui|p,doiil 
plusieurs  de  tres-grandc  dimension,  etrenfermani  unefoule 
de  personnages.  Ala  mort  de  Reynolds,  en1T!)l,West 
ful  nomme  president  de  I'Acadeinic  royale  in.sliluee  en 
1768.  II  remplit  ce  posle  honorable  jusqu'a  sa  mort  (moins 
une  annee),  qui  arriva  le  II  mars  1820:  il  avait  quatrc- 
vingt-dcux  ans. 

Cependanl  West,  ayant  sacrifie  les  autres  etudes  a  celle 
de  la  peintiire,  resta  toule  sa  vie  passablemenl  ignorant. 
On  assure  que  le  president  de  I'Academie  royale  n'ecrivai I 
pas  loujours  correclemcnl;  bien  d'aulres  que  lui,  il  est 
vrai,  se  sont  trouves  dans  le  meme  cas.  Claude  Lorraiii 
pouvait  a  peine  signer  son  nom.  11  serait  facile  de  ciler 
Lien  d'aulres  exeni|iles  du  meme  genre.  Puissent-ils  scrvir 
a  garanlir  d'aulres  intelligences  passionnees  des  memes 
erreurs ;  car  on  ne  saurail  Irop  blamer  ces  grands  arli>tes 
q\ii,  doues  d'uiie  si  vasle  capacite,  out  neglige  de  cultiver 
ces  connaissances  lilteraires  el  philosopbiques  si  prccieuses 
aux  beaux-arts,  dont  dies  rehaussent  toujours  I'cclat  en 
contribuant  a  leur  perfection. 


LE  SAVOIR-VIVRE  EN  EUROPE. 

SIMPLES  COKSEIIS  A  CEl'X  QUI  ENTHENT  SA^S  LE  UOiME 


I.A    XiIONNE. 

Puisque  les  honimes  onl  fail  leur  revolution,  il  a  bien 
fallu  que  les  femmes  fissent  la  leur;  et  si  la  revolution 
virile  menace  le  se.xe  faiblc  d'effeuiller  sa  couronne  el  de 
briser  son  sceptre,  pourquoi  les  femmes  a  leur  tour  n'es- 
sayeraienl-ellcs  pas  d'empieter  sur  le  domaine  des  hom- 
mes  el  de  se  faire  un  royaume  d'Araazones?  Le  temps  des 
Ethelevina,  des  Malvina  et  des  Rosalba  est  passe,  legeres, 
fieres,  hardies,  cavaliercs,  rieuses,  moqueuses,  avenlu- 
reuscs I 

L'eloquent  George  Sand  a  pousse  dans  cetle  direction 
toule  I'armee  des  femmes.  On  en  a  vu  de  ridicules  au- 
pres  d'elle,  qui  se  croit  le  second  homme  de  genie  que  son 
sexe  ail  donne  a  noire  sexe;  on  en  a  vu  d'absurdes  el  d'in- 
sensces  qui  reclamaient  pour  le  baladlon  feminin  les 
honneurs  de  la  chambre  des  deputes  et  les  fatigues  ste- 
riles  de  la  legislature.  Ce  mouvcment  a  dure  une  dizaiuB 
d'annecs ;  c'esl  a  peu  pros  I'ordinaire  espace  de  ces  meta- 
morphoses singulieres,  le  temps  qu'ont  dure  les  precieuses 
sous  Louis  XIV,  les  econonustcs  sous  Louis  XV,  les.Rencs 
sous  la  regcnce. 

II  cclut  loujours,  a  de  ccrlaines  epoques,  dcs  monslrcs 
sociaux  d'unc  espcce  cxlraorJinQirc  cl  nouvelle,  qui  re- 


LE  SAVOIR-VIV 

velcnt  et  annoncent  un  changcmenl  des  niocurs,  une  livo- 
lulion  dans  la  vie  nationalc.  La  lionne  est  de  cc  genre.  La 
lionne  est  nee  d'unc  alliance  pen  legitime  entre  TAnijle- 
lerre  ninderne  et  rindustrialismc  constilulionnel.  Elle 
est  hautaine,  glonense,  vanitciise,  innportinonte,  goiirince 
comme  la  plus  oulrue  dcs  farvcniies;  elle  fume,  cllcdis- 


Rt:    EN    EUROPE.  '*>' 

lionne.  C'esl  la  fcmmc  de  rexageration  et  du  faux ,  la  fian- 

cOe  du  mensonge  ,  la  femme  qui  n'est  plus  fcmme.  Grace  a 
Dicu,  elle  nc  pcut  atteindre  le  but  meme  oii  elle  vise ;  elle 
ne  ditruit  .jamais  qu'a  demi  les  dons  de  la  nature,  et  n'est 
infidele  qu'en  parlie  a  sa  mission  d'epouse,  de  fille  et  de 
mere.  On  a  vu  des  lionnes  s'altendrir,  on  en  a  vu  traver- 
ser les  phases  du  sentiment  et  du  roman;  on  en  a  vu  meme 
qui  fiuissaient  par  causer  naturcUement ,  et  qui  consen- 
taient  un  beau  jour  a  marcher  sur  la  terre  avec  les  mor- 
tcls.  11  en  est  qui ,  dans  lalmosphere  la  plus  nebuleuse , 
ont  garde  quclques  senlimenls  humains,  et  que  les  donees 
faihfesses  ont  transformees.  Pauvrcs  lionnes!  Que  Ic  salon 
lour  soit  clement  et  favorable!  lui  seul  peut  les  racheter 
encore,  el  enlourcr  d'indulgence  leur  triste  el  inutile  me- 
tamorphose. 

En  definitive,  c'est  liien  la  chose  la  plus  desagreable  el  la 
plus  contraire  au  savoir-vivre  que  la  lionne ! 


serle,  elle  perore,  elle  meprise,  elle  dedaigne,  comme  si  elle 
avail  fait  loulcs  ses  etudes  dans  les  couloirs  de  la  chambre 
basso.  Elle  nionte  a  cheval  comme  u.ie  aniazone  de  Fran- 
coni ;  elle  se  connait  en  cigares  comme  le  planteur  le  plus 
cxerce  de  la  Trinidad,  en  politique  comme  un  redacteurha- 
bituol  do  premiers-Paris;  quelquefoiselle  pousse  jusqu'a  la 
ihoologie,  el  il  lui  est  arrive  de  se  perdre  dans  lanielaphy- 
sique  allomaude.  Le  but,  pour  elle  ,  c'est  de  ne  pas  cire 
fenimc;  elle  tente  un  essai  impossible  pour  passer  a  I'etat 
d'homme  ;elle  ne  reussiraprobablementpas,  mais  elle  aura 
I'honneur  de  lavoir  enlrepris.  Certaines  facultes  se  sont  aug- 
menlees  et  accrues  sur  elle,  au  detriment  de  certaines  aulres. 
L'espritet  le  eoeurse  sontaffaisscs;  en  revanche,  lesjarrels 
sontdevenusd'acier,  le  front  est  devenud'airain,  I'estomac 
est  excellent,  et  le  gosier  solide.  Les  perils  du  duel  cl  ceux 
de  I'hippodrome  n'ont  rien  de  terrible  pour  la  lionne.  Elle 
affronte  la  chambre  desdoputes  dans  lesjourscaniculaires; 
elle  acccpterait  meme  I'Acadoraie  ,  pourvu  que  ce  fit  un 
jour  ou  I'erudilion  doune,  ou  les  plus  riidcs  sujets  soul 
trailes,  oil  la  poussiere  dcs  tondjcs  luJiennes  est  secouee, 
ou  Ton  parle  de  Ramayana,  de  Vishna  et  de  Brahma.  La 
lionne  aime  avant  tout  ce  qui  est  etrange.  Paradoxe  vi- 
vant,  elle  ne  se  conlenterait  de  rien  do  ce  qui  distingue  el 
Caracterise  le  vulgaire  des  femnies.  Au  lieu  d'une  otto- 
mane,  un  cheval  fougueux  ;  au  lieu  du  parfimi  des  fieurs,  le 
tabac  de  caporal;  au  lieu  de  la  musique  telle  que  Rossini 
ou  Weber  I'ont  comprise,  les  hurlcmentsd'airain  do  nos 
instruments  les  plus  redoutables;  au  lieu  d'une  poesie  qui 
eleve  et  epure  I'ame,  une  poesie  alcoolique  qui  I'infecle  el 
ct  UQ  drame  boursouQe  qui  I'epuise  :  voild  ce  qu'aime  la 


CONVERSATION 

DES     nOMMES     DE      LEITHES. 

Ce  n'est  pas  assez  d'avoir  de  I'esprit  el  meme  du  talent, 
il  faul  savoir  vivre  avec  ses  semblablcs,  et  leur  plaire. 

Les  auteurs,  en  general,  ne  passent  pas  pour  briller 
dans  la  conversation.  Plusieurs  meme,  remarquables  par  la 
vivacitc  spirituelle  de  leurs  ccrits  ,  ne  rout  pas  moins  ete 
par  leur  nuUite  dans  un  salon. 

La  Fontaine  en  etait  un  exeniple  frappanl.  On  raconte 
qu'un  grand  personnage  I'ayanl  un  jour  invite  a  diner  dans 
I'espoir  qu'il  cgayerait  les  convives  par  ses  saiUies  nalves, 
le  poete  mangea  comme  un  simple  mortel,  et  ne  dit  pas  un 
mot  pendant  tout  le  repas;  aussitot  apres  le  dessert,  il  prit 
conge  pour  se  n^ndre  a  I'Academie ;  quolqu'un  lui  ayant 
fait  observer  qu'il  arriverait  de  trop  bonne  Iieure  :  «  Eh 
bien,  alors,  repondit-il,  je  prendrai  le  plus  long.  »  Un  autre 
jour  il  dinait  avec  Boileau  ,  Racine,  et  d'autres  beaux-es- 
prits  parmi  lesquels  se  trouvaienl  plusieurs  hommes  d'E- 
glise;  on  vint  a  parlor  de  saint  Auguslin  et  de  ses  reuvres. 
La  Fontaine,  sortanttout  a  coup  d'un  long  silence,  demanda 
du  plus  grand  sorieux  du  monde,  a  son  voisin,  s'il  croyait 
que  saint  Auguslin  eiit  plus  d'esprit  que  Rabelais.  L'abbc, 
I'ayanl  exauiine  des  pieds  jusqu'a  la  tete,  lui  dit  pour  toule 
reponse  :  «  Monsieur,  vous  avez  mis  un  has  a  I'envers.  »  Et 
c'elait  effectivemcnt  vrai.  Mais  voici  la  meilleure  preuve 
qu'il  etait  incapable  de  suivre  une  conversation.  Un  jour, 
dans  une  reunion  liltoraire,  il  venait  d'esprimer  son  aver- 
sion pour  les  apartii  dans  une  ceuvre  dramatique,  et  les 
declarail  absurdes,  tout  d  coup  il  toniba  dans  une  de  ses 
profondes  reveries.  Boileau  profita  de  I'occasion,  et  pour 
prouver  qu'un  aparle  est  admissible  sur  la  scene,  il  de- 
chira  pendant  plus  d'un  quart  d'heure  le  pauvre  la  Fon- 
taine ,  et  mil  les  rieurs  de  son  cote,  sans  que  celui-ci  eiit 
la  moindre  idee  de  ce  qui  se  passait  aulour  do  lui. 

Tout  le  monde  connait  ce  mot  si  spirituellcment  original 
de  Mmede  la  Sabliere  :  u  Jlon  pauvre  la  Fontaine,  vous  sc- 
riez  bien  bete  si  vous  n'aviez  pas  tant  d'e.spril.  » 

On  sail  aussi  quo  le  fanicux  Addisson  n'avail  pas  non 
plus  une  conversation  tres-interessante;  il  s'en  eicusait  en 
se  comparanl  a  un  capilalisle  qui  dispose  de  grosses  som- 
mcs,  et  n'a  pas  de  petite  moonaie.  11  etait  tres-iiabile  ob- 


LES'  l\iILLE  £T   UNE   NUITS  DEUr.OrES    ET  D'AMEKIQUE. 

LES  MILLE  ET  CNE  NUITS 

D'EUROPE  ET  D'AMERIQUE, 


304 

servnlfur  lie  cc  qui  sciiass.iilniUourdelui,mais  exprimant 
fori  mal,  do  vivo  voix  nii  moiiis,  scs  proiirps  pcnsa'5. 

Doscni'tcs,  cc  grand  gcnic,  iie  poiivait  pasdescoin!i-o  iiis- 
qu'a  la  convci'salion.  On  disait  dc  lui  qii  il  avail  rc(;ii  do 
la  nature  licaiicoup  d'cspi-it  en  lingols,  mais  qnil  n'cn 
avail  pas  en  monnaie.  El  c'cst  l;i  sans  doulc  qn'Addisson  a 
pille  sa  modcsle  excuse. 

Nous  pourrion?  ciler  dc?  anccdoles  do  ce  genre  prcsque  a 
I'infini  sur  Ics  plus  grands  gonics  de  Ions  les  pays;  dc  la 
vicnt  I'opinion  gencralcnienl  adniise  que  les  autcurs  el  les 
philosoplics  n'onl  pas  I'esprit  dc  la  convcrsalinn  ,  ct  de  la 
sans  doulc  aussi  celle  maxime  dc  Monlesquicu  ,  quo  moins 
on  parle,  el  plus  on  pense. 

II  est  copcndanl  facile  de  Irouver  des  cxomplcs  tout  aussi 
romarquahlcs  qui  prouvent  inconlcslaldcnienl  quo  la  laci- 
lurnitc  n'cst  pas  la  compagne  oliligce  du  gcuie,  el  que  Ton 
pcul  brillcr  lout  a  la  fuis  par  rinlclligcnce  dcs  clioscs  se- 
rieuscs  el  par  uno  conversation  spiriluclle.  Voltaire  n'ctait 
pas  moins  cclel)re  jiar  sa  conversation  vive  et  mordante, 
que  par  scs  nombrcux  ecrils.  Qui  no  sail  que  Byron  ,  ce 
pocle  par  excellence,  etait  plciii  d'amabilitc  dans  un  salon? 
cl  s'il  en  fallait  des  preuves,  le  lemoignago  de  la  comlcsse 
dc  Blessington  ne  saurait  elre  revoquc  en  doute.  Walter 
Scott  ctait  un  causcur  cliarmaul;  il  racontail  avec  cspril  et 
d'une  manicre  piqunntc  une  loule  d'anecdoles,  et,  chose 
remaniuable,  il  ne  so  repctait  jamais,  on  du  moins  no  ra- 
contail jamais  une  cliose  deux  fois  dc  la  meme  maniere.  Le 
prnfcssciir  Wilson  etait  plein  d'eloquence  en  public  et  d'a- 
mabilitc dans  le  tele  a  tele.  Lc  fameux  Johnson  parlait  en- 
core niicux  qu'il  n'ccrivalt.  Boileau  et  tant  de  beaux-esprils 
de  son  temps  parlaicnt  aussi  bien  qu'ils  ccrivaient,  et 
Texcmple  de  la  Fontaine  est  une  exception  d'ou  Ton 
ne  saurait  tirer  une  regie.  La  conversation  de  Franldin 
(tail  plcine  de  charme;  die  rcspirait  une  douce  gaiete  ou 
sc  peignait  une  belle  anic,  et  un  esprit  enjoue  autant  que 
cultive.  Lc  grand  naturaliste  Cuvier  fascinait  son  auditoire 
par  sa  parole  puissante  commc  il  rintercssait  par  sa  pro- 
fonJe  erudition. 

En  general,  les  philosophes  et  les  savants  habitues  a  se 
livror  a  Icur  meditation  sonl  taciturncs  quand  ils  se  trou- 
vent  avec  dcs  personncs  donlle  ba'bil  insigniliant  Icur  est  a 
cliargc.  Mais  quand  ils  sont  reunis  en  un  ccrclc  choisi,  Icur 
conversation  s'animc  et  prcnd  un  cssor  qui  entrainc  et  at- 
tache malgrc  eux  ceux  qui  les  cntcndcnt. 

La  conversation  du  pedant  est  seche,  aride  et  tcclinique; 
cellc  du  vrai  savant  est  clairc  sans  prctenlion  ,  et  son  lan- 
gago  descend  a  la  portce  de  toutes  les  intelligences ;  il  amuse 
en  inslruisant,  11  a  deja  cessc  do  parler  qu'on  I'ccoule  en- 
core. 

De  tout  ce  qui  precede,  nous  pouvons  conclure  que  la 
rcpulation  faite  aux  auteurs  d'etre  insignifianls  dans  un  sa- 
lon est  loin  d'etre  fondee.  On  pout  elre  savant  sans  elre 
distrait,  comme  on  pent  elre  distrait  sans  ctre  savant, 
commc  aussi  les  verilables  savants  nesont  pas  pedants  :  le 
pedantismcaccompagne  le  charlatanismeet  non  la  science. 
El  si  Ton  rcgardait  de  bien  pros,  on  vcrrait  que  dans  toutes 
les  classes  de  la  socicte,  il  y  a  plus  de  pedantisme  et  de 
pretentions  que  parmi  les  auteurs  dont  les  veilles  ont  ele 
consacrees  a  I'instructiou  et  a  ramuscmcnt  de  Icurs  sem- 
blablcs. 


CUOIX  DES  IIEILLEDBS  COKTES 
ESPAGSOLS,   ALLEM.ISDS,    ASGLA15,  AMEIUCAISS,  ETC.,   ETC.  (1). 


liiirjuicmc  Hult. 


KICDIH-RICDON, 

COSIE  pic.vr.D. 
(Suilc. 

Un  grand  seigneur  d'une  cour  voisinc,  qui  etait  am- 
bassadcur  a  la  cour  du  roi  aupres  duquel  vivait  Rosanie, 
s'cmpare  de  la  pauvre  jcune  Bile.  Le  prince  en  est  instruit 
lc  Icndemain,  et  se  met  a  la  poursuito  du  ravisseur.  Ce- 
lui-ci  avail  plus  d'une  journce  d'avance,  et  quolque  dili- 
gence que  fit  le  prince,  s'elant  egare  dans  les  bois,  il  se 
trouva  le  lendemain  engage  dans  une  forel,  el  reconnul, 
a  travers  les  arbrcs,  un  chateau  abandonne,  dans  les  ma-  , 
sures  duquel  il  apercut  cependant  de  lalumiorc;  il  allacha  ■ 
son  cheval,  et  s'approcha  du  lieu  cdaire.  (Jncl  spcclacle  ! 
une  asscmblee  de  sorciers,un  veritable  sabbat,  auqucl  pre-  ' 
sidait  un  demon  hideux,  qui  racontail  a  scs  compagnons  ses 
exploits,  et  se  vantait  de  I'esperance  d'avoir,  en  pen  de 
jours,  a  sa  possession,  la  plusaimablcpcrsonne  du  monde.  ■ 
«  Je  lui  ai,  dit-il,  donne  une  baguette  magique,  qui  lui  pro- 
cure actuellemcntde  grands  succes;  maisje  me  suis  reserve  , 
le  moyen  de  la  punir  dc  son  bonheur  passager  ;  je  nelui 
ai  dit  qu'une  seule  fois  mon  nom  de  Iticdin-Ricdon  ;  elle 
la  deja  oiiblie,  et  elle  est  perdue.  Je  liens  Rosanie;  et 
vous  pouvcz  d'avance,  mes  amis,  m'en  faire  compliment, 
d'aulant  plus  qu'ellc  est  princcsse  ct  Bile  d'une  fee  ;  mais 
elle  ignore  sa  naissance.  »  Le  prince,  aussi  ctonne  qu'in- 
lercssc  par  ce  spectacle  et  par  ce  rccit,  s'cloigne  avec 
furcur;  et  dcs  que  la  poi.ite  du  jour  cut  paru,  il  rcmonta 
a  cheval  ct  conlinua  sa  poursuile.  Enlin  il  trouve  ct  at- 
teint  ses  ravisseurs,  les  combat,  les  dissipc,  pcrce  de  son 
cpee  le  cceur  de  Icur  chef;  el,  quoique  blessc,  ramcnc  en 
Iriomphe  Rosanie  a  la  cour  de  sa  mere. 

Le  prince  ne  put  s'cmpcchcr  de  declarer  ii  scs  illuslres 
parents  quelle  clail  la  sincerile  dc  ses.scniiinenis  pour 
I'aimable  pcrsonnc  qn'il  venait  de  dclivrcr.  L'opinion  oii 
Ton  ctait  quece  n'etaitqu'unesiniple  paysanne  lit  oppo-er, 
de  la  part  du  roi  ct  de  la  rcinc,  la  plus  vive  resistance  aii 
projetque  le  prince  avail  forme  dc  I'epouscr;  mais  I'arri- 
vee  a  la  cour  d'une  dame  suivie  d'nu  Iraiii  niiigiiiliquc, 
que  Ton  reconnul  bienlol  pour  la  rcinc  Itiaiilc-lmnge,  ipii 
etait  fee,  cl  veuve  du  roi  Plan-Joti,  leva  toulcs  les  dil'ii- 
cultcs. 

EUcmenait  avec  elle  un  vieillard,  que  Rosainc  rcconnut 
pour  celui  qu'ellc  avail  loujourscru  son  pere.  11  cxpliqua 
par  quelle  suite  de  circonslances  il  avail  eleve  cctti'  en- 
fant comme  etant  la  sienne,  puisqu'ellc  apparlcnail  a  la 
reine  qui  venait  la  ri'clamcr.  II  indiqua  a  quelle  marque 
cerlaine  on  pouvait  la  rcconnaitrc  :  c'clait  une  rose  tres- 
bien  formee  qu'elle  devait  avoir  sur  lc  bras,  au-dc.:sus 

(4)  Voj.  ouracroVUl,  p.  255. 


PETITS  VOYAGES    SUn   LES  RIVIERES   DE  FRANCE. 


30j 


(In  coiule.  On  vi'rilin  colic  iiiarquc  ;i  laqudle  clle  dcvait 
son  nuni,  cl  il'a|)r6s  laijnollc  clle  I'ut  rcconnuc  de  lout  le 
iiionJe.  L'alliaiiL-e  devenait  si  sorlable  |iour  le  prince, 
qu'ellcne  souffrait  pins  aiicune  difficuUe. 

Cepondant  la  princcsse  pai-aissail  encore  plongee  dans 
inie  profondc  reverie.  Le  prince  la  pressa  vivenieni  de  lui 
en  declarer  la  cause,  ct  lira  d'elle  I'aveu  de  son  liisloirc 
r.vec  I'liommc  verl,  et  lui  apprit  en  nienic  temps  qu'elle 
;ivait  oublie  son  nom.  II  sc  sonvinl  parfailcment  de  I'aven- 
tnre  de  la  masure,  et  rappcla  si  Lien  a  la  princcsse  le  nom 
i,u'elle  avail  onblie,  (prcllc  I'nl  absolunient  rassurce.  Le 
lenilemain,  jour  de  Icnrs  noccs,  an  milieu  du  Lai  qui  se 
donnait  acctle  occasion,  I'honime  verl  parailet  s'approcLe 
lie  la  princcsse.  Elle  ralteud  sans  s'emouvoir,  el  lirant  de 
son  sac  la  hagucllcelle  la  lui  rend,  en  luidisanl  :  Tciicz, 
[iicdin-Ilicduti,  vuild  voire  biiijnetlc. 

Le  demon,  fnrienx,  jclle  no  grand  cri,  se  forme  en  lour- 
Lillons  de  I'nnu'e  noiro,  disparail,  ct  ne  fait  d'anlrc  mal 
qnc  d'elcinJrc  quclques  bougies  et  de  casser  un  carrcau  de 
vi'.re. 

—  La  naivcle  do  pay^an  |iicard  avail  mediocreujent  phi 
a  Sa  II  nilcssc,  qui,  vers  le  milieu  dn  conic,  s'elait  parfailc- 
ment cndormie.et  cpii  nc  munagca  la  vie  meme  du  pauvre 
liiiunne  que  parce  (|u'il  avail  disparu  longlemps  avanl  que 
cc  Icn  ible  mailre  se  ful  evcille. 


|>ET1TES  MORALES. 

Dcny.5,  lyran  de  Syracuse,  elail  nn  prince  iuipie  cl  ne 
craignanl  pas  Ics  dicux  ;  il  enleva  ii  Jupiler  un  manlcau 
d  or  massif,  en  disanl  qn'il  clail  bien  lourd  en  ele  ct  Lien 
fniid  en  hiver,  ct  lui  en  mit  un  de  Idine,  sous  prelexle 
qu'il  scrait  meillenr  en  lontes  les  saisons.  —  II  priva  Escn- 
lape  de  sa  barbe  d'or,  alleguanl  qn'il  n'elait  pas  juste  que  le 
fils  eut  de  la  LarLe,  tandis  qu'A|iollon  son  pere  n'en  avail 
pas.  —  Unc  autre  fois,  il  Ironva  des  taLles  d'argenl  dans 
mi  temple,  nvcc  cctle  inscription  :  ^113;  Dicux  bonsl 
«  Profilons,  dit-il,  de  leur  Louie,  n  El  il  s'en  enipara. 


Un  jour,  dit  Bcrnardin  de  Sainl-rierrc,  elant  alio  avec 
Jcau-Jaciiues  Rousseau  prnmener  an  Slonl-Valericn,  quand 
nous  fumes  parvenus  an  bant  de  la  monlagno,  nous  for- 
mames  le  projet  de  demander  d  diner  aux  crmilcs  pour 
noire  argent.  Nous  arrivamcs  chezeux  avantqu'ils  se  mis- 
scnl  a  table;  et,  pendant  qn'ils  elaienl  a  reglisc,  Jean- 
JaCi[ues  Rousseau  me  proposa  d'y  enlrer  eld'y  faire  noire 
priere.  Les  ermiles  recilaicul  alors  les  iilanics  de  la  Provi- 
deiice.  Apres  que  nous  cumes  prie  Dieu  dans  iinc  pdile 
cliapelle,  cl  que  les  crmilcs  so  furcnl  acLcmincsii  leiir  rc- 
fccloii'C,  Jean-Jacques  me  dit  avec  altendrissemenl  :  «  Main- 
lenanl  j'eprouvc  ce  que  Jesns-Clirist  dil  dans  TEvangile  : 
«  (Jnand  plusicurs  d'enlre  vous  seronl  as.scniLlcs  en  mnn 
«  nom,  jc  serai  an  milieu  d'eux.  »  II  y  a  ici  1111  senlimcnl 
de  paix  ctde  Lonlicur  qui peneiie  Tame.  »  Jelni  disaloiv: 
n  Si  I'emjlon  vivail,  vous  soiicz  calbolii|uc.  n  II  me  repoii- 
dil  liors  de  hii  cl  les  larmes  aux  yeux  :  u  Ali !  si  runelon 
vivail,  jc  cbcrclicrais  a  eirc  son  laipiais,  jiour  merile.r  un 
jour  d'etre  son  valel  de  tliaiiilirc    » 


Une   pcrsonne  d'csprit  vent  que  vous  recoutiez,  une 
pcrsouue  aimablc  vous  eeoulo. 


Connailre  lout  le  prix  dn  temps,  dit  madame  de  Gcnlis, 
c'csl  .savoir  vivrc.  Un  sommcil  agile  par  des  songcs  ]ieiiiLlcs 
ne  laissc  que  de  la  fatigue  et  un  souvenir  dcsagreable.  II 
en  est  ainsid'une  longue  vie  qui  a  ele  mal  employee. 


Notre  religion,  si  belle,  si  grande,  si  noble,  doit  aug 
menter  les  talents,  puisqu'elle  exalte  toutes  les  verlus. 
Inspirc-t-elle  le  courage  ,  on  s'offre  sans  crainlc  ,i  la  mort, 
souvent  meme  avec  joic;  on  supporte  les  lourmenls  avec 
une  patience  inebranlaLlc.  Lesniissionnaires  qui  clicrchcn' 
a  allumcr  le  flambeau  de  la  foi  cLez  les  idiilalres  ct  les  saii- 
vagcs  en  sont  tons  les  jours  un  admirable  cxemplc.  L'liu- 
nianile,  la  compassion  sonl-clles  forliliees  par  la  piele,  on 
Iraverse  les  mer;,  on  s'cxposc  a  tons  les  dangers,  dans  le 
scnl  cspoir  d'etre  ulile  a  scs  semblables;  on  se  charge  do 
Icui's  cliaincs  s'ils  sont  esclaves  ;  s'ils  sont  maladcs,  on  sc 
di'vouc,  dans  un  bupilnl,  aux  devoirs  les  ]iliis  penibles  el  les 
phis  rebulanls.  La  grandenr  d'lime  esl-elle  perfcclionneo 
par  la  religion,  on  jiislilic  en  secret  son  ennemi,  son  per- 
seciileur ;  on  Ic  defend,  on  le  serlsans  qu'il  le  saclie  ;  on  le 
sccourl  dans  le  inallienr,  on  Ic  previenl,  on  le  console,  on 
raimc.  Enfin,  Ic  de>iiilercssemcnt  csl-il  le  fruit  d'une  emi- 
nenlc  ]iide,  on  donnc  ce  qu'on  possedc  aux  pauvres,  on 
sc  deconvic  |.our  convrir  eeux  qui  out  froid;  on  met  en 
pratique  celte  parole  de  I'Evangile  :  «  Uonnez  a  manger  a 
ceux  ipii  out  f.iim,  a  Loire  a  ccux  qui  out  soif,  un  logis  a 
ccux  i|ni  sont  sans  asile,  ct  vous  scrcz  Leuis  de  mon  pere, 
car  la  )dus  Lcllc  dc  tonics  les  verlus  est  la  cliarite.  »  II  est 
jiisle  qn'iinc  verlu  si  ulilc  aux  autres  le  soil  encore  a  nons- 
niemes  diis  cctle  vie  on  le  bonlicur  ii'est  jamais  pur  et  .sans 
melange.  Sans  la  piele,  que  deviendrait  I'elre  opprime, 
llclri,  deconrage  ]iar  une  longue  suite  de  revcrs  cl  de  mal- 
bciirs?  Ils'aLanilonnerail  an  dcsespoir,  car  Ics  amis  s'eloi- 
gncnldansla  doiihur,  et  ilreslerail  seul,  Lsoleetinecomui. 
Mais  si  la  religion  I'eclaire,  il  supporte  scs  maiix  avec  pa- 
tience; si  ellc  renilamme,  il  les  Leiiil  cl  Ics  offrc  a  Dieu  ; 
mais  c'csl  snrlonl  an  moment  de  la  mort  qu'elle  vienlforti- 
licr  le  courage,  en  monlranl  le  cii  1  ipii  douiio  la  recom|iens3 
pour  une  vie  Lien  employee.  C'est  le  mechanl  qui  nieuil. 
I'homnie  de  Lieu  s'eudorl. 


On  reparc  cpielqucfuis  le  mal  qu'on  a  fail,  jamais  ccliii 
qu'on  a  dil. 

PETITS  VOYAGES 

SUR  LES  PRINCIPALES  RlVliiRES  DE  FRANCE. 


I.A    I.OIHE, 

SCS     BOliDS     ET     SES     SOUVESIBS. 

Voici  TAiijou,  qui  succcde  avec  sa  ferlilile  puissanlc  et 
vivc,  gracieii-se  el  cnergique,  aux  aspects  ravissanls  dc  la 
Toiuaiiic ;  Saiimur,  .\iigers,  le  pout  de  t'.e  ,  Saint-l'lurent, 


50G 


PETITS    VOYAGES 


Jiassont  sous  nos  yoiix.  Pour((noi cede  nolure  tout  a  I'liciirc  I  Cielasne.  Nous  avoiis mis  lo  pied  sur  cello  vicille  tevrc  ar- 
si  rianlc  Uevicul-cUc  ajn-c  el  iiresinic  sauv.igc?  Voici  la  I   inoricaiue,  (iui  a  doniie  naissaiice  a  laul  a'liomnasccieljies. 


Saint-Fiorcm. 


Lcs  trislos  souvenirs  de  la  guerre  de  la  Vendee  allrislenl 
eiirnre  cos  liocagcs ;  niais  que  de  souveuirsherniquesy  sonl 
nii'les !  A  Saiiil-Florciit ,  par  exemple,  ou  les  armees  rcpu- 
lilieiiine  el  royalisle  se  soul  lieurlecs  xvcc  lant  do  violence, 
cl  ou  trnl  de  sang  fraucais  a  coule.  On  nc  larde  pas  a  s'cn- 
f'ourcr  au  caur  menic  de  la  Erclaguc,  curicux  ct  admirahh 


noyau  de  I'ancienne  France,  nolle  pepiniere  de  noire  gloire 
el  de  noire  virilile  nalionales,doiilM.  Pilrc-Clievaliera  Irace 
recemnienlun  si  excellent  tableau.  Voici  leporlrail  caraclc- 
risiique  de  I'un  de  ces  vieiix  paysans  des  coles  brclonnes, 
au  costume  hcrcdilaire  cl  venerable  ,  a  la  figure  fine ,  sa- 
gace  ct  loyale. 


L'cciivain  que  nous  avons  cite  a  merveilleusement  ana- 
lyse les  varieles  si  curieuscs  des  populations  brelouues,  el 
nous  ne  pouvons  niieux  faire  quo  de  rcproduire  ici  lcs 


pages  de  eel  ccrivain  ,  deja  I'lioniieur  de  noire  jeune  liltc- 
ralure,  el  auquel  sdiiI  rescrvees  des  desliuees  si  belles  . 
Lcs  paysans  de  Trcguier  soul  lcs  Alkmands  de  la  basss 


SUR   LES   niVlERES    DE   FnANCC. 


Drol.ignr',  pnnime  I'.n  si  Ijieii  ilil  M.  Soiivcslrc  :  figm-os  nvc- 
ii.iiilos  C't  nnivos,  cnrnclniTs  iiisniicinnls,  coours  placidcs, 
rsprils  socioliU'S,  que  la  civili-alion  p.'ignc  ro|iiJcmi'iil. 
Wiinirs  Pl  coslumcs  vonl  s'efl'aiMiil  Je  join-  en  jour  siii'  cclle 
iiiai-clic  has  lircloiine  ,  a  pciiie  defi'iulue  |iar  la  langiie  (iiie 
clianlpnt  les  klocr. 

Los  Moiliihaniiais  ont  garJii  los  males  rt  nidos  figures, 
Ips  iiinniirs  siivcros  el  liclliijueusc^,  los  lialjils  sonibros  ct 
llollanls  des  Cliouans  linirs  aieiix...  lis  offroiil  i|iicl(|ii('S 
su|iprLos  races  d'honinies;  mais  los  remmcs  y  soul  regti- 
liorenient  laides,  il  rcxeoption  de  cellos  des  cotos,  lelles 
que  les  lilies d'Aurny  el  coUes  des  iles.  II  n'y  a  pas,  au  con- 
Ire  de  ce  pavs,  une  piorre,  une  I'onlaine,  tin  carrofonr,  un 
nrliro,  nn  brin  d  liorbe  qui  n'ait  son  esprit  surnalurel  el 
sa  logonde  plus  ou  nioins  druiilique.  L'liabit  dn  paysan  de 
Vannes  est  a  pen  pros  lliabil  a  la  frnnraise.  La  dimension, 
ou  rabsciice  des  basques  marque  la  diversilc  des  canlons. 
Les  roulours  fonceos  dominenl  presipie  parloul.  L'absurde 
panlalon  delrune  de  jour  en  jour  la  braie  gauloise.  Mais  le 
grand  cbapeau  lienl  lion ;  les  ills  des  Chouans  ainionl  ce 
sombrero  national  Les  marins  ont  le  costume  de  lour 
clat ;  la  veste  el  le  cbapeau  decuir.  Les  femmes  portent  la 
taillc  trop  baute,  ce  qui  nchcvc  de  les  enlaidir,  —  toujonrs 
les  Alreennes  el  les  lloises,  qui  se  mcltent  fort  elegam- 
meiit.  La  plupart  oul  des  jupcs  ile  dossons  ccarlalos.  Ires- 
pilloresques  sous  la  robe  rctroussiic.  Leurs  pelits  nianteaus 
Icnr  couvreut  la  tote  el  los  epaules. 

La  Cnrnoiiailleconiple  nutantd'iisages.de  typos  el  do  ens- 
tumos  que  de  paroissus.  11  faut  renoncer  a  les  dotailler.  Los 
montaguards  y  sont  vifs  el  parlours,  pelits  cl  infaligables 
comme  lours  chevaux  ;  les  bnmmes  des  cutes,  silencieux  el 
farnucbes  comme  I'aspoct  de  leurs  borizons.  Le  paysan  de 
Carbaix,  mofiant  et  sanvage,  se  revoltcrait  encore  volon- 
tiers  comme  au  lenqis  du  chanoine  Moreau.  De  Quini- 
por  a  la  cute,  la  reserve  sournoise  des  figures  contrastc 
avec  loelat  des  babils.  Dans  les  donees  campagnes  de 
Ouimporle,  le  Kernewolc  est  plus  souriant  et  jdus  ex- 
pansif.  11  se  laisse  allcr  a  la  luUe  et  surloul  ;i  la  dansc. 
(Juand  le  bautbois  du  celebre  Matburin  retentit  pour 
une  noce,  loules  les  orciUcs  se  dressent  de  joic  et  lous 
les  picds  sonl  piques  de  la  tarcntule.  Le  jcune  gars 
lire  dc  I'armoire  sculptee  le  petit  chapeau  ;i  cbenilles, 
I'ample  bragow-braz,  les  vestes  cl  les  guetros  brodces,  le 
pcn-bas  a  nccuJs,  la  ceiuture  dc  cuir  ou  de  laine ;  la  jenne 
fiUe  met,  dcvaut  son  polil  miroir,  la  coiffe  a  barlies  role- 
vees  sur  un  scrre-totc  eclatant,  los  jupes  superposeos  avcc 
grace,  le  corsage  d'ecarlale  ctde  velours  lace  sur  la  poi- 
trine,  la  fraise  ou  le  ficbu  de  mnusseline,  les  has  li  four- 
cbeltes  cl  les  souliors  ronds.  Voila  nos  galanis  partis  pom- 
le  plaisir,  tlDieu  sail  quand  et  comment  ils  roviondront; 
el  si  ramliassadenr  d'amour  n'ira  pas  le  loudemain  doman- 
der  la  penncie:  en  innriage  I  Les  communes  dc  Fouesnnn, 
de  Concarneau,  de  Ponlaven,  etc.,  renformont  les  plus 
beaux  costumes  et  les  plus  belles  fillcs  qu'on  puisse  voir. 
Cost  la  ([u'on  rencontre  cclle  grace  brelonne,  si  adora- 
blomcnl  naive,  si  finement  cnergique,  qui  a  trouve  scs 
poi'les,  mais  qui  attend  encore  ses  peintres. 

L'babilant  du  pays  de  Leon  est  gomJralemenl  grand  et 
liiajcslucux.  II  a  la  figure  allongce,  la  demarche  soleuncllo, 
la  parole  leute,  les  habits  noirs  et  flottanls  sur  une  cein- 
Uire  rouge.  Son  large  cbapeau  laisse  a  peine  enlrcvoir  son 
regard  calme  el  severe.  I'ersonne  en  Brclague  ne  porte  les 
cbevcux  plus  longs.  Les  femmes  sont  vcUies  dc  noir  el  de 


blanc,  et  leur  deuil  est  bleu  de  del.  Nous  avons  dil  cillrurs 
que  cclui  des  veuves  de  la  Cornouaille  est  janne.  Los  Leo- 
nards, comme  dit.M.  Souveslrc ,  porlcnt  plutollc  deuil  de 
la  vie  que  de  la  niort.  Chez  cux,  lout  est  profondemont 
chrolion.  lis  ne  cessenl  de  prior  dopuis  le  borccan  jus(|u"a 
la  tombe,  dans  lours  jnies  comme  dans  lours  peincs,  dans 
lour  maisnn  comme  dans  celle  de  Dieu.  II  faut  que  le 
prolre  hoiiisse  pour  eux  le  toil  qui  s'clevo,  la  grange  et 
I'aire  nouvos,  le  champ  defriche..  les  tresors  de  la  recollo 
ct  de  la  moisson. 

A  partir  de  Hoscuff,  en  snivant  la  cole,  on  rencontre  ccs 
populations  sauvages  dc  pillenrs  de  mer,  qui  ont  renoiice 
si  diriirilcment  aux  anbainos  du  droit  de  bris.  On  los  re- 
connait  a  leurs  jambes  nues  cl  ncrveuses,  a  leur  jnpon  de 
borlingue,  a  leurs  largos  braics,  a  lour  polite  cab)Ue  blcuc, 
ct  surtout  au  regard  dc  faueon  qu'ils  jellont  encore  sur  la 
mer  aux  npproobes  de  la  tenipotc.  —  Les  habitants  des 
iles  semecs  autour  de  cos  coles  mal  famees  sont  colebrcs, 
au  contraire,  par  la  douceur  de  leurs  habitudes  patriar- 
calcs.  Les  femmes  de  Balz  sonl  un  type  admirable  de  force 
ct  de  grandeur  ;  elles  lahourent  et  ensomencenl  la  lerrc 
pendant  que  leurs  maris,  qui  scmblent  d'une  race  iufe- 
rienre,  fumenl  leur  pipe  ou  gucttent  le  poisson  sur  lo 
rivago.  Les  Uiens  sont,  avec  los  montagnards,  les  fire- 
tons  les  plus  attaches  au  pays  nalal. 

Le  caractcrc  general  des  Bretons  se  compose  de  cinq 
vortns  ct  de  Irois  vices.  On  voit  que  le  bien  I'emporte 
presquc  de  nioilie.  Los  vortus  sont  :  I'amour  du  pays,  la 
rosignalinu  devanl  Dieu,  la  loyaule  devant  los  bommes, 
la  persovorancc  et  rhospitalile.  L'amour  du  pays  |  qui 
cnnqirend  le  cnlle  du  passe  |  est  dans  le  sang  de  tons  les 
cnfanls  de  rArmorique.  11  fait  perir  le  consent  ou  le  ma- 
tolot  de  doulour,  loin  de  la  lerrc  natale,  nvant  que  les 
hallos  rallcignent  ou  que  les  vaguos  I'engloulisscnt.  II 
opanouit  les  visages  ct  les  cn-nrs  bretons,  qui  se  rccon- 
naissenl  sur  lous  los  points  du  monde.  11  nous  arrncbe 
des  larmes  cl  des  oris  de  jnie ,  comme  au  sauvage  do 
I'Indc,  des  qn'un  bruil,  un  mot,  un  parfum  nous  font 
songer  a  la  palrie.  El  le  Breton  n'aimc  pas  sculemcnt  ainsi 
sa  province,  mais  son  clocbcr,  son  toil,  son  foyer,  le  lit 
ou  11  vent  mourir  aprcs  scs  aieux.  li  cole  de  ses  cnfanls. 
La  resignation  devant  Dieu  est  tonic  la  religion  du  paysr.u 
de  I'Armorique  ;  nous  venons  do  le  prouver  par  le  la- 
bleau  de  sa  vie  et  dp.  sa  morl.  La  Inyaule  brelonne  rst 
proverbiale  :  uiais  c'cst  ii  tort  qu'on  en  fait  le  synonyuio 
de  la  franobise.  Cello  (pialite.  dansle  sens  d'cmverlnri'  i!e 
ca'ur  el  d'esprit,  n'appartienl  qn'au  Brcloii  civilise,  qui  la 
pousse,  il  est  vrai,  jusqu'i'i  I'audace  et  la  contradiclion  la 
plus  opiniatre.  Ouanl  au  paysan  broton,  il  est  droit  et  loyal, 
mais  nulbnicnl  ouverl.  II  ne  monl  pas ,  mais  il  ne  dil 
iii  oui  ni  non.  II  est  aussi  difficile  de  lui  fairc  dire  cc 
qu'il  ponse  qn'inqiossible  de  lui  faire  dire  ce  qu'il  nc 
pense  pas.  Son  elat  normal  est  la  defensive.  Voyez  ses 
champs,  ils  sont  clos  d'enormos  talus  surmontos  de  plus 
cnormos  baies.  Voyez  sa  niaison,  elle  est  formeo  a  double 
porte  ct  a  triple  sorrnre  ;  le  jour  y  enire  a  peine  par  une 
lucarne  eiroilo.  Voyez  son  lil  clos,  si  digue  de  ce  nom  :  ne 
pourrait-on  pasmome  I'appcler  un  coffre  ou  une  armoire? 
Voypz  enfin  ses  veteiuents  multiples  qui  renvolopiicnl, 
bomnie  ou  fomme,  des  pieds  a  la  tele,  comme  aulant  do 
cuirasses  impouolrables?  Eh  bien,  sou  amc  n'cst  pas  moins 
close  que  ses  champs,  moins  barricadce  que  sa  mai.sou, 
moins  mystcricuse  et  sombre  que  sin  lil,  moins  cuiras- 


508 


PEllTS   VOVAGCS    SUP,   LES 


sec  que  S.1  ppi'sonnc,  vis-a-vis  do  I'l'Mrniigoi'  r|iii  no  liii 
p.Tilo  point  s.\  Inn^'iicnintornollo.  Cello  rosorvc  Ini  [ail.ip- 
plii|ucr  la  pudour  jusqiraux  sciilimonis  Ics  pins  lionornhlcs. 
Psous  avons  vn  imo  more  rocovnir  fi'oidoinonl  son  liU  do- 
vanl  nous  apres  dix  ans  d'al>sonce,  puis  s'ovanouii'  do  Icn- 
drcssc  enlrc  sps  bras  lovsr|u'i'lle  so  oroyail  sans  lomoins. 
Cost  la  do  la  dignilo  pcrsfMiiu'llo  la  plus  nd'iim'c  ;  el  lo  si'n- 
limcnt  qni  a  tonjonrs  lonu  la  nolilossc  liroloniic  l;j:n  dis 
inlrisncs  el  dos  favcnrs  n'a  pas  d'aiilrc  orijjine.  C'osl  ilans 
Ic  nionio  orguoil  c|nc  le  Dri'ton  pnise  cello  tenr.oilo  iialio- 
iialc, — qui  a  rosislo  lanl  do  siiiclos  a  Inulcs  Ics  linniinnlions, 
qui  a  fait  snr^'ir  Knmiiioo  dcvanl  los  mis  francs.  Alain 
Bai'lic-Torle  dovanl  les  lioiiinios  duN"cd,Anno  do  Crcla- 
gno  dcvanl  Louis  XII,  le  pailomonl  dovanl  Louis  XIV  cl 
Louis  XV,  Ics  Chonans  dcvanl  la  rcvoUilion,  el  M.  do  Clia- 
Icauluiand  dcvanl  Bonaparlc  ; —  cello  lonacilo  qui  anuc 
encore  nos  paysans  conlie  los  formes  do  noire  civilisalion, 
qui  fail  do  nos  soldals  el  dc  nos  marins  d'Armorique  dcs 


iiivii;ii::s  i3E  fuakci;. 

linuimos  i;ifaligaljlcs.  Irs  dcrnicrs  doljonU'onlrc  Ic  for  lC 
ronuomi  cl  coiilre  Ics  assauls  dc  la  lcinpc:c.  L'ln>s|iila'il6 
est  si  nalnrcllc  au  Dreion  ,  ([u'cvilcr  son  scuil  ct  sa 
laldo  est  ui:o  insnltc  mnrlcllc.  Ccllc  vcrtu  prosidc  aux 
noccs  pnlriarcalcs,  aux  tr.".vaux  ou  coninuin,  an\  socours 
mnlnols  onus  Ics  cprcuves,  a  mille  usages  enqUTinls  do 
la  clincilo  la  plus  loncliaule  ;  mais  olio  a  le  grave  incon- 
venient d'cnU'clonir  cii  Brotagne  colic  mulliludo  dc  mcn- 
diants  d(nil  la  paresse  vit  aux  dcpcns  du  travail  d'anlrui. 
Lcs  vices  dcs  Brcloussont,  clicz  beancoup,  I'avarice;  clicz 
prcsjuo  Ions,  lo  mcpris  do  la  fcmnic  ;  cliez  Ions,  I'ivro- 
gncrie.  fdais  qui  n'cxcuscrail  pas  ccs  vices  conimujis  a  tons 
Icnrs  parcils,  on  dcs  liommes  qui  out  luut  dc  vcrtus  eliau- 
gcros  aux  aulres  paysans  ? 

C'esl  dans  ce  nohle  cl  severe  pays  que  la  Loire  cgaro 
les  dcrnicrs  llols  de  son  cours,  noMe  el  majesiiieuse  a 
Nantes,  aulanl  qu'elle  etailpittorcsque  ct  sanv.'go  a  sod 
origiiie. 


Names. 


On  sail  de  quel  c.-mimcrcc  llorissant  cl  de  quelle  liono- 
raldo  opulence  jouil  cello  grande  villo,  si  rcnuanpialde  a  la 
fois  par  I'industrie,  rinlclligence  ot  la  Inyanlc.  Do  la  s'o- 
lanronl  do  hardis  vaissoanx  qui  couront  inccs'^amnieul  lcs 
mors. 

Si  vous  oonnaissez  quelque  !)el  esprit  qui  refuse  alisolii- 
incnt  sa  sanclioo  el  son  cui^enlonicnt  a  tonio  elymologie, 
conduiscz-lc  a  Nanlcs ,  faiies-lui  traverser  la  viilo  en  to:is 
sens,  faligucz-lc  en  lo  condui.-ant  sur  Ics  pools  si  nnm- 
lu'cux  qn'on  y  a  conslruils.  monlrcz-lui  lcs  dilTereiilos  pc- 
lites  rivieres  (pii  sillonncnl  les  quarliers,  ct,  qnaud  il  vous 
parlera  de  tous  ccs  jionts,  d(unandcz-lui  s'il  ne  sail  pas 
quelque  analogic  enire  lo  mat  iNaulcs  cl  lo  momc  mot  si- 
gnilianl  en  laugne  cellique  cau  cmirnnte.  Cello  etymidogie 
est  trcs-vraiscmlilalde  ,  el  d'aulanl  plus  probable,  que  la 
ville,  quoiquc  siluoe  ,i  dix  lieues  de  la  mer,  csl  un  port  ma- 
ritime dc  haute  importance.  Placce  sur  la  Loire,  qui  Ini 
ameue  du  fond  do  la  France  dcs  cbargcnicnts  complcls  do 
marcliaudiscs,  cl  dont  remboucbure  est  asscz  large  pour 
pcrnicltrc  aux  vaisscaux  venus  dc  la  mer  dc  remonler  un 
cspacc  do  dix  licucs ,  ellc  Irouvc  dans  cellc  position  unc 
ficlicsse  ct  unc  force  qui  dalenlde  loin, 


Nous  pouviins  rcnionlerjnsqu'an  lemps  de  Cesar,  cl  la 
Ironvcr  dcja  pnissanle  cl  I'une  des  premieres  villes  dc  la 
Gaulc  ;i  cetle  opoque.  Le  cbrislianismo  y  a  aussi  dcs  sou- 
venirs: Donalicn  el  Bagalicn,  par  lour  marlyre,  fnrcnleii 
290  lcs  digues  apolrcs  de  la  foi.  Nous  voyons  mcme  Kaulcs 
ca)]ilale  d'un  royanme  que  s'est  forme  Conan  Meriadcc , 
aprcs  avoir  delivre  TArmorique;  puis,  en  •ii).>  attaqneo 
par  Ics  Huns,  qui  snnl  ballus  par  le  comte  ligidins,  on, 
suivanl  unc  plus  douce  Iradition  ,  fort  accreditee  cliez  lcs 
Nanlais,  frappes  d'ctonncmcnl  a  la  vue  dc  deux  proces- 
sions celestes,  et  convertis  au  cbrislianismo.  Plus  lard  ,  en 
8^3,  la  ville  csl  saccagee  par  les  Normands,  mais  buil  ans 
apres  elle  se  venge  el  massacre  les  pirates  revenns  a  la 
cbarge.  i\Iais  ii  Iravers  lcs  mille  cprenves  qui  formcnl  I'bis- 
toire  de  Nantes,  el  que  nous  n'analyserons  pas  toulcs, 
cetle  ville  est  devenue  unc  puissance  commcrcialo  du  pre- 
mier ordre.  Jnsqu'au  moment  ou  Henri  IV  y  signa,  le  28 
avril  \oQS,  I'cdil  de  Nanlcs  ,  sanvegarde  dcs  proleslanls, 
Ics  troubles  n'avaicnt  jamais  enlicrement  ccssc;  mais  a 
dater  de  cellc  cpoqnc ,  elle  jouil  longtcmps  d'un  calme 
profond,  el  en  prollta  poyr  agraudir  plus  que  jamais  scs 
relations  et  multiplier  les  produilsde  son  negoce.  Elle  cul 


SCENES  DE  VO 

asouffrir,  il  rst  vmi  ,  cii  I'Oj,  cl  Irouvn  sa  pari  ilo.  do'.i- 
Icurs  dans  I'orasie  rcvoluliouiiaiic;  mais  die  a  loujours 
gr.rJii  ses  liliTS  do  gloire,  entre  aulres  celui  d'avoir  nn 
iiiailro,  sinon  dans  ses  nuii's,  du  moins  a  pen  de  distance, 
le  cclebi'e  Abeilaid.  Et,  nialgre  les  lluns  dii  cimiiiieme 
sicclc,  les  Niirmands  du  neiivieme  el  Ics  boui'reaus  et 
noyevrs  du  dix-huilienie,  i^anles  est  reslce  une  belle  el 
giaiide  vidi',  ornec  d'unc  catlicdrale  gothiiiue  assez  re- 
ni.iiviualdi',  de  beaux  riuartiers.  d'uu  cuurs  oa  promenade 
m.i;;Mili.|UC,  et  de  son  vieux  chateau.  Elle  a  conserve  son 
car.ictere  proprc,  c'est-.i-dire,  sa  force,  le  genie  du  com- 
merce ;  el  c'('>t  avec  un  plaisir  siiigulier  cpie  vous  Irouve- 
roz,  qu.ind  vous  visitcrcz  Kantes,  unc  petite  inscri|ition 
laliuc  faite  en  Ibonneur  du  dieu  du  commerce,  Voliaiius  : 
la  esllracee,  depuis  bien  des  sicdcs,  la  dcstiuec  lout  en- 
tiere  do  la  ville. 


SCENES,  RECITS,  AVENTURES, 

EXThAITS    DES    I'l.US    IIIJCEMS    VOVAUEURS. 


YAGF.S   RKCEKTS. 


300 


S.&  STRXGA  , 


lA     PYTUOMSSE     DE     DOHEME. 

La  mnrt  Je  mademoiselle  le  N'ormaud,  arrivee  il  y  a  peu 
dr  ti'uips,  avail  soulcve  bcaiicnup  d'ambilious  feminines; 
tmlos  li's  carlomanciennes,  ou  pliitot  les  slrege  ,  comma 
I's  appcllcnlles  llaliens,  avaient  mis  dehors  les  pretentions 
les  plus  grandes,  el  les  desirs  les  plus  violeiits,  pour  obtenir 
la  survivaurc  du  logis  de  I'illustre  pytbonisse.  On  a  beau- 
coup  ri  de  leurs  efforts,  el  c'cst  avec  raison ;  car  tout  con- 
siste  dans  le  talent  de  la  strega,  el  non  dans  I'endroit  on 
se  font  ses  predictions.  Beaucoup  de  gens  nieni  la  realite 
di'scliosesipi'ils  ne  saveul  pasconiprendre;  ils  n'ont  pas  tori 
jusipi'a  un  certain  point,  mais  enlin  il  en  est  a  I'evidence 
desipiclles  il  faut  se  rendre.  Tunl  le  niondc  connait  la  pre- 
diction faite  a  Catherine  de  Medicis,  celle  a  Mme  de  Main- 
lenon,  celle  plus  rccenlc  a  I'impC'ratrice  Josephine.  Ce  soul 
des  I'aits  bistoriiples  donl  pcrsonne  ne  pent  meltre  Tan- 
tbenljcile  en  doute.  Je  ne  Ics  citerai  done  pas  ici ,  el  je  me 
borncrai  .i  conler  deux  fails  dont  j'ai  etc  temoin. 

Ji'  fais.iis  parlie  de  rarniee  d'llalie  ,  en  1813,  an  passage 
du  Po;  beaucoup  d'ofliciers  francais  furenl  fails  prisonniers 
par  les  Autricbicnsct  cnvoycs  en  Uongrie.  J'elais  du  nom- 
bre.  Ou  nous  doima  pour  prison  la  citadelle  d'.\rrath ;  nous 
y  ctions  aussi  bien  qu'ou  peutetre  en  pareiile  occurrence, 
c'esl-a-ilire,  loin  de  son  pays,  el  privi's  de  sa  liberie. X'ayanl 
rien  a  faire,  nos  journecs  se  passaient  a  boire,  fumer  et 
dnrmir;  c'etail  pre<i|ue  la  vie  de  garnison.  Le  eommandanl 
de  la  citadelle  a  (pii  nous  avions  eteconlies  etait  un  brave 
eldigne  llongrois;  ancicu  mllitaire  achcveux  blancs,  avanl 
beaucoup  d'estiuie  el  d'afleclion  pour  tons  les  I'rancais  en 
general .  el  pour  ses  prisonniers  en  parliculicr.  Kous  vi- 
vions  done  ensemble  dans  la  nieilleurc  intelligence  du 
monde ;  lui,  ayant  assez  de  confiance  en  notre  loyaule  pour 
nnus  aecorder ,  sur  parole ,  la  permission  de  nous  promc- 
nci'dans  la  ville  et  ses  environs  ;et  nous,  nieltant  uneexac- 
liUule  miliiairc  a  uc  jamais  mampier  d"i!nc  minute  I'lieure 


;'i  laquellc  nous  dcvions  rentrer.  Nous  elions  Irois  cents  of- 
liciers  de  tons  grades,  el  nous  uous  accordions  commo  dcs 
freres;  car  on  oublie  son  rang  dans  Ic  malheur:  netions- 
nous  pas  Ions  Francais  et  prisonniers? 

La  vie  sccoulail  done  pour  nous,  sinon  agreable,  nu 
moins  trancpiille,  et  nous  attendions  avec  patience  tpril 
plijt  a  Dieu  ouii  rempereurd'Autrichedenous  faiic  renlrer 
dans  notre  patrie;  mais  ni  I'un  ni  I'autre  ne  scndilaient 
s'occuper  de  nous  ,  car  les  jours ,  les  mois ,  meme  les  an- 
nees  s'econlaient  sans  apporter  de  changement  a  notre  po- 
sition. (Juoiipie  la  citadelle  fut  grande,  il  ne  s'etait  ]ias 
Irouvc  assez  de  chambres  pour  tons ,  el  on  nous  avail  loges 
deux  par  deux.  J'elais  avec  un  charm.ml  camaraJe  do 
meme  age,  et  du  meme  grade  t|iie  moi.  Nous  faisions  fort 
lion  menage !  et  nous  trouvions  encore  le  moyen  de  nous 
diverlir;  si  ce  n'etail  dans  le  present,  an  moins  dans  Ic 
passe,  plus  encore  dans  I'avcnir,  que  nous  arrangions  cou- 
leur  de  rose,  comme  on  le  fait  loujours  a  vingt-rim]  aiis. 
.Mon  ami  avail  rapporle  de  France  une  tres-belle  monlre, 
a  laquelle  il  lenait  beaucoup,  moins  a  cause  de  .son  prix 
reel,  que  parce  quelle  etait  le  dernier  cadcau  de  sa  mere 
mourante.Ellc  ne  le  quittail  jamais:  il  la  porlail,  sons  so:i 
uniforme ,  allaclice  a  une  Ires-forte  chaine,  el  quaud  il  se 
couchait ,  il  la  suspendail  au  chevet  de  son  lit.  Une  nnit 
dautomnc  je  fus reveille  par  nn  oiiragan  epouvantable.  Lo 
vent  s'engonffrait  avec  furie  dans  les  immenses  corridors 
de  la  citadelle  et  semblail  lebranler  jusque  dans  ses  fon- 
demenls.  A  travers  ce  charivari  infernal,  il  me  sembla  en- 
tendre ouvrir  lout  doucement  la  porte  de  notre  clianibre, 
ct  m.arclier  avec  precaution*aupres  de  mon  lit.  Je  me  levai 
precipitammentsurmon  scant,  encriant  luQui  vala!  iiMais 
je  nc  vis  rien ,  el  je  ne  distingnai  meme  plus  le  bruit  que 
j'avais  crn  entendre.  Le  lendemain  matin  je  fus  reveille 
par  mnn  camarade  ,  qui  me  demandait  si  je  savais  ou  etait 
sa  montre.  Je  lui  repondis  que  sans  donte  il  dormail  en- 
core, pour  ne  pas  la  Irouver,  car  elle  devait  etre  .i  son  lit 
comme  de  coutume  :  u  Non,  me  dit-il,  jela  cherche  en  vain 
et  je  croyais  que  tu  m'avais  fait  la  plaisanterie  de  me  la 
cacber.  »  Je  me  rappelai  alors  le  bruit  que  j'avais  enlendu 
pendant  la  null ,  je  le  lui  contai,  et  il  eut,  ainsi  que  moi, 
la  pcnsee  que  quelqu'nn  s'elail  inlroduit  dans  notre  cbani- 
lire  pour  nous  voler.  Nous  nous  levames  promptenienl 
pour  verifier  noscraintes,  et  nous  fumes  visiter  notre  ar- 
gent, que  nous  avions  I'etourderie  de  laisser  loujours  dans 
un  tiroir  ouverl.  Cependant  c'etail  loute  noire  fortune. 
Mais  nous  avions  ete  plus  heureux  que  sages,  car  il  nu 
man(piail  pas  la  moindre  parcelle  a  notre  tresor.  Malgro 
toutcs  nos  perquisitions,  il  nous  fut  impossible  de  retrouvcr 
la  monlre,  qui  bien  certainement  avail  ete  prise  par  lino 
pcrsonne  logee  comme  nous  dans  la  citadelle,  car  il  f.illail 
connaitrc  I'liabilnde  de  mon  camarade,  qui  I'altachait  Ions 
les  soirs  a  son  chevet ,  jiour  etre  venu  ainsi  la  prendre  a  t,i- 
lons.Nousallames  lontde  suite  pr»enir  lecommandantdc 
cequisepassait :  il  donna  nrdrede  fi'rmerlesportcsdu  fort, 
fit  faire  une  perquisition  gencmle  cliez  tons  ses  liabil;inls ; 
mais  il  en  fut  de  la  citadelle  comme  de  notre  chamhre,  la 
mnntre  ne  s'y  Ironva  pas.  Mon  camarade,  dcsole,  n'ent  jilus 
alors  pour  ressource  epic  de  s'adresscr  au  rabbin  des  juifs, 
ce  qui,  dans  ce  pays-l.i,  equivaut  presque  a  s'adresscr  a  la 
police  dans  le  noire,  lui  promeltanl  nne  somnie  assez  ini- 
porlanle,  s'il  poiivait  lui  faire  relrouverle  bijou  vole. 

Xons  mangions,  Ions  les  officiers  ensemble,  chez  nu 
vieux  iroupicr  liongrois,  qui  etait  notre  Valel;  il  cuisinait 


CIO  SCENES,    RECITS 

lissez  Lion,  iiinis  pnrlnit  fort  mal  Ic  franrais;  malf;re  cela , 
nous  fiiiissions  toiijoiirs  par  Ic  coniprendre.  Nous  entcn- 
daut  jiarler  tlu  vol ,  il  coiispilla  .i  mon  camaradc  d'aDor 
consuitor  iinc  vioillo  hnlii'mirnne  qui   rostait  a  Irois  lieups 
d'Arratli,  au  fond  d'unc  forel ,  et(|ui,  liipn  ccrlaincmcnl, 
ajoula-l-il,  lui  fcrait  rntrouvor  sa  raoulre.  Nous  nous  amu- 
gamos  Ijeaucoup  de  I'air  convainou  de  ce  brave  homnie  ; 
iParl]lcH,medit  mon  ami.j'ai  euvie  de  suivre  sonconseil, 
ion  parce  que  j'ai  foi  en  sa  sorcierc,  mais  cela  nous  ftua 
nne  jolie  promenade. Vcux-lu  venir  avecmoi?n  J'aeceplaj 
de  grand  coeur,  el  plusieurs  ofliciers  voulurent  se  joindre 
ii  nous.  Nous  primes  dcs  chevaux,  uu  guide,  et  avec  la  per- 
mission du  commandant,  nous  nous  mimes  en  route.  Le 
temps  etait  magnifique ;  le  paysage  qui  se  deroulait  sous 
DOS  yPAi^  nous  semlilait  un  inonde  nouvcaa  I  Nous  croyions 
rcspirer  fair  de  la  liberie ,  et  nous  etions  tons  gais  et 
joyenx  comme  des  ecoliers  en  vacance.  Apres  deux  heures 
de  niarche.nous  arrivames  dansune  forel  presque  sauvage. 
Noire  guide  s'arrela  enlin  devant  une  cspece  de  niauvaise 
luUle,quiscmblaildcvoirelreliabileeparquelquebetefauve, 
nous  fnisant  coniprendre  <|uc  nous  elions  arrives  a  I'en- 
droil  de  noire  deslinalion.  Nous  descendimesalors  decbe- 
val,  el  nous  enlnimes.  L'iulei-icnr  du  logis  semblail  plus 
soigne  que  I'exlerieur.  Le  jour  dcscendait  par  un  Iron  pra- 
liipic  dans  le  haul  du  toil,  ct  laissait  voir  assez  dislinclc- 
ment  les  objels,  Le  mobilier  secnmposait  de  deux  ou  trois 
lliauvaises  cbaises,  d'une  vieille  table,  d'nn  miserable  gra- 
bat  et  de  quclques  marmilcs.  Le  soul  objel  curieux  qui 
frappa  nos  regards,  fut  la  Strega  elln-mome.  On  ne  pon- 
vail  pas  lui  donncr  d'age,  lantt'lle  semlilail  vieille  et  ridee. 
Sa  figure,  jaune  comme  de  la  cire,  eut  paru  apparlenir  a 
nne  momie  ,  si  deux  yeux  brillants ,  d'une  expression  sar- 
duuiipie  et  rnsoe  ,  n'cussent  prouve  que  eel  etre  vivail  en- 
core. Du  resle,  elle  ne  parul  en  aucune  facon  surprise  de 
nous  voir.  EUe  se  leva  en  silence,  se  placa  devant  sa  table, 
pril  un  jeu  de  carles,  el  nous  fit  signe  d'approcher.  Mon 
camaradc  se  mil  en  face  d'elle ,  pour  lui  faire  coniprendre 
quil  desirail  la  consuller.  Elle  le  regarda  fixcnient :  «   Sa- 
vez-vousralleniand?  lui  demanda-t-elle  en  assez  niauvais 
idiome.   —  Assez,  repondilil.  pour  coniprendre  ce  que 
vous  me  direz.  —  Eh  bien,  repril-elle,  ballez  les  carles  et 
cou|iez-lcs.  »  Mon  ami  siiivit  ses  prescriptions.  Elle  les 
rcprit  alors ,  les  examina  avec  une  profonde  attention  ,  et 
continua  ainsi  :  «  Vous  avez  lite  volci  ces  jours  derniers; 
on  vous  a  pris  une  nionlrc,  mais  elle  vous  sera  rendue  dans 
trois  jnurs,c'est-a-dirc,  vendredi  a  sepl  beurcs  du  soir,  par 
un  boninie  d'luie  cinquanle  d'annees  ayanl  une  haute  posi- 
tion njilitaire.  »  liUenousdit  encore  une  fnuledcchoscs  (pii 
me  soul  ccliappeos,  et  parul  tres-conlente  de  mon  camaraile, 
qui  la  paya  furl  largonent.  Nous  renlranies  a  la  citadidle, 
eucbanles  de  nolie  promenade,  mais  riant  de  noire  eqiii- 
pee,  car  nous  n'attacbions  pas  la  moiiidre  importance  .i  la 
pivdiclion  de  la  vieille  bobumienne.  Lo  vendredi  suivaiil^ 
nous  elions  comme  de  coutume  a  fumer  aulour  de  la  table 
apres  noire  diner,  lorsque  le  commandant  enlra.  II  vcnail 
renJre  li  mon  camarade  sa  nionlrc,  qui  avail  ele  arrelee 
par  le  rabbin,  entre  les  mains  d'nn  soldat  hongrois,  veiiu 
aiipres  de  lui  pour  la  lui  vendre.  Tout  de  s'lilc  nous  regar- 
dames  Thorloge,  elle  niarquait  sept  beurcs,  et  nous  fiiines 
trappes  de  la  coincidence  remarquable  entre  le  fail  et  la 
prediction;  car  le  commandant  avail  bien  I'ageet  la  dignile 
stipules  par  la  Strega.  Cela  fut,  comme  on  le  jiense ,  un 
sujet  de  conversation  intarissable  entre  nous,  lout  un 


ET    AVENTURES 

evencment  pnur  dos  gens  desa^ivrcs!  el  nous  eumcs.  la 
fanla.sie  de  faire  priur  la  boboniienne  de  venir  cUe-nicnie 
dans  noire  citadcllc,  dcsirant  tons  la  consuller.  Nous  lui 
cuvoyamcs  une  depulalion ,  el  elle  vint  elTeclivemenl.  Nous 
elions  ii  dejeuner  lorsqu'elle  arriva ;  elle  nous  dil  a  cliaeun 
noire  horoscope,  donl  nous  fumes  plus  on  moins  salisfaits. 
Mais  cc  qui  nous  fit  un  plaisir  grneral ,  c'est  qu'clle  nous 
annonca,  avaul  un  niois,  noire  rappcl  en  France. 

Un  jenne  sous-lieutenant  clait  i\uprcs  d'elle ,  ct  nnns  rc- 
gardail  d'lin  air  narquois,  se  nioquant  de  notre  bonhomie 
a  consuller  ainsi  la  sorciere ,  et  nons  lancail  a  tons  des 
quolibels  sur  noire  bonne  ou  niauvaise  avcntnre.'La  sirega 
parul  en  prendre  dc  rhnmcur,  et  regardant  bien  fixemcnt 
I'officier  nioqueur,  elle  lui  dil :  o  Vous  avez  tort  de  rire, 
jeune  bonime,  car  vous  ne  rcntrerez  pas  dans  voire  palrie; 
vous  niourrez  avaul  pen  sur  une  terreetrangere.  >i  Ces  pa- 
roles nousfirenl  ii  tons  une  trlste  impression  ,  el  nous  con- 
gedbimes  la  sorciere. 

Trois  seniaines apres,  nous  rcciimesl'ordrederenlrercn 
f ranee;  on  nous  fil  parlir  par  detachemcnis,  et  je  faisais 
parlie  du  nienie  quo  le  jcune  oflicier  raillcur.  Pendant 
loulela  route,  nousevilames  de  parlor  de  la  prediction  de 
la  Strega,  malgro  que  nous  en  fussions  tons  prooccupr's ; 
mais  a  la  derniere  etape,  lorsque  nous  voyions  deja  lies- 
distinclcmonl  les  clochers  de  Slrasbniirg,  noire  jeune  ca- 
maradc n'y  lint  plus.  «  La  vieille  folic  en  aura  menli!  » 
s'ecria-t-il  en  riant;  el  nous  parlageames  sa  gaiele  et  son 
avis. 

Comme  la  route  nous  semblail  d'une  longueur  morlclle 
au  moninnt  si  di'sire  d'arrivor  cnfin  dans  noire  pays,  nous 
voulumes  cliercher  A  la  diminucr  en  meltanl  nos  cbevaux 
au  galop  ponr  alloindre  plus  proniptemenl  la  fronliere;  le 
cbcniiii  etait  niauvais ,  le  cbeval  du  jeune  sous-lieulcnant 
s'abattil  el  enlraina  son  cavalier  dans  sa  chute.  Nous  nous 
arrelames  ;  ((  Eles-vous  Idesse?  lui  dcnianda-l-on  avec 
emprossemont.  —  Porlez-nioi  vile  en  Fi'anco,  »  nous 
dit-il  d'une  voix  mourante,  el  il  s'evanouit.  II  nous  ful  im- 
possible de  nous  conformer  a  son  dcsir,  car  il  avail  etu 
Irop  grievement  blcssc  en  lonibant  sur  le  pommeaii  dc 
son  sabre  qui  lui  clait  cnlre  dans  le  cute.  Nous  le  depo- 
sanies  dans  une  maison,  sur  le  bord  du  chcmin  ;  et  nialgre 
de  prompts  sccours ,  il  ne  roprit  pas  sa  connaissance  ,  ct 
expira  quclques  beurcs  apres. 


SCENES,  RECITS  ET  AVENTURES 

DELAVIEMMTIllE; 

IE  COKTEUR  BD  CAILI.ARD  B'AVANT. 

0:i  se  fait  dans  le  minde  une  idee  fau^sc  dc  rexislcnco 
des  niarius,  en  general,  ct,  en  particulier,  du  malelul,  que 
Ton  prend  pour  un  etre  bizarre,  ponr  un  bomnie  insou- 
ciant et  abruti,  Inujours  macbant  ou  fiimanldii  labac,  blas- 
pheinant.  s'enivrant  dans  le  beau  temps,  pleuranl  el  priant 
dans  la  tempete.  Lemarinn'csl  point  un  etre  exccplionnel; 
sous  une  eiivcloppe  qiielquel'ois  grossicre,  il  cache  iin  cocur 
gnicroux,  une  anic  bronzec  par  les  dangers,  faile  aux  pri- 
vations et  capable  du  plus    rand  dcvoncmcjil.  Son  iulix- 


DE   LA  VIE 

piditc,  son  cnlmc  en  presence  dc  la  morl  qui  Ic  menace 
toiijouis  ail  sein  meme  dcs  mers  Ics  jjliis  ralmes  ct  par  le 
lenifis  le  jiliis!  serein,  nc  sonl  point  le  rcsullat  d'une  Inson- 
ciancc  endormie  ou  d'un  abrntissement  bestial.  Le  spcc- 
laclo  des  mervcilles  de  la  creation  est  lien  plus  grand  pour 
le  inarin  balance  sur  un  frele  navire  au  milieu  dc  rimmen- 
site  des  mers,  que  pour  nous,  renfermes  dans  Ics  rnes 
clroiles  d'une  ville  ou  niemc  dans  une  canipagne  de  qutl- 
ques  liciics.  La  vue  du  niariu  ii'a  point  d'autres  liniites  que 
Ics  prolbndcurs  du  ciel  et  la  li-ne  sans  lin  de  I'liorizon. 
LJ,  lesprits'agraiidit,  I'lime  s'cleve,  et,  nous  necraiguons 
pas  dc  le  dire,  nullc  part  on  ne  Irouve  dcs  ctturs  plus 
sinccremcnt  religicux,  i.his  resigncs  et  plus  confianls  dans 
la  Providence  que  cbcz  ccs  bommcs,  sinqilcs  d'apparcnce 
el  riclies  de  loud.  Pour  voiis  cncouvaiucre,  visitcz  la  cabane 
du  pcclieur  el  Ics  cliapcUcs  ou  les  egliscs  de  uos  cotes. 


MAniTIME.  5H 

lis  sent  toujours  animcs  dc  cclle  pielc  inlcricHrc  qui  neles 
rend  paslij-pocrilcs,  mais  qu'ils  gardcnl  en  enx-mcmes,  ct 
qui  Iciir  doune  de  rcuergic,  dcla  conflance  a  ccs  momenls 
su|ucmes  oii.  pcndani  la  null,  sous  un  ciel  noir,  au  sein 
dc  lOccan,  ils  soul  reveilles  par  la  secousse  epouvaulable 
du  rncbcrcpii  biiscle  navire,  et  souvent,  en  meme  temps, 
par  la  funiee  de  I'inccndie  :  bcure  falalc,  oil  ils  vout  a  Dicu 
tons  euseinblecomme  les  matdols  du  Vengeur. 

Lcs  vcilles  dcs  malclols  soul  egayees  dans  le  beau  temps 
par  dcs  rccils  do  voyages,  d'avenlures,  de  conibals  on  de 
naufrages.  rendant  (|ue  Ic  navire  ee  balance,  roule  et 
niarcbe,  au  pied  du  mat  de  misainc,  sur  le  gaillard  d'avant, 
vient  souvent  s'elablir  un  conleur  qui  ne  manque  jamais 
d'auditoirc. 

Un  soir,  eulre  antres,  nous  clions  sous  Tequateur;  nous 
ciiiglioiis  avec  une  belle  brise,  loules  voiles  et  boniietles 


dehors.  JIais  dans  ces  mers,  au  ealme  plat  succcde  sou- 
vent un  grain  ;  et  il  vient  avec  une  telle  rapidile,  que  I'cell 
de  rofficier  ne  doit  pas  cesser  d'interrngcr  lous  les  points 
de  riiorizon  ;  le  salut  de  tons  en  depend. 

Lcs  liommes  de  quart  elaienl  rassembles  sur  le  gaillard 
d'avant.  a  Voili  une  belle  brise,  malclot,  dil  Cartabut, 
jeune  gabier  de  beaupre,  a  I'un  des  anciensdu  quart.  — 
Oui,  repondit  ccluici,  la  mer  est  belle,  le  veul  frais,  grand 
largue,  et  nous  filous  onze  nfcuds  et  demi  par  la  grace 
du  bouDieu,  c'esl  egal,  ouvre  I'ccil,  et  vciUe  au  grain  tout 
de  meme.  —  II  ne  fandrait  pas  faire  comme  les  Ilollan- 
dais  qui  metlenl  le  mousse  a  la  barrc,  le  cliien  en  vigie,  et 
vont  dorinir.  — Vous  n'aimcz  pas  les  llollanJais,  pcre  La- 
brague.  —  Je  ne  leiir  veux  pas  de  mal ;  mais  s'ils  mc  ral- 
trapenli'i  Icur  bord,  il  lera  cliaud.  II  y  a  louglcmps  que  je 
serais  mange  par  des  requins,  si  le  bon  Dicu  n'avail  pas  fait 
meilleur  quart  que  les  llollandais.  IVelail  juslcmenl  pas 
loin  d'ici ;  nous  avoiis  donne  en  plciu  sur  une  vigie  ( I ). 

(()  L'nc  vigie  est  un  roclicrJsolO  qui  sc  liouvc  il  llcur  d'cau,  ou  qui 


Sainle  Vicrgc !  quel  abordage.  »  A  ces  mots,  tout  le  mondo 
se  rapprocha.  «  Conlez-nous  ca,  pere  Labrague.  «  Celui-ci 
ne  se  Ot  pas  prier,  il  tounia  sa  chique  deux  ou  Irois  fois 
dans  sa  bouclie,  et  commenca  en  ces  termes  : 

«  Apres  un  sejour  que  j'avais  fait  a  I'hopital  de  Saint- 
Tlionias,  je  m'cmbarqiiai  a  bord  d'un  llollandais  pour  revc- 
iiir  en  France.  Je  n'ai  jamais  pu  prononcer  le  nom  du  na- 
vire ni  du  capilaino  :  c'clail  van  Der...  iMa  loi,  le  rcsle  est 
trop  dura  baler.  Kousclious  juslemcnt  dans  ccs  paragcs- 
ci.  Le  I"  mai  I'annee  dernierc,  il  veulait  une  brise  cara- 
binee,  nous  clions  a  sec  de  voiles,  la  barresousle  vent,  et  le 
eapilaine  fumail  Irauqnillemeiit  sa  pipe  en  liuvant  son  grog 
danssa  cbambrc.  I'crsoime  n'ouvrail  I'ceil  ;j'clais  dans  nion 
bainac,  car  j'avais  encore  la  lievre.  Tout  d'un  coup  j'e- 
piouve  une  secousse  comme  si  noustalonnions.  Je  saute  sur 

forme  uu  tic.^-pciit  iloi  i  peine. visiiile  au  milieu  ties  mers.  Le  gisemeni 
lie  iHiiles  les  vi^ies  eoiiiiurs  c^l  imlique  sur  les  diles  a^ec  sa  lartuile  el 
s;i  Iniigiiuiie.  —  On  uiipelle  aussi  vigie  I'lion.iuc  ['Ucu  sur  Tavaat  du 
navire  ouii  ia  tOie  tlu  m3l,  [iOjr  vciller  I'uorijon. 


513 


SCENES, 


le  pont  :  nous  olioiis  siir  uii  rnclipr,  l,i  iiKiUirc  a  has,  Ic 
navire  cci'nsc  coninie  mic  comiillc  (Vcciil'. 


nECITS    ET    AVENTURES  DE   LA   VIE  BIARITIMK. 

«  Uiic  voiln  I'liiit  cii  viic  ;i  I'liorizon,  sons  Icvcnl.  Lo  ca- 
pitaiiic  saulc  dans  la  clialoiiiie  avcc  (iuelf|ucs  horamcs,  ct 


pnnsse  au  largo  en  nonslaisBaat  la  onze,  y  compris  les  pas- 
saifiTs  ct  Ics  fenimcs,  sur  un  rochcr,  sans  aucun  so- 
conrs. 

«  II  nons  avail  bicii  pi'omis  do  venir  ndus  rcpi'cndro 
dcs  ipi'il  aurait  joinl  lo  navire,  mais  Dieii  I'a  piini  :  il  a 
)icri  dans  la  nuil  avec  la  clialnupe.  Nousvoila  done  aban- 
doniics  sur  lui  rochcran  milieu  del'Ocoan.  Nous  avions  ra- 
massii  un  haril  de  bieuf,  nn  de  lard  sale,  mais  pas  nnc 
goiillc  d'eau  ct  pas  un  jjiscuit.  Nous  n'avions  prcs;pio  ricn 
sauvedrs  dolirisdu  navire;  pas  d'ahri,  uiie  clialcur  a  cuirc 
un  Lceuf  et  pas  nne  i-nuUc  d'eau!  Apres  Iniil  jours  de  lor- 
lurcs,  la  soil  devint  si  terrible,  que  nos  levres  (ilaicut  cn- 
llecs,  nous  avions  des  vcrliges  ;  ca  fendait  le  Cffiur  de  voir 
les  pauvrcsfcmmes  et  lenrs  enfants,  ct  lespassagcrs  denn- 
morts,  iw  pouvant  pas  Ijouger. 

(c  Enfinleciel,  danssa  bonle divine,  nousenvoya  uncplu'e 
abondanlc;  nmis  ramassanies  de  I'eau  dans  nne  voile,  ct 
nous  rcinplimes  un  baril,  ca  nous  rendit  la  vip. —  Oiiel 
boiibcur !  dit  Cartahut.  Et  Ics  pauvres  femmcs?  —  Ub ! 
quant  a  ca,  nous  en  eumes  soin.  Les  pauvres  umcs !  On  ciait 
ralionne  d'eau  ;  mais  Ics  nialades,  c'elail  sacre,  on  les  scr- 
vait  les  premiers.  Nous  attrapions  quelques  crabcs  et  du 
poisson  dans  les  crcux  de  notre  roclier,  qui  pouvait  avoir 
un  demi-quart  de  licue  de  tour;  nous  les  faisions  cuire 
avec  dcs  debris  du  navire. 

0  Sans  les  malbcureuscs  femmcs,  notre  situation  descs- 
pcree  aurait  cle  plussupporlable ;  nn  niatelot,  c'cslfail  pour 
souffrir;  la  Providence  vcille  sur  lui,  cllc  lui  donne  dcs 
forces  ct  du  courage.  Wais  les  pauvres  fcmmes,  c'cst  si 
faiblc : 


«  Lo  IS  juin.Ie  bonDicu  exauca  nnspricrcs.  Nous  apcr- 
riinics  .i  I'liorizon  un  joli  trols-m.lts,  le  cap  droit  sur  nous. 
(Juclle  joic  !  ces  pauvres  femmcs  faillircnt  en  monrir ;  ( iiliii 
nous  bissames  un  pavilion  do  dctressc,  fait  avcc  nnc  cbe- 
mise  an  bout  d'un  aviron.  Le  navire  approcliail  touj(]Mrs. 
Quand  il  fut  a  porlcc  de  canon,  il  vint  an  vent,  mil  en 
panne;  lamer  clanl  bdlc,  il  mil  nne  enibarealion  a  la  incr, 
ct  une  demi-beurc  apres,  nous  elions  a  bord  du  naviiv'. 
C'elait  un  Irois-mals  de  Bordeaux  ;  lo  capitainc  elail  lui 
Brctou,  nomrac  Keriucc.  11  iious  lit  donncr  du  vin  et  dcs 
provisions  dc  sa  tabic.  Falb.it  voir  comme  nous  lombions 
la-dessus.  Le  bon  cnpilaino  a'.ail  Fair  aussi  Iriircu.x  (pio 
nous. 

(1  —  Mais  c'cst  pas  c,a,  que  dil  le  ni.ajor.  Eapilainc,  assc. 
causi',  laissez-moi  soigncr  nics  maladcs ;  fani  pas  Ics  eloaf- 
fcr  a  force  de  baire  el  de  manger.  » 

—  El  le  vaisseau  ccbone'?  dit  un  mousse  qui  s'inlciC5sait 
vivcmcnt  ;'i  cetle  liisluirc. 

II  —  All!  nioncadel,  il  s'esl  cnfoncc  ni  plus  ni  moi.is 
qu'une  balcine  en  soulcvanl  lean  jusqu'an  cicl.  Voil.i. 

«  Vilcsvous  jamais  un  navire  faireainsi  le  saulde  carpo 
cl  lancer  vers  le  ciel  une  conpole  d'ecnme  el  d'eau  salOc'.' 
C'cst,  je  vous  assure,  nn  beau  spcclade  ;  niais  il  ne  faut 
pas  s'aviser  d'etre  sur  nnc  barque  cl  dc  sc  Irouver  dans 
ses  eaux. 

(1  Je  disaisdonc  que  nous  snmmcs  rcslcs  Irois  mnisa  liorJI 
de  ta  I'ctilc-Annetlc,  cl  quand  nous  sonimes  rcnires  ca  ■ 
Fiance,  nous  avons  ete  rcmercier  le  bon  Dicn  et  la  bo:;iio 
Vicrge.  J'aidil  adieu aueapilaineKcrlucc  en  liiiserraiitbicn 
la  main,  j'ai  cmbarque  sur  un  cabolcur  pour  Nantes,  de  li 


CIIRONIQUES  ET  LEGENDES.  5(5 

j'ai  pris  mn  fciiille  do  route  pour  Brrst,  et  me  voici,  mcs  1  vcille  toiijoui's  surnoiis;  maLscllc  nous  (lit :  Ouvrc  I'ccil,  ct 
chcrs  matdols,  par  la  grace  du  LonDicu.  Car  la  Providence  I  bon  cjuart.  it 


-■^BS^i,, 


CIIRONIQUES  ET  LEGENDES 

DU  MOYEN  AGE. 


COPEBNIC    (1). 

(SUITE.) 

Raniene  dans  la  somplueiise  prison  oii  il  avail  passe  la 
nuit,  Copernic  cut  tout  le  temps  de  repasser  les  diverscs 
circonslances  qui  s'ctaient  presentees  dans  la  joiirnee.  La 
nuit  le  surprit  dans  une  melancolii|uc  occupation.  En  de- 
hors de  sa  fenetre  se  proji'tail  nn  Lalcon  donnant  sur  une 
rue  ccarlee;  il  ne  put  resister  a  la  tcntation  dejeter  encore 
un  coup  d'ceil  sur  ce  ciel  dont  il  avail  tanl  de  t'ois  trace  la 
carle  :  il  revolt  ses  etoiles  favorites,  et,  qnoiiiue  prive  de 
ses  inslrumcnts,  il  contemplail,  de  memoire  peut-etre,  les 
corps  celestesau.'ifpielsil  appartenail,  taut  ses  rapports  avec 
cu.x  avaienl  ete  frequents.  Tout  a  coup  il  enlcndit  lousscr 
avec  affectation  sous  sa  croisee ;  pensant  que  ce  pouvait 
elre  le  signal  d'un  ami,  il  prit  sa  lampe  el  se  pencha  en  de- 
liors  du  balcon.  (luelle  fut  sa  surprise  en  aperccvant  une 
figure  humaine  lellemenl  cinitraclee,  qu'on  eut  dit  une  teto 
de  mort,  dont  les  yeux,  semblables  a  deu.x  cliarbons  allu- 
mcs,  etaient  Uses  sur  les  siens.  Une  voix  caverneuso 
qui  scmblail  sorlir  de  la  poitrine  du  fantume  elait  bicn 
faitepour  effraycr. 

<)  Ycy.  iiumoro  V,  page  ( jl. 


Le  mailre  so  recula  precipilammcnf,  comme  s'il  eut  mar- 
clie  sur  un  serpent,  et  referma  sa  fenetre.  Les  trails  liidcux 
de  cette  apparition  ne  lui  semblaient  pas  inconnus,  et, 
pourtant  il  se  torturait  en  vain  la  memoire  pour  savoir  ou 
ill'avaitdejavue.  L'e.spritfrappe,  il  demeuraquclque temps 
assis  dans  un  fnutcuil^  se  croyant  poursuivi  par  dcs  intel- 
ligences de  I'autre  monde.  Enfin,  lorsque  le  courage  lui 
fut  rcvenu,  il  s'ecria  en  se  frappanl  le  front ; 

«  .le  n'aurais  jamais  di'i  venir  ici  :  cello  terre  n'esl-cllo 
pas  dcsscchee  par  un  sirocco  pcdantesqiie  venu  des  deserts 
de  la  fausse  science,  qui  soullle  la  mort  sur  le  veritable 
savoir  et  sur  les  dcconvertes  humaines.  » 

Le  capitaine  de  la  garde  entra,  suivi  ilu  jeune  hommequi 
avail  assistc  a  I'interrogatoire;  celui-ci  (it  sigue  a  roflicier 
de  se  retirer,  et,  aussilot  que  la  porle  fut  fermee,  il  cou- 
rut  se  Jeter  dans  les  bras  du  vieillard. 

«  Bartola,  s'ecria  ce  dernier,  qui  ramenc  si  tard  pros 
de  moi? 

—  Snnge  a  toi,  repondit  le  jeune  bomnie,  il  faut  que 
tu  fuies,  que  tu  quittes  Bologne  avanl  que  Irois  jours  soienl 
ecoules, 

— Vous  plaisanlez  :  n'avez-vous  pas  vu  vous-niemo 
de  quelle  maniere  burlestpie  s'est  denouee  la  grande  accu- 
sation dont  j'etais  robjet? 

—  N'cn  crois  rieu  !  s'ecria  Barlola  ,  et  une  vive  rou- 
geur  colora  ses  joues.  La  sagesse  et  I'admirable  ruse  dii 
vicux  Joseph  t'out  sauve  aujourd'bui ;  il  s'est  monire  ton 
lion  ange  en  eloignant  de  les  levres  I'aveu  fatal  qui  t'aurait 
perdu.  Mais  crois-lu  que  les  "unemis  s'y  Inisscnl  trompcr 
comme  eel  imbecile '.'  Sougc  au  tout- puissant  conlident 

40 


51^  CIlllOKIQUES  ET  LliOENDES, 

du  due,  dont  In  ns  diniimn!  le  credit   niiprOs  de   son 


illusli-e  iionilont;  soii£;e  ii  cc  in-osidont  d'ac.uloiiiio  dnnt  Ui 
as  duvoilu  rorgiipilk'uso  ignoriince,  d;ins  la  dis|iulo  r|Mo, 
voiis  eulcs  eiisemhle ;  s(iiis;c  surlont  a  loji  ailniiialjle 
decouverte  ullc-meinc,  ft  an  siocle  dans  lei|ncl  nous 
vivons. 

—  Quoi !  Carlol.i,  rppai-lit  Copcrnic,  vous  nussi.  vous  nic 
prenez  pour  un  enlhousiaslc? 

—  Ilomnicdcgrnie,  rqilirinalcjounolionime  avoc  inspi- 
ration, mortcl  mcrvpilleiix  ot  incompi-i'liuiisililp,  (pii,  non- 
vcau  Titan,  as  escalade  le  cicl;  toi  (|ui  rs  appelii  i  devenir 
1  iustructeur  dcs  sieclcs  a  venir,  soulTrc  (pio  jc  sois  ton 
conseillcr  en  iniMnc  temps  que  Ion  ndniir.iteur.  D'incroya- 
Lles  evencmenls  surgissent  ii  nos  yonx  ;  ce  ipic  la  sagesse 
nvait  regarde  conime  nn  conle  frivole,  indigne  d'oecnper 
un  esprit  eclairc  ,  dcvient  une  verile  inconleslable  qui 
renverso  ct  diHruit  une  croyance  dc  plusienrs  milliors  de 
siecles...  Et  cetic  reuvro  est  ton  (cnvre,  a  toi,  liomme  forme 
de  la  meme  argilc  que  les  autres  liommcs,  grain  dc  sable 
du  lord  de  la  mer  !  Et  In  permets.  6  mon  Dicn,  que  jo  serro 
la  main  do  eel  Iiomnie  ilont  le  hardi  genie  a  touclio  du  doigl 
I'edifice  celeste,  en  disanl  a  une  jdajicle  ;  Marclie !  et  ;l 
I'aulre :  Arrcle-toi... 

—  Vous  vous  dlianilonncz  trop  .i  voire  enllionsiasme,  in- 
Icrrompit  rastrononie,  ce  que  j'ai  etc  asscz  lieureux  pour 
decouvrir,  un  autre  Teiit  fait  a  une  auire  cpoquc,  je  n'ai 
que  le  nierilc  d'etre  no  plus  lot.  Vous-meme  pcul-ctre,  dont 
je  fiis  plus  d'une  fois  a  memo  de  juger  les  admirablcs  dis- 
positions... 

—  Silence  1  silence  1  inlcrronqiit  a  son  tour  Bartola,  en 
I'Cgnrdnutd'un  air  inquitl  autour  do  liii. 

—  I'oiirqnoi  me  tairc?  demanda  le  maltre.  Nesais-je  pas 
lout  ce  que  vous  avicz  deja  decouvcrt  dans  le  cicl,  les  pas 
dogi'anl...» 

Le  jeunc  bomme  se  jcia  a  ses  picds. 

CI  .\u  nom  des  plaies  de  Notrc-Seigucur,  s"ecria-t-il  avcC 
une  vivc  enioiion,  ne  me  faites  pas  perdro  la  raison  !  Je 
ne  sais  rien  de  loutcs  ces  rcclicrcbes  snvanles,  je  ne  vous 
ai  jamais  cntcndn  en  pnrlcr:  souvcncz-vons-en  bien  !  » 

Copernic  se  leva,  irritii  de  cello  dissimulalion  ;  niais  Bai-- 
tola  s'allacba  a  sa  rol)e,  ses  joues  claicnt  couvcrlcs  dc  la 
paleur  dc  la  niorl,  ses  levres  treniblaicnt... 

«  Plutot  que  de  me  faire  passer  pour  ton  associe  dans 
;cllc  decouverlc,  cnfonce-moi  ce  poignard  dans  le  sciu  I  » 
s'i'cria  le  jrune  bomme. 

I.e  niailre  le  regarda  avec  tonics  les  marques  de  !a  plus 
^ranJe  surprise. 

(1  Amic  celeste,  conlinua  le  jcune  bomme.  In  le  joucs 
avec  les  rayons  du  solcil  comme  avec  des  ileursde  diverses 
nuances,  et  Ui  oublies  qn'ils  avenglcnl  les  ycux  grossiers 
dcs  autres  bommes. 

—  Jcime  bonnne,  dit  I'aslronome,  je  ne  comprcnds  ni 
voire  ent'iousiasme  extraordinaire,  ni  vos  cralntes  exage- 
rces ! 

—  Malheureux!  rcpliqua  Barlola.  Vos  yens,  loujours  di- 
ligos  vers  le  cicl,  onl-ils  done  ccssc  de  resardcr  les  cboses 
dc  celtc  tcrre?  Voire  doctrine  est  paradoxale  et  diingc- 
rense  :  vous  dulruiscz  d'un  mot  la  croyance  de  tons  les 
siee'cs.  Ce  que  les  ciTipereurs,  les  bommes  Cclebrcs  dc 
loutcs  les  nations  out  Iransmis  avec  respect  dc  genrralion 
en  generation,  vous  le  jelcz  au  vent  comme  la  pcllicuic  qui 
s'envole  quand  on  vannelo  grain.  Avcz-vous  bien  sorge  a 
cela? 


—  Vous  ctes  nn  bomme  passionnc,  malade,  dit  avec  don 
ccur  Copcrnic,  en  ehcrcbaul  li  di'gagersa  main  de  I'elrclnlc 
convulsive  du  jeuue  hnmme  ;  vous  cles  en  conlradiclion 
avec  vous-mume.  Que  dois-jc  croire?  vos  eloges  ou  vos 
reprnrbes? 

—  Les  uns  ct  les  autres,  rcpoudit  Bartola;  ils  ont 
decliirc  tour  ii  tour  cetle  poilrine.  Abl  je  vous  ai  loujours 
cacbe  les  penibles  combats  que  i'avais  cu  a  snulcnir  quand 
je  travaillais  avee  vous.  Combien  de  fois,  dans  ma  cbam- 
bre  solitaire,  je  me  suis  apercu,  a  cbaque  progrcs  que  jo 
faisais,  que  je  m'cgarais.  Comliien  de  fois  je  me  suis  pniii 
des  decouverles  que  j'avais  faites.  0  mailrc,  (pi'clle  est 
conpalde  ct  irresistible ,  cetle  fatale  curiosile  qui  nous 
porte  sans  ccsse  a  vouloir  son'.cvcr  Ic  voile  que  Dieu  a 
tendu  devnnt  nos  ycux. 

—  Assez,  Bartola,  assez!  dit  I'aslronome  avec  emotion. 
Si  vous  parlcz  ainsi,  jc  dois  commencer  a  croire  que  ma 
vie  est  en  danger,  et  le  soin  de  ma  conservation  se  reveille 
en  moi. 

—  Ainsi,  tu  consens  a  fuir!  s'ecria  avec  feu  le  jeunc 
bomme.  Tu  consens  ii  t'abandonncr  i'l  moi  ? 

—  Laissez-moi  mainlcnani,  rcpondil  Ic  vieillard;  pour  la 
premiere  fois,  depuis  bien  des  amices,  vous  cles  parvenu  ii 
me  fiiire  sorlir  dc  mon  calme  ordinaire,  et  Ic  parli  que  je 
me  deciderai  ii  prentti'e  doilctre  cboisi  mi'ircment.  Demain 
vous  aurez  ma  reponse.i> 

Bartola  s'eloigna,  el  Ic  niailre  resia  senl.  Au  bout 
d'unc  benre  de  rccuciUemenl,  il  elail  decide  .i  nc  point 
quiller  sa  dcmeurc,  et  ii  ne  pas  nuire,  par  sa  fuitc,  ii  la 
boulii  de  sa  cau.se. 

Dans  la  null  du  second  jour  de  sa  caplivilc,  I'aslronome, 
reveille  par  nn  vaearnie  cffroviible  qui  se  faisait  dans  la 
rue,  s'emprcs.sa  dc  courir  ii  son  balcon  pour  voir  ce  qui  le 
causait.  lies  masses  de  people  enlumiille  se  beurlaicul  sous 
sa  fenctre,  separi!'es  ,i  cbaque  inslaul  par  des  peloloiis  de 
soUlals,  el  se  reformant  quelqmsiias  plus  loiu;  niie  proces- 
sion, qui  sortail  d'unc  cglisc  voisiue,  se  dispersa  confu.siJ- 
menl  li  Taspect  du  de,sordi'e  qui  n^gnaitdans  le  quarlier.  A 
Iravi'rsle  bruit  el  le  tumulte,  Copcrnic  pouvaitopprciidrc, 
i  I'aide  deque'qnesmots  qu'il  saisit,  qu'un  evcncmenl  sur- 
vcuu  au  palais  elail  la  cause  do  ce  mouvemenl.  Comme  il 
regardail  dans  la  rue,  il  ponssa  involonlairement  un  cri 
d'effroi  en  aperccvani,  au  milieu  dc  colic  mnllilnde,  son 
vienx  servilenr  Jo.-cpb  Barlel  el  deux  autres  vielimes  ipi'on 
poussait  rudemcnl  vers  une  autre  rue  (|u'il  ne  pouvail  voir 
de  sa  fenctre.  II  ne  put  s'enipecber  de  pousser  un  cri  el 
d'appoler  le  pauvre  vieillard  ;  mais  cetle  inlervenlion  do 
sa  part  n'eul  d'autre  resultat  ipie  d'allu'Cr  vers  sa  foLieIre 
rallcntion  du  pcuple,  qui  se  mil  aussilul  ii  burler  des  me- 
naces coulrc  lui,  ct  il  ramasser  des  pierres  pour  les  Ini  Je- 
ter. Dans  ce  momcnl ,  nn  (lassant  cnvelojqie  d'un  capu- 
ebon  lui  cria  :  «  Quitle  la  fenelre!...  »  et.  en  nieine  temps, 
liinca  dans  rapparlemenl  une  lourdc  niassuc.  Dcs  que  Co- 
pernic cut  remarque  que  eolle  espeee  de  pierre  elail  rc- 
couvcrlc  d'un  papier,  il  se  b:ila  de  le  dcvelopper,  el  il  lut 
les  niols  suivanis  traces  par  sou  ami  Baltisia  : 

«  Ta  deslince  se  cnnipliqne  Icrriblement.  Une  tenlation 
«  de  nicurlre  conire  Ic  due  a  rcussi  cetle  unit,  et  les  eu- 
«  ncmis  soni  parvenus  ii  t'cn  fiiire  accuser,  ainsi  que  deux 
i(  autres  savants  qui  babilent  Bulogne.  L'inquisilion  etcud 
(c  sa  main  sur  loi,  connue  elle  I'a  drji'i  etcndue  sur  Jose]  Il 
(1  Barlel;  une  promiitc  fuile  peul  sculc  le  sauver  de  la 
«  double  colere  du  peuplc  ct  dc  la  Santa-Casa.  Nous  som- 


PETITES    VISITES  DANS  QUELQUES  VILLES  DE  l.A  SUISSE. 


«  mcs  prols;  le  mnrceau  d'or  qui  envclo]ipe  ce  papier  (e 
«  scrviia  a  gagiicrlc  capilainc  do  la  garJo,  qui  a  un amour 
0  iusalialile  pourcc  uiolal.  Persuail(';  que  lu  as  le  secret  de 
(I  Iraiismulcr  les  nii'laux,  il  iic  doulcra  pas  que  sa  furluue 
«  uc  soil  faile. 

La  suile  au  piocliain  nuiucro. 


PETITES  VISITES 

DANS  QlELQltS   VILLES  DE  LA   SUISSE    MODERXE. 

Apri's  les  evenemciils  siiiguliers  qui,  plus  que  jamais, 
niil  allire  vers  ce  pays  rallenliou  dc  I'Europe  et  les  pas  dis 
v<iyai;eurs,  nos  lectcurs  ue  seronl  pas  laches  de  liiire  avec 
;ious  uuc  pelite  excursion  eu  Suisse,  et  de  visiler  le  ihi-alre 
de  ce  drame.  Aussl  Lien  lie  I'aut-il  pas  ci'oirc  que  l.av.scvne 


<     31b 

soil  une  ville  sombre,  coucliec  au  fond  de  quclquc  ravin 
eiilre  de  giauds  arbrcs  noirs  ct  trisU'S,  el  liabilee  par  des 
liommes  fori  peu  civilises.  Bieu  loin  de  la,  c'esl  une  clinr- 
uinnle  ville  qui  rcnrerme  quinze  mille  liabilanis,  et  qui 
orire  aux  etrangers  venus  dii  lac  dc  Geneve,  silue  ii  quclqiLO 
(lislance,  deux  bonnes  auberges,  cede  du  Lion  d'or  el  cello 
du  Fauron,  iioms  infiniment  plus  sauvages  que  le  pays; 
et  pourlant  quelque  commodes  qu'ellcs  soicnt,  on  s'cm- 
presse  de  soilir  de  ces  auberges  pour  visiler  les  curiositea 
de  rendroit,  car  on  aura  beaucoup  a  faire.  En  effet,  on 
rencontre parloul  des  souvenirs,  on  loulau  moinsdescon- 
slruclions,  des  elablis^cments  nouveaux  lout  a  fail  dignes 
de  I'atlcntion  des  touristes.  Ces  derniers  nn'me  s'y  arretent 
souvcnt  pour  la  vie;  el,  en  effet,  les  Anglais,  grands  ama- 
teurs du  voyage  en  Suisse,  out  une  nffectioii  particniiere 
pnur  Lausanne.  Beaucoup  d'enlre  etix  se  sont  fixes  dans  le 
cliel-licu  du  canton  de  Vaud,  et  depuis  asset  longlemps 
pdi'.r  que  deja  le  tomlieau  de  quclqiics-uns  ioit  devcnu  une 


curiosite  du  pays,  comme,  par  cxem]dc,  celui  de  I'Anglaisc 
Canning,  travail  execute  par  le  ceiebre  scnlpteur  Canova. 
La  ville,  du  resle,  renferme  par  clle-nieme  asscz  de  clioses 
d  visiter  :  I'liolcl  de  ville,  oil  nombre  d'anliquiles  soul  ex- 
posi'cs  a  la  curiosite  des  faiseurs  de  collections,-  I'arsenal , 
I'ccole  militaire,  le  casino;  I'academie.  qui  pent  recruler 
ses  mombres  dans  pliisienrs  socicles  litleraires  et  artis- 
tiques  du  pays;  la  bibliotbcque,  riclie  d'une  collection  dc 
0,378  medailles;  le  musiie  du  canton,  ct,  ce  qui  n'esl 
point  le  nioins  celtibre,  beaucoup  de  pensionnals  dislingues. 
On  ne  pent  guere  chcrchcr  do  pri5cipices  ct  de  I'lrrenls 
a  Lausanne;  niais  on  y  Irouvera  des  coteaux  charges  de 
vignes,  ct  tons  les  produits  d"une  vegetation  active  el 
riante,  qui  fail  la  richesse  du  pays  plulol  que  les  Iroiqieaux 
el  les  proJuits  des  chalets,  ressource  speciale  des  regions 
moutagneuses.  La  nature  offre  aux  environs  des  paysages 
ravissants,  au  milieu  desqucls  on  rencontre  souveiit  de 
grands  nonis  el  de  grands  souvenirs.  Ainsi,  en  descendant 
vers  I'exlremile  niOridioualo  du  lac  Leman,  on  trouvc,  a 


Coppet,  le  tombeau  du  ministre  Necker  el  celui  de  rnaJame 
(le  Stael,  dont  on  peut  y  voir  aussi  le  portrait  point  par 
David  el  le  busle  sorli  des  mains  de  Tick ;  puis,  lout  a  fait 
au  sud-ouest,  Ferncy,  petite  colonic  eternisce  paries  traces 
de  Voltaire.  Mais  quelque  chose  de  plus  louchanl  se  ren- 
contre entre  les  deux  villages  qu'habilerent  Taulenr  de 
ilnopc  el  raulenr  de  Cnrinne,  c'esl  une  pierre  sepulcrale 
romaine,  vieille  el  respectable,  qui  fail  rever  le  voyageur 
en  exposant  a  ses  regards  el  a  sa  meditation  ces  mots: 

ViXE  UT  VIVIS... 

J'Ouis  vlvani  comrae  toi... 

Le  canton  dc  VauJ,  dont  nous  venons  de  parlor,  n'a  etc 
forme  cpie  par  le  demembremcnl  de  celui  de  Berne.  Ce 
derniern'en  est  pas  moins  resle  beaucoup  plus  grand  et  plus 
puissant,  el  Lausanne  ne  pent  nullementse  comparer;!  Berne. 
Kl  puis(pie  nous  parlous  dc  celle  ville,  elle  ii'csl  qu'.i  une 
journee  de  distance  dc  Lausanne:  nous  avons  line  route 
niagiiiliquc;  dc  lous  cules  des  cjllines  boisecs,  des  plaincs 


510  TETITES  VISITES  DA^•S   HfEKIUES  VILLES   DE   LA  aUISSE, 

feconJcs,  de  hniilos  monlngnes  qui  grniulissent  Ic  iwysagc, 

un  |iays  delicicux  :  nous  [louvons  ])ousscr  jiisiiu'ii  licrae. 

Quelle  que  soil  la  porle  par  laquellc  nous  cnlrcrons,  celle 

d'Ani-liOurs,',  oil  so  tronvc  la  maison  ilo  con-ection.  on  celle 

de  Jlorat,  suriiiontec  de  deux  ours  de  grandeur  colossale, 

failles  en  graiiit  par  Aliart,  nous  Iroiiveroiis  des  ruesbrgcs 

el  droilts,  garnics  d'arcadcs  et  de  bouliqiies  biillanlcs/et, 


bicn  mieux,  uiic  populalion  gaie.  franclic,  et  pavtout  des 
lialjilanls  ipii  vous  disent  un  boiijour  fraucais  plus  agreable 
que  le  Guten  monjcn  allemand.  Ociix  qui  rappelicnl  en 
entrant  li  Rcrnc  tous  leurs  souvenirs  liistoriques  rcgardent 
avec  curiosilc  cette  race  qui  a  fait  de  grandes  clioses,  les 
descendants  de  ccs  Bcraois  qui,  sous  le  commandement 
des  Eilacli,  fiircnt  Ics  lieros  des  journees  de  Morgarlen,  de 


SaulTen  et  de  Murten.  Derne,  en  effet,  est  pcut-etre  la  plus 
digne  representante  de  la  cinfedcration  Suisse.  Villc  gucr- 
riere  et  cntreprenante,  en  meine  temps  que  conimercanle 
ct  habile,  clle  fut  la  scconde  viUe  de  la  coufederalion  en  y 
entrant;  democratique  ou  bourgeoiso  avant  tout.elle  lutla 
audacieusenient  contre  Ics  elccteurs  allemands  el  les  ar- 
cliiducs  de  rEnijiire,  et  se  fit  le  refuge  de  tous  ceux  qui 
fuyaient  Toppressiou  de  la  noblesse  autrichionne.  Dans  la 
suite,  elle  saffaiblit;  et  apros  tant  de  combats,  de  con- 
quetes  et  de  negociations  beureuses,  un  demembrement 
lui  enleva  la  partie  meridionale  du  canton.  Mais  elle  est 
encore  maitresse  d'unc  tres-grandc  puissance,  et  c'est  la 
que  se  rcndent  les  picnipotentiaircs  et  les  charges  d'af- 
faires envoyes  par  les  cours  d'Europe  a  la  confederation 
Suisse.  Elle  est  en  elat  de  leur  fairc  une  reception  magni- 
flque,  et  renferme  pour  tous  les  etrangers  des  constructions 
et  des  etablissements  digues  d'etre  nientionnes :  le  Munstor, 
entre  autrcs,  calhedrale  golhiquc,  qui  date  de  Uil,  ct  ou 
si.K  tables  de  marbre  sont  erigces  en  I'honneur  des  guer- 
riers  morts  pour  la  patric.  L'acadcmie,  le  musee,  les  col- 
lections, I'hopital  des  bourgeois,  la  maison  des  orphelins, 
la  bibliotheque  de  la  ville,  ne  peuvent  ctre  passes  sous  si- 
lence :  ces  monuments  attestent  la  richesse  et  la  bonne 
ordonnance  de  Berne. 

Du  reste,  il  est  a  remarquer  que  la  meme  aisance  regne 
Jiroportionnellcment  dans  tous  les  cantons  de  la  Suisse.  A 
Zurich,  on  trouve  a  pen  pres  les  memes  edifices  el  les 
memos  institutions.  Cette  villc  renferme ,  en  outre,  le 
tombcau  d'un  philosopbe  cclcbre,  de  Lavatcr,  dont  c'est  la 
jialrio:  le  monument  eleve  a  Gcssner,  ct  les  travaux  de 
festalojzi,  que  cette  ville  se  glorifie  aussi  d'avoir  vu  naitre. 


Les  noms  de  ces  trois  lionimcs  ci'Icbres  sont  des  litres  do 
gloire  pour  Zurich,  et  la  recommandent  a  raltention  des' 
voyageurs,  non  moins  que  les  promenades,  le  lac  sillonne 
tous  les  siiirs  d'embarcalions  ca)n-icieiises,  et  les  environs 
rempdis  de  paysages  ravissanls.  C'est  en  se  promenant  dans 
ccs  campagnes  que  Ton  comprend  mieux  Lavater,  qui  a 
ecrit  ses  ouvragcs  aprcs  avoir  longtenips  crre  dans  les 
lieux  ecarles  et  pen  friiqucnles  de  ses  camarades  d'cnfauce. 
Gessner  a  fail  des  idyllcs  Ires-fades  pour  nous  aujourd'hni, 
et  pourlant  I'Europe  a  adopte  les  reveries  fraiches  et 
nai'ves  qui  sortaienl  des  coUincs  vicrges  de  I'llclveiie,  les 
poesies  bucoliijues  qui  s'cxhalaient  du  fond  de  ce  canton 
Suisse  avec  une  douceur  dont  on  a  perdu  le  secret  dans 
beaucoup  de  compositions  modernes.  La  campagne  de  Zu- 
rich explique  les  oeuvrcs  do  Gessner;  mais  si  les  sites  de 
ce  pays  sont  les  meilleurs  commcntaires  des  Idylles,  rien 
de  mieux,  pour  coniprcndre  I'aisance  des  villes  suisses 
anjourd'hui,  que  de  parcourir  rhistoirc  de  cette  race,  et 
de  suivre  des  details  tout  caraclerisliques.  «  Au  son  d'une 
«  grosse  cloche,  dit  I'anteur  d'une  histoire  de  la  Suisse, 
«  dans  rcnceinte  des  murailles,  les  bourgeois  se  reunis- 
«  saient  a  Zurich  sur  une  esplanade,  decidaient  la  paix  et 
«  la  guerre,  le  prix  des  denrees,  les  poids  ct  les  mesures.  » 
Et  plus  loin  :  «  Les  mceurs  etaient  simples ;  la  frugalite 
«  etail  en  honncur.  Cependant  on  cultivait  la  lilterature: 
«  dcja  la  pensee  s'elevail;  on  disentail  les  doctrines.  Les 
((  troubadours  allemands  chantaient  I'amour  et  la  reli- 
«  gion.  »  Cc  consoil  d'Elat  snr  une  esplanade,  cette  douceur 
de  mceurs,  I'aclivitc  de  radniinistration.  I'energie  de  me- 
sures, rindependance  de  la  Suisse,  sa  position  naturelle 
qui  la  prolegeait,  out  pcrmis  aux  lionimes  distinguiis  qui 


sont  sorlis  du  scinde  Zurich,  dc  Eonic,  de  Lausanne,  d'as- 
stircr  ii  Icur  palrie  de  la  puissance  ct  de  la  sloire.  C'cst 
avpc  qucliiUR  connaissance  historifiiie  el  lillcraire  qu'il 
faut  faire  aujourd'hui  ce  voyage  de  Suisse,  qui  esl  devcnu 
Ircs-commode  el  Ircs-simple.  Du  rcsle,  les  tourisles  de 


B!ERVEILLES  i)fi  hX  i^ATL'UE.  oi^ 

tons  les  pays  franchisscnt  a  cliaquc  inslani  Ic  scuil  de  ccs 
aubcrgcs  qu'on  rcnconli-e  dans  de  jolics  campagncs,  or- 
necs  de  dcnominalions  au  raoins  bizarres :  el,  pai-  excniple, 
dans  la  charmanle  vallco  de  Zurich,  les  Irois  holellerics  du 
Glaive,  du  Corbcati  et  de  la  Cigogne. 


;IEI1VEILLES  DE  LA  NATUnE. 


■VOICAWS  DE  lA  WER.  PACiriQtJE. 

ASCENSION  A  MACN'A  LOA. 

Los  dcscriplions  dc  I'Clna,  du  Vesuvc  eldu  nionlllecla, 
Sfint  devctiucs  des  sujels  familiers;  pcu  de  peisonnes  ce- 
jiondant  cnnnaisscnl,  meme  [lar  oui-dirc,  les  monlagncs 
volcaniques  dc  la  Polyncsie  el  ccs  cralercs  r|u'ils  ouvrenl 
loiijnurs  fiimanls  a  la  vue  dcs  navlgalcurs  de  I'occan  Pa- 
cilii|iie. 

l.cs  plus  giganlesqucs  ss  tronvcul  dans  I'ile  d'llavai,  I'unc 
dcs  S:uid«ich ,  ccUe  memo  on  le  capilainc  Cook  a  pci-i. 
IIa\a'i  est  d"une  fonne  irrognliore,  ctn'a  pas  ninins  dc  cent 
qnalrc  licucs  dc  tour;  sa  surface  est  tcllcnienl  anfraclucuse, 
qn'il  no  s'y  trouve  pas  uuc  plainc  d'nn  quart  de  lieue. 
nilc  esl  cnticrcnient  d'originc  volcaniquc ,  ct  scs  monla- 
gncs soul  si  elcvccs,  qu'cUcs  sont  c.iuvcrles  do  ncigcs  etcr- 
ncllcs;  ccpeudaiit  elle  est  situoe  dircctcment  sous  le  tro- 
pique.  A  hicn  dire,  Ilavai  ii'csl  qu'une  vasle  monlagne  ou 
uii  groupe  de  niontagiics  appuyccs  sur  une  base  commune, 
ct  doiit  les  sommcts  s'clevent  a  4  cl  iiOOO  metres  au- 
dcssus  du  niveau  de  la  mcr. 

Les  trois  sommcts  les  plus  elcves  sont  Mauna  Kea.  Mauua 
Loa  cl  Mauna  llualalai.  Alauna  Loa  est  toujours  en  com- 
bustion, ct  vomit  des  (lots  de  lavepardiverses  ouvertures. 
Cctle  monlagne  a,  dit-on,  vingt-quatre  licucs  de  diainelre 
et  cinq  quarts  de  lieue  de  hauteur.  Du  cote  de  Test,  esl  u'l 
plateau  sur  lequcl  on  voit  Ic  cralcre  Kilauca  en  plcinc  ac- 
livite  et  le  plus  grand  que  Ton  connaisse.  Cctte  ile  a  etc 
visitce  avec  curiositO  par  les  savants  ct  les  uaturalistcs  do 


tons  les    pays.  Une  ascension   rcm".rquable  Tut  f.iile  au 
commciiccmcnl  dc  IS4I  ;i  Mauna  Loa. 

.'•I.mis  de  guides,  ayanl  charge  Icur  bngrgc  et  leurs  pro- 
visions pour  trois  srmabiax,  .sur  dcs  homnies  du  pays,  les 
voyagcurs  avaicnl  commence  leiu'  c\|icdilion  le  10  deccm- 
brc  18-10.  Arrives  a  0!aa,  a  577  metres  au-dessus  du  ni- 
veau de  la  mer,  ils  fircnt  une  halte.  A  partir  de  ce  point, 
i's  n'avaicut  plus  de  senlier  trace  a  suivre,  il  fallait  gravir 
dcs  masses  de  iave  irrcgulicres  jdeines  d'anfractuositcs  ct 
de  fissures.  Aprcs  bcaucoup  d'cfforts,  ils  altcignirenl  Ic 
grand  plateau  dU  vokau  :i  une  hauteur  de  1550  metres  ,  et 
ils  a|)ercurcnt  Mauna  Loa  dans  tnute  sa  grandeur.  II  faisait 
un  temps  magnifique;  ratmospherc  etait  claire  cl  linq.ide. 
Dcvant  nous,  dit  Ic  narrcleur,  s'clevait  rimmersc  dume  do 
la  monlague  qui  sorlait  d  une  plainc  large  dc  buil  lieucs; 
cctte  masse  coulcur  dc  bronze  se  dessiiiait  en  un  cimtour 
net  et  regulier  sur  I'azur  fonce  d"un  ciel  du  Iropiquc;  dcs 
nuagcs  (liiUaicnt  autour,  cl  leurs  projections  sur  les  llaiics 
de  la  montagnc  y  produisaient  decurieux  clfcls  d'iq)liquc, 
dcs  jeu.'c  singuliers  de  lumiere  et  d'ombre.  L'ne  vapcur 
bleuatrc  rasait  la  plainc  et  scmblail  renvoyer  Ic  dome  a 
une  distance  fantastique,  ;i  en  jugcr  par  la  vue  disliiictc 
que  nous  cii  avions. 

En  presence  de  cctte  monlagne,  le  cratcro  Kilauca  per- 
dail  dc  son  importance  ;  cc  n'etail  plus  qu'une  fnssc  im- 
mense, noire,  n'ayant  ricn  dc  ce  grarid  spcclcclc  atiqucl 
nous  nous  alteudions.  Point  d'eruplion,  poinl  dc  fiu  ni 
de  maticres  embrasces,  pas  de  cone  clcvc ;  scnlomchl  un 
abaisscment  dc  la  surface,  qui,  au  milieu  dc  la  plainc  envi- 
lonnanlc,  semblait  pcu  de  eliose.  Ccpendanl,  a  la  pailie  1,1 
plus  eloignce,  ou  voyait  un  point  rouge  cerise,  d'ou  sorlail 
une  vapeur  qui  se  condeuijil  au-dessus  en  un  nuage  Inil- 
lant  ii  relicts  orgentcs.  Ce  |ilionomci'.c  magnilique  avail 


318 


MEIIVEILLKS  DE  LA  NATURE. 


assoz  de  chnrmo  pour  nous  iTcomponscr  dc  nos  rali;;iies. 
Nous  appiocliamcs  dcs  hords  dc  rniivorliirc,  cl  nous  cu- 
llies a  passer  sur  de  uonilircuses  lissiircs,  d'ou  sorlaicnt 
dcs  vapours,  prcuvc  cviJcule  ipie  nous  marcliions  sur  uu 
Icmiu  mine  par  le  feu;  le  vcnl  soufllail  dtrniere  nous, 
ct  all.iit  s'cnsouffrer  dans  le  cralerc  comme  pour  alimcn- 
tcr  I'imnicnsc  fournaiso.  Citle  oiiverliire  nous  parul  d'une 
elcuduc  considerahle,  ct  nous  pumcs  juffcr  dc  sa  prolon- 
dcur  en  la  comparant  avec  la  laille  de  cciix  d'eulre  nous 
i|ui  avaient  commence  (i  dcscendrc.  Noire  elouuonieul  al- 
lait  en  croissani,  el  de  moment  en  moment  rimmensile  du 
gouffrc  dcvcnaitde  plus  en  phis  sensiidc.  I'mir  so  faire  une 
idee  de  son  elendue  ,  il  faut  penser  que  la  ville  d'Orleans  y 
cnlrerait  tout  eutierc  ,  et  rpi'au  fond  a  peine  par-ailrail-elle. 
Ce  cralerc  a  une  licue  el  demie  de  long  sur  une  lieue  de 


l.ir-e,  et  plus  de  5';0  metres  dc  profondeur.  A  220  melres 
en  dedans,  on  voit  uii  liourrelet  noir  loul  aulour,  et  de  la 
au  fond  il  y  a  150  metres,  reudant  lejour  le  fond  resscm- 
IjIc  a  un  aujas  dc  ruincs  ct  dc  decomlu'cs. 

rourcomprendrc  loute  la  liardicsse  d'une  exploration  dc 
cesenre,  il  faut  avoir  enteudu  les  nalurcis  du  pays  vous 
raconter  la  morl  do  plusieurs  dc  leiirs  parents,  nsjdiyxies 
]iar  les  exlialaisons  volcauifpics.  I'cu  dc  temps  avaut  notrc 

depnrt.nmisavonsvHunjcunelionimcaiusiasphyxie.clcene 
fut  |ias  la  le  plus  tristc  spectacle.  Car  deux  femmes.s'aisirciil 
dcs  armes  europecnnes,  I'une  une  liaclie,  I'autre  une  cpee, 
et  pen  de  momenls  aprcs  elles  s'elaient  entre-tiiccs.  ct 
lomherenl  mourantes  sur  le  sol.  C'est  au  milieu  do  ces 
paysages  diirs  ct  grandioses  (pic  nous  avons  etc  teinoins  do 
cclle  scene  au  moins  tres-singulierc. 


Nous  planlamcs  noire  lenle  en  vue  du  volcan  du  culii  de 
I'ouest,  et  les  nalurcis  se  hiU.irent  des  espcees  de  liuttes 
pour  se  metire  a  I'ahri  du  vent  froid  rpii  soufllail. 

En  voyant  ce  volcan  on  perd  toules  les  idees  recues  dc 
)a  forme  d'un  cralerc;  ici  point  decline  eleve,  point  de 
rochers  ni  de  m.iliere  i^nce  rejctesen  dehors.  Les  rebords 
scmblent  conslruits  de  blocs  massifs  dc  rochers,  tapisses 
en  queli(ues  endroilsde  four'ere  qui  parait  nnurrie  par  les 
vapeurs  environnautes.  Mais  cette  vue  admirable  pendant 
Ic  jour  est  dix  Ibis  plus  merveilleuse  la  unit ;  une  nier  de 
lave  rouge  cerise,  etenelat  de  violentc  ebullition,  jclle  sa 
clarte  tout  autour,  coule  el  tournoie  comme  leau  dune 
chaudiere  bouillante,  landis  ipi'iiu  nuage  d'une  vapeur  bril- 
lante  forme  au-dessus  un  dais  immense,  eliucclant  de  lu- 
uiLre. 

Assis  sur  la  rive  du  nord ,  nous  admiranics  en  silence 
pendant  quelque  temps  ce  grand  speetacle,  el  nous  reso- 
luines  de  nous  approchcr  aulant  que  possible  du  rebord 
mOme  du  lac  de  feu.  Nous  ei'imcs  des  difficultcsimmcnscs 
I'l  surmonter  dans  I'obscurite ,  faisant  cliiilc  sur  rliute,  cl 
gagnant  force  contusions.  Nous  arrivilmcs  cnfin  au  second 
bourrelel,  et  nous  alleigiiinics  bientot  le  bord.  II  avail  falUi 
plusieurs  heurcs  pour  Irancliir  un  cspace  d'une  licue  envi- 


ron, a  cause  des  circuits.  Enlin,  nous  nous  trouvanics  sur 
I'exlreme  bord,  droit  au-dcssus  du  lac  embrase  ,  a  environ 
1(10  metres  au-dessus.  II  y  avail  assez  de  lumiere  pour  lire 
les  pins  petits  caractercs  d'impriineric.  Le  lac  avail  500 
metres  de  long  sur  500  de  large. 

Chose  ctonnante,  on  n'ciitcndail  aucun  bruilqu'unsourd 
murmure  comme  celui  d'une  chaudiere  dans  laquelle  bout 
une  matiere  epaisse,  et  I'ebullilion  avail  lieu  nvcc  )iliis  de 
force  du  cote  du  nord,  comme  dans  un  vaisseau  expose  an 
feu  d'un  scul  cote.  Les  vapeurs  qui  s'elevaicnt  elaicnl  si 
claires,  que  nous  ne  les  apcrcevions  que  lorsquelles  se  reu- 
nissaicnt  au  grand  nuage  au-dcssus  de  nos  teles.  Ce  nuage 
montait  et  descendail  alturnalivcmcnt.  Uc  temps  en  temps 
nous  voyions  des  pierres  et  des  masses  de  maliere  incan- 
descente  lancees  a  la  hauteur  de  23  melres  el  retombant 
dans  I'abime. 

La  matiere  en  fusion  montait  graduellement,  elle  n'etait 
dej.-'i  plus  qu'a  quelques  pieds  du  rebord.  Que  Ton  juge  de 
noire  situation,  enloures  de  tins  coles  d'immenses  mu- 
rail'cs  de  basalte  ct  dans  une  atmosphere  chargee  de  va- 
peurs sulfiiriques,  avec  cclle  lumiere  rouge  qui  doiiuailun 
effiiiyaiit  relief  a  tons  les  olijcts.  Dans  ces  situations,  I'aine 
se  ixcucillc,  et  clicrchc  nriurcUcmenl  a  sc  reposer  dans 


MERVEILLES  DE  LA  NATURE. 


310 


tine  pricrc  inlericiirc.  Ploiigcs  dnns  un  silence  relisicux, 
nous  admii'ions  rElcriicl  dans  unc  de  scs  (ruvrps  Ics  jjIus 
imposnntcs,  et  scnlions  que  cclui-la  scul  [louvail  nous  ]iro- 
Icgcr  conire  le  danger  de  noire  position,  dont  In  main  tr- 
nnil  ainsi  suspendu  dans  rcspacc  le  cratere  giganlosfiuc  dii 
volcnn. 

Cest  cepondant  pres  dc  ccs  nicrveiiles  do  la  creation,  siir 
CCS  montagiies  niies.  pres  du  cralorc,  epic  Ics  saiivagcs  Iron- 
vent  iinelipie  plateau  commode  pour  danscr  avec  nnc  joic 
furibonde,  scenes  comiipies  a  cole  des  graudes  scenes  de 
ral?nospliere  ct  des  revolutions  du  ciel.  11  y  u  dans  la 
daLise  des  sauvages  sur  ccs  rocliers  un  caraclero  singidier  : 
cVsl  unc  ci  ls|ialion  vigourcusc  pluli'it  qu'Mne  danse;  Ic  rirc 
d'iMi  liomme  diiminc  par  une  allai|ne  de  nerfs,  plutol  que 
dc  la  gaiete  :  c'cst  un  spcclscleliidenx  et  bizarre. 


Nos  voyngeurs  campercnt  pendant  plusicurs  jours  a  Ki- 
laucn.  II  serail  Imp  long  dc  decrirc  tons  Ics  details  dc  leur 
longue  exploration  ,  ni  Ics  mille  difficultcs  dc  Icur  desccnto 
jus(pi'au  fond  meme  du  cratere,  oii  ils  n'elaienl  plus  se- 
pari's  dc  la  lave  liipiide  que  par  des  pierrcs  vnlcanir|ues 
rarfcrmics,  mais  si  cliaudes  encore,  qn'ils  etaionl  obliges  da 
placer  leurs  batons  sous  leurs  pieds  pour  supporter  la  cbn- 
Icur.  Ces  picrres  d'aillcnrs,  en  certains  endroits,  vitrifices 
et  glissanles,  et,  dans  d'anlrcs  endroits,  cassantes  comme 
la  crnulede  glace  qui  se  forme  sur  les  nciges  npres  un  de- 
gel  imparfail,  rcndaicnt  leur  marche  excessivemeut  pcril- 
Icuse;  il  fallail  talcr  le  terrain  avec  une  longue  perclic 
avant  de  s'y  avcniurcr.  Souvcntlc  balon  s'enflanimaitdans 
les  crevasses  (|u'ils  sondaicnt.  Mais  I'amonr  dc  la  science 
Ics  soulenait,  et,  forts  dune  bonne  intention,  ils  inctlaient 


toutc  Icnr  confiance  dans  la  protection  divine.  L'n  plieno- 

nieiie  rcmarcpiabic,  c'est  qn'au  milieu  des  vapeurs  sulfu- 

reuscs,  sur  des  rocbcrs  volcaniqucs  a  peine  refroidis  et 

couvcrls  de  cristaux  sulfuriques,  ils  Irouvcrcnt  une  abon- 

danle  vegetation  de  fougcre,  etd'unc  espece  d'arbrisseau 

qnils  nnmmcrenl  vaccimcin,  ct  que  Ics  babilants  nomnient 

o/ir/n,  portani  une  bale  on  fruit  d'nn  gout  agreable. 

Aprcs  avoir  visile  un  second  lac  plus  petit,  mais  cntoure 

,  des  mcmes  dangers,  la  caravane  iiarlit  le  18  deccmbre  du 

I  plateau  de  Kilauca  pour  gravir  le  sommet  du  grand  dome. 

Cclle  ascension  ctait  entourcc  de  dirOculles  plus  grandcs 

.1  encore  et  plus  dangcreuses  que  la  premiere.  A  cliaque  pas, 

loiites   traces  de  vegetation  disparaissaient,    des  rafales 

violenles  se  faisaientsenlir,  et  la  neige  commeneail  a  lorn- 

her.  Le  tliermometre  descendit  succcssivcmcnl  a  4,  7  et 

10  dcgresau-Jessous  de  glace.  Arrives  au  sommet,  il  resla 

a  10  degres ,  el  la  neige  tombait  en  abundance.  Nos  voya- 

gcurs  etaient  alors  a  4o80  metres  au-dessus  du  niveau  de 

la  mer. 

Uu  ne  pcut  se  former  unc  idee  de  I'etat  de  devastation 


Je  celte  monlagnc.  C'est  unc  masse  de  lave  sortie  jadis 
lluide  du  sommet  du  cratere;  on  n'y  trouveni  rochers  ni 
]iicrres ;  de  quelque  cole  que  Tccil  se  tourne,  ou  ne  voit 
que  de  la  lave.  Celte  lave  parait  d'cpoques  differentes,  a 
des  distances  de  plusieurs  siecles,  mais  n'a  point  encore 
subi  dc  decomposition  ,  nialgre  les  vicissiludes  alterna- 
tives du  cliaud  et  du  froid,  de  la  neige  et  de  la  pUiic. 

Le  sonmiet  prcsenlait  les  traces  d'nn  volean  eteint,  ct 
de  l.i  I'oeil  decouvrait  le  panorama  le  plus  grandiose  que 
Ton  put  imaginer:  on  distiuguait  I'ile  de  Mani,  qui  venait 
inlerrompre  la  ligne  bleue  regulierc  de  I'liorizon,  landis 
qu'ini  brouillard  transparent  s'elevait  de  celte  ile  jusqu'i 
celle  d'llavai,  et  semblait  les  reunir  en  une  seule.  Le 
meme  brouillard  entourait  tons  les  objcts  au  pied  de  la 
monlagne  ,  et  laissait  entrevoir  leurs  contours  douleux 
comme  a  Iravers  une  gaze.  Anx  pieds  des  voyagcurs,  entre 
les  trois  grandcs  montagnes,  ctait  unc  vaste  plaine  de  lave 
noire' convene  d'nn  dais  de  niiages  sombres;  mais  le  leger 
brouill.ird  nielait  el  fondait  si  bien  ensemble  tons  les  olijets, 
que  tout  prcnail  un  ton  cllicre,  ct  que  le  ciel,  la  lerre  ct  la 


Z-10 


li'^r.VEII.LES  DE  LA  iVATURE. 


Eicr  scmlilaioiU  foiuliis  on  iiii  sciil  cleuu'iil  :  c'i'laionl  dcs 
piMiliges  rocrit|iics  t[iii  jolaiciU  ri\!nc  dans  unc  cxiasc  im- 
(lossililc  a  (liicrirc. 

Laissons  Ics  voy.igcurs  sc  conslniirc  nn  alri  conlrc  nno 
Icnipoi'alnrc  qui  variait  do  32  doijfi'S  au-dcssus  do  ziJro 
ju-;f(ira  10  an-dossous;  laissnns-lcni-  prondi-e  los  mcsurcs 
cxactcs  dos  ancions  cralorcs  dont  esl  couronno  Ic  soniniot. 
lU  Iroiivcront  iin  rolioid  do  hull  licucs  do  circonforencc, 
ct  nno  oavilo  d'onviron  301  mclrcs,  so  rLHrticissant  en 
forme  d'enlonnoir,  avcc  dos  bourrelcts  on  ospeccs  de  ter- 
rassos  circnlairos  de  distance  en  dislanco,  jnsi|n'an  fond. 

Enlin,  Ic  13  Janvier,  ayant  lerniino  lonrs  operations,  el 
consomme  a  pen  pres  tontes  lours  provisions,  ils  commen- 
ccront  a  deseendrc,  marclie  plus  faligante  ct  plus  perillonse 
qi(e  I'ascojision. 

Rodcscendus  pros  de  Kilauca,  I'un  dos  aveiituricrs  fut 
liion  pros  do  pcrdre  la  vie  par  sa  lemerito.  II  olait  dcsccndu 
dans  un  jielil  cratcrc  isolc ,  ct  voulait  se  procurer  dos 
ci-lianlillons  raros  de  lave  el  mcme  de  la  maticre  en  etat  de 
Ciision.  11  s'avenlnra  snr  une  portion  solide  pleinc  de  fis- 
suros,  I'l  d'ou  snrtaionl  dos  jots  de  vapour  :  tout  d'uu  coup 
Ic  moro.oan  sc  detacli.i,  dosoondit  de  plusionrs  picds,  ct  il 
no  pouvait  se  tiror  de  la  qu'cn  gravissant  un  rnohcr  de 
quolipic  elevation  qui  pondait  au-dossus  de  sa  tele.  De- 
vant  liii ,  unc  forte  detonation  sc  fit  entendre ,  et  une 
masse  do  lave  liquido  fut  lauceo  a  la  hauteur  de  quarante- 
cinq  pieds.  La  clialour  devonait  insnutcnablc;  il  se  sentait 
faiblir,  et  recouniiaiidait  son  ame  a  Dieu,  qnand,  du  hant 
du  roclior,  I'un  dos  guides  Ini  teudit  une  main,  parvint 
avcc  peine  a  Ic  saisir,  et,  par  un  effort  de  geant,  reussit 
0  le  tircr  do  sa  pcriilcuse  situation.  Un  moment  plus  tard, 


il  toniliail  dans  le  gouffrc  avec  Ic  raorccau  do  lave  qu'cn- 
traiiia  une  nouvelle  eruption. 

ISos  voyagours  redoscondircnt  cnfin ,  ct  arriverent  an 
pied  dcs  montagncs  aprcs  une  excursion  de  quarantc-dcux 
jours. 

«  II  est  impossible,  dit  le  narralour,  de  sc  I'ormrr  une  idee 
de  la  fervour  avcc  buiucllc  nous  rendimcs  graces  a  Dieu  de 
la  protection  qu'il  nous  avait  accordoe  dans  noire  ontrc- 
prisc  avenlureuse,  el  dcs  douceurs  du  ropos  aprcs  tant  de 
fiiligues.  )> 

Los  sauvagcs  ne  s'etonnercnt  point  du  tout  do  pareillos 
pricrcs  :  ccs  sauvagos  priont  aussi;  mais,  la  conmie  ton- 
jours,  leur  maniere  de  fairc  est  groles(iue.  Qnand  ils  en- 
tendent  sonner  la  cloclie  du  missionnaire  anglais,  ils  ae- 
courcnl,  sc  rangent  autour  de  lui,  et  rccoulcnt,  on  eroicul 
I'cconlcr.Lcs  missionnaires,  Inmimes  rcs]icetables,  du  reslc, 
elant  tombcs  a  lour  egard  dans  une  errcur  singulicre  ,  jo 
vcus  dire  ccUc  de  rcgarder  un  Iiomme  commc^agne  a  la 
civilisation  dcs  qu'il  a  pris  la  vestc  el  le  pantalon  d'uu 
homme  civilise;  les  missionnaires  les  reunissent  souveni, 
et  leur  font  subir  dcs  .sermons  on  des  discours  pcdiliquos. 
II  est  parfaitcmcnt  impossible  que  des  homines  dont  I'in- 
telligenee  esl  encore  endorniie,  I'idiome  mal  lixc,  les  ideis 
pen  complexes,  ecoutcnt  seriousoment  ce  chef  do  parloment 
qui  vient  doliberer  avec  enx.  Ils  ont  Ions  le  droit  d'etre  de 
pauvrcs  onaiUes  et  de  mauvais  scnatcurs;  et  il  est  permis 
de  eroire  qu'ils  rogasdont  les  Innclles  de  I'oratcur  pluli'it 
(|u'i!s  n'cconlent  ses  exhortations,  cl  qu'ils  donnont  plus  » 
d'allontion  a  I'habit  qu'ils  mettenl  en  guise  dc  pantalon 
qu'a  roloqnonoe  du  president  :  ccs  hommes  ages  font  cu 
que  font  ici  les  enfants;  ils  rog.irdcnl  les  costumes. 


-  T)i>ii{,iaplii"  'd'A.  UBSt  ct  Cic,  rue  dc  SeiDC,  32. 


LK 


LIVRE  DES  FAMILIES 


JOURNAL  1)E  MOXSIEIIR  LE  CURE. 


N"   11.    -    1"  Volume. 


I'' Septcrobre  1845. 


LI'  MO  IS  DU  .TI■U^'i■:  f.IIRI-TIKN. 


I.A  NATIVITE  DE   I.&   SAINTE  VIERGE. 

Nous  vonons  a  peine  de  celohrpi'  lii  glorieusc  assnmplion 
(Ic  Marie  dans  les  cieux,  c'est-a-dirc,  le  coiichanl  de  ceUe 
eloile  my.'slerieusc  de  la  mer,  Aujoui'd'liui  nous  solennisous 
son  levant,  l.e  cycle  festival  de  Mario,  '|ui  avait  fini  parsa 
morl,  ou  plulot  son  somnieil,  Ic  15  aoi'it,  recommence  par 
.son  apparition  sur  la  terre,  le  8  seplembre  ;  mais  ce  lier- 
reau  de  la  plus  humble  des  vierges  n'est  cnvironnc  d'au- 
cune  cspece  d'eclat.  Le  momle,  dont  cette  nalivile  annoncc 
la  procliaine  delivrance,  ignore  ali.solumentcct  evenement. 
Les  livres  saints  eux-mpmcsgardent  un  silence  profond  sur 
la  naissance  de  Marie.  Ce  n'est  pas  que,  dans(|ueli|uesou- 
vrages,  tels  tpie  le  faux  evangile  de  saint  Jacijues,  Tepitre 
siipposeede  saint  Evodius, etc..  on  lie trouvc]ilusieurs details 
sur  ce  point;  niais  ce  n'est  point  par  des  suppositions  fa- 
Inilcu.^es  ou  mal  fondecs  que  nous  pourrions  edilier  nos 
lecleurs.  Tels,  d'ailleurs,  lie  soul  point  nos  goi'ils.  line  lij- 
gende  merveillousc  n'est  point  sans  attrait,  nous  en  con- 
venons.  La  verite  neanmoins  est  encore  plus  liclle,  el  quand 
il  s'agit  de  la  mere  de  Dieii,  ce  n'est  point  par  uuc  legende 


plus  ou  moins  ingenieusc  que  I'nn  pent  parler  de  sn  nali- 
vile. Esposons  seulemcnt  quelques  corijeclures  eniises  par 
de  graves  ccrivains. 

Baronius,  le  celebre  annalisle,  f.iit  naitre  Marie  a  Naza- 
reth. Saint  Jean-Chrysnslome  place  son  herceau  a  Jerusa- 
lem. On  lui  donne  pour  parents  saint  Joachim  el  sainle 
.\nne.  Le  Marlyrologe  romain  place  au  20  mars  la  fete  du 
premier  en  ccs  lermes:  «  Dans  la  Judee,  fele  de  saint  Joa- 
«  chim,  pere  de  la  bienhenrcu.sc  Vicrge  Marie,  mere  de 
«  Dieu.  »  Au  26  juillel,  le  meme  Marlyrologe  annonce  la 
feslivite  de  sainle  Anne:  o  Sommcil  ou  morl  de  sainle 
«  Anne,  mere  de  Marie,  laquelle  est  mere  de  Dieu.  »  Les 
solennites  de  ces  vencrables  parents  de  la  sainle  Vierge 
sont  assez  ancicnnes  dans  rEglise,  el  surtout  celle  de  sainle 
Anne,  qui  remonle  au  sixieme  sieclc.  Or  ceci  est  une  tra- 
dition sans  conlredil  fori  respeclable,  puis(|ue  I'Eglise  la 
con.sacree  par  des  ftjies.  An  resic,  le  nom  de  sainle  Aiine 
signifie  Grace,  etcelui  dc  Joachim  est  inlerprele  :  I'lcpa- 
ralion  du  Seigneur. 

Passons  a  la  frie  elle-mi:me  de  la  nalivile  de  Marie.  Se- 
lon  (Jerson.  un  ermiteclail  depuis  longlempsfrappe  d'une 

41 


I.ES  SAINTS 


vision  i|iii  revcnail  i'Ii.ii|Up  aiiiu'c,  nii  8  sepU'iiiliic.  II  en- 
londail  un  concoi't  ailmii'.ibli>  [|iii  scmblail  parlir  dii  cicl. 
II  conjiira  par  unc  forvenle  priere  Ic  Soi^neiir  ile  lui  fairc 
CDnnailre  le  innlif  de  ccUc  dolicienso  harmonic.  Unc  rcvo- 
lallnii  lui  apprit  qin.'  dans  cc  jour,  tnus  les  ans,  les  esprits 
ruleslcs  solciinisaioiil  le  jour  nalal  dc  la  mere  dc  Dieu. 
L'ormite  fit  pari  desa  vision  au  pape,  qui  s'rmprcssa  d'in- 
slilucrla  Trie  duS  seplcmlire.  Sans  corroliorcr  ni  allaipier 
le  rocil  du  pieux  liersoii,  jious  dircuis  aver  Bennil  XIV, 
que  la  fiHe  de  la  nativilii  do  iMarie  elail  celiihree  a  Rome 
avant  le  seplieme  siecle.  De  la  die  s'elendit  dans  les  (iiii- 
les,  el  il  est  certain  qu'au  neuvieme  siecle  on  en  faisail  la 
solcMuite.  Puis,  au  douzieme  siecle,  rempereur  d'OrienI, 
Kmmanuel  Comnene,  ordonna  de  chomer  ce  Jour  comme 
celui  du  dimaiiclie,  el  enfin,  depuis  ce  lemps,  la  nalivile 
dc  la  sainle  Vicrj,',;  a  etc  placee  au  rang  des  feles  solen- 
ncllcs  ct  de  preceple  avec  une  octave.  lin  France,  depuis 
le  concordat  de  1801,  ce  jour  est  ouvralile,  el  loldigation 
<rentendre  la  messe  n'y  est  plus  itnposee  aiix  fideles.  JIais 
rEslise  n'en  fait  pas  iiioins  I'office  parliculier.  Elle  ne  con- 
siderc  pas  moin.s  ce  jour  ciimmc  Tavant-courcur  du  grand 
mj'slere  de  rincarnalion  du  Verhe  olernel.  Elle  s'ecrie  avec 
le  poete  liymnograplic  :  «  0  genre  huma-in  !  releve  la  lele 
u  liumiliee;  voici  que  la  nuit  liorrilde  du  peche  n'esl  plus; 
«  une  lirillaiile  aureole,  qui  pare  I'Drient,  nous  aiinonce 
0  que  le  soleil  va  se  lever.  Le  ciel  epanche  sur  la  Icn'c 
<i  une  douce  rosoe;  la  lige  de  Jesse  se  developpe  et  va 
It  proiluire  une  cliarmante  lleur.  (1  pieuse  Vierge!  failes 
i<  mi'inrcc  rriiil  sauveur  que  Dieu  dans  sa  misericorde  pro- 
"  mil  autrefois  au  monde  diiclui.  Telle  qu'une  rose,  celle 
u  Vierge  est  enclose  d'epines  dnut  elle  emousse  lespiqnanls 
«  aiguillous :  la  grace  ipii  accompagne  sa  naissancc  adoucil 
«  ramerliime  du  rameau  qui  I'a  produil.  » 

Parmi  les  calliedrales  placees  sous  I'iiivocation  de  Marie, 
el  le  nomln-e  en  est  grand  en  France,  deux  soul  mises  sous 
le  vocable  de  lo  Nativiie;  ce  sont  celles  d'Auch  et  dc 
Chartres.  En  outre,  nous  y  complons  deux  fameiix  pcleri- 
nagesqui  sont  Notre- Dame  de  Llesse  en  Pieardie  el  Notre- 
Dame  de  Monlserrat  en  Espagnc. 

De  mcmc  ipie  le  Fils  de  Dieii  recut  le  nom  dc  Jesu.s  on 
Sauveur,  litiil  jours  apres  sa  naissance,  et  que  Ton  celchre 
cettc  imposition  du  nom  le  jour  de  la  Circoncision,  de 
meme  aussi  I'oclavc  de  la  nalivile  de  la  sainle  Viersje  a 
un  de  ses  jours  cOnsacre  :\  honorcrd'uu  culle  special  le 
nom  de  Marie.  Ce  nom  fut  cnvironne  jadisd'une  si  grande 
vcneralion,  qu'il  elail  defendu  de  rim|)oser  a  qui  que  ce 
fill,  meme  a  des  personnesi.ssuesde  sang  royal.  Alplionsc  VI, 
roi  de  Caslille,  devant  cpouser  une  femme  de  race  maure, 
nc  voulut  point  perniellre  qu'au  liaplemequ'elle  allait  re- 
ccvoir,  oil  lui  imposal  le  nom  de  Marie,  malsre  rardciil 
desir  de  celle  fiancee.  On  lit  dans  les  acles  de  manage  de 
LaJislas,  roi  de  I'ologne,  (pii  epnusa  Marie-Louise  de  Ne- 
ver.?, une  disposition  scion  la(piclle  la  nouvelle  reiiie  de- 
vail  quiller  le  nom  de  JJaric,  et  ne  plus  porter  desormais 
que  celui  de  Louise.  A  son  exemple,  Casimir  I.  roi  de  Po- 
logne,  oWigea  son  epouse,  Marie  de  liiissie,  d'ahandonner 
ce  priinom,  ct,  des  ce  moment,  la  coutume  .s'elaldit  dans 
celle  conlrce  si  catliolique  de  ne  jamais  imposer  a  personne 
le  nom  dc  Marie,  pas  plus  qu'on  n'impoise  jamais  a  qui  que 
ce  soil  le  nom  de  Jesus-t'lirist.  Aiijourd'hui,  comme  on 
sail,  de  pareilles  prescriptions  ne  sont  plus  en  vigueur. 
Toiilefois  ce  nom,  pour  quieom|ue  le  porte,  n'esl-il  pas  une 
eloquenle  predicniion?  Marie  ii'csl  la  reine  des  saints  qiir 


parce  iprdle  a  reuni  dans  sa  personne  toules  le.s  verlus 
qui  font  les  saints,  ct  principalement  la  plus  feconde  el  la 
plus  meritoirc,  c'est-a-dire,  I'humilile. 

C'esl  en  Espagnc  que  fut,  pour  la  premiere  Ibis,  elalilic 
en  1515  la  fele  du  nom  de  Marie.  Elle  se  repandit  ensuite 
dansplusieurs  aulrespays.  Enfin,  Innocent  M,  parson  de- 
crel  de  1685,  etendit  la  fele  ,i  lout  runivers,  el  la  fixji  an  J 
dimandie  dans  I'oclave  de  la  Nalivile.  Ce  poiilife  voulnl  1 
consacrer  un  grand  souvenir  par  le  moyen  de  celle  insliln- 
lion.  (In  sail  que  les  Turcs,  ,i  celle  epoque,  avaienl  forme 
le  dessein  de  .s'emparer  de  la  ville  de  Vicnne,  capitale  dc 
rAulriclie.  Ms  la lenaienlassiegee  depuis  longlcmps,lorsqiic 
les  armees  viclorieusesdeselircliens,  (|ui  s'elaieni  mis  sous 
la  protection  de  Marie,  fircnl  lever  le  siege,  el,  depuis  re 
moment,  la  puissance  musulmane  a  loujours  marcliii  vers 
son  declin.  I'ourquoi  le  nom  de  la  mere  du  (Hirist  ne  mcri- 
lerail-il  pas  nos  lionimages.  et  poiirquoi  ce  nom  si  pur  el 
si  maternd  ne  serait-il  pas  invoque  avec  succes  dans  nos 
liesoins?N'esl-elle  pas  loujours  dans  le  ciel,  la  mere  de 
Dieu,  el  I'Eglise  ne  ra|ipelle-t-dle  pas  le  serimis  des  clirr- 
lii'tis,  la  Vii'rge  fiuissanli\la  rimsnlahicr  (hs  af/ligrs? 

Ii'EXAIiTATIOIlT  SK  I.A  SAINTE  CaOIX. 


Le  Lois  Siicre  sur  lei|uel  I'llomme-Dicu  suliil  la  morl 
avail  etc  deeonvert  par  la  |deuse  imperalrice  mere  du  grand 
Con^tantin.  Jerusalem  conservail  avec  honneur  celle  insigne 
reliiiue.  Une  afl'rense  revolution  devail  la  lui  ravir,  el  voici 
ce  qu'cn  rapi'orle  rhisloire. 

L'empereiir  Maurice  ct  ses  enfanls  furcnl  iiidigiiemenl 
assassines  par  Pliocas,  qui  usurpa  le  Irone  imperial  el  par- 
viiil  a  se  fairc  reconuailre  par  le  pape.  Chosroiis,  roi  des 
Perses,  qui  avail  fail  alliance  avec  Pinforlunc  Maurice,  de- 
clara  la  guerre  li  I'usurpalcnr,  en  juranl  de  vengersa  morl 
el  le  massacre  de  .sa  famille.  Ceci  se  passait  en  002,  II 
rcussit  dans  son  cntreprisc,  el  Phoras  cxpia,  jiar  uiic  juste 
mort,  les  crimes  dont  il  selail  souille.  Les  usurpations  soul 
raremeni  Iicnreuses  i  ecus  qui  les  commettenl.  surtoul 
(piaiid  le  massacre  des  princes  legilinies  en  a  fait  la  rciis- 
sile.  Cliosroes,  glorieux  de  son  Iriomplic,  ne  s'arn'la  pas 
dans  le  cours  de  ses  vicloires,  el  an  lien  de  cesser  la  guerre, 
apres  avoir  delrone  el  immole  Pliocas,  il  poursuivit  le  cours 
de  ses  conqueles.  Ileradius,  successeur  de  ce  dernier,  fit 
avouer  au  vainqucur  que  respritd'agrandissemenl,  aulani 
que  celui  de  vengeance,  lui  avail  mis  les  arnies  ;i  la  main. 
Ainsi  done,  en  (iOf,  Cliosroes  s'cnipara  de  Jerusalem,  y 
mil  le  feu,  reduisil  en  esclavage  le  palrLirclie  Zacliarie  et 
nil  grand  nomlire  dc  ctiretiens,  et  les  veiidit  aux  llehreux. 
Le  plus  magnilique  Irophee  de  sa  vicloire  fill  la  croix  de 
Notrc-Scignenr.  II  s'empara  de  ce  precienx  Lois,  qu'il  con- 
siderail  cominc  le  plus  riche  olijel  de  son  liulin,  et  le  porta 
11  Crcsplionle,  ville  de  ses  Flats  siluee  sur  le  lleuve  du  Tigre. 

Croirail-on  que  la  rdique  ne  fut  pas  meme  exiraile,  par 
respect,  dc  la  di.isse  dans  laipidle  llelene  I'avail  mise,  et 
ipie  ces  infiddes  mauifeslerenl  la  plus  grande  veneration 
pour  ce  hois  sacre?  Dieu  voulut  opercr  plusieurs  miracles 
par  celle  auguste  rdique,  et  un  grand  nomlire  d'infiddes 
per.sans  embrasserenl  la  religion  direlienne. 

Cliosroes  ne  s'arretail  point  dans  sa  marclie  triompliale. 
II  pendra  dans  le  cffiur  dc  IVnipirc,  el  de  Li,  passant  en 
Afiique,  il  menacail  les  po.ssessions  des  Ilomains  dans  ce 
pays;  Ileradius  se  vil  (nliii  force  a  dcmauder  la  pnix,  et 


I(U  MO  IS. 


323 


Chosroi>s  lie  vnuliil  y  .'n'ceilir  i|ii'a  lomlilioii  ile  icniplacei' 
il.iiis  toiiL  renipirc  d'Oriciil  la  rrliijion  Llii-rliuniic  par  I'iJo- 
liilrie  persaiio.  Uiio  saiiilc  iiidignalioii  s'ompare  aluis  dUc- 
racliiis  ut  de  sou  ainiiic  rijjiiilo  a  iiii  pelil  noinlirc  ilc  coin- 
liollaiils.  Iiivoiiuaiil  le  uom  du  vrai  Itii'U,  il  fait  placer  scs 
liloiulards  manpn's  ilcs  sigiies  du  salut  a  la  IcHc  dc  Sfs  ba- 
lailloiis,  el,  niarchanl  avcc  confiance  coiitre  Ic  vaihi|U('iir, 
il  le  di'fait  conipli'lemcnl,  d  reprcnd  sur  (.lliosnii's  iiiie  ^i- 
jjoiirciisc  offL'iisivc.  Cc  dernier,  iiialade  eii  ce  iiioriieiil 
d'une  giave  dysseiiterie,  el  craigiianl  d'etre  fait  prisoiuiicr 
oil  iiieme  tiie  par  lleradius,  associa  ii  son  autoritc  royale 
sDii  plus  jeiinc  lils  Madarses,  Ce  que  le  roi  des  I'erscs  rc- 
gardail  comme  un  moyen  de  salut,  dcviut  au  conlraire  la 
cause  de  sa  ruine.  Siroes,  le  lils  aine,  se  voyaiit  frustre 
d'uii  honncur  iiu'il  anibitionnait  juslemcnl,  fondil  sur  son 
pero,  reteiiu  alors  a  Scli'ucie,  le  jeta  dans  uiie  etroite  pri- 
son, etmassacra,  en  presence  nH'iiieileicinallieiircux  pcre, 
son  propre  frure  Madarses.  La  vittoire  d'Ucraclius  date  de 
I'an  6-27,  ct  la  inort  de  (^liosroes  cut  lieu  en  028. 

Siroes,  paisilde  posscsseur  du  trone  de  Perse,  lie  se  vit 
pas  assez  fort  pour  continuer  la  guerre,  et  se  deterniiua  a 
entrer  eii  conipusition  aveo  lleraclius.  II  fut  d'aliurd  sti- 
pule (pie  la  ch.lsse  tonleiiaiit  la  vraie  croi.K  serait  reiiduo, 
ct  que  le  patriarclie  Zacliarie,  aiusi  que  les  nomlireux  elirc- 
lieiis  rcduits  en  csclavage,  renlrerait  dans  la  ville  do 
Jerusalem.  Tout  s'aceomplit  lidelcineiit  scion  le  traile.  Za- 
cliarie reporlaen  Iriomplic  la  vcritaljlecroix  a  Jerusalem. lle- 
raclius fit  son  entree  solcnnelle  a  Constantinople  au  milieu 
des  acclamations  du  people.  On  y  dislrlliua  de  nomlireuses 
luedailles  destinees  ,i  immorlaliser  le  souvenir  de  la  recu- 
peration du  bois  sncre.  On  y  voit  d'un  cote  lleraclius  cnu- 
ronne  de  landers,  el  de  I'aulre  la  reddilioii  de  la  croix  par 
lesinfideles  Olempercur  partit  cpiclque  lemjis  ajires  pour 
Jerusalem,  dans  le  dessein  de  placer  lui-nienie  la  saiiite  le- 
lique  dans  I'eglise  du  Calvaire.  II  y  a  iei  un  curieux  trait 
bistori(|ue  dont  le  recit  lie  doit  pas  eirc  oinis. 

Au  moment  on  lleraclius  se  disposait  a  transferer  do  ses 
propres  mains  le  liois  sacre,  il  se  senlil  dans  I'impuissaiiee 
d'avancer  un  soul  pas.  Kffraye,  il  en  demaiida  la  cause  au 
patriarclie.  Celui-ci  liii  repoiidil  :  «  Seigneur,  voiis  voila 
'I  convert  d'or,  les  pierres  precieuses  reliiiseiil  sur  voire 
u  ridie  costume.  Ce  n'est  point  aiiisi  i|ue  vous  pouvez  inii- 
"  ter  la  paiivrete  et  riiiimilile  de  Jesus-Cbrisl,  quijadis 
«  )porta  lui-meme  sur  .ses  epaules  le  bois  de  cctle  croix.  » 
.\u>siiot  lleraclius  defail  sa  cliaussure,  so  depouillc  de  la 
pourpre  el  prcnd  un  babit  plebeien.  En  eel  elat,  rieii  lie 
suspend  sa  marclie,  et  il  s'avance  vers  le  Calvaire,  on  il  de- 
pose I'auguste  fardeau  dans  rendroil  nieme  oii  Chosroiis 
I'avail  precedemmcnt  eiileve. 

De  nOHveailx  troubles  devaiciil  iieaiiinoins  encore  exiler 
du  sanctiiaire  jerosolymilaiii  riiisigue  tropliee  de  la  lie- 
demption.  Les  siiccesseurs  de  Maliomet  ravireiil  a  I'empire 
roinain  la  Syrie,  la  I'alesliiie  et  I'ligypte.  Jerusalem  fut  or- 
ciipee  par  les  nuisulmans,  (|iii  ne  devaieiit  la  rendre  iiio- 
mentanement  qu'a  la  valour  des  cruises,  quatre  cent 
soixante-liuis  ans  apres  celle  epoqiie.  lleraclius,  (|uoiqiie 
partisan  de  la  socle  des  monolbeliles,  avail  eii  soiii  di;  soils- 
iraire  la  reliquc  aiix  seelaleurs  de  .Mabomet,  i|ualre  aiis 
avant  leur  invasion  des  lieux  saints,  el  I'avail  transferee  a 
Coiisiaiiliiiople.  La  basilique  de  Saiule-Sopbie  en  etail  de- 
posilaire,  cl  on  I'expo.sail  li  la  veneraliuu  piiblique  pniid.int 
les  troisderiiiersjiMiisde  la  .•-euiaiue  s.iiiile,  Lejeudi  saint, 
elle  elan  .idoiee  par  l'ciii|iereur,  le  senal,  la  inagistraluie 


I't  les  laiqiics.  Le  veiidredi  saint,  c'elail  le  lour  de  I'inipe- 
ralriee,  des  veuves  el  des  autres  femmes.  Euliii  le  samedi 
saiiil,  reveijue,  les  pretres  el  tons  les  membres  du  clerge 
inferieur  venaieiit  adorer  la  saiiite  croix. 

ElablLssons  niaintenaiit  I'origiue  de  la  fete  de  I'lixaltaliou 
de  la  croix.  II  est  certain  que  cello  solcnnile  cxislait  lung- 
temps  avant  le  regno  de  reinpcreur  lleraclius.  Elle  elait 
alors  joiiile  a  celle  Je  I'lnvenlion,  qui  se  fait  le  3  niai. 
Soixantc  ans  apres  la  recuperation  (lu'eii  fit  Icnqicreur  lle- 
raclius, le  pape  Sergius,  par  une  inspiration  divine,  or- 
doniia  que  Ton  ouvrit  une  clilsse  placee  dans  la  sacrislie  de 
la  basiliipie  de  Saint-Pierre.  On  y  trouva  une  croix  d'argent 
enricbie  de  pierreries,  el  dans  laqiielle  elait  incrustee  une 
considerable  parcelle  du  bois  sacre.  La  croix  elait  onice 
d'un  ebrist  en  relief.  Lc  pontifc  ordouna  que,  tons  les  ans, 
celle  croix  fiilexposee,  le  14  septeinbre.  Usuard,  dans  son 
Marlyrologe,  iiuil,  pour  la  solennile  de  ce  jour,  I'evene- 
menl  de  la  recuperation  de  la  croix  par  lleraclius  avec  celui 
que  nous  venous  de  raconler.  Mais  un  motif  lout  special 
pour  les  Fraucaisenlre  dans  I'objel  que  I'Eglisese  propose 
)iar  rinslilution  de  celle  fete.  Saint  Louis,  en  I2VI,  recut 
de  Baudouin,  empereur  de  Coiistaulinople,  iiiie  jjorlion  de 
la  vraie  croix,  iiiii  elait  reslee  en  olage  dans  la  Syrie  enire 
les  mains  des  templiers.  A  eel  envoi  elaienl  joints  |dusieurs 
objets  digues  de  la  plus  gramle  veneration,  Icls  que  diffe- 
rcnts  iiislrumenls  de  la  passion  de  Solre- Seigneur.  Le 
]ueux  roi  voulul  porter  lui-meme,  picds  iius,  el  depouille 
de  lollies  les  manpies  de  sa  dignite,  ces  insignes  rcliques, 
qu'il  deposa  dans  le  magnili(|ue  edilice  conslruil,  par  ses 
ordres,  pros  de  son  palais.  C'esl  ce  que  nous  appclons  la 
saiiite  Cliapelle,  restauree  en  ce  niomenl  avec  le  plus  grand 
soin,  el  qui  bienlot  brillera  dans  la  capilale  au  milieu  de> 
plus  beaux  moiiunieiits  dont  elle  Csl  decoree. 

Voila  les  imporlanls  cveMeinenls  ipic  I  liglise  celebre  par 
raiiiiiversaire  du  14  seplcmbre,  coiiuii  sous  le  iioin  il  I'Aiil- 
lalion  de  la  sainle  croix  Des  fails  de  celle  ualiire  ne  nie- 
iitenl-ils  pas  les  lioniieurs  d'liiie  solennile  cbrelienne, 
puisipi'ils  nous  rappellent  le  Irioiiipbe  civilisaleiir  de  la 
croix  el  la  regeuuralion  morale  du  iiionde'? 

SAINT   MICHEI.  ET  I.ES  SAINTS   AISGES. 

II  esl  de  cerlilinle  bislorique  iju'aiix  premiers  sieeles  de 
I'Eglise,  on  rendail  aux  esprils  celestes  conniis  sous  le  iioin 
danges  un  culle  general.  Les  percs  el  docleurs.  Ids  i|ue 
saint  llilaire  el  saint. \mbroi.se,  cxhorlaient  leslidiilcsa  iii- 
voipier  les  angcs  comme  des  prolccteurs.  11  n'y  avaiLpour- 
laiit  aueune  fele  delermiiiee  )iour  les  honorer.  Nous  vcr- 
rons  a  quelle  occasion  une  soleiijiile  a  lile  iiwtiluee;  nia:s 
d'abord  nous  devons  recueillLr  ce  que  les  livres  saiiils  nous 
appienneiil  sur  ce  point. 

Saint  Jean  I'Evangelisle,  dans  la  celebre  vision  i[u'il  eul 
eii  I'ile  de  I'albmos,  el  dont  le  recit  forme  le  dernier  livie 
du  N'ouvcau  Testamenl,  nomine  I'Apocalypse,  nous  dil 
qu'il  apereul  au'our  du  Iruiie  de  I'Agneau  plusieurs  mil- 
lions de  ces  esprils  ipii  cbaiilaienl  a  L'ciivi  ses  louanges. 
L'Eerilure  sainle  nous  fail  connaitiv  U's  iioius  de  Irois  de 
ces  esju-ils  liienbeureux  ;  ce  soul  ;  Mieliel,  Cubriel  cl  11a- 
pbai'l.  Sous  le  ponlilleat  ,le  Clement  VII,  en  132",  ariiva  a 
Home  un  pretre  noinine  Antonio  del  Duca.  II  professait  pour 
b'S  auges  une  devotion  parliciiliere,  et  apportait  .ivcc  lui 
sept  images  qui  repre.seulaienl  aulant  de  ces  esprils  bieii- 
lieiireux,  sous  les  noms  de  .Michel,  Cabriel,  tiapliai;',  Uriel, 


'>-'  LliS  S 

S.iuUiel,  Jikhiel  el  Diiracliicl.  II  avait  coijie  ces  peiiilurcsdo 
celles  (|iie  Ton  voit  dans  line  eyiise  de  la  ville  de  Palerme, 
en  Sicilc.  Anlonin  obliiil  la  jicnnission  do  placer  ces  lniot;os 
dans  Ics  Ihcrnies  dils  de  Diocletien  ;  puis  Jules  111  Tantorisa 
.i  les  appcndre  aux  colonncs  des  memes  Ihermes,  en  iuscri- 
vanl  les  nonis  de  ces  angcs  sons  cliacunc  de  leurs  images. 
Les  Ihcimesdc  Diocletien  deviiirent  une  eglise  qui  ful  con- 
>acree  sous  le  nom  de  Sainle-Mai-ie  des  Anges.  Mais,  en 
1559,  Tie  IV  no  voulul  point  reconnaitro  les  qnalre  der- 
nieis  anges  dnnt  Antonio  avail  iiiangure  les  noms  dans  la 
nouvellc  eglise.  II  fit  ilisparaiire  les  tableaux  et  effacer  des 
colonncs  les  appellations  de  liricl,  Saulliel,  Judaiil  et  Bara- 
cliiel.  En  cela,  I'ic  IV  se  eonformait  a  la  decision  d'un  de 
SOS  predecesseurs,  le  pape  Zacliai-io,  qui,  en  748,  avail  de- 
fendu  de  nommer  les  anges  d'aulres  nunis  que  ceux  qui  sc 
lisenl  dans  les  livrcs  saints,  esliinant  que  les  autres  noms 
u'elaient  (|U0  reffet  d'une  value  superstition.  On  invoquait 
en  el'fet,  an  luiitieme  siccle,  les  anges  Oriliel,  Itaguliel,  et 
Toljiliel  dans  les  litanies,  et  le  pape  dont  nous  venous  de 
parler  voulut  qu'on  sc  bornat  aux  trois  noms  C(muus  de 
-Michel,  Gabriel  et  Rapbacl. 

Pouniiioi  cherclier  a  douner  des  noms  aux  iiinombrables 
esprits  de  la  milice  celesle?  Si  I'Eglise  n'arrclait  point  le 
ciiursdeces  pieuscs  inventions,  bicniot  les  imaginations 
.irdentes  anraient  fabrique  une  nonicnclature  prodigieusc, 
dans  laipielle  la  verilable  piete  u"aurait  absolumeut'rien  a 
gaguer.  D'aillcurs  les  trois  noms  (pic  nous  conuaLssons  dii- 
signent  moins  ces  anges  eux-niiimes  que  les  faits  qui  leur 
sontattribues  par  les  saintes  Ecriturcs.  Michaijl  signifie  : 
Qui  est  scmblable  a  Dieu,  parce  quil  a  terrasse  Lucifer, 
qui  voiil.ait  s'egaler  a  son  Creatcur.  (iabrici  s'iiiterprete  : 
la  Fotce  de  Dieu,  parce  (|u'il  a  annouce  la  venue  sur  la 
lerre  dii  Verbc  etcrnci,  qui  s'apiiellc  le  Dieu  fori.  Ilajihael 
a  la  significalion  de  :  Uemede  de  Dieu,  parce  qu'il  indiqua 
an  jeune  Tobic  le  fiel  du  poisson  qui  devait  guerir  son  pere 
lie  la  cecile. 

A  quelle  epoque  s'inlroduisit  le  culte  festival  de  cbacun 
de  ces  trois  augos?  Voici  ce  que  les  mouumenis  bistoriqucs 
nous  appreunent  sur  la  fete  de  saint  Michel.  Un  auteur, 
Ires-connu  sous  Ic  nom  de  Metaphrasle,  dit  ijuc  rarcliangc 
saint  Miidiel  apparut  environne  de  lumiere  dans  la  ville  de 
Dulosses  en  rhrygie.  Tour  en  perjjetuer  le  souvenir,  on  y 
construisit  un  temple  magnifique  sous  I'iuvocatiou  de  cet 
ange  vainqueur  de  Lucifer.  Une  fete  fut  aussitot  etablie 
dans  tout  I'Orieiit  .i  celte  occasion;  et  Conslantin  le  Grand 
voulul  eriger  a  sou  lour  une  eglise  en  I'honneur  de  eel  ar- 
ihauge,  sur  les  Lords  du  Poul-Euxin,  en  menioirc  d'une 
apparition  analogue  a  cclle  dc  Colosses.  Une  .seconde  appa- 
rition aussi  famcuse  out  lieu  an  I'lout-Gargau,  en  Sicile,  et 
colic  monlagne  prit  desormais  le  nom  de  Jlont-Sainl-Ange. 
Golle  manifestation  est  placec  en  I'an  ^■2o  dans  les  Annales 
de  Baronius.  La  devolion  a  saint  Micbol  s'elendita  Home 
etdaiis  lout  rOccident.Le  pape  lioiiil'ace  IV  fit  biilir,  eiiGKI, 
une  noiivello  eglise  en  I'liouneur  de  .saint  Michel  sur  le 
mole  on  tomhcju  d'Adrien,  que  Ton  nomme  aujoiird'hui 
Ic  clialean  Sainl-Ango.  La  dedicace  de  ce  temple  out  lien  le 
•20  de  septcmbrc.  Ceci  oxplbpie  pourquoi  I'Eglise  univer- 
sellc  a  adnple  ce  jour  pour  boiiorcr  par  une  solenuile  col- 
b'clivo  Ions  Ics  saints  anges. 

Nous  ne  devons  pas  ometlrc  uuo  ap|iarilion  dc  saint  Mi- 
chel <pii  out  lieu,  selon  Sigoborl,  on  I'rance,  dans  I'annee 
TO').  1,0  lien  privilegiii  de  colic  manifcslalion  ful  un  rochcr 
noiiime  la   Toinhe,  on   I'cril-de-la-Mer,  sur  les  coles  de 


AINTS 

I  Norniandie,  an  diocese  d'Avranclios.  Aulbert,  ovei|ue  de 
ccttc  derniere  ville,  en  fut  gratifie,  et  saint  Michel  lui  de- 
clara  i|u'il  voulait  avoir  sur  ce  roc  Isold  un  culte  scmblable 
a  celui  qu'on  lui  rendait  sur  le  Monl-Gargan.  Exact  a  suivre 
les  ordres  de  cct  esprit  angelique,  Teveque  erigea  sur  la 
montagne  de  la  Tombc  une  eglise  sous  le  vocable  de  Snint- 
.Micliel,  dont  cc  roc  escarpe  prit  bienlot  le  nom.  II  y  elablit 
des  chanoincs  a  la  place  des  crmites  qui  s'y  ctaienl  aupa- 
ravant  lixes ;  mais  Richard,  due  do  Xormandic,  Ics  rom- 
placa  |iar  dos  moincsde  Saint-llenoit.  U  est  inutile  dc  dire 
que  le  monastere  a  cessc  d'osistor;  mais  il  ne  le  sera  pas 
do  rappoler  ([uc  le  Monl-Saiut-Michel,  devcnu  une  affreuse 
pri.S'jn  dans  ces  dernicrs  temps,  semble  avoir  voulu  re- 
conquerir  son  ancieu  nom  de  montagne  de  la  Tombc. . 
I'our  combicn  dc  malhourcux  dclemis  celte  horrible  prison 
n'a-t-ollc  point  dtd,  on  realitd,  la  tombc!  L'egliso,  quoique 
degradoe  en  partie,  est  ncanmoins  loujours  dcbout,  el  le 
monl  s'appolle  loujours  Sainl-Michol.  Mais  .sos  voiiles,  an 
lieu  dc  chants  dcjoiedont  olios  furent  jadis  I'cclio,  u'on- 
Icndcnt  plus  que  Ics  cris  dc  descspoir,  et  ne  reproduisent 
quo  le  bruit  aigre  des  verrous  et  des  triples  serrures.  On 
dit  ueamnoius  que  cc  lieu  jadis  revere  sera  prochainement 
rendu  a  .sos  pompes  religieuses.  Pen  de  pcrsonnes  savonl 
qu'on  consideration  de  I'autique  respect  des  pouples  pour 
cc  pelerinago  autrefois  si  renommd,  le  roi  Louis  XI  insti- 
lua,  en  14(59,  I'ordre  des  chevaliers  de  Sainl-Micbcl,  qui 
fut  la  jdus  honorable  des  dislinctions  jnsqn'a  I'etablisse- 
monl  de  I'ordre  du  Sainl-Esprit  par  le  roi  Henri  III. 

.\  la  solennite  dc  Saint-Michel,  I  Eglise  a  rcuuil'hommage 
qu'olle  rend  a  tons  Ics  augos.  Ncanmoins  en  Espagne  on 
cclcbro,  le  18  mars,  la  fete  dc  saint  Gabriel,  et,  au  24  oc- 
lobro,  cclle  de  saint  llaphaijl.  Pour  celte  derniere,  il  n'y  a 
pas  copendant  uniformite,  car  en  certains  lieus  de  la  nieme 
conlreo,  ellese  faille?  mai.  et  en  d'autrcs  le20novembre. 

Le  grand  pape  si  comui  et  si  rdverd  sous  le  nom  de  saint 
Grcgoiro  le  Grand  s'exprimo  aiiisi  qu'il  suit  au  sujet  dos  au- 
gos ;  <i  Nous  savons  par  les  saintos  Ecritnres  qu'il  y  a  neuf 
«  ordres  d'angcs,  savoir  ;  les  Angcs,  les  Archanges,  Ics  Ver- 
«  tns,  Ics  Puissances,  los  Principautes.  Ics  Dominations,  les 
«  Thrones,  Icstiherubins  et  les  Seraphins.  Prcsque  loules 
■I  les  pages  sacreesatlcstenl  qu'il  y  a  des  Anges  et  des  Ar- 
n  changes.  Les  livres  dos prophetesparlentsouvent,  commc 
II  on  sail,  des  Cherubins  ct  des  Seraphins.  Saint  Paul  aux 
II  Ephesiens  duumere  quaire  sortes  d'hierarchies  angeli- 
■(  ques  lorsqu'il  dit :  Au-dossus  de  toule  Principauld.  do 
u  Puissance,  de  Verlu  ct  Domination.  Le  memo,  dcrivanl 
II  aux  Golossiens,  dit :  Solent  les  Thrones,  soient  Ics  Donii- 
II  nations,  .soient  les  Principautes,  suionl  los  Puissances. 
<(  Ainsi  lorsqn'a  cos  quairo  ordres  on  joint  les  Thrones,  on 
II  en  Irouvc  cinq.  Eiifin,  quand  aux  Angesol  aux  Archanges 
«  on  unit  los  Glierubins  ct  les  Seraphins,  on  trouve  cor- 
»  laiiioment  neuf  ordres  on  cliocurs  d'Auges.  » 

Le  nom  gdncrique  d'anges  osl  donne  a  tons  les  esprits 
crocs  qui  jouissiuit  de  la  vne  do  Dieu ;  mais  ce  nom  marque 
iiioiiis  leur  nature  que  la  function  qui  leur  osl  attribuee. 
lis  soul  les  mossagcrs  de  Dieu,  sos  lidrauls,  ses  envoyes  ; 
c'ost  CO  qu'oxpriine  Ic  Icrme  d'angcs.  Mais  ils  rcmplissout 
.11  prcs  des  hoinmes,  ]iar  onlre  du  Soiguciir,  une  mission 
qui  doit  nous  dire  bicn  prdcieuso.  Cliaqne  mnrlel  a  aupres 
dc  lui  son  ange  gardicn  qui  le  protege  contrc  les  dangers 
de  I'ame  et  du  corps,  (|ui  Ini  inspire  le  ddsir  dc  bicn  faire, 
(|ui  portc  lui-mdmc  aux  pieJs  dc  rElcrncl  les  vreux  ot  les 
siipplicalioiis  de  celui  qu'il  est  charge  de  prolcger.  Co  n'cst 


DU  MOIS. 


3-23 


pniiil,  conime  on  le  poiise  i|iielciiie('ois  d.ins  un  monde 
ignorant  ct  parlant  fori  pri'somplueux  ;  cc  n'esi  pas,  disons- 
iious,  unc  opinion  (|ue  la  conDancc  en  line  providiMicc  pa- 
Icrnelle  a  insjjiree  a  f|nelf|ups  imnjinalions  poeliiincs  ; 
I'Kglisc  a  lonjours  cru  que  cliai|ne  niorlfl  avail  conslam- 
Dicnl  anprcs  lie  Itii  son  ani^e  prolecleur.  Saint  I'aul  s'ox- 
prinic  ainsi  qn'il  snil  dans  son  epilre  ans  Ilebrenx  :  «  Tons 
u  les  esprils  celestes  sonl  les  niinislres  de  Dieu,  et  il  les 
»  ciivole  pour  nous  aider  a  recueillir  1  lierilage  Ju  saint, 
u  pour  nous  defendre  cunlre  celui  qui  a  ele  homicide  des 
"  le  coniniencenieiil,  el  (jui  lourjic  sans  cesse  aiUour  de 
i(  nous  eonnne  un  lion  pour  nous  devorcr.  »  Tons  les  Peres 
dc  I'Eglise  parlent  du  niinislere  des  anges  aupres  des 
liomnies.  Laissons  parler  le  grand  Dossuel,  que  l"on  n'nc- 
cusera  pas  de  pclitesse  d'espril ,  ni  de  siiperslilieuses 
croyances.  a  iNous  voyons  avant  louleschoses  dansce  livre 
«  divin  (I'Apocalypso  I  le  niinislere  des  anges.  On  les  voit 
"  aller  sans  cesse  du  cirl  ,i  la  Icrre  ct  de  la  terre  au  ciel. 
<i  lis  portent,  ils  iuterpretent,  ils  executent  les  ordres  de 
«  Uieu,  el  les  ordres  pour  le  saint,  comnie  les  ordres  pour 
"  le  clialimenl...Tous  lesanciensontcru,  des  les  premiers 
"  siecles,  que  les  anges  s'enlremettaient  dans  toules  les 
"  actions  de  I'Eglise;  ils  out  reconnu  un  ange  qui  iiilcr- 
u  veiiail  ilans  lolilalion,  et  la  porlail  sur  I'aulel  sublime 
«  du  ciel ,  un  ange  i(u'on  ajipelait  ['.liiyc  de  I'Oraisoii,  qui 
!■  preseulait  a  Dieu  les  vicux  des  lideles...  (Jnand  je  vois 
"  dans  les  I'roplietcs  et  I'Apocalypse,  et  dans  I'Evangile 
■I  menip,  eel  ange  des  Pcrses,  eel  ange  des  Grecs,  eel  ange 
«  des  Jnifs,  lange  des  pelils  enfants  i|ui  en  prend  la  de- 
>'  tense  dcvaiit  Dieu  conire  ceux  (pii  les  scandalisenl,  I'ange 


«  descaux,  Tangedu  I'en,  ct  ainsi  des  autres;  elquandje 
u  vois  parmi  tons  ces  anges  celui  qui  met  sur  I'aulel  le 
"  celeste  encens  des  prieres,  je  connais  dans  ces  paroles 
o  une  espece  de  mediation  des  saints  anges,  je  vois  meme 
(I  le  fondemenl  qui  a  pu  donner  occasion  aux  paieus  de 
"  dislriljuer  leurs  diviniliis  dans  les  elements  et  dans  les 
ic  royaunics  pour  y  presider  :  car  toute  crrcur  est  fondee 
11  sur  qnelque  verite  dont  on  abuse. » 

Alio  d'honorer  plus  inlimenientces  esprils  bienveillanis 
cpii  nous  acconqiagneni,  nous  prolegenl,  I'Eglise  a  voulu 
iusliluer  une  I'l'le  loule  speciale,  qui  est  Dxiie  au  deuxieme 
jour  d'oclobre.  sous  le  noni  de  h'ele  des  saints  anges  gar- 
diens.  Elle  ne  remoule  pas  au  dela  du  seizienic  siecle.  C'est 
le  pape  Clement  X  qui  I'a  placee  irrevocablemenl  au  jour 
siisdil,  ellui  d  assigne  le  rang  litiirgique  ipfelle  occupe. 

Que  n'aurions-nous  pas  a  dire  sur  le  niinislere  des  anges 
dans  unc  inliiiile  de  trails  (|ue  nous  rouruissenl  I'Ancien  et 
W  Nouveau  Testament !  On  les  voit  constammenl  iutervenir 
comme  messagers  du  Tres-Uaut  dans  une  foule  de  circon- 
stances.  11  n'esl  point  de  verite  revclee  qui  soil  plus  solide- 
mcnt  fondee  que  I'existence  et  I'inlervenlion  de  ces  esprils 
liienhenrcux.  Laissons  ii  la  faluile  des  incredules  le  trislc 
avantage  de  trailer  de  puerilites  fabulcusesce  que  les  plus 
■'i-aiids  liommes  de  lous  les  siecles  et  de  tons  les  pays  ont 
unaniinement  reconnu  sur  la  foi  des  livres  saints,  Les 
oracles  i'liianes  des  bouches  iusensees,  ignoranles  el  de 
niauvaise  foi,  peuveiil,  lout  au  plus,  faire  sourire  dc  pitiii 
les  esprils  graves  et  serieux,  et  ceux-ci  ne  peuvenl  se  trouvcr 
que  dans  la  voie  droite  et  morale  de  la  religion  calbolique. 
Uii  ne  saurail  clre  pueril  avec  Bossuel,  Pascal  el  Feniilon.. 


COnSOLATIOH   CHRETIEHNE. 


Dans  les  graiiJes  Ciilamiles  ofl'rez  a  Uieu  vos  douleurs, 
retronipez  voire  anie  dans  la  pricre,  pensez  a  ranionr  du 
Clirisl  et  li  ce  qn'il  a  souflVrl  pour  nous,  le  calmc  rl  le  cou- 


rage renaitronl.  Dieu  n'abandonne  point  ceux  qui  prieul 
avec  nue  foi  sincere.  S'il  nous  eprouve,  c'est  pour  nous 
ramencr  a  lui.  II  clialie  ceux  ipi'il  aiine. 


326 


LKS  SAINTS  DU  MOIS. 


IVIOIS  DC   SEFTEmBKS. 


1.  LiuiiiU.  St  UitLEs,  abbe, 

Athenicndenaissance.iuort 
a  la  fin  d\\  V^sicclc. 

U  villi'  (le  Saiiii-Gilles,  rires 
Ninies,  duilsoii  orit;iiie  a  I'aU- 
l):iye  que  ce  saiiil  y  foiida. 
St  Leu  ou  Loup,  evequc  Je 
Sens,  mort  en  623. 

L'lie  iiaroisse  de  Paris  est  pla- 
ice sous  soil  invocalion. 
St  FiBsiiN,  troisii'iiie  eVL'<juc 
(1'Arriiens,  nioit  ;m  milieu 
du  4*-'  siccle. 

2.  M«rcli    St  ICTitN>E,  vtn  de 

Honiine,  nioit  en  1058. 
St  Jlst.  (jvequede  Lyon,  mort 

c-n  390. 
St  Astomn,  niarlyr,  bonore  a 

Pamicrs,  niorl  d>tns  le  3^ 

siccle. 

3.  Mercreili.  St  Si)iku>  Srv- 

iiTE  (t'l'sl-a-dire,  sur  la  co- 

lonne),  niurl  cii  59*2. 
STMANsuYonMANsnT,  [ireniltT 

t'veque  dc  Toul,  mort  un  5^' 

siei'Ie. 
StGoueghand,  evuquedc  Secz 

vers  I'an  571. 

4.  •leudi.  Sr  IMaiicel  et   Sr 

Vai.euien,  martyrs,  en  I'an 

i-y. 

St  M.vuj.n,  diacre,  mort  a  la  fin 

du  4^  sieclc. 
Ilo^l  falroiiilelavilleeldela 

pelile  rejHilili'iiie  de  Sainl-Ma- 

rni,  enIialie.CelKl.ll  a  une  t)ii- 

liulaliun  deliiiil  iiiille  4*iiiies. 
6te  Hosai.ie.  viergc  en  Sieile, 

raorle  eii  IIGO. 
Ste  Ide,  veuve,  niortc  au  9^- 

sieele. 
St  Amass, abbede  Lerins,  inort 

vers  I'an  700. 

5.Wen«lreili.  StLaiuem  Ju:>- 
TiMEN,  premier  patri.irche 
de  Venise,  inort  en  1455. 

St  Dertin,  abbe,  mort  en  709. 

St  Altos,  abbe  en  Alleniuj;ne, 
mort  au  8»-'  sieclc 

St  Assehic,  eveque  de  Sois- 
sons,  niurl  au  7"  sietle. 

6.  Kamcili.  St  PamuoudeNi- 

TiUE,  abbe,  diseiple  de  sajnl 

Anloinc.  mort  en  385. 
St  Eleutiiere,  abbe  ile  S:nn(- 

Mirc,  en  llalie,  mort  vers 

I'an  585. 
St  CnAGfiOALD,  evequc  dc  Laon 

{vulgairemeiiL  St  Ciianon), 

mort  en  553. 
Le  B.  HiiBKiiT  uii  ^IniABEi.i.o. 

evequc  Valenee,    murt    eu 

l'i'20. 

7»Diniaiiehe.  StCloi'd,  pre- 
Ire,  le  premier  du  .sati^  des 
rois  dc  Franec  qui  ait  reru 
la  qualiliculion  de  saint, 
uiorl  en  500. 

Ste  l\v.\yv.,  vicrge  marlyrc,  on 
liourgogne,  en  251. 

Sr  EuvtiiTi:,  eveque  d'Urleatis, 
murt  en  340. 

St  Ali'ix,  eveque  de  Cli.iluns- 
sur-Marne,  moil  ver.-.  iu 
milieu  du  5"^  sieelc. 

h»  laiiidi.  La  ^ATIVITE  HE  i.a 
S\inti;  ViriiC.E. 

Vo'i.  I'ai1u-lr-  sous  I'l'  lilri'. 
Sr  AitHiE.N,  martyr  a  Niconn!-- 
dic,  en  500. 


Sr  SiiHioMus,  martyr  a  Rome, 
dans  les  premiers  siecles. 

Lcs  Sts  EtisEitE,  Nestable,  Zl- 
Nos.^EsTon,  martyrs  a  G.tze. 
au  4"^'  siecle. 

9.  SlRrili.  St  Ujieii,  eveque  dc 

Terunanne,  moil  en  070. 
i.a  villede  Teroiiatnie,  aiijour- 
(riiuii'uiiiee,  eialll^capilalcde^ 
^Iuiiiis\iiays  il'Arlois). 

.St  Veras,  eveque  de  Vence, 
en  Provenec,  mort  vers  le 
milieu  du  5"^  siccle. 

Ste  Os.manse,  vierge  en  Bre- 
laanc,  morte  vers  le  7^  sie- 
cle. 

10.  ]llt*i*cre<li.  St  Nicolas 

iieTollstin,  criinted'llalie, 

mort  en  1508. 
Ste   Pui-ciiliRiE,    iniperatrice, 

morte  en  405. 
St  Nemesiln   et  scs  conip.i- 

gnons,niirtyrseuNunndie, 

au  5*  siecle. 
St  Salvi,    eveque  rl'Aibi,  en 

Languedoc,  murt  vers  I'aii 

5S3. 

1  1.  •fieudi.  St  Puute  et  St 
lIvAciMiiL,  marlyrs  en  257 
uu304. 

St  Paphnuce,  eveque  dans  la 
Tliebaide,  mort  verslo  mi- 
lieu du  4*^  siecle. 

St  P.xriENT,  eveque  de  Lyon, 
mort  en  480. 

St  Ooui>k,  eveque  ile  Toul, 
mort  au  7*^  siecle, 

1  3.  %'eii«lredi.  SrGui,  mui  [ 

CM  1U12. 
St  Alce,  eveijue  en  Irlande, 

mort  en  525. 
StSerdotou  Saceruus,  eveque 

de  Lyon,  mortau  milieu  du 

0'-"  siecle. 
St  iMacedokids,  marlvr  au  4*^ 

s.ccle. 

13.  Maiiicdi.  StKuloce,  pa- 
Uiarcbe d'Alexandrie,  mort 
en  (iOS. 

St  Amee,  eveque  de  Sion,  en 
Valais,  patrun  de  la  viilede 
Uouai,  niorl  en  090 

St  LiuoiKE,  cvLiiue  de  Tours, 
mort  en  571. 

Sr  Meurille, eveque  d"  A  n'r;ers, 
mort  en  1007. 

14:.  BSimaiichc  Exaltation 

DE  la   SAlSTE  GuoiX. 

Viiy.  I'ai  lit  leMia>  le  l.lie. 

Sr  !i1aier>e,  oveque  dc  Colo- 
gne el  lie  Treves,  mort  vers 
I  a  11  345. 

SiE  Catiieuineue  Genes, veuve, 
morte  en  lolO. 

Ste  NoTiibUROi:,  vicrge,  inorle 
en  1513. 

I  5.|jiiiidl.  StNicetas,  mar- 
tyr en  372. 

Sr  iNiuniEUE,  martyr,  pretrede 
n.jme  en  OD. 

Sr  Je\s  le  iNain,  anaclioiite 
d  Kgvple,  niurl  vers  leeoiu- 
nienccmenl  du  o"-'  siecle. 

f'T  AiiiAiiT,  abbe  de  Juinieges, 
mort  en  U87. 

IG.  Mardi.  SrGvrujs,  eve- 
que de  Girlb'ge  el  niailyr 
CM  250. 


C'cstuii  des  |ilus  iliuslrcspt.'- 
res  lies  sii:ck>s  priinilirs  du 
cln-isiianisme.  Ses  ecuvres  di- 
u'lses  oni  ele  recueilUes  eu  un 
\oliiiue  iii-lolio. 

St  GoiiNEiLLE,  pape  et'  martyr 
en  252. 

Ste  Eu^iiemie.  vicrge  et  mai- 
tyre  en  507. 

Ste  Ecgeme,  vierge,  iille  ilu 
due  d'Alsace  ,  morte  en 
755. 

Iff.  llercredi.  tJiMtre- 
Tcmps.  Si  Lamrkkt.  eveijue 
dcSlaestricbl,  maityretee- 
lebre  patron  de  Liege,  niurl 
en  70S. 
Ste  Golosibe,  vierge  martyre, 
a  Cordone,  en  Espagne, 
morte  en  855. 
SfE  HiLiiEGARDE,  abljpssc  cn 
Alleniagne,  ncc  en  1098. 

18.  Jeuili.  St  Thomas  ue 
ViLi.ENKuvE,  arcbeveque  de 
Valenee,  en  Espagne,  mort 
en  1355. 

St  Methode,  eveque  de  Tyr,  et 

martyr  en  512. 
St  Eerreoi,,  martyr  a  Vienne, 

en  France,  en  504. 

19.  'Vendr<'ili.  Quatrc- 
Teiiqis  St  Ja>vieb,  Eveque 
de  teneveiit,  et  ses  conipa- 
Linons.  marly] s  en  505. 

II  csl  Mii;,'iilicrt'iiifiu  vciiere 

;i  ^alJles,  duiit  il  csi  le  palioii. 

SrEcsruiaiE,t'veque  de  Tours, 

mort  en  461. 
St  Seine,  abbe  en  Itouriiogne, 

mort  en  580. 
Ste  Luce    d'Kcosse,    vierge, 
morte  en  1090. 

20.*SBinedi.yualre-Tenips. 
St  Ecstacue  el  ses  conipa- 
gnons,  marlyrs  au  2"^  sie- 
cle. 

Uiic  paroisse  de   P.ni^   e>i 
sous  sou  iiivucalioii. 
Sr  Agai'Et,  pape,  murt  a  Gon- 

slanlinople,  en  53G. 
Ste  Suzasm^,  vierge  el  mar- 
tyre  en  Paleslinc  en  302. 

2i.    Ifrimaiiclio.  St   Mat- 

■iim-,L,  a|K'ilre  el  evanj^rliste, 

mini  au  \'-'^  .siedi!. 
St  Gastoh,  eveque  d'.\pt  en 

Provence,  niorl  en  420. 
St  Lo,  eveque  de  Coutaiiccs 

(en  latin  /.(fwrfifA ),  murt  en 

508. 
Ste  Malhi:,  vierge  a  Troyes, 

morte  en  850. 

tS2.  Bjiiiidi.   St  ^Ialrice   et 

sr.sriMnpagnons, marlyrs  en 

280 
St  Kmmeuasi),  eveque,  martyr 

el  patron  de  Uatisboiuie,en 

052. 
STESALAi!En(;E,abbesseiiLaon, 

eii  005. 
Sr  Saimin,  i)reniier  eveque  de 

Meaux,  mort  au  4'-'  siecle. 

23.  Mardi,  St  Lis,  p;qic, 
mai'lyr  au  l"^'  siecle. 

li  hu  k*siirrcs>ciir  MiiiiK'diiil 

dc  raiHiirc  saint  Piciie  Mif  le 

Mi'-c  ili:  Ituiiir. 

SiE  TiiECLE,  vierge,  martyre 

au  !'■'  sieelc. 

l.llc  ariuuiiLigna  rdi"Hrc  sJiiil 


Paul  daii^  pliisieurs  de  ses  ruiir- 

^  scs  a|io-^litliqui's. 

StPaxest,  martvr,  disciplede 
siiint  iJenis.  premier  eve- 
que de  Paru,  nnirt  au  5* 
siecle. 

24.  IUcrcr**di.  St  Gkrard, 
eveque  dcGbonad  on  Hon- 
gi'ic,  martyr  en  1090. 

Sr  Anducue,  prelre,  StTuvrse. 
diacre,  et  St  Felix,  martyrs 
an  2*^  siecle. 

StRcstique  ou  RoTiRi.evoque 
d'Auvcrgne,  mort  au  5''  sie- 
cle. 

STGEnMEn,abbiSenBeauvaisi3, 
mort  en  658. 

25.  «feudt.  St.  Geolf rid  , 
abbeeuAngletcrre.morten 
716. 

St  Firuik,  premier  eveque 
d'Araiens,  martyr  en  287. 

STLorPit^vequedeLyon,  moit 
en  542. 

St  Principe,  eveque  de  Sois- 
sons,  frere  de  saint  Rcmide 
Reims,  murtau  cummence- 
nientdu  6"  siecle. 

26.  Vf-ndredl.  Sr  Gvprien 
el  SrrJusTiSE,  martyrsa  ^i- 
cofliedie  en  304. 

St  Eusebe,  pape,  moi't  en 
310. 

Sr  Nil  le  Jecse,  abbe  en  Ita- 
lic, mort  en  1005. 

%9.  Kainedi.    St  Cos  me  et 

St  Damie.n,  martyrs  en  I'an 
505. 

1. 1"-  (iieis  U'S  luMiorenl  sous 
k'  u.iiiidMwHryy/'t's.cVst-ii-riirc 
suns  iirnciil,  |i.ncc  (ju'ils  exei- 
t;.aicin   la    lurdciiiie   gratuilc- 
iiieul. 
SrFi-oRENTiselSTlIiLiER.mar- 
tyi"5  en  Bourgogne,  en  406 
Sr  Elzear,  conite  d'Arian.et 
sa  femmeUelpbine;  le  pre- 
mier, morlii  I'arisen  1323, 
el  la  seconde.morte  en  1 569 
apresla  canonisation  desoti 
mari. 
2  8-  IHmaiiche.STWENCEs- 
i.AS,  due  dc  Rolieine,  mar- 
tyr en  93S. 
Sr  Evci'ERE,  eveque  ile  Tou- 
louse, mort  au  coniinence- 
iiient  du  5*^  siecle. 
SiE  ErsTOCiiiE,  vierge,  inorle 

en  419. 
St  Gcra^n-,  eveque  de  Paris, 
mort  an  conmiencenicnl  du 
7*^'  siecle. 
St  GiiAUiiosi),  eveque  de  Lyon, 
niarlyr  en  657. 

29  KiiihII.  St  iMicuia,  ar- 
ch;inge. 

Voij.  I'ailii-le  sons  re  Hire 

Ste  TiiEouoTE,  niarlyr  ecu  51 H. 

Le  uumieureux  Simon,  comic 

di'GiTny,  mort  en  1082. 

30.  Mardi.  St  Jerome,  pic- 
Ire,  dni  lenr  de  I'Eglise, 
mi.rl  en  420. 

(:^■|n'l■(■l'vU^c^-ilUl:^lrPll;l^  ^a 
sciciiiccl  SJ  |.icle.  Scs  o'U\  It's 
uul  cie  rctuciincs  I'll  ciiui  vn- 
liniH's  iii-li)lio. 
SrGuEooniE,  eveque  et  apotre 
de  rArmeiiic,  snrnomme 
17//Mmi;in^'(/r,niort  an  com- 
iiienicinenldui"'  siecle. 
St  lluSMiii,  .  ari-!ie\eqne^dc 
tluntorbery,  mort  en  055. 


LES  SAISONS  ET  LES  MOIS. 


SEPTEMBRE. 


Sons  CCS  saules  loufTus,  donl  Ic  feuilhge  sombre 
A  la  fraicheur  de  I'eau  joint  la  fraicheur  de  i'ombn', 
Le  pr-chour  patient  prend  son  poste  sans  bruit. 
Tient  sa  lignc  trcmblante,  et  sur  I'omle  la  suit; 
Penchi'.  ra?il  immobile,  il  obserrL'  avecjoie 
Lo  Iii''ge  qui  sVnfoncn  et  le  roseau  qui  pioic 
Quel  imprudent  surpris  au  pieu'e  inattemlu 
A  rhameijon  fatal  demeure  suspendu? 
Est-ce  la  Iruitc  agile,  ou  la  carpe  dorec, 
Ou  la  perche  elalant  sa  nageoire  pourpree, 
Ou  TanguiUe  argentec  errant  en  longs  anneaux. 
Ou  le  brochet  gloutoii  qui  drpeuple  les  eaux? 

Delille. 

Tout,  dans  ce  mois,  nous  iMppelle  qup  I'annee  psl  sur  son 
ileclln ;  le  lemps  est  generalonienl  clnir  el  serein:  mais 
dej.i  li's  jotirs  onl  considerablenienl  diminue,  I'air  com- 
mence ii  i'tre  plus  frais,  le  soir  el  le  malin,  comme  dans 
les  jours  d'aulomne.  Le  soleil  briUe  d'un  eclal  plus  doiix, 
elpoiiiianl  le  milieu  du  jour  a  encore  la  clialour  de  I'cle. 
Le  cliangement  siirvenu  dansle  riclie  decor  des  campagnes 
nous  monlre  clairement  que  I'anneea  perdu  le  brillanl  de 
la  jeunesse,  el  meme  que  la  richesse  el  I'eclal  de  I'iigc  viril 
onl  commence  a  s'evanouir.  Ces  champs,  oil  naguere  le 
zephyr  balancail  mollemenl  les  llols  d'une  inoisson  doree, 
depouillcs  aujourd'hui,  n'offrenl  plus  que  le  Irislc  spec- 
licle  de  guerels  sans  verdure. 

I/Cspres,  faucliesdepuislonglemps,  soul  rajeunis  paruue 
herbe  nouvelle,  el  les  jiombreux  li'oupeanx  qui  paissent 
le  lendre  gazoii  animeni  le  paysage.  Les  liaies  onl  encore 
leurs  feuilles,  mais,  privees  des  mille  (leurs  i|ui  les  email- 
lalenl,  elles  onl  perdu  la  fraiclieur  de  lem-  beaule.  Le  fruit 
de  I'eglanlier  el  celui  de  rauhiqijne  n'oni  point  encore  re- 
velu  leur  riche  coulein-.  el  rien  ue  relt've  la  sombre  ver- 


dure de  feuillagc;  les  branches  du  noiselier  prennenl  une 
coiileur  fonctJe  el  s'affaissent  sous  le  poids  de  leur  fruit; 
les  enfanis  voicnt  arriver  avec  joie  le  moment  de  les  ra- 
vager. 

La  Iranquillile  hahiluelle  de  la  saison  allire  les  pcome- 
neurs;  les  forets  silencieuses  invilenl  ii  visiter  leurs  frai- 
ches  relrailes,  et  des  caravanes  joyeuses  se  frayenl  har- 
dimenl  un  chemin  a  travels  les  ronces  ei  les  opines  qui 
encombrent  les  senliers;  fatigues,  essouffles,  its  arrivent 
au  ]iied  d'un  vieu\  chene,  ]ireunenl  .sous  ses  liranches  lu- 
lelaires  uu  repas  champetre  que  vieniientassai.sonner  lap- 
pelil,  I'exercire,  I'air  des  chanqis  el  la  gaiele. 

Mais  laissons  cctle  liante  jeunesse  enivree  de  plaisir 
prendre  ses  innocents  ehals.  Quant  ii  nous  donl  lage  a 
calme  les  passions,  admirons  le  grandiose  el  I'imijosanle 
majesle  des  forets  que  In  hachc  meurlriere  n'a  pas  encore 
sacriflees.  II  y  a  sous  leurs  voutes  majesliieuses  (pielque 
chose  de  sublime  qui  frappe  I'iiine  de  ce  dnux  el  saint  res- 
pect, el  qui  inspire  des  rene.>;ions  profondes  el  religieuses, 
comme  sous  la  iief  ou  le  jour  pciielre  ii  Iraveis  de  riches 
vilraux.  dans  le  petit  nombre  de  nos  vieilles  eglises  ca- 
lliolii|UCS,  echappees  i>u\  reparations  d'une  archilcclure 
vandale.  L'ame  a  licsoin  de  se  recueillir,  ellc  clierchc  le 
silence,  elle  s'eleve  vers  son  Crealeur  cl  se  plail  dans  la 
.solitude. 

l.e  feiiillage  des  arl.res  n'a  pas  encore  pris  entieremenl 
la  leintedei'aulomne;  I'orme  et  le  hi'lre  presenlent  en- 
core Cii  et  l.i  des  masses  d'un  vert  lendre  qui  coulrasle 
avec  les  nuances  sombres  du  chene  el  du  sapin.  Cepen- 
danl  I'on.devine  deja  la  saison  qui  .s'approclie.  Le  chant 
des  oiseaux  esl  plus  freipient  dans  ce  mois  que  dans  le  pre- 
cedenl,  mais  ce  soul  des  notes  plaintives;  elles  out  perdu 
de  leur  eclal  el  de  leur  vivacite  :  on  croit  enlendre  les 


328  LKS    SAISUNS 

trisles  adieiix  dcs  [iplils  cliaiilios  .-lili's  .i  I'olr  qui  sViifiiil. 
L'hirondcllc  sc  pi-epai'c  a  ri'iiiij^i-alion ;  ciicoie  (|np|(|u('s 
jours,  et  nous  ne  la  vrrrons  plus ;  |iliisii'iii's  li'ibiis  siiivront 
son  cxcniplc  :  dies  voni  i-ho'clier  iiii  clinial  phis  iloiix  pour 
y  passer  I'hiver.  Cepcndant  dcs  colonies  d'aulres  oiseaux 
nous  arrivenl  du  Nord.  Voici  vonir  la  grivc  rouge  el  la 
grise,  nos  haies  et  nos  bois  leur  offrcnt  une  abondantc 
pSture. 

Le  chasseur  salue  avec  joie  le  commencement  de  sep- 
lembre,  11  va  done  enfin  se  livrer  a  son  cruel  plaisir !  Qui 
pourrait  compter  le  nombre  des  viclimes  destinecs  a  suc- 
comber?  Le  gastronome  attend  avec  delices  les  mets  deli- 
pals  qui  vonl  couvrir  sa  table. 


Kl'   LES   MOIS. 

"  Au\  Imhilanls  de  lair  tiul-il  Inrcr  la  guerre. 
Le  chasseur  prend  son  lube,  image  du  tnnnerrc; 
II  I'eleve  au  niveau  de  I'ceil  qui  le  comluil : 
Lc  coup  pail,  I'eclair  hrillc,  el  la  foudrc  Ic  suit. 
IJuels  oiseaux  va  pcrccr  la  grele  lueiirlricre? 
Cost  lo  vanneau  plaintif  crianl  sur  la  bruverc. 
C'est  toi,  jeunc  aloucllo,  liabilanle  dcs  airs! 
Tu  nieurs  eu  preludant  a  les  lendrcs  conccrls, 
Mais  pnuiquoi  celi'brer  celte  laclie  vicloire, 
Ces  Iriomphcs  sans  (Vuils  cl  ces  conibjls  sans  ainire? 

Ah !  devouc  a  la  niorl  ranlmal  dont  la  tele 
I'resenle  a  noire  bras  line  digne  conrjuete, 
l.'euiicmi  des  Iroupeaux,  rcnnemi  des  moissnn-:. 


Mais  s'il  y  a  de  la  cruaule  a  poursuivre  et  tiier  le  gibier, 
nous  avoiis  au  mollis  line  excuse,  nous  le  tuons  pour  le 
manger.  Nos  graves  voisins  d'oulre-mer  ne  se  ronleiitent 
pas  de  noire  maniere  Irivialc  de  tiier  avec  le  fusil,  oii  se- 
rait  le  sport!  Tirer  iin  lievre,  c'est  un  a.ssassinal,  discul-ils ; 
noil,  il  faut  poursuivre  la  virtime  ;i  oulrance ;  chiciis  el  che- 
vaux  semblent  partager  avec  1  homme  ce  plaisir  sauvage, 
jusqu'a  ce  quo  la  pauvre  belc,  essoiifllee,  rcndue  de  fatigue, 
expire  aux  pieds  du  chasseur,  sous  la  denl  du  cliien  ou  le 
fouet  du  sporlsmiiit  qui  eontemple  avec  orgiieil  el  ravisse- 
ment  ce  glorieux  spectacle. 

Laissous  CCS  trisles  scenes,  visilons  nos  vergers  el  nos 
jardins.  Aux  lleurs  oiitsuccede  les  fruits;  mais  leurs  par- 
fiims  attirent  de.s  myriades  de  mouclies,  d'abeilles  et  de 
guepes ;  non  conlenis  de  nous  devaster,  ces  maraudeiirs 
s'irrilenl  qiiand  nous  les  dcrangeons  dans  leur  depredation  ; 
ils  nous  poursuivent.  nous  chassent  a  leur  lour,  et  nous 
nous  Irouvons  heureux  quand  nous  pouviuis  ecliapjier  a 
leur  terrible  niguillon.  Homme,  sols  done  fier  de  la  supe- 
rioritc!  comma  le  lion  de  la  fuble,  qu'un  simple  moiicbe- 
ron  s'atlaqiie  a  toi.  Hi  es  foice  de  reeonnaitre  Ion  iieaiil. 

Voici  le  temps  oil  les  vergers  soul  eiiricliis  de  leurs 
fruits  les  plus  utiles;  vers  la  Iin  du  mois  ils  en  scront  de- 
pouillijs;  ces  fruits  sc  conservent  pour  I'hiver  ou  sonl 
converlis  en  eidrc  el  en  poire.  La  vigne  demande  encore 
des  soins,  on  la  debarrasse  des  mauvaises  licrbesqiii  eiilre- 
liendraienl  I'liiimidile  el  feraieiit  gatcr  le  raisin.  Deja  Ton 


commence  en  quelques  cndrojls  la  veudange,  mais  seule- 
menl  dans  les  parlies  meridionales  de  la  France,  ailleurs 
elle  ne  se  fera  ipie  dans  le  mois  suivanl(l). 

Diver.ses  sorles  de  fungus  (champignons)  abondeni  dans 
les  prairies,  mais  il  faut  se  gardcr  dc  les  manger  sans  hien 
les  connaiire  ;  I'imprudence  a  souvent  des  resnllats  dcplo- 
rables. 

Le  gland  et  le  faine  tombent  en  grande  abondancc  du 
chene  el  du  helre,  c'est  une  nourrilurc  dont  les  pores  soul 
avides,  elle  Icscngraisse  el  leurdonne  une  chair  savoureu.se. 
Le  gardien  les  habiliie  par  ilegres  ,i  obeir  aux  notes  dc  son 
cornet,  il  en  conduit  quclqiiefois  jusqu'a  six  cents,  qu'il 
parvicnt  a  maintenir  ensemble  avec  une  grande  regula- 
rile;  a  son  ordre  ils  se  disper.sent  ou  se  rassemblenl.  Le 
soirils  relourncnlchez  leurs  mailres.  el  le  matin,  aii  sou  du 
cor,  lesdclachemenls  viennent  do  tons  cotes  rcprendre  leurs 
rangs  dans  le  grand  troiipcau,  etpareillement  chaque  jour, 
donna  nt  ainsi  la  preuve  que  memo  celte  race  immonde 
peul  elre  anienee  a  la  discipline  et  a  I'obijissance. 

I'armi  les  animaux  quo  nous  poursiiivons  pour  noire 
plaisir  ou  noire  utilite,  pendant  le  mois  de  la  chasse,  il  en 
I'sl  un  (|ui,  quoique  ires-limido  et  iiioffensif  en  apparcnce, 
est  un  grand  lleau  pour  les  culli'ateurs  ;  je  veux  parler  du 
bqiiii.  II  faut  avoir  habile  la  campagne  et  suivi  les  travaux 
de  I'agricullurc  pour  sc  former  une  idee  des  ravages  que 

m  Noils  rii  parlcroiis  Ic  mois  procliiiiii. 


VIE  I'liiviib:  Di'S  oisi;ai;\. 


>'2» 


f;iil  cc'l animal  riiiigeur.  il  iic  rcsjioclc  licii,  ni  les  cliniii|fs,  ni 
Ics  janliiis;  il  iiiTcei'l  mine  lo  lorrain.el  il  est  (ruiio  telle 
locoiiilili',  (|u'il  csl  iiiipossililu  Jr  s"cn  drfairo.  La  fouinc,  lo 
lilaireau  el  le  renarJ  soiilsesciiiicinis  iialuiols;  iiiaisce  lie 
smit  |ias  (les  voisiiis  Ires-acfrealilcs  pour  le  feniiier;  ils  ne 
so  cniileiileiil  pas  il'atlaipior  le  lapin  jusi|iie  Jans  sun  Iron, 
ils  fonl  aiissi  lie  rrocpicntcs  visiles  an  poulaillor. 


Oil  voil  snuveiil  ilans  les  champs  ees  Ills  logeis  que 
pousse  Ic  zephyr,  rellelaiil  les  rayons  ilu  soloil  el  semlilaiit 
lies  celiarpes  il'argeiil;  ee  sonl  des  loiles  lissucs  par  des 
niilliersd'insreles  el  coniiues  sous  le  iinm  dililsdela  lioniic 
Vierge. 

C'esl  aussi  I'epoque  do  lannee  on  les  seriienls  elian;,'enl 
lie  pcan;  on  en  Irouve  (|uelipiefois  do  si  enlicies,  que  mi  me 


T,&VtUiUM£.J'C.<^~ 


1.1  |ii-llii.'iile  qui  coiivre  les  ycux  est  intnclft.  Le  ropiile  sc 
foil  ire  il.ins  (It's  luiiffcsriinisscsd'iicrbes.  i>'y  frolic,  et,ijlis- 
s;iMl  avoc  effort  Ki  tele  l;i  ju'eniiere  dans  i|iielque  passage 
rlidit.  y  laisse  sa  pcaii  rclournee  comnie  mi  has. 

Mais  il/'j.i  voici  I'aiitomiie;  il  va  realiser  les  proniosscs 
ihi  prinlemps.  ISiclie  saison,  que  Ui  serais  belle,  si  Ton 
ponvail  tc  voir  venir  sans  penser  aux  rii,Mienvs  ile  I'liiver! 
Les  premieres  feiiilles  ([iii  lombent  jetleiil  dans  Tame  cede 
melancolie  qn'on  eprouve  a  la  vi'C  de  la  premiere  ride. 
Ilelas  I  avec  quelle  rapidile  les  aulres  vont  suivre  ! 

Si  des  licnux  jours  naiss;iiils  on  clu'iil  les  |ireniier-^, 
Les  henux  jours  expiranls  out  aussi  leurs  cIcMces. 
Dnus  rnulomiio.  ces  hois,  ees  soli'ils  piilissiiiils 
Itiluicssent  noli'c  nine  en  allrislatil  nos  sens. 
Lu  piinltjinps  ntius  inspire  nnc  aini:il>le  lulic; 
l/iiulonuie,  les  douceurs  tie  la  nielaneoiie. 
(In  revoil  les  beaux  jours  avec  cc  vif  transport 
Qii'iiispire  uii  tundro  ami  doiit  on  jilcnralt  ta  niorl  ; 
I.rur  depart,  i|iioii[in.'  Uisle,  a  jiniir  nous  tnvile  ; 
t!i-  sonl  les  duuv  ailieuv  d'nn  ami  qui  noust^niUc; 
(Iharpic  inslanl  qu'il  accoriic,  on  ainio  .i  le  saisir, 
VA  le  ro'p'rel  Ini-nienu'  au'jrinenle  le  pi  lisir. 


DiXlLI-E. 

L'equinoxe  d'auLomiie  arrive  le  iSseptembre;  ilamene 
iioneralemenl  des  orai^es  et  des  coups  de  vent;  les  babi- 
lanls  lb'  I'equalcur  out  le  soleil  verticnlemcnt  au-dessus  de 
lenrtete,  elil  n'y  a  d'oinbie  nulle  part.  La  lerre  elanlalors 
rapju'ncbec  du  soieil,  son  itilluence  pro;Inil  les  _i;randes 
niarces. 

Conmie  au  mois  precedent,  les  poiiulalious  des  cites 
eiuii;renl  vers  les  coles  et  vont  y  cliercber  la  sante,  le  plai- 
sir  et  le  rcpos  des  affaires.  La  un  speclacle  mat^niiniue  se 
presente  a  leurs  yeux.  (j«i  ne  serait  frappe  a  I'aspectde  eel 
horizon  bleu,  de  ces  barques dc  pt'cbeur;  le  leveret  lecou- 
clier  du  soleil  sonl  des  scenes  nouvelles  qui  doivent  pene- 
Irer  I'.'ime. 


i.ci-LKmcM.i/a. . 


A  I.*OCEABr. 

MaLinirKjue  Oeean,  sublime,  pkin  ilr^lnin'. 
Calme  el  inajestueux,  liirieux,  indompl*', 
Le  (cnips  ilevaslaleur  le  cede  la  vieloire, 
Image  de  relernile! 

La  June,  le  soleil,  les  t'loiles  des  momlcs 
Kn  rayons  L-elalanlssLintillonlsnrles  Hols, 
Mais  nc  pcuvcnt  |)ereer  les  cavcrnes  prolbuiles, 
Centre  iiiyslericux  dc  Mime  ct  de  repos  1 

Ueni'-tanl  les  rayons  que  I'aurore  le  preto, 
Ou  les  riches  eoulcurs  dc  I'eeharpe  d'Iris, 
Ueehire  par  les  vents,  Ics  vaisscaux.la  Icmpete, 
Tn  braves  leurs  (rflbrls  ,  a  leurs  coups  lusouris  ! 

La  Icrrc,  ses  vullons,  scs  montagncs  ncigcuses, 
lie  llioinme  onl  tlii  subir  les  tyranniqucs  lois. 
A-t-il  pu  Ic  sondcr?  les  sources  cavcrncuscs 
Se  eaehcnt  a  scs  yeux  ;  lu  nieconnais  sa  voix. 

Qu"t'S-lu  ilonc,  Ocuan  suhlinie? 
Mais  si  ton  seul  aspect  peul  emouvoir  le  fo^ur, 
'.ine  penser  rie  celui  liont  le  souFIle  t  aninie, 

De  rfiterncl,  Ion  crcaleur  ! 


VIE   PRIVEE   DES    OISEACX, 

LEei'.S    MOEUfS.   I.EOl'.S  nAlllTlUlES,  I.EUnS  1^STI^CTS. 


I,A  PER9RIX. 

Le  1"  seplcmbre  est  un  jour  de  jnio  pour  les  chas- 
seurs et  dc  deuil  pour  les  panvresperdrix.  liien  n'arrelo  lo 
zoledoriiommc  pour  ladeslruolion.  Lo  chasseur  pouisuille 
!,'il)icr  pour  le  Irisleel  cruel  plaisir  de  le  poursuivrc;  il  n'a 
pas  meiiie  la  neccssile  pour  excuse.  Les  plus  inlrepidcs  ex- 
lerminalenrs  soul  au-dessus  du  bcsoin  ;  il  faul  olre  riche 
pour  avoir  le  droit  de  luor  uiic  perdrix,  ct  il  est  assci 
rare  ipie  les  chasseurs  aimenl  le  iiihicr  el  en  niauc;onl. 


S3(1 


VIK    rillVliK    KES    OISEAUX. 


Oil  ,1  fiiii  lies  lois  po'ir  rcslrcindro  Toxi'i-cice  do  la  cliassc; 
mais  cos  lois  iie  soitl  |ras  failcs  dans  iiii  Iml  moral,  on  mo- 
nni,'e  Ic  pibior  dans  la  crainlc  do  Ic  dclniiic  ct  dc  se  pi-ivcr 
ainsi  d'un  |daisir. 

II  est  ccpcndani  cprlain  qiicDieua  loiil  fail  dans  mi  Ijiil 
d'ulililc;  en  eliuliant  Ics  nirenis  el  Ics  lialiilndes  dosiini- 
mfinx,  (in  on  acciuioit  facilcmcnt  la  preiivo. 

Si  la  ponli-ix  mango  quoliiuos  grains,  co  n'est  |ins  la 
nonnilnro  iiu'ello  profere ,  die  est  frinndo  d'nnc  foiilo 
(I'insecles  qni,  sans  ello,  foraient  aux  moissons  nn  nial 
iiToparablejaussi  voit-on  fjn"cllo  affoclioniie  los  tones  los 
niieux  culliveos,  c'est  la  qn'ollo  se  plait  et  mnlliplio,  el, 
nialgrc  Ics  persecniions  dont  olle  est  i'olijol,  on  no  peni  la 
relegner  dans  dos  lienx  i-anvngcs  el  solitaires.  Vons  voyoz 
tonjours  ees  oisoanx  icvonir  avoo  persovoranco  an  I'lia'mp 
qn'ils  out  adoplo. 

Or  nn  ne  pent  snpposor  (pie  cos  lialiilndes,  eel  allaolio- 


inent  an  sol  ciiltive  ot  rextronie  loeondilo  do  la  pei-diix 
soioni  sans  nn  but  parlicnlierdans  I'economio  de  la  nature. 
La  Providence  a  lout  prcvn;  sa  sagcsse  et  sa  Lontc  infinie 
avaieiit,  dans  ce  cas  conimc  dans  tons  les  autrcs,  line  in- 
Icnlion  bionvoillnnte  pour  rcspeco  bnniaine. 

On  a  dit  avcc  raisnn  que  loul  t-e  qui  accomiKiipic  iiiva- 
riuMemrnl  le  jinnjrh  H  les  amelioralioiis  tmr  est  iieees- 
xaiie.  11  est  facile  de  prouver  ((ue  cellc  vorito  ost  applica- 
ble a  rexislonce  de  la  perdiix.  Tons  los  oisoanx  qui  so  nour- 
rissenl  sur  le  sol  viveiil  prcsi|iie  excliisivenionl  d'iiisecles 
ot  de  polils  aniinaux  qni  n'enlrenl  pas  strictonient  sous 
cotte  donominalion,  et  s'il  est  vrai  quo  la  perdrix  mango 
anssi  qnolqnos  graiuos,  qnolquos  plaules  bulLcuses,  et  rc- 
cueille  ainsi  avcc  riiomme  sa  pari  dii  prodiiil  do  la  cul- 
ture,  les  sorvioes  qn'elle  rend  en  di'triiisant  los  insccles 
qui,  sans  cUo,  devoreraieni  tout,  sont  pins  qu'nue  com- 
pensation do  la  petite  part  qu'ollo  consomme. 


X. 


La  perdrix  (  Telrao  Perilix  do  Linno)  comproml  deux 
especos,  la  ronimnne  on  gri.se  [einerea),  el  la  rouge  (rufa). 
Cos  oisoanx  sont  Irop  coiinns  pour  qn'il  soil  noce.ssaire 
d'en  doiiner  ici  nne  desoiiplinn  dotailloo.  La  rouge  est 
ainsi  nommoe  dc  la  coulenr  de  sos  patios.  Lo  m.ilo  est 
plus  gros,  el  les  coulciirs  dc  sou  plumage  sont  plus  bril- 
laiitcs  que  cellos  do  la  feinoUe ;  il  ost  arnie  d'o|iorons 
comme  le  coq.  mais  nioins  longs  ot  plus  arrondis.  Los  lions 
cliassonrs  savcul  ronnaitre  an  vol,  dans  une  compagnie, 
los  males  dos  fomoUos,  el  tnont  les  preiniors  dc  preference, 
liaiTC  c|n'il  y  en  a  plus  quo  do  foiiiollos,  el  que  ccUos-ci 
sont  plus  importanles  pour  la  roprodnolion. 

("est  oi'dinairomoni  snr  la  perdrix  (|ue  le  cliasseur  no- 
vice s'cxorce,  et  il  en  ocliapporait  fort  pen  chaqiie  annoe  si 
tons  los  tireurs  ctaicnt  liabilos.  car  c'est  pont-oire  I'oiscau 
le  pins  facile  li  luer;  licnrcuscnient  il  se  lire  an  vent  plus 
de  poudrc  et  de  plomb  que  snr  les  oisoanx  eu\-iiiemes. 
lleuroiix  quand  les  clia.ssears  ne  lirenl  pas  los  uns  sur  les 
autres,  comme  cola  arrive  Irop  souveiit  aux  environs  de 
Pari.'!. 

On  roconuait  Page  ilcs|ierdrix  a  la  conlourdu  boc  el  des 
pattes  boaiicnup  mollis  foiicoo  clioz  los  jouiios  que  cliez 
colics  plus  ligoos.  On  le  rcoonnail  aiissi  a  la  dorniore  plume 
do  I'aile,  qui  est  effiloe  apros  la  promioro  nine,  mais  rondo 
I'annoo  snivanlo.  La  grossonr  ot  le  plnmago  dc  cos  oiseaux 
varieiil  beauroup  scion  los  localitos;  los  pins  boailx  ot  los  plus 


gi'os  se  trouvont  dans  les  pays  les  plus  ferliles  el  les  mionx 
cnltivos,  tandis  que  dans  les  lorrcs  pins  maigres,  lour  oon- 
leur  ot  lonr  apparencc  out  sonvonl  Irompe  au  poinldo  faire 
croire  que  c'olail  iino  espece  dirforonio,  on  loul  au  moins 
lino  varioti''. 

La  perdrix  est  la  plus  focondo  des  gallinaces  sauvagos, 
olle  pond  raronienl  ninins  do  douze  oeiifs  ot  soiivent  jnsi|u',a 
vingl;  cc  iiombro  a  etc  qnelqueroissurpasso  de  boaiicnup. 
Uu  vionx  clias.sour  nous  a  dit  avoir  tronvc  en  \~'J7>,  dans 
nn  clianip  en  jachoro,  nn  nid  dans  leqiiel  il  y  avail  treiile- 
Irais  aiifs;  ils  avaiont  oto  coniples,  avaiit  la  convoo, 
par  lino  porsonne  qui  nepoiivailcioirea  nnclollofocondite; 
vingl-trois  do  cos  coiifs  sonleclos  ct  los  polils  oiil  pris  lonr 
essnr.  Afiu  de  rciissir  a  en  conver  nn  si  grand  nombro,  la 
fomolle  en  avail  fail  au  milieu  dn  nid  nne  sooondc  conche 
de  .sept  qu'ello  avail  disposes  d'une  maiiiore  Ires-iiigc- 
uiense. 

Le  nid  de  la  perdrix  est  loHtsiniploment  nn  Iron  qu'elle 
gratto  dims  la  lerre  secho,  ou  bien  nn  pas  de  clioval  oil  de 
bccnf  qn'ollo  garnit  grossierouieni  do  quolqnes  feiiillos. 
Onclqnofois  olle  le  fail  sur  lo  bord  d'une  bale,  d'aulros 
fois  dans  lo  bio  ou  lo  foiii,  ou  encore  dans  la  liizorne.  Ou  en 
Irouve  souvonl  sous  I'aliri  d'un  pi  lit  bnissoiioii  d'une  loiiffo 
d'borbo.  Ello  ooniinence  a  pondre  vers  la  fin  de  niai  des 
(Tiifs  d'lin  gris  vord.ilro,  ol  olle  les  cnnvo  avec  lanl  de  soin, 
qii'ollo  no  qnilto  |ias  son  nid  quand  on  on  a]i|iroclio,  ct  il 


VIK    I'lllVliE    I)ES   (IISKAUX. 


csl  difficile  de  Ten  cliasser  ;  elle  le  dcl'end  coiirageiiscmcnt 
coiiire  les  pies  elautipsoisoaiix  iiillardsfiiandsdcscsfnufs. 
Le  male  ne  couve  pas,  mais  11  prend  soin  de  la  mere,  I'aide  a 
defendre  sa  couvee,  el  souveiil  il  a  recnnrs  a  rartificc  iioiir 
eloigner  les  curieux  dii  iiid  en  se  faisaut  poursiiivre  d'uii 
autre  cote.  Les  pluios  longiies  el  ahoridanlesleur  sniitdan- 
gereuses  ipiand  elles  vieniieiit  pendant  la  couvee  oil  li)rs([ne 
les  pelits  viennent  d'ecloie,  lieauc(uip  d'reul's  sont  penelres 
par  I'eau  on  delrnits  par  le  froid.  ct  memeipiand  lesjeunes 
perdreaiix  ne  sonl  edos  ([ue  depuls  pen  de  jours  le  froid 
les  saisil,  leurs  paltes  n'out  plus  la  force  de  les  soutenir,  ils 
lombeiitet  perisseiU,  nn"'nielors(pi'ilsconimencent  a  suivre 
leur  mere  en  ([uetc  de  leur  nourriture. 

Le  pere  et  la  more  nionlrenl  egalement  une  vive  affection 
pour  leur  piogi'riilure;  ils  rivalisenl  desoinsel  d'atlenlion, 
lui  indlquant  la  nourriture  (pii  lui  est  pro|ire.  lis  la  de- 
fenilcnlcouragcusemenl  conlrc  ses  enneniis.  Les  insecles, 
leurs  larves  el  leurs  reufs  soul  la  nourriture  lialiiluelledes 
jeunes  perdrcaux;  les  oeufs  de  fourmi,  surloul,  semldent 
necessaircs  a  leur  existence.  Souvent  le  male  et  la  femelle 
se  serrent  I'un  contre  I'aulre,  el  couvrenl  les  petils  sous 
leurs  ailes;  lalendressc  qu'ilsmontrentdans  cctle  situation 
est  un  spectacle  vraiment  plein  d'interet,  et  nous  nous 
plaisonsacroire  que  pen  de  personnesselivreraientalorsan 
barbare  plaisir  de  leur  faire  du  mal  on  mcmede  les  effrayer. 
n  (Juand  ils  sonl  decouverls  par  nn  cliien,  on  alarmes  ,'i 
son  approclie,  disent  les  personnes  qui  ont  elelemoins  du 
fail ,  le  male  les  averlit  le  |iremier  par  nn  petit  cri  de 
detresse  tout  parliculier:  puis  il  prend  soil  vol  du  cote  du 
danger,  IraJnant  I'aile,  rampant  pour  ainsi  dire  lerre  a  terre 
en  affectant  beaucoup  de  failjlessc,  de  maniere  a  trom- 
per  le  cbien  et  a  lui  faire  croire  ipi'il  sera  une  proie  fa- 
cile ;  le  cliien  le  suit  loin  de  la  couvee.  En  menie  temps 
la  femelle  s'cnvule  licancoup  plus  loin,  dans  une  direc- 
tion opposee,  mais  elle  revient  liientot,  rappelle  sa  fa- 
niille  dispersed  qui  s'est  bloltie  sous  I'lierbc  et  le  cliaume, 
elle  la  rassendjie  et  la  guide  loin  du  danger  avanli|uelo 
chien  ait  eu  le  tempsde  revcnir  de  la  poursuilc  du  m.ile  (pii 
a  retrouve  ses  ailes  des  qu'il  s'est  vu  asscz  loin  pour  san- 
ver  ses  petils  du  dangei'.  » 

Nous  ne  pouvons  resisler  an  plaisir  de  ciler  a  ce  sujet 
les  vers  suivanls  du  roi  des  fabulistes  ; 


Quanil  la  perdiix 

Voit  ses  pclil.s 
Kii  danjrer  et  ii'ayant  iju'une  pliniie  nouvcllo, 
Oui  lie  peul  fuir  eiieor  [lar  les  airs  le  Irepas, 
telle  fait  la  blessee,  et  va  traiiiant  de  I'aile, 
Alliraiit  le  ehassctir  et  le  cliien  siir  ses  pas, 
Detoui'iie  le  danger,  sauve  ainsi  sa  faniille ; 
Kl  puis,  quaiid  le  chasseur  croit  t[iic  sou  cliicu  la  pii 
l£lle  lui  dit  ailieu,  prcud  sa  voice,  el  rit 
De  riicmme  qui,  eonl'us,  des  yeux  en  vain  la  soil. 


La  perdrix  s'apprivoise  facilenient,  mais  elle  ne  couve 
pas  dans  I'etal  domcslique.  J'en  ai  vu  une  qui  etait  deve- 
nue  tellement  faniiliere.  dans  la  maison  oti  cllc  avail  ele 
elevije,  qu'elle  ne  manipiailjaniais  les  lieures  de  repas,  elle 
venait  e.xaclcmeni  ramasser  les  mielles  dans  la  salle  a  man- 
ger, et  savail  fori  liien  demander  quand  on  ne  pcnsail  pas 
a  elle;  ensuite,  elle  allait  s'etendre  devant  le  feu,  gon- 
llait  ses  plumes  et  soiilcvail  ses  ailes  comme  elle  eiit  fait 
au  soleil.  Leschiens  el  les  dials  de  la  maison  vivaicnt  aur 


33  f 

elle  en  bonne  inlelligence.  .Malheureusenientnn  cliatelran- 
ger,  moins  liien  elere,  la  tiia  un  beau  jour. 

On  donne  souvent  .i  line  jioiile  des  oeufs  de  perdrix  li 
couvcr,  on  met  ensuite  les  pelils  dans  une  reserve  que  Ton 
a  besoin  de  peupler,  el  ils  y  vivenl  fort  bieu.  11  fani  avoir 
la  precaiilinn,  des  qu'ils  sonl  eclos,  de  leur  donner  pour 
nonrrilnre  des  n'lifs  de  fourmis,  on  leur  donne  ensnile  du 
Inil  caille  doiix  iiiele  avec  de  la  lailue,  et  du  mouroii  on 
du  senecon.  II  leur  faul  qucbpie  Icmps  pour  s'liabituer  a 
manger  vidonliersdu  grain. 


k 


I.X  CORBEAU. 


Les  corlieaux  sont  repandus  en  grand  nombre  par  tout 
I'miivers.  lis  supporlenl  egalemeni  le  froid  rigourenx  des 
regions  polaires,  el  le  .soleil  brulant  des  Inqiiqiies.  Quelles 
que  soieiil  les  contrees  nu  le  voyageur  enlreprenant  ait 
penetre,  il  y  rencontre  I'oiseau  noir  et  peu  graeieux  qui 
la  .salue  de  ses  rauques  accents  an  pays  nalal. 

Le  corbeau,  dans  son  exierieiir,  ses  liabitiides  el  ses 
gouts,  a  beaucoup  d'analogie  avec  la  cnrneille;  mais  il  est 
]ilus  gros,  beaucoup  plus  carnassier  el  |ilus  avide.  Comme 
loute  celte  race  singuliere,  11  possede  une  grande  finesse 
d'observalion.  Apprivoise  on  uon,  il  ne  ccsse  d'epier  ce 
qui  se  passe  antour  de  lui.  Celte  faculle  le  rend  vigilant, 
stir  do  lui-meinp,  lui  donne  non-seulement  les  inoyens 
d'agir  avec  prudence  el  babilele  ii  Tbeiire  du  danger,  mais 
le  rend  capable  encore  de  s'accommodtr  ,i  loutes  les  siliia- 
lions.  Voila  sans  doule  pourqiioion  ]ieul  facilenient  appri- 
voiser  eel  oiscaii,  ainsi  que  tons  cenx  qui  a|ipartieiincnt  a 
la  meine  famille. 

Lescorbeaux  babilent  les  pays  ineulles  el  inontagmux, 
liien  ipi'ils  etabli.>isenl  leurs  iiids  dans  les  bois  ou  dans  les 
fenles  abritees  des  rocliers,  a  jieu  de  distance  des  lerres 
cnllivees.  Lenid  se  forme,  au  deliors,  de  brancbes  qu'ils 
lapissenl  ii  rinir'rieur  de  laine  ou  de  tool  aitlre  objet  con- 
veiiable  qu'ils  out  pu  recueillir.  Les  ccufs  varienl  en  nom- 
bre depuis  deux  jusi|u'a  cinq.  Leur  coulenr  est  veidaire, 
taclielee  de  brun.  Les  ]ielils  font  entendre  des  cris  bruvants 
quand  ils  sonl  presses  par  la  faim,  et  devoreni  avidenienl 
la  nonrrilnre  cpie  les  parents  leur  appoitent  avec  beaucoup 
de  zele  el  d'exactilude. 

Le  nid  est  tonjiinrs  ]ilace  Ires-banl,  alin  de  le  protegee 
coiiire  lalleinle  des  cbasseurs ;  puis  il  est  dispose  de  ma- 
niere .i  lemetlreen  si'irele  contre  d'aulresoiseaux  de  proie, 
leurs  plus  mortels  ennemis;  cepeiidanl  ils  reussissenl  difH- 
cilement  a  s'einparer  de  la  coiivec  que  les  parents  defen- 
denl  vaillainmenl.  Mais  celle  Icndre  .solliciludc  des  cor- 
beaux  envers  leurs  pelits  ne  dure  pas  longtenips  ;  aiissilul 
que  cesderniers  peuvent  se  suflire,  et  avani  ineme  quils 
en  soienl  capables,  les  parents  les  abandonneiil.  les  pour- 
Miivent  et  les  chassenl.  Ces  malbenrenx  atlirent  alois  par 
leurs  cris  rallenlioii  des  lioninio.  el  ceiix  qui.  Imp  laibles 


35-i 


VIE   I'lllVKIi    IIUS   OlSEAUX. 


(Micorc  pour  vuIit,  soul  rcsles  a  W'lw,  lonilieiiL  au  |iouvuii' 
lie  goiis  qui  U's  apprivoisi'iil,  ul  nictteiit  :\  prulU  Iciirs 
lionncs  disp(3silions. 

Aulrcfois  k'S  corbcaux  otaiciU  plus  uonilireux  daus  co 
pays  ((uilsne  le  soul  aujoiiril'liui.  Suivaul  le  vieux  |ii'o- 
vci'bc  ,  cliaque  rocher  avail  son  corbeau;  inais  ils  soul 
lieaucoup  plus  rarcs.  On  peut  cu  iilli'ibut'r  la  cause  aux 
progrcs  que  I'agricuUure  a  fails  eu  Frauco,  ce  qui  a  cli- 
Miinuc  Icui's  ressources  alinioulaii'os  ol  par  cnus'equeuta 
reduil  le  uomlire  de  cesoiseaux.  En  elTel,  ou  surveille 
si  Lien  les  animaux  faildes  cl  malades,'qu'ils  ue  Irouveul 
]ilus  I'occasion  de  s'cniparor  do  Icurs  viclinies  ol  dc  com- 
pleter I'lmivre  que  la  maladio  a  commencee.  Jamais  d'ail- 
leurs  le  corbeau  ne  ehcrclie  a  peuelrer  la  on  scs  services 
sont  iiuililcs.  Dans  un  pays  pauvrc,  mal  cullive,  donl  le 
c'limat  esl  sujetii  une  grtmde  varicle,  il  devieul  Ires-ucces- 
saire,  soil  eu  dulivraulle  sol  de  substances  auiniales  cor- 
rojnpues,  soil  en  delniisanl  cos  violimcs  dc  la  uialadie  (pii 
ue  lardcraicul  pas  a  uuire  a  loutes  les  crealurcs  vivauUs 
nuliiur  d'clles.  Telles  soul  les  circnnslances  (|ui  allireut  les 
I'orbeaux ;  mais  quand  los  Ironpeaux  viveul  dans  I'abondauce 
it  la  prnsperile,  le  uombre  de  ces  oiseaux  se  reduil  eu 
f^eneral  a  bieu  pen  de  cbose.  Ou  les  voii  seulemeutde  Icmps 
I'l  autre  plutut  occupes  a  epiei'  le  passaijc  des  auimaux  I'a- 
riiucbes,  (pi'ii  poursiiivre  eeux  qui  jouisseul  des  bienfails 
de  ragrieulture. 

Le  corbeau  redouble  d'aclivite  dans  les  temps  lourds 
el  orageux.  Taudis  qucles  oiseaux  cbercbeul  uuab)'i  coutre 
In  pluie  sous  le  feuillage  de  la  Inrel  ou  dans  les  Irons  el  les 
eaverues  des  roi-licrs,  le  corbeau  ne  souge  qu'a  poursuivre 
la  proie  qii'il  s'alleud  a  Irouverabuudanle  pendant  I'orage. 
Ses  previsions  se  realisent  presque  loujours;  car  il  ncpeul 
luanquer  de  rcnconlrcr  plus  d'un  pauvre  oiseau  cpiiisi;  de 
faligue.aiusi  qued'nulres  pelits  mallieureux  iueapablcs  en- 
core dc  vo'.er,  donl  il  s'cmpare  facilemeul,  tandis  qu'ils  se 
debaltcut  an  milieu  do  la  lempele.  Les  corbcaux  aimenl 
Rurtout  a  se  nourrir  dejeuncs  freux  (espocedecorneillcs), 
aussi  existe-l-ileulrocux  uuebninc  im|dacable,  el  lesTreux, 
malgre  les  atlaques  audaciouscs  de  lours  cruels  euuemis, 
leuwissenl  cpielquefois  a  les  repousser  el  .i  defendro  leurs 
uids.  Ccqiondant  les  coups  porles  par  les  corbcaux  an  mo- 
ment de  la  hiltc  onl  une  graiidc  iiuissance,  ils  tionueut  le 
con  Iros-roido,  et  seuiblent  jctcr  lout  le  poids  du  corps 
coutre  lenrs  advorsaires. 

Clioso  rcmarquable,  c'esl  que  b'  corbeau,  commo  la  |ilu- 
parl  des  oiseaux  dc  ce  genre,  appreud  faedemeut  a  iuiilor 
les  sous  de  la  voix  lumiaine.  On  pretend  eu  avoir  enleudii 
parler  si  dislinetcmeni,  que  lilliision  otait  complete.  On 
ou  a  vu  un  pros  d'un  corps  do  garde,  et  los  soldals,  croyant 
rccounaitre  la  voix  do  la  sontiuello,  vinrojil  plus  d'unc  fois 
rqiondre  inulilcmout  a  I'apiiol. 

Coltc  faculte  les  a  fuil  approcier  dc  bicn  des  gens  qui 
prennenl  plaisir  a  los  mellro  cu  cage  et  a  les  econler  par- 
lor. I'liis  la  cruaulo  s'en  est  melee;  sous  pretexlc  do  rendre 
I'arliculalion  plus  claire,  on  imagine  quelquofois  de  lour 
I'eudre  la  languo,  operation  douloureuso,  I'ort  inutile,  ,i  la- 
i|uolle  personne  n'aurail  recours,  si  tons  connaissaioul 
mieux  la  slrnclure  des  oiseaux.  Chez  ciix,  la  languo  u'a 
nucnn  ra]ipnrl  avoc  la  production  ou  la  modulation  des  sons, 
I'orgaue  do  la  voix  existc  a  la  liu  broncbialo  de  la  tracboe- 
artere.  C'esl  do  la  que  s'ooliap|ieul  tnus  los  sous  qu'ils  snnl 
ca]ialilesdo  produiro. 

Les  corbcaux  quoruupioud  jounos  soul  facilesa  appri- 


I  voisor,  el  dovienuent  souvenl  aussi  utiles  qu'uu  cliion  eu 
prolegeant  los  terres  el  cu  dovurant  les  roliuts.  roiidaut  lo' 
oours  de  lour  eilumlion  cepcudanl,  il  faut  exercer  sur 
eux  une  Ires-grande  surveillance,  a  cause  de  lours  mnu- 
vais  peuchanls.  lis  opronvenl  poiu'  cerlaiues  persuimes  dos 
antipalliies,  et  leurs  coups  de  bee  n'onl  rien  d'agroablc.  (Juc 
d'auocdales  n'a-ton  pas  raconloos  sur  lour  elairvoyauco 
et  leur  subtililc.  «  Oisenu  do  mauvais  auguro,  dil  la  16- 
«  geudo,  In  lis,  a  Iravors  les  veines  palpilanles  et  pleiues 
«  do  sanle,  Ibeure  marquee  pour  la  morl.  »  Jamais  nous 
ue  pourrons  nous  rendre  culioromoul  couqjlc  dc  cello  I'a- 
culto  du  corbeau  deseutir  a  une  graude  distance  I'animal 
morl  ou  monranl  ((u'il  se  dispose  a  devorer.  Nous  com- 
preuous  encore  que  I'odeur  des  miasnies  qui  s'olevenl  de 
maliores  corronqiuos  ]iuissonl  frapper  de  tres-loin  le  sous 
si  delical  de  ces  oiseaux,  mais  cpiand  ou  nous  assure  que 
les  auimaux  faildos  elmaladosles  allireut  aussi,  el  ([u'aloi-s 
ils  s't'lanccnl  au  jiUis  haul  des  airs,  francbi.sseul  une  graude 
distance  et  arrivont  pros  d'eux,  il  faut  rccounaitre  la  un 
pbonomone  au-dossus  de  noire  intelligence. 

Co  my.slore,  qui  s'allacbe  aux  habiludes  du  corbeau,  sou 
caraclere  A  la  fois  grave  el  ruse,  .sa  ropulalion  do  longo- 
vito,  loutes  ces  cboses  rcunies  onl  excilo-  en  general,  de- 
pnis  los  siecles  los  plus  reculos,  riuti'rot  et  comme  une 
especo  de  voueratiou  suporslitieuse.  Craco  a  cette  faculle 
qu  on  lui  attril]iu>  (  non  saus  raisou  )  do  jhtircr  la  morl,  ou 
s'cflrayc  a  la  vne  d'un  corbeau,  el  c'esl  aiusi  qfrou  le  de- 
peiul  :  «  L'odieux  precurscm-  dos  choses  falalos,  lo  messa- 
«  ger  dc  la  donleur  et  de  la  morl.  » 

Le  changeineul  qui  s'est  opero  daus  les  mfeurs  et  les 
idoos  de  I'epoque  acluellc  a  beaucoup  diminuo  le  respecl 
qu'on  porlail  autrefois  au  corbeau.  «  Je  no  suis  pas  cneliu, 
«  dil  un  auleur  conlemporain,  a  converlir  les  iihouomenes 
«  de  la  nature  el  les  cvcnemenis  accidcjilels  en  signes  ou 
II  indications  des  choses  fulnrcs  :  la  superstition  s'use  de 
«  nosjours,  (lie  s'offaccra  bienldteulieremcnt;  iln'en  sera 
«  plus  question,  mais  je  craius  c|n'clle  ne  soil  remplacee 
«  par  lo  deismo,  riuDdolilo  ot  rimpiote,  resultal  de  la  sa- 
«  gos.se  dos  honuues;  la  premiere  croyauco  nail  do  la  I'ai- 
ci  blcssc  ol  dc  rignoraucc  ;  lo  donle,  de  ringraliliido,  do 
«  rorgueil,  el  de  la  mocbnncole.  » 

A  rcpo(|ue  oil  les  liommes  croyaieul  quo  la  Oivinilo 
commniiiquait  avec  eux  an  moyen  do  sigucs  myslerieux, 
lo  corbeau,  qui  pa.ssait  |iour  un  oiseau  proplioliipie,  avail 
uuegrand(' inqiorlauco.  On  I'oludiailavocsoin  :  samauiero 
de  voler,  riullexiou  de  sa  voix,  ses  mouvemenls,  lout 
choz  lui  s'inlerprelail  differonnucnl;  on  a  decouvert 
soixantc  (|uatre  sous  varies  dans  sa  voix,  ce  qui  donna  aux 
ancieus  ample  maliere  a  discussion,  curieux  qu  lis  elaicul 
de  savoir  di-liugucr  les  iuHoxions  plus  ou  moius  sinislres. 

II  exisle  encore  de  nos  jonrs,  en  Europe,  des  gens  qui 
croient  i\  la  science  propbotique  dos  corbeaux.  Plus  d'un 
ignorant  villagoois  Ireniblcrail  s'il  cnlendait,  elautmalado 
ou  trouble   par  sa  conscience,  ce  croassemeut  lugubro. 

Ainsi  que  nous  I'avons  deja  dil,  I'homme  pent  domplor 
le  corbeau  el  en  lirer  grand  |iarti;  lout  vorace  qu'il  est 
parsa  nature,  on  vient  ,i  bout  de  reprinier  son  appetil,  el 
de  couserver  la  proie  donl  il  s'est  emparc.  Scaligcr  raconte 
(pie  Louis  XII  avail  fail  dresser  nn  corboan  pour  la  cliassc 
aux  pei'drix.  Un  autre  auleur  dil  avoir  vu  a  Naples  ehas- 
scr  au  corbeau  des  pordrix,  dos  faisans,  etc.  Aulu-Cello 
paric  d'un  de.  c.cs  auiinanx  qui  aecompagnait  .sou  niailrc 
^ul  lo  clianip  do  balaillo.  Urj  Caiilois,  d'uno  stature  gigan- 


VIE   I'lUVKE   DES    OISEAL'X. 


les(iiio,  ayaiit  |irovni|uc  rii  iliid  li'  plus  Imvc  ilrs  liomaiiis, 
Vali'rius  se  |iresciila,  iiiais  il  ci'il  Hi  olilige  ilo  mier  la 
vicluii'e  u  son  roJoiilable  aJvcrsairo,  sans  Ic  seconrs  dc 
soil  corlicaii,  (|ni  no  rlicirlia  i|n'a  |iersecnlei'  le  (iauluis, 
clioisissanl  loiljonrs  Ic  lion  el  le  nionicnt  favonlilcs  ;  tanlul 
il  liii  (lonnait  dcs  coups  do  lice  snrlcs  mains,  tanlol  il  s'o- 
lanoail  a  la  llgnre  el  aiix  yenx  :  oiifln  il  rimporliina  de 
telle  facnn,  c|uo  lo  Ganlois  fill  vainrn.  Valerius  poria  Inii- 
jours  depiiis  lo  nom  de  Corvintis. 

Lcs  corljcaux  oiil  sonvoiil  rcmpli  le  role  dc  fiircls,  qn'ils 
onl  snrpasscs  en  lialjilolo  ;  on  les  n  viis  siiivre  Ins  cliirns 
dans  U'S  i,'rani,'os,  ol  se  liviTi-volontiers  a  la  eliasso  anx  rals. 
On  cilc  rcxcmple  d'nn  corbean  qui  fill  clove  avcc  nn 
oiiieii ;  cliassanl  un  jour  de  conipafjnie,  ils  arrivcront  a  I'di- 
droil  d'liii  loiTier,  le  clilon  s'y  procipilcle  preniiev,  cliassc 
du  liois  lcs  lapiiis  el  les  llevrcs,  laiidis  que  le  corbean, 
posle  .i  I'exlcrieur,  s'onijjare  de  tons  ccnx  qui  vienncnl 
de  son  culii;  Ic  cliien  ne  lai'de  pas  ii  sejoindro  a  Ini,  cl  le 
carnage  est  coniplet.  Buffon  nous  apprond  que  des  millicrs 
de  rats  ravagercnt  pendant  cinq  ans  les  ilcs  Bernuides, 
il  suppose  qn'ils  onl  lilc  dolruils  par  les  nombreux  cor- 
boaiix  qui  arrivcront  dans  cos  parages,  la  Iroisiomc  annce 
du  lloau.  Mais  ce  n'est  l.i  ipi'iine  simple  oonjocliire. 

Cos  oisoaux  out  riiabiludo  d'appruvisionnor  lours  nids 
de  fruits,  do  noix  ct  d'autrcs  aliincnls  deslincs,  snivanl  los 
nns,  a  iioiirrirla  femolle  an  moment  do  I'inciibatioii,  sni- 
vanl d'autrcs  a  leur  sorvir  |ieiidant  Tbivor  i|uand  lcs  vivres 
inanqiicnl.  II  parait  que  la   manio  do  se  snisir  d'objels  fa- 


cilos  a  cmporter,  qu'ils  siiicnt  bons  a  manger  on  a  Ionic 
autre  cboso.  est  fort  coinmnne  choz  cos  oiseanx ;  ils  onl 
(picb|uofois  derobe  dos  articles  prociciix  dont  on  a  allrilino 
lo  vol  ii  dos  personnos  innoceules.  Du  a  docouverl  ri  Erfnrlb 
nncorlicaii  qui  avail  on  la  palionoo  d'omporlor  uno  a  niio 


dos  |iclilos  pieces  do  nioniiaio,  ipi'il  cacbaitsoiis  niie  picrrc 
dans  un  jardiu,  el  qui  linirenl  par  s'elevcr  a  la  somme  de 
cinq  ou  six  llorins.  En  gonoral,  les  oiseaus  apparlonant  a 
la  fainillo  dos  corlicanx  semblenttrcs-disposes  a  s'cmparer 
dc  tonic  substanco  brillanle  ou  de  coulcnr  clairc;  mais  ils 
font  un  clioi.x  qn'on  no  pent  expliquor.  Nous  en  parlcrons 
cepcndanl  plus  on  detail  i|unnd  notis  decrirons  la  pie. 

Lo  corbean  male  defend  conragcuscmonl  aiissi  sa  femclle 
et  scs  pelils;  des  i|u'il  voil.approcber  los  oisoaux  de  proie 
dunid,  il  s'elance,  plane  aii-dossnsilerciinemi,etratlaqne 
vigonronsemout  nvoc  son  bee.  S'il  chercho  ,1  gagner  la 
plusbauto  position,  le  corbean  redouble  d'efforts  pour  con- 
server  Tavanlagc  qn'il  a  oblenu,  ils  finisscnl  ainsi  par  s'e- 
lever  de  maniere  a  ce  qu'on  lcs  perdo  di'  vue,  jiisqu'a  cc 
quo  I'lin  des  deux  tombe  a  lorre  opnise  de  fatigue. 

Malgrii  la  voracile  de  eel  oiscau  ijui  cinploic  toutc  especc 
de  moyens  pour  la  salisfaire,  le  corboan  n'cn  est  pasmoins 
capable  de  supporter  longtonqis  la  faim  On  ne  sauraitdiro 
nn  juste  le  nombre  d'aniices  qn'il  jpent  allcindro,  niais  il 
osl  certain  qn'il  vit  Ircs-vloux,  ot  c'esl  cliose  rare  que  dc 
voir  un  de  cos  aniinaiix  morls,  a  moins  qn'il  ne  soil  tuc 
d"un  coupde  fusil,  moinc  d^'is  les  pays  on  ils  soul  le  plus 
nombreux. 


IE  f£LICAM. 


Parmi  les  oiseaux  los  plus  remarqnutilcs  par  leur  orga- 
nisation et  lours  niffiurs,  nous  dcvons  ciler  le  pelican. 
Cel  oiseaii  etait  connn  des  la  plus  liaulc  anliquite  :  lesliis- 
loriens,  toulefois,  lo  dosigneni  pins  paiiicnliercment  .sons 
le  nom  d'onocrolalo.  qui  signifie  cri  de  I'ane.  Pline  eiitre 
autres  le  decrit  ainsi  dans  son  livrc  d'bisloirc  naliirolle  : 
«Los  onocrotales,  dil-il,  ressemblcnt  aux  cygncs  cl  ne  s'en 
dislinguent  guero  que]iar  nnegranJe  poolie  qn'ils  onl  sous 
Ic-  Lee.  Cost  dans  colic  vasle  poclie  iiuc  eel  oisoaii,  dont 
la  voracile  est  proiligiouse.  onlasse  d'abord  scs  provisions. 
(Juaml  il  a  fmido  cbassor.il  mango,  parnne  sorle  do  ruini- 
iialion,  les  poissons  donl  il  avail  rompli  sa  pocbe.  i,a  Ganlo, 
voisine  de  TOcean  soplonlrional,  est  lo  pays  don  nous 
viennent  les  onorrolalos.  n 

L'osprit  de  I'bomnio  qui  cliercbe  parlonl  lo  iiiorvi'il- 
leux,  a  Irouve  dans  les  mo;urs  de  cot  animal  nn  vaslo 
champ  a  exploiter.  Aussi  lo  nioyoii  ago,  d.ins  son  ignorance 
du  jiasso,  s'cst  servidu  pelican  comnio  symbole  de  la  cba- 
rite.  L'allitude  deed  oiscau,  au  mnmcnt  on  il  vide  sa  poclic 
dans  le  gros  bee  de  scs  pelils,  a  pii  iiiduire  lo  vulgaire 
on  erreur,  el  lui  fairc  croire  que  lo  pelican  .se  percail  la 
poilrine.  el  nonrrissait  sa  progonitnre  du  sang  qui  conle 
lie  la  blessure.  En  effel,  c'esl  ainsi  rpi'il  est  rcpresonte  cu 
sculplnre,  dans  les  ancicnnes  cglises,  dans  lcs  blasons, 
en  nn  mot,  toules  les  fois  que  Ton  lenait  a  rejirosenler 
symboliquemcnt  ta  Cliarilc.  Chose  exlranrdiuairo,  les 
peuplcs  civilises  de  ranliquito  ue  rallacbaiont  aucuiie  idee 
fabiilense  ,'i  riiisloiro  dc  leur  onncrolale. 

Le  bee  du  pelican  est  cnorme,  et  le  distingue  prinripn- 
lomont  du  cygne ;  cos  dens  oisoaux  out.  du  rosle,  asscz  do 
rosseinblancc  quant  a  la  laillo  ot  a  la  coulcnr.  Tons  deux 
sinil  des  oisoaux  af(iialiqHcs  :  co|iendant  le  cygne  ne  fro- 
qneiite  i|ue  les  lacs  el  les  rivieres  d'oaii  douce,  le  pelican.  ai( 


55J 


VIE  I'lllVEE  DES   OlSEAUX. 


coiilrairc,  clierelie  s;i  ijilui-e  dajis  lean  tie  la  nii']'.  Lo  |ii}li-   I   iiage  encore  inieii.x  inie  lo  cygue  gracioiix.  11  I'sl  ti-cs-lVc- 
caii,  au  sui'|jhis,  par  suite  d'uiie  orgaiiisalidii  |uirliciiliere,    |   nueiU  siir  les  coles  il'Anieri(iuc. 


Lc  corps  dii  pelican  est  Wane  avec  line  legero.  leiiile 
couleur  de  chair.  L'cxlremile  de  son  bee  csl  recourliee 
en  crochel  et  d'un  rouge  vif.  Mais  c'esl  surtout  I'ini- 
inense  poche  qui  s'elend  prescpie  de  la  |ioin[e  de  la  nian- 
dibiile  inferieurc  jiisiura  la  parlie  siiperieurc  du  ecu  ,  qui 
donne  a  cct  oiseau  im  caclicl  lonl  pnrlicnlier.  »  Ce  sac, 
dit  le  pere  Labal,  csl  compose  d'une  menibrane  epaisse, 
grasse,  charnuc,  souple,  ct  elaslique  comme  du  cuir.  II 
n'cst  point  convert  de  plumes,  luais  d'un  poll  exlreme- 
nient  court,  fin,  donx  comme  du  satin,  d'un  beau  gris  de 
perle  avec  des  points,  deslignes  etdesondes  dediffercntes 
leinles,  qui  font  un  Ires-bcl  cffet.  Lorsipie  le  sac  est  vide 
il  ne  |>arait  pas  beauconp  ;  mais  quand  I'oisean  Irouve  une 
peclie  abondante  il  est  surprenant  de  voir  la  qnajitite  et  la 
granileur  des  poissons  quil  y  fait  entrer.  n 

La  chair  du  pelican  est  dure  et  sent  I'luiile  de  poisson. 
Son  duvet  est  reclicrclie,  et  lc  sac  sert  aux  fiimcurs  jiour 
renfermei'  leur  labac.  II  est  parfois  si  grand,  que  la  lete 
d'un  liomme  y  pouri'ait  entrer. 

Le  pelican  se  laisse  facilenieut  apprivoiser,  il  est  memo 
susceptible  d'educalion.  En  effel,  on  le  dressc  pour  la  pe- 
clie, comme  autrefois  les  seigneurs  dressaient  les  faucons 
pour  la  chasse. 

Les  pelicans  passent  habiluellemeul  la  nuit  sur  les  ar- 
brcs,  mais  ny  foul  )ioint  leur  nid.  La  femelle  depose  scs 
ceufs,  au  nombre  de  quaire  ou  cinq,  sur  la  terre,  sans  au- 
tre precaution. 

«  Les  pelicans  abnndent  lout  le  long  de  la  cole  poisson- 
ncuse  de  la  Uuayra  (Cidonibie),  clj'ai  pu  les  examiner 
d'autanl  plus  commodemenl,  qu'ils  uc  s'eloignent  guere 
du  rivage  ;  soil,  en  effel,  qu'ils  voleut  au  -  dessus  des 
eaux,  soil  qu'ils  se  reposent  ii  la  surface,  on  les  voit  se 
lenir  de  preference  dans  I'espace  qui  separe  la  lame  qui  se 
brise  de  la  lame  i|ui  s'approehe  en  roulanl. 

«  Ce  n'esl  point  en  rasant  les  eaux  que  le  ]ieliean  elier- 
che  sa  proie;  dans  les  grands  ccreles  qu'il  decril  en  vo- 
lant, il  en  est  presque  loujonrs  eloignc  de  13  a  20  pieds. 
(Jnaud  enfin  il  a  apereu  un  poisson  a  sa  convenance,  il  se 
laisse  tomber  dessus  avec  une  roideur  extreme  cts'enfonce 
dans  lean,  i|u'il  fait  jaillir  tres-bant.  S'il  a  m-unpie  son 
coup,  on  le  voit  s'cleverde  Jionvcan  dans  I'air,  et  rccom- 


mencer  a  decrire  ses  cercles ;  s'il  a  fait  capture,  au  con- 
traire,  ce  qui  est  lecas  lc  plus  frequent,  il  prend  bien  en- 
core son  vol  an  boulde  quelqncs  instants,  mais  pesammenl, 
sans  presque  s'elever  au-dessus  de  la  mer,  el  il  va  s'y  po- 
ser un  peu  plus  loin  pour  savourer  sa  jiroie  a  loisir. 

En  general,  tons  les  animaux  voraces  onl  ccla  de  commun 
avec  le  pelican  ;  lors(iu'ilssont  slimulcs  parl'aiqielil,  ils  sonl 
agiles  et  pleins  d'aclivile,  lis  supporlenl  longtemps  le  jeiine, 
et,  quand  ils  sonl  ]iresses  ]iar  la  faini,  leur  force  el  leur 
vigilance seinblentaugmenlecs.  Un  seulsoin  lesoceupe,  ce- 
lui  desatisfairele  besoin  imperienx  do  se  procurer  des  ali- 
ments. Ont-ils  fail  capture,  ils  devoreni  avidemenl  leur 
]ii"oie  etlombent  dans  unelat  de  somnolence  |dusou  nioins 
lorpide.  Le  ligre',  le  loiip ,  et  en  general  les  betes  feroces  , 
des  qu'ils  sonl  repus,  cliercbent  le  repos.  Les  serpents  sur- 
tout demeurent  pendant  un  teni|is  considerable  dans  un  elal 
d'inscnsibilite  qui  ne  ecsse  que  lorsipie  la  digestion  est 
lerminee. 

La  chute  du  pelican  qui  fond  sur  le  poisson  qu'il  ob- 
scrvait  n'est  pas  moins  rapidc  que  celle  des  oiseaux  de 
proie  ;  mais,  du  reste,  elle  en  differe  sous  tous  les  aulres 
rappoils;  ainsi,  par  cxcmple,  I'cpervier  (|ui  guette  une 
alouetle  commence  ii  decrire  au-dessus  d'clle  des  cercles 
qu'il  retrecil  .sans  cesse.  Arrive  directemenl  au-dessus  de 
I'oisean  que  la  peur  paralyse,  il  y  reste  quebpies  instants 
sans  changer  de  place,  quoi(|ue  agitant  les  ailes;  puis,  les 
fermanl  lout  ii  coup,  il  se  laisse  tomber  les  serres  elendues. 
Ce  genre  de  chasse  ne  pouvail  convenir  au  pelican,  qui, 
force  de  saisir  sa  proie  pres  de  la  surface  de  I'eau,  nepeut 
laclierchcr  que  dans  les  endroits  peu  profonds,  sans  cesse 
balayes  jjar  la  lame,  et  oii  rien  ne  reste  en  repos ;  aussi 
est-ce  souvent  dans  le  momenlle  plus  rapiJe  d'un  vol  en 
ligne  droite  qu'on  le  voit  fondre  sur  sa  pniie.  Ce  niouve- 
ment  csl  tellernent  brusque,  qu'il  semble  voir  tomber  un 
oiseau  atteint  par  le  plomb  du  chasseur. 

On  s'y  mi'prendrail  d'aulant  plus  aisemeni,  quil  se 
laisse  tomber  sur  sa  proie,  la  tile  la  premiere,  comme  une 
masse  inerle,  et  la  saisit  avec  le  bee;  I'epervier,  an  con- 
traire,  s'approehe  en  lournoyant  du  gibier  qu'il  ponrsnit, 
el  descend  dessus  les  .serres  onvertes. 


LE  SAVOIR-VIVRE  EN  EUROPE. 

snii'Lcs    r.o>SKU.s    a    ceux   <,iim    emiicm    pans    i.i:    jioNnc 


I.E  COSTUME,  lES  PARIS,   lA   POllTESSE. 


ouii|umn(  pis  ns 
l(  r  n  i|uc  iioiw 
somiiM'S,  poiini'ini 
foi-cor  noire  natu- 
re ?  Ni;  sommcs- 
iiouspasassez  l)ien 
partagt'S?  ?!'ou  - 
lilioMS  jamais  f\ue 
la  France  esl  el  a 
loujours  e(e,  a  lion 
lilrc,  lomoilcle  ile 
toutes  les  nalions 
du  nionde.  T-a  po- 
lilesse  francaise  est 
pioverliiale.  La 
Fra nee  esl  le  centre 
du  luimde  civilise.  Son  goiil,  son  urlianile,  son  esprit,  son 
iutelli.;;euce,  cc  senliuient  exquis  de  la  liienseance,  ipielle 
autre  nation  rennit  toutes  ces  qualiles?  Aucinie  ;  el,  d'lni 
commuu  accord,  Farislocratie  de  tousles  pa;s  envoie  ses 
fds  en  France, —  a  I'aris,  —  pcrfeclionner  leur  educalion, 
prendre  les  lielles  nninieres;  mais,  lielas!  en  cherclianta 
nous  imiler,  ils  maiifinent  snuvenl  le  but.  ils  Ic  depassent, 
cl  nous  ponrrions  lenr  diie  avec  le  lion  la  Fontaine  : 

Np  forroiis  point  notre  talent,  . 

Nous  ne  ferions  rien  avec  praec. 
.lamaisuii  loiirdaud,  ijuoi  (pi'il  I'asse, 
Ne  saiirait  passer  pour  g.il.inl. 

Cettesnperiorite.  si  generalc^ment  reconnue.ne  laisous- 
nous  pas  tout  ce  ipi'il  fant  pour  la  perdre?  Serait-il  vrai, 
ipriiiconslaut,  leger,  ne  pouvant  rester  en  repos,  le  Fraii- 
cais,  las  d'avancer,  voulnt  retros:radcr?  11  n'est  ipic  Irop 
certain  c|ue  nous  avons  dunne  ([uelciue  apparence  de  verite 
a  cette  accusalion.  Ninis  cshnmoiis  les  Icnips  a  denii  sau- 
vages  dn  nioyenagc,  I'haliit,  ranieuldenieni,  la  liarlie  sale, 
les  clievens  en  desordro.  Sous  iniilous  cesiuodeles  deplo- 
raldes.  les  roues  de  la  regence  ipii  prenaieiit  relTronlerie 
pour  de  I'aisauce,  le  cyuisine  pour  de  la  IVaindiise.  et  la  de- 
liauche  pour  le  plaisir.  Nous   I'aisiins  niieux,   nous    avoiis 


1  iU|Muiile  de  nos  tiidestpies  vnisins  dn 
Nord  la  pipe  degonlaute.  Nos  eleganls 
I  imeiit  le    cigare,  partoul  le  parfum 
uiusealioud  du  taliac  ;  dans  les  rues, 
d  Ills  les  jardinspnblics,  partoutia  pipe 
ou  le  cigare ;  le  salon  menic   n'cn  est 
jias  loujours  a  I'ahri,  La  fumee  no  res- 
pecte  rien,   les  liajjils   iniprcgncs  en 
portent  I'odeur  jusipie  dans  les  .spec- 
tides.  Ou  done  se  refugier?  Si   line 
I  Irangere,  surla  foi  de  I'urbanile  fran- 
ciise,  se  liasarde  sur  les  troltoirs,  des 
homnies  en  blouses  on  eii   paletots  la 
j:       N  "u         ■         coiidoient  rudemenl  en  lui  snufllaiit  an 
visage  une  lioiirfec  de  laliac. 
1 1  lies   tile  lunit  peine  ii  reconnaiire  a  ces  riides  ma- 
niLifs  les  lusliionables  et  les  Hoiiceaux  dn  jour.  II  est  vrai 
de  dire  que  ces  jeiines  gens  ne  passent  pour  des  honimes 
coiume  11  fautipie  dans  la  niauvaise  sociele  oii  ils  out  pris 
leurs  modeles. — Ces  gaillards-la  Iravaillent,  dansles  estami- 
nels.  a  la  reforme  des  mccnrs  de  la  sociele  francaise. 

II  esl  pourtani  des  choses  qu'il  esl  hien  d'imiter  de  ses 
voisiiis,  c'est  ce  qu'ils  font  miciix  que  nous.  Les  Anglais, 
ayanl  nn  climat  inoins  fertile  que  le  noire,  sesont  appliques 
a  ragricnllnre ;  ils  out  perfectionne  les  races  de  lieslianx 
et  di'  cbevaux;  ils  out  inslilue  des  courses  ponr  slimuler 
ramnur-propre  et  rinterel  deseleveurs.  lei  I'exeniple  elait 
linn  11  siiivre  dans  un  lint  si  utile  ;  mais  fallait-il  imiler  ces 
jockey-dubs  oil  des  paris  riiinenx  soiit  ouverls,  on  la 
niauvaise  foi  est  ;i  I'ordre  du  jour?  A  peine  les  gentlemen 
uliiii'iiers  {{)  de  Loiidres  ont-ils  sii  que  nous  avions  des 
r  uirses  et  des  paris  a  la  maniere  de  old  England  (2),  tons 
les  clubs  se  soul  debarrasses  de  leurs  bUiek  legs  (3i  :  ces 
bonnetcs  geiis  soiit  veniis  .se  renqdumer  aux  ilepens  des 
imilaleiirs.  I'liisse  la  lecoii  deveiiir  profitable  I  Cerlaine- 
iiieiil  les  courses  doivent  etre  encouragees.  Mais  lesjeux 
sont  defendus  en  France,  poiirquoi  les  paris  sernient-ils  pcr- 
iiiis?  Aineliorons  nos  races  de  cbevaux,  de  bccufs,  de  mou- 
loiis,  eiicoiirageons  I'agriculture ;  mais  restons  Francais. 
N'iniilons  pas  siirlout  la  grossiere  rudesse  de  peoples  qui 
siuit  parfois  nos  emules  siir  ipielqnes  poiiils,  mais  toujours 
jaloiix  de  notre  superiorite. 

Jeniies  Francais,  voulez-voiis  savoir  Ic  secret  de  la  poli- 
le.sse  de  vos  ancelres  et  de  leur  superiorite,  niemc  sur 
vous?  — je  regretle  d'etre  force  de  vous  le  dire.  —  Cc  se- 
cret, c'etait  leur  respect  poiirlesfemnies.ccsenliment  clie- 
valeresi|uequilesfai.sait  se  respecter enx-niemes,  alin  dc- 
Ircdignes  d'approcber  de  cclte  belle  nioilie  de  rcspccc 
buniaine  qui,  par  sa  faiblc.sse  menie,  est  appelee  a  adoii- 
cir  nos  miuurs.  .Mere,  la  feinine  nous  coiisob',  guide  nos 
premiers  pas.  nous  donne  les  premiers  conseils.  Ft  qui 
poiirrait  oiiblier  les  lecoiis  d'liue   mere  !  Qiielipies  aiinees 

il)  Kscrocs  Jc  la  luiute  .socieli-. 

(2)  I.Ti  vielllc-\iii;lt'liTrc'. 

(3)  (;i'nsrl|..ssi-s  |iuur  :iv.pii  lii.  Iii>  .in  jni  on  (|UrIi|iii'  aiilio  iii'iilillcsse 
siMtiliIali!e. 


53r. 


i.ii  SAVuiii-  viviiii   liN  Euiuiri-;. 


plus  1,11-J,  iinii,-;  vonloiis  plairc,  iioiis  li'pm!)lons  (i'offcnsor, 
iifuis  iniitnns  los  foiniiH's,  el  voil'i  i)niii'i|uoi  Icur  coni- 
mercn  ailiiiicil  Ics  nicciirs  ol  |in)iluil  l.i  polili'ssc,  Si  Ics 
I'jjinrnis  soiil  Ics  linnimi's  Ics  plus  polls  ilii  moude,  c'rsl 
ipie  la  Francniso  osl  In  femnie  la  plus  "racipuse.  Ah!  mos- 
ilamos,  nc  prcnoz  nl  vos  moilo.s  iii  vos  manlercs  clicz.l'p- 
IransPi" ;  (pii  iTcnnnailrait  unc  Francaisp  a  cpt  air  ffourmo 
cl  sous  CP  eosliimp  par  Irop  masciiliu  ?  Mps  liollps  coni- 
pali-ioles,  reslpz  rpcpie  vnusptcs,H:iUii'pllenipul,  sans  liludp, 
ol  voiis  cuuliiiucrpz  a  I'aire  le  desespoir  dc  toutes  vos 
rivalcs. 


Moiis  parlions  dc  courses,  ct  nous  les  apprauvious  jiaree 


f|u'cllcs  soul  utiles  ;  nous  lilamiiins  smienicnl  les  |-iilipiiles 
el  les  vices  qu'ellcs  ameneront,  i|u'elleson[  deja  amenps 
cliezuous.  I'renoiis-y  1,'arde,  ne  laissous  pas  I'ivraic  cnvaliir 
nos  moissons.  On  pent  etrc  cxcellcul  cavalier,  sansse  dou- 
iier  Ipsgnices  d'un  palefrpuier.Ou  )ieuL  fairc  poiirir  scs  clie- 
vaiix  sans  parier.  On  ppul  surtoul  savoiravec  qui  Fon  s'as- 
sncic.  II  u'esl  ppuI-iHi'C  |ias  inulile  de  Taire  conuaiire  i|u'il 
est  d'usage,  en  Anglelerre,  dc  fairc  .i  I'avauec  dc  gros 
paris.  Les  journaux  cotcnl  rcgulioremcnt  les  cliauccs  dc 
Icl  on  lei  clicval :  «  Cinq  conlre  iin  pour  Rucephale;  scpl 
conlrc  deux  pour  liosine,  elc.  «  F.t  puis,  ipiaud  les  cork- 
ncys(l)adauds)  oulmordu  a  Fliamecon,  quand  ona  ameuc  les 
paricnrs  du  cole  que  Fon  veut,  on  lienl  Ions  leurs  paris. 
/i'(  les  inilics  s'asscmbkiil  pour  dccidir  quel  chcval 
(/agneiii.  Maitres  el  jockeys  parlagent  le  galeau.  TonI  le 
moude  s'culcnd.  Unc  nipdcciue  donueca  propnsa  lei  on  Icl 
chcval  arrnugp  Faffairc,  tanl  pis  pour  qui  n'csl  pas  dans 
le  secrcl. 

On  u'en  vieudra  pas  la  en  France,  il  faul  Fcsporcr. 

II  est  unc  autre  course  qui  n'esl  que  ridicule,  nous  vun- 
Innsdirc  la  course  au  cloclier. 

Concoil-on  que  des  cires  raisounables  cxposcnl  des  clu'- 
vaux  de  jirix,  el  leur  vie  uicuie,  dans  un  cxercice  aussi  ri- 
dicule? 

Le  )daisir  consisle  .i  prendre  un  point  de  ilcpart,  et  a 
Iraversln  campagiic  un  bul  apparent,  eomiiie  iiu  cliielier 
ou  toute  autre  marque.  On  pari  en  lignc  droile,  ricn  ne 
doitarrcter;  plus  la  chose  est  nb.surde,  plus  elle  fail  Turcur; 
un  I'osscilc  quinze  pieds  s'opposc  a  voire  passage,  vous  nc 
pouvezlc  franchir,  sautcz  dedans,  —  vous  cu  sortirczconuiie 
vous  pourrez. — Saulez,  le  resle  ne  vous  regardc  pas.  Avez- 
vous  reussi  a  en  sorlir,  meurlri,  couverl  de  bouc?  voici 
pour  vous  reuictlre  un  mur  vernioulu  et  une  cliule  de  dix 
pieds  derrierc,  sur  des  pierrcs  el  de  la  terrecboulee,  sau- 
tcz, il  y  a  ,i  parier  que  vous  vous  luerez  avee  voire  chcval, 
bagatelle  Ic'est  bien  plus  amusaul.  Mais  vousavczjoue  de 
bonhcur,  voire  cbeval  n'csl  que  couronne,  vous  en  elcs 
quilte  ]iour  uu  bras  casse.  Jc  vous  conseillc  dc  vous 
plaiudre  ! 


No<  bons  ancctres  n'auraipnl  pas  iuiagiue  un  parcil  plai-   |    sir,  d  ils  se  conlenlaicnt  dc  coiirrc  un  cerf,  un  ronard.  un 


licvrc;  ils  vivnit'iil  simplrnipiil  I'l  ii'iUaiciil  pas  lilasi's.  Tus 
voisins  d'oiilre-mor.  on  i'cliaiip;o  dcs  Iccniis  de  !;niil  ft 
dc  polilcssc  (|U0  nous  leiir  doniions,  ont  voulii  nous  ^'rali- 
fior  de  c|ucli|ues- unps  dc  leurs  excpulricilus,  et  nous 
onl   imiiorU;   li>  slreple-rhiisc.    (Ir.ind  niorci  dii  cdi-iui, 


AllTISTKS  CKl.KRliKS.  .  "■'>" 

messieurs.  ]]'<■  can  do  verij  ivell  wiOioul  it.  llardez  cila 
avec  vos  IjrouiUnrds,  voire  s|iieeri  ol  les  divertissemenls  ile 
null  de  (iuel|ues-uus  de  vos  jeunes  lords.  Imilez-noiis  si 
vous  le  pouvez,  vons  Perez  liien.  Ouanl  ;i  nous,  nous  vnu- 
lons  rrslcr  ce  que  nous  somines. 


ARTISTES  CELEBHES. 

Cicelies  de  la  vie  dcs  |i«iiitres. 


VELASQUEZ, 


rriNTTiK    Esi'\r,>'nL. 


Toule  la  viede  ec  grand  peinire  fnt  une  siiile  non  inler- 
ronipuc  d'eveneuienls  hcureux. 

Ce  fill  le  oOaoul  lti-25,  dans  la  niaisin  dn  minislre  Oli- 
vnres,  (pic  I'liilippe  IV,  mi  d'Espa;;ne,  accorda  a  Vilas- 
<|nez  la  premiere  seance  pour  faire  son  portrait. 

Cel  cvenemenl  parnt  alors  d'line  asscz  grandc  impor- 
tance pour  en  roiiservcr  la  date  precieuscment.  La  toile 
etait  lie  grande  dimension  ;  ellc  reprr'senlait  lo  roi  convert 
d  armes  i'tiiicelanlcs,  monte  siir  imma^nii(iiiuccouisier ;  le 
fond  dii  tableau  etait  un  paysage  d'niie  grande  beanie.  Une 
gravure  de  Goya  en  pent  doniier  une  idee  assez  exacte  aiix 
personncs  ((ui  n'ont  pas  visiti;  I'Espagne.Velasipiez  |ieigiiit 
aussi  Gaspard  dcGusnian.  comte  d'Olivariis,  premier  minis- 
Ire  d'Espagne.  Dans  ce  portrait,  Olivares,  comme  le  roi, 
cslsur  un  noble  cheval  amlalous,  ricbemcnt  ca]iaraci)nne. 
Quelques  critiipics  out  dit  quo  ces  portraits  monlrenlun 
travail  tillement  eludie,  ipi'il  semble  i(uc  I'arlistc,  eblcuii 
par  la  digiiite  majrstucusc  de  ses  modeles,  soil  tond)e  dans 
rexageratinn  en  clierclianl  le  sublime  ;  rpioi  (piil  nn  .soil, 
le  pinceau  du  grand  mnllre  s'v  fait  remari|uer,  el,  nieine 
dans  la  simple  gravure.  on  recoiinail  le  pays  de  Cervau(cs 
el  de  don  Quieliolle ;  il  est  vrai  egalement  ipic  les  figures 
du  roi  et  de  son  minislre  onl  cetlo  majeste  gourmce  (|ue 
le  peintre  rbercliait  evidommeni  .i  representer. 

Quand  le  portrait  du  rji  ful  termini;,  I'lulippe  en  fill  si 


satisfait,  ipi'il  cliargea  Olivares  de  dire  a  Vclasiiuez  i[u'a  I'a- 
venir  riionneurde  peindre  Sa  .Majesle  neseraitplus  accordi' 
(|u'a  Ini  scul.  Le  peintre  etait  an  conible  de  ses  vfcux,  la 
cour  rctentissail  dc  sis  louangcs,  les  connaisscurs  s'accor- 
daient  a  donner  la  paline  a  Velasipiez  el  Ic  |daraienl  au- 
ilessus  dc  liuis.scs  dcvanciers.Leportraitdu  roi  avaitete  ex- 
pose, par  ordrc  de  Sa  Majeste,  dans  la  rue,  en  face  de  I'e- 
glise  de  San  Felipe;  les  courlisans  claienl  dans  Tcxlasc,  les 
poi'tes  firent  des  vers  pour  la  circoustance,  et  les  rivnux 
dc  I'artiste  furcnt  devores  d'envie  et  de  jalousie  ;  enfin,  Ve- 
lasquez et  le  poete  dramatique  Calderon  furciit  informcs 
qu'ii  ravciiir  ils  seraient  Inn  cl  I'aulre  admisdans  la  so- 
ciete  intime  du  roi  ;  Philippe  s'efforca  d'oublicr  dans  Icur 
cnnversalion  les  chagrins  que  liii  causaient  ses  revcrs,  el  la 
perte  du  lioussillon,  Je  la  Catalogue  el  du  I'orlugal. 

Ce  ful  vers  ce  temps  que  Charles  I"  vint  li  Madrid,  ac- 
coin|iagne  de  Bncliinghani  et  dc  quelques  autres  amis  des 
arts.  Vidasquez  profila  do  I'occasion,  el  Dl,  dit-on,  de  me- 
moirc  et  .i  I'iusu  de  Charles,  son  portrait,  dans  ini  tableau 
oil  il  litait  represente  cbassant  avec  le  roi  d'Es]iagne. 

Rubens  vint  aussi  a  Madrid,  en  l(i-23.  et  coiilribua  pro- 
bablement  a  faire  prendre  a  Velasquez  ce  style  exagerii  de 
magniCcence  que  Ton  reprocbe  a  ses  premieres  composi- 
tions. Ces  deux  peintres  vivaieut  ensemble  dans  riiilimilc  ; 
ce  ful  la  que  tlubens  fit  son  tableau  de  saint  Georges  com- 
batlanl  le  dragon,  el  Ton  regardc  celte  anivrc  comme  la 
luile  la  plus  exlravagaiileel  pourlanl  la  plusatlrayante  que 
I'arl.  inspire  d'un  grain  de  folic,  ail  jamais  produilc.  On 
voii  au  Louvre  un  lonrnoi  au  soleil  couchant,  pies  des 
murs  d'un  vieux  chalean  ;  cc  tableau  pent  donner  une  idee 
du  genre  par  le  brillant  cdal  de  son  colorls ;  il  est  admire 
de  bcaucoup  d'arlisles. 

Velasquez  n'avait  encore  que  vingl-qiiatie  aiis,  i|uaud  la 
fortune  le  comlila  d'unesi  haute  prosperite.llii  jour  on  il  de- 
vinl  peinire  du  roi,  la  richcsse  et  les  honneurs  furent  repan- 
diissurlui,  La  meme  annce,  il  ful  nomme  genlilhommc  dc 
la  chambre  du  roi.  niihens  lui  nyant  fait  nailr..'  Ic  dc.sir  do 

43 


35R 


AIITISIF.S  CELEBIIES. 


visiter  rilalio,  l'liilip|ic  liii  ni  acciutla  l;i  |ii'iniissioii  sans 
diflk'iiUc  ;  el,  par  !ii  snile,  lluliejis  et.inl  rcvenii  .i  Jliiilriil 
eomiiie  aiiibassaileiii'  ile  la  cuiir  Je  Rriixelles,  Velasc|uez  fid 
ciivoye  en  Ualie,  el  s'oniliariiu.i  a  Bai'celonc  nvec  Spinola, 
general  des  arniees  ilu  roi  en  Flandre.  Dans  ces  lenips, 
Icsarlisles  avaient  nne  ^rande  imporlance  dans  Ionic  I  En- 
rope.  Philippe  alia  an-devanl  de  loiis  les  desirs  de  Vi'las- 
i|uez,  el  le  defraya  de  son  voyaj;e  avec  magnificence.  A 
Venisc,ilfntlo;;edans!epa!ais  dc  ramliassadcur  d'Espa^ne, 
et  la  livrec  de  I'amljassnde  reriil  I'ordre  dc  racconi|iagnci- 
parlonl  oii  il  voudrail  aller.  A  Itonic.  il  enl  sa  demcure  an 
ViHican,  oi'i  il  pnl  visiler  li  sa  volonle  les  elii'fs-d'renvre  dc 
Raphael  el  de  Michel-Angc.  Ses  Iravaiix  inees<anls  ayanl 
porlc  nlleinle  a  sa  sanle,  ranilinssailcur  dc  Flnrencc  liii 
ofrril  nn  apparlcnicnl  dans  sun  palais  siir  Ic  Monic  Cavallo, 
I'un  dcs  chdroils  les  pins  acres  de  Rome  ;  c'esl  la  rpic  Ve- 
lasquez alia  conliniier  ses  elndcs. 

De  rdonra  Madrid,  il  s'apcrenl  (|ue  I'ahsence  n'avail  ili- 
minue  en  rien  sa  favenr  anpres  dn  roi,  cpii  Ini  donna  nn 
alclicr  dans  Ic  palais ;  Philippe  en  avail  nne  clef,  el  sou- 
venl  il  allail  passer  des  hcurcs  enliei'cs  anpics  dn  peinlrc, 
comme  Charles  V  avail  fail  avec  Ic  Tilicn,  el  Philippe II  avec 
Sanchez  Coello. 

En  1613,  le  premier  niinislre  Olivareslomha  en  dcfavenr 
cl  fnt  lianni  dans  ses  Icrrcs  ct  dans  la  ville  de  Toro.  11  iie 
survccnl  ipn.'  deux  ansa  son  nialhcur;  mais  la  disgrace  dn 
proleclenr  ncdiniinua  pas  la  favenr  du  peinlrc;  Velasquez 
n'aliandonna  point  son  bicnfailcnr,  il  alia  an  conlrairc  le 
vLsiter  souvenl  pendant  son  cxil  ct  sa  maladie.  Loin  de  lui 
envouluir  de  son  allaclienicnt,  le  roi  nc  montra  nul  mc- 
contcntcmcnl  dc  ses  visiles  a  Olivares;  ceitc  conduite  scm- 
bla  an  Conlrairc  augmenler  Teslime  dc  Philippe  pour  son 
peinlrc  favori;  car  Ic  roi  lui  confera  la  clef  d'or  celle 
menie  auncc,  lorsqne  la  eour  d'Espagne  ful  Iransferee  a 
Saragosse. 

Philip)iC  IV  nc  fnl  henrenx  ni  dans  son  rcgne  ni  dans 
sa  vie  donrcsliqne.  II  jicrdil,  dans  la  menic  nnuec,  sa  pre- 
miere femme,  Isahelle  de  [lourlion,  so'ur  dc  llenrielle  .Marie, 
rcinc  d'Aiiglelcrre;  son  fils  nnii|ue,  qui  dnnnail  de  grandes 
csjierances,  cl  sa  sffiur  I'inqieralricc  d'Aulriche,  pour  (pii 
il  avail  heaucoup  d'atlachemcnl,  II  clail  en  mcmc  temps 
accablc  par  les  rcvers  ct  Ic  nialhcur  dans  les  affaires  p(di- 
liqucs.  Lc  cahinel  de  Versailles  avail  loujours  fonde  sa 
g'.oirc  cl  .sa  puissance  sur  raffaihlisscment  de  1  Espagne,  el 
les  efforts  de  Ricliclicu  el  de  Mazarin  avaient  pour  hut 
principal  d'abais  cr  ee  royaumc.  En  rccevanl  tons  sesmal- 
heurs  de  la  France,  Philiiipe  nc  pouvait  oublier  avec  quelle 
lendrcsse  il  aimail  sa  soeur,  la  rcinc  rcgentc  .\nne  d'.Vn- 
Irichc,  ct  a  cliaque  nonvelle  vicloire  remporlec  par  les 
armes  dc  la  France  sur  I'Espagne, celle  princcsse  avail  a  sc 
rejouirde  la  defailc  d'nn  frcre  i|n'eUi!  n'avail  jamais  ce.ssc 
de  clicrir.  Mmc  dc  Mollevillc  dit,  dans  ses  memoircs  de  la 
reine,  que,  lc  roi  d'Espagne,  dans  nne  Icltre  adrcssee  a  la 
rcinc,  selamcnle  dece  que,  dan?  ces  temps  de  guerre,  il  ne 
reccvait  dcscs  nouvcUes  que  par  rintermediairc  des  nc- 
gocianls  de  son  royanme,  el  il  ajoule  avec  une  grandeur 
vraimenlespagnole  :u  I'orqur  bicn  jodemos  dandimns  ha- 
lallas  covresimnitcr  comoltcrmuniis.«'Se  ponvons-nons,  en 
lions  livrant  halaille  en  sonvcraius,  corrcspondre  comnie 
frcre  el  soeur? 

Cepemlanl  ces  deux  polciilals  claienl  cc  que,  dans 
nos  Icinps  moderncs.  on  nomme  des  princes  dcspoti- 
cpies.  Mii<h  piil'-rite  p''nl  vo'r   ipi'ils  claienl  gnnverncs 


par  lenrs  minislrcs,  cl  que  ceux-ci  avaient  la  main  I'orcee 
par  les  inlrigues  el  snhissaieiil  rinfliience  de   favoris  donl 
ramhilion  individucllc  les  oliligcait  ii  obeir  a  cc  qui,  dc 
nos  jours,  s'appelle  Fexigence  dcs  temps. 
Telle  a  presque  loujours  etc  le  sort  des  rois ! 

l-'.inliiiiiiL'  it;u-  la  cour.  n'rluil  j  I'csclavnfre, 

All  milieu  <lcs  pranttours  ct  d'un  luxe  ponipcux, 

II  vil,  mais  i-sole.  Son  Iruiie  glorious 

Monlrc  iiii  roi  qui,  de  Ions  en  reccvaiil  I'liommairr. 

Ncjouil  pas,  lielas !  d'un  scul  moment  heurcux, 

Kt  n'a  cic  confidonl  (pie  .son  ccEur  douloureux  (1). 

.Mais  an  milieu  de  tons  ces  malhenrs,  lc  cirur  de  Philippe 
n'a  jamais  neglige  les  arts  ni  les  artistes ;  car,  en  1648,  il 
envoya  de  nouvcan  Velasquez  en  Italic,  cl  lui  donna  coin- 
mi.ssinn  irachcler  des  tableaux  ct  de  I'airc  une  eolleelion 
iranlir|uilcs  rares.  Lc  peinlrc  passa  qnelque  IcmpsaGcncs, 
dc  la  il  se  rendit  ,1  Parme  ct  a  .Manloue.  .■\prcs  avoir  -visite 
Rome  ct  le  pape  Innocent  .\,  donl  il  lit  lc  portrait,  il  rc- 
tonrna  ensuilc  en  Espagne,  oil  11  Iransporla  sans  accident 
sa  eolleelion  dc  tableaux  el  de  statues.  Pendant  lalisence  dc 
Velasquez,  Ic  roi  avail  cpousc  nne  jeune  arcliiduclie.s.se 
d'Aulriche;  mais,  ni  cc  niariagc,  ni  les  nouvcan^  courti- 
sans  qn'il  amcna  a  la  cour  d'Esjiagnc,  ne  changerent  rien 
a  la  favenr  ni  a  la  prosperilc  de  rheureux  peinlrc. 

Ell  IGiiO,  Philippe  riuvcslitde  Pordrcdc  San  lago.  Quand 
le  marquis  de  Tabara  ful  charge  d'examiiier  les  preuves 
dc  noblesse  ueccssaires  pour  eire  admis  dans  cct  ordre,  le 
roi  mil  fln  aux  cnqueles,  en  disant:  «(Jn'ilsoit  recu,je 
connais  sa  noble  uaissance,  el  je  sais  (jn'il  est  digne  dc 
celle  liaule  distinction.  »  Ces  paroles  aplanircnt  tonics 
les  difficnltcs. 

La  reception  du  pcinlre  se  lit  avec  une  grande  pompc  lc 
jour  de  la  fete  du  roi;  lc  due  dc  Medina  Sidonia  ful  charge 
de  la  ceremonie.  Par  la  suite,  Velasquez  ful  nomme  ajios- 
lador  mayor,  ct  les  fimclions  de  celle  charge  le  delourne- 
rent  souvenl  de  son  alclicr  en  lui  imposanl  les  devoirs  d'un 
courlisan. 

II  clail  alors  charge  d'ans  cl  de  gloire.  II  arriva  nn  jour, 
dans  son  eabinel  de  |icinlnic,  une  aneedolc  qui  prcsenlc- 
rail  unjoli  laldcan  dans  les  .scenes  (/e  larie  despeinlies. 
Velasquez  avail  nu  csdave  noir  nomme  Juan  de  Parcjan  , 
filsd'esclave.  11  y  en  avail  alors  heaucoup  it  Seville,  lieu  de 
uaissance  dn  peinlrc. 

L'cufaut  avail  etc  elcvc,  pour  ainsi  dire,  dans  ralclier  , 
il  voyail  tons  les  jours  pratiipicr  devanl  ses  yeux  quelque 
.secret  dc  I'art.  II  clail  charge  dc  broycr  les  couleurs,  de 
lendrc  el  de  preparer  les  toiles,  de  lavcr  les  pinceanx  el 
d'appreler  la  |ialelle  ;  tonics  choses  donl  il  s'acquillail 
avec  bcancoup  d'iiilclligcncc  el  de  soin. 

Parcjan  grandil ;  il  accompagna  son  mailre  dans  ses  deux 
vovagcs  d'llalie.  Uii  jour,  a  Rome,  Velasquez  envoya  a  ses 
amis  de  I'aeademic  dc  peinture  nn  portrait  (|H'il  avail 
fail  de  .son  csclave,  ct  celui-ci  en  elail  le  porlcur ;  le  pr:r- 
trail  lenr  panil  si  bean,  qu'cn  le  voyant,  ils  clnrent  Velas- 
quez mcmbrc  de  racadcmie  dc  Rome  sans  cxiger  d'aulre 
preuve. 

Parcjan  eprouvait  dcpuis  longlimps  dans  son  Cfcur 
rambiliun  d'un  ]icintrc;  mais  que  pouvait  faire  nn  pauvre 
csdave?  Son  mailre  pensail  coinmc  les  anciens  Grecs, 
que  les  arts  liberaux  ne  devaicnt  eirc  exerciis  que  par  des 

(0  Ces  vers  son!  aUiibu^'S  il  uii  roi  qui  ,i  joui  d'un  ri'giio  i'rosiii?re, 
I.oiiis,  nil  lie  Ba\iere. 


AllTlSriiS   CKI.KliliES. 


339 


lioinmcs  libres.  el  il  avail  diileiulu  a  Parcjaii  loiito  eliiilc 
qui  soi'lail  dcs  liiiiilt-s  dc  son  ein|ili]i. 

Parejan,  oni|ioi'lepai'  sa  passion  pour  la  pi'inlurc,  passail 
les  nuils  ;i  travaillcr  ;  le  joui'  il  (Hudiail  des  yeux  Ics 
ouvrages  de  son  nialtre,  ct  ocoulail  nvidcment  ses  rc- 
marques  el  les  conseils  qn'il  donnail  a  ses  eleves.  C'csl 
ainsi  que  le  pauvre  esclave  devlnl  pcinlre  en  secret.  Au 
relour  de  son  second  voyajte  d'llalie.  il  avail  ipiaranle- 
cinq  ans;  il  se  crut  alors  asscz  fori  do  son  lalcnl  pour  se 
faire  pardonner  d'avoir  eliidie  en  caclielle  pcndanl  lanl 
d'annees,  ct  d'avoir  siiivi  sa  vocation  avec  nn  amour  el  unc 
linergie  sans  exeniplc.  11  esperail  que  ses  durs  Iravanx  el 
ses  longues  veilles  Irouveraicnt  grace  aux  yeux  de  son 
niailre. 

11  s'avisa  d'un  nioyen  ingenieux  pour  devoiler  son  la- 
lent.  Le  roi  avail  coulunic  de  passer  lieaucoup  de  temps 
dans  I'alelier;  il  prcnail  plaisir  a  relonrner  les  peinlures 
qui  elaienl  placees  face  au  iiiiir.  I'aiejan  Unit  un  lalileau 
dc  petite  dimension,  ct  le  plara  parnii  ceux  dc  Velas- 
quez. Quand  le  roi  vint  faire  sa  visile  a  I'alelier,  il  or- 
donna  de  lui  monlrer  loules  les  ehauclies  (pii  elaienl  tour- 
nees  contre  le  niur.  IJuand  Parejan  lui  montra  son  propre 
ouvrage ;  «  Ah  !  dil  Philippe,  qu'esl-ce  que  ce  heau  laWeau 
que  je  n'ai  jamais  vucomnicncer'?»L'csclave,  se  jelanl  alors 
aux  picdsdu  roi,  lui  conla  I'hislnire  de  ses  eludes,  el  sup- 
plia  Philippe  diiilerccder  pour  lui  aupres  dc  son  maitrc. 
Le  roi,  se  tournanl  alors  vers  Velascpiez,  dit ; 

u  Je  ne  vols  qiiune  reponse  a  faire  a  cola,  I  homme  cpii 
possede  mi  pareil  lalcnl  ne  pent  jdus  elre  esclave.  » 


Velasquez  rcleva  Parejan;  il  lui  donna  la  liherlii,  el  la 
lui  assura  |iar  un  aclc  d'affranchissenient;  desce  moment, 
celui-ci  pril  rang  parini  les  eleves  el  les  amis  du  grand 
pcinlre. 

Parejan  sc  nionira  digne  de  la  lionlc  de  son  maiire  en 
loules  choses,  tai'it  |iar  son  lalcjil  dislingue,  que  [lar  sa 
modeslie  el  sa  reconnaissance;  dcvenu  lihrc,  il  servil 
Velasquez  avec  le  mcme  zcle  qu'il  I'avail  faitclanl  csclavfi, 
et,  apres  la  mort  de  son  hienraitcnr,  il  servil  sa  fille,  qui 
avail  epouse  Mazo-.Marlincz,  peinlrc  espagnol.  11  resta  .-lu- 
prcs  d'elle  jusqu'en  1670,  cpoque  mi  il  mnurul.  Parejan 
lilacail  souvenl  dans  ses  tableaux  .son  Inimhle  ligure,  qui 
etait  colic  d'un  mulalre  anx  levres  epaisses. 

Tonle  I'histoire  do  sa  vie  monire  le  Iriomphe  des  efforts 
reunis  dn  talent  el  do  la  |iersovi'rance  conire  Ics  entraves 
dii  sort. 

A  la  paix  lies  Pyrenees,  en  I  (Hit.  les  eours  de  France  ct 
il'Evpagnc  se  reunirenl  dans  I'lle  desFaisans,  snria  riviere 
prcs  dc  la  ville  d'Irun.  Ce  ful  la  ipie  Louis  X|V  opousa  sa 
cousinc  rinfante  Maric-Tln'-rese,  en  prosenco  d'Anne  d'A;i- 
triche,  du  cardijial  Mazaiin,  de  don  Luis  de  Ilaio  eld'une 
nomhrenso  cour  des  deux  naiions. 

Lciirun  a  pcinl  renlrevuo  des  rois  dc  France  el  d'Es- 
pagne,  el  la  cerenionio  du  manage.  Cos  tableaux  sunt  dans 
la  ga'erie  de  Vcrsai.les.  Velasquez  resta  l.i  qualre  mois,  oc- 
cupe  des  devoirs  de  son  office  d'aposlador  mayor;  il  etait 
charge  de  faire  preparer  et  decorer  les  apparlements  on 
devaii'ul  avoir  liiu  rcntrcvnccl  Ics  cerc'moiiics  des  conrs 
des  deux  nalitns. 


A  la  conclusion  de  la  paix  el  ilu  mariage,  Velasquez  re- 
lourna  dans  sa  famillo,  harasso  de  fatigue  ct  ayanl  grand 
besoin  de  repos.  11  elail  alors  au  faile  de  sa  jn-ofession , 
comme  il  elail  a  I'apogec  do  sa  gloire  et  do  sa  favour  en 
cour.  En  ronlrani  chez  lui,  il  no  renconira  quo  des  vi.sages 
Irisles,  car  .sa  mort  avail  elo  predlte  a  sa  famille  el  ii  ses 
amis;  il  tomba  efhclivomciil  malaile  jiou  dc  lenqis  apres 
son  relour. 

Le  roi  eiivoya  lous  les  premiers  medccins  dc  .'iladrid 
porler  lours  secours  a  son  favori ;  mais.  nialgie  on 
pcul-clrc  par  suilc  do  lours  soin,  riMniis,   le  m.dadc  sue- 


comba.  Philippe  avail  aussi  charge  rarchevoque  do  Tyr, 
patriarchc  des  hides,  do  lui  ]inrlcr  des  cqnsolalio,us  spiri- 
Uielles. 

Velasquez  monrul  en  aoi'il  IGliO.  Sa  mort  priva  le  roi 
d'une  societe  el  d'une  occupation  joiir.ualiere  qn'il  ne  put 
jtimais  remplaccr.  La  mort  dc  yelasqnez  etait  pour  le  roi 
nnc  pi'rli!  irreparable  Philippe  ne  cacha  pas  sa  donleui  ; 
il  lui  reu  lit  lous  les  honneurs  qui  peuyenl  elre  renins  ii 
nn  sujel  espagnol;  il  lui  (il  des  funerailles  somplueuses, 
anx  luclles  tonic  la  cour  a;sis!a.  S's  roslos  furenl  d 'pose; 
d  ins  1  eijlise  de  Sin  Juan. 


310 


MEIWHILLUS  DE  LA  K  ATI!  HE. 


An  milieu  iruni'  com-  iiulnlonli'  cl  ccinomiMie,  Velasquez 
ii'avait  rien  change  aiix  habiUiJes  do  sa  vie.  II  etait  rc- 
inai'quable  par  sou  amour  du  Iravail  cl  par  scs  moeurs  aus- 
teres.  II  renuissait  des  ipialiles  i|uc  Tou  reiiconlre  rare- 
menl  cnscmjjle,  uu  liiiu  sens  nalurel  etuu  s'euie  uiiivcrsel. 
Ccpciidanl  ilcux  grands  pcinlres  du  di.\-sepliemc  siecle 
out  presenle  ce  rare  cxcmple,  car  Rubens,  Taml  etle  con- 
icmporaiu  dc  Volasiinez,  posscdail  aussi  ccs  tpialiles,  el  c'csl 
ii  COS  dons  exlraordinairos  du  gi'iuic  el  du  caraclere  quo 
Ton  doil  allribuer  le  sueces  i|ui  les  a  snivi'i  peudanl  le 
caurs  de  leur  vie. 

Velasipiez  excellailegalenienl  a  peindreles  suji'ls  saeres, 
la  mylhologic  cl  I'liisloire;  il  j.eigiiail  dans  la  perfeelion 
les  lleurs,  les  fruits,  les  auimaux,  les  inlericurs,  les  por- 
Irails  d'liouinies,  de  femmes  el  d'enl'anls,  le  paysnge  liislo- 
ritiue,  les  chasses  cl  I'arcliilei-Uire.  Uu  de  ses  plus  I'ameux 
lablcaus,  usl  celui  de  la  lauiiUe  royali'  dans  leipiel  il  llgurc 
lul-meme  oeciipe  a  peijuire  Fiid'aiilc  d'Espagjie. 

(Jnaud  le  tableau  I'ul  linit ,  il  le  preseuta  an  roi,  selon 
son  babilude,  lui  demauda  s'il  eu  etait  cnutent  cl  s'il  voyait 
quclquo  chose  a  y  faire  encore.  Celui-ci  repoudil  :  «  II 
n'y  manque  qu'une  cliose.  o  Et,  preuanl  uu  pineeau  des 
mains  d('  Velasquez,  Philippe  iicigiiit  une  croix  de  San  lago 
sur  le  vetemeut  du  portrait  du  peiutre.  Cetlc  croix  y  est 
resteecommc  Ic  roi  lavait  peinte. 

La  collection  du  Louvre  possede  plusieurs  excellents 
lahleaux  de  Velasipiez. 


MERVEILLES  DE  LA  N.VTLIRE. 


I.ES  FXUX  FOLI.ETS. 

II  est  pen  de  persiiiiues  qui  jiaioul  vu  di's  feux  follcis,  ou 
qui  n'en  aiciil  entendu  parler,  ces  Itanuucs  bleu  mat  vol- 
ligeantau-dessus  des  marais,  etijui  ouUlounelieu  atantde 
pocliqucs  legeudes. 

Les  savants  ue  sonl  ]ias  d'aecord  sur  la  cause  de  ce  me- 
leorc.  II  est  geueralemcnt  attrihue  a  des  vapeurs  phos- 
phon(|uesquis'elevent  et  s'ennammcnt,  au  seul  contaclde 
I'air,  par  les  chaudes  soirees  des  beaux  jours  d'ete,  et  sur- 
toul  de  ranlonme;  d'autres  supposeut  qii'ils  sont  relTel  de 
la  lente  combustion  dc  (|ueli|ues  gaz  iullanunahles,  qui  de- 
vienneul  visibles  en  selevaul  dans  une  rouelie  d'air  plus 
dense;  une  Iroisieme  opinion  les  attrihue  aucarbure  d'hy- 
driigene  enHanime  par  I'clectricile  de  ralmosplicre;  eten- 
liu  qnelques  enlomologisles  (1)  les  regardent  comme  des 
inscctes  ailes,  luuiincux  comme  Ic  ver  lujsanl. 

(Jnoi  qu'il  en  soil  de  ces  opinions,  voyons  d'abord  sur 
quoi  csl  basee  I'opiuion  de  ceux  des  naluralislcs  qui  pen- 
sent  que  le  feu  foUel  n'est  pas  uu  meteore.  Un  cci-lain 
holaniste,  dont  le  nom  nous  eihappe,  declare  avoir  vu  un 
insccteluniineuxse  p(isersuruueplanle,et,asonapproche, 
avoir  rcpris  son  vol.  A  I'apiiui  decette  assertion  ,  un  autre 
naturaliste  dil  qu'il  est  ii  sa  connaissancc  (ju'un  paysan 
plein  d'intclligeucc  lui  avail  assure  qu'uji  soir,  revenant 
tard  rhez  lui  et  traver.sanl  un  bois,  il  avail  vu  derriere  lui 
un  feu  fullel  cpii  suivait  ses  pas,  cl  qu'arrive  a  un  eclialier 

(I)  Nolli  iU)niK'  aiix  ii;i(U'a!is!i'S  (jui  ,s'frril|i('iU  des  iiliCCk'S. 


an  sortir  du  bois,  la  Unnierc  s'eleva  pour  fraiichir  la  harre 
cl  dc  la  vola  dans  un  pre  voisin.  —  Nous  rapportons  le 
fail  s,ins  cniumenlaircs ,  mais  nous  ne  voyons  pas  ce  qui 
aurailpu  empecher  un  Insecte  de  passer  enire  deux  bar- 
res. —  Une  autre  fois,  il  vil  deux  feux  follcis  voler  I'un  au- 
tnurdc  Tautre  pendant  «n  lenips  assez  considerable,  a  pen 
]M-es  comme  deux  papillons  (|ui  sejouent,  et  enfin  se  po- 
ser sur  une  touffe  de  hruyere. 

Xousavnns  luquelque  pari  c|ue  plusieurs  savants  nalu- 
ralistes  assurent  que  les  feux  follets  sont  la  luniierc  prodnite 
par  plusieurs  vers  luisants  ailes  volant  eu  groupes.  L'un 
d'enx  a  vu  .  dit-il ,  dc  ces  iusecles  par  nuil  calme;  il  est 
parvenu  :\  en  approcher  a  deux  on  trois  metres,  cl,  de  l.i,  il 
les  a  observes  avec  allention  :  il  les  a  vus  folatrcr  autour 
d'un  chardon  mort.  Mais,  a  uu  mouvement  qu'il  111,  ils 
s'envnlerent  vers  une  autre  plante,  puis  vers  une  autre,  cl 
ainsi  de  suite,  jusqu'a  ce  que ,  effrayes  de  sa  poursuile,  ils 
se  fussenl  eliiignes  tout  a  fait :  c'etail  dans  une  vallee  mare- 
cageuse  enlouree  de  rochers  ayaut  I'apparence  de  renfermer 
des  metaux. 

Uu  auti'e  nous  dil  avoir  vu,  avee  beaucuupde  surprise, 
des  vers  Inisnuls  voler  ,i  son  approchc  par-ilessns  les  liaies. 
el  ]iasser  dans  les  champs.  Ce  pheuomeue  ni'etonna  d'au- 
lant  idus ,  ajonta-l-il ,  que  jc  savais  que  rinseete  I'emelle 
est  lummeux  et  n'a  jias  d'ailes,  taudis  ipic  le  nu'de,  qui  en 
a,  n'est  pas  lumiueiix,  et  je  ue  puis  m'explii|uer  ce  que  j'ai 
vu  qu'eu  su|qiosant  que  le  male  porte  sa  femelle  a  lea- 
vers les  airs. 

Uu  autre  encore  suppose  que  celle  lumiere  emane  de  la 
laiqie-grillon,  el  pretend  qu'en  1780  (ce  n'est  pas  hier), 
un  b  rmierlui  apporta  une  tanpe-grillou,  et  lui  ditqu'uu  de 
ses  journaliers,  voyant  un  feu  follet ,  I'avait  poursuivi  cl 
jelii  a  terro  avec  son  chapeau;  (|n"il  I'avait  ramasse,  el 
que  c'etait  rinscde  meme  qu'il  lui  apportail. 

Ou  racoutc  encore  qn'nn  voyageur  elant  sur  I'imperial 
dune  diligence,  avail  vu,  pendant  plus  dedix  minutes,  un 
feu  follet  tres-gros  sur  des  terrains  has  et  marccagenx; 
(|u'il  avail  loule  raison  de  croire  ipie  c'etail  un  insecte, 
d'aulant  plus  (pie  le  vent  etait  assez  fort  et  aurait  di'i  I'em- 
porter  en  lignc  direcle,  si  e'eut  ete  un  meteore,  niais  (|u'll 
en  etait  anirement.  C'etail  con>me  le  vol  incoiistaut  d'un 
papillou  tour  a  lour  inontaul  et  descendant ,  paraissanl  al- 
lernativement  se  poser  et  s'elever  comme  planant  dans  les 
airs. 

Voiei  un  auUe  rappo)'!  de  lemoins  oculaires  tolalement 
endesaccord  avec  ceux  qui  precedent.  Deux  voyageurs  tra- 
versaieut  a  cheval  un  pays  humide  ,  sur  une  chanssee  assez 
haute  pour  etre  praticable.  11  pouvait  elrc  dix  heures  du 
soir  ;  11  faisait  beau  temps,  mais  il  n'y  avail  pas  de  luiie  el 
la  nuil  ctnil  sombre.  Tout  a  coup  ils  virent  une  lumiere  a 
environ  quinze  ou  vingt  pas  sur  le  cute  de  la  route.  Ce 
n'etait  |ias  une  claite  vive,  c'etait  plutot  une  vapeurlumi- 
neuse  qui  s'elevait  d'un  marais  convert  d'une  espece  de 
mousse.  Celte  mousse  avail  etc  ]iarliellcmenl  enlevee,  ct 
lai,ssait  ca  et  la  des  Irons  qui  s'etaient  remplisd'eau;  une 
espece  d.e  vegetation  s'en  etait  suivie  ,  el  les  plautes  ainsi 
produiles  avaienl  couuneuce  a  se  couvertir  en  tourbe.  On 
sail  que,  dans  ces  cudroits,  la  dee(nuposilion  des  vegctaux 
produit  une  grande  emissicni  de  gaz.  La  lumiere  qu'ils 
apercevaienl  etait  elevee  a  un  metre  environ  au-dessnsdu 
sol ;  elle  voltigea  dun  trou  a  Taulrc .  |iarallclemenl  a  la 
I  route,  juscpi'a  la  distance  d'une  ciuqnanlaine  de  metres  , 
!   el  s'cleignil  tout  d'uu  coupconiiuc  une  chaudelle  que  I'on 


MUriVlilLLKS  U 

souflle;  elle  lie  pouvoil  done  pas  provenir  d'lni  insccle. 
Jusqu  a  |ii'eseiU  .  nous  n'avons  fiiil  que  rasscmblcr  iles 
recits  poui'  ct  conlre,  appuyiis  SL'ulomeut  sur  des  oui-dire; 
nousnaviiiis  fi!i!  ni  Ics  nonis  di'S  nnrrateiirs,  ni  li's  lieux 
oil  se  passaicnl  cos  clioscs  :  nous  savoiis  Irop  liicu  com- 
nicnl  de  parcils  rccils  croisscnl  el  s'cmliellissenl  en  passanl 
de  lioucliecu  bouclie,  el  quelle  croyanec  lis  niorilcnl.  (Jul 
ne  connail  la  fable  du  Imu  hl'Dnljm' ,  I' llumme  i/iti  acaiu- 
ckc  Willi  aiif : 

Avant  la  fin  de  b  journijo 

lis  su  nionlaicrU  a  plus  (I'uii  cent 

A  presenl  nous  aliens  cilcr,  sur  la  parole  d'lui  liouuue  di- 
gue de  foi,  un  fail  qui  nous  parail  prouverd'uuc  maniere  sa- 
lisfaisanle  cpieles  feux  follels  soul  produils  par  des  vapeurs 
inllaniuialdes. 

Lt  major  L.  Klesson,  de  Berliu  ,  a  fail  plusieurs  expe- 
riences concluslvps  dans  une  vallee  de  la  forel  de  Guliilz. 
Cctle  vallee  est  creusee  profondement  dans  un  lerrain  de 
inarne  eonipacle .  el  elle  esl  niarecageuse  dans  le  fond. 
L'cau  du  niarais  esl  ferrugineuse  el  convene  d'une  croule 
irisee  ,  aulremenl  dire  presenlanl  les  couleurs  de  I'arc-eu- 
ciel.  Pendant  le  jour,  il  cu  emane  des  bulles  d'air,  el  la 
niiit  il  sen  elove  des  (lainmcs  bleualres  qui  volligenl  a  la 
surface.  Soujicouuanl  queb|ue  ra|iporl  enlre  les  llaniines 
el  les  bulles  d'air,  le  niajur  remar(|ua  allenliveiiienl  les 
endroils  ou  ces  bulles  elaienl  abondaules,  el  s'y  rendit  la 
null.  II  y  apercut  des  llanniies  dun  bleu  pourpre;  il  s'en 
approcba  sans  besiler,  el  les  vil  s'eloiijner  a  niesure  qu'il 
avancail. 

11  lit  de  vaius  efforts  pour  en  venir  assez  pres  pour  les 
examiner.  Pensant  ([ue  le  mouvemeul  qu'il  inipriuiaila  la 
coloiuie  d'air  en  avancanl.  chassail  devanl  lui  le  gaz  en- 
flaninie ,  el  rein,in|uaiil  que  hi  llamine  sassombrissait  a 
niesure  qu'elle  s'eloignait  de  la  place  doii  elle  einit  par- 
tic  ,  il  en  coiicUil  qii'un  courai>t  delie  el  cunlinu  de  gaz 
emauail  des  bulles;  quune  fois  enflanime,  il  conliiiuail  a 
bruler,  mais  que  la  vive  clarlti  du  jour  einpecliait  den 
dislinguer  la  lueur  pale. 

La  curiosite  poila  le  major  Blesson  .i  faire,  a  la  chute 
du  jour,  une  autre  visile  au  marais.  A  niesure  que  le  erepus- 
cule  s'obscurcissait,  les  llainmes  conimencerenl  a  paraiire 
eldeviurent  graduelleinenl  de  plus  en  plus  visibles;  mais 
elles  elaient  plus  pales  que  la  null  prei:edeiile  et  d'une 
leinte  plus  louge.ilre ;  elles  devenaieul  |dus  vives  el  pas- 
saicnl par  degres  a  la  couleur  bleuaire,  en  proportion  de 
ce  que  les  tenebres  epaississaient.  C'elait  une  preuve 
qu'elles  briilaient  pendant  le  jour,  bien  qn'elles  fussent 
alors  invisibles.  II  s'en  approeha .  elles  s'eloignereiit.  II 
s'arrela,  pensant  que  les  llanmies  re\ienJraienl  a  la  place 
d'uu  elles  elaient  parlies  aussitol  que  lagilaliim  de  Pair 
caiiseeparsou  mouvenienl,  aurailcesse  ;  effeclivement  il  les 
vil  revenir  graduellcmeut  vers  lui.  >'e  pouvaiil  les  atlein- 
dre,  il  essaya  d'y  allumer  un  inorceau  de  papier;  mais  il 
les  vil  fuir  encore  ,  chassees  sans  doule  par  sa  respiration. 
II  mil  alors  son  nioiichoir  sur  sa  liouclie,  et  celle  fois  reussit 
mienx  :  le  papier  elait  roussi  et  convert  d'une  humidile 
visqueuse;  11  recominenca  avec  un  papier  pluselroil,  el  celle 
fois  il  parvinl  <i  I'allumer.  11  avail  done  acquis  une  preuve 
materielle  et  irrecu.sable  ipic  les  feux  follels  ne  sonl  ni  des 
iusecles,  ni  des  vapeurs  phosphorcscenle.s  lumineuses, 
mais  bien  une  llamme  reelle  produite  par  la  combustion 
d'uu  ^-az  iullammable. 


E  LA  ^.VTL'I1E.  541 

11  essaya  ensuitc  d'eleindre  ces  liimicres  en  suivant  la 
llamme  a  mcsiirc  qu'elle  fnyait ;  en  effet,  il  les  chassa  de 
celle  faron  si  loin  du  marais,  ipie  le  courant  de  gaz,  aminci 
pour  ainsi  dire  comme  un  fil ,  se  rompil  el  la  llainuie  s'e- 
leignit;  mais  quclqiies  minules  plus  lanl  elle  repariil  au- 
dessus  di'S bulles  de  gaz.  sansipi'il  semlil.it  ipi'elle  fi'ilallu- 
inee  par  aucunc  des  autres  llammes,  dunt  il  y  avail  abon- 
dance  dans  le  vallon.  —  11  rcpela  plusieurs  fuis  celle 
experience  avec  le  meme  n'siiUat.  Au  point  du  jour,  les 
liuiiieres  lui  parurenl  se  rapprochcr  de  terre ,  puis  elles 
palireni  par  degres,  el  enliii  s'evaiiouireiil  tout  a  fail. 

Ala  lombee  de  la  unit  suivante,  le  major  retourna  a 
son  posle ;  il  (il  du  feu  sur  le  bord  du  vallon,  alin  de  pou- 
vuir  essayer  d'enllaminer  le  gaz.  A  eel  efl'et,  il  eleignil 
d'abordla  llamme  comme  il  avail  fail  precedemmeut,  et 
courut  vile  a  la  .source  des  bulles  d'air  avec  une  Inrchc 
qu'il  en  approeha.  Cecl  produisit  instantanement  une  es- 
pece  dexplosion  assez  bruyaute,  sur  une  surface  d'environ 
Irois  metres  de  diameire  puis  une  lumiere  parut  a  deux 
ou  Irois  pieds  aii-dessus  du  .sol,  rouge  d'abord  et  bleu.itre 
ensnile;  elle  et.iil  agitee  de  mouvements  irreguliers.  II  ne 
reslait  done  plus  de  doules  que  ces  llamraes  errautes  sont 
produiles  par  les  gaz  inll.immables  des  niarais.  Le  major 
lllesson  pensa  anssi,  mm  sans  apjiarence  deraison,que  ces 
im-teores  pourraienl  bien  etre  la  cause  des  iucendies  spon- 
laiies  i|iii  eclatenl  i|uelquefois  dans  les  forels. 

Ces  fails,  comme  Ions  eeiix  qui  serapporlenl  a  I'bistoire 
nalurelle.  soul  extreniement  intercssantsqiianil  ils  sont 
enninie  celui-ci,  elairenieiil  elablis  et  raeonles  sim|ile- 
inenl  sans  cheichcr  a  lemnntcr  aux  cau.ses.  11  arrive  Irop 
.suuveiit  qu'un  obser\aleur  qui  veul  expliqiicr  tout  ce  qu'il 
a  vu  ou  cru  voir,  deliuit  le  cliarme  que  Ion  aurait  irouve 
dans  la  simple  narration  des  fails ;  il  prive  le  lecleur  du 
plaisir  de  ses  propres  rellcxions.  .se  perd  dans  uu  labyrinlhe 
de  theories  plus  ou  nioins  liasardees,  el  manque  sou  but. 

Nous  ne  suivrons  pas  le  major  Bles.son  dans  les  conclu- 
sions qu'il  tire  de  ces  fails.  II  y  a  un  merile  incontcs- 
table  dans  ses  observations  ;  il  les  a  faitcs  avec  cette  per- 
severance et  celle  exactitude  si  necessairesdans  tonics  les 
observations  qui  scrallachent  aux  sciences  nalurelles;  il  a 
done  acquis  un  droit  ineonteslable  a  noire  reconnaissance. 
Mais  nous  ne  pouvons  accepter  aussi  f.cilement  ses  conclu- 
sidiis,  lorsqu'il  vent  separer  les  meteores  ignes  des  meteores 
lumineux,  et  pense  que  ce  gaz  esl  d'une  nalure  chimique 
et  susceptible  de  s'enllammer  par  le  coiitaci  de  Pair. 

Tons  les  gaz  lie  sont-ils  pas  d'une  nalure  chimique 'J.iu 
surplus,  les  chimistes  ne  connai.sscnl  qu'un  gaz  iullammable 
an  .seul  contact  de  Pair,  et  c'cst  le  pliosphure  d'livdrogene. 
Or  tons  les  chimistes  savenl  que  le  gaz  qui  emane  des  ma- 
rais et  des  eaux  slagnanles  pendanl  la  decomposition  des 
malieres  vegdlales  est  du  carburc  d'liydrogene ;  en  remuanl 
les  bones  felides  dans  lesquelles  il  est  engendre,  onpeul  les 
recueillir  dans  un  boeal  renverse  ;  dans  eel  elal.  ce  gaz  est 
niele  d'azote  el  d'aeide  carboniqiie.  II  est  inllainmable ,  mais 
non  sponlanemeiit  au  conlact  de  I'atniospliere.  11  faul  de  la 
llamme  ou  de  I'eleelrieile  pnur  determiner  la  combu^lion. 
Au  surplus,  laissnns  aux  savants,  par  de  nouvelles  observa- 
tions, le  soin  de  determiner  la  question ;  il  nous  suflit  qu'il 
soil  prouvii  que  les  feux  follels  sonl  des  meteores. 

II  n'eii  resle  pas  nioins  au  major  Blesson  le  merile  d'a- 
voir  souleve  le  voile  qui  cachail  ce  niystere  inleressani, 
et  d'avoir  mis  les  savanls  sur  la  voip. 


SCENES 


SCENES,  UliGlTS,  AVENTURES, 

KXTBAITS   DBS   I'LUS    IIECESTS    VOVAOEUdS. 


ETAT  ACTUEIDE  lA  TRAITE  DES  NEGRES. 

II  faul  avoir  ele  lenioiii  ocul.iirc  de  ce  Irisle  el  afdigcant 
siieclacle ,  pi'ur  poiivoir  so  foriiicr  une  iJi'C  oxaclc  ilcs 
alrociles  qui  so  commfUciil  dans  cc  Irafic  de  cliair  liu- 
mainc.  Us  souffrnncos  les  plus  liorriljles  que  rimasinalion 
puisse  former  sonl  dcvenues  des  coulnmcs  de  Ions  les 
jours,  el  il  n'est  pas  d'infaniie  inscrile  dans  la  lisle  des 
crimes  qui  ne  devienne  uue  Iriste  realile.  La  decouvorte 
du  continent  occidental  par  Cluisloplie  Coloml)  a  liicntijt 
amenc  I'importation  dcs  ncgrcs  dans  ces  contrees  lom- 
laines.  La  reine  Ellsalictli  d'Anslelcrrc  no  resta  pas  en 
arriere  pour  encourager  ce  trafic  :  le  premier  navire  an- 
glais qui,  apres  avoir  enlevedes  negrosinoffensifsdu  rivage 
"africain,  les  ait  transportes  sur  le  bord  oppose  de  rocean 
Atlantiqne,  faisait  parlie  dela  marine  royalc,  ct  claitcom- 
mande  par  sir  John  llarokins,  I'un  dcs  officiers  de  I'ami- 
raute.  11  est  hors  de  doute  que  Sa  Majestc  percevail  sa  part 
dansle  proJuit  de  la  vente,  [Icpuis  cettc  cpoque,  le  tralic  dcs 
csclavcs  n'a  fait  qu'angmcnter  dans  une  progression  extra- 
ordinaire juscin'au  moment  on,  craignant  pour  ses  colo- 
nics, I'Angleterre  a  rcnonce  a  la  Iraite  sons  prctcxle  d'liu- 
manitel  Aujiiurd'luii  tels  sonl  les  benefices  do  ce  com- 
merce infame,  que  la,  comme  dans  toute  contrebandc,  on 
recrute  Ires-aisementdcs  bommes  qui  Jeviennenl  les  agents 
reguliers  de  celte  horrible  exploitation. 

Lorsque  la  population  du  Bresil  s'est  declarce,  il  y  a  line 
vingtaine  d'annecs  environ,  iiidependante  du  Portugal,  sa 
mere  patrie,  alors  aussi  on  prononca  la  fin  dc  I'csclavage. 
Cependanl  depnis  Iocs  les  Bresilicns  sont  revenus  plus  que 
jamais  a  leur  premier  trafic,  et  les  principaux  marches  de 
chair  bumaine  sonl  etablis  aujourd'buisurles  vastes  plages 
de  lenr  pays.  II  est  certain  que  rimportation  annucUe  de 
CCS  maliieurcux  s'eleve  a  cinquanle  ou  .soixante  millc  indi- 
vidus  pour  Hio-Janeiro  seulemenl,  et  que  trois  autres  ports 
exercent,  chacun  pour  sa  part,  la  traitc  sur  une  echcUc 
aussi  large,  tandis  que  plusienrs  populations  font  In  con- 
trebandc de  ces  pauvrcs  creatures  dans  I'interieur  dcs 
lerres. 

Santos  est  nn  des  principaux  marches  de  iiegrcs ;  scpare 
de  la  terre  ferme  par  nn  canal  tres-irregulier,  il  presente 
de  grandcs  facilites  ponr  dcban|uer  la  cargaison  bumaine. 
pour  la  disperscr  pi'omplcmcul  dans  rintcrieur  des  pro- 
vinces, el  surtont  rensevdir  .i  jamais  dans  les  mines  d'or  de 
Saint-Paul. 

On  sail  que  ces  infortnnes,  venns  en  general  de  I'inle- 
rieur  de  I'Afriqne  ,  sont  pour  I'ordinairc  des  prisonniers 
lombcs  au  pouvuir  de  I'une  de  ces  peuplades  ipii  se  font 
continuellemenl  la  guerre,  ou  des  indiviJns  enleves  dans 
dcs  attaques  nocturnes.  Quels  qu'ils  soient,  on  les  attache 
a  une  forte  cbainemnniede  colliers  en  fer,  el  ilsdesccndcnt 
ainsi  vers  la  cote,  on  ils  sonl  cmbarques. 

Avanl  de  quitter  la  Icrre  ,  on  leur  fait  subir  une  visile  ; 
on  les  marque  d'un  chiffro  ou  d'un  caraclerc  <[Uclconipie 
au  moyen  d'un  fer  cbaud  ipii  penetre  dans  les  chairs,  el 
bienlot  se  repand  dans  I'air  une  vapeiir  I'etidc,  qui  rend 
plus  hideuse  encore  celte  praliqiie  briilale  cxeculee  sur 


nossemblables.  Les  uns  se  soumettent  a  eel  acle  avec  une 
soumission  silencieuse ;  les  autres  sonlirritespar  la  lerreur, 
au  point  qu'il  est  souvent  uecessaire  de  les  atlacher  el  dc 
les  baillonner  pour  celte  operation  revoltanle. 

Ces  preparatifs  termiues,  on  embanpie  les  victimes.  Ln- 
lassccs  d'une  nianicre  barbare,  on  ne  saurail  dire  les  soul- 
franccs  de  la  Iravcrscc,  el  les  negrcs  adultes  ne  sont  pas 
les  seules  viclimes  de  ces  cruautcs.  ^ous  nous  souvenons 
de  ce  navire  americaiu  qui  Iransportait  une  cargaison d'cu- 
fanls,  ages  de  bull  a  treize  ans.  a  Ilio  de  la  Plala,  dans  I'A- 
'mcriqne  meridionale.  C'etail  nn  iJCtit  brick,  qui,  au  com- 
mencement du  voyage,  avail  a  bord  deux  cents  enfauts  dcs 
deux  sexes  enlasses  les  tms  sur  les  autres  dans  nn  entre- 
ponl  dont  la  hauteur  etait  a  peine  dc  trois  pieds.  Sur  ce 
nombre,  la  moitie  a  peu  prcs  peril  avanl  d'arriver  au  lieu 
dc  destination.  Avec  eu.x  avaient  ele  emnicncs  six  limunes 
qui,  renianpiant  I'elal  maladif  de  reqnipage.'concnrent  le 
projcl  de  se  rcndre  maitrcs  du  navire.  Au  bout  de  qnelques 
joursd'atlente,  pendant  lesqnels  ils  rcprircntquclquevigneur 
physique,  ilssc  soulcvcrenl  enfin  coiitreleurs  nppresseurs. 
Ces  negres  combatlirent  en  desespcres ;  mais  ils  n'cn  fu- 
rent  pas  moins  vaincus  el  ccrases  par  le  savoir-faire  cl  le 
courage  supcrieurs  dc  Tequipage  americain,  qui  se  servait 
a  la  fois  d'armes  a  feu  el  de  piques  disposee?  sur  Ic  ponl. 
Lelendcmain  matin,  le  maitrc  du  brick,  grievemcnlblcsse, 
fit  condnirc  ces  negies  sur  le  pout,  et  apres  les  avoir  fait 
atlacher  sur  le  baslingage,  espece  de  parapet  en  hois  qui 
cnloure  le  ponl,  il  se  [ilaca  a  la  barre,  ct  de  la  fit  feu  sur 
cux  lour  a  lour ,  jnscpi'a  ce  quo  tons  fusscnl  lombcs 
dans  lamer.  Une  en(pielercvelale  secret  dela  vigueur  qu'ils 
avaientrelrouvec,  clTon  deconvrit  que  chaque  enfant  leur 
avail  cede  une  portion  de  sa  faible  ration  d'aliments  pour 
augmcntcr  les  forces  dcs  adultes  et  cnntribuer  ainsi.  chacun 
ponr  sa  part,  au  succes  de  rcntreprise. 

Les  dcccs  pendant  la  traversce  sont  si  frequcnis,  qu'ils 
cxcilent  li  peine  rattcniion  de  requipage.  Les  chefs  scnls 
froncent  le  sourcil  :  c'est  de  la  marehandise  el  de  I'ar- 
genl  perdus.  Le  suicide,  surlout  parmi  les  fenimes,  quand 
nnc  foisellcs  out  perdu  leurs  enfauts,  esltres-commun.  Dn 
reste,  ces  malheureux  negres  rcsleraient  impassibles , 
plonges  dans  une  sorle  de  stupeur,  si  le  fouet  ne  les  forcail 
souvent  a  se  monvoir.  Les  femmcs  sonl  meme  obligees 
parfois  dc  ceder  a  des  brutaliles  licencieuses  de  la  plus 
grossiere  nature.  De  quoi  s'ctonner  en  presence  de  ces 
fails  d'une  cxaclilUile  incontestable,  si  ces  malheureux 
etres  prefercnt  la  mort  a  une  existence  donl  les  seuls  sou- 
venirs et  la  seule  perspective  sont  la  niisere  el  les  tortures? 
Dcs  millicrs  dc  victimes  pcrissent  ainsi  de  desespoir,  par 
suite  de  maladies  ou  de  suicides,  avanl  ipie  le  batiment  ar- 
rive a  sa  destination. 

Le  nondn-e  des  eselives  dansle  Bresil  depassait,  en  1843, 
Ic  chiffre  de  trois  millions  d'individus,  qui,  ponr  la  pUi- 
parl,  sinon  en  tolalite,  out  (ile  introduils  en  contrebande 
pcjnlant  (pic  les  gonvernenuuits  europeens  claienten  pour- 
parler avec  les  antorites  bresiliennes  au  sujet  de  la  sup- 
pression definitive  de  la  Iraite  des  negres 

D'autres  contrees  d'Amcrique  soul  engagees  dans  cetle 
monstrueusc  vente  de  chair  hnmaine;  I'ilc  de  Cuba  en  par- 
ticulier.  Un  nombre  immense  d'csclavcs  est  conduit  aussi 
dans  les  provinces  les  plus  meriilionales  dcs  Etals-Unis.  II 
csl  avere  que  le  chiffre  dcs  negres  enleves  a  leur  [lays,  et 
cxpedies  dans  ces  contrees,  s'eleve  annnelleinent  a  environ 
•iOO.OOO  individus.  Mais  cc  n'est  point  cxclusivemcnl  avec 


1)E    VOVAUliS    IlliCKNTS. 


S'So 


rAini'Tii|iie  (|iie  se  fail  la  liaiU' ;  ce  genre  de  commerce 
est  elabli  siir  line  ti'cs-grande  cclicUo  dans  los  marches 
maliomelansdii  Maroc,  dc  Tunis,  de  Tripoli,  del'Egyple,  de 
la  Tnrquie,  de  la  IVrse,  de  I'Araljie  et  di's  coles  de  I'Asie. 
11  s'y  fail  de  deux  nianieres,  par  eau,  ii  borJ  des  vais- 
scaux  aralies,  ou  par  lerre  ,  au  moyen  des  caravancs  (|ui 
(raversenl  le  desert,  pour  les  vendre  dans  lesLlals  l)arl)a- 
resqiieseldel'E.cyple.  AHssiest-ilpresc|uc impossible  decal- 
culer  avcc  qnel(|ne  precision  le  nomlirc  des  Africains  en- 
leves  nnnuellemenl  a  leiir  sol  nnlal. 

Les  recenls  Irailcs  cnlrc  les  nations  ?uropeennes  pro- 
mellcnl  de  rendre  de  grands  services,  el  dc  mellre  de- 
finitivemenl  de  jmissanles  enlraves  a  racenmplissement 
dc  la  Iraile.  Les  Americains  aussi  onl  claldi  des  forces 
marilinies  snr  les  coles  d'Afritpie  ,  el  nous  somnins  liou- 
renx  de  faire  pari  a  nos  lecleiirs  de  I'aclivile  el  dcremii- 
lalion  ipie  deplnienl  les  croisenrs  de  loules  les  nations 
pour  caplurcr  les  negriers.  Tonlefois  il  est  certain  (|iie 
Telement  !e  plus  important  du  succes  de  ces  rcformes 
semble  clre  encore  neglige  de  nos  jonrs ,  nous  vouloiis 
parler  des  principes  d'educalion,  de  religion  el  de  civilisa- 
tion .  ([ui  dcvraient  elrc  rejiandiis  parnii  les  Africains  eux- 
memes,  et  pour  ainsi  dire  implanles  dans  leur  pays. 

La  traitc  doil  ctre  Jeelaree  haiitemenl  infamanle,  el 
placee  en  tele  des  crimes  de  lese-linmanite.  Qu'en  meme 
temps  Ton  ait  recours  aux  moyens  les  plus  propres  a  I'en- 
conragement  de  ragricullure  el  du  commerce  cliez  les 
penplades  indigenes.  Les  missionnaires  onl  lieaucoup  fail 
dans  certaines  contrces  du  globe.  L'Afriqne  est  un  vasle 
champ  ouvertau  devouement  chrcticn.  Qu'ils  enseignent  a 
eette  race  abrutie  I'errenr  dans  la(|uelle  clle  est  plongee, 
Leur  courage  ne  saurail  faiblir  en  songeanl  aux  essais  mal- 
henreux  lentes  a  Madagascar;  le  mauvais  succes  ne  doil 
iiu'exciter  um\  saiiite  opinialrele.  11  n'est  pas  d'anie  hii- 
jn.iine,  i(ueli|ue  barbare  cpi'elle  soil,  que  Dieu  n'ail  faite 
susceptible  d'education  ;  le  meme  Dieu  accordera  assis- 
tance et  secours  ii  ceux  qui  se  dcvoueront  a  lasainlc  cause 
de  riumianili'. 


lETTRE   D'UN   VOTAGEUR  FRAN5AIS. 

Phiiailc-lpliio,  isjiiin  IS14. 

J'arrivais  a  I'biladelpbie,  jc  trouvai  tonics  les  toes,  siir 
mon  pa.ssagi",  encumbrees  d'unc  fonle  immense.  An  njilieu 
de  cett(!  fnule  no  ouvrier,  convert  de  ses  habits  de  travail, 
c'iait  porte  en  Irinmpbe.  Tontes  les  llgurcs  exprimaient  la 
joie  la  pins  vive,  ctdes  niilliersde  voix  repetaienl  mi  con- 
cert de  hourras  bruyants.  La  physionomie  du  heros  de  la 
fete,  au  ronlraire,  elait  calme  et  reciieillie;  ses  yenx  se 
portaient  allernativcmenl  vers  le  ciel  comme  ponr  rendie 
grace  a  rEtcrnel,  et  de  la  s"abaissaient  vers  sa  famille  qui 
marchail  a  .ses  coles,  et  versail  des  larmes  de  boiiheur. 
Vivemenl  louche  de  ce  spectacle,  j'intcrrogeai  vainement 
les  prrsonnes  qui  m'entouraieni,  car  on  ne  me  compre- 
nait  pas  ;  j'cus  assez  de  peine  a  gagner  une  rue  moins 
encombree,  et  dc  liraubcrge  oil  j'allais  dcscendre. 

.Mon  bote.  Francais  etalili  en  Americine  deimis  longnes 
annees,  s'emjircssa,  conlre  I'usage  des  Anglo-Aniericaiiis, 
depnurvoira  mes  besoinsavecraffabilitednn  compatriole. 


Apres  que  j'eus  mange  dn  meillenr  appetit  un  diner  dont 
j'avais  grand  besoin,  I'aubergisle,  M.  Maillard,  vint  .s'infor- 
nier  s'il  poiivail  ni'etre  utile  a  quelque  chose,  el  m'offrit 
ses  services.  Jc  le  remerciai,  et  le  priai  de  satisfaire  ma  cu- 
riosite  au  snjet  de  la  scene  InnudUieuse  doni  je  venais  d'etre 
temoin. 

u  Oh!  me  repondit  M.  Maillard,  c'esi  loule  une  histoire, 
el  je  vous  la  raeonlerai  avec  plaisir. 

L'homme  que  vous  ave?.  vn  porter  en  triomphe  est  un 
humble  serrurier.  11  y  a  qiielques  annees,  il  vivait  ici  dans 
une  mcdiocrilc  plus  voisine  de  la  pauvrete  que  de  I'opu- 
lence. 

Amos  Sparks,  c'est  ainsi  qu'on  le  nomme,  quoique  fort 
habile  a  ('aire  d'excellentes  serrures,  ne  dedaignail  pas  de  re- 
parer  les  vieilles;il  excellaitsurlout parson  adresseaouvrir 
les  fermcluresles  phiscompliquees,  et  jouissaildela  meil- 
leure  reputation  pour  son  talent  el  sa  bonne  conduite. 
11  etait  sobre,  laboricux,  econome,  el  ne  manqnail  jamais 
d'ouvrage.  Pourtant  il  elait  paiivre  ;  il  ne  faisait  que  vivo- 
tcr  avcc  sa  petite  famille.  C'est  qu'il  avail  plus  I'amour  du 
travail  et  de  .son  art  que  celui  de  I'argent.  II  employait 
beaucoup  dc  temps  a  faire  des  inventions  nouvelles  en  ser- 
rurerie  et  en  mecanique;  il  en  avail  rhonneur,  et  les  au- 
trcs  le  profit. 

Qnoi  i|u"il  en  soil,  il  vivait  content  dans  sa  mcdiocrilc, 
travaillail  sans  relache,  el  partageait  avcc  sa  femme  et  ses 
enfants  les  fruits  de  son  penible  labeur  el  la  satisfaction 
que  lui  donnail  I'cslime  de  ses  concitoyens. 

Vers  I'aulomne  de  18"',  un  negociant  de  celle  ville  qui 
faisail  des  affaires  immenses,  apres  avoir  passe  la  matinee 
sur  les  quais,  dans  ses  magasins  et  a  bord  de  ses  vaisseaux, 
rentra  chez  lui  pour  faire  un  placement  considerable  de 
foods  a  la  ban(pie  de  riiiladelphie,  et  pour  rembourserdes 
payenienls  qu'elle  avail  fails  pour  lui  le  jour  meme. 


II  ful  aussi  contrarie 


que  surpris  en  s'apercevanl   qu'il 


avail  egare  ou  perdu  la  clef  de  son  coffre-forl.  Apres 
avoir  cherche  longlemps  et  inulilement  de  tous  coles,  il 
acquit  la  certitude  (pi'il  avail  jierdn  sa  clef  dans  la  rue  ou 
sur  le  port,  problablenient  en  tirant  son  niouchoir  de  sa 
poclie.  II  etait  dans  un  grand  embanas.  (Jue  faire?  il  elait 
une  heure,  et  la  banquc  fermail  a  Irois;  il  etait  trop  tard 
pour  faire  offrir  une  recompense  a  celui  cpii  rapporterail 
la  clef,  comme  pour  rassembler  une  somme  aussi  forte  que 
celle  qu'il  lui  fallail. 

Dans  sa  per)dexile,  le  negoeiaiit  pensa  au  pauvre  serrn- 
rier;  il  avail  sonvenl  entendu  parler  d'Amos  Sparks  el  de 
sa  rare  habilele,  c'elait  le  cas  de  mellre  son  talent  a  I'e- 
preiive.  Mais  n'lissirail-il '.'  En  dese.sjioir  de  cau.se,  il  rcso- 
Int  d'en  faire  I'cssai;  il  ne  lui  reslait  plus  de  ressourcc 
qu'en  eel  homme. 

Un  eommis  courutcn  loute  hate  chercher  Amos,  (|ui, 
appreiiantde  cpioiil  Olait  question,  arriva  bienlOt,  muni  dc 
ses  outils. 

La  besogne  elait  plus  difficile  qu'on  ne  I'avait  suppose, 
et  le  negociant,  voyant  quelaserrure  resistail  aux  premiers 
efforts,  et  craignanl  qu'un  delai  ne  portal  atteinte  a  .son 
credit,  offrit  a  Amos  cinq  jjiaslres  (a.'i  francs),  s'il  venail 
a  boul  d'ouvrir  le  coffre  en  cinci  niinuKs.  Amos  rcussil 
a  crocheter  la  serrure  ;  en  quelques  moments  la  caisse  ful 
ouverte. 

Le  inarchand  jouissait  deja  de  la  vue  de  ses  tresors,  mais 
ils  n'etaient  point  encore  en  son  (louvoir,  Comme  il  ne 
j.osselait  pas  la  repnialinn   la  plus  iiilacte  pour  sa  lovaule 


'■*•'  SCKNIiS 

ct  sa  droilui-e  en  nmiiros,  Ic  sen-urier  no  crul  pas  prndcnl  |   lui  offril  senlcmcnl  <|uelf|ncs  sous.  prOlcM.int  quo  c'elnil 
descn  fici'  ii  sa  pirolo  pour  Ic  payomonl :  Icianl  done  I   (den  asscz  pom- nne  liesoi^ne  do  si  pen  dinslanls   .\raos  in- 
d  line  mam  lo  convercle  dn  cdTio,  il  tondil  1-aulro  au  mar-  |   sisia  avec  rerniolo,  le  marehand  liiaisa  el  linil  par   .e  la- 
chand,   el  Ini  demanda  le^peelIleIlsemon(  les  iin(|  piastres      clier.  Amos  alors  laissa  relomber  lecnnvercle  du  coflre 
promises:  eommo  il  sy  allendail,  celni-ci  les  lui  refnsa,  el  1  tpii  se  Irnnva  fermo  aussi  solldcmcnl  iiuauparavnni 


Grande  fiit  la  confusion  du  noi;ocianl ;  il  regarda  I'oii- 
vricr  avec  stupefaclion,  el,  jclant  les  yeux  snr  le  cadran  do 
rhorloa;e,  il  vit  avec  effrui  i(u'il  elail  [rois  lienres  mnins 
vingt  minutes ;  les  aiguilles  lui  semblaient  marcher  avec  line 
rapiditedcscspcrante.  A((uel  nioycn  recourir'.'ll  vonlutme- 
nacer;  mais  Amos,  sans  se  deconcerter  ni  s'cmonvoir,  lui 
dit  que,  s'il  se  croyait  lese  dans  ses  inlcrels,  il  ponvait  s'a- 
dresseraux  Iribunanx;  que,  pour  lui,  son  temps  elait  trop 
precieux,  en  ce  moment,  pour  s'amuser  a  lo  perdrc  en  do 
vaines  discussions,  et  il  se  dirigea  Iranquiilcmenl  vers  la 
porto  du  bni-ean  pour  sortir. 

Le  marcband  lo  rappela;  il  no  lui  roslait  pas  d'antre  al- 
ternative ,  il  y  allail  de  son  credit.  II  se  resigna  done  a 
plier  devant  la  nccessUc,  et  presentaut  les  cinq  piastres  : 
<cTenez,  Sparks,  lui  dit-il,  voici  votre  argent,  el  n'en  jiar- 
lons  plus. 

—  11  m'en  faut  dix  (  50  fr, )  mainlonant,  repondit  Amos. 
Vous  avez  voiilu  abuser  d'un  pauvre  ouvrior ;  en  cchango.  jc 
veux  vous  donnor  une  lecnii  lout  en  ouvrant  voire  coflre  : 
mais  cette  lecon  vant  bion  quolqne  chose.  Vous  vouliez 
non-seulement  me  privcr  d'un  salairogagne  logitimemont, 
mais  vous  vonlioz  encore  m'entrainor  dans  un  proces  qui 
aurail  riiino  ma  famille.  ,\  I'avonir,  vous  ne  chcrcherez  pas 
a  abuser  de  vos  richesses  en  traitant  avec  les  paiivrcs  sans 
penser  au  serrurier,  el  ces  cinq  piastres  poiirroiit  vous 
epargner  bien  des  peches  el  des  remords.  » 

Cette  petite  morale,  prononceo  avec  calmc  el  d'un  ton 
ferine,  ne  laissail  nnl  e.spoir  de  llcchir  Amos,  et  I'aiguille 
inexorable,  cbcminanl  toujoiirs,  avail  dojii  franclu  unetni- 
nulo  ou  deux.  Le  marchand  compla  rapidomont  les  dix 
piastres;  le  serrurier  les  oxamina  allcnlivemenl  I'uneaprcs 
Tautre  pour  s'assurer  qu'il  n'y  en  avail  pas  dans  le  nombre 
quelqucs-unes  de  mauvais  aloi,  el  les  mil  Iranquillenient 
dans  sa  poclie.  Voyant  alors  >a  recompense  assnree,  il  ouvrit 
avec  dextorite  le  coffre-fort,  et  mil  le  negociaul  a  momede 


VJMi  VkW\"Si\'i-. 


so'  presenter  ii  la  bnniue,  ii  temps  |  our  sauver  son  credit. 
A  environ  un  mois  de  hi,  un  vol  d'argeut  el  de  billets 
de  la  somme  de  cinquanle  mille  piastres  (230,()C0  fr  ),  ful 
commis  a  la  hanque  de  Philadelpliie.  On  avail  scie  Icsbar- 
roaiix  dune  feneire,  el  Ton  avail  ouverl  les  porlcs  des 
caveaiixavec  lanl  d'adrcsse,  qn'il  ctail  evident  que  le  vo- 
b'ur  dcvait  non-seulement  posseder  une  forte  dose  de  har- 
diesse  el  d'intrepidile,  mais  elail  anssi  nn  habile  mocani- 
cien.  La  police  furela  tonle  la  viUe  et  les  environs,  sans 
deconvrir  la  moindre  trace  du  criminel  ni  des  objets  vo- 
les; I'esprit  public  elail  vivemeni  excite.  Qniconqne  avail 
quolqne  chose   ii  pordro  seiitit  i|u'il  y  avail  en  campagne 
do  bardis  malfaitenrs  qui  probablcmenl  no  tarderaieiit  pas 
i'l   lui  rendre  visile.  Tons  avaioni  done  nil  grand  interel 
ii  voir  arreterol  condamner  loeoupal)le.  Ala  fin,  de  vrgues 
.sonpconscomnienroront  i'l  planer  sur  Sparks.  Cependanlsa 
panvrele  el  sa  probilo  bien  ronnnes  seniblaienl  leur  donner 
nn  demtaili  suflisanl.   .\inns  avail  ele  lro|i  goneroux  pour 
parlor  de  I'avenlure  du  coffre-forl.  el  jnsqn'i'i  ee  moment 
lo  negoeianl  avail  en  honle  de  la  pnblier,  car  c'eul  ele  se 
rendro  la  fable  do  la  ville;  cepcndani  clle  conimenca  alors 
ii  circuler.  Le  marcband,  pou.ssc  sans  dome  par  un  esprit 
de  vengeance,  en  avail  .soufllo  queb|ucs  mots  anx  direclenrs 
de  la  bani|UO,  ol  I'histnire  s'(  n  elait  repandue,  non  sans 
eommonlaires  cbarilables,  comme  ecla  se  pratique  asscz 
communonient.  Cliacun,  en  la  raeonlanl,  ncmanquapasd'y 
ajouler  descirconstiinces  plus  ou  moins  oxagereos.  Pendant 
quelquos  jours,  Amos  crnl  roniarquer  que  ses  voisins  lui 
baltaieni  froid  elprenaionl  avec  lui  desmanierosolranges, 
el  il  s'aporcul  ipie  des  amis  ipii  venaienl  habituelleinent, 
apres  diner,  causer  dans  sa  briutique,  s'alistonaieni  de  leur 
visile.  Mais  il  elait  li  mille  lieues  dcsonpenniier  la  cause 
de  col  cloigmmenl.  et  il  n'y  fit  pas  grandc  allenlion.  So- 
lon Fusage,  la  persoimc  inlorcssce  elait  la  soule  ipii  ne  fill 
pas  dans  le  secret.  Le  i>remier  avis  (pi'il  eul  du  soupcoii 


Dli    VUVACliS    liliCEMS. 


oliriix  doiit  il  cl.iil  i;enoralcmcnl  rulijct  fill  la  visile  d'liii 
iifliiHcTilL'  pulire  accompniine  de constables,  el  poilcurd'im 
innndal  |ioLii'  visiter  lamaison. 

IVndanl  loule  la  jouriU'C.  Amos  el  sa  fainille  fiiiTiil 
idiiiiui's  dans  un  cliagi-iii  nii'lrdo  stiipcur.  I'onria  premieix' 
Ibis  ils  succoinliaieiil  sous  le  poids  de  radvcisile.  Jusipi'a- 
loi's,  nialgre  lour  pauvrelo,  ils  avaicnl  trouvc  Ic  Imnlienr 
dans  les  lenioignages  d'eslime  qn'ils  reccvaienl  de  Ions, 
l.i'iir  Lonne  repnialion  elail  plus  precieusc  a  lenrs  ycnx 
ijue  Ions  les  Iresors  dn  nionJe,  el  tonl  d'un  coup  ils  se  la 
vovaient  enlever!  Enx  i|ni  n'onraicnl  |ias  fail  lort  d'nn  son 
li  lenr  procliain,  se  voir  accuser  d'un  vol  dc  denx  cenl 
iiui|nanle  niille  francs  1  L'enormile  de  la  sommc  seniMait 
encore  ajonlcr  .i  I'odieux  dusonpcon,  ellesfaisail  snccom- 
l)er  a  lenrs  angoisses  morlelles.  I'endant  les  ncherclies de 
!a  justice,  ils  se  serraienl  les  uns  eonlre  Icsanlres,  I'ceil 
nioriie  el  la  lelc  abaltne.  Mais  qnand  Ic  coniniissaire  cut 
lerniine  sa  visile,  el  declara  i|n'il  n'y  avail  rien  dans  la 
niaison  qni  pnl  a]ipnj'er  I'accnsalion  on  jeler  siir  Amos  le 
nidindre  sonpcon,  ce  fnl  alors  scnlenienl  c|n'ils  coninien- 
cerenl  a  prenilre  i|ueliine  Iraiicpiillile  el  i|n'ils  pureni  envi- 
sager  avec  calme  lescirconslances  ijui  etaienl  venues  Irou- 
liler  lenr  bonlienr. 

Amos  fnl  le  premier  a  recouvrer  sa  serenilc  liahiluelle 
el  a  rasscmlder  ses  idees. 

«  Prenez  courage,  raes  chers  eufanls,  ne  desespernns  ja- 
mais de  la  Providence.  Conragel  eel odieux sonpcon  ne  pent 
longlemps  planer  snr  nous,  nne  vie  entiere  dinlegrile 
nons  prolegera  el  Irouvcra  .sa  recompense.  Dieu  Iraite 
chacun  selon  ses  OBUvres,  el  s'il  .souffrc  qnebiuefois  •ijne 
linnocenl  soil  persecute  dans  celte  vallcc  de  misere,  c'esl 
pour  Ten  recompenser  dans  I'elernile  par  unc  conronne 
de  gloire  imniorlelle.  D'aillenrs,  j'ai  penl-elrc  a  me  repro- 
clier  dc  metre  monire  lier  de  I'lialiilele  ijne  le  ciel  m'a 
accordce.  Orgueillenx,  je  suis  humilie.  Le  monde  credule 
on  irrelleclii  a  ecoulii  I'acilcmenl  les  propos  repaudus  par 
ccnx  que  ma  vanite  a  pu  Idesser.  No  mnrniurons  done 
point  eonlre  les  decrels  do  Dieu.  sa  sainle  V(donle  soil 
I'aile. 

o  I.es  verilaMes  anleurs  dn  crime  ne  penvcnt  manquer 
d'etre  liienlol  deconverls,  car  un  vol  si  considerable  doit 
icrlainenn'nl  donner  re\eil  a  toul  le  monde,  el  la  ve- 
rite  se  fera  jour.  Sinon,  (piand  nos  voisins  verront  que 
nous  sonnnes  anssi  pauvrcs  el  aussi  reslreints  dans  nos 
depcnses  que  par  le  passe,  qnand  ils  nous  verronl  travail- 
ler  el  ne  rien  changer  a  noire  maniere  de  vivre,  nos  con- 
ciloyens  aOront  assez  de  lion  sens  el  de  bienveillancc  pour 
nous  rendre  justice.  « 

II  y  avail  beaueon|i  de  raison  el  de  piele  dans  les  conso- 
lations que  donnait  Amos  a  sa  famille;  il  y  avail  nieme 
nne  apparence  de  probabilite  que  ses  esperances  se  realise- 
raient.  Mais,  helas !  il  lui  reslail  encore  a  supporter  une 
longuc  suite  d'cpreuves  el  de  calamiles  qu'il  lui  aurait  etc 
diflicilc  de  prevoir. 

Les  direcleurs  dela  banciue,  voyanl  lours  reclierchesinu- 
tiles ,  depulerent  Tun  d'eux  aupres  d'Anios  pour  entrer 
avec  lui  en  pourparlers;  on  lui  offrail  unc  grosse  sonime, 
on  luiassurait  I'irnpunite,  on  le  garantissail  de  loutos  pour- 
suites  ,  s'il  voulail  rendre  I'argonl  el  livror  a  la  justice  ses 
complices,  s'il  en  avail.  En  vain  il  protesta  de  sou  inno- 
cence, exprima  I'liorreurquo  lui  inspirait  rideeseulc  d'un 
pareil crime;  le  ban(|uier  lui  reprocha  .son  eudurclssemenl, 
el  b'  meuaca  des  suites  de  son  obslinalion.  Mais  le  sori-n- 


rier  n'etait  point  babilue  a  des  colloqnos  qui  etablis- 
saienl  en  principe  (pi'il  elail  un  miserable,  sa  dignite 
il'boiinele  bomme  s'offensa,  el  il  clinssa  do  die/,  lui  sans 
corenionio  celniqui  I'y  vcnail  insnllor  par  sos  sujqiosilions 
injiirieuses. 

Le  banquier  se  rctira  ploin  do  rage  el  jurant  de  se  ven- 
ger.  Les  direcleurs  de  la  ban(|ne  tinreiit  conseil ,  el  il  ful 
decide  de  faire  arretor  Sparks,  dans  I'espoir  qu'en  prison, 
an  secret,  scpare  de  sa  famille  el  de  .ses  complices,  il  se- 
I'ait  moins  sur  ses  gardes,  qu'il  deviendrail  plus  facile 
d'acquorir  des  preuves  maloriclles,  el  qu'cnlin  I'i.sole- 
ment,  les  promesses  el  les  menaces  ne  pourraieul  mani|uer 
de  I'amener  a  entrer  en  arrangements,  el  peul-clrc  .i  con- 
lesser  S(ni  crime. 

Son  arreslation  ful  un  coup  de  foudre  pour  sa  famille. 
Ileunis,  ils  auraionl  trouve  du  courage  el  de  la  force  pour 
su|iporterle  malbour,  car  les  consolalions  nuiluelles  pen- 
vent  adoncir  la  coupe  la  plus  amere;  mais  se  voir  scpares, 
olrc  prives  de  cot  appui  donl  le  courage  cbroticn  avail 
lonjours  soutenu  leur  faiblcsse ,  le  voir  airache  de  leurs 
bras,  Iraine  en  prison,  et  n'onvisagerde  tons  cotes  que  liaine 
el  que  mepris,  qu'infamie  el  que  lionle,  c'elait  un  fardeau 
an-dessus  de  leurs  forces:  conime  le  lierre  prive  de  I'ornie, 
ils  snccombaienl  faiblos  el  presque  doscsporos.  Malgro  le 
temoignage  d'une  conscience  pure,  ils  affrontaienl  pour  la 
premiere  fois  les  orages  de  la  vie,  oux  qui  n'elaienl  accou- 
Inmes  qu'aux  douceurs  de  la  paix  et  de  rnnion.  lis  sup- 
piirlerent  cependanl  avec  resignation  les  privations,  el  la 
misere  cpii  vinl  babiler  leur  demeure,  du  moment  on  le 
scrrurier  cessa  de  pouvoir  subvenir  ii  leurs  besoins  ])ar 
.son  travail  assidu;  et  dn  pen  (pi'il  lenr  reslail,  ils  Irouve- 
renl  encore  le  moyeu  de  meltre  de  cole  de  quoi  acbeler 
qiiebpie  melsdelicat  qu'ils  envoyaicnl  an  prisonnier  pour 
adoncir  .sa  captivite. 

I'lusieursmois  s'ecoulercnl sans qn'Amos  fut  amene  a  faire 
des  confessions,  ou  a  donner  quelque  iudice  quipnlconduire 
,i  la  doconverte  de  preuves  dn  crime,  el  .ses  persoculeurs 
se  virenl  forces,  malgro  lenr  repugnance,  a  le  moltre  en 
jngement.  Us  n'avaiont  pas  la  plus  legere  preuvo  du  crime; 
les  seuls  indices  probables  de  sa  culpabilite'elaienl  des 
seiTures  d'un  ctrange  mocanisnie  el  des  oulils  d'inie  rare 
perfection  qui  pronvaiont  le  lalenl  inconlestable  d'.Vnjos, 
mais  non  sa  criininalile ;  mais  il  y  en  avail  un  si  grand 
nombre  el  une  si  grande  variete,  ils  avaionl  du  couler 
tanl  de  dcpeiise,  do  travail  el  d'adres,se,  qu'il  elail  )ieu 
de  juges,  de  jures  on  menjc  de  temoins,  iini  pus.senl 
croire  qu'nn  homme  si  panvre  se  fnl  donne  taut  de  peine 
el  cut  sacrilio  tanl  J'argonl  pour  les  executor,  s'il  n'eut 
en  pour  but  que  de  satisfaire  unic|uenienl  I'amour  de  I'arl 
ot  sa  pi'opre  curiosite. 

Sos  amis  et  ses  voisins  donnerent  des  temoignages  una- 
nimes  de  sa  stride  iirobite ;  mais,  dans  le  centre  -  inler- 
rogaloire,  ils  avouorcnt  tons  cpi'lls  Tavaienl  vu  pioursuivre 
avec  perseverance  sos  rccherclies  et  ses  etudes  dans  les 
secrets  les  plus  caches  do  la  serrurcrie.  Et  dans  Petal  d'irri- 
tation  on  elail  I'esprit  public  an  snjel  du  vol  audacieux 
commis  a  la  banque.  si  Ton  fail  la  part  do  I'inlluence  des 
vagues  rumours  qui  circulaionl  sur  le  comple  d'Amos;  si 
Ton  y  ajoulc  les  preuves  de  son  extreme  babilcto,  sa  pau- 
vretc  ovidente.  el  cependanl  les  sonimos  et  le  lenijis  iiu'il 
;ivail  du  sacrifier  a  la  poursuite  de  ses  recherchos,  les  noin- 
bronx  chcfs-d  (Euvre  exposes  devanl  le  tribunal,  el  enlin 
lliisloire  du  coffre  do  for  raconlee  avec  des  circonstances 


346 


st:E.M;s  iiii  \(\\  ACLS  iiiii.t.Ms. 


pleines  irex.iifi'ralioii  il  qui  seniMaieiil  liMiirdu  |irodigi.',  il 
est  nalMi'ol  dc  penscr  iiiic  toiites  ccs  circonslancos  ]iou- 
vaient  avoir  sui-  Ics  juits  ct  li-s  jugcs  nnc  inllnenco  dusas- 
li'ciise  pour  I'accu.s^,  ct  i|u'on  se  doinaiidpiait  si  tons  ces 
outils  n'avaii'iit  jias  I'li'  f:ilirii|U(''s  pour  assuror  le  succiis  du 
criuic.  L'avnrat  do  la  parlic  civile  appuya  lialjilement  sur 
toutes  CPs  circonslauccs ;  sou  eloquence  eliraulait  les  cs- 
prits,  et  il  paraissait  Ircs-pnihalde  (|ue  Ic  verdict  scrail  fatal 
il  Taccusi',  et  (pi'il  iie  tarderail  pas  a  confesser  le  crime. 
Beaucoup  dejures,  eulraines  par  rencliainenient  de  tousles 
fails  reiiuis,  a  defaut  de  preuves  pour  I'liiculper.  adiuet- 
laient  la  possihilile  d'uii  aveii,  et  paraissaient  dis]ioses  a 
le  condaniner  pour  se  faire  un  nierite  de  leur  penetration. 
Mais  les  Americaiiis  n'eu  etaicnt  pas  encore  venuscommc 
nujourd'hui  a  pendre  no  linnimc  sur  de  sinqdcs  soupcons, 
ct  a  acquiltcrun  assassin,  parcefpiela  po]uilace  ne  regarde 
pas  Ic  nieurlre  comnic  nn  crime. 

Le  president  lit  un  resume  cl.iir  et  impartial.  II  convint 
que  la  nianierc  de  \ivrc  de  I'accuse  et  les  depenses  qn'il 
availfailes  pour  la  production  des  chefs-d'oeuvre  exposes  de- 
vant  la  cour  n'elaieiit  pas  en  rapport  avec  son  etat  de  pau- 
vrete,  et  pouvaient  I'e.xposer  a  dc  graves  soupcons;  mais 
de  la  a  des  preuves,  11  y  avait  uiie  grande  distance,  et  il  ne 
voyaitpas  la  plus  legere  preuve  contre  Amos.  Et  nieme  les 
probaljililes  se  trouvaienl  toutes  dans  les  outils  Irouves 
dans  sa  boutique  ;  il  ne  voyait  ricn,  outre  cela,  qui  jii'it  se 
rnttacher  avec  le  vol  fait  a  la  liani[uc. 

Sparks  ful  done  acquitle.  Mais  comnie  on  ne  trouvait 
personne  sur  qui  I'on  put  reporter  les  soupcons  ils  con- 
tinnercnta  |daner  sur  lui  et  renvelopperent  de  toule  part. 
Le  negociant  au  coffrc-l'ort  et  les  direclcurs  dc  la  lian(nie 
n'liesitercnt  Jias  a  declarer  que  le  scrrurier  avait  etc  ac- 
quitte  fautc  de  preuves  sufjisanles,  mais  ([u'ilsneduntaient 
nullement  de  sa  culpahilite.  Ccs  propos  furenl  rcpcles  si 
sonvent,  que  la  masse,  indifrerente  et  pen  soucicuse  dc 
rccherclicrlavcrile,  admit  sans  JifficuUe  I'opinioiiqu'Amos 
Sparks  etait  un  fripon.  Comment  la  repulalion  d'un  homme 
pauvre  pourrail-ellc  resistor  a  la  cnlomnie  ct  aux  attaques 
aeliarnes  dc  riches  perseculcnrs? 

(Juant  a  lui,  il  recutson  acquitlement  conime  une  preuve 
de  rindependance  dn  .jury  de  son  pays,  el  se  rejouit  de  voir 
cpi'il  pouvail  encore  compter  sur  la  droilure  el  I'impartia- 
lite  des  trihunaux  americaius.  II  endirassa  sa  femme  et  scs 
enfanis  avec  effusion,  ct  rentre  cliez  lui  se  prosterna  avec 
CHX  devant  le  dispensaleur  de  tons  liiens,  pour  le  rcmer- 
cier  de  sa  sainle  prolectifin  qui  venait  de  larracher  an  peril 
el  ii  I'infamic  ;  ils  passerent  le  resle  du  jour  autonr  du 
fover  avec  la  meme  joie  et  le  menic  honhcur  qu'aulrefois. 

Cependant  Amos  ne  tarda  pas  a  voir  (pie  hien  ipi'il  I'ut 
acipiitle  par  le,iury,  il  ne  I'elait  pas  par  I'opinion  pMljlii|uc. 
11  avait  lu  sur  la  ligure  de  pliisieiiis  jiircs,  et  du  plus  grand 
iiomhicdcs  spectatcurs,  une  expression  qu'il  iiccom|)renait 
que  trop  bien.  II  aurail  ardemment  souhailc  qn'il  en  ful 
autrement  ct  s'en  reposail  sur  I'avenir  pour  decouvrir 
le  vrai  coupable;  dans  le  cas  conlraire,  il  comptail  sur 
sa  vicetsaconduile  irreproclialiles  pour  rameiier  l'o]:inion 
de  ses  comiialriolis. 

rcpcndant  il  u'avait  passonge  aux  miiyens  d'existencc ;  ilse 
senlait  le  courage  de  supporter  la  froideur,  I'aversion  dc  ses 
voisins  et  les  soupcons  injuricux  qui  le  poursuivaient,  parce 
qu'il  voyait  des  apparences  qui  excusaicnl  I'crreur  popu- 
laire:  pourlani  ilesperaitque  I'avenir  le  rehabililerail.  Slais 
rabseneedescbalands  lui  ouvritliienlot  les  ycux  sursa  posi- 


lioii  reelle.  Aucun  ne  lui  apportait  d'ouvrage  ;  11  fabriquail 
des  objels  que  )iersoniie  ne  lui  achetail ;  bientut  le  peu 
d'argent  ecliappc  aux  frais  de  son  jiigcmenl  se  trouva 
epuise,  el  il  lui  devint  impossible,  malgrctouteson  economic 
et  ses  efforts,  de  subveiiir  aux  besoins  de  sa  famille.  lis  ven- 
dirent  avec  repugnance  tons  leurs  meubles  les  iins  apres 
les  nutres,  et  s'inqioserent  chaquejonrde  nouvelles  pri- 
vations, toutcida  inutilenient ;  an  bout  de  qiielques  mois,  il 
ne  restait  plusquc  lesmurset  une  table,  mais  rien  a  melire 
dessus.  Us  en  elaient  reduils  a  meudier,  mourir  de  faim, 
oil  emigrer.  II  avait  deja  souvent  pcnse  ii  ce  dernier 
expiklient,  assez  commun  en  Anieriii«e,  comme  le  seul 
remede  aiix  silualions  desespiirees ,  et  la  famille  aurail 
I'Tuigre  depuis  longtemps  sans  respcrance  qu'clle  nourris- 
sail  de  voirle  mystere  edairci,  el  son  innocence  reconnue. 
Knlin,  il  devint  impossible  de  rester  plus  longtemps  a  I'liila- 
delpliie;  comme  ils  n'avaicut  pas  de  lonrd  bagage  a  trai.s- 
porlcr  et  pas  plus  detles  qii'ils  n'avaicut  dc  credit  depuis 
leur  nialheur,  ]!ersonne  iic  [louvait  s'opposer  a  leur  depart. 

lis  s'embarquereut  dans  un  bateau,  el  allercnts'etablira 
Norrislown.  Lii  comme  ils  etaicnt  tons  laborieux  et  nbli- 
geanls,  rabondance  rcnira  bientot  chez  eux  ;  au  lieu  de 
regards  froids  et  de  propos  insultauts,  les  sourires  et  I'a- 
miliede  leurs  noiiveaux  voisins  vinrent  completer  leur  bon- 
benr.  Mais,  helas !  cc  bonbeur  iiedcvail  pas  eire  de  longne 
iliirec.  Un  voyageiir  dc  I'biladelpliie,  qui  se  rendail  aux 
moutaguesRlcues,  passa  par  Norrislown;  il  reconnut Sparks, 
et  raconia  I'liistoire  en  le  designant  comme  un  malfaitcur 
dangereux.  Le  bruit  sc  repaudil.  La  pauvre  famille  S]iarks 
devint  encore  nnc  famille  de  parias,  et  n'eut  d'aiitre  al- 
lernalive  que  de  quilter  une  ville  dans  laquelle,  au  moins, 
elle  u'avait  pas  d'aneiens  amis  a  rcgretler. 

Les  voila  parlis  de  nouveaii;  ils  traverscnl  les  montagnes, 
et  viMit  planter  leur  tente  a  Sunbury,  dans  la  vallee  de 
Susipiebanna.  La  ils  curcnt  momenlanemenllc  ineme  suc- 
ces  et  les  niemes  esperances,  else  vircut  encore  arracher 
Ic  bonhcur  par  la  calomnie  qui  ne  voulait  leur  laisser  de 
rcpos  dans  aucun  des  Etats  de  rAmcrique. 

11  est  iiuilile  dc  voiis  dire  les  iioins  de  tonics  les  villcs 
el  de  tons  les  villages  oil  ils  essayerent  de  Irouvor  le  rcpos 
sans  y  reiissir.  Ils  avaient  deja  passii  I'illsbury;  ils  pous- 
saienl  pcuiblcmenta  pied,  encore  plus  vers  I'onest,  quaiid, 
e|iuises  de  faligne,  ils  s'arrelercnt  sous  un  arbrc.  sur  le 
plateau  ipii  domiiie  Middletnn,  el  semblaienl  besiter  a  y 
deseeiidrepour  faire  nn  nouvelessaid'etablissenient.  Toule 
la  famille  s'assit  autiuir  de  S|iarks,  sur  le  gazon  ;  tons  gar- 
daicnt  nn  luorne  silence,  ctquand  lours  yeiix  vinrent  a  se 
rencontrer,  ils  ne  purenl  relenir  leurs  larmes.  Amos,  lui- 
nirme,  cacliant  sa  iigiire  dans  ses  mains,  donna  un  libie 
i-ijurs  ii  sessanglots;  lolls  se  rapprochercnl  de  lui,  en- 
laces les  uns  dans  les  autrcs  :  les  enfants  pres.saient  leur 
pere  et  leur  mere  dans  nnc  donee  etreinle,  cssayant  de 
consoler  a  leur  lour  ceux  qui  leur  avaient  allege  le  poids 
des  ealamiles  des  laurore  dc  la  vie. 

Enfin  Amos,  essuyant  scs  larmes  ct  jetaiit  un  regard 
d'amour  surces  eires  cheris  :  «  La  volonlc  de  Dieu  soil  failc, 
ilit-il ;  si  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de  plcuier,  an 
moins  ne  murmurons  pas;  et  si  nous  sommes  condamnes 
,i  erreren  fugitifs  sur  celle  terre,  n'oiiblions  jamais  la  di- 
vine promessc  qui  nous  assure  un  refuge  elerucl  la  oii  les 
mechanis  ne  peuvenl  persecutcr,  ct  on  ceux  qui  soul  fa- 
ligues  Ironvcnt  le  rcpos.  Rrmereioiis  Pieii  des  chalimeuls 
qu'il  nous  inllige    o 


(;iiiu)Moiii:s  i;t  LiiciilNUKs, 


347 


I'oiir  ilissippi' la  li-islo  iiK-lniicolio  i|iii  cluniin.iit  Imilo  l.i 
raniilli',  mailaine  Sparks  lira  ilc  sa  porhc  iiii  journal  ilc 
I'liil.'nlolliliic  r|u'iiii  voyasoiirliii  avail  lionnr  sur  la  riiiile. 
<'l  se  mil  a  lour  lire  I'arliclo  nouvullcs  diviTscs,  car  ils 
(■lu'rissaicnl  Innjoiirsci'llo  ville  injiisle  qui  los  avail  liannis. 
ToMl  .i  i:nu])  ello  jiH  i  los  youx  sur  un  arlicio ;  ol  la  voix  lui 
inanqua;  snn  t'moliiju  I'lail  si  vivo,  ciu'clli"  pouvail  ii  peine 
respirrr.  Amos  saisil  Ic  papier,  ellnl  d'une  voixsaccadee  : 
u  Vol  (le  1.1  l)an(|ne...  Sparks  ji'i'sl  pas  coupaMe...  n  Puis, 
niailrisaul  les  |)alpitalions  ile  son  roeur,  il  Inl  a  haulo  voix 
un  lonij  arlirle  iTouIe  aviileineni  par  sa  faniille.  Un  mal- 
failenr  condamne  el  execule  a  Alliany  avail  confesse,  pnrnii 
(I'aulres  crimes,  Ic  vol  de  1,1  liampie  dc  riiiladel|]liie,  avcc 
dcsdelails  ciri;onslancicsi|ni  no  laissaieni  pins  lapossiliilile 
dc  lomlire  du  soupcon  sur  le  serrurier.  TnnI  elail  eclairci. 
nue  rcaclion  .s'elail  faile  dans  I'espril  )Fuldic.  On  dierchail 
Sparks  pour  reparer  rinjnslice  donl  il  avail  cle  la  viclime. 
IMille  conies  ahsurdcs  circulaioni  sur  son  compic;  les  ,jour- 


nanx  rclenlissaieulde  ses  louani^es ;  on  raroiilail  d'imasi- 
nalion  leurs  voyages  el  leurssouflVances  :  d'aulres  allaieni 
insi|n'ii  anrmncer  la  niorl  dc  Ionic  la  famillc. 

La  resolulion  de  Spai'ks  fut  hicnlol  pri<c.  11  esl  revcnu 
a  Pliiladclpliie,  el  les  dioses  onl  change  de  face.  Malpre 
sa  rcpiiftnance,  ses  anciens  amis  I'oul  |iour  ainsi  dire  force 
ii  poursuivrc  la  l)ani|ue  en  dommaijes-inlerels.  Vn  avoeal 
du  premier  ordre  a  vonln  plaider  sa  cau-^e  pour  I'lionneur 
dc  le  faire.  Amos  elail  Irop  lieurcux  el  Irop  lion  clirelieii 
pour  voiiloir  sc  vender,  niais  on  lui  a  persnaile  que  ce 
serail  donner  uii  cxenqdc  ulilc  II  a  i,'ai;nc  le  proccs.  ct 
dix  milli'  piastres  ( i;0,l)(:0  IV.  )lni  onl  elc  adjiii^es.  C'esl 
en  sorlanl  dii  Iriliunal  que  voiis  1  avez  reucoiilre  porle  en 
Iriiunplie  siir  les  epaulcs  de  ceux  qui  nagnerc  le  poursui- 
vaicnl  de  leurs  calomnies,  el  qui  rauraienl  vn  pendre,  il 
y  a  quelques  annees,  avcc  aiilani  d'cniliousiasme  qu'ils 
en  mcllenl  aujonrd'hui  a  applaudiria  jnslice  tardive  qui 
lui  csl  ciilin  reniliic. 


CHHOA'IQUES  ET  LEGENDES 

DU  MOYEN  A(;E. 


COFERNIC    (ij. 

(MITF..) 

Apres  avoir  In  cc  liillil,  Copernic  eprouva  unc  douleur 
prol'oiide  ;  il  rcsla  quelque  Icnqis  alisorlic  dans  ses  reveries. 
(I  Fuir,pcnsa-l-il;moi,fuir!cc .serail  l,iclielc,ce  scrailm'a- 
youerconpaljle...  El  monvieux Joseph? rahandonnei-.Non, 
jamais!...  0  mou  Dieul  la  sainle  volonle  soil  faile!  mais 
sd  faul  une  viclime,  ne  frappe  que  moi ,  protege  nion 
fidele  servileur.  Filal  aveuglemeni  des  liommes !  de  quoi 
maccuseul  mes  cnnrmis  I...  d'eclaircr  Iciir  ignorance.  0 
malhcurcux  lemps!  miserable  contreel  Ainsi  loujours  les 
faux  savanls,   bouflls  d'orgueil,  obslincmenl  aliaclies  a 

(I)  Voti,  numcrn  \.  lufic  3):;. 


leurs  vains  priijuges,  suivenl  I'aveuglc  routine  de  I'errenr. 
millc  fois  plus  dangercuse  que  I'ignorancc.  Us  elevcnl  un 
concert  d'anathemes  conire  celui  qui  o.sc  soulcver  le  voile 
dont  ils  couvrent  l,i  verilc ;  ils  pcrsccutenl  (|uiconquc  vieut 
porter  le  llamlieau  au  milieu  des  Icuelires,  ,i  l.i  faveur  dcs- 
cpiels  ils  regnenl.  Mais  que  pcuvcjit-lls  faiie?  malgre  lous 
leurs  efforts,  la  verilc  Icionqdiera  ,  ma  deconverle  incsur- 
vivra  en  dcpil  de  mes  enncmis.  » 

Le  frontde  Copernic  avail  relrouvc  sa  serenitc  lialdtuelle; 
il  elail  resigne  el  semblait  avoir  pris  la  delerminaliou  d'al- 
Icnilre  les  eveiicmeiits. 

Cepciidanl  la  ville  etait  dans  la  plus  grande  agilalion. 
Dos  groupes  sinislres  parcoiiraienl  les  rues,  les  sbires  el 
les  gardes  entouraienl  le  palais,  le  ronseil  etait  assemble ; 
de  nombreuses  arrestalions  avaient  etc  failes,  el,  dans  le 
nombredesprisonniers,  se  Irouvaicnt  levicux  Jo.sepbBerlcl 
el  les  etudiants  Kobert  et  Paul.  On  les  accu.sait  d'avoir  par- 
licipc  a  I'assassinal  du  due.  Nous  les  avons  vus  passcrsou.s 
les  fenclres  de  Pappartcmenl  on  Copernic  etait  renferme. 
Unc  populace  effrenee  les  poursuivail  dc  ses  hurlenienis, 
el.  rlans  sa  rage  insensce,  voulail   les  decbirer:  car  c'esl 


r,',H 


l\i  KAIILIA. 


ainsi  i(ue  soiUI'jiilos  Ics  mnsscs.  Pris  indivijiiellemcnl,  los 
liommcs  ncsont  jiassauguiii.iii'cs,  mais  ils  soiU  nvidcs  d'(''- 
molions;  rouiiis  en  foulo,  ils  s'cxcitpiU  Ics  tins  les  aiitros. 
(Ju'uii  oil  ilciix  i'ncrsi"ii''ii*'s  sc  Imuvi'iil dans  uneasscmMi'i', 
lour  voix  rciicniilre  dcs  milliois  d'eclios.  Ce  n'est  d'alionl 
rin'iiii  nuiniiiire  ;  mais  liienlul  loiogc  grossil,  la  foidc  s"cii 
ivre  ail  bniit  ile  scs  prnpres  claini'iirs,  le  di'lire  sVmpaic 
de  tciiiles  Icsames,  le  besoin  d'aclion  enlaiile  les  crinii's 
Ics  plus  alrocos,  el  ccs  liomnics  d'une  iialiim  douce  1 1 
Iranquilledcvicnnent  bicnliJtcruclscU'nricux.  L'liisloii-e  dc 
tons  les  Icnijis  et  do  Ions  Icspcnplcs  fonrmilled'excinplcs 
de  ces  lonrnicnles  popnlaircs. 

Les  sbires  avaienl  tonics  les  peines  dn  monde  S  prolcgor 
leurs  prisonnici's ;  encore  qneliincs  instants,  ct  la  jiopnlaco 
les  arrachaitdo  lenrs  mains. 

An  dolour  d'niierne,  le  corlose  reiicontra  imc  iialronilli'. 
L'orficicr  qui  laconiniandait  doniandc  i|uols  soul  Ics  prison- 
nicrs;  on  appronant  lours  nonis,  il  monlra  aux  sliircs 
I'ordre  ccrit  do  1<'S  lui  rcniellro;  puis  s'adressant  a  la  |io- 
pulace  :  «  Bulonais,  dil-il,  ceshonnnos  son!  innocents,  Ics 
vraisconpaldessontarri'los.  —  Onsont-ils?  Ds'ccrielaronlc. 
Kl  I'oflicior  Icnr  indiijua  unodircclion  opposeo.  Anssilot  les 
Hols  pnpulairess'yprccipiloni,  ctla  rue,  cncnmliree  il  n'ya 
(pi'nn  inslant,  se  Irouvc  liionldl  prcsipic  dcsorle.  Le  chef  ilc 
la  palronillo  fail  alors  donncr  au  vicnx  .loscpli,  ot  ii  sos  dciLX 
compagnons,  dcs  armes  ct  dcs  casatpios  somldahlos  A  cellos 
des  liommcs  qu'il  coniniandait.  «  A  present,  dil-il,  mar- 
clions,  lo  loiiips  prcsse.  »  En  cnloiulaiil  colic  voix,  J'lsopli 
Barlcl  crul  roconnailrc  colic  de....  Mais  rolournons  a  Cn- 
pcriiic. 

Le  conseil  clait  dans  la  plus  grande  confusion ;  des  ordrcs 
contraires  se  crnisaiont,  de  nonibrou.x  prisonniers  etaioni 
amenes  ct  interrogcs.  Le  professeur  Robert,  au  milieu  dcs 
scribes,  presidait  et  chorchail  a  dccouvrir  los  antenrs  dii 
crime.  Danssa  haine  pour  Copernic,  il  aurait  voulu  pon- 
voir  Ton  accuser;  mais  lemnycn?il  elail  prisonnior  an 
moment  de  I'atlcntal.  Au  moins  voulut-il  Ten  rcndre  com 
plice;  c'est  pour  cela  qn'il  avail  fait  arrelcr  Ions  ceux  do 
scs  amis  ipic  Ton  avail  pu  saisir.  11  esperail  oblenir  ipiol- 
qiie  aveu,  ([uclque  revelation  qui  put  ramcnor  a  son  bill. 
(InanI  aCoperiiic,  il  se  pronienailcn  long  olen  large  dans 
son  apparlomenl.  en  proic  ,-i  I'agilalion  el  aux  roncxions  lo. 
plus  ponibles ;  il  nc  vnulail  pas  Iransigcr  avoc  ses  prin- 
cipes,  il  ne  voiilail  pas  fuir.  Mais  scs  deux  vieillos  coii- 
sincs  ct  sa  petite  niece  Sopliio,  fallail-il  les  rondre  victimos 
de  son  obsliualion?  Sa  porplcxile  allail  en  augmonlant  pai- 
degros  dans  co  combat  inloricur  de  ses  senlimcnis  dc  vive 
tendressc  avoc  le  noble  oigucil  qu'excilait  en  lui  ramour 
de  la  .science.  Mais  si  la  voix  de  sa  conscience  lui  disait  qu'il 
(■tail  innocent,  ilsentail  (pi'll  elail  responsable  dn  bonbciir 
de  sa  famille  ;  .son  creur  elail  emu,  il  commoucait  ,'i  (locliir, 
ct  il  eprouvait  un  Iremblcinenl  involontaire. 

Toul  ii  coup  les  porles  s'ouvreul.  Le  capilaine  de  la 
garde  lui  ordonno  de  le  suivre;  des  sbires  saisissonl  vio- 
Icmment  Copernic,  rcntrainent  el  le  font  descendre  par 
un  escalier  iiilorieur.  «  Ou  mc  menez-vous?  dcmanda- 
l-il  an  capilaine.  —  Voiisle  saurez  bienlol,  »  lui  dit  celui-oi 
d'une  voix  rude.  Arrives  dans  la  cour,  ils  entronl  dans  un 
long  corridor  noir;  desbommes  tenaient  a  la  main  des  lor- 
cbes  allumces ;  Icsverrous,  leschaines  el  lesserrurcs  roui!- 
lees  grinccnt;  unc  porle  roule  avoc  bruit  sur  ses  goods.  On 
fail  descendre  au  prisonnier  un  escalier  humideel  tortueux  ; 
au  bas,  so  prescnie  un  noiivoau  corridor  plus  long  cucoro 


que  le  premier.  «  Je  vaismourir  dans  ces  cachols.j)  pen.sa 
Copernic.  11  liesile  un  momeni;  puis,  glis.saiil  dans  la  main 
dc  roflicier  I'or  qui  avail  etc  jetc  dans  sa  somplueuse  pri- 
son par  son  ami  Ballista,  il  essaye  de  lo  gagncr.  Mais  Ic 
capilaine,  toul  en  prenant  Tor  ,  redouble  de  riidcsse,  eleve 
la  voix  de  maniero  a  eire  entondii  des  sbires,  et  ropond 
qu'il  remplira  jusquaii  bout  les  ordrcs  ((u'il  a  recus.  Tout 
espoir  de  saint  s'cvanouit;  Copernic  reprend  sou  calme 
ordinaire,  et  se  laissc  conduire  on  silence.  Une  grille 
s'ouvre  ;  ils  montenl  ]ilusieurs  degros,  ot  fiancbissent  une 
porle  lourde  el  massive.  Un  air  plus  vif  se  fail  alors  sciilir ; 
ils  soul  dans  une  rue  ecarlce,  une  voiture  les  allendail.  Le 
capilaine  y  monte  avec  son  prisonnier ;  des  cavaliers  los 
escortenl,  ct  ils  parlcnl  au  grand  trot.  Dans  un  coin  de 
la  voiture  elail  un  liommc  cnveloppe  dans  iin  manleau. 
Aprcs  une  demi-beure  dc  marclie,  une  voix,  donl  le  son 
fait  Iressaillir  Copernic,  lui  dit  ;  «  Enlin,  nion  ami,  nous 
voici  en  surele  ;  vous  eles  sanvo  I  —  Jacques  Ballisla  1  — 
Oui,  mon  ami,  et  lo  brave  capilaine  olail  d'aocord  avec 
nous. —  Mais  mes  cousines,  ma  niece,  mon  lldclc  Jo.scpli? 
—  Vous  allez  Ics  voir.  Josopb  fail  parlii^  de  noire  escorle, 
ainsi  que  Robert  et  I'aul ;  vos  cousines  el  voire  niece  sont 
dans  cclte  pelilo  niaison  que  vous  voyoz  sur  la  roule. . —  0 
monaini !  mon  saiivcur!  commeut  acquillcrai-ic  jamais  ma 
dollo  cnvors  vous?  —  Vous  ne  me  dovoz  rien  :  Barlola  a 
loiil  fail.  Dcsespcrant  de  vaincro  voire  resistance,  il  nous  a 
foiirni  les  moyens  de  dolivror  Josciih  ct  vos  amis,  et  deve- 
iiircMsuile  vous  cliorcber.  Ouant  a  voire  fuilc,  il  I'avail 
concorloeavocio  bon  capilaine  (piiestioien  face  de  vous.  i> 
Qnidipiesinslanls  apros,  la  voilurc  s'arrela.  Copernic  sorra 
bienlol  dans  ses  bras  Ions  Ics  circs  qu'il  chorissail  lo  plus 
au  mondo.  Les  trois  femmcs  se  placcnl  dans  la  voiliirc,  le 
capilaine  monle  a  cheval,  el  les  fugilifs  s'cloignent  au 
grand  galop. 


LE  DAHLIA. 

Cliarmnnic  lleur,  I'uu  dcs  plus  beaux  ornemcnts  de  nos 
jardins  en  aulouinel  cllo  a  olc  ainsi  nomnioe  en  riionncnr 
dn  bolanisic  sucdois  Andre  Dabl.Cctlcdenominalion  a  ron- 
conlro  quclquo  opposition  .  mais  ollc  a  fini  par  Iriomphor. 

Colic  magnilique  plaulc  osl  originairo  de  rAmeriipie 
moridionalo;  iiialgro  sa  licaulo,  clleavaita  peine  etc  reniar- 
quce  jiisqu'au  milieu  du  dix-scplieme  sieclc,  opoqiie  on  los 
Espagnols  commoncercnl  a  y  faire  allonlion ;  encore  co 
ne  fut  que  vers  1790  qu'clle  llourit  ii  Madrid.  Cavanillos 
en  donna  une  description  dans  lo  premier  volume  dun  ou- 
vrage  ipi'ilpublia  en  1791.  11  en  envoya,eHl802,  (|l1elques 
planles  a  Paris ,  et  M.  Tbouin  les  cultiva  avec  succes.  — 
Les  Anglais  prolendenl  en  avoir  en  des  1789.  —  Ce  qu'il 
y  a  de  certain,  c'est  ipi'en  1802  ils  n'en  avaienl  pas,  el  en 
firent  venir  de  Paris;  on  leiir  en  envoya  encore  I'annee 
suivantc.  lis  reciirenl  cgalemeni  des  graines  de  Madrid  en 
ISOi;  mais  ils  n'en  surenl  rien  faire,  el  ce  ne  fnl  qu'apres  la 
paix  de  181  i  que  nous  leur  en  envnyames  de  tonics  les 
variclos  dc  nuances  (jiie  nous  avions  oblonucs,  ct  alors 
sculomcnt  ces  Hours  furent  connucs  el  adniirecs  dcsama- 
loiirs  d'oulre  Manclie. 

Dcs  1802,  ou  pen  apres,  M.  Tliouin  en  avail  public  en 
France  une  desciiplion  avec  dcs  plancbos  colorices;  il 
docouvril  bienlol  riienroiise  Icndanco  du  dablia  a  prendre    .^ 


T,v|i.  jA.Rciiitli;!' 


FENELOl. 


BliAUTliS    lit;    LlllSTOIIlK 

lollies  Ics  couleurs  el  loiiles  les  nuances ,  ct  il  siU  en  pro- 
liter  nvec  liabilcte.  Auciine  llcur  n'offre  un  anssi  grand 
iiomhi'c  (le  varicles  que  cellu-ci.  Ellc  s'i'niaille  liiur  a  lour 
lie  loules  les  riches  leinles  que  Flore  rcjiand  sur  uos  jiar- 
terres.Par  un  heureux  conlrasle,  ellc  cmiirunle  ipieliiuefois 
la  chasle  nuance  de  la  rose ,  celle  reiue  des  lleurs  i\n\  doit 
,i  son  dou\  )iarfum  d'avoir  conserve  le  trone  conteste  |iar 
sa  dangcreuse  rivale;  elle  dispute  aussi,  avec  le  pavnt, 
I'l'dat  de  ses  leinles  riches  et  prol'ondes.  —  (^onime  la  tu- 
lipe  ,  elle  marie  avec  grace,  elle  harmonise  avec  un  rari' 
hoiiheur  des  couleurs  diaprees,  dont  I'opposilion  releve 
encore  le  vif  eclat;  puis  vous  la  voyez  panachee  conime 
IVeillet  a  la  douce  senteur;  enfin  elle  se  metamorphose 
comnie  par  eiicliantement.  (Juel  dommage  ipic  le  dahlia 
soil  inodore  1  IJue  ne  se  halancc-t-il  gracieusement  sur  unc 
lige  tlexible !  Mais  ipii  pent  tout  avoir"?  11  est  parmi  les 
lleurs  ce  ipi'esl  le  paon  chezles  oiseaux  :  —  admirez  leurs 
couleurs,  neregardez  pas  leurs  pieds;a  I'uu  ne  deniaudez 
pas  de  parfum ,  ni  a  I'aulrc  un  gosier  savanl.  Quoi  i|u'il  en 
soil,  le  dahlia  est  une  nohlo  conciucle  de  I'ancien  nujnde 
sur  le  nouveau. 

Si  Ton  seme  la  graine  de  bonne  lieurc,  on  obliendra  des 
lleurs  Tanlomne  suivant.  On  accelere  le  resullat  en  la  se- 
mant  surcouche.Lesracines  se  conserventfacilementdans 
dii  sable  place  dans  une  cave  bien  secbc.  On  pent  les  divi- 
ser  en  fendant  le  vicux  pied  ,  dont  il  faul  que  chaque  plant 
conserve  une  |iortiou.  —  C'est  an  mois  d'avril  ([u'il  est  .i 
propos  de  planter  les  vieilles  racines;  on  ne  laisse  monter 
qu'uue  seule  tige  ct  Ton  suiiprime  tous  les  rejetons  qui 
absorberaient  la  seve.  Ces  rejetons,  ainsi  ipie  des  boutiircs, 
viennent  bienquaud  on  les  plante  u  I'ombre,  et  qu'ils  sont 
abriti'spar  un  chassis  eii  verre.  On  pent  greffer  les  plus 
belles  varieles  sur  des  tiges  nrdinaires ;  il  suffit  de  les  coo- 
per en  sifllet  on  de  Ics  fendre,  et  de  les  lier  ensemble  en  re- 
cnuvrant  la  greffe  d'une  couclie  de  lerrc  glaise,  avant  de 
les  mettre  en  pot  dans  du  tcrreau;  il  est  couvenable  en- 
suile  d'enterrer  les  pots  dans  une  bonne  couche.  La  lerre 
de  hruycre  enqieehe  les  excroissances,  el  augmeulc  le 
nombre  et  la  beaute  des  lleurs. 

(Vest,  conime  on  le  voit,  une  plante  pen  exigeanle;  an 
contraire,  trop  de  soins  lacontrarie  :c'esl  sans  doule  pour 
cela  que  les  Anglais  out  en  taut  de  peine  ,1  les  faire  reussir. 
.le  me  rappelle,  a  ce  sujet.  une  anecdote  qui  m'a  i'te  racuntee 
il  y  a  quebpies  aunees,  par  un  jardinier  llenriste  des  envi- 
rons de  Londres,  dans  un  voyage  que  jc  lis  alors  en  Anglc- 
terre.  II  .clait  fier  de  montrer  a  uu  Francais  ses  scrres  rt 
pliisieurs  belles  plantes  ,  et  cha(|Hc  I'ois  il  me  disait :  «  En 
avez-vous  d'aussi  belles  en  France?))  II  etait  fort  elonne 
dercrevoir  une  reponse  aflirmalive.  Je  hii  demandai,  anion 
lour,  comment  il  se  faisait  qu'ils  eussent  en  laut  de  peine 
a  natiiraliser  le  dahlia,  (i  Oh  I  me  repondit-il,  there  yon  beat 
US  (vous  nous  battez  en  cela);  mais,  ajouta-t-il.  c'est  par 
cxces  de  soin  que  nous  avons  manque.  ))  Un  horticultenr 
cullivait  sans  succes  des  dahlias  depuis  plusieurs  annees  ; 
il  les  avail  mis  dans  .sa  serre  chaude,  mais  rien  n'y  faisait ; 
ils  di'perissaient  en  depil  de  ses  soins.  .\  la  fin,  enuuye  de 
ces  plantes  rebelles,  il  les  flt  relirerde  la  serre,  ouellcsoc- 
cupaicnt  un  espacc  utile,  el  mil  daulres  plantes  a  leur 
place.  Les  panvres  d.ahlias  lonibes  en  disgrace  furcnl  re- 
legui's  en  plcine  lerre,  dans  un  champ  an  bout  de  son  jar- 
ilin,  et  qucbpie  tempsapres  il  vit,  a  son  grand  etonnement, 
qu'ils  avaieni  repris  vigucur,  etpnrtaienl  des  lleurs  magiii- 
liques. 


nil  i;i.er(;e  he  France.  sm 

BEAUTES 

LHISTOIHR  DU  CLERGE   DE  FHANCE. 


FEIirEX.ON    (I). 

Les  renommees  qui  ont  pour  base  un  merite  reel,  loin 
de  subir  les  ravages  du  temps,  sendilent  au  contraire  re- 
vctir  un  nouveau  lustre  a  mesure  que  les  annees  s'accu- 
mulent  sur  elles.  Anssi  bien  sail-on  (pie  la  rouille  n'allere 
jamais  les  metaux  riches,  et  que  For  trouve  dans  les  fouilles 
des  antiques  cdiQces  conserve,  au  bout  d'une  longue  suite 
de  siecles,  sa  valeur  intrinscque  et  son  eclat.  L'illustralion 
du  genie  el  de  la  vertn  est  donee,  conime  on  vienl  de  le 
remarquer,  d'un  plus  bean  privilege.  On  ne  pent  la  denier 
au  personnage  dont  le  nom  brillc  .1  la  tele  de  celle  faible 
esquisse,  ct  aujonrd'hui,  iiiieux  encore  qu'au  di.x-septicme 
siecle,  le  nom  de  Fenclon  est  cntoure  d'une  rayonnanle 
aureole. 

Francois  de  Saliguac  de  Lamothe-Feuelon  naquit  au 
chateau  de  Fenelon  en  Perigord,  le  6  aoiil  1651 .  Son  pcre, 
le  comte  de  Lamothe-Feuelon,  n'oublia  rieii  pour  cultiver 
les  heureuses  dispositions  que  le  jeunc  enfant  manifestait 
dans  un  age  Icndre.  A  douze  ans,  le  latin  et  le  grec  etaienl 
plus  familiers  a  cet  eleve  si  precoce  qu'on  ii'avait  droit  de 
Fallendre  d'un  .age  anssi  pen  avance.  L'education  publique 
succeda  alors  a  celle  qu'un  preccpteiir  avait  si  parfaile- 
inent  ebauchee.  11  fit  dans  I'universite  de  Cahors  ses  hu- 
manites  et  sa  philosophic  avec  les  plus  grands  succes.  Paris 
recut  ensuile  dans  son  college  du  Plessis  I'eleve  provincial 
i|ui  devait  illuslrer  celle  maison ;  el  des  I'.ige  de  quiuze 
ans,  Fenclon,  qui  avait  a  peine  commence  ses  etudes  theo- 
logi(|ues,  y  fit  un  sermon  tres-rcmarquable.  Enlin  le  semi- 
naire  de  Saint-Sulpice,  qui  venail  a  peine  d'etre  inaugure, 
coinpta  le  jeune  Fenelon  parmi  ses  nombreux  eleves, 
sous  la  direction  du  docle  el  vertueux  Tronson.  L'anibition 
du  jciine  seminarisle  commencait  ;i  se  dcvelopper,  mais 
c'etail  celle  de  saint  Paul  :  il  voulait  parlir  pour  le  Canada, 
el  s'y  livrer  a  la  conversion  des  sanvages.  II  fallut  loulc 
lauloritc  de  son  oncle,  evcque  de  Sarlal,  pour  le  retenir 
a  Saint-Sulpice.  Bienlot  ordonuc  iiretre,  I'ahbe  de  Fenelon 
se  livra  avec  ardeur  aux  fouctions  du  saint  ininistere  pen- 
dant Irois  annees. 

En  I(i7'(,  I'oncle  I'appelle  aupres  de  liii  a  Sarlal,  et  la 
encore,  il  faul  user  d'aulnrite  pour  I'empecher  de  se  livrer 
aux  missions  orienlales;  mais  les  instances  du  neveu  de- 
vieunenl  si  vives,  que  le  prelat  est  coninu'  force  d'v  con- 
scntir.  Keanmoins  la  faible  same  du  jeune  apotre  le  retient 
dans  nos  climats  ;  el  alors,  [lonr  seconder  son  zele,  I'arche- 
veque  de  Paris,  Francois  du  llarlay,  p'ace  I'abbe  de  Fene- 
lon 7i  la  tele  de  la  maison  dite  des  Nouvidles  Calholnpies. 
L.i,  il  pourra  faire  un  graml  bien  en  rafferaiissanl  dans  la 
foi  les  femmes  ou  Biles  revenues  du  calvinisme.  Les  succes 
de  son  apostolat  deviennent  si  eclatanls,  qu'on  se  resoudra 
plus  tard  a  leniployer  ,i  la  conversion  des  protestanls  du 
Poitou.  En  attendant,  il  occupe  la  place  de  superienr  de 
la  susdite  maison  pendant  dix  ans. 

(I)  Xous  suivons  ici  la  vraie  afci'iiUialioii  ilu  nnm  de  lairliovwino  de 
Caiiibrai ;  il  s'appelail  Fencliin,  el  nun  pmiu  Ffneloil,  conime  on  I'iuipr.mc 
Irop  souveiit. 


350  liliAU 

nnns  rcl  inlc-rvnllp  ilnnc  oxisloncc  assoz  olisciirc  sclnii 
Ic  monilc,  son  oiiclc  li;  iiiiiniuis  ile  Fenelnn  liii  procure 
ilciix  illuslres  connnissnnces  :  le  Aw.  do  Bcauvilliors  ct 
Rossiicl.  Li  revocalion  do,  I'cdit  de  Nantes,  en  1685,  nc- 
casionna  nn  envoi  de  missionnaires  dans  les  provinces  in- 
fectees  de  I'liercsie.  La  Sainlonge  et  le  Poilou  echureiil  a 
Fenelon,  sur  la  presentation  de  Rossuet.  Le  nonvean  supe- 
rienr  desi^na  comnie  ses  collaliorateurs  I'alilic  de  Laiige- 
ron,  le  celebre  abbe  Fleury,  1  aldje  Bertier,  plus  lard  pre- 
mier eve(iue  de  Blois,  et  raldie  Milon,  alors  aumonier  du 
roi  el  ensnite  everpie  de  Coiidoni.  Hans  les  missions  de  ee 
eenre,  la   force   armee  accompai;nail  les  missionnaires; 
Fenelon  conjnra  Louis  XIV  d'elnigner  lonl  appareil  mili- 
taire.  La  fiii  catlioliipie  ne  s'impose  jioint,  ellc  entre  dans 
Fame  par  la  persuasion.  Le  roi  lui  |ierniit  de  n'eniployer 
ipie  celte  derniere  arme;  el  avec  elle  senle,  le  mission- 
nairc  fit  les  plus  belles  conqnetes.  Paris  vit  Fenelon.  ii  son 
retour,  reprendre  son  ceuvre  des  Nouvelles  Callioliques, 
et  s'y  consacrer  avec  nnc  nonvelle  ardeur.  Deux  ans  se 
passent  encore,  el  Fenelon,  pendant  ce  temps,  ne  se  montre 
pas  a  la  cour.  Toulefois  il  avail  ete  question  do  lui  donner 
levecbe  de  Poitiers  on  la  eoadjntoreric  de  la  llocbelle  ;  mais 
nne  rnalveillancc  jalouse  avail  fail  avorter  ces  projcts.  Les 
ileux  senls  livres  qu'il  ait  publics  jusrpi'a  ce  temps  soul  le 
7V«i/e  (le  ieducation  des  filles  el  le  iVini.ilire  des  -jias- 
Icurs.  Lc  premier  jouil  encore  d'une  faveurnon  conleslee. 
Le  moment  est  venn  d'ajipeler  ,i  nne  baule  cbarge  le 
modeste  snperieur  des  Nouvelles  HaUioliipies.  Le  due  de 
Beanvilliers  fill  nomme  cfonvernenr  dn  due.  if  Bourgogne, 
petit-tils  du  roi.  L'ablie  de  Fenelon  fnl  cboisi  par  le  pre- 
mier pour  remplir  les  importantes  fonclions  de  preceplcur. 
Le  voila  done  a  cetle  cour  qn'un  secret  pressentiment  lui 
avail  fait  redouter.  Avec  de  pareils  maitres,  que  ne  devait-on 
point  atlendre  d'un  |irince  confic  a  leurs  snins!  La  France 
entierc  applaudil  a  des  cboix  que  lc  merile  senl  avail  dic- 
tes.  Trop  sonvenl  la  cabale  des  conrs  s'interposa  dans  des 
cbnix  de  eelle  nature.  Fenelon  clait  alors  age  de  Irenle- 
biiil  ans;  mais  nne  sagesse  consommee  avail  dans  Ini  per- 
lectionnc  I'exiierience  des  bommes  et  des  cboses.  La  favenr 
de  sa  position  nonvelle  ne  ponvail  lui  faire  prendre  nn 
funestc  cbang-e;  car  lonl  n'elait  pas  fleurs  et  roses  dans  un 
posle  senilibildc.  Le  caraclerc  du  jennc  iirince  parai.ssail 
mdomptablc ;  son  orgueil  etail  revollant,  sa  volonle  obsti- 
nee  el  inllexible,  ses  penchants  a  la  colere  forlemenl  pro- 
nonces,  son  mepris  ponr  les  hommes  biimiliant  a  Fexccs. 
Quelle  tacbel  qn'il  faudra  d'habilele  ponr  tiiompber  de 
tanl  do  di'fanis!  II  faudra  des  miracles  de  patience  el  de 
fermele  ponr  faire  de  eel  cleve  nn  prince  affable,  donx, 
humain,  modere,  bumble,  modeste.  C'csl  le  due  de  Saint- 
Simon  qui  parle  ainsi,  el  qui  reconnail  dans  les  instituleurs 
lc  prodige  qu'ils  siircnt  operer  dans  eel  enfant  de  hull  ans. 
Lc  jeune  ]n'ince  se  livrail-il  li  un  acces  de  violenle  colere, 
le  gonverneur  el  le  preceplcur,  ainsi  que  les  anlrcs  insli- 
lutenrs  secondaires,  oflkiers  el  domcsliqnes,  observaient 
un   profond  silence.  NuUe  reponse  a  ses  questions.  Ses 
livres  lui  etaienl  retires.  On  rnbandonnail  a  lui-nieme.  Les 
rellexions,  les  regrets  el  les  remords  venaient  alors  assaillir 
le  coeur  dn  eoupable;  bientol  il  allait  se  Jeter  anx  |iieds  du 
preeeplenr,  el  promellail  de  se  faire  desormais  une  juste 
violence.  Mais  sous  lc  rapporl  des  moyens  intelleclnels,  le 
jeunc  due  de  Bonrgogiie  donnail  les  esperances  les  plus 
ilatleuses;  Fenelon,  par  nne  adroilc  direction,  sul  les  mc- 
ner  .1  bien.  A  I'age  de  Ireize  nu  qiialnrze  ans.  le  due  de 


TFS. 

Bonrgogne  avail  nnc  insli'uclion  siiperieure  a  des  adoles- 
cents de  dix-luiil  ans  doiit  I'education  ciil  etc  aussi  soignee. 
Nous  ne  parlous  pas  des  frcfcs  de  ce  prince,  les  dues  d'An- 
jou  el  de  Berri,  dont  Frnelon  devint  egalcmcnl  prcccpteur. 
Les  Fables  el  les  Dialoijues  des  morls,  composes  pour 
I'education  de  son  eleve,  ainsi  que  ses  premiers  onvrages, 
meriterenl  un  fanleuil  a  rauleur  dans  1  Academic  fran- 
caise.  Louis  XIV  semblail  avoir  oublie  Fenelon  dans  la  dis- 
tribution des  faveurs;  mais  enfin,  en  1694,  le  preeeplenr 
pen  ambilienx  Cut  nomme  a  I'abbayc  de  Sainl-Valery;  le 
roi  fit  meme  entendre  quebpies  excuses  sur  celte  tardive 
remuneration.  Rienlot  neanmoins  allait  s'ouvrir  ponr  Fe- 
nelon la  earrii're  des  bonneiirs  ecclcsiasliques  :  le  riche 
arcbevecbe  de  tlamlu'ai  lui  fiit  donne  Ic  i  fevrier  1693. 
Deja  pourlanl  nn  symplome  de  defaveur  s'litait  maniresle. 
Fenelon  s'elail  montre  partisan  de  la  famense  madame 
Guyon,  dont  le  systcnie  de  spiritnalite  ebrelienne  ne  sem- 
blail pas  d'une  severe  orlbodoxie-  Bossnel  avail  toulefois 
viiulii  se  faire  bonncur  de  sacrer  le  nouvel  arclieveqiie, 
quoique,  d'antre  part,  il  cut  manifesle  .son  improbalion 
conlre  Fenelon  ail  siijel  de  celte  doctrine.  Le  nouveau  pre- 
lat  commenca  son  aposlolal  par  une  preiive  de  dcsinle- 
ressement,  en  abdiqnanl  I'abbaye  de  Sainl-Valery.  Ce  ne 
flit  meme  qn'avec  peine  qu'il  accepla  rarchevecbc  do  Cam- 
brai,  en  objeclanl  an  roi  I'obligalion  de  la  residence  qui 
ne  ponvail  se  eoncilier  avec  les  fonclions  de  |U'eccpleur. 
Louis  XIV  permit  ii  Fenelon  de  passer  neuf  mois  de  I'annce 
dans  son  diocese,  se  ennlentant  des  Irois  aulres  mois  pour 
la  direction  immediate  des  eludes  de  sou  petit-fils.  o  Pen- 
dant les  neuf  mois  de  voire  absence,  lui  disail  lc  mnnarque, 
vous  snrveillercz  de  Canibrai  celte  education ,  comme  si 
vous  cliez  a  Versailles.  »  Ajoutons  que  de  bien  digues  co- 
adjnleurs  etaienl  associes  a  la  soUicitudo  du  preeeplenr 
principal ;  il  suffll  de  nommer  les  abbes  de  Ceaumonl, 
Fleury  el  de  Langeron. 

Ici  commence  une  ere  des  plus  malbeureuses  pour  Til- 
lust  re  arebevi'que  de  (lambrai.  Nous  ne  pouvons  avoir  le 
desscin  d'entrer  dans  celte  grave  discussion,  si  penible  pour 
le  cicur  lendre  et  aimant  de  Fenelon.  Deux  anlagonistes 
d'un  rare  merile  vonl  se  mesurer  dans  celte  areue.  L'ar- 
cbeveqiie  de  Canibrai  fail  paraitre  nn  livre  sous  le  tilre  de 
ilaximes  des  saints.  II  y  juslifiail,  en  parlie,  la  doctrine 
de  madame  Guyon.  Bossuet  combat  Fenelon.  La  cour  est 
divisce  en  deux  partis.  L'eveque  de  Meanx  poiisse  vivemenl 
son  adversaire;  Fenelon  se  defend  avec  douceur.  La  cause 
est  portce  a  Home;  Louis  XIV  el  madame  de  Maintenon  ne 
penvent  dissimuler  leur  desir  de  voir  le  |iape  condamner 
rarcheveqiie  de  Canibrai.  EnCn,  apres  le  ]ilns  serienx  el  le 
plus  long  examen,  rcpiivre  de  Fenelon  est  condamnee.  Bos- 
snel triompbe;  mais,  disons-le  sans  anciine  prevention, 
celte  vicloire  du  grand  eveque  de  Meanx  n'esl  pas  le  plus 
bean  lleuron  de  sa  couronne.  Cc  n'esl  pas  que  les  vingt- 
trois  propositions  extrailes  du  livre  de  Fenelon  ne  fiissent 
juslement  condamnees  par  le  juge  supreme  de  la  I'oi;  mais 
c'esl  qu'il  y  cut  dans  la  poin-snile  de  cetle  affaire  non  point 
un  zcle  calme  el  louablc  pour  la  verile,  mais  une  irritation 
de  cabale  pen  honorable  ponr  Bossuet,  el  principalemenl 
pour  les  promolcnrs  de  ce  dernier  en  cour  de  Bome.  11 
suffit  de  nommer  I'abbc  Bossue'  neveii,  ipii  s'avisail  de 
Iraiter  Fenelnn  de  bete  feriiee.  (jiielles  expressions  ponvons- 
nous  maintenanl  employer  pour  signaler  la  soumission  de 
I'archeveque  an  jugement  dn  pape  Innocent  XH'?  Des  que 
Fenelon   est  informe  (h-  Parrel ,  il  monle  lui-mcmc  en 


I)E   LlllSTOIIlli    UU   CLIiliUli   Uli    I'UAiNCE, 


351 


rh.iire  poiii-  Ic  |iiililioi-  ii  sos  diocesains.  Sa  plume  n  pu  eniT, 
ui.iis  son  cceur  lie  fill  jnniais  i.'riii|i(ilile.  II  (li'fi'iiil  li  son 
|M'ii|ile  (le  lire  el  de  i;;ii iler  son  livie.  Pierre  a  |i,'irle  par  la 
liomlie  dii  soiivcrain  pnntife,  el  Kencloii  y  reconnnil  la  voix 
de  Jesiis-lilirisl.  II  eerit  :i  son  jiige  pour  In!  leiiioigner  la 
souinission  la  plus  profonde.  Mais  le  pape.  en  eondamnaiit 
rarelievecpie  de  Canilirai,  el  avant  de  recevoir  niic  repoiise 
de  desaven,  avail  appelc  le  coiipable  iin  Ires-pienx,  Ires- 
sainl  el  Ires-doele  prelal  ( im  jtiissimo,  sandsshiw,  dol- 
tissimo  vescovo).  Aiiisi  line  pareille  defaile,  loin  de  I'n- 
nioindrir,  csalla  an  conlraire  le  nolile  vaincii.  Deja,  avanl 
I'arrel  dn  sonverain  pinilife,  Louis  XIV,  ponsscj  par  I'ln- 
dignc  caliale.  avail  destilne  Fenelnn  de  sa  charge  de  pre- 
cepleur;  ses  ands  avaienl  ele  euveloppes  dans  la  nieme 
disgraec.  La  del'avcur  royalc  clait  Ic  salaire  du  prodige 
o|iere  siir  le  raraclere  dn  jcune  prince  par  la  sagesse  par- 
I'aiLe  de  ses  ineslinialdes  instiliileurs  ! 

I)e  nniividles  epreiives  elaieiil  reservees  a  Fenelon  ;  c'esl 
Innjours  son  amour  du  liien  qui  les  lui  siiscile.  11  avail 
compose  pour  son  aiignsle  clevc  uii  admiralile  oiivrage 
ipie  lont  le  nionde  coiina'l ;  nons  n'anrions  pas  besoindc 
iioniiner  le  Trlimaqiic.  I'll  inlidele  donu'slii|ue,  aprcs  en 
avoir  fail  circnler  i|ueli|iies  copies,  el  encmirage  )iar  les 
eloges  doiines  a  celte  grariensc  composition,  vendil  le  ina- 
niiscnt  a  nn  liliraire.  Le  YVVchuk/i/c  fiit  iiiipiinie  sans  noin 
d'aulenr.  Le  siicces  en  ful  prodigieux  dans  loiile  I'Eurupe. 
On  esl  liienlol  inslruil  ipie  e'esl  niie  produclion  de  rarchi'- 
veiiue  de  Cambrai.  La  m.ilvciUance  el  la  jalousie  insinnenl 
an  roi  r|ue  ce  livrc  esl  line  snlire  perpetnelle  de  sa  pcr- 
sonne  ct  de  son  gouveriipmonl ;  niadame  de  Mainlenon 
confirme  le  roi  dans  celle  prevenlion  calomnieuse.  Vaine- 


menl  rarclieveqiie  se  discnipe  el  prolesle  de  son  respecl 
pour  le  monarqnc,  en  re]ionssaut  uue  anssi  oulrageanle 
impnlalion,  Fenelon  n'cn  esl  pas  nioins  de  plus  en  plus  en 
disgrace  :  il  resle  exile  dans  son  diocese.  C'est  le  langage 
du  monde,  qui  ne  vinl  de  lionlieur  qu"a  la  cour  el  par  la 
coiir.  Liu  prelal  coinnie  Fenelon  ne  se  considcre  pas  comme 
nn  exile  an  sein  de  sa  faniille.  Celte  lougiie  defavenr  est 
pour  son  vasle  diocese  nn  immense  bieii.  Qui  pourrail  ra- 
conler  loiiles  les  nierveilles  de  son  aposlolal?  II  se  venge 
en  chrclieii  par  uii  devoueinent  sans  homes  ii  son  prince 
et  ii  son  pays;  nn  seul  trail  enlre  mille  .suflira.  La  gar- 
iiison  de  Saint-Omer,  en  17(18,  s'elail  soulevec,  parce  que, 
dans  I'impossildlite  de  iiourrir  les  soldats,  le  goiivernement 
epuise  les  ahaudonuait  li  la  plus  desolanle  peinirie.  L'e- 
vcqiie  de  Saiiil-Omer,  ipii  avail  monlre  lant  d'acharne- 
ment  conlre  Fenelon  dans  la  fainense  affaire  du  livre  des 
Maxivies,  no  fit  point  preuve  de  generosile  dans  celle  cir- 
conslauce;  sa  hoursc  resia  fermee  dans  nn  moment  anssi 
critique.  Fiinelon  se  depouille  de  lout  rnrgeut  qn'il  pos- 
sede,  en  cmprunte  de  tonics  parls  siir  des  hillels  signes  de 
lui,  fail  passer  ce  Iresor  ii  Saint-Omer,  el  la  troupe,  eufiii 
arrachee  aux  horrcurs  de  la  famine,  reiilre  dans  I'oheis- 
sanee.  Tel  elait  eel  archeveque  scriilieux  que  Louis  XIV 
rejioiissail  de  sa  presence  1 

L'augusle  eleve,  ((iie  Ton  avail  voiilu  detaclier  de  son 
anioiir  pour  sou  digue  precepleur,  conserva  neaurnoiiis 
avec  delices  raffecliou  filiale  qu'il  lui  avail  vouee.  Mais  cpie 
de  precautions  minutieuses  furenl  oliliges  de  prendre  Ic 
due  de  Bourgognc  el  Fenelon  pour  enlretenir  une  assidne 
correspondance  1  Combien  celle-ci  honore  snrlont  la  mii- 
moire  du  precepleur,  el  de  I'elevel  Croirail-on,  si  I'hislnire 


n  elait  hi,  (pi'une  couile  cntrevnc  ne  leiir  ful  point  pcrmise, 
pendant  le  sejour  du  prince  en  Flandre  diirant  pliisieurs 
iiiois,  .si  ce  n'est  en  presence  des  ofliciers  el  des  magistrals 
de  la  ville  de  Cambrai?  En  se  separanl  au  bouldeipielques 
instants  de  celte  eiilrevue  genee  (Fenelon  el  son  elcvc  no 
s'etaient  pas  viis  depuis  cinq  ans),  le  prince,  elevanl  ii  des- 
sein  la  voix,  dil  a  I'areheveqne  :  ^i  .le  sais  re  ipie  jp  vims 


«  dois,  vous  save/,  ce  que  jc  vous  suis.  »  Les  Icllres  reci- 
proqnes  du  due  de  Bourgogne  et  de  Fenelon  monlrent  jus- 
qu'ii  quel  point  la  confianccdn  premier etail  absoluc,  ct  la 
leiidresse  du  second  profonde  et  eclairee.  II  est  vraiment 
desolant  qn'il  la  niorl  du  prince,  Louis  XIV  ait  pris  liii- 
iiieme  le  deplorable  soiii  de  livrer  au.\  llammrs  tonics  les 
litlres  qui  se  troiiverent  dans  les  papiers  du  defiinl :  ce 


I'ETITES   .MOIIALES. 


(|ni  oj]  esl  iirovidciiliclleiiieni  i'clia|i|io  fci'a  luujours  I'e- 
greltcriivec  ainorlunu'  iiiie  aussi  |)i'i'ciousecoiTos|)ondance. 
Iloposons-iious  quelinics  instaiils  sur  la  vie  intime  de 
rai'clii'veqiie  de  Cainbrai,  dans  son  palais  ct  au  milieu  de 
ses  diocesaiiis.  II  y  vivait  d'linc  nianiere  calnic  el  ix'glee. 
Coiiime  dtis  sa  jcunessii  il  avail  conlracle  In  saliilaire  habi- 
tude de  se  lever  de  grand  matin,  il  la  conserva  jusiiu'a  la 
liii  de  ses  jours.  II  n'omellail  jamais  de  celebrer  le  sninl 
sacrifice  dans  sa  cha|iclle,  et  cliaque  saniedi  dans  sa  rnelro- 
pole;  en  ce  jour,  son  confessioiin.il  clail  ouveri  indislincle- 
ment  li  lous  ccux  qui  s'y  prcsenlaienl.  Son  dijier  a  niidi, 
selon  I'usage  du  lemps,  elait  servi  avec  magnificence;  mais 
celle-ci  n'elait  (|u'nn  devoir  de  sa  lianlc  posilion  :  person- 
ncUcnienl  jI  clail  d'unc  sobriiHe  que  Ton  pourrail  appclcr 
excessive  ;  c'est  a  elle  que  Ton  allribuail  son  exlremc  mni- 
greur.  Sa  lable,  qui  coniplail  habilucllemenl  qnalorze  ou 
(|uinze  convives,  laissail  ii  lout  le  nionde  une  douce  liljerle  : 
poinl  de  gene,  mais  lonjours  un  cnlrelien  paisible,  des  ma- 
nieres  aisees  el  nobles.  Fenelon  ne  parlail  jamais  qn'ii 
son  lour.  Une  licnre  d'enlrclien  au  salon  completail  celle 
epoquc  de  la  jounKie,  et  encore  en  enqdoyait-il  une  parlie 
a  la  signature  de  diverses  cxpcdilions,  sans  geuer  le  moins 
du  monde  les  douceurs  de  renlrelien. 


PETITES  MORALES. 


I.A     P£TIT£      PHOVENC£ 

DU    J.MiniN  DES  TUILEISIES. 

Uii  rayon  ilc  solc'il  ^\m  nc  saniMit  encore 

Ratncnor  les  pres  ni  les  hois 
Vous  appellc  aujanlin  que  Ic  luxe  decore, 

Et  presque  sous  les  ycux  des  ruis. 
Mais  que  vous  font,  cnlunls,  les  giMiidcurs  tevcUies 

De  I'eclat  d'uii  vaia  apparcU? 
Que  vous  font  ces  palais,  ces  marbros,  cos  stulucs? 

Vous  ne  voulcz  que  le  soleil. 
Vous  ne  connaissez  pas  les  funcstes  cliiineres 

Qui  sous  le  dais  viennent  peser ; 
Vous  n'avez  ni  rcijrets,  ni  soucls  que  vos  nitres 

Ne  puissenl  guerir  d'un  baiscr. 
Vous  n'avez  a  souiVnr,  a  vcngcr  nul  outrage, 

Nuls  droits  perdus  a  rossaisir, 
El  vous  etes  eiicor  libre?  :  car,  a  voire  age, 

La  liberie,  c'est  le  pliiisir. 
Livrez-vous  a  vosjeux  !  qu'ils  servenl  de  coiitrastes 

A  CCS  fetes  qu'on  :iinie  ici, 
Ricz,  cbantez,  dansez  ;  ces  lieux  sont  assez  vasles 

pour  Ic  bonbeur  et  le  souci. 
Vous  allez  croilre,  enfants,  et  devenir  oselaves, 

Si  vous  6vitez  le  ccrcueil, 
lit  vos  pieds  fatigues  trainerout  les  cnlraves 

Dc  I'avarice  et  de  I'orgucil ; 
Tuutes  les  passions  en  vos  ctEurs  decliainces 

Ke  vous  quilleronl  que  bien  lard  : 
Lt  pour  ces  lieux  cbannant.s,  ilurant  loiigues  annijes, 

Vous  n'aurez  pas  un  seul  rei^ard. 
Mais  quand  le  temps,  vainqueur  dc  volie  re>ist:iiic'e, 

De  vos  ans  marqnera  le  soir, 
.\ir;iibli,5,  iinpuissants,  ranicnes  a  reid'iincc, 


Vous  y  revieiuUvz  vous  asseoir ; 
Vous  y  retrouverez  I'innocente  nienioiro 

D'un  houbeur  perdu  pnur  lonjours  : 
Vous  It'ur  lieiunnderez,  non  pas  I'oi'  ni  la  -jloire, 

Mais  le  soleil  dc  vos  beaux  jours. 


MAXIME    D1TBJ   SAGE. 

Ciiaquojour  est  un  bii-n  <pic  du  ciel  je  remote; 
Je  jouis  anjonrd'lmi  de  eelui  qu'il  me  donnc  : 
11  n'a|tp.iilient  piis  plus  aux  jemies  ijens  qu'a  nii 
Et  celuide  deuiain  n'appiirlienl  apcrsonne. 


Le  sni^e  Zonon  disail  que  la  iinluro  nous  a  douiio  deu^c 
oreilles  et  une  seule  l.iiigne,  pour  nousapprcudre  ()u'il  faul 
plus  ecoutcr  que  jtarler. 


Personne,  av.iut  Scaurus,  gendrc  de  Sylla.  ne  porta  dc 
bai^nies  rliez  les  Uoniains;  lesjiremieres  qui  sc  fireut  furcnl, 
en  fer  poll. 

ORIGINS 

Di;S  ^.OMPLlME^TS  gUE  i/oIN  fait  aux  gens  qui  ETEIINCENT. 

La  coulunie  de  saluor  les  gens  qui  iHernuenl  est  lres-;ui- 
cienue  et  tres-repandue.  La  faide  nous  dit  i[ue  TronK'tbee, 
avant  forme  le  premier  liomme,  deroba  du  feu  du  ciel, 
I'emporla  dans  uii  pelil  ilacon  qu'il  mil  sous  !e  uez  de  la 
sintue  jiour  le  !iii  faire  aspirer.  Le  plilogisliipie  diviii  pe- 
nelra  biontut  dans  la  lete,  s'insinua  dans  les  libresdu  cer- 
veau,  sc  repanditdaus  toulesles  veines,  el  le  premier  giguc 
de  vie  que  douna  cenouvol  etfe  fuld'elernuer.  rromelhec, 
ravi  de  ce  mouvement,  s'ecria  aussilul :  «  Que  les  dieux 
le  prolegent!  «  Ce  souluiil  filsur  I'liomnie  une  lelle  im- 
pressiou,  qu'il  s*en  servit  lou_iours  dans  la  lueme  occasion, 
el  le  lit  passer  a  sa  posteritc. 


FABItG. 


Treve  dc  propos,  fmissez  ! 

Pour  me  servir  vous  tiles  faites, 
Dit,  ccrtiiin  soir,  la  cbandelle  aux  moucbeUe>; 
ICt  je  vous  I'.iis  cbnsser,  si  vous  n'obeissez. 

Assez  neltemenl  je  ni'explique! 
C'est  enleudu,  je  crois?...  Moucbcltes  sans  n'pliqui^ 

Ibiniblenient  de  s'en  approcbor, 
El  de  leteinilro  au  lieu  de  la  moueber. 

Quiseniontre  imperieux  niailre 

Dans  sou  valet  n'anra  qu'un  trailre. 


X.A   RAISON    £T  Z.A  BOUCEUR. 

Le  langage  de  Ki  raison,  s'i]  n'csl  point  exprime  avee 
douceur,  manque  souvenl  son  but,  parce  ipTil  est  sans  el- 
fet  sur  I'espril,  faule  d'avoir  loiicbe  le  nvwr;  le  iaugage  de 
la  douceur,  sansle  secom'sdela  raison,  parvienl  rarement 
a  persuader  ;  il  pent  emouvoir  le  creur,  mais  il  n'a  pas  ee 
(|u'il  faut  pour  convaiucre  Tespril.  Que  vos  paroles  soient 
done  en  memc  temps  empreintes  de  raisou  et  de  douceur  ; 
eiles  penelreroiU  I'esprit  et  le  cncur;  elles  serout  irresis- 
libles,  memc  aux  sophismes  de  I'orgueil  el  des  prejuges. 


InriKimiic  MillM'IDLi;  ri  LANGUAM),    rai'  ilEiluUlt,   ). 


LE 


LIVRE  DES  FAMILIES 


JOURNAL  DE  MONSIEUR  LE  CURE. 


N»  12.-1"  Volume. 


t"  Octolra  1S4S. 


LE  MOIS   DU    JEUNE   CHRETIEN. 


SAINT  SEMys 

ET     SES     COMPACNONS,      SUFITVUS. 

L'liisloirc  a  couronne  d'line  glnrieuse  aui-eole  les  Icgis- 
l;ileiir.s  des  cm]iii'cs ;  leur  iinm  sora  loiijoiirs  pronoiice  avec 
liunneiir  dans  les  p;eneralions  les  ]ilus  rcciilres.  (Jiii  oscrait 
rofuscr  cetle  belle  prcrogalivc  a  ces  ci)ninii'rants|iacifiqiios 
ac'COuriis  des  plnf;es  loinlaines  vers  des  ))0]iul.ilioiis  liar- 
harcs  pour  les  civiliser  par  la  crnix?  Telle  fiit  la  ijeiiereii'ie 
ndssion  eonfiee  par  le  ponlife  de  Rome  aux  saints  Denys. 
Rustinue  elEleulliere,  donirEjlise  de  Paris,  en  p.arliculier, 
celebre  an  9  octobrc  la  solennellc  feslivile.  I'onnpioi, 
|dut6t  sur  les  rives  do  la  Seine  que  parloul  aiUeurs,  Ic 
nom  de  ces  illuslres  apolres  csl-il  un  objet  dc  pompe  re- 
lip;ieuse  ?  Voici  ce  (jue  rapporle  I'hisloirc  dc  I'Eglise  gal- 
lieanc  a  ce  sujet. 

La  partie  meridionale  des  Gaules  recnl  le  bienfait  de  la 
fci  clirelicnne  des  les  premiers  siccles.  S'il  faiit  en  croire 
(iitains  antenrs,  sainl  Luc  el  saint  Crescent,  disciples  de 
saint  Paul,  auraient  evangelise,  Marseille  ct  ses  alentours. 


Une  tradition  constantc  dans  ces  contrces  fait  occnpcr  le 
siege  episcopal  de  celte  derniere  villc  par  sainl  Lazare.  i|ue 
INotre-Seigneur  avail  re.ssuscite.  II  est  ccrlain  d'ailleurs  ipie 
les  villesde  Lyon  el  de  Vienuc  elaieul  cbretiennes  des  le  se- 
cond siecle,  carl'liistoire  de  leurs martyrs,  en  177,  le  de- 
monlre  surabondamnienl.  Le  centre  et  le.  nord  des  Gaulcs 
devaicnt  prendre  pari  an  bienfait  de  la  foi.  La  sollicitude 
apostoliipic  du  pape,  vers  le  milieu  du  troisieme  siecle, 
leur  procura  le  boubeur  d'y  participer,  par  une  mission 
qui  flit  eonfiee  a  sept  eveques.  Voici  leurs  noms  :  sainl  Tro- 
pliinie  d'Arles.  saint  Galien  de  Tours,  saint  Paul  de  .\ar- 
bonne.  .saint  SaUirnin  de  Toulouse,  saint  llcuys  de  Paris, 
sainl  Austremoine  de  Clermont  et  saint  Martial  de  Limoges. 
Cliacun  de  ces  niissionnaires.  apres  avoir  converti  au  cbris- 
tianisme  la  ville  cpii  fut  le  premier  but  de  leur  zele, 
etendit  le  regno  de  Jesus-Clirisl  sur  les  aulrcs  cites  et  bour- 
gades  voisines.  C'est  ainsi  ((ue  saint  Denys  ne  se  contenta 
point  dc  cnnquerir  a  li  foi  la  villo  dc  Paris;  les  eglises  de 
t;bartres,  de  Meaux,  de  Senlis  et  de  pliisieuvs  .lulres  can- 
trees  du  nord-esl  des  Gaules  hri  furent  rcdevablo's  de  leur 
elablissement. 

43 


554 


Paris  n'oecupnil,  A  ccllc  epoquc,  <{W  Vile  conmie  sous  le 
nom  dfi  Cile.  Qucliincs  li.iliilalions  s'clcvaiont  nil  midi  de 
celle  ile,  nu  pied  de  In  nionlai,'ne  Sniiile-Ucnevieve,  el 
foi-maient  commK  iiiie  sorle  dc  f.iiilioiirg  a  cetlc  capilale 
alors  encoic  dans  son  berceau.  A  I'cndroil  ou  s'eliive  au- 
jourd'liiiilamelrnpolo,  Nolre-Dame,  etail  uii  temple  cdifio 
anx  impures  diviiiiles  que  I'Egyple  avail  transmises  aiix 
Komnins,  el  que  ceux-ci  nvaieiil  imporlees  dans  les  Gaules 
par  eux  conqnises  Quels  eflbrls  de  zele  ne  fandra-t-il  pas 
pour  arracher  .i  cc  peup'e  abruli  le  vil  olijel  de  son  ado- 
raliou,  et  lui  faire  accepter  des  d  'piics  el  uue  morale  en 
opposition  si  dirccle  avoc  leur  abomiualile  crnyance?  Saint 
Denys  le  tenle,  el  il  y  reussit.  Les  miracles  qu'ilopcre  de- 
monlrenl  inviiitildemenl  la  verile  de  ses  paroles.  Bienlot 
une  I'slise  se  forme;  saint  Denys  en  est  I'eveque;  saint 
Riislique,  pre. re,  el  saint  Elculhere,  diacre,  eomposcntavec 
le  prelat  celle  cathi'drale  naissanie.  Le  temple  des  idoles 
est  aliallu,  el  sur  ses  ruines  s'eleve,  en  I'honncur  de  sainl 
Etienne,  premier  marlyr,  une  oglise  clireticime.  Plus  lard, 
lorsqu'un  edifice  plus  somptueux  rcmplaccra  In  moJesle 
eglisc,  on  le  placera  sous  le  vocalile  de  .Marie. 

Ce  n'est  done  point  en  vain  ijiie  snint  Uenys  et  ses 
compngnons  ont  arrosij  de  leurs  sueurs  ccltc  tcrre  qui  se 
presentnit  d'abord  conime  Ires-inijralc  et  inlecundc.  Mais, 
dc  memo  que  les  apolres  de  Jesus-Christ  ont  du  arroscr 
aussi  de  leur  san;;  la  semence  de  la  divine  parole  pour 
qu'elle  fructili.'il,  de  memc  aussi  ces  nouveaux  apiUi-es,  en- 
voyes  par  le  vicaire  de  J.'sus  C.brisl  sur  la  tcrre,  dcvront 
fertiliser  de  leur  sang  la  meme  semence.  Mnximilicn-llerculc 
etail  alors  n  la  lele  de  I'empire  romain.  Effraye  des  im- 
nienses  prngrcs  ilii  clirislianisme  dans  les  Gnulcs,  (|ni  n'en 
etnienl  nlors  qn'une  province,  il  envoie  des  ordres  se- 
vercs  an  gouvernour  de  ciile  derniere.  Fescenninus  ou 
Sisinnius,  digue  di'legue  de  renipereur  romain,  fail  jeler 
dans  nn  cachnl  le  siiinl  eveque  el  ses  deux  acolyles;  il 
cssaye  d'ebranlcr  leur  foi  pnr  les  ]ilns  t.  rribles  menaces ; 
inais  uue  apostasie  ne  saurail  souiUer  despienrs  anssi  dc- 
voiies  a  la  verile.  Lnsse  d'uue  Constance  qui  est  ii  I'eprcnve 
de  tons  les  genres  de  supplice,  Sisinnius  ordonne  (|ue  les 
Irois  confesseurs  soienl  decapiti'S.  Afin  de  derobcr  :\  la  vi'- 
neralion  des  clu'clicns  ces  precii'uses  depouilles  Sisinnius 
ordonne  qii'on  les  jctle  dans  la  Seine  ;  mais  nne  pieuse 
fenime,  nomine  Calnlln,  parvienl  a  relircr  les  Irois  corps  , 
el  leur  donne  une  decente  sepullure. 

Telle  est  snccinclenienl  I'liisloirc  de  la  pivdicalinn  et  du 
martyrc  des  saints  Uenys,  Ruslique  et  Eleullieie. 

II  V  aurnil  mainlciianl  bien  des  discussions  .-i  elablir  snr 
Pepotiiie  de  la  mission  dc  saint  Denys,  sur  son  idciilite  avec 
I'Areopaijile,  snr  le  lien  meme  oil  les  marlyrs  rccurent  la 
morl.  Un  livre  on  journal  tel  ipie  celui-ci  ne  saurail  nd- 
mellre  des  disserlalions  scientilii|in's  et  abslruses  sur  des 
questions  de  celle  nature,  quclques  mots  snfliront. 

L'opinion  qui  veulque  sainl  Denys  rAreopiigileail  ele  pre- 
mier eve.(ue  de  Paris  place  nece.ssniremenl  rnrrivee  de  ce 
pontife  npoire  a  la  lin  du  premier  siecle  de  lere  clmjlienne. 
yu'etail  rArenpagile?  C'elait  un  des  .juges  d'Alhenes  qui, 
au  moment  on  saint  Paul  preciiail  dans  le  preloire  de  ce 
tribunal,  se  converlit  a  la  foi  et  devint  premier  eveqne  de 
celle  ville.  II  faudra,  dans  ce  cas,  que  sainl  Denys  I'Areop.i- 
gite  alt  qnille  In  brillanle  capilale  ile  la  Grece  et  Teglise 
qn'il  y  avail  fondee  pour  venir  cbcreher  an  milieu  des 
sombrcs  el  brnmcuses  forcls  des  Gaules  la  clielive  cite  des 
Farisii^nS.  Mais  en  lui-mfmfc  le  fait  n'a  riiiu  d'incr'oyabrc, 


LES    SAINTS 

car  les  missionnaires  de  I'Evangilc  ne  redonlent  ni  les 
perils  ni  les  fnligues  des  longs  voyages.  II  s'agit  seulement 
d'une  Incline  Ires-considerable  qui  va  exisler  dans  la  suc- 


cession des  evequcs  dc  Paris.  En  ndinetlanl  (|iie  sainl  Denys 
I'Aieopagile  ail  ele  martyrise  d.ins  celle  derniere  ville,  an 
comniencemeni  du  denxieme  siecle,  quels  furent  ses  suc- 
cesseurs  jiisqu'a  la  fin  du  Iroisicme?  Au  surplus,  nvnnt  Ic 
moine  llildnin,  abbe  de  Sainl-Denys,  pres  Paris,  qui  ecri- 
vnit  en  814,  personne  autre  n'avait  regardc  I'Areopagile 
comme  premier  eveque  dc  Paris.  La  vie  de  saint  Denys, 
ecrite  en  Pan  7S0,  se  conforme  a  saint  Gregoire  de  Tours, 
qui  nous  montrc  les  sept  evequcs  dont  nous  avons  plus 
haul  donne  les  noms,  arrivant  en  France  an  milieu  du  Iroi- 
sieme  siecle.  Tons  ces  missionnaires  elaient  d'origiiie 
grecque,  ainsi  que  rindii|uc  leur  nom  ;  mais  cc  n'est  p  'inl 
nne  raison  pour  faire  de  sainl  Denys  d'Alhenes  le  nicn.e 
personnage  ipie  cclui  de  Paris. 

En  (|iicl  endroit  recureni  In  morl  les  Irois  .saints  coiife.-- 
seurs?  Selon  ropiiiiiin  la  plus  probable,  c'est  sur  une  mon- 
Ingne  qui  dmnine  Paris,  et  que  Ton  appellc,  pour  celle 
raisoii.  le  Monl-Marlr.\  e'csl-n-dire,  le  Moiil  des  .Marlvrs. 
II  est  vrai  que,  scion  quclques  auleurs,Moiilmarlre  n'aiirail 
cc  nom  que  parce  qu'on  y  honorail  autrefois  le  dieu  Mnrs ; 
mais,  .selon  d'aulres,  le  dieu  Mercure  y  avail  un  temple,  el 
le  licus'appclait,  pour  cello  raison,  Mnnl-Mercurc.  Toulcs 
ces  opinions  nepeuvenl  se  .sonlenir  en  presence  dun  fail; 
c'est  que  dans  la  vie  de  saint  Denys,  sous  Ic  ie,ne  de 
Charles  le  Chnuve,  la  nionlagne  est  iiommce  Mnns  Marly- 
rum,  le  M  ml  des  Martyrs.  Aujourd'hui  encore  la  barriere 
qui  y  coniluit  portc  cc  nom,  f|ui  n'a  pas  doge  lere  comme 
celiii  de  Monlmarlre.  Terminoiis   rcxainen  de  cc   point 
d'elymnlogie  en  disani  i|ue,  d'aprcs  la  regie  des  locutions 
franr.aises,  si  le  nom  de  ce  monliculc  lui  venail  de  Mars, 
on  dirail  iiecessairement  Monimnrie.  En  prononcant  el  en 
ecrivaiil.l/ioi(/n(ii7ir,  ravanl-ilernierc  letlre  du  mot  accuse 
roriginc  clirclienne  de  ce  nom.  C'est  done  l.i.  ou  du  moins 
au  pied  de  celle  montagne,  que  les  tniis  illiislres  a|inlres 
de  Paris  scellerent  de  leur  sang  la   foi  qu'ils  y   avaiei.t 
prcchee.  Leur  supplice,  loin  de  iiuirc  a  la  prnpagaliou  da 
chrislianismc,  lui  impriina  au  conlraire  nne  vigiieur  non- 
velle.  el  quclques  anni'cs  npres  la  morl  des  saints  confes- 
seiirs,  il  n'cxislait  plus  sur  le  sol  de  Lulcce  nucun  vesligc 
d  idolnlric.  Ainsi  s'elevait  sur  nne  sanglnnle  base  ce  bel 
eJillce  dc  lEglise  de  Paris,  cpii  devait  brillcr  comme  un 
soleil  an  milieu   des  antrcs  chrelicnles  du  royanme  des 
Francs.  Ce  qui  semblail  devoir  cmpecher  le  dcveloppement 
du  mvslerieux  germe  en  est,  au  contrail  e,  le  principe  d'ac- 
crnissement.  Taut  il  est  vrai,  comme  on  ne  saurail  Irop  le 
rcilire,  que  dans  le  christianisme  Ic  progres  se  trouve  dans 
ce  qui.  parlout  aillenrs,  n'est  que  la  dechcnnce  et  la  mine  ! 
Inlerro^cons  mainlenant  la  suite  de  la   tradition.  Elle 
nous  apprend  qn'une  dame  pieuse,  apres  avoir  retire  les 
corps  de  la  Seine,  on  la  rage  paienne  les  avail  jeles,  leur 
procura  une  sepulture,  ainsi  que  nous  I'nvons  deja  dil.  Le 
lii'U  de  celle  siqinltiire  fill  un  liameau  dislanl  d'une  lieuu 
de  la  mnulagne  oil  rexeculion  s'elait   fnilc.  II  povtait  le 
nom  de  Calolmnm.  Bienlot  fine  chapclle  fiit  elevee  sur 
ces  prccieuses  relii|ues.  Les  piipiilalions  s'y  rendaient  pour 
iinplorer  la  ]iuissanle  inlercession  des  Irois  martyrs.  Celle 
aflliience  inces.snnle    obligea  les  hahilaiils  du    village  ii 
ausmentcr  les  balimenls  deslines  a  helievgcr  les  nombrcnx 
peierins.  An  neuvieme  siecle,  c'elait  deja  nne  ville  en- 
laiu'ce  dfc  mui-aillfes ;  S»n  vi«ix  nom  de  Cdotacum  avail 


DU 

dispani  pour  fairp  plnce  a  coliii  de  siiinlDonys,  lii  premier 
(les  Irnis  marlyrs;  niais  avaiit  celle  ('■pmiue  le  rni  Dagobert 
avail  r'einplacc  la  premii'iT  cli.ipelle  par  line  richc  liasiliipie. 
Celle-ci  fill  dediee  le  2f  fi'vrier  631).  L'liisloire  de  cclle 
iledicace  esl  Irop  iiileressanli'  pniir  eii  fruslrer  iMs  lecleurs. 
Dos  la  vciUe,  iine  niiillilude  iiiiiomljralde  s'elail  rendiie 
a  Calolacum  pour  assisler  a  celle  imposaulo  ceremonie. 
I'lusiciirs  fidclcs  eusseni  desire  de  passer  la  nuil  eu  prianl 
dans  le  nouveau  temple  ;  ninis  une  mcsurc  t;eiierale  ful 
adnplee,  d'apres  laipiellc  il  ful  defendu  a  ipii  (pie  ce  fi'it 
d'y  peiielrer  nvanl  le  maliu  dii  jour  mcme  du  la  dedicace. 
I'n  seul  parvint  ii  dejouer  loule  la  vigilance  dcs  gardiens  : 
c'elail  un  lepreux  qui  s'elail  cache  dans  une  obscure  cha- 
pelle  Ecouloiis  I'hislorien  Doublet  :  «  Ce  lepreux  vit  une 
0  brillanle  clarle  qui  penelrail  par  une  des  feiK'lres  et 
II  remplissait  toule  I'eglise  de  splendour,  et  ensuile  de 
i(  lumiiire  ,  noire  sauvi  ur  el  redempleur  Jesus-Christ,  re- 
II  vetu  d'habils  sacerdolaux  et  ponlificaux.  accoiupa!»nedes 
II  grands  apolres  saiul  Pierre  et  saint  Paul,  et  aussi  du 
II  glorieux  apijlre  saint  Denys  el  ses  compagnons  saint 
II  liiisliipie  el  saint  Eleulhiire,  lesquels  lui  iniuistraioni,  et 
II  pareillenient  d'une  troupe  do  saints,  sainlcs  el  d'aiiges, 
II  leipii'l  consacra  de  sa  divine  main,  et  dedia  de  sa  sacree 
II  honche,  Dt  les  ceremonies  accoulumi'es,  chcmiiia  pro- 
II  ce<sionnelliment  tout  ii  rcnlour,  suivi  des  apolres  el 
II  saints,  arrosa  le  pave  d'eau  benile,  iniprima  avec  de 
II  I'huile  celeste,  es  parois  cl  murailles,  les  marques  el 
u  caracleres  de  consecration  el  dedicace.  » 

Pendant  que  le  ceremonial  sexeciitait  d'une  maniere 
aussi  mirveilleiise,  Jesiis-Chrisl  deconvril  le  lepreux  et 
lui  ordonna  de  «  faire  entendre  an  roi  Dagobeii,  aux  pic- 
II  lats  et  grands  rassembles  pres  de  lui,  ce  qn  il  avail  vu,  el 
u  qu'il  n'etait  plus  be.soin  de  dedier  cl  de  consacrer  cclle 
n  eglise.  —  Comment, dil  le  lepreux,  pourrai-je  avoir  acces 
II  aupros  du  roi?  —  Lors  Jesns-ClirisI,  prenant  ce  pnuvrc 
II  infecic  par  le  haul  de  la  tele,  lui  ola  lonle  celle  penu 
II  Cftuverle  de  lepre,  el  la  jeta  conlre  la  pariiy  oil  elle  de- 
II  meura  attachee,  represenlant  le  visage  et  la  face  d'ou 
II  elle  elait  sortie,  le  malade  ilemenrant  sain  et  net.  et  sa 
II  chair  aussi  belle  el  plus  que  celle  d'un  joiivenceau.  » 

Le  lepreux  eul  une  audience  de  Dagobert.  Ce  prince 
aussitol  partit  de  son  palais  de  Clicby,  cmirul  a  Sainl- 
Denys,  el  reconnut  la  verile  du  fail  extraordinaire  qui  Ini 
avail  etc  raconle;  il  fit  transporter  aussilol  les  corps  des 
saints  martyrs  dans  la  noinelli'  eglise,  lui  donna  |iour  son 
enlrelien  plnsieurs  riches  doniaines ,  rcmbellit  magni- 
fiqueinenl,  y  placa  des  religieux  charges  d'cn  faire  le  ser- 
vice, et  leur  confera  les  plus  beaux  privileges.  En  638,  le 
corps  de  Dagobert,  morl  en  cetle  anncc,  ful  depose  dans  la 
basilique  ediflee  el  enrichie  par  ses  soins.  Cost  ce  prince 
qui  commence  la  longuc  serie  de  ses  successeurs  qui  out 
I'te  pre.sque  tons  inhumes  dans  les  cryples  de  Saint-Denvs. 
Ici  maintenanl  se  presenlc  le  recit  d'une  horrible  el  la- 
mentable prufanalinn  ipii,  sous  le  reguc  de  la  Terreur  re- 
volulionnaire  lit  I'remir  ccux  qui  avaieni  encore  du  moins 
conserve  qiielqiies  vestiges  de  I'antique  respect  pour  I'asile 
desmorts;  il  appartenait  aux  monstres  qui  avaient  conduit 
nil  roi  a  I'echafaud  de  surpasser  en  barbariesauvage,  uon- 
senli'menl  les  paiens,  mais  les  plus  slupides  peuplades  de 
rAincriqiie.  L'anteur  de  la  partie  religiensc  du  Lhre  dcs 
families,  VahUi  Pascal,  qui  en  a  en  meine  leinps  la  direc- 
tion, ose  esperer  que  ses  lecleurs  liront  av*c  indulgence 
les  strophes  suivantes  qu'il  composa  en  mai  1850  (il  prie 


MOIS.  55S 

de  rcniarqncr  repoque},  sous  le  litre  de  ;  la  Basilique  de 
Suiiil-De)u,s:  elles  furent  imprimees  et  publiees  dans  le 
susdit  mois  de  ladile  annee.  (Jiielques  noles  explicalives 
snivronl  le  lexle,  el  fournironl  de  nouveau.  Ictails  sur  le 
siijet  qui  nous  occupe. 

Sur  lies  bonis  ili'soli'^s,  sur  lies  plages  steriles, 
Ou  llorissaient  jadis  cent  opulenles  villes, 

S'il  portc  un  regard  lurieux, 
Inimobile  irenVoi,  le  viiyagcur  soupire... 
AiiJsi,  dil-il,  le  lonips  ilu  plus  bnllaiu  empire 

Efi'ace  I'etlat  railieux. 

Uu  jour,  vers  une  plaino  en  souvenirs  feoonde, 
Triste,  jc  dirigcais  ma  course  vagabomlc  ; 

Saint-Denys  nt'ouvre  ses  tombeaux... 
Les  pleurs  vinronl  uiouilter  ma  tremblante  paupicrc; 
Je  Ibulais  sous  rues  pas  la  royale  poussiere 

Des  monarques  ct  des  lieros. 

C'cst  done  la,  meilisjis-je,  ou,  pale  souvcraiae, 
La  mnrt  des  I'roids  di'bris  ile  ta  splencleur  luiinaine 

Recoil  les  tributs  solennels. 
Lii,  sous  ces  noirs  caveaux  ilormcnt  dans  le  silence, 
Peres  He  leurs  snjots,  ces  rois  a  qui  la  France 

Voua  ses  regrcis  cternels. 

Jo  fromis  de  respect  sous  ces  voi'iles  gollilques. 
De  la  foi lies  Fianfais  monuments  magnifiques ; 

Ci'S  mai'bres  rongi's  par  les  ans 
Srnpparaisscnt  ompreinls  de  dix  si&cles  de  gloire, 
El  de  cos  murs  sapn's  intorrogcant  Ihisloire, 

Je  crois  entendre  ces  accents. 

Un  pnnlirin/arlyr,  il.iiil  la  ilouce  eloquence 
Sous  I'empirc  du  Christ  a  subjugue  la  France, 

Ce  lieu  recul  les  ossemonts. 
De  ces  bords  fortunes  la  vierge  tutelaire  *, 
L'buniblo  title  des  cbamps,  de  ce  grand  sanctuaire 

Posa  les  premiers  I'onilemenls. 

Sicambre  dont  Clotilile  ailoucil  la  rudesse  * 
Dece  temple  nouveau  lajeune  foi  s'cmpresie 

D'accroitre  la  sainte  splenileur. 
Gloire  a  loi,  de  Clovis  noble  el  picuse  race  '  1 
llomieura  loi  surtoul  dont  le  noni  seul  retrace 

El  les  verlus  et  la  grainieur  *. 

Sous  ces  voiites  brilla  I'invincible  oriflamme  ', 

Qui  des  prcux  chevaliers  sans  peur  conime  sans  blame 

Guidail  le  coui-age  indompte. 
Les  br.is  encor  fumanls  de  niille  funerailles. 
Us  venaienl  sur  I'autel  duvrai  dieu  des  balailles 

Di'poser  leur  male  licite. 

Salut,  illusire  abbe,  tiiteur  de  la  couronne  «  ; 
Si  le  sceptre  des  rois  d'un  noble  uclat  rayonne, 

Place  dans  les  habiles  mains, 
Co  temple  encor  benil  ta  memoire  immortelle  ; 
Ton  ciEUr  pour  le  Tres-llaul  briilail  du  memo  zele 

Que  pour  le  bonlieur  des  Inmiains. 

L'apotre  des  Gaulois  vit  les  monarijues  mi?me, 
Sur  ses  restes  sacres  posant  leur  iliademe, 

Implorer  son  puissint  secours. 
Sur  leur  regne  invoquant  la  celeste  clemence, 
Prolectourde  nos  lis!  In  pri.ns  pour  la  France,' 

El  le  ciel  I'exaucail  loujours. 


536 


l,ES   SAINTS 


Noil,  hi  iimil  lie  pouviiil  lU;  lii  s;iiiiln  |K»ussirio 
Separcr  cos  i^rands  rois ;  riuaml  sa  i'iiiix  nu'urtiiL'i'f 

Brisnit  Icurs  sce|itn?s  passagors, 
ToRcendrosprulugciiiciil  Icurs  pompcnx  maiisolues; 
Qu'avaietit  a  i-ciUuiler  loins  omln'os  consolocs  ?... 

Lcsepulcre  ;i-[-il  sl's  dangers?... 

A  tx's  mols,  Je  sa  voix  suspciulanl  I'liarmonic, 
L'Hislnire  (oil  ■  (Viin  gi-jiul  crime  alVrihise  ignoniiiiio  !] 

Rcculc  lie  tVcmissemcnt. 
Jo  erois  vi>ir  clianceler  les  siipcrlns  poi-liipios, 
S'entrouvrir  scs  cavcaux,  de  scs  voulcs  auti([iios 

Sorlir  iin  long  gL-misscmcnl... 

,Ii>nr  niaudit,  Juur  TiIjI  uli  In  luiclif  iitliumarMi\ 
Toinle  flu  sing  il'uri  roi,  frappc  uno  imguitc  rcine  ! 

0  solcil !  voila  ion  uclat  ". 
Cicl !  ou  court  cotte  liordc  ;ui  niassaciv  aguerrjo? 
Barbarcs,  vcncz-vons  effraver  ina  palric 

D'liii  plus  sacrili'ge  altonlat  ? 

Rrpuilioz  (les  rois  et  le  sceplre  ct  la  gloire, 
Ui-'gicidcs  tribuns!  dii  inoins  que  leur  nicmoiro 

Kcliajipe  a  vos  liras  ilcstructcnrs 

Le  croira-t-on  ?  la  niorl,  u  lionti;  de  mon  a-^e ! 
?J'a  pu  les  dcrober  a  rinlbniale  rage 

Dc  ces  tigres  legislaleurs. 

Le  forfait  se  consomme,  et  ces  dieux  de  la  tcrre 
Donl  les  bras  tant  de  fois  out  lunce  !e  tonnerro 

Sonl  exiles  de  leurs  tonibeaux. 

lis  giscnt  sans  lionneur  olcndus  snr  Tari^ne 

5Iais  du  fond  du  cercucil  I'ombre  du  grand  Turcnnr 

A  glace  d'oiYroi  ces  bourreaux  ^. 

Eh  quoi!  du  Hearnais  la  cendrc  est  profanee! 
0  Henri,  de  ses  miins  celle  horde  effrenee 

Couroinia  ton  bronze  (rberi  ^ 

Dc  ce  perlide  amour,  princes,  craignez  riiommage; 
Louis  fut  adore  i**...  miis...  vojlons  cellc  image, 

Ciel,  protege  le  sang  dllenri! 

Le  crime  avait  lasse  cellc  horde  mauditc, 
Quand  des  lyrans  du  jonr  trop  digne  satellite 

Un  Vandiile  eleve  sa  voix  : 
«  Asile  trop  inipur  d'nnc  caste  Gxecriible, 
«  Getle  onccinto  a  nics  yeux  fut  encore  coupablc 

«  D'accuf'illir  les  ceiidres  des  rois.  » 

Ces  mols  ont  raninie  Icur  I'ureur  expirante, 
SaintcSion,  gemis  !  la  huhe  elincelante 

Mulilc  Tor  de  ton  autel... 
Que  devait  respecter  la  loiirbe  sangninaire? 
Dieu  n'esl  qn'un  iiom...  Ic  ciel  un  trune  imuginaire... 

La  nmrt  un  m'ant  clernel.,,  ". 

0  sacre  monument !  pleure  ta  gloire  eleinle  • 
Hesteras-lu  toujours,  majpsluense  encolntc 

Triste  veuve  de  tes  bunncurs? 
Lc  crime  est  passager;  IJieu  soullle  sur  rorane 
Et  la  paix  de  retour  avec  Louis  le  Sane  ^- 

Viendra  consoler  les  doulcurs. 

11  a  brillc  ce  jour,  In  benis  son  aurore, 
Augustc  basdirjuf,  el  ta  voule  sonore 

Redil  le  canlique  du  deuil  '^  ; 
El  ce  peuplc  de  rois.  de  sa  tombc  premiere 
Uccueill:int  k-s  debris,  a  trouve  la  pi  iere, 

Toujours  lidclc  a  leiir  ceiviieil. 


Falliil-il  iiu'un  poignard  rouvnt  ces  calacombcs  >'»  ?... 
Qu'un  parricide  allreux,  dans  ces  nouvelles  lombes, 

Portat  lepouvante  el  I'borreur? 
Dors  pres  du  grand  Henri,  dans  ce  fnnebrc  asile, 
0  prince  inlbrtun^!  de  la  cendre  fertile 

Kons  naquit  un  consolateur  's. 

Des  royales  douleurs  picux  dcpositaires, 
Minislresdu  Tres-Uaut,  de  nos  voenx  Irilnitaires 

Offrez  a  Dicn  le  pur  encens  ^^. 
Qn'a  jamais  de  ces  lieux  TimpiiSte  bannie 
Ne  vienne  profaner  la  touchante  harmonie 

De  vos  religicux  accents. 

NOTES   inSTORlQUES 

SUI\     ItlVEnS     PASSAGES     DE     CETTE     PIECE. 

*  La  CL'lebrc  viergcdeNanlerre,  saiiileGeiievieve,  moulia  le  plus  grand 
zcli'  |>otu'  la  conslruction  de  la  premifere  liasiliquc  de  Saint-Doiijs. 

5  Cluvis,  le  premier  roi  chrctiei),  se  disiiiigua  aprcs  sa  conversion  par 
son  picux  euipresscment  k  cnibellir  le  saiKiuairc  oil  reimsaioiit  les  lesics 
lies  irois  aputrcsde  Paris. 

3  Nous  avons  dfji  dil  ce  que  lit  Dagobert.  Cclui-ci  fat  iniilc^  par  d'au- 
trcs  piiiifcs  issus  du  uiOiue  sang.  -  „j 

4  CIiarlcHiagne,  cent  vingi  ans  apr^s  la  nnraculcuse  iledlcace  que  nous 
avons  rapporlcc,  voului  qii'on  proctJdill  avcc  pompe  a  uue  cercmonie  dc 
ce  genre,  pour  cunsarrer  line  nouville  basilique  que  son  predecesseur 
Pepin  avail  ediliee  sur  les  ruincs  de  celle  de  DaL;obeit.  Celle  di'dicace 
eul  lieu  le  7  fevricr  775. 

5  L'orillamnie,  ou  phikH  aiiiijlinnmey  ciait  an  petit  drapcau  rouge 
donl  le  basciait  decoupe  en  trois  poinles  icrminccs  par  des  houppcsde 
sole  verle.  II  clait  allaclte,  en  foraie  de  bannlere,  au  bout  d'liiie  lauce 
dnnt  le  biUon  elait  recouvcrt  de  lames  de  cuivre  dor6.  Quand  la  guerre 
eiait  dcdaree,  on  allait  en  grande  pompe  cherolier  dans  reglise  de  Saiiil- 
Dcnys  ce  drapcau,  que  Ton  regardail  coninie  nn  g^ge  assure  de  hi  v;c- 
toiro.  Apri-s  la  guerre,  le  drapeau  eiail  reniis  en  sa  place,  suspendu  sur 
le  tombeau  de  saint  Deiiys  el  de  scs  compagnons. 

c  Sugcr,  vovanique  I'eglise  b;\iie  pur  F'epin  el  Charlemagne  n'elaitpas 
asscz  vasle  pour  cmiienir  la  fuule  des  lidcles,  la  III  pariiellement  d^nin- 
lir.  C'cst  ii  cet  illuslre  abbe,  qai  goiiverna,  commc  on  sail,  le  royaunie 
avcc  bcaucoup  de  sagcsse,  que  cette  eglise  esl  redevalile  de  son  portal! 
et  de  ses  lours.  Cet  aljbe  lil  dedlcr  la  basilique  agrandic  le  dimancbe  11 
jurn  Wkh. 

'i  Le  jour  nii''nie  oil  la  reinc  Marie-Antoineiteful  conduite  ^  I'^cbafaud, 
le  16  octobre  1795,  ronnnencerent  les  horribles  profanations  des  sepul- 
tures royales.  Ce  jour-lS  el  les  suivanis,  les  corps  fureni  exlraiis  des 
cercueils,  et  puis  eiiteircs  en  masse  dans  une  fosse  commune  liors  de 
IVglise. 

8  Le  grand  Turcnne  avail  de  iidiume  dans  les  taveaux  dc  Saiiit-Denys 
avcc  les  rois.  Louis  XIV  lionora  ainsi  la  memoiie  de  eel  illuslre  capi- 
laine.  Qaand  les  prolanaleurs  enrcnt  decouvert  sa  lonibe,  lis  s'arriML'ieni 
romnie  saisis  d'effrui.  «  Turenne,  dil  la  Gazelle  de  France  du  29  mai 
1806,  rcsta  seiil  coniine  sur  un  champ  de  batallle ;  les  bourreaux  avaienl 
respci'tc  la  gloiie de  sou  nom;  ds  seniMaieni  a\oir  pris  la  Tuiie  i^i  son 
aspect. » 

9  Ell  1788,  les  faclieux  prcluiiaient  aus  hoireurs  de  la  revolulion  en 
foTijani  les  passaiits  A  se  decouvrir  devant  la  slalue  de  Henri  IV  au 
I'ont-Ncuf ! ! !  Jusqu'uii  pent  alter  I'hypocrisie  des  sedilieux  nova- 
leurs  !.. 

10  Au  commencement  dc  la  ix^volulion,  Louis  XVI  tHait  I'objet  d'un 
amour  frenelique.  La  commnne  de  Paris  avait  propose  de  lui  i-lever  un 
monument  avec  celle  inscription  .  A  I'lionneur  du  fiire  du  peuple  ct  du 
restaurateur  de  la  liberie  frantjaise. 

It  Telle  ful  en  clTet  la  morale  de  ces  tncrgumenes.  Lonvel,  leur  digne 
htrilier,  a  dil,  avec  une  rare  impudence,  lorsqu'on  lui  pailail  d'un  Dieu 
veugcur  du  crime  :  Dieu  n'esl  qu'un  vom...  De  quelles  alrotiles  nc  soal 
point  capables  des  c/-oj/fl«/A- de  celle  esp^ce?... 

12  Louis  Will,  a  qui  ta  char  te  par  lui  octroyee  a  inenie  Ic  nom  de 
Sage. 

13  Ce  prince  a  fonde  Ic  cliapiire  royal  de  Sainl-Denys  par  une  ordon- 
nance  daiee  du  23di^ccnibre  1815.  II  doit  se  lomiioser  d'un  primicier,  dc 
dixcbanoines-evOqucs  el  de  vingl  qiialre  clianoines-prdlres.  En  aacuiie 
epoque,  depuis  la  Inmlation,  te  noinbre  ties  deinieis  clianoines  n'a  de- 
passe  dix-acuf.  En  re  imimcnl,  il  y  en  a  ii  peine  ireize.  Sur  la  dcmande  de 
Louis-I'Uilippc.  le  pape  Gri^'goirc  XVI  a  donue  une  buUed'ercction  canc- 
nique  dece  cliapiire.  Jusqu'^  ce  moment/ quoique  re^ue  par  le  conseil 
d'Elal,  labulle  n'esl  point  miseiiexecuiion.  Les  clianuinesdeSainl-Ueii;s 


50111  spi'ciJleniciil  fliaifics  ile  veillcr  aupii'S  lies  loralics  royalcs  el  il'y  va- 
i|iier  J  la  prii-re. 

H  Nous  ii'aurioiis  pas  bosoiii  de  rapi'elorqiie  le  13  feviier  <8-20,  ie  due 
dc  Itpi  ri  fut  ossassiiie,  el  qu'il  mourut  le  leiuleniaio. 

li  Moiiseigneuiic  due  de  B"rdcau>;,  aujounl'liui  en  exilsons  le  iimiide 
roinle  de  Chaiilbord.  Sa  iiaissanre  fut  accueillie  paries  plus  vifs  trans- 
ports. 

10 1. a  feic  de  saint  Denys  a  toujonrs  ete  ci'lebre  dans  lesdlverscs  conlrees 
de  la  Franee.  IMusieurs  eglises  soiit  plaeees  sous  son  invocation,  et  il 
n'esi  p:is  un  seul  dinci'se  oil  il  ne  s'eleve  quelque  editire  religienx  en  son 
lioiineur.  A  Paris,  relte  file  i'lail  jadis  oWigaloire  roiiime  le  saini  jour 
du  diiijanclie.  Aujotird'Uui  la  solennite  est  renvuyee  an  diniantlic  sui- 
vanl.  C'esla  la  protection  loulc  parliculierc  de  res  illuslreset  saints  mar- 
lyrs  que  ifiglisc  gallirane  croit  devoir  I'inapprcciable  avantage  d'avoir 
ronstaniment  conserve  la  foi  catholique  dans  toute  sa  purele.  Oil !  puisse- 
1-rlle,  surtoiit  dans  nos  jours  nianvais,  la  protection  de  ces  geuereux  con- 
fesseur.-,  couvrir  coiiiiiie  d'uii  impeneirable  boudier  noire  pairie,  qu'iin 
esprit  de  niensonge  s'elTorce  de  pcrveriir  et  de  denioraliscr  I 


XA  TOUSSAIMT. 


N.  B.  Gette  soleiinllc  n'opparlieiit  point  au  iiiois  d'octobre: 
mais  coiiimc  le  pi-eniier  miniero  du  Journal  tie  HI.  k  Cure,  c'cst- 
a-diiv,  fe  ,1/ei's  du  jeuiie  Chretien  pour  iiovenibre,  ne  renferme  au- 
nine  espete  de  notion  sur  cette  fete,  nous  eroyons  devoir  eii 
parler  suceineienient  dans  ce  nuniero  qui  terminc  la  seric  d'une 
anuce.  Ainsi,  dans  TouvrajiC  compose  dns  douze  livraisons,  on 
aura  une  explication  complete  de  toutes  les  solennitcs  du  culte 
catliolique. 

Vingl-einq  ans  avaiU  la  naissance  de  Je.sus-Clii-isl,  Marc- 
Agrippa,  gendre  tie  rompcrcur  Aitgtistc,  fit  edilier  a  Romo 
itn  leniple  superlie  pour  le  diidicr  a  son  bcaii-pere.  An 
moment  de  proceder  a  cette  dedicace,  rempei-enr  decline 
I'insigne  liomniage  de  son  gendre.  Agrippa  en  fait  honnenr 
a  Mars  el  a  Jupiler  Veiigeur,  en  niemoire  de  la  victoiiv 
remporlee  par  Augusle  conlre  Marc-Anloine  et  Cleop.-ilre. 
Plus  tard  les  stalites  de  la  deesse  Cybele  et  cellcs  des  in- 
nomljrables  diviiiiles  dont  on  la  faisait  mere,  jienplerent 
ce  somplHCux  edifice.  On  lul  dnnnait  le  nom  de  Pantlieon, 
terme  grec  nui  sigiiifie  ilemeure  de  lous  les  dieiix.  Qnand 
le  chrislianisme  viiit  Ironer  en  vaiiit|uenr  snr  les  mines  du 
polylMisnie,  on  aliatlit  les  temples  qui  avaienl  etc  elevijs 
aux  idoles.  Tht-odose  le  Jeune  avail  cependaut  rcspecte 
ce  lieau  monument,  apres  en  avoir  toutefois  expulse  les 
idoles  et  en  avoir  dtjfendu  I'acces. 

En  610,  le  pape  Donifacc  IV  demanda  a  I'empereur  Pho- 
cas  la  jonissaiice  du  Pantheon.  Sa  demande  fut  accueillie 
favoralilemeni,  et  le  pape  le  dedia  au  vrai  Dieu,  sous  I'iii- 
vocallon  do  la  sainte  Vierge  et  des  martyrs.  11  y  fit  trans- 
porter vingt-liuit  chariots  d'ossements  des  confesseurs  de 
la  foi,  y  placa  lionorahlementces  saintes  reliques,  et  enfiti 
le  13  mai,  il  fit  la  consecration  de  eel  edifice,  sous  le  nom 
de  Sainle-IHarie  aux  Martyrs.  C'estl'eglise  coniiue  main- 
tenant  sous  le  nom  de  la  Rotonde,  parce  que  sa  forme  est 
ronde.  L'edifice  est  convert  d'une  eonpole  qui  a  cinquatito- 
Irois  melros  de  dtametre.  Le  centre,  on  sommel,  est  perce 
d'une  large  ouverlnre  qui  seule  edaire  I'lnlerieur  du 
temple. 

Mais  quel  rapport  pent  avoir  celle  inaugiiralion  avec  la 
fijle  de  la  Toussainf?  Le  voici.  En  752,  Gregoire  III  fit  ter- 
miner dans  la  hasilique  de  Saint-Pierre  une  chapelle  en 
rhoiiiieur  du  Christ  Sauveur,  de  sa  sainte  Mere,  des  saints 
apotres,  des  martyrs,  de  tons  les  juslcs  du  iiioiide  eiilier. 
Le  pape  (Jregoire  IV  fixa  rauiiiversaire  de  la  dedicace  qui 
avail  lilt;  faile  de  celle  citapelle  au  1"  novemhre.  Itiseiisi- 


DU   MOIS.  3S7 

llenient,  celle-ci  el  la  Rolonde  on  Panlhi'on,  rccelant  les 
reliques  des  martyrs,  nr  Greiil  qu'ttn  seul  et  nit'nie  ohjel  de 
veneralion  pnblique.  On  solcnnisa  encejour  collectivement 
la  memoire  de  tons  les  saints.  Le  pape  Gregoire  IV  se 
trouvanl  en  France,  en  833,  engagea  Louis  le  Dtihonnaire 
a  auloriser  I'etahlissement  de  cette  fele  dans  ses  vasles 
Etats.  La  ft^slivilc;  devint  universelle.  Le  jet'tne  de  la  veille 
est  prescrit  dans  un  concile,  depnis  I'an  1022.  L'oclave  ne 
fut  (jtablie  qu'en  I S80,  par  le  pape  SixlclV,  qui  eleva  la 
Toussaint  a  un  |ilus  liaut  degre.  Le  concordat  de  1802  a 
rcspecte  celte  fete,  qui  est  oldigatoire  en  France  comme 
le  jour  de  dimanche. 

Voici  comment  s'exprime  le  comte  de  Maislre  sur  le 
Pantheon  remain,  qui  a  donne  naissance  a  celle  solennite  : 
«  Toutes  les  erreurs  de  I'univers  couvergeaient  vers  loi, 
«  6  Home,  et  le  premier  de  tes  empereurs  les  rassemhlant 
0  en  un  seul  point  resplendissant,  les  consacra  toutes  dans 
u  le  PANTHEON.  Le  temple  de  TOUS  LES  DIEUX  s'eleva 
a  dans  tes  murs,  el  seul  de  lous  les  grands  monuments, 

«  il  suhsiste  dans  loule  son  integrite La  ca|iilale  du 

(I  paganisme  etail  deslintie  it  devenir  celle  du  christianisme, 
u  et  le  temple  qui,  dans  celle  capilale,  concentrail  toutes 
«  les"  forces  de  I'idolatrie,  devail  reunir  toutes  les  luniieres 
«  de  la  foi.  TOUS  LES  SAINTS  a  la  place  de  TOUS  LES 
«  DIEUX  !  Quel  sujet  intarissahle  de  profondes  meditations 
«  pliilosophiqiies  et  religieuses!  C'esl  dans  le  PAKTllEON 
«  que  le  paganisme  est  reclifie  et  ramene  au  sysleme  pri- 
n  milif  dont  il  ii'tjtait  qu'une  corruption  visihle.  Le  nom 
u  de  DIEU  sans  doute  est  exclusif  et  incommunicalde; 
a  cependaut  il  y  a  plusicurs  DIEU.X  dans  les  cieux  et  sur  la 
«  terre ;  il  y  a  des  iulelligenees,  des  natures  meitleures, 
«  des  liommes  divinises.  Les  dieux  du  christianisme  sont 
u  les  S.MiNTS;  aulour  de  Dieu  se  rassenihlent  TOUS  LES 
«  DIEUX  pour  le  servir  li  la  place  et  dans  I'ordre  qui  lenr 
«  soul  assignes :  spectacle  merveilleux,  digne  de  celui  qui 
0  noitsl'a  prepare,  et  fait  seulemenl  pour  ceux  qui  saventle 
«  contempler.  » 

On  pourrail  demander  |iouripioi  FEglise  a  inslilue  une 
fele  gi'nerale  en  I'lionneur  de  tous  les  saints,  puisqu'elle 
les  solennise  individuellemcnt  dans  le  courant  de  I'annee. 
La  question,  ainsi  postie,  n'est  susceplihle,  pour  toute  rc- 
pnnse,  que  de  la  question  suivanle?  L'Eglise  connait-elle 
noitiinativemetit  chacun  des  saints  qui  hahilent  les  ct'lesles 
demeures?  A  coup  stir,  il  faulrepoudre  ici  negalivement. 
II  est  induhilable  que  le  ciel  est  peiiple  d'uu  plus  grand 
nonibre  d'ames  |ircdestinees  ((ue  nous  n'en  connaissons  ici- 
has.  Dans  la  solennite  collective  de  tous  les  sainls,  nous 
honorons  par  noire  culte  les  hienhenreuxconniis  et  incon- 
nus.  C'esl  a  toute  I'Eglise  triomphanle,  sans  exception,  que 
FEglise  mililanle  pave  ce  trihnt  dhommages,  non  jias  que 
ces  hommages  puissenl  augmenler  la  ftiliciti'  des  (_'lus,  mais 
parce  que  leur  intercession  pnissanle  nous  est  singuliere- 
menl  profitable.  Ce  sont  les  courtisans  du  roi  des  rois. 
Leur  suffrage  aupres  du  monarque  immorlel  est  une  re- 
commandation  pour  oblenir  ses  faveurs  et  ses  bonnes  graces. 
El  quel  est  le  souverain  d'ici  has  ipii  puisse  hlanier  le  re- 
cours  aupres  de  ses  favoris'?  Llionnenr  que  I'on  rend  a 
ces  derniersse  rapporle  natuiellenientau  premier,  el  c'esl 
encore  un  hunimage  medial  quon  lui  defeie.  Uonorer  les 
sainls  est  done  houorer  Dieu  nieme  ;  mais  une  pielt;  eclairee 
distingue  I'lionneur  de  latrie,  ou  dadoralior,  rendu  au 
crt^ateur  seul,  de  Fhonneur  de  dulie  rendu  aux  erealures 
healifiecs. 


3i$8 


LES   SAINTS   ET   LKS   MOIS. 


MOIS    B'OCTOBRE. 


1.    Mercppsli.  St  RtMi,  (5ve- 
que  do  Reims ,  apntrc  ties 
Frani;ais,  moil  on  535. 
11  li;i|itisa  If  in't'iiiiiT  loi  cliro- 

tion,  r.lDvis. 
St  I'lvT,  apiili'i'  (\c  Tournay  , 
niaiiyr  en  280. 

2*   «JeiuU.  Lcs  Smnts  Anges 

i;\nniENS. 
St  Thomas,  i5voqucfl'IIei'csronl, 

en  Angletcne.niortcnl^S^. 
St  Lecer,    L'vei|ue   d'Auliiii  , 

niiulyr  cu  078. 

3.  %'endreili.  St  Dkkvs  I'A- 

reopaisilo,  uvc-qucti'Mlicncs, 
martyr  au  I*"""  sii-ile. 

St  Oims  ot  St  Victoii,  martyrs, 
natrons  de  Soloure  ,  morts 
en  297. 

St  Byaries,  5*^  evoquc  dc  Tou- 
lon .  mort  au  milifiu  lUi  0* 
sieclc. 

St  Gerard,  aliliciu'i's  dc  Nnmur 
moil  eu  759. 

4.  liiRniedi.  St  Francois  d' As- 

sises, iiistiLnttnr  dos  Frurt's 
Mineurs,  mort  en  1226. 

St  Marc,  St  M,\R':n;N  ct  scs 
ronipagnons  .  martyrs  or 
KgyplG  vers  504. 

Ste  UoMsixE  ct  ses  fdlcs,  mar- 
tyres  au  5*^  siccle. 


I O.   ^'oinliodi    St  FiiANroTS 

do  Borjiia,  5*^  }ieiicral  de  la 

tompa'^iinc  de  J(5sus  ,  moit 

en  1572. 
St  Clair,  l'''"i5veqiie  dervaiiles, 

ntoit  au  4*'  s'u'cle. 
St    Pal'lix  ,    evc'iuo    d"YorU  , 

mort  en  044. 
St  GtonoK,  apolrcdu Velay,  (t 

premier  evcque  de  ce  pays , 

morl  au  ¥  siecle. 


1  S.  Darnell  i.  St  Torvqui.  St 
Probe  ot  St  Andruxr:,  m  u- 
tyrs  on  Cilicie  vers  I'an  504. 

St  FiRMiN,  evcque  d'Uzcs  en 
Lan<;noiliiL:,  mort  en  555. 

St  Gouer,  juste,  morl  en  774 
II  eiait  [lareiU  liu  rui  P(']nii. 


13 


|liiiB:iiu*lie.  St  Wn.nun, 
4'vr<[UL'     d  York  ,    mort  en 


eveque  de  Bale, 

murL    vi'rs    le  G'^' 


5.  Blimnnclie.  St  PLAcinE  o\ 

.SI'S    fnmpa^iions ,    martyrs 

en  540. 
St  TinusEAS .  I'vcquc  d'Eume- 

iiir>  en  Phrygie,  martyr  en 

177. 
St  AroLLiSAiRK,  evcque  de  Va 

lencc  en  Dauphine,  mort  en 

525. 

O.  IjuiuU'  St  Bruno,  fondaleur 
.Il's  Charlren\  ,  morl  en 
1102. 

Ste  Fov  el  ses  oompapions  , 
martyrs  d'A^L'n  au  S*'  siecle. 

St  Parron  ,  alihe  de  Gui5ret, 
dans  la  Marclie,  morl  au  8'" 
siecle. 

7.  Ilardi .  St  Marc,  pape,  morl 
en  350. 

St  Serge  ot  St  Bacque  ,  mar- 
tyrs nu  S"'  siecle. 

Ste  Juslino,  niarlyrc  a  Padoue, 
en  304. 

St  Pallade,  eveaue  de  Saintcs, 
mort  a  la  fin  du  6**  siecle. 

6.    Mercroill.   Ste   Btugitte  , 
veuve,  morte  en  1373, 
SteTh.us,  pi'nitenteen  Esypte, 
d'Anlioclie,  vers  le  5"^  si£;t'le. 

9.   •ieiMli.    St  Denvs  ,  eveque 
de  Paris  el  ses  compagnon^ 
marlyrs  en  Ian  272. 
(Voycz  I'aniolP  sous  CO  tilrc.) 

St  Dorotrer,  t5v?que  de  Tyr 
marlyr  au  4^  siecle. 

St  Gl'Islun,  abbe  en  llainaut, 
mort  en  G81 

Ste  PiiBLiE,  veuve,  murte  en 
303. 


70l». 

St  P\ntai.e, 

niarlyr, 
siecle. 

Les  saintf.s  Herunde  ct  Bemri-e, 
abbesses,  mortes  en  74.>. 

St  Serapimn  du  Mont-Granario, 
IVanciscain ,  morl  en  1004, 

13.  I'liiidi.  St  Kuou,vrd  lo 
Confi'sseur,  roid'Anglelcrre, 
mort  en  1006. 

St  GiRAnii ,  efunle  d'Aurillac, 
p;Ur(in  de  la  li  ude  Au- 
ver^ne.  mort  en  009, 

StCoi,\i\n,  niarlvren  Aulriclio 
en  1012. 

Ia's  sept  Freres  MiXEURs,  mar- 
tyrs en  AlVique,  en  1221. 

14:.  llwrill.  St  Calixte,  pape 

et  martyr  en  222. 
St  DoNATiEN,  evequc  de  Reims, 

mort  en  380. 
Ste  Anuarrehe  ,   patronne  do 

Beinivais,  morte  vers  la  fin 

du  7*^  sieelc. 

15.  llerert-di,  Ste  Tiierese 
vieriie,  fondalrire  des  Car- 
melites dechauss^cs ,  morte 
en  1552. 

C'csi  uiie  (lcs  plus  illustrcs 
fennues  qui  aicut  paru  dans  le 
Riomle  flnetien  (;l  q'li  Riarclic 
(k'  |i;iir  avov'  les  pMis  illustres 
iH'iivaius  dc  Ions  lis  sU'dis. 
Sos  tiuvrji;os  sout  l-h  grauil 
noiidireii  d'uii  rare  meiil'. 

St  LiVtSARD  do  Corbifjuy,  abbe, 
mort  en  560. 

St  Bertium'  ,    eveiine  de  Co- 
minpes,  inoit  en  1125. 

IG<  Jemli.  StGai. ,  abbe  on 

Suisse,  mort  en  646, 
St  Ai.opR,  marlyr  en  Lorraine, 

en  502, 
St  Ambrois,  evi^que  ile  Cahors, 

mort  en  770. 
StMo,\imoun,  eveque  de  Noyon 

mort  au  7"  sicele. 


Ste  \iistR;\re.  abbesse  a  Laon 

morte  en  688. 
St  Amiue  re   Crete  ,  niarlyi- , 

niiirl  en  701. 

18.  *inme<li.  St  Lrc,  evan- 
j^eliste,  marl\r  au  T'""  siecle. 

Onne  |'Evaiit;ilo  i|ui  portt  s.»ii 
RiHii,  il  a  ecnl  les  Acu'S  clc--- 
Ai'Oires. 

StJulU'IN  Saras,  anauliorete  en 
MiVsopotamie ,  moil  au  4^ 
siecle. 

St  MoNor,  anacborete  t'cossais, 
mass.u  re  dans  sa  cellule  par 
des  volcurs,  au  7*=  siedc. 

19.  Blimaiii'hc.  St  Pierre 
ii'Aii:\NT\nA  ,  roliyieux  de 
I'urdi  r  de  St-Fra>^ois,  mort 
en  1.562. 

St  Ao':iiis  .  eveque  d'Evreux  , 
mort  a  la  fin  du  7''  siei-lc. 

St  Craffre  ,  abbe  en  Velay, 
martyr  donl  le  vi'ai  nom  e>l 

■  TliL'olroy,  mort  en  728. 

Ste  FRUtESwniE  ,  vierfre  ,  na- 
tromie  d'OxI'ord,  niorlc  a  la 
fin  du  8'"  sietlc. 

30.  Ijiiii*li.  St  AiiTEin:,  inar- 

t)r  iI'Li^yple  ca  562. 
St  B\hsahi,\s,  abbe,  el  ses  com- 

pa^nons  martyrs  en  Perse, 

an  3'^  ou  4*  siecle. 
St  Zenore,  evL^pie  de  Florence, 

mort  au  4^"  siecle. 

St  Seudos  ou  Sisriuh.i.e.  pr^lrc 
dc  Reims,  nifU'l  an  7'-"  siecle 


It.  Voiiilroili.STE  Heruige, 
duebesse  de  Polognc, veuve, 
morle  en  1245. 


2  I .  llnrili.  Ste  Ursule  el  se^ 
compagnes,  vier^es  et  mar- 
tyres  au  milieu  du  5^  siecle 
On  a  d  I,  iiiNis  s.iiis  |ireii\i' 
[uisulvcs,  (piVllcs  t^.aieiil  .n 
iinnilirr  ill-  orze  unl  e.  II  e^ 
tiiun'fiiis  ciTt'iiii  ini'"  I:  ni-  ihiiii- 
bre  elait  gidui. 
St  IliLARiuN,  abijL',   moil  en 

371. 
Ste  Celine,  viorpe,  a  Meau\, 

morte  au  5*=  sieelo. 
St  Ovfflay,  solitaire  au  dio- 
cese de  Treves,  mort  a  la  iln 
du  6^  siecle. 

23.  Illercr<'<li.  St  Piulippe, 
eveque  d'lleradee  ,  et  ses 
compagnons,  martyrs,  mort 
en  304. 
St  Marc.  evOquc  de  Jerusalcni 
mort  en  150. 

St  Mellon,  eveque  dc  Rouen, 
mort  au  connnencemenl  du 
4'' siecle. 
StLouvent,  abbe  dc  Javoulx. 
en  Gevandui,  mis  a  morl 
sui  les  bords  de  la  riviere 
ilAisne,  en  Picardte,  vers  la 
lin  du  0*^  sircle. 

33.  Jfuili.  Sr  Tkeodore,  pri}- 
Ire,  martyr  en  302. 

St  Jeas  re  Gapistran,  veligienx 
de  I'ordre  de  St-Fran(;ois , 
morl  en  145G. 

St  tcsAiiE,  palriarebe  do  Con- 
stantinople, mort  en  878. 

St  Rohain,  eveque  de  Roiun, 
morl  en  059. 


;■!:.   %'pii4lro<li.  Sir  pROCi.r  , 

arcbevei|uo    ile    Constant i- 

nuple,  mort  en  447. 
St  Fei.ix  ,  I'veitue  on  Afrique, 

martyr  en  305, 
St  Magloire  ,   eveque  i-egion- 

naire  ou  missionnaire  abbi^ 

de  Dili  en  Bret igne,  mort 

en  573. 
St  Martin,  abbe  de  Verlou  en 

Bretagne,  morl  en  001, 

25.  Kanieili.  Sr  Crespin  et 
St  Grespimen  ,  martyrs  u 
Soissons  en  287. 
St  Frost,  premier  eveque  de 
Pericrueiix,  dans  les  [u'emiers 
siedes. 

StGardence,  eveque  de  Brcsce 
en  Italic,  mort  en  420. 

St  Bonif-ace,  l*''"  pane,  mort  en 
422. 

2G.  Dimniiclic.  St  Evanilve, 
papo  ct  martyr,  en  112. 

St  LueiKN  et  St  Marcies,  mar- 
tyrs, iiu  y  siecle, 

Sr  ResTiQUK,  eveque  de  Nar- 
bonnc.  mort  en  462. 

Ee  R.  Buna  venture  dc  Po- 
leii/.a,  reliiiieux  frauciscaiu, 
nn.rl  ni  1711. 

JT.  loin  ill,  St  FRrMFNrc, 
apfilrederEtbiopie.G'siedf . 

St  Elesuaen,  roi  li'ElIiiopie, 
puis  anadiorele,  O*-'  siecle. 

St  Abrae.  abbe  en  Irlande, 
morl  a  la  fin  du  G*^  su^cle. 

iH.  ^Inrilt  St  Simon,  snr- 
rioinme  Ii^Zelf:,  apoti'c  mar- 
lyr au  P'""  siecle. 
St  Ji'tiE,  aptitre,  surnoromfi 
TiiARREE,ou  confesseur,  mar- 
tyr au  l*^""  siecle. 
St  Faror  ,  eveque  do  Meaux, 
nioi'l  au  7^  siede. 

2!l.  SIfrfredi  St  Narcisse 
evrque  de  Juiisaleui ,  morl 
au  2'  >iecle. 

St  Chef  ,  abbe  a  Vienne  ea 
Daupbine,  morl  en  575. 

Ste  Er.MEMNRB,  vierce  du  Bra- 
bant, morte  a  la  fin  du  15*^ 
siidc. 

Ste  Eusede,  vicrge  el  marlyre, 
a  Marseille,  en  751. 

30.     aleiidi.    St    Marcfi.    le 
Centl'Iiion,  marlyr  on  298. 

St  E'Jcain,  martyr  en  Reauce, 
au  conimencenient  du  5^ 
siecle. 

St  Germain,"  Eveque  de  Gapoue, 
morl  an  G^  sit^cle. 

St  AsTEiiE  ,  arcbeveque   d'A- 
niasee  ou  Anasie,  docteur  de 
1  Ei^lise,  mort  au  4^  siecle 
On  a  lie  liii  plusirut'S  sernmRS. 

31  .  V<Miilrc4H.  Jfcne,  veillc 
de  la  lete  de  la  Tnussaint. 

\\mv  r<iriirlc     sur  C'  lie  fOie, 
apri's  I't'iui  sui'  Si  Ueins  ) 
St  QrESTiN  .  martyr  en  287. 
Sr  WoiFGWG,  eveque  de  Ra- 

tisbonue,  mort  en  994. 
St  FdiLi.xN,  niartjr  en  Irlande, 
eii  6.55- 


LES   SAISONS  ET  LES  MOIS. 


OCTOB  RE. 


;■ '■ 


Mais  dcja  vers  !a  vignc  uii  grand  peuplc  s'avancc, 
Ils'y  di'jploie  en  orJre,  el  Ic  travail  conimenic. 


Une  troupe  a  leur  voix  n'pond  dcs  moiils  voisins ; 
Plus  loiti  !e  tambouriii,  le  lil're  ct  la  Ironipclle 
Font  entendre  dcs  airs  (jtie  levallon  ri'pele. 
Ccpenitant  les  clinnsons.  les  cris  du  veudangeur, 
Fixcnt  pur  le  cotcau  Ics  regard?  du  chasseur. 

Mais  le  travail  s'avance,  el  Ics  grappcs  vcrmeilles 
S'eluvenl  cu  monceaux  dans  do  vastes  corlieillcs. 
Colin,  le  corps  penclie  sur  ses  gcnoux  Ircinblants, 
De  la  vignc  :iu  cvdlier  Ics  Iransportc  :i  i)as  Inits; 
Une  foule  dVnl'ants  aulour  de  lui  s'eniprcsse, 
Kl  Vaiinonce  d  ■  loin  p:ir  des  oris  d'allcgiose, 
Tandis  que  le  raisin  sous  la  pool  re  est  place, 
Qu'un  jus  brilluiil  et  pnr  dans  la  cuve  est  lauce. 

S*lNT-L\Ml!EliT,  Us  Saisoiis 

Avcz-vons  reinarquc  conime  les  saisoiis  pas.^ciit  vite,  el 
sui-loul  comine  elk's  se  liennent  par  une  cliaine  liarnio- 
nicuse  et  se  succedcnl  giadiiellcnienl.  Voyez,  cc  ii'csl  que 
|iar  dcgrcs  inserisiljles  c|ue  I'aulomne  substiliic  ses  journecs 
breves  etternesnux  jours  trail  spa  rents  et  loij;;s  de  i'ele.  Puis 
seul  mailrc,  uii  nininenl,  tie  I'liorizon,  11  Ic  revet  encore 
de  leiiitos  solennelles  et  variees.  Mais  dejii  se  manifeslent 
pen  a  pen  les  siijnes  precurseurs  de  I'liivei';  car  le  fruit  se 
iletache,  la  fciiille  lombe,  I'air  s'nssombrit.  et  le  soleil,  ce 
niasiipie  dccnraleur  de  la  terre,  perd  lui-nienic  son   eclat. 

Or,  a  mesiire  que  la  force  vegelative  se  dispose  ainsi  au 
rcpds  hibernal,  6Bs'crvons  stulemeut  Ics  phondmeiies  que 


prcsenle  la  feiiille  C'cst  la  fcuille  qui  protegea  la  venue 
de  la  planle,  c'esl  elle,  encore,  qui  coiivre  sa  relraite;  ct 
commeelleful  le  premier  orucmeut  de  In  nature,  elle  en  est 
aussi  le  dernier.  Mais  si  la  feuille  doit  etre  verle  au  priD- 
tenips  ]iour  faire  iiiieux  ressorlir  les  nuances  delicales,  et 
verte  encore  cu  ele  pour  affaiblir'lcs  reflets  cLilouissnnls, 
vnycz  au  mois  d'oelobre,  son  liinbe  se  pare  coinnie  une 
(leur,  alin  de  menageries  re^ri  ts  de  la  terre  ipii  a  succe.ssi- 
venienl  perdu  ses  corolles  et  ses  fruits. 

Le  feuilliigo  des  forets  elale  alors  une  magnificence  grave 
que  senible  embellir  surtoiit  un  senlimcnt  de  tristessc 
dou.x  au  poele,  doux  .i  I'artiste.  El  jiour  iie  |iarler  ici  que 
des  arbresde  noire  Europe,  qui,  generaleinent  plus  utiles, 
devaientetre,  par  co:ise(|uenl,  moms  orncs.  que  decouleurs 
diverses.ipie  de  nuances  inalteiidues,  qued'harmonies,  que 
de  contrastesl  Sansdoule,  le  jaune  domino  dans  les  fenilles 
d'automne,  car  des  deux  elements  du  vert,  c'esl  le  Men, 
plus  delical,  qui  disparail;  c'esl  le  jaune  qui  rcste.  Mais 
celle  couleur  s'y  monlrc  dans  loutes  ses  nuances,  dcpuis  le 
jaune  vcfdatre  du  tilleul  jusfpi'an  jaune  dore  du  bouleau. 
Puis  la  couleur  rouge,  seule  on  s'linissant  aux  deux  aulrcs 
couliurs  primitives,  ofl're  aussi  loutes  les  varieles  de  tons, 
depuis  le  rouge  brun  du  beire  jusqu'au  rouge  vifdu  syco- 
more.  Le  sol,  rexposiliuu.  I'.ige,  modilieni  singnlierement 
I'aspect  de  la  feuille ;  11  en  resulle  dans  le  meme  arbre  une 
graiido  variele  de  nuances,  comme  dans  le  cliene,  par  cxcm- 
ple.  le  roi  de  nos  forets. 

Cepeiulant,  aide  parle  froid,  levenl,  quis'irrile,depouille 
enfin  les  r.orieanx.  La  defolialion,  toutefois,  n'esl)ia<  simul- 
lauee;  elle  s'o|icre,  au  conlraire,  dans  un  ordre  admirable. 
En  genCral,  les  .irbits  qtii,  Ics  premiers,  sc  sont  pares  de 


360 


ARTISTES  C 


leurs  feuilles,  les  perdcnt  aussi  les  premiers.  Tel  est  sur- 
toul  Ic  marronniei-  d'liulc.  Mnis,  dans  le  snrcau,  la  feiiiUc 
persisle  fori  lanl,  iiuniiine  dovcloppoc  dc  bonne  lieurc;  et 
danslc  frene,  la  feuillc  tardive  lomhe  plus  vile.  Bien  plus, 
il  est  nccessaire  que,  dans  queliiues  planles,  la  feuille  se 
maiiilicnne  meme  jusipi'a  la  naissance  du  nouveau  bour- 
geon surtout  dans  les  clinials  excessivement  rigoureux  ;  el 
la  feuille,  alors,  conserve  non-seulemeul  sa  plaee  mais  en- 
core sa  couleur.  Les  arbres  qui  reticnnenl  ainsi  leur  feuil- 
lage  onl  recu  Ic  nom  d'arbres  verts  ;  lels  sont  :  le  pin  el  le 
sapin,  arbres  resineux  dont  la  feuille  svelte,  dure  ct  vernie, 
nc  laisse  pas  de  prise  a  I'ouragan. 

Du  rcslc,  la  cbule  des  feuilles  est  «n  phenomene  de  vie,  el 
non  point  un  sigiie  de  niorl.  Seulement  les  fonctioiis  de  la 
feuille  etanl  accomplies,  la  force  vegetative  se  recueille  dans 
les  racines,  pour  agir  avec  plus  d'intensite  des  le  premier 
rayon  du  prinlemps.  Aussi  quand  nn  arbre  est  Iransjdanle, 
cc  qui  s'effeclue  souvenl  dans  le  niois  d'oclobre,  on  ne  doit 
pas  s'inquieterdc  lui  voirperdre  prompteraeiit  ses  feuilles. 
C'esl  un  indice,  au  conlrairc,  de  rcnergie,  des  racines  ((ui 
s'approprient  sans  doulc  toutc  la  seve,  mais  au  profit  dc- 
linitif  de  I'arhre  transplanlc  ;  car,  au  retour  de  la  chaleur, 
les  feuilles  elles-mcmes  sc  dcvelopperonl  avec  plus  d'abon- 
dance  et  plus  d'aclivite. 

C'esl  ainsi  (pie,  sous  la  bienfaisante  main  du  crealeur, 
les  perlcs  apparenle-;  dune  saison  sont  des  economics 
ree'.les  pour  la  saisnn  qui  la  suit;  r'csl  ainsi  que,  pour- 
riionimc,  riiiver  uiemc  est  un  bienfail. 

TECLLirnES. 


AUTISTRS  CELEBUES. 

Seeucs  ile  la  vie  ilos   Pi'iiiti'es. 


PIERRE-PAUI.  RUBENS. 

Pierre-Paul  llubens,  ne  le  28juin  1577,  a  Cologne,  est 
mort  le  oOmai  Wi'iO,  a  Anvers.  —  On  veil  parloul  I'image 
de  ce  peinlre  celebre,  etil  estpermisde  penserquela  grace 
pbysiipie  et  I'exterieurdi'gngi;  de  llionime,  autanl  peutctre 
que  le  renoin  du  grand  artiste,  out  seduit  le  crayon  des 
phis  habilcs  dessinateurs.  ^'e  {I'une  famiUe  noble,  a  la  fin 
du  seizicnie  siecle,  vingt  ans  apres  la  mort  de  Charles- 
fluint,  au  sorlir  de  cetle  npoque  brillaiile  qui  a  laisse  de  si 
belles  pages  a  ecrire  dans  I'liistoire  dc  la  eivilisalinn,  c'elail 
un  de  ces  gentilsbonmies  dont  la  vie  elail  eleganle  el  ani- 
mce,  qui  vivaiciit  dans  les  conrs  el  causaient  avec  les  rois, 
porlaient  avec  grace  I'epee  du  guerrier,  les  plumes  el  les 
broderies  a  la  mode  d'llalie,  la  liarbe  a  la  Francois  V,  le 
baut-de-cbausse  espagnol,  la  fraiseel  le  manteau  court.  Un 
tel  portrait  est  seduisanl  pour  le  buriu  desgraveurs,  qui, 
du  reste,  lui  doivcnt  bommage  cl  reconnaissance  ;  car  c'esl 
Iniqui,  Ic  premier,  leur  appril  I'art  d'inqu'inur  lescouleurs 
a»  moyen  de  tallies babilement  conibinees,  ipii  aida,  dirigea 


ELEBRES. 

el  I'ormaPonlius,  Forsterman  et  d'aulresnonmoinscelebres, 
gravant  lui-mcme  a  reau-forlc.  Mais  ce  u'esl  point  la  son 
merile  parliculier  ]iaimi  tonics  les  occupations  de  sa  vie. 
Suivons-lc  (iparlirdu  moment  on,  avec  sa  mere,  il  quitle  Co- 
logne pour  rclourner  a  Anvers,  palrie  de  sa  famille.  Kntre 
eomme  page  cliez  la  comtessc  de  Lalaing,  et  dcgoule  de  la 
mauvaise  conduite  de  cetle  femme,  il  passa  bieutot  cbee 
Adam  van  Port,  et  cliez  van  Veen  ;  il  se  livra  toul  enlier  au 
jdaisir  de  nianier  les  crayons  qui  avaient  cle  les  jouets  dc 
son  enfance.  Cetle  delicalessede  sentiments  qui  lui  avail  fail 
fuir  la  comlesse  de  Lalaing,  ct  qu'il  conservait  toujours,  lui 
acquit  restime  et  raffection  de  ses  maitres.  Us  lui  conseille- 
rentde  .se  rcndre  en  Ilalie;  la  nous  voyons  Rubens,  apres 
avoir  ete  sept  ans  page  du  due  de  Manloue,  visiter  Rome, 
Venise ,  Genes ;  eludiant  parloul  les  cbefs-d'cEuvre  des 
grands  maitres,  et  laissant  parloul  quelques  preuves  dc  sou 
lalenl,  conime  s'il  se  fut  inspire  sur  les  traces  de  ses  glo- 
ricux  prcdecesseurs  ,  du  Tilien  et  du  Veronese.  Homme  de 
repoque,  avcntureux,  brillant  el  .spirilucl,  en  meme  temps 
que  grand  artiste,  il  fut  recherebe  des  premiers  person- 
nages  de  son  tem]is.  Si  I'arcliiduc  Albert  le  recommande 
auducde  Manloue,  celui-ci,  a  son  tour,  I'envoie  avec  dc  ■ 
magnifiqucs  presents  en  Espagne,  oii  noire  peinlre  eludic  m 
celle  touclie  vigoureusc  et  puissante  qui  caracterise  I'ecole 
espagnolc,  el  qu'il  uc  quitle,  comble  d'honneurs  ct  de  pre- 
sents, cpi'apres  avoir  fail  le  portrait  du  roi  Philippe  IV. 
ct  de  plusieurs  grands  de  sa  cour.  C'esl  au  milieu  de  sa 
gloirc  naissanle,  c'est-a-dire,  a  la  plus  belle  epoque  de  la  vie, 
au  milieu  des  cours  ducales  et  des  succes  de  toul  genre, 
((u  il  apprend  i|ue  sa  mere  est  dangcreusement  maladi'  :  il 
quille  toul,  se  Iransporle  rapidemenl  anpres  d'elle  el  la 
Irouve  morlc. 

Diiuloureusemenl  affcclcde  cellc  pcrte,  le  jenne  genlil- 
bommc  passa  de  la  vie  eleganle  a  la  vie  ascetique  d'un  mo- 
naslere.  Pemlaiil  qualre  niois  ilresla  dans  I'abliayc  dc  Saint- 
Micbel,  el  quand  vinl  le  moment  dc  rclourner  en  Italic,  il 
sc  laissa  relenir  en  Flandre  ]iar  I'archiduc,  qui  raffeclion- 
nail,  cl  par  son  inclination  pour  Isabelle  Brant.  Mais  commc 
pour  se  dedommager  des  palais  de  I'Ualie,  a  laquelle  il  rc- 
iionrail,  il  conslruisil  a  Anvers,  au  milieu  desmaisons  a  de- 
mi  golbii(ues  de  ses  conciloyens,  une  magnifique  babila- 
tion  ornee  a  I'inlcrienr  de  fresques,  el  renfermant  une 
prccieuse  collection  de  medaiUes,  de  vases  el  surtout  de 
busies  el  de  tableaux.  C'esl  a  dater  de  cetteepoipie  que  son 
lalenl  est  definilivement  fi.xc.  Le  triple  element  italien,  es- 
pagnol el  llamandesi  parfailenicnl  rendu  par  son  pinccau ; 
el,  devcnu  grand  mailre  a  son  lour,  il  donne  a  la  catbedrale 
d'Anvers  le  celebre  tableau  de  la  Dcsccnte  Jc  Croix,  aux  Ja- 
cobins, les  Qiuitrc  Evaiujelistrs,  i  I'cglise  Saint- Pierre 
de  Cologne,  le  Crurificmoit   de  saint  Pierre,    puis,    au 
Musee  de  Paris,  une  serie  de  vingt  tableaux  on  scenes  de  la 
Vie  dc  Unrie  de  Medii-is,  lous  onvragcs  dans  Icsquels  S(^ 
combinenl  rcnergie  el  I'andaee  vigoureusc  des  Vclasipiez, 
I'aisance  et  la  magic  brillanle  dc    Peeole   ilalienrie,  et  le 
earaclere  special  de  I'ecole  llamande,  la  fecondile  ct  I'eelat 
du  cob)ris,  la  puissance  encrgique  de  formes  et  dc  groupcs. 
C'esl  1,1  surtout  le  litre  de  gloirc  de  Rubens,  ct  les  amateurs 
onl  cru  devoir  faire  remanpier  I'analogic  de  .son  nom  (Hii- 
hens,  mot  lalin,  rouyissniU }  avec  .son  genie  de  coloriste. 
Mais  le  regardcr  simplenicnl  conime  un  grand  peinlre , 
egalemenl    bcureiix   dans   les  sujcls  d'bisloire,  le  por- 
trait, le  paysage  el  tons  les  genres,  comme  un  excellent 
I   graveur,  ce  scrait  n'avoir  de  .sou  merile  qu'une  connais- 


'<^^^l%^vi,■• 


vm  miMi 


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Tyi'.  Litr.impe  d  (  omp 


ISE.VUTES    DE    L'UISTOIIIE 

sance  imparfaite.  C'est  siiiiout  apres  I'epoque  ou  il  a  fixo 
sa  residence  i  Anvci-s,  ijue  se  devcloppe  loiile  I'cuei'gicpie 
acliviledeceHeiialiireprivilegiee.Lcspeiiilresde  paysages, 
Urcguhel,  cnlie  aulres,  rappelleiit  a  leui-  aide,  el  il  couvre 
de  ligures  leui-s  laljleaiis ;  les  plus  grands  liisloriens,  les 
plus  illuslres  poeles  de  toules  les  nations  entreliennent 
une  coiTespondance  avec  lui;  I'arcliidiic  Alljerl,  ii  sou  lit 
de  niort,  recommande  a  sa  femme  Isaljelle  ce  Rubens,  con- 
seiller  excellent,  disait-il,  dans  les  affaires  d'Etat;  el  en 
1525,  le  pcintre  diplomate  onvre  des  negociations  de  pais 
enlre  I'Espagne  el  I'Angletene,  et  la  conelut  en  1630 avec 
le  chanceliei'  Cottinglon  ;  il  est  cree  chevalier  imr  Cliarles  I", 
roi  d'Augleterre.  Cette  rare  et  belle  iiniversalilii  etaitunie 
chcz  lui  ii  une  simplicite  de  bon  goul;  on  decouvre  le  secret 
de  cette  multiplicile  d'uecupatioiis  et  de  succes  nu'il  oble- 
nail  dans  Ions  les  genres,  dans  I'ordre  qni  siniplilie,  eclair- 
cit  lout,  dans  celte  regularite  active  qui  agrandit  la  vie  et 
semble  ajouter  an  temps,  en  Dxajit  I'eniploi  des  lieures. 
Grace  acette  faculte,  eel  homme,  illuslre  peintre,  put  de- 
ployerses  divers  talents,  sauscesser  d'etre  un  grand  artiste. 
Ses  tableaux,  liardis  et  brillants  comme  sa  vie,  se  scntanl 
de  I'Espagne  el  de  I'ltalie,  soul  I'expression  du  genie  beige 
ii  celte  epoque.  genie  plus  sensuel  et  plus  fecond  que  deli- 
cat  etexquis.  Rubens  dul  celte  magniliipie  existence,  non- 
seuleraenl  aux  dons  nalurelsque  Liieu  lui  avail  donncs  en 
partage,  mais  :i  lelcvalion  de  ses  sentiments  et  a  son  acli- 
vile  infaligable  et  reglee.  Couverl  de  gloire  eld'honneurs, 
II  s'eleignil  paisiblenient  en  1650,  ii  Anvers.jou  Ton  voit 
aujourd'hui,  sur  le  ])Ort,  sa  slalue  en  bronze.  Ses  tableaux 
sont  destines  ii  une  longue  existence  dans  la  posterite;  ils 
doivent  Iransmeltre  longtemps  encore  aux  artistes  le  nom 
glorieux  de  Rubens,  el  aussi  le  portrait  de  sa  seconde 
femnie,  Ilelene  Formann,  qu'il  pril  souvent  pour  niodele 
dans  ses  CBuvrcs. 


DU  CLEIiGE    HE    FRANDE. 


5l>l 


BEAUTES 

UE 

L'HISTOIUE  DU  CLERGE  DE  FRANCE. 


FENEI.ON    (»). 

Au  milieu  de  ses  travaux  d'administralion  diocesaine  et 
de  ses  penililes  souvenirs,  Fenelon  ne  connaissail  d'auire 
distraction  que  la  promenade.  Lorsqu'il  rencoulrail  des 
paysans,  il  lesquestionnait  sur  leurs  occupations  cliampe- 
Ires.  Souvenl  il  enlrait  dans  leurs  modesles  cabanes,  et 
s'asseyait  a  leur  table  frugale,  ii  laquelle  il  prenait  part. 

Au  moment  ou  la  guerre  desolait  le  plus  son  diocese,  le 
vigilant  pontife  u'lntcrromjiit  jamais  le  cours  de  ses  visiles 
pastorales.  Les  Anglais,  les  Allenjands,  les  llollandais  riva- 
lisaienl  d'egards  pour  le  grand  bomme,  et  il  lui  arriva  sou- 
vent  de  tromper  renqjresscment  de  ces  trou]ies  eniicmies 
en  se  derobanl  aux  bouncursqu'elles  voulaient  lui  rendre. 
Lesdissidences  rellgicuses  s'effacaient  ii  son  aspect,  el  ces 
soldals  anglicans,  lullieriens,  calvinistes  s'estimaicnl  lieu- 

(!)  Voy.  liumeio  XI,  |i:igc  349. 


reux  quand  ils  pouvaient  lui  servir  d'escorle.  A  I'exemplo 
du  divin  iMailre  donl  il  etail  le  dignc  ministre,  les  pas  de 
Fenelon  elaienl  marques  par  des  bieufails,  et  cliacune  dc 
ses  visiles  apporlail  aux  maux  de  ses  diocc.sains  un  baume 
consolateur.  Or  il  n'y  cut  pas  dans  ce  vasle  diocese  une 
seule  |iaroisse,  nicme  la  plus  ignoree,  (|u'il  n'ail  visilee  el 
tvangelisee.  (Ju'on  se  figure  done,  le  precejileur  des  prin- 
ces, I'auteur  de  Tilnnaque,  le  rival  de  Bossuet,  I'lioinme 
donl  le  genie  si  sublil  et  ai  fecond  avail  popularise  la  re- 
nommee  dans  toules  les  coulrees  du  monde  civilise;  (pi'on 
se  figure,  disons-nous,  le  grand  arcluvcque  de  Canibrai , 
monlaut  dans  une  chaire  ruslique,  parlanl  ii  de  pauvres 
caujpagnards  un  langage  qu'il  a]ipropriiiil-ii  lem-  intelli- 
gence, et  puis  descendiuil  de  celte  tribune,  pen  liabiluec  a 
de  lels  orateurs,  pour  I'aire  le  cateclnsme  ii  des  enfants  de 
village. 

lei,  nous  ne  devons  point  passer  sous  silence  les  avis 
qu'il  donne  dans  ses  Dialogues  sur  ['eloquence  tie  la 
chaire.  Fenelon  ne  vent  pas  que  les  predicateurs  ecrivent 
des  discours  que  Ton  apprend  ensuite  pour  les  debiler.  II 
pense  (|ue  rien  n'esl  plus  nuisible  ii  I'efl'et  que  doil  pro- 
duire  I'orateur  chrclien.  Un  discours  ap]]ris  n'esl  jiunais 
debite  avec  ce  feu  qui  est  le  caractere  de  hi  veritable  elo- 
quence. La  mcmoii-e  ([ui  Iravaille  en  ce  niomenl  paralvsc 
Taction  du  debit,  el  Irop  souvenl  I'audileur  ne  voit  dans  un 
sermon  qu'un  rule  plus  ou  moins  bicn  ap|iris,  el  rempli ; 
la  spontaneite,  qui  esl  I'iinie  du  patlutique  el  de  I'onction,  ne 
s'y  Irouve  phis.  Keanmoins  I'excmplede  .Massillon,-pour  ne 
citer  que  lui  seul,  semble  faire  une  exception  aux  inconve- 
nients  que  signale  I'auteur  des  Dialogues.  Fenelon  Iracaitseu- 
lemenl  des  plans  de  sermon  ;  il  les  meditail  quelque,  temjis 
davance,  elpuis  en  chaire  il  les  developiiail.  Ilsedqiartilde 
cette  regie  en  une  circonstaiice  solennelle,  lorsqu'il  ful 
charge  de  prononcer  le  discours  pour  le  sacre  de  Joseph- 
Clement  de  Baviere,  archeveque-electcur  de  Cologne.  On 
voil  que,  s'il  avail  voulu,  sa  place  comme  oraleur  Chre- 
tien aurait  pu  elie  marquee  ii  cole  de  Bossuet  et  de  Boiir- 
daloue.  Nous  n'avons  de  Fenelon  que  ses  Letlres  spiriluel- 
les  qui,  ii  elles  seules  eussenl  porle  son  nom  jusqu'ii  la 
posterite  la  plus  reculee.  C'esl  hi  que  se  dqiloient  la  piiilo- 
sophie  la  plus  sublime,  la  science  la  plus  profonde  du  Cieur 
humain,  dans  le  style  le  plus  simple  el  le  plus  onclueux. 
Nous  plaignons  bien  sinceremcnl  les  sens  du  monde  (|ue 
le  seul  litre  de  Lellres  siiiritucllcs  degoi'ilerail  el  delour- 
nerail  de  celte  lecture.  Uelas !  il  n'est  que  Irop  vrai  (|ue, 
dans  celte  elasse  la  phis  uombreuse  de  la  societe,  on  blas- 
pheme habiluellemenl  ce  ipi'on  ignore. 

On  pense  bien  qu'un  eveijue  aussi  avance  dans  les  voies 
de  la  perfection  chretienne  devail  superieuremenl  adini- 
nistrer  le  diocese  cpii  lui  etail  conlie.  La  main  qui  aviiit 
ecrit  le  Telemaque,  eldoune  au  due  de  Bourgogne  les  plus 
hautes  instruclions  sur  le  gouvernemenl  des  peuples.  Irn- 
cait  ii  des  cures  el  ii  de  simples  piiilres  les  avis  les  plus 
sages  pour  le  gouvernemenl  sjiirituel  des  iimes.  11  fallait 
principalement  sur  le  siege  de  Cambrai  un  preiat  d'une 
sagesse  consommee,  et  qui  ne  heurtilt  pas  Irop  brusqiie- 
menl  les  pratiques  .superstitieuses  que  les  Flamands  avaieni 
puisees  dans  leur  contact  avec  les  Espagnols  naguere  mai- 
Ires  de  ces  coulrees.  Une  fermele  apostollqiie  lemperee 
par  la  douceur,  et  une  prudente  condescendance,  lui  doij- 
naient  le  moyen  de  remedier  a  de  graves  alius,  el  lui  alti- 
raieiil  I'estinie  et  I'affeclion  de  tous.  (Jnel  cure  d'ailleurs 
cut  osii  resisler  a  un  eveqiie  doiit  la  teiidresse  jiour  .ses  su- 


582  BEAUTES   DE  I/llISTOIR 

bordonnps  elail  excessive.  Uii  seul  trait  suffira.  Le  Cam- 
bresis  depuis  sept  ans  clait  lo  llieatre  dp  tons  les  nialliein-s 
qu'une  guerre  de  ciinr|iK'te  eiilraine  lo\ijours  avcc  die.  Les 
haliitanis  elaienl  reduils  a  rindigencc.  Les  pasleurs  des 
paroisses  elaii'iit  ini|io.'ies  a  des  taxes  cxiremement  one- 
reuses.  Fc'iieloii  se  eliarge  lui-meine  de  payer  de  ses  deniers 
CBS  impositions  ruineuses.  Un  djvouement  de  ce  genre  ne 
s'est  guere  vii  (|ne  dans  les  lemps  apostoli(|ues,  el  Fenelon 
les  faisait  reparaitre  dans  le  dix-liiiitieme  siecle  ! 

Un  trait  d'nn  autre  genre  va  prouver  coniljien  Fenelon, 
malgre  la  disgrace  de  Louis  XIV,  savail  diifendre  les  lois 
de  I'Eglise  que  le  despolisme  royal  de  cette  cpoi|He  es- 
sayait  si  souvent  de  violer.  L'arclieve(|uc  de  Cambrai,  etle 
chapitre  de  Valenciennes  dans  son  diocese,  etaient  en  dis- 
sidence  sur  un  point  de  la  juridiclion  spiritiielle.  Les  clia- 
noines  pretendaient  ne  relever  que  du  roi  dans  le  spiriluel 
comme  dans  le  temporel.  La  cause  portee  a  Versailles  ful 
decidee  conformement  aux  vreux  du  cliapitre.  Le  roi,  qui 
se  disail  habilnellenieiit  reveque  du  dehars,  voulut  essayer 
de  se  faire  ici,  comme  en  d'aulres  cireonslances,  I'eveque 
du  dedans.  Feneloii  ad/essa  au  chancclier  de  France  un 
memoire  sur  les  vrais  principes.  Une  noble  franebise  et 
une  respecliicuse  fermele  avaiont  preside  a  cette  redaction, 
ct  la  cour  du  grand  roi  fill  eontrainte  de  reconnaiire  I'l'xor- 
bilance  de  ses  prclenlions  sur  uii  domaine  totalement  indc- 
pendant  de  la  royaule  tempnrelle. 

On  ne  sera  point  elonne  que  le  saint-siege,  qui  avail 
condamne  le  livre  de  Fenelon  ,  ei'il  pour  I'anteur  une  es- 
time  et  une  consideration  si  parfaites,  (|u'il  exercail  a  lluJiie 
comme  une  sorte  de  supremalie  J'opiiiion  que  ses  vertiis 
cl  sa  haute  renommee  lui  avaient  compiise. 

Le  besoin  d'abreger  nous  force  d'omettre  un  grand  nom- 
bre  de  trails  qui  sont  comme  aulant  de  perles  doiit  sa  cou- 
ronne  est  enricbie.  Nous  en  cilerons  neanmoins  un  qui, 
dans  notre  siecle  d'iiidifierence,  poiiri'ait  provoqucr  de  sa- 
lutaires  rellexinns.  Le  chevalier  de  Ramsay,  Ecossais  elait 
depnis  longtemps  agile  dune  desesperaVite  inquietude  en 
maliere  de  religion  Sa  baute  raison  lui  avail  monlre  dajis 
I'anglicanisme  qu'il  avail  suce  avec  le  lail  une  foule  d'er- 
reurs  et  d'ineouMiqneuces.  Elle  ne  pouvail  reronnaiire, 
dans  les  fureurs  et  riinmoralite  de  Lutber,  ni  dans  celles  de 
Henri  Vlll,  roi  d'Angleterre,  une  mission  reformatrice  in- 
spiree  par  le  ciel.  Les  pretendus  reformateurs  apparais- 
saient  au  cbevalicr  de  Ilamsay  dans  touteleur  infamie  que 
la  nieiUeure  volonle  ne  serait  point  capable  den'accr  ni 
meme  d'amoiudrir.  Mais  a  la  place  de  cette  mensoiigere 
croyanee  il  n'avait  mis  que  le  sceplicisme  le  plus  absolu; 
il  n'avait  garde  de  dogmc  religieux  que  I'existence  el  I'u- 
nite  de  Dieu  Le  cbevalicr  de  Ramsay  etail  venu  en  llol- 
laiide,  el  le  desirde  voir  Fenelon,  donl  la  reputation  etail 
europeenne,  le  delermina  a  venir  li  Cambrai  en  1709. 
L'archeveque  accueillit  le  voyageur  avcc  une  bonle  pater- 
nclle.  Celui-ci  nionlra  lout  son  cieur,  et  ne  dissimula  pas 
combien  il  sernil  diflieile  de  lui  faire  accepter  une 
croyanee  quelconque  auire  que  celle  ou  il  s'elait  lixe,  el 
dnnt  le  symbole  clait  fort  bref :  Je  croi's  en  tin  seul  Dieu. 
Pendant  six  mois,  Fenelon  et  Ramsay  eurent  des  entniliens 
assidus.  11  ne  fallait  pas  miiins  de  temps  pour  examiner  les 
baules  queslionscontroversees.  Enliu  Ramsay,  dont  le  cceur 
elait  droit  et  sincere,  s'avoue  vaincu.  La  religion  calbo- 
lique  lui  para!t  1  invincible  verite,  ct  sur-le-cbamp  il  passe 
de  1.1  persuasion  a  la  pratique.  Le  cbevalicr  ecossais  devint 
un  calbolique  aussi  eclaire  qu'humbic  et  soumis. 


E   DU  CLERGE   DE   FRAN'CE  i 

Dans  les  troubles  que  suscita  le  jansenisme,  on  vit  lou- 
jonrs  Fi'uelon  ne  deviant  sans  doule  jamais  de  la  vrnie 
doclrine,  mais  inipmuvant  bantemeni  b's  mesures  acerbes 
que  le  gouvernemeut  de  cette  epoque  cnqloyail  contre  les 
recalcitranls.  Sa  belle  flme  ne  connaissail  pour  defendre  la 
verite  que  les  amies  d'une  charite  douce  el  patiente;  mais 
cellc-ci  ne  doit  |ioinl  se  coufondre  avec  ce  que  le  monde 
appelle  du  ncun  de  Uitnance,  eti[ui  presque  loujours  n'esl 
auIre  cbose  que  lindifference  eu  maliere  de  religion.  Ob! 
Fenelon  avail  trop  d'clevalion  dans  lame  el  de  foi  dans  le 
cceur  pour  n'etre  qu'un  pbilosopbe  lolerani,  selon  I'accep- 
lion  degeneree  de  ce  terme... 

Nous  lie  voulons  pas  nous  elendre  sur  les  troubles  occa- 
sionnes  par  les  recalcitrants  a  la  fameuse  bulle  Uniyeni- 
tus.  Fenelon  pril  une  assez  grandc  part  a  ces  discussions 
religicuses,  el  fit  loujours  preuve  dun  profoiid  atlache- 
menl  a  la  saine  doclrine  el  a  la  mere  de  loiiles  les  Eglises. 
La  part  active  qu'il  pril  aux  affaires  poliliques  de  celle 
epoque  lit  voir  dans  rarclieveipie  de  Cambrai  un  bomme 
sinceremenl  devone  aux  plus  cbcrs  interets  de  la  palrie  el 
de  rhuinanile,  ainsi  qu'a  la  gbiiie  du  monarque  donl  il 
avail  taut  a  .se  plaindre.  Le  due  de  Bourgogne,  son  illnslre 
eleve,  avail  lile  place  nominalivement  a  la  tele  de  I'armce 
de  Flandres,  el  les  ecbccs  que  nos  troupes  y  eprouvtirenl 
fureiit  pour  ce  grand  prince  une  source  d'amerlumes; 
mais  les  .sages  eonseds  de  Fenelon  les  adoucirent  dans  une 
corre.siiondance  secrele  dont  quelques  fragments  ont  etc 
conserves. 

L'aniiee  1711  \il  mourir  le  danpbin,  fils  de  Louis  XIV, 
et  pere  du  due  de  Bourgogne  Celui-ci  dcvienl  herilier  pre- 
somplif  de  la  couronne,  el  le  precepleur  prolilc  de  celle 
circonslance  pour  adresser  li  son  ancicii  eleve  des  conscils 
sevores  sur  les  devoirs  qui  lui  sont  imposes.  Ces  conscils 
passenl  ]iar  I'cnlreniise  du  due  de  Reauvilliers.  On  y  ad- 
mire surtout  ces  paroles  :  u  11  faut  vouloir  eire  le  pere  el 
0  non  le  mailre.  II  ue  faut  pas  que  tons  soicnt  a  un  seul, 
((  mais  un  seul  doit  etre  a  Ions  pour  faire  leur  bonheur.  » 
11  serail  bien  grand  1 1  liicn  aime  le  monanpie  qui  se  mon- 
trerail  docile  a  dc  semldables  prescriplions  Mais,  bclas!  la 
niort  planait  dejii  sur  la  lele  du  nouveau  danpbin ;  Irois 
mois  s'elaient  a  peine  ecoules  depnis  que  Fenelon  avail 
redigc  pour  ce  |iriuce  un  ]dan  de  gouvernemeni,  que  la 
lonibe  s'onvrail  pour  recevoir  le  due  de  Bourgogne,  son 
epouse  el  le  due  de  Brelagne,  leur  Ills  aine. 

A  la  iiouvelle  de  la  mort  de  son  iUusIre  eleve,  Fenelon 
s'ecrie  :  ((  Tons  mes  liens  sont  rompus...,  rieu  ne  m'attaclie 
<i  jdus  a  la  Icire.  n  Neanmoins,  loujours  fidele  aux  devoirs 
de  son  aposlolal,  il  s'occupe  encore,  avcc  un  zele  que  rien 
n'a  pu  altiedir,  de  la  propagalion  des  veriles  evangeliques. 
Sa  correspondance  avec  le  due  d'Orliiaus  en  est  une  preuve. 
II  y  agile  les  grandes  questions  de  I'exisleuce  de  Dieu,  de 
rimmorlalite  de  I'ame,  du  libre  arbiire,  du  nieriie  d.'S  ac- 
tions humaines  fecondees  par  la  foi.  L'incredulite  ne  pent 
avantageusement  hitler  avec  un  champion  de  celle  force  ; 
mais  qui  ue  sail  que  I'espril  est  vainemeni  convaincu  si  le 
cicur  resle  corrompu.  L'impie  ne  doil-il  pas  franchemi'nt 
s'ecriu'  avec  le  poele  ;  Video  mctiora  jiiuboque...  deie- 
riora  sequor.  Je  vols  le  bicu  elje  rap|irouve,  ct  pourlanl 
j'embrasse  le  mal. 
I  Cepeiidant  la  sanle  de  Fenelon,  alleree  par  decruelles 
I  epreuves,  declinail  d'une  maiiiere  sensible;  il  s'occupail 
du  cboix  d'uii  digiie  coadjuleur  pour  le  soulager  dans  ses 
I  fonclions.  Dans  eel  inlcrvalle,  une  nouvelle  perte,  bien 


SCENES,   nECITS    ET    AVENTURES  DE  LA  VIE   MARITIME 
criidlc  a  son  cfvur,  nclieva  de  Ijriscr  colto  cxislonce  opui 


565 


sec.  Lp  due  de  Beauvilliers  moiinil,  le  51  .loul  I7H.  Qiialre 
niois  de  regrels  clde  l.-irmes  vniil  precednr  la  iiKirl  dii  sen- 
silile  Feneliin  lui-meinp.  Le  1"'  Janvier  171.5,  il  esl  atlai|iie 
de  la  fievre;  nu  Iroisieme  jour  de  sa  mnladie,  nn  lui  adnii- 
nislrc  le  saint  vialiqne  ;  le  6de  ce  rnois,  il  dicle  une  IcIIre 
an-f.  Leiellier,  coiifessinr  du  roi,  pour  ((n'elle  .soil  niise 
sous  les  yenx  dn  inouanpie.  On  y  remarque  ee  passage; 
i<  ,Ie  n'ai  jamais  ele  \in  senl  niomenl  en  ma  vie  sans  avoir, 
ic  pour  la  persnnnc  du  roi,  la  plus  vive  reconnaissance,  Ic 
II  zclc  le  plus  iuj,'enu,  le  plus  profoud  respect  el  I'atlaclic- 
«  menl  le  ]dus  inviolable.  «  L'liisloirene  parle  pas  dc  I'im- 
prcssion  ([ue  celte  lettre  dul  lairesnr  Louis  XIV.  Ce  prince 
diit  pourtant  eprouver  quelqucs  regrets  du  long  resscnti- 
nienl  cpi'il  nvNiil  conserve  centre  nn  evpi|uedont  les  der- 
nieres  paroli  s  exprimaienl  nvec  lanl  de  franchise  ses  veri- 
laljlcs  sentiments.  Le  7  Janvier  1715,  ;i  cinq  lieures  dn 
matin.  Fenelnn  expirait  doucement,  apres  une  null  passee 
dans  la  fervcnrdes  prieresetlecalmed'une  conscience  pure. 
Clement  XI  pnrtait  alors  la  tiare  ;  il  niauifcsta  son  regret 
d'avoir  crainl  d'uffenscr  Louis  XIV  en  revetani  de  la  pour- 
pre  romaine  le  digue  archevejue.  Lc  chapitre,  ;i  son  lour, 


craignant  dc  deplaire  an  monarque  alisnlu,  ne  permit  point 
qn'on  fit  loraison  fnuehrc  dc  I'illuslre  delunl,  el  I'Acade- 
mie  francaise  n'osa.  parun  motif  semljlalde,  prononcer  un 
senl  niol  du  THcmaque  dans  1  eloge  qui  y  ful  fait  dc  I'au- 
tenr.  Un  avenir  procliain  dcvail  hanlcment  venger  la  me- 
nioirc  du  grand  lionnnc,  vietime  de  pctilcs  passions  ou  de 
l.-iclies   pnsillanimites. 

Terniinons  par  le  portrait  que  nous  a  laisse  de  Fenelon 
la  plume  d'un  ccrivain  que  I'on  n'acrusera  pas  de  prndigucr 
les  louanges  :  «  Ci'preal  etait  un  grand  liomme,  maigre, 
II  liicn  fail,  avcc  nn  grand  ncz,  des  yeux  dnni  le  fen  ct 
«  I'espril  sortaicnt  conime  nn  torrent,  el  une  pliysinnomie 
«  telle  que  je  n'en  ai  vu  qui  y  rcsseniblilt...  Tout  ce  qni 
«  ysurnagcail,  ainsi  que  dans  loute  sa  personne,  c'etail  la 
«  finesse,  resprit,  les  graces,  la  decence  et  surloul  la  no- 
0  Idessc.  II  fallait  faire  effort  pour  ce.sscr  de  le  regarder.  n 
(Mfmoires  de  Saint-Simiirt.) 

Feiielin  n'etail  ilge  que  dc  soixanle-qnatrc  ans  et  cinq 
mois;  mais  une  assiduite  constaiile  an  travail,  une  exces- 
sive sohricic,  et  les  peines  innomljraldcs  dont  sa  vie  fut 
alirenvee,  avaieni  use,  avant  le  temps,  Icsressorts  de  cetle 
ori'anisation  dellcale. 


SCENES,  liECITS  ET  AVENTIIT.ES  DE  LA  VIE  MARITIME. 


VNE  NUIT  DANS  VU   FHARE. 


On  etait  au  Icmps  de  I'equinoxc;  le  vent  rugissait  avec 
fureur,  et  ses  rafales  soulevaicnt  des  vagues  monstrueuses, 


qui  vcnaicnl,  avec  un  fracas  epouvantnble,  se  Lriser  con- 
Ire  la  falaise  rouge  Je  lilot  sur  leqnel  selcvait  le  pliare. 


364 


SCENES,    llliCITS    ET    AVENTURES 


Deiniis  jilusieurs  jours  on  n'nvnil  ]ias  a|iciT,ii  iinc  seule 
voile  ii  Iravors  la  Iji'uiiie  qiaissc  ilc  I'Ocean,  cl  le  marin  Ic 
]ilus  iiilri'imlc  n'eiU  ]ias  osc  affioiUei'  coUc  hillc  dcs  elij- 
iiicnls.  liicii  a  faire  pour  le  pilolc ;  lout  inouvemciil  avail 
cesse  sur  Ic  rivagc  deserl.  Lcs  relalions  de  voisinage 
iMaieiil  iiilei'roni|iucs,  el  I'ami  deloul  le  monde,  I'liulc  de 
t'Kau  rouge  |iniivait  a  peine  lecruler  queli|u'uii  de  ses 
coiiipagiious  liabiluels  de  veillee.  De  teuips  en  lem]is,  uiais 
a  lie  longs  iiilei'vallcs,  on  voyail  apparailre  sur  les  liaulenrs 
une  figure  isoli'C,  le  pore  ou  la  femme  de  (piekpie  marin 
absent,  ou  bien  I'un  des  vieux  piloles  de  I'ile  pour  lesi[uels 
c'etail  une  condition  de  leur  existence,  do  lire  dans  le  eiel 
le  tcnips  el  les  vents,  de  braver  la  violence  de  la  tempete, 
el  d'etudier  d'un  ceil  calme  ,  les  liras  croises  sur  la  poi- 
Irine,  la  surface  bouleversee  des  eaux.  Abrites  par  les  murs 
du  fanal,  ils  passaienl  la  de  longues  lieurcs  ,  assis  en  si- 
lence, affrontant  la  pluie  salee  que  la  vague  envoyait  en 
burlanl  jusque  sur  les  parois  de  I'edifice ,  dans  la  vaine 
allcnle  d'un  navire  ((ui  ne  paraissait  pas.  Les  coquillages 
el  les  algues  marines,  souleves  en  lourbillons,  etaient  lanciis 
jusque  sur  le  linul  ile  la  plage  par  la  main  de  Neptune  CJi 
courroux,  et  venaient  frapper  a  coups  redoubles  contre  les 
)iortes  des  babitations.  Heligoland,  I'ile  des  tcmpetes,  s'e- 
lunnait  cette  fois  de  ce  decliainement  inou'i  de  toutes  les 
puissances  de  la  nature  :  on  eul  dil  qu'elle  trcmblait 
comme  un  malade  sous  les  frissons  de  la  lievre. 

Le  garJien  du  pliarc,  quoiqne  ]ilus  expose  qu'aucun  des 
insulaircs,  aux  fureurs  de  I'oMragan,  elail  peut-elre  le  scul 
liomme  qui  consideral  ce  lem|is  cffrayant  a\ec  une  Iran- 
quillite  impassible. 

C'etail  un  bean  vieillard  .  tout  courhe  sousle  ]iiiids  du 
grand  age  et  des  fatigues  de  son  rude  metier,  uyanl  vu 
beaucoup  de  pays  et  beaucoup  de  clioses,  ses  voyages 
avaienl  profile  a  son  experience. 

Ke  a  Heligoland  de  parents  panvres,  que  la  miserc  avail 
(onlraints  a  rabandoniier  encore  enfant  a  ses  propres  for- 
ces, il  s'etail  fraye  un  cbemin  dans  la  vie  avec  une  pers('- 
verancc  de  fer,  une  resolution  intre|iide  et  une  obcis.sance 
passive,  qualiteiirincipale  du  vrai  marin  ;  maintcnanl,  dans 
I'biver  de  sa  rude  carriere,  grace  aux  peliles  epargnes  qu'il 
avail  |icniblcnicntamassees,  il  jouissaitd'uneindcpendance 
durenicnl  acbctec  comme  gardien  du  ]]bare  reccnimcnl 
eleve  siir  sou  rivage  natal.  De  sa  nature,  Henrick  elail  ta- 
citunie;  un  regard,  un  signc  de  la  tele  ou  de  la  main 
elaient  le  plus  souvenl  la  scule  expression  de  ses  idces. 
Le  ciel  ctait-il  beau'.'  Henrick  devenail  muet  :  on  eCit  dil 
alors  qu'il  n'avait  ni  le  temps,  ni  la  volonle  de  s'occuper 
des  nutrcs;  la  mer  absorbnit  loute  son  attention.  Mais 
vienne  I'orage,  c'etail  un  loul  aulre  bomme;  aussilol  que 
la  lame  fouetlail  les  solides  murailles  de  .sou  pbare ,  il  se 
deridaitsensiblemcnl;  sa  langue  devenail  agile,  son  esprit 
dispos.  Alors  rien  no  lui  plaisail  taut  que  la  compagnie 
des  jeunes  piloles  qui  ve.iaicnt  en  foule  causer  el  Irimpier 
avcc  lui. 

L'ouragan  durail  dcpnis  plusieurs  .jours,  el  devenail  a 
ebaque  instant  plus  terrible.  Suite  naturelle  de  la  lcni]u'le, 
Henrick  a'etait  arraclie  a  ses  reveiics  el  avail  rnuqni  le  si- 
lence, qui  elail  son  elnl  normal  par  les  temps  de  bouace. 
Le  soir  du  (|uatricmc  jour,  plusieurs  coups  retcntirenl  ii  sa 
porle  :  elle  s'ouvril  el  livra  passage  a  une  dcnn-douzaine 
de  llidigidanders,  la  ligure  rougie  par  le  vent,  ipii  venaicnl 
faire  avec  lui  la  veillee.  Le  vieux  marin  lira  I'nne  apres 
Tantre  ses  i-obuslcs  mains  ilc  ses  poclies  el  les  Iciidit  a  ses 


jeunes  compagnons,  qui  les  presscrenl  avec  une  respcctucuse 
deference. 

(I  Ilein  I  voila  un  temps,  garcons  I  .I'avais  vu  bier  qu'il 
serail  ]iire  aujourd'bui,  comme  j'ai  vu  aiijuurdluii  qu'il 
sera  pire  deniain.  —  (Ja  va  mal,  garcons;  le  rellecleur  du 
fanal  se  noircit  de  fumee,  et  je  me  suis  lasse  tout  a  I'bcure 
a  le  fuurbir  pour  le  decrasser  el  le  faire  reluire.  Oui,  oui, 
ce  sera  piredemain.  »  Puis  Henrick  s'cnfonca  dans  son  fau- 
leuil  el  demanda  son  souper.  Belzy  servil  le  llie  a  son 
grand-pere,  avec  des  tranches  de  pain  roll  savammenl 
rangees  en  pyramide,  el  se  mil  a  preparer  lcs  grogs  pour 
les  nouveaux  venus. 

II  Comment  se  fait-il,  niaitrc  Henrick,  dil  Koben  ,  I'un 
des  ]dus jeunes  piloles,  que  vous  soyezsi  gai]iar  le  mauvais 
temps  ;  .si  taciturne,  an  contraire,  des  que  nous  rcvoyons 
le  bleu  du  ciel  el  que  le  soleil  brille.  Cela  me  scmble  con- 
traire a  la  nature  humaine. 

—  Halte-la,  garcon  I  interrompit  Henrick;  en  cela  In  as 
tori.  L'orage  effraye  les  ponies,  lcs  femmes  el  les  rats  de 
lerre;  il  ranime  le  vrai  malelot.  Un  marin  dont  le  cccur  fai- 
blil  pendant  la  tenipele  n'ade  force  c|uepour  se  crampnnner 
an  plat-liord  de  son  navire;  et  ce  navire-la  ne  lardera  pas 
a  avoir  la  qnille  en  I'air.Mnis  ]iar  le  temps  calme,  quel  art 
y  a-l-il  a  vivre  sur  une  mer  emlormie?  Pourtanl,  soyez-en 
stirs,  il  s'y  passe  en  loul  lenq>s  de  bien  elranges  clioses.  La 
mer  a  des  secrets,  des  terreurs  mystcrieuses,  qu'il  ne  faul 
pas  eludier  sculement  quaml  elle  commence  a  se  faclier, 
ipiand  elle  esl  en  furie  contre  I'liommc  el  ses  ccuvres.. 
Tu  as  lorl,  Koben...  Qu'cn  diles-vous,  enfants?  ne  seriez- 
voiis  pas  curieux.  ii  propos  decii,  d'enlendrc  une  fameuse 
bistoirc  qui  se  pas.sa,  il  y  a  (pielqucs  auiiecs,  pros  du  ri- 
vagc meme  oil  nous  voici  ii  ccltc  lieure?  » 

Lcs  piloles,  cbarnu''S  de  celle  priqinsitiou,  raiiprocberent 
lenrs  tabourets  du  fauleuil  du  vieillard;  Betzi  renqilil  de 
noiiveau  les  verres,  el  Henrick,  prctant  encore  une  fois 
I'lireiUe  aux  sifflcments  de  l'orage,  souril  ii  I'idee  q\ie  le 
lion  vieux  roc  ipii  porlait  la  tour  pouvail  defier  pendanl 
mille  ans  la  furcur  dc  la  tourmenle:  puis,  se  toiirnanl  vers 
ses  visilcurs  ; 

n  H  y  a  environ  quinzc  ans  de  cela,  dil-il,  je  revenais 
des  Indes  ii  liord  d'un  vaisseaii  marcband  de  llambourg. 
C'eliiil  precisemenl  ii  cctle  epoque-ci  de  rannee.  Rien  de 
remarquable  ne  signala  noire  voyage  jusqu'ii  ce  que  uMis 
eiimes  double  le  cap  Finistcre  ;  mais  alors  apparurent  tons 
les  signes  de  la  plus  effroyable  tempete.  L'liorizon,  se  rc- 
trccissanl  dc  minute  en  minute,  se  lendit  d'un  voile  fu- 
nelire,  donl  le  vent  dccouvrait  ii  peine  les  lourds.replis. 
Sur  nos  teles,  des  nuages  epais  s'amoncelaienl,  s'enlas- 
saieiit  en  un  dome  sombre  pour  s'ecroiiler  bienlol  en 
tromlies  el  en  lonnerres;  priis  de  nous,  lcs  nioueltes  ra- 
saieiil  d'un  vol  iiiqiiicl  et  effarc  les  (lanes  et  les  agres  du 
navire  comme  pour  cbeicbcr  un  refuge.  U'innombiables 
marsouins  moiilraieiil  lenrs  ecailles  brillanles  ii  la  surface 
des  eaux,  s'elevaient  par  iiilervalles  de  la  vague  qui  s'a- 
baissait  sur  celle  qui  montait,  ce  qui ,  .soyez-en  surs,  esl 
le  signe  degros  temps  le  phis  infiiillildc  que  je  connaisse. 

«  Le  vent  soul'iliiit  l«in  frais,  snd-ouest,  et  ceful  avec  la 
|dus  grande  peine  ipie  nous  |ii'imes  faire  route  vers  le  siul ; 
mais  le  nord  re|iril  seiil  le  dessus,  el  nous  fit  sentir  son  iipre 
lialeiue.  Le  soir,  il  gela  ferme,  el  le  brouillard  saupoudra 
de  blaiics  erislanx  la  iiiiilure  el  les  cordages.  Une  semaine 
apres,  nous  alleignimes  la  |iointe  uordde  I'Ecosse  ;el,  alors, 
loiivovanl  enlre  les  iles  Sbelland,  nous  gagniimes  la  mer 


DE   LA   VIE   MARITIME. 


365 


(111  Nord.  L;i,  au  cnnlrairc,  calnic  plal;  quelques  rarcs 
liourfecs  ill,'  venl  fr.ippaionl  courtes  el  rapiiles.  Jai  coii- 
Iraclc  riiabiliide,  cnfanls,  Jc  coniparsr  !a  voix  dc  I'Occaii 
a  ccUc  lie  la  iiaUire  luiinaine  :  or  ccs  souflles  de  venl 
claicul  conimc  les  soiipirs  d'uii  iiialade  iiniialiciit  de  re- 
coiivror  la  saiile. 

«  Nous  |ioiivions  aisemcnl  disliiisiicr  Ics  deiileliircs  des 
noirs  cl  iinposanls  rochers  de  la  cole  d'Ecossc,  el  la  cime 
de  ses  liaules  iiioiitasrncs  velues  de  leiir  manleau  de  ncisc. 


Enlln  line  bonne  brisegonlla  nos  voiles,  elnouspumes  faire 
route.  Tonl  allail  pour  le  niieux.  lorsqn'un  soir,  —  il  pou- 
vail  eirc  onviriiii  niinuit,  —  nn  cri  rctrnlit  a  bord ;  les 
bonimcs  de  qnarl  y  ri'pondircnl  offrayes,  ct  alors  mousses 
el  matelols,  se  jelanl  a  bas  des  bamacs,  se  precipitcrcnt 
sur  le  poiil  pour  s'informer  de  ce'que  c'etait. 

«  La  mer  n'lilail  pas  niauvaise ;  seulemenl  de  sombres 
nunges  cliargeaieiit  Tborizon.  pcsamment  routes  les  uns 
sur  les  autres,  cl  faiblemcnl  argenles  sur  leurs  llancs  par 


la  lune  a  son  declin.  Sans  la  lueur  pbosphorescentc  des 
vagues  cnlre-choquees,  I'Ocean  ci'il  iHe  enveliippii  d'une 
profonde  obsciirilc,  Kos  yeux  cbercbaieiil  a  pcrcer  la  null 
pour  derouvrir  la  cause  du  tiinuille  elrange  el  du  cri  siu- 
giilif  r  qu'oii  avail  cnleudu  ;  el  vous  pouvez  me  eroirc,  gar- 
cons,  quand  c'esl  inoi  qui  vous  le  dis  —  a  ce  souvenir  mon 
Slug  se  glate  encore  dans  nies  vciiies, —  nous  reslames 
lous  comme  pelrifies  de  ce  que  nous  villus. 

«  .\  pen  pres  a  Irois  on  qiiaire  ceiils  brasses  au  nord  se 
dessinaillacoque  d'linnavire  de  diiiien^ioiiscolossalcs,  im- 
mobile elcomnie  lixedans  les caux. Immobile!  caril  n'avait 
pas  un  cbiffon  de  loile  au  venl ;  mil  briiil,  mil  mouvciiienl 
n'y  revelail  la  presence  d'lin  eire  humain.  Flieii  du  riel, 
quel  plienomcne  I  .M.ils,  cables  el  vergues,  loiil  y  elait  blaiic 
comme  la  neige.  Les  manccuvri's  pemlaienl  auloiir  des 
mills,  comme  des  guirlandes  d'albalre. 

«  Esl-ce  lie  I'effroi,  de  relonnemenl  oil  de  Thorreur  que 
nous  ressenliincs  ii  ce  spectacle  surnalurel?  Je  pense  que 
c'elail  lout  cela  a  la  fois,  quand  nous  vimes  celle  masse 
s'apprcc'ier,  s'approcher...  EUe  n'etiiil  jdus  qii'a  uiie  en- 
cablure  de  noire  biilimcnt. 


«  —  Pare  a  vircr,  pare  I  dit  le  capilaine  d'une  voix  clran- 
glee  el  les  cheveiix  herissps.  Sur  comme  je  suis  un  pcclieiir, 
c'esl  le  fanlomc  hoUandaisI 

i(  —  Kon,  ce  n'esl  pas  lui,  repondit  le  niailre,  les  Icvres 
blemes  el  les  machoires  claipiant  fievreusemenl ;  non  , 
monsieur,  ce  ne  jienl  etrc  lui :  ca  n'a  pas  un  lioinme  d'equi- 
page  a  bord,  cl  la  cbarpenic  n'esl  pas  couvcrle,  conimc 
celle  du  futjard,  d'ossements  bumains.  C'csl  le  diable  qui 
est  ;i  bord...  C'esl  un  vaisseau  sans  .ame,  artieula  penible- 
mcnl  le  maitre,  la  paleur  de  la  mort  surlesjoucs. 

i(  Le  cn|iilaine  prit  son  porte-voix,  ei  d'une  voix  aussi 
assuree  que  le  |iennetlait  sa  frayeur,  il  liela  le  vaisseau- 
fanlume,  lui  demanda  son  nom,  sa  destination,  comme 
c'esl  I'usage.  I'as  un  signe  de  vie  ne  repondil  a  eel  appel. 
Seulemenl  le  monstre  blanc  venail  sur  nous;  en  moins  dc 
quelques  minutes,  il  ne  fut  plus  qu'a  quelques  brasses  dc 
noire  navire,  el  nous  serra  de  plus  en  plus  pres,  en  depil 
des  efforts  du  timonier  el  de  tons  les  bras  employes  a  la 
niaiiceuvrc.  II  .-'altacbail  a  nous  comme  une  piece  de  fer  a 
I'aimant.  Une  destruction  inevitable,  laniortetail  devanlnos 
yeux.  Nous  repoussanies  le  monstre,  enjelanl  tous  .i  la  fois 


SCENES,   hecits  et  aventures 


nil  cri  (Ic  torrenr.  Son  llniic  lifurln  rosonnn,  sous  Ic  choc, 
cl  un  elide  ilcHr-csse,  aipicnnimc  coliii  d  mi  moiimit,  nous 
penclrn  jiisi|iriiii  ca^iir.  N  us  nouscri'imes  perdus;  iiinis. 
au  nii'me  inslanl,  line  snudaiiio  rafale  nouselnigiia,  el,  Dicii 
soil  loue!  elk-  nous  saiua  la  vie. 

((  —  U  y  a  du  iiinnde  ;i  Ijnid,  s'eeria  le  caidlainc  encore 
ninl  reniis  de  ce  liurlement  iufernal  que  nous  vcnions  d'en- 
tendre.  Reg:ardcz,  regardezl 

«  Ciel!  i|uels  epouvanlaldes  niysleies  f|ue  eoux  ([iii  so 
passenl  sur  les  eaux  1 

«  Respirant  alors,  nous  suivinics  des  yeux  le  faiilunie, 
I'observant  avec  unc  allenlion  palpilanle.  Toujours  la 
coque  inimoliilc!  toujours  la  mi'nie  apparencc  de  niort! 
Point  (le  linionier  ,i  la  roue,  pas  de  vigie,  pas  de  malelols 
aux  manoeuvres.  Mais  an  gaillard  d'arriere  nous  piinies 
apercevoir  dislinclcinenl  deux  blaiielies  llgures,  inininljiles 
cl  niuelles,  appuyees  sur  le  basliugage.  De  hlancs  nian- 
teaux  llollaienl  aulour  d'elles,  el  leinoignaient  (|ue  c'claienl 
des  creatures  lunnaines.  Jioire  capilaiue  les  licla  niie  se- 
conde  Ibis,  el  une  seconde  fois  ce  I'ul  en  vain;  le  vaisseaii 
s'evanouil  sileueieuscnienl,  comnie  il  nous  etail  apparu, 
dans  le  lirouillard. 

«  Pendant  viugl-quatrc  lieurcs  ajircs  cclle  disparition,  II 
n'elait  pas  un  de  nous  qui  crul  a  sa  ]iinpre  existence,  apies 
avoir  ele  si  pres  dans  le  voisiuage  du  iliaMe  ;  ou  s'atlendait 
a  lout  instant  a  ipielqne  epoiivautaljle  calastroplie.  Cliacun 
faisait  la-dessiis  ses  conjcctui-es ;  et  il  n'y  avail  lien  de  si 
improbable  qui  ne  frtt  appuye  d'argunients  plausibles.  Tout 
alia  bien,  iioiirlant,  jusi|u'an  soir;  mais  la  unit  un  vent  du 
nord-esl  souflla  rlidenienl,  cl  nous  (ilions  rapidemenl,  loules 
voiles  dehors.  Tout  a  coup  (|uelquc  chose  d'informe  se  des- 
sina  devant  nous,  jdus  sombre  i[ue  robscuriie  du  la  null. 
Elait-co  un  navire,  un  monstre  inarin?  Le  limonier  gou- 
verna  droit  dans  la  direction.  Tons  les  liomnics  elnienl  sur 
le  pout,  les  yeux  braiiues  sur  ce  point  ile  mire.  Le  cieur 
frissonnanl  :  k  Cargne  lesvoiles!  »  comniande  le  capilaiue, 
qui  se  niel  lui-meme  au  gouvernail,  et  tail  porter  sur  le 
noirobjet.  Non,  non,  ce  n'elait  pas  une  errcur,  c'etailbieii 
lui,  rhorrible  spectre  c|nc  nous  avions  vu  la  veille,  avec 
cellc  difference,  toiitcfois,  qnil  etail  noir,  noir  comme  du 
charbon,  de  la  llollaison  au  bout  des  mats.  Exaclement 
comnie  la  veille  aussi,  sur  le  gaillard  d'arriere,  les  deux 
blanches  ligures  s'appuyaient  coniine  deux  pauvres  pleureu- 
ses;  leurs  robes  blanches  lloUaient  au  vent  de  la  unit.  La 
vague  baltait  Iristemeulles  monies  Uancs  du  navire.  Tons 
les  hrass'armerenldc  nouveau  d'esparres  pour  se  proteger, 
el  deux  ou  Irois  furent  brisees  quand  le  monslrc  longea 
noire  navire;  puis,  glissant  a  la  surface  des  eaux  avec  la 
lei'crete  d'un  esprit,  il  se  confondit  dans  le  hrouillard  qui 
nous  euvironnait. 

It  Le  lendeinain  le  vent  saula  subilemenl  au  sud-esl,  cl 
nous  obligea  a  virer  de  bord,  en  nous  ponssant  au  large  a 
quelque  distance  de  la  Manche.  Duranl  la  miil,  nous  passiinies 
en  vue  de  plusieiirs  biUiments  espagiiols  que  nous  inter- 
roge.imes  pour  obtenir  des  renseigneinenls  sur  le  vaisseau 
mysterienx,  mais  aucuii  n'avail  rien  vu  de  seinblable.  Les 
deux  jours  et  les  deux  nulls  suivanles,  nous  fumes  assez 
lienreux  pour  ne  pas  le  rencontrer.  Mais  la  troisieme  nuit 
ce  fnl  autre  chose ;  a  environ  demi-portee  de  canon  a 
noire  avaiil,  le  spectre  etail  la  parfaitenicnt  visible.  On 
vovail  encore  a  leur  menie  place,  ainsi  que  des  sentiaelles 
viffilanlcs,  Its  deux  blanches  Cgures  de  femnies. 

«  Nous passimestrois  jours  considerablement  fatigues  par 


le  vent  qui  grossissait  de  pins  en  plus,  sans  auciin  cvene- 
nieiil  bien  remnrqnable.  el  a  la  lombee  de  la  nuit  nous 
aperc.i'imes  le  pliare  de  Heligoland.  Savez-vous,  enfanls.ce 
que  c'esl  que  le  mal  du  pays?  c'elait  niieux  que  le  nial,  ce 
que  nous  epronvions,  c'elait  une  rage  devoranle  d'espc- 
rance,  et  ca  ne  dnit  pas  vous  etonner  apres  les  alarnies, 
les  dangers  auxqiiels  nous  croyions  avoii  echappe. 

uNos  C(furs  lioiidissaientala  vuede  cesrochers,  lemoins 
des  jeux  de  noire  enfnnce. 

II  Le  giganlesque  rocher  s'clevail  niajeslueusement  au 
milieu  de  rabime.  Dressant  derriere  lui  son  aigrette  de 
llanime,  le  phare  envoyail,  comnie  aiijourd'hui,  par-dessns 
sa  tete,  les  mouvanles  claries  qui  rayonnaient  au  loin  sur 
les  eaux.  Nous  approchions  de  plus  en  plus  de  la  ciite; 
toiit.i  coup,  I'air  s'ebranle  et  rctenlil  d'une  delonalion 
epouvantabte.  Nous  ccoulons.  Les  coups  se  re]ietenl  une 
fois,  puis  deux,  puis  se  succedent  avec  rapidile.  Oependanl 
ratmosphcre  etail  pure  el  transparente,  el  Ton  ne  voyait 
rien.  Impossible  de  decouvrir  le  point  d'oii  parlait  ce 
lonnerro  furieux.  L'inslant  d'apres  Tom  s'ecria  : 

«  —  Le  vaisseau  !  le  vaisseau  !  Voyez  I  voyez  ! 

«  Nous  regardSines  dans  la  direction  de  son  bras  tendu, 
el  nous  vimes  la  coque  demesiiree  du  vaisseau  silencieux, 
mainlenanl  di'uuate  et  cnclavedans  une  crevasse  de  rochers. 
Lesvaguesfnrieusesdeferlaient  sur  lepoiit,  ratlaquaient  de 
lollies ]iarts  a  coups  redoubles  :  la  noire  careiie  avail  beau 
se  cabrer,  cliaque  fois  clle  ri'touiliait  plus  lourilemenl, 
cl  devait  finir  par  s'enfoncer  dans  rimpiloyahlc  gouffie  de 
rOceau  insatiable.  El  les  deux  formes  feniinincs  laissaienl 
apercevoir  leurs  silhouettes  blanches  quand  la  lame  ecla- 
tail  en  I6rrents  liiniiiieux  le  long  dil  navire  en  debris. 

« —  Mouille  I'ancre  de  bossoir,  amcne  la  grand' yole! 
dit  le  ca|iitaine.  Nous  allons  aborder  noire  sinistre  com- 
pagnon  de  route ! 

II  L'eqiiipage  obeit  en  silence  ;  sur  I'ordredu  capilainr, 
six  liommi'S  santerenl  dans  la  yole.  J'etais  du  nombre, 
cl  nous  nous  dirigeAnies  sur  le  navire  a  force  de  rames. 

II  A  terre  tout  s'agilait.  Le  mailre  pilole  dirigeait  en  hale 
les  malelols  vers  le  lieu  du  naufragc;  les  torches  sillou- 
naient  la  greve,  etavantque  nous  fussions  arrives,  unc  lliit- 
lillc  d'eiiibarcalions  de  toules  sortes  couvrail  deja  les 
eaux.  Nous  I'l'imes  cependant  des  premiers  a  aborder  le  na- 
vire; nous  Irouvanies  sa  coque  defoncee.  disputant  aux 
Hots  les  debris  de  sa  inembrure.  Nous  grinpAmes  sur  le 
pout.  Courageux  comnie  vous  I'eles  en  tonte  occasion,  eii- 
fanls,  je  )iiiis  vous  dire  que  les  plus  braves  se  sentirent  gla- 
ces  d'horreiir  au  spectacb'  qui  s'nffril  a  nos  yeux.  11  etail 
en  effel  trop  surnatiirel,  Imp  lerrible,  piiur  ne  pas  exciter 
la  plus  profonde  pitie. 

«  Cnnliairenient  a  notre  atlenle,  I'equipage  du  vaisseau 
etail  au  grand  complel.  Mais  eel  equipage  ne  se  coniposnil 
que  de  cadavres.  Au  pied  du  grand  nuit,  deux  hommes 
claienl  elendus  sur  un  lapis  precienx ;  ce  devait  cire  le 
pere  et  le  Ills.  Le  plus  iige,  euveloppe  de  riches  fourrure; , 
lenait  de  sa  main  droile  le  bras  de  son  jenne  compagnou. 
llsenihlait  lui  later  le  pouls.  La  Itae  de  son  enfant  repo- 
sait  sur  .son  cffiur. 

II  Une  jiuine  femmc  serrait  sou  nourrisson  sur  sa  pni- 
trine  glacee.  Elle  etail  belle  encore  sons  la  p.ileur  cadave- 
rcuse;  elle  avail  cmiserve  rexpression  de  la  douceur  it 
de  la  honledun  ange,  memc  dans  la  morl. 

a  Mais  la  scene  qui  nous  allrndail  dans  la  cabine  elait 
bien  aiitrement  saisi,>sanle.  Tout  .i  rcnlour,  sur  les  cous- 


DE  LA    VIE   MARITIME. 


567 


sins,  Jes  cadavrcs,  loiijours  tli'scadavrcs.  Les  trailscalmes 
dcs  visajjcs  n'indii|iini(>iil  |ias(|ii(' la  vie  s'en  fi'it  I'ctii'ee  par 
de  violeiUcs  convulsiojis. 

«  II  lallail  i|uclf|ue  sani,'-fioid,  du  cnur,ii,'e  et  le  mepris 
de  la  morl.  pniii'  ne  |ias  |ii'nlrc  la  raison  au  milieu  de  tclles 
hon-eurs.  I'liis  d'uii  pilole  devinl  pins  pale  i|ne  les  corps 
()u'il  avail  sons  les  yenx  ;  liciiiljlaul  de  tons  ses  nienilires. 
il  remonlail  rapidejnenl  surle  pont.  je  vou<  assure,  elune 
fois  lii.  il  s'eu  rctournail  plus  vile  (pi'il  n'lilail  venn.  El 


pas  nn  mnlelol  ne  serail  resle  cinq  minnles  snr  le  poni, 
si  noire  capilaine  u'ei'il  Irouve  uu  papier  clone  snr  la  (able, 
eonlenanl  uiie  relalinn  snerinclc  de  I'hisloire  dn  navirect 
de  ses  passagers;  il  nous  eii  ilonna  Icclnrc.  En  voici  la  sub- 
slanfe  : 

«  Le  navire  sc  noniniail  Dotia  Isabella,  el  apparlenait 
a  nn  niarcliand  porlngais.  Le  ca|iilairies'appelail  DonCbris- 
lalvo-  11  faisail  ronle  pour  Java.  Son  frel  consislaiteii  fruits 
du  lropif|ue,  vins  de  Porlo  et  conserves,  cpiebiues  tonnes- 


d'arseiiic,  des  caisses  de  cinabre.  Pen  de  temps  avanl  de 
quiller  Oporto,  Don  Cbrislalvo  avail  epuuse  nne  jenue  per- 
sonne  d'une  f;rande  beanie  qui  r.icconipaguait  dans  son 
voyai;e  a  Java;  elle  avail  ele  promise  d'abord  par  ses  pa- 
rents ii  iin  homme  d'un  caraclere  violent  el  audacieux, 
de  manieres  rudes  el  grossieres.  La  jeiine  fille  s'elail  ton- 
jours  opposee  avec  nne  respeclneuse  energie  a  la  voloiite 
de  sa  famille,  declarant  qn'elle  ne  cousentirait  jamais  A 
etre  IVqiouse  d'un  homnu'  pour  leifiiel  elle  ne  pouvait 
avoir  ni  ani(jur,  ni  eslime.  Don  lioilrigo,  c'etait  le  nom  de 
ce  mechanl  homme,  nese  Cut  ]ias  plulotapereu  de  la  pas- 
sion des  deux  anianls,  (|u'il  resolut  de  s'en  venger  d'une 
manierc  terrible  s'lls  se  mariaienl;  el  en  attendant  il  em- 
ploya  de  luute  sorlc  de  menaces  pour  enqiecher  leur 
union.  Les  jeunes  gens,  connaissant  toule  la  noirceur  de 
son  anie,  resseiilirent  qneUpies  craintes,  maisils  espcraienl, 
en  quillant  Oporto,  se  souslraire  a  samecbancele.  liodrigo, 


iuslrnit  de  leur  projel,  coiicul  aussilcit  I'idee  d'un  infernal 
slralageme.  II  se  deguisa  fort  habilemenl,  et  vinl  s'offrir 
an  capilaine  dii  beau  navire  Bona  Isabella  en  qualite  de 
canibusier. 

II  Alors  ce  morlel  ennemi  de  nos  jeunes  epousesrestant 
inconnn  de  I'un  et  de  lantre,  lint  dans  sa  main  la  vie  de 
tons  deux  a  la  fois.  II  remarqua  quels  niels  ils  mangeaient 
el  quels  vins  ils  buvaienlde  preference;  el  ce  ful  la-dessus 
qu'il  basa  son  plan  de  vengeance  digue  du  demon.  Un 
jonr  il  ouvril  adroilemenl  nne  lonne  darsenic  el  melangea 
anx  vins  et  anx  aliments,  nne  quanlite  de  ce  fatal  poi.son, 
plus  que  suflisaule  pour  donner  la  niorl  a  lout  I'equipage. 
Ceci  se  passa  quelqnes  jours  apres  que  le  navire  eul  mis  a 
la  voile.  Doii  Cbrislalvo,  a  I'oecasion  du  jour  anniversaire 
de  sa  naissance,  donna  nne  fele  a  laqnelle  il  convia  tous 
les  passagcrs. 

(1  Les  matelots  ne  furenl  pas  oublies,  benreux  comme 


S68 


UISTOinE    NATURELLE. 


des  dniiphins  qui  se  joncnl  ilaiis  les  vngncs,  ils  buvnient  a 
la  snnlL' du  jcune  couiilc  ;  ime  rnsride  n'attoiulail  jias  I'au- 
tre  :  c'elail  la  mort  iin'ils  buvaieiU.  La  violonct'  du  puisoii 
fut  Ifllc,  que  k's  innoccnles  viclimes  eu  i-essenlaieut  [jres- 
que  aussiiot  les  tcnildcs  effels.  Mais  les  pauvres  femmes 
fui-cnt  relies  qui  eu  soiiffi'lreut  le  ji'.us,  elles  qui  H'avaieul 
bu  de  ce  via  que  quelques  gorgees. 

«  Des  que  HoJiigo  put  reconnailre  les  ravages  produils 
jiarsou  incroyableatrocile,  elque,  de  lout  I'equipage  eldcs 
passagei-s,  il  allail  i-eslei-  la  seule  cieature  vivajite,  I'lior- 
reiu-  et  le  remords  s'emparerent  de  lui ;  sa  lete  s'egara.  11 
ful  inslanlanemcut  fiapped'une  demence  furieusc;  el  dans 
le  paroxysme  de  son  didire,  ilse  piecipita  dans  la  mer,  qui 
se  referma  sur  lui  pour  loujours. 

(I  Le  capitaine  conscrva  a  peine  assez  de  force  d'esprit 
pour  relaler  sommniremcnt  cetle  triste  aventure,  car  peu 
d'beures  apres  ce  laelie  assassinal,  le  uavire  n'etait  plus 
(pi'un  lombeau. 

(1  It  y  avail  parnii  les  passagcrs,  ainsi  ((ue  le  faisait  con- 
nailre  le  livre  du  bord,  deux  sccurs  accompngnanl  leur 
fi-ere  a  Sumatra.  C'elaient  les  deux  personnages  du  courou- 
nemeul  del'arriere  i[ui  nous  avaicnt  lajit  de  fois  elTrayes. 
Sansdoule,  les  inforUuiees  n'avaicnl  ]u-is  qu'unc  I'ailjle 


quanlile  duvin  enipoisonue,  el  probablement  elles  avaienl 
espcre,  en  montant  sur  I'arriere,  que  le  grand  air  leur  pro- 
curerait  quelque  snulagenient.  Elroilenieut  serrees  dans  les 
bras  I'une  de  Taulre,  elles  avaicnt  allendii  aveccalme,  dans 
ce  touchant  cnibrassenient,  la  niortii  laquelle  tousles|ias- 
sagers  avaient  succombe. 

D'apres  la  dale  de  celle  note,  rborriblo  catastrophe  avail 
du  s'accomplir  la  veille  dujour  de  I'orage,  dont  je  voiis 
ai  parle  tout  a  I'lieure.  Pour  niieux  resister  a  sa  fiircur, 
les  jcunes  Dlles  s'etaienl  atlachees  sur  !e  pout,  el  la  idles 
avaient  expiie. 

(I  A  peineei'imes-nous  recueilli  ces  diverses  particulariles, 
que  nousquiltanies  en  bate  cetle  sceue  de  desolation  ;  et  il 
etait  temps,  car  les  vagues  se  ruaienl  aux  llaucs  brises  du 
navire  avec  une  telle  violence,  qu'elles  ne  devaienl  pas 
larder  a  ledetruireentierement.  Les  deux  cbarniantessceurs, 
ces  deux  beaux  anges,  nous  les  transportames  dans  le  ca- 
not,  et  nous  leur  dounames  une  squdlure  convenable  a 
Test  de  I'eglise.  Une  petite  pierre  que  le  temps  etl'oubli 
ont  presque  fait  disparailre  niontie  encore  I'eudroit  oil 
elles  reposeut. 

«  Le  lendemain,  il  ne  reslait  plus  le  moindre  vestige  de 
ce  naufrage.  » 


HISTOIRE  NATURELLE. 


LES  ZEBRES. 

Sous  la  denomination  de  zebre,  on  confond  ordinaire- 
menl  loutes  les  especes  de  solipedes  a  robe  rayce  trans- 


versalement.  On  disliugue  trois  series  de  zebres,  lous 
originaires  du  suJ  de  I'Afrique.  lis  babitent  les  pays  qui 
s'etendenl  depuis  le  cap  de  Bunne-Esperauce  jusqu'a  I'e- 
quateur,  et  memo  au  dcla ,  el  les  uns  peuplent  les  plaiues 


V  ':/_■' ...-  vc 


scclies  el  brulantes;  les  autres,  de  vastes  plateaux  presque 
egalemeul  arides,  mais  eleves  et  I'roids. 

On  a  doune  des  noms  divers  a  ces  trois  especes  de  chc- 
vaux  rayes.  Par  le  nom  de  zebre,  on  designe  Tespece  ze- 
bree  ou  rayee  par  excellence.  En  eflVl,  la  robe  de  ces  i|ua- 
drupedesestmaniuee  de  largesbandes  foncees  sur  iin  fond 
blanc  grisalre  depuis  la  pointe  des  oreilles  jusqu'a  I'eilre- 


iinle  lies  jiieds,  comme  le  represente  assez  liien  la  gravure. 
Les  naluralisles  ont  donne  le  nom  de  daw  a  une  es- 
pece  de  plus  pelile  taille ,  plus  ideganle  de  forme,  jire- 
sciilant  sur  la  tele,  le  cou  et  le  corps,  des  raies  alteruati- 
vcment  larges  el  etroites,  sur  un  fond  couleur  isabelle. 
Le  pelage  des  jambes  de  derriere  ct  de  la  queue  est  blanc 
el  sans  ladies. 


CAUSERIES    SUR   LES    INVENTIONS    ET    LES   DECOUVERTES. 


369 


Eiifin  le  couagga  des  Hotlenlots  forme  la  troisieme  es- 
pece,  r|ui  esl  aussi  lamoins  elegaiUc  ;  les  bandes  sonl  com- 
pai'alivenieiil  inoins  foncces,eii  egardau  fondobscur  de  sa 
robe,  et  ne  s'elendcnl  que  siir  la  U'tu,  Ic  con  et  les  epaules. 
La  croupe  est  d'uii  gris  roussalre  ;  les  jambcs  el  la  queue 
d'un  blanc  sale.  Celtc  espece  esl  la  plus  docile,  el  il  parai- 
Irail  qu'aulrefois  les  colons  hollandais  dn  cap  de  Bonne- 
Esperancc  onl  Icnle  de  la  soumellre  au  joug  de  la  cliarrelle. 
Mais  on  a  abandoniie  ce  projeldepuisriulroductionde  nos 
races  chevalines,  etprobablement  pnrce  qu'il  elail  difficile 
de  la  reduirc  a  I'elal  parfail  de  domeslitite. 

Les  habitants  indigenes  du  Cap,  les  Hottentots,  ont  donne 
a  celle  espece  le  noin  de  couagga,  du  cri  particulier  de  cet 
animal.  En  effel,  son  cri  differe  beaucoiipdu  bcnnissemenl 
du  cbeval,  et  encore  i)lus  du  braimenl  de  I'ane  :  il  consiste 
en  une  espece  d'aboicmcnl  saccade ,  dans  lequel  on  dis- 
tingue rrequemmcnt  la  syllabe  couaIi,couah. 

Le  couagga,  aulrefiiis  tres-commini  dans  les  plaines  du 
capde  Bonne-Esperance,  est  Ires-rare  aujourd'hul;  il  s'est 
refugie  dans  Tinterieur  des  lerres,  par  suite  de  la  chasse 
infatigable  que  lui  livrcnt  les  colons.  La  chair,  du  resle,  en 


est  Ires-recherchee  Conmie  lecheval  sauvage  d'Amcrique, 
le  couagga  vil  en  troupes  qui  se  composent  snuvent  d'une 
conlaine.  La  ressemblance  dc  forme  et  de  mCEurs  qui 
existe  entrc  le  chcval  et  les  diverses  especes  de  zebres  fait 
que,  dans  leur  jeune  age,  ces  animaux,  au  lieu  d'eviter 
les  chevaux  des  chasseurs,  lessuivent  au  contrairecomme 
ils  suivraient  leur  mere.  La  menagerie  du  jarJin  des 
Plantcs  rcnfernic  im  grand  nomhre  d'animaux  apparte- 
nant  au  genre  zcbre.  Plusieurs  y  sont  mcme  nes  de  pa- 
rents importes;  le  couagga,  surtout,  s'acclimale  facile- 
ment. 

II  est  remarquable  que,  parmi  toutcs  les  especes  du  genre 
cbeval,  notro  race  indigene  est  la  seule  qui  ne  presente 
auciine  rayure  constante.  En  effet,  en  commcncant  par  le 
zebre  raye  sur  toutc  la  surface  du  corps,  nous  trouvons  : 

2°  Le  daw,  raye  sur  la  tete,  sur  le  corjiS  et  les  jambes  de 
devanl; 

3°  Le  couagga,  raye  sur  la  tele,  sur  le  con  et  le  tronc  ; 

4"  L'ane,  avec  une  raie  en  long  sur  le  dos,  et  une  en  Ira- 
vers  sur  les  epaules  ; 

5°  Enlin  lo  dziggnelai,  qui  ne  presente  ([ue  la  raie  dorsale. 


CAUSERIES 

AVEC  HOS  FllS  ERJiEST 
SUR  LES  INVENTIONS  ET  LES  DECOUVERTES. 


SIXIEME  MATIKEE. 

I.ES    U'NETTES.    —    LE    TELESCOPE. 

c(  Dans  noire  derniere  conversation,  mon  chcr  Ernest, 
nous  avons  parle  de  la  navigation  a  la  vapeur,  celle  puis- 
sance qui  anime  en  quelque  sorle  la  maliere,  eel  agent  pro- 
digicux  qui  peice  les  cntrailles  de  la  terre,  rapprochc  les 
distances;  dirigee  par  rintelligenee  de  rhomme,  il  esl  im- 
possible de  prcvoir  oil  s'arrcleront  scs  progres. 

—  Quel  esl  rinventeur  de  cello  belle  decouverle,  mon 
pere? 

—  Celle  question  n'esi  pas  encore  bien eclaircic.  11  paraii 


que,  des  la  jdus  haute  anliquile.  Ton  avail  remarquc  que 
la  vapeur,  sorlanl  d'un  vase  oii  I'eau  est  en  ebullilion,  avail 
une  certaine  puissance ;  njais  il  ne  semble  pas  que  Ton  ail 
alors  songe  ii  I'appliquer  comme  moleur.  Nous  re|}rendrons 
ce  sujel,  qui  vaut  la  jieine  d'etre  etudie  en  dulail ;  vons  vcrrcz 
comment  un  FraneaLs  invenla  une  machine  a  vapeur,  et 
comment,  plus  lard,  les  Anglais  onl  conslruil  un  navire  mii 
par  cet  agent. 

—  La  vapeur  n'esl-elle  pas  applicable  a  beaucoup  d'au- 
tres  cboses  qu'a  la  navigation? 

—  Oui,  mon  ami,  a  une  foule  d'autves  choses  :  I'jmpri- 
merie,  les  chemins  de  fer,  les  usincs,  les  manufactures 
de  papier,  d'elofl'es  de  tonic  espece,  clc. ;  I'enumeration  en 
esl  Irop  longuc  pour  en  doiiner  ici  le  dclail.  Mais,  je  le  re- 
pele,  nous  reprendrouscc  sujel.  (Juil  vous  suffise,  pour  au- 
jourd'hul, de  savoir  qu'il  esl po.s.sible  de  faire  desmacbines 
de  la  force  de  deux  on  Irois  cents  chevaux,  et  memc  plus,  et 
que  celle  force  si  grande,  si  impelueuse,  sc  laisse  coiiduire 
avec  ducilile  par  le  genie  de  rhomme,  au  point  .pi'on 
rapplii|ue  aux  travaux  les  plus  delicals  comme  a  ceux  qui 


570  oausehies  sur  les  inventions  et  les  decouvertes. 

demandent  imc  force  immense;  .i  la  fabrication  des  tissus 


les  (ilus  Dns,  des  epingles,  des  aiguilles,  comme  a  la  pro- 
pulsion des  plus  grands  vaisscaux,  ijue  Ton  dirige  centre  les 
vents  furioux,  a  travers  les  courants  les  plus  rapidesl 

—  Que  Dieu  est  grand  I  qu'il  est  bon,  men  pere,  de  nous 
avoir  doniie  tons  ccs  puissantsauxiliaires  I 

—  Oui,  mon  fils,  et  nous  ne  sanrions  trop  nous  incliner 
devant  la  majesle  divine  qui  nous  a  done  d'une  intelligence 
capable  de  decouvrir  et  de  nous  approprier  les  forces  de  la 
nature. 

—  Je  sens  combien  cc  que  vous  dilesm'inleresse,  mon 
perc :  quand  je  pcnse  i  Dieu,  mon  ame  s'agrandit  et  mon 
coeur  est  plein  de  joio. 

—  Voyez,  mon  ami,  comme  toules  les  sciences  nous  ojit 
ete  enseignees  pour  notre  bonlieurl  Et  toujours  les  plus 
grandes  decouvcrtes  out  etc  I'efl'et  de  ce  que  le  vulgaire 
nomme  liasard,  et  que  nous  a|ipelons  la  Providence.  Sans 
lunettes,  sans  telescopes,  point  d'astronomie  ;  par  conse- 


quent, point  de  navigation  liors  de  la  vue  des  cotes.  Voulez- 
vous  s.ivoir  I'origine  de  cette  invention  merveilleuse? 

—  J'en  serais  cbarme,  mon  pere. 

—  Les  lunettes  ctaient  deja  connues  depuis  longtemps, 
quand  Ic  hasard  Dt  decouvrir  le  telescope...  Mais  d'abord, 
dites-moi,  avez-vous  jamais  remarque  des  verres  de  lu- 
nette ? 

—  Oui,  mon  pere;  je  sais  qu'il  y  a  des  verres  qui  gros- 
sis.sent  les  objets,  et  d'autres  qui  les  diminuent. 

—  C'est  cela.  Les  verres  bombes  on  convexes  grossissent 
les  objets;  ils  sont  utiles  aux  presbytcs,  les  personnes  qui 
ne  voient  que  de  loin.  Les  vei'rcs  creu.x  oii  concaves  dimi- 
nuent les  objets  ;  ils  serveiit  aux  myo|ies,  ou  aux  personnes 
dont  la  vue  est  basse. 

—  Oui,  j'ai  remarque  cela. 

—  Eb  bien,  le  fils  de  Jacques  Melius,  fabricant  de  lu- 
nettes a  Midlebourg  en  llollande,  jouait  un  jour,  a  la  portc 
de  la  boutique,  avec  ses  petits  camarades;  il  prit,  pours'a- 


muser,  deux  verres,  I'un  concave  et  I'aulre  convexe,  et, 
les  placanta  une  certaine  distance  I'un  de  I'autrc  et  dans 
la  nii'me  direction,  il  I'ut  bien  olonne,  lorsqu'il  les  dirigea 
sur  le  cloclier  d'une  eglise,  de  voir  la  girouette  plus  grosse 
et  plus  rapprocbee  que  d'habitude,  II  lit  part  de  son  ob.ser- 
vation  i\  son  pere,  et  celui-ci  no  fut  pas  moins  ctonne  ([ue 
I'enfant. 

Jacques  Metius  rellccbit  sur  cc  pbenomcne,  et  resolut 
de  le  niettre  ;\  profit. 

—  Ainsi,  c'est  done  un  enfant  qui  a  donnc  I'idee  du 
telescope  ? 

—  Oui,  mon  ami,  cet  enfant  elant  I'in^lrumeut  que  la 
providence  avait  clioisi.  Melius  imagina  de  plaoer  des  verres 
concaves  et  convexes  dans  un  tube;  il  chercba,  par  tiUonne- 
nienls,  quelle  devait  iHre  la  courliuro  comparative  de  ces 
verres,  et  a  ipielle  distance  il  fallait  les  placer  I'un  de 
I'aulre.  A  cet  effet,  dans  son  Inbe.iil  en  introdnisit  un  plus 
petit  qu'il  pouvait   faire  sortir  et   rentrer  a  voloule,  et 


le  succcs  depassa  I'attente.  II  put  distinguerclairement  des 
objets  trop  eloignes  pour  elre  discernes  a  la  simple  vue ;  ces 
objets  paraissaient  comme  rapprocbcs  par  un  pouvoir  ma- 
gique. 

—  C'est  vrai,  j'ai  sonvent  vu  cela  avec  une  lorgnette  de 
spectacle.  Mais  quelle  difference  y  a-t-il,  je  vous  prie, 
entre  une  lorgnette  et  un  telescope. 

—  Mon  enfant,  une  lorgnette  sert  pour  les  nbjetspeu 
eloignes,  elle  est  portative  ;  il  y  a  ensuiteles  longues-vues, 
aveclcsqucUes  onvoit  a  plusieurs  lieues;  elles  servenlaux 
marins  ;  et,  enfin,  les  telescopes,  avec  lesqucls  on  observe 
les  aslres  ;  il  y  en  a  memo  de  si  puissants,  que,  par  leur 
moyen,  on  voit  distinctement  des  eloiles  si  eloignees  do 
nous,  qu'elles  soiit  cnticrement  invisibles  a  I'ccil  nu. 

—  Mais,  mon  pore,  comment  se  fait-il  i[ue  les  longues- 
vues,  et  surtoul  les  telescopes,  aient  un  si  grand  pouvoir? 

—  Mon  enfaul,  ceei  lient  a  lies  combiuaisons  d'optique, 
et  nous  commencerons  I'etude  de  cette  science  I'annee 


MERVEILLES  DE  LA  NATUHE. 


5TI 


prochnine;  en  attendant,  contcnle-loi do  savoir  que  cliaqiic 
scrie  de  deux  verrrs,  doiil  I'un  grossit  et  I'autrc  diminiic, 
a  laprojirii'lo  de  rapproclicrlcs  olijets,  si  I'nn  plare  le  vcrrc 
concave  pres  derrril.  et  au  conlrairc  de  los  eloigner,  si 
c'est  le  verre  convexc. 

—  Oni,  i'ai  oIjspi'vc  cela. 

—  Eh  liien,  en  comhinant  pliisicurs  series,  Melius  vil 
qn'il  obtenait  iin  pouvoir  plus  grand,  et  c'est  a  ccs  combi- 
uaisons,  sagement  calcub'cs,  qu'est  due  I'invenlion  du  te- 
lescope. 

Metius  presenta  une  de  ses  hinettos  aux  etals  generaux 
dellolliinde  en  1609.  Lcs  savants,  etenire  aiitres Descartes, 
font  a  Melius  les  lion*eurs  de  rinvcntion.  Avant  lul  on  se 
servnit  de  tul)Cs  :i  phisieurs  luyaux  pour  diriger  la  vue 
vers  lcs  objets  eloigncs  el  lcs  rendre  plus  nets  ;  mais  ces 
tubes  ne  renfermaient  pas  de  verres. 

—  .le  vous  remercie.  Je  voudrais  bien  pourtant  vous  faire 
encore  une  question. 

—  J'aime  a  vous  voir  curieux  de  vous  instruire. 


—  Quelle  difference  y  n-t-il  enire  im  telescope  et  un  mi- 
croscope ? 

—  La  difference  est  immense,  mon  enfant  Tie  lelescnpe 
pcrce  les  profondeurs  de  I'espnce  et  rapprocbe  denous  des 
corps  celestes  dont  nous  nc  sonpconnions  pas  meme 
I'existence  ;  le  microscope,  au  contraire,  grossit  les  objets 
les  ]ihis  imperceptiblcs,  au  point  que  nous  pouvons  en 
distinguer  toutes  les  parties  les  plus  minimes.  Nous  irons 
voir  en.semble  une  goutle  d'ean  avec  un  microscope  d'un 
pouvoir  (res-grand,  et  vous  screz  etonne,  mon  ami,  vous 
resterez  dans  I'admiration  en  voyant  que  cetle  simple  goutte 
d'eau,  qui  paralltres-pure,  renferme  un  monde  de  vegeta- 
tions, de  plantes  etd'arbres  de  formes  fantasliques  ;  d'ani- 
niaux  d"especes  bizarres  se  livrant  une  guerre  acliarnee; 
vous  verrcz  que  I'infinimenl  petit  n'est  pas  moins  vaste 
quo  rinfiniment  grand,  et  que  Dieu,  etre  sans  bornes, 
d'une  bonte,  d'une puissance  et  d'unesagesse  inDnies,  n'est 
lioint,comme  nous,  assujettiaux  bornes etroitesde  I'espace 
pour  raccomplissemenl  de  ses  osuvres  merveiUeuses  1  » 


MERVEILLES  DE  LA  NATURE. 


I.X  TONNERRE. 

Avant  les  decouverles  reccntes  de  la  pbysique,  le  pbe- 
nomene  da  tonncrre  ctait  entoure  d'un  voile  mysterieux 
qui  frappait  egalcnicnl  d'epouvante  les  hommes  et  los  ani- 
maux.  11  se  presenle  sous  trois  formes  bien  differentes  : 
I'eclair,  la  detonation,  c'est-a-dire,  le  bruit  qui  I'accom- 
pagne,  et  la  foudre,  qui  brise  tout  ce  qu'elle  reiieonlre. 
Tout  le  monde  sail  aujourdlmi  que  le  tonnorre  est  un  des 
phiinomenes  de  I'electricite,  ce  grand  agent dctoutc  vegeta- 
tion, si  l)ienfaisant  dans  ses  efl'ets  de  tous  les  jours,  si  ter- 
rible ipiand  il  sort  des  proportions  necessaires  a  la  ferti- 
lisation de  la  terre. 

Les  nuages  qui  llotteut  dans  ratmosphere  sont  conslam- 
ment  cbarges  d'electricile.  Quand  deux  gros  nuages  sont 
cbarges,  I'hu  d'electricile  positive,  I'auire  d'electricile  ne- 
gative, ils  s'altirent  mutuellemenl,  et  leur  contact  pniduit 
une  delonalion  proporliounee  a  leur  volume.  Lorsque 
Pair  est  renipli  dun  grand  nombre  de  gros  nuages  cbarges 
d'une  eliclrieiie  differcnte  de  celle  de  la  terre,  les  nion- 
tagnes  attirent  ccs  nuages,  et  c'est  alors  que  Ton  voil  ecla- 
lei'  ces  orages  si  communs  dans  les  jiays  montagneu.x.  Ce- 
pendanl  les  bois  et  les  edifices,  dans  les  pays  plats,  attirent 
la  foudre  conime  les  montagncs,  el  produiscnt  cis  cffets 
terribles  que  nous  voyons  tousles  jours.  L'cclairet  le  bruit 
sont  produits  simultancment;  mais  comme  la  lumiere  par- 
court  I'espace  avec  une  plus  grande  rapidite  que  le  .son,  il 
en  resulte  que  souveul  nous  voyons  I'eclair  longtemps 
avant  d'entendre  la  detoiialion  :  c'est  ce  que  Ton  remarquc 
egalemeut  quand  on  voit  tirer  le  canon  d  une  certaine  dis- 
tance. 

Souvenl  on  enlend  le  loiinerre  rouler  longuemeut,  el 
I'echo  repeter  ce  bruit  dans  diverses  directions.  Get  effet 
est  dti  aux  montagncs,  aux  valloes,  aux  bois  et  aux  edifices, 
niais  aussi  bien  aux  nuages  el  a  la  surface  de  la  terre,  qui 


se  renvoient  muluellement  le  son;  aulrenient  on  ne  pour- 
rait  s'expliquer  comment  ce  roulement  .so  fail  entendre  en 
mer,  ou  il  n'y  a  que  la  surface  do  lean  et  celle  des  nuages 
pour  produire  un  effet  scmblable. 

Pour  se  preserver  des  effets  de  la  foudre,  on  prend  di- 
vers moyens.  Les  uns  pretendent  que,  pour  ccarter  I'orage 
qui  les  produit,  il  faul  tirer  le  canon  sur  le  nuage,  aflu  de 
le  divisor;  d'autres ,  qu'il  faul  faire  bcaucoup  de  bruit, 
sonncr  lcs  cloches.  Do  nombreux  accidents  sont  resultcs 
do  la  mise  en  pratique  de  cetle  opinion.  Le  IS  aoi'it  1718, 
la  foudre  tomiia,  a  qualre  heuros  du  matin,  sur  vingl-(|uatre 
eglises  siluees  sur  la  cole  qui  s'etend  de  Landernau,  en 
Bretagne,  jusqu'u  Sainl-Pol-de-Lcon,  toutes  eglises  dans 
lesquelles  on  sonnait  les  cloches.  Les  eglises  voisines,  ou 
Ton  ne  sonnait  pas,  furent  cpargnees.  On  calcule  que,  dans 
I'espace  de  Irente  ans,  dans  ce  canton,  la  foudre  a  frappe 
(rois  cent  qualre-vingt-six  clochers,  et  tue  trois  sonneurs. 

D'autres  s'empressent  de  courir  pour  s'abriter  de  I'orage, 
et  vont  souvenl  se  placer  sous  des  arbres  eleves  et  touffus  ; 
un  grand  nombre  de  victimes  onl  ele  atteintos  dans  ces 
deux  circoustances.  On  augmenle  le  danger  en  s'abritant 
sous  un  arbre  pendant  ipie  le  tonnerre  grondo;  on  sail,  on 
effel.  que  le  Huide  eleelrique  est  attire  par  lcs  lieux  eleves 
el  poinlus.  d'oii  il  resulte  un  )dus  grand  peril  dans  colte 
situation.  Nous  pourrions  citer  de  nonibreuses  victimes  de 
cetle  coulume,  Irop  accreditee  dans  lcs  campagnos. 

Tout  recemmeut,  dans  une  commune  du  departenienl 
des  Vosges,  un  journalier,  pere  de  hull  enfants,  tardanl  a 
rentrer  par  un  tcjnps  d'orage,  sa  femme  s'inqniele;  quoi-- 
que  naturellemeiit  timide,  olle  n'ecoule  que  I'elan  de  son 
ccEur,  et,  bravanl  les  elements  decbaines,  elle  court  a  la 
recherche  do  son  niari,  I'unique  soutien  de  sa  nombreuse 
famillc.  Ilelas  1  elle  ne  devait  plus  le  revoir  :  la  foudre  avail 
frappi'  celui  qu'elle  cberchait.  Eperdue,  elle  suit  le  diemin 
par  leipicl  il  avail  coulume  de  ruvenir.  L'orage  redouble. 


572 


MERVEILLES  DE  LA  NATURE. 


Effrnyee,  cllc  vcut  sc  lofugicr  d.ins  un  hois;  ellc  ari'ivc 
cssoufUce,  nnennlie  par  la  fraycur.  Ello  s'appuic  siir  le 
tronc  d'lin  gros  arlirc ;  a  peine  y  est-clle,  que  la  fouilrc 
tomlic,  brise  I'arbre,  fi'appo  cii  mc'me  Icinps  la  paiivrc  mere, 
cl  fait  huil  oi-|ilieliiis  d'lm  seul  coup. 

Les  cloches  dcs  cgliscs,  les  maisous  isolees,  a  hauls  pi- 
giions,  offrent  plus  do  danger  que  ccUes  qui  sent  a  peu  ju'es 
de  memo  hnuleur  reunies  daus  les  villcs.  iJcpuis  I'iiiven- 
tion  dcs  paratonncrres,  on  evite  les  effels  de  la  foudre ; 
mais  Ic  paratonnerre  n'agissant  |)as  sur  le  fluide  elecli'ique 
dans  un  rayon  de  plus  de  vingt  metres,  il  en  faul  plusicurs 
sur  les  edifices  d'unc  grande  elendue. 


Bien  de  mysluricux  comme  rnclion  du  Ihiide  elcctrique ; 
mais  ranccdote  suivanle,  arrivee  recemment,  monlre  quo 
la  foudi-c  n'est  pas  toiijours  accompagnce  do  delonation. 

M.  le  docteur  liogiiier  a,  sur  la  domaudc  de  M.  Arago, 
adrcsse  a  lAcadeiuie  iinc  note  sur  uti  phenomcue  meteoro- 
logique  doiil  il  a  pu  observer  les  siiiguliers  ct  trislcs  resul- 
lals.  11  s'agil  d'une  jeune  fille  moitelleraent  frappce  de  la 
foudre  sans  que  la  decharge  clectriquc  ait  etc  rcvelee  aux 
personnes  presenlcs  par  aucune  detonation.  Les  circon- 
slauccs  au  milieu  dos(piellcs  I'evenement  a  c«  lieu,  I'im- . 
|iossibilile  d'cxpliqucr  par  une  autre  cause  la  mort  subitc 
de  la  jcunc  Idle,  cnlin  quelques  observations  faites  a  la 


levcc  du  corps,  ont  convaincu  M.  neguier  quo  !a  malheu- 
reuse  avail  succombe  a  la  comuiOlioii  produile  par  la  ren- 
contre de  deux  couranls  elcclriqucs.  En  el'fi'l,  ])ar  un  leuqis 
ties-chauil  et  extromemcnt  sec,  un  cultivaleur  dcs  environs 
de  Coulommiers,  se  trouvanl  avcc  sa  femnic  et  sa  fille  au 
milieu  d'unc  plaine  peu  boisec  et  donl  les  recolles  elaient 
en  partie  enlevces,  vil  tout  a  coup  s'avancer  vers  rendroil 
oil  loqs  Irois  Iravaillaienl,  un  nuage  noir  qui  prcsageaitnn 
violent  orage.  11  se  hale  de  rcnvoyer  sa  fille  en  avant ;  la 
jeune  fille  se  sauve  en  courant  prccisement  dans  la  direc- 
tion du  nuage,  i|ui  marcliail  do  Test  a  I'ouest.  An  bout  do 
quelques  moments,  ses  parents,  se  disjiosant  a  la  rejoindre. 
s'arrelent,  el  raperroiveni,  a  six  teals  pas,  elendue  la 


lace  ronire  lerre.  lis  rappclleni ,  et  ne  recevant  pas  de 
reponse,  iis  atcnurcni.  s'approcbcnl,  el  la  IrouvenI  morle; 
ni  eux  ni  personne  des  environs  n'avaient  enlendu  la 
moindre  detonation,  apercn  le  plus  failde  eclair.  Appele 
pour  la  levee  du  corps,  M.  Regiuer  conslala,  trois  heiires 
aprcs  I'cvenemenl,  que  les  mains  n'elaienl  pas  elendues  en 
avant;  que  le  bonnet,  lance  a  quaire  pas,  clait  peree  dans 
le  fond  d'une  large  dechirure,  produile  cvidemnient  de  de- 
dans en  dehors,  puisque  tons  les  Ills  du  tissu  laccre  s'irra- 
diaient  en  dehors  au  pourlour  de  I'ouverlure.  Ce  fait  est 
assuremeul  fort  curieux,  sous  le  double  rapporl  des  effets 
tonjours  si  bizarres  ct  piesque  inexplicables  de  la  foudre, 
et  surlout  de  I'absence  de  delonation. 


LE  LIVRE  DE  LA  SAME, 


ANECDOTES    MEDICAIDS,    FAITS  ET  COHSEILS     BELATIFS 
A    LA    SANTE    DE    LBOmOtE. 

I.E  THE. 

La  consommnliondutho  est  devciiue  en  France  et  en  Eu- 
rope siconsideraljle  mainlcnant,  qnela  feuillecliiuoiso  pent 
elre  classee  parmiles  aliments  Ics  plus  usuels.  La  nianiere 
donl  on  le  prepare,  les  modiBcalions  que  le  commerce  lui 
fait  suliir  ,  doivcnt  done  eveiller  la  sollicilude  de  lout  le 
monde.  Si  le  the  n'avait  jamais  produit  d'accidents,  il  se- 
rait  inutile  de  se  preoccuperdc  semblables  details  ;maisde 
tristr's  cxcm]>Ics  atlesteiit  faction  iicrnicieuse  qu'a  pu  exer- 
cer  quelquefois  I'infusion  do  celte  planlc  aromatiqnc.  On 
n'ignorail  pas,  depuis  quelques  annees,  que  la  preparation 
de  cerlaines  cspeces  de  the  se  faisait  avec  dcs  ingredients 
de  I'ordre  mineral ;  mais  on'pouvait  croire  que  c'etail  seu- 
lemefit  dans  des  circonstances  cxceptionncUes. 

M.  Davis,  voyageur  anglais,  vit  de  ses  propres  yeux  a 
llolian  roperation  suivante  ;  apres  avoir  desseche  le  the 
nuir,  qui  etait  place  dans  un  mortier  en  fer  fondu,  on  le  co- 
lorait  alors  avec  du  curcuma,  ce  qui  ne  presente  aucun 
danger  ;  puis  on  jetail,  sur  les  feuiUes,  une  poussiere  com- 
pnsce  de  pierre  gypseusc  et  ;dc  bleu  de  Prusse,  ,i  la  dose 
d'une  cuilleree  ordinaire  pour  sept  ou  Imit  litres  de  the  ava- 
rie.  Quand  le  melange  fut  termine  ,  le  tlie  presenla  cello 
belle  couleur  verte  si  recbercliee ,  et  laissa  meme  exhaler 
Todeur  qui  caracterise  le  the  hyson. 

M.  Davis  n'avait  pas  dit  qu'il  pensait  que  cette  manipula- 
tion etait  appliquee  sur  une  grande  echcUe  a  la  prepara- 
tion du  the  ;  mais  il  existe  uu  fait  de  stalistique  comnier- 
ciale  qui  devrait  le  faire  supposer.  D'aprcs  JlaccuUoch,  les 
Anglais  importaient  a  Canton ,  vers  le  commencement  du 
siecle,  plus  de  250,000  livres  do  bleu  de  Prusse  par  an. 
Des  fabriiiues  se  sent  elevees,  depuis,  sur  le  (erriloire  de  la 
Chine,  et  le  pays  fail  maintenant  une  consommalion  tres- 
considerable  de  ce  produit.  II  est  en  ouire  denotoriele  que 
la  feuillc  ne  saurait  prendre,  sans  une  preparation  particu- 
lienscetlc  couleur  verle  et  brillanle  cpii  distingue  les  thes 
verls.  On  a  cru  pendant;longtemps  qu'elle  dependait  de  la 
maniere  dont  on  procedait  ,i  la  lorrefaclion  ;  mais,  d'a)ires 
les  renseignenienls  les  plus  rcccnis  sur  la  manufacture  de 
Ihes  dans  la  colonic  de  I'lnde,  on  s'est  as.sure  que  les  Chi- 
nois  coloraientleurs  produits  avec  legypse  et  I'indigo.  Une 
circonstance  heureuse  a  mis  enfin  la  science  sur  la  trace 
du  genre  de  fraude  que  les  habitants  du  celeste  empire 
txercaient  sur  les  consommaleurseuropecns. 

On  apporia  i\  M.  Waringlon  ,  de  la  Societe  chimique  de 
Londres,  pour  en  faire  I'analyse,  des  thes  qui  avaient  etc 
saisis  comme  alteres  ;  ce  chimiste  les  esamina  altentive- 
ment  au  microscope,  el  il  ne  fut  pas  peu  surpris  de  voir 
que  les  feuilles  elaient  recouverles  d'une  poudrc  blanche, 
brillante,et  semees  de  petils  grains  d'un  bleu  vifetde 
couleur  orangee.  Cette  poudre  fut  isolee  des  feuilles  ,  et, 
apres  I'avoir  fait  passer  par  les  epreuvts  necessaires  pour 
en  determiner  la  composition,  M.  Waringlon  trouva  que  la 
poudre  blanche  etait  du  kaolin  ou  du  talc,  que  les  grains 
oranges  proveuaient  d'nue  substance  vegctale,  et  eufln  que 


LE    LIVRE   DE    LA  SANTE.  375 

les  granulations  bleues  etaient  formees  par  du  bleu  de 
Prusse. 

Mais  ces  melanges  pouvaient  ctre  accidenlels,  comme 
ils  pouvaienl  resulter  d'un  mode  de  preparation  applique 
regulieremcnt ,  comme  faisant  parlie  des  precedes  ordi- 
naires  de  la  fabrication.  II  elait  important  de  s'en  assurer. 
Le  cbimisle  anglais  alia  done  recueillir,  chezles  niarchauds 
les  plus  renommes  de  Londres,  des  echantillons  de  thes 
verls  de  la  plus  belle  espece,connue  sous  lenom  d'impe- 
rial,  de  poudre  a  canon  elde  hyson.  Soumis  au  microscope, 
lis  lui  presenlerent  les  memes  couleurs  que  les  thes  ava- 
ries.  Soumis  a  I'analyse,  ils  contcnaient  aussi  dn  kaolin  et 
du  bleu  de  Prusse.  En  s'occupant  de  ce  travail,  M.  Waring- 
lon apprit  qu'il  y  avail  une  dislinclion  de  nom  ,  parnii  les 
thes  verls,  qui  les  classnit  en  deux  especes  dislincles  : 
I'espece  des  ihes  glaces  et  celle  des  thes  non  glaces.  Ceux 
(pi'il  avail  soumis  a  I'analyse  el  qui  conlcnaient  tons  du 
bleu  de  Prusse  ,  appartenaienl  .i  la  calegorie  des  thes  gla- 
ces. Les  ihes  glaces  elaienl-ils  purs  ou  colores  ]iar  une  .sub- 
stance minerale'?  L'auleuren  recucillitdes  echantillons  qui, 
meme  a  I'ceil  nu ,  n'avaient  pas  la  moindrc  analogic  de 
couleur  avec  les  thes  glaces.  Au  lieu  d'etre  d'un  bleu  ver- 
datre  comme  ceux-ci,  ils  presenlaient  une  teinte  uniforme 
d'un  jaune  brun  tirant  sur  le  noir.  Le  microscope  ne  laissa 
voir  ni  grains  oranges ,  ni  grains  bleus  ,  el  I'analyse  ne 
trouva  ((ue  du  kaolin,  qui  est  une  maliere  inoffi.nsive.  La 
subslance  vegetale  coloraute  et  le  bleu  de  Prusse  elaient 
absents. 

Detelles  experiences  soul  conduanles,  el  condamneni, 
sans  relour,  cette  couleur  allcchante  du  the  vert  qu'on 
croil  generalement  le  caraclere  de  I'excellence  ,  de  la  su- 
periorile.  De  quelque  maniere  qu'on  precede  au  grillage 
ou  a  la  lorrefaclion,  la  feuiUene  prend  jamais  celle  couleur 
verle  si  esliniee;  c'est  le  commerce,  ou  ]ilul6t  c'esl  la 
fraude  qui  la  lui  donne.  La  couleur  nalurelle  ,  la  couleur 
vraie,  c'est  celle  des  thes  non  glaces.  Mais  il  y  a  un  moyen 
bien  simple  de  depouiller  les  thes  glaces  de  la  couleur 
d'eniprunl  qui  se  fait  si  facilemenl  reconnailre.  II  consisle 
lout  sim|ilemenl  a  les  agiler  par  peliles  quanlites  dans  une 
bonlcille  dans  laquelle  on  aura  mis  un  peu  d'eau  dislillee. 
Ce  liquide  dissoul  la  poudre  el  s'en  empare  enlierement 
au  bout  d'une  ou  deux  minules.  II  n'y  a  qu'a  jeler,  apres 
I'operalion ,  le  conlenu  de  la  bouleille  sur  un  fillrc  de 
monsseline,  pour  separer  la  feuille  aromalique  du  liquide 
qui  la  purifie.  D'a|U'es  les  experiences  de  M.  Waringlon,  ce 
lavage  n'affaiblil  nullement  les  proprietes  du  the.  Meme  en 
Texposant,  pour  le  dessecher,  apres  le  fillrage,  a  une  tem- 
perature de  cent  degres  ,  on  n'affaiblit  ni  la  delicalesse  de 
son  goul,  ni  le  parfum  de  son  aronie. 


ANECDOTES  DU  TEMPS  PRESENT. 


ORIGINE  DES  BAX.LONS. 

Lesdecnuverles  de  I'experience  soul  souvent  le  fruit  du 
hasard  plulot  ipie  le  resullal  des  recherclies.  Les  arls  utiles 
doivent,  la  pluparl,  leurs  iavenlions,  nioins  aux  specula- 


374 


ANECDOTES 


lions  (les  pliilosoplics  (|ir,'i  la  favour  tic  la  forlmie.  On  a 
Irouvc  la  pnudre  en  cliercliant  loule  aulrc  chose,  peut-etre 
sans  avoir  aiicunc  vnc.  Ln  hoiissole  n'nvait  auci\n  rapport 
avec  les  nulres  inslnimenls  de  la  navicfalion,  qnand  on  fit 
cede  imporliinic  dccouverte.  Pendanl  comliien  de  siccles 
les  hommcs  onl-ils  niarchc  siir  la  sole  avant  d'cn  connaiire 
le  prix  ct  d'cn  faire  de  si  belles  parurcs?  La  vapeiir,  celte 
forces  si  ]iuissanle,  q;ii,  dcpiiis  r|ncli(ue  lenips  seulenient,  a 
pris  un  dcveloppcment  immense,  ful  deeouverlc,  coninie 
tant  d'anlresinvenlinns  sniilimos,  par  reffct  du  liasard. 

Un  faiseur  d'expcrienccs  est  line  espcce  de  chasseur  ipii 
suit  les  effels  de  la  nature  a  la  piste,  el  rpie  les  courses 
inntiles  ne  rcbnlent  pas  :  un  scul  phenomeno  qu'il  dccnu- 
vre  le  dedomniaf;e  hientot  de  son  temps  perdu.  Y  a-l-il 
line  ambition  plus  belle,  plus  noble,  que  celle  qui  a  ponr 
hut  d'etendrc  la  puissance  de  son  genie  sur  les  moycns  de 
decoHvrir  on  de  iicrfeclionner  tout  ce  qui  peut  contribnor 
a  rendre  les  hommes  plus  heureux. 

11  y  a  de  ipioi  s'ctonner  en  voyant  que  les  inventions  les 
plus  precieuses  ont  souvent  etc,  a  leur  origine,  conside- 
rees  comine  des  choses  futiles.  C'est  ainsi  que,  d'abord,les 
ballons  furent  envisages;  il  n'y  aurait  rien  de  bien  cxlra- 
ordinaire  de  voir  un  jour  cctte  singuliere  invention  venir 
prendre  place  parmi  les  plus  belles  decouvcrtes  faites  jus- 
qu'ici. 

Vous  avez  souvent  admire  un  globe  majestueux  s'ele- 
vant  dans  les  airs,  cmportc  par  unc  molle  brise  ct  soute- 
nanl  une  elegante  nacelle  pavoisee  de  bannieres  multi- 
colores. 

Dans  cette  nacelle,  de  hardis  voyageurs  agilent  lours 
drapeaux  en  prcuant  conge  de  la  tcrre,  aux  yeux  des  spec- 
tatours  cbahis ;  ils  vonl  explorer  les  regions  del'espace, 
affronlant  les  nrages  et  bravant  mille  perils.  Eh  bion,  mes 
jeunes  amis,  heaucoup  d'entre  vous  sont  loin  do  se  former 
line  idee  exactc  de  ce  que  sont  ces  perils,  el  a  quoi  il 
peut  servir  de  s'exposer  a  les  braver. 

Pour  eclairer  voire  jeune  esprit,  je  vais  commencer  par 
une  premiere  narration,  simple  el  breve,  sur  ce  sujcl. 

Celle  machine  inerveilleuse,  que  Ton  nonime  ballon,  est 
un  globe  creux  compose  d'un  fort  lissn  de  soieet  recouvert 
d'un  endiiit  souplc  ct  leger,  impenelrable  .1  Pair. 

Ce  fut  Monlgollier  qui  invenla  les  balloiis.  Les  piemieis 
furenl  fails  en  papier.  11  avail  remarque,  que  la  clialeur 
dilate  I'air  et  le  rend  plus  leger ;  il  coucut,  d'apres  colle 
observation,  I'idee  de  faire  un  ballon  en  papier,  avec  une 
ouverlurc  dans  le  has,  el  de  placer  sous  cctte  ouvcrUire 
un  rcchaud.  Le  succcs  qu'il  oblinl  de  celle  experience  de- 
passa  sou  attenle ;  le  feu  dilala  lair  a  riiitoricur :  alors  le 
globe  de  papier  s'euleva  facilemenl.  Ce  ]iremier  essai  ler- 
mine,  il  en  fit  plusieursaulres  qui  tons  nuissironl. 

Depuis,  les  ballons  en  papior  ct  a  recliaud  furenl  ahan- 
donnes. 

On  imagina  ensnitede  construire  les  ballons  en  sole  ver- 
nie  au  caoutchouc.  On  savail  que  le  poids  du  gaz  hydro- 
gene  est  le  quart  de  celui  de  Fair.  Lc  ballon,  le  gaz  qu'il 
renferme,  le  filet  quirenloure,  la  nacelle,  loutcela  reuni 
ne  pcse  pas  la  moilie  du  volume  d'air  doplace.  II  resulte 
de  cette  observation  que  la  machine  cntiere  est  suscep- 
tible de  s'elover  ct  d'enlever  avec  clle  plusieurs  per- 
sonnes,des  provisions,  du  lest,  et  un  cable  avec  son  ancre. 
Oui,  un  cable  et  une  ancre;  autrenieiil  raeronaiite,  quand 
il  voudraildoscendro,nepourrail  pass'ari'eloroi'iil  voudrail; 
le  vent  reinporterail  et  le  briscrail  conire  les  arbres,  les 


maisons  ou  les  rochers.  Voila  pourquoi  la  nacelle  est  lou- 
jours  munio  d'unc  ancre  et  d'un  clble. 

Les  dangers  auxi|ue!s  sont  exposes  les  aeronautes  sont 
nombroux.  En  juin  178.i,  MM.  Pilatrc  de  Rozier  et  Romain, 
ayant  eiitrepris  de  passer  de  Fiance  en  Anglelerre,  le  feu 
se  communiqua  au  gaz  dc  leur  ballon,  et  ils  perirent. 

L'inforluncc  madamc  Blanchard  peril  aussi,  il  y  a  une 
vingtaine  d'anneos,  jetee  hors  de  la  nacelle  par  le  choc 
d'une  cheinincc.  Je  pourrais  citer  bien  d'autres  malheurs 
arrives  aux  aeronaules ;  mais  a  quoi  servirait  de  mellre 
sous  les  yeux  de  mes  jeunes  leclcurs  tant  de  tableaux  pe- 
nihles  ? 

Si  Taerostat  a  cause  de  tristcs  evenements,  il  a  ele  ulile 
aux  sciences.  En  1804,  Gay-Lussac  111  ii  Paris  une  ascen- 
sion, muni  dc  tons  les  instruments  necessaircs  aux  obser- 
vations nicteorologiques.  II  s'eleva  a  plus  de  25,000  pieds 
aii-dcssus  du  niveau  de  Paris,  et  fit  des  decouverlcs  pre- 
cieuses. 

E.xcepte  pour  des  experiences  de  ce  genre,  il  ne  semhle 
pas  que  les  hallons  aient  etc  d'une  grande  utilile.  On  avail 
cu  I'idee  de  le  faire  servir  a  la  guerre.  Une  compagnie  de 
ballonniers  fut  otahlie  a  Meiidon  pendant  la  revolulion,  et 
Jourdan  s'en  servit  avec  succes  en  1793,  a  la  hataille  de 
Fleurus  qu'un  ballon  lui  fit  gagner.  II  ne  parait  pas  cepen- 
daiit  que  depuis  I'onait  Irouve  I'eniploi  de  ce  moyen  prali- 
cable.  On  se  servait  d'un  ballon  captif,  c'est-a-dire,  relenu 
par  des  cordes  a  une  ccrlaine  distance  de  la  lerre.  Cent 
hommes  ctaieul  necessaires  pour  tenir  ces  cordes.  Un 
ol'licier  place  dans  la  nacelle  faisait  glisser,  le  long  d'une 
de  ces  cordes,  un  billet  pour  le  general,  el  I'inslruisait 
des  mouvemenls  de  rennonii.  On  a  reuonce  a  ce  moyen. 

Beaucoup  d'essais  ont  ele  fails  pour  diriger  les  aeroslals 
conire  lc  venl,  mais  lous  ont  ele  inl'ruclueux. 


M.  Given,  aoronaule  anglais  de  hoancoup  de  merite,  y 
a  rcnonco.  II  avail  remarque  daussesnombrousesascensions. 
(|u'a  differenlos  hauteurs  dans  lalmospbere,  il  y  a  descou- 
ranls  d'air  dil'lerouls,  dont  on  pouvail  so  servir  ulilement 
pour  sc  dirigor  a  volonle.  11  111  construire,  a  eel  elTcl,  un 
immense  ballon  avec  une  nacollc-omnibus;  son  idee  elait 
d'arrivcr,  par  ce  moyen,  a  pouvoir  transporter  rapidement 
de  Londres  ii  Paris  un  assez  grand  noinbre  de  voyageurs. 
II  parlil  done  bravcmenl  a  onzeheuresel  demic  du  matin, 
le  7  novembre  1836,  accompagre  de  deux  genllemcn ;  mais 
ils  maiiquerent  Paris  dans  la  iiiiil,  et  furenl  petrifies  d'clon- 
neinent  (|uand,  le  lendemaiu  matin,  ilss'aperciiront  qu'ils 
etaient  dans  le  duche  de  Nassau  ,  ayant  fail  environ  deux 
colli  cinquanle  lioues  on  dix-buil  lioinos  :  pros  de  qiiatorze 
lioues  iil'lieure!  M.  Green  n'a jamais  recommence  ce  genre 


OU   TEMPS  PRESENT. 


375 


dc  voyage,  il  savail  bicn  que  c'elait  I'effet  du  hasard  ;  mais 
d'lionneles  induslriels,  proDtaiU  de  rensouement  general, 
ne  craignirent  pas  d'annoiirer  une  coinpngnie  pour  etaldir 
un  service  rt'gulicr  dc  balhms  niessarjers  de  Londres  aux 
grandes  Indeset  a  ionics  Irs  •parlies du  ijhihc.  J'aivu,  mcs 
jeiines  amis,  les  afQchcs  monslrcs  de  celte  monslrueuse 
compagnie  sur  les  niurs  de  Londres.  Je  ue  crois  pas  qu'elle 
ail  IroMve  bcanconp  d'aclionnaires. 


AVXNTURES  BU  JEDNE  COMTE  SE  T"**' 

Les  Anglais,  qui  passenl  pour  elre,  de  lous  les  pcuples 
le  plus  serieux,  porlenl  souvent  aux  choseslcs  plus  futilcs 


toule  I'energie,  tous  les  instincts,  toule  la  vivacilc  drama- 
lique  de  la  passion  !  C'est  ainsi  qu'on  les  voit  sc  porter  en 
foule  a  un  combat  de  coqs  et  engager  des  sonimes  consi- 
derables dans  des  paris  pour  le  vainqiieur  de  ces  luttes 
magnifiipics.  Mais  ce  qui  semble  plaire  plus  encore  a  leur 
imagination  ce  sonl  les  lutlcs  de  chevaux.  Ainsi,  dernie- 
rement,  apres  avoir  assislc  a  un  slccple-chase  (  course  au 
clocber),  le  jeune  Alfred  de  T"*,  tils  unique  d'une  noble 
el  ricbe  famille,  se  plaisail  a  .se  faire  remarquer  par  son 
exireme  lemerile.  Un  jour  il  faillil  pcrdre  la  vie  dans  une 
chute  effrayanle  qu'il  lit,  avcc  un  clieval  vigourcux,  qui, 
en  s'emporlant,  lomba,  de  plus  de  trentc  pieds  de  bauteur, 
dans  unepelile  riviere  siliiee  aupres  du  village  dc  Back- 
wood,  dans  le  Yorkshire.  11  ful  assez  heureux  jiour  s'en 
tirer  sans  autre  accident  que  quelqucs  contusions  dont  il 
Tut  bientot  retabli. 


Dans  une  autre  circonslance,  il  donna  la  preuvedeson 
audacicusc  extravagance.  11  fit  le  pari  qu'il  partirail  seul 
dans  un  ballon,  et  qu'il  le  dirigerail  pendant  trois  heures  au 
moins.  On  trouve  loujours  des  fous  pour  soutenir  des 
paris  centre  les  acles  d'audace  et  de  temerile.  Ses  veri- 
tabk's  amis  cbercliereut  ii  le  relcnir  et  a  le  ramener, 
par  de  justes  observations,  a  des  idees  plus  raisonna- 
bles;plus  il  rencontrait  d'opposiiion  ou  d'obstade.  plus 
il  trouvait  d'lirdeur  et  dc  plaisir  a  les  coniballre.  Eufin.  le 
jour  arriva  pour  niettre  a  execution  cetle  tcmeraire  en- 
treprise.  Le  ciel  etaitpur  et  le  vent  etait  moderc.  II  parlit 
en  enqiortant  avec  lui  les  vifs  applaudissemenls  de  la  fnule 
qui  s'elait  rcunie  pour  jouir  de  ce  spectacle;  mais  a  peine 
est-il  enleve  ii  une  certaiue  hauteur,  qu'il  trouva  un  vent 
plus  fort  ([ui  I'emporta  rapidement  dans  une  direclion  con- 


traire  a  celle  ou  il  voulait  aller,  el,  lorsqu'il  voulut  dcs- 
cendre,  il  lacba  du  gaz  ;  mais  en  trop  grande  quanlile.  De 
sorte  qu'il  ne  lui  en  restait  plus  assez  pour  pouvoir  re- 
monler,  meme  en  se  dcbarrassant  de  tout  ce  qu'il  avail 
do  lest.  II  arriva  done  qu'il  tomba  dans  la  mer,  du  cole  de 
Yarmoulh,  a  environ  dix  niilles  (4  lieues )  de  terre.  II 
se  cramponna  a  son  ballon,  qui,  snulenu  par  le  vent,  I'aida 
ii  naviguer  pendant  plusieurs  heures  jn.squ'd  ce  qu'il  fut 
sauve  par  un  culler  qui  I'apercut,  et  qui  s'empressa  de  lui 
porter  secours. 

Celle  dernicre  lecon  fit  sur  I'esprit  du  jeune  conite  une 
si  vive  impression,  que,  des  ce  journefasle.  il  se  fit  dans  son 
caraclere  el  dans  ses  habitudes  un  ehangcmenl  remar- 
quable  !  Autant  il  elail  fou,  extravagant  dans  ses  plaisirs, 
aulant  il  devint  sage  et  modere  dans  sa  conduite.  Cetle  force 


S76  ANECDOTES   DU  TEMPS   PRESENT. 

et  cetle  agilile  i'emar(Hinl)lcs  (|uo  la  iiritiire  lui  nvait  iton- 
necs  ctaient  nuisibles  |ioiii-  hu-nieiiio,  lorsr|UC  ccs  rjualilcs 
ctaieiit  mal  cni|iIoyiJes ;  ellos  dcviiireiU,  au  coiilrairc,  fori 
precieiiscs  en  sadiaiU  les  iililisci'  a  proiios.  C'csl  cc  qui  se 


lit  bicntot  reniarquer  dans  le  caractere  du  jcune  el  noble 
comic  dc  T'".  Plusiciirs  jeiincs  gens  )ioun'aicMl,  peul-ctre, 
dans  celte  avenUire,  Irouvcr  une  bonne  et  utile  lecon  pour 
eu.\-memes. 


fabz.es. 


ij:  lacotjreur  et  son  fils. 

Un  labourcur  dil  uii  jour  a  son  fils  : 

—  Ciiltive,  men  culant,  cjueUjucsarponts  slcrilcs; 
Dctruis-on  Ics  cbardons,  Ics  licrbes  inutiles  ; 

V.1,  crois-iuci,  nous  en  saurons  Urci'mainl  profit. 
11  part.  Lc  fils,  en  voyant  taut  d'ouvragc : 

—  Je  n'on  vicndral jamais  a  bout; 
U  mc  faiulrail  un  siccle!  II  pcnl  clone  tout  courage, 

Et  n'y  ti-availlc  point  du  tout; 

Lc  long  du  jour,  il  dort,  s'auiuse. 

Le  pure  vicnt  le  londcmain. 

De  son  mieux  notrc  fils  s'oxcusc  : 

—  La  taclic  est  par  trop  grande,  en  pout-il  voir  la  fin  ? 

—  Ne  dcfriche  des  lors  que  cc  petit  cspacc. 
II  s'y  met,  lc  cullivc  avcc  un  air  content. 

Autre  taclio,  le  jour  suivant ; 
li  s'y  piL'te  encore  avec  grace. 
Dc  procbe  en  prochc  cnfin  lc  terrain  est  beche. 
Relourni^,  bicntot  delriche. 


Divisez  vos  Iravanx  ;  patience  et  courage 
Vous  leront  accomplir  le  plus  peniblc  ouvragc. 


AGATilOCLE. 


Agathocle,  roi  de  Sicilc, 

D'un  potior  dc  tcrre  etait  fils, 
£t  fit  voir  qu'i'n  depit  d'unc  naissancc  vile, 

Sur  le  trfine  on  pent  ctrc  assis. 

Son  esprit,  sa  valeur  extreme, 

L'clevcrcnl  au  diadcnie, 
Etsurent,  sous  ses  lols,  maintes  cites  ranger. 

Ce  monarque  vint  assieger 

Unc  villc  asscz  importante. 
Le  peupleen  elait  vain,  et,  malgre  ce  danger, 

Renipli  dune  audace  insolente. 
DOs  qu'on  vil  Agathocle  avcc  ses  t-tendards, 

Les  habitants  sur  Ics  remparts 
Lui  cridient,  en  raillaiit,  pour  irriler  sa  bile  : 

—  Tyran,  fils  d'un  pauvrc  jjoticr, 
Oij  prcndras-tu  dc  quoi  t;int  de  troupes  payer? 
—  Dans  vos  bourses,  dit-il,  quand  j'aurai  votrc  ville. 


FIN   DU   PIIEMIER    VOLUME. 


TABLE 


MATIERES   CONTENUES    DANS   LE    PREMIER   VOLUME. 


P.iges. 

AnecflotPM  (In  loiupet  present. 

La  Force  dii  icpciilir 'i 

Ne  Doscspcrcr  de  I'icn,  ou  Eiluuaiil  Jeffcry  do  Ply- 

moulli 5 

Lc  Piisoiinicr  d'lijie  lioinljc 6 

Le  Piiysan  marocain 7 

Lecoii  commerciale ,  ou  lc  Danger  d'etre  trup  lia- 

bilc 9 

Lcs  Gueux  magnifiijiies,  ou  Vivrc  dans  la  s]iIcm- 

deur  sans  moycjis  appari'iUs ib. 

Le  Genois  el  le  Galerien 52 

Los  Soulerrains  de  Walling-Slreet 54 

Lnndros  souterraine 33 

Dick  le  Dososse oG 

line  Balaille  rangce  en  Irlande ib. 

L  liicendie  dans  la  neige 38 

La  Balaille  de  I'lsly  racontce  par  un  Marocain.  .  ib. 

Les  jounes   Sauveurs "I 

Le  Prelre  cliaritiilde ib. 

Los  pelites    Baleines  des  iles  Faroe ib. 

Un  Cliien  lerrible 72 

Lajeune  Breloune 7" 

L'Ouragan   de  neige 139 

L'Orage  des  Uighlands 141 

Le  Clirislriplie  Oolomb  du  ponl  Siinl-.Michel.   .   .  143 

Lo  Rliin  golo 14-} 

L'Inondalinn  on  Chine 1-{5 

L'llivor  en  Algorie ib. 

lliver  de  18i3  dans  les  Grisons 231 

La  Cliarlreuse  de  Paris 234 

Un  linnnele  Delenu 255 

L'Arabe  prisnnnier ib. 

Visile  cliez  les  poetes  europcens 237 

Une  Page  inconnue  de  la  vie  do  Napoleon 258 

Origine  des  Ballons 373 

Avenliire  du  jeune  comle  de  T**' 375 

Artistes  relt^bres. 

La  .leunesse  de  Van-Dyck 48 

Bonvcnulo  Ollini,  Qucntin  Mclsys,  etc 170 

Vel:isipio7,   peinlre  espagnol .^57 

Pierre-Paul  Hubens 360 


rjgcs. 
Beanies  tie  I'lilstoire  tin  ricrgc  <lc 
France. 

Bossuel,  son  enfancc  ct  sa  jeunessc 15 

Bossuel  f.suilc) 59 

Un  Aunioiiier  au  bagne  de  Toulon 1C6 

Visile  au  faubourg  Sainl-JIaroeau 169 

Fenelon " 301 

Bonliear  dans    la  ile    privee,  ou    le 

Livre  des  plaisiis 68 

Une  Serre  dans  un  salon 69 


Causerles  avcc  nton  nis  Ernest ,  snr 
losfnvenllons  el  lesdeeonverles. 

Proniiore  Malinee  :  les  Palins.  —  La  Neige. —  La 
Slalue  de  neige.  —  Invenlion  des  palins.  — 
Dessins  snr  la  glace 

Deusienie  Malinee  :  La  Neige  el  la  Glace  vivanlcs. 

—  Le  Sajig  de  la  neige.  —  Un  Monde  dans  la 
neige.  .  .  .  •  

Troisicme  Malinee  :  Conslruclion  d"un  vaisseau. 

—  Le  Cbanlier.  —  Le  Bnis.  —  Analoniie  du  bnis. 

—  Un  Vaissoau  lance  en  nier. — Vaisseaux  de  fer. 
Qualrieme  .Malinee  :  Les  Aiiimaux  nuisibles. —  La 

Poussierc  aiiimoo.  —  Nouvoau  Sucre 

l'ini|uiomo  Malinee  :  UnNavire  siir  lo  Climinilii. — 

Les  nouveaux  Sucres 

Sixienie  Malinee. —  LesLujiellcs.  —  Lc  Telescope. 


78 


80 


138 


293 
5!;9 


Chronlqaes   et    legendes  dn  moycn 

age. 

La  Logende  de  Pierre  de  la  Palud 109 

Chronii|no  du  chalean  dc  Marsloke 110 

Un  Teslamenl  suppose ib. 

Chrnniipic  du  clialeau  de  Marsloke  (suile).   .  .   .  150 

La  Vierge  de  Rcnionol 198 

Copcrnic 282 

Copernic  (suilo) 313 

Copcrnic  (  suile  et  fin  ) 547 

Le  Dalhia 358 

48 


578                                                          iTABLE  DES 

Pages. 
Couru;;c    moral    tiaiis    la    joiinossc, 

oil  E\i'm|iK's(li'  rnire  ctiiilrc  lo  sort,  ilc  ri'sislnncc 

el  (losiRTcs  dans  Ifs  ("inieri's  Ics  jiliis  ilivei'ses.  47 

Ben-Jolinson,  Cook,  Itaiii|iiir,  Descai-lcs,  clc.   .  .  218 

L,T  Jciinosse  de  llcni-i  IV 297 

Jciinesse  des  gi-aiids  arlisles. 298 

Devoir    «t  Iloroisnie   rlioz  Ics   rem- 

luos /,! 

L'lliiro'isinn  ijuorrior  cliez  Ics  femnics 'lo 

Ln  jcune  Merc ib. 

Bl.anclic  de  Caslillc.  ,sa  vie  el  son  indueiiec.  ...  -I  H 

Lcllre  d'line  d.iiiie  anslnisc  |irisonniorc  .-'i  Gwnlior.  1 17 

Dlanclie  de  Caslille  (  siiile  ) 1/,9 

Ln  Vic  des  femmcs  orieiitalcs,  visile  an  linrcra.  .  221 

Ilistolrp  natiirello. 

Lcs  Zcjjres 5G8 

IllnslrpN  Francnl». 

Le  Cardinal  de  liiclielicii 125 

Ln  Cardinal  de  Riclielieii  (suile) I,'^,^ 

Pierre  Corneille 1y3 

Pierre  Corneille  (suite) 2i8 

Jeanne  d'Arc 281 


Uvrc  tie  la  Sanfe,  on  .\necdotes  medicam-s , 

FaITSET  CONSEU.S  RELATIFS  a  fa    SANTE  de  l'lI0.M51E.  28 

Influence  de  eerlaines  sul)slances  .snr  Ic  corps  liu- 

main.  —  Lcs  Narcoli(|ncs,  rOjiinm,  clc.  ...  29 

Le  Taliac 51 

L'Excrcice  inlcllecluel  esl  necessaire  ii  In  sanle  el 

au  lionheur 05 

Bnins  ]iublics  pour  lcs  classes  ouvricres 12.1 

Le  Secret  de  vivre  longlcnips ib. 

Des  Stimulanls  (suile  dii  Tahac) 21'J 

Le  The .'  .  .  373 

llorveillrM  «ie  la  nattire. 

Volcans   de   la   mcr  PaciQipie.  —  Ascension  ,i 

Mouna-Loa ~,\-; 

Lps   Fcux  follels 5/,() 

Le  Toiincn-e 57 1 


UerveilleH  ilii  mois  paKKt^. 

Coni|u^lesrcccnlcsdc  la  civilisation  chrelicnne,  etc.      31 


Ilille  01  line   A'liils  d'Eiiropc  ct  «1'a- 

nieriqiie ^-j 

Premiere  unit :  Conic  du  nialclot  Ilcinriili.  ...  |S 

Deuxieme  unit :  Conle  du  malelol  Ileiiirieli  (suite).  49 

Troisiemc  nuit :  Conle  dc  doni  llalilador  de  la  Isla.  82 
Qualrienic  nuit  ;  Comment  une  femnie  peul  cue 

pirc  i|u'uu  dialjlc  on  mi'illcure  iiu'un  ange.  .  .  I8i 

llicdon-liicdon,   conle  picard,  cin(piienie   nuit.  .  2.Vi 

Souveidi's  de  la  Cliinc 2u(j 

.Si.xieme  miit :  Ricdin-Ricdou,  conic  picard  (suite).  394 


MATlEllliS. 

rages. 
lIoiK  (III  jeniic  rliretien. 

Les  Sainis  du  niois 2 

Mois  de  novcmljre 5 

L'Avenl 53 

Noel 34 

Mois  de  dcccnilire 35 

La  Fete  de  la  Circoncisiou 63 

La  Fele  de  I'Epiphanie 6G 

Mois  de  Janvier C7 

La  Chandelcur 97 

Le  Carnaval 98 

Le  Careme 99 

Mois  de  fevrier 101 

La  Semaine  sainle 129 

La  Fele  de  Paques 131 

Myslere  de  la  resurrection  dc  N.-S.  Jesus-Christ.  152 

Mois  de  Mars 134 

Les  Rogations 161 

Varictes 162 

Mois  d'Avril 163 

L'Asccnsion  de  Notre-Seigncur 195 

Ln  Pcnteeote 194 

La  Fele-Dieu 193 

Mois  de  niai 196 

Fi'Ie  dc  saint  Jcan-Baplistc 225 

Fete  dc  saint  Pierre  el  de  sainl  Paul 227 

Mois  de  jiiin 230 

Visitation  de  la  sninte  Vierge 257 

Varii'tes 2.i8 

iMois  de  juillet 263 

Solenniles  du  mois  d'nout 289 

Mois  d'aout 294 

La  Nalivite  de  la  .sainle  Vierge 321 

L'Exallalion  de  la  sainle  croi.\ 322 

Saint  Michel  el  lcs  sainis  nngcs 323 

Consolation  ehreliennc 323 

Mois  de  scptendire 32'> 

Saint  Denys 553 

La  Toussaint 557 

Mois  d'octolire 359 

PotHK   voyages   «ur  Ics  rlviei-esi  dc 
I'ranrc. 

La  Loire,  scs  liords  el  ses  souvenirs 12 

La  Loire  (suite) 14 

Lc'gendcs  des  liords  de  la  Loire 43 

La  Maison  dor  du  dialilc,  on  le  Gerbicr-de-Jonc.  ib. 

Les  Fees  verles  de  la  voi'itc  Polignac 118 

La  Loire,  scs  herds  el  scs  souvenirs  (suile).  .  .  178 

La  Loire,  ses  hords  ct  ses  souvenirs  (suile).  .  .  .  199 

La  Loire,  ses  liords  el  ses  souvenirs  (suite).  .  .  .  3tl5 


Sinja>li<>  divers. 

Lei  Ire  dc  Claude  Brady  a  sa  scciir  Claudine,  qui  se 

marie,  sur  lcs  devoirs  ct  Ic  honlicnr  en  menage.  11 

FaiWesse  des  grands  esprits 16. 

Ilcnu'llre  au  leudcmain 87 

La  Mode  en  iiicdecinc ib. 

Dignile  du  travail 16. 

(^oagnlalion  dn  lail 88 

Les  Insecles  balayeurs ib. 


TABLE  DES 

Hull  sens  vaul  mious  que  science 88 

Elviiiologic  de  (|nclques  designations  americaiiics.  ib. 

Priere 8!) 

m.iximes  de  clia([ue  jour i'Jfi 

Le  Fer ib. 

Vers  du  Persan  llafiz ib. 

La  yilus  ancienne  des  linrloges ib. 

Uii  Couvenl  en  Algerie '127 

La  nieiUenre  Pilule '6- 

Origine  dos  lirouillards ib. 

Lo  Canielenn.    .       .  .   , ib. 

Le  Lail  de  clievre  en  Espagne ib. 

La  Pi-clie  dcs  perles 128 

Cc  i|ni  pent  ai'river  au  globe I'l 

Manger  avec  li's  doigts ^b. 

Le  Bateau  a  vapenr ib. 

La  Toilette  dune  Grecqne I"i 

Le  Frein  de  la  medisance  et  le  Maulcau  de  I'ivro- 

gnerie 1"3 

Le  Pore-Epic ib. 

Ode  d'un  patineur 174 

Fureur  des  saints  et  des  paiens  contre  les  co- 
quettes   ib. 

Le  Sang  et  les  Clieveux 175 

La  Chauve-Souris 2'25 

Le  Karval  on  Licorne  de  nier 224 

La  Baleinc  attaipiee  par  les  poissons 241 

Pi'clie  de  la  baleiue 242 

L'Aigle 2'i3 

Le  Boa  constricteiir 244 

Le  Poisson  volant  et  le  Dauphin 2i3 

In  Avis  a  I'arislocratie 246 

He  la  Conversation ib. 

Les  bonnes  Maiiiercs ib. 

Extraits  d'un  vieiix  nioralisle  italieii ib. 

Aulres  Extraits  de  quelques  ecrivains  catholiques 

elrangcrs 2'i7 

Exageralion  des  modes  feminines ib. 

Bruges 281 

La  Pelite-Provence 532 

Maxime  dun  sage ib. 

Origine  des  compliments  que  Ion  fail  aux  gens 

qui  eteruueiit ib. 

Faille ib. 

La  liaison  et  la  Douceur ib. 

Le  Laboureur  et  son  Fils 37(i 

Agatbocle  (fable) ib. 


Snvolr-Vivro  cii  Europe. 

Simples  conseils  ii  ceux  qui  enlront  dans  le  niondo. 

—  L'Affcctalion  et  la  Tiniidite.  —  Le  Cbanteur  de 

romances.  —  Toilette  d'une  jeune  lille  pauvre. 

—  Un  Monsieur  quine  salt  pas  sortir.  —  Anciens 
TraitesI  du  savoir-vivre.  —  Casliglione.  —  Fe- 
nclon.  —  La  Politesse 8o 

La  Politesse  a  table.  —  La  Conversation  a  table. 

—  Le  Mailre  de  niaison  gastronome.  —  Conime 
lout  le  monde.  —  Avaut  diner.  —  Apres  diner. 

—  Le  Cuslume  du  diner.  —  La  Convcisaliiin  a 
table.  —  Le  Monsii;ur  aux  breloques.  —  La  Dame 

Irop  corsee 14.5 


MATIERES.  W9 

PafCSi 

Mccurs  amcricaines 275 

La  Lionne 502 

Conversation  des  liommcs  de  lellres 503 

LeCosturae.— Les  Paris. —La  Politesse 333 


Scenes,  Boci In,  Avontares,  exIraUs. 
•les  plus  recenis  vojascurs. 

Le  Trappeur  dcs  monlagnes  Rocheuses 2J 

Une  Soiree  au  Jlaroc 23 

Le  Soleil  a  niinuil 20 

Le  Duel  dans  la  Foret->'oire ib. 

La  Neige  rouge 36 

Visile  a  un  cure  de  Cordoue ib. 

L'lncendie  de  la  foret  vierge 37 

La  Valise  et  la  Bouteille,  ou  Aventures  ccylauaises.  41 

Flandres,  Louvain 89 

Aventures  sur  les  bords  de  la  riviere  de  la  Co- 

lombie 92 

Voyage  a  cheval  sur  un  crocodile 96 

M.  Thiers  dans  un  couvenl  des  Pyrenees 102 

Une  Nuit  de  peril 103 

LTloiiime  et  le  Tigre 104 

Don  Antonio  Garcia  de  A(iuila ,  cure  do  Pitiegua.  106 
Les  Torches  sur  le  Neckcr ,  et  la  Coincilie  sur  la 

glace 107 

Les  Chinois  d'aiijourd'hui 134 

Une  Ascension  perilleuse  au  Petter-Bolte  et  sa 

montagne 1o6 

Capture  d'un  negrier 187 

Comme  quoi  vingt  loups  Turont  emprisonnes  par 

le  marquis  de  Lafayette 188 

Souvenirs  de  la  Chine 189 

Incendie  d'une  prairie 191 

Missions  de  la  Chine  et  du  Tong-Kinj; 204 

La  Caravane  de  Bagdad  209 

Panorama  du  haul  d'une  montagne 211 

Mceurs  de  ITndouslan t6. 

La  Chasse  au  ligre 213 

L'lle  deTaiti  en1788eten  1845 215 

Les  Volcurs  et  le  Guide  cndormi 217 

Impressions  de  voyages  d'un  jeune  touriste.  .  .  .  264 

Mocnrs  irlandaises 267 

La  Scmaine  saintc  a  Borne 272 

La  Sirega,  ou  la  Pytlionisse  de  Boheme 309 

Ta'iti  en  1783  et  en  1845 274 

Pelites  visites  dans  quelques  villes  de  la  Suisse 

moderne 313 

Etat  aclueldela  Iraite  des  negres 342 

Letlre  d'un  voyagcur  francais 343 


Sc^iicit,     Rorits  et   Aventures   de  la 
\ic  maritime. 

Le  Conteur  du  gaillard  d'avant 510 

Une  ^uit  dans  un  pharc •    563 

Vie  privee  des  oiseaux. 

Les  Crimes  d'un  rouge-gorge 20 

Les  Oiseanx  a  bord  de  la  fregale 22 

La  Caille 61 


580  TABLE  DES 

Pages. 

Le  Merle  cc-Hlialniie 02 

La  Caillc  fsniU') 90 

Combat  d'uu  faucun  ct  J'une  bclollc 91 


MATIERES. 

Pages. 

La  Pcidrix 329 

Le  Coilieaii 331 

Le  Pelican 333 


TABLE    DES    GRAVURES   SEPAREES    DU    TEXTE. 


Bruges Froulispice. 

BossuET Pii!,'e.  13 

Van-Dvcr 48 

UoTEt,    DE    Vll.I.E    HE     LoUVALS 8!) 

Le    Cardisal    de  Richelieu 125 

L\  JonriNEE  DES  Dupes ISti 

C0I1>EILLE 183 

Jeasjse  d'Am 281 

Saist  Louis 2;)3 

Fekelos 5'(9 

Rubens oiiO 


BRli  !SH 

7    AUG  -2 a 

NATUP.AL 
Kl  STORY.. 


-O'O'S'J* 


Paris.  -  liuminioric  S^CH^■E1DE1(  tr  LAN(;r..\M1,    rue  clErliirlli,  ). 


LE 


LIYRE  DES  FAMILLES 

JOURNAL 

MORAL.  ilELllilElL  LITTERAlRIi,  lilSTORIOlE,  ARTISTIOL'E,  SCIEATIFIIjlE.  ETC. 


DEUXIEME   ANNEE. 


184« 


rYr<ii;iuriiin  laluavi-k  rit-B  et  roup.,   nit  huif-TTF 


I   BRITISH 

I    7   AUG  i9 

I  NATURAL 
I  HJSTORY. 


I 


©®P1^[PA[BTIE 


PAKIS 

TH.  HOUZE,  DIRECTEUR  DU  LIVRE  DES  FAMILIES 

'■>  ,     QLAI     MALAQIAIS. 


IS-H 


i 


LE 


LITRE  m  FAMlLlEii 


ou 


JOURML  DE  MONSIEUR  LE  CL'RE. 


M»  1 .  —  2*  Volume. 


1"  Janvier  1846 


JANVIER- 


Le  nom  de  ce  mois  lui  vient  do  Janus,  personnage  al- 
legorique  considere  comme  le  porlier  {jatiilor]  dc  I'O- 
lympe.  On  representait  Janus  avec  deux  figures,  I'une  de 
vieillard,  tournee  vers  le  passe,  I'autre  de  jeuiie  hommc, 
tournee  vers  I'avenir ;  I'une  grave  comme  la  realite,  I'au- 
tre radieuse  comme  I'esperance. 

Ce  fut  Numa  Pompilius  qui  decida  que  Janvier  ouvri- 
rait  la  periode  annuelle  comme  Janus,  auquel  il  etait  de- 
die,  ouvrait  les  portes  des  cieux;  car  sous  Romulus  I'an- 
nee  commencait  au  mois  de  mars. 

Le  grief  principal  centre  le  mois  de  Janvier,  c'est  le 
froid  exlrirne  qui  le  caracterise  en  effet ;  mais  c'est  par 
ce  point  surtout  qu'il  est  utile,  car  le  froid  a  son  r61e 
aussi,  et  son  role  important  dans  I'economie  providen- 
tielle  de  la  creation.  Dune  part,  il  enchaine  les  forces  v6- 
gelatives  et  les  tient  au  repos,  afin  qu'elles  puissent,  au 
'temps  convenable,  se  developper  partout  avec  plus  d'in- 
tensite  ;  d'autre  part,  il  detruit  des  myriades  d'insectes, 
■d'ou  ri'sulle  pour  nous  un  double  avantage,  puisque  nos 
fruits  ainsi  ne  seront  pas  devasl^s,  et  que  la  recoUe  sera 
mc^nie  d'autant  plus  abondante  que  le  sol  evidemment 
aura  recu  plus  d'engrais.  Et  puis  ne  faut-il  pas  que  I'e- 
vaporaiion  de  I'eau  soit  enfin  retardee,  ne  faut-il  pas, 
pour  imbiber  nos  guerets,  que  les  pluies  y  penetrent  et 
qu'elles  y  soient  retenues?  ne  faut-il  pas  aussi  qu'au  sommct 
de  la  montagne  les  glaciers  fassent  leur  reserve  pour  suf- 
t.  II. 


fire  ensuite  aux  depenses  de  la  belle  saison?  ne  faut-il  pas 
que  vers  le  pole  s'amasscnt  et  s'anioncellent  des  oceans 
immobiles  et  solidifii's,  afin  que  les  fleuves  sous-marins 
vicnnent  reparer  les  pertes  des  oceans  equatoriaux,  lors- 
quB  au  printemps  I'almospliere  va  se  delendre,  et  que, 
bicnlot  apres,  I'ete  va  menacer  de  tarir  les  rivieres,  les 
lacs  et  les  niers  '! 

Sans  doute  Janvier  ne  permet  pas  S  I'liorizon  de  revelir 
ses  habits  de  fete,  mais  cepcndant  la  terre  n'est  pas  de- 
pouillee  de  toute  parure.  Voyez  :  I'epine  blanche  montre 
dans  les  champs  ses  bales  purpurines,  et  le  laurier-thym 
deploie  .ses  Qeurs  disposees  en  ombclles  et  son  feuillage 
d'un  eclat  permanent;  lif  dresse  encore  sa  pyramide  tou- 
jours  verte  et  le  lierre  maintient  centre  le  mur  toules  ses 
feuilles  qui  resislent  meme  a  I'ouragan;  I'liumble  buis 
conserve  aussi  toute  sa  verdure  tandis  que  le  sapin  porte 
dans  I'air  sa  tfile  verdoyante.  Or,  toutes  ces  nuances  pa- 
raissent  alors  d'autant  plus  belles  qu'elles  se  delachent  et 
se  relevent  sur  la  couclie  de  neige  qui  re\H  au  loin  tout  le 
sol;  et  la  perspective  n'a-t-elle  done  pas  aussi  sa  magni- 
ficence lorsque  le  rayon  solaire,  qui  met  en  mouvement  la 
folle  mesange  etle  gai  roitelet,  scintille  sur  les  broderies 
pittoresques  que  le  givre  suspend  aux  branches  des  arbres 
comma  aux  toits  des  maisons?  Mais  essaycz  done  de 
compter  (ousles  dianiants  a  facetles,  toutes  les  pierreries 
opalines  que  la  gelee  blanche  a  semes  sur  la  plus  simple 

\ 


JANVIER. 


cbaumiiro,  surle  plus  raodeste  buisson.  Et  toutcela  peut- 
Mrc  ne  parle  encore  qu'aux  yeux;  niais  pour  I'Jme  medi- 
tative, est-il  rien  de  plus  irapo^ant,  rien  de  plus  solennel 
quel'aspertde  lliorizon  Idrsque  dans  le  silence  niyslfrieux 
de  la  nuit,  la  luiio,  devenue  reine  dn  lirn>amfnt,  laisse 
tombcr  sa  iomiiire  douce  et  pure  sur  celte  blanche  t«ni([ne 
de  la  terre  ondormie? 

Voyez  aussi  comme  ce  qui  ne  semble  d'abord  destine 
qii'i  I'ornement  de  la  terre  porte  cependant  ce  caraclere 
d'ulilite  que  la  bienfaisante  mainduCreateur  imprime  h 
toutes  ses  oeuvres;  cette  ncige,  qui  resplendit  afm  de  ne 
pas  laisser  perdre  un  seul  des  rayons  lumineux  alors  af- 
faiblis,  est  en  m^me  temps  le  nieilleur  de  tons  les  calo- 
riftres  pour  les  plantes.  Des  qu'elle  couvie  I'horizon, 
lous  les  germes  se  trouvent  merveilleusement  abrites 
centre  les  rigueurs  excessives  du  froid;  qne  wiainte- 
nant,  venue  des  poles,  la  tempMe  passe  terte  glacec  pour 
allcr  remplir  an  loin  sa  misSfon^  la  'conclie  de  noige  inter- 
posee  Ini  dOrobe  les  grainos  que  le  laboureur  a  sem^cs, 
et  puis,  a  I'epoque  dela  germination,  cette  neige  fondue 
descend  jusqu'h  la  radicelle  naissante  et  lui  porte  les  prin- 
cipes  nutritifs  qu'elle  a  dissoas  et  retenus. 

Un  esprit  superficiel  s'imagine  peut-Stre  que  notre 
terre  serait  un  paradis  si  partout  regnait  un  cternel  prin- 
tenips.  Mais  la  reflexion  nous  dit  bien  vile  que  notre 
globe  alors  serait  inbabitable  on  du  nioins  4c\iei>Ura4t 
pourl'honinie  unefort  tristc  demeure.  Oes  classes 'enttfenes 
d'animaux  et  de  planles  disparailraient  aTK>sil6t,  La  forftt 
n'aurait  plus  sa  rii-icre,  ni  le  bocage,  son  ruisseau;  1" aspect 
de  I'horizon,  partoul  dt  toujears,  serait  'd'une  Ifatigante 
uniforniite;  cette  diversile  de  fleurs  et  de  frniltS'(![ui  fait 


notre  joic,  qui  fait  notre  richesse,  se  Ironvcrdit  infiniment 
reslreinte;  et  ce  que  nous  apprecions  tanl  aujourd'hui 
parce  que  nous  avons  le  temps  de  le  dcsirer,  une  journ^e 
fraichc  ot  Iransparentc  du  mois  de  niai,  nous  dcviendrait 
monotone,  parce  que  \a  sensation  la  plus  sua^e  nous  im- 
portune df^s  qu'elle  est  continue. 

Malbeureusement  nous  ne  savons  pas  reflechir,  et  notre 
ignorance  diminue  sans  cesse  I'imporlance  de  toute  cbose ; 
ainsi,  pour  ne  pas  terminer  ces  lignes  sans  en  tircr  au 
moins  une  lejon,  diles-moi,  votre  attention  s'cstelle  ar- 
r^t^e  jamais  aux  decorations  rbarmantes  que  le  givre 
dessine  sur  nos  vitres.  La  physique  nous  enseigne  que, 
refroidi  a  I'ext^iieur  par  le  contact  de  I'air,  le  verre,  a 
son  tour,  refroidit  I'air  tifede  de  nos  appartements,  qui  est 
alors  force  de  deposer,  sous  forme  crislalline,  la  vapeur 
d'eau  dont  il  est  sature.  C'est  bien;  niais  si  vous  YOulez^ 
chercher  la  loi  qui  priiside  ^  la  formation  de  toutes  ces 
lignes  geom^triqucs  qui  partent  d'abord  d'un  axe  et  se 
ramifient,  comme  partent  de  la  tige  d'une  plume  lesbarbes 
delites  d"ou  d^rivent  ensuite  des  barbules  encore  plus 
imperceptibles,  la  science  humaine  I'ignore  encore,  et 
c'est  ainsi  que  ce  ph(?nomfene  nous  paralt  petit  et  minu- 
tieux.  Mais  un  ohjet  est-il  done  petit  parce  que  nous  ne 
pouvons  le  compicndre,  cst-il  minntieux  quand  il  peut 
faire  naflire  d'nateles  pensees?  Pour  qui  salt  relK'chir,  n'y 
B-l-il  pas  daus  ce  phenomene  titi  utile  enseignement? 
Voyez 'ces  apparenoes  floralcs  qui  ornent  nos  vitres,  elles 
sont  bri'lantes  et  varices ,  cependant  un  rayon  du  soleil 
les'dSaoe',  ne  sont-elles  pas  rimage  de  toutes  nos  illusions 
que  dissipe  si  vite  I'exp^rience? 

Teuliebes. 


L'ELire  DES  SAINTS  FRAN<?AIS 


SAINT  HILAIRS, 

KVEQUE     DE     POITIERS. 

Si  nous  n'avions  qu'a  faire  le  panegyriquo  de  I'illustre 
saint  par  lequel  s'inaugure  le  premier  mois  chretien  de  la 
deuxieme  annee  do  notre  journal,  il  nous  suffirait  de  citer 
deux  nomsqui  sont  d'une  immense  autorite  dans  I'Eglise, 


saint  Augustin  et  saint  Jer6nie.  Le  celfebre  ^v^que  d'Hip- 
pone,  dans  son  immortelle  lutte  avec  les  h(5retiques  pela-  ^ 
giens,  appelle  saint  Hilaire  ViUusIre  dvcleur  des  Eglises. 
Saint  Jerome,  a  son  tour,  In.  prodigue  les  plus  glorieuxj 
(^loges  :  il  I'appelle  un  tiomme  Ires-i'loquent  etlla  Irom- 
petle  des  Latins  conlre  les  seelateurs  d'Arius. 

Notre  patrie  s'enorgueillit  done  a  juste  litre  d'avoir  6l&i 


L'ELITE  DES  SAl 

le  berceau  d'un  personnnge  qu'exallent  si  hautement  des 
apprecialeurs  aussi  competenls...  qu'on  nous  pardonne 
la  faiblesse  de  I'epilliete,  mais  11  est  des  merites  ijui  de- 
fient  la  langue  huiiiaine.  Saint  Hilaire  naquit  a  Poitiers 
d'uae  des  plus  illuslres  families  des  Gaules.  Ses  parents, 
comme  tant  d'autres  maisons  de  cette  vaste  contree,  sub- 
juguee  par  les  Remains,  avaienl  d^serte  la  religion  des 
druides  pour  embrasser  le  polylheisme  des  eonqueranls. 
C'elait  quitter  la  superstition  pour  I'erreur.  Neanmoins, 
a  cette  epoque,  le  sang  des  martyrs  avait  coule  dans  les 
Gaules  et  y  etait  devenu  la  semence  du  ehristianisnie  en 
plusieurs  lieux.  La  naissance  de  notre  saint  doit  ^tre  pla- 
cee  a  la  fin  du  troisieme  siede  ou  au  commencement  du 
quatrieme. 

Des  son  jeune  4ge,  Hilaire  fut  inibu  des  doclrincs  du 
paganisme,  et  la  religion  du  Cr«c'i/if  lui  ;ipparut  comme 
une  profonde  folic  ;  ijenlilitis  sliilliliiim.  Adolescent,  il  fit 
une  etude  particuliere  de  I'eloquence;  mais  son  esprit 
avide  d'instruction  ne  negligea  point  les  sources  des 
sciences  et  des  lettres  chrctiennes,  qu'il  avait  a  sa  portee 
dans  une  ville  dont  une  bonne  partie  avait  embrasse  la 
loi  du  Cbrist.  Deja,  par  les  simples  lumieres  de  la  raison, 
il  avait  juge  que  la  destinee  de  I'homme  sur  la  terre  etait 
tout  autre  que  celle  preconisee  par  les  adorateurs  de  Ju- 
piter et  de  Venus.  II  avait  compris  que  I'homme,  ne  libre, 
doit  diriger  son  cceur  vers  le  beau  moral,  et  que  la  jus- 
tice, la  temperance,  la  longanimite,  devaient  etre  I'objet 
de  sa  poursuite.  Mais  cette  destinee  humaine  doit-elle  se 
borner  ici-bas  ?  Le  polytheisme  n'avait  h  lui  offrir  que 
ses  fabuleux  Champs-filysees  comme  le  prix  de  la  veitu. 
D'ailleurs  cette  innombrable  cohorte  dedivinites  ne  pou- 
vait  que  faire  pilie  a  une  haute  intelligence  comme  celle 
d'llilaiie.  II  chercha  dai;s  les  li-,  res  des  cbri5tiens  quelque 
chose  de  plus  precis  et  de  plus  noble.  Cette  definition  de 
la  Divinite  qu'il  lut  dans  Moise  le  frappa  vivcment :  ci  Je 
suis  celui  qui  suis.  »  C'est  Dieu  lui-meme  qui  se  r^vt'le 
en  ces  termes  sublimes.  L'Ancien  Testament  devint  I'objet 
constant  et  favori  de  ses  lectures.  Puis  il  passaaux  fivan- 
giles.  De  quel  briUant  eclair  I'Sime  d'Hilaire  ne  fut-elle 
pas  transporlee,  lorsque  ses  yeux  lurent  ces  premieres 
paroles  de  saint  Jean  ;  «  Au  commencement  etait  le  Verbe, 
"  et  le  Verbe  etait  dans  Dieu,  et  Dieu  etait  le  Verbe.  »  II 
s' opera  aussitot  dans  celle  grande  ime  une  merveilleuse 
transformation,  u  Je  suis  Chretien,  s'ecria-t-il;  loin  de 
«  moi  les  chimeres  idolatriques  qui  ont  berc6  mes  jeunes 
«  anntes.  » 

tjuelqucs  jours  apres,  un  catechumene  se  presentait 
aux  fonts  baptismaux  pour  se  plunger  dans  le  bain  sacre 
de  la  regeneration  spirituelle. 
Hilaire  est  chrctien. 

Longtemps  avant  cette  epoque,  il  s'^lait  engage  dans 
les  hens  du  niariage,  et  I'histoire  ne  dit  pas  que  son  epouse 
ait  embrasse  le  ehristianisnie.  Toutefois  il  est  probable 
que  I'cxemple  de  son  mari  fit  sur  elle  une  grande  impres- 
sion. Toujours  est-il  que  de  cetle  union  naquit  une  fille 
nommee  Apra  ou  Abra,  qui,  d'apres  les  pieux  conscilsde 
son  pere,  se  voua  a  la  virginite  et  mourut  saintcment, 
longtemps  avant  I'auleur  de  ses  jours,  comme  on  le  verra 
plus  tard.  Est-il  presumable  que  I'epousc  fut  restee  seule 
fidele  aux  deplorables  enseignements  du  paganisme? 

Nous  voici  arrivfe  a  une  epoque  tristement  celebre  dans 
les  annalcs  ecclesiastiques.  Le  Irop  fanieux  Arius,  indigne 
de  n'avoir  point  el6  nommfe  evSque  d'Alexandrie,  apres 


NTS  FRANQAIS.  3 

la  mort  d'Achillas,  se  vengea  en  atlaquant  la  divinite  de 
Jesus-Christ.  Que  Ion  juge  de  la  valeur  intrinseque  d'uno 
doctrine  provoquee  par  une  ambition  decue!  L'histoiro 
de  toutes  les  heresies  est  la.  Les  passions  humaines  en 
furent  constjmment  les  inspiratrices.  Arius  fut  condarane 
plusieurs  fois,  et  surtout  en  323,  par  leconcile  de  Xic^e. 
Mais  I'heresiarque  usuit  de  si  adroiles  mences,  qu'il  par- 
venait  toujours  a  Ironiper  sur  son  orthodoxie.  Ses  sccta- 
teui"s,  se  servant  des  memes  subterfuges,  a\aient  reussi  a 
gagner  a  leur  heresie  un  grand  nombre  de  catholiques  et 
mSme  des  pr^tres  et  des  evSques.  Les  empereurss'elaient 
declares  protecleurs  de  I'arianisme.  Quiconque  itait  fcr- 
mement  attache  a  la  saine  doctrine  encourait  I'indigna- 
tion  des  Cesars. 

C'est  au  moment  oil  cette  heresie  etait  a  son  apogee 
que  le  siege  episcopal  de  Poitiers  otant  venu  ii  vaquer, 
tous  les  yeux  se  fi-xerent  sur  Hilaire  pour  I'y  faire  monter. 
Son  liumilite  lui  inspirait  une  vive  resistance,  mais  enfin 
il  fut  oblige  de  ceder  a  I'empresseuient  des  fidelcs.  Hi- 
laire recut  I'onction  episcopale  en  353.  Son  epouse  vivait 
encore.  En  ce  temps,  I'Eglise  clevait  quelquefois  au  sa- 
cerdoce  et  a  I'episcopat  des  hommes  maries.  Ce  ne  serait 
pas  une  raison  pour  penser  que  la  regie  du  celibat  n'exis- 
tait  point  alors  pour  le  cicrge.  Des  que  ces  hommes 
avaient  recu  les  ordres,  ils  n'habitaient  plus  avec  leurs 
epouses  et  etaient  astreints  h  une  ri^ide  continence.  Tous 
les  monuments  de  I'histoire  ecclesiastique  nous  transmet- 
tent  unanimement  cetle  discipline.  La  seule  Eglise  grec- 
que  ne  s'y  est  point  montree  constante. 

Hilaire,  devenu  ev^que,  se  livra  avec  une  indicible  ar- 
deur  aux  travaux  de  I'episcopat.  Que  d'anies  plongees 
dans  le  desordre  son  zele  parvint  a  retirer  de  labime! 
Sa  plume  se  consacra  exclusivement  a  la  religion.  C'est 
alors  quil  composa,  sur  I'Evangile  de  saint  Malthieu  et 
sur  les  Psaumes,  des  livres  empreints  de  I'onction  de  la 
piete.  La  science  et  les  charmes  de  I'elocution  n'en  sont 
qu'un  accessoire,  parce  qu'Hilaire  travaillait  plulot  pour 
le  coeur  que  pour  le  genie.  A  quoi,  en  effet,  aboulissent 
des  ecrits  qui  ne  jetteut  que  de  vaines  lueurs  dans  les 
intelligences  et  qui  ne  rendent  pas  les  hommes  meilleurs? 

La  controverse  ne  devait  point  cependant,  surtout  en 
ce  siecle,  trouver  le  saint  eveque  de  Poitiers  indifferent, 
L'arianisme  de^oiait  le  Iroupeau  de  Jesus-Christ,  et  c'est 
bien  dans  d'aussi  facheuses  circonstances  qu'un  pasteur 
doit  elever  la  voix  et  se  montrer  dispose  a  mourir  pour 
le  salut  de  ses  ouadles.  La  mort,  en  effet,  loin  de  lui  pa- 
raitre  redoutable,  etait  I'ardent  objel  de  ses  voeux ;  il  as- 
pirait  au  martyre  pour  la  defense  de  la  verite.  La  perse- 
cution viendra  le  trouver  dans  les  Gaules,  oil  I'cmpereur 
Constance  n'avait  point  encore  essaye  d'imposer  aux  con- 
sciences la  foi  heretique  d'Arius. 

Get  erapcrcur,  enorgueilli  de  la  victoire  qu'il  venait  de 
remporter  sur  le  tyran  Maxence,  voulut  inoculer  a  I'Oc- 
cident  le  \enin  de  cette  heresie  dont  I'Orient  etait  infecte. 
II  convoqua,  a  Aries,  un  concile  d'ariens,  qui  gagnerent 
a  leur  cause  le  trop  facile  Saturnin,  eveque  de  cette  ville. 
Deux  ans  apres,  il  en  fit  de  m^nic  a  Mdan,  ct  Ion  y  pro- 
posa  d'cxiler  tous  les  cveques  qui  ne  souscriraient  point 
au  symbole  iinpie  d'Arius  et  a  la  condamnation  d'Atha- 
nase.  La  menace  fut  suivie  d'un  prompt  etfet.  Hilaire  ne 
s'en  laissa  point  intimider.  II  se  separa  hautement  de  la 
communion  des  eveques  ariens  et  denonca  meme,  dans 
un  concile  de  Beziers,  I'aposlat  d'Arles,  Saturnin. 


4  L'ELITE  DES  SA 

Ici  va  s'ouvrir  pour  noire  saint  une  ere  de  persecu- 
tions. Constance  est  informe  de  la  hardiesse  de  Tevfeqiie 
de  Poitiers.  II  charge  son  collegue  Julien,  qui  comraan- 
dait  dans  les  Gaules,  d'exiler  au  fond  de  I'Asie  Mineure 
le  courageux  evdque,  ainsi  que  Rliodane,  cveque  de  Tou- 
louse, qui  avait  montre  la  m6me  ardeur  pour  la  cause  ca- 
tholique.  Les  insenses  tyrans  se  sont  figure  dans  tous  les 
temps  que  la  verite  61ait  vaincue  lorsque  ceux  qui  en 
elaienl  les  heiauts  etaient  condamnes  au  silence  ou  effa- 
ces du  nombre  des  vivants.  Eh!  Jesus-Christ  n'a-t-il  pas 
dit  que  ses  apotres  et  scs  ministres  devaient  s'atlendre 
aux  anath^mes  et  au\  poursuites  liaineuses  et  meurtriferes 
des  enneniis  de  son  nom?  Constance  et  Julien  fournis- 
saient  ainsi  a  la  religion  catholique  un  argument  de  plus 
en  sa  faveur. 

Au  milieu  de  I'an  356,  Hilaire,  Rer  de  soulTrir  pour  le 
Verbe,  dont  il  a  venge  la  divinile  par  ses  iiitrepides  pro- 
testations, sort  de  la  ville  de  Poitiers  et  s'achemine  vers 
une  region  lointaine.  La  Phrygie  lui  est  assignee  comme 
lieu  de  son  exil.  Les  fatigues  d'un  long  voyage  ne  peu- 
vent  troubler  sa  serenite.  Certes,  le  coeur  de  ses  ennemis 
ne  jouit  pas  du  meme  calme.  L'exil  ne  sera  point  pour 
Hilaire  un  temps  de  repos  et  d'oisivete;  il  s'y  livre  tout 
entier  a  la  composition  de  divers  ouvrages,  et  notamment 
sur  ce  qui  fait  I'objet  de  la  dispute.  C'est  en  Phrygie 
qu'il  produit  ce  magnifi(|ue  Traite  dcia  Trinile,  oil,  en 
douze  livres,  il  prouve  invinciblement  la  consubstanlia- 
lite  du  P6re,  du  Fits  et  du  Saint-Esprit.  II  y  montre  que 
I'arianisme  n'a  point  6t6  revele  k  saint  Pierre,  que  Jesus- 
Christ  rhoisit  pour  etre  le  roc  inebranlable  sur  lequel  il 
Voulait  fonder  son  figlise.  II  fail  voir  qu'a  saint  Pierre 
Jesus-Christ  a  promisrinfaillibilit^,  et  que  quiconque  s'e- 
carle  de  son  enseignement  tombe  dans  I'erreur. 

Decidement  cet  eveque  gallican  ne  professait  pas  les 
doctrines  qu'on  a  di'corees  plus  tard  du  nom  de  galli- 
canes.  Nous  appelons  I'attention  des  catholiquesde  bonne 
foi  sur  cctte  particularite  de  la  vie  de  notre  saint. 

Le  siege  de  Poitiers  eut  pourtant  le  bonheur  de  ne  pas 
voir  s'y  installer  un  autre  pasteur,  et  surtout  un  arien. 
Hilaire,  du  fond  de  la  Phrygie,  administra  son  £glise  par 
les  pretres  depositaires  de  son  autorite.  C'est  dans  son 
exil  qu'il  apprit  que  sa  fille  .4pra,  ou  Abra,  songcait  a  se 
marier.  II  se  hata  de  I'engager  ^  consacrer  au  Seigneur 
sa  virginite.  Nous  possedons  encore  sa  lettre,  qui  est  un 
chef-d'oeuvre  de  tendresse  paternelle  et  de  pieuse  simpli- 
cite.  Le  grand  ecrivain  y  begaye,  en  quelque  sorte,  pour 
s'accommoder  b  I'age  tcndre  de  cette  vierge,  qui  conip- 
tait  a  peine  treize  printemps.  Abra,  docile  aux  conseilsde 
son  perc,  renon<;.a  a  ses  projets  et  se  devoua  tout  entiere 
aux  exercices  de  la  piete  et  a  I'avancement  dans  les  voies 
de  la  perfection  chretienne.  A  sa  leltre,  le  saint  exile  joi- 
gnait  renvoi  de  deux  hynines,  I'une  pour  le  matin  et 
laulre  pour  le  soir. 

L'empereur  n'(5tait  point  encore  satisfait  de  ses  efforls 
pour  propager  I'arianisme.  II  (it  assembler  a  Seleucie  un 
concile  compos6  d'heretiques  pour  aneantir  les  decisions 
foudroyanles  de  celui  de  Nicee  centre  les  erreurs  d'.4rius. 
Hilaire  fut  invite  i)  s'y  trouver.  Un  ev6que  qui ,  pour  la 
di'fense  de  la  doctrine  calholique,  avait  clioisi  les  perse- 
cutions et  l'exil,  ne  pouvait  faihlir  dans  celle  nouvelle 
epreuve.  Apres  y  avoir  defeiidu  la  bonne  cause  avec  un 
zi'le  brCilant,  il  ne  put  se  resigiier  a  entendre  les  blas- 
phemes des  evSques  arieus  et  se  retira  a  Constantinople. 


INTS  FRANCAIS. 

Son  si'jour  dans  cette  capitale  fut  mis  ii  profit  pour  la 
bonne  cause.  II  olTrit  h  rempereur  de  disputer  en  public 
centre  I'apostat  Saturnin,  auleur  de  son  exil ,  ne  cessant 
d'exhorter  le  prince  a  se  declarer  courageusement  pro- 
tecteur  de  la  bonne  doctrine.  II  attaquail  en  m6me  temps, 
dans  plusieurs  ecrits  pleins  d'une  fine  ironie,  la  sccte 
arienne  :  ■  L'an  dernier,  disait-il,  les  ariens  ont  faitjus- 
«  qu'il  quatre  symboles;  la  foi  n'est  plus  dans  celle  des 
«  fivangiles,  mais  la  foi  des  temps,  ou  plulot  il  y  a  autant 
«  de  fois  que  de  volontes,  autantdediversite  dans  la  doc- 
«  trine  que  dans  les  moeurs ,  aulant  de  blasphiimes  que 
«  de  vices.  Les  ariens  produisent  tous  les  ans,  et  meme 
•  tous  les  mois,  de  nouveaux  symboles  pour  detruire  les 
»  anciens  et  analhemaliser  ceux  qui  y  adherent  Us  ne  par- 
«  lent  que  d'ficrituresainte  etdefoi  apostolique,  mais  c'est 
«  pour  tromper  les  faibles  et  pour  donner  ottcinte  a  la 
n  doctrine  de  I'Eglise.  » 

Qu'on  nous  dise  si  toutes  les  heresies  n'ont  pas  un  air 
de  famille  ..  Se  pa.sse-t-il  autre  chose  chez  les  luthcriens, 
les  calvinistes  et  tous  les  mecreants  de  notre  siecle'?  Le 
passage  pr6cil6  de  saint  Hi'aire  ne  semble-t-il  pas  extrait 
de  VHistoire  des  Varialions  prnlcslanles  par  Bossuet? 

On  ne  sera  pas  surpris  lorsque  nous  dirons  que  le  defi 
porle  a  Saturnin  nefut  pas  accept(5.  Les  ariens  craignircnt 
que  cette  dispute  publique  n'affaiblitleur  parti.  Us  avaient 
done  conscience  de  leur  heterodoxie.  lis  ne  formeient 
plus  qu'un  .souhait,  ce  fut  de  voir  partir  de  I'Orient  un 
champion  aussi  redoutable.  La  prc.sence  de  saint  Hilaire 
leur  etait  importune.  Us  etaient  a  la  gene,  parce  qu'il  leur 
fallail  teiiir  continuellenient  sur  leurs  yeux  le  bandeau 
de  leur  volontaire  aveuglement.  II  n'y  a  de  pire  aveugle 
que  celui  qui  s'obslineii  former  les  yeux,  parce  qu'il  se 
complait  dans  cetle  llatleuse  ohscuriti?.  Le  zele  pour  la 
foi  catholique  avait  fait  exiler  au  fond  de  I'Orient  le  grand 
eveque  de  Poiliers.  La  mfeme  cause,  6  profondeur  des 
Jugements  de  Dieu  !  le  ramena  dans  sa  ville  epi.scopale. 
Le  Seigneur  avait  eu  en  cela  des  vues  de  misericorde; 
il  avait  voulu  en  cela  que  ce  flambeau  se  promenat  sur 
toute  I'etendue  de  son  heritage  spiriluel,  pour  le  feconder 
de  ses  rayons.  ['M^H^^i 

Hilaire  renlre  triomphant  ii  Poitiers.  Ce  jour  fut  beau 
pour  ses  brebis  fideles.  11  fut  bien  consolant  pour  I'epis- 
copat  des  Gaul;  s ;  il  le  fut  aussi  pour  I'illHslre  disciple  du 
saint  (5v^que,  le  grand  saint  Martin,  qui  accourut  des  pre- 
miers pour  reprendre  ses  pieux  exercices  sous  la  conduite 
d'un  tcl  directeur. 

L'an  361  \enait  de  s'ouvrir.  Hilaire  provoqua  un  con- 
cile dans  lequel  furent  condamnes  les  actes  de  celui  de 
Ilimini.  On  examina  la  cause  de  I'apostat  Saturnin. 
Celui-ci  fut  depose  et  exconimuni^.  Les  scandales  ces- 
serent.  La  foi  sortit  radieuse  d'un  plus  piir  eclat  de  celte 
longue  lutte.  En  cette  m^me  annee,  l'empereur  Constance 
cessa  de  vivre,  et  Tarianisme  perdait  en  lui  son  pins  so- 
lide  appui. 

La  Gaule  ne  soffit  pas  au  zele  de  saint  Hilaire.  En  364, 
il  part  pour  Milan,  y  dispute  avec  .\uxcnce  qui  avait 
usurpe  le  trone  episcopal  et  le  force  de  confesser  la  divi- 
nite  de  Jesus-Christ.  Mais  cet  heresiarque  ayant  jiresente 
une  confession  de  foi  i^quivoque,  l'empereur  Valenlinien 
s'y  laissa  tromper,  malgre  les  efforts  de  saint  Hilaire;  et 
les  ennemis  du  catholicisnie  I'ayant  d^peint  comme  un 
homme  turbulent,  on  le  contraignit  de  quitter  I'ltalie  et 
de  rentrer  a  Poitiers.  Assez  de  victoires  avaient  signale 


L'ELITE   DES  SA 

son  episcopal.  Dieu  lui  destinait  la  palme  de  tant  de  com- 
bals,  et  en  368 ,  Hilaire  alia  dans  le  ciel  la  recevoir  des 
mains  du  supreme  remun^rateur.  On  ne  sail  au  juste  s'il 
mourut  le  14  Janvier,  jour  auquel  on  celebre  sa  tete,  ou 
bienle  1"  novembie. 

Lcs  precieux  resles  de  saint  Uilaire  etaient  conserves  a 
Poitiers,  niais  les  huguenots les  brulerent  en  1361.  Nean- 
moins  il  parait  qu'une  grande  parlie  de  ses  reliques  fut 
soustraite  a  la  fureur  des  heretiques ,  car  a  Sainl-Denis, 
pres  Paris,  on  venerait  ccs  ni^me  restes  dans  I'eglise  abba- 
liale.  Peut-etre  ces  heretiques  ne  purent-ils  que  bruler  le 
tombeau  vide  ou  du  moins  ne  possedant  que  quelques 
ossements. 

Un  autre  celebre  i'vSque  de  Poitiers,  Venance  Fortunat, 
a  consigne  dans  la  vie  de  saint  Hilaire,  ecrite  par  un  de 
ses  predecesseurs  nomme  aussi  Fortunat,  les  nombreux 
miracles  que  Dieu  opera  sur  le  tombeau  de  ce  saint.  Flo- 
doard  el  saint  Gregoire  de  Tours  racontent  aussi  plu- 
sieurs  prodiges  operes  par  I'intercession  de  ce  saint 
pontife. 

Plusieurs  eglises  de  France  sent  placees  sous  I'auguste 
patronage  de  saint  Hilaire,  et  une  eglise  paroissiale  de 
Poitiers  porte  son  nom.  II  y'a  lieu  de  s'etonner  qu'elle  ne 
soit  pas  mise  au  rang  des  cures  titulaircs. 

SAINTS  REIN'i:, 

VIERCE    M.ABTVRE    DE    BOLIIGOGXE. 

Au  confluent  de  I'Ose  et  de  I'Oseron,  pres  de  Semuren 
Bourgogne  (aujourdhui  departement  de  la  Cote-d'Or), 
s'elevait,  il  y  aura  bientut  deux  mille  ans,  une  puis.^ante 
cite,  la  principale  du  pays  des  Gaulois  Mondubiens.  Cest 
la  que  le  vaillant  Vercingetorix  osa  disputer  a  Cesar  la 
\ictoire.  On  salt  que  ce  dernier  rempart  des  Gaulescontie 
I'invasion  romaine  tomba  devant  les  aigles  des  legions 
auxquelles  rien  ne  pouvait  resister.  Cette  ville  portait  le 
nom  d'Alise,  et  son  origine  se  perdait  dans  la  nuit  des 
siecles.  Aujourdhui,  sur  ses  ruines,  s'eleve  un  modeste 
bourg  connu  sous  le  nom  de  Sainte-Reine.  Le  nom  d'une 
jeune  et  faible  vierge  a  succede  k  celui  sous  lequel  elait 
designee  la  forte  cite.  Ce  sont  presque  les  paroles  de  r.4- 
potre  ;  Infirma  mundi  elegit  Deus  ul  confundat  forlia. 
«  Dieu  a  fait  choix  des  choses  faibles  pour  confondre  et 
«  aneantir  les  choses  fortes.  » 

Vers  le  milieu  du  troisiemesiecle,  \'ivait  dans  la  ville 
d'Alise,  ou  plutot  au  milieu  des  decombres  de  cette  cite 
qui  n'etait  plus  qu'une  pAle  image  d'elle-m^me,  un  riche 
seigneur  nomme  Clement.  La  chronique  nous  le  depeint 
comnie  un  homme  trfe-cruel  et  grandement  adonne  i  la 
superstition  idolatrique.  Son  epouse,  dame  de  la  premiere 
quahte,  etait  niorte  en  le  laissant  pere  d'une  fille  qui 
avait  recu  le  nom  de  Regina ,  Reine.  Une  nourrice  fut 
chargee  de  soigner  I'enfant  au  berceau,  et  plus  lard,  selon 
la  coutume  du  temps,  la  nourrice  en  dcvint  la  gouver- 
nanle.  A  I'epoque  ou  la  jeune  Reine  etait  capable  d'en- 
tendre  les  lecons  de  sa  nourrice,  une  horrible  persecution 
arrosait  du  sang  des  Chretiens  toutes  les  provinces  des 
Gaules.  L'empereur  Decius  semblait  determine  a  faire  un 
dernier  effort  decisif  pour  expulser  de  I'empire  remain  ce 
qu'il  nommait  la  peslejudaique.  La  nourrice,  secrfetement 
chr^tienne,  entretenait  sa  jeune  61eve  du  recit  de  ces 
nombreuses  et  barbares  executions,  et  ne  manquait  pas 


INTS  FRANgAIS.  3 

de  lui  indiquer  la  source  oCi  les  martyrs  allaient  puiser 
tant  de  courage  el  de  resignation.  Reine  prenait  un  vif 
interdt  ii  ce  que  lui  racontait  sa  nourrice,  et  insensible- 
ment  elle  inclinait  son  cojur  avec  amour  vers  les  dogmes 
d'une  religion  qui  pent  produire  un  semblable  heroisme. 
A  peine  Jgee  de  dix  ans,  mais  pouvant  discerner  le  bien 
du  mal,  I'erreur  du  mensonge,  elle  se  determina  a  rece- 
voir le  sacrement  de  bapleme,  et  depuis  ce  moment  elle 
se  sentit  nonseulemenl  animee  du  desir  d'accomplir  tons 
les  preceptes  du  christianismc  ,  mais  enflammee  de  celu 
de  verscr  son  sang  pour  la  verite.  Clement,  peusoucieux, 
commeles  paiens,  de  I'education  morale  de  sa  jeune  fdle, 
et  d'ailleurs  plein  de  confiance  en  la  nourrice,  se  livrait 
exclusivement  k  la  bonne  chere  et  aux  plaisirs,  et  ne  se 
doutait  nullement  que  Reine  appartenait  a  une  religion 
pour  laquelle  il  avait  une  aversion  insurmontable. 

Les  Gaules  avaicnl  alors  pour  prefet  Olibrius,  qui  fai- 
sail  sa  residence  habituelle  a  Lyon  et  de  temps  en  temps 
parcourait  les  divers  lieux  de  son  vaste  gouvernement. 
Un  jour  Olibrius,  passant  aupres  d'Alise,  rencontre  sur 
son  chemin  une  jeune  bergere  d'une  ravissante  beaute. 
11  decouvrit  en  elle  quelque  chose  qui  annonrait  une  con- 
dition superieure.  11  n'etait  pas  d'ailleurs,  en  ces  temps^ 
IS,  bien  extraordinaire  qu'une  jeune  personne  de  condi- 
tion vaquJit  aux  soins  de  la  campagne  et  reunit  ;pus  sa 
houlette  quelques  timides  brebis.  II  queslionna  de  suiit 
la  nourrice  qui  lui  eut  bientot  appris  k  quelle  noble 
maison  appartenait  son  aimable  pupille.  Epris  des  charmes 
de  la  jeune  Reine,  Olibrius  se  determine  sur-le-champ  a 
la  demander  en  mariage.  La  proposition  en  est  faite  en 
mi^me  temps  par  lui-meme  a  la  pieuse  vierge;  mais 
celle-ci  rcpond  naivement  qu'elle  a  deja  choisi  un  epoux 
immortcl,  qu'ayant  le  bonheur  d'etre  chretienne ,  cet 
epoux  n'est  autre  que  Jesus-Christ  lui-meme.  Quand  le 
pere  sut  la  proposition  du  prefet  et  le  refus  de  sa  fdle 
motive  sur  ce  qu'elle  etait  chretienne,  un  horrible  depit 
s'empara  de  lui ;  il  ne  pouvait  pardonner  a  la  nourrice 
d'avoir  ainsi  Irompe  sa  confiance,  et  se  reprochait  de 
n'avoir  pas  plus  t(Jt  rappele  sa  fille  dans  le  chiteau  qu'd 
habitait  aux  alentours,  et  que  Ton  croit  ^tre  celui  de  Gri- 
gnon.  II  retire  done  brusquement  sa  fille  des  mains  de  la 
nourrice  gouvernante,  et  n'epargne  aucun  moyen  de  se- 
duction pour  lui  persuader  d'abandunner  une  croyance 
qui  etait  I'unique  empSchement  i  I'honorable  union  qui 
lui  elait  proposee. 

Reine,  avec  une  hero'ique  fermete,  repond  a  son  pere 
qu'elle  etait  disposee  a  lui  obi-ir  dans  tout  ce  qui  ne  bles- 
serait  pas  sa  conscience  et  le  respect  qu'elle  devait  a  un 
seul  Dieu,  dont  elle  shonorait  d'etre  la  servanle.  Irrite 
lie  ce  refus,  le  pere  ordonne  que  sa  fille  soil  jetee  dans  un 
cachot  et  mise  aux  fers.  Reine,  forte  de  sa  resolution  et 
de  la  grkce  du  Seigneur  qui  la  confortait,  bien  loin  de  se 
plaindre  et  de  se  livrer  a  la  douleur,  benissait  la  main 
qui  la  frappait,  s'entrelenait  avec  son  Dieu,  qui  lournait 
pour  elle  en  sainles  delices  les  persecutions  dont  elle  ^tait 
linnocente  victime. 

Cependant  Olibrius  ne  s'etait  pas  decourage;  la  resis- 
tance n'avaitfait  qu'irriter  ses  desirs,  et  repassant  dans  la 
contree  il  se  hkia  de  s'informer  si  la  jeune  vierge  etait 
devenue  plus  docile  aux  ordres  de  son  pere.  Quelle  fut  sa 
fureur  lorsqu'il  apprit  que  Reine  etait  plus  que  jamais 
ferme  et  constanle  dans  sa  gen^reuse  resolulion !  Sa  pas- 
sion sembla  neanmoins  admettre  encore  quelques  instants 


6 

de  rfpit.  II  lui  demanda  sa  dernifere  resolution,  en  lui  re- 
presentant  I'honneur  qii'il  lui  faisait  do  la  rechercher  en 
mariagp.  Les  promesses  les  plus  scduisantcs,  Ics  protosla- 
tions  les  plus  ofToclupuscs,  tout  fut  mis  en  usage.  Reine 
resta  inebranlable.  Alors  I'aniour  se  change  en  liaine,  les 
caresses  en  transports  dc  rage.  11  ne  peut  la  vaincre,  mais 
il  pout  la  faire  mourir.  Olibrius  ordonne  qu'elle  soil  ju- 
ridiquement  interrogee  sur  sa  religion. 

Les  prWros  pai'ens,  les  magistrals  et  les  jupes  sont  con- 
voques.  Olibrius  preside  Ic  tribunal.  On  aniene  la  jeune 
■viorge,  qui  est  interrogee  principalcment  sursa  croyance. 

•  ]e  suis  chretienne,  •  s>cria-t-elle.  I.es  questions  sont 
multipli^es.  Chaque  reponse  ne  renferme  que  ces  paroles: 
"  Je  suis  chr6tienne.  »  Olibrius  ordonne  qu'on  depouille 
la  jeune  martyre  et  qu'on  I'etende  sur  un  che\  alet  pour  y 
etre  d6chir(5e  de  coups  de  fouet.  L'arrct  est  ponctuelle- 
ment  execute.  Le  sang  jaillit  de  tout  ce  corps  virginal , 
mais  la  foi  inspire  a  Reine  une  force  superieure  k  toute  la 
violence  des  tortures.  Cette  epreuve  ne  suffit  pas  aux 
bourreaux.  On  lui  arrache  les  ongles,  et  des  peignes  de 
fer  lui  d^chirent  la  peau  de  tous  c6t^s.  L'assemblee  fre- 
missait  d'borreur.  Le  tyran  lui-m^me  etait  oblige  de  se 
soustraire  k  la  vue  de  cette  alTreuse  scene  et  se  couvrait 
lafacedesonmant«au.  Les  bourreaux  se  lassent  de  torta- 
rer  plus  tot  que  Reine  de  soulTrir.On  la  rameneen  prison. 
L^,  au  lieu  de  se  plaindre  et  de  gemir,  I'heroique  mar- 
tyre  emploie  tous  ses  in.stants  a  remercier  le  ciel  de  I'a- 
voir  trouvee  digne  de  tant  .soulTrir,  et  implore  im  nou- 
veau  courage  pour  de  nouveaux  supplices.  Au  moment 
oil  sa  pri^re  etait  la  plus  fervente,  Dieu  daigna  lui  pro- 
curer uue  ineffable  consolation.  Comme  Jacob,  endormi 
sur  la  pierre  d'Harnn,  elle  vit  une  ecbelle  qui  atteignait 
jnsqu'au  ciel,  et  sur  le  haut  de  I'ecbelle  une  douce  co- 
lombe  qui  semblait  lui  adres.ser  ces  paroles  :  «  Reine,  je 
«  te  salue  et  viens  t'apporter  les  consolations  du  Seigneur 

•  pour  prix  de  tes  ardentes  prieres.  Sois-lui  toujours  fi- 
«  dMe;  le  paradis  t'est  ouvert,  et  une  immortelle  cou- 
«  ronne  plane  sur  ta  t^te  pour  recompenser  tes  verlus.  » 
Apres  cette  vision  d^licieuse,   Reine  se  seatit  tellemeut 


L'fiLITE  DES  SAINTS  FRANgAIS. 


fortifi^e,  qu'elle  soupirail  apres  de  nouveaux  et  de  plus 
cruels  toumients. 

Le  matin  de  ce  ni^me  jour,  Olibrius  fit  extraire  de  son 
cachol  la  sainle  martyre.  La  tragedie  devait  se  consom- 
mer  Un  prodige  frappa  les  yeuxde  ces  monstres  sangui- 
naires sans  pourtant  les  attendrir.  Reine  etait  entierement 
guerie  de  ses  affreuses  plaies,  et  sa  beautc  iHait  plus  ra- 
vissante  que  jamais.  On  attribua  cette  guerison  si  prompte 
et  si  parfaite  Ji  la  magie,  ou  bien  on  n.sa  prelendre  que 
les  dieux  de  I'Olympe,  pour  convaincre  I'incredule  de 
leur  puissance,  et  la  ramener  5  leur  culte,  avaient  oper^ 
sur  elle  cette  merveille;  6  insenses!  Olibrius  saisit  cette 
occasion  pour  tenter  un  dernier  effort.  II  fait  briller  k  ses 
yeux  un  avenir  pU'in  de  cbarmes,  une  existence  des  plus 
forlunoes,  si  elle  consent  a  lalliance  proposee.  Reine,  in- 
dignee,  protesle  encore  plus  hautement  qu'elle  4tait  I'e- 
pouse  de  Jfeus-Clirist,  que  les  dieux,  dont  on  exaltait  la 
puissance  et  la  bonte,  n'etaientqu'une  bouo  immonde  ou 
plutot  des  chimeres,  et  qu'a  son  Dieu  seul  elle  etait  rede- 
vable  d'une  aussi  prompte  et  mcrveillcuse  guerison. 

Olibrius  ne  peut  plus  contenir  sa  fureur.  11  la  fait  at- 
tacher  k  deux  poteaux  disposes  en  forme  de  croix  et  com- 
mande  qu'on  lui  applique  sur  tout  le  corps  des  torches 
ardentes.  Cette  torture  est  impuissante  a  vaincre  le  cou- 
rage de  la  jeune  marlyre.  Ou  la  delache  et  elle  est  plon- 
gee  dans  une  cuve  pleine  d'eau  puante,  afin  que,  du  feu 
passant  au  froid,  les  douleurs  soient  plus  aiguijs.  Reine 
entonne  aussitot  ce  verset  des  psaumes  :  ■  Mon  Dieu, 

•  vous  ni'avez  fait  passer  par  le  feu  et  puis  m'avez  con-    - 

•  duite  au  rafraichissement ;  que  votre  nom  soil  h  jamais 
beni. »  Toute  I'assistance  fondait  en  larmes  et  ne  pouvait 
comprendre  qu'une  personne  aussi  delicate  filt  capable  de 
tant  souffrir  ni  que  sa  Constance  clir6tienne  put  alter  si 
loin. 

Un  nouveau  miracle  eclata  pendant  que  Reine  Hail 
dans  la  cure  :  ses  fers  .se  briserent,  I'eau  devint  limpide, 
la  terre  tre/nbia,  et  la  Colombo  qui  ^tait  apparue  k  la 
martyre,  lui  apporta  une  magnifique  couronne  qu'elle 
tint  suspenduB  sur  sa  tMe,  en  voltigeant.  Puis  on  enten- 


dit  une  voix  qui  deiscendait  du  ciel  .  •  \enez,  Rtine, 
«  venez  regr.er  avec  votre  epoux  et  recevoir  la  r^com- 
•  pense  de  vos  Iravaux.  •  A  cette  vue,  plus  de  quatre- 


Mn-,ls  pcrsonnes  sLCnerent  :  •  Nousabjurons  I'idolltrie, 

•  le  Dieu  des  Chretiens  est  le  seul  vrai,   le  seul  grand, 

•  nous  sommes  ses  disciples.  <   Olibrius,   effray(5   de  ce 


L'fiLITE  DES  SAINTS  FRANgAIS. 


umulle  et  redoulant  iine  sedition,  orilonna  que  sans  re- 
tard la  jeunc  martyre  fut  conduite  hors  de  la  ville  et 
qu'on  lui  trancliat  la  tfite.  L'arrel  fut  execute,  et  Ion  dit 
qu'au  lieu  oii  lomba  ce  sacr6  clief  surgit  aussilot  une  fon- 
taiiie  oil  s'opereiit  depuis  ce  lemps-lii  les  guerisons  les 
plus  (5tonnanles.  Les  Chretiens  enleverent  son  corps,  qui 
resta  enseveti  et  inconnu  pendant  cinq  cents  ans.  Au 
neuvieme  siecle  vivait  dans  le  nionaslere  dc  Flavigny, 
non  luin  d'Alise,  un  saint  abbe  nomme  figil.  Dieu  lui 
revela  le  lieu  oil  reposaient  les  precicux  restes  de  la  mar- 
tyre.  On  les  releva,  d"apres  I'ordrc  de  Jonas,  ev^que 
d'Autun,  ot  une  cglise  fut  bftiie  pour  les  y  cxposer  Ji  la 
veneralion  dos  fideles.  Cetle  inauguration  des  reliques  de 
sainte  Reine  sc  fit  avec  un  grand  appareil,  et  depuis  ce 
temps  on  ceR-bre  la  Kle  de  celle  bienlieureuse  martyre 
le  7  du  mois  de  seplembre.  En  ce  jour,  dans  les  siijcles 
<le  foi  vive,  un  nombre  immense  de  pi;lerins  accouraient 
de  toutes  parts  pour  implorer  la  protection  de  sainte 
Heine.  Les  goutteux,  les  paralytiques,  les  lepreuxse  bai- 
gnaicntdansla  miraculeuse  Tontaine,  et  un  grand  nombre 
de  malades  recouvraient  une  sante  parfaite. 


.^ujourd'liui  encore  Vaffluenre  des  pMerins  est  assez 
considerable.  Nous  regretlons  que  le  pen  d'espace  ne 
nous  permetle  point  de  di5crire  la  magnifique  procession 
qui  se  fait  tous  les  ans  en  I'lionneur  de  sainte  Heine,  et 
qui  n'est  qu'un  rcllet  do  ce  qui  se  pratiquait  aneienne^ 
ment  dans  cette  ceremonie. 

Le  bourg  de  Sainte-Reine,  [6difi^  sur  les  ruines  de  la 
celebre  ville  d'Alise,  est  une  paroissc  du  canton  de  Flavi- 
gny, arrondisscment  de  Semur,  dioctee  de  Dijon.  Un 
hospice  y  fut  fonde  par  saint  Vincent  de  Paul  pour  y  re^ 
cevoir  les  malades  qui  venaient  chercher  un  remede  k 
K'urs  niaux.  C'est  ainsi  qu'une  jcune  chretienne,  par  son 
heroique  constance  a  rendu  ici-bas  son  nom  imperissable 
et  rayonnant  de  gloire,  depuis  le  troisieme  siecle  de  I'^re 
de  grice,  tandisque  celui  de  ses  perseculeuis  n'est  connu 
que  pour  etre  voue  a  I'execration.  Ainsi  Dieu  ne  se  con- 
tente  pasde  couronner  les  saints  dans  le  ciel,  maisil  en- 
toure  ici-bas  leur  memoire  de  I'hommage  des  mortels. 
Aussi  I'Esprit  saint  nous  a  dit :  •  La  memoire  du  juste  ne 
.  perira  pas,  et  son  nom  sera  celebr^  par  mille  louanges, 
•  de  generation  en  generation,  t  L'abbe  Pascal. 


HISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  BASILIOLES  DE  ROME, 


SAINT-JEAN-Di:-I.ATKAN. 


Lorsqu'apres  de  si  longues  et  si  sanglantes  persfcutions 
la  pais  fut  enfin  donneea  I'Eglise,  I'empereur  Coiistantin, 
pour  proclamer  le  triomphe  du  christianisme,  i-leva  ce 
temple  si  venerable  et  si  celebre  sur  remplaccment  de  la 
maison  de  Plantius  Lateranus,  au  mont  Ca'lius.  Le  pape 
saint  Sylvestre  ler  le  dedia  solennellement  auSauvcur, 
et  les  souvcrains  pontifes  y  placerent  leur  cliaire.  C'est 
de  cette  chaire,  en  latin  cathedra,  que  I'eglisc,  b;Uie  par 
ce  grand  empereur,  pril  le  nom  de  cathedrale  qui  lui  est 
devenu  commun  avec  toutes  les  autrcs  ^gli-ses  principal's 
des  dioceses  ou  evecbes. 

C'est  le  9  novembre  de  I'an  324  que  le  pape  Silvestre 
posa  la  premiere  pierre  de  cet  edifice.  Pius  tard,  on  y 
deposa  les  reliques  insi^nes  de  saint  Jean  I'Evangeliste  et 
de  saint  Jean-Baptiste.  Insensiblement  le  peuplesedesha- 
bitua  du  titre  primitif  d'eglise  de  Saint-Sauveur,  pour  lui 
donner  celui  de  Saint-Jean.  Pour  marquer  conibien  ce 
premier  sanctuoire  eleve  au  vrai  Dieu  dans  la  vieiUeca- 
pitale  du  paganisme  devait  etre  venere  des  Chretiens,  on 
lui  all'ecta  plusieurs  qualifications.  Onappela  done  la  ba- 
siliquede  Latran  le pii'inicr  siige,  I'eijlise  uimslolique,  la 
chaire  de  Saint-I'ierrc,  Ic  palriareul,  realise  ejiiscopulc 
de  I't'vequc  des  h'cijuea,  I'eglise  rumainc,  t'erjlisc  univer- 
selle,  la  mere,  Ic  cliefel  la  mailresse  dc  toutes  les  eylises, 
le  patnis  de  Dieu,  le  palais  supreme,  etc.  Sur  I'ecusson 
de  cette  egliseon  litl'inscription:  Saerusanclu  lateranen- 
sis  ecclesia  omnium  urbis  et  orbis  ecclcsiarum  mater  el 
caput.  •  La  tres-sainte  eglise  de  Latran,  lueve  et  niai- 
«  tresse  de  toutes  les  cglises  de  la  vdle  et  du  monde.  » 

Ce  serait  done  k  tort  que  I'on  attribueiait  le  droit  de 
supiemalie  a  la  magnilique  eglise  de  Saint-Pierre  du  Va- 
tican. Celle-ci  occupe  dans  Rome  le  deuxic;rae  rang. 

Apres  le  pape  saint  Silvestre  I'-r,  plusieurs  autres  sou- 
Terains    pontifes  s'occuptsrent   d'embellir  et   d'agrandir 


rWifice  primitif.  En  696,  untremblementdcterie,  qui  oc- 
casionna  beaucoupdemalhoursenllalie,  ruinala  basilique 
de  Lalran.  Le  pape  saint  Sergius  I'"'  la  reconstruisit,  et 
apres  lui  les  papes  saints  Zacliarie  et  Adrien  Ic  y  de- 
penserent  de  trijs-grandes  somnies.  Un  second  tremble- 
menl  de  terre,  en  891,  sous  le  pontifical  d'fitienne  VI, 
detruisit  ce  temple.  Sergius  111  le  rebilit  avec  une  rare 
magnificence  ct  y  prodigua  les  plus  prfeieux  metaux. 
Les  successours  de  ce  pape  montrerent  le  plus  grand  z^le 
pour  I'enibellir  h  leur  tour. 

On  raconte  un  trait  fort  curieux  a  propos  d'u:.e  res- 
tauration  que  le  pape  Boniface  VIII  voulut  y  executor. 
Ce  pape  avait  forme  le  desscin  de  substituer  h  I'image  de 
saint  Antoine  de  Padoue,  qui  y  ^tait  represent(5e  en  mo- 
saiquc,  une  autre  mosa'i'que  retracant  I'image  de  saint 
Gregoire  le  Grand.  Les  ouvriers  se  mettaient  a  I'cEuvre 
pour  detruire  a  coups  de  marteau  la  mosa'i'que  de  saint 
Antoine,  lorsqu'une  main  miraculeuse  les  frappa  avec 
violence  et  les  precipita  de  I'^chafaudage.  Boniface,  in- 
struit  de  cet  evenement,  ordonna  de  suspendre  les  tra- 
vaux. 

Sous  Cli^ment  V,  pape  d'origine  francaisp,  qui  rtsidait 
&  Avignon,  la  basilique  de  Latran  essnya  encore  un  terri- 
ble desastre.  Au  mois  de  niai  del'an  1308,  un  incLMidie  la 
dinora,  ainsi  que  les  bjtiments  qui  y  (^taient  adosses.  Le 
sanctuaireseul,  oii  I'on  conserve  les  ttHes  de  saint  Pierre 
et  de  saint  Paul,  cchappa  h  celle  vaste  ruine.  Clement 
envoya  de  suite  a  Rome  plusieurs  deputes,  avec  de 
grandes  somnies  d'argcnt,  pour  rccommencer  la  construc- 
tion, et  parvint  par  ses  prifcres  aupres  des  rois  de  Naples 
et  de  Sicile,  i  en  obtenir  les  bois  necessaires  a  ce  grand 
travail.  A  chaque  ruine,  la  basilique  re?ut  un  nouvel 
agrandissement  et  une  nouvclle  somptuosite.  On  dirait 
que  Dieu  voulait  faire  sentir  aux  hommes  que  plus  son 


8 


HISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  BASILIQUES  DE  ROME. 


Eglise  eprouvait  ici-bas  de  rovers,  et  plus  elle  en  sorlait 
brillante  et  comme  rajeunic.  Uibain  V,  en  1370,  fit  trans- 
ferer de  la  chapelle  du  sanctuaire  les  deux  letes  des 
princes  de  I'apostolat,  et  les  placa  sur  le  baldaquin  du 
grand  autel,  aprfes  les  avoir  renfeim^esdans  deux  bustcs 
d'argent  ornes  de  pierrcs  pr^cieuses.  Ilserait  trop  long  de 
d6tailler  les  travaux  qu'y  firent  executor  les  papes  jus- 
qu'au  moment  present.  Nous  dironsseulement  que  le  pape 
Alexandre  VII  fit  enlever  de  I'eglise  de  Saint-Adrien  les 
portes  de  bronze  pour  former  la  porte  principale  de  Saint- 
Jean-de-Lalran.  Ces  portes  avaicnt  apparlenu  preccdem- 
nient  h  la  belle  basilique  paVenne  que  les  Remains  avaient 
fait  eriger  a  la  memoire  de  Paiil-Emile.  C'est  ainsi  que 
la  religion  chretienne  fait  servir  a  son  triomphe  les  de- 
pouilles  du  paganisme  vaineu. 


II  est  temps  de  donner  la  description  de  celte  basilique 
la  premiere  et  la  plus  augusle  de  I'univers  chr^lien.  La 
facade  principale  a  deux  portiques  superposes.  Cinq  ar- 
cades, soutenues  par  des  colonnes  de  marbre  d'ordre 
corinthien,  forment  ce  double  portique  et  correspondent 
a  cinq  portes  qui  donnent  entree  dans  le  temple.  Au  por- 
tique superieur  est  la  loge  du  haut  de  laquelle  le  pape 
donnelabent'diction  solennelle  dansdiverscscirconstances. 

Le  vestibule  est  divlse  par  vingt-quatre  pilastres  de 
marbre  blanc.  Le  pave  est  entierement  du  mfme  marbre. 
A  une  extremite  est  la  porte  qui  conduit  au  palais  atle- 
nant;  k  I'autre,  s'eleve  la  statue  du  grand  Conslantin.  Sur 
la  corniche,  ou  galerie  qui  surmonte  le  portique  Ji  double 
etage,  sont  les  statues  de  onze  ap6tres :  celle  du  milieu 
representele  divin  Sauveur. 


.^^^^^£^r 


Penetrons  dans  I'interieur  de  I'eglise.  Elle  est  divisee 
en  cinq  nefs.  Dans  la  grande  nef,  c'est-A-dire  celle  du 
milieu,  I'architecte  Borromini  couvrit  trente  colonnes  an- 
tiques, endommagees  par  les  incendics,  au  moyen  de  six 
grands  pilastres  de  chaque  cole.  Chacun  de  ces  pilastres 
est  orne  de  deux  colonnes  de  vert  antique  avec  une  niche 
qui  en  occupe  le  milieu.  Dans  chacune  de  ces  niches  est  la 
statue  colossale  dun  ap6tre.  Au-dessus  des  niches  sont 
des  bas-reliefs  de  forme  carree,  en  stuc,  oil  sont  figures 
les  principaux  fails  de  lAncien  et  du  Nouveau-Testament. 
Plus  haut-  sont  d'autres  bas-reliefs  qui  representent  les 
principaux  prophfetes.  La  forme  de  ces  bas-reliefs  est  ovale 
et  contraste  fort  heureusement  avec  les  inferieurs.  L'^- 
glise  est  en  forme  de  croix.  Au  milieu  de  la  croisee  ou 
transsept  est  le  grand  aulel  papal;  aux  quatre  coins  s'e- 
levent  des  colonnes  de  granit  qui  suutiennent  un  balda- 
quin de  style  golhique.  Urbain  V,  pape  d'origine  fran- 
Jaise,  le  fit  Clever  de  concert  avec  Charles  V,  roi  de 
France.  Une  balustrade  de  fer  regno  autour  du  taber- 
nacle, qui  est  place  sur  ce  couronnement,  et  dans  lequel, 
comme  il  a  k\.k  dit,  sont  les  t^tes  de  saint  Pierre  et  de 
saint  Paul,  ainsi  que  d'autres  reliques.  Sous  I'autel  papal. 


qui  est  de  marbre,  on  conserve  I'autel  de  bois  sur  lequel 
saint  Pierre  celebra  la  mesje. 

Au  dela  de  I'autel  se  prolonge  I'abside;  a  droile  et  a 
gauche  s'etendent  les  bras  de  la  croisee ;  au  fond  de  Tab- 
side  est  un  autel  oil  les  chanoines  officient  en  certains 
temps  de  I'annee.  Qui  pourrait  decrire  les  mcignifiques 
pointures  dont  sont  ornfe  les  niurs  de  ces  trois  branches 
superieures  de  I'edifice? 

Dans  la  premiere  nef  collaterale,  a  droite,  sont  quatre 
chapelles  sous  les  titres  de  la  Conception,  de  Saint-Jean 
Nepomucene,  du  Crucifix,  et  de  Saint  Jean-l'fivangeliste. 

Dans  la  seconde  nef,  du  meme  cote,  on  rcmarque  plu- 
sieurs  mausolees  et  le  portrait  du  pape  Boniface  VllI, 
peiiit  par  le  celebre  artiste  connu  sous  le  nom  do  Giotto. 
Ce  ponlife  est  represente  entre  deux  cardinaux  au  mo- 
ment oil  il  public  lejubile  renouvelepar  lui  en  I'an  1300. 
On  y  admire  surtout  le  mausolee  de  Silvestre  II,  qui  lui 
futerige  parte  pape  Sergius  IV,  en  I'an  1009  ;puis  le  mau- 
solee de  ce  dernier,  et  enfin  le  tombeau  d  Alexandre  III. 

Passons  au  cote  gauche.  Dans  la  premiere  nef  sont  les 
chapelles  de  Saint -Hilaire,  ev^que  de  Poitiers,  celle  de 
Saint-Francois-d'Assise ;  celle  dite  du  Crucifix,  que  Ton 


HISTOIRE  ET  DESCRIPTION 

croit  {tre  de  la  main  d'fetienne  Maderne,  et  enfin  la  cha- 
pelle  qui  porte  les  vocables  d'Assomptioii  de  la  Vierge, 
de  Saint-Dominique  ft  de  Saint-Philippe  de  Neri.  En  ou- 
tre, Clement  XII  lit  construire,  de  ce  meme  cote,  sur  un 
terrain  donne  par  le  chapitre,  une  nouvellechapelle,  dii- 
diee  a  saint  Andre  Corsini,  un  de  ses  anc^lres.  Celle-ci  est 


DES   BASILIQUES  DE  ROME.  9 

bilie  en  forme  de  croix  giecque  et  d'une  rare  magnifi- 
cence. Dans  la  seconde  nef,  du  m^me  cote,  sont  aussi 
quelques  monuments  funebres. 

L'extremite  do  la  croisee,  du  cote  du  nord,  est  percee 
de  trois  portes;  c'est  ce  qu'on  nomme  le  portique  de 
Sixtc,  parce  que  Sixte  V  le  fit  ejifier   sur   les  plans  de 


Fontana.  C'est  la  que  s'eleve  la  statue  du  roi  de  France 
Henri  IV.  EUe  lui  fut  erigee  par  le  chapitre  de  Saint- 
.lean-de-Latran.  C'est  I'oDuvre  de  Cordieri  dit  le  Francio- 
.sino.  Ce  monument  immortalise  la  munificence  du  bon 
roi,  qui,  par  un  diplome  date  du  22  seplembre  1604,  fit 
don  au  chapitre  de  Saint-Jean-de-Latron  de  I'abbaye  de 
Clairac,  diocese  d'Agen.  L'abbaye  avant  ele  supprimee, 
par  la  suite,  les  rois  de  France  payaient  annuellement  au 
chapitre  la  somme  de  2i,000  francs.  Depuis  nos  troubles 
revolutionnaires  du  dernier  siecle,  Saint-Jean-de-Latran 
a  perdu  cette  belle  dotation,  en  reconnaissance  de  la- 
quelle  les  chanoines  celebraient,  tons  les  ans,  une  raesse, 
le  13  decembre,  jour  anniversaire  de  la  naissance  de 
Henri  IV.  Sur  les  trois  portes,  dans  I'interieur,  est  le  buf- 
fet du  grand  orgue. 

Au  fond  de  I'autre  croisee,  et  vis-a-vis  de  I'orgue  et 
des  Irois  portes,  est  la  somptueuse  chapelle  Borghese,  de- 
diee  par  Clement  VIII  au  Saint-Sacrement,  qui  s'y  garde 
dans  un  superbe  ciborium,  ou  tabernacle.  L'autel  est  de- 
core  de  quatie  grandes  colonnes  de  bronze  dor(5 ;  I'enta- 
blementest  du  meme  metal.  Ces  colonnes  ont  appartenu  au 
temple  de  Jupiter  Capilolin.  II  y  en  a  pourtant  qui  pensent 
que  ces  colonnes  cannelees  ont  ete  faites  du  bronze  tire 
.des  eperonsdesvaisseauxegyptiens.apresla  batailled'.4c- 
tium,  que  I'empereur  .4uguste  remporta  sur  ces  peuples. 

On  concoit,  par  cette  description  fort  abregee,  combien 
cette  basilique  est  remarquable  dans  son  ensemble  el  dans 
ses  details. 

C'est  a  SainWean-de-Latran  que  le  pape  nouvellement 
elu  va  prendre  possession  de  sa  souverainete  spirituelle 
et  lemporelle.  C'est  du  haut  de  la  lege  du  portique  qu'il 
donne  pour  la  premiere  fois  la  benediction  urbi  et  orbi, 
'  h\a  vMIe  et  au  monde.  .  Puis,  chaque  annee,  au  jour 
de  I'Ascension,  le  pape  se  rend  k  Saint-Jean-de-Latran 
pour  y  remplirle  mime  ceremonial.  En  la  f^le  de  la  Na- 


tivite  de  saint  Jean-Bapliste,  le  souverain  pontife  va  en 
grande  pompe  a  cette  basilique.  Des  la  veille,  avant  ve- 
pres,  a  lieu  une  ceremonie  assez  singuliere  :  le  chanoine- 
evdque  qui  y  officie  fait  la  benediction  des  garofaiii,  ou 
clous  de  giroDe,  et  autresaromates;  il  lesdistribue  ensuite 
aux  chanoines  et  autres  membres  du  clerge  de  Latran. 
Quelle  est  I'origine  de  cette  coutume?  On  pense  assez  ge- 
neralementque  c'est  un  souvenir  du  tribut  que  les  Orien- 
taux  payaient  autrefois,  en  cette  fete,  a  la  basilique  de 
Latran,  ciimme  un  homniage  par  lequel  ils  voulaient  re- 
connaitre  en  elle  la  premiere  eglise  de  la  catholicite. 
C'est  peut-etre  aussi  un  vestige  des  superstitions  paiennes 
que  I'Eglise  a  voulu  sanctifier  par  des  benedictions,  afin 
de  donner  ainsi  le  change  a  la  croyance  populaire.  On 
salt  que  les  paiensconsideraient,  par  exemple.  Tail  comme 
un  preservatif  centre  les  genies  malfaisants,  et  cela  pro- 
venait  du  culte  rendu  en  figypte  k  la  deesse  Isis  ou  au 
dieu  Osiris.  II  est  assez  probable  que  I'feglise,  voulant  d6- 
truire  cette  superstition,  adopta  le  rite  de  la  benediction 
des  garofani,  en  cette. fete  de  saint  Jean-Bapliste,  par 
des  prieres  ou  Dieu  est  conjure  de  nous  d^livrer  du  mal 
et  de  mainlenir  les  homnies  dans  une  sante  parfaite. 

Tcrminons  par  un  apercu  sur  le  personnel  do  cette 
basilique. 

Nous  avons  vu  que  le  pape  la  considerait  comme  sa  ca- 
thedrale,  quoique  generalement  il  remplisse  les  grandes 
fonctions  du  supreme  pontificat  dans  la  basilique  de  Saint- 
Pierre. 

Le  president  ou  chef  du  chapitre  de  cette  Eglise  a  le 
titre  d'archipretre,  et  c'est  toujours  un  cardinal. 

Apreslui  est  un  prelat,  vicaire  du  cardinal. 

Puis  viennent  dix-huit  chanoines,  dont  huit  sont  de 
I'ordre  des  pretres,  cinq  de  I'ordre  des  diacres,  et  cinq 
de  celui  des  sous-diacres. 

On  y  compte  en  outre  vingt  beneficiers,  dontdouze  ap- 


I"  CURES  DE 

parliennciit  ii  I'oi-dre  des  prJtrcs,  quatre  a  celui  des  dia- 
cres,  et  qualre  a  celui  des  sous-diacres. 

Vienneiit  enfin  les  cliapelains  dits  Clemenlins,  Urbains 
el  Hilariens,  et  douze  clercs  Wneficiers.  Ces  details  suf- 
fisent,  dans  notre  rapide  esquisse,  pour  donner  une  id6e 
de  cet  illustre  chapitre,  qui  occupe  le  premier  rang  dans 
Ic  monde  callioliquo. 

L'abbe  Pascal. 


CTTIlf  S  SX  CAMVAGKX. 

II  est  curicux  et  digne  de  remarque ,  que  I'un  des 
icrivoins  de  I'tole  voltairienne,  qui  ont  le  plus  souvent 
blesse  les  traditions  religiouses  et  les  convenances  les 
plus  sacriJes,  Pigault-Lebrun,  ait  6te  force  par  la  v('r\[e 
el  sa  conscience  de  rendre  la  justice  la  plus  eclatante 
aux  bons  cures  de  nos  campagnes. 

•  Le  clerge  en  France  a  pour  chefs,  dit-il,  des  preUits 
distinguesparlanaissance,  el  qui,  cnvironn6sde  la  pompe 
du  luxe,  jouissent  paisiblemcnt  de  leuropulence:  ilslixent 
les  regards;  mais  qui  s'occupe  de  I'humble  cure  de  pa- 
roisse,  du  pauvre  pasteur  de  campagne,  charge  de  tous 
les  travaux  apostoliques?  Jelons  les  yeuxsur  ces  hommes 
ignores,  dont  la  function  perpetuelle  est  de  diriger  les 
ames  du  peuple,  et  qui,  par  leur  position,  sent  capables 
de  seconder  en  tout  temps  les  vues  bienfaisantes  de  I'ad- 
ministration. 

Le  cur4  de  paroisse  dans  les  villes  n'a  qu'un  revenu 
modique,  et  celui  de  village  possede  a  peine  le  nteessaire; 
il  est  une  charge  de  plus  pour  les  pauvres  paysans  dont 
il  est  appele  a  Mre  le  pfere.  Ne  serait-il  pas  de  la  politi- 
que de  leuraccorder  un  peu  plus  d'aisance?  Le  superflu 
d'un  cure  se  ri^pand  toujours  sur  ce  qui  I'environne.  Ap- 
pele par  son  ministere  a  des  actes  de  charite,  il  resulle- 
rait  un  double  avantage  de  le  mettre  en  4tat  de  soulager 
lui-meme  ses  paroissiens;  et  leur  reconnaissance,  jointe 
a  la  yeneration  qu'on  porte  4  son  caractfere,  donnerait 
plus  de  poids  ;i  I'autorit^  pastorale. 

L'foat,  en  salariant  davantage  les  fonctions  des  cures 
de  campagne,  serait  en  droit  d'exiger  d'eux  des  travaux 
qui  s'accorderaient  parfaitement  avec  le  loisir  dont  ils 
jouissent.  Instruits,  ils  instruiraient  les  aulres.  lis  sent 
lettres  parmi  des  hommes  ignorants  et  grossiers ;  eux 
seuls  parlent  au  peuple  assemble;  ils  possedent  le  genre 
d'eloquence  convenable  ;  quels  autres  organes  le  gouver- 
nement  pourrait-il  choisir  pour  repandre  quelque  idee 
nouvelle,  et  faire  adopter  un  projet  qui  aurait  besoin 
d'etre  appuyfe  sur  la  base  de  la  confiance?  Qui  peut  mieux 
preparer  lesesprits  et  lesreconcilier  avec  Tadministration, 
qui  de  loin  parait  toujours  elTrayante,  detruire  enfin  ces 
pr^juges  populaires  dont  on  ne  cojinait  ni  I'originc  ni  le  but, 
etqui  souvent  s'opposent  a  toute  amelioration? 

Enseigner  la  saine  morale,  combattre  la  supeistition  et 
le  fanatisme,  ruiner  de  vieux  prejuges,  expliquer  quel- 
ques-uns  do  ces  phenomenes  qui  effrayent  I'ignorant  et 
malheureux  villageois,  donner  quehjues  notions  d'histoire 
naturelle  et  d'agriculture;  quel  bien  peut  faire  un  bun 
cure  de  campagne,  lorsqu'il  reunitun  esprit  juste  a  uncoDiir 
honnetc!  11  fera  cherir  le  gouvernement ;  11  rtpandra  des 
lumieres  utiles;  il  formera  des  sujets  fideles  et  de  bons 
agricuUcurs. 


CAMPAGNE. 

Dans  ce  temps  oii  Ton  appelle  de  toute  part  les  lu- 
mieres les  plus  favorahles,  oil  Ton  tend  generalenient  au 
plus  grand  bien  ,  les  cures  de  campagne  doivent  ^tre 
consider^s  comme  les  consolateurs  nes  du  peuple  ;  ils  peu- 
vent  lui  faire  aimer  son  ^lat.  Si  le  gouvernement  e.st  un 
pilote  atlenlif  aux  moindres  orages,  nelui  faul-il  pas  des 
mains  promples  et  habiles,  pour  ployer  au  besoin  les 
voiles  et  manier  les  cordages?  Or,  ies  cures  qui  comman- 
dent  par  la  parole  aux  classes  laborieuses  de  la  sociiite, 
assimiles  it  I'esprit  du  bien  public,  peuvent  contribuer 
dans  plus  d'une  occasion  a  rex(5cution  des  ordres  les  plus 
sages.  Mais,  je  le  repete,  il  faudrait  que  ces  conducteurs 
spirituels  fussent  mieux  recompenst's  de  leurs  fonctions 
journalieres,  el  qu'un  revenu  plus  ample  les  mil  au-des- 
sus  de  toute  depeiidaiioe  de  leurs  ouailles. 

Je  connais  pliisieurs  de  ces  bons  cures  de  campagne, 
qui,  malgre  I'extrSme  mediocrile  de  leur  prebende,  trou- 
vent  le  nioyen  do  faire  infiniinent  plus  de  bien  que  des 
millionnaires  meme  genereux  :  leur  charite  active,  indu- 
strieuse,  sail  cr(5cr  niille  res.sources.  Les  uns  savent  pre- 
parer des  remedes  simples  aux  malades  qu'ils  consolent, 
et  s'opposent  aux  prestiges  des  charlatans ;  les  autres, 
livrfe  aux  travaux  de  Tagriculture,  la  perfectioiinentpar 
leur  exemple. 

En  general,  leur  vie  eat  innocente  et  leurs  misurs  sont 
honnetes ;  il  y  a  peu  de  scandale  parmi  eux,  parce  qu'ils 
onl  besoin  de  I'estime  do  leur  troupeau  ;  ces  hommes  res- 
pectables vivent  loin  du  bruit  et  des  regards  du  monde  , 
inconnus,  oublife  et  contents  de  leur  obscurite  ;  leur  vie 
s'ecoule  dans  la  pratique  des  devoirs  prescrits  par  I'E- 
vangile. 

Oh  !  qu'il  m'e.st  doux  de  rendre  publiquemenl  justice 
a  cette  portion  d'hommes  que  j'honore,  et  que  le  gou- 
vernement pourrait  choisir  comme  les  canaux  des  idees 
les  plus  saiiies!  Toutes  leurs  fonctions  sont  paternelles 
et  pourraieiit  embrasser  encore  plus  d'objets;  ils  n'a- 
gisscnt  que  par  la  voie  de  la  persuasion  ;  quel  organe 
plus  heureux  et  plus  prompt  entre  I'autorite  et  le  peu- 
ple? » 

Aiosi  s'exprinie,  contraint  par  I'evidence,  un  des  in- 
creduies  les  plus  endurcis  de  noire  epoque. 


SONNET  A   L'ABBE   L.    B.,   DE  DOUAI. 


Vous  souvient-il  encor  dans  voire  paradis 
Deceux  qui  vous  aimaient  autrefois  sur  la  terre! 
Et,  s'll  vous  eii  souvient,  pensez-voiis,  u  moD  frire , 
A  ce  pauvre  exile  que  vous  Qimiez  jadis!... 

Nous  aous  somnjes  coonusau  pieddu  crucifix, 
Nos  deux  Yoix  s'elevaient  dans  la  meme  prier,' : 
Vous  priiez  pour  ma  mere  et  moi  pour  voire  m^re. 
Et  d^s  ce  moment-li  nous  Tdmes  deux  amist 

Nos  deux  coeurs  se  fondaienl  en  Jesus  et  Marie, 
Vous  viviez  de  ma  vie  et  moi  de  voire  vie... 
Mais  un  jour  devanl  moi  vous  moiitalcs  au  ciel ! 

Depuis,  abandonn^,  dans  ma  peine  profonde. 
Sans  conseil,  sans  appui,  je  resle  senl  au  monde  ; 
Je  fus  vfltre  Toiiie,  et  vous  aion  RapkaaH 


Michel  Tissandier. 


HISTOIRE  DUN  TIGRE. 


11 


SCENES,  RECITS,  AVENTURES,  EXTRMTS  DES  PLUS  RECENTS  VOYAGEIRS,  ETC. 

AVENTURE    COMIQLE    ARRIVfiE   AU    CAPITAINE   MAC-CLENCHEM,    DANS    LE    DESERT    DE    nOOGHLY. 


Une  nombreuse  reunion  a  coutume  de  se  grouper  cha- 
que  jour  autour  des  tables  de  la  taverne  anglaise  d'Ar- 
ro\vsmith,  situee  h  Paris,  rue  Neuve-Saint-Marc. 

Parmi  ces  habitues,  beaucoup  d'artistos  francais,  cun- 
vertis  a  la  cuisine  britanniquc,  font  honneur  au  rosbif, 
que,  par  un  echange  de  precedes,  les  naturels  de  la 
Grande-Brelagne  arrosent  de  nombreuses  libations  de 
vins  de  France. 

Plus  d'une  fois,  la  conversation  avail  roule  sur  les 
intarissables  questions  de  rivalites  internationales,  plus 
d'une  fois,  les  naturels  des  bords  de  la  Seine  avaient 
liklie  cette  cpilhete  sacramentelle  :  la  pcr/ide  Albion... 
et  plus  d'une  fois  John  Bull,  appelant  Begmatiquenient  a 
son  aide  repigramme,  avait  riposte  par  une  de  ces  cro- 
quades  si  populaires  en  Angleterre,  qui  personnifient  le 
peuple  francais  dans  un  perruqnier  gascon  ,  orne  de 
fausses  moustaches  ct  v&tu  de  faux  cols,  de  jabots  ct  de 
nianchettes  en  papier;  ou  bien  encore,  le  travestissent 
en  croqueniitaine,  en  mangeur  de  peuples,  ayant  une  in- 
digestion des  pays  qu'il  a  conquis  et  qu'il  est  oblige  de... 
restituer. 

Plus  d'une  ri.xe  s(^rieuse  avait  eu  lieu ;  la  boxe  et  le 
duel  avaient  plus  d'une  fois  scrvi  d'intermeJe  au  raout. 
Dans  le  but  d'une  pacification  durable,  on  venait  enfin  de 
mettre  a  I'index  les  questions  brOlantes  d'aniour-propre 
national,  et  on  etait  tombe  d'accord.unanimemeni,  d'ali- 
menter  a  I'avenir  la  conversation  de  tout  autre  propos, 
sous  peine  d'un  grog  gc'neral  au  genievre  paye  par  le  de- 
linquant. 

II  arriva  qu'a  un  mois  de  septembre,  les  tables  de  la  ta- 
verne furent  tout  a  coup  envahies  par  une  bandc  d'amaleurs 
de  chasse  :  c'etait  precis^ment  a  I'epoque  oil  le  prefet  de 
police  de  la  capilale  autorise  le  meurtre  du  lapin  et  de  la 
perdrix  qui  out  leur  domicile  dans  les  limites  de  sa  juri- 
diclion. 


On  avait  apprcci^  I'art  avec  lequel  I'holelier  anglais 
savait  cuire  a  point  un  train  de  derriere  de  lievre  ,  et, 
chaque  jour,  les  Robins  des  Bois  de  la  banlieue  fournis- 
saient  des  victimes  a  sa  broche.  Bientfit  les  chasseurs, 
gens  a  la  langue  aussi  agile  qu'au  pied  l^ger,  se  mirent  4 
raconter,  ^  qui  mieux  mieux,  les  exploits  de  leur  vie  in- 
cident^c.  Dieu  sail  ce  que  leur  imagination  enfanta  de 
faits  surhumains. 

D'abord  on  commenca  par  le  recit  de  la  chasse  au 
gibier  du  terroir  natal...  puis  on  s'cleva  jusqu'a  la  chasse 
pyrcneenne  ou  alpine;  on  poursuivit ,  sans  quitter  la 
table,  le  chamois  et  I'isard  h  travers  les  precipices;  on  les 
attrapa  k  la  course.  Un  convive  ovait  tue  assez  d'ours 
pour  coiffer  une  compagnie  de  garde  nationale.  Un  autre 
raconta  comment,  avec  un  fusil  Lefaucheux,  il  avait  con- 
traint  une  lice  et  ses  qualre  marcassins  k  danser  devant 
lui,  et  en  mesure,  un  galop  Musard. 

De  tous  les  chasseurs...  un  seul  etait  silencieux  ;  il  se 
nommait  M.  Robert.  C"6tait  un  vieillard  presque  sexage- 
naire,  doni  le  regard  etait  narquois  et  I'expression  de 
figure  insouciante.  II  passait  pour  avoir  eu  une  existence 
aventureuse,  mais  rarement  il  abordait  le  chapitre  de  ses 
souvenirs. 

■  Et  b  vous,  monsieur  Robert,  n'estil  pas  arriv^  quel- 
que  6v6nement  extraordinaire  dans  V9S  nombreux  voya- 
ges oulre-mer?  dit  un  commensal,  un  jour  que  la  cause- 
rie  avail  ite  plus  aniniee  que  de  coutume. 

—  Oh!...  oh!...  »  fit  le  vieillard,  sans  paraitre  avoir 
memoire  d'aucun  fait  curieux...  Puis,  comme  si  le  sou- 
venir lui  revenait,  sa  ti>te  se  releva...  son  regard  brilla 
d'une  nammn  subite...  une  expression  de  terreur,  qui  fit 
croirc  un  moment  ^un  malaise  qu'il  eprouvait,  se  mani- 
fesla  sur  sa  figure.  «  Ce  n'est  rien,  messieurs,  dit-il  aux 
pcrsonnes  qui  se  disposaient  a  le  secourir,  ce  n'est  rien... 
c'est  un  souvenir...  un  frisson  qui  date  de  trente  annees , 


12 


HISTOIRE  DUN  TIGRE. 


de  mes  veines  il  passera  tout  k  I'heure  dans  les  votres. 
La  pens^e  seule  des  evenemenls  que  je  vais  raconter  fait 
dresser  douloureusement  le  pen  de  cheveux  qui  me  sont 
rcst^s  sur  la  tele. 

Un  des  acleurs  de  I'aventure  que  je  vais  vous  dire,  et 
dans  laquelle  j'ai  joue  un  role  principal ,  appartenail  a  la 
nation  anglaise;  ainsi,  messieurs,  cliacun  ici  aura  le  droit 
de  fremir  exclusivement  pour  son  compatriote. 
Je  commence. 

Vers  I'an  de  grace  1814,  je  fis  connaissance  du  capi- 
taine  Mac-Clencliem ,  de  I'armee  du  Bengale.  Un  long 
sejour  dans  quelques  parties  pen  salubres  de  1  Inde  avail 
dctruit  la  sante  de  cet  officier,  et  il  avait  obtenu  de  resi- 
dcr  quelque  lemps  au  Cap,  dont  le  climat  devait  lui  eire 
favorable.  Ce  futlj  que  commenca  avec  le  capilaine  Mac- 
Clenchem  une  liaison  qui  plus  tard  devint  une  aniilie  de- 
vouee.  Quand  le  temps  du  conge  du  capilaine  fut  expire 
et  que  sa  convalescence  lui  permit  de  relourner  a  ses 
drapeaux,  il  m'arracha  une  demi-promesse  de  I'accom- 
pagner  a  Calcutta,  la  ciledcs  piilais,  commele  nonimont 
ses  habitants,  et  de  la  a  PoUyhagabad,  oil  un  de  mes  pa- 
rents se  livrait  a  la  culture  de  I'indigo. 

Avant  de  pousser  plus  avant,  messieurs,  dit  M.  Robert, 
11  est  convenable  queje  vous  donne  quelques  details  plus 
precis  sur  mon  ami  le  capitaine  Mac-Clenchem ,  car  ce 
n'i'tait  pas  un  homme  ordinaire,  quoique  k  I'epoque  dont 
je  vous  parle  il  ne  fut  plus  que  I'ombre  de  lui-meme  :  il 
avait  les  symptomes  de  la  decadence  physique  de  I'a- 
thlete,  avec  le  teint  basane  de  I'lndien  et  son  laisser-aller 
dans  la  demarche;  ce  corps,  qui  ne  brillait  plus,  comme 
il  avait  brille  quelques  ann(5es  auparavant,  par  la  grace 
et  les  signes  de  la  force,  etait  comme  ces  edifices  bien 
construils  dont  le  temps  peut  emporter  quelques  orne- 
menls ,  mais  dont  il  est  encore  oblige  de  respecter  la 
masse.  Le  capitaine  Mac-Cienchem,  tel  pris,  etait  encore 
un  homme  d'une  agilit(5  et  d'une  force  peu  communes.  Sa 
renommee  etait  grande  a  la  guerre  et  a  la  chasse.  Quoi- 
que sa  modestie  I'empecliat  de  reveler  ses  e.\ploits,  j'en 
sais  quelques-uns  que  je  mettrais  au  d^fi  les  plus  braves 
et  les  plus  enlreprenants  de  tenter. 

Par  exemple,  un  de  ses  passe-temps  ordinaires  etait  de 
suivre  la  trace  des  elephants  sauvages.  II  les  excilait,  et, 
au  paroxysme  de  leur  furie,  il  se  prcsentait  k  eux  et  leur 
arrachait  avec  sang-froid  des  polls  de  la  queue. 

Ce  fait,  messieurs,  continue  le  narrateur,  ne  peut  6tre 
mis  en  doute  par  quiconque  a  connu  le  courage  metho- 
dique  de  mon  ami,  et  s'il  est  besoin  de  vous  donner  un 
autre  exemple  de  son  llegme ,  je  vous  dirai  qua  la  fa- 
meuse  defense  de  la  citadelle  de  Uogungher,  ou  quelque 
nom  a  peu  pros  semblable,  on  vit  le  capilaine  se  tenir 
sur  I'aHut  d'une  piece  de  vingt-quatre  hors  de  service 
et  donner  des  ordrcs  a  des  canonniers ,  en  leur  designant 
avec  I'index  les  positions  sur  lesquelles  il  fallait  faire 
feu.  A  peine  avait-'il  fait  legeste,  un  boulet  siffle  et  lui 
emporte  le  doigt  ^tendu.  Le  capilaine  Mac-Clenchem, 
sans  paraitre  emu,  voulant  conlinuer  la  demonstration 
aux  soldats,  leve  le  doigt  majeur  et  le  place  dans  la  di- 
rection du  feu...  une  balle  frappe  et  emporte  ce  second 
doigt.  •  Je  leur  en  donnerais  bien  un  troisieme,  dit  le  ca- 
pitaine en  riant ,  mais  ils  I'emportCTaient  encore,  etcame 
gfenerait  pour  prendre  du  tabac...  »  Et  il  descend  en 
riant. 
Voili  I'homme,  messieurs,  que  je  devais  vous  faire 


connaitre  avant  de  pousser  plus  avant  dans  les  details  de 
mon  hisloire. 

Maintenant  nous  allons  marcher  k  grands  pas  dans  les 
^venements. 

Apres  une  travers^e  assez  ennuyeuse,  nous  parvinmcs 
h  I'embouchure  de  la  riviere  Hooglily,  et ,  soit  parle 
manque  de  vent,  soit  par  I'absence  de  marc^e  ou  par  toute 
autre  chose  qui  manquail,  nous  fCimes  obliges  de  mouil- 
ler.  C'est  une  douce  et  bonne  chose  que  le  niouillage  pcvur 
un  etre  de  nia  nature,  qui  n'a  pas  un  gout  natif  pour  le  se- 
jour du  vaisseau.  La  seule  pensee  de  fouler  la  terre  donne 
une  joie  indicible,  le  sol  le  plus  aride  devient  un  paradis, 
le  roc  le  plus  dur  a  sous  les  pieds  I'elasticit^  du  velours. 
Avec  quel  emprcssement  je  demandai  done  h  mon  ami  de 
m'accompagner  ii  terre!  avec  quelle  joie  j'enlendis  son 
adhesion  a  mon  offre!  la  cote  n'avait  rien  de  pittoresque 
et  d'engageant  :  c'etait  une  immense  plaine,  sterile  et  sa- 
blonneuse;  mais  mon  imagination  la  couvrait  d'arbres  om- 
brages,  la  tapissaitde  gazons  verts  comme  I'emeraude,  la 
peuplaitd'oiseaux  au  riche  plumage  et  aux  chanlsjoyeux. 
Le  grand  canot  fut  mis  h  la  mer  pour  aller  faire  de 
I'eau;  le  capitaine  Mac-Clenchem  etmoi,  apies  nous  etre 
munis  de  provisions  copieuses,  nous  escortames  jusqu'au 
rivage  les  futailles  vides  qu'on  envoyait  se  remplir.  11 
arriva  qu'une  d'elles  se  defonca  et  fut  abandonnee  a  terre- 
par  les  matelots. 

Moi,  je  donnais  a  mes  jambes  toute  la  latitude  d'exer- 
cice  qu'elles  voulurent  bien  prendre,  et  quand  la  la.ssitude 
commenca  a  se  faire  sentir  et  que  I'appetit  sonna  I'heure 
du  repas,  mon  ami  le  capitaine  et  moi  chcrchjnics  un  site 
convenable  a  notre  collation...  Mais  pas  un  arbie  ne  nous 
ofl'rait  son  ombrage. 

Le  capitaine  avisa  la  futaille  vide...  nous  la  roulJmes  a 
I'endroit  qui  nous  parut  le  plus  propice,  elle  nous  servit 
a  la  fois  d'abri  et  de  divan,  et,  proteges  par  son  ombre, 
nous  procedames  aux  appr^ts  du  festin. 

Dejil  la  volatile  froide  avait  recu  un  grand  echec ,  le 
jambon  volait  par  tranches  sous  la  lame  du  couteau  ,  nous 
arrosions  le  tout  d'un  vin  exquis,  dont  les  douces  vapeurs 
ramenaient  a  notre  esprit  le  souvenir  du  pays,  la  me- 
moire  des  atfections  lointaines...  nous  avions  chacun 
porl6  des  toasts  aux  amis,  ^  la  famille...  Apres  avoir 
epuis6  la  liste  des  parents,  nous  cherchions  a  qui  porter 
la  sanl^...  le  capitaine  venait  de  decouvrir  au  fond  de 
rficosse  un  arriere-petit-cousin  auquel  il  n'avait  jamais 
pensc  avant  son  voyage,  nous  alliens  boireal'arriere-petit- 
cousin  du  capitaine  Mac-Clenchem,  lorsque... 

Oh!  ici,  messieurs,  dit  M.  Robert,  il  faut  queje  fasse 
une  pause...  II  y  a  trente  ans  que  j'ai  entcndu  lecri  que 
je  vais  vous  dire...  et  il  est  Vi...  toujours  \h...  prt'sent; 
j'enai  dansl'oreillerafrreuxrhythme,  rinfernalegamme... 
il  n'y  a  pas  de  mots  pour  rcndre  cela,  pas  de  phrases 
pour  traduire  ce  bruit...  Ouf!  le  frisson  me  court  en- 
core... dix  mille  diables  enrhumes ,  ronflant,  grognant 
sourdement  a  trois  pas...  Qui  pourrait  I'oublier  aprte 
I'avoir  enlendu?  qui  pourrait,  sans  I'avoir  entendu,  le 
comprendre?... 

Le  capitaine  Mac-Clenchem  domina  assez  son  emotion 
pour  me  crier  :  a  Regardez,  Rjbert;  par  Dieu!  prenez 
garde  I  » 

Le  capilaine  fit  un  bond,  qui  cut  defi6  en  legerele  les 
chevres  de  nos  montagnes  et  les  revenants  des  romans 
anglais,  et  il  se  trouva  sur  ses  pieds,  derrifere  la  futaille. 


HISTOIRE  DUN  TIGRE. 


13 


Houreusement,  j'eus  le  temps  de  rejoindre  mon  ami  et  de   I  de  noire  rapide  et  savante  mancpuvrese  presenlM  a  nou9 
prendre  position  a  sesc6tts,  avant  que  la  cause  effroyable  |  in  une  distance  de  deux  pas...  sous  la  figure  d'un  tigre 


royal,  ou  plutot  d'une  ti^resse.  Nous  eOraes  plustard, 
•conime  vous  le  verrez,  le  loisir  de  reconnailre  le  sexe  de 
notre  adversaire. 

Voila  done  la  lulte  terrible  commenc^e ;  le  duel  ii  trots, 
duel  d'exterminalion,  engage.  Aucun  de  nous,  du  capi- 
taine  .Mac-Clencliem,  du  tigre  et  de  moi,  ne  s'elait  encore 
trouve  a  pareillc  affaire. 

Pour  champ  de   bataille  le  desert ,  pour   rempart  un 


tonneau,  pour  arme  notre  adresse.  Voila  quelle  etail  la 
position. 

Comment  le  tigre  avait-il  pu  parvenir  jusqu'a  nous  sans 
que  nous  cussions  ni^me  soupconne  son  voisinage?  Une 
souris  n'aurait  pas  trouve  dans  ce  desert  un  arbre,  un 
arbusle.  un  sillon  pour  se  blottir. ..  Ce  n'etait  pas  la,  non 
plus  en  ce  moment,  I'occasion  de  discourir  sur  la  rapidite 
de  la  course  de  la  bete  feroce.  Je  n'ai  pas  encore  pense  a 


lire  ce  que  les  naturnlistes,  qui  n'ont  jamais  vu  de  tigre 
aussi  pri>s  quf  j'en  ai  vu  uu,  ont  ecrit  a  ce  sujet ;  plus  lard, 
je  les  consulterai.  Revenons  k  notre  tonneau. 


Nous  i'tions  done,  le  capitaine  et  moi,  manoeuvrant  au- 
tour  du  tonneau,  dans  un  etat  demotion  qu'il  est  impos- 
sible de  decrire. 


14  HISTOIRE 

Une  lueur  d'esperance  nous  vint.  La  tigresse  s'empa- 
rera  peut-fitre  des  debris  de  notre  repas?  elle  satisfera 
son  appetit  sur  les  comestibles,  et  meprisera,  en  cette 
circonstaiice,  la  capture  de  I'honnme.  Deux  minutes  de 
lialte  devant  nos  provisions  nous  donneraient  le  temps 
de  recueillir  nos  esprils  et  de  combiner  un  sysleme  de 
defense. 

Vain  espoir;  L'ceH  de  la  tigresse  dardait  d'aplomb  sur 
nous  :  c'etait  la  seule  proie  quelle  ambitionnat. 

Plus  d'une  heure  s'ecoula,  pendant  laquelle  nous  con- 
tinuimes  i  faire   tons  les  trois  le  manege  autour  de  la 


D'UN  TIGRE. 

tonne.  C'etait  au  delJi  des  limites  de  la  force  humaine : 
un  moment  de  plus,  le  capitaine  et  moi  succombions  de 
lassitude...  Heureusement  I'aninial  eut  moins  de  patience 
que  nous,  et  sa  nature  irritable  ne  s'accommoda  pas  de 
cette  strategic  sans  resultat. 

Le  tigre  deraeura  un  moment  immobile,  comme  s'il  euf 
mi'dite  une  grande  resolution;  enfin,  se  repliant  sur  lui- 
ni6me,  rassemblant  toutes  ses  forces,  il  prend  subitement 
son  elan,  et  va  francbir  d'un  seulbond  I'obstacle  qui  nous 
separe. 

Je  n'eus  qu'une  pensie  ^lectrique,  la  certitude  de  la 


mort,  et  je  tnmbai  a  gonoux.  Un  instant  apres,  tout  ^tonn6 
de  rcspirer  encore,  j'obc'is  a  la  voix  de  mon  ami,  qui  me 
dit  :  c(  Robert,  montez.  » 

Je  compris  alors  :  notre  bonne  ^toile  avait  fait  que  le 
tonneau  ,  plac^  debout  sur  son  fond,  presenli'it  a  la  sur- 
face I'ouverture ;  il  pencha  quand  le  tigre  fit  un  effort 
vers  lui,  et  mon  brave  compagnon,  avcc  cc  sang-froid  qui 
le  distinguait,  donna  au  tonneau  ,  a»ec  son  pied,  une  di- 
rection telle  qu'il  le  renversa  eiitierement  sur  la  bel«  fe- 
roce.  Le  tigre  se  trouva  alors  dans  une  cage  ou  la  lumiere 
ne  p^netrait  que  par  la  bonde. 

Mon  ami  avait  franclii  d'un  saut  la  plate-forme  du 
remparl,  et  il  avait  le  pied  sur  le  nouveau   genre  de 


basse-fosse,  ou  d'oubliettes,  que  son  genie  et  son  sang- 
froid venaient  decreer  pour  maintenir  rennemicommun. 

Revenu  a  moi,  j'escaladai  la  tonne  et  je  me  tins  pres  de 
mon  ami.  Le  premier  transport  de  joie  fit  bientot  place  a 
une  juste  crainle.  La  reflexion  nous  fit  voir  que  nous  n'a- 
vionspas  ameliore  bcaucoup  notre  position  ;  nous  n'avions 
aucun  moyende  comniuniqueravecnosmatelotsrestessur 
la  rive,  nous  ne  pouvionslongtemps  vivre  surcelte  espece 
d'esplanade  en  bois,  sous  laquelle  rugissaitun  esclave  qui 
serait  noire mallre  au  moment  oil  nousquilterionslcposle. 

Le  soleil  baisjait  sensiblenient  vers  le  couchant ;  avcc 
lui  s  evanouissaient  nos  esperances  d'etre  secourus. 

[La  suite  au  pi'ochai It  Htimt'ro.) 


BEAUX  EXEMPLES  DE  FORCE  MORALE  DANS  LA  JELMSSE. 

LES  GRANDS  PEINTUES. 


MICHXIi.AarCE. 

Dans  sa  jcunesse,  I'amour  de  I't-tude  le  jela  dans  uno 
solitude  absolue.  II  passa  pour  orgueiUcux,  pour  bizarre, 
pour  fou  ;  dans  tons  les  temps  la  socK'le  I'cnnuya.  II  n'eut 


pas  d'amis  inlimes;  raais  seulement  pour  eonnaissances 
quelquesgenss^rieux  :  lecardinal  Pole, .\nnibalCaro, etc. 
II  fut  liberal;  il  donna  plusieurs  de  ses  ouvragcs;  il 
assistait  en  secret  un  grand  nombre  de  pauvres,  surtout 
les  jeuncs  gens  qui  eludiaient  les  arts.  II  donna  quelque- 


MICHEL-ANGE. 


13 


fois  a  son  noveu  trenle  ou  quaranle  mille  francs  a  la  fois. 
11  disait :  «  Quelque  riclie  que  j'aie  eW,  j'ai  loujours 
v^cu  pauvre. » 11  ne  pensa  jamais  Ji  tout  ce  qui  concentre 
raltenlion  du  vulgaire.  11  ne  fut  avare  que  dune  cliosc  : 
son  attention. 

Dans  le  cours  de  ses  grands  tra\aux,  il  lui  arrivait  de 
se  couchcr  toutliabille  pour  ne  pas  perdre  de  temps  i  sc 
velir.  II  dormait  peu  et  se  lovail  la  nuit  pour  noter  ses 
idees,  avec  le  ciscau  ou  les  crayons.  Ses  rcpas  se  couipo- 
saient  alors  de  quelques  morceaux  de  pain,  qu'il  mettait 
dans  ses  podies  le  matin,  ut  qu'il  niangeait  sur  son  echa- 
faud  tout  en  travaillanl.  La  presence  d'un  etre  liumain  le 
derangeait;  il  avait  besoin  de  se  sentir  enfcrmt' i  double 
tour  pour  etre  a  son  aise,  disposition  contraire  ^celle  du 
Guide.  S'occuper  des  choscs  vulyaircs  ctait  un  supplice 
pour  lui  ;  energique  dans  Ics  grandes  affaires  qui  lui 
semblaicnt  meriter  son  atlenlion,  dans  les  petitcs  il  lui 
arrivait  d'etre  timide  :  par  cxeniple,ilneputjamais  prendre 
sur  lui  do  donner  un  diner. 

'Vasari,  !e  confident  de  Miclicl-.4ngc,  parle  ainsi  de  son 
ami : « Attentifau  principal  del'art,  qui  est  lecorpsliumain, 
il  laissa  a  d'autrcs  I'agrement  des  couleurs,  les  caprices, 
les  idees  nouvclles;  dans  ses  ouvrages  on  ne  trouve  ni 
paysages,  ni  aibres,  ni  fabriques;  c'est  en  vain  qu'on  y 
chercherait  certaines  gentiUesses  de  I'art  et  certains  en- 
jolivements  auxquels  il  n'accorda  jamais  la  moindre  at- 
tention; peut-etre  parune  secrete  repugnance  d'abaisser 
son  sublime  genie  h  de  telles  choses.  > 

De  tant  de  milliers  de  figures  qu'il  avail  dessinees, 
aucune  ne  sorlit  de  s;i  memoire;  il  ne  Iracait  jamais  un 
contour,  disait-il,  sans  se  rappeler  s'il  I'avait  deja  em- 
ploye :  aussi  ne  se  r6pela-t-il  jamais.  Doux  et  facile  a 
vivre  dans  les  arts,  il  elait  d'une  mefiance  et  d'une  exi- 
gence incroyables  ;  il  faisait  lui-ni6me  ses  limes,  ses 
ciseaux,  etne  s'en  rapportaiti  personne  pouraucun  delail. 
Des  qu'il  apercevait  un  defaut  dans  une  statue,  il 
abandonnait  tout  el  courail  a  un  autre  marbre  ;  ne  pou- 
vant  approclicrdelasublimite  de  ses  idees,  une  fois  arrive 
il  la  maturite  du  talent,  il  finit  peu  de  statues.  •  C'est 
pourquoi,  disait-il  un  jour  ^  Vasari,  j'ai  fait  si  peu  de 
tableaux  et  de  statues.  • 

II  lui  arriva  dans  un  moment  d'impaticnce  de  briser 
un  groupe  colossal  prcsque  termine  ;  c'etait  une  pield. 

La  mere  du  Christ  n'est  certainement  pas  a  nos  yeux 
un  modele  de  beaule,  et  cepcndanl  quand  Micliel-Ange 
I'eut  finie,  on  lui  reprocha  d'avoir  fait  si  belle  et  si  jeune 
la  mere  d'un  homme  de  trente-trois  ans. 

•  Celte  mere  fut  une  vierge,  repondit  fieremcnt  I'arliste, 
et  vous  savez  que  la  cbastete  de  I'ame  conserve  la  frai- 
clieur  des  trails.  1!  est  meme  probable  que  lo  cicl,  pour 
rendre  temoignage  de  la  celeste  purete  de  Marie,  permit 
qu'elle  conservat  le  doux  eclat  de  la  jeunesse,  tandis  que, 
pour  marquer  que  le  Sauveur  s'etail  reellement  soumisa 
toutcs  les  miseres  humaines,  il  ne  fallait  pas  que  la  divi- 
nite  nous  derobat  rien  de  ce  qui  apparlient  a  I'liomme. 
C'est  pour  cela  que  la  Vierge  est  plus  jeune  que  son  age, 
et  que  je  laisse  au  Sauveur  toutes  les  marques  du  .sien.  • 
Vieuxet  decrepit,  il  fut  un  jour  rencontre  parle  cardi- 
nal Farnese  ii  pied,  au  milieu  des  neiges,  pri>s  du  Coli- 
see ;  le  cardinal  fit  arreterson  carrosse  pour  lui  demander 
oil  done  il  allait  par  ce  temps  a  son  age  : «  Al'ecole,  re- 
pondit-il,  pour  taclier  d'apprendre  quelque  chose.  > 
Michel-Ange  disait  un  jour  a   Vasari  :  .  Mon   clier 


Georges,  si  j'ai  quelque  chose  de  bon  dans  la  tete,  je  le 
doisk  I'air  elastique  de  voire  pays  d'Arezzo,  que  j'ai  res- 
pire en  naissanl,  comme  j'ai  suce,  avec  le  lait  de  ma 
nourrice.l'amour  du  ciseau  et  du  maillet.  »  Sa  nourrice- 
etait  femme  etfille  de  sculpteurs. 

Une  personne  lui  reprochant  de  ne  s'etre  pas  marie,  it 
repondit  comme  fipaminondas  ,  el  ajouta  :  .  La  peinture 
est  jalouse  et  veut  un  bomme  tout  entier.  • 

Un  sculpteur,  qui  avail  copie  une  statue  antique,  se 
vantait  de  I'avoir  surpassee  :  •  Tout  homme  qui  en  suit 
un  autre  ne  pent  passer  devant.  .  C'etait  son  ennemi, 
I'envieux  Bandinelli  de  Florence,  qui  croyait  faire  oublier 
le  Laocoon  par  la  copie  qui  est  a  la  galerie  de  Fl<i- 
rence. 

Un  jeune  homme  avail  fait  un  tableau  assez  agreable, 
en  prenant  a  tons  les  peintres  connus  une  attitude  ou  uno- 
tele;  il  (5tait  tout  fier  et  raontrait  son  ouvrage  a  Michel- 
Ange.  «  Cela  est  fort  bion,  mais  que  deviendra  voire  ta- 
bleau au  jour  du  jugement,  quand  chaeun  reprendra  les 
membrcs  qui  lai  appartiennent?  • 

Michel-.\nge  recut  des  messages  flatleurs  de  plus  de 
douze  t^tes  couronnees.  Lorsqu'il  alia  saluer  Charles- 
Quint,  ce  prince  se  leva  sur-le-champ,  lui  repelanl  son 
compliment  banal :  «  Qu'il  y  avail  au  monde  plus  d'uu 
empereur,  mais  qu'il  n'y  avail  pas  un  second  Jlichcl- 
Ange.  » 

Notre  Francois  I"  voulut  I'avoir  en  France,  el,  quoique 
ses  instances  fussent  inutiles,  pensant  que  quelque  cir- 
conslance  ioattendue  pourrait  le  lui  envoyer,  il  lui  ou- 
vrit  a  Rome  un  credit  de  quinze  mille  francs  pour  les 
frais  de  voyage.  Michel-.Vnge  eul  pcut-iytre  fait  la  revolu- 
tion que  ne  purent  accomplir  Andre  del  Sarto,  le  Primatice, 
le  Rosso  el  Benvenuto  Cellini.  Tons  quitterent  le  France 
sans  avoir  pu  y  allumer  le  feu  sacre. 

II  loua  Raphael  avec  sinct5ril6  ;  mais  il  ne  pouvail  pas 
le  goiiter  completement.  II  disait  du  peintre  d'Urbin, 
qu'il  tenait  son  grand  talent  de  I'etude  et  non  de  la  nature. 

Le  chevalier  Lione,  proteg6  par  Michel-Ange,  grava 
son  portrait  en  medaille,  el  lui  ayant  demande  quel 
revers  il  voulait,  Michel-Ange  lui  fit  mettre  un  aveugle 
guid^  par  son  chien  avec  cet  exergue  .- 

Docebo  JDiquos  vias  tuas,  et  impii  ad  te  convertentur. 

Ses  restes  furent  deposes  solennellement  dans  I'eglise 
des  Aptitrcs.  Le  pape  annoncait  le  projet  de  lui  clever  un 
tombeau  dans  Saint-Pierre,  oil  les  souverains  seuls  sont 
adniis ;  mais  Come  de  Medicis,  qui  voulait  se  dislraire  de  la 
tyrannic  par  le  culte  de  la  gloire,  fitsecretenient  eiilever 
Ics  cendres  du  grand  homme.  Ce  depot  revire  arriva  a 
Florence  dans  la  soiree;  en  un  instant  les  fenelres  et  les 
rues  furent  pleines  de  curieux  et  de  lumieres  con- 
fuses. 

Les  principaux  ^vencments  de  sa  vie  furent  roproduifs 
par  des  bas-reliefs  ou  des  tableaux  :  entouri5  de  ces  re- 
presentations vivantes,  Varchi  prononca  son  oraison  fu- 
nebre. 

Lors  de  la  cdrimonie,  on  Irouva  le  corps  de  Michel- 
Ange  niomifie  par  la  vieillesse,  sans  le  plus  l^er  signe 
de  decompositioB.  Cent  cinquante  ans  apres,  le  hasard 
ajant  fait  ouvrir  son  tombeau  a  Sanla-Croce,  on  Irouva 
encore  une  momie  parfailement  conservee,  completement 
vetue  il  la  mode  du  temps. 


16 


PETITES  PROMENADES 


PETITES  PROME\\\DES  AU  MUSEE  D'lIISTOlRE  NATLRELLE. 


INTRODUCTION. 

line  science  magnifique  et  solennelle.Jqui  met  la  pensee 
humaine  dans  les  secrets  du  Cr6ateur,  doit  fitre  pour 
I'homme  seiieux  d'un  altrait  d'autanl  pluseleve,  que  c'est 
une  science  aussi  par  laquelle  le  philosophe  doit  passer, 
s'il  veut  se  comprendre  lui-m^me.  Lorsque  son  intelli- 
gence, fatigucede  recherches  abstraites  et  presque  decou- 
ragee,  demande  a  se  reposer  enfin  sur  des  verites  nioins 
rebelles,  sur  des  convictions  plus  positives,  ou  pourrait- 
il  trouver  un  plus  digne  delassement  que  dans  cette  ai- 
mable  etude  qui  raconte  avec  tant  de  splendeur  la  sagesse 
de  Dieu,  sa  puissance  et  sa  gloire?  Un  esprit  vulgaire  bor- 
liera  peut-etre  ses  connaissanccs  ii  ne  pas  confondre  I'air 
avec  le  ciel ,  a  ne  pas  prendre  I'eau  pour  un  element,  le 
corail  pour  une  plante ,  la  baleine  pour  un  poisson ;  S 
laisser  enfin  ;i  la  fantasmagorie  mythologique  le  dard  du 
serpent,  I'incombustibilite  de  la  salamaiidre,  les  vagisse- 
monts  du  crocodile,  la  griffe  du  dragon.  Mais  le  philo- 
sophe, du  point  qu'il  occupe  dans  cet  univers,  ne  doit- 
11  pas  en  etudier  I'ensemble  ct  savoir  jouir  ainsi  d'un 
spectacle  si  plein  de  majeste,ou  I'harmonie  se  montre 
jusque  dans  les  contrastes,  oil  cliaque  idee  fait  naitre  un 
SL'ntimcnt,  oulecoeurestsatisfait,  oil  la  pensee  est  ennoblie? 

Que  de  merveilles  en  elTet  h  conlempler!  Ici,  des  val- 
lees  si  profondes  que  le  solcil  peut  a  peine  y  descendre; 
la,  des  forets  si  i^levees  que  les  nuages  s'arretent  aux 
branches  et  tombent  goulte  h  gnulte  de  leur  feuillage. 
Sous  I'equateur,  des  iles  de  verdure  avec  leurs  bouquets 
de  fruits  au  milieu  de  vastcs  solitudes  oil  I'air  ne  trouve 
■pas  une  feuille  ii  remuer ;  et  vers  le  pole,  des  Sles  de  glace 
voguant  avec  des  colonies  d'ours  blancs  qui,  jusque  dans 
nos  zones  lemperees,  nous  apporlent  leur  prccieuse  four- 
rure ;  la,  de  I'eau  douce  qui  jaillit  du  sein  de  la  mer,  ou 
fcien  une  colonne  d'eau  bouillantc  qui  s'elance  du  milieu 
■d'un  glacier;  plus  loin,  un  lac  transparent  qui  dort  sous 
des  lilas,  ou  bien  une  riviijre  rapide  qui  bondit  sur  le 
roc  else  precipite,  formant  une  nappe  ecumeuse  ii  travel's 
laquelle  le  soleil  vient  jeter  mille  rellels.  Sur  la  colline,  le 
daim  au  pied  leger,  ^  I'anl  alerte,  llairant  la  Lrise  qui  le 
previent  du  danger;  sur  le  sable,  le  ruse  formica-leo  se 
tenant  en  embuscade  dans  son  enlonnoir  geomotrique; 
dans  I'air,  le  brillant  colibri,  gracieux  jusque  dans  sa 
colere,  soit  que,  confus  de  trouver  etiolee  une  tleur  qu'il 
croyait  encore  fraiche,  il  en  arrache  de  depit  tous  les  pe- 
tales,  soit  qu'irrite  d'une  offense  il  s'attaclie  hardiment 
a  son  ennemi  et  ne  le  quitte  qu'apres  avoir  epuisii  sa 
petite  vengeance. 

Le  firmament  sans  doute  a  un  aspect  plus  imposant,  et 
noire  plan(!te  alors  n'est  plus  qu'un  point  obscur  auprcs 
de  CCS  globes  lumineux  sans  nombre  et  sans  mesure,  dis- 
simines  dans  I'espace  comme  la  poussiere  dans  nos 
champs;  mais  peut-etre  que  celte  poussiere  dedaignee  ren- 
ferme  plus  de  prodiges.  Voyez,  vous  vous  croyez  ici  aux 
limites  de  la  creation,  et  vous  6tes  sur  le  seuil  d'un  monde 
DOuveau,de  cemonde  microscopique  qui  echappe  ii  notre 
vue  et  n'appartient,  pour  ainsi  dire,  qu'a  nos  regrets! 
Chacun  de  ces  atonies  imperceptibles  est  cependant  un 
4tre  organise  et  m6me  parfait,  car  on  ne  pourrait  lui  en- 


lever  aucune  partie  qui  ne  lui  soit  necessaire,  ni  en  ajouter 
aucune  qui  ne  lui  fiit  inutde.  Quels  sonl  les  ressorts  qui 
mettent  en  mouvement  leurs  organes  si  menus,  qui  pous- 
sent  et  dirigent  leurs  pattes,  qui  Pendent  et  agitent  leurs 
ailes?  Bien  plus,  ces  petits  eires  sont  armes  de  tenailles, 
de  forets,  de  haclies,  de  limes,  de  scies,  pour  fendre  le 
bois,  pour  ronger  la  pierre,  pour  user  le  granit,  et  landis 
que  I'imagination  se  perd  a  concevoir  comment  dans  un 
point  invisible  il  a  pu  se  trouver  assez  de  place  pour 
une  organisation  si  complexe,  I'atome  change  de  forme, 
change  d'organes,  change  de  vie  pour  nous  prouver  que 
Dieu  est  Ji  I'aisc  dans  I'infiniment  petit  comme  dans  I'in- 
finiment  grand  ,  I'infiniment  petit  devenant  a  son  gr6  un 
espace  sans  limites ,  et  I'infiniment  grand  n'etant  plus 
qu'un  point  mathematique. 

Et  si  vous  peiielrcz  plus  avant,  si  vous  voulez  connaiire 
les  lois  qui  president  ii  lant  de  fails  dont  vous  etes  ^blouls, 
d'autres  merveilles  vous  atlendent  encore. 

S'agit-il  dun  phenoniene  de  composition?  Suivez  celte 
molecule  brute  qui  .s'elabore  peu  a  peu,  qui  passe  ensuile 
dans  un  vegetal  oil  ellc  se  modifie  encore  pour  s'anima- 
liser  enfin  ,  mais  qui  bientot  est  rendue,  par  la  niort,  au 
monde  mineral,  oil  I'organisation  la  reprend  de  nouveau, 
car  rien  ne  se  perd,  rien  ne  s'arr^le,  tout  passe  et  revient 
par  de  perpetuelles  metamorphoses,  remplissanl  une  infi- 
nite do  buts  inlermediaires  pour  arrivcr  au  but  definitif, 
c'est-^-dire  a  I'immobilite  permanente  des  especes  au  mi- 
lieu des  modifications  continuellesdes  individus. 
.  S'agit-il  d'un  phenomene  de  decomposition?  faut-il, 
par  exemple,  qu'un  tronc  d'arbre  abattu  et  sans  vie  n'at- 
triste  plus  les  regards  et  cesse  d'etre  inutile?  Voyez  d'a- 
bord  les  mousses y  eufoncer  leurs  racines  et  retenir  ainsi 
I'humidite  qui  le  dechire;  puis  les  champignons  qui  le 
dilatent,  puis  les  larves  qui  le  broient,  puis  le  pic  qui, 
veiiant  y  chercher  les  insectes,  le  pulverise,  puis  enfin  le 
vent  qui  le  disperse;  mais  le  pic  nieurt  a  son  tour,  des 
nuees  d'autres  insectes  s'abattent  bion  vite  sur  ses  di- 
pouilles,  pour  t'tre  devoreseu.x-memes  par  d'autres  ani- 
niaux;  ou  bion  de  cette  pourriture  s'cleve  toutc  fraiche  et 
loute  parfumee,  cette  fieur  eli'gante  oil  I'abcille  recueille 
et  la  cire  qui  nous  eclaire  et  le  micl  qui  nous  nourrit. 

S'agit-il  d'une  loi  d'ordie  et  de  conservation?  Pour  que 
le  nombre  des  ^tres  organises  que  notre  globe  peut 
nourrir  ne  soit  pas  depasse,  la  vie  recoit  des  bornes  ainsi 
que  la  fecondite;  mais  dans  chaque  espece  la  famille  est 
d'autant  plus  nombrcuse  qu'elle  doit  etre  soumise  ii  plus 
de  dangers.  Et  pour  que  chaque  espece  puisse  mieux  par- 
courir  la  periode  de  son  developpemeni,  tout  est  dispose 
avec  une  prevoyance  admirable.  La  noix  encore  informe 
est  defendue  des  insectes  par  son  brou  anier,  tandis  que, 
momie  lustree,  la  chenille,  en  elendant  ses  ailes,  se 
couvre  de  bandelettcs  soyeuses;  mais  plus  habile,  la  mite 
s'empare  de  nos  draps,  se  fabrique  une  'eloffe  souple  et 
solide,  et  donne  a  son  veternent  la  forme  la  plus  simple, 
la  plus  sire,  la  plus  commode.  Ne  cherchez  pas  a 
tromper  ses  combinaisons,  car  elle  trouverait  des  artifices 
dont  vous  seriez  encore  plussurpris. 

Pour  que  tous  les  climats  aient  leurs  plantes  et  leurs 
habitants,  les  conditions  d'existence  sont  dislribuees  k 


AU  MUSfiE  D'HISTOIRE  NATLRELLE. 


■17 


rinfini;  la  libcllule.  delicate  el  le  roseau  flexible  veulent 
Ics  lieux  abritfe,  tandis  que  I'aigle  aux  pennes  robustes  et 
le  chene  aux  puissantes  racines  aiment  le  sejour  du  vent; 
le  sainfoin  du  Gange,  pour  se  rafraicliir,  agite  ses  foUoles 
comme  un  double  eveutail,  tandis  que  I'eider  de  la  Nor- 
wege  bat  I'eau  de  ses  ailes  poui'  Temp^cher  de  se  geler; 
enfiii  le  chamcau,  dans  le  desert,  peut  vivre  sans  boire, 
comme  la  Ihalassite  sous  I'eau  sans  respirer. 

Le  vent  du  nord  annonce-t-il  la  venue  de  I'liiver,  les 
lilanl-cs  se  depouillent  de  leurs  feuilles  qui  donneraient 
Irop  de  prise  ii  I'ouragan,  et  laissent  tomber  leur  graine 
(jui  se  recele  dans  le  sol  oil  la  neige  bientot  vlendra  la 
proteger.  La  cliauve-souris,  cachee  dans  sa  retraile,  s'en- 
dort  [lourn'avoir  pas  le  souci  de  cherdier  uiie  pioie  qui, 
elle-meiiic,  s'cst  retiree.  Le  castor  se  renfernie  dans  ses 
magasins  approvisionnes;  la  marmotte  et  le  loir,  la  vipere 
et  la  grenouille  rentrent  dans  le  fond  de  leur  terrier  ou 
dans  la  vase  de  leur  marals,  vivant  de  leur  graisse  mise 
en  reserve  a  I'arriere-saison ;  la  cigogne  et  la  grue  enii- 
grent  en  nombreuses  caravanes,  et  gagnent  sansboussole 
les  pays  luinlalns.  Lesanimaux  se  laisent,  le  ruisseau  n'a 


plus  de  murmure.  Tout  parait  mort,  car  le  silence  regne 
aussi  dans  I'etendue  de  Talmosphere  et  dans  les  abimes  de 
rOcean.  Eh !  cependant  il  y  a  encore  une  beaute  grave  et 
austere  dans  cette  viedissimulte  oil  I'organisation  menage 
ses  forces  et  les  concentre,  pour  les  employer  bienlotavec 
une  activite  toute  nouvelle.  Or,  voici  le  moment,  car  I'lii- 
rondelle  est  arrivee. 

Oil!  que  de  richesses  pour  nous,  au  printemps,  etalees, 
lorsque  la  terre  s'eveUle  sous  le  rayon  solaire,  que  la  ve- 
getation commence  sa  parure  et  que  les  animaux  eux- 
memes  prennent  leurs  habits  de  noces.  Quelle  variete  de 
flanges  et  de  parfums  a  toutes  ces  lleurs,  de  voix  et  de 
vetements  a  tons  ces  quaJrupi^des !  Que  de  couleurs  dilfe- 
rentes  pour  chaque  plante  et  de  nuances  diverses  pour 
chaque  couleur!  quel  luxe  de  panaches  et  de  diadi'mes  a 
lous  ces  olseaux,  de  cuirasses  dorees  a  tons  ces  reptiles, 
d'ecaiUes  dargent  a  tous  ces  poissons,  de  reflets  m^tal- 
liques  a  tous  ces  insectes!  Quelle  profusion  de  topazes  et 
de  perles  sur  la  t^te  d'une  seule  mouche!  Enfin,  dcpuis  le 
fond  des  eaux  jusqu'au  plus  haut  des  airs,  quelle  pompe 
partout  et  quelle  parfaite  harmoniel        Teuliekes. 


LE  I.IOIT. 

Le  lion  est  aujourd'hui  beaucoup  moins  commun  qu'il 
n'etait  auliefois,  et  son  espece  est  rSduite  h.  la  trenti^me 
partie  de  ce  qu'clle  etait  du  temps  des  Remains,  qui  ti- 
raient  de  la  Libye,  pour  leurs  spectacles,  un  plus  grand 
nonibre  de  ces  animaux  qu'on  ne  pourrait  y  en  trouver 
aujourd'hui.  Le  lion,  comme  tous  les  chats,  est  bas  sur 
pattes;  son  corps  peut  avoir  plus  de  deux  metres  de  lon- 
gueur, independamment  de  la  queue,  longuede  plus  d'un 
metre.  La  lionne  a  des  dimensions  plus  rMuites,  niais 
son  corps  est  plus  gracieux. 

Le  lion  de  I'Atlas  se  distingue  surtout  p:ir  sa  magni- 
lique  criniere  ;  les  lions  asiatiques  en  sont  depourvus; 
et  r.4raerique  ne  presente  ni  lion,  ni  tigre,  ni  leopard. 
•  Le  lion,  dit  JI.  de  BuITon,  a  la  figure  imposante  ,  le 
regard  assure ,  la  demarche  fibre ,  la  voix  terrible  ;  sa 
taille  est  bien  prise  et  si  bien  proportionnce,  que  sun 
t.  u 


corps  parait  etre  le  modele  de  la  force  jointe  a  I'asilite  ; 
diissi  solide  que"iierveux,  n'etant  charge  ni  de  chair,  ni 
de  graisse,  et  ne  conleiiant  Hen  de  surabondant,  il  est  tout 
nerfs  et  tout  muscles.  Cette  grande  force  niusculaire  se 
marque  au  dehors  par  les  sauts  et  les  bonds  prodigieux 
qu'il  fait  aisement;  par  le  mouvement  brusque  de  sa 
queue,  qui  est  assez  fort  pour  terrasser  un  honime;  par 
la  facilite  avec  laquelle  il  fait  mouvoir  la  peau  desa  face, 
et  surtout  celle  de  son  front,  qui  est  traverse  de  rides 
profoiides ;  ce  qui  ajoute  beaucoup  ii  sa  physionomie  ,  ou 
plutot  il  I'expression  de  sa  fureur  :  et  enfin  par  la  faculte 
qu'il  a  de  remuer  sa  crinit?re,  laquelle  non-seulement  se 
herisse,  mais  se  meut  et  s'agite  en  tout  sens  lorsqu'il  est 
en  colere.  » 

Le  front  decet  animal  est  presque  carre;  son  nez  est  grand, 
large,  evase ;  sa  gueule  est  fort  grande  et  fendue  ;  ses  ma- 
choires  sont  composees  de  grands  osextremement  forts,  et 
garnies  chacune  de  quatorzedenis,  dontquatre  sont  incis;- 


18 


PEMTe:S  -PR^MiElVJVD-ES 


ves,  (luuli'L'  canines  ot  six  mohiires.  Sa  langucest  gvantlo, 
rude  et  parsemee  fie  pelites  poiillcs  aussi  (lures  que  la 
I'ornp,  lonaues  d'envii-onun  q\iait  de  pouce  et  recourbees 
vers  le  sosier  :  rest  cette  disposition  des  pointes  de  la 
laiicue  qui  rend  le  lecliement  dulion  8Xlr6mementdange- 
reux ;  car  it  a  liienlut  endormi  ou  engourdi  la  dhair  et 
excorie  I'epiderme.  Au  resle,  Ton  doit  fitre  en  garde 
contie  les  lecliemenls  de  cet  animal,  iTi^me  le  plus  nppri- 
voise  ;  car,  des  qu'il  a  senti  le  sanj;,  sonnalurcl  sane;ui- 
iiaire  s'irrite,  I'excite  i  niordre  et  a  faive  de  tcrribles 
ravages.  Cependant  il  est  susceptible  d'atlai-hement  el 
d'amitit'.  (In  cite  a  cet  elTet  un  exemple  fort  curieux 
dim  lion  qui  out  une  amitie  singuliere  pour  un  petit 
epagneul. 

Voulant  I'aire  un  essai,  Ton  mitun  jour  dans  la  cage  d'un 
enorme  lion  un.petit  chien  epagneul  qui  avait  ete-perdu. 
Anssitot  la  fraveur  s'empate  de  te  pauvpe  animal,  il 
tremble  de  lous  ses  merrlbres,  se  coucbe  humblement, 
ranipe,  prend  I'attiliide  la  plus  capablede  flecliir  le  coii- 
roux  naturel  du  lionet  d'emouvoirses  dures  entrailles. 
Cette  b6te  feroc.e  le  touvneet  le  rstourne,  le  llaire  sans  lui 
faire  le  moindre  mal.  On  jelte  au  lion  nn  morceau  de 
\iande;  il  refuse  de  le  manger  en  regardant  fixcment  le 
petit  chien,  conuue  s'il  voulait  I'inviter  a  le  gouter  avant 
lui.  L'epagneul  rexient  de  sa  froyeur;  il  s'approclie  de 
cette  viande,  en  mange  ;  et  dans  I'instant  le  lion  s'avance 
pour  partager  avec  lui  ;ce  futalors  qu'on  vitnaitre  enire 
eux  une  etroite  amitie.  Le  lion,  comme  tEansforme  en  un 
animal  doux  et  caressant,  donnait  a  'I'dpagneiil'des  mai-- 
ques  de  la  plus  vive  tendresse,  et  ^I'eiiagueul,  a  'son'toui', 
lemoignaitau  lion  la  plus  extreme  confiance.  Laiprqpi'ie- 
taire  de  ce  petit  chien  vint  quelque  temps  apres  lereiilit- 
mer.  Le  gardien  du  lion  la  pressa  vivement'de  ne  pas 
rompre  la  chaiiie  d'amitiequi  unis.sait  ces  deuxtiuimHux-, 
elle  resiste  i  ses  sollicitations.  ■  Puisqu'il  en  est  ainsi, 
repliqua  legardien,  prenez  vous-<ml&me>votre  chien.  »  La 
proprielaire  de  I'epagneul  comprit  'bien  qu'il  ifdlluit  en 
faire  le  sacrifice.  Au  bout  dume  annee,  le.dhienltonllju 
malade  el  mourut.  Le  lion  s'imagina;))anauut  'qurilnue 
temps  qu'il  dormait;  il  voulut'l'eveilter,  etl'ayanfinuti- 
lenient  remue  avec  ses  patles,  il  s'apercut  alors  que  I'e- 
piigneul  etait  mort.  Sa  crini^re  se  herisse,  ses  yeux  etin- 
cellent,  sa  tele  se  dresse,  sa  douleur  eclate  avec  fureur; 
Ironsportii  de  rage,  tantot  il  s'elance  d'un  boutde  la  cage  a 
I'aulre  ;  tanlot  il  en  mord  les  bafreaux  pour  les  briser; 
quelquefois  il  considere  d'un  ceil  consterueie  corps  mort 
do  son  tendre  ami,  et  pousse  des  rugisseilients  epouvan- 
tables.  II  etait  si  furieux  qu'il  faisait  sauter,  par  sescoups 
redoubles,  de  larges  morceaux  dn  plancher.  On  voulut 
ecarlcr  de  lui  I'objet  de  sa  profonde  douleur ;  mais  ce  fut 
inutilement,  et  il  gorda  le  petit  chien  avec  grand  soin.  Le 
gardien  jeta  des  chiens  vivants  dans  sa  cage,  il  les  mit 
en  pieces.  Enfin  ilse  couclia  et  placa  sur  sonsein  le  corps 
de  son  ami,  seul  compagnon  qu'il  eut  sur  la  terre.  II  resia 
dans  cette  situation  pendant  cinq  jours  sans  vouloir 
\irendro  de  nourrilure.  Rien  ne  put  moderer  I'exces  de 
sa  tristesse  ;  il  languit  et  tomba  dans  une  si  grande  fai- 
blesse,  qu'il  en  mourut.  Gn  le  Irouva  la  tele  affeclueuse- 
meiit  penchee  sur  le  corps  de  I'epagneul.  Son  gardien 
jileura  la  mort  de  ces  deux  inseparables  amis,  et  les  fit 
niettre  dans  une  m6nie  fosse. 

Les  lions  n'habitent  que  les  climats  sees  et  brillants  do 
I'Asie  et  de  I'Afrique;  et,  cequi  semble  prouver  evidem- 


meiit-que  l-frxees  fle'leurferofcile  vieftt  de  I'exces  do  la  cha- 
l«UF,*'est  que  ,'daiisle  m'emepaj'S  ,  ceiix  qui  habitent  les 
liautes'niontagnes,  oil  Tair  est  plus  tempcre,  sonl  moins 
forts  et  d'unriaturel  moins  feroce  que  crux  qui  demeu- 
rent  duns  les  sables  brulants  du  Bildulgerid  ou  du 
Zaava. 

LfS'lions'de  ces  d^rls  snnt  intrepides;  et,  comme  ils 
n'ont  pas  eproave  da  foree  des  armes  de  I'homme,  ils 
seniblent  les  braver ;  les  blessures  m^me  les  irrilent  sans 
les-ell'rayer.  Un'seul  de  ces'lions  du  desert  atlaque  quel- 
quefois line  cnravaneentiere  ;  el  lorsquc,  apres  un  combat 
opiniiHre  il  se  sent  alfaibli,  il  bat  en  retraite  sans  tour- 
ner  le  dos.  Au  contraire,  'les  lions  qui  habitent  aux  envi- 
rons des  viUes  et  des  bourgades  de  Tlnde  et  de  la  Barba- 
Fie,  ayont  <;onnu  riionimeella  puissance  de  ses  amies,  ont 
pordu  leurcouroge  au  point  d'obeirhsavoix  menarante, 
de  n'oser  I'attaquer,  de  ne  sejeler  que  sur  le  menu  be- 
tail,  el  enfin  de  s'oiifuir  en  se  laissant  poursuivre  par  des 
'emmes  ou  par  des  enfants,  qui  deur  ^ont,  a  coups  de  ba- 
ton, quitter  prise  et  Ucher  vivement  leur  proie.  Le 
lion  est  susceptible  d'etre  apprivoise  jusqu'a  un  certain 
point,  et  rhistoire  parle  de  lions  alleles  ii  des  chars  de 
triomphe,  de  lions  conduits  a  la  guerre  ou  a  la  chasse,  et 
qui,  fideles  a  leurniailre,  ne  faisaient  usage  de  leur  force 
que  centre  ses  enncmis. 

Ce  qu'il  y  a  de  lies-silr,  c'est  que  le  lion  pris  jeune 
-fit  eleve  parini  les  animaux  doniestiques,  s'accoulume  aise- 
meiit  h  vivre  el  h  jouer  innoceninicnt  avec  eux  ;  qu'il  est 
doux  pour  ses  niaitres,  et  menie  caressant,  surtout  dans  le 
premier  Sge,  et  que,  si  .sa  ferocite  naturelle  leparait  quel- 
quefois, il  la  tourne  rarement  contre  ceux  qui  lui  ont 
luit  du  "bien.  'Comme  .ses  niouvements  sont  tii-s-impe- 
Uieux  et  son  appetit  tri!s-veliemeiit,  on  ne  doit  pas  pre- 
sumor  que  les  injpressions  de  I'education  puissent  tou- 
jiiursiles  balancer  ■:  aussi  y  aurait-il  du  danger  ii  lui 
laisser  tiop  longtaiups  ■soulTrir  la  faini,  ou  h  le  con- 
'tracier  en  •lc4ourmoiltnrit  hors  de  propos  ;  non-seulement 
ill-slrrriteiaontre.Hcs.maU'VaiB'traitemenls,  mais  il  en  garde 
ilB  'souvsilil;,  tdt  ;papatt  len  mediter  la  vengeance  , 
eoniino  dbconserve  aussi  la  m^moire  et  la  reconnaissance 
des  bienfails.'Ouipeiit  conclure  de  differents  fails  que  sa 
colore  estmdble,  son  courage  iiiagnanime,  son  naturel 
sensible.  On  I'a  vu  souvent  pardonncr  a  de  petils  enne- 
niis  des  liberies  offensanles,  donner  quelquefois  la  vie  ii 
ceux  qu'on  avait  devoues  a  la  mort  en  les  lui  jelanl  pour 
proie,  et,  comme  s'il  sefiU  attBeh^  par  eel  acte  g^ne- 
reux,  ce  lion  fier  et  courageux  semblait  oublier  la  force 
qu'il  tonait  de  la  nature,  pour  pfoteger  la  faiblesse. 

La  lumiere  intense  du  soleil  paralt  incommoder  le  lion ; 
il  voit,  la  null,  comme  les  chats;  son  .sommeil  est  court 
etjlcger,  et  c'est  mal  a  propos  qu'on  apietednu  qu'il  dor- 
mait les  yeux  oufCrts.  II  vit  vingt  a  vingt-cinq  ans;  il 
mange  beaueoup  a  la  fois,  se  remplit  pour  deux  ou  trois 
jours,  brise  les  os  et  les  avale  avec  la  chair;  il  lui  faut 
environ  quinze  livres  de  chair  par  jour ;  il  boit  toutes  les 
fois  qu'il  pent  trouver  de  I'eau.  Sa  demarche  ordinaire 
est  fiere,  grave  el  lente,  quoique  toujours  oblique;  sa 
course  ne  se  fait  pas' par  des  mouvements  ^gaux,  mais 
[Mr  bonds  ct  par  sauts,  et  il  passe  presque  toujours  son 
but;  lorsqu'il  s'elance  sur  sa  proie,  il  fait  un  bond  de 
douze'ou  quinze  ^ieds,  tombe  dessiis,  la  saisit  avec  les 
patles  de  devant,  la  dechireavec  lesgriffes,  etensuile  la 
ilevorc  avec  les  dents.  Tanl  qu'il  est  jeune  et  qu'il  a  de 


la  let;ercle,  il  \it  dn  pvoduit  dc  sa  cliasse  ct  quiUe  rare- 
ment  Ics  diiserU  et  Ics  foriils,  oil  il  trouve  assez  d'ani- 
maux  sauvages  pour  sub»ister  aisemenl;  mais  lorsqu'il 
devient  vicux,  pesant  et  nioins  propre  a  rexercice  de  la 
thafse,  il  s'approche  des  lieux  fri'quenles  et  devient  plus 
•  dangeieux  pour  I'liamme  et  pour  It's  animaux  doniesti- 
jques;  seulemeut  on  a  remarqui5  que,  lorsqu'il  voit  des 
honimes  et  des  auimaux  ensemble,  c'est  loujours  sur  Ics 
animaux  qu'il  se  jelte,  et  jamais  sur  les  hommcs,  a  moins 
qu'ils  ne  le  fcappent;  car  alors  il  reconnait  a  mcrveille 
celui  qui  vient  de  I'oifenser,  et  il  quitte  sa  proie  pour  se 
venger.  On  preti'nd  qu'il  prefere  la  chair  du  clianieau  a 
celle  de  tons  les  aulres  animaux  ;  il  aime  au^si  beaucoup 
celle  desjeuncs  elephants,  ils  no  peuvent  hii  ri'sister  lors- 
que  Icurs  defenses  n'ont  pas  encore  pousse,  et  il  en  \ient 
a  bout  aisement,  ti  moins  que  la  mere  n'arrive  a  leur 
secours.  L'elepliant,  le  rhinoceros,  le  tigre  et  I'hippopQ- 
tame  sunt  les  seuls  animaux  qui  puissent  resi^ter  au 
lion. 

Quelque  terrible  que  soil  ce  quadrupede,  on  ne  laisse 
pas  de  lui  donner  la  chasse  avec  des  chiens  de  grande 
taille  et  bien  appuyfe  par  des  hommes  a  cheval;  on  Ic 
deloge,  on  le  fait  retirer ;  mais  il  faut  que  les  chiens,  ct 
mcme  les  chevaux  ,  soient  aguerris  auparavant ;  car 
piesque  tons  les  animaux  fremissent  el  s'enfuient  h  la 
seule  odeur  du  lion.  Sa  pcau,  quoiqne  d'un  tissu  ferme 
et  serre,  ne  resiste  point  k  la  balle,  ni  meme  au  javelut; 
neanmoins,  on  ne  le  tue  pre,sque  jamais  d'un  seul  coup  ; 
on  le  prend  souvent  par  adresse,  conime  nous  prenons 
los  loops,  en  les  faisant  tomber  dans  une  fosse  profonde 
qu'on  recouvre  avec  des  matieres  legeres,  au  dessus  des- 
quelles  on  attache  un  animal  vivant.  I.e  lion  devient  doux 
des  qu'il  est  pris;  et  si  Ton  profile  des  premiers  moments 
de  sa  surprise  et  de  sa  honle,  on  peul  I'altacher,  le  mu- 
seler  et  le  conduire  oil  Ton  veut. 

La  chair  du  lion  est  d'un  gout  desagreable  et  fort,  ,ce 
qui  n'empeche  pas  les  Negres  et  les  Indiens  dc  la  trouver 
fort  bonne;  sa  peau  sert  a  ces  peuples  de  manteauiet  die 
lit.  Sa  graisse  eslemollientc  el  recommandee ,  dit-on, 
conire  la  goutto.  '1\  craint  exlremement  les  serpents,  et 
c'est  pour  cela  que,  quand  les  llauresjiencontrenl  quel- 
que lion,  et  qu'ils  sont  hurs  d'etat  de-se  defcndre,  de  se 
sauver,  ils  defont  proniptenient  la  bande  detoile  qui  com- 
pose leur  turban^et  I'agitent  devant  lui,  de  mani^re  h 
imiter  \e  mouvenient  d'un  .sei'pent,  ce  qui  fait  fuir  le 
lion. 

La  lionnene  pioduil  qu'uiic  fois  tons  les  ans;  c'est  au 
printenips  qu'elle  met  bas  ;  elle  n'a  que  deux  mamelles, 
quoiqu'elle  ait  quolqucfois  jusqu'a  six  pctits.  Elle  est  na- 
lurellement  moins  forte  ct  moins  courageuse  que  le  lion  ; 
cependant  elle  devient  terrible  des  qu'elle  est  mere; 
elle  se  jelte  indifferenimcnt  sur  les  hommcs  et  les  ani- 
maux qu'elle  rencontre,  et  les  met  b  mort;  elle  se  charge 
ensuite  de  sa  proie,  la  porte  et  la  partage  a  scs  lionceaux, 
auxquels  elle  apprcnd  de  bonne  heure  a  sucer  le  sang  et 
il  dechirer  la  chair.  D'ordioaire  elle  les  place  dans  des 
lieux  ecartes,  solitaires  et  dedilGcile  acces;  et,  lorsqu'elle 
cr.iint  d'etre  decouverte,  elle  cache  ses  traces  en  retour- 
nant  plusieurs  fois  sur  ses  pas,  ou  bien  elle  en  efface 
I'empreinle  avec  sa  queue ;  quulquefois  meme,  lorsque 
I'inquietude  est  grande,  elle  transporte  ailleurs  sespetits, 
et  quand  on  veut  les  lui  enlever,  elle  devient  fiirieuse, 
les  elefend  jusqu'a  la  derniere  extr^mite,  et  le  ravisseur 
est  presque  toujours  puni  de  sa  temerile. 


A,U  MiUSEE  D'HlST.OaaE  PUTU.RELiE. 

I,E  CYNISS. 


^ 


Apei'cevez-vous,  eparses  sur  ccs  feuilies  de  chfine,  des 
loupes  plus  ou  moins  volumineuses  qui  vous  paraissent 
-peut-elre  de  grossieres  dufectuosites.  Eh  bien!  que  votre 
admiration  s'arietc  un  moment,  car  vous  ^tes  en  presence 
d'un  phenomtine  merveilleux.  Ccs  protuberances,  bien 
improprement  appelC'es  noix  de  galle,  puisqu'ellos  nesont 
pas  un  produil  naturel  de  I'arbre,  mais  un  simple  acci- 
dent, sont  determinees  par  la  femcllc  d'un  insecte  exigu 
nommc  cynips.  Cette  pauvre  mere,  dcstinee  a  ne  pas 
connaiire  meme  ses  pelils  qui  ne  doivent  eclore  en  effet 
qu'apres  sa  mort,  ne  quitte  pas  la  vie  du  moins  sans  les 
avoir  places  dans  les  conditions  les  plus  proprcs  a  leur 
developpement ;  srmie  d'une  scie  dont  les  dents  echap- 
penl  presque  au  microscope,  elle  blesse  la  feuille  encore 
tendre  et  glisse  son  osuf  dans  la  plaie,  en  y  versant  toute- 
fois  une  liqueur  qui  I'irrite  et  qui  la  tumefie.  Ainsi  se 
forme  et  s'accroit  celle  boule  charnue  dont  I'oeuf  occupe 
le  centre,  et.qui  sesolidifie  par  la  dessiccation.  La  petite 
larve  se  noiirrit,-en  naissanl,  de  la  substance  nii^me  qui 
I'entoure  et  la  protege ,  el  lorsque  les  ailes  enfin  lui  sont 
venues,  le  jeune  cynips  perce  I'enveloppe  ol  s'clance  dans 
I'air.  La  feuille  a\ait  etc  parfaitement  ohoisie ;  c'est  une 
de  celles  qui  persistent  sur  I'arbre  durant  tout  I'hiver  et 
qui  sont,  pour  ainsi  dire,  h  I'epreuve  meme  dc  I'ouragan. 
Supposez  cependant  qu'elle  tombe  avant  la  sortie  de  I'in- 
secte,  n'ayez  de  lui  aucun  souci,  car  tout  est  prcvu  pour 
qu'il  n'eprouve  aucun  domniage:  il  se  laisse,  en  effet, 
rouler  par  le  vent  sous  une  jonohee  de  feuilies  sbchcs  oil 
il  passe  la  mauvaise  saison,  bien  abrile  dans  sa  demeure 
et  bien  calfeutre;  puis,  au  premier  printemps,  il  se  de- 
,gage  de  son  berceau  qui  ne  serait  plus  pour  lui  qu'une 
.prison,  et,  deployant  ses  ailes,  il  entre  radieux  dans  la 
.pleine  ju_uissance  desa  nouvelle  vie.  JIais  corame  rien  ne 
se  pord  dans  I'teonomie  admirable  de  la  creation,  cet 
etroit  domicile, A  peine  abandonne  par  I'insecte,  devient 
le  palais  d'une  araignec  qui,  sachant  proportionner  ses 
■filets  i  la  petitesse  du  local,  y  prend  cependant  d'imper- 
ceptiblesmoucherons  qui  viennenta  plein  vol  y  chcrchcr 
aventure. 

Du  reste,  chaque  plante  porte  ainsi  des  insectcs  para- 
sites qui  trouvent  en  elle  la  nourriturc  et  le  logis.  "Vous 
en  avez  eu  vous-meme  la  preuve,  car,  ouvrant  une  noix, 
une  aveline,  vous  avez  du  quelquefois  y  rencontrer  un 
de  ces  pctits  holes ;  peut-etre  meme  que,  rejetant  alors  le 
fruit  avec  degoiit,  vous  ne  vous  etes  seulemeut  pas  de- 
niande  comment  un  etre  si  mou  pouvait  sc  trouver  sous 
une  coque  si  dure.  Apprenez  cependant  que  s'etonner  a 
propos  est  le  privilege  de  I'homme  iiistruit,  mais  que 
c'est  une  science  si  lente  a  venir  qu'il  faut,  des  le  jeune 
ige,  s'y  essayer.  D'aprfes  I'histoire  du  cynips,  la  presence 
d'une  larve  au  coeur  meme  d'un  epais  noyau,  ne  serait 
plus  pourpersonne  un  probleme  difficile.  La  merc-insecle, 
pour  inoculer  son  ffiuf,  a  pique  I'amande  a  une  6pcque 


20 


PETITES   PROMENADES  AL"   MU 


ou  son  enveloppe  n'opposait  encore  aacune  resistance;  et 
des  que  les  parois  ont  form6  successivement  une  voile 
solide,  le  vermissoause  devcloppe  lout  a  I'aise  au  sein  de 
cetle  retiaitc  ou  rien  ne  le  trouble,  au  milieu  de  ces  pro- 
visions qui  desormais  ne  sont  faites  que  pour  lui ;  mais 
si  I'on  examine  avec  soin  la  surface  de  la  co([ue,  on  y  rc- 
connait  Touvcrlure  praliquee  par  la  mere ,  et  si  la  trace 
en  disparait  quelquefois  dan?  certains  fruits  charnus 
conime  dans  la  cerise,  la  prune,  I'abricot,  c'est  parce 
qu'ici  la  seve  plus  abondanle  s'accumule  a  I'orifice  ct 
I'oblitere  peu  Ji  peu.  Dans  d"autres  fruits,  au  conlrairo, 
surtout  quand  la  piqure  a  ete  faile  vers  une  epoque  plus 
retardee,  on  voil  fort  elargie  et  presque  beanie  I'ouver- 
ture  de  la  galerie  que  la  larve  continue  de  se  creuser  au 
sein  memo  de  la  puipe,  comme  il  arrive  parfois  dans  les 
poires  et  dans  les  ponimes. 
Sans  doule,  au  moment  de  savourcr  uu  fruit  diilicieux. 


SEE  DIIISTOIUE  NATURELLE. 

il  n'est  pas  agr^able  d'y  surprendre  une  chenille  plus  ou 
moins  developp^e ;  mais  au  lieu  de  nous  irriter  d'une  con-, 
trarietii  forluitc  et  passagere,  poussons  plus  loin  nos  re- 
chcrclics  et  voyons  si  cet  instinct  singulier  qui  ne  nous  pa- 
rait  d'abord  que  nuisible,  n'est  pas  ulilement  compensi 
par  de  precieux  avanlages.  Or,  ces  petils  inseclcs  que 
nous  appelons  incommodes,  comme  si  Dieu  ne  leur  avalt 
pas  fait  ainsi  qu'i  nous  une  place  dans  la  creation,  ces 
peliles  larves  qui  nous  semblent  si  rebulantes  nourrissent. 
des  oiseaux  delicats,  qui  viennent  ensuite,  sous  le  nomde 
gibier,  varicr  les  vichessesde  nos  tables,  ou  bien  encore 
elles  fournissent  a  I'industrie  d'inappreciables  produits. 
Et  pour  ne  ciler  aujourd'hui  qu'un  exeniple,  le  cynips 
nous  presente,  sous  ce  rapport,  un  enseignement  a  me- 
diter,  car  cetinsecte  ignore  forme  un  des  principes  essen- 
tiels  de  I'encre  a  ecrire  :  un  obscur  insccte  est  done  un 
des  elements  principaux  de  la  civilisation  ! 


Ilestaise,  parmi  les  oiseaux,  de  distinguer  le  pelican. 
Son  premier  aspect  annonce  memo,  dans  ses  nioeors, 
quelques  details  exccplionnels.  Ses  habitudes  aqualiques 
lisent  tout  d'abord  ii  la  palmure  de  sa  palte  qui,  pre- 
nant  ainsi  surl'eau  un  large  point  d'appui,  favorise  sin- 
gvdiercment  la  natation  et  rend,  au  contraire,  la  marche 
lente  et  difficile.  Mais  voyez  que  d'harmonieux  perfection- 
nemenls  viennent  ensuite  s'ajouter!  Le  plumage  est  lustre 
pour  que  I'oiseau  glisse  mieux  au  sein  du  liquide  qui  ne 
pourra  nieme  le  toucher.  Puis  le  plumage  est  dense,  ct 
celte  circonstance,  qui  est  essentielle  pour  que  le  pelican 
puisne  conserver  dans  I'eau  sa  clialcur,  senible  compro- 


mettre  la  condition  tout  aussi  essentielle  de  la  logeiele 
Elle  la  remplit,  au  contraire,  d'une  maniere  merveilleuse, 
car,  parmi  ces  plumes  si  serrees.sontretenues  des  milliers 
de  bulles  d'air  chaud  qui  rendent  I'animal  pluslegernon- 
seulement  dans  I'cau,  mais  encore  dans  I'atmospheei'. 
Bien  plus,  cetle  densite  si  necessaire  du  plumage  se 
trouve  presque  compensee  par  le  peu  de  densile  des  os, 
particularite  d'autant  plus  heureuse  que,  pour  le  pelican, 
le  vol  doit  etre  I'auxiliaire  de  la  nage,  car  dansson  mode 
singulier  de  faire  la  pficlie  en  pleine  mer,  I'aile  concourt 
avec  la  palte  pour  atteindre  le  poisson.  L'oiseau  s'elevant, 
en  clfet,  a  une  assez  grande  hauteur   pour  n'6tre   pas 


SCENES,  RfiClTS  ET  AVENTURES  DE  LA  VIE  MARITIME. 


apercu  do  sa  proio,  profile  de  son  regard  alerte  et  pene- 
trant pour  la  guetler  lui-meme  a  travers  les  lames  tou- 
jours  agitees,  soiivent  liouleuses  qui  semblent  I'abriter; 
puis,  quand  la  foule  qui  passe  liii  prusenleune  abondanle 
pJture,  le  pelican  reploie  brusquement  ses  r^miges,  et  se 
laisse  tomber  de  tout  son  poids  sur  les  poissons  petits  et 
grands  qui,  deja  tout  etourdis  de  sa  chute,  ne  peuvent 
fuir,  car  I'aile,  s'ouvrant  de  nouveau,  les  frappe  k  coups 
redoubles,  et  le  bee  est  prompt  Ji  les  saisir.  Ce  bee,  aplati 
dans  toute  sa  longueur,  se  (ermine  par  un  crochet  tres- 
fort  et  comprinie  :  conformation  qui  le  rend  propre  a 
prendre  la  proie  d'abord,  et  puis  a  la  couper.  Mais  ce 
bee  nousoffre  unaccessoire  inattendu  qui  caracteriserait 
seul  le  pelican.  C'est  une  poche  elastique,  h  peine  visible 
aux  licures  ordinaires,  maisqui  s'ampUfieetqui  se  gonfle 
quand  I'animal  revient  de  la  pcche.  On  comprend,  en 
elTel,  que  la  manoeuvre  du  pelican  est  assez  complexe 
pour  n'^tre  pas  renouvelee  Irop  souvcnt.  11  ne  fallail 
done  pas  (ju'il  perdit  le  temps  a  devorer  successivement 
cbaque  poisson,  car  alors  le  moindre  repas  eut  exige  de 
liii  degrandes  fatigues.  Mais  celte  poche  sous  le  bee  est 
une  reserve  oil  la  prise  est  introduite  loute  vivante  et 
conservec,  jusqu'i  ce  que,  salisfait  de  sa  peche.  I'oiseau 
se  retire  sur  un  rocescarp(5,  pour  se  repaitre  a  Inisir,  ou 
pour  alimenler  ses  petils.  Ce  n'est  point  sur  les  arbres 
evidemment  que  le  pelican  pouvait  etablir  convenable- 
ment  sa  famille.  Le  nid,  que  les  parents  conttruisent  en- 
semble, est  vaste  et  profond  ;  Tinterieur  en  est  tapisse  de 
mousse  et  de  duvet.  Le  pelican,  pendant  la  couvaison, 
porte  avec  soin  la  nourriture  a  la  couveuse  elle-meme, 


21 

qui,  mere  devouec,  ne  quitte  jamais  ses  petils.  Celle-ci 
ne  leur  donne,  il  est  vrai,  qu'une  nourriture  qu'elle  a 
presquedigeree,  niaiscllenesedechire  pasle  sein  pour  les 
nourrir  de  sa  chair.  Et  celte  erreur  ne  serait  point  ici 
signalte,  si  elle  n'etait  admise  que  par  le  vulgaire.  Mais 
nous  la  retrouvons  sur  le  front  de  presque  tons  nos  mo- 
numents, sii  le  pelican  a  le  privilege  d'dtrele  symbole  de 
la  charity.  On  .s'explique  facilement  I'origine  de  cette 
fable  :  I'observateur,  place  fort  loin,  a  pris  pour  une 
plaie  les  traces  sanguinolentes  que  laisse  frequemment  ce 
mode  d'alimentation,  et  ces  laches  elles-memes  sont 
d'autant  plus  remarquablcs,  qu'elies  se  trouvenl  sur  un 
plumage  eblouissant,  car  la  livr6e  de  I'oiseau  est  d'un 
blanc  parfait  que  releve  le  beau  noir  dcs  rcmiges.  Nous 
devious  nous  attendre  a  I'absence  de  toute  riche  nuance ; 
car,  aux  oiseaux  qui  lui  viennent  commc  aux  lleurs  qui  s'y 
montrent,  lamer  refuse  loujours  les  vivescouleurs.Ilsemble 
que,  sous  ce  rapport,  si^parant  neltenient  son  domaine  de 
celui  de  la  terre  et  de  celui  de  I'air,  elle  veuille  que  le 
navigateur  cnnlemple,  sans  etre  distrait,  les  reflets  metal- 
liques  de  ses  coquillages  el  de  ses  poissons.  Encore  un 
mot  pour  terminer,  ("ertes,  le  pelican  pent  d'abord  pa- 
rattre  bizarre  dans  son  organisalion  et  presque  grotesque; 
mais  lorsque,  de  ce  point  de  vue  superficiel,  on  sail  pas- 
ser h  I'elude  des  acles  que  I'animal  doit  accomplir  :  alors 
dans  cette  patte  si  courte  et  si  etal^e,  dans  ce  vetement  si 
^pais  et  si  chaud,  dans  ce  cou  si  long,  dans  ce  bee  si 
etrange,  dans  ce  systfeme  osseux  si  leger,  on  reconnait 
avec  admiration  que  tout  estparfaitementassorti,  que  tout 
est  mervcilleusement  calculi.  Teclieres. 


mi%  MCITS  ET  iWEMiRES  DE  LA  VIS  iiRlTlllE. 


-^   .^^'ittfflEa 


XX  CONTEUIl  DC  GAIXIAKD  S'AVAIffT. 


LepereLabragueavaitk peine  fini  son  dernier  recit  que  le 


vent  sauta  presque  subitement  cap  pour  cap  '.  Ces  sautes      rest  a  I'ouest,  etc 


de  vent  sont  assez  communes  dans  ces  latitudes  et  deman- 
dent  un  coup  d'ceil  experimente,   el  tout  le  sang-froid  et 

1  D'une  direction  opposee.  —  Par  exemiile  :  du  nord  au  sud  ;  de 


SCfeN'ES,  RKCITS 


la  vigilance  d'un  bon  officior  pour  cmpf'cber  Ic  dfeastre 
inevitable  qui  on  seraiUa  suite,  ct  tlont  le  moindreeffetse- 
rait  de  br  ser  la  mMiire  au  ras  du  pent.  Elles  sont  com- 
niunement  accompagnees  d'une  grosse  pluip  qui  tombe 
comme  une  avalanche  et  dont  on  ne  saurait  se  formerune 
idee  en  Europe.  L'impetuositL^  du  vent  est  telle,  qu'il  est' 
impossible  de  rosier  dobout  sans  se  craniponiM»r  a  qiiel- 
que  chose.  Sans  celte  precaution  un  bonime  sernit  em- 
porte  comme' une  plume. 

Pendant  la' tourmente  le  vent  par  court  souvent  toulesles 
poiiitesdu  compas  ',  ct  quandnl  viejit  h  se  fixer,  sa  force 
est  telle,  qu'il  est  il6cossaired''a  voir  fortpeu  de  voile  dehors. 

To  us  1  OS  ph6nomenes  que  je  vieus  d'enum^rerse  succe- 
dferent  en  moins-  de  temps  que  je  n'on  ai  mis  ii  les  decrire. 
Tout  I'oquipago  est'appelii  sur  le  pont,  des  ordres  rapides 
se  renouvellent.  C'hncun  vole  a  son  postc,  tons  travaillent 
avec  courage,  sang-froid,  ordre  et  precision.  Les  voiles 
sont  carguees'et  serrees,  a  rexceplion  des  /iiinrVrs  dans 
lesqoels  nous  primes  trois  ris'^,  el  du  petit  foe'. 

La  mer  einit  grosse  et  bouleuse  ;  les  vagues  enormes, 
lourmenlces  par  le  combat  des  vents,  s'elevaient  a  une 
liauteur  prodigieuse  et  se  brisaient  en  une  ecume  blanche 
et  salee  que  le  vont  rejotait  en  pluie  sur  le  pont.  Cepen- 
danttoutes  les  manosiivres  ni-cessaires  fin-ent  bientot  oxe- 
oulees,  les  AmitVrs  et  le  petit  /be  orienle,  el  le  navire 
enleve  majestueusement  sur  la  cime  des  vdgues,  et,  re- 
tombatit  ensuite  dans  rabinip  pour  s'elcvcr  do  nouvoaU', 
faisail  bravement  lete  a  I'orage  et  tracait' un  sillon  rapide 
sur  les  monlagnes  mobiles  de  la  mer  courroucee.  Les 
manosuvrcs  furent  paroes  ',  chacunrcprit  tranquilleraent 
.sa  promenade  sur  le  pont  avec  le  meme  ordre  et  la  m(>me 
tranquillite  que  si  le  navire  eut  cte  immobile,  ce  qui  pa- 
rait  tout  naturel  i  un  homme  de  mer,  qui  a  \epied  marin, 
tandis  qu'un  homme  do  terre  ne  pourrait  faire  un  pas 
.sans  6tre  lance  d'un  bord  Ji  I'autre  du  navire  par  le  rotilis. 

Le  vent  avail  un  peu  molli,  il  paraissail  fixe  et  nous 
I'aisions  bonno  route. 

«  Vous  avez  vu  souvent  de  ces  temps-la,  pere  Labra- 
gue,  n'est-ce  pas?  dit  Cartahul. 

—  Tu  peux  I'en  vanter,  repondit  I'ancien,  j'en  ai  vu 
que  celui-ci  n'est  qu'une  petite  brise  aupres. 

—  Et  vous  n'avez  pas  peri'? 

—  Le  navire  a  peri,  et  il  ne  s'en  est  pas  fallu  de  beau- 
coup  que  j'y  perde  le  gout  du  pain';  ca  n'a  pas  et^  la 
faute  des  sauvages  s'ils  ne  m'ont  pas  roll  et  mang6  ;  ap- 
paremment  ils  out  vu  que  j'etais  un  vieux  dur  a  cuire  : 
juslement  Ji  boi^  de  la  Belle-Snphie,  on  m'avait  donne  le 
nom  de  Pere  Coriace. 

—  Vous  nous  aviez  promis  de  nous  center  voire  nau- 
frage  a  bord  de  la  Belle-Sophie,  pere  tabrague,  confez- 
nous  done  ca. 

—  Alors  attends  que  j'aille  chorcher  dil'  tabao  dans 
mon  equipcl '. 

—  C'e.'st  pas  la  peine,  pere  Labragile,  en  v'la  a  voire 
service. 

—  Tu  me  cfdines,  Cartahu,  mais  c'cst  egal,  c'est  pas 

1  Les  trente-dcux  divisions  de  la  boussnle. 

2  Les  huniers  sont  des  voiles  carrees  au-dessiis  dc  la  Inine ;  prendre 
des  ris,  c'est  dirainuer  la  surface  d'une  voile. 

y  lies'  Toes  sont  deS  voiles  triiiiigulair'es  sllr  le  beaiipr^  a  I'uvant  du 
nn'^in?; 

4  LeD  cordages  furent  ployes  en  rond  et  rcmis  a  U-urs  places  respec- 
tive?; 

s  Espece  dc  petite  armoire  sans  porle. 


de  refus,  a  charge  de  revanche.  —  .\ltention  :  Cric  !  CracI 

—  Vous  saurez  que  la  Relle-Snphie  etait  un  amour  do 
tioi-s-mtils,  bien  coqiiolle,  hien  elonct'e  sur  Teauavec  une 
miiture  bien  droite  et  bienofTilee;  c'6tait  leger  comme  une^ 
plume,  ca  filait  sur  I'eau  commeun  ijoi'land  ';  ca  nous- 
avail  des  fanons  eoniuie  la  yolc  du  capitaine,  ca  serrait 
le  vent  comme  un  chasse-niaree,  en  filantliuit  ncEudsau 
plus  presdu  vent,  un  vrai  amour  dfi'navire,  quoi ! 

Nous  etions  partis  de  Nanles  et  nous  a'Vions  double' le 
cap  Horn  avec  un  assez  beau  temps  quand  ,  contraries 
par  les  vents,  nous  filmos  pou.eses  jusqu'au  soixanle- 
deusiemo  degr^  de  latitude  sud.  Nous  vimes  des  baleincs 
en  grand  nonibro;  mais  nous  n'allions  pas  la  pour  les  pc'- 
cher,  el  nous  avions  assez  a  faire  d'eviter  les  glares  (lot- 
tantes  qui  nous  entouraient  dc  temps  en  temps.  Dame! 
nous  n'etions  pas  a  la  noce.  Le  navire  avail  soull'ort,  la 
mnitie  de  I'equipage  etail  hors  d'etat  de  faire  le  quart, 
nous  avions  le  scorbut  ;!■  liord  et  nous  etions  rationes 
d'eau,  rcduits  a  une  ration  d'eau  par  homme,  mais  c'est 
egal,  ca  allait  loujours;  —  tout  ce  qu'il  y  a  c'est  que  nous 
avions  une  vingtaine  de  pa.ssagers  parnii  lesquols  il  y  avail 
beaucoup  de  fcmnies.  —  Enfin  le  vent  devint  favorable, 
et  nous  nous  crilmcs  sauv^s.  Nous  fi'imes  tout  k  coup 
surpris  par  un  coup  de  vent  furieux  du  sud-esl  ; 
nous  avions  nos  huniers  au  bas  ris  et  nous  fuyions 
dovant  le  temps,  mais  cela  ne  sufflsail  pas.  Nous  efimes 
noire  gi'and  Ininlcr  emportc  par  le  venl,  et  noire  pelit 
mfllde  Imne  casso  au  ras  dn  elmuquet.  Pour  conihle  de 
malheur  le  venl  nous  jelait  a  la  c6te, — il  6tait  impossible 
de  rSparernosavaries,  eti  tousmoments  nous-en  faisiun.i> 
de 'iiouvelles. —  Le  troisieme  jour  nous  fOmes  demotes  ras 
commeun  ponton,  excepte  le  grand  mfil,  dont  nous  avions 
conserve  une  partie  seulement. 

—  Vous  (-tiez  done  ensorceles,  pere  Labrague? 

—  Faut  le  croirc,  tuujours  il  y  a  que  nous  aurions  bien 
pare  ca.  La  Helle-Sophie  se  comportait  bravement,  clle 
ne  fai.sait  pas  d'eau  ;  tout  noire  mal  clait  dans  la  nuMure. 
Nous  i'lions  pourtant  parvenus  a  installer  des  mats  de 
lame  de  rechange  ;i  la  place  des  bas  milts. 

—  Sans  douto,  ca  pouvaitse  reparer? 

—  Oui,  malelot,  mais  ce  n'est  pas  lout,  nous  etions 
a/fall's  sous  la  cote,  et  depuis  huil  jours  nous  n'avions  pas 
vn  lo  soleil;  Ton  n'avait  pas  pris  hauteur,  et  nous  ne  sa- 
vions  pas  au  juste  a  quelle  distance  nous  etions  de  tone. 
V'la  done  qu'un  matin,  I'liomme  du  bossoir,  au  point  du 
jour,  crie  ;  Terro !  Nous  essayons  de  serrer  le  venl ;  mais, 
bah  !  on  voulant  mottre  un  peu  de  toile  dehors,  nous 
brisous  la  verquo  du-  grand  hunier.  Nous  nous  voyions 
affaler  sur  la'  terre  de  plus  en  plus.  Sur  les  midi,  nous 
voila  tombes  au  milieu  des  brisonls  a  environ  deux  lieues 
dfe'lh  cote:  I'e' capitaine  no  perd  pas  courage,  il  monte 
sur  le  banc  du  quart,  prend  le  porte  voix  et  dit  au  timo- 
nier  :  .  Laisse' arrive!  !  — Mais,  dit  le  premier  lieutenant, 
capitaine,. noUB  allons  au  milieu  des  brisants.  — Je  lesais 
bien,  que  repond  le  capitaine,  mais  sij'ai  bonne  niemoi- 
ro,  il  doity  avoir  une  passe  au  milieu,  et  si  nous  la  Irou- 
vons,  une  fois  de  I'autre  c.6t6,  la  mer  sera  moins  mauvaise 
et  nous  Irouverons  une  cote  de  snble  sur  laquelle  nous 
pourrons  nous  velioucr  sans  danger.  ■  Dame,  c'cst  que 
c'ctiitun  vieux  loupdo  mer,  il  avait.deja-oourU'pUisHi'une 
border  par  la.  —  Eh  oui  done! 

I'Une  niOilette;,oiscau'de  met.  It  ms*  I'eau  et' a  It  vol  rapid©.. 


A"la  done  que  le  capitainc  pilole  la:  licUc-Sophie  an 
milieu  des  brisaul^,  ni  plus  ni  mollis  qu'un  pilole  cotie-r. 
Nous  renconlrons  lo-  passe  eL  nous  entrons  comnie  uno 


FT  WENTUftES  DE  LA  VIE  MARITIME.  23 

mariee-.  La  lame  etait  moins  forte  enlre  les  fecifs  et  la 
cote,  el  le  vent  avait  mfime  un  peu  moUi.  Nbusmouillons 
par  douze  brasses  sur  un  fond  de  sable  jaune,  mais  h 


peine  mouilles,  le  vent  fraichit  de  plus  belle,  nous  chas- 
sons,  et  nous  lalonons  '.  Le  navire  vint  en  travers  et.  fut 
bicnlot  brise  comme  une  coquille  de  noi\.  HL-ureusement 
Doiis  gijmes  sauvcr  tout,  notre  monde ,,  mJme  les  ma- 


lades.  Falloit  voir  le  capitaine  Lehubi,  un  vieux  terre.- 
neuvier  :  il  pcnsait  k  tout ;  il  ne  quitta  le  hord  qu'apres  quo 
tout  le  monde  ful  ;i  terre.  Nous  avions  souve  des  vivres, 
des  munitions  et  une  partie  de  notre  mature  derechange. 


L^i^-f 


Le  service- s'elablit  fiomme  a.  bord,  et.  I'oo:  iustalla.  des  |       V'la-t-il  pas  que  tout  d'un  coup  une  armeedesauvagos 
tenles  avec  les-voiles.  |      ,  xous  touchons. 


CURIOSITfiS   SCIENTIFIQUES. 


tonibe  sur  nous !  On  court  anx  armcs,  mais  le  capitaine  Le- 
hubi  dit  :  «  Cost  pas  ca,  roulcz-moi  icLdps  pieces  d'eau- 
de-vie.  »  Eh  bien,  c'est  ce  qui  nous  a  sauvcs.  Nous 
avons  fait  la  paix  pour  do  I'eau-de-vie.  Pourlant  nous 
etions  piisonniers  h  vue;  mais  licureusement  le  capitaine 
a  demande  a  parler  au  chef  qui  demeurait  dans  sa  capi- 
tale  a  plusieurs  Houes  au  nord.  Nous  avons  marcb6  en- 
toure  des  sauvages  le  long  do  la  cote.  Le  chef  nous  a  per- 
inis  de  passer  dans  une  autre  tribu,  plus  au  nord,  oil 


nous  avons  H&  bien  recus.  Aprfes  nous  iHre  reposes  plu- 
sieurs jours,  le  capitaine  a  appris  qu'il  y  avait  un  elablis- 
sement  amcricain  a  soixante  lieues  de  Vd.  Mors  nous 
avons  pris  courage,  etapres  avoir  navigue  plus  d'un  mois 
dans  les  montagnes,  nous  avons  trouve  un  etablissenient 
oil  il  y  avait  un  consul  fran^ais  et  des  vaisseaux  euro- 
peens.  Nous  avons  embarquc  pour  la  France,  et  voilJi ! 

C'est  egal,  c'etait  tout  de  meme  un  amour  de  bitiment, 
que  la  belle-Sophie.  «  Y.  B. 


CURIOSITES  SCIENTIFIOUES. 


COnrCEI.ATION'  SE  I.'£AU  sans  UN  BRASIER. 

Cephcnomenp paradoxal,  que  M.  Boutigny  vient  de  ren- 
conlrer  dans  sesingenieuses  experiences  sur  la  calefaction, 
merite  bien  que  nous  n'arrivions  a  lui  que  pas  a  pas  et 
en  suivant.  pour  ainsi  dire,  les  degres  par  lesquels  I'expe- 
rimentaleur  lui-menie  est  passi5. 

Et  d'abord,  partons  d'un  fait  singulier,  mais  fonda- 
mental  :  I'eau  surprise  brusquement  par  une  tres-vive 
chaleur  nebout  pas.  Si  on  la  jelte,  par  exemple,  goutte  ii 
goultesurune  plaque  de  metal  fortement  chauffee,  ellese 
dispose  en  globules  doiit  la  temperature  est  inferieure  h 
celle  de  rebullition  ;  on  dirait  que  le  liquide  est  ainsi  tenu 
il  distance  de  la  plaque  melallique.  Mais  si  la  plaque  se 
refroidit,  I'eau  venantalors  la  mouiller,  I'ebullition  s'opere 
avec  une  extreme  vitesse.  L'habilete  de  I'operateur  con- 
siste  done  surtout  a  niaintenir  I'incandescence  du  reci- 
pient melallique.  Quelques  autres  conditions  secondaires 
sont  encore  indispensables,  mais  M.  Boutigny  les  reniplit 
toutes  avec  cette  adresse  facile  que  I'habitude  seule  peut 
donner. 

Ainsi,  un  boulet  rouge  place  dans  de  I'eau  froide  ecarle 
toutautourde  lui  le  liquide,  qui  reste  calnie  et  transpa- 
rent; puis,  le  boulot  perdant  pen  ii  peu  sa  haute  tempe- 
rature, le  liquide  s'en  rapproche  graduellenieni,  et  des 
qu'il  le  louche, savaporisalion  devient  fougiieuse  toutaus- 
sitot.  Et  si,  au  lieu  d'un  boulet ,  on  plonge  dans  I'eau 
froide  un  godet  rouge,  le  liquide  sera  puis6  tout  aussi 
paisihlementque  si  le  godet  ctait  froid,  seulement  la  quan- 
tity du  liquide  contenu  doit  elre  moindre  quo  ne  le  com- 
porte  la  capacite  du  godet,  puisque  le  liquide  n'en  touclie 
ni  le  fond  ni  les  parois. 

Mais  voici  une  experience  analogue  et  qui  frappe  da- 
vantage  parce  qu'elle  est  plus  exterieure,  plus  apparente ; 
I'eau  froide  jetee  sur  un  crible  metallique  ne  passe  pas, 
de  telle  sorte  qu'on  peut  recuciUir  de  I'eau  dans  une  ecu- 
moire,  commc  si  celte  fcumoire  etait  une  cuiller;  car  le 
liquide  reste  suspendu  au-dessus  des  orifices  et  ne  les 
traverse  pas. 

Ce  que  nous  disons  de  I'eau  s'applique  du  rcsle  a  tons 
les  liquides. 

Bien  plus,  si  Ton  verse  de  I'acide  azotique  (eau  forle) 
sur  une  plaque  de  cuivre  fortement  chaulToe ,  ces  deux 
corps  restcnt  indifferenis  ;  et  cependant  la  chimie  nous 
enseigne  que  I'acide  azotique  est  celui  qui  attaque  le 
cuivre  avec  le  plus  d'energie ,  mais  louto  action  chimiquo 


est  empMiee,  puisque  la  calefaction  rend  impossible  le 
contact. 

On  comprend  que  les  exporiences  de  calefaction  peu- 
vent  etre  varices  a  I'infini ,  et  personne  ne  pent  pr^voir  h 
quels  resullats  etranges  M.  Boutigny  lui-meme  doit  par- 
venir.  Comment,  en  elfet,  soupconner  naguijre  qu'il  serait 
possible  de  transformer  en  glaciers  un  creuset  incandes-  ■ 
cent,  ou  plntut  de  produire  la  congflation  de  I'eau  dans 
le  sein  meme  d'un  brasier?  Mais  avant  de  decrire  cette 
derniere  operation,  de  toutes  la  plus  inatlendue,  rappe- 
lons  c«  principe  fundamental  :  tout  liquide  calefie  (sur- 
pris  par  une  tres-vive  chaleur)  prend  et  conserve  une 
temperature  inferieure  h  son  point  d'ebuUition.  Ainsi, 
I'ean,  qui  boiit  a  100°  au-dessiis  deO,  n'aura  qu'une  tem- 
perature de  96°;  I'acide  sulfureux  qui,  liquefie,  bofit  i 
10°  au-dessous  de  0,  n'aura  dans  la  calefaction  qu'une 
temperature  de  iV  au-des.sous  de  0.  Ce  sont  prteisement 
ces  deux  liquides  qui  vont  6tre  mis  en  presence  et  qui 
vont  concourir  au  resultat.  On  chaufTe  done  a  blanc  un 
fourneau,  on  verse  dans  une  longue  cuiller  une  certaine 
quantited'eau  et  quelques  gouttes  seulement  d'acide  sul- 
fureux, et  on  enfourne  le  melange.  Les  deux  liquides  se 
calefiant,  I'cau  prend  une  temperature  de  96°  au-dessus 
de  0,  I'acide  sulfureux  prend  une  lempt'ralure  de  1'2°  au- 
dessous  de  0  ;  et  desormais  ,  elrangers  au  foyer  qui  les 
entoure,  ces  deux  liquides,  qui  sont  en  contact  reciproque, 
vont  agir  mutuellement  I'un  sur  I'autre  pour  mettre  leur 
temperature  respective  en  (['quilibre,  comme  ils  le  feraient 
dans  les  circonslances  ordinaires.  Ainsi  I'acide  sulfu- 
reux s'echauffe  aus  depens  de  I'eau  qui  se  refroidit,  et 
bientoten  effet  le  melange  atteint  un  equilibre  de  tem- 
perature inf6rieur  k  0 ;  I'eau ,  par  consequent,  se  gele 
dans  la  cuiller  qui,  retiree  Jl  propos,  revient  pleine  de 
glace. 

La  calefaction  presenle  encore  d'autres  particularitfa 
qui  doivent,  nous  I'avouons,  gftner  quelque  peu  les  theo- 
ries actuclles  de  la  science.  Nous  csperons  qu'elle  par- 
viendra  sans  doute  i  tout  concilier ;  nous  le  desirous 
meme  sincerenient,  bien  loin  de  nous  nifler  a  ces  csprits 
inquiets,  qui  di'jii  peut-^tre  se  rient  de  son  embarras.  Mais 
aussi  nous  avouons  avec  franchise  qu'il  est  utile  par  fois 
que  des  fails  se  dressent  inopinement  centre  lesquels  le 
genie  de  I'homme  se  hcurtc  ot  s'arrcle,  car  ces  fails  lui 
rappcllent,  du  moinsun  moment,  que  son  intelligence  est 
limitee,  mais  que  les  oeuvres  de  Dieu  sont  infinies. 

Teulieres. 


LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  D'EUUOPE  ET  DAMERIQL'E. 


^ 


LES  MILLE  ET  Ul  HUITS  D'ELROPE  ET  D'AMERIQUE. 


flNGRAT. 

Vitalis,  noble  v6nitien,  (5tant  h.  la  chasse,  tomba  dans 
une  fosse  faite  pour  prendre  les  animaux  sauvages.  II  y 
passa  un  jour  et  une  nuit.  .le  vous  laisse  a  penser 
qneUes  fiirent  ses  angoisscs.  La  fosse  etait  obscure ; 
Vilalis  vouliiit  la  parrourir,  afin  de  \oir  s'il  ne  trouverait 
pas  quelque  racine  a  I'aide  de  lat|U('lle  il  pit  grimper  et 
sortir  de  sa  prison;  niais  il  entendit  des  bruits  si  confus 
et  si  exlraordinaires,  des  £,'rop;nemenls  si  sourds,  des  siflle- 
inents  si  elnuffes,  de  si  plainlifs  luirlenients,  que  la  ter- 
reur  le  prit,  et,  se  tapissant  dans  un  coin  de  la  fosse,  il 
resla  immobile  et  fonime  aneanii  par  la  peur.  Le  matin 
du  second  jour,  il  entendit  lespasdequelqu'un  qui  passait 
pr^s  de  la  fosse;  alors,  elevant  la  voix  d'une  manierc  la- 
mentable :  "  Au  secours!  cria-t-il,  au  secours!  tirez-moi 
d'ici!. 

C'^tait  un  paysan  qui  traversait  la  forSt.  Quand  il  en- 
tendit cette  voix  qui  sortait  de  la  fosse,  il  fut  effray^  d'a- 
bord;  puis,  se  rassurant,  il  s'approcha  et  demanda  qui 
elait  la.  a  Un  pauvre  chasseur  lombe  par  mc^garde,  et  qui 
a  passe  ici  un  long  jour  el  une  longue  nuit.  Tirez-moi 
d'ici,  au  nom  de  Notre-Scigneur  Jesus-Christ!  tirez-moi 
d'ici,  je  vous  r^conipenserai  bien.  —  Je  vais  faire  tout 
ce  que  je  pourrai,  »  dit  le  paysan. 

Alors  Masaccio  (o'Mait  le  nom  du  paysan)  prit  une 
scrpe  qu'il  avail  a  sa  ceinture,  et,  coupanl  une  longue 
branche  d'arbre,  assez  forte  pour  soulenir  un  liomnie  : 
«  Seigneur  chasseur,  dit-il,  ecoutoz  bien  ce  que  je  vai.s 
vous  dire  :  je  vais  descendre  celle  branche  dans  la  fosse, 
je  I'appuierai  centre  les  bords  el  je  la  liendrai ;  de  cetle 
maniere  vous  pourrez  remonter.  —  Va,  r(?pondit  Vilalis, 
dcmande-moi  tout  ce  que  tu  voudras,  el  je  le  I'accorde- 
rai.  —  Eh  bien,  ecoutoz  I  comme  je  vais  me  marier,  vous 
donnercz  a  ma  fiancee  ce  que  vous  voudrez.  n 


Aces  mots,  Masaccio  descendit  la  branche  dans  la  fosse; 
il  la  senlil  bientol  devenir  pe.sante,  et,  au  meme  moment, 
un  singe  sauta  joyeusemenl  hors  de  la  fo.sse.  II  etait  tombe 
comme  Vitalis,  et  il  avail  lestement  saisi  la  branche  de 
Masaccio.  «  C'est  le  diable  qui  m'a  parle  dans  cette 
fosse!  dit  Masaccio  en  s'enfuyant.  —  Tu  ni'abandonnes 
donc?cria  Vitalis  d'un  accent  lamenlable;  mon  ami,  mon 
cher  ami,  au  nom  du  Seigneur  Jesus-Christ,  au  nom  de 
ta  fiancee,  lire-moi  d'ici !  Je  t'en  supplie!  Je  le  doterai,  je 
t'enrichirail  .lesuisle  seigneur  Vilalis,  un  riche  Venilien  ; 
ne  me  laisse  pas  mourir  de  faim  dans  cette  horrible  fosse.  » 
Masaccio  se  laissa  toucher,  et,  revenant  ^  la  fosse,  jcta 
de  nouveau  la  branche ;  il  lira  un  lion  qui  fit  un  hurle- 
menl  terrible  en  sautant  hors  de  la  fosse,  el  qui,  par  les 
caresses  expriniait  sa  joie  et  sa  reconnaissance  a  son  li- 
berateur.  «  Oh!  pour  le  coup,  c'est  le  diable,  cria  Ma- 
saccio, I)  et  il  s'enfuit  epouvante.  Cependanl,  a  quelques 
pas,  il  s'arrSta.  entendant  les  oris  lamenlables  de 
Vilalis.  ((  Mon  Dieu!  mon  Dieul  criail  celui-ci,  mourir 
de  faim  dans  une  fosse  1  Personne  ne  vicndra  done  a 
mon  secours  I  Qui  que  tu  sois,  je  t'en  supplie,  reviens, 
ne  me  laisse  pas  mourir  ici,  pouvant  me  sauver;  je  le 
donnerai  une  maison,  un  champ,  des  vaclies,  de  Tor, 
tout  ce  que  lu  d(5sireras  ;  mais  je  t'en  supplie,  sauve-moi ! 
sauve-moi  de  eel  afTreuse  caverne  !  n 

Masaccio  revint  et  jela  la  branche  ;  il  lira  un  serpent 
qui  sillla  gaienient  en  sorlant  de  la  fosse.  Masaccio  tomba 
ci  genoux,  a  demi  mort  de  peur,  murmurant  les  prieres 
qu'oii  lui  avail  apprises  pour  chasser  le  demon.  II  ne  re- 
vint k  lui  qu'en  entendant  les  cris  de  desespoir  que  pous- 
sail  Vilalis.  «  Personnel  criait-ii,  personne!  Je  mourra 
done?  Ah!  mon  Dieu!  mon  Dieu  !  et  il  pleurait,  il  san- 
glolait.  —  C'est  pourtant  la  la  voix  d'un  homme,  dit  Ma- 
saccio. —  Oh!  si  tu  cs  encore  h'l,  dit  Vitalis,  au  nom  de 
tout  ce  que  lu  as  de  plus  cher,  sauve-moi.  Veux-tu  mon 


26 


LES  MILLE  ET  UNE  NUI.TS 


palais  de  Yenise,  mes  biens,  nies  honneurs?  je  te  les 
donne  ;  ct  puisse-je  niourir  ici  si  jc  manque  a  ma  parole. 
La  vie!  la  vie  seulemont!  sauve-nioi  la  vie!  »  Masaccio 
ne  put  pas  resistcr  a  de  semhiables  prieres  melees  de  tant' 
de  promesses  ;  il  jeta  de  nouveau  la  branrhe.  n  La  lencz- 
Tous,  enfin?  dit-il.  —  Oui,  »repoTidit  Vilalis.  Et  h  celte 
fois,  il  liia  riiomme.  En  sorlant  de  la  fosse,  Vitalis, 
epuisc,  jeta  un  cri  de  joie  et  s'livanouit  entre  les  bras  de 
Masaccio. 

Masaccio  le  soutint,  le  secourul,,  le  fit  revenir  a  lui  ; 
puis,  lui  donnant  le  bras  :  «Voyons,  dit-il,  sortons  de 
cette  foret.  »  Vitalis  marcbait  avec  peine,  il  elait  (5puise 
de  faim.  «  Mangez  ce  morceau  de  pain,  dit  Masaccio;  » 
et  il  lui  donna  un  morceau  de  pain  qu'il  avail  dans  une 
besace. 

«  Mon  bienfaiteur,  mon  .sauveur,  nion  saint  an<;e !  di- 
sait  Vitalis  a  Masaccio,  comment  pourrai-jo  jamais  te  re- 
compenser?  —  Voiis  m"avex  promis  une  dot  pour  ma 
fiancee,  et  voire  palais  de  Venise  pourmoi.  »  Vitalis  com- 
menrait  a  reprendre  ses  forces.  «  Oui,  certcs,  je  doterai 
la  fiancee,  mon  clier  Masaccio,  et  je  la  doterai  richement. 
.le  veux  que  lu  sois  le  plus  riclie  paysan  de  Ion  village. 
Oil  demcures-tu  ?  —  A  Casaletla,  dans  la  foret;  mais  jp 
quitlerai  volonliers  mon  village  pour  aller  m'elablir  a 
Venise  dans  le  palais  que  vous  m'avez  promis. 

—  Nous  voici  sortis  de  la  furet,  el  je  reconnais  ma 
route ;  je  vous  remercie,  Masaccio.  —  Quand  irai-je  cher- 
cher  la  dot  el  le  palais?  —  Quand  vous  voudrcz.  »  El  ils 
se  s^parferent.  Vilalis  renlra  a  Venise;  et  Masaccio  <l  Ca- 
saletla, oil  il  raconla  son  aventure  i  sa  fiancee,  lui  disant 
qu'elle  aurail  une  belle  dot  et  qu;  i|i  aurait  un  beau,  palais 
ii  Venise.  Le  lendemain,  de  grand  matin,  il'  parlfl)  pour 
Venise,  demanda  le  palais  du  seigneur  Vitalis,  on  lui 
indiqua.  Lor«qu'il  arriva,  il  ful  elourdi  du  luxe  etde 
I'opulence  qui  regnaieni/ dans  ce  superiie  palhis.  II  dil 
qu'il  venait  chercher  la  dot  que  lui  avail  promise  le 
.seigneur  Vitalis,  el  qu'il  reviendrait  ensuite  avee  sa  fian- 
cee, dans  un  beaucarrosso,  s'olablir  diuis  le  palais  que 
le  seigneur  Vitalis  avail  aussi  promis  de  Itii  donner. 

Masaccio  parol  elre  fou.  On  alia  dire  au  s<?igncur  Vitalis 
qu'il  y  avail  la  un  paysan  qui  demandait  une  dot  el  disail 
que  le  palais  lui  nppartenait.  «Qu'on  le  cliasse,  dit- Vilalis; 
je  ne  connais  point  cet  insense:  »  Les  valets  chassSrent 
Masaccio,  qui,  desespere,  reviul  a  .sa  chaumiere  les  larmes 
aux  yeux  el  y  entra.  sans  oser  allor  voir  sa  fiancee.  II  re- 
cula  epouvante  lorsqu'il  vil  le  lionassis  au  coin  dufoyer. 
le  singe,  de  I'autre  cole,  etsur  le  devant,  roule  en  cercle 
et  comme  un  cerceau  pose  k  lerre,  le  serpent,  les  Irois 
h6les  de  la  for^t.  II  n'osait  avancer,  car'  il  disait  : 
«  L'liommeme  cbasse,  lelion  va  med^vorerou  le  serpent 
me  piquer,  et  le  singe  rira!  »  Mais  le  singe  lui-  fit  une 
grimace  amicale ,  le  lion  remua  doucement  la  queue 
el  vint  lui  lecher  In  main  comme  un  chien  qui  veut 
caresserson  maitre,  et  le  serpent  deroula  les  anneaux  de 
son  corps,  se  promenant  dans  la  chambred'un  air  joveux 
et  reconnaissant  qui  ras.sura  Masaccio. 

«  Pauvres  betes!  dit-il ;  elles  valent  mieux  que  le  sei- 
gneur Vilalis;  I'ingral,  il  me  clia.sse  comme  un  mendiant. 
Oh!  que  je  le  rejetterais  avec  plaisirdans  la  fosse!  Et  raa 
fiancee;  moi  qui  croyais  avoir  une  si  belle  noce  !  Pas  un 
morceau  de  bois  dans  mon  bicher ;  pas  un  morceau'de 
viande  pmir  le  repas,  et  pas  d'argent  pour  en  avoir,  pas 
meme  dequol  achetcr  une  epingle  d'or  a  ma  femme... 


D'EL'R.ORE  ET  D'.\MERIQUE. 

L'ingral!  avec  sa  dot  et  son  palais!  »  Ainsi  plcurait  Ma- 
saccio. Le  singe  se  mil  a  grogner,  le  lion  a  remuer  la 
qpeue,  le  serpent  k  sa  rauler  et  derouler;  puis  le  singe, 
s'approclianl  de  lui  comme  pour  le  conduire,  le  mena 
dans  son  bucher,  ou  il  lui  montra  une  belle  provision  de 
bois  bien  rang^,  pour  loute  son  annee ;  c'elait  le  singe  qui 
avail  pris  ce  bois  dans  la  for^t  et  I'avait  apporle  a  la  chau- 
miere de  Masaccio.  Masaccio  emhrassa  le  bon  singe.  Le 
lion  alor.s,  hurianl  doucement,  le  mena  dans  un  coin  de- 
la  chaumiere,  oil  d  vit  une  enorme  provision  de  gibier  r 
deuxicerfs,  Irois  chevreuils, ,  dcs  li^vres  el  des  lapins  en 
quanlitej,  et  un  beau  sanglier,  le  tout  proprcment  recou- 
vert  de  branches  d'arbres,  afin  de  le  tenir  frais ;  c'elait  Ic 
lion  qui  avail  chasse  pour  son  bienfaiteur.  Masaccio  ca- 
ressa  la  criniere  du  lion.  «  Et  toi,.dil-il  alors  au  .serpent, 
ne  m'as-tu  rien  apportS'?  Es-tu  un  Vitalis  ou  un  bon  ct 
honnete  animal,  comme  ce  singe  el  celion?i>  Le  serpent 
glissa  rapidement  .sous  un  las  de  fenilles  seches;  puis, 
r<>paraiBsant  aussilul,  il  se  .«oulcva  sur  ses  anneaux,  ct 
Masaccio  vil  alora  avec  surprise  qu'il  lenait  dans  sa  gueule 
un  beau  diamanl.  Les  dragons  el  les  serpents,  comme  on 
le  sail,  connaissenl  les  tresors  caclife.  «  Un  diamanl!  » 
cria  Masaccio,  et  il  (ilendil  la  main  pour  caresser  le  beau 
serpent  et  prendre  le  diamanl. 

Masaccio  avail  du  bois,  du  gibier;  il  pouvail  dor.ner  un 
beau  feslin  de  noces;  il  ne  lui  manquait  plus  que  de  I'ar- 
genl :  avec  son  diamant,  il  en  pouvail  avoir.  II  parlit  done 
aussilotet  arriva  tout  joveux  a  Venise;  la,  ilse  fit  enseigner 
la  boutique  d'un  joaillier,  et  lui  dit  qu'il  venait  lui  vcn- 
dre  un  diamant.  Le  joaillier  prit  le  diamanl  :  il  elait  de  la 
plus  belle  onu.  «  Combienen  voulez-vous?  — Deux  cents 
ecus,  »  dit  Masaccio,  croyanli  demander  beaucoup  ;  c'e- 
lait ii  peine  ledixieme  de  lavaleurde  la  pierre.  Le  joaillier 
regarda  Masaccio  et  lui  dit.:  «  A  ce  pris,  vous  etes  un 
voleur,  el  jevous-arr^te.  —  S'il  vaul  moins,  donnez-m'en 
moins,  monsieur  le  marchand,  criail  Masaccio  ;  je  ne  suis 
point  un  voleur,  je  suis  un  honnete  homme  ;  c'est  le  ser- 
pent qui-  m'a  donne  ce  diamant.  »  La  police  survint,  et  il 
ful  conduit  devant  le  magistral.  Lb,  il  r.ioonta  son  his- 
loire,  qui  parol  une  hisloire  de  fees;  mais  comme  le  sei- 
gneur Vitalis  se  Irouvait  mele  au  rec!%  du  paysan,  le  ma- 
gistral renvoyal'affaire  de\'ant  les  inquisiteurs  d'Elat,  et 
Mtisacoio  comparut  devant  eux.  «  Conle-nous  ton  bistflire, 
dit  un  des  inquisitours,  et  ne  mens  pas,  sinon  nous  te 
fcrons  jcter  dans  les  Uigunes.  » 

Masaccio  contft'son  histoire,  «  Ainsii  luas  sauve  le  sei- 
gneur Vitalis?  —  Oui,  messeigneurs.  —  El  il  t'a  promis 
une  dot  pour  lu  fiancee  et  son  palais  de  Venise  pourtoi? 
—  Oui,  meseeigneurs.  —  El  il  I'a.fait  chasser  comme  un 
mendiant'/  —  Ah!  oui',  messeigneurs,  comme  un  men- 
diant, moi  qu'il' avail  tant  supplie  quand  il  elait  dans 
eelte' fosse  avec  le  singe,,  le  serpent  et  le  lion.  —  Faites* 
venir  le  seigneur  Vitalis,  ivVitaJiSivint.  aGonnaissez-vous 
eel  homme,,  seigneur  Vitalis  !  dit  1,'inqnisileur.  —  N'on, 
je  ne  la. connais  pas,,  repondil  Vitalis.  — 11  pretend  qu'il 
vous  a  sauve  la  vie;  —  Jo. declare  ne  I'avoir  jamais  vu,, » 

Les  inquisitours  se  consulli:renl.  «  Cot  homme,  disaient- 
ils,  parlantde  Masaccio,  est  evideinment  un  fou  ou  un 
fripon,  il  faul  le  meltre  on  prison,  lo  lemps  eclaircira 
I'affaire.  Seigneur  Vilalis,,  vous  pouvez  vous  relirer.  » 
Puis,  faisant  un.  signe- a  un  sbiro-:  «.  Metlez  cet  homme 
aux  Plombs.  » 

Masaccio  sejela  a  genoux  au  milieu,  de  la  .salle.  «  Mes- 


PETITES  PROMEN 

seigneurs'  messeigneurs !  il  est  impossible  que  lediamant 
soil  un  Jiamant  vol6  ;  je  vous  assure  que  c'est  le  serpen! 
qui  me  I'a  donne;  le  serpent  a  pu  vouloir  me  tcomper, 
messeigneurs.  II  est  possible  que  le  singe,  le  lion,  le  ser- 
pent, tout  cela  soit  une  illusion ;  mais  j'ai  sauv(5  ce 
seigneur,  je  I'atteste;  il  n'ost  plus  pale,  il  n'est  plus  faible 
et  a  demi  6vanoui  aujourd'hui  comme  lorsqu'il  est  sorti 
de  la  fosse,  et  lorsque  je  lui  ai  donne  de  men  pain  ;  mais 
je  le  reconnais :  c'est  la  mdme  voix  qui  me   criait  de 


ADES  EN  SUISSE.  27 

luisauverla  vie,  avec  laquelle  ildit  aujourd'hui  qu'il  ne 
mc  connait  pas.  Je  nevous  ai  pas  abandonne  dansla  fosse ! 

—  Seigneurs,  dit  Vitalis  en  s'inclinant  devant  le  tribu- 
nal, je  ne  puis  que  repeter  ce  que  je  vous  ai  dit :  je  no 
connais  pascet  homnie;  il  invente  centre  moi  une  bistoire 
extravagante.  A-t-il  un  seul  tenioin,  un  seul  indicc?  » 

A  ce  moment,  il  se  fit  un  mouvemenl  d'ellroi  et  do 
surprise  parmi  les  shires,  et  le  lion,  le  singe  et  lo  serpent 
enlrerent  dans  la  salle.  Le  singe  etait  montesur  le  lion  et 


tenait  le  serppnt  entortille  autour  de  son  bras.  En  entrant, 
le  lion  buria,  le  singe  grogna,  ct  le  serpent  sillla.  »  Ah! 
ce  sont  les  betes  dela  fosse,  cria  Vitalis  eperdu.  — Sei- 
gneur Vilalis,  reprit  le  chef  dos  inquisiteurs,  qnand  le 
trouble  qn'avait  caus6  cetle  apparition  fut  un  peu  dissipe, 
vous  demandiez  oil  etaient  les  temoins  de  Masaccio ;  vous 
voyez  que  Dieu  les  a  envoyfe  a  point  nommd  a  la  barre 
de  notre  tribunal.  Quand  Dieu  a  temoigne  centre  vous, 
nous  serions  coupables  devant  lui  si  nous  na  punissions 
pas  voire  ingratitude.  Voire  palais,  vos  biens  sont  confis- 
qufe  ;  vous  passerez  le  resle  de  vos  jours  dans  une  etroite 
prison;  allez.  Et  toi,  continua-t-il  en  s'adressant  a  Ma- 
saccio,  qui,   pendant  ce  temps,    caressait  .son   lion,  son 


singe  et  sou  serpent,  puisqu'un  Vinilien  t'a  proniis  un 
palais  de  marbre  et  une  dot  pour  ta  fiancee,  la  riJpubliquB. 
de  Venise  accomplira  la  promesse;  le  palais  et  les  biens. 
de  Vitalis  sont  a  toi.  Vous,  dit-il  au  secretaire  du  Iribu- 
nal,  redigez  un  recit  de  toute  cette  hisloire,  et  failes-la 
connaltre  au  peuple  de  Venise,  afin  qu'il  sache  que  la  juss 
tice  dn  tribunal  des  inquisiteurs  d'tlat  n'est  pas  moins 
equitable  que  rigourcuse.  » 

Masaccio  et  sa  femme  vecurent  de  longues  annees  dans 
le  palais  de  Vilalis,  avec  le  singe,  le  lion  et  le  serpent;  et 
Masaccio  les  fit  reprfeentcr  sur  une  muraille  de  son  pa- 
lais, entrant  dans  la  .sallo  du  tribunal,  le  lion  portant  le 
singe,  et  le  singe,  le  serpent.. 


PETITS  VOYAGES  M  mm. 


eXSIKVSL  —  BAUB 


Quel  est  celui  denons  qui,  au  milieu  du  lourbillon  dos 
atfaires,  ou  de  vous-;,mes  jeunes  amis,  qui,  apres  une  an- 
nee  .scohiire  passee  sur  les  bancs,  n'a  pas  desire  vivre  un. 
peu  dela  vie  libre  et  indepondante  des  bois  et  des  moti- 
lagne.iv  des  fUR^lS'  et  des  lacs  solitaires?  I.a  Suisse  est,  a^ 


nos  portes  ct  d'autant  plus  agr(^able  rrvi-siter  que  partout 
les  reoherclies  et  les  elegances  de  la  civilisatron  s'y  me— 
lent  auxbeautes  sauvages  et  fiures  de  la  nature.  Arnsi  do 
toules- parts  s'eleventcles.villcs  charmanles,  habitees  par 
des  citojens  eclaires  et  amis  des  arts,  tellesque  Lausanne, 


PETITS  VOYAGES  EN   SUISSE. 


Vovay,  Fribourg,  Solcure,  Berne,  NeufchiUel ,  et  aux 
flcux  extrf-mitt's  dc  la  Suisse  dciix  grands  centres  de  ci- 
vilisation et  dc  commerce,  Geneve  du  cute  dc  I'ltalie, 


BJle  du  c6ti5  de  TAllemagne,  I'une  et  I'autre  contigues  a 
la  France. 
Geneve,  ville  d'un  aspect  moins  sevi.'re,  plus  doux  et 


lion  moins  pittoresqae  que  BiMe  situee  sur  les  bords  du 
Rliin,  est  une  ville  forte  de  28,000  habitants,  cclebre  par 
son  histoire,  par  ses  grands  lionimes,  par  sa  belle  posi- 
tion et  tout  ce  qu'elle  renfernie.  D'excellenles  hotcllerics 
y  accueillent  le  voyageur  ;  on  cite  specialenient  I'ficu  de 
Geni-ve  sur  le  lac,  Ics  Balances  et  I'liotel  d'Angleterre, 
aux  Secberons,  hors  de  la  ville.  Cette  derniere  est  distin- 
gUL^e  par  son  site  et  par  les  conimoditAs  qu'on  y  trouve. 
L'eglise  cathedrale,  I'hdlel  de  ville,  la  viciUe  tour  de  Tile, 
I'acadeniie,  le  nnisee,  le  th(5Mre,  et  beaucoup  d'instituts 
scientifiqncs,  artistlques  et  de  culture;  I'ccole  fmnche  et 
la  fete  publique  de  la  distribution  des  prix  qu'elle  ac- 
cnrde;  la  grande  society  de  lecture  et  sa  bibliotheque  si- 
tufe  dans  un  beau  local,  justifient  la  r(:'putation  de  la 
vieille  r^publique.  Le  voyageur  doit  visiter  aussi  le  jar- 
din  iMtanique  au  bastion  bourgeois  ;  les  busies  de 
•I.  J.  Rousseau  et  de  plusieurs  autres  citoyens;  la  biblio- 


theque de  la  ville,  tres-digne  d'etre  conipulsee,  divers 
cabinets  d'hisloire  naturelle  et  qudques  colleclions  de 
niineraux  ;  plusieurs  collections  de  tableaux  et  cabinets 
de  curiosites;  le  grand  herbier  de  Candolle ,  celui  de 
Httlla,  le  bas-relief  des  Alpes  jusqu'au  mont  Rose,  par 
Gandin,  le  cabinet  de  Satissure,  oil  Ton  montre  encore 
les  souliers  qu'il  a  fait  faire  expres  et  dont  il  s'est  servi 
pour  gravir  les  Alpes  Plus  de  trois  niille  ouvriers  s'y  oc- 
cupent  du  travail  de  I'borlogerie,  dont  ils  fabriquent  an- 
nuellement  soixantedix  niille  pieces.  La  fabrique  de 
shawls  de  Pielet  est  cclebre.  De  la  promenade  appelec 
La  Treille,  de  la  place  Maurice,  de  la  tour  du  milieu  de 
la  cathedrale,  de  la  colline  de  Saint-Jean,  a  Grand  Suc- 
conex,  on  decouvre  de  magnifiques  points  de  vne.  Le  lac 
de  Geneve  est  long  de  202,920  p.  ou  de  14  1.  enlre  Rollc 
et  Thonon;  il  est  large  de  3  1.  carrees;  sa  plus  grande 
profondeur  pres  de  Meille'rie  est  de  949  p.  el  son  eleva- 


tion au-dessus  de  la  nier  de  1,150  p.  Les  bateaux  a  va- 
peur  parcourent  ce  lac  dans  toutes  les  directions.  Parmi 
les  poissons  dont  il  fourmille,  nous  citerons  les  grandes 
truites  et  le  poisson  excellent  nomm^  ombre -chevalier. 


Quant  il  I'histoire  morale  et  politique  de  Geneve,  elle 
est  une  des  plus  inleressantcs  de  I'Europe,  et  peu  de 
villes  ont  produit  dans  un  plus  petit  espace,  en  un  aussi 
petit  nombre  d'ann^es ,  autant  d'hommes  remarquables. 


PPEDlIOMNte 


BP.1'1  !:riH 
MUSeUM 

7    AUG  29 

NATURAL 
HISTORY. 


BAYARD. 


29 


Le  caraclere  general  ties  moeurs  gene^oises  est  une  ele- 
gance sobrc  et  un  melange  heureiix  de  I'aciivite  fraii- 
raise  et  de  la  legularile  allemande. 

Bale  est  beaucoup  moins  scientifique  et  aitistique  que 
Geneve. 

Cette\ille,  qui  compte  16,600  liabilanls,  est  conside- 
rable et  remaiquable  dans  Tliistoire.  On  doit  y  admirer 
surtout  le  pont  du  Rhin  de  600  p.  de  longueur;  la  catbe- 
drale.qui  date  du  temps delOlU.avec  la salledu  concileet 
le  tombeau  d'Erasine  et  de  plusiears  autres  hommes  cele- 
bres;  I'hotel  de  ville,  I'universite  et  sa  bibliotUeque  avec 
eelle  d'/jrasmc,  les  tableaux  de  Holbein,  la  collection  de  ta- 
bleaux de  .\1 .  FasL-b,  le  beau  panorama  de  Tliuii  en  relief,  par 
H'oc/icr;  le  casino  et  la  reunion  des  artistes,  ou  lesetrangers 
trouvent  facilement  acces.  Dans  le  voisinage,  on  trouve 
ks  ruines  romaines  de  Augst;  une  collection  de  debris 
anticpies  trouves  en  cet  endroit  existe  au  jardin  de  For- 
ntrd  a  Bale;  il  faut  visiter  Ihupilal   et  le  ciuietiere  de 


Sainl-Jacqurs  nomnics  les  Thermopyles  suisses,  a  cause 
du  cunibat  memorable  conire  les  Francais  en  1144.  Un 
vin  appele  le  sang  des  Suisses  croit  sur  le  champ  de  ba- 
laille.  Un  beau  monument  en  forme  d'une  tour  y  est  erige 
en  I'honneur  des  soldats  tues  a  cette  rencontre ;  on  a 
aussi  frappe  une  medaille  a  leur  honneur,  et  dont  il  existe 
une  belle  eslanipe.  Le  quai  du  Rhin,  qui  est  la  partie  la 
plus  basse  de  Bile,  s'eleve  neanmoins  Ji  une  hauteur 
6gale  k  celle  de  la  fleche  de  Munster  a  Strasboiiry.  On 
trouve  de  belles  vues  et  des  promenades  magni/iques  sur 
la  place  dile  la  Pfiilz,  sur  la  place  Saint-Pierre,  aux  jar- 
dins  ForcanI,  Vischcr,  au  bois  des  Freres,  au  Wartem- 
berg.  Si  les  habitudes  entierement  commerciales  des  ha- 
bitants donnent  Si  la  ville  un  aspect  severe  et  un  peu 
sombre,  rien  n'est  beau  comnie  le  panorama  du  Rhin  qui 
qui  se  deroule  avec  une  joie  magnifique  en  baignant  les 
murs  de  la  vieille  ville  et  les  pierrcs  roses  de  la  catlie- 
drale. 


LESFRAK\ISILUSTllES. 


BATARS. 

De  touslesheros  dont  la  vie  a  ete  ecrite.  Bayard  est 
peut-etre  le  seul  de  tons  les  heros  du  moyen  ige  dont  la 
V  ie  soil  sans  tache.  et  qu'on  puisse  louer  sans  aucune  res- 
triction. Ce  court  abrege  de  sa  vie  ne  peut  done  etre 
qu'un  excellent  exemple  a  suivre  pour  ceux  qui  trouve- 
ront  dans  le  recit  de  ses  vertus  magnanimes  de  quoi  cul- 
l)ver  et  fortifier,  en  nieme  temps,  les  qualites  que  la  na- 
ture a  niises  en  eux. 

Bayard  (Pierre  tiu  Terrad,  seianour  de),  surnomme  le 
Chevalier  sans  peur  et  sans  reproche  ,  elait  smiple  , 
modeste,  ami  sincere,  pieux,  humain  et  magnanime; 
son  ame  reunissait  toutes  les  vertus ;  et  telle  fut 
la  perfection  dc  cet  illustre  chevalier,  que,  sans  le  temoi- 
?;nage  unanime  des  historiens  contemporains,  la  postcrite 
ii'aurait  peut-etre  vu  en  lui  qu'un  modele  chimL'ri(jue  et 
inimitable. 

II  naquit,  en  1476,  d'Aymond  du  Terrail  et  d'Helene 
des  Allemans,  au  chateau  de  Bayard,  dans  la  vallee  de 
Graisivaudan,  a  six  lieues  de  Grenoble.  La  maison  du 
Terrail ,  une  des  plus  anciennes  du  Dauphine  ,  etait 
qualifiee  de  noble  et  ancienne  chevalerie,  d'ecarlate  de 
la  noblesse.  Le  jeune  Bayard,  eleve  sous  les  veux  de  son 
oncle  George  du  Terrail,  eveque  de  Grenoble,  puisa  de 
bonne  heure,  a  I'ecole  de  ce  digne  prelat,  le  germe  des 
vertus  qui  devaieiit  I'illustrer  un  jour.  «  Mon  enfant, 
«  lui  ditaitce  bon  eveque,  sois  noble  comme  tes  ancetrcs, 
«  comme  ton  trisaieul,  qui  fut  tue  aux  pieds  du  roi  Jean, 
ic  a  la  bataille  de  Poitiers;  comme  ton  bisaieul  et  ton 
<c  aieul  qui  eurentle  meme  sort,  I'una  .\zincourt,  I'autre 
II  a  Montlhery,  et  enlin,  comnie  ton  pere,  qui  fut  convert 
II  d'honorables  blessures  en  defendant  la  patrie.  » 

.\  peine  Bayard  eut-il  atteint  I'age  de  treize  ans,  que, 
voue  H  la  carriere  des  amies,  I'ev^que  de  (Jrenoble  le  pre- 
senta  au  due  de  Savoie,  allife  de  la  Fiance,  qui  I'admit  au 
nonibre  deses  pages.  11  faisait  partie  deson  cortege  lorsque 
ce  prince  vint  voir  Charles  VIII  a  Lyon.  Les  tournois  fu- 
lent  pour  le  jeune  Bayard  les  premiers  champs  dhonneur 


et  de  gloire.  Des  lors  on  dem^lait  dans  ses  traits  ce  qu'il 
serait  un  jour,  .\ppele  ci  des  combats  plus  seneux,  il 
suivit  Charles  VIII  en  Italie,  fit  a  dix-huit  ans,  a  la 
bataille  de  Fornoue,  des  prodiges  de  valeur,  eut  deux 
chevaux  tues  so"s  luj,  et  prit  une  enseigne  qud  pre- 
senta  au  roi.  Vers  le  commencement  du  regno  de 
Louis  XII,  n  ipour'suivit  avec  tant  d'acharnement  les 
fuyards  aux  portes  de  Milan,  qu'il  entra  avec  eux  dans 
la  ville  et  fut  fait  prisonnier.  Ludovic  Sforce  eut  la  ge- 
nerosite  de  le  renvoxer  sans  rancon,  apres  lui  avoir  fait 
rendie  ses  armes  et  son  cheval.  Pendant  le  sejour  des 
Francais  dans  la  Pouille ,  Bayard  defit  un  parti  espa- 
gnol  et  fit  lui-meme  prisonnier  Ip  capitaine  don  Alonzo 
de  Solo-Major  qnil  traita  gencreusement;  mais  non  con- 
tent de  piendie  la  fuite  au  niepris  de  sa  parole,  Solo-.Ma- 
jor  calomnia  Bayard,  qui,  selon  les  moeurs  du  temps, 
I'appela  en  combat  singulier;  il  tua  son  adversaire,  et 
plusieuis  auleurs  font  mention  de  sa  victoire  comme  d'un 
prodige  de  force  et  d'adresse.  Depuis,  a  I'exeniple  d'Ho- 
ratius  Codes,  Bayard  defendit  seul  centre  les  Espagnols 
un  pont  sur  le  Carigliano  et  sauva  I'armee  francaise  en 
retardant  la  marche  de  I'ennerai  viclorieux.  «  Comme  un 
(I  tigre  eschappe,  dit  Theodore  Godefroi,  il  s'accula  a  la 
II  barriere  du  pont  et  a  coups  d'espee  se  defendit  si  tres- 
«  bien,  qu'ils  ne  savoient  que  dire  et  ne  cuidoient  point 
a  que  ce  fut  un  homme,  mais  un  deable.  »  Cetle  belle 
action  lui  merita  pour  devise  un  pore-epic  avec  ces  mots 
fails  pour  lui  seul  :  Vires  agminis  unus  habel. 

Bayard  suivitensuite  Louis  XII  lorsque  ce  pi  ince  niarcha 
contre  les  Genois  revoltes;  il  fut  charge  de  I'allaque  d'un 
fort  dont  la  prise  decida  la  soumission  de  la  ville  dc  Genes. 
La  ligue  de  Cambrai  contre  la  republique  de  Venise  ayant 
rallunie  la  guerie  d'ltabe,  I'armee  francaise  renconira 
celle  des  Venitiens  pres  d'Agnadel,  en  1509.  Bayard  etait 
il  I'arrii^re-garde,  et,  marchant  a  travers  les  marais  pour 
prendre  lesennemisen  flanCjil  les  rompit  et  determina  la 
victoire.  S'etant  signale  aussi  devant  Padoue,  I'enipereur 
Maxiniilien  lui  dit  en  presence  de  toute  I'armee  :  ■  Le  roi 
.  mon  frere  est  bienheureux  d'avoir  un  chevalier  tel  que 


50 


■BAVARD 


«  vous;  je  voudrais  avoir  une  douzaine  de  vos  pareilset 
•  qu'il  ni'cn  coulAt  cent  iiiille  Hoi-ins  par  an.   » 

Bayaid  \int  ensuite  au  secours  da  due  de  Ferrare,  qui 
elait  dcvcuu  sou  eiinemi  acliarne.  Le  liasard  fit  lout 
ochoucr;  mais  non  mouis  grand  que  Fabricius,  Bayard 
sauva  la  vie  a  Jules  U,  qu'un  Uailre  olTrait  d'empoison- 
ncr.  L'ime  noble  du  .heros  francais  cut  horreur  de  da 
Irabison,  et.nionlrant  rindignalioii  la  plus  vive  au  due 
de  I'errare,  qui  opinait  pour  rempoisojinement,  j\  le 
nienaca  d'avertir  le  pape. 

Bayaril,  bless6  gcievement  ^  I'assaut  de  Brescia,  est 
porte  dans  la  maison  d'un  geutilhomme  qui  venait  de 
prendre  la  fuile,  laissant  sa. femme  et  ses  deux  filles  ex- 
posees  k  la  brutalile  des  soldats.  La  mere  eploree  recoit 
le  guerrler  mourant  et  le  conjure  de  sauver  la  vie  et 
I'honneur  de  ses  Giles.  Bayard  la  rassure,  met  sa  maison 
a  I'ahri  de  loute  insulle,  et,  taudis  que  des  ruisseuux  de 
sang  inondent  la  ville,  que  des  soldats  feroces  se  livrentJi 
lous  les  exces  du  crime,  I'asile  de  Byard  devient  le  se- 
jour  de  la  paix,  la  sauvegarde  de  I'innocence.  Gueri  de 
sa  blessure,  et  pres  de  rejoindre  I'armi^e,  il  refuse  deux 
mille  cinq  cents  ducats  que  cette  famille  reconnaissante 
lui  offre  (lOur  rancon  et  partage  cette  somnie  entre  les 
deux  beaulcs  dont  il  a  protegi5  la  vertu;  il  s'arrache,  le 
coaur  attcndri,  des  bras  de  cette  interessante  famille,  qui 
le  comble  de  benedictions. 

La  joie  fut  gonerale  a  I'arrivce  de  Bayard  au  camp  de 
Gaston  de  I'oix  devant  Ravenne.  II  opina  pour  la  ba- 
taille,  prit  deux  enseignes  aux  Espagnols  et  poursuivit 
les  fuyards;  Gaston,  I'espoir  de  la  France,  perit  pour 
n'avoir  point  suivi  les  conseils  de  Bayard.  Blesse  de 
nouveau  k  la  bataiUe  de  Pavie,  oil  il  etait  reste  le  der- 
nier pour  faire  rompre  le  pent,  il  fut  transporte  a  Gre- 
noble, dans  la  demeure  de  ses  peres,  viugt-deux  ans 
apres  I'avoir  quittee.  Sa  vie  y  fut  en  danger.  •  Mon  re- 
gret, disait-il,  n'est  pas  de  mourir,  niais  de  mourir 
dans  un  lit  comme  une  femme.  »  II   fut  bienlot  retabli. 

Bayard  goutait  les  hommages  de  ses  concitoyens  lorsque 
la  guerre,  rallumee  par  I'agrcssion  de  Ferdinand  le  Ca- 
Iholique  dans  la  Navarre,  I'appela  au  dela  des  Pyrenees; 
il  y  deploya  les  memes  talents  et  le  meme  lieroVsme  qui 
I'avaient  rendu  si  celebreaudela  des  Alpes  L'arraee  fran- 
caise  en  vintaux  mains  a  Guinegaste  et  prit  honteuse- 
nient  la  fuile  sans  qu'il  flit  possible  aux  chefs  de  la  ral- 
lier.  Bayard,  di'sespere,  s'arrtite  sur  un  pont  et  fait  face 
a  I'ennemi  avec  son  intrepidit(5  ordinaire  ;  mais  cedant  au 
nombre,  sa  troupe  va  mettre  bas  les  amies ;  Bayard,  aper- 
cevant  un  officier  anglais  au  pied  d'un  arbre,  vole  vers  lui 
a  cheval,  et,  lui  meltant  lepee  sur  la  gorge  :  «  Uends-loi, 
'  hoinme  d'armcs,  lui  dil-il,  ou  je  te  lue!  ■  L'officier  lui 
remet  son  epee ;  Bayard  lui  donne  aussitot  la  sienne  en 
lui  disant  ;  «  Vous  voyez  devant  vous  le  capitaine  Bayard 
«  qui  est  aussi  votre  prisonnier.  »  Cetle  action  ingenieuse 
et  bardie  fut  lapporlee  ii  I'empereur  et  au  roi  d'Angle- 
terre,  qui  deriderent  que  Bayard  ne  devait  point  de  ran- 
con et  que  les  deux  prisonniers  etaicnt  quilles  mutuelle- 
mcnt  de  leurs  parOles.  Les  deux  monarques  accueillirent 
Bayard  avec  lous  les  egards  qui  etaient  dus  a  un  lei  pri- 
sonnier et  le  renvoyerent  comble  d'eloges.  «  Je  crois,  lui 
«  dit  Henri  VIII,  que  si  tons  les  gentiUiommes  francais 
«  Etaient  comme  vous,  le  siege  que  j'ai  mis  devant  Te- 
«  rouane  serait  bienlot  leve.  » 

Parvenu  au  trone,  Francois   I"  envoya   Bayard   en 


Dauphine  en  qualite  de  lieulennnt  general  pour  ou\rir 
i  son  armee  le  cbemin  des  Alpes  ct  du  Piemont. 
Prosper  Colunne  I'attendail  au  passage  et  esperait  le 
surprendre;  mais  Bayard  enleva  lui-menie  ce  general 
etlefit  prisonnier  dans  la  ville  de  Carmagnole.  Gette 
expedition  brillante  ne  fut  qu'un  jeu  pour  Bayard,  qui 
pr^ludait  ainsi  k  la  fametise  journee  de  Marignan ; 
il  y  fit  des  prodiges.k  eote  de  Francois  1"  et  de- 
cidn  la  vittoire.  Onvit  alors  un  spectacle  digne  de  fixrr 
les  regards  de  tons -les 'iges  :  un  prince,  vainq\ieur  d'nnc 
nation  rcdoulable,  qui,  rappelant  les  usages  de  lancieniie 
chevalarie,  voulut  (}lrearme  ebevalier  de  la  main  du  plus 
brave,  et  qui  fit  choix  de  Bayard  pour  orner  son  diademe 
du  gage  de  la  valeur.  cc  Bayard,  mon  amy,  lui  dit  le  mo- 
a  narque,  je  -veux  aujourd'huy  sove  fait  chevalier  par 
«  vos  mains,  parce  que  celui  qui  a  combatlu  i  pied  et  a 
«  cheval  entre  tons  autres  est  tenu  et  repuli'  le  plusdi- 
«  gne  chevalier.  »  Bayard  s'excuse  avec  modeslie  : 
«  Failes  mon  voulcir  et  commandemcnt,  »  ajoule  le  ro  . 
Bayard  obcit,  el,  frappant  du  plat  de  son  epee  sur  le  col 
du  monarque  a  genoux  :  «  Sire,  dil-il,  autant  vaille  que 
0  si  c'etait  Roland  ou  Olivier,  Godefroy  ou  Baudouin, 
«  son  frere  ;  cerlcs,  vous  6tes  le  premier  prince  que  onc- 
«  ques  fit  chevalier.  »  Regardant  ensuite  son  epee,  et  la 
baisant  avec  une  joie  ingenue  :  «  Tu  es  bienheureuse, 
«  mon  espee,  d'avoir,  a  un  si  verlueux  et  si  puissant  roi, 
a  donne  I'ordre  de  chevaleriel...  Ma  bonne  espee,  tu  se- 
.«  ras  moult  bien  comme  relique  gardee  et  sur  toules  au- 
«  Ires  honoree !  » 

Cette  epee  devint  bienlot  encore  plus  glorieuse  et  re 
doutable  dans  les  mains  de  Bavard.  Jamais  la  patrie  n'en 
eut  un  besoin  si  pressant.  A  peine  Francois  I"  a-t-il 
vaincu  au  dehors,  qu'il  a  ses  propres  I'rontieres  k  de- 
fendre.  La  Champagne  est  menacce  par  les  forces  de 
Charles-Quint  reunies  devant  i\Iezit;res,  faible  boulevard 
centre  lant  d'ennemis.  On  propose  au  roi  de  briiler  Me- 
zieres  et  de  devaster  loute  la  province.  Ce  conseil,  inspired 
par  le  dcsespoir  et  la  crainte,  fait  fremir  Bayard,  qui  dit 
au  roi  ;  (c  II  n'y  a  point  de  places  faibles ,  oil  il  y  a  des 
«  gens  de  coeur  pour  les  defendre!  »  II  se  jelte  dans  la 
ville,  resolude  la  sauver  ou  d'y  perir.  Leseniiemis  osent 
le  sommer  de  so  rendre  :  «  Avant  de  sortir  de  Mezieres, 
«  r^pond  Bayard,  j'espere  faire  dans  les  fosses  un  pont 
K  de  corps  morls  sur  lequel  je  puisse  passer  avec  ma  gar- 
i(  nison.  » 

Cent  pieces  d'arliUerie  ionnent  alors  conire  les 
remparts.  Une  partie  de  la  .garnison,  cralgnant  d'CHre 
(icras^e  sous  les  mines,  prend  la  fuile  par  la  breche. 
«  Tant  mieux,  dit  Bayard,  ces  laches  n'etaient  pas  dignes 
«  d'acquerir  de  la  gloire  avec  nous.  »  La  ruse  acheva  ce 
qu'avait  commence  la  bravoure.  Bayard  senia  la  dis- 
corde  parmi  les  generaux  ennemis,  qui  leverent  le  siege. 
Sans  cette  glorieuse  rcsislance,  Charles-Quint  aurait  pu 
pencHrer  au  coeur  du  royaume. 

Bayard  vint  ii  Paris  et  y  fut  recu  comme  un  lil)i'ra- 
teur.  Le  parlement  lui  fit  une  deputation  solennelle  au 
nom  de  la  nation;  le  roi  le  nomma  chevalier  de 
I'ordre  de  Saint-Michel  et  lui  donna  une  compagnie  de 
cent  horamcs  d'armes  a  commander  en  son  noni,  lion- 
neur Jusque-la  reserve  aux  princes.  II  serait  dillicile 
de  peindre  les  transports  qu'excita  son  relour  dans  la 
province  qui  I'avait  vu  naitre;  ses  soins  et  ses  libe- 
ralites    firent   cesser   le    fleau    de   la    peste   qu'il   avail 


BAYARD. 


ol 


tiouve  a  Grcnoljle.  Fianjois  I"'  envoya  Bayard  a  Gines 
soulevee   de  nouveau  contie  la   France,  et  sa  prfeence 
suBit  pour   repnmcr  les  Genois.   De  retour  ;i  I'armiie,  il 
souinil  U  \ille  de  Lodi  ;.niais  bicnlot  la  fortune  cliangca, 
ct  ces  mdmesarmeesfranraises,  jusqu'alors  triompliantes, 
furent  cliassees  de  leurs  conqufites.  L'amiral  Bonivet,  qui, 
par  des  mesures  mal  prises,  avait  fait  batlre  Bayard  a 
Rebec,  pres  de  Milan,   lui  remit  ensuite  le  sort  de  I'ar- 
mee  pour  la  sauver,  ayant  ele  blesse  lui-meme  dans  sa 
retiaite.  «  II  est  biffn  lard,  lepond'Eayard,  encore  sen- 
«  sible  il  I'affaire  de  Rebec;  mais  n!importe,  men  ame  est 
<(  a  Dieu  et  nia  vie  a  I'ttat;  je  vous  promets  de  sauver 
a  rarnite  aux  depens  de  mes  jours.  »  II  s'agissait  de  pas- 
ser, a  la  vue  d'un  ennemi  superieur  en  force,  la  riviere 
de  la  Sesia,  enire  Romagnaiio  etGaltinara.  Bayard,  tou- 
jours  le  dernier  pour  soutenir  la  retraite,,  chargeait  vi- 
goureusement  les  Espagnols,  lorsque,  \ers  les  dix  heures 
du  matin,  le  30  avril  IS24,  une  pierre,  lancee  d'une  ar- 
quebuse  a  croc,  vint  le  frapper  au  coto  droit  et  lui  roni- 
pit  I'epine  du  dos.   «  Jesus,  mon  Dieu,  je  suis  mort!  » 
s'ecrie  Bayard.  On  court  a  lui  pour  le  retirer  de  la  m61ee. 
«  Non,  dit-il,  pres  de  mourir,  je   me   garderai  bieii  de 
(I  tourner   le  dos  a    I'ennemi   pour  la  premiere   fois.   » 
A'oyant  approcher  les  Espagnols,  il  ranime  sa  voix  mou- 
raute  pour  ordonner  d'aller  k  la  charge  et  se  fait  placer 
au  pied  d'un  arbre.  «  Jletlczmoi,  dit-il,  de  maniere  que 
<i  inoH  visage,  regarde  I'ennemi.  »  Ses  dernitrs  moments 
portent  le  cjraclere  de  cette  siniplicite  beroique  et  clire- 
tienne  qui  distingue  eminemment  ce  grand  homme.  A 
defaiit  de  cioix,  il  baise  la  croix  de  son  ipie ;  n'ayant 
point  de  pretres,  il  se.confesse  a  son  ecuyer,  il  console 
ses  domestiqucs,  ses  amis;  et ,  crajgnant  qu'ils  ne  tom- 
beut  au  pouvoir  des  Espagnols,  il  les  supplie  de  lui  epar- 
gner  ce  surcroit  de  douleur.  S'adressant  au  brave  d'Al- 
leare,  il  depose  dans  son  scin  ses  tendres  adieux  a  son 
roi  et  a  sa  patrie.  Les  ennemis,  maitres  du  elianip  de  ba- 
taille,  viennent  a  leur  tour  aupres  de  lui  verser  des  lar- 
mes  d'admiration  et  do  regrets;  le  marquis  do  Pescaire 
oublie  sa  \ictoire  pour  accourir  h  son  secours.  Tcint  du 
sang  desFrancais,  le  connetable  de  Bourbon  s'alttndrit  a 
la  vue  de  ce  heros  expirant.   «  Ce  n'cst  pas  moi  qu'il 
»  taut  plaindre,  lui  dit  Bayard,  mais  vous,  qui  coinbat- 
«  tez  contre  voire  roi  et   conlre  votre  palrie!  »  Peu  de 
minutes  apres  avoir  prof^re  ces  belles  paroles,  il  expira, 
;i  I'age  de  quarante-luiit  ans.  Son  corps  resta  au  pouvoir 
des  ennemis,  qui  le  firent  erabaumer  et  lui  rendirent  les 
plus  grands   honneurs.  On  le  transporla  ensuite  a  Gre- 
noble, a  travers  les  £tals  du  due  de  Savoie,   qui  lui  fit 
rendre  les  memes  honneurs  funebres  qu'aux  princes  de 
sou  sang.    La   consternation  fut  generate  dans  toute  la 
France;  jamais   deuil   ne   fut  plus  sincere;  la  mort  de 
Bayard  elaitdevenue  une  calamile  pnblique.  Francois  P"' 
en  marqua  les  plus  vifs  regrets.  11  sentit  encore  plus  vi- 
venient  cetle  perte  apres  la  batailledePavie.  «  Ah!  che- 
<i  valier  Bayard,  dit-il  en  se  voyant  au  pouvoir  des  enne- 
«  mis,  que  vousmefaites  grandefauteljene  serais  pas  ici!» 
Les   restes   de   ce    grand   homme    furent   inhumes    a 
une  demi-licuede  Grenoble,  dans  une  eglise  des  Minimes, 
batie  far  un  de  ses  ancles,  evt-que  de  cette  ville. 

Ba\ard  mourut  pauvre  et  ne  laissa  qu'une  fille  natu- 
relle,  dont  sa  famille  prit  soin.  La  generosite  et  le  desin- 
teressenient  elaient  ses  deux  vertus  dominantes.  Apres 
la    victoire,    il   distribuait  lout  le  butin   a  ses  soldats 


et  partageait  entre  eux  la  rancon  des  pnsonniers 
qu'il  avait  faits  de  sa  main.  Un  officitr,  envoye  pcur 
le  seconder  dans  un  coup  de  main  dont  Bayard  seul 
avait  eu  tout  I'lionueur,  reclama  la  moitie  des  quinze 
mdle  ducats  qui  avaient  ete  enleves.  Bayard  soutint 
ses  droits,  et  le  conseil  de  guerre  jugea  eu  sa  faveur. 
II  entend  son  caniarade  regretter  ameremeiit  la  fortune 
qui  lui  echappe,  et  se  fait  apporter  les  quiuze  mille 
ducats.  •  Voilii   de  belles  dragees,   dit-il  avec  sa  gaiete 

•  ordinaire,  je  vois  bieu  quelles  vous  tentent ;  eh  bien ! 

•  puisquil  vous  faut  de  I'or,  recevez-en  des  mains  de 

■  votre  ami.  •  il  lui  donne  la  moitie  de  la  somme  et  dis- 
tribue  le  reste  aux  soldats.  Dans  une  autre  occasion,  des 
revoltes  voni  sejeter  aux  genoux  du  general  en  chef  pour 
implorer.sa  clemence  et  lui  presentent  trois  cents  marcs 
de  vaisselle  dargent.  Gelui-ci  les  donne  a  JBayard  :  «  Que 
«  le  ciel  me  preserve,  repond  I'iUustre  chevalier,  de  lais- 

•  ser  entrer  chez  moi  ce  qui  vient  des  traitres!  Cela  me 

■  portorait  malheur.  »  II  n'accepte  ce  riche  present  que 
pour  le  distrihuer  a  ceux  qui   lentourent. 

Toujours  fidele  a  la  patrie,  Bayard  refusa  des  places 
eminentes  et  lucratives  sous  des  monarques  elran^crs. 
En  vainJules  II,  apres  I'affaire  du  Garigliano,  lui  fit  pro- 
poser d'etre  generalissimo  de  ses  troupes ;  en  vain 
Henri  VIH  espera  I'attirer  h  lui  a  force  de  louanges  et  de 
promesses  :  •  Je  n'ai,  dit  Bayard,  qu'un  maitrc  au  ciel, 
"  qui  est  Dieu,  et  un  maitre  sur  la  terre,  qui  est  le  roi 
de  France  ;je  n'en  servirai  jamais  d'autre.  ■ 

Ne  avec  des  inclinations  libres  et  genereuses,  Bayard 
fut  (itranger  h  la  souplesse  des  cours  et  aux  artifices 
de  la  politique;  aussi  n'a-t-il  jamais  commande  les 
armees  en  chef.  Ce  fut  un  malheur  reel  pour  la  Fiance 
et  une  faute  de  Francois  1",  qu'il  accorda  plus  a  la 
faveur  qu'au  merite. 

Si  celui  qui  joignait  la  prudence  a  la  valeur,  la 
sagesse  b  I'intrepidite,  I'amour  de  la  patrie  a  I'amour 
de  ses  devoirs,  qui,  soigneux  et  vigilant,  fertile  en  res- 
sources,  egalement  propre  a  la  defensive  et  ii  I'offen- 
sive,  ferme  dans  les  perils,  tranquille  au  milieu  des 
orages,  incapable  de  ceder  a  I'ennemi  et  de  plier  sous 
le  noinbre ;  qu'on  suivait  dans  les  camps  pour  ap- 
prendre  de  lui  I'art  de  la  guerre,  dont  la  presence  ras- 
surait  tout  une  armee  et  y  repandait  la  joie;  qui  etait 
a  la  fois  I'onicle  des  conseils,  I'ilme  et  le  bras  des  gene- 
raux.,  la  terreur  [des  ennemis,  le  bouclier  et  I'epee  de 
I'fitat;  si  un  tel  homme  enOn  ne  fut  jamais  general  d'ar- 
mec,  il  fut  sans  doute  le  plus  digne  de  I'etre. 


MCEUKS  DXS  JXUNXS  GXNS. 

■V'ifs  et  emporles  dans  leurs  desirs,  les  jeunes  gens  ne 
cherchent  qu'a  les  satisfaire ;  mais,  inconslanis  et  legers, 
ils  se  degoulent  aisement  des  plaisirs  qu'ils  ont  le  plus 
ardemment  souhaites.  La  passion  qui  les  touche  le  plus  est 
Tamour  de  la  gloiie.  lis  sont  tellement  eblouis  de  son 
Mat,  qu'ils  lui  sacrifient  Tolontiers  leurs  biens  et  leur 
repos.  De  la  leur  srande  sensibilite  sur  le  point  d'hon- 
neur.  Incapables  de  soulTrir  une  injure,  au  moindre  me- 
pris  leur  colfere  eclate,  et  il  n'est  pas  facile  de  la  reprimer. 
De  Ik,  encore,  celte  Elevation  de  sentiments  qu'on  re- 
marque  en  eux.  On  les  voit  souvent,  plein  d'une  noble 
emulation  aspirer,  aux  depens  de  leur  vie,  a  I'honneur 
qu'ils  preferent  a  I'intertH.  Aiicun  obstacle  ne  les  effraie. 


MOEURS  DE    L'HOMME. 


parce  qu'ils  se  croyont  capables  des  plus  grandes  choses. 
Cela  n'est  point  elonnant  a  un  ige  oil  ron  est  sans  pxpe- 
rience,  oti  les  disgraces  de  la  vie  n'onl  point  encore  fle- 
tri  leur  Jme.  Aussi  ont-ils  la  credulile,  la  franchise  et 
la  siniplicite  en  parlage.  lis  s'abusent  continuellementpar 
desesp^rances  les  plus  chiineriques.Le  court  espace  qu'ils 
ont  vecu  n'elant  qu'un  point  a  leurs  yeux,  ils  voiont  de- 
\ant  eux  une  carriere  immense  i  parcourir.  lis  osent 
meme  so  flatter  qu'elle  sera  glorieuse.  De  la  vient  qu'il 
est  si  facile  de  les  tromper  et  do  les  soduire.  Combien  de 
fois  n'a-t-on  pas  vu  I'artiRce  et  la  fraude  se  jouer  de  la 
faiblesse  de  cet  ige?  Combien  de  fois  n'a-t-on  pas  profite 
do  I'espece  d'ivresse  ou  les  tient  leur  vivacite  naturelle? 
Mais  si  I'inexperience  rend  les  jeunes  gens  le  miserable 
jouet  de  la  fourbene,  de  combien  de  vertus  n'est-elle  pas 
aussi  le  germe?  Tendrcs  et  sinceres,  leur  amitie  est  d'au- 
tant  plus  vive,  quelle  est  moins  suspecte  d'interfil.  Heu- 
reux  s'ils  etaientpluseclauessur  le  cboix  de  leurs  amis. 
Sensibleset  compalissants,  ilss'attendrissent  aisement  sur 
les  miseres  d'autrui;  parce  que,  ne  voyant  danslesautres 
quo  les  sentiments  dont  ils  sent  eux- memos  afToctes,  ils 
ne  connaissent  pas  toute  la  mcchancete  des  liommos.  Plus 
malins  que  depraves,  la  seule  envie  de  faire  un  affront  les 
fait  souvont  nianquer  aux  lois  de  la  bienseance  et  de  la 
politesse.  Enlin,  peu  jaloux  des  richesses,  ils  n'en  con- 
naissent pas  tout  le  prix,  parce  qu'ils  n'ont  point  encore 
essuye  les  caprices  de  la  fortune. 

Mais  par  combien  de  defauts  ces  vertus  ne  sont-elles 
pas  obscurcios?  Suivez  les  jeunes  gens  dans  leurs  dille- 
renles  positions;  ici  vous  les  vcrrez  ennemis  furieux  ,  la 
suDisants  et  decidant  d'uu  ton  de  maitre  sur  les  choses 
ipi'ils  n'ont  jamais  examinees.  Sont-ils  coupables  de  quel- 
(lue  fautc,  trop  pleins  d'amour-propre  pour  en  convenir, 
ils  la  couvrent  d'un  nuage,  car  ils  ajoutent  a  la  mauvaise 
honte  et  a  la  vanite  une  inclination  singuliere  au  men- 
soni'e,  et  beaucoup  d'opiniatrole  ii  la  soulenir.  Mais  ce 
qui  frappe  le  plus  en  eux,  c'est  le  penchant  a  la  raillerie, 
I'amour  de  I'oisiveto,  la  paresse,  Tindocilite  et  le  mepris 
des  remontrances ;  defauts  qu'il  est  aise  de  remarquer, 
lorsque  les  jeunes  gens  font  leur  eiuree  dans  le  moiide. 
Toujours  contents  d'eux-memes,  ils  sont  parfaits,  ils  sa- 
vent  tout,  ils  ne  deferent  ni  ii  rSgc  ni  a  I'autorite;  ils  ne 
respeotent,  ils  n'imitent  personne ;  ils  se  sulEseiit  a  eux- 
m^mes  pour  exemple  et  pour  regie. 

Un  grand  philosophe  les  a  definis  en  deux  mols, 
quand  il  a  dit  qu'ils  se  conduisent  plus  par  sonliment 
que  par  raison.  Voila  la  source  des  regrets  qui  ompoi- 
sonnent  S3uvent  le  reste  de  leurs  jours. 

SKXITRS  SE  I^'HOMME  FAIT. 

fe^alement  eloigmi  des  mieurs  ordinaires  aux  jeunes 
fens  et  aux  vieiUards,  rhomme  fait  tient  le  milieu  entre 
ies  deux  aj'os.  II  n'a  ni  I'audace  des  uns,  ni  la  timidite 
des  autres ;  mais  il  affronte  les  perils  avec  ce  courage 
actif  et  tranquille  qu'on  ne  connait  ni  dans  la  bouillante 
jeunesso,  ni  dans  I'age  glace  de  la  vieillesse.  II  n'est  point 
esclave  de  I'opinion ;  la  verite  et  la  prudence  ic-glent  ses 
jugemenls.  Poli  envers  ses  egaux  et  respeclueux  jusqu'Si 
la  flalterie  envers  ceux  dont  il  brigue  les  favours,  il 
evite  d'ulTe[iser  personne,  et  il  ne  se  fie  qu"ii  un  petit 
nombre  d'auiis.  11  fail  si  bien  allier  son  honneur  avec  ses 
inlerits,  qu'il  ne  connait  ni  la  profusion,  ni  la  sordide 


avarice,  usant  de  ses  biens  avec  aulant  d'cconomie  que 
de  noblesse.  Matlre  de  ses  passions,  on  voil  briber  en  lui 
les  qualites  qu'on  e.stime  s(5paroment  dans  les  jeunes  gens 
et  les  vioillards.  Ainsi  il  a  I'activite  des  uns  et  la  mode- 
ration des  autres;  tandis  que,  d'un  autre  c6te  ,  il  fait  ra- 
mener  a  un  juste  temperament  ce  qui  peche  en  eux  par 
exces  ou  par  defaut. 

DIOBURS  DES  VIEII.I.ARDS. 

Les  mCBurs  des  vioillards,  qui  rostent  ii  docrire,  offrent 
un  tableau  bien  diflercnl.  L'homme  ii  la  Bn  de  ses  jours 
est,  pour  ainsi  dire,  disgracio  de  la  nature,  lui  qui  dans 
un  autre  temps  semblait  etre  I'objet  de  ses  complaisances. 
Cotte  force  d'espril,  cetle  vivacite  d'imagination ,  cette 
grandeur  d'ime  qui,  nous  le  faisaient  admirer,  sont  eclip- 
si'es,  el  le  vieillard  infirme,  courbe  sous  le  poids  des 
annees,  n'a  plus,  a  la  place  de  taut  de  qualitfe,  que  des 
defauts  bien  capables  de  rhuniilier.  Les  mauvais  suoces, 
I'exp^rience  d'une  longue  vie,  et  la  fourborie  des  autres 
hommes  rendenl  le  vieillard  timide,  circonspecl,  irrisolu. 
Comme  il  a  elesouvent  trompe  par  de  fausses  apparences, 
il  n'ose  prononcer  aflirmativement  sur  les  clioses  mime 
qu'il  a  examinees.  S'agil-il  de  prendre  un  parti?  il  cher- 
che,  il  tJilonne,  il  flotle  continuellemont  entre  la  crainteet 
un  peu  d'esperance,  et  passe  ainsi  le  temps  a  dolibcror.  I' 
ne  faul  pas^trosurprisdeson  irresolution.  Sa  longue  expe- 
rience lui  fail  entrevoir  des  difficultes  que  sa  timidile 
naturelle  lui  grossit ;  aussi  trouve-l-on  rarement  de  la 
fermele  el  de  I'elevation  dans  son  caracleie.  Occupe  de 
minuties,  a.ssi(5ge  de  niille  soupcons,  l'homme  a  cet  Jge 
croil  qu'on  lui  tend  des  pieges,  et  prend  souvont  en  mau- 
vai.se  part  des  cho.ses  les  plus  innocentes;  de  la,  sa  de- 
fiance et  ses  plainles  continuelles ;  de  IJi  son  humeur 
brusque  et  chagrine;  de  Ik,  cet  esprit  difficile  et  caus- 
liqui  qui  blame  tout,  qui  censure  tout. 

11  n'ose  concevoir  de  grandes esp^rances,  parce  qu'il  se- 
rail  au  bout  de  sa  carriere.  S'il  est  sensible  aux  malheurs 
d'autrui,  c'est  moins  par  un  sentiment  genereux  que  par 
un  secret  retour  sur  lui-mfme,  craignant  tons  les  maux 
aiixquels  tousles  hommes  sont  sujets.  L'image  de  la  niorl 
le  poursuit  el  rafllige  sans  cesse.  Voilii  peul-fitre  pour- 
quoi  le  tableau  desa  viepassoe  a  pour  lui  tanldecharnies; 
il  s'en  occupe  volontiers.  On  pent  dire  de  lui  qu'il  vit 
dans  le  passe,  comme  les  jeunes  gens  vivent  dans  I'ave- 
nir.  Ainsi ,  il  vante  le  temps  oil  il  a  vecu  aux  depons  de 
celui  oil  il  vit.  Ce  qu'il  a  vu,  ce  qu'il  a  fait  lui  parait 
grand  el  beau  ,  parce  qu'il  le  voil  dans  le  lointain.  II  en 
fail  le  sujel  ordinaire  de  ses  conversations.  II  faul  pouv- 
tanl  convenir  que  la  prudence,  la  sobriele  et  la  tempe- 
rance acconipagnent  piesque  toujours  la  vieillesse.  A  cet 
age  oil  Ton  se  conduit  plus  par  rellexion  que  par  senti- 
ment, ou  ne' connait  guijre  les  grandes  passions.  On  en 
excepte  pourtant  I'avarice;  c'est  le  tyran  des  vioillards, 
c'est  I'idole  a  qui  lis  sacrilient  I'honneur  et  quelquefois 
I'estime  publique.  Du  reste,  on  ne  doit  ni  craindre  leur 
haine,  ni  beaucoup  compter  sur  leur  amitie.  lis  regardcnt. 
COS  passions  comme  devant  bientot  linir.  Ainsi  ils  sont  in- 
capables  d'un  attachement  sulide  et  durable. 


Typ.  adm.  LiCDAlurE  cl  Coinp.,  rue  Damicttf 


LE 


IIVBE  m  FAMILIES 


miUl  m  MONSIEUR  IE  CrRE. 


N"  2— 2«  Volume. 


1"  Fevrier  1846 


FEVRIER. 


Le  nom  de  ce  mois  dtirive  de  febnia,  sorte  d'expiations 
annuelles  que  les  Remains  f:iisaient  effectivement  a  cede 
6poque.  Les  dernieis  jours  en  etaienl  consacies  a  la  feir 
des  fous,  que  semblenl  continuer  encore  aujourd'hui  les 
extravagances  du  carnaval.  II  terminait  I'annee  cliez  les 
Remains  et  chez  no3  aieux.  II  est  devenu  notre  deuxieme 
mois  par  I'ordonnance  du  roi  de  France  Cliarles  IX,  qui 
dteida  qu'^  partir  de  1565,  I'annee  civile  conimenceiait 
desormais  au  1=' Janvier. 

On  reproche  au  mois  de  fevrier  d'etre surtout  pluvieux. 
Assurement  il  serait  d'abord  plus  sage  delsonger  que  les 
phenomenes  naturels  ne  sont  pas  livres  au  hasard  etque, 
par  exemple,  la  main  puissante  qui  s'ouvre  pour  nous 
verser  la  pluie,  est  cette  main  cri^atrice  et  providcntielle 
qui  forma  la  terre  et  qui  la  gouverne.  Mais  emportes  par 
nos  premieres  impressions,  qui  devraient  pourlant  nous 
clre  les  plus  suspecles,  nous  ne  savons  pas  supposer  utile 
ce  qui  semble  menacer  un  peu  notre  aveugle  egoisme. 
Essayons  cependant  de  raisonner. 

L'eau  est  un  des  agents  les  plus  essentiels  de  reeonomie 
terrestre.  La  place  immense  qui  lui  est  faitesur  le  globe 
I'eitprime  suflisamraent.  Elle  doit,  en  effet,  modifier  a  la 
fois  I'atmospliere  et  le  sol,  passer  et  revenir  successive- 
ment  de  I'une  i  I'aulre,  afin  de  mieux  assurer  partout  le 

T.  II 


travail  de  la  vegetation  et  lebien-^tre  des  animaux.  Aussi 
voyez  comme,  sous  la  forme  ou  de  glace  ou  de  vapeur 
elle  quitteetreprend  tour  a  tour  ou  la  densite  de  la  pierre 
ou  la  raretede  fair.  Voyezsurtout,  b  I'etatliquide.  comme 
tour  a  tour  elle  s'etale,  se  promene  ou  s'arrete  sous  la 
forme  de  mer,  de  riviere,  ou  de  lac.  Mais  ce  n'est  pas 
encore  assez  pour  accomplir  son  ceuvre,  car  il  est  des 
plantcs  et  m(^me  des  animaux  qui  Tallendent  au  loin  sur 
le  llanc  des  collincs,  sur  le  front  des  rochers.  Or,  l'eau  li- 
quide  n'y  peut  alteindre  que  sous  une  forme  nouvelle 
sous  la  forme  de  pluie.  Bien  plus,  il  faut  qu'J,  une  epoque 
piecise,  cette  pluie  soil  abondanteet  continue,  car  s'il  est 
des  terrains  ou  l'eau  penetre  ais^ment,  il  en  est  d'autres 
aussi  ouelle  nepeut  s'insinuer  qu'avec  peine.  Et  cette  di- 
versite  des  couches  terrestres  est  elle-meme  parfaitement 
assortiea  celle  des  plantes  et  des  animaux  qui  exigent  que 
le  sol  presente  differents  degres  de  permeabilite,  afin 
qu'ici  I'livaporation  s'opero  vite  et  que  1^,  au  contraire, 
elle  soit  retardee.  L'insislance  de  la  pluie  lui  permettra  done 
d'imbiber  profond(5ment  (out  lliorizon,  et  puis  chaque 
terrain  se  meltra  de  lui-meme  dans  les  conditions  d'hu- 
midite  qui  lui  sont  propres.  Car,  par  une  admirable ri-ci- 
.procite,  des  que  le  soleil  se  montre,  l'eau  est  facilement 
abandonnee  par  les  couches  qui  sont  Ires-permeables,  mais 


elleest  longtemps  rcleime  par  cellos  qui  I'ont  admise  len- 
tement. 

Or,  si  la  pliiie  continue  est  necessaire  duns  une  des 
parties  de  rannee,  a  quelle  autre  t'poquo  pourrait-elle 
agir  plus  a  propos  que  dans  ce  mois.  D'abord  c'est  lape- 
riode  la  plus  opportune  pour  les  plantes,  car  la  graine 
recueilUe  sous  le  sol  a  besoin  que  dcjii  commence  aulour 
d'elle  I'emmenagement  des  sues  qui  doivent  bientot  la 
nourrir.  C'est  aussi  le  temps  le  plus  convenable  pour  les 
animaux,  puisque  la  plupart  d'entre  eux  ou  n'existent 
qu'en  germe,  ou  sont  plus  ou  moins  engourdis;  et  les 
autres,  n'ayant  pas  encore  leurs  inquietudes  de  famille, 
peuvent  rester  plus  s^dentaires.  Enfin,  c'est  le  moment  le 
plus  commode  pour  I'liomme;  car  le  laboureur  est  alors 
occup6  h  des  soins  interieurs,  a  des  Iravaux  abrites,  et 
quant  au  citadin  lui-meme,  rien  ne  I'invite  encore  <)  por- 
ter sesloisirs  dans  les  champs. 

C'est  par  ledegel  d'abord  quefevrier  marque  sa  venue. 
La  bise  ^tant  passee,  I'horizon  desorraais  peut^tre  mis  h 
d(5couvert.  D'ailleurs  il  faut  que  la  terre  soil  ramoUie 
pour  6tre  docile  au  labour.  Mais  comment  va  disparaitre 
enfin  cette  neige  6paisse  et  ferme  qui  couvre  la  plaine 
ainsique  la  niontagne?  Certes,  le  probleme  serait  fort  dif- 
ficile pour  rhomnic,  qui  seulement  ne  pourrait  dire  tout 
ce  qu'il  lui  faudrait,  pour  le  resoudre,  d'apparcils,  de 
combustible  et  de  temps.  Et  pourtant  I'habitude  de  voir 
ce  phenomene.s'accomplir  sans  effort  en  quelquesheurcs, 
ne  lui  laisse  pas  admirer  a  quel  agent  imperceptible  Dieu 
confie  I'oeuvre  importante  du  degel.  C'est  un  simple  cou- 
rant  d'air,  parti  de  I'equateur,  qui,  de  sa  tifede  haleine, 
louche  la  neige  et  la  fond ;  ou  plutot  il  lii  dlvise  en  deux 
parts :  I'une  qui  s'^leve  gazeuse  pour  dfetendre  I'atmo- 
.sphere;  I'autre,  et  c'est  la  plus  grande,  qui  descend  li- 
quide  dans  le  sol,  de  telle  sorle  que  cette  neige,  qui  na- 
gufere  elait  pour  les  plantes  la  meiUeure  sauvegarde, 
devient  aujourd'hui  pour  elles  le  plus  riche  aliment;  car, 
en  se  liquefiant,  elle  a  dissous  et  leur  apporle  les  debris 
de  tons  les  corps  desorganises  par  le  froid.  Nedevrions- 
nous  pas  aussi  remarquer  que  le  fonctionnaire  invisible 
charge  de  determiner  tout  cela,  remplit  si  discretcment 
sa  mission  que  I'atmosphere  semble  sommeiller  parlout, 
et  que  vous  n'apercevez  emues  ni  la  feuille  deja  verte 
de  I'aune,  ni  la  ileur  naissante  du  daphne. 

Quand  la  surface  du  sol  est  ainsi  deblayee ,  la  vapeur 
d'eau,  suspendue  comme  en  reserve  dans  I'atmosphere,  se 
refroidit,  se  condense  et  retombe  :  c'est  la  pluie.  Selon  les 


SAINT   GERMAIN,   l!;vf:QUE  D'AUXERRE. 


circonstances  et  selon  les  saisons ,  la  pluie  qui  traverse 
I'air,  I'apnise,  le  rafralehit  ou  Tf^purc.  Mais,  en  ce  mo- 
ment, elle  nous  inleresse plutot  par  la  puissance  nutritive 
qu'clle  vicnt  d'acquerir,  car  elle  a  dis.-ous,  en  se  liquefiant, 
les  principes  gazcux  qui  s'elaient  degagt^s  comme  elle  de 
I'horizon.  Ces  principes  seraient  inutiles  dans  I'air  et  m^me 
nuisiblcs;  mais  ramenes  dansle  .sol,  ils  s'ajontent  encore 
aux  provisions  alimentaires  dont  la  plante  va  bientcif  pro- 
fiter. 

Cette  restitution  que  I'air  fait  k  la  terre  de  I'eau  qu'elle 
a  perdue,  est  soumise  k  une  loi  d'harmonie  que  nous  ne 
saurions  assez  admirer.  C'est  que  la  quantite  de  pluie 
quo  I'atmosphere  nous  renvoie  tons  les  ans  est  toujours  h 
peu  pres  la  mOme,  et  que  I'hiver  n'en  fournit  guere  que 
sa  part  comme  I'ete.  Seulement,  dans  une  heure  d'orage, 
juillet  precipite  plus  d'eau  que  fevrier  dans  tout  un  jour. 
Et  il  importe  qu'il  en  soit  ainsi;  il  importe,  en  elTet,  que 
le  mois  de  fevrier  ait  plus  de  journees  pluvieuses,  c'est- 
Ji-dire  que  la  pluie  soit  alors  moins  rapide  mais  plussou- 
tenue;  car,  a  cette  epoque,  I'eau  doit  reprendre  et  mo- 
difier lentement  les  d^pouilles  opulentes  que  I'automne  a 
lai.ssees  sur  le  sol. 

Et  maintenant  est-il  bien  vrai  que  fevrier,  que  nous 
disons  si  triste,  soit  tout  ii  fait  depourvu  d'ornement.  Les 
.scf'nes  de  la  nature  ne  devraient-elles  pas,  au  contraire, 
nous  offrir  le  modele  de  ces  beaulfe  de  contraste  que  nous 
aimons  a  trouver  dans  les  tableaux  de  uos  peintres?  Or 
voyez,  apres  quelques  heures  de  pluie,  comme  le  moindre 
rayon  du  soleil  vous  parait  beau.  Elles  sont  belles  aussi, 
apres  I'ondee,  ces  pervenches  etces  paquerettes  que  votre 
attention  dedaignerait  parmi  les  splendours  du  mois  de 
mai.  La  violette  surtout,  au  sortir  de  ce  bain ,  semble 
avoir  sa  corolle  plus  pure  et  son  parfum  plus  doux.  Le 
merle  en  secouant  les  mille  perles  qui  sont  tombees 
goutto  ^  goulle  sur  le  valours deses  plumes,  fait  entendre 
au  loin  sa  voix  sonore ,  qui  semble  musicale  aupres  des 
graves  olameurs  de  la  corneille  et  des  cris  monotones  du 
moineau.  La  campagne  est  enfin  un  peu  plus  anini^e,  et 
tout  di5ja  semble  annoncer  le  reveil  complet  de  la  nature. 

Nous  dirons  cependant  que  fevrier,  moins  agreable 
qu'utile,  s'adresse  bien  plutot  a  la  pensee  qui  juge  qu'a 
I'oeil  qui  veut  etre  falto  ;  lui-racme  semble  I'avouer.  En 
effel,  comme  il.satisfait  moins  le  regard,  il  essaie  presque 
de  le  fuir,  car  il  maintient  ses  nuits  longues  et  il  est  le 
plus  court  des  douze  mois. 

Teuliebes. 


MOIS  DU  mm  CHRETIEN. 


SAINT  GERMAIlff,  EVEQUE  B'AUXERRE. 

L'ordre  dos  temps  amene  dans  la  partio  religieuse  de 
n(jtre  publication  la  vie  de  ce  grand  pontife  qui  ilhisha  le 
cinquiemesiecle  dc  I'ere  clirctienne,  conune  saint  lliUiire 
avail  elk  le  flambeau  du  siiicle  precedent.  Nous  repro- 
rlierait-on  d'avoir  oniis  le  celebre  et  glorieux  disciple  de 
liiveque  de  Poitiers?  de  n'avoir  point  con.sacre  quelques 
pages  il  riminortel  saint  Martin?  Nous  repondrions  que, 


voulant  exchisivenient  parler  de  I'elite  des  saints  dont  la 
France  a  Hi:  le  berceau,  nous  ne  pouvions  y  classer  saint 
Martin  nd  dans  la  Pannonie,  et  ayant  recu  sa  premiere 
education  en  Ilalie.  II  est  vrai  que  la  France  fut  le  thed- 
Ire  de  .ses  eminontes  vertus  et  qu'il  y  rendit  a  Dieu  sa 
belle  Jinie.  Mais  nous  ne  pouvions  deroger  au  plan  ([ue 
nous  nous  sommes  trace. 

Germain  vit  le  jour  k  Auxerreen  Fan  380.  Ses  parents 
appartenaientk  la  premiere  noblesse  d*  la  province.  Apres 


SAINT  GERMAIN,  EVtQUE  D'AUXERRE 

avoir  fait  dans  sa  ville  nalale  Ics  premieres  <5tudes,  11 


parlit  pour  Rome  et  y  etudia  I'eloquence  ct  le  droit  civil. 
Scs  brillants  succte  dans  le  barreau  lui  valurcnt  la  main 
d'une  grande  dame  nommee  Eustochia,  et  les  faveurs  de 
I'empereur  Honorius,  qui  I'eleva  au  rang  de  due  ou  ge- 
neral des  troupes  de  sa  province  natalc.  Cetle  promotion 
le  fit  rcvcnira  Auxerre.  Sa  religion  n'elait  autre  que  celle 
dont  s'honorent  aujourd'hui  plusieurs  liommes  sous  le  li- 
tre d'honnetcs  gens,  mais  qui  ne  saura  jamais  suffire, 
quoi  qu'on  en  dise  ,  pour  s'elever  k  la  veritable  vertu. 
Cela  est  trop  commode  et  trop  commun  pour  etre  grand. 
La  vertu  est  un  effort ,  un  courage,  une  energie  pour 
triomplier  de  soi-meme,  et  la  nature  seule  ne  saurait  ja- 
mais y  suffire.  Germain  comprit  ceci  plus  tard.  En  atten- 
dant, la  chasse  etait  pour  lui  une  vive  passion.  Quand  il 
avait  tue  une  b^te,  il  en  suspendait  la  tete  a  ub  grand 
arbre  qui  .s'^levait  au  milieu  de  la  ville.  C'etait  un  usage 
paien.  Les  Chretiens  s'en  scandalisaient.  Saint  Amateur, 
evi^que  d'Auxerre,  reprit  frequemment  le  jeune  due,  mais 
sans  succte.  Enfin  I'arbre  fut  abattu  par  I'ordre  du  pre- 
lat,  et  Germain  ne  se  fit  pas  faute  d'en  t^moigner  sa  vive 
indignation.  Wanmoins  sa  colore  s'apaisa. 

Croirait-on  que,  par  une  vie  si  dissipee,  on  va  bientit 
compter  cet  homme  mondain  parmi  les  clercs  les  plus 
exemplaires?  Saint  Amateur  connut  dans  une  revelation 
que  Germain  devait  lui  succeder.  II  obtint  de  .lulien, 
prefetdes  Gaules,  la  permission  de  confcrer  la  tonsure  h 
ce  jeune  due,  ce  qui  fut  execute.  Puis  .saint  Amateur 
apprit  h  Germain  qu'il  devait  lui  succi'der  sur  la  chaire 
d'Auxerre.  La  mort  du  pontife  eut  lieu  peu  de  temps 
apres,  en  418.  Germain  n'avait  done  que  trente-huit  ans, 
lorsque  les  voeux  du  clerge  et  ladhesion  du  peuple  Ic 
porterent  a  I'episcopat.  Un  cliangement  complet  s'opera 
dans  Germain.  II  renonca  ;i  toute  mondanite,  considera 
dfeorniais  Eustochia  comme  sa  sceur,  distribua  ses  biens 
nux  pauvres,  embrassa  une  vie  mortiliee.  Qui  pourrail 
raconter  les  macerations  qu'il  imposa  a  son  corps?  Une 
simple  planche  etait  sort  lit,  il  ne  mangeait  qu'une  fois 
par  jour,  et  ne  changeait  d'liabit  que  lorsqu'il  s'en 
allait  en  lambeaux.  Point  de  pain  de  froment,  point  de 
legumes,  de  sel,  de  vin  et  de  vinaigre.  Son  palais  etait 
une  sorlo  de  tbfibaide  egyptienne  au  milieu  de  la  Gaule. 
Son  hospitalite  envers  tout  le  monde  etait  admirable ;  il 
ne  negligeait  point,  toutefois,  les  devoirs  de  sa  charge. 
Les  nombreuses  fondations  qu'il  fit  dans  son  diocese  at- 
testent  son  grand  zele. 

Un  heresiarque  nomme  Pelage,  Breton  d'origine,  avait 
commence  a  precher  ses  erreurs  en  'lOo.  La  Grande-Bre- 
tagne  en  etait  infectee.  Rome  avait  envoye  un  de  .ses  dia- 
cres  nomme  Pallade,  pour  arreter  le  progres  du  mal.  Ses 
efforts  avaient  ele  steriles,  et  il  avait  ecrit  au  pape  pour 
demander  un  prompt  remede.  Le  souverain  pontife  no 
Irouva  personne  de  plus  apte  a  celte  grande  ceuvre  que 
saint  Germain  d'.\uxerre,  qui  fut  envoye  en  .4ngleterre 
avec  le  titre  de  vicaire  aposlolique.  Saint  Loup,  eveque 
de  Troyes,  lui  fut  adjoint.  Nos  deux  missionnaircs  se 
mirent  en  route  et  passerent  par  Nanterre  pres  Paris. 
C'est  la  que  saint  Germain  vit  la  pieu.se  vierge  Genevieve 
et  la  benil. 

Les  deux  6v6ques,  apres  une  traversee  fort  orageuse, 
aborderenten  Angleterrc.Les  populations  s'empresserent 
de  les  accueillir,  et  bientot  les  (5glises  ne  furent  pas  assez 
vasles  pour  contenir  le  nombre  des  auditeurs  qui  se  pres- 


saient  aux  predications  des  deux  pr61ats.  Souvent  ils 
parlaient  en  pleine  campagne.  Les  chefs  des  pelagiens 
n'osaientsemesurer  aveceux.  Neanmoins  il  fallutenve- 
nir  a  une  conference  publique  :  elle  eut  lieu  a  Verulam. 

En  quoi  oonsistait  done  I'heresie  piilagienne?  Son  au- 
teur  niait  la  propagation  du  peche  originel  dans  les  en- 
fants  d'Adam,  et  ses  suites;  il  soutenait  que  la  grJce  de 
Dieu,  sans  laquelle  on  ne  peut  observer  les  commande- 
menls,  ne  ditflne  point  de  la  nature  et  de  la  loi ;  que  I'hom- 
me  peut,  des  cette  vie,  s'elever  a  une  si  haute  perfection, 
qu'il  n'a  plus  besoin  d'implorer  le  pardon  de  sespechfe; 
que  les  enfants  ne  sont  point  baptises  pour  effacer  le  pe- 
che originel;  qu'Adam  serait  mort  quand  meme  il  n'au- 
rait  pas  pech6. 

En  418,  I'annte  meme  oil  Germain  futconsacre  ^vfique 
d'Auxerre,  deux  cent  quatorze  eveques  r^unis  en  concile 
a  Carthage  avaient  condamn^  cetle  heresie,  profess^e  et 
preehOe  par  Celestius,  compagnon  de  Pelage.  Saint  Au- 
guslin  est  celui  de  tous  les  docleurs  qui  a  le  plus  energi- 
quement  combattu  celte  doctrine  erronee  et  impie. 

Voila  ce  qu'il  s'agissait  de  delruire  en  Angleterre.  Les 
her^tiques  pelagiens  furent  admis  a  parler  les  premiers 
dans  la  conference  dont  nous  avons  design^  le  lieu.  Une 
grande  multitude  y  assistait.  Les  deux  eveques  parlferent 
ensuite  et  appuyerent  si  bien  leurs  raisonnemeots  sur 
I'Ecriture,  que  les  h(5retiques  furent  reduits  au  silence. 
Les  fideles  poussferent  des  acclamations  el  proclamerent 
la  victoire  de  la  vcrite  sur  le  mensonge.  Un  miracle  vinl 
confirmer  la  doctrine  des  6v(5ques  gaulois.  Un  tribun 
leur  presenla  sa  fille  agee  de  dix  ans  et  aveugle.  Les 
eveques  lui  conseillerent  de  prier  les  pelagiens  de  lui 
rendre  la  vue  que  ce  pere  implorait  pour  son  enfant ; 
mais  ceux-ci,  au  contraire,  pre.sserent  les  eveques  de  ten- 
ter le  prodige.  Germain  invoque  assilot  la  Sainte-Trinitd, 
et  applique  sur  les  yeux  de  la  petite  aveugle  un  reliquaire 
qu'il  porlait  a  son  cou.  Celle-ci  recouvra  aussildt  la  vue. 
Ce  miracle  excita  une  grande  admiration,  et  des  ce  mo- 
ment tous  les  obstacles  furent  leves.  Le  pelagianismc 
disparut  de  la  Grande-Bretagne.  Pour  en  remercier  le 
Seigneur,  on  alia  au  tonibeau  de  saint  Alban,  le  plus  il- 
lustre  martyr  de  I'Angleterre  ,  et  I'evfique  d'Auxerre 
ayant  fait  ouvrir  celte  sepulture,  y  mit  des  reliques  des 
.saints  apdtres.  Puis  il  prit  de  celte  lerrc  impregnee  du 
sang  du  martyr,  el  I'emporta  a  Auxerre,  ou  il  fit  bJtir 
une  eglise  en  I'honneur  de  saint  Alban. 

Mais  voici  qu'au  milieu  des  conqueles  spirituelles  des 
deux  ev6ques,  surgit  une  guerre  d'invasion.  Les  Saxons 
el  les  Picles  fondent  sur  la  Grande-Bretagne,  et  y  exer- 
cent  les  plus  grands  ravages.  Le  secours  des  deux  sainUs 
ne  pouvait  qu'cHre  utile  aux  opprimi's,  el  on  se  hJta  d'y 
recourir.  Les  Bretons  reunissenl  rapidement  une  armee, 
et  prient  les  (5veques  gaulois  de  se  rendre  dans  leur  camp. 
Ceux-ci  y  acquiescent  a  condilion'que  les  idolitres  se  con- 
verliraienl,  ct  que  les  mauvais  chriitiens  reformeraient 
leurs  mceurs.  On  vit  en  peu  do  temps  beaucoup  de  con- 
versions. Une  espcce  d'eglise  fut  praliquee  au  milieu  du 
camp  avec  des  branches  d'arbres  entrelacees.  Les  cat-i- 
chumenesy  recurent  le  bapleme,  el,  le  temps  de  Piques 
etanl  survenu,  la  fete  y  ful  celebree  avec  une  grande  edi- 
fication. Tl  fallul  s'occuper  d'agir  ensuite  pour  repou&ser 
les  barbores.  Germain,  ennemi  de  I'elfusiou  du  sang, 
imagina  un  stratageme  :  il  connaissail  d'ailleurs  toute  la 
taclique  mililaire,  puisqu'il  en  avail  deja  fait  profession. 


36 

11  so  mel  i  la  tiHe  de  I'aim^e  et  la  conduit  dans  un  val- 
lon  environne  de  haules  monlagncs;  puis  il  enjoint  aux 
soldals  de  reptHer  en  choeur  et  ii  Ires-haute  voix  le  cri 
.  qu'ils  lui  entendiaient  pousser.  En  effet,  les  Saxons  et  les 
Pictes  s'i'laiit  avanci-s  pour  attaf|uer  Tarmee  de  Germain, 
celui-ci  crie  trois  fois  :  Alleluia.  Les  Bretons  poussent 
tous  ensemble  le  m6me  cri,  et  les  echos  des  montagnes  le 
reperculent  avec  un  effroyable  bruit.  Les  barbares  (ipou- 
vantes  se  debandcnt  et  prennent  la  fuito  avec  une  telle 
precipitation, que  plusieurs  se  noyi'rent  dans  une  riviere. 
La  frayeurleur  avait  fait  abandonner  leursarmes  et  leurs 
bagages,  qui  tomberent  au  pouvoir  des  Bretons.  On 
monlro  encore  I'endroit  ou  ceci  arriva,  et  on  I'appelle 
Maes  Garmon,  c'esl-h-dire  le  champ  ou  champ  de  ba- 
taille  de  Germain. 

La  mission  des  evSques  etait  termineeen  Angleterre,  et 
chacun  d'eux  revint  dans  son  diocese.  Germain,  de  retour 
'a  Auxerre,  voyant  son  peuple  accable  d'impols,  resolut 
d'en  aller  solliciter  la  diminution  anprfes  d'Auxiliaris  , 
pr^fet  des  Gaules,  qui  se  lenait  h  Aries.  Son  voyage  fut 
comme  une  marcbe  triomphale,  tant  etait  grand  le  res- 
pect des  peuples  pour  ses  vertus.  Le  prefet  lui-meme  ren- 
dit  k  Germain  les  plus  grands  honneurs,  etiui  accorda  .sa 
requ6te. 

C'esf  ainsi  que  I'figlise  .s'est  lovijours  occupfe  du 
soulagement  lemporel  de  ses  enfanis,  tout  en  donnant 
une  juste  preKrence  aux  inleri^ts  elernels.  Auxiliaris  fit 
de  riches  presents  a  I'eveque  d'Auxerre,  et  le  pria  de 
guerir  sa  femme,  alteinle  d'une  fifivrc  quarle.  Les  vceux 
du  prefet  furent  accomplis. 

Revenu  a  Auxerre,  le  saint  pontife  veiUa  surtout  a  I'a- 
reelioration  des  moeurs  et  au  progres  de  la  piete.  Son 
exemple  etait  une  predicalion  continuelle  et  (5loquen(e. 
Ntanmoins  il  se  vit  bientot  force  de  quitter  do  nouveau 
sa  villc  episcopale  pour  retourner  en  Angleterre,  oil  le 
pelagianisme  s'elait  une  seconde  fois  propage.  Ceci  eut 
lieu  en  446.  Son  compagnon  de  voyage  fut,  cette  fois, 
Severe.qui  avait  ete  disciple  de  .saint  Loup,  et  qui  venait 
d'etre  nomme  archevAque  de  Trtives.  Les  pelagiens  es- 
suyerent  une  derni^re  di'faile  et  ne  parurent  plus  dans 
cette  lie  fameuse.  Heureux  eussent  ele  les  descendants  de 
ces  Bretons  ramenes  dans  la  bonne  voie,  si,  plus  tard, 
par  rinfluence  d'un  roi  sardanapale,  tel  que  Henri  V'llL 
et  d'une  reine  trop  digne  fille  de  ce  prince  libertin,  ils 
n'avaient  encore  abandonne  la  verite  calliolique  pour  se 
plonger  dans  une  hferesie  aussi  monslrueuse  !  Germain, 
avant  son  depart,  guerit  un  jeune  homme  nomme  Ela- 
phius.  Ills  d'un  des  principaux  du  pays,  qui  elait  perchis 
d'une  jamhe.  Pour  n  ettre  un  obstacle  k  la  reapparition 
du  pelagianisme,  Germain  crea  plusieurs  &oles  en  An- 
gleterre, persuade  que  I'ignorance  est  autant  la  mferc  des 
her&ies  que  la  corruption  morale.  Ces  ecoles  produisi- 
rent  un  grand  nombre  d'hommes  illnstres  et  do  saints 
pontifes. 

Comme  Germain  revenait  h  .4uxerre,  il  recut  une  de- 
pulation  des  habitants  de  I'Armorique  (aujourd'hui  Bre- 
tagne),  qui  le  conjuraient  de  leur  accorder  sa  protection. 
Une  revolte  centre  Aelius ,  general  des  Remains,  lenr 
avait  attire  la  colore  do  celui-ci,  qui  allait  cruellement 
les  cbitier.  L'instniment  de  sa  vengeance  i^tait  Eocaric, 
roi  des  Allemands,  prince  feroce  et  idoliltre.  Germain  ose 
aborder  ce  personnage,  qui  refuse  brusquement  de  I'cn- 
tendre.  Le  saint  eveque  saisit  la  bride  du  cheval  d'Eoca- 


SAIiNT  GERMAIN,  EVfiQUE   D'AUXERRE. 


ric  et  I'arrfite  h  la  tSte  de  ses  troupes.  Surpris  de  cette 
hardiesse  que  Germain  puisait  dans  son  zele,  il  se  dteide 
a  I'ecoutcr  et  consent  enfin  a  r^trograder,  pourvu  que 
les  coupables  obtiennent  le  pardon  d'Aelius  ou  de  I'em- 
pereur. 

Germain,  quo  la  fatigue  ne  pouvait  decourager  quand 
il  s'agissait  d'exercer  son  immense  charite,  part  de  suite 
pour  Ravenne,  ou  rempereurValentinienlll  residail.  Sur 
sa  route,  k  I'exemple  de  J.  C,  il  seme  les  bienfails  et  les 
miracles.  L'accueil  qu'il  recoit  a  Ravenne  est  parfaite- 
ment  honorable.  L'imperalrice  lui  envoie  un  plat  d'ar- 
gent  couvert  de  mets  delicals,  quoique  maigres,  car  elle 
savait  que  le  saint  evSque  n'usait  point  degras.  Germain 
envoya,  ci  son  tour,  a  la  princesse,  une  assiette  de  bois 
sur  laquelle  etait  un  pain  d'orge.  L'imperalrice  fit  enchiis- 
ser  I'assiette  dans  de  I'or,  et  conserva  le  pain,  qui  op^ra 
plusieurs  guerisons  miraculeu.ses.  Le  pardon  des  Bretons 
fut  genereusement  accorde  ;  mais  une  seconde  revolte  les 
rendit  indignes  de  la  charitable  mediation  de  I'eveque 
d'.Auxerre.  Avant  de  partir  de  Ravenne,  Germain  opera 
plusieurs  miracles  parmi  lesquels  il  faut  surtout  compter 
la  resurrection  du  fils  du  chancelier  Volusien.  Get  enfant 
^tait  mort  et  di'jh  froid  :  Germain  se  prosterne,  et  bien- 
I6t  il  a  le  bonheur  de  rendre  un  fils  cheri  a  la  tcndre  alfec- 
tion  de  sa  famille. 

Germain  se  dispo.sait  k  partir,  lorsqu'un  jour,  s'entre- 
tenant  avec  plusieurs  6vdques,  il  leur  dit :  «  Mes  frferes, 
«  je  vous  recommande  mon  passage.  J'ai  cru  voir,  cette 
((  nuit,  le  Seigneur  qui  me  donnait  une  provision  de 
«  voyage,  en  me  disant  que  c'^tait  pour  aller  dans  ma 
0  patrie  recevoir  le  reposeternel.  »  Quelques  jours  apres 
il  tomba  malade.  L'imperalrice  voulut  elle-meme  le  visi- 
ler,  et  il  en  obtint  avec  peine  que  son  corps  serait  re- 
ports k  Auxerre.  11  mourut  ci  Ravenne  le  31  juillet  US. 
II  avait  6te  6v6que  pendant  trente  ans  et  vingt-cinq 
jours. 

L'imp^ratrice  obtint  pour  elle  le  reliquaire  que  portait 
sur  lui  saint  Germain.  Les  six  Sv^ques  dont  il  avait  fait 
sa  societe  habiluelle  se  partagerent  ses  vetements.  Acho- 
lius,  premier  chambellan  de  I'empereur,  fit  embaumer 
son  corps,  parce  que  le  saint  avait  gneri  un  de  ses  do- 
mestiques.  L'imperatrice  fit  couvrir  ce  corps  d'habits 
precieux,  et  fournit  une  biere  de  bois  de  cypres.  L'eni- 
pereur  fournit  les  voitures  de  transport  de  ce  corps  de 
Ravenne  k  Auxerre.  Le  clerge  de  cetle  derniere  ville  vint 
le  recevoir  au  passage  des  Alpes,  et  enfin,  le  cmquan- 
titMnc  jour  apres  la  mort  du  .saint  eveque,  sa  depouille 
arriva  dans  la  ville  episcopale,  oil  elle  fut  exposee  pen- 
dant six  jours  il  la  veneration  piiblique.  On  deposa  enfin 
le  corps  dans  I'oratoire  de  Saint-Maurice,  fonde  par  saint 
Germain,  et  qui  devint,  sous  son  nom,  une  cel(^bre  abbaye 
de  benedictins.  Celleci  est  actuellement  I'Hotel-Dieu 
d'Auxerre,  et  I'eglise  en  est  la  chapelle.  Les  precieux 
resles  de  saint  Germain  ont  ete  profanes  par  les  calvinistes 
du  seizieme  siJ?cle,  et  on  ne  montre  plus  qu'un  cercueil  de 
pierreoii  reposa  jadis  la  depouille  mortelle  du  saint  pon- 
tife. Mais  il  n'est  pas  au  pouvoir  des  impies  de  faire  perir 
sa  memoire  ,  qui  sera  toujours  honoree.  On  sait  que 
Paris  a  une  de  ses  paroisses  sous  I'invocation  de  saint  Ger- 
main d'Auxerre. 

L'abbe  Pascal. 


SAINTE  GENEVlfcVK. 


37 


SAINTE  GENEVliVE,  VIERCE  ET  PATRONNE  DE  PARIS. 


A  cole  d'un  illustre  ponlife  dontnousavonsesquisse  la 
vie,  I'ordre  des  temps  vient  placer  une  taible  vierge  dont 
la  pieuse  et  sainle  carriere  s'associe,  comme  on  I'a  vu, 
a  la  noble  mission  de  saint  Germain  d'Auxerre. 

Dans  les  premieres  ann^es  du  cinquieme  siecle  vivait, 
dans  le  village  de  Nanterre,  a  deux  lieucs  de  Paris,  une 
famille  composeed'iinpere  nomme  Severe,  et  d'une  mere 
qui  avail  nom  Geronce.  Le  ciel  les  avait  doles  d'une  fille 
predestinee.  Le  nom  de  celle-ci  ^tait  Genevieve,  qui  avait 
vule  jour  vers  I'an  422.  Lorsque  saint  Germain  d'Auxerre 
et  saint  Loup  de  Troves  passerent  a  Nanterre  pour  se 
rendre  dans  la  Grande-Bretagne,  Genevieve,  agee  de  sept 
ans,  recut  la  benediction  du  premier  de  ces  prelats,  qui 
preditla  sainlete  future  de  la  jeune  fille.  Puis  saint  Ger- 
main la  conduisit,  au  milieu  d'une  nombreuse  assistance, 
a  I'eglise  oil  Ton  celebrail  I'ofBce.  L^,  pendant  tout  le 
temps  que  dura  le  chant  de  nones  et  de  vepres,  Germain 
tint  la  main  etendue  sur  Genevieve,  pour  la  consacrer 
specialement  au  service  de  Dieu.  11  la  retint  ensuite  pen- 
dant le  repas,  et  ne  la  renvoya  qu'avec  promesse  de  la 
lui  ramener  le  lendemain  matin. 

A  I'heure  assignee,  Severe  et  Geronce  presenterent  a 
saint  Germain  leur  fille.  A  la  question  si  elle  serait  fidele 
a  la  promesse  faite  k  Dieu,  la  jeune  fille  repondit  :  «Oui, 
«  je  m'en  souviens,  et  j'espere,  moyennant  sa  grSce,  y 
«  rester  fiddle. »  Charme  de  la  reponse,  saint  Germain  la 
raffermit  dans  sa  resolution,  et  lui  fit  present  d'une  me- 
daille  de  cuivre  sur  laquelle  elait  gravec  une  croix,  en  lui 
recommandant  dela  porter  toujours  suspendue  a  son  cou. 
II  finit  en  I'engageant  a  ne  jamais  porter  des  parures 
mondaines,  telles  que  des  bracelets  et  des  bijoux  d'or  et 
d'argent,  ainsi  qu'il  convient  h  une  digne  Spouse  de  J.  C. 
■Vainement  quelques  auteurs  deduiraient  de  ces  paroles 
que  Genevieve  appartenait  sans  doute  a  une  famille  ri- 
che,  puisqu'une  recommandation  de  ce  genre  ne  pouvait 


s'adresser  a  une  fille  pauvre.  lis  voudraient  ainsi  ravir  a 
la  patronne  de  Paris  ce  que  sa  legende  a  toujours  eu  de 
plus  populaire.  Saint  Germain  ne  pouvait-il  pas  donner 
un  conseil  do  celte  nature,  meme  a  une  bergere  ?  Or  il  est 
certain  que  son  pere  etait  |jossesseur  d'un  troupeau  , 
comme  le  sont  aujourd'hui  encore  presque  toujours  les 
habitants  un  peu  aises  de  nos  campagnes.  Ne  ravissons 
done  pas  philosophiquement  a  noire  sainle  la  modeste 
houlette  que  la  tradition,  d'accord  avec  les  fails,  a  con- 
stamment  placee  dans  ses  mains,  ni  les  brebis  et  les 
agneaux  dont  elle  est  entouree.  Genevieve  fut  done  une 
fille  des  champs. 

Son  bonheur  etait  au  comble  lorsqu'elle  pouvait,  dans 
I'eglise  de  son  village,  selivrer  aux  exercices  de  la  piete. 
Un  jour,  sa  mere  Geronce  ne  voulut  point  conduire  avec 
elle  aux  offices  divins  la  jeune  Genevieve.  Celle-ci  essaya 
inutilement  de  la  flechir,  et  ses  importunites  furent  payees 
d'un  soufilet.  Dieu  punit  I'inexorable  mere  en  la  frappant 
de  cecite.  Au  bout  de  vingt  mois,  Genevieve  avant  tire 
de  I'eau  d'un  puits  du  village,  fit  d'abord  le  signe  de  la 
croix  sMr  I'element,  et  puis,  enayant  lave  les  yeux  de  sa 
mere,  celle-ci  recouvra  I'usage  dela  vue.  De  la  celte  de- 
votion que  Ton  professe  pour  le  puits  de  Nanterre,  dont 
on  croit  que  Genevieve  avait  beni  I'eau. 

Parvenue  a  I'cige  de  quinze  ans,  la  jeune  fille  fut  pre- 
sentee a  I'eveque,  ainsi  que  deux  de  ses  compagncs,  pour 
recevoir  le  voile.  Privee  des  auteurs  de  ses  jours,  Gene- 
vieve se  retira  k  Paris,  aupres  d'une  dame  qui  etait  sa 
marrame.  La  mortification  a  laquelle,  depuis  son  voeu  de 
virginite,  elle  s'etait  voute,  fut  porti'e,  dans  celte  nou- 
velle  dcmeure,  it  un  point  indicible  ;  elle  ne  mangea'fi 
plus  que  deux  fois  la  semaine,  le  dimanche  et  le  jeufli, 
et  cette  nourriture  ne  consistait  qu'en  quelques  feves  et 
un  peu  de  pain  d'orge.  L'eau  etait  son  unique  boisson. 
Tel  fut  son  regime  jusqu'a  I'ilge  de  cinquante  ans,  oil. 


58 


SAmTE  GE 


par  ordre  des  sup^rieurs  ecclcsiasUques ,  cllo  usa  d'uii 
peu  de  lait  et  de  poisson.  Croirait-on  que,  dans  sa  vie  de 
retraite  et  de  macerations,  die  eut  des  persecutions  k  es- 
suyer?  C'est  lo  lot  infaillible  de  la  solide  \ertu  dans  ce 
monde.  Les  Chretiens  qui  n'en  ont  que  le  nom  ne  peu- 
vent  voir  sans  depit  une  regularite  qui  condanine  leur 
l'\che  moUesse.  On  la  traita  dedaigneusemont  de  vision- 
naire  et  d'hypocrite,  et  I'on  etait  parvenu  a  faire  adopter 
cette  mauvaise  opinion  par  ua  grand  nombre  de  per- 
sonnes. 

Saint  Germain,  pour  la  deuxieme  fois,  revcnant  en 
Angleterre,  passa  par  Paris  et  visita  Genevieve.  II  put 
s'assurer  qu'il  y  avait  en  clle  une  vcrtu  solide,  et  con- 
londit  les  jaloux  calomnialeurs  ;  mais  une  epreuve  plus 
terrible  devait  exercer  la  magnanimite  de  notre  sainle. 
Attila,  roi  des  Huns,  qui  so  qualifiait  de  /leuu  de  Dieu, 
penetra  en  France  avec  une  formidable  armoe.  Les  Pari- 
siens  craignaient  que  leur  cit6  ne  fut  d^vastee  par  ces 
sauvages  hordes  de  conquerants.  Genevieve  crut  devoir 
rassurer  ces  timidcs  habitants,  en  leur  indiquant  conime 
les  armes  les  plus  fortes,  non  les  lances  et  les  glaives, 
mais  la  priere,  le  jeiine  et  les  veiUes.  Genevidve  reunit 
quelques  pieuses  femmes,  pour  s'enfermer  dans  le  bapti- 
stere  de  la  Cite  et  y  passer  plusieurs  jours  dans  une  au- 
stere retraite,  afin  de  flechir  la  colere  de  Dieu.  Les  enne- 
mis  obstint's  de  la  sainte  crii?rent  centre  elle,  la  traitant 
de  fausse  prophetesse;  ils  voulaient  m^me  so  debarrasscr 
de  sa  presence  en  lui  otant  la  vie.  lis  allaient  meme  reus- 
sir  dans  leur  barbare  et  insensee  determination,  si  I'ar- 
chidiacre  do  Paris  ne  filt  venu  dans  ce  baptislere  pour 
remettre  a  Genevieve  les  eulogies  que  saint  Germain  lui 
envoyait  en  signe  d'union  chretienno  et  d'amitie  fraler- 
nelle.  L'eulogio  etait  ce  que  nous  nommonsaujourd'hui  le 
pain  benit, pour  lequel  on  aval  tanciennementbeaucoup  plus 
de  respect  qu'ennotre  siecle. Cette  insigne  marque  d'estime 
de  la  part  d'un  saint  pontifo,  qui  jouissait  d'une  tres-haute 
veneration,  fit  rougir  de  honte  les  ennomis  de  Genevieve, 
et  ils  reuoncerent  k  leur  projet.  Le  roi  des  Huns  ne  pour- 
Buivit  point  sa  marche  ou  plulot  ses  ravages  jusqu'a 
Paris.  On  rendit  alors,  quoique  tardivement,  hommage  Ji 
la  piete  de  Genevieve,  et  Dieu  voulut  faire  6clater  en  elle 
la  grice  des  miracles.  Elle  en  opera  a  Paris,  h  Meaux,  a 
Laon,  k  Troyes,  a  Orleans,  k  Tours.  Sa  renommee  de 
saintete  s'etendit  jusqu'aux  extr($mit^s  du  monde,  ot  saint 
Simeon  Stylite,  du  haut  de  la  colonne  ou  il  s'etait  rele- 
gu6,  voulut  donner  des  preuves  de  sa  veneration  pour 
Genevieve,  en  r^clamant  le  secours  de  ses  pri^res. 

Childi^ric  assiegea,  quelque  temps  apr&s,  la  ville  de 
Paris.  Les  assieges  souffraient  de  la  famine.  Genev'ievese 
mit  k  leur  tete  pour  aller  chercher  des  subsistances  jus- 
qu'a Arcis-sur-Aube,  et  les  ramena  sains  et  saufs  a  tra- 
vers  les  dangers  les  plus  imminents.  La  ville  fut  prise. 
Childeric,  quoique  pa'ien,  admira  la  vertu  de  Genevieve, 
et,  sur  les  instances  que  celle-ci  lui  fit,  se  montra  cle- 
ment en  diverses  circonstances.  Clovis,  fils  de  Chilperic, 
accorda  la  liberie  aux  prisonniers  chaque  fois  que  Gene- 
vieve interc^da  pour  eux,  tant  a  de  puissance  sur  Jes 
coeurs  les  plus  durs  une  vertu  non  suspecte,  un  ni(!'rite 
universellement  reoonnu. 

Genevieve  avait  une  devotion  toute  particuli^reenvi  rs 
saint  Martin  de  Tours  et  saint  Denis  de  Paris;  elle 
aimait  k  prier  aupres  de  leurs  reliques  ;  elle  fit  m6n  e 
Wtir  une  eglise  en   I'honneiir  de  saint  Denis ,  k  I'en  ■ 


NEVIEVE. 

droit  meme  ou  les  restes  de  ce  grand  apdtre  de  Paris  et 
ses  campagnons  avaient  recu  la  sepulture  :  c'est  la  que, 
plus  tard,  s'eleva  un  monastere  qui  dcvint  celebre.  L'e- 
glise  s'agrandit  et  s'embellit  par  la  munificence  de  no= 
rois  qui  voulurent  que  leurs  cendres  y  fussent  deposees. 
Aujourd'hui  encore  on  ne  peut  admirer  la  grande  et  ma- 
gnifique  basilique  de  Saint-Denis  pres Paris,  sans  que  la 
penste  se  reporte  au  siecle  ou  une  simple  vierge  jeta  les 
fondementsde  ce  temple  somptueux  :  mais  ledivin  maltre 
a  dit  que  la  foi  pouvait  transporter  les  montagnes  d'un 
lieu  en  un  autre.  Pour  honorer  pareillement  la  glorieuse 
memoiredes  deux  princes  de  I'apostolatjGeneviiSve  forma 
le  dessein  de  biltir  k  Paris,  sur  un  monticule  qui  le  domi- 
nait  du  cote  du  midi,  une  belle  eglise  en  I'honneur  des 
saints  Pierre  et  Paul.  Clovis  commenca  cet  edifice  et 
sainteClotildele  termina.  Genevieve  etant  morte  le  3  Jan- 
vier 512,  iig(?ede  quatre-vingt-neufans,  la  nouvelle eglise 
recut  le  corps  de  la  sainte  auprfes  de  oelui  de  Clovis,  qui 
y  avait  ete  inhume.  Enfin,  dans  la  suite  des  siecles,  la 
veneration  pour  les  reliques  de  sainte  Genevieve  ayant 
attire  un  grand  nombre  de  fldeles  qui  en  c'prouvaient  do 
merveilleux  efl'ets,  I'eglise  recut  le  nom  de  la  sainte.  Un 
couvent  s'eleva  aupres  de  cette  eglise,  et  les  religieux  en 
portaient  le  titre  de  genovefins.  Saint  filoi  fit,  pour  rece- 
voir  les  precieux  restes  de  sainte  Genevifeve,  une  chissc 
extri^mement  riche  :  celle-ci  avait  et^  remplacee  en  1242 
par  une  autre  chjisse,  dans  laquelle  ^talent  cntres193  marcs 
d'argent  et  8  marcs  d'or.  Les  rois  eties  reines  de  France 
avaient  convert  ce  beau  monument  de  pierres  precieuses. 
Au  moment  oil  nous  ecrivons  ces  lignes,  qu'est  devenuo 
la  magnifique  chlsse?  oil  sont  les  reliques  de  la  sauile 
patronne  de  Paris?  Les  mains  rapaces  des  revolution- 
naires  de  1793  ne  pouvaient  respecter  ce  monument,  et 
le  corps  de  sainte  Genevi(>ve  fut  livre  aux  flammes,  en 
place  deGreve,  au  milieu  des  chants  et  des  dansesd'une 
populace  en  delire!  II  n'en  reste  que  de  tres-faibles 
parodies  et  le  tomheau  vide,  qui  attirent  encore  a  Saint- 
£tienne-du-Mont  un  grand  nombre  de  pieux  pderins. 

Un  des  plus  eclatants  miracles  opM's  par  I'intercession 
de  sainte  Genevieve  est  celui  connu  sous  le  nom  de  mi- 
racle des  ardenls.  Sous  le  regne  de  Louis-le-Gros,  en 
1329,  une  horrible  epidemie  exercait  sesravagesa  Paris; 
c'etait  comme  un  feu  secret  qui  brillait  et  tuait  ceux  qui 
en  etaient  atteints.  Etienne,  ^v^que  de  Paris,  imposa  des 
prieros  et  des  jeunes  pour  desarmer  la  colere  cdeste,  mais 
le  mal  semblait  s'accroitre;  enfin,  il  ordonna  une  proces- 
sion solenndlo  oil  Ton  porteraitles  reliques  de  sainte  Ge- 
nevieve a  la  cathMrale.  A  peine  celles-ci  entraient  dans 
I'enceinte  du  temple,  que  tons  les  malades  de  I'epidemie 
furent  gueris,  k  I'exception  de  trois  qu'une  foi  vive  n'ani- 
mait  point,  sans  doute,  en  ce  moment.  Le  prodige  fut 
v^rifie  par  le  pape  Innocent  II,  qui  vint  a  Paris,  I'annee 
suivante,  et  k  la  f6te  principale  de  la  .sainte  qui  se  cde- 
brait  alors  comme  aujourd'hui  le  3  Janvier,  le  souverain 
pontife  voulut  qu'on  en  joignit  une  autre  sous  lo  titre  do 
sainte  Genevieve  des  Ardenls,  que  Ton  solennisa  le  26  de 
novembre.  Notre  illustre  .saintejustifia  de  la  sorte,  a  plu- 
sieurs litres,  lo  nom  de  palronno  do  Paris  qui  lui  a  ete 
d^cern6. 

En  1823,  mademoiselle  Delphine  Gay  a  publie  une 
charmante  piece  po6tique  en  I'honneur  de  sainte  Gene- 
vii;ve.  Nos  lecteurs  nous  sauront  gre  d'en  citer  quelques 
fragments  ; 


BASILIUUE   DE  SAINT  PIEKUE  DU   VATlCAiN  A  HOME.  59 

cour.  Depuis  1830,  le  monument  a  etc  decouronne  de  son 
nureole  religieuse.  La  stupide  impiete  lui  a  rendu  le  nom 
de  Pantheon  dont  la  terreur  revolutionnaire  I'avD't  jadis 
emphatiqucmeut  decore.  Le  Panlltciin!  c'est-;>  dire,  le 
palais  ou  temple  des  dieux...  et  quels  dieux  lerrstrcs  y 
recurent  les  honneurs  de  la  sepulture'?  il  suffit  d  en  nom- 
mer  un...  Marat...  le  plus  ignoble  et  le  plus  sanguinaire 
des  terroristes  de  1793.  Esperons  que  le  bon  sens  public 
finira  par  triompher  des  liches  pr^juges  des  profanaleurs 
de  cet  edifice,  et  qu'enfin  la  piete  pourra  voir  reparaitre 
sur  ce  dome  lesigne  civilisateur  et  reparateur  de  In  croix, 
au  nom  ct  par  la  vertu  duquel  sainte  Genevieve  conquil 
I'auguste  litre  de  patroune  de  Paris. 

L'abbe  Pasi.  ji 


Patronne  de  la  France,  amour  de  nos  aVeux, 
Sur  tes  aulels  uouveaux  daigoe  abaisser  les  yeux. 
Ce  n'est  point  le  pasteur  que  la  foule  accoinpagnc. 
Qui,  descieux  enflammes  reclamant  quelques  pleurSj 
ProBFieoe  ton  image  k  travers  la  campagne, 
Pour  obtenir  de  toi  des  epis  ct  des  fleurs ; 

Ce  soDt  des  rois,  sajnte  bergere, 
Ce  soDt  des  rois  quiviennent  te  prier; 
Benis-les,  et  devant  ta  houletle  legere 

Leur  sceptre  va  s'liuroilier. 


II  est  necessaire  de  remarquer  que  celte  piece  fut  in- 
spiree  par  I'inauguration  de  la  belle  fresque  peinte  sur  la 
coupole  de  la  nou\elle  eglise  de  Sainle-Genevieve,  par 
I'habile  peintre  M.  (iros.  Cetle  Eglise  fut  visitce  parte  roi 
de  France  Charles  X,  accompagne  de  sa  famiUe  et  de  sa 


BASILIOLE  DE  SAIH-PIERRE  DU  VATICAN  A  ROUE. 


Au  pied  des  collines  du  Vatican  paYen,  Wron  avail 
fait  construire  un  immense  cirque.  L&,  le  peuple  de  la 
grande  reine  des  cites  alloit  se  rassasier  de  ccs  spectacles 
qui  faisaient  la  moiliS  de  son  existence.  Panem  et  eir- 
censes  «du  pain  ct  les  jeux  du  cirque  »,  tel  etail  I'abject 
materialisms  de  ce  peuple  deg^ni're  qui  se  pavanail  du 
litre  de  peuple-rm !  c'usl  la  que  le  prince  des  apotres  saint 
Pierre  fut  attache  sur  une  croix,  la  iHe  en  bas,  car  il 
s'estimait  indigne  de  mourir  comme  son  divin  maitre.  En 
I'an  106  de  I'ere  chrelienne  un  des  successeurs  de  saint 
Pierre,  le  pape  Anaclet,  eleva  en  ce  nieme  endroit  un  mo- 
deste  oratoire  pour  abriler  Icsrestesdu  prince  des  aputros. 

Aupres  du  cirque  exislait  un  temple  dedit;  h  Apollon,  le 
dieu  dela  pnfeie.  Uneconfianco  superstitieuse  y  reunissait 
plusieurs  idolStres  qui  venaient  y  consulter  le  sort.  Les 
paroles  des  oracles  ^taientles  vaticinia,  parce  que  le  vales 
ou  prStre  de  I'idole,  agile  par  I'obsession  divine,  preconi- 
sait  ou  chantait,  cancbal,  les  arrets  du  destin.  La  coUine 
myslerieuse  pouvait  done  porter,  a  bon  droit,  le  nom  de 
Valicanum,  Vatican.  Mais,  6  profondeur  des  jugemenls 
de  Dieu !  Bientot  devait  venir  le  temps  oil  le  veritable 
valesy  rendraitde  vcridiques  oracles,  el  ceux-ci,  plus  in- 
faillibles  que  ceux  du  dieu  de  Delos,  devaient  etre  ac- 
cueillis  par  les  nations  civilisees  et  polies  qui  composent 
I'empire  catholique.  La  colline  devait  done  garder  son 
nom  providentiel  de  Vatican,  et  elle  le  conserve  depuis 
dix-neuf  sieclcs. 

Le  petit  oratoire  du  pape  Anaclet  se  maintint  debout 
au  milieu  d'une  horrible  pers(5cution  qui  dura  Irois  siecles. 
Quand  enfin  le  glorieux  Conslantin  rendit  le  calme  k  I'e- 
glise,  il  fut  aise  de  reconnailre  le  lieu  oil  reposaicnt  les 
restcs  du  grand  apotre. 

L'hisloire  raconte  i  ce  sujetun  trait  fort  curieux.  Con- 
slantin ayant  accede  sans  peine  au  desir  du  pape  saint 
Sylvestre,  qui  voulait  eriger  une  grande  basilique  sur  la 
tombcau  de  saint  Pierre,  resolut  de  presijer  a  cetle  inau- 
guration religieuse.  C'etait  en  319  ou  321.  L'empereur , 
revelu  des  habits  de  sa  dignite ,  accompagne  de  sa  bril- 
lante  cour,  se  rendil  au  lieu  destine  a  celle  conslruclioii : 
la,  il  sedepouilla  de  son  costume  imperial,  deposa  sa  cou- 
ronne,  et,  se  prosternant  k  lerre,  il  versa  d'abondanles 
larmes;  puis  se  relevant,  il  prit  unepioche,  se  mith  creu- 
ser  une  partie  des  fondements;  et,  ensuite,  chargeantses 


epaules  d'une  hotte,  il  relira  de  I'excavationdouze  holtees 
de  lerre  en  I'honneur  des  douze  aptMres  ;  il  decrivit  enlin 
sur  le  sol  humecle  du  sang  d'un  si  grand  nombrc  de  mar- 
tyrs la  place  de  la  nouvelle  eglise. 

Au  18  novembre  323,  la  nouvelle  basilique  fut  dediee 
a  Dieu  sous  linvocation  de  saint  Pierre.  Le  corps  de  cet 
apotre  avail  etc  exhume  et  place  par  le  pape  dans  une 
grande  chasse  d'argent  que  surmoutait  une  croix  d'or 
pur  du  poids  de  cent  cinquante  livres.  L'eglise  avail  la 
forme  d'une  croix  laline  el  Ton  y  avail  employe  desma- 
teriaux  fournis  par  les  mines  des  temples  paiens.  An 
point  central  de  la  croisee  s'elevait  un  aulel  environne  .le 
douze  hautcs  colonnes  que  Ton  croil  avoir  appartenu  iiu 
fameux  temple  de  talomon.  Le  corps  de  1' edifice  presen- 
lail  cinq  nefs  formees  par  qualre  rangees  de  colonnes.  On 
peut  sen  faire  une  idee  par  la  calhMrale  de  Paris  qui 
presenle  une  disposition  semblable.  La  principale  facade 
avail  cinq  portes  donnanl  entree  dans  chacune  des  nefs  : 
on  en  praliqua  plus  tard  quelques  aulres  aux  extremiles 
laterales  de  la  croisee.  Un  grand  nombre  de  papes,  suc- 
cesseurs de  saint  Silvestre,  embellirenl  el  enrichirenta 
I'envi  ce  venerable  sanctuaire,  oil  un  grand  nombre  de  re- 
liques  d'autrcs  martyrs  avaient  ete  deposees.  Les  divers 
autels  de  cetle  basilique  repondaient  par  leur  magnifi- 
cence a  celle  de  I'autel  principal.  Mais,h;itons-nousd'ar- 
river  a  l'hisloire  de  la  basilique  actuelle  qui  doit  piquer  la 
curiosite  de  nos  lecteurs,  et  d'ailleurs  I'espace  qui  nous 
est  reserve  nous  impose  une  grande  brifevele  dans  la  des- 
cription de  I'antique  temple  constantinien. 

Depuis  onze  siecles,  moyennant  des  reslaurations  par- 
tielles,  l'eglise  fondee  par  le  saint  pape  Sylvestre  I  et 
l'empereur  Conslantin  etait  debout,  mais  elle  menacait 
ruine.  Nicolas  V,  elu  pape,  en  1447,  fut  le  premier  qui 
consul  le  projel  d'une  construction  nouvelle.  On  demolit 
d'abord  un  edifice  pai'en  qui  6lail  derriere  la  tribune  ou 
absidedeSainl-Pierre,  etsnrce  terrain  on  ddifia  une  vaste 
et  majestueuse  tribune,  sans  toucher,  pour  le  moment,  ii 
I'ancien  edifice.  Nicolas  n'en  vit  au  surplus  que  quelques 
coudees  elevecs  sur  ce  sol  d(^blay(;.  II  mourut  en  1445  et 
I'entreprise  ful  suspenduo.  Calixte  111  el  Pie  II  ne  s'occu- 
peienl  point  de  ce  dispendieux  travail.  Paul  II,  devenu 
pape  en  1464,  reprit  le  plan  de  Nicolas  V  et  y  depensa 
plus  de  cinq  mille  ecus  d'or.  Quelques  aulres  papes  con- 


40 

tinufcrent  d'embellir  I'ancienno  ^glisu.  Aii  celebie  pontife 
Jales  II  il  utait  reserve  tie  donner  enfin  une  impulsion 
decisive  a  ce grand  projet.  Ce  pape  appela  k  Rome  Icsplus 
habilesarchitectes  et  adoplale  plan  de  Lazaro  Bramante, 
qui  donnait  h  la  nouvelle  basilique  la  forme  d'une  croix 
grecque  k  Irois  nefs  ;  la  grande  facade  devait  Hre  ornee 


ISASILIUUE  DE   SAINT   1>IEUUL 

de  deux  clochers ;  le  centre  devait  porter  une  immense 
coupole  environnte  de  trois  rangs  de  colonncs :  celle-ci 
devait  s'asseoirsurquatre  gigantesques  piliers.  Au  18  avril 
1S06,  le  pape  Jules  II,  malgre  son  grand  age,  descendit 
dans  la  profonde  excavation  ou  devait  Hre  posee  la  pre- 
miere pierre  d'un  de  ces  piliers.  Cctte  fois,  le  travail  fut 


poursuivi  avec  une  telle  ardeur  que,  dans  peu  de  temps, 
cesquatre  colosses  s'eleverentjusqu'a  lacornichedestiniie 
a  supporter  les  quatre  arcades  sur  lesquellcs  le  Bramante 
voulait  appuyer  la  coupole.  La  mort  enleva  le  pape  en 
1513,  et  I'archilecte  en  1514.  La  construction  fut  inter- 
rompue. 

La  Providence  appelle  au  Irone  pontifical  Jean  de  Mii- 
dicis,  sous  le  nom  de  Leon  X.  Ce  pape,  passionne,  pour 
les  beaux-arts,  confie  la  poursuite  de  I'cEuvre  h  trois  il- 
lustres  architectes  San-Gallo,  Joconde  de  Verone  et  Ra- 
phael d'Urbin;  mais  la  cbambre  apostolique  epuisee  d'ar- 
gent  ne  pouvait  fournir  les  sommes  n&essaires.  Le  pape 
a  reoours  a  la  piele  des  fideles  etpromet  des  indulgences 
«i  ceux  qui  contribueront  de  leurs  deniers  h  cetle  magni- 
fique  entreprise.  La  plumetombe  des  mains  lorsqu'elle  est 
forcee  de  signaler,  h  cette  occasion,  la  naissance  d'une 
hferesiequi  couta  tant  do  larmes  h  rhumanite,  et  dont  les 
terribles  suites  se  font  sentir  encore  apres  trois  siecles. 
Un  moine  fougueux,  Martin  Luther,  se  met  a  pr^clier  cen- 
tre I'abus  des  indulgences.  Assurement,  rien  de  micux  : 
I'figlise  d(5teste  les  abus.  Puis  il  attaque  les  indulgences 
elles-mSmes.  Ici  la  logique  de  Luther  est  evidemment 
en  dcfaut;  parce  que  des  hommes  debauches  abusent  de 
la  liqueur  qui  provient  du  raisin,  faudra-t-il  maudire  la 
vigne  et  la  d^raciner?  Leon  X  ne  saurait  done  etre  ac- 
cuse d'un  zcle  trop  ardent  pour  rcdification  de  la  basi- 
qiio  de  Saint-Pierre  et  considere  commc  le  promoteur  de 
cette  desolante  scission  dans  le  seinde  lachr(?tiente.  Faut- 
d,  diio.T  nous,  avec  I'Evanjiile,  que  le  censeur  aitl'ocil 
Diauvai^  parce  que  le  pontife  ael(5  bon? 
L'ouvrage  s'avanja  neannioius,etleplan  de  croix  grec- 


qne  fut  chang^  en  celui  de  croix  latine  :  mais,  en  1520, 
Raphael  rendait  le  dernier  soupir,  et  Baltliazar  Peruzzi 
rempla(;a  le  grand  artiste.  A  peine  celui-ci  avait-il  mis  la 
main  Ji  Tceuvre  qneL^on  X,  encore  jeune  mouruten1521. 
11  scrait  trop  long  de  racontcr  les  mille  autres  incidents 
qui,  pendant  plusieurs  ann^es,  vinrent  entraver  ou  modi- 
fier la  grande  entreprise.  Nous  dironsseulement  que,  pour 
cequi  regardela  coupole,  I'architecte  Buonarotti,  nomme 
par  Paul  III,  et  si  connu  sous  le  nom  de  Miehel-Ange, 
eleva  I'edifice  jusqu'au  tambour  dont  le  dome  devait^tro 
le  couronnement.  II  y  travailla  encore  sous  les  papes  Ju- 
les III,  Marcel  II  et  Paul  IV,  et  sous  le  pontifical  de  ce 
dernier,  le  sublime  artiste  paya  son  tributk  la  mort,  mais 
il  avail  laisse  un  modfele  de  la  coupole.  Ceci  avail  lieu  en 
1564.  Hitons-nous  d'arriver  i  Sixte  V.  Souslui,  Jacques 
de  la  Porte  et  DominiqueFontana  termin^rent  cctte oeuvre 
admirable.  Au  13  juillet  1588,  huit  cents  ouvriers  com- 
mencerenl  le  prodigieux  dome,  etau  11  mai  1590,  il  s'e- 
levait  niajestueusemenl  dans  les  airs,  jusqu'a  la  lanlerne. 
En  1605,  le  cardinal  Borghese,  devenu  pape  sous  le 
nom  de  Paul  V,  voyant  que  la  partie  superieure  de  la 
basilique  etail  terminte  s'occupa  de  la  construction  de 
I'autre  partie.  11  jugea  quele  plan  de  la  croix  grecque  ne 
presenlait  point  un  edifice  assez  vaste  pour  contenir  la 
concours  des  fideles  dans  les  solennites  majeures.  II  re- 
vint  done  a  la  croix  latine  et  voulut  mf'nie  qu'on  la  pro- 
longed plus  que  nelecomporte  sa  figure  naturelle.  Nous 
n'avons  pas  besoin  de  dire  que  dans  la  croix  grecque  les 
quatre  branches  sont  d'une  longueur  dgale,  tandis  que 
dans  la  latine  la  branche  inferieuro  est  beaucoup  plus 
longue. 


l»lj   VATICAN  A   HOMK. 


41 


Une  description  m\  pen  detaillee  dece  somptucux  mo- 
nument pourra  en  donner  une  idee  aux  lecteurs  qui  ne 
sont  point  familiarisfe  avec  cetle  merveille  de  I'architec- 
ture  calholique. 

Une  grande  place  d'e  forme  elliptique  se  presente  d'a- 
bord  aux  regards.  Le  pourtour  en  est  forme  par  deux  ga- 
leries  i  jour  en  demi-cercle,  chacune  de  ces  galeries, 
percee  d'arcades  a  quatre  rangees  de  colonnes  qui  forment 
deux  corridors  couverts,  tandis  que  I'aliee  du  milieu  plus 
large  est  destinee  aux  voitures  et  par  consequent  n'a  pas 
de  toit.  Les  colonnes  ont  soixante  et  un  pieds  de  hauteur 
et  portent  un  entablement  sur  lequel  sont  placees  deux 
cent  onze  statues  de  onze  pieds  et  demi  de  hauteur.  Au 
centre  s'eleve  un  superbe  obelisque  egyptien  qui  a  cent 
quatre-vingts  pieds  de  haut.  A  droite  et  a  gauche  sont 
des  fontaines,  dont  I'eau  s^levant  a  une  grande  hauteur 
retombe  en  nappes  6paisses  d'abord  dans  un  premier  bas- 
sindegranit  oriental,  et  puis  dans  un  autre  bassin  octo- 
gone  dont  la  circonference  est  de  quatre-vingt-neuf  pieds. 

Le  plus  petit  diametre  de  cette  place  intcrieurement 
est  de  cinq  centquatre-vingt-huit  pieds,  le  plus  grand  en 
a  sept  cent  trente-huit.  Cette  premiere  place  est  suivie 
d'une  seconde,  ayant  la  forme  d'un  trapeze  ou  table  qui  a 
deux  cent  quatre-vingt-seize  pieds  de  long  sur  trois  cent 
soixante-six  de  large.  Les  deux  ccites  rectilignes  de  cette 
place  sont  la  continuation  des  galeries  de  la  premiere,  et 
vont  rejoindre  la  grande  facade  de  la  basilique. 

lei  commence  le  perron  exhausse  sur  \mgt-deux  mar- 
ches a  trois  paliers  ou  repos.  Aux  deux  coles  sont  pla- 
cees les  statues  de  saint  Pierre  ct  de  saint  Paul  que  fit 
fairs  le  pape  Pie  II,  par  Mino  de  Kiesola. 


A  la  plus  haute  rampe  du  perron  so  dcploie  la  facade 
principale  de  la  basilique,  sur  un  developpement  de  cent 
vingt-quatre  metres  environ,  ou  trois  cent  soixante-douze 
pieds.  Sa  hauteur  est  de  centcinquante  pieds.  Ce  frontis- 
pice  est  forme  de  colonnes  et  de  pilaslres  corinthiens  sou- 
tenant  une  architrave  avec  une  frise  et  une  corniche.  Sur 
la  corniche  s'eleve  un  atliquo  perc6  de  fen^tres.  Aux  deux 
exiremites  devaient  s'clever  deux  clochers  dont  un  etait 
deja  construit,  maisque  Ton  fut  oblige  d'abattre,  parce 
qu'il  offusquait  la  vue  de  la  coupole.  Toute  cette  facade 
est  en  pierre  de  travertin  qui  est  une  espfece  de  marbre. 
On  lui  reproche  d'etre  unpen  basse,  proportionnellement 
k  I'ensemble  de  I'edifice ;  neanmoins  I'architecte  voulut 
ainsi  la  construire  pour  donner  au  dome  un  aspect  plus 
svelte  etplus  pyramidal. 

Entrons  dans  le  portique  qui  a  lui  seul  forme  un  edifice 
si  vaste,  si  riche,  si  imposant,  qu'il  a  pu  passer  aux  yeux 
de  quelques  gens  simples  pour  la  basilique  elle-meme. 
En  effet,  ce  vestibule  a  quatre  cents  pieds  de  long  sur 
plus  de  soixante  de  large.  Comment  decrire  les  peintures, 
les  statues,  et  tous  les  ornements  dont  il  est  decor6? 
Nous  dirons  seulement  qui  chacune  de  ses  extremites 
est  placee  sur  un  riche  piedestal  une  statue  equestre.  A 
droite  c'est  Constantin,  a  gauche  c'est  Charlemagne. 

Cinq  portes  introduisent  dans  le  temple.  Celle  du  mi- 
lieu est  en  bronze.  Ses  bas-reliefs  representent  la 
vie  de  saint  Pierre  et  les  faits  principaux  du  pontificat 
d'Eugene  IV,  qui  la  fit  faire.  La  cinquieme  a  droite  est 
muree  et  ne  s'ouvre  que  tous  les  vingt-cinq  ans  pour  le 
jubile. 

Par  I'une  des  trois  autres  portes  onpenetre  habituelle- 


I 


ment  dans  la  basilique.  Elles  portent  les  noms  des  papes 
Paul  V,  Urbain  VllI  et  Innocent  X.  La  grande  nef  a  de 
chaque  c6t6  quatre  hautes  et  larges  arcades  que  sou- 
tiennent  de  gros  piliers  dont  chacun  presente  deux  pi- 
astres engages.  Enire  les  pilastres  sont  menagees  deux 


niches  superposees.  Chaque  niche  est  ornee  de  la  statue 
colossale  d'un  des  saints  fondateurs  des  ordres  religieux. 
La  vodte  esttiteoree  de  rosaces  en  stuc  dore.  Au  centre 
de  la  croisee,  sous  la  vaste  coupole,  est  place  le  graud 
autel  papal.  Lorsque  lo  souverain  pontife  y  ofiicie,  il  a  la 


42 


HISTOIRE  D'UN  TIGKE. 


figure  canstamment  toiirnoe  vers  lo  fond  do  la  nef  oil  sont 
les  cinq  porlps  el  consequeniment  vers  lus  lidi'les.  II  est 
important  d'observer  que  la  basilique  est  dirigi'O  de 
I'orient  ii  roccidenf,  en  sens  inverse  do  Notre-Dame  de 
Paris  et  qu'ainsi  place  a  I'autel,  le  pape  regardeie  levant. 
Les  principales  eslisps  de  Home  ont  leur  axe  dans  cello 
direction.  Get  autel  ainsi  isole,  et  auquel  on  monte  par  sept 
marches,  est  couronne  d'un  magnifique  baldaquin  souteiiu 
par  ([)uatre.colonnes.  Le  tout  est  en  bronze  dort,  et  ilepuis 
la  base  des  colonnes  jusqu'au  sommct  de  la  croix  qui  do- 
mineje  baldaquin  on  compte  cent  trenle-deuxpipds.  I'our 
se  faire  a  Paris  un  objet  de  coniparaison  on  dnit  se  rap- 
peler  que  la  grande  voute  de  Notre-Dame  a  ruie  hauteur 
de  cent  pieds  et  que  lo  baldaquin  dont  nous  parlous  per- 
cerait  cette  voute  la  depasserait  de  trente-deux  pieds... 
le  gradin  de  I'autel  lui-mfeme  est  garni  de  six  grands 
chandeliers.  Au  milieu,  sans  tabernacle  est  la  croix. 
Quand  le  pape  y  officie  on  y  met  un  septieme  chandelier 
dont  le  cierge  est  plus  haut  que  les  autres.  Celui-ci  sym- 
bolise la  suprematie  pontilicale.  Le  bronze  du  baldaquin, 
dont  nous  avons  parlc,  ptse  plus  de  cent  niillicrs  et  a  et^ 
tire  du  Pantheon.  La  dorure,  ainsi  que  la  main-d'oeuvre, 
monlerent  a  cinq  cent  trenle-cinq  mille  francs.  La  basi- 
lique en  est  redevable  au  pape  llrbain  VIII,  niort  en  164i. 
Au  del^  de  I'autel  s'etend  la  branche  superieure  de  la 
croix.  Au  fond  on  admire  la  chaire  de  sninl  Pierre. 
C'est  une  haute  et  large  tribune  de  bronze  dans  la(|uelle 
est  enfernie  le  siege  m6me  de  bois  sur  lequel  le  prince  des 
apotres  s'asseyait.  Cette  tribune  est  supportive  par  les 
statues  colossales  des  quatre  principaux  docteurs  de 
I'figlise.  En  avant  sont  saint  Auguslin  et  saint  Ambroise, 
derriere  sont  saint  Jean-Chrysostome  et  .saint  Athanase  ; 
les  deux  premiers  pour  I'feglise  latine,  les  deux  derniers 
pour  I'Eglise  grecque. 

Si  nous  devious  mainlenant  parcourir  celte  immense 
basilique,  decrire  toutes  les  magnificences  des  trois  bran- 
ches de  la  croisee  de  la  grande  nef  et  des  deux  collate- 
rales,  il  nous  faudrait,  non  point  un  simple  apercu, 
corame  celui-ci,  mais  un  volume  entier.  Arrelons-nous  a 
la  coupole,  sous  laquelle  est  etabli  I'autel  papal  et  le  somp- 
tueux  baldaquin  dont  nous  avons  parle.  Ce  dome  repose 
sur  les  quatre  piliers  dont  il  a  ete  parle.  Chacun  de  ces 
piliers  a  trois  cents  pieds  de  contour  et  cinq  cents  pieds 
dans  les  fondemenls.  Sur  les  quatre  grands  arcs  qid  por- 
tent la  coupole  est  un  magnifique  enlablementsur  la  frise 
duquel  sont  inscrils,  en  mosaiiiue,  les  mots  suivanis :  Tu 
es  Pelrus  el  super  hane  petrain  oeilifirabo  Ecdesiam  meam, 
el  libi  diibo  chives  regni  cwlorum.  «  Tu  es  Pierre  et  sur 
celte  pierreje  bAUrai  inon  Eglise  elje  te  donnerailes  clefs 


du  royaumc  des  cieiix.  •  Les  lettres  de  cette  inscription 

ont  sept  pieds  de  longueur  et  semblent  n'avoir  pas  un 
pied.  La  coupole  est  double  et  les  murs  ont  vingt-quatre 
pieds  d'epaisscur.  Les  piliers  ont  cent  soixante-huit  pieds 
de  liauleur.  Depuis  le  pave  jusqu'au  sonimet  de  la  croix, 
Ji  lexlerieur,  ce  dflme  a  quatre  cent  vingt-quatre  pieds.  La 
lanterne  seule  en  a  cinquante-quatre  et  la  croix  en  a  vingt. 
La  boule,  qui  a  sept  pieds  de  diametre,  pent  contenir  seize 
personnes,  et  un  escalier  en  facilite  I'entree  aux  curieux. 
Ainsi  I'elevation  totale  de  ce  dome  equivaut  d'abord  aux 
deux  tours  de  Notre-Dame  de  Paris  poseesl'une  sur  I'autre 
et  les  surpasse  de  vingt-quatre  pieds. 

Outre  la  grande  coupole,  la  basilique  de  Sainl-Pierro 
en  possede  dix  autres  plus  pelites,  qoatre  rondes  et  six 
ovales. 

Terminons  par  les  dimensions  de  I'eglise  entiere.  La 
basilique  de  Saint-Pierre  a  six  cents  pieds  de  long,  sur 
quatre  cent  quarante  de  largeur,  a  la  croisee,  en  sorte  que 
Nolre-Dame  de  Paris,  dans  .sa  longueur  totale,  enlrerait 
dans  la  largeur  de  Saint-Pierre  du  Vatican.  La  nef  prin- 
cipaie  a  quatre-vingt-six  pieds  de  largeur,  et  cent  qua- 
ranlequatre  de  hauteur.  Nous  n'avons  en  France  que  la 
cathedrale  de  Beauvais  dont  la  voMe^gale  la  hauteur  de 
cclle  de  Saint-Pierre  de  Rome. 

Jusqu'fi  ce  moment,  la  construction  totale  de  ce  gigan- 
lesque  edifice  a  coiite  prfes  de  trois  cent  cinquante  mil- 
lions de  notre  monnaie  francaise. 

L'6glise  n'a  ni  chceur  ni  sanctuaire.  Le  Chapitre  c^lebre 
ses  offices  dans  une  grande  et  superbe  chapelle  qui  Equi- 
vaut, elle  seule,  k  une  belle  Eglise.  On  ne  voit  dans  cette 
enceinte  ni  bancs  ni  chaises,  et  ToBil  pent  se  promener  a 
loisir  sur  les  riches  compartimenlsde  marbrequi  ferment 
le  pave.  Au  dessous  de  celui-ci,  subsiste  celui  de  I'an- 
cienne  eglise  de  Constantin  h  laquelle  on  descend  par  un 
escalier  devant  I'autel  principal.  La  voiite  de  cesouterrain 
a  onze  pieds  d'elevation.  La,  au-dessous  de  I'autel  papal, 
est  celui  ditia  confession  de  Saint-Pierre,  oul'on  conserve 
les  insignes  reliques  des  deux  princes  de  I'apostolat, 
Pierre  et  Paul. 

Pour  se  faire  une  idte  un  pen  positive  de  ce  grand  edi- 
fice, il  faut  lire  la  description  complete  qu'en  donneM.  le 
chevalier  Gaetano  Moroni,  un  des  principaux  officiers  du 
palais  de  sa  saintete  Gregoire  XVI,  pape  actuel.  M.  I'abbe 
Pascal,  auleur  de  loule  la  partie  religieuse  de  ce  journal 
se  propose  do  publier  bionl6t,  en  un  fort  volume  in-8°, 
les  Bnsilifiues  dc  Rome,  avec  des  gravures.  Les  articles 
qui  figureront  dans  cette  deuxieme  annee  de  notre  publi- 
cation en  sont  des  r6sumes. 

L'abbe  Pascal. 


SCENES,  RECITS,  A  VENTURES,  EXTRAITS  DES  PLUS  ROTTS  VOYAGEURS,  ETC. 


AVENTURE    COMIOUE    AUUIVtE    AU    CAPITAIiNE    MAC-CLENCHEM,    DANS    LE    DfiSERT    DE    HOOGHLY. 

(  SUITE    ET    FIN.   ) 


Quoique  le  peu  d'espace  dans  lequel  il  pfit  s'agiter 
neulralis&t  la  force  musculaire  de  noire  ennemi,  nous 
I'entendions  gronder  sourdement ,  conime  le  volean  qui 


menace  d'une  (Eruption  procliaine.  Nous  etions  lA  comme 
sur  une  mine  qui  d'un  moment  h  I'aulrc  allait  lancer  avec 
elle  la  destruction.  La  physionomie,  jusqiie-14  impassible. 


HISTOIRE  DUN  TIGRE. 


45 


du  capitaine,  prenait  line  expression  d'incertitude  qu'il 
s'effoi'Qail  en  vain  de  cacher.  Tout  a  coup  ses  trails  se 
modififerent,  un  sourire  illumina  sa  pile  figure,  il  placa 
son  index  sur  ses  levres,  en  signe  du  silence  qu'il  me 
commandait;  je  le  vis  s'abaisser  sur  lui-m^nie,  plier  les 
genoux  avec  precaution ,  etendre  lo  bras  droit  comme  s'il 
se  fit  agi  de  prendre  une  Iruile  dans  un  des  beaux  lacs  de 
I'Amerique,  et,  nvant  que  je  pusse  deviner  ce  qu'il  allait 
faire,  il  se  redressa  sur  ses  pieds,  et  je  le  vis  tenant  et 
hissant  ii  lui,  comme  un  cable,  la  queue  du  nionstre  qu'il 
avail  entrevue  a  rnrifice  de  la  bonde,  et  qu'il  a\ait  tiree 
jusqu'^  la  racine.  J'aidai  aulant  que  je  pus  a  cetfe  nou- 
velle  mancEuvre. 

II  etait  demontremathematiquenicnt  quetant  que  nous 
pourrions  conserver  le  tonneau  entre  nous  et  la  ligrcsse, 
notre  salut  etait  assure. 

Nous  pouvions  esp^rer  aussi  que  nous  tratnerions  I'ani- 
nial  jusqu'au  rivage,  ou,  a  I'aide  de  nos  compagnons, 
nous  pourrions  nous  en  rendre  maitreset  Tamenervivante 
au  Jardin  des  Planles,  a  Paris,  ou  au  Jardin  zoologique 
de  Londres,  et  I'esposer  avec  ccsmols,  formule  liabituelle 
d'hommage : 

Tiyre  royal  (femelle)  donnc  par  le  capitaine  Mac- 
Clencliem  el  M.  Robert. 

Peut-Stre  avions-nous  tous  deux ,  mon  camarade  et 
nioi,  la  meme  pensee  sans  nous  la  communiquer. 


Nous  descendlmes  avec  pi^dence. 

Mais  qui  comple  sans  son  tigre,  rompte  deux  fois. 
Nous  avions  mal  calcule  nos  forces  respectives,  car,  bien 
queprivcedel'usage  de  ses  jambes  dederriere,  la  tigresso 
nous  entraina  a  sa  guise  et  traca  elle-meme  I'itineraire 
qu'elle  voulut  parcourir.  Tous  nos  efforts  pour  I'arn^ter 
furent  vains ;  elle  se  dirigca,  et  nous  avec  elle,  vers  I'inte- 
rieur  des  (erres,  continuant  ses  grondements  sourds,  et 
nous  regardant  de  son  a?il  fauve,  comme  si  elle  nous  con- 
siderait  comme  sa  prqpriete. 

Nous  parcourumes  ainsi  un  mille;  le  capitaine  tonait 
forme  la  queue  de  I'animal,  moi,  Je  me  cramponnais  de 
loute  la  force  de  mes  phalanges  a  la  basque  d'habit  du 
capitaine.  Et  ici,  messieurs,  je  dois  une  confidence  k  la 
vcrite  du  recit,  je  veux  vous  montrer  ce  que  vaut  I'espece 
humaine,  quand  la  question  du  salut  et  de  I'inti^ret  prive 
est  en  jeu.  Oui,  j'avouerai  qu'il  me  passa  une  idee  infer- 
nale  par  le  cerveau  :  j'eus  la  tentation  de  IScher  prise  el 
d'abandonner  mon  compagnon. 

Tout  ce  que  je  puis  dire  pour  ma  justification,  c'est  que 
si  j'avais  tenu  la  queue  de  la  \iHe  et  que  mon  compagnon 
cut  cte  a  ma  place,  il  aurait  peut-elre  eii  la  meme  penseo 
que  moi. 

Peut-etre  aussi,  messieurs,  tous,  taut  que  vous  Ales  ici, 
auriez-vous  subi  la  meme  tentation  en  pareille  circon- 
stance;  j'aime  a  le  cioire  pour  avoir  la  conscience  plus 
l^sere. 


Je  n'ai  pas  cidi  a  la  tentation.  Pourquoi?  je  I'ignore. 
f'^tait-ce  par  crainle  d  I'lre  rattrape  par  mon  ami,  ou  par 
la  tigresse,  ou  peut-^trepar  les  deux?...  Jonesais...  A  ce 
moment,  je  n'avais  pas  I'iutelligence  de  I'analyse,  et  dc- 
puis  jo  n'ai  pas  cherche  a  me  rendre  coinpte  de  la  position. 

Quclques  asperites  de  terrain,  des  racines  d'arbres  h 
la  surface  du  sol ,  rendirent  un  moment  noire  course 
moinsrapide,  etce  ful,  sansdoute,  ce  moment  de  repit  qui 
permit  a  mon  courageux  et  intelligent  ami  de  concevoir 
une  de  ces  pensees  hardies,  un  de  ces  moyens  imprevus 


de  salut,  qui  ne  pouvaient  ^tre  enfantes  que  par  une  ima- 
gination active  comme  la  sienne. 

Le  moyen  qu'il  trouva,  je  veux,  je  dois  mJme  le  recom- 
mander  a  quiconque,  dans  ses  voyages,  sc  trouvera  dans 
la  position  critique  oil  mon  ami  le  capitaine  et  moi  nous 
nous  sommes  trouves. 

L'experience  a  ote  faite,  le  doute  niaintcnant  ne  peul 
^tre  que  I'oeuvre  de  la  mauvaise  foi. 

Je  vais  donner  la  formule  de  sauvetage  ou  de  salut. 

£tes-vous  poursuivi  par  une  tigresse  dans  un  desert 


**  lIlSiOlKE   b'UlN   TlGUt; 

quelconque,  et  ctes-vous  paiu'im,  par  adrcsse  ou  par 
force,  a  emprisonner  la  biMe  leroce  sous  un  tonneau  dont 
la  partie  superieurc  n'esl  pas  defoncee?  avez-vous  Irouve 
le  moyen  de  tirer  comme  iin  cJble  la  queue  de  la  susdile 
bSte  feroce,  et,  vous  cramponnant  a  ellc,  aTez-voiis  mis 
le  tonneau  enire  votre  adversaire  etvous? 
Nous  admettons,  messieurs,  que  vous  en  soyez  a  ce 


conimu  nous  y  etions  le  capitaine  ot 


degr^  de  succfes  , 
moi. 

Conlinuons  la  formule. 

Quand  vous  vous  apercevez  que  I'animal  furieux  est 
doue  d'une  plus  grande  force  que  la  voire,  et  qu'au  lieu 
d'etre  mcne  par  vous,  il  vous  mene,  et  que,  par  conse- 
quent, vousnesavez  pas  oil  vous  vous  arrelerez,  parceque 


vous  ignorez  oil  il  s'arrfetera,  prenez  alors  la  queue  dudit 
animal  feroce,  comme  si  vous  aviez  a  la  main  un  cable, 
une  ficelle  ou  m^me  un  simple  fil  de  chanvre  ou  de  Iin, 


tournez  la  queue  sur  elle-meme,  et  faites  un  noeud  non 
coulant,  un  fort  nocud  a  la  mariniere,  de  fa^on  k  ce  qu'il 
ne  puisse  pas  glisser  ni  passer  k  travers  le  trou  de  la 


bonde  du  tonneau  quand  vous  lacherez  prise ;  I'animal 
trainera  alors sa  prison  apres  de  lui,  maisil  cessera  de  vous 
trainer  avec  elle,  et  vous  pourrez  fuir. 


C'est  ce  coup  hardi,  messieurs,  c'est  cette  experience 
miraculeuse  que  tenta  avec  succes  le  capitaine  Mac- 
Clenchem. 


LINNE  ET  BUFFON. 


m 


A  peine  le  noeud  fut-il  forme  avec  la  queue  de  la  ti- 
gresse,  que  mon  ami  m'enjoignit  de  pousser  les  cris  les 
plus  ai°us  qu'il  flit  possible ;  les  sons  les  plus  discords  sor- 
tirent  de  ma  gorge  et  de  celle  du  capilaine.  A  defaut  d'in- 
struments,  je  brisai  I'une  centre  I'autre  deux  bouteilles 
de  vieux  rhum  ,  qui  par  hasard  se  trouvaient  dans  mes 
poches,  et  nous  parvinmes  a  inspirer  i  la  tigresse  I'effroi 
qu'elle  avail  longtemps  su  nous  inspirer.  Nos  cris  redou- 
blerent  en  raison  de  la  vitesse  de  sa  fuite,  et  bientiit  elle 
se  jela  dans  un  epais  fourre,  et  nous  la  perdimes  de  vue. 

Ce  coup  hardi  fut  sans  contredit  le  plus  beau  fait  de  la 
vie  demon  ami  le  capilaine;  et,  malgre  sa  modeslie,  il  ne 
put  quelquefois  se  defendre  de  rappeler  oet  episode  de  ses 
voyages. 

Le  ncEud  coulant  est  un  trait  d'une  audace  et  d'une 
intelligence  bien  peu  commune.  «  II  y  eut  un  moment 
terrible  a  passer,  m'a  dit  depuis  mon  ami;  c'est  celui  oil 
nous  lichames  la  queue.  Qui  pouvait  nous  dire  que  le 
DOBud  ne  tilerait  pas?C'etait  la  lout  le  probleme  de  notre 
existence.  »  Et  il  ajoutait  :  «  Tirer  les  polls  de  la  queue 
des  elephants,  prendre  des  crocodiles  a  la  main,  dompter 
les  hippopolames,  tout  cela  n'est  qu'un  jeu  d'enfant  en 
comparaison  de  notre  nceud  de  tigre.  » 

Avec  quelle  joie,  continua  le  narraleur,  nous  retrou- 
vAmes  sur  le  rivage  nos  hommes  d'^quipage.  Les  cano- 
liers  etaient  sur  le  point  de  pousser  au  large ;  il  faisait 
presque  nuit,  et  toutes  les  recherches  pour  nous  retrouver 
avaient  He  vaines.  En  voyant  sur  le  sable  les  traces  du 
passage  d'un  tigre  etles  debris  de  notre  repas  disperses, 
on  conclut  que  nous  avions  ete  la  proie  de  la  bele 
f^roce. 

Arrives  a  bord,  nous  racontimes  nos  aventures  au  ca- 
pilaine et  aux  gens  d'equipage;  les  polls  de  la  tigre.sse, 
dont  nos  mains  elaient  encore  couvertes,  donnerent  un 
cachet  d'aulbenticite  k  notre  recit. 

Le  capilaine  Mac-Clencliem  fut  I'objet  des  compliments 
de  tous  les  passagers. 

Quant  k  moi,  je  ne  tardai  pas  a  toniber  dangereuse- 
ment  malade.  Le  delire  me  prit ;  on  ne  parvint  a  me 
calmer  qu'en  attachant  le  bout  d'une  grosse  corde  au 
pied  de  mon  lit,  et  en  me  donnant  a  la  main  I'autre  ex- 
tremite,  que  je  lirai  des  heures  entieres,  comme  s'il  se 


fut  agi  de  continuer  encore  I'experience  du  capilaine  Mac- 
Clenchem. 

Quand  je  fus  plus  avance  dans  la  guerison,  le  docleur 
ordonna  qu'on  me  mit  encore  entre  les  doigls  des  petites 
ficelles,  ci  I'extremil^  desquelles  je  me  plaisais  toujours  k 
faire  des  noeuds  marins. 

Je  me  relablis  enfin,  mais  lentement;  et  depuis  lorsj'ai 
pris  ce  type  d'insouciance  que  vous  me  rcprochez  quel- 
quefois, et  qui  nie  permct  de  premier  a  peine  I'oreille  au« 
ri^cils  habituels  des  chasseurs.  .I'avouerai  que  ce  qui  a 
rapport  a  la  vie  plus  ou  moins  incidenlee  du  lapin  et  du 
lievre  me  trouve  peu  sensible. 

Cependant,  continua  M.  Robert,  pour  donner  conclusion 
complete  a  mon  recit,  je  dois  vous  dire  que  la  curiosile 
poussa  le  capilaine  Mae-Clenchem  k  prendre  plus  lard 
des  informations  sur  la  tigre^se  et  le  tonneau;  mais  tout 
ce  qu'il  put  connaitre,  par  les  naturels  du  pays,  c'esl  que 
denx  ou  trois  annees  apres  le  passage  du  batiment  (|ui 
nous  porlait,  deux  jeunes  tigres  furent  lues  dans  le  voi- 
sinage.  Tous  deux  avaient  une  forte  excroissance  a  la  ra- 
cine  de  la  queue,  a  peu  pres  de  la  grosseur  et  de  la  forme 
d'un  petit  baril  d'huile;  et  quoiqu'on  n'ail  jamais  pn  se 
procurer,  en  depit  des  recherches,  qu'une  peau  de  ti- 
gresse manquant  de  la  parlie  la  plus  essentielle  comme 
ornement,  le  capilaine  crut  pouvoir  affirmer  que  ces  jeunes 
tigres  Etaient  la  progenilnre  de  la  tigresse  en  question.  II 
est  d'aulant  plus  a  regrelter  i]ue  ces  pelils  tigres  n'aient 
pas  ete  pris  vivanls,  qu'independamment  de  I'altrail  quils 
auraient  ajoule  a  une  colleclion  zoologique,  ils  auraient 
jete  une  grande  lumiere  sur  une  question  encore  obscure 
malgre  toutes  les  discussions,  celle  de  savoir  jusqu'^  quel 
point  les  sensations  produites  sur  une  mere  par  les  objets 
exlerieurs  peuvent  inlluer  sur  la  confornialion  physique 
du  germe  qu'elle  feconde  dans  son  sein. 

Le  recit  de  M.  Robert  mit  fin  aux  anecdotes  de  v^nerie 
qu'on  debitail  a  la  taverne  d'Arrowsmith. 

Depuis  ce  jour,  quand  un  chasseur  prelude  au  recit 
de  ses  expeditions,  on  a  invenle,  pour  le  rappeler  au  si- 
lence, une  formule  qui  est  devenue  proverbiale :  «  Parloz- 
lui  du  tonneau  du  capilaine  Mac-Clenchem ,  »  dil-on.  Et 
I'assemblee  de  rire  et  d'ctouffer  par  des  hourras  la  voix 
du  conteur. 


BlOORAPIllE  SCIEniFKJLl 


I.INNE  ET  BUFFON. 

Mes  enfanis,  ne  ful-ce  que  pour  echapper  a  I'ingrali- 
lude,  consacrons  un  souvenir  ii  ces  hommes  de  genie  qui, 
porlant  devant  nous  la  Inmiere,  nous  ont  revele  la  na- 
ture et  nous  ont  presque  mis  dans  la  confidence  des  se- 
crets sublimes  de  la  creation. 

L'annfe  1707  vit  naitre  deux  naturalistes  eminenls, 
I'un  en  Suede,  I'autre  en  France  :  Linne  el  BulTon. 

Comme  tant  d'autros  grands  hommes,  Linne  recut  d'a- 
bord  les  dures  lecons  de  I'adversite.  Sa  vie  nous  offre 
mSme  un  exemple  mtjmorable  de  ce  que  peuvent  reunis 
le  courage  et  la  volonle.  A  peine  age  de  dix  ans,  il  elait 
d^j^  tellement  entraine  par  la  passion  des  planles  qu'i! 


negligeait  ses  etudes  latines  pour  courir  dans  les  champs ;  et 
son  pere,  pasteur  austere  d'un  simple  village,  prit  une  idee 
si  fausse  de  ses  dispositions  naturelles  qu'il  le  mil  en  ap- 
prentissage  chez  un  cordonnier.  Heureusement  pour 
Linn^,  heureusement  pour  la  science,  le  merile  du  jeune 
bolanisle  fut  compris  ou  devinc.  Linne  put  revenir  aux 
eludes  de  son  choix,  et  I'universite  d'Upsal  le  compta 
bienlol  parmi  ses  eleves.  Toutefois,  il  dut  y  vivre  encore 
quelque  temps  entoure  de  privations,  s'il  est  vral  qu'il 
ait  ete  reduit  k  raccommoder  pour  son  usage  les  vieilles 
chaussures  delaissees  par  ses  camarades.  Cinq  ans  apres, 
on  lui  confia  la  direction  du  jardin  botanique,  et  puis  la 
soci(5te  royale  des  sciences  d'Upsal  le  chargea  d'aller  en 
Laponie  pour  recueillir  et  pour  decrire  les  planles  de 


46 


LINNE  ET  BUFFON. 


cette  singulifero  contr(5e.  A  son  retour  de  ce  p^nible 
voyage,  il  voulut  donner  des  lecons  publiques ;  mais  la 
jalousie  inquiete  d'un  professeur  lui  suscita  des  tracasse- 
ries  qui  le  deciderent  k  se  retirer  k  Fahlun,  celebre  sur- 
tout  par  ses  mines  de  cuivre.  11  chercha,  par  quelque  pra- 
tique de  la  niedecine  et  par  des  lec'ons  de  miueralogie,  h 
subsister  clietivenient  dans  celte  ville,  et  pent-fetre  ne 
serail-il  pas  sorii  de  eelte  position  critique  et  obscure,  si 
une  jeune  personne,  qui  pressentait  niieux  que  lui  tout 


ce  qu'il  pouvait  Mre,  h'eiVt  exige,  pour  devenir  son 
Spouse,  qu'il  consacrAt  encore  a  I'eludo  Irois  annees. 
Linn(5  passa  tout  ce  temps  en  HuUande  cliez  un  riche 
proprietaire,  nonimc:  George  Clillort,  qui  lui-m^me  6lait 
passionne  pour  I'bistoire  naturelle  el  qui  possedait  un 
jardin,  un  cabinet  et  une  biblidthi'que  mngiiifiques.  Get 
excellent  bomnie  raccueillit  a\'ec  d'autant  plus  de  cordia- 
lite  que  Liniie  lui  avail  ele  presente  par  I'illuslre  niMe- 
ciu  JJoerliaave.  Vous   devez  comprendre,  nies  enfanls. 


combien  fut  grande  la  satisfaction  de  Linne,  qui  jouissait 
ainsi  avec  calme  et  abundance  de  tout  ce  qui  pouvait 
^tendre  ses  connaissances  et  nietlre  a  I'aise  le  d(5veloppe- 
ment  deses  idees.  Aussi  n'a-t-il  manque  jamais  I'occasion 
de  proclamer  bien  baut  sa  reconnaissance,  et  Ton  peul 
dire  qu'il  a  verilablemenl  immortalise  son  bienfaiteur 
par  les  ouvrages  qu'il  a  publics  cbez  lui  C'esl  encore 
cliez  ClilTorl  que  Linne  donna  de  I'ensemble  a  ses  vues  et 
en  fit  les  premieres  applications  generates.  Deja  I'bistoire 
naturelle  avail  etc  traitiie  sans  doute  dans  des  ouvrages 
nombreux  el  savants;_  mais  ce  n'etaient  guere  que  des 
CBuvres  6parses ,  incompletes  ou  confuses.  On  n'avail 
point  distingue  nellenient  les  cspeces,  on  n'avail  mime 
pas  essav6  d'en  faire  le  catalogue  complet;  les  descrip- 
tions n'en  Maient  point  redigees  sur  un  plan  uniforme, 
ni  exprimees  en  termes  d'une  signification  precise;  les 
md'thodes  suivies  pour  les  distribuer  avec  ordre  n'etaient 
pas  rigoureuses;  enfin  les  noms  assignes  aux  espijces  va- 
riaient  presque  au  griS  de  cliaque  auteur,  et  Ton  etait  sou- 
vent  reduil  a  se  servir  de  phrases  descriptives  qu'aucune 
memoire  ne  pouvait  retenir.  Linne  fut  fr.n\ipe  de  tons  ces 
inconveuients  qui  relardaienl  les  progrfe  de  la  science  el 
jugea  qu'il  ^tail  necessaire  d'y  porter  bien  vile  un  re- 
mfede.  C'esl  alors  qu'il  etablil  cefte  admirable  classifica- 


tion qui  lui  a  merits  dans  la  zoologie,  mieux  peul-itre 
qu'en  botanique,  le  litre  de  legislaleur.  Sa  nomenclature 
est  commode,  en  effet;  son  langage  technique  est  remar- 
quable  de  precision  el  d'energie;  des  idees  pittoresqucs 
etincellent  partout  sous  sa  plume,  qui  se  cree  souvenl 
des  mols  rnervcilleusemenl  expressifs.  Parfois  cependauL 
son  style,  Irop  charge  d'allusions  el  de  metaphores,  de- 
viant obscur  en  voulant  fitre  trop  concis;  enfin  ses  gran - 
des  divisions  surloul  out  ele  si  heureusement  calculees 
que  la  pluparl  demeurenl  dans  la  science  conime  un  le- 
moignage  (5clatant  de  sa  perspicacity.  Mais  il  eut  dans 
Bulfon  un  rival  done  de  trop  riches  facuUes,  dont  les  ou- 
vrages 6taient  trop  etendus  et  trop  parfails,  pour  que  les 
siens  ne  lombassent  pas  d'abord  au  second  rang.  Toule- 
fois  le  merile  prodigieux  de  ses  travaux  zoologiqucs  s'est 
fait  jour  peu  h  peu ;  et  quelque  brillaule  qu'ail  itA  la 
destinee  du  naturaliste  franfais,  nous  devons  dire,  pour 
iMre  juste,  que  Linne  desormais  est  en  zoologie  le  prince 
do  tous  les  naturalistes.  La  gloire  non  plus  ne  lui  manqua 
pas  de  son  vivanl.  Toutes  les  acadtjmies  de  I'Europe 
s'honorerent  de  I'avoir  pour  associe,  les  rois  eux-meme.s 
lui  dounerent  des  marques  insignes  de  consideration;  il 
fut  auobli  par  .ton  souverain  el  decore  de  I'ordre  de  I'fi- 
loile  polaire.  Mais  I'ilUisIre  Cuvier,  a  qui  nous  devons 


LINNfe  ET  BUFFON. 


47 


lous  ces  details  biographiquBs,  fait  remarquer  avec  amer- 
tume  que  les  lettres  de  noblesse  ne  lui  furent  pas  accor- 
dees  pour  avoir  en  quelque  sorte  fonde  la  botanique, 
mais  pour  avoir  decouvert  un  moyen  de  faire  giossir  Ics 
pedes  que  produisent  certaines  moules  de  Suede.  Quoi 
qu'il  en  soil,  Linne  fut  demande  par  le  roi  d'Espagne  et 
par  le  roi  d'Angleterre ;  Louis  XV  ne  dedaignnit  pas  de 
lui  envoyer  des  graincs  lecueillies  de  sa  royale  main; 
mais  dans  la  simplicite  de  sa  vie,  Linne  devait  etre  peu 
accessible  aux  lionneurs  du  monde ;  sa  cliaire  de  botani- 
que dans  I'universite  d'Opsal  sulUsait  a  son  bien-etre  et 
il  son  ambition;  et,  quoiqu'il  aimat  a  ilrii  loue,  quelque 
plante  singuliiire  ou  quelque  animal  i'trange  pouvait  seul 
lui  faire  eprouver  de  vraies  jouissances.  Vivaiil  avec  ses 
Aleves,  qu'il  considerait  comnie  ses  enfants,  prompt  ii  s'(5- 
mouvoir  comme  a  s'apaiser,  il  ne  fut  guere  trouble  par 
les  attaques  de  ses  antagonistes  qui  le  traiterent  souvent 
avec  rigueur;  et  bien  qu'il  en  ait  eu  de  fort  celebres, 
parmi  lesquels  nous  avons  la  douleur  de  trouver  Bulfon 
lui-meme,  il  ne  prit  jamais  la  peine  de  leur  repondre,  sui- 
vant  ainsi  le  consed  que,  bien  jeunc  encore,  il  avail  rocu 
du  sage  Boerhaave.  Seulement,  profUant  de  I'homonymie 
que  presentent  en  latin  les  mots  Buffon  et  crapaud 
(Bufo),  il  se  vengea  de  son  puissant  rival  en  lui  dediant, 
sous  le  nom  de  Bufonia,  une  plante  infime  sous  laquelle 
s'abrite  le  crapaud.  Au  contraire,  la  plus  etroite  amitie 
I'unit  toujours  a  nuire  celebre  Bernard  deJussieu,  qui 
fut  cependant  son  heureux  emule  en  bolaniqne.  Une  anec- 
dote curieuse  raconte  ainsi  leur  premiere  entrevue.  JIal 


accucilli  en  Angleterre  inalgr6  le  patronage  puissant  de 
Boerhaave  ct  celui  de  sa  propre  renommee,  Linne  vint  a 
Paris  sans  recommandations.  Bienlot  il  arrive,  encore 
ignore,  dans  une  de  ces  lierborisalions  oil  Jussieu  recueil- 
lait  les  plantes  des  champs  et  les  designait  ii  ses  eleves. 
Ceux-ci,  qui  souvent  essayaient  de  metlro  ii  I'epreuveson 
admirable  sagacite  en  mutilant  les  plantes  ou  bien  en  les 
d^figurant  par  I'addition  de  parties  prises  a  d'autres 
genres,  lui  en  presentent  une  composee  de  pieces  rappor- 
ttes.  Le  savant  et  moiicste  professeur  hesilait  ii  pronon- 
cer,  lorsqu'un  inconnu  proclame  et  prouve  la  fraude  ma- 
ligne  des  eleves.  Linne  ^eut  ou  moi  pouvions  la  di'coitvrir, 
s'ecrie  naivement  Jussieu.  Eii  elfet,  c'etait  Linne.  Jussieu 
I'embrasse  avec  transport,  etle  souvenir  de  leur  vive  af- 
fection se  trouve  consncre  dans  ia  science  par  la  dedicace 
de  tout  un  genre  de  plantes,  qui  porte  le  nom  du  bota- 
niste  francais. 

Du  reste,  Linne  avait  le  caractere  fiicile  et  bienveillant, 
ses  moeurs  etaient  vertueuses  et  sa  via  retiree.  Fort  atta- 
che aux  principes  religieux  qu'il  lenait  de  son  pire,  il  ne 
parlait  de  la  Divinite  qu'avec  respect,  at  saisissait  avecj 
un  plaisir  marque  les  occasions  nombreuses  que  lui  f,f- 
frait  I'hisloire  naturelle  de  faire connaitre  ttiule  la  sagesse 
du  Createur.  Ses  depouilles  mortelles  fura'nt  recueiUies 
dans  la  cathedrale  d'Upsal,  et  Gustave  111  oomposa  lui- 
meme  son  oraison  funebre. 

La  Providence,  qui  .se  cache  souvent  dans  ci!  (]ue  nous 
appelons  le  ha.sard,  cnchaina  dune  maniere  irnjjrevue  le 
jeune  Buffon  a  I'etudo  de  I'histoire  nat\)relle.    Fils  d'un 


conseiller  au  parlement  de  Bourgogne,  il  n'^tait  encore 
animeque  d'un  dfeir  vague d'instruction  et  de  renommee, 
lorsque  sa  nominaliun  a  la  place  d'inlenilant  du  Jardin- 
des-Plantes,  vint  donner  une  direction  fixe  kses  idees  et 
lui  ouvrir  la  carriere  ou  il  s'est  immortalise.  Jusqu'a  lui, 


l'hi.stoire  de  la  nature  n'avait  ele  era  rile  avec  ■fitendue  que 
par  des  compilateurs  sans  talent,  le  s  autres  Duvrages  ge- 
neraux  n'offraient  que  de  seches  nomencla  tures.  Linne 
n'avait  pas  encore  produit  son  oeuv  re  etsem  blail  ne  s'oc- 
cuper  plus  specialemenl  que  de  bg   lanique,    jl  existaitdes 


48  PETITES  SOIREES 

observations  excellenles  et  varices,  mais  isolfes  ou  bien 
reslreintes  k  des  objels  particuliers.  Buffon,  alors  hostile  ii 
toute  espi'ce  de  classification,  resolut  cepcndant  de  faiie 
de  toutes  ces  connaissances  acquises  un  vaste  el  magni- 
fique  ensemble.  N'ayant  ni  la  patience  ni  les  organes 
physiques  convenables  pour  observer  au  microscope  ct 
pour  decriro  les  details,  il  confia  conipletement  a  I'liabile 
Daubenton,  nlors  son  ami,  le  role  modestc  et  accessoire 
de  descripteur  des  formes  exterieures  et  de  I'analomie.  11 
se  reserva  tous  les  morceaux  d'eclat,  toutes  les  theories 
generales,  et  surtout  il  'voulut  ^tre  le  peintre  des  moeurs 
des  animaux.  Mais  il  n'a  lr»jt6  veritablement  que  de 
I'histoire  des  mammifferes,  car  celle  des  oiseaux  est  due 
en  grande  partie  a  son  coUaborateur  Guineau  de  Mont- 
beillard.  II  n'y  a  qu'une  opinion  sur  Buffon  considere 
comme  ecrivain,  car  peisonne  peut-etre  ne  I'a  egalepour 
I'eli'vationdu  point  devue,  pour  la  niarchelbileetsavante 
des  idees,  pour  la  p'ompe  et  pour  la  majesle  des  images, 
pour  la  noble  gravile  des  expressions,  pour  la  dclicieuse 
harmonie  des  periodes.  On  lui  reproche  parfois  uncer- 
tain defaut  de  flcxibilite,  ct  ccpendant  il  a  souvent  riussi 
h  rendre  les  plus  petils  details  avec  une  grace  enchante- 
resse.  Les  retlf.xions  morales  par  lesquelles  il  cherclie  a 
varier  la  monotonie  d'un  sujet  quelquefois  aride  mon- 
trent  presquo  partout  I'exquise  sensibilile  de  son  hne. 
Enfin,  ses  tableaux  de  grandes  scenes  de  la  nature  sont 
d'une  verite  parfaile  et  empreints  chacun  d'un  carac- 
tere  propre  et  ineffacable;  aussi  la  reputation  de  son  livre 
fut-elle  prompte  et  universelie.  Les  hommes  ^minents  de 
tous  les  pays  rendirenta  I'auteur  deshonimages  unanimes. 
Linne  seul,  peut-fitre,  fit  exception.  Mais  les  allusions 
ameres  du  naturaliste  su^dois  etaient  encore  pour  le  na- 
turaliste  frajicais  un  nouvel  hommage  et  le  seul  qu'ilpilt 
attendre  dun  rival  trop  epris  lui-m^me  de  la  louange 
pour  consentir  a  la  parlager.  D'ailleurs,  vous  le  savcz, 
cette  inirQiti(5  fut  reciproque,  ciiconstance  bien  dt^plora- 
ble  assurement;  car  la  science,  qui  eAt  tant  profite  du 
eoncours  preeieuxde  ces  deux  hommes  de  genie,  se  trouve 
au  contraire  obstruee  d'une  foule  de  mots  superflus  in- 
troduits  Ji  I'envi  par  les  illustres  chefs  de  deux  fccoles 
ennemies..  Pour  etre  \rai,  nous  devons  dire  que  Linne 
I'emportei  comme  classificateuret Buffon  comme  ecrivain, 
que  lun  n  fonde  la  science  et  que  I'autre  I'a  popularisee ; 
qu'ils  soiit  enfin  .le  complement  indispensable  I'unde  I'au- 
tre ;  Linne  s'etant  surtout  distingue  par  la  methode  et  par 
les  detail:,,  et  Buffon  par  les  grandes  vuesd'ensembleetpar 
le  colons.  Mais  ponr  etre  juste  aussi,  nous  devons  ajouter 
que  Buffon,  avec  cette  noblesse  d'Sme  qui  ne  craint  pas 
d'avouer  une  longue  eneur,  s'etait  rallie,  dans  les  der- 
nieres  annees  desa  vie,  a  la  necessite  d'une  classification; 


ASTUONOMIQUES. 

et  nous  devons  bien  regrettter  qu'il  ne  s'en  soit  pas  .se-^ 
rieusement  occupe  hii-mfime,  car  celle  qu'il  a  donnee 
pour  la  nombreuse  famille  des  singes  est  un  veritable 
chef-d'oeuvre.  Enfin  ses  id^es  quant  ii  rinfiuonce  qu'exer-" 
cent  la  delicatesse  et  le  developpement  relalif  de  chaquef 
organe  sur  la  nature  des  diverses  especes  resteront 
comme  point  fondamental  de  toute  hisloire  naturelle,  de 
nieme  que  .ses  idees  sur  la  degeneration  des  animaux  et 
sur  les  limilesque  les  cliniats,  les  montagnes  et  les  mers 
assignent  a  chaque  espece,  sont  de  veritables  decouvertes 
qui  se  confirment  chaque  jour  et  qui  ont  donni5  aux  re- 
cherches  des  voyageurs  une  base  fixe,  dont  elles  man- 
quaient  auparavant.  Comme  Linn(5,  Buffon  savoura  long- 
temps  la  gloire  qui  lui  ^tait  peut-6tre  plus  nteessaire, 
ear  il  vivait  dans  tout  le  i'aste  d'un  grand  seigneur.  On 
dit  mi5me  que,  pour  ecrire  ses  ouvrages,  il  avait  soin  de 
rovetir  d'abord  ses  habits  les  plus  somptueux,  comme  si 
la  solennite  de  son  costume  devait  communiquer  a  son 
style  plus  de  .splendeur.  Ce  qu'il  y  a  de  sur,  c'est  que  sa  i 
conversation  ctait  presque  vulgaire  et  negligee.  Quoi  qu'il  ^ 
en  soit,  Buffon  recut  de  plusieurs  souverainsetrangers  et 
notamment  de  Frederic  le  Grand,  roi  de  Prusse,  etdeCa- 
Iherine  II,  imperatrice  de  Russie,  les  temoignages  de  l.i 
consideration  la  plus  elev^e ;  il  vit,  sous  Louis  XV,  sa 
terre  patrimoniale  6rigee  en  comte,  et,  sous  Louis  XVI,  .sa 
statue  de  marbre  placee  a  I'entree  du  cabinet  du  roi. 
fitranger  aux  cabales  qui,  au-dessous  de  lui,  agit^rent  la 
litt^rature  et  I'tlat,  il  ne  r^pondit  jamais  aux  critiques 
obscurs  qui  essayerent  vainement  de  gater  sa  vie  tran- 
quille  et  douce.  Et  11  en  devait  etre  ainsi ;  car,  comme 
naturaliste  m^me,  Buffon  sera  toujours  une  de  nos  plus 
hautes  sommiles  scientifiques;  et  comme  ecrivain,  s'i!  n'a 
trace  qu'une  des  grandes  pages  de  I'histoire  naturelle, 
cette  page  du  moins,  qui  rcsplendit  d'un  style  magique 
et  pur ,  sera  toujours  un  des  plus  beaux  monuments  de 
la  langue  francai.se. 

Pciur  nous,  mes  enfants,  ce  qui  dans  Buffon  nous 
etonne  et  nous  afflige ,  c'est  qu'i  cette  Sme  d'elite 
ait  manque  peut-etre  la  chaleur  si  suave  du  senti- 
ment religieux ;  c'est  qu'au  milieu  des  merveilles  de  cette 
creation  qu'il  analyse  et  qu'il  sent,  au  milieu  des  dons 
et  des  bienfails  du  Createur,  dont  il  tenait  lui-meme  une 
si  belle  part,  sa  reconnaissance  ait  pu  rester  muetle  et  que 
son  admiration  niSnie  soit  toujours  froide,  m^lrique  et 
sans  elan.  Peut-Stre  aussi  ce  silence  (Strange  peut-il  s'ex- 
pliquer  par  une  faiblesse?  Buffon  aimait  a  I'excessa  re- 
nommee,  il  craignit  de  la  conipromettre  aupres  des  esprils 
fur(s  de  son  temps  qui,  voyant  Dieu  dignement  honore  dans 
ses  oeuvres,  eussent  aiguise  leur  critique  centre  Tapolo- 
giste  et  change  leurs  eloges  en  dedains.        Teulieres.  ; 


CAL'SLRIES  m  PERE  DE  FAMIUE. 


PETia*XS    soit  LEES    ASTRONOMIQITES. 

Mes  enfanls,  I'astron  omie  a  pour  domaine  la  plus  ma- 
gnifique  part  de  la  creation,  le  firmament.  Si5rieuso  et 
solennelle,  cette  noble  science  n'a  pas  besoin  d'ornements 
Strangers,  cai:  elle  a  pcmr  elle  et  la  sdrete  de  ses  m(5- 
Ihodes  et  la  s  plendeur  d  e  ses  resultats.  Mais  par  son  ele- 


vation mtmc  et  par  les  connaissances  premieres  qu'elle 
exii;e,  I'astronomie  ne  se  trouve-t-elle  pas  reellement  trop 
au-dessus  de  votre  jeune  intelligence?  Non,  mes  enfanls. 
D'abord  les  notions  sullisantes  de  geometric,  d'optique  et 
de  niecanique  viendront  se  mettre  aisement  a  votre  dis- 
position; et  puis,  quant  a  la  science  elle-meme,  elle  se 
fern  pour  vous  elementaire,  mais  ^li'nientaire  seulement. 


PETITES  SOIREES  ASTKONOMIQIES. 


49- 


par  la  forme,  par  le  choix,  par  la  inethode,  car  au  fond 
toutes  les  qucslions  impoitanlcs  scroiU  post-es  par  nous  et 
resolues.  Voyez  en  elfet  notre  programme.  Nous  com- 
menceions  par  un  mot  sur  la  lunette,  puisque  c'est  h  ce 
merveilleux  instrument  que  I'astrononiie  doit  surtout  ses 
progres.  La  lunette  fut  derouverte  par  hasard.  Desenfants 
pour  s'amuser  alignaient  des  verres.et,  leur  curiosite  re- 
itardant  au  travers,  ils  furent  bniyanimenl  emerveilles 
d'apercevoir  tout  pres  d'eux  le  cloclierdu  village,  qui  elait 
cependant  tres-cloigne.  Un  lunelier  intelligent  sut  profiter 
de  ce  fait;  mais  il  eut  le  malheur  de  soumettre  son  ceu- 
vre  aux  ^chevins  de  la  ville,  qui  criliquerent  I'instrn- 
nient  comme  fort  incommode  parce  qu'il  n'admettait,  di- 
saienl-ils,  qu'un  ceil  seulenient,  el  I'artisle  perdit  le  lemps 
k  lulter  contre  I'insoluble  probleme  d'une  lunette  qui  pit 
admettre  simullanement  les  deux  yeux.  HeureusementGa- 
lilees'empara  de  I'invention  pourl'ameliorer,  etdejJi,  quoi- 
que  aide  d'un  simple  grossissement  de  Irenle  fois  au  plus, 
ce  celebre  astronome  italien  acquit  a  la  science  des  faits 
qui  rendent  a  jamais  sa  memoire  illustre.  Mais  touts  la 
puissance  de  la  lunette  ne  fut  verilablement  reconnue  que 
par  Kepler,  une  des  gloires  scientiliques  de  I'Allemagne. 
Kepler  elablit  en  effet  que  I'eclat  de  I'image  depend  du 
(liamelre  de  l"un  des  verres  appele  objectif,  et  que  I'ampli- 
fication  de  I'image  depend  de  la  longueur  de  la  lunette.  Au- 
zou,  astronome  francais,  presque  eclipse  parmi  ces  honimes 
de  g^nie,  construisit  une  lunette  qui  avait  cent  metres  de 
longueur,  c'est-a-dire  la  hauteur  du  dome  des  Invalides;  il 
oblenait  ainsi  un  grossissement  de  six  cents  fois ;  mais  cet 
instrument  etait  tres-difTicile  a  manier.  Newton,  Thomme 
le  plus  Eminent  que  I'Angleterre  ait  donne  a  la  science, 
Newton,  a  qui  nous  devons  tant  de  faits  et  tant  de  lois, 
Newton,  sans  le  vouloir,  retarda  le  perfectionnement  de 
la  lunette  en  declarant  qu'il  6tait  impossible  qu'une  lu- 
nette a  grand  pouvoir  amplificatif  fut  contenue  dans  des 
dimensions  mnniables;  erreur  deplorable,  car  quand  un 
homme  de  genie  se  trompe,  il  arrete  son  siede  pour  long- 
tenqjs.  Et  pourlant  Tolon,  refugie  francais  en  .\ngleterre, 
combatlit  victorieusement  I'erreur  de  Newton.  En  r^a- 
lite,  le  grand  obstacle  au  pouvoir  amplificatif  de  la  lu- 
nette, c'est  de  fabriquer  du  verre  sans  bulle,  sans  strie, 
surtout  dans  de  grandes  dimensions.  Or,  le  moiudre  de- 
faut  dans  la  lentille  rend  I'image  defectueuse.  Un  simple 
ouvrier  vient  de  doter  la  p'rance  de  ce  prodige  de  I'art, 
et  la  France  aujourd'hui  fait  .seule  des  verres  purs  avec 
des  dimensions  incsperees ,  et  ces  verres  ne  produisent 
pas  de  couleurs.  Pr^s  de  Paris,  on  coule  maintenant  des 
lenlilles  on  objectifs  d'un  metre  d'ouverlure,  et  landis 
qu'hier  encore  nous  n'avions  au  plus  qu'un  grossissement 
de  onze  cents  fois,  aujourd'hui  le  grossissement  .sera  de 
six  mille  fois.  On  transportera  done  ainsi  la  lune,  par 
exemple,  si  pres  de  la  terre,  que  I'observaleur  pourra 
niieux  examiner  ce  satellite,  qu'il  ne  pent  voir  de  Geneve 
le  mont  Blanc.  Or,  cette  cime  de  nos  .4lpes  est  facilement 
^tudiee  de  I'observaloire  de  Geneve.  Nous  pourroiis  done 
connaitre  enfin  la  constitution  physique  de  la  lune.  Je 
ne  manquerai  pas  de  vous  donner  quelques  details  sur 
I'humble  inventeur  de  la  nouvelle  lunette,  car  si  nous 
devons  citer  avec  reconnaissance  les  savatits  qui  menent 
la  science,  quoique  la  renommee  protege  leur  souvenir, 
nous  devons  surtout  .sauver  de  I'oubli  les  artistes  mo- 
destes  dont  les  contemporams  eux-memes  ignorent  le 
nom.  En  effet,  I'habile  opticien  qui  par  des  instruments 
T.   II. 


delies  seconde  si  bien  les  investigations  de  I'astronome 
doit  partager  avec  lui  nos  liommages,  puisque  le  genie 
de  I'art  devient  ici  I'auxiliaire  et  le  complement  du  ge- 
nie de  la  .science.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  perfectioiuie- 
meut  des  lunettes  sort  admirablement  au  perfectionne- 
ment nieme  de  la  science;  mais  il  ajoule  de  nouvelles 
dilT.cultos  pour  I'astronome,  de  nouvelles  fatigues,  de 
nouveaux  devoirs.  L'astronomie  comtemplative  des  C.hal- 
deens  cHait  commode,  simple,  facile;  mais  I'astronome 
actuel  est  sourais  a  une  foule  de  details  qui  epuisent  sa 
patience  et  compromettent  sa  vue.  Or,  c'est  par  les  de- 
tails qu'une  theorie  scieutifique  s'eleve  ou  s'ecroule.  Des 
qu'un  detad  ,  quelque  petit  qu'il  paraissc,  heurte  une 
theorie,  elle  doit  lomber,  car  elle  n'est  pas  dans  le  vrai. 
Vous  comprendrez  mieux,  mes  enfanis,  dans  une  de  nos 
prochaines  soirees,  les  difficultesde  detail  qui  pesent  desor- 
mais sur  I'astronome;  mais  il  est  important  que  deja  vous 
.soyez  avertis.sur  ce  point  comme  aussi  sur  une  autre  erreur 
assez  ordinaire.  Vous  enlendrez  dire  souvent  qu'on  est 
heureux  d'etre  astronome,  parce  qu'on  a  le  privilege  d'a.s- 
sisler  a  I'imposante  scene  que  presentenl  les  profondeurs 
de  I'espace.  Assurement  le  nionde  stellaire  e.st  dans  la 
creation  malerielle  I'objet  le  plus  eleve  sur  lequel  puisse 
s'e.xercer  et  se  complaire  la  pensee  humaine,  et  I'astro- 
nome  y  trouve,  en  efifet,  les  plus  dignes  jouissances; 
mais  personne  ne  songe  aux  mille  peines  qu'elles  lui  coii- 
tent.  Notre  climat  est  brunieux,  il  faut  s'exposer,  immo- 
bile, a  tons  les  caprices  de  fair;  le  ciel  est  ordinairement 
couveit,  il  faut  altendre  avec  anxiete  qu'un  eclairci  .se 
forme.  Le  fil  d'araignee  qui  sert  de  point  de  mire  est 
d'une  extreme  lenuite,  et  une  partie  de  son  epaisseur,  si 
elle  etait  negligee,  entrainerait  une  erreur  capitate.  II 
faut  done  cclairer  arlificiellement  I'appareil.  Mais  les 
mouvenienis  oscillatoires  de  la  tlamme  deplacent  sans 
cesse  le  point  de  mire;  puis,  tandis  que  I'aslronome  se 
tient  haletant  d'attention  et  le  regard  tendu  vers  I'astre, 
la  vapeur  meme  de  son  haleine  se  depose  sur  le  verre  et 
I'obscurcit,  et  le  voila  dans  Tallernative  ou  de  perdre, 
pour  essuyer  la  lentille,  I'instant  favorable  a  I'observa- 
tion,  ou  bien  de  ne  la  faire  qu'a  travers  un  nuage.  En- 
fin,  tandis  que  la  vision  dolente  amuse  I'oeil  et  le  repose, 
la  vision  tendue  le  fatigue  et  le  perd.  Si  done,  mes  en- 
fants,  les  avantages  reserses  a  l'astronomie  sont  inimen- 
ses,  n'oublions  pas  toutefois  qu'il  n'est  pas  de  science  oil 
le  travail  soit  plus  laborieux  et  I'abnegation  plus  com- 
plete; car  voyez  comme  I'astronome  doit  partager  sa  vie  : 
il  faut  que  la  nuit  il  observe  et  que  le  jour  il  niedite. 
Quoi  qu'il  en  soit,  nous  verrons  que  la  lunette  ne  se  com- 
pose veritablement  que  de  deux  verres.  Le  plus  grand  est 
appele  objeelif  parce  qu'il  est  lourne  vers  I'objet;  le  plus 
petit  est  appele  ociilaire  parce  qu'il  est  place  presde  I'oeil. 
Nous  verrons  comment  I'objectif  produit  I'image  aerienne 
de  I'astre  et  comment  I'oculaire  ou  loupe  aniplifie  celle 
image.  Quant  au  tube  de  la  lunette,  il  ne  remplit  aucun 
role  essentiel.  Sa  fonction  principale  ne  consiste  qu'a 
maintenir  les  deu.x  verres  dans  une  relation  convenable. 
On  pourrait  done  a  la  rigueur  se  pas.ser  de  ce  tube  qui 
frappe  le  plus  les  regards  du  vulgaire;  mais  I'objectif  et 
I'oculaire  sont  indispensables.  Peut-etre  cependant  vous 
entendrez  citer  la  lunette  de  Franklin  comme  n'ayant  He 
formee  que  d'un  seul  verre.  Le  fait  est  vrai ;  mais  pour 
ne  pas  laisser  a  votre  surprise  le  temps  de  s'egarer,  je 
dois  vous  dire  bien  vile  et  lout  .simplement  que  Poeil  de 


r,o  -  PF/riTES  SOIKEES 

ce  savant  AiiKM-icaiii,  so  trouvant  confiirm6  en  loupe,  ne 
ronilait  olieclivemcnt  necessoire  que  I'objectif.  Mais  avcc 
lette  lunetle  cxceplionnellc,  le  yrossisscment  ne  pouvait 
(Hre  considerable,  car  comma  le  pouvoir  amplificatif  de- 
pend de  rexigiiil(5  nii^me  de  I'oculaire,  vons  comprenez 
que  I'oeil  de  Franklin  ne  ponvait  rivaliser,  sous  ce  rap- 
port, avec  nos  loupes  qui  n'ont  que  le  volume  d'une 
tele  d'epingle. 

■  Mais  continuous  notre  pelit  programme.  Apr^s  avoir 
bien  compris  quel  auxiliaire  puissant  nous  trouvons  dans 
la  lunette  pour  explorer  au  loin  le  firmament,  nous  etudie- 
rons  les  belles  lois  do  Kepler,  ces  lois  qui  le  ravireni  telle- 
ment  lui-mfmequ'il  s'ecria  :  •  Jo  vaisecrire  mon  livre.jo 
ne  sais  ce  qu'en  fera  la  posterite;  mais  que  m'importe  ! 
Dieu  n'a-t-il  pas  attondu'  six  mille  ans  un  contemplalciir 
de  ses  ceuvres!  »  Parole  \aniteuse,  sans  doute,  mais  que 
nous  n'avons  pas  le  courage  de  reprocber  a  Kepler,  car 
les  (Sblouissements  de  I'amuur-propre  se  comprennent, 
mes  enfanls,  quand  on  est  clioisi  de  Dieu  pour  d6voiler 
au  monde  de  si  grandes  \erites. 

C'est  sur  la  lerre  ensuite  que  se  recueillera  notre  i^tude, 
d'abord  parce  que  la  terre  est  la  demeure  de  I'liomme, 
et  puis  parce  que  c'est  I'astre  qui  nous  sert  d'observa- 
Ibire,  I'astre  qui  nous  fournit  nos  points  de  repfere  comme 
notre  point  d'appui.  ^fous  verrons  alors  que  si  le  mouve- 
riient  sideral  Semble  trte  compliqueet  presque  irregulier, 
celle  confusion  apparente  devient  uiie  r6gularit6  parfaite 
si  Ton  tient  coniptc  du  deplacement  de  la  terre,  c'est4- 
dire  du  point  ni6me  d'oii  se  fait  I'observation.  La  terre 
est  isolee.  Les  anciens  la  placaient  sur  un  elephant,  sur 
une  tortue,  on  bien  ils  la  fermaient  dans  une  sphere  de 
rrislal.  Nous  verrons  qu'elle  tourne  sur  elle-meme  et 
qu'elle  circule  autour  du  soleil,  ce  qui  determine  I'alter- 
native  des  jours  et  des  huits  et  la  succession  harmo- 
nieusedes  saisons.  La  surface  de  la  terre  presente  des  as- 
peritfe  qui  nous  paraissent  prodigieuses  et  que  nous  ap- 
pelons  chaines  de  niontagnes;  mais  a  grande  distance 
ces  inegalites  s'elfacent,  et  vue  du  soleil  ou  memo  de  la 
lune  seulement,  la  lerre  paratt  spherique  comme  les  au- 
tres  planetes.  Bien  plus,  la  surface  de  la  terre  est  brillante 
comme  le  disquo  de  la  lune ;  elle  doit  nieme  jeter  plus 
d'eclat,  car  elle  a  plus  de  volume.  Nous  diiterminerons 
la  densite  moyenne  de  la  terre  lout  aussi  bien  que  s'il 
nous  etail  donn6  de  pouvoir  evaluer  la  density  specifi- 
que  des  differentes  substances  dont  notre  globe  se  com- 
pose pour  en  conclure  la  density  moyenne  de  I'ensemble. 
(rr,  quoique  nous  n'ayons  encore  qu'i^gratigne,  pour 
ainsi  dire,  la  pellicule  du  globe,  dejji  nous  connaissons 
des  substances  de  densites  bien  differentes.  Mais  ce  n'est 
point  par  la  balance  que,  comme  les  physiciens,  nous 
apprecierons  la  densite  moyenne  de  la  terre;  nous  la  do- 
terminerons  d'une  nianicre  peremptoire  par  des  mesures 
di.'  raouvement.  C'es;t  encore  par  des  mesures  de  mouve- 
ment  que  nous  resoudrons  neltement  la  question  capi- 
t;le  de  la  temperatyro  terrestre  ;  et  remarquez  bien,  mes 
ehfaiils,  que  les  preuves  vont  nous  vcnir  d'oii  nous  sem- 
Wions  peut-etre  les  attendrele  moins.  Ainsi,  c'est  la  lune 
qlii  nous  fournira  le  moyen  de  renverser  ici  le  systeme 
de  Bdlfon.  .Ce  prince  Hes  naturalistes  francais,  qui  n'eut 
.jamais  de  rival  pour  le  charme  des  diiaWs  etpour  la  ma- 
gnificence du  style,  ri^gnait  en  soaverain  dans  le  monde 
savant  iorsqu'il  annouca  que  nous  marchions  a  la  plus 
effroyable  congelation.  Or,  la  vilesse  de  la  lune  est  bee  ii 


ASTRONOMIQUES. 

la  temperature  de  la  terre,  et  comme  cette  vilesse  n'a  pas 
varie  depuis  deux  mille  ans,  c'est- ii-dire  depuis  les  pre- 
mif-res  observations  aslronomiques,  il  est  evident  que  de- 
puis vingt  sitcles  la  temperature  de  la  terre  na  pas  elle- 
meme  varit^  d'un  cenlieme  de  degre,  car  ce  l^ger  chan- 
gement  eCit  suffi  pour  alti5rer  le  mouvement  de  la  lune. 
Si  done  la  terre  marche  vers  la  congelation,  c'est  du 
moins  avec  upe  bien  consolante  lentelir.  La  vitesse  de  la 
lune  me  rappelle  une  preuve  remarquable  de  sagacity 
que  donna  I'astronome  Gassendi,  qui  n'(5tait  alors  Age 
que  de  hull  ans.  Des  nuages  tlottantss'interposaient  enlre 
la  lune  eU'horizon;  sescamaradesdisaient  quec'elait  evi- 
demment  la  lune  qui  courail  et  les  nuages  qui  etaient 
stationnaires.  Gassendi,  pour  prouver  que  la  lune  ne  se 
deplacait  pas  ainsi,  mais  que  c'etaient  bien  les  nuages 
qui  fuyaient,  se  mit  sous  un  arbre  et  placa  la  lune  entre 
deux  feuilles;  or,  la  lune  ne  quitia  pas  rette  position; 
elle  etait  done  immobile,  et  le  deplacement  rapide  ijtait 
celui  des  nuages.  La  ligne  visuelle  ou  point  de  mire  donna 
raison  au  jeune  Gassendi.  Se  procurer  une  ligne  visuelle 
bien  nette  dans  I'espace,  c'est  done  se  sauver  de  beau- 
coup  d'iUusions,  el  cette  ligne  visuelle  nous  fera  facile- 
ment  reconnaitre  que  si  le  displacement  de  la  lune  est  in- 
sensible pour  un  moment  donne,  cependant  il  se  mani- 
festo et  se  mesure  des  qu'on  met,  par  exemple,  une  lieure 
d'intervalle  entre  les  deux  observalions  faites  sur  cet  as- 
tre  avec  le  point  de  mire. 

A  I'etude  de  la  terre  succedera  celle  du  soleil.  Sa  dis- 
tance a  une  base  mesurable  sur  la  terre  m6me.  Nous  de- 
terminerons  que  celte  distance  moyenne  est  de  Irenle- 
huit  millions  de  lieues;  et,  pour  vous  faire  une  idee  de 
cette  distance,  donnez-vous  pour  mesure  une  vitesse  qui 
soil  familiere,  celle  cl'un  boulet  de  canon,  vitesse  de  pro- 
jection la  plus  rapide  que  nous  puissions  produire.  La  Vi- 
tesse initiale  du  boulet,  c'est-k-dire  a  sa  sortie  meme  de 
la  piece,  elant  de  deux  cents  metres  par  seconde,  ce  bou- 
let metlrait  quarante  ans  pour  nous  arriver  du  soleil! 
Mais  comme  cette  vitesse  du  boulet  est  un  peu  vague 
peut-etre,  car  elle'n'est  pas  uniforrac  et  depend  de  la 
qualite  et  de  la  quantite  de  la  poudre  employee,  ii  est 
mieux  de  chbisir  une  de  ces  mesures  que  nous  voynns 
dans  les  habitudes  de  la  vie.  Nous  allons  done  prendre 
pour  mesure  la  loconijjtive  de  nos  chemins  de  fer,  qui, 
du  resle,  est  elle-meme  comme  une  sorle  de  projectile. 
Eh  bien,  une  locomotive  anim^e  de  nos  plus  grandes  vi- 
tesses  et  parcourant  vingt-huil  lieues  a  I'heure  emploie- 
rait  cent  cinquante  ans  pour  nous  arriver  du  soleil!!! 
Nous  parlous  de  la  distance  moyenne  de  cet  astre,  car  sa 
distance  n'est  pas  toujours  la  meme;  il  y  a  done  une  sai- 
son  ou  elle  est  plus,  grande  et  une  saison  ou  elle  est  plus 
petite.  Or,  contrairement  a  une  bypotbfese  fort  naturelle, 
le  soleil  e.st  I'hiver  plus  pres  de  nous  etl'ete,  plus  loin. 
Le  volume  du  soleil  ^lantl'iOO.OOO  fois  celui  dela  lerre, 
vous  verrez  que  notre  planete,  sur  laquelle  s'agilent  tanl 
d'ambitions,  n'est  qu'un  atonie  par  rapport  au  soleil,  qui 
lu!-meme  cependant  n'est  pas  la  plus  volumineu.se  des 
eloiles.  Toutefois  ces  dimensions  du  soleil  sont  prodi- 
gieuses, car  si  Tonfaisait  couiciderle  centre  du  soleil  et 
le  centre  de  la  terre  en  superposant  les  deux  astres,  la 
surface  du  soleil  depasserait  celle  de  la  lerre  non-scule- 
ment  jusqu'a  la  distance  de  la  lune,  qui  est  a  quatre- 
vingt-quinze  mille  lieues,  mais  encore  une  fois  au  dela. 
Les  taches  que  presente  le  disque  du  soleil  nous  permet- 


PETITES  SOIREES 

lent  (le  reconnaitre  qu'il  tourno  sur  lui-m6me;  quant  Ji 
riiabitabilite  de  cet  astre,  nousdeveloppeions  cette  ques- 
tion que  la  philosophie  se  posa  d^s  la  plus  haute  aiiti- 
quiti5.  Pylhagore  croyait  que  tous  les  astres  etaienl  ha- 
bitus; Orpliee  disait  que  le  lion  deN^m^e  etait  tombe  de 
la  lunc;  Fontenelle,  dans  sa  Pluralile  des  Moiules,  refu- 
sail  des  habitants  au  soleil.  Xous  ferons  comme  Fonte- 
nelle, mais  parune  autre  raison.  Le  spiritucl  philosophe 
pensait  que  la  chaleur  excessive  du  soleil  devait  rendre 
cet  astre  inhabitable;  iiiais  la  constitution  physique  du 
soleil  nous  est  connue.  Nous  verrons  que,  dans  sa  partie 
principale,  le  soleil  est  trcs-probablement  un  corps  obs- 
fur  enlnur6  d'abord  d'une  almosphero  nuageuse,  et  puis, 
a  la  surface,  d'une  autre  atmosphere  incandescenle.  Par 
consequent,  la  chaleur  afl'aiblie  par  I'atmosphere  nuageuse 
interpos^e,  ne  serait  pas  trop  intense  sur  le  corps  meme 
du  soleil.  La  variation  qu'eprouve  le  poids  d'un  corps 
transporle  dans  les  differents  astres  appuiera  mieux  notre 
opinion  negative.  Que  peserait  un  homnic  Iransporte  dans 
le  soleil?  le  poids  nioyen  d'un  homnio  a  la  surfijce  de  la 
terre  est  de  50  kilogrammes,  a  la  surface  du  soleil  ce 
poids  serait  vingt-huit  fois  plus  considerable,  o'est-a-dire 
un  honime  peserait  l.iOO  kilogrammes.  Certes,  notre 
force  musculuire,  suffisante  pour  porlcr  notre  corps  sur 
la  terre,  ne  pourrait,  k  la  surface  du  soleil,  le  soutenir, 
et  le  corps  s'ccraserail  sur  lui-nieme  comme  si  28  quin- 
laux  nous  etaient  en  ce  moment  ajoutcs  sur  les  epaules. 
Ainsi  I'homme  ne  pourrait  habiler  le  soleil. 

Remarquez  ici ,  mes  enfants,  que  I'expression  tomber 
cjiangerait  singulierement  de  valeur  si  nous  passions  sue- 
cessivement  dans  les  difl'erents  aslrcs.  Tomber  sur  le  so- 
leil ou  bien  sur  la  terre,  ou  bien  sur  une  petite  planete 
comme  (xres,  nous  presenlerait  des  resultals  tres-divers. 
En  supposant  que  notre  corps  put  se  tenir  deboul  sur  le 
soleil,  11  y  serait  aplati  par  le  moindre  faux  pas  ;  en  tom- 
bant  d'un  premier  etage  a  la  surface  de  la  terre,  notre 
corps  pourrait  dtre  bless(5,  mais  k  la  surface  de  Ceres 
cclte  chute  serait  pour  lui  sans  danger. 

Je  vais  vous  etonner  peut-ctre,  mes  enfanis,  en  vous 
disant  que  la  densile  du  soleil  est  quatre  fois  moindre 
que  celle  de  la  terre.  Le  soleil  n'a  guere,  en  efTet,  que  la 
densite  deseaux  du  lac  .4sphaUite  (mcr  Morte).  11  est  done 
leger,  mais  11  e.st  considerable,  et  son  volume  enorme  lui 
donne  une  telle  masse,  que  si  le  soleil  ctait  place  dans  I'un 
des  bassins  de  la  balance,  il  faiidrait  pour  lui  faire  equi- 
libre  mettre  dans  I'autre  bassin  Irois  cent  cinquante-cinq 
mille globes  comme  la  torre.  C'est  par  celle  mas.se  qu'il 
enchaine  et  mailrise  toules  les  plunelcs.  La  temperature 
du  soleil  esl-elle  conslnnte?  la  lumiere  et  la  chaleur  qu'il 
rayonne  vers  la  terre  ol  vers  I'espace  ont-elles  varie  d'in- 
tensil(S?  Cesont  des  questions  que  nous  devrons  rcsoudre 
nettement.  Je  ne  fais  aujourd'hui  que  les  annoncer. 

En  quiltant  le  soleil,  notre  attention  se  portera  sur 
lUercure,  planete  la  plus  voisine  de  cet  astre  et  dont  I'an- 
nee  ne  dure  meme  pas  Irois  mols;  elle  recoit  une  lu- 
miere et  une  chaleur  sept  fois  plus  intense  que  celles  qui 
nous  arrivent  sur  la  terre ;  Vcnui:,  plani^te  presque  aussi 
volumineuse  et  presque  aussi  dense  que  la  terre,  recoit 
ehcore,  par  sa  pro.iimitc  du  soleil,  deux  fois  plus  de  lu- 
miere et  de  chaleur  que  notre  globe.  Nous  parlerons  de 
ses  phases  faciles  a  ob.server  et  de  ses  monlagnes  qui  sent 
Ires-elevees.  Ulurs  nous  Inli-re.ssera  surtout  par  sa  forme, 
p:ir  sa  couleur,  par  une  periodicite  de  soisons  analogue  h 


ASTRONOMIQUES.  51 

celle  de  la  terre.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  notre 
etude  s'arri5lcra  surtout  sur  la  lune,  notre  satellite,  dont 
nous  separe  une  dislance  moyennc  de  9j,(l00  licues ; 
nous  verrons  pourquoi  la  lune  nous  pre,sente  toujours  la 
meme  face;  nous  prouverons,  quant  a  sa  constitution 
physique,  que  la  lune  n'a  pas  de  mer,  qu'elle  n'a  pas  de 
glace,  qu'elle  n'a  pas  d'atmosphere ;  nous  parlerons  de  ses 
prodigieuses  montagnes,  de  ses  immenses  craleres;  nous 
parlerons  de  son  action  dominalrice  sur  la  partie  liquide 
de  notre  globe,  et  de  1<\  nous  tirerons  la  mesure  de  sa 
,  masse;  mais  nous  verrons  que  la  lune  n'exerce  pas  d'in- 
lluence  sur  I'atmosphere,  et  que,  par  consequent,  elle 
n'est  pour  ricn  dans  les  phcnomenes  de  la  pluie  ou  du 
beau  temp.^. 

Nous  p'jrtant  ensuile  sur  le  disque  enorme  de  Jupiter, 
nous  y  trouverons  encore  la  confirmation  de  ce  fait  astro- 
nomique  :  c'est  que  les  grands  corps  ont  peu  de  densite. 
Celle  de  Jupiter  est  ii  peu  pres  la  densite  m^me  du  so- 
leil ;  eel  astre  est  quatorze  cents  fois  plus  volumineux  que 
la  terre,  mais  il  faudrait  mille  cinquante-cinq  globes 
comme  lui  pour  faire  ^quilibre  au  soleil.  Deux  de  ses 
quatre  satellites  sent  plus  grands  que  notre  lune.  C'est  \k 
que  nous  trouverons  le  moyeii  d'apprecier  la  vitesse  de 
la  lumiere  qui,  parcourant  77,000  lieues  par  seconde,  ne 
pouvait  trouver  sa  mesure  sur  la  terre,  puisque,  ponr 
faire  le  tour  de  notre  globe,  elle  n'emploierait  guere  plus 
d'un  dixieme  de  seconde. 

Nous  eludierons  Sitlurne  et  son  unneau,  nous  elu- 
dierons  I'vanus,  cette  planete  placee  sur  la  limite  de 
notre  systeme  solaire;  et  puis,  avant  de  passer  au 
monde  merveilleux  des  etoilcs,  nous  dirons  un  mot  des 
planeles  telescopiques,  c'est-a-dire  des  planetes  qu'on  ne 
pent  apercevoir  a  I'oeil  nu.  Hier  encore  elles  n'elaieni 
qu'au  nombre  de  quatre,  Vcsia,  Juvm,  Ceres  et  Pullns, 
une  cinquieme  est  venue  s'ajouler  aujourd'hui  et  former 
ainsi  la  duuzieme  planete  de  notre  systeme  solaire.  Astree 
n'est  certes  que  fort  petite,  mais  elle  nous  interessera, 
mes  enfanis,  parce  qu'elle  vient  enlrelacer  son  orbite  a 
celle  des  quatre  planetes  telescopiques  deja  connues  ;  et 
nous  nous  demanderons  si  toules  cinq  ne  seraient  pas  les 
fragments  d'une  plancle  primitive  mise  en  eclats.  Mais 
le  soleil  lient  encore  sous  sa  dependance  un  grand  nom- 
bre d'astres  siiiguliers  que  nous  devons  etudier  sous  le 
iiom  de  comHes.  Entin  noire  ])cn.«ee,  s'elancant  dans  les 
plus  lointaines  parlies  du  firmament,  s'arr6tera  sur  ces 
iiinombrables  solcils  que  nous  appelons  les  Huiles.  II  en 
est  qui  se  forment,  il  en  est  qui  s'eteigncnl;  il  en  est 
dont  la  couleur  change,  doiil  I'eclat  se  modifie.  Tous  ces 
fails  meritcnt  assuii'mcnt  d'etre  ronnus,  d'etre  etudics; 
des  considerations  clevees  s'en  deduiront  nalurellement. 
Je  ne  tcrminerai  point  noire  petit  programme  sans  vous 
dire  que  nous  aurons  ii  mesurer  des  objels  inucces.iibles, 
et  pourtant  j'espere  que  nous  y  parviendrons.  Eufin,  mes 
enfants,  nous  rencontrerons  parfois  des  questions  fort  de- 
licates,  nous  les  aborderons  sans  temt'rite  ,  mais  avec 
franchise,  car,  voyez,  il  n'en  pourra  lesuMer  pour  nous 
qu'un  avantage  ;  si  la  science  nous  r(5\ele  la  solulion  de- 
siree,  nous  proliterons  avec  bonheur  de  celle  nouvelln 
perspective  ouverle  a  noire  admiration;  si  la  science,  an 
contraire,  resle  indeci.se  ou  muelle,  notre  ftme  s'inclinera 
devant  Dieu  pour  reconnaitre  que  I'intelligence  de 
I'homme  est  liniitee,  tandis  que  la  puissance  du  Oealeur 
est  infinie.  Tei'liekf.s. 


52 


KSQDISSES   IIK  I, A   VIK,  FI,  AM  A  M)l",. 


ESOl'ISSES  [IE  L\  VIE  FLAMi\NI)B. 


ciiapithf.  FRRSiiRn. 

SISKA  VAN-ROOSMAEE.. 

Lps  linns  l;oiirpeo;s  di:  I'ar.cienne  Kcolc.   —  T.r?;  rlievaliiTs 
(I'ln-histric  de  la  nouvi-l'e. 

On  voyait,  il  y  a  quel- 
qiies  annecs,  dans  une  des 
nies  qui  hordent  le  cime- 
liere  d'Anvers,  one  an- 
cicnne  ct  fameuse  boutique 
d'epicerirs  qui  s'elait  tou- 
jours  fail  roniarquer  par  le 
l)on  marclie  el  la  bonne 
qualil6  de  ses  luarolian- 
dises.  Celte  bouliqne  avail 

oujours  apparleiMi  k  la  nieme  famille,  dont  les  membres, 

depuis  plusieurs  generations,  s'y  succi'daient  de  pere  en 

fils. 

Le  dernier  proprietaire  etait  James  Van-Roosmai?l,  fils 

de  Franck,  qui  etait  fils  de  Charles,  lequel  etait  fils  de 


Gjspard  Van-Roosmai'l;  il  a\ait  rpousr  Siska  Pot,   des- 


cendanle  du  fameux  Peter  Pol,  dont  deux   rues  portent 
encore  le  nom '. 

Les  deux  i'poux,  consacres  des  reuf.mce  au  commerce, 
constamment  occupes   d'ailleu's  de  leurs  atfaires,    n'a- 

1  Peter  Pot  etait  un  noble  qui  fonda  en  143.1,  a  Anver?,  le  m  nas- 
tere  de  Saint-Salvador,  connu  generalemeiit  sous  le  nom  du  monas- 
tere  de  Peter  Pot;  en  ir»75,  i\  fut  bn'ile  par  les  Iconoclastes;  les  nom- 
breux  descendants  de  ce  noble  furent  en  grande  parlie  d'liiimbles 
bourgeois  appeles  les  Pots  ^Potten]. 


vaicnl  pu  encore  Irouver  le  temps  de  so  melire  an  niveau 
de  la  civilisation  modei'ne;  en  d'auli'cs  tcrtues  de  se 
fidiiriscr. 

I.eurs  habits,  fails  d'lui  drap  grossier,  t'taient  fort 
simples  el  n'olfiaieiit  ^uere  de  vari(;lt''  sous  le  rapport  de 
la  coupe. 

Toule  leur  Mr.lerobe  se  composait  de  Irois  habille- 
ments  bien  distincis  :  celui  de  lous  les  jours,  celui  du 
dimanche,  enfin  celui  de  Pfiques ;  ce  dernier  ne  sortant 
janmis  de  rarnioirc  que  pour  ce  saint  jour. 

II  elait  facile  de  voir  que  ces  bonnes  gens,  attachi^'s 
conime  lis  etaient  aux  anciens  usages  avec  leurs  habils 
d't^toffe  el  de  forme  si  simples,  devaienl  servir  souvent  de 
jouet  aux  jeunes  merveilleux  de  la  ville  qui,  pares  dt! 
ces  brillanis  habils  dont  I'apparence  fail  lout  le  merile, 
passaiont  devant  leur  boutique  en  s'amusant  a  leur 
lancer  des  regards  meprisants  ou  des  sarcasmes  ironiques. 

Pour  eux,  ils  n'y  faisaient  seulement  pas  attention  ; 
ils  savaiont  fori  bien  que  chaque  homme  a  sa  valeur. 
"  Clinquant  que  lout  cela,  disaienl-ils,  chez  nous  c'est 
raoiusbrillant,  sans  doute,  mais  plussolide.  » 

Ils  avaient  conserve  I'habitude  de  diner  a  midi.  Anssi, 
quand  cette  heure  sontiait,  la  soupe  etait  toujours  sur  la 
table. 

Ils  jnuissaicnl  hien  aussi  de  quelquesaulres  imperfec- 
tions qui  donnaient  naissance  a  plus  d'une  attaque  peu 
charitable.  Ainsi  ils  ne  savaienl  pas  un  mot  de  francais, 
ils  n'avaient  jamais  senti  le  besoin  de  ce  perfectionne- 
ment  oblige  de  I'edncation  des  gens  comme  il  faut;  leur 
ignorance  a  ce  sujet  leur  avail  attire  bien  des  quolibets. 

Religieux,  industrieux,  modestes,  et  par-dessus  tout 
amis  de  la  tranquillitti,  ils  pensaient,  dans  leur  simplicite 
flamande,  qu'il  valait  mieux  mettre  tous  les  jours  de 
c6te  un  sou  ?agne  honnJlement  que  d'acqucrir  en  peu  de 
temps  une  immense  fortune  par  I'astuce  el  la  fraude  ; 
en  un  mot  c'etait  le  vrai  type  des  bans  bourgeois  fla- 
mands  de  la  vieille  licole. 

Le  ■vieux  Van-Rnosmai'l  avail  une  jeune  fille  nommee 
Siska,  6gee  de  quinze  ans  el  dejii  grande  pour  son  ilge. 


Elle  etait  douce  d'une  figure  assez  distinguee,  de  beaux 
cheveux  blonds  ,  et  des  yeux  bleus  d'une  expression 
douce  et  melancolique;  c't'tait  un  des  jobs  types  des 
enfanis  du  Brabant. 

Elle  avail  recu  unesorted'eduration  al'c'cole  de  la  vdio, 
elle  avail  appris  d'abord  I'orthographe  et  rarithmetiquc, 
puis  a  se  faire  loutes  surtes  douvrages  que  les  bonnes 


ESyiilSSES  DK    L 

bourgeoises  apprecieiit  sous  le  rapport  de  lutilite;  c'est- 
ii-dire  qu'elle  en  savaitun  peu  plus  que  la  scrvante  pour 
tout  ce  qui  avail  rapport  au  menape. 

Coninie  scs  parents,  elle  elait  simple,  pieiisc,  de  plus 
obeissante  et  affeclionnee;  elle  ne  nionlrait  jamais  le 
moindrc  signe  de  violence,  de  paresse  oj  d'obstinalion  ; 
enfiii  elle  se  mnintcnail  toujours  dans  la  posilion  d'une 
(ille  soumise  et  respectueuse,  calculant  qu'avec  le  mari 
que  se3  parents  lui  deslineraieni,  elle  aurait  a  soulenir 
I'honneur  et  la  reputation  que  la  famille  s'etait  acquise 
dans  leur  important  commerce  d'<5picerie- 

Or,  comment  se  fait-il  que  cetlememe  boutique,  rcstce 
uuverte  pendant  cent  ans,  se  Irouve  tout  a  coup  fermee? 
Quel  nialheur  arriva  done  ii  Van-Roosmai^l  pour  qu'un 
beau  jour  tousses  ustensiles,  tels  que  pots,  cuves,  flacons, 
rruches,  etc....  passassent  dans  la  boutique  d'un  reven- 
deur? 

L'histoire  snivantc  vousdira  comment  elpourquoi. 

II  est  bon  de  vous  informer  d'abord  que,  dans  le  voisi- 
nage  de  notre  bouliquier,  vi\ait  un  maitre  cordonnier, 
un  des  meilleurs  amis  de  M.  Van-Rousmael,  avec  lequel 
il  se  promcnaitsouvent  le  dimanche  sur  le  pont  de  pierre 
a  Anvers'.  lis  jouaient  aux  cartes  ensemble,  et  sem- 
blaient  etre  les  deux  freres,  parlageant  leurs  plaisirs  et 
lours  peines.  Tout  a  coup  un  cliangemenl  notable  se  ma- 
nifesta  dans  cette  etroite  liaison,  et  pour  de  singuliers 
motifs!... 

Le  cordonnier  avail  mene  jusque-la  une  vie  Ires  r6:ju- 
licre  et  etail  parvenu,  par  de  sages  economies,  a  acheter 
la  maison  qu'il  liabitait.  Un  beau  jour,  pendant  que  Van- 
Roosmat'l  etait  retenu  chez  lui  par  la  fR-vre,  11  fit  percer 
sur  le  devant  de  la  rue,  deux  fenStrcs,  et  sur  les  vitres  il 
fit  peindre  en  magnifiques  leltres  de  couleurs,  diverses 
recommandations  en  francnis,  relatives  ;i  ses  marchan- 
dises. 

Dans  le  milieu  on  lisait  .  .\  la  Bolte  sans  couture, 
.Magasin  de  bottcs  et  souliers  de  Paris ;  •  ce  qui  etait  un 
mensonge,  carilfabriquait  lui-meme  sesboUes  et  ses  sou- 
liers, comme  d'liabitude.  Au-dessous  on  vojaitun  dessin 
representant  un  liomme  qui  se  regnrdait  dans  une  botle 
bienciree.et  qui  semblait  ebloui  par  I'iclat  du  cirage. 


A   VIK  IbAMA.MJK. 


55 


Au-dessus  de  ce  chef-d'a-uvre  du  pii/f  cHaient  Merits 
ces  mots  :  ■  Veritable  cirage  anglais.  »  Ce  qui  etait  une 
autre  fourberio,  carc'etait  lui-meme  qui  lefabriquail;  il  y 
avaitune  difference,  toutefois,  c'est  qu'il  le  faisait  payer 
quatrc   fois  plus  cher.  L'enseigne  du  coin   portait  cclle 

1  Promenade  favorite  des  habitants  d'.^nvers. 


inscription  .-  cc  Souliers  en  caoutcbouc,  I'oudre  do  savon, 
Semelles  de  liege,  etc.  » 

Quand  Van-Roosmael  eut  recouvre  la  sante,  un  jour 
qu'il  se  promenait  dans  la  rue,  son  regard  toniba  aveo 
suiprise  sur  la  fen^tre  du  cordonnier;  il  s'arr^ta  subite- 
ment,  puis  il  fixa,  avec  tousles  signes  dela  stupefaction, 
cette  longue  .suite  d'enseignes ;  il  eut  peine  a  rassembler 
ses  idees.  On  eut  dit  un  eiranger  egare  qui  cherche  a  re- 
Irouver  son  chemin.  Qu'est-ce  que  cela  \eut  dire?  pen.sa- 
t-il,  ceilainement  ce  u'est  pas  la  la  boutique  de  Spinael, 
a  nioins  qu'il  ait  change  sa  maison,  sans  queje  le  sache; 
il  est  plus  probable  que  c'est  un  autre  qui  sera  venu  s'e- 
tablir  lit  dans  I'intention  d'escroquer  le  public,  en  lui 
jetant  dela  poudre  aux  yeux,  dans  le  but  de  mieux  I'at- 
traper.   Du   re.sle,je   m'en    vais  eclaircir  tout  cela. 

Pendant  que  Van-Roosmai-I  etait  a  faire  ses  reflexions, 
un  monsieur  sortit  dela  boutique  et  s'arreta  sur  la  porte. 


II  etait  vetu  d'un  paletot  de  drap  a  raics  bariolees,  d'un 
gilet  blanc ;  il  portait  de  plus  une  grande  chaine  dor,  a 
laquelle  t^taient  attaches  un  loignon,  une  montre  et  plu- 
sieurs  cachets.  Une  tres-belle  barbe  noire  parfaitement 
frisee,  entourait  son  visage,  et  ses  cheveux,  arranges 
avec  art,  r;:ppelaient  exactemcnt  les  figures  en  cite  que 
Ton  voit  derrit^'re  les  vitraux  d'un  perruquier. 

.Ah !  jiensa  Van-Roosmael,  ce  doit  etre  lui,  quel  beau 
garron!  Mais  le  nouvcau  voisin  alia  droit  a  lui,  et  lui 
frappant  surl'epaule,  il  lui  dit  :  «  Vous  voil^  done  gueri, 
I'ami?  •  Van-Roosmaijl,  ctonnti,  fit  deux  pas  en  arriere, 
et  regardant  son  ami  de  la  tHo  aux  pieds :  «  Comme  vous 
^tesbeau!  Est  ce  que  vous  avez  gagne  le  grand  numere 
it  la  loterie?  on  alors,  vous  avez  done  fait  quelque  riche 
heritage?  S'il  en  est  ainsi,  que  Dieu  vous  benisse,  jevous 
le  souhaile  de  lout  mon  coeur  !  C'est  vraiment  tres-sur- 
prenant,  mais  c'est  egal,  je  n'oublierai  jamais  qu'il  y  a 
quelque  temps  vous  aviez  les  cheveux  rouges.  Quelle 
transformation!!!...  »  Spinael  se  mil  a  rire  dun  air  de 
pilie  et  de  dedain.  II  repondit  avec  cetle  aisance  que 
I'ou  remaiqiie  cliezunhomme  qui  a  rhabitudedu  nionde  : 
«  Van-Roosmat'l,  vous  ne  deviendrez  jamais  riche  en 
restanl  encroijte  comme  vous  I'^lcs  dans  vos  vieilles  ha- 
bitudes; nc  voyez-vous  pas  que  le  monde  a  change? 


Si 


LES  miLLE  ET  UNE  NIHTS 


personne,  aujourd'liui,  no  peul  gagner  d'argeiU  sans 
tromper ;  Ics  bonnes  niarcli.indises  ne  se  vendent  plus 
qu'ii  moitic  prix,  et  celui  qui  s'obstine  i  vouloir  vivre 
comme  un  bon  bourgeois,  dovient  bienlot  vieux  et  hers 
d'itat  de  travailler,  avant  de  pouvoir  dire  ;  « Ma  fortune 
est  faite.  Ainsi  vous,  mon  ami,  vous  voulez  avoir,  pour 
\os  chaussures,  de  bon  cuir,  de  bon  ouvrage  bien  con- 
ditioniie  et  surtout  ne  pas  payer  cher.  C'est  bien  dilTerent 
avec  les  dandys  ,  au  rnoins  aveo  eux  les  affaires  sont  bien 
plus  avantageuses;  aussi,  vous  leur  faites  tous  les  mois 
une  paire  de  bottes  qui  vous  coute  fort  peu  de  cbose,  qui 
n'a  que  I'apparence,  et  vous  la  leur  faites  payer  tres-cber : 
u'est  done  lout  benefice. 

La  stupefaction  de  Van-Roosmael  etait  h  son  conible, 
et  il  se  demandail  s'il  ne  revait  pas,  en  entendant  Spinael 
lui  debiler  des  choses  aussi  etranges',  il  cnminencait 
a  croire  que  celui-ci  avait  perdu  la  raison  ;  tout  Ji 
coup,  rinterrompant,  illuidit:  « J'aisouvententendu  dire 
que  vos  jeime  France  oubliaient  souvent  de  payer  -,  je 
vous  conseille  d'y  prendre  garde;  plusieurs  decespetits 
messieurs  sont  couclies  sur  mes  livres;  et,  la  ou  il  n'y  a 
pas  de  laine,  on  ne  peut  pas  tondre.  Mon  principe,  ii  moi, 
est  qu'il  vaut  mieux  gagner  uu  peu  nioins  ,  mais  gagner 
honnelenient  et  sans  avoir  rien  a  se  reprocher,  que  de 
gagner  beaucoup  par  des  moyens  qui  sont  loin  d'i^tre 
honn^tes. —  Vous  parlez  cOnime  on  parlait  anciennement, 
mon  brave  honime,  dit  Ic  cordonnicr  en  lui  frappantsur 
I'epaule  avec  un  air  de  dedain;  si  e'est  la  volenti  de 
Dieu,  dans  deux  ou  Irois  ans,  nous  verrons  qu'est  ce  qui 
aura  le  mieux  fait  son  chcmin.  Men  fils  Jules  est  a  Paris 
pour  se  melire  bien  au  courant  de  ce  genre  d'affaires  ; 
c'est  un  garcon  aclif,  intelligent  qui  va  se  faire  aux  bonnes 
manieres,  et  je  fondesur  lui   les  plus  belles  esperances. 

—  Qui'?  lui  a  Paris,  dites-vous? —  Jules?  —  Comment 
Jules?  mais  moi  qui  suis  le  parrain  de  voire  fils,  je  suis 
certain  que  son  nom  etait  Jean  comme  le  mien.  —  Jean, 
SI  vous  voulez;  Jean  est  h  Paris,  seulement  il  a  change 
son  nom,  si  vulgaire,  pour  celui  de  Jules,  qui  est  bien  plus 
distingue  ;  et  ma  fiUe  Therpse,  qui  est  enlvie  en  pension - 
cette  semaine,  se  nomme  maintenant  Horlense  ;  je  vous 
prierai  done  de  vous  abstenir  de  les  appeler  Jean  et 
Th^rfese  devant  mes  pratiques.  »  Van  Roosmael  regar- 
dait  alternativement  les  inscriptions  qui  elaient  sur  les 
■vitres  et  la  mise  incroyable  de  son  ami,  d  lui  dit  en  rc- 
muant  la  t^te  d'une  maniere  douteuse  : 


D'EUItOPE  ET  DAMERIQUE. 

«  .lo  ne  crois  pas,  Spmael,  quo  vous  preniez  la  bonne 
route;  j'aivu plusieurs  foisdes  gens  bien  elablis  employer 
detels  moyens,  et  se  voir,bient6t  apres,  forces  de  fermer 
boutique.  Aprescela,  chacun  voitles  chosesasa  maniere, 
et  vos  affaires  ne  me  regardent  pas.  Brisons  la  et  ne  par- 
Ions  plus  de  tout  cela.  • 


Quelque  temps  apres,  Spinael  vient  voir  I'epicier  ;  et, 
apres  s'elre  vante  de  la  bonne  lournure  que  prenait  son 
commerce,  il  paria  d'un  grand  achat  de  cuirs  qu'il  de- 
vait  faire  a  un  tanneur,  fort  enibarrasse  dansses  affaires, 
et  il  appelait  cela  «  tnic  a/faire  brillanle.  »  II  sutsi  bien 
s'y  prendre  pour  eloigner  les  soupcons  qu'aurait  pu  con- 
cevoir  le  brave  liomme,  que,  grilce  ii  une  ruse  qui  obtint 
toutlesucces  desirable,  ilparvinta  soutirera  Roosmael, a 
titre  d'emprunt,  unesommede  mille  francs.  11  prit  I'enga- 
gement  de  la  lui  rendre  Irois  mois  apri^s.  En  meme 
temps,  il  lui  prit  mesure  d'une  nouvelle  paire  de  chaus- 
sures qu'il  devait,  disait-il,  le  faire  revenir  de  ses  pre- 
ventions. Huit  jours  apres  les  avoir  mises,  I'epicier  en 
perdit  les  semelles;  et,  au  lieu  de  ses  mille  francs,  il  ne 
put  jamais  lirer  de  son  ami,  M.  Spinael,  que  des  iriots 
et  de  vaines  promesses. 

Cette  derniere  circonstance  apporta  du  refroidissenient 
dans  les  relations  des  deux  voisins,  qui,  ci  dater  de  cette 
epoque,  ne  se  saluerent  plus  quand  ils  se  rencontraient, 
ce  qui  n'enipechait  pas  les  enfants  de  continuer  ^  se  voir 
et  de  rester  dans  de  bons  rapports.  H.  G. 

(La  suite  au  prochain  numero.) 


LES  MILLE  ET  Ul  NOITS  D'EUROPE  ET  U'AMERIQUE. 


I.A  PROMENADE  SE  SCHA-ABAS , 

Itlll   HE  I'LliSE. 
CONTE    ORIENTAL. 

Scha-Abas,  fatigue  de  I'uniformitB  des  plaisirs  de  sa 
ceur,  ennuye  d'entendre  dire  tous  les  jours  qu'il  etait 
grand,  le  seul  des  rois  de  la  lerre  qui  meritiit  d'etre  de- 
core  de  ce  nom  imposant,  voulut  enfin  juger  par  lui- 
mfeme  si  la  voix  du  peuple  confirmerait  celle  de  ses  cour- 
tisans.  Un  jour  que  la  cour  etait  rassembl(5e  chez  le  grand 


vizir  pour  deliberer  sur  la  maniere  de  pouvoir  persuader 
au  peuple  qu'il  elait  le  plus  heureux  peuple  de  la  terre, 
parce  qu'un  bourgeois  d'lspalian  ne  payait  que  dix  to- 
mans d'imposition  ,  tandis  qu'un  Armenien  en  payait 
quinze,  le  sophi,  qu'on  croyait  occupe  de  frivoles  plaisirs 
sortit  du  palais,  depouille  de  ses  ornements,  qui  no  sont 
que  trop  souvent  la  seule  superiorite  que  le  grand  qui  do- 
mine  a  sur  I'esclavequilesert.  II  traverse  tout  Ispahan  sans 
que  ses  oreilles  soient  frappees  des  cris  de  joie  dont  te 
peuple  faisait  retentir  les  airs  quand  il  avait  le  bonheur 


LKS  MILLE  KT   UNK  JSUITS  O'EUKOPE  ET  OAMEKIQUE. 


SS 


d'apei'cevoir  la  face  sacree  du  roi  des  rois.  II  a  peine  a 
s'accoutumer  h  ce  silence  et  a  resler  confondu  avec  cette 
populacf  qui,  la  veille,  avail  baiso  la  poussiere  de  ses 
pieds, 

«  C'estun  asse?  bon  prince  que  Scha-Abas,  disait  a  son 
camarade  un  vieux  soldat  qui  passait  a  cote  de  lui ;  mais 
mon  aga,  avec  lequel  je  suis  mal,  je  ne  sais  pas  pour- 
quoi,  el  quiesl  bien  avec  le  vizir,  je  sais  bien  pourqiioi... 

—  Camarade,  n'esl-ce  pas  pour  lui  avoir  fait  present 
de  la  riche  prise  qu'il  a  faite  dans  la  derniere  cam- 
pagne?  —  Justenient.  L'aga,  dis-je,  est  cause  que  je 
n'ai  encore  pu  obtenir  la  double  paye  que  doivent  rece- 
voir  ceux  qui  ont  vers^  leur  sang  pour  la  palrie.  J'ai  d^ja 
voulu  m'en  plaindre  au  sophi,  qui  aime  les  bons  soldats, 
mais  je  fus  repousse  par  les  gardes,  qui  pretendaient  qu'un 
cliien  conime  moi  n'etail  pas  fait  pour  parler  a  un  aussi 
grand  prince  que  Scha-Abas.  » 

Abas  allait  I'interrompre,  mais  il  en  ful  delourne  par  un 
grand  bruit  qui  s'eleva  tout  a  coup;  c'etail  une  fcmme 
qui  s'arrachait  les  cheveux  et  vomissiiil  mille  impreca- 
tions contre  le  cadi  Abdoul,  qu'elle  venait  de  quitter. 
«  Le  malhcureux!  je  sais  bien  que  si  je  lui  avals  vendu 
cette  petite  piece  deterre  qui  borne  la  vue  de  son  jardin, 
je  n'aurais  jamais  perdu  mon  proces,  et  ce  miserable 
Nassit  ne  vivraitpas  de  ma  ruine,  dont  sacupidite  est  la 
cause.  Ah!  Abas,  .\bas,  si  lu  savais  comment  la  justice 
est  administree  dans  la  villo  d'lspahanl  »  Abasdemanda 
qui  etait  cette  fcmme;  «  Cesl  la  veuve  de  I'lmon  Jlar- 
inoutb,  ce  bon  derviche  qui  edifiait  la  Perse.  II  y  a  deux 
bines  qu'il  est  mort  en  laissanl  six  cnfanls,  avec  le  pen  de 
liien  que  sa  femme  vienl  de  perdre.  Je  ne  sais  si  ses 
plainles  sont  fondees ,  car  je  ne  me  niMo  plus  des  affaires 
depuis  que  I'honn^te  Ogul  a  etc  exile.  —  Ogull  (Juoi?... 
Oue  dis-tu?  E  iMais  rhomme  s'etaitdeja  confondu  dans  la 
foule.  Ogul  elail  un  sage;  ses  vertus  lui  avaienldonne  la 
|ilace  de  vizir  el  la  confiance  de  son  mailre;  mais  ce  fu- 
renlces  mcmes  vertus  qui  lui  firent  perdre  I'une  el  I'au- 
tre.  Les  courtisans,  indignes  de  ce  qu'on  disail  loujouis 
Ogul  le  sage,  le  sage  Ogul,  avaient  jure  de  le  perdre  ;  ils 
reussirent,  car  il  n'est  pas  dillicile  de  perdre  un  sage  qui, 
a  la  calomnie,  a  I'imposture,  ne  sail  opposer  que  ses 
vertus. 

Abas  devint  rc^veur  :  on  le  deviendrait  ii  moins,  sur- 
t(]Ut  quand  on  est  sensible.  Le  prince  I'etait ;  et,  a  cette 
iiualite,  present  heureux  de  la  nature,  il  joignait  le  dfeir 
le  plus  vif  et  le  plus  ardent  pour  le  boidieur  de  ses  sujets. 
II  en  aurait  vu  raccomplissement  s'll  eut  eu  plus  du  pru- 
dence et  moins  de  condescendanra  pour  ses  rainislres. 
Triste  et  inquiet  de  ce  qu'il  venait  d'enlendre,  il  sort  de 
la  ville,  se  promene  le  long  du  lleuve  Zenderouth,  qui  en 
baigne  les  murs.  Tout  en  marchant,  il  faisait  des  retours 
sur  lui-meme...,  lorsqu'ilvitun  guebre  assis  surlerivage. 

•  Guebre,  je  le  sidue,  dit  Abas  en  s'approchantde  lui. 

—  0  serviteur  d'Ali,  dil  le  guebre  en  so  levant,  que  le 
feu  eclaire  toutes  les  demarches!  Si  tu  n'as  rien  d'impor- 
tant  il  me  communiqucr,  laisse-moi,  je  le  prie  ;  carl'astre 
brillant  qui  nous  eclaire  va  bientdt  disparaitre  et  nous 
refuser  salumiere  divine.  II  fautqueje  parle  encore,  avant 
la  nuit,  a  Scha-Abas,  pour  qu'il  me  fasse  rendre  une  raai- 
son  et  un  petit  champ  que  j'avais  pres  de  ce  bois,  et  que 
le  fils  du  vizir  vienl  de  m'enlever  pour  en  faire  un  lieu 
de  repos  apres  la  cliasse  :  c'est  le  seul  bien  que  m'ait 
laisse  mon  pere,  je  n'en  ambilionnais  pas  d'autre,  et  je 


me  consolerais  mcme  de  cette  perte  si  un  vertueux  vieil- 
lard,  qu'un  reversaprecipitedansl'infortune.nesevoyail, 
par  eel  accident,  sans  asile  et  sans  ressource.  Adieu! 
Puisses-tu  longtemps  encore  jouir  de  I'astre  qui  anime  et 
feconde  la  nature.  ■ —  Guebre,  encore  un  mot;  je  pourrai 
peut-etre  te  servir  aupres  du  prince.  —  Tu  es  done  un 
courtisan,  un  ami  du  vizir;  en  ce  cas-li,  je  ne  veux  pas 
etre  servi  par  toi.  —  Je  suis  le  capitaine  de  la  gardedu 
sophi.  —  Et  pourquoi  he  lui  dis-tu  pas  ce  qui  se  passe, 
puisque.tu  approches  de  sa  personne  sacree?  Pourquoi 
ne  mets-tu  pas  au  jour  les  exactions  et  les  crimes  des  vils 
'llatteurs  qui  I'enlourent  et  I'empechent  de  faire  tout  le 
bien  qu'il  voiidrail''  Pourquoi  eloignes-tu  de  son  Irone  la 
veuve  el  rorphclin...?  Sache  qu'il  ne  suffit  pas  de  ne 
point  faire  de  mal,  qu'il  faut  aussi  empAcher  quo  les  au- 
tres  n'en  fassent.  Genereux  Ogul  ^  tout  est  bien  change 
depuis  que  tu  ne  gouverncs  plus  la  Perse!  —  Ne  crains- 
tu  pas  la  cotere  du  sophi,  si  ses  discours  viennent  sjses 
oreilles?  —  Malheur  a  lui,  s'il  punissait  Ihonime  qui  oss- 
rait  lui  dire  une  verile  ulde.  —  Mais  cet  Ogul  n'a-t-il  jjaj; 
trahi  le  sophi"?  —  Le  Iraitre  est  celui  qui  V aaj-agittisey, 
demande-le  au  peuple,  qu'Ogul  a  rendu  hcOreux. ,»  AbaB 
ful  frappe  ;  il  se  ressouvinl  dans  ce  moment  des  conseils 
pleins  de  sagesse  que  lui  donnait  autrefois  le  prudent  ej. 
judicieux  Ogul ;  il  ouvrit  les  yeux  ;  il  vit  la  legereto  dei 
prelextes  sur  lesquels  il  I'avait  condamne.  Sonccour's? 
serra  de  douleur,  et  des  larmes  amtjres  coulerent  le  long 
de  ses  joues.  «  Tu  pleures,  lui  dit  le  guebre;  aurais-tu 
contribue  a  la  disgrace  d'Ogul?  Viens  avec  moi  voir 
I'homme  extraordinaire  qui  partage  ma  solitude,  v  SchaT 
Abas  le  suivil  sans  rien  dire,  niaudissant  le  moment  on 
il  avail  eloigne  Ogul  de  sa  presence,  et  oil  il  avail  donnu 
sa  confiance  a  un  trailre...  Ilss'enfoncent  dansle  bois;  le 
guebre  le  qujtie  el  reparatl  bient6t,  conduisant  par  la  main 
.son  bote.  "  Que  vois-je,  dit.\bas,  c'est  Ogul!  — Gufebre, 
s'ecrie  celui-ci,  guijbre,  prosterne-toi,  c'est  noire  auguste 
souverain!  »  Et  deja  ils  sonl  a  ses  pieds.  •  Levez-vous, 
mes  amis,  leur  dit  d'une  voix  douce  ce  prince  reellemenl 
grand  dans  ce  moment:  jesuis  coupable  envers  vous,  el 
vous  eles  ii  mes  pieds...  Ogul...  mon  cher  Ogul,  me  par 
donneras-tu  le  mal  que  je  I'ai  fait?  Ah!  j'en  suis  assez 
puni.  — Prince  trop  genereux!  eh!  de  quoi  es-tu  cou- 
pable envers  les  sujels?  Toute  la  Perse  ne  connail-ellfe 
pas  la  bonte  de  ton  cceur?  Ne  te  cherit-elle  pas  comme 
son  pere?  Ne  verseraitelle  pas  tout  son  sang  pour  con- 
server  iin  seul  de  tes  jours?  Ah  !  s'il  y  a  des  malheureux 
dans  les  vastes  filats,  ce  n'est  pas  par  loi  qu'ils  le  sont, 
c'est...  — •  Arrele,  Ogul,  je  sais  ce  qui  s'esl  passe  :  il  est 
vrai  que  je  n'ai  point  eu  de  part  aux  injustices  qui  se 
sont  commises;  mais  elles. se  sonlcommises,  etvoila  mon 
crime.  Je  le  reparerai,  mon  ami;  des  ce  moment,  tu  es 
vizir;  suis-moi.  —  Magnanime  Abas!  s'ecrie  Ogul,  je  te 
prie  de  ne  pas  m'exposer  une  seconde  fois  ^  de  nouveaux 
orages  :  je  vis  tranquille,  content  de  mon  sort ;  je  n'ai  plus 
d'ambilion ;  tu  Irouveras  assez  de  fideles  serviteurs  qui 
s'empresseront  de  concourir  avec  loi  au  bonheur  de  tes  su- 
jels. —  Ogul,  jete  I'ordonne.  —  J'obeis,  Abas,  el  le  suis." 
Ils  prennenl  ensemble  la  route  d'Ispahan,  ils  entrent. 
•  Perses,  s'ecrie  tout  a  coup  Abas,  Ogul  est  voire  vizir.  » 
Un  cri  general  se  fait  entendre,  on  se  prosternp;  les  Per- 
sans,  transportes  dune  joie  unanime,  eli'vent  le  sophi  et 
le  nouveau  vizirsur  leursmains  et  lesportenten  Iriomphe 
dans  le  palais  des  rois. 


5t) 


I'EHTES  IMIOMENADES 


Le  vizir  eiileiul  les  ciis  d'allcgresse  que  jelte  le  peuple  : 
il  accourt;  le  nom  d'Osul  frappe  ses  oreilles ;  il  fremit,  il 
raperroit,  il  pillit...  «  Qu'oii  le  saisisse,  s'ecrie  Abas, 
qu'on  le  mene  au  siipplicc.  »  Le  vizir  allait  peiir;  mais 
Ogul,  le  gcii^reux  Ogiil,  inlercede  pour  lui.  «  0  Abas, 
qu'il  ne  soil  pas  dit  que  la  premiere  action  qui  s'est  faite 
a  ma  renlree  dans  Ispahan  soil  le  supplice  dun  homme. 
Dieu  me  preserve  d'occuper  une  place  souillee  du  sang  de 


ce  malheureux.  I'ardonne-lui,  magnanime  Abas,  ses  re- 
mords  nous  vengeront.  »  Abas  lui  pardonna;  mais  il  n'e- 
chappa  pas  a  la  vengeance  du  peuple,  qui  le  mit  en  pieces. 
Le  soldat,  la  veuve  el  le  guebre  curcnt  justice.  Ogul  fut 
toujours  ce  qu'il  avail  616,  un  liomme  verlueux  ;  il  fil  le 
bonheur  du  peuple,  et  merita  a  son  mailre  le  surnom  de 
Grand,  et  I'amour  de  ses  sujets. 

Pur  M.  iabbc  K...  de  Strasbourg. 


PETITES  PROMENADES  AU  IIUSEE  D'lllSTOIIlE  i\TL'RELLE. 


I.E  TIGRE. 

Le  tigre  ne  se  Irouve  que  dans  I'Asle  el  dans  les  par- 
lies les  plus  meridionales  de  I'Afrique;  il  n'esl  pas  mou- 
chete,  mais  il  a  de  tongues  el  larges  bandes  en  forme  de 
cercle.  Ces  bandes  prennent  sur  le  corps,  se  rejoignenl 
en  dessous,  el  formenlsur  la  queue  des  anneaux  alternali- 
vement  noirs  et  blancs.  Le  plus  grand  de  tous  les  ligres 
est  celui  qu'on  appelle  ligre  royal  :  il  esl  fori  rare,  de  la 
bauteur  d'un  cheval,  c'esla-dire,  quit  a  qualre  ou  cinq 
pieds  de  liauleur,  el  jusqu'a  treize  ou  quatorze  pieds  de 
longueur;  il  esl  plus  a  craindre  que  le  lion.n  Celui-ci,dil 
Tilluslre  M.  de  Butfon,  oublie  souvenl  qu'il  esl  le  roi, 
c'esl-h-dire  le  plus  fort  de  tous  les  aiiimaux ;  niarchanl 
d'un  pas  tranquille,  il  n'altaque  jamais  I'homme,  a  moins 
(ju'il  ne  soil  provoque.  II  ne  precipile  point  ses  pas,  il  ne 
court,  il  ne  chasse  que  (]uand  la  faini  le  presse.  Le  liijre, 
au  contraire,  quoique  rassasie  de  chair,  semble  toujours 
allere  de  sang  ;  sa  fureur  n'a  d'aulres  inlervalles  que  ceux 
du  temps  qu'il  faul  pour  dresser  des  embilches.  II  desole 
le  pays  qu'il  habile,  il  ne  crainl  ni  I'aspecl,  ni  les  armes 
de  I'homme;  il  d6vasle  les  troupeaux  d'animaux  domes- 
liques;  met  a  mort  toutcs  les  bfiles  sauvages,  allaque  les 
petils  elephants  ,  les  jeunes  rhinoceros,  quelquefois  meme 
il  ose  braver  le  lion.  »  C'est  un  lyran  brutal,  qui  vou- 
drail  depeupler  I'univers,  pour  regner  seul  au  milieu  des 
victimes  qu'il  egoige.  Des  ongles  crochus  et  des  dents 
meurtrieres,  voilii  les  armes  plus  offensives  que  defensi- 
ves, qui  sonl  les  instruments  de  son  appelil  sanguinaire. 
Le  ligre,  trop  long  de  corps,  trop  has  sur  ses  jambcs,  a 
les  yeux  hazards  et  elincelanls,  la  langue  couleur  de  sang 
el  les  caracleres  do  la  basse  m6cliancete;  sa  rage  lui  fait 
devorer  ses  proprcs  eiifants,  et  d6cbirer  leur  mere  lor.s- 
qu'elle  vent  les  defendre.  Ileureusemenl  I'espece  n'esl  pas 
nombreuse,  el  pa  rait  confin6e  aux  conlrees  les  plus  chau- 
des  de  I'lnde  orienlale.  Comme  ce  sang  ne  fait  que 
I'allerer,  il  frequeiitelcs  eaux  pourelancher  sa  soifelpour 
surprendre  les  animaux  qui  viennent  s'y  desalliSrer;  sou- 
vent  il  abandonne  la  proie  qu'il  vient  de  mellre  ^  morl 
pour  egorger  d'aulres  victimes;  il  plonge  sa  l^le  dans  leur 
corps,  pour  sucer  a  longs  trails  le  sang  dont  il  vienl  d'ou- 
vrir  la  source,  qui,  le  plus  souvenl  est  tarie  avant  que  sa 
soif  s'eleignc.  Lorsqu'il  vienl  d'abatlre  un  cheval  ou  un 
bceuf,  el  qu'il  crainl  d'etre  inquiel6,  il  les  emporte  dans 
les  bois  en  les  traiiianl  avec  tant  de  legerete,  que  la 
vilesse  de  sa  course  en  parail  a  peine  ralenlie.  Get  ani- 
mal fail  des  bonds  de  plusieurs  toises,  el  c'csl  I'elaslicile 
lie  ces  sauts  qui  le  rend  si  terrible,  puree  qu'il  n'esl  pas 


possible  d'en  eviler  I'efl'et.  A  Sumatra  el  dans  quelques 
autres  pays,  on  eleve  les  maisons  sur  des  pieux  de  bam^ 
bou,  pour  se  mellre  a  I'abri  des  incursions  de  ces  furieux 
animaux,  el  dans  le  Gange  ils  viennent  quelquefois  b  la 
nage  pour  se  jeler  dans  les  petils  bailments  qui  sent  k  I'an- 
cre;  ce  qui  oblige  a  se  tenir  sur  ses  gardes,  surloul  pen- 
dant la  null. 

On  rapporto  le  combat  d'un  tigre  conlre  des  elephants. 
On  fit  enlrer  au  milieu  d'une  enceinte  de  cent  pieds  en 
Carre,  formee  par  une  haute  palissade  de  bambous,  trois 
elephants  destines  pour  combaltre  le  tigre  :  ilsavaient  un 
grand  plastron  en  forme  de  masque,  qui  leur  couvrait  la 
tele  avec  une  parlie  de  la  trompe.  On  ne  lacha  pas  d'a- 
bord  le  tigre  qui  devail  combaltre,  mais  on  le  lint  alta . 
che  par  deux  cordes;  de  sorte  que  n'ayant  pas  la  liberie 
de  s'elancer,  le  premier  elephant  qui  rapprocha,  lui  don- 
na deux  ou  trois  coups  de  sa  trompe  sur  le  dos.  Ce  choc 
ful  si  rude,  que  le  ligre  en  ful  renverse  eldemcura  quel- 
que  temps  etendu  sur  la  place,  sans  mouvement,  comme 
s'il  eul  ele  morl;  cependanl  d6s  qu'on  I'eul  delie,  quoique 
celle  premiere  atlaque  eul  bien  abattu  sa  furie,  il  se  re- 
leva,  fit  un  cri  horrible  el  voulut  se  jeler  sur  la  Irompe  de 
relepliaiil  qui  s'avancailpour  le  frapper;  mais  celui-ci  la 
repliant  adroitemcnl,  la  mil  b  convert  par  ses  defenses 
qu'il  presenta  en  m6me  temps,  et  donl  il  alteignil  le  tigre 
si  il  propos,  qu'il  lui  111  faire  un  grand  saut  en  I'air.  Cet 
animal  en  ful  si  etourdi,  qu'il  n'osa  plus  approcher;  il  fil 
plusieurs  tours  le  long  de  la  palissade,  s'elancant  quelque- 
fois vers  les  personnes  qui  paraissaient  aux  galeries.  On 
poussa  ensuite  trois  elephants  conlre  lui,  qui  lui  donne- 
rent  de  si  rudes  coups  qu'il  conlrelil  encore  une  fois  le 
mort,  el  ne  pensa  plus  qu'a  eviler  leur  rencontre.  lis 
I'eussenl  lue,  sans  doule,  si  on  n'eut  pas  fail  finir  le 
combat. 

Un  vaisseau  de  la  compagnie  des  Indes  rapporta,  il  y  a 
quelques  annees,  plusieurs  animaux  etrangers,  el  entre au- 
tres deux  ligres  destines  pour  le  due  de  Cumberland.  Ce 
prince  voulanl  connallre  la  nianifere  dont  ces  animaux 
chassent  leur  proie,  fit  licher  un  des  ligres  dans  une  par- 
tie  de  la  fori5l  de  Vindsor,  oil  Ton  avail  form6  une  en- 
ceinte avec  des  toiles.  On  y  fil  enlrer  un  cerf  :  le  tigre 
courul  aussitfit  sur  lui  et  voulut  le  saisir  par  le  Dane  ; 
mais  le  cerf  se  defendil  si  bien  de  son  bois,  qu'il  I'obligea 
de  reculer.  Le  tigre  ne  renonca  pas  au  combat,  il  revint 
a  la  charge  et  essaya  de  prendre  le  cerf  au  cou ;  il  ful  re- 
pousse avec  la  meme  vigueur;  enfin  a  la  troisieme  alla- 
que, le  cerf  le  jeta  fort  loin  d'un  coup  de  son  bois,  et  se 
mil  a  le  poursuivre;  le  tigre  alors  abandonna  la  parlie  et 


XV   MUSKE   UHlSKjIltt;   iNAl  I  lltLLK. 


-S7 


se  s3uva  dans  la  forSt.  II  se  refugia  sous  les  toiles,  parmi 
un  troupeau  de  daims,  et  en  attrapa  un,  qu'il  tua  sur-le- 
champ.  Pendant  qu  il  en  sucait  le  sang,  deux  Indiens 
charges  de  le  garden,  lui  jelerenl  sur  la  iSle  une  espece 


de  coiffe;  et  s'on  etant  ainsi  rendus  maitres,  ils  I'enchai- 
nerent,  et  apres  lui  avoir  fail  manger  le  reste  du  daim,  le 
muselerent  et  le  reconduisirent  dans  sa  loge.  Le  due  da 
Cumberland  donna  la  liberie  au  cerf  qui  s'etait  si  vail- 


laniment  defendu,  apres  lui  ;ivoir  l;iit  niellre  au  C(iu  un 
tres-large  collier  d'argent,  sur  lequel  on  avaitgra\c  I'ii- 
venture  du  combat. 

On  raconte  qu'un  jeune  ligre  elant  dans  un  vaisseau 
qui  faisait  voile  pour  I'Angleterre,  s'echappa  de  sa  loge  et 
grimpa  sur  la  vergue  du  grand  mat.  Tout  I'equipage  en 
fut  alarms.  Un  matelot  lut  assez  hardi  pour  monler  a 
I'endroit  oil  se  tenait  le  tigre;  il  lui  passa  une  corde  au 
cou.  Get  animal,  loin  d'etre  furieux,  se  laissa  conduire 
ainsi  jusqu'a  sa  cage.  II  parait  que  le  trouble  de  ce  mon- 
stre,  qui  ne  trouvait  aucune  issue  au  milieu  des  eaux, 
avait  change  .ses  nioeurs;  il  etait  devenu  presque  docile, 
au  moins  soulTrail-il  I'approche  de  son  liberaleur.  On  voit 
aux  Indes  des  tigres  a  demi  prives ;  mais  on  a  soin  de  les 
tenir  muscles,  les  yeux  bandes  et  attaches  en  lesse.  Les 
seigneurs  orienlaux  en  m(?nent  a  leur  suite,  mais  ils  sont 
renfermes  dans  des  cages,  ou  enchaines  sur  de  pelits 
•chariots. 

La  tigresse  produit  quatre  ou  cinq  pelits,  el  sa  rage 
■devient  extreme  lorsqu'on  les  lui  enleve;  elle  brave  tous 
les  dangers  et  suit  les  ravisseurs,  qui,  pour  I'aniuser,  re- 
lachent  un  de  ses  pelits;  elle  s'arrete,  le  saisit  et  I'cm- 
porte  pour  le  nietlre i  I'abii :  mais  elle  revienl  a  In  charge 
quelques  moments  apres,  et  lespoursuit  jusqu'aux  portes 
des  villes  ou  jusqu'a  leurs  vaif.^eaux,  a  moins  (juc  tous 


ses  pelits  lui  aient  cle  rendus;  et  si  elle  perd  lout  espoir 
de  les  recouvrer,  elle  pousse  des  cris  lugubrcs,  des  luirle- 
menls  affreux  qui  font  fremir  ceux  monies  qui  les  enten- 
dent  de  loin. 

IJans  les  Indes,  lorsque  le  ligre  se  trouve  environne  de 
chasseurs  qui  lui  prcsentenl  I'epieu,  il  s'accroupil  sur  la 
queue  el  soutient  longtemps  les  coups  de  lleches  qu'on  lui 
tire;  enfin  sa  rage  s'allume,  el  il  s'elance  avec  rapidite 
sur  ceux  qui  le  lirenl;  mais  d'aulres  chasseurs  liennent 
la  poinle  de  leurs  epieux  tourn^e  vers  lui,  et  le  percent 
au  moment  oil  il  esl  pret  a  saisir  leurs  compagnons;  si  on 
le  manque,  dans  un  instant  il  clrangle,  dechire  et  enleve 
les  chasseurs. 

Les  Chinois  estiment  beaucoup  les  peaux  des  tigres ;  les 
mandarins  mililaires  en  couvrent  leur  chaise  dans  Its 
marches  publiques,  et  k  la  cour,  les  princes  en  font  des 
couverlures,  des  coussins  pour  I'hiver  :  mais,  en  Europe, 
ces  peaux  ne  sont  pas  dun  grand  prix  ;  Ton  prefere  celles 
du  leopard  de  Guinee  et  du  Senegal.  Les  Indiens  man- 
gent  la  chair  de  cet  animal  et  ne  la  trouvenl  pas  mau- 
vaise.  On  pretend  que  le  poll  de  sa  moustache,  pris  en 
pilule,  est  un  poison  pour  les  animaux  et  pour  les  hom- 
mes.  Si  le  fait  est  vrai,  on  doit  peul-^lre  I'altribuer  a  sa 
durete  et  ii  sa  roideur,  de  maniere  qu'une  telle  pilule 
agil  sur  les  membranes  de  I'estomac  de  la  mcnie  maniere 


58 


PETITES  PROMENADES 


qu'un  paquet  de  peliles  aiguilles.  On  dit  monie  que  le 
tigre  craint  tellement  lo  poison  dc  sa  moustache,  que 
quand  il  va  boire  dans  une  eau  courante,  il  se  place  pa- 
ruUelement  au  courant  de  I'cau,  de  peur  d'avaler  quel- 
qu'un  de  se^  polls. 

II  y  a  en  Amerique  des  (elions  presque  aussi  grands  et 
aussi  beaux  que  leligre.  Leslndienslescombattent  avec  le 
sponton  et  la  dcmi-pique.  Geux  qui  liabitent  Ics  pays  des 


Amazones  racontent  que  le  crocodile  ile  ce  pays  a  jusqu'ii 
vingt  pieds  de  longueur,  et  qu'il  met  la  tete  bors  de  I'eau 
pour  saisir  le  tigre  quand  il  vient  boire  au  bord  de  la 
riviere  ;  alors  le  tigre  enfonce  ses  grilTes  dans  les  yeux 
du  crocodile;  mais  celui-ci  en  se  plongeant  dans  I'eau,  y 
entraine  son  cnnenii,  qui  se  noie  plutot  que  de  lacher 
prise. 

11.  G. 


TOKTUES  MAHINES.  —  I.E  CARET. 


Une  des  infirmites  do  noire  intelligence,  c'est  de  se 
liiisser  surprendreet  dominer  par  leserreurs  les  plus  vul- 
gnires,  par  les  preventions  les  plus  etranges.  Quelle  est, 
par  cxemple,  parmi  les  personnes  serieuses  elles-memes, 
I'opiniou  la  plus  commune  surla  torlue.  Cette  opinion  se 
resume  tristement  en  un  proverbe  injurieux  qui  cite  la 
tortue  comme  le  symbole  de  findoleiice.  Certes  les  an- 
ciens,  dans  leur  poi^sie  mythologique,  se  placaient  plus 
pres  de  la  verite  en  la  considerant  comme  I'embleme  de 
la  circonspection  ;  mais  ils  n'^taient  pas  encore  lout  h  fait 
dans  le  vrai,  puisque  les  tortues  aquatiques,  qui  sent  Ics 
plus  importantes  et  les  plus  nombreuses,  nagent  toutes 
avec  une  elegante  vitesse.  Du  reste,  il  nousserait  facile  de 
prouver  que  cetlo  locomotion  si  lente  qu'on  reproclie  k 
la  tortue  terrestre,  est  ii  la  fois  la  plus  commode  pour  I'a- 
nimal,  la  plus  conforme  aux  oirconstances  essentielles  de 
sa  vie,  la  plus  utile  pour  I'homme.  Mais  la  figure  qui 
precede  cet  article  nous  averlit  que  nous  devons  aujour- 
d'hui  nous  occuper  surtout  de  la  grande  espi^ce  marine 
qu'on  designe  sous  le  nom  de  caret. 

l.es  tortues  ont  un  air  de  famille  qui  les  separe  nette- 
ment  des  aulres  reptiles.  Leur  corps  ovalaire  est  plus  ou 
moins  comprisdans  un  double  bouclier  :  I'un  superienr, 
appeltS  carapace;  I'autre  inf^rieur,  nomni^  plastron.  Et 
d^ja  dans  ce  premier  caractiire  exterienr,  dans  ce  tteu- 
Dient  plus  ou  moins  osseux,  se  manifeste  une  condition 
d'harmonie  qui  nous  ferait  aisemcnt  distinguer  la  tortue 
terrestre  de  la  tortue  aqualique.  Gelle  de  terre,  plus  ex- 
posee  aux  chocs  ainsi  qu'A  la  pression,  devait  ^tre  par 
consequent  mieux  garantio ;  sa  carapace  forme  done  une 


volute  plus  epaissc,  plus  dure,  plus  ciiitreo;  et  non-seule- 
ment  elle  abrite  tout  le  corps,  mais  encore  elle  olfre  une 
place  ouso  recueillent  completement  la  tele,  les  pattes  et 
la  queue.  La  vitesse,  il  est  vrai,  se  Irouve  ainsi  sacrifiee 
a  ce  mode  souverain  de  protection ;  mais  qu'imporle  la 
vitesse  a  un  animal  qui  n'en  a  besoin  ni  pour  attuindre 
une  prole,  ni  pour  ^chapper  au  danger,  car  la  tortue  ter- 
restre se  nourrit  surtout  de  plantes,et  dte  qu'elle  est  me- 
nacee,  elle  se  condense  dans  sa  boile,  forleresso  inacces- 
sible. L'ennemi  songerait-il,  par  hasard,  aattendre  que  la 
tortue  soil  forcee  de  sortir  pour  aller  paitre  ou  se  desal- 
teier  ;  mais  ne  faut-il  pas  d'abord  que  I'assiegeanl  lui- 
memo  veille  h  sa  propre  surete-,  et  puis  quelle  patience 
pourrait  tenir  centre  la  lortue  qui  supporte  sans  peine  et 
durant  plusieurs  jonrs  I'abslinence  la  pUis  complete.  Et  si 
rennenii,  nayant  pas  de  temps  k  perdre,  chcrchc  bieu 
vile  quelque  point  vuln6rable  autour  de  celto  place  toute 
muree,  qu'il  prenne  garde  de  ne  pas  rencontrerdu  moins 
le  bee  de  la  tortue,  car  ce  bee  robuste  et  tranchant  ne 
blcsse  jamais  k  demi. 

La  lortue  aquatique  devait  etre  moms  armee,  car  elle 
est  moins  menacee  :  d'ailleurs,  elle  a  pour  sauvegarde 
la  vitesse  ;  mais  pour  que  la  natation  soil  rapide  et  facile, 
elle  exige  d'autres  conditions  assorties;  elle  exige  uotam- 
jnent  que  la  carapace  soitmoUe,  mince,  aplatie,  et  toutes 
ces  conditions  peuvent  fetre  accordees  sans  nuire  ii  I'ani- 
mal,  puisque  n'elant  pliis  en  contact  qu'avec  I'eatf,  il  n'& 
mtSmo  point  de  frotlement  a  supporter.  Mais  k  ces  mo- 
difications, qu'il  etait  fort  simple  de  prevoir,  s'ajoulent 
des  perfectionnements  inattendus.  Son  immense  poumon 


AU  MUSEE  D'HIST 

rempli  d'air  offre  un  double  avantage  :  il  rend  la  tortue 
plus  legere  et  lui  permet  de  rester  longtemps  sous  I'eau 
sans  respirer.  Aussi  n'est-il  pas  facile  d'aspliyxier  uno 
tortue,  et  la  t^nacite  de  la  vie  est  encore  un  privilege  re- 
marquable  de  ce  reptile  si  nieconnu.  Cette  reserve  d'air 
donne  5  Tanimal  la  possibilite  de  dorniir  h  la  surface  de 
la  mer  dans  les  conditions  hydroslatiques  les  plus  par- 
faites.  Un  autre  perfeclioniicment  tres-favorable  a  la  nage, 
c'est  que  toulcs  les  parlies  du  corps  prennent  une  forme 
elalee.  La  patle  surtuut  s'elargit  en  ranie  puissante  avec 
ses  doigls  longs  ot  palmesi  cette  disposition  eminemment 
nautiquc  so  montreau  plus  haut  degre  dans  le  caret  qui, 
n'ayant  pour  demeure  que  I'Oc^an,  devait  etre,  en  elTet, 
d'autant  niieux  organise  pour  la  natation.  Cette  magnifi- 
que  tortue  no  s'eloigne  pas  beaucoup  du  rivage,  quoii 
qu'elle  n'y  vienne  que  rarement.  Et  cette  emigration,  si 
perilleuse  pour  elle,  doit  particuliferement  nous  interesser, 
car  k  mcsure  qu'on  salt  mieux  observer,  on  dccouvre  des 
fails  etonnanls,  dea  calculs  admirables  choz  les  animaux 
mfimes  qui  paraissaient  les  plus  slupides.  Consideronij 
seuloment  cette  tortue  marine  dans  la  circonslancela  plus 
difficile  de  sa  vie,  c'est-a-dire  au  moment  oil  elle  doit 
s'occuper  enfin  de  ses  oeufs.  fividemnient  elle  ne  pent  lea 
fonserver  aupres  d'elle  dans  le  milieu  mobile  qu'elle  ha- 
bile, et  ne  peul  non  plus  rester  avec  eux  sur  le  sol.  D'aiU 
leurs  elle  est  privee,  comme  reptile,  de  la  caloricito  ne- 
eessoire  pour  les  couver.  II  faut  done  qu'elle  aviso  an 
parti  le  plus  sage,  a  I'expedient  le  plus  siir  :  or,  cetle 
tortue  qu'on  suppose  si  depourvue  d'instinct,  connait 
pourlant  une  grande  fonclion  du  soleil  que  la  plupart  des 
hommes  ignorent  peut-etre;  elle  salt  que  cet  astre  bien- 
faisant  reserve  quelques-uns  de  ses  rayons  pour  faire 
eclore  les  milliers  d'oeufs  que  lant  4e  pauvres  meres  lui 
confient.  Suivez-la  maintenant  dans  les  plus  apparents 
details  de  I'execution  :  elle  quitte  la  mer  pendant  la  nuit, 
car  elle  risque  moins  alors  d'etre  apergue;  elle  distance 
ses  OBufs  sur  le  point  le  niieux  expose  du  rivage  et  les 
couvre  d'un  peu  de  sable ;  elle  les,  revit  de  sable  pour 
les  derober  a  tons  les  regards,  mais  la  couclie  en  est 
legere  pour  ne  pas  gener  Taction  calorifique  du  soleil; 
toutefois  elle  les  enduit  d'une  substance  visqueuse  qui 
fixe  le  sable  et  le  retient,  afin  que  si  le  vent  vient  eourir 
sur  la  plage,  il  ne  puisse  les  mettre  a  decouvert.  La  cou- 
vre n'est  cependant  pas  et  ne  devait  pas  etre  h  I'ahri  de 
toute  atlaque,  car  it  imporle  que  la  famille  de  la  tortue 
soil  limitSe  comme  toutes  lea  autres ;  mais  le  grand  nom- 


OIUE  NATURELLE.  » 

bre  des  oeufs  compense  pleinement  toutes  les  pertes. 
Quoi  qu'il  en  soil,  c'est  I'homme  surloul  que  le  caret  doit 
rcdouler. 

Pour  s'emparer  do  la  tortue  de  mer,  le  pScheur  I'attend 
sur  le  rivage,  la  retourne  et  la  laisse  ensuite  s'epuiser  en 
vains  efforts,  car  elle  ne  peut  plus  se  replacer  sur  ses 
pattes.  Cette  pfiche  est  la  plus  expeditive  et  la  plus  ordi- 
naire. Les  Cbinois  en  pratiqucnt  une  autre  qui  leur  est  pro- 
pre  :  ils  se  donuent  ici  pour  auxiliaire  un  singulier  pois- 
son  qu'ils  dressent  ii  une  manoeuvre  encore  plus  singuliere. 
Ce  poisson  appeliS  remorc  porte  sur  sa  t^te,  fort  plale,  un 
appareil  forme  de  lames  transversales  qui  sont  herissees 
d'epines  et  qu'il  ahat  ou  releve  h  son  gre  i  il  s'en  sert  ha- 
biluellement  pour  s'accrocher  au  requin,  par  exemple, 
et  se  dispensant  ainsi  de  nager,  il  profile  pour  ses  voyages 
de  cet  excellent  mode  de  transport,  et  pour  sa  nourriture, 
il  n'a  qu'<i  choisir  parmi  les  resles  de  limpitoyable  lyran 
de  la  mer.  Le  remoren'a  guere  que  vingt^cinq  centimetres 
de  longueur,  mais  .son  corps,  qui  setermine  en  coin  pres- 
que  cylindrique,  est  tres-rtSsistant  et  convert  d'une  peau 
dure.  Les  Chinois  enlacent  sa  queue  dans  unanneau  re- 
lenu  par  une  corde,  et  puis  le  dirigent  vers  la  lurtuequi 
dorl,  paisible  et  confianle,  bt  la  surface  de  I'eau.  Le  re- 
more  se  glisse  aussitot  sous  le  plastron  et  s'y  fixe.  La 
torlue  emporterait  aisemenl  I'importun  parasite,  et  in- 
stinclivemenl  meme  elle  plonge  pour  s'esquiver;  mais  le 
remore  n'est  iqi  qu'une  sorte  de  crochet  au  bout  de  la 
corde  que  tiro  le  pSoheur,  et  le  caret  se  trouve  entrain^ 
ju^qu'au  rivage.  Assur6ment,  il  a  fallu  beaucoup  de  temps 
ot  de  peine  pour  enseigner  au  remore  ce  role  dhamecon 
presque  intelligent;  mais  le  p^cheur  est  amplement  de- 
dommage,  car  la  carapace  du  carel  fournit  cetle  substance 
transparente,  lanielleuse  et  jaspee,  que  nous  appelons 
I'ecaillc. 

La  tflrlue  de  terre  n'est  reoherchee  lii  pour  sa  cara- 
pace, ni  pour  sa  chair,  ni  pour  sa  graisse,  et  cette  circon- 
stauce  encore  la  protege;  car  si,  dans  sa  d^pouille,  elle 
offrait  k  I'industrie,  humaine  quelque  riche  produit,  elle 
serait  bientol,  peut-felre,  exterminee  ;mais  rieu  n'echappe 
aux  merveilleuses  previsions  de  la  Providence;  non-seu- 
lement  elle  varie  pour  chaque  animal  les  chances  de  dan- 
ger, selon  ses  moyens  de  sauvegarde,  mais  encore  ella 
proporlionne  tout  de  telle  sorte  qu'une  famille  quelcon-. 
que,  grande  ou  petite,  alerte  ou  immobile,  ne  peut,  dans; 
la  creation,  ni  devenir  trop  nombreuse,  ni  disparaitrq 
tout  a  fait.  lEDLiEBEa.      'j 


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SCENES,  liEClT,S,  AVENllMiES. 


SCENES,  llECITS,  AVEXTL'RES  EXTRMTS  DES  PLUS  RECENTS  VOYAGEL'RS. 


SMYRNX. 

Une  tradition  semblable  k  celle  qui  a  preside  a  la  fon- 
dation  de  Carthaije  nous  a  ete  transmise  par  I'histoire 
sur  I'origine  de  Smyrne.  Une  certaine  princessii  d'E- 
ph6sp,  Smyriii),  conlrainle,  comme  Didon,  de  quitter 
sa  patrie,  vint  di'barquer  en  Eolie,  sur  lesbords  de  lamer 
£gee,  au  pied  du  inont  Sipyle.  La  population  de  la  cite 
nouvelle,  reconnaissante,  donna  b  la  ville  le  nom  de  celle 
qui  I'avait  fondee,  etiui  dressa  une  slatiie  dont  un  frag- 
ment a  etc  conserve  au  Chiteau-Fort.  Smyrne  s'eleva 
d'abord  sur  les  bords  du  Melcs,  qui,  apres  s'etre  m6l§  a 
I'Ach^lous  d'Asie,  sous  les  grottes  desNympbes,  se  preci- 
pile  du  niont  Sipyle  et  va  se  Jeter  dans  le  golfe  Heraceen, 
apres  avoir  coule  a  travers  les  niarbres,  le  granit  et  les 
lauricrs-roses.  Ilomere,  surnomme  Melesinene,  etait  n(?, 
dit-on,  dans  celle  ville  de  Smyrne,  la  plus  ancienne  de 
toutes  cellos  qui  se  succederent  en  ce  lieu.  C'est  sur  cette 
nu^me  partie  du  territoire,  si  beureusement  siluee  pour 
servir  d'cmplarement  a  nnc  ville,  que  s'eleve  encore  au- 
jourd'hui  un  village  oi'i  la  pluparl  des  Europeens  de 
Smyrne  possedent  des  maisons  de  plaisance  avecd'admi- 
rables  jardins.  Ci-t  endroit,  appele  Bouroun-Abat  {Aez  du 
vent),  et,  par  corruption,  Bournabat,  est  parseme  de  vieux 
debris  de  colonnes  et  d'autres  resles  fort  mutiles  de  la 
belle  arcliitecture  grecque.  Le  Meles,  a  ce  qu'il  paratt, 
coloyait  les  murs  de  Smyrne,  puis  faisait  un  circuit  de 
deux  lieues  dans  une  petite  plaine,  et  apres  avoir  baigne 
les  montagnes  oil  se  dressent  encore  les  tombeaux  deTan- 
-tale,  il  allaitse  perdre  dans  lamer. 

Aucune  ville  n'a  pas.se  par  autantde  revolutions,  en  au- 
cnne  conlree  I'homme  n'exerca  plus  de  ravages.  On  peut 
dire  que  Smyrne  a  toujours  etepilleeet  toujours  detruite: 
prise  et  reprise  par  les  Turcs  et  par  les  Grecs,  elle  etait 
en  ruines  au  IS"  siecle,  lorsque  .sa  citadelle  fut  repareo 
par  Jean  (jomni'ue,  empereur.  Les  chevaliers  de  Rhodes 
la  dcfendirentavecsucccscontre  Bajazet  :  mais  Tamerlan 
s'en  renditmaitre  quelque  temps  apres.  On  conceit  qu'a- 
pres  tant  de  desastres  il  ne  reste  plus,  de  toutes  ses  anti- 
quites,  que  la  pi  ice  du  Stade  et  celle  duTheiltre. 

Tournefort,  Chandler,  Peyssonel,  Dallaway;  et,  parmi 
les  voyageurs  les  plus  modernes,  MM.  de  Chateaubriand, 
Lamartine,  M.  le  duo  de  Itaguse,  M.  Iccomte  de  Laborde 
el  biendaul res  encore,  ontecrit  sur  I'Orientet  sur  Smyrne 
de  belles  etintercssantes  pages.  M.  deChoiseuletM.Pou- 
queville  nousont  lran.sniis  sur  le  m6me  sujetdes  impres- 
sions poctiques  et  des  details  ciirieux.  Nous  tScherons, 
memo  aprijs  ces  brillants  ecrivains,  el  malgre  I'exiguite 
de  notre  cadre,  d'6lre  aussi  complets  qu'il  nous  sera 
possible. 

Delruite,  dans  une  aniiquitt'  tr(?.s-reculee,  par  les  Lv- 
diens,  jaloux  de  sa  prosperite,  Smyrne  fut  rebfllie  par 
Alexandre  le  Grand,  dans  une  de  ces  situations  avanta- 
geuses  que  les  esprils  superieurs  savent  deviner,  grdce  k 
la  perspicacite  qui  les  caractt^rise.  Aussi,  tour  a  tour, 
grecque,  gi-noi.se  et  turque,  Smyrne  fut  toujours  domi- 
nante  dans  I'Asie-Mineure  etjuslifia  ainsi  toutes  les  lire- 


visions  de  son  second  fondateur.  Pendant  longtemps  la 
France  eut  entre  ses  mains  tout  le  commerce  du  Levant, 
et  les  navires  etrangers  naviguaient  sous  son  pavilion. 
Depuis,  les  Anglais  ont  partage  avec  nous  cette  influence 
due  il  de  longs  rapports  d'inlerets,  et  Marseille  a  vu  de- 
perir  la  prosperite  du  commerce  qu'elle  enlretenaitavec 
les  echelles  du  Levant.  L' occupation  de  Malte  est  bien 
pour  quelque  chose  dans  ce  cbangement  auquel  Smyrne, 
du  reste,  n'a  pas  perdu,  les  Anglais,  les  Autrichiens,  les 
Beiges,  les  Amcricains,  les  Italiens  eties  Hollandaisayant 
remplac(5  pour  elle  les  Francais.  .\ussi  la  population  s'est- 
elle  eleveea  150,000  imes  :  cette  population  est  une  es- 
pece  d'abr^g6  de  toutes  les  nations  du  globe  ;  on  y  voit 
des  Turcs,  des  Grecs,  des  Africains,  des  Arabes,  desPer- 
sans,  destjandiotos,  des  .4rmeniens,  des  Juifs,  etc.,  etc., 
presque  tous  adonnes  au  commerce.  Les  Orientaux  habi- 
tcnt  la  vieille  v  ille,  bitie  en  amphitbMtre  sur  le  pen- 
chant d'une  montagne  au  basde  laquelle  s'elend  le  quar- 
tier  des  Francs,  dans  une  plaine,  jusqu'au  borddela  mer; 
la  se  trouvent  les  maisons  des  consuls,  des  negocianls, 
ccUes  des  artisans;  entin,  des  eglises,  des  chapelleset  des 
hbpitaux.  La  population  franque  parle  toutes  les  langues 
d'Europe,  mais  surtout  celle  ii  laquelle  elle  a  donne  son 
nom  et  qui  n'est  qu'un  ilalien  corrompu.  Ses  moeurs  et 
sesv6tements  different  essentiellement  de  ceux  des  Orien- 
taux. Pour  les  Turcs,  tous  ces  cHrangers  ne  sont  que  des 
giaours  ou  inlideles;  ils  les  soulbent  sans  les  aimer,  ils 
rcconnaissent  leur  superiorile  intellectuelle  tout  en  la  me- 
prisant. . 

A  la  famille  riche  et  puissante  des  Cara-Osman-Oglou, 
sous  le  gouvcrnementde  laquelle  Smyrne  prospera  et  put 
jouir  d'une  liberte  et  d'un  bien-etre  precieux,  succeda 
I'autoriti  briitale  des  pachas  qui  pressurent  chaque  annee 
tous  les  riches  habitants  de  la  ville,  afin  de  s'enrichiret 
de  recompenser  les  protecteurs  qui,  de  Constantinople, 
veulent  bien  les  maintenir  dans  ces  lucratives  fonc- 
tions. 

Smyrne  fut  pendantlongtenipsgardee  par  desjanissaires 
et  par  un  corps  de  troupes  de  police  aux  ordres  du  sar- 
dar.  Chaque  consul  avait  son  janissaire,  charge  de  prote- 
gee la  personne  et  la  demeure  du  rcprescntant  euro- 
peen  et  d'exccuter  ,  au  besoin  ,  ses  arrets.  J!.  David  , 
ancicn  consul  general  de  France  a  Smyrne,  raconte,  a  ce 
sujet,  une  histoire  dont  les  details  font  fremir. 

«Ce  corps  si  terrible  aux  sultans  I'ctait  egalenient  au\ 
populations  Un  outrage  fait  a  un  seul  allumait  la  fureur 
de  tous.  Smyrne,  Ji  la  fin  du  dernier  siecle,  en  oflVit  un 
evemple  effroyable.  Un  janissaire,  de  garde  a  la  porlo 
d'une  enceinte  oil  des  batcleurs  devaient  danser  sur  la 
corde,  fut  tue  par  la  foule  qui  s'y  precipilait.  Le  corps 
desjanissaires  demanda  vengeance  et  indemnite  aux  Eu- 
ropeens. II  accorda  trois  jours  pour  en  deliberer,  et  dc- 
clara  qu'en  cas  de  refusou  de  satisfaction  insuflisante,  il 
brillerait  le  quartier  Franc.  On  eut  I'impruderice  de  le- 
sibler,  les  autorites  etaieut  trop  faibles  pour  contenir  les 
janissaires,  eticfeu  devora  toutce  quartier,  ses  ricbesses 
ct  plusieurs  de  ses  habitants.   Une  ecole  d'enfants  devint 


■'-<t^m- 


(iO 


SCEiNKS,  ItEClTS,  AVENT  U  ItES. 


RECITS,  AVENTCRES  EXTRAITS  DES  PLUS  RECENTS  VOYAGEURS. 


Une  ti 
da(ion  d 
siir  I'ori 
phfop,  i 
sa  patrie 
i'lfie,  au 
nouvelle 
qui  I'ava 
ment  a 
d'abord 
TAchSloi 
pitedu  n 
aprfes  av 
laiiriers- 
dit-on,  ( 
toules  ce 
mcme  p; 
servir  d' 
jourd'hu 
Smyrne 
rabies  jai 
j'cn<) ,  et 
debris  d 
belle  an 
cotoyait 
deux  liei 
les  monti 
-tale,  il  a 

Aucun 
cune  con 
diie  que 
prise  et  i 
en  ruine 
par  Jean 
la  defend 
sen  rend 
prestant 
quites,  qi 

Tourne 
les  voyag 
Lamartini 
etbien  d  f 
de  belles 
qiieville  r 
sions  poe 
mfme  api 
de  noire 
possible. 

Delruit 
diens,  jaloux  de  sa  prosperile,  Smyrne  fut  rebStie  par 
Alexandre  le  Grand,  dans  une  de  ces  siluations  avanta- 
geuses  quo  les  esprits  superieurs  savent  deviner,  grSce  k 
la  perspicacite  qui  les  carart^rise.  Aussi,  tour  a  tour, 
grecque,  genoise  et  lurque,  Smyrne  fut  toujours  domi- 
nante  dans  I'Asie-Mineure  etjuslifia  ainsi  loules  les  pre- 


-'   fnndateur.  Pendant  longtemps  la 
—  nriorce  du  Levant, 


ropeens.  II  accorda  Irois  jours  pour  en  deliberer,  et  de- 
clara  qu'en  cas  de  rcfusou  de  satisfaction  insuftisante,  II 
brOlerait  le  quartier  Franc.  On  eut  rimprudeiire  de  re- 
siblcr,  les  autoriti's  elaient  trop  faibles  pour  conlenir  les 
janissaircs,  elle  feu  devora  toutce  quartier,  ses  richesses 
ct  piusieurs  de  ses  habitants.   Une  eeole  d'enfants  devint 


BRT;  !SH 
MUSFUM 

7    AUG  3f* 

HisroP-Cj 


PF.TITS  VOYAGES  SCR   LES  UlVltltES  DE   FKANCE. 


6t 


le  bilcher  de  ces  jeimes  viclimcs,  et  milleautres  cruaules 
si^nalirent  la  vens^eance  de  ces  liarbarcs.  » 

La  superstilion  la  pins  aveuj^le  fiit  pendant  longtemps 
en  possession,  non-seulement  do  la  popnlalioii  musulmane 
mais  encore  de  la  population  europeenne  de  Smyrnc.  On 
ent  a  deplorer  a  cet  egaid  plus  d'un  malheur,  et  il  lie 
fallut  rien  moins  que  Ic  zMe  eclaire  de  quelques  prelrcs, 
vraimetit  apostuliques,  pour  Taire  rentrer  dans  la  voie  de 
la  verile  etdela  raison,  dcs  liommes  qui  apparliennent  a 
toutesles  secies  chretiennrs.  Aujourd'hui  la  tolerance  la 
plus  complete  est  a  I'ordre  du  jonr.  —  Smyrna  a  trois 
arclieveques,  prec,  latin  et  armenien,  des  ministres  an- 
glicans  et  calvinistes;  deux  eglises,  deux  monasleres,  un 
convent  de  lazaristes;  les  Turcs  y  permetlent  I'exercice 
public  de  tousles  culteset  les  processions  dans  I'interieur 
rieselablissements  religienx.  Ajoutons  que  cette  tolerance 
est  one  des  causes  premieres  de  la  prcsperile  de  celte  ad- 
mirable cite. 

L'itranger  qui  aborde  a  Smyrne  e-t  d'abord  frappe  de 
I'aspect  de  cette  viUe,  assez  semblable  ii  celui  d'nne  cite 
maritime  d'llalie,  oii  se  trouverait  un  quaitier  babite  par 
des  Orienlaux;  puis  I'eclat  de  ralmospbtTeouse  r(!'pand 
unesorle  de  vapeur  rougie  par  la  lumiere,  les  tonschauds 
de  tous  les  objets,  fortement  colores,  I'etonnent  etle  cbar- 
ment  a  la  fois  :  il  se  ruppelle  alors  ces  langueurs  de  la 
molle  lonie  et  ce  dialecte  si  doux  employe  par  Homere.et 
les  cliefs-d'oeuvre  de  ces  poetes,  de  ces  ecrivains  eclos, 
ainsi  que  toutesles  perfections  d'un  art  reste  depuissans 
6gal,  sous  I'influence  du  plus  heureux  climat.  C'est  que 
Smyrne,  en  effet,  est,  pour  les  marins,  parexemple,  I'fi- 
lysee  qui  les  attend  dans  le  Levant.  Les  vastes  maisons 
des  consuls  leur  sont  ouvertes,  partout  des  fetes  les  alten- 
dent.  A  Smyrne  on  boit,  on  danse,  on  tire  le  canon,  on  se 
pavoise,  on  s'illumine  et  Ton  donne  des  concerts  pour 
loutes  les  solennites  nationales,  pour  (ous  les  evenemonts 
politiques,  en  I'bonneur  de  tous  les  monarques,  de  loutes 
les  victnires  etde  toutes  les  revolutions.  Lc  Ctmhw  est  le 
rendez-vous  de  tous  les  gens  que  le  plaisir  sullicile;  ses 
bals,  ses  ccrcles  brillants,  ses  reunions  varices  et  pitto- 
resqnes  en  font  un  lieu  vraiment  sans  exemple.  Un  jeu 
abominable,  le  I'liarann  ,  y  a  fait  pendant  longtemps 
d'alTreux  ravages;  on  parvint  a  en  chasscr  ce  lleau. 
Smyrne  a  un  journal,  redige  en  francais,  qui,  tour  a  tour, 
a  ete  commercial,  litt(5raire  et  politique. 

Tous  les  peuples  commercants  sont  represenles  b 
Smyrne  :  la  rade,  sans  port,  est  I'une  des  plus  belles  et 
des  plus  sires  du  monde.Tous  les  pavilions  y  sont  meles; 
souvent  elle  est  remplie  par  plusieurs  escadres.  Outre  les 
Iremblements  de  terre,  la  pesle  et  les  incendies  ont  sou- 
vent  ravage  cette  ville  bienlieureu.se  surnommee  avec 
tant  de  raison  le  jardin  de  VOrienl  :  toutes  les  maisons 
■sont  en  bois  coninieii  Constantinople,  oii  Tonredouteaussi 


i  chaque  instant  d'etre  en,seveli  sous  les  ruines  d'un  6di- 
fice  qui,  tout  a  coup,  se  fend  et  vous  ecrase.  Au  il"  sie- 
cle,  un  treniblemcnt  de  terre  detruisit  presque  toute  la 
ville,  et  I'on  neput  jamais retrouver  le  corps  du  consul  do 
France.  La  peste  y  est  moins  a  redouter  maintenant  : 
frere  Louis  de  Pavie,  recollet  et  fondateur  de  I'hopital 
Saint-.\nloine,  s'est  rendu  celebie  a  Smyrne  par  le  de- 
vouement  avec  leqiiel  il  sauva  des  pestiferes.  Chacun  a 
encore  presents  h  'a  memoirs  les  details  lamentables  des 
navires  marcliands  qui  y  sont  toujours  entasses.  Ces  bili- 
timents  peuvent  mouiller  tout  pres  desquais,  les  fregates 
m6me  s'en  approclient  sans  peril  a  deux  encJiblures  de 
distance. 

La  revolution  grecque  bouleversa  cette  ville  llorissante  : 
nous  ne  lappellerons  pas  tous  les  maux  que  Smyrne  eut 
alors  a  soulfrir,  ll^LRaf^enel  et  Ponqueville  se  sont  char- 
ges do  les  retracer  ;  contenlons-nous  de  dire  que  le  pa- 
vilion francais  qui  protegeait  le  consulat,  I'archevSche,  le 
couvent  des  Capucins  et  trois  vaisseaux  de  guerre  pre- 
sents sur  la  rade,  sauva  les  trois  quarts  de  la  population 
grecque  vouee  a  I'extermination.  Ces  navires,  ainsi  que 
quelques  biitiments  ni,irchands,  furent  I'asile  ou  se  Ma  ■ 
gia  toute  une  population  tremblante,  que  nos  courageux 
marins  protegerent  quelquefois  au  peril  de  leur  vie. 

Le  dernier  iiicendie  est  celui  qui  a  devore  tout  le  quar- 
tier  des  Armeniens,  le  plus  riche  et  le  plus  important. 
Le  sultan  a  donne  des  ordres  pour  que  tous  ces  quartiers, 
jusque-la  sombres  el  ^Iroits,  fussent  rebatis  dans  les  di- 
mensions les  plus  grandioses  et  sur  un  plan  regulier. 

Pourse  dedommager,  les Smyrniotcs  ontpoureux  lout 
ce  que  la  nature  pent  donner,  un  climat  cliarmant,  un 
territoire  fertile  en  toute  espece  de  productions  :  une  vie 
confortable,  des  tleurs  el  des  aibustesdelicieux,  lesfruits 
du  iiiidi  de  I'Europe,  la  vegetation  vigoureuse  des  zones 
tropicales  et  les  produits  des  zones  teniperees;  enfin,  on 
y  trouve  tout  ce  qu'on  pcut  anibitionner  dans  un  payset 
dans  une  ville,  doiit  le  panorama  a  quelque  chose  de  ma- 
giquect  rappelle  les  compositions  piltoresques  du  Pou.ssin 
et  de  Claude  Lorrain. 

Smyrne  exporte  des  colons,  des  laines,  la  cire,  la  noix 
de  galle,  les  fruits  sees,  I'opium,  les  plantes  medicinales 
de  I'Asie;  les  caravanes  qui  partent  du  centre  de  ce  der- 
nier pays  y  transporlaient  les  denrees  de  la  Perse  et  de 
rinde  avant  de  les  porter  a  Trebizonde  et  a  Odessa.  Le 
commerce  d'importation  consisle  en  draps  legers,  loiles 
peintes,  mousselines,  doruies,  bonnets  rouges  ou-  fezes, 
laine  tine,  horlogeric,  bijouterie,  quincaiUerie.etc...  etc... 
L'Orient  nous  donne  ses  fruits  el  ses  matieres  premieres 
que  nousautiesEuropeens,  plusindustrieux,  luirenvoyons 
manufactures.  Smyrne,  en  un  mot,  a  plus  d'un  rapport 
avec  Naples;  celle-ci  est  le  lonibeau  de  Virgile,  celle-16 
fut  le  bercean  d'Homere. 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  RIVIERES  DE  FRWCE. 


LA  SEINE,  SES  BORSS  ET  SES  SOUVENIRS. 

On  pent  dire  que  I'histoire  de  la  Seine  donne  presque 
I'histoire  de  la  France;  en  tout  cas  la  premiere  peut  bien 
passer  pour  un  abrege,  souvent  developpe,  de  la  seconde. 
En    elTet,    la   description  phvsiqnc   d'nne  localile.  d'un 


fleuve.  d'un  pays,  ne  rappelle-t-elle  pas  tous  les  fails, 
tous  les  evenenients  dont  ces  lieux  ont  6te  le  th^^tre"?  En 
un  mot  la  geographic  et  I'histoire  d'une  contree  nesont- 
ellespasintimementliecset  nedoivent-eliespas  secomple- 
teret  s'eclairer I'une  parraulre?Qu'on  ne  s'y  trompe  pas, 
riii^loiredela  nature  est  bien  souventl'liisloirederhonime. 


e« 


PETITS  VOYAGES 


I,n  Seine,  appeliip  Scqumin  i!u  tMiips  dcs  Komains,  a 
ee\a  de  remarquable,  qu'elle  prend  sa  source  en  France, 
soil  de  coleaux  fiancais,  aiTose  des  cil^s  et  fertilise  des 
campagnes  francaises,  el  se  jclte  dans  une  nier  fran- 
caise  apr6s  avoir  ren^t6  Un  ciel  ffaneais;  diff^renle 
en  cela  dii  Rliin,  du  Rhone,  de  I'Escaut,  de  la  Meuse  qui 
traversent,  il  est  vrai,  une  partie  de  notro  territoire, 
mais  dont  les  uns  prennent  leur  source  dans  un  pays 
eiranger  el  les  autres  vont  se  perdre  dans  des  niers 
elrangijres.  En  general  ebmmodo;  et.  facile,  la  Seine  se' 
prele  volonliers  a  la  navigation,  niais  seS  dcljordenionls' 
snnl  quelquefois  di'sastreux  bien  qu'ils  aient  quelque 
cliose  de  periodique  et  de  regulier.  Ses  rives  onl  un  as- 
pect riant  qui  lepose  I'esprit  et  les  yens.  Fleurie  et  ver- 
doyanlo,  elle  arrose  en  Bourgogne  des  plaincs  couverles 
il'une  vegetation  brillante,  accidentees  par  des  cofeauxet 
des  vignftbles.  Puis,  de  Montereau  el  de  MeUin  jusqiVa 
Corbeil,  elle  varie  ses  bprges  et  son  nivage  par  ces'gres 
rougcSlres  (jui  liji  donni?nt  alors  un  caractk'e  iraimcnt 
oriiiinal.  A  Pan*,  resserree  par  d'admir'ables'quais,'elle 
roule  profoitde  et  niajestlieusc;  ceperidarit  sa  navigation, 
il  I'epoquL'  dg  la  crue  tiesejux  devient,  dans  la  Capitale,- 
d'une  grande  dillicultij,  elle  sang-froid  et  I'audace  de  ses 
niarinif  rs  foul  Slors  i'etonncmentdes  niarins,  accoulumes' 
a  iiavigner  autre  part  que  sous  des  ponis  rapprochcs  et 
sous  des  arches  danger'euses. 'Plus  loin,  et  h  son  entree 
dans  la  Norniandie,  elle  vient  entourer  le^  jolies  iles  de 
Vi'rnoii  j  piiis  commence  !!■  se  ressentir ,  S  Pont-de- 
lArche,  des  marijes  &i  h  Manche,  et  '«  Rouen  se  trouve 
dejii  assez  forte  pour' porter  des  vaisseaux.  Enfin,  apri's 
avoir  baigne  les  charrtiants  jardins  dei  Meillerale  et  les 
ruines  magnifiques  do  Taricarvill(?,  elle  se  mele,  large  et 
bondissante,  aux  Hots  de  la  nier  sur  laquelle  le  Havre 
s'el^ve. 

Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  la  peinture,  la  pofeie, 
les  beauv-arts  que  la  Seine  a  favorises  le  plus  ;  le  com- 
merce, I'induslrie,  lagriculturc,  lui  doivent  aussi  d'im- 
itienses  bienfails,  et  tout  en  restanl  poetique  la  Seine  a 
le  merite  d'etre  utile.  Elle  engraisse  de  son  Union  et  fer- 
tilise par  ses  eaux,  partagees  en  des  milliers  de  canaux, 
toules  les  terres  quo  lui  oonfie  I'agriculterir,  elle  nourrit 
toules  les  provinces  qui  lui  livrent  passage;  puis  elle 
facilile  lous  les  transports  que  le  commerce  appelle  ii 
son  aide,  et  enfm  elle  ramene  et  fait  circuler  jusqu'au 
co'ur  du  pays  les  ricliesses  que  nos  vaisseaux  vont  ravir 
il  des  niers  el  a  des  conlrt'es  loinlaines,  tributs  que  le 
nionde  entier  pave  a  notre  activitc'. 

I.a  partie  belliqucuse  de  son  hisloire  est  une  des  niieux 
remplics,  et  sous  ce  rapport  ses  fasles  ne  laissent  aucune 
lacuneh  comhler.  Elle  a  vu  d'innombrables  fails  d'armes, 
eHe  a  assiste  aux  batailles  les  plus  meui trieres,  aux  melees 
les  plus  sanglantes ;  elle  a  ele  spectalrice  des  exploits  de 
Jules  Cesar,  de  Conslanlin,  de  Clovis,  de  Charlemagne, 
elle  a  assiste  aux  courses  des  Francs,  aux  ravages  d'Attiln 
el  a  ceux  des  Normands,  et  aux  invasions  nun  moinsde- 
•vastatrices  de  1814  el  de  1815.  Elle  a  ete  possedee  tour  i 
lour  par  les  Gaulois,  les  Remains,  les  monarqucs  mcro- 
vingiens,  les  so'dats  do  RoUon  ;  par  les  Bourgiiignons,  par 
lee  Anglais;  les  Allemands  ont  bivouaque  sur  ses  bords, 
les  chevaux  des  Cosaques  el  des  Baskirs  les  ont  foules 
sous  leurs  pieds,  et  les  Francaiseux-m^nies,  I'l  desepoques 
de  guerres  civiles  et  de  querellcs  religieuses,  ont  m61e 
leur  sang  k  ses  ondes.  D'Aubign^  n'a-l-  il  pas  6crit  a 


propos  des  massacres  de  la  Sainl-Barlhelemy  :  •  Le  sang 
courait  de  tons  c6tes  clierchant  la  rivifere  ■?  Aussi,  S 
chaque  pas,  rencontre-t-on  des  traces  de  ce  passe  d^sas- 
Ireux  oil  les  actions  les  plus  glorieuses  se  joignent  aux 
devastations  les  plus  effroyables. 

La  Seine  a  son  hisloire  sacree  et  sa  mythologie,  elle  a 
des  traditions  religieuses  et  a  servi  de  sujet  a  plus  d'une 
fiction.  L'abbe  saint  Seine,  .son  patron,  fonda  au  sixi^me 
sitele  un  nionastere  auquel  il  donna  son  nom,  pres  de 
fo  source  du  tleuve  el  non  loin  d'un  petit  village  qui 
s'appelle  encore  aujourd'hui  comme  .son  fondateur.  Saint 
Seine  a  ele  le  heros  de  plusieurs  l(5gendes,  le  pri^texte 
d'une  foule  de  merveilleux  recits.  Ces  traditions  sont  re- 
pandues  sur  tout   le  littoral  du  fleuve. 

IIAUTB-SEINE. 


I.. 


C'est  pres  du  village  de' Saiht-Germain-la-Feuille, 
dans  un  vallon  resserre  entre  deux  coleaux  apparlenant 
aux  monlagnes  dei  la  C6te-d'(3i'  que  se  trouve  situ(5e  la 
source  de  [a  Seine;  elle  jaillit  du  pied  d'un  monticule 
boise  pour  cduler,  rapide  et  murmuranle,  sur'lapente 
de  la'colline  au  bas  de  laquelle  elle  forme  une  mare  oii 
elle  semble  se  reposer  un  instant ;  puis,  apres  avoir  acquis 
une  sorte  de  force  d'impulsion  dans  cercposmomentani;, 
elle  se  remel  h,  cooler  et  recoil  chemin  faisant  d'aulres 
filets  d'eau  qui  la  grossissent ;  h  une  demi-lieue  de 
son  point  de  depart,  t)  Courceaux,  hameau  compose  de 
quolqucs  maisons,  elle  rencontre  un  premier  obstacle;  ce 
ri'est  pas  autre  chose  qu'un  petit  pout  reliant  la  roule  de 
Paris  ii  nij(m  et  Ji  I'approrlie  duquel  elle  devienl  torren- 
luen.se  et  bruyante,  quand  elle  est  grossie  par  les  pluies. 
L'unique  auherge  de  Courceaux  porle  sur  ,'on  en.seigne 
ces  mots  pompeiix  :  Alt  premier  pont  de  la  Seine. 

Le  village  de  Saint-Seine  est  beaucoup  plus  eloignc'  de 
la  source  du  lleuve.  Le  patron  du  monastere  de  ce  nom 
L'lait  autrefois  invoquii  par  les  habitants  du  pays  lors- 
qu'arrivait  une  secheresse  ou  une  inondalion. 

A  partir  de  Courceaux,  la  Seine  promene  ses  eaux 
claires  el  ahondantcs  en  poissons  ii  travers  un  pays  d'un 
aspect  un  pen  sauvage,  au  .sein  duquel  elle  alimente  plu- 
sieurs usines.  Elle  commence  alors  a  decrire  ces  nom- 
breux  circuits  que  Ton  remarque  dans  tout  .son  cours; 
ce  lleuve,  en  ellet,  capricieux  et  vagabond,  ail'ectionne 
les  detours  el  les  sinuosites.  A  Billy,  elle  s'unit  au  Geve- 
ron,  et  devient  alors,  comme  disent  les  marchands  de  bois 
et  les  mariniers,  llottable  a  bi"iches  perdues.  Billy  est  un 
pauvre  village,  le  premier  qui  .soil  arrose  par  la  Seine, 
il  est  silue  au  milieu  d'un  pays  assez  pittoresque.  Plus 
loin,  elle  se  mele  aux  eaux  d'une  autre  source,  la  'Verre- 
rie,  el  traverse  Oigny.  Le  village  d'tlrrey  est  situe  ii  ipiel- 
ques  lieues  de  ses  rives  ;  la  vieiUe  Duesme,  autrefois  la 
capitale  d'une  petite  contree  celebre  sous  les  rois  de  la  se- 
conde  race,  livro  passage  au  cnurs  de  la  riviere  qui  court  i 
travers  une  vallee  fertile,  entouree  elle-meme  d'une  cein- 
lure  de  rochers.  A  Quemigny,  en  Duesmois,  elle  franchit 
une  gorge  de  monlagnes  dont  la  cliaine  se  continue  jus- 
qu'Ji  unu  polite  vallee  ou  coulent  le  Revinson  el  I'Aigny, 
dont  la  Seine  recoil  les  eaux  dans  .son  lit.  En  cetendroil, 
elle  commence  ii  devenir  un  fleuve  majestueux  qui  s'a- 
vance  paisiblement  Ji  leavers  des  plaines  bordees  de  ro- 


SUR  LES  RIVIERES  DE  FRANCE. 


es 


chers  jusqu'k  Cosne,  et  rencontre,  h  Saint-Marc,  une 
vallee  charmante. 

La  route  de  Paris,  qu'elle  a  longtemps  c6to\ee  pour 
labandonner  brusquement,  est  de  nouveau  bordee  par  la 
riviere  calme  et  transparenle  <i  laquelle  se  ri-unit  le  Bre- 
von  qui  vient  d'arroser  Bremur,  bourg  situe  dans  une 
agreable  position.  Aisey-le-  Due,  au  milieu  de  niontagnes 
couvertes  de  bois  et  baigne  par  la  Seine,  a  un  aspect  en- 
core plus  pittoresque.  C'est  alors  que  le  fleuve,  apres 
avoir  passe  i  Nod,  ou  se  trouve  une  importanle  fonderie, 
s'ecarte  subilement  de  sa  direction  pour  aller  visiter  Cha- 
messon  et  la  cole  d'Ampilly  ;  puis,  faisanl  un  retour  sur 
lui-meme,  il  vient  jusqu'ii  Buncey,  nil  s'elL'Ve  une  d^li- 
cieuse  maison  de  campagne,  et  va  porter  le  secours  de 
ses  eaux  a  la  magnifique  papeterie  de  M.  Humbert.  C'est 
au-dessous  de  cette  localite  que  la  Seine,  se  partageant 
en  plusieurs  bras,  laisse  epuiser  ses  ondes  par  les  terrains 
spongieux  qu'elle  traverse,  et  se  trouve  presque  i  seo  & 
I'epoque  des  grandes  clialeurs ;  elle  ccsserait  menie  de 
couler,  a  la  sortie  de  Chatdlon,  si  la  Douix  ne  venoit 
ranimer  ses  eaux  taries  et  mourantcs.  Aussi,  sans  cette 
riviere  qui,  seule,  en  ele  vient  arroser  Paris,  la  capitate 
serait-elle  nienacee  a  chaque  instant  du  sort  de  Madrid, 
que  la  secheresse  periodique  du  Manzanares  condamne 
tous  les  ans  au  supplice  de  la  soif.  Enfin,  lesusines,  les 
maisons  de  plaisance,  les  groupes  de  maisons  que  Ton 
rencontre  k  partir  de  Buncey,  ont  annonco  une  \ille,  et 
cette  ville,  la  premiere  qui  adaiet  la  Seine  dans  son  sein, 
est  Chatillon. 

ChStdlon,  autrefois  capitale  de  I'ancien  pays  de  laMon- 
tagne,  et  I'une  des  cinq  subdivisions  delaBourgogne,  est 
mainlenant  une  sous-prefecture.  C'est  une  vdle  propre  el 
assez  reguliere,  partagee  par  Ib  fleuve  en  deux  parties 
nommees,  I'une  Chaumont,  et  I'aulre  le  Bourg.  A  lune 
des  portes  de  Chaumont  se  voyait  autrefois,  dans  une  ni- 
che, une  statue  de  saint  Anloine,  profanee,  en  IS76,  par 
qualre  soldats  huguenots,  que  le  ciel,  dit  la  chronique, 
frappa  d'un  chitiment  afTreux,  dont  dont  le  souvenir  a 
ete  conserve  dans  ces  vers  : 

Car  I'uii  brula  d'ardetir  intolerable, 
Ea  m^me  Temps  I'autre  moult  agite 
Moiirut  en  Seine,  oil,  comme  il  esti^royable, 
Fuyant  le  mal  s'etail  precipite  ! 

r.elte  maladie  elail  probablement  le  Fcii  snini  Anloine. 
Des  deux  autres  profanateurs,  I'un  se  fit  ermite,  I'autre 
mourut  de  fatigue  apres  avoir  passe  huit  jours  a  monter 
et  a  descendre  avec  rapidite  une  haute  echelle. 

I,a  chronique  religieuse  de  Chilillon  est  Ires-fertile  en 
ev^nements  et  surtout  en  miracles  ;  ceux  de  saint  Vorle, 
rontemporain  du  roi  Gontran,  onl  laisse  des  souvenirs 
dans  Tesprit  des  habitants  du.  pays.  C'est  k  saint  Ber- 
nard, I'un  des  descendants  dun  comte  de  ChJtillon,  que 
I'image  de  la  Vierge,  placee  dans  la  cathedrale,  donna 
trois  gnuttes  de  lait ;  saint  Bernard  les  Irouva  si  suaves, 
an  dire  de  la  legende,  qu'il  entonna  aussitut,  dans  un  mo- 
ment d'inspiration  el  d'irresislible  elan,  I'liymne  sublime  : 
Are  maris  siclla. 

1,'hisloiie  mililaire  et  civile  de  la  m6me  ville  n'est  pas 
nnn  plus  d^pourvue  de  fails  interessants.Sous  les  Carlo- 
viftgietis,  les  premiers  dues  de  Boiirgogne  se  fix^rent  a 
ChJtillon,  oil  ils  occupaient  un  chateau  fortifie.  Pri.se  et 
reprise   plusieurs   fois  pendant   des  guerres   longiies  et 


meuitiieres,  celte  place  fut  assi^gee  en  dernier  lieu  par 
Philippe-Auguste,  qui  s'en  empara.  Dans  des  temps  beau- 
coup  plus  rapproches  du  noire.  Napoleon,  frappe  de  I'ini- 
portance  et  de  la  position  avanlageusc  de  Chiilillon,  vou- 
lut,  par  un  d^cret  dale  de  1805,  y  rendre  la  Seine  navi- 
gable. Mais  le  fleuve  resista  a  tous  les  efforts  de  I'arl,  el 
ce  projet  de  canalisation  resla  sans  resnltat.  Cepcndant  le 
commerce  des  vans,  assez  etendu  aChfttillon,  eut  trouve, 
dans  I'execulion  de  cette  idee,  une  source  de  developpe- 
ment  et  de  prosperile  qui  lui  echappa.  En  1814,  les  sou- 
verains  qui  avaienl  accompagne  les  armees  coalisees  v 
tinrent,  avec  I'empereur,  un  congres  ct^lebre  auquel  celte 
villo  dul  I'avantage  de  rester  calme  et  inlacle  au  milieu 
des  ravages  dont  les  cites  et  les  provinces  voisines  eurent 
a  souffrir. 

Chatillon  possede  une  jolie  promenade  cotoyee  par  la 
Seine  qui  coulesur  la  droite  et  laisse  apcrcevoir.du  nieme 
cflte.lereniarquable  chateau  du  due  deRaguse,embelli  au 
prixd'^normes  sacrifices.  Non  loin -de.  la  s'eleve  une  col- 
line,  sur  le  haul  de  laquelle  sedressail  I'ancien  chateau  des 
premiers  dues  de  Bourgogne.  Derriere  celte  hauteur  se 
cachent  des  rochers  couronnes  par  des  arbresoffrant  aux 
regards  du  voyageur  une  belle  perspective,  et  dans  les 
Danes  desquels  une  ca-verne  recele  une  source  profonde 
et  mysterieuse  :  c'est  la  Douix,  dont  nous  avons  deja 
parle,  qui  s'elance  du  pied  de  ces  rocs,  limpide  et  abon- 
dante,  court  I'espace  d'une  lieue  et  va  se  reunir  a  la  Seine 
dont  elle  double  les  eaux  en  hiver  el  qu'elle  remplace 
lotalement  en  i-le.         {La  suite  au  prochain  numero.) 


I. 'AMI  DIT  FAlrVRX. 

On  nagu^re,  oujadis,  car  le  temps  n'y  fait  rien, 
Pres  de  la^ille  de  Narboone, 
Un  mendiant  arail  un  chien 

Qu'il  aicnait  bien 
iLes  malheiireux  onl  I'ame  bonne]. 
Cet  animal,  qui  f.iisait  tout  son  bien, 
DeB  hons  chiens,  des  tons  cceura  etaitla  vrai  modele, 

Joyeux,  aierle,  expert  en  plus  d'un  tour, 
I.anuit,  pres  de  son  maitre,  ii  faisait  ientinelle, 

Kt  Tamusait  pendant  lejour. 
Oreste  n'arait  pas  un  ami  plus  fldeie. 
Cote  a  c6tc  troltant  et  par  monts  et  par  vaux, 
lis  s'abreuvajent  dans  les  m^mes  ru^sseaux 
Et  mangeaient  a  la  meme  ^cuelle  : 
Chez  eux,  peine  et  flaisir  se  raettaient  * n  rommiin 
Qoand  la  qutte  rendait,  oo  faisait  grande  cWre 
Grande...  jVnttnds  a  leur  maniere, 
Allait-elle  mal  au  contraire : 
Se  consolant  Tun  I'autre,  on  se  coucbait  k  jeun; 

El,  qui  pis  est,  on  se  levait  de  meme. 
Mais,  avec  le  somnieil  secouant  le  chagrin, 
Nos  \oyageurs  gaiment  reprenaient  leur  chemin; 
Je  renvois  qu'on  oublie  et  la  soif  et  la  faim 
.\vec  un  ami  qui  nous  aime. 
Vn  jf.ur,  poiirtant,  n'ayant  point  etrenne, 
Surlout  point  dejeuue 
Quoiqu'au  regime  des  la  veille, 
Le  pauvre  maudissait  son  sort  infortune, 
Et  le  chien  tristeraent.  en  revant  au  dine, 

Marchait  baissant  I'oreille. 
Pendant  que  saos  mot  dire,  ils  cbeminaient  tous  deux, 

Ils  aperi'oivent,  noB  loin  d'eux, 
Tn  homme  dont  J'habit  anDon9ait  I'opuJeLce 

Et  I'insolence  : 
Aussitut  cbapeau  bas  et  le  regard  baisse, 
X'osant  ouvrir  son  cieur  i  I'esperance, 


e*. 


I,F.   BON   AHBK   F'EUltlN. 


Vers  ce  Cres\is  le  panvre  lionteux  s'.'ivanre, 
Tandis  que  U-  barbet,  i  ce  rule  exerce, 

Dej^  sur  ses  pattes  dresst', 
Les  fl^chit  lenlement  el  fait  la  reverence, 
—  Que  me  veut  ce  gredin?  dit  d'un  ton  courronce 
Notre  homnie  au  bel  habit  que  cette  nudace  blesse. 
iLccleur,  enlendez  bien 
Que  c'est  au  pauvre  qu'il  s'adresse, 
Et  non  pas  a  son  chien.) 
Que  veux  tu!  reprit-il  d'line  voix  arrogante, 
Au  malheureux  dont  la  main  suppliants 


Tremblait  en  s'etcndant  vers  lui. 

—  Htlas  7  je  n'ai,  monsieur,  rien  mange  d'aujourd'hui. 

—  Oh?  rien  mang^  !...,.  voila  le  refrain  ordinaire 

Dc  ces  marauds Maisrepoiids-moi  : 

Si  tu  manquea  de  pain,  si  telle  est  ta  mi^ere, 
Quefais-tu  de  ce  chien.....  qui  mange  autantque  toi! 
Que  ne  t'eii  defais-tui  —  Qui?  moi,  moi,  m'en  defairel 

Oh?  non,  le  ciel  m'en  punirait . 

—  Cetaninr.at,  enfin,  I'cst  done  bien  necessairc? 
—  Helas,  monsieur,  sans  lui,  qui  m'aimerait  T 

Par  M.  Imd.  d«  r 


BEAUTES  DU  CLERGE  DE  FRA^'CE. 


I.I:  BON  ABBE  FERRIN. 


Nos  jeunes  lectenrs  ne  contemplcront  pas  sans  atten- 
drissement  celte  charmnnle  et  bonne  ligure  de  Tun  des 
hommes  qni  ont.  represente  la  vertu  clireticnne  et  le  di- 
vouement  lieroique  dans  leurs  formes  les  plus  aimables 
et  dans  leur  plus  toucliante,  leur  plus  complete  abnega- 
tion. Dans  ci'tte  pliysionomic  calme  et  resignee,  on  croit 
lire  une  succession  d'acles  vertueux  et  de  sacrifices  lails 
ii  rimmanite.  En  ellet,  labbO  Pernn  est  mort  k  quatre- 
vingt-onze  ans,  calme  et  licureux,  apres  une  exislence 
dont  toutos  les  lieures  avaieut  ute  marquees  par  des  bien- 
fails,  et  dont  la  plus  \ivc  acliviie  n'avait  pas  atlit-di  la 
charile  et  le  zele. 

Ne  le  24  juillet  1733,  h  Feurs,  dans  le  departement  de 
la  Loire,  il  elait  deji'i  connu  et  adore  comme  la  provi- 
dence des  malheureux  et  des  pauvres  lorsque  la  revolu- 
tion eclata.  11  ne  crut  pas  pouvoir  prater  serment  ii  la 
nouvelle  republique  et  fut  force  de  s'exiler  en  Savoie.  11  y 
avail  alors  en  France,  snrtout  dans  les  classes  secondaircs 
ct  dansle  pcuple,  une  animosile  furieuse  centre  leseccle- 
slasliques.  Au  moment  on  I'abbc  Perrin  venait  do  faire 
visiter  ses  malles  par  la  douane,  un  soldat  passa,  sans 
doule  exalte  <le  tout  le<  senlinienis  violpnts  qui  fermen- 


taieiit  a  cette  epo(|ue,  ct  lira  son  sabre  en  s'ecriant : 
Vnitil  un  boil  coil  a  couper!  L'abbe  se  retourna,  et  la 
mansu^lude  presque  divine  de  ce  regard  calme  desarnia 
le  soldat. 

De  relour  en  Fiance  apres  de  longs  voyages,  il  continua 
la  vied'abnegationqu'ilavaitmeneeal'etranger.Onravait 
vu  surlepontdeTilsitt,  enAlleniagne,echangersessouliers 
contre  les  lambeaux  dont  un  mendiant  avail  entoure  ses 
pieds.  Parmi  les  oeuvros  de  cliarite,  il  choisit,  en  France, 
la  plus  pcnible  et  la  plus  ami're,  le  .service  des  prisons, 
et,  place  par  son  choix  au  milieu  de  ces  natures  depra- 
\ees  et  feroces,  il  appliqua  touti's  les  forces  de  son  ime, 
tout  son  temps  et  toutes  ses  r«ssourccs,  a  raclieier  les  une?, 
a  consoler  et  a  soulager  les  autres.  Souvenl  dans  ces  pe- 
regrinations dangereuses,  il  elait  vole  :  •  Mes  an)is,  di- 
«  sait-il,  celui  qui  m'a  pris  ma  tabatiere  doit  avoir  bc- 
«  soin  d'argent;  voici  cinq  francs  pour  celui  qui  me  la 
a  rapportera.  .le  ne  veux  pas  counailre  le  coupable.  n  Les 
detenus  cedaient  a  tanl  de  bonte  et  tombaient  ^  genoux 
devant  lui.  Ce  heros  cliretien  est  morl  le  4  mars  ISii,  au 
milieu  des  benedictions  et  des  regrets,  apres  avoir  recu  des 
mains  du  roi  la  croix  d'honneur,  recompense  si  m^ritee. 


Tv|i.  a.liii.  T.ACn*lirK  r;l  r..i 


CHRONICLE  DES  MOIS. 


MAKS. 


Marsetait  le  premier  uiois  de  I'arinee  sousltomulus,  ijui 
lui  donna  ni^me  le  nom  dii  dieu  de  la  guerre,  dont  il  se 
disait  (ils.  Ce  ful  le  Iroisieme  dans  le  calendrier  deNuma, 
comrae  11  Test  encore  aujourdhui  dans  noire  calendrier 
gr^gorien. 

De  nombreuses  f(^les  signalaient  ce  mois  rhez  les  an- 
fiens,  et  cela  devait  eire,  mars  se  caraclerisant  en  elTet 
par  une  circonstance  remarquable  ;  I'equinoxe  du  prin- 
temps.  A  Home,  pour  inaugurer  le  relour  du  soleil,  on 
renovait  sur  I'aulel  de  Vesta  le  feu  sacre  pris,  au  foyer 
meme  de  cet  asire,  par  le  moyen  d'un  miroir.  Des  cere- 
monies significalives  marquaient  aussi  celle  epoque  gIibz 
les  peoples  du  Nnrd  comnie  dans  les  villes  de  la  Greco  ; 
sur  les  rives  de  I'Euphrale  comnie  sur  les  bords  du  Nil. 
Maintenant  encore,  dans  la  Chine,  les  premiers  jours  de 
mars  sont  consacris  a  I'agriculture,  et  le  souverain  de  oet 
empire,  afin  d'honorer  le  plus  utile  de  tous  les  arls,  trace 
lui-m6me  un  sillon  et  fait  un  semis.  L'Eglise  enlin  cele- 
bre,  dans  ce  mois,  une  de  ses  plus  i^pandcs  solennites,  le 
myslere  de  I'lncarnation. 

Le  vent  domine  au  mois  de  mars.  Certes  il  doit 
inlervenir  toujours,  plus  ou  moins,  aux  differentes  pe- 
riodes  del'annte;  mais  son  role  est  ici  plus  necei!saire 
et  plus  grand,  car  I'heure  est  venue  de  remplacer  peu  a 
peu  cette  atmosphere  humide  ct  froide  ;  d'exclure  ces 
nuages  permanenls  qui  generaient  dcsormais  les  rayons 
du  soleil;  d'emonder  les  bois,  les  collines  el  les  plaines, 
d'abattre  parlout  les  branches  mortes  pour  faire  place  aux 
jeunes  rameaux;  d'aller  semer  au  loin  les  graines  sau- 
vages;  de  distribuer  dans  les  champs  que  I'honime  cultive 
les  germes  nulri^ifs  que  recele  la  vase  des  marais,  d'enle- 
ver  eufin  de  I'horizon  tout  ce  qui  a  peri  par  le  frnid  et 
que  la  pluie  n'a  pu  dissoudre.  Or,  enlendez  la  foret  (pii 
fremit  et  qui  pile  sous  linvisible  agent  qui,  du  m^mc 
souffle,  balaye  la  surface  du  sol  et  pousse  devant  lui  les 
Hots  de  rOcean.  C.'est  ainsi  que  dans  lair  et  dans  I'eau 
T.  II. 


s'etablissent  en  parfaite  harmonie  deux  courants  paral- 
leles  et  superposes ;  I'un,  almosph^rique,  qui  rend  plus 
facile  le  vol  des  oiseaux  voyageurs,  I'autre,  marin,  qui 
favorise  aussi  la  nage  des  poissons  emigrants.  Remar- 
quez  bien  que  ces  habitants  de  I'air  et  de  I'eau  nous  arri- 
vent  ainsi  de  fort  loin  pour  varier  i  la  fois  les  mets  de 
nos  tables  et  les  riche.sses  de  notre  Industrie.  Assurement 
nous  ignorons  encore,  et  nous  ignorerons  peut-^tre  tou- 
jours, la  loi  qui  gouverne  le  vent ;  nous  ne  pouvons  pre- 
voir  ni  sa  venue  ni  sa  duree,  nous  ne  pouvons  rien  dire 
d'avance  ni  de  sa  force  ni  de  sa  direction  ;  mais  nous  .sa- 
vons  du  moi?is  que,  pour  le  faire  naifre,  il  suffit  que  I'air 
change  un  peu  de  densite  :  de  telle  sorte  que  c'est  une 
cause  bien  minime  qui  vient  determiner  ici  de  prodigieux 
resultats.  Nous  savons  aussi  que,  depuis  les  ondulalions 
legeresdu  zephir  jusqu'aux  fureurs  formidables  dela  tem- 
p^te,  tous  les  mouvements  de  I'atmosphere  doivent  rem- 
plir  une  fonction,  et  que  tous  ont  pour  but  dcfinilif  le 
bien-etre  de  I'homme ;  car  si  notre  intelligence  pouvait 
suivre  tous  ces  debris  qui  semblent  emportes  au  liasard 
pap  le  vent,  nous  serious  ravis  des  merveilles  ignorees 
qui  s'accomplissent  .sans  cesse  autour  de  nous;  nous  ad- 
mirerions  I'infinie  sollicitude  de  la  Providence  pour  nous 
d'abord,  mais  aussi  pour  les  dtres  les  plus  infimes.  C'est 
qu'en  effet  chacun  de  ces  brins  de  padle  a  sa  destination, 
sa  place,  son  emploi.  Ceux  que  le  tourbillon  enlcve  jus- 
qu'au  sommet  des  arbres  seront  de  commodes  logis  pour 
une  foule  de  chenilles  aeriennesqui  nepeuventseliler  un 
abri.  Ceux  qui  tombent  dans  I'eau  seront  des  nacelles  toules 
pretes  pour  des  milliers  de  larves  aquatiques;  ceux  que 
retient  I'epine  du  buisson  seront  des  materiaux  bien 
utiles  au  nid  de  la  fauvetle.  Et  voulez-vous  reconnaitre 
comme  les  plus  petits  riens  concourent  cependant  ci  notre 
utilite?  Voyez  ce  fetu  reste  sur  le  sable,  il  servira  bientot 
comme  bois  de  charpcnte  i  ces  fourmis  industrieuses, 
dont  les  oeufs,  recherch^s  du  fai.san,  donneni  k  sa  chair 


66 


SAINT  MAUCEL,   fiVftQUE   DK   I'A  II I  S. 


une  saveui-  plus  delicate.  Voulez-vous  mieux  encore,  vou- 
lez-vous  que  eel  autre  fetu  qui  paraissait  cgari5  sur  la  col- 
linenous  revlenne  nielamorphose en di'U\ riches prodiuls"? 
voyezcoinme  il  devient  un  ciii;rais  excellent  pijur  la  planle 
aromatique  oil  I'abeille  ira  cherdier  le  niiol  parfunie  de 
nos  ruches  et  la  cire  resplendissanle  de  nos  salons. 

Quant  a  ccs  revolutions  de  ratmosphere  qui  parfois 
nous  6pouvanlent,  une  simple  rellexion  les  explique  et  les 
justifie.  Les  scenes  si  variees  de  la  nature  nous  emeuvent 
tres-diversenieiit  :  toulcs  nous  parlent  du  Createur; 
maischacune  d'elles  semble  chargt^e  de  nous  en  reveler 
plus  specialement  un  attribut.  Le  ciel  etoile  raconte  sa 
gloire  ;  la  renovation  perpetuelle  de  la  terre  symbolise 
son  ^ternitej  I'harnionie  des  saisons  publiesa  .sagesse;  les 
fleurs  celebrent  sa  magnilicence;  les  fruits  nianifestent  sa 
bontfe;  la  tempeteetla  foudre  proclamenl  sa  puissance. 
Ainsi,  quand  I'ouragan  bouleverse  Thorizon,  et,  dissipant 
comme  la  poussiere  du  cbemin  les  debris  de  nos  mois- 
sons,  de  nos  palais  et  de  nos  Uottes,  mele  son  immense 
mugissemeut  aux  plaintes  de  la  mcr  qu'il  irrite  et  q-i'il 
souleve,  alois  il  .se  fait  dans  notre  Jme  un  silence  prj- 
fond,  cl  cette  frayeur  salutairc  nous  fait  mieux  com- 
prendre  que  I'liomme  n'est  rien  sous  la  volonte  sou\e- 
raine  qui  d'un  mot,  en  elTet,  peut  le  briser.  Mais  Dieu 
nous  abrege  I'eprcuve,  el  menie  il  a  prescrit  que  I'oura- 
gan, dans  sa  colere,  fit  encore  plus  de  bien  que  de  degiH, 
car  pour  quclques  pertes  partielles,  \oyez  comme  apres 
la  tempete  lair  est  transparent,  la  mer  calme  et  le  sol 
6pure.  Or,  ces  conditions  favorablcs  ne  pouvaient  arriver 
plus  k  propos;   car   autour   de  nous  tout  change  else 


transforme,  tout  s'eUibore  et  tout  s'anime.  Sous  le  rayon 
presque  chaud  qui  I'excite,  la  feuille  sur  I'arbre  deplie 
son  limbe  et  le  bourgeon  prepare  sa  fleur,  tandis  que 
I'herbe,  dans  la  vallee,  so  dispo-se  en  pJlurage  pour  ren- 
dre  plus  abondant  et  plus  doux  le  lait  de  la  vache,  de  la 
cb6vre  et  de  la  brebis,  qui  vont  avoir  bientot  leurs  nou- 
veaux-nes.  Deja  dans  I'air  I'hirondelle  decrit  ses  courbes 
gracieuses  tontpres  du  marronnier,  dont  la  feuille  etalte 
s'incline  pour  mieux  laisser  voir  la  pyramide  elegante  de 
la  fleur;  deja  .sur  le  feuillage  du  sycomore  le  vert  ^tend 
sa  plus  belle  teinle,  et  le  bleu  pur,  dans  I'hepatique, 
commence  meme  a  se  montrer  dej^  ;  le  pinson,  dans  la 
charmille,  incite  de  son  cri  jovial  cette  I'oule  de  petits 
oiseaux  qui  semblent,  en  effel,  preluder  k  leur  chant  par 
des  notes  encore  faiblcs,  br^ve.s,  inachevees. 

Le  mois  de  mars  paratt  capricieux  parce  que,  formanl 
le  passage  entre  I'hiver  et  le  printemps,  il  oscille  entre 
ces  deux  saisons  et  revet  tour  a  tour  le  caractere  de  I'une 
et  de  I'autre,  comme  aussi  la  duree  de  ses  nulls  se  ba- 
lance avec  celle  de  ses  jours.  D'agreables  journees  s'in- 
terposent  done  parmi  ces  temperatures  brusques,  varia- 
bles, jnlerniittentes.  L'agriculteur  en  profile  pour  termi- 
ner quclques  labours,  faire  quchjues  semis,  relablir 
quelque  fosse,  rectifier  quelque  cloture.  Mdme  dans 
cette  periode  transitoire,  toute  satisfaction  n'est  done  pas 
refuste  h  nos  regards,  qui  peuvent  surtoul  remarquer 
que,  sous  ces  alternatives  qui  semblent  irregulieres,  s'ac- 
complit  cependant  un  progres  gradue  vers  la  belle  sai- 
son;  de  telle  sorte  que  I'hiver,  s'effacant  pen  ^  pen,  laisse 
an  printemps  les  derniers  jours  de  ce  mois.  P.  Teulieres. 


LiLITE  DES  SAINTS  FI{AX(;.\IS. 


SAIKT  MARCEI.,  EVEQUE  DE  PARIS. 

Le  cinquieme  .scicle,  trcs-lecoud  en  illustrations  reli- 
tfieuses,  vit  placer  sur  la  chaire  episcopale  de  I'aris  un 
prelat  auquel  cette  ville  s'honore  d'avoir  donne  le  jour. 
Depuisla  mort  de  saint  Denis,  qui  fonda,  an  prix  de  son 
sang,  cette  eglise,  dans  la  cite  qui  devait  un  jour  figurer 
parnii  les  plus  cellbres  du  monde,  la  religion  cbrelienne 
n'avait  cesse  d'y  prendre  de  nouveaux  accroissements.  Le 
sang  de  saint  Denis  et  de  ses  deux  compagnons,  Rustiquo 
et  Eleuthere,  avait  ete  pour  les  rives  de  la  Seine  une  riche 
semence  :  I'hi^ritage  de  mort  n'avait  point  ete  repudie. 
Aprej  saint  Denis,  premier  ev^que  ,  la  chaire  episcopale 
fut  o:cupte ,  malgr^  la   terreur  qu'aurait  pu  inspirer  le 


supplice  du  .saint  fondaleur.  On  y  vit  monter  successive- 
ment,  et  dans  I'ordre  des  temps,  Mallon  ,  Massus,  Marc, 
Aventin,  Viclorien,  Paul,  Prudentct Marcel,  qui  failTobjel 
de  cette  notice  hagiographique. 

L'histoire  des  eveques  de  Paris  nous  apprend  que  Marcel 
naquit  de  parents  d'une  condition  mcdioeiequi  habilaient, 
comme  il  a  ete  dit,  la  cite  parisienne.  II  est  ii  pen  pres 
certain  que  les  aulenrs  desesjours  etaient  non-seulement 
Chretiens,  niais  doues  d'une  piet^  qui  seule,  a  dire  vrai, 
peut  glorieusement  caracteriser  cet  auguste  litre.  Aussi  le 
jeune  Marcel  puisa  dans  cet'e  famille  le  germe  desvertus 
qui  se  developpeient  en  lui,  des  qn'il  eut  atteinl  I'^ge  de 
discretion.  La  purete,lamodestie,  lacharite,  I'cspr  it  de  mor- 
tification, distinjuaient  ce  jeune  enfant.  Il^taitl'exemple, 


SAINTE   CLOTlLDi:,    liEINE   HE   ERANCE. 


67 


non-seulementdcsenfantsde  son  age,  mais  encore  les  per- 
sonnes  parvenues  a  I'age  mur  poiivaieiit  s'edifier  en  voyant 
6claterdai)s  Marcel,  d'line  niaiiiere  si  precoce,  toutes  Ics 
vertusduchrislianisme.  Apeineeut-iialleinU'adolescence, 
que  I'evcque,  nomme  Prudens,  vouhit  I'atlacher  a  sa  ca- 
thedrale  en  qualite  de  lecleur.  Pen  dc  (cnips  apres,  11  fut 
^leve  au  sous-diaconal.  Un  jour  qu'il  remplissaitles  fonc- 
tions  de  ce  dernier  ordre  aupres  de  son  (5\eque,  c'etait  en 
la  grande  f^te  de  I'Epiplianie,  comme  il  puisail  de  I'eau 
dans  la  Seine  pour  donner  5  laver  les  mains  au  pontife,  un 
miracle  s'opera.  On  reconnut  que  cette  eau  avail  le  goiit 
d'un  vin  excellent.  L'cveque ,  frappe  d'un  si  grand  pro- 
dige,  voulut  que  co  vin  miraculeux  fut  verse  dans  le  ca- 
lico, et  c'est  avec  ce  \in  que  le  peuple  fit  la  communion 
apres  la  messe.  Nouveau  miracle!  Le  vase  resta  toujours 
plein  ,  quoique  la  multitude  dcs  communianls  eut  fait 
une  grande  consonimation  de  cctte  liqueur.  On  lit  boire  de 
ce  vin  a  une  cerlaine  qu,Tnlite  de  maladcs  qui  y  Irou- 
verent  la  guerison. 

Un  autre  jour  que  Marcel  remplissaitla  mcmu  fonction 
aupres  de  I'eveque,  celui-ci  .senlit  ses  mains  repandre  une 
odeur  exquise  ii  tel  point,  qnil  deniandait  de  nouvelle  eau 
pour  faire  disparaitre  ce  parfum  liquide  dont  ses  mains 
avaient  ete  inondees.  On  conroit  de  quelle  grande  vene- 
ration ces  prodiges  durent  entourer  lejeune  l(?vile.  Aussi 
I'evcque  s'empressa-l-il  d'elever  a  la  prfitrise  le  jeune 
Marcel.  Or ,  en  ce  temps-la ,  on  ne  pouvait  fire  pr^tre 
avant  d'avoir  passe  trenle  ans;  mais  dans  Marcel  la  di- 
gnity personnelle  avail  devance  Page  canonique.  Quoique 
I'histoire  de  sa  vie  n'entre  pas  dans  des  delails  sur  ses  ac- 
tions pendant  qu'il  elail  simple  pretre  ,  il  est  indubitable 
qu'il  fit  tous  les  jours  de  nouveaux  progres  dans  la  sain- 
tele. Ce  qui  le  prouve  evidemment,  c'est  qu'apres  la  mort 
de  I'evi^que  Prudens,  le  clerge  et  le  (leiiple ,  d'une  voix 
unaniine,  leproclamerentevequede  Paris.  II  fallul  vaincre 
son  humilile  pour  lui  faire  accepter  un  honneur  qu'il 
considerait  plutot  coninie  un  pesant  fardeau.  Comme 
Marcel  n'avait  acceple  cetle  dignite  qu'cn  tremblant,  il 
redoubla  sa  vigdance  sur  lui-nifme  el  deploya  un  zele 
infaligable  dans  lous  les  devoirs  de  I'episcopat. 

On  raconle  un  trait  de  la  vie  episcopale  de  .Marcel.  U[i 
homme  du  peuple  ,  dont  les  mains  lui  parurent  liees  der- 
riere  le  dos,  ne  pouvait  arriver  aupres  de  I'aulel  pour  y 
recevoir  la  communion.  Tandis  que  lout  le  monde  s'avan- 
cait,  lui  seul  reslail  immobile  comme  une  borne.  I.e  saint 
pontife  s'en  apercut  et  alia  lui  demander  la  cause  de  celte 
singularite.  Cet  homme  repondit  qu'il  avail  peche.  Alors 
Marcel  lui  dit  :  •  Viens,  approche-toi  et  ne  peche  p'us. » 
Mais  auparavant,  cet  homme  avail  fait  sa  confession,  et 
sur  I'ordre  de  I'eveque,  il  s'avanca  comme  les  autres, 
sans  eprouver  le  moindre  obslacle  et  communia.  Image 
du  peche  qui  enchaine  et  rend  immobile  le  pecheur  qui 
ne  peut  reconquerir  sa  liberie  qu'en  I'avouanl  it  en  ob- 
tenanl  le  pardon. 

Voici  encore  ce  que  nous  apprend  la  le;;ende  de  saint 
Marcel  dans  I'office.  Une  grande  dame  avail  commis  une 
faute  grave  contre  la  saintele  du  mariage.  Elle  mourut,et 
dans  la  tombe  le  serpent  qui  I'avait  portee  au  peche  exer- 
^ait  encore  sur  ce  corps  inanime  sa  cruelle  rage  et  la  de- 
chirait  par  ses  morsures.  Tous  les  voisins  epouvantes 
avaient  abandonne  les  maisons  silut'es  aupres  de  ce  toni- 
beau.  Marcel  fut  instruit  de  cela.  II  assenibia  le  peuple, 
et  voulut  en  fetre  accompagnii,  hors  de  la  \ille,  vers  le 


lieu  oil  cetle  dame  elail  inhuniee.  Pourtant ,  il  tint  tout 
ce  monde  a  un  certain  cloignement  de  I'cndroit,  el  s'y 
avdnca  tout  soul.  Le  .serpent  .sortait  en  ce  moment  de  la 
foret  el  revenait  au  lombtau.  Marcel  frappa  trois  fois  de 
sa  crosse  la  tele  du  reptile,  et  puis  I'enlorlillanl  de  son 
etole,  il  le  conduisil  ainsi,  comme  pour  en  triomphcr,  en 
presence  de  toule  cette  multitude  cmerveillee.  Tout  le 
monde  se  mit^  la  suite  de  l'cveque,  qui  traina  ainsi  le 
serpent  pendant  trois  niilles  de  chemin,  puis  il  le  licha. 
Depuis  ce  moment,  on  ne  vit  plus  reparoitre  le  reptile  au 
tombeau  de  cette  dame,  ni  ailleurs. 

On  voil  que  la  vie  de  ce  saint,  licrite  par  Fortunat, 
ev^que  dans  la  Lombardie,  el  qui  mourut  Ji  Paris  sous 
I'episcopat  de  saint  Germain,  fut  une  suite  de  prodiges 
ausquels  on  peut  joindre  le  suivant  qui  est  raconle  par 
saint  Gregoire  de  Tours.  II  est  encore  ici  question  d'un 
serpent.  II  faut  convenir  que  ceci  rcssemble  fort  au  mi- 
racle qui  vient  d'etre  rapporle,  el  se  borne  a  un  recit 
fort  court.  .Selon  saint  Gregoire.  Marcel  delivra  la  ville 
d'un  immense  serpent  qui  la  dosolait.  Sans  vouloir  pre- 
lendre  eidever  a  ce  saint  e\eqiie  le  don  des  prodiges  I'ont 
il  fut  gralifie  pendant  sa  vie,  il  est  permis  de  penser,  aveo 
quelques  ecrivains,  que,  sous  le  nom  de  serpent,  on  a 
voulu  designer,  en  style  figure,  le  demon  que  saint  Marcel 
et  d'autres  ev^ques  de  cetle  epoque  vainquirenl  et  ren- 
dirent  captif  en  renversanl  les  autels  sur  lesqucls  il  se  fai- 
sail  adorer  par  les  maUieureux  pa'iens. 

Ce  saint  ev^que  mourut  le  I"  novembre,  vers  le  com- 
mencement du  cinquiemc  siecle.  On  fixe  I'annee  436  dans 
le  calalogue  des  eviques  de  Paris,  mais  on  ne  peut  affir- 
mer  que  celte  dale  soil  exacte.  Son  corps  fut  d('pose  dans 
un  village  a  un  quart  de  lieiie  de  Paris.  Ce  village  est  de- 
venu  par  la  suite  une  parlie  inlegrante  de  la  capilale,  sous 
le  nom  de  faubourg  Saint-Marcel,  vulgairenjent  Saint- 
Marceau.  Sous  le  regno  de  Louis  le  Debonnairp,  une  eglise 
fut  construile  sur  le  tombeau  du  saint,  et  devinl  plus 
lard  une  cnllegiale  qui  a  elc  detruilo  dans  la  revolution. 
Le  corps  de  saint  Marcel  fut  extrait  de  la  cryple  de  cello 
eglise,  il  y  a  plusieurs  siecles,  et  transfere  dans  la  metro- 
pole  de  Notre-Dame.  La  fete  a  lieu  le  3  novembre  et  la 
translalion  se  celebre  le  26  juillet.  Tel  est  en  abrege 
I'histoire  de  ce  huilieme  successeur  de  saint  Denis.  Son 
episcopal  ne  se  fit  point  remarquer  par  de  grands  evene- 
menls,  et  pourlani,  depuis  plusde  quatorze  cents  ans,  sa 
memoire  a  ete  I'objet  d'un  cultesolennel,  tanl  I'image  de 
ses  verlus  avail  fail  sur  les  peuples  une  vive  impression 
que  la  rouille  des  siecles  n'a  pu  parvenir  et  ne  parviendra 
jamais  a  consumer  «t  delruire.  L'abbeP.^scAi.. 


SAINTS  CLOTILDE  ,  REINS  DE  FBANCE. 

Noire ha;.;ingrapl]ie  retracait  pour  le  mois dernier  la  vie 
humble  et  pais  ble  d'une  sainle  lille  des  champs,  que  ses 
eclalantes  verlus  eleverent  a  la  dignite  de  palronne  d'une 
grande  capilale.  Aujouid'hui  nousprescnions  a  I'admira- 
tion  de  nosjeunes  lecleurs  et  leclrices  une  princesse  qui 
se  sanclifia  sur  le  trone,  ct  qui  parvint  par  une  roule  lout 
a  fait  dilTerenle  de  celle  suivie  par  Genevieve  Ji  la  mfme 
immorlalite.  La  vierge  de  Nanlerre  et  I'epouse  du  rol 
Clovis  sont  couroimees  d'un  diademe  que  les  hommes  ne 
donnent  pas,  mais  qui  est  aussi  hors  de  leurs  capricieuses 


68  SAINTE   CLOTILDE, 

atteintes.  Ce  diadeMe  ne  peut  se  conciuorir  que  par  la 
■vertu,  et  celle-ci  est  accessible  ^  toiiles  les  conditions  et  Ji 
toutes  les  positions  de  la  vie. 

Gondebaud,  roi  des  Bourguignons,  avail  un  fr^re  nom- 
mi  Chilperic.  Ce  monstre  couronn^,  afin  d'ecarter  de  lui 
des  rivalites ,  immola  a  son  ambition  son  frere,  sa  belle- 
sceur,  mi-ie  de  notre  sainte,  et  les  princes  freres  de  Clo- 
tilde.  Celle-ci  et  sa  soeur  encore  tres-jeunes,  et  d'ailleurs 
pen  redoiitables  h  cause  de  leur  sexe,  furent  epargnees. 
L'ain^e  fut  confince  dans  une  communante  religieuse,  et 
Clotildc  senle  \ecut  h  la  cour  du  meurtrier  de  sa  famille. 
Gondebaud  etait  sectateur  de  I'arianisme,  beresie  qui  ra- 
vageait  Tftglise  en  ce  malbenreux  siede,  et  dont  on  a  vu 
que  saint  Hilaire  de  Poitiers  avait  ete  I'intrepide  et  elo- 
quent anlasonisle. 

Clotilde,  quoique  nee  au  sein  de  cette  funeste  beresie, 
avait  eu  le  bonheur  d'etre  elev^e,  presque  des  lo  berceau, 
dans  les  principes  de  la  religion  catliolique.  Vivant  au 
milieu  de  la  cour,  et  entouree  de  niille  objets  de  seduc- 
tion, Clotilde  sut  conserver  une  Sme  pure.  La  modestie, 
unesolidepi(5le,  le  mepris  du  nionde,  devinrent  la  sauve- 
garde  de  son  innocence.  Ses  vertus  rebaussaient  admira- 
blement  une  rare  beaute;  mais  elle  en  senlait  le  fragile 
merite,  et  lui  pr^ferait  la  delicieuse  satisfaction  dune 
conscience  qui  n'a  rien  k  se  reproclier.  En  efTet,  la  beaute 
sans  la  vertu,  c'est  une  julie  fleur  sans  parfum,  ou  plul6t 
une  fleur  qui  exbale  une  odeur  niortelle  k  elle-mi'me  et 
k  ceux  qui  ont  rimprudence  de  la  respirer. 

La  reputation  de  la  jeune  Clotilde  se  repandit  bientot 
dans  les  royaumes  qui  avoisinaient  celui  de  Bourgogne. 
Le  roi  des  Francs,  qui  avait  sa  four  a  Soissons,  elait,  a 
cette  ^poque,  Clovis,  que  I'liistoire  a  surnomme  le  grand. 
Celui-ci  envoya  des  anibassadeurs  en  Bourgogne  pour  de- 
mander  la  main  de  la  jeune  princesse  a  Gondebaud,  son 
oncle.  Clovis  etait  paien.  Clotilde  n'accepta  qu'k  con- 
dition qu'elle  jouirait  de  la  liberie  de  suivre  sa  religion. 
La  condition  fut  acceptee,  et  le  mariage  fut  celebr6  a  .'iois- 
sons  en  493.  Voici  done  Clotilde  assise  sur  le  premier 
tr6ne  des  Gaules.  Elle  fit  construire  dans  le  palais  de  son 
epoux  un  petit  oratoire;  c'elait  pour  elle  une  douce  con- 
solation de  s'y  retirer  frequemment  pour  se  livrer  a  la 
priere  et  obtenir  du  ciel  les  consolations  dont  elle  avait 
besoin  au  milieu  d'une  cour  barbare.  La  priere  ne  lui  swf- 
fisait  pas.  Elle  se  livrail  secretementa  des  mortifications, 
mais  avec  une  prudence  telle,  que  jamais  elle  ne  man- 
quait  aux  devoirs  de  biens^ance  et  de  representation  quo 
lui  prescrivaitsonetat.  Toule  la  couretajt  singulierement 
edili^e  de  la  conduile  de  la  reine,  et  les  paiens,  dont  elle 
etait  environn^e,  etaient  bien  en  peine  de  dccouvrir  le 
principe  fecondant  qui  produisait  de  si  rares  vertus  dans 
une  jeune  princesse.  L'aunnMie  faisait  les  delicesde  Clo- 
tilde; aucun  pauvre  ne  lendit  jamais  vaintment  vers  elle 
ses  mains  suppliantes.  Nonveau  sujet  d'admiralion  pour 
des  idoliltres,  qui  ne  connaissaient  pas  meme  le  noni  de  la 
charlte.  C'est  ainsi  que  Clotilde  preparait  les  voies  ij  la 
conversion  de  son  epoux  et  de  tout  le  rojaume. 

Qiiand  la  reine  jugea  que  le  cd'ur  de  Clovis  lui  appar- 
lenait,  et  que  cet  amour  lui  pronietlait  un  beureuxsucci's 
pour  I'entreprise,  as.surement  fort  difficile,  qu'elle  pro- 
jetait,  elle  essaya  d'abord  de  faire  comprendre  a  Clovis 
la  vanite  des  idtiles  qu'il  adorait,  et  I'excellence  de  la 
religion  de  Jesu.s-Cbrist.  Le  roi  prelnit  volontiers  Toreillc 
»ux  paroles  d'une  npouse  qui  le  (■barmait.   K^anmoins 


REINE  DE  FRANCE. 

I'beure  de  la  conversion  n'Hait  [wint  arrivee.  Clotilde 
^lait  enceinte  de  son  premier  enfant.  A  ses  instantes 
prieres,  le  roi  consenlit  Ji  ce  que  ce  premier  fruit  de  leur 
mariage  rec6t  le  sacrement  du  bapt^me.  Quelle  joie  pour 
cette  mere  chretienne!  mais  Dieu  voulait  I'eprouver. 
L'enfant  etait  a  peine  baptist^  qu'il  niourut.  Douloureux 
Iriompbe  pour  les  prtiventions  de  Clovis!  ■  Je  I'avais  bien 
«  pense,  s'ecriait-il,  qu'il  en  arriverait  ninsi;  cet  enfant 
«  n'esl  mort  que  parce  qu'il  a  M  baptist  au  nom  du  Dieu 
«  que  vous  adorez.  Ab !  si  je  I'avais  plac(5  sous  la  protec- 
«  lion  de  mes  divinilAs,  rertainement  il  serait  plein  de 
«  vie.  »  Clotilde  lui  rfepondit :  «  Je  rends  grSces  au  Dieu 
«  tout-puissant  qui  a  bien  voulu  me  juger  digne  d'en- 
«  fanter  pour  son  royaume  celeste  un  (ils  qu'il  a  bien 
1  voulu  faire  participant  de  sa  royaut^  eternelle.  ■  Bien 
loin  d'f'tre  ebranlee  par  cette  epreuve ,  Clotilde  espera 
que  de  ce  mal  Dien  saurait  sagement  tirer  un  grand  bien. 
En  considijrant  en  ell'et  la  mort  de  cet  enfant  avec  des 
yeux  simplement  terrestres,  on  serait  \enl6  d'accuser  la 
sagesse  eternelle;  car  une  pareille  mort,  loin  d'attirer 
Clovis  au  cbristianisme,  seniblait  au  conlraire  devoir  plus 
que  jamais  Ten  detourner ;  mais  lesconseilsdu  Tout-Puis- 
sant ne  sent  pas  semblables  aux  vues  etroites  des  mortels. 
Un  second  enfant  vint  au  monde  une  annee  plus  tard. 
Clotilde  lui  fit  donner  le  bapl^me  et  le  nom  de  Clodomir. 
Quelque  temps  apres,  l'enfant  tomba  dangereusement  ma- 
lade.  Cette  fois,  Clovis  ne  pouvait  contenir  son  indigna- 
tion ;  il  s'abandonna  lout  ensemble  a  la  colere  et  au  d^s- 
espoir.  La  confiance  de'  Clotilde  n'en  ttait  pas  nioins  calnie 
et  assuree;ellesemit  en  prieres.  Dieuse  liJita  del'exaucer, 
et  la  guerison  du  jeune  Clodomir  fut  si  prompte,  qu'on 
la  regarda  comme  miraculeuse.  Cette  fois, .Clovis  se  calma 
et  reconnut  combien  etait  grande  la  puissance  du  Dieu 
des  cbreliens.  La  vertueiise  epouse  mit  a  profit  cette  cir- 
conslance  pour  le  pressor  de  plus  en  plus  a  renoncer  aux 
idoles.  Le  silence  fut  la  seule  r{'ponse  du  roi.  Un  autre 
jour  que  Clovis  avait  temoigne  k  son  epouse  une  grande 
tendresse,  celle-ci  saisit  encore  I'occasion  de  lui  montrer 
I'excellence  de  I'Evangile,  et  de  lui  lappeler  que  dans  cer- 
taines  circonslances  il  ne  s'elait  pas  monire  eloign^'  d'a  • 
bandonner  le  paganisme.  Cette  fois  encore,  Clotilde  Of 
put  reussir,  et  Clovis  objecta  qu'en  se  faisant  Chretien, 
ce  serait  exciter  la  r^volte  de  ses  sujels.  II  n'y  a  done 
plus  dans  son  cceur  de  veritable  repugnance  pour  le 
cbristianisme.  Le  paganisme  n'y  vit  deja  plus,  mais  il  faut 
encore  quelque  temps  pour  que  celte  terre,  purgee  des 
mauvaises  raeines  qui  I'infectaient,  soit  suffisammentpre- 
paree  pour  recevoir  la  bonne  semence  et  la  faire  lever. 

Le  moment  est  enfin  venu  oil  les  sollicilations  de  Clo- 
tilde vont  etre  couronnees  d'un  Ueureux  sucres.  Clovis 
etait  en  guerre  avec  les  Allcmands  ses  voisins.  II  leur 
livra  balaille  aupri?s  d'un  ben  nomme  Tolbiac,  aujour- 
d'bui  Zulpicli,  k  luiit  lleues  de  Cologne.  Le  desordre  se 
met  dans  I'armee  des  Francs.  Le  roi  ne  peut  ramener  les 
fuyards  et  se  voit  .sur  le  point  de  tomber  entre  les  mains 
des  enneinis.  II  invoque  avec  fcrveur  ses  riieux;  mais 
ceux-ci  n'ont  point  d'oieilles  et  ne  pourraient  entendre 
ni  exaucer  les  prieres  qu'on  leur  adresse. Tout  ii  coup  d  se 
souvient  de  .lesus  Christ,  dont  Clolilde  lui  a  parl^  tani  de 
fois.  II  promet  de  s'en  declarer  le  disciple  si  la  victoire 
vientse  declarer  en  sa  favenr.  Aussilflt  le  sort  des  armes 
change;  les  Allemands ,  saisis  d'une  fiayeur  panique,  se 
debandenl,  et  Clovi.s,  marchant  sur  eux  avec  toule  son  ai' 


SAINTE  CLOTILDE, 

mee,  les  met  en  une  deroute  complete.  Clolilde  apprit  cette 
heurcuse  nouvelle  par  dcs  courriers  qui  lui  furent  aussilot 
espeda's,  et  qui  portaient  a  cet(e  heureuse  epouse,  de  la 
part  du  roi,  I'assurance  qu'il  allait  se  fane  chrelien.  Le 
miracle  etail  en  eflet  incontestable ,  ct  Clovis  d'ailleurs, 
iuterieurement  louche  de  la  grJce  que  lui  avaient  obtenue 
les  ferventes  prieres  de  Clotikle,  ne  fit  plus  aucune  resis- 
tance. Aussitot  la  reine  rendit  a  Dieu  de  solennelles  ac- 
tions de  graces  avec  toute  sa  cour;  ensuile  toule  sa  sol- 
lieitude  se  lourna  vers  le  grand  acte  que  devait  accomplir 
Clovis,  pour  enlrer  dans  le  sein  de  I'Eglise. 

En  ce  temps-li ,  I'eglise  de  Reims  etait  gouvemee  par 
un  prelal  doue  des  plus  eminenles  verlus,  et  que  nous 
honorons  sous  le  nom  de  saint  Remi.  Le  soin  d'instruire 
Clovis  fut  confie  h  ce  grand  evfque.  Le  jour  arriva  enfin 
oil  ce  prince,  suffisamment  eclaire  des  doamcs  du  ckris- 
tianisme ,  devait  recevoir  le  baptcHne.  Cela  eut  lieu 
en  496,  dans  la  cathedrale  de  Reims.  On  fait  nionler  a 
plus  de  tiois  mille,  tant  homnies  que  femnies,  le  nombre 
des  personnes  de  I'armee  uu  de  la  cour  de  Clovis,  qui  re- 
curent  avec  lai,  de  la  main  de  saint  Remi ,  le  bapteme. 
On  vit  eclater  un  miracle  dans  celle  ceremonie.  Comme 
la  foule  compacte  qui  se  pressait  autour  du  pontife  em  ■ 
pecha  que  I'huile  des  onclions  baptismales  ne  lui  parvint, 
au  moment  manque,  un  angc,  d'autres  disent  une  co- 
lombe,  apporla  une  fiole  qui  en  etait  pleine,  et  la  remit 
a  I'ev^que.  Celte  fiole,  dite  ampoule,  avail  ete  religieuse  ■ 
ment  conservee  a  Reims  dans  I'eglise  de  Saint-Remi ,  et 
c'est  avec  I'huile  miraculeuse  de  celte  fiole  que  les  rois 
de  France  etaient  sacres. 

Nous  croyons  pouvoir  ici  iuterrompre  quelques  in- 
stants noire  notice  agiographique  sur  sainte  Clolilde , 
pour  laisser  parler  saint  Gregoire  de  Tours  sur  le  bap- 
teme de  Clovis  :  ■  Saint  Remi  fait  preparer  un  bas- 
-  sin  suivant  le  mode  de  I'immersion.  Le  baptislere  est 
«  dispose  et  muni  de  baume  par  son  ordre.  L'eglise  est 
«  tapissee  de  courlines  blanches,  c'est  la  couleur  des  ca- 
«  techumenes,  et  la  decoration  propre  a  la  ceremonie  du 
«  bapteme.  Nouveau  Constantin,  Clovis  se  presenle  au 
«  bain  sacre  pour  y  laver  sa  vieille  Icpre,  et  se  panfier 
«  dans  la  source  de  la  vie.  La,  confcssant  uu  Dieu  en  trois 

•  personnes,  il  est  baptise  au  nom  du  Pere,  du  Fils  et  du 
■  Saint-Esprit;  il  recoit  enfin  I'onclion  du  Saint-Chrome, 

•  et  plus  de  trois  mille  Francais  parlicipent  aux  mdmes 
«  sacrements,  dans  la  meme  ceremonie.  »  On  voit  qu'ici 
il  n'est  pas  question  de  I'aniponle  portee  par  un  ange  ou 
par  unecolombe,  maisune  tradition  non  inlerrompuenous 
a  transmis  ce  prbdigei  En  17'J3,  la  fiole  ou  ampoule  fut 
brisee  par  le  convehtionnel  Priiur,  dans  une  sacrilege  or- 
gie,  mais  quelques  fragments  du  baume  furent  recueillis 
par  des  homflies  pieus,  et  ce  baume  tut  remis  en  1819 
dans  une  autre  fiole.  C'est  celle'ci  qui  a  servi  au  sacre  du 
roi  Charles  X  en  182.5. 

Reprenons  noire  recit.  C'est  ainsi  que  Clovis  devint  le 
seal  roi  catholique  qui  veciit,  en  ce  temps,  dans  toute  I'e- 
tendue  de  I'ancien  empire  remain,  car  les  autres  princes 
qui  se  disaient  Chretiens  professaient  lasecte  arienne,  au  sein 
delaquclle,  sansy  participer.elaitnee  la  princesseClotilde. 

Clovis  ouvre  done  celle  longue  et  glurieuse  scrie  de 
monarqucsqui,  par  Icuraltachument  inviolable  a  lachaire 
apostolique,  ont  merite  le  litre  de  rois  tres-chretiens  et  de 
Ills  aines  de  I'Eglise.  A  parlir  de  ce  moment,  la  reme  ne 
cessa  de  porter  son  epoux  a  des  actes  qui  avaient  pour 


REINE   DE   FRAiNCE. 


69 


but  Taccroissement  de  la  doctrine  evangelique;  c'est  ainsi 
que  ce  prince,  a  la  sollicitalion  de  son  epouse,  fit  elever  a 
Paris,  qui  des  ce  temps  devint  la  capitale  de  la  France, 
une  grande  eglise  en  I'honneur  des  deux  saints  ap6tres 
Pierre  et  Paul.  C'est  celle  qui,  plus  lard,  porta  le  nom  de 
Sainte-Genevieve  du  Mont,  dont  il  ne  subsiste  plus  que 
le  clocher  au  milieu  du  college  actuel,  dit  de  Henri  IV.  On 
adejk  vu,  dans  le  numero  precedent,  que  ce  temple  fut 
remplace,  dans  le  siecle  dernier,  par  une  nouvelle  et  ma- 
snifique  eglise,  nommeeaujourd'hui  le  Pantheon,  mais  qui 
a  ete  indignement  profanee  par  la  rtjvolution  de  juillet... 

Ce  premier  roi  chrelien  professait  une  grande  devotion 
pour  saint  Martin,  dont  il  allait  quelquefois  visiter  le  toni- 
beau,  a  Tours,  pour  y  adresser  au  veritable  Dieu,  ses 
prieres.  Penetre  d'un  grand  respect  pour  le  pope,  vicaire 
de  Jesus-Christ,  il  envoya  a  Hormisdas,  qui  elait  alors 
souverain  pontife,  une  magnifiquc  couronne  d'or,  comme 
honimage  de  son  royaume  a  Dieu,  dont  le  pape  est  le  re- 
presentant  sur  la  terre.  Ilestextrfmementedifiantde  voir, 
des  I'orifine  de  la  monarchic  francaise,  nos  rois  s'unir 
ainsi  b  la  chaire  de  la  verile  catholique,  h.  laquelle  ilsde- 
vaient  dans  la  suite  des  siecles  donner  de  hautes  preuves 
de  leur  atlacbement  filial.  Malheureusement  Clovis  eleve 
d'une  maniere  barbare  ne  put  jamais  enlierement  maitri- 
ser  son  caraclere  fcugueux  et  brutal,  et  causa  ainsi  a  sa 
sainte  epouse  beaucoup  de  chagrins.  II  mourul  le  27  no- 
vembre  511,^  I'Jge  de  quarante-cinq  ans,  apres  avoir  ri- 
gne  trente  annees. 

Clotilde  resla  veuve  avec  trois  enfanis  qu'elle  avail  de 
Clovis,  et  un  fils  nalurel  que  son  epoux  avail  eu  avantson 
mariage.  Celui  ci  nomme  Theodoric  ouThierri,  regna  sur 
I'Austrasie,  dont  la  capitale  etait  Reims,  et  plus  lard 
Melz.  Des  trois  fils  de  Clovis  et  de  Clotilde,  le  premier, 
Clodomir,  fut  roi  d'Orleans;  le  second,  Childebert,  fut  roi 
de  Paris ;  le  troisieme,  Clotaire,  regna  a  Soissons.  Ces  par- 
tages  ne  furent  point  paisibles.  Clolilde  fut  aflligee  des  di- 
visions que  I'anibilion  suscita  cntre  ces  qiiatie  rois.  Vai- 
ncment  elle  s'eiTorga  de  les  ccncilier.  Clodomir,  son  ills, 
mil  a  mort  Sigismond,  roi  de  Bourgogne,  et  le  mcurtrier 
fut  tue,  a  son  tour,  par  Gonde;nar,  herilier  de  Sigismond. 
Gondemar  fut  tue  par  Childebert  et  Clotaire,  qui  reuni- 
rent  la  Bourgogne  a  la  France.  Il  faut  se  reporter  a  ces 
siecles  barbares  pour  se  faire  ft  d'aussi  sanglanls  recits. 
Avouons  pourtant  que  nos  temps  modernes,  que  nous 
eslimons  beaucoup  plus  civilises,  presenlent,  a  notre  honte, 
des  scenes  de  meurlre  qui  doivent  nous  rendre  tres-cir- 
conspecls  dans  I'appreciallon  de  ces  moeurs  ancienncs. 
Nous  sommes  presque  contempOrains  d'une  epoque  oil 
Ton  a  vu  aussi  des  trones  ensanglanles.  Dans  tons  les  sie- 
cles, les  memes  causes  doivent  produire  des  eEfets  pareils 
et  les  passions  maiivai-ses  ne  se  depouillent  jamais  de  leur 
feroce  nature. 

Quelle  impression  dculoureuse  devaientfairea  une  ame 
aussi  douce  que  celle  de  Clotilde  ces  epouvantables  spec- 
tacles! .\ussi  elle  ne  cessait  de  soupirer  apres  I'heureux 
moment  oil  elle  pourrait  quitter  cetto  vallee  de  larmes  et 
goiiter,  dans  le  sein  de  son  Dieu,  un  elernel  repos.  En 
526,  une  derniijre  catastrophe  degoiita  du  trone  la  sainte 
princesse.  Ses  deux  fils  Childebert  et  Clotaire  firent  peiir 
les  deux  premiers  fils  de  Clodomir,  pour  s'emparer  du 
rovaume  d'Oileans.  Le  monde  ne  fut  plus  tolerable  a  celle 
mereinfortunee.  Eilese  retira  aTours,  aupr^s  du  mona.s- 
lere  de  saint  Martin,  pour  y  terminer  sa  vie  dans  la 


70  HASILiyUE  DE  SA 

pricre  ct  la  i)rat]i]ue  de  toule  soric  de  morlifications. 
Trenle  jours  avaiit  sa  morl,  elle  la  predit.  Dans  cet  in- 
tervalle,  elle  maiido  sos  deux  fils,  meurtriers  de  leurs  pro- 
pres  neveux.  lis  returenl  de  sa  bouche  les  inslruclions 
Ics  plus  eapables  de  les  faire  rentier  en  eux-memes.  Elle 
les  enga^ea,  de  la  maniere  la  plus  louchanle,  ii  gouvorner 
palernellement  leurs  peuples,  bi  'vivre  ensemble  dans  une 
parfaile  union,  a  faire  oublier  par  une  excellenle  eonduile 
leurs  exces,  et  Ji  s'occupcr  par-dessus  tout,  demeriter  des 
couronnes  immortelles.  C.lotilde  avail  pratique  si  constam- 
mentla  charite,  que  ses  ressources  elaieiit  tri's-modiques, 
elle  voulut  encore  que  son  heritage  devint  le  pnlrimoine 
des  pauvres.  Quand  toutes  ses  dispositions  furent  faites, 
ellene  pensn  plus  qu'a  Dieu.  Au  frentieme  jour,  les  der- 
niers  sacremenls  hii  furent  administres.et  apres  avoir  fait 
une  profession  publique  de  sa  foi,  elle  rendit  au  Seigneur 
sa  belle  anie,  le  3  juin  345.  Ses  depouilles  furent  porlees 
dans  I'eglise  de  Sainte-Geuevieve  et  placces  a  cote  du 
corps  de  cetle  beryfre,  palroniie  de  Paris.  C'est  ainsi.di- 
sions-nous  en  commeneant,  que  I'immortalit^  leur  fut 
commune  au  deUi  de  la  lombe,  car  au  si5jour  des  elus  la 
."iainteie  place  au  nienie  niveau  les  conditions  qui  sur  la 
lerre  furent  si  dissemblables.  Mais  est-ce  que  mime  ici 
bas,  le  culte  de  Dieu  ne  les  mot  pas  au  meme  rang  ? 
Sainte  Clotilde  n'avait  jamais  eu,  dans  la  capilale  de  la 


INT-PAUI,  A  HOME. 

France,  une  eglise  d^dide  a  Dieu  pour  son  invocation.  La 
ville  de  Paris  a  vote  lout  reeemment  une  sonime  de  plu- 
sieurs  millions,  pour  construire,  dans  le  faubourg  Saint- 
Germain,  un  niagnifique  temple  qui  popularisera  le  culle 
de  cetle  sainle  reine  des  Francais.  Dans  quelques  annces, 
le  nom  de  Clotilde  vicndra  se  joindre  aux  aulrcs  saintes 
illustres,  telles  que  sainte  Magdcleine,  sainle  Elisabeth  de 
Hongrie,  sainte  Marguerite,  patronnes  desdglises  parois- 
siales  sous  ce  litre.  Esperons  fermement  que  sainte  Gene- 
vieve ne  reslera  pas  toujours  depossedee  du  somptucux 
temple  dont  la  coupole  reste  encore,  dans  son  inlerieur, 
consacrce  a  la  DERciinE  de  Nanterre,  qui  y  voit  dans  cetle 
admirable  fresque,  les  rois  prosternes  a  ses  pieds.  Dieu 
re  permcltra  pus  que  le  delire  des  peuples  se  perpetue 
indefinimenl.  On  dit  qu'une  statue  de  Viimiwrlalilc  va 
couTOnner  le  somniet  de  ce  dome.  II  ne  pent  en  cxisler 
que  dune  t'spoce;  c'est  cello  que  I'/mmor^c;  seul  peutde- 
partir.  Personne  nedonnecequ'il  n'upas.et  la  nwilalUrne 
peut  engendrer  r/mmoivaiilp.  Laissons  faire  les  bommes, 
ils  execulent  fort  souvent  a  leur  insu  les  de.-seins  de 
Dieu.  Qui  aurait  predit  a  Agrippa,  gendre  de  I'empereur 
.4ugusle,  qu'il  edlfiait  dans  Rome  paYcnne,  enelevant  le 
Panthiion,  un  sublime  temple  i  la  glorieuse  vierge  Marie, 
mere  de  Jesus-Oirist?... 
I  L'abbe  Pascal. 


HISTOlllE  ET  DESCRIPTION  DES  B.\SlLiyiJES  DE  ROM. 


SAISJT-FAVZ.. 

Sur  la  voie  qui  conduit  deUomea  I'antiquc  cite  d'Os- 
tie,  et  bors  des  murs  de  la  premiere  de  ces  deux  villes, 
le  cruel  Neron  fit  trancber  la  t^te  a  I'apotre  saint  Paul. 
Ceci  eut  lieu  le  mfime  jour  que  I'apotre  -saint  Pierre  subit 
le  supplice  delacroixsur  lemont  Vatican, d'autresdisent 
sur  le  moot  Janicule.  l,e  corps  de  saint  Paul  fut  recueilli 
par  Timothee,  son  disciple,  et  par  Lucine,  illuFlre  dame 
lomaine,  et  inhume  dans  le  meme  endroil.  Le  pape  saint 


Anaclet,  en  Fan  103,  erigea  une  chopelle  sur  ce  tombeau, 
et  celui-ci  devint  le  but  d'un  pieux  pelerinage. 

Ce  modeste  edifice  Hail  c.omme  la  premiere  pierre  de 
la  grande  basilique  dont  I'empereur  Constantin  devait 
plus  lard  honorcr  la  memoire  du  saint  apotre  des  nations. 
Ce  fut  en  324,  que,  la  pai\  ayant  et6  rendue  a  I'Eglise, 
fut  conslruit  le  ti'mple  dont  nous  donnons  la  description. 
Le  nombre  des  Chretiens  s'etant  accru  considi'rablement 
et  les  pelerins  visitant  en  jilus  grand  nombre  ce  lieu  con 
sacre  par  rell'usion  du  sang  et  les  reliquus  de  saint  Paul 


BASILIQUE    DE   SAI 

rempereur  Valeiitinien  II,  Thcodose  et  son  fits  Arcade, 
ecriviient,  en  386,  une  leltre  a  Salluste,  piefet  de  Rome, 
poiirlui  ordonner  I'asrandissemcnt  de  celte  basdique.  En 
388,  re  prefel  Uavailla  activcment  a  cetle  construction,  ct 
en  395,  Honoiius,  fils  de  Ttieodose,  la  fit  terminer.  En 
425,  I'empeieur  Valentinion  III  fut  le  premier  qui  s'oc- 
cupa  d'embellir  la  Confession,  c'est-a-dire  la  crypte  qui 
contenaitle  corps  du  saint,  et  Torna  de  deux  cents livies 
d'or.  Eudoxie,  cpousc  de  ce  prince,  y  fit  faire  de  nouveaux 
embellissemenlsen  4  4(1;  enfin  Placidia,  sccur  d'Arcadeet 
d'Honorius,  complela  I'edifice  et  ses  decorations. 

II  est  beau  et  singulierenient  edifiant  de  voir  tant  d'au- 
gustes  mains  se  plaire  avec  une  pieuse  emulation  a  enri- 
chir  ce  sanctnaiie  qui  recelait  pourtar.t  les  resles  d'un 
pauvrc  ap6tre  dont  I'existence  avail  ete  si  outrageusement 
m(5connue  par  un  devancier  de  toules  ces  tetes  couron- 
nees.  Aussi  leurs  noms  relletent  dans  la  posterile  I'eclat 
de  I'apolre  glorifie,  tandis  que  le  nom  de  son  bourreau 
est  unecruelle  injure.  Au  christianisme  seul  il  appartient 
de  montrer  de  puissants  princes  se  faire  honneur  de  de- 
corer  la  sepulture  de  certains  hommes  qui,  tels  que  saint 
Paul,  furent  consideres,  pendant  leur  vie,  conime  la  bti- 
layurc  de  ce  monde.  Ce  sont  les  termcs  de  cet  apotre. 

II  serait  beaucoup  trop  long  d'enumcrer  ici  les  divers 
travaux  que  firent  executer  dans  cetle  basiliqiie  les  pon- 
tifes  remains  de  tous  les  siecles.  Nous  nous  contenterons 
de  rappeler  que  foienne  III,  crce  pape  en  752,  donna  ii 
cette  eglise  une  croix  de  metal,  qui  portait  dun  cole  I'in- 
scription  suivante  :  CnijrRomanorum  rirtorin,Rnmann- 
rum  anna,  linmanorum  forlititdn,  ct  de  Tautre  :  InipernI 
in  sccnla,  rrfjnal  in  O'lerniim  Chrisliis  Dei  /iliiis,  vicil 
jitOar  rcgni Htnnanoniin.  Une  traduction  litterale  en  fr-an- 
ciiis  est  impossible;  nous  nous  contentons  d'en  donner  le 
.sens:  «  La  croix  est  la  victoiredes  Remains,  la  croix  est  I'ar- 
<i  mure  et  la  force des  Romains;  Cbri^',  fils  de  Dieu,  bril- 

•  lant  soleil  du  royaume  des  Romains,  cumraande  dans 

•  tous  les  siecles,  regnedansl'eternite,  est  triompliateur.  » 
L'affeux  tremblement  de  terre  de  I'an   801,  qui  causa 

tant  de  desaslres  dans  I'ltaTie,  ruina  prcsque  complete- 
ment  cette  basilique.  Leon  III,  aid(i  par  notre  glorieux 
empereur  des  Francais  Charlemagne,  la  retablil.  Celni- 
ci  y  employa  le  bulin  qu'il  avait  pris  sur  les  Huns,  par 
lui  vaincus.  La  plus  magnifique  decoration  qui  y  fut 
alors  exccutee  clait  un  baldaquin  dont  I'autel  elait  cou- 
ronne.Ce  baldaquin  etaitforme  de  cinquantc-cinq  colon- 
nesd'argentpur,dupoidsde  plus  dedeux  millelivres.On  y 
voyait  trois  statues  representani  le  Sauveur,  et  les  deux 
apotres  saint  Pierre  et  saint  Paul,  en  ormassil.  1!  paraltque 
ces  siecles  barbares  ne  connaissaient  point  le  carton  pate 
ou  le  carton  pierre  du  dix-neuvieme  sii'cle,  qui  elalent 
leur  brillanle  magnificence  dans  quelques-unes  de  nos  egli- 
ses,  tellesqueSainl-Roch'.l!...  Le  grand  are  de  celte  basi- 
lique fut  decore  d'ornemenls  d'argent,  du  poids  de  treize 
cent  cinquantc-deux  livres.  Nous  serious  trop  longs  si 
nous  voulions  relator  tout  ce  que  la  piele  de  ce  temps  fit 
d'admirable  pour  cetle  eglise.  N'omettons  pas  pourtant 
un  crucifix  d'or  massif  qui  pesait  cent  cinquante-deux  li- 
vres et  qui  ornait  le  maitre-autel. 

lietracons  mainlenant  un  fait  assei  interes.sant.  Aux  ri- 
chesses  que  nous  venons  d'enumerer,  le  pape  saint  Gre- 
goirelV,  elu  en  827,  avait  jointdesdons  extr6mementpre- 
cieux  en  habits  sacres,  lels  que  chasubles,  dalmatiques 
courtines  et  aulres  objets  de  ce  gtnre  cii  les  pierreries 


NT-PALL  A  HOME.  "1 

abondaient.  Sous  le  pontificat  de  son  successenrSergiusIl, 
les  Lombards  et  les  Sarrasins  avaient  depouille  la  basili- 
que de  toutes  ces  richesses.  En  849,  le  pape  saint  L(^on  IV 
partit  i  la  tele  d'une  armee,  vainquit  les  spnliateurs  et 
puis  avec  le  biitin  qu'il  avail  fait  sur  eux  releva  I'autel 
principal  et  ajoula  de  nouveaux  dons  aux  premiers.  Pour 
nc  pas  depasser  les  homes  d'une  notice  succincte,  nous 
omellrons  tout  ce  qui  tient  Ji  la  partie  historique  de  cetle 
eglise,  pendant  le  inoyen  age.  II  nous  suflit  de  dire  que 
chaque  papey  fit  successivement  des  embcllissements  ou 
des  restauralions.  Le  grand  Bcnoit  XI\'  a  fail,  dans  le  der- 
nier siecle.  renouveler  toutes  les  mosaiques  de  eel  au- 
guste  leniple,  et  Pie  'VI  ne  se  montra  pas  moins  7el^. 

Nous  voici  arrives  a  la  deplorable  calastrophe  qui  de- 
truisit  presque  entierement  cetle  basilique,  la  seule  qui 
eul  conserve  la  forme  de  sa  fondation  primitive  par  I'em- 
pereur  Conslanlin.ee  qui  la  rendail  un  monument  tres- 
pr(^cieux.  Le  16  juillet  1823,  deux  ouvriers  qui  reparaieut 
la  toiturodecc't  edifice  y  laisserentimprudemmentdu  feu, 
exactement  comme  a  Chartres,  il  y  a  quelques  annees.  Le 
vent  porta  des  etincelles  dans  la  charpente  el  y  alluma  un 
(^pnuvantable  incendie.  Les  marbres,  les  bronzes,  les  mo- 
saiques furent  calcines  par  la  violence  du  feu.  Cinq  heu- 
res  sufiirenl  pour  ruiner  un  edifice  qui  comptait  qiiinze 
siecles.  Le  grand  aulel  dit  papal,  les  deux  chapelles  du 
Saint-Sacrement  et  du  Saint-Crucifix,  les  nombreuses  re- 
liques,  furent  providentiellenient  preserves  de  I'incendie. 
Le  pape  Pie  VII,  qui  avait  ete  religieux  du  convent  des 
Bencdiclins  annexe  a  cette  eglise,  elait  alors  frappe  de  la 
maladie  dont  il  mourut  un  mois  apres,  et  on  cut  soin  de 
lui  cacher  ce  grand  desastre  qui  aurait  avance  la  fin  de 
?a  vie.  On  ne  s'etait  aperju  de  I'incendie  que  lorsqu'il 
etait  inipo.ssible  de  I'arrfter.  Cependant  les  pompiers  re- 
mains parvinrent  a  sauver  de  la  destruction  le  monastere 
contigu  el  les  parties  dont  nous  avons  parle. 

Au  pape  Pie  VII  succeda  le  cardinal  Delia  Genga,  sous 
le  nom  de  Leon  XII.  Le  soin  de  rebSlir  cette  magnifique 
b,  ilique  agjrava  considerablement  la  sollicitude  univer- 
seU  '  dn  supreme  pontificat.  Le  tresor  lomain  etait  cpuise. 
Le  pape  fil  un  appel  5  la  pieuse  generosite  du  monde  ca- 
lliolique  qui  ne  lui  fit  point  dcfaul.  La  France,  disons-Ie 
nvi'C  un  juste  orgueil,  se  montra,  sous  ce  rapport,  la  fille 
atiice  de  la  sainte  £glise  roinaine.  Dans  les  Etats  pontifi- 
caux  on  vil  se  deployer  un  zele  admirable  a  conlribuer  a 
cette  grande  ccuvre.  Le  pape  ordonna  que  son  tresor  y 
consacrit  annuellement  cinquanle  mil'e  ecus  (plus  de 
250  mille  francs,  car  I'ecu  remain  \aut  plus  de  5  francs). 
Une  commission  speciale  fut  cliargee  de  la  reedification  de 
la  basilique  de  Saint-Paul.  Ce  qui  fait  un  grand  honneur 
au  goi'.t  ron  ain,  c'e.st  qu'on  prit  la  resolution  de  suivre 
scrupuleusemenl  les  plans  de  I'ancien  edifice,  ce  qu'on 
n'a  pas  fait,  a  beaucoup  pies,  en  rebatissant  I'auguste  ba- 
silique de  Saint-Pierre  du  Vatican  et  plusieurs  autre.s.  La 
celebre  academic  de  Saint-Luc,  oii  I'amour  de  I'antiquite 
comple  un  si  grand  nombre  d'erudits  zelaleurs,  fut  char- 
gee  de  presider  aux  travaux.  Leon  XII  etanl  morl  en 
1829,  Pie  VIII,  qui  lui  succeda,  n'eutguere  le  temps  de 
s'oceupor  de  ce  travail,  puisque  la  morl  le  ravit  a  I'Eglise 
en  moins  de  deux  ans.  Le  cardinal  Capellari  lui  ayanl 
.succede,  en  ■fevrier  1831,  sous  le  nom  de  Gregoire  XVI 
les  travaux  decitle  resta.: ration  ontele  pousses  avec  beau- 
coup de  vigueur.  C'est  encore  ici  le  cas  de  dire  que  Dieu 
sail  tirer  du  fond  du  mal  le  plus  grauJ  bien  dans  sa  sa- 


72  BASILIQUE  DE  SAl 

gesse  4lernelle.  La  basilique  de  Saint- Paul  a  surgi  de  ses 
cendres  bcaucoup  plus  belle.  II  serait  impossible  dans  une 
courte  notice  de  dclailler  tout  ce  qui  s'est  fait  de  prodi- 
gieux  dans  cetle  reedification.  Dejk  le  5  ootobre  1840,  le 
pape  rognant  put  consacrer  la  nef  transvcrsale  ainsi  que 
le  grand  aulol  papal.  Un  faitcurieux  nedoitpasetre  oniis. 
Cost  que  le  pacha  d'Egyple  Mehemet-Ali  a  contribue  a 
cette  restauration,  par  le  don  de  treize  blocs  gigantesqucs 
d'albatre  oriental  dont  on  a  fait  des  colonnes  d'un  seul 
morceau.  Le  pape  lui  envoya  en  echange  plusieurs  ma- 
giiifiquesdons,  et  le  pacha  d'ligypte  Fen  reniercia  par  une 
leltre  fort  rcmarquable.  La  suscription  est  ainsi  coucue  : 
«  A  I'eminence  du  successeur  du  prince  des  apotres, 
0  lieutenant  de  la  succession  des  Cesars  romains,  le  sou- 
•  verain  pontife  glorieux,  auguste,  magnifique,  pape  de 
((  Rome  la  grande. 


NT-PAUL  A  HOME. 

La  lettre  commence  amsi  :  «  Les  doux  souiHes  du  ze- 
«  phir  sent  charges  de  transporter  d'Orient  en  Occident 
"  notre  reconnaissance.  Nous  voudrionsl'exprimeravec  les 

■  plus  splendides  paroles  dont  jamais  aientpuseserviravec 

■  ■veritt^  les  plus  sublils  gi-nies,  avec  les  phrases  les  plus 

•  magnifiques  qui  soient  jamais  tombees  de  la  plume  des 
«  plus  sublimes  ecrivains  et  les  accompagner  des  cantiques 

■  des  jubilantes  colombes,  afin  do  vous  marquer  la  gran- 

«  deur  toujours  croissante  de  notre  amitii.^ Nous  vous 

«  prions  avec  anxiete  de  ne  jamais   nous  priver  des  fa- 

•  veursdol'Ocianregorgeantde  votremagnanimite,  etc.  • 
La  lettre  est  datee  de  I'an  86i2  de  la  creation  du 
monde. 

L'inlerieur  de  la  basilique  de  Saint-Paul  a  la  forme  de 
la  croix  latine.  Sa  longueur  est  de  603  palmes,  et  sa  lar- 
geur  de  308.  Le  palme  romain  fait  un  peu  plus  de  8  pou- 


ces  3  lign«s,  ou  223  millimetres.  Elle  a  done  a  peu  pres 
i07  ou  408  pieds  anciens  de  longueur,  c'est-a-dire  quel- 
ques  pieds  de  plus  que  Notre-Dame  de  Paris.  Sa  largeur 
est  done  aussi  de  plus  de  200  de  nos  anciens  pieds  fran- 
cais.  Elle  a  cinq  nefs,  outre  les  deux  qui  se  prolongont  a 
droite  et  h  gauche  pour  former  le  croisillon.  Quatre-vingts 
^^olonnes,  en  quatre  rangees,  soutenaient  les  voiltes  de  ces 
nefs  et  etaient  formees  do  Ires-beaux  marbres.  Tout  cela 
a  disparu  dans  I'incendie  pour  6tre  remplace,  sur  un  j'a- 
reil  plan,  par  des  colonnes  encore  plus  riches.  Les  cha- 


pelles  repondaient  par  leur  magnificence  a  la  beauts  de  le- 
difice.  Mais  pour  remplacer  les  peinlures  de  tout  genre 
soit  niosa'i'ques  et  fresques,  soil  (ableaux  sur  toile,  on  con- 
ceit combience  sera  dillicile  pour  ne  pas  dire  impossible. 
La  principale  entree  do  cetle  basilique  revolt  de  (res- 
considerables  ameliorations.  L'n  portique  superbe  s'^l(?va 
devant  la  porte  laterale  qui  regardo  la  ville  de  Rome. 
Douze  colonnes  d'ordre  corlnlhien  en  niarbre  grec  fer- 
ment cette  majeslueuse  entiee  a  laquelle  on  doit  arriver 
de  Rome  par  une  large  rue.  La  m6moire  du  grand  apotrs 


BRTDSH 
MOSFUW 

*7    AUG  29 


NATURAL 
+il  STORY. 


TURENNE. 


TliRENNE. 


75 


dps  nations  qui  evangelisa  princ ipalemenf ,  de  concert  avec 
saini  Pierre,  la  ville  mailresse  du  monde  connu.  mtrlte 
bien,  sans  nul  doute,  d'aussi  solennels  hommases.  Tout 
(ait  esperer  que  I'oeuvre  de  la  reedification  complete  arri- 


vera,  sous  peu  de  temps,  b  bonne  lin,  et  comme  nous  I'a- 
vons  deja  dil,  I'elat  de  ce  temple  sera  plus  brillant  qu'il 
nel'elait  avant  le  terrible  desastre  de  1823. 

Labbe  Pascal 


LEs  nmm  mmm, 


TURENNE. 


Henri  de  La  Tour  d'Auvergne,  vicomte  de  Turenne,  ne 
a  Sedan  le  II  septembre  1611,  etait  le  second  fils  de 
Henri  de  La  Tour  d'Auvergne,  due  de  Bouillon  et  d'fili- 
sabeth  de  Nassau,  fille  de  Guillaume  l" ,  prince  dO- 
range.  Issu  d'une  famille  calviniste,  dont  tous  les  mem- 
bres  avaient  pris  une  part  fort  active  a  toutes  les  agita- 
tions du  seizifeme  siecle,  Turenne  annonca  de  bonne 
heiire  un  caractere  froid,  reserve,  une  raison  superieure, 
qualites  qui  le  distinguaient  de  tous  les  siens,  gens  pas- 
sablement  turbulents,  et  qui  le  garantirent  de  tout  exces. 

II  se  developpa  assez  tard;  son  intelligence  etait  lente, 


difficile,  il  n'avait  guore  de  gofit  que  pour  les  recits  de 
guerres  et  de  combats;  il  lisait  Cesar  et  Quinle-Curce,  et 
trouvait  dans  ces  lectures  un  puissant  inter^t.  On  raconte 
m^me  qu'k  dix  ans  il  proposa  un  cartel  a  un  vieil  offi- 
cier  parce  que  celui-ci  accusait  Quinle-Curce  de  n't'tre 
qu'un  faiseur  de  romans.  Cependant ,  faible  et  chelif 
comme  il  I'^tait,  il  donnait  un  dementi  a  son  goijt  pour 
les  amies;  aussi  se  dispensa-t-on  de  le  destiner  a  ce 
noble  metier.  Mais  il  ne  se  tint  pas  pour  battu,  et,  pour 
prouver  qu'il  etait  capable  de  supporter  la  fatigue,  il 
passa  une  nuit  enliere  sur  Us  reniparts  de  Sedan,  oil  on 
le  trouva  endormi  sur  raffiit  d'un  canon. 

X  I'ige  de  douze  ans,  il  eut  le  mallieur  de  perdre  son 


pere;  il  parlit  quelques  annees  apres  pour  la'Hollande, 
oil  il  alia  apprendre  le  metier  des  armes  sous  Maurice  de 
Nassau,  son  oncle;  il  voulut  commericer  par  etre  simple 
soldal,  et  supports  ainsi  bravement  une  multitude  de  fa- 
tigues et  de  privations.  Enfin  il  obtint  une  compagnie 
qu'il  commanda  centre  le  fameux  Spinola  et  fit  prcuve, 
en  plusieurscirconstances,  d'un  courage  qu'oii  dutreniar- 
quer.  11  avail  passe  cinq  ans  en  Hollande,  oil  il  recut  les 
meilleurs  principes  en  strategic  et  apprit  la  science  des 
sieges.  Certains  arrangements  de  sa  mere  avec  le  cardinal 
de  Richelieu  au  sujet  de  la  principaute  de  Sedan  avaient 
necessite  le  voyage  du  jeune  Turenne  a  Paris ;  il  fut 
bien  recu  4  la  cour.  Nomme  colonel  d'infanterie,  il  scr- 
vit  en  Lorraine  sous  le  marechal  de  la  Force;  bientol , 
devenu  marechal  de  camp,  il  se  rendit  avec  le  cardinal 
de  la  Valette  au  secours  de  Mayence  et  fit  cette  reltiiile 
celebre  par  les  Trois-Eveches.  Le  manque  de  vivres 
avail  force  le  cardinal  de  retrograder.  Ce  fut  pendant 
ces  marches  difficiles  qu'eclats^rent  celie  humanite  et 
cette  bienfaisauce  qui  firent  toujours  idolatrer  Turejine 
des  soldats.  Voyant  un  homme  etendu  au  pied  dun  ar- 


bre  succumber  a  la  faini  et  ;i  la  fatigue,  pour  empeclier 
ce  nialheureux  d'etre  massacre  par  I'ennemi,  il  le  mit 
sur  son  cheval  jusqu'a  ce  qu'il  eut  rencontre  un  de  ses 
chariots,  sur  lequel  il  dt'posa  linfortune.  II  ahandonna 
ses  equipages  sur  la  route  afin  de  laisscr  ses  fuurgons  aux 
blesses  et  aux  malades. 

L'annee  suivanle  I'armee  francaise  reprit  sa  revanche 
a  Saverne,  qui  fut  emporte  apres  un  sanglant  assaut. 
Turenne  y  fut  blesse  si  grievement  au  bras,  que  les  chi- 
rurgiens  ordonnerent  d'abord  I'ampulation ;  il  guerit 
heureusement  sans  recouiir  a  cet  expedient  cruel.  Sa 
carriere  militaire  continuait  a  etre  bien  remplie;  a  cette 
epoque  Richelieu  I'envoya  conduire  des  troupes  au  due 
de  Weymar,  et  il  concourul  a  la  prise  de  Brisach.  Passe 
dans  le  Piemont,  il  y  fit  loute  la  Ijesogne  du  due  d'Har- 
court,  son  general.  A  Quiers,  il  soutint  avec  2,000  honi- 
nies  une  retraite  centre  9,000  Espagnols.  La  serie  de  ses 
exploits  en  Piemont  fut  close  par  la  prise  de  Turin. 

Nomme  lieutenant  general,  il  fit  la  campagne  du  Rous- 
sillon  sous  Louis  XIIL  A  sen  ariivee  a  Paris,  Richelieu 
lui  demanda  son  amitie  et  lui  offrit  la  main  de  sa  niece. 


74 


TUUENNE. 


Turcnne  s'ejtcusa  sur  la  dilTereiice  i)e  religion,  ot,  inalgre 
cetle  excuse  et  les  liaisons  de  son  I'rere  Ic  due  de  Bouil- 
lon avec  Cinq-Mars  et  de  Thou,  il  conserva  restimo  du 
cardinal.  Neanmoins  il  ne  fut  mareelial  qn'apres  la  niort 
de  Hichelieu  e(  relle  de  Louis  XIH,  quand  la  reine-nierc 
et  Mazarin  \oulurent  I'attaclier  pins  encore  a  la  cansc  dn 
jeune  roi.  II  avait  alors  trente-deux  ans.  Son  ficre,  lou- 
jours  remnant,  tiait  I'ennemi  du  nouvcau  minisire 
comme  il  avait  ele  celui  de  I'ancien,  et  il  etait  alle  a 
Rome  commander  les  troupes  du  pape.  Dans  ces  circon- 
slances  delicales,  Turenne  lit  preuve  d'unc  grande  pru- 
dence;  il  resla  I'ami  de  son  frere  et  refusa  le  tilrede 
due  de  ChJtcau-Thierry,  parce  que  celtc  faveur  aurait 
prejudicie  aux  interets  du  due  de  Bouillon,  ii  qui  ce  du- 
che  avail  el6  promis;  mais  aussi,  pendant  toute  cetle 
phase  de  sa  vie,  il  n'entretint  aucune  espece  de  commu- 
nication ou  de  correspondance  avec  son  fii?re.  Neanmoins 
Mazarin,  toujours  mefiant,  voulut  I'eloigner  de  I'llalie  et 
I'envoya  en  Allemagne.  C'elait  une  sorte  de  disgrace. 

Arrive  en  Alsace,  Turenne  organise  unc  armee  et  avec 
10,000  hommesbien  armfe  et  bien  equipes,  il  va  s'oppo- 
ser  an  conite  de  Slorcv,  qui  s'etait  approche  de  Fribourg. 
An  moment  oil  il  allait  altaqucr,  il  est  rojoint  par  le  due 
d'Enghien,  qui  Ini  amcne  de  nouvelles  troupes  et  prend 
le  commandcment  general.  Ce  fut  la  premiere  renconlre 
de  ces  deux  i;rands  capilaines;  I'un  bouillant,  imprtueux, 
voulant  tout  emporter  de  haule  lutte,  comme  dit  Bos- 
suet;  I'autre  calme,  impassible,  calculant  tout  el  ne  don- 
nant  rien  au  hasard.  A  Fribourj,  on  vit  bien  la  diffe- 
rence. Turenne  voulait  tourner  I'ennemi,  le  due  d'En- 
ghien s'y  opposa  et  prodigua  le  sang  des  soldats  en  face 
de  retranchemenis  inexpugnables ;  le  troisieme  jour  le 
prince  renonca  iN  son  projet  et  fit  attaquer  par  les  der- 
ricres  le  comte  de  Mercy,  qui  battil  au.ssitot  en  relraile, 
ce  qu'il  aurait  fait  indubilablement  le  premier  jour. 

A  Mariendal,  Turenne,  avec  des  troupes  exlenuees  de 
fatigue,  epuisees  par  la  faim,  avec  une  cavalerie  qui 
manquait  de  fourrage,  fut  force  Ini-meme  cette  fois  a  la 
relraite  par  le  comte  de  Mercy  et  .ses  Bavarois  bien  su- 
perieurs  en  nombre  ;  mais  il  e.xecula  son  niouvement  re- 
trograde avec  un.ordre  et  un  sang-froid  ndmirables.  II 
fut  tres-sensible  ii  cet  ecbec  dont  I'ennemi  d'ailleurs  ne 
sut  pas  lirer  parti.  AuEsi ,  voyant  que  les  Bavarois  ne 
profitaient  pas  de  leur  avanlage,  Turenne  resla  en  Fran- 
conie.  On  lui  apprit  alors  que  le  prince  de  Conde  allait 
arriver  pour  prendre  le  commandenient;  c'elait  encore 
la  une  preuve  des  mauvaises  intentions  de  Mazarin  ;  c'e- 
lait, apres  lui  avoir  refuse  des  renforts  neccssaires,  le 
priver  de  Ihonneur  de  reparer  sa  defaite.  Modcste  et  sou- 
mis,  il  ne  se  plaignit  jamais  lant  qu'il  resta  sous  les  or- 
dres  d'un  prince  qui  ne  pouvait  que  I'eclipser.  Ce  fut  lui 
qui  remporta  reellement  la  vicloire  a  Nordlinghen  ,  ou  la 
balaille  fut  livreecontre son  avis;  I'aile  gauche  qu'il  com- 
inandait  culbuta  I'aile  droite  de  I'ennemi,  prit  le  reste  en 
flanc  et  le  mit  en  deroute  pendant  que  le  centre  et  la 
droite  des  Francais  avaient  ele  repousses.  Conde,  a\ec 
une  franchise  et  une  generosity  fort  louables,  felicila  et 
remercia  Turenne  sur  le  champ  de  bataille  et  ecrivil  a 
la  reine  que  lesucces  etait  dil  tout  enlier  au  vicomte. 

Conde  parlit  pour  se  rendre  h  la  cour;  Turenne  reste 
seul  retablit  I'electeur  do  Treves  dans  ses  £lats  et  vint 
apres  cela  a  Paris,  oil  Mazarin  lui  fit  Ires-bon  accueil. 
Turenne  fit  adopter  alors  au  cardinal  sm  plan  de  jonc- 


tion,  depuis  longtemps  midite,  avec  les  Suedois.  Leslm- 
periaux  et  les  Bavarois  tiraient  de  leur  position  certrale 
un  ovantage  immense,  ils  pouvaientoperer  ensemble  tan- 
dis  que  les  Suedois  et  les  Francais,  toujours  .separes,  n'a- 
vaient  jamais  agi  que  successivement.  Mais  le  due  de  Ba- 
viere,  ru.se  et  di'loyal  par  excellence,  parvint  a  Iromper 
Mazarin  par  de  belles  promesses,  et  la  jonclion  ne  se  fit 
point.  Malgre  cela  Turenne  passa  leRhin  et  penetra  dans 
la  Hesse,  ou  il  alteignit  Wrangel  et  ses  Suedois  qui  al- 
laienl  succomber  devant  un  ennemi  beaucoup  plus  fori. 
Les  allies  se  retirerent  dans  un  camp  rctranche,  et 
les  deux  genciaux  ,  mailres  du  pays  ,  parcoururent 
la  Franconie,  la  Souabe  et  la  Baviere,  oil  ils  s'em- 
parerent  des  places  et  des  magasins.  Le  due  de  Baviere 
fut  force  de  dcmander  la  paix.  Ainsi,  par  une  marche 
aussi  savante  que  bardie,  Turenne  avait  fait  cent  cin- 
quante  lieues  en  quinze  jours  et  avait,  sans  combattre, 
change  la  face  des  afi'aires. 

Cependant  Mazarin  se  lai-ssa  Iromper  encore  une  fois 
par  ce  due  astucieux  et  ordonna  i  Turenne  do  quillerles 
Suedois  ;  aussitot  les  Bavarois  atlaquent  Wrangel ;  mais 
Turenne  arcourt  une  scconde  fois  a  son  secours.  La  Ba- 
viere est  envahie  et  le  vieux  due  s'enfuit  en  Antriehe. 
Vienne  etait  deja  menaoee  lorsque  les  plenipolentiaires, 
qui  depuis  cinq  ans  etaient  assembles  a  Monster,  signe- 
rent  la  paix  (24  octobre  1648),  Cliacun  resla  persuade 
en  Europe  que  le  fameux  traite  de  Weslphalie,  si  avan- 
lageux  et  si  allendii,  elait  du  surtoni  a  Turenne.  Partout 
on  le  felicita,  el  en  I'honneurde  sesdernicres  vicloircs  qui 
avaient  triompbede  la  mauvaise  foi  du  Bavarois, on  frappa 
une  niedaille  avec  ces  mots:  Yh'lnria  (rnclir  fidei  nllrix. 

Depuis  vingt-oinq  ans,  Turenne  fyisait  la  guerre  et  la 
paix  ^tait  conclue;  mais  le  repos  etait  pen  de  son  goOt. 
Alors  survinrent  en  France  des  dissensions  intestines  qui 
lui  procurerent  encore  de  nouveaux,  mais  de  deplorables 
combats.  Les  finances  etaient  ruinees;  un  ministreelranger, 
ha'i  generalement;  un  roi  mineur;  tout  cela  n'elait  guere 
en  elat  de  relahlir  les  afiaircs;  des  pretentions,  des  partis 
puissants  divisaient  j'felat;  les  princes  et  le  parlement, 
le  people  et  les  grands  etaient  revoltes  centre  la  cour.  Le 
due  de  Bouillon,  un  des  chefs  de  la  Fronde,  de  ce  parti 
qui  manqua  de  delruire  la  monarchic  naissante  de 
Louis  XIV,  rendait  la  position  de  Turenne  fort  difficile. 
Ce  dernier  etait  encore  en  Allemagne  quand  eut  lieu  a 
Paris  la  journce  des  Barricades.  A  I'instant  mOme,  il  se 
vit  dispute  par  tons  ces  faiseurs  de  revolutions  et  de 
coupsd'fitat ;  c'elait  a  qui  le  gagnerait.  Mazaiin  lui  en- 
voya  sa  nomination  de  gouverneur  de  l".-\lsace  et  lui  of- 
frit  la  main  de  sa  niece;  la  reine-mere  lui  ecrivit  une 
lelire  des  plus  fialleuses;  dun  auire  cole,  le  due  de 
Bouillon,  sa  femnie  et  la  duchesse  de  Longueville  le  pres- 
saient  d'enlrer  dans  les  rangs  des  I'rondeurs.  Turenne, 
toujours  reserve,  fut  franc  avec  tout  le  monde.  II  ne  vou- 
lut pas  agir  pour  la  cour,  dont  il  Irouvait  la  corduile  de- 
raisonnuble,  tl  il  sedeclara  conlre  le  cardinal  .sans  loute- 
fois  se  poser  en  ennemi.  Alors  Mazarin  fait  travailler  son 
armee,  dont  une  partie  I'abandonnc,  et  Turenne  se  retire 
en  Ilollande.  La  convenlion  de  Ruel  ayant  arrange  les  in- 
lerels  de  la  maison  de  Bouillon,  ii  revientii  Paris,  oil  la 
peine  et  le  cardinal  le  resolvent  avec  beaucoup  d'empres- 
sement. 

Tout  se  brouille  une  seronde  fois.  Mazarin,  par  un 
ccup  d'£lat  audatieux,  fait  emprisonner  a  Vincenncs  les 


TURE 

princes  de  Cond^  el  de  Conti  avec  le  due  de  Longueville. 
La  Fronde  reiiait  avec  plus  de  fureur  que  jamais.  Tu- 
renne  quiUe  encore  la  cour,  malgje  les  leltrcs  charmantes 
du  cardinal  et  de  la  reine-nifere.  11  vend  son  argenlcrie, 
fail  un  Iraite  avec  I'Espagne,  li^ve  une  armee  et  com- 
mence une  guerre  deplorable.  II  \eut  s'avancer  dans  I'in- 
tirieur  du  pays,  pousser  jusqu'a  Vincennes  pour  delivrcr 
les  princes,  mais  les  Espagnols  refusentde  le  suivre.  Sou 
urmee  se  dispersait  dejji,  ttms  ces  aventuriers  recrutes 
partout  elanl  doja  las  du  service  quand  le  due  de  Pras- 
lins'avance  vers  Relliel.  Tureunc  elait  parvenu  a  reunir 
8,000  homnies  lant  Alleniands  que  Lorrains  et  Fraucais 
quand  il  se  truuve  en  presence  d'une  armee  de  20,000 
omballants.  11  vcul  se  retirer;  mais  a  lra\ers  un  pays 
decouvert  la  retraite  est  diflicile,  et  I'ennenii  suit  tons  ses 
mouvements.  Oblige  de  s'ant-ter  et  de  combaltre,  il 
charge  avec  ses  cscadrons  U  cavalerie  des  Francais;  se 
jelte,  I'epee  a  la  mam,  au  plus  fort  de  la  melee,  et,  en- 
toure  deux  fois,  il  ecliappe  ii  I'ennemi  par  son  courage 
et  sa  presence  d'espril.  Celte  defaile,  oil  il  perdit  la  moi- 
tie  de  son  armee,  ne  fit  quajouter  a  s:i  gloire  et  porta  un 
coup  fatal  a  la  Fronde. 

Turenne  ouvrit  eufin  les  yeux;  il  vit  combien  pen  de 
fonds  il  fallait  faire  sur  ces  Fspagnols,  ces  femmes  intri- 
gantes ou  ces  jeunes  gens  elourdis  qui  avaieut  soutenu 
ce  parti;  et,  convaincu  desorn)ais  qu'il  avail  eu  tort  de 
se  meler  imprudemment  a  toutes  ces  querelles,  il  se  preta 
aux  tentatives  que  lit  la  cour  pour  le  ramener.  Le  jeune 
roi  lui  avail  ecrit  une  Icttre  Ires-Hatleuse;  de  plus  on 
avail  accorde  a  son  fri're  tout  ce  qu'il  demaudait;  Tu- 
renne revint  a  Pans,  oil  il  ful  parfailenienl  accueilli. 
Conde  le  recbercha  beaucoup,  mais  le  vicomte  vit  bien 
qu'on  ne  faisait  ainsi  allention  a  lui  que  pour  le  retenir 
dans  un  parti  tombe  desormais  cu  discredit.  II  elait  trop 
sage  d'ailleurs  pour  servir  un  liomme  aussi  exigeant,  uii 
emporle  qui  ne  menageait  ni  ses  amis  ni  ses  ennemis.  La 
ri^gence  confiee  aux  soins  d'uu  pri'lat  et  d'une  femme  lui 
elait  bien  plus  avantageuse,  il  devenait  des  lors  indispen- 
sable ;  en  cas  de  guerre,  c'etail  a  lui  qu'etait  devolu  le 
plus  beau  role.  Tous  ces  motifs  le  determinc'rent ,  et  'a 
partir  de  ce  moment  son  devouument  au  jeune  roi  ful 
sincere.  Aussi  montra-t-il  beaucoup  d'empressemenl  a 
accepter  une  partie  de  I'armee,  seulemenl,  a  commander 
et  a  partager  ce  coniuiaridement  avec  le  marechal  d'lloc- 
quincourt,  qui  pourlaiit  elait  nioinsancieu  que  lui. 

D'abord  il  remporla  a  Gergeau  un  succes  si  decisif 
que  la  reine-mi;re  lui  attribua  I'bonneur  d'avoir  sauvc 
I'Elal;  ce  fiirent  ses  expressions.  Turenne,  toujours  tres- 
modesle,  dit  que  ce  n'elail  qu'un  avanluge  de  peu  de 
consideration.  Les  troupes  de  Conde  avaieut  ete  sur  le 
poinl  d'culever  la  cour  a  Gien.  Lepouvanle  elait  grandc, 
on  parlaitd'enimener  ItMoia  Bourges;  Turennenelevuu  ut 
pa;;,  parce  qu'il  elait  toujours  daugereux,  disait-il,  de  fu  r 
devant  des  rebelles.  II  pr  il  tout  sur  sa  respoiisabili  le  ;  nean- 
raoins  il  scntit  tout  ce  que  la  position  avail  d'effrayant. 
Conde,  apres  avoir  battu  Hocquincourt,  marchait  centre 
■  lui  avec  14,000  hommcs ,  il  n'en  avail  que  4,000  a  lui 
opposer.  C'esl  id  qu'il  faulpcrir,  dit-il  froidementii  son 
capitaine  des  gardes.  II  avail  deja  choisi  une  place  favo- 
rable pour  y  attiier  son  imprudent  rival ;  il  feignit  une 
terreur  panique,  et  d(;.s  que  Conde  ful  engage  dans  un  de- 
file, il  lit  volte-face  et  le  foudroya  avec  son  arlillene  ;  la 
colonne  eniieaiie,  qui  n'avail  pas  eu  le  temps  de  se  de- 


NNE.  78 

ployer,  eprouva  des  pertes  scrieuses  et  se  retira  en  des- 
ordre  pendant  que  le  vicomte  retournait  tranquillement 
a  Gien,  oil  il  rassura  la  cour. 

Jamais  Turenne  ne  s'etait  monlre  si  habile,  si  bon  lac- 
licien,  .si  courageux,  si  grand,  si  snperieura  tcus  lesevi- 
nements.  II  avail  rendu  un  immense  service  a  la  royaute; 
aussi  la  reine-mere  s'ecria-t-elle  en  le  voyant  :  ■  Voits 
icnez  de  niellre  uue  secondf  fois  la  couronne  sur  la  lele 
de  mon  fils.  ■  II  arrive  jusque  sous  les  murs  d'ttampes, 
bat  de  nouveau  les  lioujies  de  M.  le  prince,  et  au  moment 
oil  il  allait  s'emparer  de  la  ville,  il  est  oblige  de  se  de- 
tourner  pour  marcher  a  la  rencontre  du  due  de  Lorraine, 
qui  venait  au  sccours  des  frondeurs.  Par  ses  habilcs  ma- 
noeuvres, il  force  les  Lorrains  a  rebrousser  chemin  et 
serre  de  si  pies  I'armee  des  princes  qu'il  la  force  a  com- 
baltre dans  un  des  faubourgs  de  Paris.  Conde  n'cchappe 
que  parce  que  les  bourgeois,  aprt's  avoir  d'abord  fernie  les 
porles  pour  resler  neutres,  se  decident  a  les  ouvrir  dans 
la  seule  intention  de  sauver  le  prince.  C'esl  alors  que  Ma- 
demoiselle tire  le  canon  de  la  Bastille  surl'arniee  royale; 
sans  cela  I'armee  de  la  Fronde  eiit  ete  aneantie,  et  la 
guerre  eiit  fini  la.  Ce  combat  du  faubourg  Sainl-Anloine 
avail  duri  un  jour.  On  vit  plus  d'une  fois  les  deux  chefs, 
I'epee  a  la  main,  sejelerau  milieu  de  la  meleeloutcouverts 
de  sueur  el  de  sang  el  charger  comnie  de  simplessoldats. 

Peu  de  temps  apres,  Turenne,  eutoure  par  des  forces 
superieures,  ful  tres-inquiele  dans  son  camp  deCorbeil; 
la  cour  parlait  d^ja  d'aller  ii  Lyon ;  le  viconile  s'y  opposa 
vivement.  II  soitit  de  celte  position  critique  presque 
sans  combatlre,  et  marclia  dioit  sur  Paris,  oil  il  enlra 
avec  la  cour  sans  coup  ferir.  Conde  sorlil  de  France. 

II  avail  assure  le  regne  de  Louis  XIV  ii  la  France;  il 
jouissait  alors  d'un  credit  sans  bornes,  il  avail  le  com- 
mandenienl  des  armees  sans  paitage ,  c'etait  la  seule 
chose  dont  il  fill  jaloux,  c'etait  la  .sa  seule  ambition,  el 
c'etail  une  ambition  legitime,  pui^qu'eUe  resultait  de  la 
conscience  qu'il  avail  de  son  immense  capacite.  II  ne  fai- 
sait aucun  cas  des  ricliesses  el  consacra  souvent  ses  Irai- 
tements  ct  les  bienfaits  du  roi  au  service  de  rfitat  ou  au 
toulagement  de  ses  soldats.  Au  siege  de  Saint-Venant,  il 
coupa  sa  vaisselle  d'argent  el  la  dislribua  en  paye  a  ses 
troupes,  qui  ne  touchaienl  point  de  solde.  II  pr^la  des 
sonimes  considerables  aux  Stuarts,  dont  il  avail  embrasse 
la  cause  avec  beaucoup  de  chaleur  et  une  conviction  pro- 
fonde ;  il  ne  se  plaigiiit  jamais  de  n'avoir  pas  ete  rem- 
bourse.  Cependant  ses  charges  et  ses  emplois  consti- 
tuaient  toute  sa  fortune.  Les  habitants  d'une  ville  lui  of- 
fraient  300, OUO  francs  pour  qu'il  ne  111  point  passer  son 
armee  sur  leur  territoire.  b  Gardez  voire  argent,  leur  dit- 
il,  votre  ville  n'est  pas  sur  mon  chemin.  »  En  1053  il 
avail  epouse  la  tille  du  due  de  la  Force,  riche  hcritiere, 
non  pas  pour  s'enrichir,  mais  par  eslime  et  par  recon- 
naissance pour  le  pere.  Apres  la  mort  de  sa  femme,  qui 
arriva  au  bout  de  quelques  annees  d'une  union  fort  lieu- 
reuse,  il  rendil  la  dot  a  son  beau-pere. 

En  1654  on  I'envoya  centre  les  Espagnols,  dont  Cond^ 
etait  I'auxiliaire;  Turenne  trouva  en  Champagne  un  en- 
nemi  sup^rieur  en  nombre  dont  il  vint  a  bout  cependant 
par  des  marches  admirables  qu'on  a  comparees  avec  rai- 
son  a  celles  de  Fabius  devant  .\nnibal.  Puis  il  fit  lever  le 
siege  d'Arras  aux  Espagnols,  qui  s'y  elaieut  enfernies 
dans  une  double  circonvallation.  Malgre  La  Fertc  et 
d'llocquincourt  qui  voulaient  Ten  dissuader,  il  emporta  les 


TURENNE. 


lignes  ennemies  an  premier  choc.  En  vain  Conde  fit-il 
tous  ses  efforts  pour  arreter  le  desordre,  I'ennemi  se  re- 
tira  precipilammont  sur  Cambrai.  L'experience  venait  de 
prouver  que,  en  face  d'un  ennemi  retranche  dans  ses  li- 
gnes, I'iniliative  du  mouvement  et  le  choix  d'une  place 
favorable  pour  I'allaque  donnaient  un  grand  avantage 
aux  assaillants.  Plus  lard,  k  Valenciennes,  par  I'ignorance 
et  I'enl^tement  du  niarechal  du  la  Ferl6  ,  les  Francais 
tomberent  dans  la  nienie  faute  que  les  Espiignols  au  si^ge 
d'Arras.  lis  s'etablirent  dans  de  vastes  lignes  do  circon- 
vallalion,  dont  its  fnrent  obliges  de  gardor  lous  les  points, 
les  fronts  et  les  derrieres,  ce  (]ui  dissemina  leurs  forces. 
La  Fert^,  surpris,  fut  battu  et  fait  prisonnier.  Turenne  so 
mit  en  relraile  sur  lo  Quesnoy  avec  un  calme  ]iarfait  et 
un  magnifique  ensemble.  Depuis  cet  evenemenl,  il  y  cut 
des  sieges  de  pen  d'importance,  des  marches  et  des  con- 
tre-marehes,  qui  prouverent  une  grando  habilole  chez  les 
chefs  sans  amener  aucun  rcsultat. 

C'cst  a  celte  epoque  que  les  deux  litres  du  siecle,  jus- 
que-Ui  fortpolis  entre  eux,  meme  en  se  combaltant,  se  pi- 
querent  vivement  par  suite  d'une  depeche  iiiterceplee  et 
dans  hiquelle  Turenne  bU\niait  fort  severement  les  ma- 
noeuvres de  Conde.  Celui-ci  repondit  par  une  lettre  fort 
dure,  et  I'inimilie  qui  r^sulta  de  lout  cela  s'envenima 
lellement  que  les  deux  rivaux  ne  furent  gufere  reconcilies 
qu'aprcs  la  paix  des  Pyrenees ,  lors  de  leur  entrevue  Ji 
Saint-Maur.  N^anmoins  il  est  permis  de  croire  que  celte 
reunion  fut  tres-embarrassante  et  qu'ils  ne  furent  jamais 
sinceremenl  unis,  surtout  k  cause  de  la  confiauce  exclu- 
sive de  la  cour  en  Turenne,  ce  qui  ne  devait  pas  peu  con- 
tribuer  h  entrelenir  cet  eloignemfent. 
•  La  paix  des  Pyrenees  avail  ete  determineo  par  les  vic- 
toires  de  Turenne  el  nolamment  par  celle  qn'il  avail  rem- 
portee  h  la  bataille  des  Dunes,  pres  de  Duukerque.  Alla- 
que  coninie  il  I'avait  ete  a  Valenciennes,  il  ne  commit  pas 
la  mf'me  faute;  il  sortit  do  ses  lignes  pour  marcher  aux 
Espagnolset  batlit  (Joride  h  la  tele  des  meilleures  troupes 
de  I'armee  enneinie.  Le  danger  des  circonvallations  pour 
une  armee  assiegeante  fut  suffisamment  demonlr^  par 
Irois  exemples  successifs.  Le  jour  m^me  11  6crivail  k  sa 
femme  :  «  Les  ennemis  sont  Venus  a  nous;  lis  ont  6le 
«  baltus,  Dieu  en  soil  loue.  J'ai  un  peu  fatigu^  loute  la 
11  journee.  Je  vous  donne  le  bonsoir  et  je  vais  me  cou- 
n  cher.  B  II  disait  quand  il  s'agissait  d'une  victoire,  Nous 
I'lwons  rempoitee,  et  quand  c'etait  une  defaite,  J'ai  ete 
hallu. 

Apri's  la  paix  de  1639,  il  trouva  enfin  un  peu  de  re- 
pos.  Depuis  trente  ans  il  faisail  la  guerre,  etsa  sante  n'a- 
vait  fait  que  se  fortifier  au  milieu  de  fatigues  sans  nom- 
hre.  Sa  consideration  egalait  sa  renommee.  Une  seule 
demarche  de  sa  part  ramena  les  chefs  du  pai  lenient,  prfts 
il  .se  revolter  centre  la  cour,  a  de  meilleurs  sentiments, 
(j'elail  lui  qui  avail  le  premier  et  le  plus  beau  role  qu'il 
y  eiit  en  France.  Nonime  colonel  general  de  la  oavalerie 
en  1657  et  niarechal  general  des  armees  en  1660,  au  ma- 
riage  de  Louis  XIV,  il  eiit  ^le  conn^table  s'il  eilt  con- 
senti  a  abjuier  le  prolestanlisme. 

Neanmoins  il  s'eclairait  dejji  &  celle  epoque  sur  toules 
les  matieres  de  leligion  et  tendait  de  plus  en  plus  a  s'e- 
loigner  de  I'figlise  protestante,  tendance  conlre  laquelle 
luliait  vivenienl  sa  fenime.  Ce  fut  expres  pour  hater  sa 
conversion  que  Bossuet  composa  son  Exposition  de  la 
Foi;  mais  celle  conversion  n'eut  lieu  qn'a  la  niort  de  sa 


femme,  qui  ne  lui  laissa  pas  d'enfants.  L'an  1668  il  ab- 
jura  solenncllemenl  entre  les  mains  do  I'archeveque  de 
Paris.  Ce  fut  le  sujet  d'un  grand  Iriomphe  pour  le  catho- 
licisme;  les  prolestants,  au  contraire,  ne  virent  lii  qu'un 
calcul  d'ambilion  et  de  politique,  et  Voltaire  accredita 
plus  lard  celle  opinion  dans  son  Siecle  de  Louis  ilV.  X 
parlir  de  celle  epoque,  il  fut  loujours  Ires-occupe  do  sa 
nouvello  religion.  Vivant  dans  un  cercle  d'amis  fort 
etroil,  il  parut  rarement  a  la  cour,  oil  on  le  demandait 
neanmoins  frequemnaent  pour  avoir  son  avis  sur  toules 
series  de  questions,  principalement  au  sujet  des  affaires 
de  Su^de,  d'Angleterre  et  de  Portugal.  11  redigea  plu- 
sieurs  memoires  et  des  instructions  diplomatiques  pleines 
de  vues  sages  et  profondes;  il  elait  surtout  parfaitemcnt 
au  couranl  de  lout  ce  qui  concernail  la  France  et  le  Por- 
lut;al.  Ce  fut  par  ses  conseils  que  le  niarechal  do  Schoin- 
berg  alia  dcfeiidre  la  maison  de  Bragance  centre  I'Espa- 
gne.  L'Angleterre,  d'accord  avec  la  France,  soulint  I'in- 
dependunce  du  Portugal.  Tout  cela  se  faisail  au  grand 
deplaisir  des  minislres  du  roi,  jaloux  de  voir  accurder  a 
un  autre  une  confiance  qui  semblait  leur  revenir  de 
droit.  Son  z6le  pour  les  Stuarts  ne  se  ralenlit  jamais ; 
mais  ce  fut  a  leur  sujet  qu'il  commit,  par  faiblesse,  une 
indiscretion  des  plus  graves  sur  les  instances  de  ma- 
dame  de  Coetquen.  II  livra  a  celte  jeune  dame  le  secret 
du  voyage  de  Madame  en  Angletene.  que  Louis  XIV  n'a- 
vail  conhe  qua  lui  el  a  Louvois.  Le  roi,  instruit  de  I'in- 
discrelion,  en  accusa  Louvois,  mais  Turenne  avoua  sa 
faute  el  justifia  le  minisire,  qui  pourlant  avail  ele  lou- 
jours fort  mal  dispose  pour  lui.  Quoi  qu'il  en  soil,  il 
eprouva  de  grands  regrets  de  ce  qu'il  avail  fait;  el  long- 
temps  apres,  coninie  le  chevalier  de  Lorraine  lui  en  par' 
lait  :  AuparmanI,  dil  Turenne,  cteiynons  les  bougies. 

En  1661  Mazarin  niourut  et  eul  Louvois  pour  succes- 
seur.  Des  I'origine,  celui-ci  se  niontra  lii;s-jaloux  de  la 
confiance  lemoignee  par  le  roi  a  Turenne,  auquel  il  cher- 
cha  toiijours  a  nuire.  Louis  XIV  s'honora  en  donnant 
publiqueuient  a  Turenne  des  marques  d'esliiue  el  de  con- 
fiance et  en  gardanl  cependant  les  services  de  Louvois, 
donl  il  appr&iait  lout  lo  nierite.  Ainsi  ce  prince  judi- 
cieux  savait  conserver  a  chacun  sa  place  et  profiler  des 
opinions  el  des  caracteres  les  plus  opposes.  Du  reste,  a 
parlir  de  la  guerre  de  la  Fronde,  soumis  et  devouc,  Tu- 
renne ne  mil  jamais  ses  passions  a  la  place  de  ses  de- 
voirs; seulement,  dans  ses  demeles  aveo  le  premier  mi- 
nisire, il  ecrivit  quelquefois  que  M.  de  Louvois  ne  con- 
naissail  pus  assei  lu  yuerrCf  quand  les  instructions 
etaient  conlraires  a  ses  plans.  L'auloiisation  d'agir  d'a- 
pres  ses  propies  idees  ne  lardait  jamais  a  venir.  Dans  ses 
dernieres  campagnes,  il  eul  loujours  carte  blanche.  C'e- 
tait le  seul  general  a  qui  Louis  XIV  cut  accords  une 
telle  liberie;'  mais  le  roi  pensail  qu'en  fait  de  guerre  Tu- 
renne ne  devait  rccevoir  d'ordres  et  d'avis  de  personiie. 
En  1672  il  lui  donna  la  direction  du  corps  d'armee  qu'il 
commandait  en  personno  et  exila  plusieurs  des  mare- 
chaux  qui  avaient  refuse  d'obeir  a  Turenne  parce  qu'il 
n'6tait  que  leur  egol. 

On  connait  celte  campagne  de  Hollande  apr^s  laquelle 
une  nufe  d'historiens,  do  poetcs  el  de  llatleurs  celebre- 
rent  ces  prises  de  villes  rendues  sans  combats  et  ce  pas- 
sage du  Rhin  effectue  si  glorieusement  sans  dangers.  Ce 
fut  une  guerre  d'apparat  oil  il  n'y  eul  rien  a  faire  pour 
Turenne.  Mais  aprcs  le  depart  du  roi,  la  position  devint 


TURE 

digne  de  lui.  Les  Hollandais,  sous  le  commanderaent  du 
prince  d'Oiange,  venaient  de  se  relever :  r^unis  aux  Ini- 
periaux  et  a  I'clecleur  de  Brandebourg,  ils  avaient  con- 
Iraint  les  Francais  i  abandonner  leurs  conquStes.  C'est 
en  Wcstphalie  que  Turenne  fit  face  a  celte  coalition,  et 
c'est  la  que  pour  la  premiere  fois  il  eut  en  t^te  le  celebre 
comie  de  Monteciiculli,  tacticien  consomm^,  le  seul  qui 
pilt  lutter  contre  Turenne  et  que  Vienne  \enait  d'envoycr 
expres.  Neanmoins  le  comte  ne  put  passer  le  Rhin  ,  Tu- 
renne sut  Ten  empficher  avec  une  arraee  de  beaucoup 
inferieure  en  nonibre  k  celle  dcs  enneniis.  Apres  de  lon- 
gues  marches,  le^  coslises  se  relirerenl  sans  avoir  ose  li- 
\rer  la  bataills,  et  I'^lecteur  de  Brandebourg  signa  la  pais. 
Pendant  ces  belles  otais  penibles  campagnes  h  tri^vers 
les  plus  riclies  pajs,  et  lout  en  s'^mparant  d  une  foule 
de  places  et  de  raagasins,  Tur^ppg  s'etgit  monlre  conime 
toujours  genereu?  el  d^sint^ress^,  Coninie  son  absence 
s'etait  prolongee,  pt  qij'il  s'etait  sygfif^  plus  loin  qu'oH 
ne  le  lui  avail  roand^,  ses  envjpux  fofgerent  conlre  lui 
des  accusations  abwdps  que  s»  presence  a  la  cour  suffit 
d'ailleurs  pour  detrgire;  le  roi  i.e  eoifibla  de  temoignages 
d'estime;  mais  sa  presence  fut  jugae  de  nouveau  neces- 
saire  a  raris4g. 

L'Allemagne  ayait  (^  abaafjosncje  k  I'ennemi;  une 
puissante  ligue,  dans  Jaqu^lle  ^ait  entr^  T^lecteur  de 
Brandebourg  apres  une  defectioo  nouvelle,  s'y  elait  orga- 
nisee.  L'armee  franeaise  ne  comptait  que  10,000  com- 
battanls,  mais  Turenne  la  commandait!  On  se  trouvait 
en  Alsace,  oii  les  allife  s'etaient  divises  en  deux  corps. 
Turenne  marche  droit  au  due  de  Lorraine  avant  qu'il  ne 
soit  r^uni  au  comte  de  Bournouville  ;  il  passe  le  Rhin 
brusquement,  fait  quaranle  lieues  en  quafre  jours,  et 
son  armee,  harassee  de  fatigue,  mais  houillante  d'ar- 
deur  et  pleine  de  confianc/?  dans  son  chef,  rencontre  I'en- 
nemi h  Sinlzheim.  Les  Allemands  occupaient  une  posi- 
tion formidable;  leurs  ailes  s'appuyaient  sur  des  monla- 
gnes  et  des  forts  jnaccessibles ,  leur  front  elait  couvert 
par  une  riviere  et  une  ville  fortifiee  ;  il  fallait  arrjver  par 
un  eiroit  defile.  C'elait  une  veritable  temeriti  que  d'at- 
laquer  un  ennemi  ainsi  retranche,  mais  on  avail  besoin 
d'une  victoire.  Les  positions  sont  enlevees  I'epee  a  la 
main.  Turenne  est  partout;  Icgerement  blesse,  et  apres 
avoir  eu  un  cheval  tue  sous  lui,  il  force  enfin  les  allies  a 
se  refugier  aupres  de  Bournouville.  Mais  ne  se  croyant 
pas  encore  en  sirele,  I'ennemi  se  retire  derriiMe  le  Mcin. 
On  elait  mattre  du  Palalinal,  et  I'armce,  apres  tant  de 
mr.rches  et  de  privations,  avail  besoin  de  se  reposer  el 
de  se  refaire.  Turenne  repartit  ses  soldals  et  les  fit  vivre 
a  discretion  cliez  les  habitants;  c'elait  une  mesure  inu- 
siti^e  surlout  dans  un  pays  neuire,  mais  elle  avail  etc  au- 
torisee  par  le  roi  et  par  Louvois,  s'il  faut  en  croire  cer- 
tains memoires.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  Turenne 
la  provoqua  en  ecrivant  qu'il  t'lall  iircessaire  que  lout 
it'  pays  cnire  Heidelberg  et  Manlieim  (ill  mange.  Le  roi 
seul  hesita.  Cependant  I'ordre  de  miner  el  de  manger 
un  pays  ne  voulail  pas  dire  qu'il  fallait  le  reduire  en 
cendres.  Mais  arrelez  done  des  soldats  ainsi  pousses?  Les 
premiers  exces  ainenent  toujours  des  represailles  suivies 
&  leur  lour  du  meurtre  et  de  lincendie.  Trenle  villages 
I'urent  consumes  par  les  flammes  en  preseace  de  I'electeur 
p.ilalin.  Ce  prince  eut  ce  spectacle  alfreux  de  sou  palais  de 
Manheim  ;  indigne,  il  ecj'i\it  une  lettre  excessivement  vi\e 
a  Turenne,  qui  etail  son  oncle,  ei  tinit  par  lui  propo.ser  un 
duel. 


NNE.  77 

Le  Palatinat  une  fois  mangi  et  ruini,  il  fallut  bien  re- 
venir  sur  la  rive  gauche  du  Rhm  ;  d'ailleurs  les  Imp6- 
riaux  venaient  de  s'unir  aux  Hessois,  aux  Saxons,  etc., 
et  cetle  coalition  prodigieuse  emp^chait  de  lenir  la  cam- 
pagne.  Louvois,  effraye,  voulail  qu'on  se  rctirat  sur  la 
Lorraine;  Turenne,  avec  ce  ton  de  superiorilc'  et  d'assu- 
rance  auquel  on  elait  habitue,  r^pondit  qu'il  n'en  ferail 
rien,  que  c'etait  un  parli  Irop  dangereux,  et  que  d'ail- 
leurs il  prenait  tout  sur  lui.  \\  n'avajt  que  20,000  hommes 
'a  opposer  a  60,000,  et  nialgr^  cela  i|-fil  la  campagne  la 
plus  savante  de  loutes  celles  qu'il  avail  accomplies  jus- 
qu^e-la,  fsWe  qui  est  le  plus  admiree  des  tacliciens  (1671). 
par  des  piouvements  aussi  habiles  que  hardis,  il  attire 
I'ennepj)  sur  un  terrain  favorable  et  le  bat  a  Insheim  ; 
puis  )|  s,e  retire  en  bon  ordje  sur  |a  Lorraine,  aban- 
dounant  I'Alsace,  chj  les  coaljses  devaient  se  canton- 
ner  pour  passer  i'hiver.  Tureope,  qui,  selon  Bona- 
parte, erut  toujours  d'audace  en  vieillissant ,  medi- 
tait  ui)  plan  des  plus  hardis.  Jl  avail  re™  quelques  ren- 
forts.  yuand  les  allies  fiirentdisfjerses  par  toule  I'Alsace, 
il  met  en  nwuvement  ses  troupes  qui  filent  derriere  les 
Vosges,  s'avancent  ^ecrclemenl  par  divers  chemins  4  la 
fois  et  nont  surprendre  I'enpemi  k  Colmar;  il  bot  les  coa- 
liscs  a  ijulhausen,  il  les  bat  a  Turckeim  et  les  force  a  re- 
passer  le  Rhin. 

C'^laient  I&  d'admirables  a^fuiions.  Une  fois  qu'elles 
furenl  terminees,  le  roi  juj  adressa  les  choses  les  plus 
flalteuses  et  I'appela  k  la  cour.  Son  passage  a  travers  les 
provinces  fut  vraiment  une  marche  Iriomphale  ;  partout 
la  foule  -se  portail  h,  sa  rencontre,  le  saluant  du  nom  de 
liberateur.  A  la  cour,  I'enipressemenl  ful  encore  plus  grand. 
Le  roi  et  les  courtisans,  Louvois  lui-un^me,  vinrent  a  I'envi 
feliciter  le  heros.  Calnie  et  impassible,  Turenne  neut  pas 
un  seul  mouvement  de  vanile.  C'est  meme  h  celte  epoque 
qu'il  forma  le  projet  de  mourir  dans  la  relraile  chez  les 
peres  de  I'Oratoire.  L'arrangement  qu'il  fit  avec  eux  est 
reste  aux  archives  de  la  maison  de  I'ordre  de  la  rue  Saint- 
Honore  jusqu'ii  sa  suppression  en  1792. 

Sur  les  instances  tres-pressanles  du  roi,  qui  voyail  en- 
core la  France  en  danger,  Turenne  repril  le  commande- 
ment  et  comnienca  sa  campagne  de  '!67o,  qui  fut  la  der- 
niere.  II  avail  en  tele  le  comte  de  ilontecucuUi.  Pendant 
deux  mois  les  deux  adversaires  furenl  en  pre.sence,  cal- 
culant  leurs  niouvements,  ne  donnant  rien  au  hasard  et 
n'engageant  aucune  aflaire.  Jamais  on  n'avait  monlre  un 
art  si  bien  entendu,  une  experience  aussi  consomniee  de 
la  slrategie  el  de  loutes  ses  ressources.  Enfin  Turenne  ve- 
nail  d'amener  I'ennemi  sur  un  terrain  favorable.  c<  Je  lex 
liens,  s'ecrie-t-il,  ils  ne  pourronl  jtlus  m'ecliapper,  »  Au 
meme  inslant,  un  boulet,  tir^  au  hasard,  le  frappe  en 
pleine  poilrine  (27  juillet  4673).  Le  m^nie  coup  avail  em- 
porle  le  brasdu  general  deSainl-Hilaire,  qui  avail  conduit 
le  Diar^chal  sur  ce  terrain  pour  y  reconnaitre  une  bat- 
lerie;  conime  son  fils  fondail  en  larmes  :  «  Ce  n'esi  pa.i 
moi  qu'il  faul  pleurer,  rcpondit  Saint-Hilaire,  c'esi  ee 
grand  Iwmme.  n 

Les  liuatenanls  generaux  qui  prirent  le  coniraandemeni 
apres  lui  ne  purent  suivre  ses  plans,  et  d'ailleurs  lis 
n'inspiiaieul  pas  de  confiance  aux  troupes;  ils  se  trou- 
verent  bienlol  dans  un  grand  embarras.  Les  soldals, 
voyanl  leur  embarras,  s'ecriaient  ;  .  lAehez  la  Pie  (c'e- 
tait le  cheval  de  Turenne),  elle  nnus  eonduira.  -  On  re- 
passa  le  Rhin,  trisle  resultal  de  la  mort  d'un  .seul  honvme. 


78 


TURENNE. 


Turenne  ^tait  de  laille  inoyenne,  il  avail  los  cpaules  tres- 
larges;  ses  sourcils,  gros  el  prcsque  iinis,  lui  donnaiciit  un 
air  dur.  Simple  et  modesle  tians  ses  habits  comme  dans 
ses  desirs,  il  avail  plus  d'une  bizarrerie  dans  le  carac- 


tfere;  ainsi  il  altachail  plus  de  piix  ;i  rilluslralion  de  sa 
race  qu'h  la  sienne;  il  ^lail  trts-honore  d'^lre  issu  d'une 
maison  souveraine.  A  la  rnorl  de  son  frere,  il  ceda  le  pas 
a  I'aine  de  ses  neveux  encore  enl'anl,  parce  qu'il  elail  de- 


venu  chef  de  la  famille.  Sa  premiere  education  avail  ete 
tres-negligee  pour  lout  re  qui  concerne  les  belles-lettres 
et  les  arts.  Plus  lard,  il  sentit  le  liesoin  d'acquerir  plus 
d'instruction,  surlout  d'instrurtion  niilitaire.  II  ecrivait 
mc'diocrement  en  francais,  aussi  Voltaire  a  t-il  dit  qu'il 
n'etait  ni  un  Xenophon  ni  un  C&ar.  11  parlait  fort  peu. 
«  11  a  loujours  eu  en  tout,  dit  le  cardinal  de  Retz,  comme 
0  en  son  parler,  de  cerlaines  obscurites  qui  ne  se  sent 
a  developpees  que  dans  les  occasions,  mais  qui  ne  s'y 
«  sonl  developpees  qu'i  sa  gloiro.  »  Dou^  d'un  grand 
sens  et  dun  esprit  tres-juste,  il  n'avail  ni  ccs  elans  de 
g^nie  ni  ces  illuminations  subites  qui  etonnent  el  boule- 
versenl  tout  el  quelquefois  causent  la  perte  de  ceux  qui 
s'y  sonl  livrfo.  Dans  les  succes  comme  dans  les  revers, 
il  avail  un  calme  stoique,  un  sang-froid  imperturbable ; 
il  ne  s'emportait  jamais.  Chacunconnailretle anecdote.  Un 
domestique,  pnrnieprise,Iui  appliquaun  jour  parderriere 
un  vigoureux  coup  de  main;  aussitot  il  reconnail  le  vi- 
comte,  et  sejetant  a  genoux,  il  lui  demande  pardon  en  lui 
donnant  pour  excuse  qu'il  I'avait  pris  pour  son  camarade 
Georges.  «  Quaiid  c'eiil  (He  Georges,  repondit  Iranquil- 
lemenl  le  marechal  en  frollant  la  plaie,  il  ne  fallail  pas 
flapper  si  fort.  »  Tout  ce  qui  lui  arriva  avec  le  mare- 
chal de  la  Ferte,  liomme  brutal  et  jaloux,  mil  a  i'epreuve 
en  plus  d'une  occasion  les  qualites  races  donl  il  elait 
pourvu. 

II  etait  arrive  lentement  el  par  une  longne  siiite  d'expe- 
riences  k  un  si  haul  degre  d'habilele  mililaire,  qu'a  la 
fin  de  sa  vie  il  avail  reduit  la  science  de  la  siralegie  a 
des  principes  a  peu  pres  fixes.  II  pretendail  qu'une  ar- 
mi^e  de  plus  de  cinquante  mille  hommes  etail  incommode 
el  pour  le  general  etpour  les  soldats.  Aujourd'hui  tout  est 
bien  change !  Ce  n'est  pas  qu'il  eilt  Hi  embarrasse  de 


faire  mouvoir  de  grandes  masses;  mais  les  convois,  les 
Equipages,  les  transports,  les  approvisionnements  et  les 
magasins  destines  4  une  grande  quantite  de  troupes  eus- 
sent  Hi  alors  autanl  d'impossibililes  reelles.  Dans  les 
plans  de  Turenne,  tout  elait  prevu  et  prepare  longtemps 
k  I'avance,  avec  la  connaissance  approfondie  des  lieux  el 
des  ressources  qu'ils  pouvaient  presenter,  de  la  nature  de 
I'ennemi  el  du  caraclere  de  son  general.  A  la  fin  de  sa 
carriere,  il  ^tail  devenu  plus  liardi  el  plus  entreprenant 
en  nifeme  temps  qu'il  ^tait  plus  habile  et  plus  experi- 
mente;  ii  I'inverse  du  grand  Cond(5  qui,  ardent  et  auda- 
cieux  dans  sa  jeunesse,  devint  plus  tard  prudent  et 
presque  timide. 

La  France  entiere  et  le  roi  pleurerent  en  lui  le  sau- 
veur  du  royanme.  Ses  rcstes  furpnt  inhumes  a  I'abbaye 
de  Saint-Denis,  dans  la  chapelle  reservee  a  la  sepulture 
des  rois,  oil  ils  furent  gardes  jusqu'a  la  rf5volution  de 
1793.  Alors  ses  depouilles  glorieuses  ne  furent  epargn(5es 
que  parce  qu'un  savant  reclania,  pour  le  cabinet  national 
d'histoire  naturelle,  le  corps  qui  se  trouvait  mieux  con- 
serv6  que  les  aulres;  il  ful  mis  ainsi  sous  les  ycux  du 
public  parmi  des  quadrupedes  et  des  celaces.  En  1796, 
le  depute  Dumolard,  indigne  d'une  semblable  profana- 
tion, la  dcnonca  an  corps  legislalif;  et  Turenne  fut  porle 
au  musee  des  monuments,  oil  il  resta  expose  aux  regards 
des  antiquaires,  apres  avoir  tie  expose  aux  regards  des 
naturalistes.  Le  23  septembre  1800,  le  consul  Bonaparte, 
qui  avail  senli  que  la  premiere  gloire  niilitaire  de  la 
France  nepouvait  pas  resler  ainsi  plongeedans  I'avilisse- 
nient,  fit  transporter  solennellementces  ccndresillustresi 
I'eglise  des  Invalides.  Le  coDur  avail  etc  donne  par  le  car- 
dinal de  Bouillon  Ji  I'abbaye  de  Cluny,  oii  il  ful  con- 
serve jusqu'a  la  revolution.  A  cette  ^poque,  il  disparut 


comnie   le  c6i-ps;   niais    il  fiit  relrouve  et  remis  a  la 
famille. 

Plusieurs  oralenrs  ont  prononci  I'eloge  de  Tiircnne. 
Madame  de  SevignL'  a  ecrit  une  lelire  foit  (oiichaiile  sur 
la  morl  de  ce  grand  honinie.  Mascaron  et  FIccliier  ont 
compose  chacun  a  son  sujet  une  oraison  funebre.  «  La 
France,  dit  Montecuculli  lui-menie  en  apprcnant  le  fatal 
ev^nement ,  a  perdu  tin  liomme  qui  faisail  Imnneur  u 


ESQUISSES   DE   LA  VIE  FLAMANDE.  79 

I'homme.  •  Les  paysans  de  la  Souabe  laiss^rent  en  friche 


pendant  longlenips  la  place  oil  11  avait  peri  et  I'arbie 
sous  lequel  il  s'elait  assis  un  instant  avant  fut  respecte 
jusqu'Ji  ce  qu'il  pint  a  de  Irop  pieux  visiteuis  d'en  arra- 
clier  les  dernieres  branches  qii'ils  emporlaient  comme 
souvenirs.  A  Sallzbach ,  un  monument  commemoralif 
avait  ete  eleve  par  le  cardinal  de  Rohan;  il  fut  plus  tard 
relabli  par  le  general  Moreau. 


ESOUISSES  DE  LA  VIE  FLAMANDE. 


CHAPITRE    U. 

SISKA  VAN  ROOSMAEL. 

Bod  coDseil,  mauvaise  resolution, 

Depuis  que  la  fille  de  Spinai-l  etait 
revenue  de  pension,  Siska  avait  beau- 
coup  perdu  de  son  bon  naturel:  elle 
voyait  souvent ,  dans  la  boutique  de 
son  pere,  des  jeunes  gens  qui  ne  ces- 
saient  de  dire  des  frivolites  a  son 
amie.  Comme  elle  (?lait  trop  ingenue 
pour  ccmprcndre  la  faussete  do  leurs 
discours ,  Siska  rougissait  quand  un  de  ces  jeunes 
etourdis  lui  adressait  quelques  compliments  en  mau- 
vais  francais;  et,  ce  qui  lui  etait  d^sagreable  surtout, 
c'^tait  de  ne  pouvoir  repondre  comme  son  amie.  Pour 


ne  pas  souffrir  plus,  longlemps  de  sa  situation,  elle 
employait  tous  les  moyens  possibles  pour  que  sa  mere  la 
mit  ilans  la  m^me  pension  que  Therese. 

M.  Van  Roosmael,  qui  aimait  bien  tendrement  .sa  fille, 
s'apercevait  aussi ,  et  non  sans  quelque  envie,  qu'Hor- 
tense,  ou  pour  mieux  dire  Therese  Spinael,  quoique  pen 
favorisee  de  la  nature,  ^tait  recherchee,  tandis  que  la 
pauvre  Siska  faisait  triste  mine  pres  de  la  fille  du  cor- 
donnier.  L'orgueil  de  la  mere  ne  pouvait  voir  sans  depit 
son  enfant  Eclipse  par  une  rivale  ,  et  surtout  par  une 
personne  qui,  a  son  avis,  ne  la  valait  pas. 

Apres  avoir  ,  ^  ce  sujet ,  souvent  importune  son  mari 
de  ses  .reflexions  pendant  plus  de  troismois,  d  fut  de- 
cide qu'on  enverrait  Siska  ii  la  pension ,  niais  non  sans 
avoir  consulte,  avant,  le  vieuxPelkmans  surcette  impor- 
tanle  mati^re. 

CePelkmans  etait  lemedecin  dela  famille;  son  pere  avait 


el6  celui  du  pferede  Van  Roosmai;l,  qui, dans  les  circon- 
stancesdifEciles,  avaitdonne  a  I'epicier  de  sages  conseils; 
et  ce  qui  I'avait  rendu  si  cher  S  la  famille,  c'etait  d'avoir 


sauve  ti  ois  fois  Siska  d'unemort  certaine.Dans  leur  recon- 
naissance, ils  a\aient  donne  au  docttur  des  droits  sur  la 
vieetTavcnir  deleur  fille,  et  ils  s'elaient  engages  Sinerien 


80  ESQUISSES  DE  L 

faire  pour  elle  sans  prendre  d'abord,  son  avis;  ils  avaicnt 
raison,  car  levieux  Pelkmans  6lait  iin  liomnie  plein  d'ex- 
pericnc»,  qui  connaissait  le  monde,  qui  examinait  et 
raisonnait  toules  clioses  avec  one  ciiconspeclion  loule  fla- 
iiiande. 

Le  jonr  de  la  consultation,  le  docteur,  le  pere  et  la 
mere  Van  Roosniael,  etaient  dans  une  chambre  sur  le  der- 
nere  de  la  maison.  Van  Roosniael  entania  la  conversation 
dela  nianiere  suivante  : 

■  Docteur  PelUmans,  ma  femme  veut  absolument  en- 
voyer  Siska  dans  une  pension  francaise  ;  pour  moi  je  vous 
dirai  que  je  m'y  suis  toujours  vivement  oppose;  mais  los 
hirmes  de  ma  fiUe  ont  a  la  Tin  llechi  mon  coeur. 

—  Dans  une  pension  francaise?  dcmanila  le  docteur 
avec  surprise;  pourquoi  dans  une  pension  francaise?  il  y 
en  a  tant  dans  la  ville  oil  vous  etes  h  m^nie  de  veiller  sur 
votre  enfant, afin  de  I'aidcr  de  vos  sages  et  utiles conseils. 


—  Ball !  bah  !  s't'cria  la  mere  avec  un  sourire  de  nie- 
pris;  qu'est-ce  que  Ton  apprend  dans  ces  ccoles-la"? 

—  Mais  on  y  apprend  a  tricoter,  a  marquer  le  linge,  a 
faire  des  chemises ;  on  y  apprend  I'arithmHiqne  el  le 
Ihunand:  ce  que  tout  le  monde  doit  savoir. 

—  Maintenant,  regardezla  lillea  Spinai-l;  elle  a  quille 
la  maison  conime  une  fille  vulgaire,  elle  y  est  revenue 
comme  une  grande  dame ;  elle  parte  facilement  le  fran- 
cais,  elle  est  regard^e  par  lout  le  monde,  et  rechefchee 
par  tons  les  jeunes  gens  comme  il  faut;  elle  n'a  qu'a 
choisir  celui  qui  lui  conviendra  le  niieux  pour  faire  une 
union  honorable.  « 

Le  docteur  leva  Ies6paules,  et  remuant  la  tele  d'un 
air  de  doute  :  •  Vous  m'affligez,  niadame  Van  Roosmaiil; 
je  ne  sais  reellement  pas  quel  mauvais  esprit  vous  fait 
perdre  tout  d'un  coup  voire  bon  sens  ;  vous  ne  savez  done 
pas  que  tous  ces  beaux  jeunes  gens,  qui  font  I'objcl  de 


votre  admiration,  ne  sont  quedes  lailleurs,  des  acteurs  ou 
de  jeunes  follieulairesqui  meurent  de  faim,  etquis'ahat- 
tent  sur  la  boutique  du  boltier  comme  des  mouches  sur 
du    Sucre.   Je    runnais    Hortense     Spinael ,    et  je   vous 


A  VIE  FLAMANDE. 

assure  que  je  donnerais  bien  la  nioitie  de  ma  fortune 
pour  que  ma  fdle  ne  lui  ressembliit  pas.  Voudriez-vous 
perdre  cette  charmanle  el  innocenle  enfant,  vyudriez- 
vous  lui  faire  oublier,  et  la  religion,  el  la  vertu ,  et  la 

probite  flamande  pour  en  faire une  insipide  coquette? 

Prenez-y  garde,  mon  avis  a  plus  d«  valeur  que  vous  le 
pensez,  et  un  jour  viendra,  si  nous  vivons  assez  long- 
temps  pour  le  voir,  oil  vous  vous  repenlirez  de  la  route 
que  vous  lui  aurez  fait  suivre,  » 

Les  parents  furent  frappes,  chacun  dans  un  sens  differenl 
des  paroles  serieusesdu  docteur;  le  pere  souriait,  esperant 
que  sa  femme  se  rendrait  auxexcellenles  raisons  du  doc- 
teur, et  la  mere  elait  indignee  de  voir  quecelui-ci  n'elait 
pas  enlre  dans  ses  vues ;  ne  sachant  Irop  quoi  dire,  elle 
s'ecria  :  ■  Vous  exag^rez,  docteur;  je  sais,  du  reste,  que 
vous  avez  une  grande  aversion  pour  tout  cequi  est  fran- 
cais ;  c'esl  bon  pour  nous  qui  avons  etc  elev^s  a  I'ancienne 
mode,  niais  je  desire  quo  ma  fille  soil  de  .son  siecle. 

—  Madame  Van  Roosmael,  dil  le  docteur  en  I'interroni- 
pant,  vous  ne  nie  comprenez  pas;  mon  intention  n'est  pas 
d'empi'cher  votre  hlle  d'apprendre  les  langues  elran- 
gi^res,  puisque  innn  fils  lui-meuie  est  maintenant  a  I'uni- 
versile  el  qu'il  parlc  le  francais;  je  vous  dirai  meme 
qu'il  I'enlend  bien  niieux  que  les  jeunes  fats  qui  frequen- 
tenl  Tiierese  Spinai?l,  el  qui  vouseblouissenl  tani;  debar- 
rassez-vous  done  de  eel  air  de  defiance. 

—  Dites-moi  done,  je  vous  prie,  en  quoi  consiste  leur 
savoir  ? 

—  Dans  quelques  mauvaises  phrases  francaises  assez 
vulgaires  el  qu'ils  r^petent  en  les  ecorchant  dune  ma- 
nii^re  pitoyable;  ils  ne  savenl  seulenient  pas  leur  langue 
nialernelle  el  ils  ignorenl  mi^nie  les  premieres  notions 
des  sciences  utiles  ;  toutes  leurs  connaissances  consistent 
<i  nous  r^peter  constamment  des  mots  el  des  phrases 
enipruntes  a  des  feuilletons.  Du  reste,  entendons-nous  el 
prt^lez-nioi  toutevotre  attention.  Ilya,  sansaucun  doute, 
ici,  de  bonnes  maisons  d'education;  mais  il  y  en  a  mal- 
heureusement  plus  encore  de  mauvaises.  Les  meilleures 
sont  celles  qui,  dirigees  par  des  dames  a  la  hauteur  de 
leur  mission,  enseignent  aux  jeunes  fiUes  a  .se  meltre  en 
garde  centre  lavanite  eH'orgueil;  elles  les  eleventpour  en 
faire  des  femnies  bonnes  et  utiles  dans  leur  menage,  et 
non  des  femnies  coquettes  et  frivoles.  Si  vous  me  proposiez 
d'envoyer  Siska  dans  un  de  ces  etablissements,  je  serais 
le  prOBiier  k  vous  y  encourager,  j'en  serais  nifimebiensa- 
tisfail.  Ainsj  lout  depend  du  choix  que  vous  ferez.  J'en 
connais  un  ©ii  vous  pouvez  la  meltre  en  loule  siirele,  et 
je  vais  vous  le  nommer :  c'e.sl  la  pension  Van-Reck. 

— .Ah !  la  pension  Van-Reck, dilla  mere  d'unair  de  deri- 
sion; oh  !  non  jamais,  je  prefererais  cent  fois  voir  mafille 
resler  a  la  maison.  C'esl  de  cette  pension  qu'Anna  Van 
Stralen  est  sortie  au  bout  de  Irois  ans,  sans  en  savoir  plus 
long  que  quand  elle  y  est  entree ;  sans  doute  c'esl  une 
charmanle  fille  qui  se  connait  bien  aux  affaires  de 
menage,  mais  rien  de  ]ilus;  on  acquierl  d'ailleurs  ces 
qualiles-lii  parlout,  et  je  trouve  bien  inutile  d'aller  en 
pension  pour  cela. 

—  Votre  intention  est  done  do  I'y  envoyer  dans  le  but 
d'en  faire  une  femme  du  monde,  el  pour  qu'elle  apporle 
dans  son  interieur  la  coquelterie  el  la  dissipation  comme 
Therese  Spinael ;  vous  voulez  done  lui  apprendre  ^  se 
parer  comme  une  figure  de  modes,  el  I'^lever  dans  des 
habitudes  d'elegance  et  de  frivolile? 


ESQUISSES  DE  LA  V145  FLAMANDE. 


81 


—  Mais  SI  ces  etahlissejnenls  sont  la  peite  des  enfanls, 
comment  se  fait-il  alors  que  la  plupart  dcs  gens  comme  il 
laul  y  envoient  les  leurs? 


—  Entendons-nous  Lion,  mon  amie,  dit  le  vieu\  doc- 
leuren  continuant  avec  beaucoupdecalme;  chaqueclasse 
de  la  societe  a  ses  usages  :  ce  qui  est  bon  pour  les  en- 
fanls de  la  noblesse  est  souvent  mauvaispour  ceux  de  la 
bourgeoisie  ;  car  il  est  fort  niiisible  de  donner  les  niemes 
idees4  la  fdle  d'un  genlilhomme  qu'ci  celle  d'un  boucher 
oud'un  bottler,  etreciproquenient.Celles  qui  sont  destinees 
a  travaiUer,  a  mener  une  vie  active  et  qui  n'ont  pas  ete 
levees  pour  cela,  ne  sont,  dans  la  suite,  occupees  qu'a 
chasser  I'ennui  qui  les  accable,  resuUat  inevitable  d'une 
vie  passee  dans  les  plaisirs  et  I'oisivete.  La  societe  est  tel- 
lement  corrompue  ,  que  les  jeunes  filles  veulent  paraitre 
(les  dames  du  monde,  et  de  ces  habitudes  d'elegance  et  de 
coquetterie  resullent  I'indolence,  la  paresse,  I'extrava- 
jjance  dans  la  conduite,  et  quclque  chose  de  pire  encore. 
Aussi  ne  sort-il  ordinairement  de  ces  etablissements  que 
des  coquettes  et  rarement  une  fenime  simple,  modesle 
et  laburieuse.  » 

La-dessus  Van  Roosmai'l  se  leva ,  el  dit  au  docteur  : 
"  Assez,  assez,  mon  ami ;  vous  etes  bien  bun  de  nous  aider 
ainsidevossagesconseils.  Siska  iraii  la  pension  Van-Reck 
on  restera  i  la  maison  ,  a  moins  cependant  que  je  ne  sois 
(las  le  maltre  chez  moi.  Se  tournant  vers  sa  femme  :  Je 
pense  bien  que  maintenant  vous  ^tes  de  mon  avis; 
sommes-nous  done  si  ridicules  parce  que  nous  ne  parlons 
que  notrelangue?  cequi  est  bien  est  bien,  mais  celui  qui 
M'ut  faire  encore  mieux  manque  de  bon  sens;  je  desire 
done  que  Siska  resle  a  la  rnaison  au  moins  pour  quelque 
lemps.  «  Mais  le  brave  homme  avail  comptci  sans  son  hole, 
ouplul6lsans  sa  femme;  car  celle-ci,loin  d'avoir.cnmme 
son  mari,  comprisles  boiis  conseils  du  docleur,  luidit  de 
son  ton  le  plus  aigre :  «0h!  pas  si  vile  ,  \'an  Roos- 
mael;  asseyez-vous,  mon  ami ,  el  no  \ous  emportez  pas 
ainsi.  Jlaintenanl ,  docteur,  dites-moi,  je  vous  prie  : 
serait-il  done  si  ficheqx  que  nqt|-e  Siska  fit  aussi  bien 
elevee  et  parlat  francais  comme  une  femme  du  monde? 
II  me  semblequ'il  n'y  a  ancun  inconvenient  a  cela.  » 

D'apres  celle  question,  le  docleur  vil  qu'il  avail  ii  com- 
baltre  une  femme  passablemenl  entelee;  il  changea  de 
ton  el  repril  avec  chaleur  :  «  II  n'y  aurait  la  certaine- 
nient  aucun  inconvenient  si  vplie  fille  n'acqui^rail  que 

T    II. 


de  bonnesmanieres  el  des  connaissances  utiles;  maisjevois 
bien,  pauvre  femme,  que  vous  n'avez  aucune  idee  de  ce 
que  les  jeunes  fdles,  placees  dans  de  lels  etablissements, 
apprennenl  de  leurs  mattresses  ou  s'enseignenl  I'une  a 
I'aulre.  Ecoulez-moi  bien,  pt  soyez  siirequecequejevais 
vous  dire  est  malheureuseiflent  la  trop  exacleet  Irop  Irislc 
veritc.  Ainsi,  voire  fille  apprendra,  comme  celles  qui 
sonl  appelees  b  vivre  dans  le  grand  monde ,  les  secrets 
qui  consistent  a  connaitre  la  meilleure  maniere  de  tourner 
ses  yeux,  de  .sourire  en  pincanl  la  bouche,  pour  paraitre 
plus  aimableiase  composer  devanl  ses  parents,  a  se  donner 
I'air  le  plus  ronjanesque possible;  elle  apprendra  la  maniere 
d'user  de  lei  ou  tel  cosmelique,  de  s'arranger  les  cheveux 
ennattes  ouala  chinoise,  ii  I'anglaise  ou  en  tire-bouchon; 


a  s'habdier  en  neghgi?,  en  robe  de  ville  ou  en  toilette  de 
bal ;  elle  apprendra  de  ces  romances  sentimeutales  qui 
mouteiil  I'lmaginalion  des  jeunes  filles,  ettanl  d'autres 
choses  inuliles;  franchement,  esl-ce  la  ce  que  doit  savou 
I'enfanl  d'un  modesle  bourgeois?!) 

Le  docteur  s'apercut,  non  sans  quelque  plaisir,  que  ces 
dernieres  paroles  avaieiil  produit  uneprolbnde  impression 
sur  ses  \ieux  amis,  car  ces  braves  gens  I'avaient  ecoule 
altentivemeiit  sans  Tinlerrompre  une  seule  fois,  el  ils  seni- 
blaient  vouloir  se  rendre  enlin  ii  ses  conseils. 

Bien  determine  a  arracher  cette  enfant  qu'il  ainiait 
tant  au  danger  qui  la  menacait  il  continua,  avec  plus 
d'ardeur  encore  a  balire  en  breche  I'idiJe  de  ces  bons  pa- 
rents. 

•  Une  fois  arrivee  a  un  certain  age,  dit-il,  avec  I'educa- 
tion  qu'elle  aura  recue,  elle  se  croira  superieure  a  .ses 
parents;  elle  les  considerera  comme  de  vieux  radoteurs; 
prendra  leurs  obiervations  pour  autant  de  persecutions 
si  elle  se  marie,  le  mariage  lui  deviendra  insupportable, 
fatigant,  monotone,  parce  qu'elle  comparcra  son  mari  aux 
grands  personnages  que  son  imagination  lui  aura  repre- 
senles,  el  la  dilference  sera  au  detriment  du  mari;occupee 
de  frivolesd(?sirs,  elle  s'ecarlera  bien  vile  des  principesde 
la  verlu  el  de  rhonnetete  •,  voyez  Horlense  Spinael,  oil  en 
est-elle  maintenant?  Conslamnicnt  en  bulte  aux  fades 
compliments  de  cinquanle  jeunes  gens,  qu'elle  ecoute  sans 
elre  blessee  de  I'inconvenance  de  leurs  paroles,  elle  ne 
fera  jamais  rien  de  bon  ;  elle  joue  Irop  avec  le  feu  pour 
ne  pas  s'y  bruler,  el  c'est  ce  qui  lui  arrivera  avec  les  ha- 
bitudes que  I'Dn  lui  a  laisse  contracter;  qu'arrivera-t-il 
encore?  c'pt  que  ce  monde  qu'elle   aime  lanl  I'aban- 

6 


PETITES  PUOMENADES 


donnera  bientAt,  et  la  calomniera  ensuite.  Elle  finira'sa 
miserable  existence  dans  les  pleurset  clans  les  rcniords; 


alors  elle  regretlera  trop  lard,  sans  doute,  et  son  repos 
et  son  lionneur  imprudemment  compromis;  helas  !  nies 
amis,  voili)  pourtant  I'avenir  que  vous  voudriez  preparer  a 
voire  chere  Siska.  I'ersisteriez-vous  encore  dans  vostris- 
tes  projets?  Oli  Ivoiis  me  repondrez  non,  j'en  suis  sDr.  • 

lei  les  yeux  de  Van  Roosniael  se  remplirent  de  larmes, 
il  essaya  encore  de  parler,  niais  son  cueur  elait  plein  din- 
quietudes,  ilsulToquait  d'emolion,  il  puta  peine  arliculer 
quelques  paroles.  II  se  leva,  et  prenant  la  main  du  vieux 
Pelkmans :  «  Merci,  mille  fois  nierci,  mon  bon  ami,  vos 
conseils  porteront  lours  fruits,  du  moinsje  I'espereije  vols 
bien  que  ma  femme  ticnt  absolument  a  ses  idees.  Ets'a- 
dressanl  a  elle,  il  lui  dit :  Je  ne  veux  plus  ecouter  un  seul 
mot  a  ce  sujet-,  seulement  si  vous  persistez,vous  aurez  i 
vous  rcpentir  de  votre  obslination.  » 

Sa  voix  troliissait  I'emution  dont  son  coeur  ctait  agile. 
Sa  femme  lui  repondit : 

•  Tout  ce  que  je  puis  faire,  c'est  de  consenlirk  lais- 
ser  quelque  temps  Siska  ii  la  maison,  et  nous  verrons 
alors  ce  qu'il  conviendra  d'en  faire.  » 

Ces  mots  ehoquerent  vivenient  le  docteur;  il  s'aper- 
^ut  que  Von  Roosmael  n'etait  pas  assez  lesolu,  et  es- 
saya de  nouveau  ,  par  de  nouvelles  observations,  a 
changer  la  dangereuse  determination  a  laquelle  il  sem- 
blait  vouloir  se  rendre  ;  pensant  qu'il  ne  pouvait  rien 
faire  de  plus,  el  croyant  eufm  que  Van  Roosmatjl  elait 
de  son  avis,  il  se  relira  avec  un  air  de  satisfaction,  et 
lout  gloricux  de  la  victoire  qu'il  venait  de  remporter  sur 
son  vieil  ami. 

Trois  mois  se  passeient;  quand  un  beau  jour  le  doc- 
teur renconlra  Van  Roosmael,  le  pauvrehomnie  le  regarda 
d'une  manicrc  singuliisre,  il  scmblait  tout  decontenance; 
on  eOit  dit  que  (juelque  chose  d'extraordinaire  setait 
pass^  en  lui;  il  marchait  lenlenient,  comme  un  honmie 
qui  sort  de  son  lit  et  qui  vient  d'etre  malade. 

Le  docteur  s'avanra  vers  son  vieil  ami,  puis  il  lui  lata 
le  pools  en  lui  disant :  •  .I'espcre  bien  que  vous  n'ctes  pas 


malade,  mon  ami ;  vous  n'ctes  cependant  pas  bien,  votre 
pools  est  faible,  qui  y  a-t-il  done? 

Le  boa  Van  Roosmael,  levant  ses  yeux  reniplis  de  lar- 
mes, lui  repondit :  «  Siska  est  en  pension.  • 

— Eh  bien  !  mais  je  ne  vols  pas  1^  de  quoi  se  d^soler, 
ditcs-moi  seulement  dans  quelle  pension? — Dans  celle 
d'Hortense  Spinai-l;  ne  vous  fSchez  pas  centre  moi,  mon 
cher  et  bon  ami,  ce  n'est  pas  dema  faute;  voyez-vous,  il 
m'a  ^te  impossible  d'endurer  plus  longtemps  les  bouderies 
et  les  pleurs  de  ma  femme  et  de  ma  fille;  j'ai  done  cede.  • 
Le  docteur  eut  pitici  de  son  ami,  et  lui  dit  en  souriant ; 
«  Les  ancicns  Grecs  ont  parle  d'un  h^ros  fabuleux  qu'ils 
appelaient  Hercule.  Ce  heros  execula  des  travaux  gigan  • 
tesques,  il  roulait  des  rochers,  detournait  les  fleuves  do 
leur  lit,  etranglait  des  serpents,  et  lua  un  dragon  ksept 
tfetes  appelel'hydrede  Lerne.Uas.sommaitdes  taureaux.et 


faisait  mille  autres  choses  non  moins  merveilleuses.  Ed 
bien !  ce  prodige  de  force  et  de  courage,  qui  vainquit  lo 
monde,  ne  put  jamais  parvenir  k  dominer  une  femme. 
Comment  done,  mon  brave  ami,  serions-nous  capables 
de  le  faire? 

—  Esperons  quelemal  ne  sera  pas  si  grand  que  nous  le 
redoulions;  et,  d'ailleurs,  puisqueSiska  viendra  a  la  mai- 
son deux  fois  par  an,  nous  verrons  alors  h  rt5former  ses 
mauvaises  idees,  si  elle  en  avail.  > 

Le  pere  Van  Roosmael ,  dun  air  plus  satisfait,  re- 
mercia  le  docteur,  lui  serra  la  main  el  continua  tran- 
quillement  sa  route. 


[La  suite  a  im  iniiiliaiii  niimfro.) 


PETITES  PROMENADES  All  IIIJSEE  D'llISTOIRE  NATURELLE. 


L'ordre  des  rongeurs  est  netlement  caracti'rise  par  les 
deux  grandes  dents  que  chaque  mSchoire  porte  a  la  par- 
tie  aiiterioure.  Ces  dents  soul  taillees  en  biseau,  et  vous 
aliez  facilement  comprendre  d'oii  leur  vient  celle  forme 
particuliere.  Une   dent  so  compose  en  general  de  deux 


.substances  difTerentes  :  I'ivoire,  qui  en  constitue  la  masse, 
et  I'email ,  qui  la  recouvre.  L'email  est  plus  dur  que  I'i- 
voire ,  de  telle  sorle  que  si,  par  un  mouvement  special 
des  m&choires,  il  y  a  frottement  entre  la  partie  ^maillee 
d'une  dent  et  la  partie  eburnfe  de  I'autre,  celle-ci  seule 


AU  JlUSfiE  D'HISTOIRE  NATURELLE. 


83 


doit  s'user.  C'est  precistoent  ce  qui  se  realise  dans  les 
rongeurs,  oil  voiis  voyez  que  le  frottement  alternalif  des 
dents  oppos^es  a  pour  resultat  inevitable  la  forme  en  bi- 
seau  qui  les  termine  et  les  aiguise.  Mais  ne  craigncz  pas 
que  ces  dents  finissent  ainsi  par  se  delruire  reciproque- 
nient,  car  la  coucbe  qui  se  reproduit  elant  proporlion- 
nelle  h  celle  qui  s'use,  cliaqne  dent  conserve  toujours  ses 
niemes  proportions.  Vous  pressentez  aussi,  mes  enfants, 
que  par  cela  m^me  que  la  reproduction  denlaire  est  con- 
tinue, afin  de  compeuser  I'usuie  qui  est  incessante  comme 
elle,  s'il  arrive  qu'une  de  ces  dents  se  casse  ou  plutot 
soit  arrach(5e,  celle  qui  lui  correspond,  ne  trouvant  plus 
a  s'user  par  le  frottement,  peut  se  developper  dune  fa- 
con  inonstrueuse,  au  point  de  decrire  une  spirale  et  de 
lilesser  mime  I'animal  par  sa  longueur  demesuree. 

Les  autres  dents  des  rongeurs  olfrent  encore  une  par- 
ticularite  remarquable;  leurs  cretes  se  disposent  d'une 
maniere  transversale,  et  cette  circonstance  devient  im- 
portante  en  ce  qu'elle  se  lie  merveilleusement  k  une 
exception  que  presente  aussi  la  raaclioire  elle-meme. 
Cbez  les  autres  mammiferos,  en  effet,  la  miichoire  est  li- 
mits dans  son  mouvement  et  ne  peut  agir  que  de  bas 
en  haul,  que  verticalement.  Chez  les  rongeurs,  elle  jouit 
encore  de  la  faculty  de  se  mouvoir  horizonlalement,  d'a- 


vant  en  arriere  et  d'arricre  en  avant.  Or,  quand  elle 
opere  ce  mouvement,  les  deux  series  de  dents  faisant  I'of- 
fice  dune  double  lime,  il  en  resulte  une  puissance  d'ac- 
tion  qui  explique  fort  bien,  par  exemple,  comment  I'a- 
nimal, quoique  petit,  peut  ronger  un  gros  arbre  en  quel- 
ques  minutes. 

Le  regime  vegetal  predomine  dans  les  rongeurs.  Chez 
tous,  I'inslinct  est  admirable,  mais  ne  tend  qu'au  bien- 
etre,  qu'a  la  conservation  de  lauimal ;  de  telle  sorte 
qu'aucun  d'eux  n'est  susceptible  ni  de  sentiments  affec- 
tueux  ni  d'educabililc. 

En  Ic^le  de  cet  ordie  se  trouvent  places  d'abord  I'ecu- 
reuU  et  la  marmotte,  et  puis  le  castor.  Peut-itre  vous  pa- 
lait-il  singulier  de  voir  reunis  dans  la  meme  famille  deux 
animaux  qui  semblent  aussi  inverses  que  I'ecureil  et  la 
marmotte;  I'un,  svelte,  leger,  vivant  au  somniet  des  ar- 
bres,  I'autre,  massif,  lourd  et  vivant  sous  le  sol ;  mais 
I'observalion  vous  fera  reconnaitre  que  peu  de  nuances 
intermediaires  sufBsent  cependant  pour  passer  des  for- 
mes semi-aeriennes  de  I'ecureuil  aux  formes  subterra- 
neennes  de  la  marmotte,  comme  aussi  quelques  degres 
insensibles  menagent  la  transition  entre  I'organisalion 
terrestre  de  la  marmotte  et  I'organisation  aquatique  du 
castor. 


x'xcmisuii.. 

L'ecureuil  est  de  tous  les  rongeurs  le  plus  sveHe,  le 
plus  ruse,  le  plus  vif,  le  plus  gracieux. 

Ses  oreilles  sent  terminees  par  un  long  pinceau  de  sole, 
qui  les  rend  plus  elegantes  et  mieux  ornoes.  Sa  queue 
toulTue,  qu'il  raniene  sur  sa  tete  en  forme  de  panache, 
de  parapluie,  de  parasol,  lui  sert  tour  k  tour  de  balan- 
coire  dans  ses  evolutions  et  de  point  d'appui  dans  le  re- 
pos.  Sa  robe  est  toujours  d'une  proprete  remarquable.  II 
met  une  sorte  de  coquetterie  a  la  lustrersans  cesse,  et  ne 
neglige  rien  pour  la  preserver  de  toute  souillure  et  mime 
du  simple  contact  de  I'eau.  Doux  et  timide,  il  ne  niord 


que  dans  ses  moments  d'inipatience  et  n'a  d'autre  sauve- 
garde  que  la  fuile.  Mais  pour  que  I'ennemi  donf  il  a  peur 
ne  songe  pas  a  I'attaquer,  il  prend  aussitut  un  air  fanfaron 
qui  est,  en  verite,  fort  comique. 

II  conserve  dans  toutes  ses  poses  comme  dans  tous  ses 
mouvements  un  melange  de  gentillesse  et  d'cspi^glerie 
qui  interesse  et  qui  plait.  On  aime  h  le  voir  surtout  lors- 
que,  vivement  preoccupe,  dressant  I'oreille  et  dardant. 
ses  regards,  il  semble  llairer  la  brise  qui  doit  le  prevenir 
du  danger.  II  s'asseoit  pour  le  repas,  et  son  corps  se  trou- 
vant dans  une  position  verticale,  ses  pattes  anterieures, 
devenues  libres,  lui  servent  comme  deux  mains  pour 
porter  I'aliment  a  sa  bouche  et  pour  I'y  mamlenir.  Deli- 


8i 

cat  pour  sa  nourriture,  il  n'acceple  jamais  le  fruit  qu'un 
autre  a  entame.  Econome,  m^me  en  captivity,  il  ii'Liban- 
donne  pas  le  fruit  qu'il  tient  pour  prendre  celui  qui  lui 
est  offert,  mais  il  va  U'abord  le  deposer  dans  sa  caclietle 
et  s'empresse  ensuite  de  revenir.  II  boit  la  rosea  que  la 
nuit  depose  sur  les  feuilles;  car  s'il  dcvait,  pour  se  (lesal- 
terer,  quitter  I'orbre  qu'il  habite,  il  perdrait  trop  souvent 
sa  security ;  aussi  n'en  desoend-il  que  raremenl  et  lorsque 
la  necessite  I'y  contraint,  par  exemple,  lorsque  I'ouragan 
qui  secoue  I'arbre  et  le  d6racine  ne  lui  laisse  desormais 
que  ce  moyen  de  salut.  Son  ongle  long  et  effile  lui  rend 
trfes-facile  Taction  de  grinipcr,  mais  lui  refuse  la  possi- 
bditiS  de  courir  sur  le  sol  autrcment  que  par  une  serie 
rapide  de  petits  sauls.  11  n'entre  dans  I'eau  que  par  force, 
mais  il  nage  saris  peine,  quoiqu'il  prefere  toutefois  s'em- 
barquer  au  besoin  sur  un  fragment  d'ecorce  oq  de  bois. 
Sa  queue  lui  devicnt,  dans  les  deux  cas,  d'une  utilite  re- 
marquable,  car  elle  lui  sert  de  gouvernail  quand  il  nage 
ou  bien  de  voile  sur  son  radeau.  Ceci  doit  voussurprendre 
saps  doute,  et  nous  avouons  que  pour  y  croire  nous- 
meme,  nous  avons  besoin  de  toute  I'autorite  d'un  natu- 
valiste  comme-Linnee  qui  rapporte,  en  effet,  que  lorsque 
I'ecureuil  veut  traverser  un  fleuve  sur  un  corps  llottant, 
il  releve  sa  queue  et  I'etale  a  Taction  du  vent,  de  telle 
sorte  qu'il  est  poussii  bien  vite  a  Taulre  rive. 

Son  nid  est  un  modele  d'art  et  de  proprete.  La  char- 
pente  en  est  formee  de  petites  bilchetles  qui  s'ajuslent 
avec  symetrie ;  a  Text^rieur,  il  est  recpiivert  d'une 
mousse  epaisse  qui  le  rend  impermeable  a  Tair  comme  a 
Teau  ;  Tinlerieur,  lapisse  de  subslances  moUes,  est  large 
el  commode,  tandis  que  Tcntr^e,  au  contrairc,  en  est  fort 
etroite.  Ce  nid  s'ouvre  a  la  partie  superieure,  circonr 
stance  qui  pent  paraitre  defavorable,  mais  il  estsurmpute 
d'un  petit  dome  qui  Tabrile  de  la  pluie  et  no  laisse  memg 
penelror  qu'un  demi-juur.  L'ecureuil  dorl,  pu  eg'gt,  pregr 
que  lout  le  ten^ps  que  le  spied  occupe  Thori^on  et  ne 
commence  guere  k  se  ipetlre  en  activUs  qu'au  cr^pus- 
cule.  Au  moindre  bruit,  il  est  sur  picc| ;  ipais  sjiphapt  fttff 
bien  distinguer  si  Tarbve  qui  remue  nest  agile  que  par 
le  veni,  il  ne  se  met  en  fpile  que  lorsqu  il  se  sent  verila- 
blement  menace.  Quaqd  il  est  poursuivi,  sa  tactique  est 
as.spz  ingeuieuse  ;  il  court  dp  branche  en  brancbe,  par 
lignes  brisL'es  et  dans  tqutes  les  directions,  et  comme  ja 
forme  aceree  de  ses  p)]|lps  lijj  permpt  dp  sp  tenir  en  sens 
inverse  de  la  peiaflfpu'r  §V)r  T^'pRrce  Ifl^lflS  !l  P'"'*  ''^*^' 
il  a  soin  de  placec  s^ccessiven^ql^t  chaqHP  tiraifjcbe  entre 
lui  el  Tagresseur. 

Dans  les  environs  de  sa  demeure  et  presque  toujours 
sur  le  m^me  arbre,  l'ecureuil  se  menage  des  greniers 
d'abondance  pour  Thiver,  car  il  n'est  pas  soumis,  comme 
le  loir  et  la  marmotle,  au  phenomfene  de  Thibernation. 
Ces  magasins  d'approvisionneraent  sent  lout  simpleipept 
des  cavitfe  qu'il  dissimule  avec  de  la  mousse,  et  daqs 
lesquelles  il  recueille  a  Tarriere-saison  une  quantile  con- 
siderable do  noisetles,  de  glands,  d'amandes  de  pin.  Mais 
ne  pensez  pas  qu'il  les  prenne  au  hasard  ,  il  les  clioisit, 
au  contraire,  avec  une  sagacite  surprenanle,  n'admeltant 
dans  sa  reserve  que  des  fruils  sains,  les  seuls  qui  puis- 
sent  en  effet  se  conserver.  11  scmble  avec  ses  pattes  anlc- 
rieures  faire  essai  de  leur  poids  pour  mieux  les  reeou- 
naitre;  et  il  ne  manque  pas  de  rejeter  au  loin  Taraande 
menie  qui  lui  paraitsuspecte,  comrae  s'il  comprenait  que 
celle-la  seule  sullirait  pour  galer  toutes  les  aulres. 


t>ET|TES  PROMENADES 


Quant  k  sa  distribution  g^ographique,  l'ecureuil  s'itend 
dans  toutes  les  contrees  du  globe,  excepte  la  Nouvelle- 
Hollande,  qui,  du  reste,  se  distingue  par  une  zoologle  ex- 
ceptionnelle,  elparloutil  nous  offre  une  nouvelle  prpuve 
de  Tinlluence  modilicatrice  desclimats;  car,a  mesure  que 
nous  le  suivons  de  plus  en  plus  dans  les  regions  froides, 
nous  lui  voyons  une  fourrure  dont  la  finesse  augmenle  et 
donl  la  nuance  s'eclaircit.  Dans  le  commerce,  les  four- 
rures  des  ecureuils  du  nord  portent  tpules  le  nom  de 
pelit-gris;  mais  ce  tilre  ne  convient  qu'a  eelle  de  l'ecu- 
reuil de  la  Caroline,  qui  se  trouve  cependant  dans  presque 
tpute  TAmerique  septentrionale.  Cette  fourrure  est,  en 
effel,  plus  abondante  que  les  aulres,  plus  briMante  etplus 
soyeuse. 

C'est  de  TInde  que  nous  viennent  deux  especes  d'&u- 
reuils  bien  dislinctes :  Tune  ii  plaques  noires  et  rougeatres 
en  dessus,  a  nuance  jaune  en  dessous,  Tautre  a  couleur 
de  rouille  presque  uniformp  avec  le  bout  de  la  queue 
tout  a  fait  blanc. 

Notre  ecureuil  common  est  en  dessus  d'un  roux  plug 
ou  moins  ardent  et  dun  blanc  net  en  dessous;  sa  chair 
estassez  savoureuse,  mais  de  toute  sa  depouille  on  n'em- 
ploie  guere  que  la  queue  pour  faire  des  pinccaux.  II  offre 
done  jusqu'a  present  pen  de  ressources  ^  Tindustrie. 

Dans  quelques  contrees  on  profite  de  son  extreme  pe- 
tulance pour  lui  imposer  le  travail,  et,  en  quelque  sorte, 
Tobligation  de  gagncr  sa  vie.  On  le  renferme,  en  effet, 
dansun  tourniquet  qu'il  met  en  mouveraent  pour  se  don- 
per  de  Te^prpipe ,  et  c'est  ainsi  qu'on  lui  fait  moudre 
cliaqpe  jgijr  upe  quantite  considerable  de  poivre  ou 
de  pqi^.    '  '■       '  "  T. 


I,A  MARMOTTE. 


I^Passons  maintenaiit  a  la  marmotle  que  vous  apeicevez 
ici  avec  ses  longucs  moustaches  et  sa  robe  gris  sombre 
en  dessus  et  fauve  en  dessous.  Elle  a  le  corps  trapu,  la 
jambe  courle,  Tongle  puissant.  Sa  patle  seule  suQirait 
pour  indiquer  un  animal  cssentiellement  fouisseur.  C'e^t 
en  elfet  dans  un  terrier  prol'und  que  se  tient  la  marmotte, 
aux  llanos  des  hautes  montagnes,  sur  |es  limites  de  la  r^- 


AU  MUSfiE  D'HISTOIRE  NATURELLE. 


8S 


gibn  boisee.  GB  ISrriei'  s'diivre  par  une  galerle  {)eii  d^- 
cliv^  qiii  sert  d'eritfSe  et  de  sortie ;  I'intcrieur  est  spa- 
cieux,  propre  ct  chaux  ,  car  celles  qui  doivent  I'occuper 
en  rommun  le  tapissent  de  mousse  et  dc  foin  et  creusent 
une  galerie  Uiterale  pour  porter  au  loin  lout  ce  qui  pour- 
rait  le  salir. 

Ce  domicile,  si  different  de  celui  de  I'erurcui!,  devait 
amener  dans  les  formes  de  la  marmotte  des  modifications 
correspondantes  pour  la  rendre  propre  h  la  vie  souler- 
raine.  C'est  aussi  vers  ce  but  que  concourent  et  I'aplatis- 
sement  de  sa  tete  et  le  raccourcisseinent  de  sa  queue;  car 
vous  comprent-z  qu'une  tfle  arrondie  serait  ^enante  pour 
petietrer  sous  le  sol,  comme  une  queue  longue  pour  s'y 
mouvoir;  Cependant  la  marmotte  n'cst  pas  encore  telle- 
menl  eloignee  de  lecureuil,  qu'elle  ne  conserve  avec  lui 
quelques  rapports,  quelques  trails  de  famillfe.  Amsi  elle 
s'asseoit  comme  llii  pbur  manger  et  ello  bolt  peu,  elle 
gHmpe  asscz  vite,  itiias  seulement  cntre  les  fcnies  des  ro- 
cliers,  s'aidant  alors  de  son  dos  comme  font  nos  petiis  ra- 
moneurs,  qui  paraissent  m^me  hii  avoir  emprun(6  cctte 
maniere  de  s'elever  entre  les  parois  abrupfes  mais  elroi- 
tes  de  nos  cheminees.  Enfin  elle  s'apprivoise  faciiement 
et  pout  eire  drcssee  ci  quelques  exercices  qu'elle  n'ex^- 
culc,  du  reste,  qu'avec  une  sorle  de  niauvais  vouloir , 
car  la  captivite,  comme  a  I'ecureuil,  lui  est  si  dure 
quelle  ctsse  d'avoir  des  petits  des  qu'elle  a  perdu  soil 
independance  Mais  une  particularile  bicn  remar(puible 
et  jusqu'k  present  inexpliquec,  c'est  son  aversion  instinc- 
tive centre  le  cliien,  aversioii  qui  est  encore  plus  pro- 
fonde  peul-elre  que  celle  du  chat  et  plus  difficile  h  cor-^ 
riger. 

La  distribution  geographique  de  ce  rongeur  est  infini- 
ment  plus  restreinte  que  celle  de  I'ecureuil.  On  peut 
memo  dire  que  la  niarniotle  ne  se  trouve  guere  que  dans 
les  Alpes.  Ceperidaiil  I'lnde  en  presehte  tine  espece  dont 
la  fourriire  est  toute  noire;  mais  la  riiarmotte  proprement 
dite  est  fort  commune  dans  nos  Alpes  francaises.  On  lui 
fait  toutefois  une  chasse  peu  active,  d'abord  parce  qu'il 
est  difficile  de  la  surprendre,  et  puis  parce  que  I'industrie 
en  retire  peu  de  profit.  Sa  chair  peut  ^tre  mangee,  mais 
elle  relient  toujours  une  saveur  sauvage;  sa  fourrure, 
quoique  grossiere,  peut  etre  mise  en  oeuvre. 

Aristole,  le  naturaliste  de  la  Grt!ce,  n'a  pas  connu  la 
marmotte;  Pline,  le  naturaliste  deRome.  n'en  parle  sous 
le  nom  de  ral-ours  qu'avec  peu  dinteret,  parce  qu'il 
ignorait  les  details  qui  nous  sont  acquis  aujourd'hui. 
Nous-mJmes,  si  nous  n'en  pouvions  juger  que  par  les 
marmottes  engourdies  qu'on  Iraine  dans  nos  rues  sans 
tenir  compte  des  saisons,  nous  la  croirions  privee  de  tout 
instinct.  Eh!  combien  d'aulres  prejuges  que  viennciit 
ainsi  rectifier  les  progres  de  la  science!  car  nous  ne  con- 
naissons,  pour  ainsi  diro;  que  les  animaux  domestiques, 
ou  bien  ceux  qui,  restes  encore  dans  la  vie  sauvage, 
vivent  assez  pres  de  nous  pour  que  noire  observation 
puisse  quelquefois  les  atlcindre. 

Les  moeurs  de  la  marmotte  merilenl,  en  etTet,  d'etre 
etudices.  Ne  pouvant  fiiir  sur  le  sol  que  tres-lenlemcnt, 
elle  s'ecarte  peu  de  sa  demeure,  afin  d'y  rentrer  au 
nioindre  bruit;  elle  y  reste  meme  tout  le  jour,  quand 
I'air  est  seulement  humide  ou  froid.  Lorsqu'elle  sort 
avec  ses  compagnes  pour  chercher  sa  nourrituie  ou  pour 
prendre  sur  1  hcrbe  quelque  loisir;  elle  poiirvoit  d'abord 
a  sa  securile.  Vous  ne  vous  en  douleriez  peul-etre  pas  en 


aperc^vaiit  de  loin  la  petite  troupe,  plus  joyeuse  assure- 
ment  que  ne  permet  de  le  supposer  la  morosite  prover- 
biale  des  marmottes  que  nous  amenent  dans  nos  villes 
les  enfanis  de  la  Savoie;  inais  si  vous  faites  encore  quel- 
ques pas,  vous  entendez  tin  cri  tres-aigu,  espece  dc  siffle- 
mcnt  par  lequel  I'animal  exprime  sa  frayeur  comme  sa 
colere,  et  aussitot  toute  la  caravane  se  met  en  fuile  ver^ 
le  terrier.  Le  cri  d'alarme  a  i'te  jete  par  une  d'ellcs  qui, 
plac^e  i  I'ecart,  faisait  le  guet  sur  un  point  eleve.  Ce 
r6le  de  sentiiielle  avancee,  que  chaque  marmotte  rem- 
plit  a  son  tour,  vous  etonne  moins  sans  doute  depuis  que 
je  vous  ai  pr^venus  de  tout  I'instinct  de  conservation 
qui  se  manifesto  dans  les  rongeurs.  Mais  vous  ne  vou^ 
attendez  guere  a  I'office  qui  leur  est  encore  successive- 
ment  impose  quand  I'heure  est  venue  de  se  preparer  3 
I'hibernation,  c'est-h-dire  h  cette  lethargie  annuelle  qui 
semble  suspcndre  dans  I'animal  toules  les  fonction.s  de 
la  vie.  11  faut,  en  effet,  qu'elles  amassent  avant  I'hivet' 
une  grande  quantity  de  planles,  non  pour  s'en  nourrir 
puisque  leur  abstinence  doit  etre  complete,  mais  poui- 
calfeutrer  leur  domicile  et  s'y  couclier  plus  mollement. 
Elles  s'emprcssent  done,  au  mois  de  seplembre,  de  faire 
fi  I'envi  ces  provisions  ;  mais  pour  les  transporter  plus 
vile,  chacune  d'elles  tour  it  tour,  se  metlant  sur  le  dos 
ct  tenant  haul  les  paltcs,  forme  ainsi  comme  une  espece 
de  Iraineau,  de  charrctte  que  les  aulres  chargent  et  lirefit 
adroitenient;  et,  ce  qui  est  plus  merveilleux  encore,  celle 
qui  rend  ce  pcnible  service  a  le  soin  de  se  placer  la  tete 
en  avant,  disposition  qui  a  le  double  avanlage  d'attenuer 
poiir  elle  et  pour  ses  compagnes  les  elfets  du  froltenient , 
car  le  corps  glissant  ainsi  dans  le  sens  mfme  de  la  four- 
rure, la  traction  en  est  d'autant  moins  douloureuse,  et 
comme  le  frottement  est  moins  rude,  la  charge  est  par 
consequent  plus  legere.  Cependant  la  fourrure  finit  par 
s'user  sur  le  dos,  mais  elle  se  reriduvelle  pendaht  I'hiver, 
et  cet  accident  ne  lai.sse  au  prinlemps  plus  de  trace. 

Leur  maniere  de  s'elablir  dans  leur  sejour  hibernal  n'est 
pas  moins  singuliere  :  apres  y  avoir  recueilli  la  quantite 
d'air  qui  doit  suffire  durant  plusieurs  mois  i  leur  respi- 
ration si  ralentie,  dies  en  ferment  I'ouverlure  avec  une 
terre  si  fortement  gachee,  qu'il  serait  plus  facile  de  forer 
le  sol  partout  ailleurs  que  sur  le  point  qu'elles  out  ainsi 
mure.  Puis  chacune  d'elles  se  fait  une  boule  de  fuin  oil 
elle  se  met  comme  dans  une  pelote,  et  ce  surcroit  de 
precaution  est  surtout  hecessaire  daiiS  la  marmotte,  car 
c'est  en  elle  que  le  phrnomene  de  rhibernation  s'accom- 
plitavec  le  plus  d'intensite. 

Mais,  direz-vous  peut-filre,  pourquoi  done  la  marmotte, 
que  le  froid  engourdit  si  facilemeriti  va-t-elle  se  placer 
dans  le  voisinage  des  neiges  eternellesj  c'est-a-dire  dans 
les  conditions  qui  doivent  le  plus  rbstreindre  .sa  vie  ac- 
tive et  prolonger  sa  vie  lethargique?  Je  vais  essayer  de 
votis  repondre,  et,  bien  loin  de  renconlrer  ici  des  fails 
contradicloires,  inharmoniqiies,  nous  y  trouvons,  au  con- 
Iraire,  I'application  d'une  des  plus  belles  lois  de  Thistoire  - 
nalwelle. 

Cerles,  mes  enfanis,  je  ne  veux  ni  ne  dois  trailer  d'une 
maniere  subsidiaire  une  question  aussi  capilale  que  celle 
de  la  distribution  geographique  des  pl:intcs  el  des  ani- 
maux ,  car  ce  ne  sera  pas  Irop,  je  pense,  d'y  con.sacrer 
une  de  nos  Iccons.  D'ailleurs  un  mot  doit  sulEre  quant  a 
present,  afin  de  ne  pas  perdre  de  vue  le  phenomene  de 
I'hihernalion,  qui,  special  a  quelques  animaux  seulement, 


86 


I'OMPfilA   ET  IIERCULANIIM. 


n'en  est  pas  mollis  fort  important  sous  le  rapport  scienti- 
tii]uc. 

Pour  que  clinqiie  zone  do  la  Icrre,  pour  quo  cluique 
cliniat  ait  ses  habitants,  les  conditions  d'exislence  sont 
varices  ci  Tintini.  Ainsi,  le  daim  bondit  tout  a  I'aise  sur 
)a  pointe  des  rochcrs,  et  le  bceuf  se  promcne  gravement 
parmi  les  paluroges,  landis  que  le  dromadaire  se  plait  au 
milieu  des  sables  et  que  la  baleine  sejoue  au  sein  des 
eaux,  la  marmolte,  dcstince  a  vivre  pres  des  glaces  et 
sous  le  sol,  a  dii  recevoir  aussi  une  organisation  assor- 
tie  a  ce  mode  d'existence  ct  le  prefere  ni^me  a  celui  de 
lous  Ics  aulrcs  animaux.  Et  piiisquc  la  region  qu'clle  lia- 
bite  ne  pouvait  lui  olTrir  aucune  ressource  alimentaire, 
il  fallait  bien  qu'elle  put  resoudie  le  probleme  de  passer 
lout  ce  temps  sans  nourrilure  et  sans  douleiir.  Mais  la" 
possibility  de  vivre  ne  se  concilie  avec  I'abstinence  com- 
plete qu'a  une  seule  condition,  c'est  que  toute  cause  de 
deperdition  soit  momentan^ment  suspendue,  de  telle  sorte 
que  les  forces  ne  s'epuisant  pas  n'aient  pas  besoin  d'etre 
par  consequent  renouvelees.  Or,  I'bibernationproduitd'au- 
tant  niieux  ce  resultat,  qu'elle  semble  arreter  menie  les 
fonctions  qui  ne  doivent  cesser  qu'avec  la  vie.  Du  reste,  le 
sonimeil,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  elle,  nous  en  fait 
ccpendant  entrevoir  et  comprendre  les  elfets,  car  par  lui 
nous  pouvons,  apres  le  dernier  repas  de  la  veille,  atten- 
dre  sans  peine  le  premier  du  lendemain,  supportaut  ainsi, 
sans  meme  y  prendre  garde,  une  diele  asscz  prolongee. 
C'est  dans  ce  sens  que  le  proverbe  qui  dorl  dine  exprime 
une  verile,  car  n'allez  pas  croire  que  le  sommeil  puisse 
veritablement  faire  ellipse  du  diner;  seulement  il  rend 


ralimentalion  moins  necessaire  en  diminuant  les  perles 
que  I'exercice  fait  ^prouver;  mais  comme  il  ne  suspend 
pas  la  digestion,  I'estomac  s'emeut  bientot  et  determine 
le  reveil.  La  torpeur  hibernale  a  une  action  infiniment 
plus  profonde,  car  elle  va  presque  jusqu'a  paralyser  le 
coeiir  et  les  poumons.  Cependant  comme  la  vie  continue 
lentcment  sous  les  apparences  de  la  mort,  comme  les 
fonctions  essentielles  ne  sont  pas  tout  k  fait  eteintes,  il  y 
a  necessairement  une  legere  deperdition  que  repare  peu 
a  peu  la  graisse  amassee  dans  I'animal  a  I'arriere-saison. 
Du  reste,  pendant  sa  periode  d'activite  la  marmolte 
eprouve  le  sommeil  comme  tons  les  animaux,  quoiqu'elle 
soit  plus  que  tons  les  autres  soumise  a  I'hibernation.  Con- 
sid6res  done  en  elle  seulement,  ces  deux  phenom^nes  out 
des  differences  caracteristiques  :  I'un  se  reproduit  cha- 
que  jour  et  ne  prend  que  quelqiies  beures,  I'autre  n'a 
lieu  qu'une  fois  Van  et  dure  plusieursmois.  Et  s'il  fallait 
les  distinguer  encore  sous  un  rapport  plus  important, 
par  exemple dans leur  resultat,  je  vousdirais:  lamarmotte 
trouve  dans  le  sommeil  un  refuge  centre  la  fatigue  el 
dans  rhiliernation  un  preservatif  conire  la  faim.  Ainsi, 
mes  enfanis,  cet  engourdissement  hibernal,  qui  vous  pa- 
raissait  peut-etre  une  condition  fiicheuse  pour  la  mar- 
molte, est  pour  elle  au  contraire  un  plaisir  salutaire,  un 
indispensable  bienfait.  Remarquons  meme  que  ce  phd- 
nomene  elrange  est  \\&  dune  nianiere  si  intime  aux 
circonstances  dans  lesquelles  I'animal  se  trouve  natu- 
rellcment  place,  qu'il  ne  se  manifesto  plus  des  que  la 
niarmotte,  devenue  captive,  n'a  plus  de  diete  a  sup- 
porter. 


mm,  RECITS,  AVENTLiRES,  EXTRAITS  DES  PLUS  RECENTS  VOYAGEURS,  ETC. 


FOI«F£IA  ET  HERCUI.ANUM. 

En  1713  un  ouvrier  de  Portici,  qui  creusaitun  puits, 
ventit  de  la  resistance  sous  la  pioche  dont  il  se  servait; 
c'^taient  des  fragments  de  marbre  qui  t'amenerent  a  d6- 
couvrir  un  petit  temple  et  quelqiies  statues.  On  ne  donna 
aucune  suite  a  cette  decouverte  ;  seulement,  vingt-cinq 


alls  plus  tard,  le  roi  de  Naples  acheta  ce  terrain  pour  y 
biUir  son  beau  palais  de  Portici,  etc'est  alors  que  les  tra- 
vaux  neressites  par  Ics  fondations  r^velerent  I'existence 
de  toute  une  ville  souterraine.  Des  fouilles  furent  ordon- 
necs,  i  I'aide  desquelles  on  put  se  mettre  sur  la  trace  des 
nicEurs,  des  arts,  des  habitudes  et  de  la  civilisation  des 
habitants  de  cette  ancienne  citi5. 


I'OMPEIA   ET 

C'etait  bien  la,  en  efTet,  qu'exislaient  dans  I'antiquit^ 
trois  villes,  Herculannm,  Stabia  et  Pompeia,  ense\  clips 
sous  les  cendres,  le  gravier  et  les  piprres  lors  de  I'erup- 
tion  du  Vesuve  qui  eut  lieu  I'au  79  deJ.  C.  ,  sous  I'em- 
perpur  Titus,  et  pendant  hiquelle  Pline  I'ancien  pcrit  vic- 
time  de  ?a  curiosile.  Seize  ans  ovant,  ces  memes  villes 
avaient  beaucoup  soufTert  dun  Iremblement  de  terie;  les 
traces  en  sont  encore  tres-apparentes  a  Pompeia,  oil  Ton 
a  reliouv6  des  monuments  qui  n'elaient  pas  entierement 
ripares.  II  est  impossible  de  rendre  les  impressions  qu'oii 
eprouve  devani  les  restes  de  ce  ^rand  dcsastre.  Ces  villes 
celebres  et  malheureuses  ont  fourni  au  musce  Bourbon, 
a  Naples,  d'immenses  et  inappreciables  richesses.  Tout 
cela  y  est  enlasse;  les  peintures  k  frcsque,  enlevfcs  aces 
cilfe  detruiles,  emplissent  deux  salles  de  cette  vaste  col- 
lection. 

Herculanum  etait  une  jolie  ville  de  la  Campanie,  a  une 
lieue  et  demie  ^  Test  de  Naples,  oil  brillait  tout  ce  que 
I'art  antique  avaitde  plusgracieux,  de  plusexquis.  Puis, 
quand  d'aulres  temps  furent  venus,  et  que  le  souvenir 
de  la  calastrophe  fut  oublie,  sur  ce  sol  calcine  qui  re- 
couvrail  la»ville  ensevelie  s'^leverent  deux  villages,  Por- 
tici  et  Resina,  dont  les  premiers  babilanlsne  sedoutcrent 
jamais  que  sous  leurs  maisons,  a  une  profondeur  de 
quatre-vingts  pieds,  avait  existe  autrefois  une  cite  riche, 
brillante  et  luxueuse.  Les  fouilles,  commencees  h  la  lin 
du  dernier  siecle,  furent  abandonnees  puis  reprises, 
et,  en  1828,  elles  etaient  deja  fort  avancees.  Seulement, 
comme  la  ville  enterree  se  trouvait  sous  des  habitations 
et  sous  un  palais,  elle  n'a  pu  ^tre  deblay^e  entierement; 
a  mesure  qu'on  faisait  des  fouilles,  on  comblait  les  exca- 
vations apres  avoir  enleve  les  objets  d'art.  Aussi,  il  y  a 
quelques  annees,  il  n'y  avait  plus  qu'un  |seul  theatre  de 
visible.  Le  mfime  fait  s'est  reproduit  pour  les  mines  de 
Stable,  dont  on  ne  voit  plus  rien. 

Neanmoins  on  a  pu  s'assurer  que  les  rues  d'Hercu- 
lanum  etaient  tirees  au  cordeau  et  pavees  avec  des  laves 
du  Vesuve ;  elles  elaient  crarnies  de  Irotloirs,  quelques- 
unes  etaient  ornecs  de  colonnades.  On  a  decouvert  jus- 
qu'ici  a  Herculanum  trois  temples,  parmi  lesquels  deux 
possedaient  des  fresques  et  des  bronzes  precieux  avec  des 
inscriptions;  un  monument  fun^raire  avec  piiSdestaux  ;  le 
theStre,  dont  nous  avons  parle,  situe  sous  Resina,  orne  in- 
terieurenient  de  marbres  de  diverses  couleurs  et  de  sta- 
tues de  bronze  representant  des  liommes  et  des  chevaux  : 
ce  ttieiitre  est  fort  curieux  en  ce  sens  qu'il  presente  le 
seul  exemple  d'un  theatre  couvert  dans  I'antiquit^  ;  un 
forum  construit  en  rectangle  avec  des  porliques  elegants, 
pave  en  niarbre,  orne  d'une  foule  de  statues,  parmi  les- 
quelles  deux  statues  equestres  en  niarbre  et  des  statues 
en  bronze  de  Neron  et  deGermanicus;  des  maisons  riches 
et  somptueuses,  avec  des  pavages  en  mosaique  et  en 
marbres  de  couleur  et  des  fresques  nombreuses.  C'est 
parmi  ces  mines  d'une  ville  qui  n'est  plus  que  Ton  a  re- 
trouve  la  maison  la  plus  grande  qui  ait  ete  habitee  en 
Italic  par  de  simples  particuliers ;  elle  se  compose  de  beau- 
coup  de  chambres  disposees  autour  d'une  cour  inlerieure, 
il'un  gynecee  ou  appartement  des  femmes ,  d'un  vaste 
jardin  qu'entourent  des  arcades  et  des  colonnes,  et  des 
salles  hautes  el  larges  ou  se  reunissait  probablement  la 
famille. 

Dans  les  villes  de  Tantiquilo,  bicn  plus  encore  i]ue 
dans  nos  villes  modernes,  on  etait  expose  h  voirii  cole  des 


HEU(,l]LANU.M.  87 

palais  de  fort  inodestes  masures;  c'est  dans  un  pareil 
voisinage  que  Ton  apercevait,  a  Herculanum,  la  bouliqu 
d'un  barbier  avec  tons  les  instruments  de  -sa  profession, 
les  bancs  oil  Ton  s'asseyait  en  attendant  son  lour,  I'etuve. 
el  les  epinj;les  dont  on  se  servait  pour  coilTer  les  dames; 
plus  loin  la  maison  d'un  chirurgien  garnie  de  plusieurs 
instruments  de  I'art.  Dix-buil  siecles  se  .sont  ccoules  de- 
puis  la  catastrophe,  et  la  ville  semble  avoir  ete  deserlce 
la  veille;  les  objets  sont  presque  tons  dans  un  i'lat  de 
conservation  merveilleux.  Des  choses  parfaitement  vul- 
gaires  conlirment  a  chaque  pas  cette  opinion.  Dans  une 
des  maisons  on  a  retrouve  de  la  farine  a  I'clat  do  pale, 
un  torchon  plie,  et  dans  des  vases  de  Icrre  cuite  des 
graines,  du  ble,  des  lentilles,  du  grnau,  une  carafe  avec 
de  I'huile  (celle-ci  etait  dessechce),  un  pot  a  onguent  et 
un  vase  de  verre  contenant  le  rouge  doiit  les  dames  se 
servaient  pour  leur  toilette. 

On  n'a  encore  trouvfe  dans  Herculanum  que  quelques 
squelettes  Ce  fail  donne  lieu  de  croire  que  la  majorite  des 
habitants  qui,  selon  toutes  lesprobabilites,  se  trouvait  la 
au  moment  de  I'emption ,  aura  pu  se  soustraire  a 
la  niorl.  —  Les  plus  precieux  de  tous  les  objets  decou- 
verts  sont,  sanscontredit,  des  manuscrits  dont  la  matiijre 
se  compose  defeuillesde  Cannes  de  jonc,  collees  les  unes 
i  cM  des  autres,  el  roulees  sur  un  cylindie  de  bois, 
places  dans  une  armoire  en  marqucterie;  qiielques-uns 
avaient  ete  pourris  par  I'humidite,  et,  a  peine  exposes  a 
I'air,  ils  tomberent  en  poussiere;  d'aulres  etaient  reduils 
en  charbon.  Cependant,  grJce  h  I'emploi  d'un  procede 
ingenieux  ,  on  put  en  derouler  plusieurs.  Les  premiers 
manuscrits  grecs  ainsi  deroulcs  furent  :  un  Traite  de  la 
philosophie  d'Epicure,  un  ouvrage  de  morale,  un  poeme 
sur  la  musique,  el  un  Traite  de  rheloriquc.  D'aulres  lexles 
sont  peut-elre  destines  a  revoir  le  jour,  peul-dlre  une 
oeuvre  inconnue,  egale  en  merite  a  celles  desTacile,  des 
Ciceron,  des  Demosthenes  et  des  Virgile,  va-t-elle  occn- 
per  au  premier  jour  tout  le  monde  savant. 

Pompeia,  ville  situee  au  pied  du  Vesuve,  etait  autre- 
fois celebre  par  son  commerce ;  elle  fut  decouverte  en 
1748.  Les  points  les  plus  eleves  des  bailments  etaient  cou- 
verts  d'une  lave  deplus  de  dix-huit  pieds  d'epaisseur.  Quoi- 
que  moins  spacieuse  qu'Herculanum,  elle  est  neanmoins 
fort  bien  decoree  :  elle  est  d'ailleurs  plus  avanlageuse- 
ment  siluee,  altendu  qu'il  ne  se  trouvait  au-dessus  que 
des  vignobles  ou  des  lerres  cultiv^es.  Depuis  1812,  les 
travaux  de  deblaiement  permirent  de  penctrer  dans 
I'interieur,  et  Ton  y  trouva  d'anciens  edifices  parfaite- 
ment conserves.  La  ville  ofTre  a  decouvert  toule  son  en- 
ceinte de  murailles ;  de  sorte  que  Ton  connail  toute  I'e- 
lendue  qu  elle  avait  en  realile  et  lout  ce  qui  reste  a  faire 
pour  achever  de  decouvrir  et  de  deblayer  I'interieur.  II 
resulle  qu'il  y  a  encore  cinq  sixi^mes  de  la  ville  a  des- 
encombrer.  Que  de  richesses  doit-on  trouver  encore ! 

Les  rues  de  Pompeia  sont  elroiles,  les  maisons  fort  pe- 
tites  aussi,  k  I'exceplion  de  quelques  monuments  publics 
qui  ne  manquent  ni  de  richesse  ni  d'elegance,  a  savoir: 
huitrtemples,  deux  th(?atres,  un  amphilheaire  magnifique, 
deux  places  ornees  de  porliques,  d'un  forum  ,  d'une 
basilique  et  des  thermos.  L'ensemble  est  mesquin  et  est 
loin  de  I'idce  qu'on  se  fait  loujours  d'avance  des  habita- 
tions romaines.  Les  chambres  des  maisons  ne  sont  guere 
en  general  plus  grandes  que  des  alcoves  ;  les  boutiques 
font  egalement  tres-petites,  mais  les  peintures,  ks  ensei- 


PETITS  VOYAGES 


gnes  el  les  inscriptions,  encore  trts-lisibles,  sont  des  ob- 
jets  vraiment  dignes  de  remarque.  Les  tableaux  qui  or- 
nent  I'lnterieur  des  habitations  sont  d'une  fraicheur  re- 
marquable.  C'est  en  4825  que  Ion  d^couvrit  la  belle 
maison  particulifcre  appelee  Casa  del  put'ta  Iragico,  lon- 
gue  de  trente  niMres  et  large  de  quinze,  contenant  dix- 
neuf  rhambres,  un  atrium  et  nn  peristyle  avec  force  ta- 
bleaux et  mosaiques  de  la  plus  grande  magnificence. 

Par  un  ordre  du  roi  regnant,  tons  les  objels  antiques, 
statues,  nieubles,  ustensiles,  etc.,  etc.,  qui  seront  trou- 
pes h  I'avenir,  devront  etre  lais.ses  et  conserves  en  place. 
Cette  mesure  paralt  d'abord  sage  et  raisonnable ;  mais 
quand  on  considere  quo  tous  ces  objels  precieux,  places 
directement  au  pied  du  Vesuve  et  a  la  porlee  de  la  lave 
en  fusion,  se  trouveront  encore  exposes  a  un  nouveau  de- 


sastre,  semblable  a  celui  qui  les  a  enfouis  il.y  a  dix-huit 
cents  ans,  on  se  demande  s"il  ne  vaudrait  pas  niieux  les 
voir  transporter  au  Musee,  conime  cela  a  eu  lieu  dans 
I'origine,  sauf  a  lai.s<er  a  leur  place  des  imitations,  ainsi 
qu'on  I'a  fait  pour  certaines  statues. 

En  somme  Pompe'fa,  quoique  ensevelie  subilement 
sous  une  pluie  de  cendros  et  de  pieries,  ne  I'a  pas  ete 
assez  vite  cependant  pour  que  les  habitants  n'aient  pu 
se  .sauver  en  emportant  sans  doute  leurs  etfets  les  plus 
precieux.  Le  peu  de  cadavres  qui  a  ete  trouve  jusqu'il 
present  (il  n'y  eut  que  cent  soixante-dix  viclimes)  vient 
^  I'appui  de  cette  assertion.  II  parait  egalement  prouv^ 
qu'aprc's  I'evenement  les  malheureux  habitants  revinrent 
fouiller  les  decombres  :  ce  fait  est  appuye  sur  plus  d'une 
observation. 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  RIVIERES  HE  FRVIE. 


Ih  SEINE,  SES  liORDS  ET  SES  SOUVEMRS. 


(  DEeXIEME    AUTICLE.  ) 


En  sortant  do  Chfitdlon,  la  Seine  .se  jette  sur  la  gauche, 
fait  un  grand  detour  et  coule  h  travers  des  lieux  soli- 
taires; puis  elle  revolt  a  SainteColombe  un  endroit  ha- 
bit6  et  regagne  a  Gourcelles  la  grand'  route  de  Paris. 
Alors  ses  flots  vont  caresser,  du  cMk  de  sa  rive  gauche, 
les  abords  de  Pothieres,  ou  s'el^ve  une  antique  abbayc^ 
el  recoivent  k  droite  un  petit  ruisseau  qui  entoure,  con- 
jointemenl  avec  le  fleuve  et  la  grand'  route,  le  village 
de  Charey,  place  ainsi  d'une  manii;re  pittoresque  comme 
au  .sein  d'une  presqu'ile.  C'est  au-dessous  de  Gommen- 
ville  que  la  Seine  quitte  le  departemenl  de  la  C6te-d'0r 
pour  entrer  dans  celui  de  I'Aube. 

La  premiere  ville  qu'elle  arrose  alors  est  Mussy,  dont 
les  vins  sont  c61ebres  et  qui  pos.s^dait  autrefois  un  ch;\- 
teau  appartenant  aux  eveques  de  Langres,  seigneurs 
temporels  de  la  contrte.  Ce  chAtoau,  dont  on  voit  encore 


les  ruines,  fut  detruit  en  1793,  mais  la  ville  a  gnrdd  16 
nom  de  I'^v^que.  Situee  sur  les  confins  autrefois  de  deux 
provinces,  mainlenantde  deux  departenienls,  Mussy  a  ete 
tour  a  tour  rang6e  par  les  gtographes  dans  le  pays  dit  de 
la  MOntagne  el  de  la  Champagne.  Unie  par  sa  destinee  k 
celle  du  conite  de  Bar,  elle  en  suivit  toutes  les  vicissi- 
tudes; or,  le  comt^  de  Bar,  quoique  enclave  dans  la 
Champagne,  resta  toujours  r^uni  au  duche  de  Bourgo- 
gne,  depuis  le  trade  d'Arras,  en  1435,  en  verlu  duquel 
Charles  VII  fut  oblig(5  de  racheter,  par  la  donation  du 
Barrels,  I'alliance  et  la  fid^lite  int^ressee  de  Philippe  le 
Bon  vciidu  a  I'Anglelerre. 

En  quiltant  Mussy,  la  Seine  laisse  h  sa  droite  une  col- 
line  dont  la  cmio  est  couronnee  d'arbres  magnifiqnes  ; 
c'est  une  promenade  plantee  par  les  6veques  de  Langres 
el  qui  elait  attenante  au  chJteau  ;  maintenanl  elle  appar- 


SUU  LES  RlVlfeRES  DE  FRANCE. 


81) 


riillillon-siir-Sciiit. 


Ul'IiI  a  la  ville,  qui  ell  a  lalt  nil  emi)lacement  reserve  a 
ses  fetes.  Du  haut  de  celte  pronienadp,  on  vuit  loules  les 
sinuosites  que  decrit  la  Seine,  pareille  a  un  lony  ruban 
argonle,  en  entrant  dans  le  deparlement  de  I'.Vube.  La 
route  qui  passe  au  pied  de  la  colline  dont  nous  avons 
parlc  est  assez  egale,  mais  elle  devient  bourbeuse  par 
suite  de  la  mauvaise  qualite  des  materiaux  employes  Ji  la 
construction  et  parce  qu'elle  sert  k  un  roulage  tri's-con- 
siderable.  C'est  en  effet  la  route  qui  m6ne  de  Paris  a  Di- 
jon, a  Besancon  et  k  Geneve,  et  qui  est  d'une  e.%tr6me 
inifiortance,  bien  qu'elle  ne  soil  que  de  troisieme  classo. 
.\  partir  de  ce  point,  les  collines  qui  bordent  \e  fleiive  ne 
,sont  plus  couvertes  de  bois  et  de  vignobles;  le  sol,  qui 
est  de  nature  calcaire  dans  la  Cole-d'Or,  est  alors  com- 
posa  de  craie  et  devient  sterile ;  neanmoins  le  pays  trouve 
encore  IJi  une  grande  ressource,  et  cette  craie,  appelee 
communement  blanc  d'Espagne  et  dans  le  pays  blanc  de 
Troyes,  se  debite  par  toute  I'Europe. 

Courteron,  Gy^,  Neuville,  traverses  par  la  route  de 
Paris,  se  touchent  sur  la  rive  droito  de  la  Seine;  sur  la 
gauche  s'elevent  Buxeuil,  Polizy  et  Polizot;  Polizy  pos- 
sede  des  vins  et  des  fromages  estimes,  de  plus  un  supcrbe 
chateau  qui  se  dresse,  au  confluent  de  la  Laigne  et  de  la 
Seine,  dans  une  position  charmante  au  bout  d'une  ave- 
nue dun  quart  de  lieue  de  longueur.  A  Polizot,  la  Seine 
vient  baigner  le  pied  du  mont  Chavet  et  devient  floltable 
pour  les  trains  et  les  radeaux ;  puis  elle  alimenie  tinb 
be)le  papeterie  et  passe  sous  un  pont  que  traverse  la 
grand'  route  de  Paris;  celle-ci  se  met  alors  a  cotoyer  la 
rive  gauche  du  fleuve  qu'elle  suit  pendant  trente  lieues 
jusqu'a  Montereau.  Avant  d'enticr  ii  Bar,  la  Seine  so 
grossit,  sur  la  gauche,  de  loutes  les  pelites  rivieres  que 
rOurce,  alors  assez  forte,  lui  apporle  pres  de  Ville- 
neuve.  L'Arce  vient  aboutir  au  tneme  confluent  apres 
avoir  descendu  les  memes  pentes,  doii  vient  le  dicton 
populaire  t 

Ource,  Arce,  Laigne  et  Peine 
Abordent  ail  pont  Bar-sui-Seine. 


Enliu  le  (leuve  entre  dans  celte  ancienne  capitale  d'un 
comte  devenue  modcstement  une  sous-prefecture.  La 
Seine  rencontre  <i  gauche,  dans  la  ville  de  Bar,  une  belle 
promenade  dont  elle  arrose  les  abords,  et  .se  contente  de 
franchir  la  partie  orientale  de  la  cile  divisee  par  une  rue 
d'une  extreme  longueur.  Bar  est  situee  dans  une  vallije 
etroite,  entre  deux  coteaux  escarpes,  et  elait  autrefois 
d'une  grande  importance  dans  des  temps  de  guerre.  Ses 
comtes,  heureux  de  possi;der  une  ville  ainsi  favoriste,  I'a- 
vaient  fortifiee  avec  soin;  aussi,  h  I'epoque  de  Louis  le 
Debonnaire,  joua-t-elle  un  grand  rdle  pendant  les  guerres 
dont  la  Bourgogne  et  la  Champagne  devinrent  le  theitre. 
Nitard,  le  chroniqueur  du  prince  dont  nous  avons  parle, 
la  cite  fort  souvent  dans  seS  r(5cits.  Souvent  assieg(5e  et 
meme  prise  d'assaut,  elle  eut  eurtout  beaucoup  h  souffrir 
des  ravages  des  Anglais  en  13.59,  alors  que  le  roi  Jean 
elait  captif  en  Angleterre.  L'ennemi  s'empara  de  la  ville, 
la  bouleversa  et  en  egorgea  presque  tous  les  habitants. 
«  II  y  eut,  dit  Froissard,  plus  de  ncuf  cents  hostels  brfi- 
lez,  et  la  Seine  fut  couvcrte  de  cadavres.  »  Sous 
Charles  \l,  Charles  VII  et  a  I'c^poque  de  la  Ligue,  Bar 
eut  a  subir  encore  bien  d'autres  vicissitudes. 

Rendus  plus  pacifiques  par  cette  trisle  experience  du 
passe,  les  habitants  abaltircnt  d'eux-InCmes,  et  sans  en 
demander  la  permission  a  perSoiine,  ces  reniparls  si  re- 
deutables  6t  si  funestes  a  la  fois  et  ne  furent  pas  long- 
tempS  S  obienir,  apres  ce  coup  de  tSte  raisonnable,  le 
pardon  du  roi  Henri  IV.  C'est  de  cette  periode  de  son 
histoire  que  date,  dit-on,  I'horreur  de  cette  ville  pour  les 
armes  et  par  suite  la  decadence  de  la  coutellerie,  dans  la 
fabrication  de  laquelle  elle  avait  eu  jusque-la  une  cer- 
taine  c(jl('brile.  Depuis  elle  s'adonna  au  commerce  beau- 
coup  plus  tranquille  des  vins. 

Bar  se  trouve  enserr^e  entre  deux  coteaux ;  celui  qui 
horde  la  rive  droite  de  la  Seine  est  aridc,  I'autre  est  acci- 
dpnle  par  des  bois  el  des  vignobles.  C'est  IJi  que  la  cha- 
pelle  piltoresque  de  Notre-Dame  produit  un  effet  si  d61i- 
cieux  au  sein  du  bosquet  qui  I'entoure.  Elle  fut  fondee 


90 


PETITS   VOYAGES 


apres  iin  miracle  dont  il  a  elo  longtemps  parle  dans  Ic 
pays  el  au  sujet  diK|uel  la  tradilion  raconte  ce  qui  suit. 
Derriere  Tancien  chateau  ,  a  la  Garenne  des  comtes,  et 
au  milieu  du  bois,  s'elcvait  jadis  un  vieux  chene  dans  le 
tronc  diiquel,  au  milieu  d'une  cavite  que  le  temps  y  avail 
creusee,  un  bi'icheron  Irouva  une  pelile  image  de  la 
Vierge  grande  comme  la  main  et  representant  Nolre- 
Dame  de  Pilie.  Le  pauvre  honime  I'emporta  chez  lui,  oil 
sa  fille,  souffranl  d'une  maladie  dangereuse,  etait  toule 
langLiissanle,  abandonnee  par  les  mcdecins.  A  partir  de 
ce  jour,  la  malade  alia  beaucoup  mieux  et  fut  bienlot  re- 
lablie.  Ce  miracle  fut  tout  naturellemenl  attribue  a  I'i- 
mage,  et  le  comle,  averli  par  le  bruit  public,  ordonna  au 
bilcheron  de  replacer  le  prccicux  talisman  dans  le  ch^ne 
oil  11  I'avait  trouve.  La  nouvelle  de  celte  guerison  niira- 
culeuse  avail  etc  repandue  en  tous  lieux  par  la  renom- 
mee,  et  les  pelerins  aecoururent  en  foule  pour  implorer  la 
faveur  de  la  Vierge  secuurable.  Avec  les  otfrandes  qui 
abondaient,  on  bJitit  une  chapelle  adossee  au  tronc  du 
cMne,  et  le  bosquet  qui  I'environne,  devenu  sacri  comme 
ces  bois  mysterieux  de  rantiquit(5,  fit  loujours  respecter 
ce  simple  monument,  m^nio  en  93,  au  plus  fort  de  la 
terreur. 

La  meme  tradition  subsiste  dans  plusieurs  autres  vil- 
lages de  France,  un  miracle  analogue  y  a  donne  lieu  tr^s- 
probablement.  En  tout  cas  c'est  la  une  tradilion  fort  con- 


solante.  La  Clianipagne  possede  une  chapelle  de  Notre- 
Danie  ile  I'f-pine,  dont  I'hisloire  n'oflVe  guere  que  cette 
seule  variante,  a  savoir  que  I'image  sacree  esl  Irouvee 
sous  un  buisson  odorant  d'aubepine. 

Plus  bas  et  sur  une  colline  s'elevail  autrefois  le  cbii- 
leau  des  comtes  de  Bar,  au  bout  d'une  longue  poinle  de 
terre,  et  dans  une  position  charmante  qui  ne  Ten  rendait 
pas  moins  imprenable.  Ce  chateau,  de  forme  triangu- 
laire,  dominait  Bar-sur-Seine.  A  la  fin  du  dix-huilieme 
siecle,  le  seul  resle  qu'on  en  ptil  voir  etait  une  tour  oil 
Ton  avail  encadre  une  grosse  horloge;  mais,  depuis,  la 
tour  el  I'horlogen'ont  pas  ele  plus  respeclees  que  ['edifice 
lui-mcme. 

Apri's  avoir  quitlc  Bar,  la  Seine,  qui  a  coul6  jusque-la 
au  Nord,  se  dirige  vers  I'ouest  comme  pour  se  rapprocher 
plus  vile  de  Paris.  A  gauche,  on  voyait  autrefois  au  mi- 
lieu d'une  plaine  une  chapelle  appelee  Cere,  batie,  di- 
sait-on,  sur  les  ruines  d'un  temple  de  Ceres;  ce  petit 
monument  fut  dfetruil  en  93.  Aprfes  avoir  laisse  derriere 
elle  Courtenot  el  Foucberes,  la  Seine  recoil  dans  son 
sein,  a  gauche,  les  eaux  de  la  riviere  de  Sarcc.  Les  mon- 
tagnes  et  les  hauls  escarpements  dont  elle  a  ele  jusqu'ici 
accompagnee  s'inclinenl  el  viennent  mourir  dans  celte  lo- 
calile.  La  vallee  se  trouve  elargie  et  traverse  un  bon  ter- 
riloire  pendant  loute  la  duree  du  cours  de  ce  fleuve  bien- 
faisanl.  Alors  meme  qu'on  est  enlre  dans  celte  partie  de 


la  Champagne  surnommce  Pouilli'usc,  la  Seine  est  entou- 
ree  d'une  lisiere  de  lerre  v(5getale  riche  de  ferlilile  et  de 
culture  et  dont  la  largeur  est  loujours  d'une  demi-lieue 
pour  le  moins.  Le  pays  ressemblerait  a  la  Brie  si  h  cha- 
que  sinuosite  du  fleuve  on  n'apercevail  des  craies  et  des 
terrc  steriles,  qui  ne  sonl  pas  fecondees  par  le  limon 
dont  les  campagnes  de  la  vallee  sonl  inond^es  en  hiver. 


La  Seine,  cpii  appartienl  pour  quelque  temps  a  la  Cham- 
jiasne,  devienl  alors  la  compatriote  de  Racine,  de  la  Fon- 
taine, des  frijres  Mignard  et  de  plusieurs  autres  esprits 
d'elite,  bien  capables  de  donnei  un  eclalant  dementi  au 
vieux  provcrbe.  Or,  il  n'esl  pas  inutile  de  raconter  id  I'ori- 
gine  dp  CI  diclon  dont  Tetymologie,  a  tort  insultante,  est 
en  general  pen  connue.  11  y  a  bien  longtemps,  lesseigneurs 


SUK   LES  RIVIERKS  I>E  lUANCE. 


91 


flu  pays,  pour  aider  le  commerce  des  moutons,  exemplerent 
du  droit  de  passage  sur  leurs  lerres  tous  les  troupeaux  qui 
seraient  inferieursa  cent  tetes  de  belail.  Aussltot  lesber- 
gers  se  concertcrent  enire  eux  pour  reduire  leurs  trou- 
peaus  au-dessous  du  chiffre  fixe  et  ne  pas  payer.  Blenldt 
on  t'dt  cherclie  en  \ain  dans  toule  la  province  cent  mou- 
tons reunis.  Un  berger  qui  en  menait  quatre-vingt-dix- 
neuf  se  presenta  pour  passer;  le  seigneur  I'arrota ;  le 
paysan  pretendit  qu'il  ne  devait  pas  le  peage;  une  dis- 
pute s'eleva;  le  seigneur,  impatiente  de  voir  (|u'un  nia- 
iKiut  ne  voulait  pas  lui  ceder,  declara  quo  qiialrc-viiigl- 
dix-ncuf  mmilons  et  un  Champcnnis  faisaienl  cent 
hrles,  et  fit  Jeter,  dit-on,  dans  le  fleuvc  le  ruse  et  opi- 
niiitre  berger. 
Le  premier  bouig  qu'arroso  la  Seine  en  Champagne 


est  Saint- Parre,  qui  s'etend  en  ligne  droite  sur  la  grand'- 
route  voisine  de  la  rive  gauche.  Pres  de  Villemoyenne, 
le  meme  Deuve  entoure  un  terrain  assez  vaste  pour  en 
faire  une  ile,  la  plus  importanle  de  toutes  celles  qu'il  ait 
formees  jusque-la.  Ses  deux  bras  se  rejoignent  a  Clerey, 
puis  il  passe  devant  Saint-Aventin,  village  d'origine  ro- 
maine  comme  le  nom  semblerait  I'indiquer,  si  Ton  s'en 
rapporte  a  la  tradition.  Or,  il  est  bon  de  reniarquer  que 
tout  monument  antique,  en  France,  remonte,  d'apres  la 
croyance  du  peuple,  au  temps  de  C&ar  et  a  I'epoque  de 
la  conqui^le  des  Gaules.  Enfin  la  Seine  arrive  h  Verrieres 
pour  penetrer  dans  cette  campagne  bien  rultivec,  mais 
basse  et  sujette  aux  inundations,  oil  s'eleve  la  ville  de 
Troyes.  RAVKBtiiE. 

{La  suite  au  prochain  numero.) 


mils  RECITS  ET  AVEXTURES  DE  L\  VIE  MARITIME. 


NAUFRAGE  DE  I.A  I.EOFOI.OINE  ROSA. 

Depuis  plusieurs  annees,  la  lemp^te  semble  avoir  pris 
possession  des  mers.  Ses  fureurs  se  signalent  cliaque  fois 
par  des  desastres  dont  la  lamentable  nouvelle  va  jetor  la 
conslernation  dans  les  innombrables  families  de  nos  villes 
marilimes.  L'annee  1842  a  ete  la  plus  malheureusement 
fcrlile  en  sinistres  de  ce  genre ;  le  plus  elTroyable  est  le 
naufrage  de  la  Leopoldinc  Rosa,  dont  des  temoins  ocu- 
laires  nous  ont  trace  Thorrible  detail. 


Dans  les  premiers  jours  de  mai,  ce  navire  partil  de 
Bayonne  pour  Montevideo,  sous  le  commandement  du 
brave  et  infortune  capitaine  Frappaz.  II  avail  i  son  bord, 
outre  son  equipage,  Irois  cent  trois  personnes,  hommes, 
femmes,  enfanls  du  pays  des  Basques,  laborieux  emi- 
grants que  I'espoir  d'un  avenir  meillcur  enlrainait  hors 
de  leur  patrie,  vers  les  plaines  incultes  de  I'Uruguay. 

La  traversee  avait  ete  longue,  mais  la  terre  (Stait  pro- 
rhe,  et  deja  raltente  d'une  heureuse  traversee  faisait  ou- 
blier  les  privations  du  voyage,  quand,  a  I'atlerrissage,  la 


9!!  SCfeNES,  RtClTS  ET  AVENT 

WopoWi'tie  Roja  fut  assaillie  par  line  tenipMe  Sud-Siid- 
Est,  qui  la  portaif.  en  rote,  vers  laffuello  Ja  dressaient  aiissi 
Ips  courants.  Apres  trois  jours  de  lutto  et  Ji  la  fin  d'unc 
nuit  dont  I'obsrurilo  doublait  encore  les  dangers,  sons 
meme  avoir  eu  connaissance  dps  brisants,  le  bAliment 
toucha.  U  plait  alors  cinq  heure?  du  matin.  Au  jour,  on  rc- 
ronnut  la  terre;  la  Lcnpnidhie  Rosti  ('tail  engngeo  surlcs 
rScifs  nommi^s  Los-  Caslillos  '. 

Le  navire  elait  perdu  sans  ressourres;  on  s'occupa  de 
sauver  les  liommes.  Porle  en  cijte  par  le  ressac,  le  navire 
n'avait  entre  la  terre  et  lui  que  la  distance  d'une  eiicS- 
blure  et  demie  (environ  250  metres).  Les  enibarcations 
t'lircnl)  Siiccessivenient  mises  i\  la  mer,  toules  furetit  hri- 
sees.  Sans  perdre  courage,  le  capitaine  ordonne  d'etablir 
un  va  et  vieHt.  Un  homme  se  jelte  it  I'eau  et  parvient  a 
gagner  la  terre,  tandis  qu'eperdus,  tremblants,  osant  c^ 
peine  esperer,  les  passagers  silencieux  epienl  chacun  de 
ses  mouvements.  Seul,  il  ne  peut  suffire  a  la  violence 
des  llols.  Sur  un  ordre  du  capitaine,  trois  niatelols  s'e- 
lancent,  arrivent  a  terre  apres  mille  efforts,  vont  en  aide 
h  leur  compagnon;  rriais  h  peine  ont-ils  fde  quarante 
brasses  du  gros  grelin  qui  doit  .servir  au  salut  comnuin, 
que  le  courant  lui  fit  faire  un  cercle  si  grand,  que  les 
quatre  matelots,  cntraines  par  la  force  du  gri^lin,  hlclient 
prise  en  se  voyant  dans  les  brisants  et  cherclient  k  se 
.soiistraire  a  la  mort.  Pas  un  caillou,  pas  un  arbre,  pas  le 
plus  simple  pieu  pour  amarrer  le  bout  sauveur.  Un  autre 
moyen  de  salut  se  presente ;  un  radeau  est  construit,  les 
passagers  refusent  d'en  faire  usage;  trois  d'entre  enx  ont 
.seuls  le  courage  de  s'y  exposer;  mais  conduits  par  le  cou- 
rant isous  le  couronnement  du  navire.  ou  les  vagues  s'e- 
levent  effrayantes  comnie  des  montagnes,  les  trois  passa- 
gers et  le  radeau  disparaissent  dans  I'abinie.  Acelte  vue, 
I'esperance  fait  place  au  desespo'ir,  le  desespoii-  prodnit 
de  nouvelles  resolutions.  Plusieurs  se  jeltent  danS  la 
mer;  mais  inhabiles  a  latter,  saisis  et  roules  par  le  rpssac 
qui  brisait  avec  fureursurles  rochers,  la  plupartsedtbat^ 
tent  peniblement  et  perissent  sous  les  yeux  de  leurs  com- 
pagnons.  Ceux-ci  s'arr^tent  inducis  ct  epouvantcs;  ne 
sachant  pas  nager,  ils  redouteut  un  pareil  sort;  mai.s  eus- 
sent-ils  su  nager,  eusscnt-ils  eu  plus  de  courage,  pou- 
vaient-ils  abandouner  sans  secours  celte  foule  de  femiheS 
et  d'enfants  auxquels  ce  moyen  de  sauvetage  etait  intpr= 
dit?  Pouvaient-ils  livrer  a  une  mort  rerlaine  et  alTrcusB 
les  Stres  pour  I'amour  desquels  ils  avaient  alTronte  I'U- 
cean  et  I'exil?  Eli'rayeS  dii  .spectacle  qui  se  deroule  h 
leurs  regards,  embrassant  leurs  families  eplorees,  ils  .se 
replient  sur  le  navire,  qui  du  moins  lour  promettait  en- 
core quelques  beures  d'exislence. 

Une  circonstance  servit  encore  a  les  retenir  a  bord, 
c'etait  la  sctne  lamentable  qu'olTrait  le  rivage.  Le  sinistre 
avail  attire'sur  la  plage  une  foule  de  ces  miserables  Gau- 
rhos,  race  immonde  et  sanguinaire,  qui,  parcourant  la 
cdte,  s'emparaient  des  debris,  brisaient  les  nialles,  pil- 
laient  leUr  contfeuu  et  menacnient  de  leurs  drmes  qni- 
conque  paraissait  voulbir  s'opposer  h  ISurs  rapines.  Troife 
perils  itnmirierits  s'olTraieht  aux  passagi^rs  :  la  submer- 

*  Rescifs  d.-ingereux  situes  sur  la  c  jte  orientale  de  1  Unigiuiy,  a 
SIX  lieues  environ  du  cap  Sainte-Marie,  qui  forme  un  des  cutea  de 
I'emboacharfe  de  Rio  dp.  Ih  Plata,  et  i  qaaranle  liedes  de  Mdntfevideo. 


URES  DE  LA  VIE  MARITIME. 

sion  du  navire,  les  brisaiits  en  fureur  et  I'a-vidit^  des 
Gniichos.  Les  mallieureux  naufrages  choisirent  celui  qui 
leur  laissait  encore  un  rayon  d'esp^rance,  ils  restferent. 
Opendant,  avec  le  jour,  la  tempeto  augmentait  de  vio- 
lence ;  la  mer,  qui  venait  Se  bri.ser  sur  les  llancs  du  b^ti- 
ment  en  lui  imprimant  d'efTroyables  secou.sses,  deferlait 
sur  le  pont  ct  le  balayait  d'un  bout  a  I'autre.  Tout  ce 
qui  restait  h  bord  chercha  un  refuge  sur  I'arriere,  et  1^, 
serres  I'un  centre  I'autre,  attendant  la  mort,  les  infortu- 
nes  ne  donnaient  signe  de  senlinient  qu'alors  que  la  voix 
du  capilaine  faisait  entendre  des  paroles  de  confiance  et 
de  consolation.  II  elait  du  resteli  son  poste,  jaloux  de 
niourir  avec  son  bJliment,  amarre  sur  la  dunetle,  infati- 
gable,  observant  le  temps,  qui  paraissait  vouloir  se  cal- 
mer en  faisanl  esperer  un  changemeril  au  coucher  du  so- 
leil.  Sa  prevision  s'acconiplit ;  le  vent  se  calma  au  large, 
mais  comme  il  arrive  apres  la  tempfite,  la  lame  devint 
plus  forte  h  terre,  et  les  brisants  n'en  mugirent  qu'avec 
plus  de  fureur. 

Pendant  cet  borrible  jour,  la  Leopoldinc  Ilosa  avail 
resist^,  mais  vers  cinq  lieures  du  soir  un  craquement 
sourd  se  fait  entendre  :  I'arriere  cedait.  La  dunette  a 
I'instanl  s'ouvre  et  la  mer  I'envahit.  Alors,  6  douleur,  6 
scene  decliirante!  plus  de  soixante  individus,  hommes, 
femmes  et  cnfants,  entasses  pele-mele  dans  cet  etroit  es- 
pace,  se  trouvent  en  un  moment  submerges!  La  terreur, 
la  douleur,  la  priere,  dans  leur  plus  poignante  expres- 
sion, elevenl  leurs  cris  du  milieu  de  cette  foule  qui  se 
debat  dans  une  indicible  agonie...  Bienlot  on  n'entendit 
plus  rien  que  le  clapotenient  de  la  lame  sur  les  parois  de 
la  dunette.  Tout  avail  peri  h  I'exception  de  quelques 
personnes  qui,  restees  sur  le  pont,  parvinrenl  ^  se  hisser 
sur  le  capot.  II  ^tait  alors  nuit  close.  Une  parlie  du  pont, 
rompu  par  la  moilie,  etait  separee  de  I'arrifere,  oil  resis- 
taient  encore  les  survivants;  la  mer  couvrait  incessam- 
ment  ce  dernier  asile,  et  chaque  lame  emportait  quel- 
qu'uti  de  ces  inforlunes.  Bienl6t  le  malheur  est  h  son 
comble,  le  navire  S'eiltr'ouvre  de  loutCs  parts;  ses  di- 
verses  parties  roulcnt  epnr.ses  dans  les  flols,  et  il  ne  reste 
plus  aux  iidufrages  que  la  trifle  ressource  de  se  cram- 
ponner  h  I'liii  de  ses  debris,  dans  I'espoir  de  gagner  la 
terre  avec  lui. 

Le  coeur  se  resserre  eu  depcignant  des  scenes  qui, 
dans  I'espace  de  quelipics  hcures,  rasserablent  tout  ce 
que  la  soufTrauce  humaiue  a  de  plus  lamentable  et  de 
plus  horrible.  Qu'est-ce  que  I'homnie?  De  celte  multi- 
tude en  lutle  avec  la  mort,  quelques-uns  se  sauvent,  le 
plus  grand  nonibre  peril;  il  en  est  qui  louchenl  la  terre 
et  expirenl  en  la  touchant.  De  ce  nombre  fut  le  jeune  el 
mallieureux  capilaine  Frappaz.  .lete  vivanl  sur  la  plage, 
il  ne  surv^cut  que  quelques  instants  k  la  perte  de  son 
navire;  il  expira  sans  secours,  glace  par  le  froid,  brise 
par  les  contusions  recues  a  bord  pendant  les  dix-huit 
heures  ii  I'agonie  de  SBril  bilimsnt.  Sa  iflort  fiit.lb  prix 
de  son  dcvouement. 

On  rendit  Ji  son  corps  les  honncurs  de  la  sepulture; 
une  main  ahnie  placa  sur  la  terre  qui  couvre  ses  restes 
une  croix  de  bnis,  deux  simples  branches  d'arbre,  signes 
de  sa  foi  conime  de  son  esperance. 

L'ahbe  K. 


JEAISNE  D'ARC. 

FAITS  JIEMORAIILES  DE  L'HISTOIRE. 


95 


JEANNE  D'ARC. 


Apresavoir  delivie  Orleans,  apres avoir  fait  sacreiaKeims 
leroiCUarlesVll,  Jeanne d' Arc,  sacliantquesa  mission  etait 
terminee,  voulait  retourner  dans  son  villa2;e;  on  ne  le  lui 
permit  pas.  En  dijfcndant  Compiegne,  elle  tomba  au  pou- 
yoir  desBourguignons,  qui  la  li\rerentaux  Anglais.  Ceux- 
ci,  loujours  battus  par  une  I'emmc,  buniilies,  par  conse- 
quent, voulurent  se  \enger;  leur  vengeance  fut  une 
ISchcte,  ils  fircnt  le  proces  a  celle  dont  le  seul  crime 
elait  d'avoir  sauve  son  roi  et  son  pays. 

Aussi,a  peinelalTaire  fut-elleinstruite,  qu'on  prodigua 
I'argent  et  les  menaces  afin  den  liiter  la  conclusion ; 
mais  un  obstacle  s'opposait  au  prompt  accomplissement 
de  cette  iniquite,  c'etait  I'interet  que  I'accusee  avait  su 
inspirer  a  ses  juges  eux-memes.  Cependant  ceus-ci 
avaient  ete  cboisis  parmi  ses  ennemis.  Jeanne  eut  a  re- 
pondce  dans  les  ioterrogatoires  qu'on  lui  fit  subir  plu- 
sieurs  fois  sur  sa  premiere  entrevueavec  Charles  VII ;  elle 
refusatoujoursdes'expliquersurce  quelle  lui  avail  revele 
pour  lui  prouver  quelle  ne  voulait  pas  lui  en  imposer. 
Quaod  elle  fut  conlrainte  de  s'expliquer,  elle  le  lit  d'une 
maniere  a  pen  pres  inintelligible,  et  en  eraployant  I'alle- 
gorie;  elle  raconla  avec  beaucoup  de  details  tout  ce  qui 
concernait  ses  apparitions  et  les  voix  qui  la  conseillaient ; 
elle  rapporta,  avec  la  plus  grande  ingenuile,  tout  ce 
qu'elle  avait  vu,  entendu  ou  dit  dans  ses  entretiens  se- 
crets avec  les  saintes  qui,  tous  les  jours,  voulaient  liien 
lui  apparaiire  pour  I'engager  a  repondre  hardimenl. 

Elle  ne  pensa  jamais  a  nier  les  predictions  qu'elle  avait 
faites  dans  ses  lettres;  bien  plus,  elle  annonca  ii  ses  juges 
qu'avant  sept  ans  les  Anglais  abandonneraient  un  gage 
beaucoup  plus  important  que  la  ville  d'Orleans.  Or 
il  faut  remarquer  que  Paris  fut  repris  par  les  Fran- 
cais,  le  13  avril  Hi6,  c'est-ii-dire  six  ans  apres 
que  ron  eul  parle  de  cette  prediction  pendant  le  pro- 
ces de  Jeanne.  Les  inlerrogatoires  devenaient  chaque 
jour  plus  frequents  et  le  proces  ne  faisait  pas  un  pas.  Les 


reponscs  de  I'accusee,  le  resuUal  des  visites  auxquelles 
on  I'avait  soumise,  les  renseignemenis  pris  dans  le  village 
oil  elle  etait  nee,  tout  tendait  a  prouver  son  innocence. 
Tous  les  Iflchps  artifices  dont  on  se  servit  paur  etablii* 
sa  culpabilitii  resiiirent  sans  effel,  il  y  eul  menie  (Ijius  son 
tribunal  plusieursassesseurs  qui,  indignes  de  I'iniquU^.de 
tous  ces  moyons,  cesserent  de  prendre  part  au  procijs.  x,; 

L'ev^que  de  Beauvais  ne  savait  plus  que  faire,  lors- 
qu'elle  lomba  nialade;  on  soupconna  d'abord  le  prelat 
d'avoir  voulu  empoisonncr  la  prisonniere.  Cependant  le 
projet  du  due  de  Bedfort  echouait  si  Jeanne  monrait  d'une 
mort  ordinaire;  des  ordres  furent  donnes  en  consequence, 
et  les  .\nglais  eurent  d'elle  le  plus  grand  soni  pendant 
tout  le  temps  de  sa  maladie.  On  finit  par  se  decider  a  re- 
duire  tous  les  chefs  d'accusalion  a  douze  seulement;  puis 
on  ecrivit  a  I'universite  de  Paris  pour  avoir  son  avis  sur 
les  questions  generales.  L'universile  envoya  une  opinion 
conforraeaux  esperances  du  tribunal  de  Rouen,  et  la  pro- 
cedure fut  poussee  activement;  elle  ne  fut  pas  nieme  in- 
lerrompue  pendant  la  quinzaine  de  Piques.  Les  Anglais 
poursuivaient  de  leurs  menaces  les  juges  et  I'eveque  de 
Beauvais  lui-meme,  qui  n'en  finissaient  pas  assez  vite.  On 
mit  en  usage  la  ruse  la  plus  infilme. 

Jeanne  se  laissa  Iromper  par  les  perfides  conseils 
d'un  nomme  I'Oyseleur.  On  I'avait  persuadee  que  si 
elle  reconnaissait  I'autorite  de  I'Kglise  terre.stre  ou 
militante,  .ses  juges,  qui  se  prelendaient  inveslis  de  tous 
les  pouvoirs  de  cetle  Eglise,  la  condamneraient  aussitot  a 
mort.  .\ussi,  quand  on  I'interrogea  sur  cet  article  eile 
ne  voulut  pas  repondre  et  se  contenta  de  dire  :  «  Je  crois 
bien  que  I'Eglisn  militante  ne  peut  errer  ou  fnillir,  mais 
quant  a  mes  dis  et  fais,  je  m'eii  rapporle  a  Dieu  qui 
nieafait  faire  ceque  jeay  fait.))  Alorson  luiannonca  que 
si  elle  ne  faisait  amende  honorable  a  I'feglise,  elle  s'expo- 
sait  aux  peines  du  feu  eternel  quant  ^  I'ftme,  et  aux  peines 
du  feu  corporel  quant  au  corps.  •  Vous  ne  save/,  ja  ce 


94 


JEANNE  DARC. 


que  vous  dicles,  conlie  nioy,  reprit-elle,  qu'il  ne  vous  en 
prenne  mal  au  coips  et  h  I'ame.  »  Le  lendemain,  I'ev^- 
que  de  Beauvais  se  transporta  dans  sa  prison ;  elle  pro- 
lesta  courageusement  conlre  tons  les  aveux  qu'on  pour- 
rait  lui  arracher  par  la  violence.  C'est  alors  qu'on  paria 
de  lui  fairs  donncr  la  question ;  mais  on  craignit  qu'elle 
ne  succombat,  et  ce  projet  affreux  ful  abandonne. 

Le  24  mai  U51,  Jeanne  d'Arc  fut  amende  sup  la  place 
du  cimetiere  de  Saint-Ouen,  pour  y  ecouter  sa  sentence. 
Deux  t^chafauds  ^taient  dresses ;  sur  I'un  siegeaientle  vice- 
inquisiteur,  le  cardinal  d'Anglelerre,  I'eveque  de  Noyon, 
I'ev^que  de  Boulogne  et  trenle-trois  assesseurs ;  sur  I'au- 
tre  se  trouvaient  Jeanne  et  Guillaume  firard  qu'on  avait 
charge  de  la  precher.  Le  bourreau.  qui  avait  amene  un 
chariot  h  qnatre  chevaux,  se  tenait  prita  enlever  la  vic- 
time  ct  a  la  conduiro  a  la  place  du  Vieux-Marche  oil  etait 
le  biicber.  La  place  elait  pleine  de  peuple.  Guillaume 
£rard,  dans  un  discours  violent,  proftra  les  invectives 
les  plus  grossieres  centre  I'accusfe,  contre  les  Francais 
restes  fideles  i»  Charles  VII,  enfin  contre  le  monarque  lui- 
m^me  ;  u  C'est  a  toi,  Jeanne,  lui  dit-il,  que  je  parle  et  te 
dis  que  ton  roy  est  h^retique  et  schismatique.  »  Jeanne 
fut  encore  assez  courageuse  pour  interrompre  ce  forcene. 
«  Par  ma  foy,  sire,  repondit-elle,  reverence  gardee,  car 
je  vous  ose  bien  dire  et  bien  jurer,  sur  la  peine  de  ma  vie, 
que  c'est  le  plus  noble  chrestien  de  tous  les  chrestiens,  et 
qui  mieux  aime  la  foy  et  I'figlise,  et  n'cst  point  tel  que 
vous  dicles.  >  Alors  le  predicateur  cria  a  I'apparitcur 
Massieu  :  •  Faites  la  taire!  » 

•  Ce  sermon  achev6  (on  I'appelle  dans  le  proces  predi- 
cation charitable), Massieu  lut  une  cedule  d'abjuration  et, 
apres  la  lecture,  on  somnia  Jeanne  d'abjurer;  elle  re- 
pondit  qu'elle  ne  comprenait  pas  ce  mot  et  demanda 
conseil.  L'apparileur  Massieu  se  chargea  de  ce  soin.  Get 
liomme,  qui  avait  pour  metier  de  conduire  les  condam- 
nes  en  prison,  au  tribunal  ou  k  I'echafaud,  se  sentait  emu 
de  compassion  en  faveur  de  Jeanne;  il  lui  fit  comprendre 
ce  qu'on  voulait  d'elle,  et  lui  conseilla  de  s'en  rapporter 
k  rfiglise  universelle  :  •  Je  me  rapporte,  dit  Jeanne.  Ji 
rfiglise  universelle  si  je  dois  abjurcr  ou  non.  »  —  ■  Tu 
abjureras,  s'ecria  I'odieux  Erard,  ou  tu  seras  arse  { bril- 
lee  ).  •  Elle  declara  de  nouveau  qu'elle  se  soumetlait^  la 
decision  du  pape,  en  ripelant  toutefois  qu'elle  n'avait 
rien  fait  que  par  les  ordres  de  Dieu ;  que  son  roi  ne  lui 
avait  rien  fait  faire,  et  que  s'il  y  avait  eu  quelque  mal 
dansses  actions  ou  dans  ses  paroles,  il  venait  d'elle seule 
et  non  d'autre.  Alors  I'eveque  de  Beauvais  se  leva  et  lut 
la  sentence  redigee  diis  la  veille.  II  eut  I'impudence  de 
dire  que  I'accusee  refusait  de  se  soumettre  au  pape,  bien 
qu'elle  eut,  un  instant  aupiiravant,  allirnie  le  conlraire. 

Cependant  les  temoins  manquaient,  Jeanne  avait  recuse 
plusieurs  chefs  d'accusation,  et  la  procedure  se  trouvait 
ainsi  entachee  de  nullile;  la  responsabilite  devenait  terri- 
ble. Aussi  les  juges,  fort  inquiets,  tenaient  beaucoup  ii 
I'abjuration;  menaces  et  prieres,  tout  ttait  mis  en  usage. 
Pour  arriver  Ji  son  but,  I'eveque  de  Beauvais  ne  craignit 
pas  de  remettre  i  un  autre  jour  la  lecture  de  I'actc  de 
condamnation;  aussi  fut-il  injurie  par  les  .4nglais  indigni?s 
de  ce  retard;  mais  il  preferait  aux  injures  et  h  la  culerc 
cette  abjuration  si  desiree.  Enfin,  succombant  a  tant 
d'instances,  Jeanne  annonca  qu  elle  s'en  rapportait  sur  le 
lout  a  sa  mere  sainte  Eglise  et  ses  juges.  Guillaume 
Erard    lui    dit    alors   :    a    Signe    maintenant ,    autre- 


ment  tu  finiras  aujourd'hui  tes  jours    par    le   feu.    »     I 

La  cedulo  dont  on  lui  donna  lecture  cuntenait  seule-  ' 
ment  la  promesse  de  ne  plus  porter  les  amies,  de  laisser 
croitre  ses  cheveux  et  de  quitter  les  habits  d'homme. 
Elle  avait  ete  entendue  par  une  foule  de  temoms,  et  n'a- 
vail  que  huit  lignes,  comnie  plusieurs  personnes  I'aflir- 
mferent.  Or  la  piece  que  Jeanne  signa  apres  qu'elle  eut 
(5te  pr&enlee,  non  par  le  grelTier  du  tribunal,  mais  par 
Laurent  Callot,  secretaire  du  roi  d'Anglelerre,  etait  lon- 
gue  de  plusieurs  pages.  Elle  s'y  reconnaissait  dissolue, 
heretique,  seditieuse,  invocatrice  de  demons,  coupable 
enfin  des  forfaits  les  plus  contraires  et  les  plus  abomina- 
bles.  Cette  infidelit(5  fut  reconnue,  on  en  trouva  les  preu- 
ves  les  plus  evidentes  dans  les  declarations  du  gretfier 
qui  avait  lu  la  premiere  ccdule  dans  les  depositions  de 
l'apparileur  Massieu  et  de  plusieurs  autres  temoins.  En- 
fin I'evt^que  de  Beauvais  lut  la  sentence  qui  condamnait 
Jeanne  d'Arc,  pour  reparation  de  ses  fautes,  au  pain  de 
douleur  ct  a  I'cau  d'angoisse,  pour  le  reste  de  ses  jours. 

Jeanne  pensa  que  desormais  condamnee,  elle  allait  ^tre 
livree  a  I'Eglise  qui  avait  obtenu  sa  condamnation  :  o  Me- 
nez-moi  en  vos  prisons,  disait-elle,  et  que  je  ne  sois  plus 
en  la  main  de  ces  Anglois.  •  Mais  I'eveque  de  Beauvais 
dtait  inipuissant  pour  donner  satisfaction  h  une  si  juste 
requete,  Jeanne  fut  rameni'e  au  chateau  de  Rouen. 

Les  chefs  anglais  devinrent  furieux  quand  ils  virent 
leur  victime  leur  echapper;  quelques-uns  d'entre  eux 
voulurent  frapper  de  leur  dpfe  I'eveque  et  les  juges.  Le 
comte  de  Warwick  declara  ^  ces  derniers  qu'il  etait  extr^- 
mement  prejudiciable  aux  interetsdu  roi  d'Angleterre  de 
sauver  Jeanne  du  supplice  :  oN'ayez  cure,  dit  I'un  d'eux, 
nous  la  retrouverons  bien.  •  Les  Anglais  ne  s'en  venge- 
rent  pas  moins  sur  elle  et  accrurent  pour  la  malheureuse 
les  horreurs  de  la  prison.  Elle  avait  pour  gardiens  cinq 
archers  dont  deux  ne  quitlaient  pas  la  porte,  et  les  trois 
autres  I'interieur  du  cachot  oil  ils  s'etaient  etablis.  Pen- 
dant la  nuit  on  I'attachail  par  deux  chaines  de  fer  fixfes 
au  pied  de  son  lit,  et  pendant  le  jour  a  un  poteau  par 
une  autre  chaine  qui  lui  passait  aulour  du  corps. 

Elle  avait  repris  ses  habits  de  femme  et  subissait  tou- 
tes  les  consequences  de  sa  condamnation.  On  cherchait 
en  vain  un  priStexte  pour  une  sentence  plus  severe;  on 
finit  par  arriver  au  but  qu'on  se  proposait.  Dans  son  som- 
meil  on  lui  enleva  ses  vetements,  et  Ton  mit  Ji  !a  place 
des  habits  d'homme.  Elle  supplia  ses  gardiens  de  lui  ren- 
dre  ses  vetements  de  femme;  on  fut  inllexible,  elle  fut 
forcee  de  rester  vfitue  en  homme.  A  I'instant  niftme  plu- 
sieurs temoins,  postfe  \kk  dessein,  se  montrerent  pour  se 
porter  garants  de  cette  infraction  prdtendue  aux  ordres 
de  I'Eglise.  L'ev^que  de  Beauvais  et  quelques-uns  des 
juges  entrent  aussilot  dans  la  prison,  et  font  dresser  pro- 
ces-verbal.  En  sortant  I'eveque  prend  a  part  le  comte  de 
Warwick,  et  lui  dit  en  riant  :  «  Fare  well,  fare  well, 
faites  bonne  chere,  il  en  est  faict.  »  Le  lendemain  le  tri- 
bunal, pour  conserver  encore  une  apparence  de  forme, 
interroge  la  prisonniere,  delibtire  et  rend  un  arrdt  qui 
condamne  Jeanne  d'Arc  «  eomme  relapse,  exromimmiee, 
rejelec  du  sein  de  I'Eglise  el  jugee  digue  par  ses  forfaits 
d'etre  ahandonnee  a  la  justice  sh-uliere.  » 

Dans  la  matinee  du  jour  fixe  pour  le  supplice  (31  mai 
1431),  r(Svfque  de  Beauvais  chargea  frere  Martin  I'Ad- 
venu  de  donner  lecture  a  Jeanne  d'Arc  de  la  sentence  qui 
la  condamnait  ^  inert;  d'abord  elle  temoigna  la  plus  pro- 


JEANNE 

fonde  douleur,  et  s'ecria  avec  des  sanglots  :  «  Dieu  le 
grant,  juge  des  grans  torts  et  ingravances  qu'on  me  fait. » 
Bientot  elle  se  confessa  k  frere  Martin,  et  demanda  in- 
stamment  ii  communier.  Mais  il  se  presentait  une  diffi- 
culte  :  Jeanne  avail  ele  declare  heretique,  excommuniee 
et  relranchee  du.  nombre  des  fideles,  pouvait-on,  devait- 
on  lui  administrer  le  saint  sacrement  de  I'Eucharislie? 
Frere  Martin  dep^cha  I'apparileur  Massieu  vers  I'eveque 
de  Beauvais  pour  I'informer  du  desir  de  Jeanne.  Alors  se 
passa  quelque  chose  d'inouY,  quelque  cliose  qu'on  ne 
voudrait  pas  croire  si  cela  n'etait  pas  consigne  dans  le 
proces ;  I'eveque  de  Beauvais,  apres  avoir  consulte  quel- 
ques-uns  des  juges,  fit  repondre  i  frere  Martin,  qu'il 
pouvait  donner  a  Jeanne  d'Arc  alesacrementde  I'Euclia- 
ristie  ettoutes  chosesquelconques quelle  deinandcrait.  » 

Ainsi  I'eveque  de  Beauvais,  dans  un  moment  de  com- 
passion, se  laissa  llechir,  malgre  la  cruaute  dont  il  avait 
faitpreuvejusque-la.et  nereflechit  pas  qu'il  annnlaitain^i 
sa  propre  seiftence  et  proclamaitl'innocence  decelle  qu'il 
avait  condamnee.  D'apri.'sranlorisalion  de  I'eveque,  frere 
Martin  I'Advenu  fit  communier  Jeanne,  qui  reout  ce  saint 
sacrement  avec  une  grande  huniilite  et  des  larmes  abon- 
dantes.  Son  courage  et  sa  fermele  parurcnl  se  ranimer  ; 
elle  apercut  en  ce  moment  I'eveque  de  Beauvais  :  «  Evfi- 
que,  lui  dit-elle,  je  meurs  par  vous;  si  vous  m'eussiez 
raise  aux  prisons  de  court  de  PEglise,  cecy  nenie  fOt  pas 
advenu  :  pour  quoy  je  appelle  de  vous  devani  Dieu.  » 

A  neuf  heures  du  matin  Jeanne,  revetue  des  liabils  de 
son  sexe,  monta  dans  le  chariot  du  bourreau,  assistee  de 
fr^re  Martin  I'Advenu  etde  here  Isambard  de  la  Pierre. 
Le  chariot  etait  entoure  de  huils  cents  soldats  anglais, 
armfe  de  baches,  d'epeos  el  de  lances.  La  place  etait  rem- 
plie  d'une  niullitude  immense.  Soudain  on  apercoit  un 
homme,  les  trails  bouleverses,  la  figure  baignee  de  lar- 
mes, penetrer  ii  Iravers  la  foule  et  les  Anglais  surpris, 
puis  monler  sur  le  chariot  de  Jeanne  :  cet  homme  n'etait 
autre  que  I'Oyseleur;  les  remords  I'avaient  mis  en  cet 
etat,  et  il  accourait  pour  supplier  Jeanne  de  lui  pardon- 
ner.  Sans  le  conite  de  \\'ar\vick,  il  eut  ete  massacri  a 
I'instant  par  les  soldats  anglais.  II  ne  dut  la  vie  qu'il  I'ordre 
donne  par  le  comte  de  le  chasser  aussitfit  de  la  ville. 

Cependant  les  lamentations  de  Jeanne,  sa  douleur  na- 
vrante,  la  piete  qua  respirait  dans  ses  paroles  et  dans  son 
maintien,  avaient  louche  tons  les  assistans.  A  son  arrivee 
sur  la  place  du  Vieux-Marclie,  le  peuple  avait  dejJi  laisse 
echapper  des  larmes.  Le  biicher  s'elevait  sur  une  plate- 
forme,  lion  loin  de  laquelle  i'taient  dresses  deux  ^cha- 
fauds.  Sur  I'un  siegeaient  les  juges  ecclesiastiques  et  ci- 
vils,  lebailli  de  Rouen  etson  lieutenant  Laurent  Quesdon; 
sur  I'autre  etaient  les  prelats.  Nicolas  Midy,  docteur  en 
th^ologie,  adressa  d'abord  a  la  condamnee  un  discours 
d'admonition  :  apres  quoi  Jeanne  s'agenouilla  pour  prier; 
elle  declara  de  nouveau  que  son  roi  ne  lavait  pas  induile 
aux  choses  qu'elle  avait  failes,  rcprehensibles  ou  dignes 
de  louanges;  puis  elle  se  rccommanda  a  la  piete  de  tous 
ceux  qui  Etaient  presents,  et  pria  les  pretres  qui  etaient 
la  de  dire  une  messe  pour  elle.  A  cet  instant  non-seule- 
ment  le  peuple,  mais  les  juges,  les  soldats  anglais,  tous 
enfin  etaient  attendris  et  fondaient  en  larmes. 

L'eviSque  de  Beauvais  se  levant  lut  la  sentence  qui, 
comme  la  premifere  fois,  renfermait  pour  Jeanne  des 
exhortations  melees  de  calomnies  et  d'injures;  elle  finis- 
sait  ainsi ;  u  Nous  vous  declarons  relapse  et  heretique  par 


D'AHC. 


US 


noire  prfeente  sentence;  nous  vous  livrons  ;i  la  puissance 
s&uliere  en  la  priant  de  moderer  son  jugement  h  voire 
egard,  en  vous  evitant  la  mort  et  la  mulilaliun  des  mem- 
brcs..  Formule  pleine  d'hypocrisie,  car  deja  le  bourreau 
tenait  la  torche.  Encore  fallait-il  que  la  justice  seculi^re 
prononrfl  I'arr^t  de  mort,  else charge^t  d'ordonner  I'exe- 
culioii.  Or  le  bailli  de  Rouen  el  sesofficiers  ne  prononcerent 
aucune  especede  sentence,  et  ne  donnerentaucun  ordre. 
Quand  I'evt^que  de  Beauvais  eut  fini  sa  lecture,  deux 
sergents  s'avanceient  pour  faire  descendre  Jeanne  de 
I'echafaud.  Elle  enibrassa  ardemment  une  croix  qu'elle 
avail  demandee  et  qu'on  lui  a\ait  ajiportee  d'une  eglise 
voisine,.et  se  laissa  conduire  par  frere  Martin  I'Advenu: 
mais  elle  fut  saisie  et  entrainee  au  supplice  par  les  sol- 
dais  anglais  furieux.  Elle  s'ecriait  en  invoquant  le  ciel  : 
"  Ah!  Houen  !  Rouen!  seras-lu  ma  derniere  demeure?  . 
Quand  elle  fut  au  pied  du  biicher,  on  la  coiffa  de  la  mi- 
tre honteuse  de  I'inquisition,  on  y  avait  ecrit  ces  mots  : 
■  Heretique,  relapse,  apostate,  ydolastre.  .  En  face  du 
buchcr  etait  un  tableau  avec  cetle  inscription  :  .  Jeanne, 
qui  s'est  fait  nommer  la  Pucelle,  m'enleresse^  pernicieuse, 
abuseresse  de  peuple,  divineresse,  superslilieuse,  blasphe- 
meresse  de  Dieu,  mal  creant  de  la  foy  de  Jesus-Christ, 
vanleresse,  ydolastre,  cruelle,  dissolue,  invocaleresse  de 
diables,  scismatique  et  heretique.  .  Jeanne  supplia  qu'on 
lui  donnat  un  crucifix  :  un  soldat  anglais  rompit  un  ba- 
ton qu'il  trouva  et  en  fit  une  sorte  de  croix  ;  elle  la  prit, 
la  baisa  et  la  mit  dans  son  sein. 

Se3  longs  cheveux  epars  flottaient  au  gre  des  vents ; 
Au  pied  de  I'echafaud,  sans  changer  de  visage, 

Kile  s'avan9ait  k  pas  lents. 
Trancjiiille  elle  y  monta  :  quand,  debout  sur  le  taite 
Elle  vit  ce  biicher  qui  Talhiit  devorer, 
Les  bourreaui  en  suspens,  la  damme  deja  prete, 
Sentant  son  cceur  faillir,  elle  baissa  la  tele, 

Et  se  prit  a  pleurer.  c.  Delavigme. 

Une  fois  monlee  sur  le  biicher,  on  la  lia  a  une  colonne 
en  piatre,  construile  k  ce  dessein,  et  on  mit  le  feu  au  bois 
amonceM.  Frere  Martin  I'Advenu,  tout  enlier  aux  soins 
qu'il  donnaitpieusement  a  Jeanne,  ne  voyaitpasia  flanime 
qui  s'approchait  de  lui ;  mais  Jeanne  s'en  elait  apercue 
et  I'averlit;  elle  lui  dit  de  se  reculer  en  le  priant  de  r'es- 
ter  au  pied  de  I'echafaud  et  de  lever  sa  croix  devant 
elle  en  lui  parlant  assez  haul  pour  qu'elle  pOt  enlendre. 
11  obeit  avec  ce  zele  el  ce  devouement  dont  il  avait  donne 
dejii  plusieurs  preuves.  Pour  que  personne  ne  pill  doutcr 
de  sa  mort,  on  avait  elevij  le  bucher  a  une  Ires-grande 
hauteur;  de  celle  mani^re  lout  le  peuple  pouvail  aperce- 
voir  la  viclime.  Or  I'eltivalion  du  biclier  rendit  son  em- 
brasemenl  plus  difficile  et  le  supplice  plus  long  et  plus 
cruel.  Tanl  que  I'inforlunee  conserva  un  peu  de  vie,  on 
lentendil  prononcer,  du  milieu  des  flamnies  et  parmi  les 
gemissements  et  les  sanglots,  le  nom  de  Jesus.  Quand  elle 
eut  ele  consumee,  le  cardinal  de  Winchester  fit  ramasser 
ses  cendres  et  ordonna  de  les  jeler  dans  la  Seine.  Celle 
qui  mourut  ainsi  apres  douze  mois  de  captivile,  avait 
sauve  son  roi  et  la  France;  son  roi  et  la  France  ne  firent 
aiicun  effort  pour  la  sauvera  son  tour. 

On  assure  qu'au  moment  oil  les  flammes  etouflferent  le 
nom  de  Jesus  dans  sa  bouche,  une  colombe  s'eleva  du 
bucher,  en  presence  des  Anglais  epouvantijs,  et  s'envola 
vers  le  ciel.  Telle  fut  du  moins  I'illusion  produite,  par  le 
remords,  dans  I'ame  des  bourreaux.  Ravehgie. 


90 


INFULENCE   DE  LA  LUNE  SUU  LE  TEMPS. 


INTIilTENCE  SE  IiA  I.T7NE  SUR  I.X  TEMPS 

M.  Arago  a  observe  que  dans  la  ijueition  do  savoir  si 
la  lune  a  une  influence  sur  le  temps,  il  y  a  deux  opinions 
opposees.  La  majority  des  hommes  ne  doute  -pas  de  cette 
influence,  et  dans  ce  nombre  se  trouveiit  :  les  marins,  les 
bateliers  etles  laboureurs;  mais  ties-peusehasarderaicnt 
a  predire  si  le  changement  de.teiniis  aura  lieu  a  lapleine 
ou  a  la  nouvelle  June,  ou  aux  quartiers,  s'il  y  aura  du 
beau  ou  du  mauvais  temps;  la  plupart  pensent  ccpen- 
dant  qu'un  changement  do  quelque  espece  aura  lieu  a 
I'une  de  ces  epoques.  De  I'autre  cole  les  astronomes  et 
les  savants  en  general  atlribuent  cette  opinion  a  un  pre- 
jugiS  populaire,  et  ils  ne  voient  pas  de  raison  dans  la  na- 
ture des  vicissitudes  de  Tatmosphiire  pour  croire  qu'elles 
doivent  avoir  lieu  un  jour  de  la  lune  plutot  que  I'autre. 

Dans  cet  etat  de  choses  M.  Arago  et  d'autres  savants 
ont  examine  avec  attention  les  observations  pieteorologi- 
ques  faites  dans  des  annees  differentes,  afin  de  voir  quel 
changement  pouvait  operer  la  nouvelle  et  la  pleine  lune. 
Le  premier  etat  atmosph^-rique  auquel  ils  ontdirige  leur 
attention  est  celui  dela  pluie. 

II  y  a  Irois  couples  de  periodes  (si  nous  pouvons  em- 
plover  I'expression)  dans  lesquelles  on  peut  compa- 
rer I'influence  de  la  lune:  1"  La  nouvelle  et  la  pleine 
lune,  c'est-a-dire  les  epoques  pii  la  lune  est  alternative- 
nient  plus  pres  et  plus  loin  du  soleil ;  S"  le  perigee  et  I'a- 
pogee,  c'est-a-dire  les  moments  oil  elle  est  le  plus  pres  et 
le  plus  loin  de  la  terre  dans  le  cours  de  sa  revolution 
mensuelle;  3°  la  dcclinaison  nord  et  la  declinaison  sud, 
epoques  oil  la  lune  reste  plus  ou  moins  longlempsau-des- 
sus  del'horizon  dans  la  duree  d'un  jour.  Les  savants  ont 
tire  leurs  conclusions  principalemont  de  I'elatdu  temps  a 
ces  phases.  Le  docteur  Midler  de  Berlin  a  fait,  pendant 
seize  ans,  des  observations  six  fois  par  jour;  et  il  a  lrou\e 
qu'i  Berlin  il  avait  tombe  un  peu  moins  de  pluie  et  de 
neige,  quand'la  lune  est  Jison  apogee,  quo  lorsqu'elle  est 
k  son  perigee. 

Le  professeur  Schiibler,  de  Tubingen,  a  fait  une  serie 
d'observations  sur  le  temps  pendant  le  long  espace  de 
vingt-huit ans.  II  a  trouvi,  qu'en  vingt  ans,  il  yavaiteu 
3066  jours  de  pluie  dont  1609  avaient  eu  lieu  pendant 
que  la  lune  etaitcroissanle,  c'esl-a-dire  dansle  passage  de 
la  nouvelle  a  la  pleine  lune,  et  14o7  dans  le  decroissant, 
c'est-a-dire  pendant  le  passage  de  la  pleine  i  la  nouvelle 
lune.  Le  plus  grand  nombre  de  jours  pluvieux  fut  entre 
le  premier  quarlier  et  la  pleine  lune,  et  le  plus  petit 
nombre  entre  le  dernier  quartier  cl  la  nouvelle  lune;  les 
deux  aulres  epoques  eun'ut  de  la  pluie  a  peu  preslememe 
nombre  de  jours.  Conime  la  plupart  des  annees  prises 
individuellement  s'nccordaient  assez  bien  avec  le  resuUat 
total,  cette  observation  conduisit  a  une  conclusion  assez 
satisfaisant*,  quedansr.\llemagne,  il  y  a  plusde  pluie  un 
peu  avant  la  pleine  lune  qu'un  peu  avant  Vi  nouvelle 
lune  dans  la  proportion  de  six  a  cinq.  Schiibler  \aria 
ensuite  ses  calculs;  il  prit  un  k  un  les  jours  de  la  lune  au 
lieu  de  reunir  sept  a  huit  jours.  II  trouva  que  dans  vingt- 


huit  ans  il  y  avait  eu  148  jours  pluvieux  A  la  nouvelle 
lune,  156  au  premier  quartier,  162  a  la  pleine  lune,  et  130 
au  dernier  quartier ;  d'oii  il  parait  resulter  que  le  jour 
de  la  pleine  lune  a  eli,  des  quatre  phases,  le  plus  sujet  a 
la  pluie;  mais  il  trouva  aussi  que  la  chance  de  pluie  etait 
encore  plus  grande,  trois  jours  environ  avant  la  pleine 
lune. 

A  Monlpellier,  M.  Poitevin  est  arrive  a  des  resullats 
differents  de  ceux  que  nous  venous  de  rapporler.  II  a 
trouve,  en  dix  ans  d'observations,  qu'a  la  nouvelle  lune 
il  y  avait  un  jour  de  pluie  sur  quatre;  au  premier  quar- 
tier un  sur  sept;  a  la  pleine  lune  un  sur  cinq;  et  au  der- 
nier quartier  un  sur  quatre.  Nous  voyons  ici  qu'ii  Monl- 
pellier il  est  tombe  de  I'eau  plus  souvent  iila  nouvelle 
qu'a  la  pleine  lune  ;  tandis  qu'un  resultat  contraire  a  ete 
observe  en  Allemagne.  D'apres  les  observations  qu'il  a 
faites  a  Vjenne,  M.  Pilgrim  a  trouve  que,  s'il  y  avait 
vingt-six  jours  pluvieux  a  la  nouvelle  lune,  il  y  en  aurait 
vingt-neuf  a  la  pleine  lune,  resultat  qui  s'accorde  assez 
bien  avec  celui  de  M.  Schiibler.  Un  grand  nombre  d'ob- 
servationsfaites  a  Geneve  pendant  unep^riode  de  trente- 
ti'ois  ans,  montre  que  le  nombre  des  jours  pluvieux  dans 
celle  yille  aux  quatre  phases  de  I'age  de  la  lune  sont : 
nouvelle  lune  123  jours,  premier  quarlier  122,  pleine 
lune  132  jours,  et  dernier  quartier  128  jours.  Ici  le 
nombre  est  plus  grand  pour  la  pleine  lune  que  pour  la. 
nouvelle,  comme  dans  presquc  toutes  les  autres  suites 
d'observations.  Mais  si  Ton  prend  la  quantite  positive  de 
pluie  qui  est  tombee,  au  lieu  du  nombre  de  jours  seule- 
ment,  on  trouve  un  resultat  qui  renverse  toules  les  con- 
clusions precedentes;  car,  si  la  quantite  de  pluie  tombee 
les  jours  de  nou\elle  lune  est  representee  par  i32,  celle 
du  premier  quartier  sera  de  430;  a  la  pleine  lune  416;  et 
dernier  quartier  369  ;  ce  qui  montre  qu'il  lombe  plus  de 
pluie  a  la  nouvelle  qu'ii  la  pleine  lune,  quoiqu'il  .serablit 
y  avoir  plusde  probabilite  de  pluie  a  la  pleine  lune  qu'k 
la  nouvelle. 

On  a  encore  considere  la  lune,  non  plus  sous  le  rap- 
port de  la  quantite  de  pluie  reellement  tombee;  rnais  de 
I'etat  nebuleux  du  ciel.  M.  Arago  appelle  une  belle  j_qur- 
nee  celle  ou  le  ciel  est  clair  k  sept  heures  du  matin,  deux 
heures  apres  midi  et  k  neuf  heures  du  soir.  11  appelle 
nebuleux  les  jours  dans  lesquels,  a  ces  heures,  le  ciel  est 
obscurci  de  nuages.  II  a  examine  les  observations  faites 
pendant  seize  ans  Ji  .\ugsbourg,  et  il  a  vu  qu'il  y  avait 
I  u  : 

Bc.illx  joins.  Jmirs  nelnileux. 

.\  la  nouvelle  lune,  31  61 

.\u  premier  quartier,  38  S7 

A  la  pleine  lune,  26  61 

Et  au  dernier  quartier,  41  53 

Ces  resultats  s'accordent  assez  bien  avec  ceuif  que 
nous  avons  cites  de  Schiibler,  dans  lesquels  on  trouve 
plus  de  jours  pluvieux  dans  la  semaine  qui  precede  la 
pleine  lune  que  dans  les  trois  aulres  seuiaines  du  mois 
lunaire,  et  ils  s'accordent  egalement  pour  la  quanti(6  ab- 
solue  de  pluie. 


Typogr.ipliie  I.Ar.n*MPR  cl  Ci^,  i  uc  DamielU;,  -2. 


CHROMCLE  DES  IIOIS. 


AVKII.. 


r-^Cr: 


ui  de  vous,  mes  enfanls,  aux 
jours  froitls  et  neigeux  d'hi- 
ver,  n'a  soupire  pour  le  re- 
tour  de  ce  mois  forlun6  ? 
Mars  a  beau  vous  dire,  par 
I'orsane  du  calendrier,  qu'il 
preside  a  la  renaissance  du 
printemps,  au  lieu  du  riant 
berceau  qu'il  vous  annonce, 
vous  ne  voyez,  helas!  que  des 
givres  et  des  brouillards-;  il 
a  beau  vous  presenter  un  odo- 
rant  bouquet  ^e  violettes  et  d'hyacinlhes  des  bois,  ou 
une  fraiche  guirlande  de  paquerettes  et  de  primeveres, 
toules  fleurs  venues  aux  rayons  d'un  doux  soleil,  vous 
n'cn  avez  pas  moins  la  sage  precaution  de  garder  votre 
manteau,  car  vous  savez  trop  bien  que  la  bise  et  la  gelee 
sont  conime  certains  oiseaux  de  passage,  elles  s'en  vont 
et  reviennent  plusieurs  fois  avant  leur  dernier  depart. 
Mais  en  avril  vous  assislez  au  verilable  reveil  du  prin- 
temps; le  soleil,  degage  des  vapeurs  pluvieuses  de  le- 
quinoxe,  monte  jilus  briUant  surrhorizon,  les  collines  et 
les  ]ilainps,  les  rives  des  rnisseaux  et  les  rivieres  des 
chemins;  tout  reverdit  a  perle  de  vue;  des  vents  tiedes 
et  parfunies  fremisscnt  dans  les  feuilles  naissantes,  entre 
les  blancs  rameaux  de  I'amandieret  les  boutons  de  roses 
qui  s'ouvriront  plus  tard  pour  former  la  couronne  de  mai, 
Dejala  fauvette,  lamiisange  etle  chardonneret  gazouil- 
lent  dans  les  buissons,tandis  que  rhirondellebMitson  nid 
sous  ravant-toitdesvillasetdeschaumieres  ;le souffle  dcla 
vie  fail  bruirel'insecle sous  I'herbe,  chanter  I'alouette  dans 
la  nue,  folitrer  le poisson  dansles  ondes ;  la  nature,  naguere 
engourdie,  se  reveillefraicheetbrillantecommela  chrj'sa- 
lidedevenuepapillon.ou,  si  vousaimez  mieux,  comme  la 
Belle  au  Bois  dormant,  apresunlonget  magique  sommeil. 
T.  II. 


Quel  bonheur  pour  vous,  mes  enfants!  Yoici  revenir  la 
douce  saison  des  promenades  h  la  campagne,  autour  des 
bales,  au  milieu  des  bois,  ou  Ton  fait  de  si  d^licieux  gou- 
ters,  de  si  aimables  causeries ;  plus  tard,  sous  les  mfimes 
ombrages,vousferezpeut-^lredesr^vesserieux,inquiets... 
mais  ne  troublous  pas  la  felicite  de  votre  bel  age... 

Le  mois  d'avrd,  que  nous  complonsle  quatrieme  dans 
notre  annfe,  ^tait  seulement  le  deuxifeme  dans  I'ancienne 
annee  de  Romulus,  laquelle  navait  que  dix  mois  et  com, 
mencait  avecmars.  Environ  600  ansavant  notreere.Numa, 
second  roi  de  Rome,  retrancha  quelques  jours  a  chacuD 
de  cesdix,  alors  tres-longs,  eten  forma  Janvier  et  fevrier. 

II  sera  bon  de  savoir  aussi  que,  sops  la  premiere  race 
de  nos  rois,  le  mois  d'avril  terminait  Tannee  civile,  qui, 
de  la  sorts,  commencait  avec  le  mois  de  mai.  Nous  trou- 
verons  dans  ce  fait  I'explication  la  plus  satisfaisante  que 
Ton  puis.se  donner  sur  I'origine  du  fameux  poisson  d'avril. 

La  voici  eu  peu  de  mots.  Nos  bons  aieux  ^laient 
comme  nous  dans  I'usage  de  se  faire  des  cadeaux  au  re- 
nouvellement  de  I'annee,  seulement  ces  cadeaux  consis- 
laient  d'ordinaire  en  poisson,  iequel  est  excellent  k  la  fin 
d'avril,  surtout  la  sole  et  le  maquereau  ;  or,  par  une  or- 
donnance  d'un  roi  de  la  deuxieme  race,  le  premier  mai 
ayant  cesse  d'etre  I'ouverture  de  Tannic,  les  presents  de 
poissons  ce.sserent  aussi ,  au  grand  di5sappointement  des 
personnes  accoutumees  k  de  pareilles  aubaines.  Depuis 
lors  compter  sur  une  chose  qui  ne  devait  pas  se  r&liser 
etait  comme  si  Ton  avail  continue  de  compter  sur  un 
poisson  d'avril  donne  en  etrennes,  et,  par  extension, 
donner  un  poisson  d'avril  a  signifie  attraper  quelqu'ur* 
en  lui  faisant  accroire  ce  qui  n'est  pas. 

Les  Remains ,  qui  avaient  place  chacun  de  leurs  mois 
sous  les  auspices  de  quelqu'une  de  leurs  divinites,  con- 
sacrerent  le  mois  d'avril  a  V|inus;  c'est  aussi  pendant  ce 
mois  qu'ils  c^lebraient  les  cereales,  les  floreales  et  autre.« 

7 


98 


K'les  en  I'huiineur  de  ki  tene,  commefeconde  noiirrice 
des  peuples.  lU  \a  nommerent  aprilis,  du  ■verbo  aperire, 
ouvrir,  pour  foire  entendre  qu'en  avril  le  sol,  purge  de 
frimas,  s'oitvre  aux  douccs  inlhionces  de  la  clialeur,  ou 
encore  que  ce  meme  mois  ouvrc  pour  le  cullivateur  le 
cercle  des  travaux  et  le  tr^sor  des  esperances. 

En  effet,  c'est  en  avril,  et  sous  le  signe  du  laureau, 
embleme  du  laboura.qe,  que  commence  I'annee  agricole. 
Malheur  Ji  I'liomme  des  champs  qui,  pendant  la  durce  de 
ce  mois  precieux,  s'endormirait  dans  une  coupable  negli- 
gence! il  perdrait  le  fruit  de  ses  peines,  ou  du  moins 
tout  espoir  d'une  abondante  r^colte,  car  pour  recueillir 
avec  usure,  il  est  indispensable  de  semer  et  de  planter. 

Avril  est  I'image  fidele  du  temps  de  la  jeunesse  pen- 
dant lequcl  il  importe  de  jeter  dans  les  esprits  et  dans 
les  cceurs  la  semence  des  bonnes  choses,  les  principes  du 
savoir  et  de  la  sagesse;  plus  tard  viendra  la  moisson, 
douce  recompense  des  peines  qu'on  aura  prises. 

Malheur  Ji  celui  qui  ne  comprend  pas  de  bonne  heure 
une  verite  aussi  claire  et  se  laisse  aller  a  une  pernirieuse 
paresse !  L'insense!  H  s'imagine  ne  perdre  qu'un  mois, 
qu'une  annee,  et  c'est  sa  vie  enliere  qu'il  peid ;  quelle 
que  soit  la  bonte  do  son  fonds,  il  n'a  pas  seme  h  temps, 
la  recolte  est  manquee,  incomplete,  insuffisante.  Que 
d'fitres  doues  des  plus  heureuses  dispositions  se  sontainsi 
vou^s  volonlairement  a  une  inferiorite  qui  doit  durer 
toute  leur  vie ! 

Prevenonsdesterilps regrets,  travaillonsardemmentlors- 
que  nous  le  pouvons  encore,  travaillons  comme  le  culliva- 
teur attentifafairecbaque  chose  en  son  lieu,  en  son  temps, 
selon  le  climat  qu'il  habite  ou  le  terrain  qu'il  exploite. 

Observez-le  cet  homme  laborieux :  des  que  les  brises 
d'avril  ont  caress6  les  jeunes  bles,  il  s'arme  de  la  pioclie 
ou  de  la  pelle,  de  la  faucille  ou  du  secateur,  parque  son 
troupeau  ou  attelle  ses  boeufs. 

Dans  certaines  provinces,  il  seme  I'orge  ou  I'avoine 
derniere,  il  repique  les  choux  <i  grande  dentelure  en 
planche  et  en  ligne  pour  la  facilite  du  labour  ;  il  sarcle 
les  lins,  les  garauces,  les  moutardes,  les  pastels,  les  ca- 
melines,  les  colzas  et  los  pavots. 


S.VIK'l'  lilitGOlUE,   Dl'l  TOUKS. 

.iilleurs  il  bine  les  vignes,  les  oli\i"is  et  les  orangers, 


decouvre  les  cipriers,  seme  les  melons  et  les  pasteques, 
herse  le  froment,  fauche  les  vesces  en  herbe,  fait  pro- 
duire  la  brebis  et  la  chtvre  et  eclore  les  vers  a  sole. 

S'il  est  jardinier  polagiste,  voyez  le  comme  il  prepare 
ses  planches  pour  les  hortolages,  comme  il  repique  avec  ., 
dexterite  les  aubergines,  les  tomates,  les  laitues  et  miUe  ' 
autres  plantes  qui  figureront  sur  nos  tables;  comme  il 
seme  avec  soin  ses  legumes  et  surtout  des  pommes  de 
terre,  aliment  aussi  precieux  que  le  pain,  et  que  I'Europe 
doit  a  Parmentier. 

S'il  est  arborisle,  vous  admirerez  son  adresse  a  tailler 
les  arbres  fruitiers  depuis  le  p^cher  precoce  jusqu'au 
pommier  tardif;  espaliers,  plein-vents,  quenouilles,  py- 
ramides,  il  salt  tout  disposer  avec  grJce  et  cependant 
avec  avantage. 

Enfin  s'il  est  fleuriste,  c'est  alors  qu'il  vous  etonnera 
par  son  babilete  h  dresser  ses  jeunes  plantes,  a  obtenir 
chaque  annee  de  nouvelles  merveilles  que  les  amateurs 
vont  se  disputer  iiu  prix  de  I'or;  il  ne  dedaigne  rien  de 
ce  qui  pent  6lre  utile ;  et  landis  que  la  serre  protege  en- 
core les  plantes  rares  de  toutes  les  zones  habilees,  il  n'en  ' 
seme  pas  moins  les  balsamines,  les  reines-marguerites, 
les  modius,  les  coriopes,  les  belles  girollees;  il  s'applique 
a  former  de  gracieux  treillages  ou  grimperont  les  ipo- 
mees,  les  liserons,  les  clematites,  charmants  berceaux  qui 
bientot  se  pareront  de  fleurs  et  d'umbre. 

Saluons  done  avec  transport  ce  mois  si  plein  de  doux 
soleil,  d'esperances  dories  et  de  salutaires  lecons!  Re- 
connaissons  que  par  le  travail  tout  progresse,  tout  s'har- 
monie. 

C'est  du  sein  du  travail  comme  de  celui  d'une  priere 
que  r&me  intelligente,  dominant  I'inerte  matiere,  616ve 
son  regard  vers  I'auteur  de  tout  ordre  et  de  toute  sa- 
gesse;  c'est  de  ce  sanctuaire  que,  fortifiee  centre  les 
orages  des  passions  humaines,  elle  s'explique  mieux  la 
grandeur  de  sa  mission  et  le  terme  consolateur  revile  par 
le  christianisme. 

OiAKLES  CH.4UBET.        * 


L'ELITE  DES  SAINTS  FRANCMS. 


SAIM'T  GREGOIRX  DE  TOURS. 

17  novemhre. 

P  NCORE  un  6veque  qui  ouvre  la 
partie  religieuse  de  notre  qua- 
trieme  mois.  Ici  nous  trouverons 
unis    et    marchant  de  front  les 
labours  de  I'aposlolat  chrctien  et 
coux  de  rintelligence,  rhomme 
qui  civilise  tout  h  la  fois  par  la 
croix  et  par  la  plume.  Sans  cette 
derniere,  que  mania  I'illustrepon- 
=^.  life  dont  nous  essayons  d'esquis- 
ser  la  biograpliie,  I'histoire  des 
premiers  temps  de  noire  monar- 
gi'e  dans  les  plus  profondes  teni;bres.  Gre- 
goire  est  done  ceint  d'une  double  aureole  d'immortalile. 


George  Florentius  naquit  d'une  des  plus  riches  et  des 
plus  nobles  families  de  I'Auvergne,  leSOnovembre  S39.  Sa 
mere  Armentaria  etait  petite-fiUe  de  saint  Gregoire  de 
Langres,  et  c'est  par  respect  pour  cet  illustre  bisa'i'eul, 
dont  il  cherissait  si  justeraent  la  memoire,  que  George 
Florenlius  prit  par  la  suite  un  nom  qu'il  glonfia  a  son 
tour.  Saint  Gal,  ev^que  de  Clermont,  frere  de  son  pere, 
fut  son  instiluteur.  Sous  la  conduite  d'un  maitre  si  sage, 
le  neveu  s'appliqua  principalement  a  I'etude  des  sciences 
eoclesiastiques,  et  fut  bientot  promu  au  diaconat.  Gre- 
goire, c'est  le  nom  que  nous  lui  donnerons  desormais,  fut 
gueri  d'une  grave  maladie  par  I'lnlercession  de  saint 
Martin.  Le  desir  de  temoigner  sa  reconnaissance  ii  ce 
saint  le  conduisil  ii  Tours,  pour  y  visiler  son  tombeau 
Ses  qualites  eminentes  lui  conquirent  pendant  un  assez 
court  sejour  I'e.stime  du  clerge  et  du  peuple  dp  celte 
ville,  et  apres  la  niort  de  saint  Euphrone  les  suffrages 


SAINT  GREGOlUi;,  UE  TOUUS. 


lies  Tourangt'aux  le  dcsignerent  pour  occuper  le  siegp 
metropolitam  '.  Gregoire  elait  dejJl  parti  de  Tours.  Les 
deputes  allerent  h  la  cour  d'Austrasie,  oil  il  etait  en  ce 
moment,  pour  hii  notifier  son  election.  Iln'accepta  qu'a- 


prts  une  longue  resistance,  et  Gilles,  evequc  <le  Ueims, 
le  sacra  le  22  aotit  de  I'an  573.  11  n'avait  que  Irente- 
quatre  ans. 
Sa  presence  dans  la  viUe  cpiscopale  fut  bientotsignalee 


par  des  actes  importants.  Son  premier  soin  fut  de  rebatir 
la  cathedrale  fondee  par  saint  Martin,  ainsi  que  plusieurs 
autres  eglises ;  il  sut  braver  les  pretentions  tyranniques 
du  roi  Chilperic,  qui  voulait  s'emparer  de  la  personne 
du  due  Gontran,  auquel  Feglise  de  Saint-Martin  avait 
ouvert  un  asile  tutelaire.  En  ces  temps  a  demi  barbares, 
les  eglises  offraient  un  refuge  assure  a  ceux  que  poursui- 
vaient  la  vengeance  et  I'injustice.  Violer  cet  asile,  c'etait 
aux  yeux  des  peuplesoffenser  gravement  Dieu  et  le  saint 
sous  le  nom  duquel  I'eglise  etait  dedi^e.  Quatre  ans  apres 
son  intronisation,  Gregoire  fut  appel6  h  un  concile  tenu 
a  Paris  centre  Pretextat,  evfique  de  Rouen,  que  la  vin- 
dicative Fredegonde,  epouse  de  Chilperic,  voulait  abso- 
lument  perdre.  Le  crime  qu'on  imputait  a  cet  ev^.que 
i'tait  d'avoir  marie  Merovee,  fils  du  roi  Chilperic,  avec 
Brunehaut,  veuve  de  Sigebert,  roi  d'Austrasie,  que  Fre- 
degonde avait  fait  assassiner  pour  delivrer  son  mari  as- 
siege  dans  la  ville  de  Tournay.  On  accusait  Prclextat  d'a- 
voir agi,  en  cetle  circonstanee,  surtout  centre  les  canons 
qui  defendaient  I'alliance  matrimoniale  d'un  neveu  avec 
son  oncle.  Or,  I'^v^que  de  Rouen  n'avait  celebre  ce  raa- 
riage  que  pour  eviter  un  commerce  scandaleux.  On  ca- 
chait  le  vrai  motif  de  la  haine  centre  I'eveque  sous  cette 
apparenre  de  respect  pour  les  lois  de  I'figlise.  Le  princi- 
pal motif  de  la  haine  de  Fredegonde  etait  la  jalousie  que 
ce  manage  lui  inspirait,  puisque  cette  union  mettaitdans 
la  maison  royale  une  princesse  qui  pouvait  contre-balan- 
cer  I'influence  de  I'epouse  de  Chilperic. 

Le  concile  etait  compose  des  ev^ques  de  Tours,  de 
Nantes,  du  Mans,  d' Amiens,  de  Lisicux,  de  Chartres,  do 
Paris,  de  Bayeux,  de  Coutances,  de  Poitiers,  de  Senlis  et 

1  Le  titre  d'atcheveque  n'etait  point  encore  usite  en  France;  ce  n'est 
guere  qu'au  huitieme  siecle  qu'on  le  trouve  ajiplique  aux  6veques  me- 
tropolitains,  comme  ceiix  de  Tours,  de  Besani^on,  de  Reims,  etc. 


de  Bordeaux.  Celui-ci  presidait  Tassemblfee,  qui  se  tenait 
dans  I'eglise  des  saints  apbtres  Pierre  et  Paul,  plus  tard 
Sainte-Genevieve.Dnappareilniilitaireentouraitl'enceinte 
sacrde.  Chilperic  et  surtout  Fredegonde  avaientappele  ces 
prelals  plutotpour  prononcer  une  condamnation  que  pour 
deliberer  avec  maturite.  Pre.«que  tous  ces  evSques  etaient 
sous  I'impression  d'une  vive  frayeur.  Gregoire  de  Tours, 
indigne  de  la  pusillanimite  de  ses  coUegues,  et  d(5cid6  ii 
juger  la  cause  avec  impartialite  et  sans  acception  de 
personne,  prit  la  parole  :  .  Tres-saints  pretres  de  Dieu, 

•  leur  dit-il,  surtout  vous  qui  etes  admis  dans  I'intirae 
'  familiaritc  de  notre  roi,  faites  attention  a  ce  que  je  vous 
«  propose.  Donnez  a  ce  prince  des  conseils  de  miseri- 
«  corde  et  dignes  du  caractere  dont  vous  etes  revMus. 
■  Songez  bien  qu'il  est  a  craindre  que  son  acharnement 
«  centre  un  minislre  du  Seigneur  n'attire  sur  lui  la  co- 
«  lere  divine  et  ne  lui  fasse  perdre  son  royaume  et  sa 
.  gloire.  .  Les  i^vfiques  cependant  gardaient  un  morne  si- 
lence, qui  n't'tait  pas  de  bon  augure  pour  les  intentions 
droites  de  I'evCque  de  Tours.  Celui-ci,  loin  de  se  decoura- 
ger,  reprend  la  parole  :  .  Seigneurs  et  confreres,  souvenez- 
.  vous  de  ce  qu'a  dit  le  prophete  Ezechiel :  Si  la  sentinelle. 
«  voyant  le  glaive  approcher,  ne  soiine  point  de  la  trom- 
«  pette,  et  si  le  glaive  arrive  et  enleve  la  vie  ii  quel- 

•  qu'un,  je  redemanderai  le  sang  de  I'homme  immole  ii 
'  la  sentinelle.  Ne  gardez  point  le  silence  dans  lequel 
-  vous  semblez  vous  obstiner.  Parlez  haut,  et  mettez  dc- 
«  vant  les  yeux  du  roi  son  injustice,  do  peur  qu'il  ne  lui 
"  arrive  malheur  et  que  la  respon.sabilil6'n'en  pese  sur 
«  vous.  • 

Un  discours  si  apostolique  ne  fit  aucune  impression  .sur 
les  eveques.  Nul  ne  se  ha.sarda  neanmoins  a  r^pondri'. 
Les  evL^ques  de  Bordeaux  et  de  Paris,  Bertramne  et  Rl  - 
guemod,  allerent  faire  leur  cour  k  Chilperic  et  lui  an- 


100 


noncerent  qii'il  n'avait  point  dans  I'assemblee  de  plus 
dangereux  ennemi  que  Gregoire.  Le  roj,  saisi  de  colore, 
oidonne  qu'on  lui  amene  I'eveque  de  Tours.  Un  courti- 
san,  charg6  de  la  commission,  enjoint  i  Gregoire  de  lo 
suivro,  et  celui-ci,  toujours  calme  et  assure,  obeit.  11 
ti'ouve  Chilpiric  sous  une  luitte  construite  en  brancliages, 
au  milieu  des  baraques  et  dcs  tentes  de  ses  soldats  ;  a 
droite  et  h  gauche  du  roi  fitaient  les  deux  cvfiques  denon- 
ciateurs  de  leur  coUegue.  Chilperic,  alTectant  un  air  fare- 
tieux,  dit  ^  Gregoire  :  «  0  ev^que,  ton  devoir  est  de  dis- 

•  penser  la  justice  k  tous,  et  -voilJi  pourtant  que  je  ne 
«  puis  I'obtenir  de  toi.  Au  lieu  de  cela,  tu  es  en  conni- 
«  vence  avec  I'iniquito  et  tu  donnes  raison  au  proverbo  : 
«  Le  corbeau  ne  cr^ve  pas  I'oeil  du  corbeau.  »  Gregoire 
replique  avec  dignite  :  «  Si  quelqu'un  de  nous,  6  roi, 
«  s'fearte  du  sentier  de  la  justice,  il  pent  etre  corrigd 
«  par  toi,  mais  si  c'est  toi  qui  es  en  faute,  qui  est-cequi 
«  te  reprendra?  Nous  te  parlons,  et  si  tu  le  veux,  tu  nous 
«  ecoutes;  mais  si  tu  ne  le  veux  pas,  qui  le  condamnera? 

•  ce  sera  eelui-la  seul  qui  a  prononce  qu'il  ^fait  la  jus- 
«  tice  meme.  »  Le  roi  I'interrompt  en  s'ecriant  :  €  La 
«  justice,  je  I'ai  trouvee  auprcs  de  tous,  et  je  ne  puis  la 
«  trouver  auprte  de  toi ;  mais  je  sais  ce  que  j'ai  a  faire 
«  pour  que  tout  le  monde  sache  que  tu  es  injuste ;  j'assem- 

■  blerai  les  habitants  de  Tours  et  je  leur  dirai :  filevez  la 
«  voix  centre  Gregoire,  criez  qu'il  est  injuste  et  ne  fait 
«  justice  a  personne.  Pendant  qu'ils  crieronl,  j'ajouterai : 
«  Moi  qui  suis  roi,  jene  puis  obtenir  justice  de  lui,  com- 
■■  ment,  vous  autres  qui  otes  au-dessous  de  moi,  I'obtien- 
«  driez-vous?  •  Gregoire,  semblable  au  rocher  que  la 
tempete  bat  vainement,  replique  aussitit  :  «  Si  je  suis 
«  injuste,  ce  n'est  pas  toi,  6  prince,  qui  le  sais,  c'est  ce- 

■  lui  qui  descend  dans  ma  conscience  et  auquel  on  no 
«  saurait  derober  les  secrets  du  cneur.  Quant  aux  cla- 

■  meurs  populaires  que  tu  veux  exciter,  elles  ne  produi- 
«  rent  aucun  effet,  car  on  saura  bien  que  tu  en  es  le  pro- 

•  vocateur.  Mais  cela  suffit;  tu  possedes  les  lois  et  les 
«  canons,  interroge-les  avec  soin,  et  si  tu  ne  les  observes 
«  pas,  sache  que  le  jugement  de  Dieu  est  sur  ta  tMe.  » 
Chilperic  fit  semblant  de  ne  pas  eprouver  un  mouvement 
de  colere  et  invita  I'ev^^ue  a  prendre  des  viandes  qui 
etaient  etalees  sur  une  table.  Gregoire  fit  un  signe  de 
refus  et  repondit :  t  Notre  nourriture  doit  ^tre  de  faire 
.  la  volonte  de  Dieu   et  non  de  prendre  plaisir  a  une 

•  ch^re  di-licate.  Toi  qui  accuses  les  autres  d'injustice, 
«  promets  d'abord  que  tu  ne  mepriseras  pas  les  canons  et 

•  les  lois  de  I'figlise,  et  alors  nous  pourrons  croire  que 
«  c'est  la  justice  que  tu  poursuis.  »  Cbilpi'ric,  qui  otait 
intiressfe  h  ne  pas  rompre  entierement  avec  I'^v^que  de 
Tours,  leva  la  main  et  jura,  par  le  Dieu  lout-puissant,  de 
ne  point  transgrosser  les  canons.  Alors  Gregoire  accepla 
un  peu  de  pain  el  de  vin  pour  ne  pas  manquer  au  devoir 
de  la  politesso  el  se  retira  dans  son  logenient  aupres  de 
I'cglisc  de  Saint-Julien-le-Pauvre  {  aujourd'hui  chapelle 
de  I'Hotel-Dieu). 

Chilperic  n'avait  pu  vaincre  I'eveque  de  Tours;  Frede- 
"onde  essaya,  de  son  cote,  de  sele  rendre  favorable,  mais 
rien  ne  put  flechir  la  droiture  du  pontife.  Nous  ne  pou- 
vons  raconter  ici  en  detail  toute  I'alVaire  de  Toviique  Pr6- 
textat  qui,  trompe  par  ses  coUegues,  s'etant  reconnu 
coupable,  avail  ote  condamne.  Mais  apres  cette  decision, 
qui  (Hail  le  fruit  d'une  ruse  infilme  a  laquelle  Gregoire 
n'avait  pas  pris  part,  comme  on  voulailaggraver  la  peine, 


SAINT  GREGOIRE,   DE  TOURS. 

en  depit  des  canons,  noire  saint  ponlifo  ('leva  la  voix  avec 
sa  fermete  tranquille,  s'opposa  icelle  nouvelle  injustice. 


et  du  moins  cetle  fois  le  concile  se  rendil  a  ses  avis. 
Quant  k  Pretextat,  comme  ces  debats  se  prolongeaient, 
I'lmpatiente  Fredegonde  envoya  dos  gens  armes  dans  I'e- 
glise.  lis  enleverenl  I'lSveque  de  Rouen  et  alliirent  I'enfer- 
mer  dans  une  ctroite  prison,  au  dedans  des  murs  de  la 
ville.  On  sail  que  plus  tard  eel  ev(^que,  ayanl  ilk  reinle- 
gr6  avec  honneur  sur  son  siege,  I'implacable  Fredegonde 
le  fit  assassiner  dans  sa  propre  calhMrale. 

Nous  avons  insisle  un  peu  longuement  sur  cette  cir- 
constance  de  la  vie  de  I'lSvdque  de  Tours,  parce  que  Ik  se 
raontre  dans  lout  son  jour  la  magnanimity  de  ce  grand 
homme.  Mais  il  fallait  encore  qu'il  fi'it  lui-meme  victime 
de  la  vengeance  de  Fredegonde  pour  faire  ressortir  tout 
ce  qu'il  y  avail  de  grand  el  de  noble  dons  Gregoire.  Fre- 
degonde avail  suborne  Lendasle,  comte  de  Tours,  afin 
qu'il  accusal  I'eveque  de  dilferents  crimes.  Chilperic  con- 
voqua  une  assemblee  d'eveques  k  Berny,  pres  de  Com- 
piiigne.  Gregoire  y  comparul.  La  calomnie  ful  decou- 
verle,  I'innocence  de  Gregoire  fut  haulemenl  proclamee, 
les  accusateurs  furenl  Iraites  comme  ils  le  meritaient,  et 
Lendasle,  qui  en  elait  le  promoleur,  pi'rit  mis6rablemenl 
quelqucs  annees  apres. 

Les  travaux  de  son  t^piscopal,  au  milieu  de  tant  d'eve- 
nements  funesles  qui  signalenl  ce  siecle  de  fer,  assignent 
a  Gregoire  une  place  distinguee  dans  I'bistoirede  I'Eglise 
gallicane.  11  y  avail  en  ce  tcmps-li  un  Ires-grand  nombre 
dejuifs,  dont  racharncmenl  centre  la  divinite  de  J&us- 
Christ  ne  laissait  aucunjrel<iche  aux  difenseurs  du  chrislia- 
nisme.  Les  arien.s,  quoique  depuis  longtemps  condamnes, 
levaient  encore  la  tele  else  joignaienl  aux  implacables  en- 
nemis  du  divin  Sauveur;  d'autres  heresies  pullulaient 
comme  une  pernicieuse  ivraie  dans  la  champ  du  pere  de 
famille.  Gregoire  confondit  tous  ces  ennemis  de  la  saine 
doctrine  et  en  ramena  plusieurs  au  bercail  du  bon  pas- 
teur.  Chilperic  lui-meme,  se  piquant  de  thtologie,  s'etail 
avise  d'ecrire  sur  les  dogmes  de  la  foi  catholique  el  elait 
lombe  dans  plusieurs  erreurs.  Gregoire  le  reprit  et  sut 
resisler  avec  courage  au  m^conlenlement  que  le  prince 
lui  exprimait.  Celui-ci  voulut  dtayer  de  Tautorite  de  son 
glaive  la  doctrine  hcterodoxe  dont  il  professait  les  dogmes 
et  redigea  un  edit  qui  enjoignail  do  les  adopter.  Gregoire, 
aide  puissamment  par  saint  Salvi,  eveque  d'.\lbi,  parvint 
a  detourner  le  roi  Chilperic  d'un  projet  aussi  dfeaslreux 
dans  ses  consequences  que  derai.sonnable  et  meme  ridi- 
cule dans  son  principe.  Ce  n'esl  point  aux  rois  de  la  terre 
que  .Icsus-Christ  a  confie  le  dep6t  de  la  foi.  L'autorittS  des 
princes  ne  pent  s'exercer  sur  les  choses  spirituelles.  C'est 
bien  pourtant  une  absurde  anomalie  de  cetle  esp^ce  qui, 
dans  le  siecle  ou  nous  vivons,  et  avec  les  prStendues  lu- 
mi(?res  dont  nous  .sommes  si  fiers,  se  fail  remarquer  dans 
la  Russie,  dans  la  Grande-Brelagne,  dans  la  Prusse.  C'est 
dans  la  secondede  ces  monarchies  que  Ton  volt  surtout  une 
femme  jouer  le  role  de  pontife  supreme  de  ffiglise  etablie  et 
s'arroger  la  prijrogalivo  de  donner  la  mission  spirituelle 
aux  archeveques,  ev^ques  el  autres  pasleurs  de  son  em- 
pire. Le  dix-neuvieme  siecle  ne  peut  done  s'egayer  aux 
depens  du  sixieme  oil  nous  venons  de  voir  un  roi  qui 
dogmatise  I'epee  a  la  main...  Chilperic  n'est  pas  aussi 
suranne  qu'on  sc  I'imagine... 

Gregoire,  en  resistant  aux  pretentions  du  prince  el  en 
defendant  la  foi,  montrail  neanmoins,  en   beaucoup  de 


SAINTE  RA 

cii'conslances,  une  charil6  vraiment  evangelique.  Des  vo- 
leurs  avaient  pille  I'^glise  de  Saint-Marlin.  lis  fiirent  ar- 
rdtes  et  condamnes  k  mort.  On  croirait  que  GK-goire  de- 
vaitlaisser  a  la  justice  uii  libre  cours,  afiii  d'iiUimider, 
par  une  execution  capilale,  ceux  qui  seraient  tentus  d'i- 
mitcr  COS  sacrileges  spoliateurs.  Ce  fut  pourtant  lui  qui 
demanda  leur  grJce  au  roi  Chilperic  et  qui  I'obtint.  11  sut 
muriter  la  confiance  des  rois  Childebert  et  Gontran ;  dans 
toutes  les  missions  iniportantes  dont  il  fut  charge,  Gt&- 
goire,  en  servant  rinteret  public  de  la  society  civile,  n'en 
Septra  jamais  les  interets  do  la  religion,  toutes  les  fois 
qu'il  y  eut  conflit  entre  ces  deux  causes.  Ce  qui  honore 
beaucoup  Gregoire,  c'est  I'estime  qu'eut  pour  lui  sainte 
Radegonde,  dont  nous  avons  h  dfcrire  la  vie.  Ce  fut  Gre- 
goire qui  fut  charge  d'oBicier  auxobsequesdecetle  illuslre 
peine,  decedee  au  couvent  de  Poitiers.  II  eut  le  don  des 
miracles'des  son  vivant.  Mais  sa  modestie  les  lui  faisait 
altribuer  aux  reliques  de  saint  Martin  et  d'autres  saints 
dont  il  portait  sur  lui  constamment  des  parcelles.  Aprfes 
un  episcopal  de  vingt  ans  dans  un  siccle  agile  par  tant  de 
commotions,  et  au  milieu  des  cpreuves  les  plus  facheuses, 
Gregoire  rendit  son  ame  ci  Dieu,  le  17  novembre  de  I'an- 
nee59o.  Ilavaitordonno  que  son  corps  fCit  inhume  dans  le 
lieu  que  les  pas  des  fideles  foulaient  le  plus  frequemment, 
en  entrant  dans  I'cglise.  Son  humilite  lui  avait  inspire  cette 
disposition  testanientaire,  afin  que  son  souvenir  s'effacH 
de  la  mdmoire  des  hommes.  JIais  apres  sa  mort,  le  clerge 
de  Tours  n'eut  point  egard  a  ces  intentions,  et  sa  depouille 
mortelle  fut  placee  auprfes  du  tombeau  de  saint  Martin. 

Si  le  corps  de  Gregoire  de  Tours  avait  pu  ^tre  soustrait 
au  souvenir  et  k  la  veneration  de  ses  diocesains,  sa  me- 
moire,  d'autrepart,  ne  pouvait  se  perdre  dans  le  pays  qui 
s'honore  de  I'avoir  vu  naitre.  Ses  ouvragesont  rendu  son 
noni  immortel.  Nous  avons  de  lui  deux  livresde  la  Gloire 
des  Martyrs,  un  livre  de  la  Gloire  des  Confesseurs,  qua- 
Ire  livres  des  i)/iraf /c s  de  saint  Martin,  un  livre  des  Vies 
des  Peres,  et  enfin  le  plus  important  de  tous,  VHistoire 
des  Francs,  qui  est  divisee  en  seize  livres.  La  partie  ec- 
clesiastique  y  niarche  de  pair  avec  la  partie  civile.  Sans 
cet  ouvrage,  ainsique  nous  I'avons  di(,  il  serait  impossi- 
ble de  connaitre  I'origine  de  notre  monarchie.  On  accuse 
I'auteur  de  peu  de  melhode  dans  son  plan  et  de  beaucoup 
de  barbaric  dans  son  style.  Pour  etre  justes,,  il  faut  se 
reporter  a  I'epoque  ou  il  ecrivait.  La  langue  latine  avait 
d6g6nere.  11  s'y  etait  introduit  une  foule  de  termes  cel- 
tiques,  allemands,  etc.  On  a  dit,  avec  raison,  que  I'outil 
manquait  a  I'ouvrier.  On  I'accuse  encore  d'une  excessive 
credulitedans  les  miracles  qu'il  rapporte  etd'un  manque 
total  de  critique.  Mais  ne  pourrait-on  pas  aussi  bien  ac- 
cuser d'une  systematique  exigence  certains  hagiographes 
qui  pretendent  mesurer  les  temps  anciens  sur  les  temps 
modernes.  Un  rationalisme  outre  n'entrerait-il  pas  pour 
une  bonne  part  dans  ces  appreciations  severes'?  N'est-il 
pas  certain  que  dans  ces  siecles  plus  rapproches  du  ber- 
ceau  duchrislianisme,  les  miracles  etaient  beaucoup  plus 
frequents  que  de  nos  jours?  Et  puis  encore  aujourd'hui 
meme,  lorsqu'ilsurvient  des  prodiges  bien  reels,  n'est-il 
pas  trop  ordinaire  au  scepticismo  de  notre  ^poque,  de  les 
attribuer,  quand  ils  ne  sent  pas  contestables,  k  d'autres 
causes  qu'a  la  puissance  divine?  Nous  ne  voulons  pas 
dire  qu'onsoit  strictement  oblige  de  eroire,  sans  excep- 
tion, toutes  les  merveilles  que  raconte  saint  Gregoire  de 
ours.  Sa  bonne  foi  a  pu  fitre  surprise  en  ccrtaines  oc- 


DEGONDE.  101 

currences.  Mais  nous  combatlons  cette  tendance  trop 
commune  il  rejeter  universellement  tout  ce  que  les  anciens 
historiens  nous  racontent  des  prodiges  de  leur  temps.  On 
peut  etre  croyant  sans  etre  credule,  et,  en  somme,  I'incre- 
dulite  absolue,  loin  d'etre  une  preuve  de  la  force  d'es- 
prit,  n'en  accuse  quel'extn^me  faiblesse. 

En  un  sieclc  oil  de  toutes  parts  on  erige  des  slatues  aux 
personnages  qui  ontillustrfe  une  contrfe,  il  est  peu  devilles 
qui  soient  favorisees  comme  celle'de  Tours.  Saint  Martin 
et  saint  Gregoire  meritent,  certes,  a  tous  egards  ,  des 
monuments  dans  la  cite  sur  laquelle  la  gloire  de  ces  deux 
grands  pontifes  a  jete  un  (5clat  si  durable  et  si  pur :  le  nom 
seul  de  ces  eminents  evSques  a  contnbue  plus  que  tout 
autre  chose  k  porter  le  nom  de  cette  capilalede  la  Touraine 
auxextr^mites  du  monde  catholique.      L'abbe  Pascal. 


SAINTE  HADXGONDE 

REnSE  ET  FONDATRICE  d'uN  MONASTERE. 

0  n  ne  saurait  preciser  I'annte  oil 
Radegonde  vit  le  jour.  L'histoire, 
assez  obscure  de  cette  epoque, 
la  fait  naitre  de  Berthaire ,  roi 
"''  d'une  partie  de  la  Thuringe,  en 
Germanie.  On  pourrait  nous  de- 
:  mander  pourquoi,  dans  ce  cas, 
nous  placons  au  rang  des  saintes 
nees  dans  la  France  celle  qui  fait 
le  sujet  de  cette  biographie.  On  va 
voir  si  notre  patrie  n'est  pas  en 
droit  de  la  revendiquer.  Qui  ne 
salt  qu'en  ces  temps  recules  la 
race  franque  regardait  comme  son 
berceau  natal  les  rives  du  Rhin,  et 
que  la  fusion  ne  s'etait  point  en- 
core accomplie  avec  la  race  gau- 
loise?  Berthaire,  roi  paien,  ayant  ete  assassinii  par  son 
frfere  Hermanfride,  et  Thierry,  roi  d'Austrasie,  avec  Clo- 
taire,  roi  de  Soissons,  ayant  defait  le  meurtrier,  emme- 
nerent  en  France,  comme  prisonniers,  les  membres  de  la 
famillede  Berthaire.  Radegonde,  encore  dansunSgetendre, 
fut  done  au  nombre  des  captifs,  et  le  sort  la  fit  tomber 
en  partage  au  roi  de  Soissons,  qui  professait  la  religion 
chretienne.  II  est  done  permis,  sous  ce  double  rapport, 
deconsiderer  Radegonde  comme  appartenant  k  la  France. 
Tres-jeune  encore,  Radegonde  sucant,  pour  ainsi  par- 
lor, avec  le  lait,  la  doctrine  de  I'fevangile,  donnait  des 
preuves  non  equivoques  des  vertus  dont  elle  devait  etre 
unjour  le  modele.  Venance  Fortunat,  eveque  dePoitiers, 
nous  la  montre,  k  eel  age,  vacant  deja  a  I'exercice  d'une 
pieuse  charite  envers  les  pauvres.  De  concert  avec  un 
jeune  clerc  etplusieurs  autresenfantsde  son  kge,  la  jeune 
princesse  se  plaisail  k  former  des  processions  precedees 
de  la  croix,  et  Ton  y  chantail  avec  une  pr(5coce  gravite 
des  psaumes  et  des  cantiques.  Radegonde  portait  mSme  sa 
piet6jusqu'k  nettoyer,  avec  ses  v6lements,  le  parvis  du 
petit  oratoire  ou  I'assemblee  enfantine  se  reunissail,  et 
puis,  recueillant  la  poussiere  dans  son  mouchoir,  elle"al- 
lait  la  disposer  horsdu  niodesto  sanctuaire.  Que  Ton  ne 
s'etonne  point  de  nous  voir  mentionner  ces  traits  si  minu- 
tieux  dont  I'historien  pr^cile  n'a  pas  dedaigne  d'embellir 


102  SALNTE   U 

la  vie  de  cette  illustrcprincessc,  quolqu'on  I'accuse  quel- 
quefois  lui-mfime  d'inmactiUide  et  de  pucrilite.  C'est  dans 
le  domaine  d'Aties,  sur  la  Somme,  qu'clle  ulait  elevee 
avec  soin  par  les  ordrcs  de  son  futur  epoux.  Aux  ensei- 
gnements  religieux  on  joignait  I'etude  des  lettres  romai- 
nes  et  des  grands  poeles  de  I'ltalie;  nfeanmoins  un  attrait 
invincible  la  portait  a  lire  les  divines  Ecritureset  les  vies 
des  saints.  Lerecitdes  tortures  que  les  martyrs  avaient 
endurees  pour  la  foi  de  J&us-Christ  lui  inspirait  un  ar- 
dent desir  de  repandre  son  sang  pour  la  m^me  cause,  et 
tandis  que  les  larmes  coulaicnt  de  ses  yeux,  soncoeur  se 
scntait  vivement  presse  d'imiter  ces  heros  de  la  magna- 
nimite  chretienne  ;  du  moins,  quoiqu'au  sein  des  delices, 
elle  avait  soin  de  mortilier  son  corps  en  se  livrant  a  des 
jeiines  rigoureux,  et  en  portant,  durant  tout  le  car^me, 
un  rude  cilice  sous  ses  v^temenls  de  princesse.  Vivant, 


VltEfiONDi:. 

de  plus  en  plus,  dans  Im  entier  detacliement  des  pouipes 
de  ce  monde,  et  nourrissant  le  d^sir  de  consacrer  au  Sei- 
gneur sa  virginilc,  Radegonde  voyait  avec  terreur  appro- 
chor  le  moment  oil  elle  allait  devenir  la  femme  du  roi 
Clotaire  son  ma'itre. 

L'ordre  arriva  enfin  au  royal  domaine  d'Aties  de  e(m- 
duire  la  princesse  a  Soissons.Plusieurs  foison  sevit  oblige 
de  lui  repeter  une  injonction  a  laquelle  elle  dosirait  ar- 
demment  de  se  soustraire.  Enfin,  voyant  qu'il  n'y  avait 
plus  de  pretextes  a  alleguer  pour  se  dispenser  d'obeir, 
elle  se  determine  k  la  fuile.  Jlais  bientol  elle  est  ramjnee 
et  forcee  de  donner  sa  main  a  un  roi  qui,  selon  la  cou- 
tume  de  ces  princes  derace  franqne,  vivait  dans  un  etat 
de  polygamic.  Clotaire  vouluten  vain,  par  les  homniages 
dont  il  ne  cessait  d'entourer  sa  jeune  Spouse,  capliver  ce 
coBur  oil  dominait  une  passion  plus  noble,  celle  qui,  par 


la  purete,  nous  rapproche  de  la  divinite.  Radegonde  ne 
pouvait  surmonter  la  repugnance  qu'elle  eprouvait  pour 
une  union  que  son  ;\me  repoussait.  L'heure  des  repas 
qu'elle  devait  prendre  en  society  avec  son  epoux  la  Irou- 
vait  presque  toujours  en  retard.  Les  lectures  instructives 
et  les  exercices  de  piete  absorbaient  presque  lous  les  mo- 
ments de  Radegonde.  La  nuit,  sous  divers  pretextes,  elle 
quitlait  la  couclie  de  Clotaire  et  allait  reposer  sur  une 
simple  natte  ou  un  cilice.  Longtemps,  Clotaire  montra 
assez  de  patience,  mais  enfin,  vaincu  par  lant  de  contra- 
rietes,  il  lui  ecliappait  quelquefois  de  dire  :  «  Ce  n'est 
point  unereineque  j'ai,  mais  une  veritable  nonne. »  En 
ellet,  ce  que  le  depit  faisait  dire  ii  Clotaire  n'etait  qu'un 
hommage  a  la  verite.  Radegonde  no  soupirait  que  pour 
lecloitre.  Mais  comment  rompre  son  union  avec  un  prince 
qui,  au  milieu  de  ses  traverses  conjugales,  ne  pouvait 
s'empecher  d'estimer  et  d'aimer  son  epouse.  Six  ans  s'e- 
coulerent  avant  que  le  projet  de  quitter  le  monde  pilts'ef- 
fectuer.  Un  tragique  evenement  vint  enfin  lui  offrir  une 
occasion  de  rompre  ses  chatnes.  Le  frere  de  Radegonde, 
qui  avait  grandi  danslacour  deClotaireen  qualited'olagc 
de  la  nation  thuringienne,  fut  mis  ii  mort  par  les  ordres 


du  roi.  Peut-^tre  avait-il  tenu  quelques  propos  inconsi- 
deres  qui  faisaient  craindre  de  trop  justes  represailles,  ce 
qui,  toutefois,  ne  pouvait  justifier  la  barbaric  du  roi  de 
Soissons.Acette  terrible  nouvelle,  Radegonde,  apres  avoir 
en  secret  donne  des  larmes  de  regret  a  la  perte  d'un 
frere  que  sa  picte  lui  rendait  cher,  crut  devoir  user  de 
dissimulation  pendant  quelque  temps.  Enfin,  un  jour  elle 
se  rend  a  Noyon  aupres  du  saint  eveque  Medard,  comme 
pour  y  puiser  les  consolations  dont  elle  Eprouvait  le  be- 
soin.  Clotaire,  loin  de  s'opposer  a  ce  voyage  etd'en  soup- 
conner  le  but  principal,  avait  donne  l'ordre  de  conduire  k 
Noyon  son  Spouse.  D^s  qu'elle  fut  arrivee  dans  celteville, 
son  premier  soin  fut  de  serendre  al'eglise.  Elle  y  trouva 
Medard  olTicianta  I'autel.  Aussit6t  les  sentiments  dont  son 
coeur  6taitplein  depuis  longtemps  deborderent  :  «  Tres- 
•  saint  pretre,  s'ccria-t-elle,  je  veux  quitter  lesiecleet 
«  changer  d'habit.  Je  t'en  supplie,  tres-saint  pretre,  con- 
«  sacre-moi  au  Seigneur.  )i  Le  pontile,  a  cette  demande, 
montra  de  I'liesitalion.  II  ne  pouvait  ignorer  que  Rade- 
gonde etait  Tepouse  du  roi.  Vaincu  enfin  par  les  suppli- 
cations de  la  princesse,  il  se  rendit  a  ses  instances  reiti5- 
rees  et  la  fit  diaconesse.  .\ussit6t  la  reine  couvrit  I'autel 


SAIMK   HAllKGOiMJi;. 


111!) 


lie  ses  oinemenls  dc  lete,  deses  bracelets,  de  ses  agrafes 
eiirichies de  pierreiies, de  ses  franges  de  robe  tissues  de 
Ids  d'or  et  de  pourpre.  De  sa  propre  main,  elle  brisa  sa 
ceinture  d'or  massif  en  disant  :  «  J'en  fais  don  aux  pan- 
ic vres.  »  II  fallait  maintenant  se  soustraire  au  danger 
d'etre  encore  forcee  de  reveniraupres  de  son  epoux.  Elle 
dirige  aussltot  ses  pas  vers  le  midi  de  la  France,  arrive 
^  Orleans,  s'y  embarque  sur  la  Loire  et  la  redescend  jus- 
qu'a  Tours.  Va.  plongee  dans  de  vives  transes  sur  la  de- 
termination que  prendroit  Clolaire  a  son  egard,  elle  cher- 
che  un  refuge  dans  ies  nombreux  asiles  que  la  piet^  si 
populaire  envers  saint  Martin  avail  menages  aulour  de  la 
basilique  qui  lui  elait  consacree.  Elle  envoyait  cependant 
au  roi  desdepeches  pour  le  conjurer  d'agreer  sa  fuite  et 
delui  laisser  la  liberie  d'enibrasser  le  genre  de  vie  qui 
avail  loujours  ete  I'objeldeson  unique  ambition. 

Clolaire  fit  d'abord  la  sourde  oreille  aux  prieres  de  son 
cpouse.  11  menacaitde  temps  en  temps  daller  lui-meme 
la  saisir  de  vive  force  el  la  ramener  dans  son  palais  de 
Soisson:.  Uadegonde  n'opposait  d'aulre  resistance  a  ces 
menaces  qu'un  redoublemenl  de  ferveur.  Elle  macerait 
de  plus  en  plus  son  corps  pour  achever  de  perdre  Ies 
charmes  qui  avaient  captiv^  le  ccEur  du  roi.  Celui-ci,  ap- 
prenanlqueRadegonde,  pourmellrc  enlre  le  prince  etelle 
une  plus  grande  distance,  s'^tail  rcfugiee  a  Poitiers  dans 
I'asile  de  saint  Hilaire,  parlit  aussilot  clserenditaTours. 
Le  saint  evequede  Paris,  Germain,  parvint  a  I'empdcher 
de  passer  outre,  el,  enfin,  de  guerre  lasse,  il  finit  par 
consentir  a  ce  que  Radegonde  fondiM  un  monaslere  a  Poi- 
tiers. L'angusle  fondatrice  n'en  ful  pas  neanmoins  la  .su- 
perieure  :  une  vierge  pieuse  nommee  Agnes  ful  mise  a  la 
tele  dela  communaute,  et  Ton  vit  une  reinese  plier.avec 
la  plus  parfaite  humility,  aux  exigences  de  la  soumission. 
Keanmoins,  son  influence  sur  le  nouveau  monaslere  etait 
digne  de  la  royale  fondatrice.  Comme  elle  desirail  perpe- 
tuer  I'ceuvre  qui  avail  ^te  le  rdve  ae  toule  sa  vie,  elle 
pria  Ies  eveques  reunisen  concile,  &  Tours,  en  rann^e566, 
deconfirmer  la  fondalion  de  cetle  communaute  pieuse. 
Le  concile  obtempera  k  ses  dfeirs.  L'ceuvre  de  Dieu  se 
fortifia.  Radegonde  raffermissiit  Ies  vocations  incerlaines 
aulanl  par  ses  exemples  que  par  ses  lecons.  Comme  elle 
toil  profondemenlversee  dans  Ies  divines  Ecriturps,  elle 
en  expliquait  Ies  beauteselen  developpait  le  sens  moral 
eH'onction  sacrfe  a  ses  chercs  compagnes.  .  C'est  moi, 
«  leurdisait-ellequelquerois,avec  une  effusion  touchante, 

•  c'est  moi  qui  vous  ai  choisies,  mes  clieres  filles,  vous 
■  mes  yeux,  vous  ma  vie,  vous  mon  repos,  vous  tout  mon 

•  bonheur,  vous  le  parterre  plante  de  mes  mains.  »  Clo- 
laire avail  cesse  toule  instance,  Radegonde  jouissait  plei- 
nemenl  de  sa  liberie,  ell'on  voit  quel  usage  elle  en  savait 
faire.  Le  monde  de  nos  temps  modernes  ne  sail  point  ap- 
precier  un  devouement  si  sublime,  parce  qu'il  est  etran- 
ger  aux  veritables  jouissances  de  TAme,  telles  que  Ies  sail 
creer  un  amour  ardent  pour  le  Dieu  qui  en  est  si  prodigue, 
quand  on  Ies  cherche  dans  son  sein. 

Depuis  quinze  ans,  le  monaslere  de  Poitiers  ^ail  en 
possession  de  Testime  generale.  Sa  renommee  s'elendait 
au  dela  des  frontieres  du  royaume  des  Francs.  En  ce 
temps-la,  un  homme  distingue  arriva  du  fond  de  I'ltalie, 
oil  il  avail  fail  de  brillantes  eludes,  el  visila  Ies  contrees 
dela  Gaule.  C'etail  Venanlius  Forlunatus,  ne  a  Ravenne, 
d'une  noble  faraiUe.  Ilvinl  a  Tours  et  ful  bientot  lie  d'a- 
miliL'  aver  saint  Gregnire,  I'honneur  de   I'epi.scopal  dans 


ces  temps  oil  la  civilisation  ctail  encore  si  arricree  en 
dec^  des  Alpes.  Apres  un  sejour  assez  long  dans  la  ville 
que  Ies  reliques  de  saint  Martin  avaient  tanl  illuslrie, 
Fortunat  s'achemina  vers  Poiliers,  et  son  premier  soin 
fut  de  visiter  le  royal  monaslere.  Radegonde  raccueillit 
avec  une  distinction  flatteuse,  elle  que  la  culture  deslet- 
tres  romaines  avail  passionnfe  pour  Ies  poetesdu  Latium, 
dont  Ycnance  elait  I'adm'iraleur  et  I'heureux  emule.  II 
faudrail  reproduire  Ies  pages  oil  cet  illustre  Italien  decrit 
tousles  agrements  que  sul  lui  procurer  Radegonde.  Les 
semaines,  les  mois  s'ecoulaient  avec  rapidile,  et  enfin  le 
voyageur  si  splendidement  traile  dul  songer  au  depart. 
iUais  la  reine  lui  dit  :  ■  Pourquoi  vous  eloigner,  pnur- 
'•  quoi  ne  pas  rester  pres  de  nous?  »  Fortunat  ne  put  re- 
sislera  une  aussi  gracieuse  Invitation.  Aussi,  dans  un  en- 
droilde  ses  poesies,  il  dit:  «  J'etais  venu  dans  lesGaules 
«  pour  visiter  saint  Martin,  et  Radegonde  m'a  retenu  au- 
«  pres  d'elle,  Radegonde  que  la  lerre  de  Thuringe  a  en- 
«  fanlee  pour  le  ciel.  » 

Des  ce  moment,  Fortunat  devint  le  conseiller,  I'inlen- 
danl,  nous  pourrions  dire  meme  le  protecteurdu  monas- 
lere de  Poitiers.  Pour  peu  que  Ton  connaisse  les  moeurs 
rudes  de  ces  lemps  si  feconds  en  oppressions  el  en  rapi- 
nes, on  comprendra  qu'il  fallait  une  fermete  toule  virile 
pour  soustraire  les  proprieles  k  I'invasion  des  seigneurs 
loujours  arnies  el  en  course  pour  se  livrer  aux  plus  iniques 
spoliations.  C'etail  principalemenl  aux  proprieles  de  r£- 
glise  qu'en  voulaienl  ces  fiers  comtes  dont  plusieurs  ne 
connaissaienl  de  la  religion  chretienne  quele  nom. 

Au  siccle  oil  vivait  Radegonde,  on  avail  une  grande 
veneration  pour  les  reliques  des  saints.  Notre  pieuse  reine 
parvint  a  en  recueillir  un  grand  nombre  dont  elle  enri- 
chit  I'eglise  qu'elle  avail  fait  biilir.  Mais  elle  eprouvait 
un  grand  desirde  possederun  fragment  de  lavraie  croix. 
Pour  celeffet,  elle  deputa  a  Constantinople,  aupr^s  de 
I'empereur  .luslin,  quelques  ecclesiasliques.  Ceux-ci  fu- 
rent  accueillis  avec  faveur  par  le  religieux  prince  qui  ac- 
cueillit  les  demandes  de  Radegonde.  Eileen  recut  »in  mor- 
ceau  de  la  vraie  Croix  enchisse  d'or  el  orne  de  pierres 
precieuses.  En  outre,  Justin  lui  envoya  des  reliques  de 
plusieurs  saints  et  un  livre  d'£vangiles  du  plus  magnifi- 
que  travail. Quand  cesobjets  veneres  furenl  arrives  Ji  Poi- 
tiers, dans  le  monaslere  de  Radegonde,  I'archeveque  de 
Tours  s'y  rendil  pour  en  faire  la  translation  solennelle. 
On  croil  que  c'est  en  celle  circonstance  que  Fortunat 
composa  I'hymne  :  Veocilla  regis prodeiinl,  quel'onchante 
encore  dans  le  temps  de  la  Passion.  Ceci  eul  lieu  versJ)67. 
Radegonde  avail  alors  atteint  un  age  assez  avance.  Elle 
se  ressouvenait  des  temps  deson  enfance  avec  une  cer- 
taine  amertumeque  venaient  lempi'rer  les  sentiments  de 
sa  pi^le  :  «  Je  ne  suis,  disait-elle  souvenl,  qu'une  pauvre 
'  femme  enlevee.  »  Le  poele  Fortunat,  depositaire  des 
chagrins  de  celle  princesse,  les  a  consignes  dans  les  ou- 
vrages  que  nous  avons  de  eel  ecrivain.  On  nous  saura 
gre  de  transcrire  quelques  fragments  de  ces  Elegies,  tra- 
duites  par  M.  Aniedee  Thierry  : 

■  J'ai  vu  les  femmes  trainees  en  esclavage,  les  main.'^ 

•  liees  et  les  cheveux  epars;  I'une  marchait  nu-pieds 
«  dans  le  sang  de  son  marl,  I'aulre  passail  sur  lecadavre 
«  de  son  frere.  Chacun  a  eu  son  sujel  de  larnies,  el  moi 
«  j'ai  pleurc  pour  tons.  J'ai  pleure  mes  parents  morls,  et 

•  il  faul  aussi  queje  pleure  ceux  qui  sont  resits  en  vie. 
■  Quand  mes  larmes  cesscnt  de  cooler,  quand  nics  sou- 


104 


APPENDICE   SUR  SAINTE  ENIMIE. 


■  pirs  se  taisent,  mon  chagrin  iie  se  tait  pas.  Lorsque  le 
«  vent  nuirinure ,  j'ccoute  s'il  m'apporte  quelque  nou- 
.  vellc,  mais  I'ombre  d'aucun  denies  proches  nese  pre- 
«  senle  h  moi.  Tout  un  monde  me  separe  de  ceux  que 
.  j'aimc  le  plus.  En  quels  lieux  sont-ils?  Je  le  demande. 
•  aux  nuages  qui  passent ;  je  voudrais  que  quelque  oi- 
«  seau  vint  me  donner  de  leurs  nouvelles.  Xh !  si  je  n'c- 
«  tais  retenue  par  la  cloture  sacree  do  ce  monastere,  ils 
i<  me  verraient  arriver  pres  d'eux  au  moment  oiiilsm'at- 
«  lendraient  le  moins.  .le  m'embarquerais  par  lo  gros 
.  temps -jje  vogueraisavecjoie  dans  la  tempete.  Les  ma- 
"  telols  Irembleraient  et  moi  je  n'aurais  aucune  peur.  Si 
.  le  vaisseau  se  brisait,  je  ra'atlacherais  a  une  planche, 
«  et  je  continuerais  ma  route,  et  si  je  ne  pouvais  saisir 
«  aucun  debris,  j'irais  jusqu'a  eux  ennageant.  » 

Le  monastere  fond(5  par  Radegonde,  quoique  confirme 
par  le  concile  de  Tours,  n'avail  point  encore  une  rfegle 
fixe.  La  fondalrice  ^crivit  h  I'abbesse  de  Saint-Jean-d'Arles 
pour  la  prier  delui  envoyer  unecopie  des  reglements  ob- 
serves dans  cette  communautii,  afin  de  I'etablir  dans  son 
monastere  de  Poitiers,  qu'elle  avait  dedie  sous  I'invoca- 
tion  de  la  Croix,  a  cause  des  reliquos  dont  nous  avons 
parte.  L'abbesse  Cesarie,  qui  avait  succede  a  la  sffiur  du 
celfebre  saint  Cesairc,  s'empressa  desatisfaire  ci  la  demande 
de  Radegonde.  Outre  une  ropie  des  regies  du  monastere 
d' Aries,  elle  lui  envoya  une  lettre  pleine  d'excellents  con- 
seils.  U  y  est  dit  que  les  personnes  vouees  a  I'etat  roli- 
gieux  doivent  beaucoup  aimer  la  priere,  mediler  la  pa- 
role sainle,  chanter  incessamnient  les  louanges  du  Sei- 
gneur, faire  I'aumone  selon  leurs  facultes,  et  pratiquer 
I'austerite  avec  discretion  et  en  observant  le  prfeepte  de 
I'obeissance.  Mais  Radegonde  voulut  recevoir  de  lapropre 
bouchede  cette  sainte  abbesse  des  instructions  plus  inti- 
mes,  elle  partit  done  pour  Aries,  accompagnee  d'Agn(!s, 
qui  etait  l'abbesse  du  monastere  de  Poitiers.  Lorsqu'elle 
fut  de  retour  dans  son  couvent,  elle  y  etablit  la  discipline 
la  plus  exacte. 

On  voitqu'enfin  Clotaire  avait  entierementcoiviescendu 
auxvceux  de  son  epouse,  et  que  bien  loin  de  la  troubler 
dans  son  nouveau  genre  de  vie,  il  avait,  auconlraire,  au- 
tantqu'il  etait  en  lui,  concouru  a  la  fondation  du  mo- 
nastere que  Radegonde  prel'i'rait  aux  delices  de  la  cour. 
Delices!  est-il  bien  permis  de  donner  ce  nom  aux  plaisirs 
d'une  cour  barbare,  et  ou  elle  ne  pouvait  voir  que  lesas- 
.sassins  de  sa  famille?D'adleursla  piete  si  tendrede  I'au- 
guste  reine  I'avait  toujours  portee  invinciblement  a  cette 
vie  de  mortification  et  de  relraite  qui  6tait  pour  elle  la 
voie  la  plus  sure  pour  arriver  a  un  royaume  dont  les  lar- 
mes  sont  bannies,  et  m^me  h  une  immortality  mondaine 
que  son  sfejour  a  la  cour  de  Clotaire  ne  lui  aurait  jamais 
procur6e. 

Quel  contraste  en tre  Radegonde  etFredegonde!  Aucune 
langue  humaine  ne  seraitcapable  de  I'exprimer.  Les  prie- 
resde  Radegonde  avaient  sans  doule  obtenu  du  ciel,  en 
faveur  de  son  epoux,  les  graces  du  repentir.  On  vit  ce 
prince,  sur  la  fin  de  son  r^gne,  partir  pour  la  ville  de 
Tours,  afin  d'y  honorer  saint  Martin  et  de  corabler  la  ce- 
lebre  basiliquedes  plus  riches  presents.  Lh,  il  implora  la 
mis^ricorde  celeste,  apres  avoir  fait  un  humble  aveu  de 
tons  ses  pi'ches.  Puis  il  fonda  a  Soissons  le  monastere  de 
Saint-JIedard,  etcnfin,  reconcilie  avec  le  ciel,  il  mourut 
en  561,  longtemps  avant  I'illustre  reine  dont  nous  retia- 
rons  la  vie.  Les  successeurs  de  Clotaire  se  declarerent  les 


protecteurs et  devinrent  les  blenfaiteurs  du  monastere  de 
Sainte-Croix  de  Poitiers,  ou  Ton  comptait  deux  cents  reli- 
gieuses,  parmi  lesquellesse  trouvaient  plusieurs  fiUes  de 
sfenateurs  et  des  princesses  du  sang  royal.  Cette  pieuse 
demeure  etait  comme  un  paradis  terrestre  plante  sur  un 
solque  ravageaient  partout  ailleurs  les  guerres  civiles  , 
les  depredations,  les  nionstruosites  de  tout  genre.  De  ce 
port  do  salut,  la  reine  contcmplait  avec  .sdcuritt  les  agi- 
tations de  cette  mer  orageuse  auxquelles  elle  avait  eu  le 
bonheur  de  se  soustraiic.  Enfin  I'lieured'allerdans  le  ciel 
prendre  possession  d'une  couronne  si  bien  nierilee  arriva. 
En  587,  le  13  aoilt,  le  divin  epoux  auquel  Radegonde 
avait  ete  .si  fidelc,  recut  cette  belle  ame.  Nous  avons  vu  , 
dans  la  vie  precMente,  que  saint  Gregoire  de  Tours  fit 
la  ciremonie  des  funerailles  de  notre  sainte,  en  I'absence 
de  I'eveque  de  Poitiers.  Dieu  voulut  illustrer  par  un  mi- 
racle ces  obseques.  Un  aveugle  qui  avait  implore  I'inter- 
cession  de  Radegonde  recouvra  la  vue.  Plusieurs  autres 
miracles  s'opererent  i  sontombeau.  L'eglise  Notre-Dame 
de  Poitiers  conserva  ses  reliques  jusqu'au  xvi*  siecle,  oil 
les  protestants  violerent  indignement  cette  sepulture  et 
brulerent  ces  restes  sacr^s,  ainsi  que  le  corps  du  grand 
saint  Hilaire.  C'est  ainsi  que  dans  tons  les  temps  les  he- 
retiques  ont  pris  k  tilche  de  s'acharner,  avec  une  fureur 
fanatique,  sur  tout  ce  qu'd  y  a  de  plus  auguste  etde  plus 
venerable.  Toutefois,  leur  rage  n'a  pu  et  ne  pourra  ja- 
mais ravir  a  sainte  Radegonde  cette  aureole  de  gloire  dont 
son  nom  est  couronne,  et  qui  perpetuera  la  memoire  de 
ses  eminentes  vertus  jusqu'aux  dernieres  generations. 
Plusieurs  cglises  sont  placees  sous  rinvocation  de  sainte 
Radegonde,  principalement  dans  le  diocese  de  Poitiers , 
oil  I'uno  des  paroisses  de  la  viUe  I'honore  comme  sa  pa- 
truniie. 


APPENDICE 


SAINTE  ENIMIE,  FII.I.E  DE  CLOTAIRE  II. 

Nous  ponsons  qu'il  ne  sera  pas  hors  de  propos  d'ajouter, 
a  la  precedcnte  biographic  de  sainte  Radegonde,  quclques 
notions  sur  une  princesse  qui  foula  aux  picds,  elle  aussi, 
les  pompes  royalos  pour  aller  s'ensevelir  dans  un  monas- 
tere. —  finimie  cut  pour  pere  Clotaire  II,  petit-fils  de 
Tepoux  de  sainte  Radegonde.  Elle  etait  Olle  dcRertctrude, 
une  des  femmes  de  ce  prince.  Douee  d'une  rare  beaute 
et  recherchee  en  mariage,  Enimie,  qui  avait  consacre  au 
Seigneur  sa  virginite,  lui  demanda  comme  une  prccieuse 
faveur  d'etre  delivree  de  ces  charmes  exterieurs  aux- 
quels  tant  d'aulres  attachent  leur  premiere  estime.  Dieu 
I'exauca,  et  bientot  Enimie  fut  attaquee  d'une  hideusc 
Ifepre.  Un  jour  qu'elle  etait  en  priere,  un  ange  rayonnant 
desplendeurs'ofi'rita  ses  regards.  Le  celeste  messager  lui 
consciUa  de  partir  pour  les  contrees  miiridionales,  oil  elle 
decouvrirait  une  fontaine  dont  les  eaux  lui  rendraient  la 
santii.  Fidcle  aux  paroles  de  I'ange,  finimie  partit.  Ello 
arriva  dans  une  region  couvcrte  do  hautes  et  rudes  mon- 
tagncs.  C'est  le  pays  qui  portnit  alorslo  nom  dcGabubim, 
quo  Ton  norama  plus  tardle  Gevaudan,  et  ijui  forme  au- 
jourd'hui  le  diocese  de  Monde  etle  departenientde  la  Lo- 
zere.   C'est  dans  cette  derniijre  montagne  que  prend  sa 


SAINTE  MARIE  MAJEURE. 


105 


source  le  Tarn,  un  desprincipaux  affluents  de  la  Garonne. 
Cette  riviere  couleavec  fracas  dans  un  lit  extremeinent 
resserre,  surtout  h  I'endroit  ou  est  la  fontaine  dont  les 
eaux  dovaient  guerir  la  princesse  finimie.  Apres  avoir 
traverse  une  haute  plaine  a  laquelle  on  donne  le  non»  de 
Sauvelerre,  on  apercoit,  tel  qu'une  immense  crevasse,  un 
profond  vallon  dans  lequel  coule  la  riviere  du  Tarn.  Les 
tieux  monts  qui  le  bordentsont  failles  presque  i  pic,  et 
il  faut  descendre  h  une  profondeur  de  plus  de  cinq  cents 
metres.  Enimie  fit  cette  descente  perilleuse  et  decouvril 
la  fontaine  de  Burle,ou  elle  ne  se  fut  pas  plutot  baignee 
que  sa  lepre  disparut.  Apres  avoir  rendu  grJces  au  Sei- 
gneur, elleremonta  cette  apre  et  rude  cote,  mais  a  peine 
arriveeausommet,elle  fut  atteinte  du  m^me  mal.  finimie 
redescend  et  est  de  nouveau  guerie.  Elle  se  disposait  au 
retour,  lorsque  la  lepre  reparut.  Alors  elle  s'ecria  :  •  C'est 
«  en  vain,  6  mon  divin  epoux,  que  je  voudrais  resister  k 
«  voire  douce  voix  qui  m'appelle,  je  sens  quevous  ni'in- 
«  vitez  avousservir  dansce  lieu.  •  Elle  se  baigna  dans 
les  eaux  limpides  de  Burle  et  recouvra  encore  la  gueri- 
son.  Le  roi  Clotaire  H,  de  concert  avec  son  fils  Dagobert, 
frere  d'finimie,  6tant  instruit  du  voeu  de  sa  fille,  lui  en- 


voya  des  deputfe  charges  d'or.  finimie  y  fit  I'acquisition 
de  vastes  propriety  pour  en  doter  le  monastere  qu'elle  fit 
biitir  aupres  de  la  fontaine  de  Burle.  Saint  Here,  alors 
ev^que  du  Gevaudan  ou  de  Mende,  la  consacra  abbesse 
du  nouveau  couvent,  et  elle  y  termina  ses  jours  dans 
I'exercice  des  vertus  du  cloitre.  Le  petit  village  qui  exis- 
taiten  ce  lieu,  sous  le  nom  de  Burlatis,  s'agranditet  de- 
vint  par  la  suite  une  petite  ville,  sous  le  nom  de  Sainte- 
finimie.  C'est  aujourd'hui  un  chef-lieu  de  canton  de  I'ar- 
rondissement  de  Florae,  dansledepartementdelaLozere. 
La  memoire  de  sainte  fininiie  y  est  honoree  le  6  du  mois 
d'octobre,  et  Ton  accourt  de  pays  tres-61oignes  h  une 
chapelle  construite  sur  la  Baume  ou  Caverne  oil  sainte 
£nimieseretiraitsouvent  poury  vivred'une  maniereplus 
solitaire  que  dans  sa  pieuse  communaute.  Enimie  alia, 
comme  Radegonde,  recevoir  la  palme  de  ses  merites  dans 
le  sejour  des  elus,  vers  le  milieu  du  vii»  siMe.  Ses  reli- 
ques  sent  conscrv^es  dans  I'^glise  de  la  paroisse.  Cette 
vie,  moins  feconde  en  evenemenls  que  celle  de  sainte  Ra- 
degonde, n'en  fut  pas  moins  agreable  aux  yeux  du  Sei- 
gneur. 

L'abbfi  Pascai.. 


BISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  BASILIOUES  DE  ROME, 


SAINTE  MARIE  MAJEURE. 


Cette  magnifique  basilique ,  qui  s'eleve  sur  le  mont 
Esquilin,  au  quartierditde  Rioni,  est  connue  sous  divers 
noms.  On  lui  donne  les  litres  de  Ilusiliqiie  liOvrienne.  de 
Sainle-Marie-de-la-Crechc ,  de  Sainlc-Murie-des-Neirjes, 
mais  elle  est  plus  habiluellemenl  connue  sous  celui  que 
nous  avons  d'abord  indique.  Comme  c'est  le  principal 


temple  de  Rome  edifie  sous  I'invocation  de  la  Sainte- 
Vierge,  le  nom  de  Sainle-Marle-Majeure  lui  convienl 
tres-eminemment. 

Une  tradition  constanle  rapporte  ce  qui  suit.  Vers  le 
milieu  du  lye  siecle,  sous  le  poniificat  du  pape  Libere,  un 
noble  et  riche  Remain  nomm6  Jean,  duquel  on  croit  que 


t06 


SAIMK  .MAlilK  llAJliUKK 


descend  I'illustre  faniille  de  Patrizi,  etait  profondi'inient 
afllige  dp  se  voir  sans  enfants.  Jean  etsonepouses'adres- 
sereiit  avec  fcrveur  k  la  Sainte-Vierge,  ct  la  prierent  de 
Icur  indiquer  une  bonne  oeuvre  a  laquelle  ils  avaient  in- 
tention d'eniploycr  leurs  grands  revenus.  Lours  prieres 
furent  exaucees,  et  dans  la  nuit  du  4  aodt  352,  les  deux 
epoux,  ainsi  que  le  pape,  eurent  la  mdme  vision.  Mane 
leur  ordonnait  de  lui  batir  une  eglise  sur  lelieu  oil,  dans 
la  matinee  de  ce  meme  jour,  ils  verraient  le  sol  convert 
de  neige,  quoiqu'on  fiit  a  cetle  ^poque,  et  sous  le  ciel  de 
rilnlie,  au  milieu  des  plus  ordentes  chaleurs.  En  effet,  ii 
la  premiere  aube  du  5  de  ce  mois,  il  tomba  sur  le  mont 
Esquilin  une  grande  quantite  de  neige.  Le  bruit  de  cette 
merveille  se  repandit  aussitot  dans  toute  la  ville.  Le  pape 
se  renditprocessionnellementsur  le  lieu,  etant  accompa- 
gni  de  Jean  et  de  I'epousede  ce  dernier.  II  prit  une  pelle 
afin  dediviser  la  neige,  mais  aussitot  un  nouveau  mira- 
cle s'opera.  La  neige separlagead'elle-meme  conimeennn 
large  canal  qui  environnait,  en  la  circonscrivant,  I'en- 
ceintede  I'eglise  Ji  edifier.  Les  deux  epoux  accomplirent 
leur  voeu,  et  en  333,  le  saint  pontife  Libere  consacra  cet 
augustc  temple.  La  duriede  ce  premier  edifice  ne  futpas 
longue,  car  70  ans  aprfes,  le  pape  Sixte  III  en  reconstrui- 
sitla  plus  grande  partie,  et  tres-probablement  seconfor- 
maau  plan  primitif.  C'elait  un  quadrilatere  a  trois  nefs. 
Ricn  n'egale  la  magnificence  dps  dons  que  ce  dernier 
pape  fit  a  la  nouvelle  basilique.  II  y  erigea  un  autel  d'ar- 
aenl  pur,  ou  comme  certains  auteurs  I'expliquent,  un  au- 
lel  reconvert  de  lames  d'argent  du  poids  de  trois  cents 
livres.  Mais  I'ornement  sanscontredit  le  plus  precicux  de 
cetle  eglise  consacree  k  Marie,  fut  le  portrait  de  cette 
reine  des  anges  et  des  saints  peint  par  saint  Luc,  et  ap- 
porte  de  Jerusalem  ou  de  Constantinople  il  Rome.  Marie 
y  estrepresenlce  tenant  dans  ses  bras  son  divin  fils.  Cette 
image  fut,  dans  ces  temps  recules,  I'objet  d'une  tres- 
grande  veneration,  et  on  la  portait  processionnellement 
avec  celle  du  Sauveur. 

II  y  a  dans  cette  basilique  un  autre  monument  qui  est 
digne  de  la  veneration  des  anges  et  des  hommes.  Nous 
voulons  parler  de  la  Creche  sur  laquelle  le  Fils  de  Dieu 
vintau  nionde.  On  la  porte  en  procession  le  saint  jour  de 
Noel,  et  le  lendemain  elle  est  exposee  aux  hoinmages 
publics.  On  y  conserve  des  pierres  de  I'ctable  de  Betli- 
leeni,  du  foin  et  des  drops  sur  lesquels  fut  place  le  corps 
de  I'Enfant-Jesus  apres  sa  naissance.  II  serait  trop  long 
d'enumererlesreliques  des  saintsquepossiide  cetle  eglise. 
Nous  citerons  seulcment  les  corps  de  saint  Jerdme,  de 
saint  Mathias,  apotre,  de  saint  Marcellin,  pape  et  mar- 
tyr, un  bras  de  saint  Malhieu,  ap6tre  et  evangelisto,  un 
autre  de  saint  Luc,  evangelisle,  des  fragments  considera- 
bles de  la  vraie  Croix  etune  portion  du  Saint-S(5pulcre. 

L'edifice  construit  avec  magnificence  par  le  pape 
Sixte  III,  au  V  siecle,  recut  une  importante  modification 
au  commencement  du  ix".  Pascal  I  fit  elever  une  abside 
ou  sanctuaire  auquel  on  montait  par  onze  marches.  II  en 
enrichit  le  mobilierau  point  que  I'historien  Anastase  porte 
a  cent  quarante-neuf  livres  d'or  et  a  douze  cent  vingt- 
cinq  livres  d'argent  le  poids  de  ces  mtoux  que  Pascal  I 
employa  Ji  la  decoration  de  cette  basilique. 

Dans  les  sifecles  suivants,  on  y  a  eleve  de  magnifiques 
chapelles.  En  137(i,  Gregoire  XI  fit  construire  le  superbe 
clocher  de  Sainte-Marie-Majeure.  Cancellieri  dit  que  c'est 
bien  le  plus  grand   clocher  de  Rome ,  mais  que  ce  n'en 


est  pas  le  plus  elegant.  Nous  souscrivons  a  son  opinion, 
et,  sans  vouloir  deprecier  le  gout  remain,  il  nous  sera 
permis,  a  nous  Francais,  de  considerer  comme  tres-su- 
pcrieurs  en  hardiesse  nos  merveilleux  cfochers  de  Stras- 
bourg, de  Chartres,  nos  lours  de  Reims,  de  Paris,  d'Or- 
leans,  etc.  Les  sommes  considerables  qui  ontele  depens6es 
pour  construire  la  grande  fagade  de  ce  temple  n'oiit  pro- 
duit  rien  qui  puisse  se  comparer  au  portail  de  Reims. 
Au  premier  abord  on  croit  voir  un  somptueux  palais  a 
plu.sieurs  etages,  et  cet  aspect  ne  retrace  ii  I'a'il  francais 
rien  qui  puisse  annoncer  une  eglise.  La  principale  facade 
est  composee  d'un  peristyle  inferieur  forme  de  cinq  ar- 
cades qui  conduisent  a  autanl  de  porles;  ce  qui  est  le 
caractere  des  basiliques  patriarcales  de  Rome.  Une  de 
ces  entrees  est  la  parta  sanla  du  jubile.  Au-dessus  des 
frontons  qui  ornent  les  corniches  de  ce  peristyle  s'eleve 
un  autre  prdre  d'architecture,  presentant  une  grande  ni- 
che flanquee  de  deux  moindres.  Cinq  statues  surmontent 
ce  portail  auquel  sont  tres-certainement  superieures,  a 
Paris,  dans  le  meme  style  greco-romain,  les  facades  de 
Saint-Sulpice,  de  Saint-Gervais,  de  Saint-Paul,  rue  Saint- 
Antoine.  Nous  ne  voulons  pas  cependant  lui  preferer  la 
facade  de  la  nouvelle  Eglise  de  Saint-Vincent-de-Paul, 
qui  se  fait  rcmarquer  par  son  excessive  maigrcur.  Ce 
portail  de  Sainte-Marie-Miijeure  est  accompagn^  a  droite 
et  a  gauche  de  deux  corps  de  batiments  qui  offrent  I'as- 
pectd'un  palais  perce  de  fenfires  carrees,  et  dontcbacun- 
de  ces  cotes  ressemble  assez  au  garde-meuble  de  la  cou- 
ronne  ou  au  ministere  de  la  Marine,  6  Paris. 

L'interieur  de  I'eglise  est  forme  de  trois  nefs  separees 
par  deuxrangsde  colonnes  ioniques,  avec  plales-bandes 
intermediaires  couronnees  d'une  large  corniche,  que  sur- 
monle  un  attique  perce  de  grandes  fenelres  dont  le  .sou- 
bassement  est  orn6  de  reliefs.  Pour  se  faire  une  idee 
assez  exacte  de  cet  interieur,  il  suffit  d'enlrer  dans  I'liglise 
de  Notre-Lame-de-Lorelte  k  Paris.  Ce  temple  si  coquet 
est  une  imitation,  en  petit, *de  la  basilique  de  Sainte- 
Marie-Majeure.  Nous  conviendrons  neanmoins  que  la 
France  ni  sa  capilalen'ofl'renl  aucun  edifice  sacre  aussi 
richedemarbres,de  sculptures,  depeinturesde  tout  genre, 
et  surtout  de  si  somptueuses  chapelles.  On  y  admire  ses 
fonts  baptismaux.  Leon  XII,  ^lu  pape  en  4  825,  a  voulu 
faire  eclaler  sa  magnificence  dans  ce  baplistere.  II  serait 
trop  long  d'en  donner  une  description  detailliSe. 

Le  grand  pape  Benoit  XIV  voulut  aussi  largement  con- 
trihuer  a  rembellissement  de  cette  basilique.  Carac- 
cioli,  dans  la  vie  de  cet  illustrc  pontife,  raconte  que  Ton 
employa  un  grand  nombre  d'ouvriers  pour  les  travaux 
projetes.  Maisquand  le  travail  fut  terminfe  et  que  le  pape 
eut  ete  prie  de  venir  admirer  les  fruits  de  son  zele,  il  dit 
k  I'architecte  :  ■  Ne  nous  vantons  pas  d'avoir  fait  cet  ou- 
"  vrage,  on  nous  prendrait  pour  des  entrepreneurs  d'o- 
«  p6ra  ;  elle  a  reellement  Pair  d'une  salle  de  bal.  »  N'en 
a-t-on  pas  dit  autant  de  Notre-Dame-de-Lorette  de  Pa- 
ris? N'est-ce  point  avec  autant  de  raison  ?  Sans  doule,  la  ' 
maison  du  Seigneur  merite  a  tons  ^gards  que  Ton  y  di- 
ploic les  richesses  que  la  liberale  munificence  de  I'auteur 
de  tout  bien  a  raises  a  la  disposition  des  hommes.  11  est 
vrai  pourlant  aussi  qu'uiie  eglise  doit  admettre  un  genre 
de  decoration  qui  la  distingue  d  un  lieu  profane.  Tout 
doit  y  parler  le  langage  du  cbristianisme,  qui  est  destine 
a  isoler  I'homme  des  objets  terrestres,  surtout  quand  il 
vient  prier  et  assister  i  la  renovation  du  sacrifice  du  cal- 


KSQUISSKS   OK    I. 

v.iire.  On  ne  parvieiidi'u  par  ces  decorations  mondaines, 
par  des  chants  d'orchestre  thcatral,  par  un  luxe,  en  un 
mot,  qui  rcssemblc  de  tout  point  aux  recliprches  co- 
quettes et  fashionables  des  salons  do  la  haute  finance ;  on 
ne  parviendra,  disons-nous,  qu'a  produire  unc  sorte  de 
religiosite  pretentieuse  qui  laisse  le  coeur  sec  et  qui  ne 
saurait  y  cnfanter  ce  detachement  interieur  que  la  veri- 
table piete  est  seule  hidiile  a  produire. 

Les  grandes  basiliqups  de  Rome  ont  toutes,  par  privi- 
lege, un  autel  dit  papal ,  parce  que  le  souverain  pontife 
pent  seul  y  celebrer.  Sainte-Marie-Majeurea  deux  de  ces 
autels,  d'abord  I'autel  principal  de  I'abside  et  puis  celui 
qui  s'eleve  dans  I'admirable  chapelle  que  Sixte  V  fit 
construire,  et  oil  I'on  conserve  la  sainte  creche  dont  nous 
avons  parle.  C'est  dans  cctte  basilique  que  fut  chanlee 
pour  la  premiere  fois,  en  1034,  I'antienne  Alma  redemp- 
toris,  qui  est  affectee  aux  temps  de  I'Avent  et  de  la  Nati- 
vite  deNotre-Seigneur;  elle  est  de  la  comoosition  du  moine 


A  VIK  FI.AMAMIK 


107 


Hermann.  Cctle  eglise  est  encore,  pour  ainsi  dire,  le  ber- 
ceau  de  I'antienne  du  temps  pascal  ;  Regina  rwii ,  et 
voici  a  quelle  occasion.  En  593,  unc  terrible  peste  affli- 
gea  la  ville  de  Home.  Le  pape  saint  Gregoire  le  Grand, 
riiunit  dans  la  matinee  du  saint  jour  de  Paques,  le  peu- 
ple  romain  dans  cette  eglise,  d'oii  Ton  partit  procession- 
nellement,  en  portant  I'image  sacree  de  la  sainte  Vierge. 
Au  moment  oil  le  pieux  cortege  passait  devant  le. mole 
d'Adrien,  aujourd'hui  chateau  Saint-Ange,  le  pape  vit  au 
sonimet  de  cet  edifice  un  ange  qui  rengainait  uneepee,  et 
aussitot  on  entendit  un  celeste  concert  faisant  r^sonner 
dans  les  airs  les  paroles  :  liegina  cali  lailare,  Alleluia, 
quia  quern  meruisli  porlare,  Alleluia,  rcsurrexil  sicul 
dixi(,  Allchiia.  Le  pape,  frappe  de  ce  prodige,  ainsi  que 
tout  lepeuple,  s'ecria  :  Ora  pro  nobis  Deum,  Alleluia. 
.\ussit6t  la  peste  cessa,  et,  depuisce  Icmps,  on  a  chants 
cette  miraculeuseantienne  pendant  tout  le  temps  pascal. 

L'abbe  Pascal. 


ESQLISSES  DE  LA  VIE  FLAMAOE. 


OlIAPfTRE   Ilf. 


QDI  VEDT   TROP    S  ELEVER,   TOMBE    SOUVENT 
BIEN   BAS. 


Siska  6tait  entree  dans  le  pensionnat  francais  avec 
un  assortiment  de  robes,  toutes  en  fort  bon  etat,  et 
une  nialle  pleine  de  linge  neuf ;  neanmoins,  il  ne  se 
passa  pas  longtemps  avant  que  la  jeune  fills  com- 
mencat  a  adresser  a  ses  parents,  sous  divers  pr6- 
textes,  des  demandes  d'argent. 

Sa  premiere  lettre  etait  ainsi  concue  : 

«  Ma  tres-chere  maman, 

«  Je  suis  la  plus  nial  vctue  de  toutes  les  pension- 
naires  de  cet  elablissement;  aussi  mes  compagnesse 
moquent  de  moi  et  m'appellent  paijsanne.  Cela  me  cause  tant  de  chagrin,  que  je  ne  fais 
que  pleurer,  et  certainement  je  finirai  par  tomber  malade,  si  vous,  mon  excellente 
maman,  ne  prenez  pilie  de  votre  enfant.  La  fille  du  barbier,  qui  rase  papa,  est  dans 
cette  pension ;  mais  elle  a,  comme  les  autres  eleves,  de  beaux  ajustements  en  etoffe  de 
sole.  Je  suis  la  seule  ici  qui  aille  a  la  promenade  avec  une  simple  robe  de  percale  et  qui 
n'ait  point  de  chapeau  ni  de  boltines.  Cela  me  rend  tellement  honteuse  que  je  marche 
toujours  la  tete  baissee,  et,  si  cela  continue,  je  deviendrai  courbee  comme  une  vieille 
femme.  Je  palis  et  niaigris  a  vue  d'cEil.  Je  vous  le  repete,  chi;re  maman,  je  ne  tarderai 
pas  il  tomber  malade,  si  cette  situation  humiliante  dure  encore  longtemps. 

0  Je  lis  Telemaque,  et  je  danse  deja  avec  tant  de  grace,  que  mes  compagnes  deviennent 
jalousfs  de  moi. 

«  Mes  compliments  bien  respeclueux  a  papa. 

«  Jusqu'a  la  mort,  votre  fille  devouee  et  fidi'lc, 

n  Eudoxie  Vax  Roosmael.  » 


Madame  Van  Roosmael  n'osa  pas  montrer  cette  lettre  a  son  mari.  Elle  voyait  claire 
menl  que  les  fachcuses  previsions  du  docteur  Pelkmans  commencaient  a  se  realiser.  Le  ton  de  frivolity  qui  dominait 
dans  la  missive  de  la  jeune  pensionnaire  etait  d'un  mauvais  augure,  et  la  phrase  par  laquelle  elle  se  terminait 
semblait  avoir  ete  empruntee  a  un  billet  d'amour.  Quant  b  la  signature  d'Eudoxie,  la  bonne  femme  en  cherchai' 
vainement  I'explicalion,  et  ellene  put  sortir  d'embarrasSicet  egard  qu'en  se  disant  que  c'etait  sans  doute  la  traduction 
en  francais  du  nom  de  bapti^me  de  sa  fille,  Siska. 


I'edu- 


^"*  ESQUISSES  DE  LA   VIE  FLAMANDE. 

Touchee  cepeiidant  des  plaintes  do  son  enfant,  coUe 
lendre  mais  trop  faible  mere  lui  envoya  une  somme  d'ar- 
gent  double  de  celle  que  la  jeune  personne  pouvait  s'at- 
tondre  k  recevoir.  Ces  envois  se  renouvelerent  plnsd'une 
fois.  Siska  connaissait  dejii  I'art  de  fabriqner  ce  qu'on  ap- 
pelle  des  mcnsonges  innocenis  et  de  pressurer,  par  ce 
moyen  blamable,  la  bourse  de  sa  mere  commo  on  fait 
d'une  dupe.  On  s'etonnera  sans  doute  de  la  rapide 
transformation  du  caractere  de  cette  jeune  fille...  Pour- 
tant,  cela  elait-il  reellementsi  etrange?  Sisica  n'avait-elle 
pas,  parmi  sescamarades  de  pension,  plus  d'une  ccntaine 
de  pernicieuses  amies  qui ,  par  leurs  paroles  et  leur 
exemple,  lui  donnaientle  gout  de  la  depense  et  du  luxe? 
Helas!  la  fille  de  Thonn^le  et  simple  Van  Roosmael  no 
profita  que  trop  de  son  education  a  la  frmicaise.  Le  pre- 
mier mois  qui  suivit  son  entree  au  pensionnat,  elle  eut 
une  robe  de  sole  k  la  mode  la  plus  nouvelle;  le  second, 
un  chapeau  d'etoffe  orne  de  flours  artificielles;  le  troi- 
sieme,  une  elegante  ombrelle;  le  quatrieme  elle  porta  des 
fichus  qui  laissaient  k  d(;couvert  son  col  et  une  partie  de 
sesepaules;  le  cinquieme  elle  commenca  a  fa  ire  us, 
de  cold-cream  et  autres  cosmeliques...  £(ait-ce  la 
cation  qui  convenaita  la  (ille  d'un  bon  bourgeois? 

Le  sixiememois  s'approchait,  et  avec  lui  les  premieres 
vacanccs.  Que  dira  le  docleur,  en  voyant  Siska  avec  son 
Elegante  parure,  son  maintien  pr(5tentieux  et  maniere? 

Les  regards  penetrants  du  judicieux  praticien  ne  pene- 
treront-ils  pas  jusqu'au  fond  du  coeur  de  la  jeune  fille,  et 
n'y  decouvriront-ils  pas  le  germe  d'une  effrayanle  dege- 
neration morale?  Mais  madame  Van  Roosmael,  qui  re- 
doutait  les  observations  du  dooteur,  prit  un  jour  Siska 
a  part,  et  lui  donna  I'avis  suivant : 

"  Mon  enfant,  sois  prudente,  et  quand  tu  viendras  pas- 
ser les  vacanees  aupres  de  nous,  ne  te  monlre  pas  trop 
fel^gante  ni  trop  fiere,  car  si  le  docteur  Pelkmans  re- 
marquait  le  cliangement  qui  s'est  opere  en  toi,  il  influen- 
cerait  ton  pere,  qui  ne  te  laisserait  probablement  pas  re- 
tourner  a  ta  pension.  » 

Ces  paroles  ne  furent  point  perdues  pour  Siska. 

Done  une  apres-midi,  elle  descendit  de  voiture  avec  sa 
mfere  (qui  etait  alliie  la  chercher  a  sa  pension)  devant 
la  demeure  de  ses  parents.  Mais  ce  n'est  plus  cette 
Siska  coquette,  minaudiere  et  pimpante,  que  nous 
avons  depeinte  tout  k  I'heure  k  noslecteurs...  En  verite, 
on  ne  saurait  (5tre  plus  simplement  et  plus  modestement 
habillee;  ses  cheveux,  naguiire  parfumes  et  frises,  se 
partagent  en  deux  bandeaux  sur  son  front ;  elle  marclie 
lesyeux  baissfe,  et,  a  la  voir  s'avancer  ainsi  dans  la  bou- 
tique de  son  pere,  on  croirait  qu'il  n'y  a  pas  au  monde  de 
jeune  fille  plus  timide  et  plus  reservee.  Le  docteur  lui- 
mfeme  le  pense  ainsi,  et  quand  il  lui  adrosse  quelques 
questions  pour  I'cprouver,  elle  lui  repond  avec  tant  de 
convenance,  que  les  paroles  de  blame  expirent  sur  les  16- 
vres  du  bon  medecin. 

La  consequence  de  cette  petite  comedie  fut  que  Si.ska 
eut  la  permission  de  retourner  k  son  pensionnat,  qu'elle 
eCit  6te  d^solee  de  quitter  avant  de  s'ctre  tout  a  fait  fran- 
cisie. 


Tandis  quo  la  fillo  do  I'c^picier  Van  Roosmael  receVait 
cette  deplorable  education,  les  affaires  de  Spinael  nemar- 
chaient  pas  trte-bien.  Les  jeunes /'as/iionaA/cs  fran(;ais  ne 
lui  soldaient  que  tres-rarement  leurs  meraoires,  et  a  la 
cl6ture  de  chaque  saison  Ih^itrale,  les  comediens  decam- 


paient,  bien  pourvus  de  bottes  et  de  souliers  non  payes. 
Hortense,  de  son  c6t6,  gaspillait  beaucoup  d'argent  pour 
sa  toilette  et  pour  la  satisfaction  de  ses  goClls  frivoles.  Le 
pauvre  Spinaiil  se  trouvait  borriblement  endelle ,  et  sa 
maison  etait  grevee  de  fortes  hypotheques.  Dans  cette 
triste  position,  lesyeuxdu  cordonnier  se  dessillerent  gra- 
duellement.  Le  tableau  que  nous  avons  precedemment 
decrit  fut  relegue  au  grenier,  et  il  ne  resfa  sur  I'enseigne 
de  la  boutique  que  cette  seule  inscription,  en  francais  et 
en  flamand  :  Depot  de  souliers. 

Malheureusement  les  pratiques  llamandes  avaient  ou- 
blie  le  chemin  de  ce  magasin  si  brillant;  et  Spinaijl,  avec 
son  paletot,  ses  pantalons  bariol^s  et  sa  cbaine  de  chry- 
socale,  ne  sut  bieiilot  plus  de  quel  boisfaire  tleche...  Au 
fait,  c'etait  un  bomme  ruine. 

L'esprit  du  malestpar  sa  nature  envahissantet  despo- 
tique;  lorsqu'une  fois  il  s'est  glisse  dans  un  cceur  qui  a 
manque  d'energie  pour  le  repousser,  il  vent  en  etre  le 
seul  maitre  et  en  chasse  bientot  toutes  les  vertus  qui  y  re- 
gnaient  avant  lui.  Rien  ne  pent  resistor  a  ses  attaques 
incessantes;  I'liomme  qui  tombe  en  son  pouvoir  devient 
son  esclave.  Spinael  en  fit  la  triste  expc'rience. 

Le  pauvre  cordonnier,  tombe  par  sa  faute  dans  la  mi- 
sfere  et  i'isolement,  esp^rait  trouver  quelque  consolation 
dans  I'affection  et  la  sympalhie  de  sa  fille ;  mais  il  ne  re- 
cut  d'elle  que  des  reproches  injurieux,  et  malgre  le  de- 
nfiment  dans  lequel  cette  perverse  enfant  vit  son  pfere, 
elle  n'en  continua  pas  moins  a  se  livrer  a  son  goiit  pour 
le  luxe  et  alia  mSme  jusqu'a  contracter  des  dettes. 

Pen  de  temps  apres,  Jean,  ou  si  Ton  veut,  Jules  Spina'el 
revint  de  Paris.  Mais  au  lieu  de  prendre  place  dans  le 
comptoir  de  son  pere,  et  de  venir  en  aide  a  ce  dernier  par 
son  travail,  ce  malheurenx  jeune  homme  ne  vouluts'occu- 
per  d'aucune  autre  chose  que  de  s'habiller  avec  recher- 
che, de  flaner  dans  les  cafes,  de  jouer  au  billard,  de  fu- 
mer  des  cigares  et  de  parler,  d'un  ton  haut,  en  francais.  II 
se  ligua  avec  sa  sffiur  contre  le  faible  et  malheureux  cor- 
donnier, et  lorsque  celui-ci  eut  vendu  sa  maison,  ils  n'e- 
prouvaient  pas  le  moindre  scrupule  k  dissiper  sous  ses 
yeux,  en  depenses  frivoles,  la  legere  somme  que  I'acque- 
reur  eut  k  lui  compter,  apres  que  lescreanciershypothe- 
caires  furent  pay^s. 

La  situation  de  Spinael  devintsi  miserable,  quesa  vue 
suffisait  a  inspirer  la  pitie.  Ses  habits  rap6s,  sa  che- 
velure  en  desordre,  et  la  malproprete  de  sa  personne, 
prouvaient,  non  moins  que  sa  figure,  ainsi  que  sa  de- 
marche incertaine,  qu'il  n'avait  m^me  plus  assez  de 
force  et  de  courage  pour  essayer  de  cacher  I'exces  de  son 
indigence.  Neanmoins  ,  ses  cnfants  etaient  toujours  ele- 
gammentvetus  et  continuaient  leur  train  de  vie  babituel 
avec  une  r6voUante  impudence.  Sans  doute  ils  avaient 
mis  autrefois  de  c6te  une  partie  de  I'argent  que  leur  pere 
leur  prodiguait  pour  leurs  depenses  particulieres  ;  et,  de- 
naturfe  comme  ils  I'etaient,  ils  refusaient  maintenant  de 
partager  leurs  epargnes  avec  le  pauvre  homme.  Cepen- 
danl,  il  ne  fallait  qu'une  occasion  pour  que  I'indignation 
que  Spinaijl  ressenlait  d'une  si  abominable  conduite,  et 
qu'il  renfermait  au  fond  de  son  coeur  ulcere,  eclatat  ter- 
rible oomme  doit  I'etre  la  juste  colere  d'un  pere  offensS. 

Un  dimanche,  SpinaiJl,  qui  n'osait  pas  se  montrer 
avec  ses  miserables  vetements,  etait  rcste  chez  lui. 
Immobile  et  sombre,  il  se  livrait  aux  tristes  reflexions 
que  lui  suggeraient  les  chagrins  du  present  et  les  inutiles 


ESQUISSES  DE  LA  VIE  FLAMANDE. 


regrets  du  pnsse...Tout  a  coup  iin  jeune  merveilleux 
entra  dans  la  charabre  doiit  la  porte  se  Iriiuvait  ouverte, 
et  prenant  ce  pete  afllige  pour  iin  domestiq\ie  de  la  mai- 
son,  il  lui  dit  I'll  mauvais  francais  : 


WAfil^ 


•  Allons,  drole,  levez-vous  etcourez  averlir  M.  Jules  et 
mademoiselle  Hortense  que  nous  sommes  pretsa  partir.  » 

Le  cordonnier,  stupelait,  regarda  sans  bouger  de  sa 
place  I'etranger  qui  lui  cria  durement : 

■  Ne  te  decideras-tu  pas  a  m'annoncer,  faquin?  » 
Une  paleur  livide  se  repandit  alors  sur  les  traits  de 
Spinael ,  et  ses  yeux  6tincelants  fixerent  hardiment  ceux 
de  I'inconnu  ,  qui ,  violemment  irrile ,  leva  sa  canne  sur 
cc  inalheureux  pere,  en  accompagr.ant  ce  geste  des  pa- 
roles suivanles  : 

•  Miserable!  il  ne  tient  a  rien  quejete  batonne.  » 

A  cette  menace,  un  cri  de  fureur  sortit  de  la  poilrine 
de  Spinael.  II  se  leva  brusquenient,  saisit  une  courroie 


qui  se  trouvait  a  sa  portfe  et  en  frappa  au  visags  cet  au- 
dacieux  insolent,  qu'il  poussa  dans  la  rue,  sans  lui  laisser 
le  temps  d'articuler  un  mot.  Ensuite,  il  ferma  la  porte  de 
sa  demeure,  et,  encore  tout  tremblant  de  la  violenle  et 
penible  emotion  qu'il  venait  d'eprouver,  il  se  precipita 
dans  Tescalier  et  monta  chez  ses  enfants.  Depuis  long- 


temps,  le  malheureux  pere  avail  perdu  jusqua  la  force 
de  leur  faire  aucun  reproclie;  mais,  en  ce  moment,  Tin- 
dignation  dont  il  etait  transporte  lui  rendit  assez  de  har- 
diesse  pour  qu'il  osSt  representer  a  ces  ingratstoute  I'in- 
famie  de  leurs  precedes  envers  lui. 

Le  frere  et  la  scEur  ^aient  en  grandc  lenue  et  se  dispo- 
saient,  dirent-ils ,  k  aller  joindre  une  sociele  de  jeunes 
gens  et  de  jeunes  dames  avec  lesquels  ils  avaient  forme 
un  projet  de  voyage  dont  Bruxelles  (5tait  le  but.  La  re- 
primande  que  leur  adressa  leur  pere  fut  vive  et  amtVe; 
mais  ils  I'ecouterent  avec  une  dedaigneuse  indifference! 
Enfin,  profitantd'un  instant  oil  Spinael  s'arr^ta,  oppress^ 
par  le  chagrin  jusqu'alors  refoule  au  fond  de  son  coeur, 
ils  lui  souhaiterent  le  bonjour  d'un  air  ricaneur,  et  se  di- 
rigerent  vers  la  porte.  Exasp(5re  par  ce  nouveau  manque 
de  respect,  le  cordonnier  se  jeta  entre  eux  et  la  porte, 
a6n  d'empecher  leur  sortie,  et  s'&ria  : 

.  Infimes  que  vous  Stes!  n'est-ce  done  pas  assez  que 
vousayez  reduit  votre  pere  a  la  mendicite,  sans  que  vous 
I'accabliez  de  votre  dedain  ?  N'est^ce  pas  assez  que,  par 
faiblesse  pour  vous,  j'aie  dissipe  ma  modique  fortune, 
fruit  d'un  travail  assidu,  landis  que  j'endurais  pour  moi- 
m^me  toute  sorte  de  privations?  N'est-ce  pas  assez  enfin 
qu'un  fat  impudent,  me  prenant  pour  votre  laquais,  ait 
ose  lever  sa  canne  sur  moi?...  Faudra-t-il  encore,  qu'i 
cause  de  vous  je  descends  dans  la  tombe  sans  qu'il  me 
reste  un  ami  pour  me  plaindre  et  me  pleurer?...  Mais 
sachez,  enfants  di^natures,  que  la  raesure  de  vos  torts 
envers  moi  est  comblee...  Desormais,  j'userai  de  mon 
autorit<5  paternelle...  Je  vous  defends  de  sortir,  et  vous 
ordonne  de  quitter  immediatement  ces  habits  dont  I'el^- 
gance  ne  convient  plus  a  votre  position.  » 

Un  sourire  ironique  fut  la  reponse  de  Jules  et  d'Hor- 
tense  k  I'admonition  de  ce  pere  irrite,  qui  comprit  que 
ses  enfants  n'avaient  point  de  foi  en  son  pouvoir  non  plus 
qu'en  sa  volonte  de  les  punir.  Le  fils  continua  de  se  di- 
nger vers  la  porte,  repous.sa  rudement  son  pere,  qui  vou- 
laitl'empecherdel'ouvrir,  etdescendit  rapidementl'esca- 
lier.  La  fille  suivit  I'exemple  de  son  frere...  Leur  depart 
jetale  malheureux  cordonnier  dansun  sombre  desespoir. 

Un  mois  apres  cette  deplorable  scene,  le  pere  Vaii 
Roosmaijl  s'occupait  dans  son  arriere-boutique  a  faire 
ses  calculs  sur  son  grand  livre.  Pour  etablir  la  balance 
de  ses  comptes,  il  lui  manquait  une  .somme  dont,  depuis 
plus  d'une  heure,  le  brave  homme  s'efforcait  vainement 
de  relrouver  I'emploi. 

.  En  verile,  s'ecria-t-il  avec  un  mouvement  d'impa- 
tience,  il  faut  que  ces  chiffres  soient  ensorceles  ;...  C'est 
incomprehensible!...  Voyons,  essayons  encore  unefois.. 

Et  Van  Roosmael  allait  compulser  de  nouveau  ses  li- 
vres,  afm  de  retrouver  ce  qui  manquait  i  son  compte, 
lorsque  la  porte  de  I'arriere-boutique  s'ouvrit  et  livra  le 
passage  a  un  Individu  dont  la  demarche  elait  lente  et 
le  maintien  humble. 

L'epicier,  surpris  de  celte  intrusion,  tressaillit  et  exa- 
mina  attentivementle  visiteur,  sans  toutefois  liii  adresser 
un  seul  mot.  Cet  homme,  qui  s'etait  arrete  apres  avoir 
fait  quelques  pas  dans  la  chambre,  avail  I'aspect  d'un 
mendiant,  Une  rongeur  passagere  colora  son  visage  pale 
et  amaigri,  et  deux  grosses  larmes  tomberent  de  ses  pau- 
pieres,  quand  le  regard  scrutaleur  de  Van  Roosmael, 
qui  ne  I'avait  pas  d'abord  reconnu,  se  fixa  sur  lui  : 

■  Mattre  Spinael ,  s'ecria  soudain  le  boutiquier  d'un 


]IU 


HKKTHANU   DUG  UESCLIN. 


ton  de  mefiance,  si  vous  veiiez  ici  puur  m'emprunter  de 
nouveau  de  Targent,  vous  pouvez  vous  en  relourner  de 
suite,  car  je  nesuis  pas  chez  moi  pour  ceux  qui  ont  h  me 
proposer  des  afl'aires  de  ce  genre. 

—  Monsieur  Van  Roosmael,  repondit  I'autre  d'une  voix 
entrecoupce  desanglols,  je  ne  viens  pas  vous  demander  de 
I'argcnt.  Si  vous  saviez  combien  je  suis  a  plaindre,  vous 
ne  nie  repousseriezpas  ainsi...  Tout  le  monde  m'aban- 
donne,  et  je  n'ai  pas  m^me  le  soulagement  de  raconter 
mes  chagrins  a  personne.  Je  sais  bien  que  je  vous  ai 
Irompe,  Van  Roosmael...  niaisau  nom  de  notreancienne 
amitie,  je  vous  conjure  de  ne  pas  me  refuser  maintenanl 
vutre  pitiii.  » 

La  voi.x  suppliante  de  Spinaol  attendrit  I'honnele  com- 
merfant.  Aucune  idee  interessee  ne  paraiasait  avoir  sug- 
gere  cette  visile  au  pauvre  cordonnier,  et  cvidemment 
aussi  le  poids  d'une  douleur,  d'autant  plus  amere  qu'il 
sentait  qu'elle  etait  peut-etre  merit^e,  ocrasait  niainte- 


nant  I'lionime  qui  avait  ete  jadis  son  intime  ami.  La  ge- 
nerosile  naturelle  de  Van  Roosmael  I'emporta  dans  son 
ame  sur  loul  antre  sentiment.  Les  larnies  de  la  compas- 


sion mouillerent  ses  paupieres.  Approcliant  un  siege  du 
sien,  et  prenant  la  main  de  Spinaijl,  il  lui  dit : 

«  Ami,  je  vois  que  vous  files  malheureux...  Quo  tout 
soit  done  oublie !  Asseyez-vous  et  parlez...  Que  puis-je 
faire  pour  vous  fitre  utile?  N'hesitez  pas  a  me  le  dire?  je 
suis  resolu  a  vous  venir  en  aide  ,  quoi  qu'il  m'en  puisse 
coiter. 

—  Mon  bon  Van  Koosmaiil ,  repondit  I'artisan  a  demi 
console  par  cet  accueil  cordial ,  je  ne  vous  demande 
qu'une  grice,  celle  de  vous  faire  le  recit  de  mes  infor- 
tunes  et  de  verser  ainsi  mes  chagrins  dans  le  canir  du  seul 
ami  sincere  que  j'aie  jamais  eu.  Pendant  plusieurs  an- 
nees,  je  vous  ai  fui ,  parce  que  ma  conscience  me  repro- 
chait  ma  coupable  conduile,  et  que  je  n'osais  pas  braver 
les  regards  desapprobateurs  des  gens  honnetes  et  ver- 
tueux...  Mais  aujourd'hui  que  je  me  vois  reduit^  quitter 
mon  pays  natal,  pour  aller  cacher  mes  souB'rances  et  ma 
pauvretedans  une  contree  fitrangere,  je  viens  vous  prier, 
mon  ami,  de  me  pardonner  mes  torts  envers  vous.  » 

Ces  humbles  paroles,  prononceesd'une  voix  brisee,  affec- 
terent  profondement  Van  Roosmael,  et  ce  fut  avcc  une 
synipathie  plus  marquee  encore  qu'auparavantqu'dreprit: 
■  Je  ne  doute  pas  que  vous  soyez  malheureux ,  mon 
cherSpinael!  mais  pourquoi  voulez-vous  quitter  votre 
pays?  Non,  non!  cela  ne  sera  pas...  Ne  desesperons  de 
rien...  ce  serait  olTenser  Dieu,  dont  la  bonte  pour  ses  en- 
fanls,  un  moment  egares,  mais  ramenes  a  lui  par  le  repen- 
tir,  est  immense.  Quant  a  moi,  quoiquedans  mes  affaires 
de  commerce,  je  tienne  a  me  rendre  compte  de  I'emploi 
d'un  simple  stiver,  parce  que  sans  ponctualitfi  rien  ne 
saurait  bien  marcher,  je  n'abandonncrai  assurfiment  pas 
I'homme  auquel  j'avais  donne  toulemon  alToction,  main- 
tenant  qu'il  se  Irouve  dans  la  detresse.  Parlez  done,  Spi- 
naul,  parlez  ouvertement  etcomptez sur  votre  ami.  • 
[La  suite  au  prochain  numero.) 


m  nmm  illustres. 


BERTHANB   DUGUXSCI.IN. 


'an  1338  fut  celebre  en 
Bretagne  pour  les  fetes 
pompeuses  qui  eurent  lieu 
il  I'occasion  du  mariage  de 
'  Jeanne,  comtesse  de  Pen- 
thievre,  avec  Charles  de 
Chfitillon,  eonite  de  Blois. 
Ces  fetus,  rellet  des  mneurs 
de  I'epoque  ,  consistaient 
plulot  en  tournois  et  car- 
rousels qu'en  danscs  et  di- 
vertissements. Tout  ce  que 
la  Brelagne  avait  de  cheva- 
liers s't-Hait  rendu  ii  I'appel 
du  comtede  Blois  pour  sou- 
temr  centre  les  etrangers 
I'honneur  et  la  bravoure 
des  Bretons.  Parmi  ceux 
qui  s'y  etaient  rendus  avec  le  plus  d'empressement, 
on   remarquait  comme  un   des    plus  illustres   en  bra- 


voure et  en  naissance  messire  Duguesclin,  haut-bers 
du  chateau  et  de  la  seigneurie  de  la  Motte-Broon  prfis 
de  Rennes.  Pere  de  dix  enfanls,  auxquels  il  avait  donne 
I'education  mililaire  de  ces  temps-la,  ce  seigneur  avait 
fait  germcr  dans  leur  3me  le  courage  hereditaire  de 
la  famille.  Son  fils  aine,  Berlrand,  alors  Jge  de  di.\- 
sept  ans ,  elonnoit  tout  le  pays  par  sa  force  corpo- 
relle ,  son  adresse  et  son  audace  a  la  chasse  et  dans 
tous  les  exercices  militaires.  Des  qu'il  avait  connu  I'in- 
tention  de  son  pere  de  se  rendre  aux  tournois  donnfis 
par  le  comte  de  Blois,  il  I'avait  supplie  de  I'emmener 
avec  lui;  mais  le  p^re,  craignant  une  defaite  pour  son 
fils  si  jeune  et  si  inexpi?rimente,  eu  egard  aux  vaillants 
chevaliers  qui  devaient  cntrer  en  lice,  non-seulement 
avait  refus6,  mais  lui  avait  defendu  de  s'y  rendre  meme 
speclateur.  Duguesclin  se  presenta  done  seul  ponr  soute- 
nir  I'honneur  et  la  vaillance  de  son  blason  et  entra  un 
des  premiers  dans  le  champ  clos. 

Jamais  tournoi  n'avait  ete  plus  magnifique.  La  jeune 
comtesse  et  .son  mari,  entoures  d'une  cour  brillanle,  ex- 


DUGUESCLIN. 


BRT.  !SH 

N'L'SFUN/. 

7     \L'G  i'J 

NATURAL 
HISTORY. 


BEUTKAND 

cilaienl  pjr  leurs  encouragements  Tardcur  dos  combat- 
tanls  plus  nombreux  que  de  coutume,  et  le  peuple  pous- 
sait  des  oris  de  joie  et  d'admiration  a  chaque  succes 
remporte.  Le  tournoi  durait  dejk  depuis  une  heure,  lors- 
que  les  trompettes  se  firent  entendre  ati  bout  de  la  lice 
annon^ant  un  nouveau  champion.  Les  barrieres  s'ou- 
vrent,  et  un  chevalier,  visiere  baissSe  et  la  lance  en  ar- 
ret, se  presente  dans  le  champ.  Aussitot  un  adversaire 
se  pose  devaut  lui;  le  combat  commence,  et  du  premier 
coup  de  lance  le  chevalier  inconnu  renvcrse  le  champion. 


UUGUK-SCLl.N.  Ill 

Un  second  lui  succedo,  il  a  le  meme  sort;  un  troisieme, 
un  quatri^me,  mordent  la  poussiere;  enfin,  sans  prendre 
ni  trfne  ni  repos,  le  nouveau  venu  abat  de  douze  coups 
de  lance  les  douze  champions  qui  viennent  le  combattre. 
Get  exploit  rapide  comme  I'eclair  porte  I'enthousiasme 
dans  la  foule  k  un  tel  point,  que  les  barrieres  sent  fran- 
chies  k  I'instant;  la  cour,  le  peuple,  les  juges  du  camp 
se  precipitent  versle  chevalier  inconnu,  demandant  tout 
d'une  commune  ■voix  qu'il  leve  sa  visiere  et  se  fasse  con- 
naitre.  Duguesclin,  plus  empresse«que  les  autres,  arrive 


llfl!,     A  ,- 


le  premier  aupresde  lui  et  le  supplie  de  declarer  son  nom. 
Alors,  courbant  la  tile  et  tombant  h  genoux,  le  chevalier 
dit  d'une  voix  emue  :  «  Mon  pere,  j'ai  enfreinl  voire  de- 
fense; pardonnez-moi.  »  Au  m6me  instant,  il  6te  sa  vi- 
siere, et  Ton  reconnatt  Berlrand  Duguesclin.  Le  pfere, 
emu  jusqu'aux  larmes,  releve  son  fils ,  I'embrasse,  le 
presse  sur  .son  cceur  et  le  conduit  en  triomphe  devant  le 
trone  de  la  comte.5se,  qui  brdlait  de  voir  de  pres  un  si 
brave  champion,  et,  ayant  detache  une  fleur  de  sa  cou- 
ronne  d'or,  I'attendait  pour  la  lui  offrir.  Mais  k  sa  vue, 
la  comtesse  s'arrete  ctonnee  et  reste  immobile.  C'est 
qu'en  effet,  on  croit  toujours  a  I'alliance  de  la  beaute  et 
du  courage,  et  Bertrand  Duguesclin  navait  que  la  der- 
niere  qualite.  Grand,  bien  fait,  souple  et  fort,  il  avait  sur 
ses  larges  epaules,  une  tete  demesurce,  de  gros  traits, 
uiie  physionomleiipre  et  sauvage.  11  s'apercut  de  I'efTet 
que  sa  figure  produisait  sur  la  comtesse,  et,  prenant  aus- 
sitot la  parole  sans  se  deconcerter,  il  s'ecria  :  «  Je  suis 
fort  laid ;  je  ne  serai  jamais  bien  venu  des  dames,  mais 
en  revanche,  je  saurai  toujours  me  faire  craindre  de 
mcs  eniiemis.  ■  En  disant  ces  paroles,  ses  yeux  s'anime- 
rent  a  tel  point  que  sa  figure  parut  illuminee  d'une  au- 
reole de  g^nie;  sa  laideur  avait  disparu,  et  ce  fut  avec 
son  sourire  le  plus  aimable  que  la  comtesse  lui  offrit  la 
tleur  d'or,  prix  du  vainqueur  du  tournoi.  En  reconnais- 
.sance  de  ce  don,  le  jeune  chevalier  prit  pour  son  cri  de 
guerre  \olre-  Dame  DiKjitesrliit. 


Telle  fut  la  premiere  revelation  du  courage  et  du  genie 
de  celui  qui  porta  si  dignement  I'epfe  de  connetable  de 
France. 

Duguesclin  commenca  sa  carriere  a  une  epoque  favo- 
rable i  ses  gouts ,  a  ses  talents  et  a  son  courage.  Bientdt 
la  guerre  eclata  entre  Jean  de  Montfort  et  Charles  de  Blois 
pour  la  posse.ssion  de  la  Brelagne.  Sensible  au  premier 
triomphe  qu'il  avait  obtenu  sous  ses  yeux,  Duguesclin 
prit  parti  pour  ce  dernier.  La  France  etait  alors  ravag^e 
par  les  .Anglais;  Bertrand  se  porta  il  leur  rencontre  par- 
tout  oil  il  put  les  surprendre,  faisant  des  coups  de  main 
hardis  et  adroits  a  chaque  occasion,  guerroyunt  en  un 
mot,  selon  I'expressiou  employee  a  cette  epoque,  et  rem- 
porlant  toujours  des  avantages  marques.  Parmi  .ses  ac- 
tions les  plus  saillantes  dans  cette  petite  guerre,  on  cite 
le  siege  de  Vannes,  qu'il  soutint  toute  une  nuit  avec  vingt 
homnies  centre  deux  ou  trois  mille  Anglais,  et  le  chiteau 
de  Fougeray,  qu'il  enleva  par  surprise  en  1336. 

Pendant  le  siege  de  Rennes  que  faisaient  les  Anglais, 
il  sort  un  malin  de  la  ville  h  la  t^te  d'une  faijile  troupe 
de  cent  hommes,  mais  tons  determines  comme  lui.  II  pe- 
netre  dans  le  camp,  culbutant,  tuant  tout  ce  qu'il  ren- 
contre sur  son  passage,  s'empare  aux  yeux  de  I'armee 
d'un  convoi  de  deux  cents  chariots  et  rentre  triomphant 
dans  la  ville  avec  son  butin.  Frappe  de  ce  trait  d'audace 
et  de  temerite,  le  due  de  Lancastre,  qui  commandait  le 
siege,  fut  curieux  de  le  voir  et  lui  envoya  un  lieraut 


112  BERTRAND  DUGUESCLIN 

pimr  le  faire  venir  dans  sa  tonle.  Duguesclin,  flalte  de 


rette  invitation,  s'y  rendit  sui'-le-champ.  La  se  trouvaient 
parmi  les  guerriers  qui  jalousaient  di'\k  Duguesclin  un 
chevalier  nomme  Bembro,  le  plus  remarquable  de  toute 
I'arniee  par  sa  force  et  son  adresse  a  manier  les  armes. 
II  s'approclia  insoleniment  de  Berlrand,  et,  apres  lui avoir 
roproche  en  style  railleur  d'avoir  tuc  un  de  sos  parents 
lors  de  la  surprise  de  Fougeray,  il  demanda  ii  faire  centre 
lui  trois  coups  d'cpee.  «  Six  et  plus,  si  voulez,  repondit 
Duguesclin  en  lui  scrrant  la  main  de  maniere  a  le  faire 
crier ;  ;i  deniain,  devant  monseigneur  el.  les  deux  armies.  • 
Le  lendeniain,  en  effet,  le  combat  eut  lieu  entre  la  ville 
et  le  camp  au  lever  du  soleil.  Bembro  ^lait  un  rude  ad- 
versoire,  mais  Bertrand,  plus  fort  et  plus  de  sang-froid 
que  lui,  le  renversa  expirant  d'un  coup  de  lance,  aux 
yeux  des  Anglais  conslernes  et  aux  applaudissements  des 
assieges.  Les  Anglais,  voulant  venger  cette  espece  de  do- 
faite  dans  la  personne  de  leur  plus  redoutable  combaltant, 
resolurent  de  tenter  un  assaut ;  mais  Duguesclin  se  mit 
a  la  tele  des  troupes,  fit  trois  sorties  nieurtrieres  aux  en- 
neniis,  les  mit  en  deroule  et  les  conlraignit  de  lever  le 
siege.  II  se  montra  ainsi  dans  cette  journee  aussi  intre- 
pide  en  champ  clos  que  bon  general  sur  un  champ  de 
bataille.  Ce  furent  toujours  les  deux  caracteresdislinctifs 


de  notre  h6ros,  comme  nous  le  vcrrons  par  la  suite. 

Aprte  ces  exploits,  il  obtint  du  roi  de  Franco  Jean, 
force  de  retourner  a  Londres,  d'oii  il  n'avait  (5tfe  re- 
13che  que  sur  parole,  le  gouvernement  de  Pontorson  et 
une  compagnie  de  cent  lances.  11  reconnut  celle  faveur 
en  chassant  enticremeut  les  .4nglais  de  la  Normandie.  De 
la  il  se  rejidit  a  Nantes  pour  se  reposer  des  fatigues  de 
la  guerre,  et  il  epousa  en  premii.'res  nooes  Stephaine  de 
Raguenel,  heritiere  d'une  ilUistre  muison.  A  la  mort  de 
cette  femme,  il  se  remaria  avec.  Jeanne  de  Laval,  fille  de 
Jean  de  Laval,  seigneur  de  ChStillon. 

Mais  la  Normandie  fut  de  nouveau  cnvahie  par  les  An- 
glais ;i  la  rupture  du  traite  par  Charles  de  Blois.  Dugues- 
clin s'y  porta  aussitot,  les  battit  et  leur  reprit  les  places 
fortes  dont  ils  s'6laient  emparfe.  Peu  apres,  il  fut  nomme 
commandant  de  I'armee  bretonne  par  Charles  de  Blois, 
qui  lui  envoya  comme  insigne  de  ce  grade  un  bSton  d'ar- 
gent  seme  d'hermine.  Duguesclin  se  porta  aussitot  sur 
Becherel,  dont  il  poussa  vigoureusement  le  si^ge,  et  defit 
entierement  Montfort,  qui  avail  eu  I'imprudence  de  venir 
I'atlaquer  dans  ses  lignes.  La  guerre  en  etait  lii,  lorsque, 
par  I'entremise  des  ev^ques,  les  deux  pri'tendants  con- 
sentirent  a  partager  entre  eux  cette  province.  Duguesclin 
fut  donnc  en  otage  a  Montfort,  qui,  lorsque  la  trfive  fut 


rompue,  refusa  de  le  rendre,  mais  celui-ci  parvint  h  s'e- 
chapper  et  se  rendit  a  la  cour  de  Charles  V,  qui  venait 
de  succ(5der  au  roi  Jean  sur  le  tr6ne  de  France.  Du.jues- 
clin  arriva  au  moment  oii  le  roi  de  Navarre,  Charles  le 
Mauvais,  venait  d'envahir  la  Normandie,  C'elait  en  1354. 
Cette  annee  vit  elever  le  heros  breton  a  un  rang  digne 
de  son  gfinie  :  Charles  V  lui  donna  le  commandement  en 
chef  de  toutes  ses  troupes  avec  mission  de  reconquerir  la 
Normandie. 

Louis  de  Navarre,  frere  de  Charles  le  Mauvais,  avait 
ete  laisse  dans  ce  pays  a  la  t^te  des  troupes.  A  la  nou- 
velle  du  commandement  confi(5  a  Duguesclin,  il  se  crut 
trop  faible  pour  lui  resistor  et  demanda  du  secours  aux 
Anglais.  Ceux-ci  lui  envoyerent  unearm^equi  avait  pour 
chef  un  homme  c61ebre,  Jean  de  Grailli,  captal  de  Buch. 


Les  deux  armees  se  rencontrerent  pres  du  village  de 
Cocherel,  a  trois  lieues  d'fivrcux.  L'armd'eanglaise,  outre 
sa  sup(5riorite  en  nombre,  avait  encore  I'avantage  de  la 
position.  Elle  etait  cample  sur  une  monlagne  et  pre.sque 
inattaquable.  Duguesclin ,  par  une  ruse  de  guerre,  I'at- 
tira  dans  la  plaine  en  feignant  de  fair.  Une  fois  qu'il  vit 
les  Anglais  volontairement  debusqucs  de  la  position,  il 
fit  faire  volte-face  a  son  armee  en  s'^criant  :  «  Le  filet 
est  bien  tendu,nous  aurons  les  oiseaux.  •  Puis,  encoura- 
geant  ses  soldats,  il  leur  dit  :  •  Or,  avant,  mes  amis,  la 
journ(5e  est  Ji  nous.  Pour  Dieu  soi;vi6gne-vous  que  nous 
avons  un  nouveau  roi  en  France  et  que  .sa  couronne  soil 
etronnee  par  vous.  » 

Et  donnant  aussitfit  le  signal  de  la  charge,  11  se  prtei- 
pita  sur  les  Anglais,  qu'il  ne  tarda  pas  <i  metire  en  d  e 


BEKTRAND  DUGUESCLIN. 


113 


mute  en  [LJisaiit  prisonnier  le  fameux  cuptal  de  Buch, 
ciu'il  envoya  en  effel  en  etrennes  a  Charles  V  pour  le  jour 
il(^  son  sacre.  Tout  aussi  iiiagnifique,  le  roi,  en  souvenir 
lie  la  vicloire  de  Cochorel,  lui  confera  le  litre  de  mare- 
I  lial  de  Normandie  et  lui  fit  don  du  comte  de  Longue- 
ville. 

Jusqu'ici  la  carriers  deDuguesclin  n'avait  etc  traver- 
-I'l.'  par  aucun  revers.  Cette  carrifere,  pour  etre  complete, 
ilr\aitse  ressentir  des  mallieurs  inlierents  a  I'humanit^, 
qui  prouvent  la  fragilitc  de  ce  nionde  et  font  sentir  la 
puissance  surnalurelle  de  Dieu,  qui  arrJte  I'homme  dans 
son  orgueil.  La  bataille  d'Auray,  livree  le  20  septeinbre 
1364,  centre  Monll'ort  et  les  Anglais,  fut  entierement 
perdue  par  Duguesclin.  Deux  guerriers  celebres  dans  ces 
temps  combattaient  dans  les  rangs  ennemis  :  c'itaient 
Cbandos  et  Olivier  de  Clisson,  dont  le  courage  et  I'au- 
dace  halerent  la  victoire.  Charles  de  Blois  fut  tue,  et  Du- 
guesclin resta  seul  Ji  ranimer  le  courage  des  troupes  qu'il 
voyait  decimer  autour  de  lui.  Lui-mfime,  arme  do  cette 
terrible  massue  qu'aucun  homme  n'avait  la  force  de  sou- 
lever,  faisait  dans  les  rangs  ennemis  des  ravages  ef- 
frayants,  et  laissait  autour  de  lui  des  traces  sanglantes 
de  son  passage.  Enveloppe,  presse  de  tous  c6tes,  il  s'e- 
tait  fait  un  rempart  des  morts  que  sa  terrible  masse  d'ar- 
mes  avait  fait  tomber  devant  lui.  Soulenu  par  six  che- 
valiers qui  ne  I'avaient  pas  voulu  quitter,  il  tenait  en- 
core avec  antant  d'audace  et  de  sang-froid  que  s'il  lou- 
I'liait  a  la  victoire.  Chandos,  qui  le  vit  en  si  grand  peril, 
s'upprocha  de  lui  Ji  la  portee  de  la  voix ,  et  lui  dit  : 
"  licndez-vous,  messire  Bertrand,  cette  journee  n'est  pas 
la  voire. 

—  Voici  ma  reponse,  »  repliqua  Duguesclin  en  levant 
sa  massuo,  qui  d'un  seul  coup  abattit  deux  hommes  qui 
venaient  vers  lui ;  les  deux  hommes  tomberent,  mais  la 


ma.ssue  vola  en  telats,  et,  desarme,  ne  possedant  pour  se 
defendrc  que  des  gantelets  de  fer,  Duguesclin  fut  oblige 
de  se  rendre  prisonnier  ii  Chandos.  11  fut  traits  comnie 
devait  I'Stre  un  homnie  de  son  imporlance  et  de  son  nie- 
rite.  La  paix  suivit  la  victoire  d'Auray.  La  rancon  de  Du- 
guesclin fut  portee  k  cent  mille  francs.  Ses  amis  se  coti- 
s^rent  a  I'envi  pour  faire  cette  somme,  et  il  fut  prompte- 
ment  delivri5.  A  son  retour  en  France,  le  pays  6lait  de- 
soI(5  par  les  grandes  cimipagtties.  Charles  V  chargea  Du- 
guesclin de  dclivrer  la  France  de  ce  fleau  soil  par  la 
paix,  soit  par  la  guerre,  comme  il  lejugerait  convenable, 
et  mit  h  sa  disposition  les  trcsors  de  I'Etat.  Duguesclin 
entraina  les  grandes  compagnies  en  Castillo  pour  com- 
battre  Pierre  le  Cruel,  et  soulenir  Henri  son  Irere.  Dans 
peu,  en  effet,  il  reprit  toutes  les  places  fortes  qui  6taient 
au  pouvoir  de  Pierre  le  Cruel,  le  vainquit  dans  toutes  les 
rencontres,  le  chassa  du  royaume,  salua,  le  premier, 
Henri  roi  d'Aragon,  de  Seville  et  de  Leon,  et  le  fit  en- 
suite  couronner  k  Burgos.  Pour  prix  de  ces  exploits,  Du  ■ 
guesclinrecutles  titres  de  due  de  Molina  et  de  conn^abl 
de  Castillo,  avec  les  comtes  de  Transtamare  et  deSoria. 

C'est  surtout  dans  cette  campagne  que  Duguesclin  put 
deploycr  son  genie  militaire  et  ses  talents  de  tacticien. 
Avant  lui  la  guerre  se  faisait  sans  precision  et  se  termi- 
nait  par  la  destruction  d'une  armce  en  bataille  rangee. 
II  fut  le  premier  qui  songea  a  mettre  et  maintcnir  garni- 
son  dans  les  viUes  conquises  et  a  proteger  les  derrieres; 
sous  ce  rapport  surtout  Duguesclin  restera  comme  un  de 
nos  plus  grands  capitaines.  II  a  le  premier  change  I'art 
de  la  guerre  et  pose  les  principes  de  la  tactique  militaire. 

Pierre  le  Cruel  s'etait  refugi^  a  Bordeaux,  auprfes  du 
prince  de  Galles,  aux  secours  duquel  il  en  avait  appele. 
Celui-ci  avait  passe  les  moots  avec  une  puissante  arraei) 
pour  le  retablir  sur  son  Ironc.  En  outre,  Pierre,  avec 


I'or  des  Anglais,  avait  detache  du  parti  de  son  frere  les 
grandes  compagnies  et  les  avait  prises  a  sa  solde.  A  peine 

T.  II. 


de   relour  on  France,  Duguesclin  appril   lout  ce  qui  .se 
piissail,  c  I,    rL'unis.sanl   ii  la   hate  tout  ce  qn'il  put  lus- 


lU 


BEUTHANl)  DUGUES(,I,1N 


semblci-  de  soldats,  counit  de  nouveau  au  secours  de  ce- 
lui  qu'il  avail  fait.  roi. 

Les  deux  armi'es,  fortes  chacune  de  cent  mille  hommes, 
sc  renconlierent  en  1367  dans  les  plaines  de  Navarette. 
L'armoo  de  Pierre  avail  besoin  de  combattre  parce  que 
les  vivres  cnmmencaient  ei  manquer  et  que  la  famine  me- 
nacait  le  camp;  celled'llenri,  an  contraire,  etaitbien  ali- 
nienlee.  Dans  cet  etat,  I'avis  de  Duguesclin,  pour  ce  mo- 
tif et  pour  d'autrcs  encore,  fut  de  ne  pas  livrer  balaille, 
mais  I'ardeur  et  la  morgue  castillanes  remporterent. 
En  effet,  la  bataille  fut  livree;  mais  I'experience  de 
Duguesclin  el  son  instinct  d'homme  de  guerro  obtinrent 
un  triomphe  fatal  aux  armes  d'Henri.  Le  combat  fut  san- 
glant  el  acharne.  Henri  fit  des  prodiges  de  valeur,  ral- 
lia  trois  fois  les  siens  qui  commencaient  k  fuir  et  les  ra- 
mena  k  la  charge.  La  quatrieme  fois,  il  se  precipita  en 
desesp^re  dans  la  niMee  et  allait  succomber,  lorsque  Du- 
guesclin acoourut  aupres  de  lui,  et,  renversant  tout  ce 
qui  s'oppusait  ii  son  passage,  le  degagea  et  lui  dit :  ■  Sire, 
otez-voHs  d'ici;  voire  honneur  est  sauf;  sauvez  voire 
'  fortune  Nous  combattrons  une  autre  fois  plus  heureuse- 
ment.  »  Lui  pr6sentant  aussitot  un  cheval,  il  le  forca  de 
quitter  le  champ  de  balaille  et  resta  presque  seul  expose 
aux  attaques  de  nombreux  assaillants.  La  foule  des  com- 
baltants,  I'ayant  reconnu,  so  porta  vers  lui  el  I'attaqua 
avec  furie.  Duguesclin,  adosse  a  un  mur,  se  defendait 
avec  une  energie  qui  faisail  parfois  reculer  ceux  qui 
I'assaillaient,  lorsque  Pierre,  accourant  tout  k  coup,  s'e- 
cria  :  «  Point  de  quarlier  pour  Duguesclin.  •  Celui-ci 
I'entendit  el,  quiltant  lo  mur  centre  lequel  il  s'appuyait, 
se  fraya  un  passage  jusqu'k  lui,  le  frappa  d'un  coup  d'e- 
pee  el  le  renversa  sans  connaissance ;  puis,  regagnant  le 
mur  protecleur,  il  conlinua  de  combattre,  declarant  qu'il 
ne  se  rendrait  qu'au  prince  de  Galles  en  personne.  Le 
prince  v int  en  effet  lui-mSme  recevoir  son  epiie. 
Duguesclin  f  ut  done  prisonnier  pour  la  seconde  fois. 


Cette  fois  encore  il  fut  traitii  avec  honneur  el  respect ; 
mais  le  prince  de  Galles,  qui  residait  a  Bordeaux,  ne 
voulail  k  aucun  prix  le  relacher.  CependaiU  Ic  secours  de 
Duguesclin  etait  plus  que  jamais  necessaire  k  Henri. 
Pierre  ie  Cruel,  retabli  sur  le  trone  de  Castille,  avail  re- 
double de  tyrannic  et  s'(?tail  aliene  le  prince  de  Galles 
lui-m^rae.  Henri  parvint,  deguise  en  pelerin,  a  avoir  une 
enlrevuo  secrfele  i\  Bordeaux  avec  Duguesclin  el  I'instrui- 
sit  de  toules  ces  circonstances.  II  s'agissail  d'obtenir  la 
liberie  du  captif  pour  lequel  le  prince  refusail  toule  ran- 
con.  On  avisa  alors  un  moyon  qui  reussit,  parce  qu'il 
touchait  a  I'amour-propre  du  prince  de  Galles.  On  re- 
pandit  dans  I'armee  el  dans  la  ville  le  bruit  que  c'etait 
par  la  crainte  seule  que  ce  dernier  ne  voulail  pas  rendre 
la  liberie  h  Duguesclin.  Piqu^  de  ces  propos  injurieux 
pour  son  courage,  le  prince  consentit  k  rendre  la  liberty 
au  Breton  moyennant  rancon. 

Une  foislibre,  Duguesclin  entra  en  campagnc  pour  rela- 
blir  Henri  sur  le  trone  de  Castille.  II  y  parvint  avec  la  ra- 
pidile  de  I'eclair.  II  defit  les  rois  maures  qui  soutenaient 
Pierre  le  Cruel,  le  vainquit  lui-meme  et  le  fit  prisonnier 
a  la  balaille  de  Montiel.  De  retour  en  France,  il  recut  des 
mains  du  roi  I'l'pee  de  conn^table,  premiere  dignite  mi- 
litaire.  Sa  carriere  n'clait  pas  encore  terminee  et  fut  peiit- 
^tre  plusglorieuse  que  jamais.  Mais  I'espace  nous  manque* 
pour  la  suivre  dans  tous  ses  details. 

Nous  nous  bornerons  a  dire  qu'apres  avoir  chas.se  les 
Anglais  de  la  Normandie,  il  reprit  la  Guyenne,  lePoitou, 
la  Saintonge,  le  Perigord  ,  le  Limousin ,  etc.  Les  Anglais 
elanl  revenus  de  nouveau  a  la  voix  de  Montfort,  Dugues- 
clin lespoursuivil  et  lesbattit,les  chassaju.squ'a Bordeaux, 
oil  il  avail  reduit  lenr  arm^e  de  .soixante  mille  hommes  a 
sixmille;enfinla  prise  de  Lourdes.en  1373,  danslecomte 
de  Foix,  qu'il  conquil,  forca  Montfort  a  demanderla  paix. 

A  cette  cpoque,  le  connelahle  etait  parvenu  a  I'apogee 
de  sa  i;loire.  Ainie  du  roi,  adore  de  ses  soldals,  admire 


de  toule  I'Europe,  reviHu  de  la  preniiciG  dignite,  il  etait 
arriv^'  I'l  un  point  oil,  selon  les  regies  de  notre  trisle  hu- 


inanite,  il  ne  pouvait  eprouver  qo'un  malheur.  Ce  mal- 
heur  ne  lui  manqua  pas.  Charles  V  s'empara  de  la  Bre- 


l>ETITi:s    I'HOMK.WDES  AU   MUSliE   DIUSTOIUE   NATURELLE. 


1J5 


lagne,  delruisant  ses  privileges  et  son  ancien  gouvernc- 
ment  ducal.  Tous  les  nobles  bretons  se  souleverent  avcc 
le  peiiple  et  rappelerent  Montfort,  qu'ils  avaient  chasse 
peu  de  temps  avant.  Dugncsclin,  soUicito  de  prendre 
parti  pour  le  roi  centre  ses  compalriotes,  refusa  et  resta 
neulrc.  Cette  neutrality  fut  inal  interpr^t^e ;  ses  actions  et 
ses  sentiments  furent  calomnife,  et  il  recut  du  roi  une 
lettre  de  reprorhes.  Indigne,  Duguesclin  lui  renvoya  I'e- 
pee  de  connetable,  en  jurant  de  ne  la  reprendre  jamais, 
et  resolut  de  so  retirer  en  CastiUe.  11  etait  deja  en  route, 
i]ue  Charles  V,  revenu  a  de  meilleurs  sentiments,  en- 
voya  auprfes  de  lui  le  due  d'Anjou.  •  Veez-ci  I'cpee  d'lion- 
neur  de  votre  service,  \u\  dit  le  due;  reprencz-la,  le  roi 
lo  veut,  et  vous  en  venez  avec  nous.  »  Duguesclin  se 
laissa'entrainer  et  recut  de  Charles  V  le  meiUeur  accueil 
et  la  mi.ssion  de  purger  les  provinces  meridionales  des 
.'Vnglais.  Satist'ait  de  voir  que  le  roi  lui  epargnait  le  dii- 
plaisir  de  combattre  contre  les  Bretons,  il  accepta,  et  lui 
dit  avant  de  partir  ces  paroles,  qui  annon^aient  sa  fin 
prochaine  :  «  .le  ne  sais  si  je  retournerai  du  lieu  oil 
je  vais  :  je  suis  vieilli  et  non  pas  las.  Je  vous  supplie 
Ires-humblement  que  vous  fassiez  la  paix  avec  le  due  de 
liretagne,  et  ainsi  que  vous  le  laissiez  en  pai.x,  se  soumet- 
tant  ^  son  devoir;  car  les  gens  de  c;uerre  du  pays  vous 
ont  trte-bien  secouru  h  toutes  vos  conqu^tes  et  pourront 
encore  [aire  s'il  plait  de  vous  en  servir.  • 


Ces  nobles  paroles,  dans  lesquelles  respire  I'amour  du 
pays ,  furent  les  dernieres  du  connetable  au  roi  de 
France.  Apr6s  plusieurs  exploits,  il  arriva  devant  Ran- 
don  dans  le  Gevaudan,  dont  Clisson  faisait  le  siege.  II 
prit  des  mesures  telles  que  les  Anglais  promirent  de  se 
rendre  si  dans  quinze  jours  ils  n'avaient  pas  de  renforts. 
.\vant  I'expiration  de  ce  terme,  Duguesclin  mourut  sous 
sa  tente  entourf-  des  guerriers  ses  amis.  C'etait  le  13  juin 
1.380.  II  etait  cige  de  soi\antc-six  ans.  Son  dernier  conseil 
il  ses  amis  fut  d'epargner  dans  la  guerre  les  gens  d'£gli.se, 
Ics  femmcs,  les  enfants,  les  vieillards  et  tout  le  pauvre 
peuple  innocent  de  ces  querelles.  Donnant  ensuite  I'epee 
de  connetable  a  Clisson,  il  lui  dit  en  le  regardant  fixe- 
ment  ;  «  Rendez-la  au  roi  de  ma  part,  il  saura  bien  la 
donner  au  plus  digne.  »  Puis  il  expira. 

Au  jour  marque,  les  Anglais  rendirent  la  ville  et 
voulurent  en  deposer  les  clefs  sur  le  cercueil  de  Du- 
guesclin,  dernier  et  ^clatanl  hommage  rendu  au  grand 
homme. 

Le  roi  voulut  qu'il  fCit  en  crre  h  Saint-Denis,  au  mi- 
lieu des  tombeaux  des  rois,  au  pied  de  celui  qui  devait 
le  recevoir  lui-mSme;  il  fit  clever  le  mausolee  du  con- 
netable avec  cette  insciiplion  :  Ci  git  le  connetable  Du- 
guesdin . 

Telle  fut  I'existence  de  ce  grand  capitaine,  I'une  des 
plus  glorieuses  des  temps  passes. 


PETITES  PROMENADES  AU  MUSEE  D'fllSTOlRE  NATURELLE. 


IiE  CASTOR 


Le  castor  se  distingue  ais6ment  des  deux  autres  ron- 
geurs. D'abord  ses  dents  ant6rieures,  plus  vivement  lail- 
lees  en  biseau,  sont  par  consequent  plus  trancbantes.  L'e- 
mail  en  est  d'une  belle  couleur  or.nnge,  d'une  epaisseur 
remarquable,  et  surtoiit  d'une  durete  qui  prouve  qu'elles 
ne  sont  plus  fades  sculement  pour  ecorccr  des  fruits  on 
couper  des  racines,  mais  bien  pour  user  le  bois  le  plus 
resistant,  pour  abattre  les  plus  gros  arbres;  ensuite  la 
palmure  de  ses  prttes  posterieures  annonce  un  animal 


nageur,  car  la  membrane  qui  setend  entre  les  doigts, 
donnant  au  pied  plus  de  surface,  lui  permet  ainsi  de  s'ap- 
puyer  sur  Teau;  mais  les  pattes  anterieures  sont  restees 
des  organes  de  prehension,  les  doigts  y  sont  libres,  et 
chacune  d'elles  forme  une  sorle  de  main  dont  Fanimal  se 
sert  avec  une  adresse  mcrveilleuse.  Enfin  de  ses  habitudes 
aquatiques  resultent  d'autres  caract^res  qu'il  suffit  d'e- 
noncer.  D'apres  la  loi  qui  regit  les  mammifercs  plus  ou 
moins  destines  h  vivre  dansl'eau,  le  castor  doit  avoir  des 


11G 


i'ETrri:s  imiomenaues  au  musee  niiisToiiui  natuhelle. 


formes  ampliliees,  et,  en  efiet,  vous  voyez  que  ses  pro- 
portions sont  grandes  relativcnieiit  a  celles  de  la  niar- 
niotte  el  de  Peciireuil.  Deux  conditions  encore  doivent 
6tre  remplics  :  il  fadt  que  I'orifice  nasal  et  le  conduit  au- 
ditifsoient  fermes  au  liquide  et  que  la  fourrure  soil  im- 
permeable. Or,  par  une  simple  contraction  rausculaire, 
Toreille  et  le  nez  s'oblitiirent  completement,  et  I'eau  glisse 
sur  tout  le  corps  sans  le  mouiller.  C'est  ainsi,  mes  en- 
fants,  qu'il  y  a  toiijours  liarmonie  parfaite  entre  Torgani- 
sation  et  les  mcEurs,  c'est  ainsi  que,  dans  les  plus  petits 
details,  les  formes  sont  toujours  admirablement  appro- 
priees  aux  ciroonstances  exterieures. 

Nous  devons  ^tudier  le  castor  avec  d'autant  plus  de 
soin  que,  dans  la  biographic  de  ce  ccMebre  rongeur,  I'oxa- 
geration  on  nifme  I'liypothcse  s'est  souvent  mise  a  la 
place  de  la  verite. 

Son  corps  est  epais  et  court,  sa  fourrure  fine  et  douce, 
ses  membres  robustes,  ses  ongles  loni;s  et  forts.  Si  vous 
voulez  juger  de  la  puissance  de  sa  mJichoire  et  do  la  du- 
ret^  de  ses  dents,  11  me  suffira  de  vous  dire  que  celui  que 
possede  le  Museum  use  les  plaques  de  fer  qui  protegent 
le  grillage  et  la  porte  de  sa  demcure.  Tous  les  os  du  cas- 
tor sont  egalement  d'une  extreme  duret^;  leur  poids  est 
aussi  considerable.  Mais  ce  qui  le  caract(5rise  nettement 
parmi  les  mammiferes ,  c'est  la  constitution  lout  excep- 
tionnelle  do  sa  queue.  On  la  prendrait,  en  verite,  pour  un 
fragment  de  poisson  laiit  ellc  est  couvertes  d'teailles  im- 
briquees,  c'esl-ii-dire  disposees  comme  les  ardoises  de 
nos  toits.  Elle  parait  meme  d'abord  faire  une  disparate 
bizarre  avec  tout  lereste  du  corps;  niais  quand  on  soiige 
k  I'office  essentiel  qu'elle  doit  remplir  tour  h  tour  sur  le 
sol  et  dans  I'eau ,  on  admire  toutes  oes  modifications 
qu'elle  a  subies  en  se  revetant  d'ocailles  au  lieu  de  soies, 
en  prenant  une  forme  aplatie,  en  devenant  large  et  mus- 
culeuse,  car  dans  I'eau  c'est  unu  rame  vigoureuse  qui 
nieut  le  corps. 


N. 


I.E  HANKTETOSr. 

Le  liainK'ton  est  un  coleoplerc  presque 
massif,  qui  ne  se  met  guere  en  mouve- 
ment  qu'apres  le  coucher  du  soleil.  Sa 
marche  est  lente  et  difficile,  son  vol  lourd, 
roide  et  bruyant.  Lorsqu'il  veul  prendre 
son  cssor,  les  (ilytrcs  s'ouvrent  ct  se  sou- 
^levent  pour  laisser  libre  le  jeu  des  ailes 
membraneuses.  Mais  cclte  dispo.sition , 
avantageuse  comme  moyen  de  protec- 
tion, est  defavorable  pour  le  vol.  11  mange  le  matin, 
1>  soir  et  meme  la  nuit;  raais,  durant  le  jour,  il  rcste 
immobile  sur  les  plantes  et  comme  endormi ,  s'abri- 
tant   sous  le>i  fenilles  qui  le  raclionl,  on  bien   dissimule 


sur  le  rameau  par  sa  propre  couleur.  11  se  nourrit  ex- 
clusivement  de  feuilles  tendres,  et  c'est  ainsi  qu'il  de- 
pouille  les  arbres  et  surtout  les  arbrisseaux.  Du  reste,  il 
prefere  certains  cantons,  et  ne  lesquitte  que  reduit  enfin 
a  porter  ailleurs  ses  ravages.  Les  migrations  do  I'insecte 
sont  parl'ois  si  nombreuses  qu'elles  forment  comme  un 
uuago  epais  et  tumultueux.  Et  ce  n'est  pas  cependant  h 
I'etat  d'insecte  parfait,  c'est-a-diie  pendant  sa  vie 
a^rienne,  que  le  hanneton  commet  le  plus  de  d^gSls, 
mais  bien  k  I'etat  de  larve;  car  alors,  caclie  sous  le  sol 
durant  pres  de  trois  annees,  il  fait  perir  la  plante  dont  il 
ronge  les  racines  les  plusdelicates.  .\u  I'ontraire,  devenu 
insecte  parfait,  il  ne  vit  guere  qu'uno  vingtaine  de  jours, 
ct  si  la  famille  se  montre  pendant  cinq  ou  six  semaines, 
c'est  parce  que  tous  les  liannetons  n'eclosent  pas  ensem- 
ble, mais  successiveraent :  prevoyance  admirable  pour  le 
mainlien  de  I'espece,  qui  pout  ecbapper  ainsi  aux  caprices 
nidme  de  la  saison,  puisquo,  precoce  ou  tardive,  la  chaleur 
doit  evideniment  favoriser  ou  ceux  qui  sont  les  premiers 
eclos  ou  ceux  qui  naissent  les  dcrniers.  La  femelle  ne  survit 
aum&le  que  deux  ou  trois  jours,  c'est-i-dire  le  temps n6- 
cessaire  pour  placer  ses  ceufs  dans  les  conditions  les  plus 
convenables  a  leur  developpement.  La  larve,  naissant  un 
mois  apres,  trouve  a  sa  portee  les  ladicules  des  plantes 
qui  croissent  alentour;  et  quand,  deja  froides,  les  soirees 
d'octobre  lui  annoncent  la  venue  procliaine  de  I'hiver, 
elle  s'enfonce  bien  vite  sous  terre;  car  elle  salt,  a  sa  nais- 
sance,  ce  que  la  physique  du  globe  ne  nous  enseignc  que 
bien  lard  :  qu'a  une  certaine  profondeur,  la  eouche  sou- 
terraine  demeure  ctraiigere  aux  changements  atmosphc- 
riques,  et  que,  par  consequent,  dans  toutes  les  saLsons, 
sa  temperature  est  uniformc  et  modercc.  La  larve  passe 
ainsi  toute  I'epoque  rigoureuse  sans  se  nounir,  sans  se 
mouvoir;  mais  le  retour  du  printenips  la  rappelle  vers  la 
surface  du  sol,  aupres  des  nouvelles  radicules  qu'elle 
mange  encore  a  loisir,  jusi]u'au  moment  ou  elle  devra 
redescendre  de  nouveaii  pour  eviter  les  alteintes  mortelle,- 
dc  I'hiver.  Cependant,  a  travels  cettc  vie  qui  se  dcrobe 
periodiquemenl  .sous  les  apparences  d'une  complete  le- 
Ihaigie,  le  developpement  de  la  larve  ne  s'arrete  point, 
et  des  metamorphoses  successives  la  rapprochont  de 
plus  en  plus  de  I'etat  parfait  qu'elle  acquiert  cnlin  a 
son  troisieme  prinlemps;  de  telle  sorte  que  les  lian- 
netons qui  doivent  se  montrer  en  1846  sont  dejii  nes  de- 
puis  1843. 

Pour  ne  pas  retarder,  par  une  remarque  anticipee,  la 
biographic  succinctc  du  hanneton,  nous  avons  du  parler 
de  ses  ravages,  comme  si  I'insecte  clait  essenliellenient, 
nuisible.  Or,  il  n'y  a  pas  d'animal  nuisible  d'une  maniere 
absolue ;  et,  par  exemple  ,  le  hanneton  ne  le  devient  que 
dans  une  seule  circonslance,  et  cette  circonstance  ne  se 
realise  meme  que  par  I'intervenlion  malencontreuse  de 
Ihomme,  qui  se  plaint  ensuite  des  niaux  qu'il  doit  le 
plus  souvent  se  reproclier.  Et  d'abord,  un  animal  n'est 
pas  nuisible  lorsqu'il  ne  detruit  que  pour  se  nourrir,  et 
dans  la  limite  meme  de  ses  besoins.  Car  une  place  lui 
ayant  ete  faite  dans  la  creation,  il  doit,  comme  tousles 
autrcs  convives,  prendre  sa  part  au  banquet  de  la  vie  ;  et 
notons  m6me  ici,  en  passant,  que,  quoique  le  repas  .soil 
.servi  pour  ainsi  dire  a  discretion,  I'animal,  laissiS  h  lui- 
infme,  ne  commet  jamais  d'exces,  et,  jusqu'au  milieu  de 
la  profusion,  un  instinct  sulfisant  de  temperance  le  gou- 
vi'rne  encore  et  le  rclient.  C'est  quand  il  est  domesliqne. 


LA  PUOVENCK 


1|- 


c'est-^-dire  quand  les  habitudes  nalurclles  sonl  profondu- 
nicnl  mndifiees  par  rinlluencederhomme,  c'est  alorsseu- 
lement  que  I'animal  se  laisse  aller  a  des  ecarls.  Ainsi  le 
hanneton  ne  niaiipe  que  dans  la  mesure  de  sa  faim,  et, 
on  restant  dans  cette  limite,  il  nous  est  fort  utile,  car  ii 
emp^che  la  trop  grande  muUiplicite  de  certaincs  plantes, 
dont  il  est  charge,  en  elTet,  de  dHruire  les  feuillcs  et  les 
bourgeons.  II  nf  peutdonc  fitrenuisible  quo  s'il  devient  k 
son  tour  trop  nonibreux;  mais  cet  equilibre  n'est  trouble 
que  par  la  faute  de  rhomme,  qui  detruit  lui-m^me  les 
animaux  destines  acirconscrirela  propagation  del'inspcte. 
Ainsi  sans  parler  de  cette  foule  de  petils  oiseaux  insecti- 
vores  que  le  chasseur  n'epargne  gufere,  le  cultivateur  lui- 
nu^nie  poursuit  a  outrance  la  taupe,  qui  le  debarrasserait 
d'une  enornie  quantite  de  larves  du  hanneton.  II  exter- 
mine  aussi  sans  pitie  le  carabe  dore,  actif  coleoptere  qui 
respecte  toiites  les  plantes  et  les  protege  surlout  contre 
I'insecle  parfait,  sans  se  faire  payer,  comme  la  taupe,  de 
ses  discrets  services. 

Enfin,  I'insecte  est  caloranie  par  le  proverbe  qui  dit: 
Elourdi  romme  un  linniielon.  Ce  proverbe,  en  elfel,  ex- 


prime  tout  simplement  une  erreur.  Le  hanneton,  qui  a 
le  vol  laborieux,  sail  asscz  de  geometric  pouressayer  tou- 
jours  d'executer  son  trajet  en  ligne  droite  :  et  si,  le  jour, 
dans  sa  frayeur,  il  se  heurte  parfois  centre  les  obstacles, 
c'est  que  la  dispbsition  de  ses  ailes  ne  lui  perraet  point 
d'avoir  de  la  souplesse  dans  le  vol ;  mais,  dans  une  lu- 
mi(>re  alTaiblie,  comme  son  regard  est  plus  k  I'aise,  il 
peut  alors  diriger  mieux  ses  61ans. 

Insecte  crepusculaire,  le  hanneton  ne  devait  interesser 
ni  par  la  grace  de  sa  forme,  ni  par  I'eclat  de  sa  livree, 
ni  par  I'elegance  de  ses  mouvements.  II  fuit  surtout  I'ffiil 
de  I'homme,  comme  s'il  pressentait  que  son  plus  grand 
danger,  peut-6tre,  c'est  de  tombor  aux  mains  de  ces  en- 
fants  mal  Aleves  qui,  par  une  ignorance  coupable,  s'aniu- 
.sent  h  tourmenter  sa  courte  existence  et  a  prolonger  son 
agonie.  Nous  disons  mal  eleves ,  car  comment  ne  pas 
avertir  I'enfance  et  Fempecher  ainsi  de  prendre  pour 
loisir  la  souffrance  muette  d'un  insecte  qui,  extenue  par 
la  difete  et  alourdi  par  le  lien  qui  comprime  sa  patte  et 
g^ne  son  aile,  ne  peut  se  mouvoir  et  moins  encore  voler. 

Teiiliebes. 


LA  PROVENCE. 


UN  JEDBTE  FARISIESr  A  UK  DE  SES  AMIS. 

Mon  cher  Auguste,  voici  pr6s  de  six  seniaines  que  je 
suis  en  Provence;  a  ma  sortie  d' Avignon,  j'ai  suivi  les 
bords  charmanis  du  Rhone  aux  verts  ridcaux  de  peu- 
pliers;  j'ai  vu  Tarascon   et  les  ruines  seculaires  de  son 


chateau;  Aries  encore  grecque  par  le  costume  de  ses 
f'emmes  et  romaine  par  ses  monuments;  Marseille,  reme 
orientale  du  Midi,  assise  au  bord  d'une  mer  tiedie  par 
le  soleil ,  et  fifere  de  compter  plus  de  mSts  dans  son  port 
que  d'etoiles  au  ciel  de  ses  belles  nuits.  Je  me  reserve  de 
te  faire  plus  tard  la  description  de  cette  ville. 


.Maintenant  je  suis  a  Aix,  splendidement  loge  sur  la 
place  des  Pr^cheurs ;  de  ma  fenetre  je  vols  .s'^lever  de- 
vant  moi  le  beau  peristyle  du  nouveau  Palais  de  justice. 


orn(i  des  statues  de  Portalis  et  de  Simeon;  an  milieu  do 
la  place ,  entre  des  ormes  seculaires,  surgit  Tobelisque 
d'une  maguifiqup  fontaine  surmontec  d'un  aigle  qui  v 


IIS 


LA   PltOVENCE. 


prendre  I'essor.  Quatre  lions  ile  pierre,  couchfe  sur  le  socle 
du  mouumenl,  regardent  quatre  belles  nappes  d'eau 
lomber  a  flols  d'ecume  dans  un  large  bassin.  J'ai,  d'ail- 
leurs,  visite  dans  ses  details  la  ville  antique  et  severe 
d'oii  je  t'ecris;  j'ai  fait  connaissance  aveo  son  cours  et  ses 
boulevards,  qui  sent  dignes  d'une  ancienne  capitale  de 
la  Provence ;  avec  les  Thermes  de  Sextius,  cause  premifere 
de  la  fondation  de  la  ville;  surtout  avec  la  bibliolheque 
Mejanes,  qui  ne  coutient  pas  moins  de  cent  miUe  volumes 
et  douze  mille  manuscrils.  J'ai  vu  dans  la  paisible  cite 
du  roi  Rene  d'Anjou  de  magniliques  eglises,  de  grands 
palais,  un  assez  riclie  musee,  dcs  fontaiues  d'eau  cliaude 
ct  le  fanieux  autel  de  la  Tarasque,  atteint  naguere  par  la 
foudre. 

Cependant  rien  de  tout  cela  ne  fera  I'objet  special  de 
ma  lettre ;  je  veux  t'entretenir,  pour  aujourd'hui,  d'une 
excursion  que  j'ai  faite  dans  les  environs  de  cette  ville. 
Je  le  parlerai  de  la  monlngne  de  la  Victoire,  de  Marius, 
des  Ambrons  et  des  Teutons,  de  Teutobochus,  ds  la  val- 
lee  de  Vauvenargues,  du  GaraguaC,  de  Roquevafoui-. 

A  la  seule  enumeration  de  ces  litres,  je  crois  d'ici  te 
voir  sourire  et  douter  quelque  peu  d'une  erudition  si  su- 
bitement  acquise.  Je  t' excuse,  cher  ami,  tu  n'as  pas 
voyage,  toi,  tu  ne  sais  pas  combicn  on  apprend  vite  et 
beaucoup  en  voyageant;  il  suflit  pour  cela  d'un  peu 
d'attention;  un  jour  sans  doule  tu  I'epronveras;  en  at- 
tendant, ecoute  mon  recit;  je  te  le  fais  pour  t'instruire  et 
pour  famuser  selon  le  principe  d'Horace  :  iiiile  didci. 

Un  jour  que,  pour  jouir  de  la  fraicheur  et  de  I'ombre, 
je  descendais  vers  le  delicieux  vallon  de  la  Torse,  silue  a 
un  petit  quart  d'heure  d'Aix,  j'apercus  du  cote  du  levant 
un  bleuSlre  pilon  de  montagne,  plongeant  alors  sous  un 


ciel  sans  nuees  et  dominant  avec  majeste  sur  un  groupe 
de  collines  agrestes,  rocheuses,  entrecoupees  de  vallees 
profondes.  Un  patre  qui  se  rencontra  sur  mon  chemin,  e( 
auquel  je  demandai  le  nom  de  ce  roc  gigantcsque,  nic 
r^pondit  en  provencal  que  c'etait/ou  Drlubn  de  la  Yic- 
lort;  je  compris  que  ces  mots  signifiaient  la  Monlagnr 
ou  plutflt  le  Temple  de  la  Victoire. 

Je  me  souvins  alors  d'avoir  lu  dans  mes  livres  au  col- 
lege que  Marius,  revenu  d'Afrique  et  consul  pour  la  se- 
conde  fois,  avait  defait  les  barbares  dans  la  province  ro- 
maine  etsauve  la  republique  du  plus  grave  peril  qu'ellc 
eiil  couru  depuis  Annibal.  J'eus  la  curiosite  de  voir  de 
mes  yeux  le  theatre  de  ce  memorable  evenement,  qui  va- 
kil a  la  montagne  dont  j'apercevais  le  sommet  le  nom  de 
Monlagne  de  la  Victoire. 

Pour  executer  mon  dessein,  je  me  munis  de  quelques 
provisions  de  voyage,  pris  un  guide  avec  nioi  (car  un 
guide  est  necessaire  pour  ne  pas  s'cgarcr  dans  les  gorges 
profondes  de  la  montagne)  et  me  mis  en  route  pour  le  pit- 
toresque  liameau  de  Beaurecueil,  bftti  sur  les  premieres 
assises  de  la  montagne  de  la  Victoire.  11  me  serait  impos- 
sible de  te  dire  combien  j'ai  trouv6  charmantc  cette  pro- 
menade dans  la  campagne  d'Aix.  Aussi  loin  que  pouvait 
s'etcndre  ma  vue,  des  centaines  d'habitations  blanches  ou 
jaunes  pointaient  sur  les  hauteurs,  ou  se  derobaient  dans 
des  vergers  d'oUviers  et  d'amandiers;  partout  de  jolies 
tonnelles  de  mdriers,  de  longs  cordons  de  figuiers  et  de 
vigncs,  de  verts  cerisiers  charges  de  leurs  fruits  rouges 
et  projetant  leur  ombre  sur  les  vieilles  tours  des  puits. 

Ce  qui  attirait  surtout  mon  attention,  c'etait  des 
sortes  de  maisonnettes  en  buis  ou  en  bitisse  que  j'aper- 
cevais sur  presque  toutes  les  hauteurs  oil  se  trouvait 


un  bouquet  de  pins  ou  do  chines  ;  autour  de  ces  maison- 
nelles  des  branches  mortes  elaient  hissecs  au  bout  des  ar- 
bres  ou  de  quelques  bignes  fichces  en  terre. 

Mon  guide  m'apprit  que  c'etait  ce  qu'on  appelle  dans 
le  Midi  des  posies  a  feu. 


«  La  chasse  au  poste,  me  dit-il,  est  ici  un  des  plaisirs 
que  les  bourgeois  recherchent  le  plus  a  la  campagne;  des 
les  premiers  jours  d'octobre,  ces  maisonnettes,  que  vous 
voycz  nues  k  present,  sont  revStues  de  verdure;  ces 
branches  mortes,  qu'on  appelle  cimeavx,  sont  fortement 


I-A   I'UO 

consolid(5es  :  on  dispose  ca  et  Ici  des  appeaux  vivants  de 
grives,  de  seires,  de  merles,  de  gros-becs  et  autres  oi- 
seaux.  A  la  naissanee  de  I'aube,  le  chasseur  est  k  son 
poste,  et  quand  la  matinee  est  belle,  c'esl-a-diresereine 
avec  un  petit  souffle  dc  mislral,  la  chasse  est  ordinaire- 
ment  assez  bonne.  • 

Cependant ,  nous  arrivAmes  a  Beaurecueil,  oil  je  me 
coucliai  de  bonne  heure  apri-s  un  souper  cliampetre,  ar- 
rose  de  quelques  verres  de  vin  cuit  de  Langesse. 

Le  lendemain  diss  la  pointe  du  jour  nous  commencSi- 
mes  notre  ascension,  et  c'est  alors  seulement  que  je  pus 
•voir  le  front  niajestueux  de  la  montagne.  Figure-toi  une 
masse  de  granit  d'une  hauteur  gigantesque  et  de  plusieurs 
lieues  de  long,  taiUee  a  pic  comme  un  rempart;  le  cral^re 
chauve  et  denude  court  vers  le  levant  pour  se  relier  aux 
lointaines  racines  des  Alpes. 

Apres  plusieurs  heures  d'une  marche  toujours  ascen- 
dante  sur  le  c6le  ouest  de  la  montagne,  nous  atteignimes 
enfin  ii  un  endroit  oil  la  cr^te  rocheuse  s'abaisse  conside- 
rablement.  Apres  I'avoir  franchie,  nous  nous  trouvilmes 
sur  le  versant  septentrional,  qui,  par  une  pente  insen- 
sible, descend  vers  la  vallee  de  Vauvenargues.  Nous 
voyioiis  sous  nos  pieds  le  chiteau  carre  de  ce  charmant 
vdlage,  tandis  que,  au-dessus  de  nos  t^tes,  s'elevait  en- 
core le  sommet  que  nous  voulions  gravir  et  qui  semblait 
s'^loigner  h  mesure  que  nous  avancions.  U  ne  nous  fal- 
lut  pas  moinsde  Irois  heures  pour  y  arriver. 

Nous  y  parvinmes  pourtanl  au  moment  meme  oii  la 
lumiere  naissante  commencait  k  safraner  les  cimes  tehe- 
velees  du  piton;  rien  de  solennel,  de  radieux  comme  le 
soleil  se  levant  dans  les  embrasures  bleuSlres  des  hautes 
montagnes;  des  rubans  vermeils  et  roses  sillonnaient  les 
nuees  qui  voltigeaient  dans  I'azur,  le  ciel  resplendissait 
comme  une  tente  doree,  et  la  terre,  tout  a  I'heure  inerte 
et  niuette,  offrait  le  tableau  d'une  sublime  resurrection. 

Ce  spectacle  me  fit  oublier  ma  lassitude,  et  tandis  que 
mon  guide  songeait  a  preparer  le  dejeuner,  appuye  centre 
la  sail  lie  d'un  roclier,  je  ne  pouvais  me  lasser  de  prome- 
ner  mes  regards  sur  le  ciel,  sur  la  montagne  et  I'immense 
plaine  deployee  a  nos  jiieds. 

Quelques  personnes  arrivees  avec  moi  m&dirent  que 
I'esplanade  oil  je  me  trouvais  s'appelait  la  breche;  on  y 
arrive  par  le  nord-ouest,  ct  au  midi  elle  se  termine  brus- 
quement  Ji  la  roche  taillee  a  pic;  une  balustrade  en  ma- 
connerie  y  forme  une  barriere  de  suret(5. 

A  droite  et  a  gauche  surgissent  deux  pointes  gigantes- 
ques  au  sommet  desquelles  on  peut  parvenir  en  grinipant 
dans  les  dechirements  de  leurs  flancs.  Sur  le  point  le 
plus  rapproche  du  ciel  apparait  une  croix,  doux  symbole 
d'esperance  qui  semble  place  la  pour  conjurer  la  foudre 
et  apaiser  la  temp^te. 

Tl  n'y  a  dans  ce  lieu  d'autres  ouvrages  de  la  main  dos 
bommes  qu'un  ermilage  ruine,  une  chapelle  aujourd'hui 
restaurie,  et  une  petite  citerne  au  milieu  de  I'esplanade. 

Apres  avoir,  ainsi  que  mon  guide,  repare  nos  forces 
au  moyen  du  havre-sac  que  nous  avions  apporti^,  je  m'a- 
vancai  du  bord  de  la  Breche,  oil  je  trouvai  quelques 
personnes  qui  venaient  comme  moi  visiter  ces  lieux  sau- 
vages. 

C'etait  pour  la  plupart  de  bons  cuUivateurs,  des  ou- 
vriers  et  quelques  enfants,  venus  de  'Vauvenargues  avec 
I'instituteur  et  le  cure  du  pays,  r.e  venerable  pasteup, 
qui  avail  I'air  d'etre  un  homme  solidement  instruit,  don- 


VENCE.  ^'3 

nait  aux  gens  qui  elaient  autour  de  lui  quelques  expli- 
cations sur  les  fails  importants  autrefois  accomplis  dans 
cette  plaine  de  I'Arc,  deroul^e  maintenant  a  leurs  yeux 
comme  une  carle  gtographique. 

.  Mes  amis,  Icur  disait-il,  vous  voyez  devant  vous  un 
ancien  champ  de  bataille  oii  les  Remains  dont  je  vous  ai 
parle  quelquefois,  et  les  Teutons,  nation  barbare  venue 
du  Nord,  se  disputerent  I'empire  du  monde. 

.  II  faut,  mes  enfanis,  que  vous  sachie/.  d'abord  qu'a 
cette  epoque  les  barbarcs  commenoaient  ii  se  rendre  redou- 
tables  ii  la  republique  romaine.  Les  Cimbies,  les  Teutons, 
les  Ambrons  et  autres  nations  sorties  des  fortHs  de  la 
Germanie,  aujourd'hui  TAIIemagne,  se  jeterent  en  masse 
sur  ritalie,  defirenl  une  armee  romaine  el  auraient  pro- 
bablement  detruit  Rome  si,  par  un  decret  de  la  Provi- 
dence, ces  barbares,  au  lieu  de  continuer  leur  route,  ne 
s'elaient  portes  dans  la  p^ninsule  iberique,  autrement 
I'Espagne,  oil  ils  etendirent  leurs  ravages. 

.  Cependant,  harceles  par  les  habitants  de  cette  contree, 
ils  revinrent  vers  I'opulente  Italic,  et  taillerent  successi- 
vement  en  pieces  dans  les  Gaules  trois  armies  romaines 
envoyees  pour  les  combattre.  U  arriva,  dans  ces  circon- 
stances,  deux  choses  sans  lesquelles  Rome  eill  ete  perdue : 
la  premiere  est  que  les  barbares  se  diviserent  en  deux 
bandes,  I'une  gagna  la  Suisse  pour  entrer  en  Italie  par 
les  frontieres  du  nord,  tandis  que  I'autre  s'avancait  i 
travers  la  province  romaine,  marcbant  egalement  vers 
rilalie.  La  seconde  chance  qui  sauva  Rome  fut  que  le  fa- 
meux  Marius  elait  revenu  d'Afrique,  oil  il  avail  capture 
Jugurtha,  I'Abd-el-Kader  de  cette  epoque.  Marius,  envoye 
dans  les  Gaules  ci  la  tete  d'une  nouvelle  arm^e  romaine, 
se  garda  bien  d'engager  de  suite  la  bataille  avec  des  enne- 
mis  exaltes  par  leurs  victoires. 

«  En  habile  general,  il  forma  ses  troupes  a  I'art  de  la 
guerre  et  leur  apprit  k  supporter  les  fatigues,  la  soif  et 
la  faim  ;  il  s'etait  relranche  dans  un  camp  inexpugnable, 
au  quarlier,  voisin  du  Rhone,  appele  aujourd'hui  la  Ca- 
margue. 

«  Ala  fin,  les  barbares,  ennuyes  de  nepouvoir  en  venir 
aux  mains,  laisserent  Marius  derriere  eux  et  prirent  la 
route  de  I'ltalie,  demandant  aux  Remains  s'ils  n'avaienl 
rien  a  envoyer  dire  a  leurs  femmes. 

.  lis  mirent  six  jours  a  defiler.  Quand  ils  eurent  passe, 
Marius  leva  son  camp  et  les  suivit.  Les  deux  armees  ar- 
riverent  pres  de  la  colonie  d'Aix  appelee  alors  les 
Eaux  de  Sexlius;  les  Remains  occupaienl  les  hauteurs 
qui  sont  a  la  droite  du  Cinus,  aujourd'hui  I'Arc  i  les 
barbares  elaient  a  cheval  sur  le  petit  fleuve. 

«  Comme  les  Remains  mouraient  de  soif,  une  partie 
d'entre  eux  descendirent  des  hauleurs  pour  en  puiser 
dans  la  riviere.  II  y  eut  \k  un  combat  terrible  oil  les  Am- 
brons furent  maltraites,  el  qui  ensanglaiita  les  eaux  de 
I'Arc  au  point  que  les  soldats  qui  s'y  desaltererent  bu- 
vaient  plus  de  sang  que  d'eau. 

«  Cependant  le  gros  de  I'armee  des  barbares  s'etait  porte 
dans  les  plaines  de  Pourrieres,  la-bas  dans  ces  champs  de 
vignes  et  de  bles  a  perte  de  vue.  Marius  rangea  son  armee 
en  bataille  en  s'appuyant  toujours  sur  les  hauteurs  pour 
n'elre  pas  enveloppe.  Les  Teutons,  briilant  de  venger 
leurs  allies,  attaquerenl  en  masse  les  soldats  remains  des- 
cendus  dans  la  plaine  par  une  habile  laclique  de  leur 
general,  car  a  mesure  que  les  legions,  faisanl  semblanl 
de  plier,  regagnaient  les  coUines,  le  terrain  devenait  des- 


120 


LA  PR 


avantageux  pour  les  barbares,  et  leurs  coups  n'avaient 
plus  de  vigueur.  Toutefois  la  victoire  etait  vivement  dis- 
putee,  et  I'on  ne  sail  ce  qui  serait  arrive,  si  un  corps  de 
troupes  romaines,  place  en  embuscade,  ii'eiit  fondu  tout  ^ 
coup  sur  les  derrieres  des  ennemis;  ceux-ci,  frappes 
d'une  terreur  paniquc,  se  di'bandent  de  toutes  parts  et  les 
Roniains  en  font  un  cllVoyable  massacre.  Trois  cent  mille 
bnrbares  restereut,  dit-on,  sur  la  place. 

1  Les  femmes  des  vaincus  combattu'ent  clles-mSmes 
avcc  une  h^roTque  valeur,  et,  voynnt  que  tout  etait 
perdu,  elles  se  firent  ecraser,  ellcs  et  leurs  enfants,  sous 
les  roues  do  leurs  chars. 

«  L'armee  romaine,  qui  avait  peu  soulTertdans  la  ba- 
laille,  eleva  un  trophee  i  son  general,  et  il  en  reste  en- 
core quelques  vestiges  sur  la  rive  gauche  de  I'Arc,  pres 
Ic  pont  de  la  Pugere. 

«  La  quantite  de  cadavres  ensevelis  dans  ces  plaines  fut 
si  considerable  qu'elles  leur  firent  donner  le  nom  de 
Campi  pulridi,  d'oi'i  est  venu  celui  du  village  de  Pour- 
rieres.  • 

Le  cure  ayant  cess(5  de  parler,  chacun  se  mit  en  fiais 
de  refle.xions  sur  les  6vteements  dont  il  venait  de  faire 
le  recit,  et  j'adressai  moi-meme  quelques  questions  au 
pasleur  sur  I'histoire  de  Teutobochus,  roi  des  Teutons. 

•  On  ne  sail  presquc  rien  de  ce  personnage,  me 
repondit-il;  les  uns  pretendent  qu'il  fut  tue  dans  la  ba- 
taille  Gomme  semble  I'altester  une  inscription  trouvee  a 


OVENCE. 

Tretz;  d'autres,  s'appuyant  sur  I'autorite  de  I'histoire, 
souliennent  qu'il  fut  conduit  a  Rome  pour  orner  le 
Iriomphe  du  vainqueur,  et  qu'il  felait  de  si  haute  laille 
qu'il  depassait  de  toule  la  tete  les  trophecs  de  Marios.  ■ 

J'(5tais  si  charm6  de  I'erudition  toute  locale  du  bon 
cure,  que  j'acceptai  avec  plaisir  I'offre  qu'il  me  fit  de 
parcourir  une  partie  de  la  montagne  pour  m'en  expliquer 
les  curiosites. 

Nous  montSmes  done  sur  la  crSte  en  nous  dirigeant 
vers  le  levant,  promenantnos  yeux  sur  un  des  plus  vasfes 
panoramas  qui  puisse  charmer  les  regards  du  voyageur ; 
des  plaines  accidentees,  de  vertes  collines,  des  forfets  de 
pins  et  de  chines  verts,  la  vallee  de  la  Durance  avec  sa 
riviire  large  et  turbulente,  I'elang  de  Berre  et  les  plus 
bizarres  horizons  se  deroulaient  devant  nous. 

A  nos  pieds  du  cole  du  nord  apparaissait  un  charmant 
village  avec  un  chjiteau  de  forme  carr^e. 

•  Vous  voyez  Vauvenargues,  dit  mon  cicerone;  c'est 
par  cette  vallee  que  Marcellus  conduisit  un  d6tachement 
romain  pour  se  mettre  en  embuscade  dans  le  bois  de 
la  Peyrote,  a  une  lieue  d'ici,  et  pour  tomber  ensuite  sur 
les  barbares.  Plus  tard,  Marius  distribua  ces  terres  a  ses 
veterans,  d'ou  est  venue  la  denomination  laline  do  Vau- 
venargues, vallis  veteranica,  vallee  des  veterans.  > 

En  parlanl  de  la  sorte,  nbus  arrivJmes  a  un  endroit  oil 
la  roche  se  creuse  et  s'ouvre  en  immense  portique ;  nous 
descendimes  dans  un  enfoncement  semblable  h  une  large 


chaudiere.  Parvenus  a  une  profondeur  assez  conside- 
rable, le  gouffre  se  retrecit  et  devient  inaccessible  en 
plongeant  dans  les  entrailles  de  la  montagne. 

L'imagination  poetique  des  Provencaux  a  invente  mille 
fables  au  sujet  de  cet  abime,  qu'ils  appellent  Garagay  ou 
(iailagay.  La  plusanciennc  tradition  dit  que  Marius,  vou- 
lant  s'attirer  les  bonnes  graces  de  la  druidesse  Galla,  fit 
immoler  et  precjpiler  dans  ce  gouflre  trois  cents  prison- 
niers  ambrons ;  mais  Marius  a  bien  assez  de  ses  sanglantes 


proscriptions  sans  lui  attribuer  des  crimes  imaginaires. 

Le  fait  est  qu'on  n'a  jamais  pu  connaitre  le  fond  du 
Garagay,  bien  que  quelques  personnes  s'y  soient  fait  des- 
cendre  avec  des  cordes;  la  fraicheur  du  lieu  et  plus  en- 
core une  secrete  emotion  de  terreur  les  ont  empfich^es 
d'aller  jusqu'au  fond. 

«  Ce  goull're,  comme  quelques-uns  I'ont  prelendu,  n'est 
pas  le  cratere  6teint  d'un  ancien  volcan;  il  n'exi.ste  par 
loule  la  monlasne  nucun  debris  de  matiiires  calcinees ; 


CONSCIENCE 


121 


d'ailleurs,  la  seule  inspection  de  son  embouchure  suffirait 
a  prouver  qu'il  n'a  jamais  vomi  de  tlammes  ni  de  laves. 
Son  origine  ne  peut  dire  raisonnablement  attribuee  qu'i 
I'evaporation  de  I'air  central,  a  une  epoque  oil  I'ecorce 
du  globe  en  feu  commencait  a  se  refroidir  ct  h  passer  de 
I'elat  de  liqnide  h  celui  d'une  p3te  de  plus  en  plusconsi- 
slante.  Telle  est,  du  moins,  I'opinion  du  savant  cure,  et 
tu  penses  bien  que  c'est  aussi  la  mienne.  ■ 

Cependant  le  jour  baissait ,  il  toit  temps  de  regagner 
la  ville.  Nous  nous  mimes  done  k  descendre  en  prenant 
la  direction  de  Vauvenargues,  par  oil  le  cbemin  devait 
Hre  plus  facile,  h  ce  que  nous  dit  le  cure,  que  nous  ac- 
compagnimesjusqu'cL  I'entree  du  village. 

L^,  ayant  pris  conge  de  lui,  nous  nous  dirige^mes  i 
trovers  les  collines  qui  nous  separaient  d'Aix  du  sommet 
desquelles  mon  guide,  avant  d'arriver  a  cette  ville,  me 
fit  remarquer  les  hauls  piliers  qui  soutiennent,  a  trois 
lieucs  de  la,  le  beau  viaduc  de  Roquevafour.  C'est  un 
magnifique  travail  que  vont  admirer  tous  les  voyageurs 
([Ui  passent  4  Aix.  J'y  suis  alle  moi-mSme  ct  I'ai  trouv6 
digne  de  sa  renommee.  Quinze  pilaslres,  d'une  masse 
prodigieuse,  y  ferment  quatorze  grandes  arches,  sous 
I'une  desquelles  passe  I'Arc  tel  qu'un  faible  ruisseau; 
puis,  les  pilaslres  contiiiuent  k  s'elever  comme  desgeants 


pour  atteindre  au  niveau  de  deux  montagnes,  et  faire 
passer  de  I'une  a  I'autre,  dans  les  airs,  le  canal  qui  doit 
conduire  k  Marseille  une  partie  des  eaux  de  la  Durance. 

Quant  au  site  de  Roquefavour,  il  est  tout  a  fait  pitlo- 
resque;  il  y  avail  la  dans  le  moyen  Age  un  mouaslere  oil 
saint  Honorat,  eveque  d'Arles,  s'arri^lait  souvent  dans  ses 
voyages  k  L(!rins.  Dans  la  suite  la  piet6  des  Bdeles  lui  a 
dedie  un  ermitage  dans  ce  m6me  lieu.  Complelement 
ruin6  par  le  temps  ou  la  main  des  hommes,  d  a  ete  res- 
taure  depuis  peu  par  un  prStre  espagnol  el  par  les  sacri- 
fices de  pieux  Chretiens. 

Voila,  mon  cher  Auguste,  ce  que  j'avais  a  te  dire  sur 
la  plus  agreable  journee  que  j'ai  passce  en  Provence; 
ma  pensee  s'est  eleclrisee  a  I'aspect  de  lieux  si  riches  en 
souvenirs,  et  il  est  probable  que  I'image  de  Marius  ct 
des  Teutons  me  suivra  jusque  sur  les  bords  de  la  Seine. 

Aix,  V)  mars  1840. 

P.  S.  On  me  propose  a  I'inslant  d'aller  visiter  le  riant 
Gemenos,  chanli5  par  Delille,  et  la  belle  vallee  de  Saint- 
Pont;  comme  je  sais  que  tu  y  tiens  beaucoup,  je  te  ren- 
drai  compteprochainementde  mes  impressions  de  voyage. 

Charles  Chacbet. 


CO\SCIE\CE. 


Quel  tr&or  plus  doux  que  celui  d'une  bonne 
conscience  qui,  comme  un  miroir  fiilele,  ne 
nous  repute  rien  dont  nous  puissions  souffrir! 
Quelle  delectation  intime  et  viclorieuse,  d'a- 
percevoir  toute  sa  vie  en  un  seul  et  merne 
point,  et  de  n'avoir  pas  k  se  reprocher  le 
malheur  ou  les  larmes  d'autrui!  II  est  sans 
doute  des  faiblesses  inseparables  de  I'huma- 
nit6;  mais  le  .souvenir  de  ces  fautes  ne  d(5- 
truit  pas  la  paix  interieure,  lorsqu'on  peut  se  dire  n'avoir 
•offense  ni  les  autres  ni  soi.  L'homme  de  bicn  s'absout  et 
forme  le  dessein  de  se  perfectionner.  Comparez  cet  eta  t 
heureux  a  la  tempdte  des  remords,  a  la  crainte,  Ji  I'effroi 
qu'ijs  trainent  apri^s  eux ;  ct  Ton  verra  se  realiser  I'image 
vraie  ct  terrible  des  furies  qui  poursuivent  le  scelerat,  et 
qui  jeltent  le  desespoir  de  I'enfer  dans  son  ccBur. 

Conscience  derive  de  cum  et  scire,  savoir  avec  ou  dans 
soi.  En  effet,  la  conscience  est  ce  retentissement  interieur 
qui  nous  indique  qu'une  action  est  juste  ou  injuste,  bonne 


ou  mauvaise.  Une  des  proprietes  les  plus  ^clatantes  de  la 
nature  de  l'homme,  qui  atteslent  sa  haute  prerogative  au- 
dessusdesanimaux.estcelle  dela  connaissancedu  bien  et 
du  mat  moral  par  rapport  aux  autres  etres  et  a  ses  sem- 
blables.  C'est  un  besoin  de  la  vie  intellectuelle  d'exister 
sans  reproches  ni  remords  de  la  conscience  pour  Hre 
heureux. 

Nil  conscire  sibi,  nulla  pallescere  culpa. 

"Con.science!  consciences' eerie  J.  J.Rous.seau,  instinct 
divin,  immortelle  et  celeste  voix,  guide  assure  d'un  etre 
ignorant  et  born^,  mais  intelligent  et  libre;  juge  infaillible 
du  bien  et  du  mal,  qui  rends  I'bonime  semblable  a  Dieu  ; 
c'est  toi  qui  fais  I'excellence  de  sa  nature  et  la  morality 
de  ses  actions;  sans  toi,  je  ne  sens  rien  en  moi  qui  m'e- 
leve  au-dessus  des  betes,  que  le  triste  privilege  de  ra'ega- 
rer  d'erreurs  en  erreurs,  k  I'aide  d'un  entendement  sans 
rdgle  et  d'une  raison  sans  principe.  » 


m  MILLE  ET  Ul  IITS  D'EUROPE  ET  D'AIIERIOIE 

ClIOIX    DES    PLCS    JOLIS   CONTES    FBANCAIS    ET   ETRANGEHS. 


I.'OFTIBIISME. 

SONGK. 


J'avais  rellechiunjouren- 
,  tier  sur  le  bonheur  qui  est 
le  partage  du  mechant,  et 
sur  rinfortune  qui  poursuit 
rhomme  vertueux;  la  nuit 
I  deployait  ses  voiles  ;  niais 
!  qui  peut  dormir  sur  le  du- 
y  vet,  tandis  que  le  malheu- 
reux  soufTre,  et  que  ses  ge- 
"  r  missements  plaintifs  accu- 
yp.'  sentnotrereposetreveillent 
dans  nos  ccpurs  I'invincible 
sentiment  de  la  pitie?  Ce 
n'est  point  le  philosophe, 
OH,  pour  mieux  le  qualifier, 
ce  n'est  point  I'ami  des 
hommes  :  son  &me  sensibin 
est  trop  bien  liee  au  sort 
de  ses  semblables,  pour 
■  qu'elle  s'isole  comme  celle 
du  mfchant.  L'Sme  de  I'homme  vertueux  ne  veut  point 
fitre  heureuse ,  ou  veut  I'etre  avec  runivers. 

Mes  sens  aifaiblis  avaient  cede  aux  pavots  du  somnieil; 
mais  ma  pensee,  libre  et  puissante ,  n'en  suivit  pas  moins 
le  cours  de  ses  meditations.  Je  ne  perdis  point  de  vue 
les  destins  de  I'intortune,  mon  coeur  veillait  et  s'interes- 
sait  pour  lui.  J'etais  encore  irrile ,  quoiqu'en  songe,  du 
spectacle  que  m'oll'rait  cette  miserable  terre,  ou  le  vice 
insolent  triomphe,  oii  la  vertu  timide  est  fletrie,  per- 
secutee.  J'eprouvais  ces  tourments,  dont  ne  peut  se 
defendre  I'homme  qui  ne  resserre  point  son  hre  dans  le 
point  de  son  existence.  Attriste,  je  traversais  d'un  pas 
lent  les  belles  campagnes  d'Azora,  mais  la  tranquillite 
qui  regnait  sur  la  face  riante  de  la  nature  ne  penetrait 
point  jusqu'k  mon  coeur.  Toutes  les  scenes  d'injuslice, 
de  forfaits,  de  tyrannie,[s'o£fraient  vivement  k  ma  pensee. 
D'un  cote,  j'entendaislescris  de  I'indigence  affamee,  qui 
se  perdaient  dans  les  airs;  de  I'autre,  la  joie  folle  et 
bruyanle  d'bommes  insensibles  et  barbares,  regorgeant 
de  superfluity.  Tous  les  malheurs  qui  accablent  la  race 
humaine ,  tous  les  cha- 
i^uns  qui  la  ruinent  et  la 
dfevorent,  se  retrac^rent 
en  foule  4  ma  memoire; 
je  soupirai ,  et  la  pointe 
douce  et  amere  de  la  pitie 
blesbidelicieusemeatmon 
cosur  Des  larmes  briilan- 
■^  ruisselerent  sur  mes 
ues :  j'exhalai  mes  plain- 
s  etj'oubliai  la  sagesse 
usqu'a  murmurer  centre 
la  main  puissante  qui 
arrangea  les  evenements  du  monde.  «  Dieu  !  m'ecriai-je, 
que  mon  oreille  n'entende  plus  les  soupirs  de  la  misere 
et  les  gemissements  du  desespoir;  que  mes  yeuxne  tom- 
bent  plus  sur  I'homme  egorgeant  son  seniblable;  que  je 


ne  sois  plus  t^moin  du  glaive  etincelant  du  despotisme  et 
des  chaines  honteuses  de  I'esclavage ;  ou  donne-moi  un 
autre  cceur,  afin  que  je  ne  souffre  plus  avec  un  monde  de 
malheureux.  H6lasl  tu  as  donn^  la  vie  h  tant  d'innocentes 
creatures  qui  ne  te  la  demandaient  pas!  Etait-ce  seule- 
ment  pour  les  voir  naitre,  souffrir  et  mourir?  La  dou- 
leur  parcourt  ce  triste  univers  comme  un  ouragan  fou- 
gueux,  landis  que  le  plaisir  est  aussi  rare  et  aussi  leger 
que  I'aile  inconslante  du  zephyr.  » 

J'allais  continuer  mes  plaintes,  lorsque  je  me  sentis  en- 
lev^  dans  les  airs  par  une  force  inconnue ;  la  terre  trem- 
blait ;  le  ciel  s'allumait  d'eclairs,  et  mon  ceil  mesurait 


avec  effroi  I'espace  immense  qui  se  decouvrait  sous  mes 
pieds.  Je  reconnus  que  j'avais  peche  ;  je  eriai :  «  GrSce, 
6  mon  Dieu,  grSce  a  une  faible  creature  qui  t'adore,  mais 
dont  le  ccEur  a  ete  trop  sensible  aux  maux  de  I'huma- 
nite!  "  Tout  a  coup  je  sentis  mes  pieds  aflermis  sur  un 
sol  inconnu;  je  me  trouvai  dans  une  obscurite  profonde; 
j'y  restai  plongequelquo  temps,  et  voici  qu'un  rayon  plus 
rapide  et  plus  percant  que  I'eclair  vint  dissiper  les 
lenebres  qui  m'enveloppaient.  Un  genie,  revetu  d'ailes 
brillantes,  se  presenia  devant  moi  :  a  la  llamme  cilcst^ 
qui  luisait  sur  sa  t^te,  aux  caracteres  de  la  Divinite  em- 
preints  sur  son  visage  lumineux,  je  le  reconnus  pour  un 
des  anges  de  I'fiternel.  •  £cuule,  me  dit-il  dun  ton  qui 
me  rendit  le  courage,  ecoute,  et  ne  censure  pas  plus  long- 
temps  la  Providence,  faute  de  la  mieux  connaitre  :  suis- 
moi. »  Je  le  suivis  au  pied  d'une  montagne  dont  le  sommet 
fendait  les  cieux.  Je  monte,  ou  plutot  je  gravis.  Figurez- 
vous  des  rochers  enormes,  su^pendus  les  uns  sur  les  au- 
tres,  qui  a  chaque  instant  menacent  de  tomber  et  d'ecra- 
ser  les  plaines.  Au  milieu  de  ces  points  de  vue  efTrayants, 
I'oeil  cherchait  en  vain  un  arbre  ou  une  planle  qui  lui  rap- 
peliit  la  nature  animee 


) 


LliS  MILLE  ET  UNE  NUITS 

des  rocs  a  moilie  calcines  par  les  eclats  de  la  foudre.  Je 
suivais  en  tremblant  mon  conducteur;  et  les  hurlements 
des  (igres  et  des  lions,  rendus  plus  allreux  par  I't'clio, 
epoiivantaient  mon  oreiUe  :  ii  cluujue  pas  j'avais  bcsoin 
dii  bras  de  eel  ange  secourable  pour  me  soutenir,  et  je 
voyais  a  mes  cotes,  6  spectacle  terrible!  des  compagnons 
malheureux  qui,  voulant  escalader  ces  rochers  eleves,  se 
tenaientsuspendusaleurspointes,  mais  qui,  bientbt  lasses 
de  I'effort,  chancelaient,  appelaient  en  vain  k  leur  se- 
cours,  roulaient,  tombaient  ecrases,  et  devenaient  la 
proie  des  tigres  qui  se  disputaient  dans  les  vallons  leurs 
mcmbres  palpitants. 

Je  crus  qu'un  pareil  sort  m'attendail,  lorsque  I'ange 
me  dit :  •<  Ainsi  la  Providence  punit  I'audace  temeraire 
des  mortels.  Pourquoi  rhonime  veut-il  penetrer  ce  qui 
est  impenetrable?  Son  premier  devoir  est  de  reconnaitre 
sa  faiblesse.  Tout  route  invisiblement  sous  la  main  d'un 
Dieu;  ce  Dieu  veut  te  pardonner;  il  veut  plus,  il  veut 
t'eclairer.  •  A  ces  mots,  il  me  toucha  la  main,  et  je  me 
trouvai  au  sommet  de  la  monlagne.  Quelle  douce  sur- 
prise.' Le  pencbant  oppose  oil  nous  descendinies,  6tait  un 
jardin  tout  a  la  fois  agreable  et  magnifique,  oil  la  ver- 
dure, le  chant  des  oiseaux,le  parfum  des  fleurs,  enchan- 
laient  tous  les  sens;  un  cbarme  superieur  y  passionnait 
l"^tre  le  plus  indifferent.  Mon  divin  conducteur  me  mon- 


tra  dans  I'eloignenient  un  temple  d'^tonnante  structure; 
la  route  qui  y  conduisait  etait  si  mysttrieuse,  que  sans 
guide  il  etait  impossible  d'y  parvenir. 

A  notre  approche,  les  portes  du  temple  s'ouvrirent ; 
nous  entr^mes,  et  soudain  elles  se  refermerent  avec  un 
bruit  de  tonnerre  sous  une  main  invisible.  «  Personne  ne 
peut  les  ouvrir,  personne  ne  pent  les  fermersi  ce  n'est  la 
voix  puissante  de  Dieu,  »  me  dit  mon  prolecteur  auguste. 
Saisi  de  respect,  je  lus  ces  mots  ecrits  en  lettres  d'or : 
"  Dieu  est  juste,  sa  voie  est  eacbee;  qui  osera  vouloir 
approfondir  ses  decrets?  »  Je  jelai  uu  coup  d'oeil  sur  la 
hauteur  magnifique  de  ce  temple  :  tout  cet  edifice  mnjes- 
tueux  reposait  sur  trois  colonnes  de  marbre  blanc  ;  au 
milieu  s'i'levait  un  autel;  a  la  place  de  I'image  de  la  Divi- 
mte,  monlait  une  funiee  odoriferante,  dont  la  douce  va- 
peur  remplissaitle  temple.  A  droite  de  I'aulel  etait  sus- 
pendu  un  tableau  de  marbre  noir,  et  vis-a-vis  etait  un 
miroir  compose-  du  plus  pur  cristal.  L'ange  me  dit  . 
•  Cestici  que  tu  vas  apprendre  que  si  la  Providence 
rend  quelquefois  un  homme  de  bien  malheureux,  test 
pour  le  conduire  plus  sfirement  au  bonheur.  »  II  dit,  et 
disparut.  Ce  n'est  plus  la  froidc  terreur  qui  glace  mes 


D'ELROPE  ET  DAMERiyiE.  125 

sens;  c'est  une  joie  pure,  douce,  ineffable,  qui  reraplit 
mon  Jme.  Je  versai  des  pleurs  d'attendrissemenl,  mes  ge- 
noux  llechirent,  mes  bras  se  leverent  vers  le  ciel,  et  je  ne 
pus  qu'adorer  en  silence  la  bonte  supreme.  Une  voix  ma- 
jestueuse,  qui  n'avait  rieu  de  terrible,  me  dit  :  «  Leve- 
toi,  regarde  et  lis.  » 

Je  porlai  les  yeux  sur  le  miroir,  et  j'y  vis  mon  ami  Sa- 
dak ,  Sadak,  dont  la  vertu  constante  et  courageuse  m'a- 
vait  souvent  etonne,  qui  savait  braver  I'indigence  et 
meme  la  faire  respecter.  Je  le  vis  assis  dans  une  cliambr 


dont  les  murs  etaient  depouilles  ;  il  appuyait  ,sa  tete  lan- 
guissanle  sur  le  dernier  meuble  qui  lui  reslait,  le  cceur 
consume  par  la  faim,  et  par  le  dfoespoir  plus  cruel  en- 
core. Une  seule  larme  s'echappait  de  sa  paupiere,  larme 
de  sang!  Malheureux,  il  n'osait  pleurer.  Quatre  enfants 
criaientk  leur  pere  et  lui  demandaient  du  pain;  le  plus 
jeune,  faibleet  languissant,  couche  surun  reste  de  paille, 
n'avait  plus  la  force  de  gemir;  il  exhalait  les  derniers 
soupirs  d'une  vie  innocenle.  La  femme  de  cet  infortune, 
aigrie  par  le  malbeur,  oubliait  sa  tendresse  et  sa  douceur 
naturelle,  pour  lui  reprocher  I'exces  de  leur  misere.  Ces 
pbintes  cruelles  dechiraient  son  coeur,  et  ajoutaient  ii  son 
supplice.  Sadak  se  leve,  detourne  la  vue  de  ses  enfants, 
et,  tout  malade  qu'il  est,  se  traine  pour  leur  chcrcher 
quelque  secours.  II  rencoutre  un  homme,  auquel  il  avail 
autrefois  rendu  les  plus  grands  services;  cet  homme  lui 
dcvait  I'emploi  honn^le  dont  il  jouissait.  Sadak  lui  expose 
I'etat  deplorable  oil  il  se  trouve ;  il  lui  peint  ses  enfants 
pres  d'expirer  dans  ses  bras  faute  d'un  peu  d'aliments... 
Celui-ci  rougit  d'etre  force  dele  reconnaitre,  regarde  d'un 
ffiil  inquiet  si  on  ne  I'observe  point  parlant  ii  un  homme 
qui  porte  la  livree  de  I'indigence;  il  se  debarrasse  du 
pauvre  suppliant  par  de  vagues  promcsses,  des  politesses 
froides,  et  tout  a  coup  s'ecarte  ix  grands  pas.  C'etait  au 
moins  pour  la  dixieme  fois  qu'il  traitait  avec  inhumanite 
celui  de  qui  il  tenait  tout.  Sadak,  desespere,  porte  ses 
pas  au  hasard,  lorsqu'un  de  ses  creanciers  I'arrete,  le 
charge  d'injures,  rassemble  le  peuple  aulour  du  malheu- 
reux, le  menace  publiquement,  et  est  pret  a  le  frapper, 
plus  par  mepris  que  par  courroux.  Enfin,  je  le  vis,  er- 
rant de  porte  en  porte,  tendre  une  main  supplianle,  tan- 
tot  rebute,  lantot  recevant  I'aumone  qu'on  donne  a  I'im- 
porlunite.  II  achete  un  pain,  le  porte,  le  partage  a  ses 
enfants,  pleure  dejoie  en  apaisant  leur  faim,  et  remercie 


iU 


l,ES  MILLE  ET  UNE  NUITS 


a  genoox  la  prnvidenci'  des  riclies  benMictions  qu'elle 
vient  de  repandre  sur  lui. 

Jejetai  un  cii  de  doulcur,  d'otonnpnient  et  d'pfl'roi. 
Mes  yeux,  charges  de  pleurs,  se  toui-nerent  sur  le  tableau 
de  marble  noir,  et  une  main  invisible  y  traca  ces  mols  : 
"  Acheve  de  contompler  Sadak,  et  condamne,  si  lu  I'oses, 
la  Providence  qui  rtgle  tout.  -  Jo  repoi-tai  la  vue  dans  le 
miroir,  et  j'y  revis  mon  ami  Sadak.  Mais  qu'il  etait  chan- 
ge! que  la  sc6ne  (5lait  difVerente!  Ce  n'est  plus  I'indigent 
Sadak,  pauvre,  il  est  vrai,  mais  tendre,  vertueux,  com- 
pntissant,  plcin  d'honneiir  et  d'humanit(5;  c'est  Sadak 
dans  I'abondance,  devenu  opulent  par  un  heritage  inal- 
lendu;  c'est  Sadak  qui,   dans  le  sein  corrupteur  des  ri- 


chesses,  a  mis  en  oubli  les  vertus  qui  lui  elaient  chores. 
Assoupi  dans  le  luxe,  il  est  dur,  il  commande  avec  ai- 


grenr,  et  ne  souffrant  plus,  il  ne  se  snuvient  point  qu'il  est 
des  malheureux,  et  que  lui-mfme  I'a  ete.  Je  lus  aussilut 
avec  une  admiration  respectueuse  re  que  le  tableau  mys- 
lerieux  m'enseignait.  •  Souvent  la  vertu  souffre,  parce 
qu'elle  cesserait  d'etre  vertu  si  elle  ne  combattait  pas. 
Lorsque  I'auguste  Providence  fait  descendre  la  misere  sur 
la  tete  d'uu  mortel,  la  patience  sa  scEur  I'accompagne,  le 
courage  la  soutient,  et  c'est  par  ce  don  que  la  vertu  se 
suffit  k  elle-meme,  et  qu'elle  devient  beureuse  lors  mi5me 
que  I'infortune  semblel'accabler.   ■ 

Mon  ceil  avide  ne  tarda  point  h  se  reporter  sur  le  mi- 
roir. Quel  objet  plus  interessant  pour  mon  coBur!  C'est 
ma  patrie  que  j  apercois,  ma  chere  patrie,  la  ville  beu- 
reuse oil  j'ai  pris  naissance!  Mais,  ciel,  que  vois-je  1 
Tout  a  coup  une  armee  formidable  a  inonde  ses  campa- 
gnes,  a  environne  ses  fortes  murailles,  a  prepare  pour  sa 
ruine  les  machines  infernales  de  la  destruction.  Le  ferest 
prct,  la  vengeance  et  la  rage  allunient  leurs  flambeaux.  0 
superbe  ville!  tu  trembles,  malgre  tes  fiers  defenseurs. 
Tes  tresors  enllamment  dans  le  cceur  de  I'ennemi  la  soif 
du  pillage.  Tu  veux  lui  opposer  une  courageuse  resis- 
tance. Vains  efforts  I  il  monte,  il  escalade  tesorgueilleuses 
tours  ;  le  sang  coule,  la  mort  vole,  la  flamme  ravage;  tu 
u"es  plus  qu'uu  triste  monceau  de  pierres  que  couvre  une 
epaisse  fumee.  Mes  malheureux  concitoyens,  echappes  a 
lenibrasement,  errent  dans  les  bois  :  mais  I'horrible  fa- 
mine les  attend  dans  ces  dfeerts;  elle  les  d^vore  lente- 
ment,  et  prolonge  leur  suppHce  et  leur  mort.  Dieu  juste! 
m'^criai-je,  un  million  d'hommes  tomberont  les  victimes 
d'uu  seul  ambitieux,  les  enfants  serontegorges  sur  le  .sein 
de  leurs  meres,  les  cheveux  blauchis  des  vieillards  scrcn 


Iratnt^s  dans  le  sang  et  la  poussi&re,  I'innocente  beaute  i 
deviendra  la  proie  d'une  foule  meurtriere,  une  ville  en- 
tiere  disparaitra,  parce  que  la  cupidite  d'un  monstre  aura  , 
convoite  ses  richesses!  «  Un  pays  rempli  de  prevari- 
cateurs,  r^pondit  le  tableau,  merite  le  chMiment  d'une 
Divinite  trop  longlemps  mt5pris6e.  Ceux  qui  n'elaient 
point  coupables  sunt  arraches  au  danger  de  le  devenir; 
et  si  la  main  de  la  Providence  les  a  frappfe,  c'^tait  pour 
les  preserver  d'un  naufrage  bien  plus  horrible  que  ne  Test 
le  tourment  d'une  mort  passagere  :  leur  refuge  est  dans  le 
sein  de  la  clemence  d'un  Dieu  cternel.  ■■ 

Le  palais  du  ministre  Aliacin,  dont  les  pyramides  do- 
rees  percent  la  nue,  s'^levait  avec  trop  de  magnificence, 
pour  qu'il  ne  vint  point  frapper  mes  regards.  Que  de  fois 
I'indignation  avait  saisi  mon  cceur  a  I'aspect  de  ce  mons- 
tre heureux  qui,  avec  une  ame  venale,  un  C(i?ur  barbare, 
des  moeurs   depravtes  et    un  g^nie   despolique,   avait 


comme  enchaine  la  fortune  a  son  char!  Son  elevation 
etait  le  fruit  de  ses  bassesses,  ses  tresors  le  prix  de  sa 
trahison.  II  avait  vendu  sa  patrie  pour  de  For.  Une  pro- 
vince cntieregemissait  sous  son  oppression.  Tanlot  il  riait 
du  faible  murmure  d'un  peuple  ploye  a  I'esclavage  -,  lantfit 
il  traitait  de  cris  de  revolte  ses  gemis.sements  etouffes. 
Chaquejour  il  commettait  un  nouvel  attentat,  et  chaque 
jour  le  succes  couronnait  son  audace. 

Cependunt  I'interieur  de  son  palais  n'offrait,  lant  sur  la 
soie  que  sur  la  toile,  que  des  trails  de  gen^rosit^  et  des 
cxemples  de  vertus.  Les  busies  des  grands  hommes  de 
I'antiquite  ornaient  la  maison  du  plus  laehe  scelerat;  et 
ces  marbres  muets,  loin  de  parlerason  cceur,  ne  le  fai- 
saient  pas  meme  fromir  lorsqu'il  les  rcgardait.  Je  con.si- 
derai  ce  mechant,  rev6tu  de  puissance, 'entoure  de  Hat- 
teurs,  redoute  de  ses  ennemis,  encens6  publi(piement,  et 
maudit,  maisseulement  tout  bas.  MiUe  rareles  precieuses 


D'EUUOI'E  ET 

(lecoraic'iit  son  cabinet,  et  chacune  d'elle  ne  lui  avail 
coiite  qu'une  injustice. 

La  pourprc  le  couvrait  aux  depens  de  ccux  qui  allaient 
nus,  et  le  vin  qu'on  lui  versait  dans  une  coupe  ornee  de 
pierreries,  pouvait  etre  considere  conime  un  extrait  des 
pleurs  quil  faisait  repandre. 

II  sort  d'une  table  fastueuse,  et  va  mettre  aux  pieds 
d'une  concubine  le  patrimoine  d'un  orphelin.  II  se  tient 
avcc  elle  a  la  fenO-tie,  et  de  li  il  voit  tranquillement  met- 
tre a  niort  un  citoyen  sensible  et  courageux  qui  a  ose  lui 
lepresentei'  I'abus  de  son  pouvoir.  On  etrangle  rhomme 
de  bien,  et  un  couirier  vient  une  heure  apres  annoncer 
nil  ministie  que  le  Sultan,  pour  reconnaitre  ses  services 
signales,  lui  fait  present  d'une  terre  considerable.  Le 
nionstre  sourit,  et,  devenu  plus  puissant,  il  songe  a  se  ren- 
dre  plus  terrible. 

Ma  liaine  centre  cet  odieux  tyran  devint  si  forte, 
qu'impatient,  je  tournai  a  plusieurs  reprises  mes  regards 
sur  le  tableau,  comme  pour  liAter  I'arret  qu'il  devait 
prononcer ;  mais  I'ien  n'y  paraissait  encore  trace.  Ma  vue 
relombe  tristement  sur  le  cristal  uierveilleux.  J'apercois 
Aliacin  entrant  dans  un  cabinet  secret.  Quelle  satisfaction 
pour  mon  coeur !  La  nature,  les  njalbeureux  et  la  terre 
sont  venges.  Cet  homme  puissant,  qui  semblait  le  plus 
lieureux  desmortels,  lit  une  Icttre,  palit,  tremble,  frappe 
son  front  de  cette  meme  main  dont  il  egorgeait  I'innocent. 
Agile  d'un  desespoir  qu'il  ne  peut  vaincre,  il  va,  vient, 
erre  en  furieux,  decliire  par  la  crainte  plus  que  par  les 
remords.  11  arraclie  toutes  les  marques  desa  dignite,  les 
foule  aux  pieds,  et  dans  sa  rage  il  jileure  comine  un  en- 
fant. Je  cherchais  a  deviner  le  sujct  de  sa  fureur,  lors- 
qu'un  de  ses  favoris,  plus  vil  que  son  maitre,  perce  jus- 
qu'i'i  son  cabinet;  etj'apprends  la  cause  deson  desespoir. 
Uii  de  ses  confidents,  espion  a  la  cour,  venait  delui  ecrire 
qu'unorage  nouveau  s'ctait  forme;  qn'il  allait  perdreson 
rang  et  son  credit,  s'il  ne  possedait  pas  assez  d'adresse 
pour  detourner  le  coup.  Aussitot  ce  honteux  favori  con- 
seilla  d'une  voix  ferme  a  son  maitre  ce  que  lout  autre 
n'aurait  pu  lui  dire  impunement.  Ce  conseil  affreux  plut 
au  barbare.  11  ordonua  qu'on  amenat  sa  fille  en  sa  pre- 
sence. Nouremi  parut.  Elle  etait  belle,  et  elle  avail  des 
vertus.  Dieu!  avec  quelle  borreur  elle  entendit  quo 
son  pere  voulait  la  livrer  au  Sultan,  conime  une  vic- 
time  immolte  h  son  insatiable  ambition  I  Elle  londje 
presque  sans  sentiment  aux  genoux  de  son  pere  ;  elle  fait 
parlcr  les  pleurs  de  la  beaute,  de  la   nature,  de  I'inno- 

cence Un   regard  severe  lui  commande  d'olk'ir  ;  elle 

obi'it  ct  nieurt. 


U'AMEKlQliE.  12S 

delicieux.  On  le  croirait  couche  sur  des  epines.  II  crainl 
pour  sa  vie,  il  se  leve,  il  parcourt  a  pas  Iremblants  son 
palais ;  il  tronve  ses  esclaves  endormis,  et  envie  leur  pai- 
siblc  sommeil.  Le  jour  luit ;  toujours  inquiet,  toujours 
soupronneux,  il  I'remit  quand  il  mange,  il  pSIit  lorsqu'il 
boit,  incertain  s'il  fait  couler  la  nourriture  ou  la  mort 
dans  son  sein.  Si  quelqu'un  s'eleve,  mille  serpents  ron- 
gent  son  sein :  c'est  I'adversaire  qui  doit  un  jour  le  ren- 
verser;  c'est  I'homme  redoutable  qui  doit  s'asseoir  a  sa 
place. 

Plein  d'une  atlente  respectueuse,  je  consullai  la  table 
des  augustes  jugemenls  de  I'filernel,  et  je  lus  :  «  La  ve- 
rite  est  terrible  au  mediant;  elle  est  sans  cesse  presente  a 
ses  yeux,;  c'est  elle  qui  fait  son  supplice ;  il  ne  voit  que 
ce  iniroir  redoutable,  oil  il  lit  son  injustice  et  la  difl'ormilo 
do  son  Jme.  » 

Tout  a  coup  un  bruit  sourd  cumme  celui  d'un  tonnerre 
loiutain  se  fait  entendre-,  je  tourne  la  vue  sur  le  palais 
d'.^liacin.  Ses  jardins,  ses  pyramides,  ses  statues,  lui- 
nieme,  tout  (ilait  disparu.  A  la  place  de  ce  sejour,  oil 
tons  les  plaisirs  etaienl  rassembles,  on  ne  voyait  plus 


Aliacin  en  devint-il  plus  heureux?  Je  le  vis  dans  I'asile 
du  repos,  etendu  sur  le  duvel,  ou  plonge  dans  un  bain 


quuii  repairo  de  couleuvres  impures,  rampant  dans  des 
marais  fangeux.  Tel  est  le  fondement  des  palais  que  le 
crime  a  batis.  Les  mots  suivanls,  graves  sur  le  niarbre 
noir,  me  decouvrirentce  (ju'Aliacin  etait  devenu : «  11a  6te 
balayc  de  dessas  la  terre  comme  la  vile  poussiere,  et  les 
races  futures  douleiont  s'il  a  exislc.  » 

Cet  effiayant  tableau  ne  sortira  jamais  de  ma  memoire, 
ct  depuis  ce  temps  je  gemis  en  voyanl  un  bomme  puissant. 
On  contemple  ses  ricliesses,  moi  je  le  vols  expose  au  bras 
de  la  justice  divine.  Mon  ceil  plus  attenlif  revola  sur  le 
miroir,  et  j'apercus  Mirza  et  Fatm^,  amants  tendres,  ge- 
nereux,  etdans  cet  4ge  oil  I'onconnait  lentliousiasrae  de 
la  vertu.  Ce  mfme  jour  venait  de  les  unir,  et  leur  ten- 
dresse  mutuelle  leur  proniettait  une  longue  suite  de  jours 
aussi  fortunes.  La  douce  ivresse  du  bonheur  brillait  dans 
leurs  regards,  et  Icurs  sentiments  se  confondaient  avec 
une  douceur  touchante.  Fatmi5  avail  la  beaule  d'une 
vierge,  sa  pudeur;  ses  graces,  et  ce  doux  incarnal  dont 
I'eclat  est  si  fugiuf.  Le  plus  beau  corps  renfermail  le 
ccBur  le  plus  noble.  Fatme  recompensait  la  tendresse  de 
son  upoux  d'un  aimable  sourire;  son  front  rougissait,  et 
ce  rouge  adorable  etait  I'cffet  de  I'amour  le  plus  pur. 
Comme  leur  silence  exprimait  bien  ce  que  leur  langage 
ne  pouvait  rendre!  Mon  coeur  tressaillit  de  joie  au  se- 
duisant  tableau  dela  vertu  ri^compensee.  Comment  I'ami 
de  I'bomme  pourrait-il  voir  deux  ccBurs  heureux,  sans 
6lre  emu  de  plaisir  et  sans  applaudir  a  leur  bonheur! 

Ccs  deux  epoux  se  felicitaient  d'etre  unis,  parce  qu'ils 


126 


LES  MILLE  ET  UiNE  NUITS 


pouvaient  faire  le  bicn  ensemble.  lis  etaient  riches  et  sa- 
tisfaits  de  I'etre,  parce  qu'ils  pouvaient  soulager  la  foule 
lies  nialheureux.  Le  jour  de  leur  hymen,  ils  voulurent  que 
des  coEurs  aussi  scnsibles  que  les  leurs  goOtassent  la  mfime 
felicite  :  ils  niarierent  de  jeunes  filles  ^  leurs  jeunes 
amants,  lorsquo  I'infortune  etait  le  seul  obstacle  qui  s'op- 
posaitaleur  union.  Mirza  veut  que  tousles  coeurssoient 
a  I'unisson  du  sien ;  son  Sme  sublime  voudrait  soufller 
surla  nature  entiere  un  bonheur  universel  et  inalterable. 
«  Chere  Fatme,  disait-il,  nous  ne  sommes  pas  les  seuls 
«  heureux,  el  dans  ce  moment  quelqu'un  nous  b^nit; 
«  nous  avons  fait  descendre  I'hymen  dans  de  tristes  chau- 
11  mieres;  des  coeurs  innocents  se  sont  ouverts  a  la  joie ; 
«  I'amour  consolateur  a  efface  I'image  de  leur  misere; 
«  et  nous,  nous  verrons  leurs  enfants  sourire  a  notre  ap- 
II  proche.  Fatme,  leurs  caresses  seront  notre  plus  douce 
11  recompense !  » 

Ces  limes  tendres  et  vertueuses formaient  le  plan  d'une 
vie  utile  etbienfaisante  :  leurs  enfanlsdevaient  etreeleves 
danslessaintesmaximesdelasagesse  et  dela  religion,  qui 
leur  enseignera,  avant  tout,  a  etre  simples  etbons,  parce 
que  la  simplicity  et  la  bont6  sont  le  principe  de  toutes 
les  vertus;  on  nourrira  dans  leur  ame  flexible  et  tendre 
les  impressions  d'humanite  et  de  commiseration,  parce 
qu'il  faut  etre  sensible,  afin  d'etre  homme.  Ce  couple 
charmant  et  respectable,  s'enQammant  aux  transports 
de  leurs  cCEurs,  voyait  deja  leur  posterit6  heriter  du  sang 
genereux  qui  coulait  dans  leurs  veincs.  Dans  ce  ravisse- 
ment  qu'inspirent  I'amour,  la  vertu,  le  bonheur,  ils  tom- 
benta  genoux  devant  I'fitresupr^me.  «  Grand  Dieu  !  s'e- 
i<  criaient-ils,  donne-nous  des  enfanls  dignes  de  toi ! 
(1  Qu'ils  soient  humains  ;  qu'ils  marchentdans  les  voies 
«  de  ta  justice  et  de  ta  bonte  supreme  ;  ou  s'ifs  doi- 
11  vent  s'ecarter  des  lois  salutes  que  nous  ch^rissons, 
i<  qu'ils  ne  recoivent  pas  une  existence  qu'ils  aviliraient 
11  <i  nos  yeux  comme  aux  tiens  !  »  Leurs  bras  suppliants 
etaient  entrelaccs,  lorsque  le  plafond  de  la  chambre  crie, 
s'6branle.  Fatme  s'evanouit  de  frayeur,  Mirza  pouvait  en- 
core se  sauver ;  mais  comment  abandonner  sa  chere  Fat- 
me'? U  veut  I'enlever  dans  ses  bras ;  lemur  chancele, 


tombe,  6crase  et  ensevelit  ces  deux  epoux.  Le  monde 
perd  son  plus  digneornement,  et  le  genre  humain,  I'exem- 
ple  des  plus  rares  vertus. 

Je  cachai  mon  visage  pour  pleurer  librement.  .le  sou- 
haitai  d'etre  accable  sous  ces  tristes  ruincs  avec  Mirza  et 
Fatm6.  Longtemps  immobile,  je  n'osai  hasarder  mos  re- 
gards sur  le  tableau;  je  levai  enfin  un  ceil  tremblant,et  je 
lus  :  «  L'aveugle  esprit  de  I'homme  ne  voit  rien  que  dans 
le  present;  la  Providence  seule  connait  I'avenir  :  la  mort 
la  plus  soudaine  a  ete  la  recompense  des  vertus  de  Mirza 
et  de  Fatme;   elle  les  a  fait  passer  h  un  etat  de  delices 


dont  ce  monde  n'oCfre  point  d'idt'c,  en  nieme  temps  qu'elle 
les  a  sauves  de  I'horreur  do  nicttre  au  jour  des  descen- 
dants indignes  d'eux.  » 

Je  conclus  que  je  ne  devais  rien  decider  dfeormais, 
moi,  faible  alome,  dont  la  vue  bornt^  ne  pouvait  embras- 
ser  ma  propre  existence.  En  regardant  encore  I'incom- 
prehensible  miroir,  j'eus  un  nouveau.sujet  d'elonnement: 
j'apercus  Agc^nor,  malheureux  jeune  homme  adonne  a 
toutes sortes d'exces,  etledissipateur  le  plus  effrene  d'une 
ville  dissolue.  II  etait  pale,  defait,  violeniment  agite ;  il  se 
promenait  a  grands  pas  dans  sa  chambre,  porlant  en  fu- 
reur  la  nuiin  a  son  front,  et  prononcant  a  voix  basse 


quelques  imprecations.  II  resle  un  moment  comme  irri- 
solu.  Bient6t  toute  sa  rage  delate  :  il  court  a  une  armoire 
secrete,  en  tire  un  papier,  verse  dans  une  tasse  d'une 
certaine  poudre...  u  Qui,  dit-il  les  yeux  enllammes,  ce 
poison  sera  I'unique  ressource  que  j'embrasserai :  il  me 
sauvera  de  I'opprobre  qui  m'attend.  Mon  pere  ne  veut 
plus  payer  Dies  plaisirs;  mes  creanciers  mo  menacent 
chaque  jour  de  la  prison  :  vengeons-nous  a  la  fois  de  mon 
pere  et  de  mes  creanciers.  » 11  portaitla  tasse  a  sa  bouche, 
et  j'etais  peu  afllige  de  voir  le  monde  perdre  un  debauche 
furieux, lorsque  tout  a  coupils'arr^te. «  Quoi!  s'ecrie-t-il 
d'un  ton  sourd  et  ctouffe,  je  mourrais,  et  sans  etre  venge ! 
Perfides  ennemis !  ah  1  je  veux  rougir  la  terre  de  votre 
sang  :  vous  tomberez  sous  ma  main,  et  votre  mort  doit  sa- 
tisfaire  a  mafureurlii  II  dit,  pose  la  tasse,  prend  son  cime- 
terre  et  sort.  A  peine  est-il  dans  la  rue,  que  son  pire, 
venerable  vieillard,  monte  a  la  chambre  de  son  fils.  He- 
las!  il  eiit  ete  heureux  sans  ce  fils.  On  lisait  sur  son  front 
cette  douleur  vive  qui  abat  une  ime  paternelle.  II  venait 
repr&entera  ce  fils  ingrat  les  lois  de  I'honneur,  celle  de 
la  probite  et  du  devoir.  II  esperait  toucher  son  cceur, 
le  ramener  a  la  vertu.  Ses  rides,  ses  nobles  rides  et  ses 
cheveux  blancs,  les  larmes  qui  baignaient  son  visage,  tout 
inspirait  le  respect  et  la  pitie.  En  le  voyant,  I'Sme  la  plus 
dure  se  serait  emue.  Ce  vieillard  infortund,  fatigu6  des 
mouvements  qu'il  s'etait  donnas,  etait  altera.  II  apercoil 
la  tasse  fatale  :  il  boit,  tombe  a  terre,  et  rend  I'^me  dans 


les  plus  horribles  convulsions.  J'osai  confier  ma  surprise 


D'EUROPE  KT 

a  la  Justice  supreme,  et  elle  traca  de  son  doigt  invisible 
les  mots  suivants  sur  le  tableau  rerloutable :  «  Le  pere 
d'Agenor  s'^tait  rendu,  par  sa  coupable  negligence,  la 
cause  de  la  perte  de  son  fils  :  il  Had  juste  qu'Agiinor  de- 
vintusoii  tour  I'instrument  de  son  supplice.  0  peres  I 
connaissez  toute  I'eteiidue  de  vos  devoirs,  et  fremissez! 
Tolerer  le  vice,  c'est  le  commettre.  » 

A  peine  ces  mots  furent-ils  traces,  qu'ils  disparurent, 
et  ccux-ci  prirent  leur  place  :  «  Considere  le  tout,  alin 
de  ne  point  crrer.  ■  Aussitut  j'apercus  dans  le  miroir 
une  grande  ile,  coupee  en  deux  par  un  fleuve.  La  partie 
droite  formait  une  plaine  tlorissanle,  couverte  de  palais 
somptueux,  -de  jardins  magnifiques  :  elle  etait  peuplOe 
d'hommes  ricliement  vStus.  La  gauche,  au  contraire, 
pri'scntait  un  desert  aride,  oil  quelques  miserables  caba- 
nes  enlr'ouvertes  laissaient  voir  les  indigents  qui  y  me- 
naient  une  vie  obscure  et  penible.  Cette  ile  pouvait  Hre 
consideree  comme  une  image  du  globe  de  la  terre.  On 
appelait  le  pays  a  droite,  le  pays  des  Heureux.  Des  chants, 
ties  danses,  des  festins,  des  spectacles,  semblaient  leur 
unique  occupation  :  leplaisirse  peignait  dans  les  yeuxdes 
beautes  tendresqui  les  accompagnaient ;  elles  se  laissaient 
mollement  cntrainer  vers  des  ombrages  solitaires.  Cepen- 
dant  je  remarquai  que  la  plupart  d'entr'eux  ne  s'esti- 
maicnt  heureux  qu'autant  qu'ils  elaient  apercus  des 
gens  qui  liabitaient  la  rive  opposee.  Dans  les  repas  les 
plus  splendides,  ils  paraissaient  d'une  joie  extreme  ;  mais, 
moi,  qui  decouvrais  leur  cceur  a  nu,  jo  le  voyais  devore 
de  vers  rongeurs.  Us  semblaient  a  la  table  des  dienxboire 
le  nectar,  et  I'enfer  etait  dans  leur  ame.  Quoique  au 
sein  de  I'abnndance,  leurs  desirs  otaient  loin  d'etre  satis- 
fails  :  ils  n'avaient  qu'une  boucbe  pour  savourer  les  ali- 
ments, et  leur  imagination  active  et  insensee  depeuplait 
la  terre  et  les  mers  pour  fournir  de  nouveaux  mets  a  un 
palais  use  par  des  sensations  trop  frequemment  repetees. 
Varmi  ces  pretendus  heureux,  il  en  etait  qui  quittaient 
tout  a  coup  les  plaisirs,  pour  courir  apres  un  certain  feu 
/ollet,  au  bruit  des  tambours  et  du  canon.  Ils  revenaient 
lout  .sanglants,  quelquefois  mutiles,  et  alois  ils  se  faisaient 
appeler  heros.  O'autres  faisaient  les  plus  grands  efforts 
pour  monter  au  somniet  d'un  gradin  qui  etait  occupe; 
tandis  qu'un  pen  plus  bas  ils  aura  lent  pu  trouver  une 
place  fort  commode.  Us  se  tourmentaient  d'une  maniere 
etrange.  Quelquefois  on  se  moquait  deux,  et  le  plus  sou- 
veut  on  les  jetait  au  dernier  rang.  Rien  ne  les  rebutait  : 
ils  rcmontaient ;  els'ils  reussissaient,  soit  par  adresse,  soit 
par  importunite,  alors  ils  n'avaient  seulement  pas  le  temps 
de  s'asseoir,  assez  embarrasses,  assez  occupesa  repousser 
I'ambitieux  qui  k  son  tour  voulait  usurper  leur  place.  Plus 
loin  j'apercevais  des  tStes  legeres  qui  couraient  ca  et  la, 
sans  occupation  comme  sans  affaires,  semant  des  pieces 
d'or  sans  plaisir,  et  finissant  par  mettre  le  feu  a  leui- 
palais,  pour  rejouir  un  instant  les  yeux  d'une  femme  ca- 
pricieuse.  Ensuite  ils  regagnaient  a  force  de  bras  le  pays 
desert,  dit  le  pays  des  Malhenreux.  Dans  ce  miserable 
sejour  on  n'entendait  que  des  plaintes  et  des  cris;  tous  les 
habitants  marcbaient  courbes  sous  le  fardeau  d'une  loupe 
de  chair  qui  opprimait  le  derriere  de  leur  cou.  C'etait 
d'un  regard  triste  etenvieux  qu'ils  contemplaient  le  pays 
de  la  felicity.  Qu'obtenaient-ils  par  ces  vains  desirs?  La 
bosse  qu'ils  portaient  devenait  beaucoup  plus  pesante. 
.I'lls  s'approchaient  de  ces  hommes  fortunes,  ils  enten- 
daient  les  railleries  piquantes,  lancees  A  I'envi   I'un  de 


D'AMEKIQUE.  127 

I'aulre  centre  les  miserables-  porteurs  d'une  loupe  de 
chair.  II  n'etait  pas  facile,  mais  il  n'itait  pas  absolument 
defendu  aux  habitants  du  pays  malhoureux  de  traverser 
le  fleuve  h  la  nage,  et  de  s'etablir  dans  le  pays  des  ri- 
ches; mais  aprte  avoir  essay^  quelque  temps  de  I'air  du 
canton,  ils  revenaient  presque  tous  volontairement,  ai- 
mant  mieux  encore  porter  une  bosse  pesante,  que  d'etre 
toujours  en  guerre  avec  leur  propre  conscience.  Si  qnel- 
qu'un  se  plaignait  de  ce  qne  sa  loupe  etait  beaucoup  plus 
lourdeque  celle  de  son  confrere,  il  avait  le  pouvoir  de 
I'echanger;  mais  il  se  repenlait  ordinairement  du  troc, 
et  reprenait  son  premier  fardeau.  Ces  masses  de  chair  ne 
me  parurenl  point  aussi  insupportables  que  le  porteur 
I'assurait.  En  general,  il  me  sembia  que,  si  dans  le  pays 
de  felicite  Ton  exagerait  par  air  le  sentiment  du  plaisir, 
dans  le  pays  de  misere  on  exagerait  par  faiblesse  le  sen- 
timent de  la  douleur :  car  c'est  une  ancienne  manie,  et 
toujours  subsistante,  que  celle  de  vouloir  elre  plaint.  Je 
remarquai  que  la  maladresse  de  ces  derniers  rendait  le 
fardeau  beaucoup  plus  difficile  qu'il  n'etait.  Ceux  qui 
savaient  le  porter  alegrement  paraissaient  contents  et 
dispos  :  I'habitude  leur  rendait  a  peine  le  poids  sensible; 
au  lieu  que  ceux  qui  ne  s'etudiaient  pas  ;\  savoir  main- 
lenir  un  juste  equilibre  chancelaient  a  chaque  pas,  et 
rendaient  leur  marche  trop  penible.  Un  autre  avanlage 
du  pays  de  misere,  c'est  que  les  habitants  seconfiaient  en 
assurance  aux  vagues  irritees.  Leur  bosse  les  soutenait 
toujours  sur  la  surface  des  flots;  ils  avaient  beau  6tre 
ballottes;  les  plus  rudes  secousses  de  la  temp6te  n'appor- 
taienl  aucun  donimage  h  leur  situation:  au  contraire,  les 
citadins  du  pays  de  felicite  voyaient  .souvent  les  plaines 
unies  do  leurs  belles  campagnes  tout  a  coup  boulever.s6es 
au  moindre  monvement  del'empireliquide;  eux-ni(^mes 
emportes  par  les  couranis,  ne  ponvaient  surnager,  et  I'or 
qui  couvrait  leurs  habits  ne  contribuait  pas  peu  a  lesen- 
gloutir.  J'observai  aussi  que,  dans  le  pays  fortune,  on 
etait  bien  nioins  habile,  bien  moins  iudustrieux,  bien 
moins  humain,  bien  moins  charitable,  que  dans  le  pavs 
des  malhenreux. 

Mon  oeil  avide  chercbait  quelque  autre  objet  de  rompa- 
raison,  Iprsque  le  ciel  de  I'ile  se  couvrit  de  sombresnua- 
ges  :  le  tonnerte  se  fit  entendre  ;  des  eclairs  furieux  de- 
chirerent  la  nne ;  une  grtMo  etfroyable  fondit  sur  la 
terre. 

Tous  les  coeurs  furent  consternfe  :  mais  soudain  lamer 
souleva  ses  abimes ;  ses  vagues  impetueuses  s'eleverent 
jusqu'au  ciel,  assiegerent  la  double  ile,  et  hientdt  I'en- 
gloutirent  avec  tous  les  habitants.  Je  ne  vis  plus  dans  le 
miroir  qu'une  lugubreetpMe  obscurite,  qui  couvrait  un 
amas  immense  d'eaux,  d'oii  perjaient  quelques  gemisse- 
ments  confus.  ArinstantmSme,  une  lumiere  surnaturelle 
remplitle  temple;  lenuage  odoriferant  qui  fumait  sur 
I'autel  se  transforma  en  une  colonne  de  flamme ;  et  la 
voatedel'edifice,subitementenlevee,m'offntle  spectacle 
d'un  trono  lumineux  qui  descendait  lentement  au  bruit 
majestueux  du  tonnerre.  Je  tombai  de  frayeur  devant  la 
divuiitii  de  ce  lieu  redoutable  :  un  bras  divin  daigna  me 
relever,  et  je  revis  aupres  de  moi  I'ange  qui  m'avait  servi 
de  guide.  Sa  voix  me  rendit  le  courage ;  je  lus  ces  mots 
cents,  en  traits  de  flamme,  sur  le  marbre  myst^rieux  : 
«  La  mort  rend  les  hommes  egaux.  C'est  I'eternite  qui 
assigne  h  I'homme  son  veritable  partage.  La  justice  est 
tardive;  mais  elle  estimmuable  :  I'hnmme  juste,  rhomme 


428  MAXIMES,  PENSIJES,  SENTENCES  ET    REFLEXIONS 

bon  se  liouve  a  sa  place,  ot  le  michanl  ^  la  sienne.  Mor 


Ids!  hi  balance  d'un  Dieu  cternel  pcnche  dans  les  abi- 
nies  de  relernite.  »  Alorslemiroir  redevinl  parfailement 
clair,  etju  vis  une  grande  et  belle  femme,  levitue  d'une 
maiosl(5  celeste,  assise  sur  une  demi-colonne  :  elle  tenait 
d'une  main  une  balance,  et  de  I'autre  une  epee  llam- 
boyantc.  Des  millions  d'liommes  de  loute  nation  et  de 
lout  a«e,  elaienl  rassemblcs  autour  d'clle.  Elle  pesait  les 
vertus  et  les  vices,  pardonnait  aux  defauts  enfants  de  la 
faiblesse  :  la  patience  et  la  resignation  etaient  r(;compen- 
s&s,  et  les  murmures  indiscrets  etaient  pujiis.  Je  visavec 
une  joie  inexprimable  que  les  pleurs  des  nudheureux  se 
sechaient  sous  sa  main  bienfaisante.  Ces  infortunes  be- 
nissaient  leurs  maux  passes,  source  de  leur  bonheur  pre- 
sent. Plus  ils  avaient  souffert,  plus  grande  etait  leur  re- 
compense, lis  entraient  dans  les  demeures  eternelles,  oil 
le  Dieu  de  bonte  se  plait  b  exercer  sa  demence,  le  pre- 
mier, le  plus  grand,  le  plus  beau,  le  plus  adorable  de 
lous  ses  attributs.  Tons  ceux  que  I'Eternel  avait  daigne 
animer  de  son  souffle  divin,  etaient  nes  pous  etre  heu- 
reux.  Les  taches  qu'imprime  a  rime  le  vil  limon  du  corps 
disparaissaient  devant  I'eclaldu  vrai  soleil  :  sa  splendeur 
absorbait  ces  ombres  passageres.  Le  Createur  de  ee  vaste 
univers  ^tait  un  pere  tendre  qui  recueille  ses  enfants  apres 
un  long  et  triste  pf:lerinage,  et  qui  n'arme  point  sa  main 
tonire  leurs  fautes  passees.  Ceux  qui  avaient  ouvert  leurs 
cffiurs  a  la  justice,  a  la  douce  piti6,  qui  avaient  sccouru 
I'innocent,  soulage  le  pauvre,  recevaienl  un  double  dcgre 
de  gloire.  Un  cantique  immortel  de  louanges,  r^p^te  par 
la  race  entiere  des  hommes,  annon(;ait  la  reparation  des 
choses. 

Les  temps  de  la  douleur,  de  la  crainte,  du  dcsespoir, 
etaient  a  jamais  ecoules ;  les  beaux  jours  de  I'eternite  s'ou- 
vraient ;  la  figure  de  ce  monde  etait  evanouie;  aucun  ge- 
missement  ne  de\ait  troubler  la  celeste  barmonie  de  la 
Micite  universelle.  Ce  Dieu  bon,  dont  la  main  magnifique 
est  empreinte  sur  toute  la  nature,  qui  a  cmbelli  jusqu'au 


lieu  de  notre  exil,  embrassait  dans  son  seiu  toutes  ses 
creatures  :  le  pere  et  les  enfants  ne  faisaient  plus  qu'une 
meme  famille.  Alors  une  voix  tonnante  se  fit  entendre. 
"  Va,  faible  mortel,  esprit  audacieux  et  borne,  va,  ap- 
prends  ;i  adorer  la  Providence,  lors  m6me  quelle  te  pa- 
raitrait  injuste.  Dieu  a  prononce  un  seul  et  mdme  decret : 
il  est  elernel,  il  est  irrevocable;  il  a  tout  vu  avant  de  le 
porter,  fitres  finis  I  vos  systemes,  vos  vceux,  vos  pensees 
entraient  dans  son  plan  :  soumettez-vous,  esperez,  et 
n'accusez  point  son  ouvrage.  »  Le  temple  parut  alors  s'e- 
crouler  sur  ma  tete.  Je  m'eveillai,  incertain  si  ce  que 
j'avais  vu  etait  une  apparition  ou  une  realite.  Dois-je  en- 
core m'indigner  de  la  prosperite  du  mechanl?  Dois-je 
murmurer  du  malheur  de  I'homme  juste?  Ou  plut6t,  ne 
dois-je  pas  attendre  que  le  grand  rideau  etendu  sur  I'u- 
nivers  soit  tir6  h  nos  yeux  par  la  main  de  la  mort?  C'est 
elle  qui  doit  nous  faire  vivre,  en  d^couvrant  la  Verit6 
immuable,  elernelle,  qui  ordonna  le  cours  des  evenements 
pour  sa  ]ilus  grande  gloire,  et  pour  la  plus  grande  felicite 
de  riiomme. 


IIAXLIIES,  PENSEES,  SEMEIES  ET  REFLEXION'S 

EXTRAITES  DES  MORALISTES  ET  DES  fiCRlVAlNS  ANCIENS  ET  MODERNIiS. 


La  premiere  et  la  plus  rare  des  qualit^s  sociales  est 
I'abnegation  de  soi-meme. 

L'exces  des  abus  est  prouvi^  par  I'exces  des  ePforts  que 
Ton  fail  pour  les  caclier. 

On  s'elonne  presque  aulant  d'une  bonne  action,  que  si 
elle  n'etail  pas  dans  la  nature. 

Une  bonne  action  est  une  Iccon  insolente  pour  ceux  qui 
n'ont  pas  le  courage  de  la  faire. 

Ne  I'ais  pas  toi-meme  ce  qui  te  df'plait  dans  les  autres. 

Une  ame  basse  suppose  toujours  de  vils  motifs  aux  ac- 
tions les  plus  nobles. 

Les  jeunes  gens  disent  ce  qu'ils  font,  les  vieillards  ce 
qu'ils  ont  fait,  et  les  sots  ce  qu'ils  ont  envie  de  faire. 

11  est  plus  facile  de  jeler  du  ridicule  sur  une  belle  ac- 
tion que  de  I'imiter. 


C'est  en  quelque  sorle  participer  a  une  bonne  action 
que  de  la  louer  de  bon  coeur. 

Louer  une  niauvaise  action,  c'est  la  commettre. 

Une  bonne  action  se  passe  de  confidents ;  une  niauvaise 
action  ne  saurait  se  passer  de  complices. 

II  fautlouer  une  bonneaction  abstraction  faite  des  motifs. 

Le  fruit  des  belles  actions  est  de  les  avoir  failes. 

Ceux  qui  savcnt  beaueoup  admirent  pen,  et  ceux  qui 
ne  savent  rien  admirent  lout. 

Admirez  un  guerrier  dans  Taction,  un  pilole  dans  la 
tempete,  et  la  vertu  dans  les  revers. 

L'adversite  conduit  les  esprits  faibles  au  d6sespoir ,  elle 
forlifie  les  4mes  elevees. 

Quand  l'adversite  ne  servirait  qu'a  nous  faire  connaitre 
les  faux  amis  des  veritables,  elle  auraitbien  son  cote  utile. 


Ty|iograpliif  LjcnAMi'K  cl  Ce,  vui'  namieue,  2. 


CHRONIOUE  DES  MOIS. 


MAI. 


Mai  s'avance  frais  et 
riart  sous  les  auspices 
des  Gemeaux;  il  'vient, 
dans  nos  climats,  donner 
a  la  nature  sa  robe  de 
fete,  et,  pour  terminer 
les  luttes  rivales  de  I'hi- 
veret  de  I'et^,  jeterentre 
eux  un  bouquet  de  fleurs 
sur  la  terre.  Comme  la 
folatre  jeunesse  il  est 
riche  de  couleur  et  de 
vie,  comme  elle,  il  a  de- 
cant lui  de  ravissants 
lointains,  des  esperances 
non  encore  decues. ..  nul 
autre  mois  n'aime  autant  que  lui  la  verdure  et  les  om- 
bres dans  les  champs,  au  bord  des  lacs,  sur  les  hauls 
sommets  des  montagnes;  a  lui  les  guirlandes  du  rosier 
d'amour,  les  blanches  haiesd'aubepine,  les  rives  bordees 
d'iris  etde  marguerites,  les  bles  et  les  seigles  semes  de 
bluets;  k  lui  les  petits  nids  d'oisillons  caches  sous  la 
feuillee,  les  belles  aurores  sur  la  colline,  les  limpides 
rosees  dans  la  plaine ;  i  lui  ces  bruits  harmonieux 
d'ailes,  de  vents  et  de  soupirs  dans  les  oseraies. 

Aussi  lorsque  les  chaudes  haleines  de  mai  viennent 

adoucir  les  derni^res  rigueurs  d'avril,  I'hote  des  cites  se 

degoute  des  plaisirs  monotones  jie  I'ipre  saison,  il  sent 

une  voix  inlerieure  qui  I'appelle  aux  champs;  il  veut  y 

T.  II. 


voir  le  mois  des  fleurs;  ou  si  I'obligation  du  travail  le 
retient  a  la  ville,  il  soupire  apres  le  jour  du  Seigneur, 
qui  est  aussi  le  jour  des  joies  de  la  famille  et  des  prome- 
nades champetres.  Alors,  comme  le  papiUon  aux  ailes 
d'azur  qui  perce  sa  coque  et  voltige  de  la  rose  au  ser- 
polet,  il  s'ehat,  lui,  dans  son  allegresse,  par  les  mille. 
labyrmthesde  I'ombreuse  et  verte  campagne. 

A  ce  mortel  fortune  n'allez  pas  maintenant  parler  poli- 
tique, concert  ou  theatre, car  ilvous  r^pondrait  arrosoir, 
riteau  ou  serpette.  Tandis  qu'il  est  a  examiner  ses  pois 
Deuris,  ses  fraises  h  demi  eolorees ,  ses  asperges  nais- 
santes,  ou  qu'il  se  promene  delicieusement  autour  de  ses 
giroQees  d'or  ou  de  pourpre,  de  ses  lis  resplendissants, 
de  ses  tajeles  veloutes,  asseyez-vous  au  bord  de  ces  quel- 
ques  pieds  de  prairie  hordes  de  si  beaux  hortensias  et 
de  gtoniums  eclatants,  ou  mieux  encore'sur  ce  siege  de 
gazon,  pres  de  ce  filet  d'eau  fraiche  qui  tombe,  murmure 
et  disparait  sous  un  massif  de  pavots  superbemciit  fana* 
ches...  ficoutez!...  vous  allez  entendre  dans  la  haie  voi- 
sine  un  nuisicien  aile,  venu  toutexpres  de  I'orient  pour 
charmer  vos  oreilles.  Le  voila  qui  prelude...  quelles 
suaves  modulations!  quelle  douceur  plaintive  dans  ses 
accords!  C'est  un  rossignol ;  non  pas  celui  que  la  IWte  de 
quelque  Tulou  s'est  imagine  de  parodier,  niais  le  vrai 
rossignol,  le  bulbul  des  Arabes. 

Le  mois  de  mai  a  d'autres  privileges  encore.  Sous  son 
influence  I'air  est  plus  pur,  les  herbages  plus  abondants, 
le  lait  meilleur;  pendant  ce  mois  les  agneaux  bondissent 
dans  I'etable ;  les  jeunes  essaims  quitlent  la  ruche  mater- 

9 


loO 


SAINT   SULPICE. 


nelle  pour  alien  au  loin,  comnie  jadis  les  peuplades  hel- 
lenes,  fonder  de  briUanlcs colonies;  alors  encore  les  foins 
tombent  sous  la  faux,  les  faneurs  viennent  apres  avec 
leurs  chants  rustiques  et  leurs  danscs,  tandis  que  d'un 
ceil  inquiet  (caril  faut  bienun  peudesouci  au  milieu  de 
tant  de  bonheur),  le  maitre  du  pre  observe  ces  noirs 
nuages  qui  montent  de  Test  et  nienacent  d'une  averse. 

C'est  encore  la  saison  benieoii  (iclosentlesvers-k-soie; 
le  mdrier,  arbre  privil^gie  du  centre  et  du  midi  de  la 
France,  d6veloppe  ses  bourgeons;  bientot  ses  tendres 
feuilles  scront  cueillics  ct  donnees  en  pature  a  ces  imper- 
ceptibles  vers  qui  vont  grandir  A  vue  d'ffiil ;  distribues 
dans  de  spacieuses  magnaneries  sur  des  claies  d' osier  ou 
de  roseau,  ils  vont  depuis  Lyon,  jusqu'a  la  mer,  depuis 
les  Pyr(5ntes  jusqu'au  Var  occuper  des  milliers  de  bras, 
faire  I'esperance  ou  le  desespoir  de  milliers  de  fa- 
milies. 

Quelques-uns  font  venir  de  Iflaia,  mfere  de  Mereure, 
I'^lymologie  de  mnr;  de  la  vient  qu'aujourd'hui  encore 
en  Espagne  aux  premiers  jours  de  ce  mois,  on  habillede 
blanc  etl'on  pare  de  fleurs  une  jeune  villageoise  -qui  re- 
presente  MaVa,  puis  on  fait  une  qu^tc  pour  feter  la  renais- 
sance des  beaux  jours.  II  est  plus  raisonnable  de  tirer 
cette  (5lyniologie  iemajores  ou  maiores,  les  ancienscom- 


posant  le  si5nat  remain,  dont  les  stances  s'ouvraient  au 
mois  de  mai ;  aussi  Rome  I'avait-elle  consacre  specialf- 
ment  h  la  vieillesse,  et  pendant  sa  duree  il  ^tait  d^fendu 
de  se  marier. 

Mai  n'en  ctait  pas  moins  sous  la  protection  d'Apollon, 
dieu  du  soleil  et  des  beaux-arts;  on  celcibrait  alors  les 
fi-les  de  Cybele ,  la  mere  des  dieax,  appelee  la  Bonne 
deesse,  celle  des  Lares  ou  dieux  pi5nales;  de  Flore  et  de 
pUisieurs  autres  dieux. 

Le  cliristianisme,  qui  a  change  la  face  du  monde  et  fait 
disparaitre  les  superstitions  paiennes,  est  aussi  intervenu 
dans  ce  beau  mois  pour  appcler  plus  dignement  les  bene- 
dictions du  ciel  sur  les  fruits  de  la  terre,  echappes  a 
peine  auxgeleesd'avril;  rien  deplus  naivement  religieux 
(]ue  la  procession  qui  se  fait  i  cette  occasion  dans  les 
campagncs;  c'est  la  voix  de  la  prifere  et  de  I'esperance, 
c'est^-dire  de  deux  soeurs,  s'adressant  k  Dieu  pour  le  con- 
jurer de  donneria  rosi5eet  le  soleil  auxmoissons  et  d'ecar- 
ter  de  nos  champs  les  ravages  de  la  grSle  et  de  la  tempfete ; 
en  meme  temps  la  piete  des  fideles  a  consacre  le  mois  de 
mai  a  la  "Vierge,  comme  pour  le  mettre  sous  sa  puissante 
protection,  et  parce  que  le  suave  parfum  des  fleurs  est 
un  embleme  bien  poetique  deses  douces  vertus. 
Charles  Chaubet. 


L'EIITE  DES  mm  FR.\1A1S. 


SAINT  SULPICE, 

SURNOMME  LE  DEBONNAIRE  OU  LE  PIEUX, 
iVEQliE  DE  BOUBGES. 

Les  annales  chr{^tiennes  recon- 
naissent  deux  saints  du  nom  de 
Sulpice,  tous  deux  evfeques  de 
Bourges.  -^  L'un  fut  nonim6  le 
Severe,  I'autre  le  Pieux  ou  le  De- 
bonnaire;  c'est  la  vie  de  ce  der- 
nier que  nous  aliens  essayer  de 
retracer. 

II  naquit  vers  la6n  du  VI"  sitele 
dans  la  petite  ville  de  Vatan  en 
Berry.  Sa  famille,  I'une  fles  pre- 
mieres dela  province.  I'envoya  tout 
jeune  encore  a  la  cour  de  Thier- 
ry II,  roi  de  Bourgogne.  C'etait 
alors  un  cloaque  de  corruptions 
*etd?  debauches  i[ue  le  palais  d'un  souverain.  Les  femmes 
y  etaientsanspudeur  et  les  hommes  sans  honte.  Lemeur- 
trc  y  dormait  k  c6te  de  I'aduUere.  —  Sulpice  promena 
son  regard  autour  de  lui,  et  voyant  tant  d'infamie,  il  en 
eut  horreur;  neanmoins,  nouveau  croyant  disrael,  \\  fal- 
laitqu'il  resist  dans  cette  foUrnaise.  —Pour  hitter  centre 
la  licence  qui  menacait  de  le  souiller ,  il  appela  a  son  se- 
cours  la  priere,  et  quand,  iftalgr6  cela,  il  sentit  monter 
jusqu'a  lui  les  cxhalaisons  d'un  sitele  corrompu,  il  cut 
recoursauxmacerations  austeres  qui  domptent  I'espnt  par 
le  corps.  Sorti  toujours  victorieux  de  ces  luttes  int6rieures, 
il  forma  le  projet  de  se  consacreriDieu.  —  H  abandonna 


la  cour  du  roi  Thierry  II  et  revint  dans  la  province  du 
Berry,  chercher  non  une  solitude  monastique,  mais  une 
retraite  dans  sa  maison,  oil  en  s'appliquant  h  loutes  les 
vertus  dignes  d'un  disciple  du  Christ,  et  en  pratiquant 
les  mortilications  qui  avaient  maintenu  son  coeur  dans  la 
voie  dela  perfection, il  pourrait  sortirde  son  silence  pour 
nourrir  les  pauvres,  batir  des  6glises,  meubler  des  h6pi- 
laux,  delivrer  lesprisonniers  et  catechiser  les  idol&tresde 
la  campagne. 

Austregisile,  devenu  6veque  de  Bourges  apres  la  mort 
d'Apollinaire,  reconnut  bientot  les  vertus  ^minentes  de 
Sulpice.  —  Sans  lui  demandor  son  consentement  il  s'a- 
dressa  au  roi  Thierry,  pour  obtenir  la  permission  de  le 
faire  entrer  dansle  sein  de  I'^glise.  —  En  peu  de  temps 
Sulpice  passa  par  tous  les  degri5s  de  I'ordination  sacree  ct 
fut  admis  au  sacerdoce.  —  Alors  sa  vie  s'^coula  plus  quo 
jamais  dans  tous  les  lieux  oil  la  charite  pouvait  trouver 
quelques  larmes  h  essuyer,  quelque  secours  b  prodiguer, 
etle  clerge  de  Bourges,  stimule  parl'exemple  deson  zele, 
s'empressa  de  I'imiter. 

Ses  jours  fuyaientpaisibles  comme  ces  voixm^lodieuses 
quevousavez  entendueschantantdeshymnesau Seigneur; 
de  mfime  ils  passaient,  de  mf^me  ils  monlaient  vers  Dieu. 
Clotaire  II,  alors  seul  roi  do  France,  vint  pour  quelque 
temps  arracher  aux  pauvres  du  Berry  leur  digne  consola- 
teur. 

Pendant  les  vieux  siecles  de  notre  epoque,  les rois  avaient  I 
une  singulierenianiere  dese  faire  pardonner  leurs  desor-l 
dres  par  les 'sentiments  rel'gieux  qu'ils  atfectaiont.  —  La| 
vengeance  de  Dieu  leur  apparaissait  terrible  et  menacante  j 
pour  la  conjurer,  ils  employaientles  prieres;  mais  leura 
levres  salies  par  la  debauche  ne  pouvaient  murmurcr  dei 


SAINT  SULPICE. 


131 


paroles  de  mis^ricorde,  leurs  coeurs  remplis  par  le  ■vice  ne 
trouvaient  aucune  penseeaadresser  auCrealeur.  Ilss'ima- 
ginferent  que  pour  leur  argent  on  pouvait  prier  pour  eux, 
et  adjoignirent  <i  leur  maison  une  sorte  de  monastere 
qu'ils  menaient  a  leur  suite  dans  les  armees  ou  dans  leurs 
excursions  lointaines.  Ce  monastere,  compose  de  clercs  ou 
de  moines,  avait  pour  mission  de  cel^brer  I'office  divin 
dans  le  palais  et  de  demander  a  Dieu  les  graces  dont  le 
roi  pouvait  avoir  besoin. 

Clotaire  II  eut  connaissance  de  la  saintete  de  Sulpice. 
Ilmanquait  un  cliefau  monastere  desa  maison.  II  deman- 
da  k  Austregisile  de  lui  envoycr  ce  saint  pour  en  faire 
I'aumonier  de  son  palais  et  I'abbe  de  sa  chapelle  roj  ale. 

Sulpice,  connaissar.t  la  cour  et  se  souvenant  encore  dcs 
vices  qui  y  regnaient,  voulut  refuserle  titre  et  les  honneurs 
qu'on  lui  ofFrait,  mais  le  desir  d'un  roi  est  une  volonte. 
U  fut  force  d'accepler. 

Revfitu  de]sa  nouvelle  charge,  sa  pi^te  toujours austere, 
uniforme,  sa  vertu  constante  et  pure,  son  evang^lique 
humilite,  vinrent  contraster  avec  la  depravation  des  cour- 
tisans.  Bientot  ses  discours  et  ses  actions  firent  tant  d'im- 
pression  sur  les  esprits,  que  la  cour  sembla  comprendro 
un  instant  ce  qu'etait  la  vertu.  —  Le  roi  professait  haute- 
mentson  admiration  pour  Sulpice.  —  Ce  dernier  devint 
un  modele  pour  les  courtisans.  —  Sulpice  etait  doux  et 
humble,  les  courtisans  firent  abnegation  de  leur  orgueil 
et  de  leur  duret<5. — Sulpice  donnait  aux  pauvres  les  deux 
tiers  des  sommes  qu'd  recevait  du  roi  ,  les  courtisans 
donnerent  aussi.  —  Sulpice  jelait  sa  bourse  au  misera- 
ble ivrogne  qui  I'avait  insults,   les  courtisans  pardon- 


nferent  les  injures,  et  soil  par  imitation  seulement,  soit  de 
bonne  foi,  ces  derniers  etaient  devenus  Chretiens  parce 
que  Sulpice  etait  acote  d'eux. 

Pendant  qu'il  se  trouvait  i  la  cour,  le  roi  tomba  dan- 
gereusement  malade.  —  La  science  m(5dicale,  qui  n'etait 
pas  tres-grande  alors,  epuisa  tout  ce  qu'elle  avait  de  pro- 
fondeurs;  tons  les  remedes  furent  employes,  tons  furent 
impuissants.  —  Le  roi  allait  mourir.  —  II  vinta  la  pen- 
see  des  courtisans  que  les  prieres  de  Sulpice  pouvaient 
mieux  faire  pour  le  malade  que  les  remedes  de  tous  les 
medecins  du  monde.  On  lui  demanda  d'adresser  k  Dieu, 
au  nom  de  la  France,  des  priferes  pour  le  roi. 

Sulpice  passa  cinq  jours  en  oraison,  n'accordant  a  son 
corps  ni  nourriture  ni  sommeil,  et  lorsqu'ti  la  fin  du  cin- 
quieme  jour  oa  viut  lui  dire  que  le  roi  mourait :  AUez, 


repondit-il,  celui  que  vous  croyez  mort  sera  en  ^tat  de 

sante  avant  que  le  soleil  se  soit  levi  sept  fois !  Sa 

prediction  fut  accomplie. 

Peu  de  temps  apres  cet  evenement,  saint  Austregisile 
mourut.  L'(;v6ch(5  de  Bourges  devint  I'objet  de  bien  des 
intrigues  et  bien  des  ambitions.  Les  personnes  pieuses 
qui  habitaient  cetle  ville  Brent  demander  secretement  k 
Clotaire  deleurdonner  pour  prelat.le  saint  homme  qu'il 
avait  attache  h  sa  cour.  —  Le  roi,  quoique  dejii  prevenu 
en  faveur  d'autres  sollicitants,  n'eut  pas  de  peine ,5i  se  de- 
terminer dans  SOD  choix. 

Sulpice  fut  nomme  evcque  de  Bourges,  et  a  peine  fut- 
il  investi  de  sa  prelature,  que  tous  les  habitants  de  son 
diocese,  mSme  ceux  qui  avaient  lutte  centre  son  election, 
rendirent  gr^cea  Dieu  de  leur  avoir  donne  cet  excellent 
pasleur.  Sulpice  accepta  avec  empressement  la  dignite 
qu'on  lui  ccuferait ;  non  pas  parce  qu'il  devenait  primal 
d'Aquitaine,  mais  parce  qu'il  voyait  dans  sa  nouvelle 
grandeur  une  source  de  bienfaits  pour  ses  pauvres,  qu'il 
aimait  comme  J&us-Christ  a  dit  de  les  aimer.  A  la  cour, 
il  vivait  avec  bonheur  dans  les  privations  et  les  soufl'rances ; 
devenu  eveque,  sa  vie  fut  la  m^me,  seulement  ilredoubla 
ses  aust6rites. 

Son  mobilier  se  composait  a  peine  du  necessaire.  — 
Son  lit  n'etait  qu'un  peu  de  paille,  et  sous  ses  vStements 
il  y  avait  un  cilice.  Tout  ce  qui  selon  lui  n'etait  dans  le 
palais  episcopal  qu'un  luxe  mutile  fut  vendu  et  le  prix 
distribue  aux  pauvres.  Ensuite,  joignant  i  ses  ceuvres  une 
perseverante  predication,  il  s'elforca  de  convertir  lesjaifs 
de  son  diocese.  Son  Eloquence,  ardente  expression  de  sa 
foi,  sut  toucher  le  coeur  des  descendants  d'lsraijl.  Bientdt 
dans  la  ville  de  Bourges,  il  n'y  eut  pas  unjuif  qui  n'eut 
recu  lebaplemeet  abjure  I'erreur. 

Ce  fut  une  grande  consolation  pour  Sulpice  que  de  voir 
ainsi  ses  efforts  benispar  le  Seigneur.  Son  humilit(i  nefit 
que  s'en  accroitre,  et  pour  eviter  les  marques  de  venera- 
tion que  la  foule  lui  temoignait,  il  allait  par  les  rues,  la 
l^te  baissee,  comme  un  homme  qui  aurait  eu  pour  lui- 
mi^me  grande  misericorde  k  demander  k  Dieu. 

Sabonte  et  sa  douceur  envers  tout  le  monde  etaient  telles,  ' 
que  ce  fut  d'un  elan  unanime  que  son  diocese  lui  donna 
le  nom  de  Debonnaire.  Les_traits  suivants  feront  mieux 
encore  comprendre  son  caractfere. 

Pendant  les  nuits  d'hiver,  lorsque  la  neigo  couvrait  le 
sol,  Sulpice  sortait  de  son  palais  et,  s'enfoncant  dans  les 
plus  petites  rues  de  la  ville,  il  allait  frapper  aux  chau- 
niiires  a  la  cheminee  desquelles  il  ne  voyait  point  de  fu- 
mee ;  les  pauvres  qui  le  reconnaissaient  se  prosternaient 
pour  le  recevoir,  ceux  qui  ne  I'avaient  jamais  vu  le  devi- 
naient  bientot  k  la  generosite  dg  ses  dons  et  aux  paroles 
pieuses  et  consolantes  qui  sortaient  de  ses  Idvres.  —  Un 
soir  qu'il  revenait  de  faire  une  excursion  de  ce  genre,  il 
s'aperQutque  deux  hommes  le  suivaient,  et  au  moment  ou 
il  allait  ouvrir  la  petite  porte  qui  I'introduisait  dans  I'e- 
v6che,cesmalheureux,  la  dagueau  poing,  seprecipiterent 
surluienproferantce  cridecruelle  exigence  que  les  bandits 
nocturnes  ne  disent  plus  aujourd'hui. — Mes  enfanis  I  leur 
r^pondit  Sulpice,  vous  files  done  bien  pauvres  pouretresi 
mcchants !  Les  voleursne  surent  que  repondre ;  enfin  I'un 
d'eux  hasarda  ces  mots  qui  n'etaient.helas!  que  trop  vrais  : 
—  Nousn'avons  pasmang6  depuis  deux  jours!  — Pauvres 
gens,  dit  Sulpice,  venezchezmoi.il  y  avait  tant  de  douceur 
dans  lavoix  de  I'evfique,  tant  de  vertu  enipreinte  s"*'  sa 


1"2 


physionomie,  que  les  liandits  se  rendirentSi  sa  charitable 
nvitation.  Ea  reconiiaiss;inl  la  maison  dans  laquelle  ils 
entraient,  ilss'arriitiirentsubilcment.  —Mais,  s'ecrierent- 
Is,  c"esl  chez  Sulpice  le  Debonnaire  que  vous  nous  con- 
duisoz.  —  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  c'etait  chez  moi  ?  et 
illes  invitadenouveau  alesuivre.  —  Quoi !  vousCtes... 
vous  6les  notie  pere  !...  le  p4re  des  pauvres!  Oh  !  pardon! 
Monseigneur,  si  nous  vous  avions  connu ,  nous  n'aurions pas 
commis  un  si  grand  crime.  Et  ils  touiberent  a  genoux  en 
versant  deslarmes.  Sulpice  les  contemplaun  instant,  puis 
lendant  une  de  ses  mains  a  chacun  d'eux  :  —  Relevez- 
vous,  ditil,  car  non-seulement  je  vous  pardonnc;  niais  je 
vousbenis,  a  la  seule  condition  que  vous  ferez  penitence. 
Le  saint  evfique  conduisit  ces  pauvres  gens  dans  sa  mai- 
son, et  aprl's  leur  avoir  donne  des  vivres  et  un  peu  d'ar- 
gent,  il  les  cong^dia. 

11  fut  nomme  le  pere  du  peuple,  et  ce  fut  sa  conduite 
energiquo  alliee  a  sa  grande  douceur  qui  lui  valut  ce 
litre  precieux.  Dagobert !»'  venait  de  succ(5der  a  son  pere 
Clotaire  II.  Ce  roi  marqua  son  avenementau  troneparde 
cruels  imp6ts  ctablis  sur  le  peuple.  II  d6p6cba  un  ofEcier 
pour  lever  sur  les  pauvres  habitants  de  Bourges  une  con- 
tribution enorme,  vu  I'etat  de  misere  oil  ils  se  trouvaient. 
Sulpice,  au  nom  du  peuple,  declara  a  I'envoye  de  Dagobert 
que  la  detresse  generale  ne  permetlaitpas  I'execution  des 
ordres  du  roi.  Mais  voyant  qu'il  ne  pouvait  rien  obtenir 
de  roflicier,  qui  au  contraire  devenait  plus  intraitable,  il 
cnvoya  dire  ci  Dagobert  :  «  Les  larmes  des  pauvres  que 


SAINT  SULPICE. 

vous  faites  si  cruellement  couler  attireront  sur  vous  I 


vengeance  deDieu! «  Puis  de  son  cots,  se  renfermantdans 
sa  chambreet  se  proslornant,  il  demanda  au  Seigneur  ce 
que  les  hommes  lui  refusaient.  —  Lelendemain  la  ville 
fut  delivree  de  I'impflt  qui  la  menacait.|Et  Dagobert,  loin 
desonger  ade  nouvelles  exactions,  commenca  ^  faire  pe- 
nitence de  ses  pechfe.  Dieu  accorda  ace  venerable  prelat 
le  don  des  miracles,  mSme  de  son  vivant;  un  jour  il  res- 
suscita  un  pauvre  homme  qui  venait  de  se  noyer. 


t'£3.  saintet^  attirait  auprcs  de  lui  beaucoup  de  cbre- 
licns  repentants  et  d'idoliltrcs  convertis;  la  vue  de 
I'evSque^elait  pour  eux  un  motif  de  perseverance  dans 
de  bons  sentiments ;  aussi  redoutaient-ils  I'absence  de 
cet  homme  si  vertueux.  Sulpice  reflechit  au  moyen  de 
niettre'ces'imes  touchees  deDieu  h  I'abri  de  toute  crainte. 
11  etablit  quelques  communautes  de  clercs  et  quelques 
raonasteres  religieux,  dont  il  prit  la  conduite  spirituelle. 


Par  ce  moyen,  ildelivradesembiiches  du  mondeungrand 
nombre  de  personnes  qui,  en  se  consacrant  k  Dieu,  don- 
naient  aux  pauvres  tons  leurs  biens.  —  Nouveau  bien- 
fait  que  recut  le  peuple,  ef  oouvelle  cause  de  btoWictioa 
pour  Sulpice! 

Ses  travaux  apostoliques  et  surtout  les  privations  qu'il 
s'etait  toujours  imposeesafin  de  pouvoirdonner,  n'avaient  I 
point  affaibli  sa  sante.  Mais_lavieillesse,  ce  mal  pr^curseur ; 


lie  la  mort,  vint  lourdement  s'abaltre  sur  lui.  Sa  grande 
activite  d'aulrefois,  briseepar  le  manque  de  forces,  ne  lui 
permit  plus  de  vaquer  en  nieme  temps  aux  fonctlons  de 
sa  charge  et  aux  devoirs  incessants  que  lui  imposait  sa 
charitable  sollicitude.  On  lui  donna  un  coadjuteur.  II  fit 
entre  ses mains une  demission generale,  ne  se reservant  que 
le  soin  de  ses  pauvres.  —  Vieillard  infirnie,  pouvant  se 
trainer  a  peine,  on  lui  vit  continuer  ses  visiles  chez  les 


SAINTE  BATHILDE.  133 

indigents.  II  s'asseyait  a  leur  table  qu'il  avait  enrichie 
d'un  pen  de  pain,  et  lorsqu'il  les  quittait  il  leur  laissai 
un  adoucissement  a  leur  misere  ell'esperance  en  Dieu. 

Enfin  parvenu  a  I'ige  le  plus  avance,  il  mourut  en  I'an- 
nee  647. 

Le  peuple  pleura  sa  mort  conime  un  fils  pleure  son 
pere. 

J.  B. 


SAINTE  BATHirDE. 

% 


"). 


'•i- 


Originaire  de  la  Saxe,  elle  ap- 
partenait  par  la  naissance  a  une 
famille  royale  de  Saxons.  Elle 
naquit  dans  la  Grande-Brelagne, 
oil  bien  jeune  encore  elle  fut  en- 
levee  par  des  pirates  qui  la  ven- 
dirent  en  France.  Get  evenement, 
quelque  malheureux  qu'il  filt, 
devintpourBathilde  le  signal  d'un 
brillant  avenir. 
y<^  Elle  fut  achetee  par  Archam- 
ff^  baud,  honore  peu  de  temps  apres 
^^^  de  la  charge  de  maire  du  palais, 
^  sous  le  regno  de  Clovis  11.  Get 
homme  avait  cle  touchc  de  I'cx- 
treme  jeuues^e  et  de  I'air  de  douceur  de  la  petite 
esclave,  il  crut  voir  un  excellent  nalurel  dans  son  aima- 
ble  figure  et  se  fit  un  plaisir  d'olfrir  ii  sa  femme  une  si 
gentille  servante. 

Sa  raison  et  son  esprit  selisaient  <lansses  regards. Elle 
parvint  bientot  k  oublier  ses  habitudes  e'langcres  et 
meme  son  langage  pour  prendre  celui  de  ses  maitres, 
qu'elle  parla  en  tres-peu  de  temps  aussi  bien  qu'eux.  — 
Cette  preuve  d'intelligence  jointe  a  la  douceur  qu'elle 
mettait  en  loute  chose  et  jusque  dans  les  moindresactes 
dela  vie.sa  profondesagessequ'oneut  occasion  de  remar- 
quer  en  bien  des  circonslances,  sa  modeslie  surlout  et 
la  grace  infinie  qu'elle  savait  employer  pour  obliger  tout 
le  monde,  lui  gagnerent  I'estime  de  tons  ceux  qui  la 
connurent  et  principalement  de  sa  mailrcsse. 

Archambaud,  devenu  maire  du  palais  et  par  consequent 
I'un  des  plus  grands  seigneurs  du  royaume,  eut  pour 
Bathilde  plus  que  de  I'eslime  et  de  I'amiti^.  Sa  femme 
mourut  presque  subitement.  II  forma  la  resolution  d'e- 
pouser  la  jeune  esclave.  Mais  celle-ci,  dont  I'Sme  noble 
et  delicate  repugnait  a  remplaccr  dans  le  cceur  d'Ar- 
chambaud  une  epouse  qui  avait  ete  sa  protectrice  et 
son  amie,  refusa  le  grand  honneur  que  voulait  lui  faire 
le  maire  du  palais,  et,  pour  ne  lui  laisser  aucun  espoir, 
elle  entra  dans  un  convent.  —  Quelque  temps  apres  , 
Archambaud  epousa  une  autre  femme.  Ce  qui  permit  a 
Bathilde  de  sortir  de  sa  retraite. 

Mais  si  Dieu  avait  permis  que  cette  jeune  fille  refusJt 
I'honneur  que  lui  ofTrait  le  maire  du  palais,  ce  n'etait  que 
pour  lui  r&erver  un  sort  encore  plus  brillant.  —  Elle 
venait  de  rentrer  dans  la  maison  d'Archambaud  pour  y 
reprendre  les  fonctions  qu'elle  remplissait  aupres  de  la 
femme  de  ce  dernier,  lorsque  le  mariage  du  jeune  roi 
Clovis  II  devint  une  necessile.  Les  seigneurs  qui  connais- 
saient  Bathilde,  persuades  qu'elle  elait  la  personne  la 


plus  sage  el  la  plus  vertueuse  d'alors,  conseillerent  au  roi 
de  la  prendre  pour  epouse.  Elle  ctait  belle  de  celte  pu- 
diqne  beaute  que  donne  la  modeslie,  Clovis  I'aima  en  la 
voyant. 

Ce  roi,  malgre  ses  vices,  pent  bienpasserpour  lemeil- 
leur  de  tons  ceux  qui  le  precederent  sur  le  trone  des 
Franks.  Sa  vie,  de  courte  duree  il  est  vrai,  ne  fut  pas 
souillee  par  le  crime  comme  celle  de  tous  ses devanciers. 
II  avait  une  sensibilite  remarquable  pour  loutes  les  souf- 
frances  de  son  peuple.  Pendant  une  affreuse  disette  qui 
vint  accabler  la  plus  grande  partie  de  son  royaume,  il 
epuisa  ses  tresors  pour  secourir  les  malheureux,  et,  ce 
genereux  sacrifice  etant  insuffisant,  il  fit  enlever  les  lames 
d'or  et  d'argent  dont  son  pere  avait  reconvert  I'eglise  de 
Saint-Denis  et  il  en  distribua  la  valeur  aux  plus  necessi- 
feux. Cette  seule  action  lui  valut  a  jamais  I'eslime  et  I'af- 
feclion  de  ses  sujets. 

Des  qu'on  apprit  k  Bathilde  qu'il  ne  depcndait  plus 
que  d'ello  d'i^tre  reins  de  France ,  sa  modeslie  concut 
de  vives  alarmes.  Ce  ne  fut  qu'en  lui  representant  tout 
le  bien  qu'elle  pouvait  faire  qu'on  put  la  decider  a  accep- 
ter une  aussi  haute  position. 

Les  noces  du  roi  furenl  celebrees  avec  tout  I'ap-- 
pareil  et  la  magnificence  possibles,  il  y  eut  pour  la 
mariee,  quoique  prise  dans  une  condition  obscure,  des 
honneurs  serablables  a  ceux  que  recevaient  les  riches 
filles  des  rois  goths  lorsqu'elles  venaient  s'unir  a  quelque 
prince  merovingien.  Tous  les  seigneurs  et  guerriers 
franks  ou  neuslriens  lui  jurerent  fidelite  comme  au  roi ; 
ranges  en  demi-cercle,  ils  tirerent  tous  k  la  fois  leurs 


epees  et  les  brandirenl  en   I  air  en  repetant  une  vieille 


134 


SAINTE  BATIIILDE. 


formule  qui  dcvouait  an  Iranchant  du  glaive  celui  qui 
Tiolerait  son  serment.  Ensuile  le  roi  Clovis  prononca 
solennellement  sa  promessc  de  constanco  ct  de  foi  conju- 
gale  :  posant  sa  main  sur  une  ch^sse  qui  contenait  dps 
reliques,  iljura  dene  jamais  repudier  I'epouse  qu'il  rece- 
vait  dcDieu,  et.tant  qu'eile  vivrait,  de  no  prendre aucuno 
aulre  femnie.  Ce  serment  avait  encore  son  merite  a  ^tre 
fidi;lenient  tenu  dans  un  temps  oii  la  barbarie  des  cou- 
tumes  se  joignait  a  une  profonde  dissolution  morale. 
II  n'etait  pas  rare  de  voy;  les  rois  epouser  plusieurs 
femmes  en  une  seule  annee.soit  en  repudiant  celle-ci.ou 
en  faisant  poignarder  celle-lii.  « 

Bathilde  se  fit  reniarqucr  durant  les  fetes  de  son  ma- 
nage par  la  bonte  gracieuse  qu'eile  temoisnait  aux  con- 
nives ;  elle  les  accueillait  tous  comme  si  elle  les  eiit 
connusdepuislonglemps  :  auxuns  elle  ofTrait  des  presents, 
aux  autres  elle  adressait  des  paroles  douces  et  bienveil- 
lantes;  tous  I'assuraient  de  leur  devouement,  et  lui  sou- 
hailaient  une  longue  et  heureuse  vie.  Cesvoeux  I'accom- 
pagnerent  jiisqu'a  la  chambre  nuptiale,  et  le  lendomain 
Jison  lever  elle  recut  leirrcsenldu  nialin,  avecia  ceremonie 
prescrite  par  lescoutumesd'alors.En  presence  de  temoins 
choisis,  le  roi  Clovis  II  prit  dans  sa  main  droite  la  main 
de  sa  nouvelle  epouse,  et,  de  I'autre,  il  jeta  sur  elle  un 
brin  de  paiUe,  en  prononcant  a  haute  voix  les  noms  des 
villes  qui  devaient  a  I'avenir  6trela  propriete  de  la  reine; 
I'acte  de  cette  donation  perpetuelle  et  irre  vocable  fut 
aussitot  drcsse  en  langue  latine;  en  voici  la  traduction  : 

«  Puisque  Dieu  a  commande  que  I'homme  abandonne 
«  pereet  mere  pour  s'attacher  i  sa  femme,  qu'ils  soient 
«  deux'en  une  m^mc  chair  et  qu'on  ne  separe  point  ceux 
«  que  le  Seigneur  a  unis,  moi,  Clovis  II,  roi  des  Franks, 
«  homme  illustre,  h  toi  Bathilde,  ma  femme  bien-aimee 
«  qui  j'ai  epousee  suivaiit  la  loi  salique,  par  le  son  et  le 
0  denier,  je  donne  aujourd'hui,  par  tendresse  d'amour 
«  sous  le  nom  de  dot  et  de  morgunegliihu,  les  cites  de 
«  Bordeaux,  Cahors,  Limoges, Beam  elBigorre,  avec  leur 
«  territoire  et  lour  population  ;  jeveux  qu'ii  compter  de 
«  ce  jour  tu  les  tiennes  et  possedes  en  propriOle  perp6- 
«  tuelle,  et  je  te  les  livre,  transfere  et  confirme  par  la 
«  presente  charte  comme  je  I'ai  fait  par  lebrin  de  paiUe  et 
«  par  le  handelang.  » 

A  cette  epoque  de  noire  ere  encore  toutc  barbare,  la 
foi  chrelienne  s'elancait  par  les  mondes,  laissant  partout 
pour  preuve  de  son  passage  des  monuments  dont  I'archi- 
tecture  gigantesque  et  elegante  ^  la  fois  devait  servir  de 
modele  a  toutes  ies  generations  ;  mais  comme  elle  luttait 
centre  les  vices  des  rois,  elle  ne  pouvait  que  faibl^ment 
operer  sur  les  peuplcs.  Bathilde,  en  devcnant  reine,  devait 
fitre  pour  la  religion  une  arche  d'esperance  et  de  salut. 

Clovis  II  n'ayant  pas  atteint  sa  dix-seplieme  annce 
regnait  en  France  depuis  douze  ans  ;  il  avait  deja  alTaibli 
sa  force  intellectuelle  par  des  debauches  que  ses  courti- 
sans  favorisaienU  Les  affaires  publiques  se  trouvaient 
dans  une  grande  detresse,  et  tout  le  soin  en  etait  laisse 
aux  maires  du  palais  ;  aussi  le  chuix  qu'il  fit  en  epousant 
Bathilde  fut  un  evencment  heureux  pour  le  peuple.  — 
Clovis  n'etait  pas  cruel,  mais  sa  douceur  etait  moins  une 
verlu  que  de  la  mollesse;  car  s'il  ne  perseculait  pas  Us 
gens  de  bien,  il  laissait  aux  mechanls  la  liberie  do  faire 
ie  mal.  Bathilde  sut  empecher  les  desordres  qui  avaient 
eu  lieu  jusqu'alors.  Elle  mit  toute  sa  soUicitude  a  etablir 
uue  harmonic    arfaite  entre  les  seigneurs  et  le  roi,  ct  par 


ses  exhortations  pleines  de  bonte  elle  r^ussit  Ji  inspirer 
aux  grands  du  royaume  un  pen  de  compassion  pour  le 
pauvre  peuple  qui  n'avaitete  regardepar  eux  que  comme 
ijenl  taiUablc  il  corrmble  a  merci. 

Les  ev6ques  trouvi;rent  en  elle  un  appui  centre  les 
empictements  des  nobles  sur  leurs  droits.  —  Des  ^glises 
furent  bdties  sous  son  patronage  et  la  religion  commenca 
a  prendre  son  glorieux  essor. 

Une  chose  encore  plus  difficile  aoblenir,  c'ctait  I'esprit 
de  paix  parmi  les  nombreux  seigneurs  du  royaume.  Pour    ' 
la  moindre  question  d'interSt  ou  d'amour-propre  ils  met- 
taient  a  feu  et  h  sang  des  contrees  entieres.  La  nouvelle 
reine  reussit  a  faire  changer  leurs  barbares  habitudes. 

Bathilde  s'ctait  proclamee  la  mi;re  des  pauvres;  c'ctait 
principalement  sur  ces  derniers  sujets  qu'eile  exercait 
son  affection.  Ses  richesses,  qui  lui  venaient  du  roi  et  que 
tant  d'autres  reines  avaient  consacrees  au  luxe  de  la  cour, 
furent  employees  au  soulagement  des  miseres  publiques. 
Les  impots  ne  frappaient  que  la  classe  iaborieuse  et 
indigente;  cetle  vertueuse  femme  les  fit  diminuer.  Un 
grand  nombre  d'enfants  abandonnes,  ou  prives  de  leurs 
parents  par  la  mort,  couraient  par  la  villecherchantpour 
chaque  jour  un  asilc  et  un  peu  de  pain ;  Bathilde  fit  con-  'M 
struire  une  maison  ou  ils  elaient  recus.  —  Beaucoup  de 
pauvres  filles  sans  talent  ni  fortune  se  trouvaient  expo- 
sees  au  deshonneur  et  k  la  seduction  ;  les  soins  et  les 
sacrifices  de  la  reine  leur  ouvrirent  un  abri  centre  la 
misere  et  la  tentation.  —  Sur  toutes  les  grandes  souf- 
frances  de  son  peuple,  ange  consolaleur,  elle  versa  le  baume 
de  la  charite. 

De  son  roariage  avec  Clovis  II  elle  eut  trois  enfants, 
Clotaire  HI,  Childeric  II  et  Thierry  III  qui  ri^gnerent  sue-  . 
cessivement  sur  la  France.  Le  roi  Clovis,  son  epoux, 
mourut  encore  bien  jcune  :  elle  devint  tutrice  des  trois 
princes  et  regente  de  la  couronne.  —  Elle  avait  su  fitre 
esclave  et  obeir,  elle  sut  etre  reine  et  commander.  — 
C'etail  un  poids  enorme  que  de  mener  un  empire  convoitfi 
par  chaque  seigneur,  des  qu'il  devenait  tant  soit  peu  puis- 
sant, souvent  envahi  par  des  peuples  cnnemis  qui  s'abat- 
taient  alors  sur  la  France  comme  une  nuee  d'oiseaux  de 
proie.  II  fallul  k  Bathilde  toute  sa  sagesse  et  son  energie 
pour  non-seulement  gouvernerla  nation,  mais  inspirer  a  la 
courune  admiration  sans  bornes pour  son  gouvernement. 

La  minorite  des  rois  est  ordinairenient  pour  les  sujets 
une  dpoque  de  souffrance  et  de  ve.xation ;  la  regence  de 
Bathilde  fut  au  contraire  un  moment  de  prosperity  et  de 
paix  generale. 

Son  premier  acte  comme  rigente  fut  un  trait  d'habilet6 
en  menie  temps  que  de  pacification.  Elle  sut  r^unir  aux 
Francais  les  Bourguignons  et  les  Austrasicns,  dont  la  divi- 
sion, arrivee  apresla  mort  du  maire  Archambaud,  avait 
cause  au  royaume  des  mauxaussi  grands  que  di'plo- 
rablcs.  —  R^lablissant  partout  I'unionet  la  bonne  intel- 
ligence, elle  voulait  voir  en  ses  sujets  plutot  des  freres 
qu'un  peuple  ennemi  dans  le  mfime  pays. 

Son  ame  grande  et  sensible  s'emut  au  souvenir  de 
rcsclavage.  Elle  avait  ete  esclave,  mais  Dieu  lui  avait 
donne  des  maitres  bumains,  tandis  que  tant  d'autres 
pauvres  victimes,  arrachees  par  la  violence  ou  la  ruse 
de  leur  pays  natal,  se  trouvaient  cxposees  a  la  cruautedes 
gens  barbares  qui  s'en  etaient  rendus  possesseurs.  Elle 
ordonnaque  desormais  il  n'y  aurait  plus  d'esclaves  Chre- 
tiens et  que  nul  n'aurait  le  droit  d'acheler  la  vie  et  la 


SAINTE-CECILE 

liberte  de  ses  freres.  II  y  avail  sur  lescdtes  de  France  un 
grand  nombre  de  malheureux  amenes  par  lespiratos;  elle 
employa  des  sorames  considerables  a  leurrendrelalibertii, 

Un  nouveau  trait,  et  qui  merile  d'etre  mentionne,  fera 
comprendre  tousles  efforts  dc  B;itlnldR|contre  I'esclavage, 
qu'elle  considerait  comme  une  violation  de  la  loi  chre- 
tienne  et  une  affreuse  inliumanite. 

Les  Gaulois  etaient  encore  a  cette  epoque  distingues 
des  Franks  leurs  vainqueurs,  et  ils  etaient  soumis  envers 
ces  derniers  a  un  impot  qu'on  nommait  capitation.  Cette 
charge  pesait  sur  tons  les  menibrcs  de  la  famille  et  re- 
duisait  souvent  les  vaincus  a  vendre  un  ou  plusieurs  de 
leurs  enfants  pour  se  bberer. 

La  reine  vit  avee  horreur  ce  trafic  rendu  quelquefois 
necessaire  par  la  detresse  du  tributaire ;  elle  racheta  pour 
toujours  les  Gaulois  et  abolit  Timpol  qui  les  accablait. 

Combien  sa  recompense  dut  etre  grande  meme  en  ce 
nionde !  que  de  larmes  elle  avait  laries,  que  de  benedictions 
durent  nionter  jusqu'a  elle  ! 

La  simonie  s'etait  introduite  dans  I'figlise,  elle  sut  re- 
•medier  a  ce  mal  et  le  faire  disparaitre  totalement  de  la 
France. 

Elle  fonda  ou  relablit  les  monasteres  de  Corbie,  Saint- 
Aandrille,  Luxeu ,  Jouarre,  Faremontier,  Corbion  et 
Jumiegc  ;  I'abbaye  de  Cbelles  fut  tellement  enricliie  par 
ses  liberalites  et  reedifiee  par  cette  magnificence  nouvelle, 
qu'elleen  est  regardee  comme  la  fondatrice,  quoiquesainte 
Clotilde,  epouse  de  Clovis  F',  ait  protege  cette  commu- 
naute  alors  naissante. 

Bathilde,  tant  que  son  energie  fut  utile  a  la  France, 
conserva  le  pouvoir ;  niais  des  qu'elle  put  renoncer  a  ce 
surcroit  de  charges  et  de  grandeurs,  elle  le  fit  avec  plaisir. 
—  Par  devoir  elle  avait  cte  reine,  par  gout  elle  se  fit 
religieuse;  et  ce  fut  I'abbaye  de  Cbelles  qu'elle  choisit 
pour  passer  les  annces  que  Dieu  lu'  accordcrait  encore. 

Dans  la  solitude  du  cloilre,  sa  premiere  priere  iut  pour 
ses  enfants,  puis  ses  premiers  soins  pour  les  jeunes 
vierges  qui  I'entouraient. — Quelques-nnes  d'entre  ellcs, 
effrayees  de  la  couronne  que  Bathilde  venait  de  quitter, 
craignaient  que  sa  presence  ne  vint  troubler  leurs  pieux 
exercices  par  les  visiles  de  grands  seigneurs  qu'elle  pou- 
vait  recevoir.  Bathilde  lesrassura,  et  pour  prouver  qu'elle 
renoncait  a  jamais  a  toute  sorte  de  grandeurs,  elle  prit 
le  voile  de  simple  religieuse,  et  voulut  se  conformer  aux 
ordres  de  Bertile,  I'abbesse  du  monastere,  aussi  bien  que 
la  moindre  liabitante  de  la  maison. 


EN  TBAiNSTEVERE.  133 

Elle  se  trouva  plus  heureuse  de  passer  de  la  souverai- 
netc  a  la  soumission  et  a  I'obeissance,  qu'elle  ne  I'avait 
paru  aux  veux  du  monde,  en  passant  de  I'esclavage  au 
tione. — Sun  bumilite  siparfaiteetait  accompagneed'une 
tendresse  officieuse  qui  la  portait  i  se  faire  la  servante 
de  toutes  les  sosurs  et  principalement  de  celles  qui  etant 
malades  avaient  U  plus  besoin  de  soins  et  de  services. 

Dieu  voulut  I'eprouver  et  lui  envoya  de  longues  ma- 
ladies. Bathilde  accepta  ces  epreuves  avec  une  douceur 
et  une  resignation  admirables.  —  Elle  se  fit  un  bonheur 
de=oulTrir;car  elle  oCfrait ses souffrancesaumailrede  toute 
chose;  elle  n'en  n'eut  que  plusde  confianc^  en  lui. 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  douleurs  qu'elle  cndurait  avec 
tant  de  patience  que  la  mort  vint  lui  ouvrir  les  portes  de 
la  beatitude  celeste. 

En  se  felicitant  d'avoir  fui  le  monde  et  les  splendeurs 
el  en  remerciant  ses  compagnes  de  I'hospitalite  qu'elles 
lui  avaient  accordee  dans  leur  monaslero,  elle  mourut,  a 
la  fin  dumois  de  Janvier  de  I'annt'e  680. 

Quelques  jours  avantsa  mort, elle  eut  une  vision  qui  la 
combia  de  joie  et  d'esperance:  elle  vit  une  echelle  mys- 
terieuse  qui  semblait  lier  la  terre  au  ciel.  Des  anges 
descendaient  par  les  degres  de  cette  echelle,  et,venant  au- 
devant  d'ellc,  I'invitaient  a  monter  aveceux. 

Les  reliquesde  cette  sainte  ont  ete  conservees  a  I'ab- 
bave  de  Chelles.  J.  B. 


HISTOIRE  ET  DESCRIPTIOX  DES  BASILIOL'ES  DE  ROUE. 


SAINTE-££CII.£  EN  TRANST£V£RE. 


tjette  eglise  est  une  des  plus  anciennes  qu'on  puisse 
vqir  dans  Rome.  Elle  fut  batie  sur  rcmplacement  oil 
exista  jadis  la  maison  de  sainte  C.ecile.  Cette  illustre 
sainte  avait  ete  forc^  par  ses  parents  d'epouser  un 
pai'en,  sans  respect  pour  le  voeu  de  virginite  qu'elle  avait 
fait  des  sa  plus  tendre  jeunesse.  Ce  mariage  aurait  fletri 
la  purete  de  ce  voeu,  si  Dieu  n'eilt  permis  que,  des  la 
premiere  nuit  de  ses  noces,  ses  prieres  touchassent  pro- 
fondement  le  cceur  de  Tiburce  son  epoux.  II  se  convertit 


tout  ii  coup  a  la  religion  chretienne,  et  cet  acte,  signale 
a  la  fureur  du  peuple,  devint  la  cause  du  martyre,  non- 
seulement  de  sainte  Cecile,  mais  aussi  de  Tiburce  et  de 
Valcrien,  frere  de  ce  dernier.  Almaque,  alors  prefet  de 
Rome,  fit  trancher  la  t^te  a  la  jeune  vierge  dans  sa  salle 
de  bains;  Tiburce  et  Valerien  eprouvijrent  le  meme  sort. 
Pen  de  temps  aprfes  cette  cruaute,  saint  Urbain,  pape, 
fonda  une  eglise  sur  les  debris  de  la  maison  oil  le  martyre 
avait  eu  lieu.  Mais  il  faut  croire  que  ce  monument  de 


\56 

piele  eut  encore  a  subir  la  devastation  des  idol&tres,  car 
il  est  dit  qu'en  817,  Pascal  I=r,  successeur  d'fitienne  IV, 
fit  reeonstruire  I't'glise  de  Sainte-ttcile,  parce  que,  pen- 
dant I'office  de  nuit,  il  avail  eu  una  vision  qui  lui  rovelait 
le  lieu  oil  elaient  cachees  les  reliques  de  Cecile,  de  Ti- 
burce  et  de  Valerien.  Ce  fut  dans  le  cimeti6re  de  Calixte 
que  ces  saints  ossemenis  furent  trouves.  On  les  apporia 
dans  I'eglise  placee  dcja  sous  I'invocation  de  la  jeune  mar- 
lyre.  Le  pape  Pascal  I"  y  fit  egalcment  transporter  les 
corps  de  Tiburce  et  de  Valerien,  ainsi  que  ceux  de  neuf 
cents  victimes  de  la  cruaute  paienne,  qu'on  decouvrit 
dans  le  citnetiere  de  PrcHextat.  Clement  VIII  donna  cette 
egliseaux  religieuses  benedictines,  qui  y  lirentconslruire 
un  magnifique  convent.  Le  cardinal  George.s  Doria  a  sa- 
crifie  des  sommes  considerables  k  son  embellissement. 


SAINTE-CF.CILE  EN  TRANSTEVfeRE. 

Dans  la  cour  qui  se  d^veloppe  devant  I'eglise  on  voit  un 
ancien  vase  de  marbre,  trfes-remarquable  par  sa  gran- 
deur et  par  saj'orme  elegante.  Le  portique  cstd'un  aspect 
superbe;  il  estsoutenu  parquatre  colonncs.dont  deux  sent 
de  granit  rouge. 

Des  colonnes  divisent  I'interieur  en  trois  nefs. 

La  voCite  est  enrichie  de  peintures  a  fresque  de  Pierre 
Cavallini;  elles  represeutent  differentes  scenes  de  I'An- 
cien  et  du  Nouveau  Testament;  on  y  voit  des  angos  qui 
deploient  leurs  blanches  ailes  au-dessus  de  la  porte  princi- 
pale;  ils  ontete  peints  parMaclio  CoUantonio.  Lespaysa- 
ges  qui  remplissent  le  reste  de  la  voiite  sent  dus  au  pin- 
ceau  de  Kabrice  Parmesan. 

La  muraillc  de  la  nef  gauche  est  revalue  de  fresques 
eclatantes,  attribuees  a  dilKrents  artistes,  parmi  lesquels 


Vuc  dc  la  Basilique  de  Sainte-Cccile. 


on  cite  Tarquin,  Viterbe  et  Jean  Zanna  dit  le  Pizzica. 
C'est  ce  dernier  qui  a  egalenient  peint  les  ermites  au- 
dessus  de  la  grille  des  benedictines;  a  cote,  les  papes  Ur- 
bain  etBenoit,  oeuvre  de  Vincent  Conti. 

Le  maitre-autel,  d'une  rare  magnilicence,  estorno  d'un 
baldaquin  de  marhrc  qui  repose  sur  quatre  belles  colon- 
nes aniiques  de  marbre  blanc  et  noir. 

Pres  de  cet  autel  s'eleve  le  tombeau  qui  renferme  la 
depouille  mortclle  de  sainte  Cecile ;  c'est  le  plus  beau 
qu'on  voit  a  Rome  apres  celui  de  saint  Pierre.  11  est  enri- 
chi  d'albStre,  de  lapis-lazuli,  dejaspe,  d'agate  et  de  fi- 
gures en  bas-relief  de  bronze  dore.  Au  mdieu,  s'eleve  la 
statue  de  la  sainte  en  marbre  blanc,  sculptee  parfitienne 
Maderne;  elle  est  couchec,  et  dans  la  meme  posture  oil 
eJle  fut  trouvte  par  Pascal  I".  Cette  chapelle  est  fermee 
d'une  grille  de  fer  a  balustres  dorfe;  des  lampes  d'argent 
hrWent  sans  cesse  autour  du  tombeau. 

A  chaqne  pas  on  rencontre  dans  cette  eglisedes  chefs- 
d'oeuvre  de  I'art;  Ji  la  Iribune  on  voit  de  magnifiques 
peintures  de  Nicolas  Pomarancio. 

Apres  la  premiere  chapelle  du  Crucifix,  situee  h  drnil3 


en  entrant  dans  I'eglise,  on  voit  la  chambre  oil  sainte  Cfe- 
cile  recut  le  martyre.  Cette  chambre  servait  aux  bains 
de  .sueur  en  usage  chez  les  Remains.  Les  luyaux  qui 
conduisaient  la  vapeur  existent  encore  ;  ils  ont  ete  con- 
serves comme  un  pr(5cieux  indice  de  la  saintete  de  ce 
lieu.  Sur  les  cotes,  le  martyre  de  la  jeune  vierge  a  ete 
peint  par  le  Zanna;  au  milieu,  dans  une  petite  niche, 
on  voit  une  image  deNotre-Dame,  qu'a  produite  I'immor- 
tel  pinceau  d'Annibal  Carrache. 

Dans  une  autre  chapelle,  a  droite,  les  tableaux  de  saint 
Pierre  et  de  saint  Paul,  ainsi  que  le  martyre  de  sainte 
Agathe  sont  attribues  au  Baglioni. 

Le  tableau  de  saint  Benoit,  sur  I'autel  de  ce  nom  ,  est 
de  Gozzi,  qui  a  egalement  peint  le  saint  fitienne  du  der- 
nier autel  du  meme  cote. 

Aupii'sde  la  grandc  porte,  setrouvc  une  chapelle  fer- 
mee. C'est  la  qu'esl  le  tresor  de  I'eglise  :  des  reliques 
enchdssees  dans  I'or  et  I'argent,  des  poremenls  d'autel  et 
un  grand  nomhre  d'ornements  sacerdolaux,  de  la  plus 
grande  richcsse;  la  plupart  sont  des  etcffes  relevees  en 
broderii's  d'or,  et  meme  d'argent  massif  a  feuillage. 


BFin  ISH 
MUSEUM 

"7    AUG  29 


NATURAL 
HISTORY. 


JEAW  SAMS  mi 


JEAN  SANS  PEUR. 


137 


Get  edifice  prescnte  le  modele  le  mieux  conserve  de  la 
disposition  des  premieres  basiliques.  Combien  le  chrislia- 
nisme,  a  s;i  naissance,  parait  grand  et  populaire,  par  celte 
grave  disposition  qui  olTre  une  double  chaire  pour  la  lec- 
ture publique  de  I'epitre  et  de  I'evangile !  On  sent  une 
religion  morale,  positive,  enseignanle,  dont  les  preceptes 
obligent  tous  et  convnandcnt  a  tous  indistinctement. 
Quelquc  chose  de  cetle  primitive  egalite  religieuse  sem- 
ble  s'^lre  perpetue  a  Rome  dans  la  pratique  du  culte  ; 
tout  le  monde  s'y  prosterne  sur  le  pave  niSme  des  tem- 
ples, le  pauvre  a  cote  du  riche,  le  noble  seigneur  a  cote 
du  plebeien.  On  n'y  remarque  point  ce  conforlable  devot 
deq'  elques  paroisses  qui  indique  la  difference  des  rangs. 
Seulenient  on  voit  par  la  disposition  des  differentcs  par- 
ties d'une  eglise,  qu'il  existait  une  distinction  purement 
morale  entre  les  divers  assistants  a  la  mt^nie  ceremonie. 

Chaque  eglise  avail  loutefois  son  airium,  sorte  de  cour 
environnee  d'un  petit  portique  soutenu  par  des  colonnes. 
C'est  la  que  se  tenaient  les  penitents  et  les  pecheurs  en 
recidivc;  ils  etaient  a  genoux  et  se  recommandaient  aux 
prieres  des  pa^sanls.  La  nef  laterale  la  plus  grande  etait 
destinee  b  recevoir  les  homlmes,  puis  les  catecluimi-nes 
(ceux  qu'on  instruisait  pour  les  disposer  au  baplfme)  et 


les  nouveaux  convertis.  L'autre  r.ef  laterale,  ordinaire- 
nicnt  plus  petite,  etait  destinee  aux  femmes;  I'espace 
clos  dun  petit  mur  de  marbre  etait  occupe  par  les  aco- 
lytes, les  exorcistes  et  autres  clercs  des  ordres  mmeurs. 
Dans  le  sanctuaire  en  demi-cercle,  il  y  avait  des  bancs 
pour  les  prtHres  et  le  siege  de  I'evfique. 

C'est  pendant  les  jours  de  grande  fete  qu'il  faut  voir 
les  Transteverins  peuplerl'eglisede  Sainte-ttcile.  Le  quar- 
tier  Transtevere,  sur  la  rive  gauche  du  Tibre ,  est  re- 
nomnie  par  le  caractfere  original  de  ses  habitants.  II  n'est 
pas  rare  de  les  voir  passer  subilement  de  la  plus  folle 
gaiete  h  la  tristesse  la  plus  morne  et  la  plus  affreuse. 
C'est  ainsi  qu'apres  s'etre,  pendant  le  carnaval,  voues  a 
I'orgie  la  plus  echevelfe,  ils  entrent  subitement,  et  avec 
une  piete  exemplaire,  dans  les  abstinences  du  careme. 
Autant  ils  auront  ete  cyniques  et  intemperants  pendant 
les  jours  de  fevrier,  autant  ils  seront  penitents  et  devote- 
ment  courbes  sur  les  pavfc  de  I'eglise  pendant  la  semaine 
sainte.  Pasun  des  Transteverins  des  deux  sexes  ne  man- 
quera  a  la  ceremonie;  pas  un  mendiant,  pas  un  cstro- 
pie,  gens  plus  hideux  en  Italie  que  partout  aiUeurs,  qui 
fassent  defaut  a  la  lecture  de  I'office. 

J.  B. 


JEAN  SAXS  PEUR. 


i<'est  avec  du  sang  qu'ont 
ete  (icrites  ces  pages  de  no- 
I  tre  histoire;  on  y  lit  tout  ce 
Ij  qu'il  y  a  eu  de  plus  hon- 
teux,  de  plus  deplorable 
dans  ces  luttes  intestines 
qui  au  XV  siecle  ont  bou- 
leverse  notre  beau  pays. 

Un  roi  insense  ,  qui  ne 
retrouve  rarement  I'usage 
de  ses  facultes  que  pour 
sentir  profondement  lab- 
joction  oil  il  a  ete  plonge; 
une  cour  corrompuf,  lia- 
bitee  par  des  seigneurs  de- 
praves; une  nation  avilic, 
tyrannisee,  qui  se  plaint 
en  vain  et  souffre,  la  plu- 
part  du  temps  en  silence, 
^  lis  odieuses  exactions  d'un 
!  Bsc  insatiable  et  brutal ;  une 
^princesse  trahissant  ses  de- 
'voirs  d'epouse  et  de  mere, 
suTispuiieui.  sails ca>ur  el  sans enlrailles,  vendanta  I'el ran- 
ger la  coiironne  de  son  epoux,  I'hQnneur  de  sa  patrie,  el 
'cs  droits  de  son  enfant;  lo  frere  d'un  roi  malheureux, 
jeune  et  insolent,  ambitienx  el  immoral,  perdu  dans  I'o- 
pinion  ;  tin  seigneur  tout-puissant,  d'aliord  valeureux  et 
clievalere.<^que,  sage  et  de  bon  conseil,  sincere  dans  sa 
piete  comme  dans  i-on  amour  lilial ,  commetlant  tout  ii 
coup,  dans  un  seul  jour,  un  sacrilege,  un  parjure  et  un 


assassinat ;  devenant  (our  ii  tour  I'ennemi  ou  I'allie  de  I'e- 
tranger;  en  tout  cas  combattanl  loujours  centre  un  mo- 
narque  et  un  pays  que  ses  serments,  son  lionneur  et  sa 
religion  auraient  du  I'engager  it  defendre  :  voila  les  prin- 
cipaux  personnages  de  ce  drame  ep.ouvantable,  et  que 
nous  n'aurons  pas  besoin  de  nomnier  :.on  a  reconnu 
Charles  VI,  Isabeaude  Baviere,  le  due  d'Orleanset  le  due 
de  Bourgogne. 

Voici  oil  en  elaientParis,  la  cour  et  la  France,  quandle 
due  Jean  regnaiten  Bourgogne.  Lorsque  Philippe  le  llardi, 
son  piM'e  ,  vint  h  mouriren  1404,  Jean  avait  dejii  trenle 
et  un  ans.  On  I'avait  surfiomme  sans pe«r  a  cause  de  I'in- 
tiepidite  avec  laquelle  il  s'etait  conduit  a Montenai.  Mar- 
guerite de  Baviere,  qu'il  epousaen1385,  lui  avait  appor- 
te  en  dot  lescomtesde  Hainault,  deHollandeetdeZelande. 
La  Bourgogne  put  esperer  d'abord  la  paix  et  la  justice 
sous  un  regno  qui  s'annoncail  bien.  II  avait  paye  les  dettes 
les  plus  imporlantesdeson  pere,  il  avait  allege  le  fardeau 
des  impots,  jusque-la  ecrasant,  etil  avait  promis  denou- 
veau  I'exportation  des  vinset  des  cereales.  Enfin  il  avait 
force  le"s  Anglais  k  lever  le  siege  de  I'tcluse,  il  leur  avait 
pris  Gravelines  et  il  leur  eilt  meme  enleve  Calais,  si  de 
miserables  intrigues,  ourdies  a  la  cour,  ne  I'eussent  tout 
k  coup,  rappele.  Un  changement  funeste  ne  tarda  pas  a 
s'operer  en  lui.  Neveu  du  roi  de  France,  premier  pair  du 
rovaume,  possesseur  de  plusieurs  grandes  provinces,  il 
etait  humilie  quand  il  songeait  que  dans  le  conseil  il  n'oc- 
cupait  que  la  cinquieme  place.  Sa  susceplibilite  en  fut 
cruellement  blessee. 

D'un  autre  cote,  un  motif  plus  serieux  lui  inspira  une 
haine  implacable  centre  le  due  d'Orleans.  Et  ii  ce  sujet 


lo8 


JEAN  SANS   PEUR. 


il  est  bon  de  rappeler  que  I'ambition  ne  fut  pour  rien 
dans  la  rivalite  qui  eclalaenlre  ces  deux  princes.  Leduc 
d'Orlearis  avail  fait  ;ui  due  Jean  un  de  ces  aliVonts  qui  ne 
se  pardonnent  pas.  Jean  ainiait  tendrement  sa  femme,  ct 


les  caloranies  ou  les  indiscretions  de  son  rival  devaient 
exciter  sa  colere.  Un  portrait  niontre  publiquement,  des 
couplets  chantes,  furent  les  motifs  du  projet  concu  par 
un  epoux  furieux  et  jaloux.  Cen  est  fait,  Jean  sans  Peur 
a  fait  le  serment  quo  ;le  due  d'Orleans  allait  niourir,  et  il 
s'appr&te,  par  la  dissimulation  et  la  feinte,  h  preparer  les 
voiesaux  executeurs  do  ses  sinistres  volontes.  Unemai- 
son  voisine  de  I'liotel  de  Nemours,  le  petit  sejour  de  la 
reine,  a  recu  un  nouvel  h6te  clandestinement,  c'est  un 
gentilhomme  normand,  le  capitaine  d'Oclonville.homme 
peu  scrupuleux;  avec  lui  ontele  embusques  les  freres 


Guillaumo  de  Seas,  de  Courteheuse  ,de  G  nines,  Courtensi, 
valet  de  chambre  du  roi,  et'd'autres  gens,  plus  ou  moins 
ennemis  de  la  famille  d'Orleans.  De  la  rue  Barbette,  d'Oc- 
tonville  allait  communiquer  frequemment  a  I'hc'itel  de 
Bourgogne  avec  Jean  sans  Peur. 

Cependant  le  due  de  Berry  avail  fait  tons  ses  efforts 
pour  reconcilier  lesdeus  rivaux';  ilttailmeme  sur  d'avoir 
reussi,  puisqu'un  acte  dans  ce sens  avaitele  signe  parl'un 
et  I'autre;  ils  avaienl  couche  une  nuit  ensemble  dans  le 
meme  lit ;  le  lendemain  ils  avaienl  communie  encore  en- 
semble, avec  une  meme  hostie  partagee  en  deux  ;  la  memo 
table  les  avail  reunis  chez  le  due  de  Berry,  a  I'hutel  de 
Nesle.  Le  due  d'Orleans  vivait  dans  la  securite  la  plus 
|)rofonde  ;  le  mardi  2i2  novembre  1-i07,  il  se  rendit  au 
petit  sejour  de  la  reine  et  y  passa  la  soiree.  Toutesa  suite 
etait  partie,  avec  I'inlention  de  reveuir  le  cbercher  a  mi- 
nuit.  Mais  ii  neuf  lieures,  Courtensi,  qui  se  pretend  char- 
ge d'un  ordre  du  roi,  survient  et  prie  le  due  d'Orleans 
d'aller  sur-le-cliamp  a  I'hotel  Saint-Pol,  oii  sa  presence 
estnecessaire  ,  ils'agit  d'une  affaire  imprevue,  urgenteet 
grave.  Leducse fait  seller  une  mule  el  part  en  compagnie 
de  deux  nentilshommes  et  de  trois  pages  portant  des  flam- 
beaux. Prevenu  par  Courtensi ,  d'Octonville  a  embus- 
que  ses  homnies  dans  plusieurs  renfoncemenls  de  la  rue 
Barbette  ;  tous  sent  amies  jusqu'aux  dents. 

A  peine  est-il  arrive  au  milieu  de  la  rue,  que  le  due  est 
abandonne  par  ses  deux  gentilshommes,  il  n'a  plus  avec 
lui  que  ses  pages  qui,  avec  leurs  torches,  guident  la  mar- 
che  de  leur  maitre. 

Toutacoup  d'Octonvilleetses complices  s'avancent;  le 
due  les  prend  pour  des  voleurs  et  leur  crie  :  —  Je  suis  1  e 
due  d'Orleans!  —  C'est  a  toi  que  nous  en  voulons,  —  re- 
pond  d'Octonville,  et  d'un  coup  de  sa  hache  d'armes,  il 
coupe  la  main  que  le  prince  appuyait  sur  le  pommeau  de 
sa  selle  ;  puis  il  lui  assene  un  coup  sur  la  tete ;  le  due  lombe 


alors;  un  troisieme  coup  lui  fend  le  crane  et  faitjaillir 
la  cervelle.  En  ce  moment  un  des  trois  pages  ose  prendre 
la^^defense  de  sun  maitre,  il  tombe  pri.'s  de  lui  mortelle- 


ment  blesse.  D'Octonville  tralne  le  corps  du  due  aupres 
d'une  borne,  et,  allumant  une  torcliede  paille  a  un  falot, 
il  s'assure  que  le  malheureux  est  bien  mort  et  s'eloigne 


JEAN  SANS  PEUR. 


139 


avec  sa  bande.  —  Des  voisins  utaienl  accourus  aux  cris 
du  page  qui  se  mourait ;  mais  dcs  chausses-trappes,  dres- 
s^esal'avanceet  i)  dessein,  avaient  ralenti  leur  course.  Les 
meurtriers  purent  s'eloigner;  on  n'en  reconnut  qu'un. 

Le  roi  jouissait  alors  d'un  de  cee  rares  instants  oii  la 
raison  remplajait  la  demence  dans  son  esprit  affaibli;  il 
aimait  avec  lendresse  son  frl-re,  le  duo  d'Orleans.  Aussi, 
a  la  nouvelle  desamorl,  evenement  inouietsi  deplorable, 
il  fut  en  proie  a  la  plus  violente  douleur.  II  ordonna  a 
loute  sa  maison  dc  se  tenir  sous  les  armes  ;  la  reine  Isa- 
beau,  epouvantee,  s'enfuit  a  I'hdtel  Saint-1'ol  presdeson 
epoux.  Les  assassins,  tout  en  fuyant,  avaientmis  le  feu  a 
plusieurs  maisons  de  larue  Barbette  pour  occuper  les  ha- 
bitants du  quartie.-  et  gagner  de  I'avance :  toute  la  popu- 
lation du  Marais  et  de  Saint-Antoine  etait  sur  pied  et  se 
pressait  sur  le  lieu  de  I'evenement.  Tons  les  seigneurs  pre- 
sents chez  le  roi  ou  chez  eux,  dans  leurs  hotels,  avaient 
arme  tous  leurs  gens. 

Jean  sans  Peur  nia  tout  d'abord  ;  il  avoua  ensuite,  et 
pretendit  qu'il  n'y  avait  la  que  la  juste  vengeance  de 
I'afTront  fait  a  son  honneur ;  enfin  la  chose  fut  celebree 
comme  une  action  meritoire  par  le  cordelier  Jean-Petit, 
qui  apparlenait  a  la  maison  du  due  de  Bourgogne ;  en 
tout  cas  cet  assassinat  ne  fut  que  le  prelude  des  plus 
epouvantablesexces.  Les  deux|partis,  c'est-ii-dire  les  deux 
factions  d'Orleans  et  de  Bourgogne,  s'entre-tuerent  dans 
la  capitale  el  dans  les  provinces.  On  avait  d'abord  soup- 
conne  le  sire  de  Cani  que  le  due  d'Orleans  avait  cruelle- 
ment'outrage,  maisceseigneuravait  et(5  bien  vite  reconnu 
innocent. 

Jean  sans  Peur  poussa  I'audace  jusqu'a  se  presenter 
dans  la  chambre  ardente,  oil  gisait  le  corps  du  defunt; 
bien  plus,  il  n'avait  pas  hesite  ii  porter  un  des  coins  du 
poele  quand  le  cadavre  fut  Iransporte  de  I'eglise  des 
Blancs-Manteauxala  chapelledesCelestins,  construite  par 
lesordres  du  feu  due,  apres  ce  bal  funesle  oil  le  roi  avait 
failli  perdre  la  vie.  Ce  fut  le  prevotde  Paris,  Tigmonville, 
qui  decouvril  le  vrai  coupable  ;  le  due  de  Bourgogneetait 
au  conseil  quand  on  vint  avertir  les  dues  de  Berri  et  de 
Bourbon.  Aussilot  le  roi  et  lous  les  membres  du  conseil  se 
retirerent.  Le  lendemain  Jean  sans  Peur  revint ;  le  due  de 
Berri  remplacait  le  roi,  comme  president  du  conseil.  On 


refusa  I'entree  de  la  salle  au  due  de 'Bourgogne,  et  on  I'ac- 
corda  au  comte  de  Saint-Pol,  qui  raccompagnait,  mais 


c' etait  pour  lui  ordonner  d'arreler  I'assassin.  Furieuxde 
ce  qu'il  regarde  comme  un  affront,  Jean  sans  Peur  s'eloi- 
gne  a  grands  pas  de  I'hotel  de  Nevers.  II  arrive  k  son  hd- 
tel,  se  fait  amener  un  cheval  sur  lequel  il  s'elance,  et  se 
fait  suivre  de  d'Octonville  et  de  ,ses  hommes;  il  passe 
les  barrieres,  galope  sans  s'arr^ter,  et,  apres  unc  course 
de  trcnle-cinq  heures,  se  trouve  en  surele  dans  ses  faats 
du  Nord.  Brebant  et  plusieurs  gentilshonimes  de  la  maison 
d'Orleans  I'avaient  vivement  poursuivi ;  ils  I'eussent 
meme  rejoint  etpris  s'iln'eut  eula  precaution  de  rompre 
le  pont  de  Saint-Maxence,  ce  qui  arreta  la  poursuite.  A 
une  heure  il  arriva  a  Bapaume,  et,  enchanle  de  se  voir  a 
I'abri,  il  ordonne  quedesormais  on  sonnera  I'AnLjelus  dans 
cette  ville,  tous  les  jours  a  la  meme  heure,  h  perpetuite. 
De  plus  il  y  fait  une  fondation  religieuse  pour  consacrer 
la  memoire  de  cet  evenenient  heureux  et  inespere. 

Le  chateau  de  Lens,  protege  par  une  nombreuse  gar- 
nison ,  recut  dans  ses  murs  d'Octonville  et  ses  compli- 
ces, qui  Irouverent  la  un  refuge.  Jean  n'avait  sejourne 
que  quelques  heures  a  Bapaume;  il  se  rendit  en  toute 
hate  a  Arras,  puis  a  Lille.  C'est  la,  qu'^  Tissue  d'un  con- 
seil oil  s'etaient  reunis  les  principaux  seigneurs  de  sa 
cour,  il  resolut  d'avouer  hautement  I'assassinat  du  due 
d'Orleans.  Peu  de  temps  apres,  dans  le  discours  prononce 
en  son  nom  a  rassembl(je  des  etats  de  Flandre,  il  fit  re- 
presenter  le  due  d'Orleans  comme  un  tyran,  dontlui,  due 
de  Bourgogne,  avait  cru,  autant  par  justice  que  par  piete, 
devoir  delivrcr  le  pays.  II  n'en  resta  pas  la ;  il  se  fit  don- 
ner  par  les  tots  de  I'argent  et  des  bommes.  La  cour  de 
France  ne  se  crut  pas  en  etat  de  lutter. 

Jean  sans  Peur  s'etait  avance  jusqu'a  Amiens.  La,  Jl 
recut  les  envoyes  qui  venaient  lui  apporter  la  promcsse 
qu'on  oublierait  le  passe,  el  des  propositions  de  paix ;  on 
exigeait  seulement  qu'il  livrSl  les  assassins.  11  repondit 
par  un  refus.  Les  conferences  durerent  dix  jours,  puis  on 
accorda  les  lettres  d'abolition  ;  il  se  rendit  au  conseil,  et 
le  nioine  Jean-Petit  Et  son  apologie  :  il  eut  I'audace  de 
soutcnir  cette  these,  a  savoir  que  Jean  sans  Peur  n'avait 
ete  qu'agreable  au  Seigneur  et  utile  a  la  France  en  de- 
barras.sanl  la  terre  d'un  tyran,  et  qu'il  avait  droit,  de  la 
part  du  roi,  a  toutes  series  de  recompenses,  «  a  I'exem- 
■  pie,  dil-il,  des  remunerations  qui  furent  faites  a  mon- 
•  seigneur  saint  Michel,  pour  avoir  tue  le  diable ,  et  au 
«  vaillant  homme  Phinees,  qui  perca  Zambri.  ■  L'assas- 
sin  fut  absous;  il  etait  le  plus  fort. 

II  niarcha  aussitot  au  secours  de  son  beau-frcre,  Jean 
de  Baviere ,  conlre  lequel  les  Li^geois,  depuis  longtemps 
(^crasesd'impots,  s'etaient  revoltes.  lis  I'assicgeaient  dans 
Maii'stricbt.  Jean  de  Bourgogne  tombe  sur  eux  et  les  met 
en  deroute.  Vingt  mille  Liegcois  reslent  sur  le  carreau, 
et  le  vainqueur  ramene  dans  Liege  I'ev^que  delivre.  Le 
prince-i'veque  •  deshonora,  dit  Mezerai,  sa  victoire  et  son 
«  caractere,  en  faisant  jeler  dans  la  Meuse  des  milliers  de 
«  ses  diocesains,  lies  deux  a  deux,  et  en  elevanl  aulour 
«  de  Liege  des  forets  de  roues  et  de  gibels.  ■  Cependant, 
la  duchesse  d'Orlears ,  forte  de  I'absence  du  due  Jean, 
Tavait  fail  declarer  ennemi  de  I'Elat.  Toute  la  France 
s'etait  partagee  en  deux  camps,  les  Bourguignons  et  les 
Orleanais.  Ccs  derniers  prirent  le  nom  de  d'.irmagnac, 
qui  s'elail  place  a  la  tele  de  ce  parti.  Le  signe  de  rallie- 
menl  des  Armagnacs  etait  une  croix  blanche  h  angles 
droits;  leur  enseigne,  un  baton  «o«ei(x.  Le  signe  des 
Bourguignons  etait  une  croix  rouge,  oblique,  nommee 


140 


JEAN  SANS  PEUR. 


eroix  de  saint  Andre;  leur  enseigne,  un  robot.  La  France 
fut  ravageo  en  tout  sens  par  des  bandes  feroces,  compo- 
sees  de  brigands,  servant  indistinctement  tons  les  partis, 
rdpandant  sur  leur  passage  le  nieurtre,  I'incendie,  et 
cachaiit  apres  ces  crimes,  toujours  impunis,  leurs  victi- 
mes  et  leur  bulin  dans  des  chateaux  oil  personne  ne  son- 
geait  i  les  poursuivre. 

La  France  elait  done  menacee  d'une  perte  inevitable  ; 
la  guerre  civile  et  la  guerre  etrangere  s'unissaient  pour 
devorer  ce  malheureux  pays.  Jamais,  dans  aucun  temps, 
chez  aucun  peuple,  I'histoire  n'ofTrit  une  pareille  succes- 
sion do  crimes  et  de  malheurs.  Le  desaslre  d'Azincourt 
avait  enleve  b.  la  France  sa  derniere  armoe;  les  Anglais 
parcouraient  victorieusement  toutes  nos  provinces,  et  au 
milieu  des  calamites  de  la  patrie,  une  odieuse  princesse 
se  plongcait  dans  lout  ce  que  le  vice  et  le  crime  ont  de, 
plusscandaleux  et  de  plus  immoral.  Desespcree  de  la  mort 
de  Boisbourdon,  la  reine  Isabcau  avait  decide,  dans  son 
exaltation,  la  ruine  de  la  France  et  la  perte  de  sa  famille  ; 
elle  avait  aussi  enipoisonne  le  dauphin  Louis  et  son  frere 
Jean  ;  et  toute  la  race  royale  se  fut  Irouvee  aneanlie ,  si 
le  troisieme  prince,  a  la  connaissance  de  ce  double  crime, 
ne  se  filt  enfui.  Neanmoins  Isabeau,  a  qui  le  nom  seul 
du  due  de  Bourgogne  inspirait  une  terreur  indefinissable, 
serapprocha  de  lui  pour  avoir  son  appuidans  I'execution 
de  ses  plans  de  vengeance  et  d'ambition. 

Ainsi,  la  France  seniblait  toucher  a  son  dernier  mo- 
ment, recelant  un  traitre  dans  son  sein  et  foulee  aux 
pieds  par  un  ennemi  redoulable  ;  peut-elre  allait-elle 
cesser  d'exister  comrae  fitat.  Sans  doute  elle  a  tro^ive  des 
I'cssources  iniprevues  aux  epoques  les  plus  desastreuses, 
et  des  grands  liommes,  dans  des  temps  oil  ils  paraissaient 
impossibles.  Mais  centre  la  trahison,  lepatriolisme,  le  cou- 
rage et  le  lalent  sont  impuissants.  La  France  rassembla 
done  une  armee  presqu'egale  a  celle  des  Anglais.  Toutes 
les  provinces  de  Bourgogne  s'elaient  levees  centre  I'en- 
nemi  conimun.  Les  Bourguignons  niarchaient  sous  les  or- 
dres  des  deux  fils  de  Jean  sans  Peur.  Henri  V,  roi  d'An- 
gleterre,  effraye  a  la  vue  de  forces  aussi  considerables,  ne 
songeait  plus  qu'ii  la  rctraile.  Deja  mSme  il  gagnait  la 
ville  de  Calais ;  la  famine  et  la  contagion  desolaient  son 
armee.  Bientot  il  n'allait  plus  rien  en  rester,  et  elle  n'avait 
pas  encore  combaltu. 

Le  conseil  de  la  cour  de  France  avait  decide  qu'on  n'at- 
taquerait  pas ;  on  voulait  laisser  se  consumer  en  detail 
I'armee  anglaise  afTaiblie  de  plus  en  plus  chaque  jour.  Mais 
le  connetable  Charles  d'Albret  s'indigne  centre  ce  qu'il 
appelle  une  IJchele  ;  il  s'ecrie  «  que  c'est  le  faire  de  lii- 
«  ches  homnies  que  surmonter  une  arm(5e  par  famine  et 
«  non  par  armes.  •  Par  malheur  il  enlraina  la  majority  du 
conseil,  et  la  meme  imprudence,  commise  h  Poitiers  et  ii 
Crecy,  produisit  la  miime  catastrophe.  Les  Anglais  sou- 
tinrent  I'attaque  avec  sang-froid;  le  desospoir  leur  tint 
lieu  de  force  et  d'ardeur.  La  melee  devint  furieuse;  dix- 
huil  chevaliers  s'elaient  devours;  ils  avaient  fait  le  ser- 
mentde  mourir  ou  d'aballre  sous  leurs  coups  Henri  V  au 
milieu  des  siens.  lis  se  lancent  centre  les  bataillons  an- 
glais ;  Henri  est  renverse  de  son  cheval ;  il  va  perir,  quand 
le  fidfele  David  Game  vole  h  son  secours  avec  une  troupe 
d'elite  et  le  degage.  Les  dix-huit  braves  succombent.  Les 
deux  fr^res  du  due  de  Bourgogne  perissent  dans  la  ba- 
taille.  Jean  les  vengera  ! 
Bientot,  Chatillon  voit  se  reunir  sous  ses  murs  une  ar- 


m^e  nouvelle,  aussi  nombreuse  que  la  premiere,  et  com- 
posee  presque  tout  entiere  de  Bourguignons.  Elle  se  pro- 
pose de  se  joindre  a  I'armee  du  roi  pour  marcher  aux 
Anglais;  mais  la  maladroite  et  inipolilique  conduile.de  la 
faction  d'Orlfans  rendit  inutile  ce  dernier  et  admirable  ef- 
fort. 

Peu  importait  a  ce  parti  le  malheur  de  la  France,  si 
le  due  Jean  elait  encore  battu.  Le  roi  envoya  un  ordre  qui 
dut  arrcter  dans  sa  marche  I'armee  coalisee.  Mais  Jean 
sans  Peur,  trop  courageux  et  surtout  trop  indocile  pour 
obeir,  marcha  encore  jusqu'^Lagni,  oil  il  s'arrOta  cepen- 
dant  :  mais  il  y  resta  deux  mois  sans  recevoir  I'autorisa- 
tion  d'avancer. 

D^ja  le  parti  anglais  dominaita  Paris  et  jusquo  dans 
le  conseil  du  roi.  La  halte  forcee  du  due  Jean  a  La- 
gni  lui  avait  valu  le  surnom  de  Jean  qui  n'a  hale.  La  fac- 
tion d'Orleans  trioniphait  k  la  cour  et  dans  le  parlement  de 
Paris.  Le  due  de  Bourgogne  n'etait  plus  considir^  que 
comme  I'assassin  du  frere  du  roi.  II  eut  I'audace,  affron- 
tant  I'indignalion  gen^rale,  de  donner  publiquement  sa 
protection  au  due  de  Lorraine,  exile  pour  cause  de  fclonie, 
et  de  se  presenter  avec  lui  devant  Charles  VI,  en  plein 
parlement  et  devant  les  pairs  de  France.  A  sa  vue,  I'avo- 
cat  general,  Juvenal  desUrsins,  s'ecria  :  ■  De  par  le  roi, 
que  tous  ses  bons  et  loyaux  servileurs  se  rangent  de  son 
cole!  etque  lesennemis  du  bien  public sejoignent  au  due 
de  Lorraine!'  Aussitot,  tous  les  seigneurs  allerentse  ran- 
ger autourdu  roi  ;  Jean  sans  Peur  lui-mcme,  entrain^  par 
leur  exemple  et  obeissant  a  la  force  des  choses,  suivil  les 
autres ;  el  le  due  de  Lorraine,  resle  seul,  n'eut  d'autre 
ressource  que  de  se  Jeter  aux  pieds  du  prince  et  d'iinplo- 
rer  son  pardon. 


Pour  plaire  a  leur  souverain,  les  courlisans  avaient  faita 
Jean sansPeur toutessortes  d'outrages.  Le  traite d'Auxerre, 
qui  avail  reroncilie  les  deux  factions,  est  annule.  Dte 
lors,  le  due  de  Bourgogne  ne  songe  plus  qu'ii  punir  tant 
d'insolence  et  qu'a  venger  tant  d'affronts.  II  bridait  de 
combatlre  les  Anglais;  il  s'unit  i  eux  dfes  lors;  il  part 
pour  Calais  et  y  conclut  cet  odieux  trail6  de  1416  qui  fut 
le  prelude  d'autres  traitfe  pins  odieux  encore.  Celle  affaire 
de  Calais  resia  d'abord  secrete ;  le  due  de  Bourgogne  dis- 
simulait;  avant  de  se  separer  du  roi,  il  ne  voulait  com- 
promellre  ni  son  influence  ni  son  credit;  il  voulait  avant 


JEAN  SANS  PEUR. 


Ul 


tout  se  conserver  les  nioyens  d'ouvrir  a  Tarniee  anglaise 
les  portes  de  Paris. 

Guy, seigneur  dePresle,etrisle-Adam,secondes par  des 
traitres  achetes  dans  la  capitale  avec  I'argent  du  due  Jean, 
s'introduisent  de  nuit  dans  Paris  le  29  mars  1418.  C'est 
P(5rinet  Leclerc,  qui  avail  derobe  a  son  eclievin  les  clefs  de 
la  porta  de  Bussi  qu'il  avail  livrees.  lis  s'emparenl  de  la 
ville,  asseniblent  leurs  complices  et  ameutent  celle  foule 
de  gens  sans  aveu,  d'etrangers  sans  foi  qui  pullullent  dans 
toules  les  grandes  villos  el  qui  prenncnl  part  a  toutes  les 
revoites.  Bientot,  on  veil  entrer  dans  Paris  les  troupes 
bourguignonnes.  Alors  commence  un  epouvantable  mas- 
sacre, une  horrible  boucherie  qui  dure  trois  jours. 

On  egorge  le  connctable  d'Armagnac,  le  grand  maitre 
des  arbaletriers ,  le  mar&hal  de  Rieux,  le  chancelier  de 
Marie,  delix  archevtSques,  dix  evSques,  trente  seigneurs 
de  la  cour,  des  presidents,  des  conseillers  du  parlement, 
et  une  multitude  de  bourgeois.  «  11  en  fut  tue,  dit  Fabert 
•  dans  son  Hisloire  des  dues  de  Bourgogne,  plus  de  mille, 
«  incises  sur  le  dos  en  forme  de  bande,  en  haine  du  parti 
«  d'Armagnac.  ■  Certains  auteurs  portent  ce  chiffre  a 
trois  mille.  On  en  jeta  une  foule  d'autres  en  prison. 

A  son  entree,  Jean  sans  Peur  fut  accueiUi  par  le  cri  de  : 
Aoi'l  all  noble  due  qui  abolit  les  ittipots!  Les  rues,  encore 
rougiespar  le  sang,  etaient  jonchees  de  fleurs.  11  se  rendit 
a  Saint-Euslache,  ou  Ton  chanta  solennellement  le  Te 
Deum.  II  priten  main  les  renes  du  gouvernement,  rendit 
a  Eustache  de  Laistre  les  fonctions  de  chancelier,  imposa 
au  parlement  comme  premier  president  Morvilliers, 
■nomma  I'lsle-Adam  et  Chambord  marechaux  de  France, 
et  Pierre  de  Nedonchel  grand  veueur ;  il  donna  une 
somme  enorme  au  boucher  Caboche,  chef  des  fecorcheurs, 


et  une  poignee  de  mains  au  bourreau  de  Paris,  Capeluche, 
quilui  rendu  soudain  cetle  marque  d'affeelion,  touchante 
intimite!  Mais  ces  hommes  ignobles  lui  etaient  indispen- 
sables. 

Neanmoins  il  n'eut  pas  longlemps  besoin  de  ces  odieux 
instruments,  et  quand  ils  devinrent  inutiles  il  sut  les 
briser.  Ces  assassins  et  ces  bandits  ne  pouvaient  long- 


temps  dominer;  Jean  sentit  que  la  moderation  devait 
avoir  son  tour,  mais  la  moderation  ne  convenait  pas  k 
ceuxquelepillageet  I'assassinat  faisaient  vivre.  Lesegor- 
geursse  plaignirent,  etreprochercnt  publiquement  au  due 
de  Bourgogne  de  menager  h  dessein  les  Armagnacs.  Une 
emeute  etait  imminente,  lorsque  Jean  fit  avancerde  nou- 
velles  troupes  qui  en  eurent  bientot  fini  avec  ces  bandes 
d'assassins.  On  pendit  Capeluche,  Caboche  et  vingt-six 
chefs  des  emeutiers.  Le  reste  ne  bougea  plus.  Le  lende- 
main  de  cetle  scene,  la  corporation  des  bouchers,  qui 
setait  signalee  par  sa  violence  et  sa  cruaute,  demanda 
gr4ceet  s'empressa  de  se  soumettreauducdeBourgogne. 
Jean  el  Isabeau  etaient  desormais  allies,  mais  ils  agis- 
saienl  sans  but  determine,  sans  aucune  cspece  de  plan, 
leur  seule  pensee  etait  celle  de  la  vengeance.  Et  quelle 
etait  la  cause  de  tons  les  crimes,  de  tous  les  desordres 
commis  a  Paris  comme  dans  les  provinces?  L'etat  de 
demence  d'un  monarque  qu'une  femme  perdue  et  un 
prince  orgueilleuxetvindieatif  menaient  alors  comme  un 
enfant.  Or  cette  femme  etait  reiue  et  regente,  et  ce  prince 
etait  plus  riche  et  plus  puissant  que  son  roi.  D'ailleurs 
peut-on  s'arreter  dans  la  carriere  du  crime  ?  Le  duo 
Jean,  apres  avoir  assassine  le  frere  de  son  souverain, 
devenait  traitre  a  son  pays,  il  allait  livrer  la  France  et  ses 
propres  Etats  a  I'etranger,  et  la  reineelle-nieme  la  secon- 
dait  dans  tous  ces  forfaits !  Une  pareille  habitude  du  crime 
devait  depasser  toutes  les  limites  du  possible. 

Cependant  entre  Jean  sans  Peur  et  sa  complice  il  n'y 
avail  aucun  point  de  contact,  aucune  sympathie.  aucune 
conformited'instinctsetd'idees;  cettealliancenionstrueuse 
n'etait  fondee  que  sur  une  seule  base  trop  fragile  pour 
pouvoir  durer.  Quand  le  ressentimenldeJean  futcalmeet 
qu'il  vit  qu'au  lieu  d'un  allie  il  avail  un  maitre,  quelque 
reste  d'un  ancien  sentiment  de  pudeur  luivenant  en  aide, 
il  se  ressouvint  qu'il  etait  Francais :  bientot  il  ne  dissimula 
point  son  desir  de  se  rapprocher  du  roi  et  de  revenir  au 
sentiment  de  ses  devoirs.  II  vit  le  dauphin  dans  une  pre- 
miere entrevue  a  Poissi-le-Fort  pres  Melon,  en  juillet 
•1419.  II  baisa  la  main  dujeune  prince,  qui  I'embrassa 
ensuite.  On  convinl  d'un  second  rendez-vous  qui  fut  fixe 
h  Montereau  au  26  aoilt. 

Le  dauphin  avail  ete  exact  au  rendez-vous,  il  s'elait 
arr^te  dans  la  ville  oil  il  attendait.  Jean  sans  Peur  ne 
partit  de  Paris  que  le  10  septembre.  L'entrevue  devait 
avoir  heu  sur  le  pont  de  Montereau.  On  avail  mis  le 
chateau  a  la  disposition  du  due  de  Bourgogne;  chacune 
des  extremites  du  pont  devait  ^tre  gardee,  I'une  par  des 
soldatsdu  roi,  I'autre  par  dessoldats  bourguignons;  I'en- 
tree  du  cote  du  chateau  etait  aupouvoir  de  ceux-ci,  celle 
du  cote  de  la  ville  etait  aux  hommes  du  dauphin  ;  chaque 
prince  ne  devait  avoir  pour  suite  quedix  senlilshommes. 
A  son  depart  de  Paris,  Jean  sans  Peur  y  avail  laisse  une 
nombreuse  garnison  commandee  par  Saint-Pol  et  I'lsle- 
Adam  ;  puis  il  avail  fait  mener  i  Troyes  Charles  VI,  la 
reine  Isabeau  et  la  princesse  Marguerite.  Enlin  il  prevint 

le  dauphin  de  son  arrivee  au  chJiteau  de  Montereau. 

On  placa  les  gardes  comme  on  en  etait  convenu,  el  cha- 
cun  des  deux  princes  arriva  de  son  cote  avec  ses  dix 
gentilshommes.  Le  dauphin  avail  avec  lui  Tanne<;uy-Du- 
chatel,  Louvel,  les  sires  de  Barbasan,  de  Courvillon,  le 
vicomte  de  Narbonne  et  six  autres  seigneurs.  Comme  le 
due  Jean  se  levait  pour  parlir,  ses  familiers  insisterent 
pour  qu'il  n'aliat  pas  a  ce  rendez-vous  :  —  Aliens,  leiu- 


142 


JEAN  SAN 


dit-il,  il  faut  marcher  oil  il  plaira  h  Dieu  de  nous  con- 
duire;  je  ne  veiix  point  qu'on  me  roproche  que  la  paii 
ait  t'le  rompuu  par  ma  lii-hcie. 

Et  il  marcha  vers  le  pont,  accompagne  des  sires  de 
Massorat,  Saint-Georges,  Thoulongeon, Montaigu, Noailles 
et  cinq  autres  officiers  de  sa  maison.  Un  espa'ce  restait  libre 
au  milieu  du  pont,  ferme  par  une  double  barriere.  Les 
deux  princes  furent  en  presence ;  le  duo  s'agcnouilla  et 
dit  :  —  Monseignenr,  jo  suis  venu  a  votre  commande- 
ment;  yous  savez  la  desolation  de  ce  royaume,  votrc  do- 
maine  a  venir,  et  quant  h  moi,  je  suis  prfet  et  appareilI6 
d"y  exposer  les  corps  et  les  biens  de  moi  et  de  mes  vas- 
saux,  allies  et  sujets.  —  Le  dauphin,  se  d^couvrant  alors, 
le  remercia  et  I'aida  ^  se  relever.  —  Beau  cousin,  lui 
dit-il,  Tous  savez  que,  par  le  traits  depaix  nagufere  fait  a 
Melun  (lors  de  I'entrevue  de  Poissi-le-Fort) ,  entre  nous, 
fumes  d'accord  que,  au  dedans  dan  mois,  nous  nous 
assemblerions  en  quelque  lieu  pour  traiter  des  besongnes 
(affaires)  duroyaume,et  pour  trouver  maniere  de  resister 
aux  Anglais,  anciens  ennemis  du  royaume,  et  jurastes  et 
promistes,  et  fut  elu  ce  lieu  oii  nous  sommcs  venus  au 
jour  diligemnient,  et  nous  avons  altendu  quinze  jours 
enliers;  si  vous  prie  que  nous  advisions,  ainsi  que  nous 
I'avons  Ik  jure  et  promis,  si  nous  trouvons  moyen  de 
resister  aux  Anglais. 

Jean  sans  Peur  repliqua  qu'on  ne  pouvait  Hen  advi- 
ser oil  [aire  sinon  en  la  prrxence  du  roi  son  pire  et  qu'il 
fallait  qu'il  yvint.  «  Et  le  dit  seigneur  (le  dauphin)  tres- 
doulcement  lui  dit :  —  Qu'il  irait  vers  monseignenr  son 
pere  quand  bon  lui  semblerait,  el  non  mie  a  la  volont6  du 
due  de  Bourgogne,  et  qu'il  scavoit  bien  que  ce  qu'ils 
feroient  tous  deux,  le  roi  en  seroit  content. 

Et  y  But  aucunes  paroles,  et  s'approcha  ledit  Nouailles 
dudit  due,  qui  rougissait,  et  dit :  Monscigneur,  quiconque 
le  veuille  voir,  vous  viendrez  a  present  a  votre  pere;  en 
lui  cuidant  mettre  la  main  sur  liii,  et  de  I'autre  tira  son 
epee  comme  A  moiti^.  Et  lors  ledit  messire  Tanneguy- 
Duchatel  prit  monseigneur  le  dauphin  entre  ses  bras  et 
hors  de  I'huis  de  I'entree  du  pare  (enceinte  reserv6e  au 
milieu  du  pont),  et  y  en  eut  qui  frapperent  sur  le  due  de 
Bourgogne  et  sur  ledit  Nouailles,  et  allerent  tous  deux  de 
vie  ci  trepassement.  *  » 

Maintenant  est-il  vraisemblable  que  le  dauphin  ait  ele 
I'auteur  ou  ni6me  simplement  le  complice  de  ce  meurtre 
qu'on  peut  regorder,  du  reste,  avouons-le,  comme  une 
represaille  de  celui  du  due  d'Orleans?  non,  evidemment 
non.  D'aiUeurs  le  dauphin  avail  un  int6r6t  majeur  a  faire 
alliance  et  cause  commune  aveo  le  due  de  Bourgogne. 
Aussi  Juvenal  des  Ursins,  icrivaincontemporain,  etranger 
a  toutes  les  intrigues,  et  qui  n'etait  d'aucun  parti,  est-il 
le  plus  digne  d'inspirer  quelque  creance  parmi  tous  ceui 
qui,  souvent  par  passion,  quelquefois  par  inter^t,  n'ont 
pas  craint  de  publierau  sujet  de  ce  sinistre  evenement  les 
versions  les  plus  contradictoires.  II  ne  faut  ajouler  que 
mediocrement  foi  k  ces  recits,  fabriques  longtemps  apres, 
sur  des  traditions  erronees.  On  ue  sail  meme  pas  si  Tan- 
neguy-Duchatel,  bien  loin  d'avoir  frappii  lui-ni§me  Jean 
sans  Peur,  n'etait  pas  rentrfe  de  suite  dans  Montereau 
avecle dauphin.  Du  reslecelui-cifutaussilot  accompagne, 
en  s'en  allant,  du  priisident  Louvet,  Robert-Loire,  Fran- 
cois de  Grimaux,  Pierre  Frottier,  Olivier  Cayet  et  Pou- 

1  ffiiloirt  dc  CluirliB  f/,  JuTcnal  des  Ur.-ins,  p.  ISO. 


S  PEUR. 

chant  de  Namac,  s^nechal  d'Auvergne,  tous  venus  avec 
lui.  Les  quatre  autres  elaient  restes  sur  le  pont.  Quand 
aux  seigneurs  du  due  Jean,  Nouailles  seul  avail  ose  le 
defendre.  Ses  compagnons  cependant  etaient  en  nombre 
suffisant  pour  le  venger,  or  ils  rentrerent  tous  au  chateau 
de  Montereau.  Toute  la  suite  et  I'escorle  de  Jean  sans 
Peur  s'en  retournerent  aussitOt. 
Le  corps  du  due  de  Bourgogne  etait  reste  sur  le  pont. 


des  valets  I'avaient  depouill(5!  On  ne  I'enleva  qu'a  minuit 
pour  le  deposer  dans  un  moulin.  Le  lendemain  on  le  porta 
k  rh6pital  de  Montereau,  oil  it  fut  enseveli  dans  une  des 
bieres  destinees  aux  pauvres  et  enterre  dans  I'eglise  'pa- 
roissiale  aveo  son  jupon,  ses  hotisseaux  et  sa  barrelte.  Uu 
an  apres,  par  ordre  de  son  fils  Philippe,  il  fut  transfer^  a 
Dijon  et  inhum^  a  la  Chartreuse  dans  un  lombeau  splen- 
dide.  Sa  veuve,  la  duchesse  douairiere  de  Bourgogne, 
distribua  aux  pauvres  3,000  livres,  altendu  que  le  due 
n'avait  pu  pourvoir  a  ce  legs  par  son  testament. 

Bient6t  surgirent  de  toutes  parts  des  accusations.  On 
mit  d'abord  I'assassinat  sur  le  compte  de  la  dame  de 
Giac,  dont  les  instances,  disait-on,  avaient  decide  Jean  k 
se  rendre  k  I'entrevue.  Puis  on  accusa  Philippe  Jossequin, 
favori  du  defunl.  lis  avaient  Hi  achetes  tous  deux,  disait- 
on,  par  les  Armagnacs.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'estque 
les  Dijonais  rasferent  la  maison  de  Jossequin  sur  la  place 
Sainl-Jean,  qui  etait  mouH  notable.  11  se  refugia  dans  le 
Dauphinfe,  oil  il  mourut  d'une  maniere  miserable.  Ses 
biens  avaient  ^t^  conBsqufe,  vendus,  et  avec  le  prix  la 
duchesse  avail  achete  la  chStellenie  de  Nevers.  Quant  a 
la  dame  de  Giac,  elle  donna  plus  de  creance  encore  aux 
bruits  accusateurs  en  se  refugiant  aupres  du  dauphin  ; 
c'etait  au  moins  une  maladresse. 

Jean  sans  Peur  £lait  partout  dMest§  et  maudit,  excepts 
en  Bourgogne;  k  Paris  comme  dans  ses  ttalsdu  Nord,  il 
s'^lait  conduit  comme  un  tyran,  impitoyable  et  cruel. 
Avec  ses  Bourguignons  il  ^tait  affable  et  liberal.  La  reine 
Isabeau  en  avail  peur  et  I'Anglais  le  reduulail.  Quoi  qu'il 
en  soil,  sa  mort  ne  servit  k  personne  en  France,  elle  ne 
fut  utile  qu'aux  ennemis  du  pays. 

A.-L.  Ravebgie. 


PETITS  VOYAGES  SUH  LES  RIVIEKES  DE  FRANCE. 


143 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  RIVIERES  DE  FRANCE. 


LA  SEL>'E,  SES  BORDS  ET  SES  SOUVENIRS. 


En  presencedela  villedeTroyes, 
la  Seine  recoit,  a  sa  droite  et  a 
sa  gauche,  une  foule  de  ruis- 
seaiix,  alimentes  par  des  sources 
voisines,  et  de  petites  rivieres 
qui  se  dispersent  Ji  travers  les 
prairies  pour  les  arroser.  Dans 
ce  nonibre  il  faut  noter  le  Lo- 
zain,  la  Magre,  I'Hurande  et  la 
Profonde.  Le  fleuve  se  A'wise  en 
^ outre  en  une  foule  de  bras  dont 
le  plus  gros  se  porte  a  droite  et, 
se  detournant  de  la  ville,  va  bai- 
gner  Pont-Saint-Ilubert  et  Pont- 
Sainte-Marie,  un  des  faubourgs  deTroyes.De  nombreux 
courants  p(5netrent  dans  la  ville,  la  ceignent  de  toutes 
parts  et  alimenlent  ses  usines.  Ces  canaux  furent  crea- 
ses a  grands  frais  par  Thibaut  IV,  comtcde  Champagne, 
moius  pour  seconder  I'induslne  et  I'activite  de  la  cite, 
que  pour  la  fortifier  et  Tembellir. 

Autour  des  remparts,  des  alltes  d'arbres  forment  une 
double  enceinte  de  promenades  qu'on  appelle  le  Mail. 
Dans  les  fosses,  attenanls  aux  promenades  du  faubourg 
Saint-Jacques,  sent  3'autres  allees  basses  en  forme  de 
berceaux,  arrosees  non  pas  par  ces  eaux  bourbeuses  et 
stagnantes  qui  croupissent  au  pied  de  beaucoup  de  nos 
cites,  mais  par  une  onde  limpide  et  courante  formte  en- 
core par  un  bras  de  la  Seine.  Ces  fosses  preseutent  I'as- 
pect  d'un  petit  vallon  dont  les  coteaux  sont  des  talus  ver- 
doyanls.  Qji  peut  dire  que  les  abords  de  Troves  sont 
charmanis,  et  ses  longs  faubourgs  contribuent  alui  don- 
ner  I'apparence  d'une  belle  ville.  Mais  Tespoir  qu'on  a  pu 
concevoir  un  moment  est  bient6t  decu. 

Des  rues  sales  et  etroites,  des  maisons  de  bois  petites, 
noires  et  mal  bilties,  voila  ce  qui  frappe  la  vue;  nean- 
moins  on  y  entrevoit  certains  edifices  qui,  tels  que  des 
eglises  nombreuses,  un  Hotel-Dieu  remarquable,  une 
maison  de  ville  avec  une  facade  fort  curieuse,  consti- 
tuent des  monuhients  dignes  d'examen.  Mais  tout  cela 
est  perdu  au  milieu  d'une  foule  de  maisons  irr^gulieres 
et  disgracieuses.  Comme  il  n'y  a  pas  de  carrieres  dans  la 
localile  et  qu'on  ne  peut  faire  venir  de  la  pierre  que  de 
Chitillon  avec  les  plus  grandes  diiliculles,  puisque  la 
Seine,  en  cet  endroit,  n'est  pas  encore  navigable,  il  en 
resnlte  que  Ion  n'emploje  gutre  pour  construire  que 
la  charpente  et  !a  pierre  de  craie ,  ce  qui  donne  aux 
maisons  un  aspect  noirilrc  et  sale. 

La  boucherie  de  Troyes  est  remarquable  en  ce  qu'on 
n'y  voit  jamais  de  mouches;  il  ne  faudrait  pas  se  hiter 
cepeudant  d'attribuer  ce  phenomene  ou  h  des  miracles 
ou  aux  prieres  de  samt  Loup,  mais  bien  plulota  I'obscu- 
rite  et  k  la  fraicheur  du  lieu  oil  un  courant  d'air  est  sans 
cesse  entrefenu. 

Nommfe  d'abord  Augmto-Bona,  puis  Trerassh,  cnfin 
Chiliin  TricmsinoTvm  sous  Jules  Cesar,  Troyes  etait  dans 
I'antiquit^  la  capilale  des  Tricasses.  Ce  peuple,  dans  la 
division  romaine  des  Gaules,  fit  partic  tour  a  tour  de  la 


Celtique,  puis  de  la  dcuxieme  et  de  la  cinqui^me  Lyon- 
naise ;  sous  les  Francs,  il  composa  la  Champagne,  ainsi 
nommee  de  ses  vastes  plaines.  Ce  nom  de  Trccnssis  ou  de 
Treca,  d'oii  on  a  fait  Troyes,  remonte,  s'il  faut  en  croire 
certains  etymologistes  hasardeux,  a  une  colonie  de 
Troyens ;  selon  d'autres  savants,  k  I'existence  de  trois 
chMeaux  anciens,  dont  le  principal  etait  celui  des  com- 
tes;  le  deu.xieme  s'elevait  derriere  le  couvent  des  Corde- 
liers; le  troisicme,  ruine  par  un  incendie  en  15S4,  ^tait 
situe  entre  Saint-Nicolas  et  I'ancienne  porte  du  Beffroi. 
C'est  \h  que  I'empereur  Louis  le  Bfegue  traita  le  pape 
Jean  VIII,  apres  avoir  recu  de  ses  mains  la  couronne  im- 
periale,  au  concile  qui  se  tint  dans  la  cathedrale  de 
Troyes. 

Tons  ces  chateaux  etaient  reliiSs  les  uns  aux  autres  par 
une  suite  de  remparts  avec  bastions,  etde  forts  tres-rap- 
prochfe.  On  attribue  une  origine  antique  k  ces  fortifica- 
tions, comme  I'attestent  les  noms  de  Tours  de  Paris 
dUeelor  et  d'Andromaque,  de  Porle  de  Jules-Cesar, 
qui  leur  furent  donnes  sous  Francois  I",  quand  elles  fu- 
rent reconstruites  ou  ri^parcps  dans  I'intention  de  repous- 
ser  I'invasion  menacante  de  Charles-Quint.  Ces  denomi- 
nations, tout  a  fait  dans  le  goiit  de  la  renaissance,  mon- 
trent  que  les  beaux  esprils  du  temps  aimaient  k  rappeler 
la  parente  fabuleuse  de  la  capitale  de  la  Champagne; 
cela  etait  conforme  d'aiUeursau  gout  gfeeral  de  la  nation 
qui  faisait  remonter  son  origine  a  Francus  ou  Francion, 
fils  d'llector. 

D^s  le  cinquiime  sitele,  Troyes  joue  un  grand  role  dans 
I'histoire.  En  431,  Atlila  se  trouve  en  face  de  ses  murs, 
apres  avoir  ravage  la  Bourgogne.  Saint  Loup,  eveque  de 
cetle  ville,  voulant  la  sauver,  va  au-devant  du  barbare 
avec  tout  son  clerge.  On  arrive  au  camp  ennemi ;  tout  k 
coup  le  cheval  d'un  chef  des  Huns,  effraye  par  les  rayons 
lumineux  du  soleil  que  rellelent  les  habits  pontificaux  de 
r^veque  et  les  ornements  sacres  qu'on  avait  apportesen 
grand  nombre,  se  cabre  et  se  renvcrse  sur  son  maitre 
qu'il  ecrase  dans  sa  chule.  Furieux  de  celt«  catastrophe, 
Attila  allait  ordpnner  le  massacre  de  la  deputation,  quand 
un  sentiment  soudainde  respect  lesaisit:il  promitasaint 
Loup  d'epargner  la  ville,  qu'il  visita  seulement  comme 
ami ;  puis  il  descendit  le  tleuvejusqu'k  M^ry  et  Pont-sur- 
Seine. 

Plus  sauvages  que  les  Hung,  les  Normands  ravagererit 
Troyes  au  neuvifeme  siecle.  En  1228,  Thibaut,  comte  de 
Champagne,  y  soutint  un  siege  contre  les  barons  qui 
voulaient  ravir  la  r^gence  i  Blanche  de  Caslille,  dont  il 
etait  le  courrois  chevalier.  Saint  Louis  vint  h  son  secours, 
et  fit  en  cette  occasion  ses  premieres  armes.  En  1415, 
Troyes  fut  prise  par  lo  due  de  Bourgogne,  et  reprise, 
treize  ans  apres,  par  Charles  VII  et  Jeanne  d'Arc. 

Sous  le  regne  et  par  les  ordres  d'Isabeau  de  BaviJre,  ie 
parlcment  y  fut  transfere,  en  1420;  ce  fut  li  que  cette 
reinemaria  sa  fiUe  Catherine  a  Henri,  roi  d'Anglelerre 
apres  le  traite  infame  qui  livrait  la  France  aux  Anglais. 
Charles  VIH,  Ji  son  depart  pour  lllalie  qu'il  allait  con- 
querir,  fit  k  Troyes  une  enlrtesolennelle.  Sous  Charles IX, 


1*4  ,  PETITS 

la  Saint-BartWlemi  y  laissa  des  traces  cruelles.  Enfin 
Napoleon  y  etublit  h  trois  reprises  son  quartier  general 
et  le  centre  des  operations  par  Icsquelles  il  repoussait 
I'invasion  des  coalises.  Attila  et  Napoleon  sont  le  premier 
et  le  dernier  de  ces  personnages  fameux  dont  nous  ve- 
nons  de  donner  la  liste  et  dont  I'liisloire  vient  se  lier  a 
celle  de  la  cite  Cliampcnoise. 

ATroyes,  deux  choses  sont  dignes  d'observation  :  d'a- 
bord  c'est  la  singularite  remarquaUe  d'une  ville  Mlie  au 
milieu  deseaux  et  qui  n'd  pas  une  seule  fontaine,  les  liabi- 


VOYAGES 

tants  pr^ferant  I'eau  de  puits  a  celle  de  la  Seine,  pourtant 
plus  salubre,  et  qui  leur  epargnerait  les  fievrcs  dont  ils  sont 
atteints.  Ensuite  c'est  la  frequence  des  incendies;  il  n'y 
a  pas  de  ville  en  France  qui  ait  passe  plus  souvent  par 
I'epreuve  du  feu  :  en  1188  et  en  1524,  elle  a  cle  brOlee. 
Leolocher  de  la  cathedrale  a  ete  foudroye  buit  fois  et 
chaque  annee  la  ville  estravagee  par  les  flammcs.  lleu- 
reusement  que  le  nombre  des  pompiers  y  est  considerable 
et  leur  zele  excessif. 
Jadis  la  Seine  etait  navigable  h  la  hauteur  de  Troyes ; 


Vue  de  Troyes. 


••elle  ne  jouit  plus  de  cet  avantage  a  cause  des  nombreu- 
ses  tranchees  qui  arrosent  la  ville  et  y  alimentent  une 
foule  d'usines.  Depuis  quelques  annees  Troyes  possede  un 
canal  qui  sert  h  la  navigation  depuis  Marcilly  et  est  d'un 
prix  inappreciable  pour  le  commerce  et  la  richesse  de  la 
tasse  Champagne;  la  contrfe  a  maintenant  un  aspect  ani- 
me  qui  n'attriste  plus  le  voyageur  quand  il  suit  la  vallee 
de  la  Seine  depuis  Troyes  jusqu'a  Mery.  La  se  trouve  un 
petit  port  qui  donne  au  paysage  du  mouvement  et  de 
■la  vie.  On  y  apercoit  tres-souvent  une  barque  de  p6- 
cheurs  ou  une  legfere  nacelle,  chargee  de  promeneurs, 
dont  I'aspect  rejouit  le  regard  qu'attristaient  autrefois  des 
prairies  monotones  el  des  iles  marecageuses. 

De  nombreux  canaux  de  derivation  penetrent  de  toutes 
parts,  nous  I'avons  dit,  dans  la  ville  de  Troyes;  ilssereu- 
■nissent  aprfes  la  porle  du  faubourg  Saint-Jacques,  nom- 
raee  aussi  porte  de  Jules-Cesar.  Mais  ils  se  divisent  en 
line  foule  d'autres  ramifications  auxquelles  se  rattache  le 
bras  qui  s'est  ^loigne  de  la  ville  et  s'est  grossi,  en  se  de- 
tournant,  des  eaux  de  la  petite  riviere  de  la  Barse,  dont  la 
source  se  trouve  sous  le  chSteau  de  Vendoeuvre.  Parmi 
ces  bras,  les  principaux  ont  des  noms  particuliers.  Dans 
la  ville  il  y  a  le  grand  et  le  petit  rii,  nom  gencrique  des 
ruisseaux  dans  la  Champagne  et  la  Brie.  Bur  la  rive  droile 
de  la  Seine,  au-dessous  de  Troyes,  la  Melda  va  arroser 
Sainte-Maure,  Saint-Benoit  et  Villecerf,  prend  a  Chauchi- 
gny  le  nom  de  Noue-des-Rondes  et  s'eoarte  d'une  demi- 


lieue  du  fieuve.  La  Seine  laisse  echapper,  dans  tous  les 
sens,  une  foule  de  courants  qui  ferment  un  long  archipel  et 
arrosent  un  grand  nombre  de  villages,  dont  le  plus  impor- 
tant possede  au  plus  quelques  centaines  de  chaumieres 
d'un  aspect  cbetif  et  pauvre,  sale  et  repoussant. 

C'est  qu'on  ne  possede  dans  celte  localite  aucune  es- 
pece  de  bois  de  charpente,  ces  materiaux  ne  sont  abon- 
dants  qu'a  I'extremile  sud  du  deparlement  de  I'Aube.  Ou 
en  est  reduit  h  construire  les  maisons  avec  des  carreaux 
de  terra  preparfe  k  I'avance  et  durcis  ii  I'air,  que  Ton  as- 
seoit  sur  une  maconnerie  de  blocailles  ou  de  craie  ^levee 
d'un  pied  au-dessus  du  sol.  Des  lors  ces  cabanes  peuvent 
s'enlever  facilement  de  leurs  bases  et  deviennent  pour 
ainsi  dire  transportables.  Aussi  un  plaisant  proposait-il 
la  formation  d'une  compagnie  pour  monter  i  Troyes  une 
fabrique  et  un  entrepot  de  maisons ;  de  cette  fafon  cha- 
que habitant  pouvait  choisir  sa  demeure  et  se  la  faire 
expedier  ii  domicile.  En  tout  cas  les  possesseurs  de  ces 
maisons  auraient  el6  forces  de  renouveler  souvent  leurs 
achats,  car,  en  depit  des  precautions  prises  contre  les 
invasions  du  fleuve,  et  I'attention  que  Ion  a  de  ne  con- 
struire les  fondations  qu'avec  la  craie  la  plus  dure  et  la 
plus  solide,  les  pluies  et  les  inondations  ont  min^  bien 
vite  les  constructions  les  mieux  faites  en  apparence,  et 
celles  qui  durent  une  centaine  d'annees  sont  consider&.s 
comme  de  respectables  reliques. 

A  gauche  de  la  Seine,  entre  le  fleuve  et  la  route  de 


SUR  LES  RIVIERES  DE  FRANCE. 


1-4j 


Paris  qui  coloie  la  vallee  et  s'eleve  sur  le  haul  des  colli- 
nes  en  commandant  la  plaine,  coulent  plusieurs  petits 
ruisseaux,  et  se  trouvent  des  etangs  parmi  lesquels  on 
remarque  celui  de  Megrigny.  En  cet  endroit  le  fleuve 
concentre  ses  eaux,  son  lit  devient  plus  large,  plus  pro- 
fond;  il  entreenfin  a  Mery  pour  y  devenir  navigable,  en 
\erlu  dune  ordonnance  royale.  Mais  les  bateaux  ne  re- 
montent  la  Seine  jusqu'a  Mery  que  dans  la  saison  des 
hautes  eaux. 

Mery,  chef-lieu  de  canton,  est  d'un  agr^able  aspect ; 
son  petit  port  a  du  mouvement,  il  est  le  premier  qui 
ait  elk  ouvert  a  la  navigation  sur  la  Seine-,  on  y  em- 
barque  les  produits  qui  arrivent  de  toys  les  points  du 
departement  de  I'Aube.  Dans  la  ville  on  ne  remarque 
guere  qu'un  pit^  de  maisons  qui,  sans  ^tre  mieux  con- 
struites,  sont  cependant  plus  neuves  et  plus  propres  que 
les  maisons  de  Troves;  ceci  est  le  resultat  du  dtsastre 
qu'eprouva  cette  ville  au  mois  de  fevrier  1814.  Bliicher 


et  ses  Prussiens  avaient  ete  battus  a  cette  ^poque  par  les 
Francais  dans  les  plaines  de  Mery.  Furieux  de  sa  defaite, 
Bliicher  jura  de  s'en  venger  :  il  mit  le  feu  a  la  ville  et  ne 
laissa  pas  une  seule  de  ses  maisons  debout. 

La  grande  route  de  Paris  passe  assez  loin  de  Mery  et 
s'eloigne  encore,  au  dela  de  cette  ville,  de  Romilly  el  de 
Pont-sur-Seine.  Elle  eilt  traverse  cesdeux  cites  si  Ton  n'eut 
consults  pour  cela  que  I'interSt  des  habitants  et  la  curio- 
site  des  voyageurs  ;  mais  les  inondations  eussent  rendu  la 
route  impraticable  pendant  I'hiver.  Aux  environs  de  Me- 
ry sont  des  pepini^res  nlagnifiques;  on  y  eleve  les 
abeilles  avec  succes.  Le  terrain  commence  a  devenir 
meiUeur,  on  s'apercoit  que  le  plateau  fertile  de  la  Brie 
n'est  pas  loin.  Le  bassin  de  la  Seine,  plus  clendu,  s'elargit 
et  s'entoure  d'epaisses  moissons  reservecs  il  la  capitale.  La 
p6che  y  est  aussi  plus  abondante,  on  y  trouve  tons  les 
poissons  d'eau  douce,  jusqu'a  latruite. 

A  la  sortie  de  M^ry,  la  Seine  se  dirige  directement 


VllC    dc    Culllljtli. 


Test  i  I'ouest ;  elle  evite  d'entrer  dans  le  departement  de 
la  Marne,  le  c6toie  seulement  un  pen  sur  la  droite  et  de- 
tache  le  canal  Sauvage,  celui  des  moulins  et  d'aulres  bras 
qui  s'avancent  au-devant  de  I'Aube  pour  la  recevoir.  Le 
terrain,  incline,  enlraine  I'Aube  qui  va  se  jeter  dans  la 
Seine  a  I'extremite  sud  du  departement  de  la  Marne,  pres 
de  Saron  et  de  Marcilly  ;  c'est  co  que  disent  les  paysans 
de  la  contree  dans  une  de  ces  phrases  rim^es  qui  seni- 
blent  avoir  inspire  au  pere  Huffier  sa  gtographie  tech- 
nique : 

Sotre  Marcilly  et  Saron 

Le  fleuTe  d'Aube  perd  son  nom. 

L  Aube  a  eu  jusqu'ici  un  cours  beaucoup  plus  etendu 
que  celui  de  la  Seine,  et  depuis  longtemps  s'est  trouvee 
navigable ;  aussi  a-t-elle  pu,  en  raison  de  son  importance, 
donner  son  nom  i  un  departement.  Mais  elle  se  reunit 
II. 


d'une  maniere  trop  ^videnle  h  la  .Seine  pour  qu'on  hesite 
a  croire  que  ce  soil  elle  qui  doive  perdre  et  son  nom 
m4me  et  son  existence. 

Tout  en  recevant  I'Aube  a  Marcilly  par  I'lnterm^diaire 
de  ses  canaux,  le  bras  principal  du  fleuve  court  toujour^ 
en  appuyant  sur  la  gauche,  et  laisse  echapper'plusieurs  au- 
tres  ramifications  qui  se  rejoignent  a  I'un  de  ces  nombreux 
confluents  dont  la  conlr^e  est  parsemee.  Romilly,  bourg 
important,  s'etend  sur  la  rive  gauche  dans  la  longueur 
d'une  lieue.  La  principale  source  de  sa  richesse  et  la  plus 
imporlante  branche  de  son  commerce  consistent  dans  la 
fabrication  des  aiguilles  et  dela  bonneterie.  Son  chateau, 
vraiment  remarquable,  est  entoure  de  beaux  peupliers  et 
possede  un  pare  coupe  par  des  canaux  richement  umbra- 
ges. Un  riche  banquier  en  est  le  proprietaire. 

La  Seine  se  dirige  ensuite  vers  I'abbaye  de  Selliferes, 
oil  les  cendres  de  Voltaire  furent  Iransportees  en  1778 

10 


146 


ESQUISSES  DE  LA  VIE  FLAMANDE. 


par  les  soins  de  M.  Mignot,  son  neveu,  alors  abb(5  du 
lieu.  Treize  ans  apres,  I'asscmblee  nationale,  jalouse  de 


possdder  les  restes  du  philosoplie,  los  fit  exhumer  et 
transporter  k  Paris  au  Panthion.        A.  L.  Raveiioie. 


ESQUISSES  DE  LA  VIE  FLAMAPE. 


CHAPITRE  III. 


5ni   VEDT    TROP    S'BLGVEB  ,    TOMBB    SODVENT    BIEU    BAS . 

(Suite.) 

tin  sourire  de  gratitude  eclaira  la  physionomie  sou- 
cieuse  du  cordonnier,  qui  s'^cria  en  levaut  les  yeux  au 
ciel  : 

«  Je  dois  remercier  Dieu  de  m'avoir  inspire  la  pensee 
de  venir  chercher  aupres  de  vous ,  \'an  Roosmael ,  ma 
derniere  consolation !  Vojci  le  seul  moment  heureux  dont 
j'aie  joui  depuis  plus  d'un  an...  Que  Dieu  vous  recom- 
pense, ami,  de  me  I'avoir  procure  I  Mais  ecoutez-moi  at- 
tenlivement,  et  vous  reconniitrez  qu'il  est  impossible  de 
soulager  les  maux  qui  m'.ii  cablent,  autrement  que  par 
une  affectueuse  compassion !  Vous  savez  ddija  quelle 
Strange  folie  me  saisit  tout  a  coup  ct  me  poussa  a  vouloir 
copier  les  manieres  frangaises.  En  renoncanl  ainsi  aux 
coutumes  de  mon  pays  pour  cellos  de  contrees  elran- 
geres,  j'ai  hasarde  les  benefices  certains  do  ma  premifere 
Industrie  contre  des  apparences  trompeuses.  Le  proverbe 
qui  dit :  •  micux  vaut  tin  oiseau  dans  la  main  que  deux 
dans  le  buisson  »  est  une  verite  irrecusable...  Que  n'en 
ai-je  ete  convaincu  plus  tot!  Maisle  plus  grand  mal  dans 
tout  cela,  c'est  que  mes  propres  enfan(«  ont  partag^mon 
erreur  et  suce  le  poison  d'une  education  vicieuse.  Ce  fut 
la  principale  source  de  mon  extreme  misere.  Si  je  n'avais 
pas  mis  ma  fille  dans  un  pensionnat  fran^ais,  je  serais  en- 
core mailre  Spinael...  Mais  que  vois-je?  Van  Roosmael, 
TOuspMissezl...  vous  tremblez! 

—  Nevous  preoccufez  pasdemoi...  continuez,  je  vous 
prie...  Je  pensais  a  Siska,  qui  est  aussi  dans  une  institu- 
tion francaise. 

—  Rappclez-la,  Van  Roosmael...  rappelez-la!  A  peine 
pourrez-vous  la  reconnaitre  maintenant! 

—  Peut-Stre  avez-vous  raison ,  men  ami ;  mais  de 
grace,  conlinuez!  Je  suis  impatient  de  savoir  si  je  puis 
vousserviren  quelqvie  chose. 

-*-Ehbien!  dono,Van  Roosmael,  lorsque  le  danger,  au- 
devanl  duquel  j'avais  aveuglement  couru,  fut  si  proclie 
de  moi,  queje  ne  pouvais  faire  autrement  que  del'aper- 
cevoir,  il  me  restait  encore  asscz  de  bou  sens  pour  que 
je  fusse  capable  d'esquiver  une  ruine  totale.  Mais  I'edu- 
catioii  (i  la  (ranfaisc  qu'avaient  recue  mes  enfants,  ayant 
etouffe  dans  leur  cccur  tout  sentiment  filial,  ils  dovinrent 
bientdt  les  maitres  dans  ma  marson,  et  moi,  je  fus  leur 
serviteur. ..  Ils  ont  joue,  danse,  festoyij,  jusqu'i  ce  qu'il 
ne  me  resist  absolument  rien ,  et  alors  ils  ont  continue 
leur  vie  de  plaieirs,  contracte  des  dettes,  vendu  mes  biens 
et  mes  meubles.  Pour  mettre  le  conible  Ji  leurs  affreux 
precedes,  ils  ontalTecte  de  me  regaider  comme  un  imbe- 
cile et  se  sont  railles  de  moi  quand  j'ai  essay6  de  les  raji- 


peler  a  leur  devoir.  Enfin,  Van  Roosmael,  ils  m'ont  si 
indignement  traite  que  jp  suis  tombe  malade...  Alors,  ils 
m'ont  abandonne  k  mon  niallieureux  sort,  comme  s'ils 
eussent  voulu  hJterma  mort  par  I'horreur  de  I'isolement 
oil  ils  me  lalssaient. 

A  cet  endruit  de  son  recit  I'artisan  se  tut;  sa  voix,  en 
prononcant  la  derniere  phrase  que  nous  venons  de  rap- 
porler.avaifprisdesintonationssourdesqui  trahissaient  la 
souffrance  morale  que  hii  causait  le  .souvenir  de  la  con- 
duitedenatureedeses  enfants.  Son  ami,  lui  aussi,  demeura 
silencieux...  II  etait  comme  atterr^  par  cette  triste  reve- 
lation. Cependant,  apres  une  pause  de  quelques  minutes, 
Spinael  rcprit  : 

«  Et  maintenant,  ma  maison  est entlerement  vide...  lis 
ontemporte  toutce  qu'elle  contenait,  tout  jusqu'ii  la  cou- 
verturede  mon  lit.  Ma  fille  1  quej'aimaissi  tendreraent  et 
qu'en  d^pit  de  sa  coupable  conduite,  j'aime  toujours,  ma 
Therftse  est  allte  vivre  a  Bruxelles  !  Mon  fils  John , 
voire  filleul,  est  rctourne  a  Paris...  Et  a  mon  tour, 
je  vous  le  r^pete,  ami  Van  Roosmael ,  je  dois  quitter 
Anvers,  ou  chaque  visage  en  face  duquel  je  me  trouve, 
me  semble  devoir  elre  celui  d'un  creancierprfit  k  m'ap- 
peler  fripon  ou  mendiant.  Avec  la  pauvrete,  mes  sen- 
timents d'honneur  me  sont  revenus...  Je  ne  saurais 
continuer  de  vivre  ainsi...  Et  pourlant  comment  ame- 
liorerai-je  ma  situation?...  Personne  ne  voudra  m'em- 
ployer ;  aucuii  maitre  cordonnier  ne  me  prendra  comme 
simple  ouvrier.  Je  n'ai  plus  d'babita  propres  pour  me 
v^tir,  ni  de  couverture  pour  me  garantir  du  froid  dans 
mon  lit.  II  ne  me  reste  plus  d'argent  pour  me  nourrir  et 
la  chambre  que  j'occupais  est  loute  a  un  etranger...  il 
faut  quejelaquittc;apres-demain...hyas!  Van  Roosmael, 
j'ai  voulu  prendre  un  essor  trop  eleve  etje  suis  tombe 
bien  has,  comme  vous  voyez.   » 

L'epicier  avail  ecoutS,  la  larme  ^  I'fleil,  I'histoire  de  son 
ancien  ami ;  et  quand  ce  dernier  se  tut  pour  la  seconde 
fois,  il  lui  dit  d'un  (on  fache  : 

«  Spinael,  je  ne  comprends  pas  pourquoi  vous  me 
cachez  ce  que  je  suis  le  plus  curieux  de  savoir.  Vous 
pretendez  qu'il  faut  que  vous  quittiez  le  pays...  Je  n'eu 
vols  pas  dutout  la  neoessite.  Un  veritable  ami  peut  faire 
beaucoup,  lorsqu'il  en  a  In  ferme  volonle.  Apprenez-moi 
done  le  chiffre  auquel  montent  vos  delles. 

—  Je  devine!  s'ecria  I'artisan,  pen6tre  d'admiration  et 
de  reconnaissance,  je  devine  vos  intentions  charitables... 
Mais  je  n'accepterai  pas  le  sacrifice  que  vous  meditez.  Je 
suis  assez  heureux  d'avoir  trouve  un  honnSte  homme  qui 
ne  me  regarde  pas  comme  indigne  de  sa  sympathie  et  de 
son  assistance.  Separons-nous,  Van  Roosemael.  Je  tra- 
vaillerai  desormais  sans  relache,  et  si  je  ne  rfeussis  pas  cL 
payer  toutes  mes  dettes  avant  de  mourir,  ce  ne  sera  pas 
du  moins  la  bonne  volonte  qui  m'aura  manque.  Donnez- 


I 


ESQUISSES  DE   LA 

moi  votiemain,  monbonami,en  signe  de  parfaite  recon- 
ciliation et  de  consolant  adieu,  et  priez  quelquafois  pour 
raes  enfants!  • 

Ed  voyant  Spinael  a'opiniatrer  ainsi  dans  sa  resolution, 
r^picier  parul  renoncer  a  son  projet.  11  quitla  soa  siei^e 
en  disant  : 

«  Je  no  puis  vous  Corcer  a  accepter  mon  assistance... 
Mais  vous  ne  refuserez  pas,  j'espere,  de  prendre  un  verre 
de  vin  avec  moi  avaut  ,de  vuus  en  alter.  J'ai  encore  dans 
ma  cave  une  bonne  bouteiUe  qui  dale  de  I'annee  de  la 
comete.  Rasseyez-vous  done,  Spinael,  et  ne  perdez  pas 
courage,  je  vous  le  repete  encore  une  tois.  Le  malheur  ne 
vient  toujoursquc  trop  vite,  niais  souvent  aussi  la  fortune 
arrive  inopiaement.  » 

Ea  aclievant  ces  mots,  Van  Roosmael  sortit  de  la 
chambre  et  descendit  dans  sa  cave.  Lorsqu'il  reparut,  peu 
d'instaats  apres,  dans  I'arriere-boutique,  il  tenait,  outre 


la  fameuse  bouteille  de  vin  de  la  comete,  deux  gobelets 
qu'il  posa  sur  la  table  et  emplit  jusqu'au  bord,  en  s'e- 
criant  : 

«  Aliens  Spinael,  puisqu'il  faut  absolument  que  nous 
nous  separions,  buvons  h.  votre  sante  et  a  votre  bonne 
chance!  Et,ajouta-t-il,  apres  que  lecordounier  eut,  k  son 
exemple,  avale  le  coutenu  de  son  verre,  puisque  vous  ne 
Koulez  en  aucune  manitjre  accepter  mes  services,  vous 
pouvez  bien  au  moins  me  dire  ii  combien  se  montent  vos 
dettes,  et  de  quelle  facon  vous  comptez  vous  y  prendre 
pour  les  acquitter.  Le  travail  manuel  ne  rapporte  pas 
beaucoup,  ainsi  que  vousle  savez  vous-meme,  et  si  vous 
n'yjoignez  quelque  petit  negoce,  vous  parviendrez  diffi- 
cilement  a  amasser  une  somme  suffisante  pour  vous  liqui- 
der. 

—  Cela  n'est  que  trop  vrai,  dit  Spinael  avec  un  soupir. 
Mais  pour  la  satisfaction  de  ma  conscience,  j'economise- 
rai  sur  mon  pain  quotidien,  pour  payer,  chaque  annee, 
une  partie  de  mes  dettes ;  et,  qui  sait?  si  Dieu  m'accorde 
une  longue  vie,  peut-Mre  r^ussirai-je  a  m'acquitter  en- 
tiereraent  envers mes  cr^anciers,  car  enfin  il  n'est  pas  im- 
possible d'epargner,  je  suppose  en  vingt  annfe,  une 
somme  de  six  cents  florins. 

_  —  Six  cents  florins,  repela  le  boutiquier.  Des  flprins 
de  Hollande? 

—  Non,  de  Brabant.  Je  devais  beaucoup  plus  que  cela  ; 
mais  lors  dela  rente  de  ma  maison,  ceux  de  mes  crten- 


ViE  FLAMANDE.  447 

ciers  qui  avaient  pris  leurs  hypotht;ques  sur  cette  pro- 
priete  ont  ete  soldes. 

—  Ab!..  Au  reste  .«ix  cents  florins  de  Brabant,  ce 
n'est  pas  une  enorme  somme.  Allons,  Spinael,  buvons  ua 
autre  verre  de  vin.  Comme  vous  le  disiez  tout  a  I'heure, 
il  n'est  nullement  impossible  de  metlre  de  cote  une  sem- 
blable  somme....  Quant  i  vos  enfants,  il  faut  esperer 
qu'ils  se  reformeront...  Nous  avons  ete  jeunes,  nous  aussi 
Spinael,  et  .  I'on  ne  pent  placer  une  vieille  tele  sur  de 
jeunes  epaules,  •  dit  le  proverbe.  Mais  je  m'apcrcois  que 
nous  n'avons  rien  i  melt:resous  la  dent,  en  de^ustant  notre 
vin...  Altendez-moi  une  minute,  je  vais  chercher  quel- 
ques  bi.scoltes.  » 

■V'an  Roosmael,  cesta  absent  beaucoup  plus  longtemps 
qu'il  n'etait  necessaire  pour  s'acquitter  de  la  commission 
qu'il  venait  de  se  donner  a  lu!-m^me.  Quand  il  rentra, 
il  tenait  elTectivement  une  assiette  deljiscottes,  qu'il  posa 
sur  la  table  avec  une  distraction  visible;  apres  quoi,  se 
tournant  vers  le  cordonnier,  il  lui  dit  d'un  ton  serieux  : 

•  Spinael,  votre  pere  etait  le  meilleur  ami  ot  le  plus 
proche  voisindu  mien,  nous  avons  grandi,  vous  et  moi 
a  cote  I'un  de  I'autre,  nous  avons  joue  ensemble,  et  nous 
avons  ete  inseparables,  non  moins  que  si  nous  eussions 
ete  treres,  jusqu'a  I'Sge  de  quatorze  ans.  Vous  n'avez 
jamais  ete  mon  ennemi,  autrement  vous  ne  m'eussiez 
pas  aujourd'buiconfie  vos  peines  ;  moi,  jesnis  toujours 
reste  votre  ami,  et  la  preuve  c'est  que  le  recit  de  vos 
chagrins  m'a  arrache  des  larmes;  je  pense  done  avoir 
le  droit  de  vous  assister  dans  votre  detresse  et  de  vous 
prater  au  moins  un  peu  d'argpnt  pour  le  voyage  que 
vous  allcz  entreprendre.  Toutefois,  ■  comme  les  bons 
Gomptes  font  les  bons  amis,  je  vous  demanderai  de  me 
donner  un   recu   de  la   petite  somme  que  je  vais  vous 

;  remettre  :  vtiyez,  il  est  tout  pret ;  signez-le  sans  le  lire ; 
c'est  une  marque  de  confiance  que  j'ose  atlendre  de 
monmeilleur  ami,  et  qui  m'epargnera  toutenouvelleobjec- 
tion  de  votre  part  a  ce  prSt  indispensable;,  car  vous  ne 
pouvez  reellement  vous  mettre  en  route  avec  huit  ou  dii 
florins  que  vous  avez  peut-^lre  dans  votre  poche... 
Toujours  est-il  que  je  ne  le  .souffriroi  pas.  i> 

Spinael.  qui  ne  possedait  pas  seulement  un  cens,  fut 
interieurement  charme  de  celte  offre  genereuse  ;  il  serra 
la  main  de  I'epicier,  prit  la  plume  et  signa.  A  peine  eut-il 
acheve  d'ecrire  son  nom  au  has  du  papier  que  lui  avail 
presente  Van  Roosmael,  que  celui-ci  s'ea  empara.  Puis 
elevant  sou  verre,  il  s'ecria  gaiement  : 

•  A  vos  succes  dans  notre  chere  patrie,  ami!  et  a  la 
prosperite  de  votre  nouvelle  boutique '.  Allons,  repondez 
done  k  ce  vceu  sincere,  et  ne  me  regardez  pas  de  cet  air 
effare...  Spinael,  mon  ami,  il  faut  en  prendre  votre  parti ; 
vous  ^tes  attrap^,  attrape,  attrape !  Hourab!  hourah ! 

— Je  ne  comprends  pasc&q,ue  vous  voulez  dire,  mur- 
mura  I'artisan,  stupefait  de  cet  acces  dhilarite.  Cepen- 
dant  vous  riez  de  si  bon  coeur,  que  je  ne  puis  faire  autre- 
ment quede  me  rejouir  aveo  vous.  Maisvoyons.dites-moi, 
qu'y  a-l-il,? 

—  Ce  qu'il  y  a?  Regardez  le  recu  que  vous  venez  de 
me  donner.  • 

Ell  parlant  ainsi,  le  boutiquier,  tout  en  tenant  le  papier 
a  quelque  distance  de  Spinael,  lui  montrait  du  doigt  la 
ligne  oil  etait  ecrit  en  gros  caractere  le  nombre  •  niille.  • 

«  Mille  florins!  s'ecria  Spinael  en  essayant  de  saisir 
le  papier,  ce  k  quoi  il  ne  put  reussir. 


148  ESQUISSES  DE  LA 

—  Oui  vraimentlreprilVanRodsmaeltl'un  air  de  triom- 
phe,  oui  vraiment,  mille  llorins,  et  les  voici!  ajouta-l-il 
en  jetant  siir  la  table  quelques  leltres  de  change,  et  un 
sac  d'argent. 

—  Jenelos  prcndrai  pas!  ditle  cordonnier  en  pleurant 
d'emotlon.  Je  ne  les  prendrai  pas  !  vous  pourriez  croire 
que  tel  etait  le  but  secret  de  ma  visile. 

—  Cepcndant,  objecta  I'epicier,  vous  ne  ferez  pas  la 
sottise  de  me  laisser  I'argent  dont  vous  m'avez  donn6  le 
recu...  Je  vous  enprie,  Spinael,  causons  serieusement  et 
raisonnablement.  Ecoutez  :  je  suis  riche ;  Siska,  mon 
unique  enfant,  ne  connaitra  jamais  lo  besoia,  ou  ce  sera 
assurement  sa  faute.  Notre  commerce  nous  rapporte  an- 
nuellement  plusieurs  milliers  de  florins  ;  outre  cela  nous 
avons  le  revenu  de  nos  proprietes...  Qu'est-ce  done  pour 
nous,  je  vous  le  demande  a  vous-m4me,  la  petite  somme 
que  vous  vous  obstinez  a  refuser?  Une  bagatelle.  Nous 
voila  d'accord  lii-dessus,  n'est-ce  pas?  A  present,  com- 
prenez  bien  la  marche  que  vous  allez  suivre.  Vous  satis- 
faites  immediatement  vos  cr^anciers.  Ce  sont  autant 
d'ennemis  que  vous  aviez  et  qui  deviennent  vos  amis. 
3'ai  une  petite  maison  en  ce  moment  inoccupee,  oil  vous 
allez  vous  etablir,  vous  achetcz  une  provision  de  cuirs; 
vous  engagez  des  ouvriers ;  je  vous  aiderai  jusqu'a  ce  que 
votre  travail  suffise  a  vos  depenses.  Au-dessus  de  votre 
boutique,  ferivezsimplenient  :  —  Jean  Spinael,  cordon- 
nier. Confectionnez  des  chaussuressoiides ;  je  vous  recom- 
raanderai  a  toules  mes  pratiques,  et  comme  il  n'y  a  point 
sur  le  recu  que  vous  avez  signe,  d'epoque  fixe  pour  le 
remboursement  du  pret  que  je  vous  fais,  vous  I'efl'ectue- 
rez  k  votre  aise.  Si.ensuite,  les  lecons  de  I'adversit^  ren- 
dent  vos  enfants  plus  sages  et  ouvrent  leur  coeur  au  re- 
pentir,  ils  viendront,  de  leur  propre  mouvemeni,  implorer 
votre  pardon.  Et  maintenant,  ami  Spinael,  procurei-vous 
des  habits  simples  mais  propres,  car  dimanche  prochain, 
apres  vfepres,  nous  irons  ensemble  au  pent  de  pierre,  boire 
une  bouteillede  forte  biere  et  jouer  aux  carles  une  beure 
ou  deux. 


VIE  FLAMANDE. 

—  Ne  m'offensez  point  par  votre  hfeilation  prolong^e, 
repliqua  Van  Roosmael.  Soyez  persuade  que  la  joie  que 
j'eprouve  aujourd'hui  en  me  voyant  en  elat  de  vousren- 
dre  service  est  bien  sup^rieure  a  celle  que  me  causerait 
un  benefice  de  dix  mille  florins.  Embrassons-nous,  Spi- 
nael, et  demeurons  toujours  amis.  » 

Les  deux  hommes  se  precipiterent  dans  les  bras  I'un  de 
I'autre,  sans  prononcer  un  mot.  Leur  extreme  Amotion 
les  privaitmomenlanement  de  I'usage  de  la  parole.  Enfin 
Van  Roosmael,  ayant  recouvr(5  Ig  calme  qui  lui  etait  ha- 
bituel,  reprit : 

•  Vous  me  ferez  plasir,  Spinael,  de  ne  point  parler  de 
celte  petite  affaire  a  madame  Van  Roosmael;  sansdoute, 
les femmes'sont,  elles aussi,  obligeantes,  meme g^nereuses, 
mais  a  leur  maniSre  etsuivant  leur  fantaisie,  el  rarement 
permellent-ellcs  a  leurs  maris  de  I'etre  selon  leursidees... 
Et  permettez-moi  de  vous  donner  encore  un  autre  avis... 
Gardez-vousM'avenirdesjeunes  gentUshommes  francais  I 

—  N'ayez  point  de  crainte  sur  ce  chapitre,  mon  bon 
ami.  Je  connais  ces  oiseaux-lii...  et  dorenavant  si  un 
Francais  me  commande  une  paire  de  souliers,  je  refuserai 
de  la  faire. 

—  Arretez  Spinael ;  ne  vous  jetez  pas  toujours  dans  les 
extremes  :  les  Francais,  commercanls  ou  bourgeois  qui 
se  sont  fixes  dans  noire  bonne  ville  d'Anvers,  sont,  a  ma 
connaissance,  de  Ires-honnetes  gens,  et  je  comple  m6me 
plusieurs  d'entre  eux  parmi  mes  meilleures  pratiques. 
Aliens,  mon  ami,  metlez  dans  votre  poche  votre  argent 
et  vos  billets,  et  venez  aveo  moi  visiter  voire  nouveau 
logement.  » 

Peu  de  jours  apres  celui  oil  avail  eu  lieu  celte  scene 
touchante,  Spinael  prit  possession  de  la  maison  que  lui 
avail  louee  Van  Roosmael.  Deja  la  nouvelle  boutique  du 
cordonnier  toil  bien  approvisionnee  de  cuir  et  bien  gar- 
nie  de  souliers.  Deux  ouvriers  compagnons  travaillaient, 
a.ssisi  cotedu  maitre.  En  quelques  mois,  Spinael  parvint 
;i  se  faire  une  bonne  clientele,  grice  aux  pressanles  re- 
commandations  de  Van  Roosmael,  et  aussi  k  I'excellenle 
qualile  des  chaussures  qu'il  confeclionnait.  Tous  les  di- 
manches,  les  deux  amis  allaicnt  npres  les  offices  se  pro- 
mener  jusqu'au  pont  de  pierre;  la  ils  buvaient  ensemble 
une  bouteille  de  biere,  el  dans  la  soiree,  ils  faisaient  leur 
parlie  de  cartes,  soil  dans  un  cafe,  soil  dans  leur  propre  ' 
logis.  En  un  mot,  ils  avaientrepris  toules  leurs  anciennes 
habitudes,  et  sans  la  deplorable  conduile  des  enfants 
de  Spinael,  ilsne  se  seraient  souvenus  du  passe  que  pour 
se  r^jouir  doublement  de  leur  bonheur  actuel. 


—  Dois-je  profiler  de  sa  g^nereuse  bonte  ?  disait  Spi 
nael  en  se  parlant  a  lui-meme. 


LE  CHEVAL. 


149 


eiSTOlRE  NATURELLE. 


I.E  CHEVAI.. 

On  ne  saurait  ecrire  une 
histoire  complete  ou  abre- 
gie  du  cheval  sans  la  faire 
preceder  du  magnifique 
exorde  de  Buifon  dans  la 
description  de  cet  utile  et 
brillant  qiiadrup&de. 

.  La    plus    noble    con- 
.  quete   que  I'liomme  ait 

•  jamais  faite  est  celle  de 
-  ce  fier  et  fougueux  ani- 

•  mal  qui  partage  avec  lui 
.  les  fatigues  de  la  guerre 
«  el  la  gloire  des  combats  .- 

aussi  intrepideque  son  maitre,  le  cheval  voitleperd  et 
TafTronte  ;  il  se  fait  au  bruit  des  armes,  il  I'aime,  11  le 
cherche  et  s'anime  de  la  m^me  ardeur ;  il  partage  aussi 
ses  plaisirs,  ii  la  cliasse,  aux  tournois,  a  la  course,  il 
;  brille,  il  etincelle;  mais  docile  autant  que  courageus  il 
ne  se  laisse  point  emporter  a  son  feu,  il  salt  reprimer 
ses  mouvements;  non-seulement  il  ilechit  sous  la  main 


«  de  celui  qui  le  guide,  mais  il  semble  consulter  ses  de- 
.  sirs,  et  obeissant  loujours  aux  impressions  qu'il  en  re- 
«  coit,  il  se  prteipite,  se  niodere  ou  s'arr^te,  et  n'agit  que 
«  poury  satisfaire;  c'est  une  creature  qui  renonce  Ji  son 
«  fitre  pour  n'existcr  que  par  la  volonte  d'un  autre,  qui 
«  sail  mime  la  prevenir,  qui  par  la  promptitude  et  la  pre- 
"  cisionde  ses  mouvements  I'exprimeet  I'execute,  qui  sent 
•  autant  qu'on  le  desire  et  ne  rend  qu'autant  qu'on  f  eul, 
«  qui  solivrantsans  reserve,  ne  se  refuse  a  rien,  sert  de 
«  toutes  ses  forces,  s'excede  et  meme  meurt  pour  mieux 
«  obeir.  ■ 

A  ces  qualites  brillantes  developpees  avec  tant  de 
charme  par  le  celebre  naturaliste  se  joignent  d'autres  avan- 
tages  qui  frappent  moins  les  yeux  et  qui  ont  un  haut  de- 
gre  d'utilite. 

Le  cheval  de  labour,  celui  qui  traine  nos  diligences  ou 
les  lourdes  voitures  de  roulage,  ont  des  qualites  moins 
eclatantes,  il  est  vrai,  mais  lis  possedent  une  graade  force 
musculaire,  une  grande  patience  a  supporter  les  plus 
rudes  travaux  et  le  plus  vifatlachement  pour  leur  maitre. 

On  voit  souvent,  dans  les  campagnes,  ces  colosses  de 
Tespeoe  obeir,  avec  une  docilile  parfaite,  a  un  enfant 
qui  les  guide.  C'est  un  veritable  triomphe  de  la  force  de 
rintellisence  dominant  celle  de  la  matiere. 


Le  cheval,  comme  tous  jes  animaux  les  plus  utiles  a 

homme,  est  naturellement   doux  et  dispose  a  vivre  en 

socltSte  avec  lui ;  on  le  dresse  facilement  a  tous  les  usages, 


ses  qualites  naturelles  se  perfectionnent  par  I'educalion  ef 
il  accepte  avec  plaisir  I'autorite  d'un  maitre,  orsqu'il 
trouve  en  lui  douceur  et  protection. 


^°*  LE   CHEVAL. 

II  est  tres-rare  qu'un  clieval  .ibandonne  a  lui-meme  nc 
revienne  pas  a  la  niaison  dhatiilation  ;  il  y  trouve,  il  est 
vrai,  la  nourriture  et  le  couvert ;  mais  ne  trouverait-il 
pas  I'un  et  I'aulre  dans  hi  profondeur  des  forels  s'il  s'y 
jelait?  II  y  a  dans  ce  seul  fait  plus  que  de  I'instinct,  plus 
que  de  Thabitudo,  il  y  a  de  ratlachement  pour  le  lieu 
et  les  personnes. 

Depuis  les  temps  primitifs  il  y  a  eii  des  chevaux  dans 
presque  toutes  les  contrees  de  I'ancien  monde  et  sous 
toules  les  latitudes;  il  semlile  que  la  Providence,  consi- 
deranl  son  uliliK;  pour  les  elablissements  des  bommes.  I'ait 
multiplie  a  dessein  sur  la  surface  du  globe,  ainsi  que  I'es- 
pece  canine  que  Ton  rencontre  du  pole  nord  au  pole  sud 
avec  des  qualiles  et  des  instincts  appropries  a  tous  nos 
besoins. 

Cependanllecontinontamcricain,dont  les  savanessont 
peupleesaujourd'hui  declievauxsauvages,  n'en  possedait 
pas  lorsque  les  Espagnols  en  firent  la  facile  conquete.  Les 
anteurs  de  cette  epoque  pei^nent  en  couleurs  energiques 
Tetrroi  dont  furent  frappes  les  Piiruviens  et  les  Mexicains 
lorsqu'ils  -virent  les  cavaliers  espagnols  montes  sur  ce 
qu'ils  prenaient  pour  des  monstres,  s'elancer  dans  leurs 
rangs  presses.  Les  amies  ii  feu,  ce  tonnerre  de  I'bomme 
blanc,  ne  produisirent  pas  un  ctfet  plus  terrible  sur  ces 
inofTensives  populations,  que  leschevaux  ardents  etrapides 
qui  etaient  a  leurs  yeux  les  ministres  des  divinites  infer- 
nales.  On  comprend  facilement  par  la  terreur  que  cau- 
saient  cesetres  surnaturels  quels  durent  otre  les  massacres 
qui  signalerent  les  premiers  pas  des  Europeens  en  Ame  • 
rique. 

Maintenant  les  chevaux  s'y  sent  tellement  multiplies 
qu'ilsyvivental'etatsauvageet  par  troupes  innombrables 
dans  les  vastcs  pampas  et  les  forets  encore  incxplorees. 

BufTon  se  plaint  des  effets  de  la  servitude  sur  les  che- 
vaux qui  non-seulcmerit  y  perdent  une  partie  de  leur 
fierte,  mais  ont  la  bouche  deformee  par  le  mors  et  sont 
quelquefois  blesses  par  les  hariiachements  qu'onleur  im- 
pose; malbeureusemenl  ilcst  impossible  de  les  dompler, 
de  les  guider,  d'en  tirer  les  boiis  services  qu'on  en  exige 
sans  employer  ces  moyens.  Le  cheval  sauvage  peut  avoir 
quelque  chose  de  plus  fier,  mais  aussi  plus  farouche  que 
le  cheval  prive,  traile  dansde  bonnes  conditions;  mais  il 
n'en  possede  ni  la  grilce,  ni  I'elegance,  car  le  basard  seul 
preside  a  sa  reproduction.  Be  tous  les  animaux,  le  cheval 
bien  conforme  est  celui  qui  olTre  les  proportions  les  plus 
parfaites,  sa  laiUc  est  elevee,  il  n'a  nila  courte  grosseur 
da  bcEuf,  ni  la  grosse  tete  de  I'ftnc ;  tout  indique  chez  lui 
I'agilite  ainsi  que  la  vigueur  :  il  a  la  tete  haute,  I'oeil 
intelligent  et  vif,  desoredles  petites  et  mobiles  qui  ajou- 
tent  une  nouvclle  expression  ;\  sa  physionomie;  une  longue 
criniere  orne  son  cuu  ;  sa  queue  trainaiite  et  touffue  est  un 
utile  et  magnifique  ornemcnt. 

C'est  au  mouvement  des  orcilles  d'un  ctieval  que  Ton 
peut  juger  le  plus  surement  des  sentiments  qui  I'animent 
ou  des  passions  qui  I'agitent.  Lorsqu'il  marche,  surtout 
avec  rapidite,  ses  oreilles  se  tournent  en  avant  comme 
pour  percevoir  les  sons  et  pressentir  ce  qu'il  doitrencon- 
trer;  dans  la  colere  il  porte  les  oreilles  en  arriere,  en- 
semble ou  allernativemcnt;  lorsqu'il  est  fatigue,  les  oreilles 
s'abaissent. 

Lorsqu'un  cheval  eprouve  quelque  forte  passion,  quel- 
que dosir  violent,  il  raontre  quelque  fois  les  dents,  sur- 
tout quand  la  colere  I'anime  etqu'ilalavolonte  demordre. 


M.  de  Buffon  dit'que  le  cheval  a  cinq  sortes  de  hennis- 
sements  diU'erenls,  relatifs  5  differentes  passions  :  I'alle- 
gresse,  I'amour  ou  I'atlachement,  la  colere,  la  crainte  et 
la  douleur  :  il  fait  remarquer  aussi,  que  les  chevaux  qui 
hennissent  leplus'souvent,  surtout  d'allegresse  etdedesir, 
sont  les  meiUeurs  et  les  plus  genereux. 

Les  chevaux  dorment  peu,  quatre  a  cinq  heures  de 
sommeil  leur  suffisent;  encore  apres  etre  restes  deux 
heures  couches,  se  relevent-ils  pour  manger. 

Quoique  le  cheval  soil  d'un  naturel  tres-donx,  il  est  ce- 
pendant sensible  a  ['outrage  et  s'il  supporle  longtemps  des 
mauvais  traitements  injustes,  il  n'en  conserve  pas  mains 
le  souvenir,  etil  se  venge  crucUement  lorsqu'il  en  trouve 
I'occasion  fa\orable.  C'est  une  des  preuves  les  plus  pe- 
remptoires  de  son  intelligence;  car  s'ilaccepte  une  tSche 
jusle  et  modcree,  il  ne  supporte  pas  passivemcnt  une  in- 
justice reitcree. 

Nous  voyons  chaque  jour  un  cheval  atlele  b  une  char- 
relte  lourdcment  chargee  faire  tous  ses  efforts  pour  la 
faire  mardier,  il  ne  s'arretc  epuise  et  harasse  que  lors- 
qu'il a  reconnu  I'impossiblite  absolue  d'avancer,  muette 
protestation  centre  la  cruaute  interessee  dtson  maitre  ;  et 
presque  toujours  le  charretier,  plus  brute  que  son  cheval, 
au  lieu  de  comprendre  la  lecon,  jure,  crie,  frappe  cruel- 
lement  la  pauvre  bete  et  donne  k  la  foule  assemblee  le 
hideux  spectacle  de  la  force  brutale  venant  en  aide  a  la 
slupidite.  Comment  serait-on  etonneaprescela  si  le  cheval 
ainsi  mallraite  se  venge  de  son  bourreau?  Et  c'est  a  Pa- 
rissurtout,  dans  la  capitale  du  monde  civilis^,  que  les 
charretiers  et  les  rochers  offrent  sans  cesse  aux  regards 
ce  hideux  et  degradant  spectacle,  que  Tautorite  pourrait 
faire  cesser. 

Une  qualite  que  les  chevaux  possedent.  c'est  d'^lre 
sensibles  aux  eharmes  de  la  musique.  Les  chevaux  aiment 
le  son  de  la  trompette,  elle  les  anime,  les  excite  et  les 
pousse  en  avant  en  leur  communiquant  une  ardeurnou- 
velle;  on  voit  dans  les  cirques  oil  se  font  des  exercices 
equestres,  des  chevaux  qui  marchent  et  evoluent  en  me- 
sure;  la  main  qui  les  guide  y  est  sans  doute  pour  quel- 
que chose,  mais  le  sentiment  musical  ne  doit  pas  y  6tre 
etranger. 

II  existe  une  loi  k  peuprfes  generaleparmi  les  animaux, 
c'est  qu'ils  peuvent  vivre  six  ou  sept  fois  le  temps  qu'ils 
mettent  a  'Operer  leur  croissance;  celle  du  cheval  s'efTec- 
luant  en  qua:tre  ans,  il  vit  ordinairement  de  vingt-cinq 
a  t rente  ans. 

La  cannaissance  de  I'Sge  d'un  cheval  est  une  chose 
tres-importante .  mais  des  plus  difCciles  a  acquerir,  et 
qui  exige  une  assez  grande  habitude,  par  suite  des  ruses 
sans  nombres  dont  se  servent  les  niaquignons  pourdissi- 
nuiler  tous  les  vices  et  les  d^fauls  des  chevaux  qu'ils 
menent  en  foire.  Les  salieres  du  cheval  se  creusent  lors- 
qu'il vieillit,  mais  .c'est  un  indice  insuffisant;  on  arrive 
plus  positivement  h  la  counaissance  de  son  age  par  I'in- 
spection  des  denls.  II  en  a  quarante  :  viagt-quatre  iiiSi- 
chelieres,  quatre  canines  et  douze  incisives;  les  juments 
n'ont  pas  de  denls  canines  ou  les  ont  tres-courtes.  On 
juge  de  I'iige  en  examinant  avec  attention  les  incisdves  et 
les  canines  qui  sont  plus  ou  moins  usees  ,  le  palais  dont 
les  rides  s'effacent,  et  les  sourcils  dont  les  poils  blan- 
chissent  avec  le  temps. 

Herodole,  Pline  et  d'autres  anciens  auteurs  parlent  des 
nombreuses  troupes  de  chevaux   qui   vivaient  en  pleijio 


LE  CHEVAL. 

liberie  dans  plusieurs  contrees  de  I'Europe  et  de  I'Asie 
oil  il  n'y  ani  tigres,  ni  lions,  ni  carnassiers  assez  forts  pour 
les  meltre  h  morl  et  s'en  repaitre.  Les  loups  sans  doute 
et  les  ours  pouvalent  bien  saisir  de  jeunes  poulains,  mais 
ils  y  regardaient  a  deux  fois  avant  que  d'attaquer  un 
clieval  sauvage,  \if,  ardent,  impctueux  et  tres-capable 
de  se  defendre.  D'ailleurs  ces  animaux  ■vivaient  alors  en 
societe,  comme  ils  le  font  aujourd'liui  lorsqu'ils  sont  a 
I'etat  de  liberie,  et  ils  savaient  parfaitement  bien  s'entre- 
secourir. 

En  Ukraine  et  cbez  les  Cosaques  du  Don,  ainsi  que  dans 
les  plaines  de  la  Tartaric  ,  on  voit  de  tres-nombreuses 
troupes  de  chevaux  sauvages  qui  vivent  ets'ebattent  dans 
des  prairies  sans  bornes.  A  en  juger  par  ceux  que  nion- 
tent  les  cosaques  russes,  ces  chevaux  sont  pelits ,  laidg, 
mais  ardents,  infatigables  el  sobres.  lis  paraissent  ^Ire 
doues  d'une  intelligence  tres-developpee ,  marchant  en 
troupes,  et  reconnaissant  entre  eux  la  supreniatie  d'un 
chef,  qui  est  ordinairenient  le  plus  vigoureux ;  ceclief  com- 


ISI 


mande  une  troupe  qu'il  dirige  et  guide  avec  soin,  et  qui 
lui  obeit  avec  docilite.  Ce  que  Ton  en  raconte  ne  parait 
pas  improbable,  quand  on  songe  a  la  societi-  des  castors 
et  des  abeilles,  ou  a  rintelligence  du  chien  de  berger, 
animaux  qui  ne  sont  pas  plus  eleves  que  le  cheval  dans 
reehelle  des  4tres. 

En  general  les  chevaux  recherchent  la  society.  Lors- 
qu'ils ont  cesse  de  paitre  dans  les  champs,  ils  se  rassem- 
blent  volontiers  en  groupes,  en  attendant  I'heure  de  ren- 
trcri  la  ferme. 

Les  jeunes  chevaux  aiment  a  courir,  a  bondir  sur  la 
pelouse,  mais  ils  s'eloignenl  peu  de  leurs 'meres,  qui  sui- 
vent  du  regard  leurs  ebats  ,  et  dont  ils  comprennent  que 
la  protection  leur  est  indispensable. 

Dans  le  Leonnais,  en  Brctagne,  oil  on  e!e\c  de  nom- 
brcux  chevaux,  on  se  sert  de  jumcnts  pour  les  charrois, 
mais  on  en  met  trois  ou  quatre  a  une  peite  charrelte  pour 
ue  pas  les  fatiguer ;  on  les  voit  alors  suivies  par  un  menie 
nonibrede  poulains  qui  trottent  i  leur  cote. 


L'Amerique  meridionale,  surtout  les  rives  de  rCru- 
gay  et  les  contrees  habitees  par  les  Patagons  sont  peuplees 
de  chevaux  sauvages  que  les  naturels  prennent  i  I'aide 
du  lasso,  dont  ils  se  servent  avec  une  nierveilleuse 
adresse.  L^,  des qu'un  cheval  est  fatigue,  onl'abandonne; 
il  se  sauve  dans  la  plaine,  et  on  en  saisit  un  autre  pour 
continuer  la  route  jusqu'a  ce  qu'il  soil  ausi  rendu  de  fa- 
tigue. 

En  France  mfme,  il  y  a  peu  de  ancles,  il  y  avail  aussi 
des  chevaux  sauvages.  Dans  les  *astes  domaines  des  vi- 
comtes  de  Kohan,  au  milieu  des  solitudes  dela  Bretaqnp, 
il  existe  une  sombre  et  vaste  fori^t  qui  etait  encore  plus 
etendue  aux  quinzieme  et  seizifeme  siedes;  sous  I'om- 
brage  de  ces  vieux  chenes,  qui  avaient  peut-etre  tu  les 
mysteres  des  druides,  dans  les  peliles  vallees  fraiches  et 
arrosees  par  de  clairs  ruisseaux,  vivaient  pres  de  mille 
chevaux  et  cavales  dont  on  ne  connaissait  jamais  bien 
exactement  le  nombre,  et  qui,  comme  les  cerfs  et  les 
daims,  fuyaient  la  presence  de  I'homme.  Lorsque  le  cor 
des  chasseurs  faisait  retentir  les  echos  dela  forft,  on 
Toyait  se  precipiter  dans  une  course  rapide,  non-seule- 
ment  les  sangliers  nombreux  et  les  loups,  mais  aussi  ces 
chevaux  ,  dont  on  avail  i>eine  ii  dompter  I'humeur   fa- 


rouche et  independante  quand  on  reussissait  a  s'en  em- 
parer. 

Mais  quittons  ces  fougueux  habitants  des  steppes  et  des 
pampas,  pour  nous  occuper  des  races  diverses  qui  ont 
acc^pte  le  protectoral  de  I'homme,  et  qui  en  ont  recu  de 
grands  perfectionnements  dans  la  taille,  la  force  ou  la 
rapidite,  suivant  les  usages  auxquels  on  les  destine. 

Les  chevaux  arabes  ont  ete  de  lout  temps  reput&  les 
meilleurs  et  les  plus  intelligents;  ils  sont  de  taille  me- 
diocre, Sns,  vifs,  plulol  maigres  que  gras,  et  d'une  admi- 
rable Vitesse  a  la  course.  11  faut  qu'un  Arabe  soit  bien 
pauvre  pour  ne  pas  avoir  un  cheval,  qu'il  regarde  comme 
un  veritable  ami,  qu'il  (raile  avec  douceur,  et  qui  lui 
rend  attachement  pour  attachement.PeupIe  emineniment 
pasleur  et  guerrrier,  I'Arabe,  n'ayant  pour  s'abriter  que 
sa  tente,  il  y  fait  enlrerses  chevaux  qui  y  vivent  avec  sa 
famille,  y  couchent,  y  mangent,  sans  jamais  faire  de  mal 
il  qui  que  ce  soit,  mSme  aux  plus  petils  enfants,  qui  vont 
souvcnt  jouer  avec  eux ,  et  tr&s-probablement  ne  leur 
epargnent  pas  les  espiegleries. 

Nous  connaissons  aussi  certaines  parties  de  la  France 
oil  les  gens  de  la  campagne  aiment  passionnement  les 
chevaux,  les  trailent  avec  beaucoup  de  douceur,  et  en 


152 


LE  CIIEVAL. 


oiU  les  plus  grands  soins.  Ce  sont  ordinairement  les  pays 
de  production,  et  leur  inter^t  bien  entendu  fait  compren- 
dre  auxcultivateurs  que  I'cxces  de  la  fatigue  et  lesmau- 
vais  traitements  font  di^generer  les  races. 

Apr^s  le  cheval  arabe,  les  plus  estimfe  comme  ohe- 
vaux  de  selle  sont  les  barbes,  ils  sont  aussi  tres-propres 
a  la  course;  mais  il  n'y  a  que  c.eiix  de  premier  choix  qui 
aient  autant  de  nerf  que  les  arabes. 

Les  chevauxd'Espagne,  les  andaloux  particulierement, 
forment  une  magnifique  famille  ayant  beaucoup  de  sou- 
plesse,  de  feu  et  de  fiert^ ,  leur  robe  est  ordinairement 
noire  ou  marron  fonce  ;  on  pretend  que  ce  sont  les  meil- 
lours  pour  la  guerre,  et  ceux  dont  I'allure  majestueuse 
pr6te  le  plus  aux  grandes  ceremonies. 

Les  chevaux  anglais,  qui  precedent  en  ligne  directe  des 
arabes  et  des  barbes,  ont  aussi  une  grande  reputation ; 
ils  sont  forts,  vigoureux  el  hardis,  mais  lis  laissent  a  de- 
sirer  du  cote  de  la  grace.  Les  Anglais  ont  d'aiUeurs  ap- 
porte  une  intelligence  parfaite  a  croiser  les  races  de  ma- 
niere  a  les  perfectionner ;  ils  aiment  les  chevaux  et  les 
trailent  avec  beaucoup  de  douceur, leur  epargnant  les  fa- 
tigues excessives  et  les  brusques  changements  de  tempe- 
rature, cause  d'une  grande  quantity  de  maladies  qui  font 
perir  ces  animaux.  C'est  Ji  ces  soins  minutieux,  aces 
habitudes  de  confort  qu'ils  6lendent  jusqu'aux  animaux 
domestiques,  que  nos  voisms  doivent  leur  belle  espece 
chevaline  ,  plus  encore  qu'a  I'usage  des  courses,  qui  les 
passionnent  et  les  interessent  au  plus  haut  point. 

Ces  courses,  dont  les  plus  celebres  ont  lieu  a  Epsom, 
nous  semblent  peu  propres  k  reveler  les  qualites  reelles 
des  chevaux;  ils  y  d^ploient  il  est  vrai  une  vitesse  ex- 
traordinaire dont  I'utdit^  est  fort  contestable;  mais  cette 
Vitesse  meme  n'est  pas  I'^tat  normal ;  c'est  I'exception , 
c'est  la  suite  d'un  regime  en  dehors  des  lois  de  la  nature, 
et  que  Ton  norameenlrainemcnt.  L'amelioration  des  races 
est  le  pr^lexte,  les  paris  sont  le  but;  c'est  un  moyen  de 
se  ruiner  en  ereintant  de  pauvrcs  b^tes. 

Nous  ne  parlous  pas  des  steeple-chase  ou  courses  au 
clocher,  il  ne  s'y  trouve  ricn  pour  rutilit(5 ,  ni  pour  le 
ccEur,  ni  pour  I'esprit.  Le  plus    clair  des   resultals   ce 


sont  des  bras  casses  et  des  cotes  enfoncees!  pauvres  gens! 

Les  Turcs  et  les  Persans  surtout  ont  de  magnifiques 
chevaux  de  selle,  qu'ils  laissent  a  I'air  dans  les  campa- 
gnes  la  nuit  comme  le  jour,  mais  en  ayant  le  soin  de  les 
couvrir  de  tapis,  surtout  en  hiver,  pour  eviter  le  trop 
grand  refroidissement. 

Les  chevaux  que  Ton  prefere  pour  les  equipages  vien- 
nent  de  la  HoUande,  et  surtout  de  la  province  de  Prise. 
Les  danois  sont  gen^ralement  de  forte  taille  et  largement 
etoffes,  excellents  surtout  pour  les  attelages  et  pour  la 
guerre.  lis  sont  de  ces  races  vigoureuses  que  devaient 
recberchei;les  anciens  chevaliers,  lorsque,  charges  de  fer, 
ils  entraient  en  eampagne. 

La  France  possede  aussi  une  grande  variety  de  chevaux ; 
mais  elle  a  beaucoup  k  faire  pour  generaliser  les  belles  et 
bonnes  races,  pours'affranchirdu  tributqu'ellepaye  Si  I'e- 
tranger.  Malheureusement  on  n'y  comprend  pas  assezque 
la  bonne  production  est  insuffisante,  si  lessoins  hygi^niques 
et  les  bons  traitements  ne  viennent  pas  la  seconder.  Nos 
nieilleurs  chevaux  de  guerre  et  de  carrosse  viennent  du 
Limousin  et  de  certaines  parties  de  la  Normandie ;  la 
Bretagne,  r.4uvergne  et  le  Morvan  ont  de  bons  chevaux 
de  trait,  et  des  bidets,  race  peu  distinguee,  mais  trapue, 
vigourcuse  et  remplie  d'ardeur. 

Le  cheval  est  herbivore  etgranivore;  il  mange  dupain 
avec  plaisir  ,  se  montre  tres-friand  de  sucre  et  boit  vo- 
lontiersdu  vin.  Les  chevaux  que  les  Arabes  destinent  ^ 
etre  des  coureurs  rapides  pour  la  chasse ,  ne  mangent 
que  rarement  de  I'herbe  et  du  grain  ;  on  les  nourrit  plus  i 
particulierement  de  dattes  et  de  lait  de  chameau,  qu'on 
leur  donne  le  matin  et  le  soir. 

En  Basse-Bretagne,  conlree  oil  on  Sieve  beaucoup  de 
chevaux,  les  paysans,  pourvarier  leur  nourriture,  pilent 
et  melangent  avec  I'orge  les  bourgeons  tendresde  Tajonc 
marin  ;  ils  pretendent  que  les  chevaux  nourris  ainsi  ont 
le  poll  plus  lisse  et  plus  brillant. 

S'il  exisle  parmi  les  chevaux  de  v^ritables  colosses, 
comme  ceux  dont  se  servent  nos  brasseurs,  il  y  en  a  aussi 
de  trcs-petils,  de  veritables  lillipuliens  de  I'espece;  les 
Anglais  les  nomment  poneys.  Une  chose  digne  de  remar- 


que,  c'est  que  ces  petils  chevaux  naissent  presque  tons 
dans  des  iles.  Ainsi  on  en  vuit  dans  les  Orcades,  en  Corse, 
et  dans  I'lle  d'Ouessant.  Quolquefois  ils  ne  sont  pas  plus 
grands  qu'un  gros  chien  de  Terre-Neuve;  mais  ils  ont  en 
general  beaucoup  de  feu. 
Nous  avons  dit  que  les  chevaux  avaientplusieurs  sortes 


de  hennissements,  ils  ont  aussi  plusieurs  allures,  le  ga- 
lop, le  trot,  le  pas  et  I'anible. 

En  general  on  parvient  par  I'Sducation  a  corriger  les 
defauls  naturels  d'un  cheval,  et  a  developper  les  qualites 
cachees  qu'un  habile  ecuyer  sail  dccouvrir.  Nous,  en 
avons  la  preuve  acquise  et  pour  ainsi  dire  palpable  par 


LE  BOA. 


1S3 


les  resultats  auxquels  parvient  M.  Baucher.  Ainsi  un  che- 
val  de  lourde  encolure  peul  acquerir  de  la  ligferetc  ;  un 
cheval  r6tif  devient  docile;  un  cheval  ombrageux  entend 
sans  sourciller  les  coups  de  feu  que  Ton  tire  pres  de  lui. 
II  existe  cependant  une  chose  que  Ton  ne  peut  prevoir, 
que  Ton  ne  peut  maitriser,  ce  sent  ces  paniques  subiles 
querien  ne  presage,  cesvertiges  nommes  mors  aux dents, 
qui  saisissent  un  cheval  quand  on  y  pense  le  moins, 
qui  se  communiquent  menie  avec  la  rapidite  de  I'l^clair 
et  causent  de  cruelles  catastrophes.  Combicn  de  families 
ont  vu  transporter  pres  d'elles,  sanglants  et  mutiles,  un 
fils,  un  pfere,  une  mere,  sortis  peu  d'heures  avant  pour 
unejoyeuse  promenaSe!  Un  recent  ev^nement  de  cetle 
nature  a  prouve  que  nu\  n'etait  a  I'abri,  et  qu'il  frapp.iit 
les  plus  eleves  comme  les  plus  humbles.  Chaque  jour  nos 
feuilles  publiques  enregistrent  ces  malheurs;  on  en  parle 
pendant  quelques  jours,  puis  on  les  oublie.  Non-seule- 
ment  aucune  mesure  n'est  adoptte  pour  les  prevenir , 


mais  les  moyens  proposes  ne  sont  pas  exp6rimentes;  cela 
cependant  en  vaudrait  bien  la  peine. 

L'un  a  propose  un  appareil  qui  delache  le  timon  de  la 
\oitiire,  ce  qui  ne  garantit  pas  les  passants;  I'aulre  offre 
une  bride  qui  peul  resserrer  inslantanementles  narinesdu 
cheval  et  I'arreler  faute  d'air ;  I'autre,  se  fondant  sur  ce 
qui  se  pratique  dans  les  incendies  pour  faire  sortir  les 
animaux  indociles,  dans  les  ports  de  mcr  pour  embarquer 
les  chevaux,  en  Espagne  pour  maintcnir  les  mules  ef- 
fray^es  par  I'orage,  propose  une  visiere  mobile  qui  puisse 
ii  volonte  couvrir  les  yeux  du  cheval  ,  et  lui  derober  la 
vue  de  I'objet  qui  I'effraye  :  on  leur  met  dejb  des  visieres 
laterales. 

Enfin  nous  croyons  que  cette  question  interesse  assez 
I'humanite  et  la  siirete  publique  pour  attirer  I'attention 
des  personnes  qui  ont  le  devoir  et  le  pouvoir  d'y  veiller. 

Olivier  Le  Gall. 


I.E  BOA  CONSTRICTOR. 


f'  Un   voyageur   que 
I'amourjle  la  science 
conduitdansles  pro- 
fondeurs  des  deserls 
de   I'Afrique,  dans 
les  parties  les  plus 
brulantes  de  I'Afri- 
^'(|ue,  accabl^  de  fa- 
tigue et  de  chaleur, 
croit       quelquefois 
"C.      trouver  un    instant 
'  ',^de    repos    lorsqu'il 
arrive  dans  une  val- 
leeoii  vegetent  quel- 
ques arbusles   k  la 
,<p    '   -  •■  verdure  douteuse. 

De  hautes  herbes,  des  joncs  indiquent  une  riviere 
ignoree,  un  ruisseau  cache,  dont  un  soleil  devorant  n'a 
pas  encore  desscche  le  lit;  quelle  place  plus  propice  pour 
dresser  une  tcntc  et  passer  la  nuit?  A  I'aide  de  grands 
fenx  allumes  on  eloignera  les  betes  feroces  et  les  myriades 
d'insectes  aux  piqCircs  cruelles. 

On  prend  des  dispositions,  on  forme  le  petit  camp  pro- 
visoire ;  tout  a  coup  un  cri  d'effroi  se  fait  entendre  ;  un  in- 
digi-'ne  a  apcrcu  parmi  les  broussailles  un  immense  serpent 
boa  qui  se  reveille,  deroule  ses  spirales  d'acier,  leve  la 
tSte,  lance  des  regards  flamboyants  et  se  dispose  a  atta- 
quer  ceux  qui  sont  venus  troubler  sa  solitude  ;  alors,  ce 
n'est  qu'en  metlant  le  feu  aux  arbustes  et  en  tirant  sur  le 
monstre  de  nonibreux  coups  de  feu  que  Ton  parvient  k  le 
determiner  a  la  retraile,  et  longtemps  on  peut  suivre  du 
regard  sa  marche  rapide  en  voyant  les  ondulations  des 
herbes  s^ches  et  des  roseaux. 

On  comprend  facilement  les  chaudes  alarmes  que  doit 
causer  ce  dangereux  voisin,  quand  on  songe  h  sa  puis- 
sance, a  sa  force  irresistible,   Ji  son  agilite  sans  6gale. 
Le  serpent  boa  a  communement  de  sept  ci  huit  metres 
de  longueur;  quelquefois  m^me  il  parvient  h  un  dcvelop- 


pement  plus  considerable,  mais  ce  sont  des  exceptions. 

Son  museau  allonge  offre,  pour  la  forme,  quelque  res- 
semblance  avec  la  t6te  du  chien  couchant ;  le  sommet  de  la 
tJte  est  elargi,  il  a  les  yeux  tres-gros  et  les  orbites  sail- 
lantes,  I'ouverture  de  sa  gueule  est  enorme,  elle  est  garnie 
de  dents  nombreuses  et  tranchantes. 

Mais  si  le  boa  joint  i  la  plus  grande  force  musculaire  la 
facilite  de  s'elancer,  de  nager  on  de  grimper  pour  saisirsa 
proie,  la  nature  lui  a  refus^  les  vesicules  empoisonnees  et 
les  crochets  mobiles  qui  rendent  si  redoutables  d'autres 
serpents  des  contrees  tropicales.  Qu'en  aurait-il  besoin 
d'ailleurs  ?  Quel  animal  feroce  pourrait  resister  a  ses 
vigoureuses  ^Ireintes? 

Cet  enorme  serpent  est  aussi  remarquable  par  les  vives 
couleurs  de  ses  ecailles  que  par  sa  prodigieuse  longueur; 
il  ne  le  cede,  sous  ce  rapport,  qu'au  serpent  Boiga,  qui, 
pour  I'eclat  et  la  beaute,  est  dans  I'ordre  des  reptiles,  ce 
que  I'oiseau-mouche  et  les  colibris  sont  parmi  les  oiseaux. 

Les  couleurs  de  ces  ecailles  ne  sont  pas  les  menies  dans 
toutesles  contrees  oil  vivent  les  boas;  habituellementelles 
sont  d'un  fauve  dore,  avec  des  laches  noires  ou  rouges  et 
bordees  de  blanc,  ou  bien  d'un  chatain  de  divorses  nuan- 
ces, quelquefois  meme  d'un  rouge  tres-vif  seme  de  points 
noirs  ou  roux  :  cela  depend  des  varieties.  Leur  forme  varie 
peu. 

Les  plaques  sont  luisantes,  ovales,  de  deux  ou  trois  pou- 
ces  de  longueur,  echancrees  a  chaque  estremite  en  forme 
de  croissant  et  entourees  de  plusieurs  petiles  taches  sy- 
metriques  de  differenles  couleurs  vives  et  diaprees. 

Le  dessous  du  corps  est  d'un  cendre  jauniitre  avec  des 
taches  d'un  beau  noir. 

Lorsque  I'enorme  serpent  boa  s'avance  dans  les  deserts 
brulanls  oil  il  a  elabli  sa  domination,  on  voit  fuir  des  trou- 
peaux  de  gazelles,  d'antilopes  et  meme  de  singes  qui  se 
precipitent  epouvantcs  dans  les  laillis  les  plus  fourresou 
ils  esp(>rent  vainement  echapper. 

II  nes'arrete  que  lorsqu'il  est  parvenu  ci  saisir  une  vic- 
time  destinee  a  assouvir  sa  faim,  et  il  prefere  en  general 


154 


LE  BOA. 


les  pctits  animaux,  qui  sont  plus  faciles  a  alleindre,  i 
vaincre  eta  devorer. 

Ccpendant,  lorsque  c"est  un  gros  animal  qui  se  (rouve  a 
sa  portee,  s'il  craint  une  resistance  sericuse,  au  lieu  de  le 
■saisir  avec  la  queue,  il  Tenlace  de  tant  de  contours,  il  le 
presse  avec  tanl  de  violence,  qu'il  lui  brise  les  os  et  I'e- 
touffe  en  meme  temps  en  lui  saisissant  les  narines  avec 
les  dents ;  son  haleine  d'ailleiirs,  empestee  et  putnde 
comme  celle  de  lous  les  serpents,  suffirait  pour  asphvxier 


on  cnnCDii. 


Mais  ce  n'ost  pas  le  tout  que  de  saisir  sa  proie.  il  faut 
la  devorer ;  et  comme  il  n'a  pas,  ainsi  que  le  tigre  et  le 
lion ,  des  griffes  et  des  dents  capables  de  depecer  un 
animal  trop  gros,  il  I'enlraine  centre  le  Irene  d'un  gros 
arbre  qui  sert  de  base  pour  le  presser,  jusqu'ii  ce  qu'il 
ait  allonge  cette  masse  inertc  et  infornte  ;  puis,lorsqu'il 
en  a  diminmi  la  grosseur,  il  I'imbibe  d'une  salive  vis- 
queuso  et  I'avale  par  de  puissantes  aspirations  souvent 
repetees  ;  c'est  de  1^  que  lui  vient  le  nom  de  constrictor. 

^1    '.    1(  I  1 1  perdant  momenlanemfint  sa  force  et  son 


activite,  tombc  pour  cinq  ou  six  jours  dans  une  sorte 
de  sommeil  letbargique.  Les  negres  et  les  sauvages  pro- 
fitent  de  celte  circonstance  favorable  pour  I'^trangler  ou 
Vassommer;  ils  y  sont  pousses  par  le  desir  naturel  de  se 
debarrasser  d'un  aussi  dangereux  voisin,  et  par  celui  de 
manger  sa  chair,  qu'ils  trouvent  sans  doute  savouieuse  et 
delicate. 

Le  serpent  boa  est  d'a\Unnt  plus  a  craindre  pour  les 
animaux  qu'il  veut  atteindre,  que  sa  locomotion  est  d'une 
extreme  rapidilc,  malgre  son  enorme  masse.  lioule  en  spi- 
rale  sur  lui-m6me,  il  se  deloche  avec  vigueur  comme  un 
ressort  d'acier,  et  s'i51ance  i  leur  poursuile;  comme  il 
nage  avec  facilile,  il  ne  peut  etre  arretc  par  un  fleuve  ou 
un  bras  de  mer,  il  so  rouleavec  promptitude  jusqu'a  la 
cime  des  arbres  les  plus  eleves,  et  lorsqu'il  veut  francliir 
une  grandc  distance  qui  le  separe  d'un  autre  arbre,  il 
entortille  sa  queue  autour  d'une  forte  branche,  et  se  main- 
tient  ainsi  en  suspens ;  puis,  se  balancant  par  un  mouve- 
ment  nerveux,  rapide  comme  la  pensee,  il  se  jette  .sur 
I'arbre  voisin  et  s'y  accroclie. 

II  n'est  done  pas  surprcnant  que  ce  monstrueux  ser- 
pent ait  inspire  une  profonde  terreur  i  quelques  peupla- 
des  sauvages  de  I'.Mrique,  et  aux  habitants  du  Nouveau- 
Mon^e  avant  sa  decouverte.  Dans  plusieurs  endroils 
m^me,  on  lui  voua  une  sorte  de  culte,  on  lui  dressa  de 
grossiers  autels,  et,  commek  une  divinity  malfaisante,  on 


alia  meme  jusqu'a  lui  sacrifier  des  hommes.  .4]ors  on  pre- 
tendait  que  le  serpent  boa,  on  devin,  annoncait  par  des 
mouvements  plus  rapides  et  par  des  sifllements  plus  aigus 
les  grandes  catastrophes  qui  menacaicnt  les  peoples.  II 
est  fort  possible,  en  effet,  que  I'air  tres-charg6  d'electri- 
cite,  avant  les  trombcs,  les  tremblements  de  terre  ou  les 
orages,  iuflue  puissamment  sur  les  organes  des  serpents, 
et  leur  cause  des  mouvements  desordonnes. 

On  entoure  volonticrs  de  merveilleux  tout  ce  qui  est 
grand,  fort,  cruel  et  en  dehors  des  lois  ordinaires  de  la 
nalure ;  le  boa  ne  pouvait  y  echapper. 

Les  historiens  et  les  voyagcurs,  frappes  par  sa  grandeur 
et  sa  puissance,  ont  souvent  exagere  I'un  et  I'autre,  soit 
pour  emouvoir  les  imaginations,  soit  pour  relevcr  leur  16- 
merite  en  exagerant  les  dangers  qu'ils  ont  surmontfe. 
Sur  ce  point,  on  ne  doit  adopter  leurs  recits  qu'avec  une 
grande  circonspcction. 

Pline  raconle  que  I'armee  conduite  parKeguIus  sur  la 
c6te  septentrionale  de  I'Afrique  rencontra,  pres  du  fleuve 
Bagrada,  enire  Utique  et  Carthage,  un  enorme  serpent 
ayant  cent  vingt  pieds  de  longueur;  ce  monstre  surprit  et 
devora  plusieurs  soldats  romains  qui  s'ctaient  ecartes  du  i 
gros  de  I'armee  pour  se  baigner  ou  se  desalterer  dans  ceJ 
lleuve.  On  le  combattit,  mais  les   traits   s'dmoussaientj 
centre  ses  impenetrablesecailles;  on  ne  parvinl  a  le  tuer  I 
qu'cn  lui  lancant  uue  (?norme  pierre  a  I'aide  d'une  ma- 1 


LE  CHASSEUH  DE  CHAMOIS. 


tbS 


chine de  guerre ;  alors  il  cut  le  dos  tiise  et  expira.  La 
depouille.  de  ce  redoutable  enncmi  fut  suspendue  dans 
un  temple  ii  Rome. 

Tout  porte  a  croire  qn'il  s'agit  dans  ce  recit  d'un  ser- 
pent boa,  particulierement  la  circonstance  de  I'haleine 
empestee  dont  il  y  est  parle.  Quant  ii  la  longueur  du  rep- 
tile, on  peut  raisonnablement  penser  que  Pline  I'aura 
doublee,  ce  qui  lui  laisse  encore  une  dimension  capable 
de  satisfaire  les  amis  du  merTeilleux.  N'en  est-i!  pas  de 
mfeme  de  renonne  serpent  dont  parle  Diodore  de  Sicile, 
et  qui  (ut  tue  en  E^'Tpte,  non  sans  beaucoup  de  peine  et 
de  dangers? 

On  peut  placer  au  rang  des  fables  le  serpent  dont  parle 
lie  pere  Gumilla  dans  I'histoire  natUi-elle  de  I'Orenoque. 
Ce  serpent,  dit-il,  etait  tellenient  grand,  que  dix-huil  Es- 
pagnols  s'assirent  sur  lui  sans  s'en  apercevoir,  le  prenant 
pour  une  longue  et  grosse  poutre. 

Owen  pretend  qu'il  y  a  pres  de  Batavia  des  serfients 
dont  la  longueur  ne  s'eloigne  pas  beaucoup  de  cinquante 
pieds.  Ccci  se  rapproche  davantage  de  la  verite. 

Sledman,  dans  son  expedition  a  Surinam,  eutVoccasion 
de  reconnatire  par  ses  yens  toule  la  puissance  et  i'activito 
du  serpent  boa.  En  suivant  les  boi-ds  d'une  riviere  il  ren- 
<;ontra  un  serpent  enroule  sur  iui-meme,  et  qu'il  ne  re- 
connut  parfaitement  que  lorsqu'il  en  fut  a  quinze  ou  dix- 
huit  pieds.  Celui-ci  releva  xi\ement  la  t^te,  agitant  sa 
langue  avec  rapidile  et  lixant  sur  Stedman  des  regards 
flamboyants. 


Ce  dernier  saisit  son  fusil  et  fit  feu  sur  le  serpent,  qnil 
atteignit  desa  balle.  A  ce  choc  inattendu,  il  s'agila  avec 
violence,  brisant  et  coupant  tons  les  arbustes  qui  se  trou- 
vaient  a  sa  portee.  Stedman,  enhardi  par  le  succes  de  sa 
premiere  atlaque,  fit  feu  une  seconde  fois  sur  Tanimal, 
dont  la  fureuret  I'agitation  devinrent  extremes ;  ce  ne 
fut  qu'au  troisieme  coup  que  le  serpent,  attaint  dans 
une  partie  plus  vulnerable,  expira. 

On  lui  trouva  vingt-deux  pieds  de  longueur,  et  les  nfe- 
gres  declari-rent  que  c'etait  un  jeune  serpent  Age  lout  au 
plus  de  douze  ans. 

La  femelle  du  boa  confie  au  sable  ses  oeufs,  qui  n'ont 
que  deux  ou  trois  poucesdans  leurplus  grand  diametre; 
c'est  la  chaleur  de  Vatmosphere  qui  les  fait  eclore.  Mais 
il  est  hors  de  doute  qu'une  granrie  partie  de  ces  (Eufs 
sent  detruits  par  de  petits  animauxqui  s'en  nourrissent, 
et  que  plusieurs  des  jeuncs  serpents  abandonnes  ainsi 
sans  defense  perissent,  ou  sont  devores  par  des  oiseaux 
de  proie  et  des  animaux  carnassiers. 

Ces  causes  destructives  empeclient  la  trop  grande  mul- 
tiplication de  ces  enormes  reptiles  qui  seraient  si  dange- 
reux  pour  les  populations.  D'ailleurs,  il  en  est  des  grands 
serpents  comme  des  crocodiles,  des  lions,  des  tigres  et 
autres  betes  feroces  :  la  civilisation  les  refoule  peu  a  peu 
loin  des  habitations  des  hommes,  dans  les  profondeurs 
des  deserts  ou  des  monlagnes  inaccessibles. 

Olivier  Le  Gall. 


LE  CHASSEUR  DE  CHAMOIS. 


J'avais  fait  un  jour,  dans  mes  voyages, 
la  rencontre  d'un  S'yrien  ,  chasseur  de 
chamois.  Pendant  la  route,  il  m'avait 
raconte  plusieurs  aventurcs  fort  intcres- 
santes  qui  lui  elaient  arrivees  en  chasse. 
II  remarqua  par  hasard  que  je  prenais 
des  notes  en  i'ecoutant : 

«  Parbleu!  me  dit-d  tout  a  coup  en 
s'interrompant,  faites  mieux;  ^crivez  en 
entier  rhistoire  que  je  vais  vous  couter, 
et  soyez  persuade  que  personne,  avant 
vous,  n'aura  entendu  un  pareil  recit.  » 
J'acceptai  avec  empresscment  et  je 
u^e^llmal  bientot  tres-hcureux  d'avoir  recueiUi  une  des 
histoires  les  plus  merveilleuses  que  j'aie  jamais  enten- 
dues  et  que  je  livre,  en  substance,  ii  la  curiosite  des  lec- 
teurs  : 

L'annee  precedente,  c'est-a-dirc  un  an  avant  notre 
rencontre,  mon  chasseur  a\ait  decouvert  une  femelle  de 
chamois  prcle  a  mettre  bas.  Pendant  huit  jours,  il  la  sui- 
vit  avec  une  perseverance  inouie  pour  decouvrir  I'endroit 
oil  elle  deposerait  ses  petits.  "Parfois,  pour  eviter  lout 
bruit  qui  eut  pu  trahir  sa  presence,  il  etait  oblige  d'oter 
ses  boltines  et  de  marcher  pieds  nus;  une  fois  meme, 
force  de  gravir  un  rocher  a  pic,  il  coupa  tous  les  boutons 
de  ses  habits,  afin  d'eviler  le  leger  frolement  qu'ils  au- 
raient  produit  sur  la  pierre.  Enfin  il  decouvrit  que  les 
deux  petits,  mis  au  monde  par  la  femelle,  nichaient  dans 
,  une  espcce  de  grotte  naturelle  que  le  hasard  avait  placee 


sur  le  sommet  d'un  rocher  escarpe,  pour  ainsi  dire  inac- 
cessible. 


Des  deu.x  cotes  du  roc  s'ouvraient  deux  precipices  pro- 
fonds,  etfrayants,  dont  I'oeil  ne  pouvait  sonder  I'immen- 
site!  Une  espece  de  pent  naturel,  forme  par  d'etroits 
fragments  de  rochers  reunis,  s'elevait  au-dessus  de  la 
•grotte,  asile  des  jeuoes  chamois;  passant  au-dessus  de 
rabime,  ce  pont  ratlacbait  ce  rocher  a  d'autres  masses 
de  pierres  aussi  enormes.  Ce  passage  naturel  etait  trop 
eleve  pour  que  les  jeunes  chamois  pussent  y  monter ;  il 


J56  LE  CHASSEUR 

n'otfrait  un  moyen  de  salut  qu'ci  leur  mere.  Le  chasseur 
6tait  enchante  de  celle  disposition  des  iieux,  si  favorable 
k  ses  projcts.  U  s'avanca  pour  prendre  les  petits,  qui 


semblaient  ne  pas  pouvoir  lui  echapper.  Tout  h  coup  la 
mere,  qui  I'avait  apercu,  se  precipita  sur  lui  avec  cette 
furie  aveugle  que  I'amour  maternel  inspire  quelquefois 
aux  plus  faibles  creatures. 

Le  danger  qu'on  pent  courir  dans  ces  attaques  ne  re- 
sulte  pas  tant  du  choc  lui-meme,  qui  est  peu  violent,  que 
de  I'adresse  avec  laquelle  ces  animaux  essayent  de  faire 
entrer  leurs  cornes  aigues  et  recourbees  en  hamecon  dans 
les  jambes  du  chasseur,  pour  le  faire  tomber  dans  les 


DE  CHAMOIS. 

precipices.  Souvent  meme  il  arrive  que  I'homme  et  I'ani- 
mal,  attaches  ainsi  I'un  a  I'autre,  roulent  ensemble  au 
fond  de  I'abime. 

Notre  chasseur  ne  pouvait  tircr  sur  le  chamois;  il  n'a- 
vait  pas  trop  deses  deux  mains  pour  se  soutenir  au-des- 
sus  du  gouffre  qu'il  traversait.  A  peine  eut-il  le  temps  de 
parer  avec  ses  pieds  et  le  mieux  qu'il  put  cetto  brusque 
atlaque,  et  il  continua  d'avancer.  Alors  Tangoisse  de  la 
mere  fut  a  son  comble;  elle  se  precipita  vers  ses  petits  et 
se  mit  a  courir  autour  d'eux  comme  pour  les  preserver 
de  toute  attcinte.  Peu  de  temps  apres,  elle  sauta  en  bon- 
dissant  sur  le  fragment  de  roclier  en  plate-forme  auquel 
s'appuyait  le  pont  naturel  dont  nous  avons  parle,  et  voi- 
sin  de  la  grotte ;  puis,  du  haut  dc  cetle  position  ,  elle  ap- 
pelaa  elle,  par  des  cris  plaintifs,  ses  deux  petits. 

Mais  les  deux  pauvres  chamois  essayerent  en  vain 
de  sravir  le  rocher,  leur  faiblesse  les  en  empfechait; 
ils  dechiraient  inutilement  leurs  jambes  faibles  et  deli- 
cates  centre  les  asperites  de  la  pierre.  Leur  mere  les  en- 
courageait  par  des  bonds  et  des  sauts  qu'elle  paraissait 
leur  donner  en  exemple,  mais  les  infortunes  ne  pouvaient 
franchir  un  obstacle  infranchissable  pour  eux.  Quelques 
minutes  s'ecoulerent  ainsi ;  le  chasseur  avait  gagne  du 
terrain.  Quelques  passeulemcnt  le  separaientdesa  proie, 
et  il  allait  faire  un  nouvel  effort  pour  s'enapprocher  et, 
la  saisir,  quand  un  spectacle  vraiment  extraordmaire 
s'offrit  a  ses  yeux.  , 


Descendue  de  son  rocher,  la  femelle  avait  appuye  forte- 
ment  ses  pattes  de  devant  sur  les  parois  du  roc,  tandis 


que  cellcs  de  derriere  paraissaiont  entrer  dans  lesol,  tanil 
elie  y  nicttait  d'energie.  Dans  cette  position,  elle  formal 


M 


LE   CHATEAU  DE  VEAUCE. 


137 


one  espfece  de  pont  qui  permettait  a  ses  petits  d'arriver 
enlln  h  la  plate-forme,  d'oii  ils  pouvaient  s'echapper  par 
une  de  ces  arcades  nalurelles  menagees  dans  les  rochers 
et  qui  travcrsaieiit  le  precipice.  Les  chamois  sem- 
blerent  comprendre  le  danger  qui  lesmenarait  et  I'inten- 
tion  de  leur  mere.  En  effet,  en  moins  d'une  seconde,  ils 
grimp^rent  le  long  de  ce  corps  protecteur,  ainsi  que 


I'eussent  fait  des  chats,  et  furent  bientot  en  lieu  sdr. 
Au  m^me  instant,  le  chasseur  mettait  le  pied  sur  la 
plate-forme  abandonn^c ;  il  trouva  la  grolte  ogalement 
dt'serte.  Deux  coups  de  fusil  partirent  avec  un  fracas 
que  I'echo  repcta  de  rocher  en  rocher  ;  mais  le  bruit 
sec  de  deux  balles  qui  vinrent  s'aplatir  inoffensives  sur 
la  pierre  annonca  que  le  chasseur  avait  manque  sa  proie. 


LE  CHATEAU  DE  VEAUCE. 


T  I 

il'ancienne  province  du  Bour- 

bonnais,  situee  au  centre  de  la 
France,  a  forme  le  departe- 
ment  de  TAllicr.  Cette  portion 
de  notre  territoire  fut  habitee, 
dansl'antiquit^,  paries  Eduens, 
les  Arvernes  et  les  Bituriges. 
A  r^poque  de  la  guerre  des 
Gaules,  les  Boi'ens,  avec  la 
permission  de  Jules  Cesar,  vin- 
rent s'y  etablir;  leur  capitale, 
nommee  Gergovie,  Gergovia, 
a  M  confondue  par  quelqucs 
savants  avec  la  Gergovie  des  Arvernes,  Gergocia  A>ver~ 
norum,  assiegeepar  Vercingetorix  et  delivree  par  Cesar. 
Plus  lard,  sous  les  empereurs,  le  Bourbonnais  fut  en- 


clave dans  la  premiere  Aquitaine;  puis,  au  cinquieme 
si^cle,  il  devint  la  propriete  des  Visigoths  et  des  Bour— 
guignons,  auxquels  les  Francs  le  ravirent  apros  la  bataille 
de  Vouille  et  la  mort  d'Alaric.  Les  sires  de  Bourbon  en 
rest^rent  lesmaitres  pendant  tout  le  moyen  age.  Moulins 
est  le  berceau  de  cette  illustre  maison.  Louis  l"  transmit, 
cette  province  a  son  successeur,  et  leur  post^rite  en  con- 
serva  la  domination.  Ainsi  les  Bourbons  y  furent  tout- 
puissants  jusqu'a  la  mort  du  fameux  eonnetahle  tue  en 
1527  au  si^ge  de  Borne.  A  cette  6poque,  le  Bourbonnais 
fut  confisque  et  reuni  h  la  couronne;  depuis,  il  fut  donne 
en  apanage  ou  en  douaire  i  des  princes  ou  a  des  prin- 
cesses du  sang. 

Le  costume  des  habitants  de  I'AUier  est  piltoresque; 
leurs  longs  cheveux,  qui  tombent  sur  leurs  epaules,  leurs 
larges  chapeaux,  leurs  pantalons  flottants,  tout  cela  ne 


manque  ni  d'impr^vu  ni  d'originalit6.  Le  patois  parle  dans 
ce  pays,  qui  separe  ceux^ou  la  langue  d'oil  et  la  langue 


doc  ^taient  usitfes,  n'offre  rien  de  remarquable,  si  ce 
n'est  la  maniere  dont  les  paysans  font  trainer  dans  la^pro- 


im 


LE  JEU  DES  VINGT  QUESTIONS. 


nonciation  Ics  syllabcs  fiuales.  Parmi  los  grands  hommes 
auxq_aels  le  Bourbonnais  a  doune  le  jour,  il  faat  compter 
lemaxefhal  de  Berwick,  le  marecbal  de  Villars  etle  trop 
celehre  connetable  dont  nous  avons  parle.  —  Une  cel6- 
brit^  Don  moins  grande,  mais  d'une  autre  nature,  s'at- 
tache  dans  le  meme  pays  aux  eaux  minerales  de  Vichy, 
de  Neris  et  de  Bourbon-rArchambault. 

L'AlIier  possede  peu  de  monuments  druidiques,  mais 
beaucoup  d'antiquites  romaines.  On  en  voit  de  reraarqua- 
bles  a  Ncris.  Le  nioyen  Sge  y  a  laisse  des  traces  encore 
vivantes,  une  foule  de  chateaux,  de  forteresses,  de  nious- 
tiers,  d'egUses,  d'abbayes;  la  revolution  en  a  detruit 
une  grande  partie,  mais  elie  n'a  pu  tout  abattre.  Le  voya- 
geur  admire  encore  le  chiiteau  de  Moulins,  celui  de  Bour- 
bon-rArchambault, I'eglise  d'Yseure,  VEcce  homo  de 
Saint-Pourcain,  etc...  Le  chateau  deVeauce,  pres  d'£- 
breuil,  dans  le  canton  de  ce  nom,  Tun  des  cinq  dont  se 
compose  Tarrondissement  de  Gaunat ,  est  un  monument 
digne  d'observation.  Gannat  £it  autrefois  partie  de  I'Au- 
vergae  et  en  fufc  demembrt^c  avec  son  territoire  par  Phi- 
lippe-Auguste,  qui  donna  la  ville  et  le  pays  a  Guy  de 
Dampierre,  pour  avoir  vaiacu  le  comte  d'Auvergne,  re- 
volte  centre  I'autorite  royale.  La  Tallee  qui  Tentoure, 
agreable  et  fertile^  est  appelee  la  Limagne  du  Bourbon- 
nais. 
|C'est  dans  la  vallee  d'fibreuil  que  se  trouve  le  chiiteau 
de  Veauce,  dont  nous  donnons  le  dessin. 

Biti  en  1080,  il  est  majestueusement  assis  sur  une  masse 
de  roches  tres-elevees,  pres  desquelles  viennent  aboutir 
plusieurs  collines  rangees  en  demi-cercle;  ia  partie  de 
cet  arc,  ouverte  aux  regards,  laisse  apercevoir  une  cani- 
pagne  admirable  dont  I'horizon  s'etend  au  loin  jusqu'a 
I'immense  chaine  des  niontagnes  de  I'Auvergne.  Cette 
belle  -vallee  d'£breuil,  ainsi  nommeedela  petite  ville  dont 
nous  avons  parle,  et  qui  est  un  chef-lieu  de  canton,  fut, 
comme  Gannat,  enclavee  dans  la  province  d'Auvergne; 
elle  est  arrosee  par  la  Sioule,  un  des  affluents  de  I'AUier. 
LaSioule,  apres  avoir  traverse  un  pays  fort  accidente,  va 
se  Jeter  sur  la  gauche  dans  la  riviere  qui  donne  son  nora 
k  tout  le  departement. 

Au  pied  du  chateau  s'entr'ouvrent  de'profonds  ravins 
oil  la  Veauce  se  brise  en  grondant  a  travers  des  rochers 
dont  les  formes  pittoresques  engagent  I'artiste  a  s'arr^ter. 
Restaure  en  1844  et  d^core  dans  le  style  de  la  renais- 
sance, Veauce  se  trouve  place  au  nombre  des  ch?iteaux 
de  France  qui  se  font  remarquer  autant  par  I'interSt 
historique  qui  s*y  rattache  que  par  le  merite  et  la  beaute 
de  leur  architecture.  II  a  inspire  a  un  poete,  M.  Tudot, 
les  vers  suivants : 


Ricbe  et  noble  castel  oii  la  Veauce  fougueuse 
Fait  raonter  le  bcuit  sourd  de  son  onde  ecumeuse 

LiUtant  dans  le  ravin, 
TU  fais  bieo  d'etre  assis  sur  la  roche  sublime, 
Commandant  a  la  plaine  et  dominant  I'abime 

De  ton  front  soaverain. 
Riche  et  noble  castel !  d'oii  la  belle  nature 
Apparait  imposante  et  pleine  de  verdure, 

Quand  sur  la  terre  en  deuil 
Le  dieu  du  printemps  souffle,  et,  recbauffant  les  branches, 
Jette  des  papillons.  des  chants  et  des  fleurs  blauches 

Dans  la  plaine  d'ifibreuil  I 
On  aime  autour  de  toi  ces  c6tes  escarpees. 
Par  ta  malD  d'un  geanl  suhiiement  coupees, 

Cet  espace  oii  I'ceil  fuit 
Jusqu'a  ces  monts  lointains,  horizon  de  myst^re, 
Volcans  niorts  qui  jadis  firent  trembler  la  terre 

Et  qui  n'ont  plirs  de  bruit; 
On  aime  devant  toi  cette  jeune  riviere 
Festonnant  la  prairie  et  la  campagne  cnti^re 

De  son  filet  d'argent, 
Cet  espace  fertile  oir  des  zones  rayonnent, 
Ces  cicichers  et  ces  toita  auxquels  les  heures  donnent 

Un  aspect  si  changeant. 
Dans  les  jardins,  la  vie  est  parfumee  et  douce  : 
On  estheureuK  et  calme  au  milieu  de  la  mousse 

Et  des  arbres  joyeux ; 
Et  camme  les  jeta  d'eau  qui  s'elancent  sans  trevc 
Loin  du  gazoii,  en  jets  de  cristal,  on  eleve 

Son  ame  vers  les  cieux. 
Le  befiVoi  des  vieux  temps  et  les  tours  crenelees, 
Que  le  passe  rongea  mais  n'a  point  ebranlees, 

Sur  les  murs  gracieox 
D'un  moderne  castel,  fils  d'uue  main  savante, 
Projettent  la  noirceur  de  leur  masse  eloquente 

Et  Torahre  des  a'ieux. 
Les  deux  chateaux  sent  la,  hardis  et  magnifiques, 
Avec  les  vieux  sommets  et  les  jeunes  porliques 

Qui  n'ont  point  de  passe  : 
Cclui-ci  souriant  dans  sa  fraiche  parure  ; 
Cclui-la  recueiili  dans  sa  golhique  armure 

Comme  un  vieillard  lasse. 
Et  la  vieille  tour  dit  tout  bas  :  Chevalerie!  * 

Croisades!  vieux  blason  !  religion  L  patrie  1 

Et  sainte  loyaute! 
Et  lejenne  castel  dit :  Noblesse,  elegance, 
Art  moderne  et  savant,  richesse,  bienfaisance, 

Noble  securite! 
Et  tous  ces  souvenirs,  ce  beau  ciel,  ce  beau  site. 
Font  de  ces  lieux  riants ,  ou  le  bonheur  s'abrite, 

Un  sejour  enchante. 
Sejour  rempli  d'ivresse,  et  de  calme  et  de  joie  ! 
Un  vieillard,  qui  vit  naitre  et  mourir  sur  sa  voie 

La  grace  et  la  beaute, 
Disait  de  ce  castel  :  «  Oh  I  la  premiere  pierre 
•  C'est  Dieu  qui  la  posa  dans  un  jour  de  lumiere 

»  Et  dans  un  jour  d'amour> 
«  Et  depuis  ce  temps-la,  non  pas  des  chatelaines, 
«  Mais  des  anges  d'en  haut,  sous  des  formes  humaines, 

a  L'ont  habits  toujours!  » 


LE  JEU  DES  VLIT  (II^STIONS. 


])i.  Rusch,  un  des  agents  diplomaliques  des  £tats-Unis 
qui  residerenta  Londres,  de  1819  a  1825,  etait  recu  dans 
les  cercles  les  plus  distingues  de  cette  capitale.  II  a  pu- 
blie  une  narration  des  principauxeveaemeots  publics  ou 
prives  qui  ont  eu  lieu  pendant  son  sejour  en  Angleterre; 
nous  en  extrayons  I'anecdote  suivante,  en  laissant  parler 
I'auteur  :  il  s'agit  d'un  diner  donne  par  Canning. 
11  n'aurait  pas  el6  facile  de  reunir  une  compagnie  qui 


pdt  rendre  un  diner  aussi  attrayant,  ni  de  ehoisir  un 
moment  plus  propice.  Le  parlement  venait  d'etre  proro- 
ge;  M.  Canning  et  ses  deux  co-minislres,  M.  Huskisson 
et  M.  Robinson,  ressemblaient  ^  des  oiseaax  dont  on  vient 
d'ouvrir  la  cage.  Une  aimable  et  piquante  causerie  nous 
avait  retenus  h  table  jusqu'a  dix  heures,  et  M.  Canning,, 
voyant  que  nous  ne  temoignions  aucun  dfeir  de  lever  la 
seance,  nous  pcoposa  de  jouer  aux  vingt  questions.  Ce 


LE  JEU  DES  VINGT   QUESTIONS. 


159 


jeu  eiait  nonvcau  Innt  poor  moi  que  pour  mes  autres 
collegues  du  corps  diplomatique,  bien  que  nous  fussions 
deji  depuis  Ion;;lemps  ea  Anglelerre.  II  s'agissait  de  de- 
■viner  la  penseede  qnelqa'un  au  moyen  devingt  questions. 
Les  questions,  de  mfeme  que  les  teponses,  devaient  ^tre 
simples  et  directes.  La  pcnsee  ne  devait  avoir  pourobjet 
ni  une  idee  abstraite,  ni  une  chose  occulte,  ni  un  mot 
scientifique  ou  technique ;  11  fallait  que  ce  fill  un  sujet 
bien  connu  de  tout  le  monde  ou  se  rattachant  4  I'bis- 
toire  universelle.  Ce  pouvait  etre  un  nom  celebre  d'hom- 
me  ou  de  femnie,  ancien  ou  moderne,  ou  bien  quelque 
(Euvre  d'art  ou  quelque  souvenir,  generalement  connus, 
mais  on  ne  de\ait  penser  aucun  evenement  isole,  comme 
une  bataille,  par  exemple.  Telles  etaient  les  principales 
regies  de  ce  jeu  original.  II  fut  convenu  que  ce  serait 


M.  Canning,  assiste  du  chancelier  de  Vechiquier,  son  roi- 
sin,  qui  adresserait  les  questions,  et  que  je  ferais  les  re- 
ponses,  en  consultant  egalement  mon  voisin,  qui  etait 
lord  Granville.  Lui  etmoi,  en  consequence,  nous  devions 
avoir  en  conimun  la  pensfe  qu'il  s'agissait  de  deviner  au 
moyen  d'inductionstir^esdenosr^ponses.Cespreliminaires 
arrdtes,  le  jeu  commenca  : 

Premiere  question  (par  M.  Canning)  :  Ce  que  vous 
avez  pense  appartient-il  au  regne  animal  ou  au  regne  ve- 
getal? —  Reponse  :  Au  regne  vegetal. 

Deuxieme  question:  Est-ce  manufacture  ou  non?  — 
Manufacture. 

Troisieme  question  :  Est-ce  unsolideou  un  liquids?  — 
Un  solide. 

Ici,  un  plaisant  s'6cria  :  Comment  ce  pourrait-il  &tre 
un  liquide,  a  moins  que  ce  ne  fit  une  soupe  aux  le- 
gumes? 

Quatrienie  question  ;  Est-ce  une  chose  qui  soil  une,  ou 
qui  soit  composee  de  parties  ?  —  Une. 

Cinquieme  question  :  Est-elle  d'un  usage  particulier 
ou  public?  —  Public. 

Sixieme  question  :  Existc-t-elle  en  Angleterre  ou  hors 
I'Angleterre?  —  En  .\ngleterre. 

Septieme  question  :  Est-elle  unique,  on  y  en  a-t-il 
plusieursde  la  menie  espi;ce?  — Unique. 

Huitieme  question  :  Appartient-elle  a  I'histoire,  ou 
n'existe-t-elle  quo  de  nos  jours?  —  L'un  et  I'aulre. 

Neuvieme  question  :  Est-ce  un  objet  d'omement  ou 
d'utilite?  —  L'un  et  I'autre. 

Dixieme  question  :  A-t-il  quelque  contact  avec  la  per- 
sonne  du  roi?  —Non. 

Onzieme  question  :  Le  porte-t-on,  ou  se  soutient-il  de 
lui-meme'?  —  On  le  porte. 

Douzieme  question  :  se  transmet-il  par  succession?  — 
(Comme  lord  Granville  et  moi  nous  I'igaorions  nous- 


mi!mes,  nnus  ne  repondiraes  pas  a  cette  question ;  mais 
comme,  d'un  autre  C(5le,  notre  hesitation  m^me  pouvait 
jeter  quelque  lumiere  snrnotre  secret,  il  fut  convenu  que 
la  question  oompterait  comme  si  Ton  y  eiit  repondu.) 

Treizieme  question  :  S'en  sert-on  au  couronnement' 

Oai. 

Quatorzieme  question  :  Dans  la  salleou  dans  I'eglise? 
—  Probablement  dans  toutes  deux,  mais  4  coup  sur  dans 
la  salle. 

Oninzifeme  question:  N'cmploie-t-on  cette  chose  que 
dans  la  ceremonie  du  couronnement,  ou  bien  s'en  sert-on 
a  d'autres  occasions?  —  On  s'en  sert  egalement  a  d'autres 
occasions. 

Seizieme  question  :  Est-elle  cxclusivement  vegetale  de 
sa  nature.  Ou  bien  est-ce  un  compost  de  vegetal  et  de 
mineral?  —  Elle  est  cxclusivement  vegetale. 

Dix-seplieme  question  :  Quelle  est  .sa  forme?  (Nous 
repoussames  cette  question  comme  trop  directe,  et  la  com- 
pagnie  nous  approuva;  mais  alors  M.  Canning  seplaignit 
de  rinju.-,tice  dont  il  serait  victime)  si  I'on  comptait  cette 
question  au  nombre  des  vingt;  et,  a  cet  egard,  la  com- 
pagnie  se  prononca  en  sa  faveur. ) 

Seconde  dix-seplieme  question.,:  Est-elle  ornee  ou  sim- 
ple ?  (Nous  nous  defendimes  egalement  de  repondre  a  cette 
question  comme  trop  precise ;  mais  nous  ne  fiimes  sou- 
tenus  de  personne.)  Je  repondis alors  :  Simple. 

Dix-huitieme  question  :  S'en  sert-on  dans  le  ceremonial 
ordinaire  de  la  chambredes  Communes  ou  de  la  cbambre 
des  Lords?  —  Non. 

Dix-neuvieme  question  :  L'uneou I'autre  decescham- 
bress'en  sert-elle? —  Non. 

Vingtieme  question  :  Est-elle  immobile  ou  mobile? 

Mobile. 

Laliste  des  vingt  questions  setiouvant  epuisee,  il  y  eut 
une  pause  solennelle.  L'inter^t  avait  cruprodigieusement 
a  mesure  que  le  jeu  approchait  de  sa  fin;  et,  quand  on 
en  futa  la  vingtieme  question,  on  eCitdit  d'une  course  oil 
deux  chevaux  rivaux  approchent  du  but poitrail  k  poitrail. 
M.  Canning  ^tait  visiblement  inquiet;  on  s'apercevait 
qu'il  craignait  de  perdre  la  partie,  ce  qui  devait  arriver 
s'il  ne  devinait  pas  I'enigme.  II  garda  le  silence  pendant 
environ  deux  minutes,  puis,  promenant  sur  la  compagnie 
son  ceil  percant  oiietincelaittant  d'esprit,  il  s'ecria,  mais 
d'un  ton  qui  n'etait  pas  trop  assure  :  Jepense  que  ce  doiC 
etre  la  bagiette  dd  GRAND-SENtaiAL.  —  Et  vraiment 
c'etait  le  mot  que  nous  avions  pense.  Cette  baguette  est 
une  sorle  de  baton  blanc,  long  el  sans  ornement,  ii  peine 
plus  gros  que  le  doigt  du  milieu  ;  elle  justifiait  parfaite- 
ment  lesreponses  que  nous  avions  faites.  En  repondanta 
la  neuvieme  question, 'lord  Granville  et  moi,  qui  nouscon- 
certions  a  voix  basse  quand  il  s'agissait  d'une  reponse  qui 
n'etait  pas  toute  simple,  nous  nous  rappelames  que  cer- 
tains vieux  auteurs  ont  ecrit  que  le  lord  Grand- Seni5chal 
portait  un  bJton  pour  chasser  les  intrus  qui  voudraient 
penetrer  dans  le  tresor  de  Sa  Majeste.  Quand  on  en  vint 
h  la  douzieme,  M.  Canning  expliquala  nature  desa  ques- 
tion en  citant  la  verge  delordChambellan,  laquelle,  dit-il, 
ne  se  transmet  point  liereditairement,  chacun  de  ces  fonc- 
tionnaires  ayant  a  se  procurer  cette  verge  a  ses  frais.  Je 
dis  alors  qu'il  ne  s'agissait  pas  de  la  verge  de  lord 
Chambellan  ;  mais,  comme  disent  les  enfants,  nos  adver- 
saires  brulaient,  et  je  dus  prononcer  ma  reponse  negli- 
gemment,  de  crainte  d'y  fixer  I'atlention.  Le,  questions 


ICO 


L'ANGE 


ne  furent  point  faites  aussi  rapidement  qu'on  pourrait  le 
supposer  en  les  lisant :  il  y  eut  quelquefois  d'assez  longs 
intervalles  entre  ellcs,  lesquels  furent  egay^s  par  les  sail- 
lies  des  convives.  Lejeu  dura  en  tout  uneheure,  et  il  ab- 
sorbait  tellemenl  I'attenlion  de  tout  le  monde,  quele  vin 
cessa  de  circuler.  Le  succesdeM.  Canning,  qui  fetaitun 


DU  CIEL. 

des  hommes  les  plus  habiles  que  j'aie  jamais  connus,  full 
accueiUi  par  des  applaudissements  nombreux  ;  nousautres 
diploniates  lui  dimes  alors  que  cette  epreuve  nous  servi- 
rait  de  le^on,  et  que  nous  aunons  soin  de  bien  cacher  nos 
secrets  pour  qu'un  observateur  si  sagace  ne  les  d^couvrit 
pas.  L.  M. 


Un  jour,  le  coeur  brisS  par  la  douleur  am^re, 
J'avais  porte  mes  pas  dans  cet  auguste  lieu 
Oil  I'cime.recueillie  en  face  du  mystere, 
Dtehire  le  lien  qui  I'attache  a  la  terre, 
Pour  s'envoler  a  Dieu. 


Etseulje  contemplais  dansun  pieux  silence 
Cette  foule  a  genoux,  levant  les  mains  au  ciel; 
Seul  aussi  j'ecoutais'la  voix  de  I'innocence 
Qui  traverse  la  voiite  et  dans  les  airs  s'^lance, 
Douce  comme  le  miel. 


Et  malgrS  moi,  mes  yeux  6taient  mouill^s  de  larmes, 
Et  sous  ma  faible  main  mon  cceur  battait  plus  fort, 
Et  tout  mon  etre  entier,  vainou  par  tant  de  charmes, 
Implorait  le  Tres-Haut  de  calmer  mesalarmes, 
Oud'ordonner  ma  mort. 

Tout  i  coup  dans  la  nef  une  vierge  se  Ifeve, 

Et  vers  les  saints  autels  marche  en  baissant  les  yeux. 

EUe  etait  jeune  et  belle,  et  sa  demarche  breve 


La  faisait  ressembler  h  ces  beautes  qu'on  r^ve 
Quand  on  est  amoureux.... 


Oh  !  Je  la  vols  encor  dans  la  saintechapelle, 
ficarlant  des  Chretiens  les  flotssilencieux  : 
J'entends  encor  son  nom  :  elle  avail  nom  Angele, 
Et  comme  moi,  chacun  se  disait  :  «  Qu'elle  est  belle ! 
•  C'est  un  ange  des  cieux  1 » 

Oui,  je  la  vols  encor,  quand  sur  I'humide  pierre. 
En  croisant  ses  deux  mains  elle  s'agenouilla ; 
Je  vols  son  oeil  briller  sous  sa  chaste  paupiere, 
Je  vois  battre  son  ccEur  sous  sa  robe  legere, 
Pendant  qu'elle  pria! 


Bient6t  lo  vieux  pasleur,  pour  se  rendre  aupres  d'elle, 
Descendit  les  degres  que  lui  seul  pent  franchir, 
Ettrois  fois  il  bcnit  le  vraipain  du  fidele, 
Qui,  nous  rendanth  Dieu,  doit  d'unefm  cruelle 
Plus  tard  nous  affranohir. 


Et  la  timide  Angele  unissait  sa  priere 
A  celle  qu'adressait]lepr6tre  du  Seigneur; 
Et  levant  ses  beaux  yeux,  qu'elle  fixait  h  terre, 
Elle  sentit  soudain  un  rayon  de  lumiere 
Se  glisser  dans  son  coeur. 


L'homme  de  Dieu  la  vit,  etdans  sa  bouche  pure 
II  deposal'hostie.embleme  de  fervour  ; 
Puis  il  lui  dittout  bas  :  «Que  cette  nourriture 
Te  conserve,  ma  fdle,  exempte  de  souillure, 
L'amante  du  Sauveur !  » 


Elvers  sa  mere,  alors,  ellerevint  ^mue, 
Cachant  dans  ses  deux  mains  son  beaufront  virginal. 
Moi,  bientot je  sortis  en  detournant  la  vue, 
Et  mon  ame,  un  instant  au  doux  espoir  rendue, 
Ne  sentait  plus  de  mal. 

Alexandre  S.... 


4 


Typographic  Lacr4MPB  ni8  et  (Je,  rue  Damielle ,  2. 


CHROXIOUE  DES  MOIS. 


JUIN. 


l-ia  cigale  chante,  — 
les  bonspaysans  sont 
heureux  si  cetle  dou- 
teuse  harmonie  est 
vive  et  continuelle, 
car  c'est  pour  eux  le 
presage  d'une  abon- 
danle  moisson.  Les 
champs  etalent  an\ 
brillants  regards  tlu 
soleil  tout  ce  qu'ils 
onl  de  richesses  ci- 
reales.  Le  plus  petit 
arbrisseau  se  hite  de 
prendre  sa  plus  belle 
parureetde  melanger 
sa  fleur  atoulescellesqui  couvrent  la  terre.  Laroses'cpa- 
nouit.on  dirait  qu'ii  tous  les  yeux  elle  jette  un  gros  rire. 
L'ccillel  de  I'lnde,  avanl  de  s'elancer,  regarde  par  une  fai- 
ble  ouverture  si  le  jour  est  assez  beau  pour  se  faire  voir ; 
puis,  per^ant  sa  corolle,  il  surgit  rouge  de  sang  ou  blanc 
de  neige.  Le  chevre-feuille  se  tord  autour  du  treillage; 
il  va  cietla,  capricieux  ou  vagabond;  —  le  soir,  li 
toutes  ces  fdles  du  printemps  coquettement  ecloses,  la 
brise  vient  derober  le  parfum  qu'elle  vous  apporie  en 
vous  caressant.  —  Et  alors  le  Iknive  roule  nonchalamment 
sur  sa  couche  de  sable;  le  ciel  purpure  par  le  soleil 
coucliant  se  rellete  dans  son  sein  ;  de  loin  en  loin  sur  la 
limpidc  surface  sautdlent  les  carpillons  ;  unemoite  vapeur 
T.  II. 


blancliatre  se  degage  des  ondes,  comme  du  bain  ambre 
d'une  sullane,  si  bien  que  tout  cela  vous  donne  I'insur- 
monlable  desir  de  briser  I'liumidemiroir,  el,  plongedans 
la  masse  diaphane,  de  laisser  I'eau  se  jouer  dans  vos  che- 
vcux  dpars  en  faisant  des  perles  sur  voire  front,  —  et, 
comme  un  triton  folatre,  vous  environner  de  I'ecume  ar- 
gentee,  au  risque  d'effaroucher  un  peu  des  myriades  de 
petilspoissons.  —  La  Colombo  altardee  passe  silencieuse- 
ment  au-dessus  de  votre  li>le,  elle  se  hate  de  gagner  le 
vieux  clifine  sur  les  branches  duquel  sa  compogne  I'at- 
tend  ;  — le  rossignol,  au  contraire,  gazouille  joyeusemenlet 
semble  recherchcr  avec  une  artistique  fatuile  la  charmille 
oil  il  poLirra  trouver  quclque  admirateur  ;  les  cloches 
sonnent  pieusenient  Tangt^lus,  que  I'air  balance  jusqu'a 
vous;  —  ctcette  sublime  poesie  ne  se  termine  qu'au  mo- 
ment oil,  calme  et  majestuoux,rastre  des  nuils,  montant 
a  I'horizon,  semble venir dire  :  Silence,  me  voici  1  — Oh; 
quand  vousavez  vu  ces  belles  soir&s  de  juin,  vous  avez 
rendu  gri^ce  k  Dieu  de  deux  choses,  n'est-ce  pas  :  de  vous 
avoir  enloure  d'une  si  merveilleuse  creation,  et  puis  de 
vous  donner  pour  I'admirer  le  silence  meditatif  qu'on  ne 
rencontre  que  loin  des  cites. 

Mais  voici  la  fete  de  saint  Jean-Baptiste  ;  —  des  que  la 
nuit  est  venue,  vous  pouvez  voir,  pour  peu  que  votre 
perspective  ait  quelque  etendue,  les  feux  de  joie  allumcs 
[lar  chaque  village  et  m^me  chaque  liameau.  —  C'est 
une  belle  el  ancienne  coutume  que  celle-ci.  M.  Court  de 
Gebelin,  dans  son  histoire  du  calcndrier,  dit  qu'elle  a 
reniplace  les  feux  sacr6s  que  les  Orienlaux  allumaient  h 

11 


102 


SAINT 


mimiil  ail  morrn'iit  du  solstice  d'eU',  alors  qu'ils  common- 
^aienl  le  rcnouvelk-mont  do  leiir  annee  par  un  sacrifice  a 
leur  divinity. 

Les  feiix  dejoie  elaient  accompagncs  en  m^me  temps 
de  Yceiix  et  dc  prieres  pour  la  prosperite  dcs  peiiples  et 
des  bions  de  la  lerre ;  on  dansait  alentoiir  comme  on  Ic 
fait  encore,  car  il  n'y  a  pas  de  fete  sans  dansp,  et  les 
plus  agiles  sautaient  par-dessus,  absoUiment  comnie  vous 
pouvez  I'avoir  tu  dans  tout  village  du  midi.  En  se  reti- 
rant,  cliacun  emportait  un  lison,  et  le  resle  elait  jete  an 
vent,  afin  qu'il  balayat  tous  les  malheurs  qui  pouvaient 
menacer  le  pays  —  comme  il  balayait  ces  cendres. 

Plusieurs  siecles  apres,  lorsque  le  solstice  ne  fut  plus 
I'ouverture  de  I'annee,  on  oontinua  egalement  I'us-age  des 
feux  dans  le  rafme  tfmps,  par  une  suite  de  rhabitude  et 
des  ideas  religieuses  qui's'y  etaient  attachees.  D'ailleurs, 
il  eut  ete  btesn  Irisle  d'aniantir  un  jour  de  joie  pnur  le 
pauvre  peuple,  surtout  dans  une  epoque  oil  il  y  en  a\ait  si 
peu;  aussi  cet  nsage  s'est-il  maintenu  jusqu'a  nous. 

On  Irouve  ces  etinoelantes  manifestations  jusqne  dans 
le  fond  de  la  Russie.  Les  habitants  de  ces  froides  con- 
trees,  dans  les  erreursdu  paganisme,  celebraientle  2ijuin 
la  fete  de  la  decsse  des  fi'uits  qu'ils  appelaient  Rupal. 
Aujourd'hui  encore,  ils  passent  la  nuit  qui  precede  la 
Saint-Jean  dans  les  divertissements  et  les  festins;  comme 
nous,  ils  allument  des  feux  de  joie  autour  des(|uels  ils 
dansent.  Et  sans  donte  parce  que  Tesprit  epais  du  va\- 
gaire  n'a  pu  abjurer  tout  d'un  coup  les  croyances  su- 
perstitieuses  qu'il  s'etait  faites,  il  a  donnci  le  nom  de 
Bupal-Niza  5  la  bienheureuse  sainle  Agrippine,  dont  la 
iHe  se  c^lebre  a  cette  (5poque. 

Les  jours  de  Juin  sont  les  plus  longs  de  toute  I'annee'. 
II  est  des  pa\s  oii,  pendant  ce  mois,  la  nuit  dure  ^  peine 
quatre  heures. — En  Islande, un  phenomene remarqnablese 
produit  tous  les  ans  a  cette  epoque  :  le  soir  de  ce  jour,  le 
soleil  ne  fait  que  toucher^  Thorizon  et  il  reprend  aussitot 
sa  course  dans  lo  cicl,  ce  qui  fait  que  pendant  vingt- 
quatre  heures  il  n'y  a  pas  de  nuit.  C'cst  de  la  que  ce  mois 
est  appele  Noll,  Lapa  Muniidr,  mois  sans  nuit.  Le  mouve- 


ELOl. 

mcnt  du  soleil  doit  etre  curieux  Ji  voir;  Platon  fit  un 
premier  voyage  en  Sicilo  pour  jouir,  sur  la  hauteur  du 
mont  Etna,  du  spectacle  du  soleil  levant ;  moi  je  serais 
bien  capable  d'aller  en  Islande,  quelque  beau  jour  de 
juin,  —  pour  voir  le  solstice  d'ete. 

Dans  toutes  les  contrees  de  la  France,  depuis  la  fin  de 
Juin  jusqu'en  Novembre,  on  fait  parquer  les  brebis  sur 
les  terres  qu'on  vcut  engraisser;  c'est-i-dire  qu'on  leur 
fait  passer  la  nuit  au  milieu  des  champs,  dans  une  en- 
ceinte formee  de  claies,  que  Ton  transporte  oi)  Ton  veut, 
Les  bergers  ont  alors  une  cabane  posee  sur  des  roulettes. 
lis  la  placent  hors  du  pare,  et  pendant  leur  sommeil  les 
chieus  font  la  garde  autour  du  troupeau.  Ce  moyen  d'en- 
grais  est  generalement  employ^  comme  un  des  plus  puis- 
saBts. 

Quant  k  I'histoire  de  ce  mois,  elle  est  pen  longue.  De 
m6me  qu'avant  la  fondation  de  Bome,  le  mois  de  mai, 
maior,  etait  le  dernier  de  I'annee,  juin,  Junius,  etait  le 
premier;  il  etait  consacre  a  la  jeunesse,  comme  mai  a 
la  vieilleseeet  aux  decrepitudes.  Les  fetes  qu'il  ramenait 
s'ouvraient  par  celle  d'une  deesse,  dont  le  nom,  Came 
ou  Crane, signifie;  tftte,  commencement;  eUe  etait  femme 
deJanus^  dieu  du  Temps.  La  constellation  de  ce  mois  est 
I'ecrevisse  ;  ceci  avail  fort  bien  son  sens,  dans  lu  langage 
des  signes;  car,  pendant  ce  mois,  le  soleil  rctourne  du 
solstice  a  I'equatreur,  et  cette  marche,  pour  ainsi  dire  retro- 
grade, imite  celle  de  ranimal  de  ce  nono. 

En  1748,  I'annee  a  Pise  commencait  au  25  juin. 
Cet  usage  remontait  aux  temps  des  fitrusques,  de  qui  les 
Remains  I'avaient  emprunte.  Ce  n'est  que  depuis  174(> 
que  les  Pisans  nous  imitent ;  ce  fait  est  attests  par  une 
longue  inscription  qu'on  lit  gravce  en  lettres  d'or  sur 
la  rive  gauche  de  I'Arno;  il  y  est  dit  que  le  grand-due 
de  Toscane  ordonna  ce  changemeht  par  un  edit. 

Les  travaux  d'agriculture  de  juin  con.sistent  principa- 
lement  dans  le  fauchage  des  foins  et  le  fanoge  des  prai- 
ries. 

Andr6  Thomas. 


L'ELITE  DES  SAIMS  FR.W'CUS. 


SAIKT  XI.OI,  EVEgUE  DE  OTOYON  ET  BE  TOBRWAY. 


lOn^uos   veillec's  d  iiivor 


J  0  veux  raconter 
I'histoire  d'Eloi ,  de 
I'illustre  patron  des 
forgerons  et  des  or- 
fcvres,  de  ce  grand 
saint  dont  I'espiit  de 
critique  judicieux  a 
pass(5  a  la  posterity 
sur  les  ailes  d'une 
tradition  populairc. 
Son  nom  est  un  de 
ceux  dont  on  garde 
!a  m(5moire;  dans  les 
irand'mere  raconte   a  ses 


petits-enfants  les  Episodes  de  sa  vie,  et  on  le  voit  gra- 
vement  apparaltre  dans  les  legendes  miSrovingiennes. 
Son  existence  est  enipreinte  d'une  certaine  couleur  rc- 
manesque  qui  plait  ^i  I'esprit,  sa  figure  so  pose  largo- 
mcnt  au  milieu  de  celles  de  ces  premiers  Gaulois  qui' 
vcnaient  d'abandonner  le  gui  de  Teutates  pour  la  croix' 
de  Jesus  Christ. 

Au  nord  de  Limoges  est  un  petit  village  perdu  dan? 
les  bruyfercs,  ot  qu'on  appelleCadalllac.  En  388,  vivaient 
dans  cette  coutree  Eucher  ct  Terrige,  simples  bourgeois 
craignant  Dieu  et  repandant  autour  d'eux  d'ahondanles 
aumoiies.  Une  nuit  que  Terrige  etait  endormie,  il  lui 
sembla  Voir  un  aigle  planant  dans  les  airs  et  fondant  sur 
etle  Ji  trois  reprises  differenles.  Elle  rapporta  ce  songe  a 


SALNT  ELOI. 


iCj 


un  bon  pr^tre,  qui  lui  pi'edit  quelle  aurail  un  fils  qui 
s'eleverait  dans  Ics  voies  du  Seigneur,  et  serait  appele  a 
une  grande  saintete.  Aussi  I'enfant  que  Dieu  lui  envoya 
fut-ii  nomine  Eligius,  ce  qui  veut  dire  citoisi  de  Dieu. 
Ses  parents  ne  negligerent  rien  pour  lui  procurer  une 
education  chrelienne,  et  ils  I'eleverent  dans  Ics  exercices 
d'une  piOte  qui  d'uilleurs  lui  etait  naturelle.  Vers  rjge 
de  quinze  ans,  on  songea  a  lui  faire  embrasser  une  car- 
ri^re.  Remarqnant  son  adresse  extreme,  son  pere  le  con- 
fia  k  un  ortevre  de  Limoges,  nommii  Abbon,  qui  consen- 
lit  i  I'inslruire  dans  son  iStat.  La  docilite  el  les  char- 
mantes  qualites  du  jeune  apprenti  lui  gagnerent  tous  les 
cCEurs;  pendant  qu'il  devenait  habile  dans  I'art  de  tra- 
vailler  les  metaux,  il  suivait  avec  une  assidnile  rigou- 
reuse  Ics  instructions  de  I'Eglise,  et  ses  longues  medita- 
tions les  gravaient  a  jamais  dans  sa  memoire. 

A  trente  ans,  £loi  se  decida  i  quitter  sa  terra  natale  et 
se  rendila  Paris,  oil  regnait  le  roi  Clotaire.  Bobbon,  tre- 
sorier  de  I'epargne  royale,  etant  informe  de  son  babilete, 
I'employa  a  frapper  la  monnaie  et  k  divers  ouvrages  de 
son  ressort.  C'est  a  cette  epoque  qu'un  concours  fortuit 
devi'nements  Tint  mettre  en  relief  le  talent  et  la  baute 
probite  du  saint  orfevre. 

Le  roi  Clotaire,  qui  se  passait  maintesfantaisies,  avail 
imagine  une  chaise  bizarre,  ou  plutut  un  trdne  splendide 
compose  d'or  et  de  pierreries.  II  s'agissait  de  faire  exe- 
cuter  ce  projet.  Les  ouvriers  de  Paris,  consultfe  par  ce 
prince,  avaient  declare  I'oeuvre,  sinon  impossible,  du 
moins  au-dessus  de  leur  talent.  Sur  ccs  entrefaites,  Bob- 
bon eut  I'idee  de  parler  h  £loi  du  caprice  royal,  et  de  sa- 
voir  s'il  oserait  se  cbarger  de  le  satisfaire.  Kloi  demanda 


E]i)i  proseiile  k  CiuUire  la  seconde  chaise. 


(jue  les  mat^naux  n^cessaires  lui  fussent  remis,  et  se  mit 
sur-le-champ  a  I'ouvrage.  Au  bout  de  quelques  semai- 
nes,  il  fit  privenir  le  roi  qu'il  etait  pr6t  Ji  livrer  la  chaise 
commandee.  Clotaire,  surpris  et  charmo  de  celte  dili- 
gence, se  rendit  chez  lui  et  se  montra  enthousiasme  de  la 
beaute  de  I'ouvrage.  «  Comment  pourrai-je  te  recom- 
penser,  lui  dit-il,  si  je  proportionne  le  salaire  au  merile 
du  travail?  —  Attendez,  repondit  Eloi,  il  me  reste,  sire, 
quelque  chose  b,  vous  montter.  »  En  disant  ces  mots,  il 
preseiita  k  I'assemblie  une  seconde  chaise,  absolument 


semblable  k  la  premiere,  et  fabriqu^e  avec  I'or  et  les 
pierreries  qu'il  avait  eus  de  reste.  L'etonnemenl  du  roi 
fut  a  son  comble,  il  se  refusa  a  croire  que  les  deux 
sieges  eussent  ete  formes  avec  les  matieres  fournies.  On 
fit  apporter  dcs  balances,  et  leur  poids  seul  parvint  k  le 
convaincre  de  la  verite.  Le  prince  rendit  soleniiellemcnt 
homuiage  ix  la  delicatesse  d  Eloi,  et  declara  qu'une  pa- 
reille  conduile  dans  les  petites  choses  temoignait  de  ce 
qu'il  pourrait  faire  dans  un  poste  plus  eleve. 

A  partir  de  ce  jour,  £loi  fut  attach^  a  la  cour  du  roi 
de  Fiance.  II  etablit  son  atelier  dans  le  palais  mfme,  et 
devint  I'orfevre  a  la  mode.  Ses  qualites  et  sa  modcstie, 
encore  plus  que  son  talent,  le  faisaient  rechercher  des 
giands  et  lui  mi5ritaient  la  consideration  g6neraie.  Clo- 
taire passait  aupres  de  lui  ses  moments  de  loisir  et  se  di- 
vertissait  k  le  voir  travailler  en  causant  des  affaires  de 
son  royaume.  11  lui  devint  bientfit  si  necessaire  qu'il 
ciaignit  de  le  voir  s'eloigner  et  qu'il  voulut  se  I'attacher 
par  des  liens  indissolubles.  Les  promesscs  qu'tloi  lui  fit 
de  oe  pas  le  quitter  ne  purent  lui  suffire;  il  voulut  I'en- 
gagea-  par  serment.  Pour  cela,  il  le  pria  de  venir  k  sa  mai- 
son  de  plaisance  de  Rueil,  a  deux  lieucs  de  Paris,  et  U'l,  il 
le  pressa  de  lui  jurer  fidelite  sur  une  caisse  remplie  de 
rdiques.  £loi,  se  souvenant  de  la  parole  de  Josus  qui 
proscrit  lout  jurement  dans  la  bouche  de  ses  disciples,  se- 
defendit  humblement  d'obeir,  tout  en  proteslant  qu'il 
consacrorait  k  Clotaire  tous  Ics  jours  de  sa  vie.  Mais 
comme  celui  ci,  qui  ne  cedait  pas  facdement,  le  prcssait 
de  plus  en  plus,  le  saint  homme,  reienu  par  le  devoir  et 
sollicite  par  I'amilie,  fjnit  par  fondre  en  larmes  sans  vou- 
loir  s'expliquer.  Le  roi  vit  alors  ce  qui  se  passait  dans 
son  esprit,  et,  n'attribuant  sa  resistance  qu'aux  scrupulcs 
de  sa  conscience,  il  prit  autant  do  soin  de  le  consoler 
qu'il  en  avail  mis  a  I'embarrasser  d'abord.  «  Une  sim- 
ple parole  detoi,  dit-il,  vaut  mieux  que  le  serment  d'un 
autre,  u 

C'est  vers  ce  temps  que  se  forma  la  liaison  de  saint 
ftloi  avec  le  jeune  Dadon,  plus  tard  eveque  de  Rouen,  et 
connu  sousle  nom  de  saint  Ouen.  Malgre  leur  diflfcrence 
d'age,  car  filoi  avait  une  vingtaine  d'annees  de  plus  que' 
son  ami,  leur  union  fut  toujours  sincere,  el,  fondee  sur 
une  estime  r^ciproque,  clle  ne  s'eteignit  qu'avec  leur  vie. 

Quoique  son  existence  s'ecoulat  au  milieu  de  la  cour, 
ilne  faut  pas  croire  qu'filoien  adoptatles  habitudes  cor- 
rompues ;  il  entreprit  au  contraire  d'y  mener  une  vie  plus 
reglee  qu'auparavant,  et  s'astreignit  a  des  penitences 
austeres.  La  purete  de  ses  mcEurs,  ses  devotions  conti- 
nuelles  faisaient  I'admiration  de  ceux  parmi  lesuue's  il 
vivait,  et  dont  il  etait  k  la  fois  la  critique  et  I'exemple. 

Clotaire  etant  mort,  son  fils  Dagobert,  roi  d'Au.<trasie, 
reunit  h  sa  couronne  celle  de  France  et  vint  s'etablir  a 
Paris.  £loi,  qu'il  estimait  beaucoup,  garda  dans  sa  mai- 
son  la  place  que  Clotaire  lui  avait  donnee,  et  le  .louveau 
souverain  se  montra  egalement  fort  desireux  de  suivre 
ses  conseils.  Ce  fut  en  vain  que  des  envieux,  jaloux  de  celte 
favour  croissante,  chercherent  a  le  perdre  dans  son  es- 
prit;  lescalomnies  tomberent  d'elles-memcs,  etce  prince 
continua  a  banter  son  orfevre  et  a  le  consuUer  dans 
les  affaires  les  plus  importantes. —  On  assure  que  sainl 
tloi  contribua  a  corriger  Dagobert  de  certains  penchants 
pernicieux,  et  le  determina  a  vivrc  d'une  maniere  chre- 
lienne. II  est  clonnant,  dit  la  chronique,  que  ce  roi,  qui 
ne  pouvait  souffrir  les  remonlranccs   des  grands  ni  des 


IGt 


cvei|iies,  ail  ecoule  :iu«si  paliemment  et  aitsuivi  les  le- 
cons  d'un  simple  ouvrier. — Aiissi  les  nnnis  de  Dagobert 
et  d'£loi  icslcront-ils  lii5s  ensemble  jusqu'a  la  fiii  dis 
siecles.  Qu'on  nous  pcinielte  une  figure  : 


SAINT  ELOI. 

II  indique  le  mal  et  ne  c6le  point  sa  pensee  ; 


Lc  bon  roi  Dagoliert 
Mcll.ii(  sa  culotic  k  I'envers. 


Le  roi,  en  elTet,  menait  une  condnile  desordonnee,  a 
I'envers  du  bon  sens  et  de  la  raison.  JIais  un  reformaleur 


Le  grand 
l.iii  dil :  . 


,ainl  Etoi 
0  mon  roi 


o  Voire  M.ijes(p 
n  Est  inal  cu1ulli:e 


Le  roi,  surpris  d'abord,  consent  a  revenirsur  ses  faules. 
et  annonce  docilcnicnt  sa  louable  dotermination  : 

<i  Ell  l.irii  :  liii  illl  lc  mi. 
<'  Je  vai.-  la  reiiielire  a  reiiiiroit.  - 

Cast  ce  qui  prouve  qu'il  se  cache  prcsqiie  tonjours  un 
peu  de  verite  sous  les  fictions  les  plus  plaisantes  et  les 
plus  grossiercs. 


Eloi  se  dLfcnil  hambleineiil  de  priler  scrinenti 


Eloi  conlinua  sous  Dagobert  ses  travaux  d'orfevrerie, 
cl  sa  renommee  devint  immense.  U  puisail  a  pleines  mains 
dans  les  tri^sorsdel'fitat,  sauf  les  ouvrages destines au  roi, 
il  ne  travaillait  exclusivement  qu'aux  ornementsd'eglise, 
et  avec  les  liberalites  de  son  maitre  il  eflt  pu  facilenient 
amasser  une  fortune,  si  sa  charite  le  lui  eijt  pcrniis.  Mais 
lout  ce  qu'il  avait  dans  les  mains  passait  aussitot  dans 
celles  des  pauvres,  ou  etait  destine  a  racheter  des  captifs 
el  des  prisonniers.  II  fonda  en  outre  de  ses  propres  de- 
nicrs  plusieurs  mouasteres,  qui  devinrent  c6lebres  par 
leur  discipline  ;  entre  autres,  I'abbaye  de  Solignac,  pros 
Limoges,  qui  ful  placee  sous  la  regie  de  saint  Colomban, 
el  le  cloitre  de  saint  Martial,  oil  il  recut  trois  cents  reli- 
giouses,  dont  il  confia  la  condnile  a  I'abbcsse  sainle  Aure. 
Pour  aider  i,  Telablissement  de  celte  derniere  niaison, 
le  roi  lui  avait  accorde  un  certain  cspace  de  terrain  ; 
les  constructions  i^lant  avanctes  ,  Eloi  s'apercut  qu'on 
avait  cnipiele  au  dela  de  la  donation.  Cela  I'affccta  telle- 
mcnl  quit  courut  sur  I'heure  au  palais  el  se  jeta  aux 


piedsde Dagobert  pour  lui  en  demander  pardon.  Celui-ci 
se  montra  fort  louche  d'un  pared  scrupule,  et  le  donna 
pourexemple  aux  seigneurs  de  sa  suite.  «  Voyez,  dil-il, 
quelle  est  la  fidelile  de  ceux  qui  sont  k  Jesus-Chrisl! 
mes  gouverneurs  el  mes  officiers  no  se  font  gu6re  scru- 
pule de  m'enlever  des  lerrcs  el  des  seigneuries  onti^res, 
et  cescrviteur  de  Dieu  n'a  ose  nous  celer  un  pouce  de 
lerre  au  dela  de  ce  que  nous  lui  avons  donnc.  »  En 
finissant,  il  le  releva  afTectueusement,  et,  non-seulemenl 
il  lui  pardonna,  mais  il  doubia  la  concession  qu'il  lui 
avail  faile. 

Eloi  fit  aussi  batir  a  Paris  I'eglisc  de  Saint-Martial,  et 
envoya  chercher  des  reliques  5  Limoges  pour  la  consa- 
cror.  Saint  Ouen,  son  ami,  raconte  que,  pendant  qn'il  les 
portait  au  temple,  il  se  senlil  illumine  par  la  foi,  ct  fit  an 
long  detour  qui  le  conduisit  devaiit  les  prisons  de  laville. 
Au  moment  ou  il  passait,  les  portes  s'ouvrirenl  d'elles- 
memes,  et  les  prisonniers  virent  leurs  fers  lomber  k  leurs  ,  , 
pieds.  k  ' 


SAINT  ELOI. 


1G3 


Bien  que  saint  tloi  ne  se  seiilit  pa-i  appde  ;i  vivredans 
1,1  velraite,  il  avail  pour  les  religioiix  ilisciplinps  line  vive 
I'^limeel  line  grande  consideration.  11  lailiait  de  porler  a  la 
MO  intei'ieure  ceux  qui  I'entouraiiMil,  ctceux(|ui,  pour  la 
I'lupart,  i'taient  sans  feu  ni  lieu.  Sa  maison  etait  celle  de 
lout  le  monde  en  general,  cl  des  mallieureux  en  parlicu- 
lier.  Des  <iu'il  savait  qu'un  esclaveelait  a  vendre,  il  I'en- 
voyait  de  suite  aehetcr  el  I'instruisail  dans  la  vraie  reli- 
gion. On  lui  en  offrait  quelquefois  de  si  grands  nombres, 
qu'il  epuisait  scs  ressources  avant  de  les  avoir  tous  libe- 
res.  Alors  il  avail  recours  aux  grands  moyens,  c'est-a- 
dire  qu'il  faisait  argent  de  tout,  et  vendait  jusqu'i  ses 
souliers.  Puis,  il  olTrait  Ji  sesaffranchis,  ou  de  retourner 
dans  ieur  pays,  ou  d'entrer  dans  des  monasleres,  ou  de 
rester  chez  luicn  qualite  de  compagnons  de  travail.  I. a  re- 
gie de  son  logis  equivalait  a  celle  d'une  commnnaute,  et 
on  s'y  instruisait  par  I'exemple.  Cettesainie  ecole  forma 
d'admirab'.essujets;  on  en  vitsortir  le  bienheureux  Bou- 


chain,  abbe  de  Ferrieres  en  Giiliriais,  et  saint  ThtJau, 
qu'Eloi  prit  plaisir  a  rendre  liabde  ilans  I'orfevrerie. 

Du  reste,  jamais  il  n'abandonna  son  metier  favori  ; 
mt^me  apres  sa  nomination  ii  I'episcopat,  I'eveque  de 
Noyon  maniait  le  marleau  et  la  lime  ;  il  fabriqua  ainsi 
les  chasses  de  saint  Qncntin  de  Vermandois,  de  saint 
Piat  de  Tournay,  de  saint  Lucien  de  Beauvais,  de  saint 
Cicpin  et  de  saint  Crepinien  de  Soissons.  II  avait  fait 
auparavant  celles  de  saint  Martin  de  Tours,  de  saint  De- 
nis, de  saint  Germain  de  Pajis,  de  saint  Severin,  de 
sainte  Genevii^ve  et  de  sainto  Colombe. 

La  tradition  rapporle  qu'filoi  etait  un  des  hommes  les 
mieux  fails  de  son  temps ;  il  avait  un  air  de  dignity  natu- 
relle  qui  luiseyaitadmirablement  et  un  port  majestueux 
qui  iniposait  an  premier  abord.  SuivKnl  I'usage  des  sei- 
gneurs de  la  cour,  il  portait  dans  Icfs  commencements  de 
niagiiifiques  velemenis  de  soie  broiles  d'or  et  de  pjerre- 
ries,  cisa  chevelure  bouclee  se  deroulait  en  longs  anneaux 


.  .iiat  Eloi  insuUi 


sur  ses  enaulcs.  11  crut  devoir  socrilier  a  la  mode  plulot 
que deheurlerdefrontles  usages  etablisdepuislonglomps. 
Mais  sous  ses  riches  habits  se  cachait  un  rude  cilice  qui 
mortifiait  ses  sens  et  le  rappelait  a-  I'bumilite  chretienne. 
Lorsqu'il  vit  son  credit  a  la  cour  asscz  affermi  pour  se 
permettre  d'agir  a  sa  guise,  il  abandonna  tous  ses  colifi- 
chetset  vendil  ce  qu'il  avait  de  precicuxpour  Teinployer 
en  oenvres  de  rbai  ite.  II  parut  desormais  habille  avec  une 
simplicite  modeste  et  severe.  Et  celte  sinpularile  ne  de- 
plut  pas  autant  qu'il  I'avait  craint.  Tout  au  contraire, 
quelquesseigneurss'aviserent  dele  prendre  pourmodele, 
et  au  bout  de  quelques  annees,  il  se  trouva  avoir  inlro- 
duit  une  reforme  complete  dans  la  parure  des  courtisans, 
vraismoutons  de  Panurge. 

La  reputation  de  sagcsse  du  conseiller  de  Dagobertde- 
vint  bienlot  universelle.  Les  ambassadeurs  des  princes 
ctrangers  sollicitaient  une  audience  de  lui  avant  de  se 


presenter  au  roi  et  s'en  Iroiivaient  toujours  bien.  Le  sou- 
verain  I'employa  plusieurs  fois  a  des  negorialions  difliciles 
dont  il  sut  se  tirer  avec  honneur.  C'est  ainsi  qu'il  fut 
envoye  comme  ambassadeur  au  comle  Judicael,  roi  de 
Brelagne,  qui  s'etait  empare  de  la  couronne  apres  la  mort 
de  sonpereet  avait  meconnu  I'aulorile  de  Dagobert.  filoi 
conduisit  cetle  afTaire  avec  lant  de  prudence  et  d'habi- 
lele  qu'il  desarma  completcment  les  esprils  irrites.  II  re- 
pandit  Ic  long  de  sa  ro\ite  des  auni6nes  considerables,  et 
sut  porter  tous  les  cceurs  vers  la  paix.  Judicael,  pen^tr6 
de  repenlir,  accompagna  le  saint  liomnie  jusqu'a  Paris  et 
fut  recu  par  Dagobert,  non  comme  un  suppliant,  mais 
comme  un  allie.  Ce  prince  lui  accorda  le  pardon  des  Bre- 
tons et  ne  le  reuvoya  que  comble  de  presents. 

De  meme,  dit  saint  Ouen  ,  qu'on  voit  autour  des 
ruches  bourdonner  et  s'agiter  un  essaim  d'abeilles,  de 
nii'ine  Eloi   ne  pouvait  sortir  sans  se  voir  aussil6t  en- 


166  SAINT 

tour^  d'line  troupe  de  mendianls.  II  avail  loujours  a  son 
cole  une  large  bourse  destinee  b  subvonir  a  ses  liberali- 
tes.  La  sliicfe  economic  qti'il  apportait  dans  lesautres  dis- 
penses lui  permcltait  de  se  moiitrer  prodiyue  dansees  oc- 
casions. La  frugalite  do  sa  table  ^tait  extraordinaire, etle 
temperament  de  fer  qu'il  possedait  lui  donnaitla  liberte 
de  rester  quelquefois  Irois  et  quatre  jours  sans  rompre  le 
jeune.  Ses  aliments  ordinaires  etaienl  le  pain  et  I'eau.  Ses 
domcsliques  ou  plutflt   ses  compagnons  avaient  ordre 
d'aller  prendre,  sur  les  chemins,   les  vagabonds  et  les 
pauvres,  et  de  les  lui  amener.  H  les  faisait  asseoir  a  sa 
propre  table,  les  servait  lui-m6me,  et  atlendait  souvent 
qu'ils  eussent  fmi  pour  manger  leurs  restes.  Celase  renou- 
velait  journellement  et  ne  laissait  pas  que  d'embarrasser 
de  temps  en  temps  le  pieux  pourvoyeiir.  A  I'heure  de 
midi,   lorsque  ses  convives  deguenille?  s'apprttaicnt  a 
faire  lionneur  a   son  hospitalite,  il  s'apcrcut  plus  d'une 
fuis  qu'il  ne  pouvait  les  satisfaire,  et  que  le  pain  et  I'ar- 
genl  nianquaient  egalement  dans  sa  maison.  1!  ne  perdait 
pasconfiance,  et  pendant  qu'il  leur  faisait  une  instruction 
pour  tromper  leur  faim,  le  roi  ou  quelque  seigneur,  in- 
forniedosa  penurie,  venait  k  son  secours  et  lui  adressait 
les  provisions  necessaires.  On  le  vit  un  jour  arriver  au 
palais  sans  manteau  et  sans  veste;  il  venait  de  vendre, 
pour  nourrirses  pauvres,  les  vetements  qui  ne  lui  parais- 
saient  pas  compl^tement  indispensables.  Dagobert,  lou- 
che de  ce  trait,  lui  donna  son  manteau  royal  el  sa  cein- 
ture,  el  I'obligea  ^  retourner  chez  lui  dans  ce  splendide 
<5(]uipage. 

filoi  consacrait  beaucoup  de  temps  ii  I'oraison;  il  avail 
recu  du  ciel  le  don  des  larmes  et  passail  de  nombreuses 
nuits  ^  plcurer  sur  les  peches  de  ses  fieres,  11  n'a  laisse 
que  peu  d'ccrils,  il  se  conlentait  de  faire  des  exlraits  de 
rficriture  sainte  et  de  rassembler  les  passages  qui  le 
frappaient  davantage.  Sa  voix  clail  sonore  et  relentis- 
sanle;  lorsqu'il  Iravaillaila  I'orfvererie,  il  placail  aupces 
deson  etabli  un  lulrin  et  un  psaulier  et  il  chantaitavee 
sesouvriersles  louanges  de  Dieu. 

Son  fidele  ami,  saint  Ouen,  mort  vingt-quatre  ans 
apres  lui,  nous  a  laisse  I'hislflire  de  la  vie  d'£loi,  rappor- 
tant  avec  detail  un  grand  nombre  de  guerisons  niiracu- 
leuses  qu'il  a  operees  devant  une  multitude  de  temoins.. 
Mais  sa  modestie  naturelle  lui  faisait  craindre  la  recon- 
naissance trop  vive  des  populations  ;  aussi  avait-il  cou- 
tume  d'employerun  pieux  artifice  et  d'altribuer  le  mi- 
racle a  I'intercession  d'un]saint  ou  a  I'emploi  de  quelque 
remede  materiel. 

Bien  qn'a  cette  epoque  il  n'e.iU  pas  encore  recu  les  or- 
dres,  filoi  nes'en  monlrapasmoins  le  zele  defenseur  des 
interels  ducatholicisme,el  il  employa  son  credit  is  pour- 
suivre  les  heretiques  qui  chercliaient  h  inlroduirele  mo- 
nolhelisme  en  France  et  a  egarer  la  bonne  foi  des  pcu- 
ples.  II  parvint  h  neutraliscr  leurs  efforts,  et  fitordonner, 
en  638,  lesixieme  concile  d'Orleans,  qui  les  cxcommunia. 
II  traqua  de  mSme  les  lemonistes  qui  infestaient  I'liglise 
francaise  depuis  le  rbgne  do  Brunehaut,  et  ses  travanx  fu- 
rent  couronn(5s  de  succfe. 

C'est  alors  que  niourut  le  maitre,  on  plutot  I'ami  d'fi- 
loi,  le  roi  Dagobert,  laissanl  lacouronnei  son  fils  Clovis. 
Les  conseils  de  I'orfevre  eussent  elesans  doutc  d'un  grand 
prix  pour  le  jeune  prince  ;  mais  Dieu  en  ordonna  autre- 
ment,  et  le  venerable  orfevre  dut  dire  adieu  &  la  cour 
oil  il  avail  passfi.ses  plus  belles  annees. 


£loi. 

Saint  Remain,  (5veque  de  Rouen,  el  saint  Acaire,  ^ve 
que  de  Noyon  el  do  Tournay,  venaient  de  mourir.  Les 
besoins  de  I'figlise  appelaient  dans  ces  dioceses  des  hom- 
nies  capables  et  eprouves;  on  jela  les  yeux  sur  filoi  et 
Ouen,  qui  durenl  accepter  ces  pesanles  charges.  Mais  ils 
ne  voulurenl  mellre  aucune  precipitation  dans  cette  af- 
faire, et  d'apres  la  discipline  des  saints  canons,  ils  pri- 
rent  successivenicnl  tons  les  degres  des  ordres,  de- 
puis la  tonsure  clencale  jusqu'^  la  priMrise.  lis  se  rendi- 
rent  ensuite  h  Rouen,  oil  ils  arriverent  le  dimanche  14 
raai  640,  el  ils  recurenl  ensemble  I'ordination  episcopale, 
le  dimanche  avant  celui  des  Rogations,  Clovis  11  etaiit 
dans  la  Iroisieme  annka  de  son  regne. 

feloi,  des  sa  consecration,  quitta  son  ami  pour  se 
rendre  au  siege  de  son  eglise.  Le  diocese  de  Tournay  s'e- 
lendail  jusqu'en  Frise,  et  une  partie  de  ses  habitants 
etaient  complelement  idolatres.  Le  digne  ('v^que  n'(?par- 
gna  rien  pour  ramener  ses  brebis  dans  le  bercail ;  ii 
I'exemple  h^roique  de  ses  vertus,  il  joignit  une  vigilance 
et  une  perseverance  k  touleepreuve.  II  se  fit  accompagner 
d'un  grand  nombre  d'ouvriers  evang^liques ,  enlre  aulres 
de  Theau,  son  ancien  eleve ,  et  entreprit  de  saintes  expe- 
ditions pn  Flandre  et  en  Tournesis  jusqu'a  la  Zelande  el 
le  Brabant.  Sa  charile  ne  s'arrSlait  m6me  pas  aux  peu- 
ples  places  sous  sa  direction  ;  il  cherchail  k  gagner  a  la 
vraie  religion  les  Frisons  et  les  Saxons  qui  venaient  tra- 
(iquer  sur  les  cotes  de  France.  Les  barbares,  gou%ernes 
par  leurs  passions,  accueillirent  d'abord  avec  mepris  un 
culte  qui  enseignait  h  les  combattre  et  a  les  dompter. 
Maisia  douceur  et  la  patience  d'filoitriompherent  bienlol 
de  leur  obstinalion  et  linirent  par  les  arraclier  aux  gros- 
sieres  erreurs  du  paganisme. 

Pour  affermir  les  conversions  nouvclles  et  les  rendre 
durables,  il  fonda  des  eglises  et  donna  des  pasteurs  aux 
pays  converlis.  Puis,  dans  le  but  de  prevenir  un  retour 
aux  ancieuiies  croyances,  il  fit  disparailre  tous  vestiges 
des  temples  et  des  idoles.  —  Mais  ceta  ne  suffit  pas,  et 
quelques  habitants  endurcis  pesterent  soards  k  la  voix 
qui  leur  annonrail  la  vi5ril^. 

Malgre  I'inGlinalion  qui  portait  Eloi  ci  n'agir  que  par 
des  voiesd'indulgence  et  de  persuasion,  il  possedait  dans 
le  caract^re  une  fermole  qu'il  nionlra  dans  quelques  occa- 
sions difficiles.  fibroin,  niaire  du  palais,  s'elant  permis  ■ 
d'usurper  un  domaine  de  I'Eglise,  au  mepris  des  re- 
montrances  du  saint  ^veque,  celui  ci  le  frappa  d'excom- 
niunication,  et  la  fin  Iragique  de  ce  ministre  fut  consi- 
derte   conime  relTet  des  foudres  appelees  sur  sa  tc^te. 

Jamais,  par  une  liche  faiblesse,  filoi  ne  transigea  avec 
lui-mfme,  et  il  le  monlra  bien  davanlage  dans  une  autre 
occurrence.  Le  jour  de  Saint-Pierre,  prechant  dans  une 
paroisse  de  Noyon,  il  s'eleva  centre  les  danscs  d^sor- 
donnees  auxquelleg  se  livrait  la  jeunesse,  danses  insti- 
luees  par  le  paganismeel  que  le  culte  du  vrai  Dieu  n'avait  • 
pu  faire  abandonner.  Au  lieu  d'ecouler  tranquillement 
ses  remontrances,  les  habitants  se  revoUerent  et  ne  re- 
pondirenl  que  par  de  violents  murmurqs.  II  fut  averti 
de  cette  effervescence  el  du  danger  qu'il  courrait  s'ilper- 
sistail  dans  sa  proscription.  Loin  d'besiter,  il  monta  en 
chaire  dbs  la  premiere  fSle  el  paria  avec  vehemence 
de  I'horreur  que  devaienl  inspirer  de  pareils  plaisirs. 
AussitOt  il  s'eleva  un  concert  d'injures  el  on  se  pr6cipita 
vers  la  tribune  pour  s'emparer  de  lui  afin  de  le  massaCrer, 
Mais  devant  la  s^verite  de  son  regard  les  mutins  recu- 


SAINTE  ULPHE. 


1G7 


liTent  en  p&lissant.  Pousse  par  un  espiit  de  sainte  ven- 
geance, 6loi  livra  au  demon  les  plus  endurcis  pour  que 
leur  ame  ful  sauvee  au  jour  du  Seigneur  et  que  leur  pu- 
nition  ri-pandit  dans  le  coeur  de  tous  une  terreur  salu- 
taire.  Presde  cinquante  auditeurs  fur.'nt  ainsi  a  ladiscre- 
lion  de  I'esprit  du  nial,  qui  pendant  un  an  exerca  sur  eux 
un  pouvoir  absolu.  Au  bout  de  re  temps,  le  saint  ev^que, 
ayant  vu  revenir  leurs  compatriotes  a  de  mcilleurs  sen- 
timents ,  accorda  aux  possedes  la  grice  de  leur  deli- 
vrance. 

Saint  feloi  rerut  du  cicl  a  un  tres-haut  degre  le  don  de 
prophetie;  il  est  constant,  d'apreslesliistoriens,  qu'il  pr(5- 
ditavcc  beaucoup  d'exactitude  lamort  de  divers  peison- 
nages,  entre  autres  celles  d'Archambaud,  maire  du  pa- 
lais,  de  Simplice,  eveque  de  Limoges,  de  Dagobcrt,  de  son 
61s  Clevis  11,  et  du  roi  d'Aquitaine,  Charibert.  II  predit 
enfin  la  sienne,  qu'il  vit  s'avancer  avec  le  calme  et  la  pais 
d'une  conscience  satisriile.  Pendant  son  episcopal,  qui 
avait  dure  dix-neuf  ans,  les  fatigues  el  les  soutfrances  de 
loulessortes  s'etaient  enchainees  pour  lui  faire  une  vie  de 
penitence  et  de  mortifications  continuelles.  —  11  assisla 
comme  eveque  au  concile  de  Chalon-sur-Sa6ne,  assem- 
ble en  644  sous  le  regne  de  Clovjs. 

On  conserve  quelques  homelies  que  certains  auleurs 


lui  attribuent,  mais  donl  I'origine  n'esl  pasbienprouvee. 
II  (5tait  en  relation  avec  les  premiers  hommes  de  son 
temps  et  monlrait  une  aptitude  merveilleuse  pour  les  tra- 
vaux  manuels  et  les  alTaires  les  plus  compliquees.  La 
veiUe  desa  mort,  il  rassembla  ses  disciples  et  lesfonjura 
de  perseverer  dans  les  sentiments  religicux  qu'il  leur 
connaissait  a  tous.  Enfin  le  1'''  decembre  639,  il  moiirut 
paisiblement  au  milieu  des  larmes  et  des  regrets  de  tous 
ceux  qui  I'avaienl  connu. 

Son  lilleul  Clotaire,  Ills  de  Clovis  II,  regnait  alors  de- 
puis  trois  ans  sous  la  tutelle  de  sa  mere  Bathilde,  reine 
rcgente.  Cette  pieuse  princesse,  des  qu'elle  eut  connais- 
sance  de  la  fin  prochaine  de  I'eveque,  se  mil  en  route 
avec  ses  enfauts  pour  le  voir  une  derniere  fois.  Ellearriva 
un  jour  trop  lard  et  ne  put  que  verser  des  larmes  sur  sa 
lombe.  Le  corps  de  saint  £loi  fut  enterre  avec  ponipe 
dans  I'eglise  de  Saint-Loup,  a  Noyon,  et  le  culle  qu'on 
lui  rendit  devint  si  populaire  que  ce  temple  finit  par 
prendre  son  nom. 

Telle  est  la  vie  laborieuse  et  bizarre  de  cet  homme  re- 
marquable,  a  la  fois  orfevre,  ev6que  et  niinistre,  et  qui 
monlra  dans  ces  divers  etals  la  vertu  la  plus  eminente  el 
la  plus  inepuisable  charite. 

De  Li  FnEDiiiRE. 


SAXNTX  ULPHE. 


v^e  fut  dans  le  Soissonnais  et  vers  le  commencement  du 
liuitieme  siucle  que  naquit  sainte  Clphe.  On  i^jnore  si  sa 


famille  t'tait  r.oble;  ODsa't  seu'enunt  que  dfes  sa  plus  ten- 
dre   enfance   celte  jeune  fille  ctnsacra   sa  vir^initc  a 


Jesus-Christ,  el  fit  voeu  de  n'avoir  d'autre  epoux.  Elle 
sut  trouverun  bonbeur  reel  dans  lesacrili  e  qu'elle  faisail, 
pt  sa  jeuncsse  sc  pas-sa  dans  la  retrjite,  car  elle  fuyait 
avecempressement  tout  ce  qui  eiit  pu  lui  faire  oublier  la 
resolution  quelle  avail  formee.  La  douceur  de  ses  moeurs, 
raffabilile  de  toulesses  paroles  et  la  niodestie  de  sa  con- 
duite,  signalereut  bientot  sa  haute  perfection.  La  pudeur 
elait  dans  ses  yeux,  la  verite  dans  sa  bouehe,  la  bienfai- 
sance  dans  ses  mains,  et  la  purele  dans  son  ame.  Avec 
loutes  ces  verlus,  elle  etait  belle,  belle  comme  une  blanche 
fleur  des  champs  qui  vit  des  rayons  du  soleil  —  comme 
elle  vivait  de  I'amour  de  Dieu. 

Ces  precieuses  qualites  ne  sont  pas  ordinaiiement  esli- 
inees  ^  leur  juste  valeur  par  les  gens  du  nionde  ;  ils  sem- 
blent  mcme  ne  pas  les  rechercher ;  mais  la  vertu  est  un 
lie  ces  astres  qui  ne  pent  briller  sans  fasciner  de  ses  rayons 
tous  les  yeux  qui  I'environneiit.  Plusieurs  jcunes  gens 
concuront  une  grando  admiration  pour  la  jeune  sainte, 
et  tous  soUiciterent  le  bonheur  de  lui  donncr  le  litre  d'e- 
pouse.  L'un  d'eux  la  demanda  avec  plus  d'instances  que 
les  aulres,  el  il  peignit  si  bien  la  violence  de  son  affection 
aux  [larents  de  sainle  Ulplie,  que  sa  main  lui  fut  pro- 
mise. .Mais  lorsqu'ils  sollicilerent  leur  fille  de  repondie  a 
rengagement  qu'ils  avaient  pris,  elle  leur  levula  le  vocu 


1C8  SAINTE 

qu'elle  avail  fail.  La  crainte  de  Dieu  etait  prorondement 
gravte  dans  leurs  rceurs ;  nussi  retirerent-ils  la  parole 
qu'ils  avaient  donri6i',  en  declarant  que  jamais  ils  ne  lal- 
teraient  conlre  les  sainles  volonlfe  de  leur  enfant. 

Jusque-I^  ,  Ulphe  avait  trouve  dans  la  retralfe  qu'elle 
s'ilait  menogee  cliez  son  pere  line  solitude  precieu.se  oil 
rien  ne  troublait  la  douce  continuitii  de  ses  prieres  et  de 
son  amour  pour  loCivateur  ;  mais,  en  apprenant  les  pro- 
jets  qui  avaient  et(5  faits  pour  elle  ,  sa  piele  s'alarma  des 
instances  qu'on  pouvait  lui  adresser,  quoique  le  motif  de 
son  refus  eiil  ^te  considere  comme  tres-respectable  par  les 
personnes  qui  avaient  sur  elle  quelque  autorite.  Craignant 
aussil'influence  dun  mondeoii  malgre  ses  cIToits  elle  n'avait 
pu  passer  sans  eveiller  des  affeclions,  sa  determination  fut 
aussi  energique  que  le  but  qu'elle  se  proposait  etait  diffi- 
cile i  alteindre.  Elle  quitla  secrclement  ses  parents  et  son 
pays  ainsi  que  tous  les  avantagcs  que  le  monde  pouvait 
lui  offrir  ;  il  lui  sembla  que  la  voix  du  Christ  I'appelait, 
et  apres  avoir  longtemps  marche  h  I'avenlure ,  elle  ne 


ULPHE. 

s'arr6la  qu'auprcVs  d'Amiens,  sur  les  bords  frais  et  verts 
d'un  limpiile  ruisseau  oil  se  trouvait  une  belle  fonlaine 
qu'aujourd'bui  on  voit  encore  dans  le  jardin  de  I'ancien 
couventdu  Paraclel,  fondiidepuispar  Abeilard.  Ce  lieuen- 
lourede  taillis  epais  parut  a  saiiile  Ulphe  renfermer  tou- 
les  les  conditions  qu'elle  desirait  Irouver  pour  y  etablir 
sa  relraite.  Son  anie  reconnaissante  adressa  au  Seis^neur 
une  pri6re  de  remercicmcnt,  et  aprcs  s'etre  dcsall^ri^e  a 
I'e.iu  de  la  fontaine,  elle  s'endormit  dans  I'endroit  di» 
bois  le  plus  couvcit. 

C'est  une  oeuvre  sublime  de  la  crealion  qu'une  foret; 
et  Ion  comprendia  que  rien  ne  pouvait  charmer  une  5me 
vraiment  chretienne  aulant  que  cetle  immense  solitude  , 
si  Ton  songe  a  lous  les  elements  d'admiration  que  devait 
renfermer  ce  lieu  :  des  arbres  dont  la  cime  orgueilleuse 
semble  s'clever  pour  rendre  gloirc  au  Seigreur ,  et  sur 
leurs  rameaux ,  asile  cheri  des  blanches  colombes,  des 
nidssuspendus  comme  leshamacsde  I'ludien;  ca  et  1^,  des 
buissons   sous   lesquels   se   cache   la  violelte ,   modeste 


;  saiiilc  Llpfce. 


(leur,  qui  ne  revelo  .sa  presence  que  par  son  suave  pa.r- 
fum;  et  puis,  au  IroiiC  du  vicil  ormeau,  le  lierre  qui  ser- 
pente,  fidele  image  du  coeur  de  lliomme  :  pour  vivre,  il 
faut  qu'il  s'altacho  ;  sous  vo.s  picds,  I'immense  lapis  de 
velour.s  vert,  la  mousse;  el  comme  enchcAssees  dans  ce 
gazon  des  forets,  quelqucs  (leurs  dont  les  (endres  Co- 
rel les  se  referraent  au  nioindie  rayon  du  soleil.  Le  jour, 
e'est  un  harmonieux  concert  oi'i  le  gazouillement  des  oi- 
seau.x  se  melange  au  bourdonnement  des  insecles.  L'air 
empreint  de  suaves  senleurs  y  circule  pur  et  frais. 

La,  loin  des  tenlalions  du  monde  et  dans  le  silence 
de  la  solitude,  sainle  Ulphe  comprit  que  ses  prii-vesse- 
raient  plus  vives,  el  que  Dieu  seul  devicndrait  I'uniquo 
pensee  de  sa  vie.  II  fallail  un  effort  .sur  elle-mi?nie  pour 


renoncer  au  souvenir  de  ses  parents  el  de  sa  patrie;  elle 
(rouva  dans  son  amc  assez  de  force  pour  triompher  de 
toute  faiblcsse  huiraine.  Chasle  creature,  I'amour  de  Je= 
sus-Christ  avait  tellcmcnl  cmbrase  son  coeur  qu'il  lui 
seinblait  que  louto  autre  affection  en  devait  etre  a  jamais 
bannie.  La  muetle  coiUemplation  des  a?uvres  du  Createur 
devcnait  pour  elle  une  source  de  delices,  de  mcme  que 
pour  les  csprils  celcsles  la  vue  de  Dieu  est  une  inclfable 
felicite. 

Un  songe  vint  bercer  le  sonimcil  de  sainle  Ulphe  :  la 
reine  des  vierges,  paree  de  ses  atlraits  divins,  lui  apparut 
cl  lui  proniit  que  le  lieu  meme  ou  elle  selait  arrelec  serait 
beni  par  la  fondalion  d'un  monaslere  defilleschreliennes 
A  son   ri'ved,  sans  bleu  conqirendre  I'inspiralion  qui   la 


SAINTE  ULPHE. 


1G9 


fjisait  agir,  elle  marctia  dans  un  senlier,  oil  Dieu  lui  fit 
rencontrer  le  sainl  pii-lie  Domicc,  liomme  que  scs  vertus 
rendaicnt  aussi  venerable  que  son  iiie.  11  serenilaita 
I'office  de  la  calhedrale  d'Amiens,  et  il  quiUait  pour  ce 
pieux  devoir  le  refuge  qu'il  s'elait  erige  dans  la  foret. 
Sainte  Ulphe  comprit  alors  le  sentiment  secret  qui  I'avait 
conduite,  etse  jetantaux  pieds  du  vieillard  ellele  supplia 
de  bien  vouloir  devenir  son  pere  spjrituel.  Domice,  un 
pcu  surpris  de  cette  apparition,  et  ne  connaissant  pas  la 
jeune  vierge,  lui  repondit  que  le  lendemain  il  lui  ferait 
savoir  la  volonte  de  Dieu.  Renlre  dans  sa  cellule,  il  pria 
et  il  ne  tarda  pas  a  reconnaitre  par  I'inspiration  du  Saint- 
Esprit  tous  les  merites  de  sainte  Ulplie. 

A  peine  le  soleil  avait-il  dore  les  plus  liaules  feuilles 
des  grands  clienes  oil  les  oiseaux  semblaienl  chanter 
un  liymnc  a  Dieu,  que  Domice  se  rendit  vers  la  fonlalne 
voisine  de  la  relraitede  la  sainte;  il  la  trouva  en  priere,  et 
sans  doule  attristee  par  la  solitude,  car  ellc  versait  des 
larmes.  II  la  consola,  lui  donna  quelques  vivres  et  lui  en- 
seigna  I'eglise  de  Saint-Acheul  conune  un  lieu  oii  elle 
pouvait  aller  faire  scs  oraisons. 

Quelque  temps  apres,  I'eveque  d'Amiens  venait  de 
celebrer  I'office  des  vierges;  Sainte  Ulphe  et  son  vene- 
rable protecleur  se  trouvaient  dans  I'eglise.  L'fevi^que, 
avant  de  celebrer  le  saint  sacrifice  de  la  messe,  se  relira 
dans  la  sacrislie  et  se  niit  en  prieres.  Tout  a  coup  il  eut 
uno  de  ces  visions  que  Dieu  accorde  a  ses  serviteurs  pour 
leur  manifester  sa  volonte.  II  vit  Domice  conduisant  par 
la  main  une  jeune  fille  et  venant  lui  demandcr  sa  bene- 
diclion.  II  fit  alors  appeler  Ic  saint  preire,  qui  lui  raconla 
rhiftoire  de  sa  rencontre  dans  la  foret.  Le  prelat  voulut 
voir  la  jeune  fille,  ct  ayanl  admire  la  femiete  de  ses 
grandcs  resolutions,  il  lui  donna  I'auneau  ct  le  voile  de 
virginile;  apres  quoi,  I'ayanl  fait  communicr  solennelle- 
nient,  il  lui  fit  elever  une  petite  cellule  aupres  de  la 
fonlaine,  an  lieu  nifme  ou  elle  s'elait  urretce  dans  la  fo- 
ret. 

La  jeune  solitaire  commencn  des  lors  a  recueillir  le  paisi- 
ble  fruit  de  sa  piete.  Les  priercs  qu'elle  adressait  an  Sei- 
gneur (ievinrent  pour  elle  une  source  de  joies  aussi  gran- 
desqu'incomprehensibles  pour  les  pcrsonnes  qui  negoutent 
pas  cette  divine  consolation.  Sa  vie  s'ecoulait  silencieu- 
sement  commo  le  petit  ruisseau  qui  passait  aupies  de  sa 
cellule;  et  de  memo  qu'il  savait  Irouver  des  fleurs  sur  son 
passage,  elle  trouvait  des  jours  pleins  d'allcgresse  el  de 


bonheur.  Un  seul  evcnement  vint  metire  un  nuage  de 
tristesse  i\  son  beau  ciel  d'azur.  Le  pieux  Domice,  son  di- 
recteur,  remonla  vers  Dieu;  elle  lui  ferma  les  yeux,  et 
pleura  sur  le  modeste  mausolee  qui  lui  futeleve. 

Privee  des  conseils  do  CO  saint  homme,  elle  redoubla 
d'austerltes  et  de  zele,  so  croyant  d'aulant  plus  obligee 
de  veiller  sur  elle  memo  qu'elle  ne  pouvait  plus  se 
fortifier  des  conseils  salutaires  de  son  guide.  Dieu  , 
pour  la  consoler  de  la  perte  qu'elle  avait  faite,  toucba 
le  coeur  d'une  jeune  fille  d'Amiens,  nommee  Auree,  et 
lui  inspira  le  desir  d'imiler  les  vertus  de  sainte  Ulphe. 
Elle  vint  done  trouver  la  jeune  vierge  et  la  supplia  de  lui 
laisser  partagcr  sa  solitude.  Ulphe  remercia  le  ciel  de  ren- 
voi qu'il  lui  faisait  d'une  compagne  et  d'une  amie,  e( 
cmbrassant  Auree,  elle  lui  ouvrit  la  porte  de  sa  chaste 
retraite.  Elles  vecurent  ensemble  quelques  annees  dans 
les  exercices  de  la  devotion  et  de  la  penitence. 

Le  bonheur  que  ces  deux  femmes  goutaient  dans 
la  vie  religieuse  ne  tarda  pas  S  etre  connu  et  veritable- 
ment  envie.  Plusieurs  jeunes  filles  d'Amiens  s'adres- 
serent  a  sainte  Ulphe  afiu  qu'elle  les  dirigeSt  dans  la 
Yoie  du  salut.  Elle  ne  put  enlierement  s'y  refuser,  et 
bientot  elle  se  vit  malgre  elle  a  la  tiile  d'une  assez  nom- 
breuse  communaute.  Dans  un  quarticr  d'Amiens,  elle  fit 
construire  de  petits  logemenls  sepaies,  et  comme  elle  ne 
voulait  pas  quitter  une  solitude  cliere  a  son  coeur,  ce  fut 
la  bienbeureuse  Auree  qui  se  chargea  de  la  conduite  de 
ce  monastcre,  h  la  seule  condition  qu'elle  I'aiderait  quel- 
quefois  de  ses  sages  conseils. 

Nolle  jeune  vierge  avait  edifie  le  monde.  Les  desseins 
de  Dieu  a  son  cgard  etaicnt  reniplis.  Une  fievre  tres-forte 
fut  I'avertissement  de  sa  niort  procbaine,  et  pour  ne  pas 
afHiger  des  religieuses  qu'elle  regardait  comme  ses  soeurs, 
elle  voulut  mourir  dans  cetle  cellule  solitaire  oil  sa  vie 
s'etail  passiea  aimer  el  s'rvir  le  Seigneur. 

Le  lendemain,  Auree  et  ses  compagnqs  vinrent  pour  vi- 
siter leur  amie;  elles  Irouverent  uncorps  inanime  ;  maisi 
la  fraicbeur  et  a  la  serenite  de  son  visage,  on  eiit  dit 
qu'un  paisible  sommeil  etait  la  seule  cause  de  son  immo- 
bilite.  Ses  bras  etnient  croiscs  sursa  poitrine,  et  son  front 
semblait  orne  d'un  nimbe  celeste.  On  I'enterra  dans  le  lieu 
qu'elle  avait  tant  aime.  Plus  lard,  ses  reliques  furent 
transportees,  avec  celles  de  saint  Domice,  dans  la  calhe- 
drale d'Amiens. 

J.  B. 


msYrm 


Saitlle  I  l[ilie  Iruiiv,;,:  murle  dans  ia  ce'lu'e. 


170 


SAINTE-SUZANNE. 


IIISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  BASILIOUES  DE  ROME. 


SAINTr-SUZANNE. 


Sur  le  mont  Quirinal,  au  lieu  oil  etait  aulri'fois  le  vieux 
Capilole  et  le  cirque  de  Flore,  se  trouve  aujourd'lmi  la 
place  de  Termini,  Via  Pia.  Trois  superbes  monumenls 
s'clevent  a  eel  endruit  :  I'eglise  Notrc-Daiiie-de-la-Vic- 
toire,  Saiiite-Suzanne,  autre  basilique  doiit  nous  aliens 
parler,  et  le  palais  Barberiui,  construit  sous  le  pontificat 
c^'Urbain  VllI  de  la  famille  Barberini,  avec  une  telle 
magnilicence  qu'apres  le  Vatican  c'est  le  plus  beau  des 
palais  de  Rome.  U  est  form^  de  deux  corps  de  logis  en 
ligne  parallele  ct  joints  ensemble  par  un  troisieme.  On  y 
compte  jusqu'a  quatremillechambres.el  parmileschefs- 
d'ceuvre  qu'il  renferme  on  remarque  :  —  la  voilte  d'une 
grande  salle  enrichie  par  la  brosse  de  Pierre  de  Cortone 
de  I'bistoire  d'Urbain  VUI, — sur  rundesescalicrsunlion 
enpierre  si  bien  execute  qu'on  le  croirait  vivant,  — etdans 
un  salon  la  statue  de  Brutus  tenant  dans  ses  mains  les 
tetes  de  ses  deux  fils,  qu'il  a  lui-nienje  condamnes  a  la 
peine  de  mort. 

L'eglise  de  Sainte-Suzanne  est  tres  ancienne.  Cost 
encore  un  de  ces  monuments  dont  les  pierres  noircies 
par  le  temps  redisent  la  fui  des  siecles  passes.  Sur  I'em- 
placenient  ou  clle  a  ete  bSlie  s'elevait  anciennement  la 
maison  de  saint  Gabin,  frcre  du  pape  Capius  et  pere  de 
sainte  Suzanne,  que  Lafosse  a  nommee  Gabinie  dans 
la  tragedie  dont  il  a  tire  le  snjet  du  marlyre  de  cette 
sainte. 

Cette  jeune  vierge  eut  la  tete  trancliee  dans  la  maison 
de  son  pere  par  ordre  de  Diocletien,  parce  qu'cUe  refusait 
de  rompre  en  se  marianlson  \<eu  de  virginite.  L'an  270, 


saintCapius  fit  transformer  ce  lieu  encliapelle,  qu'ilplaca 
sous  linvocation  de  sainte  Suzanne.  Leon  III  la  restaura 
au  commencement  du  neuvieiue  siecle,  ct  il  y  fit  trans- 
porter le  corps  d'lme  mere  bien  sainlement  celebre  ainsi 
que  ceux  de  ses  sept  enfants.  Cette  mere  qui,  apres  avoir 
vu  verser  pour  le  triomphe  de  la  foi  tout  lesang  de  sa 
famille,  s'estima  beureuse  et  fiere  d  oDVir  aussi  le  sien 
a  Jesus -Cbrist,  c'est  sainte  Felicite  ;  elle  vivait  sous 
I'empereur  Marc-Aurele.  Son  mari,  quoique  paien,  ne 
s'opposait  pas  ^  ce  qu'elle  profefsit  la  religion  clire- 
tienne.  Denieuree  veuve,  elle  consacra  a  Dieu  lous  les  in- 
stants que  ne  reclamait  pas  sa  tendre  sollicilude  pour  ses 
sept  enfants:  Janvier,  Felix,  Philippe,  Silanus,  Alexandre, 
Vital  etMarlial.  Elle  les  avait  eleves  dans  la  voie  duchris- 
tianismeet  elle  eul  la  consolation  de  leur  voir  embrasser 
avec  ardear  les  saintes  lois  de  I'fivangile.  —  Sa  vie  s'6- 
coulaitcalme  el  heureuse,  et  Dieu  voyant  tanl  devertus 
voulut  mettre  le  comble  ^  la  gloire  de  cette  famille  en 
lui  donnant  la  couronne  du  martyre. — Les  pontiles  paiens, 
craignant  que  bientot  la  religion  clirctienne  ne  chassJt 
a  jimiais  les  faux  dieux  de  diez  les  Remains,  se  soule- 
verent  centre  ceux  qui  en  faisaieut  profession  et  resolureut 
d'employer  les  moyens  les  plus  terribles  pour  cmpScher 
la  chute  du  paganisme.  —  II  s'adresserent  k  I'empereur 
Marc-Aurelo,  lui  representant  qu'il  y  allaitdesonhoaneur 
ct  du  salut  de  I'enipire  que  les  Chretiens  n'iusultassent 
pas  plus  longlemps  k  la  religion  publiquo,  et  ajoutant 
que,  pour  apaiser  la  colere  des  dieux,  il  etait  indispen- 
sable d'obliger  tous  ceux  qui  croyaient  en  Jesus-Christ  a 


BRi  nsH 
MUS1£.UV1 

'Z    AUG  20 

NATURAL 
HISTORY. 


JEAi  BART. 


JEAN 

leur  sacrificr   publiijuement.  —  lis  avak'nt  en  outre  si- 
gnals Fiilicile  comnie  I'une  des  plus  coupables  parmi  les 
iiouveaux  proselytes  de  la  foi.  Celto  vcrtueuse  femme  fut 
arrctee  avec  ses  sept  enfanls  et   piise  au  pouvoir  de 
Publius,  prefel  de  Rome.  Aprcs  avoir  employe  les  prieres 
el  les  proraessesde  recompenses,  ce  magistrat,  qui  tenait 
a  honneur  de  rendrc  Felicite  a  Ia]religion  dela  palrie,  lui 
fit  entendre  qn'il  fallait  ob(5ir  ouperir.  Elle  repondit  que, 
taut  que  Dieu  lui  conservcrait  la  vie,  elle  resterait  vic- 
torieuse;  mais  que  parsa  mort  elle  vaincrait  encore  plus 
glorieusement.  Le  prefet  monla  le  lendemain  sur  un  tri- 
bunal dans  la  place  de  Mars,  et  fit  comparaitre  Felicile 
a\ec  ses  enfants.  II  lui  dit  que,  si  elle  etait  aussi  in- 
dilTerente  qu'elle  lui  avail  paru  la  veille  pour  ce  qui  la 
regardail,  elle  devail  au  moins  avoir  compassion  de  I'elal 
de  sa  famille,  dont  la  jeunesse  llorissanle  promeltait  beau- 
coup  pour    la  palrie.  Felicite  se  lourna   vers  ccs  ange- 
lique  creatures,  et  aux  menaces  de  Publius  elle  ne  re- 
pondit que  par  ces  mots  ;  •  Levez  vos  yeu,\  au  ciel,  mes 
fiis,  et  regardcz  la-haul,  Jesus-Christ  vous  y  attend  avec 
ses  saints  I  • 

Le  prefet,  devcnu  furieiix,  condamna  celte  pieuse  fa- 
mille a  la  mort,  et  pour  punir  la  sublime  femme,  il  or- 
donna  qu'elle  ne  subirait  son  supplice  qu'apres  avoir  ete 
temoin  de  celui  de  chacun  de  ses  enfanls.  Au  milieu 
des  soufTrances  les  plus  atroces  qui  precederent  sa  deca- 
pitation ,  on  put  entendre  sortir  de  sa  bouche  des 
actions  de  grices  adressees  a  JCsus-Christ. — Qu'on  nous 
pardonne  cette  petite  digression,  mais  nous  n'avons  pu 
resisler  au  d^sir  de  parler  d'une  sainte  dont  les  reliques 
seules  rendraieut  a  jamais  ceR'bre  le  lieu  qui  les  conlient. 
L'an  1475,  Sixle  IV  fit  reparer  I'eglise  de  Sainle- 
Suzanne;  et,  depuis,  la  princesse  Camilla  Peretti,  scEur 
du  pape  Sixte  V,  y  fit  transporter  de  S?int-Jean-de-la- 
liegne  la  moilie  des  curps  des  sainlr  martyrs  Genese  el 
Eleuthere.  —  On  voil  encore  sous  le  maitre-autel  les  pre- 
cieuxossemenlsde  saint  Gabin  et  de  sainte  Suzanne,  en- 
fermes  dans  une  urneen  stuc  enricliie  de  mosaTques. 

Le  cardinal  Rurbicuccio   fit  enfiu  rebalir  celte  eglise 
sous  le  pontiiicat  de  Clement  VIIl,  dont  il  etait  vicaire. 


BART.  171 

—  Charles  Madorne  lournil  le  dessin  d'apres  lequel  elle 
fut  executive. 

Deux  rangees  de  colonnes  en  pierros  liburtines  sou- 
tiennenl  le  portail,  qui,  sans  clre  d'une  granrle  magnifi- 
cence, est  cependant  remarquable  par  larcgularite  deson 
architecture. 

Dans  I'inlerieur,  les  murs  sonl  couverts  de  superbes 
fresques  dues  au  pinceau  de  Balthazar  Croce,  qui  s'est 
acquis  par  ce  travail  une  reputation  immortelle.  Elles 
represenlent  I'histoire   de   la  chaste  Suzanne,    la   plus 
belle  des  femmes  de  Babylone,  celle  qui ,  placee  entre 
le  deshonncur   et  la    mort,   repondit  a   deux  infimes 
vieillards  :  «  Je  ne  vois  que  perils  de  toute  part,  car 
si  je  fais  ce  que   vous   desuez  je    suis   morle  devanl 
mon  Dieu  ;  si  je  ne  le  fais  pas,  je  ne   puis  m'echapp;r 
de   vos   mains.    Mais   il  vaul  mieux  que  je  succombe 
sans  avoir  commis  le   mal  que   de   pecher  en  la  pre- 
sence du  Seigneur.  •  —  Sa  miso  en  accusation,  son  juge- 
ment,  sacondaranation,  etson  innocence  miraculeusement 
prouvfe  par  le  jeune  Daniel,  tons  ces  diU'erents  trails  de 
sa  vie  sonl  developpes  avec  une  admirable  verile  de  phy- 
sionomie  et  de  costumes.  On  voit  sur  la  colonnade  qui 
est   au-dessous,  apres  la  bordure  dor(5e  par  le  Iheatin 
Pierre-Malhieu  ZoccoUne  ,  des  statues  en  stuc  de  Valsoldo. 
Un  grand  tableau  k  I'huile  representanl  sainte  Suzanne 
dans  la  beatitude  celeste  et  plusieurs  autrcs  figures  loutes 
dues  auSicilien Thomas Lamelti,  decorenlle  maitre-autel. 
Cesar  Nebbia  a  egalement  jete  quelques  peinlures  sur  la 
tribune;  on  y  reniarque  principalemenl  son  assoniplion 
de  la.Vierge.  — Dans  le  chceur  a  droite,  Paris  Nogari  a 
execute  i  fresques  le  martyr  de  sainte  Suzanne  pour  faire 
pendant  au  marlyr   de   sainte  Genevieve   de    Balthazar 
Croce,    qui    a    egalement    fait  les  aulres  peinlures   sur 
I'arcade  de  la  chapelle  de  saint  Laurent.  Sur  I'aulel  de 
cette  derniere  chapelle,  Cesar  Nebbia  a  peinl  un  tableau 
de  saint   Laurent  sur  le  gril.  L'ellet  de  eel  ouvrage  est 
aussi   alTreux  que  son  execution   est  belle ;   mais  il  est 
de  ces  tableaux,  comme  dans  celui-ci,  oU  la  verile  ne  peut 
que  faire  fremir,  et  Ton  saurait  presque  gre  a  Tartiste 
d'avoir  fail  la  part  du  coeuravanl  celle  de  I'arl.      J,  B. 


LES  FRAXCAIS  lUlSTJ 


JEAN  BART. 


Jean  Bart,  fils  do  Cornel  Bart, 
corsaire  de  Dunkerque,  naquil 
en  cette  ville,  Ie2l  octobre  IC-bO, 
el  non  le  20,  comrae  le  disent 
tons  les  auleurs,  excepleM.  Van- 
derest,  qui  a  produit  a  I'appui 
de  ses  recherches  I'extrail  de 
bapleme  de  cet  illustre  marin. 

II  n'avait  pas  encore  Ireize 
ans  lorsqu'il  s'embarqua  a  bord 
d'une  pinque,  commandce  par 
Jerome  Valbue,  puis  ensuile  sur 
une  caravelle  montee  par  ce 
contrebandier ,     devenu    pilole 


hauturier  royal,  grade  equivalent  a  celui  de  capitaine 
au  long  cours. 

Au  commencement  de  1666,  Valbue  oblint  le  comman- 
dement  du  Coclwii  gras,  brigantin  servant  de  garde-cole 
dans  la  Manche.  Jean  Barl,  quoiqu'il  neut  encore  que 
quinze  ans,  y  etjit  second  mallre,  et  Tequipage,  outre  le 
capitaine  ou  maitre,  et  le  second,  etait  compose  de  trois 
mariniers,  de  cinq  malelots  et  d'un  mousse. 

Dans  rinler\"alle  des  trois  annees  qu'il  passa  sur  ces  di- 
vers navires,  Jean  Bart,  alors  apprenli  lamaneur,  rem- 
porla  le  prix  decerne  aux  meilleurs  pointeurs  d'artiUerie 
du  port  de  Calais. 

Le  service  de  croiseur  ne  pouvant  salisfaire  sa  bouil- 
lanle  ardeur,  il  solhcita  et  oblint  de  sa  famille,  vers  le 


172 


JEAN  BART. 


niois  dejuillel  1666,  on  le  suppose,  ta  permission  de  pas- 
ser en  Hollande,  oii  il  s'embarqua  sur  un  vaisseau  com» 
mand(5  par  Rnylei-,  at  Ton  esl  fonde  a  croue  qu'il  du-; 
prendre  part  aiix  celebres  combats  de  rctiaite  des  4,  5 
et  6  aoOit  qui  immorlaliserent  I'amiral  hollandais. 

La  paix  sigiii'e  a  Bieda,  le  31  juillet  IC67,  Jean  Bait 
conlinuade  scivir  la  llollande  jusqu'au  moisd'avril  \bH, 
oil  la  France  ct  rAnglolenc  deilari-rent  la  guerre  a  celte 
puissance.  II  etait  alors  second  lieulcnant  du  bri- 
ganlin  flessinguois  le  Canard  dore;  le  premier  lieute- 
nant etait  Charles  Keyser,  son  compafriole.  Fidoles  ii  la 
voix  de  la  palric,  et  sourds  aux  ollros  brillantes  que  leur 
firent  les  Hollandais  de  rester  au  service  des  Etalscomme 
lieutenants  de  brillot  les  deux  Dunkerquois  s'evaderent, 
et  arrives  dans  leur  ville  nalale,  ils  servircnt  quelque 
temps  coni;ne  seconds  mallres  et  mailres  d'equipage; 
mais  les  preuves  qu'ils  ne  tardijrent  pas  k  donner  de  leur 
intrepidity  les  oleverent  promptement  au-dessus  de  ces 
emplois  suballernes  Nommes,  Jean  Bart,  au  conimande- 
ment  de  la  galiote  le  Rot  David,  et  Keyser  a  celui  de 


V Alexandre ,  a  leur  premiere  sortie  ils  firent  ememble 
une  premiere  prise,  et  Irois  mois  ne  s'elaient  pas  ecoiilcs 
que  Jean  Bart,  navi;;uant  i;olement,  avait  lamenedansle 
port  dc  Dunkeique  cinq  naviressuccessivement  captures. 

Passe  au  commandementde  la  fregate(a  Kinjnle,  armee 
de  10  canons,  il  remilii  la  mer,  de  conserve  avec  V Alexan- 
dre, alurs  raontc  par  William  Doom.  Cctle  nouvelle  crui- 
siore  ne  fut  pas  nioins  lieuieuse  que  la  premiere  ;  deux 
llules  tomberenten  son  pouvoir. 

.Slimule  par  ces  succi?s,  Jean  Bart  sillonnait  la  Manche, 
oil  depuis  liuit  jours  il  jvait  pris  deux  LiJti.iients  hollan- 
dais, lorsquele  21  Janvier  1675,  il  rencontra  I'Eiperance, 
de  1 0  canons,  qui  convoyail  troisnaviresmarchands.  Aussi- 
tot  il  disposa  lout  pour  le  combat,  qui  fut  tres-vif  et  qui 
ne  dura  pas  moins  d'nne  heure,  au  bout  dc  laquello  il 
s'emparadela  frcgale,  qu'il  emmena  a  Dunkerque.  L'Es- 
perance  fut  comme  le  present  de  noces  qu'il  fit  a  Nicole 
Gontier,  qu'il  epousa  le  3  fevrier  suivant,  elanl  alors  ?ige 
de  vingt-cinq  ans  quatre  mois. 

Jean  Bartsavoura  pendant  six  mois  environ  les  douceurs 


Prist!  du  /Neptune, 


de  la  lune  de  miel,  apres  lesquels  il  se  remit  en  campagne 
avecla  frigate  la  floj/dicTreize  busses  '  et  deux  fregates 
furent  cette  annee  prises  encore  par  lui  seul  ou  de  con- 
serve avec  Keyser  ou  aulres. 

L'annee  1676  ne  fut  pas  moins  feconde  en  exploils  pour 
notre  heros.  Monte  sur  la  fregate  la  Palme,  do  24  canons, 
il  s'empara  le  26  mars  d'une  pina.sse  de  1 0  canons ;  le  len- 
demain  27,  il  apercul  a  la  hauteur  d'Ostende  une  flolte 
convoyee  par  Iroisfregates.  Jean  Bart  soulenu  par  Kcy,ecr 
ct  quelquesautres  corsaires,  se  decida  au  combat,  qui  fut 

1  BllimenU  h  Irois  iiili^  eta  Irois  voiles  cnrn-es,  fori  renllo;  de  I'avaiit,  tii 
usage  pour  la  )i£cbe  du  Ipreng  sur  la  mer  du  Nord. 


Ires-chaud  et  qui  ne  dur.i  pas  moins  de  trois  heures.  De 
part  et  d'auire  les  partes  furent  considerables;  mais  la 
victoiredemeuraaux  Dunkerquois,  qui s'empaierent  d'une 
des  fregates  et  de  huit  autres  navires  du  convoi.  Le  3  sep- 
tpmbre  suivant  il  captura,  a  la  hauteur  d'Oslende  une 
flute,  I'Esperanec  de  Bremc,  et,  quatie  jours  apres,  une 
frcgale  hollandaisc, /c  Neptune,  de  30  canons. 

A  celte  epoque  son  nomconrncnca  ii  llxerserieusement 
I'altenliondela  cour.  Louis  XIV  lui  envoyaune  niedaille 
et  une  chaine  d'or  en  recompense  de  scs  beaux  faits 
d'armes  etdes  services  qu'il  avait  rcndus. 

L'annee  1678  fut  aussi  temoin  de  plusieurs  exploits, 


JEAN  BART. 


17- 


djns  I'un  desquels  Jean  Bart  eut  le  visage  et  les  mains 
bi'ules,  et  les  i^ras  desjanibes  emportcsd'iin  coup  de  canon. 

A  celle  epoque,  le  celebre  Vauban  ayant  concu  une 
haute  idee  du  merite  de  notre  marin,  le  rerommanoa  vi- 
vement  au  roi,  qui  le  nonima  le  8  Janvier  1679,  lieutenant 
de  vaisseau,  etdeux  ans  apres  le  cliargea  d'une  croisiere 
contre  les  pirates  de  Sale,  .lean  Bart  s'acquitta  de  cot'.e 
mission  avec  le  plus  grand  succi's,  rpprit  plusieurs  biti- 
ments  qn'ils  avaient  captures,  et  s'empara  d'une  de  leuts 
corvettes,  armee  de  16  canons  et  ayant  cent  cinquante 
hommes  d'equipage. 

En  1683  la  guerre  eclata  enire  la  France  et  I'Espagne. 
II  obtint  alors  le  comniandement  de  la  Serpenlc,  avec 
I'ordre  de  croiser  dans  la  Mediterranee.  II  fit  bienlfit 
la  rencontre  d'un  vaisseau  espagnol  charge  de  trois  cent 
cinquante  soldats,  I'atlaqua,  le  prit  et  leconduisita  Brest. 
A  son  retour,  il  passa  sur  le  vaisseau  le  Modere,  pour  la 
campagne  de  Cadix,  dans  laquelle  il  contribua  a  enlever 
deux  vaisseaux  espagnols.  Jean  Bart  fit, dans  cette occasion, 


des  prodiges  de  valeuretfut  gricvenientblesse  hla  cuisse. 

Au  mois  de  seplembre  168S,  la  guerre  ayant  eclate  de 
nouveau,  Jean  Bart  recul  le  comniandement  de  /a  Railleuse, 
de  24  canons,  avec  laquelle  il  captura  d'abord,  le  26  oc- 
tobre  suivant,une  flute  hollandaise  ;  puis,  accompagnedu 
comte  de  Forbin,  qui  commandaitune  corvette  de  16  ca- 
nons, il  escorta  un  convoi  destine  pour  Brest.  Us  fi- 
rent  en  chemin  la  rencontre  dun  corsaire  hoUandais  de 
14  canons,  dont  ils  s'emparerentapies  un  vifcombal,  dans 
lequel  ce  navire  perdit  plus  de  la  moil.ie  de  son  Equipage. 

L'anne  1689  fut  I'une  dcs  plus  riches  en  fails  divers 
dans  la  vie  de  notre  heros;  car  elle  le  vit  a  la  fois  com- 
baltre  avec  le  plus  intrepide  acharnement,  faire  des  prises, 
recevoir  des  blessures,  eire  fait  prisonnier  pour  la  pre- 
miere et  la  derniere  fois,  s'evader  de  sa  prison  et  puis  so 
remarier  apres  sept  ans  de  veuvage. 

Acette  epoque,  la  reputation  de  JeanBarl,  ditson  histo- 
rien  Vanderest,  que  nous  nous  plaisons  a  suivre  souvent, 
avail  tellement  grandi  a  la  cour  que  lorsqu'il  s'agissait  de 


c  nolle  Je  qLalri 


quelqiie  expedition  avenlureuse  ettemeraire  oule  genie  et 
la  hravoure  formaient  les  premieres  conditions  desucces, 

,  on  chargeait  de  preference  I'intrepide  roturier  de  pareilles 
executions,  quoique  alors  la  noblesse  eilt  deja  produit  une 
foule  de  marins  aussi  braves  qu'experimenles. 

Au  mois  de  mail  689,  Jean  Bart  et  Forbin  eurentordre 
d'escorter  un  nouveau  convoi  du  Havre  a  Brest.  Le  pre- 
mier montait  une  frigate  de  28  canons  et  le  second  une 
de  16.Le  22,a  la  hauteur  del'ilede  Wight,  ilseurentcon- 
naissance  de  deux  vaisseaux  anglais,  I'un  de  48,  I'autre 
de  42  canoni.  Jean  Bart  fit  alors  ses  preparatifs  pour  le 
combat.  II  se  chargea  d'attaquer  le  plus  fort  avec  Forbin, 

.et  ordonna  b  trois  autres  navires  marchands  les  mieux 
armesde  combattre  I'aetre  vaisseau.  Son  dessein  etaitde 


s'emparer  du  premier  el  de  s'en  servir  pour  atta- 
quer  le  second.  La  partie  n'etait  pas  egale,  mais  I'audace 
suppleant  a  la  force,  la  fregate  et  la  corvette  franeaise  se 
trouverent  bientot  bord  a  bord  et  le  combat  .s'engagea. 
L'action  fut  des  plus  chaudes.  Dejii  nos  deux  intrepides 
capitaines  avaient  force  I'ennemi  k  coups  de  mousquets  ct 
de  grenades  a  quitter  ses  ponts  et  ses  gaillards,  ils 
allaient  se  rendre  maitres  du  vai.-seau,  quand  les  trois  na- 
vires marchands  prirent  la  fuile  au  lieu  d'attaquer  le 
second.  Les  Anglais  reunirent  alors  leurs  forces,  et 
les  deux  petites  fregates  francaisesperdirenttoute  chance 
favorable.  N&nmoins  nos  vaillants  marins  ne  perdirent 
pas  courage,  ils  se  battirent  comme  des  lions  pendant 
deaxgrandes  heures.  A  la  fin,  blesses  I'un  et  I'autre  el  ne 


Hi 


JEAN  BAUT. 


pouvant  plusdonner  des  ortlres,  les  deux  Wgates  fureiu 
prises  apres avoir  perdu  los  deux  tiers  de  leu rs  equipages; 
quand  ellos  tombercnl  enire  les  mains  de  Tennemi,  elles 
etaient  rasees  del'avant  a  I'arriere  et  presque  entierement 
fracassees.  Les  Anglais  firent  en  liommes  des  pertes  bien 
plus  considerables.  Pendant  ce  combat,  le  convoi  fitbonne 
route  et  porvint  ii  so  mettre  en  surete. 

Conduits  a  Plymoutli,  nos  dtux  heros  ne  larderont  pas, 
aides  par  un  matelot  d'Ostende,  ii  s'cchapper  dans  un  ca- 
not  norwegien  avec  lequel  ils  gagnerent  un  \illiige  silue 
^  six  lieues  de  Saiut-Malo,  oil  ilsapprirenlquelebruit  de 
leur  mort  etait  goniralement  repandu. 

Quinze  h  seize  jours  apres  leur  evasion,  Jean  Bart  et 
Forbin  fureiit  nommes  par  le  roi  capitaines  de  vaisseau. 
Cetle  nouvelle  nomination  de  Joan  Bart  et  scs  exploits  le 
lirent  naturellemcnt  jouir  de  grands  lionneurs  dans  sa  villa 
natale  et  lui  inspirerent  probablement  la  pensee  de  con- 
Iracter  un  nouvel  hymen.  Le  16  octobre  1689,  il  ^pousa 
apres  sept  annees  de  veuvage  Jacqueline-Marie  Tugge, 
issue  d'une  des  premieres  families  de  Dunkerque.  11  ne 
goula  pas  longtemps  les  joies  de  son  nouveau  mariagp, 
car  un  mois  apres,  il  etait  dejk  en  mer,  et  caplurait  le 
19  decembre  une  Utile  et  une  galiote  chargee  de  soldats. 
QueUjues  jours  apres,  les  23, 24  et  25  du  memo  mois,  il  prit 
trois  dogres  hollandais  qu'il  ranconna. 

Tourville  ayant  ete  charge  en  1690,  du  commandement 
en  chef  de  I'armee  navale  destinee  a  agir  contre  I'Angle-, 
terre,  I'Espagne  et  la  Hollande,  Jean  Bart  fit  partie  de 
la  llotte  avec  la  fregale  I'Alcijon  qu'il  montait.  II  fut 
done  actcur  dans  la  celtbre  baitaille  du  cap  de  Bevesier, 
que  Tourville  gagna  le  10  juillet.  II  prit  egalement 
part  a  la  fameuse  campagne  du  Large  de  cet  illuslre  ami- 
ral,  en  1691. 

Jean  Bart  avail  soumis,  depuis  deja  deux  ans,  un  projet 
d'expedilion  pour  miner  le  conimercedes  Hollandais  dans 
le  Nord,  quand  il  recut  I'autorisation  d'agir.  A  cette 
nouvelle,  trente-deux  vaisseaux  anglais  et  hollandais 
vinrenl  bloquer  le  port  de  Dunkerque.  Notre  intr^pide 
marin  n'en  sortit  pasmoins,  de  nuit,  le  26  juillet  1692, 
avec  sept  frigates  et  un  brWot.  Lelendemain,  il  cnlevait 
quatre  navires  anglais  richemcnt  charges,  qui  allaient  en 
Moscovie.  Quelques jours aprfo,  il  mettait  lefeu  a  quatre- 
vingts  busses,  dogres  et  autres  navires  de  commerce. II  fit 
ensuile  une  descente  en  Angleterre,  vers  Newcastle,  oil 
il  biiila  euviron  deux  cents  maisons,  et  le  24  novembre, 
il  amena  a  Dunkerque  pour  cinq  cent  miUe  livres  de 
prises. 

Jean  Bart  ne  fut  pas  plus  t6t  arrive  qu'il  fit  mettre  en 
elat  les  trois  meilleurs  vaisseaux  de  son  escadre,  avec 
lesquelsil  alia  croiser  dans  le  Nord,  ou  il  fit  la  rencontre 
d'une  flolteliollandaise  venant  de  la  mer  Baltique,  escor- 
tee  par  trois  navires  de  guerie.  II  altaqua  les  convois, 
et  s'etant  rendu  maltre  du  plus  grand  navire,  les  deux 
autres  s'enfuirent;  ce  qui  lui  donna  lieu  de  prendre  les 
vaisseaux  de  la  flotte,  charges  de  bl^,  de  goudron  et 
d'autres  marchandises  qu'il  amena  h  Dunkerque. 

Le  moment  est  arrive  maintonant  de  renverser  I'echa- 
faudage  sur  lequel  reposent  los  quelques  anecdotes  ab- 
surdes  que,  soixante  a  qualre-vingts  ans  apies  la  mort  de 
notre  cell'bre  heros,  d'ignares  faiseursde  romans  histori- 
quesont  forgcessur  soncomplo.  Nous  lespasscrons  toutes 
sous  silence,  nous  contentaut  d'en  citer  une  seule,  qui 
somble  avoir  un  peu  de  vraiscmblance   «  Pendant  que 


Jean  Bart,  dit  Richer,  etait  i  Bergen,  un  Anglais  qui 
commandait  deux  vaisseaux  y  aborda,  alia  dans  un  lieu 
public,  oil  les  eirangers  avaient  coutume  de  se  rendre 
pour  se  rafralchir.  Aperccvant  un  hommedont  I'air  fier 
et  determine,  la  taille  haute  et  robuste  le  frapperent,  et 
I'entendant  parler  facilement  anglais,  il  eut  la  curiosite 
de  savoir  qui  il  etait.  Les  gens  auxquels  il  le  demanda  lui 
repondirent  quo  c'etait  Jean  Bart.  «  C'rsl  lui  que  je  cher- 
che,  dit-il.  —  C'esl  lui-memc,  »  lui  rcpondit-on.  Cet 
Anglais  lia  conversation  avec  lui.  Apres  un  entretien 
assez  court,  il  lui  dit  qu'il  le  cherchait,  qu'il  avait  envie 
d'en  venir  aux  mains  avec  lui.  .  Celaesl  tres  facile,  lui 
repondit  Jean  Bart,  j'ai  besoin  dc  munitions  cl  partirai 
missilol  (juejen  aurai  rff«-  —  J"  ^'"us  altendrai,  »  lui 
repondit  I'Anglais. 

.■  Lorsque  Jean  Bart  eut  tout  prepare  pour  son  depart, 
il  averlit  le  capitaine  anglais  qu'il  mettrait  h  la  voile  le 
lendemain.  L'Anglais  repondit  qu'ils  se  battraient  quand 
ils  seraient  en  pleine  mer,  mais  qu'etant  dans  un  port 
neutre,  ilsdevaient  se  traitor  reciproquement  avec  amilie, 
et  I'invita  a  dejeuner  le  lendemain  .'i  son  bord,  avant  de 
partir.  Jean  Bart  lui  repondit :  .  Le  dejeuner  de  deux 
ennemis  commevous  et  moi  qui  nous  rencontrons,  doit 
ctrc  des  coups  de  canon^  des  coups  de  sabre.  •  Le  capi- 
taine anglais  insista.  Jean  Bart  otait  brave,  par  conse- 
quent incapable  de  bassesse.  II  jugea  du  capitaine  anglais 
par  lui,  accepta  son  dejeuner,  se  rendit  a  son  bord,  prit 
un  peu  d'eau-de-vie,  fuma  une  pipe  et  dit  au  capitaine 
anglais  :  •  II  est  temps  dc  partir.  »  L'Anglais  lui  reparlit : 
«  Yous  eles  monprisonwer.j'ai  promis  devous  prendre 
et  de  vous  amcner  en  Anylcterre.  »  Jean  Bart  jota  sur 
lui  un  regard  qui  annoncait  son  indignation  et  sa  fureur, 
alluma  sa  meche,  cria  :  A  moi!  renversa  quolques  An- 
glais qui  etaient  sur  le  pont,  et  dit :  .  Non,  je  ne  serai 
pas  ton  prisonnier,  Ic  vaisseau  va  sauler.  >  Tenant  sa 
meche  allumee,  il  s'olanca  vers  un  baril  de  poudroqu'on 
avait,  par  hasard,  tiri^  de  la  sainte-barbe.  Tout  I'^quipage 
anglais,  .se  voyant  pres  de  perir,  fut  saisi  d'effroi.  Les 
Francais  qui  fetaient  dans  les  vaisseaux  de  Jean  Bart, 
I'ayant  entenda,  so  mirent  promptement  dans  des  cha- 
loupes,  monterent  h  I'abordage  du  vaisseau  ou  il  elait, 
taiUerent  en  pieces  une  partie  des  Anglais,  firent  les 
autres  prisonniers,  s'emparerent  du  vaisseau.  En  vain  lo 
capitaine  anglais  representa-t-il  qu'il  etait  daus  un  port 
neutre,  Jean  Bart  I'enleva  et  le  conduisit  h  Dunkerque, 
II  laissa  au  port  de  Bergen  I'aulre  vaisseau  anglais  qui 
n'etait  pas  complice  de  la  trahison  du  capitaine-  • 

11  est  bon  dobserver  cependant  que  pour  tout  marin 
le  baril  de  poudre  qu'un  avait ,  par  hasard,  lire  de  la 
sainte-barbe,  est  une  absurdite.  Car  il  faudrait  admettre 
que  CO  baril  fiit  decouvert,  ce  qui  seraitune  absurdileplus 
grande  encore.  Une  autre  version  pri'tend  avec  plus  de 
vraisemblance  que  Jean  Bart  s'olanca  h  I'eau,  et  qu'ii  scs 
oris  ses  fideles  malelots  accoururent.  Quoi  qu'il  en  soit, 
cette  seule  anecdote  senible  tout  a  fait,  quant  au  fond, 
dans  les  limites  de  la  possibililo.  II  n'en  est  pas  de  meme 
pour  toules  les  autres  plus  ou  moins  burlesques  que  cite 
Richer  ,  et  qui  tendent^^  faire  de  Jean  Bart  un  porson- 
nage  houffon  et  grossier. 

En  1693,  il  se  trouva  commander  le  vaisseau  le 
Glorieux,  de  62  canons,  sous  les  ordres  de  Tour- 
ville, et  assisla  a  la  brillante  affaire  de  Lagos,  qui 
vengea  la  marine  franciiso  du  dcsastre  de  la  Hogue.  II 


JEAN   BART. 


173 


se  scpara  ensuilc  de  la  (lotic,  et  ayant  fait,  prfes  de  Faro, 
la  rencontre  de  six  navires  hollandais,  il  les  fit  cchouer 
et  les  brilla. 

Rentre  h  Toulon,  il  rerut  bienlot  I'lirdre  de  venir  a 
Duiikerque  prendre  Ic  commandemont  de  six  fregates 
destini^es  h  ramener  de  Vlecker  en  France  une  tlotle 
chargce  de  blii.  II  fut  aussi  heureux  (ju'cn  1691  et  con- 
duisil  heureusement  son  convoi  a  sa  destination  au  travers 
de  nombreux  vaisseaux  ennemis.  Le  \o  decembre  de  la 
meme  annee,  il  prit  encore  pres  des  bancs  de  Flandre 
trois  fregates  anglaises  qui  escortaient  des  bJtimenls  por- 
tant  des  munitions  de  guerre  de  Norwege  en  Angle- 
terrc. 

Le  28  juin  de  I'annse  1C94,  Jean  Bart  partit  de  Dun- 
kerque  pour  aller  au-devant  d'une  llolte  chargee  dc  ble. 
Le  lenderaain,  entre  le  Texel  et  la  Meuse,  il  renconira,  a 
douze  lieues  au  large,  huit  navires  de  guerre  hollandais 
dont  I'un  portait  le  pavilion  de  contre-amiral.  La  Qotte 
de  grains  etait  lombee  entre  leursmainsetdejii  ils  avaient 
amarine  tous  les  vaisseaux  qui  la  composaient.  Jean  Bart 
assembla  son  conseil  k  deux  portees  de  canon  des  vais- 
seaux ennemis ;  le  combat  fut  decide,  bien  que  les 
chances  ne  fussent  pas  egales,  et  Ini-meme  aborda  le 
contre-amiral  Hyde  de  Frise  monte  de  58  pieces  de 
canon.  En  une  demi-heure  il  enleve  ce  navire  apres  lui 
avoir  tui5  ou  bless(5  cent  cinquante  honimes.  Le  contre- 
amiral  rerut  dans  cette  action  un  coup  de  pistolet  dans 
la  poitrine,  un  coup  de  mousquet  dans  le  bras  gauche, 
et  trois  coups  de  sabre  a  la  tete.  Deux  autres  navires  de 
50  et  de  30  pieces  de  canon  tombeient  en  son  pou- 
voir;  les  autres  prirent  la  fuiterTiotre  inlrepide  marin 
s'assurn  aussilot  du  convoi,  amarinases  prises  et  rentra 
glorieu-scment  dans  les  ports  do  France. 

Le  roi,  pour  recompenser  Jean  Bart  de  cette  action,  lui 
accorda  des  lettres  de  noblesse  et  lui  permit  de  placer 
une  lleur-de- lis  d'or  dans  I'ecusson  de  ses  armes.  II  fit 
aussi  frapper  une  medaillepour  transmeltre  ^  la  poslerite 
le  souvenir  du  combat  du  28  juin  IG94.  On  y  voit  la 
proue  d'un  navire  qui  est  au  bord  de  la  mer,  et  Cer&s  sur 
le  rivage,  tenant  des  epis.  Apres  la  prise  du  convoi, 
le  ble.  qui  valait  trente  livres  le  boisseau,  tomba  a  trois 
livres.  C'est  ainsi  qu'un  seul  homme  fit  renaitre  par  sa 
biavoure  la  joie  dans  sa  palrie,  qu'une  disette  inouTe 
avait  plongee  dans  la  desolation. 

Voici  un  trait  qui  prouve  le  degre  d'exaltation  qui 
ri'gna  durant  cette  cclebre  bataille;  nous  le  rapporterons 
d'apres  Richer. 

«  Un  jeune  marin  provcncal  R^  dit-il,  une  action  qui 
merite  d'etre  rapportee.  Joan  Bart  dil,  en  abordant  le 
vaisseau  contre-amiral  des  Hollandais,  qu'il  donnerait 
dix  pistoles  a  celui  qui  lui  apporterait  le  pavilion  de 
contre-amiral,  et  six  k  celui  qui  lui  apporterait  le  pa- 
vilion de  poupe.  Ce  marin  s'elance  avec  les  autres  sur  le 
vaisseau  ennemi,  monte  au  grand  mat  pour  enlever  le 
pavilion;  le  contre-maitre  I'apercoit,  et  lui  tire  deux 
coups  de  fusil  dont  I'un  lui  perce  la  main,  I'ailtre  la 
cuisse.  Le  marin  d'un  sang-froid  presque  incroyable  en- 
veloppe  sa  main  avec  son  mouchoir,  et  sa  cuisse  avec  sa 
cravale,  continue  de  monter,  enlfevele  pavilion,  s'en  fait 
une  ceinture,  descend  et  va  sur  la  dunette  pour  enlever 
le  pavilion  de  poupe.  II  I'a  deja  detacheSi  moitie,  lecontre- 
maitre  I'apercoit  encore  et  lui  porte  un  coup  d'espoiilon. 
Le   marin  se   rolourne,  prend    une  hacho  d'armes  qu'il 


porle  i  son  c6t(^',  en  donne  un  coup  du  pio  au  contre- 
maitre,  lui  cr6ve  un  oeil,  le  renverse  par  terre,  continue 
de  detacher  le  pavilion,  I'ajoute  a  sa  ceinture  et  va  les 
porlor  tous  deux  i  Jean  Bart,  qui  lui  donne  la  recom- 
pense promise.  • 

Au  mois  de  novembre  suivant,  Jean  Bart  partit  de  nou- 
voau  avec  son  escadre  pour  aller  en  Norwege  chercher 
un  convoi  de  ble  qu'il  ramena  a  Dunkerque,  sans  ren- 
contrer  dans  sa  route  un  seul  vaisseau  ennemi. 

Les  Anglais  et  les  Hollandais  ayant,  en  1693,  fait  des 
preparatifs  immenses  pour  renouveler  leur  tentative  de 
detruire  quelques-uns  des  ports  francais,  leur  armee 
navale  parut  le  14  juillct  devant  Saint-Malo,  qui  lancait 
chaque  jour  sur  eux  tant  d'intr^pides  corsaires.  Le  lende- 
main,  elle  jeta  sur  la  ville  neuf  cents  bombes,  dont  cinq 
cents  porterent.  Dix  a  douze  maisons  seulement  furent 
brulees,  et  trente-cinq  ^  quarante  endommagees.  Jugeant 
alors  I'impossibilitederecueillir  des  resullats  plusimpor- 
tanls,  I'escadre  mit  a  la  voile  le  1 5  et  vmt  mouiller  devant 
Dunkerque.  Mais  Jean  Bart  etait  Ik,  qui  par  ses  habiles 
manoeuvres  et  le  feu  bien  nourri  qu'il  entretint  dans  I'un 
des  forts,  obligea  bienlflt  I'ennemiti  seretirer,  apres  avoir 
jetc  dans  Dunkerque  douze  cents  bombes  et  tirt'  deux 
mille  coups  de  canon  qui  ne  firent  pas  pour  cent  pisloles 
de  dommage. 

Tel  est  le  tri.ste  re.sultat  que  recueillirent,  apres  des 
frais  immenses,  les  Anglaiset  les  Hollandais  pour  se  ven- 
ger  de  la  vdle  celebre  dont  lesheroi'ques  et  terribles  cor- 
saires leur  avaient  cause  tant  de  desastres  depuis  trois 
siecles. 

Louis  XW,  pour  recompenser  ses  nouveaux  services, 
accorda  a  Jean  Bart  une  pension  de  deux  mille  livres,  et 
eleva  son  fils  au  grade  de  lieutenant  de  vaisseau ,  ([uoi- 
qu'il  n'eut  alors  quedix-huit  ans. 

A  cette  epoque,  Louis  XIV  voulut  faire  quelque  diver- 
sion en  Angleterre  en  faveur  de  Jacques  II;  mais  I'expe- 
dition  echoua.  Jean  Bart  recut  I'ordre  d'aller  croiser 
avec  son  escadre  dans  le  Nord.  II  sortit  de  la  rade  de 
Dunkerque,  Te  17  uiai  ,  h  dix  heures  du  soir,  malgre 
quatorze  vaisseaux  qui  s'y  trouvaient  pour  emptVher  sa 
sortie.  Apres  trente  et  un  jours  de  croisicre,  il  jnignit  une 
floUe  hollandaise  de  quatre-vingls  batimenls,  escortee  par 
cinq  vaisseaux  de  guerre  qu'il  attaqua  aussilot  et  qu'il 
enleva  apres  un  combat  tres-opinialre.  11  etait  occupe  k 
capturer  le  convoi,  lorsqu'une  escadre  de  douze  vaisseaux 
de  guerre  hollandais  arriva  vent  arriere.  Jean  Bart  retira 
alors  ses  equipages  des  prises  qu'il  avait  amarinees,  fit  pas- 
ser Ions  ses  prisonniers  dans  I'un  des  vaisseaux  de  guerre 
qu'il  renvoyacnHoIlande,mitle  feuauxquatreautres;et  ce 
ne  fut  que  lorsqu'il  eut  vu  la  derniere  de  ses  quatre  prises 
consuinee  jnsqu'k  la  quiUe  qu'il  mit  &  la  voile  devant 
I'cnnemi  confondu  d'une  telle  audace.  Pour  rentier  dans 
les  ports  de  France,  il  lui  fallut  encore  passer  h  travers 
trente-trois  vai-sseaux  anglais  et  hollandais.  Louis  XIV, 
digne  appreciaCcur  des  hommes  qui  illustr&ienl  son  rcgne, 
cHeva  Jean  Bart,  a  la  suite  de  cette  campagne,  au  grade 
de  chef  d'csradre.  II  etait  alors  age  de  quarante-six  ans 
et  domi. 

On  a  pretendu  h  tort  ou  a  raison  que  ce  fut  Louis  XIV 
lui-meme  qui  apprit  a  Jean  Bart  cette  nomination  en  lui 
disant  :  'Jean,  llarl ,  je  vntis  ai  fail  chef  d'cscadre,  •  et 
que  rinlrepide  marin  lui  fit  cette  reponse  devenue  ccle- 
bre :  ■  Sire,  vuiis  avez  bien  fail.  ■  Si  Jean  Bart  a  rcellc- 


176  JEAN 

ment  fait  cette  reponse,  cela  prouvc  qii'en  homme  supe- 
rieur,  qui  a  la  conscience  de  ce  qui!  \aut,  il  a  exprim^ 
avec  une  belle  naivete  rintime  pressenlinicnt  de  ses 
forces. 

Quelques  mois  apr^s,  le  prince  de  Conii  ayant  ete  elu 
roi  de  Pologne,  Jean  Bivt  seid  fiit  jugfi  capable  de  la  pe- 
rilleuse  mission  de  faire  passer  Ic  prince  ^  travers  une 
mer  couveiie  d'ennemis.  A  cet  clTet,  il  fit  armer  six  fre- 
gates,  les  plus  fines  voilieres  qu'il  put  Irouver,  mil  k  la 
voile  dans  la  nuil  du  6  au  7  septembre,  et,  le  26  du 


BART. 

nieme  mois,  cntra  en  rade  de  DaiUzick.  A  son  arriv^e,  le 
prince  de  Conti  apprit  que  son  competiteur  avail  dejii  etc 
couronne  ;  il  crut  alors  ne  pas  devoir  poufser  plus  loin  ses 
pretentions,  et  fit  inimediatement  rcmcttre  a  la  voile. 
Jean  Bart  le  ramcna  en  France  avec  autant  de  bonheur 
qu'il  I'avait  conduit. 

La  paix  signee  a  Riswick,  en  1697,  lermina  la  corriere 
maritime  de  notre  lieros  ,  qui  n'avait  ete  qu'une  longue 
suite  d'exploits.  II  en  profita  pour  se  reposer ,  au 
milieu  de  sa  famille,  des  fatigues  qu'il  essuyait  depuis 


e-l/Ifl-  t£«,1Ai' 


Jean  Bait  s'elanci 


ml  haril  de  poiidri 


un  temps  considerable.  Mais  la  mort  du  roi  d'Espagne, 
Charles  II,  qui  nomma  par  son  testement  le  due  d'Anjou, 
petit-fils  de  Louis  XIV,  unique  b^ritier  de  la  monarchic 
espagnole,  amena  une  conllagration  generale.  «  Le  roi, 
dit  Faulconnier,  qui  s'attendait  bien  a  une  rupture,  avail 
envoye  des  ordres  dans  les  ports  de  France  d'armer  les 
vaisseaux  de  guerre  qui  y  etaient,  et  particulierement  ii 
Dunkerque.  L'on  y  travailla  aussitot  k  armer  une  esca- 
dre  qui  devait  i^tre  comniandee  par  M.  Bart,  a  qui  le 
roi  avail  envoye  un  fort  beau  vaisseau  de  70  pieces 
de  canon,  appeli5  le  FendanI,  fort  bon  voilier,  nou- 
vellement  construit  au  Havre,  et  sur  lequel  notre  illustre 
marin  devait  se  meltre  a  la  tSte  de  cette  escadre.  Ce 
brave  officier ,  ravi  de  monter  ce  navire,  travailla  avec 
tant  d'activite  a  mettre  ses  vaisseaux  en  etat  d'aller  en 
mer,  qu'il  fut  surpris  d'une  pleuresie  qui  le  mil  au 
tombeau,  le  27  avril  1702,  a  I'Age  de  cinquante-deux 
ans,  regrctte  generalenient  de  tout  le  mondeet  particulifc- 
rement  du  roi,  qui  savait  bien  qu'il  ne  Irouverait  qu'a- 
vec  peine  un  officier  de  sa  capacity,  pour  remplir  un 
poste  aussi  difficile  que  celui  de  ce  port.  • 

Telle  fut  la  Rn  de  cet  homme  celebre  qui,  apres  avoir 
He  respecte  par  le  canon  des  bataiUes,  mourut  au  foyer 
domestique.  •  II  avail,  dit  Faulconnier,  son  contempo- 
rain,  la  taille  au-dessus  de  la  mediocre;  le  corps  bien 
fait,  robuste  et  capable  de  resister  a  toules  les  fatigues  de 


la  mer.  II  avail  les  traits  du  visage  bien  formes,  les  yeux 
bleus,  le  teint  beau,  les  cheveux  blonds,  la  physionomie 
heureuse  el  tout  a  fail  revenanle.  II  avail  bcaucoup  de 
bon  sens,  I'esprit  net  el  solide,  une  valcur  ferme  et  tou- 
jours  ^gale.  II  6tail  sobre,  vigilant  et  inlrepide  :  aussi 
prompt  k  prendre  son  parti,  que  de  sang-froid  k  donner 
ses  ordres  dans  le  combat,  oil  on  I'a  toiijours  vu  avec 
cette  presence  d'esprit  si  rareet  si  necessaire  en  de  sem- 
blables  occasions.  II  savait  parfaitement  son  metier,  el 
il  I'a  fait  avec  tanl  de  desinteressement,  d'approbation  el 
de  gloire,  qu'il  n'a  du  sa  fortune  el  son  elevation  qua  sa 
capacite  eta  sa  valeur.  » 

Le  corps  de  Jean  Bart  fut  enterr6  dans  le  chceur  de  l;i 
paroisse  de  Saint-Eloi  de  Dunkerque  ;  on  y  lit  encore 
cette  epilaphe  sur  la  pierre  tuniulaire  qui  est  adossee 
contre  la  niuraille  lalerale  de  cette  eglise  : 

D  :  0  ;  M. 

Cy  gist  messire  Iban  Babt, 

en  son  vlvnnt  eke/  d'escadre  des  nrmees  novates  dn  Toy, 

chevnlier  de  Vordre  militaire  de  Saiiit-Louis, 

nali/de  cede  viLle  de  Dunkerque, 

decede  le  27e  d'avril  1702,  dnns  la  52e  annee  de  son  age, 

don/  it  a  ete  employe  vingt-cifiq  au  service  de  sa  Majesle ; 

el 

Dame  Mahik  lACftUELiSE  Tuggb  sa/emme 

aussi  native  de  cette  ville, 

qui  mourut  le  i  /eerier  1719,  (igee  de  5b  ans. 

Prie:  Dieu  pour  leurs  Cimes. 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  RIVIERES  DE  FUANrt:. 


i" 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  RIVIERES  DE  FRANCE. 


.    1  out  a  coup,  apresavoir 
J  .lepasse  Crancey,  la  Seine 
Vieunit  tous  ses  bras  dis- 
■?  |ierses  et  devient  un  fleu- 
ve  imposant,  des  lors  na- 
■^    vigable;  son  courant  ne  ren- 
contrant  plus  d'obslacle  devant  elleen 
aval,    elle    coule    desormais    libre  et 
forte.  Ello  baigne,  apres  Crancey,   le 
bourg  Ires-antique  de  Ponl-sur-Seine. 
C'esI  pres  de  cette  localile  que  I'ar- 
mee  d'Allila  fut  delruile  par  Aelius.  Chilpe- 
ric  y  rampa  quand  il  marcha  a  la  rencontre 
de  Sigebert,    campe  lui-meme  k   Arcis-sur- 
Aube.  Pont-sur-Seine  fut  donne  par  Louis  XIII  h  Louise 


de  Guise,  veuve  de  Francois  de  Bourbon,  prince  de  Conti; 
elle  le  vendit  au  surinteiidant  Bouthillier  de  Chavigny,  qui 
y  fit  bitir  un  chateau  magnifique  sur  les  plans  de  Lemuet; 
il  se  composait  de  quatre  corps  de  billimenl  a  deux  eta- 
ges  synietriques,  ayant  aux  angles  des  pavilions  carres. 
Sous  I'empire,  ce  chateau  appartenait  h  la  mere  de  Napo 
leon;  cet  honneur  causa  sa  mine;  il  fut  briile  et  detruit 
par  les  allife,  et  le  bourg  n'echappa  point  aux  fleaux  de 
I'invasion.  Mais,  comme  Mery,  il  put  se  relever  de  ses 
mines. 

Pour  reparer  tant  de  mallieurs,  Louis  XVIII  donna  a 
ce  bourg  important  le  titre  de  ville,  et  lui  iniposa  le  noni 
de  Pont-le-Roi.  Mais,  en  depit  de  lavolonte  royale,  Pont- 
sur-Seine  relint  son  ancien  nom,  donl  il  etait  si  fier,  et 
n'en  conscrva  pas  moins,  du  reste,  le  titre  de  ville. 

Non  loin  de  la  Seine,  a  Test  de  Pont-le-Roi,  se  trou- 


Vuc  Jti  Pdraclel. 


vent  de  grosses  pierres  brutes  dont  quelques-unes  ont 
jusqu'a  vingt-quatre  pieds  de  circonference.  Ce  sont  ou 
ill's  autels  druidiques,  ou  des  monuments  eleves  par  At- 
liki  sur  le  champ  de  bataille  pour  y  faire  des  sacrifices. 
On  rencontre  encore  dans  les  environs  des  monuments 
que  Ton  a  preteiidu  faire  passer  pour  des  tombeaux  re- 
mains; mais  les  armureset  les  medaillesqu'on  y  a  trouvees 
n'attestent  pas  une  origine  aussi  reculee.  Aprfes  le  village 
de  Marnay,  la  Seine  envoie  vers  la  droite  le  canal  de  Cour- 
tavant,  qui  permet  a  la  riviere  de  Villenose  d'etre  navi- 
gable. Puis,  se  partageant  en  deux  bras  dont  le  moins 
important  prend  le  nom  deVieille-Seine,  elle  se  divise  en- 
core en  plusieurs  branches  et  inonde  les  vastes  prairies  qui 
s'etendent  au  nord  de  Nogent  et  de  Bray  ;  I'autre  se  di- 
ll. 


rigo  vers  Nogent  et  recoit  I'Ardusson,  petite  riviere  pleme 
de  souvenirs. 

C'est  sur  les  bords  de  ces  eaux  tranquilles  que  trouva 
un  asile,  apres  ses  malheurs,  le  celebre  Abeilard,  qui 
fut  I'objet  de  tant  de  persecutions.  II  s'y  bftlit  une  pe- 
tite chapelle  en  feuillages  qu'il  nppela  le  Paraclel,  .suit 
en  I'honneur  du  Saint-Espritauquelon  I'accusait  injuste- 
ment  de  ne  pas  croire,  soit  par  allusion  au  mot  grec  pa- 
raclfsis,  consolation,  parce  que  c'(5lait  le  premier  lieu 
oil  il  eut  pu  trouver  un  refuge  contre  les  poursuites  do 
ses  ennemis.  Mais  la  liaine  et  la  mcchancete  vinrent  en- 
core le  tourmenler  dans  cet  endroit,  oii  son  talent , 
d'ailleurs,  n'avait  pas  tarde  a  lui  atlirer  une  foule  de  dis- 
ciples. 

I  12 


178 


J'ETITS  VOYAGES 


Oblige  de  qiiitler  sa  letraile,  il  appela  Heloise,  qui  ac- 
courut  avec  ses  rcligieiises  et  y  fonda  la  rtltbre  abbaye 
du  Paradet.  Apies  la  mort  d'Abeilaid ,  HcloVse  obtint 
e  corpi!  de  son  epuiix,  qu'on  liii  rapporla  de  Chalons,  et 
unjnieme  tombeau  reunit  enfin  apres  lour  mort  deux  iri- 
fortunes  que  la  falalili'  avail  loujours,  pendant  leur  vie, 
tenus  sepaies. 

Nogcnt-sur-Seine  nous  offre  bion  d'autres  souvenirs. 
C'est  une  petite  ville,  sur  les  confins  de  la  Champagne,  qui 
apparlint  au  neuvieme  sitcle  aux  abbes  de  Saint-Denis, 
puis  passa  au  doniaine  royal,  dont  elle  fut  distraite  par  le 
surinteudanl  BoulhiUier  de  Chavigny,  qui  la  vendit  a  la 
famille  de  Noailles,  dont  le  chef  fut  le  dernier  proprie- 
taire  de  cette  cite'. 

Napoleon  etait  h  Nogent  en  1814  lorsqu'il  apprit  que, 
dedaignant  les  negociations  quidevaient  servir  de  base 
aux  negocialions  du  congies  de  Cbatillon,  les  allies,  a 
I'insligalion  de  I'Angleterre,  voulaient  que  la  France  ren- 
tiat  dans  ses  limilcs  de  1792.  Irrite  de  pretentions  si 
excrbitanles,  Napoleon  reprend  I'offensive,  defait  I'ennemi 
dans  cinq  affaires,  le  culbute  partout,  car  a  cbaque  endroit 
ou  il  clait,  dans  cette  derniere  et  douloureuse  lulte  conire 
la  fatalite,  la  vicloire  lui  reslait  fidele,  ou  plututsend)lait 
^tre  hon  esclave.  Mais  il  ne  pouvait  pas  se  multiplier,  et 
I'ennemi,  repousse  sur  un  point,  revenait  sur  un  autre. 

.\vant  de  quitter  cette  ville  pour  secourir  une  autre  po- 
sition nienacee.  Napoleon  la  mit  a  I'abri  d'un  coup  de 
main.  Les  maisons  qui  regardaient  la  campagne  furent 
crenelees,  des  artifices  furent  prepares  pour  faire  sauter 
les  ponts  au  besoin  Le  general  de  Courmont  fut  charge  de 
la  defense  cts'en  acquitla  honorablement.  Pendant  trois 
jours  Nogent  resista  a  I'armc'e  du  prince  de  Schwarlzem- 
berg,  et  ses  defcnseurs  ne  I'abandonnferent  qu'a  la  der- 
niere exireniile,  c'est-<i-dire  apres  avoir  fait  sauter  les 
ponts,  qiiand  les  maisons  etaient  cribleis  de  boulets  et 
que  la  vilJe  n'etait  plus  qu'un  inonoeau  de  ruines. 

Les  ponts  de  Nogent,  ele\  es  sur  les  dcssins  de  Peron- 
net,  Etaient  remarquables  par  la  beaute  de  lear  construc- 
tion et  la  bardiKise  de  lours  \oul«s :  on  y  voyait  une 
arche  admirable,  de  trente-lrois  metres d'ouverture. — 
La  ville  a  ele  rebitic  entierement,  elle  nolfre  plus  de 
traces  des  ravages  qu'ellc  a  souUerts.  Elle  a  de  jolies  pro- 
menades sur  lesbords  de  la  Seine,  et  un  petit  port  plein 
d'activite.  Les  deux  bras  du  fleuve  sont  bordes  de  bois, 
de  jardiiis,  de  villas;  la  \erdure,  les  aibres  el  les  maisons 
de  plaisance  abondcnt  siirtout  dans  une  petite  lie  eutou- 
r^e  par  ces  eaux  riantes  et  calmes. 

Apres  Nogent,  la  Seine  presente  le  mJme  aspect ;  h 
gauche  ce  sont  des  collines  qui  la  retrecissent,  a  droito 
-ce  sont  des  plaines  basses  et  aqueuses  qui  setendent  jus- 
qu'a  Bray,  et  il  travi-rs  Icsquelles  elle  continue  k  se  re-- 
paiidre  sans  obstacles.  Ces  lerres  d'alluvion,  larges  de 
plusieurs  lieues,  produisent  de  tres-bons  fourrages  dont 
I'exc^dant  est  expedie  par  eau  ii  Paris. 

C'est  h  Nogent  meme  que  la  gi-ande  route  de  Dijon  h, 
^aris  s'^corte  du  fleuve  pour  traverser  Provins  et  le  pla- 
teau de  la  Brie.  Mais  la  route  royale  de  Mezicres  it  Or- 
leans suit  loujours  la  rive  gaucbe  de  la  Seine  jusqu'a 
Montereau,  et  sert  de  lisiere  a  une  cbaine  de  coUines  qui 
borde  la  vallee  sans  interrirplion. 

La  Seine  arrose  ainsi  la  Molte-Tilly  et  Courceroy,  quittc 
a  VilliiTS  la  Cbainpagne  et  le  deparlement  de  I'Aube 
pour  entrer  dans  la  Brie  et  dans  le  deparlement  deSeine- 


et-Marne.  La  petite  riviere  de  Loirin  .sert  de  limites  a 
ces  divisions  geographiques  et  so  jette  dans  la  Seine  par 
une  double  embouchure;  I'un  de  sps  bras  arrose  I'extre- 
mitede  ViUiers.  X  la  bauleur  de  Noyen,  le  Oeuve  forme 
uno  ile  immense,  ombragee  par  des  bois,  et  s'elevant  au 
sein  de  prairies  qui,  comme  toutes  les  plaincs  d'alen- 
tour,  sont  exposees  aux  inondations.  Quelquefois  mt^me, 
la  vallt^e,  large  de  plus  do  trois  lieues,  offre  I'aspect  d'un 
grand  lac  dont  la  surface  est  dominee  par  la  cime  des  ar- 
bi'es  submerges. 

La  Seine  va  baigner  ensuite  le  village  de  Jaulnes,  dont 
le  nom  indique  peut-iHre  la  couleur  du  teirain  oii  jl  est 
situe.  C'est  la,  disent  les  hisloriens,  (jue  se  livra  une 
grande  balaille  entre  Charles  leXlhauve  ct  Louis  le  Ger- 
nianique  d'un  cole,  et  Lotbaire,  leur  fiere  a!ne,  de  I'au- 
tre.  Cette  balaille  fut  suivie  du  combat  de  Fonlenay  qui 
finit  la  qucrelle.  Le  carnage  fut  horrible  dans  ces  deux 
journees;  ou  porle  a  cent  mille  hommes  le  nombre  des 
morts.  La  noblesse  de  Champagne  y  fit  despertes  enormes, 
elle  y  p6rit  presque  tout  entiere.  Aussi  est-ce  depuis 
cette  epoque  que  fut  introduile  en  cette  province  la  cou- 
tume  que  Ic  ventir  anoblit,  bizarrerie  asspz  choquante 
au  point  de  vue  legal,  mais  qui  avail  ioi  une  cause  et  une 
application  glorieuses. 

Apres  avoir  quitte  .laulnes,  la  Seine  entre  a  Bray,  la 
premiere  ville  qu'elle  ait  rencontr^e  depuis  sa  sortie  de 
la  Champagne.  La  Brie,  par  laquelle  elle  passe,  vers  le 
sud,  etait  rangee  par  les  Bomains  dans  la  quatricme 
Lyonnaise.  C'etail  un  pays  renipli  de  for^ts,  qui  donnait 
une  grande  quantite  de  bois  de  construction  pour  les  na- 
vires,  et  s'etendait  du  confluent  de  la  Seine  et  de  la  Jlarne 
jusqu'au  ducbe  de  Bourgogne.  Certains  etymologistesont 
reconnu  avec  Ducange  que  le  pays  de  Bray  et  de  Brie  ve- 
nait  du  latin  corrompu  Brata  ou  Braium,  qui  designe 
le  limon  fertile  depose  par  des  eaux  abondantes  sur  leur 
passage  ;  mais  il  n'est  pas  possible  de  faire  deriver  ce 
menie  nom  d'Abri,  par  allusion  aux  forets  qui  couvraient 
le  pays,  et  par  opposition  au  nom  de  la  Champagne,  qui 
signifie  terre  basse  et  ouverle.  Cette  seconde  c'lymologie 
u'esl  pas  plus  applicable  a  la  ville  de  Bray,  qui  a  le  m6me 
nom  latin  que  Brie-Corate-Rubert,  silue  au  pied  d'une 
petite  colline,  aujourd'hui  comme  autrefois  denuee  de 
lout  ombrage. 

Cette  ville,  dont  I'origine  remonte  aux  Remains,  faisoit 
partie  du  domaine  des  comtes  de  Champagne,  ct  depen- 
dait  de  la  Brie  champenoise.  Thibault,  le  quatrieme  comte 
de  ce  nom,  la  ceda  a  saint  Louis,  aux  successeurs  duquel 
elle  apparlint  ensuite,  jusqu'en  1404,  oii  elle  futachetee 
par  le  roi  de  Navarre  a  Charles  VI.  Puis,  par  une  autre 
venle,  elle  passa  au  comte  de  Dunois,  el  echut  par  un  ma- 
nage a  la  maison  de  Nemours;  enfin,  elle  fut  vendue  au 
president  de  Mesme,  et  passa  par  une  alliance  k  la  famille 
de  Morlemart. 

Apres  la  ville  de  Bray,  la  Seine  arrose  Mony,  ou  elle 
reunit  tons  les  bras  qui,  avant  Nogent,  s'^taient  ichap- 
pes  de  sa  rive  droile.  A  ce  confluent  arrive  la  Voulzie, 
petite  rivifere  qui  n'cst  pas  sans  mouvement,  et  qui  ali 
mente  un  grand  nombre  d'usines  a  Provins  et  aux  envi' 
rons.  La  valine  du  fleuve,  moins  marccageuse  en  cet  en 
droit,  est  aussi  moins  large.  Entre  laTonibe  et  Marolles, 
la  Seine  recoit  la  petite  riviere  appelec  la  Vicilte- Seine 
puis  roule  ses  Dots  dansun  lit  borde  k  droile  de  collines, 
et  h  gaucbe  de  prairies  assez  etendues. 


i 


SCR  LES  UlYIERES  DE  FRANCE. 


179 


Enfin,  nous  entrons  k  Montcreau,  oil  I'Yonne  vient  se 
reunir  S  la  Seine  ;  aussi  la  ville  recut-elle  le  surnom  de 
Faut-Ymine,  du  mot  ftiiil,  Iroisii'nie  personne  du  siiigu- 
lier  du  present  de  rindieatif  du  verbe  faillir;  on  eflct, 
c'est  \k  que  I'Yonno  vieiit  a  manquer.  Quant  au  nom  de 
Montereau,  on  le  fait  deliver  de  Monasleriolum,  pelit 
monastere;  telle  est  la  double  donoinination  de  la  ville, 
qui  avail  un  convent  h  remboucliure  de  I'Vonne.  Cette 
riviere  ,  qui  descend  de  la  pailie  orientale  du  depar- 
tenient  de  la  Nievre,  est  deja  tlotlable  en  trains  depuis 
Clamecy,  et  navigable  depuis  Auxerre  ;  elle  baigne  Jui- 
gny,  Sens,  et  entre  a  Villeneu\ela  Guiard,  dans  le  de- 
partement  deSeine-et-Marne,  oil  elle  n'a  pas  cinq  lieues 
de  cours. 

Les  environs  de  Montereau  olTrent  un  beau  pays  de 
cliasse  :  les  rois  de  la  premiere  race  y  venaient  tres  sou- 
vent  pour  se  livrer  ii  ce  divertissement.  Us  y  avaient  en 
outre  uiie  maison  de  plaisance.  Moret  et  Fontainebleau 
ont  ravi  depuis  lonsjlempstousjces  honneurs  a  Montereau, 
qui  a  conserve  une  autre  espece  de  celebrite. 

C'est,  en  effet,  sur  le  pent  de  cette  ville,  terrain  en- 
sanglante  plusicurs  fois  par  de  tragiqucs  souvenirs, 
qu'eut  lieu  la  trop  famense  conference  entre  le  dauphin 
(Charles  YII)  et  Jean-sans-Peur,  due  de  Bourgogne. 
Craignant  quelque  embiche,  ce  dernier  hesita  longtenips 
i  quitter  Bray  et  a  se  rendre  a  Montereau.  Mais  les  con- 
seils  de  la  dame  de  Giac  et  les  soUicitations  pressanles 
du  dauphin  surmonlijrent  ses  scrupules ,  et  il  vint 
i  I'entrevue.  II  y  fut  assassine  perfidement  par  Tan- 
neguy  Duchilel,  lui  qui  n'avait  pas  craint  d'en  finir  par 
le  m^me  moyen  avec  le  due  d'Orleans.Tanueguy  Ducha- 
tel  lui  chercba  querelle  a  l)insligation  de  Charles,  et  lui 
fendit  le  cr^ne  d'un  coup  de  hacbe. 

Pendant  longtemps  I'epee  du  prince  resla  suspendue 
dans  I'eglise  de  Montereau;  elle  disparut  a  la  revolution, 
et  depuis  cette  epoque  elle  a  ete  remplacee  par  une  au- 
tre epee  en  bois.  Les  restes  du  due  furent  pcrtes  a  la 
chartreuse  de  Dijon,  et  sa  tf'te,  donl  le  crJne  moule  fi- 
gure au  musee  ou  aux  archives  de  cette  ville,  oCfrait  en- 
core au  siede  dernier  les  traces  de  son  epouvantable 
blessure.  Francois  I",  en  la  voyant,  reraarqua,  dit-on, 
que  le  Irou  semblait  bien  grand.  >  C'est  par  ce  Irou-lit, 
«  repondit  un  moine,  que  les  Anglais  sont  enlrcs  en 
«  France. »  En  effet,  ce  meurtre  n'eut  d'autre  resullat 
que  de  ranimer  la  fureur  des  guerres  civiles  et  d'omener 
une  nouvelle  invasion  etrangere. 

Le  pent  de  Montereau  a  ete  en  quelque  sorte  purifie 
par  Napoleon.  C'est  la  que  le  grand  capitaine  accomplit 
un  de  ses  actes  les  plus  glorieux,  et  foudroya  d'une  ma- 
nlere  terrible  les  enneniis  du  p^iys,  qu'il  eorasait  presque 
en  merae  temps  sur  les  bords  de  I'Vonne  et  sur  ceux  de 
la  Seine.  Deja  vainqueur  a  .Mormant  et  a  Nangis,  il  vou- 
lut  pousser  plus  loin  ses  succes,  et  il  atlaqua  a  Monte- 
reau le  prince  de  Wurteniberg,  qui,  apres  la  prise  de  Mo- 
ret, avail  concentre  ses  forces  dans  les  plaines  situ^essur 
le  coufluent  de  I'Vonne  et  de  la  Seine.  L'ennemi  recula 
etonne  et  demanda  la  paix.  Mais  la  mauvaise  eloile  qui 
presidait  depuis  trois  ans  a  sa  destinee  engagea  Napo- 
leon a  rejeterces  propositions  qui  pouvaient  lout  sauver 
peul-fitre. 

Quoique  la  Seine  soil  navigable  depuis  Mery,  et  bien 
Cfu'elie  ait  recu  I'Aube  et  la  Voulzie,  elle  a  encore  si  peu 
d'imporlance  qu'on  la  nomme  dans  ces  localites  Petile- 


Seine,  et  que  la  navigation  s'y  trouve  souvent  inlerrom- 
pue  il  I'epoque  de  la  sechcresse.  Elle  ne  devient  reelle- 
ment  importante  que  par  sa  jonctiun  avoc  I'Vonne.  Ea 
cet  endroit,  sa  rive  droite  est  bordee  de  collines  qui  ca- 
client  anx  yeux  les  plaines  fertiles  de  la  Brie,  cou\crtes 
de  moissons  jaunissantes.  La  rive  gauche  a  un  aspect 
tout  diilerent.  Le  sol  y  est  aride,  plein  de  rochers  et 
de  bru;eres.  De  la  le  nom  de  Galine,  donne  ancienne- 
nient  i>  la  contree  ;  Gatine  deriverait,  diton,  par  corrup- 
tion, du  mot  vaslo,  vaslave,  ravager.  Mais  le  travail  et 
I'indnstrie  ile  Ihomnie  ont  \aincu  celtc  slerilile  funeste,  et 
snr  les  cutcaux  qui  se  succedent  depuis  Varennes  et  la 
Grande-Paroisse,  et  qui  semblaient  destines  par  la  nature 
a  ne  produire  que  des  ronces  et  des  planles  sauvages,  on 
voits'i'lever  des  treillesmagnifiques  dont  les  fruits  exquis 
vonl  couvrir  nos  fables  les  plus  recherchees. 

A  trois  lieues  au-dessous  du  confluent  de  I'Vonne,  la 
Seine  recoil  le  Loing,  petite  riviere  qui  vienl  de  Saint- 
Sauveui,  dans  le  departement  de  I'Vonne,  et  dont  le 
cours  est  de  trenle  lieues;  elle  alimaiite  le  canal  de  Loing, 
qui  joint  la  Seine  a  la  Loire.  Ce  canal  fut  creuse  sous 
Henri  IV,  qui  en  eoncul  lui-meme  le  projct.  II  commence 
a  Buges,  au-dessous  de  Montargis,  else  forme  de  la  reu- 
nion des  canaux  de  Briare  et  d'Orleans,  qui  viennent  de 
deux  points  diflerents  de  la  Loire;  il  suit  le  cours  de  la 
riviere  du  Loing,  qui  s'avance  a  droite  ou  a  gauche,  et 
avec  laquelle  i!  se  confond  souvent ;  puis  il  entre  dans  le 
ifcpartement  de  Seine-et-Marne ;  tons  deux  pa-tent  en- 
suite  a  Nemours  et  a  Moret,  et  se  jellent  ensemble  dans 
la  Seine  vis-a-vis  de  Saint-Mammcs. 

Pri's  de  leur  confluent  on  voit  des  fondations  appelees 
le  Vieux-Morel,  sur  les  anciennes  limites  du  Gatinais  et 
du  Hurepoix.  Ces  ruines  sont  peu  apparenles,  elles  re- 
monlent  a  plus  de  douze  siecles.  C'est  li  peut-6tre  qu'etait 
la  villo,  le  bourg  ou  le  liameau  de  Lulo-Fao  ou  Leucofao, 
efface  maintenant  de  la  carte  et  presque  des  souvenirs  de 
I'histoire.  Cette  localile  a  ete  confondue  avec  Dormelles- 
sur-Orvane,  ou  Theodoric,  roi  de  Bourgogne,  et  Theode- 
bert,  roi  d'.\ustrasie,  livrei-ent  une  bataillea  Clotaire,  roi 
de  Paris. 

La  Seine,  grossie  par  le  Loing,  couleji  travers  une  val- 
lee  i'troite  bordee  de  coleaux  dont  la  cime  se  couronne 
de  bois.  A  gauche  apparait  la  lortH  de  Fontainebleau,  k 
droite  s'elevent  celles  de  Valence  et  de  Champagne, vieux 
restes  de  ces  forets  primitives  dont  jadis  furent  couvertes 
les  Gaules  ,  principalement  la  Brie  et  le  Gatinais.  Sur 
la  lisiere  de  ces  forets  sont  les  villages  de  Champagne,  de 
Thomery,  qui  possede  d'admirables  treilles,  et  de  Samo- 
reau,  qui  domine  le  fleuve.  En  face  de  ce  dernier,  la 
rive  va  en  s'elargissant  sur  la  gauche,  et  il  s'en  ^chappe 
une  etroite  vallee  qui  semble  d'abord  se  perdre  au  sein 
de  la  forM,  puis  se  prolonge  et  court  jusqii'a  Fontaine- 
bleau, qu'on  distingue  dans  le  fond,  entre  deux  coteaux 
couronne  de  vignes. 

L'horizon  devient  plus  borne  sur  la  Seine  ;  il  se  res- 
serre  encore  quand  le  fleuve  passe  sous  le  pent  de  Va- 
lois,  monument  du  presque  entierement  a  la  munifi- 
cence de  Louis  Will,  qui'fournil  tousles  bois  necessaires 
a  sa  construction.  Ce  pent  en  a  remplacc^  un  plus  ancien 
dont  les  ruines  apparaissent  plus  has,  sous  Samois  et  He- 
ricy,  villages  situes  a  mi-route  de  Moi-et  ii  Melon.  L'im- 
porlance  de  leur  position  sur  les  deux  rives  du  fleuve  s'e- 
tait  fait  sentir  avanl  la  fondatiou  de  Fontainebleau  ;  elle 


08 


PETITS  VOYAGES   SUU   LES  lUVlERES  DE   FRANCE. 


ful  perdue  qnnnd  die  dcrniere  villc  sorlil  de  terre. 
Oil  a  donnc  le  nom  de  Samois  a  la  plus  anciennc  porle 
de  Moret,  ce  qui  a  fait  supposer  ix  ce  village  une  anti- 
quite  fort  reculoe.  Quand  Louis  le  .Icune  fit  bStir  la  cha- 
pelle  de  Saint-Salurnin,  qui  fut  I'origiiie  de  Fontaine- 
bleau,  il  accorda  a  cetle  fondalion,  par  une  charte  de 
4169,  six  muids  de  vin,  mesure  de  Samois,  Ji  prendre 
dans  son  clos  d'Hericy.  Si  le  vin  y  ilrfmiK.  dit  la  charle, 
il  sera  supplee  par  celui  d'Hericy.  Cela  prouve  en  tout 
cas  combien  e-it  anrienno  la  reputation  de  ces  vignobles. 


C'est  pres  de  Samois  que  se  noyerent  en  se  baignant  les 
deux  comtes  de  Sancerre,  freres  jumeaux  de  la  race  royale, 
nes  le  mcme  jour,  morls  dans  la  ni^me  journee,  el  inhu- 
mes dans  la  meme  tombe,  ii  I'abbaye  de  Barlieau. 

Le  village  d'Hericy  fut  autrefois  une  petite  ville  ornee 
de  mnrs  dont  il  reste  quelques  traces.  11  communiquait 
avec  Samois  par  nn  beau  pont  de  pierre  dont  les  ruines 
subsistent  encore.  La  construction  en  est  attribute  aux 
Remains,  el  la  demolition  a  Luuis  XL  qui  I'aiirait  fait  ii- 
(ruirc  dans  le  but  de  se  garantir  des  invasions  des  Bour- 


Viie  di!  MoiiliTt'.iii 


guijiions,  avec  lesquels  il  etait  en  guerre.  L'ancicn  clii- 
teau  d'Hericy  appartenait  a  la  famille  d'Hcnriette  d'En- 
tragues,  qui  poss^dait  aussi  dans  les  environs  le  chateau 
de  Graville.  On  trouve  dans  ce  dernier  un  tour  de  lit  et 
quelques  nieubles  dii  temps. 

Sur  la  rive  droite  de  la  Seine,  a  I'an^le  forme  par  deux 
coleaux,  dont  I'un  suit  le  fleuve  et  I'aulre  un  petit  ruis- 
reau  qui  s'y  jelte,  s'elevait  autrefois  la  celebre  abbaye  de 
Barbeau,  fondee  par  Louis  'VH  ii  Seine-Port,  au-dessous 
de  Melun,  et  transferee  en  cet  endroit  sur  les  limites  du 
territoire  d'Hericy  et  de  Fonlaine-le  Port.  On  ignore  le 
veritable  motif  de  ce'.te  fondation,  qui  fut  faite  avec  une 
magnificence  toule  royale.  On  a  dit  que  Louis  VH  avail 
eleve  cette  abbaye  en  memoire  d'un  barbeau  pecbe  en 
cet  endroit  et  dans  les  intestins  duquel  on  trouva  une 
pierre  precieuse.  On  a  pr6tendu,  d'un  autre  cote,  qu'il 
avait  fait  biUir  Barbeau  sur  les  instances  d'Alix  de  Cham- 
pagne, sa  seconde  femme,  pour  remercier  Dieu  de  lui 
avoir  donn6  un  fils,  Philippe-Auguste;  mais  il  y  a  la  une 
errenr,  puisque  ce  prince  est  ne  en  H65,  c'est-a-dire 
vingtansapres  la  fondation  de  Barbeau. 

L'eglise  de  I'abbaye  poss6da  le  corps  de  Louis  VII,  qui 
avait  demande  a  ^tre  enlerre.  Charles  IX  eut  la  curio- 
site  de  faire  dteouvrir  sa  tombe,  et  on  trouva  le  corps  as- 
sez  bien  conserve.  Le  cardinal  de  Fustemberg  restaura 


le  lombcau  avec  le  plus  grand  soin  ;  I'ubbe  de  Rastignac, 
dernier  titulaire  de  cetle  abbaye,  qui  possedait  bien  d'au- 
tre>  monuments remarquables,le  fitreconstruireensuiteen 
entier.  Mais,  depuis,  tout  a  6te  detruit  et  nivele.  L'feglise 
a  i'tc  demolie,  et  les  b^timents  du  cloitre  furenl  donnes, 
sous  le  regime  imperial,  a  la  Legion  d'honneur  pour  en 
faire  une  maison  d'education  dostinte  aux  orphelines  de 
cet  ordre  glorieux.  Tout  cela  estdevenu  la  propriete  d'un 
simple  parliculier. 

Au  nord  de  Barbeau  commence  la  foretqui  couronne  la 
coUine  et  s'etend  jusqu'a  Fontaine-le-Port,  village  situe, 
comme  I'abbaye,  h  I'emboucluire  d'un  petit  ruisseau. 

En  cet  endroit  le  lleuve  change  de  direction ;  il  court 
vers  I'ouest,  passe  au  liameau  de  Massoury,  sur  la  lisiere 
du  JJuisson  du  m6me  nom,  et  ^'a  arroser  Charlrettes.  On 
s'est  ba.se  sur  uno  prelendue  etymologie  fort  pea  eupho- 
nique  pour  avancer  que  ce  nom,  qui  signifiait  toutsim- 
plement  pctil  cliulcau,  s'etait  forme  des  deux  mots  cliere 
relraile;  ce  qu'il  y  a  de  vrai  en  cela,  c'est  que  rien  n'est 
plus  agrfeable  que  ce  village.  De  sa  position  elevte  sur  la 
rive  droite  de  la  Seine,  on  jouit  d'une  vue  delicieuse  qui 
s'etend  ju.squ'^  la  partie  nord  de  la  forfit  de  Fonlaine- 
bleau.  A  Chartrettes,  on  voit  le  chateau  du  Pre,  nne  des 
nombreuses  maisons  de  plaisance  que  posseda  Gabrielle 
d'Estrtes.  A.  L.  Ravergie. 


LES  AVENTCKliS   BIZARRES   DE  M.  DE  COGNE-FETU. 


in 


m  mmm  mmu  m  i.  m  mmm, 


COME    IIOKAL. 


CllAPlTRE  I. 
La  am  lie  CoBne-FOio.  —  »I.  de  Cosne-F#Iu. 

Je  vous  prosente  M.  de  Cogne-Folu  p6re. 

C'est  un  petil  liomme  qui  grisoniic  et  qui  petille;  il 
couil,  il  va,  il  vient  eomme  une  loupie,  — et  il  i:orle 
une  grosse  canne  sous  le  bras. 

Runlier  depuis  trenle  ans,  il  s'est  trouve  fort  cmbar- 
rassi'  du  bcsoin  d'activite  qui  le  dihore.  II  a  fini,  faute 
de  micux,  par  TappUquer  aux  chases  les  plus  communes 
de  la  vie  ;  —  s'il  sort  pour  se  promener,  il  renlre  aprcs 
avoir  fait  dix  licues;  —  s'il  gralte  la  terra  avecsa  canne, 
il  finitpar  y  pratiquer  une  fosse  de  six  pieds. 

Une  fois,  il  a  essaye  d'un  emploi  quelconque  dans  un 
ministere.  II  brisait  par  jour  deux  paquets  de  plumes, 
rossait  troisgarcons  de  bureau ct  brouillait  tous  les  folios 
des  registres.  —  Au  bout  d'une  semaine,  il  avait  otfert  sa 
demission. 

Du  roste,  c'est  le  mcillcur  homnie  du  monde;  il  a  etc 
eleve  [dans  d'excellents  principes.  —  II  se  trouvait  avec 
I'oncleFrejus.  On  pau\re  diable  lesaccosle.  M.  de  Cogne- 


Fi'lii  pcre. 


Fetu  avait  oublie  sa  bouise,  et,  comme  I'oncleFrejus 
n'a  jamais  d'argent,  —  il  lui  donna  le  chapeau  de  I'oncle 
Fit'jus. 

Par  exemple,  si  vous  le  regardez  d'un  air  mechant,  il 
vous  passera  sa  canne  au  tra\ers  du  corps. 

Je  vous  en  averlis. 

Madame  de  Cosne-Ffin. 

Madame  de  Cogne-Fetu  est  devant  vos  yeux. 

M.  de  Cogne-Fetu  I'a  epousee  I'liiver  dernier,  parce 
qu'il  n'avait  pas  autre  chose  a  faire,  —  et  qu'elle-ni^me 
I'avait  dcfie  de  lui  offrir  sa  main. 

C'est  une  femme  de  taille  ordinaire.  Henry  Monnier  a 
fait  d'elle  vingt  portraits.  Bile  se  lient  la  tete  haute  ct  les 
pieds  en  dehors.  Elle  porle  un  chapeau  a  plumes  les 


dimanches  et  sait  bon  nombre  de  rccettes  centre  les 
lirulures. 

Sa  vivacite  est  pour  le  moins  aussi  grande  que  celle 
(le  son  epoux.  Si  bien  que  lorsque  monsieur  et  madame 
de  Cogne-Fetu  se  prominent  ensemble,  I'oncle  Fr6jus 
a  toujours  le  soin  de  so  tenir  a  distance,  de  peur  qu'en  se 
choquant  ils  ne  viennent  a  prendre  feu  I'un  I'autre  et 
que  I'incendie  ne  se  propage  jusqu'a  hii. 

Or,  I'oncle  Frejus  craint  extremement  les  incendies. 

Cette  respectable  dame,  qui  ne  conipte  pas  moins  que 
quarante  printemps.est  sur  le  point  dedonner  un  iKirilier 
au  nom  desCogne-F^tu. 


Mtijjmo  (le  Cu^iic-rulu, 


L'uitcie  Frejus. 


Voici  venir  I'oncle  Frejus. 

L'oncle  Frejus  est  le  personnage  le  plus  veitueux  qui 
se  puisse  e.\traire  des  nielodrames  de  I'empire.  II  a  beau- 
coup  connu  M.  Marty,  et  il  fait  ses  delices  de  la  sociiSte 
de  M.  Moessard,  —  artiste  de  la  Porte-Saint-Mailin  et 
prix  Montyon. 

L'oncle  Frejus  est  grand  et  sec.  II  porte  une  perruque 
blonde  qui  lui  descend  sur  les  yeux.  —  En  revanche,  sa 
physionomie  respire  I'onction  et  la  niansuetude. 

L'oncle  Frejus  ne  manque  jamais  d'aller  voir  lever 
I'aurore.  —  II  fait  peu  de  bien,  mais  il  pourrail  en  fane 
da\anlage.  Malheureusement  il  ne  met  jamais  d'argent 
dans  ses  poches,  il  craint  les  voleurs.  Les  voleurs  respec- 
tent  si  peu  la  vertu,  —  quand  elle  est  riche! 

L'oncle  Frejus  n'a  jamais  contredit  personne.  II  est 
lonjours  de  I'avis  de  son  beau-frere  contre  sa  soeur,  ou 
de  sa  soeur  contre  son  beau-frere,  a  moins  cependant 
qu'il  ne  soil  de  leur  avis  muluel  sur  chacun  d'eux;  ce 
qui  lui  arrive  maintes  fois  dans  la  nirme  journee. 

L'oncle  Frejus  a  le  nez  barboudle  de  tabac,  ce  qui  est 
le  propre  des  gens  vertueux.  II  est  eternellement  mum 
d'une  tabaticre  de  corne,  qui  lui  vient  en  ligne  directe 
du  valet  de  chambre  de  I'abbe  de  I'ftp^e.  —  II  ne  lit 
aucun  journal,  dans  le  but  de  conserver  sa  vue. 

L'oncle  Frejus  n'a  pas  d'Sge. 


182 


LES  AVENTUR 


Expltcallonfi,  que  plusleurs  jjii^eroni  ii<>cessalres,  Bur 
rorigliie  flu  mot  Cogiic-F^iu. 

M:unlenant  que  vous  connaissez  les  personnages  do 
cctte  vciridique  liisloire  qui  va  sederouler  sous  vosyeux, 
—  je  puis  entrer  librementen  matiere. 

Car  je  ne  suis  pas  de  ces  auteurs  qui  vous  racontent 
tout  simplcmpnt  I'histoire  de  Pierre  oil  de  Stanislas,  sans 
vous  dire  au  juste  de  quel  Stanislas  ou  de  quel  Pierre  il 
s'agit.  Loin  de  la. 

J'imagine  done  avec  plaisir  que  lorsque  \ous  verrez 
passer  mes  acteurs  dans  la  rue,  vous  n'eprouverezaucune 
hesitation  k  dire  : 

Voici  monsieur  de  Cognc-Fetu  ; 

Voici  madame  de  Cogne-Fetu; 

Voici  I'oncle  Frejus ; 

Bien  qu'ils  aient  peu  vieilli  depuis  ce  temps-la  ; 

Car  men  liistoire  date  —  de  ce  temps-la. 

Un  mot  encore,  je  vous  prie.  II  y  aura  des  gens  assez 
taquins  pour  prctendre  qu'on  ne  s'appelle  pas  Cogne-Fetu. 
C'est  parce  que  je  connais  la  malice  humaine  que  je  dois 
m'attendre  ci  tout  do  sa  part;  — aussi  vais-je  d^truire 
cetle  objection  avant  qu'on  ne  I'ait  soulevee. 

On  ne  s'appelle  pas  Cogne-Fetu,  grand  Dieu!  Mais 
comment  s'appellerait-on,  de  grfice'?  Cogne-Fetu  a-t-il 
quelquB  chose  de  deplaisant  en  soi?  Au  contraire.  Cenom 
sent  la  boniiecompagnie  a  une  lieue,  et  la  particule  qui  le 
precede  en  releve  merveilleusement  le  gout.  11  n'est  pas 
vraisemblable,  diles  vous.  Aliens  done!  Et  que  diriez- 
vous,  s'il  vous  plail,  si  je  m'avisais  de  marcher  sur  les 
traces  de  Voisenon,  qui  raconte  avec  un  grand  serieux 
les  avenlurcs  du  prince  Je  ne  sais  comment  avec  la  prin- 
cesse  Nc  vous  y  fiez  pas,  dans  le  royaumede  A"?m;)oj7e 
ou?  Voila  qui  est  bien  autre  chose.  Cogne-Fetu  est,  ce 
mesemble,  infinimenl  plus  presentable  que  ces  noms-la. 

D'ailleurs,  pour  achever  de  vous  convaincre,  je  vous 
dirai  que  Cogne-Fetu  prend  son  origine  d'une  terre  sise 
dans  le  Gevaudan. 

Ceci  pos^,  —  va  done  pour  Cogne-Fetu. 

Oft  l'in»trOC  coinniencc. 

Depuis  quelques  mois,  M.  de  Cogne-Fetu  se  laissait 
bercer  par  les  doux  nives  que  faisaitnaitre  dans  son  iime 
Vapproche  de  la  palernite.  II  regardait  complaisamment 
sa  femme  et  causait  avec  I'oncle  Frejus  en  lui  6pargnant 
les  invectives  donl  il  raccablait  d'ordinaire,  —  ce  qui 
fait  que  celui-ci  ne  laissait  pas  que  d'etre  visiblement 
embarrasse  de  sa  personne.  Lui,  I'elernel  conciliateur 
des  deux  puissances  conjugales,  se  trouvait  chfimer 
d'emploi.  II  ecoutait  benoUement  les  louanges  adressees 
de  pait  et  d'autre  au  fulur  nourrisson,  et,  dans  un  mo- 
ment d'entrainement,  it  avait  ete  jusqu'a  promettre  de 
lui  acheter  une  carriole  et  un  cheval  de  bois.  —  En 
v6rit6,  il  ne  pouvail  faire  moins  pour  sa  filleule. 

Je  dis  sa  filleule,  —  parce  que  M.  de  Cogne-Fetu  avait 
decide  que  son  heritier  serait  une  herititre;  et  comme 
sa  femme,  par  extraordinaire,  avait  ete  de  son  avis, 
I'oncle  Frejus  s'etait  range  vitement  k  leur  opinion.  II 
itait  pret  5  le  soufenir  devant  le  monde  entier. 

—  C'est  une  fillf^,  avail  dit  M.  de  Cogne-Fetu,  et  comme 
nous  nous  y  altendons,  elle  sera  la  hienvcnue.  Ah!  si 
c'etait  un  garcon,  cela  me  plairait  infiniment  davan- 
tage.  Mais  je  ticns  h  ne  pas  etre  desappointe ;  je  vous 


ES  BIZAUKES. 

repfeledonc,  Frejus,  que  c'estune  fille  et  pas  autre  chose. 
Et  lorsque  I'oncle  Frejus,  qui  n'avait  jamais  compris 
ce  raisonnement,  voulait  hasarder  la  moindre  reflexion, 
M.  de  Cogne-Fetu  ajoufait  d'une  voix  terrible  : 

—  Une  fdle,  Frejus,  une  fdle! 

Et  I'oncle  pacifique  se  taisait,  en  jouant  avec  sa  laba- 
tiere  de  corne. 

Tous  les  soirs,  auprte  du  feu,  se  balissaient  pour  le 
marmot  d'innombrables  chateaux  en  Espagne. 

— 1  Ma  fdle,  disait  le  pere,  ne  fera  point  une  pctite- 
maitresse  comme  Ton  en  voit  tant;  ce  sera  une  femme  de 
tete,  et  je  veux  lui  montrer  la  geometrie. 

—  Pourmoi,  dit  I'oncle  Frejus,  si  elle  se  conduit  bien, 
je  Jui  achi;(erai  un  cheval  de  bois  el  une  carriole,  vers 
rSge  de  trois  ans. 

—  Je  pretends,  disait  la  mere,  qu'elle  soit  gracieuse 
comme  une  grande  dame  et  qu'elle  fasse  la  r(''verence 
comrae  uneniailresse  de  piano. 

—  Pour  moi,  dit  I'oncle  Frejus,  je  lui  achelerai  une^ 
carriole  et  un  clieval  de  bois,  si  elle  se  conduit  bien,  vers 
I'Sge  de  quatre  ans. 

—  Elle  n'aura  point  de  vapeurs,  ajoulait  le  pere;  une 
education  virile  me  plait;  je  lui  ferai  faire  des  armes,  et 
elle  tirera  le  pistclet  comme  Saint  Georges. 

—  La  broderie,  replii|uait  la  maman,  sicd  on  ne  peut 
mieux  aux  jeunes  fdles.  Je  lui  montrerai  le  crochet  et  le- 
plumetis. 


—  Pour  moi,  dit  I'oncle  Frejus,  vers  I'iige  de  cinq  ans, 
si  elle  se  conduit  bien,  je  lui  achelerai  une  carriole  et  un 
cheval  de  bois. 

—  J'aime  h  voir  uno  jeune  personne  s'^lever  au-dessus 
de  son  sexe.  Elle  expliquera  Vauban  a  livre  ouvert  et 
elle  sautera  les  fosses  sur  un  biilon. 

—  Je  .serai  sa  premiere  maitresse.  Je  suis  siire  qu'elle 
mettra  tous  ses  soins  k  m'obeir.  Pauvre  angel  chere 
\alhalie! 

—  Pour  moi,  dit  I'oncle  Frejus,  je  lui  achetcrai,  vers 
rSge  de  six  ans 

Mais  il  fut  interrompu  par  un  soubresaut  de  M.  de 
Cogne-F(5lu. 

—  Nathalie!  Nathalie!  s'ecria -t-il ;  el  pourquoi  Na- 
thalie plut6t  que  Fm/f'jfonrfc,  madame'?  Me  feroz-vous 
I'amitie  de  me  le  dire?  Nalhalie,  un  nom  de  sauleuse.... 

—  He!  de  grJce,  fit  I'oncle  Frejus. 


—  Et  poiirquoi,  dlt  madanic  de  Cogne-Felu  en  s'ani- 
mant,  ne  s'appellerait-elle  pas  Nalhalie?  En  quoi  ce  noni 
cst-il  si  nialsonnant,  je  vous  le  deinande? 

—  Doucement,  ma  sceur. 

—  Je  trouve  asscz  etiange,  conlinua  M.  de  Cogne- 
Eetii,  la  pretention  de  disposer  de  ma  fille  sans  men 
consontement ;  sans  doule,  ce  n'est  rien  encore  de  la 
noDinicr,  vous  I'eleverez  dans  vos  priucipes  et  vous  la 
marierez  a  votre  guise. 

—  PrecistMiienl,  repliquait  madame;  Nathalie  epousera 
un  avocat,  et  c'cst  nioi  qui  ferai  le  mariage. 

—  Un  avocat!  Frt'j us,  I'avcz-vous  bien  entendue?  un 
avocatl  6  extravagance  des  femmes !  Mon  gendre  sera 
banquier  ou  je  perdrai  mon  nnm. 

—  Un  banquier!  Fri'jus.coniprenez-vousbien'?  Homme 
interesse!  il  trafique  de  sa  fdle  pour  de  I'argent,  il  la 
sacrifio  au  veau  d'or. 

—  Ilola  !  criait  I'oncle  Frejus,  la  paix,  la  paix ! 

—  Madame  de  Cogne-Fetu,  je  vous  montrerai  que  je 
suis  Ic  maitre  a  la  fin. 

—  Jlon  clier  beau-frere! 

—  Monsieur  de  Cogne-F(5tu,  je  vous  ferai  voir  que  ma 
fille  est  il  moi. 

—  Ma  chere  sceur  I 

I.'oncle  Frejus  eourait,  essouffle,  de  I'un  a  I'autre, 
comme  un  volant  eritre  deux  raquettes. 

—  Ahls'erria  madame  dcCogne-Fetu,  peut-on  trailer 
ainsi  une  femraedans  un(^tat  semblable  au  mien!  Quand 
je  pensc,  Frejus,  que  c'est  vous  qui  m'avez  conseille  ce 
mariage  ! 

—  Peut-on  s"  montrer  deraisonnalile  a  ce  point!  Fre- 
jus, je  vous  en  voudrai  toute  ma  vie! 

—  IJuclle  union  pesante  I  Frejus,  le  ciel  vous  en  de- 
mandora  comple. 

—  Vous  qui  me  vantiez  sa  douceur,  FrSjns  ! 

—  Vous  ne  tarissicz  pas  sur  son  caraclfere.  Voyez 
maintcnant  quelle  tyrannie  !  quelle  cruaute!  Alil  mon- 
sieur, il  taut  que  vous  n'ayez  point  de  pitie  dans  I'iime. 


DE  M.   DE  COGNE-FETU.  185 

bonnaire.  SI.  de  Cogne  Fetu  se  pendit  ;i  tons  les  cordons 
de  sonnette  en  gc^missant. 

—  Qu'ai-je  fait?  s'ecria-t-il;  mon  naturel  m'a  encore 
emporte.  Pauvre  petite  femme!  Adele,  Josephine,  de- 
lacez  votre  maitresse....  Ah!  Frejus,  c'est  vous  qui  etes 
cause  de  cola.  Soignez  votre  sceur,  man  ami,  et  faites  ma 
paix  avcc  elle  Je  vais  alter  me  promener.  Ces  scenes  me 
font  ti-op  de  mal. 

On  emporia  madame  de  Cogne-Fetu.  — Son  bouillant 
epouv,  re.sle  seul  sur  le  champ  do  bataille,  jeta  une  der- 
nifere  fois  autour  de  lui  un  regard  oii  le  repentir  le  dis- 
pulait  ti  la  victoire,  et  apres  s'etre  muni  de  sa  canne,  il 
quitta  d'un  air  pourfendeur  le  theitre  de  ses  exploils. 

Une  lieure  apres  cetle  crise,  madame  de  Cogne-Fetu 
mctlait  au  monde  le  hcros  de  notre  livre. 


L'attiqnc  de  lerf?. 

Une  pareille  scene,  dans  ma    position...  Je  vais  avoir 
dcs  attaques  de  nerfs,  c'est  sur...  Ah  I 

—  .iu  noni  du  ciel,  dit  I'oncle  Frejus,  ne  vous  en  avisez 
pas! 

—  A'l'e...  oh!  ah!  ah  ! 

Et  madame  de  Cogne-Felu,  en  se  debatlani,  alloni;ea 
plusieurs  coups  de  pomg  dans  le  visage  de  I'oncle  de- 


Koire  lioros  nail  irop  (d(. 

II  naquit  trop  tot,  —  cefat  son  premier  tort. 

Jamais  enfant  nes'annonca  par  de  plus  feroces  piaille- 
ments.  Jamais  Jupiter  n'ebmnla  de  plus  de  cris  la  voOite 
azuree. 

L'oncleFrfejus  en  fiit  abasourdi. 

Keanmoins,  il  le  trouvacharmant. 

M.  de  Coffiic-F*lH  so  dispute  avoc  un  coolier.  —  II  est 
rejoiiil  par  Tonclc  Frojus.  —  Cf  qai  sVusuil.  —  Epaiiclie- 
menis  du  ewur.  —  Kcpi'iMC  des  liosiiliio*. 

L'oncle  Ff^jus  courut  toute  la  journee  a  la  recherche 
de  M.  de  Cogne-Felu,  pour  lui  apprendre  I'evenement 
heureux  qui  perpHuaitsa  race.  —  II  le  trouva  se  dispu- 
tant dans  la  rue  avec  un  cocher  de  lutecienne  auquel  il 
reprochait  impelueusemeiit  de  lui  avoir  crie  gare  sans 
ajouter  I'epithele  de  monsieur. 

—  Concoit-on  cela,  Frejus,  et  avez-vous  jamais  rien 
vu  de  comparable  a  I'impudence  de  ce  drole? 

—  Ah  !  Dieu  suit  loue  ,  je  vous  trouve  enfin. 

—  Laissez-moi  lui  donner  de  ma  canne  sur  les  reins. 
C'est  I'alfaire  dedeux  secondes. 

—  Si  vous  saviez 

—  Le  maroulle  I  le  ruslre!  le  belitre  I 

—  C'est  a  nepasy  croire.... 

—  Mais  je  le  retrouverai...  nuniero  312...  relenez-le 
bien,  Frejus. 

—  Je  suis  Of  cle! 

—  Ilcin?  fit  M.  de  Cogne-Felu  en  le  regardant  de  la 
tete  aux  picds  ;  qu'est-ce  que  vous  diles  done?  oncle  de 
qui,  oncle  de  quoi? 

—  Parbleu  !  de  I'enfanl  que  le  ciel  vicnt  de  vous  en- 
voyer. 

—  Deja  !  dit  M.  de  Cogne-Felu  stupefait;  diable  d'at- 
la([uo  de  nerfs ! 

—  Rassurez  vous,  loul  le  monde  se  porle  a  merveille. 


18i 


LES  AVENTURES   BIZARRES  DE  M.   DE  COGNE-FETU. 


—  All!  Frejus,  ah!  nion  ami!  rcmolion  me  suffoque. 
Comment,  je  serais  pere!  CoiiroiisI  vite.  Feiulex-vous, 
fendez-vous,  Frojiis,  vous  allez  comme  un  hanni-'lcn. 

—  Un  lianneton,  un  hannelon...  nous  couions  comme 
dcs  gendarmes. 

—  Preparez-moilesprit.  II  faut  vousarracher  les  mols 
de  la  boiicho.  Quel  homme  lerrible  vous  lailes!  Vous  ne 
m'avez  rien  dit  encore  de  cet  enfant.  Fst-ce  une  fille? 

—  Non. 

—  Un  garcon? 

—  Non. 

—  Comment,  non?  serait-ce  un  enfant  a  deux  teles? 

—  Non,  miUefois  non! 

—  Quoi  done  '!  Quoi  donc?Quoi  done?  fitM.de  Cogne- 
Fctu  en  pietinant  d'impalience. 

—  C'est  un  rds!  —  Vous  m'ahurissez,  vous  ne  me 
laissez  pas  le  temps  de  parler.  Hclas!  oui,  c'est  un  fils, 
et  vous  vouliez  une  fille.  C'est  un  mallieur. 

—  Mais  au  contrairc,  vivent  les  fils!...  Frejus, en  Sles- 
vcus  bien  sur  ? 

—  Sans  doute. 

—  Vous  me  le  jurez? 

—  Certainemenl. 


„1  1.  lu 


—  Ah!  courons.  Mon  cher  Frejns,  pr.'ssez  le  pas.  Un 
rds,  quel  lionheur!  Chere  femmel  Cher  oncle!  — Je  I'ap- 
pellerai  Clolaire. 

—  AVe  !  aie ! 

—  Qu'est-ce  done? 

—  Ne  contrariez  pas  ma  soour;  elle  veut  le  nommer 
Alphonse. 

—  Alphonso?  jamais. 

—  Songez  a  son  etat. 

—  Vous  avez  raison.  J'aurai  I'air  de  C(!der,  —  mais  je 
I'appellerai  Clotaire. 

On  etait  arrive.  M.  de  Cogne-Ft^tn  ne  fit  que  troisen- 
jamb^es  de  I'escalier.  Unefois  chezlui,  il  selaissa  lomber 
sur  un  fautenil,  domin(5  par  I'explosion  des  sentiments  pa- 
ternels,  jusqu'alorsinactifs  dans  son  cfeur. 

Tout  a  coup  uneporte  s'ouvrit —et  Josephine  apparut 
tenant  dans  ses  bras,  enveloppe  de  lange*,  I'herilier  des 
CogneFetu.  Dissimulant  sa  joiesous  uneapparence  digne 
et  ri5servi'e,  I'heureux  pere  s'avanca  vers  le  marmot. 

Puis  il  le  considera  longuement. 

—  Frejus,  ne  Irouvez-vous  pas  qu'i!  me  ressemble? 

—  11  y  a  le  nez,  dit  I'oiicle  avec  bonhomie. 


—  Ft  la  bouche? 

—  La  bouche  aussi. 

—  Et  le  menton? 

—  Le  menton  encore. 

—  N'est-ce  pas? 

—  II  y  a  meme  les  yeux,  ajouta  I'oncle Frejus. 

—  Les  yeux  !  les  yeux  !  le  pauvre  petit  ne  saurait  les 
ouvrir.  VoilS  comme  les  fiatteurs  t^garent  les  hommes. 
Josephine!  allez  me  chercher  du  vin  et  une  gousse  d'ail. 

—  Qu'en  voulez-vous  faire"? 

—  Frejus,  si  vous  aviez  lu  la  vie  d'Henri  IV.vousm'e  ■ 
pargneriez  cette  question.  —  Venez  le  tenir  unpeu. 

L'oncle  Frejus  s'avanca  avec  precaution  et  rccut  a  son 
tour  le  precieux  fardeau.  —  M.  de  Cogne-Felu,  ayant 
pris  unair  solennel,  frotta  d'ail  les  Ifevresdu  nourrisson.  11 
voulut  ensuite  le  faire  boire,  mais  ce  fut  plus  difficile,  et 
il  ne  reussit  qu'^  I'inonder  de  vin.  L'enfanI,  trouvant  la 
sensation  disagreable,  se  mit  a  beugler  avec  fureur.  De 
plus,  et  faisant  preuve  d'une  vigueurpeu  commune  dans 
un  age  aussi  tendre,  il  donna  du  revers  de  la  main  dans 
le  verre  que  tenaitson  pere  et  le  fit  choir  sur  le  plancher, 
ou  il  se  brisa  en  plusieurs  morceaux. 

—  Le  petit  driile  aura  du  caraclere!  s'ecria  M.  de 
Cogne-Fetu  enchante ! 

—  Oui,  ilest  joli  le  caraclere!  murmura  sourdement 
l'oncle  Frejus,  qui  avait  recu  sa  part  du  vin  renverse. 

En  ce  moment,  madame  de  Cogne-Fetu  ayant  envoye 
reclamer  son  fils,  on  se  rendit  dans  sa  chanibre  et  Ton  fit 
cercle  autour  de  son  lit.  —  L'oncle  Frejus  raconta  I'epi- 
sode  du  verre,  en  epongcant  son  habit  marron  avec  un 
mouchoir. 

—  Pauvre  enfant!  dit  la  mere.  Cher  Alphonse!  que 
cela  est  bien  de  sa  part ! 

M.  de  Cogne-Fetu  palit. 

—  Ne  la  contrariez  pas,  lui  dit  l'oncle  Frejus  en  le  li- 
rant  a  part. 

—  Soil,  repondit-il;  mais  vous,  qui  serez  son  parrain, 
prometlez-moi  de  le  nommer  Clotaire. 

—  Eh  bien....  jevousle  promets. 

—  Je  coniplesur  votre  parole. 

—  .Ah  I  mon  Dieu !  dit  madame  de  Cogne-Fetu  en  sur- 
saut ;  mais  j'y  pense,  rien  n'est  pret,  ricn  n'est  dispose 

pour  cet  amour nous  n'avons  pas  m^me  de  nourrice. 

Frejus,  mon  bon  frere,  il  faut  que  vous  nous  trouviezcela. 

—  II  y  a,  dit  M.  de  Cogne-Felu,  des  biberons  fort 
commodes  qui  sunt  recommandes  par  tous  les  journaux. 

—  Voulez-vous  un  biberon"?  demunda  l'oncle  Frc'jus. 

—  Point  du  tout,  rt'pondit  la  mere,  une  nourrice,  une 
bonne  nourrice  jeuneetbienporlante,  rien  qu'une  nourrice. 

—  Remus  et  Romulus,  observa  M.  de  Cogne-Felu,  fii- 
rent  allait(!'s  piir  une  louve. 

—  Preferez-vous  lalou\e?  dit  l'oncle. 

—  Mon  frere,  ne  I'ecoiitez  pas.  Nous  n'avons  que  faire| 
de  tousces  animaux.  Une  nourrice,  je  vous  prie. 

—  Allons,  Frejus,  ce  que  femme  veut,  je  le  veux.  Allezl 
chercher  une  nourrice  et  promeltez-lui  de  bons  gages.! 
Rien  n'est  trop  cher  pour  Clolaire. 

Ici  madame  de  Cogne-Fe'tu  s'agita  sous  ses  couvertures.i 

—  De  quel  Clotaire  parlez-vous?  dit  elle. 

—  Paibleu  !  de  noire  fils. 
Mais  un  coup  d'a'il  de  l'oncle  Frejus  arrela  rindiscretl 

beau-frere,  qui,  pour  ne  point sortir dcs goiids,  s'esquival 
prudemment  de  la  chambre. 


LES  CROI 

—  Frejiis,  dit  gravemenL  madame  de  Cogno-Fetu, 
avjiit  de  partir  il  faut  me  proniettre  une  chose.  Vous  se- 
rez  le  panain  de  mon  enfant,  jurez-moi  que  vous  le  nom- 
merez  Alplionse. 

—  Je  vous  le  promets,  repondit-il. 

—  C'est  bien,  je  suis  tranquiile,  allez  maintenant. 

Et  le  congediant  d'lin  air  inajestueux,  madame  de 
Cogne-Fi'tu  lira  ses  rideaux. 

—  Diable  !  diU'oncle  Fri'jus,  en  se  gratlant  I'oreille, 
j'aurals  pourlant  bien  voulu  I'appeler  Magloire. 

Gomnieiil  I'onrle  Frtjus  sordi  d'euiliarraR. 

Toutelait  prepare  pour  la  solennile  du  bapleme. 

La  matinee  qui  pr^ceda  re  grand  acte  religieux  vH 
I'oncle  Frejus  lout  a  fait  en  dehors  deson  assiette  habi- 
tuelle.  II  semblait  doming  par  une  preoccupation  puis- 
sanlequi  I'isolaitdes  evi^nemcnts  ambiants.  On  eiit  ditun 
savant  accable  par  I'obscurite  d'un  problfeme  et  s'aven- 
turantau  milieu  dediverses  routes  pour  en  decouvrir  la  so- 
lution. —  Quelquefois  un  eclair  illuminait  son  regard  : 
il  croyait  entrevoir  le  biais  desire,  mais  un  nuage  obscur 
lui  succedait  rapidement  etie  rcplongeait  dans  d'epaisses 
l^n^bres.  Les  voituies  arrivaient. 

II  se  laissa  conduire  dans  I'une  d'elles.  Mais  h  mesure 
qu'on  approchail  de  I'eglise,  il  6tait  facile  de  voir  que 
son  inquietude  allait  en  augnientant. 

La  ceromonieconimenca. 

L'oncle  Frejus  faisail  passer  sa  labatiere  de  sa  main 
'  droile  dans  sa  main  gauche,  el  vice  versa.  II  marmottait 


SADES.  183 

quelques  mols  de  lalin  d'un  air  plein  d'effroiet  s'clTacait 
aulant  quo  possible  derriere  un  pilicr. 
Le  prelre  lui  demanda  : 

—  Comment  nommez-vous  I'cnfant? 

L'oncle  Frejus  jeta  les  yeux  autour  do  lui.  Son  beau- 
frere  priait  devotieusement.  II  se  remit  un  peu  et  s'em- 
pressa  de  repondre  : 

—  Je  ne  sals  pas. 

—  Comment,  dit  le  pr^tre,  vous  ne  savez  pas? 

—  Non,  je  vous  assure. 

—  N'etes-vous  pas  son  parrain? 

—  II  est  vrai. 

—  Quel  est  votre  nom  alors? 

—  Magloire...  mais 

L'oncle  Frejus  se  pencha  h  I'oreille  du  prctre,  et  lui 
paria  bas. 

—  Bon!  c'est  facile  i  arranger. 
Etil  baptisa  I'enfant. 

M.  de  Cogne-FtHu  arriva  trop  tard  pour  entendre  le 
nom  qui  lui  avail  ete  donne.  Mais  quand,  rentre  chez 
lui,  il  interpella  Toncle  Frejus  d'un  : 

—  Ell  bien!  comment  s'appelle-t-il? 
Celui-ci  repliquasans  hesiler  : 

— Clotaire. 

II  est  vrai  que  lorsque  sa  sceur  lui  fit  la  mSme  ques- 
tion, il  ne  manqua  pas  de  repondre  avec  aplomb  : 

—  Alphonse. 

En  cela,  lecher  onclen'avail  menti  a  personnc. 
L'enfant  s'appelait  CLOTAiiiE-Ai.PnoNSE-MAGLomE  de 
Cogne-Fetu.  Charles  Monselet. 


ETLDES  SIR  LE  llOYEX  AGE. 


LES  CROISADES. 


CONSIDERATIONS  GENERALES. 

Les  croisadrs  sont  un  deschapitres  les  plus  imporlanis  de  I'histoire  du  moyen  age.  Pour 
les  bien  .comprendre,  pnur  se  penetrer  de  rinlluence  qu'clles  ont  cxercee  non-seulement 
sur  I'epoque  qui  leur  est  contemporaine,  mais  encore  sur  les  temps  qui  les  ont  suivies,  il 
f.iut,  ou  consuller  les  histoires  parliculieres  auxquelles  elles  sont  melees,  ou  compulser  les 
autcursqui  en  ont  fait  le  sujet  special  de  leurs  recherches  et  de  leurs  ouvrages.  Dans  le 
pn  niier  ras,  examinees  an  point  de  vue  de  I'histoire  des  pays  qui  y  ont  pris  part,  les  croisades  revelent  des  aspects 
contradictoires,  et  elles  nedeviennent  que  I'accessoire  du  sujet  principal  auquel  elles  se  rallachent ;  dans  le  second  cas, 


186 


LES  CROISADES. 


rimmensitd  des  iWlails  dans  lesqurlsles  historiens  speciaux 
des  croisadcs  out  cru  iiccessaire  d'eritrer,  elTraie  le  rommun 
deslecteurs,  el,  quel  que  soil  Ic  lalent  reconnu  des  auteurs, 
empJche  qu'une  intelligence  peu  ,exereee  ne  saisisse  les 
causes,  les  elTels  et  les  ev^nements  principaux  des  guerres 
saintes.  C'est  en  vue  d'eviler  ce  double  ecueil  que  nous 
avons  entrepris  ces  premieres  Eludes  sur  le  moyen  Sge. 

Les  dissentiments  religieux  ont  entrain^  hors  des  limi- 
tes  du  vrai  lous  les  auteurs  qui  se  sont  occupes  de  I'ap- 
pr&iotion  des  croisades.  Les  catholiques  ont  loue  I'esprit 
et  les  resultals  de  ces  pieuses  enlreprises;  ils  n'ont  vu, 
dans  rimpulsiun  donnee  paries  papes  et  dans  le  devouc- 
ment  passionne  des  princes  d'Europe,  qu'une  sainle exal- 
tation degagee  de  tout  mobile  mondain.  Les  protestanls, 
au  conlraire  ,  et  avec  eux  les  ecrivains  appartenanta  1'^- 
cole  de  Voltaire,  ont  mis  tout  ensemble  en  question  la 
sinccrit6  et  le  desinteressement  des  uns  et  des  autrcs. 
Ceux-li  font  deriver  des  croisadcs  une  foule  d'avantages 
que  rien  ne  contrebalance;  ceux-ci  leur  denient  toute  in- 
fluence favorable  sur  les  temps  qui  les  ont  suivies.  11  est 
malheurcusement  dans  la  nature  de  I'homme  d'exagerer 
tout,  le  bien  comme  le  mal,  de  niesurer  a  I'echellc  de  ses 
preventions  ou  de  ses  prejug6s  les  causes  et  les  effets, 
d'exalter  le  principe  qu'il  defend,  de  rabaisser  celui  qu'il 
attaque.  Ne  reverrons-nous  done  jamais  apparaitre  un 
historien  candide  qui  pese  d'une  main  loyale  le  pour  et 
le  centre,  qui,  ne  se  preoccupant  que  de  la  verite,  m.ir- 
cbe  d'un  pas  ferme  dans  le  droit  chemui  qui  y  conduit, 
donne  tort  a  ceux  qui  ont  tort,  raison  a  ceux  qui  ont  rai- 
son,  sans  acception  des  personnes,  sans  acception  des 
eroyances?  Au  defaut  d'un  plus  digne,  nous  essaierons, 
dans  les  esquisses  que  nous  tracerons,  de  tenir  la  ba- 
lance entre  les  divers  auteurs  que  nous  avons  consultes' 
et  mis  plus  d'une  fois  h  contribution. 

Lorsque  I'etendard  de  Jesus-Clirist  se  de.ploya  pour  la 
premiere  fois,  un  saint  enthousiasme  fut  le  seul  mobile 
des  chefs  et  des  soldals.  Aucune  preoccupation  mondaine 
ne  se  joignit  k  la  pieuse  exaltation  des  premiers  croises. 
L'Occident  ne  se  pr&ipila  point  sur  I'Orient  pour  obtenir 
quelques  avantages  materiels,  pour  ob^ii  a  quelque  n6- 
cessite  politique  :  delivrer  le  tombeau  du  Sauveur ,  ou- 
vrir  aux  pelerins  le  libre  acces  des  lieux  saints,  telle  fut 
1  unique  pensee  de  la  premiere  croisade,  de  Termite  qui 
I'inspira  comme  du  pape  qui  la  precha  ,  des  princes  qui 
la  giiiderent  comme  de  la  multitude  qui  les  solvit  en 
arborant  sur  Tcpaule  le  signe  de  la  Redemption.  Diek  le 
VEUT  !  lei  fut  le  vcliicule,  le  cri  de  guerre,  le  mot  de  ral- 
liement  do  tous.  Slais  si  le  desir  de  delivrer  la  Terre- 
Sainte  anima  et  domina  exclusivement  le  premier  et  le 
dernier  des  glorieux  cbampions  de  la  Croix,  Godefroi  de 
Bouillon  et  saint  Louis  ,  d'aulres  mobiles  nioins  purs  di- 
rigerent  la  plupart  des  chefs  qui  prirent  part  aux  croLsa- 
des  intermediaires.  Pour  beaucoup  denire  eux,  le  Saint- 
Seiiulcre  fut  le  pretexte  plutot  que  le  but  de  leur  devoue- 
menl.  L'ambition  pour  les  uns,  I'avide  desir  de  la  gloire 
pour  les  autres  ;  la  soif  des  richcsses  pour  ceux-ci ,  ou 
des   honneurs  pour  ceux-lk;   une  arriere-pensee   pour 

•  Nons  cIlLTons  enlrc  ;iiitres  :  aiifliaiid,  Histoire  des  croisadcs;  Mills  liis. 
lory  of  the  Crusudcs ;  Wilkeii's  Gcscbiclit«  der  Kreuiziigu ;  Becker's  Wcll-cs- 
chichlc;  Bclim's  Al>iiss  dor  Gcschichlc  des  Miltcldlcri ;  HJlam's  View  ot 
the  sUleu  of  Europe  during  llie  n'ddlc  a^rcs  ;  Gilhiiiis'.  Decline  and  fail  of  llie 
roman  empire;  Guiiol,  Essais  tiisloriques ;  Heereii,  Voltaire,  Daniel,  Moiites- 
ijiiieu.  Capetigiie,  Sismonde  de  Siimondi,  Cartu,  Roberlson,  MachiftTct,  Art 
de  verilier  les  dales,  etc.,  elc. 


tons :  voilh  k  quoi  fut  dil  cet  ardent  enthousiasme  qui, 
depuis  la  secondc  croisade  jusqu'ii  la  derniere  exclusive- 
ment, couvrit  de  tant  d'ossements  les  rives  du  Jourdain. 

En  faisant  abstraction  des  principes  d'une  saine  politi- 
que,  d'apres  lesquels  les  croisades,  considertjes  comme 
entreprises  miUlaires,  utaient  une  lourde  faute,  un  depla- 
cement  inutile,  une  sterile  depense  d'hommes  el  d'argent, 
reconnaissons  done  que  le  sentiment  religieux,  pousst;  & 
ses  plus  extremes  limites,  guida  seul  les  compagnons  de 
Godefroi  de  Bouillon  et  ceux  de  saint  Louis.  Les  premiers 
atteignirent  le  but  :  J(>rusalem  fut  d^ivree,  I'etendard  de 
la  Croix  Holla  sur  ses  murailles,  le  tombeau  du  Sauveur 
fut  rendu  h  I'adoration  des  Fideles.  Mais  ce  qui  devait 
assurer  le  triomphe  de  la  sainte  cause,  fut  precisement  ce 
qui  en  prijpiira  la  mine.  Godefroi,  dans  la  puretii  de  son 
zele  ,  se  retusa  a  porter  la  couronne  royale  dans  les  lieux 
oil  Jesus  avait  portt;  la  couronne  d'fpincs.  Celle  sublime 
abne'gation,  ce  noble  desinteressement,  ne  furent  point 
imites  par  sessuccesseurs.  Godefroi  ne  s'etait  occupe  que 
d'un  tombeau;  les  Bauduuin,  les  Amaury,  les  Lusignaa 
ne  se  prcoecuperent  que  d'un  royaunie  :  le  Sainl-Sepul- 
cre  ne  fut  plus  pour  eux  qu'un  accessoire  de  leur  cou- 
ronne. Voyez  quelles  furent  les  consequences  de  ce  chan- 
gement  dans  les  idees  :  les  croises  avaient  triomphe  des 
Musulmans  lorsqu'il  ne  s'etait  agi  que  de  delivrer  la  Pa- 
lestine ;  ils  succomberent  a  diverses  reprises  lorsqu'ils  ne 
furent  plus  conduits  en  Asie  que  par  le  diisir  d'y  maintcnir 
un  royaunie. 

Quanl  les  ambitions  per.sonnolles  eurent  ete  mises  en 
mouvcment  par  la  fundtition  du  royaume  de  Jerusalem, 
de  la  principaute  d'Antioche,  des  comtes  d'Ldesse,  de  Tri- 
poli, etc.,  les  croisades  cesserent  d  obeir  a  une  impulsion 
unique.  Des  partis  se  formerent,  la  division  se  mit  entre  j 
les  chefs,  ehacun  voulut  Iravailler  pour  soi,  tout  en  fei- 
gnant  de  Iravailler  pour  la  Religion.  La  soif  des  honneurs  J 
et  des  richesses  enfunta  des  trahisons.  Apres  s'etre  cru  j 
dispenst;  de  tenir  parole  aux  infidelcs,  on  en  vint  a  man- j 
quer  defoi  aux  fideles.  Alors,  malgre  les  renforlsamenes' 
par  de  nouveaux  croises  —  et ,  peut-etre  meme  ,  h  cause 
de  COS  renforts,  —  chaquejouron  perdit  quelque  portion 
du  lerriloire  si  cherement  paye.  Jerusalem  letoniba  au 
pouvoir  des  Sarrasins;  et,  au  point  de  vue  du  but  primi- 
tif,  tout  le  sang  chriJtien  dont  s'tjiait  abreuve  le  sol  de  la 
Palestine,  se  trouva  avoir  coule  sans  resultal,  sinon  sans 
gloire.  Puis,  lorsque  animii  des  mSmes  sentiments  qui 
avaient  conduit  Godefroi  de  Bouillon  a  la  victoire,  saint 
Louis  s'elanca  pieuscment,  mais  impolitiquemeiit,  sur  les 
traces  des  premiers  Croi.sfe  ;  lorsque,  a  deux  reprises dif- 
ferentes,  ileonduisita  la  mortl'elite  deses  nobles  etde ses 
soldiits,  il  se  tiouva  qu'il  elaitlrop  tard  pour  que  lasain- 
tetii  du  but  assiirul  le  triomphe  de  I'entreprise.  Le  pres- 
tige etait  detruit :  les  infidcles avaient  apprisii  vamcre  les 
Chretiens,  etie  saint  roi  paya  de  sa  vie  les  falales  erreurs 
de  ses  devanciers. 

Toutefois,  on  voudrait  en  vain  le  nier,  si  la  cause  ch»6- 
tienne  etait  perdue  en  Asie,  si  le  but  des  croisadcs  nefut 
pas  atteint,  d'immenses,  d'inappreciables  avantages  diS- 
coulerent  des  guerres  saintes  :  on  avait  seme  en  .4sie,  on 
recueillit  en  Europe. 

Al'epoque  oil,  a  la  voix  de  Pierre-l'Ermite,  les  popula- 
tions so  presserent  sous  I'etendard  de  la  Croix,  les  habi- 
tants de  la  vieille  Europe  etaient  plonges  dans  les  tt^nfebres 
de  I'ignorance,  se  debattaienl  sous  I'etreinte  de  la  misere  et 


gcmijsaient  sous  1e  poids  de  leurs  chainos.  Le  commerce 
langnissait,  ou  plutot  le  commerce  n'exislait  pas.  Venise 
seule,  erace  a  ses  relations  avec  le  Levant,  concentrait 
dans  son  sein  et  repandait  parcimonieusement  le  peu 
qii'ellc  possedait  de  cotte  source  de  la  prosperilc  des 
Klals.  Le  rescau  feodal,   qui  avait  fini  par  s'eteiidre  sur 


LES  CROISADES.  «87 

tonte  I'Europe,  livrait  a  la  rapace  ambition  des  grands 
feirdalaires,  d'un  cole,  le  poiivoir  imperial,  d'un  autre,  le 
pouvoir  royal,  parlout ,  enfin,  cette  multitude  qui  s'ap- 
pelle  le  peuple.  L'aulorite  des  papes,  apres  avoir  servi 
d'utile  frein  a  celte  licence,  s'etait  tellement  accrue 
dans  la  puissante  main  de  Gregoire  V'll,  qu'aucunc  li- 


mile  ne  semblait  plus  la  devoir  borner.  Places  entre  les 
exigences  toujours  croissartcs  du  Sninl-Siege  et  les  em- 
piclements  successifs  des  grands  vassaux  ,  les  monarques 
voyaient  se  retrecir  de  jour  en  jour  davantage  le  cercle 
lie  leur  influence.  Les  choses  en  elaient  au  poml  que  lout 
semblait  pres  de  perir  en  Europe,  et  que,  s'appuyant 
d'unp  fausse  interpretation  d'un  passage  des  Ecrilures, 
chacim  annoncail  la  fin  prochaine  du  monde.  Les  croisa- 
lies  opererent  seules  le  mouvement  qui  sauva  la  socieic 
en  la  renouveljnt  tout  enliere. 

Au  son  de  la  Irompelle  sacrte,  voyez  la  vieille  Europe 
snrtir  de  sa  Iclhargie,  briser  I'cntrave  feodale  et  se  pre- 
ripiler  sur  les  pas  de  Gorlefroi.  Toules  ces  populations 
qui  ne  reverront  plus  leurs  foyers  appauvrissent  momen- 
lancmcnt,  il  est  vrai,  le  sol  de  la  patrie,  qu'elles  laissent 
sans  culture;  mais  qu'imporle  oil  le  fer  les  moissonne, 
puisqu'elles  sont  prccondamnees  a  perir  par  la  guerre. 
Mieux  vaut  encore  que  ce  soil  en  Syiie,  en  Palestine, 
plutot  que  daps  les  champs  de  leur  pays,  dans  ces  champs 
dcvenus,  depuis  I'elablissement  de  la  feodalite,  le  theatre 
deseuerres  qui  ont  desolechaquc  royaume,  chaque  pro- 
vince, chaquc  ville,  chaque  bourgade.  Au  moiiis  la 
Eiance,  rAUemagne,  I'ltalie,  rArgleterre  se  reposeront 
de  leurs  longucs  querelles,  d'incessanis  brigandages  ne 
les  ccuvriront  plus  de  sang  et  de  ruine.<.  Si  les  cpissont 
plus  rares,  on  les  laissera  du  moins  murir,  et  aux  proprie- 
taires  des  scmailles  appartiendront  les  moissons.  Cette 


fculequi  part  pour  la  croisade,  celte  foule  systematiqnc- 
ment  abrulie  par  I'oppression  ,  va  Irouvcr  son  al- 
franchissemcnt  sous  la  banniere  de  la  Croix.  En  passant 
a  Byzance,  elle  rougira  de  son  ignorance;  en  abordant 
les  splendides  rivages  de  I'Euphrate,  elle  aura  honte  de 
sa  pabvrele ;  a  laspect  des  infideles,  elle  .sera  fiere  d'elre 
chretienne,  fiere  de  tirer  I'epec  pour  la  cause  du  Christ. 
Les  litains  deviendront  des  gucrriers  invincibles  ;  les 
chevaliers,  dis  heros.  Et,  pendant  que  le  sang  des  crui- 
ses coule  sur  les  bords  du  Jourdain  ;  pendant  qu'un  giand 
nnmbre  de  leurs  chefs  succombe  devant  Solynie,  le  ri^seau 
feodal  voit  ses  mailles  se  briser  Tune  apres  I'aulreen  Eu- 
rope. Cetle  multitude  de  pelils  fiefs  que  leurs  proprielai- 
res  ont  ete  forces  d'aliener  ou  d'cngager  pour  se  mettie 
en  elat  de  fignrer  dans  les  rangs  des  croises,  les  voila 
qui  font  successivement  retour  a  la  couronne  ,  car  leurs 
antiques  possesseurs  sont  morts  en  Palestine.  La  feodalite 
jelte  d'ephemeres  racines  dans  Tephemere  royaume  de 
Jerusalem,  et  voila  qu'en  Europe  ses  vieilles  racines 
se  dessechenl  faute  de  seve,  el  mcurent:  l'aulorite  royale 
s'enrichit  de  ses  depouilles.  Puis,  lorsque  les  debris  de 
I'armee  sainle  reverront  leur  patrie,  les  seigneurs  echap- 
pes  au  fer  des  Sarrasins  seronl  animes  d'un  nouvel  esprit. 
Encore  enivres  des  parfums  de  I'Orient.  des  delices  ener- 
vontesde  cetlicureuxclimat.ils  an  ronl  honte  de  leurs  vieux 
chateaux  cri^neles,  des  maigres  arbrcs  de  leurs  forSts  ; 
c'est  de  Tor  qu'il  leur  faudra,  de  I'or  pour  retrouver  leurs 


188  BOEIIF,  TAUUE 

delices  el  leurs  voluples  d'Asie  ;  et,  poui-  so  procurer  cot 
or,  ils  vendront  aux  communes  leur  alTranchissement,  aux 
serfs  leur  liberie.  I.es  comtes,  les  barons,  ces  adversaires 
redoutablesdu  trone,  lendronl  maiiitenant  les  mains  aux 
chaines  royales:  a  leurs  vassaux  ils  ont  vendu  I'indepen- 
dance,  et  les  rois  leur  acheleront  la  leur. 

A  cote  de  ces  avantages  incontestables  dus  aux  croi- 
sades,  placons  les  developpements  donnes  au  commerce 
et  a  la  marine,  I'amour  des  beaux  arts,  que  Constanti- 
nople inspira  aux  croises,  en  mSme  temps  qu'elle  faisait 
briller  a  leurs  yeux  leslumieres  des  sciences  ct  deslettres. 
Les  nations  de  I'Occident,  separees  depuis  la  chute  de 
I'empire  carlovingien,  se  retrouvcrent  en  Asie,  s'y  rap- 
procherenl  et  renoucrenl  les  liens  brises  d'une  commune 
origine.  Ce  furent  les  croisades  qui  enfanterent  la  cheva- 
Icrie,  sublime  inslilution,  gr^ce  a  laquelle  la  bonne  foi, 
la  loyaute,  la  generosity  devinrent  les  fidelcs  compagnes 
de  la  valeur  :  desormais  les  faibles  ne  seront  plus  sans 
defenseurs.  Ce  fut  a  I'Orient  que  I'Occident  dut  les  pro- 
grte  de  sa  civilisation  :  les  chevaliers  en  rapporterent  la 
semence  en  Europe,  etlarepandircnt  dans  les  manoirs  et 
dans  les  chAleaux ;  de  la  elle  descendit  parnii  le  peuple, 
et,  en  s'y  dfeveloppant,  enta  I'^lemcnt  dt'^mocratique  sur 
relementmonarchiqueetaristocratique,seul,jusqu'a!ors, 
en  possession  du  pouvoir.  Les  antiques  liberies  commu- 
nales  rcQurentunenouvelle  existence,  crirentet  fleurirent 
h  I'ombre  des  villes,  gr4ee  aux  progres  merveilleux  du 
commerce  etdel'industrie.  Lapropriete  foncifere,  acquise 
et  defendue  par  I'gpee,  cessa  d'etre  runique  source  du 
pouvoir  et  de  la  libei  ti  .-  I'argenl  enlra  en  partage  avec 
elle  et  lui  fit  equilibre. 

Toutefois,  on  doit  convenir  que  les  avantages  qui  ri- 
sultferent  plus  lard  des  croisades  ne  s'oblinrent  qu'au 
prix  d'abus  bien  regretlables.  Les  generations  qui  prirent 
part  aux  guerres  saintes  s'habituerent  a  repandre  le  sang ; 
et  une  certaine  fi^rocite  s'introduisit  dans  les  ma-urs  eu- 
ropeennes  :  apres  avoir  fait  bon  marcli6  de  la  vie  des 


AU   ET  VAC  HE. 

musulmans,  on  en  vint  a  ne  pas  menager  davantage 
I'existence  des  Chretiens ;  el,  soil  dans  les  guerres  do 
nation  ii  nation,  soil  dans  les  guerres  intestines,  la  civi- 
lisation qui  s'infiltia  graduellement  en  Europe  ne  suffit 
pask  neutraliserla  barbarie  des  combatlants.  D'un  autre 
cote,  I'amour  des  richesses  et  des  plaisirs  descendit  de  la 
haute  classe  dans  la  basse,  et  les  tristes  examples  de  de- 
bauchfs  (|ui'  les  croises  rapport&rent  d'Asie,  exercerent 
une  funesle  influence  sur  les  moeurs  de  I'epoque,  voire 
nieme  sur  celles  des  epoques  suivanles.  L'agriculture  eut 
surlout  a  soull'rir  de  ces  guerres  (51oignees  qui  se  prolon- 
gerent  en  Asie  pendant  pies  de  deux  siecles.  On  s'habi- 
tua  a  preft^-er  I'epee  h  la  charrue;  et  ces  habitudes  belli- 
queuses  nuisirent  plus  qu'elles  ne  furent  utiles  au  deve- 
loppement  de  la  prosp6rite  publique.  II  fallut  de  tongues 
annees  avant  que  I'Europese  remit  du  terrible  ebranle- 
ment  cause  par  les  croisades.  Pendant  bien  des  siecles 
encore,  la  carriere  des  armes  eut  le  dessus  sur  toutesles 
autres,  et  le  farouche  soldat  se  crut  bien  superieur  a 
I'humble  el  utile  laboureur,  au  paisible  marchand  et  a 
I'habile  artiste.  Disons  done  que  les  croisades  ont  fait 
beaucoup  de  bien  et  beaucoup  de  mal ;  mais  que  le  mal 
fut  passager  et  que  le  bien  fut  durable. 

Quelle  difference  entre  ce  que  Thomnie  s^me  et  ce  que 
Dieu  lui  fait  recolter!  Pour  etendre  leur  influence,  deja 
si  prodigicuse,  les  papes  ont  tentij  d'assujeltir  I'Asie  a 
leur  domination  ;et  voila  que,  dans  le  million d'hero'i'ques 
defenseurs  qu'ilsont  livres  au  glaive  musulman,  ils  per- 
dent  les  plusfermes  soutiens  du  si(5ge  pontifical.  —  Apres 
avoir  ete  chercher  sur  des  bords  lointains  les  moyens 
de  peser  plus  lourdcment  sur  le  trone,  les  grands  vassaux 
rapporlent  a  leur  suzerain  un  coeur  docile  et  des  genoux 
ob^issants.  —  Pour  oblenir  la  remission  de  leurs  peches, 
d'humbies  serfs  s'etaient  croises  et  avaientcouru  delivrer 
le  Saint-Sepulcre  ;  et  voilii  qu'ils  trouvent  en  Asie  leurs 
letlres  d'affranchissement,  et  qu'ils  rapporlent  en  e 

le  eerme  de  la  liberie  !  Cyprien  de  Lespan. 


IIISTOIIIE  XATURELLE. 


BIEUF,  TAUR.EAU  ET  VACHE. 

Hloins  vif,  moins  elegant,  moins  intelligent  surlout  que 
le  cheval ,  le  bueuf  est,  sans  contredit,  pour  I'homme, 
le  plus  utile  de  lous  les  animaux,  en  comprenant  la  vache 
qui  est  sa  femelle. 

Le  bceuf  et  la  vache  font  la  richesse  de  noscampngnes; 
ils  sont  les  plus  puissants  auxiliaires  de  l'agriculture, 
seule  base  d'une  prospiSrite  solide. 

Pastourage  el  labourage  sonl  les  mamellcs  de  I'Elal. 
—  Cette  maxime  de  Sully  ne  sanrait  etre  trop  meditce 
par  les  hommes  politiques ;  elle  est  la  regie  de  la  sagesse ; 
elle  cree  la  puissance  fondfe  sur  le  travail. 

Malgrt^  leur  allure  lourdeel  rustique,  peut-fttre  nieme 
i  cause  de  cette  allure,  les  bffiufs  et  les  vaches  don- 
nenl  aux  paysages  une  grJice  toute  particuliere;  soil 
que,  calmes  dans  leur  force,  ils  chemincnt  lentement  dans 
les  gras  paturages  oil  I'herbe  s'^l^ve  a  mi-janibe;  soil 


que,  couches  k  I'ombre  des  grands  hclros,  pendant  les 
ardours  du  jour,  ils  rumiiient  avec  impassibilile,  landis 
qu'nn  petit  pStre,  un  faible  enfant,  arme  d'un  scepire  do 
coudrier,  veille  sur  ces  redoulablessujets  toujours  deciles 
a  sa  vois. 

Lesvioux  tableaux  deWouwermans  etde Paul  Poller, 
ceus  de  Brascassal,  qui  adectionnent  surlout  ces  ani- 
maux, sont  generalenienl  recherches. 

De  lous  les  quadrupedesdenosclimals  lemperes,  lebcEul 
est  celui  qui  poss^de  au  plus  haul  degre  la  force  de  trac- 
tion -,  son  cou  musculeux  et  court,  sa  large  poitrine,  s,i 
masse  ^norme,  lui  donnent  une  force  irresistible,  d'autani 
plus  puissante  qu'il  est  plus  patient  et  qu'il  ne  se  decou- 
lago  jamais.  Allele  a  une  charrelte  ou  a  la  charrue,  il 
avance  sans  cesseet  continue  ses  offorts  avec  perseverance  j 
jusqu'is  ce  que  I'obslacle  soil  surmont^;  sou  seul  d^faut 
est  dans  la  lenteur  de  ses  mouvemonls. 

Copendant,  aux  epoques  paliiarcales  on  s'en  .servait 
pour  voyager ;  les  rois  de  France  eux-m^mes,  dans  les  an- 


BCCl'F,  TAIREAU  ET  VACIIE. 


18'J 


ciens  temps,  Ics  employerent  4  cet  usage.  Tout  le  monde 
connalt  lesvers  de  Boileou  : 

Quatre  bffiuTs  atfeli'S,  d'ltn  pas  Urdifct  V-iil, 
Pru.inei'a'enl  Jans  Paris  le  monarijiie  iiiJuViit. 

En  general,  le  joug  que  Ton  impose  au  bopuf  est  place 
sur  le  (los  a  la  naissance  du  cou  ;  c'est  la  que  reside  sa  plus 
grande  force,  et  c'est  ainsi  qu'il  lire  le  plus  utilement.  II 
existe  cependiint  plusieiirs  provinces  oil  on  place  le  joug 
sur  la  tele,  ce  qui  oblige  le  boeuf  a  tirer  par  les  cornes. 

Le  boeuf  a  moins  de  docilite  que  le  cheval,  et  11  faut 
bieii  se  gar.icr  de  le  trailer  avec  rigueur  lorsqu'on  veut 
I'habituer  au  labour;  on  doit,  au  contraire,  le  flatter  de  la 
voix  et  de  la  main,  lui  donner  une  nourriture  bien  a  son 
goit,  de  I'orgo  bouillie,  des  feves,  en  y  ni^lant  du  sel,  dont 
il  est  tres-friand ;  puis  I'atteler  pres  d'un  boeuf  dejii  dresse, 
egal  en  force,  avec  lequel  on  I'habitue  a  vivre  .i  la  mdme 
mangeoire.  Sans  ces  precautions,  il  deviendrait  farouche 


et  indomptable,  cc  qui  arriverait  egalemeni  si  on  se  servait 
Irop  lot  de  I'aiguillon. 

Les  boeufs  destines  k  la  charrue  ne  doivent  pas  ^tre  trop 
gras ;  on  prefere  ceux  qui  ont  la  tete  courte,  les  cornes  for- 
tes, les  yeux  gros  et  noirs,  le  niufle  camus,  le  front  large, 
la  croupe  ^paisse,  la  poitrine  Ires  developpee,  lesjambes 
nerveuscs.  On  s'en  sert  depuis  trois  ans  jusqu'ii  dix,puis 
on  les  nourrit  tres-largenient  pour  les  engraisser. 

Le  laurcau  que  Ton  conserve  pour  la  reproduction  de 
I'cspece  est  fier,  courageux,  mais  d'un  earaclere  farou- 
che; il  faut  eviter  de  I'irriter  par  de  mauvais  traite- 
ments  et  m6me  de  se  presenter  a  lui  avec  des  couleurs 
qui  lui  deplaisent,  parmi  lesquelles  le  rouge  tient  le  pre- 
mier rang.  On  salt  qu'en  Espagne  et  en  Portugal  le  peuple 
est  passioniie  pour  les  combats  de  taureaux,  exercices  san- 
glanls  qui  ont  lieu  dans  de  vastes  cirques  et  qui  ofifrent  de 
grands  dangers  pour  les  combattants. 

Le  taureau  se  developpe   moins  que  le  boeuf;  il  est 


moins  charge  de  chair;  mais  sa  force  musculaire  est  en- 
core plus  grande,  do  meme  que  ses  mouvements  sont  plus 
rapidcs  et  plus  brusques. 

Les  vaches  sont  beaucoup  moins  fortes  et  plus  dociles; 
on  les  altelle  tres-rarement  h  la  charrue  ;  il  faut  paur  cela 
une  necessite  absolue.  On  pretend  que  les  vaches  noires 
sont  celles  qui  donnent  le  meilleur  lait,  et  les  blanches 
celles  qui  en  produisent  la  phis  grande  quantity  ;  mais  il  y 
a  lieu  de  faire  des  reserves  Ji  ce  sujet.  Les  bonnes  vaches 
lailieres  se  rencontrent  sous  toutes  les  couleurs,  lorsque  la 
nourriture  est  saine  et  abondanle,  surtout  quand  on  peut 
y  melanger  un  peu  de  sel,  que  ces  animaux  aiment  pas- 
sionnement,  ainsi  que  le  vin  et  le  vinai?ie. 

Une  .seule  vache  est  quelquefois  la  proviJence  d'une 
pauvrefamille,  comme  un  nombreux  troupeau  est  la  vraie 
source  de  riohesse  pour  une  ferme.  A  combien  d'usagcs  en 
effet  peut  servir  le  lait  que  Ton  trait  deux  fois  par  jour! 
Non-seulement,  saine  et  douce  liqueur,  il  rafraichit  et 
nourrit   mais  un  morceau  de  presure  le  transforme  en 


cailles  qui  laissent  pour  residu  le  petit  lait  employe  dans 
la  mi'decine  ;  la  creme  devient  un  beurre  exquis  comme 
ceux  de  la  Prevalais  et  d'Isigny;  si  Ton  veut,  elle  se 
transforme  en  jonchees  et  en  fromage  k  la  creme  ;  et  les 
homages  aussi,  quelle  variete,  depuis  celui  quise  fabrique 
dans  les  gras  piturages  de  la  Hollande  jusqu'ii  celui  qui 
nousvient  desvallees  de  la  Brie!  II  faudrait  des  volumes 
pour  enumercr  lous  les  biens  qui  deeoulent  de  la  posses- 
sion de  nombreux  troupeaux. 

La  chair  de  la  vache,  moins  recherchee  que  celle  du 
boeuf,  n'en  est  pas  moins  un  aliment  tres-sain.  Per- 
sonne  n'ignore  la  delicatesse  de  celle  du  veau.  La  peau  de 
ces  animaux,  tannee  et  corroyce,  serta  mille  usages  dans 
le  commerce  et  dans  les  arts;  de  leurs  cornes  on  fail  une 
ecaille  grossiere  comme  on  en  fit  les  premieres  vilres 
avant  que  I'usage  du  verre  se  filt  eneralise  ;  les  os  ser- 
vent  a  faire  du  noir  animal,  si  utile  our  les  raffineries  et 
I'agriculture  ;  I'huile  de  pieds  de  euf  est  du  meilleur 
emploi  pour  les  mecaniciens  qui;.-!     lillent  le  fer. 


190  BCEUF,  TAUREAU  ET   VACHE. 

Ces  animaux  sont  de  I'ordi'C  des  ruminanls,  o'est-ii-dire 
qu'ils  out  plusieurs  cstomacs.  Conlrairemunt  au  cheval, 
ils  mangent  Irte-vite,  et  loi'squ'ils  oat  rerapli  le  premier 
estouiac,  qui  se  nomme  panse,  ilssecoucbentetruminent; 
c'est-ii-dire  que  par  una  operaLion  inlerue  ils  font  passer 
successivement  !es  aliments  au  deuxieme  estomac,  nomme 
bonnet ;  au  troisienie,  aomuu'  feuUlel ;  et  enfiu  au  qua- 


la  digestiou  se  trouve  par- 


trjfeme,  nomme  caiUclIc , 
faite. 

IlsalTeclionnent,  ouire  I'lierbe  ordinaire  des  champs,  la 
luzerne,  le  sainfoin,  la  vosee,  les  navets,  la  pomme  de 
lerre,  I'orgc  bonilli*!,  etc.  On  doit  leur  donner  de  I'eau 
biea  olaire,  car  ils  n'aiment  pas,  comme  les  chevaux, 
celle  qui  est  trouble.  La  forte  cbaleur   les  incommode 


beauconp  plus  que  les  grands  froids;  aussi,  vers  le  mi- 
lieu du  jour,  les  voit-<jn  en  general  rechercher  un  abii 
pres  des  liaies  et  sur  la  lisiere  des  bois.  Pour  les  niainte- 
nir  en  bon  elat,  il  faut  leui'  donner  de  nombreui  soins  de 
propret^. 

C'est  particulierement  dans  nos  climals  teuiperes,  oil 
les  paluragcs  sont  abondants  et  gras,  que  les  bceufs  et  les 
vaches  sesont  multiplies;  cependant,  il  y  en  a  eu  depuis 
les  epoques  les  plus  reculees  dans  les  pays  les  plus  chauds. 
La  vieiUe  figypte,  non-seulement  possedait  denombreux 
troupeaux  dans  la  valluede  Nil,  maisles  rois-pretrcs  divi- 
niserent  meme  I'espece  en  adorant  le  bceuf  Apis  dans  les 
temples  de  Memphis  et  de  Thebes;  une  procession  so- 
lennelle  a\  ait  lieu  avec  pompc  a  I'equinoxe  du  printemps ; 
probablement  ils  I'adoraient  comme  une  image  de  la  fe- 
condite  bicnfaisante,  de  m(5me  qu'ils  s'inchnaient  devant 
le  crocodile,  qui  repr&enlait  a  leurs  yeux  le  mauvais 
genie. 

Et  comme  les  anciens  usages  se  perdent  rarement,  quoi- 
que  changeant  d'objetou  de  formes,  plus  tard,  les  satur- 
nalessignalerent  les  memes  epoques  a  Rome;  et  enfin,  les 
jours  gras  fuient  adoptes  chez  les  peuples  Chretiens  comme 
pour  saluer  par  les  eclats  de  la  joie  le  reveil  de  la  na- 
ture sous  les  rayons  vivifiants  du  suleil.  C'est  ainsi  que 
la  corporation  des  bouchers  prom&ne  avec  pompe,  dans 
les  rues  de  Paris,  le  boeuf  gras,  eleve  dans  la  vallee  d'Auge, 
et  que  suit  un  cortege  historico-mythologique. 

Cette  fdte  populaire,  qui  cause  tant  de  joie  aux  habi- 
tauts,  fut  relablie  le  23  fevrier  1 805  apres  une  longue  in- 


terruption ;  c'est  a  pen  pres  tout  ce  qui  nous  reste  des 
foiles  niasearades  qui  autrefois  encombraient  les  boule- 
vards de  la  grande  viUe.  Aujourd'hui,  les  curieux  seuls  y 
abondenl  et  s'y  coudoient  ^  Tenvi ;  mais  chacun  semble 
dire  k  son  voisin  ;  Anne,  ma  soeur  Anne,  ne  vois-tu  rien 
\euir? 

iUais  laissons  la  I'equinoxe  du  printemps  pour  revenir 
a  nos  boeufs. 

Buffon  n'en  signalc  que  deux  espfeces  :  celle  du  taureau 
et  celle  du  buffle  ;  Pallas  en  (rouvequatre,et  Cuvier  elend 
a  plus  de  huit  les  races  primilives. 

Le  bu/pe,  originaire  de  1  Asie  meridionale,  est  aujour- 
d'hui ,  et  depuis  un  grand  nomhre  de  si&cles,  naturalist 
dans  \esmarcmmcs,  vaste  etendue  de  cole  qui  s'etend  pen- 
dant plus  de  cent  lieues  en  Toscane  et  dans  la  campagne 
de  Rome  oij  se  trouvent  les  maruis  pontins.  Ces  vastes so- 
litudes sont  inhabitables  pour  les  homjjies,  par  suite  du 
mat-ana  qui  y  cause  des  fievres  souvent  niorteiles.  La 
maremme,  lorsque  I'epoque  des  fievres  est  passee,  se  voit 
envahie  par  la  population  dcsmontagnes,  qui  cultive,seme 
et  recolte  en  pen  de  temps,  puis  rcgagne  les  hauteurs  oil 
elle  est  a  I'abri  de  la  pernicieuse  influence  du  climat.  Ce  j 
pays  est  cependant  le  plus  favorable  pour  elever  les  buf-  | 
lies ;  ils  s'y  trouvent  en  troupes  innnombiables,  mais  k 
I'etal  presque  sauvage.  Cependant  on  parvient  k  lesdomp- 
ter  au  point  d'en  atteler  trois  e'  quatre  paires  a  une  seule 
charrue,  qui,  tirce  par  une  aussi  grande  puissance,  de- 
cbire  profondenient  le  sein  de  la  Itrre. 

Les  bullies  sont  d'une  force  extreme;  leurs  comes  sont 


BOEUF,  TAURE 

tres-longiipsetaccrees;  ils  sont  d'un  naturel  brutal  et  ca- 
pricieiix.  Leurs  gardiens,  afin  de  l«s  mieux  diriger,  les 
altachent  par  les  cornos,  deux  a  deux,  et  mi^mc  quatre  a 
<juatre;  dans  cette  situation,  I'un  est  tnaitnse  par  I'autre. 
Lorsquo  quelque  biifile  rebelle  s'ecarte  du  treupeau,  un 
pdlreou  contadino.montesur  son  cheval  barbeet  la  lance 
au  poing,  poursuit  le  fugitif,  le  pique  jusqu'a  effusion  de 
sang,  et  lui  fail  ainsi  rcjoindre  le  troupeau. 

On  passe  quelquefois  un  anneau  de  fer  dans  les  nascau.x 
de  ce  redoutable  animal.  C'esl  un  des  meillenrs  moyens 
de  le  mallriser.- 

Les  immenses  tronpeanx  de  bocufs  qui  se  renconlrent 
dans  TAmerique  meridionale  et  surtout  dans  les  parages 
de  Montevideo,  sont  aussi  gardes  par  dcs  patres  Ji  denii 
barbares,  toujours  a  clieval ,  et  que  Ton  nomme  des 
Pcom. 

Lesbufllessauvages  qui  resident  dans  lesmaraisdu  Ben- 
gale  et  dans  d'autres  parties  des  Indes  orienlales,  sont  ex- 
ti'Smement  dangereux  par  leur  laille,  qui  s'eleve  quelque- 
fois  h  plus  de  six  pieds ,  et  par  leur  caractere  irrilable. 
Lps  vieux  surtout  recherchent  les  rctraiies  les  plus  ca- 
.  chees,  oil  ilsvivent  dans  une  absolue  solitude;  malheur  a 
I'iniprudent  qui  vienl  les  y  troubler,  car  il  est  rare  qu'il 
c'y  laisse  pas  la  vie. 

L'auroch  est  tres-graiid  ,  tres-fort  et  tres-farouehc ;  sa 
tournure  ne  dement  nullcnient  son  naturel;  il  a  la  tete 
large  et  courle,  lair  sauvage,  une  longue  et  rudecrinierc 
qui  lui  pend  sous  le  col,  et  une  taille  qui  s'eleve  quelque- 
fois  jusqu'a  six  picds.  Get  animal  devient  rare ;  cepcn- 
dant  on  en  trouve  eucoie  dans  les  vastes  forcts  de  la 
Prusse  ducale  et  de  la  Litliuanie. 

Bory  de  Saint-Vmrent  raconte  que  la  menagerie  de 
■Vienne  ayant  ete  inccndiee,  presque  tous  les  animaux 
perirent  dans  I'enclos  qui  les  contenait ;  un  anroch  re- 
dorte  parsa  force  brutale  avail  ete  mis  ilans  une  enceinle 
que  Ton  croyail  Ji  I'epreuve;  mais,  effraye  par  les  llam- 
mes,  il  fit  desetTortssi  violents,  si  desesperes,  qu'il  brisa 
tous  les  obstacles,  el  qu'il  se  refugia  dans  les  maiais  du 
Danube.  Son  gardion  tut  tres-surpris  lorsque  ayant  ete  k 
sd  recherche  il  le  vit  Tcvenir  a  lui  avec  une  docililequi 
ne  I'abandonna  plus. 

Le  i/ack  est  une  vaiiete  de  I'espece  du  boeuf,  originaire 
de  la  Tartarie  el  du  Thibet;  il  est  de  petite  taille  ,  re- 
marquable  par  une  criniere  ondoyante  qu'il  porte  sur  le. 
dos,  et  une  queue  pareiUea  celle  du  cheval.  On  le  voil 
egalement  dans  quelques  parties  de  I'Amerique  du  Nord. 

Le  bixtifdcs  jongles  est  une  espece  r^duite  a  Tetat  de 


AU  ET  VACHE.  igi 

domcsticile  dans  les  contrees  du  nord-esl  de  I'lnde.  II 
a  tous  les  caracleres  du  boeuf  domeslique,  exceple  les 
cornes,  qui  sont  longucs  et  aigues  comme  celles  des  buf- 
fles.  Sa  robe  est  noire,  exceple  les  janibes,  qui  sont  blan- 
ches. 

Le  bufpe  du  Cap  est  tres-grand,  indomptable,  arinc  de 
forniidables  cornes,  tellement  larges  ^  la  base,  qu'elles  lui 
couvrent  et  garantissent  presque  le  front. 

Le  bwiif  mnsque  d'Amcrique  a  des  cornes  egalement 
fortes  a  la  base,  au  point  de  n'avoir  enlre  elles  qu'une  li- 
gne  extrememenl  etroite  ;  il  habile  les  parlies  les  plus 
froidcs  de  I'Amerique  septentrionnale,  et  passe  d'une  ile 
il  I'aulre  lorsque  les  lacs  et  la  mer  meme  sont  pris  par  les 
glaces.  En  ete ,  on  le  voil  presque  toujours  se  diriger 
vers  lenord.  La  nature,  en  mere  prevoyante,  lui  a  donne 
une  loison  extri^mcmcnt  fournie,  qui  lui  perniet  de  sup- 
porter sans  frop  de  malaise  les  froids  les  plus  violents 
des  regions  polaires.  Les  Espagnols,  frappes  de  la  forme 
de  ses  cornes  el  de  son  epaisse  toison,  le  nommerenl 
bteuf-mouton. 

II  existe  a  Madagascar  une  espece  de  bceuf  ayant  sur 
le  dos  une  protuberance  tres-prononcec.  Ce  sonl  ces 
animaux  qui,  exportes  aux  iles  de  France  et  de  Bourbon, 
forment  la  base  de  I'alimentation  des  habitants  de  ces 
deux  iles;  ils  sonl  .generalement  tres-hauls  sur  jambes, 
et  de  couleur  blanche. 

Dans  rinde,  si  le  boeuf  ji'est  pas  adore  dans  des  tem- 
ples comme  dans  la  vieille  Egypte,  il  y  en  a  cependant 
qui  sont  I'objet  d'une  espece  dc  culte  ;  quelques-uns  sont 
consacres  et  on  les  nomme  bceufs  braiunincs ;  ils  circulent 
librcset  sans  frcin  dans  les  villages,  prennent  el  mangent 
ce  qui  leur  convient,  sans  que  les  indigenes  y  trouveut  a 
redire  ;  souvent  meme  ceux-ci  s'en  approchenl  et  leur  of- 
frenl  les  aliments  les  plus  propres  a  flatter  leur  goit. 

Le  6('snn,  qui  se  trouve  dans  I'Amerique,  est  regarde  par 
la  plupart  des  naturalisles  comme  faisant  partie  de  la  fa- 
mille  des  bceufs  par  suite  de  sa  ressemblance  avec  Tau- 
roch  Cependant,  il  y  a  des  caracleres  Ires- tranches  qui 
forment  leur  difference.  L'auroch  a  quatorze  paires  de 
cotes  et  le  bison  quinze ;  le  premier  est  brutal,  solitaire 
et  Iriste,  landis  que  le  second  aime  la  societe;  aussi  le 
reiicontre-t-on  en  troupes  nombreuses  dans  la  Louisiane, 
et  jusqu'au  cercle  polaire. 

Nous  avons  aussi  en  France  des  bceufs  presque  sauva- 
ges ;  on  les  trouve  dans  les  solitudes  de  la  Camargue,  en 
Provence. 

OUVIER  IE   GaU. 


192 


PETITES  PROMENADES  AU  MUSEE  D'HISTOIRE  NATURELLE. 


I'AUTRUCHE. 


L'autruche  est  un  oiseau  des  contrees  les  pUis  chaudes 
de  I'Afrique  et  de  rAmerique,  si  toutefois  on  peut  nom- 
mer  oiseau  un  animal  qui  a  des  plumes  qui  ne  lui  serveiit 
que  d'ornement  et  des  ailes  avec  lesquelles  il  ne  peut 
pas  se  detacher  du  sol.  On  la  classe  dans  la  famille  des 
brevipennesechassiers;  elle  a  desjambes,  en  effet,  d'une 
"i-ande  longueur,  des  ailes  courles,  des  plumes  Inches  et 
llexibles,  qui  ne  s'aocroclient  pas  entre  elles  comme  cellos 
des  autres  oiseaux. 


L'autrnclie,  qui  peso  jusqu'J  cent  livres,  a  de  sept  a 
huit  pieds  de  hauteur;  elle  a  le  cou  tres-long,  la  tfHe 
petite,  les  yeux  gr.tmlsel  vifs  avec  de  longs  oils  aux  pau- 
pi&res  superieures,  les  pieds  charn\is  comme  ceuxdu  cha- 
meau  ;  ce  qui,  joint  a  d'autres  traits  de  ressemblance,  la 
fait  nomnier  par  les  Arabes  Voiseau-chameau. 

L'espcce  aulruche  n'a  pas  ces  subdivisions  infinies  qui 
ren.lent  difficiles  les  classifications  d'un  grand  nombre 
d'animaux ;  on  en  connait  deux  espoces,  celle  d'Afrique , 
qui  estlaplusgrande,  et  celle  que  Buffon  nonime(oi(i/oM, 
qui  habitel'Amerique  mferidionale ;  elles  representent  la 
branche  ainee  et  la  branche  cadette,  rien  de  plus. 

Les  autruchesontdetres-nombreux  rapports  d'organi- 
sation  avec  les  quadrupedes.  On  les  trouve  en  troupes 
nombreusessur  plusieurs  points  de  I'Afrique  et  surtouten 
Arable.  Quelquefois  les  voyagcurs  qui  profitent  descara- 
vanespour  traverser  le  desert,  croient  apercevoir  a  I'ho- 
rizon  un  gros  de  cavalerie  de  ces  Arabes  pillards  dont  la 
rencontre  est  si  dangereuse ;  ils  preparent  leurs  armes  et 
s'avancent  avec  circonspection  ;  tout  ii  coup  cette  cavale- 
rie s'ebranle,  fuit  avec  rapiditc  et  disparait  h  I'horizon  en 
^levant  un  longnuage  de  poussiere.  Ce  sont  des  aulruches 
qui,elles-memesefrrayees,  ont  fui  vers  quelque  oasis  de 
ces  contrees  brdlantes. 

On  a  fait  plusieurs  contes  ridicules  sur  les  autrucbes: 
par  exemple  ,  on  leur  a  attribuii  a  tort  la  faculte  de  di- 
gferer  le  fer,  les  cailloux  et  d'autres  corps  durs ;  on  a 


pretendu  qu'elles  lancaient  des  pierres,  en  se  sauvant, 
contre  le  chasseur  qui  les  poursuit ;  et  Ton  a  exag(5re  leur 
slupidil6  en  disant  qu'elles  se  ligurent  ne  pas  6tre  vues 
du  chasseur  lorsqu'elles  ne  I'apercoivent  pas.  Rien  de 
cela  n'existe. 

Quelques-unes  vivent  solitaires,  d'autres  forment  des 
troupes  nombreuses,  de  Irenle,  q  -rante  et  mSnie  cin- 
qu.inte  individus.  Avant  la  ponte,  elles  forment  leur  nid, 
qui  est  une  espece  d'aire  creuseedans  laterre  et  dont  les 
rebords  sont  formes  des  produits  de  I'excnvalion ;  elles 
y  di'posent  les  oeufs  de  maniere  que  le  petit  bout  est 
dirig(5  vers  le  centre ;  quelquefois  lo  m^me  nid  en  contient 
jusqu'a  soixante  qui  constituent  le  produit  de  la  ponte  de 
quatre  ou  cinq  femelles;  mais  habituellement  ce  d^pot 
varie  de  vingt-quaire  a  trente-deux  ;  la  duree  de  I'in- 
cubation  est  de  trente-six  a  quarante  jours,  suivanl  la 
chaleur  de  I'atmospbere.  Dans  certaines  conlrte  de  la 
zone  torride,  les  rayons  du  soleil  suffisent  pour  I'eclosion 
des  03ufs  depo.ses  dans  le  sable;  mais  pendant  les  nuits 
humidesou  fraiches  les  autrucbes  vienneut  couver. 

•  Unjour,  dit  le  voyageur  le  VaiUant,  je  me  placai  dans 
«  un  buissou  pour  observer  un  nid  d'autruche  qui  avail 
«  ete  dfecouvert  et  d'ou  on  avail  vusortir  une  femelle. 
«  Trois  autres  femelles  se  rendirent  au  mSme  nid;  elles 
«  se  relevaient  I'une  apres  I'autre;  une  seule  resta  un 
•  quart  d'lieure  k  couver,  landis  qu'une  nouvelle  yenue 
■  s'ctait  mise  a  cote  d'elle;  ce  qui  me  fit  penser  que  quel- 
c<  quefois  el  pendant  les  nuits  fraiches  et  pluvieuses, 
«  elles  s'entendent  pour  couver  a  deux  et  nieme  davan- 
«  tage.  Le  .soleil  touchait  a  son  declin,  un  niJile  arrive 
«  qui  s'approche  du  nid  pour  y  prendre  sa  place,  car  les 
«  niMes  couvent  aussi  bien  que  les  femelles.  »,( 1°''  voyage, 
folio374.) 

Les  Africainsrecherchent  lescoufs  d'autruche,  qui  sont, 
dit-on,  assfi  delicals;  Iors;pi'ils  sont  vides,  ou  les  ejifile 
pour  former  des  guirlandes  que  Ion  suspend  comme  orue- 
ments  aux  voiltesdes  eglises  et  des  mosquees  en  Orient. 
Lorsque  l'autruche  est  prise  jeune,  on  I'apprivoise  fa- 
cilement.  Les  h;ibitants  du  Dahra  cl  de  la  Libye  en  pos- 
sedenl  de  nombreux  troupeaux  qui  sunt  leur  plus  grande 
richesse;  c'esl  d'aiUeurs  un  animal  inofi'ensif,  qui  nese 
defend  qua  la derniere  extremil6  contre  un  agresseur  in- 
juste;  alors  elle  I'accueille  ^  grands  coups  de  bee  el  a 
coups  de  pieds. 

La  jeune  aulruche  a  les  plumes  d'un  gris  cendre,  mais 
apres  la  premitjre  annee  ces  plumes  lombent,  et  il  n'en 
repousse  plus  surla  tete,  les  cuisses  etie  haul  du  cou  ;  alors 
elles  sont  allernativemcnt  blanches  et  noires  :  les  plus 
belles,  cellesenfin  qui  sont  rechercliecsdanslo  commerce, 
sont  les  plumes  des  ailes  et  surtout  celles  de  la  queue. 

L'autruche  d'Amerique  a  des  plumes  de  couleur  grise, 
beaucoup  moins  pricieuses  que  celles  de  la  grande  au- 
lruche; elle  en  diEftjreaussi  paries  plumes ijui  lui  garnis- 
sent  la'.tae  et  par  ses  doigts  au  nombre  de  trois,  tandis 
que  I'autre  n'en  possedeque  deux. 

Du  reste,  elles  ont  la  m6me  force  musculaire  dans  les 
cuisses,  la  m6me  rapidite  dans  la  course,  le  m6me  aspect, 
les  m'fimcs  moeurs  et  les  mSmes  habitudes. 

Olivier  Le  Gall. 


Typosroiiluc  LicniJinB 


ih  el  t;", 


rue  Damiulle,  '2 


CHRONIOUE  DES  MOIS. 


JUII.I.ET. 


Liors  de  la  fondation 
de  Home,  ce  mois  recut 
le  noBi  de  quinlilis, 
c'est-ci-dire  le  cin- 
quifeme  ;  et  il  fut  ainsi 
denomme  jusqu'i  la  fin 
de  la  republique.  Jules 
Cfesar  ayant  corrig^  les 
erreurs  du  premier  ca- 
lendrier,  Marc  Antoine, 
consul,  ordonna,  pour 
perpetuer  la  menioire 
de  ce  bienfait,  que  ce 
mois  s'appelSit  desor- 
mais  Julius,  du  nom 
de  son  reformateur. 

Cliez  les  Athi^niens  il 
commen^ait  I'annte,  et 
ramenait  tous  les  quatreanslesjeuxolympiques,  la  plus 
grande  solennite  de  toulela  Grece,  dont  nous  n'avons  pu 
avoir  qu'une  faible  idee  par  les  ric'ds  refroidis  de  I'liis- 
loire.  Les  figyptiens  cel^braient  en  juillet  la  fete  de  I'i- 
nondation  du  Nil,  demandant  au  ciel  un  grand  debor- 
dement,  gage  certain  d'une  superbe  moisson.  Ce  mois, 
comme  tousceux  de  I'annee,  donnait  aussi  un  jour  de  re- 
jouissance  aux  Romains.  C'etait  le  jour  des  ambarvales. 
Cette  tete,  qu'on  avait  instituee  en  I'lionneurdeCerte,  est 
magniquement  d^crite  par  Virgile  dans  le  premier  livre 
des  Georgiques  :  on  faisait  d'abord  des  libations  de  lait, 
de  vin  et  de  miel,  qu'on  mSlait  ensemble;  puis  une  Iruie 
etait  sacrifiee  aprfes  avoir  et6  promen^e  trois  fois  en 
triomphe  autour  des  blea  que  bienlot  on  allail  couper. 


Un  homme,  le  front  ceint  d'une  branche  de  ch^ne,  pr4- 
cedait  la  victime  en  executant  force  gambades  et  soubre- 
sauts  pendant  que  la  foule  cliantait  les  louangesde  C&es. 
Le  reste  de  la  journee  (5tait  consacr6  k  la  joie  et  aux  di- 
vertissements. 

La  constellation  de  juillet  se  compose  de  dix-huit  etoi- 
les.  Son  signe  est  le  lion,  all^gorie  au  soleil,  dont  la  force 
dompte  tout  sur  la  terre. 

Le  calendrier  indique  vers  la  fin  de  ce  mois  le  com- 
mencement des  jours  caniculaires,  parce  qua  cette  6po- 
que  reparait  sur  I'horizon  la  plus  brillante  des  6toiles, 
appclfee  canw,  ou  chien;  anriennement  on  lui  sacrifiait  un 
de  ces  animaux.  On  la  nommee  ainsi  probablement  parce 
que  cette  etoile  se  leve  quelques  instants  avant  I'liomme, 
et  semble  par  1^  proteger  son  dernier  sommeil. 

Pendant  les  clialeurs  de  la  canicule,  la  seve  recoit  de 
la  nature  une  commotion  extraordinaire.  Elle  est  si  for- 
tement  agitee  que,  n'ayant  pas  le  temps  des'arboriser,  la 
verdure  se  fletrit,  et  plusieurs  tiges  sechent  et  meurent ; 
mais  vers  la  fin  de  ces  jours  oil 

Sons  les  teax  que  vomit  I'ardenfe  canicule, 
Le  llcuve  resserre  plus  lonlement  circulc, 

la  seve  reprend  un  cours  plus  tranquille,  ramme  les 
plantes,  les  fleurs,  et  fait  h  yue  d'osil  reverdir  la  vigne 
el  les  arbres. 

Juillet, avecsesgrandeschaleurs,  n'adevraimentagrea- 
ble  que  ses  nuits.  Autant,  pendant  le  jour,  le  ciel  embrase 
a  lourdement  pese  sur  la  terre,  autant.  des  que  vient  la 
nuit,  la  brise  court  fraiche  el  douce  jusqu'k  ce  que  I'au- 
rore  soil  saluee  par  le  gazouillement  des  petits  oiseaux. 
Alors  les  villes  deviennenl  presque  deserles,  les  berlines 

13 


191 


SAINT   LfiGER. 


de  voyage  emporlent  I'arislocralie  vers  la  Suisse  ou  les 
Pyrenees  ;<i  peine  s'il  reste  quelques  habitants  qui  se 
contentent  tie  rombro  des  jardins  du  Luxembourg  et  du 
mediocre  bain  d'cau  de  Seine,  et  c'est  une  Irisle  saison 
que  celle-ci  pour  le  Parisien  ;  11  reste  tard  au  sonimeil, 
parM  que  la  chalcur  du  jour  passe  ne  lui  a  Iaiss6  d'aulro 
repos  que  la  somnolence  du  matin,  et  au  momeol/ou  il 
s'eveille,  le  soleil,  dejii  monle  a  I'horizon,  semble  lul  d6- 
fendre  la  moindre  promenade  sur  les  paves  deja.briilants-, 
—  il  est  prisonnier,  vf^ritablement  prisonnier,  et  pour  lui 
les  beaux  jours  de  juilletsont  une  veritable  derision. 

Cependant  a  quelques  lieues  de  cette  grande  ville  on 
Irouve  des  bosquets  ou  I'ombre  se  plaiLa  dormir  eternel- 
lement.  de  beaux,  papillons  aux  ailes  diapreesparcourent 
en  tous  sens  I'.arene  alti'ree  que  le  soleil  biile  de  ses 
rayons.  Les  moissonneurs  chantent  ^aiemenlenirecueil- 
lant  le  fruit'<le  leurtravail  et  d'uno  ioDguesoUicitMde.Do 
jeunes  filles  tressent  des  eouronnes -de: bluets  pourteur 
blanche  madone,  tandis  que  de  gnos-gareons  conduisenl 
les  bceufsilourdemenl  alleles  au  char  sur  lequel  sont  cn- 
tass^es  les  richesses  du  cultiiateur,  et  puis  ca  etJa  une 
perdrix  au  cou  de  lapis-lazuli,  court  epouvanfee.cher- 
che  ^  soustiaire  ses  pauvres^pelilsa  I'avidile  dujeuiiel 
gars. — On  vienl  de  la  chasser 'de  son'Biil  quelle  availi ca- 1 
chfe  dans  le  fond  d-'an  sl'Hon  ;  .maintenaul  ou"vai-t-elle 
trouver  un  gite'ponr  elle  el  satcndro  nichee ? 

Juillet  voit  encore  recueillir  le  miel  dans  les  ruches, 
au  grand  de-espoir  des  laborieuscs  abeilles,  donl  on  brille 
souventl'asilepour  les  depouiller  du  fruit  de  leur  travail. 

Lorsque  les  chaleurs  de  I'^le  sont  fortes,  c'est  pendant 
ce  mois  qu'ont  lieu  les  grands  ph(5nomenes  eleclriques 
de  la  nature.  Les  orages  sont  parfois  cpouvantables  ;  en 
quelques  minutes  le  cultivaleur  se  voit  arrarher  une  re- 
coUe  inagni Pique,  —  la  S'ele  a  tout  brise.  Puis  c'est  un 
vent  qui  deracine  les  arbres  centenaircs,  ou  des  coups  de 
foudie  qui  jelteront  h  has  le  cloiher  du  village;  heureux 
encore  si  ce  n'cst  pas  sur  vos  propres  maisons  que  s'abal 
le  fluide  destructenr. 

Je  me  Irouvais  I'annee  dernierc  dans  les  Pyren(5es  pen- 
dant !e  mois  do  juillet;  mes  compagnons  de  voyage  et 


moi  laissions  aller  librcment  nos  pelils  chevaux,  tan- 
dis que  loute  notre  admiration  s'attachait  sur  les  rimes 
escorpees  desmontagnes  queblanchissenl  desglacescter- 
nellcs.  Tout  il  coup  nous  entendimes  un  bruit  elTroyable, 
pared  a  I'eclat  d'un  fort  coup  de  lonnerre.  Noire  surprise 
fut  d'autant  plus  grande  que  le  jour  elail  un  des  plus 
beaux  de  I'ele,  el  qu'on  ne  voyait  pas  nu  ciel  le  plus  le- 
gi  r  nuage.  Ce  bruit  ayant  duri  quelques  instants  et  etant 
repete  par  les  echos.  je  crus  devoir  m'cn  tcnir  a  la  pre- 
miere pensoe  quej'a>ais  eue  :  ce  devait  elre  un  effel  de 
lonnerre  renvoyeet  repete  par  les  monliignes.  Tandis  que 
je  regardais  aulour  de  moi  avec  une  surprise  que  je  no 
pourrais  bien  definir  sans  y  mellre  un  peu  de  frayeur,  je 
vis  de  la  cime  la  plus  elevee  se  detacher  une  masse  de 
ncige.  —  Une  parlie  s'eleva  commc  une  poussiere,  I'autre 
se  precipita  comme  un  rapide  torrent  sur  un  rocher  qui 
s'avancait  en  saillic.  Ce  choc  fit  61ever  encore  une  espece 
de  brouillard,  et  le  reste  de  celte  m:isse  enornie  lomba 
aux  pieds  de  la  monlagnc  ;  la  vapeur  qui  s'en  eleva 
pour  la  Iroisieme  fois,  ainsi  quo  I'^branlement  de  lair, 
se  fit  senlir  jusqu'Ji  moi  el  a  ,oies  coBjpagnons  de 
voyage,  quoique  nous  en  tussiojis'ii  un  quart  de  lieue. 
■  Ge  phenomene  se  repeta  duranLpJasieurs  minutes,  avec 
•Je^meme  bruit  ct  les  monies  circonstances.  Nos  guides 
nous  diretlt  que  ces  Zapnujes.dopoussiere  (c'est  ain.si 
qu'ils  oomment  ces  brouillards  deneige)  lombcnt  souvent 
au  mois  de  juillet.  lis  s'empressercnl  en  m6me  lemps 
de  nous  assurer  que  si  nous  eussions  eli5  a  deux  cents  pas 
plus  pres  ou  direclement  devant  la  chute,  I'ebranlement 
de  I'air  aurait  pu  nous  rcnverser,  ou  du  moins  nous  don- 
ner  une  forte  sccousse,  pour  peu  que  nous  ne  nous  fus- 
sions  promplcment  detournes.  —  .4  leur  manierc  de  par- 
ler  je  compris  que  ces  gens-li  aimaient  tant  leur  pays, 
que  meme  ses  phcnomenes  les  plus  dangereux  leur  cau- 
saienl  quelque  satisfaction  ;  et  si  je  n'eusse  aper(;u  le  petit 
clocher  de  Bagnires,  j'aurais  craint  que  nos  guides,  pour 
nous  faire  admirer  leurs  montagnes,  ne  nous  fisscnt  pas- 
ser dans  un  senlier  oil  nous  aurions  ete  sirs  de  rencon- 
Irer  une  avalanche. 

AsDBK  Thomas. 


L'ELiTE  DES  SAINTS  FRAXCUS. 


SAINT  LEGXR. 


Dame  de   Suissoiis 


Ce  saint  (5vdque  est  di- 
vcrsemenl  nomme  par  les 
Bollandisles,  Mabillon,  Ur- 
sin  et  les  autres  historiens 
qui  out  (5cril  sa  vie.  En 
latin,  on  I'appello  Leo- 
degarius ;  en  francais, 
Leulgar,  Lutger,  Lcguier 
et  Leger. 

11  naquit  en  Neustrie,  de 
parents  nobleselv  crtucux; 
sa  mere,  Sigrade,  devenue 
veuve  ,  se  fit  religiouse 
dans  I'abbaye  de  Notre - 
U  flit  ament-  des  sa  plus  lendre  en- 


fance  k  la  conr  de  Clolaire  11 ;  ce  roi  Hail  encore  fort 
jeune;  il  avail  succede  k  son  pere  Chilperic  I"  en  .58i, 
alors  qu'il  n'Mait  ag^  que  de  quatre mois.  Sans  I'energie  in- 
teressee  de  sa  coupable  mere,  Fr^degonde,  la  faiblesse 
de  son  age  ct  de  ses  acles  aurait  mis  son  royaume  Ji  la 
merci  delabrancho  royale  d'Austrasie,  qui  avail  jure  sa 
perte  en  contestant  meme  sa  Icgilimite.  Mais  a  pres  une 
balaille  sanglante  livree  i  Droissy  ,  dans  le  Soissonnais  , 
oil  'Vinlnan,  due  de  Champagne,  que  Childebcrt  avail  en- 
voyi?  centre  son  neveu,  fut  eiilierement  defail,  et  son  ar- 
mee  massarrec,  Clotaire  II,  porte  par  sa  more,  prit  posses- 
sion de  Paris  et  dela  Bourgogre.  Ala  mortdeFr6dcgonde, 
qui  arriva  vers  597,  il  fut  bien  obligt5  de  rcslituer  une 
partie  de  ses  conqii6tes;  mais  Thierry,  roi  d'Austrasie, 
etant  mort  ("galement,  les  seigneurs  auslrasiens  so  deli- 


SAINT 

rent  de  Bi'UDeliaut  ct  Jes  fils  de  l«ur  voi  pour  se  mctlre 
sous  la  puissance  de  Clolaire,  qui  aiusi  se  trouva  posses- 
seur  de  la  France  entiere. 

Ce  Mirovingien  est  un  dcceux  qui  ont  merile  I'eslime 
et  raffection  de  leurs  pcuples;  it  mainlint  une  Stride  ob- 
servation des  lois  sans  affaiblir  lesdroils  de  I'autorile 
royale,  el  favorisa  le  clerge  en  assurant  son  sort. 

Leger,  eleve  acettecourjuyait  avec  une  sainte perseve- 
rance loules  les  fetes  et  lous  Ics  plaisirs  qui  eussent  pu  se- 
Juire  son  jeune  Ige.  A  peine  avait-il  fait  ses  premiers  pas 
dans  la  vie,  que  deja  il  avail  eu  le  bonheur  de  compren- 
(Ire  que  sur  cctle  terre  il  ne  pouvait  y  avoir  de  reellos  vo- 
liiples;  Dieu  seul  devinl  I'objel  de  son  culle  fervent,  et  la 
priere  son  unique  bonheur.  II  ful  envoye  a  Didon,  son 
oncle  maternel,  cvequc  de  Poitiers;  ce  prelat  le  mil 
sous  la  conduite  d'un  prc^lre  vertueux  et  savant,  el  pour 
achever  ensuite  son  t^ducation,  il  le  fit  vcnir  dans  som 
palais,  oil  il  remarqua  avec  plaisir  ses  dispositions  reli- 
ijieuses. 

La  pratifjue  du  renoncement  atoules  les  choses  et  la 
profonde  humilite  que  Leger  ffi^rjail  continufillement 
confirmerent  Didon  dans  ropinioniquiikavait  du  merile 
extraordinaire  de  son  neveu ,  a^ssi'l'^leva-l^ilau  djaco- 
nat,  quoiqu'il  n'e&t  encore  que  vingt  ans,en  le  dispen- 
sant  de  lobservation  des  canonsUe  lf]iHli.se.  Peu  do  tejnps 
aprfes,  il  lui  confera  rarchidiaoooal,  et  lui  confia  Je  gou- 
vcrnement  de  son  diocese.  La^-sasipsso, 'Wloquenee  et  les 
vertus  de  Lfeger  luiattiierent  brwtifit'l'eslimo  el  I'amour 
de  lous  ceux  qui  le  connurent;  .ah  inort  de  I'abbe  dc 
saint  Maixent,  directenr  du  monastero  de  Saint-Mn- 
xence,  Didon  ne  crut  pouvoir  lui  Jdanner  un  meilleur 
successeur  que  son  propre  neveu ;  et  pendant  six  ans, 
Leger  consacra  son  zele  et  ni6me  sa  fortune  h  la  prospe- 
rile  de  cello  communaute. 

Pendant  ce  temps.  Clevis  II,  roi  de  Neuslrie  et  de  Bour- 
gogne,  avail  succeile  a  Clolaire  II ;  en  mouranl,  il  laissa 
irois  enfants  en  has, Sgo  sous  la  tutelle  de  saiute  Ba- 
thilde  Icur  mere,  insliluee  regente  du  royaume.  CeKe 
vertueuse  reine  n'osa  porler  seule  le  fardeau  du  gou- 
vernemenl  de  Tfitat,  et  elle  s'envirGnna  d'hommes  capa- 
bles  de  lui  donner  de  sages  conseds,  tels  que  saint  tloi 
de'Noyon,  saint  Ouen  de  Rouen.  Un  autre  pr^tre  qui 
a-vait  .acquis  une  grande  repulationtde  sainlel^  fulappele 
a  la  cour  ;  c'etail  saint  Leger. 

L'eveche  d'Autun  devinl  vacant  en  fiS'J.  Nul  mieux 
que  lui  ne  pouviiit  remplacer  le  pr^at  qui  vcnait  de 
mourir;  ausii  fut-i!,a  cetleepoquc.  inveslide  la  plenitude 
du  sacerdoce  qu'il  devait  exercer  dans  celte  ville. 

Quelques  troubles 3'(5taient  elevesi-lamort  del'ev^que. 
La  presence  do  Leger  eul  bientot  ramene  la  paix  dans 
lous  les  coeurs.  II  prodigua  toute  sorte  de  scoours  aux 
pauvres  deson  diocese;  il  instruisit  le  people,  decora  les 
cglises,  et  les  enrichit  de  vases  precieux  et  d'ornements. 
1-e  baptisterede  la  calh6drale  etaltassez  delabre,  it  le  fit 
leparcr  avec  magnificence;  et,  grace  k  ses soins, les reli- 
ques  de  saint  Syniphorien  y  furent  transferi-es.  Enfin.  il 
asscmbia  un  sYnode  a  Aulun,  eu  670,  qui  donna  lieu  k 
divers  canons  concernant  la  roformalion  des  mcBurs;  la 
plupait  eurenl  principalement  pour  objet  I'ordre  mo- 
nasti.]ue  ;  il  nous  en  resle  encore  plusieurs. 

En  f)CO  ,  apprenanl  que  Cloiairo  III  etail  morl ,  il  se 
roiiditpromplement  h  la  cour.  Le  gouvernement  que  Cliil- 
deric  excrcait  avec  beaucoup  de  prudence  sur  I'Austrasie 


LEGER. 


193 


lui  avail  gagne  une  partiede  la  noblesse.  Mais,  d'un  autre 
cdl6,  fibroin,  se  faisanl  de  sa  propre  autorile  maire  du 
palais,  prit  le  parti  de  Thierri  qu'il  fit  proclamer  roi.  Ce 
rtgne  n'eul  pas  longue  duree  ;  le..;cruaules  exercees  par  ce 
mini.stre  eurenl  bienlol  renverse  le  faible  parti  qui  le  sou- 
lenait.  Childeric,  devenuseul  maitrcl'eul  faitmourirsans 
Leger  et  quelques  aulrcs  livdques  qui  obtinrent  par  leurs 
prieres  qu'il  lui  laisserait  la  vie.  II  ful  cnfcrnie  dans  le 
monaslere  de  Luxeuil  apres  avoir  6le.  rase,  et  Thierry 
ful  envoye  a  I'abbaye  de  Sainl-Denis. 

Childeric  II  mil  toulc  sa  confiancu  en  saint  Lt'ger  pen- 
dant les  premieres  annees  de  sa  puissance,  et  ce  pieux 
evf'que  prit  alors  tant  de  part  aux  affaires  civiles,  que 
quelques  hisloiii'ns  lui  ont  donne  le  litre  de  maire  du  pa- 
lais. Mais  le  roi,  quijoignait  a  sou  jeune  age  un  caraclere 
ardent  ct  imp6tueux,s'abandonnabienl6la loules  .sorlesde 
voluptcs  el  poussa  le  desordre  jusqu'a  epouser  sa  propre 
niece. 

Saint  Leger  lui  adressa  d'abord  des  rcproches  secrets; 
puis,  voyant  I'lnutililo  de  ses  lenlalives,  il  eul  la  magna- 
nime  hardiesse  de  condamner  publiquement  la  conduite 
coupable  du  roi.  Les  calomnies  de  Wulfanid,  depuis 
quelque  Icmpsrmatre  du  palais,  jointcs  aux  rigueurs  em- 
ployees par  saint  L^ger,  perdiieul  ce  dernier  dans  I'ami- 
lie  du  roi,  et.au  lieu  d'ecculer  ses  sages  reprimandes,  il 
I'exila  a  Luxeuil,  oii^lail  enferme  Lbioin. 

Cepondanl  en(.67.!,  Childeric  mourut  assassine  par  Bo- 
dilloii,  quis'<itailmisii  la  tele  d'uue  conspiration,  et  qu'il 
avail  fail  publiquement  fuuelter.  Dagoberi,  lils  de  Sige- 
bcrfll,  ful  rappele  d'Irlande,  oil  il  avail  ele  banni,  et  on 
le  profclamaroi.  Gesevonements  rouvrirent  les  portes  de 
lapris-jn  de  Ijjxeuil,  et  saint  Leger  s'empressa  de  re- 
louriier  i  Autun,  oil  il  fut  recii  par  ses  diocesains  avec 
les  plus  vives  demonstrations  dc  joic.  fibroin,  egalemenl 
delivre,  ne  revint  a  la  cour  de  Dagoberl  que  pour 
causer  de  nouvcaux  troubles  ;  irrile  de  voir  Leudese 
maire  du  palais,  il  lui  6la  la  vie  par  tiahison  et  fit  re- 
connoitre pour  roi  un  pr^tendu  lils  de  Clolaire  lit,  qu'il 
nonunait  Clovis. —  En  nitoe  temps  i!  fit  avancer  en 
Bourgogne  une  armee  qui  marcha  d'abord  centre  la  ville 
d'Aulun. 

Certes,  si  Leger  edt  eu  le  moindre sentiment  de  crainte 
ou  dc  faiblesse,  rien  ne  lui  ^lail  plus  fecile  que  de  fuir  ; 
mais  il  [lensa  que  sa  presence  etait  neccssaire,  ct  d'ail- 
leurs  il  ne  redoulait  pas  la  morl.  Neenmoins  il  fit 
un  leslamenl  que  Ton  pent  voir  dans  Mabillun  (Annal. 
1.  16,  n"  26);  il  distribua  aux  pauvies  lout  ce  qu'il  pos- 
S{!'dail,  et  le  rcstede  ses  biens^tait  donne  a  I'Eglise.  Pour 
conjurer  le  cicl  sur  les  malheurs  qui  s'amassaient  sur  la 
ville,  il  ordonna  un  jeiine  de  trois  jours,  et  une  proces- 
sion g6nerale  qui  prec^dSt  les  reliques  des  saints  por- 
tees  aulour  des  remparts.  A  cliacuno  des  portes,  L^ger 
se  prosterna,  priant  le  Seigneur  avec  larmes  d'epargner 
le  troupeau  dans  le  cas  oii  le  pasteur  viendiail  a  dire 
frappt-.  Puis,  ayant  fait  assembler  le  peuple  dans  I'eglise, 
il  demanda  pardon  h  tons  ceux  qu'il  pouvait  avoir  of- 
fensfe.  —  Le  lendemain  I'ennemi  se  presenia,-  Ics  assic^ds 
fermerent  les  portes  de  la  ville  et  concurent  le  plan  d'une 
vigoureuse  resistance.  Mais,  helas  !  leurs  efforts  ne  pou- 
vaienl  qu'entrainer  leur  perte,  el  la  vicloire  leur  elail 
impossible.  Alors  Leger,  sachanl  que  c'elait  conire  lui 
principalement  que  se  dirigcail  la  colere  de  I'armee  en- 
nemie  :  •  Ne  comballez  pas  plus  longtemps,  dit-il  ii  .ses 


190  SAINT 

diocesains  :  si  c'est  k  cause  de  moi  que  les  ennemis  sont 
venus,  je  suis  prfit  a  leur  donner  satisfaction.  Envoyons 
quelqu'un  de  nos  Wres  savoir  ce  qu'ils  demandcnt.  » 
Vaimer,  due  de  Champagne,  commandait  les  assie- 
geanls;  il  rfpondit  que.si  on  ne  lui  livcait  L^ger,  il  allait 
renverser  la  ville  ile  fond  en  comble.  Alois  le  saint  ev6- 
que  pi'it  cong6  deson  peuple,  et,  apres  avoir  recu  la  com- 
munion, il  sortit  de  la  ville  et  ala  se  pr&enter  a  ses  fa- 
rouches  ennemis.  Ccs  mis(5rables  lui  crevferent  les  yeux, 
ct  pendant  lout  le  temps  que  dura  cet  affrcux  supplicc  il 
ne  cessa  de  chanter  les  louangesdeDieu.  —  Les  habitants 


LEGER. 

d'Autun,  pour  sauver  leur  fortune  et  leurliberltS  promirent 
d'ob^ir  k  Clovis  sur  I'assuranoe  qu'on  leur  donna  que 
Thierry  6tait  mort.  Quant  A  L6gpr,  les  menaces  ni  les  tor- 
tures ne  parent  le  faire  manquer  de  fidelite  envers  son 
roi  legitime. 

Ebroin,  qui  se  trouvait  alors  en  Neustrie,  envoya  or- 
dre  de  I'abandonner  dans  un  bois,  aprte  avoir  pris 
les  precautions  necessaires  pour  qu'il  y  mourit  de  faim. 
Mais  Vaimer,  un  peu  moins  cruel  que  colui  qui  le  fai- 
sait  agir,  le  fit  porter  dans  sa  propre  niaison,  et,  profon- 
d^ment  touche  de  ses  pieux  discours,  il  lui  restilua  les 


Didon,  L^Lqiiedu  Poiliers. 


sommos  qu'il  avait  enlevees  k  I'eglise  d'Autun.  Cet  ar- 
gent fut  renvoyfe  dans  cette  ville  pour  qu'on  le  distri- 
bu&t  aux  pauvres. —  Par  malheur,  fibroin,  craignant  que 
Vaimer  n'usat  du  pouvoir  que  lui  donnait  le  commande- 
ment  de  nombreuses  troupes,  le  fit  assassiner.  Leger, 
tomb^  entre  ses  mains,  eut  alors  un  affreux  marlyre  a 
subir.  D'abord  il  fut  traine  par  des  clieniins  rudeset  dif- 
ficiles  dont  les  pierres  aigues  lui  dechiraient  les  pieds. 
Puis  il  eut  les  levres  et  une  partie  de  la  langue  coupecs, 
el  le  comie  de  Vaneng  fut  commis  a  sa  garde.  Ce  sei- 
gneur, qui  aimait  la  religion  chretienne,  eut  pitie  de  ses 
souffrances  et  le  placa  dans  un  monastere  dont  il  etait  le 
fondateur.  Dans  cette  retraile  bien  douce  pour  lui,  le 
saint  ev6que  passa  trois  ans.  Ses  plaies  se  gueriren-t,  et, 
ce  qui  fut  regarde  comme  un  grand  miracle,  il  recouvra 
I'usage  de  la  parole. 

IVIais  la  cruaute  d'tbroin  n'^tait  pas  assouvie  :  il  s'clait 
fait  rendre  par  Thierry  la  dignite  de  maire  du  palais,et, 
fcignant  de  vouloir  venger  la  mort  de  Childcric,  h  la- 
quelle  il  accusait  faussement  saint  Leger  d'avoir  con- 
couru,  il  le  fit  paraitre  devant  le  roi  et  les  seigneurs  du 
royaume  pour  I'accabler  d'insultes  et  dereproches.  Leger 
se  contenta  de  r^pondre  k  son  infame  calomniateur  qu'il 
ne  conserverait  pas  longtemps  I'autorite  qu'il  avait  usur- 
pee.  —  Sa  condamnation  fut  differee  jusqu'a  ce  qu'il  e&t 
cledepose  dans  un  synode.Ilprofitade  cet  intervalle  pour 
i5crire  u  sa  mere.  Dans  cettejettre  que  nous  aygns  en- 


core, on  voit  bien  I'effusion  d'un  coeur  brdlant  d'amour 
pour  Dieu,  le  style  en  est  vraiment  digne  d'un  martyr 
pret  k  offrir  k  Jesus-Christ  la  consommation  de  son  sa- 
crifice. —  II  felicite  sa  mfere  sur  I'heureuse  determina- 
tion qui  lui  a  fait  preferer  la  retraite  religicuse  k  toute 
autre  existence.  II  I'entretient  de  la  disposition  oil  il  est 
do  souffrir  avec  courage  ;  et  afin  qu'elle  ne  soit  accessible 
a  aucun  sentiment  de  haine  ou  de  vengeance  centre  ses 
persecutcurs,  il  s't'tcnd  sur  la  ni5cessite  oil  nous  sommes 
de  pardonner  k  ceux  qui  nous  font  du  mal,  et  sur  le  bon- 
heur  que  Ton  trouve  k  imiter  Jesus-Christ  priant  pour 
ses  bourrcaux. 

Enfin  ,  Ebroin,  ayantgagnS  quelques  evSques,  fit  con- 
duire  saint  Leger  dans  le  lieu  oil  ils  s'etaient  assembles. 
II  avait  conj-u  le  dessein  de  le  faire  deposer  par  une  sen- 
tence, quoique  cette  assemblee  ne  put  fitre  reellement  re- 
gardee  comme  un  synode,  n'ayant  pas  i5te  convoquee  par  le 
m^tropolitain.  Les  tortures  qu'on  eniploya  de  nouveau 
pour  lui  faire  avouer  qu'il  etait  complice  de  la  mort  de 
Childeric,  n'exciterent  quesa  devotion  et  son  amour  pour 
Dieu.  Les  assistants  lui  dechirerent  sa  tunique  du  hauti 
en  bas ,  ce  qu'on  etait  convenu  de  regarder  comme  una 
marque  de  deposition.  Ensuite  on  le  livra  aux  mains  dd 
Chrodebert,  comte  du  palais,  pour  le  mettre  a  mort. 

C'est  dans  la  foret  dite  aujourd'hui  de  Saint-L6- 
ger,  dans  le  diocese  d'Arras,  sur  les  confins  de  celui  de 
Cambrai ,  que  ce  saint  bomme  lermina  sa  glorieuso  vie. 


SAINTE  COLETTE. 


197 


D"apres  les  ordres  d'Ebroin,  ce  devait  etre  dans  un  lieu 
secret  que  Leger  serait  execute  ,  et  son  corps  bien  ca- 
che, de  maniere  ti  ce  que  lej  Chretiens  ne  pussent 
rhonorer  comme  celui  d'un  saint  martyr.  ,Chrodobert, 
louche  de  sa  conduite  et  de  ses  discours,  ne  put  se 
resoudre  a  le  faire  niettre  a  mort  en  sa  presence ;  il  char- 
gea  quatre  soldats  de  ce  crime.  La  femme  du  comte  pleu- 
rait  amerement;  Leger  la  consola.  Les  quatre  soliials  le 
menerent  dans  la  foret  dont  nous  avons  parl6  ,  et  aprfes 
s'6tre  jete  a  ses  pieds  en  lui  demandant  pardon  de  I'ordre 


affrcux  qu'ils  allaient  executer ,  ils  lui  couperent  la  tete. 
—  Ce  trait  de  cruaut(5  d'Ebroin  eut  lieu  en  678. 

La  femme  du  comte  Chrodobeit  fit  enlerrer  le  corps  du 
saint  a  Sarcin  en  Artois.  Trois  ev^ques,  ceux  d'Arras, 
d'Autun  et  de  Poitiers ,  se  disputaient  ses  reliques,  on 
mit  trois  billets  couverts  d'un  voile  sur  un  autel,  et  Ton 
convint  que  celui  dont  le  nom  viendrait  le  premier  serait 
possesseur  des  precieux  ossements.  Le  sort  fut  favorable 
a  I'evdquedePoitiersjetles  reliques  desaint  Leger  furent 
transporlees  dans  le  monastere  de  Saint-Maxent. 

Joel. 


Les  soldals  dcmindjnt  pardon  A  iaint  LL-L:er. 


SAINTE  COLETTE. 


Lj'etait  une  jeune  fiUe 
de  Picardie,  n^e  vers 
la  fin  du  quatorzieme 
siecle.  Ses  parents 
jouissaient  d'une  hon- 
nete  aisance,  et  I'a- 
vaient  nommee  Colette, 
en  raison  de  la  devo- 
tion particuliere  qu'ils 
avaient  en  saint  Nico- 
las. C'est  ce  qui  fait 
que  plusieurshistoriens 
I'ont  aussi  appelee  Ni- 
cole. 

II  cut  ete  difficile  , 
au  dire  des  contem- 
porains,  de  trouver  un 
plus  charmant  visage,  une  grke  plus  ang^ique.  Ja- 
mais ame  n'eut  enveloppe  plus  suave.  Quand  elle  pas- 
sait,  I'oeil  modestement  incline  vers  la  terre ,  le  missel 
sous  le  bras,  dans  une  reverie  celeste  qui  la  faisait  sem- 
blable  aux  vierges  des  peintres  italiens ,  il  n'etait  per- 
sonne  qui  ne  s'arretit  pour  la  regarder.  Colette  clait 
belle,  mais  de  cette  beaute  sereine  qui  traine  toujours  ii 
sa  suite  le  respect  et  I'admiration  sanctifies.  II  semblait 
quelle  n'appartint  pas  a  ce  monde  lorsque,  devotemenl 
agenouillee  sur  les  dalles  des  sombres  cnthedralcs  ,  on  la 
voyait  s'oublier  dans  les  extases  sans  fin  d'une  foi  ar- 
dente.  Sa  voix  s'elevaitalors,  fraiche  et  m^lodieuse,  dans 
les  fum^es  odorantcs  de  I'encens.et  I'on  eiit  cru  voirquel- 


quefois,  au  son  de  cette  harmonie  nouvelle,  s'agiter  les 
ailes  doreesdes  grands  anges  qui  planent  sur  I'orgue. 

Colette .  que  ses  altraits  semblaient  appeler  i  briller 
dans  un  nionde  de  fetes,  de  joies  brillantes,  de  parure 
splendides,  de  plaisirs  sans  fin,  mettait  son  unique  bon- 
heur  dans  la  solitude.  Au  fracas  de  la  cour  elle  preferait 
le  silence  de  la  province  ;  au  luxe  des  tournois,  la  simpli- 
cite  majestueuse  des  ceremonies  du  catholicisme.  Lui  par- 
lait-on  du  cortege  etincelant  de  soldals  et  de  seigneurs  qui 
venait  d'accompagner  la  rentree  de  madame  la  reine  dans 
sa  bonne  ville  de  Paris ,  des  fanfares  qui  sonnaient  en 
IHe,  des  mules  richement  caparaconnces,  des  bannitres 
qui  elalaientdans  les  airsleursdiversescouleurs, — Colcttt 
secouait  la  tiite,  et  repondait  en  souriant  par  le  recit  d'une 
blanche  procession  qu'elle  avait  rencontree  I'autre  jour 
sur  son  chemin  ;  le  pave  etait  jonche  de  fleurs,  les  nitres 
et  les  enfants  priaient  sur  le  seuil  des  portes.  Ses  eompa- 
gnes  lui  depeignaienl-elles  minutieusement  le  costume  des 
pages  avec  leurs  crevees  de  satin  et  leurs  toques  de  ve- 
lours, ou  celui  des  chevaliers  dontlesarmuresreluisentau 
soleil  en  s'enlre-choquant, — Colette  ouvrait  de  grands 
yeux,  el  d'un  air  incredule  demandait  si  rien  etait  compa- 
rable a  la  chape  que  monseigneur  I'ev^que  met  au  jour  de 
Piques. 

Je  vous  le  dis  en  verite,  c'etait  une  sainte  et  belle  jeune 
Dlle,  sainte  aulant  que  belle  —  et  que  sans  douteen  nais- 
sant,  Dieu  le  pere  avait  marquee  du  sceau  de  sa  grSce. 

Ce  qui  la  sauva  tout  d'.-  bord  des  seductions  du  monde, 
ce  fut  son  pieux  amour  p  ar  la  lecture.  La  chaste  enfant 
s'isolait  au  sein  de  sa  famille  pour  appliquer  son  esprit 


1'J8 

aux  fails  merveilleux  des  Icgondes  cliii'licnnes;  ellere- 
cliercliait  particuli^rement  les  livies  qui  parlcnt  dps  mar- 
tyrs, et  sa  jeunepensee  s'exaltait  en  songcanl  aux  palmes 
glorieuses  cueillies  dans  raiicieniip  Rome. —  Pencliee  sur 
un  missel  patiemment  mis  en  peinture  par  un  de  ces 
moines  solitaires  qui  font  de  k'ur  vie  un  perpetuel  liom- 
niage  au  ciel,  Colette  se  degageait  peu  a  peu  des  liens  qui 
la  retenaicnt  encore  au  monde  et  ob^issait  S  la  voix  se- 
cr(Slo  qui  I'appebit  vers  les  choses  de  la  religion.  On  vit 
alors  I'etrange  spectacle  d'uiio  jeune  fille  assemblant  ses 
amies  autour  d'elle,  cliaquo  soir,  aux  lueurs  de  la  lampe, 
pour  leur  faire  partager  le  fruitde  se.s  lectures.  La  nuit  en- 
tieres'ecoulaitsouvenldans  ces  graves  recreations.  Colette 
lisait  i  voix  liaute,  s'arretant  parfois  pour  commenter  les 
passages  profonds  et  en  decouvrir  le  sens,  appelant  toutes 
les  intelligences  a  son  aide,  clierchant  assiduuient  a 
cliaqiie  pas  les  sources  de  la  vraie  lumierc,  puisant  dans 
la  tradition  un  zijle  infatijable,  one  force  constante,  un 
espoir  invinci!jle,  et  penetrant  ainsi  cbaque  jourdavan- 
ta,:;e  dans  les  voi.=^s  traccespar  I'Esprit-Sainl. 

Dirons-nous  combion  etait  grande  sa  chsrite?  Coklte 
savait  mieuit  que  personne  la  manierc  de  faire  It  bien  ct 
de  roster  inconnue.  La  main  dr  jilcignorait  toujourscoque 


SA.1NTE  COLETTE. 


la  gauche  avail  donne,  et  la  gauche  clle-mdme  n'avait 
pas  de  mfemoire:  Sainte  fdle,  couverle  d'un  long  voile, 
elle  venait  se  courber  sur  le  grabat  du  pauvre;  bravant 
I'aspecl  do  la  niisere,  elle  s'asseyait  au  milieu  des  haillons 
et  des  meubles  verraoulus;  sa  parole  avail  d'lneffables 
trcsors  d'espSrance  et  de  consolation,  et  jamais  elle  ne  se 
retira  sans  ctre'  suivie  des  benedictions  de  chaque  fa- 
mille.  —  Colette  avail  alors  dix-huit  ans;  c'esl  d'un  Sge 
auFsi  tendro  que  commence  h  daler  sa  carriere  evango- 
lique. 

A  cette  epoque,  elle  prit  en  haino  sa  beaute,  quelle  en- 
tendait  a  chaque  instant  vanter  devant  elle;  et  afin  de 
mieux  se  s^parer  du  commerce  de  la  societe,  elle  s'ap- 
pliqua  ;i  la  detruire  parune  longueserio  de  mortifications. 
Rien  ne  lui  couta  pour  arrivcr  h  cebut,  ni  le  jeiine,  ni 
les  veilles,  ni  la  discipline-,  elle  employa  lout.  Elle  se  fit 
lenteinent,  sourdemcnt,  le  bourreau  de  son  propre  corps, 
consultant  chaque  joup  son  miroir  par  im  raffinement 
de  cruaute,  pour  suivresur  son  visage  les  traces  rapides 
de  la  penitence.  Pile  fiancie  du  Christ,  elle  se  depouillait 
graduellemenl  de  sa  roliede  beaule  ;  el  commeceux  qui, 
pour  etre  agri^ables  auSeigneur,  rejettcnt  loin  d'eux  les 
ornemcnts  profanes,  les  colliers,  les  pierreries,    les  den- 


La  lecliiFc  de  Cuk'Uu, 


telles,  les  habits  de  soie,  Co'ette  regarJait  les  chaimes 
de  son  \isngecomme  une  parure  immoueste  a  laquelle 
elle  avail  hile  de  dire  adieu.  —  Aussi  sa  joie  fut  sans 
egale  lorsqu'un  matin  elle  p.it  ofiiir  au  ciel  des  trails 
amaigris,  un  teint  sans  couleur,  un  re^jardcreux  et  qui 
ne  brillait  plus  que  d'un  feu  inlericur. 

C'elait  lii  un  allreux  courage.  De.sormais,  elle  pouvail 
passer  dans  la  rue  sans  entendre  sur  son  chemin  ce  mur- 
mure  d'admiration  qui  I'lnquielait  moins  pour  elle  que 
pour_,ceux  qui  le  soulevaicnt.  EUe  pouvail  plover  a  pre- 
sent ses_deui  genoux  sur  la  pierre  des  c'glises  sans  ren- 
conlrer  un  regard  attache  sur  le  sien.  Elle  avail  ccsse 
d'etre  la  cause  involontaire  d'une  distraction,  d'une  pen- 
sie  frivole,  d'un  di-sir  coupuble.  Ce  n'etait  plus  cette 
Colette  la  belle,  conimccn  I'appclail  autrefois  i  ce  n'etait 


UKiinlenant  qu'une  pauvre  fille,  humble,  defsite;  mahi- 
divp,  la  premiere  venue  d'entre  les  filles  du  peiiple,  qui 
n'etait  plus  monlree  au  doigt  qnand  ille  se  mettail  a  sa 
fenetre  en  ogive,  qui  pouvail  impunement  passer  au  mi- 
lieu du  monde  sans  y  laisser  d'aulres  traces  que  cellos  de 
sa  pieleel  de  sabien'faisance.  Cerlcs,  ce  bonheur,  tous  le 
coinprendront;  mais  en  est-il  beaucoup  qui  con.senlissent 
a  I'acquerir  a  un  semblable  piix? 

Ses  parents  vinrenl  ii  mourirsur  ces  entrefaite.s,  en  lui 
laissant  uu  peu  de  bien.  Elle  le  dislribua  presque  tout 
entier  enlre  les  necessileux  et  les  soutTrauls,  et,  se  trouvant 
absolumentseule  sur  la  lerrc,  elle  songea  plus  que  jamais 
k  realiser  son  va'u  de  toutes  les  heures,  celui  de  se  vouer 
elernellement  au  culte  de  la  Divinile. 

Colette  se  retira  en  premierlieu  dansune  maisonde  re- 


SAINTE  COLETTE. 


193 


ligieuscs,  appelees  Beguines,  qui  vivaient  sous  la  direc- 
tion dcs  disciples  de  I'urdre  de  Saint-Francois.  Mais  die 
n'y  resta  pas  longtemps.  Ce  n'etait  pas  lii  ce  qu'il  lui 
fallail  :  la  re.^le  elail  trup  douce,  ,trop  simple,  Irop  rela- 
cbce  pour  elle,  raustere  penitenle;  les  bruits  du  dehors 
n'cxpiraient  pas  sulBsamnienl  sur  le  seuil,  Dicu  n'y  par- 
lail  pasassez  du  liautdeson  ciel  eloile.  —  Kile  enlra  chez 
les  Urbanislos,  ainsi  nommees  du  pape  Urbain  IV,  qui 
avait  ri'dige  leurs  statuts.  Mais  la  encore,  elle  ne  trouva 
point  re  qu'elle  clierchait,  et  elle  en  sortit  au  bout  de 
quelque  temps  comme  elle  elait  sortie  de  chez  les  Be- 
guines. —  Elle  passa  successivement  dans  quelquesmai- 
sons  de  Benedictines,  sans  plus  desucces. 

Ce  qu'il  lui  fallait,  c'etait  la  regie  etroite,  severe,  im- 
placable, la  meditation  suns  fin,  le  perpeliiel  tSte-Ji-tete 
avec  I'ange  de  la  mort ;  c'etait  la  couronne  d'epines  sa.is  • 
cesse  enfoncce  dans  le  front. 

Pourtant  elle  se  decula  ii  revetir  I'habil  du  tiers-ordre 
de  Saint-Francois.  II  n'etait  poiiH  de  monasleres  pour  les 
personnes  de  cette  institution;  elles  se  retiraient  oil  elles 
voulaient,  chacune  a  leur  guise,  les  uncs  au  milieu  du 
monde,  les  autres  dans  les  profondeurs  des  bois ;  leur 
regie  conslstait  seulement  dans  quelques  pratiques  au- 
dessus  de  celles  qui  sonl  imposees  au  commun  des 
Chretiens.  Une  fois  sous  cet  habit  penitent,  Colette  obtiiit 
de  I'abhe  et  des  habitants  de  Corbie,  sa  ville  nalale,  une 
relraite  obscure  qu'ils  lui  firent  batir  dans  les  environs,  et 
oil  elle  se  renferma  pour  vivre  d.ins  un  etat  de  reclusion 
parfaite. 

Elle  n'avaitalors  que\ingt-troisans  elle  avait  pronon 
ce,  outre  les  trois  voeux  ordinaires  de  religion,  celui  de 
cloture  eternelle.  Son  dcsir  le  plus  cher  se  trouvait  done 
enfin  exauce.  Oubliee  de  I'univers,  seule  en  conlempl.ition 
devant  le  ciel,  que  de  vives  eitases  venaient  parfois  lui 
entr'ouvrir,  agenouillee  vis-a-vis  une  sainle  image,  les 
levres  loujuurs  collees  sur  le  jaune  ivoire  d'un  crucifix, 
ses  jours  s'ecoulaieni  dans  leur  uiiiformebonheur  comme 
les  grains  d'un  rosaire;  sa  vie  n'etait  qu'un  long  elance- 
nient,  une  supreme  aspiration  vers  les  beatitudes  divines. 
Dans  les  inter\allesde  ses  prieres,  elle  dechirailson  corps 
a  coups  de  lanieres  de  cuir  jusqu'a  ce  que  .sa  main  s'ar- 
rMal,et,vaincue  par  1'epui.senH'ntettouteensanglanlee,  elle 
le  recou\  ait  onsuite  d'un  rude  cilice.  Ses  jeiinesetaient  con- 
tinucls;  la  ferveur  dont  elle  etait  animee  ne  manquait  ja- 
mais de  piolongerses  veilles  fort  avant  dans  la  nuit;  on 
€ut  dit  que  son  time  etait  une  lampe  a  I'entietien  de  la 
quelle  11  lui  avail;  ete  prescrit  deveiller  incessaniment. 
"Elle  ne  marchait  qu'tn  tiaiuant  de  pesantes  fhaines  de 
fer.  Elle  couchait  sur  la  dure,  avec  une  pierre  pour 
oreiller.  Jamais  crrminel  ne  subit  depareils  chatimcnts, 
rcunis,  assembles  avec  unart  plussaoguinaire;  et  ccpen- 
dant  e'elait  une  jeune  fille,  pure,  douce,  innocente, 
blanche  comme  I'agneau  des  prairies,  humble  comme 
la  fleur  des  champs,  donl  les  jours  n'avaient  ete  jusque- 
U  qu'une  longue  suite  de  verlus  paisibles  et  de  bienfails 
niysterieux,  qui  s'olTrait  ainsi  en  holocauste,  a  la  fois 
victime  resignee  et  bourreau  inflexible.  Tout  ce  qu'une 
induslrieuse  barbaric  peut  inveuler  de  res.^ources  nou- 
velles,  etranges,  terribles,  etait  aussitot  mis  en  ffiuvre 
par  elle  pour  mortilier  ses  sens  et  exalter  son  esprit. 

Avec  quelle  mansuetude  infinie  Dieu  ne  devait  il  pas 
abaisser  ses  regards  sur  cette  sublime  enfant!  —  Sans 
doute  que  pendant  son  rare  sommeilil  envoyait  un  de 


ses  anges  pour  panser  ses  blessures'  eb  lui  monlrer  en 
rive  la  recompense  de  son  noble  sacrifice.  O'clait  devaol 
ce  touchant  tableau,  j'imagine,  qu'il  venait  se  reposen 
du  spectacle  irritant  des  passions  humaineset  des  erreuis- 
de  la  multitude.  Une  larme  de  femnie,  une  priere  incoii- 
nue,  un  devoucmenl  ignore,  out  peut-etre  arrete  bien  des 
fois  la  foudre  entre  ses  mains! 

Colette  demeura  trois  ans  au  fond  de  la  solitude  de 
Corbie.  .4u  bout  de  ce  temps,  elle  ne  put  resister  aux 
supplications  de  tout  le  monde;  malgrti  ses  sentiments 
d'humilile  profonde  et  le  souverain  mepris  qu'elle  avail 
toujours  eu  pour  elle-meme,  elle  se  vit  tellement  engagee 
a  travailler  ii  la  reformation  de  I'ordre  des  religieuses  de 
Saint-Claire,  qu'elle  dut  ceder  aux  instances  generales. 
Eu  consequcnje  on  obtint  pour  elle  dispense  de  sa  clo- 
ture, et  elle  se  mit  immediatement  en  roule  pour  aller 
trouver  le  pape  Benoit  XIII.  —  Elle  avait  commence  par 
le  manyre,  elle  devait  (inir  par  I'aposlolat- 

Le  pontile,  qui  avail  entendu  parler  de  son  ascelique 
vertu,  la  recut  avec  une  bonle  toule  paternelle,  et  lui 
accorda  sans  difficulte  la  permission  de  prendre  le  cos- 
tume desClarisses,  c'est-a-dire  des  religieuses  de  Sainte- 
Clatre,-de  I'ordre  de  Saint-Francois,  avec  obligation  d'en 
observer  la  i  i-gle  a  la  lettre.  Mais  on  salt  que  Colette  ne 
desirait  pas  autre  chose  11  I'autorisa  done  a  entreprendre 
la  reforme  de  toutes  les  niaisons  dcs  filles  de  Saint-Fran- 
cois qui  ressentiraient  le  dcsir  de  rentier  dans  I'csprit 
de  leur  premiere  institution.  —  Munie  de  ces  pouvoirs, 
Colette  passa  sur-lechamp  en  Savoie,  oil  elle  jeta  les 
fondements  de  sa  reforme  asec  le  plus  grand  bonheur, 
appelant  sous  sa  discipline  des  filles  de  toiite  condition, 
et  beaucoup  d'anclennes  sceurs  de  son  ordre.  En  pen  de 
temps,  son  zfele  eut  rallie  les  pieuses  ames  de  la  contiee 
sous  sa  nouvelle  banniere.  Autant  elle  avait  vecu  jadis  a 
I'ecart,  autant  son  ardent  proselytisme  allait  mainlinant 
recruter  pour  la  foi  chietienne;  devant  elles,  point  de 
portes  qui  ne  s'ouvrissent,  point  de  visages  qui  ne  lui  fis- 
sent  bon  accueil;  elle  avait  la  patience  et  la  douceur  au 
plus  hant  degre;  c'etait  vraiment  I'envoyee  de  Dieu. 

Ses  elforls  raeritaient  d'etre  couionnes,  ils  le  furent. 
De  la  Savoie  sa  reforme s'etendit  en  Bouri.'ogne,  el  gagna 
graduellement  [ilusieurs  autres  provinces  doKi'ance,  qui 
avaient  des  I'origine  montre  quelque  eloignenient  pour 
ses  desscins.  Mais  que  ne  peut  une  conviction  sincere, 
unie  a  la  plus  infatigable  acti\ite  ?  —  Colette,  couplaut 
beaucoup  plus  sur  le  ciel,  d'oii  lui  venait  toute  sa  force, 
que  sur  les  secours  de  la  lerre,  reussit  k  l(Jver  les  obs- 
tacles qui  s'elevaient  devant  son  osuvre  et  aidi.'isiper  les 
sophismes  de  ses  adversuires.  Elle  eut  la  satisfaction  de 
voirsa  regie  s'elablir -encore  dans  les  Pays-*Bas  et  Ton 
sail  qu'elle  fut  poitee  depuis  au  deladu.IUiin,  des  Alpes 
et  des  Pyrenees. 

Ainsi  fut  partagee  en  deux  sa  vie  exemplaire.  Dun 
cole,  I'extr^me  solitude;  de  I'autre,  I'extreme  agitation 
des  cites.  D'abord  la  relraite;  ensuite  le  voyage.  Apres 
le  combat  avec  soi-nieme,  le  combat  avec  le  monde  ; 
apres  son  propre  triomphe,  le  triomphe  de  I'figlise  et  de 
rfivangile.  Culette  doit  etre  regardee  comme  une  de  ces 
saintes  personnes  qui  ont  le  plus  fait  pour  la  propagande 
catholique,  et  qui  se  sont  le  plus  elevees  au-dessus  de  la 
faiblesse  de  leur  sexe  par  le  courage  moral  et  I'exemple 
des  vei  tus  hero'iques.  —  C'est  surtout  un  modele  k  mettre 
sous  les  yeux  des  jeunes  personnes  dont  la  vie  s'ccoule 


200 


SAINT-ANDRE-DE-LA-VALLE. 


au  soin  des  frivolites,  et  que  le  (ourbillon  des  plaisirs 
mondains  emp^chc  de  descendre  plus  souvent  au  fond 
d'elles-memcs.  Pcut-ctre  alors  I'image  de  sainte  Colelte 
sur  le  lit  de  pierre  de  sa  cellule  viendra-t-elle  les  sur- 
prendre  quelquefois  parmi  le  bruit  et  les  ffites,  et  les 
faire  riflcchir  salulaircment  sur  le  n6ant  des  choses  hu- 
maines. 
Ce  fut  en  I'an  1447  que  Dieu  rappela  vers  lui  sa  ser- 


vanle.  Colelte  mourut  en  grande  odeur  de  sainlele,  au 
milieu  de  ses  compagnes,  plenrec  de  tout  le  monde,  et 
surtout  des  malheureux,  qui  connaissaient  sop.  coeur  par 
ses  aumones. 

Elle  fut  cnterrte  h  Gand,  oil  Ton  rapporle  que  bcaucoup 
de  miracles  eurent  lieu  depuis  sur  son  tombeau,  sans 
doute  pour  recompenser  la  foi  de  ceux  qui  avaient  eu 
confiance  en  son  intercession.  Dc  la  Frediere. 


/." 


toUcli-  J.1..S  -a 'ill  lie. 


HISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  BASILIQUES  DE  ROME. 


SAINT-ANDRE  SE-L A-VAI.I  E. 


Cjette  ^glise  futd'abord  dediee  a  somt  Louis  dc  France. 
Elle  apparlint  ensuile' aux  Piemontais  jusqu'en  1600, 
epoque  h  laquelle  la  signora  Constanza  Piccolomini,  du- 
chesse  d'Amalfi,  donna  aux  percs  th^alins  le  palais  De- 
la-Valle  avec  une  magnifique  chapelle  en  I'honneur  de 
saint  Andr6.  —  Depuis  elle  est  revenue  en  la  possession 


du  couvent  des  clercs  ri^gulicrs  theatins,  fond^  pari  saint 
Gaetan  et  par  le  pape  Paul  IV,  de  la  maison  Cnraffa. 

Le  cardinal  Alphee  Ge>ualdo,  Napolilain,  en  fitjeler 
les  fondements  d'apres  les  plans  de  I'architecte  Pierre- 
Paul  Olivieri.  Elle  fut  continui'e  parle  cardinal  Alexan- 
dre  Montalto  ,  et  termince    par    le    cardinal   Francois 


SAINT-ANDRE-DE-LA-YALLE. 


201 


Perrelti,  son  neveu.  Piiul  Olivieri,  comme  nous  I'avons 
dit  ,  avait  eleve  le  batiment  a  une  cerlaine  hauleur, 
lorsque  la  mort  !e  surprit.  Charles  Maderno  fit  le 
chfflur  ,  la  Toiile  el  le  dome;  et  enfin  le  cavalier  Char- 
les Rainaldi  execula  la  facade,  qui  est  une  des  plus 
belles  de  Rome.  —  Elle  est  toute  de  travertin  a  deux 
rangs  de  colonnes  corinthiennes,  d'ordre  composite.  Les 
entrK-colnnnemenlssont  remplis  par  des  niches  garnics 
de  statues  de  la  plusgrande  beaute;  celles  de  saint  Gaijlan 
et  de  saint  Sebastien  sontsoi  ties  des  mains  de  Dominique 
Guidi ;  celles  de  I'apotre  saint  Andre  et  du  bienheureux 
Andre  d'Avellino  ont  ele  failes  par  Hercule  Ferrata.  Au- 
dessus  du  portique  on  remarque  deux  anges  du  Fancelli. 

L'interieur  de  I'eglise  est  magnifique.  La  premiere 
chose  qui  frappe  les  regards  c'est  le  maitre-autel ;  il  est 
isole  etn'aqu'un  labernacleavecdeschandeliersdebronze 
dore.  Derriere  se  trouve  le  choeur,  dont  les  murailles 
peintes  a  fresque  par  le  cavalier  Pr.-ti ,  dit  le  Calabrois, 
reprcfentent  I'hisloire  de  I'apotre  saint  Andre.  La  voiile 
du  chosur  se  divise  en  plusieurs  compartimcnts  :  on  y 
voit  six  Vertus,  plus  grandes  que  nature,  peintes^  fresque 
par  le  celebre  Dominique Zampieri,  connu  sous  le  nom  du 
Dominiquin;  los  qualre  evangelisles  dans  les  quatre  coins 
du  dome  sont  egalement  sortis  de  son  pinceau,  et,  avec  les 
peintures  de  la  voule,  ce  sont  les  plus  estimes  de  tous  ses 
ouvrages. La  coupole,  entierenientpeintc par  Lanfranc,  re- 
presente  les  saints  dans  la  gloire. — Le  rafime  sujet  a  ete 
grave  en  huit  feuilles  par  Charles  Cesi. 

Apres  avoir  admire  celte  superbepartie  de  l'interieur, 
on  ne  peut  resister  au  desir  d'examiner  en  detail  les 
riches  ehapelles  qui  s'elevent  des  deux  coles. 

La  premiere  a  gauche  appartient  a  la  famille  Ginetli, 
qui  a  depense  quatre-vingt  mille  ecus  pour  lafairebalir. 
Elle  est  revclue  de  marbre,  jaspe,  agate  et  autres  picrres 
pricieuses.  Le  chevalier  Carlo  Fontana  en  a  fourni  I'ad- 
mirable  dessin.  Lebas-relief  de  I'autel,  taille  par  Anioine 
Roggi,  represenle  un  ange  avertissant  saint  Jo.-eph  de 
fuiren  Egypte;  on  s'extasie  autant  devant  la  sollicitude 
peinle  sur  les  traits  du  messager  celeste  que  sur  I'air  de 
confiance  divine  qui  colore  la  figure  du  vieillard.  Le 
miime  sculpteur  a  fait  le  buste  du  cardinal  Ginetli,  ainsi 
que  la  Renommee  portant  les  armes  de  cette  famille.  — 
Alexandre  Rondoni  a  laille  les  quatre  statues  qui  decorent 
les  qualre  coins  de  cette  chapelle. 

L'illustre  maison  Strozzi  fit  bitir  la  chapelle  suivante 
sur  le  plan  donne  par  rimmorlel  Michel-Ange  Buonarotti. 
La  Notre-Darae-de-Pitie  tenant  Notre-Seigneur  mort  sur 
ses  genoux  est  un  de  ses  chefs-d'oeuvre.  Sur  chaque  cdte 
de  I'autel  il  y  a  une  statue  et  un  candelabre  coule  en 
bronze.  On  y  remarque,  en  outre,  douze  colonnes  en 
marbre  dit  pidocchioro  el  granilcllo  oriental.  Un  descen- 
dant de  la  famille  Strozzi  a  fait  elever  les  qualre  tom- 
beaux  de  basalte  qui  decorent  l'interieur;  ils  rciiferment 
lesdepouillesmorlelles  des  quatre  fils  de  Philippe  Strozzi, 
mar^chal  de  France,  c'est-a-dire  du  cardinal  Laurent 
Strozzi,  de  Leon  Strozzi,  general  des  galeres  de  France  et 
de  Naples,  Pierre  Strozzi,  general  d'armee  d'Henri  II,  et 
de  Robert  Strozzi. 


Les  pelites  ehapelles  avoisinant  le  choeur  possedent 
des  tableaux  de  la  plus  grande  beaute  :  ici  un  saint  Charles- 
Borromee  peint  par  Barthelemi  Crescent! ;  la  un  Andre 
d'Avelino  disant  la  messe,  execute  par  lecavalier  Lanfranc  ; 
puis  dans  celle  du  Crucifix  une  Assomption  d'Antoine 
Barba  Longa,  Messinois,  (51eve  du  Dominiquin;  I'autre  a 
cote  de  la  sacristie  possede  un  tableau  de  la  Sainte  Fa- 
mille et  des  anges  peints  par  le  ra6me  Lanfranc.  Seule- 
ment  ilesta  regretter  que  cette  derniere  production  de 
cet  artiste  ne  soil  pas  comparable  k  celles  qu'il  offre 
dans  cette  eglise  a  I'admiration  de  la  posterity. 

Un  grand  tableau  de  saint  Caetan  a  ete  peint  par  Andr6 
Camassei  dans  la  chapelle' dediee  au  saint  de  ce  nom; 
c'est  ce  qu'on  y  voit  de  plus  remarquable  avec  la  bordure 
de  (leurs  de  Laura  Bernasconi. 

A  c6te  de  la  porte  laterale  se  trouve  le  tombeau  du 
comte  Tieni  Vicentin,  en  marbre  noir.  Deux  statues 
sculptees  parDominiqueGuidi  portent  le  buste  du  comte, 
au- dessus  du  monument. 

I.a  chapelle  de  saint  Sebastien  est  Egalement  dotee  de 
plusieurs  chefs-d'ceuvre  :  le  portrait  de  ce  saint,  I'un  des 
meilleurs  ouvrages  de  Jean  de  Vecchi,  et  le  tableau  de  la 
Viergeavec  le  petit  Jesus  mettant  un  anneau  au  doigt  de 
sainte  Catherine.  Cetle  toile,  oil  Ton  retrouve  toute  la 
grace  et  la  verity  que  Raphael  savait  donner  a  ses  ceuvres, 
est  de  Jules  Remain,  I'un  de  ses  meilleurs  Aleves  et  celui 
qui  a  su  I'imiter  avec  le  plus  de  bonheur. 

Non  loin  de  cette  derniere  chapelle  on  voit  celle  qu'a 
fait  eriger  la  famille  Oricella'i  de  Florence.  Elle  est  tout 
incrustee  de  marbre  et  de  pierres  fines.  Matteo  de  la  cite 
de  Castello  en  fut  I'architecte.  On  y  voit  un  tableau  de- 
saint  Michel  chassant  les  demons;  il  est  d'une  remarquable 
beaute. 

Le  cardinal  Maffei  Barberini,  depuis  pape  sous  le  nom 
d'Urhain  VIII,  voulut  aussi  avoir  sa  chapelle  dans  celle 
eglise  oil  de  si  illustres  families  en  posseduient  deja.  II  la 
fit  eriger  par  le  m^me  Malteo  de  la  cite  de  Castello;  sur 
I'autel  est  un  magnifique  tableau  represcntant  I'assomp- 
tion  de  la  'Vierge.  Sur  les  cotes,  la  presentation  au  temple 
et  la  visitation  de  sainle  Elisabeth  revetent  les  murailles. 
Ces ouvrages,  ainsi  que  les  peintures  de  la  voile,  sontdus 
au  pinceau  du  cavalier  Dominique  Passignani.  On  y  re- 
marque encore  plusieurs  belles  statues  de  marbre  :  sainte 
Marthe  de  Francois  Mocchi ,  saint  Jean  I'evangelisle 
d'AmbroiseJIalvicino,  saint  Jean-Bapliste  de  Pierre  Ber- 
nino,  et  sainle  Madeleine  de  Christophe  de  Bracciano, 
qui  a  egalement  sculpt^  en  marbre  un  prelat  de  la  famille 
Barberini,  qu'on  voit  a  main  gauche  au-dessous  d'un 
saint  Sebastien  peint  a  I'huile  par  le  cavalier  Passignani. 

II  existe  du  mcme  cote  une  chapelle  tres-obscure  et 
prcsque  souterraine ;  on  I'a  dediee  a  saint  Sebastien,  parce 
que  son  corps  fut  trouve  dans  ce  lieu,  oil  le  farouche 
Diocletien  I'avait  faitjeter. 

Pasquin  de  Montepulciano  a  fait  les  deux  sepulcres  qui 
sont  sur  les  arcades  vis-a-vis  des  portes  de  cette  eglise: 
I'un  est  le  tombeau  du  pape  Pie  II  Piccolomini;  I'autre,  de 
Pie  III,  son  neveu.  Us  furenl  eleves  en  ces  lieux  par  les 
soins  du  cardinal  Alexandre  Peretti.  J.  B. 


2(» 


MOLltCRE. 


LES  FRANCAIS  ILLUSTRES. 


MOI.IEB.I:. 


Vj'est  line  liisloire'  qui  com- 
mence a  la  maniere  d'un  ro- 
man  <le  Scarroii,  et  qui  finit 
comme  im  drame  melanco- 
llque. 

Moliere,  ce  grand  poele,  co 
giand  pliilosophe ,  ce  grand 
lionnSle  liomme,  —  comme 
I'appelle  M.  Viltemain,  —  na- 
quit  sous  lespiliers  dcsHalles, 
dune  famille  de  valets  de 
chambre  tapissiersdu  roi  Louis 
XIII.  Son  pere  obliut  pour  lui 
la  survivance  de  sa  charge, 
et,  jusqu'a  I'Jge  de  quatorze 
ans,  celui  qui  devail  fonder  la 
comedie  parmi  nous  ne  fut  occupo  que  des  soins  d'un 
apprentissage  manuel. 

On  sail  que  son  vrai  nom  otait  I'oipielin. 
Son  grand-pere  avait  I'habitndo  do  le  nicner  voir  sou- 
vent  les  com^diens  de  I'hbtel  de  Bourgogne,  —  el  il  est 
probable  que  c'est  la  que  se  sera  developpe  son  gout  na- 
turel  pour  les  spectacles.  Toutefois  est-il  qu'il  demanila 
instammenl  a  ses  parcjits,  elqu'on  lui  accorda  avec  peine, 
la  permission  d'aller  faire  ses  etudes  chez  les  jesuites  du 
college  de  Clermont. 

Pendant  les  cinq  annies  qu'il  y  demeura,  lejeune  Mo- 
liere contracta  une  etroite  amitie  avec  le  poete  anacreon- 
tique  Cliapelle,  et  ce  joycux  niatamore,  capitan  de  comedie 
italienne,  Cyrano  de  Bergcrac,  I'auteur  du  Voyuije  dims 
la  tunc.  —  Tous  les  Irois  avaient  le  mime  preccpleur, 
qui  elail  Gassendi ;  ot  c'est  sans  doute  aux  Iccons  du 
philosoplie  que  I'ecrivain  dramalique  doit  celte  rectitude 
de  jugenicnt  et  cette  raison  profonde  qui  se  relrouvenl 
dans  ses  moindresceuvres. 

II  suivit  ensuite  la  cour,  en  qualitc  de  tapissier,  dans 
son  voyage  ii  Narbonne,  et  cette  epoque  ne  fut  absolu- 
ment  remplio  que  par  les  devoirs  de  sa  charge,  —  qu'il 
e.xerca  du  resle  jusqu'a  sa  mort,  en  depit  de  ses  aulres 
travaux.  On  a  pretendu  qu'a  son  retour  a  Paris  il  avait 
eludic  pour  etre  avocat. 

La. protection  dont  le  puissant  cardinal  de  Richelieu  en- 
(ourait  alors  les  auteurs  porlait  a  un  tres-haut  degre  le 
50UI  de  la  nation  vers  I'art dramalique.  Cegoiit  s'elait  in- 
Iroduit  jusque  dans  plusieurs  societies  particulieres,  qui 
jouaient  de  temps  en  lemps  quelqucs  pieces  sous  le  man- 
teau.  Moliere  se  trouva,  jene  sais  comment,  prescnie  dans 
I'une  d'elle.s,  et  uiijour  qu'il  senlaiten  lui  vibrer  plus  for- 
tement  la  fibre  comique,  il  s'essaya   dans  un  divertis.se- 


ment.  De  ce  jour,  sa  vocation  fut  decldee.  —  II  quilta  le 
nom  desa  famille,  plus  sans  doute  par  regard  pour  die  que 
pour  suivre  I'exemple  des  premiers  acteurs  de  I'liolel  do 
Bourgogne,  qui  avaient  des  nonis  particulierspour  chaque 
especed'emploi  qu'ils  representaienl.  C'est  ainsi  queTur- 
lupin  sappclait  Belleville  dans  les  rdles  serieux,  que  Fle- 
chellen'elait  connu  dans  la  farce  que  sous  le  sobriquetde 
GautierGarguille,  et  que  Robert  Gucrinprenait  tour  a  tour 
les  deux  pseudonymes  de  La  Fleur  ct  deGros-Guillaunie. 

Celle  socieli"  acquit  une  sorte  de  reputation  sous  le 
nomde  VlUustrelhcalrc;  elleparut  d'abord  sur  les  fosses 
de  Nesle  el  ensuile  au  quarlier  Saint-Paul.  Le  prince  de 
Conti  la  fit  maiuler  deux  ou  trois  fois  dans  son  liolel  el 
s'amusa  beaucoup  de  ses  representations.  Bienlot  ccs 
comediens  improvises  voulurent  tirer  de  largent  de  leurs 
succes,  et  ils  s'elablirentdans  le  jeu  de  |iaume  de  la  Croi.v- 
Blanche,  au  faubourg  Saint-Germain.  Mais  leur  espoirne 
fut  pas  rempli. 

Les  guerres  civilesqni  vinrent  agiler  Paris  dans  ce  mo- 
ment font  perdre  Moliere  de  vue  jusqu'en  1652.  II  est  a 
supposer  qu'il  employa  ce  temps  ^  composer  ses  premiers 
ouvrages. 

Resolu  enfin  Ji  tout  sacrifier  pour  entrer  dans  une  car- 
riere  oil  I'appelaitune  voix  irresistible,  — celle  du  genie, 
—  ilsecoua  les  enlraves  qui  le  retenaienl  dans  la  capitalo, 
et,  s'arrachant  aux  supplications  de  ses  parents,  il  partil 
pour  la  province,  apres  s'etre  mis  a  la  tile  de  quelqucs 
comediens  de  campagne.  La  commence  celle  elernelle 
odysseedelaTlialie  ambulante.qui  ade  lout  temps  inspire 
des  peinluressi  boulloanes  et  si  tristes,  des  pages  pleines 
de  faiilaisie  et  de  douleur.  J'imagine  un  grand  chariol 
traine  a  grand'peine  par  deux  rostes  elllanquees,  cou- 
vert  de  mille  choses  sans  nom,  de  decors,  de  paille.  de 
costumes;  portanl  cinq  ou  six  pauvres  diables  clianlant 
et  deciamanl,  bommes  el  femmes,  le  Tnvelin  avec  la 
Colombme,  Mascarille  el  Leiie,  Jodclet  enveloppe  dans 
le  manleau  du  Docleur,  tout  un  peuple  semi-francais, 
se.ui-italien,  senii-espagnol.  Babel  dramalique.  Devant 
euxs'aliongeune  route  poudreuse.longue,  pleinedesoleil, 
semee  de  rares  villages  qui,  tous,  viennent  se  mellre  aux 
porles  pour  les  voir  passer.  Les  enfanls  se  cachent  .sous 
le  tablier  de  leur  mere,effrayes  par  le  masque  d'Arlequin ; 
les  chiens  aboient  apres  les  longues  manches  blanches  de 
Pierrot.  C'est  une  toile  de  Callot.  —  Sculement,  dans  un 
coin  de  la  charretle  il  y  a  un  homme  qui  reve  :  c'est 
Moliere. 

II  parcourut  surlout  le  midi  de  la  France.  A  Lyon,  il 
joua  sa  premiere  piece,  VElourdi,  et  y  oblint  un  succes 
qui  enleva  presqtie  tous  les  speclateurs  au  theatre  d'une 


MOLIERE. 


7    ACG  i9 

NA■^^/'F..^U 
HISTOP-V. 


moliere: 


205 


trouperivale.  Dans  ses  peregrinations  a  Iravers  le  Langue- 
doc,  il  relrouva  le  prince  de  Conti,  qui  lenait  a  Beziers 
les  etats  de  la  province,  et  qui,  se  rappcbnl  les  debuts 
de  Molicre  sur  [Iltuslre  Theatre,  le  rrcul  avec  bonle  et 
lui  fit  donner  des-  appoinlcments,  ainsi  qu'a  ses  cama- 
radcs. 

La  lialte  de  Beziers  tut  signalee  par  les  reprcsenla- 
tions  du  Depil  amoureux  et  des  Prccieuses.  On  voit 
que  Moliere  commenrait  deja  a  pou^ser  la  oomcdie  dans 
une  voie  nouvelle,  abandonnant  les  canevas  charges  din- 
tngaes  pour  entrcr  dans  la  peinture  des  caracteres  et  des 


mceurs.  Cette  tentative  lui  reussit.  —  Neanmoins  il  sa- 
crifiaitau  goiil  de  la  multitude,  ecrivant  des  farces  ou 
bastoniiades  qui  n'ont  jamais  ete  imprimees,  telles  que  le 
Mailre  d'Ecule,  ]e  Doctcur  u>noureujc,\es  Trois  Vncleurs 
rivuii.T,  le  Mi'decin  valant,  la  Jalovsie  de  Darbouille  el 
Barbuuille  dans  le  Sac.  Ccs  Irois  dernieres  renfer- 
maient,  dit-on,  le  germe  du  Medecin  maUjrd  lui,  un  ca- 
nevas inl'orme  du  troisienie  acte  de  Georges  Dandin  el 
une  scene  des  Fombcries. 

Quant   au  i>urtcKr  awoi/rcuj-,  dont  Boileau  lui-meme 
regrettait  la  perte,  on  se  souvient  de  la  decouverte  mira- 


1  e  chano.  lie  Mcliere. 


ciileuse  que  le  theatre  de  I'Od^on  pri'tendit  en  avoir  faitc 
et  de  la  representalion  qui  s'ensuivit  au  mois  de  mars 
1845.  Le  nianuscril,  qu'on  affirmail  avoir  ele  retrouve 
dans  les  papiers  du  comedicn  Lagrange,  etait  depos^  au 
foytr,  oil  chacun  pouvait  \enir  en  prendre  connaissance. 
Malgre  cela,  il  s'cst  Irouve  des  critiques  pour  nier  I'au- 
Ihenticite  de  celle  decouverle  et  trailer  de  pastiche  le 
DoHeur  amoureux  de  I'Odeon.  Nous  laissons  a  de  plus 
compelenis  que  nous  le  soin  de  se  prononcer  sur  une 
question  si  delicate. 

Ces  pieces,  et  quelques  aulres  empruntees  aux  Italiens, 
formaicnt  le  reperloiie  de  Molitjre.  De  Beziers,  on  ne 
sail  Irop  oil  il  dirigca  sa  troupe.  On  a  prelendu  qu'il 
avail  donne  quelques  representations  a  Buideaux,  dans 
une  salle  situee  rue  Monlmejan,  aujourd'hui  demolie.  — 
Dans  ce  tumps-la,  le  tambour  annoncait  le  speclacle  par 
les  rues  de  la  ville,  et  la  reprerenlation  ne  pouvait  se  pro- 
longer  plus  lard  que  sept  heures  du  soir.  Les  honneles 
femmes  ne  s'y  montraient  guire  et  Ion  n'y  soulTrait  pas 
de  juifs.  Le  parterre  ne  coulail  alors  que  six  sous. 

Quoi  qu'il  en  soil,  il  est  certain  que  ses  voyages  dans 
la  province  furenl  coupes  par  de  frequenles  excursions  a 
Paris,  oil  il  avail  lambition  de  s'etablir.  —  Sur  la  fin 
de  1C57,  nous  le  relrouvons  ii  Grenoble,  oil  il  demeura 
pendant  le  carnaval  de  I'annee  suivanle. — II  vint  ensuile 
se  fixer  a  Rouen  et  y  passa  Tele,  sans  doute  dans  le  but 


de  se  rapprocher  de  la  capitale.  A  cette  epoque,  en  effel, 
ses  demarches  devinrcnt  plus  actives^  plus  pressantes 
que  jamais;  d'aprcs  I'opinion  de  ses  camarades  eux  • 
memes,  il  avail  des  formes  insinuanles  el  une  sorle  d'ha- 
bitude  innee  des  manieresde  la  cour;  nul  mieux  que  lui 
nesavait  concilier  les  qualitessi  opposees  de  rhomme  de 
cceur  et  du  courlisan.  Dans  sa  troupe,  il  s'etail  reserve 
I'emploi  de  faire  I'annonce  des  pieces  el  de  haranguer  le 
public  a  I'occasion,  emploi  souvent  difficile  el  dout  il  se 
tirail  toujours  a  son  honneur.  —  II  n'ejt  done  pas  de 
peine  ii  se  creer  de  puissantes  protections  et  a  gagner 
bienlot  les  bonnes  giSces  de  Monsieur,  qui  lui  fit  avoir 
acces  aupri'S  du  roi  et  de  la  reine-mfere.  Ce  lad  parfait 
dans  les  diverses  circonstances  de  sa  carriere  multiple 
n'esi  pas  un  des  coles  les  moins  curieux  dece  grand  ca- 
raclere. 

II  devait  en  venir  a  ses  fins.  Le  2i  octobre  <6o8,  sa 
troupe  fut  admise  ii  jouer  la  tragedie  de  Nicomrde  devant 
toule  la  cour,  sur  un  theilre  eleve  dans  la  salle  des  gar- 
des du  vieux  Louvre.  —  A  la  fin  de  la  piece,  dans  un  re- 
merciment  au  roi,  il  demanda  la  faveurde  representer  un 
de  ses  divertissements,  el  il  robtint.  Le  Dectcur  amou~ 
reux,  qu'il  avail  choisi,  excita  la  gaiety  la  plus  franche 
parmi  la  noble  assemblee. 

De  ce  jour,  il  fut  accord^  a  ces  nouveaux-acteurs  de 
s'etablir  k  Paris  sur  le  theatre  du  Petit-Bourbon,  et  de 


20-i 


MOLIERE. 


jouer  aUernalivement  avcc  les  comddiens  ilaliens,  sous  le 
litre  de  troupe  de  Monsieur, — conimc  I'indiquent  ccs 
deux  vers  do  la  Muse  his(oriquc  de  Loret  : 

Celtc  Irotipe  de  comedicnB 
Que  Monsieur  avoue  elre  siens. 

Le  premier  pas  elait  fait,  Moliere  ne  tarda  pas  b  se  re- 
viler  par  ses  oeuvres  sublimes ;  il  sentit  que  la  scene 
francaise  allait  lui  appartenir,  et  il  resolut  d'en  foire  une 
feole  de  philosophie.  On  sail  comment  il  y  parvint,  et  les 
noms  de  ses  chefs-d'cEuvre  sent  aujourd'liui  dans  toutes 
les  bouches.  —  Ce  furent  en  premier  lieu  les  Prccieuses 
ridicules  qui  I'annonc^rent  aux  Parisiens ;  jamais  succes 
ne  fut  si  marque  ;  I'affluence  des  spectateurs  I'obligea  dfe 
la  seconde  representation  a  doubler  le  prix  des  places. 
La  pifece  se  soutint  ainsi  pendant  quatre  mois  de  suite. 
Le  monde  vint  au  Petit-Bourbon  se  reconnaitre  dans  ses 
fagons  de  bel  esprit  et  dans  son  langage  emprunte  au 
style  guinde  des  remans.  Cela  porta  un  coup  funeste 
aux  Gillie,  aux  Alcandre,  aux  Mandane,  aux  Climanthor, 
aux  'Artamfene;  ct  I'astre  de  la  mythologie  en  houlette 
menaca  d'etre  un  instant  obscurci  par  I'epaisse  bedaine 
de  Gorgibus  ; —  «  Courage,  Moliere!  lui  cria-t-on  du 
fond  du  parterre  ;  voila  la  bonne  comedie.  » 

Vraiment  la  reforme  produite  par  cette  piece  est  plus 
grande  qu'on  ne  saurait  le  croire.  Mi5nage,  qui  assistait  a 
la  premiere  representation,  dit  en  sorlant  a  Chapelain  : 
—  «  Nous  approuvions,  vous  ct  moi,  toutes  les  sollises 
qui  viennent  d'fitre  cntiqueessi  finement  et  avec  lant  de 
bon  sens;  croyez-moi,  il  nous  faudra  briiler  ce  que  nous 
avons  adorfi  et  adorer  ce  que  nous  avons  briile.  »  Ce  fut 
h  cette  occasion  aussi  que  Moliere  essuya  le  premier  feu 
de  la  critique.  On  fit  plusieurs  parodies  de  sa  piece,  par- 
mi  lesquelles  Saumaise  doit  Hre  inscrit  pour  trois,  qui 
sent:  —  les  Verilables Precieuses,  le  Proces  des  Prccieu- 
ses et  la  Pompe  funebre  d'une  Prfcieuse.  Ce  qui  devait 
toutefois  attenuer  la  portee  de  ces  diatribes  aux  yeux  du 
public,  c'est  que  ce  m^me  Saumaise,  chose  singuliere, 
avait  mis  en  fort  mauvais  vers  les  Precieuses  ridicules, 
tout  en  decriant  I'autcur  de  la  facon  la  plus  injurieuse 
dans  sa  preface. 

Sganarcllc  vint  ensuite  et  fut  plus  g^ncralement  ap- 
pricie  des  litterateurs.  Depuis  son  sejour  k  Paris,  Mo- 
lifere  avait  corrige  son  style,  —  et  Ton  s'en  apercut.  Ce 
nouvel  ouvrage  d'un  auteur  que  les  Precieuses  avaient 
rendu  desormaisc^lebre,  attira  la  foule  pendant  quaranle 
soin!'es ,  bien  que  le  mariage  du  roi  retint  la  cour 
hors  de  Paris.  —  .lusqu'i  present,  Moliere  s'ilait  refuse 
k  livrer  aucun  de  ses  manuscrits  i  I'impression.  On  fut 
oblige  de  recourir  a  un  subterfuge  pour  obtenir  son  con- 
sentement,  et  Sganarelle  fut  imprim6  pour  la  premifere 
fois,  sans  privilege  et  sans  nom  d'imprimeur,  par  le  sieur 
de  Neufvillenaine,  qui  I'avait  retenu  en  enlier  apres  en 
avoir  vu  les  cinq  ou  six  premieres  representations,  et  qui 
le  d^dia  k  Moli(!re.  —  Cette  Edition  est  exlr6mement 
curieuse  par  la  peinlure  qu'il  y  donne  de  la  manicre 
spiriluelle  dont  le  principal  r61e  etait  rempli  par  I'auteur- 
acteur. 

Vers  ce  temps,  le  theatre  du  Petit-Bourbon  ayant  i5te 
dimoli  pour  construire  la  facade  du  Louvre  qui  est  du 
c6t6  de  Saint-Germain-r.4uxerrois,  Louis  XIV  donna  a 
Moliere  et  aux  comedicns  italiens  la  salle  que  le  cardinal 
de  Richelieu  avait  fait  bSlir  dans  son  palais,  el  qui  pril 


le  nom  de  Ihiitre  du  Palais-Royal.  —  Don  Garcie  de 
Aararrc  y  fut  represente  en  1661.  Ce  fut  sa  premiere 
chule.  II  courba  la  tSte  sans  murmurcr  el  se  contenta  plus 
tard  d'en  faire  passer  les  traits  les  plus  dignes  dans  plu- 
sieurs autres  de  ses  comedies. — VEcule  des  Maris,  qu'il 
donna  peu  de  temps  apres,  lui  fournit  I'occasion  d'une 
revanche  brillante. 

Cette  c^poque  peul  ^tre  regard^e  comme  la  plus  heureuse 
de  sa  vie.  II  voyait  naitresa  gloire  el  ne  pressenlail  point 
encore  les  persecutions  dont  il  devait  bientot  etre  I'objet; 
la  ville  el  la  cour  avaient  les  yeux  sur  lui ;  le  roi  vcnait 
de  I'adnieltre  rccemment  dans  son  intimity,  ct  parmi  les 
courtisans,  c'etait  a  qui  s'empresserait  de  suivre  I'exem- 
ple  du  roi.  Les  gens  de  qualite,  trouvant  sans  doute  qu'il 
etait  de  bon  gout  de  faire  rire  a  leurs  depens,  faisaient 
pleuvoir.chez  lui  des  memoires  de  toule  cspece,  pour  I'in- 
struire  du  caractere  de  tel  et  Icl,  afin  qu'il  s'en  servit 
dans  ses  cadres  et  pour  que  ses  tableaux  fussentdes  por- 
traits. On  le  voyait  souvent,  apres  le  spectacle,  entoure 
d'une  multitude  de  genlilshomnies,  occup6  Ji  chercher 
partoul  des  tablettes  pour  recevoir  leurs  communications. 
—  .  Ces  messieurs  lui  donncnt  souvent  a  diner,  dit  un 
critique  contemporain ',  pouravoir  le  temps  de  I'inslruire 
en  dinant  de  tout  ce  qu'ils  veulenl  lui  faire  melire  dans 
ses  pieces;  mais  comme  ccux  qui  croient  avoir  du  merite 
ne  manquent  jamais  de  vanite,  il  rend  tnus  les  repas  qu'il 
recoil,  son  esprit  le  faisantallerde  pair  avec  beaucoupde 
gens  qui  sont  beaucoup  au-dessusde  lui.  L'on  ne  doit 
point  aprte  cela  s'etonner  pourquoi  Ton  voit  lant  de  monde 
^  ses  pieces;  tous  ceux  qui  lui  donncnt  des  memoires 
veulenl  voir  s'il  s'en  serl  bien ;  lei  y  va  pour  un  vers,  tel 
pourun  demi-vers,  tel  pour  un  mot,  et  tel  pour  une  pen- 
see  dont  il  I'aura  prie  de  se  servir  :  ce  qui  fait  croire 
justement  que  la  quantity  d'auditeurs  interesses  qui  vont 
voir  ses  pieces  les  font  reussir,  et  non  pas  leur  bonte  toute 
seule,  comme  quelqucs~uns  se  le  pcrsuadcnt.  r, 

D'apres  ces  quelques  lignes,  on  voit  que  Moliere  se 
Irouvaitdans  ime  position  de  fortune  honorable,  puisqu'il 
rendail  aux  gentilshommcs  tousles  diners  qu'il  en  rece- 
vail.  Combien  d'hommes  dc  letlres,  dans  ce  temps-l^, 
n'en  eussent  pu  faire  autanl?  Sa  comedie  des  Faclieu.r  est 
le  resultat  de  cet  amas  de  notes,  et  l'on  pcut  dire  que 
tout  le  monde  y  a  travaille.  Elle  fut  representee  k  Vaux, 
chez  Fouquet,  en  presence  du  roi  et  de  la  cour,  avec  un 
prologue  de  Pelisson.  Plus  tard  Louis  XIV  donna  ix  Mo- 
liere I'idee  de  la  scene  du  Chasseur,  qui  fut  ajoul(5e  aux 
representations  de  Saint-Germain  et  du  Palais-Royal.  — 
Les  personnages  qui  y  etaient  rallies  en  prirenl  si  bien 
leur  parti  «  qu'il  s'en  trouvait  qui  faisaient  en  plein  th^S- 
tre,  lorsqu'on  lesjouait,  les  m^mes  actions  que  les  come- 
diens  faisaient  pour  les  contrefaire.  •  Le  public  de  Paris 
eut  beaucoup  d'indulgence  pour  un  ouvrage  concu  , 
appris  et  represente  en  quinze  jours. 

Mais  Moliere  n'etait  pas  fait  seulement  pour  ce  me- 
tier de  courtisan  rimeur.  II  sentait  sourdre  dans  sa  tHe 
autre  chose  que  des  intermedes  et  des  ballets.  Le  coeur 
humain  ofTrait  un  plus  vaste  champ  d'clude  h  son  re- 
gard profond ;  I'homme,  et  non  I'honime  de  la  cour  ou 
de  la  ville,  voila  ce  qu'il  voulait  peindre.  Au  lieu  de  ces 
bizarreries,  de  ces  coutumes,  de  ces  singularites,  de  ces 
manies,  de  ces  travers  particuliers  a  son  ipoque,  qu'il  a 

I  Donncau  de  Viii. 


MOLIERE. 


203 


Stales  dans  les  FAcheux,  e'elaicnt  les  bizarreries,  les  cou- 
tumes,  les  travers  tie  toujours  qa'il  voulait  reproduire, 
c'etaient  les  mceurs  eternelles,  les  grandes  passions  au 
lieu  des  petits  vices.  II  voulait  que  son  theSlre  s'appelat 
theatre  du  cceur,  et  non  theeitre  du  Palais- Royal. — Cette 


idee,  il  la  realisa  d'une  facon  aussi  largo  quo  sublime 
dans  VEcole  des  Femmes,  piece  qu'il  eut  tout  le  temps 
do  parfaire,  dans  I'espace  de  dix-huit  mois  que  sa  troupe 
fut  delaissee  pour  les  representations  de  Scaramouche, 
recemment  arrive  d'ltalie. 


Tarte  it  la  crcme. 


Scaramouche  parti,  Moliere  eut  son  tour. 

L'Ecole  des  Femmes  fit  beaucoup  de  bruit,  quoique  k 
la  premiere  representation  elle  eiit  ete  generalement  con- 
damnee  par  les  gens  du  monde.  Pourmoi,  je  pensequ'elle 
fut  trouveetrop  vraic,  quele  rirequ'ellechercheparuttrop 
douloureux,  que  les  plaies  qu  elle  expose  semblerent  trop 
saignantes.  On  n'^tait  point  habitue  k  voir  dans  la  come- 
die  un  SI  fidele  tableau  de  la  misere  morale ;  on  en  fut 
effraye.  Jamais  poete  n'avait  pousse  plus  avant  ses  ex- 
plorations dans  la  vie  intime  ;  nul  autre  que  lui  n'avait 
mis  rime  plus  a  nu.  C'est  que  Moliere  ecrivait  alors  avec 
son  ame  el  avec  son  sang,  c'est  qu'il  s'est  representi5  lon- 
guement,  patiemment,  cruellement,  dans  le  role  d'Ar- 
nolphe ;  c'est  que  ce  drame  est  son  histoire,  I'histoire  de 
sa  vie  conjugate  avec  la  comedienne  Bejart,  cette  femnie 
de  si  peu  de  cceur  qu'il  avait  ^pousee  par  amour  et  qui 
le  trompa  par  vanite.  Pauvre  grand  homme!  quel  cou- 
rage il  lui  a  fallu  pour  se  mettre  lui-mSme  en  scene  et 
pour  servir  en  pature  a  la  foule  assemble  le  propre  spec- 
tacle de  ses  tourments,  de  ses  inquietudes,  de  ses  soup- 
50ns,  de  son  supplice  de  tous  les  jours  et  de  toules  les  nuits ! 
—  Ainsi  fait  le  pelican  lorsqu'il  dechire  ses  entraiUes 
et  qu'il  les  partage  k  ses  petits  affames  : 

Les  declamations  sont  comme  les  epees : 
Elles  Iracenl  Hans  Tair  un  cercte  cblouissanl, 
Mais  il  y  pend  tonjours  qucique  goulle  de  sang. 

On  a  dit  que  la  malignite  infame  abusa  de  ses  infortunes 
domestiques  pour  jeler  sur  lui  le  ridicule  qu'il  avait  si 
souvent  joue  dans  les  aulres.  S'il  en  est  ainsi,  la  posterito 


I'a  bien  venge  maintenant.  Elle  n'a  laiss^  que  la  honte  a 
la  Bejart.  —  Comme  toutes  les  plus  admirables  de  ses 
pifeces,  VEcole  des  Femmes souleva  une  nuee  de  critiques 
dont  pendant  six  mois  entiers  I'horizon  lilteraire  fut 
obscurci.  C'est  ce  qui  fait  que  Loret  en  parle  de  la  sorte 
dans  sa  gazette  : 

Pie;e  qu'en  plusieurs  lieux  on  fronde, 
Mais  oil  pourlani  va  lant  de  monde 
Que  jamais  sujel  important, 
Pour  le  Toir,  n'cn  altira  tant. 

Toutefois  Moliere  ceda  au  desir  de  repondre  h  ses  ad- 
versaircs,  et  ce  fut  ce  qui  le  perdit.  Des  lors  commenca 
pour  lui  une  lulte  mesquine,  inces;ante,  acharnee,  a  la- 
quelle  il  laissa  son  repos,  et  qui  ne  contribua  pas  peu  a 
repandre  sur  ses  jours  cette  teinte  de  melancolie  qui  de- 
puis  ne  I'abandonna  jamais.  Sa  Crilique  de  I'Ecole  des 
Femmes  ouvrit  le  feu,  et  bientot  il  se  vitbafoue  par  Bour- 
saultdans  unecomedie  representee  k  I'hotel  de  Bourgogne 
.sous  le  litre  du  Porlrail  du  PeuHre  ou  la  Contic-Criti- 
(Jiie.  —  Moliere  repliqua  parVImpromplit  de  Versailles; 
mais  sa  colore  etant  tombee  en  mSme  temps  sur  les  co- 
medicns  de  I'hotel  de  Bourgogne  et  sur  les  marquis,  la 
guerre  ne  tarda  pas  a  ^tre  d^claree  et  k  devenir  generale. 
L'hotel  de  Bourgogne  fit  coup  sur  coup  reprt^senter  I'/m- 
promplu  de  I'Bolel  de  Conde  et  la  Vengeance  des  mar- 
quis, I'une  en  vers  et  I'autre  en  prose,  I'une  de  Mont- 
fleury  et  I'autre  de  de  Villiers,  qui  tous  les  deux  avaient 
^te  tournes  en  ridicule  dans  VImpromplu  de  Versailles. 

Mais  un  trait  qui  est  oublie  peut-etre  et  qui  doit  vivre 
eternellement  pour  la  honte  de  son  auteur,  c'est  celui  que 


.206 


MOLl 


je  vais  rapporter.  —  Le  due  de  '**  s'elait  niontrc  un 
des  plus  inipitoyablcs  censours  de  I'iVo/c  dcs  Fcmmes. 
—  «  Qu'y  trouvoz-vous  ij  redire?  lui  demanda  un  con- 
.naisseur.  —  All!  parbleu,  ce  quo  j'y  trouve  a  redire  est 
plaisant :  Tarle  a  la  rrfme! — ^Jlais  (iiile  a  la cretnc  n'est 
point  un  defaut,  repondil  le  bel  esprit ,  pour  le  decrier 
comme  vous  faitcs.  — Tarle  a  la  crciiie  csi  execrable,  ri- 
pondit  le  courtisaii ;  laric  a  la  crcme,  bon  Dieu  '.  Avec  du 
sens  conimun,  pcut-on  soutenir  une  piece  oil  Ton  a  mis 
laric  a  la  crcme! — Celte  conversation,  sVHant  r^pandiie, 
ful  bientot  dans  toutes  tes  bouches,  ct  dans  sa  Ciiliquc 
ilcl'Ecole  dcs  Femmcs,  Moliere  n'eut  garde  d'oublier  le 
tarle  a  la  cremc,  qui  toil  passe  en  proverbe.  Le  due 
fut  si  vivcment  pique  d'etre  mis  sur  le  Iheillrc,  qu'il 
s'avisa  d'une  vengeance  indigne  d'un  homme  de  son 
rang.  Un  jour  qu'il  vit  passer  Jloliere,  il  I'aborda  ;avec 
les  plus  alVables  demonstrations,  el,  profitant  dui mo- 
ment oil  celui-ci  s'incliDait,  il  lui  prit  la  teleentrc  'les 
mains  et  lui  frotta  le  visage  conlre  les  boutonsde  son' ha- 
bit, qui  etaient  durs  et  tranchanls.  —  Moliere  eut  la  fi- 
gure ensanglanlee.  —  On  ne  peut  trop  s'iiidigner  d'une 
alrocite  pareille,  et  I'expression  manque  pour  fletrirune 
aussi  stupide  IJchete. 

On  comprend  des  lors  combicn  sa  position  dut  dtre 
difficile,  et  conibien  elle  I'eiit  encore  6te  da-vantage  sans 
la  puissanle  protection  dont  Louis  XIV  I'-entourait  hau- 
lement.  II  scniblait  que  le  grand  roi  eut  pris  a  tache  de 
faire  oublier  au  grand  ecrivain  les  injures  de  ses  enne- 
mis  en  le  comblant  de  bienfaits  ct  d'honneur.  —  Nul 
doute  que  ce  ne  fiit  pour  rcconnaitre  cetle  auguste  ami- 
tic  que  Moliere  composa  la  Princesse  d'Elide  et  le  Ma- 
nage force  ou  liallcl  du  Roi,  ainsi  nomme  parce  que  le 
roi  y  dansa  une  entree  dans  la  representation  qui  en  fut 
faile  au  Louvre. 

Deux  ans  apres  I't'co/f  dcs  Femmes.  Moliere  revint  a 
des  travaux  plus  s^rieux  et  plus  digncs  de  son  gi^nie.  II 
donna  le  Fcstin  dc  Pierre.  L'etrangele  du  sujet,  la  har- 
diosse  des  nioycns  dramatiqiies,  I'inlerdt  d'un  genre  tout 
nouveau,  ne  trouverent  point  grSce  vis-a-vis  le  public. 
Le  Feslin  de  Pierre  tomba.  —  Louis  XIV  choisit  ce 
moment  pour  venger  son  poete  de  I'opinion  et  devancer 
le  jugemont  de  la  posterite.  Dc  m^me  qu'apres  VEcole 
des  Femmes  il  s'etoit  empresse  de  le  comprerdre  dans 
I'litat  des  gens  de  leltres  qui  eurent  part  a  ses  liberalites, 
de  meme,  apresl'insucc&s  du  Feslin  de  Pierre,  II  auto- 
risa  ses  comediens  k  prendre  le  titre  de  Comcdiens  du 
Roi  et  leur  accorda  une  pension  de  sept  mille  livres.  — 
Pendant  ce  temps,  Moliere  6tait  outrageusement  traitede 
corrupteur  de  la  jeunesse  et  d'alhi^e,  dans  un  ecrit  signe 
du  sieur  de  Rocliemont. 

.le  passe  rapidement  sur  V Amour  medecin,  fait  et  re- 
presenle  dans  cinq  jours,  et  qui  commenca  la  croisade 
centre  la  Faculte, — pourarriver  pluslol  au  Misanthrope, 
cecri  sublime  d'une  trislesse  amere,  celte  ardente  satire 
de  la  socicte,  cet  honiiSte  courroux  d'un  homme  blessiS 
au  coeur.  .Sous  I'habit  aux  rubans  verts  d'Alcesle  comme 
sous  le  manteau  d'Arnolpbe,  qui  ne  reconnaitrait  encore 
Moliere'/  — Le  croirait-on?  le  Misanthrope  eut  ii  peu  pres 
dans  le  principe  le  meme  sort  que  le  Feslin  de  Pierre. 
A  laquatricme  representation,  il  n'y  avail  dcja  presque 
plus  personne. 

II  estvrai  qucle  Jodelel  deScarron  faisait  alors  furcur. 

Le  grand  homme  ne  se  rebuta  point.  II  essaya  de  rap- 


feRE. 

peler  les  spectateurs  par  un  ouvrage  de  nioindre  porlec, 
—  par  une  farce.  .4u  Misanthrope,  il  joignit  le  Medecin. 
malgrc  lui,  et  de  cetle  facon  Alceste  put  passer  a  la  fa- 
vour de  SganarcUe.  —  II  supnrima  ensuile  cetle  derniere 
piece,  quand  le  merite  de  la  premiere  fut  suflLsamment 
reconnu. 

Mais  nous  voici  arrive  a  I'episodele  plus  orageux  de  sa 
laborieuse  carriere.  Laissons  de  cole  Melicerle  ct  le  Siri- 
lien,  et  venonsen  de  suite  a  ce  drame  de  Tarlufe  qui 
souleva,  avant  et  apres  son  apparition,  tanl  de  declama- 
tions ct  lant  de  baines.  Bien  que  des  prelats  et  le  16gat 
lui-m^me  en  eussent  juge  favorablement  a  la  lecture,  il 
•■n'en  eut  pas  moins  Ji  e.«suyer  tout  ce  que  le  zele  exogere 
ebiice  devotion  mal  entendue  ont  de  plus  dangcreux. 
'G«  n'^lait  cependant  que  sous  le  tilre  de  Vlmposteur 
qu'il  s'etait  hasarde  a  le  produire  sur  la  scene,  et  en  de- 
guisanl  le  principal  personnage  sous  I'ajuslement  d'un 
homme  du  monde,  c'esta-dire  en  lui  donnant  iin  pelit 
chapeau,  de  grands  chcveux,  un  grand  collet,  une  epce 
et  des  denlellcs  sur  I'habit.  Toutes  ces  precaulions  furenl 
inuliles.  Le  lendcniain  de  la  premiere  repr&enlalion, 
ordre  lui  fut  envoye  de  siisperdre  Ics  suivantcs.  —  En 
vain  dep^chat-il  sur-le-champ  ses  camarades  La  Grange 
et  La  Thorilliere  au  camp  devant  Lille  ou  elait  le  roi,  afin 
de  revoqucr  ccl  arrSl;  le  fanalisme  devait  trioniphcr.  Ce 
ne  fut  qu'au  bout  de  deux  ans  que  Louis  XIV,  desibuse. 
donna  une  permission  aulhentique  de  renieltre  cette  piece 
au  theatre.  II  avail  enfin  compris  que  c'elait  rcndre  ser- 
vice a  la  religion  elle-meme  que  de  demasquer  ses  faux  ser- 
viteurs.  —  En  recompense  des  peines  qu'il  s'etait  donnees 
et  des  tracasseries  sans  nombre  qu'il  avail  cues  a  subir, 
les  camarades  de  Moliere  voulurent  absolument  qu'il  eilt 
double  part,  sa  vie  durant,  toutes  les  fois  qu'on  jouerait 
Tarlufe. 

Dans  I'inlervalle  compris  entre  la  defense  et  la  reprise, 
au  milieu  de  ses  demarches  el  de  ses  sollicitalions,  il  ne 
s'cn  clail  pas  moins  remis  h  I'ouvrage  avec  une  ardeur 
nouvelle.  II  semblail  que  les  persecutions  n'eussenl  d'aulre 
effel  en  ce  moment  que  d'allumer  sa  verve.  La  meme 
annce  vit  p.iraltre  successivcmenl  Amphilryon,  Ceorges 
Dandin  et  VAvare,  —  Irois  chefs-d'oeuvre.  Le  dernier 
c^da  loulefois  pour  quelque  Icmps  h  la  prevention  g(5nt^- 
rale.  C'elait  alors  une  singularile,  un  defaut  meme  pour 
une  comedie  en  cinq  acles,  que  d'i5lre  ecrile  en  prose.  ' 
Aussi  l',4i'arc  parlagea-l-il  la  mauvaise  fortune  du  Feslin 
de  Pierre.  II  fut  retire  i  la  seplieme  represenlalion. 

Qu'on  ne  s'ctonne  done  pas  si  Moliere  y  fit  succi^der 
immMialement  M.  de  Poureeangnae.  II  ne  serail  pas 
descendu  a  un  pared  comiqiie  s'il  n'avait  eu  jamais  pour 
spectateurs  que  des  Condii,  des  La  Rochefoucauld  ,  des 
Montausier,  desBcauviUiers,  des  dames  de  Monlespan  et 
de  Thianges.  Mais  le  peuple  exigea  de  lui  des  Shrigani  et 
des  Scapin,  ct  ses  occup.ilions  de  direclcur  de  troupe 
remp^cherent  de  porter  plus  loin  qu'il  I'aurail  voulu  les 
bornes  de  I'art  dramatique. 

Neanmoins,  cetle  annee  vit  rassociafion  de  Moliere  et  ; 
de  Corneille  dans  la  IragMie  ballet  de  Psyche.  L'atiteur 
du  Cid  voulut  bien  s'assujeltir  au  plan  de  I'auteur  de 
Jir  de  Pourceaugnae.  Quinault  se  joignit  a  eux  pour 
tourner  les  couplets  que  LuHi  mil  en  musique.  La  magni- 
ficence di'ployee  dans  la  represenlalion  qui  en  eut  lieu  ' 
au  palais  des  Tuileries  pendant  le  carnaval,  ct  le  concours 
de  ces  qualre  homines  ci51ehres,  ajoul^renl  un  nouveau 


MOLIEUE. 


207 


lustre  a  cette  piece,  qui  sera  toujours  renomm(!'e  pour  un 
grand  nombre  de  trails,  et  surlout  par  le  tour  ncuf  et  de- 
licatdo  la  declaration  de  I'Amour  a  Psyche. 

Louis XIV  donna  ensuiteaMulierc  le  sujet  dcs  Amanls 
mugnifigues,  qui  ne  furent  repr^senles  qu'a  Saint-Ger- 
m.iin-en-Laye,  et  qu'il  s'ubstina  toujours  a  gardcr  en 
manuscrit  nialgre  Ics  ^loges  des  courtisans.  Ceux-ci,  pi- 
ques sans  doute  du  peu  de  succes  de  leurs  instances,  fu- 
rent inoins  favorables  au  Uuiirgeois  gcndthomme  ;  niais 
Paris  applaudit  a  la  virile  du  tableau  qu'on  meltait  sous 
sps  yeux,  el  la  foule  imposa  bieiilot  silence  aux  detrac- 
leurs, 

Les  Fourberies  de  Scapin  ct  la  CviiUeste  d'Escarba- 
gnas,  —  celte  peinture  des  ridicules  de  la  province,  — 
furent  suivies  des  Femmcx  savunles,  qu'il  travailla  plus 
a  loisir.  L'aridite  apparentc  du  sujet  nuisit  d'abord  au 
succfo  de  la  piece,  mais  le  public  ne  tarda  pas  a  revenir 
deson  indifTcrence.  L'actualite  de  queiques  scenes,  enire 
autres  celle  de  Trissotin  et  Vadius,  —  qui  fut  vraiment 
ecoutce  aux  portes  du  cercle  de  Mademoiselle,  au  Luxem- 
bourg, —  lui  fit  obtenir  une  vogue  dont  elle  est  tou- 
jours restee  en  possession.  C'esI  evidemment  une  de^ses 
(Eiivrrs  les  plus  cbaliees  ct  les  mieux  conduites. 


La  dernicre  comMie  de  Molifere  fut  le  Malade  imagi- 
naire,  —  ce  fut  aussi  son  dernier  soupir.  C'cst  un  triste 
recit.  A  la  troisicme  representation,  il  se  scnlit  plus  souf- 
frant  que  d'habilude.  — Molifere  itait  poilrinairc.  Depuis 
longtemps  il  suivait  un  regime  et  elail  astreint  a  I'usage 
frequent  du  lait.  —  II  pria  ce  jour-la  .ses  camaradesde 
commencer  le  spectacle  k  quatre  heures  precises.  Vaine 
ment  sa  femme  et  Baron  le  presserent  de  prendre  du  re- 
pos  et  de  ne  point  jouer. — "Eh!  que  feront,  dit-il,  tantde 
pauvres  ouvriers?  Je  me  reprocherais  d'avoir  neglig^  un 
seul  jourdeleur  donncr  du  pain." — .4yant  dit  cela,  II eu- 
tia  dans  sa  loge  et  s'habilla.  A  peine  se  fut-il  montrfe  sur 
les  planches,  qu'un  hoquet  violent  vint  lui  couper  la  pa- 
role. II  s'arrcta,  et  poursuivit  au  bout  de  queiques  minu- 
tes; on  savait  que  cette  iiifirmUe  lui  etait  habiluelle.  De 
temps  en  temps  il  se  detournait  pour  crachcr  le  sang.  II 
vint  ainsi  a  bout  des  deux  premiers  actes.  —  .\u  troi- 
sierae,  les  elTorls  qu'il  fit  pour  achever  son  role  augnien- 
lerent  son  oppression,  et  I'-on  s'apcrcutau  divertissement 
quen  prononcant  le  mot  jam  il  lui  prit  une  convulsion 
qu'il  lijcha  en  vain  de  de^uiser  aux  spectaleurs  par  un 
rirc  forc^.  II  tomba  dans  les  bras' de  ses  camarades. 

■  On  le  porta  chez  lui,  danssamaison  rue  de  Richelieu, 


—  du  cole  qui  donne  .sur  le  Palais-Royal.  La,  sa  loux 
iaugmenla  considerablement  et  fut  .suivie  d'un  vomisse- 
.ment  de  sang  qui  le  sulToqua.  II  mourut  entre  les  bras 
.de  deux  de  ces  soDurs  reli^ieusps  qui  viennent  qu^lcr  ^ 
Paris  pendant  le  careme,  et  qu'il  avail  letiriies  chez  lui. 
Pauvre  comedien! 

Louis  XIV  fut  vivement  louche  de  cette  parte.  II  enga- 
gea  I'archeveque  de  Pans  a  ne  pas  lui  refuser  la  sepul- 
ture dans  un  lieu  saint.  Ce  prelat,  apres  une  enguile 
exacte  sur  la  religion  et  la  probite  de  Moliere,  permit 
qu  il  fill  enlerre  duns  le  cinieliere  de  la  petite  chapelle  de 


Saint- .loseph,  au  faubourg  Montmartre.  —  Le  convoi  se 
fit  Iranquillement,  le  mardi,  21  fc-vrier  1C7 !,  a  la  cJorte 
de  plus  de  cent  flambeaux  portes  par  ses  amis. 

Moliere  avail  vecu  cinquante-trois  ans. 

II  avail  trenle-huit  ans  lorsqu'il  commenca  4  ecrire. 

Apres  sa  mort,  le  Iheitre  resla  ferme  pendant  quioze 
jours.  —  Peu  do  temps  ensuite,  Lulli  oblinl  la  salle  du 
Palais-Royal  pour  la  faire  servir  au  spcclacle  de  I'opcra. 

Mademoiselle  Poisson,  fille  de  DuCioisy,  nous  a  laisse 
ce  portrait  de  Moliere  :  •  II  n'etail  ni  trop  gros,  ni  trop 
mai^re;  il  avail  la  taille  plus  grande  que]  petite,  le  (xirl 


208  MOLIERE 

noble,  la  jambe  belle  ;  il  marchait  gravcment,  avail  I'air 
serieux,  le  nez  gros,  la  bouche  grande,  les  Ifevres  6pais- 
ses,  le  leint  brun,  les  soiircils  noirs  el  forls,  el  les  di- 
vers mouvements  qu'il  leur  donnait  lui  rendaient  la  pliy- 
sionomie  exlrSmemenl  coniique.  A  I'egard  de  son  carac- 
tere,  il  elait  doux,  complaisanl,  g^nereux.  II  aimait  fortk 
haranguer,  et  quandil  lisailses  pifeces  aux  com6diens,  il 


voulait  qu'ils  y  amenassent  Icurs  enfants,  pour  tirer  dcs 
conjectures  de  \eurs  mouvements  nalurels.  ■ 

On  a.pretendu  dgalemenl  qu'il  lisailses  pieces  k  sa  ser- 
vanle  ,  nommee  Laforet ,  pour  juger,  par  rimpression 
qu'elle  en  recevait,  des  passages  accessibles  aux  intelli- 
gences les  moins  cullivees.  —  Je  me  represenle  aisemenl 
les  grands  eclats  de  rire  de  la  servanle  aux  dialogues 


Lj  =t:i^diitc  I.afurC-l. 


cnormesdeM.  Jourdain  et  de  Nicole, —  el  peul-ftre  aussi 
une  larnie  furtive  au  sombre  dfeespoir  du  luleurd'Agnes. 

Je  ne  m'etendrai  pas  sur  le  genie  de  Molifere.  II  res- 
pire k  chacune  de  ses  pages  ;  personne  encore  ne  I'a  rem- 
plac6.  —  Molifere  n'est  pas  Frangais,  disait  un  Anglais;  il 
est  de  tous  les  pays. 

Malgre  une  voix  sourde  et  une  cerlaine  volubilite  de 
langue,  c'etait  un  comedien  consomni6  dans  les  r61es  de 
haul  comique,  lels  que  ceux  d'Harpagon,  d'Orgon,  de 
Mascarille,  d'Arnolphe.  —  II  jouait  avec  une  telle  verite, 
que  le  public  ne  distinguait  plus  I'acteur  du  personnage 
qu'il  repr^sentait.  Le  sieur  de  Vize  lui-mfime,  qui  ne  le 
trouvait  qu'une  «  copie  de  Triveliu  et  de  Scaramouche,  • 
ne  laisse  pas  que  de  dire  en  parlanl  de  VEcole  des  Fem- 
mes  :  ■  Jamais  comedie  ne  fut  si  bien  reprt'senlfe,  ni 
avec  tant  d'art ;  ohaque  acteur  sail  combien  il  y  doit 
faire  de  pas,  et  toules  les  ceillades  sonl  comptees.  Apres 
le  succds  de  cette  piece,  on  peul  dire  que  son  auteur  me- 
rite  beaucoup  de  louange  pour  avoir  sibicnjoueson  role, 
pour  avoir  si  judicieusemenl  distribu^  tous  les  aulres,  et 
pour  avoir  enfin  pris  le  soin  de  faire  si  bien  jouer  ses 
compagnons,  que  Ton  peul  dire  que  tous  les  acteurs  qui 
jouenl  dans  sa  piece  sonl  des  originaux  que  les  plus 
habiles  mailres  de  ce  bel  art  pourront  difflcilemenl 
imiter.  • 

Moli^re  etait  ador6  de  ses  camarades.  On  a  vu  qu'il 
^tait  mort  pour  n'avoir  pas  voulu  leur  faire  perdre  le 
produit  d'une  representation.  —  Ce  fut  lui  qui  servit  de 
p^re  k  Baron,  rest6  orphelin  a  I'ilge  de  douze  ans.  — 


S'il  poursuivait  les  medecins  au  theitre,  dans  la  vie 
privee  il  lui  arrivait  de  leur  rendre  d'importanls  ser- 
vices, comme  le  prouve  le  canonical  qu'il  fit  obtenir 
au  lils  du  docleur  Mauvilain.  —  Chcri  de  ses  plus  illus- 
Ires  contemporains,  de  Boileau,  qui  I'appelait  le  contcm- 
plateur,  de  Chapelle  et  de  Lafontaine,  il  n'etail  pas  moins 
estime  des  grands ;  il  vivait  avec  le  mar^chal  duo  de 
Vivonne  dans  cette  familiarite  qui  egale  le  merite  k  la 
naissance,  el  le  grand  Conde  assurait  que  sa  conversa- 
tion lui  apprenait  toujours  quelque  chose  de  nouveau. 

Nous  avons  ecarl6  a  dessin  de  ces  pages  les  anecdotes 
trop  connues  et  celles  donl  I'aulhenticile  nous  a  semble 
contestable.  —  C'est  un  travail  sferienx  que  nous  avons 
voulu  faire,  el  non  un  MolUrana. 

L'Acad^mie  francaise,  pour  se  consoler,  par  uneesptee 
d'adoption  posthunie,  de  ne  I'avoir  pas  admis  au  milieu 
d'elle  pendant  sa  vie,  fit  placer  son  buste  dans  la  salle  de 
ses  stances,  avec  cette  inscription  : 

Itien  nc  manque  k  sa  gloire,  il  inanijuait  h  ]a  noire, 

Une  souscription  nalionale  lui  a  elev6  en  outre,  dans 
ces  derniers  temps,  un  monument  digne  de  son  genie,  du 
aux  ciseaux  de  Pradier,  au  coin  de  la  rue  Richelieu  et  de 
la  rue  de  la  Fontaine-Moli6re,  —  presque  en  face  de  la 
maison  oii  il  est  mort. 

II  n'a  laiss^  qu'une  fille;  —  et  sa  veuve  ^pousa  en  se- 
condes  noces  le  comedien  Eustaohe-Francois  Detrich6, 
plus  connu  sous  le  num  de  GuMn. 

Charles  Monselet. 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  niVIEUES  DE  FRANCE. 


209 


PETITS  VOYAGES  SUR  lES  RinERES  DE  FRANCE. 


LA  SEINE,  SES  BORDS  ET  SES  SOUVENIRS. 


fSDITE.) 


(juand  nous  avons  passo  Chaitreltes  et  le  chJteau  du 
Pri,  nous  apercevons  plus  loin,  toujours  sur  la  menie 
hauteur,  le  village  de  Livry,  dontle  chateau  a  eu  pendant 
i|uelquetemps  pour  proprietaiie  la  famille  de  la  Ferron- 
nays.  En  face  de  Livry,  et  sur  sa  rive  gauche,  la  Seine 
baigne  la  longue  terrasse  d'un  autre  chateau ;  c'est  celui 
de  la  Rochette,  village  dont  le  nom  significatif  annonce 
combien  le  terrain  en  estaride. En  effet,le  sol  elait  couvert 
uniquementde  biuyeres  steriles,  quand  M.  Moreauforma 
leprojel,  en  1760,  d'en  operer  le  defrichement.  Le  gou- 
M'rnomcnt  lui  confia  pour  ce  travail  les  enfants  des  hos- 
I'lces,  et  bientot  ces  landes  infertilesdisparuront  sous  des 
liois  magnifiques.  Aujourd'hni  les  promeneurs  de  Melun 
se  donnent  rendcz-vous  a  la  Rochette. 

Puis,  quand  nous  arrivons  a  Melun  nous  voyons,  sur 
les  coUines  qui  dominent  la  rive  droile  de  la  Seine,  le 
chiteau  de  Peny,  qui  jadis  fut  le  lief  seigneurial  du  vil- 
lage de  Vaux ;  le  village  a  pris  son  surnom  du  chateau, 
(llette  propriete  resta  longtemps  en  la  possession  d'une 
famille  du  mSme  nom  qui  se  trouva  eteinte  au  milieu  du 
quinzieme  siecle,  en  la  personne  de  Pierre  ou  Perrinet 
de  Peny.  .\lorslaseigneurie  passa,  parsuile  d'unmariage, 
dans  la  ninison  de  Guerchy  et  devint,  en  1 538,  I'acquisi- 
tion  de  Tristan,  marquis  de  Rostaing,  gouverneur  de 
Melun.  Le  marquis  aimait  beaucoupsa  terre  de  Vaux-le- 
Peny,  h  laquclle  il  lit  des  additions  considerables.  Apres 
la  mortdu  deinier  enfant  mile  de  cette  race,  tue  dans  le 
duel  malheureusoment  celcbre  du  due  de  Nemours  centre 
le  due  de  Beaufort,  le  domaine  echut  a  madaine  deLavar- 
din,  illustree  par  I'amitie  de  madame  de  Sevigne.  Enfin, 
en  1728,  cette  terre  futachettepar  M.Freteau,  secretaire 
de  la  grande  chancellerie;  son  fils  fitabattrel'ancien  cha- 
teau eteleva  en  1766  celui  quise  voit  maintenant. 

C'est  la  que  M.  Freteau  de  Saint-Just,  conseiller  au  Par- 
lemcnt  de  Paris,  fut  exile  i  sa  sortie  de  la  citadella  de 
Jioullens  oil  on  I'avait  enferme.  C'est  encore  en  ce  lieu 
qu'il  se  retira  apres  la  dissolution  'de  I'assemblee  consti- 
tuante,  ou  il  avail  ete  envoye,  conime  depute,  par  la  no- 
blesse de  Melun  et  de  Moret,  et  oil  il  reniplit  ^  deux  re- 
prises les  fonctions  de  president ;  c'est  de  la  enfin  qu'il 
sortit  pour  enlrer  dans  les  prisons  de  la  terreur,  qu'il 
ne  quitla  ensuite  que  pour  monter  sur  I'^chafaud. 

Le  proprietaire  actuel  du  chSteau  de  Peny  est  M.  Fre- 
teau, baron  de  Peny,  pair  de  France,  conseiller  a  la  cour 
de  cassation.  Get  Edifice  s'eleve  au  milieu  d'un  pare  im- 
I  mense  que  M.  Freteau  a  embelli  d'apres  les  dessins  des 
plus  habilespaysagisles;  il  domine  tous  les  environs.  Des 
lenetres  du  salon  et  de  la  terrasse,  qui  sert  de  toiture  en 
quelques  endroits,  on  jouit  d'un  des  plus  beaux  coups 
d'ceil  que  presente  la  Seine  dans  son  cours.  On  apercoit 
lefleuve,  a  gauche,  qui  sort  des  profondeurs  de  la  forSt 
de  Fontainebleau,  puis  qui  coule  h  travcrs  d'agr^ables 
II. 


prairies  encadrees  dans  des  collines  que  couronnent  des 
bois  et  des  vignes,  ou  que  parsement  de  charmantes 
maisons.  Vis-k-vis,  les  rives  de  la  Seine,  plus  basses, 
laissent  h  decouvert  une  plaine  immense  couverte  ca  et  la 
aussi  loin  que  le  regard  peut  s'en  assurer,  de  hameaux 
et  de  villas.  Sur  la  droite  on  voit  le  fleuve  s'enfoncer,  a 
Melun,  sous  les  arches  de  son  double  pent,  et  reparaitre 
encore  au  sortir  de  la  ville  pour  s'enfuir  vers  Paris. 

A  son  entree  dans  Melun,  la  Seine  se  divise  en  deux 
bras  et  partage  cette  ville,  comme  la  capitale,  en  trois  par- 
ties :  la  Cite,  le  quartier  Saint-Ambroise  et  le  quartier 
Saint-Aspais.  Aussi  certaines  personnes  ont-elles  la  pre- 
tention de  prouver  que  Paris  a  ete  construit  sur  ce  plan 
et  citent-ellesa  tout  propos  leproverbeassez  impertinent : 
Apres  Melun,  Paris,  qui  ne  tendrait  a  rien  moins  qu'a 
fairedu  chef-lieu  de  Seine-et-Marne  la  premiere  des  vilies 
de  France. 

II  est  vrai  de  dire  que  I'origine  de  Melun  remonte  ii 
une  antiquite  recul6e;  Cesar,  qui,  dans  les'ptieme  livre 
de  SOS  conimentaires,  Tappelle  Melodunum,  y  clablit 
pendant  un  certain  temps  le  centre  deses  operations  mi- 
litaires.  Du  mot  b.tin  Mclodimum  est  derive  le  nom  fran- 
cais  Melun.  On  n'a  aucun  document  certain  sur  les  com- 
mencements de  son  histoire ;  il  serait  absurde  de  repeler 
avec  conviction  qu'une  reine  d'figypte,  nonimee  lo,  se 
serait  arrSlce,  dansses  voyages  a  travers  le  nionde,  dan.s 
rile  formee  par  la  Seine  en  ce  lieu  pour  y  fonder  une 
ville  qui  se  serait  appelee  d'abord  Isis,  nom  sous  lequel 
on  I'avait  deifiee.  —  Comme  on  pensait  que  cette  deesse 
6gyptienne  avail  obtenu  autrefois  des  anciens  habi- 
tants de  Melun  les  honneurs  d'un  culte  special  ,  on 
youlut  s'assurer  s'lln'y  avail  pas  quelques  traces d'edifices 
construils  dans  cette  intention.  On  ]iensa  que  ces  vestiges 
elaient  les  Testes  memesd'un  batimentsituepr^sde  Notre- 
Dame.  Mais  ce  n'etaient  lout  simplement  que  des  mines 
du  dixieme  siecle. 

Autrefois  Melun  ctait  une  ville  fortifiee  que  defendait 
unchiteau  situe  au  nord  de  I'lle.  Ce  cbiteau  servit  sou- 
vent  de  residence  k  nos  rois;  ses  murs  furent  temoins  de 
bien  des  evenements  graves  enregistrcs  par  I'hisloire. 
C'est  la  que  se  refugia  Isabelle  de  Baviere,  de  deplorable 
memoire,  quand  I'approche  des  Armagnacs  la  contrai- 
gnit  de  quitter  Paris.  Le  chateau-fort,  en  depit  du  r6Ie 
important  qu'il  joua  a  plusieurs  reprises,  a  eu  le  sort  de 
taut  de  monuments  elevespar  la  feodalite.  Le  dernier  roi 
qui  I'ait  habite  est  Charles  IX.  Depuis  le  rdgne  de  ce 
prince,  I'entFetien  de  cette  forteresse  fut  neglige.  Lorsdu 
sejour  de  Louis  XIV  a  Melun,  elle  fut  regardee  comme 
inhabitable,  et  le  monarque  fut  oblige  d'aller  chercher 
un  asile  dans  une  maison  de  Fouquet,  alors  vicomte  de 
Melun.  Les  dernieres  traces  de  ce  monument  ont  disparu 
il  y  a  quelques  annees,  on  n'v  voit  plus  que  le  bas  d'une 

a 


'J  10 


PliTirS  VOYAGES 


tour  qui  scit  iiuiinlouant  au  bureau  Je  I'aJmiuistratiou 
des  cochos. 

Melunfutplusd'uue  foisassie^e.  On  ritn'es  combats  que 
cetle  villo  eulii  soutenir,  en  1419,  eonire  le  roi  d'Angle- 
terre  et  le  due  do  Bourgogne  trainanl  avec  eux  le  pauvre 
roi  de  France  Charles  VI,  quand  ils  entreprirent  leur 
guerre  infJme  contre  le  Dauphin.  La  ville,  bien  defendue 
par  Barbazan  qui  n'avaitavcc  lui  qu'une  fad)le  garnison, 
sut  resister  pendant  six  mois  h  tous  les  efforts  de  rarm(5e 
coaliseo.  Ce  siege  eut  un  inlerfit  tout  paj-liculier.  Juvenal 
desUrsins  nous  a  raconte  ces  comb  its  corps  a  corps  que 
se  livraicnt  Ics  chevaliers  anszlais  et  franrais  dans  les 
mines  pratiquees  sous  le  faubourg  de  Bifevre,  A  Tepoque 
de  la  Ligue,  Melun  rcsta  (idele  au  roi  et  eut  alors  h  re- 
pousser  plusieurs  fois  les  attaques  des  ligueurs.  F,u 
1814,  le  canon  des  armees  etrangeres  tonna  h  ses  portes. 

Depuis  un  dcmi-sieele,  la  population  de  Melun,  qui 
s'accroit  rapidemeut,  a  presque  double.  Unc  administra- 
tion active  el  nitclligenle  a  dole  la  villo  de  quais  magni- 
fiques,  de  rues  larges,  de  vastes  places,  qui  ont  rem- 
place  des  ruelles  oil  I'air  penetrait  h  peine,  ou  la  cir- 
culation t'tail  difficile  et  que  d'ignobli's  masures  avaient 
encombrees  jusqne-la.  C'est  dans  celte  vdle  ijue  se  croi- 
sent  les  deux  grondes  routes  de  Geneve  et  d'flalie,  qui 
viennenl  la  vivifier  et  donner  une  facilile  et  une  activite 
nouvelles  Ji  son  commerce. 

Melun  a  deux  ponts  sur  la  Seine  et  une  prefecture  d'uu 


bel  aspect,  quin'est  autre  (lu'uneancienne  abbave  de  be- 
nedictins  dont  le  dernier  litulaire  fuU'abbe  de  Calonne, 
lefrere  du  minisire  de  Louis  XVI.  On  y  voit  en  nulre  un 
hotel  de  ville,  une  bibliotheque  as^cz  riche  ,  un  tribunal, 
autrefois  convent  des  Carmes,  une  salle  de  thi'atre,  un 
hopilal,  une  maisou  de  reclusion  oil  peuventf^tre  renfer- 
mes  donze  cents  condamnes,  une  fabrique  de  sucre  de 
belleravcs,  une  caserne  de  cavalerie  et  deux  eglises : 
Notic-Dame  et  Saint-Aspais.  Cette  derniere  possede  de 
tres-beaux  vitraux  et  des  sculptures  remarquables  par 
leur  goiit  etleur  leg^rete. 

Kntre  la  ville  et  le  faubourg  Saint-Liesne  coule  rAlmonl 
qui,  venantde  Nangis,  vase  Jeter  dans  la  Seine  a  Tangle 
du  pare  du  chateau  du  Peny.  Cette  riviere,  peu  impor- 
tante  d'aiUeurs,  setrouve  neanmoins,  quand  elle  arrue  a 
Melun,  augmi'ulee  des  eaux  des  canaux  et  des  cascades  du 
celehre  chateau  de  Vaux  (maintenant  Vaux-Praslin),  bati 
par  Fouquet,  et  que  La  Fontaine  a  celebre  dans  son  elegie 
adressee  aux  uympltes  de  Vaii.r;  morceausuperieurcment 
ecrit,  oil  respire,  a  cote  d'une  philosophic  douce,  un  senti- 
ment profond,  et  qui  d'adleurs  etait  presque  un  acte  du 
courage. 

On  pent  fttresilr  de  faire  froncer  le^  sourcils  au  pre- 
mier habitant  de  Melun  auquel  on  s'adressera,  si  on  lui 
deaiande  a  manger  une  angiiille;  ce  niouvement  d'irrita- 
tion  nous  est  exp'ique,  dit  on,  parl'origine  de  I'existence 
d'on  ancien  proverbe.  Mille   versions  ont  circule  a  ce 


sujel,  \oici  la  plus  vraisemblable  ;  Un  uomme  l.angnille, 
de  .Melun,  avail  ete  charge  de  jouer  le  role  de  Saint-Bar- 
ihclcmi  dans  un  mystere  qu'on  representait.  .\  la  vue 
du  couliau  ct  des  pinres  dont  on  allait  se  jcrvir  pour 
donner  une  idte,  par  imitation,  du  supplice  du  saint 
liomme,  noire  pauvre  acteur,  efTrayi,  prit  la  fiction 
pour  la  realile  el  se  mit  it  pousser  des  cris  elTroyables. 


De  la  vint  le  dictun  populaire  :  o  II  est  comnie  Uinijiiilte 
de  Melun  qui  rrie  aianl  qu'on  I'rcorilie.  » 

En  sorlanl  de  Melun,  le  Reuve  arrose  le  hameau  des 
Pourncaux,  qui  se  Irouve  conligu  i  la  ville  et  possede 
plusieurs  maisons  do  plaisonco  tros-agreables,  ainsi 
qu'une  superbe  manufacture  de  faience.  Ce  hamcuu  est 
dependant  du  Mce,  .village  place  comme   lui  sur  la  rive 


SIR  LKS  RIVIICr.E.S  DE   FHANCE. 


211 


droite  (le  la  Seine,  quoiqu'un  pen  an  dessous.  Le  Slec, 
jadis  le  jVWis,  veut  (lire  mi'lairie.  La  levrasse  liu  pare  el 
ceHesdes  autrt•sjardin^i  qui  doniinent  le  lleuve  preseiilent 
le  plus  charmanl  conp  d'ueil. 

A  uiie  certalne  distance  de  la  Seine,  a  gauche,  on  voit, 
adossi?9  aux  bois,  deux  agreablea  V]lla.;es,  Dammerie-les- 
Lys  et  Farcy,  peuples  d'une  foule  d'elegantes  demeures. 
Le  premier  de  ccs  villages  tiie  son  noin  de  I'abboye  du 
Lys,  fondee  parla  reine  Blanche,  dont  lecoeur  y  fut  long- 
<emps  conserve.  Ct-Ue  abbaye,  renommee  par  les  deregle- 
ments  de  scs  religieuses,  et  oil  dos  refoimes  devinrent 
soirveiit necessaires,  exista  jusi^ua  la  lin  du  dix-liui-Ciume 
siecle.  EUe  fut  delruite  a  lepoque  de  la  terreur.  Aujour- 
d'hni  on  vo!t  a  la  place  une  jolie  villa  dont  le  pare,  s'est 
■cnvichi  des  ruines  de  lancienne  abhaye  ;  son  proprielaire 
actuel  est  M.  le  marquis  de  Lalour-Maubourg,  pair  de 
France,  ancien  gouverneur  des  Lnalides,  dont  le  nom 
■enoque  les  souvenirs  les  plus  chevaleresques  et  les  vertus 
les  plus  pures ;  11  se  repose  dans  cet  agreable  sejour  de  ses 
fatigues  et  de  ses  combats  en  cultivant  les  Oeurs.  Ses  ser- 
Teset  ses  jardins,  soigni'sala  maniere  des  Hollandais,  sent 
aJinirables  et  dignesde  toute  I'attention  desconnaisseurs. 

Entre  le  Lys  et  la  Seine  se  trouve  Belle-Ombre,  situee 
fort  agreablement.  Vis-a-vis  est  Boissctte,  village  dont  le 
nom  est  un  diminulif,  par  contraction,  de  Boississe ; 
voihi  pourquoi  ce  n'elait  jadis  qu'un  hameau  dependant 
■de  Boississe-la-Bertrand,  place  a  I'ouest,  sur  le  m^me 
coteau.  Ces  deux  villages  sunt  situes  pri's  de  pinsieurs 
bois  il'elymologiedelenr  nom  n'a done  riendesurprenant: 
•cela  signifie  un  lieu  d'habitation  sise  dans  une  localite 
planteedebois.  Riississe-la-Bertrand'estiia  des  plus  char- 
mants  villages  de  Seine-et-Marne,  gricea  sa  situation  sur 
le  flenve  et  surlout  ii  ra.^i'eabk'  aspci-t  de  ses  nombreuses 
■et  jolies  maisonsqui,  groupeesen amphitheatre,  ofli'eM  une 
vuc  di's  plus  remarquables.  A  I'opposile  s'efevont  deux 
jolies  habitations,  les  Vives-Eaux  et  Vauves,  Le  chateau 
et  le  |)arc  des  Vives-Eaux  ontete  construibs  etdessines  par 
(iondoin,  I'architeete  qui  a  eleve  la  colunne  de  la  place 
Vendome  et  I'Ecole  de  Medecine.  Les  Vives-Eaux  sont 
•entourees  d'admirab'es  fulaies;  les  arbres  qui  bordent  la 
propriete  en  face  de  la  Seine  sont  egalement  dune  ma- 
guilique  vegetation  et  olfreiit  des  masses  de  feuillage  les 
plus  belles. 

En  face  du  liameau  de  Larre,  qui  depend  de  la  com- 
mune de  Boississe-la-Bertrand,  et  un  peu  au-des»ous  de 
Vauves,  s'eleve  Boississe  le-Uoy.  Situe  sur  lo  penchant 
de  la  culline  qui  dumine  la  Seine,  Boisisse-le-Roy  est  un 
sejour  charmant,  grace  aux  sources  d'eaux  vives  qui 
vont  porter  lafertilile  dans  une  bonne  partiedeson  terri- 
loire,  giiice  surtout  a  la  culture  de  .sa  vigr.e,  a  laquello 
la  bonte  du  terroir  donne  une  qualile  Ires-eslimee. 

Un  peu  au-dessous  de  Beaulieu,  jielit  village  qui  de- 
pend encore  de  Boississe  la-Bertrand,  nous  apercevons  le 
«haleauetle  pare  de  Seine-Assise  (par  corruption  Sainte- 
.  Assise).  Cette  magnifique  demeure  eut  pour  proprie- 
taire  le  duo  d'Orleans,  grand -pjjre  du  roi  actuel ;  c'est  la 
■qtie  ce  prince,  en  compagnie  de  madame  de  .Montessun, 
passa  les  dernieres  annees  de  son  existence.  A  [>artir  de 
cette  epuque,  Sainte-Assise  a  ele  la  propriete  de  plusieurs 
personnes.qui  toutes  ronteinbellie  au  prix  d'enormessa- 
crilices.  MamtenanI,  elle  appartientau  prince  Charles  de 
Beauveau,  qui  y  reside  habituellement  et  se  plaits  I'en- 
tretenif  avec  un  godt  exquis  el  une  attenUon  remarquable. 


.Sainte-Assise  est  situee  dans  la  commune  de  Saint-Port, 
oil  lecourant  va  bientot  nous  porter.  Ce  beau  chateau,  bit' 
ti  en  amphitheatre  a  I'extremite  d'une  vaste  pelouse,  ap- 
parait  de  Ires-loin,  avec  sa  facade  blanche,  etseniontr* 
pendant longtemps  au  voyageur  qui  navigue  ou  passe  pa' 
la  rive  gauche  sur  la  route  de  Pont-Thierry. 

Sur  cette  memerive  gauche  et  vis-a-vis  d'eSainte-Assisa 
on  rencontre  rembuuchure  de  l"ficolle.  Avant  de  se  per- 
dre  dans  la  Seine,  cette  petite  riviere  alimenle  plusieurs 
mouliTis.  Bientot  nous  aliens  decouvrir,  loujoursa  ;'auche, 
le  hameau  de  Tilly,  tout  pres  de  Alaison-Rouge,  oil  Ton 
voit  encore  les  ruines  des  anciens  bains  de  la  charnianle 
et  hisloriqup  Gabrielle.  Ce  qui  en  est  resle  pcut  donner 
une  idee  de  ce  qu'etait  cette  ravissante  habitation.  En 
avant  subsisle  encore  une  terrasse  soutenue  par  desepe- 
rons  dignesd'attirerratlenrtion. Tilly,  Slaison  Rouge  et  Si- 
tanguelte,  que  nous  voyons  aupres.  sont  des  dependances 
du  villagedeSaint-Eargeau  oil  nous  sommesenlin,  etdont 
leclocher  nous  apparaissait  depuis  longtemps. 

En  face,  c'est-a-dire  sur  la  live  droite,  a  une  lieue  en- 
viron deSainle-.\ssise,se  trouve  Saint-Port  ou  mieux  Seine- 
Port  I  port  sur  laSeine),  convert  demaisjnsdelicieuses,  par- 
mi  lesquelles  il  en  est  dont  les  jardins  se  prolono'ent 
jusque  sur  lesbords  du  lleuve  et  secontinuentjusquedans 
les  lies  qui  bordent  la  rive. 

En  hautde  Saint  Port  on  voyait  se  dresser,  au  dernier 
siecle,  le  fameux  pavilion  Bonret,  construitpar  le  fermier 
general  du  mime  nom  pour  y  recevotr  Louis  XV.  Un  de 
nos  plus  elegants  ecrivains,  M.  LeonGozlan,  nous  a  la- 
contedans  nnecharmante  nouvelle,  inOitBlee  Ccquccoiila 
une  perhe,  les  tribulations  et  la  ruiiie  de  cette  espi'ce  de 
bourgeois-gentilhomme  a  qui  un  caprice  royal  litperdre 
sa  fortune  et  presquela  raison.  Cette  somptaense  demeure 
eut  ensnite  pour  proprietaires  le  due  dt  Bassano  et 
MM.  Moreau,  de  Paris,  qui  I'onl feit  demolir.  11  en  reste 
seulemcnt  deux  cavaliers,  en  avant  de  la  foret  de  Ruu- 
geaux   d'oii  Ton  a  une  admira-ble  voe. 

Vi.s-a-vis  la  ferme  de  VUlers,  un  peu  au  desjous  de 
Saint-Port,  se  tcuuve  Croix-FoBl'aine,  chorniante  habita- 
tion, la  dermere  que  noosrcncontcerons  dans  le  depai  te- 
aient  de  Setoe  et-il»rne.  En  elTet,  c'est  la  que  nous  quit- 
tons'  ce  territoire  fertile  et  riche,  parseme  de  toutes  les 
construclions  qu'une  aristocralie  opulente  a  su  y  relever 
ou  y  creer  depuis  peu. 

Bientot  nous  entrons  dans  Seine-et-Oise.  Le  premier 
village  qui  s'offre  a  nous  est  celui  duCoudiay,  dont  le  ce- 
liibie  Chilean,  au  milieu  d'unparc  immense,  fut  ipiehpie 
temps  en  la  possession  du  marechalJourdan.  Plus  bas,  le 
Plessy-Chenet  livre  passage  ii  la  route  de  Fontainebleau. 
Sur  la  rive  droite,  nous  voyons  se  deployer  la  ferme  de 
Saint-Guildar  el  le  village  de  .Mosans  sui-Scine,  vis-a- 
vis duquel  se  Irouve  la  fermede  Pressuir-Punt.  Puis,  apres 
avoir  cotoye  Saintery  el  lemagnilique  chateaudeChamplii- 
Ireux,  sijourde  M.  le  comte  Mole,  qui  eut  rhonneur  d'v 
recevoir  le  roi  il  y  a  quelques  annees,  nous  arrivons  en 
vue  de  Corbeil. 

La  Seine  pavUige  en  deux  cette  petite  ville,  chef-lieu 
d'arrondissement  du  de|iartemcnt  de  Seine-et-Oise  etsiege 
d'un  tribunal  de  premiere  instance.  II  y'a  a  Corbeil  une 
bibliolheque  publique,  un  petit  theatre,  un  hospice  civil, 
un  depot  de  farines  con.sideraUo,  et  de  magnifiques  mou- 
lins  mis  en  mouvement  par  la  charmante  riviere  d'Essonne, 
que  formenl  celles  de  Juignes  el  d'Elampes. 


212 


PETITS  VOVAGF.S 


Un  pont  mollis  en  pierre  et  moitie  en  fer  rclie  les  deux 
quartiers  I'un  a  r:uitre.  Le  vieux  Corbeil ,  ou  quartier 
Saint-Leonard,  doit  son  nom  ^  une  egiise  qui  mirile 
peu  de  fixer  les  regards ;  il  se  trouve  sur  la  rive  droite 
et  fait  parlie  de  la  Brie  francaise.  Le  nouveau  Corbeil,  ou 
quartier  Saint-Spire,  est  divise  en  deux  parties  par  la 
riviere  d'Essonne.  On  y  voit  une  cglise  sous  I'invocation 
de  saint  Spire,  que  fonda,  dit-on,  au  onzii'me  siMe, 
Aimon,Ie  premier  conite  de  Corbeil.  Detruite  entiijrement 
par  un  incendie  enlliO,  on  la  rcconstruisitdepuis,  mais 
les  derniers  travaux  ne  furent  aclieves  qu'en  1 437. 

L'origine  de  Corbeil  remonte  ci  une  liaute  antiquite. 
Ce  fut  une  place  de  guerre,  importanle  par  sa  position. 
N^anmoins,  et  en  d6pit  de  son  anciennct^,  nous  nous 
dispenserons  de  faire  deriver  son  nom  de  celui  de  Corbu- 
lon,  gouverneur  dcs  Gaules,  ainsi  que  Font  fait  certains 


6tymo!ogistes  pour  le  moins  avenlureux.  Cette  ville  fut 
assi^gee  en  vain  par  les  Bourgaignons  et  les  Anglais  a 
I'epoque  de  lenr  ligue  centre  le  dauphin,  depuis  diar- 
ies VIL  Sous  le  regne  de  Charles  IX,  les  calhcliques  su- 
rent  s'y  defendre  avec  courage  conire  les  liuguenots,  dont 
ils  repousserent  les  attaques.  Plus  tard,  devenue  hugue- 
note  par  un  de  ces  retour.s  dont  la  fortune  possede  seule 
le  secret,  elle  se  laissa  prendre  par  le  due  de  Parme,  qui 
vint  I'attaquer  avec  les  ligueurs  et  les  Espagnols. 

A  r^poque  de  I'invasion  etrangere,  le  pont  de  Corbeil 
fut  coupe  pour  arreter  les  allies  dans  leur  niarehe  sur 
Paris.  Les  deux  arches  qui  sautercnt  ont  cte  remplacees, 
le  fer  y  tient  lieu  de  la  pierre. 

Aujourd'hui ,  Corbeil  a  perdu  sa  gloire  miUlaire  et 
s'en  console  en  augmentant  chaque  jour  son  importance 
commerciale.  N'oublions  pas  que  la  creation][^d'un  chemin 


Vilc  (Ic  Corbeil. 


dc  fer  a  et^  pour  cette  ville  une  source  nouvelle  de  mou- 
yement  et  de  prosperity. 

A  la  sortie  de  Corbeil  commence  pour  nous  une  char- 
mante  navigation  au  milieu  de  villages  agreables  et  do 
chateaux  magnifiques.  Sur  la  gauche,  nous  laissons  les 
chateaux  de  Lagrange-feu-Louis  et  de  Mousseaux,  le  vil- 
lage d'Ery  et  le  chJteau  de  Petit-Bourg,  bili  par  le  duo 
d'.4ntin,  qui  y  recut  fr^quemmenl  Louis  XIV  etmadame 
de  Montespan.  Petit-Bourg  devint  sou.s  Louis  XV  un  ren- 
dez-vous  de  chasse,  qui  eut  tour  i  tour  pour  habilanls, 
depuis  cette  epoque,  la  duchesse  de  Bourbon,  Perrin, 
administrateur  des  jeux,  et,  il  y  a  quelques  annees,  un 
riche  banquier  espagnol,  M.  Aguado;  c'est  maintenant  le 
sejour  d'une  colonic  d'enfanls,  analogue,  sous  quelques 
rapports,  h  la  colonic  agricole  dc  Metlray. 

Viennent  ensuite  les  chateaux  de  Grand  Bourg,  de 
Trousseau  et  de  Fromonf,  dont  les  jardins,  de  caract^re 
si  romantique,  viennent  finir  sur  les  bords  du  fleuve-,  ^ 


droite,  nous  voyons  s'^lendre  le  village  d'litiolle,  dont  le 
chateau  fut  la  propri^te  de  M.  Lenormant,  le  mari'  de  la 
celebre  madame  dc  Pompadour;  enfin  le  chMeau  \le 
Bourlanger  et  Soisy-sous-Iitiolle. 

Depuisquelques instants nousapercevonsun  pont  magni- 
fique  suspcndu  sur  la  Seine;  c'est  le  pont  de  Bis,  superbe 
ouvrage  qui  a  pris  la  place  du  bac  et  a  ^tc  hiiti  par  I'an- 
cien  et  genereux  propri^taire  de  Petit-Bourg,  feu  M.  le 
marquis  de  Las  Marismas.  II  relie  le  charmant  villnge  de 
Bis,  que  nous  laissons  a  gauche  dans  I'inl^rieur  des 
terres,  ainsi  que  le  hameau  de  Laborde,  au  village  de 
Champrosay,  que  nous  voyons  a  droite  h  une  petite  di- 
stance, et  qui  renferme  un  grand  nombre  de  niaisons 
de  plaisance.  Bientfit  nous  avons  d(^pass6  a  gauche  le 
hameau  du  Petit-Chatillon  el  celui  du  Giand-Chatillon ; 
alors  nous  decouvrons  a  droito,  au  sein  de  la  plaine  el  au 
bas  d'un  groupede  collines,  !e  joli  village  de  Draveil. 

A  une  lieue  de  Ris  et  au-dessus  d'Athis,  avant  Ablon, 


SL'R  LES  RIVIEU 

nous  voyons  une  petite  riviere,  I'Orge,  se  joter  dans  le 
neuve  apres  avoir  arrose  Dourdan  et  Montlhery,  deux 
villus  qu'ont  rendues  illustres  les  mines  respectables  do 
leurs  rhiteaux  feodaux.  Situee  sur  une  hauteur  dont  elle 
occupe  le  sommet,  la  tour  de  Montlhery,  semblablo  au 
plumetqui  orne  le  bonnet  d'un  grenadier,  attire  les  regards 
du  voyageur.  Des  hauteurs  qui  eiitourent  Corbeil,  on 
I'apcrcoit  conime  on  peut  la  voir,  h  Par[S,  du  haul  de  la 
coupole  de  Sainte-Genevieve;  cette  tour,  que  M.  Viennet 
a  pris  pour  sujet  d'un  ronian  historique  a  la  fois  interes- 
saiit  et  serieux,  embrasse  un  horizon  d'au  moins  quinze 
lieucs. 

Depuis  les  guerres  religieuses,  Ablon  occupe  un  rang 
important  parrai  les  villes  des  environs  de  Paris.  Les 
huguenots  y  eurent  un  temple  oil  ils  exercerent  leur  culte 
librement,  en  vertu  des  ordres  de  Henri  IV  et  en  depit 
des  clauses  du  traite  qui  avait  preside  a  la  reddition  de 
Paris,  clauses  par  lesquelles  on  exigeait  au  moins  une 
distance  de  cinq  lieues ;  or,  Ablon  ne  se  trouve  qua  qua- 
Ire  lieues  et  demie  de  la  capilale. 

La  Seine  ne  larde  pas  a  recevoir  I'Vonne,  dont  les 
sources  sent  a  ViHegagnon,  non  loin  de  Provins,  pres  de 


ES  UE   FHAXCE.  213 

celles  de  la  Voulzie.  Cette  riviere  coule  sur  un  terrain  si 
poreux  et  y  decrit  tant  de  detours  que,  bien  qu'elle  soit 
alimentee  par  de  nombreux  ruisscaux,  assez  abondants 
pour  mcttre  des  moulins  en  mouvement,  clle  reste  a  sec 
pendant  les  trois  quarts deTainiee  dans  presque  louteson 
etendue.  Sculemcnt,  au-dessus  deBrie-Comle-Robert,  grJce 
a  des  sources  importantes,  elle  devient  assez  forte  pour 
alimenter  un  grand  nombre  d'usines  qui  ne  s'arriHent 
jamais,  quelle  que  soit  la  saison.  La  route  de  Melun  a 
Paris  traverse  I'Vonne  sur  un  charmant  petit  pent,  puis 
entre  a  Villeneuve-Saint-Georges,  place  sur  la  rivedroite 
du  fleuve,  au  confluent  aes  deux  cours  d'eau.  Un  grand 
nombre  de  jolies  maisons  donnent  a  ce  village  quelque 
chose  d'attrayant. 

Arrive  a  Choisy-le-Uoi,  la  Seine  passe  sous  un  pont 
large  et  splendide  dont  la  construction  remonte  a  I'annee 
1610.  Ce  bourg  renfermait  jadis  une  maison  de  plaisance 
construite  pour  mademoiselle  de  IMontpensier.  A  la  mort 
de  cette  princessc,  la  niaison  appartint  au  dauphin,  fils 
de  Louis  XIV ;  on  I'eehangea  alors  contre  le  chiteau  de 
Meudon,  que  madame  de  Louvois  possedait.  Toute  trace 
de  ce  Chilean  a  disparu.  C'cst  lii  que  Louis  XV  faisait  de 


Vue   Jc  Bcc.. 


si  frequents  voyages  avec  madame  de  Pompadour.  Les 
bosquets  et  les  jardins  delicieux  n'ont  pas  laisse  de  ves- 
tiges, la  charrue  a  tout  boulevers^.  Sur  cette  terre,  na- 
guere  consacree  au  plaisir,  on  a  etabli  des  fabriques  de 
maroquin,  dc  fa'i'ence  et  d'acides  mineraux.  .4u-dessus  de 
■  ce  bourg  est  une  petite  ile  d'un  elTet  charmant,  qui  entre 
bien  pour  quelque  chose  dans  la  splendour  du  panorama 
offert  par  la  Seine  en  cet  endroit. 

Kous  laissons  sur  la  gauche  Vitry  et  ses  riches  pepi- 
nieres,  puis  nous  apercevons  deux  iles  assez  importantes 
et  le  Port-a-l'Anglais,  derri^re  lequel  se  deploie  une  im- 
mense plaine.  Le  nom  de  ce  petit  village  indique  sa  trisle 
origine.  Pendant  le  regne  de  Charles  VI,  les  Anglais,  que 


la  trahison  avait  rendiis  maitres  de  Paris,  etablirent  eii 
ce  lieu  un  camp  pour  surveiller  la  capitale  et  pour  cou- 
per  les  communications  que  le  dauphin  aurait  ete  lente 
de  nouer  par  le  moyen  de  la  Seine  avec  les  Parisiens.  A 
I'extrimite  de  la  plaine,  sur  le  penchant  d'une  petite  col- 
line  qui  derobeij  nos  yeux  Tallreux  Bicelre,  nous  voyons 
un  village  :  c'est  Ivry  avec  ses  jolies  maisons  de  plai- 
sance, au  nombre  desquelles  il  faut  citer  celle  de  M.  le 
comte  Jaubert.  Le  lerritoire  dlvry  s'etend  jusqu'au.x 
murs  de  Paris  et  renferme  les  hameaux  de  la  Gare  et 
d'Austerlilz. 

Devant  nous  s'eleve,  sur  une  chaine  de  collines,   le 
triple  bourg  dc  Charenton ,   au   pied  duquel  passe  la 


Hi 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  RIVIERES   DE  FRANCE. 


MarnCj  tlonl  nous  n'avions  pas  encore  soupronne  1e  voi- 
sinage,  Ci\v  ju-^qu'ici  elle  s'est  caclice  derrieie  U's  nom- 
breuses  iles  qu'elle  furiiie  ii  rextrcniile  de  son  confluent 
avec  la  Seine.  La  Maine  prcnd  sa  source  dans  le  depar- 
temenl  de  la  Haule-Marne,  aux  environs  de  Langres  (ii 
la  Marnotle),  arrose  I'exlremile  sud  du  deparlement  de 
I'Aisne,  penetre  dans  celui  de  Seine-et-Marne  pres  de  la 
Ferte-sous-Jouarre,  baigne  Meaux  et  La.;ny,  et  sans  s'ar- 
riMer  dans  le  depart°nient  de  Seine-ct-Oise,  elle  attaint 
celui  de  la  Seine,  oil  elle  se  joint  a  ce  dernier  lleuve  au 
pied  des  carrieres  de  Cliarenton.  La  Marne  a  un  courant 
rapide  qui  rend  sa  navigation  difficile;  dans  plusieurs 
localiles  11  a  fallu  etablir  des  pertuis  etdcs  barrages  pour 
Jivlser  et  alTaiblir  son  cours.  Apres  sa  reunion  a  la  Seine, 
on  distingue  longtenips  encore  ses  eaux,  a  leur  rapidile, 
a  leur  nuance  j  auni\tre,  et  au  limon  epais  qu'elles  char- 
rient  avec  elles. 

Au  qualorzieme  sierle,  les  rois  de  France  possedaicnt 
un  chateau  a  la  pointe  de  ce  confluent.  C'est  la  que 
Jeanne  do  Navarre  fut  niariee  ^  Pliilippe,  comte  d'fi- 
vreux ;  cetle  priucesse  habita  ce  chateau  jiisqu'a  sa  mort. 
On  appclait  alors  cet  endroit  le  Srjouv  du  roi  ou  les 
Carrierex;  c'est  ce  dernier  noni  qui  est  reste  a  la  localile 
apres  la  destruction  de  la  royale  demeure.  A  I'epoque 
des  troubles  qui  suivirent  la  captivite  du  roi  Jean,  son 
(ils,  le  Dauphin,  jela  la  un  pont  de  bateaux  sur  la  Seine 
pour  aller  assieier  Paris.  C'est  a  I'exlremile  de  ce  pont, 
du  cote  de  la  plaine  d'lvry,  qu'il  fut  force  de  livrer  aux 
revoltes,  vcnus  ^  sa  rencontre,  un  sanglant  combat. 

A  gauche  dps  carrieres  de  Charenlon  nous  voyons  les 
premieres  maisons  du  village  de  Conflans,  contigu  au 
premier.  Pendant  longtemps  les  dues  de  Bourgogne  y 
possMerent  un  beau  ebSleau.  A  I'issue  de  la  guerre  it  hi- 
quelle  donna  lieu,  sous  Louis  XI,  la  IJiiiie  du  bien  pu- 
blic, il  y  ent  un  tiaile  conclu  a  Paris,  qui  porte  le  nom  de 
tra  te  de  Coullaus,  paroe  que  la  negocialion  s'ovivrit  dans 
le  chJleau  des  dues  de  Uourgogne,  oil  le  comte  de  Cha- 
rolais  (J«j»uis  Chai'les  le  Temeraire)  s'etait  retire  avec 
ses  pai  ti^saflB,  jKHiUaiit  que  le  roi  elait  maitre  de  la  plaine 
d'lvry. 

Lc  ministre  "Villeroi  a  fait  construire  une  superbe  niai- 
son  de  plaisance  sur  reniplaccment  de  ce  chateau  ;  de- 
puis  pres  de  deux  siecles  elle  est  la  propti^le  des  ar- 
chcveques  de  Paris,  qui,  dans  la  belle  saLson,  y  vont  chtT- 
cher  la  solitudeetie  repos.  Sur  la  bauleur  .selrouvent  des 
reservoirs  dans  lesquels  une  machine  hydraulique  fait 
nionter  I'eau  du  fleuve,  qui,  de  la,  se  rcpand  par  des  ra- 
naux  multiplies  dans  les  bassins  du  parterre,  puis  s'e- 
chappe  encore  pour  alimenter  les  fonlaines  du  voi-sinage. 

Une  petite  plaine  de  quelques  arpents  separe  senle  la 
niaison  de  I'archcveque  de  Bercy.  Le  chiteau  des  sei- 
gneurs de  ce  nom,  que  Ton  voit  de  la  rive,  fut  repare  et 
embelli  sous  Louis  XIV,  et  c'est  d'aprcs  les  de-sins  de 
Le  Noire  que  I'on  arrangea  lesjardins.  Dans  cetle  admi- 
rable propricte  le  botaniste  truuverait  d'inappreciables 
tresors;  mais  il  y  a  la  un  garde  inipitoyable  i|ui  en  d(5- 
feiid  I'entree  a  tous,  excepte  aux  induslriels  riverains 
qui  ont  acquis  ii  prix  d'argent  le  droit  d'y  faire  des  de- 
pots. La  terrasse  louge  la  Seine  pendant  un  quart  de  lieue 
a  pau  pres,  et  Ton  y  jouit  d'un  point  de  viie  niagnifique. 

Le  village  de  Bercy,  qu'on  pent  considerer  comme  un 
•  des  fauliourgs  de  Paris, cimsisteenunelongue  suite  debii- 
-tiraents  vastes  et  uniformes  qui  bordent  le  lleuve ;  ce  .sunt 


des  entrepots  pour  les  vins.  Jadis  on  passait  la  Seine  dans 
un  hac,  aujourd'hui  on  la  traverse  sur  un  pont  construit 
en  eel  endroit,  et  appele  pontde  Bercy.  Nous  lais^onssur 
la  rive  gauche  le  hameau  d'Austerlitz,  qui  tire  son  nom 
d'un  des  ^venements  les  plus  glorieux  de  notre  histoire, 
et  celui  de  hi  Gare,  qui  pos.sede  une  importante  verrerie, 
et  nous  pi'n^trons  enfin  dans  Paris,  entre  le  quai  de  la 
RJipee  a  droite,  et  le  Uigubre  edilice  de  la  Salp^lriere  a 
gauche,  pour  passer  plus  loin,  en  face  de  I'Arsenal. 

Laissons  le  bateau  qui  nous  porte  desccndre  le  cou- 
rant du  fleuve  aux  eaux  vertes,  et  resumons  un  peu  la 
partie  de  noire  voyage  qui  se  trouve  iri  terminee.  Sans 
doute  nous  aurions  pu  desirer  de  passer  a  travers  des- 
villes  plus  riches  et  plus  elendiies,  de  traverser  des  con- 
trees  plus  pittoresques  et  plus  varices;  mais,  en  somme, 
nulle  part  rimagination  n'aurait  ornt^  de  souvenirs  plus 
charmants  les  rives  d'un  lleuvp ;  nulle  part  elle  n'aurait 
pu  retracer  des  bords  qui  excilassent  aulant  d'emolions 
profondes,  autant  de  sentiments  graves  ou  touchants.  Pour 
qui  voyage  dans  la  haute  Seine  lout  a  un  cbarme  sur- 
prenanl.  on  ne  resiste  pas  ii  I'altiait  ,de  ces  rives,  a  leur 
grice  indefinissable;  mais  jusqu'ici  rien  n'indique  en- 
core i'imporlance  et  la  majeste  que  doit  acqiierir  plus 
tard  ce  fleuve  puissant,  et  pourlant  on  doit  avoir  deja  de- 
vini'  ,sa  grandeur  future. 

Les  premiers,  parnii  les  voyagours  qui  ont  explore  le 
cours  de  la  Seine,  nous  Tavons  prise  a  sa  source  ;  nous 
avons  ob.serve  peu  a  peu  son  accroissement,  ^  chaque  pas 
nous  avons  nolc  raiigmentalion  de  son  lit,  do  ses  undes; 
nous  avons  vu  ,  pour  ainsi  dire  ,  nous  servant  d'une 
figure  du  bon  vicux  temps,  cetle  nymphe,  d'abord  en- 
fant, grandir  et  devenir  une  fenime  accomplie,  aux 
formes  arrelees.  Maintenant  la  Seine  va  nous  presenter  le 
spectacle  d'nne  bien  auire  activite  ;  devenue  large  et 
forte,  elle  Iraversera  des  ciles  puissanles,  riches  et  peu- 
plces,  et  s(!mera  sur  ses  bords  un  mouvement  et  des  in- 
cidents mille  fois  plus  varies;  les  souvenirs  bisloriques 
vont  surgir  en  foule;  cependani  elle  va  perdre  ce  charme 
allache  aux  e.ssais  el  aux  elTorts  d'une  jeunesse  qui  tra- 
vaille  et  qui  lulle. 

Les  rives  que  nous  allons  voii'  sunt  pai'Uiut  etudi^es  et 
reproduiles;  ces  villes.  que  nous  allons  traverser  ne  sunt 
plus  dc  celles  oil  le  voyageur  ne  s'arrfte  que  s'il  y  passe 
une  .grande  route.  Nous  voyons  un  fleuve  sans  cesse  sil- 
lonne  par  des  emharcations  ou  par  des  bateaux  k  va- 
peur  cJjarges  de  curieux  ou  dartistes;  un  fleuve  qui  a 
une  histoire,  chronique  vivanle  decrile  en  mille  et  mille 
volumes.  En  un  mot,  la  basse  Seine  est  en  quelque  sorte, 
comme  di.sait  Napoleon,  la  grande  rue  d'une  ville  im- 
mense, dont  les  trois  quartiers  principaux  seraient  Paris, 
Rsuen  et  le  Havre. 

Cependani  noire  embarcation  a  franchilePonl-\euf,et 
nouscherchons  en  v.iin  sousladeuxieme  arche,  du  cotedu 
quai  de  I'ficole,  ce  pelit  chateau  qui  avait  son  gouver- 
neur,  el  qui  s'appelait  la  Samaritaine,  nom  cht'ri  pen- 
dant longleiiips  des  Parisiens,  loiijonrs  assembles  sur  le 
pont  pour  ecouler  les  .sons  aigres  et  percaiils  de  son  ca- 
rillon. Le  baliment  tombait  de  vetuste,  la  pompe  avait 
et6  reconnue  inutile,  on  se  decida  a  lout  aballreen  1813. 

Mais  nous  voici  au  sein  de  la  capilale,  abordons  un 
inflanl,  f  t  examinons  un  peu  le  vieux  Paris  du  haul  de 
ce  terre-plein  sur  lequel  s'appuio  le  Pont-Neuf. 

A,.-L.  Bayehghc. 


ESQUISSES  DE  LA  VIE  FLAMANDE. 


its 


ESOUISSES  DE  LA  VIE  FLAMAOE. 


CUAPITRE  III. 
eni   VEUT   TROP    S'ELEVEB,    TOMBE    800VENT    BIEN   Bas. 

(Suit?.) 

Le  pert- Van  Roosemael  profila  du 
trisle  exemple  d'lloitense  Spinael 
pour  declarer  a  sa  femme  la  ferme 
volontt'  oil  il  elait  de  retirer  Siska 
de  pensiou.  Le  dock'ur  Pelkmans 
so  joignit  i  lui  pour  faire  sentir 
la  Docessite  d'une  telle  rt'solulion. 
Comme  Irois  ans  s'elaienl  ecoules 
depuis  quelle  n'avait  vu  sa  tllle, 
m.ndame lioosemael.se  ranqea  plus 
lacilenient  a  leur  avis  qa'iU  ne  s'y  alleinlaient. 

En  consequence,  iwe  leltre  fiitecrile  a  la  direclrice  de 
pension  pour  la  remcrcifr  des  soins  dunnes  a  Siska  et 
pour  prevenir  cetle  deniiere  que  le  15  couranl,  a  qua'lre 
hi-urcs  de  I'apres-midi,  madame  Van  Roosmael  Idllendrait 
a  la  station  du  chemin  de  fer. 

Ce  jour-Ik,  en  effet,  une  demi-heure  environ  avant 
I  arnvee  du  convoi,  m  vit  entrer  dan.  le  deharcadere  une 
dame  d'un  iige  mftret  d'un  air  respectable.  Elle  avail  un 
manteau  de  drap  fia,  et  son  bonnet,  a  la  verite,  de  forme 
on  pen  antique,  elail garni  d-unedentelledeprix  \  coup 
'ur  ce  devait  ^tre  la  femme  de  quelque  bon  bour.-eois  qui 
..vau  profile  du  beau  temps  pour  se  paror  de  ses  habits 
Ju  dimancbe.  Neanmoins  die  sY-lait  munie  d'uu  immense 
parasol  qui  pouvail  lui  servir  de  parapluie  en  cas  do- 
rage. 

Le  cceur  de  madame  Van  Roosemael,  —  nos  lecteurs 
1  ont  surementdeja  nommee,-battait  b,eu  fort  en  ce  mu- 
msnt,  car  elle  allait  pre.sser  sur  son  sein  maternel  .sa  Sisk-, 
son  enfant  cherie,  et  Irouver  dans  ces  lendres  embrasso- 
nients  h  compensation  de  toutes  les  querelle.s,  de  tons 
le-s  ennu,s,  de  lous  les  chagrins  qu'elle  avail  supporles 
Jans  son  menage  po„r  parvenir  a  lui  donner  une  bril- 
lanle  education...  Quelle  joie  elle  allait  eprouverl 

Mais  voil6  qu-on  entend  les  rusis,sements  du  convoi 
M-oi  npproche.  Les  employes   de  radministration  se  pre- 


cipitent  hors  des  bureaux  et  des  ma.aasins,  et  accourenl 
.la  debarcadere.  Le  bruit  succede  au  silence,  et  c'esl  au 
mii.eu  d'une  foule  tumullueuse  que  s-arrele  la  machine 
uionstre.  La  bonne  dame,  tremblante  d  emotion,  va  se 


poster  alors  sur  lepas.sage  desvoyag-urs,  el  elle  examine 
curieusement  chaque  visage  de  femme... 

Deja  lesbrillanls  Equipages  sunt  partis,  les  lourds  om- 
nibus se  mettenl  en  mouvemenl;  en  moins  de  cinq  mi- 
nutes la  voie  de  fer  se  trouve  libre  ;  le.  employes  retour- 
nenta  leurs  bureaux;  la  foule  se  disperse.  La  mere  Van 
Roosemael  voit  les  porles  se  fermer;  I'inquielude  s'empare 
de  son  ume  ;  elle  reste  immobile  a  I'entree  de  la  station, 
comme  si  un  pouvoir  occullc  la  clouait  k  cells  place.  Tout 
&  coup  elle  tressaille  ;  elle  vienl  d'a|iercevoir  h  quelque 
distance,   pres  d'un  cabriolet  de  louagp,  unejeune  per- 
sonne  debout,  dans  I'attitude  d'une  personne  qui  en  at- 
tend une  autre.— Serait-ce Siska'/...  Oh  !  non.  c'e.st  im- 
po.ssihle !...  A  I'elegance  de  sa  toilette,  on  juge  que  cettc 
jeune  dame  appirtienta  h  haute  classe  de  la  sociele.  Sa 
robe  de  soie,  d'une  couleur  eclatante,  laisse  a  decouvert 
une  grande  parlie  de  son  ecu  qu'un  chaie  de  barege  ne 
suffit  pas  a  cacher.  Le  long  de  ses  joues  lombenl  dcsgrap- 
pesdecheveux.el  deux  plumes  se  balancenl  sursoncha- 
peau.  Elle  tient  a  la  main  une  jolio  petite  ombrelle  ;  a  ses 
pieds  sont  enla.sses  deux  grandes  malles  et  une  douzaine 
de  cartons.  Ce  ne  pent  6tre  son  enfant! 

Telle  etiiit  la  conclusion  desremarqiies  de  mailame  Van 
Roosemael,  lorsque  la  jeune  fille,  elanl  venue  a  se  reiourner 
avec  un  monvemenl  d'impalience,  elle  recounut  alors 
parfaitemont  les  trails  de  Siska. 

—  Ml  fille  I  s'ecria-l  elle;  el  en  prononcinl  ce  peu  de 
mots  elh  s'elance  avec  la  vivaoite  de  lajeunesse.  Des 
lanncs  de  joie  mouillent  ses  paupieres;  un  sourire  feclaire 
saphysionomie,  elle  ouvre  les  bras,  et  s'ccrie  de  nouveau 
avec  Taccent  du  bonheur :  .  Siska  I  mon  enfant!  » 
^  La  jeune  personne  parul  bien  un  peu  meconlente  de 
s'cntendre  app  'ler  da  ce  nom  vulgaire;  mais,  cedant 
pvomplemenl  n  I'lmpulsion  de  son  coeur,  elle  seprecipita 
v.rs  sa  mere  en  s'emparant  deses  mains,  et,  les  pressajil 
foitemenl  enlro  les  siennes,  elle  lui  dit  d'un  ton  etran- 
gemenl  de^nge  : 


—  R)njour,mamnn,  comment  va  voire  sant«?  el  papa  se 
porte-t-il  toiijoursbien?...  Oh!  preftezgardBl  vonsalkz 


2IG  ESQUISSES  DE  L 

ecraser  nies  cartons...  Savez-vous  queje  \ous  altcnds  ici 
depuis  fort  longtemps? 

Dans  cl'aulrescirconstances,  ces  paroles  n'eussent  peut- 
felre  point  laisse  de  trace  sur  I'csprit  decette  mere  indul- 
genle  -,  niais  en  ce  moment,  elles  blesserent  son  cceur, 
comme  aulant  de  coups  de  poignard.  fctait-ccla,  en  effet, 
le  langage  qu'elle  avait  ie  droit  d'attendre  de  sa  lilie, 
apres  une  aussi  longue  separation?  Quoi !  pas  uii  baiser, 
pas  un  elan  de  tendresse  ponr  relle  qui,  afin  de  satisfaire 
ses  desirs,  avait  non-sculcmcnt  repousse  les  conseils, 
mais  encore  lutte  avec  lavolonte  de  son  epoux?  Combien 
cette  froideur  immeritge  devait  I'affliger !  EUe  s'efforca 
pourlant  de  contenir  sa  douleur. 

Pendant  ce  temps,  les  valises  et  les  cartons  avaient  ete 
places  dans  le  cabriolet,  qui  se  trou\  ;Mt  maintenant  si  en- 
eombr6,  qu'il  n'etait  plus  possible  que  deux  personnes 
pussents'y  asscoir.  Mademoiselle  Van  Roosemael  ordonna 
au  cocher  de  partir  devant,  parce  qu'elle  preferait,  dit- 
elle,  se  rendrc  h  pied  chcz  son  pere.  Nous  ne  nous  trom- 
perons  certainement  pas  en  atlirmant  que  la  vanite  eut 
une  grande  part  dans  cette  determination,  ct  que  la  co- 
,  quette  jeune  fille  6tait  surtout  desircuse  de  se  montrer 
avec  son  elegante  toilette  aux  Anversois  de  sa  con- 
naissance  qui  habitaient  le  meme  quartier  que  sa  fa- 
mille. 

Siskaouvrit  done  son  omb'relle,  etd'un  pas  leger  elle  se 
mit  en  marche  sans  accorder  aucune  autre  marque  d'af- 
fection  a  sa  pauvre  mfere.  Celle-ci  ne  pouvaits'empSclier 
desentir  maintenant  la  justessedesavisdu  docteur.  L'es- 
prit  absorbe  par  ces  tristes  reflexions,  elle  semblait  plil- 
tot  une  servante  qui  suit  sa  maitresse,  qu'une  mere  qui 
accompagne  sa  fille. 

Les  deux  fenimeschemiraient  depuis  quelque  temps  en 
silence,  lorsque  mademoiselle  Van  Koosemael,  exominant 
sa  mere  de  la  tete  aux  pieds  avec  la  plus  inconvenante 
curiosite,  lui  dit  tout  a  coup  : 

—  Mais,  maman,  comme  vous  Ues  etrangement  babil- 
lee  avec  cet  atfreux  bonnet  et  ce  manteau  h  la  vieille 
mode!  on  vous  prendrait  pour  une  femme  du  peuple.  Je 
vous  en  prie,  cachez  re  parasol  campagnard,  car  nous 
avons  absolument  I'air  de  paysannes  arrivant  de  leurvil- 
lage. 

Madame  Van  Roosemael  repondit  d'une  voix  brisec  qui 
trahissait  sa  soufl'rance  : 

—  Men  enfant,  je  suis  hatillee  comme  ma  mere  s'habil- 
lait  avant  moi,  et  on  ne  peut  s'attendre  a  ce  qu'k  mon 
Sge  je  change  ma  manifere  de  me  vetir. 

Mais  Siska  n'avait  pas  attendu  sa  reponse  ;  elle  s'occu- 
pait  en  ce  moment  a  regarder  les  passants,  afin  de  jouir  de 
I'effet  qu'elle  produisait  sur  eux.  Comme  on  traversait  le 
march(5  de  la  ville,  un  jeune  homme  s'opprocha  d'elle 
avec  un  visage  si  riant  et  un  air  de  si  parfaite  intimite 
qu'on  les  aurait  volonliers  pris  pour  la  soeur  et  le  hire. 
Madame  Roosemael  ouvrit  ses  yeux  aussi  grands  que  pos- 
sible, pour  tacherde  le  reconnaitre.  Quant  a  lui,  loin  de 
se  laisser  deconcerter,  il  se  mit  a  marcher  a  cote  de  Siska 
ct  lui  dit  en  francais  d'unton  cavalier  : 

—  Eh  I  bonjour,  mademoiselle  Eudoxie!  Vous  voila 
done  sortie  de  pension!...  Anvers  auia  le  bonheur  de 
posseder  dans  ses  murs  une  personne  aussi  accomplie! 
En  yinli,  c'est  une  bonne  fortune  pour  nous  autres  jeu- 
nes  gens,  qui  rencontrons  rarcmcnt  un  tel  assemblage  de 
perfections. 


\   VIE  FLAMANDE. 

A  ce  compliment  emphatique,  Siska  repondit  en  afl'ec- 
tant  une  confusion  qu'elle  n'eprouvaitpas  : 

—  Vousplaisantez,  monsieur  Georges...  Mais  comment 
so  porle  votrescEur  Clotilde? 

—  Oh!  tres-bien,  dit-il  negligemment.  Puis  il  ajouta 
avec  une  expression  ironique  el  en  designant  madame 
Van  Roosemael  : 

—  C'est  sans  doute  votre  femme  de  chambre? 

A  cette  question,  Siska  devint  toute  rouge,  moins  de 
colore  peut-6tre  que  de  honte,  et  I'exces  de  son  embar- 
ras  lui  ota  pendant  quelques  instants  I'usage  de  la  parole; 
enfin,  faisant  un  effort  sur  elle-meme  : 

—  Non...  c'est  ma  mere,  dit-elle. 

—  Ah!  vraimcnt!  s'^cria  !e  jeune  homme.  Et  se  re- 
tournant  vers  la  bonne  dame  :  Pcrmettez-moi  de  vous 
faire  mon  compliment,  madame.  Vous  avec  la  une  ado- 
rable hlle! 

En  achevant  cos  mots,  il  salua  I'epiciere  avec  une  po- 
litesse  si  exageree,  qu'elle  touchait  de  bien  pres  a  I'im- 
pertinence.  Madame  Van  Roosemael  avait  assez  de  bon 


sens  pourle  comprendre;  aussi  ne  repondit -elle  que  par 
une  legere  inclination.  Encore  tout  emue  de  cette  scene 
inconvenante,  elle  demanda  h  sa  fille  : 

—  Pour  qui  done  nous  prend  ce  jeune  Francais? II  a 
certainement  cru  s'adresserSi  quelque  autre,  car  il  vous  a 
appelee  Eudoxie;  comment  pouvez-vous  ecouter  les  sols 
propos  d'un  freluquet  qui  vous  est  inconnu? 

Ces  observations  ne  parurent  nullement  du  gout  de 
Siska,  qui  prit  un  air  renfrogne. 

—  Vous  imaginez-vous  par  hasard,  maman.  qu'apres 
avoir  passe  trois  ans  dans  un  pensionnat  francais,  j'en 
sortirais  aussi  gauche  et  aussi  sauvage  que  lorsque  j'y 
etais  entree?  Ce  jeune  homme  ne  m'est  pas  inconnu...  II 
venait  voir  frequemmcnt  k  ma  pension  sa  sceur  Clotilde, 
qui  est  mon  amie  d'enfance. 

■ —  Quoi!  s'eeria  la  mere  ctonnee,  scrait-ce  Pierre  Van- 
derlangen? 

—  Eh  !  oui,  maman,  c'est  M.  Vandertangen. 

—  Et  tu  n'es  pas  honteuse,  ma  fille,  de  faire  tant  de 
bruit  avec  un  faineant  qui  ne  sail  que  gaspiller  I'argent 
de  sa  famille! 

—  Mais,  maman,  cela  n'enip^che  pas  qu'il  ait  acquis  a 
Paris,  oil  il  a  vecu,  de  fort  bonnes  manieres;  c'est  un 
jeune  homme  qui  connait  le.''  usages  du  monde. 

—  Est-ce  done  pour  suivre  les  usages  du  monde  qu'il 
passe  son  temps  a  baguenauder  dans  les  rues  et  a  vexer, 
par  ses  impertinences,  des  personnes  respectables?.., 
Quoi  que  vous  en  pensiez,  je  vous  diifends  do  lier  desor- 


ESQUISSES  DE   L 

mais  conversation  avec  des  drfiles  aussi  impudents.  Je 
vous  dirai  encore  que  vous  vous  appelez  Siska  et  non  Eu- 
doxie. 

Tii's-mortifiee  de  celle  reprimande,  Siska  repartitavec 
un  pen  d'aigreur  : 

—  Esl-ce  ma  faute  si  les  dames  de  ma  pension  ontjuge 
a  propos  de  djanger  mon  nom  Ijourgeois  centre  un  plus 
convenable? 

En  entendant  sa  fille  s'exprimer  de  la  sorte,  la  nial- 
heureiise  mere  songea  inxolonlairement  a  Ilortcnse  Spi- 
nael,  et,  sous  I'impression  d'une  si  ficheuse  pensee,  elle 
lui  eiit  assuremenl  dit  quelques  dures  Veritas,  si  elles 
ne  fussent  alors  precisement  arrivees  devant  la  porte  de 
leur  boutique,  oil  VanRoosemaelelaitoccupe  a  moudredu 
cafe.  Comme  line  se  trouvait  la  aucun  etranger,  la  jeune 
fille  n'hesila  pas  a  embrasser  affectueusement  son  p^re; 
le  brave  homrae  etaitravi  de  revoir  son  enfant  brillante 
de  sanle  et  de  grace,  et  il  en  temoignait  assez  bruyam- 
ment  son  allegresse,  lorsque  ses  demonstrations  furent 
intcrrompues  parSiska,  qui  s'ecriaen  francais  : 

—  Mes  cartons  nepeuvent  rester  ici...  11  faut  que  je  les 
fasse  monler  dans  ma  chambre... —  Cocher!  ajoula-t-elle, 
prenez-les  et  suivez-moi  dans  I'escalier. 

Une  beure  apres  qu'elle  se  ful  ainsi  retiree  dans  sa 
cliambre,  elle  etait  encore  occupee  a  deballer  ses  cha- 
peaux  et  ses  robes,  a  ranger  ses  llacons  de  cosmetiques 
et  k  mettre  ses  clieveux  en  papillotes.  Pendant  qu'elle 
se  livrait  a  ces  travaux  importanls,  elle  chanlail  le  re- 
frain d'une  romance  franraise  : 

a  O  ma  belle, 

"  Soii-moi  fidele  ! 

et  aulres  du  meme  genre,  d'une  voix  si  eclatante  qu'on 
I'enlendait  dans  la  boutique. 

Le  pere  Van  Roosemael  restait  immobile  d'etonnement 
derriere  son  comploir;  sa  main  droite  se  reposait-  sur  la 
manivelle  de  son  moulin  a  cafe,  tandis  que  de  lagauclie 
il  se  graltait,  ou  plulut  s'ecorchait  la  tete  avec  la  distrac- 


A  VIE  FLAMANDE.  217 

nees  de  ma  femme !  Le  doctcur  Pelkmans  avail  raison 
quand  il  disait  qu'un  jour  je  m'en  repentirais... 

La  situation  de  la  pauvre  mere  etait  aussi  bien  digne 
de  pitie.  Torturee  par  ses  craintes  malheureusemcnt  trop 
molivees,  et  par  les  reproches  de  sa  conscience,  elle  s'e- 
tait  assise  dans  un  coin  obscur  de  la  cuisine  et  pleurait 
solilairement. 

Les  plcurset  les  plaintcs  ne  produisirent  pas  plus  d'ef- 
fet  sur  Siska  que  les  remcntrances  et  les  priires.  Rien 
ne  pouvait  la  detourner  de  la  mauvaise  voie  dans  la- 
quelle  elle  etait  entree,  si  bien  que  la  tendrcsse  maler- 
nelle  de  I'epiciere  finit  un  beau  jour  par  Temporler  dans 
son  ccDur  sur  son  juste  mecontentcment,  et  qu'a  force 
de  chercher  des  subterfuges  pour  apaiser  I'irrilation  de 
son  niari,  elle  en  vint  a  ne  rien  voir  de  reprehensible 
dans  la  conduite  de  sa  fdle  :  ■—  Tout  au  plus  pouvait-on 
lui  reprocher  quelques  caprices,  un  peu  d'obstination; 
mais  voili  tout.  D'ailleurs  I'enfant  etait  encore  bien 
jeune...  avec  le  temps,  elle  se  corrigerait.  < 

Par  cette  excessive  indulgence,  madame  Van  Roose- 
mael oblint  quelques  marques  de  tendresse  de  la  pairt 
de  Siska,  qu'elle  ne  cessait  de  vanter  i  ses  pratiques  :     . 

—  Noire  fille,  leur  disait-elle,  est  fort  instruite...  Elle 
comprend  lefrancais  mieux  que  le  ilamand...  elle  danse 
commeune  Parisienne...  elle  chante  comme  au  theatre... 
enlin,  c'est  un  vrai  bijou. 

Etfectiveiiient,  Siska  avail  rccu  une  fort  jolie  educa- 
tion. Elle  savait  assez  de  francais  pour  etre  en  etat  d'e- 
changer  dans  cette  langue  de  fades  compliments;  a  la 
vcrile,  elle  commetlait  dans  la  conversation  plus  d'une 
faute  grossiere  centre  les  regies;  mais  son  assurance  et 
sa  vivacite  emp^chaient  ses  auditeurs  de  s'cn  apercevoir. 
Elle  avail  bien  oublie  d'apprendrerarithmelique,  science 
d'ailleurs  trop  aride  pour  une  jeune  personne  delicate  et 
nerveuse  ;  mais  quoiq+i'elle  fill  incapable  de  dresser  une 
facture,  elle  etait  en  etat  de  calculer  que  si  sur  Irois  pre- 
tendants  elle  venait  k  en  perdre  un,  il  lui  en  resterait 
encore  deux. 

De  ses  lecons  de  geographie  elle  n'avait  retenu  qu'une 
chose,  h  savoir,  que  Paris  est  la  plus  belle  villedu  monde, 
le  paradis  Icrrestre  des  femmes,  qui  y  passent  leur  vie 
dans  des  fetes  continuelles.  Quant  a  la  mythologie 
grecque,  elle  se  souvenait  fort  bien  que  Venus  etait  ia 
deesse  de  la  beaute  et  que  Cupidon  etait  son  tils.  De 


lion  d'un  homme  dont  les  idees  sent  toules  boulever- 
sees.  Ses  yeux  erraient  vaguement  dans  la  boutique,  et 
de  tristes  previsions  assombrissaient  son  esprit.  Lui 
aussi  pensait  en  ce  moment  k  Hortense  Spinael,  tout  en 
cnurmurant  de  temps  en  temps  : 
—  Quel  imbecile  ai-je  ^te  de  ceder  aux  volontes  obsti- 


plus,  elle  connaissait  tous  les  noms  francais  des  diffe- 
renles  especes  d'etoffes,  des  diverses  facons  de  robes, 
des  nombreux  genres  de  coiffures  dont  se  servent  les 


218 

grandes  dnmos.  —  VoilJi  en  quoi  consislail  la  hellp  Edu- 
cation de  la  fillc  de  I'honnJto  (Spicier  onversois  El  main- 
tenant,  nouslo  domanrlons,  elail-elle  iin  vrai  bijou,  oom- 
n>e  sa  rflire  cherrhait  a  se  \>;  pprsuadrr,  ou  seulement 
une  poupee  liabillee  h  la  mode  du  jour? 

II  est  vraisemblable  que  le  pere  Van  Roosemael  n'au- 
rail  pa5  repondu  ;i  la  question  que  nousvenons  de  poser 
lie  maniere  a  satisfaire  I'orgueil  maternci  de  sa  femme. 
On  doit  du  moins  le  supposer,  d'aprfe  les  reflexions  sui- 
vantes  que  vers  ce  temps-li  il  communicpia  a  son  confi- 
dent, le  docteur  Pelkmans : 

—  Si  nous  avions  profile  de  vos  a\'is,  docleur,  noire 
Siska  serait  i  present  installee  a  noire  comptolr,  egale- 
ment  salisfaile  de  sa  position  el  de  la  noire.  Elle  aurail 
pour  nous  autant  de  tendresse  que  nous  lui  en  portons, 
el  nous  serions  a  peu  prfes  certains  de  lui  hiisser,  a 
noire  morl,  une  belle  fortune  et  des  affaires  florissanles. 
Au  lieu  de  cela,  voyez  ou  en  sont  les  chosesaujourdbui ! 
Noire  fi He  est  assise,  11  est  vrai,  dans  la  boutique;  mais 
evidemment  elle  ne  prend  nul  inler6t  ii  noire  rommerce. 
Elle  a  dcvant  elle  un  tablier  de  soie  qui  lui  tomboa  peine 
jusqu'aux  genoux;  quant  aux  bonnets,  elle  n'en  porle  ja- 
mais, et  persiste  a  se  coiffer  en  cbeveux  conime  si  elle 
ilevait  parattre  h  quelque  assemblee.  Toute  la  journee, 
•elle  ne  fait  que  rire  et  babiller  avec  un  tas  de  freluquets 
qui  n'ont  pas  un  sou  dans  leur  pocbe,  et  qui,  sous  pre- 
lexte  d'essayer  des  ngares,  envahissent  mon  magasin  et 
i"n  eloignent  les  lionnAtes  bourgeois.  J'ai  deja  perdu  la 
moilie  de  mes  pratiques...  Ami  Pelkmans,  quaod  je  ne 
^erai  plus  de  ce  monde,  cette  maison  que  je  liens  de  mon 
p^re,  et  que  je  comptais  transmeltre  a  ma  Hlle,  sera 
promptenient  ruinee ,  car  elle  ne  consenlira  pas  a 
epouser  un  homme  de  noire  classe  ;  et  a  quoi  sont  bons 
les  frivoles  jeunes  gens  dont  elle  recherche  la  .societe"? 
Ab!  vous  aviez  raison,  docleurl  Une  education  solide, 
mais  simple,  eut  fait  de  ma  Siska  une  bonne  meiia;;ere, 
une  femme  d'inl^rieur.  Elevee  dans  la  crainte  de  Dieti, 
elle  aurail  pris  le  gout  des  occupations  utiles  et  de  la  vie 
domestique.  Hclas!  c'est  ainsi  que  I'on  raisonne  toujours, 
docteur,  et  que  les  .sages  reflexions  n'arrivent  qii'apres 
Tinfortune  :  —  C'est  quand  leveau  estnoyc  qu'on  couvre 
le  puits. 


ESQUISSES  DE  LA  YIE  FLAMANDE. 


eS.APITnE  TV. 


MIEDX  VAUT  TARD  QUE  JAMAIS. 

Depuisle  premier  jour  de  sonrelour  sous  le  toil  pater- 

.  nel,  Siska  desapprouvait,  ou  pour  mieux  dire  critiquait 

lout  ce  qui  s'y  faisait.  Pas  une  seulo  habiluile  de  scs  pa- 

renls  ne  trouva  grioe  a  ses  yeux  ;  lout  lui  parajssait  vul-i 


gaire  ou  inconvenant.  D'abord  elle  s'etonna  qu'on  pfil  di- 
ner avant  trois  heures.  Quant  a  elle,  ce  lui  serait  lout  h 
fait  impossible.  Elle  n'avait  pas  un  appetil  de  paysaune. 
A  celle  declaralion,  le  pere  se  facha,  la  mi^re  se  desola. 
Alors  Siska  eut  des  violenles  attaques  de  nerfs ;  m^me  elle 
toniba  en  syncope.  Un  medecin  francais,  tres-expert  dans 
'"art  de  guerir  les  maladies  de  fanlaisie,  ayanl  etc  ap- 
pM  par  la  famille,  raconta  tant  d'elTets  etrane.es  et 
effrayants  produits  par  la  surexcilation  des  nerfs,  que  ces 
bons  parents  demeurerent  persuades  de  la  nocessite  de 
diner  seulement  k  trois  beures.  Leur  estomac  dut  pour- 
tant  soulTrir  de  ce  retard,  car  ils  se  levaient  re;;uliere- 
menltous  les  m-alins  a  qnalre  beures,  au  lieu  que  la  pa- 
resseuse  Sislm  ne  descendail  jamais  dans  la  boutique  et 
ne  sorlait  pas  souvent  de  son  lit  avanl  neuf. 

Api-es  la  critique  de  I'henre  des  repas  vint  celle  des 
mels  dont  ils  se  composaienl.  II  fallait  absolument  mellre 
exprespnur  elle  a  la  broche,  tantot  un  pigeon,  tanlot  nn 
poulet.  Ses  pocbes  Maient  toujours  pleines  de  pastilles  au 
rdron,  et  d'autres  bonbons  pecloratix.  Elle  ne  voulait  pas 
non  plus  cnnsenlir  a  aller  le  dimancho  avec  sa  mere  a  la 
messe  de  six  heures;  dansl'hiver,  ellese  seraitenrbum^e; 
dans  I'ele,  elle  ne  pouvait  resler  au  milieu  de  gens  du 
peuple  sans  en  etre  malade.  La  grand'messe  durail  Irop 
longlemps ;  on  gagnail  froid  aux  pieds  sur  les  dalles.  Mais 
la  messe  de  midi,  a  la  bonne  heure.  La,  on  voit  de  belles 
toilettes,  et,  apresleservicedivin,  on  pent  faireun  tour  de 
promenade  sur  le  gazoii  du  cimeliere  afin  de  nionlrerson 
manlelet  neuf. 

Voyezlellearlecidesa  mere  5  quitter  son  bonnet  garni  de 
denle!le  pour  mellre  un  cbapeau  d'etofTe,  et  ses  souliers 
hilniiblr  rniihire  pour  des  boUines  larees  ;  autremenl  la 
vanileuse  enfant  eftt  refuse  de  sortir  en  sa  conipagnie. 
Mais  comme  la  mere  Van  Roosemael  paratt  mal  ii  I'aise 


dans  son  nnuvel  accoutrement !  Son  cbapeau  lui  ecorclie 
les  oreilles,  et  de  plus  la  rend  h  moitie  sourde.  A  peine 
fail-.'lle  trois  pa.s  de  suite  sanssarreler  pour  serouer  son 
pied,  comme  s'ii  setrouvail  smbarrasse  dans  un  filet,  tant 
les  lacets  qui  serrent  sa  chaossure  a  la  mode  lui  engour- 
dis.sent  le  bas  de  la  jambe.  Pauvre  femme !  sa  conlrariele 
est  si  vi\'c  en  voyant  les  passant  se  moquer  d'elle,  que  des 
goutles  de  stieur  perlent  sur  son  front. 

Le  brave  epicier  n'elait  pas  moins  lourmente  qne  sa 
femme  par  la  fantasque  Siska.  Jusqu'alors,  ii  avail  ete  le 
maiire  dans  son  interieuT  et  avail  gouverne  ses  affaires 
avec  tant  de  prudence  que  son  commerce  prosperait  ad- 
mirablcment.  Maintenant  il  n'en  ttailplus  ainsi.  Le  dfe- 
.ordre  rggnait  dans  la  maison,  (out  ce  qu'il  considerait  et 


ESQUISSES  DE  LA 

proposait  conime  cnnvenable  et  utile,  etait  dedaigneuse- 
mentrcjele  parsa  lille;  souvent  mSine,  celle  dyrniere  lui 
donnait  a  cnlendre  qu'elle  Irouvait  ses  idees  etroiles  et 
stupides.  Si  alors  le  bonliomme  se  mettait  en  colere,  la 
discoide  eclalait  aussilot  dans  cetle  famille.  Siska  et  sa 
mere  se  tenaient  d'un  cote  ;  le  pei'e  restail  seul  de  I'autre. 
(Juant  ail  dciclciir  Pelknians  ,  il  se  vil  si  nial  ac- 
cueilli  par  les  deux  femmes,  qu'il  prlt  bienlot  en  degoiit 
ieur  mai^on  an  point  de  n'y  plus  vouloir  mettre  Ics 
pieds. 

Cepondant,  le  pere  Van  Roosemae!,  qui  n'avail  pas  6l6 
(5leve  au  milieu  des  dissensions  domestiquos,  et  qui,  par 
nature  non  muins  (|uc  par  habitude,  ainiait  h  voir  ru- 
gner  au'onr  de  lui  la  paix  et  le  contentement,  so  resigna 
,  h  lolerer  une  infinite  de  changenjenlsdont  la  plupart  lui 
etaient  fort  desagreabli's.  Mais  il  souffrait  beaucoup  de 
ce  boulever-ementsubit  dans  sa  maniere  de  vivre.  Aossi 
s'entendait-il  dire  plus  d'une  fois  par  ceax  de  ses  anciens 
amis  qui  le  rencontralent  dans  la  rue  : 

— Comme  vous  maigrissez,VanRoosemaelI  Seriez-vous 
malade"? 

Sur  un  seul  point,  le  bonhonime  n'avait  point  voiiUi 
I'eder,  ;i  sa', oir  :  les  attaques  dirigees  par  Siska  contre  la 
boutique  m^nie  de  son  pere.  Selon  elle,  cetle  tiouti.jue 
ne  devail,  ne  pouvait  pas  rester  comme  elle  etait.  Mais 
l)Ourenvenir  a  ses  tins,  la  jeunc  lille  rompril  qu'il  lui 
faulrait  beaucoup  de  perseverance  et  de  ruse.  En  effet, 
i-'etait  derriere  ce  coinptoir  que  Van  Roosemael  avait 
grnndi.  Au  fond  du  magasin,  on  voyait  le  vioux  fauleuil 
sur  lequel  s'asscyaitsa  grandmere.  En  un  mot,  celtc  bou- 
tiiiue.clait  son  pays  natal,  son  univers.et  a  la  conservation 
lie  toules  les  dioses  qui  s'y  trouvaient  semblait  6trp  at- 
tachre  une  parlie  de  son  existence.  Aussi,  pour  vaincre 
rohstiiiation  de  son  pere  a  ne  point  vouloir  decorer  sa 
biuitique  a  la  fran^aise,  Siska  eul  nen-seulement  recours 
au\  larmes,  aux  crises  de  nerts;  mais  encore  elle  feignit 
ira\oir  perdu  I'appetit  et  le  sommeil.  Tout  ce  manege 
dura  un  an,  oui,  m\  an,  an  bout  duquel  Van  Roosemael,  a 
la  fois  fatigue  et  afilige  de  cette  incessante  persecution, 
dit  enfin  d'une  voix  aussi  Irisle  que  .sa  pliysionomie : 

—  Ell  bien !  done,  failes  ce  que  vous  voulez. 

Helas!  ces  paroles,  que  d'iniportunes  instances  lui 
avaient  arrachecs,  rctenlirent  a  son  oreille  aussi  lugu- 
brement  que  si  on  TeQt  force  do  prononcer  lui-ui^uie  sa 
sentence  de  mort.  II  se  sentil  phjsiquemenl  et  morale- 
inent  brise.  Des  lors  il  commen^aadepi5rir  et  a  s'aclienii- 
ner  lenlement  vers  la  lombe. 

Plus  d'une  fois,  Siska,  en  rencontrant  son  regard, 
I'prouva  un  trouble  iudefinissable,  une  sorte  de  vague 
pressentiment  de  mallieur.  Mais  le  mouvcment  de  re- 
pentir  dont  elle  se  sentait  alors  comme  in\incit)lemcnt 
.saisie  travcrsait  son  esprit  comme  un  eclair.  Van  Roose- 
mael, morne  ct  abattu,  ne  lui  ailressait  nul  reprucbe ; 
silencieux  et  immobile,  il  suivait  des  yeux  les  ouvriirs 
ni-rupes  a  mettre  sens  dessus  deseous  sa  vieille  boutique, 
ct  a  ancantir  ses  plus  chers  souvenirs.  Les  etioits  car- 
naux  du  vitrage  cederent  la  place  i  des  glaces  magnifi- 
i|ucs,  el  les  lampes  furent  remplacees  par  de  brillanis 
bees  de  gaz.  Deux  garcons  de  boutique  .se  tenaient  les 
bras  croi.ses  derriere  le  comptoir,  tandis  que  Siska,  ou 
plutot  mademoiselle  Eudoxie  Van  Rooseniael,  dont  la 
chaise  el.iit  placee  sur  une  petite  estrade,  pres  de  la  fe- 
nelre,  lisait  des  remans  francais. 


VIE  FLAMANDE. 


219 


Le  nialheureux  vicillard  en  etait  venu  a  un  tel  degr^ 
d'accablemenl  que  toutes  choses,  sans  en  exceptor  la  so- 
ciete  et  la  conversation  de  Spinael,  semblaient  lui  *tre 
devenues  indilTerentes. 


L'honnete  cordonnier  avait  fait  (juelques  speculations 
sur  les  peaux,  qui  I'avaient  mis  en  position  de  pouvoir 
lui  rembour-ser  le  prMde  mille  florins. 

Ceppndant,  la  negligence  et  le  desordre  regnaiont  plus 
que  jamai.=  dans  la  boutique  de  Van  Roosemael,  qui,  de 
plus  en  plus  soufTrant,  sn  vit  enfin  force  de  garder  d'a- 
bord  sa  chanibre,  puis  son  lit.  Comme  il  ne  se  plaignait 
que  d'un  grand  atlaiblissement,  sa  famille,  persuadee 
qu'il  n'avail  besuin  pour  se  retablir  que  d'nn  profond 
repos,  se  borna  a  I'entourer  d'attentions  et  de  soins.  Un 
matin  pourtant  le  malade  manifesta  le  desir  de  voir  le 
docteur  Pelkmans  et  son  voisin  Spinael.  Madame  Van 
Roosemael  les  envoya  chercher  tous  les  deux. 

Le  medecin  arriva  le  premier.  II  demeura  longlemps 
seul  aupres  de  son  ancien  client.  Quand  il  redescendit,  il 
elait  pSIe  et  Iremblant.  Du  moment  ou  il  se  trouva  ea 
presence  des  deux  femmes,  il  lixa  ses  regards  courrou- 
ces  sur  Siska,  et  s'avanca  vers  elle  d'un  air  sombre. 

Torturec  paries  angois.ses  de  I'mquietude,  et  dominie 
par  un  indicible  sentiment  de  terreur,  la  jeune  lille  ^ten- 
dit  ses  mains  devant  elle,  comme  pour  repousser  cette 
sinistre  apparition.  Le  docteur  saisit  son  bras,  et,  le  pres- 
sant  fortement,  s'ecria  d'une  voix  sourde  : 

—  Voire  perese  meurt.  perverse  enfant!  etsans  les  cha- 
grins dnnt  vous  avez  abreuve  sa  vie,  il  aurait  peut-^tre 
encore  bien  des  jours  h  vivre!... 

En  achevant  cetle  intcrpellalion  foudroyante,  il  rejeta 
Siska  a  demi  evanouie  sur  son  siege  et  sortil  priTipilam- 
ment  pour  aller  chercher  un  prStre,  avec  lequel  il  ne 
tarda  pas  h  rcvenir. 

Apres  qne  le  monrant  eut  recu  les  consolations  de  I'fi- 
glisp,  il  murmura  d'une  voix  gemissante  : 

—  Oiisontma  femme  et  ma  fille?...  Je  voudrais les  voir 
Tunc  et  I'autre,  docteur. ..Mais,  je  vous  en  prie,  soyez  in- 
dulgent pour  la  pauvre  Siska...  Ne  I'accablez  pas  de  re- 
proches  trop  severes! 

—  ,le  vais  la  chorclier,  repondit  simplement  le  doc- 
teur. 

Assises  a  cole  I'une  do  Vaulre  dans  I'arriere-boutique, 
la  t^te  cachee  dans  leurs  mains,  les  deux  femmes  san- 


220  ESQUISSES  DE  LA  VIE   FLAMANDE 

glotaient  convulsivcmcnt.  Le  desespoir  auquel  Siska  etait 


cn  proie  aurait  attendi-i  un  cosur  de  pierre.  Les  paroles 
accusatrices  du  docleur  resonnaient  encore  a  son  oreille 
comme  une  malediction  divine,  elles  avaienl  dechire  le 
voile  qui  lui  couvrait  les  yeux...  Siska  se  reconnaissait 
coupable  -,  mais,  lieias!  il  etait  trop  tard,  le  mal  quelle 
avait  fait  ne  pouvait  plus  etre  repare. 

A  re  spectacle  deux  larmes  roulerent  sur  les  joues  de 
Pelkmans,  sa  physionomieperdit  un  peude  son  expression 
de  severite  pour  prendre  celle  d'unc  affliction  profonde, 
et  s'approcliant  de  la  repentante  jeune  fille  : 

—  Malheureuse  enfant!  vous  avez  pi'clie  contre  la  loi 
de  Dieu...  Au  lieu  de  suivre  ce  saint  comniandcment  : 

Tes  pere  et   mere  honoreras qu'avez-vous  fait?... 

Mais  je  ne  veux  pas  vous  jeter  dans  le  desespoir.  II  vous 
reste  encore  un  moyende  salul...  Repentez-vousetamen- 


dez-YOUs  !  Tachez  de  vous  r^eoncilier  avec  Dieu  et  avcc 
votre  peremourant  qui  vous  appelle.,.  Allez  vers  lui.... 
Mais  prenez  garde !  s'il  quitte  ce  monde  lerrestre  sans  etre 
convaincu  de  votre  repentir,  s'il  racurt  sans  cette  derniere 


consolation,  la  mal6diction  de  Dieu  vous  poursuivra  eler- 
nollenientdans  cetle  vie  et  dans  I'aulre. 

Siska  baisa  en  pleurant  les  mains  du  docteur,  ct  so 
rendil  en  tonte  hJte  dans  la  charabre  de  son  pere.  Main- 
tenant  assistons  aux  dernicrs  moments  du  malheureux 
Roosemael.  Au  chevet  deson  lit,  nous  voyons,  treniblants 
d'cmotion,  Spinael  et  le  docleur.  A  I'extremilfe  opposee, 
Siska,  agenouillee,  entoure  sa  mere  de  ses  deux  bras,  et 
supplie  le  vieillard  do  lui  accorder  son  pardon.  Le  mori- 
bond,  dont  la  figure  s'eclairesoudainemeni  d'une  expres- 
sion de  bt^atitude  celeste,  leve  sa  faible  main,  I'etend  sur 
la  t(He  de  son  enfant,  puis  il  murmure  d'une  voix  faible  : 
«  Je  te  bonis,  ma  fille.  •  Et  aussilot  son  4me,  deployant 
ses  ailes,  prend  son  ossor  vers  les  cieux... 

Aujourd'hui,  la  boutique  d'epicerie  que  les  Uoosemael 
avaient  tenue  de  pere  en  fils  depuis  pres  d'un  siecle,  est 
fermee.  En  se  retirant  du  commerce,  la  mere  et  la  fille 
ont  egalement  rcnonce  a  tout  plaisir,  a  tout  amusement. 
Leur  vie  solitaire  estentierementconsacreea  dese.\ercices 
de  piete  et  a  des  acles  de  charile.  —  Et  si  vous  visitez,  un 
vendredi  matin,  I'eglise  des  Dominicains,  ouvrez  la  porle 
k  droite  et  p6netrez  dans  le  vieux  cimetiere ,  jusqu'a 
la  muraillesur  laquelle  se  trouvent  representes  les  tour- 
ments  des  4mes  qui  sent  dans  le  purgatoire ,  \h  vous  ver- 
rez  une  jeune  fenime  prosternee,  enveloppee  dans  un 
nianteau  brun  et  le  visage  convert  d'un  voile.  Si  vous 
I'examinez  altentivement,  vous  remarquerez  les  grains 
d'un  rosaire  que  font  glisser  ses  doigts,  et  de  temps  en 
temps  vous  entendrez  un  soupir  de  contrition  sincere 
sorlir  de  sa  poitrine  oppressee.  Toutefois,  son  immo- 
bilite  est  telle  que,  dans  le  demi-jour  oil  elle  se  trouve, 
vous  la  prendriez  pour  une  statue.  Et  si  ensuite  vous  la 
voyez  se  lever,  s'incliner  respectueusement  devantun  torn- 
beau  place  en  ce  lieu,  et  s'eloignera  pas  lents  sans  vous 
avoir  seulement  apercu,  vous  pouvez  etre  sir  que  cetle 
jeune  femme  est  Siska  Van  Roosemael. 

Nous  n'osons  plus  vous  entrelenir.  des  enfants  de  Spi- 
nael, qui  continue  a  prior  Dieu  chaque  jour  de  les  retirer 
de  I'abime  du  vice  oil  ils  se  sent  volontairement  plonges. 
Esperons  toutefois  que  les  prieresdel'lionnfite  artisan  se- 
ront  enlin  exaucees. 


L'OURS. 


m 


niSTOIRE  NATURELLE. 


I.OURS. 


Ijiii  n'a  vu  dans  nos  villages,  surlout  a  I'approche  des 
foires,  un  animal  de  graiide  laiUe,  couvei't  d'une  epaisse 
fouriure  brune  ou  noire,  d'apparence  fort  lourde,  et 
dont  le  grognement  sourd  indique  assez  que  la  muse- 
liere  n'est  pas  une   garantie  inutile? 

Un  homme  cependant  guide,  ^  I'aide  d'une  chaine,  ce 
sauvage  compagnon,  qui  a  sa  voix  se  redresse  sur  ses 
patles  de  derriere,  etale  de  larges  griffes  et  s'appuie  d'une 
maniere  grotesque  sur  un  long  bJiton  qui  lui  sert  dans  ses 
exercices.  Le  son  d'un  tambourin  et  d'un  fifre  aigu  lui 
donne  une  cadence  douleuse;  il  saute  pourleroi,  il 
saute  pour  la  ligue,  absolument  conime  un  civilis6 ;  il 
tient  un  cliapeau  et  salue  la  compagnie  en  lui  montrant 
les  di'nis. 

Ce  danseur  recalcitrant  est  un  sauvage  habitant  des 
montagnes,  un  ours,  puisqu'il  faut  le  nommer  parson 
nom,  qui  deploie  sesgricesdouleuses  devantune  reunion 
ou  les  enfants  sont  toujours  en  niajorite. 

La  famille  des  ours  est  r^pandue  dans  toules  leshautes 
Diontagnes  de  I'Europe,  de  I'Asie  et  du  nord  de  TAnK^'- 
riquc;  on  en  trouve  aussi  dans  certains  pays  de  pliiine  oil 
il  y  a  de  grandes  for^ts  qui  lui  servent  de  relraite. 

On  connait  I'ours  gris,  le  brun,  le  noir  ,  et  le  blanc, 
qui  ne  se  trouve  que  dans  les  regions  polaires  et  liabite 
surle  rivage  de  Id  mer. 

L'ours  gris  est  le  geant  de  I'espece ;  on  le  rencontre 
dans  les  for^ts  les  plus  pri:fondes  de  rAm(5rique  du  Nord, 
pres  des  lacs ;  aussi  feroce  que  fort,  il  attaque  intr^pide- 
ment  les  plus  grands  animaux,  le  bison  m6me,  qui  sou- 
vent  succombe  apres  une  vigoureuse  defense.  Aucun 
ours  n'est  d'une  humeur  plus  insociable  que  l'ours  gris  ; 
il  aime  la  solitude,  et  malheur  a  qui  passe  h  la  portee  de 
sa  griffe  !  11  faut  une  grande  resolution  aux  chasseurs 
pour  I'attaquer, car  les  blessures  I'irritent  et,  quel  que  soit 
le  nombre  de  ses  agresseurs,  loin  de  fuir,  il  s'avance 
bravcment  contrc  cux. 


L'ours  brun  est  le  plus  commun  dans  les  montagnes 
de  I'Europe;  sansetre  aussi  redoulable  que  l'ours  gris,  il 
faut  prendre  de  grandes  precautions  pour  le  chasser,  car 
c'est  un  animal  adroit,  qui  ne  manque  pas  d'agilile  et 
qui  est  doue  d'une  grande  finesse ;  c'est  uri  rus6  mon- 
tagnard  qui  a  plus  d'un  tour  dans  son  sac  et  qui  est  dau- 
lant  plus  dangereux  qu'il  cache  sa  ruse  sous  une  appa- 
rence  de  lourde  bonhomie.  Comnie  ces  animaux  habilent 
les  sommets  les  plus  inaccessibles,  ils  ne  desccndentdans 
les  valines  que  lorsqu'ils  sont  presses  par  la  faim  ;  et 
ils  regagnent  promptement  leurs  tanieres  apres  avoir 
ravage  les  pares  de  moutons  ou  enleve  quelque  jeune 
veau.  Les  montagnes  oil  ils  se  retirentdans  des  cavernes 
sont  ensevelies  sous  la  neige  pendant  les  trois  quarts  de 
I'annfe ;  les  sentiers,  a  peine  traces,  y  sont  peu  surs,  mcme 
pour  les  chamois,  et  longent  des  precipices  sans  fond  ;  il 
faut  done  prendre  des  guides  et  s'aventurer  au  risque 
de  s'egarer ,  de  p^rir  sous  des  avalanches  ,  de  rouler 
dans  un  gouffre ;  et  lorsqu'ii  la  suite  de  ces  dangers,  qui 
naissentdela  nature  des  lieux,  on  se  trouve  en  face  d'un 
ou  de  deux  ours  alTamcs,  il  faut  encore  un  admirable 
sang-froid  pour  ne  pas  les  manquer,  car  ils  marchent 
volontiers  sur  le  feu. 

On  pretend  que  dans  le  Nord,  en  Lithuanie  et  en  Sa- 
mogitie,  quelques  paysans  les  chassent  d'une  maniijre 
qui  exige  une  grande  resolution  ,  mais  ^  laquelle  ils 
sont  portes  par  le  desir  de  soustraire  leurs  troupeaux  et 
leurs  ruches  Ji  ces  redoutables  depredateurs.  L'un  d'eux 
armi  d'une  hache  tranchante  se  hasarde  en  avant  des 
autres  chasseurs  vers  les  lieux  ou  l'ours  doit  setrouver; 
il  s'avance  avec  precaution,  retient  m^me  son  haleineet 
marche  comme  un  ^claireur  en  pays  ennemi  ,  de  crainte 
d'une  surprise  qui  lui  scrait  falale.  Lorsqu'il  apercoit 
I'animal,  qui  I'a  senti  de  loin,  surtout  s'il  est  an  vent, 
il  grimpe  avec  agilite  dans  un  pin  ou  lout  autre  arhre. 
L'ours  arrive  a  son  tour,  alleche  par  la  proie  qu'il  con- 


222 


LOURS. 


voile,  il  lourne  aulour  do  I'arbre,  se  dresse  sur  ses  pat- 
tes  de  derriere,  leve  Ic  museau  et  examine  le  terrain  de 
tous  les  cotes  ;  car  sa  mefiance  habiluelle  est  eveillee  et 
combat  son  natuiel  carnassier ;  enTin  il  se  decide  et 
monte  h  I'arbre  assez  peiubk>ment  jusqu'au  moment  ou 
il  atteint  les  premieres  branches.  C'esl  alors  que  I'liomme 
assene  vigoureusement  des  coups  de  bache  sur  ses  pattes, 
coups  qui  le  font  rouler  a  lerre;  puis,  au  signal  conveiiu, 
les  chasseurs  accourent  et  achevenl  leor  eoQemi  desor- 
niais  sans  defense. 

Les  pieds  de  I'ours  sont  an  mets  assez  estime  par  quel- 
ques  habitants  du  Nord;  mais  la  chair  en  est  niauvuise; 
ce  que  Ion  recherche  le  plus,  c'est  sa  fourrure,  qui  se 
place  tres-facilement  dans  le  commerce  et  sert  parlicu- 
liereinent  h  confectionner  des  coiffures  mililaires,  kol- 
backs  et  bonnets  d'oursun. 

Les  ours  ne  mangent  pas  spulement  de  la  chair,  ils 
sont  aussi  tres-friands  de  fruits,  de  chiilaignes  et  surtout 
de  niiel ;  lorsqu'ils  trouvenl  une  ruche,  ils  la  devorent 
avec  tant  d'avidile  que  tout  y  passe,  miel,  cire  et  meme 
les  abeilles,  qui  ne  sont  pas  toujours  assez  aleites  k 
prendre  leur  vol.  Que  pourrait  I'aiguillon  de  ces  insectes 
contre  leur  impenetrable  toison'.'  Les  yeux  et  le  nez 
peuvent  seuls  en  elre  atleinls. 

Pendant  une  grande  parlie  de  I'hiver,  Tours,  refugie 
dans  sa  caverne,  apres  s'itre  bien  engraisse,  y  passe  le 
temps  a  dnrmir  ou  a  se  lecher  laplante  des  pieds,  ce  qui 
i'aide.a  ce  qu'ilparait,  k  supporter  ces  mois  d'abstinence. 

Dans  quelques  coutrees  des  Iiides  orienlales  il  exisle 
de  pelils  ours noirs,  qui  nesont  pas  plusgrosqu'unboule- 
dogue  et  qui  ne  manquent  pas  de  vivacite. 

L'ours  blanC,  qui,  conime  bolis  I'avons  dit,  babite  les 
regions  polaires,  est  ineonlestablement  le  plus  grand  du 
genre.  En  lo96,  le  voyageur  Baremls,  qui,  le  premier,  a 
frequenteles  regions  rapptocheesdu  pole,  emporla  commo 
tropUee  de  son  voyage  les  peaux  de  deux  de  cesaniniaux 
qu'il  avail  lues  :  I'une  avail  douze  pieds  de  long,  Tautre 
plus  de  ooze.  Quoique  lours  blano  se  nourrisse  particu- 
lierementdephoques  et  de  poissonsi|u'il  parvient  hsaisir, 
il  n'en  est  pas  moins  un  objet  de  terreur  pour  les  insu- 
laires  et  les  habitants  du  littoral,  dont  il  decime  les  Iroii- 
poaux  lorsqu'il  peul  arriver  parmi  eux  sans  fetre  apercu. 

Sa  subsistance  est  encore  plus  precaire  etsujelle  a  plus 
d'mcerlitudesquecelle  de  lours  des  niontagi»es.  Les  pho- 
qiics,  toujours  suit  la  defensive,  se  precipilenta  I'eau  du 


plus  loin  qu'ils  I'aper^oivenf;  les  poissons  lui  sont  encore 
plus  difliciles  a  saisir ;  et  raiemenl  il  se  risque  il  altaquer 
les  habitations  des  liommes.  Cependanl  il  est  arrive  que 
des  naviros  detenus  par  les  glaces  se  sunt  vus  lilleralp- 
meiit  assieges  par  des  ours  blancs  affanus  dont  la  faim 
duublait  I'intrepidite.  Les  coups  de  feu  ne  les  iirriitaient 
pas,  ol  les  matelols  etaieiit  reduits  a  les  combatlre  de  la 
hache  et  de  la  pique.  Dans  un  des  deriiiers  salons,  le 
peintre  Biard  a  expose  un  tableau  saisissant  de  verite, 
representant  une  barque  altaijuee  par  une  troupe  d'ours 
blancs. 

Les  matelols  des  equipages  baleiniers,  lorsqu'ils  se  ha- 
sardentsur  les  glaces,  ont  quelquefoisiise  defendredeces 
rudes  assaillanls;  on  en  cite  un  qui,  si'  trouvant  face  k 
face  avec  un  ours  blano  dontl'aspect  elail  terrible,  pensa 
que  la  relraite  etait  chose  des  plus  prudenles  ;  mais  il 
n'osa  pas  engager  une  fuite  precipitee  sur  un  tenain  oil 
le  moindre  faux  pas  pouvail  lui  devenir  fatal  en  deter- 
minant une  chute.  I!  se  retira  dune  pas  ii  pas,  mais  suivi 
de  pros  par  lours;  alors  it  eut  la  pensee  de  jeler  la  gafe 
qu'il  portait  :  I'aninial  s'en  empara,  la  tourna  et  la  re- 
lourna  enlre  ses  pattes  avec  curiosite,puis,  la  laissant  k 
lerre,  conlinuasapoursuile  plusrapidemeiit,  car  le  malelot 
avail  gagne  pied.  Celui-ci  sacrifia  successivemenl  ses  gros 
gants  de  laineel  son  chapeau,  chaque  fois  avec  le  tnfeme 
succes,  carl'ourss'arrilait  pour  les  examiner  en  lout  .sens 
et  les  llairer.  Ce  manege  donna  le  temps  auxhommesdo 
I'equipage  de  venir  k  son  sacours  et  de  le  debarrasser  de 
son  importun  conipagnon. 

On  cite  plusieurs  traits  de  la  sagacile  des  ours  blancs; 
en  voici  un  enlre  aulres  :  un  phoqno  se  reposait  sur  la 
glace  pres  d'un  trou  destine  a  assurer  sa  fuite  s'il  aper- 
cevait  quelqne  dangereux  ennenii.  ITn  ours,  qui  I'avarl 
vu,  s'enapprocha  le  plusdoucement  possible,  puis,  a  une 
certiune  distance,  plongea  dans  la  mer,  gagna  la  reliaite 
sur  la(|uelle  il  se  fiait  et  s'empara  de  lui. 

il  arrive  quelquefois  qu'un  ours  imprudent,  allant  d'llol 
en  ilot  (t  do  glacun  en  glacon,  se  Irouve  conipromis  lors- 
qu'une  debacle  arrive;  emporle  lout  ii  cou|),  il  voit  fuir 
au  loin  le  linage  d'oii  il  elail  parti,  et  s'd  ne  succombe 
pas  k  la  faim,  plus  il  s'avance  vers  le  siid,  plus  il  voit  !e 
glacon  qui  te  porte  se  fondre  et  dispar'aitre,  jusqn'a  cc 
qu'eulin,  entraine  par  une  vague,  il  aille  tiiiir  au  fond  Je 
la  mer  son  aventureuseodyssee.  • 

Olivikii  Lf.  G.1LI.. 


LA  MORT  DUN  ANGE. 


223 


LA  HORT  D'ra  mi^ 


Y^fW-Jr- 


Le  plus  (entire,  le  meifleur 
de  lous  les  anges,  auc|uul  nous 
avonsdonne  ITiorrible  nom  de 
L  V  MOKT,  a  pour  mission  d'en- 
lever  doucemenl  noire  ta'ur 
au  moment  ou  it  se  brise  dans 
noire  poitrine  et  de  le  porler 
d'une  mam  leg^re  dans  ce 
chauJ  et  delicicux  Eden  qui 
flcurit  par-dela  les  nues  :  c'est 
I'aii^e  de  la  derniere  heurc.  II 
a  pour  frere  I'ange  de  la  pre- 
miere heure,  qui  donne  a 
riionime  deux  baisers  :  le  pre- 
mier, pour  qu'd  commence  ia 
vie;  ie  second,  pour  qu'il  se 
reveille  la-haut  sans  blessure, 
et  qu'il  enfre  en  souriant  dans 
la  vie  nouvelle,  comme  il  est 
entre  en  picurant  dans  I'autre. 
Ators  que  les  champs  debataille  se  trempaient  de  sang 
et  de  larincs,  et  que  I'ange  de  la  derniere  heure  y  faisail 
une  riche  moisson  d'Smes,  son  oeil  se  mouilla,  et  il  dit  : 
•  Ah!  je  veux  aussi  mounr  une  fois  comme  meurent  les 
«  hommes,  afia  de  connaitre  leur  derniere  douleur,  etde 
«  pouToirl'adoucirqiiandje  tranchcrai  lefil  de  leurvie.  ■ 
L'iiicommensurable  cercte  dcs  anges  qui  s'entr'aimenl 
l^-liaul  se  resserra  autour  de  I'ange  compatissanl,  el  its 
promirenl  a  leur  ami  de  I'entourer  de  leurs  rayons  de 
feu  a  son  dernier  moment,  afin  qu'il  Tiit  bien  sdr  que  ce 
serait  la  morl.  —  Et  son  freie,  dont  !e  baiser  entr'ouvre 
nos  l&vres  glacees,  comrae  Taurore  entr'ouvre  le  calico 
glace  des  tleurs,  appuya  tendreme lit  son  visage  centre  le 
sien,  et  s'ecria  :  «  Qu-jud  jc  t'embrasserai  de  nouveau, 
«  6  mon  frere,  ,tu  seras  deja  morl  la-bas,  et  tu  habi- 
ler.is  de  nouveau  parmi  nous,  o 

Tout  palpitant  d'eniolion  etd'amour.  I'ange  de  la  der- 
niere heure  descendilsur  un  champ  de  balaille  ou,  seul, 
reipirait  encore  un  jeune  et  beau  soldat  dont  la  poitrine 
mulilee  ne  se  suule\ait  plus  que  faiblement.  Le  heros 
n'avait  aupresdelui  que  sa  fiancee  qui  pleurait;  mais  ses 
larmes  briilantes  qui  lombareBl  sur  son  visage,  il  ne  les 
sentail  plus;  et  ses  gemissomenls  n'arrivaient  a  son 
Oreille  que  comme  un  bruit  lointain  du  combat.  L'ange 
se  penclia  surlui,  et  aspira  dans  un  loug  baiser  son  ^me, 
qui  s'echappait  de  sa  poitrine  brisec*;  il  conGa  cetle 
4me  a  son  frere,  qui  la  bniia  une  secouiJe  fois, —  et  elle 
sourit. 

L'ange  de  la  derniere  heure,  [lenetrant  conime  un 
rapide  eclair  dans  cette  demeure  inhabilee,  rechauffa  le 
cadavre,  rendil  le  mauvemenl  au  cffiur  el  lui  insullla  une 
nouvelle  vie.  Maiscombieu  il  eula  soulfrir  do  cettefatale 
inrarnalion!  Le  lourbillon  du  nouveau  fluide  nerveux 
submergeait  la  lumiere  si  vive  et  si  puissante  qui  bril- 
lait  na^uere  dans  ses  yuux,;  —  ses  idees,  si  vastes,  si 
libres  tout  a  I'heure,  se  Irainaient,  lourdes  et  lentes,  dans 


I'etroite  et  brumeuse  enceinte  du  cervcau;  —  tous  les 
objets  exterieurs  avaient  perdu  leurs  formes  vaporeuses, 
leors  couleurs  suaves  ut  veloutees ;  ils  arrivaieiit  a  lui, 
sees,  an;;uleux,  diiTormes,  lacbeles  de  couleurs  sales  et 
ternes,  penibles  a  voir,  plus  peinbles  a  toucher;  les  sen- 
sations s'aheurlaient  a  son  moi",  plus  obscures,  plus  in- 
times,  plus  bruyaiiles ;  —  la  faim  commencait  a  le  ron- 
ger,  la  soil  a  le  briller;  — la  douleur  mordait  ses  nerfs. 
—  Alors,  sa  poitrine  sanglante  et  brisej  se  souleva  p?- 
niblement ;  il  rcspira,  et  sa  premiere  aspiration  fut  un 
premier  soupir  d'angoisse  vers  le  ciel  qu'il  avait  quitle. 
«  Ne  serait-ce  pas  ce  que  Thomme  appelle  la  mort?  ■ 
pensa-t-il.  Mais  comme  il  n'apercutpoint  de  rajon  de  feu, 
comme  il  nesentitpointle  baiser  de  son  frere,  il  vit  qu'il 
se  trompait,  etque  c'elait  ce  que  Ihomme  appelle  la  vie. 
Le  soir  vint.  L'ange  perdil  ses  forces  et  sentit  comme 
un  voile  de  plonib  descendre  et  peser  sur  sa  lete  ;  —  c'e- 
taient  Ics  avanl-coureurs  du  sommeil.  De  leur  clarte  so- 
laiie,  les  ima:.;es  exterieures  passerenl  dans  une  eloutTante 
atmosphere  de  feu,  —  les  ombres  projelees  dans  le  ccr- 
veau  par  le  jour  se  diviserent  et  revetirent  des  formes 
colossales;  un  nouveau  monde  sensuel  s'ouvrit  devant 
lui,  bizarreetfantaslique  : — c'ctaient  les  avant-coureuis 
des  songcs.  Enlin,  le  froid  linceul  du  sommeil  I'envclop- 
pa  dans  ses  plis;  et,  plonge  dans  une  epaisse  nurt,  il  dc- 
meura  engoutdi  et  seul  comme  nous  aulres  hommes. 
Mais,  alors  aussi,  vous  voltigeSles  devant  son  cime.songes, 
enfanls  du  ciel,  avec  vos  mille  prismes  capricieux,  cl 
dans  I'un  de  ces  prismt's  vous  lui  raontiates  un  cercle 
d'anges  etdescieux  rayonnants.  II  lui  sembia  que  de  son 
corps  se  delachaient,  I'une  apres  I'aulre,  les  epines  de  la 
douleur.  —  •  Ah  !  s'eiria-t-il  dans  I'elan d'une  trompeuso 
«  joie,  mon  sommeil  etait  done  la  mort  I  »  —  Mais,  lors- 
qiie,  lecoeuroppresse,  les  veinescharg'es  dun  sang  epais 
et  lourd,  il  se  revedla;  lorsqu'il  apercut  la  lerre  et  la 
null:  —  ■  HolasI  ditil,  ce  n'etait  pas  encore  la  mort,  ce 
«  n'en  elait  que  I'image,  quoique  j'aie  entrevu  les  anges 
"  cl  li'S  rayons  de  feu  I  • 

La  fian  ee  du  soldat  ne  s'elait  point  apercue  qu'un 
ange  avait  pris  les  traits  de  son  amant.  Elle  continua 
d'aimer  cetle  statue  vivanle  dont  I'Smes'elait  envolee;  et, 
joyeuse,  elle  serrait  dans  sa  main  la  main  de  celui  qui 
elait  deja  si  loin  d'elle.  Mais  l'ange,  a  son  tour,  aima,  de 
toule  I'energie  d'un  coeurd'homme,  ce  coeur  abuse  ;  puis, 
devenu  jaloux  du  corps  qu'il  animait,  ilse  prit  h  souhai- 
ler  de  ne  point  mourir  avant  elle,  afin  de  pouvoir  I'aimer 
assez  longtemps  pour  qu'elle  lui  pardonnSt  plus  lard, 
dans  le  ciel,  de  lui  avoir  fait  presser  dans  ses  bras  un 
ange  et  un  amant  tout  ensemble.  Helas!  elle  mourut  la 
premiere!  Sa  derniere  douleur  avait  courbe  trop  has  le 
calice  de  cette  fleur;  la  lige  s'elait  brisee,  etelle  ne  pon- 
vait  plusse  nlover,  Elle  se  coucha,  la  tendro  fleur,  noii 
comme  le  soleil ,  qui  se  plonge  dans  la  mer  en  semant 
pour  adieux  des  (locons  de  pourpre  dans  les  nuees  ;  mai> 
comme  la  chaste  lune,  qui ,  k  minuit,  argente  le  firma- 
ment, et  se  couche  en  se  derobant  modestement  a   nos 


2-24 


LA  MORT  DTIN  ANGE. 


yeux  dans  les  longs  plis  de  son  voile  blanc.  La  Mort  se  fit 
pr(5ceder  desa  soDur,  plus  tendre  qu'elle,  —  la  Defaillance. 

—  Celle-ci  touclia  le  coeur  de  la  fiancee,  ct  son  visage 
brilant  se  glaca,  —  les  roses  de  ses  joues  se  fanferent,  — 
la  p^le  neige  de  I'liiver,  sous  laquelle  verdit  le  prinlemps 

de  I'eternile,  couvrit  son  fronlet  ses  mains Unelarme 

d'amour  s'cchappa  alors  de  I'ccil  altendri  de  I'ange,  et  il 
lui  sembla  que  son  coeur  ilail  pass6  dans  cette  larme, 
comme  la  perle  qui  se  detache  du  coquillage  Irop  miir. 

—  Puis,  la  bien-aimee,  se  reveiUant  encore  une  fois  avant 
de  se  rendormir  pour  toujours,  ouvrit  les  yeux,  altira 
I'ange  vers  elle,  I'embrassa....  el  mourut  en  disant  : 
u  Maintenant.  je  suis  avec  toi,  frere!  »  — Lui,  alors, 
s'imagina  quec'etait  son  Wre  celeste  qui  lui  avail  donnd 
dans  ce  baiser  le  signal  de  la  mort;  —  mais  il  ne  vil 
point  de  rayons  de  feu,  et  il  soupira  en  pensant  que  ce 
n'etait  pas  encore  la  mort,  mais  bien  I'ineffable  douleur 
que  cause  a  I'bomme  la  peile  d'un  etre  aim(5. 

«  Pauvres  bumains  que  la  souffrance  accable,  s't5cria- 
«  t-il,  comment,  fatigues  que  vous  6les,  pouvez-vous  at- 
«  teindre  la  vieillesse,  apres  avoir  vu  disparailre,  I'un 
«  apres  I'autre,  tons  ces  jeunes  et  frais  visages  qui  vous 
«  entouraient  au  printemps  de  votre  vie;  apres  avoir  vu 
"  les  tombeaux  de  vos  amis  se  poser  devant  vous  comme 
«  autant  de  marches  de  I'escalier  funebre  que  vous  au- 
«  rez  un  jour  a  descendre  ?  Et,  aprfes  tout,  cette  vieillesse, 
«  qu"est-elle  autre  chose  que  la  muette  et  morne  soiree 
«  qui  eclaire  un  champ  de  bataillejonche  de  cadavres 
.  glacfe?  Pauvres  humains,  comment  voire  coeur  pcut-il 
•  porter  ce  fardcau  sans  se  briser?  » 

Le  corps  auquel  avait  appartenu  I'ilme  du  soldat  qui 
babitait  les  nuages,  conduisit  I'ange  parmi  les  hommes, 
si  froids,  si  durs,  et  le  mit  en  contact  avcc  leurs  injus- 
tices, avec  leurs  vices,  avec  leurs  querelles,  avec  leurs 
passions.  Autour  de  ce  corps  se  serra  la  ceinture  d'6- 
pines  que  tressent  les  rois,  et  dont  ils  etreignent  les 
[leuples  pour  que  les  grands  en  enfoncent  chaque  jour 
les  pointes  plus  avant.  — II  vit  les  talons  aigus  des  aigles 
armoriales  dechirer  le  fianc  deplumd  de  leur  proie;  el  il 
entendit  celle-ci  gemir  en  battant  faiblement  de  I'aile.  — 
II  vit  le  vice,  tel  qu'un  gigantesque  serpent,  envelopper 
le  monde  de  sessouplos  et  noirsanneaux;  il  vitsa  langue 
empoisonn^e  s'insinuer  dans  le  sein  de  I'homme  et  y  de- 
poserson  venin. —  Le  tendre  coeur  de  I'ange,  qui,  pen- 
dant toute  une  eternity,  avait  baltu  centre  les  cosurs  ai- 
mantsdes  autres  anges,  sentit  alors  pour  la  premiere  fois 
I'aiguillon  de  la  haine  ;  et  cette  blessure  fut  si  douloureuse 
pour  cette  i\me  toule  remplie  d'amour,  qu'il  en  eut  peur, 
et  qu'il  dit  :  «  Comme  Thomme  souffre  a  mourir!  »  — 
Mais  ce  n'elait  point  la  mort,  car  il  ne  parut  pas  d'ange 
ni  de  rayons  de  feu. 

Au  bout  de  pen  do  jours,  il  fut  demesurenient  las  d'une 
vie  que  tant  d'hommes  supporlent  pendant  plus  d'un 
demi  -siecle,  et  il  soupira  ardemment  apres  sa  celeste  pa- 
trie.  —  C'elaitle  soir.etson  5me  se  senlait  sympalhique- 
ment  altiree  vers  le  soleil  couchant.  Les  poignanles  dou- 
leurs  qui  dechiraient  sa  poitrine  blessee  pesaient  sur  son 
coeur  et  I'oppressaient.  Les  joues  colorecs  d'une  rougeur 
febrile,  il  gravit  lenlement  la  coUine  qu'occupait  lecime- 


tiere,  ce  vertarriere-plan  de  la  vie,  — asileoii  dormaient 
tant  de  corps  dont  il  avait  libere  les  ames.  II  s'assitsur  la 
torabe  froide  et  nue  de  la  fiancee  qu'il  avait  si  tendre- 
ment  cherie,  et,  de  celte  tombe,  ses  yeux  se  reporterent 
sur  I'astre  du  jour  qui  s'eleignait.  Puis,  ramenant  son  re- 
gard sur  son  corps  amaigri  :  .  Poitrine  mutilee!  s'ecria- 
«  t-il,  tu  nesouffrirais  plus  mamlenant,  tu  dormirais 
«  aussi  la,  pres  d'ELLE,  si  je  ne  t'avuis  pas  forcee  de  con- 
«  tinuera  vivrel»  — Sespenstes  se  reporlerent  alors  sur 
I'existencesi  tourmentee  de  I'homme;  et  les  angoisses  de 
sa  blessure  lui  rappelerent  celles  au  prix  desquelles 
I'homme  achete  la  verlu  et  la  vie,  et  qu'il  avait  ep:)rgntes 
a  Time  qui  naguere  babitait  son  corps.  La  vertu  lui  sem- 
bla un  effort  tellement  sublime,  qu'il  ne  put  se  defendre 
de  verser  des  larmes  de  compassion  sur  ces  hommes  d'e- 
lile  qui,  nonobstant  les  exigences  de  leurs  besoins,  non- 
obstantles  tentalionssemees  k  plaisir  devant  eux,  non- 
obstant I'epais  brouillard  qui  couvre  la  route  de  la  vie, 
niarchent  d'un  pas  ferme,  les  yeux  sans  cesse  fixes  sur 
I'etoile  polaire  du  devoir,  6lendant  leurs  bras  au  milieu 
des  tenebres  pour  attirer  sur  leurs  coeurs  les  coeurs  qui 
soulTrent,  et  n'ayant  pour  eclairer  leurs  pas  que  la  pale 
et  vacillante  damme  de  I'esperance,  semblable  au  soleil 
qui  se  couche  dans  une  partie  du  monde  pour  se  lever  dans 

I'autre La  force  de  I'eniotion  rouvrit  sa   blessure;  et 

son  sang, —  ces  larmes  de  Time,' —  arrosa  I'herbe  de  la 
colline ;  —  son  corps  defaillant  chancela,  puis  tomba, 
toujours  saignant,  sur  la  tombe  dc  la  fiancee.  —  A  tra- 
vers  les  pleurs  qui  voilaient  ses  yeux,  le  soleil  couchant 
lui  apparaissait  comme  une  flottante  mer  toule  rose  ;  — 
de  luintains  echos  bourdonnaienl  Ji  son  Oreille  comme  le 
murmure  de  voix  aimees; — puis.un  sombre  nuagepassa 
devant  ses  yeux, —  il  lui  sembla  que  la  nuit  venait,  et 
avec  elle  le  sommeil...  Soudain,  un  ciel  resplendissant 
s'ouvrit  devant  lui,  et  il  apercut  des  milliers  d'angesaux 
ailes  etincelantes  :  —  •  Ah  I  s'ecria-t-il  faiblement,  c'est 
i<  encore  loi,  songe  Irompeur!...  »  Mais  I'ange  de  la  pre- 
miere heure  parut  entoure  de  rayons  de  feu,  et,  lui  don- 
nant  le  baiser  liberateur,  lui  dil  :  €  Non  ,  c'est  bien  la 
(I  Mort,  cette  fois,  6  mon  frfere  I  »  ^-  Et  le  jeune  soldat 
et  sa  fiancee  sourirent  en  r^p^tant  :  «  Oh!  oui,  cette  fois 
«  c'est  bien  la  morl !  » 

Joseph  Bernier. 


Tyji.  L-champb  111,  cl  Comp.,  ric  Daiui.lle,  2. 


CIIROMOUE  DES  liOiS. 


AGUT. 


L/a  toiTp  voit  jaunir  sa  robe 
de  verdure.  Le  soleil  sem- 
blo  epuiscr  louto  la  force  de 
ses  layons  pour  accomplir 
rocuvie  de  la  malurile.  A  la 
place  des  epis  qui  forn;aienl 
sur  les  champs  iiu  ocean  do- 
re,  on  ne  voit  plus  que  quel- 
ques  ronccs  se  Irainant  epui- 
sees  et  privecs  de  I'onibre  qui 
protegeait  leur  existence.  Lcs 
Wucls  sunt  louibOs,  I'ardent 
coquclicot  a  laisse  fjner  ses 
quaire  feuilles!  — La  pelile 
glaneuse  parcourt  seulo  I'a- 
rene  isolee,  sa  main  forme  un 
anneau  aux  maii^res  epis  qu'elle  peul  recucillir;  Irisle, 
elle  reviendra  vers  sa  cliaumiere,  car  les  moissonneurs 
I'ont  oubliee  et  les  oiseaux  du  ciel  ont  derobe  la  moitie 
du  pen  qu'elle  puuvait  amasser.  «01i!  pense-t-olle,  les 
homnies  ne  ni'ont  rien  laisse,  ils  n'ont  pas  eu  pitie  de 
moi  dans  leur  abondante  moisson.  Cumbien  il  y  a  plus 
de  bonle  dans  le  ccEur  de  ces  petites  fourmis  que  jc  vois 
sur  ce  sillon  !  I'une  d'elles  traine  une  enorme  provision 
vers  son  asile  souterrain,  niais  lout  ii  coup  elle  s'arr^le 
haletante,  les  forces  manquent  a  son  courage  ;  alors  une 
de  ses  compagnes  accourt  vers  elles,  el,  prenant  la  moitie 
du  pesant  fardeau,  elles  le  transportent  ensemble  vers  le 
logis  conimun.  • 
T.  II. 


Les  arliresconimencent  a  laisser  voir  lears  fruils  ver- 
millonnes ;  la  p6che  veloulee  cchange  sa  couleur  vert  pale 
conlre  une  nuance  janne  et  pourpree.  II  semble  que,  faite 
pour  I'liomme,  elle  veuille  allirer  ses  regards  par  une  belle 
apparence.  La  poire  jaunil  aussi  son  satin,  et  la  pomme 
cboisit  une  des  trois  couleurs,  rouge,  blanclie  ou  verle, 
pour  s'en  parer. 

Pendant  ce  niois,  les  villes  perdent  tout  ce  que  la 
bonne  socicte  conipte  d'liabilants.  II  est  de  mode,  lors 
memo  que  ce  ne  scrait  pas  par  sante,  d'aller  chercher  au 
join  les  bains  de  mcr.  On  va  a  Dieppe  ou  a  Boulogne, 
d'aulies  se  liatent  de  gagnei'  la  Suisse  ou  rAllemagne. 
Los  routes  du  nord  comme  celles  du  midi  sont  sillonnees 
par  de  brillantcs  chaises  de  posle. 

Ce  qu'on  nppelle  simplcment  le  bourgeois  de  Paris 
ne  fait  pas  d'aussi  loinlaines  excursions.  II  se  conlente 
d'aller  le  di.nandie  ouvrir  les  volets  verls  de  sa  blanche 
maison  d'Auteuil  oudcRoinaiiiville,  et  munid'uncljapeati 
de  paille  ainsi  que  de  I'in-eparable  gilet  rond  de  toile 
grise,  il  fait  mille  fois  le  lour  de  son  petit  jardin,  qu'il 
prci:d  pnur  un  nianoir  seigncuiial.  II  est  alors  fort  rare 
que  sur  les  piliers  qui  forment  sa  porte  d'entiee  on  ne 
vole  pas  deux  lions  ou  deux  cliiens  en  faience. 

Apres  le  bourgeois,  le  prolclaire  prend  sesplaisirsd'ele 
d'unc  autre  facon.  11  ainie  les  promenades  aux  bois  de 
Boulogne  el  de  Vincennes,  les  voyages  a  Saint-Cloud  et  a 
Meudon.  Ne  parlons  pas  ici  de  ceux  qui  s'arr^tent  k  la 
verdure  poussiereuse  des  boulevards  exterieurs,  ni  de 
ceux  qui  chercbent  un  adoucissement  a  la  brulante  tem- 

15 


•l-ll) 


SAINT  BE 

est   convenu  de 


pcrature   dans  le  rloaque    boisc  qu'on 
nommor  los  bains  h  qiiade  sous  ! 

Le  quinzieme  jour  du  niois  d'aoOt  est  line  des  plus 
grandes  files  chritionnes,  c'cst  I'Assomption  dc  la  bicn- 
lieureuse  vierge  Marie.  L'Eglise  cclebre  alors  la  inort  de 
la  mfere  de  Jesus-Christ  ct  son  gloi'ieux  enlevement  dans 
le  royaunie  celeste,  oil  elle  regne  au-dessus  de  tous  les 
clioeurs  des  anges  ct  dps  saints.  C'est  la  plus  belle  des 
fetes  inslituees  en  son  honneur,  la  consoninialion  de  tous 
les  myslferes  de  son  admirable  vie;  c'est  enfin  la  que 
commence  pour  elle  sa  veritable  gloire  elernelle. 

Le  mois  d'aoul,  appele  anciennement  sexlilis  ou  le 
sixieme,  parre  que  tel  etait  son  rang  dans  le  calendrier 
de  Romulus,  recut  sous  le  onzibme  cnnsulat  d'Augiiste 
une  autre  denomination.  Macrobe  nous  a  conserve,  dans 
le  premier  livre  des  Salurnales,  I'Mit  suivant  publie  par 
•  le  senat  :  »  Parce  que,  dans  le  mois  sextilis,  Cesar  Au- 
gusta a  commence  son  premier  consulat,  a  eu  trois  fois 
les  honneurs  du  triomphe,  a  vu  marcher  sous  ses  auspices 
les  legions  du  Janiculc,  a  reduit  I'Kgyptesous  Tobeis-sance 
du  penple  roniain  et  termine  la  guerre  civile,  11  plait  et 
il  plaira  an  senat  que  ce  mois,  le  plusheureux  pour  I'em- 
,ijre,  soit  desormais  appele  Auguste.  • 

C'est  de  ce  mot  que  nous  avons  fait  aout,  nom  aus.si 
lourd  el  barbaro  que  le  premier  est  noble  et  harmonieu.N. 

Le  soleil  entre  alors  au  signe  de  la  Vierge,  compose  de 
vingt-huit  etoiles.  Les  peintres  et  les  poe'.es  figurent  colte 
ronstellalion  sous  les  traits  d'une  jeune  fille  qui  porle  en 
ses  mains  des  epis. 

Les  Egyptiens  celebraient  pendant  ce  mois  la  fete  de 
Nephvlis. 

Les  Grrcs,sans  doule  par  imitation,  y  avaieut  une  fete 
semblable  'a  celle  des  Tabernacles  chez  les  Hibreux.  Les 
uns  et  les  aulres  elevalent  des  tentes  couronnees  de  feuil- 
lage  et  y  vivaientcomme  dans  un  camp.  On  y  remarquait 
cependant  quelque  diflference.  Chez  les  Juifs,  toute  la 
nation  c'tait  obligee  a  ce  genre  de  vie,  et  chez  les  Grecs 
il  n'y  avait  que  neuf  tentes  destinees  a  des  deputes  de 
chaque  tribu  ;  celte  solennite  durait  neuf  jours  chez  les 
(irecs,  taudis  que  pour  les  Juifs  elle  finissait  au  bout  du 
septieme. 

Dans  la  Provence  et  le  Languedoc,  I'arbousier  se  cou- 


RiNARD. 

vre  au  mois  d'ao6t  d'un  grand  nombre  de  fleurs  blanches 
et  de  gros  fruits  coulcur  dc  pourpre ;  mMes  a  sa  feuiUe 
d'un  beau  vert  et  elegamment  dentelee,  ils  offrent  un 
aspect  brillant.  Dans  certains  villages  voisins  de  Mont- 
pellier,  les  paysans  appellcnt  ces  fruits  fraises  des  mon- 
lagnes,  ^  cause  de  leur  ressemblance  avec  les  fraiscs  or- 
dinaires. 

Ce  n'est  pas  de  la  m^me  maniere  ni  ii  la  meme  I'poque 
qu'on  bat  le  ble  dans  toute  la  France.  Dans  le  Midi  on 
le  bat,  au  mois  d'aodt,  des  qu'il  a  ^te  coupe,  sur  une 
grande  aire  elablie  en  plein  champ  et  qui  se  renoiivelle 
chaque  annee.  C'est  un  terrain  qu'on  prend  soin  d'apla- 
nir  et  de  consolider  pour  en  fernier  les  fentes  ou  le  grain 
pourraitseperdie  et  les  insectesse  cacher.  On  y  etend  une 
couchc  lie  gerbes  qu'on  frappe  avec  des  fleaux.  —  Les 
Grecs  pratiquaient  cet  usage ;  seulement,  au  lieu  de  bat- 
tre  les  gerbes,  ils  faisaient  passer  sur  I'aire  des  chevaux 
dont  les  pieds  detachaieut  le  grain  en  le  foulant.  Homere 
parle  de  cette  coutume  dans  I'une  des  plus  belles  pages 
de  Vlliade.  En  voici  la  traduction  par  Cabanis  : 

.  .  .   Dans  les  juursqui  siiivent  tos  ni«U$on5, 
Lccitoycn  rusliqiie,  enrivlii  dc  leiira  doiu, 
Sous  les  iikds  des  clievniix  scpare  dans  une  aire 
L'orgc  et  lepur  froinenl  de  In  poillc  l^ii;ci'C< 

Nous  devons  k  ce  mois  des  fleurs  aussi  nombreuses  que 
celles  du  printemps,  comme  la  tubereuse  et  les  roses 
musquees;  niais,  il  taut  I'avouer  cependant,  I'arriere-sai- 
son  ne  donne  guere  que  des  fleurs  inodores;  on  dirail 
que  la  lerre  s'est  ^puisee  en  faveur  du  printemps  de  tous 
les  sues  dont  elle  compose  ses  parfums.  Les  principes  co- 
lorants eux-m^mes  sont  moins  vifs  et  moins  animes.  Les 
rayons  affaiblis  du  soleil  n'auraient-ils  plus  la  force  de 
les  murir,  et  la  terre  le  pouvoir  de  les  elaborer?  Nous 
voyons  du  moins  que  les  fleurs  d'automne  sont  beaucoup 
moins  riches  en  couleurs  que  celles  du  mois  de  mai. 

C'est  a  cette  ^poque  qu'on  achfeve  la  moisson  desdivcr- 
ses  cen'ales  et  qu'on  recueille  les  graines. — Vers  les  der- 
niers  jours  il  n'esl  pas  mal  de  rentier  les  orangers  afin 
d'feviter  les  pliiies  de  seplembre  qui  sont  tongues  et 
fVoides. 

Andre  Thomas. 


nilTE  DES  SAINTS  FRAXCAIS. 


SAINT  BERNARD. 


sans  iJ  guile,  n 


Oiiiit  Boinard,  I'une  des 
unineiites  gloires  del'Eglise 
fiancaise,  naquit  a  Fontaines 
en  Bouigogne,  en  1031.  II 
occupa  le  premier  rang  dans 
llesdebats  religieux  qui  bou- 
nverterent  I'Europe  au  dou- 
zieme  sifecle,  :'t  sa  seule  vo- 
cnte  imprima  souvent  une 
direction  nouvelle  a  la  poli- 
Itqiie  des  etats.  .Sans  ordres, 
vi?tu  d'une  laiiie  giossiere  ct  ceint  d'une 


eolde  dech3n\re,  il  fit  retentir  sa  parole  dans  loule  la 
chretiente  et  trembler  les  rois  do  la  terre.  Le  defaul 
d'espace  nous  oblige  k  tracer  il  traits  rapides  I'histoire 
de  sa  vie.  Regarde  comme  I'un  des  plus  grands  homines 
de  son  siecle,  dans  les  pages  de  1  histoire  est  consigne  le 
nom  du  redoutable  abbe  de  Clairvaux. 

Bernard  descenduit  d'une  famille  noble  ;  son  pere,  Te- 
cein  Sorus,  portait  un  nom  celebre  et  respecte,  etsa  mere, 
Ali.\deMonlbard,elail  alliee  aux  dues deBourgogne.  Quel- 
que temps  avantsa  naissance,  elle  crut  entendre  dans  .'iOn 
sein  unchien  qui  aboyait  etellerevela  ce  fait k  son  conl'es- 
seur,  qui  lui  predit  que  I'enfant  qu'cllc  mettrait  au  monde 


S.VINT  BERNARD. 


se  distingucrait  par  sa  fiJi'lilc  religicuse  ot  pai-  I'eiiergie 
avec  laijuelle  il  repandrait  les  doc  fines  evaiigcli(|ues. 
Cette  ve:tueuse  mere  nourril  avec  amour  ce  fils  piedes- 
line,  et  ne  permit  pas  cpie,  commeses  deux  aines.  il  em- 
brassSt  la  carriere  des  armes.  Elle  le  placa  chez  Ics  moi- 
nes  de  Clialillon-sur-Seine,  oil  il  se  forma  dans  les  sciences 
et  dans  lapiete.  Sa  penetration  etoitsi  remarquable.qu'il 
depassa  bientottous  scscondisciples  et  fit  I'admiration  de 
ses  mattres  cux-memes.  II  (5tait  pour  cliacun  d'une  affabi- 
lity et  d'une  complaisance  a  loute  ^preuve,  et  niontrait 
une  vive  aversion  pour  les  choses  lerrestres  qui  plus  tard 
devaient,   mali;rc  lui,  occuper  ses  instants . 

.\u  sorlir  do  I'ccolc,  Bernard  perdit  sa  mere;  il  avail 
dix-neuf  ans  a  peine  et  les  occupations  de  son  pere  lui 
donnaient  enlifcre  Iibcrtt5.  De  faux  amis  cherchercnt  a 
I'entrainer  dans  les  cgarenients  communs  a  la  jeunesse; 
il  leur  resista  et  rompit  avec  ceux  qui  lui  avaientadrcsse 
de  perfides  conseils.  Des  lors  il  seconsacra  interieurement 
a  Dieu  et  lui  fit  un  vocu  de  chaslete  imiolable.  Cost  au 
point  qu'ayant  un  jour  arrete  ses  yeux  sur  une  femme 
avec  trop  de  curiusile,  il  fut  aiiime  d'uQ  tel  repentir,  qu'il 
alia  se  plongor  dans  un  etangjusqu'ii  ceque  le  froid  I'eut 
engourdi  dune  maniere  complete.  Craignant  de  nouvelles 
tentations,  il  abandonna  sa  famille  else  rendit  a  la  mai- 
son  de  Cileaux  qui  veuait  d'etre  fondee  a  Cliulons  sur- 
Sa6ne  par  le  bienheureux  Robert,  abbe  de  Molesme.  Ne- 
pouvant  y  elre  admis  de  suite  comme  il  I'aurail  desirfe,  il 
travadla  a  gagner  des  proselytes  Ji  la  vie  monastique.  U 
lui  avait  ele_  accorde  a  un  si  haul  degre  le  don  de  I'elo- 
quenceet  de  la  persuasion,  que  la  plupartde  ceux  qui  I'e- 
coutaient  ne  pouvaient  plus  se  detacher  de  lui,  et  le  sui- 
vaienl  comme  des  disciples.  .Vussi,  lorsque  Bernard  s'ap- 
prochait  dun  village  oucommencait  un  discours,  on  voyait 
les  femmes  entrainer  leurs  maris,  et  les  meres  leurs  fils, 
dans  la  ciainte  qn'ils  ne  les  abandonnassenl  aprfes  I'avoir 
enle).du.  Ses  freres  enx-mi>mes,  elant  venusle  voir,  subi- 
rentcet  ascendant  et  renoncerent  d'un  rommun  accord  a 
tons  leurs  biens  lemporels.  Ilsse  rondiront  ensemble  aupres 
de  leur  pere,  et,  les  larraes  aux  yeux,  le  vieux  Tecein  leur 
donna  sa  benediction,  ne  gardant  aupres  de  lui  que  sa 
fille  Humbeline  et  son  plus  jeune  enfant  Nivard.  Gui , 
I'aine  dela  famille,  ayant  dit  a  ce  dernier,  en  le  quittani, 
qu'il  aurait  tons  les  bicns  de  la  maison  :  «  Vous  prcnez 
done  le  ciel  pour  vous,  repondit  I'enfant,  et  vous  ne  me 
laissez  que  la  terre?  »  Peu  de 'temps  apres,  il  suivit  leur 
exemple,  et  rien  ne  fut  capable  de  le  retenir  dans  le 
monde.  Quant  a  Bernard,  il  se  vit  aborde  a  Cliilillon  par 
une  deputation  de  femmes  auxquelles  ses  exhortations 
avaient  enleve  leurs  epoux.  II  les  engagea  hse  cloilrer,  et 
fonda  pour  elles  le  monaslere  des  Billettes  dans  le  diocese 
de  Langres.  N'ayant  plusaucun  inter^t  que  celui  du  sa- 
lut,  il  conduisitses  freres  et  ses  proselytes  ^  Citeaux,  oil 
I'abbe  saint  fitienne  les  re^ut  avec  unesainte  effusion. 

Bernard  avait  alors  vingl-deux  ans.  La  vie  de  mortin- 
cations  qu'il  adopla,  et  qui  paraissait  Sire  au-dessus  des 
forces  humaines,  lui  fit  perdre  ii  peu  priis  I'usnge  de  ses 
sens;  son  esprit  s'isela  lellemeiit  de  ses  impressions  cor- 
porelles,  qu'il  voyait  sans  regarder,  et  mangeait  sans 
goilter  les  aliments.  Le  silence  et  I'oheissance,  ces  deux 
puissantcs  vertus,  furent  loujours  praliques  par  lui  avec 
la  plus  austere  severitiS.  Les  travaux  utiles  el  peniblesaux- 
quels  se  livraicnt  les  moincs  de  labbaye,  ne  pouvaient 
lasser  son  courage  infaligable,  et  ce  n'etait  pas  sans  afflic- 


tion qu'il  voyait  quelquefois  I'abbe  reprimer  son  anleur 
el  lui  ordonner  le  repos.  ,\  ces  exercices  i!  joignait  sans 
ccsse  la  prifere  et  la  meditation,  et  il  a  plus  tard  avou6 
que  c'elait  dans  Tes  champs  qu'il  avait  rccu  du  ciel  ses 
principales  lumiercsct  sa  haute  intelligence  des  ecritures 
sacreis. 

L'exemplc  de  Bernard  el  de  ses  compagnons  attira  tant 
de  .monde  a  Cileaux,  que  I'abbe  de  cette  maison  songea  a 
lui  donncrdessuccursales.  Ildirigea  un  premier  essaim  de 
religieux  sur  la  Ferle-sur-Gr6ne,  I'a-utre  sur  Pontigny,  et 
le  troisieme,  sous  la  conduile  de  Bernard,  sur  Langres. 
Sans  argent  el  sans  protection,  le  nouvel  abbe  et  les  douze 
ficres  qui  I'accompagnaient,  partirent  a  la  garde  de  Dieu 
dans  la  direction  qu'on  leur  avait  indiquee.  lis  arrivc'rent 
dans  un  veritable  desert,  qu'on  appclail  la  vallee  d'Ab- 
sinlhe,  et  qui  6lait  cclebre  par  les  vols  et  les  brigan- 
dages qui  s'y  commellaient.  Resolus  a  s'y  elablir,  ils  fi-. 
rent  leurs  preparatifs  en  consequence.  Pendant  que  Ics 
uns  defrichaient  les  champs  ,  les  autrcs  coupaidnl  du 
bois  pour  construire  de  polites  cellules.  Les  habitants  du 
pays,  touches  de  leur  pauvrete,  If  s  assistferent  de  leurs 
aumoues.  Bernard  nomma  son  fi  ere  Gerard  cell^rier,  son 
frere  Andre  portier,  et  alia  se  fuire  benir  ii  ChMons-sur- 
Marne,  par  I'evique  Guillaume,  comme  premier  abb(5  de 
Clair\aux,  nom  qu'il  donna  a  son  naissant  monaslere.  Ce 
ne  flit  point  sans entraves  quo  cetelablissements'affermit. 
La  misere  des  moines  futsouventsi  uffreuse,  que,  denues 
detout,  ils  formerentle  projet  de  rentrer  dans  le  monde. 
LespressantessollicitatioDsde  I'abbe  Ics  ramenerent  5  de 
meilleurs  sentiments,  et  vers  I'annee  1116,  de  grands 
secours  d'argent  mirent  Clairvaux  en  etat  de  fournir  de- 
sormaisaux  besoins  de  ses  religieux.  Sa  prosperite  devint 
avee  le  temps  si  considerable,  que  du  vivantde  son  fonda- 
leur,  on  vit  se  fonder  cent  suijcaiilc  succursales  de  cette 
abbaye. 

Lorsque  Bernard  se  vit  superieur  d'une  communaute, 
.son  inclination  pour  les  austerites  se  sjtisfit  tellement, 
qu'il  fut  alteint  d'une  maladie  cruelle  et  desesperec.  On 
.  le  mit  entre  les  mains  d'un  charlatan,  soi-disant  mede- 
cin,  qui  le  soumit  a  un  traitement  absurde.  II  ne  se  con- 
tentait  pas  de  le  medicamenter  a  tort  et  ^  '.avers;  il  le 
nourrissait  de  viandes  malsaines  et  se  faisait  rendre  par 
lui  les  plus  ignobles  services.  Guillaume,  abbe  de  Saint- 
Thierry  de  Reims,  s'en  elant  apercu,  fit  eclater  son  in- 
dignation et  demanda  au  nialade  s'i!  ne  songeait  gas  a 
-se  plaindre  :  ■  Je  vis  parfaitement  bien,  repondit-il,  et 
je  suis  traite  selon  mon  merile.  Car  auparavant  des 
homines  raisonnables  m'obeissaient ,  et  mainlenanl  je 
suis  rMuit,  par  un  juste  jugement  de  Dieu,  a  oheir  a  une 
bSte  qui  est  sans  raison.  ■  11  avait  coutume  de  dire  que 
si  les  moincs  savaient  a  quelles  obligations  Dieu  les  as- 
treint,  ils  ne  mangeraient  pas  \in  morceau  de  pain  qui  ne 
flit  trempe  de  leurs  larmes.  Ce  qu'il  aimait  dans  la  pra- 
tique des  mortifications,  c'elait  le  myslere  dont  elles  de- 
vaient 5tre  entourees.  Aussi  repugnait-il  a  se  distinguer 
des  aulres,  et  lorsqu'on  sut  qu'il  portait  un  cilice,  il  le 
quitia  pour  ne  point  s'en  faire  un  nitrite  aux  yeux  de 
ses  disciples. 

Bernard  rentra  dans  sa  communaute  apres  un  an  de 
souffrance;  il  eut  le  bonheur  d'y  recevo'ir  son  propre 
pere,  qui  suivit  I'exemple  de  ses  enfanis  en  embrassant  la 
vie  interieure.  II  fonda  vers  cette  epoque  le  monastfere 
des  Trois-Fontaines  dans  le  diocese  de  Chilons,  et  en- 


ais 


SAIM  BERNARD. 


voya  en  1 1 19  une  colonic  de  nioines  en  Porlugal,  oil  ils 
^lablirenl  I'abbaye  de  Taronca.  11  fut  convoque  par  saint 
tliennc,  abbe  de  Citeaux ,  a  uno  assemblee  generale 
dans  laqnolle  il  redigea  avec  lui  le  dtilnil  des  coutumes 
de  leur  ordre  sous  le  nom  de  Livrc  dcs  i's,  —  modele  de 
legislation  i-cligieiisc. 

A  la  priei'c  de  ses  amis,  el  mil  par  un  vif  senliraent 
d'amour  divin,  Bernard  prit  la  plume  el  composa  divers 
ouvrages  qui  eurent  beaucoup  de  relentissement  dans 
rJiglise.  De  ce  nombre,  on  cite  les  Votize  dcgn's  d'hu- 
miiile  et  les  Uomelics  de  iincarnalion  du  Verbe.  Le  don' 
des  miracles  ne  lui  fut  pas  nun 'plus  refuse,  et  I'un  des 
plus  celebies  ful  cclui  de  la  malediction  des  mouclies  de 


Poigny.  Les  liberalites  d'Enguerrand  de  Coucy  lui  ayant 
permis  de  biMir  un  clottre  dans  ce  vilUige,  cet  edifice  fut 
eiivalii  des  les  premiers  jours  par  une  innombrable  quan- 
tite  d'insectes  bourdonuants  qu'on  ne  pouvait  par\enir  a 
disperser.  Bernard  les  excommunia  publiquement,  et  le 
lendemain  on  les  trouva  jonchant  le  pave  et  en  si  grand 
nombre,  qu'il  fallut  les  ramasser  avec  des  pelles  et  des 
cliariots. 

Clairvaux  recut  une  fois  la  visile  d'une  troupe  de  gen- 
lilsliommes  qui  se  disposaient  a  courir  les  fetes,  les  tour- 
nois  et  les  passes  d'annes.  Bernard  les  engagca  i  s'arre- 
ter,  mais  ils  refuserent  et  repartirenl  aussilot,  craignant 
de  se  laisser  seduiro  par  ses  discouis.  L'abbe  les  suivit  et 


.  I)u..iaiii  cl  .-r,  d:, 


sD  present;!  ii  eux  comme  ils  avaient  le  pied  sur  retricr. 
11  leQr  otiVil  de  la  biijre  en  leur  disant ;  «  Buve/.  a  la 
santc  des  iimes  !  •  Puis,  il  les  laissa  aller.  —  A  quelqucs 
lieues  de  la,  les  voyageurs  scntii-cnl  dans  leurs  cccurs  des 
mouvonients  si  extraordinaires,  qu'ils  rebrouiserenl  die-- 
min  et  vinrentse  jetcr  aux  genoux  du  saint  homrae,  qui 
rccut  leur  sermeir  de  vivre  dcsornuis  au  service  de 
Dieu. 

BLM-nard  fit  un  voyage  i  Paris  en  M22,  el  y  prononca 
son  sermon  sur  la  Conversion  dcs  mwtus.  qui  pasiepourun 
clief-dceuvre.  II  revint  au  convent  suivi  dcs  plus  illuslrcs 
membres  du  clerge  el  de  I'universite  qu'il  avail  subju- 
^ucs  par  son  eloquence.  II  parvint  en  outre  ii  ramener  a 
la  vieaposloliquequeKiuesprelatspuissanlsqui,  jusqu'a- 
lors,  avaient  mene  une  conduite  pen  legulieie.  Sugcr, 
abbe  de  Saint-Denis,  filienne,  evequo  de  Paris,  el  Henri, 
arclicvcque  (le  Sons,  abandonneient  la  cour  da|)rcs-ses 
conscils,  el  devinrent  I'edificalion  de  I'tglise. 

La  repulalion  de  l'abbe  do  Clairvaux  commcncnil  h 
ac    rcpaiidre;   Rome    die  inenie  avail  enlendu  relenlir 


son  nom,  et  il  (5tait  en  correspomlance  rcglee  avec  les 
plus  grands  cardinaux  du  siecle.  C'esl  alurs,  en  11'i7,, 
qu'il  commenca  6  jouer  un  role  actif  dans  IcsafTaires  pu- 
bliqucs.  La  retiaile  de  I'ev^que  de  Paris,  dont  nous  ve- 
nons  de  parler,  avail  fort  indispose  le  roi  Louis  le  Gros, 
qui  aimait  eel-  ecclesiaslique  et  son  huineur  enjoueo. 
Bernard,  aiileur  de  sa  conversion,  ful  charge  d'apaiser  le 
ressentimenl  de  ce  prince,  auquel  il  remit  une  lettre 
d'exciises  du  cbapilre  general  de  Citeaux.  11  ne  craignit 
pas  de  se  proslerner  a  ses  pieds,  en  le  conjurant  d'ou- 
blier  sa  colcre.  Mais  Louis  restanl  inflexible,  lambassa- 
deur  changea  de  ton,  et,  an  nom  du  sacerdoce  qu'il  repr^- 
sentait,  il  lui  fit  entendre  desevereset|iienacanles  paroles. 
Le  pape  Ilonorius  II,  obligi  d'intervenir ,  envoya  en 
France  son  legal,  le  cardinal  Mathieu,  qui  coavoqua  un 
concile  k  Troves,  en  Champagne.  Le  roi  fut  coiidamne 
par  I'assemblee,  et  se  soumit  a  sa  d(5cision. 

Bernard  composa,  pendant  ces  debals,  son  Trait'  de 
la  Grctce  et  du  Libre  Arbitre,  et  le  concile  le  chargea  de 
donner  une  constitution  au  nouvel  orJre  des  Templicrs, 


SAINT  RERNAIiP. 


220 


ijui  on  avail  faitlaclemaniic  par  rcnireniise  de  son  granil 
maitre,  Ungues  dePaganis,  et  du  palriarche  de  Jerusalem. 
L'estime  qu'on  faisait  du  saint  abbe  lui  suscita  de  nom- 
breux  ennemis,  au  uombre  desquels  on  place  Henri,  eve- 
(]ue  de  Verdun,  qui,  pour  le  noircir  aupres  de  la  cour  de 
Rome,  ne  eraignit  pas  d'ernployer  les  plus  noires  calom- 
nies.  Sans  examiner  la  validite  de  ses  accusations,  un  bref 
arriva  d'llalie,  signe  du  cardinal  Ilaimery.  qui  condam- 
nait  Bernard  sans  explications.  Celui-ci,  entraine  par  I'a- 
mour  de  la  veiite,  repondit  d'une  nianiere  si  claire  et  si 
precise,  que  .son  innocence  fut  glorieusement  reconnue,  et 
que  la  honle  des  outrages  qu'on  lui  avail  fails  retomba 
surses  calomnialeurs. 

Le  siege  de  CluMons  elant  vacant,  on  choisit  pour  pas- 
tour  le  saint  fondaleur  de  Clairvaux.  Mais  son  luiniilile. 
naturelle  ne  s'accommodant  pas  de  cetle  charge,  ilia  re- 
fusa  comme  il  le  fit  plus  lard  a  Langres.aRcims,  a  Milan 
et  a  Genes. 

Honorius  II  etant  mort  le  14  fevrier  1130,  le  sacre 
conclave  se  reunit,  et.  elul  pour  papeGregoire  de  Saint- 
Ange  sous  le  nom  d'Innocent  II.  Le  cardinal  Pierre  de 
L^on,  dont  Tambition  aspirait  au  trfine  pontifical,  fit 
agir  ses  amis  qui  prolesterent  centre  I'clection  de  Gr^- 
goirc,  et  le  proclamerent  h  son  tour.  II  prit  le  nom  d'.V- 
naclet  II,  etsnt  attirer  dans  son  parti  Rome,  le  Milanais, 
la  Guyenne  et  la  Sicile.  Ayant  un  pouvoir  plus  i'lendu 
que  celui  d'Innocent,  il  le  forca  h  se  refugier  en  France, 
et  le  poursuivit  de  ses  decrets  et  de  ses  anathenies.  Le 
papo  fugilif  s'arreta  k  Etampes,  oil  il  convoqua  un  pre- 
mier concile.  Le  roi  Louis  le  Gro.-;  y  assisla,  et  Bernard, 
a  la  demande  des  princes  de  I'tglise,  fut  force  de  s'y 
rendre.  Cumme  il  demandait  ce  qu'avail  h  faire  un  pau- 
vre  nioine  comme  lui  dans  une  si  noble  reunion,  on  de- 
cida  que  le  choix  du  pape  regnant  serait  remis  a  sa  seule 
sagesse.  EITraye  d'une  telle  commission,  il  fit  de  vains 
elforls  pour  s'en  dispenser;  mais,  coutraint  d'obeir,  il  se 
prononca  en  favour  d'Innocent.  Le  concile  proclama  aus- 
sit6t  ce  dernier  pape  legitime;  le  roi  el  les  eveques  de 
France  se  rangerent  de  cet  avis,  ct  le  roi  Henri  d'Angle- 
terre  suivit  le  mouvement  general. 

La  voix  du  saint  abbe  donnait  done  un  pape  au  monde. 
A  parlir  de  ce  jour,  il  devenait  rhommo  le  plus  influent 
de  la  chrotient^.  Le  due  de  Guyenne,  Guillaume,  prince 
violent  ct  debauche,  persislait  a  mepriiSer  le  jugement  de 
I'assemblee.  Bernard  entra  dans  ses  lerres,  et  le  fit  venir 
au  monaslere  des  Chitelliers,  ou  il  le  garda  buit  jours 
pour  lui  faire  abjurer  ses  erreurs.  II  y  fill  parvenu  sans 
les  evcnements  qui  le  ramencrentpremalurement  a  Clair- 
vaux. 

Iimoce!;l  II,  pendant  le  car^me  de  1131,  se  disposa  h 
visiter  la  ville  de  Liege,  ou  Lolbaire,  roi  des  Remains,  de- 
vait  le  recevoir.  II  n'est  sorle  de  complaisances  que  ce 
prince  n'employa  pour  s'atlacher  le  cceur  du  souverain 
pontife.  Lorsqu'il  crut  y  avoir  reussi,  il  le  pria  de  lui 
rendre  les  investitures  des  eveques  que  son  pere  avail 
codecs  a  la  cour  de  Rome.  Le  pape,  cntoure  d'clrangers, 
craignait  de  les  irriter  par  un  refus;  Bernard,  qui  I'ac- 
compagnait,  voyant  son  ombarras,  prilsur  lui  de  rpjoter 
la  demande  de  la  facon  la  plus  formelle.  Lolliaire  n'osa 
pas  insister,  et  Itmoccnt  Ten  recompensa  en  le  couron- 
nant  quelques  jours  aprfes  roi  de  Rome  et  de  Germanie. 

De  retourdans  son  monaslere,  I'abbe  de  Clairvaux  eut 
I'honneur  d'y  recevoir  Innocent  lui-m6me  et  les  cardi- 


naux  les  plus  eminents.  .V  Taspect  des  murs  de  I'abbaye, 
ils  se  sentirenl  tons  atlendris.  lis  virent  s'avancer  an-de- 
vant  d'eux  la  sainle  compagnie,  porlanl  une  croix  do  bois 
grossieroment  equarrie,  et  chantant  de  pieux  canliqnes. 
V^tn  de  bure  comme  ses  freres,  I'abbe  n'avait  rien  qui 
put  le  dislinguer.  Les  grands  dignilaires  recurent  une  lo- 
con  profitable  en  voyant  la  mis^re  el  la  vie  laboriouse  de 
ces  pauvres  moines,  et  en  faisant  dansleur  esprit  la  com- 
paraison  de  lour  ^tat  el  de  leur  faste. 

Le  pape,  en  parlant ,  emniona  Bcrnird  au  concile 
de  Reims  ,  oil  fut  couronne  Louis  le  .leune.  Le  .saint 
abbe  dirigea  vers  ce  temps ,  en  Angleterre ,  une  co- 
lonic de  roligieux  qui  fonderent  les  abbayos  de  Revesley 
el  de  Fonl.-iines,  dans  le  diocese  d'A'ork.  —  Innocent  le 
condnisit  ensuitea  Plaisance,  et  le  chargea  de  pacifier  les 
Genois  e;  les  Prsans  qui  etaient  en  dcsaccord.  Apres  avoir 
relabli  la  bonne  harmonic  entre  ces  pouples,  il  accompa- 
gna  le  pontife  a  Rome,  oil  I'ambitieux  .\naclet  s'etail  re- 
tire dans  le  chaloau  de  Saint-Ange.  II  ecrivit  au  roi' 
d'.ingleterre  pour  lui  dern:inder  dessecours,  et  ce  monar- 
que  se  hiila  de  lui  envoyer  des  troupes  el  de  I'argent, 
Mais  ces  forces  nesuQirenl  pas  a  reduire  Tanlipapo,  qui 
demeura  enferme  dans  sa  forteresse. 

De  graves  dissensions  s'elant  eleveos  enire  Tempercur 
Lolhaire  et  le  due  de  Souabe,  Conrad,  Bernard  se  rondit 
en  .411emagne  comme  legal,  et  parvint  a  calmer  le  res- 
scnliment  mutuel  de  ces  princes.  II  converlit  en  passant 
la  duchesse  Alcide  de  Lorraine,  et  revint  il  Pise,  oil  le 
pape  convoquait  un  concile  nouveau.  On  le  recut  avcc  de 
si  grands  honneurs,  qu'on  out  dit  que  c'elait  lui  qui 
commandait  'd  la  chrelicnte  et  qui  presidait  cot  augusle 
cunseil. 

An.selme,  archeveque  de  Milan,  s'clait  declare  pour 
Anaclel,  et  avail  attire  cello  ville  dans  son  hercsie.  L'abbe 
de  Clairvaux  fut  charge  de  la  tirer  d'crrcur  et  I'e  la  re- 
concilier  avec  le  pouvoir  spiriluel.  II  partit,  accompagne 
des  cardinaux  legats  Guy  de  Pise  et  Malhieu  d'Albe,  et 
de  Pevique  de  Cliarlres,  Geofl'roy.  A  deux  lieuos  et  de- 
mie  de  la  cite,  ils  virent  arriver  une  foule  de  ciloyens  qui 
poussaient  des  oris  de  joie.  Chacun  voulait  baiser  les 
piedsdu  saint  bommc  ou  couper  un  morceaudesa  robe. 
Les  autoriles  recurent  en  grande  pompe  la  deputation, 
qui  fit  son  entree  au  milieu  d'un  peuple  enthousiaste  et 
des  acclamations  universelles.- 

II  no  fut  plus  question  d'heresie.  L'archevcque  recon- 
nut  sa  faute  el  la  pleura  sincerement.  Bernard,  louche  de 
son  repentir,  le  rctablit  sur  son  siege,  et,  pour  echapper 
aux  hunnours  qu'on  lui  rendait  de  tons  coles,  il  revint 
dans  son  convent,  apres  avoir  fonde,  dans  le  Milanais, 
un  cloitre  tiiJ  il  laissa  quelques-uns  de  ses  disciples. 

Les  interets  de  I'tglise  ne  lui  permircntpas  de  mener 
longlemps  une  vie  obscure.  Le  due  de  Guyenne,  Guil- 
laume, seduit  par  I'evC'que  d'Angoulome,  chaud  partisan 
d'Anaclel,  commenca  a  perscculer  sans  mesure  les  prelats 
qui  roconnaissaient  Innocent.  II  donnait  un  libre  cours 
a  sa  furcur,  lorsque  Bernard  lui  assigna  un  rendoz-vous 
a  Parthortay  ,  en  Poitou.  La,  dans  la  conference  qu'il 
eut  avec  lui,  il  ebranla  forlement  son  cceur,  mais  comme 
I'esprit  faible  de  ce  piince  n'osait  pas  enibra.'ser  les  inte- 
rets de  la  verite,  il  Ten  punit  d'une  maniere  terrible. 
Apres  avoir  celebre  le  saint  sacrifice,  il  placa  sur  la  pa- 
tene  une  hostie  consacree,  el  prononca  un  analhi^me  cen- 
tre sa  d&obeissauce.  .\u  mcme  instant,  le  due,  fiappe  de 


230 


SAINT  BERNARD. 


verliges,  mesura  la  lerre  ctse  roula  comme  un  frenelique 
avec  de  grandes  convulsions.  Bernard  lui  ordonna  de  se 
lever,  et  lui  prescrivit  un  plan  de  conduile.  GulUaume 
montra  la  plus  grande  soumission,  et  promit  de  demeurer 
fidele  a  I'avcnir.  Mais,  des  le  ik-parl  du  saint  homme,  il 
retomba  dansses  egaremenls.  Du  fond  de  son  monaslcre, 
celui-ci  lui  adressa  un  Icltre  foudroyante.  La  murtsubile 
de  revequo  d'Angoulfirae,  son  niauvais  genie,  qui  arriva 
en  nicme  temps,  decida  de  son  entiere  conversion.  Pour 
cxpier  ses  pechcs,  ce  seigneur  renonca  h  tous  les  bicns 
de  la  terre  et  entreprit  un  pelerinage  au  lonibeau  de  saint 
Jacques,  en  Galice.  Pend  inl  le  Irnjct,  il  disparut,  et  ja- 
mais on  ne  sut  ce  qu'il  etait  devenu. 
I  Bernard  publia  en  11.36  ses  Disserlations  sur  leCan- 
tique  (les  Canliques  qu'il  dedia  au  pricur  do  la  char- 
treuse des  Portes.  Mais  le  schisme  qui  divisait  I'tglisevint 
troubler  sa  tranquillite;  il  se  mit  en  route  pour  I'llalie 
.  et  fulmina  contre  Anaclct  dans  ses  predications.  Rcger, 
roi  de  Sicile,  qui  soutenait  re  dernier,  avail  plusieurs  fois 


ravage  les  terresdu  saint-siege  ,  il  lui  preJit  qu'il  serait 
ballu  par  le  due  Ranulfe,  et  le  fait  arriva  comme  il  I'a- 
vait  annonce.  Ce  prince,  afin  de  fixer  ses  irresolutions, 
voulut  voir  plaider  devant  lui  la  cause  de  lapapaute; 
Auaclet  lui  envoya  pour  legal  le  cardinal  Pierre  de  Pise, 
qui  sefaisait  fori  deterrasser  Bernard  par  ses  arguments. 
Mais  celui-ci  lui  donna  de  telles  rai.sons,  qu'il  lui  fit  aban- 
donner  le  parti  donl  il  etait  I'avocat  el  reconnaiire  la 
souvcralnele  du  veritable  pontife.  L'anti-pape  mourul 
sur  cesenlrefaites,  et  cct  evenement  semblail  devoir  lout 
concilier  lorsque  les  srbismaliques  lui  donnerenl  un  suc- 
cesseur  dans  la  personne  de  Victor  IV ■  Fatigue  de  cetle 
persistance,  I'abbe  deClairvaux  se  rendil  aupres  de  Vic- 
tor lui-mcmc  et  le  conjuisit  aux  pieds  dlnnocenl  qui  lui 
pardonna  son  ephemere  rLvalile. 

Le  saint  homme  commencait  ^  4tre  si  connu  et  si  vc- 
nere  qu'il  ne  pouvait  faire  un  pas  sans  si  voir  accueilli 
par  des  acclamations  generales.  Son  crMit  n'avait  pasde 
homes,  el  il  en  usail  avec  fermete  quand  il  croyait  agir 


il  il.in5  line  njSctiiltlcc. 


pour  la  gloire  de  Dieu.  Ayant  appris  qu'on  sacrait  un 
^veque  de  Langres  qu'il  jugeait  indi,^ne  de  eel  hoiuicur, 
il  Iraversa  son  election.  Le  ducde  Bourgogne  et  I'abbc  de 
Cluny  la  sDutinrent ;  il  en  ecrivit  au  pape,  qui  d6posa  sur- 
le-champ  ledil  evSque  et  le  rcmplaca,  d'apresses  conseils, 
par  Godefroy,  prieur  de  Clairvaux.  —  Innocent  lui  mcme 
ne  fut  pas  i  I'abri  de  ses  censures.  Bernard  le  fit  ployer 
dans  les  discussions  qu'il  eut  avec  lui,  el  I'obligea  a  re- 
tablir  dans  la  charge  de  cardinal  Pierre  de  Pi.^e,  qui 
avail  perdu  ses  litres  et  ses  dignites  par  son  altachemenl 
passager  a  I'herfeie. 

Un  celehre  docleur  contemporain,  donl  le  noni  el  I'his- 
toire  sont  devemis  populaires,  Pierre  Abailard,  a  la  suite 
des  mallieurs  qu'il  avail  eprouves  dans  le  monde,  se  re- 
lira  dans  le  diocese  de  Troyes,  et  y  fonda  Tcrmilage  du 
Paraclel.  Beaucoup  de  facilile  et  une  erudition  superfi- 
cielle  lui  parurenl  suffisants  pour  juslifier  les  dogmcs  bi- 
zarres  qu'il  prona  dans  .sp-s  Merits.  Bernard  alia  le  voir 


dans  sa  relraile  pour  I'engager  a  revoquer  ses  proposi- 
tions; Abailard  dcmauda  au  conlraire  a  le.s  exposer  dans 
un  concilc  qui  fut  convoque  a  Sens.  La  dispute  fut  vi\e 
el  se  terniina  par  la  coudamnation  du  novateur,  qui  en- 
appela  au  siege  aposlolique.  Le  pape,  instruitde  celle  af- 
faire, ordonna  que  les  livres  incriminps  seraient  jetes  au 
feu,  et  que  I'auleur  serait  enferme  dans  un  nionaslere. 
Mais  Bernard  tempera  une  pareille  rigueur ;  il  sul  tou- 
cher par  la  persuasion  I'espr  t  du  savant  rebclle,  el  sefit 
de  son  adversaire  I'ami  le  plus  devoiie.  .Abailard  entra  de 
plein  grc  dans  le  cloitre  do  Cluny,  ou  il  passa  le  reste  de 
ses  jours. 

Le  fondaleur  de  Clairvaux  joua  dans  bien  d'aulres  cir- 
constances  le  rile  de  media  teur;  le  roi  de  France,  le 
pape  et  le  comte  de  Champagne  ayant  vu  s'^lever  entre  eux 
de  graves  difficulles  causees  la  plupart  par  de  simples 
affaires  de  famille  se  mela  de  pacifier  les  trois  puis- 
sances, et  n'y  reussil  qu'aprcs  des  peinos   incroyables. 


SAINTE  ISABELLE. 


251 


Ses  efforts  furent  pourtaiU  couronni's  de  succes,  el 
Louis  VII  conclut  avec  le  comte  uii  trailc  qui  fut  ratifie 
par  son  manage  avec  Alix  de  Champagne. 

Le  pape  Innocent  II  niourut  en  1143  et  ses  succes- 
seurs  Celeslin  11  et  Luce  Un'ayantgouverne  I'fe^lise  qu'un 
an  et  demi  a  peu  pres,  le  sacre  conflave  placa  sur  le 
trone  pontifical  un  disciple  de  Tillustre  moine,  Merre 
Bernard  de  Paganelles,  aljbe  desTrois-Fontaines,  qui  prit 
le  nom  d'Eiigene  111  et  donna  I'ordre  a  stm  ancion  niailre 
de  pri'clieren  tous  lieux  une  croisade  que  medilait  le  roi 
de  France.  Bejnard  cbeit  avec  ferveur  et  enj;a,:;ea  dans 
cette  entreprisB  l'eni|jereur  d'Allemagne,  Conrjd,  et  les 
principaux  seigneuis  d'lla!ie.  Le  troisieme  dimanclie 
aprfes  Piques  de  lannee  1 1-47,  le  concile  de  Chartres  se 
rtunit  et  nomma  le  pauvre  et  puissant  reli.^'ieux  chef 
supreme  de  la  croisade.  II  n'accepta  ce  litre  qu'en  ce  qui 
regardait  la  preconisation  de  cetle  guerre  sainte,  et  des 
le  depart  des  troupes  pour  I'Orient  il  I'abandonna  tout  a 
fait. 

Gilbert  de  la  Porrfe,  ev^que  de  Poitiers,  ayanl  voulu 
joindre  a  I'explication  des  fecritures  des  vaines  subtilitcs 
theologiques,  Bernard  I'appela  au  concile  de  Reims,  oil  il 
confondit  ses  fausses  connaissances.  —  Plus  tard  au  con- 
cile de  Treves,  le  saint  abbe  defenditla  verluderabbessc 
sainte  llildcgarde  qui  avail  etc  injustement  ascusee. — 
En  le  quittant,  le  pape  Eugene  U'  pria  de  hii  faire  un  don 
utile  ipi'il  put  ;^ardcr  pour  I'amo  ir  de  lui.  11  ecrivit  alore 


lescinq  livresrfc/«  Comideiation  que  Ton  regardeconime 
'e  meilleur  de  ses  ouvrages,  et  les  lui  dedia.  La  croisade 
ayant  eu  des  suites  d^sastreuscs,  le  credit  de  Bernard  en 
fut  vivement  ebranle.  II  ne  se  vengea  des  invectives  dont 
on  I'accabln  que  par  le  plus  rigourcux  silence.  Sa  vie  ac- 
tive et  ses  austerites  avaient  ruine  son  corps,  et  vers  la 
fin  del  1 5i,  il  annonoa  ^  ses  disciples  sa'mort  prochaine. 
II  eut  cepcndaiit  la  foree  de  faire  un  voyage  a  Metz,  a  la 
priere  d'lllin,  archev^que  de  Treves,  et  il  reconcilia  cello 
ville  avec  qui'lqucs  princes  qui  la  nienacaient.  Le  roi  de 
Sardaigne,Guniard,apprenan;  son  etat  dangcreux,  vint  ii 
Clairvaux  pour  I'entretenir  encore.  Bernard  le  pressa  de 
renonccr  a  son  royaume  et  de  prendre  I'habit  de  son 
ordre.  Commece  prince  resistait,  il  n'insisia  pas;  niais  II 
lui  dit  qu'un  jour  il  reviendrail  prononcer  ses  vOBux  daas 
son  monastere.  La  prediction  se  verifia. 

Apri's  avoir  fourni  la  carriere  la  plus  nicritoire  tt  la 
plus  gloneuse,  aprei  avoir  pacific  Tfiglise  et  les  rois,  — 
Bernard  niourut  le  20  aout  I15:i,  a  I'llge  de  soixante-deux 
ans.  Les  nornbreux miracles  qu'il  avail  opereslui  valurent 
de  son  vivant  une  renommde  de  saintetc  qui  s'elenJitpar 
loute  I'Europe.  Ce  moine  miserable,  expirant  sur  un  gra- 
bat,  avail  tenu  danssa  main  les  destinees  des  royaumes; 
son -genie  est  de  ccux  que  Ton  admire  et  qu'on  ne  rem- 
]ilace  pas;  —  on  dit  le  sieclc  dc  suiiil  Ucrnard  conime  on 
dit  Ic  sieok'  de  Louis  XIV. 

DE    LA  FREDli'.Rli. 


SAiKTE  iSAB!:i.z.s:. 


f  ille.  sccur  et  tanle  de  rois, 
fa  pieusc  el  modeste  IsaboKe 
se  cache  au  milieu  de  ces 
grandeurs  comme  line  simple 
vio'.cttcegarcei^ansun  champ 
de  lis.  Fflle  de  Louis  Vlll, 
cemonarqueaucoeur  delion, 
et  de  madame  Blanche  de 
(iaslille,  —  soeur  de  saint 
Louis  (t  pelite-fille  de  Phi- 
^';  lippe-Augu.-le,  —  Isabelle 
*:'  iccut  du  ciel,  avec  la  plus 
J  haute  naissance,  tous  les  dons 
ct  tuules  les  qualites  que  Ton 
iidniire  sur  la  lerre.  Comme 
^"  les  filleules  des  fees  des  le- 
gendes,  die  joignit  aux  trc- 
sorsdu  ccBur  et  de  I'espril  une  beaule  qui  n'aval  point 
d'egale.  Cetle  Glle  unique  de  la  familb-  eut  sept  frcres, 
tous  plus  Sges  qu'elle,  et  devint  I'objet  common  do 
I'alTection  de  ses  parents  et  de  tous  ceux  qui  I'enloure- 
rent.  —  Elle  naquiten  mars  1223,  pour  la  gloire  de  Dii  u 
et  I'edification  de  la  France. 

L'educalion  de  la  princcsse  fut  confiee  -i  mailame  Louise 
de  Boisemont,  gouvernante  d'une  piele  et  d'une  sagesse 
admirablcs.  Blanche  ne  cessa  pas  pour  cela  de  surveiller 
\a  jeunesse  de  sa  fille,  et  I'inslruisit  elle-meme  des  prin- 
cipes  et  des  devoirs  sacres  de  la  religion.  Sous  de  pa- 
reilles  instilutrices,  Tenfant  vit  se  d^veloooer  dans  son 


ame  'es  inclinations  les  plus  pores.  Ses  seuls  penchants 
lern  sires  avaient  pour  olijet  les  sciences  abslraites,  eta 
(|uinz_'  ans  elle  parhiit  le  latin  comme  les  ckicleurs  les 
plus  i\  nommes.  On  la  vit  sonvent  corriger  les  manuscrils 
des  sainles  Ecritures,  lorsqu'i  s  avaient  ^1^  Iranscrits  par 
de^  copisles  inexperimenles.  Elle  acqu  t  en  menie  temps 
une  grande  habilele  dans  les  travauN  d'aiguille,  el  consa- 
cra  les  ouvrages  de  ses  mains  a  Icrnemenl  des  eglises. 
A  peine  dans  I'adolescence,  elle  pi  it  la  ro-olution  d'ap- 
partenireternellemeiU  a  Dieu  el  de  ne  jamais  s'allacher  a 
la  lerre  par  les  liens  du  rnaiiage.  Des  la  morldn  roi  sou 
pere,  la  princesse,  agee  de  viiigt  ans,  fc  fit  une  regie  im- 
muable  de  conduile  qui  peut  se  lesumer  en  Irois  mots  : 
la  priere,  I'etude  et  le  Iravail. 

Sa  position  a  la  cour  I'obligea,  pendant  un  temps,  a 
garder  un  certain  decorum  et  a  se  vctir  d  habits  co:ifor- 
nies  au  rang  qu'elle  occupait.  Mais  elle  ne  faisait  cela 
que  pour  obeir  k  samere,  et  monlrait  I'eloignement 
qu'elle  avail  pour  le  mondc  en  refusanl  de  prendre  part 
aux  divertissements  et  aux  fetes  oil  poiaissaient  sesbelles- 
swurs  et  les  dames  de  haute  naissance. 

Le  projet  qu'elle  avail  form^  de  ne  point  conlracler 
dalliance  lui  valut.  non  pas  des  persecutions,  mais  des  ini- 
porlunites  sans  nombre,  auxquclles  elle  eut  beaucuup  de 
peine  a  resisler.  Sa  beaule  celi^bre,  et  ce  que  Ion  racon- 
lait  de  ses  rares  vertus,  alliierent  une  foule  de  prelen- 
dants,  qui  se  flatlerent  successivement  de  vaincre  sa 
repugnance.  Frederic  II,  empereur  d'Allemagne,  demanda 
sa  main  en   I21i  pour  son  fils,  le  prince  Conrad,  alors 


23-2 


SAINTE  ISABELLE. 


Age  de  seize  h  dix-sept  on?,  ct  souvcrnm  des  roymimos 
de  Sicile,  de  Jerusalem  et  dc  Souabp.  I.e  roi  Louis  IX  se 
rendit  aupres  de  sa  sopur  pour  intorccdcr  en  faveur  du 
jcune  homme,  et  le  pipe  lunorent  IV  lui  ocrivit  pour 
I'engager  a  souscrire  a  uii  hymen  qui  donnerait  la  pai.x  ;i 
I'Europe.  Maislsahelle  deuionra  inebranlable.  ctrepondit 
&  reux  qui  la  sollicit.iieut  que  la  dcruicre  des  viergfs 
chreticnnes  ctait  au-dossus  de  la  prejuiere  femme  clu 
monde.  Son  irrevocable  decision  clanl  counue,  on  cessa 
de  la  pressor,  et  le  souverain  ponlife  lui  adressa  une  se- 
ronde  Icltre,  cu  il  ralTermissait  dans  sa  resolulion,  et  lui 
dcmnndait  pardon  d'avoir  cberche  a  Ten  dctourner  dans 
un  but  Icmporel. 

La  princesse,  (5lant  sortie  vicloricusedecelteredoulable 
i'preuve,  continua  a  vivre  dans  le  palais  dc  son  Hero 
comme  sous  les  grilles  d'un  cloilro,  s'enlourant  de  fillcs 


sa.i;es  qu'elle  diri.;eait  par  ses  conseils  et  par  ses  exem- 
ples,  nionlrant  pour  clle-meme  une  rigueu:'  extreme 
jeunant  conliuuellement,  ou  prenaut  si  peu  dc  chose  qu'on 
ne  pouvait  comprendre  comment  elle  avail  la  force  de  se 
soulenir.  Ses  auslerites  ne  s'arretaient  point  la;  elle  so 
frappaitjournellement  avec  une  discipline,  se  levaitavant 
rauiore  et  s'imposait  de  longs  silences  qu'elle  ne  rom- 
pait  sous  aucun  pietexte.  Lorsque  sa  table  ctait  garnie, 
elle  en  faisait  enlever  les  plats  les  plus  dclicals  et  les 
adrcosait  a  quelquo  bfipilal  ou  quclquc  couvcnt  sans  re- 
venus. 

Le  roi  Louis,  la  voyant  uu  jour  occupte  a  coudre  un 
bonnet  de  bn  qu'elle  avait  fil^,  I'engagea  a  lui  en  fa're 
present,  ajoulant  que  toules  les  fois  qu'il  s'en  coilTeraitil 
se  rappclloraitsa  complaisance.  Isabelle  hesila,  et,  voyant 
qu'il  insistait,  elle  lui  avoua  qu'elle  le  destinait  a  Jcsus- 


I,..l,L'lk-    d    I.I.IM.,     I\. 


Christ.  Le  roi  ne  la  pna  pas  davantage.  Lorsqu'il  fut  parti, 
e'.le  envoya  son  ouvrage  a  une  pauvre  fenime  qui  vivait 
de  ses  cha rites. 

—  Ce  qie  vous  fcrez  pour  les  pauvres,  avait  dit  sen 
divin  maltre,  c'esl  pour  moi  que  vous  le  ferez.  —  Me.: 
dames  de  Montfort,  qui  avaient  assisSe  a  cette  scfene,  so 
rendirent  sur  le-champ  auprfes  de  la  pauvresse  et  lui 
achelcrcnt  re  bonnet  pour  une  souime  considerable.  II 
fut  plus  tarj  conserve  comme  une  relique  par  les  reli- 
gieuses  de  Saint-.\ntoine. 

La  fortune  de  la  princesse,  quoique  fort  elcvce,  ne 
laissait  pas  que  de  diminuer  beaucoup  par  I'abondance 
de  ses  liberalites.  Parvcnue  a  un  certain  5ie  el  voulant 
se  preparer  une  retraite  paisible,  d'apres  le  conseil  de  son 
confesseur  Hemery,  chancelier  de  I'Universite,  elle  jela 
Jes  fondements  du  monaslere  de  Lon^jchamps,  desline  i 


des  fillcs  del'ordre  deSaiiite-Clairc.  Pendant  les  travaux, 
elle  reunit  six  docleursen  Ibeologie,  au  nonibre  desquels 
etait  saint  Bonavcniure,  et  les  pr'a  de  lui  composer  une 
regie.  En  1200,  elle  fit  son  cnlrce  dans  la  ,'ininte  maison 
avec  vingt  religieuses  qu'elle  devait  diriger  dins  les  voies 
spiriluelles.  l.a  pieuse  fondatrice  donna  d'abord  au  con- 
vent le  nom  de  \'Hiimilite  ^'olre-Dame,  qui  ful  plus  lard 
remplace  par  colui  de  Lougchamp's.  C.el  elablissemeut  se 
trouvait  a  une  bene  et  demie  ile  Paris,  du  rote  du  cou- 
chant.  La  pompe  des  ceremonies  qui  s'vpraliquaicntp"n- 
dant  1 :  seniainc  sainle  y  attira  louglemps  la  ville  et  la  cour. 
La  ferveur  des  disciples  d'Isabelle  ne  put  longlenips 
s'accommoder  de  la  regie  trop  auslcre  qu'elle  avait  ct.-i- 
blie,  etellesle  luiavouerent  franchoment.  Isabelleeu  donna 
avisau  roi  saint  Louis,  qui  en  refera  au  pape  Uibain  IV, 
el  celui-ci  y  apporia  de  majeures  modifications.   C'est 


SAINT-JEAN -DE S-FLORENTINS. 


depuis  ce  temps  qne  les  fillcs  de  Sainte -Claire se  sont  op- 
pelees  Uibanislcs. 

II  est  a  remarquer  que  la  princesse,  quoique  retiree 
ilans  le  clollre  et  y  pratiipianl  li's  plus  rudes  austeritos, 
no  voii'.ut  pas  prendre  riiabit  ni  faire  profession  de  la  vie 
monastiqiie.  Elle  donna  pour  raison  les  nombreuses  infir- 
mites  auxquclleselleetait  sujelle,  etqui  I'eussent  obligee 
d'uscr  ("e  dispenses  frequences.  Ses  six  derniercs  annees 
fiircnl  en  diet  remplies  par  de  cruelles  maladies  et  de  con- 
tinueiles  soiillVanres.  Apres  avoir  purifie  una   derniere 


255 

fois  sa  vertii  dans  ce  purgatoire  anlicipe,  Dieu  la  rappela 
a  lui,  et  le  22  frvrier  1270,  elle  moiirut  au  milieu  de  la 
conimunaule  reunie.  Saint  Louis,  en  revcnant  du  parle- 
nient  de  Tours,  voulut  assister  a  la  ceremonie  de  sa  se- 
pulture. —  Rev^tue  de  I'uniforme  du  couvent,  elle  fut 
deposee  dans  lescaveaux  funeraires,  et  le  roi  adressa  aux 
religieuses  un  discours  plein  d'onction  pour  les  consoler 
de  cette  perte. 

Agnes  d'Harcourt,   qui   fut  depuis  abbesfe  de  Long- 
champs   et  qui  vecut  dans  I'intimite  de  la  princesse  , 


S.iiiite  liabelle  au  milieu  de  ses  relisiense?. 


rcri-vit  I'hisloire  de  sa  vie  i)  la  prii-re  dii  roi  de  Sicile. 
Elle  y  piirle  d'un  grand  nombre  de  miracles,  attestes 
par  di's  temoins  di;,'nes  de  foi,  etdusa  son'intercession. 
Leur  eclat  el  leur  multitude  ayaiit  rempli  bientot  le  pays 
de  la  icnommee  d  Isabelle,  le  pape  Lean  X,  sollicite  de 
toutcs  parts,  rend  t  un  bref  par  lequel  il  la  declara 
bieiilieiireiise  et  permit  de  lui  rendrc  un  culte  religieux. 
Isiibelle  seniblait  depuis  son  enfance  avoir  ete  piedcs- 
tini'c  a  une  pareille  gloire.  Sa  pii'te  etait  tellement  admi- 


ree,  que  lor-qu'on  la  peignait,  ses  demoiselles  d'honnenr 
ramassaient  ses  clieveux  et  les  gardaient  precieusement. 
—  Pourquoi  de  semblables  soins "?  leur  demaiida-t-elle 
un  jour.  —  C'est,  repondirent-elles ,  que  nous  voulons 
avoir  de  vosrcliques  lorsque  vous  serez  sainte.— Isabelle, 
dit  Agnes,  rit  beaucoup  de  la  reponse  et  plaisanta  de  bon 
ccBur  sur  cette  precoce  veneration. 

DE  LA  FrEDIEI\E. 


IIISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  BASILIQUES  DE  Ml 


SAINT-JEAN  DES-rZ.ORENTIN'S. 


Florence,  cette  villc  des  nobles  el  dc  In  force  indh-i- 
duelle,  ainsi  que  I'appelle  M.  de  Sismondi,  fut  autrefois 
la  cile  du  pillage  et  en  meme  temps  de  la  devotion, 
comme  elle  est  aujourd'hui  I'asile  drs  arts  et  des  pl.nisirs, 
ou,  si  vous  prcferez,  la  ville  des  fleurs,  pour  (larler  le  Ian- 
gage  gracieuxde  I'un  de  nos  meiUeurs  ccrivains.  —  Siluee 
Ji  une  petite  distance  des  Apennins,  elle  senible  reposer 
sur  des  coussins  dc  verdure. 

Anciennement,  ce  fut  une  ville  bien  malheureuse.  tou- 


jours  tyrannisee  parlesMedicis  ou  incendiee  par  des  ban- 
des  de  bravi  qui  prenaient  le  nom  de  Gibelins,  et  lors- 
qu'elle  pouvait  ecliapper  a  I'une  et  I'autre  de  ces  perse- 
cutions, ravagec  par  la  peste,  ce  lleau  terrible  que  Dieu 
crea  dans  un  juur  de  colere  contre  les  honimes. 

Florence,  qui,  un  beau  jour  du  quinzifeme  sii'cle,  d(5- 
creta  Jc'sus-Cbrist  son  roi  perpeluel  ,  et  dans  un  cn- 
thousiasme  guelfe  Gt  placer  sur  la  porte  duPfl/fl;:o  T«- 
chio  une  inscription  constatant  cette  election,  a  toujours 


-2J4  SAINT- JEAN-DES 

eu  line  grande  devotion  pour  saint  Jean  I'evangeliste. 
C'cst  a  saint  Jean  qu'un  Florenlin  demamle  protection, 
c'est  par  lui  que  se  fait  un  sorment.  Cliarles  Vll[  a,  dans 
cetto  ville,  jure  par  ce  saint;  laissons  parlor  Pliilippe  de 
Coniines  : 

«  Le  roi  entra  en  la  cite  de  Florence ;  et  luy  avoit  ledit 
Pierre  fait  haljiller  sa  maison,  et  ja  estoit  le  seigneur  de 
Balasat  (de  Balzac)  pour  fairo  ledit  logis  :  Icquel  quand 
il  sceut  la  suite  dudit  Pierre  de  Medicis,  se  prit  i  piller 
tout  ce  qu'il  Irouva  en  ladite  maison,  disant  que  leur 
banque  a  Lyon  lui  devoit  grande  somme  d'argent  :  et 
entre  autre  chose  il  prit  une  licorne  entiere  (qui  valaitsix 
ou  sept  mille ducats),  et  deux  grandes  pieces  d'une  autre, 
et  plusieurs  autres  biens.  D'autres  firent  comme  luy :  ea 


-FLORENTIiNS. 

une  autre  maison  de  la  \ille  y  avoit  retire  tout  ce  qu'il 
avoit  vaillant:le  people  pilla  tout.  La  seigneurie  eut  par- 
tie  des  plus  riches  bagues,  et  vingt  mille  ducats  conlaiis, 
qu'il  avoit  son  ban  a  la  ville  et  plusieurs  beaux  pots 
d'agate  et  lant  de  beaux  camayeux  bien  lailles,que  mer- 
veillos,  qu'autre  foisj'avois  veus,  et  bien  trois  mille  me- 
dailles  d'or  et  d'argent,  bien  la  pesanleur  de  quaranle  li- 
vres  :  et  crois  qu'il  n'y  avoit  point  lant  de  belles  me- 
dailles  en  Italie.  Ce  qu'il  perdit  ce  jour  en  la  cite  valoil 
cent  mille  ecus,  et  plus.  Or,  estantle  roy  en  la  cite  de 
Florence,  comme  dit  est,  se  fit  un  traiste  avec  eux,  el 
crois  qu'ils  le  firent  de  bon  coeur.  lis  donnereiit  au  roi 
six  mille  vingt  ducats,  dont  ils  emporterent  cinquante 
mille  Gonlant  et  le  reste  en  deux  pajemens  assef  briefs  : 


i 


S.iinl  JcaiwlL's-I-lmuiil,, 


ft  porterent  au  roy  toutes  les  places  dont  j'ai  parle  ;  et 
chargerenl  leursarmes,  qui  csloient  la  fleur  du  lis  rouge 
et  en  prirent  de  ci'lles  que  le  roy  portoit,  lequel  les  prit 
en  sa  protection  et  garde,  et  leur  promit  et  jura  sur /'o«- 
let  saincl  Jclum,  de  leur  rcndre  leurs  places  qiiatre  mois 
apres  qu'il  seroit  dans  Naples,  ou  |ilus  tost  s'il  retournoit 
en  France  :  mais  la  chose  prit  autre  train,  dont  sera  parte 
cy  aprfes.  » 

Afin  de  ne  pas  laisser  en  pays  etranger  un  roi  auquel 
nous  devons  nous  interesser  comme  Francais,  je  dois 
vous  dire  que  son  expedition  fut  assez  malheureuse. 
Ses  pretentions  au  royaume  de  Naples  n'eurent  aucun 
bon  resuUat  pour  lui.  A  son  relour  il  s't'lait  forme  une 
confederation  pour  I'emp^cher  de  rentrer  dans  ses  fitats, 
et  la  douteuse  vicloire  qu'il  gagna  dans  la  plaine  de  For- 
noue  ne  put  que  lui  ouvrir  le  passage  qu'on  lui  dispu- 
tait.  — C'est  il  regard  de  cette  batadle  que  Coniines  nous 
fait  do  Charles  VIII  un  portrait  qui  ne  sent  en  rien  la 
llatterie  du  courtisan  : 


«  Je  le  Irouvai  aime  de  toutes  piei-es  ot  nionte  sur  le 
plus  beau  clieval  que  j'ai  vu  de  mon  temps,  et  sembloit 
que  cejcune  liomme  fust  lout  autre  que  sa  nature  ne  por- 
toit en  sa  laille  et  sa  complexion.  II  eloit  ties  craintif  a 
parler,  ctl'est  encore  aujourd'hui ;  aussiavoit-il  etenourri 
en  grande  crainte  ct  avec  petiles  personnes,  et  le  cheval 
le  niontroit  grand  et  avoit  le  visage  de  bonne  couleur  et 
la  parole  audacieuse  et  sage.  •  (si  ce  n'ctail,M.  de  Co- 
mines,   on  pourroit  croire  que  c'est  le  cheval  qui  parle.) 

Jacques  de  Pergame  racontela  harangue  qu'il  fit  a  ses 
soldats  :  «  Chevaliers,  soldals,  considerez  que  vous  etes 
Francois,  dcsquels  la  nature  et  propriele  est  de  souffrir 
force  choses  comme  lesGauIois,  ayant  toujours  tenu  Stre 
plus  glorieux  de  mourir  en  bataille  que  d'etre  pris.  Si 
nous  vainquons,  tous  les  Itoliens  sont  k  nous,  et  si  nous 
sommes  vaincus,  ne  vous  chaille,  France  nous  recevra 
qui  defendra  assez  son  pays.  Bief  noire  cas  seurement : 
si  vous  avez  autre  courage  qu'a  vaillammentcombattreet 
qu'ainiiez  mieux  honteusement  par   fuile  vons  relirer  et 


SAINT-JEAN-DES-FLORENTINS 


voirvotre  roi  et  naturcl  .-itisnour  dolent  et  captif  te-mains 
de  ses  ennemis,  ditos-lc  de  bonne  heure.  • 

Qiiillons  Florence  el  roinoue,  oil  nous  nous  sommes 
peiit-elre  arreles  Uop  lon^temps,  el  renlrons  a  Romep:ii' 
la  Strada  Giulia. 

La  Sliada  Giulia  est  line  Ires-belle  rue,  tiree  au  cor- 
deau  a  perle  de  vue  jiisqu'au  I'onle  S/s(o,  clle  parcourt 
I'espace  d'un  miUe  environ.  On  y  voil  de  beanx  edifices, 
notamment  le  palais  des  Sachetii,  oil  Ton  admire  une 
Viergp  du  Tilien,  et  I'e^lise  de  Sainl-  Jean-des-Florenlins, 
balie  sur  les  bords  du  Tibre,  h  cole  de  I'ancien  pont  Ja- 
niculrinus  lerait  par  Sixle  IV. 

C'esl  en  1588  que  fut  construile  aux  depens  de  la  na- 
tion florentine,  sur  les  dessins  de  Jacques  de  La  Porte, 
IVgli-se  dont  nous  avons  h  parler.  Le  portail  qui,  dans  I'o- 
rigine,  n'avait  aucun  ornenienl,  fut  reedifie  par  Alexan- 
dre Galilee,  qui  orna  egalenienl  la  facade  de  colonnes 
d'ordre  corinthien.  —  Les  peres  de  lOratoire  de  Saitit- 
I'hilippe  Neri  en  ont  eii  longtempsla  desservance;  c'est 
aujourd'liui  une  paroisse  de  Rome. 

L'inlerjeur  est  diviseen  trois  ncfs  avec  de  pcliles  cha- 
■  pelles  oroees  de  marbies  et  de  Ires-belles  peinlures. 

Le  niailre-autel  ful  eleve  aux  frais  de  la  faiiiille  Falco- 
nieri  par  Pierre  de  Corlone,  les  sculptures  qu'on  y  re- 
marque  sont  toutes  dues  a  d'excellenls  artistes.  Cclle  de 
marbre  blanc,  representant  leBaptemede  noire  Seigneur 
Jesus-Christ,  a  ele  taillee  par  Antoiiie  Rag^i ;  celle  d«  la 
Foi,  par  lUrcule  Ferrala;  el  celle  de  la  Cliarite,  par  Do- 
minique Guidi.  Les  niedaillons  et  Verlus  en  slue,  qui 
garnissent  les  cotes,  sonl  dune  belle  ixeculion.  On  y 
voit  deux  sepulcres  :  I'uri,  celui  (!e  M.  Corsini,  fail 
par  I'Algardi,  el  celui  de  M.  .\cciaioii,  par  Hercule  Fer- 
rala. Les  peinlures  du  mailre-aulel  ont  ele  tracees  par 
Lanfranc  et  Baccio  Ciarpi.  Uessous  reposent  les  saints 
martyrs  Proie  et  Jacinthe.  Lcur  fele  se  celebre  dans  celle 
cglise  le  1 1  soptembre,  el  leur  transUilion  le  21  jnin. 

Sur  I'aulel,  a  doite,  dans  la  cliapelle  dite  de  la  Croi- 
see,  on  voit  un  lablead  de  saint  Come  et  saint  D.imien 
condaninesaux  flammes  ;  il  fut  pcint  par  Salvator  Rosa, 
eel  liomme  peintre  et  poele  donl  on  a  dit  que  I'exislence 
romanesque  avail  commence  parmi  les  brigands  des 
Abruzzes  et  qui,  arrive  ii  Rome,  oil  I'appelait  Lanfranc, 
clone  sur  un  grabal  par  la  misere  et  la  fievre,  s'ecriail  : 
'  Point  de  IrJve  avec  le  soucil  Point  de  re!4che  a  la  dou- 
leur !  La  fortune,  tuujours  mon  ennemie,  semble  avoir 
oublie  que  jc  vis,  que  je  sens  dans  chacun  de  mes  mem- 
bies  des  nerfs,  des  muscles  ;  que  j'ai  un  esprit,  un  pools, 
un  coeur,  que  je  fremis  et  souffre  dans  chaque  pore.  Des 
le  premier  soupir  que  j'exhalai  en  cette  vie,  je  fus  en 
butle  aux  eteriielles  injures  du  sort.  Soumis  &  de  rudes 
travaux  sans  recompense,  j'ai  courlisc  les  arts  ;  car,  lan- 
dis  que  je  m'attaclie  ii  un  lointain  espoir,  je  puis  a  peine 
gagner  nion  pain  journalier.  Pour  moi,  vainement  le  so- 
■leil  brille,  et  la  Icrre  fertile  donne  du  ble  el  du  vin.  Si  je 


lance  a  la  mer  ma  barque  fragile,  la  iempjle  vient  I'as- 
saillir;  si,  pour  secher  nies  voiles,  je  les  deploie,  le  ciel 
envoie  un  nouveau  deluge.  Si  j'allais  cbercher  cos  cam- 
pagnes  de  I'lnde  oil  les  sables  sont  nieles  d'or,  sans  doule, 
pour  prix  de  mes  peines,je  les  trouvcrais  transformesen 
plomb!  — fiveille,  mes  pensees  sont  ameres  ;  endormi, 
mes  reves  sonl  des  chateaux  en  I'air.  —  Ma  richesse  est 
seulement  en  esperances,  el,  quand  ellesserontevanouics, 
un  hopilal  me  reserve  le  lit  de  I'indigence!  — Grand 
Dieu  !  cependant ,  et  moi  aussi  je  suis  peinire  I  Ne  pour- 
rai-je  done  trouver  une  riante  couleur  pour  raviver  la 
teinte  sombre  de  ma  vie,  oii  lout  est  efTort,  nialheur  et 
combat!  —  Des  voix  amies  me  crient  encore  :  «  Espere 
•  et  travaille!  ■  Toujours  travailler  et  toujours  mourir 
de  faim!  •  Oh!  que  Ion  comprend  bien,  apres  avoir  lu 
ces  lignes  traduiles  dune  canlate  composecdans  des  jours 
de  malheur,  la  Irislesse  profonde  et  niJme  Tamer  deses- 
poirque,  dans  loutessesd'uvres,  il  a  laisse  parailre  comme 
la  pensee  constanle  on  le  souvenir  affreux  qui  frappait 
son  ccBur !  — Son  tableau  de  saints  Come  et  Damien  est  un 
chef-d'oeuvre. 

Sous  la  nef  droile,  ii  I'aulel  de  la  premiere  chapelle,  il 
y  a  un  tableau  de  saint  Antoni'n,  qu'on  attribue  au  Pas- 
signani.  A  cote,  on  en  voil  un  aulre  oil  saint  Jean-Bap- 
tisle  plane  dans  les  airs,  au-dessus  de  la  viUe  de  Flo- 
rence; Pieri  en  est  I'auteur. 

La  deuxieme  chapelle  possede  une  Notre-Dame,  de 
Charles  Marata. 

La  Iroisieme,  un  saint  Jerome,  avec  paysages  et  plu- 
sieurs  figures,  duFlorenlin  Toussaint  Titi;  puis,quelques 
fresqucs  assez  peu  gracieuscs  d  Elienne  Pieri. 

La  qualrieme  renfermc  une  Xolre-Dame-de-Pilie,  de 
Jerome  Sermonette. 

Fontebuoni  el  Auguslin  Ciampelli  ont  decore  la  cha- 
pelle de  la  Vierge,   dune  Nalivile  et  d'une  Assomplion. 

Sous  la  nef  gauche,  le  premier  autel  erige  par  la  famille 
Sachetii  renferme  un  crucifix  niodele  par  Prosper  Bres- 
ciano,  el  jete  en  bronze  par  Paul  de  Saint-Quiris,  le  Par- 
mesan. Dans  la  voCite,  la  vie  de  Nolre-Seigneur,  peinte 
par  Lanfranc. 

De  ce  cole,  I'autel  de  la  croisee  offre  un  tableau  de 
sainte  Marie-Madeleine  portee  par  des  anges.  Celle  ceuvre 
est  de  Baccio  Ciarpi,  maiire  de  Pierre  de  Corlone  el  eleve 
de  Toussaint  Titi,  qui  a  decore  la  chapelle  suivanle  d'un 
tableau  de  saint  Francois.  Nicolas  Pomarancio  a  aussi 
travaille  a  ces  autels. 

Les  deux  dern^eres  chapelles,  I'une  dediee  a  saint  An- 
loine,  abbe,  I'aulre  a  sainte  Anne,  sont  enrichies  de 
fresques  el  peinlures  de  Ciampelli,  d'Antoine  Temp^te, 
de  Colci  et  de  Jean-Baptisle  Vanni,  Florentin. 

Le  grand  tableau  de  la  predication  de  sainl  Jean-Bap- 
tiste  au  desert,  qui  avoisine  la  petite  porle  lalerale,  est 
siane  Nardini. 

J.  B. 


236 


LE   GRAND  CONDE. 


LES  FRAKAIS  ILLUSTRES. 


Z.-E  GRAM'S  C09TDE. 


I. 


Dno  illuslre  naissance,  iin 
courage  indomplable,  une 
comprehension  sure  et  ra- 
pide,  un  coeur  niagnanime 
et  clievaleresque,  —  lout 
scmlila  se  reunir  pour  don- 
nerun  illuslre  copitaine  au 
iecle  de  Louis  XIV.  Tanlot 
'  ■  combaltant  pour  defendre 
ou  s^lorificrla  France,  Ian- 
lot  allumant  dans  son  pays 
TO  une  guerre  civile  el  desas- 
treuse,  Louis  de  Bourbon, 
-  par  ses  lalenis  militaires, 
acquit  dis  litres  inconlestables  a  I'admiration  de  la  pos- 
terile.  Ileurcux  si,  moderant  la  fierte  de  son  carartere, 
il  n'eit  point  demande  h  I'etranger  des  armes  cnntre  sa 
patrie !  Rival  et  conipagnon  d'armes  de  Turenne,  s'il 
marcha  souvent  h  ses  cotes,  il  le  vit  souvent  a  la  lele  des 
Krancais  lui  disputer  le  champ  de  hataille.  Presque  aussi 
celebre  par  ses  erreurs  que  par  son  g'enie,  il  remplit  de 
son  nom  I'liistoire  du  dix-scplicmesiecle,  et,  pour  le  dis- 
tinguer  des  princes  de  sa  famille,  on  dit  —  le  grand 
Conde. 

Louis  de  Bourbon,  due  d'Enghien,  et  plus  lard  prince 
de  Conde,  vint  au  monde  a  Paris  vers  I'annee  1621.  On 
le  placa  tout  enfant  chez  lesjesuiles  de  Bourge.s,  oil  son 
pere  surveilla  d'un  oeil  severe  les  progres  de  son  educa- 
tion. AstreinI  a  la  ponclualil6  universitaife,  et  n'ayant 
rien  qui  le  distinguSt  de  ses  condisciples,  le  jeune  eleve 
fit  a  I'ecole  I'apprenlissage  de  I'egalite  des  camps,  ou  de- 
vait  s'ecouler  sa  vie.  Mais  ses  disposilions  brillanles  I'ele- 
■verent  bienlol  au-dessus  de  la  foule;  a  hull  ans,  il  ter- 
mina  ses  classes  de  laHn;  h  onze,  il  composa  un  Iraile  de 
rhelorique  et  soutint  des  theses  de  philosophie,  a  dix- 
sept,  il  fit  son  entree  ii  la  cour. 

C'etai  tun  beau  jeune  hommeiil'ceil  impetueuxetb  la  d-- 
marche fi^re.  II  accueillit  avecreconnafssancelesavanccs 
du  monde  qui  le  rcelamait,  mais  son  Jme  independanle 
fut  violemmenl  choquee  du  dcspolisme  de  Richelieu-, 
la  princesse  sa  mere  evila  de  I'exposer  a  la  colere  du  vin- 
dicatif  cardinal  et  I'introduisit  a  I'holel  de  RanibouiUet, 
oil  regnaient  le  be!  esprit  el  la  quintessence  des  modes. 

Dfe  I'annee  suivante,  le  due  d'Enghien  parlit  et  fit  sa 
premiere  canipagne  sous  le  marechal  de  la  Meilleraje.  II 
se  distingua  aux  sieges  d'Arras,  de  Ciilliduro,  de  Perpi- 
gnan  et  de  Salce.  Pendant  qu'il  travaillait  ainsi  i  sn 
renommpe,  son  pere  le  fit  monder  pour  epouser  la  niece 
de  Richelieu,  mademoiselle  Claire  Clemenre  de  Maille- 
Breze.  Malgre  relnignemcnt  profond  qu'il  rcssentait  pour 
cetle  jeune  personne  et  pour  sa  famille,  \e  due  n'osa  re- 
sistor et  conclut  cet  hymen  par  obeissance  filialc. 

Richelieu  meurt;  —  Louis  XIII  nomme  le  due  d'En- 


ghien general  de  I'armee  de  Champagne  el  de  Picardio  ; 
—  les  Espagnols  entrent  dans  la  premiere  de  ces  provin- 
ces el  mellent  le  siege  devant  Rocroi ;  —  le  roi  suit  au 
toniheau  le  cardinal-ministre;  —  on  presse  le  due  d'a- 
bandonner  la  fronliero  et  de  marcher  vers  Paris  pour 
s'emparer  de  la  regence; — il  sacrifie  son  ambition  h  I'in- 
lerit  du  pays,  et  vole  au  secours  de  la  ville  assiegee. 
L'armee  qu'il  conduit  a  marches  forci'es  traverse  un  de- 
file, el  dans  la  nuit  se  range  en  balaille  devant  les  enne- 
mis.  La  journee  de  Rocroi  fut  inscrite  dans  les  fastcs  glo- 
rieux  de  la  Fiance  ;  seize  mille  Espagnols  y  perdirent  la 
vie,  et  le  vieux  comle  de  Fuent^s,  qui  commandait  lenr 
infanlerie,  peril  sur  le  brancard  qui  servait  a  le. Iranspor- 
ter.  —  A  genoux,  au  milieu  de  I'armi^e,  le  general  de 
vingl  ans  rendit  giice  a  Dieu  de  sa  premiere  victuire. 

Apres  aVbir  chasse  I'etranger,  le  due  d'Enghien  voulut 
le  punir;  et,  se  dirigeanl  vers  la  Moselle,  il  s'elabht  de- 
vast  ThionviUo.  La  resistance  heru'ique  des  assieges  lou- 
cha  son  coeur,  il  manda  le  commandant  de  la  place  et 
le  conduisitaux  remparts  exlerieurs.  «Voyez!»  lui  dit-il 
en  lui  monlrant  les  mineurs  prSls  a  faire  .sauler  les  forti- 
fications. Le  goHverneur  se  rend  et  d'Enghien  enlre  dans 
la  ville,  ii  qui  il  a  su  epargner  les  horreurs  d'un  assaut. 
— De  relour  a  Paris,  il  recoil  le  gouvernement  de  Cham- 
pagne, el  Slenai  pour  recompense. 

Au  commencement  de  la  campagne  de  IC'i'i.le  due  fut 
adjoint  il  M.  de  Turenne  ,  qui  commandait  l'armee  du 
Rhin  opposee  aux  Bavarois.  Le  general  Mercy  vcnail  k 
leur  lele  de  s'emparer  de  Fribourg,  et  il  s'elait  forlifii^ 
dans  une  position  aupres  deses  murs.  Le  pays,  convert  de 
hois,  de  rochers  el  de  ravins,  lui  paraissait  devoir  arreter 
I'intrepidite  franraise.  Mais  il  comptaitsansnos  geueraux. 
Au  moment  oii  il  y  songe  le  moins,  il  enlend  batlre  la 
charge;  il  court  aux  armes  et  sa  vigoureuse  resistance  ne 
permel  pas  de  prevoir  lissue  du  combat.  Les  Francais, 
fatigues,  hesitenl  el  se  replient,  lorsque  le  due  arrive  a 
la  lele  du  regiment  de  Conti,  et  jelle  dans  les  rangs  stran- 
gers son  baton  de  commandement.  Ses  troupes  exaltees 
puisenlde  nouvelles  forces  dans  leur  enthousiasme,  et  se 
pi  ecipilenl  comme  la  foudre.— Mais  lesoleil,  lombant  sous 
I'horizon,  mil  un  ternie  Ji  la  balaille,  et  cen'est  que  trois 
jours  apres  qu'une  nouvelle  atlaque,  en  debusquant 
Mercy,  le  plus  illuslre  general  du  temps,  fit  passer  ce 
litre  ci  son  vainqueur. 

Jaloux  de  profiler  de  ret  avanlage,  dEnghien  marche 
vers  Philipsbourg  el  enleve  cclle  place  apres  onze  jours 
de  tranchee  onverte,  avec  cinq  mille  liommes  et  dix  pie- 
ces de  canon.  Cet  cvcnement  incroyable  eut  a  Paris  le 
plus  grand  relentissement.  >  La  chose  est  vraie,  dit  ma- 
dame  de  Sevigne,  mais  elle  nest  pas  vraisemblable.  » 

Cetle  conquele  fut  suivie  de  celles  de  Guermesheim, 
de  Spire,  deWornis,  d'Opperiheim,de  Mayence,  deCreulz- 
nach,    de   Landau  et  de  Manheim.  Suivant  I'liabilude 


LE  GRMD  mu. 


BR  I  lISH 


LE  GRAND  CONDfi. 


tiu  temps,  Varmee  reiUrait  en  France  passer  les  quarliers 
(I'hiver,  et  re  n'elait  qua  la  belle  saison  que  I'on  lepre- 
iiait  les  lios'ilites. 

Ell  l6io,  Ic  duo  d'Enghien  entra  en  Allemagne.oul'at- 
tendalent  Mercy  el  les  Bavarois.  Apr&s  quelques  affaires 
d'avant-gardo,  les  deux  armees  se  Irouverent  en  pre- 
srrice  devanl  Norliiigue.  L'eiinemi  occupaitun  village  oil 
il  avail  pris  une  position  fonnidaljle.  Le  due  veul  alla- 
quer;  —  c'est  en  vain  que  Turenne  Tarretc;  I'audace 
fut  celte  fois  mieux  inspiree  que  la  prudence. — Apres 
avoir  fail  des  pertes  considerables,  Mercy  bat  en  retraite, 
et  les  Francais  s'emparenl  de  Norlingue.  de  Dnnlcespiel 
et  d'Heilbron.  D'Enghien  commeiicait  deja  a  iMre  popu- 
laire;  une  grave  Tiialadie  qui  pensa  I'enlever  lui  monlraa 
quel  point  il  elail  aime,  par  les  transports  que  Ton  fit 
eclater  a  sa  convalescence. 

Le  cardinal  Mazarin,  qui  dirigoait  alors  les  affaires  pu- 
bliques,  voulutdonnerau  diiclecommandementderanneo 
de  Flandre ;  mais  Gaslon  d'Orlcans,  qui  par  parentlii'se,  la 
coiiduisail  asscz  mal,  iie  voulut  point  ceder  ce  qu'il  ap- 


pelait  ses  droits.  Le  vainqiieur  de  Uocroi  trouva  unbiais 
pjur  arranger  I'affaire,  et  offrit  a  ce  prince  de.  servir 
sous  ses  ordres.  Sa  proposition  fut  acceptee  avec  em- 
pressement,  et  I'illustre  capitaine  donna  a  rarniee  I'exem- 
ple  de  la  soumission  el  du  respect  dus  a  la  liierarchie 
militaire.  II  pril  part  au  siege  de  Courlrai ,  et  maudil. 
plus  dune  fois  les  eternelles  indecisions  de  son  general, 
qui  se  laissail  mener  par  I'abbe  de  La  Riviere.  C'est 
par  cette  faiblesse  de  caractere  et  par  celte  hesitation 
que  fut  manque  I'eng.igenient  de  Bruges.  Les  armees 
francaise  et  espagnole  s'etant  rencontrees  dans  la  pluine 
de  ce  nom,  la  balaille  fut  renvoyee  au  lendemain  par 
I'ordre  du  duo  d'Orleans.  Pendant  la  unit,  les  enne- 
mis  apprircnl  que  d'Enghien  commandait  I'avanl-garde, 
el,  profilant  des  tenebres,  ils  battiient  en  retraite  pour 
evilcr  le  combat.  —  Au  lieu  de  les  poursuivre,  les  Frau- 
cais  meltent  le  siege  devant  Mardick;  une  vigoureuse  sor- 
tie les  surprend  et  leur  enleve  beaucoup  de  monde ;  d'En- 
ghien accourt  aussitot,  rallie  les  troupes  et  repare  eel 
echtc.  —  La  place  s'etant  rendue,  d'Orleans  rendit  justice 


Conde  jclte  dans  les  rangs  ennemis  son  l>aloD  de  commandeiacnt. 


a  son  valeureux  subalterne,  et  le  replaca  au  poste  su- 
preme, qu'il  tant  de  litres,  il  etait  digne  d'occupe.'. 

.Malgre  la  saison  avancee,  le  nouvcau  general  concut 
une  enlreprise  inspiree  par  son  genie  hordi  et  a\entu- 
reux.  Dunkerqne  passait  pour  une  des  plus  importantes 
forleresses  de  lEurope.  Avec  une  armee  epuisee  et  r6- 
Inile  a  dix  mille  hommes  environ,  il  r^solut  de  s'en 
einiiorcr.  Ranirnanl  par  son  assurance  la  confiance  de 
se.-.  soldals,  il  repousse  les  Espagnols  et  s'empare  de 
Fnrnes  en  deux  heures.  II  etablit  ses  magasins  dans  celte 
^ille;  el,  pour  la  mellre  a  I'abri  d'un  coup  de  main,  il 
la  forlifie  en  moins  de  quinze  jours;  —  bizarre  occupa- 
tion d  un  conquerant  qui,  pour  parvenir  a  delruire  une 
place,  e(;  it  oblige  d'en  conslruire  une  autre. —  L'ennemi 


s'inquiete  d'une  pareille  activile,  et  s'avise  d'assieger 
I'assiegeant  liii-nieme;  —  mais  il  est  force  de  se  replier, 
el  Dunkeique  abandonnee  ouvre  ses  porles  au  vainqueur. 

Qiiinzc  jours  apres  ce  trioinphe,  Henri  de  Bourbon, 
prince  de  Conde,  expirait  a  Paris  dans  les  bras  de  son 
fils.  Le  due  d'Enghien,  cruellemenl  eprouve  par  cede 
perte,  lui  siicceda  dans  ses  charges  de  chef  du  conseil 
de  la  regence,  de  grand  maitre  de  France  el  de  gouver- 
neur  de  la  Bourgogne  et  du  Berry.  Dapres  la  coulume de 
sa  famille,  il  echangea  ses  lilres  conlreceux  de  son  pere, 
et  fut  connu  depuis  sous  le  nom  de  M.  le  Prince. 

La  campagne  de  1647  venait  des'ouvrir,  Mazarin  of- 
frit a  noire  heros  la  conduite  de  I'armee  de  Catalogue. — 
Confiant  en  son  eloile,  le  grand  Conde  parlit  pour  I'Es- 


238 


LE  GRAND  CONDE. 


pagne  ct  fiit  recu  par  scs  troupes  avec  acclamation.  Mais, 
Irop  enfant  gJte  de  la  victoire  pour  ne  pas  i'tre  prcsonip- 
tueux,  il  crut  n'avoir  qu'i  se  baisser  pour  r^coUcr  cle 
nouveaux  lauriers.  -  Qi'i!  qu'on  appelle  les  violons,  et 
qu'on  me  prenne  Wrida  en  mesure!  •  Sur  un  air  de  sa- 
rabande  et  musiciens  en  l^le,  les  Fran^ais  ouvrent  la 
tranchee.  Mais  ils  se  lasscrent  de  chanter.  Andre  Britt, 
gouverneur  de  la  place,  se  defendil  avec  une  telle  opi- 
niatret6,  que  la  fanfaronnade  resla  sans  jesultat,  et  que 
les  danseurs  payi'rcntcux-memesles  violons. — Le  prince 
abandonna  I'expiilition  sur  ces  entrefaites,  et  revint  il  la 
cour,  ou  commencaient  ;i  s'agiter  d'etranges  interSls. 

Les  vexations  du  cardiual-ministre  avaient  cree  k  Paris 
un  parti  de  meconlents  qui  fomcntaient  la  discords  et 
qui  devinrent  le  noyau  de  la  Fronde.  Cond6  eniploya  son 
influence  a  calmer  les  troubles  civils,  mais  avanl  qu'il 
eilt  pn  y  reussir,  les  ihterfts  de  I'fitat  I'appelerent'en  Pi- 
cardie.  —  A  la  tete  de  trente  mille  hommes,  il  met  le 
siige  devant  Ypres,  et  repousse  I'arciiiduc,  qui  le  voit 
entrer  dans  cctle  ville  sans  pouvoir  I'en  emperher.  En 
guise  de  represaiUes,  celui-ei  s'empare  de  Lens.  Le  prince 
le  poursuit  et  le  joint  sous  les  murs  de  cette  citi5,  dans  la 
plaine  du  mJraenom.  L'espiit  entreprenant  du  general 
ennemi  rendait  TalTaire  decisive;  une  defaite  pcrdait  la 
France  et  entrainait  I'invasion.  Conde,  penetr^  de  la  gra- 
vitt5  descirconstances,  joignit  k  son  intrepidilc  ordinaire 
lesconseils  de  la  prudence. — Au  milieu  de  la  nuit,  il  or- 
donne  la  relraite;  rarchiduc  s'emeut  du  mouvcment  qui 
regno  dans  le  camp  fran^ais  et,  des  I'aurore  il  s'apercoit 
de  cette  niarche  retrograde.  Le  general  Beck  s'ebranle 
avec  la  cavalerie  lorraine,  se  precipite  sur  les  fuyards; 
mais,  en  un  clin  d'cuil,  une  conversion  s'opere,  et  I'armee 
francnise  se  Irouve  rallite  sur  une  eminence  qui  com- 
mando la  campagne.  Les  Lorrains,  attires  dans  la  plaine, 
combattcnt  avec  une  energie  qui  rend  la  victoire  daur 
teuse;  I'infanterie  espagnole,  immobile  comme  unrochei', 
resiste  ci  toutcs  les  atlaques; — mais,  enivrees  de  gloireet 
rapides  comme  les  balles,  les  troupes  de  Cand6  finissent 
par  entamer  leurs  bataillons  et  les  battent  sur  tons  les 
points.  Dans  cette  memorable  journee ,  qui  coiJta  cinq 
cents  hommes  a  la  France,  I'ennemi  perdit  cent  vingt 
drapeaux  et  laissa  dix. mille  corps  sur- le  champ  de  ba- 
taille. — Deux  heurcs  avaient  sulfi  pour  tout  decider. 

M.  le  Prince,  rappele  a  la  cour,  y  fut  recu  en  Iriom- 
phateur;  la  reine  lui  donna,  comme  temoignage  de  satis- 
faction, le  pays  du  Clermontois  i  titre  de  possession  h6- 
r^ditaire. 

Ici  s'arr^le  la  premiere  periode  de  la  vie  du  grand 
Conde.  Nous  allons  maintenant  le  voir  jouer  un  rile  ac- 
tif  dans  les  troubles  interieurs  du  royaume  et  dans  les 
auerres  civiles  de  la  Fronde. 


n. 


Madame  de  Longueville,  la  belle  et  galante  duchesse, 
I'intre^ide  frondeuse,  recul  M.  le  Prince,  son  frcrc,  avec 
un  etalage  de  sentiments  qui  n'(itaient  pas  desinteresses. 
Mais  c'est  en  vain  qu'elle  chercha  ii  le  gagner  au  parti 
des  rebeiles ;  il  repondit  k  toutes  ses  prieres  :  «  Je  m'ap- 
pelle  Louis  de  Bourbon,  et  je  ne  veux  pas  ebranler  la 
couronne.  • 

La  reine,  de  son  cote,  eniploya  les  supplications  les 


plus  pressontcs  pour  le  decider  a  appuyer  le  ministere. 
Conde  ne  sut  point  lui  resister;  el,  abandonnant  son  per- 
sonnage  de  mediatcur,  il  se  declara  pour  la  cour  et  porta 
ainsi  un  coup  terrible  a  sa  popularity.  Les  ennemis  du 
cardinal  occupaient  la  majeure  parlie  de  la  capilale; — le 
prince  dresse  un  plan  de  campagne,  el  veut  faire  investir 
la  ville  par  I'armee.  La  maison  royale  se  refugie  a  Saint- 
Germain,  et  Ton  commence  le  blocus  de  Paris.—  Les  Pa- 
risiens,  h  cette  nouvelle  foudroyanle,  maudissent  mille 
fois  le  nom  du  heros  et  nomment  le  prince  de  Conti  ge- 
neralissimo de  la  Fronde,  h  I'instigation  de  sa  scEur,  ma- 
dame  de  Longueville.  Ainsi,  ces  dissensions  intestines, 
appelees  avec  raison  la  guerre  ties  [emmcs,  commencaient 
par  mettre  en  presence  les  deux  frferes  dans  les  camps 
opposes. 

Le  projet  d'affamer  la  capitale  rencontra  des  obstacles 
insurmontables,  vu  I'lnsufTisance  desressources  desassie- 
gcants.  Pendant  qu'ils  s'occupaient  Ji  des  miseres,  la 
Fronde  recrutait  des  d^fenseurs  en  province,  et  faisait 
tous  les  jours  de  nouveaux  proselytes.  Le  due  de  Longue- 
ville, k  la  tJte  de  dix  mille  hommes,  le  due  de  la  Tr6- 
moille  et  le  vicomie  de  Turenne  se  joignent  aux  rebeiles; 
—  Mazarin  commence  i  trembler.  —  Dans  cetle  situation 
desesperee,  Conde  prend  la  plume; — a  sa  voix,  Longue- 
ville, la  Tremoille  et  Turenne  rentrent  dans  le  devoir.  — 
II  ne  se  contente  pas  de  cette  victoire,  et  fait  conclure  le 
traite  de  Saint-Germain  qui  met  un  tcrme  a  ces  premieres 
hostilit^s. 

Le  peuple  a  la  memoire  courte. — Le  prince  ramene  au 
Palais-Royal,  la  reine  et  son  miiiislre,  et  la  I'oule  salue 
d'acclaniations  celui  qui  venait  de  I'exposer  anx  horreurs 
d'un  pillage. —  Une  telle  affection  parut  dangereuse  a 
Mazarin,  et  d63cejour,  le  perfide  Ilalien  entoura  Conde 
d'un  i5|iais  resea\i  d'intrigues  et  le  mit  au  ban  de  sa  po- 
litique astucieuEe; 

L'ame  noble  et  genereuse  du  prince  ne  pouvant  pene- 
trer  les  ruses  du  cardinal,  il  crut  a  scs  prolestations,  et 
par  I'appui  qu'il  lui-  fournit,  il  se  fit  detesler  des  chefs 
principaux  de  la  Fronde.  Ce  minislre  ne  fut  conlent  que 
lursqu!il  vit  le  grand  capitaine  on  guerre  ouverte  avec 
tous  ses  amis;  il  ne  craignit  point  alors  de  le  faire  toni- 
ber  dans  le  piege  qu'il  lui  preparait  depuis  longtemps. 

Le  lundi,  18  Janvier  1649,  Conde  se  rend  au  conseil  de 
regence  qui  se  tenait  au  Palais-Royal.  Le  capitaine  des 
gardes  de  la  reine,  Guitaul,  le  salue  profondement  et  lui 
reclame  son  6pee.  Le  prince  devine  tout  et  sourit  ame- 
rement :  —  C'est  done  la  le  prix  de  mes  services !  —  II 
demande  a  voir  Anne  d'Autriche ;  on  nc  le  lui  permet 
pas.  —  Mes  amis,  dit-il  aux  soldats  qui  I'accompagnent, 
ce  n'est  pas  ici  la  bataille  de  Lens.  —  Plus  loin,  on  ren- 
contre un  couloir  obscur.  La  trahison  insigne  dont  il 
est  victime  lui  fait  craindre  qu'on  n'en  veuille  a  ses 
jours.  —  Guitaut,  dit-il  h  son  guide,  ceci  ressemble  bien 
aux  etats  de  Blois.  —  Ne  craignez  rien ,  monseigneur, 
repond  le  capitaine,  je  ne  m'en  serais  pas  charge.  — .  Le 
prisonnier  etant  arriv6  au  passage  Richelieu,  une  voiture 
se  presente.  Conde  reconnait  son  fiere  de  Conti  et  son 
beau-frfere  de  Longueville.  II  les  complimente  sur  cette 
reunion  de  famille,  et  Ton  se  met  en  route  pour  Vin- 
cennes. 

Tout  a  coup,  la  voiture  so  brise ;  grande  rumour. 
M.  le  Prince,  I'homme  le  plus  leste  do  son  temps,  en- 
jambe  la  portiere  et  prend  ses  jambes  a  son  cou.  .Mais  il 


s'cntrave,  un  soUlut  le  rejoint,  ct  il  est  laniene  vers  scs 
compagnons,  le  pislolet  sur  la  gorge.  —  On  entre  dans  \n 
forteresse  ;  Conii  demande  une  Imilution  do  Jesus-Chiisl. 
—  Donnezmoi,  dit  Conde,  rimitalion  de  M.  de  Beaufoit, 
ijiii  s'est  evade  I'aulre  semaine. 

Ce  n'elait  point  assez  pour  Mazarin  de  s'etre  empare 
lies  princes,  il  vouhit  avoir  en  son  pouvoir  la  (jfincessc 
d(^  Conde,  la  princesse  mere  et  le  jeune  due  d'Enghien. 
Mais ,  prevenues  par  un  avis  fidele,  elles  trompenl  la 
surveillance  de  ses  espions  et  se  refugient  a  Monlrond. 
Poursuivios  de  pres  par  ses  agents,  elles  traversent  la 
France,  et,  le  31  mai,  font  a  Bordeaux  une  apparition  so- 
lennelle.  —  Le  cliirurgicn  de  M.  le  Prince,  a  qui  I'entree 
de  Vinucnnes  itait  permise,  alia  lui  porter  celte  nouvelle 
et  le  trouva  qui  arrosait  des  oiillets  el  des  giroflees.  — 
Men  ami,  repondit  le  prisonnier,  aurais-tu  jamais  pense 
que  j'arroserais  men  jardin  pendant  que  ma  femrae  ferait 
la  guerre? 

Le  minisire,  apprenant  que  le  parlenient  de  Bordeaux 
venait  de  rendre  un  arret  en  faveur  des  prisonniers,  as- 
siegea  celte  ville  qui  resista  opiniilrement.  Pour  dejouer 
les  projets  d'evasion  que  formaient  les  amis  des  captifs, 
il  les  transfera  pendant  ce  temps  au  cliMeau  de  Mar- 
coulTy,  et  de  la  au  Havre-de-Gr4ce.  Le  comte  d'Harcourt 
ayant  ele  charge  de  les  escorter  pendant  la  route,  Conde, 
cine  sa  gaiete  n'abandonnait  jamais,  tit  sur  lui  cette 
rlianson  qui  courut  bienlut  par  les  rues  : 

Cel  tiomnic  -^rO;  cl  conrl. 

Si  rameiix  dans  riii«toirc, 

Ce  grand  lomti-  d'HarconrI, 

Tont  rayoiinaiil  de  ^loire, 
Qi.i  sernurut  Ca?at  cl  qui  repril  Tnrin, 
Est  mainlenint  rccors  de  Jnles  Mazarin. 

\nne  de  Gonzague ,  princesse  palatine  et  amie  du 
^i.ind  Conde,  pai'vini  41ui  gagnerla  Fronde,  qui  reclama 
■:i  mise  en  librrte.  Le  parlement  de  Paris  agit  dans  le 
iiii'me  sens,  et  le  chef  des  faetieux,  Paul  de  Gondi,  cardi- 
nal de  Relz,  appele  communement  le  Coa'ljuteur,  y  tra- 
\ailla  de  tout  son  pouvoir  en  excitant  le  peuple  centre  le 
ministre.  Le  due  d'Orleans  et  la  noblesse,  indignes  a  la 
fill  de  I'injure  faite  par  un  Ilalien  sans  nom  au  premier 
prince  du  sang,  exigerent  une  delivrance  immediate.  Ce 
dechainement  general  terrifia  Mazarin  qui  voulut  du 
moins  avoir  I'air  de  ceder  de  bonne  grJce.  II  se  fit  ou- 
vrirla  prison  d'fitat  et  sejeta  aux  gonoux  de  Conde,  dont 
il  baisa  la  botte  en  le  conjurant  d'oublier  le  passe.  —  Le 
prince  sortit  sans  le  regarder  en  lui  jetaiit  un  :  —  .idieu, 
monsieur  le  cardinal. 

La  reine  recut  le  prisonnier  avec  une  amabilite  sans 
egale ;  elle  lui  fil  la  reparation  la  plus  eclalanle  et  le  re- 
tablit  dans  ses  biens,  ses  charges  et  ses  gouverncments. 
Pendant  qu'il  remontait  au  faite  de  la  puissance,  son 
persecuteur,  honni  et  bafoue,  etait  chasse  de  Paris  et 
dressait  dans  I'onibre  les  plans  de  ses  intrigues  pro- 
chaines. 

La  fierte  de  notre  heros  fut  la  premitMe  cause  de  ses 
nouvelles  disgraces;  elle  le  brouilla  avec  le  Coadjuleur, 
VAme  de  la  Fronde.  Dun  autre  cOte,  Anno  d'.iulriche, 
secritement  dominee  par  le  cardinal,  ne  rSvait  que  la 
perte  de  son  enncmi.  —  Pendant  la  nuit  du  .5  au  6  juillet, 
I'hdlel  de  Cond6  est  cerne  par  les  gardes-francaises ;  le 
prince  leur  echappe  par  une  fuite  precipitee  et  se  refngie 


LE  r.IlVND  CONDE.  250 

a  Saint  .Maur.  —  Le  levain  qui,  depuis  sa  captivile,  s'e- 


lait  amasso  dans  son  coeur,  y  avait  fait  germer  de  vifs 
ressenlinienis  conlre  une  palrie  qui  reconnaissait  si  nial 
ce  qu'il  avait  fait  pour  elle.  Comme  le  Remain  Coriolan, 
il  denianda  a  des  ctrangers,.vengeance  de  ralTront  qu'il 
avait  recu,  onbliant  qu'un  enfant  doit  tout  savoir  souffrir 
de  sa  mere ! 


IIL 


II  y  a  dans  les  jardins  de  Versailles  une  blanche  Re- 
nommec  qui  inscrit  les  fails  d'armcs  de  Conde  au  livre  de 
riiisloire.  A  ses  pieds  sont  epars  des  feuillets  arraches ; 

—  lis  portent  des  noms  glorieux  ;  ils  parlent  desvictoires 
de  I'Espagne;  —  et  c'est  Conde  qui  les  a  remportees,  — 
et  c'est  la  France  qui  les  a  perdues. 

M.  le  Prince,  rappele  a  Paris,  crut  devoir  y  reparaitre 
avec  une  cour  tres-nombreuse. 

Des  son  arrivee,  la  reine  rend  centre  lui  une  declara- 
tion foudroyanle. 

Ce  prince  se  justifie  et  autorise  en  secret  son  ami  Sil- 
Icry  a  traiter  avec  les  Espagnols.  Le  parlement  dfilibere 
el  somme  Conde  et  le  Coadjuteur  de  comparaitre  devant 
lui.  —  Les  deux  adversaires  se  rendent  au  Palais-Royal 
avec  une  suite  de  mille  hommes  chacun.  Une  querelle 
s'engage  entre  leurs  gens;  Paul  de  Gondi,  effraye  du 
tumulte,  prend  la  fuite;  il  est  surpris  par  La  Rochefou- 
cault  qui  le  saisit  par  le  cou  entre  les  deux  baltants  d'une 
porte,  et  ne  le  liche  qu'au  moment  ou  il  allait  etre  as- 
sassin^. —  La  balaille  s'arrete  et  le  conseil  donne  gain 
de  cause  a  Conde.  —  Quclqiies  jours  apres,  son  carrosse 
se  trouve  arr^le  par  une  procession.  II  met  la  tete  a  la 
portiere,  reconnait  Gondi,  se  jetle  a  g'noux  dans  la  rue 
et  lui  dcmande  sa  benediction.  Le  cardinal  le  benit  fort 
gravement  et  conlinue  sa  route;  —  le  peuple,  louche  de 
cette  humilite  envers  un  prelat  dont  on  connaissait  les 
exces,  crie  bravo  pour  M.  le  Prince  et  suit  M.  de  Retz  en 
I'apostrophant  et  en  I'accablant  d'injures. 

Les  ceremonies  de  la  majorite  de  Louis  XIV  se  prepa- 
raient,  et  M.  le  Prince  fut  prevenu  qu'il  y  serait  ar- 
r^le.  II  prit  la  fuite  sans  retard  apres  avoir  vainement 
chercheas'accommoder  avec  la  reine;  et  comme  il  apprit 
qu'elle  envoyait  centre  lui  d'.4umont  avec  les  ordres  les 
plus  rigoureux,  H  se  decida  isoutenir  la  guerre  civile.  — 
II  leve  dix  mille  hommes  en  Guienne  et  s'empare  de 
I'Angoumois,  du  Perigord  el  de  laSaintonge.  —  Le  comte 
d'Harcourt,  general  de  I'armee  royale,  entre  dans  Bourges 
et  fait  prisonnier  le  prince  de  Conti.  —  Mazarin  profite 
de  ces  troubles  pour  rentier  publiquemcnt  au  ministere. 

—  Le  due  d'Orleans  leve  une  armee  et  s'allie  a  Cunde; 
le  due  de  Nemours  et  le  due  de  Rohan-Chabot ,  gou- 
\erneur  d'.\njou  ,  suivent  son  exemplc  ;  —  I'Espagne 
fournit  des  homines  et  de  I'argent. 

Madi-moisflle  d'Orleans  fait  declarer  conlre  le  roi  la 
ville  qui  porte  son  nom.  —  A  son  tour,  I'armee  de  la 
cour  s'empare  d'.4ngers,  et  le  general  Turenoe  bat  a  Ger- 
geau  Sirot  et  le  due  de  Beaufort. 

M.  le  Prince,  en  apprenant  ces  nouvelles,  abandonne 
le  camp  d'.4gen  en  Guienne,  oil  il  s'etait  retire ;  —  sous 
I'habit  d'un  simple  courrier,  et  sous  le  nom  de  Motle- 
ville,  il  traverse  sans  escorte  une  partie  de  la  France, 
passe  a  travers  les  troupes  ennemies  et  rejoint  son  armee 


240 


LE  GRANn  CO.NDl!:. 


ii  Lorris.  —  II  s'enipnre  lie  Montai'gis  et  de  ChJteau- 
Gaillard  ;  —  il  bat  le  mareclial  d'llocquincourt  a  Claicau 
et  le  poursiiit  jusqu'a  Auxerre.  —  Mais  il  est  oblige  d'a- 
Landonner  ses  soldats  pour  so  lendio  a  Paris. 

Iiiterrogi'^  par  le  parlement,  Conde  consent  a  se  sou- 
mettre,  si  Mazarin  quitte  le  royaume.  —  Cppendant  son 
general,  Tavannes,  s'empare  d'fitampes.  —  On  lui  ol'fre 
d'assassiner  le  Coadjuteur  et  le  cardinal;  il  refuse  avec 
horreui'.  —  Son  armee  recoit  en  triomphe  mademoiselle 
d'Orlcaus  et  mesdames  de  Fiesque  et  de  Funlenac;  ces 
■deux  dernii;res  dames  sont  creees  militairement  marc- 
cltales  de  cuiiip  devant  les  troupes  assemblees. 

Pendant  que  Turenne  bat  Tavannes  aux  portes  d'Or- 
leans,  Conde  prend  Saint-Denis,  qu'il  ne  garde  que  quel- 
ques  jours.  —  Mademoiselle  d'Orleans  fait  une  levee  de 
troupes.  —  Turenne ,  k  la  t^te  de  soldats  eprouves  , 
marche  sur  Pans,  et  Conde,  retranche  dans  cette  capi- 
tale,  se  range  en  batailla  le  long  du  faubourg  Saint-An- 
toine  ;  —  les  deux  armees  fondent  I'une  sur  I'autre  ;  — 
apres  un  horrible  carnage,  les  regiments  de  M.  le  Prince 
se  replient;  —  mais  les  Parisiens  se  barricadent  et  leur 
coupent  la  rctraite;  —  Turenne  les  onveloppe,  les  ac- 
cule  contrc  les  remparls  et  va  les  lailler  en,  pieces,  lors- 
qu'on  entcnd  rctcntir  le  canon  de  la  Bastille... 

Au  m6me  instant,  la  porte  Sainl-.\ntoine  roule  sur  ses 
goods;  I'armee  de  Conde  rentre  dan*  la  ville  et  sur  les 
remparls  de  la  vieille  prison  d'Etat,  mademoiselle  d'Or- 
leans, nouvelle  providence,  dirige  un  feu  soutenu  centre 
les  soldats  du  roi. 

Turenne,  trompepar  la  fortune,  ordonne  la  retraile,  et 
Conde,  rccu  par  sa  liberatrice,  ne  pent  que  s'ecrier  en 
versant  un  torrent  delarraes  :  •  — Ah!  Mademoiselle,  j'ai 
perdu   tous  mes  amis.  » 

C'est  alors  que  quelques  partisans  presserent  vivcment 
le  prince  de  s'emparer  de  I'autorite  souveiaine  ;  il  rejcta 
cette  idee  avec  indignation ;  —  il  refusa  en  meme  temps 
le  tr6ne  de  Naples,  qu'on  lui  offrait  avec  inslance.  — Le 
besoin  de  la  paix  se  faisant  senlir,  des  tentatives  de  con- 
ciliation furent  faites,  et  le  renvoi  de  Mazarin  decide  ;  — 
Conde  deinanda  a  negocier  :  •  II  n'est  question  que  de 
vous  soumctlre,  •  repondit  la  fiere  Anne  d'.Autnche;  — 
et  le  sujet  revolte  se  jeta  dans  les  bras  de  I'eti  anger. 

Allie  ii  Charles  de  Lorraine,  !\L  le  Prince  chassc  Tu- 
renne de  son  campde  Villeneuve  Saint-Georges,  et  s'em- 
pare de  Chiileau-Porcien,  de  Rhetel,  de  Mouzon,  de 
Saint-Menehould,  de  Ligny,  de  Bar-leduc,  de  Void  etde 
Commercy.  II  est  nomme  generalissime  des  armees  d  Es- 
pagne. —  Les  troupes  royales  lui  roprennent  le  Barrois, 
et  une  partie  de  la  Champagne.  —  L'archiduc  lui  accorde 
des  secours,  mais  la  lenteur  et  I'hesitation  des  generaux 
places  sous  ses  ordres  compromettent  gravement  ses  in- 
ter6ts.  La  Bourgogne  et  la  Guienne  lui  sont  a  peu  pres 
■enlevees,  et  Mazarin  en  plein  conseil  le  fait  declarer  traitre 
et  prive  de  ses  biens,  de  ses  honneurs  et  du  droit  desuc- 
ceder  a  la  couronne. 

Battu  par  Turenne  dans  les  plaines  de  Picardie,  Conde 
se  retire  a  Cambrai,  apr6s  avoir  op6r6  une  glorieuse  et 
savante  rctraite.  —  L'armee  du  roi  s'empare  du  Quesnoy 
et  ravage  le  Hainaut.  —  11  la  chasse  de  cette  province, 
mais  il  eprouve  des  revers  dans  les  plaines  de  Buuchain. 

L'Espagne  nomme  don  Juan  d'Autriche  general  de  ses 
armees. — Turenne  invcslit  Valenciennes  ; — M.  le  Prince 
d6livre  cette  ville  ct  bat  completcraent  les  Franjais,  qu'il 


poursuit  jusqu'en  Artois.  A  la  lete  de  qualre  niille  ca- 
valiers, il  defiit  qualorze  miUe  paysans  attroupiis  clans 
le.s  Pays-Bas  et  s'empare  de  Saint-Guillain.  — Au  milieu 
des  travaux  de  la  guerre,  il  trouve  le  temps  d'aecui  illir 
le  roi  Charles  II  detrone  par  Cromwell,  et  rend  hommagc 
h  sa  noble  misere.  —  II  se  porte  ensuite  sur  Candirai,  as- 
sicge  par  Turenne,  et  le  debusque;  —  mais  il  perd  Mont- 
medy,  par  la  negligence  de  ses  subalternes.  Comnie  le  diii 
d'Yurk,  (|ui  suivait  le  roi  d'Angleterre ,  lui  lemoignail 
sa  surprise  ace  sujet  :  — Ah!  vous  ne  connaissez  pas  les 
Espagnols,  lui  repondit  Conde  ;  pour  voir  des  fautes  a  la 
guerre,  c'est  avec  eux  qu'il  faut  la  faire!  —  Les  sucto 
de  Turenne  conlinuent  par  la  prise  de  Saint- Venanl  et  cie 
Mardick  ;  il  met  enlin  le  siege  devant  Dunker'fue.  — 
Cond(5  et  don  .luan  d'.4utriche  s'avancent  vers  cette  ville  ; 
ce  dernier  propose  de  s'engager  dans  les  dunes  el  de 
presenter  le  combat.  Le  prince  .s'y  oppose  do  toules  ses 
forces,  maisvoyant  que  don  Juan  ne  tenait  aucun  compte 
deses  remontranccs,  il  demande  au  due  de  Glocester  s'ii 
a  jamais  vu  de  batailles. — Non,  repond  le  jeune  homme. 
—  Eh  bien  ,  jioursuit-il  ,  vous  allez  en  voir  perdre 
une  sous  une  demi-lieure.  —  Comme  il  I'avait  pr(?dit,  les 
Espagnols  furent  repousses,  et  cclle  defaite  entraina  la 
prise  de  Dunkerque,  de  Bergues,  de  Furneset  de  Dun- 
dermonde.  —  Don  Juan  seretira  kla  suite  de  cet  echec, 
apres  avoir  disperse  .son  armee  dans  les  |ilaces  de  la  Flan- 
dre.  —  Les  troupes  royaless'emparerentaussilotde  Gra- 
\elines,  d'Oudenarde,  de  Menin  et  d  Ypres.  —  Le  nil 
d'Espagne,  Phili[ipe  IV,  se  rcsolut  enfin  a  propoter  la 
paix. 

Elle  fut  debattue  dans  les  conferences  de  Tile  des  Fai- 
sans,  entre  Mazarin  et  don  Luis  do  Haro.  —  Pendant  que 
le  piince,  si  vivement  iiiteresse  a  la  question,  en  atten- 
dait  Tissue,  des  anibassadeurs  lui  vinrent  offrir  le  tr6ne 
do  Pologne,  qu'il  ne  voulut  point  accepter  sans  le  conseii- 
tement  de  son  souver.iin. 

Lb  trail(5  des  Pyrenees,  en  pacifiant  I'Espagne  cl  la 
France,  remit  Conde  en  possession  de  tous  ses  biens  et 
de  tous  ses  litres.  II  fut  recu  par  la  cour  et  par  le  loi 
avec  la  bienveillance  la  plus  affectueuse,  et  la  satisfait.on 
qu'il  en  ressenlait  ne  lui  permit  pas  de  refuser  I'ai'colade 
de  Mazarin. 

Ici  so  terniine  I'liisloire  de  la  rebellion  de  cc  granil 
homme.  La  murt  du  caiilinSI  minislre,  airivee  quelqne 
temps  apres  sa  rentreeii  Paris,  fut  le  conible  des  bienfails 
celestes  et  le  debarrassa  de  son  plus  cruel  ennemi. 


IV. 


Nous  voici  arrives  a  la  dernii;re  phase  de  ['existence  du 
vainqueur  de  Rocroi.  Son  esprit  aventureux  s'accordait. 
tout  il  fait  avec  I'amour  des  conquf'tes  qui  devorait 
Louis  XIV,  et  le  jeune  roi  s'entendit  a  merveille  a\ee  le 
vieux  general. 

En  1607,  M.  le  Prince,  depuis  quelques  annees  dans 
I'lnaction,  forma  le  projet  de  .souir.ellre  laFranche-Comle 
el  le  presenta  ii  Louvois,  qui  I'appuya  vivement.  II  pailit 
au  commencement  de  1668  et  s'empara  de  Besancon,  de 
Salins  et  de  Dole.  II  Iraversait  les  champs  de  bataille  et 
s'aventuraitdansia  mt^lee,  conduisantson  fils  par  la  main 
el  lui  expliquant  la  tactique  niililaire.  Noble  ettouchani 
spectacle  qui  monlre  comment  on  pent  unir  au  plusma!e 


LE  GRAND  C0ND£. 


2il 


courage  Ics  plus  tendres  sentiments  de  la  nature.  —  En 
(juatorze  jours,  la  conquete  fut  lerrainee  et  Condi'  nomme 
guuverneur  de  la  pro'^ince  qu'il  avail  soumise. 

A  cette  epoque,  la  couronne  de  I'olo;;ne  lui  fut  offtrte 
Jenouveau;  mais,  surl'ordredu  roi,  il  la  refusa,  sacri- 
liant  son  ambition  aux  devoirs  de  I'obeissance.  — C'est 
vers  ce  temps  qu'il  se  sepnra  puljliqucnient  de  madarae 
Je  Conde,  niece  de  Richelieu,  p(iur  laquelle  il  avait  lou- 
jour:^  ^prouve  une  aversion  insurmontable. 

Louis  XIV,  se  plaisnant  un  jour  des  outrages  de  la 
llollande  et  cherchant  le  moyen  de  la  punir  :  —  Je  n'en 
connais  qu'un,  sire,  lui  dit  Conde,  c'est  de  la  sounietlre. 

—  I!  n'en  falUit  pa«  davantage  et  la  guerre  fut  resolue.  — 
On  se  mit  en  maiche  a  la  tfile  de  cent  dix  mille  liommes. 

—  Pendant  que  le  roi  et  Turenne  agissent  de  leur  cole, 
Conde  prend  Wesel,  rcprime  la  revolle  des  Suisses,  et 
s'lnqiare  successivement  d'Emmerick,  d'Hults,  deDorkel, 
d'Huessel  et  de  Rees.  —  Le  prince  d'Orange  defen  lait 
rissel.  Pendant  qu'on  I'DCcupe  par   des  escarmouches, 


Conde  ordonne  le  passage  du  Rhin,  et  cette  habile  ma- 
noeuvre est  couronn^e  de  succes.  Le  heros  recoil  a  celle 
occasion  une  balle  dans  le  poignet ;  cette  blessure  I'oblige 
a  abandoifner  le  commandement  et  ii  subir  une  retraite 
niomentanee. 

Mais  les  prospcrites  de  la  Fiance  nous  suscitcrent  de 
nombreux  ennemis,  et  les  frontieres  furent  envahies.  — 
Le  piiiice,  encore  souffrant,  vole  k  la  defense  de  sapatrie, 
ravage  I'ilectorat  de  Treves,  et  fait  lever  le  siege  de 
Charleroi. 

II  ouvrit  la  rampagne  de  1(373  en  parcourant  la  Hol- 
lande,  qu'il  6tait  charge  de  conlenir ;  la  negligence  du  mi- 
nislre  Louvois  le  placa  dans  une  situation  critique,  et  ce 
ne  fut  qu'a  I'aide  de  savanets  manoeuvres  qu'il  echappa 
aux  coups  du  prince  d'Orange. 

La  Franche-C  :mte,  qu'un  traite  de  pais  avait  remise 
a  I'Espagne,  redevint  I'objet  de  la  convoitise  du  roi  de 
France.  En  1674,  ce  prince  marclie  a  sa  conquete;  — 
Conde  occupe  les  Pays-Bas  et  opere  devant  les  Imperiaux 


Ctitidti  a  ClianliilT. 


sa  jonction  avec  le  marechal  de  Bellefonds.  —  Le  prince 
d'Orange  rassemble  les  allies  et  les  decide  a  aitaquer  le 
grand  capilaine,  qui  avait  pris  position  pres  de  Charleroi. 

■Le  II  aoiit,  les  ennemis  presenlent  la  bataiUe;  les 
Francais  les  prenncnt  en  (lane,  et  les  lailleut  en  pieces 
en  leur  enlevant  cent  cinq  elendards.— On  raconle  nean- 
moinsqueles  Hollandaischaiiterenl  un  TeOcumalaHaye, 
s'attribuant  qnand  mime  I'honneurde  la  victoire. 

Apres  avoir  fait  lever  le  siege  d'Oudenarde,  le  prince 
rotourna  a  la  cour  de  Versailles  pour  rendre  ses  respects 
a  Louis  XIV;  mais  comme  la  goulte  ei  les  rhumatismes 
le  retarJaicnl  et  qu'il  voulait  s'en  e.vcuscr  aupres  de  lui: 

—  lion  cousin,  repondit  le  roi,  ne  vous  pre^sez  pas; 
quand  on  est  aussi  charge  de.  lauricrs  que  vous  I'eles,  il 
est  tout  simple  que  Ton  ail  de  la  peine  a  marcher.  . 

En  1673,  le  grand  Conde  partit  poursa  derniere  cam- 
pagne  a  la  IJle  de  soixante  mille  hommes. —  Ilenlredan^ 
les  Pays-Bas,  s'cmpare  de  Tirlemont  et  de  Saint-Tron, 
bat  les  allifo  sur  tous  les  p  .ints,  ct  piedit  par  ce  mot  la 
II. 


destlnee  deCrequi,  qui  venait  d'etre defait  a  Consarbruck  : 
—  II  ne  lui  manquait  que  d'etre  battu  pour  dtre  un  grand 
capilaine.  —  II  entre  enfin  en  Alsace  et  prend  position 
en  face  de  Montecuculli  apres  I'avoir  oblige  a  lever  le 
siege  d'Hagueneau.  —  L'ennemi  repasse  leRhin,  et  Jl.  le 
Prince  rcntre  a  Paris,  apres  avoir  ravage  leBrisgau. 

Conde  ne  reprit  plus  les  amies.— Ici  se  lermine  la  bril- 
lante  carriijre  qui  le  place  au  rang  des  plus  grands  capi- 
taines  connus,  et  assure  a  son  nom  une  immortalite  glu- 
rieuse.  —  .^pres  avoir  quelque  temps  aide  deses  conseils 
I'inexpericnce  du  monarque,  il  abandonna  tout  h  fuit  la 
cour  et  se  retira  a  Chantilly.  Cet  asile  champetre  deviul 
le  rendez-vous  des  hommes  les  plus  remarquables  du 
temps.  —  D'Estrade,  Barillon,  Polignac,  Bouclierat,  Le 
N6tre,  Bossuet,  Bourdaloue,  Labruyere,  La  Rochefou- 
cault,  Boileau,  Racine,  Sanleuil,  Lafare,  mesdames  de 
Scudery  et  de  Lafayette  y  avaient  leurs  grandcs  entrees. 

L'csprit  du  prince,  naturellement  vif,  se  perm'ettait 
quelquefois  I'epigramme.  — Comme  un  grimaud  vint  un 

16 


242 


PETITS  VOYAGES 


joui'  lui  presenter  I'l'-niUiDhe  (!e  Muliere  :  «  All !  mon  ami, 
lui  dil-il,  je  I'avouerai  lianclieme.it  que  i'ainiciais  bien 
mieux  que  Muliere  rae  pieseiitiU  la  tienne!   » 

A  soixanle-quatre  ans,  Ic  vicux  s;enci'al,  trop  longlcmps 
oublieux  dcs  devoirs  (le  la  religion,  modifia  ses  principes 
etimbrassa  a\ec  fermete  la  pratique  de  ses  croyances. 
Vers  la  fin  de  1686,  il  seutit  a  la  faiblesse  de  scsoiganes 
qu'il  allait  bienlot  quitter  la  terre. — Comme  le  pere  Ber- 
gier  rassislait  et  I'eiigageait  a  pardonncr  a  ses  ennemis  : 
•  All!  pourqiioi  me  parlez-vous  de  pardon?  lui  dil-il. 
Vous  savez  que  je  n'ai  jamais  conserve  le  plus  li'ger  res- 
sentiment  cojilre  personue.   »  Le  due  d'Eni;Iiien  eiitre  et 


sejelte  dans  ses  bras.  «  Mon  cher  fils,  lui  dil-il,  vous  n'a- 
vez  plus  de  pere!  »  Le  11  deeembre,  ii  midi,  il  rendit  le 
dernier  soupir". 

Louis  XIV,  en  apprenant  cette  funesle  nouvelle,  s'e- 
cria  :  «  J'ai  perdu  le  plus  grand  lionime  de  me.-ifilats  !  - 
Et  Bossuet  le  lepeta  dans  uu  paneg;  rique  celebre. 

C'est  ainsi  ([ue  niourut  le  grand  I'.onde.ce  guerrier  il- 
lustie  qui  fut,  d'apres  I'expression  du  pliilosoplie  de 
Eeincy, 


l'.iIi[i;u  (Ii;  SOI)  iiiuih'i:. 
tiABillKI.   RlcilABD. 


PETITS  m\m  m  m  iiniEiiEs  pe  fr.\\'ce. 


LA  SEINE,  SES  BOUDS  ET  SES  SOUVENIRS. 


(suite.] 


Ui;e  foule  de  souvenirs  bistoriques  el  illustres  out  dej;i 
accompagne  la  Seine  jusqu'ii  Paris;  une  fuis  parveuue  ii 
celte  immense  cite,  elle  reveille  parlout  de  nouvelles 
idees,  de  nouvelles  impressions. 

Tout  en  traversant  le  centre  de  noire  capitale,  le  fleuve 
se  divise  en  deux  bras  pour  eiivelopper  trois  ties,  voisines 
les  unes  des  aulres;  ces  trois  lies  ont  ete  leduites  il  deux 
depuis  que  le  bras  qui  separait  I'lle  I.ouviers  du  quai  de 
I'Arsenal  a  cte  conible.  Plus  de  vingt  pouts,  presqiie  tons 
d'une  admirable  conslruction  ,  font  comiiiuniquec  ces 
quartiers  dont  la  population  est  immense.  Les  arches 
de  quelquesuns  d'entrc  eux  lie  sont  plus  sunliargees  de 
ces  maisons  golbiques  dont  les  Iwhitiinls  vivaieni  au  mi- 
lieu d'inressants  dangers.  C'est  Louis  XVI  qui  a  com- 
mence cette  destruction  si  utile;  il.fil  d'abord  demoUr 
les  bicoquesdonl  le  pont  Marie  etait  encombre;  le  pout 
Saint-Michel  vit  disparaiire,  en  1811 ,  ses  deinieres  mai- 
sons. Depuis  le  jardin  du  Roi  jusqu'au  champ  de  .Mars, 
on  comple  quarante-neuf  quaisspacieux,  ombrages  pros- 
que  tons  darhres  nouvellemenl  plautes;  les  quais  se 
prolongent  sur  les  bonis  du  fleuve  dont  ils  emprisonnent 
les  eaux  pendant  deux  lieues ,  et  dont  ils  encaisseut 
le  lit. 

La  Seine  baigiie  les  pieils  d'une  foule  de  monuments 
que  nous  ne  decrirons  pas  niinutieusement ;  tons  les  In- 
dioateiirs  rcgorgent  de  ces  descriptions.  Neanmoins  nous 
allons  jeler  un  regard  en  arricre  et  fuuiller  un  peu  I'his- 
toire  de  la  grande  ville  pour  y  relrouver  I'origine  des 
changements  qu'elle  a  subis,  et  y  relire  les  evenements 
imporlauts  dont  le  fleuve  qui  la  traverse  a  ete  le  te- 
moin. 

Ce  qu'on  nppelail  le  vioux  Paris  comprenait,  au  moyen 
age,  trois  quartiers  bien  distincls  :  au  nord  la  viile,  au 
centre  la  Gite,  et  au  sud  de  la  Seine  rUuiversite.  L'en- 
ceintc  des  murs  commencait  h  la  hauteur  du  canal  de 
rOurcq,  au-de.s.sous  du  pont  d'Aiistcrlitz.  A  droito,  le 
llcuve  laissait  ei  hopper  un  embranchemont  qui  aflluait 
dans  les  fosses  de  la  ville,  et  venait  ba:gncr  les  murs  de 
^  Ba-lille.  Ce  lugubre  edifice,  eleve  pendant  le  legne  de 
.wiailes  V,  par  ie  prevot  des  maichands   Aubriut,  fut  le 


tbeitre  dcvenemenlsreniarquablesou  sanglanfs;  sa  plus- 
graude  celeliril*  et  sa  ruiiie  appartiennent  h  I'bistoire  de 
notre  premiere  revolution. 

11  y  a  dix  ans,  les  fondations  de  cette  ancienne  fortc- 
resse,  qui  scr\it  anssi  de  prison  d'fital,  cxistaicnt  en- 
core; I'reil  pouxait  penetrer  dans  ces  caves  obscures  oil 
s'accompliient  des  crimes  nombreux  que  les  exagerations 
et  la  cnyulite  populaires  ont  su  rendre  encore  plus  af- 
i  freux.  Sur  son  emplacement  s'est  elevee  la  colonne  de 
Juilk't  et  s'est  ouveite  une  gare;  cette  gare,  ainsi  que  le 
commenceinent  du  canal  de  I'Ourcq,  ne  sont  que  les  an- 
ciens  fosses  du  chateau.  Un  terrain  assez  etendu  et  inha- 
bite  le  separait  de  la  ville  ;  ce  terrain,  appele  Champ  au 
Pl^tre,  s'etendait  de  la  rue  Saint-Antoine  a  la  riviere. 
L'an  1396,  le  due  d'Orleans  fit  bJlir,  au  bout  de  ce 
champ,  vers  la  rive  du  fleuve,  un  superbe  hotel,  achete 
plus  lard  par  la  ville,  qui  y  logea  son  arlillerie.  II  fut 
emprunte  h  diverses  reprises  par  Francois  I"',  qui  y  fit 
fondredes  canons.  Voyant  couibien  ces  batimcntsetaient 
commodes,  il  finit  par  les  conserver  en  depit  des  recla- 
mations des  Parisions,  qui  ne  manquaicnt  pas  de  justice. 
Une  parlie  du  jardin,  celle  du  sud,  etait  occupee  par  le 
mail  qu'on  voyait  se  di'vclopper  le  long  de  la  Seine  dans 
la  direction  du  quai  Morland. 

A  Tangle  deceit  paries  fosses  de  Paris,  se  dressail  la 
tour  de  Billy,  semblable  a  la  garde  avancce  de  la  Bas 
tille.  En  \r>3S  elle  fut  detruile  par  le  tonnerre.  Sou, 
Charles  IX  les  granges  d'artillerie  furent  clles-mt^mes 
detruites  par  un  terrible  incendie.  La  poudri^re  fit  ex- 
plosion ;  des  pierres,  lanc&'s  dans  les  airs,  retombiTent 
jusque  dans  le  faubourg  Saint  Marceau  ;  dcs  poissons,  si 
Ton  en  croil  la  chronique,  furent  atteiiits  dans  la  Seine 
et  reparurent  sans  vie  ii  la  surface  de  I'eau.  On  s'em- 
pressa,  bien  entendu,  de  faire  letomber  la  cause  de  cet 
alfreux  evenemeiil  sur  les  huguenols.  Ilebiiti  sous  le  re- 
gne  d'Henri  III,  i'Ar.senal  fut,  h  parlir  de  ce  moment,  lai 
residence  du  grand  maiire  de  I'arlillerie  ;  c'est  en  cettei 
qualile  que  Sully  I'habitait.  Les  curicux  ue  manquent 
pas  de  vi.'iiler  le  cabinet  oil  ce  grand  niinisire  recevaiti 
Henri  IV.  Les  balimcnts  furent  uugmente-  par  le  regent 


SUP.   LES  RIVIEUES  1)E   ElUNCE. 


243 


c'est  lui  qui  lour  a  donne  la  forme  qu'ils  onl  actiiclle- 
nient  ;  nous  nous  garderons  Liien  de  lui  eji  faire  nulre 
compliment.  L'Arsenal  contient  aujourd'lmi  une  biblio- 
tlieque  donl  dairies  Nodier,  get  aimable  penscur  el  ce 
charmant  ecrivain,  elait  un  des  conservaleurs.  C'est  sous 
la  regence  que  lo  mail  fut  rcmplace  par  un  quai  large  et 
vraiment  ulile. 

N'oublions  |ias  de  mi.'nlionner  en  cet  endroil  I'existence 
de  ces  vastes  batinienls,  construits  par  Napoleon,  et 
coiinus  aujouid'hui  sons  le  nom  duGrcnier  d'abondance; 
construclions  enonnes  lesleessans  but  et  sans  deslina- 
tion,  qui  prouvcnt  senloment  combien  les  idees  chan- 
gent  en  politique  I'onime  on  econoniie.  En  I'jce  du  quai 
doiit  nous  parlous  exislait,  comnie  nous  I'avonsdil,  une 
lie,  nommee  I'ile  Louvicrs,  couverle  de  clianlicrs,  el  qui 
s'est  trouvee  reunie  a  la  lerrc  ferine;  le  bras  du  lleuve 
qui  laseparaitdu  quai,  el  oil  sejournaiontdes  caux  vertes 
el  eroupissanlcs,  a  (ile  comb  e,  ce  qui  a  rendu  a  la  ville 
un  immense  terrain  qu'on  n'a  pus  encore  employe. 

L'Ai'senal  louehail  jadis  au  vaste  et  trop  fameux  liolel 
Saint-Paul,  achete  par  Cliarles  V,  alors  dauphin,  pen- 
dant la  caplivile  de  .lean,  son  perc;  on  tient  a  conscrver 
a  ce  prince  le  magnifiqne  surnom  de  Sage,  et  cependanl 
il  n'est  pas  de  folies  qu'il  no  fit  pour  embellir  son  nou- 
veau  sejour,  qu'il  nomma  I'llustct  des  grunda  Esballe- 
tncnls.  C'est  la  qu'lsabeau  de  lia\iere,  d'odiouse  momoire, 
termina  ses  jours  dans  la  douleuc  et  dans  les  remord?,  a 
ce  qu'onl  dil  quelques  chroniqueurs;  reduile,  par  les  in- 
sulles  de  la  populace  et  des.lugiaiseux-meines,  a  pas.ser 
sesjournees  loin  des  fenotres  de  son  liutel,  auxquelles  tl 
lui  etait  inler.Jit  de  se  raontrer,  elle  compril,  mais  trop 
lard,  qu'un  traitre  est  loujoursmeprise,  et  de  ceux  qu'il 
a  veudus  et  de  ceux  qu'il  a  servis.  Quand  elle  niourut, 
son  corps  fut  descendu  en  secret  dans  une  modeslc  eni- 
barcatiun,  et  deux  moines  de  Saint-Di'nis  vinrent  rece- 
Toirses  depo'iiilles  pii's  du  pout  au  Change. 

Non  loin  de  Fhotel  Saint-Paul  s'elevait  utie  masse  d'e- 
difices  qui  ne  deparaienl  nullemont  ce  dciTiier  :  nous 
voulons  pailer  des  monumenis  rebgieux  de  I'Ave^Mm'ia 
(celui-ci  est  aujourd'hui  une  caserne  d'infaaterie),  el  de 
I'eghse  Saiiit-Gervais,  refaite  au  siecle  deniier  dans  le 
plus  alTrcux  de  totts  les  sljles.  Ces  edifices etaieiit  miles 
a  de  magnifiques  tiulelsaa  nuuibrti  desquels  on  distin- 
geait  I'bdtet  de  Seus,  habile  par  le  cbancL-ber  Diiprat, 
aujourd'hui  envahi  par  une  entreprise  de  roulage  et  re- 
convert d'uu  bauiguoii  aussi  b'.anc  que  ridicule. 

Les  rives  du  Henve  out  otl'ert  pundant  longlcmps  en 
cet  endroil  une  pente  naturelle  qui  exposait  frequem- 
nienl  les  quais  et  tout  le  quartier  aux  degats  causes  par 
les  debordoniLUits  ii  I'epoque  de  la  foiile  des  neiges ;  nous 
avofis  vu  des  baluaux,  seul  mo\en  de  circulation  alors 
possible,  sillonner  bien  souvunl  les  abords  de  ces  rives 
si  longlemps  oubliocs.  Apres  plusieuis  sie^des  d'une  ex- 
■  perience  deplorable,  on  s'est  decide,  il  y  a  dix  ou  douze 
aiis,  a  elever  ces  terrains  et  a  les  proleger  par  d'admira- 
bles  quais. 

Ensuite  les  regards  du  voyageur  embrassaient  la  place 
oe  Greve  aux  sanglanls  souvenirs,  oil  les  bourgeois  do 
Paris  eleverent,  au  qualorzieme  sierle,  leur  hotel  de  ville. 
Jusque  la  ils  n'avaient  eu  qu'un  pai  loir,  on  mai.son  com- 
mune, dans  la  vullec  de  Misere  oil  se  trouve  I'ancien 
quai  de  la  Ferraille.  .A  parlir  de  cette  place,  les  bords 
de  la  Seine  ne  constituaieat  encore,   au  commenceuient 


du  legne  de  Louis  XIV,  qu'un  terrain  incline  sur  lequel 
s'oiivraient  deux  ignobles  ruelles.  souvent  inondees,  et 
oil  se  cacliaient  des  ecorclieries.  On  donna  au  marquis 
do  Gevres  la  permission  d'y  elablir  des  maisons  jusqu'a 
la  premiere  pile  du  pont  Nutie-Dame  et  du  ponl  au 
Change,  i  In  condition  que  ces  construclions  auraienl 
pour  assises  des  voiiles  percees  par  des  arcades. 

C'est  au  milieu  de  ce  pale  repoussanl  do  g  ;thiques  dc- 
ineures  que  s'elevait  le  grand  ChJilelet,  fcrin,:iit  I'enlree 
du  pont  au  Change  par  si  vasle  et  epoiivanlable  masse. 
.\  la  place  de  celle  forleres.se  se  drcssail,  au  douzieme 
siecio,  une  tour  de  bois  conslruile,  dil-uii,  par  Jules  Ce- 
sar, oil  dcmeurait  le  pievoL  de  Paris,  el  oil  Ton  empri- 
sonnail  les  scelerats  qui  de\aient  monler  sur  rechafaud  it 
la  Greve.  C'est  par  une  feriHre  ce  ce  monument  qu'on 
jcli  dans  la  Seine  Bois-Bouidon,  I'amant  u'Isabeau  de 
Bavicre,  apres  ra\oir  enferme  dans  un  sac,  sur  lequel 
avail  ele  ecrile  la  foraiule  judiciaire  :  Luii:cz  passer  lit 
justice  dii  mi. 

Ce  qu'on  appelait  la  Vallee  de  Misi-r.;  coinnunCMit  au 
Graud-Chalelet  et  allait  aboulir  au  Louvre.  Cuii\erl  d'a- 
bord  de  marais,  ce  terrain  fnt  bienlot  oicupr  pjr  des 
maisons;  puis,  sous  Charles  V,  on  se  mil  a  cjiislruiro  le 
quai  de  la  Ferra-Hle  ou  de  la  Megisserie,  alinquc  le  Lou- 
vre pill  comniiiniquer  avec  le  reste  de  la  viHe.  Pliilippe- 
Aiiguste  s'etait  fait  balir,  hors  des  murs  d'enceinte,  un 
cbaleau  appete  iwpara,  donl  on  a  fait  le  Luuvie.  Celie 
deaieure,  comme  tons  les  chalenux  d'alors,  servail  a  la 
fois  de  residence,  de  forieresse  et  de  prison.  On  y  lint  en- 
ferme pendant  longlemps  Feriand  ,  comle  de  Flandre. 
Ce  ifut,  dans  I'origine,  un  paraltelogramme  ayanl  ^  ses 
cijli's  et  il  ses  angles  vingt  trois  lours  reliees  ensemble 
comme  en  faisceau.  Une  d'elleseta'.tappplee  la  tour  de  la 
Librairie  ;  Charles  V  y  avail  renni  quelques  iivres,  et  ce 
noyau  a  sirvi  a  fonder  la  bibliolheqiie  Royale. 

On  a  demd'i  sncee.ssivemeal  les  diverses  parlies  de  ce 
vieux  tfldvre  poutr  le  reconstniire  comme  il  est  aujour- 
d'hui. Cos  travaox  comnienciirent  sous  Francois  I"'  et  se 
conlinuerenl  jusqu'a  Louis  XIV,  qui  avait  coi;cu  le  proji  t 
de  rouiiir  ce  palais  a  celut  des  rtifleries.  Ces  travaux  fu- 
rcnl  abandonnt's  a  diverses  rep  is-s,  mais  Xapoleon  les 
fit  ponsser  acthement ;  espL-rons  q  ic  dans  pen  d'annees 
tout  .".era  lermitie. 

C'est  une  ocdonnanrede Charles  VI  qui  fait,  poiirla  pre- 
miere fois,  menlioi  des  Tuileries;  celle  ordoniiance  de- 
clare que  les  luei  ies  el  ecorcheries  devront  eire  Iranspor- 
lees  au  delii  des  fosses  du  Louvre,  hois  Paris,  pres  d'une 
fubrique  de  tuiles,  nominee  la  Sablonniere,  siluee  on  bord 
de  I'eau.  CenI  ans  apri;s,  Nicolas  de  Nenfville  de  Ville- 
roy  avait  fait  elever  un  petit  chateau  siir  cet  emplace- 
ment. Francois  1"'  vouliit  I'acheter  el  le  donna  k  sa  mere, 
Louise  de  Savoie,  qui  avait  recon;  u  malsain  le  chilrau 
des  Tournelles.  Catherine  de  Medicis,  trouvant  cet  holel 
au-de-ssous  dune  leine,  le  fit  abaltre,  et  Ton  comnienca  il 
construire  a  sa  place  le  chaleau  des  Tuileries. 

Dans  I'origine,  I'edifice  etait  separe  du  jardin  par  une 
rue;  Lenotre  bouleversa  tout  le  plan  des  bosquets  el 
du  parterre;  la  rue  disparul  el  on  conslrnisit  deux  ler- 
rasses  inagniliqiies,  depuis  la  place  ie.-i  Bastions,  siliiee 
aux  porles  du  jardin,  jusqu'anx  alios  du  chateau.  Si  Ion 
sortail  par  la  porle  de  la  Confeience,  qui  s'ouvrait  du 
ciile  du  quai  el  oil  abouli.-sail  lenreinle  .«eplenlriunalede 
la  ville,  on  enlrait  dans  le  Coi;rs-la-Ueine  ;  celle  proine- 


2a 


PETITS  VOYAGES 


nade  fut  pendant  lon,;lcnips  fprmeeaii  public;  c'est  pour 
son  agiemeiU  personnel  quo  Maiie  de  Medicis  I'avail  fait 
planter. 

Deux  lies  sculement  sunt  comprises  aujourd'hui  dansle 
milieu  dc  la  Seine  et  au  centre  dc  Palis;  jadis  on  en 
comptait  six.  L'ile  Lonviers  dependait  aulrefois  de  I'hfitel 
Saint  Paul,  en  face  duquel  ellc  elait  siluee;  ombragee 
d'abord  par  dcs  arbres  magnifiqucs,  ellc  avail  ete-  plus 
lard  occupi'e  par  des  cliantiers  de  hois.  Plus  loin,  on 
voyait l'ile auxVaclies,  I'ameuse  parses  excellcnis  palura- 


gesetscparec,  par  un  petit  bras  du  llcuvc,  de  I'lle  Nolre- 
Dame,  qui  appartenait  aux  e\Sques  de  Paris.  Henri  IV 
avail  concu  le  projet  de  joindre  ces  deux  iles;  ce  fut 
Louis  XIII  qui  I'executa,  el  lu  terrain,  nomme  alors  ile 
Saint-Louis,  se  couvrit  en  peu  de  temps  d'ateliers,  de  mai- 
sons,  et  pril  I'aspecl  sous  lequel  nous  le  voyons  aiijour- 
d'hui.  Par  le  moycn  de  deux  ponts,  on  elablit  une  com- 
munication de  cetle  ile  avec  les  deux  rives;  im  troisieaie 
pont,  qui  s'eleva  a  rextremite  occideiilale,  \int  gagncr  la 
Cite. 


Lo  Grand-Ch,"ili 


L'ile  de  la  Cite,  plusetendue  que  les  trois  aulres,  a  ete, 
en  quelque  sorle,  le  berceau  de  Paris.  .\  scs  rues  tortueu- 
ses  el  sales,  on  reconnait  I'anlique  Liilclia,  la  viUe  de 
boue.  La  forme  de  la  Cite  represenle  assez  bicn  celle 
d'un  navire  enfonce  dans  des  sables  el  amarrc  au  bord 
par  des  ponis  noml  reux.  C'est  la  probableinent  I'oriiJSine 
du  vaisscau  que  la  ville  dc  Paris  porle  dans  ses  arnioi- 
ries. 

11  y  a  trois  siecles,  la  Cile  offrait  un  bizarre  a.specl. 
Celte  masse  cunipacle,  sans  quais  ni  place  publique.iHait 
herissee  de  lours  etde  clocbcrs;  la  Cile  a  rcnfcrme  jn.squ'a 
soixanle-dix-sept  eglises  ou  chapelles;  une  population, 
trop  nombreuse  pour  un  si  petit  espace,  y  etouffait;  la 
Seine  y  elait  couverle  de  ponls,  les  ponls  elaienl  sur- 


cbarges  de  maisons,  et  le  voisinage  du  lleuve  etait  seule- 
ment  annonco  par  des  exiialaisons  infccles  qui  s'ccliap- 
paienl  par  de  degoutanls  abreuvoirs. 

A  Test,  on  voyait  I'llotcl-Dieu,  la  basilique  de  Notrc- 
Danie,  el  conime  une  gerbe  de  monuments  religieux,  donl 
la  forct  de  clochers  et  de  clochetons  semblait  onibiager 
l'ile  entiere ;  dans  la  parlie  ocidenlale,  on  voyait  Taiiti- 
quc  palais  habile  succe^sivement  par  les  rois  Faineants, 
les  comics  de  Paris  et  par  les  premiers  princes  de  la  dy- 
naslie  Capclienne.  En  rendant  le  parlemenl  sedentaire, 
Philippe  le-Bel  lui  lit  cadcau  de  la  moilie  de  son  palais; 
Charles  V,  lasse  de  rallluence des  gens  ii  proof's,  quilla  ce 
sejour  pour  celui  de  I'holel  Saint-Paul.  Les  plus  \ieilles 
conslructions  que  Ton  puisse  reconnaitre  encore  aujour- 


SUK  LES   RIVIKRES  DF.   FRANCE. 


-2lo 


(I'liui,  (Inns  le  paUiis  dc  Justice,  renionlenl  au  roi  Robert. 
A  I'anglc  lie  la  rue  de  la  Barillerie  et  ilu  pout  au  Cliani^e, 
selevc  encore  la  tour  oil  Ion  placa,  en  1370,  la  premiere 
grosse  liorloge  qu'on  aitvue  a  Paris.  Au-dessus  du  lan- 
ternin  se  Irouvait,  avant  la  revolution,  la  cloche  du  palais, 
qui  ne  sonnait  que  pour  annoncer  la  naissance  oula  mort 
des  rois  et  iles  dauphins.  Elle  eut  la  trisle  mission  de 
donner  le  signal  pour  la  Saint  Bartlielenii. 

A  une  rerlaine  distance  se  dressait  latourde  JIonl.:;om- 
mery,  oii  1  infurtune  gentiUiumme  de  ce  noni  alia  e.\pier. 


dans  une  longue  captivite,  la  mort  qu'il  avait  invoIont.Ti- 
rement  doiinee  a  Henri  II;  e'eot  aussi  la  que  Ua\aillac 
flit  eiiferme  avant  son  supplice. 

Derriere  le  palais  de  Justice,  et  dans  une  ile  qu'un  ca- 
na',  creuse  expres,  separait  de  la  Cite,  se  trouvaient  Ics 
jardins  oil  les  magistrals,  apres  de  fuliganls  Iravanx,  ve- 
naicnt  souvenl  se  reposcr.  Le  lerre-plein  du  ponl  Nenl', 
cette  langue  de  terre  oil  s'eliive  la  statue  d'Henri  IV,  elait 
une  lie  habilee  par  des  jiiifs  et  occupce  par  un  moulin 
()ui   leur  apparlcnait.  AprCs  leur  e^pulrion  du  royaiinie 


:ij  ..  /.v-s^ 


Lc  rcUl-CI-.ile 


par  Philippe  le  Hardi,  I'ile  et  le  moiilin  des  jiiifs  prirent 
le  nom  de  Bussy  ou  de  lilot  du  Pasteur.  [Is  s'ahinierent 
tons  deux  sous  le  terre-plein  du  pent  Neuf  quand 
Henri  III,  is  la  saison  des  basses  eaiix,  ordonna  de  rom- 
bler  le  bras  du  fleuve  qui  les  sc'parait  de  lile  du  PaUiis, 
afin  de  commencer  la  construction  du  pont.  Ces  travaux 
furent  interrompus  pendant  Ics  giierresde  la  Ligue;  on  ne 
put  les  achever  que  vers  la  fin  du  ri^gne  d'Henri  IV,  dont 
la  statue  fut  erigee,  qnelques  annees  .-ipres  la  mort  de  ce 
prince,  sur  le  milieu  du  pont.  C'cst  non  loin  de  lii  quese 
trouvait  la  Samarilaine,  dont  nous  avons  parte. 

AvanH  que  le  ponl  Neuf  existM,  la  Cite  communiquait 
par  le  moyen  de  six  ponts  avec  les  autres  quartiers  de 
Paris.  Au  nord  se  trouvaille  pontNotre-Dame,  construit 


en  bois  d'abord,  puis  rebJlti  en  pierre  il  y  a  trois  siecles. 
Le  pont  aux  Changeursou  au  Change,  et  le  pont  aux  .Meu- 
niers,  venaient  ensuite,  si  proches  I'un  de  I'aulre,  que, 
sous  le  ve^ne  de  Louis  \HI,  ils  furent  consumes  par  le 
mSme  incendie.  Le  pont  aux  Meuniers  ne  fut  pasrebiti, 
il  etait  devenu  inutile  depuis  la  construction  du  font  Neuf, 
et  il  obstrua  t  d'ailleurs  la  naviyatiou  a  cause  des  ba- 
teaux de  moulin  amaires  a  ses arches.  Au  sud  se  Irouvait 
le  punt  aux  Doubles,  nom  d'une  petite  monnaie  donnee 
a  cette  i'poque  comme  pcage.  Cc  pont,  nomnie  aujour- 
d  liui  petil  pont  de  IHotel-Dieu,  a  ete  debarrasse,  il  y  a 
quelques  annees,  des  constructions  dependantes  de  I'ho- 
pital,  qui  ne  laissaient  aux  pietons  qu'un  passage  fort 
etroit.  Maintenant  les  voitures  y  circulent. 


2(0 


PKTITS  VOYAGES 


Aii-'ie-sous  rill  fO'tl  S  linl-riii-rlcs  ronslniit  pour  le 
service  [Wi-liciilicr  de  rHcMi'I-Dieii,  le  Pelil-Pont  abou- 
ti.«sait  n  la  rne  S;iinl-facqMe>:  pniir  nl'rr  s'etvj:oiifrrcr  sous 
le  porclie  entr'niiverl  ct  liicleiix  du  pelil  CliAlclct.  Depuis 
le  Iroiziemesierlo  il  fill  emporte  tlouzc  fois  par  les  inon- 
dations,  el  doiizi'  foisilfiit  rcconslriiit.  C'esten  l72()(|u'on 
I'a  rebSlirommcil  csl  aiijounl'lmi.  Enfin,  il  y  availlepont 
Saint-Michel,  aii:si  iiommi^  de  I'antique  cliapelie  silu6e 
dans levoisinage.et  oil  Philippe  Aii;j;nsle  avail  reculehap- 
t6me.  Cclle  chiipclle  s'olevail  a  lanjle  de  la  rue  de  la 
Barillerie,  ('IfiitalialUif  apiesic  fam^>nx  incendiede1776, 
(juand  on  voulul  dej^agor  el  emhollir  les  abonls  du  Pa- 
lais. 

Mais  nous  n'avons  encore  rien  dil  de  la  rive  gnurhc,  oi'i 
nousallons  fairo  cependant,  cii  fails  et  souvenirs  interes- 
sants,  une  nioissoii  non  moins  ahondanle  que  sur  la  rive 
droite. 

De  ce  cole  reiiccinle  de  Paris  commonrait  il  In  haiilcur 
de  la  rue  des  Kosscs-Saiiit  Boinard  et  des  Fosses-Saint- 
Victor,  qui,  commy  Icur  nom  I'indiqup,  etaient  voisines 
dosremparls  dela  rnpilale.  Sur  le  bord  de  la  Seine,  en 
face  I'holel  Saint-Paul  et  la  forteresse  Barbette,  on 
voyait  la  Tournollc,  qui  defendait  rentrcc  dc  la  ville  et 
piGtegeait  la  navigation  du  lleuve.  Sur  lennplar-emerl  de 
la  barriere  qui  s'y  tronvait  atiossce,  Louis  XIV  avail 
fait  edilier  un  arc  dc  Irinniplie  analogue  a  celui  dela  porte 
Sainl-Denis,  plus  pelit  seulenicni.  Mais  Ics  arc, ides  de  ce 
monument,  etroites  et  basses,  elaient  incommodes  et 
qtielquefois  mftme  danp;ereuses  pour  les  p'C'loiis  ct  Ics 
gens  en  voiture;  Louis  XVI  prit  le  parti  de  le  I'aire  de- 
molir;  neanmoins,  I'usage  s'est  maintenu  d'appeler  porle 
Saint-Bernard  remplarement  de  ret  edifice. 

Un  peu  phis  loin  s?  Ironvait  la  Tournclle  des  Bernar- 
dins,  ou  lour  Saiul-Beinard,  dent  I'oiigine  elait  plus  an- 
ciemie  que  celle  du  hord  de  I'eaii.  C'ist  la  que  commen- 
cait  le  quaidela  Toaraclle,au  boutduquel.verslarue  des 
Grands-Degres,  la  pelite  riviere  dela  Bievre  .sejelait  dans 
la  Seine.  Les moiucsdeSai II t-Virtor,  qui  vonlaientaniener 
cctte  petite  riviere  dans  riulerieur  ie  lour  abbaye,  avaient 
acliele  ce  droit  au  couvent  dc  Sainle-fJeneviovo,  dont  elle 
■baignait  les  tones.  Eii  conslruisantud  certain  nnnibro  de 
digues,  ils  deloiiv!  erent  la  Bievre  dc  son  lit;  mais,  par 
malheur,  cetle  \r  tile  ri\  icrc  est  sujelle  a  cies  ini  nAilions 
qui  rendentson  voi.sinaw  f'llal ;  o-n  lui  permit  de  revenir 
a  son  ancien  lit,  ct  elle  alia  lepi'cndrcson  embouchure  au- 
des.sus  de  Piiris. 

Ce  rnisscau,  pen  ciirsiderable  d'aillcuis,  n'cst  impor- 
tant que  parce  qu'il  met  en  mouveinent  de  nomhreuses 
usincsqui  conslil;!cnl  Ics  re.ssources  du  faubourg  S^iinl- 
Marcel.  Parnii  cis  maiuifiiiniTS,  la  plus  consideralile, 
coinme  la  plus  renommeo,  car  sa  cel.'britc  est  enropeennp, 
est  celle  ou  s:"  fabiiqiicnt  cos  niaeniriqnes  tapisscriesdites 
tapis  des  Gobelins,  nom  que  prend  la  Bii'vre  en  cet  en- 
droit. 

Apres  les  lieux  que  nous  venous  dc  diirrire,  on  tron- 
vait au  bord  de  I'cau  une  grove  oil  Ton  voyait,  amonce- 
lees  sans  ordip,  sans  legularile,  des  maisons  que  les  gros- 
ses eaux  envabissaient  a  chaqiie  instant,  puisq'je  rien  nc 
les  prntegenit,  jii.squ'a  I'mdroit  oil  Ics  fond,!, inns  des 
bltimenls  de  I'llol  'inicu  ont  re.«serre  ce  bras  dc  la  Seine. 
Eiisuile  s'elevail  le  petit  Chi'itelet,  au.s.si  aneien  que  le 
grand.  Ces  deux  monunien's,  selon  toiite  probabilite, 
Etaient  deux  cbilcaux  furts  b<\lis  sur  cbacune  des  deux 


rives  par  les  Romans  ipriir  pio'ifcr  la  file;  en  ne 
pouvait  penctrerdans  i'ilequo  paries  deux  ponlsdoni  ces 
forlercssesi'taicnt  les  gardes  avanrccs.  Pendant  Ion. temps 
le  petit  Chfitelel  fut  une  prison  oil  Ton  renfermait  lesga- 
leriens  et  oil  logeail  le  prevol  des  man-hands ;  on  y  payait 
un  droit  avant  d'iiitriiduire  n'imporle  quelle  deiiree  dans 
Paris.  Ce  chateau  elait  moins  vaste  ct  moins  allieux  h 
voir  que  le  grand  Chililelet,  mais  il  eliiit  encore  plus  in- 
commode; le  seul  chemin  qu'il  laissSt  libre  aux  passants 
(5l3it  line  arca.'le  ^Iroite  et  obscure,  et  qui  devint  tout  a 
fiiit  iuipralicablc  pour  les  pielons  quand  Paris  eiit  vu  les 
voitures  se  miilliplicr;  aiissi,  b  la  lin  du  dernier  siecle 
I'avait-on  abaltu. 

.\  parlir  du  pelit  Cliidelet  s'etendail  le  quai  de  la  Glo- 
rietle,  ronslniit  par  les  galeriens  renfermes  dans  cefort. 
OiilebMit  pour  donner  un  support  aux  fondations  des 
batimcnis  qu'on  cleva  plus  tard  enlre  la  Seine  et  la  rue 
de  la  Iluclielle.  On  a  dctruit  une  partie  des  maisons,  et 
Ic  quai  s'est  elargi  en  prenant  le  nom  de  Saint-Michel. 

Nous  arrivoas  ensnit;'  au  quai  des  Angnslins,  le  plus 
ancien  de  tons  ceux  (|ui  .snient  a  Paris.  Sous  le  r^gnedc 
saint  Louis,  cequai  n'ctait  pas  autre  chose  qu'une  petite 
place  oil  croissaient  des  sanies,  et  oil,  pendant  Tele,  on 
voyait  les  bourgi-ois  se  promencr.  Dans  les  aulressaisons 
cet  endroit  etait  toujours  faugeiix.  Chaqiie  hiver  les  mai- 
sons du  voi-sinage  etaient  envahies  par  les  inondalions, 
qui  di'gra.laicnt  leurs  fondations  et  Ics  mcnacaient  tou- 
jours de  mine.  Ce  fut  par  ordre  de  Philippe  le  Bel  que 
flit  conslruit  le  quai  acliiellemeut  exislant  et  qui  c6tnyait 
le  couvent  de-;  Augustins  pour  aboutir  a  la  porte  Dau- 
pliine. 

En  fare  de  la  rue  Giienegand  se  Ironvait  le  chiitpaii 
Galllard,  sur  remplaccnient  occupe  aujourd'hui  par  la 
desrente  <t  Tarihc  de  I'abreuvoii-.  Cetle  con.strurlion  iso- 
lecetait  garnie  d'ur.e  liuirnnde  dont  les  fondations  plon- 
geaient  dans  I'eau  ;  loojlemps  on  hesita  Ji  delriiire  ce 
monument  inutile ;  c'e.st  a  ce  sujet  que  Tauleur  de  la 
Chroniqiir  bnrlcufjuf  dit  q^ielqne  part  : 


J'-ijici-fnii  l,\-biis  sitr  la  rive 
J.C  bean  [wMit  Cli,"iloiiii-GiiiIlard. 


ti  ilnni  .=(,-r5-'ii  ('.ails  e^  IioihImlt  V 
E^I-L-c  JiiUt-i,  ill'  f  olomfciev  ? 
Esl-r  Jc  i.liHiH!  on  dc  lanlurnc  1 
Do  (jrini?  (Il'I.ohI  ..ii  du  SOUlioiit 
Jl  1  foi,  »i  Jiicii  ;c  Ic  ili^ccrnc, 
Jc  ci'iiis  que  111  nc  sets  h  ricn. 


C'l'lait  l!i,  ne  I'ouhlions  pas,  que  Brioche  montrait  ses 
marionnetles;cetteconstriicl  ion  fut  abattuc  .sous LouisXlV. 
II  est  possible,  en  tout  cas,  qu'elle  ait  fait  paitiede  I'ancicn 
hotel  de  villi',  qui  s'etendail  depuis  cet  emplacement 
jiisqii'a  la  porte  de  Nesle,  et  s'elevail  par  consequent  a 
I'endroit  oil  se  Iroiivent  maintenant  I'hotel  des  Monnaies, 
la  bibliotheque  Mazarine  et  rin.slitul. 

Cost  encore  la  qu'on  remarqiiait  celle  lour  avancee, 
baignee  par  la  Seine,  en  un  mot,  celle  trop  fameuse  tour 
de  Nesle  qui.  si  Ton  en  croit  la  rhroniquc,  ful  temoin  des 
crimes  les  plus  effioyahles  et  des  desordres  les  plushon- 
teux  ;  repaire  dans  Icqiiel  Marguerite  de  Bourgogne  et 
.leanne  de  Navarre  faisaient  vcnir,  en  Ics  y  atliraut  perfi- 
dement,  les  pa.s.sants,  qu'elles  faisaient,  apres  une  nuit 
d'orgie,  precipiler  dans  la  Seine.  Ces  deux  feninies  rccu- 


S!  U   Li:s   RIVIEKES  DK   FRANCE 

rout  enfin  le  clijlinicnl.  de  lours  infamies;  on  !cs  jo!a 
dans  nne  bassu-fusse  de  la  prison  des  Andelys,  puis  on 
les  enfcrma  onsuiledans  le  bour_'  voisin,  au  chAlcaii  Gail- 
lard,  en  Xormandic;  Marguerite  v  fuL  ctrang'.ee  avcc  ses 
propres  clieveux,  et  Jcinne  de  Navarre  ne  sorlit  de  pri- 
son que  pour  entrcr  dans  un  cluilre. 

Les  fosses  du  chateau  de  Nesleorcupaient  le  t'jrrain  cii 
a  ete  percce  la  rue  de  Seine  ;  puis,  en  parlant  de  la,  on 
rencoii trait  de  vasles  pres  qui  s'elen  laient  depuis  TabbMyo 
Saint  Germain  jusqu'a  res;ilanadedeslnvalides.  Lespr^ii- 
I'ies  etaicnt  coujiees  en  duux  par  un  bras  du  tleuve   pour 


m 


former  le  jrand  ct  le  petit  Pre-aux-Cleres.  Ce  dernier, 
silue  enire  la  rue  do  Seine  ct  celledes  Saints-Peres,  fi:t 
rouverl,  au  seiziemj  sii'de,  de  maisons,  et  le  canal  fut 
cornble.  Sur  cet  emplacement,  Marguerite  de  Navarre, 
feinmcilo  Henri  IV,  s'l'tail  fait  balir  nn  grand  el  magnifi- 
i]ue  liolel,  l.ixe  ho:;tenx  et  insense  que  son  m:iri  lui  re- 
p:ocl'.a  si  souvcnl.  Lcsjardins  qui  en  dependaientsede- 
ployaienl  le  long  du  quai  Malaqnais  ju^qu'au  borU  de  la 
Seine. 

Dins  la  vuc  de  Paris,  prise  du    pont  Neuf,  tel  qu'H 
existait  en  ICG!,  et  qn'on  a  eu  scin  de  joindre  a  cet  ar- 


Vuc  Jf  Pjiii  fvsc  du  ronl-Ne.if, 


tiele,  on  pout  voir  reproduils  la  plujiart  dcs  lieux  et  des 
monuments  dor.t  nous  avons  povle. 

Le  grand  Pre  aux-Clcrrs  oluint  une  ronommi'-e  plus 
durable;  b;^tuns-nous(!e  dire  que  son  histoireest  suffisnp.i- 
ment  origeusc.  A  partir  du  onz!e;ne  siecle,  ce  fut  le  ren- 
dez-vous  des  etudianis  de  ruui\ersile  de  Paris.  D'abord 
on  s'y  rendit  pour  s"y  peomener;  le  nonibre  des  pro- 
meneurs  s'aecrut ,  et  dans  celt;;  loulc  ardonte ,  les 
querelles  ne  lardercDt  pas  a  dcvenir  quotidiennes.  En 
vain  on  essaya  d'arreter  dcs  exces  devenns  intolerables; 
les  habilants  du  bourg  Saint-Germain  et  les  moines  de 
I'abbaye  essayerent  d'interdire  au  public  Pacces  do  cettc 
promenade;  I'lTniversite  leur  intenta  un  proies.  On  en 
appela  au  saint-pere,  mais  la  justice  papale  n'allait  pas 
assezvite  au  gre  des  parties;  on  cut  recours  a  Ij  force, 
on  en  vint  aux  mains  :  les  ecoliers,  avec  leurs  poings, 
soutinrent  I'arret  du  souverain  ponlife  et  durent  se 
maintenir  par  ce  mo  en  dans  les  droits  qu'ils  recla- 
maient.  Depuis  cctte  cpoque,  cefameux  pre  fut  eonslam- 
ment  le  lemoin  des  emeutes  populaires  ou  le  theatre  des 
tuniulles  universitaires;  on  s'y  doina  aussi  des  rendez- 


vous salm'.s,  on  y  vida  des  affaires  dbonneur,  on  y  fit  des 
orgies,  et  les  prolcstanls  y  tinrent  leurs  asseuiblees 
b;uyantcs. 

Ce  ne  fut  que  sous  Louis  XIV  que  cet  emplacement  se 
convrit  de  construclions;  on  abandonna  la  promenade; 
puis  on  sentit  le  be-oin  d'avoir  de  nonvellos  communica- 
tions, .ilorson  construisH  different;-  ponts,  le  pout  Royal, 
le  pent  Louis  XV  et  le  pont  des  Arls;  jusque-la  il  n'y 
avail  que  le  pout  du  Lou. re  ou  pent  Rouge,  situe  a  [leu 
pres  aumdmc  endroit  que  le  pont  dcs  Saints-Peres.  Onse 
rappelle  le  meurlredu  raareelial  d'Ancre,  accompli  sur  ce 
port;  le  capilaiue  dcs  garde.',  Vitry,  n'hesita  pas  a  tuer 
d'un  coup  de  pistolet  le  favori  qui  refusait  de  lui  rendre 
son  e|)t-e. 

C'est  au  coin  do  la  rue  de  lie.iune  et  du  quai  auquel  il 
a  donnc  son  noni,  que  se  trouve  la  maison  de  Voltaire  ; 
ellc  est  aujourd'liui  meconnaissable  i  cause  des  repara- 
tions quelle  a  subies  el  de  Peievalion  dusol. 

La  construction  du  quai  d'Orsay  remonte  au  commen- 
cement du  dix-liuilienie  siecle  ;  .seulemeni  elle  fut  plu- 
sieurs  tois  commencec  pour  ^Ire  prcsque  aussitot  aban- 


248 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  UIVlfeRES  DE  FRANCE. 


ilonnce.  C'est  en  attendant  sa  construction  prochalne,  que 
de  beaux  hfilels  s'etaient  elcves  ri.''giilierement  sur  la  li- 
gne  que  forment  les  bords  de  la  Seine. 

Or,  en  1801,  il  n'y  avail  encore  la  qu'une  borge 
fangeuse,  nommee  la  Grenouillfere,  accidentee  par  les 
tranchoos  de  quelques  egouls  a  docouveii,  qu'on  ne 
pouvait  traverser  quo  sur  des  planches  glissantes,  qui 
tremlilaieni  au  moindre  mouvement  du  passant  sur  leurs 
assises  imparfaites;  puis,  ck  et  Id,  s'elevaient  de  me- 
ehantcs  auberges,  aux  abordi  perilleux,  qui  avaicnt  ce- 
pendant  le  privilege  d'attirer  les  promeneurs  les  jours  de 
Kle. 

Aujourd'hni  Paiis  po;sede  lii  un  de  ses  quais  les  plus 
magnifiques,  remarquable  autant  par  ses  belles  propor- 
tions, que  par  la  suite  d'eleganis  edifices  qui  s't'tendent 
depuis  la  caserne  d'Orsay  jusqu'i  I'esplanade  des  Inva- 
lides  ell'ficole  Militn're. 

A  son  enlr(^e  dans  la  capilale,  la  Seine  a  confie  a  la  gare 
de  Bercy  une  partie  des  arrivages  nombreux  que  le 
commerce  lui  envoie;  a  sa  sortie  de  Paris,  elle  s'avunce 
dans  la  gare  de  Crenelle,  pour  y  prendre  d'aulres  far- 
deaux  dont  elle  va  enrichir  loutes  les  parlies  du  monde. 
Cette  gare,  de  construction  loute  reoente,  fut  cepcndant 
briseepar  lesglaconodansl'liiversi  rude  de  1829  ii  1S30; 
elle  a  clc  reconstruileaussil6l;  un  pool,  appuye  sur  I'lle  aux 


Cygnes,  fait  conimuniqner  la  plaine  de  Crenelle  a\ec  les 
vill.-iges  de  Passy  et  d'Auleuil,  que  Ton  voit  (ous  les  deux 
se  dresser  sur  une  hauteur,  cnlre  Chaillot,  le  bois  do  Bou- 
logne et  la  route  de  Versailles  qui  culoie  la  Seine. 

Ces  deux  villages  renferment  une  quantite  immense  de 
maisons  de  campagne  ;  parmi  elles,  il  en  est  qui  rappellent 
d'historiques  souvenirs;  en  elTet,  elles  serviieut  dhabi- 
talionsaBuileau,HeIvelius,Francldin,Lafuntaine,Moliere, 
Racine  et  d'Aguesscau. 

La  Seine  arrose  ensuite  le  village  d'Is.sy,  qui  s'eleve,  ii 
peu  de  distance  de  la  rive  gauche,  sur  une  colline  ;  on  y 
trouve  de  charmanles  maisons  de  plaisance  avec  des  jar- 
dins  reguliercment  dessines,  des  eaux  linipides  et  deli- 
cieuses. 

I. a  niaison  habilee  maintenant  par  les  el(;ves  du  semi- 
naire  Saint-Sulpice  eut  autrefois  pour  habilante  la  reine 
Marguerite.  Ses  caves  nous  offrent  encore  les  re.-les  d'un 
edifice  que  Ton  a  pris,  h  tort,  pour  les  restes  dun  temple 
d'lsis  d'oii  quelques  savants  ont  tire  rctym'.logie  d'lssy. 
Or,  jamais  on  n'adora  Isis  dans  les  Gaules. 

La  Seine  va  servir  ensuite  de  limite  aux  deux  dep:)rte- 
mentsde  la  Seine  elde  Seine-el-Oise.  Elle  semble  quitter 
Paris  a  regret;  aussi  la  voiton  ralenlirsa  course  et  de- 
crire  ces  contours  multiplies  qui  font  qu'elle  parcourl 
une  longueur  de  trente  lieues  pour  arriver  a  Poissy,  qui 


n'estpourtant  qu'a  six  lieues  de  la  capilale.  Sur  la  carle, 
elle  resseniblo  a  un  serpent  nouant  et  denouant  ses  replis 
tortueux,  dont  la  tele  serait  de  Poissy  a  Rolleboise  et  la 
queue  a  Paris. 

Arrivee  au  Das-Weudon,  la  Seine  se  divisc  en  deux 
braset  forme  plusieurs  iles  couverles  d'omhrages  oil  des. 
cendent,  pour  y  manger  de  Ires-bonnes  matelotes,  les 
Parisiens  qui  naviguent  I'ete  sur  le  ficuve.  Sur  la  rive 


gauche  s'eleve  la   fabrique   d'oii  sortcnt   les    bouteilles 
dites  de  Sevres. 

Sur  ces  eminences,  qui  se  deroulent  tnujoursa  I'occi- 
dent,  apparait  une  suite  de  charmants  paysages.  Nous 
avonsd'aliord  Meudon,  avec  ses  inmienses  bois  et  son  ihS- 
teau  bill  pour  le  fameux  cardinal  de  Lonaine,  pjr  Phili- 
bert  Delorme,  et  que  Louis  XIV  echangea  pour  Choisy- 
le-Roi.  Du  haul  de  cetle  belle  lerrasse,  nous  plongeous  du 


LES  AVENTURES  BIZARRES  DE  M.   DE  COGNE-FETU, 

reaard  siir  Paris,  sur  le  bois  Je  Boulogne  et  sur  le  fleuve 


219 


dont  les  sinuosiles,  ornces  sur  leurs  deux  rives  de  pr^s 
en  flcur,  de  campagnes  ferlilos,  de  villas,  de  chateaux 
etde  superbes  jardins,  rappellent  a  I'amateur  de  souve- 
nirs classiqucs  la  ci'lebre  valleede  Tempe. 

Toulefois,  il  ne  faut  pas  quitter  Jleudon  sans  avoir  vu 
rhumble  eglise,  dont  Rabelais  fut  le  cure ;  nous  verrons 
ensuite  Bellevue,  sur  la  meme  eminence;  Bellevue  eut 
aussi  son  chateau,  con.^lruit  pour  madame  de  Pompadour 
et  dont  les  restes  ont  survecu  k  la  destruction.  Redes- 
cendons  a  Sevres  pour  visiter  ses  manufactures,  ses  por- 
celaines,  ses  emaux,  ses  faiences,  ses  vitraux,  et  admi- 
rons  son  pont  si  solide.  C'est  lii  quen  1814,  une  poignee 
de  Francais  baltirent  lesPrussiensquiavaient  pour  eux  le 
nombre  et  I'avantage  de  la  position. 

Enfin  nous  voda  en  face  d'un  pare  admirable  qui  s'e- 
tend  sur  la  rive  gauche  du  fleuve  et  s'eleve  on  un  amphi- 
theatre verdoyant  jusqu'au  sommet  descollincs  que  nous 
avons  parcourues:  c'est  le  pare  de  Saint-Cloud  avec  sa 
charmante cascade,  sesgerbesjaillissantes  et  son  gracieux 
belvedere,  nomme  la  lanterne  de  Diogcne.  Ses  eaux 
vives,  ses  bassins  etlcurs  groupes,  ses  statues  et  ses  bos- 
quets, ses  massifs,  ses  pentes  et  ses  pelouses,  tout  y  pre- 
sente  un  delicieux  coup  d'ceil  ;  il  est  a  reinarquer  que  la 
symetrie  de  ce  pare  n'engendre  pas  ,  comme  aiUeurs, 
I'uniformite  et  lennui. 

Le  chateau  de  Saint-Cloud,  toujours  decore  d'unenia- 


niere  sompliieuse,  a  successivement  ser\i  de  maison  de 
campagne  aux  Gondi  et  de  palais  aux  princes  du 
sang;  c'est  dans  ses  murs  qu'Henri  III  fut  assassine, 
^  I'endroit  mJme  oil  Ton  avail  decide  le  massacre  de  la 
Saint  Barthelemi.  C'est  paries  fenotres  de  son  orangerie, 
alors  disposee  en  salle  des  seances  legislatives,  que  les 
mcmbres  du  conseil  saulerent  pour  la  plupart  afin 
d'eviter  les  bai'onnetles  et  les  grenadiers  du  general 
Bonaparte. 

Al'extremite  de  ce  pare  niagnifique,  lepont  de  Saint- 
Cloud,  dont  une  arche  a  ete  reconstruite  en  fcr,  sert  de 
communication  avec  Paris,  par  le  village  et  le  bois  de 
Boulogne.  C'est  un  spectacle  curieux  a  voir  pour  1'^- 
tranger  que  les  masses  de  cetle  population  parisienne  qui 
roule  ses  (lots  sur  ce  chemin,  au  mois  de  seplembre,  a 
I'epoque   de   la  foire  celebre. 

En  lui-menie  le  bourgn'est  pas  sans  inleret  au  point  de 
vue  de  I'histoire.  Sous  nos  premiers  rois,  il  s'appela  d'a- 
bord  Xogent-sur-Seine,  il  renfermait  un  monastere  qu'y 
avait  fonde  Ciodoald,  ce  jeune  et  inforlune  prince  qui 
se  fit  tonsurer  et  se  laissa  declarer  incapable  de  rcgner, 
pour  evilerle  poignarddesesonclesCliildebcrt  etClotaire. 
Apres  sa  mort,  on  rendit  k  Ciodoald  les  honneurs  qu'on 
rend  ii  un  saint:  desormais  on  I'appela  saint  Cloud,  nom 
qui  resta  celui  du  bourg  dont  le  jeune  prince  devint  le 
patron. 

A.  L.  Raveugie. 


m  wiwm  \i\mm  m  ii.  de  cog\e-fetl 


ClIAPITRE  II. 

De  riiiflucnce  de  Pamotir  palcrucl  6ur  la  pro»p^rl(^  dcs 
Ijgurs  d'omuibus. 

JJe  meme  que  Dieu  se  reposa 
apres  avoir  cree  le  monde, 
lorsque  M.  et  madame  de 
Cogne-Fetu  se  virent  a  la 
leted'un  Ills,  ilsse  croiserent 
les  bras  et  ils  attendirent. 
Ce  bambin  au  maillot  resu- 
mait  leur  orgueil,  leur  joie, 
leur  esperance.  L'amour  des 
parents  est  quelque  chose 
de  si  puissant  que  dans  eette 
.^commune  affection  ils  ou- 
blierent  souvent  leurs  dicor- 
des  intestines.  Tous  les  re- 
gards ctaieiit  attaches  sur  la 
frfile  creature,  et  Ton  de- 
battait  la  foinie  de  ses  bonnets  ou  de  ses  baveltes  de 
lair  dont  on  eut  discule  les  interSts  d'un  empire. 

L'oncle  Frejus  avait  trou\e  une  nourrice  qui  s'appelait 

*  Voir  la  page  181. 


Martine.  Elle  fut  trcs-bicn  accueillie  par  la  famille,  — 
et  mieux  encore  par  le  nourrisson.  I.a  manian  lui  fit 
niille  recommandations  intimes,  et  Ic  papa  lui  fit  entendre 
un  discours  sur  les  devoirs  de  son  (5tat  et  les  obligations 
qui  lui  etaienl  imposecs. 

Un  moment  avantla  separation,  l'oncle  Frejus,  se  sou- 


venant  encore  de  la  gousse  d'ail  et  du  viu  d'Heuri  IV', 
voulut  se  distinguer  par  un  acte  analogue.  Dans  le  but 


230 


d'eclaircir  tie  lionnc  liciiio  les  idees  tie  son  ncveu,  i!  lui 
mil  le  nor  sur  sa  labalii-i-e,  et  le  mninlint  dans  cede  po- 
sition jusqu'k  ce  que  l"on  fill  accouru  aux  t'tcrniiompnls 
rciteres  dii  pauvre  pctil. 

Ce  fiU  en  vain  que  le  coupablo  dissimula  sa  mons- 
trueuse  boite  sous  un  pan  de  sa  redingote,  son  irascible 
beau-frfre  le  secoua  par  la  cruvale  et  liil  prcdit  —  qu'il 
finirait  mal. 

Wartine  demeurait.  liors  barriire.  —  On  n'avait  poinH, 
voulu  priver  I'enfant  de  I'air  pur  de  la  banlieue.  Mais 
lous  les  matins,  le  pere,  la  canne  au  port  d'armes,  dovo- 
rait  la  petite  lieue  qui  leseparait  de  sa  progtfnituce.  — Le 
soir,  la  famille  au  coinplet  faisait  le  m6me  pelerinage,  et 
revpnait  ensuite  au  logis  apr^s  avoir  enregistr^  les  fails 
et  gnstes  de  noire  heros. 

Ce  que  voyant,  —  un  voilurier,  qui  demeurait  sur  la 
route,  demanda  I'autorisation  d'y  etablir  une  ligne  d'om- 
nibus.  Les  viiyagi^s  des  Cogne-Fetu  devinrent  alors  plus 
frequents.  L'entrcprencur  y  gagna  q\ielque  argent,  se 
lanca  dans  les  speculation?,  fit  d'exrellentes  affaires  et 
p'us  tard  fut  nom:ne  mcmbre  du  conseil  municipal  de  la 
Seine. 

Mais  16  n'est  pas  la  question. 


I\olre  IM^ros  parle  trop  lOt. 


La  vivacite  de  I'heritier  presomptif  des  Cogne-Fctu 
donna  bienlot  les  plus  belles  esperances-  Dt-s  qu'il  eut 
la  conscience  des  sons,  il  se  livra  a  des  bredouillages  im- 
petueax,  capables  de  mettre  un  avocat  .sur  les  epines. 

Ses  premieres  dents  liii  vinrent  avant  I'J^e,  et  il  s'en 
sorvil  pour  mordre  cruellement  sa  nourrice. 

A  peine  sevre;  il  manqua  s'i5trangler  par  la  precipita- 
tion qu'il  mit  a  devorcr  les  choux  du  jardin. 

II  lanca  d'indicibles  soufflets  a  son  frere  de  lait  Blaise, 
un  gros  garcon  rond  comma  une  boule  et  rouge  comnie 
un  coq.  De  la  naquit  entre  eux  une  elroite  amitie. 

Blaise  et  Clotaire  mangeaient  la  mcme  bouiUie  et  se 
roulaient  sur  le  meme  gazon.  Mais  si  leurs  sentiments 
etaient  reciproques,  Icurs  caracleres  nc  s'accordaient  nul- 
lement.  Pour  un  rien,  pour  une  fadaise,  pour  une  mou- 
cbe  envolee,  Clotaire  tombaitii  coups  de  poing  sur  son 
camarade,  —  stnpcfail. 

II  est  vrai  que  des  qu'il  le  voyait  pleurer,  ses  pau- 
pieres  s'humeclaient  d'elles-memes,  —  et  bientot  le^  deux 
marmot.';,  se  frotUint  les   yeux,  faisaienl  chorus  de   la- 


LE.S  AVENTIRE.S  BIZARRES 

liiBtoire  (In  rltarioi  de  i'oiicic  Frt^ju<t. 


mentations,  sans  savoir  au  juste  le  motif  de  leur  dou- 
leur. 


Pi^'ir  nini,  vers  I'jsc   dc  Irojs 

an-,  jo  liti  iK-IiMeini  une  rarriole  ot  nil 
rliL'v,,!  do  |j(,i,. 

L'oMCLB  Fniijus.  Cliip.  I. 

Mais  il  faut  absolument  que  je  vous  raconte  I'histoire 
du  chariot  de  I'oncle  Frejiis. 

>  II  ne  faul  rien  promeltre  quo  Ton  ne  veuille  tenir  » 
a  d it  la  sagessedes  nations.  Lemoins  ricbe  desoncles  fai- 
sait jnurnellement  d'ameres  meditationssiircettemaxime. ' 
Lui  qui  avait  un  comple  oineit  chez  les  fournisseurs  de 
son  beau  frere,  el  qui  ne  fermail  jamais  ledit  comple, 
pnuvait-il  serieusement  se  livrcr  Si  I'achat  d'une  car- 
riole et  d'un  cheval  de  bois?  Un  homme  d'iige  pent  s'en- 
detter  cbez  un  tailleur,  chez  un  marchand  de  tabac ;  — 
mais  chez  un  fabricant  dejoujoux,  quelle  apparence  ! 

Aussi  avait-il  cliercho  d'ahord  a  etouffer  le  souvenir 
de  sa  promesse.  far  malheur,  son  malicieux  ennemi  , 
M.  de  Cogne-Fetu  ne  I'avait  pas  soulTert,  et  cbaque  fois 
qu'ils  passaieut  ensemble  devant  un  etalage  il  ne  man- 
quait  jamais  de  lui  crier  d'une  voir  pcrcante  : 

. —  Ell  bien  I  Frejus,  et  ce  cheval  de  bois?  et  cette  car- 
riole'?... 

Le  plus  sourd  des  oncles  entamait  aussildt  une  disser- 
lalion  snr  lagriculture  coniparee. 

Mais  si  son  terrible  adversaire  le  poussait  ^  bout  : 

—  Soil,  disait-il,  je  ne  d  mande  pas  mieux  que  de  faire 
les  frais  de  ce  vehicule  enfanlin.  Pourtant,  nion  reveu 
connait-il  bien  encore  la  valeur  deschoses,  et  nioi  m6me 
devais-je  lui  faire  ce  present  avant  quatre  ans  revolus? 

—  Quatre  ans?  vous  avez  dit  trois. 

—  Point  du  lout. 

—  Vous  avez  memc  dit  deux.  J'en  suis  sur,  ne  repli- 
quez  pas.  Mais  vous  n'avez  rien  dans  ISuie!  Vous  riez 
des  devoirs  les  plus  sacres.  Vous  verricz  votre  fdleul,  au 
fort  de  I'hiver,  courant  par  les  chemins, — nu,  pieds  nus  ! 
que  vous  ne  quitteriez  pas  pour  lui  voire  enveloppe  mar- 
ron.  Que  dis-je  ?  vous  lui  oteriez  le  pain  de  la  bouche  !... 
Allez,  Frejus,  vousetcs  un  niechant  hommc.  Tenez,vous 
me  failcs  horreur !... 

Et  le  plus  conspne  des  oncles  n'osait  repliquer  h  ces 
viulentes  philippiques. 

Enfin,  il  s'arma  de  resolution. 

II  sorlil  un  matin  ( t  peneira  dans  diverses  boutiques, 
afin  de  se  fixer  sur  le  prix  des  equipages  de  carton.  11  les 
examinait  longucmenl,  sous  tuules  les  faces,  s'en  faisait 
expliquer  le  mecanisme  ;  el,  lorsque  le  marchand,  apres 
avoir  cole  rarticle,  attendait  obsecpiieusementsa  rejionse, 
—  il  ouvrail  sa  labaticre,  bumail  une  large  prise  et  sor- 
tait  silencieusement. 

On  conrail  apres  lui,  —  il  prcssait  le  pas. 

Un  commis  t'appela  melon.  II  ne  se  delourna  pas,  il 
aimait  ce  legume. 

Pendant  une  semaine,  il  poursuivit  ses  peregrinations  i 
travers  les  magasins  de  jouels  d'enliants, 

A  la  fin,  sans  en  rien  dire  a  personne,  on  1«  vit  s'en- 
firmer  dans  son  appartement.  Qnand  il  en  sortit,  son  re- 
gard etait  gros  de  my.steres,  ses  paroles  Irahissaient  une 
preoccupation  evidenle. 

Ce  manege  dura  trois  jours,  —  pendant  lesqnels  lepluS 
discret  des  oncles  ne  cessa  de  se  barricader  chez  lui. 

On  I'epia. 


[IE  M.   DE  C 

I.e  premier  joiir,  on  cnlendil  le  bruit  d'unescie. 

Le  second  jour,  on  distingua  le  son  d'un  marleau. 

Le  Iroisieme  jour,  on  senlit  rodeiir  de  la  peinture. 

.M:iis  il  ful  impossible  de  ricn  voir,  —  les  Irons  de 
Idules  les  serriires  ayant  etc  liermetiipiement  boufhes. 

Eiifin  le  soir  du  qualriemo  jour,  le  plus  triomphant 
il<>s  oneles  olTriten  grandc  pompo,  a  son  filleiil  Mauloire, 
—  un  cliariol,  — iin  veritable  chariot,  aver  roues,  bran- 
rard  el  lout  ce  qui  s'ensnil. 

In  cliariol  qu'il  aviiit  fabriquc  —  lui-meme. 

Un  beau  cliariol,  vraimeni! 

Le  jeune  (loyne-Felu  ne  put  s"enip''cher  de  faire  ecla- 
ter  sa  joic,  et  cassa  plusienrs  assicttcs  a  celle occasion. 

Puis,  il  s'cmpara  de  Toulou,  le  chat  de  la  rnaison,  et 
I'allela  de  vive  force  au  petit  carros<e.  Enfin,  et  poor 
couronner  I'ljcuvre  ,  voulaut  se  faire  traii.er  par  ledit 
Toulon,  il  s'assit  lourdenienlsur  la  machine,  —  qui  s'a- 
plalit  el  se  brisa  en  mille  niorreaux. 

Toulou  s'enfuit  a  loutespallos;  Clotaire  versa  una  cru- 
clie  (.'c  larmes,  —  et  le  plus  indu^lricux  dcs  oncles,  doiit 
les  idees  elaient  complclement  boulcversees,  fonrra  dans 
sa  bouche  la  prise  de  laljac  qn'il  ilestinail  ii  son  ner. 

Le  lendeniain,  il  ne  craiynil  pas  de  dire  a  M.  de  Cogne- 
Fetu  lui-meme  : 

—  Eh  bien  !  vous  a\e7.  absolunient  voulu  que  je  donne 
line  carriole  a  Magloire,  et  vnns  nvcz  vu  ce  que  Clotaire 
en  a  fait.  Jc  ne  lo  lui  reproclie  pas,  —  rertes,  non,  — 
inais  je  ne  lui  en  arhelerai  d'aiilre  maintenant  que  lorsque 
je  le  verrai  raisonnable  et. capable  de  Tapprecier. 

—  Vive  Dieu  1  et  a  i|uel  iV^e,  s'il  vous  plail  ? 

—  Nous  verrons,  beau  frere. 

—  A  sa  majorile"? 

—  Peul-Stre. 

La-dessiis.  'e  plus  economc  des  oncles  sorlitea  pous- 
sant  un  profond  soupir  d'invenleur  meconnu. 
Telle  est  I'hisloire  du  chariot  de  rondo  Frejus. 

Uu  romaii  vaccine. 

Je  no  m'elendrai  p.is  davanlage  sur  les  premiers  ans 
do  mon  bcrcs,  —  non  phis  que  sur  les  trails  piquanls  qui 
reveleronl  .sa  brilianle  ct  precoce  intelligence.  Quelqne 
inleret  que  presentent  les  e.vploils  d'un  bambin  qui  a  cu 
plusicurs  maillots  lues  sons  lui,  et  si  ingenieuses  que 
soicnt  les  inductions  qu'on  puisse  tirer  de  son  beroYsme  a 
monlrer  la  langne  aux  I'lrmigcrs,  —  im  m'excusera  de  ne 
point  m'appesiHilir  sur  ccl!eph;;s?  premiere  de  I'exislencs 
encombree  du  jeune  Cogiie-Feln. 

D'autres  eveuemenls  plus  imporlanls  alt'ndcnt  noire 
plume,  evenerncnlsxlunt  la  bizarrerie  n'anra  d'egale  que 
laulhonlicite.  II  sevait  done  parfailement  ridicule  do 
larder  plus  loiiglemps  a  vaccincr  ce  ronian  aRn  de  le  faire 
entier  dans  la  ralei;oric  des  in-oc!avo  en  iigc  dc  rai.«on. 

En  consequence,  et  par  loulis  ce.<  caufe.=,  —  suppliant 
neanmoins  le  lei'ti'ur  de  vouloir  bien'  un  pru  fermer  les 
ycux  siir  la  bardic^se  de  ce  (las  de  gfoiit,  — 

Je  donne,  .sans  Iransilion,  sepl  ans  a  mon  lieros. 

^ouve;lHX    |!erso:inase§. 

A  celle  I'po  jue,  la  famillr  Cogne-Fetu  se  reunil  en  as- 
•scmblee  .solennello,  dans  le  bul  de  debaltre  la  question 


OGN'E-FETU.  251 

d'avenir  de  son  unique  hcrilier.  —  Crmmo  on  I'a  d^ja 
vu,  madame  en  voulait  faire  un  avocat;  monsieur  pen- 
chait  pour  la  banque;  el  I'oncle  Frejus  preferait  le  voir 
rcsler  —  celibataire. 

C'est  CO  qui  (it  qu'on  derida  de  le  meltre  ;^  I'ecole. 

Nalurellement  ce  fnt  I'oncle  Frejus  qu'on  chargea  de 
Irouver  une  inslilulion  convenable.  II  se  souvint  par  ba- 
sard  d'un  de  ses  anciens  amis,  nomnie  Traqiienard,  le- 
quelremplissait  depuislronle  anneesrolVice  de  surveillant 
dans  la  pension  lienoit,  II  alia  lui  rendre  visile,  et  apres 
une  hcure  d'entretien  Taffaire  ful  lerminee. 

Voici  les  diverses  recommandalions  que  I'oncle  Frejus 
crut  de  son  devoir  d'adresser  au  professeur  : 


Iiiculquer  ii  son  filkul  des  principes  verlucux,  —  et 
lui  donner  un  accent  comme  il  fant-, 

Ne  pas  lui  laiss^  r  faire  de  mauvaises  connaissances,  — 
et  lui  apprendre  les  fables  de  Ginguene  ; 

Veiller  a  ce  qu'il  melle  rortlio;;raphe  —  et  son  bonnet 
sur  les  yenx  en  se  couchant ; 

Enfin,  le  rendre  ;i  la  fcis  Ires  savant  et  Iresbeureux. 

Siir  quoi,  le  jeune  Clotaire  de  Cogne-Fclu  fut  inscrit  en 
qualile  de  pensionnairc,  et  place  sous  la  surveillance  im- 
mediate du  bonhomnieTiuquenard,  —  avecia  permission 
de  lout  apprendre  et  mtniede  loutsavoir. 

Chers  leoleurs,  —  car  la  reconnaissance  m'unil  pro- 
fondement  a  eeux  qui  nie  font  I'lionneur  de  me  lire,  — je 
puis  vous  parler  savammenl  de  celle  rnaison  d'cducalion 
oil  moi-memej'ai  passe  ce  qu'on  est  convenu  d'appcler 
les  plus  belles  umires  ue  nia  vie.  J'ai  connu  ce  Co^ne- 
Fetu,  je  lui  ai  pnile,  — je  I'ai  vu  comme  je  vous  vols. 
Et  si  CO  conle  arrive  tot  ou  tard  sous  les  yeux  de  mon 
ancien  maitre,  qu'il  me  pardonne  mon  indiscrelion  a. 
I'endroit  d'un  de  ses  eleves  et  qu'il  agree  le  .souvenir  que 
je  lui  consacre  ici  comme  le  Icmoignage  de  ma  reconnais-  ^ 
sance  sine  e:e. 

Pa.ssons. 

Pes  son  installation  dans  la  pension  Benoil,  Clotaire 
reniarqua  a  quelque  distance  de  son  banc  un  enfant  du 
nienie  a..;e  que  lui,  relleclii  et  studieux,  et  dont  la  figure 
lui  plulparliculieremenl.  Onl'apiielait  Sanche  II  I'aborda 
pendant  la  recreation  el  le  trouva  fort  dispose  a  accueil- 


r.2  LES  AVEML'nES   BIZARUES 

lir  SOS  avanCL's.  lis  ne  sc  diieiU  point  :   •  Soyniis  amis,  > 
inais  ilsse  prirerit  p;ir  lu  bras  el  dovinreiit  iiisfparablcs 


Sanclie  etait  un  trfes-bon  enfant,  d'une  famille  aisee  et 
respeclable.  II  etait,  non  pas  I'oppose  de  son  nouvel  ami, 
mais  son  edition  revue  et  corrigee.  II  savait  conime  lui 
de  temps  en  temps  jcter  son  cliapeau  par-dessus  Ics  mou- 
lins  et  faire  au  besoin  du  bruit  comme  quatre;  — mais 
il  reflei-liissait  qiielquefois,  et  avaiit  de  saiiter  le;  fosses 
il  nViait  pas  rare  de  le  voir  s'cnqu^rir  de  leur  largour 
afin  de  no  point  se  rompre  le  cou. 

Deja  sa  prudence  et  sa  laison  commencaicnt  a  exeroer 
une  influence  saliilaire  sur  Cogne-Fetu, —  lorsqu'un  nou- 
veau  venu  peni'tra  dans  leur  classe  et  atlira  bienl6l  tous 
Ifs  regards. 

C'clailTitube. 

Titube, — vousn'enconnaissezpasd'autre, — etait  le  plus 
intrcpiJe  loiislic  du  pensionnat,  la  personnification  du  ta- 
page,  de  I'espieglerie  et  de  la  faini!antise;  —  la  niche  in- 
carnee,  le  complol  en  chair  et  en  os.  II  jonglait  h  trois  et 
fabriquait  des  cocottes  les  yeiix  fermes.  II  etait  le  |rlus 
fort  k  tous  les  jeux  et  lo  raisonneur  le  plus  impertiirha- 
ble  qui  se  pit  voir  de  neuvieme  en  scconde,  depuis  I'Zi- 
pilome  jusqu'  aux  harangues  de  Cicejon.  Aussi  ne  I'a- 
bordait  on  qu'avecces  paroles  sacrameutellcs  :  .  Titube! 
fais-nous  rire.  • 

La  diversile  de  ses  talents  frappa  d'admiration  no!re 
heros,  qui  se  prit  d'abord  a  lourner  autour  de  lui  avec 
une  avide  euriosite.  Titube  s'en  apercut,  et  se  proposa 
d'en  faire  son  second,  son  acolyte,  son  claqueur  en  chef. 
Mais  Cogne-Ketu  ne  tarda  pas  a  lui  montrer  qu'il  etait 
digne  de  figurer  au  premier  plan,  et  il  le  depassa  meme 
dans  plusieurs  circonstances.  Mors  Titube  lui  olTiit  son 
amitie,  — et  le  ciiur  de  Clotaire  se  trouva  des  lors  par- 
Iag6  entre  Sanche  et  Titube,  c"est-a-dire,  entre  I'etude 
et  la  dissipation. 
Profoud  symbole ! 


Per  plexites  dc  Traqiipiiarfl.  —  le  jcuiie  Cosiie-FOlii  recoil 
diicrses  roiileos. 


Le  caractere  du  jeune  ecolier  ne  laissait  pas  que  de 
surprendre  un  peu  ses  maitres.  Des  qu'une  nouvolle  etude 
lui  etait  propos^e,  il  I'enibrjssait  immediatenicnt  avec 
tant  d'ardeur,  qu'il  faisaitd'incroyablcs  progres,  et  lais- 
sait bieu  loin  derriere  lui  la  totalile  de  ses  condisciplcs. — 
Mais,  au  bout  de  quelques  semaines,  cette  ferveur  toni- 
bait  d'elle-mfime,  et  I'ouvrage  6tait  abandonniS  pour  un 
caprice  imprevu  ou  quelque  travail  nouveau.  En  se  con- 


duisant  de  la  sorte,  il  etait  clair  qu'il  ne  pouvait  acquerir 
de  solides  connaissances,  —  et  e'est  ce  que  Traquenard, 
excellent  homme  du  reste,  lui  representait  oordialement. 
Clotaire  s'armait  alors  d'une  ferme  resolution,  —  qui 
pouvait  durer  de  vingt-quatre  <i  quarante  huit  heures. 

Alais  Titube  faisait  si  bien  les  grimaces! — II  avail  dans 
la  tt'te  des  idees  si  bouffonnes,  des  tours  si  curieux!  — 
Abandonnant  Sanche,  qui  travaillait  comnieun  brave  es- 
prit qui  salt  la  valeur  du  temps,  Clotaire  se  ropprochait 
peu  a  peu  de  son  espiegle  confrere,  et  concerlait  avec  lui 
de  perpetuelles  machinations  deslinees  li  jeter  la  venet'e 
au  coeur  du  surveillant  irifortune. 

Celtc  spontaneite  qu'il  appliquait  aux  choses  les  plus 
ordinaires  de  la  vie' lui  avail  neanmoins  suscite  quel- 
ques desagrements.  Pour  un  mot,  pour  un  sobriquet,  le 
bouillant  pensionnaire  administrait  des  claques  a  tort  el  a 
travers,  sans  distinction  de  force  ni  egalite  de  taille. 
.4ussi  rentrait-il  le  plus  souvent  en  classe  avec  un  bleu 
sur  I'oeil  ou  une  bosse  au  front. 

El  lorsque  ses  excellenls  parents,  —  qui  ne  s'etaient 
point  separes  de  lui  sans  un  grand  dechirement  de  coBur, 
—  venaienl  lui  rendre  visile  sur  ces  entrefaites,  il  en 
etait  quilte  pour  incliner  sa  casquelte  sur  la  bosse  ou  pour 
blanchir  son  bleu  avec  de  la  craie,  —  tons  moyens  indi- 
ques  par  Titube  pour  I'assurance  centre  les  coups  de 
poing  et  les  risques  el  perils  des  dommages  physiques. 

On  s'elonnera  peut-etre  que  Sanche  n'adress&l  pas 
quelques  remontrances  ii  son  ami.  —  Je  dirai  d'abord 
que  dans  les  republiques  enfanlincs  on  souffre  rarcment 
la  censure  d'un  camaradi';  ensuite  Sanche,  pour  ctre  stu- 
dieux,  n'en  sacrifiait  pas  moins  k  la  faiblesse  humaine, 
el  les  extravagances  de  Clotaire,  bien  qu'd  y  trempiit 
raremenl  el  loujnurs  presque  malgre  lui,  le  faisaient  sou- 
vcnl  rire  aux  larmes. 

Ce  fut  ainsi  que  ces  messieurs  imaginerenl  tour  a  tour : 
Un  projct  de  frilure  dans  leurs  pupitres; 
Un  concert  au  moyen  d'une  ligne  de  fd  d'archal,  — 
avec  embranchemenls ; 

Une  illumination   fanlastique  du  dorloir,  par  le  plios- 
phore ; 
Un  vol  de  hannelons  en  pleine  classe ; 
Une  fiole  de  puces  dans  le  lit  de  Traquenard; 
L'equilibre  de  la  chaise  de  Traquenard  sur  quatre  pois 
fulminants  ; 

L'assujritissementde  la  meme  chaise  au  scant  de  Tra- 
quenard par  une  decoction  de  glu  ; 

Le  rembourrage  de  la  meme  chaise  en  epingles  d  .4- 
lencon  ; 

Lesciago  —  et  I't'croulement  dela  susdile  chaise; 
Et  finalemcnt  une  corde  tenduo,  dans  un  bulgY™"''^" 
lique,  sur  le  passage  du  malheureux  Traquenard. 

Cel  iuje  est  sans  pitiv !  a  dil  La  Fontaine  ;  et  nous  ver- 
rons  plus  lard  Cogne  Felu  porter  la  peine  de  ses  premieres 
dissipations,  qui,  malgre  leur  frivolite  apparente,  n'en 
doivenl  pas  moins  exercer  une  grande  inllueiice  sur  sa 
vie  future. 

Ici  se  place  nalurellement  une  des  premieres  aventures 
de  noire  heros, — avenlure  bizarre,  s'il  en  ful  jamais, — et 
qui  mil  en  rumeur  ses  camarades  et  sa  famille. 

II  faut  dire  que  le  chef  del'instilulion  possedait  a  quel- 
ques lieues  de  Paris  une  Ires-boUe  propriete,  ou  il  se 
plaisail  de  temps  a  autre  k  conduire  ses  eleves  pendant 
la  belle  saison. 


DE  M.  DE  COGNE-FETU, 
PrciiiKTc  avciiiurc  bizarre  de  Cogiic-F^di. 


255 


Or,  dcpuis  quelques  jours,  le  jeune  Cogne-Fetu  se 
montruil  \  isiblenieiit  ocf  upe  d'une  icli'e  secriHe  qui  le  la- 
lonnait  en  tous  lieux.  Sanche  et  Titube  avaient  eu  vain 
essayi'  d'ubtcnir  de  lui  dos  eclairi'issemfnls  a  cct  cgani. 
II  clait  sombre,  iuqniel,soupconneux, — el  enipruntait  de 
I'argonla  droitc  et  a  gauche. 

Cogne-Kelu  Ihesaurisait. 

LejoUr  de  sorlie  oil  Ton  devaitserendrea  la  canipagne 
elant  arrive,  il  ne  crut  pas  devoir  neanmoins  hesiter  plus 
lon;;temps. 

II  pritTitubea  part  : 

—  Aj-tu  \\i  Ruhinson  Ci'Hsof?  lui  demanda-t-il. 

—  Oui. 

—  Eh  bipn!  j'ai  eu  uiie  idee. 

—  Laquelle? 

—  C'elait  un  fameux  homme,  celui-la.  II  se  bSlissait 
des  maisons,  ilcoupait  son  blc,  il  elevaitdes  perroqucts, 
il  allait  a  la  chasse,... 

—  Apres? 

—  Apri's?...  Comment  lu  ne  devines  pas? 

—  Quoi? 

—  Je  fais  comme  Robinson. 

—  Tiens!  tiens!  tiens!  dit  Titube  en  le  regardantd'un 
air  etonne. 

—  Demain,  a  la  canipagne,  je  m'esquive  et  je  me  con- 
struis  une  cabane.  .I'ai  beaucoup  d'argent  :'lrente  sous. 
J'acheterai  en  passant  des  provisions  pouf  les  premiers 
jours... 

—  De  la  galetle? 

—  .le  verrai.  Cela  ne  (e  regarde  pas.  II  faut  que  jo  sois 
soul.  Robinson  elaiiseul. 

—  Et  Vendredi? 

—  Venilredi  e'tait  un  negre. 

—  Cela  ne  fait  rien. 

—  Tu  crois? 

—  C'est  moi  qui  suis  Vendredi.  C'est  convcnu. 

—  Soil.  II  faut  mainlenant  decouvrir  unc  ile  deserle. 

—  Nous  en  trouverons. 

—  Et  des  perroquets? 

—  J'emporlerai  celui  de  la  portiere,  fit  Titube.  JIais 
voilb  le  mriitre.  N'ayons  pas  I'air. 

—  A  demain ! 

—  A  d'eniain  I 

Et  la  recreation  finissant,  les  deux  interlocutcurs  re- 
gagnerent  leurs  places  respectives. 

Lc  lendemain  fntvraimentun  beau  jour;  sousun  chaud 
.■^oleil  do  printemps,  I'ecole  se  mit  en  marclie  en  poussant 
des  oris  joyeux.  Titube  et  Cogne-Fetu  echangercnt  des 
signesd'iutelligence, —  et  lorsqu'il  leur  deviiil  possible  de 
se  rappiocher,  celui-ci  remarqua  que  le  chapeau  deson 
complice  s'agilait  sur  sa  tete  d'une  singuliere  facon,  el 
(ju'il   semblait  en  sortir  parfois  d'etranges  croasseinents. 

—  Que  porlcs-tu  la?  lui  demanda-t-il. 

—  Le  perroquetde  la  luge.  II  est  pbe  dans  mon  niou- 
choir,  au  fond  de  ma  coiffc. 

—  .Mais  il  etoulTe. 

—  Non,  puisqu'il  crie. 

lis  co;itinuerent  a  marcher.  Au  bout  de  quelque  temps, 
Titube  examina  a  son  tour  Cogne-Fetu  de  la  tfite  aux 
pieds. 

—  Qu'as-tu  sous  ton  habit? 


—  Du  pain  d'^pice. 

—  Je  ne  I'ainie  pas,  dit  Titube  en  faisant  la  moue. 

—  N'aie  pas  peur,  je  le  mangerai. 

—  Et  moi,  de  quoi  vivrai-je? 

—  Tu  iras  a  la  chasse. 

—  .\vec  quoi  ? 

—  Avec  un  arc  et  des  Qeches. 

—  Hum  ! 

—  Motus.  On  nousespionne. 

Les  eleves  arriverent^  la  propriete.  La  jouineesepassa 
en  f^tes  et  en  divertissements  de  loules  sortes  :  barres, 
paume,  cheval  fondu.  Ce  ne  furent  jusqu'au  coucher  du 
soleil  que  folles  courses,  eclats  de  rire  et  gambades. 


A  la  tombce  de  la  nuit,  le  direcleur  rassenibla  tout  le 
monde  pourle  retour.  Mais  deux  noms  manquaicnt  a  I'ap- 
pel  :  —  Titube  et  Cogne-Fetu.  —  On  les  chercba  dans 
toutes  les  directions,  on  baltit  les  allees,  on  les  appela. 
Pcrsonne.  Sanche  etait  desole  decette  nouvellu  escapade. 
Qiielques-uns  se  souvinrent  de  les  aioir  vus  disparaiire 
s'jbitement  au  milieu  de  la  journie  ;  depuis  on  ne  savait 
ce  qu'ils  etaient  devenus.  —  L'heure  savancait,  on  fut 
oblige  de  partir ;  raais  le  jardinier  recut  des  ordres  expli- 
ciles  touchant  les  deux  fugitifs. 

Vers  deux  heures,  en  efTet  ,  Titube  et  Cogne  Fetu, 
voyant  regner  autour  d'eux  I'animation  la  plus  complete, 
crurent  I'instant  favorable  et  decamperent.  lis  coururent 
une  grande  heure  sans  regarder  derriere  eux, — et  s'arre- 
teient  fort  essouffles.  Pour  se  remettre  le  moral,  Clotaire 
tira  de  sa  poche  un  volume  de  Robinson,  el  en  parcou- 
rut  quel(|ues  page.;.  II  scntit  renaitre  son  ardeur,  et  es- 
saya  de  ranimer  celle  de  Titube,  qui  semblait  ne  poursui- 
vre  la  route  qu'ii  regret. 

—  Vols,  lui  disait-il,  quel  plaisir  est  le  notre  i  le  che- 
min  tourne  aprt-s  ce  grand  cb(5ne;  oii.va-t-il  nous  con- 
duire?  Que  verruns-nous  apres  I'avoir  depasse?  Et  cet 
arbre...  Ob  !  regarde  cet  arbre  !  Et  ce  mur...  Oh!  le  beau 
murl  C'est  ainsi  qu'on  fait  desdccouvertes  en  voyageant. 

—  Tant  pis,  dit  Titube,  fatigue,  en  se  laissant  tomber 
sur  un  tas  de  picrres.  Je  n'irai  pas  plus  loin. 

—  Parbleul  puisque  nous  sommes  arrives,  dit  Ccne- 
Fetu  en  regardant  a  travers  une  haie. 

—  Comment? 

—  Porte  les  yeux  autour  de  toi.  Que  vois-tu? 


LES  AVEMTIHKS   BIZAURES  DE  M.   DE  COG.NEFETU. 


—  Un  fosse  plein  d'eau. 

—  Ell  liien  !  c'est  line  ile. 

-^  Des  broussaillcs,  dcs  arbiisles...  voila  lout. 

—  Uiie  ile  (Jcserte.  (Jue  te  disiiis  jeV  Eiiti'ons. 

Uiie  bieche  facilila  le  passage  do  nos  aveuluriers.  Us 
visitferciit  aussilot  leur  possession.  C'etait  mie  piece  de 
lorre  mal  close  et  depiiis  longlemps  ne,^ligee  par  son  pro- 
prielaire.  —  Ellc  leiii-  parut  tout  a  fait  conveiiable  a 
leurs  desseins. 

—  Mainlenant,  dit  f.o.i^ne-Eelu  a  son  compa-non,  lu 
es  chez  moi ;  tu  t'appelles  Vendredi,  et  je  suis  Ion  mai- 
tro.  —  Vendredi ! 

—  Que  me  veux-lu? 

—  D'abord  Vendredi  nc  tutoie  pas  Robinson;  ensuite 
il  liii  paile  ni'gre.  —  Vendredi? 

—  Mailre? 

—  II  s'ogit  de  batir  notre  niaison. 

II  est  Irop   tard.   H   vaat   mieux    niangor  quelqne 

chose.  Nous  bitircns  demain. 

—  Soit.  Veux-ta  dn  pain  d'epice? 

—  Nod..  Robinsoa  ni'eD  avail  pas. 

—  Je  le  sais  bien,  dit  Clolaire;  mais  il  en  aurait  mange 
s'il  en  avait  eu.  D'aiUeurs,  je  n'ai  pas  autre  chose. 

—  II  faudra  done  que  je  ineure  de  faiiu  ? 

—  Une  idi'B  !...  miin..;e  te  perroquet. 

—  Le  peiTOquet  de  la  portit>rr  f 

—  Qu'est-C3  que  ceta  fail"?  L'ile  est  a  moi,  done  le 
pccroqiiet  m'appartii'nt.  Mange  le  penoquel. 

—  .le'  n'aiiiie  pas  le  perroquet  cm. 

—  .Mors  fai»-le  caLre. 

—  Avec  quoi  ? 

—  Imbecile!  avec  du  feu. 

—  Ou  est  le  feu  ? 

—  Puisque  tu  fais  Vendredi  ,  tu  devrais  le  savoir. 
I'rends  deu,\  morceaux  de  bois. 

—  Les  voila. 

—  Frotte. 

—  Ell  bii'n!  quoi?  dit  Titube  en  I'roltaut. 

—  Frotte  toujours — et  lougtemps.  Us  finiront  par  s'en- 
tlammer. 

—  Ah  !  ma  foi ;  j'y  renonce,  dit  Vendredi,  apies  s'(5tre 
livrc  pendant  un  quart  d'heure  a  cct  e.xeicice.  —  A  la 
guerre  conime  a  la  guerre!  Donne-moi  du  pain  d'epice. 

—  II  n'y  en  a  plus,  dit  Robinson,  la  boucUe  pleii.e. 

—  Comment!  tu  as  tout  mange  '! 

—  Tu  n'en  as  pas  voulu. 

—  Sans  boireV 

—  Le  fait  est  que  la  soif  me  de\ore. 


II  s'avanca  vers  le  fosse  pour  se  desallerer.  Mais  quel- 
ques  grenouiUes  elfrayees  par  son  approclie,  du  gazoitoii 
ellesetaient  recueillios  s'clancerent  la  tile  premiere  dans 
I'eau  xerte,  qui  se  referma  sitr  elles  en  boudlonnant.  Ce 
tableau  champetre  le  fit  reculer  de  deux  ou  trois  pas,  — 
et  il  ne  put  se  resoudre  ii  elancher  sa  soif  dans  nn  li(|i;ide 
aussi  habite. 

Le  soleil  tombait  sous  I'liorizon.  Le  vi  ut  fraicliissait,  el 
le  ciel  assombri  commencait  a  se  piipier  d'uii  million 
d'elincelles.  — Le  gosier  en  feu  etl'espnt  decourage.Co- 
gne-Fetu  ecoutait  dun  air  contril  les  jeivniiades  dc  Ti- 
tube, qui  criait  famine  et  ne  pouvait  envi.-ager  .sans  effioi 
I'idee  de  passer  la  nuit  sur  un  arbre.  Dans  le  cceur  de.'' 
deux  coupahles  se  glissait  dejii  le  rrpentir.  Et  Clotairc  . 
saisi.ssant  tout  ii  coup  le  \  olume  tie  Robinson  Crusoe,  le  lan- 
fa  avec  colere  dans  le  fosse, (4  ildis[iarntenuiiclind'oeil. 

En  ce  moment,  un  bruit  de  pas  et  do  voix  se  fit  en- 
leiidre  derrieie  la  haie. 

—  Alerle!  alerle!  s'eciia  Tilub;',  cesoni  lescannibalesl 

—  Defendons  nous!  dit  Cognc-Velu. 

Mais  avant  qii'ils  eussent  le  temps  de  .'•e  leconnaitie, 
ils  se  sentirentvigoureu.'sementempoignes  par  (|uatie  bras 
robusles,  orncs  du  paremeiitsjaunes. 

Us  rSvaient  de  cara'ibes,  —  c'etaieat  des  gendai  m.  s 
qu'ils  avaient  .sous  les  yeux. 

0  civilisation!  voila  de  les  coups! 

Malgre  leurs  larmes  el  leurs  supplicalions,  force  leur 
fut  de  suivre  les  represenlanls  de  la  loi.  Heureusement 
qu'4  moitie  chemin  ils  renconticront  Pierre  le  jardinier, 
qui,  se  portant  caution  poureir ,  obtintle^.rdeliMance  el 
les  ramenaau  chJieau.  Titube  etCogiie-Felu  nese  le  Brent 
pas  dire  deux  fois  et  revinrenta  grands  pa.'^,run  pour  man- 
ger, I'autre  pour  boire,  —  et  tous  lej  deux  pour  dorniir. 

Le  lendemain,  ils  furent  leconduils  a  la  pi'nsion,  ou 
leurs  camarades  les  roiisidererent  avec  un  profond  eba- 
hissement.  Clolaire  sentit  son  creur  se  sorrcr  au  regard  de 
reproche  que  lui  adressa  Saiiche.  —  Le  directeur  les  lit 
appeler,  et  sans  autre  forme  de  pro  es  les  cundaniua 
a  huit  jours  de  cacliot. 

Chaque  cacliot  etait  une  petile  cbambre  niie,  dont  la 
fenetie,  soigneusement  grillee,  donnaitii  une  grande hau- 
teur sur  la  coiir  des  recreations.  S.mf  quelques  gamins 
ignoi'ants  du  ."-espect  que  Lon  doit  ii  riiifoitune,  la  pUi- 
partde  leurscondisciplesplai.:;nirent  leur. sort  mallieiireux 
oladmirerentla  resignation  heroiiiUL'ipie  uuntraient  da:  s 
les  fers  ces  deux  illuslrcs  voyagenrs. 

CllAllLEr  .MO.NSELET. 


LANE. 


253 


HISTOIRE  NATURELLE. 


I.'ASrE. 


On  a  loiiglcmps  discule  la  qiieslioii  de  savoir  si  l'4ne  est 
de  la  meme  famiUe  (|uo  le  clieval. 

Buironliii-mi'nie,  aprcsl'avoirassczlongiiement  agitee, 
est  conduit  a  conclure  que  I'ane  est  uiie  espece  bien  dis- 
liiitte  el  lion  un  clieval  de^enere.  En  elTet  il  differe  essen- 
tiellement  de  cet  animal  par  la  taiUe  qui  est  plus  petite,  la 
tetoqiiiesl  plus  grosse,  les  ore i lies  qui  sont  plus  longues; 
d'ailleuis  il  est  plus  patient,  moins  Tier,  moins  ardeni, 
nioins  impetueux,  mais  aussi  plus  obstine. 

II  cxis'e  encore  enlre  ces  deux  esperes  d'animaux  des 
diiriTences  plus  tranchees.  Le  clieval  hennit  etl'Ane  brait; 
tout  leiuonde  connait  cecri  aigre,  discordant,  passant  du 
grave  il  I'aigu  sans  la  moindre  transition,  it  qui  pour  nos 
Orcilles  est  excessiveinent  desagreable.  L'ine  cependant 
paraits'ycomplaire,  ct  lorsque  levant  .e  museau  et  rabat- 
laiit  en  aniere  ses  longues  oreilles,  il  rrpete  ce  cri,  il 
SL'iiible  le  faire  avec  complaisance  et  s'i5couter. 

Ain-i  que  lebueuf,  I'ine  neboitque  I'eau  la  plusclaire; 
on  a  pnHendu  qu'il  n'enfoncait  pas  son  ncz  dans  I'eau, 
paice  qu'il  avait  peur  de  ses  oreilles;  c'esl encore  1^  un 
conte  fait  a  plaisir  et  adopte  avec  empressenient  comme 
lout  ce  qui  est  absurde ;  le  fait  est  qu'il  craindrait  en 
enl'oncant  son  museau  de  troubler  I'eau  de  la  fontaine 
oil  du  ruisseau  oil  il  se  desSltere.  Sa  sobriete  est 
aussi  proverbiale  que  son  obstination,  il  se  contenle  de 
la  nouirilure  la  plus  grossiere  et  mange  avec  phiisir  des 
cliarduiis;  ce  que  le  chcval  se  garde  bieu  de  faire,  car  U 


clioisit  nii5me  I'hcrbe  la  plus  tendre  et  la  plus  delicate  des 
palurages. 

Lesines  ont  ele  calomnies,  et  c'est  a  tort  qu'on  Icsre- 
prc'sente  conime  des  animaux  slupides;  ils  son!  au  con- 
traire  douesd'une  intelligence  assez  developpeeetsuscep- 
tiblesd'altachcmentpour  le  maitre  qui  les  trade  avec  dou- 
ceur. Ce  qui,  par  nialhcur,  arrive  rarement  pour  e  x 
comme  pour  le  clieval. 

Lorsqu'on  volt  un  ane  se  rouler  surle  gazon  ou  la  fou- 
gere,  meme  quand  il  est  charge  dequelqucs  olijels,  on  est 
dispose  il  altnbuercetaclea  la  stupiditiSde  son  caraclere, 
tandis  qu'il  ne  le  fait  en  realite  que  parce  qu'on  r;cg'ige 
de  I'elriller  et  de  le  mener  a  1  abrcuvoir  comme  Ics  clie- 
vaux.  II  supplee  done  comme  il  le  pent  au  manque  de  st  ins 
de  son  maitre. 

C'est  lesouffredouleurde  la  ferine  et  du  nionliii,  oil  il 
rend  crpendantles  plusulilos services.  Plusieuis  fois  nolic 
grand  I'abuliste  a  laisse  percer  dans  ses  ingenienx  apo- 
logues ce  qu'il  pensait  du  caractore  de  I'ane,  et  il  a  par- 
faitement  dislingue  la  dilfcrence  qui  existe  enlre  I'ineplie 
et  la  bonte  jointe  ii  trop  de  candeur.  Qui  ne  s'cst  intvressi- 
au  pauvre  line  des  Jn/Mi.(i;,rma/«(Zps  deUi  pcsic,  lorsque: 

I'll  loup,  qnjliiiie  pen  cleir,  pniiira  jijr  »a  lnr.ini;iii; 
Qu'il  fallail  dcVdUtir  cc  nuudit  animal, 
Ce  pele,  cc  falciK,  cause  de  IimiI  le  m.tl. 

Tou'tes  proportions  de  taille  garddcs,  I'ane  possede  au- 
tant  de  force  musculaire  que  le  cheval;  il  a  I'oeil  boii,  I'ndo- 


asfl 


L'ANE. 


rat  excellent  et  I'ouYe  d'une  extreme  delicatosse,  ce  que  la 
conformation  de  ses  oreillcsexplique  parfaitement.  Unede 
scs  qualiles  les  plus  remar(|uables,  c'est  d'avoir  le  pied 
tres-sur,  de  ne  pas  broncher  et  do  passer  fans hesiter  dans 
deschemins  bordesde  precipices  oil  un  cheval  ne  se  hasar- 
derail  pas.  Cetle  faculte  existe  aussi  chcz  le  mulct, 
produit  de  line  et  de  la  jumcnt,  qui  possede  d'excel- 
lentes  qualiles  pour  le  transport  des  fardcaux  ,  lequel 
toutefois  ne  peut  se  reproduire  :  preuve  que  le  cheval  et 
I'Ane  sont  deuxespeces  bien  distinctes. 

Les  cines  originaires  de  I'Arabie  sont  d'une  taille 
beaucoup  plus  grande  que  dans  nos  climats;  lis  ont  plus 
de  liertc,  marclient  la  tJte  haute  et  ne  sunt  pas  sans  grace 
dans  leurs  allures.  Cela  pro\ient  sans  doute  de  ce  que  les 
pays  chauds  leursont  favorables  et  de  ce  que  les  Arabes, 
les  ligyptiens  ct  d'autres  peuples  pasteurs  les  traitcnt 
avec  douceur,  les  soignt'nt  bien  et  ne  les  excedent  pas 
comme   le  font  beaucoup  de  paysans  en  Europe. 

Le  voyageur  Chardin  dit  :  ■  II  y  a  deux  series  d'ines 
•  en  Perse  :  lesancs  du  pays,  qui  soul  lenls  et  pcsanls,  et 
.  dont  on  ne  se  sert  que  pour  porter  des  fardcaux  ;  el  une 
"  race  d  anes  d'.4rabie,  qui  sonl  de  fort  jolics  betes  et  les 
«  premiers  Jines  du  monde  :  ils  ont  le  poll  poli,  la  t^te 
c.  haule,  les  pieds  legers;  ils  les  levent  avec  action,  niar- 
<  chant  bien,  et  Ton  ne  s'en  sert  que  pour  monlure.  Les 
«  selles  qu'on  leur  met  sont  comme  des  bals  ronds  et 
"  plals  par-dessus;  elles  sont  de  drap  ou  de  tapisserie 
«  avec  les  harnais  ou  lesetriers  ;  on  s'assied  dessus,  plus 
«  vers  la  croupe  que  vers  le  cou.  • 

Nous  avons  vu  des  peintres  qui,  voulant  representer 
I'entree  du  Christ  a  Jerusalem,  le  peignaient  monte  sur 
un  iiiie.chetif  animal,  la  tete  et  I'oreille  basse.  C'eUit  un 
veritable  anachronisme  de  lieu;  carl'ane  de  .ludce  est  un 
animal  qui  ne  manque  ni  de  lieite  ni  de  distinction. 

C'csl  en  comni^moralion  de  cette  cntriie  soleunells  ct 
de  la  fuile  en  fegyple,  que  nos  bons  aieux  instituereiit  la 
I'ete  de  I'Ane,  qui  se  celebrait  avec  une  naivete  digne  de 
la  fete  des  Fous,  dont  elle  faisait  partic,  assemblage  gro- 
tesque di:  chosps  sacrces  et  boulTunnes. 

L'i:ie  qui  avail  porte  le  Christ,  disail  la  tradition,  a\ant 
fui  la  Judce,  passa  la  mer  comme  sur  un  pout,  a  pied  sec, 
vint  prendre  terre  a  Aquilfe,  ct  mourut  a  Verone,  oil  la 
Kle  de  I'Ane  fut  etablie.  — Dans  quelques  villes  on  con- 
duisait  h.  I'eglise  un  ano  revStu  d'une  chape  et  d'un  sur- 
plis;  dans  d'autres,  comme  Beauvais  et  Autun,  une  jeune 
fdie  belle  etbienapparentee,  vetue  des  plus  beaux  a  tours, 
elait  montee  sur  un  ane  richement  caparaconne;  elle 
lenait  un  joli  enfant  enlre  ses  bras,  el  le  cortege,  compose 
de  prelals,  prelres  et  habilants,  musique  en  tele  et 
bannieres  deployees,  parlant  de  la  cathedrale,  se  rendait 
a  I'e^hse  designee.  L'ane  alors  elait  place  du  cole  de  I'e- 
vangile  a  I'aulel;  on  disait  la  inesse,  et  a  certains endroils 
couunele  Gloria,  le  Credo,  etc.,  le  priilre  s'ecriait:  hi  liaiiJ 
hi  han!  Puis,  lepeuple  rcpelailen  chcEur  le  miime  cri.  — 
La  pro^e  Je  celle  niesse  fut  composee  par  Pierre  de  Cor- 
beil,  archevcque  de  Sens.  Chaque  strophe  finissait  ainsi  : 

Hocz  sire  ajne,  car  clutilez 

Belle  bouclie  rcclii;;iiez; 

Ou  aiiia  du  foiii  ai,e£ 

£1  do  I'avoine  a  planle  (en  abondiiice}. 


Ces  fetes  furcnt  en  vogue  aux  treizieme,  qualorzieme 
et  quinzieme  siecles;  elles  elaienl  suivics  de  folics  inde- 
cenles,  qui  les  firent  condamner  par  les  Peres  el  les  con- 
ciles.  La  dcrniereenl  lieu  a  la  naissance  de  Louis  XIV. 

II  cxisle  en  Asie,  depuis  le  Senegal  jusqu'en  Chine, 
des  lines  sauvages  qui  viventen  troupes  assez  nombreuses 
el  que  les  anciens  nommaient  onagres;  ils  sont  vifs,  le- 
xers ii  la  course,  el  ordinairemenl  d'unerobe  un  pcu  plus 
claire  que  I'Ane  domeslique. 

Avant  la  conquiJle  du  nouveaumondeparles  Espagnols 
on  n'y  connaissait  pas  plus  les  lines  que  les  ohevaux; 
aujourd'hui  ils  y  sont  tres-mulllplies,  surlout  dans  les 
conlrfcs  les  moinshabi lees  de  rAuieriquemeridionale,  ou 
ils  marchenl  en  troupes  el  repoussenl  les  autres  anunaux 
qui  cherchenla  se  meler  parmi  cux. 

Le  lail  d'Anesse  est  rcpulii  comme  un  excellent  spcci- 
fique  dans  certaines  maladies,  et  ce  remede  elait  connu 
des  anciens  Grecs;  mais  on  I'avait  complelemenl  oublie, 
lorsqu'une  circonslance  vint  le  remellre  en  vogue.  Fran- 
cois I"'  se  trouvait  reduit  a  un  etat  de  marasme  et  de 
langueur,  suite  des  fatigues  de  la  guerre  et  encore  plus 
des  exces  auxquels  il  se  livi  ait.  Toule  la  science  des  mede- 
cins  elait  impuissante  pour  conibattre  ce  mal  qui  mena- 
caitla  vie  du  roi.  Alors  on  lui  appritqu'un  jiiif  de  Con- 
stantinople, plus  habile  que  les  medecins  de  I'Occident, 
trailail  avec  succes  ces  maladies  et  ohlenait  des  gueri- 
sons  merveilleuses.  On  fit  venir  ce  medecin,  qui  ordoniia 
I'lisage  du  lail  d'Anes.^e,  re.iiede  doux,  qui, joint  a  un  re- 
gime severe,  renditauroi  lasanlc;  iln'en  fallutpasdavan- 
tage  pour  meltre  en  honneur  le  medecin  et  le  remede. 
L'exemple  venail  de  haul,  la  mode  s'en«nipara,  et,  de- 
puis cotte  6poque,  on  a  toujours  ordonne  I'usage  du  lait 
d'Anes=e  dans  les  maladies  de  poitrine  et  de  langueur. 

Pour  avoir  ce  lail  de  bonniu|ualile,  ilfaulque  Ifmesse 
soil  jeune,  saine,  leiiue  tres-prupre ,  nourrie  de  foin,  d  a- 
voine,  d'orge  el  des  herbages  les  plus  elficaces  a  conibattre 
les  funesles  inlluences  de  lj  maladie;  il  faul  aussi  eviter 
que  le  lail  .se  refroidisse  et  aulaiit  que  possible  ne  pas  le 
laisserexposea  Fair.  Dans  les  giandcs  villes,  nous  voyons 
des  aniers  conduire  au  pas  de  course  des  troupeaux 
d'inesses  qui  sont  nourries  de  cianiere  a  produire  la  plus 
grande  qiianlitfe  mais  non  la  meilleure  qualile  de  lail,  et 
qui,  echauffees  par  de  longs  Irajets,  remplissenl  mal 
I'objet  auquel  on  les  destine. 

Un  malade  gueri  par  ce  remede  naturel  temoigna  sa 
reconnaissance  par  les  vers  sulvants  que  Ton  a  derniere- 
ment  rajeunis  : 


Par  sa  bniitO,  par  sa  substance, 
D'une  rincfse  le  l.iil  m'a  rendu  la  saute; 
Et  je  dois  plus  eu  cette  circonslance 
Alls  ines  qu'a  la  Faculte. 


La  peau  de  I'ijno  est  tres-dure,  serree  et  en  nK'me 
lemps  elasliquc;  les  Orienlaiix  en  font  le  sagri,  que  nous 
ncmmons  chagrin ;  on  en  fait  aussi  de  tres-bonnes  ta- 
blelles  de  portefeuiUe  el  d'excellenles  peaux  de  lambour, 
car  elle  possede  plus  do  sdcheresse  et  de  sonorile  que 
toutes  les  autres. 


Olivier  LE  Gall. 


Typographic  Lalkampb  Tils  el  L',  rae  Damiclle,  2. 


mm\m  DES  iiois. 


s---V,.---c  s^i'j,t:^. 


SEFTEMBRE. 


r  lus  de  flcurs  !  —  L'orange 
montre  son  enveloppe  d'or 
pur,  la  grenade  en  s'ouvrant 
etale  aux  yeux  de  I'homme 
ses  symetriques  rangees  de 
rubis,  I'arbre  dont  la  feuille 
fit  le  premier  velement  d'A- 
dam  se  cliargo  de  fruits,  le 
noyer  jette  ses  richesses  sur 
la  terre,  et  I'orme  se  dc- 
pouille  de  sa  verdure  au 
souffle  inipetueux  du  vent, 
tandis  que  sur  le  ciel  courent 
de  blancs  nuagos  ,  etrange 
cohorts  de  corps  vapeureux,  se  poursuivant  et  se  heur- 
tant,  parfois  aigus  et  gigantesques,  puis  ronds  et  diss(5- 
mines  en  lacs  de  neige  et  d'azur  I  —  C'en  est  fait  de 
.  r(5ti5 ;  il  passe,  mais,  a  ses  derniers  instants,  pour  se 
faire  regretter  davantage,  il  nous  doane,  a  de  rares  in- 
fervalles,  quelques  beaux  jours  avec  un  soleil  si  doux 
qu'on  croirait  au  retour  du  printenips. 

Le  'I"  septembre ,  epoque  ordinaire  des  vacances, 
est  impatiemment  attendu  par  les  jeunes  habitants  du 
college.  —  Alors,  la  porte  de  fer  s'ouvre.  Ah !  comme 
on  s'elance  joyeux  au-devant  d'une  tendre  mirel  heu- 
reuse  de  vos  succ^s,  elle  s'empresse  de  compter  vos 
couronnes  et  d'admirer  les  magnifiqucs  volumes  si  bien 
disputes  a  maint  camaradeet  si  bien  remportespar  vous, 
k  son  grand  depit.  —  Alors,  tout  semble  beau  et  nou- 
it. 


veau  ;  I'air  de  quelque  province  que  cesoitestau  moins 
un  parfuni  en  comparaison  de  celui  qu'on  respirait  na- 
guere ;  les  arbres  du  jardin  paternel ,  fussent-ils  souf- 
freteux  et  bienlot  morts,  deviennenl  admirables  des  qu'on 
se  rappelle  ceux  de  la  cour  du  college;  les  paves  d'une 
rue,  enfin,  si  Ton  ne  voit  que  cela,  prennent  quelque 
chose  du  jaspe  et  du  porphyre.  —  0  liberie !  ton  prestige 
n'existe  pas  pour  ceux  qui  te  possedent  toujours,  et  ceux 
que  tu  ne  visites  que  rarenient  te  goCltentavec  delices  ; 
—  ce  serait  a  vous  donner  envie  d'fitre  prisonnier  quel- 
que temps  pour  bien  sentir,  apres,  les  charmes  d'etre 
libro  ! 

Ce  mois  portait,  chez  les  figyptiens,  le  nom  de  Pao- 
phi;  chez  les  Grecs,  celui  de  Broedomion  :  ces  deux 
mots  efaient,  I'un  et  I'autre,  une  allegoric. 

Cost  pendant  I'^quinoxe  que  la  mer  se  dechalne  avec 
le  plus  de  fureur.  Combien  de  freles  barques  brisees  par 
sa  colore  ou  de  vaisseaux  engloulis  dans  son  immensite  ! 
Pauvres  pecheurs!  pauvres  niatelols  !  Les  uns  ont  em- 
brasseleursenfants  le  matin,  ilssont  partis  le  coeur  plein 
d'esperance,  et  le  lendemain  on  n'a  trouve  que  leur  cada- 
vre  sur  la  greve;  les  autres  ont  dit  adieu  b  leurs  vieux 
peres,  et  cet  adieu  est  devenu  eternel;  pas  memo  une 
lombe  pour  eux,  pas  une  petite  croix  noire,  pas  une  fleur 
plantte  sur  levert  mausolee  par  la  famille  en  pleurs,  on 
I'aniiti^  en  deuil. 

Septembre  etait  le  second  mois  de  I'annee  egyptienne, 
et  le  Iroisieme  du  calendrier  des  Grecs;  chez  ces  der- 
niers, a  cette  Epoque,  se  celubraient  lous  les  ans  les  petits 

17 


-2;;8  SAIN 

mystdrcs,  et  tous  les  cinq  ans  les  grands  myslferes  A't.  ■ 
leusis.  Romulus  lui  assigna  une  autre  place:  il  en  fit  le 
septieme  uiois  de  son  annee  ;  de  la,  cette  designation  nu- 
nierique  de  September,  qui  lui  fut  conservce  par  Ce.-ar. 

De  nn>mc  qu'ils  avaient  cliange  le  nom  de  Se.vlilis  et 
de  Quinlilis,  le  senat  el  los  empereurslenlercnt  pliisieurs 
fois  de  clnn^cr  celui  do  Seplembcr.  —  Du  nom  de  Tibere 
on  le  nomnia  Tiberius,  puis  Germaniciis  en  I'lionneur  de 
Domiliou  qui  avaitadople  cesurnom;  A)i(onimis,en  me- 
moire  d'Antonin  Ic  Pieux  ;  Hcreiiles,  pour  flatter  Com- 
mode, qui  aimait  ii  prendre  le  nom  et  la  parure  d'Uer- 
cule  ,  enfin  Tacilus,  sous  I'empirc  de  Tacite.  — Ces 
dilTerenles  tenlatives  fuvent  inutiles;  le  peuple  remain 
avalten  horreur  les  noms  de  lant  de  monslres  cmironnes, 
et  ce  u'etait  qu'ave.;  degoiit  qu'on  se  les  rappelait.  An- 
tonin  seul,  entre  tous,  meritait  une  exception;  on  re  la 
lit  pas,  tandis  que  le  Uirlie  Octave,  parvon-u,  a  force  de 
politique,  a  faire  oublier  le  triumvir,  avait«u  I'lionneur 
de  placer  son  nom  d'Auguste  dans  Ic  calendrier.  Que 
conclure  de  celte  iaijuste  preference,  simon  que  In  gloire 
se  dislribue  soQvent  comme  la  fortuoe :  —  au  hasard  ? 

A  Rome,  septcmbre  elait  consacr6  i  Vulcain,  dieu  dos 
forgerons,  a  qui  le  labourcur,  duntrannee  recommence, 
est  redevable  du  soc  et  <}«s  autres  instruments  necessaires 
ii  I'agrlcuUure.  De  plus,  il  ramcnait  tous  les  ans  la  ci5- 
rcmonie  da  clou  sacre,  que  le  grand  preteur,  mapstrat 
qui  renilaitia  justice,  planlail  au  Capitole,  dans  le  tem- 
ple de  Mincrve. 

Home  chi'clienne  renouvelle  cette  ceremonie  toutcs  les 
fois  que  le  pape  fait  I'ouverture  de  rannce  sainte  ou  d'un 
jubile.  (>l  usage  remonte  a  la  plus  haute  antiquite.  Pline 
nous  enseigne  que  les  Remains  I'avaient  rccu  des  pre- 
miers habitants  de  I'llalie,  des  Volsiniens,  qui  planlaient 
annuellement  un  clou  dans  le  temple  de  la  deosse  Norlia. 
On  pourrait  supposer  que  ce  clou  etait  fait,  dans  son  ori- 
gine,  pour  marquer  le  nombre  des  annces,  d'autant  plus 
que  plusieurs  nations  plucaient  a  I'equinoxe  d'automne  la 


T  UEMI. 

creation  de  I'univers.  Les  Remains  I'atteslaient  eux-m6- 
mes,  puisqu'au  23  de  septembre  ils  celebraient  la  lete  de 
Venus  generatrice,  de  Venus,  le  symbole  do  la  pui?sance 
qui  cree.  —  Une  autre  observation,  non  moins  curieuse, 
c'est  que  I'ancien  calendrier  de  Rome  marque,  au  13  sep- 
tembre, le  depart  des  birondelles,  tandis  que  dans  nos 
contrees,  bicn  plus  froides  que  I'ltalie,  nous  voyons  cos 
oiseaux  plus  tardifs  a  partir.  Ils  ne  s'eloigneut  de  Franco 
que  vers  la  fin  do  septembre. 

On  a  souvent  revoque  en  doute  ce  fait  de  I'emigratioii 
des  hiiondelles,  et  parmi  les  naluralistes  modernes  deux 
opinions  tout  ii  fait  contraires,  eniises  par  les  anclens 
ecrivains,  trouvent  encore  des  partisans.  Glaus  Magnus 
crut  avoir  decouvert  et  s'empressa  de  conslaler  quo  ces 
insectivores  passaient  la  saison  rigoureuse  dans  un  61at 
dasphyxie  au  fond  de  I'cau  des  marais.  L'hypothi'se  du 
savant  ^veque  d'Upsal  semble  avoir  ele  parlagee  par 
Linnceus  et  meme  par  Klein,  dans  sa  dissertation  de  hi- 
bernaculis  hirundinum ;  Cuvierlui-menvo,  dans  son  hi.s- 
toire  du  Begnt  animal,  dit,  en  parlant  de  rhirondelle  : 
«  tl  parait  certain  que  cet  oiseou  s'engourdit  en  biver,  et 
pssse  cet  etat  au  fond  de  leau  des  marais.  »  Mais  Mau- 
duyt,  Spnllanrani  et  Natleres,  onl  proiive,  par  une 
espcrience  dobservation,  que  cette  hypothcse  n'elait 
nullemont  fond^.  L'emigration  des  hii  ondelles ,  tout 
iiK'xplicable  qu'elle  soit,  est  encore  I'opinion  qui  compte 
)e  plus  de  partisans  en  histoire  naturelle. 

Septembre,  enfin,  voit  recolter  le  sarrasin,  espeoe  de 
bl6  noir  qui  nourrit  le  pauvre  de  quelques  provinces  du 
Nord,  et  le  niaVs,  destine  a  engraisser  le  fin  chapon  du 
Maine.  —  .4pres  avoir  plante  les  fraisiers,  ecussonne  les 
jcunes  p6chers  et  les  amandiers,  on  recolte  encore,  pen- 
dant ce  mois,  un  autre  aliment  du  pauvre,  la  pomnie  Je 
terre,  vulgaire  mais  utde  tuberculc  que  planta  Parmen- 
tier. 

Andue  TiioM.ts. 


L'EllTB  DES  mU  Fil.WCUS. 


SAIETT  HEUSr. 


Vers  le  milieu  du  rin- 
quieme  siecle,  les  afi'aires 
de  rfiglise  se  resscniaient 
dans  les  Gaules  de  la  deca- 
dence de  I'empire  remain; 
mais  la  Providence,  qui  salt 
tirer  le  bien  du  miil  par 
des  lessor's  inconnus  a  la 
prudence  humaine,  dispo- 
sait  une  eclalante  revolu- 
tion, qui  contribuit  ega- 
lement  ^  I'lionneur  de  la 
religion  et  ci  la  civilisation 
d'une  des  plus  belles  par- 
ties du  globe  terrestre. 
Pour  crla  elle  se  servit 
des  Franrais,   people   belliqu'.ux  qui  se  fixiit  dans  les 


Gaules  apies  de  tongues  excursions  sur  les  bords  du 
Rliin ,  et  qui  jclait  ainsi  le  germe  de  la  monarrliie 
francaisc.  Renii,  archev6que  de  Reims,  fut  le  prin- 
cipal instrument  de  ce  bienfait  providentiel ,  et  c'est 
avec  raison  que  nous,  enfants  de  ces  vicux  Gaulois  et 
de  ces  braves  Fracks ,  nous  le  venerons  comme  nolie 
apotre. 

De  frequentes  inondations  jointes  aux  descentes  des 
Rarbares  avaient  ravage  le  sol  gaulois.  Treves  avait  ete 
prise  et  saecagee  plus  d'une  fois.  Reims  avait  vu  tousses 
habitants  disperses  par  la  fuite  ou  massacres  par  les 
Huns  et  les  Vandales.  Cette  derniere  ville,  que  saint  Je- 
rome appelle  une  puissante  cite,  avait  en  ce  tcmps-lii  un 
saint  evfque,  nomme  Nicaise.  Ce  bon  pasleur,  dans  cette 
exiremile,  n'abandonna  pas  son  Iroupcau;  il  resolut,  s'il 
ne  pouvail  le  delendre,  de  mourir  pour  lui  ou  avec  lui : 
il  sut  inspirer  ci  tout  le  monde  le  courage  de  mouiir  pour 


SAINT  REMI. 


Jesus-Clirist,  el  il  y  eut  clans  une  seiile  rue  un  tel  car- 
nage, que  tons  ses  habilanls  furent  egorges.  De  lii  le  nom 
de  la  rue  des  Martyrs  que  porlait  cette  rue.  Baruch,  suc- 
cesseur  de  saint  Nicaise,  recueillait  avec  peine  les  debris 
de  celte  eglise  desolee,  quand  le  Seigneur  vint  meltre 
un  tefme  a  tant  de  maux  par  la  naissance  de  saint  Remi. 
Cel  evenement  eut  quelque  chose  de  miraculeux.  Un  so- 
litaire, nonirae  Monlan,  s'etail  fait  un  lieu  de  retraite 
aux  environs  de  Laon.  Ce  saint  liomme  elait  aveu^le, 
mais  dans  celte  epreuve,  parfaitement  soumis  a  la  volonle 
de  Dieu,  sa  charite  le  rendait  plus  sensible  aux  cala- 
mites  publiques  qu"a  ses  propres  maux  ;  il  ne  cessail  de 
conjurer  le  Seigneur,  avec  larmes,  de  se  laisser  enfin  lou- 
chcr  des  miseres  de  son  peuple.  Un  jour,  entre  autres,  que 
dans  la  ferveur  de  son  oraison  il  se  plai^nait  avec  dou- 
leur  de  Tetat  pitoyable  oil  se  trouvait  la  religion  dans  les 
Gaules,  il  se  sentit  doucemcnt  assoupi ,  et  Dieu,  qui, 
coranie  on  le  voit  dans  les  saintes  ficritures,  se  commu- 
nique parfois  dans  les  songes,  lui  fit  connaitie  pendant 
son  sommeil  le  dcssein  oil  ii  elait  de  souloger  son  peuple 
en  lui  envoyant  un  eveqne,   nomme  Remi,  qui,  devenu 

riionneurdelareligion.reduiraitla  nation  desFrancks sous 
le  joug  de  i'Kvnngile ;  que  Cilinie  etait  de^tinee  a  metlre 
au  monde  ce  nouvel  apotre,  etqu'ileut  a  Taller  incessam- 
menl  Irouver  pour  lui  apprendre  cette  heureuse  nouvelle. 
Cilinie  elait  une  charitable  dame  qui  habitait  le  cha- 
teau de  Laon,  elle  servait  Dieu  de  concert  avec  son 
epoiix  Kmilius,  seigneur  de  haute  quality  et  de  merite 
reconnu,  ainsi  que  le  dit  Sidoine  Apollinaire  dans  une 
leltre  qu'il  (5crit  a  Principe,  d\«que  de  Soissons,  cgale- 
ment  fils  d'Emilius  et  de  Cilinie. 

Ces  vcrtueux  epoux  etaient  avances  en  3ge  lorsque 
Montan  vint  leur  reveler  la  vision  qu'il  avail  eue,  et  de 
meme  que  Sara,  la  femme  d'Abraham,  Cilinie  se'prit  a 
rire  on  refusant  d'ajouter  foi  h  une  semblable  nouvelle 
—  Les  cvenemenls  juslifierent  la  prediclion  ;  au  bout 
de  neuf  mois,  elle  mil  un  enfant  au  monde,  et  on  le 
nomma  Remi. 

Monlan  ne  fut  pas  le  seul  qui  concourut  aux  desseins 
de  Dieu  sur  Remi.  Toule  sa  famillefut  remplie  des  bene- 
dictions du  ciel.  On  lui  donna  pour  nourrice  une  femme 
nommee  Batiamie.  Celsin,  fils  de  celte  derniere,  frere  de 
lait  et  par  la  suite  disciple  de  saint  Remi ,  Principe  son 
frere,  Loup  son  neveu,  Tun  et  Tautre  ^veques  de  Sois- 
sons; sa  m^re,  Cilinie,  sans  parlor  de  son  pere  Emilius 
otaient  d  une  rare  verlu  ;  tons  sonl  reconnus  parTEglise 
commo  jouissant  de  la  celeste  beatitude. 

Los  parents  de  Remi  n'eurent  rien  plus  a  coeur  que  de 
.•seconder  par  leurs  soins  les  vues  que  le  ciel  avail  sur  lui 
Ilsn  epargnerent  rien  pour  cela,  elRemi,  repondant  par- 
laitement  aux  soins  de  ses  parents,  croissait  en  grke  et 
ensagesse  devant  Dieu  et  devant  les  hommes.  Ilincmar 
du  que  ses  progr6s  dans  la  vertu  etaient  relTet  de  la 
Mnctification  qu'il  avail  recue  des  le  venire  de  sa  mere 
II  s  inslruisit  dans  les  s-ciences  et  belles-lellres  avec  un 
succes  qu'on  ne  pouvait  atlendre  de  son  jeune  bge  el 
pour  prouver  que  son  education  fut  soignee  sous  t'ous 
les  rapporls,  je  crois  devoir  rappoler  qu'il  exisle  encore 
des  vers  de  sa  facon.  Son  esprit  naturel,  la  capacile  qu'il 
avail  acquise,  sa  douceur,  la  sainlete  de  ses  mceurs,  et 
enfin  son  extreme  polilesse  joinle  a  une  sagesse  extraor- 
dinaire, lu.  gagnaienl  I'oslime  et  l'amiti<5  de  lous  ceux  qui 
avaient  le  bonheur  de  le  connaltre. 


239 


Mais  Remi  ne  se  sonlait  pas  appelo  a  vivre  pour  le 
moiide.  Docile  aux  impressions  du  Saint-Esprit  il  cher- 
cha  dans  la  solitude  ces  celestes>olulpes  qui  'vous  66- 
goiilenl  si  vile  des  plaisirs  de  la  terre.  On  voyail  encore 
du  temps  de  I'archev^que  Hincmar,  un  ondroit  solitaire 
:^  cole  du  chateau  de  Laon,  ou  il  aimait  k  se  relirer 
pour  prier. 

Cost  par  ces  exercices  de  la  retraite  que  Dieu  forme 
ses  saints  aux  fonctions  apostoliques  jusqii'au  jour  de 
leur  mamreslalion.  Remi  ne  put  si  bion  se  cacher  que 
1  o'clat  de  sa  verlu  ne  se  repnndtt  bionlol  au  dehors  et  le 
temps  marque  par  le  Trcs-Haut  pour  la  consolation  des 
Gaules  arrive,  on  offiit  a  noire  jeune  saint  l'archev6che 
de  Reims  devenu  vacant. 

L'usage  des  premiers  siocles  elait  que  les  ev^ques  des 
metropoles  civiles  fussenl  o.dinairement  honoriis  dans 
radministration  ecclesinstique  du  litre  de  melropolitain 
Celui  de  Reims  a  joui  de  ce  privilege  avec  une  distinc- 
tion qui  lui  donnaitun  plus  grand  nombre  do  suffra^ants 
qu'a  I'eveque  de  Treves.  Ilincmar  fixe  a  douze  le  nombre 
dcsvilles  qui  lui  etaient  subordonnoes. 

Remi  ne  voulut  point  d'abordaccepler  lesliaules  fonc 
lions  qu'on  lui  ofTrail,  et  il  fallut  tout  I'empire  que  pou- 
vaient  avoir  sur  lui  ses  directeurs  spirituels  el  les  prieres 
de  lous  les  habitants  de  la  ville  pour  le  conlraindre  a 
revenir  sur  sa  resolution. 

La  graced  la  nature  avaient  concouru  !.  former  ce  nou- 
vel apotre  :  il  elait  d'une  haute  laille  qui  aurail  paru  ex- 

c6der  la  grandeur  naturolle,  si  celte  taillen'eiilele  tout  a 
fait  propoi  tionnee  en  loules  ses  parlies  ;  c'est  cequ'a  jus 
tide,  au  milieu  du  dix-sepliemesiecle,  I'ouverture  de  sa 
chisse.  II  avail  le  front  large  et  eleve,  le  nez  aquilin  les 
yeux  vifs,  la  barbe  longue,  les  trails  du  visage  beau.x  et 
r.:.gul,ers.  Enfin  tout  son  exlerieuravaitquelque  cho.e  de 
grave  et  de  doux  qui  inspirail  de  I'amour  et  de  la  venera 

tionpoursapersonne.Lesqualitesdesonamorepondaient 
parfaitement  k  celles  du  corps :  a  un  esprit  vasle,  eminent 
solide  et  delical  tont  ensemble,  il  joignait  une  profonde 
sagesse  et  un  hero'i'que  courage  qui  le  mellait  en  elat 
d'executer  avec  succes  les  grands  desseins  qu'il  fcmait 
pour  la  gloire  de  Dieu. 

Devenu  arcbev^que,  il  Irouvait  dans  la  medilation  des 
sa.nles  Ecntures  ces  grands  sentiments  qui  op,Vaionl  des 
changemenfs  merveilleux  dans  son  diocese  par  le  minis 
leredela   parole  ;  ou  bien   il   arracliait  a  I'arianisme  ou 

aupaganismelesGauloisetlosFrancks.  Gre-oiredeToui- 
fail  I'eloge  de  son  eloquence;  Sidoine  Apollinaire  Hib  9 
ep.  7)  le  compare  tanlot  ;\  un  fieuve,  tant3t  h  la  foudre  ■' 
il  ne  juge  de  cette  eloquence  que  par  ce  qu'il  en  avail 
vu  dans  que  ques-uns  de  ses  ouvrages;  que  devait-ce 
cHre  quand  elle  etait  animee  de  cette  action  vive  el  de 
eel  air  de  majeste  donl  les  rois  memo  ne  pouvaien't  sou. 
tenir  tout  leclat  ? 

Persuade,  suivant  la  maxime  du  Sauveur,  que  plus  if 
elait  grand,  plus  il  devait  s'humilier,  il  s'adonnaa  uno 
parfaite  humihte  ;  il  enlretenail  le  mepris  qu'il  faisail  de 
lui-m^me  par  les  haules  idees  qu'il  lirait  de  la  grandeur 
de  Dieu  dans  la  priere.  Ella  etaient  toules  sesjouissanoos 
On  raconle  que  I'apolre  saint  Paul  apparaissait  a  >aint 
e^an-Chrysoslome,  pour  lui  expliquor  les  passages  de 
ficrilure  les  plus  obscurs.  •Remi  jouit  d'une  semWable 
favour,  car  plus  d'une  fois  il  fut,  dit-on,  honore  pendant 
ses  ferventcs  oraisons  de  la  visile  des  princes  des  apfi- 


200  SAIM 

trcs  saint  Pierre  et  saint  Paul.  La  tnulilion  a  conserve 
I'ideede  cet  insigne  privilege;  on  le  voitrepresente  dans 
le  tableau  de  la  belle  chapelle  de  Sainl-Ilcmi  au  monastere 
de  Sainte-Claire. 

Soignoux  d'assujetlir  la  chair  a  I'esprit,  c'elait  par 
le  jefiiie ,  les  veilles  et  de  continuelles  mortifications 
qu'il  s'en  rendait  maitre  absola. 

Les  pauvres  et  les  malades  le  trouvaient  toujours  dis- 
pose h  les  assisler,  les  consoler  et  les  soulag'er  par  I'au- 
moiie,  qu'il  accompagnait  de  salulaires  instructions.  A 
I'excmplc  du  saint  patriarche  Joseph,  il  amassait  du  grain 
dans  les  annees  d'abondance  pour  le  distribuer  aux  pau- 
vres dans  les  jours  de  disette  et  de  stt'rilile. 

En  outre  des  predications  qu'il  faisait  tousles  jours 
aux  paYens,  Dieu  a\ait  accordiS  par  des  miracles  la  con- 
firmation des  sainles  veriles  qu'il  annoncait,  et  la  plu- 
parl  des  gentils  qui  I'avaient  entendu  ne  pouvaient  re- 


REMI. 

sister  k  la  grace.  Lo  seigneur  de  Ketliel  eut  un  jour  I'a- 
vantage  d'assister  avec  son  epouse  a  une  predication  du 
saint  6vcque.  lis  furent  I'un  et  I'autre  si  fort  touches  de 
ses  paroles,  qu'ils  resolurent  de  renoncer  a  I'ldolatrie, 
et  d'embrasser  la  religion  chrelienne.  Us  vinrent  le  trou- 
ver  dans  cetle  intention  et  Ini  demandcrent  le  ba|)leme. 
Le  saint,  apres  les  avoir  inslruits,  leur  confera  ce  sacre- 
nient.  Et  ces  nouvtaux  Chretiens  concurent  tant  de  con- 
fiance  en  .ses  prieres,  qu'ils  le  supplierent  de  demander 
poureux  unegrSce^  Dieu.  Depuis  plusieursanneos  qu'ils 
elaient  maries  ils  n'avaient  point  d'enfanis,  et  cepen- 
dant  ils  souhaifaient  ardemment  d'en  avoir  :  c<  Saint 
pcre,  dirent-ils  h  Remi,  vous  voyez  notre  affliction,  il  ne 
tient  qu'a  vous  de  nous  consoler;  employez  vos  prieres 
aupres  du  Seigneur,  si  vous  nous  oblenez  un  enfani,  nous 
vous  I'abandonnerons,  vous  en  serez  le  pere  en  esprit,  et 
vous  I'eleverez  vous-meme  dans  la  religion  de  Jesus- 


ianijmc  aii\  G.iuluis. 


Christ.  »  Remi,  sensible  a  leur  peine,  oflrit  ses  voeux  au 
ciel  pour  obtenir  co  qu'ils  desiraient,  et  il  fut  cxauc6  :  ils 
eurent  un  Ills  I'annee  sulvante,  ils  lui  donnerent  le  nom 
d'Arnoul,  et  Dieu  I'apiiela  par  la  suite  a  la  vie  apostolique, 
a  I'episcopat,  et  mJnie  a  la  couronne  du  martyre. 

En  ce  temps-lb,  Clovis,  jeune  prince  en  qui  la  nature 
avail  reuni  toutes  lesqualites  propres  'i  former  un  de  ces 
heros  que  le  ciel  destine  aux  plus  glorieux  evenements, 
resolut  dans  la  vingt-cinquieme  annee  de  son  age  de 
I'ranchir  enfin  la  barriere  qui  avait  arrete  jusque-la  les 
rois  ses  predecesseurs.  Honteux  des  vaines  tenlativcs  que 
quatre  de  ses  devanciers  avaient  failes  duns  les  Gaules, 
il  s'avanca  des  environs  du  Rhin,  a  la  Icte  dune  armee 
formidable,  jusqu'au  milieu  de  la  Gaule-BeU-e.  Son  projet 
etait  d'exterminer  ce  qui  pouvait  rosier  de  I'empire  re- 
main dans  ces  belles  contrOej  el  d'y  etablir  son  Irone  sur 
es  ruines.  La  fortune  seconda  ses  projels,  il  pous-a  ses 
conquetes  jusqu'a  Soissons,  lieu  de  residence  ordinaire 


de  Syagrius,  chef  des  armees  romaines,  il  mil  ses  soldats 
en  fuite,  obligea  Alaric,  roi  des  Visigoths,  cliez  qui  ils'e- 
tait  refugie,  a  remetlre  cntre  ses  mains  eel  infortune  ge- 
neral, qu'il  imniola  ii  la  gloire  de  ses  armns  el  au  salut 
de  sa  conquete.  Clovis  avait  d'abord  fixe  sa  residence 
dans  Soissons;  maiscomme  il  ecoulait  aulant  la  prudence 
que  la  hardiesse,  il  resolut  de  gagner  le  ca>ur  des  pcuples 
qu'il  venait  d'assujetlir,  et  pour  ccla,  sans  abjurer  encore 
ses  erreurs  en  niatieie  de  foi,  il  voulut  respecter  la  reli- 
gion des  Gaulois.  Et,  a  I'exemple  des  rjis  visigotlis  el 
bourguignons,  non-seulement,  il  laissa  une  enliere  liberie 
il  ses  nouveaux  sujets  en  maliere  de  croyance  ;  mais  en- 
core, il  montra  et  exigea  de  tons  le  plus  profond  respect 
pop.r  les  eveques  calholiques.  Cela  est  encore  prouve 
par  ce  trait  que  racontent  lous  le=  historiens :  Le  roi 
franck  so  servait  de  la  victoire  avec  toute  la  moderation 
possible  et  faisait  tout  ce  qu'il  pouvait  pour  reprimer  la  li- 
cence eH'avidili  deses  soldats;  mais  ces  dcrniers,  habi-  j 


1 


SAINT   RE  MI. 


201 


!ues  an  pillage  el  i  la  devastation,  ne.'oniprenaient  nulle- 
nicnt  les  poliliques  intentions  de  leur  chef,  et  partout  oil 
ils  passaienl  ils  laissaient  qnelque  trace  de  leur  naturel 
vanJale.  Pour  eviter  ces  violences,  Clevis  imai;ina  de  ne 
jilus  leur  faire  traverser  les  villes;  c'est  ainsi  qu'i)  la 
consideration  de  saint  Rcmi ,  il  en  nsa  a  I'egard  de 
Ruinis;  il  marclia  le  long  de  la  ville,  par  le  chemin 
interieui  que,  du  temps  d'Hincniar  on  nommait  en- 
core cheniin  harbnresque.  Cependant  malgre  les  ordr.s 
qu'il  avail  donnes,  quelques  solilats  qui  dtaient  sortis 
des  rangs  trou\erent  moyen  d'enlrer  dans  la  ville;  ds 
y  pillerent  une  eglise  ,  emporlerent  Ees  ornenients 
et  ses  vases  sacr^s.  Parmi  les  objels  enleves  par  ces 
pillard^,  ily  avail  une  coupe  d'une  lieaule  extraordinaire. 
Saint Remi,connaissanl  les  bonnes  dispositions  de  Clovis, 
la  lui  fit  redemander  par  quelques-wns  de  ses  ecclesias- 
tiques.  II  lesrecut  avec  beaucoupdebonle:  «  Saivez-moi, 


leurdit-il,  jusqu'a  Soissons,  c'est  15  quejedois  faire  le  par- 
tagedubulin;  je  feral  en  sorte  que  le  vase  tombe  dans  mon 
lot,  et  je  vous  le  remellrai  en  main,  pourle  rendre  a  I'li- 
vSqiicRemi.  •  II  execula  toutce  qu'il  venaitdepronielire; 
maislorsqu'on  fut  sur  le  point  de  tirer  au  sort  tout  ce  qui 
devait  se  parlagcr  du  butin,  il  temoigna  le  dosir  qu'il 
avail  de  voir  mettre  de  cote  le  vase  qu'on  lui  reclamait. 
Tous  les  soldats  se  faisaient  un  plaisir  de  contentur  le 
prince  ;  mais  un  soul  exprima  sa  cupidile  par  une  bru- 
tale  exclamalion,  disanl  insolcmment  que  le  roin'aurait 
que  ce  que  lesort  lui  donnerait.  L'armeeentiere  fut  surprise 
decotte  grossierete.  Clovis  se  contenta  de  prendre  le  vase 
el  dele  remettreentre  les  mains  d'un  des  envoy^s  de  saint 
Remi,  pour  qu'il  lui  fiit  rendu  de  sa  part.  On  salt 
comment,  I'annee  suivante,  Clovis  fit  au  malheureux  sol- 
dat  un  sanglant  souvenir  du  vase  de  Soissons.  (Greg. 
Tur.,  Hist,  franc,  liv.  2.  ch.27.) 


Clolilde,  fille  de  Chilperic,  niece  de  Gondebaud,  qui 
avail  le  bonheur  d'etre  chr^tienne,  elait  devenue  I'epouse 
de  Clovis,  et  son  d&ir  le  plus  vif  ^tait  de  faire  embras- 
ser  sa  religion  asonipoux.  Deux  choses  vinrent  lui  donnur 
espoir  de  voir  realiser  ce  desir  :  Clovis  avail  assez  de  lu- 
mieres  pour  reconnaitre  que  la  mulliplicite  des  [dieux 
en  detruisait  la  nature  et  que  les  vices  infames  dont  ils  se 
faisaient  honneur  etaient  incompatibles  avec  la  saintcle 
qui  est  inseparable  de  la  divinite.  D'un  autre  cole,  ellc 
s'etiit  liee  avec  le  venerable  ev^que  de  Reims,  dont  les 
\(£i\\  les  plus  ardents  s'adressaient  au  ciel,  pour  la  con- 
version de  Clovis. 

Clolilde  ne  fulpaslongtempssansparlerduchristianisme 
au  roi  son  epoux,  avec  le  succes  qu'on  pouvait  atlendre 
d'une jeunefemme,  tendrement  chcrieetpleincde  merite. 
Le  roi  fut  d'abord  ebranle  el  conrut  la  plus  haute  eslime 
de  la  foi  chrelienne;  mais  il  ne  parlait  pas  de  changer, 
ces  grandes  ocuvres  n'etant  pas  le  pur  etfel  dela  convic- 
tion et  nes' operant  qu'avec  les  graces  victorieuses  que  le 
Seigneur  donne  quand  il  lui  plait ;  Clovis  permit  cependant 


a  la  reinede  faire  baptiser  ses  enfants.  Malheureusement 
le  premier,  nommelngomer,  mourutdanslasemainemfme 
deson  baplfime.  Le  roi  eclala  en  reproches  el  ne  manqua 
pasd'altribuer  cetle  morta  la  colore  de  quelqu'un  de  ses 
dienx.  La  reine,  aidee  des  exhorlalions  de  saint  Remi, 
soulint  cetle  epreuve  a\ec  un  courage  digne  de  la  foi 
qui  I'animait.  Des  I'annee  suivante,  elle  mit  au  monde 
un  second  enfant,  qu'elle  fit  encore  baptiser.  II  tomba 
aussilot  dangereusement  malade,  et  deja,  le  roi,  outre  de 
colC'ro,  menacait  de  chasser  tons  les  Chretiens  de  son 
royaunie,  quand  celte  fois  Dieu,  louche  des  prieres  de  la 
vertueuse  mere,  rendit  lasantea  I'enfant;  les  preventions 
du  roi  se  dissiperent  avec  son  chagrin,  et  il  commenca 
d'avoir  quelque  confiance  au  Dieu  de  Clolilde.  Celte  der- 
niere,  quin'avait  d'autre  ambition  qued'i'tcndre  le  regno 
de  Jesus-Chrisl,  vitavecjoie  les  nouvelles  dispositions  de 
son  mari,  et  lorsqu'il  voulut,  dansun  de  ses  moments  d'a- 
mour  et  de  liberalite,  lui  assurer  un  douaire  digne  d'elle 
et  de  lui :  «  Seigneur,  lui  dit-elle,  le  bonheur  d'une  chre- 
lienne est  pour  la  vie  future ;  je  ne  vous  dcmande  d'au- 


2G-2 


SAINT  KEMI. 


tre  faveur  que  la  liberto  de  vous  eulrctenir  souvcnt  de 
celtc  felicile  suprfime  que  je  ne  desire  pas  nioins  pour 
vous  que  pour  moi.  • 

Elle  ue  cessa  plus  de  ruxlioi'ler  i  quitter  les  idoles  pour 
adorer  le  Dion  veritable;  le  seul,  lui  repelait-elle,  qui, 
d'une  parole,  a  tire  la  lerre  ct  la  mer  du  neant. 

Un  jour  qu'il  partait  pour  aller  faire  la  guerre  aux  Al- 
lemands,  nation  redoutable  de  la  Germanie,  et  dont  tou- 
tes  les  autres  out  depiiis  pris  le  iiom  :  •  Seigneur,  lui 
dit-elle,  si  vous  voulez  vous  assurer  la  victoire,  invoquez 
le  Dieu  des  clireliens;  c'esl  le  dieu  dcs  armees,  le  niaitre 
des  succes  et  des  rovers!  N'oubliez  pas  la  parole  qua  ce 
moment  je  vous  engage  en  son  nom  :  si  vous  recourez  i 
lui,  rien  ne  pourra  vous  resister.  »  Clovis  s'en  souvint  un 
peu  lard.  Ses  troupes  pliaienl  de  tous  cotes,  et  il  se  voyait 
au  moment  d'une  deioule  complete,  quand  il  s'ecria,  en 
gemissant  ct  en  se  prosternant  h  la  vue  de  toute  son  ar- 
infe  :  «  Dieu  de  la  vertucuse  Clotilde,  c'cst  a  toi  que  j'ai 
recours.  Fais-moi  vainqueur,  et  je  n'aurai  plus  d'autre 
Dieu  que  toi !  »  Tout  change  a  cos  mots;  un  courage  im- 
provu  et  tout  divin  aninie  les  Krancks.  Les  Allemands, 
fi'appes  d'une  terreur  panique ,  liohent  pied  de  toute 
part;  leur  roi  tombe  entre  les  morts,  et  le  champ  de  ba- 
taille  reste  a  Clovis.  —  Ce  glorieux  evenement  se  passa 
dans  la  plaine  dc  Tolbiac,  aujouid'liui  Zulpich,  entre 
Bonn  et  .lulicrs. 

Clovis  tint  parole.  Dans  la  route  m^me,  en  repassant 
par  Toul,  il  cmmena  avec  lui  un  saint  et  savant  prfetre 
nommc  VeJasle,  dcpuis  eveque  d'Arras,  afin  de  se  faire 
instruire.  Saint  Remi  joignilses  soins  ii  ceux  desainl  Ve- 
daste;  ei  bicntot  le  bapteme  du  roi  dut  etre  celebre. 

Le  jour  de  Noi'l  de  I'annee  49i>,  les  rues  de  Reims 
etaient  lapissees  depuis  le  palais  jusqu'a  I'l^glise,  le  bap- 
tistere  magniriquemcnt  oriie  ,  les  cloclies  sonnaient  a  tou- 
tes  volecs;  les  cierges  jelaient  dans  le  temple  des  (lots  de 
lumiere,  et  I'encens  enibauraait  les  airs.  —  Clovis,  le  roi 
des  Francks,  marcbant  au  bapleme,  entrainait  a  sa  suite 
toute  uno  hierarchic  de  rois  dans  la  religion  chretienne. 
Sa  femme,  ses  soeurs,  les  offioiers  de  sa  maison,  ses 
soldats  et  le  peuple  le  suivaient.  Ce  fut  une  de  ces  fMes 
dont  les  oris  d'allegresse  devaient  nionter  jusqu'au  ciel 
pour  se  melangcr  aux  chants  de  gloire  des  archanges. 

Mais  ce  qui  frappa  surtuut  ces  barbares  idolilres,  ce 
futsurtout  le  norabre  et  la  modestie  dcs  ministres  sacres 
et  I'appareil  niajestueux  dcs  ceremonies  catholiques.  Le 
roi,  transporte  d'admiralion  etcomme  hors  de  lui-m6me, 
(lit  a  saint  Remi  qui  le  conduisait  par  la  main  :  •  Mon 
i-hre,  est-ce  la  le  royaume  de  Dieu  que  vous  m'avez  pro- 
mis?  —  Mon  prince,  repondit  I'evdque,  ce  n'en  est  que 
Tombre;  et,  lui  montrant  les  flots  sacres  :  Voilb,  poursui- 
vit-il,  la  porte  qui  vousy  conduit.  •  (Ilincmar,  Vit.  S.  Re- 
mig.,  I.  1,  p.  327.) 

Clovis  demanda  le  bapl6me  avec  empressement;  alors, 
Remi  prenant  ce  ton  d'eloquence  qui  faisait  si  bien  en- 
trer  chacune  de  ses  paroles  dans  le  cceur  de  la  multitude  : 
.  Courbez  la  t^le,  fier  Sicambre,  sous  le  joug  du  Tout- 
Puissant  ;  adorez  ce  quevons  avez  blaspheme,  et  foulez 
aux  pieds  ce  que  vous  avcz  adore  jusqu'ici.  »  Lui  ayant 
faie  ensuile  confesser  la  foi  de  la  Trinite,  il  le  baplisa. 
Trois  mille  Fran<;ais  voulurent  aussi  recevoir  I'eau 
sainte  dcs  mains  du  vertueux  evSque.  Alboflede  et 
Lentilde,  soeurs  de  Clovis,  suivirent  celte  religieuse  im- 
pulsion. Quelle  joie  durent  eprouver  les  principaux  au- 


teurs  de  cette  regeneration  desGaules  ;  Clotilde  et  Remi ! 
Apres  le  bapteme  de  Clovis,  notre  vertueux  prelat  ccn- 
tinua  d'iustruire  le  premier  roi  chrctien  qui  enlrait  dans 
le  cathohcisme  avec  toute  I'impetuosite  de  son  imagma- 
lion  de  feu.  Un  jour  qu'il  lui  faisait  lecture  de  la  passion 
duSauveur  :  «  Ah!  s'i'cria  le  prince,  que  n'etais-je  \h 
avec  mesFrancais  I  •  (Fredeg.  ep.  c.  21.) 

Depuis  cette  ipoque  la  religion  chretienne  se  repandit 
avec  une  merveilleuse  rapidite  dans  toutes  les  Gaules,  et 
Clovis,  protegeant  plusquejamais  une  loi  qu'il  avail  adop- 
tee, se  laissa  diriger  par  saint  Remi  d.ms  presque  toutes 
ses  actions.  A  propos  dela  guerre  qu'il  venait  de  declarer 
a  .41aric,  nous  voyons  cette  lettre  que  lui  ecrit  le  saint  : 
«  Unegrandenouvelle,  seigneur,  est  venue  ju.squ'a  nous, 
c'est  celle  de  votre  seconde  expedition;  elle  ne  .m'a  point 
surpris  etje  vols  par  \k  que  vous  ne  degenerez  pas  dela 
verlu  de  ces  genereux  ancfitrcs  dont  vous  sortez.  » 

Puis  continuant  avec  cette  autorite  queson  age,  son  me- 
rite  et  son  caractere  lui  donnaient  a  I't^gard  de  ce  prince  : 
«  Prenez,  dit-il,  la  craintede  Dieu  pour  principe  et  pour 
base  de  voire  conduite,  soulenez,  par  votre  Constance  dans 
le  bien,  ce  que  le  Seigneur  attend  de  vous  apres  vous  avoir 
porte  au  degr4  de  I'honneur  oil  vous  vous  trouvez  eleve. 
Clioisisscz  ensuile  des  conseillers  et  des  ministres  qui  fas- 
sent  honneur  i  la  dignile  royale  dont  vous  etes  revStu, 
dignite  que  vous  devez  remplir  avec  une  certaine  grandeur 
d'iimeet  qui  vous  niette  au-dessus  de  tout  interjt.  Jamai.^ 
vous  ne  saurez   trop  honorer   les  pretres  du  Seigneur, 
ccouliz  done  leurs  conseils  avec  plaisir,  persuade  que  le 
bien  de  Tfitat  proviendra  toujours  de  la  bonne  intelligence 
que  vous  eiilretiendrez  entre  le  sacerdoce  et  I'enipire.  — 
Soulage?,  protcgez  votre   peuple,  etendez    specialement 
voire  cliarile  sur  les  veuves  et  lesorphelinset  coniportez-    ^ 
vousde  telle  maniere  que  tous  vos  sujels  vous  regardeiit    ■ 
commc  un  piire  plulot  que  comme  un  ma'itre ;  ce  qui  ar- 
rivera  si  on  voit  que  vous  aimez  la  justice  et  qu'elle  sort 
de  voire  bouche  ;  que  la  porte  de  votre  palais  soitouverte 
k  tout  le  monde,  puisque  vous  devez  la  justice  il  tous, 
(ju  ainsi  personne  ne  sorte  mecontent  d'aupres  de  vous. 
N'cmploycz  les  grands  biens  que  vous  avez  recus  de  la 
main  de  Dieu  que  pour  les  repandre  avec  joie  sur  ceux 
qui  out    droit  d'attendre  ce  soulagement  de  vous  dans 
leurs  besoins;  que  cette  g(5nerosite  eclate  surlout  dansla 
delivrancc  des  caplifs  en  les  affranchissant  du  joug  de  la 
.servitude.  Enfin,  si  vous  voulez  rcgner  en  grand  foi  ct 
passer  pour  6tre  vcritablemeut  et  noble  et  magnanime, 
admettez  votre  jeunc  noblesse  a  vos  plaisirs;  parl^  vous 
I'affectionnerez  a  votre  personne,  etvous  vousl'attachercz 
loujours  davanlage ;  mais  ne  traitez   d'affaires  qu'avec 
ceux  qui  ont  mt^riti5  voire  consideration  par  leur  ■'ige  ft 
leurs  services.  »  (Sirmond.  t.  1,  Concil.  Gallic.) 

De  si  b'.aux,  de  si  grands  sentiments  furent  recus  de 
Clovis  avec  lout  le  respect  qu'il  avail  pour  le  saint  qu'il 
considerait  commo  un  maitre  et  un  pferc  en  Jesus-Cbrist, 
et  tant  qu'il  les  suivit  on  put  dire  que  la  main  de  Dieu 
leconduisail  jiour  la  gloire  de  I'tglise  el  de  la  nation. 

Saint  Remi  avail  accompli  la  grande  oeuvre  de  con- 
version qu'il  mMilait  depuis  longlemps  et  qu'il  avaitde- 
mandee  au  Seigneur  avec  tantd'instance;ils'occupa  apres 
cela  d'etendro  le  bienfait  du  cathohcisme  a  tous  les  peu- 
ples  des  environs.  Dans  la  premiere  Relgique,  a  Melz, 
a  Toul,  a  Treves,  dans  les  Vosgcs,  sa  charity  et  ses  predi- 
cations laiss^rent  de  tcls souvenirs,  qu'aujourd'hui  encore 


SAIME  ADELAIDK. 


21.'-. 


on  ti'ouvedans  ces  differcnU  pays  un  culle  tres-rervent 
pour  ce  saint.  M.  Diissaussoy,  dans  pon  hisloire  de  saint 
Kemi,  alTirme  ce  failot  place  au  noinbre  de  liuit  cents  les 
cliapellcs  qui,  dans  ses  conlrces,  lui  sont  dediees. 

Remivecut  trcs-longtcnip^,  ct  ccpendant  on  I'enlendait 
s'ecricr  avcclopropliele  :  «  Mon  Anie  ne  peut  pliissoulenir 
I'aideur  avec  laquelle  elle  suiipire  apres  la  demeure  du 
Seigneur  I  —  Mon  ame  laiiguit  a  foroe  d'atlendre  que  vous 
la  delivriez  de  ses  peines,  6  mon  Dieu !  —  Men  Jinie,  en- 
tljiTimee  du  divin  amour,  soupireapres  vous  aNec  ardeur, 
ardeur  si  violenle.qn'elleseri'pandsouventj  usque  sur  mon 
corps !  »  —  II  avail  pies  de  qualre-vingt-seize  ans  lorsqne 
le  Seigneur  accomplit  les  veeuxde  ce  grand  saint.  Ce  mo- 
ment qui  le  fit  passer  de  son  exil  dans  la  celeste  patrie 
I'ut  pour  lui  un  instant  de  paix  et  de  beatitude,  il  avail 
perdu  la  vue  depuis  quelqucsjours,  mais  avant  de  mourir 
il  la  recouvra  miraculeusement  ;  On  eiit  dil  qu'avant  de. 
I'atlirer  a  lui  Dieu  voulait  qu'il  sentit  et  vit  une  derniere 
fuis  le  bonheur  qu'il  avail  su  repandre  autour  de  lui.  II 
venaitdes'ecrier :  «Quand,  Seigneur,  irai-jeau-devant  de 


vous?  il  n'y  a  que  vous,  6  mon  Dieu,  qui  puissiez  remplir 
la  capacite  du  mon  coeur  et  me  rassasier.  •  La  parole  ex- 
pira  sur  ses  levres  decolor^es,  etia  mort  en  passant  laissa 
toule  rempreiute  du  bonheur  sur  la  figure  venerable  de 
ce  servileur  de  Dieu. 

Ses  funeraillcs  se  firent  avec  grandc  ponipe ;  d'abord  il 
fut  enterre  dans  le  ciineliere  de  Saint-Ciiristoplie  dans  la 
cbapelle.  De  grands  miracles  se  firent  sur  son  tnmbeau  el 
pendant  la  translation  do  ses  cendres  qui  a  ele  operce 
plusieurs  fois.  —  Hincniar  lui  fit  fane  cette  inscription  : 

Uuc  lihi,  Hrmiiji,  ptbricmit, 

maijne,  se[nilchnim 

Ilinciiianis,  prwsul  dueliis  uiiiore 

lui. 

El  icjiiicm  Demintis  Iribual 

milii,  sancle,  prcculu. 

El  di(jiiis  iiurilix,  mi  vciierandc, 

lids. 

J.  B. 


SAINTE  ASiSLAIBE. 


Un  dit  qu'cKe  desiendait 
de  Charlemagne,  par  les  fem- 
mes;  son  pore  elait  Rodol- 
plie  II,  roi  de  la  Buurgogiie 
superieure,  qui  la  fianca  de 
bonne  heure  au  fils  du  roi 
d'llalie,  vers  le  coinnience- 
menl  du  dixieme  siecle.  Les 
traditions  manquent  sur  ses 
premieres  annt'es,  mais  les 
prcuvesd'ardcniepieleet  d'e- 
nergie  morale  qu'elle  donna 
dans  la  suile  font  supposcr 
qu'elle  recut  une  education 
en  harmonie  avec  les  dis- 
positions religieuses  que  le 
ciel  semblait  avoir  mites  au  fond  de  son  amc. 

Ce  fut  en  947  qu'eut  lieu  son  mariage  avec  Lothairo. 
Adelaide  n'avail  alors  que  seize  ans,  mais  deja  ses  vertus 
lui  avaient  concilie  le  ccEur  de  son  people.  Devenue 
reine  d'llalie,  e!le  ne  fit  emploi  de  la  loule-puissance  que 
pour  etendre  davanlage  ses  bienfaits  ;  son  influence  s'e.ver- 
caitde  la  facon  la  plus  hrureusc  sur  le  caractere  de  sun 
(ipoux.  II  fallut  que  les  sourdcs  menees  d'uu  ambitieux 
vinssent  Iroubler  la  paix  de  oe  regno.  Berenger,  marquis 
d'Yvree,  convoitail  depuis  loagtemps  le  troiie  de  Lo- 
tbaire;  une  goulle  de  poison  versee  dans  la  coupe  de  ce 
dernier  favorisa  son  desir.  II  se  fit  couronner  a  sa  place 
par  la  force  des  armcs;  et,  comme  pour  revclir  son  usur- 
pation d'un  soniblant  de  legalilc,  il  demanda  pour  son 
■fils  Adalbert  la  main  d' Adelaide,  lajeune  veuve. 

Cellc-ci  ne  put  s'empeclier  de  montrer  son  indignation. 
■Le  menrlrier  de  son  iqioux  lui  faisait  horreur.  Ne  i>ou- 
.vantesperer  de  jamais  vaincresa  resistance,  il  la  fit  Je- 
ter,, elle  et  sa  fiUe  Emma,  pauvrc  pelile  creature,  agee  de 


Irois  ans  a  peine,  dans  un  afl'rcnx  rachot  de  la  fortcresse 
de  Garda,  au  bord  du  lac  du  mcnie  nom.  La,  privee  de 
lout,  fans  commuiiii  ations,  sans  cspoir,  objel  d'une 
cruaute  jalouse  et  inventive,  Adelaide  atlendait  la  moit 
avec  I'angelique  resignation  des  im.es  pu res. 

Deux  hommesccpendautveillaieiit  sur  elle  etsongeaient 
aux  moyens  de  la  dclivrer.  C'elaient  Tevcqiie  de  Eeggio 
et  Alberto  Azzo,  seigneur  de  Canossa.  Grace  ;i  I'orqu'i Is 
firent  reluire  aux  yeux  des  gardes,  ils  viment  a  bout  de 
se  creer  des  intelligences  dans  la  place  et  a  crcuser  un 
souteriain  aboutissant  de  la  campagae  a  la  tour  oil  elait 
renfermeeleur  ex-souvcraine.  Par  une  nuit  ob.-:cure,  Ade- 
laide s'evaJa,  njui  sans  passer  a  travers  mille  dangers. 
Elle  altondit  le  jour,  cacbce  dans  les  roseaux  du  lac,  et 
rtjoignit,  dans  une  barque  de  pfecheurs,  ses  protccteurf 
qui  raltciulaient  sur  I'autre  rive. 

IMaliieurcusement  I'liveil  n'avait  pas  tardea  etre  donne 
h  la  forlerosse,  des  cavaliers  venaient  d'etre  lances  dans 
toutes  les  directions.  Cercngcr  lui-meme  s'elait  mis  .i  la 
letu  d'une  cscorle  nonibreuse.  On  raconte  que,  blottie 
dans  un  champ  de  bles,  .Adelaide  I'entendit  passer  il  vingt 
pas  d'elle.  Un  cri,  un  gestc,  unmouvement,  eussent  sufii 
pour  la  trahir  et  causer  sa  mort  peut-etre.  Apres  miUe 
dangers,  miilc  angoissrs,  elle  parvint  cependaiit  ii  se  re- 
fugicr  chez  le  fidele  Alberto  Azzo,  qui  la  recul  dans  son 
cliileau  de  Canossa,  dout  la  posilion,  sur  un  roc  inac- 
cessible, la  mettail  a  I'abri  des  alleintes  de  son  persecu- 
te ur. 

Peu  de  lemp.^  apri;s,  Dieu  lui  eiivoya  un  partisan  dans 
la  personne  d'Otlioii  de  Sa.ve,  que  les  seigneuis  ilaliens, 
lasses  de  la  lyraunie  de  Berenger,  avaient  apjiele  a  leur 
secours.  Otliou  deposa  I'assa.-sin  de  Lothaire,  et,  louche 
des  verlus  el  des  malheurs  d'Adelaide,  il  la  supplia  de 
venir  paitagcr  son  trone.  Le  mariage  ful  celebic  avec 
pompe   pendant   les    f^les   de    Noel  de  I'annee  9oI  ,  et 


2Gf 


SAl.ME  AnELAinE. 


les  deux   nouvr.niix  i'poux    parlircnt  pour  I'Allemagnp. 

Dans  son  ncuvel  empire,  Adelaide  n'ent  pas  d'eH'orls  a 
fairo  pour  s'allirer  ]es  benediclions  qui  accomp:ignaient 
scs  pas.  Son  ini'puisable  charite  fil  le  lionhcur  de  ses  su- 
jels;  aussi  les  plus  sineeres  manifeslalions  eclalerent-elles 
ti  la  naissance  de  son  fils  Othon  11.  Elle  s'applii|ua  a  I'en- 
lourcr  des  meillenres  lecons,  el  a  faire  germer  ilans  son 
jeune  cocur  les  prineipes  inimualdes  de  I'amour  divin. 

Ce  fut  a  celle  epoqne  que  son  epoux  fut  nonime  empe- 
reur  d'Oecident  et  reeut  la  eonsecralion  des  mains  du 
pape  Jean  Xll.  Parvenne  au  falle  de  la  grandeur  hu- 
niaine,  elle  fit  regner  la  paix  et  la  foi  au  sein  de  son 
royaume.Les  hisloriens  ccnt(mporains  affirment  qu'elle 
s'entendait  parfaitenient  aux  affaires  difficiles  do  Ifilal, 
et  que  son  adminislralion  laissa  de  fecondcs  traces  de  pro- 
gres  sur  le  sol  germanique. 

A  onze  ans,  Ollion  11,  que  ses  qualit^s  sludieuses  tem- 


blaienl.  recominander ,  fut  juge  digno  d'etre  associii  a 
Tenip're,  el,  bienlut  apres,  il  epousa  la  fille  de  I'empe- 
reur  de  Constantinople,  belle  et  vertucuse  princesse,  mais 
;i  qui  Ton  a  reproclie  un  peu  de  liauleur  a  I'egard  do  sa 
sainte  belle-mere. 

Les  choses  en  etaient  IJi,  lorsque  le  vieil  Otbon  descen- 
dit  au  tonibeau,  aprbs  avoir  merile,  par  sa  sagesse  et 
I'eclat  de  ses  armes,  le  surnom  de  Grand.  Cetle  perte 
laissa  un  vide  immense  dans  I'Allemagne,  et  .idelaido 
n'eut  pas  Irop  de  loule  sa  puissance  et  de  lout  son  zfele 
pour  le  conibler.  Ses  pieux  conseils  parvinrent  cepen- 
dant  ^  gnider  I'inexperience  de  son  fds;  mais,  au  bout  do 
quelque  lemps,  celui-ri,  ^gare  par  des  flatteurs,  seduit 
par  des  courtisans  qui  firent  briller  a  ses  yeux  les  spler- 
deurs  mondaines  d'un  pouvoir  absolu,  essaya  de  secouer 
ie  joug  de  rautorile  malernelle.  Adelaide  supporia  lout  : 
la  desobeifsance,  le  n.cpris  et,  gradiiell(n  ei,t  les  Ivailc 


S.uiMc  AdcUJc  caclifC  dans  Ici  bloi. 


menis  odieux.  Elle  passait  ses  jours  h  prier  le  ciel  pour 
la  conversion  de  son  fils;  puis,  enfin,  forcee  de  quitter 
une  cour  que  menacaient  d'envahir  les  deporlements  et 
I'iniquile,  elle  se  retira  chez  Conrad,  son  frere,  roi  des 
deux  Bonrgognes. 

Othon  II  reconnut  trop  lard  la  faute  qu'il  avail  com- 
mise,  et  bient6t  la  voix  publique,  qui  est  presque  tou- 
jours  la  voix  de  Dieu  ,  se  dcclara  hautement  contra  lui. 
Lesalfaires  du  royaume  se  resscniaient  de  I'absenced'.A.- 
dolaide,  et  les  grands  dignilaireseommencaienta  se  plain- 
dre.  L'enipereur  vittotnber  cnlicrement  le  voile  qui  cou- 
Trait  sa  raison  ,  et  fit  faire  des  diMiiarcbes  pressanles 
auprcs  de  .«a  m6re,  dans  le  but  d'oblenir  d'elle  qu'elle 
rentnita  la  cour,  pour  y  occuper  le  rang  qu'elle  lenaitde 
DIeu  et  du  vceu  de  r.Xllemagne  tout  enti^re.  Adelaide  no 
crut  pas  devoir  sarrifier  d'aussi  grands  intertls  au  dou- 
loureux souvenir  dei  offenses  qu'elle  avail  recues;  elle 
coda  done.  L'entrevue  et  la  reconciliation  se  firent  dans 
Pavie,  en  presence  de  saint  JIayeul,  abb(5  de  Clugny,  et 
du  roi  Conrad.  L'enipereur,  gagne  par  le  repentir,  se  jeta 


a  ses  genoux  ;  elle  le  releva  en  I'cmbrassant,  et  tout  fut 
oublie. 

Mais  le  ciel  voulut  sans  doule  le  punir  d'un  moment 
d'erreur,  en  abregeant  la  duree  de  son  regne.  II  niourut 
trois  ans  apres,  laissant  I'empirea  son  fils,  sous  la  double 
tulelle  de  sa  femme  et  de  sa  mere.  Malgre  celle  precau- 
tion, la  minorite  d'Olhon  III  fut  marquee  a  son  debut  par 
d'orageuses  dissensions,  qui  faillirent  ebranler  .son  lr6ne; 
la  prudence  de  sa  mere  les  dissipa  heureusement.  .Ses  pre- 
mieres annees  annoncaient  des  qualilcs  eminenles  ;  elle 
les  d(5veloppa  avec  un  soin  loutparliculier.  Les  sciences  et 
les  leltrcscaptivaient  principaU'mctill'csprit  du  jeune mo- 
naique,  qui  fit  venir  auprcs  de  lui  le  moine  Gerbert, 
lorsque  la  perseculion  I'eut  oblige  a  quitter  le  diocese  de 
Reims. 

Ses  premiers  pas  dans  la  carriere  des  armps  ne  furent 
pas  moins  couronnes  de  sucres.  Les  hordes  barbares  de 
I'Elbe  et  de  I'Oise  furent  repoussees  par  lui  jiisqu'au  fond 
de  leurs  mariVages,  et  il  preta  au  pape  I'appui  de  son 
epee  pour  le  delivrer  des  obsessions  de  ses  voisins.  Enfin, 


SAINTE  ADELAIDE. 


203 


a  I'ilge  prcroce  tie  seize  ans,  il  recut  la  couronne  impeiiale 
aux  acclamations  unanimes  do  son  peiiple. 

L'heui't'  etait  sonnee  pour  Atlelaide  de  recueiUir  main- 
lenanl  le  fruit  de  ses  Iravaux  et  de  ses  peines.  Tranquillo, 
heureuse,  honoree,  elle  ne  s'occupa  plus  qu'a  repandro 
le  bien  aulour  d'clle  et  h  faire  eclore  les  fleurs  de  reli- 
gion sur  celto  lerre  allemande  que  Ton  a  nominee  terre 
de  mysticile.  Qiioiqiie  dans  un  age  assez  avance,  sa 
cliarite  ne  fut  jamais  trouvee  en  defaut.  Elle  institua  dcs 
mon.isteres,  decora  les  eglises,  envoya  des  missionnaircs 
sur  It's  frontiferes  septentrionales  de  I'empire.  Attentive 
au\  moindres  souffrances,  elle  allait  humljicment  votue, 
ct  ohsorvait  rigourcusement  les  pratiques  des  jeunes  et 
dcs  \eillcs. 


On  raconte  que,  de  son  vivant,  Dieu  lui  accorda  le 
privilege  d'operer  dcs  miracles,  ct  il  en  est  phisieursque 
Ton  cite  h  I'appui  de  cetle  assertion.  Un  rcligicux  avait 
rccii  d'clle  une  certaine  somme  pour  etre  distribueeaux 
pauvres,  surle  seuil  de  son  palais.  Au  moment  de  la  re- 
partition, il  s'apercut  que  le  nombre  des  pauvres  etait 
beaucoup  plus  considerable  que  le  nombre  des  pieces 
d'argent,  et  il  jugea  a  propos  de  Ten  informer.  —  Allez, 
lui  repondit  Adelaide,  et  ayez  confiancecn  Dieu.  —  Le 
frere,  connaissant  la  haute  saintcte  de  I'impcratrice,  sor- 
tit  sans  repliquer,  et  dans  ses  mains  il  vit  alors  sc  rcnou- 
veler  le  prodige  de  la  multiplication  merveilleuse  dont 
parle  I'Evangile.  Cliaque  pauvre  se  retira  avec  une 
piece  d'argent. 


Sjiiite  .\cle!aldc  p.ii-()onnanl  .*i  son  lil3, 


Une  autre  fois,  ce  fut  un  paysan  boiteux  qu'elle  guerit 
avec  le  seal  secret  d'une  oraison.  Chaque  matin,  il  avail 
I'habitude  devenirlui  oCfrir  une  corbeille  de  fleurs  et  do 
fruits,  et  elle  le  recevait  avec  cette  aimable  bonte  qui 
rendait  son  approche  si  facile.  Unjour,  entre  aulres,  qu'il 
avail  laisse  echapper  ses  bequiUes,  elle  lui  ordonna,  apres 
s'etre  prosternee  devanl  les  reliques  de  son  oraloire,  de 
les  ramasser  et  de  se  mettre  a  marcher  sans  leur  appui. 
Dieuexauca  son  desir,  et  le  premier  usage  que  le  pauvre 
homme  fit  de  ses  jambes  fut  de  se  prosterner  aux  genoux 
de  sa  liberatrice. 

L'avenir,  dit-on  egalemcnt,  n'avait  pas  de  voiles  Ji  ses 
regards.  A  un  grand  festin,  oil  se  Irouvaient  rasscmbles 
les  principaux  seigneurs  de  la  cour,  elle  se  prit  tout  a  coup 
a  annoncer  lesmalheursdu  royaume  et  lamort  prorhaine 
de  I'empereur.  «  Helasl  helas!  s'ecria-t-elle,  beaucoup 
mourront  bicnlot ;  Othon  lui-m^nie  sera  du  nombre.  Ah ! 
enlevez-moi  aux  doulours  de  cette  vie!  •  Les  eVenements 
justifiereiit  plus  tard  sa  prediction,  mais  le  ciel  lui  ac- 
corda la  fa\eur  de  n'en  pas  cHre  temoin. 


Dans  la  derniere  periode  de  sa  vie,  elle  accomplit  de 
nonibreux  pelerinages,  afin  de  se  preparer  a  la  mort.  Elle 
contribua  puissamment  a  la  r^edificalion  de  I'cglise  de 
Saint-Martin  de  Tours,  et  y  fit  don  d'une  parlie  du  ma- 
gnifiquemanleaud'Olhon  le  Grand.  Saint  Adelbert,  saint 
Mayeul  ct  saint  Odilon  furent  tour  a  tour  les  directcurs 
de  cetle  ame  pieuse,  ct  sa  reconnaissance  pour  eux  ne 
connut  point  de  bornes.  Le  dernier  a  ecrit  I'histoire  de 
sa  vie,  qui  a  ete  rapporlee  ensuite  par  Canisius  et  par 
Leibnitz. 

Un  dernier  eclair  signala  la  fin  de  celle  existence  si 
bien  remplic.  Un  de  ses  neveux,  roi  de  Bourgogne,  avait 
perdu  I'afl'ection  deses  sujets  qui  s'elaient  souleves  centre 
son  autorile,  et  menacoient  de  s'allier  aux  Sarrasins  qui 
savancaient  du  cote  dcs  Alpes.  N'ecoutant  que  son  zele, 
malgre  son  grand  .age  et  la  longueur  de  la  route,  Adelaide 
se  rendit  dans  le  camp  des  rebelles,  et  di!'ployant  cetle 
cnergie  dont  elle  avait  jadis  donne  tant  de  prcuves  sur  le 
tr6ne  d'Allemagne,  elle  fitrentrer  dans  le  devoir  ccs  fa- 
rouches  revokes.  Une  faible  fcmme  fit  ce  que  la  force  des 


2f'f>  SAINTE' 

araies  n'avait  pu  faire.  II  est  vrai  que  ccltc  femme  elait 
femmeel  mereil'cmperour. 

Mais  col  effort  avail  epuise  ses  forces,  et  sa  fin  devait 
^tre  prochaine.  An  jour  de  I'anniversaire  de  la  naissance 
de  fon  fiis,  en  depit  des  souffrances  aigues  quelle  ressen- 
tait,  elle  voulut  sorlir  pour  dislribuer  elle-meme  ses  au- 
mones.  Ce  fut  ee  qui  Taeheva.  La  mort  vint  etendre  ses 
deux  ailes  noiressur  sacouclie.  Jamais  derniers  moments 
ne  furent  empreints  d'une  plus  divine  serenite  ;  un  sou- 
rire  qui  n'appartenait  dejJi  plus  aux  sensations  de  ce 
nionde  llottait  sur  ses  leyres  pales  ;  sa  pensee  s'eclairait 


AGNES. 

interieurement;  un  feu  celeste  animait  son  rcL^ard  ,  elle 
avait  de  ces  paroles  pleines  do  beatitude  cl  d'aspiration 
qui  sont  leproduit  do  laseconde  vuecpie  Dion  diinneases 
serviteurs  aux  portes  de  I'eternite.  Cji  aiige  prit  son  ame 
au  sortir  deson  corps,  et  I'alla  porter  imnu'dialement  aux 
regions  des  splendours  sans  fin. 

Ainsi  s'eteiguit  sainte  Adelaide,  imperatricc  d'Occi- 
dent,  le  16  decembre  999,  dans  son  monaslore  de  Seltz, 
sur  lesbordsdu  Rhin. 

De  la  ri!i;[  ii-;!'.E. 


iiiSToiRE  ET  mmmm  des  basiliqies  de  boie. 


SAISITE-AGNES. 


'-•'est  une  belle  place  que  celle  de  Navona.  Elle  est  bii 
tie  sur  les  ruines  du  cirque  Agonalis  de  I'empereur 
Alexandre  Severe;  icil'eglise  Sainte- Agnes  ,  la  le  palais 
du  prince  Paniphile,  puis  celui  des  seigneurs  de  Cupis,  et 
enfin  dans  le  lointain  la  tour  du  palais  d'Altomps.  —  Au 
milieu,  devant  Sainte-Agnes,  se  trouve  une  admirable 
fontaine  qui  est  regardee  comnie  le  chef-d'ceuvre  du 
cavalier  Berriin.  C'est  un  grand  rocher  perce  a  jour, 
d'ou  I'eau  sort  en  abondance  par  plusieurs  ouver- 
tures  et  se  repand  dans  un  grand  bassin.  Quatre  sta- 
tues de  marbre  etalent  leurs  formes  colossales  sur  ce 
rocher:  ce  sont  les  quatre  principaux  fleuvesdu  monde: 
le  Gauge  de  Francois  Baratia,  le  Nil  d'Antoine  Fancelli, 
le  Danube  de  Claude  Franc  et  le  Rio  do  la  Plata  d'An- 
toine Raggi.  —  Sur  ce  rocher  s'eleve  encore  un  obe- 
.lisque  de  pierres  ^gyptiennes  seme  d'hieroglyphes ;  ce 
mouolithe  fut  trouve  dans  le  cirque  de  Caracalla  sous  le 


pontificat  d'lunocent  X ;  il  a  quatre-vingts  palmes  de 
haut,  sans  compter  sa  base  ni  sa  pointe  de  bronze  dore 
oil  se  trouve  uuecroix  surmontee  d'une  oolombc.  — Aux 
deux  bouts  de  la  memo  place  deux  belles  fontaines  a  plu- 
sieurs jels  versent  I'eau  de  la  Trevi  dans  deux  grands 
bassins  de  forme  octogone.  La  plus  prochc  de  Saint- 
Jacques  est  enrichie  d'un  triton  el  d'un  d;i'.iphin  de 
marbre  tallies  par  Michel-Ange  h  cote  de  la  belle  statue 
de  Neptune  par  Bernin.  — C'est  au  pape  Grogoire  XIU 
que  sont  dues  ces  fontaines. 

L'eglise  Sainte-Agnes  est  d'une  ffiagnificence  bien  rare 
quoiquc d'une  mediocre  grandeur.  Elle  fut  constiuitepar 
ordre  du  pape  Innocent  X.  Le  chevalier  Barromini  fut 
I'architecte  de  la  facade  et  de  la  coupole,  le  resle  avait 
etc  preeedemment  construit  sur  les  dessius  de  Jeroma 
Rainaldi.  Elle  est  surmontee  de  deux  clocbers  dont  I'un 
possedeune  horlyge  d'un  singulier  travail  fade  par  M.  Rio- 


SAlNTEAGNfeS. 


207 


chv  ,  pretre  Savoyard.  —  Lc  portique  a  trois  portesaux- 
qviellcs  on  monto  par  un  magnifique  escalier.  Un  grand 
iiombre  de  colonnes,  en  pierre  de  taille,  d'ordre  corin- 
Ihien,  ornent  cette  partio  do  Fextcrieur. 

L'intcricur  osten  forme  de  croix  grecquc ;  huit  colonnes 
coiinthiennes  tout  incrustecs  de  beaux  marbrcs,  soutien- 
nent  la  voute  de  slues  dores  et  de  peintures  de  Baciccio. 
Sous  les  quatro  ares  qui  fornient  la  croix  grecque,  il  y 
a  trois  grandes  chapelles  ornees  de  bas-reliefs  et  de  sta- 
tues desmeilleurs  sculpteurs.  —  Tous  les  sept  aulelsque 
renfernie  cette  eglise  ont  un  grand  tableau  de  relief  en 
marbre  blanc  tresOn,  ciseli  par  I'elite  des  artistes. 

Le  maitre-autel  est  tout  incruste  d"alb!itre  et  orn6  de 
quatre  colonnes  de  vcit  antique,  supporlant  un  baldaquin. 
Le  bas-relief,  de  Dominique  GuiJi,  represente  une  Sainte 
famillo.  ~ 

k  droite,  enentran',  le  premier  autela  un  bas-relief  de 
Francois  Rossi,  dont  le  sujet  est  tire  do  rhistoire  de  saint 
Alexis  trouve  mort  sous  un  escalier,  ayant  encore  dans 
la  main  le  billet  qui  le  fit  reconnaitre  et  qu'il  ne  se  lairsa 
arracher  qu'aux  pieds  du  pape  Innocent  [. 

Hercule  Ferrala  a  execute  en  marbre  bhno  dans  la 
chapclle  suivanle  la  statue  de  sainte  Agnes,  sous  une 
perspective  en  forme  de  niche.  Le  bas-relief  de  I'autel 
Sainte-Emeranliane  representant  le  martyr  de  cette  sainte 
est  aussi  du  memeauleur. 

Celui  de  I'autel  suivant  a  etc  taille  par  Antoine  Raggi : 
i)ny  voit  sainte  Cecile  en  conference  avec  le  pape  saint 
Uibaiji  en  presence  de  Tiburce  son  mari  et  Valiirien  son 
beau- Il  ere. 

Le  Saint  Sebastien  que  renferme  la  cliapelle  consacree 
au  saint  de  ce  noin  ctait  une  slalue  antique  que  Paul 
Lamp!  metamorpliosa  en  saint.  On  voit  h  c6le  un  bas- 
relief  de  marbre  blanc  qui  reproduitle  martyre  de  saint 
Euslache  et  desesconipagnons.  Ce  travail,  commence  par 
Melchior  Maltais,  fut  termine  par  llcrcule  Ferrala. 

Le  tonibeau  qui  s'el^ve  au-dessus  de  la  porte  princi- 
pale  de  I'egUse  est  celui  d'Innocent  X.  II  a  ete  sculple 
par  Jean-Biiptiste  Maini.  Du  cote  gauche  de  la  chapelle 
Sainte-Agnes  est  un  escalier  par  lequel  on  descend  dans 
lessouterrains,  ou  corridors  qui  soutenaient  lesgradins  de 
I'ancien  cirque d'Alexandre  Severe;  c'est  la  que  la  sainte 
dont  cetle  eglise  porte  le  nom  fut  exposee;  mais,  pour 
satisfaiie  ii  cet  egard  la  curiosite  du  lecteur,  nous  aliens 
lui  raconter  un  peu  en  quelles  rirconstances. 

Sainle  Agnes  etait  ciloyenne  de  Rome.  Sa  rare  beaute 
la  fit  recliercher  des  I'&ge  de  Ireize  ans  par  les  jeunes  gens 
des  premieres  families  de  la  villc.  Mais  die  repondit  que 
son  ca'ur  appartenait  a  un  epoux  invisible  qu'ils  ne  con- 


^^iM 


naissaient  pas.  Cetle  reponse  et  la  profession  publique 
qu'elle  faisait  du  christianisme,  alors  que  les  empereurs 
remains  avaient  declare  la  guerre  St  I'feglise,  servirent  de 
prelexte  aux  plus  passionnes  de  ces  jeunes  gens  pour  la 
faire  a^-r^ter.  — Son  plus  cruel  accusateur  fut  celui  qui 
avail  temoignii  I'aimer  davantage. 

Conduito  devant  le  juge,  elle  tut  trouvie  si  jeune  et  si 
delicate,  que  le  magistrat  crut  pouvoir  se  flatler  de  la  sc- 
duiro  par  des  caresses.  Mais  il  trouva  dans  Agnte  un 
cceur  forme,  impenetrable,  et  une  force  d'ame  qui  n'est 
pas  toujours  donnee  a  I'age  mCir : 

Les  menaces  succederent  aux  caresses,  on  crut  qu'on 
pouvait  effrayer  celle  qu'on  ne  pouvait  emouvuir.  On  lui 
fit  voir  d'impitoyables  bourreaux  qui  portaient  k  leurs 
mains  des  instruments  de  mort.  Agnfes  a  leur  aspect  de- 
meura  inebranlable.  Les  chaines  les  plus  lourdes,  les  tor- 
tures, les  supplices  n'eurent  pas  plus  d'effet  que  les  se- 
ductiims. 

Le  magistrat,  confondu  par  tant  de  fermelc  dans  u:i 
cffiur  qu'il  avait  cru  facile  ^  vaincre,  jugea  que  cette 
sainte  enfant  serait  plus  sensible  aux  outrages  fails  k  sa 
pudeur  qua  la  perte  de  la  vie.  II  la  menaca  de  la  con- 
duire  dans  un  lieu  infJme  pour  punir,  par  la  plus  barbare 
prostitution,  I'affront  qu'elle  faisait  a  Diane  et  a  Minerve, 
dont  elle  refusail  de  reconnaitre  la  virginite. 

Agnes  fut  plus  epouvanli-e  a  cette  menace  qu'a  toutes  les 
autres ;  neanmoins  sa  confiance  en  Dieu,  loin  del'abandon- 
ner,  lui  dicta  cette  reponse  :  K'sus-Christ  est  trop  jaloux 
de  1.1  purete  de  sesepouses  pour  soulfrir  que  je  sols  des- 
honoree !  — Offen.se  de  cetle  nouvelle  hardiesse,  lejuge 
la  fit  a  I'instant  conduire  dans  un  lieu  de  debauche  oil  on 
la  depouiUa  de  ses  vetemcnts.  —  Aussitot  Dicu  permit 
qu'elle  fut  entiferement  couverte  de  ses  cheveux  et  im- 
prima  dans  I'esprit  de  ceux  qui  assistaient  a  cette  horri- 
ble scene  un  si  grand  respect  pour  elle,  qu'ils  n'oserunt 
la  regarder  sans  une  sorle  de  frayeur.  —  Un  jeune  de- 
bauche eut  la  hardiesse  de  fixer  sur  elle  des  regards 
immodestes;  aussitfit  on  vit  briller  le  feu  du  ciel,  qui, 
semblable  h  un  Eclair,  vint  frapper  ses  yeux,  et  le  ren- 
verser  par  lerre,  apres  I'avoir  aveugle. 

Tant  de  mcrveilles  panirent  au  juge  de  la  sainte  au- 
tant  desujelsde  confusion  et  de  honte.  Transportc-  de  co- 
lere,  il  condamna  Agnes  i  avoir  la  tele  tranchee.  —  On 
voit  sur  I'autel  de  cette  jeune  vierge  un  bas-relief  oii  elle 
est  representee  nue  et  niiraculeusemenl  couverte  de  sa 
chevclure,  c'est  un  des  plus  beaux  ouvrages  de  I'Algardi. 

J.  E. 


MA7UE   DE   MEDICIS. 


VARIETES  IIISTORIOl'ES. 


MARIE  DE  KESICIS. 


V  oici  un  tie  ces  sin- 
giilicrs  caprices  du  sort 
W\:"-  iu'  feit  commoncer  une 
ra- i'  vie  dans  un  palais,  sur 
'  ''  un  trone  ,  el.  qui  veut 
W&  fill  0"  I'afh^ve  dans  une 
chaumiere,  sur  un  gra- 
bat.  —  Marie  de  Medi- 
cis  a  M  reine,  puissante, 
ct  heureuse  ;  die  est 
morte  ignoree,  pauvre, 
'&'}i  et  abandonnee.  —  Hen- 
[Ji?*'  ri  IV  venait  de  ripudier 
'  *  Marguerite  de  Valois,  et 
vous  savez  le  peu  de  cha- 
grin que  cetle  derniere 
rcssenlit  de  cet'.e  sepa- 
ration. Lc  roi  n'avait  pas  d'herilier,  les  interets  de  la 
Erance  le  forc^rent  h  sp  remarier,  il  jela  les  yeux  ducole 
de  la  Toscanp,  et  IJi  il  \it  la  fille  du  grand  due  Fran- 
cois II  et  de  Jeanne,  archiduehesse  d'Autriche.  Elle  etait 
nee  le  26  avril  1573.  II  I'epousa  au  mois  de  deccm- 
bre  1600.  Le  traite  de  niariage  tut  ccmmence  par  M.  de 
Sillcry,  et  conclu  par  le  due  de  Bellcgarde,  qui  elait  por- 
teurde  la  procuration  d'Henri  IV. 

Ce  fut  h  Lyon  que  les  deux  epoux  s'entrevirent  pour 
la  premiere  fois. 

Marie  etait  belle.  «  A  Paris,  dit  un  auteur  conlempo- 
rain  que  j'accuserai  peut^tre  d'un  peu  de  llatlerie,  elle 
est  admiree,  sa  maiesl6  y  triomphe,  elle  y  faict  voir  au- 
lant  de  vertus  que  sa  corone  a  de  fleurons,  une  devo- 
tion sans  feinle,  une  gravite  sans  orgueil,  une  modestie 
sans  contrainte,  une  magnificence  sans  dissolution,  vne 
beaut(5  sans  artifice,  vne  bounte  qui  rauit  it  emporle  les 
cceurs,  vne  pudicite  qui  ne  pevt  souffrir  autoiir  d'elle 
que  ce  qui  a  de  I'amour  pour  la  vertu,  do  la  liaino  pour 
le  vice  :  rien  de  souille  n'approche  I'aulel  de  I'union.  La 
premiere  annee  de  son  niariage  porte  aux  Francois  une 
ioye  si  rare  qu'ils  n'en  ont  en  qu'une  pareille  en  un  siecle, 
et  qui  merite  que  le  mois  qui  la  leur  a  donnee  change  lo 
nom  de  seplerabre  en  celui  de  dauphin.  Comme  elle  n'a 
voulu  eire  lemme  qu'cn  portant  le  nom  de  Royne  ,  elle 
a  trop  de  courage  pour  vouloir  eslre  mere  a  moindre 
tiltre  que  d'vn  dauphin.  > 

Conime  on  le  voit,  la  premiere  annee  de  cetle  union 
fut  b^nie  par  la  naissance  d'un  enfant  qui  devait  etre 
plus  lard  Louis  XIII.  A  celte  occasion,  et  pendant  quel- 
que  temps,  le  roi,  a  qui  elle  donna  cinqaulresenfanis,  ne 
cessa  de  rcpondre  aux  sentiments  d'alTection  que  lui  te- 
moignait  sa  femme,  et  vraiment  leur  amour  reciproque 
elait  grand. 

Un  jour  allanf  a  Saint-Germain  avec  Henri  IV,  le  co- 
cher  fut  assez  maladroit  pour  faire  verscr  la  voilure  dans 
la  riviere,  al'endroit  d'un  bac.  Sans  M.  de  la  Chalai- 
gncraie,  qui,  au  peril  de  sa  propre  vie,  se  pr^cipita  dans 


I'eau  et  en  relira  la  reine  par  les  cheveux,  e'en  elail  fait 
de  Marie  de  Sledicis  ;  mais  k  peine  put-e'le  pronnncer 
.une  parole  que  sa  premiere  inquietude  fut  pour  le  roi, 
—  et  elle  ne  voulut  en  croire  que  ses  yeux  lorsciu'on  lui 
afTirma  qn'il  elait  sauve. 

Malheureusement  son  epoux  n'etoit  pas  constant  d.ins 
ses  alTeclions;  elle,  s'adonnant  a  son  caractere  jaloux  , 
laissait  paraiire  dans  se.s  moindres  aclions  les  chagrins 
que  lui  caiisaient  ces  iMfidelites.  Peut-etre  avec  plus 
de  douceur,  elle  eftt  pu  rappeler  le  roi  a  de  meilleurs 
sentiments;  mais  sa  nature  ilalienne  etait  inconipalible 
avec  cette  vertu.  —  Henri  fitpartirde  Paris  la  marquise 
de  Verneuil,  sur  I'avis  qu'il  avail  reou  des  tentatives  que 
la  reine  devait  faire  coiitre  la  liberte  et  la  vie  de  cetle 
femme. 

Le  due  de  Sully  aflirme  qu'a  partir  de  ce:ie  ^poqiio  il 
n'avait  jamais  vu  les  deux  epoux  vivre  huit  jours  ans 
se  quereller.  Une  fois  memo,  au  comble  de  rirrilaliiHi, 
Marie,  levant  la  main,  auraitfrappe  leroi, — si  le  venerable 
ministre  n'eut  arrete  son  bras.  —  Ces  moments  de  colore 
n'elaient ,  il  est  vrai ,  causes  que  par  les  desordres 
d  Henri  IV;  mais  neanmoins  ils  ne  pouvaient  qu'excitcr 
le  scandale.  Aussi  apres  un  nouvel  accos  de  fureiir  qu'elle 
eut  le  matin  avant  de  partir  pour  Fonlainebleau,  le  roi 
lui  fit  dire  que  si  elle  ne  voulait  vivre  avec  plus  de  dou- 
ceur et  changer  tolalement  de  conduite  a  son  egard,  il 
serait  contraint  de  la  renvoyera  Florence  avec  tons  ceux 
qu'elle  avail  amenes  de  ce  pays.  —  Par  ces  derniersuiols 
il  voulait  sansdoute  parlerde  la  marechaled'Ancre  et  de 
Concini,  pour  qui  la  reine  avail  l^raoigne  une  vive  ami- 
tie.  —  Comnieon  lepense  bien,  cetle  menace  n'eut  aucune 
suite ;  ces  instants  de  trouble  ecoules,  le  ciel  redevenait 
toujours  calme  pour  les  deux  ^poux,  et  memo  apres  la 
mort  d'Henri  IV,  la  reine  nippi'lait  avec  des  larmes  de 
regret  les  jours  heureux  qu'elle  avail  passes  aupres  de 
lui.  Tant  il  est  vrai  que  Ton  se  rappclle  les  instants  de 
bonhcur  plus  facilement  encore  que  les  heures  de  souf- 
france. 

On  reproche  a  Marie  de  Medicis  d'avoir  conserve  tons 
les  defnuts  des  femmes  de  sa  nation  :  on  a  dit  qu'elle 
etait  altiere,  entelee,  grondeuse,  irascible,  violente  meme 
et  jalouse  a  I'exces ;  on  a  oublie  de  dire  qu'elle  etait 
sensible  et  bonne;  il  senible  cependant  qu'au  milieu  de 
tant  de  defauts  il  devait  bien  y  avoir  qnelques  qualiles! 
Dans  un  ouvrage  public  sous  le  tilre  Hisloire  de  la  mere 
el  du  /Us,  et  que  Voltaire  affirnie  avoir  ili  fail  par  Riche- 
lieu, il  e-t  dit  qu'elle  a  demande  au  roi  la  giJcedu  mare- 
clial  do  Biron,  el  cependant  ce  dernier  avail  manifeste 
rintention  de  la  chasser  du  tr6ne  el  d'arracher  le  sceptre 
k  son  fils  ;  il  raconte  la  reponse  d'Henri  en  ces  termes  : 
«  Les  crimes  du  marechal  sent  Irop  averfe  et  de  trop 
grande  consequence  pour  I'Etat  pour  que  je  pnisse  le  j 
sauver.  Si  j'elais  assure  de  vivre  autant  que  ce  mare- 
chal, je  lui  accorderais  volontiers  sa  grSce,  paice  que  J8 
saurais  me  garantirde  ses  mauvais  desseins;  .niaisj'ai  Irop 


III 


MARIE   DE  MEDICIS. 


260 


d'affection  pour  vous  et  pour  mes  enfants.  pour  que  je 
vous  laisse  une  telle  epine  au  pied,  dont  je  pouvais  vous 
delivrer  avec  justice.  11  a  ose  conspirer  rontre  moi,  dont 
il  connait  le  courage  et  la  puissance,  il  le  ferait  bicn  plus 
volonliers  centre  mes  cnfanls!  » 

Lorsque  le  roi  avail  quelque  alTliclion,  il  aimait  sou- 
veiit  is'en  cntretenir  avec  la  reine,  quoiqu'il  no  put  ren- 
contrer  en  elle  toutes  les  consolations  qu'il  eut  recnes 
d'un  esprit  experimente  dans  les  affaires  ;  il  lui  Irouvait 
parfois  tant  de  douceur  el  de  complaisance,  qu'il  parlait 
longlemps  avec  elle  de  clioses  que  proliablement  elle' 
ne  compreiual  pas.  Ce  fut  a  la  suite  de  I'une  de  ces 
conversations  que,  lui  temoignant  de  la  douleur  de  ce 
qu'il  I'appelail  madame  la  r^gente,  —  «  'Vous  avez 
raison,  dit-il,  de  dfeirer,  que  nos  ans  Solent  egaux,  car 
la  fin  de  ma  vie  sera  le  commencement  de  vos  peines; 
vous  avez  p'eure  de  ce  que  je  fouettais  voire  fils  avec  un 
peu  (le  severile,  mais  quelque  jour  vous  pleurerez  beau- 


coup  plus  du  mal  qu'il  aura  ou  de  celui  que  vous  rece- 
vrez  vous-meme  ....  D'une  chose  vous  puis-je  assurer, 
qu'etant  de  I'humeur  que  je  vous  connais,  et  prevoyanl 
celle  dont  il  sera,  vous  entiere,  pour  ne  pas  dire  tetue, 
madame,  et  lui,  opinialre,  vous  aurez  assurcment  niaille 
h  departir  ensemble.  » 

Cerles  on  serait  lente  de  croire  que  le  roonarque  lisait 
dans  I'avenir;  —  sa  prophelie  ne  devail  que  Irop  rece\oir 
un  accomplissemenl. 

Marie  elait  avide  de  gloire  et  de  triomphe,  elle  eut  la 
faiblesse  de  solliciter  avec  chaleur  son  couronnement  ii 
Saint-Denis.  Le  roi  s'y  etait  longtemps  refuse,  car  il 
ne  voulait  pas  arracher  au  tresor  les  somnies  inimenses 
que  coutaient  les  fetes  publiques  en  pareille  occasion  ;  il 
se  laissa  vaincre  enfin,  et  cetle  ceremonie  eut  lieu  le 
13  mai  de  I'annee  1610. 

(t  Jamais,  ditMezeray,  assemblce  de  noblesse  ne  fut  si 
grande  qu'en  ce  sacre,  jamais  de  princes  mieux  parez. 


jamais  les  dames  et  les  princesses  plus  riches  en  pierre- 
ries,  les  cardinaux  el  les  eveques  en  troupe  lionorant 
I'assemblee,  divers  concerts  remplissanl  les  oreilles  el  les 
charmanl,  on  lit  largesse  de  pieces  d'or  el  d'argent,  avec 
la  satisfaction  de  lout  le  monde.  Cependant  on  prepare 
son  entree  pour  le  dimanche  suivant  avec  une  grande 
magnilicence,  on  ne  voit  qu'arcs  triomphals,  que  devises, 
que  figures,  que  trophees,  que  theatres  qui  doivenl  re  - 
tenlir  de  concerts.  Parloiit  on  trouve  des  fontaines  arli- 
ficieJes  pour  marque  de  grjces  representees  par  les  eaux, 
gland  nonibre  de  harangues  se  preparent,  les  coeurs  se 
dispusent  a  parler  plus  que  les  langues,  tout  Paris  se  mel 
en  armes,  nul  n'epargne  la  depense  pour  se  rendre  digne 
de  parailre  devanl  celte  grande  princesse,  qui,  vraimenl 
triomphanle    pour  elre   femme  d'un   roi  revere   et  re- 


doute  de  tout  le  monde ,  doit  enlrer  en  un  char  de 
triomphe.  • 

Oui,  tons  ces  preparalifs  de  (Mes  se  font  dans  I'lm- 
mensecite,  —  loules  les  bannieres  se  deploienl,  — eties 
cloches  vonl  sonner  des  voices  de  fete,  —  lorsque  tout  a 
coupuncridedeuil  retentit  dans  toute  la  France, —  Henri 
le  Grand  vient  d'etre  assassine  I 

Cel  honihie  evenemenl  jeta  partout  I'effroi  et  la  con- 
sternation. II  y  eul  dans  I'ame  de  quelques  honimesun 
de  ces  soupcons  alTreux  qu'on  ose  a  peine  ecrire.  Sully 
s'enferma  dans  son  arsenal,  et  ne  fut  point  voir  la  reine, 
ce  qui  est  explique  par  les  insinualions  qu'il  a  glissees 
dans  ses  memoires  el  par  celles  de  ses  secretaires.  —  11 
crut  que  Marie  de  Medicis  avail  trempe  ses  mains  dans 
le  sang  dc  son  epoux. 


270 


MARIE  DE   MfiDIClS. 


Cela,  peut-ctrc,  parce  que  la  pauvre  fcmme  eut  dans 
cet  alTrcux  moniunt  loule  I'energie  qu'il  Tallait  avoir  pour 
mailriser  les  larmes  de  la  veuve  tt  se  sacrifier  ii  son  triple 
devoir  de  reino,  de  mere  el  de  regente. 

«  II  y  avoit,  dit  I'auteur  de  I'liislorial  de  Marie  de  Me- 
dicis,  partout  tant  d'elonnemcnl,  quo  si  elle,  par  son  cou- 
rage, n'eCit  releve  les  autres,  la  tourmente  faisoit  tlotler 
les  plus  fermes.  L'esprit  de  Dieu  donne  de  la  lumii;re  a 
son  entendement  el  de  la  force  ci  sa  Constance  pour  la 
resoudre  a  faire  revivre  le  pere  en  son  fils.  Passant  cou- 
rageusement  et  prudeniment  sur  les  formes  scrupuleuses 
du  dueil  des  roines  et  de  la  solitude  des  quarante  jours, 
elleconduisit  le  roy  au  parlement,  la  puissance  pour  lors 
la  plus  entiere  de  I'fitat.  Quand  il  sortit  du  Louvre  pour  y 
aller,  on  avoit  oommande  aux  gardes  de  crier  vive  le  roy! 
mais  il  n'y  avoit  partout  que  des  pleurs,  et  n6annioins 
ce  ieune  prince  remarqua  bien  que  de  Vic,  enseigne  des 
gardes,  auoit  crie  le  premier.  Sur  les  dix  heures,  le  roy 
vestu  de  vioUet,  nionte  sur  un  petit  clieval  blanc,  vint 
aux  Auguslins  :  tons  les  princes,  seigneurs  et  officiers  de 
la  corone  estoientii  pied,  il  fut  receu  ii  la  porte  par  deus 
presidents  et  quatre  conseillers.  11  est  assis  au  throne  de 
la  iustice  souueraine  des  roys,  en  I'auguste  temple  de  leur 
maieste.  11  est  reconnu  roy,  et  elle  priee  par  les  princes, 
pairs  et  officiers  de  la  corone  de  mettre  la  main  au  ti- 
mon  du  vaisseau  si  serieusement  battu  et  agile,  prendre 
la  regence  et  administration  du  royaume  durant  le  bas 
aage  du  roy  son  fils.  —  Le  mesme  bruit  qui  porte  parle 
monde  la  mort  du  p6re  asseure  le  r^gne  du  fils,  le  pou- 
uoir  de  la  mere  !  • 

La  conduite  de  la  reine,  dans  ces  circonstances,  etait 
d'autont  plus  justifiee,  que  I'Espagne  alors  avail  fait  se- 
cretement  olWr  au  prince  de  Conde,  qui  se  trouvait  h 
Milan ,  un  chemin  facile  pour  arriver  a  la  royaut6  en 
France;  on  n'en  resia  mC-me  pas  la,  I'ambassadeur  d'Es- 
pagne  essaya  de  piinetrer  a  cet  ej;ard  les  sentiments  du 
pape  Paul   V,   et,  quelque  fou   que  put  etre  le  projct  de 
detroner  la  dynastie  de  Henri  IV,  toujours  est-il  que  de 
grands  troubles  auraient  pu  naiire  d'lm  manque  d'encr- 
gie  et  de  promptitude  dans  raccomplisscment  des  pre- 
miers actesdela  regence;  car  si,  depuisle  traile  de  Vcr- 
vins,  la  France  goiitait  une  paix  qu'elle  n'avait  jamais 
connue,  les    factions  calholiques  et  proteslantes  u'(5tant 
plus  contenues  parun  roi  ferme  et  puissant,  pouvaientde 
nouveau  se  heurter  au   pied   du  trone  et  peut-elre  I'e- 
branler.   Le   prince  de  Conde,  irrit(5  centre  la  France, 
parce  qu'il  avail  b.  se  plaindre  d'llenri  IV  et  du  parle- 
ment, I'Autriche,  blessee  de  la  protection  accordee  aux 
pctits  felals  d'AUemagne  et  d'ltalie,  I'Espagne  encore  fu- 
rieuse  des  desseins,  pour  elle  hostilcs,  du  monarque  de- 
funt,  lout  cela  n'etait  que  trop   de  motifs   pour  hiiter 
l"6tabli3sement  de  la  r('gence.  Du  reste,  le  parlement  avail 
compris  I'urgence  d'une  prompte  decision,  et  quoiqu'il 
ne  fiU  pas  accoutnm^  a  I'honneur  dejuger  des  questions 
de  cette  importance,  il  sut  encore  s'entendre  assez  pour 
n'obeir  qua  ses  lellexions,  et  non,  comme  on  I'a  dit,  aux 
impertinentes  bouladesdu  due  d'Epernon.  Toulefois,  rcn- 
dons  justice  a  ce  dernier  :  il  etait  de  son  inter^l  de  voir 
nommer  Marie  de  MMicis  a  la  r('>gence,  el  il  a  pn  man- 
quer  de  respect  a  une  assemblce  pr6te  a  statuer  sur  do 
semblables  questions,  ma-is  il  dit,  au  milieu  de  scs  soUcs 
declamations,  une  chose  qui  prouverait  encore  rinterft 
qu'il  prenail  a  la  palrie  :  •  Ce  qui  pcut  se  faire  aujourd'hui 


sans  peril  ne  se  fera  peut-elre  pas  demain  sans  carnage !  » 

La  reine,  devcnue  ri'genle,  fut  la  cause  de  bien  des  ■ 
mallieurs, — cela  est  vrai ; — mais,  il  faut  le  dire,  le  parle- 
ment, la   noblesse,   les  princes  du  sang  et  les  miuistres 
contribuereiil  bcaucoup  au  desordre  qui  signala  I'epoque 
de  sa  puissance. 

Henri  IV  avail  dit  a  son  Spouse  : — La  fin  de  ma  vie  sera 
le  commencement  de  vos  peines! — En  effet,  a  peine  les 
funt^railles  du  grand  roi  eurent  H&  faites,  qu'une  confu- 
sion inexprimable  el  tumuUueuse  devint  le  fruit  d'un 
gouvernement  inhabile  a  reprimer  les  machinations  des 
principaux  corps  du  royaume.  Marie  de  Medicis  etait 
faible  de  caractiare ;  on  I'egara  davanlage  en  lui  faisant 
enlrevoir  des  complots  el  des  crimes  qui  n'existaient  pas. 
Elle  eloigna  les  ministres  sur  lesquels  elle  devait  s'ap- 
puyer  :  Sully,  Jeannin  et  ViUeroy  furentdisgracies;  tan- 
dis  qu'elle   prodigua  sa  favour  au  due  d'fipernon  ,   au 
nonce  du  pape,  au  pere  Cotton,  et  surtoul  aux  epoux  Con- 
cini,  couple   italicn,  dont  le  man  dcvenail  niarechal  de 
France  sans  avoir  jamais  commando  une  bataillc,  el  dont 
la  femme  savait,  nu  milieu  de  la  detresse  gencrale,  amas- 
ser  deux  fois  plus  d'or  que  n'en  possedaient  alors  les  dif- 
ferents  rois  d'Europe. — Les  triors  mis  en  reserve  par  I'au- 
guste victime    de  Ravaillac  furcnt  bieulot  epuises.  —  II 
fallut  multiplier  les  impots  et  rendre  ainsi  le  people  rcs- 
ponsable  des  malheurs  de  la  regence  et  des  dilapidations 
commisesparConcini. — C'etait  en  servant  I'humeurjalouse 
de  la  reine  que  ce  dornior  el  sa  femme  s'etaienl  eleves, 
ce  fut  en  I'irrilant  centre  les  princes  et  les  minislresqu'ils 
conservferentleurautorile. — Partout  ilslui  avaient  failen- 
trevoir  des  conspirations  et  des  attentats  centre  son  gou- 
vernement; tout  seigneur  qui  n'etait  pas  leur  ami  dcve- 
nail un  ennemi  de  la  reine.  La   pauvre  femme,  Irahie 
ainsi  par  tout  le  monde,  faible  dans  les  moments  oil  il 
fallait  le  plus  de  force,  et  exer^ant  la  rigueur  lorsqu'il 
cilt    fallu  employer  lout  autre  moyen,   vit  bientot  son 
royaume  tomber  dans  un  etat  de  desordre  et  de  depr(5da- 
lion  universelle. —  Les  Concini  mettaient  tout  a  prix;  les 
graces,  les  privileges,  les  ditferentes  charges' du  royaume 
furent  vendus  au  plus  offranl  et  dernier  cncliiTJsscur. 
Au  milieu  de  ce  bouleversemenl  general,  la  reine  se  vit 
forcec  d'achcter  ses  sujcls  plulot  que  reprimer  leur  re- 
volte.  M.  le  prince  de  Conde  etait  arrive  h  Paris  accom- 
pagne  d'une  nombreuse  escorle  de  princes,  seigneurs  et 
gentilshommes,  la  plupart  ayant  abandonne  lacour  pour 
venir  au-devaut  de  lui ;  ce  ne  fut  qu'au  moyen  d'une 
forte  pension  a  lui  donnee  qu'elle  crut  apaiser  son  alti- 
tude menacanle. — Le  memo  precede  fut  employe  envers  le 
prince  de  Conti,  le  comle  de  Soissons,  les  dues  de  Guise,  - 
deMayenneetplusieurs  seigneurs  etofficiersdelacouronne.," 
— Neanmoinselle  nepulempfcher  que  les  nobles  desertas^ 
sent  de  nouveau  la  cour  pour  allcr  sejoindreauxmenibrel 
de  la  famille  royale  armes  contre  elle,  et  pour  empiVheif 
la  coalition  de  la  revolte  elle  descendit  jusqu'a  la  priereS 
ainsi,  apprenant  que  le  prince  de  Conde  el  le  comte  da 
Soissons  s'elaient  reunis  i  Droux,  oil  ils  parlaicnt  liaulej 
ment  des  torts  de  la  reine  et  de  leurs  meconlentementi 
personnels,  elle  leur  deptkha  le  marquis  d'Ancre  pour  le| 
supplier   de   vouloir  bien  revenir  a  Paris,  oil  elle  s'ef-j 
forcerail  de  les  satisfaire  en  tout  ce  qu'ils  pourraienl  de-^ 
mander  raisonnablemenl.— Ces  messieurs  se  rendirent 
scs  supplications,  et  elle  regarda  cet  acte  de  soumis;iorl 
inleressee  comme  une  beurcuse  circonstance. 


'270 

Cela,  peut-etre,  parce  que  la  pauvre  fcnime  eut  dans 
cet  alTreux  momi'nt  loule  I'energic  qu'il  fallail  avoir  pour 
maStriser  les  larmes  de  la  veuve  et  se  sacrifier  a  son  triple 
devoir  de  reini  '  "'". 

«  II  y  avoil,  •*  Marie  de  iU- 

dicis,  partout 
rage,  n'eiit  r 
les  plus  Term 
son  cnlender 
resoudre  ii  fi 
rageusement 
du  dueil  de; 
elleconduisi 
la  plus  entie 
aller,  on  av 
niais  il  n'y 
ce  ieune  pr 
gardes,  aui 
vestu  de  i 
aux  Augus 
la  corone 
presidents 
la  iustice 
maieste. 
pairs  el  > 

nion  du  "<ent  1 

la  regenc  \ 

aage  du 
monde  1; 
uoir  de 

La  CO 
d'autan' 
creteme 
Milan , 
France 
pagne 
pape  r 
detron 
grand: 
gie  et 
miers 
vins, 
conn 
plus 
nou' 
brar 
pan 
mei 
peti 
riei 
fur 
I'e 
con. 
ne  fut  J 

de  celte  importance,  ii  au^  ^-..^  - , 
n'obt'ir  qu'a  ses  reflexions,  et  non,  comme  on  I'a  dit,  aux 
impcrtinenies  bouladesdu  due  d'Epernon.  Toutefois,  rcn- 
dons  justice  a  ce  dernier  :  il  ctait  de  son  inter^l  de  voir 
nommer  Marie  de  MMicis  a  la  ri5gence,  et  il  a  pu  man- 
quer  de  respect  a  une  assemblee  prfile  a  statuer  sur  de 
semhlables  questions,  mais  il  dit,  au  milieu  de  scs  soltcs 
declamations,  une  chose  qui  prouverait  encore  I'interSt 
qu'il  prcnail  a  la  palrie  :  «  Ce  qui  peul  se  faire  aujourd'hui 


MARIE  DE   MfiDICIS. 


sans  peril  ne  se  fera  peut-utre  pas  demain  sans  carnage  !  » 
La  reine,  devenue  regente,  fut  la  cause  de  bien  des 
mallieurs, — cela  est  vrai; — niais,  il  faut  le  dire,  le  parle- 
ment,  la  noblesse,  les  princes  du  sang  et  les  minislres 
contribuerent  beaucouD  au  desnrdre  nni  o;„.,..i-  i'  ^ 


•  ''I'Mnieur  jalousi 

taient  eleves, 

linistresqu'ils 

vaient  faiten- 

intre  son  gou-    * 

eur  ami  deve- 

femnie,  trahie 

moments  ou  il 

gueur  lorsqu'il 

vit  bienlot  son 

e  et  de  dcpriSda- 

tout  h  prix  ;  les 

rges'  du  royaume 

;r  enclicrisseur. 

1,  la  reinc  se  vit 

reprinier  leur  re- 

fe  h  Paris  accom- 

(nces,  seigneurs  et 

Jonne  la  cour  pour 

ju'au  moyen  d'une 

t  apaiscr  son  atli- 

it  employe  envers  le 

,  les  dues  de  Guise, 

iciersde  la  couronne. 

le  les  nobles  dusei  tas- 

(joindreaux  menibres 

je,  et  pour  emp^cher 

litjusqu'a  la  priere; 

IConde  et  le  comie  de 

Buissu.io lu  ils  parlaicnt  haute- 

nient  des  torts  de  la  reine  et  de  leurs  meconleiitcmcnts 
personnels,  clle  leur  dep^cha  le  marquis  d'Ancre  pour  les 
supplier  de  vouloir  bien  revcnir  Ji  Paris,  oil  elle  s"cf- 
forcerait  de  les  salisfaire  en  tout  ce  quMlspourraient  de- 
mander  raisonnablement.—Ces  messieurs  se  rendirent  i' 
scs  supplications,  et  elle  regarda  cet  acte  de  souniission 
interessee  comme  une  beurcuse  circonstance. 


ikP^--^^'^^ 


LOUIS  XIII, 


BRn  ISH 
7   AU'J  2'J 


NAT'JR/M- 
H!Sr0P.Y. 


MARiE  DE  MEDICIS. 


71 


Ce  flit  a  cede  epoque  (1610]  que,  profilant  d'un  mo- 
ment de  calmo,  cUe  [it  ordonner  le  sacre  et  le  couronne- 
meiit  do  son  fils  Louis  Xlll.  On  donna  ^  cette  ciiremouie 
tuule  la  mngnificence  qu'elle  avait  cup  sous  les  regnes  pas- 
sis.  Elle  eul  lieu  le  17  octubre,  un  dimanche.  Le  cardinal 
de  Joyouiof,iis;iit  function  d'arclieviicjue  de^Reims  et^air 
de  France;  apres  lui  venaient  tousles  autres  pairs  eccle- 
siastique?. — M.  le  prince  de  Conde,  de  Conti,  le  comte  de 
Soissons ,  les  dues  de  Nevers  et  d'Epernon  y  reprcsen- 
taient  les  pairs laiques.  — M.  le  marechalde  la  Cliatre  fai- 
salt  I'onice  de  conncHable;  M.  le  mareclial  de  Lavordin 
celui  de  grand  niuitre; — le  due  d'Aiguillon,  grand  cliara- 
bellan,  etM.  de  Uellegarde,  grand  ccuyer,  reniplissaient 
Icurs  functions  de  premiers  gentilshonimesde  laclianibre. 
—  La  grande  couronnedu  roi  etail  porleeparM.  de  Mont- 
liazon,  le  sceptre  par  M.  le  due  de  Roanez,  la  main  de 
justice  par  M.  deCrequi; — le  chevalier  de  Vendome  por- 
laitla  queue  du  manteau  royal.  Les  barons  qui  allerent 
tlierclier  la  Sainte-Ampoule,  elaicnt  le  marquisde  Sable, 
Ills  de  M.  le  maiechal  de  Bois-Daupliin ,  le  comte  de 
Clieboutonne,  de  Birou  et  M.  de  Nangis.  —  M.  de  Ram- 
bouillot  prcsenlait  la  bourse  qui  contenait  les  trei/.e  be- 
/ins  d'or,  de  I'eauvais-Nangis  le  paind'or,  M.  le  vicomte 
ilAucliy  les  pieces  d'argent,  et  M.  de  llontigny  le  verre 
jui  doit  contenir  levin. — Lcsducs,  coiiites,  marquis,  clie- 
Md:eis  du  Saiiit-Esprit, arcbeveques,  eveques,  prelals,  el 
'■nfin  presque  toute  la  noblesse  du  royaume  assistaienta 
'  elle  solennili-,  qui  excit:;it  les  acclamations  et  les  en- 
lliousiastesapplnudissements  de  la  foule. 

IJuelque  temps  apres  cette  niaje  tuense  ceremonie  le 
liiuit  courut  dans  la  province  de  Guicnne  que  le  roi 
(■[  la  reine  elaicnt  morts.  —  Cette  fausse  nouvelle  fut 
-uscitee  par  les  partisans  de  la  religion  reformee,  pour 
l.ivoriser  un  mouvenient  qu'ils  firent  en  Albigeois.  Mais 
.  ;ie  n'eul  aucuiie  suite.  —  La  reine  fit  preuve  d'un 
i'.u  d'autoiile,  el  mcme  nous  iie  pourrions  aliirmer 
qu'elle  lie  la  poussat  alors  presque  jusqu'au  ridicule; 
i  ar,  sur  le  rcfus  que  fit  Sully  de  reprendre  le  ministere 
•  Il's  finances  et  la  capitainerie  de  la  Bastille,  oil  elaieut 
lenfeimes  les  tresors  de  la  Fiance,  Marie  s'en  declara 
e'lle-meme  capitaine,  nonima,  pour  son  lieutenant,  M.  de 
Oliateaurieux,  el  donna  la  direction  du  tresor  aux  trois 
|ii  incipaux  conseillers  d'Etat,  Chate.iuvieux,  Jouy  et  do 
Tiioa.  Pourquoi  se  faisail-elle  capitaine  de  la  Bastille, 
lursqu'elle  lie  conscrvait  pas  la  charge  qui  de  tout  temps 
■  nail  etejoinlc  ace  grade? 

Un  seul  acte  de  rigueur  inutile  faillit  lui  attirer  la  re- 
doutable  colere  des  Guises,  au  moment  oil  le  prince  de 
Condj  s'irritait  du  refus  qu'elle  avait  fait  de  lui  donner 
a  Bordeaux  le  chuleau  Trompettc.  —  M.  de  Lus,  sorlant 
ilu  Louvre  a  I'heure  do  niidi  et  retournant  en  carrosse  i 
son  hotel,  fut  rencontre  par  M.  le  chevalier  de  Guise  dans 
la  rue  Saint-Ilonore.  Celui-ci  le  pria  de  mettre  pied  a 
terre,  disant  qu'ildesiraits'entretenir  avec  lui.  M.  deLus 
se  rendit  au  desir  du  chevalier,  niais  apiesquelques  pro- 
pos  injurleux,  6changes  de  part  et  d'autre,  ils  mirent  tous 
deux  I'epee  h  la  main,  et  le  baron  fut  etendu  mort  sur  la 
place.  .Marie  de  Jledicis  exigea  quele  parlemcnt  fit  justice 
dece  mcurlre  que  tout  le  monde  regardait  comme  le  re- 
sultat  d'une  rencontre  fortuite,  et  ce  ne  fut  que  sur  les 
representations  que  lui  firent  quelc[ucs  peisonnes  qu'elle 
cunipi  it  le  danger  de  lulter  sans  motif  centre  une  aussi 
puissaiite  faniille. 


Lejeune  roi,  d'un  naturel  sombre  ctniefiani,  entrait 
dans  cet  age  ou  il  pouvait  comprendre  les  faules  de  sa 
mere,  surtout  lorsque  des  courtisans,  habitues  a  la  calom- 
nie,  glissaient  daus  son  coeur  faible  et  craintif  toulo 
sorle  de  soupcons  contre  sa  maniere  de  gouverner.  Elle 
etait,  disaicut-ils,  a\ide  de  puissance,  et  cependant  inca- 
pable de  diriger  I'Etat;  c'elait  [lOur  s'assurer  la  haute 
main  dans  ks  affaires  du  royaume  qu'autant  quo  possible 
e:ie  en  eloignait  le  roi;  el  enfin,  ils  I'accusaient,  non  en- 
liurement  sans  motifs,  de  toute  I'ambition  etde  toutesles 
intrigues  qu'on  a\ait  rejirocbees  ii  une  autre  femme  de 
la  maison  Medicis, — malbeureuseraent  celebre  pour  la 
France. 

En  ICI  i,  au  moment  ou  la  regence  allait  finir,  tout  le 
royaume  etait  en  etatde  revolte.  Les  princes  du  sang  qui 
auraient  dii  en  etre  les  souliens,  employaientau  contiaire 
tous  les  moyens  possibles  pour  bouleverser  leur  patrie.  Ifs 
avaient  le\e  des  troupes  ets'etaient  empares  de  plusieurs 
places,  surtout  en  Bretagne  oil  MiM.  de  'V'endome  et  de 
Retz  faisaient  fortifier  Blavet;  puis,  pour  mieux  trou- 
bler  les  provinces,  ils  repandirent  des  bruits  alarmanls 
sur  la  sante  du  roi.  Selun  eux  il  etait  d'une  complexion 
delicate.  II  avait  continuellenient  besoin  de  remedes,  et  a 
cause  de  cela  il  lie  pou\ait  s'eloigiier  d'un  palaisoii  11  ne 
vivrait  pas  longtemps.  Ces  perlides  insinuations  s'accor- 
daient  avec  les  ineptes  el  mechantes  proplielics  de  V Al- 
manack de  Maurefjard.  Louis  Xlll  eut  beau  traverser 
les  rues  et  les  villes  a  cheval  et  en  bonne  sante,  on  se  li- 
gurait  voir  un  spectre  qui  regagnait  sa  tombe.— Les  hu- 
guenotsct les sei-neursdu royaume  annoncaient  ouverte- 
ment  I'intention  oil  ils  etaienl  de  rallumer  la  guerre  civile. 
—  A  Paris,  I'etat  des  esprits  n'etait  guere  plus  ra-siirant; 
il  se  tenail  des  asscmblees  secretes  en  divers  endroits  de 
la  ville.  Le  marechal  de  Bouillon,  M.M.  de  Nevers,  de 
Longuevi.lle,  de  '\'end6nie  et  du  Maine,  ne  rougissaient 
pas  de  prater  eux-memes  leurs  propres  maisons  a  ces 
concihabulcs  de  ronspiratcurs.  On  murniurait  publique- 
ment  contre  !e  roi,  la  reine  et  leurs  conseillers;  I'espril 
d'clfervcscence  fut  a  tel  point,  qu'un  historien  raconte  que 
M.  de  Luxembourg  lira  le  poignard  contre  un  maitre  de.s 
ie(iudtes,  a  I'occasion  d'un  proies  qu'il  etait  menace  de 
perdre,  et  qie  M.  de  Nevers,  en  Champagne,  fit  enfermer 
comme  fou  un  tresorier  qui  lui  avait  refuse  d'exerctr 
d'ignobles  concussions  sur  sa  province. 

Pour  enipechcr  la  guerre  civile  d'eclater,  Marie  de  Me- 
dicis conclut  le  trailc  de  Sainte-Mcnehould,  etce  fut  pour 
ainsi  dire  le  dernier  acte  de  .-a  regenc<>,  car,  quelques 
niois  apres,  Louis  Xlll  faisait  reconnaitre  sa  niajorile  par 
le  parlement. 

La  reine  vcut  conserver  son  pouv,oir;  Richelieu,  alors 
simple  ev^que  de  Lucon,  charge  par  les  elats  geneiaux 
de  haranguer  le  roi,  se  fait  adroitement  aimer  de  la 
mereetdu  fsls,  ilsupplie  le  jeune  monarquedeperseverer 
dans  sa  sage  conduite  et  d'ajouter  au  litre  augusle  de 
mere  du  roi,  le  nom  de  mere  du  royaume.  Marie  se 
laissa  prendre  S  ces  demonstrations,  et  elle  crut  trouver 
en  Richelieu  un  soutien  ferme  et  eclaire.  De  son  cole,  le 
roi  dut  prendre  k  son  profit  la  miJme  opinion. — Le  mare- 
chal d'.4ncro  et  sa  femme  etaiciit  encore  dans  toule  leur 
puissance.  Richelieu  sut  les  fiatler;— Concini  fit  iiommer 
secretaire  d'fetatde  la  guerre  et  des  affaires  etrangeres 
celui  qui,  par  la  suile,  devint  son  ennemi  mortel. 

La  reine  avait  ele  ja'ouse  de  son  mari,  die  fut  jalouse 


MARIE  DE  MEDICIS. 


de  son  fils.  Les  actes  d'aulorile  quecedernierdevait  faire 
commo  roi  lui  seinblaient  aulant  d'arrache  b  sa  puis- 
sance. Des  lors,  il  faut  I'avouer,  son  humeur  devint  in- 
supporlab'.ea  Louis  XIII,  qui  d6ja  n'avaitaucune  amitic 
pour  elle. 

La  cluite  on  plulotl'assassinat  du  marochal  d'Ancie  fut 
le  signal  do  la  grandedefaveur  de  la  reine  mere.  Ce  mal- 
heureux  niinistre  auqnel  on  ne  pouvait  rpprocher  aucun 
crime  capital,  fut  tue  pardoVitry,  capitaine  des  gardes, 
cl  sur  lorecit  de  ce  crimp,  Louis  XIII,  ditle  Juste,  s'(5cria  : 
Dieu  soit  loue,  mon  ennenii  est  mort!  Et  an  m6me  in- 
stant il  envoya  prendre  la  marecliale  pour  la  faire  conduire 
dans  I'une  des  cliambresgrillees  du  Louvre.  Un  historien, 
qui  semble  partisan  de  ces  actes  d'iniquite,  ose  meme 
avouer  que  le  roi  «  flt  avcrtir  sa  mere,  qui  eloit  encore 
dans  le  lit,  parce  que  commo  ellese  vouloit  levei-,  on  lui 
\int  dire  la  mort  du  marecbal,  ce  qui  la  fit  remettre  au 
lit  pleurantet  soupirant  {Mi'moires  conccrnant  la  rcijcncc 
de  Marie  de  Medicis,  t.  2.  p.  499 ).  » 

Vous  savez  comment  la  malheurcuse  Leonore  GaligaV, 
vouve  du  marecbal  d'Ancre,  fut  accuseo  de  magie  et  de 
sorcellerie  et  sur  quelle  place  ses  membres  brises  furcnt 
livresau  bOcher  de  I'infaniie  et  de  la  cruaut^! 

Le  jour  meme  ou  ces  evenemenis  avaicnt  eu  lieu,  on 
fit,  parordre  du  roi,  sortir  les  gardes  de  la  reine  mere  du 
Louvre ,  et  on  lui  donna  qnejques  gardes  de  son  fds 
avec  ordre  de  ne  laisser  entrer  ni  sortir  pcrsonne  qui  ait 
pu  voii-  Marie  de  Mi'dicis,  sans  une  permission  expresse  du 
roi.-^Les  portes  de  ses  appartements  furent  mur^es;  on 
lui  6tam&me  le  droit  d'allerse  promener  dans  les  jardins 
du  Louvre. 

Cette  journee  changea  tolalement  la  face  des  choses  ; 
la  regenle  n'e\islait  plus;  et  si  elle  parvenait  h  apaiser 
la  cruautedu  roi,  ce  ne  pouvait  ctre  que  pour  sortir  de  la 
prison  oil  elle  etait  renfecm^e. 

Sans  doute  pour  recompenser  leur  maniere  d'exe- 
cutor  ses  ordres,  le  roi  donna  i  de  Vitry  la  charge  de 
mar6ehal  de  France  et  a  M.  de  Luynes  le  poste  de  pre- 
mier gentilhomme  du  roi ;  c'etait  juste,  les  assassins  se 
sonl  de  tout  temps  partage  les  depouilles  de  leur  \ic- 
tinie! 

La  reine  mere  ne  put  soufTrir  longlemps  I'etat  de 
captivite  dans  laquelle  on  la  tenait ;  elle  demanda  la 
permission  de  se  retirer  au  cbMeau  de  Blois.  Louis  XIII 
lui  accorda  ce  lieu  de  detention  ;  mais  ce  fut  a  peine  s'il 
•voulut  la  voir  un  seul  instant  avant  son  depart,  et  s'il 
permit  a  ses  sffiurs  d'embrasser  leur  mere. 

Richelieu,  soit  pourservir  une  reine  qu'il  pensait  de- 
voir rentrer  en  faveur,  soit  pour  plaire  au  roi  en  adou- 
cissant  par  1&  les  rigueurs  qu'il  eroyait  utiles  enverssa 
mere,  suivit  Marie  de  Medicis  a  Blois;  il  y  resta  peu  de 
temps. — On  le  relegua  dans  les  fetats  du  pape  h  Avignon , 
ou  il  ecrivitson  livre  de  la  Perfection  du  Chretien. 

La  prisonnif're  du  chSiteau  de  Blois  ne  put  voir  tombor 
ainsile  sceptre  de  ses  mains  sans  s'efforcor  de  reprendre 
par  tous  les  mqyens  ce  que  ses.ennemis  lui  faisaient 
perdre.  Trompant  le  roi  sur  ses  vi^rilables  intentions, 
pour  obtenirplus  deliberte,  elle  feignit  dodesavouerceux 
qui  travaillaient  h  sa  cause.  Puis  demandantla  permission 
d'allerkMouIins,  elle  sepreparaa  ce  voyage,  qui  enrealite 
n'etait  qu'une  fuite  dissimulee;  mais  on  decouvrit  son 
projet,etsa  captivite  n'cn  devint  que  plus  etroite.  Alorselle 
eul  recours  h  un  moyen  dnergique  et  dangereux  :  la  nuit 


du  21  fevrier  1619,  elle  s'^vada  du  chateau  par  une 
fenelre.  Ce  fut  M.  le  due  d'fipernon  qui  la  recut  dans  ses 
bras  et  qui  laconduisit  immediatemenl  i  Loches,  ou  I'at- 
tendait  uno  escorte  de  gentilshommes  et  d'archers. 

Get  evenemcnt  causa  Ji  la  cour  de  Louis  XIII  une 
grand«  rumeur ;  on  supposait  que  de  hautes  intelli- 
gences existaient  entre  Marie  de  Medicis  et  les  ennemis 
du  roi,  —  on  crut  des  lors  que  la  guerre  civile  si  long- 
temps  contcnue  allait  devorcr  la  France. 

La  fugilive  pour  justifier  sa  conduite  se  plaignit 
dans  ses  ecrits  des  mauvais  Iraitemenls  qu'on  lui  avail 
faitsubir  et  de  I'intention  oil  avail  etc  le  roi  de  resserrer 
encore  sacaplivile.  Maintenant,ajoulait-elle,  son  fils  pou- 
vait trailer  avec  elle,  ce  qui  n'asail  pu  tMre  fait  jusqu'a- 
lors. 

C'est  a  compter  de  ce  moment,  qu'on  peut  reprocher 
a  cette  reine  d'avoir  arme  des  soldats  centre  son  fils  et 
de  n'avoir  pas  songe  que,  pour  le  salul  de  la  France, 
elle  devailoublierses  rancunespersonnelles.  Leroi  avanca 
avec  une  armee  formidable.;  on  se  battit  au  pent  de  Ce,  et 
la  France  sembia  vouloir  se  detruire  elle-mfime. —  Cette 
affreuse  discorden'eut  deresultatsavantageux  que  pour  Ri- 
chelieu, quimenageantun  raccommodement  entre  la  mere 
et  le  fils,  reussit  a  faire  signer  un  trade,  le  1G  aout  16211. 
La  reine  revenait  enfin  a  la  t(5te  du  conseil ;  elle  employa 
tout  son  pouvoir  a  y  faire  entrer  rev6.qiie  de  Lujon,  quelle 
venaitdecreer cardinal,  ctparvenanta  son  but,  elle  eutun 
acces  de  joie  comme  si  cedevait  etre  pour  elle  le  commen- 
cement d'un  avenir  plus  heurcux.  Le  cardinal  devint  nii- 
nistre, Marie  le  favorisaitloujours; — ellerrut  qu'clle  allait 
gouverner  par  lui,  jusqu'au  moment  oil  elle  s'apercut 
qo'ilexeculait  regulierement  tout  ce  qu'ello  pouvait  exi- 
ger,  mais  qu'il  savait  aussilot,  pardesmoyens  imprevus, 
atlenuerreti'etdcsesvolonles.  —  Louis  XIII  devait  avoir  un 
maitre  :  des  que  ce  n'etait  plussa  mere,  ce  ne  pouvait  etre 
que  Richelieu. — Au  retour  de  I'expedition  de  La  Rochelle 
tout  le  monde  put  s'apercevoir  de  la  mcsintelligence  qui 
coramen^ait  h  s^parcr  le  cardinal  de  la  reine,  et  lorsqne 
des  lellrcs  patentcs  le  nommi;rent  premier  niinistre,  un 
ordre  de  la  reine  lui  ola  la  surinlendance  de  sa  maison. 
Quelquei  anneesapres,  Marie,  qui  haissaitle  rival  qu'elle 
s'etaitdonn^  auprte  du  roi,  obtint  de  celui-ci  une  pro- 
messe  de  defaveur  pour  Richelieu,  il  devait  etre  renvoye 
de  la  cour  pour  n'y  plus  reparaltre;  mais  au  moment  oil 
tout  le  monde  eroyait  a  la  chute  de  I'ancien  eveque  de 
Lucon,  il  y  eut,  aucontraire,  une  nouvelle  fortune  pour 
lui.  Son  pouvoir  sur  le  roi  fut  a  jamais  assure,  et  Marie, 
I'une  des  premieres  viclimes  de  cette  journee  qu'on  ap- 
pela  cede  des  Dupes,  fut  arretiiede  nouveau  par  ordre  de 
son  fils  et  conduile  ii  Compiegne,  pour  y  etre  detenue  l||, 
dans  le  chateau.  Bsg 

Le  mallieur  qui  la  frappait  s'appesanlil  sur  tous  ceuxSm 
qu'elle  avail  proteges  jusqu'a  ce  jour,   et  la  Bastille  ou 
d'aulres  prisons  s'ouvrirent  pour  tous  ses  amis  el  servi 
viteurs. 

Pendant  longtemps  la  veuve  d'Honri  IV  avail  et^  lai 
mattresse  du  royaume.  A  la  l^le  d'une  armee  h  Angers, 
k  Angoulenie,  a  Tours  ou  k  Loudun,  donnanl  des  ordres 
a  ses  geni?raux  Mayenneet  d'Epernon,  ou  bien  dirigeant 
les  volontes  deson  fils  et  meme  cellesdesesministi'cs,  elle 
avail  jusque-la,  excepts  pendant  son  court  sejour  a  Blois, 
.senli  ployer  sous  sa  mamlesdeslinees  dela  France;  mais  a 
compter  de  ce  jour  ou  celui  qu'elle  avail  eleve  vcnait 


I 


MARIE  DE  MEniCIS. 


273 


d'abjurcr  ^  tout  jamais  la.  gralilude  qu'il  lui  devait  et 
d'exi^er  du  roi  une  ordro  d'incarreration,  la  pauvre  reine 
rommenra  cctle  triste  existence  q\ii  descend  pen  h  pen  au 
milieu  dcs  souffrances  et  des  humiliations  jusqu'au  grabat 
qui  la  vit  mourir. 

De  m6me  qu'elle  s'etait  6vad6e  de  sa  prison  de  Blois 
die  rcussil^  s'ouvrir  les  portes  du  chMeau  de  Compiegne, 
etnesetrouvantpasen  sdrcte  dans  le  royaume  commande 
par  son  fils  ou  plutol  par  son  rival  aupres  de  lui,  elle  se 
rendit  a  Bruxelles. 

A  la  mfme  (^poquc,  Gaston,  Wre  unique  du  roi,m(5con- 
(cnt  de  Richelieu  et  de  Louis  XIII,  quilta  la  France  et  se 
iclira  en  Lorraine.  Alors  le  cardinal  ministre  publia  une 
declaration  dans  laijuelle  tous  les  amis  et  les  domestiques 
de  Monsieur,  qui  I'avaient  suivi  dans  son  lieu  de  retraite, 
I'Inient  regardes  commecriminels  de  lese-majesti5.  En  en-. 


registrant  cet  Mit,  le  parlement  cruttrouver  au  moins  de 
la  severite  dans  cette  mesure,  et,  aprfrs avoir  longlemps 
debattu  la  question,  il  y  eut  un  arr6t  de  partage.  Le  roi, 
indigne  de  ce  qu'on  avaitose  s'etablir  juge  de  ses  propres 
volontes,  nianda  le  parli'mont  au  Louvre  et  lui  ordonna 
de  venir.b  pied.  Tous  les  membres  humblement  proster- 
nes  recurent  la  royole  reprimande.  M.  de  Cbateauneuf, 
garde  des  sceaux,  leur  dit  qu'ils  etaient  sortis  des  bornes 
deleur  juridiction,  et  quant  a  tout  cela  le  roi  leur  eut 
ajoute  un  reproche  outrageantsurleurd&obiissance,  il  prit 
rarri)t  qu'ils  avaient  rendu  et  le  d^chira.  — On  comprend 
alors  le  peu  de  cas  que  durent  faire  ces  m^mes  bommes 
des  lettres,  requites,  et  suppliques  que  leur  adre.?sait 
Marie  de  Jledicis  centre  le  m^me  Riclielieu,  —  I'une  de 
ces  requetescommencait : 

a  Supplie  Marie,  reinedeFranceetde  Navarre... disant 


t^lM'ii^iifi,  , 

w  \\  '^^^-iiiiy '11' 


Marie  de  Mcdicis,  dnns  un  grabat  ^Cologne,  retail  le  nonce  du  pape. 


qu'Armand  Jean  Du  Plcssis,  cardinal  de  Richelieu,  par 
loutessortesd'artifices  etde malices  etranges,  tacbed'alte- 
rer,  comme  ilavaitfail  deja  I'annce  passee,  la  sanle  du  roi, 
I'engageant  par  ses  niauvais  conseds  dans  la  guerre,  I'o- 
bligeant  a  se  trouver  en  personne  dans  les  armees  picines 
de  contagions,  aux  plus  grandes  cbaleurs,  et  le  jetaut  tant 
qu'il  peut  dans  des  passions  et  apprehensions  extrjordi- 
naires  centre  ses  plus  proclies,  et  conlre  ses  plus  fideles 
serviteurs,  ayant  dessein  de  s'emparer  d'une  bonne  partie 
de  I'etat,  remplis.^ant  les  charges  les  plus  imporlantes  de 
ses  creatures,  et  etant  sur  le  point  d'ajouter  un  grand 
nombre  de  places  niaritimes  et  frontieres  au  gouverne- 
ment  de  Bretague  et  de  Provence,  pour  tenir  la  France 
assiegee  par  cos  deux  extremites  et  pouvant  par  ce  moyen 
avoir  le  secoursdes  etrangers  chez  lesquels  il  a  des  intel- 
ligences secretes.  • 

Cetle  requele  finissait  ainsi  :  •  Ladite  dame  reine  voiis 
supplie  de  faire  vos  tres-humbles  remontrances,  tant  sur  le 
scandale  que  produisent  les  violences  qui  sont  et  pourrout 
etre  faitos  a  la  personne  de  ladile  dame  reine,  centre  I'lion- 
neur  du  k  son  mariage  et  naissance  du  roi,  par  un  scrvi- 
teur  ingral,  ciue  sur  lout  ce  qui  est  contenu  en  la  presenle 
requete  sur  la  dissipation  des  finances  et  achats  d'armes, 
II. 


places  fortes  et  provinces  enlii.'res  ,  violementsdcs  lois  de 
I'etat,  et  autresfaits  quivous  sontconnus  et  publics  a  tout 
le  royaume,  et  vous  fcrez  bien.  Marie.  > 

Non-seulement  le  parlement  venait  de  recevoir  un  af- 
front pour  s'etre  occupe  de  semblables  affaires,  mais  en- 
core la  reine,  qui  alors  le  suppliait  en  femnie  infortunec, 
avait  jadis  use  de  rigueur  envers  lui  et  I'avait  insults  au 
moins  aussi  bien  que  Louis  XIII. 

Les  plaintes  r^ilerees  qu'elle  avait  adressees  au  roi 
centre  le  cardinal  Richelieu  contenaicnt  des  accusations 
fondees,  mais  malheurcusement  les  personncs  qui  les  re- 
digeaienty  glissaient,  avec  une  haine  aveugle,  des  men- 
songes  qui  annulaient  la  force  des  assertions  sericuses. 
De  la  le  mepris  que  fit  Louis  XIII  do  toutcs  cclies 
qu'elle  lui  envoyait,  et  I'animosile  de  Richelieu  centre 
celte  pauvre  reine  desormais  obligee  de  cherclier  un  re- 
fuge comme  un  vagabond  cherche  I'hospitalile.  Dans  Ics 
Pays-Bas,  la  bienscance  et  un  reste  d'amour  pour  la 
France  la  forcent  a  quitter  Bruxelles  parcc  que  la  guerre 
vient  d'eclater  entre  I'Espagne  etle  royaume  de  son  fils; 
elle  va  en  Anglcterre,  et,  si  elle  n'y  est  pas  repoussee 
sans  secours  et  sans  pilie,  c'est  que  Charles  1"  n'a  pas 
t'coute  les  barbarcs  conseils  de  Richelieu.  louche  de  com- 

18 


274  PETITS 

passion  pour  sa  belle-inerc,  non-scu!cmont  il  lui  donne 
line  retraite  dans  ses  filals,  mais  encore  il  adresse  les 
inslances  les  plus  pressantes  pour  que  lo  peu  qu'elle  dc- 
niande  h  Louis  XIII  lui  soil  occorde.  Ce  dernier  fit  re- 
pondre  qu'il  s'en  rapporlait  ii  la  decision  de  son  conseil, 
ct  cninme  son  conseil  olieissait  h  Richelieu,  ce  fut  h  cet 
impitoyable  minislre  que  !o  sort  de  la  veuve  d'un  grand 
roi  fut  encore  une  fois  confie.  Vous  devinez  ce  qu'il  ad- 
vint,  il  n'y  eut  pas  une  voix  pour  elle.  Tous  voulaient 
qu'elle  fiit  rel^S"^6  f"  Toscane,  comme  si  ce  n'eCit  pas 
6te  pour  Marie  une  horrible  humiliation  que  d'etre  ren- 
voy^e  du  pays  oil  elle  avail  droit  de  denieure. 

Les  troubles  qui  regnaient  en  Angleterre  ne  permcl- 
taient  plus  a  Charles  de  conlinuer  I'hospitalitiJ  qu'il  lui 
avait  accordt^e.  Elle  se  refugia  a  Cologne,  et,  cette  fois, 
ce  ne  fut  plus  du  manque  d'egards  et  de  faste  qu'elle  eut 
a  se  plaindre,  mais  bicn  de  la  misere.  —  Elle  se  vit  forc^e 
de  congedier  ses  valels  un  a  unjusqu'au  dernier.  — Pour 
vivre,  elle  vendit  sou  argcnlefie,  ses  nieubles,  m6me  ses 


VOYAGES 

hardes.et  quandelle  neposscda  plusrien,la  fille  du  grand 
due  de  Toscane,  la  veuve  d'Henri  IV,  la  reine  de  France, 
la  mere  de  Louis  XIII  connut  la  faim,  car  le  pain  lui 
manqua  !  Le  nonce  du  pape  vint  la  voir  i  Cologne ;  il  I'a- 
vait  prcsque  reconciliee  avec  son  fils,  il  la  trouva  malade 
et  denuee  do  tout;  alors  il  la  supplia  de  pardonner  J) Ri- 
chelieu ;  elle  y  consentit;  mais  lorstjue,  pour  gage  de  ce 
pardon,  renvoy(5  demanda  le  bracelet  qu'elle  porlaittou- 
jours  a  son  bras  :  «  Ah  !  e'en  est  trop!  »  dit-elle;  et  elle 
ne  voulut  plus  revoir  le  nonce. 

Quekjues  hcures  apres,  elle  succombait  h  une  maladie 
de  langueur.  Son  dernier  soupir  s'e.\hala  dans  une  chau- 
miere,  sur  un  lit  qu'eul  refuse  le  moindre  de  ses  valets. 

Pauvre  reine!  malgre  tout,  le  blame  trouve  une  large 
place  dans  votre  histoire;  mais,  quand  on  a  suivi  le  noir 
sentier  que  vous  avez  parcouru,  depuis  le  trone  jusqu'au 
grabat  de  Cologne ,  on  s'ariele  sur  votre  tombe  pour 
plaindre  et  non  pour  maudirc! 

Andre  Thomas. 


TETITS  VOYAGES  SIR  lES  RIVIERES  DE  mm. 

LA  SEINE,  SES  BORDS  ET  SES  SOUVENIRS. 

(suite.) 


A  un  quart  de  lieue  environ,  plus  loin  que  Saint-Cloud, 
on  voit  se  detacher,  sur  Ic  fond  de  I'horizon,  lemont  Va- 
lerien.  Cette  monlagne,  qui  s'eleve  comme  un  dime  a 
travers  les  airs,  poss6dait  jadis  un  humble  ermitageque 
les  missionnaires  surent  loujours  embtllir.  Ce  fut  long- 
temps  le  rendez-vous  des  pelorins  qu'une  curiosite  peu 
evangcliquc  altirait  en  ce  lieu  autant  pour  leur  plaisir 
que  pour  leur  salut. 

Au  bas  du  mont  consacre,  le  village  de  Surene  donnait 
a'jx  bu'.curs  peu  difficiles  son  petit  vin  rendu  celebre 
par  un  proverbe  ;  c'est  l<i  que  s'arr^taicnt,  a  moilie  chc- 
min,  ceux  qui,  d'abord  ardents  k  accomplir  le  pelcri- 
naee,  sentaient  leur  enthousiasme  dccroitre  a  I'aspect 
d'une  cote  rapide  oil  il  fallait  reellement  porter  sa  croix 
pour  alteindre  son  calvairo.  On  a  vendu  a  I'encan  ce  lieu 
v6ncre,  mais  Surene  n'a  rien  perdu  de  son  aiiti(]ue  repu- 
tation, liien  des  curieux  et  des  promeneurs  vont  visiter 
les  lieux  oil  s'accomplit  la  conversion  du  proteslant 
Henri  IV  ;  et  Ton  aime  a  se  rappeler  I'anecdole  de  Sullyifai- 
sant  cadcau  it  sonsouverain  et  ami  de  quelques  bouleilles 
<Jc  son  ion  vin  dc  Surene. 

Sureac  a  conserv6  cette  cer^nionie,  autrefois  touchante 


et  gracieuse,  de  la  rosiere  qui  a  immorlalise  Salency. 
Sur  la  rive  droite,  avec  laquelle  on  communiquait  au- 
trefois par  un  bac,  remplace  depuis  quelques  annees  par 
un  pont  de  fer,  s'^levait  jadis  I'abbaye  de  Lonchanips 
dont  il  ne  reste  plus  qu'un  vasle  bitiment  servant  de 
grange.  C'est  la  qu'une  musique  religieuse  et  des  voix  de 
femmes,  dont  tous  lesmemoires  du  temps  ont  parle,  afti- 
raient  a  I'ofTice  des  tenebres,  pendant  toute  la  duree  de  la 
semaine  sainte,  le  peuple  de  Paris. 

La  promenade  qu'on  suit  maintenant  pour  se  rendre 
en  cet  endroit  est  parfaitemcnt  mondaine  ;  on  y  rencontre 
d'elegants  cavaliers  qui  galopent  sur  la  chaussee  ct  les 
avenues  du  bois,  au  milieu  de  somptueux  equipages. 
Plus  modesle,  la  bourgeoisie  s'en  va  errer  b  pitd  le  long 
des  contre-allees,  h  travers  les  taillis  ou  sous  les  rares  fu- 
taies.  II  faut  dire  que  si  le  nombre  de  rendez-vous  de 
chasse  donnes  dans  cette  partie  dubois  n'a  pas  diminue, 
en  revanche  celui  des  rencontres  beaut  oup  plus  se- 
rieuses  qui  jadis  y  avaient  lieu  si  frequemment  ade  beau- 
coup  decru. 

Au-dessous  de  I'ancienne  abbaye  de  Longchamps,  et 
I'l  I'endroit  ou  se  trouvait  I'ancien  bac,  la  Seine  se  par- 


SUR  LES  RIVIERES  DE  FRANCE. 

tuge  en  Jeux  bras,  dont  I'un  passe  devant  le  village  de 

Put^'ain,  qui  traverse  la  route  du  Normandie,  et  qu'em- 

bellisscnt  une  fuulo  de  maisons  de  campague  loules  plus 

splendiJes  les  unes  que  lesaulres.  La  plus  digne  d'allen- 

tion,  peuWtre,  appartlenl  a  madame  de  Coislin.  L'aulre 

bras  de  la  Seine  s'avance  j  arailelement  au  buis  de  Bou- 
logne pour  passer  devant  BasaluUe.  Ce  petit  clialeau  oil 

pliisieurs  de  nos  princes  se  livrorcnt,  soil  a  loules  les 

folies  de  la  jeunesse,  soil  au\  amuscmenls  plus  innocents 

•de  renfonce,  resta  longtempscn  vente  faule  d'acquereur. 

II  a  ete  enfin  acliele,  il  y  a  quelquesannees,  par  lord  Yar- 

moutli,  qui  a  fait  d'enomies  depenses  pour  son  embellis- 

scment. 

Nous  arrivons  a  Neuilly,  oil  un   pent  magnifique  de 

cinq  arches,  aussi  elegant  que  solide,  se  fait  remarquer 

par  sa  hardiesse.  On  se  rappelle  qu'llenri   IV  et  sa  fa- 

niiUe  furent  sur  le  point  d'etre  noyes  dans  la  Seine  en  la 

Iravcrsant  dans  un  bac  ;  c'est  au  malheur  qui  faillit  me- 

nacer  la  France  en  cette  circonslance  qu'on  doit  la  con- 
struction du  ponl  de  Neuilly. 

Au  bas  de  ce  pent,  en  aval,  on  voit  une  ile  magnifique 

se  niirer  dans  les  eaux  du   fleuve;  cette  ile  depend  du 

pare  de  Neuilly  et  du  chateau  ,  appartenanl  a  la  famille 

d'Orleans,  qui  s'etend  sur  la  rive  droile  de  la  Seine. 
Vis-a-vis  de  ce  cliarmant  sejour,  nous  apercevons,  sur 

une  hauleur,  Courbevoie  et  ses  immenses  casernes;  nous 

laissons  tout  cela  sur  la  gauclie  et  nous  arrivons  a  Cli- 

chy-la  Garenne,  village  dont  I'existence  remonte  a  une 
haute  antiquite.  Dagobert  y  avail  un  clijlcau  qu'il  ai- 
mait  liabiter,  oil  son  manage  fut  celebre,  et  oii  se  tint 

un  concUe  provincial  en  sa  presence.  Le  prelendu  primal 
•d'unecertainefeglise  francaise,  Pabb^  Cbatel,  n'avait  pas 
craint  d'installcr  son  collegue,  Auzou,  dans  cette  cure  de 
Clichy,  et  dechoisir  pour  patron  saint  Vincent  de  Paul, 
I'ancien  pasteur  dece  village. 

Autrefois,  pour  se  rendre  a  Asniere,  il  fallail  traverser 
la  Seine  dans  un  bac ;  ii  la  place  de  ce  transport,  souvent 
■dangereux,  on  a  construit  un  pont  a  la  pointe  de  deux 
pelites  lies  oil  se  trouvent  quelques  paluiages.  Dans  une 
situation  agreable,  et  I'un  des  rendez-vous  des  canotiers 
parisiens,  ce  village  d'Asnierespossede  plusieurs  maisons 
de  campagnede  belle  apparence,  et  un  chateau  dont  M.  le 
comte  d'Argenson  fut  le  proprietaire. 

Au-dessous  de  Clicliy  el  du  ni^me  cote,  se  trouve  Saint- 
Ouin,  oil  radministiation  a  fait  conslruire  une  gare  im- 
porlanlE  il  y  a  quelques  annees;  ce  village  possede  deux 
puits  art&iens,  de  nombreuses  et  splendides  maisons  de 
canipagne,  au  nombre  desqiielles  on  distingue  celle  de 
M.  Ternaux,  batie  sur  un  terrain  occupe  autrefois  par 
un  palais  de  nos  premiers  rois.  Ce  village  fut  le  siege  de 
I'ordfe  de  I'feloile,  ciee  par  Jean  le  Bon  ;  malgre  sa  de- 
vise si  pompcuse,  monslriiiil  rcijihus  aslva  ciam,  eel 
Oidre  lomba  dans  un  tel  discredit,  qu'on  I'abandonna  ex- 
clusiveinentaux  chevaliers  du  Guet.  En  eel  cudroit,  I'ile 
Saint-Ouen,  l!le  Saint-Denis  et  quelques  autres  forment 
un  petit  archipel  qui  ne  manque  pas  d'agreraent,  et  a 
travels  lequel  les  canotiers  parisiens  vont  error  a  la  belle 
saison. 

Au  milieu  de  ces  iles  on  distingue,  vers  la  droite,  la 
Ville  et  le  clocher  de  Saint-Denis;  son  antique  abbaye, 
oil  nos  rois  recoivent  la  sepulture,  possede  une  admi- 
rable collection  des  plus  curieux  monuments.  Son  eglisa, 
devastOe  pendant  la  revolution,  resta  quelque  temps  sans 


autel  et  sans  toil ;  elle  a  dte  restauree,  et  depuis  les  der- 
nicrs  travaux  accomplis,  jamais  elle  n'a  ete  aussi  ma- 
gnifique, aussi  attrayante  pour  I'antiquaire  que  pour  le 
curieux. 

L'eglise  de  Saint-Denis  est  desscrvie  par  un  ehapilrc 
de  dix  chanoines,  que  Ton  choisit  parmi  des  anciens 
eveques.  Ajoutons  que  I'ancicnne  abbaye  serl  maintenant 
de  maison  d'education  aux  filles  des  membrcs  de  la  Le- 
gion d'honneur. 

La  ville,  qui  est  une  des  deux  saus-pri-fectures  du  de- 
partement  de  la  Seine,  est  arrosee  par  plusieurs  petits 
ruisseaux  qui,  apri's  a\oir  reuni  leurs  eaux,  se  rendeni, 
sous  le  nom  de  liouillon  dans  la  Seine,  ii  I'embouchure 
oil  va  aussi  s'embi anchor  le  canal  de  I'Ourcq,  nomme  en 
cet  endroit  canal  Saint-Denis. 

.\riivesau  pont  de  la  Briche,  il  nous  faudra  visiter 
son  chilteau,  qu'habila  jadis  Gabrielle  d'Kstrees. 

Le  hameau  de  la  Bridie  depend,  a  vrai  dire,  du  village 
d'Kpinay  que  nous  voyons  devant  nous,  eiitre  la  grande 
route  de  Rouen  et  le  Ileuve.  Epinay  etait  une  ville  du  temps 
des  rois  de  la  premiere  race,  qui  y  avaie  it  un  chateau. 
Dagobert  y  avail  lenu  une  assemblee  de  leudes  ou  sei- 
gneurs; c'est  lb  qu'il  fit  son  testament  et  qu'il  finit 
ses  jours  peu  de  temps  apres.  11  ne  resle  plus  aucune  trace 
do  I'ancienne  splendeur  de  cette  ville  effacee  ;  on  y  voit 
seulement  un  assez  grand  nombre  de  belles  maisons  de 
plaisance  qui  longent  la  Seine,  parmi  lesquelles  on 
remarque  celle  de  madame  de  Montmoreiicy-Luxcm- 
bourg,  et  une  autre  construction  qui  a  la  forme  d'un  T- 
c'est  probablement  la  lettre  initiale  du  nom  de  son  pre- 
mier proprietaire. 

Plus  bas,  apres  fipinay,  la  Seine  riunil  tous  ses  bras 
et  fait  un  coude  pour  servir  de  limile,  jusqu'a  Chalou,  au 
departemeiit  de  Seine-et-Oisc,  comme  elle  a  deja  fait  de- 
puis Meudon  jusqu'b  Surenc. 

Le  Deuve  va  baigner  d'abord  Argenleuil  que  ses  vins 
et  ses  p!atrit;res  out  rendu  populaire,  et  oil  sont  les 
mines  de  I'ancien  prieure,  refuge  d'Heloise,  epouse  infor- 
tunee  d'Abedard,  avant  son  depart  pourle  I'araclel.  Sur 
le  territoire  d'Argenteuil  s'lileve  le  chateau  du  Marais, 
oil  Ton  admire  ces  jardins,  si  bien  distribues,  si  bien  par- 
lages  pour  les  irrigations,  qu'on  voit  se  developper  jus- 
que  sur  la  rive  du  fleuve,  en  face  dos  deux  petite=  iles 
et  de  la  charmante  propriety  nomine  le  Moulin-Jolv.  La 
Seine  passe  ensuite  a  Bezons,  oil  la  grande  foire  de 
Saint- Fiacre  reunit  la  foule  chaque  anneo;  ce  village 
a  livre  passage  a  la  nouvelle  route  de  Paris  k  lUaisons." 
La  Seine  va  baigner  alors  les  carrieres  de  Saint-Denis, 
puis,  apres  avoir  passe  sous  le  pont  de  Cliatou,  char- 
mant  village  que  Ton  rencontre  sur  la  nouvelle  route  de 
Saint-Germain,  par  Nanterre,  elle  va  arroser,  de  sa  rive 
droite,  la  belle  foret  de  Vesinet,  nommee  autrefois  bois 
de  la  Trahison,  a  cause  des  horribles  perfidies  des  An- 
glais et  des  Normands;  laissant  Uuel  et  sa  grande  ca- 
serne sur  sa  gauche,  puis  le  cliijtcau  de  la  Malmaison,  ce 
charmant  .sejour  si  aime  de  I'impcratrice  Jojephine,  elle 
coule  au  pied  d'une  suite  de  collines  quelle  [.va! 
quitlees  ii  la  hauteur  de  la  route  de  Normandie. 

C'est  suf  le  penchant  de  ces  coteaux  que  sontsitues  le 
chJteau  de  la  Fonchiire  et  le  hameau  de  Bougival.  Au- 
dessousse  trouve  le  village  de  la  Chaus^ee  qu'on  appelait 
Charlevanne  sous  lesCarlovingiens.  On  y  avail  eUibli  une 
pecherie  par  les  ordres  de  Charles  Marlel ;  apres  s'en  etre 


276 


PETITS  VOYAGES 


emparcs,  les  Norniands  en  firent  une  place  forlifice  d"ou 
Charles  le  Chaiive  les  ch.issa  i  grand'peine. 

Toutes  les  iles  qui,  depuis  Bezons  jusqu'^  Marly,  par- 
semenl  en  grand  nombre  le  cours  de  la  Seine,  furont 
aussi  ,  pendant  longlemps  ,  dcs  points  de  ralliement , 
des  refuges  ou  les  pirates  normands  allaicut  passer 
I'hiver. 

Les  eauxdu  lleuve^laienl  ameneos,  auporlde  Marly,  iuine 
hauteur  de  six  cents  pieds  par  une  machine  celebrequ'un 
homme  ingenieux,  du  nom  de  Rennequin  Sualem,  avait 
inventee;  elle  passa  pour  un  chef-d'ceuvre,  quoique  tres- 
compliquie,  jusqu'a  ce  que  la  vapeur  et  la  science  hy- 


draulique  enssent  accompli  leiirs  progres  rccenls.  Celts 
machine  cofitait  fort  cher  a  enlretenir ;  aussi  Uii  a- 
t-on  subsli(u6  une  pompe  h  feu.  Une  fois  sur  la  hauteur, 
les  eaux  passcnt  par  le  magnifique  aqueduc,  d'une  lon- 
gueur de  380  toiscs,  et  dont  les  arches  sveltes  et  ^16- 
gantes  commencent  ii  se  montrer  a  partir  d'Argenteuil. 
De  la  elles  se  repandent  dans  les  reservoirs  du  pare  de 
Marly  pour  se  rendre  h  Versailles. 

Sur  une  hauleur  voisine  on  apercoit  Saint-Germain- 
en-Laye,  agreable  ville,  bien  peuplee,  que  le  voismage  de 
la  capitale  et  la  creation  d'un  chemin  de  fer  ont  dolee  de 
la  plus  charmante  societe ;  des  environs magnifiques,  la 


Vus  Jc  Marly. 


proximite  d'une  forot,  des  sites  admirables,  un  air  pur, 
feront  toujours  de  cette  ville  un  des  sejours  les  plus  at- 
trayants  de  noire  pays.  Louis  le  Gros  et  les  rois  qui  le 
suivirent  y  avaient  une  residence  ou  on  les  vit  souvenl. 
C'est  ce  que  prouvent  plusieurs  chartes  datdes  de  Saint- 
Germain.  FranQois  l"  y  avait  fait  bStir  ce  qu'on  appelle 
le  vieux  chSleau,  a  la  place  ou  s'elevait  la  maison  du  m^- 
decin  de  Louis  XL  Jacques  Coitier.  C'est  ce  palais  que  les 
curieux  vont  visiter  sur  le  hautde  la  montagne,  qui  ca- 
cha  les  amours  de  la  belle  La  Valli&re  et  sorvit  d'asile 
aux  Stuarls  presents  :  aujourd'hui  il  se  Irouve  convcrti 
en  penitencier  mililaire. 

Ce  qu'on  appeile  le  chateau  Neuf,  conslruit  par 
Henri  IV,  sur  le  penchant  de  la  colline,  n'e.\iste  plus,  ou 
plulot  quelques  debris  des  fondations  ont  seuls  survtku. 
Ou  trouve  une  magnifique  [iromenade  sur  la  terrasse  qui 
longe  la  foret ;  le  panorama  qu'on  decouvre  de  celto  po- 
sition est  d'une  elenJue  et  d'une  richesse  remarquables. 
On  raconteque  Louis  XIV  se  decida  b.  quitter  le  cliiiteau 


de  Saint-Germain  a  cause  de  I'impression  dcsagreable 
qu'il  eprouvait  chaque  fois  qu'il  apercevait,  du  haut  de  la 
terrasse,  le  clocher  de  Saint-Denis  oil  sont  inhumfe  les 
corps  de  nos  rois  :  I'auleur  des  dragonnades  Halt  bien 
capable  d'avoir  de  semblables  faiblesses. 

La  Seine  n'arrose  que  la  ville  basse,  ce  faubourg  ap- 
pele  commnnement  le  Pec,  ou  passe,  sur  un  pent  eleve 
il  y  a  quelques  annees,  la  nouvelle  route  de  Paris  qui 
commence  au  chateau  et  descend  en  serpentant  le  long  de 
la  montagne. 

Puis  elle  va  longer  la  terrasse  du  pare  et  la  for^t; 
de  Saint-Germain  k  Maisons,  elle  n'a  pas  rencontr^  d'au- 
tre  village  que  le  dernier  dont  nous  parlous,  c^lebre 
parson  chSleau  conslruit ,  au  commencement  du  ei- 
gne de  Louis  XIV,  sur  les  dessins  de  Mansard.  Dans 
I'origine,  une  route  devait  partir  de  Maisons  pour  aller 
communiquer  directement  avec  la  route  de  Neuilly,  ce 
qui  evilait  un  detour  de  trois  lieucs.  Mais  cette  route  fut 
a  peine  comraencee  qu'on  I'abandonna.  Un  bateau  a  va- 


SUR  LES  RIVIERES  DE   FRANCE. 


277 


peur  allait  deMaisons  a  Rouen,  et  procurait  uii  moyen  de 
transport  aussi  facile  q'  e  peu  coilteux,  enlre  P.iris  et  le 
Havre.  M.  Parquin,  qui  cntreprit  cetle affaire,  n'avaitrien 
neglige  pour  rendre  ce  voyage  agreable  au.\  tourisles  et 
aux  artistes  qui  aiment  a  faire  ce  trajet  a  la  belle  saison, 
alors  que  les  rives  de  la  Seine  sont  parsemecs  des  plusjo- 
lis  points  de  vue.  Les  chemins  de  fer  ont  bouleverse  tous 
ces  modes  de  communication. 

Nous  apercevons  ensuite  sur  la  rive  droite  du  lleuve 
Sartrouville,  la  Frette  et  Herblay,  puis,  nous  arrivons  a 
Conllans-Sainte-Honorine.  Ce  village  renferniait  jadis  un 
convent  oil  elaient  conserves  les  restes  sacres  de  sainte 
Hunorine,  dont  la  vie  el  les  actes  sont  restes  parfaitement 
inconnus.  Mjisquand  apparurent  les  pirates  normands, 
naviguant  sur  Paris  en  longeant  les  bords  de  la  Seine,  la 
lerreur  fut  grande  parmi  les  moines  du  monastere ;  ils 
prirent  la  fuite,  eniportaut  les  reliques  de  la  Vierge- 
marlyre,  qu'ils  confierent,  conime  un  precieux  depot, 
aux  habitants  de  Graville  pres  de  Hardcur. 

Bientot,  grace  a  la  presence  de  la  sainte,  des  miracles 
se  manifeslerent  ;  elle  rendait,  si  Ton  en  croit  une  an- 
cieune  chronique,  la  liberte  aux  captifs;  aussi  les  pala- 


dins, les  archers,  les  gens  d'armes  y  venaient-ilsen  grand 
nonibre.  Le  diocese  de  Paris  devint  jaluux  de  la  pro»perite 
de  Graville,  et  il  voulut  avoir  pour  lui  les  reliques,  que 
Ton  rapporta  tres-pompeusement  ii  Conllans;  mais  bien 
que  le  sarcopbage  fiit  reste  seul  ii  Graville,  la  multitude 
continua  d'y  atlluer. 

Le  village,  dont  nous  avons  parle,  s'appelle  ConQans  a 
canse  du  confluent  de  I'Oiso;  cette  tranquiUe  riviere,  qui 
prend  sa  source  dans  les  Ardennes,  va  baigner  Guise, 
devient  Qottable  a  La  Fere,  et,  navigable  a  son  point  de 
jonction  avec  r.A.i3ne,  plus  haut  que  Compiegne,  arrose 
Pont  Sainte-Maxence,  Creil,  Beaumont  et  Pontoise,  et 
vient  meler  ses  eaux  a  celles  de  la  Seine,  au-dessous  de 
CoEiilans  Sainte-Honorine,  apres  avoir  decritdes  circuits 
multiplies  entre  deux  coles  qui  la  bonlentet  sur  lesqucUes 
on  trouve  quelquefuis  de  bons  vignobles. 

Vis-a-vis  Conllans,  sur  I'autre  rivede  I'Oise,  nous  aper- 
cevons, sur  la  pente  de  la  colline,  le  village  d'Andresy, 
occupe  tour  a  tour  par  Jules  Cesar,  les  Xormands  et  les 
Anglais,  qui  en  firent  tous  un  poste  forlifie  qui  leur  assu- 
rait  la  navigation  de  la  Seine,  de  I'Oise,  de  la  Marne  et 
de  tous  les  affluents  qui  se  reunissent  dans  ces  bassins. 


Derriere  Andresy,  sur  la  cote,  se  trouve  un  vignoble  qui 
produit  lemeilleur  vin  du  canton  etdonl  la  reputation  est 
loin  d'etre  usurpee.  Nous  serious  bientot  arrives  a  Triel, 
mais  la  Seine,  toujours  fidele  a  ses  habitudes  de  vagabon- 
dage, decrit,  avant  d'arriver  1^,  un  immense  detour  pour 
aller  visiter  Poissy. 

Poissy,  petite  ville  fort  ancienne,  placee  entre  la  foret 
de  Sa'nt-Germain  et  la  rive  gauche  du  fleuve,  n'est  qu'a 
une  distance  de  six  lieues  de  Paris,  et  cependant  on  en 


fail  Irenle,  si  Ton  veut  arriver  par  eau.  Les  premiers  sou- 
verains  capetiens  y  possedaient  un  palais  oil  saint  Louis 
vint  au  monde  et  fut  baptise  ;  ce  prince  se  plaisait  a  se 
faire  appeler  Louis  de  Poissy.  X  la  place  de  co  chlteau, 
Philippe  le  Hardi  fit  elevir  une  eglise  magnifique  et  pla- 
cer le  maitre-autel  a  I'endroit  mijine  da  lit  sur  lequel  la 
reine  Blanche  donna  le  jour  a  son  illustre  fils.  Voila 
pourqiioi,  centre  une  coutume,  autrefois  generale,leche- 
velde  I'eglise  ne  se  tourae  pas  vers  I'Oi'ient. 


278 


PETITS   VOYAGES 


Poissy  a  jouc  un  rflle  important  dans  I'histoirc  a  I'epo- 
que  oil  le  cardinal  de  Lorraine  plaida  la  cause  dcs  callio- 
liques,  et  I-'  fameux  Tlieodore  de  Beze  celle  des  proles- 
tanls  (colloque  dePoissy).  Mais  ce  fut  en  vain  qu'on  de- 
ploys la  plus  admirable  eloquence;  le  resuUat  de  celle 
eiitrevue  fut  d'aigrir  deux  partis  deja  fori  animfe  I'un 
centre  I'autre,  et  qu'on  avail  espere  concilier. 

Chaque  seraaine  il  y  a  a  Poissy  un  niarche  de  bestiaux 
destine  a  approvisionner  Paris.  II  y  existe  aussi  une  caisse 
commerciale  k  I'aide  de  laqiielle  les  bouchers  penvent 
acheter  a  credit,  moyennant  un  modeste  inlcr^t,  el  sous 
la  responsabiliti5  de  tous  les  membres  de  la  corporation 
qui  deviennent  solidaircs. 

Place  ^  rextremitd  de  la  ville,  le  pont  est  d'une  lon- 
gueur remarquable  et  pr&ente  une  vue  non  moins  digne 
de  fixer  ratlention.  II  est  a  rcgretlcr  que,  depuis  des  an- 
nies,  on  n'art  pas  enlev6  les  masures  qui  surchargcnt  les 
arches  du  milieu. 

Autrefois,  une  galiote  partait  du  bout  de  ce  pont  pour 
aller  Ji  Rolleboise,  et  etait  au  nombre  de  ces  transports  b 
bon  marche  qui  vous  mcnaient,  par  le  moyen  des  bale- 
lets  et  des  mazeltes,  de  Paris  a  Rouen. 

Sur  la  gauche,  nous  laissons  les  villages  deVilbine,  de 
Verneuil,  et  une  multitude  d'iles  couvertcs  de  palurages; 
le  ileuve  se  parlage  continuclloment,  jusqu'a  Rouen,  en 
plusieurs  bras. 

Nous  apercevons  ,  a  droite ,  Triel,  qui  s'eleve  sur  le 
penchant  d'une  colline.  Si  nous  penetrons  dans  I'eglise, 
nous  y  verrons  un  tableau  du  Poussin,  original,  dont  le 
sujet  est  I'Adoralion  des  Mages  ;  ce  tableau  avail  cle  donne 
par  le  pape  a  la  reine  Christine  de  Suede,  pendant  le  s6- 
jour  de  cette  princesse  k  Rome;  a  la  mort  de  Christine, 
un  de  ses  valets  de  chambre,  nomnie  Poiltenet,  en  fit 
hommago  a  Triel,  ou  il  etait  ne.  Nous  remarquerons  en- 
core le  chocur  de  celle  eglise,  construit,  dit-on,  par  Fran- 
cois I",  et  sous  lequel  on  a  fail  passer  une  rue,  par  le 
moyen  d'une  vouteservantde  support;!  cetleconstruction. 

Puis,  la  Seine,  suivant  son  cours,  va  baigner  Vaux- 
les-Moustiers,  ou  Caillault,  ragriculteur,  a  fait,  il  y  a 
quelque  temps,  dei  cssais  qui  intcressaient  presque  toutes 
les  branches  de  I'^conomie  agricole.  Le  nom  de  ce  village 
a  fait  faire  unjeu  de  mots  fort  repandu  dans  la  contreo, 
et  qui  consists  a  dire  :  Triel,  Vmix,  Meulan  ;  d'aprcs 
cette  enumeration,  il  semblerait  quf  Triel  a  beaucoup 
d'iniportance. 

Nous  remarquerons,  en  vue  de  Meulan,  parmi  toutes 
les  lies  dont  la  Seine  est  couverle,  celle  qu'on  nomme 
rile  du  Fort,  oil  s'elevait  jadis  une  tour  dont  il  re-te 
quelques  debris;  au  dela  du  pont,  nous  verrons  I'ile 
Belle,  nonimee  encore  ile  de  Delos,  a  laquclle  un  mem- 
bre  savant  de  I'academie,  M.  Bignon,  ojouta  tant  d'em- 
bellissemenls  au  dernier  siecle;  constructions  elegantes, 
admirables  plantations,  rien  n'y  manque. 

On  peut  vi.-iter,  dans  cette  ile  curieuse,  une  niaison  de 
plaisance  dont  la  situation  excite  ratlention  el  dont  les 
appartements  sont  distribues  d'une  nianiere  originale  et 
nouvelle;  chacun  d'eux  a  recu  le  nom  du  sujet  qui  s"y 
trouve  represente.  On  veil  se  dresser  du  milieu  des  jar- 
dins,  b  travers  dcs  rideaux  de  feuillage,  des  pavilions  le- 
.gers  et  coquets  qui  contribuent  a  faire  de  ce  coin  de  terre 
quelque  chose  de  vraiment  charmant.  Par  malheur  cette 
delicieuse  proprietc^  est  bien  dechue  de  sa  splendeur 
d'autrefois. 


Conslruite  en  amphitheMre  sur  la  rive  droite  de  la 
Seine,  la  ville  de  Meulan  fut  jadis  une  place  Ires-forfe 
dont  les  maitres  etaient  comtes.  Quand  le  comt6  de  ce 
nom  fut  rcuni  a  la  couronne  sous  Pliilippe-Augusle,  Meu- 
lan n'en  resta  pas  moins  la  capitale  du  Pincerais,  conlree 
comprise  enlre  Poissy  et  Mantes.  Meulan  fuLsouvcnt  ra- 
vagee  par  les  Normands,  qui  la  prirent,  egorgercnt  le 
comte  et  les  seigneurs  du  pays,  et  massacreronl  la  garni- 
snn  ;  ses  malheurs  out  inspire  lespo'e'tesdel'epoquejWace 
a  dit  dans  son  ronian  du  Ron  : 


Done  onl  porpris  Mcullent  et  toiiU  l.i  conli-e, 
Lts  barons  ont  occis  el  la  terre  gastoc. 


La  ville  de  Meulan  esl  traverseepar  une  petite  riviere 
nommee  la  Viourne  qui,ausortir  des  mursde  fa  cite,  va 
se  reunir  a  la  Seine.  Puis  le  Ileuve  va  baigner,  pendant 
plusieurs  lieues,  des  ties  nombrenses  au  riant  aspect,  et 
nous  conduit  a  Mantes,  dont  nous  avons  vu  de  loin  les 
tours  imposantes;  jusquc-lii  nous  n'avons  renconfri"  que 
deux  villages  sur  la  droite,  .lusiersel  Porcheville,  elMezy 
sur  la  gauche. 

Mantes,  grScc  a  sa  charniante  position,  a  merite  le  sur- 
nom  de  Julie  :  .ses  environs,  avec  leurs  maisons  de  cam- 
pagne,  sont  tout  a  fait  altrayants.  A  son  entree  dans  Man- 
tes, laSeine  recoil  la  petite  rivic'rodeVaucouleurSjet  forme 
plusieurs  lies  ilont  la  plus  gracieuse  s'appelle  I'ile  d'.4- 
mour,  nom  qu'elle  merite  sous  tous  les  rapports.  Des  allees 
plantees  d'oimes  y  dcssinent  une  sorte  de  cours  ou  pro- 
menade qui  ne  manque  pas  d'agremeni,  et  vonl  abou- 
lir  a  I'un  des  ponls  les  plus  remarquables  France.  II  se 
compose  do  trois  arches  longues  chacune  de  cent  vingt 
pieds,  et  conduit,  sur  la  rive  droite,  a  Limay,  qui  n'est 
pas  autre  chose  qu'un  faubourg  de  la  ville. 

Mantes  i!'tait  jadis  protijgee  par  une  forleres.se  qu'Hen- 
ri  IV  fit  d^molir  sur  la  prii.'re  des  habitants;  le  curieux 
ne  manqttera  pas  de  visiter  les  mines  de  certaines  forti- 
fications et  celles  de  quelques  vieux  murs  dont  se  com- 
posait  autrefois  son  enceinte;  JIantes  fut  fondee,  au  dire 
de  la  clironique,  au  temps  des  druides;  pour  doitnerune 
certaine  apparence  hisloriijue  a  cette  tradition,  on  rap- 
pellc  ses  anciennes  armoirics,  oil  figurait  le  guy  de  chene 
auquel  le  roi  Charles  VII  voulut  ajouler  la  moilie  de  ses 
armes,  composees  d'une  fieur  de  lis. 

Mantes  ful  inccndiee  par  Guillaume  le  Conquiirant, 
prise  par  Charles  Ic  Mauvais,  reprise  par  Duguesclin ;  elle 
a  joui3  un  role  important  k  I'epoque  des  guerres  de  la 
Ligue. 

La  Seine,  en  sorlant  de  Mantes,  se  met  k  cofoyer  ces 
boisimmenses  vendus  par  Sully,  qui  sacrifiait  tout  pour 
aider  son  noble  maitre  h  affermir  son  ti6ne.  C'est  au 
sein  de  ce  pays  boise  que  se  cachent  le  village  et  le  cha- 
teau de  Rosny,  possede  d'abord  par  M.  Archambaul  de 
Perigord,  puis  par  la  duchesse  de  Berri.  Madame  n'e- 
pargna  rien  pour  embellir  cette  propriete;  elle  y  fit  bjtir 
une  eglise  on  a  et^  depose  le  copur  de  rinforluni;  due, 
et  ('leva  a  c6t6  un  hospice.  II  y  a  dans  ce  rapproche- 
ment ,  avouons-Ie ,  quelque  chose  de  touchant  et  de 
senst!  a  la  fois;  car  y  a-t-il  un  meilleur  moyen  de  se 
consoler  que  de  faire  le  bien? 

A  peu  de  distance  de  Rosny  se  trouve' Rolleboise;  an- 
trefois  sa  galiote  faisait  le  service  jusqu'a  Poissy,  et  ses 


SUR  LES  RIVltRES  DE  FRANCE. 


putaclics  menaient  h  Rouen;  oujourd'liui  on  admire  \'i- 
tonnante  longueur  de  son  tunnel,  sous  lequel  les  convois 
du  clierain  de  fur  reslent  ensevelis  si  longtemps  dans  une 
obscuriti5  profonde.  Do  la  route  ordinaire  qui  ni^ne  de 
Mantes  Ji  Vernon,  sur  Ics  tords  du  fleuve,  on  jouit  d'un 
admirable  panorama. 

La  Seine  s'est  i5cartec  de  la  route  de  Norma  ndie,  qu'elle 
avait  longee  dopuis  Poi.<;sy  ;  elle  a  fait  un  immense  detour 
pour  revenir  cotoyer  cette  mi^me  route  h  Bonnieres,  qui 
n'est  qu'a  une  lieue  de  Rolleboise.  Elle  se  trouve  forcce  de 
deciire  cette  sinuosite  a  cause  d'uue  roche  (5levje  h  la- 
quelle  on  parvient 

Sill'  un  i^liemin  monlant,  sahlunneax,  malaise, 
Et  de  tous  les  cules  au  sol&ii  c\faa^, 

comme  a  dit  La  Fontaine. 

Du  haul  de  la  monlagne,  (M  apercoitla  plaineqai  s'e- 
lend,  di'puis  Mantes  et  Rosny,  jasqu'a  la  Rocte-Guyon, 
place  a  I'extremite  de  la  presqu'Ue  formeeen  cetendroit 
par  un  detour  de  la  Seine,  qui  revient  sur  elle-raf'me, 
laissant  sur  sa  gauche  Mousseaus  et  Moissoa,  et  sur  sa 
droite  Saint-Maxtin  et  Verneuil;  enfio,  nous  apercevons 
Ilaute-Ile,  doal  BoUeau  nous  a  donne  la  descriplaan  dans 
ces  vers  : 


Cast  im  petit  vitKiiie  oo  jiTuliit  nn  Iiauuiaay 
BJfci  sur  1«  pesuliMkt  d'un  lunf  rang  de  calllnes, 
D'lMi  raii'l  s'ei^iie  au  leia  daiis  les  |fl.iiiies  voisines. 
La  Seme,  an  piad.  its  monls  i^ue  sun  Hut  vicnt  lan« 
Voit  du  seili  it  ses  eaux  sin^t  itee  s'dever. 
Le  Tilbirc  au-dessus  forme  un  amjiliillieatre  ; 
L'habilanl  ne  connait  ni  la  cliaiix  ui  le  [lUtre, 
El  dans  Ic  roc  qui  cede  et  se  coupe  aiscment 
Chacnn  salt  de  sa  main  creuscr  un  logement. 


On  a  encore  qiielques  rcstcs  de  la  maison  seigneuriale 
de  llaute-Ile,  qui  eut  pour  proprietaire  un  neveu  de  Boi- 
leau ;  cet  ccrivain,  qui  y  resida  souvenl,  ne  pouvait  man- 
quer  d'en  parler. 

A  une  demi-lieue  de  distance,  sur  la  pente  de  la  col- 
line,  nous  \oyons  apparaiire  la  Roche-Goyon,  bourg 
charmant  qui  s'eleve  en  forme  de  croissant  et  s'appuic 
sur  la  rive  menie  du  fleuve.  Construit  avec  solidite  au 
pied  de  la  roclie,  son  chSleau  est  fortifie  par  dcs  tours,  et 
entoure  par  des  fosses.  II  est  fort  irregulicr  ;  on  y  voit  des 
constructions  anciennes  et  des  corps  de  batiments  mo- 
dernes  eleves  a  trois  ou  quatre  epoques  differentes. 

Sur  le  haut  de  la  roche,  et  balie  dans  le  roc  vif,  on 
voit  se  dresser,  au-dessus  du  chiteau,  une  grosse  tour; 
c'cst  une  forteresse  dont  un  capitaine  anglais,  le  cerate 
de  Warwick,  s'empara  sous  le  regno  de  Charles  VL  Fran- 
cois de  Bourbon,  comte  d'Engliien,  qui  trionipha  i  Ceri- 
solles,  y  perit,  assomme  par  un  coffre  que  ses  enncmis, 
envieux  de  sa  gtoire,  firent  tomber  sur  sa  tete  du  haut 
d'une  fcn^tre  du  ch?ileau.  Un  seigneur  ilalien  futsoup- 
conne  d'avoir  commis  ce  meurtre  abominable;  mais, 
comme  le  Dauphin  et  le  marquis  d'Anmale,  de  la  maison 
do  Lorraine,  auraient  pu  figurer  dans  cette  affaire,  le  roi 
Francois  I"  se  garda  bien  d'auloriser  des  poursuites. 

La  Seine,  revenanl  alors  sur  elle-meme,  va  baigner 
Freneuse,  qui  s'est  illustree  par  ses  excellents  pelits  na- 
vets,  dont  I'ecorce  jaune  rappelle  la  couleur  de  son  sol 
sablonneux;  puis,  nous  passons  a  Bonnieres,  dont  I'im- 


279 

portance,  qui  ne  consistait  gnere  autrefois  que  dans 
rexislence  d'un  rclais  de  la  route  de  Rouen,  s'est  accrue 
dcpuis  I'i'lablissement  d'une  station  du  chemin  de  fer. 
C'est  ii  Bonnieres  qu'on  prend  maintenant,  par  corres- 
pondance,  la  voiture  d'Evreux.  Nous  aperccvons  ensuite 
Jeufosse,  oil  les  Normands  ont  campe  plus  dune  fois;  en 
cet  cndroit,  o'eat-i-dire  a  Limcts,  le  fleuve  recoit  I'Epte, 
qui  va  s'y  precipiter  par  une  double  embouchure,  en  face 
de  Port-Villez. 

Cette  petite  riviere  de  I'Epte  prend  sa  source  dans  les 
montagnes  situees  entre  NeufcluMel  et  Gournay;  elle 
passe  par  cetle  derniere  ville,  puis  par  Gisors,  et  limite, 
dans  presqae  toute  sa  longueur,  la  Normandie  et  le  de- 
parlement  de  I'Eure. 

Augmentee  par  I'Epte  et  dcvenue  normande,  la  Seine 
arrose  d'aboTd  Oiverny;  c'est  le  premier  village  qu'elle 
troupe  sur  sa  rotite,  depuis  sa  sortie  de  rancienne  pro- 
Tince  de  I'lle-de-France.  Nous  entrons,  apres,  dans  la 
petite  vilte  de  Vernon,  remarquable  par  son  anciennete 
ct  son  commerce,  et  qui  communique  avec  Vernonnet,  un 
de  ses  faubourgs,  par  u,n  pont  de  vingt-dcux  arches. 

La  ville  de  Vernon  etait  jadis  tr^s-forte ;  il  lui  rcste 
encore  une  grosse  tour  ou  sont  cooser\ees  les  archives. 
Situee  juste  snr  la  limite  du  territoire  des  rois  de  France 
et  de  ceux  d'^lngleterre,  elle  eut  beaucoup  a  toulTrir 
pendant  lout  le  temps  de  ces  interminablcs  rivaliles. 
C'est  sous  le  rcgne  de  saint  Louis  que  fut  rendu,  centre 
un  seigneur  de  Vernon,  cet  arret  celebre  par  lequel  le 
sire  de  cette  ville  etait  condamne  a  desinteresser  un  niar- 
chand  qu'on  avait,  en  plein  Jour,  vole  dans  le  ressort  de 
sa  juridiction  seigneuriale.  Une  loi,  dont  I'origine  re- 
monte  aux  capitulaircs  de  Charlemagne,  ordonnait  aux 
seigneurs  de  garder  leschemins,  depuis  I'aurore  jusciu'a 
la  tombee  du  jour,  en  consideration  du  droit  de  pcage 
qu'ils  percevaient. 

Le  lleuve  suit  la  grande  route  pendant  plusieurs  lieues, 
puis  il  la  quitte  tout  6  coup  au  Goulet,  et  il  si."  remet  ^ 
serpenter  comme  S  sa  sortie  de  Paris. 

Nous  distinguons  sur  sa  rive  droite  plusieurs  villages  : 
Pressaigny,  Courcelles  et  Bouaffe,  et  entre  les  deux  pre- 
miers Port-Mori,  le  seul  remarquable.  C'est  dans  son 
eglise  que  se  celebra  le  manage  de  Louis  VIII  el  de  Blan- 
che de  Castillo ;  les  Flats  de  son  pfere,  frappe  d'une  in- 
terdiction, ne  pouvaicnt  lui  fonrnir  un  lieu  plus  propice 
pour  acconiplir  cette  union,  a  laquelle  6taient  ^galement 
inleresseesla  France  et  I'Angleterre. 

Nouslaisserons  sur  la  gauche  Thony  ou  Tocny,  oil  re- 
sida jadis  Bertrade  de  Montfort,  I'une  des  quatre  femmes 
de  Foulques,  que  sa  laideur  fit  surnommer  le  Rechm  ou 
le  Recliigne  ;  cet  homme,  peu  scrupuleux  et  tres-complai- 
santmari,  ceda  Bi'rtrade  a  Philippe  le  Gros,  rui  de  France, 
qui  I'avait  enlevi^e. 

En  cet  endroit,  nous  decouvrpns  biea  distinctement, 
devant  nous,  la  masse  si  imposanle  des  ruines  de  Cha- 
leau-Gaillard,  dont  le  nom  indique  une  place  forte  et 
audacieusement  situee.  Construil|  par  Richard  Coeur-de- 
Lion,  qui  \oulait  avoir  dans  sa  main  la  navigation  de  la 
Seine  et  proteger  sa  province  de  la  Normandie,  ce  cha- 
teau a  joue  un  rule  important  dans  nos  annates  civiles  et 
militaires.  Le  sang  de  braves  guerriers  arrosa  ses  murs 
bien  souvenf,  et  de  royales  victimes  verserent  le  luur 
dans  ses  fosses  profonds  et  ses  obscurs  cachets. 
C'est  la  qu'on  Otrangia,  avec  sescheveu.x,  une  reine  de 


280 


Li;S  AVE.MLRES   BIZARUES 


Franco,  Marguerite  de  Bourgogne ;  on  pretend  aussi  que 
les  bourreaux  employerent  un  linceul.  Quoi  qu'il  en  soil, 
I'epoux  de  cette  femme  depiavee,  Louis  le  Hutin,  put  se 
C.'Oire  suffisamment  vengt5.  La  rancune  du  cardinal  de 
la  Ballue,  qui  ne  pardonna  jamais  a  ses  protecteurs  de 


Tavoir  aideh  grandir,  y  poursuivit  6galement  Charles  de 
Melun,  qu'elle  lortura  par  les  pHis  horribles  supplices. 

Quaiid  vous  descendez  les  lumleurs  de  ChJtoau-Gail- 
lard,  vous  apercevcz  les  Andelys,  dans  une  plaine  char- 
manle  arrosee  par  le  Gambon.  II  y  a  dans  cette  ville, 


plus,  iigreable  k  voir  k  I'exterieur  qu'a  visiter  interieure- 
ment,  deux  parties  bien  distinctes,  encadrees  chacune 
dans  un  beau  paysage  :  le  petit  Andeljs,  sur  le  bord  du 
lleuve,  au  confluent  du  Gambon,  et  le  grand  Andelys; 
une  chaussee  d'un  quart  de  lieue  les  fait  communiquer 
lous  deux.  Les  Andelys  ont  donne  naissance  a  plusieurs 
grands  hommes,  entre  autresa  I'areonaute  Blanchard,  au 
Poussin,  dont  on  y  voit  plusieurs  pages  magnifiques; 
Thomas  Corneille,  le  frere  de  I'illustre  tragique,  y  resida 


souvent ;  on  montre  toujours  aux  curieux  une  maison 
qui  lui  a,  dit-on,  appartenu. 

Dans  le  voisinage  des  Andelys  se  trouve  la  source  mi- 
raculeuse  de  Sainte-Clotilde,  a  laquelle  on  a  voue  pen- 
dant loiigtenips  un  culte  vraiment  religieux.  L'eau  de 
cette  source  avait,  dit-on,  la  propriete  de  guerir  toutes 
sortps  de  maux. 

A.    I.    R.VVERCIE. 


LES  AVENTURES  BIZARRES  DE  M.  DE  COGl-FETU 


CHAPITRE  in. 

Un  peu  de  morale,  r'11  xoaa  plall. 

Ne  vous  y  tronipez  pas,  —  cetle  histoire  cache  un 
baut  enseignement  sous  une  forme  badine  et  quelque 
fois  railleuse.  C'est  la  sagesse  en  habit  couleur  de  rose. 
11  ue  faul  pas  m'en  vouloir  pour  cela.  —  Laissez  faire 

•  Voir  les  pafcs   I  SI   el  294. 


le  temps,  et  Cogne-F(5tu  jportera  cruellement  la  peine  de 
la  dissipation  deses  premieresannees,  si  foUes, sijoyeuses, 
si  etourdies  —  et  en  mtoe  temps  si  vivos.  L'&lat  de 
rire  d'ii-presentsera  bien  expie  par  lalarnie  de  plus  lard. 
Aujourd'hui,  le  chemin  est  Deuri,  feuille,  gazouiUant, 
plein  de  chansons  et  de  couleurs;  c'est  que  'c'est  le 
printemps.  Uepassez  dans  si\mois;  il  n'y  aura  plus  que 
des  ronces  IJi  oii  il  y  avaitdes  roses,  de  la  neige  a  la  place 
du  gazon,  des  rameaux  noirs,  seches,  d&oles.  —  Pour- 
tant  c'est  le  meme  chemin;  mais  cen'est  plus  la  mcme 


DE  M.   DE  COGNE-FETU. 


281 


saison :  I'hiver  est  vcnu  apres  le  prinlcmps  ;  mai  s'est 
fand  devant  rhaleino  de  decembre. 

Mon  roman  est  au  moisde  mai. 

La  petulance  irrcd^cliie  de  Cogne-Fetu  sera  la  cause 
premiere  de  ses  tribulations.  La  vivaciten'est  pas  un  de- 
faul  bion  horrible,  elle  est  m^me  preferable  ^  ccrtaines 
torpeurs;  mais  son  excos  pout  avoir  des  suites  funestes, 
et  c'est  I'exemple  que  j'en  offrc  dans  ces  pages.  Je  sais 
bien  queles  enfanls  eprouvent  un  certain  plaisir  a  enten- 
dre dire  d'eux  :  C'est  un  papiUon !  c'est  un  ora;;e!  il  est 
vif  comme  I'eclair!  —  Sansdoute  leurs  teles  blondes  au- 
raicnt  niauvaisegrSce  5  montrerde  bonne  licure  unegra- 
vite  qui  ne  peut  exisler  reellenient  dons  leurs  esprits; 
j'aime  a  les  voir  bal'.re  les  champs  dans  quelque  bruyante 
parlie  de  course  ou  de  paume;  la  blouse  el  la  collerctte 
s'accordent  mai  avec  la  raison,  et  les  enfanls  pedanls  sent 
do  Irisles  enfanls,  sur  ma  parole.  —  Mais  de  ce  qu'il  est 
bon  pour  eux  de  ceder  parfois  au  vccu  de  la  nature  qui 
semble  avoir  gonlle  leurs  veines  d'une  mousse  pelillanle, 
ils  ne  doivent  point  pour  cela  se  faire  une  habitude  d'un 
laisser-aller  qui  devient  dangereux  avec  I'Sge,  —  sous 
peine  de  vivre,  d'agir  et  de  raisouner  comme  un  Cogne- 
Ketu. 

—  Avez-vous  compris  deja  ce  que  c'esl  qu'un  Cogne- 
Felu? 

Un  Cogne-Fetu,  —  c'esl-a-dire  un  excellent  cocur,  un 
cceur  d'or  comme  dit  le  bon  peuple,  un  cocur  pave  du  haul 
en  has  des  meilleures  inlenliuns,  —  mais  egalement  im- 
pressionnableau  bien  comme  aumal. 

Un  Cogne-Fetu,  —  c'est-a-dire  un  caraclere  gi'nereux 
mais  inconslanl,  sensible  mais  emporle,  doue  d'une  com- 
prehension ardenle,  d'un  amour  subit,  —  chez  qui  la  re- 
flexion ne  precede  jamais  I'aclion. 

Un  Cogne-Fetu  c'est-a-dire  une  inlelligence  eprise  de 
loule  folic,  de  toute  nouveaute,  de  tout  appeau  ;  qui  s'en 
va  donnant  de  tSte,  comme  une  abeille,  centre  tons  les 
usages,  les  moeurs,  les^venements;  un  moucheron  qui  se 
bride  il  la  flamme;  une  alouelte  qui  se  prend  au  miroir. 

Un  Cogne-Fetu,  —  c'est-h-dire  un  hurluberlu,  qui  ferait 
peul-6lre  un  excellent  garcon  et  un  homme  de  merite,  s'il 
voulait  fire  auparavant  un  homme  d'etudeel  un  homme 
de  sens. 

Un  Cogne-Fetu,  — c'est-a-dire 

Un  Cogne-Fetu,  enfin ! 

Franchement,  si  j'avais  cu  quelque  aulorile  sur  mon 
heros,  je  me  serais  phi  Ji  lui  adresser  de  ces  conseils  sur 
lesqucls  je  viensde  m'elendreavec  une  complaisance  digne 
des  moralisles  qui  en  font  leur  Hal,  —  et  qui  me  vau- 
dron',  je  I'espere,  un  resle  d'indulgence  pour  le  rccit  de 
ses  dernieres  escapades  a  la  pension. 

llais  s'ilm'eillecoule, —  queseraitdeveuuelapresenle 
hisloire! 

Celle  idee,  —  en  me  consolant  un  peu,  —  me  donne  la 
foice  de  reprendrele  fil  de  ses  aventures. 

Nous  I'avons  laisse  en  prison. 


RCiiiIiilscciices  d'Heiirl  M,isers  lie  I.aliide,  de  Silvio  Pellico 
c(  du  barou  de  Trcncli. 


II  geraissait  sous  les  verrous.  II  suivait  d'un  ceil  pen- 
sif  le  vol  des  hirondelles,  i  traversles  barreaux  de  sa  fe- 
nelie.  C'est  ainsi  que  Ton  nous  represenle  les  plus  illus- 


tres  captifs  de  I'iiisloire.  C'est  ainsi  que  Vincennes, —  la 
Bastille, — les  plombs  de  Venise  et  les  ciladelles  du  Spilz- 
bergenfcrmaient  des  soufTrances  inconnues,  des  douleurs 
impuissanles.  II  mangeail  un  pain  mouille  de  ses  larmes. 


En  vain,  pour  Ironiper  les  ennuis  de  la  captivile,  avait-il 
essaye  d'apprivoiser  une  araignde,  — &  I'exemple  de  Pe- 
lisson;  —  les  araignees  sont  bien  d^chues  depuis  ce 
temps-lJi. 

II  evoquait  avec  effroi  le  souvenir  d'Ugolin  dans' sa 
lour,  d'Arlhur  de  Brelagne  el  de  Richard  Coeur-dc-Lion, 
musique  do  Grclry.  Sa  douleur  ne  faisait  que  s'en  accroi- 
Ire.  Alors  il  tenia  de  s'evader,  et  II  se  prit  a  songer  sc- 
rieuscment  aux  moyens  de  meltre  son  projet  a  exOculion. 
Celle  idee,  une  fois  aiicree  dans  sa  tele,  lui  sourit  telle- 
ment  qu'il  finil  par  s'en  enlhousiasnier  el  a  ne  plus  rever 
qu'il  cela,  —  ii  ce  point  qu'on  lui  eiil,  je  crois,  cause  un 
tres-sensible  deplaisir  en  lui  annoncant  sa  delivrance. 

II  avail  commence  a  sender  les  muis,  — le  plancher, 
le  plafond ;  ii  inspector  minutieusemenl  la  serrure  et  les 
ferremenls  de  la  porle.  II  s'elait  mis  en  quele  d'un  clou, 
pour  creiiser  un  souterrain,  —  a  I'inslar  deCervanles.  II 
avait  effile  les  draps  de  son  lit  pour  en  faire  des  echelles 
de  corde,  et  il  se  proposail  de  soulever  une  dalle  dans  le 
but  de  les  souslraire  aux  visiles  du  porte-clefs;  en  at- 
tendant il  les  cachait  dans  sa  paiHasie. 

—  Je  choisirai  une  null  bien  sombre  pour  mon  evasion, 
s'elait-il  dil,  une  nuil  pluvieuse.  tjnand  tout  le  monde 
sera  endormi,  je  descellerai  un  des  barreaux  de  la  fcnetre 
qui  est  dejii  forlement  ebranle  ;  aux  autres,  j'allacherai 
mon  echelle  de  corde.  Sur  la  plale  forme,  pas  de  senli- 
nelles.  En  bas,  un  fosse  k  franchir.  C'est  bien.  II  ne  me 
reste  plus  ensuile  qu'i  passer  devanl  la  loge  de  la  por- 
tiere. La  est  I'obslacle ;  mais  je  le  franchirai  avec  de  I'au- 
dace 

Tel  elait  le  plan  de  Cogne-Fetu,  lorsqu'un  evenemenl 
imprevu  vinl  lout  h  coup  en  varier  quelques  dispositions. 

Un  matin,  Ji  I'heure  du  dejeuner,  comme  il  enlendait 
grincersur  ses  gonds  la  porte  de  son  cachol, —  a  la  place 
de  la  portiere  preposee  aux  soins  de  sa  subsistance,  il  ne 
ful  pas  peu  surpris  de  voir  apparaitre  une  figure  placide 
et  rougeaude. 

—  Blaise!  s'ecria-t-il. 


282  LES  AVENTURES   BIZARRES 

Blaise,  —  c'etaitlui  en  cffet,  — laissa  tomber  Icpanier 
iju'il  avciit  au  bras. 


—  Fetu!  dit-il  pelrifie.  Commant !  c'est  vous  qu'ils  en- 
ferment  ! 

—  Helas !  mais  que  viens-lu  faire  ici? 

—  .le  suiscommis  a  la  cuisine. 

—  Marmilon'i  ta  m'apporteras  des  cerises. 

—  Faudra  done  ies  -voler,  Cogne? 

—  Tu  ne  Ies  voleras  pas,  Blaise ;  tu  Ies  prendras  seule- 
ment. 

—  Alors,  je  veui  bien. 

En  ce  moment  uiie  idee  perca  subitement  I'csprit  de 
Cogne-Fetu,  —  qui  faillit  en  sauter  de  joie. 

—  Tu  m'es  dcivoue,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui. 

—  Donne-moi  ton  bonnet. 

—  Oh !  oh !  fit  Blaise,  avec  un  gros  rire. 

—  Donne  done. 

—  Le  voila,  Fetu. 

—  Et  Ics  sabots ! 

—  Oil !  oh !  —  Ies  voila,  Cogne. 

—  Et  ta  blouse!  et  ta  culotte!  et  ton  panier!  je  m'en 
vais !  je  decampe  !  je  me  ddguise!  Preuds  mes  habits  1 

—  Et  moi,  Fetu? 

—  Tu  prends  ma  place. 

—  Non  pas. 

—  Si  fait!  C'est  un  beau  trail.  On  te  meltra  dans  la 
Morale  en  action. 

—  Mais,  Fetu... 

—  Fetu,  Fetu,  depeclie  toi ;  tu  raisonneras  plus  tard. 
Adieu.  Ne  t'impatiente  pas,  je  reviendrai  tout  a  I'heure. 

—  Mais,  Cogne... 

Et  sans  donnur  audience  aux  scrupules  dii  marmiton,  le 
prisonnier  disparut  dans  le  corridor,  —  emportant  le 
trousseau  de  clefs  oublid  a  terre. 

II  etait  libre  ! 

Blaise  se  mit  tranquillement  a  plearer. 


Sulle  du  pr^c<'ienl. 


A  peine  le  fugitif  elait-il  parvenu  au  bout  du  corridor, 
qu'il  fut  pris  en  meme  temps  d'un  remordset  d'une  bonne 
pensee.  II  songca  que  pour  s'opargner  quelqucs  jours 
d'ennui,  iloompromeltait  I'avenir  deson  frere  nourricier, 
en  risquant  de  le  faire  renvoyer  pour  abus  de  confiance. 
II  hesita,  Ct  un  pas  cu  arriere,  —  et  la  raison  allait  Tem- 
porter,  lorsqu'il  entcndit  riisonnerune  voix  bien  connue. 
C'elaitcelle  de  re.\-Vendredi  qui  fredonnait  un  motif  fan- 
ta;tique  sur  des  paroles  de  sa  composition. 

Alphonse  bondit,  —  il  cssaya  une  clef  dans  la  Siorrure, 
—  puis  une  autre,  —  puis  une  troisieme,  et  enfin  il  se 
trouva  dans  Ies  bras  do  son  lamentable  ami  Titube,  — 
en  compagnie  duquel  il  se  prit  <i  e.xecuter  une  danse  pleine 
d'ivresse. 

Lorsqu'il  lui  eut  raconte  lescirconstances  deson  evasion : 

—  Ah  fa!  lui  dit Titube,  il  fautque  tu  mefasses  sauver, 
a  mon  tour. 

—  Comment  cela? 

—  Je  ne  sais  pas,  ca  te  regarde.  Je  m'en  vais  sortir 
avec  toi. 

—  Du  tout.  On  nous  rcmarqucrait.  ] 

—  Je  vols  ce  que  c'est  :  tu  cs  un  ego'i'sle ;  lu  m'aban- 
donnes.  ' 

—  Si  Ton  pent  dire! 

—  Eh  bien  !  reprit  Titube,  parlageons  le  deguiscment. 
Donne-moi  la  blouse  et  le  bonnet,  et  garde  Ies  sabots. 
Noussortirons  I'un  apres  I'autre.  Je  pars  le  premier. 

—  Kon,  nOD,  c'est  moi. 

—  C'est  moi! 

—  Alors,  dit  Cogne-Fetu,  tirons  au  sort. 
Un  sou  fut  jete  en  I'air. 

—  Je  demaude  pile !  cria  Titube. 
Le  sou  lomba  pile. 

Titube  etait  deja  hors  de  son  cachot. 

Ainsi  qu'il  etait  convenu,  Ccgne  Felu  devait  laisser 
ecouler  quelques  instants  avant  de  le  suivre.  II  Ies  em- 
ploya  avec  resignation  a  parcourir  la  superbe  collection 
debonshommes  dont  son  ami  avail  diicore  la  muraille. 


Pendant  ce  temps,  Titube  avail  gagne  d'un  bond  le  pa- 
lier  voisin,  —  et  il  se  disposait  i  le  fcanchir,  lorsque  la 
curiosite  le  fit  s'arreter  devanl  une  porte  d'ou  s'echap- 
paient  d'enormesgemissements. 

—  Encore  une  victime  de  la  Ijrannie  des  niaitres,  se 
dit-il. 

Puis,  prelantde  nouvoau  rorcille: 

—  Ma  foi  I  voyons  qui  ce  peul  ctre. 
Et  il  entra. 


DE   M.   DE  OOG.NE-FETU. 


28"i 


Mais  il  nc  fiit  pas  plutot  en  presence  de  Blaise,  —  car 
on  I'a  dej^  reconnu,  —  que  celui-ci  luisaula  h  la  gorge. 

—  Ousque  vous  avez  pris  cc  bonnet  et  cette  blouse? 
cria-t-il? 

—  Tais-toi,  brute,  In  vas  me  faire  ducou\rir,  dit  Ti- 
tube  en  se  debattant. 

—  Rondez-moi  mon  bonnet  el  ma  blouse! 

—  Veux-lu  bifen  me  lacher... 

—  Ncnni  ! 

Aux  oris  ponss6s  par  le  paysan,  la  portiere  accourutet 
separa  les  deux  champions.  Apri's  quoi,  elle  ordonna  une 
visite  exactede  toules  les  cellules  du  corridor,  —  enfer- 
niant  soigneusement  Titiibe  dans  celle  de  Cogne-Felu  et 
Cogne-Felu  dans  celle  de  Titube. 

Lelendemain,  Traquenard,  en  faisant  sa  rondeaccou- 
lumee,  crut  s'apercevoir  que  quelque  chose  avail  ete 
change  dans  les  prisons  do  I'ecole.  Mais  ce  fut  vaincment 
qu'il  se  creusa  la  iSte  :  il  ne  put  jamais  se  rendre  coniple 
de  la  cause  d'une  pareiUe  impression. 

Dullcliii  de  la  faiuille  Cogno-F^tu. 

Pendant  que  cos  choses  se  passaient  a  la  pension  Be- 
no'it,  la  famille  Cogue- Fetu  nourrissait  les  reves  les  plus 
eelalanls  h  I'egard  de  son  herilier. 

M.  de  Cogne-Fclu, —  qui  voulait  en  faiie  un  banquier, 
—  lui  meublait  deja  un  coniploir  avec  grillages  verls,  car- 
tons verts  et  registres  verts. 

Madame  de  Cogne-Fetu, —  qui  persistait  a  le  voir  a\o- 
cal,  —  lui  achetail  des  livres  de  droit  en  cachelte. 

L'oncle  Frejus,  —  qui  ne  dcsiralt  rien  lant  que  de  le 
voucr  au  celibat, — occupail  ses  loisirs  a  lui  confectionncr 
une  labatiere-modele. 

Du  resle.aucun  d'euxnc  mellait  ses  progres  en  doule. 

—  Ce  cher  Clolaire!  disait  M.  de  Cogne-Fclu. 

—  Ce  cher  .41phonse!  disail  madame  de  Cogne-Felu. 

—  Ce  cher  Magloire  !  murmurail  l'oncle  Frejus. 

Et  c'etait  ainsi  que  la  famille  Cogne-FOtu  descendait  le 
lleuve  de  la  vie. 


Phases  UUCralris  de  Cognc-F«la. 

Ce  fut  aa  miliea  de  ees  divers  incidents,  qu'Alphonse 
de  Cogne-Felu  enlra  dans  la  classe  de  rhelorique  fran- 
caise  et  fut  initie  aux  beautes  de  nos  meilleursecrivains. 

Selon  son  habitude,  —  le  petulant  garcon  fut  alleint 
d'un  violent  acces  de  filteralure. 

II  prepara  une  douzaine  de  plumes,  se  munit  d'une 
bouteille  d'encre,  el  commonca  un  roman  en  4  vol.  in-li, 
—  comme  c'elait  alors  la  mode.  Le  sujel  elail  emprunle 
a  riiistoire  de  France,  et  Taction  se  passait  au  leuips  des 
croisades.  Rien  de  plus  clair  quo  rintric;ue  :  —  Un  che- 
valier partait  pour  la  lerre-sainte; — pendant  son  absence, 
un  seigneur  felon  pen^lrail  dans  ses  domaincs  el  (aisait 
main-basse  sur  sa  famille,  ses  biens  et  ses  vassaux;  — 
au  bout  d'un  certain  lemps,  revenait  le  brave  chalelain  ; 
il  rossait  comme  il  faut  le  ravisseur,  et  pas^ail  le  reste 
des  ses  jours  dansime  Iranquillile  parfaile. 

Tel  ctait  le  plan  de  I'auteur.  Pour  animer  ce  canevas, 
il  se  proposait  d'y  inlroduire  bon  nombre  d'ermiles,  de 
pages  et  fauconniers.  II  se  mil  a  I'oeuvre  avec  courage, — 


mais  vers  la  seconde  feuille  un  scrupule  I'arrela.  L'epouse 
delaissee  s'adressail  h  son  mari  : 

«  Pourquoi,  lui  disail-elle,  m'abandonner  seule  dans 
■  ce  pays'?...  .\u  lieu  d'aller  combattre  sur  de  loinlains 
«  rivages,  pourquoi  ne  pas  rester  au  milieu  de  nous  pour 
«  nous  defendre  el  pour  nous  prot^ger?  Ah!  crois-moi, 
«  le...  » 

—  Le  fait  est,  dit  I'ecrivain  en  inlerrompant  son  recil, 
que  celle  pauvre  femme  a  raison.  Que  peut  lui  repondre 
le  chevalier?  Rien  qui  vaille.  II  ne  sera  pas  plu'ot  parti 
que  le  fcroce  Bruckaert  va  tomber  sur  tout  ce  monde.  Et 
alors,  Dieu  sail  oil  cela  nous  conduira!...  Tandis  que  s'il 
ne  partait  pas,  rien  de  tout  cela  n'arriverait.  II  ne  partira 
pas.  L'hiiloire  est  finie,  cela  ni'cst  egal.  • 

Et,  pour  I'acquil  de  sa  conscience,  Alphonse  de  Cogne- 
Felu  conlinua  de  la  soile  : 

«  II  est  vrai,  ma  chere  Bathilde.  AUons,  je  me  rends  a 
«  les  voeux. 

"  Le  chalelain  ne  songea  plus  a  quitter  son  epouse,  et 
«  il  vecut  heureux  avec  elle  pendant  de  longues  aimees.  « 

Aprcscecorollairc,  I'auteur  ecrivit  en  grosses  letlresle 
mot  Fi>',  —  et  I'orna  d'un  paraphe  qu'il  trouva  de  fort 
bon  gout. 

II  tut  gueri  du  roman. 

Son  deuxieme  acces  littcraire  se  manifesta  a  la  lecture 
des  tragedies  de  Racine,  —  que  commentaienl  vers  ce 
temps-la  les  elcves  de  la  division  Traquenard.  Vivemenl 
impres-ionne  par  les  splendours  de  la  scene,  el  le  cer- 
veau  rempli  de  coups  de  theatre, —  il  eulreprit  un  melo- 
drame  du  plus  grand  effet,  qu'il  decora  d'un  litre  pom- 
peux,  dans  le  gout  du  jour  : 

MORB.iCK,  CHEF  DE  BRIG.\NDS, 

MELODBAME  E>-  TliOIS  ACTES. 

Au  lever  du  rideau,  on  apercevait  une  fort^t,  —  oil  ro- 
daient  plusieurs  figures  a  polence.  —  Morback,  envelopp(5 
dans  un  manleau  rouge,  avec  un  arsenal  de  poignards  et 
de  pistolets  a  la  ceinture,  arrivail  en  jelanl  des  regards 
sombres  aulour  de  lui ;  —  el,  apres  un  instant  de  silence, 
il  disait  d'un  ton  sinistre  : 

«  Amis,  il  fait  beau  ce  matin.  • 

A  quoi  il  etail  nature!  que  les  voleurs  repondissenl  oui 
ou  non,  selon  I'tlal  de  I'atmosphere  ou  leurs  impressions 
personnelles. — Mais  le  dramaturge,  ne  Irouvant  pas  sans 
doule  celle  reponsc  a  la  hauleur  des  circonslances,  mil 
dans  la  bouche  de  I'un  d'eux  I'expression  d'un  doule 
narquois  : 

■  Tu  crois?  "  demandait  Bras-de-Fer. 

Morback  repartait :  ■  Oui.» 

Son  interloculeur  disail :  ■  Ah!  > 

Ici,  I'auteur  ne  Irouvant  plus  rien  a  ajouter,  laissa  ces 
messieurs  fort  satisfails  d'avoir  constate  la  beaute  de  la 
temperature. 

II  fut  gueri  du  drame. 

Enfin,  un  cours  de  versification  vint  encore  faire  lour- 
ner  celle  bonne  t^le  d'etourdi.  X  peine  connut-il  les  pre- 
'  mieres  regies  de  la  poesie,  qu'il  resolut  de  mener  ii  fin  un 
poeme  epique  en  I'honneur  de  Xapoleon. —  Le  premier 
vers  lui  arriva  si  vile;  qu'il  crul  deji  I'avoir  lu  quelque 
part.  Nonobstant  cette  consideration,  il  ecrivit  au  haul 
de  son  papier  : 


284 


CHANT    PBEMIER. 
El  il  commenca  de  la  sorte  : 


LES  AVENTURES   BIZAURES 

a  I'avenant.  —  Cogne-Fetu 


Jo  cIliiiIc  ce  lii-ros  qui  i-cgna  sur  la  France... 

La  suite  n'arrivait  pas  aussi  facilement.  —  II  passa  une 
heure  a  se  graltcr  le  fronl  el  a  murniurer  enlre  ses 
dents :  "  Qui  regna  sur  la  France...  sur  la  France...  Qui 
fit...  qui  dit...  qui...  »  Rien  ne  vint.  —  Sanclie  s'elait  ap- 
procliii  de  lui  depuis  quelques  nionieiUs,  et  le  rcgardait 
d'un  air  doucement  moqueur : 

—  Voila  une  heme  que  tu  chanles,  lui  dit-il;  as-tu 
bienldt  fini  ? 

—  Tout  a  I'heure,  repondit  le  poi'te  qui  venait  di.' 
dScouvrir  un  biais  pour  en  sortir  a  son  honncur. 

Et,  mettant  un  point  apres  Fiance,  sous  cet  unique 
vers  il  ecrivit : 

FIN    DU    ClUNT    PREllIKIi. 

Puis,  sous  le  regard  sourignt  de  Sanche,—  il  coutinua 
immedialement  a  la  suite  : 

CHANT    SECOND. 

A  la  fin,  impatient^  de  n'etre  pas  plus  fecond  que  pour 
le  precedent,  —  il  griCfonna  : 

J'ai  clianlu  ce  Iiltus  qui  regna  sur  la  France. 

Et  il  lermina  par  de  superbes  majuscules. 

FIN    DU   POEME. 

II  fut  gueri  dela  litteratureen  geni-ral, — et  des  pol'uies 
epiques  en  particulier. 

En  se  jetant  ainsi  a  corps  perdu  dans  le  trop  ou  dans 
lo  Imp  peu,  Alphonse  g;Ua,  gaspilla,  ruina  completement 
ses  plus  heureuses  qualites  et  ne  put  acqu(;rir  que  des 
coiinaissanccs  superficielles,  les  pires  des  connaissances. 
L'e.xemple  de  Sanche  fut  impuissant  h  le  raniener  ;  I'ami- 
tie,  qui  les  unissait  lous  les  deu.x,  lui  faisait  rendre  jus- 
tice ;i  sa  perseverance  et  prendre  part  h  ses  succes  ;  mais 
s'il  Tadmirait  sincerement,  il  ne  sentait  pas  la  force  de 
marcher  sur  ses  traces. 


Premiere  represeiil.illon  de  S  »i\t-A!\«k  i;t  V  ii.ixcotn  r 

ou   les    EFFI':T»i  DE  I. A  r(»KTI  \l':. 


II  lui  arriva  peu  de  temps  apres  une  autre  aventiire. 

Le  professcur  Traquonard,  qui,  sous  de  modesles  de- 
hors, cachait  de  liautes  pretenlions,  concut  le  projet  de 
faire  represenler  a  I'une  des  distributions  de  prix  —  une 
piece  de  sa  composition.  Le  dircctcur  y  donna  les  mains. 
Les  eleves  accepterent  la  proposition  avec  enthousiasme, 
et  Cogne-Felu  avec  frenesie.  Pour  obtenir  du  boii- 
homine  un  r6le  important  dans  I'ouvrage,  il  lui  voua  su- 
bitement  un  culte  fanatique,  ramassa  cent  fois  son  niou- 
choir  etveilla  avec  un  soin  scrupuleux  a  la  nettele  de  ses 
verres  de  lunette.  —  Sa  flatlerie  fut  recompensi-e.  Tra- 
quonard luiconfia  le  personnaj;e  d'un  rauscadin  de  I'eni- 
pire,  superieurement  frise  et  I'csprit  empanachedes  llcurs 
les  plus  superbes  du  jardin  de  rhelorique,  tellcs  —  que 
melaphorcs,  apostrophes,  oalachreses,  syiiecdoques ,  li- 
lotes,  antitheses,  metonymies,  etc.  La  charpente  du  dranie 
etait  du  reste  d'une  simplicity  extreme  et  d'une  moralite 


sous  le  nom  de  Saint-Ange, 
s'etait  lie  au  college  avec  le  jeune  Valincourt,  represonte 
par  Sanche  ;  il  le  retrouvait  plus  lard  dans  le  monde,  el, 
remarquant  sa  position  pivcaire,  feigiiait  de  ne  point  le 
reconnaitre.  La  roue  dr,  la  fortune  tournait  sur  cesentre- 
faites,  et  Valincourt,  pussesseur  d'une  brillanle  fortune, 
venait  fiualement  au  secours  de  Saiiit-.4nge,  plonge  dans 
une  alTreuse  misere. 


HA  P, 


Cette  vertueuse  peripetie  etait  d'un  excellent  excmple, 
et  Traquenard  coniplait  beaucoup  sur  un  succes. 

Alphon.se  niangeait  et  dormait  en  repetant  les  scenes  de 
son  emploi.  Non  seulement  il  ne  se  contenta  pas  d'ap- 
prcndre  son  role,  mais  il  apprit  aussi  la  pifece  eutiere, 
afin,  disait-il,  de  se  bien  penetrer  des  situations.  — Le 
vieux  surveillant  6tait  evidemment  flatte  d'un  tel  zele. — 
Les  repetitions  se  succederent  rapidenient.  Cogne-Felu 
soufflait  a  gauche,  a  droite  -,  il  soufllait  loiijour.s,  il  souf- 
flait  partout,  —  il  soulTlait  lesoulileur  lui-ineme. 

Enfin,  le  grand  jour  apparut. 

Un  iheitre  avail  ete  dresse  dans  la  cour  de  retablisse- 
ment.  Des  guirlandes,  melees  aux  draperies,  lui  donnaient 
un  aspect  coquet  et  de  fort  bon  gout.  Les  parents  so  pres- 
saienl  en  foule.  II  y  avail  la  un  veritable  public,  —  mais 


'«C^ 


un  public  indulgent  et  sans  facon,  qui  arnvait  les  mains 
pleines  de  braves  el  qui  avail  oublie  les  sifllelsa  la  porte. 

Ileureusement  pour  Cogne-Fetu  ! 

Mais  n'anticipons  pas. — Notre  heros,  a  la  vue  de  cette 
multitude  dc  teles  curieuses  et  attenlives,  sentit  naftre  en 
lui  une  emotion  qu'il  ne  put  mailriser.  Incapable  de  se 
roidir  centre  un  sentiment  quelronque,  il  s'abandonna  au 
dccouragement  et  s'exagera  les  difficultes  de  sa  position. 
—  Ce  fut  avec  un  tressaillement  nerveux  qu'il  entendit 
commencer  I'ouverture.  —  II  fallut  que  Sanche  rentrai- 
n;U  sur  la  scene;  il  sentit  en  entrant  ses  jambes  flageoler 
sous  lui. 


DE  M.  DE  COGNE-FETU. 


283 


La  loile  se  leva, 

Le  silence  le  plus  parfait  regnait  dans  I'assemblee. 
Le  modesle  Yalincourt  abordait  le  biillant  Saint-Ange, 
et  clierchait  vainement  k  s'en  faire  reconnaitre. 


—  Comment  te  portes-tu?  lui  demandait-il. 

Un  plail-il  dedaigneux  etait  la  reponse  de  Cogne-Felu; 
—  mais  il  se  trouvait  alors  tellement  bouk'vorse  que, 
roulant  dcs  yeux  effares  autour  de  lui,  il  repondit  sans 
savoir  ce  qu'il  disait  : 

—  Pas  mal,  et  loi  ? 

Traquenard  bondit  sur  son  siege  et,  de  la  coulisse  ou 
il  se  tenait  dans  I'anxiete  d'un  auteur  que  Ton  joue, —  il 
lui  envoya  un  plail-il  furibond. 

—  Plait-il  ?  lui  dit  egalenient  Sanche  lout  bas. 

Et  le  souffleur  repeta  k  diverses  reprises,  sur  divers 
tons : 

—  Plail-il...  Plail-il...  Plait-il... 

Cogne-Fetu  se  relourna  en  m^me  temps  vers  la  cou- 
lisse, vers  Sanche  et  vers  le  souffleur.  11  ne  coniprenait 
rien.  Tout  k  coup,  pousse  par  le  coude  de  Sanche,  la  me- 
moire  lui  revint,  et  il  s'ecria  avec  .'olubilite  : 

—  Eh  quoi  I  mon  cher  Sainl-Ange,  lu  nenie  reconnais 
pas,  tu  ne  reconnais  pas  Valincourt,  ton  camarade,  ton 
ami,  ton  Pylade?  Est-ce  ma  mauvaise  fortune  qui  en  est 
cause?  Tu  sais  quelle  fut  ma  destinee  :  je  suis  n6  de  pa- 
rents pauvres,  mais  honnetes;  a  quinze  ans... 

Traquenard  tomba  aneanti. 

—  Mais  tu  n'y  pcnses  pas,  dit  Sanche  en  le  tirant  par 
I'haliit,  c'est  mon  r61e  que  tu  declamcs.  C'est  moi  qui 
suis  Valincourt,  c'est  toi  qui  es  Saint-Ange ;  c'est  moi  qui 
dois  le  center  celte  hisloire. 

Cogne-Fetu  resta  —  bouche  beanie. 
On  fut  oblige  de  passer  la  scene  premiere;  cela  lui 
donna  le  temps  de  se  remettre  pour  les  suivantes,  —  el, 
sauf  quelques  empi(5tements  sur  les  r6les  de  ses  camara- 
1     des,  il  put  enlin  achever  le  sien  d'une  maniere  a  peu 
prte  convenable.  —  Lorsque  Traquenard  vit  son  ceuvro 
marcher  a  la  satisfaction  generale,  il  se  remit  un  peu  de 
I     ses  alertes,  et  les  bi-avos  qui  accompagnerent  le  denou- 
I     ment  lui  firent  entieremcnt  oublier  ses  angoisses  dcs  pre- 
mieres scenes. 

Alphonse  de  Cogne-Fetu  fut  plusieurs  fois  couronne. 
Son  pere  et  sa  mere,  de  concert  avec  I'oncle  Frejus,  en 
'     pleurerent  d'attendrissement. 

Pendant  les  dernicres  vacances  qu'il  passa  au  sein  de 
ses  parents, — il  lut  attentivement  une  feuille  progressive 
a  laquelle  ils  s'etaient  recemment  abonnes. 
Pour  son  maUieur! 


Co(?ne-F<^ui  roiide  un  journal  rl^volulfonnairc.  —  II  do- 
mande  la  ICte  de  Traquenard.  —  II  peint  i  fresque. — 
Violoiite  pOri|i<^lie. 


L'anmie  suivante  devait  voir  se  terminer  I'education 
de  notre  heros.  On  remarqua,  des  sa  rentree,  qu'il  ap- 
portait  une  certaine  arrogance  dans  ses  actions,  et  qu'il 
se  monlrait  plus  retif  a  I'endroit  de  la  discipline.  —  Le 
vieux  Traquenard  crut  alors  devoir  redoubler  de  seve- 
vile,  et  se  montra  d'autant  moins  indulgent,  que  son 
eleve  avancait  d'autant  plus  en  4ge.  Pour  la  premiere 
fois  de  sa  vie,  Cogne-Fetu  apprit  I'art  de  dissimuler,  il 
se  soumit  aux  punitions,  il  alia  nieme  jusqu'a  sourire  4 
son  persecuteur.  —  Mais,  quelques  jours  apres,  de  sour- 
des  rumeurs  semblerent  agiter  I'ecole.  On  se  faisait  pas- 
ser de  petits  papiers,  on  en  prenait  des  copies,  on  fo- 
mentait  evidemment  quelque  machination. —  Alphonse  de 
Cogne.-Fetu  vonait  de  publier  le  premier  numcro  d'un 
journal  qu'il  intitulait  : 

L'lNDfiPENDAXT ! 


Ce  specimen  ne  contenait  que  deux  articles.  Le  pre- 
mier, du  redacteur  en  chef  :  —  Mori  aux  profisseiirs! 

et  le  second,  du  jovial  Titube  :  —  ^1  bas  Traquenard ! 

Alphonse,  pousse  k  bout,  ne  gardait  aucune  mesure.  II 
comparait  le  respectable  surveillant  k  fison,  et  emetlait 
I'avis  de  le  faire  bouillir  avec  de  certaines  herbes,  sous 
le  specieux  pretexte  de  le  rajeunu-.  —  Titube  proposait 
des  moyens  plusdoux  :  il  s'agissait  de  garrotter  la  victime 
et  de  lui  chatouiller  la  plante  des  piedsjusqu'hce  qu'elle 
mouriit  de  rire,  —  (rcpas  excessivement  plaisant  et  qui 
n'a  rien  de  cruel  en  lui-meme.  Mais  un  hasard,  le  plus 
funeste  des  hasards,  fit  tomber  cette  proclamation  incen- 
diaire  dans  les  mains  de  Traquenard  en  personne. 

II  en  fut  allerre,  —  et  courut  auprcs  du  directeur,  — 
qui  decida  sans  delai  le  renvoi  des  agitaleurs  et  fit  pre- 
venir  leurs  parents.  En  pleine  classe,  et  d'une  voix  for- 
midable, le  vieux  professeur  interpella  les  deux  publicis- 
tes,  et  leur  fit  connaitre  I'arret  par  lequel  ils  (5taient 
chassesde  la  maison. 

Chasses 1 ! I 

Cogne-Fetu  pAIit.  —  Titube  ricana. 

—  Dans  une  heure,  ajouta  le  professeur,  vous  ne  screz 
plus  ici.  Voici  I'instant  des  recreations;  vous  allez  rester 
enfermes  dans  la  salle.Vos  families  sont  prevenucs.  Adieu, 
messieurs  ;  tachez  de  profiler  de  celte  lecon. 

Les  cloves  sortirent  en  silence,  frappes  de  stupeur. 

Seul,  en  passant  aupres  de  son  ami,  — Sanche  se  jeta 
dans  ses  bras,  fondant  en  larmes.  Force  de  suivre  ses 
condisciples,  il  ne  le  quilta  qu'apres  lui  avoir  longuement 
serre  la  main. 

Lorsque  les  deux  complices  se  trouverent  seuls, —  Al- 
phonse secoua  la  l^te,  comme  pour  chasser  les  Iristes 
pcnsees  quil'assi^geaient. 

—  Titube;  s'6cria-t-il,  une  derniire  vengeance! 

—  Qa  va. 

—  Donne-moi  du  charbon. 

—  En  voila. 

—  Et  mainlenant,  prends  garde! 


286 


Une  heure  aprcs,  I'onclo  Frejus  nrrivail,  epouvanIO ;  — 
ol,  i»  la  suile  d'une  longue  altercation  avec  Traqueiiaid, 

—  il  partit  avec  son  neveu,  vis-h-vis  duquel  il  se  renfcr- 
ma  dansun  morne  silence. 

Uii  roulement  de  tambour  rappelle  Ics  ecoliers  en 
classe.  Le  front  baigne  de  sueur,  ilsrajusteut  leurs  vele- 
meiits  et  s'apprctont  Ji  reprendre  leurs  etudes.  —  Tout  h 
coup,  les  premiers  arrives  font  relentir  un  grand  ^clat  de 
riro.  On  se  pressc,  on  se  bouscule,  on  penetre  dans  la  salle, 
et  I'hilarite  devient  generate.  —  Traquenard  arrive  avec 
un  visage  inquiet.  —  A  sa  vue,  les  eclats  de  rire  redou- 
blcnt;  onse  pamc,  on  se  roule,  on  se  tord  sur  les  bancs. 

—  II  jetle  les  yeux  autour  de  lui.  Sur  les  mursblanchis  a 
la  cliaux,  des  fresques  an  charbon  forment  une  galerie  fan- 
tastique. —  C'est  bien  lui,  Traquenard,  avec  son  nez  k 
corbin,  sa  perruque  et  sou  habit  vort-pomme.  Le  dessi- 
aaleur  n'a  point  permis  d'i'quivoque  :  on  lit  en  gros  ca- 
racteres  : 

Extslencc  ecolastlqiic  el  inylliologifitie  dc  Traquenard. 

Puis  on  distingue  successivemenl  de  rapidesebauches, 

—  avec  ccs  inscriptions  : 

Traquenard  son  du  sein  deR  oiides. 
Traquenard  esl  bf  rce  par  les  MoHei^. 
Traquenard  est  nourrl  par  la  chevrc  Ainallb^e. 
Traquenard  jnue  a\ec  un  pjntjn. 
La  premiere  dent  de  Traquenard. 
Les  IneoDeeqneuces  de  Traquenard. 


LA  FRliGATE  LURANIE. 

Et  finalcmenl  : 


Traqueuardeslplact  auraug  des  cousUllallODs. 


Le  professeur  s'affaissa  sur  une  cliaise.  Tant  de  sc- 
cousses  avaient  ^branle  sa  constitution.  On  le  mit  au  lit, 
et  quinze  jours  durant  il  fut  ties-gravement  malade. 

Cogne-Fetu  s'elait  trop  venge. 

CU.VBLES  MONSELET. 


mil  REMITS  ET  A\ ENTIRES  DE  L.\  VIE  IIARlfll. 


XA  FBXSATS  IL'SKANIX. 


I. 


Le  chateau  de  Penmarek  est  une  vieille  demeure  feo- 
dale,  situee  pr6s  de  la  cute  en  Basse-Brelagne ;  malgrii 
plusieurs  degradations  qu'il  a  subies  pendant  lesguerres 
de  la  ligiie  et  des  factions  qui  signalerent  la  minorite  de 
Louis  XKI,  il  conserve  encore  un  aspect  assez  imposant. 

On  voit  avec  interet  ces  tours  mutilees,  la  guelte  qui 
domine  le  donjon,  et  la  chapclle,  qui  seule  rappelle  des 
idces  de  grice  et  d'elegance  au  milieu  do  cet  appareil 
de  force. 

C'est  la,  que  vivait  dernieremont,  dans  une  solitude 
presque  absoluc,  M.  Penmarek  qui  s'y  etait  retire  aprfes 


la  perte  cruclle  de  sa  femme,  morle  a  Saint-Pol  de  Leon 
quelques  annecs  auparavant. 

M.  Penmarek  avait  deux  fils,  son  cspcrance  et  sa  con- 
solation, et  ii  avait  reporte  sur  eux  toute  la  tendresse 
qu'il  avait  vouee  h  leur  mere  ;  de  lour  cote  Arthur  et  Ber- 
trand  se  montraient  digncs  en  tout  de  I'amour  de  leur 
pere,  par  leur  passion  pour  le  travail,  Icurs  prevenances 
et  Ui  docilite  avec  laquelle  ils  ecoulaienl  et  suivaicnt  ses 
avis. 

Arthur,  I'aine,  avait  toujours  temoigne  la  volenti  de 
devemr  marin,  ce  qui  allaitbienavec  son  caractere  ferme 


LA  FREGATE 

ct  rosolu;  Borlrand,  au  conlraire,  rSveur  et  coiilemplatif 
voulailetre  medecin.  Comrae  ricn  ncs'opposaitii  coqu'ils 
suivisscnt  ccs  deux  honorables  carrieres,  11.  Peiimarek 
y  consentit  facilenient. 

Pendant  une  belle  soiree  du  niois  de  juin,  les  deux 
freres  assis  pies  de  la  barriere  verte  qui  ferme  I'avenue 
etaient  occiipes  h  trier  des  champignons,  des  ceps  et 
des  mousserons  qu'ils  avaient  cucillis  dans  le  bois;  leur 
p4re  marchait  lenlement  enlisant  un  ouvrage  qui  parais- 
sait  bcaucoup  I'inleresser. 

Tout  a  coup  Arthur  pousse  un  cri,  se  leve  priScipitam- 
ment  et  s'elance  sur  la  route  oil  il  venait  de  voir  un  jeune 
marin  Irebucher  et  tomber,  son  frere  le  rejoiL;nit  rapide- 
ment  ainsi  i[ue  M.  Penmarck,  et  ils  Iransportirent  sur  un 
banc  le  jeune  homnic,  qui  dans  sa  chute  s'etait  foule  le 
pied  droit. 

Une  foulure  sans  doule  est  rarement  dan^ereuse , 
mais  elle  faiteprouver  de  \ives  douleurs,  rend  la  marcbe 
impossible  gtneccssite  un  repos  absolu  pendant  plusieurs 
jours. 

Lorsque  .M.  Penmarek  se  ful  assure  qu'il  n'y  avait  pas 
de  fracture,  aide  dequelques  paysans  qu'il  avait  appeles, 
il  placa  sur  une  civiere  le  jeune  homme,  quilui  exprimait 


LURANIE.  287 

avec  vivacit6  sa  reconnaissance,  et  il  le  fit  transporter  au 
manoir,  ou  des  soins  empresses  luifurent  prodigues;  pen- 
dant ce  temps,  Arthur,  montanl  sur  Favori,  son  cheval, 
s'etait  elance  bride  abattue  vers  Lannilis,  d'oii  il  reviat 
deux  heures  apres,  avecledocteur  Guillou. 

La  reponse  du  medecin  ful  des  plus  tranquillisantes:  il 
annonca  un  peu  de  (ievre,  mais  une  prochaine  guerison. 
11  exigea  le  repos  le  plus  complet  pendant  quelques  jours. 

Celte  fJcheuse  circonslance  avait  rompu  la  monotonie 
de  la  vie  de  famille  cliez  M.  Penmarek  ;  c'etait  tout  un 
evenement.  Les  jeunes  gens,  avec  celle  curiosite  iuquiete 
qui  est  presque  toujours  I'apanage  de  lajeunesse.auraient 
voulu  aller  fuire  de  longues  causerics  avec  leuj-  nouvel 
h6tc,  Arthur  surtout,  dont  le  costume  du  jeune  marin 
avait  reveille  toutes  les  emotions  el  les  espoiances. 

Mais  leur  pcre  s'y  opposa,  afin  de  ne  pas  faliguer  ce 
jeune  homme  ;  seal  il  le  vit  et  appril  de  lui  qu'il  elait 
novice  a  bord  de  la  fregale  I'Uranie  qui  avail  peri  dans 
la  Mediterranec,  qu'a  la  suite  de  cet  evenement  il  avait 
eteembarque  sur  un  brick  de  Saint-Malo  et  dirigede  ce 
port  sur  Brest,  oil  etait  sa  famille ;  il  s'y  rendait,  lors- 
que dc>ja  fatigue  d'une  penible journee  de  marche,  il  heurta 
une  pierre,  tonibaet  sedemil  le  pied. 


Sespapiers,  qu'il  lira  del'etui  en  fer-blanc  oil  ils  etaient 
Toules,  confirmdrent  pleinement  son  recit. 

Comme  il  paraissait  etre  d'un  caraclfere  fort  doux  et 
qu'il  lemoignait  beaucoup  de  reconnaissance  des  bons 
precedes  que  Ton  avail  pour  lui,  M.  Penmarek  ecrivit  a  sa 
famille  el  oblint  qu'il  passerait  quinze  jours  de  convales- 
cence au  manoir.  Lui-nieme,  n'ayant  k  Brest  que  quelques 
parents  eloiL;nes,  y  adhera  facilement,  quelques  jours  de 
plus  ou  de  moins  n'avaient  pas  la  mi^me  importance  que 
s'il  eiit  ele  allendu  par  un  pere  et  une  mere. 

Enfin   apres  une   scmaine  de  souffrances  qu'il  sup- 


porta  avec  courage,  le  jeune  liorame  se  trouva  assez  bien 
retabh  pour  pouvoir  descendrc  aujardinet  s'y  promener 
en  s'appuyant  sur  une  canne.  Alors  commencerent  les 
tongues  caaseries  et  les  interminables  interrogations  sur 
la  mer,  les  vaisseaax,  les  ev(5nements  maritimcs,  enfin 
toat  ce  qui  pcut  frapper  etsaisir  des  imaginations  jeunes, 
iTides  de  recits  merveilleux. 

M.  Penmarek,  voulant  arr^lercel  elan  auquel  du  reste 
son  hole  se  pretait  avec  une  parfaite  complaisance,  temoi- 
gnaitquelque  meconlentenient,  lorsque cedernierprit  I'en- 
gagemcnt  de  raconter  ses  aventures  de  mcr  a  ses  deux  jeu- 


288 


LA  FHEGATE   LllRANlE. 


lies  amis,  au  jardinier  Jean  el  au  fils  du  formier,  Yvon 
Braoiiezec,  qui  savalt  asscz  de  francais  pour  pouvoir  com- 
prendre  et  suivreavec  inlert^t  sesrecils. 

Le  lendemain  pendant  la  soiree,  toute  la  famille  6tanl 
riunie  au  salon,  le  jeune  homme  prit  la  parole  en  ces 
tennes  : 

VISITE  AU   PORT,    CONSTRl  CTION    ET   LANCEMENT. 

Je  Tous  ai  dejiidlt,  messieurs,  queje  me  nomme  Yves 
Tlialouarn  et  que  je  suis  fils  uni([ue  d'un  brave  officier 
quo  j'ai  eu  le  mallicur  de  perdre,  il  y  a  quinze  mois. 

Mon  p6re,  qui  est  mort  capitainede  vaisseau,  elaitdans 
toute  I'acception  du  mot  ce  qu'on  appolle  un  oflicier  de 
fortune  :  sorti  des  rangs  les  plus  humbles  de  la  marine, 
il  avait  commence  par  etre  mousse,  et,  tres-probablemeiit 
sans  la  revolution  il  ne  se  fiit  jamais  elevi5  au  dela  du 
grade  de  chef  de  timonnerie;  mais  les  circonstances  vin- 
rent  seconder  son  calme  courage  et  developperent  des 
qualiles  qui  le  placerent  au  premier  rang  parmi  nos  offi- 
ciers  pratiques.  Je  ne  puis  mieux  couronner  son  dioge 
qu'en  vous  disantque  I'amiral  WiUiaumcz  I'avait  en  con- 
sideration loute  particuliere  et  que  le  commandant  le 
Bozec  le  reconnaissait  'comme  un  digne  rival  dans  la 
science  du  pilotage;  il  faisait  passer  un  coiivoi  et  sa  fr(5- 
gale  djns  les  sinuositesdesecueilsou  unchasse-maree'ne 
s'aventurait  qu'en  Ireniblant. 

Mon  pere  pussedait  une  embarcation  dans  laquelle  nous 
faisions  tous  deux  de  vt^ritables  voyages  de  long  cours; 
car  nous  allions  dans  cette  coquille  de  noix  visiter 
Ouessant,  Camaret  et  I'tlede  Sein,  en  bravant  les  redou- 
tables  courants  du  Raz  et  les  milliers  de  rochers  qui  he- 
rissontles  abor  Js  de  la  bale  des  Tropasses.  Nous  pouvions 
dire  il  juste  tilre  comrae  les  pScheurs  de  la  cote  lorsqu'ils 
se  trouvent  dans  ces  redoutables  parages  : 

7a  Doutr .'  va  iicourit  da  tremenat  ar  Has, 
Rac  va  lettr  a  so  bihan,  hag  ar  mor  asobras 

0  mon  Dicu  !  aidcz-moi  \  passer  le  Raz, 

Car  mon  navire  oat  pelit,  et  la  mer  est  bien  ^ranile. 

Nos  amis  regardaient  comme  des  imprudences  ces  sor- 
ties qui  nous  conduisaient  m^me  jusqu'a  Lorient  et  a  Saint- 
Brieuc;  mais  mon  pere  trouvait  du  charme  k  braver  le 
danger  eta  m'habituer  i  voir  la  mort  face  a  face  sans 
baisser  les  yeux  :  c'est  necessaire  dans  notre  elat. 

1  Petit  navirc  ile  commerce  en  u?a;;e  sur  les  cftles  de  Brctagnc;  sa  m.Uure 
el  sa  voilure  soiit  lout  ce  qn'il  y  a  de  plus  simple,  n'ayanl  ni  liaiibans,  m  liiines, 
ni  perroquets.  Suuvcnt  les  voiles  son!  leiotcs  d'une  couleur  rougwUre. 


Lorsque  nous  rcstions  en  ville,  il  me  conduisait 
dans  le  port  et  me  faisait  suivre  pas  a  pas  les  travaux 
de  construction  des  vaisseaux  et  les  rtparations  de  ccux 
qui  entraient  dans  les  formes'  pour  6tre  refondus-;  nous 
allions  dans  les  corderies  voir  commettre  '  les  nombreux 
cordages  necessairesen  marine  depuis  ies  plus  gros  cAbles 
jusqu'au  bilord. 

Nous  allions  d'autres  fois  il  I'atelier  des  boussoles,  k  la 
sculpture,  a  I'avironnerie,  h  I'arsenal,  dans  les  magasins 
g(,'iieraux  eljusqu'6  la  manutention  oiise  coiifectionnent 
les  masses  enormes  de  biscuit  ndccssaires  aux  equipages. 
Ilvoidait  m'initierde  bonne  hcureaux  plus  petils  details 
d'une  carriere  a  laquelle  il  me  destinait  et  pour  laquelle 
je  monlrais  une  vocation  decidte.  Je  n'^prouvais  pas  de 
plus  grand  plaisir  qu'ii  voir  exdculer  les  manceuvrcs 
des  voiles,  passer  ou  depasser  les  niAts,  manocuvrer  le  ca- 
non de  mer  ou  le  metlre  Ji  la  serre  '. 

Quelquefois,  dans  nos  excursions,  nous  suivions  le 
cours  d'Ajot  dans  toule  sa  longueur  en  admirant  celle 
magnifique  promenade;  puis,  Iraversant  les  cours  du 
sombre  et  vieux  chateau  qui  domine  I'entree  du  port, 
nous  netardions  pas  a  y  rejoindre  quelques  anciens  amis 
de  mon  pere  installs  sur  cette  partie  du  rocher,  que  les 
Brestois  nomment  la  pointe  aux  Blagueurs,  expression 
moins  eli5ganle  que  piltoresque.  De  la  la  vue  plane,  vous 
le  savez,  sur  la  rade  immense  si  bien  defcndue  par  I'art 
et  la  nature;  on  d^couvre  le  goulet  '^,  les  galerics  de  la 
pointe  espagnole,  le  fort  Berthaume  sur  son  rocher  d'un 
aspect  ("trange,  et  au  loin  les  eaux  blcues  de  I'Ocean.  Ce 
spectacle,  que  nos  vieux  marins  contemplent  avec  boii- 
heur,  y  attire  tous  les  jours  ces  invalides  dela  mer.  Dela, 
al'aided'une  longue-vue,  ilssuivent  du  regard  les  navires  1 
qui  paraissent  ii  I'horizon  ou  qui  s'engagent  dans  les  1 
passes  du  goulet  :  longtenips  avant  leur  arrivije  ils  IcsJ 
nomment  par  leurs  noms,  car  un  niarin  exp^rinicnle  re-j 
connait  non-seulement  la  classe  d'un  navire,  mais  son 
nom  ou  celui  de  son  capilaine  a  la  hardiesse,  I'habiletc  ou 
la  timiditiS  d'une  manoeuvre,  ainsi  qu'ci  sa  mature  ou  ; 
sa  niarche. 

1  Formct,  bas^ins  rcvctus  en  pierre  de  laille  oil  Ton  fait  enlrer  un  vaiiscaa 
jKuir  rinspecter,  le  rcparer  ou  le  rcrondre.  —  Quand  il  y  est  entrc  on  ferme 
les  porles  d'echise,  et  i  I'aide  de  pompes  on  retire  I'cau. 

2  Rpfandre  un  vaisseau,  c'est  retirer  les  parties  qui  le  composcnt  et  les  re- 
placer  successivement  afin  de  conserver  son  gabarit. 

s  Comm«ttro,  terme  de  corderie.  Faire  les  cordages,  aussiires,  dblos, 
grcHns,  dnsscs,  itagucs,  etc.,  elc. 

4  Scrre.  C'est  uu  amarrage  .1  I'aide  de  la  brague,  des  palans ,  de  raiguiUellc 
fortemeiil  soucques  on  serriis,  puur  maintenir  les  canons  pendant  le  niauijis 
temps.  On  met  i  la  serre  comme  premitire  et  deuxi^me  batterie. 

5  Entree  de  1ft  rade  de  Brest,  lougne,  elroite  et  prutegce  par  de  m.m- 
brenses  batteries. 


Typ.  LacnAMPB  QI=  et  Cump.,  rue  Damietle,  2. 


CflROMQUE  DES  MOIS. 


OCTOBRE. 


L  ne  fait  plus  chand  et  il  ne  fait  pas 
encore  froid.  Voilii  le  mois  d'oclobre. 
C'est  un  mois  de  transition,  tout  sim- 
plement.  II  acheve  et  il  commence;  il 
acbeve  de  cueiUir  ses  fruils  et  il  com- 
mence a  labourer  ses  terres  arables.  II 
coupe  les  vendange^  en  deux.  II  jelle 
■&t^  sa  ligne  a  pteher  dans  un  coin  et  arme 
son  fusil  Lefaucheux  pour  la  cliasse 
h  travers  buis. 

Qa,  mon  genlilliomme,  mettez  voire 
habit  anglais,  votre  casquette  anglaise, 
vos  bottes  anglaises,   et  montez   sur 
votre  clieval  anglais,  aveo  votre  cravache    anglaise  a 


la  main.  Voicila  meute  quijappe,  qui  lourne,  quiaboie; 
voici  les  piqueurs,  les  veneurs  et  toule  celte  bande 
bruyante  qui  n'attend  plus  que  votre  signal  pours'elancer 
comme  un  caucliemar  poursuivi  par  une  fanfare.  Les 
poetes  nous  ont  chante  bien  souvent  les  plaisirs  de  la 
chasse,  el'h  mon  avis  ils  ne  I'ont  pas  fait  encore  autant 
qu'elle  le  merite.  Songez  done  quels  grands  souvenirs 
hisloriques  reveille  le  son  Gerement  melancolique  du  cor 
dans  les  forets!  L'avez-vous  jamais  ontendu  sans  vous 
rappeler  le  cortege  eblouissant  des  dames  de  haul  lignage 
posees  sur  de  blanches  haquenees,  des  faucunniers  avec 
la  plume  k  la  toque  el  I'oiseau  sur  le  poing,  de  Vhallali 
furieux  et  des  torches  flamboyanles,  seniant  derriere  elles 
des  sillons  d'etincelles  ?  Un  beau  et  splendide  spectacle  que 


celui-la  et  dont  le  Jockey's-club  devrait  bien  un  jour  ou 
I'aulre,  dans  un  de  ses  caprices  princiers,  ressusoiler  la 
pompe  toule  royale : 

La  chasse  nous  fait  tomber  dans  le  banquet,  et  le  ban- 
quet c'est  surtoutetprincipalement  le  mois  d'oclobre.  On 
goute  alors  celte_^boissou  qui  n'est  plus  du  raisin  el  qui 

T.  II. 


n'est  pas  encore  du  vin.  C'est  a  qui  s'en  ira  lourner  le 
robinet  de  la  cuve,  oil  da  sourds  grondements  annoncent 
une  fermentation  d'heureux  presage;  et  il  n'est  pas  rare, 
dans  ce  cas  que  le  choc  des  verres  ne  devienne  le  pro- 
logue d'une  de  ces  conversations  petiUantes  et  enjouees, 
oil  I'esprit  fait  lui  aussi   sa  vendange.  GrJce  i.  I'edit 

19 


290 


OCTO 

pr^fectoral,  le  gibier  se  promfene  impunement  sur  les 
tables,  nart;uant  le  corps  entier  de  la  gendarmerie. 

Aprosle  banquet,  la  danse;  aprf-s  le  Qacon,  la  musette. 
Mais  la  danse  au  grand  air,  avec  la  lunepour  lustre  unique, 
ou,  a  defaul  de  June,  un  quinquet  entre  les  feuilles  d'un 
arbre ;  un  piquant  melange  des  kermesses  de  Teniers  et  des 
befories  de  Boucher  ;  la  ferme  et  le  chateau  qui  se  donnent 
la  main.  Le  classique  tonneaude  I'orchestreest  dressedans 
le  fond ;  le  menetrier  joue  en  aveugle  et  comme  doiventjouer 
biencertainemenllesmusiciensdamnesdel'£'«/i'rduDante. 
Mais  qu'importe  a  ce  monde  joyeux  qui  saute  plulot  qu'il  ne 
niarche,  qui  bondit  plut6t  qu'il  ne  saute?  La  joie  eclate 
dans  lous  les  youx,  et  c'est  sans  '.nul  souci  de  la  mesure 
que  les  groupesse  croiscnt  ct  s'entrelacent.  La  rcnde  est 
le  denofimont  du  banquet,  comme  le  banquet  est  la  suite 
de  la  vendange  et  de  la  ohasse. 

Mais  qui  sera  le  diinoiiment  .fie  la  ronde  maintenant? 
fitendez  unrpeu  Ininvahi  et  .ecoulfizle  ventse  taine.  C'est 
la  pluie,  la  jplui&qui  procode  d'abord.par  larges^outtes, 
puis  par  gotfttesiplus  fines-ellplus  sorrees,  et  ertfin  par  un 
abat  d'eaa  violent,  general.  En  peu  d'instants,  I'alarme 
cstau  milieu  des  danseurs,  et  c'est  aussitcU  un  sauve-qui- 
peivt  elTroyable  parmi  lasoHc  de  bal.  Les  granges  sont 
envaliies  de  m^-me  que  les  hangards;;  tout  est  bon  pour 
lesjeunes  filles  qui  abritent  leurs  charmants  visages  sous 
leur  mouchoirouleurtalilier.  Leplaisir  n'a  que  le  temps 
d'ouvrir  ses  ailes  et  de  s'envoler  vers  nos  antipodes. 
Chacun  ne  songe  plus  qu'a  regagner  sa  mai^an,  a  travers 
les  flaques  ri'ccntes  du  chemin  et  les  sentiers  boueux  qui 
conduisent  au  village ;  heureux  encore  si  Ton  y  arrive  sans 
autre  inconveuient  que  celui  d'etre  mouille  jusqu'auxos, 
et  si  un  bon  feu  de  sarments  pent  conjurer  h  temps  les 
symptomes  d'une  fluxion  ou  d'un  rhuniatisme  ! 

La  pluie !  —  c'est  une  des  pages  les  plus  tristes  du 
mois  d'octobre.  La  pluie,  qui  scintille  a  travers  les  der- 
niers  ravons  du  soleil,  comme  une  lamie  dans  un  regard ! 
.4vco  la  pluie,  gemissent  les  girouettes  au  bord  des  tolls 
d'ardoises;  avec  la  pluie  tombent  aussi  les  sapins  de  nos 
belles  monlagnes  sous  le  fer  de  la  hache.  Pauvres  arbres, 
ils  esperaient  long-temps  encore  sans  doute  voir  des  oi- 
seaux  suspendus  a  leurs  branches  et  des  reveurs  assis  a 
I'ombre  de  leurs  vicux  troncs! 

Les  supeibes  rhetoriciens  de  la  revolution  avaient  de- 
baptise  le  mois  d'octobre  pour  lui  donner  le  nom  de  ven- 
demiaire,  qu'il  partageait  avec  le  mois  de  septembre;  el 
si  nous  remontons  dans  le  passe,  nous  lui  verrons  bien 
d'autres  transformations  et  bien  d'autresbapt'emes  encore. 
Laissez-moi  done  deshabiller  ce  mot,  essuyer.lapoussiere 
des  siecles  qui  le  recouvre  et  vous  le  montre.r  dans  son 
enfance  romaine,  tout  herissii  de  piques  et  de  faisceaux. 
Mors  il  s'appelait  or (o  imber,  le  buitieme  Sans  le  ralen- 
drier  de  Romulus  et  le  dixi6me  depuis'Numa.  C'est  a  ce 
dernier  rang  qu'il  s'est  d^finitivement  maintenu,  sans 


BUE. 

qu'aucun  almanach  liegeois  aitessayi5  de  le  lui  contesler, 
mais  non  sans  avoir  failli  bien  des  fois  perdre  son  nom  a 
defaut  de  son  rang.  Ce  fut  ainsi  qu'Antonin  I'appela/'dMs- 
tinus,  en  I'honneur  de  sa  femme  Faustine ;  Commode, 
inviclus,  en  I'honneur  dudieu  de  la  guerre;  et  Domitien, 
domitianus,  en  son  propre  honneur.  Comme  on  le  volt, 
ce  n'ost  pas  la  faute  des  empereursTomains  si  octobre  " 
s'oppelle  encore  octobre  aujourd'hui,  et  continue  a  s'ap- 
peler  octobre  jusqu'a  la  fin  des  siecles. 

Des  fetes  presque  aussi  nombreuses  que  ses  jours  le 
signalaient  dans  la  ville  paienne.  C'etaient  celles  de 
Bacchus,  le  dieu  couronne  de  pampres;  et,  par  un  bizarre 
rapprochement,  celles  drs  morts  ou  cleiilheries.  Les  cypres- 
se  melangeaicnt  ainsi  fatalement  avec  les  roses,  et  les 
larmes  de  deuit  ne  servaient  qu'a  faire  gresiller  davantage 
le  feu  de  joie.  Maisle  pagonisme  aimait,  onle  salt,  &  s'en- 
tourer  de  pareils  contrastes,  et  il  y  avail  loujours  un  de 
ses  yeux  pour  la  gaiete  et  un  autre  pour  la  tristesse. 

De  ces  f^tes  nous  n'avons  cortserve  que  la  danse  en 
I'honneur  dps  vendanges,  sans  les  bacchanales  pourprees 
qui  I'accompagnaient  chez  lesanciens.  Les  laventellesdes 
Napolitams  et  les  valaqucs  des  Grecs  modarnes  ont  perpe- 
tue  iusqu'a  present  cet  usage  immemorial,  qui  est  loin  de 
menacer  des'eteindre  et  qui  durerasan^ doute autant  que 
les  vignes  du  'Pausilippe  et  de  la  Bourgogne,  aulant  que 
les  frais  Champenois  et  les  brunes  villageoises  du  Medoc. 
C'est  1^  une  sorte  de  joyeux  remerciments  adresses  a  la 
nature,  el  un  devoir  dans  un  plaisir. 

Done,  Mathurine.etvous.Gros-Pierre.termezlescontre- 
vents  et  niettez  la  "premiere  buche  au  feu ;  que  le  chtMie 
vionne  changer  sa  robe  de  verdure  pour  une  autre  de 
braise ;  et  tenez  bien  surtout  la  porte  close,  afin  que  I'lui- 
niidite  du  dehors  ne  penetre  pas  ici.  Nous  ne  nous  chauf- 
fons  pasencore  ii  cause  du  froid,  mais  seulement  k  cause 
de  la  pluie.  Entendez-vous  comme  ellebat  aux  vitres  de 
la  fenelre?  .-Vllons,  grand'mere,  approohez  voire  rouet  de 
ratrequillamboie,  etdiles-nous  un  de  ces  rccitsd'autre- 
fois  que  vous  savez  si  bien,  pendantque,  groupes  autour 
de  vous,  nous  murmurerons  ces  deux  vers  du  chantre- 
d'Eioa  : 


Qu'il  est  doux,  qu'il  est  doiix  d'ecouter  des  histoire5), 
Des  higtoircs  du  temps  passe !. .. 


"vlOJL 


SAINT  ELZEAR  ET  SAl.NTE  DELPIILNE. 


291 


L'ELITE  DES  SUMS  FRAXCUS. 

SAUTT  XI.ZEAS ,  comte  d'Arian  ,  et  SAIW TE  DELPEINE ,  sa  femme. 


e  saint  personnage  dont  nous  al- 
"loDs  retracer  la  vie  fournira  une 
preavc  iirefragable de  la  possibilite 
du  sahit  dans  les  hautes  positions 
du  monde,  apres  surtout  que  le 
divin  Sauveiir  a  declare  dans  son 
Evangile,  qu'il  etait  plus  difficile  a 
uc  I'iche  de  se  sauver  qu'a  un  cha- 
meau  de  passer  par  le  trou  d'une 
•^<J^^y  ajgujllg_  iiais,  comma  on  voit,  la 

^S=  difficuUe  n'est  point  une  impossi- 

bilite,  quoique  trop  souvent  les  gens  du  monde  confon- 
dent  I'une  avec  I'aulre. 

Elzear,  dont  le  veritable  nom  est  Auaias,  sorlait  de  I'il- 
luslre  et  ancienne  famille  de  Sabran ,  en  Ptovence.  Son 
pere  avail  ete  cree  comte  d'Arian  dans  le  royaume  de 
Naples.  Sa  mere,  Laudune  d'Albcs,  sortait  pareillement 
d'une  maison  dijtinguoe.  Notre  saint  naquit  en  1283,  a 
Robians,  pres  du  chateau  d'Ansois,  ou  diocese  d'Apt. • 
Apres  sou  bapteme,  telle  que  la  mere  de  saint  Louis,  la 
bonne  comlesse  d'Arian  (c'est  le  titre  que  le  peuple  se 
plaisait  a  lui  donner),  prit  dans  ses  bras  le  jeune  Elzear, 
et  Toffrant  a  Dieu,  elle  le  pria  de  le  lui  eiilevor  plulot  que 
de  jamais  le  voir  souille  d'un  peclie  morlel. 

L'enfaut  parut  en  eEfetsingulierement  predestine  Jitous 
les  genres  de  vertus.  La  vue  d'un  malheureux  excitait 
vivement  la  commiseration  de  ce  jeune  coeur,  et  il  ne  se 
bornait  pas  k  une  piti6  sterile,  tant  que  les  personncs 
chargces  de  son  education  lui  accordaient  la  facility  de  se 
livrer  a  celte  inclination  de  bienfaisance.  Guillaunie  de 
Sabran,  son  oncle,  abbe  du  celebre  monastere  de  Saint- 
Victor  a  Marseille,  fut  charge  de  completer  cette  educa- 
tion si  bien  conimcncee.  Dc;s  ce  moment,  et  ii  peine  age 
de  neuf  ans,  Elzear  portaitune  ceinturearmee  de  pointes 
aigues  sur  la  chair.  Son  oncle,  en  blimant  cet  exces  d'aus- 
lerite,  ne  put  s'empecher  d'admirer  un  zele  si  vif  et  si 
piecoce  pour  la  mortification,  dans  un  Sge  aussi  tendre. 
I.  .innee  suivante,  Charles  II,  roi  de  Sicile  et  comte  de 
I'i'ivence,  voulut  qu'on  fiancat  Elzear  avec  Delphiue  de 
Glandeves,  qui  avait  ii  peine  douze  ans.  Le  pere  de  celle- 
ci  etait  Sinba,  seigneur  du  Puy-Michel,  dont  la  fortune 
egalait  la  noblesse,  et  puis  Delphine  ttait  fille  unique. 
Celle-ci  meritait  k  tous  egards,  par  ses  qualites  excel- 
lentes,  d'avoir  un  epous  aussi  accompli.  Au  bout  de 
quatrcans,  le  mariagefut  celebre  dans  le  chateau  de  Puy- 
Michel.  On  ne  pouvait  se  lasser  d'admirer  ce  couple  qui 
semblait  ne  s'etre  uni  que  pour  s'edifier,  dans  une  sainte 
emulation,  par  les  pratiques  de  I'austente  chretienne, 
C.'elaicntdeux  anges  qui,  sous  une  forme  morlelle,  et  fou- 
laiit  aux  pieds  les  plaisirs  meme  permis,  n'avaient  d'autre 
sollicitudc  que  de  marcher  constamment  dans  la  route 
qui  devait  les  reconduire  a  la  celeste  patrie  dont  ils  etaieut 
momentanement  exiles.  Elzear  et  Delphine  passerent  ainsi 
sept  ans  dansle  chateau  d'Ansois,  qui  apparteuaitau  comte 
d'Arian,  et  se  retirerent  ensuite ,  afiu  d'etre  plus  libres 
dans  leur  goiit  pour  la  solitude,  dans  celui  du  Puv-Michel. 


Leur  vie  commune  etait  celle  d'un  frere  avec  sa  soeur. 
Elzear  n'avait  que  vingt-trois  ans  quand  il  perdit  son 
pere  et  sa  mere.  Maitre  absolu  d'une  grande  fortune,  au 
lieu  d'y  attacher  son  ca>ur,  il  n'y  vit  qu'un  moyen  de 
plus  pour  secourir  les  indigents  et  se  livrer  plus  largement 
aux  bonnes  oeuvres  de  tout  genre.  A  force  de  mediter  la 
loi  du  Seigneur,  il  concut  un  si  grand  mcpris  pour  tout 
ce  qui  passe  et  un  amour  si  ardent  pour  les  biens  im- 
perissables  de  I'eternite,  qu'il  semblait  ne  plus  tenir  a  la 
terre.  La  journee  etait,  en  tres-majeure  partie,  employ^ 
a  la  prifere  et  a  la  recitation  de  I'office  de  I'Eglise,  el  pen- 
dant la  semaine  il  parlicipait  souvent  a  la  sainte  eucha- 
ristie.  Une  grande  partie  de  la  nuitsepassaitdansl'oraison 
mentale,  et  pendaut  tout  ce  temps  il  se  tenait  k  genoux. 
On  croirail  qu'une  vie  pareille  devait  rendre  Elzear  mo- 
rose, de  mauvaiso  humeur,  incommole  aux  personnes 
qui  I'environnaient :  on  serait  dans  I'erreur.  La  vraie  pietii 
est  loujours  gaie,  accessible,  douce,  accommodante.  Elzeai 
etait  d'une  conversation  aimable ,  sans  aigreur  en  repre- 
nant,  et  faisant  loujours  eclater  c'ans  ses  paroles  cetle  chn- 
rite  qui,  selon  'rApotre,  est  paliente,  humble,  toleranle, 
benigne.  II  donnail  pareillement  ii  la  geslion  de  ses  afTaire* 
temporelles  le  soin  qu'elles  exigeaient.  A  la  guerre,  il  da 
ployait  une  grande  bravoure  :  I'epoque  ou  il  vivait  lui  en 
fournit  trop  frequemment  I'occasion.  C'est  encore  a  tort 
qu'on  se  figurerait  impropre  aux  combats  ou.au  gou- 
vernement  d'une  maison  considerable  et  d'une  grande  for- 
tune, I'homme  voue  a  la  plus  tendre  piete.  II  faut  ici  rappe- 
ler  les  paroles  de  I' Apotre.  La  piete  est  utile  a  toules  choscs. 
Un  reglement  que  le  comte  Elziar  fit  pour  sa  maison  est 
une  preuve  eclalaute  de  la  haute  sagcsse  que  pent  inspirer 
a  un  Chretien  la  profonde  piete  dont  il  fait  profession. 
Nous  devons  ici  le  transcrire,  parce  qu'il  pent  servir  de 
modele,  et  qu'il  est  d'ailleurs  une  eloquenle  preuve  de  cc 
qui  vient  d'etre  dit  sur  les  effets  d'une  devotion  toul  a  la 
fois  sincere  et  eclairee. 

«  1"  Que  tous  ceux  qui  composenl  ma  maison  assistcnt 
a  chaque  jour  a  la  me.sse  quelque  aSaire  qu'ils  puissent 
«  avoir.  Si  le  Seigneur  est  bien  servi  chez  moi,  rien  n'y 
n  manquera. 

i(  2°  Si  quelqu'un  de  mes  domestiques  jure  ou  blas- 
(1  phcme,  il  sera  sevdrement  puni  et  puis  honteusemenl 
«  expuUe.  Je  ne  puis  esperer  que  Dieu  repande  sa  bene- 
«  diction  sur  ma  maison,  s'il  s'y  Irouve  des  homnies  qui 
11  se  devouent  au  demon.  Pourrais-je  soufTrir  chez  moi  des 
«  bouches  infectes  qui  portent  le  poison  dans  les  ames? 

«  3"  Que  la  pudeur  soil  respeclee.  La  moindre  atleiulc 
II  quelle  pourrait  souffrir  ne  saurait  restcr  impunie  dans 
II  la  maison  d'Elzear. 

«  4°  Les  hommes  et  les  femmes  doivent  aborder  le  tri- 
0  bunal  de  la  penitence  une  fois  par  semaine.  Que  per- 
i(  Sonne  ne  soil  assez  malheureux  que  dene  pas  communier 
«  aux  principales  solenniles  de  I'annee. 

»  ij«  L'oisivete  sera  bannie  de  ma  maison.  Le  matin, 
c<  chacun  elevera  son  coeur  a  Dieu  par  une  fervenle  priere 
u  et  lui  offrira  toules  les  actions  de  la  journee.  Les  hommes 


292  SAINT   ELZEAU  ET 

et  les  femmes  iront  ensuite  a  leur  ouvrage.  Dans  la  ma- 
«  tinee,  ils  auront  quolque  temps  pour  vaqiior  a  la  niedi- 
«  tation,  mais  je  ne  vcux  pas  de  ccux  qui  sont  perpeUiel- 
«  lemenL  k  Teiilise.  lis  agissent  ainsi,  non  par  amour  de 
«  la  contemplation,  mais  par  repugnance  pour  le  travail. 
«  L'Espril  saint,  en  nous  decrivaiil  la  femme  pieuse,  nous 
«  apprend  que ,  non-seulement  elle  prie ,  mais  encore 
«  quelle  est  modeste,  docile,  assiducau  travail,  etqu'elle 
<(  prend  soin  de  sa  maison.  Les  femmes  de  mon  service 
«  prieront  le  matin,  ct  emploieront  le  reste  do  la  journee 
«  au  travail. 

«  6"  Je  ne  veux  pas  que  Ton  joue  a  des  jeux  de  hasard ; 
i(  il  est  facile  de  prendre  une  recreation  innocente,  sans 
«  se  livrer  a  la  paresse.  Je  ne  veux  pourtant  pas  que  moii 
(c  chSiteau  ressemble  a  un  monast^re,  et  que  mes  gens 
«  vivent  oomme  des  ermites.  Je  ne  leur  defends  pas  de 
«  se  rejouir,  mais  j'entends  qu'ils  ne  fassent  rien  contre 
«  leur  conscience,  et  qu'ils  ne  s'exposent  pouit  a  offenser 
«  Dieu. 

«  7°  Que  la  pais  ne  soil  jamais  troublee  dans  nia  fa- 
«  mille;  IJi  oil  rfegne  la  paix  Dieu  liabite.  Une  famille  est 
«  divisee  par  Tenvie,  la  jalousie,  les  soupgons  et  les  rap- 
«  ports,  comme  en  deux  armfees  qui  cherchent  continuel- 
(I  lement  k  se  surprendre ,  et  qui,  aprte  avoir  assi^ge  le 
«  maitre,  le  blessent  et  le  devorent.  Je  cherirai  ceux  qui 
«  seront  fideles  au  service  de  Dieu,  mais  je  ne  souffrirai 
«  pas  ceux  qui  s'en  declareront  les  ennemis.  Ceux  qui  ne 
«  craignent  pas  Dieu  ne  peuvent  acquerir  la  confiance  de 
0  leur  maitre,  et  ils  dissiperont  sans  scrupule  sa  fortune. 
«  Un  maitre  entoure  de  pareils  domestiques  est,  dans  sa 
«  maison,  comme  dans  une  tranchte  assi^g^e  par  les  en- 
«  neniis  de  toutes  parts. 

«  8"  Qnand  une  dispute  s'elfevera,  je  veux  qu'on  observe 
«  inviolablement  le  precepte  de  I'Apotre,  qui  veut  que  la 
«  reconciliation  se  fasse  avant  le  couchcr  du  soleil.  Qu'on 
«  oublie,  a  I'instant  mfime,  la  faute  commise,  et  que  Ton 
0  ^toulfe  loute  espece  d'aigveur.  Jesais  qu'il  est  impos- 
<i  sible  de  vivre  avec  les  liommes  sans  avoir  quelque 
<i  chose  h  soulTrir.  Rarement  un  homme  est  d'accord  avec 
0  lui-menie  pendant  un  jour.  Qu'il  ait  un  accesd'huuieur, 
«  il  ne  salt  plus  ce  qu'il  veut.  Ne  pas  condesccndre  a  par- 
u  donnera  son  prochain  est  uneconduile  diabolique;  mais 
«  aimer  ses  ennemis  et  leur  rendre  le  bien  pour  le  mal, 
«  est  le  caractere  distinctif  des  enfants  de  Dieu.  Si  jeren- 
«  contre  de  lels  domestiques,  mon  cceur,  ma  bourse  et  ma 
«  maison  leur  seront  toujours  ouverls  ;  je  les  considererai 
«  comme  mes  maitres. 

«  9"  Tous  les  soirs,  ma  famille  se  reunira  pour  assister 
i<  k  une  conference  oti  I'on  parlera  do  Dieu,  du  salut,  des 
■'  moyens  de  gagner  le  ciel.  11  est  bien  honteux  pour  nous 
i  <  que  places  sur  la  terre  pour  meriter  le  Paradis,  nous  y 
«  pensions  si  peu,  et  que  nous  n'en  parlions  jamais  que 
«  d'une  mani^re  superficielle.  0  vie  del'homme,  comme 
«  tu  es  employee!  6  travaux,  que  voire  objet  est  peu 
«  digne  d'une  hne  immortelle!  Que  de  fatigues,  que  de 
a  sueurs  pour  des  folies!  Les  discours  sur  le  ciel  nous 
«  excilent  a  la  vertu  el  nousinspirentdu  mepris  pour  les 
«  plaisirs  dangercux  du  monde.  Comment  apprendrons- 
V  nous  k  aimer  Dieu,  si  nous  ne  parlous  jamais  de  lui? 
«  Que  pcrsonne,  parmi  mes  domestiques,  ne  s'absente  de 
■a  celte  conference,  sous  prelexle  de  vaqucr  h  mes  affaires. 
«  Un'ya  point  d'affaires  quimesoienlaussi  precieusesque 
«  le  salut  de  ceux  qui  sont  attaches  a  mon  service.  lis  se 


.SAINIE  DELI'lllNE. 

«  sont  donnesa  moi,  etje  remels  loul^  Dieu,  maitres  et 
«  domestiques,  et  generalement  tout  ce  qui  est  en  mon 
«  pouvoir. 

«  1 0"  Je  defends  h  tous  mes  officiers,  sous  les  peines 
«  les  plus  scvi;res,  de  causer  le  moindre  tort  a  qui  que 
«  ce  soit,  dans  ses  biens  ct  dans  son  honneur;  d'oppri- 
«  mer  les  pauvres  et  de  ruiner  le  prochain,  sous  pretcxte 
«  de  maintonir  mes  droits.  Je  ne  veux  point  m'enrichir  de 
«  la  substance  de  I'indigent.  Des  officiers  cruellement 
«  zeles  pour  leurs  maitres  se  damnent  et  les  damnent 
(c  avec  eux.  Comment  peut-on  s'imaginer  que  quelqucs 
«  l^geres  aumones  effaceront  les  crimes  des  officiers  qui 
«  di^cliirent  les  entrailles  des  pauvres  dont  les  crismon- 
«  tent  au  ciel  pour  demander  vengeance?  J'aime  mieux 
«  aller  nu  en  paradis,  que  de  tomber  dans  I'enfer  avec  le 
«  mauvais  riche  couvert  de  pourpre  et  d'or :  la  crainte  de 
«  Dieu  est  une  richesse  suffisante.  Les  riches.ses  acquises 
«  par  I'injustice  et  la  fraude  sont  comme  un  feu  cach6 
«  sous  la  torre  et  qui  tot  ou  tard  fera  eruption  et  devorera 
«  tout.  S'il  arrive  qu'on  aitenleve  quelque  chose  au  pro- 
II  chain,  je  veux  qu'on  lui  rende  qualre  fois  autant.  Je 
«  pretends  que  tons  les  (oris  faits  k  mon  occasion  soient 
II  r6pares.  Un  homme  qui  place  dans  le  ciel  ses  tresors 
II  pourrait-il  se  pnssionner  pour  ceux  dela  terre  ?  Je  suis 
8  sorti  nu  du  sein  de  ma  mere  et  nu  je  renlrerai  dans  le 
II  sein  de  la  terre,  notrc  nifere  commune.  Serait-il  possible 
«  que  pour  un  moment  de  vie  que  je  passe  enlre  cos  deux 
«  tombeaux,je  voulusse  hasarder  mon  salut  oternel?  Pour 
«  agir  de  la  sorte,  il  faudrait  que  j'eusse  perdu  I'usage 
«  de  ma  raison,  que  je  ne  connusse  pas  ce  que  c'est  que 
II  la  vertu  et  que  j'eusse  renonc6  k  la  foi.  » 

Tel  est  ce  regloment,  que  Ton  pent  considerer  comme 
un  vrai  chef-d'oeuvre  de  sa^esse  chretienne,  digne  d'etre 
pr&ente  aux  chefs  de  famille  qui  ont  un  grand  etat  de 
maison.  Les  prescriptions  qu'il  renferme  sont  marquees 
au  coin  des  vrais  principes  du  christianisme,  el  si  elles 
etaientob-servees  avec  ponctualile,  nous  demandons  si  on 
verrait  souvent  ce  qui  afllige  lesiecle  actuel  dans  un  Irop 
grand  nombre  de  families  oil  la  foi  n'est  pas  la  premiere 
regulalrice  de  I'ordrequi  doit  y  regner.  Lereglementd'El- 
z&ir  tirail  surloul  sa  force  de  I'exempleque  donnait  celui 
qui  I'avait  redige  el  impose.  LTn  maitre  aura  beau  prodi- 
guer  les  plus  exccUents  conseils  a  ses  domestiques,  s'il  se  ' 
se  met  dans  le  cas  de  so  faire  appliquer  ces  paroles  : 
«  Medecin,  commence  par  te  guerir  toi-mime...  »  sesavis 
et  ses  ordres  ne  seront  qu'un  vain  son. 

Delphine  secondait  admirablement  son  cpoux  et  se  I'ai- 
sail  gloire  de  lui  ob^ir  en  toules  clioses.  Jamais  la  plus 
16gere  disunion  ne  vint  troubler  celte  harmonic,  qui, 
meme  humainement  parlant,  est  le  premier  charme  du 
mariage';  la  pieuse  comtesse  savait  triis-bien  que  la  femme 
mariee  ne  doit  pas  exclusivemenl  vivre  en  religieuse,  et 
que  le  soin  de  son  menage  entre  pour  une  bonne  part 
dans  I'fconomie  de  sa  sanclificalion.  Elle  avail  avec 
elle  une  sceur  nommee  Alasie,  qui  enlrail  dans  loulcs  ses 
vues  de  pi6t(5  el  de  bonnes  a>uvres. 

Que  dirons-nous  surloul  de  la  charile  du  comte  d'Arian  ? 
Ses  visiles  les  plus  douces  elaient  celles  qu'il  faisail  dans 
les  h6pitaux,  surtoul  dans  ceux  qui  etaient  pcupli'-s  de 
k'preux,  dont  le  nombre  etail  si  grand  dans  ce  sifecle. 
Chaque  jour,  illavaitles  piedsidouze  pauvres  et  lesser- 
vait  froquemment  k  table.  En  1310,  survint  une  cherte 
extraordinaire.  C'etail  pour  Elzi^ar  une  occasion  de  de- 


SAINT  ELZEAR  ET   SAINTE   DELPHINE. 


293 


velopper  I'immense  amour  dont  son  coeur  (5lait  embras^ 
pour  le  prochain.  Aussi  il  versa  de  tres-abondantes  au- 
mones  dans  le  sein  de  I'indigence.  Comme  on  s'etonnait 


de  cette  tendresse  pourles  pauvres,  il  repondait  :  «  Com- 
«  ment  pouvons-nous  demander  a  Dieu  son  royaume  si 
«  nouslui  refusonsun  verre  d'eau,  dans  la  personue  de  ses 


•  amis  los  plus  chers?Ne  nous  fait-il  pas  trop  d'honneur 
«  en  daignant  recevoir  quelque  chose  de  notre  part?  » 

Apres  la  raort  de  son  pere,  Elzear  fut  oblige  de  passer 
dans  le  royaume  de  Naples  pour  prendre  possession  du 
comle  d'Arian.  II  n'y  Irouva  qu'un  peuple  rebelle  qui 
prenait  parti  pour  lamaison  d'Aragon,  centre  les  Francais. 
II  n'employad'autresarmesque  la  douceur  et  la  patience 
pour  \aincre  ses  resistances.  Son  parent,  le  prince  de  Ta- 
rente,  lui  disait  :  »  Laissez-moi  chJlierlesrcvoltes;  j'en 
«  ferai  pendre  un  certain  nombre  et  lour  exeniple  pro- 

■  duira  son  effet.  Contentez-vous  de  prier  pour  moi ;  je 
«  ferai  le  reste.  •  Elzear  lui  repondait  :  .  Eh  quoi:  vous 
'  voudriezqueje  prisse  possession  de  mon  gouvernement 

■  par  des  massacres?  Les  bons  offices  produiront  plus 
"  d'eOet.  II  n'y  a  pas  de  gloire  pour  un  lion  de  mettre  en 
"  p  eces  desagnenux.  Mais  il  ya  quelque  chose  deverila- 

•  blement  grand  a  voir  unagneau  triomphant  des  lions. « 
Le  peuple,  emerveille  d'une  douceur  si  extraordinaire,  eut 
honte  de  sa  rebellion,  se  soumit  etinvita  le  comle  a  pren- 
dre possession  deson  autorilo. 

Un  exemplesuffira  pourprouver  combien  I'amede  notre 
saint  etait  grande.  En  parcourant  divers  papiers,  il  trou- 
va  des  lettres  qu'un  officier  servant  sous  ses  ordres  ^cri- 
vait  i  son  pere.  Elzear  y  ^tait  traite  de  la  maniere  la  plus 


indigne.  L'officicr  s'clTorcait  de  persuader  au  p^re  qu'il 
n'avait  rien  de  mieux  a  faire  qu'i;  d&heriter  un  fils 
plus  propre  a  faire  un  moine  qu'un  guerrier.  Delphine 
ellc-mcme  elait  indignte  et  disait  a  son  marl  qu'il  etait 


impossible  de  pardonner  unfourbe  qui  cachait  une  haine 
aussi  violentesous  un  dehors  d'attacbement  etde  fidelile. 


29i 


SAIM  ELZEAR  ET  SAINTE   DELPIIINE. 


Elzeai'  riipondit  quo  Jesus-Clirist  proliibait  la  vengeance 
ifit  orJonnait  de  pardonner  Ics  injures,  ot  qu'en  conse- 
quence il  allait  jelcr  cos  Icttrcs  accusatiices  au  feu.  II 
n'hesita  pas  a  le  faiie,  et  le  coupable  ne  recut  jamais  au- 
cun  reproclie.  L'Idstoire  de  la  vie  dc  saint  Elz^ar  ne  dit 
point  si  jamais  I'officier  fut  informc  de  cette  admirable 
gcnerosile  de  son  maitre. 

Elzcar  fit  administrer  exactement  la  justice  dans  son 
comte  et  les  ofTiciers  coupablcs  n'eurent  point  a  se  felici- 
ter  de  sa  condescendance,  qui  en  ce  cas  aurait  ete  blima- 
ble.  Maisquand  Icsnialfaiteurs  etaientcondamnesa  mort, 
il  allait  les  visiter,  les  consoler,  les  exciter  au  repen- 
tir.  Quand  des  biens  avaient  ete  confisquds,  il  les  rendait 
sccretemcnt  aux  veuves  et  aux  enfants.  Apres  avoir  et6, 
pendant  cinq  ans,  en  Italic,  il  obtint  dii  roi  Robert,  frere 
de  saint  Louis  evfiquc  de  Toulouse,  la  permission  de  re- 
tourner  en  Provence.  Ses  vassaux  du  chiteau  d'Ansois 
lui  firent  une  brillante  reception,  dont  il  elait  si  digne. 
Quelque  tempsapri-s,  Elzearet  Delpliine  se  firent  recevoir 
dans  le  Tiers  Ordre  de  saint  Francois,  en  s'engageant  a 
porter  sous  leurs  liabits  du  monde  ccux  de  eetle  congre- 
gation, et  a  reciler  cerlaines  prieres,  sans  toutefois  que 
leur  omission  les  rendit  coupables  de  peche. 

Depuis  deux  ans,  Elzear  i'tait  en  Provence,  lorsque  le 
roi  Robert  le  rappcia  en  Italic^  oil  il  le  crea  chevalier 
d'honneur,  titre  qu'on  reservait  aux  plus  braves  et  aux 
plus  meritants.  La  veille  de  sa  reception,  il  passa  la  nuit 
en  prieres,  etie  jour  niemeil  communia  avec  une  ferveur 
si  touchante  que  tout  la  cour  en  fut  singulierement  edifice. 
Robert  donna  a  notre  saint  une  eclatante  marque  de  sa 
confiance,  en  le  choisissant  pour  pr^sider  h  I'cducation  de 
Charles  son  fils,  due  de  Calabre.  Elzear  dissimula,  pen- 
dant quelque  temps,  les  defauts  de  son  eleve,  afin  de 
bien  connaitrela  trempe  desoncaractfere;  puis,  ill'avertit 
avec  douceur,  en  lui  I'aisant  envisager  la  necessite  d'acque- 
rir  les  vertus  auxquelles  I'obligeaient  sa  haute  naissance 
et  son  avenir  de  prince  et  surtout  de  cbi'etien.  Le  jeune 
prince,  touche  des  discours  de  son  saint  precepteur,  se 
jeta  a  son  cou  en  lui  disant  :  «  II  est  temps  encore  de 
«  commenccr,  dites-moi  ce  que  je  dois  faire.  »  Des  ce  mo- 
ment le  royal  disciple  fit  des  progres  rapides  dans  les 
sciences  et'dans  la  vertu,  et  devint  plus  tard  un  prince 
recommandable  par  ses  excellentes  qualites. 

Le  roi  Robert,  voulant  passer  en  Provence,  laissa  la  re- 
gence  de  son  royaume  ii  son  fils  Charles,  sous  la  conduite 
d'Elz^ar,  qui  devint  chef  du  conseil.  Voyant  les  pauvres 
dans  I'abandon ,  notre  saint  postula  comme  une  grace  la 
charge  d'etre  fait  leur  avocat.  «  Quel  office  me  demandez- 
«  vous  la!  dit  le  prince  en  riant,  vousn'avez  pasacrain- 
«  dre  des  competiteurs;  je  mels  sous  votre  proteclion  tous 
n  les  pauvres  de  mes  £lats.  »  On  vit  alors  Elzear  charge 
d'un  sac  et  parcourani  les  rues  de  Naples  pour  recevoir 
les  requites  des  malheureux  si  Irgitimement  places  sous 
son  patronage.  II  ecoutait  leurs  plaintes,  leur  dislribuait 
des  aumones,  et  ne  laissait  peisonne  sans  consolation. 
Comme  le  hautposte  qu'il  occupait  fai.sait  necessairement 
passer  par  ses  mains  les  nominations  aux  places  et  les  fa- 
veurs  qui  decoulaient  du  troue,  les  ambitieux  voulaient 


acquerir  son  amilie  par  des  pr&enls.  Elzear  les  refusa 
toujours.  «  II  n'est  pas,  disait-il,  facile  h  un  bomme  qui  a 
c(  commencd  it  prendre,  de  savoir  oil  il  conviont  de  s'ar- 
«  r^ter.  Les  pr&ents  enllamment  la  cupidite.  » 

Une  occasion  memorable  fit  surtout  eclater  la  valeur  et 
la  prudence  guerriijres  d'Elzear.  L'empereur  Henri  VII, 
malgre  I'opposilion  du  pape  Clement  V,  rcsolut  d'envahir 
le  royaume  de  Naples.  Robert  envoya  centre  lui  son  friire 
Jean  et  le  comic  Elzear.  En  deux  batailles,  Henri  VII  fut 
complelement  battu,  et  les  Napolitains  firent  honncur  de 
la  victoire  surlout  au  comte  d'Arian.  Le  roi  Robert  dota 
levainqueur  de  riches  presents,  qu'il  accepta  par  bien- 
seance,  et  qui  aussilot  dcvinrenl  le  domaine  des  pauvres, 
auxquels  il  les  dislribua. 

En  1323,  Elzear,  accompagne  d'un  grand  nombre  de 
seigneurs,  vinta  la  cour  de  France  en  qualite  danihassa- 
deur  extraordinaire  pour  dcmander  Marie,  filledu  comie 
de  Valois,  deslinee  a  epouser  le  due  de  Calabre.  La  ni'- 
giicialion  roussit  pleiuemcnt,  et  Elzear  fut  comble  d'hon- 
neursa  Paris.  Mais  ce  devait  etre  le  lerme  de  .sa  carrii're 
mortelle.  II  y  lomba  dnngereusement  nialade.  Depuis 
longtemps  il  avait  fjiit  son  leslament,  par  lequel  il  leguait 
ses  biens-meublesii  sa  digne  t'pouse  Delphine,  et  ses  terres 
a  Guillaume  de  Sabran,  son  frere.  On  pent  bien  penser 
que  les  pauvres  n'y  elaient  point  oubhes,  non  plus  que 
les  nionasli;res,  les  h6pilaux  et  ses  domesliqups.  Quoique 
sa  vie  eilt  (■1(5  celle  d'un  saint,  il  voulut,  en  ce  moment 
solennel,  faire  uue  confession  generate.  II  recut  le  saint 
viatique  et  I'extrome-onction  avec  une  ferveur  digne  de 
sa  foi,  et  enfin,  etant  tomb(3  dans  une  p(5nible  agonie,  il 
rendit  i\  Dieu  sa  belle  ame,  le27septembre  1323,  n'(5tant 
encore  Jg(!  que  de  trente-huit  ans.  Les  cours  de  France  et 
de  Naples  t(>moign6rent  a  I'envi  leur  doulcur  de  la  perte 
d'un  homme  aussi  {'minent  sous  tous  les  rapports.  Pour 
se  conformer  a  ses  dernieres  volontes,  on  tiansporla  son 
corps  en  Provence,  ou  il  fut  inhume  dans  I'eglise  des 
Frauciscains  de  la  ville  d'.\pt.  Plusieurs  miracles  s'op^- 
rerent  par  son  intercession  sur  son  tombcau.  Le  pape 
Clement  VI  les  fit  constaler,  Urbain  V  signa  le  d(:>crct  de 
sa  canonisation,  etGrt'goire  XI  le  publia  en  1369. 

Delphine  surv(icut  longtemps  a  son  (^poux ,  et  elle  cut 
le  bonheur  bien  rare  de  pouvoir  I'invoquer  comme  saint, 
du  moins  la  derni(;re  ann(;e  de  sa  vie,  puisqu'elle  mourut 
le  26  septembre,  en  ladite  ann(.''e  1369.  Cette  veuve  ("'tait 
resttie  a  la  courde  Naples  jusqu'Ji  la  mort  du  roi  Robert  ar- 
Tivie  en  1343.  Alors  la  reine,  nomm6e  Sancie,  renonranf 
aux  grandeurs  humaines,  s'^lait  retiree  au  convent  des  Cla- 
risses  de  Naples,  accompagnfe  de  sa  chere  Delphine.  Cette 
reine  etant  morte,  Delphine  revint  dans  le  chateau  d'Ansois 
en  Provence,  oil  elle  vecut  dans  la  pratique  des  plus  h(j- 
roiques  vertus  jusqu'i  samort,  arriv^e,  comme  il  a  (ni'  dit, 
en  1369,  dans  la  soixante-seizieme  annce  de  son  ^ge.  Ses 
reliques  se  gardent  avec  celles  de  saint  Elzear  son  (•poux. 
Ainsi  la  mort  ne  si-para  ni  leurs  corps  ni  leurs  iimes.  II  est 
difficile  de  trouver  dans  I'histoire  des  saints  de  la  Franc(5, 
un  couple  pareil  ii  celui  dont  nous  venons  de  retracer  suo- 
cinctement  la  vie.  Aussi  leur  mcmoire  y  est-cUe  honorte 
des  b(;n(idictions  les  plus  meritiies.       L'abbe  Pascal. 


LA  BIEi\HEl5REUSE  MARIE  DE   L  INCARNATION. 


295 


BIENHECREUSi:  MARIE  SE  I.  INCARNATION' 

conuuti,  dans  I e  mondL-,  .-^ous  le  nom 
DE  MADAME  ACARIB,  VICOMTESSE  DE  VILLEMOR. 

Vers  le  milieu  de  la  scconde  nioilie 
du  seiziemesiiicle  si  tiistemunt  fa- 
meux  par  les  dechirements  reli- 
gieux  et  politiqucs,  an  moment  oil 
la  pernicieuse  ivraie  de  I'heresie 
croissait  dans  le  champ  myste- 
rieux  du  pire  de  famille  a\ec 
une  telle  vigueur,  quale  pur  fro- 
ment  semblait  devoir  en  elre  com- 
pletement  ctouffe,  Dieu  siiscila  des 
imes  remplies  de  son  esprit  qui, 
par  une  ijminenle  piiile,  proleslaient  contre  les  lion- 
leiises  defections  dont  I'Eglise  catholique  elait  al'fligee. 
C'est  surtout  dans  le  sexe  faible  que  se  manifesta  cet 
lieroisme  de  la  foi,  el  il  ful  vrai  de  dire  avec  I'Apolre  : 


Dieu  a  clioisi  ce  qu'il  y  a  de  plus  debile  dans  lo  monde 
pour  contoiidre  ce  qu'il  y  a  de  plus  furt.  Trois  femmes 
illustros  etoiinerent  alors  le  monde  par  une  saintete  d'au- 
tiint  plus  admirable  et  meriloire,  qu'ellcs  occupaient 
dans  la  sociele  un  rang  distingue,  et  que  leur  etat  d"e- 
pouses  et  de  meres  de  ramille  semblait  devoir  les  de- 
tourner,  non  pas  de  I'obsorvation  des  preceptes  Chre- 
tiens, mais  des  voies  de  la  perfection  evangtlique.  Cos 
trois  femmes  furent  madume  Acarie,  vicomlesse  de  Ville- 
mor,  madame  la  baronne  de  Chanlal  et  madame"Le  Gras, 
nee  Louise  de  Marillac,  dont  un  des  onoles  elait  garde  des 
sceaux,  et  I'autre  uiarechal  de  France. 

Nous  avons  a  retiacer  aUjOurd  hui  la  \ie  de  la  pre- 
miere. 

Barbe  Avrillot,  connue  sous  le  nom  dc  bienheureuse 
Mane  de  I'lncarnation,  naquit  a  Paris  le  I'''  fevrier  1366. 
Son  pere,  Nicolas  Avrillot,  etait  maitre  des  comptes  de  la 
cliambre  de  Paris  (aujourd'hui  Cour  des  compte.s)  et  chan- 
celier  de  la  reine  de  Navarre ,  premiere  eponse  de 
Henri  IV.  Par  sou  pere  elle  tenait  aux  maisoiis  desUuraut 
de  Gheverny,  des  Yaudelard,  des  Bruslart,  des  Sillery,  et 
par  sa  mere  Marie  Lhuillier,  aux  families  des  Vignacourl. 


M^m- 


des  Menin,  des  Mesgrigny,  des  Brochart,  des  Xicolai,  des 
Loiigueil.  Dans  la  suite,  la  famille  Avrillot  s'allia  a  la 
maison  des  Mole  de  Champlatieux,  dont  un  descendant 
I'sl  aujourd'hui  pair  dc  France  et  a  occupe  avec  distinc- 
liuu  un  miuislere.  Certes.  nous  savons  bien  que  tous  ces 
lionneurs  ne  peiivent  ajouler  un  rayon  de  plus  a  I'aureole 
d'linmortalile  cbietieiine  dont  est  eeintle  front  de  la  bien- 
lieureuse  Marie  de  rinearnation.  Mais  ceci  corrobore  ce 
qui  a  ete  dit  sur  le  choix  que  lit  ic  S.'igneur  de  celte 
illustre  dame,  pour  edifier  ses  contenipoiains  places  au 
sommetde  la  socicHe.La  maison  paternelle  de  uotrebien- 
licureuse  ofl'rait  le  modcle  des  verlus  chreticnnes  ,  et  se 
distinguait  surlout  par  un  attachement  inviolable  a  la  re- 


ligion catholique.  en  un  moment  oil,  comme  nous  I'avons 
deja  expiime,  I'heresie  de  Luther  et  de  CaKin  recrutait 
un  trop  grand  nombre  de  zelateurs  fanatiques.  La  jeune 
Barbe  Avrillot  vint  au  monde  apres  plusieurs  enfanlsque 
ses  parents  perdirent  au  bcrceau.  Sa  mere  la  placa  sous  la 
protection  de  la  sainte  Vierge,  et  quajid  sa  lille  cut  sept 
ans,  elle  la  presenta  a  Nutre-Uame  de  Liesse,  cclebre  pe- 
lerinage  de  la  Picardie. 

En  ce  temps  c\islait  sur  les  bords  de  la  Seine ,  aux 
portes  de  Paris,  une  illustre  abbaye  connue  sous  le  nom 
de  Long-Champ ,  et  dont  il  ne  subsiste  en  ce  moment 
d'autre  souvenir  que  la  promenade  frequenlee,  dans  la 
seraaine  sainte,  par  les  pei'sonnes  dun  certain  monde  dit 


298 


LA   BIENHEUREUSE   MARIE  DE   LINCAUN ATION. 


fashionable,  ct  qui  assurement  n'a  ricn  de  commun  avec 
la  perfection  evangelique.  Cost  dans  ce  couvent  que  Barbo 
ful  placee,  a  I'&ge  de  onze  ans,  pour  y  6lre  clevee  sous  les 
yeux  de  sa  lanle  malernelle,  filisabetli  Lliuillier,  rcligicuse 
d'une  grande  vertu.  La  jeune  pensionnaire  se  fil  bientot 
distinguer  par  sa  douceur,  sa  docilit6  envers  les  institu- 
■  trices  ct  son  amabiliti  envers  ses  compagnes.  Quoique 
dispensee  des  austeritfe  des  religieuses,  elle  se  livrait  dejh 
h  certaincs  pratiques  de  mortification  que  son  3ge  sem- 
blait  devoir  lui  interdire.  Souvcnt  on  dut  la  roprimander 
sur  cet  exces  d'amour  et  de  zele  pour  la  penitence.  II  est 
aise  de  coniprcndre  combien  fut  fervente  la  premiere 
communion  a  laquelle  elle  fut  admise.  Ce  jour  devint 
pour  elle  le  plus  memorable  et  le  plus  fortune  de  sa  vie, 
bien  differente  en  cela  de  tant  de  jeunes  personnes  qui 
oublient  si  facilement,  dans  la  dissipation  deleur  jeunesse, 
cet  acta  dont  le  precieux  souvenir  devrait  a  jamais  vivre 
dans  leur  ccEur. 

La  pieuse  pensionnaire  aurait  tres-volontiers  consenti 
a  consacrer  toute  sa  vie  au  service  de  Dieu  dans  cetle 
communaute,  aupres  d'une  si  vertueuse  tante  et  dans 
une  maison  qui  avail  pour  elle  lant  d'attraits.  II  lui 
fallut  neanmoins  rcntrer  dans  le  sein  de  sa  famille,  a 
I'Age  de  quatorze  ans.  L'on  vit  dans  le  monde  une  jeune 
personne  riclie  des  dons  de  la  nature,  do  la  naissance  et 
de  la  fortune  soupirer,  avant  tout,  pour  la  rctraite,  ne 
vivre  dans  une.  brillante  societe  qu'ii  regret,  ct  iinportu- 
ner  continucllement  sa  mere  pour  en  oblenir  la  permis- 
sion de  se  devouer  aux  soins  des  nialadcs.  L'Holel-Dieu 
de  Paris  etait  le  sujet  favori  de  son  ambition,  et  elle  biii- 
lait  de  s'associer  aux  humbles  scrvantes  des  pauvres  qui, 
dans  celte  maison,  Irouvent  leur  bonheur  h  soigner  les 
malades  les  plus  degoiilanls.  Mais  Barbe  etait  fille  uni- 
que; lui  laisser  embrasser  I'etat  rcligieux  semblait  h  ses 
parents,  quoique  Ires-pieux  eux-m6mes,  un  sacrifice  to- 
talemcnt  impossible.  La  mere  combatlait  les  penchants 
de  sa  fille  avec  une  obstination  telle,  que  trop  souvent 
elle  alia  jusqu'Ji  la  durele:  On  eiit  dit  qu'elle  souffrait  de 
se  voir  surpassee  en  piete  par  sa  fille,  ct  Barbe  etait  ac- 
cablee  de  mauvais  traitements.  On  a  peine  a  comprendre 
un  scmblable  travers  d'esprit.  Dans  le  grand  hiver  de 
1581  a  1.58:2,  il  ne  fut  pas  permis  a  la  jeune  personne  de 
s'approcher  du  feu.  Elle  en  eut  les  pieds  geles,  et,  pour 
la  gui'rir,  il  fallut  exiraire  des  os  caries  par  le  froid. 
Barbe  supporla  tout  avec  une  patience  admirable,  et  c'e- 
tait  la  servir  h  son  gout  que  de  lui  procurer  le'  moyen  de 
soulfrir  beaucoup  pour  son  Dieu.  Elle  ourait  consenti  a 
vivre  ainsi,  dans  une  gene  conlinuelle,  plulot  que  d'etre 
obligte  do  ceder  a  des  sollicilations  d'une  autre  nature, 
et  qui,  pour  tout  autre,  auraient  sembl^,  en  y  accedant, 
un  moyen  sCir  de s'affranchir  de  cetle  tyrannie  malernelle. 
On  voit  flue  nous  voulons  parler  de  son  etablissemeni, 
mais  le  mariage  lui  rcpugnait  infinimenl  plus  que  tout 
autre  chose.  II  fallut  nc^anmoins  ecouter  les  propositions 
qui  lui  furcnt  faites  a  cet  egard. 

Pierre  .\carie,  vicomte  de  Villemor  et  seigneur  de  Mon- 
berrault,  fut  I'cpoux  propose  par  les  parenls  de  notre 
bienheureuse.  II  avuit  fait  ses  etudes  dans  le  c(5lebre  col- 
lege de  Navarre,  ;i  Paris,  et  y  avait  puise  lesprincipcs  de 
foi  sans  lesqucls  la  science  ne  sert  qu'^  enfler  ou  b  per- 
dre.  Sa  mere  venait  d'acheter  pour  lui,  corame  cela  se 
pratiquail  alors,  une  charge  de  mallre  des  comples,  qui 
lui  assurait  un  Hnl  distingue  dans  la  haute  magistrature. 


Le  mariage  fut  celebre,  a  Paris,  le  24  aoijt  1582.  La  nou- 
velle  epouse  eut  bient6l  conquis  I'estime  de  tout  le  monde 
par  les  belles  qualites  dont  elle  etait  douce.  On  la  nom- 
mait  ordinairement  :  la  belle  Acarie.  Neanmoins,  tou- 
jours  eloignee  du  faste  mondain,  elle  negligeait  la  pa- 
rure  et  les  nouvclles  modes,  et  il  semblait  que  son  rang 
en  souffrait.  Sa  belle-mere  et  son  epoux,  quoique  eux- 
memes  reniplis  de  piete,  furent  obliges  de  la  conjurer  de  se 
rendrc  aux  exigences  de  sa  position.  La  jeune  vicomtesse 
crut  devoir  acc6der  h  leurs  desirs,  tout  en  gemissant  en 
elle-ni^nie  de  ne  pouvoir  suivre  ses  inclinations  de  simpli- 
city. II  serait  impossible  d'enumerer  en  delail  les  bonnes 
ceuvres  anxquelles  elle  se  livrait.  Qui  pourrait  peindrc  sur- 
tout  la  charity  dont  elle  ^tait  remplie  pour  les  indigents,  et 
son  zeleasecourir  toutes  series  d'infortunes?  On  avait  en 
elle  une  confiance  si  grande  qu'en  peu  de  temps  elle  se 
vit  comme  la  distributrice  officielle  des  aumones  des  per- 
sonnes charitables.  Henri  de  Navarre  lui-mi^me,  a  qui 
l'on  avait  tres-avantageusement  parle  de  madame  Acarie, 
lui  envoyait  vingt-cinq  ecus,  chaque  fois  qu'il  faisait  sa 
partie  de  jcu,  pour  eire  distribues  par  elle.  Les  hopitaux 
fetaient  pour  elle  des  lieux  de  di'lices.  Elle  y  faisait  en  < 
m^me  temps  les  fonctions  d'apolre  par  ses  exhortations 
aux  malades,  qu'elle  finissait  par  converlir,  s'ils  avaient 
eu  le  malhcur  de  vivre  jusqua  ce  moment  dans  I'oubU 
de  Dieu.  On  calcule  que  son  zijle  a  converti  au  mollis  dix 
mille  pecheurs  obstincs.  On  cite  surtout  un  gentilliomme 
de  province,  vrai  barbare,  tyran  de  son  epouse  qu'il  avait 
forcee  de  se  confesser  5  un  garcon  d'ccurie  doguise  ei 
pri^tre.  II  avait  envoye  h  Paris  cette  mallieureuse  epou.si 
pour  y  suivre  un  proces.  Madame  Acarie,  ayant  eu  oc- 
casion de  la  connaitre,  repandit  dans  cetle  iime  les  plus' 
deuces  consolations.  Bientot  le  gentilhomme  arriva,ct  dut 
faire  connaissance  avec  la  nouvelle  amie  de  sa  femme.  II 
fut  tellement  louche  de  la  vertu  si  aimable  de  madame 
Acarie  qu'il  devint  un  tout  autre  homme.'II  abjura  com- 
pletement  sa  perversite,  se  converlit,  et  ne  cessa,  jus- 
qu'a  son  dernier  soupir,  de  parler  avec  admiration  de 
celte  femme  benie  dont  la  charile  I'avait  retire  d'un  si 
profond  abime. 

M.  Avrillot,  pere  de  notre  bienheureuse,  Halt  deja  vieux 
eteloigne  de  sa  fille;  il  vivait  dans  sa  terre  de  Monber- 
rault,  en  Champagne.  Madame  Acarie  I'appela  dans  sa 
nlfeison  d'lvry,  pres  do  Paris,  et  liti  prodigua  les  soins  les 
plus  tendres  et  les  plus  empresses.  Elle  eut  la  consolation 
de  le  voir  rempli  des  sentiments  les  plus  cluetiens,  daii! 
les  derniers  jours  de  sa  vie,  qu'il  termina  dans  ce  village, 

Notre  bienheureuse  ne  complait  encore  que  dix-huit 
ans,  et  en  avait  passe  deux  dans  I'elal  de  mariage,  quand 
son  mari  enlra  dans  le  parti  de  la  Ligue.  Mais,  en  1o9i, 
lorsque  Henri  IV  se  fut  rendu  mailre  de  Paris,  il  exila 
SI.  .\carie  de  la  capitale,  sans  le  priver  de  la  liberie.  Sa 
charge  de  mailre  des  comptes  lui  fut  enlevee.  II  avail 
contracle  des  dettes  immenses  en  favour  de  son  parti. 
Ses  creanciers,  sans  ^gard  pour  sa  jeune  femme,  qui  avait 
pu  rester  a  Paris  pendant  que  son  ^poux  vivait  aupres 
de  Villers-Cotlerels,  firent  tout  saisir  dans  le  domicile 
conjugal.  Tandis  que,  entourte  de  ses  six  enlanls,  elle 
elait  a  table,  les  huissiers  pen^trtrent  dans  la  maison,  lui 
enleverent  lout  son  mobilicr,  jusqu'Ji  la  chaise  sur  la- 
quelle elle  etait  assise.  Ce  cruel  evenement  ne  put  allcrer 
la  tranquillilc  do  celte  belle  Sme.  Livr^e  au  besoin,  et  , 
pouvant  a  peine  procurer  un  morceau  de  pain  b  ses  en-f 


ait 

'] 

isel 
c-| 


:i 


LA   BIENHEUREUSE  MARIE   DE   LINCARNATION. 


297 


fants,  elle  se  soiimit,  sans  murmurer,  k  une  position  si 
penible.  Apres  tHro  parvenue,  avec  des  peines  inoui'es,  a 
placer  ses  enfanis,  deux  au  college,  deux  au  couvent  de 
Long-Cliamps,  et  les  deux  plus  jeunes  chez  des  parenls, , 
elle  trouva  un  asile  chez  madame  de  BeruUe,  mere  du 
saint  cardinal  de  ce  nom.  Ses  ennemis  I'avait  inipliquce 
dans  un  proces  criminel  oil  son  honneur  et  sa  vie,  ainsi 
que  ccux  de  son  ^poux,  etaient  gravement  menaces.  On 
la  vit  se  renfermer  dans  un  cabinet,  compulsant  des  pa- 
piers,  reglanl  des  niemoires,  puis  sollicitant  aupres  des 
magistrals,  devorant  Ics  refus  et  les  humiliations,  se  trou- 
vant  ipielquefois  mise  a  la  porte  par  d'insolents  valets, 
et  toujouis  calme,  patiente,  resignee.  Que  Ton  se  figure 
dans  une  position  pareille  une  dame  naguere  riche  et 
n'ayant  point  un  moyen  de  ressource  dans  la  foi  qu'elle 
aurait  repudiee,  et  Ton  sera  convaincu  que  le  plus  vio- 
lent desespoir  serait  la  seule  consolation  qui  Uii  resterait. 
Oh  !  que  la  piele  est  vlilc  a  lout!  selon  les  paroles  de 
I'ApoIre,  dejii  citees!!  ! 

Os  terribles  epreuves  devaient  ^tre  accompagnecs  de 
nouvcaux  malheurs.  En  1596,  comnie  elle  rexenait  de 
Luzarches,  oil  son  mari  avait  obtcnu  la  permission  de 
resider,  elle  se  cassa  la  cuisse,  et  deux  fois  encore  le 
mOme.  accident  devait  se  renouveler  en  d'autres  circon- 
slances.  M.  Acarie  avait  ete  enfermc  dans  la  forleresse  de 
Pierrefonds.  Son  epoute,  en  revenant  de  lui  faire  virile, 
tomba  de  cheval  et  se  cassa  pour  la  deuxieme  fois  la 
cuisse.  Elle  resta  deux  heures  etendue  sur  la  terre  sans 
aucun  serours.  Deux  villageois,  enlin,  la  placi'rent  sur  une 
mauvaise  charrette,  et  la  ranienerent  a  Paris  dans  ce  triste 
equipage.  Un  eleve  en  cbirurgie  manqna  la  premiere 
operation  de  la  cure.  Pendant  deux  heures  que  dura  la 
seconde,  elle  ne  poussa  pas  un  seul  cri,  a  tel  point  que 
roperaleur  fut  oblige  de  lui  demandersi  elle  elaitmorte... 
Quatre  mois  de  soulFrance  la  retinrent  au  lit.  Enfin,  I'an- 
nee  suivante,  revenant  de  voir  son  fils  aine  au  college, 
elle  se  cassa  encore  le  meme  membre.  Trois  nouveaux 
mois  de  vives  douleurs  la  clouerent  sur  son  lit,  et  ne  pu- 
rent  point  allerer  la  sainte  resignation  de  cetle  victime 
eprouvce  par  les  sonffrances  morales  et  physiques. 

Enfin  M.  Acarie,  k  force  de  soUicitations,  obtint  de  se 
rapprocher  de  .sa  sainte  compagne  et  vint  habiter  Ivry. 
Plus  tarcl,  il  reconquit  une  partie  de  .sa  forlune,  et  les 
deux  epoux  purent  s'occuper  d'elablir  leurs  enfanis. 
L'aine  fut  allach^.  dans  la  suite,  a  la  cour  de  Louis  XIII. 
Le  second  embra.ssa  I'eint  ecclesiaslique  et  devint  cha- 
noine  de  Rouen  el  grand  vicaire  a  Ponloise,  qui  appar- 
tenait  alors  ii  ce  diocese.  Le  troisiijme  futun  mililaire  de 
■dislinclion,  el  un  de  ses  descendants  est  mort,  il  y  a  quel- 
qnes  annees,  a  Strasbourg.  Les  Irois  fille-;  se  lirent  Car- 
melites. Nous  verrons  que  la  mere  avail  fonde  eel  ordre 
en  France. 

Les  bornes  dans  lesquelles  nous  devons  nous  renfermer 
non-i  empechent  de  raconter  les  d-marches  innombrablcs 
que  madame  Acarie  dut  faire  pour  arrivcr  Ji  fonder  eel 
elablissement.  La  verlueuse  Calherine  d'Orleans,  du- 
chesse  de  Longueville,  fut  choisie  par  la  Providence  pour 
s'associer  au  zele  de  noire  bienheureuse  Celle-ci  fut  ap- 
pelcc  i  communiqucrses  plans  d'instifution  dans  une  as- 
semblee  de  giands  et  pieux  personnagcs.  Saint  Francois 
de  Sales  e.vamina  le  projet  el  I'approuva.  L'autorisation 
fut  demandee  au  pape,  el  Ton  decida  quil  fallait  sans  re- 
lache  s'occuper  de  la  fondation  des  Carmelites,  sur  les- 


quelles sainte  Therese,'en  Fspagne,  avait  fait  rejaillir  un 
si  grand  eclal.  On  choisil  I'emplacement  de  Nutre-Dame- 
des-Champs,  dans  le  faubourg  Saint- Germain,  lieu  isolo 
beaucoup  plus  encore  a  cette  epoque  que  de  nos  jours. 
Le  local  elait  trouve,  mais  il  fallait  le  peupler,  et  ce  n'e- 
lait  pas  la  moindre  difficulle.  On  avait  jete  les  yeux  sur 
les  carm^liles  d'Espagne,  et  Ton  voulail  que  quelques- 
unes  de  ces  sainles  filles  vinssent  a  Paris  inaugurer  la 
fondation.  Les  superieurs  s'y  opposerent.  En  attendant, 
madame  Acarie  reunissait  chez  elle  plusieurs  dames  et 
filles  pieuses  pour  preluder  a  I'installalion  de  la  nouvelle 
communaute.  La  duchesse  de  Longueville  elablil  enfin, 
aupres  deSainle-Genevieve,  une  communaute  qui  devini, 
pour  ainsi  dire,  le  germe  de  I'institution  naissanle.  Ma- 
dame Acarie  en  etait  la  direclrice,  I'Ame  et  le  modele, 
quoique  encore  ce  ne  fut  poinl  un  vrai  convent  de  Car- 
melites. 

On  negociait  lonjours  pour  obtenir  des  carmelilesespa- 
gnoles.  Henri  IV  lui-meme  avait  vu  ses  instances  rep'ous- 
sees.  II  fallut  menacer  d'excommunication  le  superieur 
general  de  ces  carmeliles  pour  obtenir  quelques  soeurs 
qui  vinssent  a  Paris.  On  parvint  enfin,  avec  des  peines 
incroyables,  i  en  faire  arriver  quelques-unes,  qui  furenl 
inslallees  dans  le  nouvcau  couvent  du  faubourg  Saint- 
Germain  ;  encore  memo  elles  ne  s'etaient  decidees  qua 
condition  de  pouvoir  revenir  en  Espagne  lorsquc  la  com- 
munaute serait  enfin  constituce  et  qu'elle  aurait  reuni  un 
assez  grand  nombre  de  religieuses  francaises.  Nous  ne 
pouvons  dire  I'accueil  qu'elles  recurent  et  raconter  la 
pompe  de  leur  installation.  Madame  Acarie  jouissait  en- 
fin de  la  recompense  de  tant  de  peines  qu'elle  s'etait 
donnees.  Quel  bonheur  pour  elle  de  visiter  cetle  commu- 
naute, qui  en  peu  de  temps  elait  devenue  florissante  ! 

Le  zele  de  madame  Acarie  ne  se  borna  pas  a  Paris ; 
elle  voulut  encore  fonder  une  maison  pareiUe  k  Ponloise, 
et  elle  y  r^ussit.  Le  14  Janvier  1 60-5,  le  nouveau  convent 
s'ouvrit  en  presence  de  la  sainte  fondalrice  accompagnee 
de  ses  Irois  filles,  de  M.  de  BeruUe,  de  sa  mfere,  qui  avait 
jadis  recueilli  madame  Acarie  dans  Tinfortune,  de  plu- 
sieurs autrcs  personnages  el  de  dames  pieuses.  Dijon, 
Amiens,  Tours,  Rouen,  etc.,  virent  surgir  dans  leur  sein 
des  communaules  du  meme  ordre,  et  toujours  on  voit 
madame  .4carie  ii  la  l^te  de  ces  fnndations.  Ce  fut  encore 
elle  qui  provoqua  I'inslilution  des  religieux  oraloriens, 
dont  M.  de  Berulle  ,  dcpuis  cardinal,  fut  le  premier  su- 
.pcrieur. 

L'epoux  de  noire  bienheureuse  descendit  dans  le  toni- 
beau  le  17  septcmbre  1013.  Dcgagee  du  lien  conjugal,  la 
veuve  ne  s'occupa  plus,  comme  on  le  pense  bien,  que  de 
se  retirer  dans  le  cloilre.  Apres  s'y  etre  preparee,  quoique 
loute  sa  vie  eCit  cle  si  pure,  si  pleine  de  devouement  a 
toutes  les  bonnes  ceuvres  el  de  renoncement^  sa  voloiite, 
elle  entra  dansle  monaslt-re  d'Aniiens,  y  fit  son  noviciat, 
sans  vouloir  se  dispenser  des  exigences  d'un  ri'glement 
qui  est  fait  surtout  pour  eprouver  les  vocations,  et  le 
7  avril  161  i  elle  pril  I'habil  sous  le  nom  de  Marie  de 
I'lncarnalion.  Ici  il  faudrait  beaucoup  plus  d'espace  que 
celui  qui  nous  .est  fourni  par  un  simple  prC'cis  de  cetle 
belle  vie,  pour  decrire  toutes  les  merveillesdont  I'histoire 
nous  presente  le  detail,  au  sujet  de  la  nouvelle  carm^lite 
du  couvent  d'Amiens.  Madame  .4carie  elait  enfin  arrivee 
au  terme  des  voeux  qu'elle  avail  formes  des  sa  plus  tendre 
enfance.  La  maladie  vint  frequeniment  eprouver  de  plu.s 


298  UASlLiyUE  DU  PANTHEON,   A  HOME 

en  plus  cette  kme  absorbee  en  Dicu  ot  la  trouva  de  pins 
en  plus  fuli'le.  Son  elat  faible  et  languissant  avail  elTrayi- 
ses  amis,  qui  la  (Jftermineifnt  LMilin  h  se  lappiodiei'  cle 
la  capitalo  pour  y  recevoir  plus  lacilenient  Ics  secours  tic 
I'art.  Eile  I'ut  dune  tiansferi'e  au  couveiil.  de  Poiitoise.  En 
arrivanl  dans  cette  cumniunaute,  le  7  dorembre  161-6, 
ellc  se  jela  aux  piedsde  la  supeiioure  :  •  Ma  mere,  se- 
«  pria-t-elle,  je  vieas  ici  vous  donner  bien  de  la  peine, 
f!  car  j'en  donne  beaucoup  partuut  oiije  vais.  ■ 

Lb  sejour  de  la  mfere  Maiie  de  I'lncarnation  fut  tres- 
utile  a  la  communaule  de  Pontoise.  Elle  en  tennina  la 
construction  et  enricbit  la  cliapelle  des  plus  riches  orne- 
nients.  Neanmoins  les  carmeliles  de  Pontoise  ne  jouiient 
pas  longtenips  du  bonheur  de  posseder  la  sainte  fonda- 
tiice  de  leur  ordre  en  France.  Le  7  fevrier  1618,  elle 
tomba  malade  pour  ne  ])lus  se  relever.  Les  souUrances 
les  plus  aignes  pendant  deux  niois  firent  eclaler  do  plus 
en  plus  la  haute  piete  de  cette  illustre  carmelite.  Eiifin  le 
48  avril  de  la  meme  annee,  elle  echangea  une  vie  d'a- 
mertume  contre  les  joies  ineffables  du  ciel  pour  lequcl 
elle  avail  conslamment  soupire.  Elle  elait  agee  de  cin- 
quante-deux  ans  et  deux  mois.  Son  corps  fut  inhume 
dans  la  cliapelle  du  convent,  et  un  peuple  innombrable 
ne  cessait  de  sV'crier  :  «  La  sainte  est  inorte,  la  sauile  est 
«  niorte!  »  On  se  disputait  le  moindre  objet  qui  avait  pu 
lui  apparteuir.  On  a  vu  saint  Francois  de  Sales,  sainle 
Jeanne  do  Clianlal,  Marie  de  Medieis,  ia  reine  Marie  The- 
rese  d'Autriche  et  une  fouie  de  nobles  personnages  venir 
humblement  prier  aupres  du  lombeau  qui  recelait  ses 
pieusos  depouilles.  M..  le  garde  des  sceaux  Michel  de  Ma- 
rillac,  qui  avait  si  bien  connu  notre  bienheureuse,  obtint 
de  Louis  XIII  raulorisalion  de  prendre  dans  les  ateliers 
de  riitat  les  marbres  necessaires  pour  lui  eriger  un  mau- 
solee.  Mais  comme  ce  monument  elait  plulot  considere 
eonime  une  chisse  que  comme  un  tombcau,  il  fallait  I'au- 
lorisation  du  souverain  pontife  pour  y  deposer  le  corps 
de  Marie  de  I'lncarnatioh.  II  elait  regie  a  Home  qu'on  ne 
rendrait  un  honneur  religieux  aux  corps  des  personnes 


mortes  en  odeur  de  sainlete  que  cinqnante  ans  apres  leur 
dt'ccs.  11  fallait  cet  intervalle  avant  de  proceder  aux  in- 
formations relatives  a   la  beatification.  Neanmoins  il  fut 


permis  de  placer  ce  corps  dans  le  mausolee  en  1642,  mais 
ce  n'a  ele  que  le  24  mai  1791  que  le  pape  Pie  VI,  apres 
uu  murexamen  des  miracles  opores  par  I'intercession  de 
Marie  de  rincarnalion  ,  la  declara  BIENHEUREUSE.  11 
ne  man(|ne  plus  qu'une  canonisation  pour  la  mettre  au 
rang  des  SAINTES. 

Pendant  les  troubles  reAolutionnaires  de  1793  et  94,  le 
corps  de  cette  bienheureuse  fut  soustrait  presque  mira- 
culeusement  a  la  profanation.  Ses  reliques  furent  reinle- 
grees  au  convent  de  Ponloise  le  7  mai  1822.  Le  comte  de 
Monthiers  avait  jusqu'h  ce  jonr  conserve  precieu.scment  ce 
saint  depot,  Une  parlie  oependant  fut  remise  a  I'evfeque 
de  Versailles,  qui  en  euricliit  la  paroisse  de  Saint-Merri, 
a  Paris,  ou  tons  les  ans  on  celebre  en  I'honneur  de  la 
bienheureuse  Marie  de  I'lncarnation  une  solennite  qui  y 
altire  beaucoup  de  monde.  L'abbe  Pasc.vl. 


IIISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  BASILIOUES  DE  ROME, 


EASII.IQDX  SU  PANTHEON,  A  HOME, 


NOTBE-OAME  HE  L.4  nOTUNDE. 

Lorsque  le  voyageur  croil,  apres  avoir  admire  Saint- 
Pierre  du  Vatican,  ne  plus  devoir  rejicontrer  dans  Rome 
rien  autre  chose  qui  soit  capiible  de  J'etonner,  il  est  le 
jouet  d'nne  grande  erreur.  Qu'il  repa.sse  le  pont  Saint- 
Ange,  et  bientdt  ses  yeux  seront  frappes,  au  milieu  du 
rioiie  Pigna,  d'un  vaste  dome  qui  lui  donnera  une  haute 
idee  de  ranciennc  grandeur  roniaine.  C'est  en  ell'et  le 
plus  magnifique  veslige  qui  rcste  sur  les  bards  du  Tibre 
de  tant  demerveilles  architocturales  donl  lesol  remain  se 
couvritsous  le  regno  d'Auguste. 

Un  quart  de  siecle  avant  la  naissance  de  Jesus-Christ, 
Marc  Agrippa,  qui  avait  epouse  la  fillede  Tenipereur  que 


nous  venous  de  noniracr,  erigea  cesomptueux  monument 
h  la  gloire  de  son  beau-pi're.  Quand  il  fut  termiue,  \u- 
guste  n'en  voulut  point  accepter  la  dodicace.  Alors  il  le 
consacra  au  dieu  Mars  et  a  Jupiter  vengeur,  en  memoire 
des  vicloires  remportees  sur  Marc-Antoine  et  Cleopatre. 
Plus  tard,  la  destination  en  fut  chan.5ee.  Cybele,  la  mere 
des  dieux,  en  devint  la  principale  divinite.  On  y  erigea 
une.stalne  en  I'honneur  de  chaque  dieu  de  I'Olympe.  Cha- 
cun  y  avait  son  effigie  soit  en  bronze,  soit  en  argent,  soil 
en  or,  et  quelques-unes  de  ces  statues  etaient  meme  de 
pierres  precienses.  C'est  pour  cela  que  les  Romains,  em- 
prunlanta  la  langue  grecque  une  harmonieuse  denomi- 
nation, donnerent  a  cet  edifice  le  nom  de  I'anlkton,  qui 
signifie  le  temple  de  tons  las  dieux.  Au  moment  oil  loute 
la  splendeur  paienne  elait  inauguri'e  dans  ce  riche  mo- 
nument qui  sorlait  a  peine  des  mains  des  habiles  archi- 
lectcs  qui  I'avaienl  eleve,  naissait  au  loud  de  la  Judee, 


BASILIQUE   DU   PANTHEON,  A  ROME. 

dans  une  pau\re  elable,  un  debile  enfant,  qui  venait  ren- 


299 


Terser  la  superbe  idolatrieet  se  preparait  a  faireservir  le 
Pantlicon  a  son  propre  culte.  11  est  exlremement  digne  de 
remarqiie,  en  elfel,  que  ce  grand  monument  soil  le  scul 


qui  ait  survecu  aux  ruines  dont  le  christianismc  trioni- 
plialeur  couvrit  le  sol  de  I'ancicnne  capitale  du  monde 
paien. 

On  montait  priniilivenient  au  parvis  ou  portique  de  ce 


temple  par  sept  marches:  cinq  d'enire  elles  sont  aujour- 
d'liui  cachees  sous  le  pave.  Le  portique  est  soutenu  par 
seize  enormes  colonnes  d"uneseule  piece  de  granit  orien- 
tal. Huit  sont  rangees  de  front  sur  le  devant  et  portent  la 
corniclie,  snr  laquelle  etait  un  bas-relief  representant  Ju- 
piter fuudroyaot  les  geanls.  Les  huit  autres  colonnes  sou- 
tiennent  I'interieur  du  portique;  toules  ont  dcs  bases  et 
dcs  chapiteaux  de  marbre  blanc,  d'ordre  corinthien.  Les 
solives  qui  portaicnt  le  plafond  du  portique  etaient  cou- 
vertes  d'epaisses  lames  de  bronze.  A  la  suite  de  ce  parvis 
grandiose  s'eleve  redifice,  qui  est  de  forme  ronde  elsur- 
monte  dun  ddme.  A  Paris,  on  peuts'en  faire  une  idee  en 
considerant  la  halle  anx  farines  dans  le  quartier  Saint- 
Euslache;  mais  il  n'existe  aucune  parite  cnlre  les  deux 
edifices  sous  le  rapport  de  la  magnificence.  La  coupole  est 
percee  a  son  centre  d'une  grande  ouverture  qui  donne  le 
jour  dans  I'interieur  du  monument.  Cette  coupole  est  la 
plus  grande  qui  existe  dans  le  monde,  puisqu'elle  a  une 
circonference  superieure,  il  estvrai  de  tres-pou,  au  dome 
de  Saint-Pierre  du  Vatican.  Le  celebre  arcliitecte  Bra- 
mante,  qui  fit  le  premier  plan  de  Saint-Pierre,  disait,  en 
montrant  le  Panthi^on  :  «  Je  veux  le  placer  en  I'alr  sur 
«  ma  nouvelle  wlise.  •  Le  diametre  de  cette  coupole  est 
de  cent  trenle-quatre  pieds,  soil  quarante-cmq  metres  a 
peu  pres.  Le  dome  de  Sainte-Genevieve  a  Paris  (connu 
aussi  sous  le  nom  de  Panth&n),  n'a  qu'iin  diametre  de 
soixante  pieds  environ.  Mais  ici,  comme  a  Saint-Pierre, 
le  genie  chretien  a  montre  une  hardiesse  tres-superieure  a 
celle  des  paiens.  Le  Pantheon  dWarippa  est  lourdement 
pose  sur  le  sol,  tandis  qu'ii  Rome  et  k  Paris  la  coupole 
des  deux  edifices  est  lancee  dans  les  airs,  A  Rome,  les 


quatre  grands  piliers  qui  souliennent  la  coupole  du  Va- 
tican ont  une  liauteur  de  cinquante-six  metres. 

.ivant  de  passer  a  une  description  plus  detailloe  de  ce 
monument,  nous  devons  faire  I'histoire  de  sa  destination 
chretienne. 

Quand  la  liberto  eut  ete  rendue  a  TEglise  par  le  grand 
empereur  Constanlin,  ct  qu'apres  Irois  siecles  de  pers(5- 
cutions  affreuses  la  croix  eut  enlin  triomphe,  les  temples 
du  paganisme  furent  de  toutes  parts  renverses.  Constan- 
tin  fit  batir  a  Rome  plusieurs  eglises,  et  ue  voulut  point 
faire  servir  au  culte  catholique  les  somptueux  monuments 
de  ridolatrie.  II  emp^cha  neanmoins  la  destruction  du 
Pantheon  d'Agrippa.  Les  papes,  comme  on  sait,  n'etaienl 
point  encore  maitres  de  la  ville  de  Rome.  Xv  commence- 
ment du  vii«  siecle ,  le  pape  saint  Boniface  IV  demanda  a 
I'enipereur  Phocas  I'autorisation  de  consacrer  au  vrai 
Dieu  ce  monument,  qui  etait  reste  a  peu  pres  intact.  II 
ohtint  la  faveur  qu'il  sollicilait.  Les  statues  des  divinites 
paiennes  furent  enlevees.  Boniface  y  fit  eriger  un  autel  it 
Dieu,  sous  I'invocation  de  la  sainte  Vierge  et  de  tous 
les  martyrs.  II  fit  creuser  une  vastecrypte  sous  cet  autel, 
et  y  fit  porter  plus  de  vingt  charretees  d'ossements  des 
saints  confesseurs  de  la  foi,  dont  il  avail  fait  exhumer  les 
restes  dans  les  divers  cimetieres  de  Rome.  C'est  aloi-s  que 
le  Pantheon  prit  le  nom  de  Sainle-Marie-aua--Martyrs. 
Saint  Gregoire  IV,  en  834,  ayant  etabli  la  fete  de  tous  les 
saints,  qu'il  fixa  au  1 "  novembre,  et  que  Boniface  IV  avail 
bornee  a  la  ville  de  Rome  et  dans  le  Pantheon  purifie, 
cette  (?glise  devint  comme  le  berceau  de  la  solennile  con- 
nue  sous  le  nom  de  la  Tou.ssaint.  Plus  tard,  Saiulo-Marie- 
aux-Marlyrs  devint   un   titre  cardinalice.   Vu  chapitre 


800  ,  BASILIQUE  DU   PA 

y  fut  elabli,  et  Ton  cslimc  que  c'cst  le  plus  ancien  tie 
Rome. 

Avant  la  cons&ration  de  cet  bdifice  au  vrai  Dieu,  il 
s'y  etait  fait  quelques  changements.  Caracalla  avail  rem- 
place  par  dos  pilastres  de  niarbre  les  cariatidos  de  bronze 
qui  exislaicnta  Tinterieur  dans  les  espaces  qui  separaienl 
les  quatorze  fenfires ,  depuis  tres-longtemps  niurees. 
L'empereur  Constance  II,  en  663,  lorsque  deja  le  Pan- 
theon etait  une  eglise,  fitenlever  les  tuiles  de  bronze  dore 
qui  couvraicnt  la  coupole  et  le  portique,  et  les  fit  trans- 
porter a  Conslantinople.  Bcaucoup  plus  tard,  au  commen- 
cement du  dix-septiome  siecle  ,  le  pape  Urbain  VIII  fit 
enlever  les  plaques  de  bronze  qui  recouvraient  les  gros- 
ses poulres  du  portique,  pour  en  fairc  le  superbe  balda- 
quin de  I'autel  papal  de  Saint-Pierre.  Mais,  en  compen- 
sation, ce  pape  y  fit  construire  deux  clocbers  qui  ornent 
les  extremiles  du  portique.  Avant  ce  pontife  et  depuis  ce 
temps,  on  a  fait  plusieurs  reparations  a  cet  edifice. 

Au  sujet  de  la  coupole  on  raconte  un  fait  curieux. 

Lorsque  I'empereur  Charles  V  visita,  en  1 536,  la  ville 


NTHEON.  A   ROME. 

de  Rome  que  ses  troupes  avaient  si  horriblement  sacca- 
gco  en  1527,  il  voulut  monter  sur  cette  coupole  acconi- 
pagne  seulement  d'un  chevalier  remain  nomme  Crescen- 
tius.  Le  monarque  elant  arrive  sur  les  bords  de  I'ouver- 
ture  qui  eclaire  I'^glise  se  penchapour  en  voirl'interieur, 
sans  qu'il  lui  arrivfit  aucun  nial.  Qiiand  on  fut  descendu, 
Crescentius  rapporla  a  son  vieux  pere  ce  qui  venait  d'a- 
voir  lieu  et  lui  dit :  «  Au  moment  oil  I'empereur  etait 
t  incline  sur  les  bords  de  I'ouverture,  j'aiete  teiit^  de  le 
((  pousser  pour  le  piecipiter  et  venger  ainsi  I'affieux  pil- 
«  lage  de  Rome.  »  Le  pere  lui  repondit  :  «  Mon  Ills,  ce 
«  sent  de  ces  choscs  que  Ton  fait  et  que  I'un  ne  dit  pas.  o 
Nous  lisons  ce  fail  dans  le  Dizionario  di  eriidizione  , 
nouvellement  public  par  le  chevalier  Moroni,  et  dont  plus 
de  trcnte  volumes  out  d6ja  paru. 

II  estlempsde  faire  la  description  de  cette  somptueuse 
basilique  noiumee  aujourd'hui  vulgairement  Nolre-Dame 
de  la  Rotondc  ou  la  Ronde,  a  cause  de  sa  forme.  On  a 
vu  que  la  sommite  de  cette  coupole  etait  perc6e  d'une 
large  ouverture  qui  n'est  surmontee  d'aucun   toil.   Au 


milieu  du  pave  qui  correspond  a  cette  ouverture  est  un 
bassin  du  mfme  diametrc  destine  a  recevoir  les  eaux 
pluviales.  Le  grand  autel  est  dans  un  enfoncement  semi- 
circulaire  ,  qui  a  ete  pratique  dans  I'epaisseur  du  mur, 
yis-ii-vis  de  la  porte  d'entree.  L'arcade  qui  y  donne  ac- 
cf-s  est  soutenue  par  deux  grosses  colonnes  de  marbrc 
jaune  antique.  D'autres  enfoncements  creuscs  dans  les 
murs  prodigieusenienl  epais  de  cet  edifice  forment  autaiit 
de  chapclles  qui  sont  au  nombre  de  six,  trois  k  droito  el 
trois  k  gauche  de  I'autel  principal.  Chacune  de  ces  cha- 
pelles  est  ornee  de  deux  colonnes  de  marbre  antique  et 
de  deux  pilastres.  Ces  colonnes,  egalement  espacees  dans 
le  pourtour,  soutiennent  une  magnifique  corniclie  de 
marbre  blanc,  qui  regne  sans  interruption  autour  du  mur 
circulaire  sur  lequel   s'appuie  la  voute  do   la  coupole. 


Celle-ci  est  decoreede  cinq  rangi5es  de  caissons  encadife. 
Entre  les  aulels  creuses  dans  le  gros  mur,  on  remarque 
huit  aulres  aulels  adosses  k  ce  mur  et  dccores  de  colonnes 
corinthiennes  d'un  seul  morceau,  en  divers maibres  an- 
tiques. Enfin  le  mur,  aux  endroits  unis,  est  reconvert  de 
riches  marbres  jusqu'a  la  corniclie,  ainsi  que  le  pave  de 
la  basilique. 

Jusqu'au  ponlificat  de  Pie  VII ,  un  grand  nombre  de 
petites  niches  ovales,  dans  le  pourtour  de  I'eglise,  etaient 
ornees  des  busies  d'arlistes  celebres  qui  y  avaient  leur 
sepulture,  ou  dont  on  avail  voulu  honorer  ainsi  la  me- 
moire.  En  1820,  lous  ces  busies  et  plusieurs  portraits 
peints  furent  honorablement  places  dans  une  galerie  du 
Capitole.  Nous  ne  voulons  nommer  que  quelques  artis- 
tes fameux  inhumes  dans  ce  temple.  Le  grand  Raphael  y 


NAPOLEON. 


301 


repose.  Par  son  testament,  il  avail  regie  que  sursa  tonibe 
on  ^leverait  un  autel  decore  d'une  statue  de  la  Vierge, 
sculptec  par  Laurent  Lotli.  Ces  dispositions  furent  exe- 
cutoes  en  1520,  cpoque  de  sa  mort.  Le  cardinal  Bembo 
fit  graver  le  distique  suivant  sur  le  cole  droit  de  cet 
autel  : 

Il!e  hie  est  Raphat-l,  tiiTiuit  quo  sospite  vinci 
Eerutn  magna  parens  et  moriente  mori. 

«  Ci-git  Raphaiil,  par  qui  la  nature  craignit  d'etre  vaincue 
«  pendant  qu'il  vivait,  et  de  s'eteindre  quand  il  raourul.  » 
On  a  critique  avec  juste  raison  eel  eloge  du  cardinal 
Bembo,  a  cause  de  son  extreme  exageralion.  En  1833,  la 
confri'rie  dile  des  Virluosi ,  donl  lont  parlie  les  chanoi- 
nes  qui  desservent  cette  basilique,  voulut  s'assurer  si  les 
cendres  de  I'illustre  Raphael  reposaient  dans  le  Pan- 
theon. On  fit  des  fouilles  le  14  septembre  de  ladile  an- 
nee,  et  Ton  Irouva  en  elTet  lesossements  de  Raphael  dans 
une  biere  de  bois,  sous  Tare  que  surmontait  la  statue  de 
la  vierge  de  Lotli.  On  les  deposa  dans  une  belle  urne  de 


marbre.  A  cote  de  Raphai.'!  repose  Mengs,  autre  fameux 
artiste  qui,  neannioms,  ne  merite  pas  les  pompeux  eloges 
par  lesquels  on  a  cherche  a  le  comparer  a  Raphael.  Le 
celebre  compositeur  Sacchini,  qu'immorlaliseson  OEdipe 
a  Colonne ,  repose  dans  la  m^nie  basilique.  Nous  ue 
pouvons  omettre  un  tombeau  qui  doit  singulierement 
interesser  les  Francais.  On  y  lit  ;  .  Nicolas  Poussin,  pifc- 
lor  gallus.  »  Les  Romains  revendiquenl  pour  leur  patrie 
ce  grand  peintre,  parce  qu'ils  pretendent  que,  quoique 
ne  en  France,  c'est  en  Italie  qu'il  s'esl  forme.  Honneur  au 
Francais  qui  a  grave  ce  dementi  sur  les  murs  d'un  des 
plus  magnifiques  monuments  de  la  ville  eternelle  ! 

Au  maitre  autel  de  cette  eglise  on  v(5nereune  image  de 
la  sainte  Vierge,  qui  fui  portce  de  Jerusalem  a  Rome,  et 
que  I'on  croit  peinte  par  saint  Luc. 

Tels  sont  les  documents  qu'il  nous  est  permis  de  four- 
nir  sur  cet  6difice,  dans  une  simple  esquisse  qui  suffira 
peut-etre  pour  en  donner  une  idee  aux  personnes  qui 
n'ont  pu  I'admirer  de  pres. 

L'abbe  pascal. 


ITAPOL^OH, 


I. 


//  Hail  une  fois — 

ainsi  doit,  en  elTot,  com- 
mencercettemerveilleuse 
histoire,  qu'on  ne  se  las- 
sera  jamais  de  redire  et 
d'ecouter. 

Peut-tilreest-ce  une  grande  hardiesse  a  nous  de  pren- 
dre la  plume, —  pour  retracer  cette  page  eclatanle,  au 
has  de  laquelle  s'6lalent  les  glorieuses  signatures  de  Be- 
ranger,  de  Victor  Hugo  et  de  tant  d'autres  encore  qui 
ont  fait  de  leur  gloire —  un  bouquet  a  Napoleon. 

N'importe.  Plus  d'un  humble  ouvrier  a  mis  les  mains  k 
I'ceuvre  sublime  de  la  Colonne;  plus  d'un  artiste  obscura 
taiUe  un  chant  dece  poemeen  bronze,  —  qui,  de  sa  base 
colossale,  lournoyant  sans  reliche  a  travers  les  canons,  les 
chevaux,  les  tambours,  les  ponts  renverses,  les  villes  en 
llammes,  les  rois  vaincus,  le  monde  fibloui  —  sen  vient 
aboutir  a  une  capote  grise  et  a]un  petit  chapeau. 
Poeme  splendidement  populaire! 
II  est  des  masuresde  village  qui  ne  connaissent  la  figure 
de  celui  qu'ils  appellent  tout  simplement  Vempereur,  — 
que  par  une  lithographie  ou  une  statuette  en  pl4tre. 
L'liomme  des  champs  ne  Ten  regarde  pas  mains  avec  emo- 
tion etrespect,  non  pour  ce  qu'elle  est,  mais  pour  ce  qu'elle 
lui  rappelle.  — N'est-ce  pas  son  cteur  qui  fait  la  ressem- 
blance? 

Ceci  pose,  —  enlronsdans  noire  recit. 
11  elait  une  fois  un  enfant  qui  naquit  sur  un  tapis  de 
batailles,  dans  une  ile  de  rochers  et  de  taiUis,  d'un  pere 
orateur  et  d'une  mere  qui  avail  fail  la  guerre,  selon  I'ex- 
pression  de  M.  de  Las-Cases ;  cet  enfant  ne  marqua  ses 
premieres  annees  par  aucun  deces  traits  qui  font  crier  au 
prodigc  et  au  phenomene  ;  il  fut  au  contraire  silencieux  et 


reflechi,  et,  dans  son  sejour  ^  I'ecole,  prefera  toujours  sa 
seule  sociele,  si  je  peux  m'cxprimer  ainsi  ,a  cellede  ses 
camarades.  On  eilt  dil,  Ji  le  voir  se  promener,  reveur,  dans 
lejardin  de  Brienne,  qu'il  s'oocupait  deja  i  fouiUer  sa 
jeune  pensee  et  k  la  tourner  vers  les  choses  profondes  de 
I'avenir;  ses  paroles  avaient  cette  fiere  brievete  qui  fut 
plus  lard  le  signe  [distinctif  de  son  eloquence.  Le  mot 
jaillissait  avec  I'idee. 

Cet  enfant  fut  vile  un  homme.  —  Tout  en  mangeant 
des  cerises  a  Valence  avec  une  jeune  fille,  il  reniporta  un 
prix  de  philosophie  au  'concours  de  I'academie  de  Lyon. 
La  revolution  grondait  alors  sourdement  comme  un  lon- 
nerre  lointain,  etsansdoute  il  I'&outait  venir  en  compri- 
mant  les  battements  de  sa  poitrine.  Sans  doute  il  se  disait 
que  son  heure  etait  pres  de  sonner,  et  que  c'est  dans  ces 
tourmentes  populaires  qu'un  homme  fort  pent  trouver. 
place  Jise  produire —  ou  jamais.  II  vit  done,  avec  ce  pale 
sourire  qui  lui  etait  habituel,  planter  le  premier  arbre  de 
la  liberie.  II  entendit  done  arriver  la  voix  terrible  de  Mi- 
rabeau,avec  ce  regard  froidement  ardent  qui  nel'a  jamais 
quitle.  Mais  quand  un  bomnie  dupeuples'envint  poser  un 
bonnetrougesuria  t^teduroi  LouisXVI,  il  fronca  le  sour- 
ed — et  il  attendit. 

Napoleon  retourna  en  Corse.  II  laissa  faire  la  grosse  be- 
sogne  de  la  Republique  a  ceux  qui  s'appelaient  des  noms 
de  Robespierre,  Marat  et  Danton,  remettant  a  un  autre 
moment  son  voyage  a  Paris.  II  laissa  passer  la  trombe, 
.sans  vouloir  ni  la  pousser  ni  I'empecher.  Seulement,  comme 
il  fallait  un  aliment  k  celte  time  de  feu,  a  la  t^te  d'une 
poignfe  de  ses  compatriotes  il  s'essaya  energiquement  k 
repousser  I'invasion anglai.se.  Le  premier  adversaire  avec 
lequel  il  se  mesura  fut  Paoli,  — un  adversaire  k  sa  taille, 
celui-lij,  et  qui  avail  ete  sa  premiere  idole.    Un  jeune 


NAPOLtON: 


homme.contre  un  vieiUard.  Mais  quel  vieillaril,  et  surlout 
quel  jpune  homnie ! 

L'heure  avanrait  cependant  ou  son  g^nie  allait  enfin 
ponvoir  se  reveler.  Toulon  etait  k  prendre.  On  jeta  les 
yeux  sur  lui  et  on  en  fit  un  commandant  d'artillerie.  II 
n'est  personne  qui  ne  sache  par  cceur  ce  premier  feuillet 
de  son  liisloire,  qui  di^cidade  son  avenir  et(iue  lui-meme 
aimait  lant  a  se  rappeler  plus  lard.  La  gravure  a  maintes 
fois  retrace  I'arrivee  de  ce  Corse  maladif,  — aux  chcvcux 
longs  et  plats,  la  main  dans  son  large  habit  republicain, 


—  parmi  lesrepresentantsdu  peuple  et  les  g^n^raux,  suti- 
jugues  par  son  audace.  Dednigncux  et  ferme,  il  balaya 
I'ineplie  etforcases  chefs  k  lui  loisser  faire  so>i  mclier, 
comme  Hdisait;  on  fit  alors  im  cercle  autour  de  son 
sang-froid,  et  le  premier  boiilet  qui  s'elanca  du  canon 
pointe  par  lui  fut  le  signal  qui  I'annonra  au  nionde. 

Son  prestige  venait  de  conimenccr. — U  forme  son  etat- 
major  k  la  batterie  des  hommossans  peur.  Ce  simple  of- 
licier  dont  il  serre  la  main,  c'cst  Duroo;  ce  seigent  qui 
sable  une  leltre  avec  les  fclals  d'un  obus,  c'est  Junot.  II 


en  fera  des  dues  et  des  princes  a^ant  peu.  .  Avancez  ce 
jeune  homme,  ecril  lo  general  Dugommier  au  comite  de 
salut  public,  ou  bien  il  s'avancera  tout  seul. .  Oette  pa- 
role fut  retenue  par  le  comit(?,  qui  essaya  deux  ou  trois 
fois  de  faire  couper  la  t6te  a  Napoleon,  niais  toujours  en 
vain.  II  n'etait  plus  temps. 

Apr(!S  une  premiere  excursion  en  Italic,  il  centre  a  Pa- 
ris et  refuse  un  commandement  en  Vendee.  II  ne  veut  pas 
faire  la  guerre  civile.  Dansun  petit  logement  de  la  rue  de 
la  Michodii?re,  seul  avec  Junot  et  Sebastiani,  celni  qui 
doit  etre  emporeur  et  roi,  la  clef  de  voiite  d'un  siccle 
nouvean,  I'arbilre  des  souvcrains  de  I'Europe,  est  en  ce 
moment  accoud^  sur  une  lable  grossifere,  I'ceil  fixe  sur 
des  plans  et  des  livres  de  tactique,  I'esprit  nagcant  en 
pleine  conquijte  —  Qt  -n'altendant  qu'une  seconde  occa- 


sion pour  rcmonter  sut  la  scene.  AUendre,  ce  fut  la  le 
premier  secret  de  Napok'on. 

II  n'altcndit  pas  longlemps  cette  fois.  Un  jour  qu'il  fal- 
-lait  ecraser  une  emeute  et  defendre  le  grand  principe  re- 
volutionnaire,  la  Convention  le  nomma  general  de  I'armee 
de  I'interieur.  Ce  fut  dans  ce  poste  important  qu'il  s'oc- 
cupn  d'organiscr  I'armee  parisienne  et  qu'il  put  6tudier 
de  prcs  la  population  des  faubourgs,  dans  les  relations 
directes  qu'il  eut  souvent  avec  elle.  —  Plusiears  de  ses 
harangues,  et  m&me  de  ses  saillies,  soht  encore  resides 
dans  la  mi^moire  de  quelques  bonnes  gens.  A  cetle  epoque 
il  ^pousa  Josephine Tascber  de  la  Pagerie,  veuve  du  conite 
de  Beauharnais,  general  en  chef  de  I'armee  du  Rhin, 
one  des  femmes  les  plus  belles  et  les  plus  ainiables  de  son 
temps,  et  la  seule  qui  lui  ait  donne  ces  instants  heureux  qui 


I 


etaient  pour  lui  rnmmc  les  entr'actes  de  sa 
Et  quelqne  temps  apri's  son  mariiige,  il  partait  pour 
cetle  immortelle  ciimpagiic  il'ltalic,  oil  il  devait  jetcr  les 
fondemcnts  do  sa  domination,  et  oil  dcvaient  elre  aussi 
renouvelcs  et  surpasses  les  prcdiges  les  plus  fameux  de 
I'antiquite  guerrii-re. 

La,  chacun  de  ses  pas  est  une  epopee,  —  soil  qu'il  re- 


NAPOLEON. 

;loire.  — 


SOS 


Ifeve  le  courage  ahnttu  de  trente  mille  soldals  manquant 
deteul;  —  soit  qu'en  moins  d'une  seninine  il  detruise 
deux  armees  et  s'ouvre  un  roj'aume  defendu  par  les 
Alpcs;  —  soit  qu'avec  douze  cents  homnies,  et  sur 
une  seule  menace,  il  on  amene  quatre  mille  a  reddi- 
tion;  —  soit  que  sous  le  feu  de  IVnnemi  il  lance  un 
drapeau  au  milieu  d  un  pont  foudroye;  —  soit  enfin. 


que  lour  h  tour  et  a  la  fois  oapitaine,  diploinate,  n6go- 
ciateur,  il  jelle  I'epouvante  au  sein  de  la  cour  de 
Vienne,  force  le  pape  a  capituler,  abatte  le  lion  de 
Saint-Marc,  refuse  deux  millions  d'une  toile  du  Domini- 
quin,  ou  signe,  en  dernier  lieu,  au  fond  d'un  modeste 
village,  un  traite  sans  exemple  dans  les  fastes  liistoriques, 
—  magnifique  denoument  de  ce  drame  improvise,  qui 
commenca  pour  les  puissances  etrangeres  cette  immense 
stupefaction  de  vingt  annees,  et  pour  la  France  ce  fana- 
ti«me  d'entliousiasme  dont  elle  ne  s'etait  jamais  pris  pour 
aiicun  triomphateur! 


Plus  rapide  quel'eclair  qui  dechire  le  ciel,  sa  renom- 
mee  eblouissait  le  monde,  a  lueurs  soudaines  et  precipi- 
tees.  A  peine  ^ge  de  vingt-sept  ans,  il  elait  devenu  un 
demi-dieu  pour  ses  soldats,  et,  de  cette  premiere  campa- 
gne  dale  ce  culte  solennel  qu'ils  lui  ont  toujours  voue. 
Un  mot  de  lui  etait  electrique.  Sa  parole  heurtee,  brisee, 
saccadec,  allait  de  rang  en  rang  frappcr  droit  au  ccEur  de 
ces  homnics  li^ro'iques  et  les  transfigurer  en  geants  de  la 
fable. — Ilsavaientsurtouten  lui  cette  foi  ardentequi  fait 
accomplir  des  miracles,  et  je  crois  qu'ils  eussent  marchi 
sur  des  (lots,  persuades  qu'a  sa  voix,*comme  a'cellc  dun 


504 


NAPOLtON. 


autre  Moise,  les  flols  allaient  s'entr'ouvrir  pour  leur  li- 
vrer  passage.  N'avons-nous  pas  tous  connu  de  ces  types 
energiques,  et  n'en  savons-nous  pas  encore  qui  ne  par- 
lent  jamais  de  leur  jeune  chef  d'aulrefois  sans  passer  la 
main  sur  ieurs  yeux,  k  travers  un  sounre  nielancoli- 
que?  Est-il  un  de  nous  qui  soil  passe  indifferent  devant 
ces  tableaux  populaires,  oil  de  vieux  grenadiers  gisant 
sur  le  sable,  coupes,  troues,  morceles,  se  trainent  en 
rampant  sur  son  passage  avec  un  en  de  victoire  dans  un 
dernier  soupir ! 

Paris  sejeta  sous  son  char;  —  mais  Napoleon  n'accepta 
de  ces  honneurs  que  tout  juste  ce  qu'il  lui  en  fallait  pour 
attendre.  Car  il  attendit  encore.  II  se  deroba  aux  accla- 
mations qui  le  poursuivaient  dans  les  rues  et  dans  les 
thiitres ,  et  courant  au-devant  des  d&irs  secrets  du 
Directoire  ,  il  tourna  ses  regards  vers  I'Orient  ,  — 
et  partit  bienlot  pour  cette  expedition  fabuleuse,  dont  le 
projet  etait  sans  doute  eclos  dans  sa  tete  h  la  lecture  des 
conquetes  Diocletienncs. 


Cette  phase  de  sa  vie  est  etrangement  superbe.  EUe 
donne  a  Napoleon  cette  aureole  poetique  qu'il  recliercba 
sans  cesse.  Celui  qui  avail  fait  clever  un  monument  a 
Virgile,  devait  aspirer  Ji  relever  les  statues  cnl'ouies  des 
Pharaons  et  a  planter  I'etendard  francois  a  cote  des  ai- 
gles  roniaines.  La  brulante  majeste  du  desert  avail  quel- 
que  chose  qui  atlirait  ses  pas;  et  peut-ftre  aussi  venait- 
il  demander  au  passe  des  lerons  pour  I'avenir;  peut-tHre 
venait-il,  etranger  hardi,  dans  ce  nionde  muetde  sphynx, 
de  colosses,  de  pyramidos,  de  cimetieres  et  de  villes  de- 
sertes,  demander  le  secret  de  la  vie  h  la  mort,  de  la 
grandeur  au  neant.  —  Nul  doute  alors  que  le  cadavre  de 
I'ancienne  Egypte  ne  lui  ait  repondu. 

Ses  deux  ennemis  furent  le  soleil  et  la  peste.  lis  ne 
I'emptehferent  pas  cependant  d'imprimer  son  pied  puis- 
sant sur  le  Mont-Thabor,  et  d'etonner  une  galcrie  home- 
riquede  quarante  siecles  — au  spectacle  d'un  combat  de 
dix-neuf  heures  qui  restera  comme  une  consecration 
eternelle  des  armes  de  la  France  : 


/"\ 


Mais  alors,  le  moment  approchait  a  grands  pas  oil  la 
France  allait  avoir  besoin  dun  chef  supr6me,  par  suite  de 
raffaissement  d'un  gouvernement  debile.  Une  crise  im- 
minente  appelait  un  coup  de  mailre  audacieux.  Napoleon 


remit  a  Kleber  le  commandement  de  I'armee  d'fegypte, 
et  s'empressa  d'accourir  ii  Paris, —  oil  il  arriva  tout  expres 
pour  assister  aux  dernieres convulsions  delarepublique. — 
Ce  fut  alors  que  son  ambition  laissatomber  ses  voiles  etap- 


NAPOLF.ON. 

parutdanssafierenudite. —  Apresavoir,dan6la  journijedu   |  fenStre,  il  s'installa  aux  Tuileries 


303 


18  brumaire,  faitsaulcr  la  representation  nationale  par  la    |   qu'il 


et,  la  premiere  nuit 
y  passa,  on  raconte  que  le  talon  de  sa  botle  ne  cessa 


de  relentirsurles  dalles sonoresdu  palaisde  la  monarchie. 
Le  voila  done  premier  consul !  —  Une  fois  a  ce 
faite,  il  prelude  a  ses  destiuees  futures  par  I'etablis- 
sement  d'une  autorite  forte  et  puissante.  II  rappelle 
les  emigres,  organise  les  prefectures,  les  tribunaux,  la 
banque,  ouvre  h  I'industrie  des  -voies  nouvelles ,  et  com- 
aience  au  sein  de  la  capitale  ces  travaux  d'embellisse- 
qicnt  si  souvent  interrompus  par  le  canon.  Aussi  cette 
:iclivite  dans  ce  repos  est-elle  une  des  faces  les  plus  sur- 
prenantes  de  ce  genie  multiple,  qui  r.e  se  dt'lassa  de  la 
;;uerre  que  dans  la  legislation.  —  Napoleon  avail  trente 
.ins  alors.  Les  pompes  et  les  fetes  dont  la  nation  33  plaisait 
,1  I'enlourer  n'avaient  point  entame  sa  nature  spartiats. 
.11  savaitlavaleurdes  vanites,  et  regardait  plutot  une  ova- 
lion  comnie  un  moyen  que  commeun  but.  Chez  lui  cliaque 
;ias  en  poussait  un  autre.  II  comptail  avec  I'enthousiasme 
.1  lisait  une  virtoire  prochaine  dans  les  acclamations  qui 
■aluaieut  sa  voiture  attelee  de  six  chevaux  blancs. 


Copendant,  il  ne  faut  point  croire  pour  cela  que  lame 
de  Napoleon  se  tournal  impatiomraent  vers  la  guerre. 
Son  reve,  comme  celui  de  tons  les  esprits  superieurs,  fut 
le  reve  de  la  paix  universelle,  et  plusieurs  fois  il  cssaya 
des  ouvertures  avec  le  cabinet  de  Londres.  —  «  La 
«  guerre  qui,  depuis  huit  ans,  ravage  les  quatre  parties 
«  du  monde,  doit-elle  ^tre  6ternelle"?  n'est-il  done  aucun 
•  moyen  de  s'entendre?  »  6crivait-il  a  cette  6poque  au 
roi  d'Angleterre.  Et,  certes,  sa  moderation  ne  sera  point 
suspectee  ;  trop  souvent  le  vainqueur  de  I'Europe  fut  I'es- 
clave  des  circonstances.  Alors  ses  propositions  pacifiques 
ne  furent  point  entendues,  et  r.\utriche,  associant  sa  poli- 
tique a  la  politique  haineuse  de  la  Grande  Bretagne,  prit 
de  nouveau  les  amies  conlre  la  France,  comme  si  depuis 
Arcole  la  memoire  lui  etait  cchappee.  —  Force  d'obeir  ii 
sa  deslinee,  Napoleon  fit  nn  appel  aux  Fraiicais,  qui  ac- 
coururent  en  foule  aux  accents  de  cette  voix  si  connue, 
qui  leur  avait  toujourspromis  lagloireet  qui  avait  toujours 


506 


NAPOLEON. 


tenu  parole.  Unc  armee  tie  reserve  fut  formee  ^  Dijon  et 
(lirig(5e  vers  Geneve  ;  ct,  tandis  qu'on  croyait  le  premier 
consul  au  scin  dc  la  rapilale,  occupe  des  afl'airos  du  gou- 
vernement,  il  venait,  aiix  cris  de  surprise  et  d'enlhon- 
siasme  general,  se  nieltre  un  beau  matin  a  la  t^te  de  cette 
nouvelleot  non  moins  glorieuse  armee  d'llalie. 

Des  Tuileries,  il  s'elanca  done  sans  effort  sur  le  mont 
Saint-Bernard,  —  et  les  hauts  faits  recoramencerent.  La 
vieille  garde,  elite  des  guerriers  de  Tornite  d'ltalie  et 
d'figypte,  date  fa  renomniee  du  jour  de  Marengo; 
placee  comme  une  redoute  do  granit  au  milieu  de  la 
plaine,  elle  appelle  I'attention  de  Napoleon  par  sa  coura- 
geuse  immobilile.  En  peu  de  temps,  il  reconquiert  tout 
ce  qu'il  a  perdu  en  Italie  et  dicte  de  nouveau  des  lois  a 
I'Autriche.  — Puis,  il  revient  applaudir  a  I'Opera  ses 
chanteurs  et  ses  musiciens  favoris. 

L'admiration  de  la  France  ne  connait  pins  de  bornes. 
D'un  coup  d'oeil,  Napolton  pent  mesurer  son  espoir.  En 

vain    les    conspirations 

I  de  partis  essaient-elles 

\    \  d'entraver  sa  marche ; 

fort  de  I'appui  general, 

il    ne  s'arrete   plus,   il 

va,  il  va  toujours.   — 

Oil  va-t-il?  Nous  allons 

\oir.  —  Mainlenant  il 

resume  la  France  tout 

entiere  :   il    est  I'neil, 

a  pensee  et  le  bras  de 

ce  vaste    corps.    Rien 

no  se  fait  sans  lui,  rien 

ne  sefait  que  par 

lui     II   absorbe  et 

ronccnlre    en   un 

seulpouvoirlous 

les   pouvoirs 

le   I'Etat.   II 

realise  ce 

-N  mot      de 

1 


v 


Sieyes  a  Boulay,  Talleyrand,  Cabanis  et  Rcrdercr  epou- 
vantes  : 

0  —  Nous  avons  un  maitre.  Napoleon  veut  tout  fairc, 
sait  tout  faire  et  peut  tout  faire  I  ■ 

II  couronne  I'oeuvre  de  sa  politique  par  le  concordat, 
—  ce  grand  acte  religieux  qui  est  la  transition  solen- 
nclle  de  la  republique  a  I'empire,  —  parce  qu'il  com- 
prend  que  I'ordre  parfait  en  France  ne  peut  ctre  achettS 
qu'au  prix  du  retour  des  croyances  catholiques.  Et 
seulement  alors,  le  monde  commence  ii  voir  clair  dans 
celtc  pensee,  et  a  se  reprendre  a  suivre  pas  a  pas  celte 
longue  ecole  buissonniere  de  la  gloire  aulour  de  la  reli- 
gion... 

Voilii  done  oil  il  voulait  en  arriver!  —  C'est  done  a 
ce  resultat  que  viennent  se  reunir  et  ses  efforts  gigan- 
tesques ,  et  ses  bataiUes,  et  ses  troph6cs,et  ses  reve- 
ries, et  ses  Etudes  de  guerrier,  de  diplomate  et  de  le- 
gislateur.  —  Sortis  du  giron  de  I'Eglise,  c'est  par  les 
chemins  victorieux  de  I'llalie  et  de  I'figypte  qu'il  nous  y 
fait  rentrcr! 

II  voulait  eire  un  homme  complet.  II  le  fut.  Pour  cela, 
il  s'appiiya  sur  les  trois  pouvoirs  qui  font  le  pouvoir  su- 
preme: I'epee,  la  croix,  le  sceptre.  —  Napoleon  est  sur- 
tout  grand  par  le  concordat,  quoiqu'il  en  ait  pu  faire  un 
moyen  d'ambition.  Le  retablissement  du  culte  est  sa  plus 
belle  victoire,  parce  que  c'est  a  la  fois  une  victoirc  sur 
le  passe  et  une  victoire  sur  I'avenir.  C'est  la  reconstilu- 
tion  eclatante  du  principe  divin.  Et  il  lui  appartenait  de 
mcner  a  bout  ce  hardi  projet  et  de  s'entourer  du  prestige 
de  I'apdlre,  a  lui,  a  qui  nul  prestige  n'a  jamais  man- 
que. 

Done,  coninie  jadis  Henri  IV,  Napoleon  alia  a  la  messe, 
et,  qui  plus  est,  il  y  conduisit  son  annee. 

Le  lendemain,  il  se  faisait  nommer,  —  disons  mieux, 
il  se  nommait  consul  a  vie.  C'etait  raser  deja  la  royant6 
de  bien  pres.  Mais  il  avait  resolu  de  passer  par  tous  les 
echelons  qui  y  conduisent.  Avant  de  mettre  le  pied  sur 
le  dernier,  il  fonda  I'egalit^  de  la  gloire 
dans  I'institution  des  recompenses  na- 
tionales,  telles  que  sabres,  fusils,  etc., 
remplacees     definitivement      quelque 


.y^ 


NAPOLEON.  307 

fondation  de  I'ordre  de  la  Legion  I   civil,  ce  monument  legue  a  I'admiration  des  peuplcs.  De 

beaux  preludes,  —  et  de  beaux  litres  aussi  a  la  toute- 


temps  apres  par  la 

d'lionneur;  et,  aide  des  conseils  de  Merlin  (de  Douai), 

(ie  Begouen  et  d'autres  savants  legistes,  il  cr^a  le  Code 


puissance ! 


Enfin,  le  18  mai  1804,  le  vcea  du  senat  appela  Napo- 
leon au  trone  et  declara  la  dignite  imperiale  heredilaire 
dans  sa  famille. — C'en  est  fait.  La  France  bat  des  mains  a 
son  avenement.  Son  rSve  est  accompli.  II  fonde  une  dy- 
nastic nouvelle!  —  Lui-meme  a  raconl^  sa  fortune  en 
quelques  lignes  qui  parlent  plus  baut  que  tout  ce  que 

nous  pourrions  dire  ici.  « La  France,   qui  voulait  se 

"  preserver  a  toutprixde  la  contre-rcvolulion,se  rappro- 
«  chait  de  moi,  parce  que  je  prometlais  de  Ten  garantir  ; 
-  elle  voulait  dormir  h  I'ombre  de  mon  epee. — La  forme 
«  republicaine  ne  pouvait  pas  durer,  parce  qu'on  ne  fait 
"  pas  des  r^publiques  avec  de  vieilles  monarchies.  Oe  que 
•1  voulait  la  France,  c'elait  sa  grandeur.  Pour  en  soutenir 
"  redifice,il  fallailaneantirles  factions,  consolider  I'ttuvre 
«  de  la  revolution  et  fixer  sans  retour  les  limites  de  I'fitat. 

•  Seul.jepromettaisala  France  de  remplir  cos  conditions. 
.  —  Je  ne  pouvais  pas  devenir  roi.  C'elait  un  litre  use,  il 

•  portait  avec  lui  des  idees  recues.  Mon  liire  devait  Sire 

•  nouveau  comme  la  nature  de  mon  pouvoir....  Je  pris  le 
«  nom  d'empereur,  parce  qu'il  etait  plus  grand  et  raoins 
■  defini. » 


Empereur  !  en  effet,  —  empereur  comme  Cesar,  qui 
avail,  ainsi  que  lui,  elonne  le  monde  par  son  genie  et  ses 
conqu^lesl  Empereur  comme  Charlemagne  qui  avail,  lui 
aussi,  unpied  surl'Orient  et  Taulre  sur  rOccident!  Em- 
pereur !  il  ne  pouvait  pas  elre  autre  chose  qu'empo- 
reur!  —  Et  certes,  si  jamais  vanile  dut  elre  amplemenl 
satisfaile,  a  coup  sir  ce  fut  celle  de  ce  monarque  de  frai- 
che  date,  aux  pieds  duquel  s'inclinaient,  non-seulement 
la  France,  mais  encore  I'Aulriche,  I'ltalie,  I'Espagne, 
avec  leur  cortege  de  princes,  de  rois  et  d'empereurs 
aussi ;  —  ce  fut  celle  de  ce  soldat  d'hier  qui  se  reveillait 
avec  un  nianteau  d'hermme  sur  I'epaule  et  un  globe  entrp 
les  mains ;  —  de  ce  jeune  officier  de  fortune  a  qui  i!  fal 
lail  un  pape  pour  son  couronnement;  —  de  cet  etranger 
qui  venait  refaire  une  sociele  nouvelle  avec  des  homnies 
nouveaux,  el  qui,  mieux  que  Louis  XIV',  pouvait  s'^crier, 
sanscrainte  d'etre  dementi,  non  plus  cetle  fois  : — «  L'filat 
c'est  moi,  »  mais  bien  :  «  —  L'Europe,  c'est  moi !  « 

Cri  qui  fut  entendu  de  toutes  parts,  —  et  que  I'Europe 
ne  devait  pas  lui  pardonner  .' 

Charles  MONSELET. 


508 


CAUSEIUES  AVEC  MON  FILS  SUR  LANATOMrE  ET  LA  Pll YSIOLOGIE. 


CAUSERIES  AVEC  MOI  FILS  SUR  L'AMTOlllE  ET  LA  PflYSlOlOfilE. 


Combien  je  suis  hcurcux,  inon  clier 
Ernest,  de  te  voir  prendre  un  si  vif  in- 
tcret  a  nos  p&tites  causcries  intimes  au 
cofn  du  feu  !  Le  temps  est  si  pi^cieux 
et  passe  si  vile,  et  les  peincs  de  la  vie 
sont  si  longues  parfois,  que  les  heures 
consacrces  a  I'etude  sont  en  quelque 
sorte  unc  victoire  remport^e  sur  I'ennemi. 

Combien  je  suis  heurcux  encore,  mon  enfant,  de  te 
voir  ^viter  la  compagnie  de  ton  camarade  Adolphe,  qui, 
jcune  rlietoricien  comme  toi,  mais  eleve  fort  mediocre, 
alTecte  dejil  dans  les  salons  les  allures  d'un  homme  fait, 
cruyant  que  I'bomme  se  reconnait  k  unbabil  effemine  et 
dans  I'art  dc.jouer  aux  cartes!  Passe-temps  bien  vide, 
surtout  lorsqu'il  n'offre  aucun  intercH;  mais  passion  ter- 
rible et  funeste  lorsqu'il  devient  une  speculation. 

Avant  de  retourner  a  ton  grec,  a  ton  latin  et  it  ta  phi- 
losophic... de  college,  occupons-nous  d'un  sujet  s6rieux, 
utile,  et  qui  peut  etre  un  complement  k  ta  bonne  educa- 
tion. 

Jeconnais  les  sentiments rcligieux,  ta  naive  etpoetique 
admiration  pour  les  merveilles  del'artet  de  la  nature.  — 
]e  connais  ta  raison  et  ton  coeur,  aussi  j'ai  vu  hier  sans 
etonnement  avec  quelle  ardeur,  quel  devouement  tu 
portals  secours  b  ce  pauvre  vieux  Baptiste  le  jardinier, 
qui  a  failli  succomber  a  une  hemorrhagic  aprcs  s'etre 
bless^  avec  sa  faucille. 

Cet  evenenient,  q\ii  t'a  cause  nne  si  grande  Amotion  t'a 
aussi  supgere  une  pensee  que  j'approuve,  c'est-a-dire  de 
pouvoirdans  I'occasion,  etsans  pour  cela  te  faire  disciple 
d'Esculape,  donner  des  secours  plus  prompts,  plus  utiles, 
et  mieux  entendus. 

Pour  cela,  il  faut  audier  Ihomme.  U  f.iut  apprendre 
cette  admirable  machine  echappi5e  des  mains  de  la  Pro- 
vidence, et  donl  les  rouages  et  le  mecanisme  sont  tel- 
ement  partaits  qu  'un  souffle  peut  tout  ddranger. 

«  L'homme,  a  dit  Platon,  est  une  Aine  qui  se  seri  d'un 
eorps.  » 

Je  neveux  point  ici  cheroher  h  p6netrerces  mysteres  sa- 
cres  de  I'ame  et  del'intelligcnce,  ce  sont  des  articles  defoi 
dontl'explicalion  echappe  a  nos  recherches,  et  qui  prou- 
vent  notre  faiblesse  u  I'egard  dc  la  puissance  du  Createur. 
aissons  I'ame  a  Dieu,  elle  appartienl  ii  Uii  seul,  et  ta- 
chons  de  la  lui  conserver  toujours  pure  et  sans  lache. 
Occupons-nous  simplement  du  corps.  Etudions  danscelte 
soiree  c  miment  est  fait  ce  corps,  de  quels  elements  d  se 
compose;  et  quandnous  connaitronschacune  de  ses  par- 
lies, nous  verrons  ensuite  comment  elles  se  component,  et 
comment  elles  fonctionnent. 

Le  corps  se  compose  do  parties  diires  et  dfe  parties 
molles.  Les  premieres  sont  les  os,  dont  la  reunion  foiuie  le 
squelette. 

Quelques-uns  s'arliculent  enlre  eux  par  une  espece 
d'enyrenage  immobile,  comme  par  exemple  ceux  de  la 
t(Sle ;  les  autresj'lels  que  les  os  des  menibres,  sont  recou- 


verts  a  leurs  extrcmites  d'une  matifere  solide  et  glissante, 
qu'onnomme  cartilage,  qui  tapisse  egalementdes  cavit^s 
particulieresdanslesquelles  ces  os  ontleur  point  d'union. 
Cescavites,  ditesCapsules  articulaires,  sontconstamment 
humectees  par  un  liquide  appele  synovic.  Outre  ces 
capsules  qui  mettent  les  os  en  rapport  les  uns  avec  les 
autres  et  favorisent  leurs  divers  mouvenienis,  ils  sont 
encore  retenus  et  attaches,  pour  ainsi  dire,  au  moyen 
d'un  tissu  appele  ligament  dont  tu  comprcndras  I'utilite 
lorsque  nous  etudierons  leur  mode  d'action. 

On  distingue  des  os  longs  qui  torment  les  menibres  e( 
les  parois  de  la  poitrine  ; 

Les  OS  larges  qui  circonscrivent  les  cavites; 

Les  os  courts  qui  se  trouvent  aux  parties  du  squelette 
partout  oil  uno  grande  solidite  se  trouve  jointe  a  des 
mouvemenls  parliels  tres-born&. 

Sauf  un  trfes-petit  nombre,  tons  les  os  sont  generale- 
ment  doubles,  c'est-k-dire  qu'une  ligne  droite  sfparant 
le  squelette  en  deux  parties  fegales,  chaque  os  a  son  sem- 
blable  du  coto  oppose. 

Le  squelette,  examine  de  haul  en  has,  peut  etre  divise 
ainsi  : 

r  La  tete. 

Col. 

Poitrine. 

Abdomen. 

Bassio. 

„„  ,  .         f   superieurs, 

d    Les  membrcs  I    .  ^,  . 

i.  inferieurs. 

Les  parties  molles  recouvrent  immMiatement  les  os, 
d'aulres  sont  contenues  dans  les  cavites  formees  par  les  os. 

Outre  cela,  diversliquides  de  nature  spcciale  et  particu- 
liere  circulentincessamment  et  en  abundance  dans  toutes 
les  parties  du  corps. 

Les  parlies  molles  qui  recouvrent  immediatemeut  les 
OS  sont,  enprocedantdel'exterieur  a  I'os  lui-meme  : 

La  feau,  sorte  de  vetement  qui  enveloppe  le  corps, 
toile  pour  ainsi  dire  parsemee  de  petits  trous,  ouver- 
tures  microscopiques  appelees  fores,  dont  la  propriete  est 
ou  d'absorber  ou  d'exhaler,  c'est-k-dire,  on  bien  de 
pomper  les  fluides  qui  doivent  pdnetrer  dans  le  corps,  ou 
bien  de  rejeter  au  dehors  ceux  que  le  corps  ne  doit  pas 
conserver  interieurement. 

La  partie  interne  de  la  peau  que  j'ai  comparce  a 
une  espece  de  toile  ou  vetement  est  doublee  pour  ainsi 
dire  par  une  membrane  mince,  d'une  sensibilile  extreme, 
dite  membrane  muqueusc,  qui  est  a  la  peau  interieure- 
ment ce  que  I'epiderme  est  exterieurement. 

Sous  la  peau  est  une  couche,  rescau  ii  mailles  contigui's, 
mais  sqiarees,  qu'on  appcUe  tissu  celluhiirc  graisscux, 
qui  donne  a  la  peau  sa  configuration  particuli(>re  et  di- 
verse, selon  les  parlies  qu'elle  recouvre. 

Dans  ce  tissu  cellulaire  sont  de  petits  vaisseaux  appeles 
veines,  urteres  o\xvaisseauxlym]>haliijuts,  scion  la  quality 
du  liquide  qu'ils  renfermcnt  et  que  nous  etudierons  en 
temps  et  lieu. 


CAUSERIES  AVEC  MOX  FiLS  SLR  LHYOIENE. 


309 


Puis  vicnnent  les  mtisclcs,  masses  rouges  fibreuses,  en 
quelque  sorle  t'lastiques,  servant  a  I'execution  des  mou- 
vements  ct  s'lmplantantf  aux  os  par  le  moyen  de  cordons 
fibreux  appeWs  tendons.  Les  muscles  sont  par  insertion, 
par  intersection  ou  par  enveloppes,  separes  les  uns 
des  autrcs  et  terminespar  une  membrane  lisse,  resistante 
etluisanle,  appelee  aponeuroses. 

Dans  les  interstices  des  muscles,  de  leurs  fibres,  etc., 
ck  et  la  sont  les  vaisseaux  dont  je  t'ai  parle  dejb,  — 
les  nerfs.  cordons  blancs,  qui  de  la  tete  ou  de  la  co- 
lonne  vertebrale  se  ramilient  dans  toutes  les  parties  dii 
corps. 

Les  veincs,  conduits  k  valvules  destines  ii  rapportcr  le 
sang  vers  le  centre  oil  il  doit  etre  elabori,  et  qui  est  le 
coEur. 

Les  arteres,  conduits  sans  valvules  destines  au  con- 
traire  ii  porter  de  ce  raeme  centre,  le  ctpur,  et  a  toutes 
les  parties  du  corps,  lesang  qui  a  subi  cette  elaboration. 

Quant  aux  parties  molles  qui  sont  contenues  dans  les 
cavites  osseuses,  elles'sont  de  plusieurs  sortes. 

On  entend  par  orgtine,  une  partie  du  corps  qui  fonc- 
tionne  d'une  facon  particuliere,  et  qui  a  une  forme  et 
une  structure  qui  lui  sont  propres. 

On  appelle  visceres  tout  organe  contenu,  soit  dans  le 
crane,  soit  dans  la  poilrine,  soit  dans  le  ventre  ou  abdo- 
men. Le  mol  parcnchijme  indique  un  tissu  propre  aux 
organes    glandulcux .,    composes  de  grains  agglomeres, 


unis  par  du  tissu  cellulaire  et  se  dechirant  avec  plus  ou 
moinsde  facilile. 

Sous  le  titre  d'apjiureil,  on  coniprend  la  reunion  d'un 
plus  oumoius  grand  nombre  d'organes  concourant  simul- 
tanement  h  une  seule  et  m^me  fonction. 

On  designe  par  le  mot  voies  les  canaux  ou  r&ervoirs 
que  traverse  un  des  liquides  du  corps,  ou  dans  losquels 
ce  liquide  est  contenu. 

Un  sijsteme  est  I'ensemble  de  toutes  les  parties  d'un 
m^me  tissu,  qui,  n'importe  sa  position  sp^ciale  ou  rela- 
tive, a  la  m6me  organisation,  '.es  memos  proprietes  el  les 
mi^mes  fonctions. 

Le  mot  vconomie  signifie  I'ensemble  de  toutes  les  par- 
ties qui  constituent  le  corps. 

Je  n'entrerai  pas ,  mon  cher  Ernest,  dans  de  plus 
grands  dcveloppcments  en  ce  moment  sur  ces  principes 
elementaires  de  I'anatomie  humaine,  cette  petite  descrip- 
tion bicn  imparfaite  te  donnera  I'idee  generate  de  la 
composition  du  corps,  ct  lorsque  nous  arriverons  a  I'ex- 
plication  des  divers  phenomcnes  dela  vie,  deja  familiarise 
avec  les  termes  techniques,  tu  comprendras  plus  facile- 
mentlesd^monstrations>anatomiques,  moinssuperficielles, 
etles  donneus  explicatives  sur  les  fonctions  geni^rales,  par- 
ticulieres,  spteialcs  ou  relatives  de  I'oiganisme. 

C'est  ce  qui  formera  le  sujet  de  nos  prochoines  cau- 
series,  en  un  mot,  notre  etude  de  la  pliysiologie. 

J.  PovEK,  d.  m.  P. 


CAUSERIES  AVEC  HON  FllS  SUR  L'HIGIENE. 


L'hygiene,  mon  cher  fils, 
est  I'artde  conserver  la  .sanl6. 
EUe  esla  I'homme  bien  por- 
lant,  ce  que  la  m6decine  est 
i  I'homme  malade. 

Elle  fait  connaitre  tout  ce 
qui  pent  direclement  ou  in- 
direclementtroubler  les  fonc- 
tions naturelles,  renverser 
leur  ^quilibre  et  amener  la  nialadie.  Elle  apprend  les 
regies  a  suivre  pour  maintenir,  autant  que  possible,  I'exis- 
tence  dans  son  etat  physiologique  et  pour  defendre  le 
corps  contre  les  atteintes  du  mal.  Enfin  elle  demontre, 
basee  sur  la  morale  et  la  raison,  le  juste  milieu  qu'il  faut 
observer  entre  I'abus  et  la  privation. 

Elle  est  hygiene  publique,  lorsque  ses  regies  sont  rela- 
tives aux  masses  selon  les  climats,  les  habitations  com- 
munes, les  coutumes,  les  mceurs  et  les  lois. 

Elle  est  hygiene  pHvee  lorsqu'elle  s'applique  h  I'homme 
individuellement ;  aussi  ses  regies  varient-elles  selon  les 
3ges,  les  sexes,  les  temperaments  et  les  individualites. 

En  UD  mot,  l'hygiene  est  une  etude  facile  et  indispen- 
sable que  trop  souvent  le  vulgaire  dedaigne;  et  dont  il 
restreinta  son  propre  prejudice  les  sages  applications. 

L'hygiene  a  son  resultat  materiel  comme  son  resullat 
moral.  Hcureux  qui  sait  en  'apprecier  I'importance,  car 
les  regies  qu'elle  impose  pour   le  corps  peuvent  reagir 


sur  I'intelligence,  et  I'agrandir  en  apportant  un  frein  aux 
passions. 

—  Vois  cet  ivrognc,  ce  d^bauche,  ce  joueur;  tous  trois 
ort  commence  par  desfautes  contre  l'hygiene':  alors  tout 
a  ete  poureux  uue  suite  de  desordres  qui  les  ont  conduits 
a  la  miscre,  au  deshonneur,  h  la  mort. 

L'hygiene  permet  qu'on  use  desbiensque  la  Providence 
a  confies  a  I'homme,  mais  elle  defend  qu'on  en  use  avec 
exces.  Elle  repousse  egalement  comme  immorale  ot  odieuse 
la  privation  volontaire,  qui  est  un  crime  ertverssoi-meme, 
envers  son  prochain  et  envers  Dieu. 

Au  lieu  d'aller  respirer,  ce  so;r,  I'air  infect  d'un 
esCaminct,  de  gorger  ton  estomac  de  substances  agreables 
un  moment,  mais  susceptibles  de  bouleverser  ta  sante 
et  ta  raison  ,  tranquille  d'cspril  et  de  corps,  tu  rccueilles 
en  te  promenant  sous  ces  fraichesallees  les  bons  avis  que 
ton  pere  te  donne  :  c'esila,  mon  enfant,  prendre  une  bonne 
lecon  d'hygifene  physique  ct  morale. 

L'hygiene  coniprend  : 

1°  Les  objets  qui  nous  entourent. 

Ce  sont  fair,  la  lumiere,  I'electricite. 

Ceux  a  I'influence  desquels  nous  sommes  assujeltis  : 

Ce  sont  les  saisons,  la  temperature,  les  climats. 

2°  Les  objets  qui  nous  couvrent  : 

Les  vetements. 

Ceux  qui  nous  scrvenl  pour  le  repos. 

Par  exemple,  les  lits. 


dIO 


CAUSEIiiES  AVEC  HON  FILS  SLU  LllVClENE. 


Ceux  enfin  solides  ou  liquides  par  lesqueU  nous  ontre- 
tenons la  souplesse  et  la  pioprele  de  notre  corps. 
3°  Les  objels  qui  nous  alimenlent,  quels  qu'ils  soient. 
4°  Puis  les  secretions,  les  mouvements,   les  sensations 
el  les  tonctions  intellecluelles. 

Nous  examinerons  cliaque  chose  en  son  lieu  ;  mais 
avantd'enlrer  dans  aucun  dcvcloppement,  je  crois  conve- 
nable,  men  fils,  de  te  faire  prealablement  I'explicalion 
sucoincte  de  ce  qu'on  enlend  par  temperament,  alin  que 
tu  saches  i'tablir  la  diHerence  qui  existe  entre  chacun 
d'eux. 

Bien  des  gens  du  monde  confondent  la  consliltilioii 
avec  le  lemperamcnl. 

La  constilulion  est  rassemblagc  de  toutes  les  parties 
quicomposent  rorganisation  parlieuliere  de  diaqueindi- 
vidu.  Ainsi,  une  bonne  constitution  est  celle  ou  tous  les 
organcs,  tous  les  systt:mcs,  tous  les  appareils,  developpte 
avec  egale  force,  agissent  avec  Ogale  eneigie  et  fonc- 
tionnent  avec  la  meme  aisance. 

Les  (empirammls  sont  les  ditKrences  qui  resultent 
de  la  predominance  marquee  de  tel  ou  tel  systeme-ou 
appareil  special,  avec  les  autres  systemes  ou  appa- 
reils. 

Ainsi- la  pr(?dominance  gencrale  des  liquides  sur  les 
solides  donne  I'idee  du  tcniperanienl  mow,  qui  se  recon- 
nait  a  des  chairs  boursoullees  et  sans  vigueur  quoique 
volumineuses. 

Si  le  contraire  a  lieu,  on  dil  le  lempiTanient  solide  ou 
sec. 

La  lytnphe  est  un  des  lluides  de  notre  corps  qui  cir- 
cule  dans  un  appareil  de  vaisseaux  parliculiers.  Ce  Iluide 
est  incolore  et  tres-abondant.  II  acquicrl  dans  le  lorrent 
de  la  circulation  des  proprietes  nouvclles,  lorsqu'il  se 
trouve  en  contact  avec  d'autrcs  fluides  dont  la  combinai- 
son  concourt  a  la  formation  du  sang. 

Eh  bien  !  les  individus  chez  lesquels  la  lympho  circule 
avec  execs  ont  un  temperament  qu'on  appelle  lympha- 
tique,  etqui  se  reconnait  aux  signes  suivants  : 
Peau  blanche  et  molle. 
Cheveux  blonds,  lisses  etsoyeux. 
Formes  arrondies,  epaisses,  sans  elaslicite  ni  consis- 
tance,  ni  energie  decontpactdite. 

De  li,  paresse  naturelle  dans  les  fonctions,  dans  les 
mouvements;  faiblesse  dans  les  sensations;  absence  des 
passions  fortes  et  exaltees. 

En  general  lelfemperanientlymphatiquocst  hereditaire  ; 
il  est  tri's-frequent  dans  les  conlrees  humides  ou  froides, 
et  nousverrons,  plus  tard,  lesmodificateurs  que  I'hygiene 
pent  lui  ofl'rir. 

Dans  les  grandes  villes  en  general,  le  temperament 
lymphatiquedomineche?.  la  plupartdcs  enfanls  qui  nais- 
sent;  I'exces  de  la  tendresse  materndlc,  I'exces  des  pre- 
cautions de  tout  genre,  au  lieu  dele  modifier,  ne  font  que 
I'accroitre,  landis  que  chez  les  gens  de  la  campagne  la 
faiblesse  native  ne  tarde  pas  a  se  tonifier. 

Ce  temperament  est  un  de  ceux  qui  afHigcnt  le  plus 
I'espece  humaine,  on  ne  saurait  I'^tudier  avec  assez  d'at- 
lention,  car  I'hygiene,  dirigee  avec/tact  et  combinee  avec 
un  pcu  de  medecine,[peut  le  modifier  enormement. 

Lorsque  le  sang  propremcnt  dit  circule  en  plus  grande 
abondance  que  la  Ij  raphe,  dont  je  vions  de  t'entretenir, 
il  constitue  le  temperament  sanguin. 

ta  peau  est  d'une  coloration  vermeille,  les  cheveux  sont 


durs  et  d'une  teinte  foncee,  le  visage  est  sec,  les  yeux 
ouvcrts  etbrillants,  les  muscles  fortement  prononcfe,  les 
formes  saillantes  et  peu  arrondies. 

A  ce  lemp^rament  appartiennentia  vivacitddes  mouve- 
ments, I'activite  de  I'intelligence,  I'energie  des  passions. 

C'est  le  propre  de  la  jeunesse,  principalement  chez 
I'homme,  et  qui  existe  presque  toujours  dans  les  contrees 
oil  regno  une  temperature  chaude  et  seche. 

Le  temperament  nervcux  dilTere  du  temperament  lym- 
pliatique  en  cela,  que  la  peau  e.st  d'un  blanc  mat,  qu'au 
lieu  d'etre  boursoullee  et  arrondie.elleestmaigre  et  seche. 
Les  cheveux  participont  a  celle  esp(."Ce  de  surexcitation, 
ils  sont  d'une  teinte  plus  ou  moins  foncee,  ils  sont  plus 
ou  moins  durs  et  peu  boucles. 

Le  Iluide  nerveux  prMomine  sur  tous  les  aulres  d'une 
maniere  Iranchee,  et  son  intluence  est  immense  sur  les 
fonctions  physiques,  morales  et  intellectuelles. 

Ce  temperament  s' observe  dans  I'enfance  et  principa- 
lement chez  les  femmes.  C'est  lui  qui  leur  donne  cette 
exquise  finesse  de  tact  et  de  sensibilite  qui  leur  tient  lieu 
de  force  et  surexcite  leur  Anergic. 

Les  mouvements  sont  rapides,  exaltes,  el  parfois  peu 
durables:  la  prostration  suit  de  pres  relfervescence. 

II  engendre  les  arts,  la  poesie,  et  Ji  c6te  des  plus  fortes 
passions,  il  donne  naissance  aux  plus  nobles  et  belles 
pensees,  aux  plus  grandes  et  louables  actions. 

II  s'observe  dans  toutes  les  conlrees,  mais  principale- 
ment dans  relies  oil  la  temperature  seclie  domine. 

Le  tempt'rament  alhlcliijue  est  caraclerise  par  la  pre- 
dominance du  systeme  musculaire,  dont  le  volume,  la 
durete  sont  considerables.  La  tfteest  petite;  les  cheveux 
crdpus,  rudes  et  courts;  les  epaulessont  largement  dcve- 
loppees,  le  tronc  est  durement  dessine;  les  membressoni 
courts  et  trapus. 

Les  mouvements  sont  d'une  puissance  extreme;  mais 
les  facultes  intellectuelles  sont  en  raison  inverse. 

Ce  temperament  se  remarque  en  general  dans  les  pays 
froids  et  sees,  chez  I'horame  adulle. 

Le  temperament  bilieux  esl  en  quelque  sorle  un  tempe- 
rament mi.xte  ayantquelquechose  des  temperaments  san- 
guins  et  nerveux. 

Une  peau  si'che  etbrune;  peu  d'embonpoint,  durete 
dans  les  formes,  grande  vivacite  dans  les  mouvements, 
violence  dans  I'emporlement  des  passions  :  lels  sont  ses 
principaux  signes. 

II  se  remarque  chez  I'homme  fait  etchez  les  individus 
quiselivrent  aux  travaux  reguliers  de  cabinet;  son  exces, 
son  exaltation  produisent  la  melancolieetses  consi?quences. 
Telles  sont  h  peu  prfes  les  diverses  series  principales  de 
temp^ament.  Mais  il  peut  se  faire  que  deux  ou  iroi.s 
espijces  de  temperament  se  trouvent  prSdominer  en- 
semble sur  les  autres,  et  alors  ils  forment  autant  d'es- 
pL'ces  composees  et  speciales  a  I'individu,  et,  dans  leur 
appreciation,  il  faut  tenir  compte  des  causes  suscepti- 
bles  de  les  modifier  nalurellement,  par  exemple  I'agc,  le 
.sexe,lesclimats  etlemilieu  dans  lequel  I'individu  est  place. 
Tu  vols  deja,  mon  cher  fils,  par  cette  enumeration  ele- 
nientaire  des  temperaments,  que  les  rfegles  de  I'hygifene, 
qui  peuventetregen6rales  pour  une  classeenlierede  tem- 
peraments de  meme  nature,  ne  ^ont  poinl  applicables  a 
tous  les  temperaments;  qu'il  est  done  utile  de  bien  ela- 
blir  les  bases  de  ses  appreciations  et  de  ses  applications, 
selon  les  climats  et  les  individus. 


LE    IMU.NCE   CHAIII.ES    STUAUT. 


511 


L'liygienc  est  done  encore  une  science  d'observation  et 
de  tacl  qui  vous  fail  connaitre  que  telle  chose  convient  a 
Tun,  qui  est  uuisible  a  I'autre,  et  reeipioquenient ;  etqu'il 


ne  faut  pas,  d'apres  un  syslenie  general,  poser  des  regies 
nvariables  et  placer  tous  les  individus  sur  un  seul  et 
mftineplan.  J.  I'oveb,  d.  ni.  P. 


VARIETES  UISTORIOIES. 


I.E    PRIIVCE    CHARIiES  SXIART 

VllGAlHEMEM  N0MM£  LE  JEL.NE  PRfiTENDAST. 


L  '  mallieureuse  destin(5e  dcs  Stuarts 
(Tre  un  sujet  non  nioins  triste 
u'interessant  a  mediter.  S'il  est 
rai  qu'une  grandc  partie  de  la 
ataiile  qui  s'cst  atlachce  a  leurs 
as  doive  etre  altribuee^i  leur 
naniere  de  pcuser  et  d'agir,  tou- 
tefols,  apres  avoir  fait  la  part  de  leurs  faiblesses,  de 
leur  ('goisme  et  de  leur  imprudence,  I'observaleur  sans 
prevention  sera  force  d'admettre  qu'ils  eurent  des  temps 
bien  diHiciles  a  traverser,  et  que  leur  chute  fut  due  non 
nioMis  aiix  circonstances  exterieures  qua  un  manque  de 
conduite.  De  tous  les  Stuarts,  le  plus  interessant  a  nos 
yeux  est,  sans  contredit,  le  royal  martyr  Charles  Pre- 
mier. I.orsque  nous  parcourons  le  recit  de  ses'longues 
nlTrances,  notre  pitie,  notre  sympathie,  noire  amour, 
i!  tour  a  lour  excites;  et  nous  spnlons  s'allumer  notre 
iiiiiurialion,  quand  nous  voyons  calomnier  sa  memoire, 
ti  (lonner  une  interpretation  mensongere  et  mechante  a 
-I  -  pensees,  a  ses  paroles,  a  ses  actions., De  son  temps, 
iV,]]rit  (Je  parti,  I'ardeur  de  la  lulle,  le  froissement  d'in- 
trivis  opposes,  pouvaient  fiiire  excuser  les  ecarts  d'une 
1  vollantepartialite;mais,de  nos  jours,  lorsquela  tombe 
;iliiile  les  dernicrs  rejetons  de  cette  famille  infortunee, 
(111  a  peine  a  eoncevoir  racharnement  avec  lequel  cex- 
tjiiis  ecrivains  poursuivent,  apres  tant  d'aiinees,  I'oeuvre 
(','-■  la  liaine,  et  fouiUent  avec  leurs  puignards  dcs  cendres 
que  le  malheur  cut  du  rendre  sacrees. 

.\pres  Charles  Premier,  le  hcros  que  nous  avons  sous 
f  les  yeux  est,  sans  doute,  de  tous  les  Stuarls,  le  plus 
[  digne  de  notre  interSt.  Le  romanesque  a  ele  tellement 
m^le  Ji  la  vie  de  ce  prince,  son  caractere  offre  tant  de 
nuances  opposees,  que  son  histoire  ne  saurait  manquer 
de  capliver  I'atlcntion  des  lecteurs  de  tous  les  pays.  Les 
idees  ctroites  de  Jacques  II  etouffent  I'amouret  le  respect 
que  ses  malheurs  poiirraient  lui  meriter.  L'inertie  el  la 
lourdeur  d'esprit  de  son  fils.  le  vieux  pretendant,  n'ont 
aucun  droit  a  noire  sympathie.  Le  jeune  chevalier,  au 
contraire,  .se  recommande  a  nous  tout  d'abord  par  son 
caractere  chevaleresque,  son  inlrepidite,  sa  conduite  si 
digne  d'un  prince,  et  sa  male  beaute.  II  deploya  tant  de 
genereuse  audace  lors  de  son  premier  debarquement  en 
Eccsse,  tant  demagnanimite  envers  sesennemis  vaincus, 
que  nous  ne  saurions  nous  defendre  de  nous  inleresser  a 
lui,  ni  mime  dedesirer  soulriomphe,  i  mesure  que  nous 
parcourons  le  recit  de  laventureuse  entrcpnse  qui  fadlil 
replacer  son  peve  sur  le  Irone  dc  ses  ancelres.  Cela  n'est 
point  surprenant  :  ilest  dans  la  nature  de  rhommo  de  se 


ranger  du  parti  du  plus  faible,  de  meme  que  Ton  favo- 
rise  de  ses  vceux  un  joueur  centre  lequel  la  chance  sc 
declare  opiniAtrement.  II  est  peu  de  lecteurs,  —  de  ceux 
du  nioins  qui  ont  un  ccEur  genereux,  —  qui  n'aient  desire 
que  les  Troyens  triomphassent  des  Grecs,  qu'llector 
I'empoital  sur  son  arrogant  adversaire  ;  il  en  est  peu  qui 
n'aienlpas sympathise  avec  .innibaldans  ses  gigantesques 
efforts  pour  ecraser  la  tyrannic  romaine  ;  qui  n'aient  pas 
cpouse  la  cause  dc  I'inforlunee  Rose  rouge,  en  parcou- 
lant  les  annales  des  guerres  civiles  qui  dechirercnt  I'An- 
gleterre.  Ainsi,  nous  le  repetons,  il  n'esl  pas  elonnant 
qu'un  prince  jeune,  brave  et  malheureux,  ayant  de  sou 
cole  les  droits  de  la  legiliniite,  faisant  des  efforts  qui 
tiennent  du  prodige  pour  alteindre  le  but  de  sa  noble 
ambition,  et  ne  succombant,  en  dehnitive,  que  par  la 
lachete  morale  do  ses  compagtions,  fasse  vibrer  les  cordes 
les  plus  d^licates  de  notre  coeur  lorsque  nous  lisonsl'his- 
loire  de  ses  hauls  fails,  et  alors  meme  que  nous  sentons 
cjmbien  il  imporlail  au  bonheur  du  pays  que  la  maison 
.  d'llanovre  deraeurat  en  possession  du  trone.  La  raison  el 
le  sentiment  n'adoptent  pas  le  meme  drapeau  dans  celle 
lutte  de  deux  principes;  mais  k  present  que  toute  possi- 
bilite  dc  succes  pour  les  Sluarts  est  a  jamais  disparue, 
nous  pouvons  donner  un  libre  cours  i  nos  senereuses 
sympathies,  el  souhaiter  que  ce  qui  ne  se  peul  pas  se 
puisse. 

L'ouvrage  que  vient  d'ecrire  M.  Ch.  L.  Klose,  ecuyer, 
sous  le  litre  de  Memoires  du  Prince  Charles,  est  palpitant 
d'interet.  Les  fails  qui  y  sent  relates  ont  ele  puises  aux 
meilleures  sources,  et  le  style  de  la  narration  est  simple, 
sans  pretention,  coulant  el  anime.  La  plupart  des  choses 
qu'on  y  rencoiy.re  sont,  il  est  vrai,  deja  connues  du  pu- 
blic, grace  aux  romanshisloriques  de  Walter  Scott;  lord 
Mahon,  de  son  cole,  dans  son  histoire  d'Angleterre,  a 
rendu  pleinement  justice  acet  episode  si  romanesque  des 
annales  de  I'Angleterre.  Neanmoins ,  le  nouvel  ou- 
vrage  a  pris  une  place  qui  n'etait  pas  encore  occupee,  et 
Ton  peul  le  considerer  comme  un  livre  qui  manquait. 
L'hisloire  de  cette  memorable  entreprise  est  en  sui  une 
chose  sicomplelemenl  a  part,  qu'elle  meritait  d'etre  trai- 
tee  de  la  maniere  que  M.  Klose  a  choisie.  II  a  donne, 
comme  introduction  a  son  recil,  un  resume  lucide  et  bien 
ecrit  des  aventures  des  Stuarts  jusqu'a  I'apparition  du 
jeune  Charles  dans  I'arene  politique ;  il  y  a  joint  une 
courte  relation  de  la  rebellion  de  1715,  qui  eul  lieu  sous 
les  auspices  de  Jacques  III,  pere  de  Charles.  II  nous  a 
fourni,  en  outre,  l'hisloire  de  la  vie  privee  du  jeune  pre- 
tendant, etdeses  aventures  obscures  durant  les  quaraule 


-.12 


LE  PRINCE   CHARLES  STUART. 


ilerniercs  annues  de  soncxislcnce.  Mais  le  veritable  inle- 
nHdu  livrese  conrentro  sui  rannec  1745;  et,  pour  notre 
part,Tious  duclarons  avoirlu  les  di'tailsde  cftle  rebellion 
roijale  avec  presquc  aulant  dinlerct  que  si  Ics  fails  prin- 
cipaux  ne  nous  eusscrit  pas  ete  connus. 

Parcouronsrapidemcn  I  les  passages  les  plusdramatiques 
de  I'aventureuse  et  courte  carriere  niilitaire  de  Charles, 
a  partir  du  moment  ou  il  r§solut,  seul  et  sans  appui,  de 
se  confier  a  la  generosite  de  ses  partisans  ecossais.  A  cette 
epoque,  la  France  et  les'  aiitres  gouvernements  d'Europe 
se  tenaienl  k  I'ecart  et  refusaient  de  porter  aucun  secours 
ace  dernier  rameau  d'un  Ironc  illustre,  pour  I'aidcr  a 
reconquerir  les  possessions  de  ses  aioux'.  Son  p^re  lui- 
mfime  etait  eoQtraire  a  uiic  entreprise  si  hasardeuse,  et 
s'opposait  h  ce  qu'on  fit  aucune  demarche  active  sans  la 
rooperation  de  la  France,  cooperation  que,  comme  le 
avenl,  les  pcrso\ines  familieres  avec  la  politique  de  cette 


epoque,  le  jeune  Stuart  n'avait  auciin  motif  d'esp6rer.  II 
y  cut  plus  :  ses  adherents  ecossais  furcnt  unanimes  pour 
le  dissuader  d'enlrer  enEcosse,  declarant  I'entnpprise  in- 
sensee  Ji  moins  quelle  no  tut  appviyee  de  toutcs  les  forces 
de  la  France.  Enrin,lorsquc,  nialgre  tout,  il  cut  debarquo 
dans  les  Hebrides,  le  premier  partisan  de  sa  maisonqu'il 
rencontra,  Jlacdonald,  le  supplia  d'abord,  et  lui  recom- 
manda  presque  ensuite  de  relourner  en  France ;  puis,  le 
prince  ayant  refuse  de  renonccr  a  sa  tentative,  le  fidele 
Macdonald  dcserta  sa  cause,  refusantde  sacrilierles  guer- 
riers  de  son  clan  pour  une  cause  desesperee.  Plus  tard, 
lorsque  d'autres  adherents  le  joignirent,  le  m6me  langago 
fut  tenu  avec  aussi  peu  de  succcs  :  Charles  pcrsisla  dans 
son  dessein,  et  les  chefs  ecossais  prirent  conge  de  lui. 
Seul,  un  jeune  Highlander  ',  enflanime  par  la  noble  per- 
siHeranceet  le  courage  indoniptable  du  prince,  manifesia 
I'intcntion  de  servir  sa  cause.  —  «  Vous  voulez-donc 


«  me  suivre,  vous?  »  s'eeria  vivementle  jeune  Stuart  que 
toutle  monde  abandonnait.  — «  Je  le  veux,  rc'pliqua  le 
«  Highlander;  nul  autre  ne  tirilt-il  I'epee  •pour  vous.  je 
«  mourrai  pour  mon  prince!  i>  Charles  recompensa  ce 
g^nereux  elan  par  des  elogcs  (]ui  furcnt  autant  de  coups 
de  poignard  pour  les  chefs  qui  avaient  recul^.  Une  ar- 
dente  Emulation  saisit  aussitot  loutes  les  ames  ;  la  fidelite 
I'emporte  enfin,  et,  pcrcant  la  triple  ecorce  de  I'interet 
personnel,  lenlhousiasine  qui  avait  fait  baltre  un  c(EUr 
trouve  de  I'echo  dans  tons  les  autrcs.  Ainsi  se  forma  le 
noyau  de  I'armee  du  chevalier,  liienlot  ce  ruisseau  prit 
son  cour  et  devint  riviere.  Des  chefs  puissants  accoururent 
en  foule  sous  la  banniere  des  Stuarts.  Cope,  general  des 
troupes  royales,  bat  en  retraite  dcvant  cette  armee  im- 
provisee.  Le  prince  entre  dans  Edimbourg  et  occupe  le 
palais  de  ses  ancfitres.  Oh!  ce  fut  la  une  heure  d'orgueil 
pour  I'antique  Edina,  lorsqu'un  Stuart  rentra  dans  ses 
murs  pour  donner  a  I'Anglcterre  un  monarque  ecossais! 
Alors  on  reconnut  la  justcsse  des  previsions  de  Charles, 


alors  il  fut  clair  qu'une  aide  ctrangere  aurait  detourne 
les  sympathies,  excite  des  jalousies,  affaibli  les  affections 
du  peuple.  Oui,  Charles  avail  eu  raison,  en  d(5pit  des 
doutes  de  ses  amis,  des  pressentiments  de  son  pere;  seul, 
sans  appui,  il  etait  entr6  en  ficosse,  n'apportanl  pour 
triomphcr  que  le  prestige  d'une  vieille  el  noble  cause, 
qu'un  zelo  ardent,  qu'un  bras  jeune  et  intrdpide.  Les 
scmhlables  s'attircnt  :  I'enthousiasme  avail  enfante  I'en- 
thousiasme.  Maintenant,  la  capilalede  .ses  ai'eux  elait  en 
son  pouvoir,  loute  une  nation  triomphait  de  son  triom- 
phe.  Dejoyeuses  reunions,  quen'elTrayail  point  la  rapide 
a|iproche  des  ennemis,  eurent  lieu  dans  le  palais.  Un 
infaillible  pressentiment  de  virtoire  jaillis.^ait  de  chaque 
parole,  de  chaque  regard  du  royal  aventuricr.  Sa  cheva- 
leresque  bravoure  lui  avait  gagno  les  coiurs  des  femmes',: 
rficosse  etait  a  lui. 
Toulefois,  il  ne  laissa  pas  le  temps  se  consumer  en  di- 

1  Habitant  des  monlagnes. 


\ertissenienls  frivoles;  des  iiles  11  vola  aux  combats,  et 
se  pr^para,  anime  du  pins  fervent  espoir,  a  se  mesurer 
avcc  I'armee  royale  qui  s'approchalt.  Pour  la  premiere 
fols,  k  Prestonpaii.s,  les  forces  rlvales  se  trouvercnten  pre- 
sence. L'avantage  du  nombre  etall  du  cute  des  royalistes; 
mais  que  peut-11  centre  I'enlhousiasme  dont  briilent  les 
coeursde  leurs  adversaires?  Cbarles,  tout  palpitant  d'une 


LE    PRINCE  CHARLES    STUART.  313 

genereuse  ardeur  et  ne  doutant  pas  de  la  victoire,  com- 
munique son  assurance  a  tous  les  siens.  La  bataille  s'en- 
gage.  Les  glorieux  pressentimcnts  du  prince  se  r^alisent ; 
dans  moins  d'un  quart  d'heure  {miruhile  dichi .')  I'armee 
anglaise  est  defaite,  Charles  est  vainqucur.  Les  Highlan- 
ders, par  I'impetuosite  de  leur  attaque,  jettent  le  desordre 
dans  les  rangs  de  leurs  ennemis,  les  taillcnt  en  pieces. 


les  dispersent.  Cope  fuit.  Sept  cents  prisonniers  demeu- 
rent  dans  les  mains  des  vainqueurs.  Charles  deploie  alors 
toute  la  magnaniuiite  de  son  Anie  :  les  blesses  des  deux 
partis  recoivent  les  memes  soins.  Le  jeune  conquerant 
rentre  en  triomphe  dans  la  ville  de  ses  anc^lres;  il  y  est 
accueilli  par  les  [ilus  vivos  acclamations  :  la  beaute  cou- 
ronne  la  valeur.  Mais  Charles,  conser\ant  la  nieme  egalite 


d'ame,  ne  se  laisso  point  enivrerpar  I'orgueil  du  succes; 
loin  de  la,  il  refuse  d'allaquer  le  chateau  d'/idimhourg, 
pour  ne  pas  esposer  les  habitants  de  la  ville  aux  repre- 
saiUes  de  la  garnison.  11  ne  veut  pas  meme  se  venger  sur 
ses  prisonniers  de  la  mort  inlligee  4  ceux  de  ses  soldats 
qui  sont  lombes  au  pouvoir  de  i'ennemi,  bien  que  ses 
adherents  insistent  pour  que,  dans  leur  inter^t  comme 


dans  le  sien,  il  maintienne,  en  rendant  le  mal  pour  le 
mal,  un^pied  d'egalite  entre  le  gouvernement  et  lui.  Un 
repos  glorieux  succede  a  res  premiers  triomphes.  Mais 


bienlot  laugmenlation  de  ses  troupes  lui  permet  de  pe- 
nelrer  en  Angleterre.  Charles  n'hesite  pas.  .4  la  tetejd'une 
armee  d'environ  six  miUe  homraes,  il  quitte  fedimbourg 


3li 


I.K    I'UiNCE    ClIAr.M'.S   STUAUT. 


ct  cntre  en  campa!;nc.  Nous  tlisons  i  la  l.6te  d'unearni^c! 
S'll  on  eilt  cU'  vraiment  ainsi,  pcut-elre  le  succes  aiirait- 
il  couronno  son  cnlicprise.  Mais  non  !  Les  chefs  erossais 
et  ii'landais  qui  faisaicnt  paitic  dc  cctto  armce  en  claipnt 
k's  veiitables  commandants,  lis  formaient  Ic  conscil  de 
guerre  du  prclendant,  ol,  par  le  dt'saccord  de  leurs.vucs, 
cmpi'clianl  toule  unite  de  direction,  ilsamenerent  la  ruine 
de  la  cause  qu'ils  soutenaient.  Non  que  lord  Georges 
Murray  (hi  un  general  inhabile;  loin  de  la  ;  mais  son  ir- 
resolution, son  dcoouragement  au  moment  le  plus  dfeeisif 
de  la  campa^nc,  firent  evanouir  les  briUuntos  esperanccs 
de  son  maitre. 

MalgriS  quclques  dissensions  de  peu  d'importanre,  en 
avant,  neanmoins,  marclie  I'armt'C  rcbclle,  qui  pouvait 
devcnir  I'armee  royale,  si  elle  elait  favorisee  par  la  for- 
tune, ou  plutot  par  la  Providence.  A  la  fin,  Derby  est  oc- 
cupe  par  elle.  On  n'est  plus  qu'i  cent  trente  niilles  de 
t.ondres  (environ  209  kilometres).  Deja  I'epouvante  saisit 
la  capilale;  deja  Georges  II  a  mis  scs  tresorsi  I'abri  sur 
un  vaisseau  h  I'ancre  dans  la  Taniise.  La  victoire  semble 
s'offrir  au  t(?nieraire  chevalier,  pourvu  qu'il  s'avance 
pour  la  saisir.  Lui-m6me  ne  doute  pas  du  succes.  11  va 
triompher...  mais  non;  il  va  faire  naufroge  en  vue  du 
port,  et  ce  ne  seront  point  scs  ennemis  qui  lui  arrache- 
ront  la  victoire,  ce  seront  ses  propres  amis,  ses  plus  M- 
voiuis  partisans!  Les  chefs  ecossais  ont  peur  de  pousser 
plus  avant.  Le  peuple,  di.sent-ils.  ne  s'tst  pas  souleve  en 
assez  grand  nombre  en  faveur  des  Stuarts ;  de  puissantcs 
armees  les  attendent  pour  les  diitruire  d'un  seul  coup.  En, 
faisant  retraite  sur  I'tcosse,  on  pent  au  moins  conserver 
cette  province.  Une  marche  de  plus  en  avant  metlruit 
tout  en  peril.  Stupide  raisonnement!  Alors  ou  jamais  de- 
vait  sooner  I'heure  de  la  victoire.  Charles  le  sentait  bien  : 
.  Reculer,  disait-il ,  c'est  briscr  notre  talisman ;  moi, 
«  victorieiix  jusqu'ici ,  je  seniblerai  dejii  vaincu!  Le 
«  monde  croira  notre  cause  perdue,  et,  si  on  le  croit 

•  unefois,  elle  lesera  en  elTet.  On  nous  suppose  invinci- 

•  bles,  c'est  \h  le  prestige  qui  nous  a  donne  ju.squ'Ji  prc^- 

•  sent  la  victoire.  Reculez,  ne  filt  ce  que  d'un  pas,  et  je 
>  puis  m'appr^ter  a  m'enfuir  de  ma  patrie.  »  Ces  ar- 
guments si  logiques   ne  lirent   aucune  impression.  Les 


.iaa'iRiilllil 


chefs  ne  voulaient  pas  recevoir  de  lecons  d'un  jeune 
homme  impetueux  qui  no  demandait  qu'a  se  precipiter 


au  milieu  du  danger.  La  prudence  Itur  convenait.  lu- 
senses,  la  prudence  est  votre  arret  de  mort!  Le  prince 
delirait  de  rage  et  versait  des  larmes  de  de.sespoir.  Tout 
dependail  de  la  resolutign  qu'allait  adopter  le  conseil  de 
guerre;  Charles  commando,  — sujiplie;  —  vains  efforts  ! 
Losort  en  (itait  jete.  Alors  brilla  manifestcment  la  fatale 
eloile  des  Stuarls;  le  destin  .semblait  intervenir  lui-nii5me 
el  dire:  «  Ju.sque-la,  mais  pas  plus  loin!  • 

On  commenca  done  la  retraite.  Les  soldats  <5taienl  hors 
d'eux-mfimes.  La  confiance  irresistible  qu'ils  avaient 
montree  jusqu'alors  s'^tait  changec  en  un  sombre  decou- 
lagemenl.  Alors,  aussi,  pour  la  premiere  foi.s,  Charles  ne 
montra  plus  en  public  cet  enthousia.snie  qui  avait  donne 
lant  d'energie  aiix  efforts  de  ses  soldats.  11  temoignait  de 
la  niauvai.sc  humeur,  etiaissait  voir,  par  sa  taciturnite, 
combicn  cello  retraile  lui  repugnait.  En  cela  il  cutevi- 
demment  tort;  .sa  situation  elait  difficile,  il  est  vrai,  mais 
nous  croynns  qu'il  cut  du  paraitre  cederde  bonne  grSce, 
et  dcmander  ensuite  aux  chefs  dc  rassenibler  I'armee, 
pour  qu'il  fit  comprendre  aux  soldats  la  necessile  de  la 
relraite.  Alors,  dans  le  cours  dc  sa  harangue  aux  trou- 
pes, ilauraitdit  :  «  Soldats!  vos  nobles  chefs  n'ont  point 
■  peur  pour  oux,  mais  pour  vous;  c'est  vous  qu'ils  veu- 
"  lent  mettro  a  I'abri  du  danger  ;  c'est  pour  vous  qu'ils 

•  ordonnent  la  retraite:  Us  ne  respirent,  eux,  qu'esp^- 
«  ranee  et  courage;  lis  appellent  de  tous  leurs  voeux 
"  le  combat.  Oh  !  plut  a  Dieu  qu'un  serablable  enthou- 

•  siasme  cnnammiit  vos  cceurs!  »  Puis,  quand  des  mil- 
liers  d'acclamationsauraient  prolesle  du  desir  de  I'armee 
de  risquer  la  bataille,  le  prince,  tirant  au.ssilot  avantage 
de  ce  gen(ireux  mouvement,  se  serait  tourne  du  cote  des 
chefs  en  s'ecriant  :  "En  est-il  vraiment  ainsi?  0  mes 
"  amis,  voyez  comme  vous  vous  eles  trompes  !  vos  sol- 

•  dais  parlagent  votre  hero'fque  ardeur;  rangcz-les  done, 

•  placez-moi  h  leur  l6te,  etcourons  ii  la  victoire!  •  Cette 
ruse,  bien  excusable,  aurait  cu,  nous  n'en  doutons  pas, 
un  succes  complet.  Mais  en  cut-il  eteautrement,  le  prince 
n'en  aiirait  pas  moins  dCl  paraitre  satisfait  de  la  retraite; 
il  aurait  dO  publierune  proclamation  dans  laquelle  ileut 
(lit  qu'il  regardait  cette  pretendue  marche  retrograde 
comme  la  route  la  plus  sure  pour  parvenir  au  triomphe. 
i:t,  mailrisant  ses  sensations,  commandant  a  son  visage, 
une  .satisfaction  plus  qu'ordinaire  eut  du  briUer  dans  ses 
I  raits. 

Quoi  qu'il  en  soil,  si  son  armce  eiit  pu  itre  de^ue,  le 
pays  ne  I'aurait  pas  ele.  Le  talisman  litait  efi  elTet  brise ; 
desormais  on  regarda  comme  perdue  la  cause  du  pre- 
lendant.  Ni  habilete,  ni  bravoure,  ni  succes  meme,  ne 
purent  faire  recouvrer  I'avantage  neglige.  Une  fois  en- 
core, I'armee  du  prince  entre  en  ficossc.  La  retraite  s'ef- 
iectue  dans  le  plus  grand  ordre.  A  FalUirk,  une  seconde 
armee  ruyale  est  defaite.  Tout  est  inutile.  Le  prince, 
pourlant,  sort  de  son  decouragcment.  Chaque  fois  qu'il 
se  trouve  en  face  de  ses  ennemis,  loute  son  enorgie  se 
reveille.  Mais  Ic  gouvernement  anglais  reconnait  enfin 
la  necessile  de  plus  vigourcuses  mesures.  I'n  Cope,  un 
Hawlev  ont  ete  battus  ;  mainteTuuit  un  membre  de  la 
famiUe"  royale,  le  due  de  Cumberland,  prend  la  direction 
de  la  guerre.  Les  deux  armees  se  rencoiLtrent  a  Calloden. 
Le  prince  Charles  est  encore  uiio  fois  tout  confiance,  tout 
entliousiasme.  Le  miime  esprit  anime  la  majorite  de  ses 
troupes;  elles  se  croient  invincibles.  Mais  uiie  fatale  at- 
taque  nocturne,  une  surprise  tenteo  qui  lichoue,  ebran- 


Li:   I'RINCE   CII 

lent  la  confiance.  L'armee  du  prince,  apres  avoir  effectue 
de  nuit  une  marche  de  plusieurs  miUes  pour  e^ecuter  un 
mouvement  concerte,  est  contrainte,  au  point  du  jour, 
de  rejoindre  ses  anciens  quartiers,  at  de  livrer  bataille. 
Comme  on  devait  s'y  altendre  dans  de  telles  circonstan- 
ces,  les  ficossais  sent  defaits.  Ce  conibal,  sar  lequel  re- 
posaient  les  destinees  de  la  Grande-Brctagne,  est  perdu, 
et  Charles  n'est  plus,  encore  unc  fois,  qu'un  vagabond 
sans  palrie. 


Le  suivrons-nous  dans  sa  fuite  aventureuse,  a  travers 
des  perils  qui  ont  tout  I'interet  d'un  ronian?  Le  montre- 
rons-nous  ecliappant,  comme  par  un  miracle,  a  une 
poursuite  ob^linee'?  Non;  assez  d'aulres  avunt  nous  ont 
trace  ce  tableau.  Enfin,  le  jeune  pruendant  parvient  a 
s'embarquer  sur  un  petH  batiment,  et  retourne,  pauvre 
ct  sans  espoir,  dans  le  pays  d'oii  il  s'est  elance  a  une  con- 
qucte  qui  fut  un  instant  possible.  Pauvre  il  en  etait  parti, 
plus  pauvre  encore  il  y  revint.  Mors,  du  moins,  s'il  etait 
pauvre  en  soldats  et  en  argent,  il  etait  riche  en  zele,  en 
courage,  en  esperances,  en  audace;  maintenant  la  ba- 
taille a  ete  livree,  la  bataille  a  Hi  perdue  :  son  zele  s'est 
attiedi,  son  courage  I'a  abandonnc,  ses  esperances  sont 
detruites,  et  il  n'a  plus  le  droit  d'etre  audacieux.  Par  une 
ISchete  que  les  exigences  de  la  politique  ne  peuvent  faire 
excuser,  la  France  renferme  dans  la  Bastille  le  royal 
aventurier  qui  a  joui5  une  couronHe  et  qui  I'a  perdue. 
Be'idu  a  la  liberte,  il  retourne  en  Italic  pour  y  achever 
sans  gloire  une  vie  qu'il  avail  si  vailiamment  et  si  teme- 


VRLliS  STIAKT.  -  r^l^i 

raircment  exposce.  Malheureiix  dans  ses  affections  do- 
mestiques,  il  chercha  un  dedommagemcnt  dansd'ignobles 
plaisirs.  Enfin,  il  tomba  dans  une  sorte  de  lethargic  mo- 
rale;  mort  pour  le  monde,  maisjctant  encore,  a  I'occa- 
sion,  quelques  dclairs  de  vie.  Visite  un  jour  par  un  voya- 
geur  anglais  qui  lui  parla  de  1745,  le  vieux  prince  se  ra- 
nima  one  fois  encore.  Son  ardeur  de  jeune  homme,  son 
enlhousiasme  chevaleresque,  se  reveilliirenten  lui  quand 


il  se  retrouva,  par  I'entrainement  du  r6cit,  au  milieu  de 
ses  fideles  monlagnards,  livrant  encore  et  gagnant  des 
batailles;  puis,  se  rappelant  tout  h  coup  I'affreuse  desti- 
nee  de  ceux  de  ses  partisans  qui  etaient  morts  sur  le 
champ  d'honneur  ou  sur  I'echafaud,  il  poussa  un  faible 
cri  dagonie  ets'evanouit.  llexpiraen  1788,  etson  frere, 
le  cardinal  d'York,  dernier  rejeton  des  Stuarts,  mourut 
vingt  ans  plus  tard.  Ainsi  s'eteignit  obscurement  une 
race  royale,  image  de  ces  larges  ct  rapides  fleuves  qui  se 
perdent  dans  le  sable  avant  d'atteindre  UOcean. 

Nous  n'avons  donne  qu'une  rapide  esquisse  de  cette 
histoire  romanesque,  et  nous  avons  neglige  les  noms 
aussi  bien  que  les  dates ;  nous  renvoyons  ceux  de  nos 
lecteurs  qui  les  voudraient  connaitre  a  I'ouvrage  de 
M.  Klose.  Maintenant,  le  Guelfe  le  plus  fanatique  ne  sau- 
rait  s'empScher  de  laisser  tomber  unesympathique  laime 
sur  la  trisle  destinee  d'une  famille  ainsi  condamnee  par 
le  sort ;  peut-etre  mSme  la  jeune  souveraine  qui  regne 
aujourd'hui  sur  la  Grande-Bretagne  a-t-elle  songe  plus 
d'une  fois  avec  Amotion  a  cet  aventureux  pretendant, 
dont  le  triomphe  eiit  arrache  a  ses  anc^tres  une  cou- 
ronne  qu'cUe  porte  avec  taut  de  grlce,  de  bonheur  et  de 
di"nite. 


-^Coa,..^.  _r_  — 


516 


LES  MILLE  ET  L'NE  NUITS 


LES  MlllE  ET  L'l  MITS  D'EUROPE  ET  D'AllERIQLE 

CnOIX    DES    PLCS  JOLIS    CONTES    FBA^•CAIS    ET   ETKANGEBS. 


IiXONARD  I.E  JOAII.I.IER 

00  LES  DEUX  MOSIIES. 

onT  voyageur  que  ses  affai- 
res ou  ses  gouts  appellent  h 
Bayonne,  est  dans  I'usage 
d'admirer  d'abord  I'heureuse 
position  de  I'ancienne  capitalc 
des  Basques,  sur  les  rives 
charraantes  de  la  Nive  et  de 
I'Adour ;  il  ne  manque  pas 
ensuite  de  s'extasicr  devant 
les  imposantes  fortifications 
dues  au  genie  de  Vauban,  et  illustrees  par  le  fameux 
siege  de  181i;  il  lieut  aussi  a  se  promener,  le  long  des 
remparts,  dans  ccs  magnifiques  AUees  marines  ornees  de 
si  belles  pierres  taillees,  et  qu'uue  foule  Elegante  et  fashio- 
nable envahit  tons  les  diniancbes;  il  est  surtout  curieux  de 
■visiter,  aux  heurcs  du  reflux,  cette  grotte  mysterieuse  oii 
les  patrons  des  barques,  les  poetes  du  lieu  et  les  flols  de 
rOcten  viennent  briser,  r^veret  dormir  tour  ^  tour. 

.Mais  apres  ces  premieres  visiles,  toules  fecondcs  en 
impressions  (style  de  tourisle),  si  I'idee  lui  vient  de  par- 
courir  les  trois  quarliers  de  la  ville  formes  par  les  deux 
rivieres,  il  avisera  mainles  curiosiles  plus  ou  moins  di- 
gues de  son  attention.  La  plus  remarquable  est  une  bou- 
tique de  joaillier  situee  au  milieu  de  la  rue  d'Espagnc, 
et  dont  I'etalage,  etincelant  de  bijoux  d'or  et  d'argent  or- 
nis  de  fines  pierreries,  pourrait  avec  honneur  prendre 
place  a  Paris,  dans  le  Palais-Royal  ou  au  boulevard  des 
Italiens.  Jusque-lb,  rien  qui  sorte  de  I'ordre  nalurcl  des 
choses  :  on  con(;oit  facilement  qu'un  orfevre  opulent  cher- 
che,  S  Bayonne  comme  ailleurs,  h  ^clipser  ses  rivaux; 
mais  ce  qu'on  ne  comprend  pas  aussi  facilement,  c'est  un 
groupe  sculpt^  en  relief  place  au-dessus  de  la  porle  de 
la  boulique,  et  repr&enlant  les  attributs  de  I'orfevrerie, 
soutenus  en  apparence  par  deux  figures  ^gypticnnes  tel- 
lement  s6clies  et  noires,  qu'a  leur  premier  aspect  il  est 
impossible  de  ne  pas  reconnaitre  deux  verilablcs  mo- 
mies. 

II  y  a  quelques  annees,  un  savant  eleve  de  Champol- 
lion,  passant  a  Bayonne,  trouva  si  (Strange  ce  monument, 
qu'il  lui  parut  devoir  necessairement  renfermer  un  sens 
myst^rieux  doni,  ^  defaut  de  signcs  hiSroglyphiques,  le 
joaillier  ou  ses  amis  pouvaient  seuls  lui  donner  I'expli- 
cation. 

Voici  ce  que  lui  raconla  une  pcrsonne  digne  de  foi,  et 
qui  etait  au  fait  de  toutes  les  aventures  de  Leonard  le 
joaillier,  car  telselaient  le  nom  et  le  titre  inscrits  en  let- 
tres  d'or  sur  I'enseigne  rouge-cerise  du  riche  marcband. 
II  y  a  dix  ans  k  pen  prfes  qu'on  voyait  encore  a  Bayonne 
un  bon  vieuxbatelier  gagner  sa  vie  a  p6cher  kla  mer  ou 
dans  r.\dour,  h  passer  les  commis  des  marchands  d'un 
quai  du  port  Ji  I'autre,  ou  ti  promener  les  oisifs  sur  la  ri- 
viere. Or,  ce  batelier  avail  un  fils  unique  nomme  Leo- 
nard, au(iuel  il  deslinait  pour  lout  heritage  ses  filels  et 


sa  barque,  celle-ci,  munie  dedeux  belles  rames,  d'un  petit 
mSl  peint  en  vert  et  d'une  voile  latine. 

Toute  I'ambition  du  brave  homme  etait  de  voir  son  fils 
lui  succeder  dans  le  metier  qu'il  lenait  lui-meme  de  son 
pere ;  sa  femme  d'ailleurs,  et  quelle  femme  de  menagel 
parlagcait  toutes  ses  manieres  de  voir,  el  ils  se  disaient 
souveiit  I'un  i>  I'autre  :  Quand  on  n'a  qu'une  petite  bar- 
que il  ne  faut  pas  gagner  le  large;  Leonard  sera  prehear 
comme  moi,  et  ses  enfanls  seront  pMieurs  comme  lui. 

Cependant,  par  une  beureuse  derogation  a  leurs  princi- 
pes,  quoiqu'ilsne  sussent  lireni  I'un  nil'aiitre,  ils  avaient 
envpye  leur  fils  a  I'ecole  gratuite  des  Freres,  et  le  petit 
Leonard,  tout  espiegle  qu'il  etait,  fit  des  progres  si  rapi- 
des,  qu'en  peu  de  temps  il  savait  bien  lire,  avail  une 
belle  plume,'  connaissail  passablemcnt  son  arilhmetique 
et  son  orthographe.  Mais  ce  qui  rinteressoit  plus  que  tout 
le  reste,  c'etait  la  geographie  el  I'liisloire  nalurelle,  sur- 
tout celle  des  pierres  precieuses.  II  savail  par  ccEur  lout 
ce  qu'en  disaient  les  petits  abreges  mis  entre  ses  mains; 
ce  n'etait  pas  grand'  chose,  mais  pour  siippleer  a  leur  in- 
suffisance  il  s'arrJtail  souvent  devant  les  tHalages  des  li- 
braires  et  des  bouquinistes,  et  il  trouva  de  la  sorte  le  moyen 


de  fairoun  coursgratuit  de  gi5ographie  sur  de  belles  car- 
tes illustrees  et  enluminees. 

Bref,  il  etait  clair  que  Leonard  pouvait  pretendre  a  au- 
tre chose  qu'il  6tro  patron  de  barque;  il  se  plia  pourtant 
aux  exigences  de  ses  parents,  qui  etaient  un  peu  aussi 
celles  de  la  nccessite ;  il  apprit  a  manier  les  rames,  a  di- 
riger  le  gouvornail,  a  ferler  et  deferler  la  voile,  Ji  jeleret 
retirer  les  filels;  mais  aprijs  un  certain  temps  il  fut  aise 
de  s'apercevoir  que  celte  viene  lui  allaitpas  du  tout;  au 
moindre  prelexte  il  esquivail  la  corvfe,  courait  llaner  par 
les  rues,  ou  stationner  devant  une  nouvelle  carte  du 
ruyaume  deGolconde,  au  grand  risque,  pour  ses  epaules, 
de  pousser  enfinaboiit  la  longanimite  palernelle. 

Les  choses  allaient  de  ce  train,  lorsqu'un  beau  jour  en 
passant  sur  le  port,  il  s'apercut  que  la  fregale  h  vapeur 
I'Orenoque  faisail  ses  prepaiatifs  de  depart;  ce  navire, 
qui  venait  du  Havre,  avail  reliche  a  Bayonne  pour  r^pa- 
rer  quelques  avaries  ;  maintenant  il  allait  faire  route  pour 
rP.gypte;  d^ja  la  vapeur  s'echappait  des  soupapes  avec  un! 
silTlement  horrible,  etsa  haute  cheminee,  semblable  a  une 
tour  de  I'enfer,  s'enveloppait  d'une  noire  vapeur.  Loin 
d  intimider  Leonard,  ce  speclable  formidable  ne  fit  qu'aug- 


D'EUROPE   ET  DAMERIQUE. 


ZI-, 


menter  le  desir  qu'il  nourrissait  dcpuis  longtemps  de  faire 
iin  voyage  de  nier.  Conime  il  ouvrait  de  grands  yeux,  a 
travers  les  ondiilalions  de  la  fum^e  il  apercut  une  pan- 
carte  imprimee  suspendue  5  la  poupe  du  vapeur;  il  par- 
Tint  avec  peine  a  tire  ces  mots  : 

L'Orhwque  est  de  parlance  pour  Alexandrie.  On  de- 
niandc  un  jeunc  homme  dc  bonne  lolunte.  sachanl  lire  el 
ecrire,  pour  scrvir  an  salon  el  a  la  lablc  du  eapilaine. 

Leonard  se  sentait  quinze  ans,  une  grande  envie  de 
voyager  et  un  plus  grand  degoilt  de  ramer  sur  la  Nive  et 
I'Adour.  La  deliberation  ne  fut  done  pas  longue  :  sans 
prendre  le  temps  de  consuller  son  pere  qui  se  fut  peut- 
etre  oppos^  a  son  dessein,  il  monte  par  Techelle  de  corde 
dunavire,  qu'il  saisit,  ivre  de  joie,  comme  rechellememe 
de  la  fortune. 


Les  connaissances  que  possedaient  le  jeune  homme,  et 
son  air  ouvert,  convinrent  au  capitaine,  qui,  sans  plus  de 
formalites,  I'admit  h  son  service,  et  fit  inscrire  son  nom 
sur  le  livre  de  I'equipage. 

•  Leonard,  lui  dit-il  en  lui  frappant  legerement  sur 
I'epaule,  tu  auras  dix  ecus  par  mois  et  la  table ;  fais  ton 
devoir,  etje  ne  t'oublierai  pas.  » 

Quelques  heures  apres  I'Orenoque  avait  perdu  de  vue 
la  cote  francaise.  La  fregate,excellentemarclieuse  et  favo- 
risee  encore  par  le  vent,  volait,  en  quelque  sorte,  sur  les 
ondes,  ce  qui  encourageait  Leonard  k  se  livrer  aux  plus 
beaux  reves  qu  il  eut  fails  de  sa  vie. 

La  navigation  fut  d'abord  des  plus  heureuses;  le  vais- 
seau  doubla  sans  aucun  obstacle  le  cap  Finistere,  longea 
les  rivages  du  Portugal  et  de  I'Espagne,  et  entra  dans  le 


detroit  de  Gibraltar,  oil  les  courants  quijportent  a  Vest 
augmenterent  encore  la  rapidite  de  sa  course.  Mais  par- 
venu dans  les  parages  de  iles  Baleares,  au  milieu  m^me 
de  la  nuit,  il  fut  oblige  de  s'arreter,  car  le  vent  selait 
calme,  et  quelques-unes  des  pieces  de  la  macbine  a  va- 
peur venaientde  se  deranger;  pendant  que  le  mecanicien 
travajllait  a  les  remettre  en  jeu,  trois  ou  qualrc  matclots 
harasses  par  la  clialeur,  car  on  etait  alors  au  mois  de 
juillet,  eureut  la  folle  idee  de  descendre  dans  la  clialoupe 
et  de  se  mettre  a  I'eau;  Leonard,  toujours  un  peu  espie- 
gle,  ne  manqua  pas  de  faire  comme  eux.  Un  coup  de  sif- 
ilet  avertit  bientut.  les  nageurs  de  remonter  ^  bord.  lis 
obdissent  a  I'instant,  et  Ton  retire  la  clialoupe,  personne 
De  s'apcrcevant  de  I'absence  de  Leonard.  Le  jeune  impru- 
dent s'ctait  trop  ecart^  du  vaisseau...  Quand  il  vit  qu'on 
■  I'oubliait  il  poussa  des  cris  percants,  mais  le  bruit  des 


roues  remises  en  mouvement  empecha  de  I'enlcndre,  et  le 
navire  reprenait  sa  premiere  vitesse...  Leonard  le  suivit 
quelque  temps  des  yeux  a  la  clarte  des  etoiles,  puis  il  ne 


le  vit  plus...  Vous  figurez-vous  quelque  chose  de  plus 
horrible  qu'une  situation  pareiUe?  Le  jeune  homme  na- 


318 


LES  MILLE  ET  UNE  NUITS 


geait  comme  un  poisson;  niais  de  quoi  lui  servait-il?  Les 
forces  devaient  enfiii  lui  manquer,  il  allail  dcscendre 
dans  ces  tOnebreux  abimes  ou  jamais  I'ancre  n'a  trouve  de 
fond,  et  oil  les  monstres  marins  eux-memes  redoutent  de 
penetrer. 

Deja  sa  vigueur  s'affaiblissail  el  I'espoir  d'echapper  k 
une  mort  affreuse  ne  lui  etait  plus  permis;  alors,  se  rcsi- 
ynaiit  k  sa  destin^e,  il  confia  son  Sme  ii  Dieu,  et  lui  de- 
manda  paidon  d'etre  parti  sans  avoir  seulenient  dit  adiea 
k  son  vicux  pere,  ci  sa  mere  qui  I'aimait  tant! 

Puis,  se  tournant  sur  le  dos,  il  se  eoucha,  comme  dans 
un  cercueil,  entre  les  vagues,  qui  de  temps  en  temps  le 
couvraient  de  Icur  6cume.  II  ne  tarda  pas  a  tomber  dans 
une  sorte  de  lijtliargie,  pendant  laquelle  il  cessa  d'avoir 
conscience  de  ce  qu'il  faisait. 

Plusieurs  heures  se  passerent  ainsi,  quand  il  se  scntit 
subitemeiit  saisi  aux  cheveux  par  une  main  vigourcuse. 
II  ouvrit  les  yeux  et  vit  le  solcil  levant  qui  semblait  sorlir 
de  la  mer  comme  d'une  vaste  couche  etincelanle  d'or  et 
de  pourpre. 

Leonard,  recueilli  par  I'cquipage  d'un  brick  francais 
qui  faisail  e:alemcnt  route  pour  I'Egypte,  fut  traite  avec 
<ant  de  soin  qu'il  oublia  bienlot  les  fatigues,  mais  non  pas 
les  angoisses  qu'il  avait  eprouvcesen  sevoyant  si  pres  de 
la  mort. 

Arrive  dans  le  port  d'Alexandrie,  le  capitaine  du  brick 
n'eut  rien  de  si  empresse  que  de  se  rendre  k  bord  de  10- 
renoque,  accompagne  do  Leonard.  Quand  le  capitaine  et 
les  matelots  de  la  fregale  virent  paraitre  devant  eux,  frais 
et  colore  comme  une  rose,  le  jeune  servant  qu'ils  croyaient 
au  fond  de  la  Mt5diterranee,  tons  braves  gens  qu'ils 
etaient,  ils  ne  purent  reprimer  un  certain  mouvement  de 
surprise  et  presque  d'etTroi. 

Toutes  choses  ayant  ete  expliqu^es,  le  maitrc  de  Leo- 
nard, qui  I'avait  sincerementregrette,  le  relablit  dans  ses 
fonctions,  et  s'apercevant  que  ce  jeune  homme  s'en  acquit- 
tait  toujours  mieux  de  jour  en  jour,  il  ameliora  sa  posi- 
tion, et  finit  par  lui  accorder  une  entiere  confiance. 

Ccpendant  la  bonne  eloile  de  Leonard  devait  lui  faillir 
encore  plus  d'une  fois  :  au  moment  ou  le  capitaine,  de 
retour  d'un  voyage  au  Caire  et  k  Saint-Jean-d'Acre,  se 
disposait  a  retourner  en  France,  d  tomba  malade  et  mou- 
rut  d'une  fievre  typhoide  qui  desolait  alors  Alexandrie. 

Leonard  pleura  ce  bon  niaitre,  et  ne  pouvant  se  resou- 
dre  a  reprendre  du  service  apres  une  telle  perte,  il  ima- 
gina  d'acheter,  du  monlant  de  ses  ^pargnes,  quelques 
marcliandises  d'Jgyple  qu'il  pourrait  revendre  avec  pro- 
fit sur  Ic  littoral  de  la  France.  II  fit  done  divers  achats 
de  Sucre,  de  riz,  de  cafe  venu  deMoka,  de  dattes,  de  co- 
ton,  et  trouva  le  moyen  de  s'associer  avec  un  marchand 
de  Marseille,  pour  le  nolissement  d'un  petit  navire  mar- 
chand sur  lequel  ils  s'embarquerent  tous  deux. 

lis  n'avaient  pas  encore  perdu  de  vue  la  pointe  de  la 
pyramide  de  Cheops,  qu'un  violent  coup  de  vent  les  ac- 
cuelllit  en  mer  et  les  poussa  vers  les  rives  desertcs  de 
I'ancienne  Lybie,  oil  ils  relicherent  dans  une  petite  anse 
tout  k  fait  abritee.  La  Leonard  etson  associe  descendirent 
k  terre  pour  explorer  cetle  citte  et  voir  si  le  sable  n'y  con- 
tenait  pas  des  emeraudes,  comme  ils  I'avaient  entendu  dire 
i  quelques  voyageurs;  mais,  sur  cette  ari'ne  bruleo  du 
soleil,  ils  ne  trouverent  rien,  si  ce  n'est  I'ombre  de  quel- 
ques dunes  oil  ils  s'assirent  pour  se  reposer.  Le  bruit  mo- 
notone des  Hols  qui  deferlaient  sur  le  bord,  autant  que  la 


fatigue,  endormit  bientot  Leonard  ;  etendu  sur  le  sable, 
il  eut  alors  un  songe  merveilleux  oil  il  lui  semblait  qu'il 
ramassait  sur  le  rivage  des  diamants,  des  rubis,  des  sa- 
phirs,  des  topazes,  des  emeraudes,  toutes sortes  de  pierres 
preeieuses  melees  au  plus  belles  perles  de  I'Orient.  Mais 
quand  il  se  reveilla,  non-seulement  toutes  ces  richcsses 
s'etaient  fondues  dans  ses  mains,  mais  encore  le  vaisseau 
qui  portaitses  pacotilles avait  gagmS  le  large;  ill'apercut 
au  loin  sur  les  flots,  semblable  a  un  point  noir  prctadis- 
parattre  derriere  I'horizon.  Son  perfide  associe,  jugeaiit 
qu'il  y  aurait  plus  de  profit  k  vendre  toule  la  cargaison 
pour  son  compte,  avait  cede  k  une  tentation  ;  voyant  Leo-- 
nard  profondement  endormi,  il  s'etait  bate  de  regagner 
le  navire,  et  avait  de  suite  fait  remettre  a  la  voile,  faisant 
accroire  a  I'equipage  que  son  associe  venait  d'etre  devorS 
a  ses  yeux  par  une  lionne. 

Abandonne  sur  une  cote  doserte  et  prive  de  toute  res- 
source,  Leonard  ne  perdit  pas  courage  ;  il  ne  voulut  pas 
eteindre  le  faible  espoir  qui  lui  reslait  de  ressaisir  son 
bien  et  de  se  venger  de  la  perfidie  du  marchand  ,  car  il 
ne  pouvait  douter  que  celui-ci  ne  I'eut  volontairement 
delaisse  dans  ces  lieux  sauvages.  11  marcha  plein  de  re- 
solution vers  le  sud-est,  ses  souvenirs  geographiques  lui 
indiquant  cette  direction  comme  eelle  de  I'Egypte.  Pen- 
dant le  jour,  il  se  guidait  sur  le  soleil,  et  pendant  la 
nuit  sur  les  eloilcs,  car  dans  ces  solitudes  a  perle  de 
vue,  pas  un  sentier  pour  se  diriger.  Lorsqu'il  nen  pou- 
vait plus  de  lassitude,  de  sommeil,  de  faim  et  de  soif,  il 
se  ranimait  par  I'csperance  de  rencoutrer  enfin  quelque 
dattier  charge  de  fruit,  quelque  ruisseau  d'une  eau  claire, 
borde  d'un  peu  d'herbe.  Quelquefois  son  rfive  se  realisait, 
mais  plus  souvent  un  mirage  trompeur  abusait  son  regard. 
Au  lieu  de  I'oasis  ravissante  qu'il  apercevaitau  lointain,  il 
ne  trouvait  que  du  sable  et  du  soleil. 

Ce  qui  I'effrayait  le  plus,  c'est  que'  des  traces  qu'il 
rencontrait  de  loin  en  loin  ne  lui  permettaicnt  pas  de 
douler  du  frequent  passage  des  betes  feroces  par  ces 
disserts.  II  eut  bientot  I'occasion  d'etre  confirme  dans  ses 
craintes. 

lln  jour  qu'il  se  dirigeait  vers  un  niagnifique  dattier 
charge  de  ces  belles  grappes  mures  qui  brillent  comme 
de  I'or  au  soleil ,  il  apercut  assez  pros  de  lui  un  animal 
etrange,  tenant  a  la  fois  du  cheval  et  de  la  chevre,  mais 
dont  le  col  et  les  jambes  de  devant  lui  parurent  d'une 
longueur  demesur(5e.  Leonard  n'eut  pas  de  peine  a  re- 
connaitre  I'original  d'un  portrait  de  la  girafe  qu'il  avait 
vue  dans  un  de  ses  livres.  II  allait  done  se  rassurer,  sa- 
chant  que  cet  animal  n'est  pas  k  redouter,  lorsqu'il  vit 
venir  une  autre  bete  qu'il  reconnut  cette  fois  pour  un 
superbe  lion;  il  etait  a  la  poursuite  de  la  pauvre  girafe. 
Celle-ci,  I'avant  apercu  k  temps,  se  mit  ii  fuir  comme  un' 
trait  vers  I'horizon,  et  son  ennemi  la  suivait  k  la  trace. 

Si  Leonard  etait  reste  tranquille,  il  est  probable  que  le 
roi  des  forcHs  ne  se  U\t  pas  formalist  de  sa  presence; 
mais,  soit  humanite,  soit  audace,  le  jeune  homme  voulut 
intervenir.  En  un  clin  d'oeil  il  deroule  sa  longue  ceinture 
rouge,  qu'il  deploie  au  vent,  pousse  des  cris  aigus  et  fait 
voter  des  poignfes  de  sable  dans  I'air...  Le  lion  surpris 
rugit  d'abord  effroyablement ,  cesse  de  poursuivre  sa 
proie  et  semble  sur  le  point  de  prendre  lui-meme  la  fuite. 
Mais,  presse  par  la  faim,  il  revient,  et  se  dirige  cette  fois 
sur  le  jeune  homme,  auquel  il  montre  deja  les  dents  (er- 
ribles  qui  vont  le  broyer. 


D'EUROPE  ET  DAMERIQL'E. 


519 


Aussi  rapide  que  la  gazelle,  Leonard  s'elance  vers 
le  dattier  qui  seul  peut  le  sauver,  il  grimpe  en  un  instant 
au  haul  do  I'arbre.Le  lion,  qui  s'elait  clance  sur  lui,  alia 
louler  sur  le  sable,  lagueule  ecumanleet  les  yeux  rouges 
de  fureur. 

Notre  jeune  imprudent  so  rejouissait  d'avoir  echappe 
aux  grilles  leonines,  quand  il  s'apercut  que  tout  n'etait 
pas  fini.  La  maudite  biMe,  aussi  intelligente  qu'elle  etait 
affamee,  se  coucha  au  pied  du  dattier,  relevant  de  temps 
en  temps  sa  tete  enorme,  ct  attachant  ses  yeux  fauves  ct 
brillanis  sur  le  jeune  homme  comme  pour  I'inviter  a  des- 
cendre. 

Trois  jours  et  trois  nulls  se  passerent  ainsi.  Leonard  se 
nourrissait  dcs  dattes  qu'il  avait  sous  sa  main,  et  la  nuit, 
embrassant  etroitement  le  tronc  de  I'arbre  a  la  naissance 
de  ses  longues  feuillcs,  il  se  livrait  a  un  sommeil  inquiet 
et  souvent  interrompu  par  les  rugissements  du  lion,  re- 
duit  h  fa  ire  ses  repas  de  quelqucs  fruits  que  le  vent  fai- 
sait  tomber,  et  qu'il  devorait  comme  un  avant-mets  en 
attendant  I'autre  proie. 

Cependant  la  position  de  Leonard  devcnait  cliaque  jour 
plus  critique,  les  dattes  diminuaient,  et  le  lion  neselas- 
sait  pas.  Un  nouveau  tourment  vint  d'ailleurs  I'affliger :  ce 
fut  la  soif;  celle  qu'il  ressentait  etait  d'autant  plus  ar- 
dente  qu'il  voyait  et  enlendait  couler  au  pied  du  dattier 
un  ruisseau  frais  et  limpide  a  defier  I'imaginalion  des 
poi'tes. 

N'en  pouvant  plus,  il  allaitdcscendre  pourse  livrer  aux 
dents  du  lion  et  en  avoir  plus  tot  fini,  lorsque  les  rugisse- 
ments de  son  alTreux  gardien,  regardant  cette  fois  vers  un 
point  de  la  plaine,  I'averlirent  qu'il  venait  d'apercevoir 
une  proie  nouvelle  ou  un  ennemi.  En  effet,  quclques  mo- 
ments apri's,  Leonard  vit  une  troupe  d'Arabes  a  cheval, 
amies  de  leurs  yatagans  et  de  leurs  longs  fusils ;  ils  ve- 
naient  droit  vers  le  dattier.  Le  linn  marcha  k  leur  ren- 
contre et  les  attaqua ,  mais  il  ne  tarda  pas  a  tomber  sous 
une  grele  de  balles. 

Pendant  ce  combat,  Leonard  ayant  oberve  les  Arabes, 
reconnut  que  ceux  qui  venaient  de  le  delivrer  de  son  en- 
nemi etaient  d'insignes  voleurs,  qui  ne  manqueraient  pas 
de  le  vendre  comme  esclaves'il  tombait  entre  leurs  mains. 
II  se  cacha  done  le  mieux  qu'il  put  dans  le  plus  epais  de 
son  arbre,  et  y  denieura  immobile. 

Les  Arabes,  vainqucurs  du  lion,  descendentbienlot  de 
cheval,  s'approcbent  du  dattier  et  se  mettent  a  se  d&al- 
terer.eux  etleurs  betes,  dans  le  petit  ruisseau.  Celle  ope- 
ration tcrminee,  quelques-uns  font  le  tour  de  I'arbre,  dont 
leurs  regards  savourent  deja  les  beaux  fruits;  I'un  d'eux 
fait  deja  mine  d'y  mooter  lorsqu'un  enfant,  laisse  en  sen- 
tinelle  sur  un  cheval,  pousse  lout  a  coup  des  cris  per- 
rants,  et  tons  les  Arabes  s'eerient  dans  leur  langue  :  ■  La 
caravane!  la  caravane!...  » 

II  en  passait  une  reellement;  on  la  voyait  au  loin  ser- 
penter  comme  une  ombre  bizarre  dans  la  plaine  de  .sable. 
Le  dattier,  ou  plutot  la  source  qu'il  signalait,  etait  ac- 
tuellement  le  but  vers  lequel  elle  s'avancait.  Les  voleurs 
I'avaient  compris;  eux  et  leurs  chevaux,  ils  se  couchent 
ventre  a  lerre  et  restent  immobdes  jusqu'au  moment  oil 
ils  voient  la  caravane  se  rapprocher  de  la  source.  Alors, 
a  un  signal  donne,  ils  se  levent,  remontent  a  cheval  et 
fondent  sur  les  pelenns  et  les  marchands. 

La  mel^e  fut  vive  et  sanglante  ,  mais  la  victoire  resta 
aux  voleurs,  qui,  apres  avoir  massacre  ou  devalise  tout 


ce  qui  tomba  sous  leurs  mains,  s'emparerent  des  cha- 
meaux  charges  des  bagages  et  des  marcliandises.  Sans 
perdre  de  temps,  ils  s'enfoncerent  dans  le  desert,  prenant 
la  direction  du  midi. 

Leonard,  ne  les  voyant  plus,  descendit  enfin  de  son 
dattier,  ct  commenca  par  etancher  la  soif  ardente  qui  le 
devorait.  II  parcourut  ensuite  le  champ  de  bataille,  con- 
vert de  morts,  et  s'avisa  qu'un  chameau  qui  n'avait  au- 
cune  blessure  avait  ete  oublie  par  les  .4rabes,  ainsi  que 
diverses  pieces  de  belles  etoffes  et  autres  objets  de  prix. 
11  disposa  le  tout  sur  le  chameau ,  se  hissa  lui-m^me  sur 
I'animal  et  reprit  .sa  marche  vers  I'Egypte.  Nous  devons 
dire  qu'au  prealable  il  s'etait  coifTe  d'un  vieux  turban 
qu'il  avait  trouve  parmi  les  depouilles,  son  intention 
etant  de  se  faire  passer  pour  musulman  en  arrivant  en 
Egypte,  afin  d'echapper  aux  avanies  dont  les  Chretiens 
sent  toujours  I'objet  dans  ce  pays.  Quelque  connaissance 
qu'il  avait  de  I'arabe  lui  permettait  ce  stratageme. 

Ces  previsions  n'etaient  que  trop  fondees :  lorsque,  apres 
plusieurs  journees  de  marche  de  son  chameau,  il  arriva 
pres  du  Caire,  il  fut  regarde  comme  un  voleur  et  d^pouille 
du  riche  butin  qu'il  avait  glane  sur  les  pas  des  voleurs 
arabes.  Son  turban  et  la  croyance  qu'il  etait  musulman 
le  sauverent  tout  juste  de  la  prison  et  de  la  bastonnade. 
Dans  ce  bel  etat,  notre  avenlurier,  qui  regreltait  plus  sa 
pacolille  que  la  perte  de  ses  etoffes  et  de  son  chameau, 
se  rendit  a  Alexandrie  dans  I'espoir  d'y  trouver  quelqu'un 
de  connaissance,  qui  I'aiderait  a  retourner  a  Bayonne.ou, 
en  gouvernant  sa  barque  sur  I'Adour,  il  pourrait  a  pre- 
sent raconter  de  belles  aventures  aux  oisifs  de  son  pays. 
Comme  il  faisait  ^  pied  ,  et  tout  en  cdloyant  le  Nil ,  la 
route  qui  separe  le  Caire  d'Alexandrie,  il  s'arretait  sou- 
vent  au  bord  du  fleuve,  soil  pour  s'abreuver  de  ses  eaux 
deuces,  soit  pour  s'y  reposer  i  I'ombre  des  syconiores  et 
des  palmiers.  11  arriva  qu'un  jour,  en  voulant  penetrer 
dans  un  massif  d'arbustes  epineux  pour  y  cueillir  quelques 
fruits  sauvages,  il  engagea  de  telle  sorte  son  turban  dans 
les  rameaux  d'un  lentisque,  qu'il  ne  put  le  retirer  sans 
dechirure.  Ceci,  dans  la  penurie  oil  il  etait,  lui  parut  d'a- 
bord  un  nouveau  malheur.  Mais  qui  peindra  la  surprise 
du  pauvre  jeune  homme  lorsque  par  le   trou  qu'il  vient 
de  faire  a  son  turban ,  lequel  il  aurait  donne  volontiers 
pour  une  pi(;ce  de  vingt  sous,  il  voit  sortir  a  la  file  une  se- 


rie  des  plus  belles  pierres,  des  dianianls,  des  rubis,  des 
saphirs,  des  topazes,  des  emeraudes,  et  tout  le  beau  rdve 
desbords  de  la  mer!..,  II  se  frotte  les  yeux  pour  voir  si 
ce  n'cst  pas  un  reve  encore.  .Xssure  qu'il  est  bien  ^veille, 
il  renferme  son  tresor,  rajusteson  turban  et  gagnelaville 
d'Alexandrie.  dont  il  n'etait  plus  qu'iiune  demi-journee. 


320  LES  MILLE  ET  UNE  NUITS 

Sa  premiere  chose  en  y  arrivant  fut  d'aller  chcz  un 
lapulaire,  auquel  il  eut  la  pruJence  de  ne  faire  voir  qu'un 
beau  (liamant  qu'il  dit  avoir  trouvii  sur  les  bords  du  Nil , 
ce  qui,  apres  tout,  n'etait  pas  uu  mensonge.  Celui-ci  exa- 
minu  la  pierre  et  la  trouva  si  fine,  qu'il  pretendit  que 
ie  porteur  I'avait  certainement  volee  a  quelque  '  pa- 
cha; Leonard  eut  beau  protester,  Ie  marchand  n'en  vou- 
lut  pas  demordre,  seulement  il  consentait  de  ne  pas 
denoncer  cetle  affaire  au  cadi ,  si  Ie  porteur  du  dia- 
mant  voulait  Ie  lui  laisser  pour  la  somme  de  cinq  cents 
sequins  (il  en  valaitau  moinsdix  niille).  Leonard,  pensant 
au  reste  de  son  tresor,  crut  qu'il  ne  devait  pas  insister 
davantage  et  se  tirer  i  tout  prix  d'entre  les  mains  de  cet 
homme.  Les  conditions  acceptees  de  part  et  d'autre,  Ie 
marchand  I'introduit  dans  son  arriere-boutique  pour  lui 
reraettre  Ie  prix  convenu,  ce  qu'il  ne  fait  qu'apres  lui 
avoir  demande  son  nom  et  sa  demeure,  comme  si  Ton 
devait  faire  chez  lui  une  prochaine  perquisition. 

Ce  n'est  pas  tout,  quand  Ie  marchand  eut  compt^  jus- 
qu'a  la  somme  de  Irois  cents  francs,  d  s'arrdta  tout 
court : 

«  Une  idee !  dit-il  au  jeune  homme  :  puisque  vous 
voyagez  comme  ca,  j'ai  la  deux  objcts  de  commerce  dont 
■vous  devriez  vous  charger.  > 


En  disantres  mots  il  montrait  del'index  deux  grandes 
momies  adossees  contre  Ie  mur. 

"  A  combien  me  les  passez-vous  ?  fitLfJonard,  qui  ve- 
nait  aussi  d'avoirune  idee. 

—  En  France ,  vous  revendrez  facilement  cela  pour 
une  valeur  de  quatre  cents  sequins,  vous  m'en  donnerez 
done  deux  cents;  la  proposition  vous  va-t-elle? 

—  C'est  cher,  mais  je  tiens  si  fort  a  vous  obligor  que 
j'accepte  Ie  march^. 

—  Dansce  cas,  cela  fait  tout  juste  les  cinq  cents  sequins 
queje  vous  devais  pour  votre  diamant.  » 

Leonard ,  rentre  dans  sa  demeure  avec  I'cmplete  sin- 
guliiire  qu'il  venait  de  faire,  donna  cours  a  son  idde.  II  se 
hata  de  taire  avec  un  canif  une  incision  dans  Ie  ventre 
de  chacune  des  momies,  et  placa  dans  ce  creux  toutes  ses 
picrres,  soigneusement  enveloppees  dans  du  coton  pour 
eviler  qu'elles  ne  fissent  Ie  moindre  bruit.  II  recola  par- 
faitement  Touverture  et  altendit  I'^venement. 

Comme  il  I'avait  prevu ,  Ie  marchand  ne  manqua  pas 
de  revenir  avec  un  officier  de  la  police  pour  faire  une  vi- 
sile domiciliaire. 


D'EUROPE  ET  DAMfiUlQl'E. 

«  Jeune  homme,  fit-il  en  entrant,  Ie  bruit  se  repand 
([ue  vous  avez  decouvert  un  tresor ;  la  justice  vient  s'in- 
forraer  de  la  verity.  • 

A  ces  mots,  les  deux  visiteurs  se  mirent  a  fouiller  par- 
tout,  jusque  dans  Ie  turban  du  jeune  homme.  Us  ne  trou- 
verent  nan  que  les  trois  cents  sequins  comptes  la  veille. 
Le  marchand  n'eut  garde,  comme  on  Ie  pense  bien,  d'in- 
specterles  momies  par  lui  vendues  assezcherement. 

Cc  fut  la  le  terme  des  tribulations  de  Leonard.  Sa  mau- 
vaise  ^toile  venait  enfin  de  se  coucher,  et  la  bonne  se  Ic- 
vait  toute  brillante. 

Par  I'effet  du  hasard,  le  m6me  vapeur  qui  I'avait  pris 
a  Bayohne,  et  qui  devait  un  pen  plus  tard  se  perdre  sur 
les  cotes  d'Afrique,  le  ramena  dans  sa  patrie  apr6s  six  ans 
d'absence. 

II  retrouva  son  vieux  pere  ramant  sur  I'Adour,  et  .sa 
mere,  qui,  n'esperant  plus  le  revoir,  I'avait  longtemps 
pleure,  puis  avait  repris  sa  quenouille  et  filait  chaquc 
jour  sa  t^che  de  chanvre. 

Mais  bienlot  tout  changea  do  face  :  revenu  dc  Paris,  oil 
il  etait  alle  pour  realiscr  la  vcnte  de  ses  pierreries,  il  se 
vit  possesseur  d'une  fortune  qu'on  n'a  jamais  connue  au 
juste,  mais  qui  certainement  depas.sait  plusicurs  mdlions. 
Aussi  ne  songea-t-il  guere  h  inquieter  Ie  malheureux  qui 
lui  avait  vole  sa  pacotille  d'figypte. 

II  prefera  faire  construire  le  bel  hfitel  qu'il  possede  ac- 
tuellement  a  Bayonne  dans  la  rue  d'Espagne.  Pendant  cc 
temps,  il  a  etudie  I'art  du  lapidaire,  dans  lequeUil  a  fait 
tant  de  progres  qu'il  est  actuellement  en  etat  de  diriger 
un  des  plus  beaux  (;(ablissements  qui  existent  dans  co 
genre.  Son  immense  fortune,  qui  augmcnte  sanscesse,  le 
met  a  m^me  d'avoir  h  sa  disposition  les  productions  les 
plus  pr&ieuses  de  la  mineralogie.  Du  rcstc,  il  aime  toutes 
les  sciences,  et  sa  maison  est  le  rendcz-vous  des  artistes 
et  des  savants  de  tout  Ie  pays. 

Une  epouse  aimable ,  associde  h  son  bonhcur,  en  aug- 
mente  encore  le  prix. 

Quant  a  son  pere  et  a  sa  mere ,  il  leur  a  donne  une 
belle  maison,  des  champs  et  un  enclos,  sur  les  bords  dc 
leur  riviere.  C'est  !a  qu'il  vient  lui-meme  bien  souvent  de- 
viser de  ses  souvenirs  d'enfance  avec  sa  mi;re,  Slant  au 
beau  soleil  d'automne,  ou  avec  son  pfere,  parcourant  en- 
core d'un  regard  complaisant  ces  ondes  riantes  de  I'A- 
dour que  ses  rames  ont  frappees  tant  de  fois. 

Charles  Cuaubet. 


Tsposrapliii;  licn.iMPE  el  C^-,  rue  Damijllc,  2. 


CORONIOUE  DES  MOIS. 


NOVEMBRE. 


liies  feuilles  sont  tombees.  — 
Hier  il  en  restait  une  sur  le 
sycomore  que  vous  voyez  au 
bord  de  ce  ruisseau  gonfl^; 
mais  est  venu  le  \ent,  une 
frenetique  rafale  a  suffi  pour 
enlever  a  ce  pauvre  arbre  sa 
dernifere  preuve  d'exislence. 
—  Comme  il  est  triste  avec  ses 
■  quelques  rameaux  tordus!  ne 
dirait-on  pas  un  immense  spec- 
tie  qui  montre  ses  bras  et  ses 
doigtsdecharnL's!  Qu'a-t-il  fait 
de  sa  robe  de  sole  Terte,  et 
pourquoi  n'a-t-il  aujourd'hui 
qu'un  pan  de  burepour  se  cou- 
vrir?  Serait-il  mort,  cet  arbre?  non,  silence!  —  il  dort. 
—  11  a  fait  comme  ces  grandes  coquettes  que  vous  ne 
connaissez  certainement  pas,  ces  belles  dames,  qui  le 
soir,  deposent  sur  un  meuble  discret  leurs  beaux  che- 
veux  d'emprunt,  leurs  blanches  dents  de  William  Rogers, 
avec  des  Qots  de  velours  et  de  cachemire  qu'elles  foulent 
du  pied  en  allant  vers  la  couche  que  le  sommeil  va  venir 
bercer.  Ainsi  I'arbre  laisse  tomber  ses  feuilles  jusqu'^  la 
derniere ;  gisantes  k  terre,  il  semble  qa'il  les  regarde 
presqueaveod^dain,  qu'il  leur  dit  ces  mots  cruels:  Allez, 
■»Ousetesvieillesetpass^es demode!  Puis  pourattendre  le 
jour  oil  son  superbe  fournisseur,  le  printemps,  lui  apporte 
une  autre  parure,  il  s'endort.  —  Eh  bicnl  bonsoir, 
monsieur  le  sycomore,  dormczbien. 
T    II. 


Aliens!  roses  enfants  aux  teles  blonde's,  quittez  voire 
sourire  joyeux  et  votre  giise  blouse  de  lln,  reboutonnez 
voire  habit  ci  collet  bleu.  Novembre  vient  d'apparaitre 
avec  sonSaglttaire,  et  deja  le  tambour  du  college  a  battu 
le  rappel.  Un  dernier  regard  au  lac  qui  vit  tant  de  fois 
dans  ses  ondes  votre  ligne  si  fatale  aux  ableltes.  Dites 
bien  a  Jasmin,  le  jardinier,  de  donner  tous  ses  soins  au 
petit  arbrisseau  que  vous  avez  plante  I'autre  jour;  i 
Justine,  la  cami5riste,  recommandez  les  scarab^es  et  les 
papiUons  que  vous  avez  si  impiloyablement  transperces 
dans  vos  jours  de  cruaute  entomologique.  Une  dernifire 
caresse  a  ce  pauvre  Medor,  qui  a  une  goutle  d'eau  dans 
le  coin  de  I'asil  et  qui  remue  lentementla  queued  la  t^le. 
Ilacompris  votre  depart.  II  vous  accompagnera  bien  sur 
jusqu'a  la  grille  du  pare,  et  quand  les  roues  du  wiski 
feront  voler  la  poussiere  de  la  route  il  y  atlachera  son 
regard  mi'lancolique  aussi  longtemps  que  possible. 

Et  pour  vous,  jeunes  filles,  la  cloche  sonne  aussi.  Sceur 
Marlhe  a  deja  demande  a  soeur  Isabelle  si  vous  n'etiez  pa.s 
de  retour.  Aliens!  unbaiser^  votre  grand'mere,  unelarme 
a  votre  maman  et  depSchez-vous  de  lui  dire  un  mot  dans 
lecreuxde  I'oreille  ;  car  les  clefsa  la  main, dame  tourriere 
attend. 

Demain,  sera  le  deuxiferae  jour  de  novembre,  —  la  f^te 
des  moits,  —  scene  sublime  de  poesie  religieuse  lorsqu'on 
la  voitau  village,  —  dans  un  de  ces  villages  oil  Ton  croit 
il  Dieu. 

Le  soleil  a  I'horizon  dort  encore  dans  un  nuage;  ses 
rayons, pJlispar  lebrouillard,  n'arriveront  pasaujourd'hui 
jusqu'ii  la  lerre. 

i\ 


PETITS  VOYAGES 


Leglas fun^bre  commence  la  solennit^ de  deuil. 

Les  porles  de  I'^glise  sont  b^antes.  —  Pauvre  ^gliec  a 
vodte  de  cliene !  pauvre  clocher  qui  n'a  d'autre  orgueil 
que  de  di'passer  en  hauleur  loules  les  maisons  d'alen- 
tour. 

Chaque  scntier,  conduisant  des  hameaux  au  temple, 
voit  venir  un  a  un  les  villageois  vfitus  de  noir  ;  ne  dirait- 
on  pas  les  grains  d'ebone  d'un  cliapelet  a  chaine  grise  ? 

Ce  sont  de  bonnes  et  vieilles  fommes,  aux  figures  bfilees 
par  le  soled,  aux  reins  courbes  par  le  travail;  de  robustes 
paysansdontles  doigtscalleux  et  forts  cr^veraient  le  gant 
d'un  gentilhomme  du  boulevard  pour  lui  donner  une 
poignee  d'amitie,  —  si  le  gentdhomme  demandait  un  ser- 
vice aux  paysans.  Puis  des  vieillards  qui  semblent  regar- 
der  a  terre  les  troas  que  forment  leur  b;Uon,  enfin  de 
belles  jeunes  filles  tnstes  et  pales  aujourd'liui  que  tout  le 
nionde  a  une  larme  dans  le  coeur,  parce  qu'on  se  souTiont 
que  naguiire  un  cercueil  passait  sur  ce  meme  chemin. 

Le  glas  funebre  a  cesse  de  se  fairo  entendre.  —  Le 
pretre  commence  la  messe  desmorts. —  Ensuitedeux  fois 
il  fait  le  tour  du  catafalque  et  deux  fois  il  le  benit. 

Les  portes  du  .temple  se  Touvrent,  la  cloche  jette  par 
les  airs  sessonoresvolees.  On  fait  la  procession  desmorts. 
—  Dans  mon  village  le  luxc.du  bedcau  est  inconnu  comme 
les  (Epaulettes  aa;Fos  grains,  Kpre  a  dr^agonne  d'or,  et  la 
pique  a  fer  decoupe.  — Ce  n'est  qu'un  enfant  qui  ouvre 
le  cortege,  seulement  la  croix  qu'il  porte  est  trois  fois 
grande  comme  lui.  Puis  vie/inent  d'autres  cnfants  vetus 
aussi  de  robes  blanches,  quelques  m(5diocres  amateurs  de 
plain  chant, — et  le  pretre ; — derriere  ce  dernier  les  fidi-des, 
c'est-il-dire  :  tons  les  assistants. 

Cetle  modeste  procession  se  dirige  vers  un  cimetiere  oil 
on  ne  voit  point  de  marbres  de  Carrare,  mais  bien  des 
cypres,  des  saules  aux  branches  qui  pleurent,  et  des  ga- 
zons.  —  Devant  une  croix  de  pierre  qui  s'c'leve  au  milieu. 


le  prdtre  s'arr(Slc.  — II  parle;  son  discours  commence  par 
cos  mots,  qu'il  ne  dit  pas  en  latin  :  —  Bienheureux  ceux 
qui  seront  morts  dans  la  foi ! 

Sa  voix  a  fait  coulee  les  larmes  silencieuses  de  la  resi- 
gnation. —  La  c<5remonie  religicuse  est  finie.  La  foule  se 
divise  dans  le  champ  de  la  mort,  chacun  va  vers  une 
tonibe.  Ce  malheureux  vieillard,  comme  il  vient  baiser 
cetle  pierre  sur  laquelle  on  lit:  18  ans!  — Et  cette  femme, 
qu'il  y  a  d'espiSrance  et  de  douleur  a  la  fois,  dans  les 
larmes  qu'oUe  repand  sur  ce  monticule  de  terre !  —  Plus  ] 
loin,  ces  enfants,  qui  joignent  leurs  petites  mains  it  qui 
prient  parce  qu'on  leur  dit  de  prier,  et  qui  regardent  le 
ciel  parce  qu'on  leur  dit  que  leur  mere  est  1^  haul,  —  ' 
lorsqu'ils  s'eloignent,  lepluB  jeune  dit  b  son  frere  :  Si 
maman  ne  revicnt  pas  demain  c'est  qu'elle  ne  nous  aime 
plus!... 

Voilii  ce  '^u'est  novembre  :  un  instant  €e  deuil,  deux  ' 
jours   de  froid,  trente  nuits  de  vent,  d'un  vent  qui  dans" 
vos  corridors  viendra  hurler  pourvous  faire  peur.  Et  puis  J 
c'est  le  mois  qui  voit  sur  I'aire  diSpooJIler  le  ble  de  sai 
robe   d'or.  Aprts  qubi  on  entend  la  -hache  du  bilcheron 
frapper   a   mort  les   vieux  chenes  de  la  fori^t;   vous  les 
verrez  ces  arbres,  jadis  si  Tiers  de  leur  taiUe  giganlesque, 
rentrer  dans  le  moindre  grenier  eu  humbles  fractions,  — 
qu'on  appelle  fagots.  Puis  a  la  place  de  leur  suuche  ver- 
moulue  on planteraun jeune  ormeau  ou  un  petit  h6tre  que  ( 
le  vent  fora  bien  longtemps  grelottcr  avant  qu'il  ait  la  I 
force  de  se  dresser  devant  I'ouragan  et  de  le  df'lier. 

Une  chose  essenlielle  que  j'oubliais  de  vous  dire,  c'est  I 
que  novembre  est  le  onzieme  mois  de  I'annee  d'aprfes  le 
calcndrier  julien  ou  gregorien,  et  comme  I'indique  trfes- 
savamment,  tout  almanach  redige  par  un  arri^re-petit- 
neveu  de  Mathieu  Laensberg. 

Andre  Thomas. 


PETiTS  mm  m  les  rivieres  de  frmce. 

LA  SEINE,  SES  BORDS  ET  SES  SOUVEMRS. 


jBn  quittant  les  Petits  Ande- 
lys,  la  Seine  arroso  les  vil- 
^^K  lages  de  Roquetteet deMuids, 
sur  la  m^me  rive,  et  coule 
en  droite  ligne  vers  Louvicrs, 
qu'elle  semble  avoir  I'inten- 
tion  d'aller  visiter;  mais, 
comme  par  une  reflexion  sou- 
ddine,  elle  fait  un  brusque  de- 
tour, abandonne  k  Vironvay 
la  direction  qu'elle  suivait,  et  court  de.nouveau  vers  le 
nord,  laissant  i  sa  droite  Ande  etHcrqueville,  a  sa  gauche 
Portcjoye,  Tournedos  et  Pose ;  ces  derniers  se  trouvent 
dans  une  presqu'ile  entour^e  par  la  Seine  et  I'Eure.  C'est 
vis4-vis  le  village  appele  Pose  que  debouche  la  jolie  ri- 
viere d'Andelle  k  travers  un  charmant  vallon,  vari6  par 
divers  genres  de  cultures,  peuplo  de  hameaux,  au  milieu 
desquels  s'elevcnt  les  agreables  fabriques  d'Amfreville- 
es-Monts.  Des  hauteurs  voisines  on  apercoit  I'Andelle  et 


la  Seine,  qui  bientut  va  I'emporter  dans  son  sein,  se  d6-, 
tourner  I'une  de  I'autre,  puis  se  rejoindre,  enfin  se  mijler 
en.semble  en  descendant  vers  Pont-de-l'Arche. 

Le  village  de  Pitres  s'eleve  k  I'ouest  sur  la  poinlc  de  la 
coUine  arroste  par  I'Andelle.  On  y  voyait  jadis  un  ch5- 
teau  royal  oil  I'empereur  Charles  le  Cliauve  tint  une  as- 
semblee  de  seigneurs  et  d'6vi^ques  que  nos  faistoriens  ont 
appelfe  concile. 

Au  confluent  de  I'Andelle  se  trouve  la  c6te  celebre  oil 
une  histoire  tragique  et  touchante  donna  naissance  a  une 
construction  dont  il  ne  reste  plus  rien  aujourd'hui.  La 
chapelle  fun(5raire  elevi5e  sur  le  lieu  oii  expira  le  coura- 
geux  jeune  homme  sous  le  poids  d'un  precieux  fardeau, 
avait  H6  chang^e  en  un  vaste  moutier  qui  lui-mf-me  a 
fait  place  a  une  maison  de  plaisance.  Aujourd'hui  on  ne 
voit  plus  rien  de  ces  debris  tOuronn&  de  lierres,  qui  in- 
spir^rent  a  Ducis  les  vers  oil  il  deplore  la  fin  lamentable 
de  deux  etres  a  qui  la  falalite  semblait  avoir  refuse  toute 
espece  de  bonheur  sur  cette  terre. 


SUR  LES  RIVIER 

Le  fleuves'eloigne  d'Amfreville  etde  la  c6teaux  regret- 
tables  soavenirs,  puis  recoit  I'Eiire  sur  la  riie  oppotee. 
Sortie  des  6tangs  situes  entre  Mortagne  et  Verneuil,  sur 
les  limites  du  d^partement  d'Eiire-el-Loir,  I'Eure  tra- 
verse ce  territoire  dans  toute  sa  largeur,  baignoChartres 
et  Louviers ,  arrose  Notre-Dame-de-VaTidreuil ,  que  Ion 
voit  h  gauche,  et  s'unit  a  la  Seine  en  face  du  village  du 
Manoir;  puis  le  fleuve  se  dirige  vers  Pont-de-l'Arche, 
dont  on  apercoit  deja  les  tours  demantelees,  les  vieux 
remparts  et  les  clochers.  Cette  ville  a  ete  fondee  par  I'em- 
pereur  Charles  le  O.hauvc,  et  c'est  ce  prince  qui  a  donne 
k  cette  ville  ce  nom  de  Pont-de-l'Arche,  dont  I'ttyniolo- 
gie,  quoiquetres-simpIe,a  toujours  embarrassi5  les  savants. 

Pont-de-l'Arche  a  ete  pendant  longtemps  I'une  de  nos 
meilleures  places  fortes;  cette  ville  n'est  pas  sans  gloire 
dans  nos  fastes  militaires,  elle  a  soutenu  plusieurs  sieges 
justement  c^lebres.  Ses  habitants  s'honorent  d'avoir  les 
premiers  ouvert  leurs  portes  h  Henri  IV  lorsqu'il  fut  oblige 
de  reconqut'rir  ses  Etats  les  armes  a  la  main.  On  y  voit 
un  pent  de  vingt-deux  arches  sur  lequel  passe  la  route 
de  Rouen.  Cette  route,  descendue  de  Louviers  h  travers 
la  forfit,  remonte  la  cole  pour  aller  retrouver  le  fleuve  il 
Sainl-Ouen.  A  I'extremitd  du  pontse  trouvent  encore  les 
debris  du  chateau  et  de  la  tour  qui  en  protegeaient  I'en- 
tr)5e.  Ajoutons  que  la  mariie  se  fait  scntir  jusqu'a  Pont- 
de-l'Arche. 

Apres  avoir  depasst'  cette  ville,  la  Seine  alimente  le 
petit  port  de  CriqueboBuf,  puis  se  divise  en  une  foule  de 
bras  pour  enceindre  des  iles  verdoyantes.  Enfin,  a  Fre- 
neuse,  elle  penetre  dans  le  departement  de  la  Seine-Infe- 
rieure,  qu'elle  ne  quitte  plus  et  s'empresse  d'aller  porter 
le  mouvementet  la  vie  dans  la  ville  d'Elbeuf.  Cette  ville, 
aujourd'hui  commercante  et  riche,  constitua  pendant 
longtemps  un  duche-pairie  qui'  appartenait  a  la  famille 
de  Lorraine.  Depuis  elle  est  descendue  au  rang  de  chef- 
lieu  de  canton. 

L'une  des  lies  que  forme  la  Seine  pres  d'Elbeuf  s'appe- 
lait  Oscelle  ou  Oissel,  h  I'epoqueou  les  pirates  normands 
ravageaient  la  France,  et  leur  servit  souvent  de  refuge; 
on  n'a  pas  encore  pu  savoir  quelle  6tait  celle  de  ces  iles 
qui  fut  ainsi  choisie  pour  retraite;  cependant  bien  des 
nienioires  ont  ete  lus,  a  ce  sujet,  a  I'Academie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres.  C'est  peut-etre  pour  cette  raison 
qu'on  n'est  pas  pins  avance. 

A  I'cxtremite  de  la  petite  plaine  d'Elbeuf,  on  apercoit 
une  SL'rie  de  rochers  roides  et  escarpes  couronnes  d'ar- 
bres  toujours  verdoyants  et  qui  se  succedent  sur  la  rive 
d.ins  une  etendue  considerable  en  cachant,  comme  der- 
riere  un  impenetrable  rideau,  la  foret  de  Rouvray.  Quel- 
quefois  ces  rochers  sont  tallies  en  forme  d'etages  au  sein 
desquels  les  hommes  se  sont  creuse  des  maisons ;  dans 
d'autres  endroits  sont  suspendus  des  quartiers  de  roc  qui 
semblent  toujours  prcts  a  rouler  au  milieu  des  eaux. 
Quelques-uns  de  ces  accidents  de  terrain  offrent  mfime 
quelque  chose  d'effrayant,  spectacle  que  le  voyageur  est 
etonne  de  rencontrer  le  long  d'un  Ueuve  aux  eaux  si 
paisibles. 

Sou.s  ces  rochers  mSmes,  et  sur  les  bords  de  la  Seine, 
s'elevent  le  village  d'Orival,  dont  lis  ont  prislenom,  puis 
celui  d'Oissel-la-Riviere  et  celui  de  Saint-Etiennc,  ou 
s'ouvre  aux  regards I'immense  plaine  de  Sotteville,  qui  se 
prolonge  jusqu'ii  Rouen,  dont  les  clochers  peuvent  tHre  dis- 
tingues ;» Elbeuf. 


ES  DE  FRANCE. 


525 


Si  Ton  considerc  la  rive  opposee,  on  sent  son  Jme  sou- 
lagee  de  ces  horreurs  pittoresques;  de  ce  c6ti,  la  vue  se 
repose  sur  des  bords  verts  et  anim6s,  sur  des  iles  om- 
bragiies ,  semees  de  quelques  chaumiijres  aux  couleurs 
et  a  la  construction  bizarres.  Entre  les  eoteaux  et  la  ri- 
viere se  multiplient  des  villages  bien  plus  agriables , 
bien  plus  nombreux  que  sur  la  rive  gauche.  Nous  voyons 
d'abord  Saint-Aubin  en  face  d'Elbeuf,  dont  il  devien- 
drait  un  faubourg  grilce  a  la  construction  d'un  pont; 
plus  loin  apparait  le  port  Saint-Ouen,  oil,  pour  la  mo- 
desle  somme  de  vingt  centimes,  on  s'embarque  sur  le 
bateau  de  Rouen ;  plus  loin  encore  s'^leventSaint-Crespin, 
.Amfreville  et  lilaville,  qui  ont  tons  trois  de  eharmantes 
maisons  de  plaisance. 

C'est  au-dessus  du  village  de  Port- Saint-Ouen  qu'ap- 
paraSt  la  cdte  qu'une  hero'iue  cc'lebre  gi'avit  chaque  jour, 
pendant  quarante  ans,  malgre  la  neige,  la  glace,  la  oha- 
leur  ou  I'orage,  pour  deniander  et  attendre  sur  la  route 
celui  qu'elle  avait  perdu  dans  de  lointaines  contrees.  C'e'" 
du  haut  de  la  colline  que,  pour  la  premiere  fois,  en 
venant  de  Paris  par  la  route  d'en  bas,  on  decouvre  la  ville 
de  Rouen  ot  ses  vastes  alentours.  La  Seine  forme  alors 
un  veritable  archipel  au  milieu  duquel  elle  semble  vouloir 
seperdre  :  c'est  un  nombreinfini  d'llesdetoutesles  formes 
et  de  toutes  les  6lendues.  Les  roches  de  Saint-Adrien,  qui 
confinent  h.  la  cote  de  Port-Saint-Ouen ,  sont  tres-pitto- 
resques  d'aspect;  puis  c'est  la  montagne  de  Belbeuf  cou- 
ronnee  par  le  chateau  et  le  pare  du  meme  nom,  aux  jar- 
dins  immenses,  du  haut  desquels  le  curieux,  place  ciubord 
des  terrasses,  jouit  de-la  vue  la  plus  "magnifique;  enfin 
les  hauteurs  se  succedent  jusqu'i  la  roche  de  Sainle-Ca- 
therine,  dont  la  Seine  baigne  le  pied  avant  de  penetrer 
dans  la  ville  de  Rouen. 

Pendant  que  le  fleuv»^e  laisse  aller  a  la  pente  qui  I'en- 
trainc,  mettons-nous  a  gravir  la  cote  Sainte-Catherine,  et 
tilchons  de  nous  y  reposer  un  peu.  Puis  il  nous  faudra 
faire  une  abondanle  collection  des  coquillages  fossiles  que 
possede  la  montagne,  et  nous  rendre  apres  au  bout  du 
Cours-Dauphin,  nomme  maintenantCours-de-Paris;  alors, 
du  haut  de  la  terrasse  situee  sur  le  bord  de  I'eau,  pres  de 
I'eglise  Saint-Paul,  nous  aurons  un  admirable  speclacle. 
A  gauche,  I'horizon  est  borni  par  de  beaux  eoteaux,  et  la 
Seine,  formant  une  foule  de  replis  tortueux,  decoupe  une 
chaine  d'iles  vertes  et  riantes,  qui  semble  se  noyer  dans 
un  lac  immense;  de  I'autre  cfitfe  du  fleuve,  une  suite  de 
prairies  interminables  se  prolonge  depuis  Saint-Etienne 
et  Sotteville,  dont  on  apercoit  les  clochers  et  les  maisons 
piltoresques.jusqu'au  Cours-de-la-Reine  ou  Grand-Cours, 
situe  a  I'entiee  du  faubourg  Saint-Sever,  dont  on  voit  les 
casernes,  la  vieille  eglise  et  les  maisons  de  bains. 

A  droite,  la  vallee  du  Robec  et  de  I'Aubelte  nous  an- 
nonce  dans  le  fond  le  bourg  de  Darnetal,  et  livre  passage 
<i  ces  deux  petites  riviiresqui  alimentenl,  dans  I'interieur 
de  Rouen,  de  nombreuses' manufactures  et  vontsejeter 
dans  la  Seine  vis-a-vis  I'ile  de  la  Croix,  en  passant  sous 
les  quais  au  moyen  d'une  longue  voOte. 

Enlin,  voila  Rouen,  16,devant  nous,  entre  deux  chaines 
de  collines,  le  voila  qui  se  di^ploie  avec  ses  vastes  boule- 
vards, ses  larges  faubourgs  et  tous  ses  monuments  qui 
semblent  lever  la  t6te,  comme  pour  respirer  a  leur  aise, 
au-dessus  des  pStes  de  maisons  enta.ssees  autour  d'eux. 
D'abord,  an-dessous  de  nous,  nous  avons  les  casernes  de 
Martainville  qui  s'allongent  sur  le  Champ-de-Mars ,  puis 


S21 


PETITS  VOYAGES 


I'eglise  de  Saint-Paul ,  bStie  sur]  et  avec  les  resles  du 
temple  d' Adonis;  puis  celle  de  Saint-Maclou,  petit  chef- 
d'oeuvre  de  sculpture  ciseli5e  et  denlelte  h  jour,  trop 
ignorfe  des  voyageurs  qui  ne  s'y  arr^tent  pas,  et  dent  la 
toiture  absurde  semble  regretter  la  fleche  legere  dont  sa 
lanlerne  elait  jadis  surmontt'c.  Derriere  Saint-Maclou  sur- 
gissent  les  deux  tours  de  la  calhedrale,  Notre-Dame,  qui 
en  eurent  une  troisieme  ppndant  longtenips  pour  com- 
pagno.  Cette  derniere,  la  plus  grande  des  trois,  pyramide 
Elegante  et  gracieuse,  fut  incondiee  en  1822  et  a  ete  re- 
conslruite  en  fer,  en  fevrier  1836. 

La  tour  carree,  appelee  tour  de  Saint-Romain,  possedait 
autrefois  une  sonnerie,  composee  de  onze  cloches,  remar- 
quable  par  son  harmonie;  il  ne  lui  reste  plus  que  trois  de 
ces  instruments';  I'autre  tour,  terminee  par  une  galerie, 
avail  recu  le  nom  de  la  tour  de  Beurre,  parce  qu'on  I'avait 
bAtie  avec  les  aumbnes  recueillies  dans  le  diocese  et  qui 
avaient  fait  obtenir  la  dispense  |du  beurre  pour  le  ca- 
r^me.  C'est  dans  cette  tour  que  se  trouvait  la  c^lebre 
cloche  Georges  d'Amboise,  ainsi  nommie  du  cardinal  qui 
en  fit  le  don.  Cette  masse  enorme,  du  poids  de  quarante 
milliers,sefelaquand  Louis  XVI,  au  retour  de  Cherbourg, 
passa  par  Rouen.  Plus  tard,  on  la  fondit,  sous  la  Repu- 
blique,  pour  en  faire  des  canons.  C'etait  la  plus  grosse 


cloche  que  Ton  connit,  apres celle  de  Moscou,  dont  on  ne 
put  jamais  se  servir.  Quoi  qu'il  en  soil  de  toutes  cesmer- 
veilles,  et  en  depit  de  la  richesse  de  son  porlail,  la  calhe- 
drale  de  Rouen  n'est  comparable  ni  a  Saint-Ouen  pour 
I'elegance,  ni  pour  la  delicatesse  des  details  a  Saint- 
Maclou,  dont  le  seul  tort  est  d'elrecachee  dans  un  quar- 
tier  sale  et  peu  frequente. 

Plus  loin,  'nos  regards*s'arriitent  sur  la  nef  elevee  et 
pleme  de  distinction  de  I'eglise  Saint-Ouen  et  sur  son 
petit  clocher  qui  attend  toujours  qu'on  lui  construise  des 
tours.  Saint-Ouen  a  titc  restauree,  debarrasseedes  masures 
qui  I'etouffaient,  etentouree  d'arbres  ducdte  de  la  mairie. 
Rien  de  plus  admirable,  au  point  de  vue  de  la  liardiesse 
et  de  la  grace,  que  les  arceaux  et  les  voiites  de  son  inte- 
rieur.  —  Dans  le  fond  de  ce  panorama,  sur  la  droite,  nous 
verrons  se  grouper  ensemble  la  tour  de  Saint- Laurent, 
qui  appartient  au  gothique  delicat  et  fin  du  quinzieme 
siecle,  le  clocher  deSaint-Godard,  I'eglise  de  Saint-Vivien 
et  bien  d'autres  encore  dont  le  plus  grand  nombre  sent 
transformees  en  magasins.  A  Rouen  on  marche  en  quelque 
sorte  sur  les  debris  les  plus  curieux  de  I'ar'chitecture  ogi- 
vale ;  le  gothique  et  la  renaissance  s'y  rencontrent  h  . 
chaque  pas;  au  ^detour  de  chacunc  de  ces  rues  aux  an-  . 
liques  maisons,  aux  pignons  historiques,  on  a  quelque 


mine  curieuse ,  quelque  pierre  sculptee  a  admirer. 
Toutefois  n'allons  pas  confondre  avec  ces  edifices  pure- 
ment  religieux  deux  monuments  que  nous  decouvrons 
dansle  quartierdu  sud-ouesttl'un  est  le  palaisde  justice, 
construit  sousle  minislere  du  cardinal  d'Amboise,  quand 
riiehiquiereutet(S  declare  permanent  Ji Rouen;  cet edifice, 
elegant  etriche,  a  eli  restaure  dans  un  systeme  que  nous 
nesaurionsapprouver.  L'autreestl'ancien  hotel  de  villeet 
la  tour  du  Beffroi,  ou  se  trouvent  la  principale  horlogede 
Rouen  et  la  cloche  d'argent  .sonnee  chaque  soir  a  iieuf 
heures,  comme  autrefois  le  couvre-feu;  ancien  usage 
qu'on  aime  a  retrouver  parce  qu'il  rappelle  un  pas.se  et 
inille  souvenirs  dignes  d'etude. 


Maisjusqu'ici  nous  n'avonsvu Rouen  qu'ii  vol  d'oiseau. 
Descendons  de  notre  observatoire,  pen^trons  dans  I'inte- 
rieur  de  la  vieille  cite,  engageons-nous  dans  .ses  rues 
^troites,  tortueuses,  aux  maisons  irr(5gulieres  et  curieuses 
en  m^me  temps,  et  oil  le  mouvement  et  I'activite  sont 
perpetuels.  Nous  traversons  la  place  de  la  Pucelle,  ou 
Jeanne  d'Arc  fut  brillee,  rinfortuneel  oii  les  Anglais  n'he- 
siterentpas  h  se  deshonorer  par  la  plus  lache  et  la  plus 
alroce  vengeance;  a  I'ouest  de  la  place,  entrons  dans 
I'ancien  hotel  de  BourgtherouUie  ,  construit  au  quinzieme 
siecle,  et  oil  ,logea  Francois  I''  quand  il  se  rendit  h 
I'entrevue  du  campdu  Drap  d'Or,  ev6nement  represents  , 
dans  les  bas-reliefs  qui  ornent  la  cour.  C'est  dans  cetle 


SUR  LES  RlVlfeRES  0E  FRANCE. 


523 


maison  remarquable  par  sessculptureset  habitee  aujour- 
dhui  par  un  Beige,  representant  du  commerce  de  sa  na- 
tion, que  fut  detenue  rheroique  prisonniere.  Aussi  I'ap- 
pelle-t-on  conimunement  la  maison  de  Jeanne  d'Arc.  A 
I'un desesangless'elevait encore,  il  yaquelquesannees,  una 
tourelle  d'oii  les  cardinaux  et  eveques  anglais  assislerent 
a  rcxecution  de  la  victime  dont  la  statue,  aussi  ridicule 
par  parenthese  que  celle  dont  la  place  du  Martroi  est  allli- 
gee  a  Orleans,  se  dresse  sous  la  forme  d'une  fontainc 
lourde  et  disgracieuse,  devant  cette  demeure  interessante. 

De  la  nous  irons  voir'  la  Bourse,  I'hotel  des  Monnaies, 
celuide  la  Prefecture,  etnouspourrons  visiter  ce  quiresto 
du  chateau  de  Philippe-Auguste.  —  Voila  pour  les  monu- 
ments de  pierre ;  mais  n'y  a-t-il  pas  autre  chose  k  con. 
naitre  a  Rouen? 

Or  I'histoire  civile  de  cette  cit^nous  dira  que  Rouen  est 
une  des  plus  anciennes  villes  de  la  Gaule  et  qu'on  n'a 
jamais  pu  avoir  letymologie  de  son  nom  latin  Rothomagus. 
Quelques  savants  le  font  remonter  au  roi  Magus,  fonda- 
teur  de  laville;  d'autres  le  rapportent  aux  mots  celtiques 
Rolh ,  fleuve,  et  Magus,  bourgade.  Les  Commentaires  de 
C^sar  ne  disent  pas  un  mot  de  Rouen ;  un  siecle  apres, 
cependant, Ptolemee  la  donne pour  capitale  aui  Velocasses. 


A  Tepoque  oil  les  druides  gouvernaient  ces  provinces' 
Rouen  leur  resta  longtemps  soumise;  les  Remains  la 
comprirent  dans  la  deuxieme  Lyonnaise.  Sous  les  Francs 
elle  se  fit  chretienne  et  devint  une  des  villes  de  la  Neus- 
Irie.  Ellesubit  toutes  les  vicissitudes  de  cette  province  et 
passa  avec  elle  sous  la  domination  des  Normands,  quand 
Charles  le  Simple  sevit  contraint  de  donner  a  Rollon  sa 
fille  et  une  portion  de  ses  Etats. 

Souslespremiersducs  normands,  Rouen  fut  tres-agran- 
die  du  cote  de  la  Seine.  .41ors  le  lit  du  fleuve  s'avancait 
jusqu'au  port  Morand,  au  pied  de  la  catht;drale,etentou- 
rait  plusieurs  iles  oil  Ton  avail  construit  des  eglises.  Les 
successeurs  de  Rollon  comblferent  le  canal  qui  separait  ces 
iles  de  la  rive,  et  les  iles  disparurent  en  resserrant  le  lit 
du  fleuve;  puis  on  entoura  de  fortifications  la  cite 
normande  ,  qui  devint  une  des  plus  fortes  places  de 
lepoijue.  Ce  fut  GuiUaume  le  Conquerant  qui  unit  le 
duch^  de  Normandie  k  la  couronne  d'Angleterre;  par 
suite  de  cet  6v6neraent,  les  souverains  anglais  devinrent 
vassaux  des  rois  de  France.  11  nous  a  fallu  bien  du 
temps,  bien  des  combats,  bien  du  sang  verse  pour  re- 
conquL'rir  cette  province  riche  et  puissante  sur  nos  voi- 
sins  d'outre-mer.  Enfin,  sous  Charles  VII,  et  apres  I'ex-, 


pulsion  des  Anglais ,  nous  en  sommes  restes  les  maitres. 

A  partir  de  cette  epoque,  Rouen  ne  soutint  plus  que 
des  guerres  de  religion.  C'est  en  ouvrant  la  tranchee  de- 
vant cette  ville  huguenote  que  le  roi  de  Navarre,  Antoine 
de  Bourbon,  fut  blesse  a  niort.  Son  fils  Henri  IV,  apriis 
son  abjuration,  y  entra  sans  combat. 

Une  solennite  bizarre,  autrefois  celebree  a  Rouen,  i5tait 
la  f6te  de  la  GargouiUe,  ou  la  Fierte,  dont  on  ne  connalt 
pas  I'origine.  Le  jour  de  1' Ascension,  on  portait  en  grande 
pompe,  par  les  rues  de  la  ville,  limage  du  dragon  la 
GargouiUe.  Le  chapitre  de  Notre-Dame  conduisait,  au 
milieu  d'une  procession ,  un  des  criminels  condamnes  i 
mort,  sur  le  premier  palier  de  la  chapelle  de  Saint -Ro- 
main,  a  I'entree  des  llalles,  oil  etait  deposee  la  chisseou 


fierte  du  saint  que  le  criminel  soulevait  comme  pour  ini- 
plorer  sa  grice  ou  sa  delivrance.  D'apres  la  chronique, 
cette  ceremonie  aurait  ete  instituee  pour  celebrer  la  vic- 
toire  remportee  par  saint  Romain  sur  un  dragon  redou- 
table  qui  desolait  la  campagne  autour  de  Rouen.  Le  saint 
alia  I'altaquer  dans  la  forjt  de  Roumare,  sa  retraite;  et, 
apres  I'avoir  vaincu,  le  precipita  dans  la  Seine,  oil  il  fut 
englouli.  11  est  plus  simple  et  plus  raisonnable  de  eroire, 
avec  les  annates  religieuses,  que  cette  fete  rappelait  la 
conversion  du  pays  au  christianisme.  L'erreur,  on  le  sail, 
a  toujours  ete  representee  sous  la  forme  dun  dragon,  et 
cette  ceremonie,  toute  symbolique,  avail  lieu  d'ailleurs 
dans  plusieurs  localites  de  la  France. 
Revenons  vers  les  bords  de  la  Seine  que  nous  avons 


326 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  IllVIEllES  DE  FRANCE. 


quitt6s  a  I'exlremito  de  I'lle  de  la  Croix.  Le  fleuve  passe 
sous  les'  arches  du  poiU  de  pierre  conslruit  tout  ricem- 
ment,  appele  pour  cette  raisonlePont-Neuf,  et  surniont6 
de  la  slatue  de  Pierre  Cornerlle ;  puis  le  fleuve  gagne  le 
port,  oil  un  nonibre  considt'ralilc  de  navires,  raiigfe  sur 
une  longue  file,  attcste  rimportance  do  cette  \ille  qui 
commerce  avec  le  monde  entier. 

Avec  la  maree  arrivent  dans  lo  port  de  Rouen  des  M- 
timents  de  deux  et  trois  cents  tonneaux,  apporlant  les 
produils  des  pays  les  plus  lointains  pour  les  echanger 
contre  ceux  de  notre  Industrie.  De  telles  facililes  dun- 
nent  un  essor  immense  aux  relations  commerciales  de 
cette  ville  et  un  debouche  considerable  h  ses  articles  de 
rouennerie. 

Un  peu  plus  bas,  et  apres  le  Pont-Neuf,  se  trouvait 
autrefois  le  pont  de  bateaux  qui  E'elevait  et  s'abaissait 
avec  le  flux  et  le  reflux  pour  laisser  passer  les  navires. 
C'est  k  un  religieux  auguslin,  du  Icnips  de  Louis  Xlli, 
qu'6tait  due  I'invention  de  ce  pont  ingenieux,  unique 
dans  SOD  genre,  et  dont  on  admirait  la  longueur,  la  soli- 
dit6  et  surtout  la  facilile  qu'il  avait  d'etre  demonte.  II  a 
ete  remplace,  il  y  a  quclques  ann<5es,  par  un  pont  de  fcr 
^l^gant,  oil  Ton  paye  un  centime  conime  droit  de  peage. 
C'est  le  dernier  pont  que  I'on  rencontre  sur  la  Seine,  et 
il  ne  laisse  pas  que  d'etre  fort  din"erGnt  de  celui  qui  s'e- 
leve  a  Courceaux. 

A  peu  pres  a  la  memc  hauteur  existait  autrefois,  sur 
la  rive  du  fleuve,  la  vielle  tour  ou  I'infortune  Arthur  de 
Bretagne  fut  enferme  par  les  ordres  de  son  oncle  Jean 
Sans-Terre,  alors  roi  d'Angleterre.  Pendant  sa  longue  cap- 
tivite,  le  jeune  prince  se  plaisait  a  contempler  les  ondes 
du  fleuve  et  enviait  la  liberie  de  ces  eaux  tranquilles  qui 
coulaient  au  piied  des  muts  de  son  cachot  pour  se  rendre 
majestueusemerat  a  la  mer.  Tout  k  coup-,  pendant  la 
nuit,  le  roi  J*aa  debarque  au  bas  de  la  tour,  en  fait  sortir 
le  pauvre  eniant,  I'entralne  dans  son  bateau,  I'cgorgo  de 
sa  propre  main,  et  jetle  dans  le  fleuve  le  corps  iiianimfe 
de  son  neveu  dont  rexistonce  genait  son  ambition.  Shaks- 
peare  a  poetiquement  retrace  cette  histoirc  lamentable 
et  la  fin  tragique  de  I'innoccnte  victime. 

La  Seine,  conlinuantson  cours,  passe  devantla  Bourse, 
la  douane  et  la  place  du  Vieux-Palais,  dont  on  n'a  con- 
'  serve  aucun  debris ;  puis  elle  cotoie  I'avenue  du  Mont-Ri- 
boudet,  se  partage  en  plusieurs  branches  pour  entourer 
le  Petit-Gay  et  plusieurs  autres  iles,  el,  au  sortir  de 
Rouen,  se  remet'  k  serpenter.  C'en  est  fait,  nous  avons 
quitl6  la  ville  aux  flancs  buisfe,  aux  frais  boulevards,  au 
vaste  port,  le  Paris  du  vieux  Bollon;  noble  ville,  musee 
gothique  de  la  France,  Herculanum  vivant  et  populeux 
du  moyen  ftge;  si  nousjetons  un  regard  en  arrifere,  nous 


la  voyons  encore  de  loin  confondre  les  Heches  de  ses 
eglises  avec  les  mils  de  ses  vaisseaux,  elever  au-dessus 
de  ses  vieilles  maisons  les  ogives  traiispariiiles  de  ses 
tours,  fouillte  avec  tout  I'esprit  it  loute  la  grJico  dcs*ir- 
listes  d'autrefois,  et  ses  campaniles  brodcs  avec  une  co- 
quetterie  presque  mondaine.  Mais,  le  courant  nous  em* 
porte,  adieu  Rouen  !  adieu  louchants  souvenirs  de  I'infor- 
tunce  Jeajinel  adieu! 

Tout  n'est  pas  fini  ccpendant;  car,  on  descendant  le. 
fleuve,  le  voyageur  va  dteouvrir  encore,  et  a  chaque  pas,, 
d'admirables  sites  et  des  mines  grimdioses.  En.  cet  en- 
droit,  une  belle  pelouse  s'elend  le  long  des  rives  de  la. 
Seine ;  a  droite,  s'cR^vent  les  jji-andes  montagnes  de  Ba- . 
paume  et  de  Carrteleu,  que  couronrient  avec  magnificenc2 
le  pare  de  la  maison  Lecoulleux  et  celui  de  I'ancien  cha- 
teau de  Ganteleu,  qui  apparlient  a  ]\1M.  the  Lef^bure. 
Au  pied  de  la  c6te,  ou  se  trouve  le  village  deCroisset,  le 
fleuve  re<,'oit  dans  son  sein  la  charmante  petite  riviere  de 
Cailly  ou  de  Bapaiime,  qui,  apres  avoir  apporte  la  ferti- 
litii  dans  la  vallee  de  Devillu  et  avoir  alimente  une  fotile 
d'usines,  va  se  joindro  a  la  Seine  et  concourira  la  n- 
chosse  du  coup  d'oeil  enmontrant  partoul  les  apercus  les,- 
plus  varies. 

Les  herds  du  fleuve,  orn&  d'agreables  villas  ou  de  fa- 
briques,  continuent  a  attirer  les  regards  par  I'inatlendu 
el  le  pittoresque  des  rochers  qui  cotoient  la  Seine  jus- 
qu'aux  villages  de  Brantot  et  de  Sahm's,  vis-ii-vis  la 
Bouille.  Derriere  ces  montagnes  roifles  et  dures,  s'etend 
la  foret  de  Roumare,  oil  le  grand  Rollou  allait  chasser 
frdquemmenl.  La  tradition  pretend  meme  qu'il  y  atta- 
cliait  ses  bracelets  d'or  aux  branches  des  chenes,  sans 
avoir  a  redouter  les  voleurs,  tant  il  avait  su,  par  sa  se- 
verit6  et  sa  justice,  r^primer  leurs  mefaits. 

La  rive  gauche  de  la  Seine  n'est  pas  non  plus  sans  n- 
chesses,  elle  ofl're  egalement  de  beaux  sites,  de  piquants 
tableaux.  Au  dela  du  Petit  et  du  Grand-Quevilly,  assis 
tons  deux  au  milieu  d'une  plaine  immense,  s'etend  la 
foret  de  Rouvray  que  nous  avions  pu  voir  dejJi  au  sortir 
d'Elbeuf.  La  grande  route  de  Ilonfleur  cotoie  les  bords  de- 
la  Seine;  elle  se  prolonge  a  notre  gauche,  passe  a  Petit 
et  il  Grand-Couronne,  et  se  cache  derriere  les  maisons  de 
Moulineaux  qui  apparaissent  devant  nous.  Plus  loin,  nous 
avons  il  examiner  des  coteaux  reniarquables  par  une 
forme  toiile  particuliere;  ce  sont  des  cdnes  nombreux, 
mais  parfailement  seniblables,  sepaies  par  des  gorges 
res.serrees  qui  scrablent  glisser  entre  leurs  bases.  D'cn 
haul,  a  vue  d'oiseau,  leurs  sommels  presentent  une  ligne 
sinueuse  de  cercles  rentrants  et  sortanls  qui,  comme  un 
fcslon,  .s'cn  vont  serpentant,et  finissent  par  enceindre  la 
plaine  d'une  ceinture  elegante. 


( 


SAINT  VINCENT  DE'PAUL. 


327 


L'ELITE  DES  SAiXTS  FRAIAIS. 


SAINT  VINCXNT  SE  PAUL. 


ll  esl  de  ces  noms  qu'oa  ne  saurait 
proDoncer  qu'avec  amour   et  recon- 
naissance, lis  traversent  les  temps, 
enloures  de  la.  pure  aurfeole  que  leur 
a  decernee  la  pieie  des  genoralions. 
Quelle  renommi'e  fut  plus  populaire 
que  celle   de  Vincent  de  Paul?   A 
osn  seul   souvenir,    il  semble   voir 
1  s'eveiller  un  essaim  de  pensees  gene- 
!  reuses  et  bienfaisanles.   Apotre  de 
'  I'bumaiiite,  il  eut  des  larnies  pour 
tous  ses  malheurs,  des  consolations 
. , .-  .-    1-.  '■':■)"'■  pour  toutes  ses souffrances ;  il sembla 
-  ,*.         '       n  elre  sur  la  terre  que  pour  taire  un 

holocauste  de  sa  vie.  Aussi  sa  menioire  est-elle  entouriie 
de  la  veneration,  universelle.  Le  monde  lui-meme  Tad- 
mire,  et  la  philosophic  s'incline  devant  les  miracles  de 
son  inepuisable  charite. 

Vincent  de  Paul  fut  le  contemporaui  da  meilleur  des 
rois;  conime  Henri, IV  aimait  les  Francais,  Vincent  aima 
tous  les  hommes.  La  poslcrite  rapprochera  ces  deux  gloires 
qui  n'ont  pas  trouve  de  d^tracteuis  et  ne  separera  plus 
leurs  deux  noms ; 


Dear  noms  de  qni  !e  penpic  a  garde  la  uiemoire. 

Vincent  de  Paul  naquitle  24  avril  1576,  dans  un  pelit 
village  de  Gascogne.  Si  vous  passez  par  une  belle  journee 
d'ete  sur  la  route  de  Bordeaux  a  Dax  ,  penchez  votre  lete 
aux  portieres  de  la  diligence ;  vous  verrez  du  cute  de 
I'ouest,  perdue  au  milieu  des  champs ,  une  maisonnette 
blanche;  un  grand  chfine  I'ombrage;  le  conducteur  etend 
la  main  :  Voila  la  maison  de  Vincent  de  Paul.  11  ne  dit 
rien  davantage,  etl'on  respire  plus  longuemcnt. 

Savez-vous  ce  qu'on  raconte  dans  le  pays  ?  Ce  chene 
qui  couvre  de  ses  rameaux  la  petite  chaumiere  est  un 
arbre  beni  entre  tous  les  arbres,  Dieu  n'a  pas  faitd'hiver 
pour  lui;  a  peine  a-l-il  perdu  ses  dernieres  feuiUes  d'au- 
tomne,  que  les  bourgeons  du  printemps  le  coiironnent  de 
leur  verdure.  N'est-ce  pas  une  touchantc  croyance.et 
savez-vous  beaucoup  de  legendesplusnaives  que  cette  his- 
toire  d'hiar? 

Le  pere  de  Vincent  s'appelait  Guillaume  et  sa  mere 
Bertrande  de  Sloras.  Simples  cultivateurs,  faisant  regner 
dans  leur  famille  la  purete  des  raoeurs  primitives,  ils  ele- 
vaient  leurs  enfants  dans  la  crainte  de  Dieu.  Vincent,  leur 
lroisii;me  ne,.gardait  les  troupeaux  de  son  pi;re,  et  trou- 
vait  encore  le  moyen  de  prelever  des  aumomes  sur  sa 
mince  fortune.  II  revenait  un  jour  du  moulin  avec  un  sac 
de  farine  ;  il  rencontre  des  pauvres  sur  son  chemin  -, 
comme  ils  paraissentmiserables!...  Vincent  ouvre  machi- 
nalement  le  sac,  il  leur  en  dislribue  le  conlenu  par  poi- 


gnees,  et  ne  songe  que  trop  tard  qu'il  doit  le  porter  'a 
son  pere.. 


Les  heureuscs  dispositions  de  I'enfant  frapperent  les 
yeux  et  exciterentrambilion  de  Guillaume.  S'astreignant 
a  des  privations  pour  lui  procurer  une  education  distin- 
■»uee,  il  le  fit  entrer  a  douze  ans  au  college  de  Dax.  Ses 
progres  furent  rapides,  et  sa  vocation  s'etan't  declaree,  il 
recut  les  ordres  et  la  tonsure  a  I'dge  de  vingt  ans. 

Pour  subvenir  aux  nouvelles  depenses  de  son  fils,  Guil- 
laume fut  obUge  de  vendre  une  pairs  do  bceufs.  G'est  avec 
cet  argent  que  Vincent  se  rendit  a  Toulouse  pour  suivre 
un  cours  de  theologie ;  il  se  fit  maitre  d'ecole  en  mfeme 
temps,  et  tour  a  tour  eleve  et  professeur  parvint  a  se 
suffire  a  lui-meme. 

Vincent,  devenu  pretre,  fit  quelques  voyages  par  I'ordre 
de  ses  superieurs,  et  c'est  en  revenant  de  Marseille  a 
Toulouse  qu'il  lui  arriva  I'aventure  la  plus  romanesque 
de  sa  vie.  11  la  raconte  lui-meme  avec  beaucoup  de  grice 
dans  une  lettte  adressce  a  un  ami  : 

.  Je  m'embarqnai,  dit-il,  pour  Narbonne,  pour  y  etre 
.  plus  tot  et  pour  epargner  ,  ou,  pour  mieux  dire,  pour 
.  n'y  etre  jamais  et  pour  tout  perdre.  Le  vent  nous  fut 
.  autant  favorable  qu'il  fallait  pour  nous  rendre  ce  jour- 
.  lii  a  Narbonne  (qui  etait  faire  cinquante  lieues),  si 
.  Dieu  n'eiit  pcrmis  que  trois  brigantins  lures  qui  c6- 
.  toyaicnt  le  golfe  de  Lyon  pour  attrapcr  les  barques  qui 

•  venaient  de  Beaucaire,  ou  il  y  a  une  foire  que  Ton 
.  estime  des  plus  belles  de  la  chretiente,  ne  nous  eussent 
.  donne  la  charge  et  attaques  si  vivement,  que  deux  ou 

•  trois  des  notres  etant  tues  et  tout  le  reste  blesse ,  et 
.  m^me  moi  qui  eus  un  coup  de  fleche  qui  me  servira 
.  d'horloge  tout  le  reste  de  ma  vie,  n'eussions  ete  con- 
.  traints  de  nous  rendre  a  ces  felons.  Les  premiers  eclats 
«  de  leiir  rage  furent  de  hacher  notre  pilote  en  mille 
.  pieces  pour  avoir  perdu  un  des  principaux  des  leurs, 
.  outre  quatre  ou  cinq  forcats  que  les  n6tres  tuerent. 
.  Cela  fait,  ils  nous  enchainerent ,  et  apres  nous  avoir 

•  grossierement  panses  ,   ils  poursuivirent  leur  pointe, 

•  faisant  mille  volenes,    donnant  neanmoins  liberte    h 

•  ceux  qui  se  rendaient  sans  combattre,  apres  les  avoir 


328  SAINT   VINCE 

«  Toles;  et  enfin ,  charges  de  marcliandises,  au  bout 
«  de  sept  ou  huit  jours,  ils  prirent  la  route  de  Bar- 

•  barie ,  taniere  et  spelonque  de  voleurs  sans  aveu  du 
«  Grand-Turc ,  oil,  etant  arrives,  ils  nous  expos^rent  en 

•  vente  avec  un  proces-verbal  de  notre  capture,  qu'ils 

•  disaient  avoir  ete  faite  dans  un  navire  espagnol,  parce 
«  que,  sans  ce  mensonge,  nous  aurions  Hk  delivres  par 
»  le  consul  que  le  roi  tient  en  ce  lieu -IS  pour  rendre  libre 

•  lo  commerce  aux  Francais.  Leur  procedure  a   noire 

•  vente  fut,  qu'apres  qu'ils  nous  eurent  depouilles,  ils 

•  nous  donnferent  i  chacun  une  paire  de  calecons,  un 
«  hoqueton  de  lin  avec  une  bonnetle,  et  nous  promenerent 
a  par  laville  de  Tunis,  oil  ils  etaient  venusexpressement 
■  pour  nous  vendre.  Nous  ayant  fait  faire  cinq  ou  six 
«  tours  par  la  ville,  la  chaine  au  col,  ils  nous  ramenerent 
«  au  bateau ,  afin  que  les  marcliands  vinssent  voir  qui 
«  pouvait  bien  manger  et  qui  non,  et  pour  montrer  que 
«  nos  plaies  n'elaient  point  niortelles.  Cela  fait,  ils  nous 
«  ramenerent  a  la  place,  ou  les  marchands  nous  vinrent 
«  visiter  tout  de  m^me  que  Ton  faitji  Tacliat  d'un  cheval 
«  ou  d'un  boeuf,  nous  faisant  ouvrir  la  bouche  pour  voir 

•  nos  dents,  palpant  nos  ciites ,  sondant  nos  plaies,  nous 
«  faisant  cheminer  le  pas,  trotler  et  courir,  puis  lever  des 
n  fardeaux,  et  puis  latter  pour  voir  la  force  de  cbacun  et 
«  mille  autres  series  de  brutalites,  etc.,  etc.  » 

Vincent  raconte  ensuite  comment  il  fut  vendu  k  un 
pecheur,  puis  a  un  medecin,  et  enfin  k  un  fermier  rene- 
gat  qui  I'envoya  travailler  aux  champs.  La  femnie  de 
son  maitre,  Turque  de  naissance,  venait  souvent  causer 
avec  lui,  et  un  jour  elle  lui  commanda  de  chanter  les 
louanges  de  son  Dieu.  Les  yeux  de  Vincent  se  remplirent 
de  larmes,  le  souvenir  de  la  palrie  vint  I'oppresser,  et 
songeant  aux  enfants  d'Israel  et  h  Icur  captivite,  il  com- 
menra  le  psaume  Super  fltimina  Babylonis.  Le  coeur  de 
I'^trangfere  fut  cxtreniement  emu,  et  le  soir  elle  fit  tant, 
par  ses  discours  auprSs  de  son  mari,  qu'elle  le  ramena  a 
de  meilleurs  sentiments  et  lui  fit  rcgrelter  sa  religion  pre- 
miere. II  se  rendit  aupres  de  Vincent,  et  les  paroles  de 
celui-ci  acheverent  de  le   toucher.  Dix  mois  apres ,  le 


maitre  et  I'esclave  se  sauverent  sur  un  esquif  et  arrivt;- 
rent  heureusement  en  France,  oil  le  renegat  abjura  pu- 
bliquement  ses  erreurs. 

Get  episode  bizarre,  plac^  si  singulierement  au  milieu 
de  la  vie  active  du  grand  saint,  nous  fait  voir  par  quelles 


NT  DE  PAUL. 

^preuvcs  il  plait  quelquefois  h  Dieu  de  faire  passer 
ses  k\\>s. 

Andr6  Montorip  ,  vice-l^gat  d' Avignon  ,  qui  avait  ac- 
cueilli  Vincent  i  son  retour  d'Afrique,  le  conduisit  avec 
lui  a  Rome,  oil  il  le  logea  dans  son  palais.  Lh,  il  reprit  le 
cours  desesetudes  interrompues.et,  quelque  temps  apres, 
se  rendit  en  France,  porteur  d'un  message  secret  pour  le 
roi  de  France,  Henri  IV,  qui  le  refut  et  I'entretint  en  par- 
ticulier.  Des  lors  il  ne  quilta  plus  sa  patrie,  et  commenca 
a  se  livrer  h  la  predilection  de  son  ?ime  en  visitant  les 
hopitaux  de  charit(5.  — II  fut,  h  son  retour,  victime  d'une 
vivacile  deplorable ;  on  I'accusa  publiquement  de  vol,  et 
la  voix  qui  s'elevait  etait  celle  d'un  homme  integre,  mais 
abuse  par  les  apparences.  II  se  contenta  de  repondre  que 
—  «  Dieu  savaitia  virile.- — Elle  fut  en  elTet  plus  tard pu- 
blic, et  son  accusateur  au  diisespoir  soUicita  un  pardon 
qui  lui  avait  ete  depuis  longtemps  accord^. 

La  reine  Marguerite  de  Valois,  inslruite  du  merite  de 
Vincent,  le  nomma  son  aumonier.  II  quitta  ce  poste  ci  la 
mort  du  roi,  pour  prendre  possession  de  la  cure  de  Cli- 
chy.  II  v^cutuneannee  entieredansce  petit  village,  ador^ 
de  ses  paroissiens  et  r^pandant  des  bienfails  autour  de 
lui.  On  I'arracha  k  cette  heureuse  paix  pour  lui  confier 
I'Mucation  de  MM.  de  Gondi  et  de  Joigny,  encore  fort 
jeunes  ;  •  Quand  je  m'eloignai  de  ma  petite  eglise  de  Cli- 

•  chy,  dil-il,  mes  yeux  etaient  mouilles  de  larmes,  et  je 
■  benis  en  sanglolant  ces  hommes  et  ces  femmes  qui  ve- 

•  naicntvers  moi  etquej'avais  tant  aimes...  » 

Dans  sa  nouvelle  position,  I'ex-cure  se  trouva  un  pcu 
contrarie  des  honneurs  et  des  deferences  dont  il  ^tait 
I'objet. 

Une  mission  qu'il  fit  vers  celte  (5poque  et  qui  eut  les 
rfeuUats  les  plus  admirables,  accrut  encore  son  credit  et 
I'indisposa  davantage  centre  le  monde.  II  en  fit  la  confi- 
dence h  son  ami  M.  de  Berulle,  et  sans  pr6venir  personne 
autre,  il  parlit  a  I'improvisle  pour  aller  occuper  la  cure 
de  ChJlillon-les-Dombes  en  Bresse. 

Les  instances  de  la  famille  de  Gondi  nepurenlle  decider 
Jilaisserses  nouveiux  paroissiens  -,11  trouva  I'etatreligieux 
de  ces  contrces  veritablement  deplorable;  le  relachement 
du  clerge  et  le  voisinage  de  Geneve  I'aggravaient  de  jour 
en  jour.  Assiste  d'un  ouvrier  evangelique  ,  nomme  Louis 
Girard,  il  entrcprit  une  reforme,  et  ses  courageux  efforts 
furent  couronnes  de  succ6s.  II  fonda  la  premiere  confrerie 
des  dames  de  la  charite,  et  posa  la  premiijre  pierre  de 
cette  institution  qui  devait  etre  plus  tard  la  providence 
des  mallieureux.  Sa  reputation  lui  amena  un  jour 
le  comte  de  Rougemont,  un  des  plus  celebres  duellisles 
du  temps,  qui,  touch^  de  repentir  par  les  paroles  du 
saint,  confessa  ses  fautes,  vendit  ses  biens,  les  distribua 
aux  pauvres  et  passa  le  reste  de  sa  vie  dans  une  peni- 
tence austere. 

En  arrivant  h  Chatillon,  Vincent  avait  installe  son  pres- 
byt^re  dans  la  niaison  d'un  protestant  nornm^  Beynier. 
Ses  seuls  exemples  loucherent  tellement  son  hole,  que 
non-seulemcnt  il  abjura,  mais  qu'il  devint  encore  un  de 
ses  fervcnts  acolytes. 

La  maison  de  Gondi,  qui  n'avait  jamais  cesse  de  le  rap- 
peler  ,  finit  par  vaincre  ses  repugnances.  Sollicite  de 
toutes  parts,  Vincent  de  Paul  fut  contraint  de  ceder,  et 
quitta  Cliillillon  ,  escort^  par  la  ville  entiere  pleurant 
comme  un  seul  homme.  Revenu  chez  M.  de  Gondi,  alors 
general  des  gaR-res,  il  profita  de  la  charge  de  ce  seigneur 


SMNT  VINCENT  DE  PAUL 


MUSF'JM 


NATUR/'.U 
HISTtmY, 


SAINT  VINCE 

pour  se  rcndre  comple  de  I'^tat  des  forcals  qui  depeii- 
daient  de  lui.  II  en  fut  effrayo,  et  entroprit  de  les  tirer  de 
cet  abime.  Scs  tiavaux  furent  benis  par  le  Seigneur,  et  le 
roi  Louis  Xlll,sur  le  rappoil  qu'on  lui  (it,  le  nomma 
grand  aumonier  des  galeres  de  France. 

Un  trait  de  la  vie  de  saint  Vincent,  que  nous  ne  pou- 
TOns  passer  sous  silence,  est  celui  qu'il  accomplitii  iMar- 
seille,  oil  il  s'elait  rendu  incognito.  II  remarqua,  des  les 


NT  DE  PAUL. 


329 


premiers  jours,  un  galericn  qui  s'abandonnait  au  deses- 
poir  et  rofusait  toute  esptjce  de  consolations.  Celait  un 
contrebandier  condamne  a  trois  ans  de  caplivite.  Crai- 
gnant  de  le  voir  succomber  a  sa  doulenr,  et  enflamme  par 
la  charite,  Vincent  obtint  par  son  credit  la  permission  de 
prendre  sa  place.  11  resta  enchaine  pendant  plusieurs  se- 
niaines,  et  lorsque  ses  amis  le  firent  delivrer,  il  porlait  la 
trace  ineffacable  des  fers  dont  il  avait  He  charge. 


La  vie  de  ce  grand  saint  est,  a  parlir  de  ce  momeni, 
occupee  par  des  cntreprises  jusqu'alors  jugees  impossi- 
bles, el  dont  sa  perseverance  el  son  infaligable  amour  de 
rhumanile  viennent  aisement  a  bout.  A  Macon,  il  elablit 
la  confrerie  de  Saint-CharIes-Borromee,destince  a  secou- 
rir  les  pauvres  indigenes  et  Strangers.  A  Bordeaux,  et  de 
concert  avec  le  cardinal  de  Sourdis,  il  opera  une  revolu- 
tion morale  dans  les  galeres  de  I'faat.  Un  mahomelan, 
qui  I'entendit,  se  fit  bapliser  et  ne  se  s^para  jamais  de 
son  liberateur. 

A^anl  de  s' eloigner  de  celte  ville,  il  alia  revoir  ses  pa- 
rents et  leur  fit  promellre  de  vivre  toujours  dans  I'hurai- 
lite  d'une  vie  obscure.  II  les  abandonna  dans  les  larmes, 
et  poursuivit  sa  carriers  aposlolique.  A  I'aide  d'une  pen- 
sion offerte  par  niadame  de  Gondi,  il  fonda,  en  1624,  le 
college  des  Bons-Enfants,  dont  il  fut  nomme  principal. 
Cette  institution  etait  consacree  a  rcunir  des  ecclesiasli- 
ques  ^prouves  qui,  aux  frais  de  la  compagnie,  devaient 
se  repandre  de  temps  en  temps  dans  les  campagnes  pour 
instruire  el  calechiser  les  paysans. 

Elle  prospera  tellement  et  acquit  une  telle  reputation, 
qu'elle  fut  designee  comme  lieu  de  relraite  aux  jeunes 
pLctres  avanl  leur  ordination. 

Vincent  de  Paul,  par  lettres  patentes  du  roi,  fut,  eti 
1632,  mis  en  possession  du  seminaire  de  Saint-Lazare.  II 
elablit  le  plus  grand  ordre  dans  celte  maison,  et  oblint  en 
outre  un  local  suffisant  pour  loger  les  galeriens  de  Paris. 
II  demanda  plus  tard  une  audience  a  Richelieu,  et  ce 
cardinal,  qui  appreciait  siirement  les  hommes,  se  rendit 


aussitot  a  ses  vues.  Avec  son  concours,  il  jela  a  Marseille 
les  fondemenls  d'un  hospice  dcsline  aux  prisonniers  dont 
il  connaissait  les  souffrances  pour  les  avoir  parlagees.  II 


^i]  lUMMi 


est  impossible  de  continuer  I'histoire  de  Vincent  sans 
s'exposer  a  tomberdans  des  rediles.  Faisantsucceder  les 
bonnes  oeuvres  aux  bonnes  (ruvres,  et  niulliplianl  aulour 
de  lui  les  missions  religieuses,  il  complait  ses  minutes 


330 


SAINT  VINCENT   DE  PAUL. 


d' existence  par  le  nombre  des proselytes  qu'il  ramenait  !i 
lafoi. 

C'est  ainsi  que  dans  la  foule  des  retraites  lesplus  lieu- 
reuses  qu'il  dirigea  ou  dont  il  fut  I'insligateur,  on  cite 
celle  du  faubourg  Saint-Germain,  a  Paris,  et  celle  do 
Saint-Lazare,  oii  il  regul  tous  Ics  fideles  qui  se  pr6- 
senterent  Ji  lui,  bien  que  ce  logis  fiit  specialement  af- 
fect^ aux  conferences  theologiques. 

II  elablit  ii  Paris  la  premiere  congregation  des  Filles 
de  la  Charity ;  les  regies  qu'il  leur  donna  sont  regardees 
comme  un  chcf-d'ceuvre  de  sagesse.  Elles  furent  toujo^irs 
les  enfants  de  sa  predilection.  «  Elles  n'ont,  disaitnl,  pour 
monastercs  que  les  niaisons  des  malades,  pour  cellule 
qu'une  chambre  de  louage,  pour  chapelle  que  I'eglise  de 
leur  paroisse,  pour  cloitre  que  les  rues  de  la  ville  ou  les 
salles  des  hopitaux,  pour  cloture  que  I'obeissance,  pour 
grille  que  la  crainte  de  Dieu,  et  pour  voile  qu'une  sainte 
et  exacte  modestie.  • 

Lesi5venements  politiques  qui  bouleversaient  la  France 
fournirent  alors  aux  missionnaires  I'occasion  de  montrer 
toute  I'ctendue  de  leur  devouement.  La  maison  de  Saint- 
Lazare  fut  changeo  en  une  -veritable  cascnie,  et  chaque 
prStrepartagea  sa  demcureavecun  soldat.Maisla  famine, 
suite  inevitable  de  la  guerre,  vint  desoler  les  provinces 
fran(;aise=,  et  la  Lorraine  cntre  autres  fut  decimee  par  la 
misere.  A  ce  fleau,  se  joignircnt  la  peste  et  le  pillage  des 
compagnies  errantes.  Vincent,  a  la  tHe  de  scs  prfitres,  so 
transporta  dans  ces  contrees  pour  arrcter  le  cours  de  ces 
desordres.  A  I'aide  des  auradnes  qu'ils  obtenaient  des 
gens  riches,  ils  nourrirent  une  immense  population  que 
les  desastres  dn  temps  avaient  riduile  au  deniiment  le 
plus  affreux.  Toul,  Metz,  Verdun,  Nancy  el  plus  de  vingt- 
cinq  villcs  ressentirent  les  effets  de  leur  charite  admira- 
ble. Ce  n'etait  pas  seulement  sur  leurs  compatriotes  que 
s'etendait  leur  sollicitude ;  les  Anglais  refugic^s  furent  ac- 
cueillis  par  eux  comme  des  frercs,  et  partagerent  le  pain 
du  missionnaire,  alors  que,  repousses  par  leur  pays,,  ils 
ne  trouvaienl  pas  d'asile  sur  un  sol  etranger. 


Penetre  de  douleur  par  ces  ev^ncmenls  terribles,  Vin- 
cent prit  une  soudaine  resolution.  11  Toulut  s'adresser  au 
minisire  meme  ;  lui,  I'humblepr^trc  ne  craignit  pasde  re- 
garder  en  face  le  front  redoutable  de  Richelieu :  «  Monsei- 
gnetir,  lui  cria-t-il,  donnez-nous  la  paix!  Ayez  pitie  de 
nous!  Donnez  la  paix  a  la  France!  •  Et  Richelieu,  qui 
connaissait  I'homme  ([ui  plenrait  a  scs  pieds,  regretla 
peut-6tre  les  s6veres  conseils  que  lui  avail  dictes  sa  ri- 
goureuse  politique. 

Ce  c^lebre  cardinal,  juge  trop  s6verement  par  la  pos- 
l^rite,  mourut  apri^s  avoir  pacific  I'Europe,  et  le  roi  ne 
tarda  pas  Ji  lesuivrc.  Vincent  de  Paul  assista  Louis  XIII 
a  ses  dernicrs  moments.  II  le  fit  sans  faiblesfeetsans  com- 
plaisance, ct  sut  faire  passer  dans  rime  du  monarque 
une  sainte  confiance  et  une  pieuse  fermete. 

Malgre  les  intrigues  de  la  cour  a  la  mort  de  ce  prince, 
Vinc<>nt  ne  prit  aucune  part  aux  troubles  de  la  regence. 
Le  cardinal  de  iUazarin,  qui  prenait  les  renes  du  gouver- 
nement  sous  le  patronage  de  la  reine  Anne  d'Autriche, 
le  nomma  membre  du  conseil  eccl^siastique.  Ce  tribunal 
examinait  les  affaires  religieuses  et  decidait  des  titres  des- 
candidats  aux  dignitfede  I'figlise.  Quoique,  dans  ce  posts 
eleve,  ilfiil  ledispensateurdes  graces,  jamais  il  n'accorda 
rien  a  ses  proches  nik  ses  amis,  persuade  que  Ihumilite 
d'une  vie  ignoree  est  le  don  le  plus  pr^cieux  que  le  ciel 
puisse  nous  faire.  II  etait  si  peu  courtlsan  que,  pour  se 
presenter  a  la  cour,  il  ne  voulut  jamais  acheter  une  sou- 
tane neuve.  —  Etles  pauvres?  repondait-il. 

Vers  la  fin  de  sa  vie,  Vincent,  comme  s'il  cut  compris  ■ 
qu'il  allait  quitter  le  monde,  multiplia  autour  de  lui  ses 
CEuvres  de  bienfaisance.  II  fonda  les  Orpheliiiesau  Pre  aux- 
Cleicset  placa  cet  etablissement  sous  la  main  de  mademoi- 
selle de  rfetang ;  il  institua  la  maison  des  filles  de  la  Croix, 
destinces  a  elever  les  jeunes  personnes,  puis  les  filles  del 
la  Providence,  les  fdles  de  Sainte-Genevieve  et  enfin  lef 
premier  hospice  des  enfantstrouves.il  sut  si  bien  interesser  i 
a  cette  derniere  fondation,  les  dames  de  la  cour,  qu'a  la 
suite  d'une  pathelique  exhortation  qu'il  leur  avail  adrcssee. 


dies  dolerent  celieude  refuge  de  40,000  francs  de  rentes. 
C'estla  le  plus  beau  titre  de  Vincent  a  rimmortalite. 

Les  troubles  de  la  Fronde  furentquelque  temps  pourlui 
un  objet  d'inquietude;  pour  prevenir  les  liorreurs  de  la 
gnerre  civile,  il  osa  serendre  aupres  do  Mazarin  et  I'en- 
gager  a  quitter  le  pays.  Cette  genereuse  audace  surprit 
fort  le  ministre,  mais  la  repulation  de  Vincent  elait  si 
populaire,  qu'il  n'osa  le  disgracier  lorsqu'il  eut  apaise 
I'orage. 

Les  fatigues  de  toutessortes,  dont  la  viedu  saint liomme 
n'aiait  ele  qu'un  enchainement  perp<ituel,  le  rendirent 
infirmeavant  I'Sge.  Ses  amis  pour  le  soulager  lui  don- 
nerent  une  \oiture  tres-simple  dont  il  refusa  longtemps 
de  se  servir.  Lorsqu'il  y  fut  tout  a  fait  oblige,  il  le  fit  ave& 
repugnance.  «  Voyez-vous,  disait-il,  je  suis  fils  d'un  pau- 
"  vre  paysan  et  j'ose  me  servir  d'un  carrosse  1  ■  II  fant 
dire  que  ce  carrosse  etait  celui  de  tout  le  monde;  il  y 
faisait  monter  les  vieiUards  qu'il  rencontrait  dans  les  roea 
et  s'en  servait  pour  transporter  lesmalaUes  il'Hdtel-Dieu. 


SAINT  VINCENT  DE  PAUL.  5,il 

fonda  a  Paris  I'hopital  du  nora  de  Jfeus  consacre  aux 
pauvres  artisans  et  plus  tard  I'hSpital  general  et  celui 
de  Sainle-Reino.  Ce  furent  la  ses  derniers  bienfaits.  A 
r^'ige  do  qualre-vingts  ans,  pcrclus  de  ses  membreset  ce- 
pendant  .se  livrant  journellemement  a  des  travaux  au- 
dessus  de  ses  forces,  il  coniprit  qu'il  n'avait  que  peu  de 
temps  a  vivre,  et  linil  par  tomber  dans  un  ^tat  d'insomnie 
el  d'extrerae  faiblesse.  Le  27  scptemlire  16G0,  il  mourut 
au  milieu  de  ses  enfants,  nom  qu'il  donnait  a  ses  chers 
missionnaircs,  avec  le  calme  ct  la  conliance  des  bienheu- 
reux.  Ses  restes  venerables  reposent  dans  la  chapelle  des 
Filles  de  la  Cbarite,  a  Paris. 


La  guerre  s'etant  ralluniee,  les  pretres  de  Saint-Lazare 
furent  forces  de  se  nourrir  d'orge  et  d'avoine.  Qui  le 
croirait?  Vincent,  tombant  une  fois  outre  les  mains  de  la 
populace,  fut  soufflete el  charge  d'injujes.  11  parvinta  ob- 
tenir  des  magislrats  la  grace  de  ceux  qui  I'avaient  ainsi 
traite  et,  par  ses  d-marches,  contribua  puissamment  au 
r6tablissement  de  la  paix. 

Le  saint,   avec  I'agrement  et  I'asssilance  de  la  cour. 


Telle  fut  la  vie  de  cet  liomme,  si  grand  dans  sa  simplici- 
te,  si  sublime  dans  son  abnegation  et  dont  les  bienfaisantes 
vertus  onl  acquis  sur  la  terre  la  plus  auguste  des  renoni- 
mees; 

Dep'jis,  aucun  de  ses  grands  i?nseignemenfs  n'est  reste 
infructueux.  La  Propagation  de  la  foi  et  I'oeuvre  de  la 
Sainte-Enfance  continuent  de  nos  jours  sa  mission  evan- 
gelique.  Cette  derniere  institution,  fondee  par  M.  de 
Forbin-Janson  ,  est  une  des  pcnsees  les  plus  genereuses 
et  les  plus  dignes  de  celui  qui  I'a  inspirce.  C'est  une  armee 
de  petils  enfants  qui,  par  I'aumone  et  la  priere,  combat- 
tent  pacifiquement  pour  la  grande  conqufite  des  cieux.  U 
6tait  difficile  de  rendre  un  plus  bel  hommage  a  la  memoire 
de  saint  Vincent  de  Paul.  Comme  le  confesseur  de 
Louis  XIII,  M.  de  Forbin-Janson  n'a  pas  hesite  a  vouer  sa 
fortune  et  meme  sa  vie  entiere  a  I'extension  des  principes 
de  moralisation  et  de  charite;  etson  liolel  de  la  rue  de 
Grenelle-saint-Germain,  qu'il  a  mis  a  la  disposition  de 
I'ceuvre  de  la  Sainle-Enfance,  rappelle  les  traits  les  plus 
pbpulaires  de  son  bienhcureux  predecesseur. 

De  la  Fuediere.     m 


SAINTE  JEANNE  DE  ClIAMAL. 


SAINTX:  JEANNE  DE  CHANTAI.. 


Jeanne  naquit  a  Dijon,  le  23  Janvier  1572. 
Elle  etait  lille  tie  Marguerite  de  Berbiny 
el  de  lienigne  Freniiot,  president  au  par- 
lemont  de  Bourgogne,  si  connu  par  son  at- 
tachementa  Henri  IV  pendant  cette  guerre 
civile  qu'on  nomma  la  Ligue. 

Sa  jeunesse  s'(5coula  calme  et  heureuse 
dans  la  maison  de  son  pere.  A  I'Jge  de  cinq 
ans,elleentendil  un  gentilhomme  quiniait 
la  presence  deDieu  dans  I'eucharistie.  Elle 
vint  a  lui,  et  le  tirant  par  son  velement: 
•  Monsieur,  dit-elle,  vous  croyez  done  que  Jesus-Christ 
est  un  menteur,  car  vous  niez  la  verite  de  ses  propres 
paroles?  .  Le  gentilhomme  pourtoute  reponse  lui  donna 
des  bonbons.  —Jeanne,  indignee,  courut  lesjeter  au  feu. 
Ce  trait  ne  donnail-il  pas  a  presager  une  foi  grande  et 
sublime.  Enfant,  sa  foi  lui  faisait  oublier  I'enfance;  de- 
venue  femme,  sa  foi  lui  ota  jusqu'a  la  derniere  faiblesse 
humaine. 

Plus  tard,  a  I'Sgeou  la  seduction  lutte  si  souventavec 
succes  centre  le  peu  de  forces  d'un  cceur  de  jeune  fille , 
une  malheureuse  essaya  de  corrompre  cette  virginale  en- 
fant. Mais,  grSce  a  I'amour  qu'lle  avait  pour  Dieu,  le 
souflTe  de  Satan  passa  sur  son  ^me  sans  la  ternir. 

A  vingt  ans,  son  pere  la  maria  au  baron  de  Chantal, 
I'alne  de  la  maison  de  Babutin.  C'elait  un  brave  et  loyal 
militaire  qui  partageait  toutes  ses  affections  entre  sa 
femme,  son  epee  et  son  roi.  Ilpossedaitune  terre  h  Bour- 
billy,  il  y  amena  la  nouvelle  baronne  de  Chantal.  Peu  de 
lenipsapres,  il  fut  force  de  relourner  6  Paris,  ou  la  cour 
reclamait  sa  presence.  Restee  seule,  Jeanne  s'occupa  de 
remedier  aux  abus  qui  e.\istaient  dans  la  maison  de  son 
mari..  Sa  residence  a  la  cour  laissait  a  ses  valets  une 
pleineetentiere  liberte.  —  Or,  vous  savez  cequesontdes 
laquais  devcnus  maitrcs.  Au  pillage  intcricur, 'au  petit 
vol  adroitoment  dissimule,  s'etait  joinle  une  depravation 
morale  coloree  par  une  hypocrite  apparence  de  vertu. 

Madame  de  Chantal  vit  le  mal  tel  qu'il  etait.  Deux 
raoyens  s'offraient  a  elle.  Le  premier  :  renvoyer  toutesa 
vicieuse  valetaille;  le  second  :  reprimer  lesabus,  et  faire 
naiire  des  vertus  dans  ces  Smes  corrompues.  Ce  qui  paralt 
le  plus  difficile  lui  sembia  reellement  chretien.  Sa  pre- 
miere sollicitude  fut  pour  leur  salut.  Elle  les  obligea  de 
pratiquer  la  religion  qu'ils  avaient  negligee  depuis  bien 
longlemps,  les  faisant  assistcr,  le  soir,  a  la  priere  qu'elle 
disait  elle-mSmea  haute  voix;  le  matin,  a  la  messe  qui 
se  celebrait  dans  la  chapelle  du  chAteau  ;  et  le  dimanche, 
au  simple  et  patriarcal  office  de  la  paroisse.  Tout  cela 
se  faisait,  non  pas  parce  qu'on  avaitcrainte  d'etre  chasse, 
mais  bien  parce  que,  de  sa  voix  douce  et  affable  envers 
les  plus  pelits,  la  baronne  I'avait  conseille. 

Lorsque  U.  de  Chantal  revenait  dans  sa  terre  de  Bour- 
billy  ,  I'extrSme  amenite  de  Jeanne  pouvait  seule  dissi- 
per  I'ennui  profond  que  faisait  naiire  chez  lui  son  sejour 
a  Pans.  Elle  employait  tons  ses  instants  a  distraire  le 
baron,  et  lui  procurer  toutes  les  douceurs  d'une  vie  chre- 
tienne.  Alors  rien  ne  manquait  a  leur  bonheur,  car  Jeanne 
aimait  tendrement  son  mari,  etson  amour  etait  partage. 
Dieu  ne  permit  pas  que  ces  instants  heureux  fussent 


bien  longs.  M.  de  Chantal,  invite  par  un  de  ses  amis,  se 
renditil  une  partie  de  chasse  revfitu  d'un  surtout  couleur 
de  biche.  Au  moment  oil  il  se  cachait  derriere  desbrous- 
sailles,  I'ami  qui  I'avait  invito,  le  prenanl  pour  une  b6te 
fauve.lui  envoyaune  balle  dans  la  poitrine.  —  Lecoup  fut 
mortel.  —  Neanmoins  le  baron  vecut  encore  quelques  jours, 
etavantd'expirer,ilfitecriresuriesregistres  de  la  paroisse 
le  pardon  reitiire  qu'il  accordaita  son  inconsolable  ami. 

La  baronne  de  Chantal  n'elait  alors  igee  que  de  vingt- 
huit  ans.  Elle  avait  eu  six  enfants,  quatre  vivaient  encore, 
un  garcon  et  trois  filles.  A  la  mort  deson  epoux,  sa  dou- 
leur  s'exliala  dabord  par  des  larmes;  puis,  prcnuntbien- 
tot  avec  resignation  I'epreuve  que  lui  envoyaitle  Seigneur, 
elle  pria;  et  pour  prouver  qu'elle  p'ardonnait  au  meur- 
trier  involontaire  du  baron ,  elle  lui  donna  son  dernier 
enfant  ii  tenir  sur  les  fonts  de  baplSme.  .4  cette  epoque, 
et  se  voyant  veuve  ,  elle  fit  voeu  de  chastete  perpi^tueilc. 
Ici  commence  la  vie  asc^tique  de  madame  de  Chantal. 
L'ascetisme  est  un  sentiment  que,  dans  le  monde,  on  de- 
finit  fort  mal  pour  ne  lui  laisser  que  sa  couleur  de  spi- 
ritualisme  non  depourvu  des  vertus  humanitaires  ,  mais 
ne  s'exercant  que  rarement  k  les  pratiquer.  L'ascetisme, 
c'est  la  vie  interieure  consacree  a  I'amour  de  Dieu  ,  a  la 
priere.  Certes  il  n'exclut  pas  I'amour  des  pauvres,  il  ne 
defend  pas  de  songer  aux  souffrances  de  I'indigent  pour 
les  soulager ;  mais  comme  son  exercice  est  entierement 
int^rieur  et  spirituel ,  il  ne  fournit  pas  les  nombreuses 
occasions  de  charitequetoute  autre  vie  religieuse  peut  of- 
frir.  Quel  est  son  but?dire2-vous,  quelle  est  son  utilite'? 
Croyez-vous  que  Dieu  posscde  la  clef  desamcs?  et  des 
lors  ne  comprenez-vous  pasqu'en  priant  le  Seigneur  pour 
autrui,  on  lui  demande  d'inspirer  la  cliarile  a  ceux  qui 
dans  le  monde  peuvent  ^tre  charitables'/  N'est-ce  pas  une 
maniere  indirecle  de  faire  le  bien  ;  et  si  Ton  ne  peut  elre 
la  main  qui  donne ,  n'est-on  pas  le  coeur  qui  a  eu  pilie"? 
L'ascetisme  seulement  demande  une  foi  vive  pour  etre 
pratiqu(5  et  pour  ^tre  compris. 

Madame  de  Chantal  avait  une  ame  ardente  et  passion- 
nee;  les  choses  de  la  terre  lui  semblerent  indignes  de  son 
coeur.  Tout  son  amour  fut  au  heros  de  la  croix.  Quelques 
liens  I'attachaient  encore  au  monde,  elle  sut  les  rompre 
peu  a  peu.  —  D'abord  elle  etait  mere.  Jusqu'a  ce  que  sa  sol- 
licitude fut  inutile  a  ses  enfants,  son  bonheur  fut  de  leur 
prodiguer  ses  soins  maternels.  Elle  les  aimait  avec  ar- 
dour ;  pouvait-elle  d'ailleurs  aimer  autrement.  Une  voix 
interieure  I'appelait  a  la  vie  monastique,  il  lui  semblait 
entendre  cette  cloche  du  cloitre  qui  dit :  •  licoutez  et 
venez!  >  Elle  eut  la  pensee  d'aller  finir  ses  jours  en  terre 
sainle ;  —  mais  ses  enfants  etaient  trop  jeunes  encore! 

Saint  Francois  de  Sales  vint  a  Dijon  precher  le  careme 
de  I'annee  4  604.  Elle  quitta  Monthelon,  oil,  depuis  son 
veuvage,  elle  habitait  la  maison  de  son  beau-pere,  etvint 
entendre  I'livfque  de  Geneve.  Elle  pensa  que  mieux  que 
tous  les  pretres  qui  avaient  jusque-14  dirigeson  coeur,  ce 
prelat  lui  indiquerait  la  voie  qu'elle  devait  prendre  en 
obeissant  a  Dieu.  Francois  de  Sales  rerut  sa  confession 
et  lui  dit :  •  N'ecoulez  que  I'impulsion  de  votre  ame,  car 
c'est  le  Seigneur  qui  vous  appelle.  » 
Peu  de  temps  apres,  madame  de  Chantal  maria  I'ainee 


SAINTE  JEANNE  DE  CHANTAL. 


de  ses  filles  an  baron  de  Thorens  ,  et  recommandant  au 
•prtsident  Fremiol  le  jeune  baron  de  Chantal,  alors  age 
de  quinze  ans,  elle  annonca  sa  determination  irrevocable 
de  se  retirer  dans  une  nouvelle  consjregalion  qu'elle  fon- 
dait  sous  le  nom  de  la  Visitation  de  sainte  Marie. 

Un  cri  de  douleur  dechirant  et  unanime  accueillit  celte 
nouvelle.  Ses  enfants  se  tordaient  a  ses  pieds;  son 
vieux  pere  la  baignait  de  ses  larmes  en  s'ecriant  :  «  0 
mon  Dieu!  il  ne  m'est  paspermis  de  ra'opposer  a  I'exe- 
rution  de  vos  desseins ;  quoiqu'il  doive  m'en  coilter  la 
vie,  je  vous  ofTre,  Seigneur,  cette  chfere  enfant;  daignez 
la  reccvoir  et  ftre  ma  consolation  I  »  Puis  il  la  serra  dans 


ses  bras  et  la  benit.  Le  jeune  baron  de  Cbantal,  siiffoquo 
parses  ssanglots,  arrachait  de  sa  poitrine  les  motsles  plus 
toueliants  pour  retenir  sa  mere;  enfin,  voyant  I'inutilile 
de  ses,  efforts,  il  se  coucha  sur  le  seuil  de  la  porte  par  cii 
madam.'  Cbantal  devait  passer.  Frappee,  elle  aussi,  jus- 
qu'aux  larmes,  elle  s'arrfite,  besite  en  regardant  son  fils, 
puis  tout  a  coup,  levant  ses  yeux  vers  le  ciel,  elle  fran- 
chit  la  derniere  barriere  que  I'amour  maternel  luj  oppo- 
sait.  —  Dieu  I'avait  appelee! 

Ce  fut  dans  Annecy  qu'elle  commenca  I'etablissement 
de  sa  congregation.  Deux  femmes  pieuses  qui  I'avaient 
suivie,  composerent  d'abord  avec  elle  la  modeste  commu- 


naute  fondce  en  I'anni^e  1610,  le  dimancbe  de  la  Trinite. 
Peu  de  temps  apres  ,  dix  aiitres  dames  sollirilerent  leur 
admission,  et  le  cardinal  de  MarqnemonI,  archev^que,  fit 
par  ses  conseils  changer  la  congregation  en  ordre  reli- 
gieux.  Alors  madame  de  Chantal  et  ses  compagnes  pro- 
noncerent  des  voeux  solennels. 

C'elait  a  la  fondatrice  de  ce  nouveau  monastiire  qu'en 
apparlenait  la  direction.  Elle  recut  le  litre  de  m&re,  et, 
en  cette  qualite,  secroyant  responsable  detoutesles  irre- 
gularites  commises  contre  la  rfegle,  elle  priait  continuel- 
lement,  demandant  au  Seigneur  bien  des  graces  qu'elle 
possedait  deja.  Ses  prieres  et  ses  oraisons  jaculatoires 
etaient  faites  avec  une  si  grande  fervour,  qu'il  eri  resulta 
pour  son  corps  des  inflammations  lelles  que  plusieurs 
fois  elle  faillit  en  perdre  la  vie.  Pour  repondre  aux 
conseils  que  Francois  de  Sales  lui  donnait  &  cet  egard, 
elle  disait  :  «  Le  monde  enlier  mourrait  d'amour 
pour  un  Dieu  si  airaable,  s'il  connaissait  la  douceur  que 
goilte  une  Sme  a  I'aimer.  •  A  ces  maux  physiques  vinrent 
se  joindrc  des  malheurs  de  famille,  sans  pouvoir  un  in- 
.stant  ebranler  sa  pieuse  resignation. 

Le  president  Fremiot  mourut.  —  Lejeune  baron  de  Chan- 
tal fut  luc,  laissanl  de  son  recent  mariage  avec  Marie  de 


Coulonges  une  petite  fille  qui  devait  6tre  plus  tard  la  mar- 
quise de  Sevigne.  — Le  comte  de  Toulonjon,  son  gendre, 
qu'elle  aimait  tendrement,  et  qui  etait  gouverneur  de 
Pignerolle,  fut  aussi  frappe  par  la  mort.  —Ces  diffcrentes 
douleurs  survenues  coup  sur  coup,  et  qu'elle  ressentit 
vivementdans  le  fond  de  son  ame,  lui  fournirent  occasion 
d'offrir  k  Dieu  le  sacrifice  de  toutes  ses  affections.  De  la 
ces  lecons  qu'elle  donnait  si  souvent  k  ses  sceurs  sur  la 
necessite  du  renoncement  aux  choses  creees.  •  Notre-Sei- 
gnour,  disait-elle,  a  attache  le  prix  de  son  amouret  de  la 
gloire  eternelle  a  la  vicloire  que  nous  remporterons  sur 
nous-memes.  Voire  intention,  en  venant  a  la  Visitation,  a 
du  i^tre  de  vousdesunir  de  vous-m6mes  pour  vous  unir 
it  Dieu  ;  c'est  un  petit  champ  ou  si  Ton  ne  meurt  Ji  soi- 
meme  on  ne  portera  point  de  fruit.  Vous  ne  serez  Spouses 
de  .lesus-Cbrist  qu'autant  que  vous  crucifierez  votreju- 
gement,  voire  volonte  et  vos  inclinations  pour  vous  con- 
former  k  lui.  » 

Elle  fonda  diverses  maisons  de  son  ordre,  notamment  a 
Bourges,  Dijon,  Grenoble,  Moulins,  Nevers,  Orleans  et 
Paris.  Dans  cette  derniere  ville,  elleeut  a  lutter  contre  la 
persecution.  Mais  .saint  Vincent  de  Paul  la  fit  sortir  vic- 
torieuse  ck>s  combats  que  lui  suscitait  la  jalousie. 


33*  CAUSERIES  AVEC  MA  FILLE 

Madame  la  duchesse  de  Savoie  la  fit  venir  h  Turin,  en 
1638,  pour  fonder  une  communaule  de  la  Visitation  de 
sainte  Marie. 

Anne  d'Aulriche,  reine  de  France,  I'appela  a  Paris,  et 
ce  fut  en  atlant  a  Saint-Germain-en-Laye  ,  pour  faire 
visile  a  I'augDste  personne  qui  desirait  la  voir,  qu'elle 
fut  frappce  de  rinflanimation  de  poitrine  qui  devait  finir 
ses jours. 


Des  qu'elle  s'aper^ut  que  son  heurc  elait  venue,  elle 
donna  ses  dernieres  instructions  k  ses  compasnes,  recut 
les  sacrements  avec  une  evangelique  piiile  ct  toutle  calme 
que  donne  une  vie  sanstache.  —  Elle  monla  vers  le  Sei- 
gneur confiante  en  lui. —  Pouvait-ellecraindre  d'etre  jugee 
par  celui  qu'elle  avail  tant  aime? 

J.  B. 


CAUSERIES  AVEC  MA  FIllE  SUR  lA  CHIIIIE  LA  PLUS  ELEMEXTAIRE 


ET  SES  APPLICATIONS. 


Dans  I'ancienne  et 
savanle  Egyple,  la 
science  se  transmet- 
tait  du  pere  aui  en- 
fants. 

Je  ■vais  faire  de 
mtoie  avec  toi,  nia 
bonne  Marie;  je  pren- 
drai  -sorn  de  ne  pas 
fatiguer  ton  esprit, 
et  do  ne  fe  presenler 
que  des;  fails  degages 
de  I  tout  I'attirail  des 
hypotheses  preten- 
tieuses  qui,  souvent, 
en  obscurcissent  le 
sens.  J'espere  ainsi  te 
econcilier  avec  la 
chimie,  que,  comme 
les  gens  du  monde, 
tu  OSes  a  peine  abordcr,  de  memo  que  si  c'etait  une 
science  aride,  barbare  ou  abstraite,  et  beaucoup  au-des- 
susdelon  intelligence. 

11  est  vrai  qu'autrefois,  quand  elle  meritait  a  peine  le 
nom  de]  science,  elle  n'etait  lo  plus  souvent  raise  en  pra- 
tique que  par  les  philosopties  et  les  raisonneurs,  qui 
avaientune  facon  de  dogmaliser  tout  a  fait  occulte,  etqui 
lui  avaient  conserve  les  caracteres  hieroglyphiqucs  de  la 
vieille  Egypfe,  ou  elle  a  certainement  pris  naissance  du 
temps  d'Hermfes,  qui  existait  probablement  avant  le  de- 
luge. La  civilisation  semble  vraiinent  avoir  suivi  le  mou- 
vcment  du  soleil ;  elle  a  marche  d'Gccidcnt  en  Orient  :  la 
Chine,  laChaldee,  I'Epypte,  la  Grece.l'empire remain,  etc. 
Avant  de  se  constituer,  la  science  oscille  ordinairemcnt 
entrela  theorieetla  pratique.  Trois  epoques  la  dominent : 
dans  la  premiere,  I'intelligence  observe  les  fails  et  est 
libre  des  enlraves  de  la  superstition  el  des  prejuges  systo- 
matiques.  Dans  la  seconde,  la  pensee  domine  le  champ 
de  I'exp^'rience  pour  se  rt'fugier  dans  le  domaine  de  la 
speculation  mystique  et  surnalurelle.  De  la  I'origine  do 
tant  de  doctrines  fanlastiques  des  adeptes  de  I'art  sacre 
et  del'alchimic. 

Dans  la  troisteme,  qui  est  la  noire,  la  lumiere  semble 
apparaitre  apr^s  les  tenebres,  la  raison  se  manifesle  en- 
touree  de  ses  formes  severeset  des  preuves  propres  k  con- 
vaincre. 


Nos  pocjles  el  nos  anliquaires  chimisles  ont  fouiUe  dans 
lous  les  recoins  de  I'histoire  sainte  et  de  I'histoire  profane; 
ils  se  sent  empares  des  fables  les  plus  anciennes,  que,  par 
des  efforls  inouTs,  ils  ont  souvent  di'tournees  de  leur  veri- 
table sens  pour  les  appliqucr  J>  leur  objet. 

Qu'('tait-ce  k  lour  avis  que  la  toison  d'or  qui  occasionna 
Ic  voyage  des  Argonaules?  Un  livre  ferit  sur  des  peaux, 
qui  enseignail  i\  faire  de  I'oraumoyen  de  la  chimie. 

N'ont-ils  pas  eu  aussi  quelque  raison  de  relrouver  cetle 
science  dans  la  fable  d'Esculape  qui  revwifie  les  morts, 
dans  celle  de  Jupiter  transmuc  '  en  pluie  d'or,  de  Gorgone 
qui  lapidi/ie  ^  tout  ce  qui  la  veil,  de  Midas  Ji  qui  Bacchus 
accorde  le  don  de  convertir  en  or  tout  ce  qu'il  louche,  du 
ph('nix  qui  renaitde  ses  cendres,  etc.,  elc. 

Les  anciens  Grecs  admetlaient  rindestruclibilile  de  la 
matiere,  sur  laquelle  reposent  aujourd'hui  les  doctrines 
fondamentales  de  la  chimie.  Us  admetlaient  qualre  ule- 
mcnls  :  la  terre,  I'eau,  I'air  et  le  feu,  lesquels  cntraienl 
dans  la  conslilulion  de  lous  les  corps. 

En  1 2t  4,  naquil  Roger  Bacon,  auquel  on  atlribue  I'hon- 
neur  d'avoir  introduit  la  chimie  en  Europe.  Ses  manu- 
scrits  contiennenl  la  recelle  de  la  poudre  h  canon,  qui  a 
remplace  le  feu  gr^geois  ',  dans  lequel  entraient  aussi  du 
nitre  el  du  soufre,  et  peul-elre  une  huile  volatile,  ainsi 
qu'un  metal  appele  potassium. 

De  cetle  epoque  du  moyeu  age  datent  reellenienl  les 
alchimistes,  ou  cbercbeurs  de  la  pierre  philosophale,  qui 
pr^tendaient  transformer  en  or  et  en  argent  les  metaux  les 
plus  communs. 

lis  ont  voulu  qu'on  les  dislinguat,  par  le  litre  special 
de  fliilosophes  liermeiiques,  des  philosophes  vulgairos, 
des  profonds  melaphysiciens,  des  Descartes,  Newton, 
Leibnitz,  etc.  Ils  se  croyaient  les  philosophes  par  excel- 
lence ctles  seuls  sages;  ils  traitaienl  leur  philosophic  de 
divine,  et  regardaient  la  chimie  propiement  dite  comme 
une  science  indigne deux. 

Les  plus  celebres  des  alchimistes  furent :  Arnault  de 
ViUeneuve,  c^lebre  nnSdecin,  qui,  le  premier,  a  icpandu 
I'usage  de  I'eau-de-vie.  On  pretend  qu'il  a  recllement  eu 
la  pierre  philosophale. 

R.  Lulle,  ne  en  1239,  fut  son  disciple.  II  fut  un  des  nie- 
decins  les  plus  habiles. 

1  Transform*!. 

5  Transrormcjcn  (tiorre. 

S  Invenlc,  dil.^11,  par  les  Grecs,  avail  la  prtipricle  de  IrOler  dans  I'eau.       ^ 


SUR  LA  CHIMIE. 


335 


Basile  Valentin,  moine  bcncdiclin,  qui  nous  a  laisse 
quelques  ouvrages.  Isaac  et  Jean  Isaac  furentses  contem- 
porains. 

Paracelse,  6Ieve  de  Tun  de  cos  demiers,  a  change  ia  face 
de  la  medeciue.  11  mourut  en  1541.  On  Ta  appele  ie.mon- 


arque  desarcanes.  Ses  ouvrages,  sontpourlaplupart,  peu 
intelligible^,  de  raeme  que  six  miUe  traites  au  moins,  dans 
lesquels  est  deposee  la  science  du  grand  ceuvre,  comme 
on  I'a  auasi  appelee. 
Nicolas  Flamel,  dont  les  immenses  richesses  ont  fait 


croire  qu"il  avail  reellement  possede  la  piorre  philoso- 
phale.  Pour  suivre  I'ordre  chronologique,  j'aurais  du  le 
placer  avant  Paracelse  *. 

1  Nicoli?  FiaincI  eta.it  un  paarre  emvain  pnblic  qui  lozfiaJt  rne  des  Ecri- 
vains,  pr^s  I'cglisc  S3iat-Jarque«-ia-Bouc))<:ri«  (donl  il  ne  nous  regie  plas  au- 
jourd'ltui  que  la  tour). 

It  raconte  <on  histoire  en  style  tre^-sinple  et  tr^s-naturel,  qui  fecait  croix£ 
4  la  Tcrite  cnliere  de  ses  assertions. 

Le  hasard  lui  fournit  I'occajion  d'acheter  d^no  jnif  od  Tienx-tivre  dore,  doat 
es  fuuillcts  etaient  en  eniirc  grace  au  barin. 

I)  mil  vingl  anilines  h.  ctudier  ce  manuscrit ;  nais  Be  ponvant  point  r^ussir  a 
coinprcndre  ses  emblf^mes  et  sei  carictercs  bicro^lypliiques,  il  fit  un  vceu  i  Dieu 
et  a  Saint-Jacques  en  Galice,  puis  il  parlil  pour  rE^-paguc. 

La  il  ri^nroulra  uii  medcciii  qui  lui  donna  I'explication  des  principales  figures, 
et  lous  dcuK  revinrent  en  France.  En  passant  i  Orleaus,  Flamel  perdit  son 
compagnon. 

De  relour  sous  le  loit  conjugal  aapres  de  dame  Pernelle,  son  epouse,  il  fit, 
coDJoinlenient  3Tecelle,  de  nonvelles  eludes  qni  dur^rent  trois  anneeE;  eofin  ili 
parvinrenl,  ooiame  il  ledit,  •  k  accomplir  le  magittere,  » 

Ce  fut  le  lundi  17  Janvier  1382,  qu'il  cnnvertit  une  demi-livre  de  mercure 
en  argent  Ires-pur,  et  le  25  arril  de  la  meme  aooee,  qu'il  lit  de  Tor  avec  « la 
piflire:  rouge.  • 

Apres  CCS  Iransmulations  opcrt-es,  il  eprouva  de  bien  grandes  craintes  sur  la 
discretion  de  son  epouse;  ni.»s  il  eut  la  preuve,  ait-il,  qu'elle  clatt  aussi  dis- 
ctUb  que  ohaslc;  et  il  a  rimpertincace  d'ajouler  a  qu'dle  diffcrdit  en  ccla  de 
beaucoup  d'aulres  reinmes,  » 

N'ayaot  point  eu  d'enTiDls,  ils  fond^rent  qualorte  bospices  dans  Paris  (an 
nombredesquels  on  doit  compter  I'Hutel-Dieu),  etleurassurcrenl  des  revenus; 
iU  b&Lireul  trois  cbapejles,  decort^rent  et  eouibl^Kst  ile  dons  .el  de  rejatei 
sepl  e^lises. 

Wicoi  ,s  Flamel  Gt  peindre  3ur  la  qiiatrieme  arche  du  cimeliere  des  lano- 
<eiiis,  entrant  par  la  grande  porta  de  la  rue  SainL-Denis  « Ics  plus  vriies  et  ies 
plus  essentielles  marques  de  I'arl,  rependant  sous  les  voiles  bierogWphi^ues,  a 
1  imitation  du  livre  donj  du  juif  Abraham.  »  Ces  figures  servirenl  comme  deqx 
ohCDuns,  I'lrn  poor  mener  a  la  \ic  celeste,  fit  I'mtre  enseignant  a  lout  houime 
«  la  Yoie  lineaire  du  grand  auvre.s 

On  a  tenement  an.plifie  I'liistoire  de  Flamel  et  de  sa  femme,  qu'on  leur  l 
suppose  a  lous  deux  le  poavoir  de  prolen^er  la  vie  elernellemcnl.  Des  ?oya- 
gflUTi  prrtondircal  les  aioir  vm  ani  Indes  oricntolcs  au  commencement  du 
siecle  di;rnit;r. 

La  ne  de  cet  ecrivain  panrre,  qui  posseda  des  richesses  immenges  par  la 
SDite,  est  on  poisiaat  argunrent  dual  se  servent  les  alcbimiitci. 


Enfin  Agricole,  Ercker,  Fachs,  Bernard  PaUssy,  Leba- 
viiis,  Vanlu'lmont,  Glauber,  Becher,  Boyle,  etc.,  etc. 

Ces  hommes,  pour  la  plupart  extraordinaires,  leurs 
adeptes  et  ceux  qui  se  trainaicnt  sur  leurs  traces,  par  le 
mystere  et  le  prestige  dont  Us  entouraient  leurs  travaux, 
par  les  idees  cabalistiques  et  astrologiques  qui  y  etaient 
attachees,  par  ieur  jargon  mystique,  les  caracleres  bizar- 
res  et  enigmatiques  qui  rejjresentaient  leurs  operations, 
ont  et6  et  seront  pour  nos  faiseurs  de  legendes  et  nos 
chroniqueurs  une  source  bien  feconde  a  exploiter. 

Les  chimistes  de  noire  epoque  se  sont  montres  bien  ri- 
goureux  envers  les  alchimistes,  qu'ils  ont  regardes  comme 
des  imposteurs,  ou  comme  des  r^veurs  et  des  fous. 

Depuis  quelques  amiees,  cependant,  les  progres  de  la 
science  ont  du  appurter  quelques  modiftciitions  a  ce  ju- 
gement.  11  y  aurait  outrecuidance  b.  nier  qu'on  ait  pos- 
sede la  pierre  philosophale ;  il  est  seuleraent  permis  aujour- 
d'hui  de  douteb. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  alchimistes  ont  rendu  de  tres- 
grands  services  h  la  chimie  metallurgique,  car  leurs  infa- 
tigables  recherches  ont  amene  la  decouverte  d'un  tres- 
graud  nombre  de  corps  et  de  la  plupart  des  metaus. 

Dans  la  seconde  moitie  du  siecle  dernier,  une  ere  nou- 

Quoiqu'en  disenl  les  se-iaUnrs  de  la'philoaopliie  heriiiL-lique.  la  forlone  de 
N.  Flamel  pent  s'espliquer  par  des  rapporls  intimcs  qn'il  cnlrclenail  arec  \ei 
jmfs  £1  persecutes  au  moyen  age,  et  qm  tour  i  lour  claieiit  eiiles  ou  rappeles 
iclon  Je  caprice  des  rois. 

L'hisloire  de  son  iirre  d'or  du  juif  Abrahflm  eet  peul-eire  nneallegorie  oMir 
rappeler  Torigine  de  sa  fortune. 

Charles  VI  .-nvoya  son  matlre  des  re^ielcsanpris^  Flamel.  On  aaiti(at  U 
science  cibalisliqoe,  les  fantasma5ories  de  la  magie,  les  operations  altfiimiqua* 
elaient  mises  en  usage  pour  dUhaiwle'BglheorcM-prnice  alitue. 


o36 


CAUSERIES  AVEC  MA  FILLE  SIR  LA  GIIIMIE. 


velle  se  preparait  pour  faire  de  la  chimie  une  scienco 
leelle.  Les  (luides  oeiicns,  qui,  pendant  tant  de  siteles, 
s'etaient  souslraits  S  I'invcstigation  dcs  cxperimentateurs, 
sont  saisis,  renfermi'S  el  i'tudies  comrae  s'ils  etaient  solides 
ou  liquides. 

f  riestley  en  Angleterre,  Srheele  en  Su6de,  Lavoisier  en 
France,  partagent  la  gloire  de  cette  memorable  epoque 
des  sciences  experimentales. 

Notre  compatriote  surtout  cril'o  do  nouvelles  theories, 
fondtes  uniquement  sur  les  resultats  de  Texperience ;  pour 
lui,  I'air,  I'eau,  le  feu,  la  terre,  ne  sont  plus  des  |il(5ments. 
II  renverse  la  th6orie  de  Stahl  sur  le  phlogistique  •  qui  a 
retard^  si  longtemps  les  progres  des  sciences ;  il  comprend 
le  phenomene  de  la  transpiration,  et  par  la  il  fait  connaitre 
une  des  principales  sources  de  la  chaleur  animate. 

La  hache  rcvolutionnaire  de  1793  trancha  la  t6le  de  cet 
iUustre  savant,  lequel  eutle  malheur  d'etre  fermier  gene- 
ral. 

La  veille  memo  de  sa  mort,  il  recut  une  deputation  du 


Lycee,  dont  il  fut  un  des  plus  illustres  membros.  Cette  so- 
cietf'scientifique  eut  le  courage  de  confier  a  Berlbolet,  a 
Lalande,  a  Parmentier,  a  Lebrun,  h  Darcet,  a  Vicq-d'Azir, 
la  perilleuse  mission  de  frapper  olTiciellement  a  la  porle  de 
la  Concicrgerie  pour  offrir  a  Lavoisier  une  couronne  d'im- 
mortelles. 

Toutes  les  sciences  naturelles  se  lient  et  ne  sont  qu'une 
scule  et  m^me  science.  II  est  done  tres-dillicile  de  bien  di'- 
finir  la  chimie. 

On  pent  dire  qu'elle  comprend  la  constitution  iutime 
des  corps  materiels,  et  Taction  qu'ils  exercent  les  uns  sur 
les  autres.  Ellc  penetre  dans  leur  interieur  pour  en  isoler 
les  principes  qui  les  composent,  et  pour  reformer  ces  corps 
ou  en  composer  de  nouveaux.  On  pent  dire  aussi  qu'elle 
est  la  science  des  substitutions  el  des  transformations. 

La  piivsiouE,  au  contraire,  n'altere  poinlles  corps;  elle 
comprend  I'etude  de  leurs  proprietes  exirrieures. 

Par  exemple,  pour  le  soufre  ,  ses  proprietes  physiques 
sont  :  sa  couleur,  sa  transparence,  sa  tenacite,  sa  fragi- 


lite,  son  odeur,  sa  pesanleur  relative  ou  comparee  &  celle 
d'autres  corps,  la  forme  de  ses  cristaux,  sa  vertu  de  pro- 
duire  de  Telectricite  par  le  frottenient,  de  conduire  ou  dis- 
sSminer  dans  sa  masse  cette  ^lectricite,  de  conduire  plus 
oumoinsle  calorique  ou  principe  de  la  chaleur, etc.,  etc. 
L'Hude  de  ses  proprietes  chimiques  comprend  :  son  ac- 
tion sur  I'air  a  diverses  temperatures  et  les  composes  qui 
en  resultent,  son  action  sur  le  mercure,  avec  lequel  il 
s'unit  a  la  temperature   ordinaire  ,  sur  le  fer  ,  I'etain 

1  SUhl  VMM  df  1660  a  1734.  II  aJmit  l'exislen«d-|in.priMipe  inOammable 
n.i'll  afpelle  pMoji.lnu..  II  (nil  qV]l  tiisUil  dans  le!  melaul  Ic  saufre,  Ic 
.■harbon,  les  builci,  Its  combiisliblej,  at.  ;  cl  c'esl  1  I'aidc  de  ce  llulJe  ,n,ai- 
ilsiable,  invisible,  imaginaire  enlln,  q..e  ce  thimisle  ejpliqnail  les  pnocipaiu 
phcnomcnes  de  la  science.  Si,  par  ejcmple.  on  calcinait  du  plomb  pour  le  re- 
duirc  en  litharge  ou  cbaui  melalliqne,  il  n'arrivail  J  eel  i-lal  qu'e"  f'"''^^  »»" 
phlosiamue.  Si  ensuilc  on  calcinail  ccllc  ehaux  avec  do  charbon  ou  un  aulro 
corabuslible,  ellc  reprcnail  son  pblogisliqoe  el  rcvenail  a  I'ilal  melallique. 

Si  Slahl  s'elail  scrvi  d'unc  balance,  il  aurail  vu  :  qu'un  corps  que  Von  brO- 
lail,  un  meUI  que  Ton  calcinait  an  contact  de  I'air,  anjmcniaicnt  de  poids;  il 
ii'eul  done  point  eu  I'idtie  de  cette  fatale  tlicoric. 


legercment  humides,  son  action  enfin  sur  tous  les  corps 
de"  la  nature  avec  lesquels  il  peut  former  de  nouveaux 
corps. 

On  voit  quel  est  le  domaine  de  la  science  qui  nous  oc- 
cupe,  quelle  est  son  importance  et  quelle  est  son  immense 
^tendue.  Trop  peu  de  gens  se  livrent  h.  son  aude  parce 
qu'ils  n'en  connaissent  point  I'importance  ou  qu'ils  n'ont 
point  le  courage  del'aborder;  cependant,  dans  I'elat  ac- 
tuel  de  notre  civilisation,  lorsqu'on  voit  la  medecine, 
I'bygiene  publique,  les  beaux-arts,  I'industrie,  les  besoins 
domestiques,  I'agricuiture,  les  sciences  naturelles,  etc., 
ri-clamer  son  secours  et  rijclamer  continuellement  ses  en- 
seignements,  on  n'est  plus  excusable  d'en  ignorer  les  pre- 
miers principes. 

On  appelle  aujourd'hui  elements  ou  corps  simples,  tous  J 
ceux  qu'on  ne  peutalterer  en  aucune  fagon  sans  augmen-J 
ter  leur  poids,  c'est-ii-dire  tous  les  corps  dont  on  ne  peut  ( 
nen  extraiio  par  les  moyens  connus;  par  exemple,  eft 


NAPOLfiON. 


o3T 


soumettant  dii  fer  on  du  carbone  (principe  pur  de  cliar- 
bon)  «i  loules  les  epreuvcs  possibles,  on  n'en  retire  rien 
que  du  fer  ou  du  carbone. 

On  connalt  aujourd'hui  cinquante-cinq  corps  simples, 
qui,  isolement   ou  unis  entre  eux  en  diverses  propor- 


tions, forment  tons  les  corps  qui  existent  dans  lanature. 
Nous  commencerons  Telude,  dans  notre  prochain  en- 
tretien.  des  principaux  elements  et  des  cQmpos&  qu'ils 
peuvent  former. 

V.  T.   R. 


MAFOLEOHc 


II. 


xjne  fois  empereur,  —  Napo- 
leon devint  roi.  Une  deputa- 
tion de  la  republique  ita- 
lienno  s'empressa  de  venir 
mettre  ascs  pieds  la  cou- 
ronne  de  celte  nation.  Rome 
et  Paris,  telles  furent  ses 
deux  capitales.  —  II  traversa 
son  nouveau  royaume  en 
laissant  partout  derri^re  lui 
eette  longuo  trainee  d'entliou- 
siasme  k  laquelle  il  etait  ha- 
bitue. 

Et  puis  il  recommenca  la 
guerre ;  car  I'armee  de  la  coa- 
lition \fnait  d'envahir  Munich  et  de  chasser  I'electeur 


de  Bavi^re  de  sa  capitale.  II  passa  le  Rhin  a  la  t^tede 
quatre-vingtmillehommes,  avant-garde  dugrand  peuple, 
qui,  comme  il  le  disait  lui-meme,  se  leverait  toutentier 
a  sa  voix,  s'il  etait  necessaire,  pour  dissoudre  les  ligues 
nouvelles  tissues  par  I'nr  des  Anglais.  —  La  capitulation 
d'UIm  fut  le  prologue  de  ce  grand  drame  qui  allait  inau- 
gurer  sa  carriero  imperiale.  Uue  arm^e  de  cent  mille 
hommes  en  derouto  et  la  moitie  prisonniere,  ne  Tempi- 
cherent  pas  neanmoins  de  protester  devant  les  generaux 
autrichiens  par  ces  nobles  paroles:  —  Messieurs,  votre 
maitre  me  fait  une  guerre  injuste;  je  vous  ledis  franche- 
ment,  je  ne  sai.s  pas  pourquoi  je  me  bats;  je  ne  sais  pas 
cequ'on  veutde  moi. 

La  grande  armee  entra  dans  Vienne.  Napoleon  etablit 
soo^quartier  general  au  palais  de  Schcenbrunn,  bati  par 
Marie-Th(5rese ;  ce  fut  la  qu'il  recut  les  autorites  de  la 


.3  58 


NAPOLEON. 


grange  capitaleet  qu'il  disposalcs plans  d'une  autre et plus 
resplendissanle  vicloire,  —  qui  dcvait  surpasser  toutes 
celles  du  general  et  du  premier  consul.  Pendant  celemps, 
una  division  s'avanea  dans  le  Tyrol  et  ne  tarda  pas  k 
prendre  position  ainspruck,  —  oiide  vieuxsoldats  ourent 
le  bonheur  de  relrouver,  les  larmes  aux  yeux,  les-dra- 
peaux  de  la  republique  perdus  dans  la  derni^re  guerre. 

Au  tour  des  Russes  mainlenant.  Le  jour  de  I'anniver- 
saire  du  conronnement  fut  celui  ou  les  deux  armees  se 
trcuvferent  face  h  face.  L'alTaire  allait  6lre  decisive. 
Ce  jour-la  les  soldats  s'etaicnt  dit  qu'ils  offriraient  leur 
bouquet. 'i  I'Empereur;  et  un  d'entre  eux  s'etant  approche 
de  lui,  pendant  qu'il  parcourait  les  bivouacs,  s'etait  eerie 
dans  ce  langage  forlemcnt  image  dont  il  avail  etc  le  pre- 
mier a  leur  donner  Texemple: — Sire,  tu  n'auras  pas  be- 
soin  de  t'exposer;  je  te  promets,  au  nom  des  grenadiers 
•de  I'armee,  que  tu  n'auras  a  combaUre  (]iic  des  yeux.  — 
'Que  de  choses,  apres  cela,  n'eut-il  pas  failes  avec  depa- 
reils  liommes?  Aussi  la  bataiUe  d'Austerlitz  est-elle  de- 
meuree  dans  nos  souvenirs  comme  una  balaille  de  lions  et 
de  grants;  I'armee francaise  y  chargea  constamment  aux 
oris  de  ;  Tive  I'Empereur!  —  et  des  milliers  d'hommes 
furent  engloutis  dans  des  lacs  immenses,  qui  relentirent 
longtemps  apres  de  clameurs  d'autant  plus  epouvantables 
qu'elles  elaient  invisibles.  Des  trois  empereurs  de  I'Eu- 
rope,  un  seul  resta  debout  sur  le  champ  de  bataille  :  — 
■Napoleon! 

Ceci  est  la  page  d'or  de  son  eblouissante  histoire.  —  II 
tient  en  ce  moment  di.v  couronnes  dans  sa  main.  [1 1'ouvre, 
etellesvont  se  repandresur  ceux  de  sa  famille,  dont  ilpre- 
tendetayerson  pouvoir  : — sur  Joseph,  dont  il  fait  unroide 
Naples;  —  sur  Louis,  dont  il  fait  un  roi  de  Hollande;  — 
et  puis  aussi  sur  Murat,  Berthier,  Talleyrand.  II  rentre 


dans  Paris  au  bruit  des  fanfares  universelles,  reconnu  par 
toutes  lespuissances  de  I'Europo  ;  et  pour  mettre  le  comble 
h  sa  gloire,  le  senat  decrete  qu'il  a  merito  du  peuple 
francais  le  surnom  de  grand  et  qu'un  monument  triom- 
phal  lui  sera  consacre.  —  Le  monde,  dit  le  corps  legis- 
latif  dans  une  de  ses  adresses  laudatives,  so  croit  re- 
venu  h  ces  temps  oil  la  marche  du  vainquenr  etait  si 
rapide,  que  I'univers  semblait  plutot  le  prix  de  la  course 
que  celui  de  la  victoire. 

C'est  de  cette  epoque  que  da  lent  I'univcrsite  imp^rialc, 
la  restauration  de  Saint-Denis,  la  fondation  de  la  confe- 
deration du  Rhin  —  ce  large  projet  depuis  longtemps 
miiri  —  el  enlin  le  traitc  avec  la  Porle-Ottomane 

Mais  encore  une  fois  la  coalition  s'est  reveillee  comme 
un  serpent  engourdi,  et  dejasessifflemenls  sesont  faiten- 
tendre  au  loin.  Cette  fois,  c'est  la  Pnisse  qu'cUe  pousse  en 
avant  sur  la  garde  imperiale, — et  cetle  fois,  ce  sera  dans 
Berlin  que  la  garde  impej-iale  fera  son  entree.  On  dirait 
qu'elle  a  jure  de  pofer  le  pied  sur  le  sol  do  toutes  les  ca- 
pitales. —  En  vain  Napoleon  cherche-t-il  a  ressaisir  la 
paix  jusqu'au  dernier  moment,  etde  meme  qu'il  ecrivail 
au  roi  Georges,  fcrit-il  mainlenant  au  roi  Frederic-Guil- 
laume  :  •  Pourquoi  faire  egorger  nos  sujets?  Je  ne  prise 
«  point  une  victoire  ^qui  sera  achelee  par  la  vie  d'uii 
«  bon  nombre  de  mes  enfants,  Si  j'etiis  a  mon  debut 
«  dans  la  carrifere  militaire,  et  si  je  pouvais  craindre 
'  /fs /iosnrds rfcf  comfcnLs, ce  langage  sorait lout Ji  faitde- 
t  place.  Sire,  VoTnEMAJESTE  sera  VAiNCiiE.» — Les  rodo- 
montades de  Frederic  et  de  la  reine  araazone  ne  lui  per- 
mettent  point  de  laisser  plus  longlemps  son  e\i6e  au  four- 
rcau.  l\  marche  droit  au  ccBur  de  la  Prusse,  eta  cole  du 
livre  d'eternel  souvenir  ou  s'etale  le  motde  Rosbach,  — 
il  en  inscrit  un  autre  :  lena! 


Quelques  jours  apres,  il  elait  i  Potsdam,  —  grave  <t   I  ckiu'c,  —  rel'eil'un  cont|uerar.l  comme  lui,  d'un  homnie  S 

son"eur, aufond  d'un  caveau  sans  ornemenis,  qui  en-      do  bataille  et  de  fatalUi',<iexecre  par  les  uns,  admire  par 

fermailune   des  cendres  les  plus  illustres  d'un  sitcle  [  les  autres,  et  ii  qui  bien  souvent  on  a  essaye  de  le  com- 


NAPOLEON. 


359 


parer,  parce  que  [ous  les  grands  capilaines  se  res=emblent 
plus  ou  moins  funestement  aux  laches  de  sang  qui  ecla- 
tent  sur  leur  diademe! 

A  present,  Napoleon  ne  s'arr^te  plus.  —  II  va  cher- 
cher  les  Russes  jusque  dans  la  Pologne.  On  sail  la  san- 


glantc  journee  du  cimetiere  d'Eylau.  Pendant  deux 
heures  trois  cents  pieces  ne  cesserent  de  vomir  la  niort 
dans  son  propre  asile.  Une  neige  epaisse  obscurcissait 
I'almosphere  et  faisait  un  linceul  a  chaque  cadavre.  Rus 
ses  et   Francais,  on  compla  plus   de  dix  miUe  homnies 


qui   rest^rent  ensevelis   sous  son   blanc  manteau. 

Les  dates  glorieuses  se  multiplient :  Dantzick,  Friedland, 
Kcenigsberg.  L'Empereur  est  la  foudre.  —  .4u  milieu  de 
ces  evenements  accumules,  sa  pensee  est  toutefois  occupee 
des  interets  les  plus  divers  et  les  plus  opposes,  et  un 
trait  servira  k  le  peindre  merveilleusement.  Du  fond  de 
Finkenstein,  au  milieu  des  neiges  et  desglaces,  dansun 
pays  de  paysans,  il  rend  un  decret  sur  les  theatres  de  Pa- 
ris, par  lequel  il  les  divise  en  grands  theatres  et  en 
IheJlres  secondaires. — L'homme  n'est-ilpas  toutentier  1^- 
<dedaDs  ? 

L'entrevue  du  Niemen,  et  le  traite  de  Tilsitt  qui  en  fut 
la  consequence,  —  terminerent  ceite  memorable  campagne 
de  1806.  Mais  les  traiies  ne  deriient  plus  Jtre  que  deri- 


sion. L'incendie  etait  allum^  aux  quatre  coinsde  I'Europe. 
Napoleon  devait  obeir  k  sa  destinee,  et  il  y  obeit.  Une 
autre capitale  s'ouvredevant  lui,  c'est  Madrid;  il  n'en 
oubliera  aucune.  La  patrie  du  Cid  est  ruinee,  le  sceptre 
des  Pelages  passe  entre  les  mains  de  sa  dynastie  ;  il  abolit 
I'inquisition,  les  droits  feodaux,  et  essaye  de  faire  pour  la 
constitution  de  I'Espagnece  qu'ilafait  pour  la  constitution 
delltalie.  Malheureusement  I'Espagne  voit  le  capitaineet 
ne  voit  pas  le  legislateur;  Napoleon  laisse  un  pan  de  son 
manteau  de  gloire  dans  les  gorges  lortueuses  des  sierras. 
Encore  TAutriche,  encore  la  civilisation! — C'est  une  hy- 
dre  giganlesque  qui  se  redressedes  qu'on  I'abal.  Toujours 
des  croisades  et  toujours  des  batailles.  Ah  !  I'Autriche  a 
I'haleine  longue  et  elle  ne  meurt  pas  d'un  premier  coup. 


540 


NAPOLEON. 


C'est  bien.  L'AiUriche  payera  pour  I'Espagne.  EHe  veut  le 
bombardement,  lo  massacre,  ia  fuitc;  elle  aura  tout  cela 
et  d'autrescliosesavt'C.  Lespasde  I'Empereur  s'appellcnt 
Batisbonne,  —  Essling,  — Wagram  !  Voyez-vous  ces  tor- 
rents dc  feu  qui  font  d'une  ville  une  bouehe  de  volcan, 
c'est  Vienne  qui  secoue  dans  !cs  airs  le  panachede  flammes 
que  vientd'allumcra  son  front  son  advcrsaire  gcant.  line 
tient  qu'a  lui  que  I'Aulriche  n'ait  plus  de  capitale;  il  ne 
tient  qu'a  lui  que  la  capitale  n'ait  plus  d'emporeur.  Mais 
il  sera  grand  comme  la  victoire,  il  laissera  sa  capitale  a 
rAutriche  et  son  empercur  i  la  capitale.  II  fera  grSice,  — 
lui  a  qu'il  n'a  pas  et6  fait  grace;  il  pardonnera,  — lui  i 
qui  il  n'a  pas  Hi  pardonne  ;  il  ne  tuera  pas,  —  lui  quia 
ete  tu^. 

Seulemcnt  il  prendra  sa  fille  a  Francois,  —  et  Si  ce 
grand  reve  de  la  pais  continentale  il  sacrifiera  son  bonlieur 
intime  et  domestique:  —  la  iiere  Marie-Louise  dMronera 
la  bonne  et  douce  Josephine.  Bon  gre  nial  gre,  il  fera  de 
I'Autriche  une  soeur  a  la  France.  Et  quelle  sceur,  grand 
Dieu !  Certes,  c'etait  Ik  uu  coup  de  politique  i^clatant  et 
qui  devait  faire  croire  en  elVet  a  Napoleon  que  I'heurc  de 
son  apogee  etait  enfin  sonnoe;  il  tcnait  par  les  liens  du 
sang  k  son  plus  implacable  ennemi ;  la  trahison  6tait  ame- 
nee  k  merci,  et  I'Europe,  haletante,  sc  couchait  sur  les 
marches  de  son  tr6ne  en  repliant  ses  ongles,  comme  fait 
un  lion  que  la  fatigue  accable.  —  Enfin  un  roi  naissait 
de  lui,  saluB  par  cent  un  coups  de  canon. 

Mais  si  le  lion  elait  assoupi,  le  tigre  commencait  a  ru- 
gir  de  nouveau  dans  son  autre  loinlain.  C'etait  la  Russie 
qui  avait  vu  cette  alliance  avec  un  oeil  d'cffroi,  ct  qui  se 
soulevait  sur  son  lit  de  glaces,  en  essayant  de  decrocher 
du  raurson  fer  casse.  Alexandre,  ceGrec  du  Bas-Empire, 
oublia  bien  vite  I'accolade  de  Napoleon,  et  lui  aussi  il  se 


mit  i  braver  la  France  et  a  \-ioler  le  serment  qu'il  lui 
avait  jure.  Ainsi  faisaient-ils  tonjonrs  ces  monarques, 
une  fois  que  la  peur  s'(5tait  retiree  de  leurs  Ames,  lis 
avaient  te  courage  de  la  honte,  I'audace  do  la  liichete. 
—  La  Russie  se  dressa  done  conire  la  France,  comme 
un  de  ces  pMcs  fant6mes  des  ballades  du  Nord;  avec 
cctte  difference  que  le  fantome  etait  grand  de  millecou- 
dc^es  et  occupait  la  plus  vaste  (Hendue  de  I'Europe. 

Eh  bien!  soil.  NapoWon  ira  jusqu'au  boul.  Sellez 
mon  cheval  et  donnez  mon  epce.  Aussi  bien  il  manquait 
une  capitale  i  mon  compte;  il  n'en  nianquera  plus.  — 
Et  le  voili  qui  marclie  sur  le  fantome,  a  travers  les  plai- 
nes,  les  forots,  les  lleuves,  les  montagnes.  Et  i  mesure 
qu'il  s'avance,  I'apparition  semble  s'eloigner  ct  se  dissou- 
dre  en  nuageuse  vapeur.  La  Russie  fuit  encore  une  fois 
devant  ses  armes  victorieuscs,  mais  olle  fuit  en  allumant 
dcrriere  elle  I'incendie,  I'incendie  dans  la  neige !  Ce  ne 
sont  chaque  jour  que  funebres  processions  d'habitants  d6- 
sertant  en  silence  leur  ville  assiegee,  et  faisant  de  leur 
berceau  un  tombeau  ii  la  France.  Pour  la  premiere  fois 
de  sa  vie,  I'Empereur  a  pili.  Mais  il  n'a  pas  recule.  — 
Allez  toujours,  dit-il,  ct  voyons  ce  que  les  Russes  vont 
faire.  —  Les  Russes  feront  un  feu  de  joie  de  la  ville  et  du 
palais  de  Pierre-le-Grand,  sire;  et  ils  ne  laisseront  rien 
de  ta  victoire.  Comme  Samson  qui  so  venge,  ils  s'englou- 
tiront  sous  les  debris  de  leur  Kremlin  afm  de  t'engloutir 
avec  eux.  Mais  ils  ignorent  que  la  flamme  et  le  glaive 
sont  impuissants  h.  t'atteindre,  et  qu'il  n'y  a  que  la  main 
de  Dieu  quipuisse  s'appesantir  sur  loi.  —  Le  fantome  est 
devenu  un  squelette,  qui  a  depouille  la  robe  de  glace 
pour  la  robe  de  feu;  ce  squelette,  c'est  Moscou  qui 
briile ! 

L'Empereur  regardait  cela  d'une  croisiSe. 


C'cHait  la  premiere  fois  qu'il  etait  etonne;  c'etait  la 
premiere  fois  qu'un  bomme  avait  eu  une  idee  que  lui, 
Napoleon,  n'aurait  pasose  concevoir.  Et  Napoleon  etonne, 
c'^lait  presque  Napoleon  vaincu.  En  vain  les  (lammes 
I'environnent-elles  de  toules  parts,  il  rcste  immobile,  a 
celtc  fen^tre  qui  encadrel'aulo-da-fe  d'une  capitale.  Sos 


yeux  ne  pouvcnt  se  detacher  de  ce  tableau  inoui;  il  com- 
prend  qu'a  cctte  terrible  Intte  II  vient  de  perdre  ii  jamais 
son  prestige  d'inviilni'M-abilitc.  L'avenir  se  divoile  Ji  son 
regard,  et  c'est  sur  le  rouge  horizon  que  .se  dessine  la  fa- 
tale  prophetie  I 
De  ce  jour,  I'astre  de  Napoleon  va  se  dipouillcr  pcu  J> 


NAPOLEON. 


541 


Peu  de  scs  rayons,  comme  le  solcil  lorsqu'il  est  sur  le 
point  de  se  coucher.  —  La  Russie  triomphe,  mais  d'un 
trioniphe  feroce  et  sans  precedent  dans  les  annales  de  la 
guerre.  Le  froid  lui  vient  en  aide,  comme  elle  s'y  alten- 
dait  sans  doute;  la  main  gele  sur  le  fcr,  les  larmes  se 
glacent  sur  lesjoues;  on  dirait  qu'il  picut  non  pas  de  la 
neige,  mais  de  la  mort.  Trisles,  mais  sans  murmures,  nos 
[ilialangos  hero'iques  se  couclient  sur  leur  dernier  lit,  con- 
liantes  jusqu'au  supifime  moment  dans  le  genie  de  leur 
chef,  et  se  disant  encore  en  expirant  :  —  Laissez  faire,  il 
saura  bien  nous  tirer  de  li). 

Napoleon  ne  devait  pas  les  en  tirer.  Que  pouvaient  son 
eoeur  et  sa  tete  centre  un  danger  qui  ne  venait  pas  des 
hommes,  mais  qui  lui  etait  suscite  par  la  nature  seule? 
Lutterait-il  centre  les  Elements,  ces  ennemis  invisibles? 
Seul,  oui,  sans  doute.  II  irait  tonjours  droit  devant  lui, 
et  droit  devant  lui,  il  rencontrcrait  Saint-Petersbourg. 
llais  ses  soldats  furent  les  premiers  a  le  detourner  de  ce 
projet;  ses  lieutenants  reculerentdevant  I'idee  d'aflronler 
de  nouveaux  perils,  dans  un  paysde  fiimas,  a  la  poursuile 
de  ces  hordes  faruuches  qui  poussaient  I'heroisme  jusqu'a 
I'atrocite.  Napoleon  dut  cesser  [devant  leurs  instances. 
«  —  Vous  savez,  dit-il,  dans  uue  proclamation,  I'histoire 
de  nos  di'sastres  et  combien  est  petite  la  part  que  les 
Russes  y  ont  prise.  lis  peuvent  bien  dire  comme  les  Athe- 
niens  de  Themistode  :  nous  etions  perdus  si  nous  n'eus- 
sions  ete  perdus!  Quant  a  nous,  notre  unique  vainqueur 
■c'est  le  froid,    dont  la  rigueur  prematuree  a  trompe  les 

habitants  eux-memes Vit-on  jamais  plus  de  chances 

favorablcs  derangees  par  des  contrarietes  plus  imprevues"? 
La  campagne  de  Russie  n'en  sera  pas  nioins  la  plus  glo- 
rieuse,  la  plus  difficile  etia  plus  honorable  dont  I'histoire 
moderne  puisse  faire  mention.  » 

II  se  decida  done  a  la  retraite,  et  laissant  a  Murat  le 
commandcment  de  cette  armee  a  moitie  detruite,  il  reprit 
la  route  de  Paris,  etcouruta  son  tr(ine  desTuileries  comme 
si  un  pressentiment  secret  lui  cut  dit  qu'il  allait  bientut  lui 
echapper.  Uue  levee solennelle  detroiscentcinquantemille 
hommes  fut  ordonnee  a  la  nouvelle  de  la  defection  prus- 
sienne,et  peudetenipsaprte,  unesecondede  cent  quatre- 
\ingt  mille.  — Mais  deja  la  trahison  lecernaitde  tons  les 
coles.  La  coalition,  reveillee  en  sursaut  par  les  desastres 
du  Nord,  secouait  sa  chaine.  La  France  elle-m^me  etait 
lasse  de  batailles  ,  saturee  de  conqu^tes;  un  indicible 
^puisement  pesait  sur  elle  et  arretait  I'elan  de  son  pa- 
triotisme.  Elle  ne  suivait  plus  les  pas  de  son  empereur 
qu'avec  resignation ;  I'obeissance  avail  remplace  I'en- 
thousiasme  ;  la  oil  il  y  avail  eu  fanatisme  autrefois,  il  n'y 
avail  plus  maintenant  que  doute  et  froideur.  Les  temps 
etaient  venus  enfin  oii  Napoleon  etait  monte  si  haul  qu'il 
ne  pouvait  plus  que  descendre, —  et  il  descendit. 

Deux  clfurts  encrgiques  encore  :  Lutzen  et  Bautzen!  — 
Dernier  eclair  de  ce  tonnerre  dechu  qui  va  gronder  dans 
les  niurs  de  Dresde  pour  la  derniere  fois !  Car  le  cercle 
des  puissances  etrangercs  se  retrecit  chaque  jour  davan- 
tage  autour  de  lui.  C'est  effrayant.  Son  beau-pcre  est  le 
premier  parmi  ceux  qui  s'apprJtent  a  I'ecraser  et  qui 
I'ecraseront.  II  n'y  a  pasjusqu'a  deux  enfants  de  France, 
—  lloreau  et  Bernadotte,  —  qui  ne  prennent  les  amies 
conlre  lui,  lui  par  qui  ils  etaient  tout,  sans  qui  ils 
n'eussent  ete  rien. 

C'est  uue  ligue  immense  enlre  les  potentats  de  I'Europe, 
un  hourra  formidable  cohtre  cet  homme  dont  ils  s'occu- 


pent  a  creuser  la  lombe.  L'avcnir  refusera  de  croire  Ji  ce 
duel  cirange  de  vingt  centre  un,  de  vingt  epees  centre  une 
epee,  de  vingt  bourrcaux  pour  une  seule  tete.  La  gran- 
deur de  Napoleon  prend  a  cette  6poque  un  caroctfere  de 
sublime  fatalite ;  son  5me  trompee  dans  les  revers  briUe 
d'une  energie  nouvelle  et  plus  forte.  Mais  son  ^nergie 
doit  suecomber  sous  le  nombre.  II  tombera  sous  le  poids 
de  I'Europe  entiere,  comme  un  de  ces  Titans  auxquels  il 
ne  fallait  rien  moins  qu'une  montagne  pour  les  broyer. 
Napoleon  s'etait  fait  Titan,  I'Europe  sefit  montagne. 

Leipsick  est  le  signal  de  cette  grande  deroute,  qui  ne 
s'arrete  qu'ii  Francfort.  Desormais  I'ivresse  des  ennemis 
est  au  comble,  et  precipitant  catastrophes  sur  catastro- 
phes, ils  regardent  deji  comme  abattu  le  parvenu  hautain 
dont  ils  ont  eu  si  souvcnt  a  subir  les  lois.  —  Seul,  sans 
escorle.  Napoleon  rentre  au  sein  de  Paris  silencieux;  il 
trahie  dcrriere  lui  I'Europe  et  tons  ses  souverains,  et  c'est 
ce  moment-la  que  choisit  le  corps  legislalif  pour  imposer 
des  conditions  k  sa  demande  d'une  nouvelle  levee  d'hom- 
mes.  Mais  lEmpereur  n'est  pas  tellement  accable,  que 
sa  fougue  ne  se  reveille  au  contact  d'un  obstacle  intem- 
pestif.  11  casse  le  corps  legislalif.  —  «  Moi  seul,  dil-il,  je 
suisle  represenlant  du  peuple.  Etqui  de  vous  pourrait  se 
charger  d'untel  fardeau?Le  tr(ine  n'estquc  du  boisrecou- 
vert  de  velours....  E»t-ce  queje  ne  sacrifiepas  mon  or- 
gueil  ct  ma  fierte  pour  obtenir  la  paix?  Oai,je  suis  tier 
parce  que  jc  suis  courageux;  je  suis  fier  parce  que  j'ai 

fait  de  grandes  choses  pour  la  France Relourncz  dans 

vos  foyers.  » 

Cet  acte  d'absolutisme  ne  retarda  pas  sa  chate.  —  Deja 
les  allies  debouchaient  par  tous  les  points  de  la  France  h 
la  fois.  Les  cosaques  traversaient  les  campagnes  de  I'Est, 
la  lance  au  poing,  brulant  et  pillant  toutsurleur  passage. 
—  Alors  commenca  pour  lEmpereur  cette  guerre  de  ha- 
meaux,  pleine  de  surprises,  de  hasards,  de  virements,  de 
contre-manoeuvres,  d'embuscades ;  guerre  sans  reUche, 
plus  rapide  qne  le  vent,  allant  de  Test  a  I'ouest,  du  nord 
au  midi ;  hier  ^  Champaubert,  aujourdhui  aMoiilmirail, 
demain  a  Montercau  ;  oil  le  terrain  etait  dispute  pied  k 
pied,  corps  a  corps;  oil  I'Empereur  couchait  tantot  dans 
la  chambre  d'un  cliarron,  tantot  sur  la  paille  d'une  grange, 
d'autres  fois  sur  le  seuil  d'un  presbytere,  —  se  multi- 
pliant  sur  tous  les  points  et  dans  toutes  les  occasions, 
courant  mille  fois  au-devant  du  danger  qu'il  semblait 
defier  par  son  elrange  audace  ;  faisant  face  a  tout  et  4 
tous,  a  la  ruse,  i  la  trahison  incessante,  aux  propositions 
des  ennemis,  aux  murmures  de  son  etat-majur;  semblable 
a  un  lion  accule,  terrible,  fin,  ecumant,  attentif,  essouffle, 
qui  salt  qu'il  joue  sa  vie  centre  plus  forts  que  lui,  et  qui  ^ 
pourtant  ne  desesperc  que  lorsqu'il  se  sent  frapp6  ii 
mort. 

Ses  lieutenants  n'etaient  guere  plus  heureux.  Soult  se  v 
rctirait  sur  Toulouse.  Augereau  allait  evacuerLyon.  Bor- 
deaux ouvrait  ses  murs  aux  Anglais.  Le  comte  d'Artois 
cntraitdans  la  Bourgogne.  C'etaita  chaque  pas  une  porte 
vendue,  une  ville  forcce,  par  oil  debouchait  a  chaque  in- 
stant un  peuple  autrichicn,  russe,  allemand.  prussien.  La 
France  etait  percee  a  jour  et  debordee  par  tous  ses  fleu- 
ves  et  toutes  ses  frontiercs.  Plus  de  salut  nuUc  part ;  I'in- 
vasion  etait  partoul.  Le  torrent  roula  de  la  sorte  jusque 
devant  Paris,  — oil  Napoleon  arriva  trup  tard  pour  se  met- 
tre  en  travers  de  ses  Hots  tumullueux.  Malgre  I'h^ro'ique 
defense  de  la  garde  nationale  sous  le  commaadement  du 


342 


NAPOLEON. 


vieux  Moncey,  et  le  eonconrs  des  braves  et  des  citoyens      rcddition  vengea  d'un  seul  coup,  ce  jour-la,  toutes  les  ca- 
de loute  classe,  Paris  ful  livr6  le   31   mars  lisU,  et  sa  '  yiitales  liaineuses  de  I'Europe. 


IMlM'!!;i!,; 


-r';' 


Napoleon  tomba  de  toiile  sa  hauteur,  et  avec  lui  ce 
grand  ceuvre  de  I'enipire,  auquel  il  avail  vou6  sa  vie  en- 
tiere.  Tout  croula  en  mSme  temps  sous  ses  pas,  son 
peuple,  son  tronc,  sa  dynastie;  et  ainsi  se  realisa  ce  mot 
cilebre  :  11  est  venu  rcfaire  le  lit  des  Bourbons.  —  Le 
poignet  meurtri  par  les  ]tliissances  alliees,  il  signa  k  Fon- 


tainebleau  I'aclede  son  abdicalion, —  il  soufda  lui-meme 
sur  sa  race  afin  que  sa  race  s'cleignit,  —  et  apres  avoir 
dit  adieu  a  ses  soldats  et  embrass^  I'aigle  de  France,  il 
partit  pour  lile  d'Elbe,  oil  le  monde  I'exilait,  en  cvilant 
toutefois  de  passer  par  Avir^non,oii  I'atlendaitle  poignard 
des  futurs  assassins  de  Brune. 

Charles  Monselet. 


X.  '^  —  :_-r 


^^iBSSSi-^*'-^*^'*-" 


LA  TRINITE  DU  MONT,  A  HOME. 


313 


HISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  BASILIQL'ES  DE  ROME. 


I.A  TRINITE  DU  MONT. 


u  bas  du  mont  Pincius  se  I 
trouve  la  place  d'Espagiie. 
An  milieu  s'i'levent  un  obe- 
lisqueet  une  fontaine;  I'obe- 
lisque  est  le  meine  qui  resta 
longtemps  dans  les  jardins 
de  la  villa  Medici,  doiit  on 
apercoit  le  palais  a  rcxtremi- 
te  septentrionale. — Le  cardi- 
nal Alexandre  de  Medici,  titulaire  de  saint  Pierre  arf  vincu- 
la,  I'y  fit  transporter  avecdeux  conques,  qui  venaientdes 
thermes  de  Titus.  La  fontaine,  erigee  en  forme  de  barque, 
fut  comniandee  parlepape  Urbain  VHL  en  memoire  de 
la  prise  de  Lo  Rochelle  {1628);  —    ce    fut  un  honiniage 


rendu  aux  armes  du  roi  Louis  le  Juste  ,  et  en  m^nie 
temps  un  monument  eleve  a  la  cliute  du  calvinisme  en 
France. 

A  cote  du  convent  des  Minimes,  on  voit  leur  eglise  :  la 
Trinite-du-Mont.  Ce  fut  le  roi  Charles  VIII  qui  en  jela 
les  fondements,  en  1494,  lorsqu'il  passa  par  Home  pour 
aller  a  la  conqu^te  du  royaume  de  Naples.  Francois  de 
Paule,  fondaleur  de  I'ordre  des  Minimes,  vivait  encore. 
Aux  disciples  de  ce  saint,  fut  confie  le  culte  de  la  Trinite- 
du-llonl.  llss'en  acquitterent  avec  le  soin  religieux  qu'ils 
apportaicnt  a  toute  chose;  et,  prolegee  par  les  cardinaux 
de  Macon,  de  Lorraine,  d'Eslrees,  leur  eglise  devint  une 
des  superbesbasiiiques  romaines. 

Comme  toutes  les  feglises  de  Rome,  celle-ci  olTre  ce 


prestige  de  grandeur  que  la  foi  des  peuples  et  le  genie  de 
I'artisle  jetaient  a  profusion  dans  les  temples  sacres.  — 
Immense  bienfail  de  la  religion  qui  donna  aux  espritsune 
crande  et  sublime  emulation.  —  Au  sortir  de  I'ere  bar- 
bare  ,  lorsque  la  poussiere  d'une  epoque  vieillie  com- 
mencail  de  tomber  sous  le  soleil  de  la  foi,  chaque  lieu 
saint  devint  aussi  le  but  vers  lequel  tendaient  les  ceuvres 
de  genie.  Les  papes,  premiers  et  grands  civilisateurs, 
avaient  compels  quelle  impulsion  les  arts  pouvaient  at- 
tendre  de  leur  preponderance.  lis  di'clarerent  que  toute 
ceuvre  digne  de  I'adrairalion  generale  serait  offerle  a 
Dieu  et  placee  dans  les  egUses.  —  Us  firent  plus.  —  La 
miscre  pouvait  tuer  le  genie,  lis  ne  voulurent  pas  que 
I'art  veritable  pilt  connaitre  la  pauvrete  :  leurs  tr^sors 
furent  ouverls  aux  peintres  et  aux  sculpteurs  qui  vou- 

urent  consacrer  leurs  travaux  i  I'histoire  de  la  foi. 
Alors  de  tons  cotes  I'ltalie   enfanta  des  hommes,   des 

hommes  au  coeur  brOlant  et  passionne,  Ji  la  main  puis- 


sante  et  bardie,  et  ces  hommes  leguerent  tant  de  chefs- 
d'oeuvre  a  la  posterite  qu'on  edt  dit  un  defi  jet6  aux 
siecles  a  venir.  —  Tout  cela  se  fit  avec  une  seule  pens^e, 
la  foi !  — Voila  ce  qui  fit  I'ltalie  des  quinzieme  et  seizieme 
siecles,  cequi  enfanta  celts multituded'artistes  si  grandsel 
sinombreux,qu'ilssemblenta  euxseuls  former  un  univers! 

De  meme  que  I'ltalie  avait  ete  le  berceau  du  catholi- 
cisme,  ellc  fut  le  sol  cheri  des  arts.  Ses  mines  avaient 
ete  rougies  par  le  sang  des  premiers  martyrs,  ses  temples 
les  premiers  ouverts,  furent  aussi  remplis  par  les  pre- 
mieres productions  du  genie.  —  Ses  enfants  furent  les 
premiers  croyanls.  lis  furent  aussi  les  premiers  artistes. 
—  De  mfme  que  les  peuples  athees  n'ont  produit  que 
mine  et  vandalisme,  les  nations  chrotiennes  out  apport6 
Ji  la  gloire  leur  tribut  de  chefs-d'ceuvre  et  de  monuments. 

On  monte  a  la  Trinite  par  un  double  escalier  en  forme 
d'eperon,  borde  d'une  balustrade  en  pierre.  Le  portail, 
style  en  ordre  corinthien,  a  pilastres,  est  devanc6  par 


344 


LA  TRINITE  DU  MONT,  A  ROME. 


deux  colonnes  qui  s'^levent  de  cliaque  cote.  Au-dessus 
sont  sculptees  les  amies  de  France  soutenues  par  dcs 
anges.  —  Deux  clochers  surmontent  ce  portail. 

L'eglise  n'a  qu'une  nef.  Le  mailre-aulel,  plusieurs  fois 
rec'onslruit,  fut  elabli  dans  son  etat  acUiel,  par  les  plans 
de  I'architecte  fran^ais  Jean  de  Champagne.  — II  y  a  fait , 
enstuc,  le  inyst^re  do  la  sainleTriiiitfe  entouri-e  d'anges, 
ainsi  que  saint  Louis  et  saint  Vincent  de  Paul.  — LaFuite 
en  ligypte,  par  Piccioni  -,  le  Couronnement  de  la  Vierge, 
par  Fredt'ricZuccaro,remplissentruades  cotes. — L'autre, 
peint  par  Perrin  del  Vago,  reproduit  divers  traits  de  la 
vie  de  la  mtre  du  Christ,  et  deux  proplietcs  en  grand  : 
Isaie  et  Daniel.  —  Au milieu,  et  presque  dans  la  voute,  on 
voit  des  anges  portant  les  amies  du  cardinal  Pucci.  Puis 
I'Assoniption ,  fresque  commencee  par  Tadeo  Zuccaro, 
finie  par  Frederic,  son  frere,  qui  a  aussi  peint  les  pro- 
phetes  et  les  orueinents  places  Cii  et  lii  avec  une  admi- 
rable protusion. 

Aux  deux  cotes  du  choeur  se  trouvcnt  deux  petitescha- 
pelles  qu'on  doit  ^galement  k  I'architecture  de  Jean  de 
Champagne. 

Apres  le  maitre-autel,  restent  a  examiner  les  chapelles 
qui  ornent  si  ricliement  chaque  llanc  de  la  nef.  On  en 
compte  dix,  etcliacune  possede  quelque  chef-d'oeuvre  de 
peinture,  au  has  duquel  briUe  un  nom  celebre  que 
Ton  devine  toujours  sans  avoir  lu. 

Dans  la  premiere  chapelle,  h  droite,  on  voit  le  tableau 
a  I'huile  du  bapl6me  de  Notre-Seigneur,  execute  par  Le 
Naldini;  les  fresques  qui  revetent  les  cotes  et  la  voiite 
sont  dues  au  meme  pinceau.  —  C'est  la  vie  de  saint  Jean- 
Baptisle  qui  a  fourai  lesujetdeces  fresques.  —  On  remar- 
que  surtout  la  decollation  du  saint  et  la  danse  de  I'impure 
Herodiade. 

La  deuxieme  chapelle  ne  possede  qu'un  tableau  repre- 
sentant  le  bienheureux  saint  Francois  de  Sales.  —  Oul'at- 
tribue  h  Fabrice  Chiari. 

Dans  la  chapelle  suivante,  un  Christ  niort  est  olTert  a  la 
veneration.  II  y  a  aussi  quelques  figures  k  I'buile.  Les 
douleurs  de  la  Passion  font  le  sujet  des  fresques  de  la 
voiite.  —  Ce  travail  est  tout  entier  de  Paris  Nogari. 

Les  deux  chapelles  qui  viennent  apres  celle-la  n'ont 
r^ellement  que  leurs  fresques  de  tres-rcmarquables.  Ces 
peintures  sont  anciennes  mais  bonnes.  La  premiere,  qui 
reproduit  la  Nalivite  de  Jesus-Christ,  n'a  pas  laisse  a  I'art 
le  nom  de  son  auteur,  neanmoins  c'est  une  osuvre  de  nie- 
rile.  La  crois^e  du  meme  c6t6  est  partout  peinte  egalo- 
ment  k  fresque.  On  y  voit  entre  autres  le  Jugement  der- 


nier, par  un  eleve  de  Michel-Ange,  qui  cut  I'ambition 
vanitouse  de  deveuir  I'emule  de  son  maitrc,  lorsque  ce 
dessin  avait  ^te  commande  par  le  papc  pour  la  chapelle 
Sixtine. 

La  cinquieme  chapelle,  fondee  par  la  signora  Lucretia 
della  Rouijrc,  a  ete  peinte  sur  le  dessin  de  Daniel  de 
Vollerre.  — Non-seulement  ce  peintre  y  a  mis  son  g^nie, 
maisaussi  celui  deseseleves.  —  Le  tableau del'Assomption 
sur  I'autel,  et  la  presentation  au  temple,  sortentdu  pin- 
ceau de  Jean  Paul  Rossetti.  Dans  les  arcades,  I'annoncia- 
tion  etlanativite  du  Christ;  dans  lesangles,  les  prophetes, 
sont  de  Daniel  mSme.  —  Marc  de  Sienne  el  Pelerin  de  Bo- 
logne  ont  illustre  la  votite,  de  cette  bistoire  subl'ime  de 
la  "Vierge. — Chaque  facade  a  un  cbef-d'oeuvre:  — I'une,  la 
nativiledeNotre-Dame,deBi2zerorEspagnoI,  —  et  l'autre, 
le  massacre  des  innocents  de  iVIichel  Albcrti ; — tous  Aleves 
de  Daniel  de  Vollerre. 

A  gauche,  dans  la  premiere  chapelle,  on  voit  Notre- 
Seigneur  en  jardinier,  apparaissant  a  Madeleine.  Ce  ta- 
bleau est  un  de  ceux  devanl  lesquels  on  s'arrete  longtemps 
avec  bonheur  :  le  pinceau  nous  offre  sur  cette  toile  des 
chairssublinies  de^ton  et  de  verite ;  voyez  la  pileur  rayon- 
nante  du  Christ  et  I'etonnement  de  Madeleine.  Ce  chef- 
d'oeuvre  ainsi  que  les  histoiresa  fresques  dans  les  demi- 
ronds,  sous  les  arcades,  et  la  voiite,  sont  de  Jules  Ro- 
main, etde  son  beau-fr6re,.Iacques  Francois,  ditleFacteur; 
tous  deux  el6ves  de  Raphael  d'Urbin  comme  Perrin  del 
Vago,  k  qui  Ton  doit  la  piscine  de  Siloe  et  la  resurrec- 
tion de  Lazare  qui  ornent  aussi  le  mime  lieu. 

La  signora  Helena  Orsini  a  faitconstruire  la  deuxidme 
chapelle  par  Daniel  de  Volterre  qui  a  passe  sept  ans  a  ce 
travail.  Sur  I'autel,  ladescente  de  la  croii^  les  fresques  de 
la  voute,  les  peintures^de  sainte  HelAne,  les  ornements, 
compartiments  en  stuc,  et  bas-reliefs,  sont  dus  a  Daniel 
de  Volterre. 

La  troisifeme chapelle  n'offre  rien  de  comparable  aces 
inerveilleuses  productions  du  genie  qui  semblent  s'fitre 
entassees  les  unes  sur  les  autres. 

La  quatrifeme  possede  un  tableau  de  la  nalivite  et  la 
creation  del' bom  me  avec  unpaysagede  Cesar  Piemontais. 
La  voute  est  enrichie  de  fresques  represeotant  I'histoire 
de  Marie :  ce  travail  est  dij  k  Paul  Ledapse,  ainsi  que  les 
prophetes  qui  sont  si  hardiment  jetes  sur  les  piliers. 

La  derniere  chapelle  a  appartenu  au  prince  Borghese; 
—  Cesar-Nebbin,  Jacques  de  I'lndago,  Perin  del  Vago  et 
Lorenzelto  I'ont  dolee  de  plusieurs  chefs-d'cBuvre. 

J.B. 


CAUSERIES   AYEC  M,ON  FILS  SUR  LA  PHYSIOLOGIC. 


34S 


tACSERlES  AVEC  HON  FILS  SUR  LA  PDYSIOLOGIE. 


II. 


a  physiologic,  mon  cher  Er- 
nesl,  est  la  science  qui  nous 
apprend  le  mccanisme  de 
toutes  les  fonctions  dont  I'en- 
semble  constitue  la  vie  mo- 
fMelle. 

Or,  mainlenant  que  tu  as 
une  idee  de  ce  que  Ton 
entend  par  appareih,  je  vais, 
en  me  placant  au  niveau  de 
(on  premier  degre  d'instruc- 
tion  k  ce  sujet,  examiner 
avec  toi  chacun  d'eux  en 
particulier;  et  pourrepondre 
a  la  question  que  tu  m'adres- 
sais  ce  matin,  jevais  essayer 
de  fexpliquer  les  rouagcs  de 
Vuppnrcil  digestif,  si  je  puis 


m'exprimer  ainsi,  ct  I'acte  de  la  digestion 


DE  LA  DIGESTION. 

Au  fur  el  !i  mesure  que  les  aliments  solides  ou  liquides 
sont  intioduils  dans  telle  ou  telle  partie  des  voies  diges- 
tives, ils  y  subissent  un  travail  d'elaboration  particuliere 
et  des  alterations  successivcs. 

Tout  cela  c'est  la  digcslion. 

Pour  que  tu  comprennes  plus  facilement  I'etude  mcca- 
nique  de  I'appareil,  voici  un  apercu  succinct  et  general  de 
ia  fonction  : 

Les  a(»«cH/ssont  introduits  dans  la  bouche. 

C'est  la  pri'hension. 

Ils  y  sont  broyes  par  les  dents. 

C'est  la  maslicalion. 

lis  y  sent  reduits  en  une  masse  appelee  bol  alimen- 
tuire,  et  humectes  par  un  liquide  destine  h  leur  faire 
acquerir  des  proprictes  essenlielles. 

Cela  forme  Viyisalivation. 

Bientot  ils  francliissent  la  bouche  et  passent  dans  I'o!- 
sophagc,  sorle  de  tube  allong^  qui  doit  les  transmettre 
jusqu'a  Vcflomnc. 

Ceci  se  nomme  la  di'gbtlilinn. 

Arrives  dans  Testomac ,  poche  plus  large,  plus  ihs- 
tique  que  I'cesophage,  ils  y  subissent  une  transformation 
nouvelle  et  sont  rdduits,  au  bout  d'un  certain  la'ps  de 
temps  en  une  p5te,  qui  a  recu  le  nom  de  chyme. 

De  la  le  mot  chymificulion. 

Tout  ce  4"!  est  irapropre  h  passer  a  I'^tat  de  chyme 
est  rejete  par  le  vomisscment. 

Cet  estomac,  cette  poche,  ce  sac  en  quelque  sorte,  se- 
crete un  liquide  particulier  qui  est  dit  sue  gaslrique,  dont 
la  propriety  est  de  concouri^  h  la  formation  du  chyme. 

Quand  cette  Elaboration  est  termince,  quand  a  eu  lieu 
■la  chymificalion,  I'ouverture  infirieure  de  I'estomac  (le 
pylore)  livre  passage  au  chyme,  qui  vase  repandre  dans 
Vinteslin  grcle ,  longue  continuation  du  canal  digestif, 


connu  sous  le  nom  general  dc  lube  inlrsdnal,  sauf  quel- 
ques  denominations  diverscs  selon  sa  position,  son  trajet 
et  ses  usages,  et  dans  toquel  ce  chyme  passe  a  I'etat  d'un 
liquide  blancliitre  nomme  chyle,  mf-le  lui-m6me  avec  la 
bile,  liquide  s6crLHe  par  le  foic. 

Ce  phenoraene  de  la  fonction  est  la  chylificatioti. 

Tout  ce  qui  est  impropre  a  former  le  chyle  est  rejete  au 
dehors  par  les  voies  naturelles  inferieures ;  mais  ce  qui 
est  chyle  est  absorbe  par  une  innombrable  quantity  de 
petits  vaisseaux  lui  servant  de  vEhicule  jusque  dans  I'in- 
terieur  d'une  sorte  de  tuyau  dit  canal  Ihorucique,  situe 
au-devant  de  la  colonne  vertebrate.  Par  ce  canal  Ihora- 
cique,  le  chyle  arrive  dans  une  veine  qui  communique 
au  cccur,  puis  du  cceur  est  reporte  dans  le  poumon,  oil  il 
acquiei^t  par  le  contact  de  lair  des  proprietes  nouvelles  et 
vivifiantes;  et  enfin  du  poumon  revlcnt  k  une  autre  par- 
tie  du  cceur,  oil  il  est  devenu  iu  sang,  et  sous  cette  forme 
est  lance  dans  le  torrent  general  de  la  circulation  pour 
servir  a  I'entretien  de  la  vie. 

Comme  tu  le  vois  d6ja,  tout  I'appareil  digestif  pourrait 
^Ire  compar(5  a  un  long  tube  presentant  dans  son  par- 
cours  diverses  formes  completeraent  dissemblables,  agis- 
sant  de  facon  differente,  mais  qui  n'en  sont  pas  moins 
un  seul  et  mime  canal,  dont  quelques  organes  voisins 
sont  auxiliaires  pour  Vaccomplissement  de  la  fonction. 

La  bouche  est  une  cavite  dont  I'ouverture  est  formte 
par  les  levres;  son  plan  superieur  est  la  votiic  palatine ; 
son  plan  inferieur,  la  langue;  'son  plan  bi-lateral,  les 
joues;  elle  est  bornee  anterieurement  par  les  dents,  pos- 
terieurement  par  le  voile  du  palais. 

Les  levres  sont  distinguc'es  en  superieure  et  infi^rieure, 
se  reunissant  par  des  angles  aigus  que  Ton  nomme  com- 
missures ;  plusieurs  muscles  concourent  k  I'execution 
rapide  et  ties-vari^e  de  leurs  mouvements. 

Les  mdchoires  sont  egalement  doubles.  Deux  os  forment 
la  michoire  superieure;  celle-la  est  immobile;  un  seul 
OS  constitue  la  mJchoire  inf(?rieure,  et  c6lui-la  pent  au 
contraire  executer  de  forts  mouvements  d'elevation  et 
d'abaissement,  mais  aucun  de  rotation. 

Le  palais  est  le  resultat  de  la  voute  formee  par  la  reu- 
nion des  OS  maxillaires  superieurs. 

Le  voile  du  palais  est  ce  prolongement  membraneux 
qui  fait  suite  a  la  voiite  palatine;  il  separe  posterieure- 
ment  la  bouche  du  pharynx,  que  nous  ctudierons  plus 
tard ;  a  cliaque  cote  il  se  termine  par  deux  autres  prolon- 
gements  appelcs  piliers,  pr'es  desquels  sont  deux  glandes 
nomm^es  amygdales,  et  enfin,  dans  son  milieu,  il  donne 
naissance  encore  a  un  prolongement  allonge,  qui  est  la 
luelle. 

Enfin  I'ouverture  posterieure  de  la  bouche,  qui  a  re^u 
la  denomination  :  isthme  du  gosier,  est  I'espace  compris 
entre  le  voile  du  palais,  ses  piliers  et  la  base  de  la  langue. 

La  langue  est  un  muscle  compose  de  faisceaux  parti- 
culiers,  dont  la  direction  est  differente,  ce  qui  lui  donne 
une  extreme  mobilite.  Elle  est  retenue  a  sa  face  inferieure 
par  un  repli  membraneux  appelE  frein  ou  filet,  ce  qui 


3«6 


CAUSERIES  AVEC   MON   FI 


empfiche  ses  mouvemenls  desordonnes.  Voila  pourquoi, 
d'apres  le  dicton  populaire,  on  dit  d'un  bavard,  qu'il  a 
eu  le  filet  bien  coupe. 

Les  joues  sont  deux  cloisons  chaniues  tr^-elasliques 
ayant  leui-  point  d'altache  aux  maxillaires  superieur  et 
inferieur,  el  sont  constitute  par  la  reunion  de  plusieurs 
muscles  dont  Taction  et  les  divers  mouvements,  combines 
avec  ceux  dcs  li?vres,  formcnt  les  traits  du  ■visage  et  I'ex- 
pression  do  la  physionomie. 

Les  dents  sont  au  nombre  de  seize  Ji  chaque  mJchoire. 
Ce  sont  de  petits  os  fort  durs  encli&sses  dans  une  serie  de 
trous  appeles  alveoles  que  I'on  rcmarque  au  bord  inferieur 
des  maxillaires  sup^rieurs  et  dune  fa(;on  inverse  aux 
maxillaires  inferieurs. 

La  partie  conlenue  dans  I'alv^ole  est  la  racine;  le  tissu 
qui  I'y  retient  est  la  gencive.  Au-dessus  de  la  racine  est 
le  collet,  qui  separe  cctte  derniere  de  la  coitroniie,  et  la 
CQuronne  est  recouverte  d'une  substance  blanche  solide, 
inalterable  au  contact  de  I'air,  Vemail. 

Les  dents  sontdestintea  couper,  k  dechireret  abroyer. 
Aussi  sont-elles  distinguees  en  incisives,  en  canines  et  en 
grosses  et  petites  molaires. 

Les  dents  incisives  ont  une  racine  simple:  elles  sont 
nu  nombre  de  'quatre,  et  situees  au  milieu  de  I'arcade 
dentaire. 

Les  canines,  au  nombre  de  deux,  une  de  chaque  cole 
par  niSclioires  sont  cor.tigU(?s  aux  incisives;  elles  n'ont 
cgalement  qu'une  racine  et  sont  vulguirement  appelees 
dents  de  I'ceil. 

Les  molaires,  divisees  en  petites  et  grosses  molaires, 
viennent  ensuite  terminer  I'arcade,  Elles  ont  plusieurs 
racines,  et  la  derniere  dent  molaire ,  qui  forme  de 
chaque  cote  I'extremite  de  I'arcade,  est  ce  qu'on  appelle 
dans  le  monde  la  dent  de  sagesse,  parce  qu'elle  nc  parait 
que  dans  un  <ige  avancc'.  Que  de  gens  ont  la  dent,  et  pour- 
tant  qui  n'ont  pas  encore  la  sagesse! 

Le  pharynx,  vulgairement  arriire-bouche  ou  gosier, 
est  separe  de  la  bouche,  par  le  voile  du  palais,  et  se  con- 
tinue inferieurement  avec  Vwsophage;  c'est  un  conduit 
museulo-membraneux,  qui  donne  passage  a  une  certaine 
quantity  d'air  pendant  la  respiration,  et  recoil  lebol  ali- 
mentaire  au  moment  de  la  deglulilion.  II  ne  faut  pas  le 
confondre  avec  le  larynx,  que  nous  etudierous  en  temps 
etlieu,  et  derriere  lequol  il  est  immediatement  place:  a  son 
ouverturesuperieure.ilexiste  une  valvule  sitiieeau-dessous 
de  la  base  de  la  langue,  susceptible  de  resserrement,  et  qui 
recouvre  compl^tement  I'ouverture  du  larynx  pendant  la 
deglutition,  et  empeche  de  celte  facon  que  quelques  par- 
celles  du  bol  alimentaire  s'inlroduisent  dans  les  voies 
aeriennes. 

Vcesophage  fait  suite  au  pharynx  ;  c'est  en  quelque  sorte 
le  porte-manger  du  tube  digestif.  C'est  un  long  conduit 
etroit,  place  au-devant  de  la  colonne  vertebrale,  descen- 
dant le  long  du  cou,  traversantlapoitrineel  \f  diaphragme , 
muscle  que  nous  apprendrons,  et  vient  s'aboucher  avec 
I'ouverture  supferieure  de  I'estomac. 

Veslomac  est  un  viscere  creux,  de  la  forme  d'une  cor- 
nemuse,  une  poche  qui  semblerait  n'ctre  autre  chose  que 
la  tres-grande  dilatation  de  I'oesophage ;  il  presenle  deux 
Ouverlures:  la  premiere,  faisant  suite  b  I'oesophage,  se 
nomme  oardi'a;  rinferieurecommuniquant  avecl'intestin, 
est  appeleepi/?orc;  sa  grosse  extremite,  lournee  en  haul  et 
a  gauche,  avoisine  la  rale;  sa  petite  extremite,  dirigee  en 


LS  Sim  LA  PHYSIOLOGIE. 

bas  el  k  droite,  est  recouverte  par  le  foie.  On  donne  a  son 
bord  superieur  le  nom  de  petite  courbure,  et  i  son  bord 
inferieur  celui  de  grande  courbure. 

II  se  compose  de  trois  sortes  de   membranes,  une  in-    j 
lerne ,  dite  muqueuse,  une  moyenne,  musculeuse,  et   une    1 
exlerne,  sereuse  dont  les  functions  ont  chacune  leur  sp^ 
cialitc. 

Apri?s  I'ouverture  pylorique  de  I'estomac  se  trouve  I'in- 
leslin,  quichezriiommeformerait  hull  fois  environ  la  lon- 
gueur du  corps. 

Ce  paquet  intestinal  est  subdivise  en  deux  parties,  Tune- 
I'intestin  grele,  I'autre  le  gros  inlcstin. 

L'intestm  grcle  est  forme  par  le  duodenum  le  jejunum 
el  I'ileon  ;  le  gros  intestin,  par  le  colon,  le  caecum  et  Ic^ 
ledum. 

Le  duoilenuni  offre  trois  courbures  depuis  I'estomac 
jusqu'a  I'ileon  ;sa  longueur  est  de  .33  centimetres  envi- 
rons. 

Le  jejunum  et  I'iliion  se  succedent  et  presentent  une 
certaine  quantite  de  contours,  nommes  circonvolutions :  au 
momeiit  oil  I'ileon  se  termine  pour  donner  naissance  au 
gros  intestin  (le  caecum},  on  trouve  une  valvule  de  separa- 
tion appelee  valvule  ileo-coecale,  qui  mainlient  les  matieres 
dans  le  gros  intestin  et  les  empeche  de  refiner  dans  I'intes- 
tin grele ;  c'est  pour  ccla  que  les  injections  failes  par  I'anus 
ne  peuvent  franchir  cette  communication  d'un  intestin  a 
I'autre;  on  lui  donne  par  plaisanterielesurnora  proverbial 
de  barricre  des  apolhieaiies. 

Lecofon  est  le  plus  long  des  grosintestins;il  se  subdivise 
en  quatre  parties :  celle  qui  fait  suite  au  ccecuni  e-.t  le  co(on 
ascendant;  celle  qui  est  situee  en  travers  au-dessous  du 
foie  et  de  I'estomac,  est  le  colon  transverse. 

LecofondfscenrfanI  est  la  partie  qui  est  situee  dans  la  fosse 
iliaqne  gauche, et  enfin  on  designe  par  I'S-iliaque  les  deux 
courbures  que  presente  cette  partie  avant  desereunir  dans 
le  dernier  des  intestins  le  rectum,  qui  termine  tout  le  tube 
digestif  par  une  ouverture  inferieure,  qui  est  I'anus. 

Ainsi  que  I'estomac,  les  intestins  ont  trois  membranes  : 
d"  sereuse,  2°  musculeuse,  el  3"  muqueuse.  Cette  der- 
niere, surtout,  dans  I'intestin  grfele  presenle  des  replis  plus 
ou  moins  saillants,  des  boucles  appelees  valvules  eonni- 
vetites,  qui  ont  pour  propriete  de  se  modeler  en  quelque 
sorte  sur  la  masse  alimentaire,  dont  elles  ralentissent  le 
cours,  eld'augmenterde  toutleurdeploiemenlladilatalion 
de  rinteslin. 

Les  vaisseaux  chyli feres sonl  i  pen  pres  du  m^me  genre 
que  les  vaisseaux  lymphatiques,  quoique  destines  h  un 
aulre  usage.  Cesonteux  qui  absorbent  le  chvle  dansl'acle 
de  la  digestion;  celle  absorption  commence  a  la  fin  du 
duodenum  et  finil  vers  la  valvule  ileo-ccecale.  D'apres  di- 
verses  experiences,  on  a  trouve  que  ractedelachylification 
dure  trois  heures  environ ,  et  que  1 90  grammes  de  chyle  sont 
lances  dans  le  torrent  de  la  circulation  pendant  cette  du- 
ree;  et  qu'apres  I'acle  de  la  digestion  et  apres  une 
longue  abstinence,  c'esl-Mire  une  vingtaine  d'heures,  ces 
vaisseaux  ne  conlicnnent  plus  que  do  la  lymphe. 

Pour  terminer  cette  enumeralion'anatomique  des  diverses 
parlies  qui  composenl  le  tube  digestif,  il  faut  mentionner 
encore  trois  appareils  annexes  dans  lesquels  il  trouve  de 
puissants  auxiliaires  :  ce  sont  les  appareils  salivaire  et  bi- 
liaire,  le  pancrf'asel  la  rate. 

L'appareil  salivaire  est  forme  par  six  glandes situees  dans 
la  cavite  buccale  s^crclant  un  fluide  destine  h  humecter  le 


JEANNETON. 


347 


bol  alimentaire  et  a  lui  communiqucr  les  premieres  condi- 
tions essentielles  a  la  digestion. 

L'appareil  biliaire  est  forme  parle  foie,  viscere  glandu- 
Jeux  situe  a  droite  et  s'etendant  vers  I'epigastre  et  I'liypo- 
condre  gauche,  compose  de  trois  lobes  ;  le  plus  gros  situe 
i  droite,  le  moyen  a  gauche,  le  petit  en  dessous;  Si  la 
face  iiiferieure  du  lobe  droit  du  fuie  se  trouve  une  petite 
poche  appellee  vesictile  liilinire,  qui  est  le  rejervoirdu  fid, 
lluide  secrete  par  le  foie. 

La  bile  est  une  maticreverdiitre  indispensable  a  la  diges- 
tion, et  qui,  apres  avoir  passe  parplusieurs  canaux  par- 
ticuliers,  finit  par  elre  versee  dans  le  duodenum  pour  se 
m^ler  a  la  masse  alimentaire  qui  a  subi  I'elaboration  de 
I'estomac  et  lui  communique  des  proprietes  nouvelles. 

La  rale  est  un  organe  mou,  spongieux,  situ^  profonde- 
nient  a  gauche  au  dessus  du  colon  ascendant,  pres  la  grosse 
tuberosite  de  I'estomac,  et  au-dessuset  au-devant  du  rein 
gauche. 

Ses  usages  ne  sont  pas  bien  connus;  on  ne  sail  pasbicn 
encore  si  [elle  concourt  precisement  a  I'acte  de  la  digestion 
ou  non  ;  mais  un  fait  probable,  c'est  qu'elle  agit  mecani- 


quemcnt  en  servant  de  reservoir  a  une  grande  quantity 
de  liquides,  lorsque  dans  les  mouvements  extremes comme 
dans  la  course,  cesliquidessont  violemment  refoules  dans 
les  parties  inferieures. 

C'est  pource  motif  que  dans  les  exercicesgymnastiques, 
alin  d'eviter  I'cxces  d'un  afflux  extreme  dans  cet  organe, 
on  a  soin  d'employer  des  ceintures  serrees  qui  portent 
olistacic  a  son  developpement. 

Le  pancreas  est  une  glande  situiVderriere  I'estomac,  au 
milieu  des  courbures  du  duodenum.  Elle  secrete  un  fluide 
nomme  sue  pancrealique  presentant  beaucoup  d'analogie 
avec  la  salive,  et  se  melangeant  avec  la  bile  dans  le  duo- 
denum. 

Voila,  mon  fds,  la  simple  enumeration  des  organes  qui 
constituent  l'appareil  digestif.  A  notre  prochaine  causerie, 
nous  ^tudierons  leur  mode  d'action  en  particulier  dans 
I'accomplissement  de  la  fonction.  Nous  etudierons  les  di- 
verses  series  d'aliments,  leur  classification ;  nous  revien-- 
drons  en  dt'tail  sur  leurs  decompositions  essentielles  pour 
arriver  a  devenirl'undesprincipcsles  plus  actifs  de  notre 
existence.  Poyer,  D.  M.  P. 


JEAWETON. 


I. 


''-^\         .- ar  un  matin   d'une  belle 

'"i^Stps    journ^e ,    Jcanneton     olait 

^?3^^    allee  faire  une  battue  de 

""-'•'^     pommes  dans  le  verger  de 

Rene  Seguin,  un  des  plus 

riches  fermiers  du  hameau 

de  Cliamp-les-Loups. 

Le  hameau  de  Champ- 
lesLoups,  baigne  par  la 
Marne,  a  tout  I'aspect  d'un  paysage  du  Lorrain.  C'est  la 
mfime  fraicheur  dans  les  eaux  et  dans  le  feuillage,  dansle 
ciel  etdans  les  pres.  Le  malin  y  a  lesmemes  transparences 
et  le  soir  les  memes  brumes.  A  peine  dix  ou  douzo  maisons 
le  composent  dans  son  entier;  encore  sont-elles  voil(5es 
par  d'^pais  rideaux  de  peu[iliers  et  de  frfnes.  Le  reste,  ce 
sont  de  grandes  plaines  cultivees  et  accusant  en  tous 
li_eux  rintelligence  active  du  paysan;  des  prairies  qui 
ressemblent  a  des  mers  de  verdure,  confuses  et  agilees. 
On  dirait  un  pays  beni,  tant  y  est  pure  I'atniosphere 
qu'on  y  respire,  tant  y  regno  un  calme  profond  et  bien- 
faisant;  a  peine  si  Ton  entend  au  loin  le  son  vague  des 
clochetles  siispendues  au  rou  des  vaches  ou  la  molopfe 
trainanle  d'un  palre  qui  faille  grossieremcnt  un  au- 
bier. 

Jeanneton  ^tait  la  plus  joliefille  du  hameau  de  Champ- 
les-Loups.  Elle  avait  dix-huit  ans  et  pas  davanlage.  On 
n'aurait  pas  rencontre  sa  pareille,  a  dix  lieues  k  la  ronde, 
pour  la  vivacite  et  la  joyeuse  humeur.  Son  reg.ird  brillait 
d'autant  d'esprit  que  celui  den'importe  quelle  dame  de  la 
ville,  et  son  eclat  de  rire  avait  la  sonoril6  d'un  Hot  de 
cascade  qui  tombe  en  eclaboussures  d'argent  sur  un  csca- 
lier  de  picrre.  A  la  danse,  Jeanneton  etait  toujours  celle 
qui  sautaitle  plus  haul  et  dont  les  gars  les  mieux  tournfe 


se  disputaient  sans  cesse  la  preference.  C'etait  celle  aussi 
qui  savaitle  mieux  leur  faire  des  niches,  les  pincer  sour- 
noisement,  attacher  un  bouquet  de  fleurs  a  la  basque  de 
leur  habit.  Pourlant  il  n'y  avait personne  qui  ne  I'aimJt, 
aulant  pour  ses  beaux  yeux  que  pour  son  bon  occur;  car 
sa  gaiete  lui  venait  toute  de  \b. 

Depuis  deux  ans,  Jeanneton  6lait  entree  au  service  de 
son  parrain,  a  qui  sa  pauvre  mere  I'avait  recommand^e 
avant  de  mourir;  et  depuis  deux  ans  la  prosperite  etait 
descendue  sur  la  maison  de  Rene  Seguin.  Jamais  ordre 
plus  parfait  n'avait  resplendi  de  la  cave  au  grenier  et  de 
la  cuisine  11  la  basse-cour;  jamais  proprete  plus  flamande 
n'avait  embelli  de  son  lustre  les  planchers  vermoulus  et 
les  meublcs  gothiques  du  ferniier.  Ce  n'etait  pas  celte  fois 
del'iril  du  maitre  qu'emanait  ce  miracle,  c'etait  de  I'oeil 
de  la  servanle,  disonsplutot  de  la  filleule.  Jeanneton  etait 
toujours  levee  avant  I'aurore,  et  son  chant  commen^ait  a 
babiller  avant  celui  du  coq  ;  elle  allait  alors,  Turelaiit  du 
haut  en  bas  de  la  maison,  trainant  partout  sa  jupe  de 
laine  rouge  sans  que  sa  jupe  de  laine  rouge  en  atlrapat. 
un  seul  grain  de  poussiere.  Puis,  qu'a  cetteheure  mali- 
nale,  quelques  mendiants  vinssenl  frapper  discretement  a 
la  porle,  de  cetto  maniere  qu'elle  leur  avait  elle-mt'me 
indiquee,  et  vite  Jeanneton  descendait  avec  un  gros  mor- 
ceau  de  pain  bis  dans  son  tablier  et  un  sourire  dans  les 
yeux.  Aussi  la  maison  de  Seguin  etait-elle  citee  dansle 
hameau,  quoique  Rene  Seguin  n'eut  jamais  passe  pourun 
homnie  charitable,  bien  au  conlraire. 

C'etait  un  lourdaud.  On  le  disait  aussi  riche  qu'iletait 
sordide,  aussi  sordide  qu'il  etait  brutal.  Tout  dans  ses 
traits  et  dans  son  langage  decelait  ces  deux  cotes  de  son 
caraclere,  et  en  nieiiie  temps  un  autre  defaut  que  nous 
saurons  pUn  tard.  Peut-6tre  murmurait-il  interieurement, 


348 


JEANNETON. 


centre  lesaum6nes  de  Jeannetoa;  mais  comme  apres  tout 
elle  faisait  I'ouvrage  de  trois  personnes  au  moins,  en  ce 
sens  qu'elle  lui  tenait  lieu  dune  servaute  pour  le  me- 
nage, d'une  fcmmc  pour  raffeclion  et  d'un  commis  pour 
I'intelligence  des  affaires,  il  se  laisait  et  avait  lair  de  ne 
rienjvoir.  Qui  suit  d'ailieurs  s'il  n'etait  pas  Qatte,  dans  le 
fond,  d'entendre  dire  autour  de  lui  :  Rene  Seguin  n'esl  pas 
si  diable  qu'on  le  pense,  il  fait  du  bien  et  il  nen  soullle 
mot 
SeguiD  laissait  done  faire  sa  filleule.  11  agissait  sineu- 


lieremont  en  ccla  comme  vous  voyez.  Seul,  il  ne  se  fut 
preoccupe  de  rien  au  monde  que  de  sa  ferme ;  avec 
Jeannelon,  il  se  souvenait  qu'il  y  a  auire  chose  et  tole- 
rait  la  cliarite  chcz  lui,  en  I'additionnant  avec  ses  gages. 
II  ressemblait  a  ces  gens  qui  n'ont  ni  la  force  ni  I'intelli- 
gence necessaires  pour  entreprendre  eux-mSmes  leur  sa- 
int, mais  qui  se  le  laissent  faire  volontiers  par  un  direc- 
teur.  Jeanneton  elait  ledirecteur  de  son  pairain. 

Or,  ce  jour-1^,  Jeanneton  etait  alleeabattre  despommes 
dans  le  verger  de  Rene  Seguin.  II  faisait  un  temps  et  un 
soleilniagnifiques,  avec  une  chaleur  un  peu  vivetoute- 
fois.  Le  vent  s'elait  endormi  dans  lus  plis  des  feuilles, 
dans  Ics  calices  des  fleurs,  dans  Ics  fra\igos  des  vagues, 
dans  les  ailes  des  insectes  et  des  oiseaux.  11  n'y  avait  pas 
un  bruit  dans  les  buissons.  La  nature  scmblait  une  de  ces 
princesses  orieiitales  aux  pieds  de  laquellese  serait  endor- 
mie  I'esclave  chargee  d'agiter  devant  elle  un  eventail  a 
plumes. 

La  jeune  fille  allait  d'arbreen  arbrc,  malgre  la  chaleur, 
emplissant  un  panier  pose  par  tcrre.  Ses  cheveux,  lordus 
en  cable  k  la  facon  des  Italiennes,  etaient  nouos  negU- 
gemmentparderriere  el laissaientflotterde  grosses  boucles 
sursosepaules.  Elle  frednnnaitune  chanson  bien  des  foisin- 
terrompue  et  bien  des  fois  reprise,  une  de  ces  chansons 
campagnardes,  qui  sont  un  peu  comme  les  herbes  du 
jardin  de  la  poesie.  Quand  elle  eut  fait  sa  provision,  elle 
s'assit  sur  un  banc  et  se  mit  en  devoir  de  trier  les  pom- 
mes,  en  jetant  les  mauvaises  en  dehors  du  verger. 

Au  moment  ou,  cettc operation  terminee,  elle  se  dispo- 
sait  ^  retourner  a  la  ferme,  ses  regards  furentattirfe  tout 
^coup  par  un  bizarre  incident.  A  demi  cache  par  lahaiede 
clfllure,  unhomme,jeuneencore,|vcnaitderamasser  undes 
fruits  jetes  par  Jeanneton  et  y  mordait  avec  aviditc.  II 
etait  pauvrement  vi^tu  et  son  regard  honteux  tnihissait 
une  misere  recente  plutflt  qu'une  misere  de  longue  date  ; 
unchapeaude  paille  tombait  en  bords  fletris  sur  son  front, 
et  une  mechante  veste  dechirce  6lait  posee  ii  la  housarde 
sur  son  epaule.  Une  chemise  grossiere,  un  pantalon  de 
toile,  formaicnt  le  reste  de  son  costume.  Un  pauvre  cos  - 
tume,   comme  vous  vovez.  —  Jeanneton  s'arr6ta   deux 


ou  trois  minutes  a  le  considerer ;  puis,  une  expression  de 
surprise  se  peignit  sur  son  visage,  et  elle  fit  quelques  pas 
de  son  cole. 

—  Thierry!  s'ecria-t-elle  doucement. 

L'inconnu  tressaillit,  etreleva  la  tete  en  rougissant.  Sa 
main  laissa  echapper  la  pomme  a  moilie  entamee  qu'il 
tenait,  et  comme  s'il  eut  ele  irrite  de  se  voir  decouvert,  il 
lit  niinedes'en  allcrsans  ri'pondrc.  La  voix  de  Jeanneton 
le  retiiit  une  seconde  fois. 

— Ne  m'avez-vous  dune  pas  reconnue,  Thierry,  ou  ne 
voulez-vouspasmereconnaitreVDansce  cas,ce  serait  bien 
mal  a  vous,  ajouta-t-elle  avec  un  accent  du  reproche. 

L'inconnu  se  pritala  regarder  plus  allentivement.  Puis, 
une  larme  tomba  de  sa  paupiere  sur  une  lleur  du  buisson. 

—  Jeanneton,  dit-il,  ma  sffiurde  lait... 

Les  levres  de  Jeanneton  avuieut  deja  repris  leur  sourire 
accoutume. 
— Entrez,  entrez,  lui  dit-elle;  suivez  la  haie  et  poussez 


I 


la  porte  au  tournant  du  pont  de  bois.  Venez,  Thierry,  je 
suis  la  maitrcsse  dans  ce  beau  jardin,  dans  cette  belle 
niaison,  dans  ce  beau  colombier.  Venez,  ily  a  si  longtemps 
qu'on  ne  vous  a  vu  dans  le  pays  et  j'ai  tant  de  plaisir  a 
vous  retrouver!  dites-moi  ce  qui  vous  est  arrive  depuis  un 
an;  nesuis-jcpas votre  s(Euretn'avons-nouspasete Cloves 
ensemble?  Venez,  Thierry,  venez! 

Thierry  obi5it  machinalenieut.  Un  moment  aprfes,  il 
elait  as^is  dans  une  salle  basse  de  la  ferme,  devant  une 
lableabondamnicntservie.il  mangeait  etbuvait.  Jeanne- 
ton, debout  devant  lui,  le  regardait  faire  avec  une  Amo- 
tion curieuse. 

— Bonne  petite  soeur,  disait-il,  en  lui  prenantla  main, 
quels  remerciments  ne  vous  dois-jepas!  Sans  vouscepen- 
dant  qui  sail  ce  qui  serait  advenu  de  mon  sort?  Quelques 
moments  plus  tard  et  la  riviere  sans  doute  en  aurait  eu  le 
dernier  mot! 

—  Ne  parlcz  pas  comme  cela,  Thierry  dit  la  jeune 
fille  cffray^e. 

—  lion !  reprit-il  avec  un  sourire  nielancolique,  ce  n'est 
qu'un  jour  de  retard  apres  tout.  Ce  devait  etre  aujour- 
d'hui,  ce  sera  demain.  Est-ce  ma  faute,  petite?  Tu  saissi 
Thierry  avait  de  I'instruction,  de  I'energie,  dela  volonte 
lorsqu'il  parlit  de  Champ-les-Loups  pour  aller  cliercher 
du  travail  dans  I'atelier  dun  mecanicien  de  ChJIons;  eh 
bien!  demande-lui  ce  qu'on  a  fait  detoutci-ln?  Ily  a  trois 
mois  qu'on  ni'a  renvoye  sur  les  dcnonciations  de  jo  ne 
sals  quels  imbeciles  et  de  quels  laches,  —  des  traitres 


1 


JEAN 

vois-tu,  Jeannelon,  que  je  briserais  comme  ce  gobelel  si 
je  venais  jamais  a  lesconnaitre!... 


oiO 


Jcanneton  arrcta  vivement  son  bras,  au  moment  ou  il 
allait  casser  le  verre. 
Thierry  conlinua,  plus  tranquille  : 

—  Tedireles  raisons  qu'on  m'a  jetees  au  nez  pourcela, 
ma  foi,  je  n'en  sais  plus  rien.  II  parait  seulement  que 
j'avais  la  voix  trop  hayte,  lesbras  trop  prompts  et  le  go- 
sier  trop  allere,  trois  qiialiles  dont  lis  m'ont  fait  trois 
defauts.  Mais  le  monde  estainsi.Et  puis,  mes  connais- 
sances  ne  leur  plaisaient  pas,  a  ce  que  j'ai  cru  dem^ler; 
parce  que,  Petit-Ponce,  mon  camarade,  ne  posscde  point 
a  un  degre  superlatif  les  facons  distinguees  d'un  agent  de 
change,  ils  ont  essaye  dele  noircir  k  mesyeux.  Un  tas  de 
betises,  enfini  Si  bien  que,  j'ai  fourre  mcs  oulils  dans 
mon  sac  et  que  j'ai  souhaile  le  bonsoir  a  monseigneur 
de  la  forge  et  a  sa  compagnie.  Yoilh.  Donne-moi  a 
boire. 

—  Mais  apres?  demanda  Jeanneton. 

—  Apres?  J'ai  ete  trouver  Petit-Ponce  et  nous  avons 
passe  la  nuit  au  cabaret.  Une  belle  nuit,  Jeanneton ;  des 
bouteilles  dcssus  et  dessous  la  table;  du  vin  a  foison,  du 
vinpartout!  Jemela  rappellerai  longtemps ! 

—  Et  le  lendemain?... 

—  Ah  1  par  exemple,  ce  fut  autre  chose.  Je  vendis  mes 
outils ;  et  quand  je  n'eus  plus  d'outils,  je  vendis  ma  vesle, 
ma  montre,  la  chaine  de  mon  pere,  quoi  plus  encore?  Et 
quand  je  n'eus  plus  rien  4  vendre,  je  promenai  philoso- 
phiquement  ma  misere  de  long  en  large,  vivant  au  jour  le 
le  jour,  tanldt  bien,  tantot  mal,  grSice  t  I'amitie  de  Petit- 
Ponce,  de  cfilui-la  qu'ils  avaient  calomnie  et  injurie.  Un 
tel  manege  ne  pouvait  durer  longtemps  nt'^anmoins,  et  un 
jour  que  je  vis  bien  qu'il  n'y  avaitplus  d'ouvrage  possible 
pour  moi  a  Chalons  par  suite  des  mauvais  cancans  de  la 
forge,  ce  jour-la  jcdis  a  Petit^Ponce  :  — Yiens-t'en  avec 
moi  au  village;  j'ai  partag^  ton  pain,  tu  partageras  celui 
de  mon  pere,  et  le  reste  sera  pour  moi  pour  peu  qu'il  y 
nit  (hi  rcste... 

—  Pauvre  Thierry! 

—  Ah  bien!  oui ;  — va-l'en  voirs'ih  vicnnent,  comme 
dit  la  chanson  ;  —  quand  j'ai  eli  pour  frapper  a  la  maisou 
de  la  petite  place  et  que  j'ai  demande  a  voir  le  vieux 
bonhomme,  on  m'a  repondu  :  La  troisi^me  allee  du  cime- 
tiere,  ^  gauche,  en  entrant.  Excusez!  I'annt^e  a  ete  mau- 
vaise.  Nous  sommes  voles  comme  dans  un  bois,  a  mur- 
mure  Petit-Ponce.  —  Ca !  Jeanneton,  tout  le  monde 
mei'.rt  done  depuis  qaelque  temps  aChamp-les-Loups? 


NETON. 

Cette  fois  Jeanneton  ne  repondit  pas.  Une  profonde 
tristesse  s'etait  empan^e  d'elle  a  la  vue  du  changement 
apportepar  un  an  d'absence  dans  lesmanieres  et  la  con- 
duile  de  son  frere  de  lait.  Jadis  Thierry  elait  renomm6 
dans  le  village  comme  im  des  plus  honnStes  garcons ;  sa 
bonne  figure,  fraiche  et  rose,  indiquait  h  merveille  I'heu- 

reusetranquillitedesaconscienc<'.Aujourd'huiladebauche 
avail  rendu  Thierry  presque  meconnaissahle.  —  C'est  co 
qui  fit  que  Jeanneton  ne  repondit  pas  d'abord. 
Thierry  but  un  dernier  coup,  et  se  leva. 

—  Petite  sopur,  merci,  lui  dil-il ;  tu  m'as  rendu  un  ser- 
vice signale  que  je  n'oublierai  pas.  Compte  sur  ma  recon- 
naissance si  cela  peut  f^lre  agreablo,   et  adieu    maja 
tenant. 

II  I'embrassa  cavalierement  sur  le  cou,  et  se  disposa  k 
sorlir. 

— Ou  allez-vous  done?  lui  demanda  Jeanneton,  qui  avait 
fremi  sous  son  baiser. 

—  Parbleu  I  a  la  recherche  de  Petit-Ponce,  qui  ne  doit 
pas  se  trouver  loin,  j'imagine. 

—  Est-ce  qu'il  est  reste  a  Champ-les-Loups?  dit-elle 
avec  une  vague  terreur,  dont  elle  ne  se  rendit  pas  compte 
sur  I'instant. 

—  Oil  veux-tu  qu'il  soit  alle,  par  hasard?  Ne  suis-je 
pas  son  seul  espoir,  absolument  comme  il  eslmon  unique 
providence  I 

—  Mais....  .si  vous  en  aviez...  une  autre? 

—  Une  autre  providence  ? 

—  Oui. 

—  Alors,  jenedispas.  Mais  en  attendant  qu'elle  vienne 
a  moi,  je  vais  rejoindre  Petit-Ponce.  Adieu. 

—  Thierry! 

—  O'loi  encore? 

—  Tenez,  vous  allez  sans  doute  me  trailer  de  folle  et 
d'enfant.  mais  cethommequejen'ai jamais  vu,  dont  hier 
j'ignorais  le  nom,  —  eh  bien  !  il  me  fait  peur. 

—  .\  toi  aussi  ?  , 

—  Thierry,  abandonnez  cethomme  qui  vous  a  dcja  ^te 
falal  et  qui  vous  le  sera  peut-etre  encore,  j'en  ai  \bi 
comme  un  pressentiment. 

—  Bon! 

—  Restez  ici,  je  vous  en  conjure. 

—  Rester,  cela  est  facile  a  dire  sans  doute... 

—  Ecoutez,  fit-elle,  comme  si  une  inspiration  lui  ve- 
nait  d'en  haut.  Bene  Seguin  a  besoin  de  quelqu'un  d'in- 
telligentetde  sur  pour  lui  tenirses  comptes  de  fermages. 
Moi,  je  ne  suis  qu'une  pauvre  fille  trop  ignoranto  pour 
lire  autre  part  que  dans  un  livre  de  priferes.  Thierry, 
voulez-vous  accepter  cet  emploi  modeste  aupres  de  mon 
mailre?  vous  etes  mon  frere  de  lait,  il  ne  lui  en  faudra 
pas  davantage  pour  mettre  sa  conGance  en  vous. 

Thierry  parut  hesiter,—  et  regarda  quelque  temps  le 
bout  de  sessouliers  ferres. 

— Au  fait,  dit-il,  en  se  parlant  k  lui-mdme,  rien  ne  me 
lie  avec  Petit-Ponce.  Nous  sommes  quittes  I'un  covers 
I'autrc.  D'ailleurs,  ce  n'est  pas  une  vie  de  chretien  que 
je  miint  depuis  quelques  mois....  et  ma  foi,  puisqu'une 

occasionsepresente,jeserais bien betede  lui  lournorledos. 

—  Eh  bien !  fit  Jeanneton. 

—  Eb  bien !  lope  la,  petite  seeur.  J'accepte. 
Jeanneton sautadejoie.  Ellecourut  dans  Tappartement, 

chantant  et  battant  des  mains;  et  en  attendant  le  retour 
du  fermier,  elle  s'occupa  de  mettre  Thierry  k  mi^me  de  se 


350 


LE   SERPENT   A  SONNETTES. 


presenter  (levant  lui  sous  une  toilette  convenable.  Une 
blouse  propre  remplaca  le  \ Element  decliire  qu'il  por- 
tait  k  r^paule,  sans  tloutc  parcc  qu'il  ne  pouvait  plus  le 
porter  que  de  cetle  faron.  Elle-m^me  voulut  nouer  sa 
cravate;  et  la  metamorpliose  une  fois  accoraplie,  il  lui 
sembla  revoir  le  Tliierry  d'autrefois  qui  redevenait  Ic 
Thierry  de  toujours,  —  I'honnete  et  naif  paysan  quelle 
avail  bien  des  fois  regarde  passer  en  soupiiant  et  qui  ne 
s'en  etait jamais  apercu,  bien  silr. 

Thierry, de  son  c6t6,  vit  s'en  aller  ses  dernieres  hesila- 
tions  aux  Eclats  de  cette  joie  franche  et  bruyante.Il  sentit 
bientut  son  aneienne  nature  reprendre  le  dessus,  et  sous 
cette  lieureuse  influence  son  coeur  se  reveilla  aux  douces 
emotions  de  sa  jeunesse.  II  vecut  la  une  lieure  de  sa 
premiere  vie,  une  lieure  de  bonne  gaiete,  de  folle  etourde- 


rie,  de  bavardage  sans  queue  ni  tSte.  II  oublia  tout,  pour 
ne  pluspenser  qu'au  calme  du  present  et  a  la  seriinitti  de 
I'avenir.  On  aurait  eu  grand' peine  alors  a  reconnaitre  ea 
luilo  mendiant  du  matin. 

Quaiid  Ren(5  Seguin  arriva,  —  Jeanneton  lui  presenla 
Thierry  avec  force  eloges  et  compliments.  Et  pour  linir 
tout  Ji  faitde  decider  le  fermier  a  Iraiter  cette  acquisition 
si  precieuse,  disait-elle,  pour  le  bien  desesintferfils.ellelui 
souflla  dans  I'oreille  que  ses  pretentions  etaient  loin  sur- 
tout  d'egaler  son  m^rite  et  qu'il  otait  disposi5  d'abord  h  se 
contenter  de  gages  extrcmementminimes.  Cette  assurance 
en  effet  achcva  de  persuader  le  ladre  campagnard,  et 
Thierry  se  trouva  le  soir  mSme  installe  dans  la  maison. 

Et  Jeanneton  passaune  bonne  nuit,  comme  vous  le  pen- 
sez.  Gabbiel  Richaud. 


mmu  mmui 


XE  SERPENT  A  SONNETTES. 


_  estde  tousles  serpents  le  plus  dangereux,  car  sa  mor- 
sure  cause  une morlcruelle,  assez  prompte  puisqu'elle  a  lieu 
en  cinq  ou  dix  minutes,  mais  avec  des  douleurs  atroces  et 
presque  toujours  iniivitable. 

Ce  serpent  n'est  pas  tres-grand,  car  le  boiquira, 
qui  est  le  geant,  atteint  rarement  six  pieds  de  longueur 
ct  dix-huit  pouces  de  circonterence;  il  peut  done  assez 
faci  lenient  se  cacher  parmi  les  herbes,  les  fleurset  les  plus 
petils  arbustes. 

On  le  trouvedanspUisieurs  contreesbrulantes  del'Afri- 
que,  eten  Amerique  surtout,  depuis  le  lac  Cliamplain  jus- 
qu'au  detruit  de  Magellan,  c'est  <i-dire  sous  toutes  les  la- 
titudes de  ce  vaste  continent. 

En  Ami'riqiie,  le  voyageur  n'entend  pas  le  rugissement 
du  lion  errant  dans  le  desert  pour  y  chercher  sa  proie; 
il  ne  craint  pas  de  so  trouver  face  a  face  avec  un  tigre 
toujours  altere  de  sang;  aussi  le  voit-on  s'avancer  avec 
plus  de  contiance  dans  ces  forets  vierges  oij  I'incendie 
seul,  causi5  par  la  foudre,  a  pu  faire  quelques  eclair- 
cies;  la  il  marche  ou  s'arrSte  en  admirant,  car  il  n'existe 
pas  sur  la  terre  un  spectacle  plus  imposant,  plus  riche  et 
plus  varie.  Cetle  immense  voute  de  verdure,  ces  arbres 
secnlaires  debout  comme  de  fortes  colonnes  ou  renversfe 
par  un  ouragan  tropical ,  ces  fougeres  arborescentes  au 
feuillage  dentele,  ces  lianes,  gracieuses  guirlandes  natu- 
relles;  quelle  forte  et  puissante  vegetation!  el  ces  my- 
riades  d'etres  animis  plus  briUants  les  uns  que  les  autres, 
.perroquets,  oiseaux  de  paradis,  cardinaux  couleur  de  feu, 
oiseaux  mouches  et  insectes  lumineux,  veritables  dia- 
mants  mobiles,  qui  ravissent  I'oeil,  et  dont  la  fuite  laisse 
dans  I'iime  un  sentiment  de  regret. 

Mais  au  milieu  de  cette  feerie  naturelle  qui  I'enchanle 
■et  le  cliarme,  le  voyageur  recule  tout  a  coup  ^pouvanle, 
car  pres  d'un  tronc  noueux  ou  parmi  des  pierres  recou- 
vertes  de  mousses,  il  a  apercu  un  serpent  dont  tes  yeux 
suivent  tons  ses  mouvements.  Inquiet,  frapp^  de  stupeur, 
il  hesite;  fuira-til?  s'avancera-t-il  pour  attaquer  le  rep- 
tile? est-ce  un  serpent  venimeux  ou  inoffensif?  bientot  le 
doute  n'est  plus  permis,  un  bruit  sec,  prolonge,  pareil  Ji 
celui  que  ferait  un  fort  parchemin  froissb  avjc  violence, 
I'avertit  qu'il  a  en  sa  presence  le  plus  redJutable  des 


serpents,  le  serpent  i  sonnettes.  La  rapidite  de  cet  animal' 
est  si  grande,  que  la  fuite  est  impossible;  il  ne  faut  done 
chercher  d'auxiliaire  que  dans  le  sang-froid  et  le  courage. 
C'est  le  seul  moyen  d'attaquer  et  de  vaincre  cet  ennemi. 

C'est  surtout  lorsque  I'orage  eclate,  quand  les  eclairs 
sillonnent  la  nue,  que  le  serpent  a  sonnettes  est  dange- 
reux par  la  fureur  qui  semble  I'animer;  jamais  son  ha- 
leine  n'est  plus  empestee,  son  venin  plus  actif,  sa  mobi- 
lite  plus  grande  ;  ses  silTlenients  aigus  se  joignent  au  bruit 
sinislre  des  sonnettes  et  portent  I'eirroi  dans  les  coeurs  les 
plus  intrt'pides. 

Ces  .serpents  aiment  en  general  la  pente  meridionale 
4es  montagnes  etie  voisinage  des  fontaines  ou  des  ruis- 
seaux,  car  ils  y  trouvent  en  abondance  les  lezards  et  les 
grenouilles,  dont  ils  se  nourrissent,  ainsi  que  de  souris, 
musaraignes,  taupes  et  ecureuils  ;  la  legerete  de  ces  der- 
niers  ne  peut  les  sauver,  car  la  rapidite  de  leur  ennemi 
est  sans  egale. 

On  conipte  quatre  especes  de  serpents  a  sonnettes: 

Le  bniqiiira,  qui  est  le  plus  grand,  et  celui  dont  le  ve- 
nin est  le  plus  actif.  II  a  sur  le  dos  une  longue  chaine  de 
laches  noirJtres  bordecs  de  blanc. 

Le  millet  a  trois  rangs  longitudinaux  de  laches  noires, 
nuees  de  rouge  sur  le  dos. 

Le  durissus  ou  teulhlaco,  que  les  Mexicains  ont  sur- 
nomme  le  vent,  a  cause  de  la  rapidite  de  sa  locomotion ;  il 
est  nue  de  jaune  el  de  brun. 

Le  muet,  ayant  sur  le  dos  une  chaine  de  grandps  taches 
noires  rhomboidales  et  une  raie  noire  derriere  les  yeux  ; 
il  doit  son  nom  b  ce  qu'il  n'a  k  la  queue  que  de  petiles 
ecailles  pointues,  qui  n'ont  que  peu  de  sonorite.  On  le 
trouve  surtout  aux  environs  de  Surinam. 

Tels  sont  les  caracteres  particuliers  des  membres  de 
cette  dangereuse  famille  de  reptiles ;  mais  il  y  en  a  qui  sont 
generaux  et  communs  a  toute  I'espece;  ils  se  retrouvent 
chez  tous  a  des  degres  plus  ou  moins  developpes  ;  nous 
prendronsle  boiquira  pour  exemple. 

Nous  avons  dejh  dit  que  ce  serpent  peut  atteindre  jus- 
qu'a  six  pieds  de  longueur;  sa  ti^le  est  aplatie  et  couverle 
prds  du  museau  de  six  ecailles  plus  grandes  que  les 
aulres ;  ses  yeux  elincelants  luisent  dans  les  tenebres  et 


LE  SERPENT  A  SONNET.TES. 


351 


jettent  un  eclat  phosphorique  ;  sa  gueule  s'ouvre  deme- 
surement,  ce  qui  provienl  d'une  disposition  toute  particu- 
iiere  des  os  de  la  machoire  infcrieuro;  les  dents  soiit  cro- 
chues  el  recouibces  en  ariierc,  et  contribuent  ainsi  a  re- 
tenirla  proie  ;  le  poison  s'amasse  dans  des  vesicules  sous  la 
peau  de  la  machoire  et  sort  par  deux  crochets  ,  sorte  de 
dents  tres-longups  au-devant  de  la  mjichoire  superieure, 
creusees  en  rigole  k  I'interieur,  qui  penetrant  profondii- 
ment  et  deposent  dans  la]plaie  le  venin  que  la  pression 
fait  sortir. 

C'est  a  I'extremite  de  la  queue  du  boiquira  que  sont 
situees  les  ecailles  creuses  el  sonores  dont  I'appareil  porle 
le  nom  de  sonnettes ;  elles  sont  d'une  matiere  cassanle, 
elaslique  et  demi-lransparente ;  leur  nombre  varie  selon 
les  individus  et  pout  s'elever  jusqu'a  trente ;  elles  sont 
emboitees  I'une  dans  I'autre  et  ferment  comme  des  bour- 
relets  qui  diminuent  progressivement  jusqu'ij  I'exlreniite 
■de  la  queue;  elles  ont  assez  de  jeu  pour  se  froisser  I'une 
conlre  I'aulre,  et  produire  ce  bruit  parliculier  qui  s'entend 
jusqu'a  plus  de  soixanle  pas;  les  ecailles  du  serpent  a 
sonneltes  sont  d'ailleurs  mobiles,  et  se  iKTissent  lorsqu'il 


est  agile  par  la  fureur  ou  par  quelque  passion  violente. 

Dans  les  contrecseloignees  de  la  ligne,  oul'hiver  se  fait 
ressentir,  les  boiquiras  se  relirent  en  grand  nombre  dans 
des  cavernes  ou  de  vieux  arbres  creuses  par  le  temps; 
c'est  la  qu'ils  passent  la  mauvaise  saison,  engourdis  par 
le  froid,  incapables  de  nuire  et  m6me  de  se  defendre,  en 
attendant  que  les  tiedes  brises  du  printemps  viennent 
leur  rendre  la  vie  et  reveiller  leurs  mauvais  instincts. 

Les  Indiens,  qui  savent  parfaitement  profiter  de  la  cir- 
constance,  les  recherchent  alors  et  les  tuent,  pour  se  de- 
barrasser  de  ces  h6tes  dangereux  et  m^me  pour  se  nourrir 
de  leur  chair. 

Ce  serpent  ne  pond  qu'un  petit  nombre  d'oeufs;  mais 
comme  il  vit  longtemps,  son  espece  est  tr^s-muUipliee. 

On  sail  que  les  serpents  ne  sont  pas  insensibies  aux 
charmes  de  la  musique;  les  jongleurs  indiens  tirent  sous 
ce  rapport  un  parti  admirable  d'une  flute  particuliere 
dont  les  sons  doux  et  melancoliques  attirent  les  serpents 
et  les  font  sortir  desirous  ou  ils  se  retirent.  C'est  ainsi  que 
ces  psyllesdelruisentles  serpents  capelles,  espece  des  plus 
dangereuses,  munie  de  crochets  empoisonnes. 


Le  serpent  a  sonnettes  lui  meme  ,  malgre  son  naturel 
farouche,  aime  la  musique  et  I'dcoule  avec  plaisir.  Le 
plus  grand  ecrivain  de  noire  epoque  decrit  ce  merveilleux 
efTet  dans  Ic  Gvnie  du  Clirislianisme.  Nous  ne  pouvons 
resister  au  dcsir  de  transcrire  cetle  admirable  page. 

•  Au  mois   de  juiUet  1791,  dit  M.  de  Chateaubriand: 

•  nous  voyagions  dans  le  haul  Canada  avec  quelques  fa- 

•  milles  sauvages  de  la  nation  des  Onontagues.  Un  jour 
«  que  nous  elions  arretes  dans une  grande  plaine,  au  bord 
«  de  la  riviere  Genesie,  un  serpent  a  sonnetles  enlra  dans 
'  notre  camp.  II  y  avail  parmi  nous  un  Canadien  qui 

•  jouait  de  la  flile;  il  voulut  nous  divertir  et  s'avanca 

•  conlre  le  serpent  avec  son  arme  d'une  nouvelle  espece. 
«  A  I'approche  de  son  ennemi,  le  reptile  se  forme  en  spi- 
■  rale,  aplatit  sa  tete,  enOe  ses  joues,  contracte  seslevres, 

•  decouvre  ses  dents  empoisonnees  et  sa  gueule  sanglante  ; 

•  il  brandit  sa  double  langue  comme  deux  Uammes ;  ses 


•  yeux  sont  deux  charbons  ardents ;  son  corps,  gonfle  de 

•  rage.s'abaisseets'eleve  comme  les  soufllets  d'une  forge; 

■  sa  peau,  dilatee,  devient  terne  et  ecailleuse,  et  sa 
(I  queue,  dont  sort  un  bruit  sinistre,  oscille  avec  lant  de 

■  rapidite,  quelle  ressemble  a  une  legere  vapeur. 

a  Alors  le  Canadien  conimenca  a  jouer  sur  sa  llille;   le 

•  serpent  fait  un  mouvenient  de  surprise,  et  retire  la  tele 

•  en  arriere.  A  mesure  qu'il  est  frappe  de  I'effel  magique, 

•  sesyeux  perdent  leur  iiprete;  les  vibrations  de  .sa  queue 

•  se  ralenlissent,  et  le  bruit  qu'elle  fail  entendre  s'affai- 
o  blitet  meurt  peu  a  peu.  Moins  perpendiculaires  sur  leur 

•  ligne  .spirale,  lesorbes  du  serpent  charme  s'elargissent. 

•  et  viennent  tour  a  tour  se  poser  sur  la  terre  en  cercles 

■  concentriques.  Les  nuances  d'azur,  de  vert,  de  blanc  et 

•  d'or  reprennent  leur  eclat  sur  sa  peau  fremissanle  ;  et, 
.  tournant  legcrement  la  tefe,  il  demeure  immobile  dan* 

•  Tallitude  de  ratlention  eldu  plaisir^ 


332  LES  MILLE  ET  UNE  NUITS 

«  Dans  ce  moment,  le  Canadien  marche  (juelques  pas, 
«  on  tirant  de  sa  llule  dcs  sons  doux  et  monotones ;  le  rep- 
«  tile  baisse  son  cou  nuanc^,  enlr'ouvre  avec  sa  l^te  les 
«  herbes  fines,  et  se  met  h  ramper  sur  les  traces  du  mu- 
« sicien  qui  rontraine,  s'arretant  lorsqu'il  s'arrete,  et 
«  rccommen^ant  a  le  suivre,  quand  il  recommence  a  s'e- 


BEUROPE  ET  D'AMERIQUE. 

B  loigner.  I\  fut  ainsi  conduit  hers  de  notre  camp  au  mi- 
«  lieu  d'une  foule  de  spectateurs,  tant  sauvages  qu'euro- 
(c  peens,  qui  en  croyaient  a  peine  leurs  yeux.  A  celte  mer- 
«  veille  de  la  m^lod^e,  il  n'y  eat  qu'une  voix  dans  I'as- 
«  seniblee  pour  que  Von  laissiitlemerveilleux  serpent  s'e- 
«  chapper.  •  Olivier  Le  Gall. 


lES  MULE  ET  Ul  KUITS  D'EtROPE  ET  D'AMERIQUE. 

M.  BROWTf  OU  I.'EOTEI.I£B.  S' AI.B  ASTT. 

Ifle  21  juillel  1846,  deux  in- 


(lividus  fort  elegamnient  velus, 
(loscendirentdansun  hotel  d'Al- 
liiiny,ely  rirentunexcellentsou- 
per.  Le  lendemain  matin ,  apres 
,i\oir  demande  leur  note,  lis 
s  unquirent  de  I'hote,  qui  s'em- 
pressa  de  se  rendre  pres  d'eux. 
—  J'ai  un  caprice  pour  la 
grande  horloge  que  vous  avez 
la-liaut,  lui  dit  le  plus  iig(5 
des  deux  voyageurs,  tandisque 
le  plus  jeune  allumait  un  ci- 
L'are  et  parcourait  negligem- 
iinMit  unjournal.  Vous  plaira-t- 
il  denie  la  cedcr? 

Le  niaitre   de   I'hfitel,  qui, 

jiisqu'alors  ,   n'avait    pas   fait 

ts^rt^n-^  -r  i«Ai«-6  --       srand  cas  de  ce  vieux  meuble 

^^pi2:<fti«tif^^      de    famille,    s'imagina  tout  a 

co\ip  qu'il  renfermaitpeut-etre 

quelque  tresur,  et  hesita  d'abord  i  repondre. 

—  Allons  la  voir,  dit  le  voyageur. 

Et  les  trois  personnes  mont^rent  dans  la  chambro 
qu'occupait  I'horloge. 

—  Savcz-vous,  dit  le  gentleman,  qu'une  borloge  toute 
pareille  m'a  d6jji  valu  cent  dollars?  (5i0  francs.)—  Cent 
dollars?  r^petal'aubergiste  en  ouvrantde grands  yeux.— 
Oui.  Ilyenavait  une  de  ce  genre  dans  une  auberge 
d'Essex,  et  quelqu'un  offrit  de  parier  cent  dollars  que, 
pendant  une  heure,  il  imitorait  avec  sa  main  droite  le 
mouvement  du  balancier,  en  disant  tout  le  temps:  Elle 
va  par-ci,  elle  va  par-Id,  sans  ajouter  un  autre  mot.  J'ac- 
ceptai  la  gageure,  et,  dans  nioins  d'lin  quart  d'heure,  les 
cent  dollars  passcrent  de  sa  poche  dans  la  mienne.  Je  me 
suis  promis  alors  d'acheter  une  pareille  horloge  d^s  que 
j'en  renconlrerais  une,  afin  de  m'en  scrvir  en  racontant 
cette  aventure.  —Ah!  vous  avez  gagne  cette  gageure? 
Sic'eut  ete  a  moi  que  vous  eussiez  eu  affaire, vous  auriez 
perdu,  foi  de  Brown!  dit  I'bote.  —  Tiendriez-vous  le 
mi^me  pari?  demanda  le  voyageur.  —  Assurement. — 
Cent  dollars?  —  Cent  dollars.  —  Tdpe  I 

A  ce  moment,  I'horloge  sonna  huit  heures  et  I'auber- 
giste  s'assit  en  facedu  balancier,  le  dos  tourn^  a  la  porle. 
Samain  suivit  reguliiirementlebalancemenlde  lapendule, 
ea  repetant  :  Elle  va  par-ci,  elle  va  par-la. 

Le  voyageur  I'interrompit : 

—  Mais  oil  est  votrc  enjeu? 

L'hotelier  n'etait  pas  homme  a  se  laisser  prendre  a  ce 
piege:  samamdroitecontinua  a  se  balancer,  et,  de  la  gau- 
che", il  lira  son  portefeuille,  qu'il  jeta  par  dessusson  epaule. 

—  Faut-il  que  je  depose  les  enjeux  dans  les  mains  de 
votregarcon?Est-ccunepersonne  si^re?  — Elleva  par-ci, 
elle  va  par-la,  fit  I'aubergiste. 

Les  deux  etrangers  quitt^rent  I'appartement,  et  M. 
Brown  continua  llegmatiquement  son  operation. 


Au  bout  de  quelques  minutes,  le  garcon  parut. 

—  Monsieur  Brown  !  s'ecria-t-il,  on  vous  demande  en 
bas.  Mais  a  quoi  done  vous  amusez-vous  la?  Avez-vous 
perdu  la  tete?  —  Elle  va  par-ci,  elle  va  par-la,  continua 
I'hote  eu  faisant  aller  sa  main. 

Le  garcon  descendit  I'escalier  quatre  i  quatre,  appela 
un  voisin  et  le  pria  de  venir  voir  ce  qu'avait  son  maitre. 

—  A  quoi  penscz-vou5  done,  monsieur  Brown?  clama  le 
voisin  en  le  secouant  par  le  collet,  ficoutez  la  voix  de  la 

raison —  Elle  va  par-ci,  elle  va  par-1^.  —  II  est  foil; 

il  faut  bien  vite  aller  chercher  lemedecin,  dit  le  garcon. 

Le  pii^ge  etait  trop  grossier,  I'hote  n'y  donna  pas. 

—  Je  crois  que  nous  ferions  mieux  d'appeler  sa  fem- 
me —  Elle  va  par-ci,  elle  va  par  la. 

Sa  femme  arriva  toutcploree. 

—  Monami,  luidit-elle  tendrement,  sors  de  cette  inex- 
plicable distraction  :  regardo-moi  ,  voyons,  ne  me  boude 
pas  ainsi;  que  peux-tu  reprocher  h  ta  Catherine?  —  Elle 
va  par-ci,  elle  va  par-la. —  Mais,  mon  cheri,  tu  tetrom- 
pes ;  jenequittejamaisla  maison. — Etellefondit  enlarmes. 

Le  medecin  vint  :  il  s'arrcia  devant  I'aubergiste,  et  le 
regarda  attentivement  pendant  quelques  minutes  en  se- 
couant la  tete. 

—  C'est  une  monomanie  fixe,  dit-il ;  il  faut  uneeonsul- 
tation.  Que  Ton  coure  chercher  le  docteur  Howard. 

Ce  cijlebre  medecin  arriva  bientot,  en  compagnie  d'un 
confrere. 

—  C'est  un  bien  triste  spectacle!  fit  le  nouveau-venu. 
Comment  cela  lui  est-il  venu?  —  .4  I'improviste,  il  a 
perdu  la  raison  tout  d'un  coup.  — Elle  va  par-ci,  elle  va 
par  la,  continua  tranquillement  le  maniaque  suppose,  en 
fuivant  toujours  de  la  main  I'oscillation  du  pendule.  — 
II  parait  qu'il  a  la  conscience  de  son  etat,  dit  M.  Howard, 
c'est  rare  chez  les  alienes. 

Les  medecins  se  consulterent,  etconvinrent  qu'il  etait 
indispensable  de  pratiquer  une  copieuse  saignee,  et  de 
raser  la  tele  du  malade,  afin  d'y  appliquer  de  la  glace. 
Qu'on  appelle  le  barbier! 

—  Mon  pauvre  mari !  cria  la  femmeen  sanglotant ;  que 
ferai-je  de  la  vie  maintenant?  —  Elle  va  par-ci,  elle  va 
par-Id,  poursuivit  I'hdtelier  en  souriaot  d'un  air  de 
triomphe.  —  Allons,  barbier,  ne  perdez  pas  un  moment, 
et  rasez-lui  la  tfilel  —  Elle  va  par-ci,  elle  va  par-la... 
pour  la  derni^re  fois!  s'6cria  I'aubergiste,  au  moment  oil 
I'horloge  sonnait  neuf  heures.    Puis,  se   levant  dans   un 

'  transport  de  joio  :  J'ai  gagn6!  j'ai  gagncM  dit-il.  —Quoi? 
s'^crierent  ensemble  les  spectateurs.  —  Mon  pari  de  cent 
dollars.  J'i5tais  sir  de  moi.  Tiensl  ou  sont;donc  mes  deux 
jeunes  gens?  —  II  y  a  pres  d'une  heure  qu'ils  sont  par- 
tis dans  lour  pha6ton,  repondit  le  garden. 

La  v6rit6  se  fitcnfin  jour  dans  I'epais  cerveau  de  M. 
Brown  :  il  avail  eu  affaire  i  deux  escrocs,  et  son  porte- 
feuiUe  renfermait  pour  cinq  cent  dollars  de  billets  de 
banque  ;  il  eut  tout  le  temps  de  s'ecrier,  en  songeant  ii  la 
forte  somme  qu'il  avait  perdue  : 

—  Elle  va  par-ci,  elle  va  par-lii. 


Tvp.  3dm.  LAClLkVFB  IJls  et  Comp .,  rue  Damictte,  2, 


ClIRONIOUE  DES  MOI^. 


SECEMBRE. 


yj'en  est  fait,  nous  voil^  au  beau 
milieu  de  I'hivcr,  et  quand  nous 
'  disons  beau,  n'allez  pas  nous  croire 
sur  parole  :  le  vent  souffle  comnie 
un  furieux,  chassant  devant  lui  la 
neigecn  epais  tourbillons.  La  terre 
a  revetu  un  large  mantcau  d'her- 
mine,  et  plus  n'est  le  temps  ou 
les  verles  jalousies  se  soulevent 
pour  montrer  de  gais  et  sourianis 
visages,  qui  viennent  recevoir  la 
brise  du  soir  parfumee  de  ses  lar- 
,.■*  cins  aux  orangers  du  balcon.  Plus 
d'indolentes  seances  sous  la  ton- 
"  nelle  du  jardin ;  plus  de  pro- 
menades sous  les  arcades  feuiUees,  au  chant  du  rossi- 
gnol,  de  la  m^sange  et  de  la  fauvette ;  plus  une  hirondelle 
qui  passe  pres  de  vous  comme  une  fleche  et  aille  former 
tin  point  noir  dans  le  ciel ;  plus  d'oiseaux  gazouillant; 
plus  de  fleurs  biillantes.  — Au  loin  voyez  venir  ces  noirs 
corbeaux,  cercle  funebre  qui  va  s'abattre  sur  quelque 
champ  devasl6  ;  enlendez-vous  leur  croassement  mono- 
tone et  lugubre  -,  c'esl  bien  I'oiseau  d'liiver,  triste  comme 
la  saison  qui  le  ramene. 

C'est  une  froide  aurore  qu'une  aurore  de  decembre! 
Une  pale  lueur  rougeitre  reniplace  le  soleil  a  I'orient;  ce 
n'est  dans  la  ville  qui  s'eveiUe  que  silence  endolori  et 
fremissement  glacial.  De  pauvres  gens,  appelis  par  la 
faim  au  travail  matinal,  passent  devant  les  volets  de  vos 
maisons  encore  soigneusement  fernies.  Comme  leur  face 
est  violacee,  comme  leurs  membres  grelottent  sous  I'indi- 
gente  exiguity  de  leurs  vSlements  ,  tandis  que  I'echo 
repele  lourdement  le  choc  de  leurs  sabols  sur  les  pavi's 
glissants.  —  Vous,  quelques  heures  apres,  rev^tus  de  la 
II. 


chaude  robe  de  chambre,  pres  d'un  foyer  cmbrase.  vous 
direz  encore;  Qu'il  fait  froid  I  —  Vous  osprez  a  peine 
entr'ouvrir  voire  fenelre  ou  regarder  au  travers  des  bi- 
zarres  arabesques  decrites  sur  les  vitres  par  de  nocturnes 
congelations.  —  Mais  attendez  ,  bientot  le  soleil ,  k  force 
d'efforts,  est  parvenu  a  briser  le  voile  de  nuages  amonce- 
les  autour  de  lui.  Aliens !  il  est  si  doux  de  surprendre  en 
hiver  un  rayon  de  cet  astre  ;  armez-vous  de  vos  patins  et 
venez  sur  ce  beau  lac  si  fier  aujourd'hui  de  ressembler  a 
un  immense  miroir  de  Venise;  tracez  sur  son  cristal  de 
longues  rainures,  des  lignes  rondes,  droites,  brisees;  — 
etranges,  gigantesques  dessins  ! — A  moins  que  vous  ne  pre- 
feriez  prendre  un  plaisir  encore  plus  russe,  et,  qu'atlelant 
un  fougueux  clieval  a  voire  traineau,  -vous  vous  (5lanciez 
sur  le  soyeux  tapis  de  neige,  rapide  comme  un  boulet, 
sifflant  comme  un  demon,  faisant  voler  autour  de  vous  un 
blanc  tourbillon,  de  maniere  k  vous  faire  prendre  pour 
Neptune  traversant  I'Ocean  sur  son  char ! 

Le  mois  de  d&embre  n'a  qu'un  beau  jour,  ou  plutot 
qu'une  belle  nuit,  —  c'est  la  nuit  de  Noiil ,  —  nuit 
sublime  qui  donna  le  Christ  aux  nations.  —  Celte  f^te 
vous  rappelle  la  messe  de  niinuit,  ceremonie  sninte  et 
douce,  releguee  aujourd'hui  dans  le  paisible  interieur  des 
cloitres  ou  des  comniunautes  religicuses. — Voussouvient- 
il  d'avoir  entendu  la  cloche  annoncant  la  cekMjration 
nocturne  de  la  naissance  du  Messie;  avez-vous  vu  la 
pauvre  nef  de  cette  eglise  modestement  eclairee  par 
quatre  cierges  qui  ont  I'air  de  soupirer,  et  le  vieux  pr^tre 
k  tete  blanche  et  son  petit  discours  au  moment  de  la 
communion?  —  C'etait  alors  une  pieuse  nuit  de  Noel  que 
chaque  annee  decembre  ramenait. 

Ce  mois  a  loujours  ele  froid  et  neigcux  depuis  son  in- 
vention romuleenne ;  mais  les  anciens  avaient  compris 
qu'un  temps  si  incommode  pour  los  travaux  devait  avoir 

23 


3M 


LE  VENERABLE  JEAN-BAPTISTE  DE  LA  SALLE. 


un  emploi  exccptionnel ;  ils  en  avaient  fait  leurs  jours  de 
saturnales.  —  II  elail  principalcment  consacre  i  la  decsse 
Vesta,  ce  qui  n'empecliait  nullemcnt  d'en  diHourner 
quelques  instants  que  Ton  placait  sous  I'invocation  de 
Bacchus,  de  Saturne  ou  de  Faunus.  —  Ces  abrutissantes 
devotions,  qui  ne  se  composaient  que  de  ffttes  et  de  plai- 
sirs,  commencaientdans  lesvilla^es  des  Ics  premiers  jours 
de  deccmbre. —  Le  maitre  s'y  faisait  uue  obliealion  d'ad- 
mctlre  h  sa  table  ses  valets  et  ses  esclaves.  Epoque  de 
singuliere  egalil^:  si  le  maitre  buvait  a  ivresse,  I'esclave 
devait  boire  dte  son  ccite  tout  autant  que  lui ;  et  si  le 
premier  roulait  sous  la  table,  le  dernier  elait  tenu  de  le 
suivre.  —  II  est  vrai  que  de  loutes  les  charges  de  I'escla- 
vage  d'alors,  celie-cipouvait  bien  ne  pas  etre  la  plus  dure. 
—  Les  I'lltes,  encore  plus  orgiaquesdans  les  vllles,  s'y 
c^lebraientversle  ndecembre  :  ellesduraient  Irois  jours, 
avant  I'inepte  Claude  et  cet  autre  empereur  qui  donnait  a 
un  cbeval  de  I'avoine  dorcSe  ;  mais  ces  deux  personnages, 
trouvant  que  c'ctait  peu  dte  trois  jours  de  saturnales,  de- 
creterent  qu'a  I'avenir,  au  lieu  de  trois,  il  y  en  aurait 
cinq.  Les  trois  premiers  jours  remplacaient  le  carnaval 
chez  les  Remains.  Le  peuple  courait  par  les  rues  accoutre 
de  v^tejnenls  grotesques;  apres  une  longue  course 
bruyante  et  folle,  ii  renlrait  dans  sa  maison  pour  com- 
mencer  un  repas  fabulcux,  semblable  a  ceux  qu'Honiere 
inventa  pour  ses  heros.  —  Le  jour  arrivant  ne  surprenait 
Rome  tout  entiere  dans  le  sommeil  de  I'ivresse  et  de  la 
debauche  que  pour  I'inviter  a  recommencer. — La  derniere 
periode  des  saturnales  recut  la  denomination  de  sigilla- 
ria,  du  nom  de  petites  figures  en  relief  que  les  parents 
donnaient  a  leurs  enfants  et  les  mailres  a  leurs  -valets  ; 
origine  evidenle  de  ces  cadeaux  qu'on  appelle  etrennes 
aujourd'hui,  et  dont  on  a  seulement  retarde  la  distribu- 
tion jusqu'au  premier  janvier. 

Maintenant  et  dans  nos  grandes  cites  deccmbre  a  ses 
plaisirs  et  ses  fetes  mondaines.  Plus  que  dans  tout  autre 
mois  de  I'annee,  les  rues  des  riches  quartiers  sont  pieti- 
nees  par  de  magnifiques  chevaux  attelcs  ii  de  royales 
voitures.  Cost  alors  que  de  frileux  orangers  etalent  leur 


feuillage  odorant  sur  les  larges  marches  de  I'escalier  oil  la 
lumiere  des  llambeaux  devient  leur  unique  soleil ;  et 
tandis  que  les  salons  s'illuminent  de  candelabres,  de  gi- 
randoles, de  torcheres  etincelantes,  les  plafonds  voient 
tomber  I'etofTe  dans  laquelle  dormait  un  luslre,  qui  tout 
A  coup  scintille  de  mille  feux ;  les  fauteuils,  ouvrant 
leurs  larges  bras,  montrent  I'ecarlate  de  leur  velours. 
Puis  de  belles  jeunes  fdles  aux  robes  blanches  viennent 
former  dans  I'interieur  du  salon  une  guirlande  de  Hours. 
—  Quelle  joie  se  manifesto  sur  les  figures  virginales  de 
celles-ci ;  elles  ont  seize  ans  k  peine,  heureuscs  de  se  re- 
trouver  ainsi  dans  un  monde  si  longtemps  rfive,  elles  par- 
lent  encore  de  la  pension  qu'elles  ont  quittee  de|mis  peu. 
Voyez  comme  le  rire  vient  se  jouer  sur  leurs  levres;  ne 
dirait-on  pas  que  c'est  pour  laisser  voir  souvent  la  blan- 
cheur  de  leurs  dents,  petites  et  mignonnes  ainsi  que  des 
perles  de  nacre.  —  Mais  le  piano  sort  enfin  du  silence 
auqnel  I'avaient  condamnfe  les  excursions  i  Baden-Baden  ; 
un  harmonieux  orclieslre  se  joint  a  ses  accords,  et  la 
Terpsichore  des  salons  sourit  en  s'ev«iHant. 

Pour  vous,  Iranquilles  et  insouciants  cultivateurs,  dans 
votre  chaud  vSlement  de  bure  ou  de  niolleton,  vous  ecoutez 
le  cri-cri  du  grillou  ^  cole  de  la  biclie  qui  petille  et  flam- 
boie  ;  vous  repassez  mentalement  le  travail  du  jour 
ecoule,  de  m^me  que  vous  faitcs  le  plan  de  celui  du  len- 
demain.  —  Vous  savez  combien  votre  serpe  a  taille  de 
poiriers  ou  de  pommiers ;  vous  comptez  les  arpents  de 
terre  qui  doivent  encore  Sire  laboures  avant  la  fin  du 
mois  ;  — vous  pensez  a  ces  petits  arbres  que,  s'il  ne  gele 
pas  domain,  vous  transplanterez  de  la  pepmiere  dans 
voire  jardin;  vous  r^llechissez  aux  couches  de  fumier 
qui  doivent  preparer  la  germinalion  des  graines  et  baler 
la  vegetation ,  vous  ordonnez  h  Petit-Jean  de  terminer 
celte  operation  avant  la  fin  de  la  semaine.  Heureuses  et 
simples  orcupalions  de  deccmbre ,  qui  doivent  tou- 
jours  avoir  leur  fruit  et  non  jiasscr  steriles  comme  ces 
longues  heures  qu'on  a  vu  s'ecouler  dans  un  splendide 
salon! 

Andre  Thomas. 


L'ELITE  DES  SAINTS  FRASCMS. 


IE  VXIffXRABLE  JEAN-BAFTISTE  DE  I.A  SAI.LE. 


tnfanis  de  la  ville  et  du 
chaume,  et  vous,  hon- 
nStes  proletaires,  artisans 
ou  cultivateurs,  Ecoutez 
I'hisloire  de  celui  qui 
vous  sacrifia  sa  fortune, 
et  sa  vie!  —  Oh!  c'est 
une  douce  et  agr^able 
mission  que  d'avoir  a 
parler  des  verlus  de 
I'homme  dont  on  voil  par- 
tout  lescpuvres  de  pieuse 
^  humanite.Quelque  plume 
que  Ton  puisse  tenir 
dans  les  doigls,  quelque  noires  pages  qu'on  ait  [^6criles, 


on  retrouve  encore  de  vivos  (^motions  a  passer  dans  le 
paisible  sentier  qu'a  parcouru  I'homme  de  bien.  —  Aux 
pauvres  il  donna  la  premiere  instruction,  cette  instruction 
dont  la  societe  fait  a  tous  un  besoin  imperieux  et 
dont  on  pleure  I'absence  souvent  avec  des  larmcs  ami^res 
lorsqu'on  ne  pent  la  possMcr.  —  II  initia  le  jeune  ouvrier 
a  la  vie  de  I'esprit,  le  conduisant  avec  une  ^vangelique 
patience  jusqu'^  I'Sge  oii  il  pnuvait  prendre  I'outil  de 
son  pere,  pour  en  faire  sa  modeste  fortune,  ou  bien  em- 
brasser  h  jamais  la  carriere  intellectuclle  ;  faisant  revivre 
les  temps  ou  Athenes  el  Sparte  avaient  des  cours  sp6cia- 
lement  ouverts  aux  enfants  du  peuple,  il  brisa  la  loi 
cruelle  de  I'indigence  qui  frappait  le  fils  du  pauvre  et 
menacait  de  I'asservir.  Que  d'hommes  c^lebres  dans  les 
arts,  que  de  poiJtes  et  d'artisles  lui  doivent  les  premiers 


LE  VENERABLE  JEAN-BAPTISTE  DE  LA   SALLE.  353 

icologre  el  oblenir  le  grade  de  doc- 


elements  de  la  science!  Combien  de  gens  arrivfe  au  faite 
des  grandeurs  humaines,  ont  pout  ^Ire  senti  une  l.irme 
mouiller  leurpaupiere,  lorsque  leur  superbe  voiture  ecla- 
boussaitrhumblev6tementdel'undesdisciples  de  M.  de  la 
Salle ;  alors  ils  se  sont  souvenus  que  sans  la  charitable 
institution  'qui  les  avait  accueillis,  ils  n'auraient  eu  pour 
heritage  que  le  rabot  ou  la  charrue  de  leur  pere! 

Jean-Bapliste  de  la  Salle  naquit  a  Reims,  le  30  avril 
1651,  deM.  Louis  de  la  Salle,  conseiller  au  presidial  de 
cette  ville,  et  de  madame  Nicole  Moet  de  Brouillet,  son 
Spouse. 

Cette  famille,  originaire  du  Beam,  remonte  k  Ta  plus 
haute  antiquite.  Quelques  genealogistes  la  font  dcscendre 
d'un  nommeSalla,  qui,  combattant  aux  cotes  d'Alphonse, 
dit  le  Chaste,  roi  de  Navarre,  eut  les  jambes  fracassees 
par  un  eclat  de  pierre  lancee  par  une  machine  (818). 
Le  prince  voulut  qu'en  memoire  de  cet  evenement,  ce 
guerrier  portit  sur  son  boucl'er  trois  chevrons  brises;  de 
1^,  les  armes  de  la  famille  de  la  Salle.  Les  descendants  de 
S3llasedistin;:uerenlaussi  sous  differents  ro's  de  France, 
el  notamment  sous  Charles  VIU  et  sous  LouisXII  pendant 
lesexpMltionsde  Bretagne  etde  Naples.  En  1496,  c'elait 
un  membrede  cette  famille  qui  gouvemaitleSoissonnais; 
un  autre  fut  gouverneur  de  Navarreins  en  1620  ;  ce  der- 
nier recut  de  grandes  recompenses  de  Louis  XIU  pour 
avoir  favorisi  d'une  maniere  eflicace  son  expedition  en 
Beam,  lorsqu'il  soumit  cette  contree  a  son  autorite 
royale. 

t,\e\i  avec  le  plus  grand  soin  par  ses  parents  aussi 
vertueuxqu'eclaires,  le  jeune  de  la  Salle  sentit  de  bonne 
heurese  divelopper  en  lui  les  germes  de  la  plus  grande 
piete  et  les  plus  heureusesdispositions  pour  les  diSerentes 
sciences  auxquelles  on  I'appliquait. 

Des  quil  eut  atteint  un  4ge  convenable,  11  !ift  envoyS 
au  college  de  Reims.  II  y  devint  bientot  un  module  d'ap- 
titude  pour  ses  condisciples  et  un  snjet  de  gloire  pour  ses 
maitres. 

La  studieuse  ardeur  du  jeune  ^tudiant,  ainsi  que  I'in- 
telligence  precoce  dont  il  fit  preuve,  donnerent  h  ses  pa- 
rents les  plus  brillantes  esp^rances.  Dcja  ils  voyaient  en 
lui  un  honorable  membre  de  la  magistrature,  qui  porte- 
rait  dignement  le  nom  qu'avaient  illustre  ses  nobles  an- 
c^tres.  Mais  a  mesure  que  le  jeune  de  la  Salle  avancait 
en  5ge,  sa  piet6  devenait  plus  'vive,  et  bientot  il  comprit 
que  ce  n'itait  pas  aux  choses  de  ce  monde  que  Dieu 
I'avait  destine.  II  fit  connaitrekses parents  lesdispositions 
qu'il  ressentait  pour  la  vie  ecclesiastique.  Ceux-ci  con- 
curent  bien  quelque  chagrin  de  se  voir  priver  d'un  fils 
aine  sur  qui  reposaient  leurs  plus  chores  esp^rances; 
mais  ils  etaient  parfaits  chr^tiens,  et,  aprfes  une  courte 
hesitation,  ils  autoriserent  leur  jeune  enfant  h  ^couter  les 
inspirations  de  sa  conscience.  —  Dks  lors,  il  se  consid(5ra 
comme  attach^  a  la  carriere  qu'il  desirait  entreprendre, 
et  plus  que  jamais  ses  prieres  el  ses  oeuvres  furent  une 
expression  de  la  purel^  de  son  &me. 

A  I'iige  de  dix-sept  ans,  il  fut  pourvu  d'un  canonical 
dans  la  m(5tropole  de  Reims.  Sa  modestie  et  en  mdme 
temps  son  exterieur  ang^lique  lefirent  remarqucr  par  tout 
le  monde,  dans  les  fonctions  qu'il  remplissait.  Pendant 
les  ceremonies  rellgieuses,  sa  figure  prenait  une  telle  ex- 
pression d'extatique  devotion,  qu'on  eut  dit  un  serapbin 
envoye  par  Dieu  au  service  de  I'autel. 

Sa  philosophie   terminfie,   ses  parents  I'envoyferent  i 


Paris  pour  faire  sa 
teur. 

De  tout  temps,  la  granJe  ville  fut  .in  sejour  bien 
dangereux  pour  les  jeunes  gens.  —  Que  d'iimes  nobles 
et  pures  n'ont  pu  resistor  aux  seductions  qui  sembient  s't'tre 
entassees  dans  la  moderne  Babylone  !  —  Le  jeune  de  b 
Salle  ne  tenia  mi'>rne  pas  d'affronler  le  danger, et,  se  rap- 
pelant  les  paroles  de  I'fivangile,  il  se  mil  a  I'abri  de  toule 
lentation  pour  n'avoir  mfrme  pas  la  crainte  d'y  tomber. 
II  enira  comme  pensionnaire  dans  le  seminaire  de  Saint- 
Sulpice ,  certain  qu'il  etait  d'y  rencontier  de  dignes 
emules  dans  la  voiedela  perfection. 

M.  de  Bretonvilliers,  homme  d'une  rare  pi^tt^,  4lait 
alors  suporieur  dece seminaire.  MM.  Tronson,  Lesehassier 
etBouin  en  dtaient  les  principaux  directeurs. 

Ses  progresdans  la  science  furent  rapides;  tout  annon- 
cait  en  lui  un  homme  de  hautys  esp^rances,  lorsque  la 
mort  vint  lui  ravir  son  p^re  et  sa  mere.  Ce  fut  ane 
epreuve  bien  cruelle  pour  le  coeur  sensible  du  joune  de 
la  Salle ;  il  eut  besoin  pour  la  supporter  de  toute  sa  foi  en 
Dieu  et  sa  chretienne  resignation. 

Cet  evenement  le  rappela  a  Reims  aupres  de  ses  freres 
et  soeurs,  dont  il  devenait  le  tuteur.  Sessoins  etsasolli- 
citude  a  I'egard  deces  enfants  furent  le  prelude  du  6i- 
vouemenlque,  par  la  suite  ,  il  devait  montrer  pour  la  jeu- 
nesse.Neanmoins,  il  sut,  au  milieu  des  preoccupations  de 
la  famille,  conserver  la  pensee  du  but  sacre  qu  il  se  pro- 
posait  d'atteindre. 

En  1672,  il  recut  le  sous-diaconat.  M.  Roland,  theolo- 
gal  du  chapitre  de  Reims,  qui  dirigeait  lo  jeune  Invite, 
ne  putle  decider  a  rerevoir  la  pretrise  qu'en  1678.  II  se 
croyait  indigne  de  cette  grAce,  quoique  ses  vertus  lui  eus- 
sent  morite  I'admiration  de  toutes  les  peisonnes  qui  le 
connaissaient. 

Devenu  pretre,  son  Sme  semblaitne  tenir  queduciol; 
les  affections  de  son  creur  et  son  amour  pour  Dieu  se  pei- 
gnaient  si  sensiblement  sur  son  visage,  que  des  pecheurs 
furent  ramenes  h,  la  religion  apres  lui  avoir  seulement 
vu  oflfrir  le  saint  sacrifice  de  la  messe. 

Sa  reputation  de  saintete  s'elendit  au  loin,  et  jusque- 
la  11  n'eut  rien  a  souffrir  de  la  calomnie,  ce  poison  subtil 
jetant  sur  la  vie  d'un  homme  sans  reproche  une  amor- 
tume  qui  le  fait  se  souvenir  que  la  justice  n'appartient 
qu'a  Dieu.  II  fut  choisi  par  ses  superienrs  pour  diriger 
une  societe  d'ecclesiastiqnes  envoyes  dans  une  petite 
ville,  oil  la  negligence  des  pasteurs  avait  enfante  la  plus 
affreuse  depravation.  —  Ses  discours  et  surtout  son 
exemple  produisirent  un  salutaire  repcntir  dans  I'ame 
des  pecheurs;  el  bientot  il  eprouva  la  douce  consolation 
de  voircesmemes  hommes,  qui  avaient  ele  jusqu'ii  renier 
Dieu,  mouiller  des  pleurs  de  la  penitence  les  dalles  de 
leur  modeste  eglise  et  solliciter  la  grace  qu'ils  avaient  un 
instant  meconnue.  Les  habitants  de  ce  lieu  lui  vouerent 
depuis  une  pieuse  veneration,  et  ils  le  regarderent  comme 
le  plus  grand  de  leurs  bienfaiteurs. 

La  cure  de  Saint-Pierre,  i  Reims,  devint  vacanle. 
M.  Roland,  directeur  de  I'abbe  de  la  Salle,  lui  conseilla  de 
permuler  son  canonical  pour  devcnir  le  pere  spirituel 
de  cette  paroisse  oil  son  zele  el  sa  piete  pouvaient  ope 
rer  unbien  immense.  Quel(]ue  disproportion  qu'il  existAt 
entre  ces  deux  benefices,  il  n'hesila  pas  i  suivre  lescon- 
seils  de  celui  qui  sur  la  terre  lui  lenait  place  de  Dieu. 
Mais  son  archeveque  ne   consentil    point  ii  ce  que  son 


356 


LE  VENERABLE  JEAN-BAPTIST  E  DE  LA  SALLE. 

tions;  onl'accusa  de  rigidity  cruclle  cnvors  sps  freres  et 
on  les  d('si.^na  comme  d'innorentes  victimes  de  sa  piete 


chapitrcfiU  prive  d'une  aussi  grande  lumiere;  le  jeune 
protie  n'cut  celte  fois  que  le  nierito  de  I'lmmilite  et  de 
la  soumission. 

La  communouledessoeurs  dile  de  I'EiifanI  Ji'sus,  foii- 
dee  par  M.  Roland,  pour  I'education  des  pauvres  fdles, 
a-vaitbesoin  d'un  directeur.  L'abbc  de  la  Salle,  se  sentant 
partieulierement  appele  a  I'inslruclion  de  la  jeunesse, 
accepta  cet  emploi;  son  zele  et  son  courage  sauverent 
cette  coramunaute  de  la  suppression  qui  la  menaca  apres 
la  mort  de  M.  Roland.  Les  autorilcs  de  la  viUe  de  Reims 
conrurenlla  crainle devoir  I'institulion  de  I' Enfant  Jesus 
tomber  h  la  charge  de  la  ville.  Des  lors,  il  fut  forlemeut 
question  d'aneantir  cette  ceuvre.  M.  de  la  Salle  redigea 
undiscourssi  touchant  et  oii  ilexposaitsi  bien  les  avan- 
tages  immenses  que  la  religion  et  la  morale  retiraient  de 
la  charitable  institution  de  M.  Roland,  que  non-seulement 
les  autorites  ne  songerent  plus  k  la  supprimer;  mais,  de 
plus,  elles  firent  dclivrer  des  leitres  palenles  qui  assu- 
raient  son  existence,  en  la  garantissant  d'une  trop  grande 
pauvrete. 

Ce  futpeut-etre  dans  la  direclion  deces  ecoles  de  filles 
que  I'homme  genercux  dont  nous(5crivons  la  -vie  trouva 
sa  premiere  pensee  des  ecoles  cliretiennesi.  11  voulut 
essayer  dans  sa  propre  maison  et  sur  ses  jeunes  freres 
Teffet  de  la  regie  qu'il  se  proposait  d'etablir  dans  son  in- 
stitution. 11  leur  fit  observer  un  rigoureux  silence,  qu'in- 
terrompaient  seules  les  priisres  et  les  lectures.  La  paix 
profonde,  et  I'esprit  de  meditation  qui  en  furent  le  re- 
sultat ,  lui  prouverent  que  ses  plans  etaient  parfaitement 
en  harmonie  avec  les  besoins  des  coeurs  religieux. 

Cette  conduite  aurait  du  lui  meriter  les  eloges  de  tout 
le  monde;  elle  devint  au  contraire  une  source  de  tribula- 


mal  cnli-ndue.  II  courba  bumblement  la  liile  devant 
d'injustc.sreproches,  cherchant  a  peine  ase  justifier-,scu- 
lement,  il  comprit  des  lors  que  Dieu  lui  reservait  une 
longue  suite  d'epreuves,  et  que  dans  cc  monde  le  b'en 
qu'il  voulail  fairc  ne  lui  attirerait  que  des  soulTrances  et 
des  humiliations.  Fidele  imitatcurdu  Christ,  il  s'en  rcjouit 
en  se  rappelant  que  son  divin  mailre  n'avait  reQu  des 
hommes  que  douleurs  et  outrages  en  echange  de  ses  bien- 
faits.  — Sa  force  morale  ne  fit  que  s'en  accroitre;  aylint 
reuni^uelques  hommes  de  bonne  volonte,  il  ouvrit  les 
6coles  chretiennes  et  gratuites.  Une  pauvre  maison,  dont 
il  payait  la  localionde  ses  propresdeniers,  devint  le  ber- 
ceau  de  cette  pbilanlhropique  Institution  qu'on  voit  au- 
jourd'hui  dans  toutes  les  villes  de  France,  avec  cette  de- 
vise evangelique  :  Laissez  venir  a  nous  lespelils  enfanis! 

La  premiere  ecole  fut  oaverte  sur  la  paroisse  Saint- 
Maurice,  J)  Reims.  La  paroisse  Saint-Jacques  posseda  la 
seconde. 

Des  obstacles  sans  nombre  et  des  inimities  auxquelles 
il  n'aurait  pu  s'attendre,  s'elevferenl  au-devant  desoii  in- 
stitution. Les  gens  du  monde  I'accablerent  de  mepris, 
parce  qu'il  s'occupait  trop  probablement  de  cette  cla.^se 
d'hommes,  jusqu'alors  vouee  it  I'ignorance  et  au  denii- 
ment.  —  Les  chanoines,  sans  songer  au  zele  charitable 
qui  le  faisait  agir,  pretendirent  qu'il  deshonorait  le  cha- 
pitre,  en  se  faisant  maitred'ecole.  —  Ses  amis  I'abandon- 
nirent  presque  tous  en  taxant  sa  piete  de  folle  extrava- 
gance. —  Enfin  les  corps  enseignants  crurent  voir  dans 
cette  cpuvre  uneatteintea  leurs'privil^ges ;  ilslui  vouijrent 
la  haine  la  plus  implacable.  —  Pauvre  serviteur  de  I'en- 


Lcpiiie  de  It  S;iI1u  di^lribuant  ion  bien  .iiixpaiivres. 


fant  de  Nazareth,  se  debattant  au  milieu  d'un  monde 
inique  pt  ego'iste,  n'ayanl  pour  consolation  que  la  voix 
desa  conscience,  qui  lui  disait;  tes  actions  montent  \ers 
Dieu! 


Et  pendant  qu'on I'insultait,  pendant  qu'on I'abreuvail 
d'outiages  et  de  calomnies,  un  recevait  I'immcnsc^  bien- 
fait  de  son  institution!  Les  monies  hommes,  ameules  par 
quelqucs  voix  puissantcs  ,  qui  le  suivaient  dans  les  rues 


LE   VENERABLE  JEAN-BAPTISTE  DE  LA  SALLE.  357 

bit  qu'il  avail  fait  prendre  aux  freres  de  cps  (5coles,  (out 


en  le  bafouant  et  en  souillant  de  boue  son  visage  et  ses 
vStemenls,  envoyaient  leursenfants  dans  ses  ecoles  :  trou- 
peau  de  betes  immondes  ([ui,  en  recevant  le  pain  qu'on 
leur  donnait,  jelaienl  du  venin  ii  la  face  ! 

Lcs  calonmies  infimes,  comme  les  insultes  et  les  huees 
de  la  populace,  n'avaient  pas  altere  I'ardeur  chretienne 
de  M.  de  la  Sallo  pour  ses  ecoles;  aux  invectives,  il  rcpon- 
dait  par  un  sourire  de  bienveillance  et  d'humilite;  aux 
huees  et  aux  mauvais  traitements,  il  repondait  par  des 
aumones.  —  En  1684,  une  affreuse  disette  frappa  le  peu- 
ple  ;  I'homrae  insulte  et  bafoue  par  le  peuple,  vendit  son 
patrimoine,  et  ce  fut  au  peuple  qu'il  en  dislribua  jus- 
qu'a  la  derniere  obole  1 

Ses  disciples  avaient  eu  quelques  craintes  sur  I'avenir 
de  leur  institution;  ils  ne  pouvaient  s'empeclier  de  les 
exprimer  ii  M.  de  la  Salle,  et  Ms  lui  faisaient  comprendre 
que  la  chose  qu'ils  redoutaient  le  plus  etait  la  misere, 
tandis  que  lui  n'avait  pas  une  seniblable  crainte  a  c6t6 
dela  fortune  que  lui  donnait  sa  naissance.  Devenu  pauvre 
comme  eux,  il  les  reunitautour  de  lui,  et  leur  montrant 
le  ciel  :  Notre  fortune,  dit-il,  elle  est  IS,  c'est  notre  foi 
en  Dieu  !  —  A  compter  de  ce  jour,  les  pauvres  freres  fer- 
merent  les  yeux  sur  un  avenir  qu'ils  avaient  mis  entre  les 
mi'insdu  Seigneur. 

Les  ecoles  clireliennes  eurcnt  dans  Reims  un  resullat 
si  heureux,  que  leur  reputation  s'etendit  dans  toute  la 
France.  Les  villes  de  Guise,  de  Rethel,  de  Laon  et  Cliil- 
teau-Portier,  reclamerent  leur  part  de  ce  bienfait.  Les 
cures  de  diverses  campaynes  sollicilerenl  pour  leur  com- 
mune renvoi  de  quelques-uns  de  ees  disciples,  mais 
il  fut  impossible  do  les  satisfaire,  vu  le  petit  nombre 
de  freres  instituteurs  que  possedaient  alors  les  ecoles. 
Les  cures,  qui  avaient  senti  tout  le  prix  de  I'enseigne- 
ment  institue  par  M.  de  la  Salle,  lui  adrcsiirenl  des 
H'unes  gens  pour  qu'il  les  formAt  a  I'art  precieux 
d'elever  chretiennemenl  la  jeunesse.-  C'est  ainsi  qu'il 
devint  non-seulement  le  fondaleur  de  renseignemerit 
primaire  en  France,  mais  qu'il  elablit  aussi  le  modele  et 
leplan  des  ecoles  normales,  et  que  plus  tardil  donna  nais- 
sance aux  ecoles  d'adultes,  sous  le  nom  d'ecoles  domini- 
cales.  Independamment  de  ces  diverses  institutions,  il 
crea  son  premier  noviciot  preparaloire  dans  sa  maison.  II 
y  admit  un  certain  nombre  d'enfants  de  quatorze  ou 
quinze  ans,  qui  annoncaient  des  dispositions  pour  la  vie 
religieuse.  —  Tel  fut  leprincipe  desetablissenients  de  ce 
genre  qui  ont  depuis  ete  retablis  en  183S;  il  en  existe  a 
Paris,  a  Lyon,  k  Avignon,  ii  Toulouse  et  dans  diffeientes 
aulres  villes. 

En  1688,  M.  dela  Bannondiere,  cure  deSaint-Sulpice, 
a  Paris,  fit  demander  a  M.  de  la  Salle  de  venirdiriger  lcs 
ecoles  desa  paroisse.  Dans  I'interet  de  son  ceuvre,  et  pen- 
santqu'a  Paris  plus  qu'ailleurs  il  pouvait  lui  donnerune 
extension  convenable,  il  se  rendit  au  VOBU  de  M.  de  la 
Bannondiere  ,  et  quelques  mois  apres  les  fr&rcs  qu'il 
avail  amenesaveclui  purent  prendre  possession  des  ecoles 
de  la  paroisse  Saist-Sulpice. 

C'est  alors  que,  pour  AL  de  la  Salle,  il  n'y  eut  plus  ni 
paix  ni  repos.  Le  calice  d'amertume  que  le  Seigneur  pre- 
parait  ji  sa  sanctification  devait  etre  vide  jusqu'a  la  lie. 
Les  cures,  apres  I'avoir  pris  sous  leur  protection,  I'aban- 
donnaient  tout  ii  coup  en  lui  reprochant  des  torts  imagi- 
naires,  ou  en  se  faisanl  I'ecbo  de  la  calomnie  dont  il  etait 
victime.  Les  sages  reglements  qu'il  avail  instilues,  llia- 


devinl  unsujet  de  critique  etde  malveillance,  etbiendes 
fois  sa  pauvre  communaute  se  vit  reduile  h  la  misere  la 
plus  affreuse. 

Tant  d'ameres  douleurs,  jointes  aux  jeiines  el  aux 
privations  que  s'imposait  I'abbe  de  la  Salle,  porterent 
unegraveatteinle  ii  sa  sanle.  II  conlracta  un  rhumatisme 
qui  le  priva  de  tout  mouvemenl.  Le  mat  etait  si  violent, 
qu'ayant  resiste  a  tous  les  moyens  ordinaires  de  I'art, 
on  fut  force  de  couclier  le  malade  sur  une  sorte  de  gril 
place  sur  des  cbarbons  ardents  et  de  lui  causer  une  dou- 


Lc  pert'  dc  Id  Salle  sur  Ic  gril. 


leur  plus  grande  que  lemalmeme.  Si  ce  supplice  rappelle 
celui  de  suint  Laurent,  la  patience  et  le  calme  admirable 
dont  le  pauvre  pretre  fit  preuve  rappellent  aussi  les  ver- 
lusdu  saint  martyr. 

Quelque  temps  apres,  lorsqu'il  fut  rendu  k  la  vie,'  la 
persecution  rcrommenca,  loujours  plus  acharn^e  centre 
lui.  Le  clerge  de  Paris,  sans  doule  abuse  par  quelque 
infernale  machination,  descendil  jusqu'Ei  ordpnner  une 
enquete  dans  sa  maison.  On  interrogea  ses  disciples  et  on 
voulul  donner  a  leurs  reponscs  une  interpretation  defa 
vorable  pour  lui.  —  Xa  milieu  de  ces  humiliations,  it 
paraissait  calme  et  heureux  ;  trois  fois,  il  avail  voulur6- 
signer  son  litre  de  superieur  des  ecoles  chretiennes,  et 
Irois  fois  on  I'avait  force  a  le  reprendre;  mais  apres  I'in- 
digne  precede  dont  on  venail  de  I'accabler,  aprfes  le  juge- 
ment  inique  qui  le  declara  incapable  de  conduire  une 
congregation  qu'il  avail  creee  et  dont  il  avail  jusque-la 
dirigela  niarche  ovectanldeprudence  etdesagesse,  ilsolli- 
cilader.ouveau  la  nomination  d'un  autre  superieur.  Sesen- 
nemistriompherent,  I'archeveque  de  Parisdonnaun  direc- 
teur  de  son  choix  aux  disciples  de  M.  de  la  Salle  ;  mais 
ces  pauvres  gens  s'etaient  accoutumes  ei  sa  charitable 
aulorile,  ils  en  avaient  reconnu  lout  le  prix  el  ils  refu- 
serenl  celte  fois  d'obeir  a  I'archeveque. — M.  de  la  Salle, 
alarme  de  la  lournure  serieuse  que  prenait  un  evenement 
dont  il  etait  la  cause  involontaire,  se  rendit  en  personne 
chez  le  prelal  qui  avail  acceple  sa  demission.  II  le  vilet 
lui  paria pour  la  premiere  fois;  il  le  suppliad'assumer  sur 
lui  toute  la  responsabilile  de  la  desobt'issance  de  ses  dis- 
ciples et  de  ne  faire  retomber  que  sur  lui  le  chatiment 
que  cette  faute  pouvait  meriler.  Tant  d'liumiliteet  d'ab- 
negation  ouvrirenl  les  yeux  de  I'archevjque;  il  compril 
qu'il  a  vail  mal  juge  un  liomniedehien  ;  mais  lesinimilies 
auxquelles  il  avail  obei  sans  le  savoir  etaienl  trop  puis- 
santes  et  il  s'etail  trop  avance  pour  reculer.  Le  nouveau 


3o8 


LE  VfiNfiRABLE  JEAN-BA PTISTE  DE  LA  SALLE. 


superieur  ful  maintenu;  seulemcnt  son  avitorilu  se  borna 
h  une  superiarite  de  nom,  car  les  frt'res  avait'iit  manifesto 
rinlenlion  dese  retirersion  leur  olait  leiir  pferespiriluel. 
Acette  epoque  (1705),  monscignoni-  Colbert,  archfivS- 
que  de  Rouen,  voulut  introduire  dans  son  diocese  Ics 
nouvelles  ecolcs  chretiennes ;  il  en  fit  etablir  une  h  Dar- 
netal  et  Irois  a  Rouen.  M,  de  la  Salle  lui  envoya  quel- 
ques-uns  de  ses  instituteurs,  et  ce  no  furent  pas  ceux  qui 
souffrirent  le  moins  des  tribulations  de  la  misere  et  de  la 
calomnie. 

Au  moment  oil  le  venerable  de  la  Salle  croyait  pouvoir 
jouir  de  quolque  repos,  une  nouvolle  accusation  vint 
fondre  sur  lui.  Un  jcune  ecclesiastiquc,  M.  Roger,  consa- 
cra  une  partie  de  sa  fortune  h  I'achal  d'une  niaison  a 
Saint-Denis,  et  11  I'olTrit  au  fondateiir  des  ecoles  chre- 
tiennes pour  en  faire  un  noviciat.  Le  pere  du  jeune  abbd 
eut  connaissauce  de  cette  donation,  et  il  osa  accuser  leser- 
viteur  de  Dieu  d'avoir  suborne  un  mioeiir. 

La  persecution  dont  il  etait  I'objet  le  forea  a  s'eloigner 
pour  quelque  temps.  11  se  dirigta  vers  le  niidi  do  la 
France  et  vint  a  Marseille.  Dans  celJte  <ic™ere  viUe,  il  se 
\'it  honore  et  entoure  d'une  protection  qui  paraisj-ait  ne 
rien  laisser  h  desirer  ;  mais  il  ne  tarda  pas  a  s'apercevoir 
qu'on  n'en  agissait  ainsi  que  pour  Tattirer  dans  un  parli 
condamne  par  le  saint-siege. — Fidele  scrviteur  deDieu, 
chacune  de  ses  vertueuses  actions  etait  payee  par  un  ou- 
trage, et  s'il  recevait  une  seule  parole  do  bienveillance, 
il  y  avait  sous  cette  parole  une  laclie  trahisonl  11  se  hJita 
de  se  separer  de  ses  dangereux  protecleurs. 

Les  diffamations  qui  le  poursuivaient  n'avaient  pn 
existersans  Irouver  acces  chez  quelques-uns  des  mem- 
bres  credules  de  sa  famille.  II  lui  etait  reserve  d'en  ac- 
querir  Uii-nieme  la  douloureuse  certitude.  A  Mende,  un 
de  ses  freres  lui  refusa  rbospilalite.  II  fut  plus  sensible 
Ji  cet  outrage  qu'ii  tons  ceux  qu'il  avait  essuyes  jusqu'a- 
lors  et  il  se  sentit  pris  de  cette  tristesse  auiere  qui  de- 
niande  le  sein  de  Dieu  seul  pour  epancbor  ses  krmes.  II 
se  retira  pres  de  Grenoble  dans  une  solitude  protonde, 
Ji  laquelle  vinrent  encore  I'arracUer  les  sollicilations  et 
le  desir  de  ses  disciples.  Dans  sa  retraite,  il  avait  trouve 
le  repos  et  la  joie  de  I'ame  ■,  Dieu  le  rappelait  a  la  croix, 
il  se  data  d'obeir.  11  revint,  ii  Paris  pour  y  souffrir  en- 
core, mais  cette  fois  il  cjut  comprendre  a  I'affaiblisse- 
ment  d-e  son  corps  que  son  lieure  .serait  bienlot  venue  ;  il 
fit  part  a  ses  disciples  de  la  crauite  ou  plulol  de  I'espe- 
rance  qu'il  concevait,  et  il  les  pria  de  lui  nommer  un  sue- 
cesseur.  11  re  issit  enfin  h  faire  nommer  le  fiere  Bafthe- 
lemy,  —  h  Sainl-Yon,  en  1717. 

Peu  apres  eel  6venement,  M.  dc  la  Salle  fut  encore 


rappele  a  Paris  pour  recevoir,  sous  le  titre  de  legs,  une 
vraie  restitution  que  lui  faisait  M.  Roger  pour  reparer  le 
tort  qu'il  lui  avail  caus6  ii  I'occasion  de  la  maison  ache- 
lee  a  Saint-Denis.  Cette  circonstance  donna  une  nouvelle 
occasion  au  venerable  abbe  de  montrer  sa  profonde  ri- 
gi  Jite.  Le  testament  le  qualifiait  du  litre  de  superieur  des 
ecoles  chretiennes ;  il  refusa  absolument  de  signer  aveo 
ce  titre  qui,  disait-il,  ne  lui  appartenait  pas  et  qu'il  ne 
pouvait  prendre  sans  alterer  la  verile.  Le  notaire  declara 
qu'il  ne  compterait  la  sonime  qu'apres  I'appojition  de 
la  signature  et  du  litre  exiges.  M.  de  la  Salle  prefera 
sacrifier  le  legs  quo  de  faire  la  moindre  atteinte  a  la  ve- 
rite.  Ce  ne  fut  que  Irois  mois  apres  que,  considerant  que 
la  signature  rielle  du  legalaire  nietlaita  couvert  sa  res- 
ponsabilile,  le  notaire  n'exigea  pas  que  la  qualile  de  su- 
perieur fiil  exprimee. 

Peu  de  temps  apres,  et  toujours  obsede  d'incessantes 
persecutions,  cet  homme  vertueux  tomba  malade,  epuise 
qu'il  etait  par  les  jeunes  et  les  macerations.  II  demanda 
Ics  derniers  sacrements;  on  s'empressa  dc  les  lui  faire 
administrer.  Lorsque  le  saint  viatique  entra  dans  sa 
cliambre,  il  se  jeta  a  genoux  par  lerre  pour  I'adorer  et 
le  recevoir.  Ses  enfants,  qu'il  avail  tant  aimes,  et  ses 
disciples  environnaient  son  lit,  qu'ils  mouillaient  de  leurs 
larmes;  lis  voulaient  avanl  sa  mort  recevoir  ses  derniers 
avis  et  sa  benediction.  ■  Je  recommande  premierement 
mon  eime  a  Dieu,  leur  dit-il,  et  ensuite  tons  les  freres  de 
la  society  des  ecoles  chretiennes  auxquels  il  m'a  unis.  Je 
prie  ces  derniers,  sar  toule  chose,  d'avoir  toujours  nne 
enliere  soumission  i  I'figlise,  et,  pour  en  donner  des  mar- 
ques, de  ne  se  desunir  en  rien  de  notre  saint-pere  le  pape, 
se  souvenant  toujours  que  j'ai  envo\e  deux  freres  a 
Rome  pour  demander  it  Dieu  la  grace  que  leur  societe  y 
soil  toujours  enlifirement  souniise.  Je  leur  recommande 
aussi  d'avoir  une  grande  devotion  envers  Notre -Sei- 
gneur ,  d'aimer  beaticoup  la  sainte  communion  el  d'avoir 
une  devotion  particuliere  envers  la  Ires-sainte  Vierge  et 
envprs  saint  Joseph,  patron  et  protecleur  de  la  societe; 
qu'ils  s'acquittent  toujours  de  leur  emploi  avec  zele  et 
desinteressement,  qu'ils  aient  entre  eux  une  union  in- 
linie  et  une  obcissance  aveugle  envers  les  superieurs,  ce 
qui  est  le  fondement  et  le  soutien  de  la  perfection  dans 
toute  communaute.  »  En  prononcant  ces  derniferes  pa- 
roles, sa  voix  s'affaiblit;  les  freres,  se  jelant  a  genoux, 
lui  demanderenl  sa  benediction,  et  le  vertueux  patriarche 
leva  les  mains  vers  le  ciel  en  disant  :  -  Que  le  Seigneur 
vous  bi^nisse  lous!  >  puis  il  remit  son  ame  entre  les  mains 
Seigneur,  le  7  avril  1719. 

L'abbe  Xavier  Mcsoeolle. 


I 


I 


SAINTE  J5ERTIIE. 


3S0 


SAINTX  dZRTHE  ,  ABBESSX  Bl;  BtANGY,  BN  ARTOIS. 


Aje  seul  nora  de  Berthe  nous  rcporte 
au  lemps  du  mojen  age,  a  cette  bril- 
lante  tipoque  de  toiirniiis,  de  gucr- 
res  et  de  croisades.  II  evoque  de 
blanches  statues,  coujhees  sur  les 
pienes  des  tombeaux  et  dont  les 
clieveux  lissesencadrentsilencieuse- 
mentle  visage  de  marbre.  Mais  ce 
nom  est  hereditaire  en  France,  et 
celle  dont  nous  voulons  raconler  la 
vie  est  ant^rieure  h  ces  iiges  he- 
roiques  oil  les  cours  d'amour  pro- 
fessaient  la  gale  science  et  oil  des 
tribunaux  de  dames  s'assemblaient 
pour  juger  les  chevaliers.  Certlie 
est  une  fille  primitive,  issue  d'un  vieux  sang  gau- 
lois,  et  qui  vecut  parmi  les  Fredegonde  et  les  Brune- 
haut,  ces  lerribles  descendantes  de  Merovee.  Certaines 
parties  de  son  existence  sent  entourees  d'un  profond 
mystere,  et  la  tradition,  en  passant  par  la  bouche  des  ge- 
nerations, est  devenue,  sinon  mensongere,  au  moins  exces- 
sivement  douteuse. 

Berthe  naquit  h  la  cour  de  Clevis  II,  et  peu  de  femmes 
pouvaicnt  revcndiquer  une  plus  haute  origine.  Son  pere, 
le  comte  Rigobert,  s'etait  iUustre  dans  la  corriere  des  ar- 
mes,  et  sa  mfere  Ursane  elait  proche  parente  du  roi  de 
Kent,  en  Angleterre.  On  ne  nous  a  point  conserve  de  de- 


tails sur  sa  jeunesse ;  certains  auteurs  alTirment  qu'elle 
aima  un  chevalier  nomme  Raoul,  et  qu'elle  saerifia  cette 
inclination  ii  lobeissance  qu'elle  dut  monlrer  aux  ordres 
de  son  pi-re.  Celui-ci  lui  donna  pour  epoux  un  grand  sei- 
gneur, allie  independant  du  roi  de  France,  et  qu'on  ap- 
pelait  le  comte  Sigefroy.  Berthe,  pcnetree  de  ses  devoirs 
d'epouse,  se  consacra  tout  entiere  au  bonheur  de  son  mari 
et  a  I'education  de  ses  enfants.  Une  logende  romanesque 
nous  montro  le  fidele  Raoul  rempli  d'admiration  pour  la 
vertu  de  celle  qu'il  avait  tant  ainiee,  lui  consacrant  sa  vie 
et  I'entourant  d'une  protection  etrange  et  mysterieuse. 
Mais  quelques  historiensdementent  ce  fait  chevaleresque 
comme-  peu  confornie  aux  mcKurs  des  guerriers  de  cette 
epoque,  beaucoup  moins  forts  sur  les  beaux  sentiments 
que  sur  les  grands  coups  depee. 

Berthe  fut  mariee  a  I'Jige  de  vingt  ans,  vers  Tannee  666, 
et  de  cette  union  naquirent  cinq  filles,  dont  les  deux 
ainees  se  firent  plus  tard  une  grande  reputation  desain- 
tete  sous  les  noms  de  Gertrude  et  de  Deotile.  Sigefroy 
etant  mort  apres  vingt  annecs  de  bonheur  conjugal,  la 
sainte  veuve  forma  le  projet  d'abandonncr  le  monde  et  de 
se  renfermer  dans  un  monastere  qu'elle  avait  fait  bStir 
sur  la  riviere  de  Ternois. 

Ses  deux  plus  jeuncs  enfants  lui  ayant  ete  enlevees  par 
leciel,  elle  crut  pouvoir  se  consacrer  a  Dieu  sans  trahir 
ses  obligations  de  mere.  Ses  filles  Gertrude  et  Deotile  ma- 
nifesterent  I'intention  de  la  suivre,  et  dies  se  retirerent 


Sjiitle  BtrUic  (fLfeiitl,int  sa  fillc. 


loutes  Ics  Irois  dans  I'albaye  de  Bla  igy,  dont  Berthe  fut 
nommee  abbesse.  Mais  elles  eprouverent  bientSt,  de  la  part 
d'un  seigneur  appe:e  Roger,  une  assezvive  persecution. 

La  beaute  de  Gertrude  Sigefroy  etait  celebre  dans  le 
pays  ;  sa  figure  angclique  respirait  Tinnocence,  et  sa  taille 


elait  souple  et  svelte  comme  un  roseau.  Roger  ne  put  la 
voir  sans  I'aimer,  et  les  passions  des  Francs  de  ce  temps- 
lii,  encore  a  demi  barbares,  elaicnt  indomptables  comme 
leur  carartere.  II  demanda  Gertrude  a  sa  mere ;  mais  la 
timide  jeune  fille  refusa  de  la  quitter  pour  suivre  un  epous 


500 


SAINTE  BEUTHE. 


qu'elle  ne  connaissait  pas.  Elle  se  croyait  a  I'abri  de  ses 
poursuiles  dans  le  clotlrequi  lui  scrvait  d'asile,  lorsqu'on 
apprit  que  Roger  s'avancail  avec  des  homnics  d'armes, 
et  pr^tendait  assiegor  le  monaslere  et  en  arracher  Ger- 
trude en  di'pit  de  I'abbesse  et  d'elle-meme.  Que  pouvaient 
opposer  a  ces  forcenes  des  femmes  isolees  et  sans  moyens 
de  defense?  Bientot  on  aperroit  un  nua;^e  de  poiissifere,  on 
entend  distinctement  le  pietinement  des  clievaux;  les 
portes  sont  frarassces  et  les  pas  des  cavnliers  lesonnent 
surlesdallesdescoriidors.  fiperdues,  lesreligieuscs  fuient 
de  toutes  parts  et  se  precipileiit  danslancf.  Edessepres- 
sent  les  uiies  centre  les  autrcs  corame  un  troupeau  de  bre- 
biselTrayi'Cs.etl'on  n'enlend  sous  les  vodlesdu  temple  que 
le  bruit  etoulTe  de  leur  respiration  haletanle.  Gertrude  et 
Deotile  embrasseut  les  coins  de  I'autel.  Seule,  conservant 
sa  fermetc  et  son  courage  au  milieu  de  la  desolation  uni- 
verselle,  Berthe  est  debout  et  attend  en  silence.  l,a  porle 
s'ouvre,  Roger  apparjU  Tadl  en  feu  ;  a  I'aspect  du  lieu 
saint,  ses  compagnons,  frappes  de  respect,  se  decouvrent 
et  s'arrelent.  Berthe  elcnd  la  main  vers  le  ravisseur;  elle 
lui  montre  Gertrude  agcnouiUee,  elle  s'ecrie  :  ■  Vous  voyez 
Gertrude  qui  a  recu  le  voile  de  la  main  des  fev(^ques,  elle 
appartient  ii  Dieu;  auriez-vous  bien  la  hardiesse  de  la  lui 
disputer?  •  A  ce  discours,  a  I'accent  inspire  de  I'abbesse, 
^  la  majeste  de  sa  pose,  Roger  hesite  :  il  recule  devant  le 
sacrilege  qu'il  a  jure  d'accoinplir,  et  ses  soldats  qui  I'en- 
tourcut  I'enlrainent  loin  des  murs  de  I'abbaye. 

Mais  le  volcan  qui  biidait  dans  son  cceur  jetait  encore 
des  llanimes ;  excite  par  le  ressentiment,  il  se  presenle  ;i 
la  cour  de  Thierry  111  et  accuse  Berthe  d'infidelile  el  de 
haute  trahison.  Son  credit,  son  air  de  sincerite,  rendent 
ces  charges  accablantes ;  tile  est  mandee  a  la  cour  de 
France  pour  avoir  a  se  defendre  des  niefaits  qui  lui  sont 
imputes. 

Ce  n'est  point  sans  regret  ni  sans  apprehension  qu'elle 
quitta  son  cher  monaslere.  ■  Priez  pour  moi,  dit-elle  k  ses 
filles,  qui  salt  les  epreuves  que  Dieu  pent  nic  rfeerver?  • 
Coninie  elle  I'avait  prevu,  son  voyage  ne  s'effeclua  pas 
sans  encombre.  A  une  journee  deTernois,  on  vit  arriver 
une  bande  de  soldats  commandes  par  Roger,  lis  entoure- 
rent  la  petite  caravane  et  firent  I'abbesse  prisonnicre. 
Mais  un  envoye  du  ciel,  ou  plutot  un  ami  de  la  tcrre 
veillait;  Rooul  apparait  a  la  tele  d'une  nonibreuse  com- 
pagnie.  A  sa  vue,  la  troupe  de  Roger  cherche  son  salut 
dans  la  fuite,  etcelui-ci,  oblige  de  battre  en  retraite,  s'e- 
loigne,  le  depit  dans  r6me,  et  formant  de  nouveaux  pro- 
jets  de  vengeance,  qu'il  no  put  jamais  acconiplir. 

Raoul  s'offril  pour  escorler  Berthe  jusqu'ii  Paris,  et 
elle  crut  pouvoir  accepter  ce  secours  de  celui  qu'elle  re- 
gardait  mainlenant  coninie  un  ami.  11  la  conduisit  jus- 
qu'aupres  du  roi  Thierry,  qui  reconnut  combien  on  I'avait 
caloniniee.  line  put  s'empficher  d'admirer  ses  vertus  , 
et  lui  en  donna  un  eclatant  temoignage  en  I'assurant  de 
sa  royale  protection.  Ainsi,  les  intrigues  que  Roger  avail 
destinees  h  la  perdre  n'avaient  servi  qu'a  la  glorilier  el 
k  rendre  impuissantes  desormais  les  perfides  meuees  de 
ses  ennemis. 

De  retour  ii  Blangy,  Be]  the  travailla  a  donner  a  sa 
communaute  une  constitution  reguliere  et  definitive ; 
elle  fit  construire  dans  I'inlericur  du  monaslere  trois  dif- 
ferentes  egliscs,  I'une  sous  le  patronage  de  saint  Omer; 
I'autre,  sous  celui  de  saint  Waast,  evSque  d'Arras,  et  la 
troisieme,  sous  celui  de  saint  Martin  de  Tours.  Elle  avail 


pour  ce  dernier  saint  une  affection  particuliere,  et  fit 
bllir  en  son  honnenr  jusqu'a  sept  eglises  sur  divers 
points  de  ses  lerres.  La  constitution  de  son  cloilre,  qui 
renfermail  alors  soixanle  religieuses,  elanl  bien  elablie  , 
elle_fil  connuitre  sa  resolution  de  se  demetlredela  charge 
d'abbesse  en  faveur  de  sa  fille  Deotile,  et  la  forca  d'ac- 
cepler  ce  litre ,  malgre  ses  pricres  et  cedes  de  toutes  les 
soeurs. 

A  partirdece  moment,  Berthe  so  renfermadansune  cel- 
lule ou  elle  demeura  loute  sa  vie,  et  qui  ne  lui  permeltait 
pas  de  communiquer  avec  I'interieur  du  couvcnl.  La,  elle 
passait  desjourneesentieres  el  quelqucfois  des  nulls  dans 
I'oraison  et  la  contemplation,  conlinuanlcependantjusqu'i 
sa  morl  i  faire  a  la  communaute  une  instruclion  journa- 
licre  par  une  pelile  fenetre  pratiquee  a  sa  chambrelle  et 
donnant  dans  une  chapelle  oil  lout  le  monde  se  reunis- 
sait.  A  une  cerlaine  heure,  I'abbesse  Deotile,  accompa- 
gnie  de  sa  soeur  Gertrude  et  de  ses  religieuses,  venait 
saluer  Berihe  qui  paraissait  et  adressait  de  sages  conseils 
a  ses  filles  d'adoption.  Puis,  la  fenetre  se  rel'ermail,  et 
elle  retombail  vivanle  dans  ce  lombeau  dont  elle  avait 
scelle  volontaircment  la  pierre. 


Berthe  pratiqua  ces  exercices  de  picte  avec  une  fer- 
vour qui  ne  se  dcmeutit  jamais ;  elle  mourut  a  I'ige  de 
soi\aiile-dix-neuf  ans,  vers  I'annee  725,  et  emporla  avec 
elle  I'amour  des  sainles  femmes  qu'elle  avail  dirigees. 
Vers  la  fin  du  neuvieme  siecle,  I'invasion  des  Normands 
rcpandit  la  tcrreur  dans  I'abbaye,  et  les  religieuses  pri- 
rcrit  la  fuite,  emportant  avec  elles  les  reliques  de  sainle 
Berihe  et  de  ses  deux  filles.  Elles  remonlerent  le  Rhin 
jusqu'a  Jl.iyence,  el  s'arrSterenl  d  ms  cette  ville,  ou  Ton 
tenait  alors  un  coni^ile  auquel  assistait  Arnoul,  roi  d'Alle- 
magne.  Elles  y  rencontrerent  Rotrude,  abbesse  dErstein, 
qui  leur  offrit  un  asile  et  so  mil  complelement  a  leur  dis- 
position ,  fondant  pour  ces  pauvres  refugiees  le  mona- 
slf?re  d'Alziac,  pres  Strasbourg. 

Quant  &  I'abbaye  de  Blangy,  en  .\rtois,  elle  fut  rebitie 
au  onzienie  siecle  et  donnce  k  des  religieuxde  I'oidrede 
saint  B'jnoit  par  le  comte  ('e  Flandre  qui  les  mil  en  pos- 
session de  ses  anciens  revenus. 

Malgre  I'opposilion  des  religieuses  d'Alziac,  lis  Trent  re- 


venirles  reliques  qu'elles  avaient  empovteeset  qui  furerit 
conservees  tres  soigneusement  jusqii'au  scizieme  siccle, 
oil  Id  guerre  qui  eclata  entre  Francois  \"  et  Char- 
les-yuint  obligea  Ics  lienedictins  a  prendre  la  fulte.  Les 
reliques  de  la  sainle  furent  placees  provisoirement  dans 


SAINTE-CROIXEN-JEBUSALEM.  361 

riiospice  de  Saiiit-Jean-du-Mont,  et,  dte  que  la  paix  fut 
relablie,  revinrenl  a  Blangy,  ou  elles  demeurerent  jus- 
qu'a  I'epoque  de  la  Kevolution.  —  La  f^le  de  sainle 
Berthe  se  celebre  le  quatrieme  jour  du  niois  de  juillet. 

DE  LA  FlIEDlkltE. 


ui^ToiRE  ET  mmmm  des  basiliques  de  roue. 


SAIVTE-CROIX-EN-JERUSAIEM. 


'-'ette  basilique  n'ayant  ete  bStie  que  pour  recevoir  una 
partie  de  la  sainle  croix,  il  n'est  pasinutile  pour  en  con- 
nailre  I'histoire  de  remonler  aux  evenemenls  qui  pre- 
cederent,  en  le  provoquant,  cet  acle  de  picte. 

Constantin  le  Grand  venait  d'abjurer  le  paganisme 
npres  la  visible  protection  qu'il  avail  rerue  du  cici,  et 
pour  la  premiere  fois  la  religion  du  ("lirist  s'elait  assise 
sur  le  trone  des  Cesars. 

D'apres  saint  Eusebc,  I'imperalrice  Hclene,  mere  de 
Constantin,  n'cmbrassa  pas  le  catliolicisme  en  meme  temps 
que  son  fils.  Mais  si  die  ne  rcrut  le  baptcnie  qu'apies  la 
miraculeuse  vicloire  remportce  par  celui-ci,  die  sembia 
I'avoir  depasse  de  bcaucoup  dans  la  perfection  evange- 
lique.  Sa  conversion,  quoiquc  tardive,  fut  si  parfaite  que 
depuisellcpratiquatoules  lesvertus  avec  la  plushuroique 
rigidile.  —  C'lHaicntsurtoutsa  foi  en  Jesus-Christ  et  son 
amour  pour  les  pauvres  qui  la  dislinguaicnt. 

Constantin  eut  a  reprimer  la  jalousie  de  Licinius,  qui 
venait  de  prendre  les  armes  centre  lui.  II  le  rencontra 
dans  la  Pannonieetle  delit  en  31 1  pres  de  Cibale.  Satisfait 
d'une  promple  victoire,  et  du  resle  n'ecoutant  que  la 


clemence  a  laquelle  il  elait  naturellement  porte,  il  lui 
laissa  la  vie  en  lui  accordant  la  paix.  —  Mais  Licinius, 
que  I'ambition  devorait  sans  cesse,  oublia  bientot  la  ge- 
nerosite  de  son  bienfoiteur,  et  pour  I'outrager  une  nou- 
velle  fois  d'une  maniere  sanglante  il  persecuta  les  Chre- 
tiens, quel'empercur  avail  mis  soussa  protection. 

Cet  acte  de  cruaute  devait  etre  puni,  et  apres  avoir 
employe  vainement  les  voics  de  pacification,  Constan- 
tin lui  declara  la  guerre.  —  De  chaque  part  les  armees 
etaient  nombreuses  ;  Licinius  comptaiit  sur  la  valour  de 
ses  soldats  et  peut-^tre  prenant  en  lui-meme  son  orgueil 
pour  de  la  force,  disait  haulcment  qu'apres  la  victoire 
qu'il  etait  sur  de  remporter  il  exterminerait  jusqu'au 
dernier  des  Chretiens.  Constantin,  mettant  en  Dieu  sa  con- 
fiance,  sedisposait  au  combat  par  le  jcune  etia  priere;  il 
se  contenta  d'ordonner  que  le  Labarum  fiit  porte  de\ant 
son  armee.  Licinius  redoutail  rette  banniere,  il  n'ignorait 
pas  que  la  victoire  I'avait  constamment  suivie,  et  il  crut 
s'affranchir  de  la  puissance  de  celte  cgide  chretienne  en 
defendant  a  ces  troupes  de  diriger  leursattaques  ducote 
oil  ellese  trouverait, et  en leur  conseillant  de  nc  pas mfme 


56S 


NAPOLfiON. 


la  regarder.  Ces  vainespr&autions  ne  purentle  soustraire 
au  ch&timent  que  Dieu  lui  reservait.  Deux  fois  il  fut 
vaincu;  d'abord  pres  d'Andrinople  au  raois  de  jiiiUctde 
I'annee  351,  ou  il  perdit  plus  de  trente-quatre  mille 
hommes,  puis  pres  de  CalceJoine,  oil,  de  toutesonarmie, 
troisniille  liommes  a  peine  purcnt  echapper  a  la  moit. — 
II  fut  lui-meme  fait  prisoniiier  (jar  Constantiu,  et  ce  ge- 
nereux  conquerant  lui  eiit  loujours  laisse  la  vie  et  la  li- 
berie, s'il  n'eilt  ete  convaincu  qu'iltravaiUaitsourdement 
h  exciter  de  nouveaux  troubles. 

Cette  -victoire  avail  fail  de  Constantin  le  maitre  de 
I'Orient.  —  En  325,  le  concile  general  de  Nicee  fut 
assemble  par  ses  soins,  et  I'annee  suivante  il  ecrivit  k 
Macaire,  eveque  de  Jerusalem,  que sur  le  mont  Calvaire  il 
voulail  faire  eleverune  masnifique  eglise.  Saiiite  Helene, 
quoique  deja  fort  avanceo  en  Sge,  se  cliargeade  I'execu- 
tion  de  ce  pieux  monument  et  ellese  rendit  en  Palestine, 
Oii  I'appelait  aussi  un  autre  desir  non  nioins  saint  et 
louable.  Elle  voulait  decouvrir  lacroix  sur  laquelle  le  Fils 
derhomme  avail  accompli  rarlesublinie  dela  redemplion. 
Pour  en  venir  a  son  but,  elle  devait  eprouver  d'innom- 
brables  difficultes  ;  mais  rien  iie  put  la  rebuter,  tant  elle 
6lait  sure  qu'elle  ne  ferait  qu'accomplir  la  voloiite  de 
Dieu. 

C'^tait  la  coutame  chez  les  Juifs  de  creuser  une  fosse 
aupres.du  lieu  oil  le  corps  des  personnes  condamnees^ 
morl  etait  enterre,  et  d'y  jeler  lout  ce  qui  avail  pu  servir 
a  leur  execution. 

Apres  avoir  fail  fouiUer  dans  les  divers  endroits  du 
Calvaire  qu'on  lui  iadiqua,  la  pieuse  imperatrioe  trouva 
le  saint  sepulcre.  II  y  avail  aupres  trois  croix,  avec  les 
clous  qui  avaient  perce  les  pieds  et  les  mains  du  Sau- 
veur,  el  rinscription  que  les  Juifs  avaient  fait  attachcr 


au-dessus  de  sa  iHe.  Cette  inscription  etanl  separfe,  on  ne 
savait  comment  distinguer  la  veritable  croix  ;  on  les  ap- 
pliqua  separ(5menl  Tune  apres  Tautre  sur  le  corps  d'une 
femme  qui  etait  mourante;  les  deux  premieres,  quietaient 
celles  des  deux  larrons,  n'opererent  aucun  effet;  mais 
lorsqu'elle  fut  louchee  dela  troisieme,  elle  se  trouva  par- 
faitement  guerie. 

Sainte  Helene  lemoigna  la  joie  la  plus  vive  k  I'occasion 
du  miracle  qui  lui  faisait  connaitre  le  saint  instrument  de 
la  redemplion.  Elle  fonda  une  chapelle  5  I'endroit  oil  ce 
precieux  tresor  avail  etelrouve.  Avant  de  parlirde  la  Pa- 
lestine, elle  visits  tons  les  lieux  que  noire  religion  a  mar- 
ques de  si  venerables  souvenirs,  et  elle  les  orna  de  somp- 
tueux  edifices.  Elle  rappela  les  cbretiens  exiles,  rendit  la 
liberie  k  ceux  qui  gemissaient  dans  les  prisons  ou  qui  tra- 
vaillaienl  aux  mines.  Puis  ayanl  fail  assembler  lesvierges 
consacr6esau  Seigneur,  elle  leur  donna  unrepas  oiielle  les 
servit  de  ses  propres  mains. 

De  retour  a  Rome,  sainte  Helene  fitconstruire  I'eglise 
de  Sainle-Croix-en-Jerusalem.  Une  portion  de  la  croix 
de  Notre-Seigneur  y  fut  deposee  dans  un  Hm  de  la  plus 
opulente  magnificence.  Mais  les  siecles  en  passant  sur  cet 
Mifice  le  detruisirent.  Le  pape  Benoil  XIV  en  confia  la 
reconstruction  a  I'architecte  Dominique  Gregorini.  Le 
porlique  est  soutenu  par  des  colonnes  el  des  pilastres 
dant  qualre  en  granit.  Le  maitre-aulel  isole  est  orne 
de  qualre  belles  colonnes  de  marbre  qui  soutiennent  un 
magnifique  baldaquin.  Au-dessous  de  cet  aulel,  il  y  a  une 
belle  urne  antique  de  basalle  dans  laquelle  sont  conserves 
les  oorpsdes  saints  marly rsCesari us  elAnasta.se.  La  voule 
de  la  tribune  est  dfecoree  de  fort  belles  fresques  de  Pin- 
turiccliio. 

J.  B. 


HAPCLEOF. 


III. 


i  ous  ces  evenements 
se  succedent  et  s'accu- 
mulent  avec  une  rapi- 
dite  sans  egale.  Jamais 
bomme  ne  mena  I'his- 
toire  plus  grand  train. 
II  est  lombc,  et  cepen- 
dunt  le  monde  liesite 
encore  k  croire  a  sa 
chute.  Qui  voudrail  en 
effet  reconnaitre  dans 
cette  voilure  k  peine 
escorlee,  qui  galope 
tristement  sur  la  route 
de  Provence,  celui  qui 
mit  I'Europe  a  ses  pieds  apres  en  avoir  distribue  les 
royaumes  k  ses  proclies  et  ii  ses  generaux?  Qui  verrait 
un  empereur  dans  ce  proscril?  Le  voil^  qui  repasse  par 
son  premier  chemin,  temoin  de  ses  premiers  triomphes,  de 


ses  premieres  ambitions;  et,  sans  doute  qu'en  traversant 
cesvilles  aujourd'hui  muettes,  il  se  prend  a  recommencer 
savie  d'aulrefois,  au  temps  oil  le  people  s'empressaitsurle 
passage  dujeune  general  d' Hal  ie,oulesferamessemeltaient 
aux  fenfires  pour  voir  le  piile  el  fier  vainqueur  de  I'E- 
gypte.,  qu'elles  saluaient  de  leurs  sourires  el  de  leurs 
mouchoirs?  Que  de  souvenirs !  Lk  est  Lyon,  theatre  de  sa 
gloire  naissante;  ici  Valence,  oil  il  se  rappelle  avoir  cueilli 
des  cerises  avec  mademoiselle  du  Colombier  ;  c'esl  Frejus 
qui  le  vit  debarquer  pour  alter  culbuler  le  Direcloire ; 
Frejus,  oil  il  s'embarque  aujourd'hui  pour  alter  occuper 
les  quelques  pieds  de  terre  que  I'Europe  lui  accorde  en 
soupirant. 

II  s'en  va,  le  grand  empereur,  —  et  la  nation  consternte 
le  regarde  partlr,  empkdiee  qu'elle  est  par  les  hordes 
etrangeres  qui  sont  venues  la  b&illonner  jusque  dans  sa 
propre  capilale.  II  part  en  fugitif,  traversant  la  France 
d'un  boul  a  I'autre,  cl  emporlanl  avec  lui  le  secret  de  cet 
enthousiasme  qu'il  savait  si  bien  allumer  dans  toutesles 


BRn  !SH 

7   AUG  29 

NATURAL 
KfSTORV- 


\ 


•as      H 


NAPOLEON. 


3C3 


l^tes,  car  c'est  en  vain  que  sur  sa  route  rarmee  cherche 
a  lire  dans  son  regard  el  k  deviner  dans  son  geste,  cnmme 
si  elle  n'attendait  de  lui  qu'un  signal  pour  tenter  encore 
!e  sort  desbatailles.  Napoleon,  le  front  courbfe  sur  sa  poi- 
trine,  ne  commandc  plus  au  destin. 

Ce  fut  pendant  que  Louis  XVllI  rentraitdans  sa  bonne 
ville  de  Paris,  qu'il  mouilla  dans  la  rade  de  Porlo-Ferrajo. 
Sa  cour  se  composa  de  sa  mere,  de  sa  sceur  et  d'une 
poignee  de  braves  de  la  vieille  garde,  la  veritable  cour  de 
France,  celle-la.  On  elait  alors  au  mois  de  mai  1814. 
Jusqu'au  mois  de  fevrier  de  I'annee  suivante,  Napoleon 
rongeason  frein  en  silence,  trompant  son  besoin  d'activite 
par  des  travaux  imporlanls  qu'il  fit  executer  dans  I'ile, 
par  des  quais  qu'il  fit  construire,  par  des  routes  qu'il  fit 
percer.  Mais sapenseeconslante elait  attacheesur  la  France, 
et,  redevenu  spectateur  ottentif,  il  suivaitdans  les  feuilles 
publiques  la  marche  du  gouvernement  de  la  coalition,  dont 
chacune  des  faules  elait  un  enseignement  pour  lui. 

Les  Bourbons  n'avaient  pas  voulu  accepter  le  trait- 
d'union  de  I'empire.  Brusqueraent,  sans  transition  ils 
avaient  ramene  I'Elat  au  regime  d'avant  la  republique. 
Entre  Louis  XVI  et  Louis  XVIIL  ils  avaient  ecrit  sur  le 
registre  de  la  monarchie  ;Ci,  uue  lacune.  —  Une  lacune 
quia  nom  Napoleon.  —  El  le  roi  datait  tranquillement 
ses  edits  de  la  dix-neuvieme  annee  de  son  regnc.  II  fallait 
que  les  Bourbons s'abusassent  etrangementsur  la  lassitude 
de  leurs  sujels,  et  la  hardiesse  elait  grande  a  venir  faire 
si  bon  march^  du  passe  de  93.  Peut-etre  aussi  I'emigra- 
tion  voulait-elle  prendre  sa  revanche,  mais  on  ne  prend 
pas  de  revanche  avec  le  peuple.  Les  factions  qui  vinrent 
a  se  former  le  prouverenl  bientdt;  enpeu  de  temps,  etmal- 
gre  I'egide  raenacanle  des  allies,  un  orage  s'amoncela  de 
Douveau  autour  du  trone.  L'agitalion  elait  extreme  ;  la 
presse  se  debatlait  violemment  sous  le  pied  de  la  cen- 
sure grossierement  travestie. 

Ce  fut  ce  moment-la  que  Napoleon  choisit  pour  jeler 
au  hasard  un  decesdefismerveilleux,  —  auquel  le  raonde 
elait  habitue,  maisqui  devail  pourtant  etonner  le  monde. 
II  voulut  essayer  de  renouer  son  avenir  aux  acles  mala- 
droiU  des  Bourbons,  et  il  y  reussit.  De  telleshardiessescon- 
fondent  moins  peul-eire  par  leur  succcs  que  par  leur 
conception;  mais  Napoleon  elait  I'homme  des  hardies- 
ses.  Sans  avoir  prevenu  personne,  un  matin,  portant  sa 
conspiration  toute  dans  sa  tele,  il  avertit  sa  garde  de  se 
tenir  pr^te  a  quitter  I'ile  d'Elbe.  Cette  nouvelle  fut  ac- 
cueillie  par  une  acclamation  unanime,  et  I'ivrcsse  des 
soldals  ne  connut  plus  de  bornes  quand  il  leur  dit  en 
mettant  le  pied  sur  le  brick  qui  portal t  sa  fortune:  — 
Grenadiers!  nousallonsen  France,  nous  aliens  a  Paris  I 

Cette  fois  c'elait  une  grande  et  decisive  parlie  qu'il  se 
preparait  a  jouer  a\  ec  renlhousiasme.  II  allail  avoir  enfin 
le  mot  supreme  de  son  prestige.  C'elait  un  homme  qui 
venait  conquerir  un  royaume,  non  pas  avec  une  armee, 
mais  seul,  et  rien  qu'avec  son  nom.  11  debarqua  dans  le 
golfe  Juan,  et  se  mil  resoliimenl  en  marche  sur  Paris  a 
la  t^te  decinq  cents  hommes  de  sa  garde,  de  deux  cents 
chasseurs  et  de  centlancierspolonais.  C'elait  un  spectacle 
inoui,  sans  exemple,  qu'un  coup  d'Etat  ainsi  tenle  ; 
mais  Napoleon  avail  jete  dernere  lui  toute  relenue  et 
toute  prudence,  et  il  s'avancait^avec  cette  audace,  dont 
les  resullats  font  de  la  folie  ou  du  genie.  Un  fait  le  mon- 
Irera.  Devanl  Grenoble,  un  bataillon  lui  barrait  le  passage 
et  avail  pris  position  j  instruit  de  ce  contre-temps,  il 


s'empresse  de  mettre  pied  a  terre,  et  suivi  par  sa  garde, 
I'arme  baissee,  il  decouvre  sa  poitrine  et  s'ecrie  :  —  Si 
parmi  les  soldals  de  Grenoble,  il  en  est  un  qui  veuiJle  tuer 
son  general,  son  empereur,  il  le  pent ;  me  voici !  —  Le 
cri  de  T'it-e  I'cmpereurl  est  la  seule  reponse  du  bataillon, 
Joueur  hardi.  Napoleon  en  etail  venu  a  ce  point  d'enga- 
ger  sa  fortune  sur  une  carte. 

De  ce  moment,  et  a  parlir  de  Grenoble,  oil  la  popula- 
tion, a  defaul  des  clefs  qu'clle  n'avait  pu  arracher  aux 
chefs  militaires,  vint  metlre  i  ses  pieds  les  portes  de  la 
ville  apres  les  avoir  abaltues,  de  ce  moment  la  question 
ful  a  peu  prfes  decidce.  Les  proclamations  firent  le  reste. 
Jamais  I'empereur  n'avait  parle  un  langage  plus  mogique, 
plus  enliainant ;  —  ■  Soldals,  y  disait-il,  dans  mon  exil 
j'ai  entendu  voire  voix  ;  je  suis  arrive  a  Iravers  tons  !es 
obstacles  ettous  les  perils.  Votre  general,  appeleau  tr6ne 
par  le  choix  du  peuple,  vousest  rendu  :  venez  le  joindre... 
Soldals !  venez  vous  ranger  sous  les  drapeaux  de  voire 
chef.  Son  existence  ne  se  compose  que  de  la  voire ;  ses 
droits  ne  sont  que  ceux  du  peuple  et  les  volres  ;  son  in- 
ter^l,  son  honneur,  sa  gloire,  nesont  aulresque  voire in- 
teret,  voire  honneur  et  votre  gloire.  La  victoire  marchera 
au  pas  de  charge;  I'aigle  a-vec  les  coulears  nationales  vo- 
lera  de  clocher  en  clocher  jusqu'aux  tours  de  Notre- 
Dame  :  alors  vous  pourrez  monlrer  avec  honn.eur  vos 
cicatrices,  alors  vous  pourrez  vous  vanter  de  ce  que  vous 
aurez  fait,  vous  serez  les  liberaleurs  de  la  palrie...  Dans 
votre  rieillesse,  entoures  et  consideres  de  vosconcitoyens 
ils  vousentendront  avec  respect  raconter  vos  hauls  fails; 
vous  pourrez  dire  avec  orgueil :  El  moi  aussi  je  faisais 
parlie  de  cette  grande  armee  qui  est  entree  deux  foisdans 
les  murs  de  Vienne,  dans  ceux  de  Rome,  de  Berlin,  de 
Madrid,  de  Moscou,  qui  a  deli\re  Paris  de  la  souillure 
que  la  trahison  et  la  presence  de  I'ennemi  y  ont  em- 
preinte  I  • 

Pi'ecede  par  ces  paroles.  Napoleon  entra  dans  Lyon  en 
avant  de  ses  troupes,  porle  en  Iriomphe  par  mille  bras. 
La,  il  s'arreta  un  instant  pour  casser  les  deux  chambres 
et  convoquer  exlraordinairement  les  colleges  electoraux 
de  I'empire ;  puis  il  repril  sa  marche  k  Iravers  la  Bour- 
gogne,  au  milieu  de  I'enivrement  general.  Pendant  ce 
temps,  lecomted'Arlois  fuyait  accompagne  d'un  seul  ser- 
viteur,  el  Louis  XVII!,  frappe  d'effroi  gagnail  precipi- 
tamment  la  fronliere  beige,  apres  avoir  mis  tons  les  deux 
sa  tete  a  prix,  el  au  mSme  instant  oil  la  presse  arislocrale 
annoncait  leslermination  probable  du  lemeraire  usurpa- 
leur. 

Cefut  le  20  mars,  versJe  soir,  que  Napoleon  arrivaaux 
portes  de  Paris,  a  la  suite  d'une  longue  journce  de  mar- 
che. Comme  a  Lyon,  comme  a  Grenoble,  la  population  se 
rua  sur  lui.  On  ne  faurait  donner  une  idee  de  cet  im- 
mense empressement  qui  lenait  presque  du  delire.  Na- 
poleon ful  porle  dans  le  palais  des  Tuileries,  oil  Talten- 
daient  les  grands  dignitaires  de  I'empire.  — Cette  nuit-IS, 
le  bataillon  sacre  bivouaqua  sur  la  place  du  Carrousel. 
Des  le  lendemain,  I'empereur  se  remit  a  I'cBuvre. 
Le  congres  de  Vienne  ne  lui  laissait  plus  aucun  es- 
poir  de  paix.  La  coalition  avail  jure  de  ne  pas  deposer 
les  armes  qu'elle  ne  I'eut  mis  hors  d'etat  de  troubler 
desormais  le  repos  de  I'Europe.  Apres  avoir  done  re- 
constitue  le  gouvernemeni,  proclame  la  liberie  de  la 
presse,  appele  Benjamin  Conslant  au  conseil  d'£lat,  il 
s'occupa  de  preparer  activement  la  France  a  une  nou- 


564  NAPOLEON 

velle  guerre  qui  devait  resumer  toutes  les  autres  et  ren- 
dre  pour  jamais  au  pays  le  rang  niosnifiqiie  qu'il  avail 
conquis  sous  son  regne.  II  arma  les  places  fortes,  fit  fa- 


briquer  des  canons,  rappela  sous  les  drapeaux  les  anciens 
mililaires  reformes  ou  en  relralte;  et  deu\  mois  apres  il 
se  trouvail  a  la  tete  d'une  armee  de   plus  de  qualre  cent 


Le  balaillon  sacre  Livouaquant  stir  la  place  (In  Carrousel. 


cinquante  mille  lioninies,  pietea  soutenir  le  chocdel'Eu- 
rope  et  a  se  laisser  conduire  a  la  vicloireparcelui  qui  en 
connaissait  si  bien  les  chemins. 

Deu\  combats  brillanls,  ceux  de  Ligny  et  de  Fleurus, 
ouvrircnt  cette  nouvelle  campa^ne.  II  en  fut  renipli  d'es- 
poir.  BUicher  elaitbatlu,  rennemi  refoule.  Napolton  crut 
qu'il  allait  ressaisir  la  fortune  et  balayer  une  fois  encore 
devant  ses  pas  les  puissances  reunies,  ^  la  jouruee  de 
Mont-Saint-Jean.  Ce  fut  sous  ces  auspices  favorables  que 
s'entama  cette  derniere  et  terrible  parlic;  jusqu'au  soir 


I'avanfnge  resta  du  cot^  des  Fiancais;  onseballail  avec 
furie  etlccanon  labouiail  profondementlesniassesserrees 
des  .\nglais,  que  leur  immobilite  sculpturale  faisait 
rosscmbler  ^  des  machines  de  guerre  plut6t  qu'k  des 
soldals;  —  la  nuit  venue,  per.sonne  ne  doulait  de 
rentier  trioinpbe.  II  fallut  qu'a  ce  moment  des  circon- 
slances  d'une  nature  tout  inipr^vue  vinssent  changer 
souiiainement  la  face  des  choses  et  creuser  un  largo 
tombpau  h  celui  qui  revait  dejji  sons  doule  le  char  du 
conquerant. 


lin  de  Fleiinu. 


NAPOLEON. 

On  sail  la  funesie  issue  de  cette  fatale  tragediede  Wa- 
terloo. Ce  flit  sur  ce  champ  de  balaille  que  vinrent  s'a- 
bimer  les  dernieies  esperances  de  rhonime  du  siecle. 
Le  nombre,  la  trahison,  les  lenebres,  lout  se  reunit  pour 
I'accabler.  Sombre  et  les  poings  serres,  il  pas^ait  rapide 
comme  un  eclair  dansune  lempi'ae.et  se  jetant  au  milieu 
de  la  melee  furieuse  il  essayait  en  vain  de  rallier  les 
fuyards  et  d'arreler  le  desordre.  L'aiglc  d^chiree  flottait 
devant  ses  pas  et  semblait  lenvelopper  d'un  solennel 
iinceul.  Aulour  de  lui,  ses  vieux  grenadiers  m^chaient 
silencieusement  leur  cartouche  et  se  serraient  aupres  de 
son  cheval.  Enlrafne  dans  la  deroute,  11  ceda  a  la  neces- 
site  et  il  se  retrancha  sur  Charleroi,  aprfes  avoir  vu  litte- 
ralement  ccraser  sa  garde  heroique. 

Celte  fois  I'empire  elait  mort  et  bien  mort.  La  France 
ne  devait  pas  pardonner  une  defaite  ^  celui  qui  lui  avait 
fait  tant  de  victoires.  La  chambre  dcs  represenlants  se 
d^clara  contre  Napoleon  vaincu,  et  c'est  a  peine  si  quel- 
ques  voix  s'eleverent  pour  lui,  en  presence  de  Tiniraense 
desastre  oil  dix-neuf  mille  Francais  avaient  laisse  leur  vie 
et  sept  niille  leur  liberie.  On  prefera  rouvrir  pour  la 
deuxieme  fois  les  portes  de  Paris  aux  etrangers,  sans  ba- 
taille,  sans  condition,  avec  une  armee  esale  en  forced  la 
leur.  —  Napoleon  en  versa  des  larraes  de  sani»,  du  fond 
de  la  Malmaison,  ou  il  s'etait  retire.  Mais  ce  fut  tout. 
Quelques  jours  apies,  il  partit  pour  Rochefort,  comme  il 
etait  parti  pour  I'iled'Elbe,  dans  la  voiture  d'un  de  ses 
officiers  etavec  linlention  de  passer  aux  £tats-Unis. 

Sesadieuxa  la  France  furent  iternels. 

Alors  commenca  pour  le  grand  homme  cetle  periode  de 
vexations  sans  nombre,  de  tyrannies  etroites,  de  con- 
trari^tes  tour  a  tour  absurdes  ou  atroces,  —  toujours 
Hches.  Au  lieu  de  respecter  cetle  figure  imposante  d'un 
empereur  decouronne,  les  souverains  s'eflorcent  de  la 
rabaissera  leurs  propres  yeux.  C'est  par  d'odieux  prece- 
des qu'ils  se  vengent  de  celui  dont  !a  magnanimile  a  leur 
6gard  ne  se  dementit  jamais;  et  leur  rage  avilissante  ne 


5GS 

doit  plus  s'arreter  maintenant  que  sur  le  seuil  d'un  toni- 
beau.  —  Celte  autre  histoire  demande  un  cruel  sang- 
froid dela  partde  I'ecrivain  qui  la  raconte,  et  plus  d'un  v 
a  deja  brisesa  plume  en  sentant  le  rouge  de  I'indignntion 
monter  a  son  visage,  Pourlant  nous  irons  jusqu'aii  lerme 
de  noire  tiiche. 

Napoleon  atlendit  quelques  jours  k  I'ile  d'Aix  les  sauf- 
conduits  du  gouvernement.  Las  de  ses  retards,  et  sur  la 
proposition  du  capitaine  Mailland,  il  se  decida  a  s'em- 
barquer  a  bord  du  vaisseau  le  Sellcinphon,  afin  d'aller 
demander  une  hospilalile  genereuse  a  I'Angleterre,  — 
idee  noble  et  encore  haulaine  qui  ne  pouvait  germer  que 
dans  une  semblable  t^te !  «  Altesse  Royale,  ecrivait-il 
au  prince  regent,  en  butle  aux  factions  qui  divisent  mon 
pays  et  a  I'inimitie  des  plus  grandcs  puissances  de  lEu- 
rope,  j'ai  consomme  ma  carriere  politique.  Je  viens, 
comme  Themistocle,  m'asseoir  sur  le  foyer  du  peuple  bri- 
tannique  ;  je  me  mels  sous  la  protection  de  ses  lois  que  je 
recl.ime  de  Voire  Altesse  Royole,  comme  celle  du  plus 
puissant,  du  plus  constant  et  du  plus  genereux  de  mes  en- 
nemis.  » 

La  reponse  ne  se  til  pas  attendre.  Ce  fut  un  ordre  de 
deportation  a  Sainle-Helene ! 

Cejour-la,  I'Angleterre  se  couvrit  d'une  honte  eclatante. 

En  consequence.  Napoleon  passa  du  Ucllerophon  sur 
le  IS'orlliumberlatid.  Un  amiral  eut  le  soin  prcalable  de 
visiter  ses  effets,  aide  d'un  employe  des  douanes;  on  se- 
questra son  argent,  on  desarma  les  personnes  de  sa  suile, 
et  si  on  lui  laissa  son  epee,  en  dehors  de  I'ordre  ministeriel, 
c'est  que  sans  doule  il  ne  se  trouva  personne  d'assez  hardi 
pour  aller  la  lui  demander.  —  Je  le  crois  bien, 

Le  lundi,  7  aout  181.5,  le  navireappareilla  pourSaintc- 
Helene.  La  suite  de  I'empereur  avait  ele  reduite  it  qualre 
personnes  dont  les  noms  sont  dans  toutes  les  memoires  : 
Rprfrand,  Las-Cases,  Gourgaudct  Montholon. — Soixanle- 
dix  jours  apres,  I'equipagese  Irouvait  en  vue  d'un  rochcr 
africain.  — Tout  etait  fini. 


=^^^=""^"^■^1^/     t'l 


-,^=!'\  .:^.„,],J" 

Napoleon  s'einbarquant  sur  le  vaisseau  U  BelltTophon. 


^/\\\ 


366 


IV. 


nien  de  plus  sinistre,  au 
dire  des  voyageurs,  queTas- 
pect  de  Sainte-llSl^ne.  Qu'on 
se  figure  une  vall6e  tres- 
etroite,  resserree  entre  deux 
chaines  de  montagnes  i  pic 
et  tout  ci  fait  st^riles.  Lb  est 
Ichameau.  Plus  loin,  le  clie- 
min  est  coupfepard'horribles 
pr(;'cipices,  par  des  abimes 
sans  fond.  Nulla  verdure, 
aucuno  trace  de  v^gfetation, 
un  volcan  ^teint:  voila  lout. 
—  Un  de  ces  gouffres  a  ete 
nomm^  Bol  de  punch  dudiable  par  les  habitants  da  pays. 


Des  vents  continuels,  violenfs,  invariables;  un  soleil  rare 
et  qui  atlaque  le  foie  lorsqu'il  se  montre ;  des  pluies  abon- 
dantes  entretenant  une  humidite  permanenle  dans  le  sol; 
une  eau  malsaine,  dont  on  ne  peut  se  servir  qu'apres 
I'avoir  fait  bouillir  :  voilb  pour  le  climat.  —  La  vne  de  la 
mer  qui  s'^tend  des  hauteurs  de  Longwood  entretient 
rjme  dans  une  melancolie  profonde. 
■  Une  cahute  s'^leve  sur  ce  pic  prometheen,  expos6e  k 
toutesles  influences  d'une  atmosphere  empoisonnce.  Des 
senlinelles  en  habit  rouge  sont  placees  sous  les  fenetres  et 
se  promenent  de  long  en  large.  Parfois,  des  malelots  ve- 
nusdel'Europe.eten  relirhe  dans  cette  ile,  s'aventurent 
Ji  braver  une  consigne  severe  et  s'avancent  avec  precau- 
tion vers  cetic  maison  solitaire  pour  tacher  d'apercevoir 
derri6re  les  rideaux  une  ombre,  une  forme.  11  n'est  pas 


rare  alors  do  les  voir  se  retirer  les  larmes  aux  yeux  et 
leur  bonnet  b  la  main. 
Souvent,  vers  I'heure  demidi,  un  homrae  sort  de  cette 


maison.  II  estvfttu  de  loile  comme  un  planlcur  cl  convert 
d'un  chapeau  de  paille'  grossifere ;  ses  mains  sont  croisSes 
derriere  le  dos,  son  ceil  est  fixe  a  la  lerre;  les  traces  de- 


NAPOL 

la  maladie  se  lisent  d{'ja  sur  son  visngo.  Revcur  et  abattu, 
il  s'arrSte  devant  un  negre  qui  b^clie  et  qui  sourit  en  le 
regardant,  ou  bien  il  lient  un  enfant  entreses  genoux  et 
cause  avec  lui.  D'autrcs  fois  il  nionle  a  cheval,  et,  dans 
un  espace  de  quelques  pieds  carres,  levoilji  qui  « tourne 
sur  hii-meme  ronime  dans  un  manege.  »  S'il  veut  fran- 
rhir  la  limilcdu  camp  anglais,  lasendnellea  I'ordre  dele 
couclier  en  joue. 

Chez  lui,  eel  honime  est  force  de  vendre  son  argen- 
terie  pour  vivre,  etc'est  a  peine  s'il  peut  se  procurer  une 
nourrilure  sullisante.  Uo  agent  du  gouvernement  est  1^ 
pour  elever  d'odieuses  reclamations  au  sujet  de  quelques 
bouteilles  de  vin  ou  de  quelques  livres  de  viande.  Ce 


fiON. 


567 


sbire,  dont  I'histoire  n'a  conserve  le  nom  que  pour  qu'il 
fiit  eternellement  (16tri,  I'assassine  chaque  jour,  longue- 
ment,  en  detail,  ii  coups  d'epingles.  II  lui  interdit  d'entrer 
dans  aucune  maison,  et  de  parler  a  aucune  dcs  per- 
sonnes  qu'il  rencontre  dans  ses  promenades,  soit  a  pied, 
soit  a  clieval ;  il  deporte  au  Cap  un  de  ses  serviteurs  les 
pluscliers;  il  renvoie  son  medecin  en  Europe  ;  il  place 
des  espions  aupres  de  lui  pour  Yoler  ses  papiers.  Puis, 
un  jour,  h  bout  de  ses  infamies,  et  netrouvant  plus  rien 
pour  hater  I'agonie  de  son  prisonnier,  il  lui  ecrit  une 
lettre  pour  exiger  «  des  excuses,  a  cause  du  langage  peu 
modert5dont  il  s'etait  servi  dans  leur  derniere  entrevue.  » 
Des  excuses,  —  Ji  Hudson-Lowe! 


Hudfon-Lo^'e. 


Lm,  pourtant,  senlantsa  fin  venir,  il  dicte  ses  campa- 
gnes  et  decouvre  un  a  un  les  voiles  de  sa  pensee.  II  passe 
en  revue  les  fails  de  son  hisloire  et  les  resume  en  larges 
traits  :  «  ,I'ai  reforms  le  gouffre  anarchique,  dit-il,  et 
dobiouille  le  chaos.  J'ai  dessouille  la  revolution,  ennobli 
les  pcupk's  et  raffermi  les  rois.  J'ai  excite  les  emulations, 
recompense  tons  les  merites  et  recule  les  limites  de  la 
gloire.  Tout  cela  est  bien  quelque  chose.  Sur  quoi  pour- 
rait-on  m'atlaquer,  qu'un  historien  ne  puisse  me  defen- 
dre?  Seraient-ce  mes  intentions?  mais  ilesten  fond  pour 
m'absoudre.  Mon  despotisme?  mais  il  demontrera  que  la 
diclalure  ^(ait  de  toule  necessile.  Dira-t-on  que  j'ai  gene 
la  liberie?  Mais  il  prouveraque  la  licence,  I'anarchie,  les 
grands  desordres  elaient  encore  au  seuil  de  notre  porte. 
M'uccusera-t-on  d'avoir  trop  aimc  la  guerre?  Mais  il 
montrera  que  j'ai  toujours  6le  aftaque.  D'avoir  voulu  la 
monarchic  universeWe?  Mais  il  fera  voir  qu'elle  ne  fut  que 
I'cEuvre  fortuitc  des  circonstances,  que  co  furent  nos  cn- 
nemis  eux-mf'mes  qui  m'y  conduisirent  pas  a  pas.  Enfin, 
sera-ce  mon  ambition  ?  Ah!  sans  doute  il  m'en  trouvera. 


et  beaucoup ;  mais  la  plus  grande  et  la  plus  haute  qui  fut 
peut-(Jtre  jamais:  celle  d'etablir,  de  consacrer  enfin I'em- 
pire  de  la  raison  et  le  plein  exercice,  I'entiere  jouissance 
de  toutes  les  facultes  huniaines?  Et  ici  I'historien  peut- 
fitre  se  trouvera  reduit  a  devoir  regretter  qu'une  telle 
ambition  n'efit  pas  Hi  accomplie,  salisfaite....  En  bien 
peu  de  mots,  voilfi  pourtant  toule  mon  hisloire.  » 

C'est  ainsi  que  parle,  sur  ce  roeher,  ce  moribond  illus- 
tre,  —  dans  une  chanibre  pauvre,  entre  quatre  cloisons, 
enloure  de  deux  ou  trois  amis  de  sa  mauvaise  fortune. 
Celui  qui  donna  des  couronnes  aux  uns,  qui  replaca  les 
autres  sur  leurs  trones  briscs,  est  lachement  abandonne 
k  la  niort  a  deux  mille  lieues  de  la  patrie.  On  emp^che 
d'arriverun  seul  Franrais jusqu'h  lui ;  on  leprive  des  nou- 
velles  de  son  fils  et  de  sa  femme ;  quatre  grandes  puis- 
sances donnent  le  spectacle  inoui  d'enchainer  un  homme 
sur  un  ecueil.  —  Et  de  loin.'le  monde  regarde  avec  effroi, 
selon  I'expression  energique  d'un  poete, 

Cctic  grande  figure  en  sa  cage  accroupic, 
Ployee,  el  les  genoux  aux  deals. 


368 


NAPOLEON. 


Mais  il  est  pres  de  sa  mort,  le  grand  capitaine.  Le  cli- 
mat  meurtrier  du  tiopique  \a  finir  ce  que  la  torture 
d'Hudson-Lowe  a  commence.  —  Un  pr6tre  est  a  cote  de 
sa  chambre.  ■  3e  suis  ne  dans  la  religion  catholique,  dit- 
il,  je  \eux  remplir  Ids  devoirs  qu'elle  impose,  et  recevoir 


les  .secours  qu'elle  adminislre.  »  —  Le  3  mai,  k  deux 
heures  de  I'Hpres-midi,  il  demando  le  saint  viatique,  et, 
tout  le  monde  s'etant  eloigne,  il  demeure  seul  avec  le 
pr^tre. 
Seul  avecDieu  ! 


Napoleon  ri-ceianl  le  lutujiie. 


II  lui  appartieni,  en  effel,  de  donncr  ce  haut  exemple 
<i  cetle  societe  qui,  en  depit  du  concordat,  pcrsiste  k  le 
regarder  comme  le  chef  de  I'ecole  incrcdulc  du  dix-neu- 
\i6me  siecle.  II  lui  apparlient  de  prevenir  jusqu'au  bout 
ses  detracteurs  et  d'erapecher  que  leurs  dents  entament 
son  granit.  Au  moment  d'cxpirer,  c'est  a  Dieu  qu'il  rend 
sa  force,  i  lui  qu'il  rapporte  sa  puissance  et  ses  revers. 
II  ne  veul  pas  que  la  posterite  lejuge  comme  un  fl'^au,  et 
c'est  h  Dieu  qu'il  ratlache  son  oeuvre  grandiose  et  ses 
projets  inacheves. 

Deux  jours  apres,  il  avait  cesse  de  vivre.  —  On  I'en- 
terra  sous  les  saules,  comme  on  aurait  fait  d'un  simple  la- 
boureur.  On  tourna  ses  pieds  vers  I'orient  et  sa  t6te  vers 
I'occident,  —  et  une  garde  anglaise  fut  placee  aupres  de 
son  tombeau. 

Ainsi  finit  Napoleon. 

Je  ne  terniinerai  point  cetle  rapide  esquisse  sansm'ex- 
cuscr  sur  les  lacunes  que  peut-etre  elle  renferme.  Ce  n'est 
ni  uneliistoire  ni  un  poeme  quej'aivouUi  ecrire,  quoique 
j'aie  parfois  emprunle  I'emphase  du  poiite  ou  suivi  les 
regies  de  I'hislorien.  Mon  but,  ainsi  que  je  I'ai  dit  en 
commencant,  a  ile  de  fairc  un  conte  historique  et  pas 
autre  chose.  Je  n'apprendrai  rien  aux  hommesd'aujour- 
d'hui,  je  le  sais;  niaischez  les  honimes  d'hier  j'^veillerai 
peut-ltre  un  souvenir  attendri,  chcz  les  hommes  de  de- 
main  une  pensee  de  courage  et  d'honneur,  —  cliez  tons 
I'admiration  !  ce  noble  sentiment  qui  tend  de  jour  en  jour 
a  s'eloigner  de  nos  Smcs,  sans  doute  faute  d'aliment. 

11  est  des  sujcts  qui  debordent  Tecrivain  et  renlrainent 


souvent  au  delji  de  sa  volonte.  On  ne  pent  impuncment 
parler  de  I'empereur,  sans  arriver  h  enfler  sa  voix,  et  a 
la  monter,  sanss'en  douter,  au  diapason  de  I'ode  en  pre- 
sence de  telle  ou  telle  bataille,  on  prend  alors  ses  phrases 
pour  des  escadrons  et  on  les  precipite  les  unes  sur  les 
autres;  mais  I'enthousiasme  est  seul  coupable  et  merile 
qu'on  lui  pardonne. —  D'ailleurs,  cet  homme  qui  fut  lui- 
m6me  une  exageration  de  gloire,  n'a-t-il  pas  rendu  toutes 
les  exagerations  de  style  impossibles? 

L'opinionpubliqueestaujourd'huicompletementedifiee 
sur  le  corapte  de  Napoleon.  Le  retour  de  ses  cendres  au 
bord  de  la  Seine,  selon  sa  derniere  volonle,  et  I'immense 
explosion  de  joie  qu'a  soulevee  leur  passage  ^  travers  la 
France,  onlconsacre  desormais  sa  memoire  parmi  cepev- 
ple  qu'il  avait  lanl  aime.  II  repose  maintenant  au  milieu 
de  ses  braves  compagnons  d'armes,  et  son  cercucil  est  le 
meillcur  palladium  que  nous  puissions  jamais  invoquer 
aux  jours  des  tempetos. 

On  salt  la  mort  de  son  fils,  —  pcile  elegie  autrichienne, 

qui  s'eteignit  dans  le  sombre  palais  de  Schoenbrunn 

CuiRiFs  Mn-vsFi.rr, 


CAUSERIES  AVEC  MON  FILS  SUR  LA  PHYSIOLOGIE. 


369 


CAl'SERIES  AVEC  MON  FILS  SUR  LA  POYSIOLOGIE. 


II'. 


Avant  de  revenir  avec  plus  de  de- 
tails sur  le  mecanisme  de  tous  les 
organes  qui  consliluent  Vappareit 
digestif,  examinons,  mon  cher  Er- 
nest, les  divers  plienonienes  precur- 
seurs  de  la  digestion  elle-m^me  ; 
nous  verrons  ensuite  ceux  qui  lui 
succedent. 

Les  premiers  sont  la  faim  et  la 
soif,  qui  nous  font  pressentir  la  ne- 
cossite  de  prendre  des  aliments  so- 
lides  ou  liquides. 

L'appelil  precede  la  faim;  c'estun 
disir  modere,  une  sensation  agrea- 
ble  qui  semble  principalement  s'annoncer  en  determi- 
nant dans  la  bouche  une  certaine  excitation  de  la  kingue, 
et  aussi  des  glandes  salivaires  donl  la  secretion  devient 
plusabondanle  en  ce  moment. 

La  faim  est  au  contraire  un  besoia  irresistible,  impe- 
rieux,  qui  a  son  siege  dans  I'estomac. 

La  soi/est  i^galement  un  besoin  qui  se  fait  sentir  de  la 
bouche  au  pharynx,  se  produit  par  uu  sentiment  de 
clialeur  et  de  secheresse,  qui,  s'il  dure  au  dela  de  cer- 
taines  limites,  est  susceptible  de  causer  les  plus  graves 
desordres  dans  toute  I'economie. 

L'4ge,  le  sexe,  les  habitudes,  les  professions,  les  tem- 
peraments, les  saisons,  out  une  influence  diverse  sur 
I'appelit. 

Ainsi,  chez  I'enfant,  ce  desir  est  vif  et  presque  con- 
tinuel;  car  I'erifant,  pour  se  developper,a  besoin  des  nia- 
teriaux  nutritifs,  et  ses  organes  dans  leur  etat  de  fraicheur 
primitive  n'eprouvent  d'orjinaire  aucun  enibarras  dans 
leurs  fonctions. 

La  femme  a  moins  d'appetit  que  I'homme,  car  elle  de- 
pense  moins  de  forces  et,  par  consequent,  a  moins  de 
pertes  i  reparer. 

Les  gens  dont  la  conduite  est  d^reglee,  ceux  qui  se 
laissent  emporter  h  la  violence  de  leurs  passions,  ceux 
qui  cedent  nonchalamment  Ji  leur  paresse,  sont  presque 
toujours  depourvus  d'appetit. 

U  en  est  de  m^me  des  personnes  sedentaires  qui  se 
livrent  aux  travaux  de  I'esprit  et  de  Tinteliigence,  tandis 
que  la  locomotion,  I'activite,  en  d(5veloppent  le  frequent 
retour. 

Les  temperaments  nerveux  et  bilieux  ayant  les  diges- 
tions fort  promptes  a  cause  de  la  qnantite  de  bile  qu'ils 
secretent,  eprouvent  cette  sensation  plus  que  les  autres 
sortes  de  temperaments.  Dans  les  saisons  froides  I'appetit 
est  plus  vif  que  dans  les  saisons  chaudes,  par  la  raison 
que  I'air  exterieur  faisant  perdre  au  corps  beaucoup  de 
calorique,  I'organisme  a  besoin  d'une  reparation  plus 
prompte,  pour  que  I'equilibre  soil  mainlcnu. 

Jetons  un  voile  sur  les  cffets  lerribles  de  la  faim  et  de 

la  soif;  ne  revenons  pas  sur  ces  recitslugubresdepauvres 

soldats  victimes  des  desastres  de  la  guerre,  d'infortun^s 

niarins  perdus  au  milieu  d'un  abime  de  Hots,  de  voya- 

II. 


geurs  ^gares,   et  enfin  de  ces  malheureux  eprouves  pa 
la  Providence  et  quelaffreuse  misere  conduit  premature- 
ment  au  tombeau. 

Jamais,  mon  fils,  ne  laisse  devant  toi  ton  semblable 
souffrirde  la  faim  ni  de  la  soif;  si  tu  as  plus  qu'il  (e  faul 
a  toi-meme,  donne  beaucoup ;  si  tu  as  h  peine  ton  ne- 
cessaire,  parlage  encore:  la  privation  que  tu  fimposeras 
sera  plus  que  compenste  par  lebonheur  quete  procurera 
ta  bienfaisance.  Cette  morale  n'est  pas  si  eloignee  qu'elle 
le  parait  dune  description  physiologique  dela  digestion. 
Le  bien-etre  que  donne  le  plaisir  d'une  bonne"  action 
aiguise  l'appelil  et  doit  rendre  la  digestion  facile. 

L'egoiste  est  malgre  lui  honteux  de  lui-meme,  il  se 
cache  pour  jouir  tout  seul,  mais  il  jouit  mal  k  son  aise 
toujours.  II  estaffecle,  nondu  chagrin  des  aulres,  maisde 
ce  quesajoieesttroublee.  Cette  influence  morale  produira 
sur  ses  organes  digestifs  un  etat  maladif  inevitable,  si 
momenlami  qu'il  soil,  et,  par  suite,  la  digestion  s'era 
lente  et  laborieuse. 

Lorsque  les  aliments  ont  (5le  porles  h  la  bouche  et  ac- 
ceptes  en  quelque  sorte  par  le  sens  du  gout  (que  nous 
^ludicrous  plus  tard  ),  la  langiie  les  ramasse  et  les  ras- 
semble  ontre  les  deux  arcades  dentaires.  La,  ils  sont 
soumis  h  une  trituration  qui  cesse  lorsque  la  salive  et  les 
diverses  mucosites  de  la  bouche  les  ont  completement 
penetres  et  ramollis.  Puis,  les  joues  se  dipriment,  la 
langue  les  saisit  de  nouveau  et,  de  sa  pointe,  parcourt 
les  sinuosiles  de  la  bouche  pour  ivunir  toutes  les  parcelles 
qui  doivent  conslituer  le  bol  alimenlaire ;  alors  s'opere 
la  de^lulilion. 

La  mJchoire  inferieure  se  rapproche  de  la  superieure. 
La  langue  se  place  sur  la  voule  palatine  de  faconii  former 
une  gouttiere  inclinee  sur  laquelle  glisse  ce  bol  ahmen- 
taire  jusqu'a  Tisthme  du  gosier  qu'il  doit  franchir. 

Le  voile  du  palais  prend  une  direction  horizontale  qui 
s'oppose  au  retour  des  aliments  par  les  fosses  nasales. 
D'un  autre  c6te,  I'epiglotte  pressee  par  la  base  de  la 
langue  s'abaisse  sur  I'ouverture  superieure  du  larynx,  et 
les  emp^che  ainsi  de  penOtrer  dans  les  voies  aeri'en- 
nes. 

Le  pliarynx  pouss6  en  avant  par  ses  muscles  eleva- 
teursse  presenteiUaredcono-edu  bol  alimentaire,  ctpar 
ses  contractions  successivesfacilite  son  inlroduction  dans 
XwsophcKje. 

Ces  premiers  temps  de  I'acte  digestif  exigent  une  cer- 
taine precision,  car  il  pourrait  arriver  que  parsuited'une 
precipitation  exageree ,  I'epiglotte  n'ayant  pas  cu  le 
temps  d'etre  abaissee,  quelques  parcelles  d'aliments 
vinssent  a  penetrer  dans  le  larynx,  ce  qui  occasionnerait 
de  la  toux  et  mftme  des  vomissements.  II  est  done  de 
precepte  reconnu  qu'ii  faut  manger  lentement  et  boire 
de  m6me,  afin  que  sulides  et  liquides,  convenablement  sa- 
tures  de  salive  qui  les  rend  bien  digestibles,  cheminent 
ensuile  jusqu'ii  roesophago  sans  devier  de  leur  route  na- 
tuvelle. 

L'ffisophage  n'a  d'autro  fonclion  que  de  transmeltrc  le 

2i 


570 


CAUSERIES  AVEC  MON  FILS  SUR  L'HYGi&NE. 


bol  alimcntaire  Ji  restomac  qui  le  recoil  par  son  ouvor- 
turc  supei'ieure,  le  ciirdia. 

Ici  nous  anivons  au  travail  rod  et  principal  de  la  di- 
gestion. Lorsque  les  aliments  sont  parvenus  dans  I'es- 
tomac,  cet  organe,  qui  s'est  dilate,  augmente  tous  les  dia- 
metres  de  sa  cavite,  et  de  cette  faron  soulii'C  les  visceres 
de  la  poitrine  et  refoulc  les  viscferes  contenus  dans  I'ab- 
donien.  Sos  deux  ouvertures,  le  cardia  et  le  pijlore,  se 
resserrent. 

Les  aliments  ainsi  empruonnrs  sont  en  quelque  sorte, 
pendant  plusieurs  lieures,  selon  leur  quantite  et  leurs 
qualites  plus  ou  moinssubstantielles.-broyes  une  seconde 
fois  paries  contractions  repetees  de  I'estoniac. 

Toutes  les  forces  semblent  rayonner  vers  cet  organe. 
Un  frisson  general  s'cmpare  du  corps,  mais  il  cesse  bien- 
tot,  et  peu  h  pen,  selon  la  duree  et  la  facilite  du  travail 
slomacal,  la  circulation  generale  reprend  son  activite,  la 
chaleur  se  retablit,  la  respiration  devient  plus  facile  et  le 
cerveau  participe  k  cette  surexcitation  sympathique. 

Or,  que  s'est-il  passe  penda.nt  ce  temps'?  La  cliymifi- 
calion  a  eu  lieu.  Le  bol  alimcntaire  a  ete  reduit  en  une 
pate  homogene  completement  bumectee  par  les  sues  gas- 
triqucs. 

Ce  qui  n'a  pas  subi  I'assimilation,  c'est-a-dire  n'a  pas 
eu  les  conditions  esseutielles  h  la  digestion,  est  rejete 
par  le  vomissement.  Au  contraire,  touto  la  masse  assi- 
Tnilee,  le  chyme,  franchit  alors  I'ouverture  inferieure  de 
restomac,  lep!/(o)e,  et  se  repand  dans  le  duodenum,  ou  elle 
se  trouvc  en  contact  arec  la  bile  et  le  sue  pancreatique. 


Par  ce  nouvcau  melange,  le  chyme  acquiertdes  qualites 
nouvelles;  il  forme  deux  espcces  de  matieres  :  I'une  qui 
doit  etre  absorbee,  I'autre  qui  doit  ilre  rejetee  au  dehors 
apres  avoir  parcouru  tout  le  tube  intestinal.  La  premiere 
est  le  chyle,  Huide  que  nous  connaissons  dejJi ;  la  seconde 
est,  si  je  puis  etablir  cetle  comparaison,  le  noyau  de  ce 
cbyle  qui,  apres  avoir  lentement  chcmin^  dans  toute  la 
longueur  de  ce  tube,  n'en  sort  qu'apres  y  avoir  laisse 
tout  oe  qui  otait  susceptible  d'etre  absorbe  dans  son 
trajet. 

Je  t'ai  parte  des  vaisseaux  cliylifferes,  de  lours  fncuiltes 
absorbantes,  des  valvules  conniventes  des  iatestiosi,  et 
tu  sais,  mon  oher  Ernest,  que  le  chyle  arrive  dans  son 
reservoir  general,  le  canal  thoracique,  est  verse  dans 
une  veine,  la  sous-claviere  gauche,  oil  il  se  mfile  avec 
le  sang  veineux,  vient  au  cceur,  puis  dansle  poumon,  oh. 
il  est  mis  en  contact  avec  lair  pour  devenir  enfin  du 
veritable  sang. 

Pour  me  mcttre  a  la  port6e  de  ta  jeune  intelligence, 
je  n'ai  fait  qu'effleurer  blendes  details  scientifiques  qui 
peut-elre  auraient  pu  te  sembler  fastidieux.  Je  n'ai  pas  la 

pretention  de  te  rendre  aussi  savant  qu'un  docteur 

devrait  I'etre;  je  veux,  mon  fils,  t'instruire  en  t'amusant, 
et  puisque  tu  as  si  raisonnablement  suivi  notre  petite 
causerie  sur  la  digestion,  ce  soir  apres  souper,  j'intfi- 
resserai  ton  attention  par  une  seconde  causerie  sur  la 
classification,  rbistoire,  les  propriiiles  et  I'liygiene  des 
aliments. 

J.  POVER,    D.-M.-P. 


CAUSERIES  AVEC  HON  FILS  SCR  L'flldlEAE. 


DES  ALIMENTS. 

Je  t'ai  dit,  mon  cher  Ernest,  que  toule  substance  so- 
lide  ou  liquide  susceptible  de  servir  a  la  nourrilure  du 
corps,  lorsqu'elle  a  ete  introduilc  dans  le  tube  digestif, 
est  designee  sous  le  terme  generique  d'alimcnls. 

Les  aliments  sont  tires  du  regne  animal  et  du  regne 
vcgelal.  L'homme  est  omnivore,  c'est-a-dire,  apte  a  se 
nourrir  egalement  avec  les  produils  de  I'un  ou  I'autre  de 
ces  deux  regnes. 

II  y  a  plusieurs  especes  d'aliments  ; 

1"  On  nommo  fibrineux  tous  ceux  qui  out  pour  base 
la  fibrine  ,  ou  autrcment  dit  le  sue  extrait  de  la  masse 
du  tissu  musculaire.  —  Ainsi,  les  chairs  de  boeuf,  de 
moulon,  etc.,  sont  rangees  dans  la  classe  des  fibrineux. 

2"  Les  aliments  gilalineux  ont  pour  base  une  sub- 
stance de  consistance  variee,  fade,  s'epaississant  par  Tac- 
tion de  la  chaleur  formant  une  gelce  tremblotante,  par 
le  refroidisseinent,  et  qui  se  trouve  en  assez  grande  abon- 
dance  dans  les  chairs  blanches  des  jeunes  animaux,  tels 
que  le  veau,  le  poulet,  etc.; 

3°  Les  albumineux  ont  une  certainc  analogic  avec  les 
gelatineux,  en  cela  qu'ils  conticnnent  une  substance  blan- 
chStre  susceptible  de  coagulation  sous  I'inCluence  de  la 
temperature  k  laquelle  on  les  soumet.  —Les  ceufs,  par 


exemple,  contiennent  une  grande  quantite  d'albumine;  le 
sang  egalement. 

L'albumineest  fort  utile  comme  contre-poison,  surtout 
lorsque  ce  sont  des  solutions  mctalliques,  comme  le  cui- 
vre  ou  le  mercure,  qui  compromettent  I'existence.  — 
Ainsi,  un  melange  de  blancs  d'oeufs  avec  de  Tcau  peut 
sauver  la  vie  d'une  personne  enipoisonnee  par  I'une  des 
causes  deletercs  que  je  viens  de  te  citer. 

4°  Par  aliments  mixics  on  comprend  ceux  qui  possfe- 
dent  en  proportions  a  pen  pres  cgales  toutes  ces  propri^tes 
diverses,  comme  los  poissons,  qui  dilV^rent  cependanl  des 
autres  chairs  en  cela  qu'ils  manquent  d'osmazome,  priu- 
cipe  brun,  savoureux,  que  Ton  reniarque  dans  le  bouillon 
auquel  il  communiqueunecolorationplusoumoinsfoncee. 

5°  Les  aliments  feculenls  ont  pour  principe  Vamidon, 
substance  blanche,  seche,  insoluble  dans  I'cau  froide, 
mais  trfes-soluble  dans  I'eaubouillante.  Cette  f(5culeamyla- 
cee  se  trouve  aboudamment  dans  toutes  les  graines  ce- 
reales :  le  froment,  le  seigle,  I'orge,  le  riz,  les  pommes  J 
de  terre,  les  chStaignes,  etc. 

D'apr^s  I'opinion  du  philosophe  Posidonius,  on  com- 
menca  par  se  nourrir  des  grains  tels  que  la  nature  les  pro- 
duit;  puis  bientdt,  en  voyant  la  mastication  les  reduire 
en  une  sorte  de  pJte,  on  concut  I'idee  de  les  broyer  entre 
des  meules  et  den  faire  du  pain. 


CACSERIES  AVEC  MON  FILS  SUR  L'HYGltNE. 


37) 


6"  Les  mucilagineux  coiitienncnt  une  espece  de  gomme 
peu  susceplibk'  de  fournir  dcs  materiaux  k  la  nutrition. 

Dans  cette  classe  sont  les  fruits  et  les  legumes  frais. 

T  Les  oUuijineujc  ont  pour  base  la  fecule  et  I'huile; 
ce  sont  les  graines  huileuses  et  certains  fruits,  comme  les 
amandes,  les  noix,  etc. 

8°  Les  aliments  casceux  sont  le  lait  et  toutes  ses  pre- 
parations, telles  que  le  beurre,  les  fromages,  etc. 

Maintenant  que  nous  avons  i'tabli  la  classification  de 
toutes  les  especes  d"aliments,  il  conyient  dexaminer  leurs 
proprietes. 

Les  aliments  /Ibrincux  sont  les  plus  nourrissants  :  leur 
digestion  est  plus  lenle  a  s'accomplir,  et  par  suite  leur 
«fticicite  nutritive  plus  durable. 

Les  chairs  roties  ou  grillees  alimentent  mieux  que  les 
"viandes  bouillies. 

Celles  que  fournissent  les  jeunes  animaux  se  digferent 
plus  facilement,  mais  ne  nourrissent  pas  autant  que  les 
chairs  d'aniniaux  adultes  el  miles. 

La  chair  des  bJtes  fauves  est  completement  impropre 
•^  la  nutrition  et  a  la  digestion. 

Le  f/ibier  excite  plus  I'estomac  qu'il  nele  nourrit. 

Les  oiseaux  qui  vivent  de  grains  et  de  fruits  ont  une 
chair  facile  k  dii^erer;  ceux  qui  vivent  d'insectes,  de 
poissons  ou  de  la  chair  d'autres  animaux,  sont  depourvus 
de  qualiles  nutritives. 

Les  poissons  se  digerent  facilement  et  nourrissent  peu ; 
quelques-uns  sont  lourds  et  pesants  a  I'estomac;  d'autres 
ne  peuvent  etre  aucunement  employes  pour  la  nourriture. 

Le  lail  peut  etre  classe  parmi  les  substances  alimen- 
taires.  —  C'est  un  liquide  opaque,  blanc,  plus  pesant 
que  I'eau,  d'une  saveur  douce,  et  que  secretentlesglan- 
des  mammaires  des  animaux.  —  Celui  qui  a  la  meil- 
teure  qualile  doit  presenter  cette  particularite  :  qu'une 
seule  goutte  placee  sur  I'ongle,  au  lieu  de  s'etaler  et  de 
couler,  y  reste  presqu'immobile  et  sous  forme  arrondie. 

Ce  liquide  se  divise  en  trois  portions.  —  La  premiere, 
epaisse,  destiniie  k  former  le  fromage;  c'est  le  caseum. 

La  seconde,'verd5tre  etmoins  compacte,  c'est  le  sHrtim 
ou  petit  lait;  la  troisieme  cnfin  est  huileuse  et  se  solidi- 
fie  facilement :  c'est  la  partie  bulyrcuse  destinee  a  for- 
mer le  beurre.  —  Ainsi,  en  laissant  reposer  dans  un  vase 
le  lait  extrait  de  la  mamcUe  d'une  vache,  par  exemple, 
on  obtient  trois  couches  en  quelque  sorte  de  natures  dif- 
ferentes.    • 

La  superieure  est  la  ci'f  me,  — la  seconde,  plus  liquide, 
est  le  caseum ,  et  —  la  derniere,  completement  liquide, 
est  le  pelH  lail. 

Ces  trois  conditions  existant  dans  des  proportions  di- 
\'erses  selon  I'espece  k  laquelle  appartient  la  femelle  qui 
produit  cette  secretion  alimentatre. 

Le  lait  de  vache  fournit  un  beurre  tre.'i-consistant.  Ce- 
lui d'Snesseau  contraire  en  donne  fort  peu.  —  Le  lait  de 
femme  est  tres  sucr^  et  ne  contient  point  de  qualites  bu- 
tyreuses;  il  ne  convient  qu'a  I'alimentation  des  .enfants 
nouveau-nes. 

Le  lait  de  vache  sert  comme  aliment ;  celui  d'2inesse  et 
de  chevre  comme  medicament. 

Trop  souvent  la  fraude  se  glisse  dans  la  composi- 
tion du  lait.  —  Pour  que  I'on  puisse  s'en  apercevoir,  il 
faut  que  le  miSlange  d'eau,  par  exemple,  soit  dans  la 
proportion  d'un  quart  environ,  et  I'instrument  appele 
pese-Uqueur  aidera  a  la  coastater.  —  Quand  il  est  fal- 


sirie  par  des  substances  amylacees,  on  peut  decouvrir  la 
fraude  par  la  remarque  des  gouttes  huileuses  qui  s'elfe- 
vent  a  sa  surface  apres  I'ebuUition. 

Les  aiifs  se  composont  de  blanc  et  de  jaune.  —  Le 
blanc  est  de  I'albumme  pure,  il  est  diflicilea  digC'rer;  le 
jaune  au  contraire  est  digestible,  et  d'aulant  plus  uour- 
rissant,  qu'il  est  d'autant  nioins  cuit. 

Le  sang  est  completement  indigeste,  quand  il  n'estpas 
fortement  assaisonne  et  soumis  a  une  longue  coction. 

Le  boudin,  par  exemple,  compost  de  sang  de  pore, 
etc.,  est  un  mets  que  ne  peuvent  supporter  beaucoup 
d'estomaes,  et  qui  serait  fort  nuisible  aux  temperaments 
delicats. 

Si  nous  examinons  les  diverses  sortes  d'aliments  que 
nous  fournit  le  regno  vegetal,  nous  trouvons: 

1°  Les  racines,  —  Ce  sont  les  poeimes  de  terre,  les  ca- 
rutles,  etc. 

2"  Les  liges  et  les  feuilles,  qui  ont  des  proprietes  sp6- 
ciales. 

Ainsi  les  unes  sont  rafralchissanles  et  peu  nourrissan- 
tes,  telles  que  les  asperges,  \.;s  6pinards,  les  choux;  etc., 
les  autres  sont  eg  dement  peu  nourrissantes  et  amines, 
comme  la  chicoree,  ou  piquantes  comme  le  cresson. 
3»  Les  fruits  J  peu  nourrissants  en  general. 
On  les  distingue  en  fruits  acides,  sucres  et  acerbes. 
Lespreniiersdesalterentet  rafraichissent,  comme  lesceri- 
ses,  les  groseilles,  les  pommes.  —  Les  seconds  etaiichent 
la  soif,  ce  sont:  les  abricols,  les  figues,  les  raisins. — 
Enfin,  ies  derniers  sont  plus  loniques;  on  les  classe  par- 
mi  les  olives,  les  coings,  etc. 

i"  Les  graines,  qui  sont  de  trois  sortes  ; 
Les  cerea'cs,  dont  la  culture  et  I'emploi  sont  en  usage 
presque  partout,   telles  que  le  froment,  le  riz,  I'orge,  le 
seigle. 

Le  pain  est  form^  par  la  farine  oblenue  de  la  mouture 
de  ces  graines,  et  au  moyen  d'un  m^'lange  d'eau  dans  des 
proportions  convenables,  lorsqu'apres  une  certaine  fer- 
mentation on  a  fait  subir  ci  la  pate  un  certain  degre  de 
cuisson. 

Toutes  les  sraines  qui  contiennent  du  gluten  et  de  la 
fecule  sont  propres  a  faire  du  pain;  mais  la  farine  de 
froment  est  plus  speciale  que  les  autres,  p.irce  qu'elle 
contient  plus  de  gluten  et  se  digere  plus  aisement. 

Le  pain  d'orge  et  de  eeigle  purs  est  plus  pesant  a 
I'estomac ;  ce  melange  bien  fait  le  rapproohe  neanmoins 
du  pain  de  froment,  qui  est  toujours  le  meilleur. 

Les  graines  Ingitininciiscs,  soit  les  pois,  les  haricots, 
les  lentilles,  forment  autant  d'aliments  d'autant  plus  di- 
gestibles  qu'elles  sont  moins  seches. 

Enfin  les  graines  ('-m-ulsives,  telles  que  les  rhataignes, 
sont  assez  nourrissantes,  mais  difficiles  a  digerer  pour 
les  estomacs  dobiles. 

Vols,  mon  clier  Ernest,  combien  la  Providence  a  entoure 
I'homme  de  moyens  utiles  k  son  existence,  et  combien  est 
coupable  celui  qui  en  profile  sans  lui  en  rendie  gra- 
ces ou  qui  en  abuse  pour  satisfaire  une  avidite  degra- 
danle. 

Dans  notre  prochainecauserie,  je  t'espliquerai  comment 
il  faut  userde  toutes  ces  richosses,  et  comment  il  faut  on 
diriger  I'emploi  selon  les  individualiles  pour  repondre  a 
la  sagesse  prevoyante  de  celui  qui  a  tout  cree. 

J.  POYEB,  D.-M.-P. 


37-2 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  RlVlfellES  DE  FRANCE. 


PETITS  VOYAGES  SIR  LES  RIVIERES  DE  FRAXCE. 

LA  SEINE,  SES  BORDS  ET  SES  SOUVENIRS. 

(suite.) 


Sur  lo  plaleau  de  ce  niont  qui  domine  Moulineaux,  exis- 
tait  autrefois  un  ehJteau  d'iiifei-nal  rciiom,  celui  de  Ro- 
bcrt-le-Diable ;  des  ruines  informes,  vagues  comme  ses 
les^endes,  voila  tout  ce  qui  nous  e:i  reste  avcc  de  mer- 
veilleiix  recits.  Ces  masses  de  pierres  amoncelees,  que 
ie  teuips  a  surcliargtes  d'arbrisseaux  nombreuxet  d'une 
vegetation  pleine  de  vigueur,  indiquent  ^  peine  I'exis- 
lence  de  quelques  constructions.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  vers  Ie  nord  une  tour  devait  s'elever,  et  vers  le 
midi  le  terrain  accidente  annonce  qu'il  |y  a  eu  let  un 
pont-levis  et  des  fosses. 

Ces  ruines  vous  font  eprouver  de  singuliiMCs  impres- 
sions; il  semble  que  vous  assistez  a  un  encliantement,  a 
une  scene  de  fees,  a  I'un  de  ces  mysteres  dont  le  chMeau, 
au  temps  de  Robert,  devait  etre  le  theatre.  Cet  etrange 
monument  etsa  topographiesont  plonges,  au  point  de  vue 
lies  souvenirs  historiques,  dans  I'obscurite  et  I'indecision 
les  pluscom|iletos;  c'est  Ji  peine  siun  fragment  de  legende, 
UB  modesle  tableau,  le  recit  d'un  vieillard  ou  d'un  berger 


peuvent  fournir  sur  le  pass^  quelque  donnte  confuse. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain  seulement,  c'est  qu'il  exista 
dans  ce  chateau,  et  fort  anciennement,  un  Robert  dont  les 
desordres,  les  avcntures,  les  prouesses,  et  le  repentir  que 
suivit  une  penitence  rigoureuse,  ont  ete  le  sujet  d'une 
foule  de  recits  popuUiires.  On  salt  avec  quel  liclat  I'O- 
pera  francais  a  fait  revivre  cette  vieille  chronique  de  nos 
peres. 

A  gauche  de  Moulineaux,  la  cote  de  la  Bouille  commence 
h  s'elever;  cette  cote,  au  revers  siescarpe,  que  les  maisons 
paraissent  superposees  comme  sur  une  etag^re.  C'est  a  ce 
village  que  s'arr^te  le  bateau  qui  fait  le  service  de  Rouen 
h.  la  Bouille,  c'est  aussi  la  que  le  voyagcur  parlant  pour 
Caen,  doit  faire  charger  son  bagage  sur  des  chevaux  pour 
aller  prendre,  au  haul  de  la  cote,  la  route  de  Honfleurqui 
penetre  alors  dans  I'interieur  des  terres. 

Mais  continuous  a  suivre  la  Seine  dans  son  cours,  et 
nous  arriverons  <i  Caumont,  dont  les  carrieres  occupent 
deux  lieues  sur  notre  gauche.  Dans  une  de  ces  carrieres  se 


riv.Ms. 


Vuc  di!  I'abltayc  dc  Saint-Georges  de  Boclicrville. 


trouve  une  grolte  extremement  curicuse  :  c'est  une  petite 
chambre,  de  forme  elliptique,  au  plafond  de  laquelle  des 
stalactites  aiguijs  et  fines  pendent  ct  presentent  les  cou- 
leurs  les  plus  varices,  depuis  un  jaune  noii-atre  jusqu'a 


un  blanc  eblouissant.  La  Seine  decrit  en  cet  endroit  un 
immenso  circuit,  pour  envelopper  Si  gauche  la  for6t  de 
Manny  ;  elle  forme  alors  une  presqu'tle  et  baigne  le  char- 
maut  village  do  Beaulicu,  placi5  sur  le  bord  des  bois,  et 


SLR  LES  RIVIERES  DE  FRANCE. 


575 


QueviUon,  situfe  vis-a-vis,  sur  la  rive  opposee  ^  renlree 
de  la  foret  de  Roumare. 

C'est  aussi  sur  la  lisiere  de  celle  forfit  hislorique,  a 
deux  lieues  de  Rouen,  prts  de  la  rive  droite  de  laSeineet 
de  Saint-Martin,  non  loin  de  Quevillon,  que  se  trouve  la 
cclebre  et  imposante  basilique  de  Saint-Georges  de  Bo- 
clierville,  dans  le  village  de  BoclierviUe,  dont  I'etymologio 
a  flotte  entre  Baucheri-Villa  et  bien  d'autres. 

Fondee  au  XI'  siecle  par  Raoul  de  Tancarville,  gou- 
verneur  et  chambellan  du  conquerant  de  I'Angleterre,  et 
I'un  de  ses  compagnons  d'armes,  ceite  basilique,  apres 
huit  cents  ans  de  revolutions,  est  dans  un  etat  de  conser- 
vation elonnant;  on  y  remarque  surtout  un  ensemble, 
une  unite  vraiment snrprenante  dans  le  style;  iln'estpas 
sans  interet  non  plus  d'exaniiner  les  details  et  le  luxe  bar- 
bare  de  ses  antiques  sculptures.  —  Le  style  de  Saint- 
Georges  de  Bocherville  est  severe;  les  arches  sent  con- 
struites  dansle  syst^me  du  plein  cintre;  certaines  voutes 
ont  ete  remaniees  vers  le  XU"  siocle. 

Celte  abbaye  a  joue  un  role  important  dans  I'histoire  de 
la  Normandie.  On  Irouvera  quelques  documents  qui  s'y 
rapportent  dans  YEssai  hislorique  et  descrijjlif  sur  I'e- 
glise  ct  Vablmye  de  Saint-Georges  de  lioelierville  pres 
Rouen;  in-i".  Achille  Deville,  1827.  Au  nombre  de  ees 
pieces  figurent  des  chartes  de  Guillaume  le  B4tard,  due 
de  Normandie,  de  Guillaume  de  Tancarville,  dit  le  Jeune, 
de  Richard  Coeur-de-Lion,  roi  d'Anglelerre,  de  Philippe 
leHardi,  roi  de  France;  une  liste  des  abbes  de  Saint-Geor- 
ges de  Bocherville  de  1114  ii  1790,  et  une  autre  liste  des 
sires  et  chambellans  de  Tancarville,  fondateurs  ct  bien- 
faiteurs  de  I'abbaye. 

Passant  ensuite  a  gauche,  devant  Bardouville,  situe 
comme  Beaulieu,  et  Amblouville,  oil  il  fait  un  nouveau 
delour,  le  fleuve  change  encore  de  direclion  pour  al- 
ler  absorber  les  eaux  de  la  riviere  de  Saint-Austreberte, 
non  loin  d'un  bourg  h  I'aspect  agreable  et  tranquille, 
nomm6  Duclair,  construit  d'une  I'acon  toute  piltoiesque 
au  sommet  des  collines  qui  empechent  les  eaux  de  se 
reunir  trop  tot.  Le  petit  quai  de  Duclair,  les  navires  qui 
s'arretent  devant  ses  maisons,  le  mouvementqui  y  regne, 
font  de  cetendroitun  tableau  fortanime. 

Depuis  Duclair,  les  bords  de  la  Seine  sent  semes  des 
souvenirs  des  rois  de  la  premiere  race.  Les  Merovingiens 
y  revivent  a  chaque  pas.  A  gauche,  dans  la  foi^t  de 
Mauny,  qui  attenait  autrefois  a  celles  de  Bretonne  et  de 
Rouvray,  les  successeurs  de  Clovis  elablirent  plus  d'une 
fois  leur  tente  sous  d'epais  ct  antiques  orabrages.  Sur  la 
droite,  dans  la  presqu'ile  opposee  formee  par  la  Seine, 
s'elevaicnt  une  grande  foret  et  I'abbaye  de  Jumiegcs,  vi- 
sitee  fivqiiemment  par  nos  premiers  monarques.  Aujour- 
d'hui ,  a  la  place  de  la  fori^t,  on  ne  voit  plus  qu'un  site 
marecagcux  presque  entierement  change  en  tourbiere, 
et  qui  nevaudrait  pas  la  peine  qu'on  y  fit  attention,  s'il 
ne  contenait  pas  les  restes  de  la  superbe  abbaye  de 
Jumiegcs. 

La  Seine  s'est  dingee  en  droite  ligne  depuis  Duclair; 
mais,  arrivee  a  la  Roche,  elle  fait  un  coude  et  revientsur 
elle-meme  pour  baigner  le  bas  des  montagnes  au  som- 
met desquelles  se  trouve  le  joli  chateau  du  Landin , 
situiS  dans  un  des  plus  beaux  points  de  vue,  sur  la  rive 
gauche.  Le  Landin  a  des  bosquets  et  une  situation  qui  le 
rendent  digne  d'etre  visile.  De  ce  bel  endroit  on  voit  les 
clochers  et  les  tours  de  Jumicges  qui  s'elfevent  surl'autre 


rive  et  etalont  les  debris  de  leur  anlii|ue  splendeur.  Plus 
pres  de  nous  ,  en  face  du  Landin  pour  ainsi  dire,  nous 
pouvons  distinguerla  charmante  maison  de  Jleiiil-ki-Belle. 
Le  carartere  de  mystere  et  de  douceur  empreint  dans 
cette  habitation  altiredeja  le  voyageur  avant  meme  qu'il 
sache  quels  en  furent  les  premiers  mailres. 

C'ejt  ici  le  Mcnil,  qui  loiijotirs  se  surnninme 
Du  nom  d'A^^nes  Sorcl,  que  sa  beaute  reaotnme. 

C'etait  le  manoir  d'Agnes,  dont  vous  voyez  les  rhiffres 
sculplessur  tous  les  niurs.  Pendant  le  siege  de  Caudebec, 
Charles  VII  y  vint  assister,  a  son  lit  de  mort,  sa  jeune  et 
interessante  amie  ,  a  laquelle  il  fit  constiuiie  un  mauso- 
lee  dans  I'eglise  de  .lumieges.  C'est  dans  celte  gracieuse 
solitude  du  Mesnil  que  les  conseils  de  la  chatelaine  avaient 
raninie  le  courage  du  roi  et  I'avaient  excite  a  reconque- 
rir  son  royaume. 

Celte  vieille  abbaye,  fondle  en  640  par  saint  Phili- 
berl,  fut  longlemps  pour  les  cantons  des  environs  une 
source  d'abondance  et  de  prosperite.  Les  moines,  savants 
agricuUeurs,  niirent  en  honneur  dans  le  pays  cet  art  bien- 
faisanl,  source  de  toutes  les  richesses,  et  surent  par  d'in- 
genieux  travaux  arreter  devant  leurs  terres  ensemencees 
les  invasions  d'uu  fleuve  quelquefoismenacant.  Milleindi- 
vidus  environ  elaient  rassembles  dans  celte  sorle  de  re- 
publique  que  les  rois  aimaient  h  visiter.  Jlaintenant  tout 
est  desert ;  ces  plaines  couvertes  de  riches  moissons  sont 
abandonnees,  I'abbaye  est  tombee  en  mines,  mais  sur 
CCS  mines  memes  sont  graves  de  precieux  souvenirs. 

Ainsi  quand  Thomme  du  Nord,  venu  celte  fois  sur  les 
rives  de  Normandie  pour  y  enlretenir  un  commerce  paci- 
fique,  passe  devant  cet  antique  monastere  d  architecture 
saxonne,etloutsurpriss'arr6tek  en  demander  les  revolu- 
tions, on  lui  repond  que  ce  vieil  edifice  fut  d'abord  de- 
triiit  par  Rollon  quand  il  conquit  la  Neuslrie ;  puis,  comme 
le  fils  duConquer3nt,Guillaume-Longue-Epee,craignant 
les  menaces  de  I'abbe  et  la  colore  du  ciel ,  promit,  pen- 
dant une  partie  de  chasse,  de  relever  de  ses  decombres 
I'abbaye  detruite.  C'est  a  Jumieges  que  Tassillon,  due  de 
Baviere,  fut  force,  pour  obeir  a  Charlemagne,  de  pronon- 
cer,  ainsi  que  son  fils,  les  voeux  que  lui  imposait  I'ctal  de 
moine  auquel  on  le  condamnait.  C'est  encore  a  Jumieges 
qu'on  vit  aborder  la  barque  chargee  des  corps  muliles  des 
deux  fils  de  Clovis  II,  exposes  sur  le  lleuve  pour  crime  de 
rebellion,  par  ce  pere  inflexible.  Depuis  Paris,  d'oii  elle 
clait  parlie,  remborcation  fragile,  qui  porlait  les  enerves 
de  Jumicges,  descendil  lenlenient  le  fleuve,  suivanl  le  cou- 
rant  qui  I'entrainail ;  les  pauvres  princes  furent  accueillis 
par  le  saint  fondateur  du  mon.nslere,  avec  une  charilc  et 
une  compassion  vraiment  chreliennes;  el  la,  dumoins, 
les  malheureux  trouvcrent  un  exil  apres  leur  supplice. 

N'oublions  pas  de  menlionner  que  les  restes  magnifi- 
ques  de  celte  abbaye,  oil  eclalent  louteslesmerveilles  de 
I'arcliiteclure  religieuse  n'ont  ete  sauves  d'une  ideitruc- 
lion  totale  et  iniminenle  que  par  la  soUicitude  presque 
royale  d'un  proprielaire  a  la  fois  artiste  et  homme  de 
coeur. 

A  partir  de  Jumieges,  la  Seine  devient  deplus  en  plus 
large  et,  a  tous  les  coudes  de  son  cours,  est  marquee  de 
vasles  anses  semblables  k  de  vrais  golfcs  qui  paraissent 
s'(5tendre  jusqu'a  I'horizon.  La  niaree  se  fait  de  plus  en 
plus  sentir  ;  deja  on  enlend  ses  mugissements,  deja  on 
la  voit  se  briser  en  barres  ecumeuses  conlre  les  collines 


374 


PETITS  VOYAGES 


qui  enveloppent  le  llciive.  Sur  les  coleaux  tie  la  rive 
gauche  se  deploie  la  for(>tde  Brelonne  I'n  un  bel  amphi- 
theatre; elle  flit  nominee,  en  vortu  d'un  (li'crct  dela  Con- 
vention, forSt  de  I'Unite-Nalionale;  mais  depiiis  elle  a 
repris  son  ancien  nom.  Sur  la  lisiere  dcs  hois  on  apercoit 
d'abord  Houiteauville,  vis-a-vis  de  Yainville,  puis  le 
chJtcau  dc  la  l!cilleraye;sa  belle  situation, son  pare  ma- 
gnifique  et  tous  les  embellissemenls  que  ses  divers  pro- 


prietaires  y  ont  ajoutfe  tour  a  tour  en  font  un  des  plus  d^- 
licieux  sejours  qu'on  piiisseliabiter.  II  appailcnait,  il  n'y 
a  pas  longtomps,  &  madame  de  Nagn,  (|ui  lit  d'enormes 
depenses  pour  ajouter  aux  agremenis  de  celte  demeure 
que  les  voyageurs  et  les  clrangers  visitent  sans  discon- 
tinuer. 

Mais  il   nous  faut  mainlenant  un  pilote  experimenti^, 
car  la   navigation  devient   de  plus  en  plus  dangereuse. 


depuis  que  nous  approchons  de  Caudebec.  Nos  regards 
peuvent  contompler  dej^  un  agrealile  vallon  oil  vient  se 
Jeter  le  Fontenelle.  C'cst  sur  los  bords  de  celle  petite  ri- 
viere que  s'elevait  aulrefoisl'abbayedeSaint-Wandiille, 
dont  le  fondateur,  du  ni^me  nom,  etait  parent  par  alliance 
des  membres  qui  composaient  la  fameuse  maison  de  Pe- 
pin. Les  ruines  ne  rappellcnt  peut-^tre  pas  des  souvenirs 
aussi  grands  que  Jumieges,  mais  elles  ofTrent  quelque 
chose  de  plus  pittoresque.  Nous  ne  rctrouverons  la  ni 
les  traces  d'actions  lieroiques  ou  cbevaleresques,  ni  la 
place  oil  I'exil  retint  des  grands  hommes  enchaines,  ni  le 
sejour  des  monarqucs,  ni  le  Iheitre  d'avcntures  mon- 
daines;  ccs  ruines  ne  nous  parleront  que  de  solitaires  et 
de  saints  personnages  qui  n'eurent  tous  qu'un  dfeir, 
qu'un  but,   celui  de  mcurir  ignores. 

Dans  les  mines  de  Saint-Wandrille  lesjeunes  filles  de 
Caudebec  ont  imagine  de  transporter  le  mys(erie:ix  se- 
jour des  fc^es,  dont  elles  se  racontcnt,  pendant  lessoirees 
d'hiver,  les  faotastiques  histoires,  C'est  que  ces fragments 
d'architecture,  ces  pans  de  mur  qui  menacent  mine,  ces 
piliers  et  ces  arceaux  elances,  ces  voules  si  hardies,  sur- 
tout  quand  le  vent  vient  mugir  a  Iravers  les  decombres, 
sont  bien  capables  d'elTrayer  des  imaginations  feminints. 
Tout  cela  est  si  fragile,  si  prfet  k  s'ecrouler,  que  I'hiron- 
delle,  en  efileurant  ces  ruines  de  son  aile,  en  fait  tomber 
a  tout  moment  une  pierre,  un  fragment,  dont  la  chute 
sublle  trouble  le  silence  profond  de  I'abbaye.  Le  temps 
n'est  pas  loin  oil  ces  restes  sculptes,  comnie  suspendus 
dans  les  airs  ct  mutiles  chaque  jour  par  'a  fureur  des 


orages,  cesseront  de  Jeter  la  crainte  dans  V!\me  du  voya- 
geur  curieux  et  de  la  timide  jeune  fille. 

Sur  le  versant  occidental  de  la  vallee  de  Saint-Wan- 
drille, ou  de  Fontenelle,  se  dresse une  petite chapelle  d6- 
dii^e  k  saint  Satiirnin.  Le  coteau  oil  elle  estsituee,  nom- 
me  par  certaines  rhartes  Mont-des-Vignes ,  fut  autrefois 
renomme  pour  ses  vins.  Du  hant  de  cette  colline  on  a  une 
Tue  charmante  sur  le  vallon  de  Caubecquet ;  on  aperce- 
vait  jadis  I'ile  Belcinac,  entre  Saint- VVandrille  et  Caude- 
bec, lie  oil  se  trouvait  I'abbaye  de  Saint-Coude.  Un  jour 
on  cliercha  vainement  les  tours  antiques  de  ce  monaslere 
et  les  bois  verdoyants  qui  I'enveloppaient ;  tout  avait 
peri,  abime  sous  les  eaux.  Puis  deux  siecles  apres  ,  en 
I6i'l,  on  vit  rtle  reparailre,  chargee  dequelques  ruines; 
mais  elle  ne  s'etait  remontree  que  pour  peu  de  jours,  car 
la  maiee  vint  une  seconde  fois  I'engloutir.  Aujourd'hui 
on  ignore  menie  la  place  ou  elle  etait  situee.  Seraientce 
par  hasard  les  restes  de  cetle  ile  errante  et  mobile  que 
promeneraient,  dans  les  parages  dangereux  de  Quille- 
beuf,  des  ^cueils  caches  sous  les  (lots  et  toujours  de- 
places  par  le  (lux  et  le  reflux? 

Quant  au  versant  oppose  du  Mont-des-Vignes,  vous  le 
descendez  h  travel's  des  maisons  demarinierset  quelques 
fermcs  eparses  cJi  et  la,  s'elevant  au  milieu  d'un  massif 
d'arbres,  parare  obligee  des  habilalions  charmantes  du 
pays  de  Caux  dans  lequel  nous  venons  d'entrer.  Alors 
vous  voyez  s'^tendre  sur  les  rives  du  fleuve  les  maisons 
pitloresques  dune  delicieuse  petite  ville,  dontl'origine  est 
une  simple  bourgadede  p^cheurs.  Voila  Caudebec,  toute 


SUR   LES  RIVIERES  DE   FRANCE. 


fiere  d'avoir  dans  ses  armoiries  trois  eperlans  d'argent  sur 
fond  d'azur.  Les  niaisons  du  pcirt,  avec  leurs  terr-jsscs 
chargees  d'arbustes  et  de  lleurs,  rappellent  assez  cerlaines 
villcsdltalie  ;  le  vieux  marin  deCaudebec,  retire  sur  la 
rive  de  la  Seine,  oil  il  voit  passer  les  pavilions  qu'il  ren- 
conlra  sur  tmt  de  mors,  tient  a  s'assurer  tous  les  matins 
quil  n'a  pas  quitte  le  sol  natal,  en  regardant  avec  amour 
les  roses  et  les  (pillets  dont  il  a  orne  sa  fenetre. 

Un  mot  de  Henri  IV,  devena  populaire  dans  les  en- 
virons de  Caudebec,  a  rendu  celebre  Veglise  de  cette 
petite  ville  :  •  C'est  ici,  dit  le  Boarnais,  la  plus  belle 
chapelle  que  j'aie  jamai-;  vue.  •  Cette  eglise  est  en  elTet 
une  des  plus  remarqnablcs  de  la  France,  par  le  luxe  et 
la  delicatcsse  de  son  architectuie.  Le  clocher  est  en  py- 
ramide,  entour^  de  couronnes  superposees  les  unes  sur 
les  autres,  ce  qui  au  premier  coup  d'oeil  lui  donne  assez 
d'analogie  avec  les  minarets  des  viUcsd'Orient. 

Si  Ton  passe  Caudebec,  et  qu'on  s'arr^te.an  pied  des 
rochers  dont  le  fleuve  est  borde  en  cet  endroit,  le  re- 
gard se  dirige  sur  un  petit  edifice  de  forme  carree,  dont 
la  simplicile  ne  soUicite  guere  I'artiste,  dont  I'obscurite 
n'atlire  pas  I'historien,  mais  auquel  les  matelols  ontvoue 
un  culte  venere  et  qu'ils  s'empressent  d'orner  de  leurs 
offrandes  apres  en  avoir  fait  de  loin  I'objet  de  leurs 
prieres.  Nous  parlous  de  I'ermitage  de  Notre-Damf-de- 
Barre-Y-Va,  dont  les  murailles  disparaissent  sous  une 
foule  d'ex-voto;  on  y  voit  des  tableaux  voues  par  les 
pilotes  k  la  Vierge  au  plus  fort  de  la  template ;  a  la  voute 
sontsuspendus  ces  petits  navires  naivement  sculptes  dans 
le  bois,  que  pendant  les  annees  d'une  longue  et  lointaine 
captivile,  de  pauvresmarinsont  executes  de  leurs propres 
mains  et  dedies  h  la  Vierge,  comme  t^moignage  dc  leur 
gratitude  apres  la  delivrance. 

Apres  Caudebec,  le  lleuve  fait  un  brusque  detour,  et  se 
partage  en  deux  bras  qui  formcntune  ile,Ia  derniere  que 
Ion  trouve  jusqu'au  Havre.  Le  bras  droit  gagne  Ville- 
quier,  dont  le  chateau,  tout  moderne  qu'il  soit,  merite- 
rait,  grikc  a  sa  belle  position,  a  sa  structure  elegante  et 
a  ses  jardins,  une  visile  detaillee  ;  la  rive  gauche  s'en  va 
arroser  Vatleville,  un  des  anciens  fiefs  du  chateau  de  la 
Meilleraye.  Enfin  la  Seine  a  reuni  ses  deux  bras,  etbaigne 
le  basdelacote  de  Norville,  que  nous  voyons  sur  la  droile 
etduhaut  de  laquelle  on  a  un  panorama  admirable.  Au- 
dessous  de  Norville  sont  situes,  surl'autre  rive,  le  village 
d'Aizier  et  celui  de  Vieux-Pont;  c'est  1^  que  commence 
I'embouchure  dela  Seine.  Le  lit  du  lleuve  devient  tour  i 
coup  plus  large,  et  Ton  distingue  au  loin  le  rocher  de 
Quillebeuf  qui  s'avance  dans  la  mer,  semblable  a  un  fa- 
nal  destine  a  guiderles  pilotes. 

Quillebeuf  est  la  capilale  d'un  petit  pays  appeTe  le 
Roumois,  silue  entre  le  fleuve  et  la  villi',  qui  allait  jusqu'u 
Elbeuf  et  constituait  autrefois  une  des  subdivisions  de  la 
Normandie.  Silue  S  I'e.xtremite  nord  du  departement  de 
I'Eure,  dont  il  est  le  seul  etablissenient  maritime,  ce  port 
consiste  toutsimplement  en  unroclierlong  etetroit,  coupe 
par  des  rues  en  pente,  assez  mnl  bAties,  en  face  duquel 
on  a  construit  une  jet^e.  L'origine  de  (Juillebeuf,  ce  mo- 
de.'<te  Bt^jour,  remonte  a  Henri  IV.  Jusqu'a  ce  prince,  ce 
n'etait  qu'un  hameau  habite  pardepauvres  pecheurs  qui 
veg(5taient  sur  un  rocher  aride,  separes  du  resledumomle. 
Henri  TV  augments  le  nombre  de  ces  habitations,  fortifia 
Quillebeuf,  lui  accorda  des  privileges  et  lui  rmposa  le 
nom  de  Ilcnriqueville ;  mais  en  cela  il  echoua  comme 


Francois  I'',  qui  voulut  appeler  le  Havre  Francoiseville. 

Quand  le  mari^chal  d'Ancre  cut  pressenti  sa  disgrUce, 
il  pcnsa  a  lever  I'filendard  de  la  revolte  et  k  se  rendre 
independant  dans  son  gouvernement  de  Quillebeuf;  mais 
il  fut  tu^sur  le  pont  du  Louvre.  Le  martehal  avail  dejk 
commence  h  construire  des  retranchements  au  sud  de  la 
presqu'ile  ;  et  encore  aujourd'hui  on  montre  les  restes  de 
fortifications  nommes  dans  le  pays  la  trancMe  du  mare- 
chal  d'Ancre.  Quillebeuf  figura  dans  I'histoire  du  regno 
suivant  par  la  tentative  d'un  aventurier,  Latreaumont, 
qui  voulut  livrer  cette  petite  ville  aux  Hollandais. 

Presque  tous  les  biitimentsqui  naviguent  sur  la  Seine 
sont  obliges  de  poser  h  Quillebeuf,  de  sorte  que  ce  port  a 
une  importance  reelle.  En  amont,  c'est-a-direen  remon- 
tant le  fleuve,  si  les  navires  ont  un  vent  et  une  mar^e 
favorables,  ils  peuvent  se  dispenser  de  s'arr^ter  a  Quille- 
beuf et  alleindre  Villequier;  mais  en  aval,  c'est-a-dire  en 
descendant ,  forces  de  passer  la  traverse  d'Aizier  a  la 
pleine  merouunpeu  plustard,  ils  ne  gagnent  Quillebeuf, 
qu'a  la  mer  basse  et  sont  forc6sparconEL^quentd'y  sejourncr. 

Des  brouiUards  regnent  presque  conslamment  dans  ces 
parages;  malgre  cela,  de  la  pointe  de  Quillebeuf  on  de- 
couvre  sur  la  rive  opposde  le  M^nil  et  les  prairies  im- 
menses  de  Bolbec,  qui  courent  depuis  les  bords  du  fleuve 
jusqu'au  bas  du  chJteau  de  Lillebonne.  Tous  les  jours,  a 
I'heure  de  la  maree,  un  bateau  fait  le  service  de  Quille- 
beuf au  Menil. 

Lillebonne  (Juh'o-Bono  des  anciens)  recut  son  nom  Je 
Cesar,  qui  I'appela  ainsi  en  I'honneur  de  sa  fille  Julie. 
Ce  grand  capitaine  avail  fonde  ce  poste  militaire  dans  lo 
double  hut  d'avoir  dans  sa  main  la  navigation  du  fleuve, 
et  de  pouvoir  jouir  d'un  point  de  vue  delicieux.  Ce  poste, 
vu  son  utilile  ,  s'accrut  rapidement.  Bientot  il  devint  la 
capitale  des  Colfetes,  dont  le  pays  forme  aujourd'hui  celui 
de  Caus;  I'empcreur  Augusle  y  avail  eleve,  pour  s'y  r^- 
creer  dans  les  dilTerents  sejours  qu'il  y  fit,  un  thMtre  fort 
remarquable  dont,  tout  rccemment,  on  a  decouvert  les 
traces.  Apres  avoir  ravage  Lillebonne,  les  pirates  nor- 
mands  s'occuperentdelaretirer  dusein  de  ses  ruines,une 
fois qu'ils  furent  devenus  les  proprielaires  dela  Neustrie. 

C'est  a  Lillebonne  que  Guillaume-le-BAlard  decida  la 
conquele  de  I'Angleterre.  Aprfes  avoir  eu  pendant  de  lon- 
gues  annees  pour  seigneurs  les  h^roiques  d'Harcourt,  le 
comte  de  Lillebonne  devint  par  les  femmes  la  propriety 
des  dues  d'Elbeuf,  dont  la  maison  se  trouva  eteinte  en 
1702.  Celte  ville  n'est  plus  aujourd'hui  qu'un  bourg 
assez  chetif,  avec  neuf  cents  habitants  environ,  tous  tan- 
neurs  ou  filateurs. 

Non  loin  des  mines  du  Iheaire  remain,  on  trouve  la 
route  de  Caudebec  qui  vient  les  separcr  des  mines  plus 
imposantes  encore  du  chateau  de  Lillebonne,  dont  la  con- 
struction remonte  au  douzieme  siecle.  On  pent  monter  sur 
la  plate-forme  du  grand  donjon  par  un  escalier  ii  vis,  et, 
de  Ih,  une  vue  admirable  so  dtploie  devant  vous.  On  voit 
se  developper  sous  ses  pieds  la  vallee  delicieuse  de  Bolbec, 
qui  va  se  jeter,  avec  son  ruisseau,  dans  les  flols  de  la 
Seine  qu'animent  des  barques  nombreuses  aux  voiles  rou- 
geitres  agitees  par  le  vent.  Bernardin  de  Saint-Pierre 
disait  en  voyant  cet  aniiquo  castel ,  autrefois  habite  par 
des  petits  tyrans  qui  opprimaient  leurs  vassaux  et  pil- 
laient  les  voyageurs  :  «  11  me  semble  voir  la  carcasse  et 
les  ossements  de  quelflue  bSte  fi5roce.  »  Ce  manoir  a  pour 
proprielaires  actuels  les  princes  de  Cro'i. 


CAUSERIES  AVEC  MA  FILLE 


De  Lillebonne  a  Tancarville  il  y  a  une  distance  raison- 
nable  ;  ces  chemins  ont  le  caraclere  qu'avaient  les  envi- 
rons de  toiile  habitation  fOodale  :  dcscollines  semblables  h 
desremparts,  des  gorges  qui  ont  I'air  de  fosses;  puis  d'^- 
paisscs  brouss:iilles  bien  propres  a  caclier  quelque  er.i- 
buscade.des  clairieres  rares  il  est  vrai,  niaisou  Ton  pou- 
Taitse  rejoindre  el  metier  les  mamsaqui  avail  plus  belle 
amie.  A  mi-chemin,  nous  voyons  sur  la  hauteur  un 
moulin,  celui-la  probabjcment  qui,  du  temps  de  Philippe- 
le-Bel,  fut  cause  de  combats  sanglants  cntre  les  deux  sei- 
gneurs du  pays. 

Enfin,  sur  lapointe  du  promontoire,et  sur  un  roc  coupe 
presqu'i  pic  et  dominant  le  fleuve.  se  dresse  le  chiiteau 
de  Tancarville  avec  scs  ruines  majeslueuses  qui  r^velcnt 
encore  son  ancienne  splendeur.  Co  chateau  eut  longtemps 
pour  botes  les  comtes  de  Tancarville ;  puis  il  fut  vendu 
au  fameux  ficossais  Law,  de  financiere  mt'moire ,  passa 
plus  tard  dans  les  mains  du  marechal  .Suchet  et  entra  en 
dernier  lieu  dans  le  domaine  des  Montmorency,  qui  en 
sontaujourd'hui  les  proprietaires.  C'est,  nous  a-t-on  dit, 
au  sein  de  ses  murailles  toujours  bruyantes  et  sous  ses 
vieuxarceaux,quundenospoctes,M.Lebrun,  a  esquissi5 
le  plan  et  les  scenes  de  sa  tragedie  de  Marie  Stuart. 

A  partir  de  Quillebeuf,  Tembouchure  de  la  Seine  a  une 
largeur  qui  lui  donne,  k  la  maree  haute,  quelque  chose 
de  majestueux  ;  en  revanche,  k  la  marine  basse,  elle  n'of- 
fre  plus  k  I'ceil  que  quelques  canaux  qui  rostent  libres  au 
milieu  de  bancs  de  sable  fenormes,  deplaces  chaque  jour 
par  le  flux.  Apres  chaque  reflux,  d'intrcpides  pilotes  es- 
sayent  de  deviner  lequel  de  ces  canaux  peut  servir 
de  passe  le  plus  sfirement;  et  des  que  le  flot  est  venu,  ils 
fechargent  de  diriger  les  navires  qu'on  vient  leur  con- 


fier,  il  serait  de  la  derniere  imprudence  de  s'engager 
dans  ces  parages  sans  Hre  bien  pilote. 

A  I'opoque  des  hautes  martes ,  aux  equinoxes,  aux 
pleines  et  aux  nouvelles  lunes,  quand  le  Hot  arrive,  s'il 
est  pousse  par  un  fort  vent  d'ouest ,  le  lit  de  la  Seine  se 
remplit  tout  a  coup  d'une  masse  d'cau  enorme  qui  atteint 
quelquefois  jusqu'a  vingt  pieds  d'elevation,  et  s'avance 
avec  une  telle  rapidite  qu'un  cheval  lance  au  galop 
pourrait  k  peine  I'eviter.  On  donne  a  celte  montagne  hu- 
mide  le  nom  de  Barre ;  el,  comme  elle  arrive  en  sens 
contraire  vers  le  courant  du  fleuve,  elle  engage  avec  lui 
une  lulte  dont  les  effets  soni  souvent  epouvantables. 

En  arrivant  a  Quillebeuf,  les  flots  de  la  maree  mon- 
tanle,  enlles,  amonceles,  roulent  avec  fureur  dans  le  lit 
de  la  Seine  dont  ils  refoulent  au  loin  les  eaux.  On  en- 
tend,  k  deux  lieues  de  distance,  un  bruit  sourd;  les  bes- 
tiaux  cessent  de  paitre  et  abandonnent  les  frais  rivages. 
L'epouvante  est  generale  sur  les  deux  rives  du  fleuve,  et 
le  cri  bien  connu  de  la  barre!  la  barre!  r^pele  par  des 
milliers  de  voix  pleines  de  terreur ,  avertit  le  pro- 
pri^taire  riverain  que  le  flot  menace  sa  maison,  ses 
champs  ou  ses  usines. 

Cette  barre  remonte  jusqu'^  Rouen,  oil  elle  se  fait 
sentir  quelquefois  assez  forlemcnt  pour  que  les  vais- 
seaux,  trop  rapproches  les  uns  des  autres,  s'entre-cho- 
quent  et  rompent  leurs  amarres;  elle  se  manifesto  jusqu'a 
Pont-de-l'Arche.  Dans  son  cours  imp^lueux  ,  ce  pheno- 
mene  funcste  degrade  les  rives  du  fleuve,  ravage  et  em- 
porte  tout  ce  qui  se  pri^sente,  et  roule  bien  loin  sur  les 
plaines  basses  un  gravier  sl^rile  et  un  limon  inutile.  On 
lui  a  oppose  les  digues  les  mieux  cimentees,  il  a  tout  ren- 
verse,  tout  detruit.  A.  L.  Ravergie. 


CAUSERIES  AVEC  MA  FILIE  SUR  LA  CHIMIE  LA  PLUS  ELEIIENTAIRE 


ET  SES  APPLICATIONS. 


"-■'est  un  gaz  qui  forme  environ 
la  cinquieme  parlie  de  Pair  que 
nousrespirons  et  les  huit  neu- 
viemes  de  I'eau.  II  fait  partie  de 
presque  tous  les  corps  qui  exis- 
tent; de  lui  dependent  les  phe- 
nomenes  de  la  vie  chez  les  ani- 
maux  et  les  vcgetaux,  les  phe- 
nomenesde  la  combustion,  de  la 
fermentation,  de  la  putrefaction, 
etc.,  etc. 

De  tous  les  elements  qui  con- 
stituent le  monde  que  nous  habi- 
tons,  I'oxygene  est  done  un  des 
plus  repandus   et  des  plus  im- 
porlants  k  etudier. 

II  fut  isole  et  d^couvert  par  Priestley,  en  1774,  mais 
c  est  Lavoisier  qui  fit  connaitre  le  roleimmense  qu'iljoue 
dans  la  nature.  C'est  de  la  que  date  la  chimie  moderne. 


II  est  sans  couleur(peut-etre,vu  en  grande  masse  comme 
I'air,  pri'senlerait-il  comme  lui  une  faible  coloration 
bleue).  II  est  probablement  sans  odeur.  II  est  plus  pesant 
que  I'air.  II  entrelient  la  combustion  avec  une  ^nergie 
excessive,  car  un  morceau  de  fer  ou  de  zinc  assez  mince 
que  Ton  y  plonge,  portant  a  son  extr^mite  un  petit  mor- 
ceau d'amadou  allume,  brdle  dans  ce  gaz  avec  une  lu- 
miere  dont  la  vue  ne  peut  pas  supporter  I'eclat.  Les  glo- 
bules fondus  penetrent  souvent  a  travers  le  vase  en  verre 
dans  lequel  on  fait  I'experience. 

Un  courant  d'oxygene  dirige  sur  la  flamnie  d'une 
lampe,  produit  un  jet  dont  la  chaleur  est  sufTisante  pour 
fondre  le  crislal  de  roche  ainsi  que  plusieurs  pierres  pre- 
cieuses  ;  le  platine  '  lui-mSme]semble  y  briiler  en  scin- 
tiUant. 

Lorsque  les  animaux  le  respirent  degage  de  tout  autre 
gaz,  leur  circulation  s'accelere,  ilsparaissent  tres-vifs  et 
tres-animes,  et  semblent  etre  fortement  surcxcites.  II  se     M 
produit  dans  leurs  poumons  une  violente  inflammation      1 


1  Le  plaline  est  im  mcUl  blanc.  infusible  au  plus  violent  feu  de  forge.  Pou 
d'agenls  ont  de  Taction  sur  lui.  II  a  moins  de  valeur  que  I'or. 


i 


SUR  LA  CIIIMIE. 


377 


qui  les  desorganise  et  produit  la  mort.  Nous  verrons 
plus  tard  que  la  respiration  est  uno  veritable  combus- 
tion. 

II  tend  k  s'unir  ii  presque  tons  Ics  autres  elements,  et 
cetle  union  a  recu  le  nom  gen(?ra\  de  combuslinn,  qui  ne 
s'opi're  toujours  qu'avec  un  degagenient  de  choleuret  de 
lumiere. 

Tu  n'ignores  pas  que  quand  tu  allumes  une  bougie  ou 
du  charbon,  ces  phenonifenes  se  manifestcnt  et  que  la 
bougie  ou  le  charbon  disparatt.  lis  ne  sont  point  an^antis 
pour  cela,  car  rien  ne  se  perd  dans  la  nature;  niais  ils 
s'unissent  avec  I'oxygene  sous  forme  de  gaz  et  de  vapeur 
que  nous  etudicrons  bicniot,  et  si  Ion  recueille  ces  gaz  et 
cetle  vapeur,  on  retrouve  exactement  le  poids  de  I'oxygene 
et  des  corps  avec  lesquels  il  s'cst  uni. 

L'oxygene  a  ele  appele  air  dc  feu,  air  vital,  air 
pur,  etc.  II  rallume  une  bougie  que  Ton  y  plonge,  si  elle 
presenic  seulement  quehjues  poinis  oi'i  d  y  avail  du  feu. 

Tous  les  corps  de  la  nature  pouvant  done  s'unir  avec 
I'oxygene  ont  recu  le  nom  de  corps  combustibles,  etceux 
unis  avec  I'oxygene  ont  ete  appeles  corps  brules  ou  oxy- 
gencs. 

On  partage  ces  corps  brules  en  deux  classes.  Ceux  de 
la  premiere  ont  ordinairemeni  une  saveur  aigre  plus  ou 
moins  prononcee,  et  font  rougir  plusieurs  couleurs  ve- 
getales  bleues  ou  violettes,  nolamment  la  teinture  bleue 
de  tournesol  '.  On  les  a  appeles  acides.  Ceux  de  la  seconde 
classe,  qui  ordinairemeni  renfernient  nioin;  d'oxygene 
que  les    precedents,  font  au  contraire   le  plus  souvent 


bleuir  les  couleurs  que  les  acides  onl  rendues  rouges;  on 
les  appelle  oxydes. 

Un  mi5me  corps  simple  pent,  en  s'unLssanten  quanlites 
diverses  avec  I'oxygene,  former  plusieurs  acides  et  plu- 
sieurs oxydes. 

On  donne  a  I'acide  qui  renferme  le  moins  d'oxygene, 
une  terminaison  en  eux ,  et  a  I'acide  qui  en  renferme  le 
plus,  unelerminaisonen  t'^i/f ;  parexemple,  pour  Icsoufre 
et  le  pbosphore,  ou  dit  dans  ces  cas  :  acide  sulfureux, 
acide  phosphorcux  ,  oxyde  sulfurique  ,  oxyde  phospho- 
rique. 

La  manierede  designer  les  oxydes  est  encore  plus  simple, 
car  on  le  fait  par  leur  numero  d'ordre.  Le  plomb,  par 
cxemple,  forme  trois  composes  avec  I'oxygene ;  le  moins 
oxygene  s'appelle  protoxyde,  le  second  deuloxyde,  et  le 
troisieme  tritoxyde. 

Vols  combien  est  simple  le  langage  ou  la  nomenclature 
moderne  qu'ont  fondee  Guyton  de  Morveau,  Lavoisier, 
Fourcroy  et  Bertholet.  Quand,  par  exemple,  je  dis  oxyde 
de  zinc,  on  comprend  que  ce  compose  est  forme  d'oxy- 
gene et  de  zinc.  On  le  dcsignait  autrefois  sous  les  noms 
tres-insignifianis  pomphalix  nihil  album  lana  pliiloso- 
phica.  D'aulres  corps  recevaienljusqu'a  six  noms,  qui  ne 
pouvaient  que  charger  inutilement  la  memoire  sans  ex- 
primer  leur  composition. 

Aujourd'hui,  la  plupart  des  composes  qui  pourrontStre 
decouverts  ont  leurs  noms  assignes  k  I'avance. 

L'oxygene  a  peu  d'usage.  On  en  a  essaye  I'emploi  dans 
des  cas  dasphyxie. 


Appareili  pour  preparer  I'oxygene. 


On  prepare  le  plus  souvent  I'oxygene  en  chauffant  un 
oxyde,  nolamment  celui  de  manganese. 

A  Cornue  dans  laquelle  on  met  Toxide. 

B  Fourneau  dans  lequci  on  place  cetle  cornue,  au  col  de 
laquelle  on  ajuste  un  tube  C,  par  lequel  le  gaz  se  rend 
dans  une  cloche  ou  eprouvette,  remplie  d'eau  elrenversee 
iur  ce  liquide. 

D  fiprouvelte  vue  isolement. 

E  Tfet  perce  d'un  trou,  et  dont  le  bord  est  echancre 
pour  le  passage  du  tube  qui  conduit  le  gaz  de  ce  l^t  a 
I'eprouvette. 

Chaque  bulle  de  gaz  qui  entre  dans  celle-ci  s'cleve  a 
sa  partie  superieure  et  en  chasse  un  volume  d'eau  egal  a 
celui  de  cette  bulle.  L'eau  se  trouvedonc  entierement  rem- 
placee  par  le  gaz. 


1  Se  Iroiive  dans  le  commerce  en  petits  pains  de  forme  cnl.iqne  dont  on 
erlrail  l»  maliere  coloranle  en  les  mellanl  dans  Teau.  On  prepare  ces  pains  aiec 
le  lichin  rocella  o.i  asec  la  mousse  de  Suede,  que  ron  melange  aiee  de  la  cliau J, 
de  I'uriue  et  de  la  pntasse. 


UVDBOGENE. 

On  I'appelait  air  inpammahle.  II  n'exisle  pas  libre 
dans  la  nature  et  n'a  ijlc  bien  connu  qu'en  1777. 

C'est  le  plus  Itjger  de  tous  les  gaz  ;  il  pese  plus  de  qua- 
torze  fois  moins  que  I'air.  II  est  sans  couleur,  sans  saveur 
et  sans  odeur.  II  brule  avec  une  lumiere  tres-peu  visible. 
Aucungaz  inflammable  ne  pouvanl  entretenir  la  combus- 
tion, il  ijtcintdonc  les  corps  allumes  que  Ton  y  plonge.  II 
donne  des  composi>s  qui  ont  beaucoup  d'analogie  avec  les 
melaux,  eton  est  en  droit  de  le  regarder  comme  un  corps 
metailique  gazeux. 

Deux  \olumes,  par  exemple  deux  litres  d'bvdrogene  me- 
langes avec  un  litre  d'oxygene,  s'unissent  direclement  si 
Ton  y  met  le  feu  et  disparaissent  en  entier.  II  en  resulte 
une  violente  explosion  et  de  l'eau.  C.clle-ci  est  done  formee 
de  deux  volumes  d  hydrogene  et  d'un  volume  d'oxygene; 
ou  en  poids  de  12  1|2  d'hydrogene  et  de  100  d'oxygene 
combiitrx  ensemble  '.  Le  mot  hydrogene  veul  dire  gene- 
raleur  de  l'eau. 


378 


CAUSERIES  AVEC  MA  FILLE 


11  ne  peut  s'unir  dircclcmcnt  qu'a-vec  un  autre  gaz  ap- 
pele  chlore. 

II  existe  dans  la  composition  do  tous  les  vSg^taux  et  de 
tons  les  animaux. 

Le  fer  cliaulTe  au  rouge  dans  un  courant  d'hydrogene 
devient  tres-dur.  1,'argentct  le  cuivre  y  deviennentau  con- 
traire  fort  mouset  pi-esque  aussisoiiplesquedii  plomb.  On 
devrait  dans  les  arts  mcttrc  h  profit  ces  proprietes  remar- 
quables. 

Son  poids  exlrjmement  leger  le  faitservir  pour  emplir 
les  aerostats,  mais  il  passe  a  (ravers los  tissus;  on  lui  pre- 
ffere,  surtoutpour  les  voyages  d'une  certaine  duree,  le  gaz 
d'eclairage  estrait  de  la  distillation  de  la  houiUe  quoique 
beaucoup  nioins  leger. 

1  hectolitre  d'air  pese  ^  29  gr.  95  c. 

1  hectolitre  d'hydrogeno  8  gr.  93  c. 

Difference  1 21  gr.  02  c. 

Un  ballon  rempli  de  1  hectolitre  d'hydrogene  et  plongii 
dans  I'air,  peut  done  soulever  un  poids  de  121  grammes 
y  compris  le  poids  de  son  enveloppe  qui,  pour  les  grands 
ballons,  se  fait  ordinairementen  soie  recouverted'un  ver- 
nis  dont  la  base  est  le  caoutchouc.  Une  enveloppe  bien 
faite  pese  environ  23  grammes  par  hectolitre.  Depuis  pen 
de  temps,  on  fait  un  emploi  tres-avantageux  d'un  me- 
lange d'hydrogene  et  d'air  pour  souder  le  plomb  avec  le 
plomb  lui-meme,  c'est-a-dire  sans  aucun  autre  metal 
Btranger.  On  dirige  un  jet  enflamme  sur  les  parties  du 
metal  que  Ton  vcut  reunir. 

L'hydrogene,  melange  avec  I'oxygene  dans  les  propor- 
tions qui  peuvent  former  I'eau,  et  employe  en  forme  de 
jet,  produit,  quand  on  I'enflamme  ,  une  des  plus  haiiles 
temperatures.  Pour  empecher  la  flamme  de  se  communi- 
quer  au  melange  explosif ,  on  place  dans  le  conduit  un 
certain  nombre  de  toiles  metalliques  tres-serrees. 

En  Angleterre,  on  a  employe  ce  melange  endainm^,  di- 
rige sur  un  corps  solidc,  qui,  chautle  au  blanc,  devient 

1  CombiTtaieon  veiil  ilirc  union  intimc  des  corjis,  qui  alors  forjrent  des 
corps  nouveun\.  Lorsqiie  ilos  ludlieres  nc  sunLqiie  mtiUnijiiea,  ellos  ne  suliia- 
sent  ancuno  lransfonn.ition.  Awtujt  d'enlLunmer  le  melange  d'liydrof;enc  ab 
d'oxygene,  lis  restenl  a  reUt  de  gaz-LeuD  ccMnbtnauon  produil  de  I'eau,  qui  ne 
resscmble  ccrlaineminl  en  rien  aux  pt'emenh  qui  la  romposenl. 

Nous  verrons  que  Tair  c^l  foiinii  d'un  melange  de  gaz  ovv^^ne  et  d'nn  autre 
gaz  appele  azote.  S'il  arrivail  qnc  ces  deux  gaz  se  combinaesent,  nous  serions 
iinmediateinent  aspliyxies  ,  car  de  cette  combinaison  resulteraient  des  osydes 
d'azote,  des  acides  azoliques  (xapeurs  nitreujes  et  eau  forte). 


assez  lumineux  pour  des  tel^graphes  de  nuit.  Un  kilo- 
gramme d'hydrogene  qui  brule  produit  une  chaleur  qui 
mettraiten  ebullition  344  kilogrammes  d'eauou  quifon- 
drait  430  kilogrammes  de  glace. 

Un  meme  poids  de  charbon  produit  trois  fois  moins  do 
chaleur. 

On  pri^pare  ordinairement  I'hydrogfene  avec  un  melange 
d'eau,  d'acide  sulfurique  et  de  debris  de  fer  ou  de  zinc 
dans  les  proportions  qtii  suivent  :  Pour  obtenir  10  litres 
de  ce  gaz,  par  exemple,  on  prend  268  grammes  d'eau, 
88  grammes  d'acide  sulfurique,  58  grammes  de  zinc  ou 
1 9  grammes  de  fer. 

On  lobtient  encore  en  meltant  de  la  tournure  de  fer 
dans  un  tube  que  Ion  chaiilTe  foptement,  et  ii  travers  le- 
qucl  on  fait  passer  lentement  un  courant  de  vapeur  d'eau. 

Celle-ci,  dans  I'un  et  I'autre  cas,  se  trouve  decomposee. 
Son  oxygene  s'unit  au  metal,  et  l'hydrogene  devenu  libre 
se  degage. 


PREiMIER    PROCEDE. 

A  'Vase  danslequel  on  met  de  la  grenaiUe  de  fer  ou  de  zinc. 
BTubeplongeant  dans  I'eau  par  lequel  on  verse  I'acide. 
C  Tube  pour  I'licoulement  du  gaz. 
D  Epiouvelto  que  Ton  emplit  J'cau,  qui  est  remplacei; 
par  le  gaz. 


nmiTTT 


A{i[>iri;ils  pour  preparer  I'hyilrc 


SUR  LA  CIIIMIE. 


379 


SCCOND   PROCKDE. 


E  Cornue  dans  laquelle  on  fait  bouillir  de  I'eau. 

F  Tube  traversant  un  fouineau. 

G  Tube  pour  I'ecoulement  du  gaz. 

H  Cloche  pleine  d'eau,  dans  laquelle  se  rend  le  gaz. 


Nous  venons  devoir  qu'elleest.  fornice  de  deux  volumes 
d'hydrogene  et  de  un  d'oxygene,  combines.  Cetk'grande 
decouverte  a  H6  un  pas  immense. 

L'eau  est  unedes parlies  constituantesles  plus  conside- 
rables de  noire  globe.  Elle  forme  plusdes  troiscinquiemes 
desa  surface.  Son  role  est  immense  dans  tous  les  pbeno- 
menes  de  la  nature ;  elle  est  indispensable  a  I'exislence 
des  animaux  et  dcs  plantes,  qu'elle  conslitue  en  partie. 
La  plupart  des  mineraux  out  ete  formes  dans  son  sein. 

Elle  e.xisle  sous  toutes  les  formes.  X  I'etat  solide,  elle 
conslitue  vers  les  terres  polaires  des  montagnes  de  glaces 
perpetuelles  au  niveau  des  mers ;  mais,  a  d'aulres  lati- 
tudes, ce  n'cst  qu'ii  une  hauteur  assez  grande  qu'on  les 
trouve. 

Lesbauteursou  les  neigess'acrumulent  successivement 
augmentent  rapidement  eu  allaut  du  pole  ^Tequatcur. 
Vers  le  70°  degre  de  latitude  elles  commencent  a  1030  m. 
Vers  le  43=  id.  ill.  2930  m. 

Vers  I'equateur  id.  id.  iSGO  ni. 

Ces  amas  de  neigcs  eternelles  et  celles  accumulees  dans 
les  bassins  et  les  valleeseleves,  constituent  d'immenses 
glaciers  permanenls.  Les  avalanches  forment  des  glaciers 
accidentels  a  des  hauteurs  beauceup  moins  grandes.  Ce 
sont  ceux  quo  Ton  a  le  plus  visiles.  On  les  a  sou- 
vent  compares  h  une  mer  agitee  par  la  lempete,  et  ils  for- 
ment I'un  des  plus  effroyables  spoclaclcs  de  la  nature. 

Les  glaciers  les  plus  remarquables  dans  nos  climats 
sont  au  Mont-Blanc  et  dans  les  Alpes.  Pres  Chamouny  on 
trouve  le  glacier  des  Bois,  qui  a  cinq  lieuesde  long.  Au 
nord-ouest  de  saint-Gothard  on  remarque  I'immense  gla- 
cier qui  forme  la  source  du  Rhone.  On  trouve  aussi  do  la 
glace  dans  des  grottes  et  dans  dcs  caverncs. 

L'eau  forme enfin  lagelceblanche,  legivre.lagr^le,  etc. 

A  I'etat  liquide,  elle  forme  les  mers,  les  lleuves,  les 
lacs,  etc. 

Aretatdo  vapeur,  cllepcoduit  dans  ratmosphere  celle 
humidite  invisjble  qui  se  condense  par  le  refroidissement 
etdonnela  rosee,  ou ocwsionne  lesnuages,  les  brouillards 
et  les  brumes  quand  cette  condensation  n'est  qu'incom- 
plete  et  que  l'eau  y  existe  sous  forme  de  vesicules  Ires- 
tenues  ,  suspendues  dans  ratmosphere  comme  de 
pelits  aerostats.  Le  diametrede  ces  vesicules  aqueuses  est 
d'environ  1/133  de  millimiitre.  Elles  ne  pcuvent  etre  re- 
gardecs  comme  de  la  vapeur  aqucuse  (qui  est  toujnurs  in- 
visible), mais  comme  de  l'eau  tres-divisee  et  alTectant 
un  ^tat  particulier.  On  les  appelle  cependant  vapeur  ve- 
siculaire. 

La  quantite  d'eau  contenue  dans  ratmosphere  est  con- 


siderable, car,  en  24  heures,  une  masse  d'eau  quelcon- 
qiie  diminue  de  1  millimetre  de  hauteur  en  moycnne, 
h  la  temperature  ordinaire.  Un  metre  carre  6vapore  done 
1  litre  (ou  1  decimetre  cube)  d'eau  en  24  heures,  et  un 
seul  kilometre  carr6  de  la  surface  de  la  mer  (5vapore 
dans  ce  court  espace  de  tj'mps  10,000  hectolitres. 

On  doit  ajouter  k  cela  l'eau  en  vapeur  qui  s'exhale  de 
la  lerre  humide  et  celle  que  produit  la  transpiration  des 
vegetaux  et  des  animaux.  Elle  est  pour  chaque  arbra 
d'environ  12  kilogrammes  en  2i  heures,  et  la  transpira- 
tion d'un  homme  donne  environ  1  kilogramme  de  vapeur 
(ou  1  litre  d'eau).  J'appelle  ici  transpiration,  non-seule- 
menl  celle  qui  a  lieu  par  les  pores  de  la  peau,  mais  sur- 
tout  celle  qui  s'effectue  par  le  jeu  des  poumons.  II  y  entre 
par  jour  environ  18,7S0  Hires  d'air,  qui  en  sort  a  la  tem- 
perature du  corps  ou  37  degres,  et  eel  air  en  sort  entiere- 
ment  charge  d'humidite. 

Get  immense  reservoir  d'eau  suspendue  dans  I'almo- 
sphere  a  I'etat  de  (luide  elastique,  ne  forme  cependant  en 
nioyenne  que  la  soixante  dixieme  partie  de  son  volume. 

Dans  les  ouragans,  la  vitesse  de  I'air  est  d'environ 
26  lieues  &  I'heure  et  de  6  lieucs  en  temps  ordinaire.  Ce- 
lui  de  I'equateur  et  celui  du  p61e  ne  mettraientguere  que 
8  jours  pour  se  rencontrer.  Cette  vitesse  produit  dans  les 
couches atmospheriques  un  equilibre  d'humidite  qui  n'est 
trouble  que  dans  quelques  circonstances. 

La  quantite  d'humidite  contenue  dans  I'atmosphere  est 
(onjours  en  rapport  croissant  avec  sa  temperature. 

Tu  sais  bien  qu'en  ete,  lorsqu'on  apporte  une  bou- 
teille  de  la  cave,  I'air  q;,ui  vient  la  frdpper  y  laisse 
de  I'humidite ;  et  qu'en  hiver,  I'air  chaud  de  nos  appar- 
temcnts  depose  sur  nos  vilres  refroidies  des  dessins  cris- 
fallins  en  forme  de  feuilles  de  fougere,  ou  une  quantity 
d'eau  souvent  fort  incommode. 

Cela  t'explique  le  phenomene  de  la  rosee,  qui  se  pro- 
duil  lorsque.sous  un  ciel  pur,  la  lerre,  operant  son  rayon- 
nement,  c'est-ii-dire  cedant  sa  chaleur  k  Tespace  sans  en 
recevoir  en  echange ,  les  couches  atmospheriques  qui 
viennent  fiapper  a  ces  parlies  refroidies  se  refroidissent 
elles-memes  et  deposent  I'humidite  qu'elles  ne  peuvent 
plus  contenir. 

Par  un  ciel  convert  il  ne  se  forme  point  de  rosee,  parce 
que  les  nuages  empechent  le  refroidissement  de  la  lerre. 
Si  celle-ci  leur  envoie  de  la  chalfiur,  elle  en  recoil  d'eux 
a  son  tour. 

Quant  a  la  pluie,  elle  est  produile  par  des  courants 
d'air  froid  qui,  se  m^langeant  ii  des  couches  d'air  plus 
chaud:,  condeosent  une  partie  de  la  vapeur  qui  y  est  con- 
tenue eteu  fbrmenl  de  la  vapeur  vesiculaire,  qui  ensuite 
se  condense  complelement. 

Ce  que  je  viens  de  I'exposer  cxplique  pourquoi  il  pleut 
bcaucoup  plus  dans  les  pays  meridionaux  que  dans  les 
autres.  Par  exemple,  a  Cumana  (Colombie),  oil  la  temp6- 
perature  est  de  27  a  34  degres,  il  lombe  par  an  une 
couche  d'eau  de  2  metres  43  centimetres.  A  la  latitude 
de  Paris,  celle  couche  n'est  que  de  0,48  a  0,50  centi- 
metres, ou  environ  cinq  fois  moindie. 


3S0 


L'AIGLE. 


UlSTOIRE  NATURELLE. 


Ii'AIGIiX. 

Ucbout  sur  la  cime  escarpoe  d'lin  pic  desAlpesoudes  Py- 
renees, le  V05'a.;;pur  contemple  aver  ndmiialion  la  nature 
toujours belle,  meme  lorsqu'elle  n'offreaux  yeuxque  mines 
et  desolation.  Les  hautes  montagnes  couvertesd'une  neige 
eternelle,  les  roehers  dcchires,  les  torrents  qui  bondissent 
en  ^cumant,  quelquessapins  hardiment  jetessur  les  bords 
d'un  abime,  captivent  tour  i  tour  ses  regards;  mais  il 
manque  la  vie  a  ces  scenes  sublimes,  il  y  recherche  la 
presence  de  quelques  etres  animes. 

Toutk  coup  un  chamois  parait,  il  bondit  avec  legerele 
sur  la  corniche  d'un  roclier,  d'autres  le  suivent  et  sem- 
blent  se  jouer  pres  du  gouffre,  oii  lemoindre  faux  pas  peut 
les  precipiter ;  mais  un  d'entre  eux  a  leve  la  t^le,  il  fuit, 


il  se  pr^cipite,  tous  les  autres  le  suivent ;  qui  peut  causer 
cette  Icrreur  soudaine? 

Un  aigle  a  paru  dans  la  haute  region  des  airs,  et,  rapide 
fomme  I'eclair,  il  s'elancait  sur  la  proie  facile  qu'il  aper- 
cevait,  lorsque  le  chamois  agile  a  fui  dans  une  relraite  im- 
penetrable; et  c'est  un  lievre  retardatairesur  la  cimeplus 
humble  d'unecolbne  que  le  tyran  des  cieux  portera  dans 
son  aire  pour  servir  de  pature  b  'ses  petils  alTames.  Telles 
sont  les  scenes  qui  se  repetent  dans  les  bautes  montagnes, 
et  qui  sont  en  harmonie  avec  I'horreur  el  I'aprete  des 
sites. 

L'aigle  a  de  tout  temps  ete  nomme  le  roi  des  oiseaux  et 
les  naturalistes  en  comptent  Irois  especes  :  Vaigle  royal 
ou  grand  aigle,  l'aigle  commun  et  le  }>e(il  aigle.  Tous  pos- 
sedent  certaine  pliysionomie  commune  qui  les  place  dans 


t.'ai^le  po'iituivant  im  lie 


la  meme  famiUe,  maisilsse  distinguentles  uns  des  autres 
par  la  taille  et  par  des  particularites  de  caraclere; 
car  le  petit  aigle  ne  partage  pas  le  courage  brillant  des 
deux  aulres,  et  au  lieu  de  planer  en  silence  dans  les  cieux 
comme  dans  son  empire,  il  fait  entendre  souvent  un  cri 
plaintif  que  repetent  les  cchos  des  montagnes. 

Dans  les  aigles,  comme  dans  presque  toutes  les  families 
d'oiseaux  de  proie,  la  femelle  est  plus  grande  que  le  mb\e, 
mais  celi/i-ci  est  plusimpetueux,  plus  farouche  et  plus  in- 
traitable. 


La  femelle  de  l'aigle  royal  a  jusqu'a  trois  pieds  et  dem 
de  longueur  depuis  la  pointe  du  bee  jusqu'a  I'extreniite 
des  pieds,  et  jusqu'a  huit  pieds  et  demi  ou  neut  pieds 
d'envergure. 

Le  bee  de  l'aigle.  est  fort,  crochu,  de  la  couleur  d'une 
coriiebleuatre,  dales  ongles  noirs  el  Iranchants;  sa  force 
est  telle  qu'il  enleve  facilement  les  li^vres  et  m^me  les 
jeunesagneaux  :  lorsque  les  animaux  dont  il  fait  sa  proie 
sont  trnp  lourds  pour  elre  transporles,  il  les  devore  en 
partie  et  abandonne  souvent  le  reste. 


SCfcNES,  RfiClTS, 

II  n'habite  pas  seulement  les  montagnes  de  I'Europo, 
mais  aussi  cclles  de  I'Asie  et  des  parties  froides  de  I'A- 
merique;  il  parait  nieme  qu"il  esl  peu  sensible  aux  va- 
riations de  la  temperature,  car,  son  vol  etant  extrSme- 
nient  elevc',  lorsqu'il  descend  dans  les  plaines  il  passe 
presque  sans  transition  des  regions  ijlacees  de  I'atmosphere 
dans  celles  on  les  rayons  du  soleil  se  font  le  plusvivenient 
senlir. 

L'aigle  royal  a  le  cri  fort  et  percant,  son  regard  est 
d'une  extreme  vivacitii ;  on  a  mc^me  pretendu,  mais  sans 
apporter  d'autres  preuves  qu'une  tradition  populaire,  qu'il 
regarde  le  soleil  en  face  sans  etre.febloui  par  sa  lumiere, 
mais  on  nous  permettra  d'en  douter.  Get  oiseau,  quoique 
d'une  extreme  terocite,  n'a  pas  les  instincts  bas  du  vau- 
tour,  qui  s'acharne  sur  des  charognes  infectes;  l'aigle, 
quelque  presse  qu'il  soit  par  la  faim,  n'y  touche  pas, 
mais  il  chasse  seulement  alors  avec  plus  d'activite  le  gi- 
bier  vivanl ;  c'est  surtout  lorsque  ses  petits  sent  trop 
jeunes  pour  pouvoir  par  eux-memes  suffire  a  leur  sub- 
sistance,  que  le  pere  uu  la  mere  poursuiventa  outrance 
les  animaux. 

L'aigle  est  I'oiseau  dont  la  vue  est  la  meilleure,  et  elle 
lui  sert  plus  que  I'odorat  pour  la  chasse  a  laquelle  il  se 
livreavec  ardeur;  lesvautours,  au  contraire,  sentent  ad- 
mirablement,  et  les  moindres  (Emanations  apportees  par  les 
vents  les  guident  vers  la  proie. 

L'aigle  fait  son  nid,  que  Ton  nonime  aire^  sur  la  cime 
de  quelque  rocher  inaccessible,  dans  un  lieu  sec  autant 
que  possible  et  garanti  des  vents  ;  il  est  compose  de  petites 
perches  de  cinq  ou  six  pieds  de  long,  qui  sont  entrelacees, 
puis  recouvertes  de  pluiieurs  couches  de  bruyere  et 
d'herbe  seche.  II  parait  que  I'aire,  une  fois  construile,  de- 
vientson  domicile  habituel  et  de  toute  la  vie. 

Comme  lous  les  grands  animaux  carnivores,  il  est  in- 
sQciable,  et  c'est  lout  au  plus  s'il  s'astreint  a  la  vie  de  fa- 
mille;  jamais  il  ne  se  reunit  en  troupes  nonibreuses,  la 
mesinlelligence  s'y  mettrait  trop  vite,  les  bees  et  les  ser- 
res  ne  larderaient  pas  a  ensanglanter  I'arene  jusqu'a  ce 
((ue  le  plus  fort  reslat  seul  roi  et  mailre  absolu  par  droit 
de  comiuele. 

L'aigle  change  de  couleur  avec  I'age;  il  est  d'abord  d'un 
jaune  pale,  puis  il  devient  fauve,  et  en  vieillissant,  ses 
plumes  blanchissent  en  partie.  Dans  le  Nord  surtout,  il  y 
en  a  qui  sont  presque  blancs. 


AVENTURES,  ETC.  381 

L'aigle  commun  est  de  couleur  brune  ou  noire,  il 
existe  une  moins  grande  diflerence  de  taille  enire  le  mSle 
et  la  femelle  (|ue  dans  l'aigle  royal;  il  a  Tins  des  yeux 
couleur  noisette,  la  peau  qui  couvre  la  base  du  bee  d'un 
jaune  vif,  le  bee  couleur  de  corne  bleuSitre,  les  doigts  jau- 
nes  et  les  ongles  noirs. 

lU'duit  en  captivite,  l'aigle  devient  triste  et  de  plus  en 
plus  farouche,  il  accueille  du  bee  et  de  la  griffe  tout  ce 
qui  I'approche;  la  servitude  I'irrile,  il  lui  fautses  monta- 
gnes neigeuses,  ses  pics  desol^s  et  les  sonibres  nuages 
au-dessus  desquels  il  aime  a  planer  en  liberte. 

Les  peuples  anciens,  qui  I'avaient  presque  divinise, 
en  faisaient  le  compagnon  du  maitre  des  dieux,  dont  il  te- 
nait  la  foudre  dans  ses  serres ;  les  augures  consuUaient,son 
vol  et  en  tiraient  des  presages,  qu'ils  trouvaient  toujours 
moyen  de  justifier  d'une  nianiere  phisou  moins  specieuse. 

Personne  n'ignnre  que  les  Remains  prirent  ce  roi  des 
airs  pour  embleme  de  leur  nationalite ;  les  aigles  romaines 
parcoururent  viclorieusement  les  trois  parties  du  monde 
alors  connues  ;  comme  depuis  les  aigles  de  la  France  gui- 
derent  la  grande  armee  jusqu'an  jour  oil  ils  furent  arr^- 
tes  dans  leur  vol  par  la  trahison. 

Olivier  Le  Gall. 


SCEIS,  RECITS,  AVE\TCRES  EXTR.\1TS  DES  PLUS  REGENTS  VOY.IGES. 


UNE  VISITS  A  ISPAHAN'. 

Le  5  fevrier  1833,  nous  quittames  le  toit  hospitaller  de 
I'ambassadeur  d'Anglelerre  '  a  Teheran  ;  et  nous  nous 
mimes  en  route  pour  Ispahan.  Notre  suite  formnit  un 
cortege  d'un  aspect  assez  imposant :  elle  consistait  en 
nn  Mehmandar  ^,  un  Jellowdah  ',  un  Pischkimoud   *; 

1  Sir  J.lin  Camplifll. 

2  tin  Mi'limandar  est  tin  officier  charge  d'accomp,ignerle3  voy.ii,'eurs  en  Perse, 
itc  \iauy%t)[r  a  leiirs  besoins  el  de  les  prolcgcr. 

3  Ln  Jellov\dnli,  est  un  groom  en  cbef. 

*  Lc  Piiclikidiiioiid  est  un  doniestique  cliarge  du  service  exclusif  du  raaitrc. 


un  cuisinier  (natif  du  Bengale),  et  deux  Metliers  ',  pins 
un  mulctier  charge  de  conduire  nos  quatre  mulels  por- 
tant  nos  bagages.  A  I'exception  du  cuisinier  et  du  mu- 
lelier,  qui  etaient  perchtjs  sur  les  bagages,  le  resle  de  la 
troupe  etait  a  cheval.  La  plaine  de  Teheran  f^tait  couverte 
d'une  neige  tres-epaisse  ;  il  n'y  avait  de  praticable^que 
le  sentier  que  nous  suivions. 

Le  soir  nous  arrivames  a  Karinogird,  vaste  caravanse- 
rail  situe  a  environ  six  fursuks  de  la  capitale;  nous  y 
passames  la  null,  car  nos  bagages,  que  nous  avions  de- 

1  Un  .Mellier  est  un  palcfrenicr  ordinaire. 


3B2 


SCENES,  RfeCITS 


passes  en  chemin,  se  trouveront  retardes  et  n'arrivereiit 
point.  II  s'ensiiivit  que  nous  fumes  obliges  de  dormir  sur 
le  sol  avec  nos  seuls  manlcaux  pour  couveiture.  Ce  fut 
k  I'obligeance  d'un  autre  \ayageur  que  nous  fumes  rede- 
vables  de  quelqucs  vivrcs.  Notre  muletier  n'arriva  quo  le 
lendemain  dans  lapr^s-midi,  parce  qu'il  avait  jiige  a  pro- 
p06  de  s'arreter  chez  quelqucs  amis  qui  habitaient  un  vil- 
lage sur  la  route.  II  rcrut  du  Mehmandar  une  bonne  cor- 
rection qu'il  n'avait  pas  vol6e. 

Le  7,  nous  quittfinies  le  caravcnserail,  et,  vers  le  mi- 
lieu du  jour,  nous  sortimes  de  la  region  des  neiges  pour 
entrer  dansle  desert  sale,  oil  nous cheminamesjusqu'au  9, 
jour  auquel  nous  arrivames  a  Koum,  de  grand  matin. 
Koum  est  une  grande  ville,  quelque  peu  en  ruine,  bien 
que  le  schali  Tail  restauree  de  son  mieux  depuis  qu'il  est 
monte  sur  le  trone.  A  son  avenement  au  pouvoir,  il 
exempta  les  habitants  de  I'obligation  de  payer  aucun  tri- 
but,  etilleuraccorda,enoulre  quelqucs  autres privileges; 
c'fetait  le  resullat  d'un  voeu  qu'il  avait  fait  lorsqu'il  etait 
prince  royal.  Cette  ville  est  bien  plus  grande  que  Tehe- 
ran, et,  vue  du  nord-ouesl,  elle  olfre  un  aspect  trfes-pitto- 
resque.  Elle  est  renommee  pour  sa  poterie.  La  principale 
mosquee  est  cel^bre  comme  lieu  d'asile;  ceux  qui  s'y  re- 
fugient  ne  peuveiitelre  inquietes,  quel  quesoit  le  crime 
qu'ils  aient  conimis. 

Le  10,  nous  passimesla  nuit  dans  un  caravanserailap- 
pele  Passangoune.  A  partir  de  cet  endroit  la  route  rcde- 
vint  rooheuse  et  fort  en  pente,;  elle  tjtait,  en  outre,  cou- 
verte  de  neige.  Depuis  que  nous  avions  quitte  Teheran, 
la  contr6e  que  nous  avians  parcourue  fetait  la  plus  nue  et 
la  plus  monotone  qu'on  se  pursse  imaginer,  un  triste  de- 
sert borne  par  des  montagnes,  et  que  n'egayait  I'aspect 
d'aucun  arbre,  si  ce  n'est  ii  I'approche  des  villages,  les- 


, AVENTURES 

quels  jusquc-lJi  n'avaient  et6  qu'en  petit  nombre.  Les 
caravanserails  sont,  a  peu  d'exceptionspres,  les  seuls  en- 
droils  oil  le  voyageur  puisse  se  rcpaser  sur  la  route;  on 
les  rencontre,  en  general,  a  une  distance  de  six  a  liuit  fur- 
suks  '  I'un  de  I'autre.  Maisil  faut  bien  se  gardor  de  con- 
fondre  ces  caravanserails  avec  des  auberges  ou  I'liflte  et 
ses  garcons  se  disputent  I'honneur  de  vous  servir.  Un  ca- 
ravanserail  est  un  b.itiraent  rectangulaire  a  un  6tage,  oil 
Ton  trouve  de  nombreuses  cellules  qui  d'ordinaire  sont 
toules  remplies  d'ordures.  Ces  refuges  sont  inhabit6s,  si 
ce  n'est  par  les  voyageurs  qui  s'y  arrCtent  pour  y  passer 
la  nuit.  On  ne  pent  s'y  .procurer  d'aliments,  et  il  faut  que 
cliacun  transporte  h  dus  de  mulct  les  vivres  et  les  objels 
de  couchage  dont  on  a  besoin. 

Le  11,  nous  arrivSmes  ^  Seinsin,  oil,  par  une  coinci- 
dence assez  etrange,  dontj'eus  la  preuve  par  une  inscrip- 
tion quejelus  sur  une  parlie  de  mur,  sir  Hartford  Jones, 
ambassadcur  d'Anglelerre  h  la  cour  de  Perse,  s'elait  ar- 
rete  preciscment  a  pared  jour,  vingt  ans  auparavant. 

Apr^s  une  longue  traite,  le  1'2,  nous  atteignimes  Kas- 
chan,  petite  ville  ruinee,  qui  ne  m'offrit  rien  de  reniar- 
quable,  si  ce  n'est  une  longue  et  I  u-ge  rue  pavi-e  qui  tra- 
verse la  ville  d'un  boutti  I'autre.  Dans  I'apres-dinte,  trois 
hommes  rcrurent  une  rude  bastonnade  en  face  du  caravan- 
siirail.  lis  (Staient  coupables  de  vols  :  I'un  d'eux  ne  recut 
pas  moins  de  neuf  cents  coups  sur  la  planle  des  pieds  ;  la 
chair  etait  presque  re Juite  en  bouillie,  et  je  suis  siir  que 
le  pauvre  diable  restera  estropie  toule  sa  vie. 

Le  1.3,  a  quelques  quatre  fursuks  de  Kaschan,  nous 
commencames  de  gravir  quelques  collincs  assez  t'levees, 
et,  apres  que  nous  eiimes  suivi  un  sentier  tournant,  nous 
arrivAmes  en  vue  d'une  magnifique  chute  d'eau  d'une 
grande  hauteur,  alimentee  par  un  petit  lac  et  situee  ti  mi- 


montagne  entre  deux  gorges.  L'eau  de  ce  lac  etait  d'une 
belle  couleur  bleu-clair  ;  je  n'avais  pas  encore  rencontre 
en  Perse  d'endroit  si  delicieux.  Deux  fursuks  plus  loin, 
nous  vimes  se  deployer  devant  nous  une  vallce  bien  cul- 
livee,  richement  boisee,  et  du  milieu  de  laquelle  surgis- 
sait  un  village  nomni^  Kohroud.  Ce  doit  ^tre,  en  et6,  un 
bien  agriSable  s6jour  ;  maisl'hiver,  le  froid  y  esttres-vif. 
J'y  ai  aperju  les  plas  jolies  femmes  qui  se  soient  jamais 


offcrtes  i>  mes  regards;  leurs  grands  yeux  d'un  noir 
fonc6  jelaient  un  tel  eclat,  qu'on  en  etait  comme  trans- 
perce.  Cette  vallee  renferrae  dinnombrablcs  varielfe 
d'arbres  fruitiers,  et  elle  produit  en  outre  ;,une  grande 
quantile  do  grain,  nolamment  de  I'orge. 
LeJendemainmalin ,  lorsque  r.ous  nous  apprfitions  k  pour- 

1  Lc  furau^  oil  p.M'as3ntji:  cgalo  3,005  mulrcs. 


EXTRAITS  DES  PLUS 

suivre  notrc  voyage,  nous  apprlmes  qu'une  ricente  chute 
de  imige  avail  si  complelemcjit  bloque  ia  route,  qu'elle 
6taitimpi'alicable.Toutefois,  une  couple  dcvillageois  s'of- 
frireiitci  nous  guider  par  un  sentier  delouine  qui  traver- 
sait  la  monlagiie,  et  oil,  selon  eux,  la  neige  lie  devait  pas 
f  tre  epaisse.  Ces  guides  nous  precederent  a  pied,  eu  son- 
daiit  le  clieminavec  de  grands  batons.  Mais,  au  bout  d'en- 
\iron  un  demi-fursuk,  ils  s'arreterent  et  nous  assure- 
rent  qu'il  etait  impossible  de  pousser  plus  avaiit,  a  cause 
de  I'epaisseur  de  la  neige.  Neanmoins,  il  force  de  promes- 
ses  et  de  menaces,  nous  liniuies  par  les  decider  ^  conti- 
nuer  leur  ticbe,  et,  apres  beaucoup  de  difficullfe,  nous 
parvSnmes  a  nous  frayer  un  passage,  lequel  nous  conduisit 
dans  la  plaine  qui  s'elcnd  au  pied  de  la  montagne;  lii, 
nous  primes  conge,  tout  ensemble,  de  nos  guides  et  des 
regions  neigeuses.  Le  soir  du  jour  suivanl,  nous  ariivi- 
mes  Ji  Mourehaulhaut,  caravanserail  silue  k  neuf  fursuks 
d'Ispahan, 

Le  1  (i ,  longtemps  avant  I'aurore,  nous  nous  remimes 
en  route.  Au  lever  du  soleil,  nous  atteignimes  Gez,  petit 
village  oil  nous  dejeunimes,  et  oil  nous  fimes  une  halle 
d'unc  hcure.  Le  temps  6lait  tres-clair,  et  la  temperature 
fort  douce;  on  n'apercevait  pasun  vestige  de  neige.  Nous 
arrivimes  asse;«  de  bonne  heure  en  vue  de  I'ex-capitale 
de  la  Perse.  Cette  ville  est  d'une  bien  plus  grande  etendue 
que  Teheran,  ot,  de  toutes  les  citfo  persanes,  c'est  celle 
dont  I'aspect  m'a  paru  le  pluspittoresque.  Ses  nombreuses 
mosquees,  dont  les  domes  dores  elincelaient  sous  les 
rayons  d'un  soleil  d'Orient,  lui  impriment  un  cachet  de 
grandeur  et  de  magnificence  qui  laisse  de  beaucoup  en 
arriere  la  capitale  actuelle,  si  insignifiante  en  comparai- 
son  de  sa  rivale. 

Nous  entrames  dans  la  ville  par  la  porte  de  Teheran,  et 
nous  nous  dirigeames  incontinent  du  cote  de  Julfa,  fau- 
bourg situe  vers  le  sud  et  habits  par  une  colonie  d'Ar- 
meniens.  Nous  nous  y  procurames  un  logement  dans  une 
niaison  placee  au  milieu  d'un  magmfique  verger.  A  peine 
etions-nous  arrivi§s,  qu'un  vieux  pr^tre  italien  vint  nous 
faiie  une  visite.  Ufetait,  a  ce  qu'il  parait,  le  chef  des  ca- 
tholiquesde  Julfa,  lesquelsne sent  pas  aussi  nombreux  que 
les  Arineniens;  ceux-ci  ont  un  evfique  particulier.  Nous 
trouvilmes  dans  le  Padre  Johannes  —  c'6lait  le  nom  du 
prctre  catholique  —  un  homme  excellent  el  tres-obligeant, 
qui  nous  ful  bien  utile  pendant  notre  sejour. 

Le  17,  nous  nous  occupjimes  a  parcourir  Ispahan,  et 
le  bon  pr6tre  nous  accompagna.  Nous  \isitimes  d'abord 
le  palais  du  roi,  vaste  edifice  situe  Ji  I'extremite  d'une 
avenue  de  grands  arbres,  les  plus  beaux  qu'il  y  ait  dans 
le  pays.  L'interieur  merite  surtout  d'etre  vu.  Plusieurs 
des  appartemenls,  uolamment  les  salles  ci  manger,  sent 
ornfe  d'anciens  tableaux  persans  representant  pour  la 
plupart  des  batailles  oil,  comme  de  juste,  les  Persans  ont 
toujours  I'avantage.  Les  figures  le  plus  en  vue  sont  tou- 
jours  celles  des  rois,  qui  sont  representes,  invariable- 
ment,  au  moment  oil,  par  la  seule  puissance  de  leur  bras, 
ils  mettent  en  fuite  de  nombreuses  legions  d'ennemis.  Le 
coloris  de  ces  tableaux  est  supcrbe;  niais  les  artistes,  h. 
ce  qu'il  parait,  pratiquent  un  profond  m(5pris  pour  les  lois 
de  la  perspective;  car,  dans  plus  d'une  de  ces  peinlures, 
les  rois  victorieux  pourfendent  des  ennemis  6loign& 
d'eux  de  plusieurs  milles. 

Indepeiidamment  des  tableaux  de  batailles,  il  y  en  a 
d'auties  qui  repr&entent  des  divertissements  ti  I'oriea- 


RECENTS  VOYAGES.  383 

tale,  oil  figurent  de  dilicieux  groupcs  de  danseuses.  On 
rencontre  aussi  des  portraits  de  certaines  habilanles  des 
harems  de  Shah  Abbas  et  de  ses  successeurs;  il  y  a 
vraiment  la  d'adorables  visages. 

Vue  du  palais,  I'avcnue  est  magnifique  :  ces  rangees 
d'arbros  furcnt  plantees  par  Shah  Abbas;  mais,  comme 
on  laisse  mourir  les  vieux  sans  les  remplacer  par  de 
jeunes  plants,  avant  qu'il  soit  longtemps  il  ne  reslera 
plus  de  celle  splendide  avenue  quo  quelques  troncs 
decouronnfes.  Dans  cette  Perse ,  jadis  si  florissante,  on 
laisse  lout  lomber  en  ruine,  el  le  palais  nieme  n'esl  pas 
exempt  de  cette  commune  deslinee. 

Aprcis  avoir  quitti;  la  royale  demcure,  nous  parcouru- 
mes  les  rues  d'Ispahan  :  quelques-unes,  quoique  egale- 
menl  en  ruine,  du  moins  en  partie,  soni  encore  tres  bel- 
les et  offrenl  des  resles  d'une  antique  splendeur.  Le  bazar 
est  spacieux,  mais  le  petit  nombre  de  niarchandisesqui  y 
sent  exposees  ne  temoigne  que  Irop  du  pen  de  prosperity 
commei'Cialequ'olTre  le  pays.  De  tons  les  edifices,  ce  sont 
les  mosquies  dont  on  soigne  davantage  la  conservation ; 
leiirs  domes  d'or,  sur  lesquels  frappenl  les  rayons  du  so- 
leil, font  un  ctTel  charmant. 

Pendant  que  nous  parcourions  la  rue  principale,  un 
soldat  .s'approcha  de  nous  et  nous  informa  que  le  com- 
mandant niilitaire  d'Ispahan  desiiait  que  nous  I'honoras- 
sions  d'une  visile.  Nous  nous  hatimes  de  nous  acheminer 
vers  la  demeure  de  ce  personnage ,  laquelle  ^tait  tout 
proche  de  I'endroit  oil  nous  nous  trouvions,  el  nous  y 
fCimes  recus  de  la  facnn  la  plus  hospitaliere.  Ce  com- 
mandant mililaire  6tait  Georgian,  et  il  ne  le  cede,  en  rang 
et  en  pouvoir,  qu'au  prince-gouverneur.  Son  coslumc  of- 
frait  un  melange  de  modes  asiatiques  et  europeennes : 
son  habit,  espece  de  frac  en  diap  rouge,  etail  orne  de 
deux  enormes  epaulettes  d'or;  il  portail  un  panlalon  a 
la  turque,  none  a  la  lurquc  par  une  Lande  de  cichemire 
rouge;  a  son  c6ti5  pendail  un  cimeterre  de  Khorazan,  et 
un  poignard  georgien  brillait  a  sa  ceinlure.  Ainsi  que  la 
gen^ralile  de  ses  compatrioles,  c'elail  un  homme  d'une 
beaule  remarquable.  Son  second  dans  le  commandemenl, 
Gtorgien  comme  lui,  6tait  aussi  present.  Apres  une  vi- 
site assez  courle,  pendant  laquelle  on  servil  h  la  ronde 
du  kalianus,  du  the  et  des  conserves,  nous  primes  conge. 
Lejour  suivanl,  nous  nous  proraenions  encore  dans  la 
grande  rue,  quand  nous  apercumes  le  peuple  qui  s'a- 
massail.  Nous  nous  enquimes  de  la  cause  de  ce  rassem- 
blenient,  et  Ton  nous  appril  qu'il  allait  y  avoir  une  execu- 
tion. Les  victimes  6laient  un  homme  el  une  femme  :  le 
premier  etait  Juif  et  I'autre  Musulmane.  lis  avaient  ete 
pris  en  flagrant  delit  d'adultere,  el  comme  ce  crime  aux 
yeux  des  Persans  fetait  singulierement  aggrav6  par  la 
religion  que  professait  le  coupable,  I'epoux  s'clail  abs- 
lenu  d'en  lirer  une  vengeance  sommaire  el  il  en  avail  ap- 
pele  k  la  justice,  laquelle  avail  condamne  les  deux  crimi- 
neU  ilre  pendus  aurailieu  de  la  grande  rue. En  considera- 
tion de  ma  qualite  de  Franc,  lafoule  me  fit  place  et  je  me 
trouvai  tout  prfes  du  lieu  d'ex^cution.  Une  polence  de 
forme  grossiere,  avail  He  dressee,  et,  gardes  par  six  co- 
quins  a  face  palibulaire,  les  deux  condamnes  se  lenaient 
debout  au  pied  du  gibet.  La  femme  etait  voilee,  mais  d 
etail  facile  de  voir  le  Iremblement  convulsif  dont  la  pour 
availsaisi  lous  ses niembres. Tout  presd'elleeiaitson  mari, 
vieillard  de  soixante  ans  etdeforlmauvaise  mine.  Le  Juif 
etait  un  beau  jeune  homme,   et  monlrait  une   grande 


384 


SCENES,  KfiCITS, 


ferme[6  au  milieu  de  ces  terribles  apprets.  De  toules  parls 
retentissaienldes  maledictions  dontili'lait  I'objet  :  «Mau- 
«  dit  Juif !  chien  impur!  Comment  un  animal  aussi  im- 
■  mondea-t-ilosest!permettieilesouiller  nos  foyers!  etc.« 
Le  jeune  liomme  ne  repondait  i  ces  vociferations  de  la 
foule  que  par  un  regard  empreint  du  plus  profond  mepris. 
On  pouvait  dire  de  lui  qu'il  etail  isole  au  milieu  de  cetle 
multitude,  car  il  n'avait  aupres  de  lui  aucun  de  ses  co- 
religionnaires.  Et  bien  en  prenait  a  ceux-ci ;  dans  I'elat 
d'exasperation  oil  se  trouvait  le  peuple,  si  un  Juif  s'etait 
montr(5,  on  I'eiit  infailliblement  massacre. 

Peu  de  minutes  aprfes  notre  arrivee,  les  bourreaux 
s'occuperent  h  ajuster  une  corde  autour  du  cou  du  Juif, 
puis  ils  soumirent  la  femme  ci  la  mfinie  ceremonie  :  dfes 
que  Icurs  mains  la  toucherent  elle  poussa  des  cris  af- 
freux.  Pendant  I'espece  de  lutte  qu'elle  essaya,  son  voile 
et  son  tchoder  tomberent  et  nous  laissa  voir  son  visage 
et  ses  formes.  Je  ne  crois  pas  avoir  apercu  une  plus  belle 
creature.  Elle  n'avait  pas  seize  ans.  Je  me  tournai  du 
c6te  du  padre  Johannes,  etje  lui  demandai  s'il  n'exislait 
aucun  moyen  de  lui  sauver  la  vie;  le  digne  homme,  qui 
pleurait  ii  chaudes  larmes,  secoua  tristementla  tele  et 
me  repondit  a  voix  basse  :  «  II  n'y  a  pour  elle  aucun  es- 
poir!  »  —  La  corde  fatale  fut  enfin  plac^e  autour  de  son 


l-iulidi.. 


cou,  et  on  la  liissa,  ainsi  que  son  complice,  sur  les  epau- 
les  de  deux  bourreaux,  tandis  que  les  autres  ajustaient 
les  cordes  au  haul  de  la  potence.  C'etait  une  scene  a 
fendrc  le  cosur  ;  les  cris  de  la  femme  etaient  epouvan- 
tables  a  entendre,  et  si  grande  etait  sa  lerreur,  que  peu 
de  moments  avant  quon  la  lancit  dans  I'eternite,  des 
Hots  de  sang  jailUrent  de  ses  narines.  Tout  etait  pret  :  le 
voile  et  le  tcliuder  furent  replaces  sur  la  tSle  et  sur  les 
epaules  de  la  jeune  femme,  et  les  deux  infortunecs  victi- 
mes  perdant  tout  'i  coup  leur  point  d'appui  sur  le  dos 
des  bourreaux,  se  trouverent  suspendues  par  le  cou. 
Les  (raits  du  Juif,  que  rien  ne  voilait,  se  contracterent 
aussitot  d'une  fajon  si  horrible,  que  je  n'y  pus  tenir  plus 
longtemps  et  que  je  m'enfuis  sans  savoir  oil. 

Le  23  du  m^ine  mois  se  termina  le  jeiine  du  Raraazan, 
k  la  grande  joie  des  habitants  de  la  ville,  qui  consacre- 
rent  toute  la  journee  a  des  fites  et  ii  des  r^jouissances.  Je 
ferai  observer  ici  que  ce  jeune  est  le  plus  rigoureux  qu'on 
se  puisse  imaginer,  et  que  cette  penitence  dure  tout  un 


AVENTURES,  ETC. 

mois  lunaire.  Aucun  musulman,  du  lever  du  soleil  a  son 
coucher,  ne  doit  prendre  la  moindre  nourriture  ni  boire 
la  moindre  goutle  d'un  liquide  quelconque ;  il  lui  est 
meme  interdit  de  fumer.  11  en  resulte  que,  pendant  toute 
la  journee  de  ce  jeOne,  on  fait  de  la  nuit  le  jour  et  qu'on 
la  consacre  h  la  debauche  et  h  livresse.  Conime  I'annte 
est  lunaire  chez  les  mahometans,  le  mois  de  Ramazan 
parcourt  le  cercle  des  saisons ;  aussi,  lorsqu'il  tombe  au 
milieu  des  chaleurs  de  I'et^,  la  penitence  est-elle  tene- 
ment rude  que  beaucoup  de  personnes  souffrent  horri- 
blement  de  la  soif. 

II  y  eut  toutcfois  a  Ispahan  un  homme  qui  n'eut  pas 
a  se  rejouir  de  voir  commencer  un  nouveau  mois  •■  ce  fut' 
notre  Jcllowdah,  qui  se  trouva  atteint  et  convaincu  de 
nous  avoir  largement  voles.  11  avait  de  plus,  soumis  nos 
chevaux  h  une  telle  diete,  que,  si  nous  ne  nous  en  (5tions 
pas  apercusa  temps,  le  mal  eiit  ett;  sans  remede.  Nonob- 
stant  le  temoignage  des  dilTerentes  personnes  auxquelles 
il  avait  vendu  les  rations  de  nos  chevaux,  le  miserable 
n'en  persista  pas  nioins  a  nier  de  toutes  ses  forces.  Nous 
le  traduisimes  en  consequence  par-devant  Dawoud- 
Khan,  le  commandant  militaire,  qui  ne  fut  pas  longtemps 
a  decider  le  cas  :  il  fit  administrer  au  Jeltowdah  une  si 
rude  bastonnade  qu'il  ne  tarda  pas  a  faire  laveu  com- 
plet  de  ses  m^fails.  Nous  le  chassames,  bien  enlendu,  de 
notre  service;  mais  son  cliMiment  ne  se  horna  pas  a  la 
bastonnade  prealable  qu'il  avait  recue  :  on  le  retintquel- 
que  temps  en  prison  et,  quand  il  en  sortit,  on  le  gratifia 
d'une  seconde  edition  de  coups  de  biton,  comme  coupable 
d'avoir  vole  un  deses  co-detenus. 

Le  faubourg  de  Julfa.  oil  nous  residSmes  durant  notre 
sejour  a  Ispahan,  est  entierement  habite  par  des  Arme- 
niens,  qui,  au  prix  d'un  certain  tribut  qu'ils  payent  au 
roi  de  Perse,  out  obtenu  divers  privileges.  lis  sent  tous 
Chretiens  et  se  divisent  en  deux  scctes,  de  Tunc  desquel- 
les, —  lescatholiques  romains,  —  notre  pwrf/'c  Johannes 
etait  chef  il  I'epoque  oil  de  notre  visite.  Un  (5vfque  arme- 
nien  est  a  la  tele  des  autres,  qui  appartiennenfii  I'figlise 
armenienne. 

Ispahan  etait  alors  gouvernee  par  un  des  plus  jeunes 
fils  duShah,  qui,  bien  qu'iige  seulement  de  dix-neuf  ans, 
avait  dejii  une  famille  composee  de  huit  cnfants  que  lui 
a\aient  donnes  plusieurs  fenimes. 

L'elevation  de  la  plaine  sur  laquelle  est  siluee  Ispa- 
han n'atteint  pas  celle  de  Teheran  ,  car  elle  n'est  que  de 
trois  mille  cinq  cents  pieds  anglais  (1,067  metres)  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer.  II  s'ensuit  que  I'hiver  est 
bien  moins  rude  dans  la  premiere  de  ces  deux  villes  :  il 
n'y  tombe  comparativement  que  trcs-peu  de  neige,  et  il 
y  croit  diverses  especes  d'arbres  qui  sent  inconnues  a 
Teheran. 

Pour  jouir  de  la  plus  belle  vue  d'lspahan,  il  faut  en 
clre  cloigne  de  trois  niiUes  (.5,828  miitres) ;  a  cette  di- 
stance on  domine  la  ville  et  Ton  en  embrasse  I'ensem- 
ble  :  elle  offre  alors  un  coup  d'ceil  magnilique.  Quant  a 
raoi,  je  n'ai  pu  la  contempler  sans  tristesse,  car  j'aperce- 
vais  de  douloureux  presages  de  sa  decadence  :  encore 
quelques  annees,  et  le  voyageur  qui  traveisera  cette 
plaine  u'aura  plus  devant  lui  que  les  ruincs  d'lspuhan. 
C.  Stuart-S.willi:. 


Tjp.  Lie  BAMPa  lils  et  Coinp.,  rue  Damictte,  2. 


BRn  !SH 

7   AUG  29 

NATiJR.'^,!, 
JHSTOnv. 


-^■^PKEijHOWr 


CHARLEMAGM 


I 


LE  LIYRE  DES  FAMILLES 


A  NOS  LECTEURS. 


rourquoi  ne  ferions-nous 
pas  nos complimenlsde  bonne 
f  ann^e  a  nos  lecteurs,  —  ct  Ji 
nos  leclrices?  Leur  sommes- 
nous  done  tout  k  fait  in- 
^dilTerents?  Ne  tenons-nous 
pas  i  la  famille  par  notre 
•'tilre  d'abord,  et  ensuite  par 
'nos  sympathies  profondcs 
"pour  tout  ce  qui  se  ratla- 
cbe  aux  traditions  de  morale 
.  ~  et  d'harmonie  interieure?  — 
A  ce  titre,  nous  avons  place 
dans  les  reunions  de  la  soi- 
ree ,  pres  du  fou  ,  entre  deux  paravenls.  A  ce  tilre 
aussi,  nous  croirions  manquer  a  I'un  de  nos  devoirs  les 
plus  doux  si  nous  laissions  passer  le  Jour  de  I'An  dans  un 
dedain  superbe  ou  dans  un  silence  egoYste,  lorsque  lant 
de  gens  se  font  une  obligation  de  ce  qui  n'est  qu'un  acle 
de  convcnance,  qu'une  formalite  de  convention. 

Les  vceux  et  les  complimenls  d'un  journal  vis-a-vis  ses 
abonnfe  risquent  toulefois  de  faire  naitre  plus  d'un  sou- 
rire  sur  des  levres  malicieuses.  Une  demonstration  sem- 
111. 


^^^r 


blable  peut  ne  pasparaitre  cntierement  d^sinteressee  aux 
yeux  de  bien  des  personnes;  nous  le  savons,  —  et  c'est 
pour  cela  justemcnt,  parce  que  nous  nous  sentons  fort  de 
notre  conviction  et  penelre  de  la  bonte  de  notre  CEuvre , 
que  nous  ne  craignons  pas  de  marcher  le  front  haut  et 
de  nous  mettre  au-dessus  de  la  raillerie. 

Oil  done  est  le  cas  etonnant  qu'au  milieu  de  la  presse 
passionnee,  tumullueuse  et  induslrielle,  il  se  presente  un 
organe  probe,  de  bonne  foi,  —  une  publication  qui  ait 
fait  son  chemin  et  qui  n'ait  dil  son  succes  qu'a  son  pro- 
pre  m^rite,  a  sa  seule  valeur,  et  cela  en  dehors  de  lout 
cliarlatanisme  et  de  toule  reclame?  lit  qu'y  a-t-il  d'ex- 
traordinaire  a  cequecette  publication  prenne  aujourd'hui 
son  rang,  le  rang  qui  lui  a  ^ti;  arcorde  par  I'eslime  du 
nionde  et  en  general  de  toutes  les  classes  de  la  socielc? 

Le  Lime  des  Families  vient  d'entrer  dans  sa  troisieme 
annee.  C'est  done  avec  des  fails  qu'il  peut  parler  aujour- 
d'hui. 

Le  Livre  des  Families  a  realise  ce  probleme  difficile 
d'un  journal  selon  la  religion  et  selon  le  monde.  Konde 
dans  ce  double  but,  il  ne  croit  point  avoir  failli  a  sa  fa- 
che,  et  chacun  de  ses  pas  a  el6  niarqu6  profondemont 
dans  la  voie  du  progres.  Tout  en  6voquant  les  choses  et 

1 


UN  AN  A  PARIS. 


les  hommes  du  passe,  11  n'a  point  delourne  scs  regards 
de  I'avenir;  les  iiges  anciens  n'ont  ele  pour  lui  que  la  le- 
con  dcs  iges  futurs.  II  salt  qu'il  est  avant  tout  journal 
du  dix-neuvi^me  sifeclc,  et  que  le  chrislianisme  a  lou- 
jours  marelie  en  avant  dcs  idees  et  dcs  evenements. 

Nous  ne  sommes  plus  au  temps  des  persecutions  et  des 
guerres  religieuses,  alors  que  le  champ  de  la  foi  se  fcrti- 
lisait  du  sang  des  martyrs.  Ce  n'est  plus  par  I'epee  qu'on 
enseigne,  mais  par  la  plume.  Les  dcrivains  ont  remplace 
les  soldats.  La  propagande  d'autrefois,  la  propagande  ^ 
coups  de  haclie  ou  de  mousquet,  devenue  plus  paticnie 
ct  plus  raisonnee,  ne  se  fait  plus  aujourd'hui  que  par  le 
livre  et  par  le  journal. 

C'est  par  dc  mutuelles  concessions  que  la  religion  et  le 
nionde  peuvent  arriver  ^  une  union  souhaitable.  Ces  con- 
cessions, le  Lime  des  Families  s'est  impost  la  tache  de- 
licate d'en  definir  les  limiles.  Sa  morale  a  rev^lu  les  cou- 
leurs  les  plus  riantes,  ses  lecons  ont  emprunte  la  forme 
du  ronian;  ses  cxeniples,  il  a  ete  les  chercher  au  sein 
m6nie  de  cette  societe  ^  laquelle  il  s'adrcsse.  II  s'est  sou- 
venu  que  Bossuet  et  Fiinelon  elaient  a  la  fois  hommes 
d'cglise  et  hommes  du  monde. 

Le  Livre  des  Families  a  aborde  les  sujets  les  plus  di- 
vers, avec  unegal  bonheur.  C'est  ainsi  qu'il  a  raconte  en 
meme  temps  la  vie  du  saint  et  la  vie  du  comedien,  les 
batailles  du  capitaine  et  les  tolles  du  grand  peintre, — com- 
prenanl  que  les  unes  comme  les  autres  ctaient  fecondes 
en  hauls  enseignements,  et  qu'il  n'y  a  pas  une  page  de 
I'existence  humaine  oil  ne  se  montre  le  doigt  de  Dieu. 
C'est  a  celte  ligne  de  conduite,  a  cette  franchise  d'a- 
percus,  a  rette  impartialite  d'examen,  que  le  Livre  des 
Families  a  dii  tout  d'abord  une  parlie  de  son  succ^s. 

Aujourd'hui,  le  Livre  des  Families  a  gagne  ses  epe- 
rons.  II  s'est  conquis  une  place  honorable,  solide,  dans 
Ic  monde  litteraire  comme  dans  le  monde  religieux,  dans 
le  salon  comme  dans  I'eglise.  II  marche  seul,  il  n'appar- 


tient  h  aucune  coterie;  sa  banni6re  se  dt'lache  hardi- 
ment  des  autres  bannieres  de  la  presse.  II  a  su  faire  son 
profit  des  erreurs  et  des  fautcs  dans  lesquelles  sont  tom- 
bees  la  plupart  des  publications  mensuelles,  pour  eviter 
d'y  tomber  h  son  tour. 

La  deuxidme  annee  a  f5te  surtout  signak%  par  des  pro- 
grfes  notables,  tant  dans  le  choix  de  la  redaction  que  par 
le  d^veloppement  apporl6  a  I'illustration  du  texle.  A  pre- 
sent, le  Livre  des  Families  pent  soutenir  dignement 
sous  ces  deux  rapports  la  concurrence  avec  les  meil- 
leures  revues  fran(;aiscs  et  etrangeres. 

L'art  ancien  et  moderne  dans  ses  plus  beaux  monu- 
ments, I'histoire  dans  ses  pages  les  plus  rcsplendissantcs, 
les  lettresdans  leurs  livres  les  plus  celfebres  devaicnt  na- 
lurellement  avoir  droit  de  cite  dans  nos  colonnes.  La 
science  n'a  pas  ele  moins  bien  traitee  dans  ce  charmant 
tournoi  de  I'intelligenoe.  Des  plumes  exercees  et  speciales 
I'ont  depoiiillee  de  cequ'ellepouvait  otfrir  d'abslrait  aux 
yeux  des  gens  du  nionde.  GrSce  h  eux,  I'hisloirc  natu- 
relle,  I'hygi^ne,  la  physiologic  n'ont  plus  trouve  de  lec- 
teurs  rebelles  ou  fatigues. 

Le  Livre  des  Families  est  appele,  par  I'esprit  de  sa 
fondation,  i  parconrir  une  belle  etfeconde  carriere.  L'a- 
venir  ne  sera  pas  en  resle  avec  le  pass^.  Nous  niarche- 
rons  toujours  en  avant  dans  la  voie  lumineuse  que  nous 
nous  sommes  tracee;  on  jugcra  de  la  valeur  de  nos  ame- 
liorations progressives  par  le  numero  dece  mois,  qui  ou- 
vre  dignement  notre  troisiime  annee.  Cela  vaut  loutes 
les  proniesses  possibles,  et  cela  parle  plus  haut  que  tous 
les  prospectus  du  monde.  —  A  ce  compte,  et  dans  les 
conditions  de  la  presse  actuelle,  metlre  sous  les  yeux  de 
nos  souscripteurs  un  livre  de  morale  et  de  plaisir,  d'a- 
grement  et  d'inslruclion,  de  luxe  et  de  bon  marche,  n'est- 
ce  pas  leur  donner  les  meilleures  etrenncs  qui  se  puis- 
sent  rencontrer  par  le  temps  qui  court? 

Tii.   IloilZE 


UN  AN  A  PARIS. 


I. 


La  preface  ne  sera  pas 
tres-longue.  —  II  ^lait 
minuit  quand  j'entrai 
dans  Paris.  Paris  alors 
dormait  comme  un  seul 
honime.  Malgre  ma  bonne 
volonte,  comme  il  ne  fai- 
sait  pas  de  lune,  il  me  fut 
impossible  de  lui  trouver 
une  physiononiie  quel- 
conque,  belle  ou  laide, 
bourgeoise  ou  dramati- 
que.  Paris  rondait  com- 
me un  cent-suisse.  Voila 
tout.  —  Autant  que  je 
pus  en  jnger,  le  som- 
mcil  de  Paris  me  parut 
fort    pai*ible  et  parfaitement   ressemblant  au   sommeil 


d'une  ville  de  province.  II  y  avait  bien  par-ci  par-la 
quelques  gens  altardes  qui  (ilaient  le  long  des  rues, 
quelque  croisee  de  mansarde  lente  k  s'etcindre,  une  chan- 
son d'ivrogne  au  coin  d'une  borne,  des  voitures  qui  se 
croisaient  a  de  rares  intervalles;  mais  ce  sont  cboses  qui 
se  voient  partout.  —  La  diligence  qui  m'apporlait  galo- 
pait  bruyauiraent,  allegrement,  preslement,  le  cou  plein 
de  grelotset  de  hennissements,  lespieds  chargfede  rua- 
des  et  d'^tincelles,  au  milieu  de  I'ebranlement  general  des 
vitres  des  portieres.  Pans  ne  s'en  imouvait  pas,  el  la 
laissait  passer.— D'abord  un  tel  silence  vint  troubler  mes 
idees,  et  jo  crusun  moment  que  ma  montre  retardait.  II 
fetait  bien  minuit.  Non  pasce  minuit  auquel  s'attendaient 
mes  yeux  et  mes  oreilles,  ce  minuH  tHincelant,  rempli  dc 
jets  de  gaz  et  de  foule,  ce  minuit  parisien  que  j'avais 
r6ve  bien  des  fois  dans  le  minuit  de  la  province,  digue 
enfin  de  la  moderne  Babijlone ,—ma\s  un  minuit  placide, 
rangi5,  pas  trop  noir,  qui  n'inspirait  ni  curiosite  ni  ter- 


UN  AN 

rear,  un  minuit  en  bonnet  de  colon.  A  I'encontre  de  ceux 
qui  ecrivent  I'histoire,  Babylone  me  sembla  parfaitement 
faire  de  la  nuit  la  nuit  et  du  jour  le  jour.  Done,  ma  pre- 
miere deception  en  arrivant  fut  de  trouver  Paris  au  lit, 
la  cbandelle  soufflee. 

Mon  Dieu !  oui,  Paris  dort.  C'est  une  verite  qu'on  ne 
pent  longtcmps  se  dissimuler.  Polypheme  fcrme  son  oeil; 
la  fownaise  eteint  ses  charbons;  la  cuve  cesse  de  bouil- 
lonner.  Cela  est  triste  h  dire,  —  et  quel.jues  esprits  r6- 
tifs  a  la  realite  se  riivolteront  peut-elre  conire  celte  as- 
sertion ;  mais,  dece  que  les  maraichers,  les  boulangers, 
les  poetes,  les  compositeurs  de  journaux  et  quelqucs  au- 
Ires  constituent  une  exception  qui  se  retrouve  egjlcment 
dans  chaque  sous-prefecture,  il  ne  s'ensuit  pas  que  Paris 
soit  ce  pcrpetuel  enfer,  aux  soupiraux  toujours  ardents, 
aux  cavernes  sans  cesse  rougies,  a  travers  lequel  nous 
ont  promene  tant  de  plumes  railleuses.  —  Voir  de  la  sorle, 
c'est  prendre  tout  simpleiuent  la  boutique  d'un  forgeron 
pour  la  gueule  du  Tartare. 

La  diligence  s'arriila.  —  Uu  commissionnaire  chargea 
ma  malle  sur  ses  epaulos  et  me  conduisit  a  un  hulel,  le 
premier  yenu,  je  lui  en  laissai  le  choix.  Quoiqu'il  me  fit 
passer  par  de  petites  rues  passablement  etroites  el  deser- 
tes,  il  ne  manifesta  aucunement  I'intenlion  de  me  pren- 
dre a  la  gorge  et  de  mc  laisser  pour  mort  sur  la  place, 
apres  m'avoir  devalise.  La  Gazette  ilv:>  Tribunaux  en 
baissa  beaucoup  dans  mon  esprit.  —  Pendant  le  trajet 
nous  ne  fimes  non  plus  aucuoe  rencontre  ficlieuse,  si  ce 
n'est  celle  d'une  patrouille.  Cinq  ou  six  hommes,  parta- 
g&  en  deux  sections,  enveloppes  de  longs  manteaux  gris, 
muels,  sombres,  "mysterieux,  marchant  avec  d'inGuies 


A  PARIS.  5 

precautions,  embrassaient  les  deux  cfitfa  de  la  voie  publi- 

que.  On  les  eut  pris  volontiers  pour  des   voleurs.   

Chose  elrange;  dans  ce  Paris  nouveau,  reg^nere,  pur»e, 
ncltoye,  comble,  pave,  brosse,  civilis6,  ce  n'est  plus  le 
crime  qui  fail  peur,  c'est  la  justice.  II  y  a  eu  mutation  de 
r6les.  Le  crime  a  fait  sa  barbe,  il  a  peigne  ses  chevcux,  il 
a  mis  des  gants  a  ses  mains,  il  a  renonce  ^  la  vieille  rou- 
tine de  riutimidation ;  pen  s'en  faut  qu'il  n'ait  I'air  de 
tout  le  monde  et  mSme  mcilleur  air  que  tout  le 
monde.  Par  contre-coup,  la  police  s'est  affublee  de  toute 
la  fantasmagorie  du  m(5lodrame  :  manteaux  sombres,  feu- 
tres  espagnols,  loques  bizarres;  elle  s'est  prise  a  burler 
avec  les  loups  quand  il  n'y  avait  plus  de  loups;  elle  s'est 
inslallee  dans  les  souricieres  quand  il  n'y  avait  plus  de 
souris  6  prendre  ;  elle  s'est  cnfarinee  comme  le  chat  de  la 
fable,  mais  trop  grossierement  pour  ne  pas  laisser  de- 
couvrir  le  minet  sous  le  minot;  —  de  sorte  que  la  police 
est  aujourd'hui  la  seule  chose  un  peu  pittoresque  que  Ton 
soit  expose  ^  rencontrer  la  nuit. 

11  y  a  loin  de  ce  Paris  dormant,  et  dormant  bien,  au 
Paris  flamboyant  ou  lugubre  que  je  m'elais  figure. —  J'a- 
vais  vingt  ans.  Paris  avait  ele  jusque-lci  mon  desir  uni- 
que, mon  reve  impatient,  I'aliment  corrosif  de  mon  am- 
bition, une  autre  Chanaan  cnfm.  De  loin,  Paris  m'appa- 
raissait  comme  une  merveille  lesumant  toules  les  mer- 
vellles  et  toules  les  magnificences,  centre  etourdissant, 
faite  verligineux,  ville  fcerique,  a  la  fois  Tbebej,  llem- 
pbis,  Tyr,  Ninive,  Athenes,  Rome,  Venise,  LonJres;  uns 
accumulation  de  tous  les  rayonnements  et  de  toules  les 
prudigiosiles ;  quelquo  chose  qui  ressemblait  a  tout  et  ne 
ressemblalt    a    rien,   que  je   coiip;e.iais   conlusement 


comme  un  aveugle  comprend  la  lumiere,  et  qui  devait 
m'eblouir  en  se  r(5velant  en  moi.  C'elait  le  Paris  de  Char- 
lemagne, de  Louis  XIV,  de  Napoleon;  le  Paris  gros  de 
rbistoire  du  monde,  dont  chaque  pierre  est  un  evcne- 


menl,  dont  chaque  maison  a  reiifermo  un  hommeouune 
chose  cclebre,  dont  chaque  rue  a  vu  passer  une  revolu- 
tion ;  vasle  pandaemonium  fail  de  boue,  de  sang  et.d'or; 
le  Paris  du  giierrier  et  du  preire,  du  philosophe  et  de  la 


fommc  r — cite  fumeuse,  inquiete,  active,  terrible  au 
mourtre,  terrible  ii  !a  joie,  brulant  I'existence  comme  on 
briile  le  vin  pour  en  faire  de  I'eau-de-vie,  comme  on 
brtlle  I'eau-ilc-vie  pour  en  faire  du  punch.  —  C'^lait  le 
Paris  de  Sainte-Foix,  de  Regnier,  de  Moliere,  de  Crebil- 
lon  le  fils,  de'Jean-Jacques,  de  Voltaire,  de  Sleriie,  de 


UN  AN  A  PARIS. 

Mercier,  de  Balzac,— et  peut-Hre  aussi  le  Paris  d'Eugfene 
Sue.  J'avais  habille  mon  geant  de  satin  et  de  velours, 
brode  sur  loutcs  les  coutiires;  je  lui  avais  donnfe  la  levre 
insolenle,  le  regard  spirituel,  la  chevelure  en  coup  de 
vent,  la  botte  vernie  avec  le  talon  rouge;  je  I'avais  ap- 
pele  du  nom  de  tons  les  grands,  beaux,  heureux  et  effron- 


tt^s  esprits  de  tous  les  siecles  :  Bassompierre,  Granimont, 
Richelieu,  Saint-Georges,  Beaumarchais,  —  ou  bien,  de- 
lournanl  I'aile  de  ma  fautarsie,  —  comme  on  fait  d'un 
mannequin  complaisant  tour  a  tour  empereur  ou  chif- 
fonnier,  je  I'avais  salue  Clopin-Trouillefou,  Mandrin,  Car- 
touche, Poulailler ;  des  favoris  roux  encadraient  sa  face 
hideuse  et  deformee;  d'enormes  pistolets  garnissaicnt  sa 
c.einture ;  il  se  tenait  sous  un  porche  de  calhedrale  ou 
■sous  un  auvent  de  cabaret,,  laid,  cynique,  etrange,  gri- 
macant,  trisle  ou  souriant,  honteux  ou  goguenard,  gro- 
tesque de  Callot,  boh6nie  de  Hugo,  mendiant  de  Murillo, 
bandit  de  Le  Sage. — Ainsi  faisais-je  de  Paris  I'infiniment 
beau  ou  rinliiiiment  laid,  I'infMiiment  riehe  ou  I'infini- 
ment pauvre,  souvent  tous  les  deux  a  la  fois,  mais  toujours 
I'infiniment  grandiose.  Rien  de  rachitique,  de  malade,  de 
soulTreteux,  de  rapetisse,  de  ridicule.  Un  grand  seigneur 
ou  un  escarpe ; — pas  uu  bourgeois.  Un  pourpoint  galonne 
ou  une  veste  tachee  de  vfn  ;  —  pas  un  paletot. 

H^las!  —  le  lendemain,  j'avais  vu  le  Paris  reel. 

Je  vous  dirai  done,  si  vous  le  voulez  bien,  ce  que  e'est 
que  Paris  et  m^me  aussi  ce  que  c'est  qu'un  Parisien,  — 
chose  plus  dillicilel  Si  vous  lesavez,  vousne  me  lirez  pas, 
el  tout  sera  dit.  Je  saisquej'arriveapresbeaucoup  d'au- 
tres,  c'est  ce  qui  me  desole;  mais  je  sais  que  beaucoup 
d'autres  viendrontapriismoi,  c'est  ce  qui  rae  console.  11  en 
est  de  Paris  comme  de  I'Ocean  :  les  poetes  et  les  peintrcs 
en  feront  le  sujet  eternel  de  leurs  toiles  et  de  Icurs  pa- 
.ges,  de  leurs  croules  et  de  leurs  chefs-d'a'uvre.  Paris  est 
un  iiwdi'lc  qui  pose  pour  tout  le  monde.  Les  uns  le  pei- 


gnent  en  pied,  les  autres  en  buste;  ceux-lk  en  font  une 
academie,  ceux-ci  une  miniature;  il  en  est  qui  le  nion- 
trent  de  face,  de  profit,  de  trois  quarts;  j'en  ai  rencon- 
tre qui  se  contentaient  d'un  ceil  ou  d'un  pied,  de  moins 
encore. 

On  me  demande  d'etre  vrai.  Je  le  serai ;  — a  cela  pres 
cependant  que  je  ne  reponds  pas  des  dislraclions  de 
mon  niodele.  Si  mon  modele  biille  ou  fait  la  grimace , 
s'il  a  les  yeux  rouges  ce  jour-lJi,  s'il  ne  se  souvient  plus 
aujourd'hui  de  la  pose  d'hier,  la  faule  n'en  sera  jelee  que 
sur  lui. — Peut-6tre  adviendra-t-il,  par  suite,  que  le  Paris 
de  tel  chapitre  sera  lout  oppose  au  Paris  de  tel  autre. 
Pour  cela,  que  Ton  ne  crie  pas  a  la  contradiction,  ou, 
pire  encore,  au  parado.\e.  D'ailleurs,  Paris  m'a  tout  I'air 
lui-mSme  d'un  paradoxe  effrene. 

Ceux  qui  sent  venus  avant  moi  ont  adopte  pour  la 
plupart  des  formes  convenues,  un  cadre  precis.  Les  ti- 
mides,  les  ingenieux,  les  amusants  et  quelquefois  aussi 
les  philosophes,  se  sont  deguises  en  Persans,  en  Turcs, 
en  Tartares,  en  Mogols,  en  Armeniens,  en  Japonais,  en 
Chinois  et  en  Cochinchinois.  Dans  ce  cas,  Paris  s'appe- 
lait  Lspahan,  Bagdad,  Constantinople.  Le  dix-huitieme 
siecle  lout  entier  s'est  longtenips  amuse  de  cetle  masca- 
rade;  le  severe  Montesquieu  et  le  turbulent  Diderot  se 
sont  tous  les  deux  airubl(?s  du  turban  et  de  l.i  robe  bario- 
loe  aux  tongues  manches  pendantes  :  ■  Que  Mahomet 
vousdonne  la  prudence  des  lions  et  la  force  des  serpents  I  ■ 
ont-ils  dit  il  M.  Jourdain,  le  bourgeois  de  Paris.  —  En- 
suite  est  arrivee  la  mode  des  spectaleurs,  des  observa- 


UN  AN 
leurs,  des  crmiles.  Quelques  ecrivains  privilegies  ont 
rencontre  des  fees,  des  genies,  des  ombres  illusli-es  qui 
se  sont  fait  un  veritable  plaisir  de  leur  servir  de  cicerone 
et  dc  leur  fournir  la  clef  des  charades  de  la  rue  et  des 
logogriphes  du  salon.  De  plus  humbles  se  sont  contentes 
d'un  petit  vicillard  ou  d'une  petite  vieille,  centcnaire 
pour  ritabitude,  a  I'ceil  vif,  a  la  voix  eassfe,  au  sourire 
malin,  au  nez  barbouille  de  tabac,  porlier  ou  marquise, 
gentilhomme  ou  fcmme  de  chambre,  ayant  bcaucoup  \u, 
beaucoup  entondu,  bcaucoup  retenu, — un  debris  du  sie- 
cle  passe,  qui,  entre  deux  acces  de  toux,  crachait  une 
epigramme  ou  un  portrait  contemporain. 

De  ces  formes,  je  n'en  ai  voulu  aucune ;  il  m'a  semble 
qu'il  etait  plus  simple,  plus  facile  et  beaucoup  moins  ce- 
remonieux  dc  s'en  aller  tout  seul,  par  son  etroit  senlier, 
avec  sa  fantaisie  pour  compagne.  Je  n'ai  pas  menie  voulu 
du  nous  conslilutionnel,  —  car  il  se  peut  faire  que  de 
temps  a  autre  je  sois  seul  do  mon  avis.  C'est  un  voyage 
sans  lacon  que  j'entreprends,  non  le  biton  ferre,  ma  is  la 
badine  b,  la  main,  un  cigare  enlre  les  dents,  risquant  tout 
au  plus  une  telaboussure  de  cabriolet  ou  un  mechant  di- 
ner hors  de  mon  hotel  De  celle  facon,  j'ai  I'air  de  tout 
le  monde,  —  ce  qui,  aujourd'hui,  en  lilterature,  est  la 
meiUeure  maniere  de  ne  ressembler  a  personne. 


Pans  n'est  pas  une  ville,  c'est  dix  villes.  On  dirait  une 
mosaique  immense,  ici  vcrle,  ici  blanche,  ici  bleue.  Je 
parle  du  Paris  plastique,  materiel,  du  Paris  de  pierre, 
le  seul  dont  j'eus  a  m'occupor  des  les  premiers  jours-,  — 
c'est  untoutfaitde  morceauxdifrerentsetcoususlantbien 
quo  mal  les  uns  aux  aulres,  et  puis  passes  a  la  teinture  de 
chaux  et  de  plMre.  II  y  a  plusieurs  Paris  dans  Paris,  les- 
quols  hurleni  d'effrol  de  se  voir  accoiiples  et  sont  par- 
faitemenl  divers  de  mo?urs,  de  costumes,  d'habiludes,  de 
figures  et  delangage,  comnie  aulant  de  contrees  differen- 
tes  et  lointaines. — II  y  a  d'abord  le  Paris  du  Palais-Royal 
et  des  boulevards,  un  Paris  leste,  coquet,  brillant,  tout 
resplendissant  de  beaux  magasins,  de  belles  glaces  et  ile 
belles  dames;  le  Paris  des  ihcMres  et  du  luxe,  des  mini- 
steres,  des  restaurants  aux  plafonds  dor^s,  des  dandyset 
des  hommes  de  bourse,  de  la  finance  en  gantsjaunes,  des 
niaisons  bien  aerees,  largement  distribuees,  meublees  ri- 
chement;  le  Paris  du  comfort,  qui  dine  bien,  se  porte 
bien,  ctale  des  breloques  sur  son  gilot,  —  qunnd  c'est  la 
mode  des  breloques,  —  et  un  diainant  a  sa  chemise;  le 
Paris  qui  a  un  buffet  a  la  place  du  ventre,  un  coupe  h  la 
place  des  pieds,  un  chiffrc  ci  la  place  du  cocur,  un  opera 


A  PARIS.  5 

nouveau  dans  la  t^^le  et  des  actions  de  toules  les  lignes 
de  fer  dans  loutes  les  poches  de  tous  ses  habits.  Celui-li 
c'est  Paris  I",  premier  par  la  grSice  de  Dieu  et  de  la  piece 
de  cinq  francs. 

II  y  a  le  Paris  du  Marais,  —  un  Paris  mort,  endolori, 
fabuleux ;  quelque  chose  comme  une  momification,  une 
necropole,  un  grand  vide,  unenorme  bSillement.  L4,cha- 
que  porte  a  son  guichet ,  chaque  guichet  son  suisse, 
chaque  Suisse  son  dogue,  chaque  dogue  ses  crocs.  Les  fe- 
nC'lres  sont  pourvues  de  barreaux  comme  des  prisons 
d'elat.  On  y  respire  une  insoutenable  odcur  de  parle- 
ment,  de  robes  rouges,  de  victimes  cloitrees;  —  et  aussi 
de  quincailliers  retires  du  commerce,  de  vieilles  filles  de- 
meurant  au  troisieme  litage,  de  celibataire,  de  rhuma- 
tisme,  de  barbel  en  laisse,  de  parties  de  boston,  d'abat- 
jour  vert,  d'enfants  prccoces,  de  pots  a  fleurs,  de  roman 
moisi  et  de  porlier  chauve. — Du  Marais  aux  Boulevards, 
il  n'y  a  que  cent  pas.  II  y  a  cent  lieues. 

II  y  a  le  Paris  qui  n'est  qu'une  ile,  —  la  Cite,  —  ile 
grouillante,  active,  rev^che,  boueuse,  la  veritable  Lutcce, 
le  veritable  Paris  peut  6tre,  le  Paris  de  Nolre-Dame  et 
du  palais  de  Justice. — La  Cite,  c'est  la  vieille  ville  histo- 
rique  dont  le  noni  ^voque  h  I'imagination  une  foret  de 
clochelons,  de  pignons,  de  tours,  de  fleches,  de  donjons, 
de  toits  de  plomb ;  c'est  surlout  la  ville  du  bourgeois  pur- 
sang,  de  ee  bourgeois  de  la  Cite  qui  a  traverse  les  sie- 
cles;  sage  et  riche  orfevre,  expert  en  vaisselle  plate  et 
en  gobelets  d'argent,  I'homme  des  comedies  qui  s'appelle 
Gcronle,  Orgon,  Sganarelle ;  qui  a  une  belle  fille  k  ma- 
rier,  —  et  qui  fait  une  garde  vigilante  autour  d'elle. 
Quand  le  bourgeois  avait  fernie  sa  boutique,  ce  qui  arri- 
vait  toujoursde  bonne  heure,  la  Cite  devenait  autrefois 
un  repaire  d'assassins  et  de  tire-laines,  un  coupe-gorge, 
un  egout  qui  roulait  du  vin  et  du  sang.  —  Le  progr^s  a 
fait  bonne  justice  de  toutes  ces  abominations.  Un  bee  de 
gaz  est  aujourd'hui  dans  la  rue  aux  Ffeves. 

Tout  a  cote, — separe  par  ce  peu  d'eau  qui  est  la  Seine, 
— il  y  a  le  Paris  latin.  Celui-la  n'est  pas  le  moins  curieux 
de  tous  ni  le  moins  tranche.  C'est  le  Paris  du  tabac  et 
des  longs  cheveux,  de  la  queue  de  billard  et  du  livre  de 
droit,  de  la  Sorbonne  et  du  restaurant  h  22  sous;  un  V^.- 
ris  jeune,  alerle,  joyeux,  de  bon  appelit,  mauvaise  t^le, 
bableur,  intelligent,  —  la  ressource  de  la  France  scienti- 
fique,  politique  et  litteraire. 

Le  quatrieme  Paris,  salucz-le!  c'est  le  faubourg  Saint- 
Germain.  On  pourrait  I'appeler  Paris-le-Grand,  car  nulle 
part  il  ne  se  decore  de  plus  de  fierte,  de  plus  de  dedain 
royal;  nulle  paitla  pierre  n'affecte  un  quant  d  sot  plus 
vaniteux  ;  en  aucun  endroit  le  pilastre  ne  s'eleve  plus 
severement  eli^gant,  le  balcon  ne  se  rehrousse  d'une  facon 
plus  massive  et  plus  pompeuse.  Au  besoin,  ce  Paris-la 
pourrait  se  passer  de  blason.  —  C'est  le  Paris  des  hotels 
illustres,  de  la  pairie  et  des  ambassades;  des  dessus  de 
porte  peints  par  Boucher,  des  lambris  magnifiques,  des 
glaces,  des  fauteuils  Louis  XV,  des  consoles,  des  mar- 
bres,  dcspanneaux,  des  porcelaines  de  Sevres,  des  toiles 
de  Greuze,  de  loutes  les  choses  vraiment  belles  et  conse- 
quemment  un  peu  vieilles;— c'est  le  Paris  des  dernieres 
marquises  et  des  dernieres  duchesses,  de  Telegance  vraie, 
de  I'esprit  souriant ;— le  Paris  qui  commence  au  Luxem- 
bourg pour  finir  au  palais  Bouibun,  en  passant  par  I'Ab- 
baye-aux-Bois. 

il  y  a  encore  le  Paris  des  Halles,  cclte  terre  classique 


UN  AN  A   PARIS. 


doi  tropes  de  Vade  ot  de  L&luse  ;  le  pays  dcs  forts  et  dcs 
dames,  du  celeri  el  des  poings  sur  la  harjclie,  de  Manon 
Giroux  et  de  Cadel-Butcux.— II  y  a  le  Paris  de  Tile  Saint- 


Louis,  qui  ne  risqueraitrien  i  s'appeler  Vanncs  ou  Mon- 
tauban,  et  ou,  Its  soirs  d'ete,  cliaque  famille  vient  respi- 
rer  le  frais  sur  le  devant  de  la  porte. — 11  y  a  le  Paris  des 
Juifs,  un  endroit sombre,  etroit,  sansprogrfes,  unghcllo  des 
sieclespassesetde  toujours,barbesblanclies,  nezrccourbes, 
regards  inquiels,  noirs  cheveux.  —  II  y  a  le  Paris  des 
barrieres  et  de  la  banlieue  encore;  le  Paris  des  Batignol- 
Ics,  un  Paris  d'hier,  propre  et  battant  neuf,  avec  une  po- 
pulation de  trenle  miUe  ilmes; — le  Paris  deBercy,  qui  est 
un  cabaret  giganlesque; — le  Paris  du  Gros-Caillou,  la  ville 
des  invalides  , — le  Paris  de  Belleville,  de  Montmarlre,  de 
Montparnasse,  delaRapte.de  laCourtille,de  la  Villette  et 
tant  d'autres  que  j'oublie,  et  qui  sont  aulant  de  villes 
bien  distinctes  et  bien  caracleristiques,  dont  pas  une  ne 
ressemble  a  celle  d'i  c6l6,  ct  qui,  toules,  malgrfe  leur 
individualitiS  criante, —  serrees,pressfes,  entasstes,reliees 
en  botte  par  le  cordon  dcs  fortifications,  —  fornient  ce 
grand  corps  que  Ton  nomnie  Paris. 

C'cst  la  ce  qui  fait  que  Paris  manque  d'unit(5  dans 
son  ensemble.  —  Paris  n'a  pas  do  pliysiononiie  gene- 
rale,  il  n'a  que  des  pliysionomies  paiticulieres.  11  n'a 
pas  une  originaliti,  mais  cent  originalites,  —  Par  suite, 
aussi  difficile  a  peindrequeleProtee  antique,  dont  il  eni- 
prunte  loutes  les  mclamorphoses. 

Et  c'est  un  rude  empruntcur  que  Paris!  II  emprunte 
h  tout  le  monde,  au  monde  de  gauche  ct  au  monde  de 
droite,  au  monde  qui  n'est  plus  et  au  mcnde  qui  est  en- 


core.— Je  parle  toujours  du  Paris  de  pierre.— II  emprunte 
h  Florence  son  palais  Pitti  pour  en  faire  le  palais  du 
Luxembourg ;  il  emprunte  a  Septime-Severe  son  arc  de 
Iriomphe  pour  en  faire  Tare  de  triomphe  du  Carrousel ; 
il  emprunte  la  colonne  Trajane  pour  en  laire  lacolonne 
Vendome ;  il  emprunte  Rome  entiere  et  la  Grece  avec  elle 
pour  en  faire  ses  eglises,  son  Panthdon,  .ses  Catacombes, 
ses  octrois  et  ses  corps-de-garde  :  quoi  de  plus  en- 
core?— Je  vous  le  dis  en  verity,  rien  n'est  moins  parisien 
que  Paris. 

Encore,  si  c'etait  tout !  Mais  le  Paris  de  chair  et  d'os 
n'imite-t-il  pas  en  cela  le  Paris  de  mocllon?  Le  Paris 
liumain,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  n'emprunte-t-il  pas, 
lui  aussi,  son  costume,  comme  ses  monuments  emprun- 
tent  leur  architecture —  non  pas  a  Rome,  celui-la,  mais  i. 
Londres?  Non-seulement  son  costume,  mais  encore  son 
langage,  sa  nourriture,  ses  demarches,  ses  mceurs,  sa  vie 
cnliere  !  —  Paris  n'est-il  pas  le  grand  imitaleur  par  excel- 
lence, peut-eiro  rien  que  Fimilateur?  Et  quand  je  par- 
courrai  le  Paris  de  la  pensee,  de  I'industrie,  des  arts, 
qui  salt  jusqu'oii  pourra  me  conduire  ce  fil  de  I'imilation, 
et  si  je  ne  retrouverai  pas  encore  et  toujours  I'imitatioa 
a  chaque  pas  et  sous  toutes  les  formes?  —  Vs  je  verrai  le 
Paris  poijte  imitant  Sophocle  et  Tacite,  jouant  des  pieces 
renouvelees  des  anciens,  intitulees  Virginie  et  Lucrcce ; — 
le  Paris  musicien,  imitant  I'ltalie  et  I'Allemagne,  s'appe- 
lant  Rossini  et  Meyerbeer,  Donizetti  et  Liszt ;  —  le  Paris 
peinire  imitant  les  artistes  byzantins,  badigeonnant  de 
fresqucs  primitives  les  porches  de  ses  temples,  avec  un 
ciel  d'indigo  piqu6  d'^toilesd'or;  —  le  Paris  savanl-com- 
mercant-marchand,  imitant  le  feu,  le  vin,  le  diamant, 
lotoffe,  la  poudre,  la  sante,  la  jeunessc,  lout  ce  qui  pent 
ctre  iniite,  et  aussi  et  plusparticulierement  loutce  quine 
pent  pas  I'hve. 

Qu'on  se  rassure  pourtant.  —  Je  promets,  d'un  autre 
cote,  di!  reunir  tous  mes  efforts  pour  decouvrir  que  ce 
Paris  n'a  pas  imite  ce  qui  est  bien  et  dument  ct  lui,  ce 
qui  est  soncEuvreet  sa  creation;  et,  pen t-6lre en cherchant 
bien,  finirai-je  par  mettre  la  main  sur  cette  chose  rare, 
sur  cet  heureux  phenix.  —  C'cst  anjourd'hui  que  je  me 
mots  en  route  pour  ce  voyage. 

—  Portiere,  voici  la  clef  de  ma  chambre. 

—  Quand  rentrera  monsieur? 

—  Le  1"fevricr. 

Chakles  Monselet. 


LES  DOUZE  APOTRES.  — SAINT  PIERRE. 


LES  DOUZE  APOTRES. 


INTRODUCTION. 


Le  monde  parcourait  son  quaranlieme  siecle.  —  Les 
enfaiits  dcs  liommes,  n'ayanl  plus  souvenir  de  la  foi  de 
I'Eden,  avaient  eleve  un  autel  ii  toutes  leurs  passions. 
Athfenes  avec  ses  sages,  Alexandrie  avec  ses  philosophes, 
<i.  Rome  avec  ses guerriers,  n'avaient  produit  qu'eneurs  ou 
dfevaslations. —  Le  paganisme,  vieilli,  voyail  tomber  ses 
vulgaires  croyances ;  colosse  il  avait  vecu,  colosse  il 
s'ecroulait,  jelant  au  loin  sa  poussiere.  Le  siege  sanglant 
du  druide  et  de  I'aruspice;  le  trepied  de  la  sibylle;  Jupi- 
ter, dieu  dont  la  st(5rile  puissance  ne  s'exercait,  comme 
I'esprit  d'un  voleur,  qu'a  la  seduction,  au  viol  etau  rapt; 
Bacchus,  ineple  deito,  crei5e  par  I'orgie,  tuee  par  la  rai- 
son ;  puis  la  blonde  deesse,  h  la  face  sans  honte  et  sans 
pudcur;  enfin,  loules  les  autres  creations  de  Salan,  de- 
venu  poete  drolatique,  ne  formaient  plus  qu'une  epaisse 
Duee  qui  montait  versle  neant.  Les  nations,  ^puisees  de 
k'ur  course  a\eugle,  dormaient  a  I'ombredela  mort. 

Tout  i  coup  il  se  lU  un  grand  silence  sur  la  terre;  la 
Toix  de  Jean  de  Bcthanie,  s'ilevant  des  dfoerts  de  Judee, 
disait :  —  «  Faites  penitence!  le  royaume  de  Dieu  est 
proche !  ■ 

—  Les  mages  de  I'Orient  virent  en  meme  temps  une 
etoile  prophctique,  et,  se  rappelant  les  paroles  de  Balaam, 
ils  marchferent  vers  Betlileem,  emportant  avec  eux  I'or, 
lencens  et  lamyrrhe. 

La  grande  lumiere  venait  de  paraitre ;  le  Messie  etait 
ne. 

Dans  les  memes  dfeerts,  la  meme  voix  se  fit  entendre 
denouvcau  ;  ■  Pharisiens  etSjdduceens,  race  de  viperes, 
disait-elle,  confessez  vos  peches  et  les  lavez  dans  leseaux 
du  Jourdain,  car  celui  qui  vient  apres  moi  tient  un  van 


en  sa  main;  iPnettoiera  parfaitement  son  aire,  ilamassera 
son  ble  dans  le  grenier,  mais  il  brulera  la  paille  dans  un 
feu  qui  ne  s'eteindra  jamais. • 

Et  celui  qui  etait  annonce,  etant  venu  vers  rhomme  au 
vctement  de  polls  de  chameau  et  a  la  ceinture  de  cuir, 
lui  dit  :  —  ■  Baptisez-moi ! 

—  Pourquoi,  Seigneur,  voulez-vous  que  je  vous  bap- 
tise,  quand  c"est  moi  qui  dois  ^tre  baptise  par  vous? 

—  Laissez-moi  faire  pour  cette  heure,  rt'pondit  J^- 
sus,  carc'est  ainsi  que  nous  devons  accomplir  toute  jus- 
tice. • 

Jean  baptisa  le  Messie. 

Et  Dieu  le  Pere  laissa  tomber  sur  la  terre  ces  mots  d'a- 
mour  : — .  Celui-ci  est  men  Fils  bien-aime,  en  qui  j'ai  mis 
toute  mon  affection.  • 

Jesus-Christ  baptise  se  retira  dans  le  desert,  jeuna 
quaranle  jours;  il  vit  le  tentateur  s'approcher  de  lui  et 
cssayerde  le  faire  tomber  dans  le  peche;  mais  il  lui  re- 
pondit :  •  —  Retire-toi,  Satan!  car  il  est  ecrit  :  Yous  ne 
tenterez  point  le  Seigneur  votre  Dieu.  • 

Tout  cela  etant  accompli,  I'heure  de  la  regeneration  du 
monde  vint  k  sonner,  et,  pour  la  premiere  fois,  les  hom- 
mes  ^tonnis  recurent  la  parole  de  vie.  Mais,  k  ces  niaxi- 
nies  nouvelles  et  sublimes,  leur  esprit  grossier  se  cabra. 
Les  enfanls  de  Nazareth,  qui  entendiiient  le  prelude  des 
predications  du  Christ,  s'emurent  aux  reproches  qu'il 
adressait  a  leurs  coeurs  incredules  ;  s'etant  saisis  de  lui, 
ils  I'avaicnt  entraine  sur  la  montagneouest  batieleurville 
pour  le  precipiter  du  haul  des  rochers ;  mais,  par  la 
toute-puissancede  son  Pere,  Jesus,  s'ouvrant  un  chemin 
au  milieu  d'eux,  les  avait  laissesdans  I'elTroi  etla  stupeur. 


LES  DOllZE  APOTRES. 


U  se  dirigea  vers  Capharnaiim,  il  allait  chercher  scs 
jiremiers  disciples. 

Levez-vous,  pauvres  et  simples  p^cheurs,  abandon- 
nez  vosfilols  et  vos  barques,  oublioz  le  chaume  paisible 
sous  lequel  vous  dormiez;  la  voute  de  voire  lente  estde- 
sormais  la  voule  du  ciel;  vos  sueurs,  lombant  goutte  a 
goulle  dans  le  lac  de  Genesaretli,  vous  donnaienta  peine 
Ic  pain  de  chaque  jour  ;  vos  paroles  jelees  aux  nations, 
vont  leur  donner  la  vie  eternelle.  Levez-vous,  car  vous 
avez  ele  choisispour  devenir  les  apolres  de  la  resurrec- 
tion! C'est  vous  qui  allez  recuedlir  les  preceptes  de  la 
nouvelle  loi  pour  les  porter  a  tous  les  points  de  I'univers ; 
maximes  divines,  dont  la  sainte  induence  conduira  le 
riche  au  grabat  du  pauvre,  et  arrachera  la  haine  du 
coeur  de  lennemi  pour  y  laisser  le  pardon  et  I'oubli  de 
I'injure.  C'est  vous  qui  apaiserez  les  larmes  de  la  dou- 
leur  et  de  la  niisere  ;  c'est  vous  qui  remplirez  le  vide  im- 
mense de  I'ame  en  lui  montrant  la  croix  I 

Votre  mission  a  et^  grande,  sublime,  hero'i'que;  votre 
gloire  s'est  assise,  majestueuse,  a  c6le  de  votre  maitre,  et 
le  souvenir  que  vous  avez  laissi5  parmi  les  hommes  fait 
encore  battre  le  coeur  qui  vous  benit.  Vous  avez  rendu  la 
sant6  aux  malades,  ressuscite  les  morts  et  gueri  les  le- 
preux  ;  vous  avez  chasse  les  demons  et  donne  graluite- 
nient  ce  qui  vous  avail  ct(5  donn^  graluitement;  vous  ne 
vous  ules  point  mis  en  peine  d'avoir  de  I'or,  de  I'argent 
ou  d'autre  monnaie  dans  votre  bourse;  vous  n'avez  ore- 
pare  ni  un  sac  pour  le  voyage,  ni  deux  luniques,  ni  sou- 
liers,  ni  baton,  car  vous  saviez  que  celui  qui  travaille 
merite  d'etre  nourri. 

0  peuples  de  Corinlhe,  d'Athenes  et  d'fiphese,  sortez 


SAINT  PIERRE. 

de  vos  vieux  tombeaux  et  venez  nous  dire  quelles  lar- 
mes creuserent  vosjouesen  entendant  la  voix  de  mise- 
ricorde  el  de  grice  qui,  vous  arrachant  au  neant,  vous 
plongeait  dans  un  ocean  de  felicile ;  rouvrez  avez  nous  les 
porles  de  ces  premiers  temples,  si  simples  et  si  naive- 
ment  religieux,  que  vous  elevates  h  Jesus-Christ;  nion- 
trez-nous  les  places  arrosecs  par  le  sang  de  vos  pre- 
miers martyrs  et  les  ruines  scculaires  de  vos  dieux  de- 
lioues. 

Et  toi,  Rome,  veuve  des  Cesars,  loi  qui,  la  face  tournee 
centre  leurs  sarcophages,  pleures  surles  iniquites  de  tes 
epoux,  nous  gravirons  ton  Capilole  en  chercliant  ton  Ju- 
piter Capitolin  ;  sur  le  Forum,  nous  demanderons  le  senat 
et  les  peres  conscrits;  nous  irons  au  Palalin  demander  it 
quelque  pretorien  la  maison  dor  de  JVf'ron  ou  le  sepli- 
zonium  de  Vespasien ;  et  alors  que  tu  nous  auras  vus 
chercher  en  vain  tes  grandeurs  passees,  tu  redresseras 
ton  front  encore  majestueux,  et  tp  etaleras  a  nos  regards 
la  croix  qui  le  decore  si  royalement.  —  Ton  opulence  ler- 
restre,  creee  par  les  hommes,  a  vccu  ce  que  vivcnt  les 
hommes  ;  mais  ta  bcaule  d'aujourd'hui,  celte  oeuvred'uu 
Dieu,  qu'apporterent  vers  toi  ses  apolres,  tu  I'asposs^dee 
ettu  la  possederas  toujours.  —  C'est  I'histoire  de  tes  douze 
heros  que  nous  aliens  ecrire.Nous  avons  hesite,  et  peut- 
etre  eussions-nous  recule  devant  le  r(?cit  d'aussi  grandcs 
gloires  ;  mais  une  seule  chose  est  venue  nous  rendre  le 
courage,  nos  yeux  se  sont  arr^tes  sur  ces  mots  ecrils  au 
livrede  vie  :  •  Q)uironque  aura  donneseulement  a  boireun 
verre  d'eau  froide  a  I'un  de  ces  plus  pel  its  comme  etant 
de  mes  disciples,  je  vous  le  dis  et  vous  en  assure,  il  ne 
perdra  point  sa  recompense.  • 


SAINT   PIERRE  (LE    PRINCE   DES  APOTRES), 


Li'etait  un  pauvre  pecheur; 
il  avail  nom  Simon,  et  son 
pcreetaitappele  Jonas.  Avec 
Andre,  son  frere,  il  liabitait 
d'abord  Bethsaide.remplis- 
sant  les  devoirs  de  sa  mo- 
deste  profession,  rcndant  h 
Dieu  le  culte  qui  lui  est  di'i; 
il  vivait  dans  une  ferme 
.'UtenteduMessie.  Ilssefirent 
Ions  deux  disciples  de  Jean- 
liaptiste,  et  Andre,  ayant 
entendu  son  maitre  appeler 
.lesus  I'agneau  de  Dieu, 
s'attacha  au  Fils  de  I'hom- 
me ,  et,  selon  saint  Au- 
gustin,  passa  avec  lui  le  reste  du  jour  et  la  nuit.  Les  pa- 
roles que  le  Christ  lui  fit  entendre  lejelerentdans  I'admi- 
ralion,  il  courut  vers  Simon  el  lui  ditqu'il  avail  vule  Mes- 
sie.  Le  cceur  de  celui-ci,  deja  prepare  par  la  gr&ce,  s'emut 
d'amour  a  cette  nouvelle,  et,  pour  apaiser  la  soif  qu'il 
avail  de  voir  le  Sauveur,  il  conjura  son  frere  de  le  con- 
duire  immediatement  vers  Ji'sus. 

Le  Christ,  les  voyantvenir,  appela  Simon  parson  nom, 
puis,  en  langue  syro-chaldaique,  il  le  nomma  Cephas,  qui 


signifie  pierre  ou  roc.  De  1^,  les  Grecs  firent  Petros,  les 
latins  Petrus,  et  les  Francais  Pierre. 

lis  passerent  quelques  jours  auprte  de  Je.sus-Christ ; 
mais,  I'heurede  leur  vocation  n'etant  pas  encore  venue,  ils 
rotournerent  vers  leurs  barques,  en  se  promettant  de  re- 
venir  entendre  ses  instructions. 

Pierre  se  maria,  et,  loujours  avec  Andre,  il  quilla 
Belhsaide,  bourg  de  la  tribu  de  Nephtali,  dans  la  haute 
Galilee,  et  il  vint  habiler  Capharnaura,  oil  residail  sa 
belle  -mere.  Ndanmoins,  il  n'avait  change  que  de  patrie, 
il  etait  toujours  pecheur. 

Un  jour  qu'il  lavait  ses  filets  sur  le  bordde  la  mer  Tibe- 
riade  ;  il  vit  Jesus  entrer  dans  sa  barque  pour  eviter  le 
tumulte  quefaisait  la  foule  autour  de  lui,  et  de  la  il  con- 
tinua  de  parler  au  people.  Ayant  terming  son  discours, 
Jesus  dita  Pierre  de  Jeter  ses  filets  pour  pScher.  II  avail, 
pendant  toulela  nuit,  fait  de  values  tentatives  pour  prendre 
des  poissons,  et  ce  ne  fut  que  par  respect  et  ob^issance 
qu'il  e.'isaya  de  nouveau.  Cette  fois,  Andre  et  lui  virent 
leurs  filets  tellement  charges,  qu'ilsiHaientprctsh  se  rom- 
prc.  Ils  appelerent  ii  leur  aide  Jacques  et  Jean,  fils  de  Zii- 
bedee,  qui  se  lenaienta  quelque  distance,  el  ils  rcmpli- 
rent  non-seulement  leur  barque,  mais  encore  celle  de  ces 
derniers,  qui  elaient  pechcurs  comme  eux.  —  Avant  ce 
miracle,  Simon  avail  bien  une  grande  veneration  pour 


LES  DOUZE  APOTRES.  — SAINT  PIERRE. 


9 


celui  qu'ilsavait  dlrel'agneaude  Dieii,  maisson  Jmen'e- 
tait  pas  encore  eclairee  par  celte  foi  ardente  qui  devait 
bientot  le  subjuguer.  L'acle  de  puissance  divine  dont  il 
venait  d'etre  tenioin  sembla  dessiller  ses  yeux,  et,  lout  h 
coup,  il  sejetaaux  pieds  du  Christ  en  s'ecriant :  « — Eloi- 
gnez-vous  de  moi,  seigneur,  car  je  suis  un  homme  plein 
d'iniquiles.  •  Cette  profonde  humilite  lui  merita  !es  gra- 
ces immenses  qu'il  devait  oblenir. —  ■  Suivez-moi,  vous 
et  votre  frere,  lui  repondit  Jesus,  je  veux  vous  faire  p6- 
clieurs  d'liommcs.  ■ 

Ilsne  comprirent  certainement  pas  ces  paroles,  car  leur 
inlell  gence  n'avait  pas  encore  ele  epuree  au  feu  de  I'a- 
mour  divin;  niais  ils  obeirent  sur-le-champ,  et  I'obeis- 
sance  ainsi  aveugle  n'a-t-elle  pas  un  double  nierile?  — 
Leurs  barques,  leurs  filets,  leur  cbauniiere,  lout,  ils  I'a- 
bandonnaient  a  la  voix  de  Jesus-Cbrist. 

La  belle-mere  de  Simon  etait  malade ;  I'bomme-Dieu 
la  guerit,  el  ce  bit  elle  qui  viiil  servir  le  premier  repas 
qu'il  fit  dans  la  maison  et  a  la  table  de  son  premier  dis- 
ciple. 

Des  lors,  lecffiur  del'apolre  futouvert,  il  senlit  que  le 
Messie  ^taildevant  lui,  et  que  pour  toujours  il  I'avait  at- 
tache a  lui. — II  n'a  pas  encore  la  perfection  chrelienne, 
mais  il  en  a  le  principe,  la  foi.  Et  lorsque  son  niai- 
Irp  I'aura  nourii  de  ses  divines  lecons,  el  que,  meme  par 


les  faules  qu'il  pourra  commettre,  il  lui  aura  enseigne  le 
moyen  d'eviter  I'ecueil,  il  en  sortira  grand,  sublime;  car 
toutes  les  fois  qu'il  aura  lombe,  il  se  sera  releva  mnjes- 
tueusement.  —  Le  voici  traversant  la  mer  pour  revenir 
ii  Oipharnaiim  avec  lc«  disciples.  Jesus,  apres avoir  mul- 
tiplie  les  pains,  est  resle  dans  le  desert;  mais,  tout  h  coup, 
Pierre  voit  une  ombre  qui  marche  vers  eux  sur  les  eaux; 
il  ne  reconnaitpas  encore  J(5sus,  mais  il  comprend  que  cq 
ne  peut  ^tre  que  lui;  emporte  par  son  amour  pour  son 
divin  maitre,  il  saute  hors  de  la  barque  et  va  a  sa  ren- 
contre en  s'avancant,  comme  lui,  sur  les  eaux;  le  vent 
souffle,  une  faiblesse  humaine  assaillit  son  coeur,  et  la 
grice  fuyant  avec  son  courage,  les  (lots  s'ouvrent  pour 
I'engloutir.  — II  jette  un  regard  effraye  vers  le  Christ,  il 
va  perir,  mais  une  main  est  tendue  vers  lui,  et  il  se  re- 
levc  ^  cote  de  Jesus.  La  crainte  et  le  manque  de  force 
morale  ont  failli  le  faire  succomber;  mais  I'amour  et  la 
foi  I'avoient  mis  dans  le  p6ril,  Tamour  et  la  foi  devaient  le 
sauver. 

Quelque  temps  apres,  le  redempleur  annonce  une  nourri- 
ture  plus  spirituelle  que  celle  de  la  pilque;  le  peuple,  au 
cffiur  lourd  et  epais,  repousse  cette  doctrine  ;  quelqucs 
disciples  meme  suivenl  la  foule  qui  fuit  Jesus-Christ.  ■ — Et 
vous,  demande-t-il  a  ceux  qui  restaient,  ne  voulez-vous 
pas  aussi   m'abandonner'? — Oil  irions-nous,  Seigneur  ? 


s  i'crie  Pierre,  vous  avez  les  paroles  de  la  vie  eter- 
nelle  !  •  —  Quelle  force  son  coeur  et  son  intelligence  ont 
acquise! 

Sur  la  route  de  Cesarce,  Jesus  demande  ce  que  disent 
les  Jutfs  du  Fils  de  I'homme.  On  lui  repond  qu'il  est  Jean- 
Baptiste,  £lie,  Jeremie  ou  un  propbele;  ils'adresse  aux 
apotres  en  leur  disant : — ■  Et  vous,  qui  croyez  vous  que 


je  suis?  >  Simon-Pierre  prend  la  parole  et  lui  repord 
par  ces  mots  :  -—Vous  Stes  le  Christ,  le  fils  du  Dieu  vi- 
vant!  ■  — Confession  eclalante,  qui,  pour  recompense, 
lui  attire  ces  autres  paroles:  «— Vous  etesbien  heureux, 
Simon,  fils  de  Jonas,  parce  que  ce  n'est  point  la  chair  et 
le  sang  qui  vous  ont  revele  ceci,  mais  mon  Pere,  qui  est 
dans  les  cieux ;  et  moi  aussi,  je  vous  dis  que  vous  6les 


iO  LES  DOUZE  APOTR 

Pierre,  et  que  sur  celte  pierre  je  biitirai  mon  ^glise,  con- 
tre  laquelle  les  porlcs  de  I'cnfer  ne  pr^vaudiont  point.  Je 
vous  donnerai  Ics  clefs  du  royaume  des  cieux,  et  tout  ce 
que  vous  lierez  sur  la  lerre  sera  nussi  lie  dans  les  cieux, 
comme  tout  ce  que  vous  d(5lierez  sur  la  tcrre  sera  aussi 
deli(5  dans  les  cieux.  »  —  Confinualion  claire  et  ividenle 
de  la  primauto  de  saint  Pierre,  du  pouvoir  spirituel  des 
apotres,  et  creation  divine  de  la  liierarchie  papalel 

Mais  le  pecheur  de  Capharnaiim  n'avait  pu  depouiller 
encore  toute  sod  enveloppe  charnelle,  il  aimait  la  vie 
terrestre  et  redoulait  la  mort  ;  aussi,  lorsque  le  Christ 
predit  les  souffrances  qui  I'atlendent  a  Jerusalem,  il  le 
supplie  de  fuir  un  lieu  si  fatal  pour  lui,  et  d'eloigner,  autant 
qu'il  elait  en  son  pouvoir,  le  calice  de  douleur  dont  il  doit 
s'abreuver.  —  «  Uetirez-vous,  Satan  !  s'ecrie  J^sus,  vous 
m'files  h  scandale,  vous  n'avez  de  goi\t  que  pour  les  die- 
ses de  la  terre !  »  —  L'amour  dunt  le  Christ  brulait  pour 
I'humanitS  causait  cette  sainte  irritation  conlre  un  senti- 
ment de  crainte  ou  de  pitie  qui  cut  eloigne  le  sacrifice 
qu'il  devaitacconiplir.  Combien  Pierre,  en  entendantces 
paroles,  dut  comprendre  que  la  loi  nouvelle  elait  line  loi 
^'abnegation  et  de  renoncement  a  soi-mcme  I  quelle  le- 
•con  pour  le  preparer,  lui  aussi,  h  la  croi.\  dont  il  devait 
^tre  charge  plus  tardi 

La  bonne  foi  de  Simon-Pierre  est  probablement  I'une 
des  verlus  qui  lui  meritcrent  I'affection  du  Christ.  Sou- 
vent  il  revolt  deseveresreproches,  mais  toujours  c'estlui, 
plus  parliculierement,  que  Jesus  choisit  pour  rendre  te- 
moignage  des  actes  desa  vie  humaine. 

Sur  une  haute  montagne,  Pierre,  Jacques  et  Jean  sont 
conduits  par  le  Christ,  et,  auxyeux  deces  troiihommes, 
le  visage  duFils  deDieu  deviant  brillantcomme  le  soleil, 
et  ses  vetements  preunent  la  blancheur  eclatanle  d.e  la 
neige.  En  meme  temps  ils  voient  paraitre  Moise  et  Elie, 
qui  viennent  s'entretcnir  avec  lui.  Et  Pierre,  extasie  de 
Oct  instant  delueur  celeste,  dita  Jesus:  .—Seigneur,  nous 
sommes  bien  ici ;  faisons-y  trois  tenles,  une  pour  vous, 
une  pour  Moise  et  I'autre  pour  £lie.  »  N'y  a-t-il  pas  dans 
ces  paroles,  oil  il  s'oublie  lui-meme,  une  touchanle  nai- 
vete, et,  en  mi5me  temps,  un  commencement  d'oubli  de 
la  terre  ? 

Mais  I'heure  du  sacrifice  allaitbient6t  sonner.  Jesus,  le 
cceur  plein  de  tristesse,  avail  dita  Pierre  :  « — Jevousdis 
«n  veriti5  que,  dans  cette  meme  nuit,  vous  me  renonce- 
rez  trois  fois  avant  que  le  coq  chante.  »  Et  Pierre,  suc- 
combant  au  pech6  de  la  presoniption,  avait  r^pondu  : 
« — Seigneur,  quand  il  me  faudrait  mourir  avec  vous,  je 
ne  vous  renoncerai  point.  »  Aprfe  la  priere  au  jardin  de 
Gethsemani,  oil  Pierre  s'etait  endormi  pendant  que  son 
maitre  avait  souffert,  Judas  vintaccomplir  par  un  baiser, 
I'ceuvre  inf^me  de  sa  trahison.  Pierre,  pour  defendre  la 
celeste  victime,  lira  son  epee  et  en  frappa  I'un  des  servi- 
teurs  du  grand-pretre ;  mais  il  remit  son  arnie  dans  le 
fourreau,  selon  que  Jesus  le  lui  ordonna,  et  il  suivit  le 
Fils  de  Dieu  que  Ton  menait  ehez  Caiph^  II  enlra  dans 
la  cour  de  la  maison  du  grand-pretre,  pour  savoir  ce  qui 
allait  arriver.  —  C'est  dans  celle  cour  que  trois  fois  il 
eut  peur,  que  trois  fois  il  menlil,  et  [qu'aulant  de  fois  il 
fit  serment  de  n'avoir  jamais  connu  le  Christ.  Cruel  cha- 
timent  d'un  inslant  de  presomption !  Dieu  permit  cette 
iniquite  afin  que,  par  la  suite,  le  pauvre  apotre  ne 
comptiU  pas  autant  qu'il  I'avait  fait  sur  sc\-propres  forces. 
—  Oh;  que  de  larmes coulerent  sur  ses  joues  pour  ra- 


ES. 


SAINT  PIERRE. 


cheler  ce  peclie!  combien  dut  Mre  poignant  pour  lui  le 
regard  que  Jesus  lui  jela  lorsque,  pour  la  Iroisieme  fois, 
le  chant  du  coq  se  fit  entendre  !  —  Les  souffrances  san- 
glanles  qui  prerederenl  le  crucifiement,  la  marclie  vers  le 
Calvaire,  le  dernier  cri  de  I'humanile,  tout  cela  dut  bien 
torturer  le  cceur  de  Simon,  surtout  lorsqu'il  se  rappela  la 
prediction  qui  lui  avait  He  faite.  —  Saint  Jerome  dit  que 
les  joues  de  saint  Pierre  furentcreus^es  par  ses  larmes  de 
repentir. 

Tout  elait  consomm^. 

Le  troisieme  jour  le  Christ  ressuscita  d'entre  les  morts 
et  apparut  aux  sainles  fenimes.  Ce  fut  Jean  qui  vint  ap- 
prendre  cette  confirmation  des  prophelies  il  Simon-Pierre, 
lis  coururent  vers  le  tonibeau,  ils  n'y  vireiit  que  des 
linceuls. — Mais  I'ange  qui  avait  apparu  ;i  Marie-Madeleine 
fit  dire  aux  apotres  de  se  rendre  en  Galilee,  oil  Jesus  se 
ferait  voir  a  eux,  ainsi  qu'il  le  Icur  avait  annonc6  avant 
sa  mort. 

Quelques  jours  apres,sur  les  bordsdela  mer  Tiberiade, 
Simon-Pierre,  Thomas  Didynie,  Nalhana(_-I,  qui  etait  de 
Cana  en  Galilee,  les  fils  de  Zebedije,  et  deux  autres  des 
disciples  de  Jesus,  se  prcparaient  a  pecher;  ils  entrerent 
dans  une  barque,  mais  pendant  toule  lanuil  ils  ne  prirent 
rien.  Le  matin  etant  venu,  le  Christ  parut  sur  le  rivage, 
sans  que  ses  disciples  I'eussent  reconnu;  il  leur  demanda 
s'ilsn'avaientaucunenourriture.  « — Non,r^pondirent-ils. 
— Jetez  le  filet  du  c6l(5  droit  dela  barque,  etvous  en  trou- 
verez.  •  lis  le  jeterent  aussitot,  et  ils  ne  pouvaient  plus  le 
retirer,  tant  il  elait  charge  de  poisson.  Alorsledisciple  que 
Jesus  aimait  dit  a  Pierre  :  « — C'est  leSeigneur.  ■  Pierre  le 
reconnaissant  mit  un  vetement,  car  il  elait  nu,  et  se 
jeta  dans  la  mer  pour  fitre  plus  tot  aupres  de  lui,  et 
pour  se  prosterner  a  ses  pieds.  Jesus  dit  aux  apotres  : 
« — Apportez  de  ces  poissons  que  vous  venczde  prendre. » 
Simon-Pierre  rcmonta  dans  la  barque  et  lira  i  lerre  le 
filet  qui  etait  plein  de  cent  cinquante-lrois  grands  poissons. 
J&usdit  ensuileaux  apotres  :  « — Venez  diner, »  etayant 
pris  le  pain  il  leur  en  donna  ainsi  que  du  poisson.  Apres 
qu'ilseurentdini',Jesusdila  Simon- Pierre:  • — Simon,  fils 
de  Jean,  m'aimez- vous  plus  queue  font  ceux-ci? — Oui,  Sei- 
gneur, i'6pondit-il,  vous  savez  queje  voiisaime. » Jesus  lui 
dit  :  I  —  Failes  paitremes  agneaux.  •  II  lui  demanda  de 
nouveau  :  • — Simon,  fils  de  Jean,  m'aimez-vous?  »  Pierre 
repondit:  «—Oui,  Seigneur,  vous  savez  queje  vous  aime. » 
Jesus  lui  dit:  •  —  Faites  paiire  mes  agneaux.  »  — Pour  la 
troisi&me  fois  il  lui  demanda: «  — Simon,  m'aimez-vous? » 
Pierre,  louche  de  cette  troisieme  demande  sur  la  m^me 
question,  craignit  d'avoir  dejci  trop  parl^  de  son  propre 
amoursans  bien  connaitrecelui  qui  pouvaitexisterdansle 
coeur  desaulresapotres,  et,  baissant  la  ISle,  ilgarda  le  si- 
lence. Jesus  lui  repela  :  • — Faites  paitre  mes  agneaux.  • 

Sublime  naivete  du  p£-cheur  de  Capharnaiim  I  Une  fois 
il  a  d^jJi  trop  compte  sur  sespropres  forces,  et,  se  rappe- 
lant  ses  fautes,  il  evite  en  tremblant  la  presomption  qui 
en  avail  ete  la  cause. 

C'est  a  la  suite  de  cetle  sci;ne  louchaiUe  que  Ji5sus 
preditii  Pierre  lessouffrances  qu'il  doitepiouver  et  m6me 
son  genre  de  mort :  • — Lorsque  vous  eticz  plus  jeune,  lui 
dit-il,  vous  vousceigniez  vousmeme,  et  vousalliezou  vous 
vouliez  ;  mais  lorsque  vous serez  vieux,  vous(?lendre2vos 
mains,  et  un  autre  vous  ceindra  et  vous  miMiera  ou  vous 
ne  voudrez  pas.  »  Saint  Pierre  se  rejouit  en  ecoulanl  ces 
funi.'bres  paroles,  car  il  compril  dte  lors  qu'il  boiraitdans 


LES  DOUZE  APOTRES.  —SAINT  PIERRE. 


II 


le  calice  de  son  niailreet  qu'il  aurait  occasion  de  faire  une 
reparation  publique  de  son  premier  peche. 

Une  dernieie  fois  assembles  sur  une  montagne  de  Gali- 
lee, les  onzeapotres  virent  apparailre  Jesus-Christ;  quel- 
ques-unsd'enlreeuxavaientencoredesdoutes,  maisil  leur 
dit:  « — Toute  puissance  m'a  ete  donnee  dans  lecieletsur 
la  terre;  allez  done  et  instruisez  tous  les  peuples,  les 
baptisant  au  nom  du  Pere,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit!  » 

Le  Messieavait  accompli  les  propheties,  11  etait  remon- 
te  vers  son  Pere. 

Maintenant  voici  ces  liommes  pauvres,  illettres,  de- 
nu^s  de  tous  secours  humains,  charges  d'accomplir  la 
civilisation  universelle,  —  et  leur  chef,  celui  qui  a  recu 
mission  de  les  conduire  dans  la  voie  de  gloire,  c'est  un 
p^cheur,  un  simple  pScheur.  Oh !  ou  done  serait  leur  force 
et  leur  couragesi  le  Saint-Esprit  n'allait  bientot  descend  re 
sur  eux ! 

Le  jour  dela  Pentecole,  r^unis  dans  un  meme  lieu,  ils 
entendirent  tout  a  coup  un  grand  bruit;  on  eiitdit  le  vent 
soufflant  avec  toute  la  violence  et  limpetuosite  que  lui 
donne  une  tempSte.  En  niAme  temps  de  petites  flammes 
s'arreterent  sur  chacun  d'eux,  et  aussitdt,  aninies  de  I'es- 
prit  de  Dieu,  aucune  langue  ne  leur  fut  etrangere.  II  y 
avail  alors  dans  Jerusalem  dcs  Juifs  de  toutes  les  nations 
qui  sont  sous  le  ciel.  Des  que  ce  miracle  fut  connu,  ils 
s'asseniblerent  en  grand  nombre  et  furent  epouvantes  de 
les  entendre  parler  ainsi  tous  les  langages  humains.  —  Les 
Parlhes,  les  Medes,  les  filamiles,  les  peuples  dela  Mesopo- 
taniie,  de  la  Jud^e,  de  la  Cappadoce,  du  Pont  et  de  I'Asie, 
les  Cretois  et  les  Arabes  s'anfitaient  ebahis  en  se  deman- 
dant d'oii  venait  un  evenement  si  extraordinaire.  Quelques- 
uns,  peu  sens(5s  dans  leurs  sarcasmes,  pretendirent  que  les 
apotres  etaient  ivres  et  pleins  de  vin  nouveau;  alors  Pierre 
se  pr&enlant^leva  la  voix  et  leur  dit :  « — 0  Juifs,  et  vous 
tous  qui  demeurez  dans  Jerusalem,  ^coutez  ce  que  je 
vais  vous  dire,  et  reflechissez  sur  mes  paroles.  Ces  per- 
sonnes  ne  sont  pas  ivres,  conime  vous  le  pensez,  puisqu'il 
n'est  encore  que  la  troisi^me  heure  du  jour,  niais  c'est 
06  qui  a  et6  annonce  par  le  prophbte  Joel :  «  Pour  les  der- 

•  niers  temps,  ditle  Seigneur,  je  repandrai  de  mon  esprit 

•  sur  toute  chair  :  vos  fils  et  vos  fiUes  prophetiseront; 
'  vos  jeunes  gens  auront  des  visions  et  vos  vieillards  au- 
«  ront  des  songes.  En  cejour-laje  repandrai  de  mon  esprit 
.  sur  mes  serviteurs  et  sur  messervanles  etilsprophetise- 
■  ronl;jeferaiparaitreenhautdesprodigesdansleciel  eten 
«  bas  des  signes  extraordiriaires  sur  la  terre  ;  du  sang,  du 
«  feu  et  une  vapeur  de  fumee;  le  soleil  sera  change  en 
«  tta^bres  et  la  lune  en  sang,  avant  que  le  grand  jour 
«  du  Seigneur  arrive  et  paraisse  avec  eclat.  Et  pour 
«  lors  quiconque  invoquera  le  nom  du  Seigneur  sera 
«  sauvfe.  »'0  Israelites,  ecoulez  les  paroles  que  je  vais  vous 
dire  :  vous  savez  que  Jesus  de  Nazareth  a  ete  un 
homme  que  Dieu  a  rendu  celebre  parmi  vous  par  les 
merveilles,  les  prodiges  et  les  miracles  qu'il  a  faits  par 
lui  au  milieu  de  vous.  Cependant  vous  I'avez  crucifie  et 
vous  I'avez  fait  mourir  par  les  mains  des  mechants,  vous 
ayant  ete  livr^  par  un  ordre  exprcs  de  la  volonte  de  Dieu, 
et  par  un  decret  de  sa  prescience.  Mais  Dieu  I'a  ressusciti5 
en  arretant  les  douleurs  de  I'enfer,  elant  impossible 
qu'il  y  fut  retcnu,  car  David  dit  de  lui  :  i<  J'avais  toujours 
le  Seigneur  prfeentdevant  moi,  parcequ'il  est  a  ma  droite 
afin  que  je  ne  sois  pas  ebranle;  c'est  pour  cela  que  mon 
coeur  s'est  rejoui,  que  ma  langue  a  chante  de  joie  et  que 


ma  chair  mfeme  reposera  en  esperance,  parce  que  vous  ne 
laisserez  point  mon  coeur  dans  I'enfer  et  ne  permettrez 
point  que  votre  saint  eprouve  la  corruption.  Vous  m'avez 
fait  connaitie  le  chemin  de  la  vie,  et  vous  me  remplirez 
de  la  joie  que  donne  la  vue  de  votre  visage.  »  Mes  freres, 
qu'il  me  soit  permis  de  vous  dire  hardiment  du  patriarche 
David  qu'il  est  mort,  qu'il  a  ete  enseveli,  et  que  son  se- 
pulcre  est  parmi  nousjusqu'a  ce  jour.  Comnie  il  etait 
done  prophele  et  qu'il  savait  que  Dieu  lui  av;iit  promis, 
avec  scrment,  qu'il  ferait  naitre  de  son  sang  un  fils  qui 
serait  assis  sur  un  trone,  dans  cette  connaissance  qu'il 
avait  de  I'avenir  il  a  parle  de  la  resurrection  du  Christ  en 
disant  qu'il  n'a  point  ^t^  laiss6  dans  I'enfer  et  que  sa 
chair  n'a  point  eprouve  la  corruption.  C'est  ce  J^sus  que 
Dieu  a  ressuscito,  ct  nous  sommes  tous  temoins  de  sa  re- 
surrection. Aprfesdonc  qu'il  a  i5ti5  61eve  par  la  puis.sance 
de  Dieu  et  qu'il  arefu  I'accomplissement  de  la  promesse 
que  le  Pere  lui  avait  faite  d'envoyer  le  Saint-Esprit,  il  a 
repandu  cet  Esprit  saint  que  vous  voyez  et  entendez 
maintenant.  Car  Da\id  n'est  point  monle  dans  le  ciel  :  or, 
il  dit  lui-meme  :  Le  Seigneur  a  dit  h  mon  Seigneur  : 
Asseyez-vous  a  ma  droite,  jusqu'a  ce  que  je  reduise  vos 
ennemis  a  vousservir  de  marche-pied;  que  toute  maisou 
d'Israel  sache  done  tres-certainenient  que  Dieu  a  fait 
Seigneur  et  Christ  ce  Jesus  que  vous  avez  crucifie.  » 

Les  Juifs,  en  enlendant  ce  discours,  furent  emus  de 
coniponction,  et  ils  direnta  Pierre  et  aux  autres  apotres  : 
« — Mes  freres,  que  faut-il  que  nous  fassions? »  Pierre  leur 
repondit:  • — Faites  penitence,  et  que  chacun  de  vous  soit 
baptise  au  nom  de  Jesus-Christ,  pourobteniria  remission 
de  ses  peches,  et  vous  recevrez  le  don  du  Saint-Esprit. » 

Trois  mille  personnes  recurent  ainsi  la  parole  et  le 
baptijme. 

Le  mfime  jour,  ^  la  neuvifeme  heure,  Pierre  el  Jean 
moutaient  au  Temple  pour  assister  h  la  priere;  ils  virenl 
a  la  porte  un  homme  boiteux  des  le  ventre  de  sa  mere, 
que  Ton  mettait  la  tous  les  jours  afin  qu'il  demandSit 
I'aumone  h  ceux  qui  enlraient;  cet  homme  ayant  vu  Pierre 
el  Jean  les  pria  de  lui  donner  quelque  secours.  Pierre 
s'arretant  lui  dit :  «  — Regardez-nous.  » 11  lesregardait  at- 
lentivement,  esperant  recevoir  ce  qu'il  avait  demande;  I'a- 
polre  lui  dil :  • —  Je  n'ainior  ni  argent,  mais  ceque  j'aije 
vous  le  donne ;  levez-vous,  au  nom  de  J6sus-CUrist  de  Na- 
zareth,etmarchez.  •  Le  boiteux  selevaaussitotet  commenca 
i  marcher.  Le  peuple  etonne  vint  s'attrouper  autour 
des  deux  disciples,  etilsemblait  leuratlribuer  le  merilede 
cette  action;  mais  leur  chef,  saisissant  avec  ardeur  toute 
occasion  de  glorifier  son  divin  maitre,  dit  :  « —  C'est  par 
la  puissance  de  Jesus  que  nous  avons  gu^ri  cet  homme. » 

Les  priilres,  le  capitaine  des  gardes  du  Temple  et  les 
Sadduceenss'etaientirritesenvoyantque,parleurssimples 
discours,  les  apotres  convertissaient  k  la  nouvelle  loi  des 
populations  tout  entieres;  mais  lorsqu'ils  eurent  connais- 
sance du  miracle  que  Pierre  et  Jean  venaient  d'operer, 
leur  colore  n'eut  aucune  borne,  et  ayant  failvenir  ces  deux 
hommes,  ils  leur  demandcirent  par  quelle  puissance  ou 
au  nom  de  qui  ils  avaient  agi.  Pierre  prit  hardiment  la 
parole,  et  toujours  c'esl  la  foi  ardente  qui  deborde  de  son 
coeur:  • — Puisque,  dit-il,  on  nous  demande  raison  aujour- 
d'hui  du  bien  que  nous  avons  fait  ij  un  malheureux, 
nous  vous  deelarons,  a  vous  tous  eta  tout  le  peuple  disrael, 
que  c'esl  par  le  nom  de  notre  Seigneur  Jesus-Christ  de 
Nazareth,  crucifie  par  vous  etressuscile  par  Dieu  d'entre 


12 


LES  DOUZE  APOTIIES— SAINT  PIERUE. 


]es  morts,  que  cet  homme  a  cti^  gueri  ct  qu'i!  est  debout 
devant  vous.  C'est  eetle  pierre  que  vous  autres  architerles 
avoz  rejelt^o,  et  qui  cependant  a  ele  faile  la  prinripale 
pierre  de  l'ani;le. 

La  fermct6  el  I'eloquonce  de  cet  apdtre,  que  I'oii  con- 
naissajt  pour  un  homme  du  peuple,  ne  firent  qu'augmen- 


ter  I'etonnement  de  ceux  qui  I'entendaient,  et  dej'a 
les  enfants  d'lsrai'l  qui  ne  croyaient  pas  en  Jesus-Christ 
commenrferent  a  sentir  dans  leur  ca'ur  le  trouble  el 
I'incerlitude.  Neanmoins  les  Sadduceens  firent  defendre;i 
ces  nobles  athletes  de  parler  a  I'avenir  au  nom  de  Jesus- 
Christ.  Impuissante  prohibition,  qui  ne  pouvait  qu'au<; 


Sa    t    r  tr  t  e     r  1  un  bo  teux 


menlerleur  rele,  tant  leur  foi  elait  devenue  inebranlable  ! 

Le  nombre  des  fideles  allait  croissant,  et  il  n'y  avait 
point  depauvres  parmi  eux,  parceque  lous  ceux  qui  pos- 
sedaient  des  fends  de  terre  ou  des  maisons  les  vendaient 
et  en  rnetlaient  le  prix  aux  pieds  desapolres.  Un  homme 
nomme  Anaiiie,  etSaphire  sa  femme,  vendirentainsileur 
patrimoine.  lis  vinrent  en  deposer  le  prix  entre  les  mains 
de  saint  Pierre,  s'en  reservant  secrelement  une  porlion. 
Mais  le  pasteur  du  Iroupeau  chretien  eut  a  I'instant  con- 
naissance  du  mensonge  qui  lui  elait  fait,  elayant  denian- 
de,  d'abord  ^  Ananie,  puis^Saphire,  s'ils  n'avaient  vendu 
leurfondsde  terre  que  pour  celle  somme,  ils  repondirent 
oui  I'un  apres  I'autre,  et  I'un  apres  I'autre  ils  rendirent 
i'esprit,  frappes  par  la  colere  de  Dieu.  —  Terrible  et  juste 
repression  de  I'esprit  du  nial  qui  se  glissait  deja  dans  le 
berceau  du  christianisme. 

Tourraente  par  les  pro^resde  la  nouvelleloi,  epouvanle 
par  les  miracles  que  faisaient  les  apotres  et  surtout  par 
les  nombreuses  guerisons  qu'op(5rait  seule  I'ombre  de 
Pierre,  le  grand  conseil  fit  metlre  en  prison  les  douze 
disciples  du  Christ ;  mais  un  ange  leur  ouvrit  les  portes 
de  fcr  et  leur  commanda  de  sorlir  pour  aller  de  nouveau 
pr^cher  en  liberttj  la  doctrine  de  \ie.  Le  capitaine  des 
gardes  du  Temple  et  les  princes  des  prf  tres  s'assemblerent 
pour  d(5lib6rer  sur  le  sort  de  ceux  qu'ils  croyaient  encore 
leurs  prisonniers ;  mais,  au  moment  oil  ils  exprimaient 
leur  grand  embarras  sur  ce  point,  on  vint  leur  dire  que 
ceux  qu'ils  avaient  ecroues  dans  la  maison  publique 
etaient  a  cette  heure  dans  le  Temple,  oii  ils  enseignaient 
le  peuple.  Transportes  de  rage,  les  puissants  Sadduceens 
les  firent  de  nouveau  conduire  devant  eux;  mais  celle 
fois  ils  se  virent  forces  de  les  trailer  avec  douceur, 
dumoins  dans  les  rues  de  Jerusalem,  car  la  foule  eiit  la- 


pide  les  soldals  el  le  grand  conseil.  Un  pharisien,  nomm(^ 
Gamaliel,  sut  tirer  le  conseil  de  I'embarras  oil  il  elait  en 
lui  disant  ces  paroles  :  • — Ne  vous  melez  point  de  ce  qui 
regarde  ces  gens-lJi,  et  laissez-les  faire ;  car  si  ce  conseil 
ou  cette  ceuvre  vient  des  hommes,  elle  se  delruira,  tandis 
que  si  elle  vient  de  Dieu,  vous  ne  pourrez  la  d^lruire,  et 
vousseriezen  danger  de  comballre  conlre  Dieu  mdme.  • 
—  Ils  se  rendirent  a  cet  avis,  et  ayant  fait  fouetter  les 
apotres  ei  leur  ayant  dcfendu  de  parler  k  I'avenir  au  nom 
de  Jesus,  ils  les  rcnvoyirent.  —  Race  de  viperes,  chaque 
outrage  que  vous  faisiez  eprouver  b  ces  defenseurs  de  la 
foi,  chaquo  coup  doni  vous  les  frappiez,  elait  un  nouvel 
ebranlement  donn^  au  vicil  edifice  de  vos  anciennes 
croyances! 

Peu  de  temps  aprte,  une  grande  persecution  se  souleva  con- 
lre I'eglise,  et  lesbrebis,  effrayecs  des  hurlementsdesloups, 
se  disperserent  dans  la  vallee.  Les  pasteurs  seuls  reslerent 
inebranlables,  protegeant  leur  fdible  Iroupeau  conlre  les 
coupsdontraccablailunjcune homme  nomme  Saul.  Pierre 
et  Jean  furentenvoyesen  Samarie  pour  imposer  les  mains 
et  donner  le  Saint- Esprit  a  ceux  qui  avaient  reeu  la  pa- 
role de  Dieu;  et,  dans  la  ville  de  Samarie,  un  niagicien, 
nomme  Simon,  ayant  ele  baptise,  offrit  de  I'argent  h 
Pierre  pour  qu'il  lui  donnJt  le  droit  de  faire  des  miracles 
comme  lui.  Mais  Pierre,  indigne,  le  repoussa  en  lui  di- 
sant :  «  Que  voire  argent  perisse  avec  vous,  vous  qui 
avez  cru  que  le  don  de  Dieu  put  s'acquerir  avec  de  I'ar- 
gent !  » 

Saiutfilicnne  avail  donne  savir  pour  Jesus-Christ,  ilve- 
nait  de  prendre  dans  le  ciel  la  premiere  couronne,rougiedu 
glorieux  sang  des  marlyi's;  Saul,  arrele  sur  le  chemin  de 
Damas,  apres  avoir  domande  le  ba|ileme  au  disciple  Ana- 
nie,  confessait  lenom  du  I'ds  de  Dieu  el  le  redisait  ii  J^- 


LES   DOIZE  APOTRES.  — SAINT  PIERRE 

rusalem.L'£)glise,  dans  un  instant  de  calme,  etendait  ses 
salulaires  influences  dansloute  la  Judee,  la  Galilee  et  la 
Samarie.  Pierre,  parti  deJLydde.oii  il  avail  gueri  Ic  para- 
lylique  Enee,  ressuscitait  a  Joppe  la  vertueuse  Tabilhe, 
et,  dans  la  maison  de  Simon  le  corroyeur,  il  recevait  la 
visite  d'un  ange  qui  lui  disait  d'aller  a  Cesaree  bapliser  le 
centurion   Corneille.    Ensuile  il  avail    vii  celle  nappe 


13 

mysterieuse  par  laquelle  Dieu  avalt  voulu  lui  faire  com- 
prendre  que  Toeuvrede  redemption  ne  s'adressait  pas  seu- 
lement  aux  Juifs,  mais  bien  aux  gentils  et  k  tous  les  idu- 
laties  de  I'univers.  —  Le  lendemain,  il  suivail  les  deux 
domestiques  de  Corneille  et  le  soldat  qui  etaient  venus  le 
chercher,  el,  arrive  a  Cesaree,  dans  la  maison  du  centu- 
rion, qui,  a  sa  vue,  se  jetail  a  ses  picds,   il  lui  disait  : 


Ln  ange  vient  ordonner  j  saiut  Ficrre  d'aller  bapliser  le  cenluiiun  Corneille. 


•  —  Relevez-vous,  car  je  ne  suis  qu'un  iiomme  comme 
vous  !«  et  il  le  baptisait. 

De  Cesaree  il  se  rendit  a  Antioche,  oil  I'Evangile  faisait 
de  nombreux  proselytes  qui  commencaient  a  porter  le 
noni  de  cliretiens.  Les  douze  apotres  s'etaient  partage  le 
monde;  Pierre  etait  destine  a  porter  la  parole  de  Dieu 
<lans  la  capilale  du  monde  remain.  Ce  fut  apies  avoir, 
pendant  sept  ans,  gouverne  I'eglise  d'Antioche,  en  repan- 
dant  la  foi  dans  loule  I'Asie,  le  Pont,  la  Galatie,  la  Bi- 
thynie  et  la  Cappadoce,  qu'enrichi  de  tant  de  depouilles 
arrachces  au  demon,  il  entreprit  de  Taller  terrasser  a 
Rome,  oil  il  semblait  avoir  fonde  le  Ir6ne  deses  inimilies 
centre  le  genre  humain.  —  Ce  meme  homnie,  qui  avail 
recule  en  face  d'une  servanle,  el  qui  avail  renie  son  Dieu 
parun  sentiment  de  crainlc  futile,  ne  liemblait  plus  au- 
jourd'bui  devant  les  empereuis  et  les  legions  de  la  cile 
paienne. 

Claude  r^gnait  alors  dans  ce  centre  de  I'idolJitrie  oil 
Pierre  venail  de  planter  I'etendard  sacre  de  I'fivangile. 
Le  senateur  Pudenlius  fut  un  des  premiers  Remains  qui 
recurent  le  bapteme.  De  la  il  revient  a  .lerusaleni.  Dans 
cette  ville  il  y  eut  bienlot  un  si  grand  nombre  de 
Chretiens  qu'Herode  Agrippa,  pour  arreler  celle  sainle 
impulsion ,  fit  jeter  dans  les  fers  le  chef  de  I'figlise 
naissante.  Seize  soldals  le  gardaient  charge  de  chaines; 
mais  que  sent  les  efforts  des  honimes  centre  la  puis- 
sance de  Dieu  I  Un   ange  delivra   raputie,  et  apres  lui 


avoir  fait  traverser  les  portes  de  la  prison,  il  le  laissa 
dans  une  rue  de  Rome.  C'est  alors  que  Pierre  va  Trapper 
a  la  porle  de  la  maison  de  Marie,  mere  de  Jean  Slaic,  oii 
un  grand  nombre  de  fideloi  elait  en  prii;res.  Uneser\anle 
reconnul  sa  voix,  et  dans  son  transport  de  joie,  oubliani 
d'ouvrir  h  celui  qui  s'etait  nomme,  elle  court  dire  aux 
Chretiens:  • — Pierre  est  a  la  porle  ! »  On  ouvrit,  il  entra, 
on  le  reconnut,  et  la  joie  des  fideles  se  melangea  aux  ac- 
tions de  graces. 

Pcu  de  temps  apres,  il  ecrivit  sa  premiere  epilre  aux 
Chretiens  duPonl,  de  la  (lalalie,  de  I'Asie  el  de  la  Cap- 
padoce. On  y  trouve  loule  la  dignile  el  la  viguour  du 
prince  des  apotres. 

L'an  51  de  Jesus-Christ  il  assemble  le  concile  de  Jeru- 
salem, el  il  y  fail  decider  que  les  gentils  converlis  a  la 
foi  ne  seront  pas  tenus  de  se  soumellre  aux  observances 
mosa'i'ques,  comme  le  voulaient  les  Jui fs  deveuus  Chretiens. 

Enfin  saint  Pierre,  parvenu  a  un  age  avance,  voyaitap- 
procher  pour  lui  la  couronne  du  marlyre,  que  le  Sauveur 
lui  avail  promise.  Unefois,esl-il  dit,  il  eutencoreunmou- 
vemenl  de  faiblesse  charnelle,  et  pour  evilerla  perseculion 
que  Neron  exercait  a  Rome,  il  sorlail  de  celle  ville;  mais 
il  renconlra  Jesus  sur  son  chemin,  el  ayant  Oemande  . 
• — Seigneur,  oil  allez-vous"?  ■  il  lui  fut  repondu  :  • — Je 
vais  il  Jerusalem  pour  y  elre  erucifie  une  seconde  fois.  • 
!1  compril  le  sens  de  ces  paroles,  et  revint  dans  la 
ville  idolalre,  oil  Neron  le  fit  jeler  dans  un  cachot. 


u 


NOTRE-DAME  DE  PARIS. 


Avanl  de  triompher  de  ce  barbare  empereur  par  une 
mort  gloricuse,  Pierre,  qui  fut  martyrise  avec  Paul,  rem- 
porta  une  cclalante  victoire  sur  le  plus  grand  ennemi  que 
Vfegliseeut  en  ces  premiers  temps.  Simon  le  magicien, 
qui,  loin  d'avoir  profile  du  severe  exemple  qui  lui  avail 
6i&  donne  a  Samarie,  employail  tous  scs  efforts  k  decrier 
et  ruiner  I'fleuvreevang^lique,  pretendait,  lui  aussi,  avoir 
le  pouvoir  de  faire  des  miracles,  et  il  avail  annonce  pour 
en  donner  une  preuve  que,  devanl  tous  les  citoyens  et 
I'empercur  lui-mSme,  il  s'clfeverail  dans  les  airs.  —  C'^- 
lait  par  le  secours  des  demons  que  Simon  esperait  accom- 
plir  .<;on  ascension;  mais  Pierre  et  Paul  ayantappris  celle 
odieuse  tentative  se  mirent  en  priere,  et  Simon,  s'etant 
effectivement  enlev^,  fut  subitemenl  abandonne  par  la 
puissance  infernale  et  tomba  lourdemcnt  sur  la  lerre;  ses 
jambes  furent  bris6es,  el  son  sang  rejaillit  jusque  sur  le 


pavilion  d'uii  Neron  le  regardait.  On  Temporta;  mais  ar- 
rive dans  sa  maison,  il  se  precipila  du  haul  d'une  fenfire 
el  se  lua. 

Lejourdu  marlyre  de  Pierre  et  de  Paul  6tait  venu; 
on  les  conduisil  ensemble  hors  la  villo  jusqu'au  lieu  ap- 
pele  les  Eaux  Sahnennes.  On  preseuta  a  saint  Pierre 
I'instrument  de  son  supplice  :  c'elait  une  croixl  A  celle 
heure  supreme,  la  joie  inonda  son  visage,  il  leva  les  yeux 
au  ciel,  heureux  de  mourir  comme  son  maitre,  mais 
voulanl  faire  un  dernier  acle  d'humilite,  il  demanda 
qu'on  le  crucifiSl  la  tete  en  bas.  —  Ses  bourreaux  se 
rendirent  a  sa  priere.  —  Saint  Paul,  comme  citoyen  ro- 
main,  eut  la  iSte  tranchSe. 

Quelle  mort  pouvait  couronncr  plus  majeslueusement 
une  vie  consacrie  k  I'enfanl  de  Nazareth? 

Andre  Tuomas. 


BISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  CATHEDRALES  DE  FBANCE. 


NOTRE-SAME  BE  PAHIS. 


Les  peuples,  suivant  leur  genie,  se  sont  plu  dans  tous 
;  es  temps  a  prodiguer  aux  monuments  religieux  les  acces- 
soires  d'une  architecture  toujoursen  rapport  avec  les  idees 
dominantes. 

Ainsi  dans  le  polylheisme  sensuel  des  Grecs ,  les 
formes  arrondies,  elegantes,  riches,  prevalurent  avec 
I'ordre  corinlhien  ;  tandis  qu'avec  le  chrislianisme  la  s6- 
verile  el  la  hardiesse  du  style  gothique  ligurent  la  foi 
qui  s'eleve,  spiritualis^e,  vers  le  ciel.  La  foi  vitdans  ces 
fenelres  ogivales,  qui  supporleraienl  des  niontagnes;  dans 
ces  voilles  sombres,  myslferieusemenl  suspendues  au-des- 
sus  de  la  lerre,  dans  la  pose  et  le  Ion  de  ces  statues  d'oii 
s'exhalent  ^  flots  la  sainte  poesie  el  I'ardente  priere.  II 
n'apparlient  qu'a  des  epoques  negatives  de  transformer 
les  temples  Chretiens  ea  boudoirs  r,elui§ants  de  doru,res  et 


tapisses  de  tableaux,  oil  les  hardiesses  d'un  art  profane 
ont  remplac^  les  formes  s^veres  del'art  chretien. 

C'esl  principalemenl  dans  nos  vieilles  calhedrales  quo 
nous  pouvons  esperer  de  rctrouver  encore  ces  caract^res 
imposants  et  en  quelque  sorte  divins  que  I'espril  mo- 
derne,  renforce  de  badigeonnage,  s'efforce  de  faire  dis- 
paraitre  de  nos  temples. 

Dans  celle  intention  nous  passerons  en  revue  les  plus 
remarquables  eglisesde  France,  non  point  sans  doulepour 
nous  laisser  allcr  h  un examen  arlistique,  hors  de saison dans 
ce  journal,  mais  pour  donner  a  nos  lecleurs  une  idee  juste 
el  suflisante  de  ces  magnifiques  poeniesduraoyen  age. 

Nous  commencerons  par  Notre-Dame  de  Paris,  cette 
imposaiite  reine  de  nos  cathMrales. 

Combien  ce  seul  nom  ne  reveille-t-il  pas  de  sou\enirs 


NOTRE-DAME  DE  PARIS. 


IS 


dans  le  pass6 !  que  de  grands  evenements  se  sont  accom- 
plis  autour  de  ces  tours  geanles,  qui  dominent  fierement 
la  capitale,  et  semblenl  se  dresser  par- dessuslescombles 
des  hauls  (Edifices  pour  mieux  conlemplcr  le  cours  pai- 
sible  et  les  mcandres  de  la  Seine!  Voyez-les,  avec  leurs 
neurons,  leurs  ogives,  leurs  sculptures  dentelees.leursgale- 
ries  etieurscreneaux;  voyez-les,  noircies  par  I'haleinedcs 
siecles,  plonger  dans  les  regions  celestes,  comme  une  im- 
muable  pensee  d'immortalile! 

L'une  d'elles,  la  plus  nieridionale,  porle  ce  fameux 
bourdon,  qui  a  resiste  a  toules  les  lempetesr^volulionnai- 
res,  et  dont  la  voix  solennelle  semble  venir  du  firmamenl. 
Cette  cloche  p6se  seize  niiUe  kilogrammes,  et  son  baltant 
quatre  cent  quatre-vingt-huit.  Elle  eut  pour  parrain  et 
marraine  Louis  XIV  etia  reine  Marie-Therese. 

Debout  aux  deux  angles  de  la  grande  facade,  lesdeux  tours 
voient  s'^lever,  a  leur  piedet  dans  I'espace  qui  les  separe, 
troisportiquesin^gaux,  decores  d'ornenients  et  de  statues 
gothiques ;  au-dessusestune  ligne  devingt-huit  niches  oc- 
cupees  autrefois  par  les  statues  des  rois  de  Franceet  vides 
depuis  1792.  Cette  ligne  de  niches  est  surmonlee  d'une 
rose  monstrueuse,  ciseleeh  jour,  et  qui  n'a  pas  nioins  de 
quatorze  metres  de  large,  ouvrage  aussi  colossal  que 
merveilleusement  elabore.  Sur  la  rose  s'eleve  audacieu- 
sement  une  galerie  allant  d"une  tour  a  I'autre,  et  dont  les 
sveltes   colonnettes  sont  d'une  grice  admirable. 

Qu'on  se  figure  la  splendeur  exti5ricure  de  cetle  entree, 
surtout  lorsqu'un  grand  escalier  de  onze  marches  I'ex- 
haussait  au-dessus  du  sol,  et  que  la  main  du  vandalisme 
n'avaitpasmulileses  ornementsetdepouillesesportiques ! 

L'interieur  de  I'eglise,  qui  a  la  forme  d'une  croix  la- 
line,  impose  par  ses  larges  et  belles  proportions.  La  nef 
du  milieu,  soutenue  par  vingt  piliers gothiques,  repond  h 
la  majesle  de  la  facade  exterieure ;  de  chaque  cote  sont 
deux  rangs  de  nefs  moins  elevees,  mais  remarquables  en- 
core, et  qui  soutiennent  de  vastes  galeries  que  remplit  la 
foule  aux  jours  des  grandes  solennites. 

Notre-Dame  est  eclairee  de  cent  treize  vitraux,  mais  qui 
n'egalentpas en  beaute ceuxde Saint-Germain-l'.Auxerrois. 
Elle  contenait  aulrefciis  un  nombre  prodi-ieux  de  statues 
et  de  tableaux  qui  ont  disparu  dans  les  revolutions  poli- 
liques. 

.4u  rond-point  de  Tcglise  on  admire  la  chapelle  de  la 
Vierge,  que  decorait  jadis  le  fameux  lanipadaire  compo.se 
de  sept  lampes  d'argent.  Louis  XIV  en  avail  donne  six. 
La  seplieme,  en  forme  de  vaisseau,  etait  un  don  de  la 
viilede  Paris. 

Le  cha:ur,  avec  ses  niajeslueuses  fenetres,  est  d'un 
aspect  lout  a  fait  grandiose.  Lemaitre-autelest  decore  de 
six  anges  de  bronze  poses  sur  des  socles  de  marbre  blanc. 
Derriere  cet  autel,  sousl'arcade  du  milieu,  est  une  descento 
de  croix  en  marbre,  appelee  le  Twu  de  Louis  XIII,  et 
qui  fut  execulce,  en  1753,  par  Couslou.  C'est  une  grande 
croix  sur  laquelle  estjeleeune  draperie;  au  bas  est  la 
Vierge  Marie,  tenant  sur  ses  gcnoux  le  corps  mort  du 
Christ ;  de  chaque  cotti  ^taient  placees  sur  des  piedestaux 
les  figures  a  genoux  de  Louis  Xlll  et  de  Louis  XIV,  mais 
ces  deuxstatues  ontele  enlevces  en  1831. 

La  longueur  de  cette  calhedrale  est  d'environ  cent 
cinqiianle-huit  metres  dans  son  oeuvre ;  sa  longueur, 
entre  la  nef  et  le  choeur,  est  de  quaranle-six  metres. 


et    la    hauleur    de   la   voiite    de    trenle-lrois    metres. 

II  faut  le  dire,  les  orages  politiques,  et  bien  plus  encore 
ce  qu'on  appelle  I'art,  et  qui  n'en  est  que  la  profanation, 
ont  porle  de  rudes  altcintes  h  I'eglise  de  Nolre-Dame. 
Chaque  siecle  en  passant  a  voulu  toucher  a  cet  edifice  et 
n'a  fait  que  diminuer  sa  splendeur  primitive. 

Mais  une  chose  qui  s'est  trouvce  au-dessus  des  atteintes 
de  la  main  des  hommes,  une  chose  h  laquelle  le  temps 
lui-mfme  ne  fait  qu'ajouter  une  consecration  nouvelle, 
ce  sont  les  grands  souvenirs  que  reveille  I'auguste  en- 
ceinte de  ce  temple. 

Apres  s'etre  incline  devant  le  formidable  sanctuaire  de 
la  divinity  qui  le  remplit,  s'il  est  permis  de  laisser  alter 
sa  pensee  aux  evenemenis  divers  qui  se  sont  accomplis 
sous  les  voiites  de  cette  metropole,  quelles  emotions  n'e- 
prouvcrons-nous  pas! 

C'est  li  qu'au  douzi^me  siecle  Henri  Heraclius, 
grand  palriarche  de  J^usalem,  precha  la  troisifeme  croi- 
sade  centre  les  ennemis  du  nom  Chretien  et  de  la  civili- 
sation. II  fut  le  premier  qui  officia  dans  celle  eglise. 

C'est  1^  que  Philippe  le  Bel  inaugura  sa  victoire  de 
Cassel  par  des  monuments  el  des  solennites  memorables. 

Sur  ces  paves  que  vous  foulez  se  sont  agenouilles  tous 
les  grands  rois,  tons  les  grands  capilaines,  toules  les  illus- 
trations de  la  France  :  ce  Louis  IX,  qui  mourut  en  com- 
baltant  pour  la  foi ;  ce  Henri  IV,  aux  souvenirs  guerriers 
et  populaires;  ce  Louis  XIV,  dont  on  ne  rappelle  ici  que 
la  grandeur   et  la  piete. 

Puis  vient  un  interregne,  sombre  comme  un  jour  d'o- 
rage  au  coeur  de  I'ete  :  prSlez-l'oreille,  n'entendez-vous 
pas"?  la  foule  est  a  la  porle  du  temple  ;  non  pas  la  foule 
pieusc  qui  vient  k  la  priere,  mais  celle  qui  mugit  comme- 
une  mer,  qui  brise  les  statues  des  saints,  profane  la  tombe 
des  morls,  declare  la  guerre  a  Dieu  et  le  proscrit  de  son 
temple.  Tout  ce  qui  est  sacre  a  disparu  :  la  priere,  le 
prctre,  la  divinite.  Je  me  trompe,  la  Raison  recoil  la  de- 
dicace  du  temple ;  elle  y  est  solennellement  inauguree, 
comme  si  la  raison  pouvait  exister  oti  Dieu  n'est  plus! 

Mais,  par  une  loi  providenlielle,  les  grandes  folies  sont 
comme  les  violentes  lempeles,  elles  durent  peu.  Deja  la 
basilique  est  redevenue  chrelienne :  une  multilude  im- 
mense, composeede  toules  lesgrandeursdu  siecle,  encom- 
bre  ses  porliques;  quel  eclat,  quelle  pompe  guerriere, 
quels  decors,  quelle  solennite  sans  e.xemple  dans  I'histoire! 

C'est  Napoleon  qui  fait  benir  par  Pie  VII  une  couronne 
d'empereur  else  la  metlui-meme  sur  le  front! 

Apres  un  tableau  si  resplendissant,  nous  n'irons  pas 
plus  loin...  Xous  laisserons  le  champ  libre  aux  reflexions 
de  nos  lecleurs,  persuades  qu'ils  penseront  comme  nous, 
que  les  grandes  choses  ici-bas  sont  les  plus  voisines  di  s 
grandes  miseres,  et  que  I'avenir  a  pour  les  maitres  du 
monde  de  lerribles  peripeties,  des  retours  effrayants. 

Nous  n'ajouterons  qu'un  mot :  si  vous  demandez  I'ori- 
gine  de  cette  grande  calhedrale  oii  ont  relenti  les  voix  des 
plus  illustres  predicaleurs,  oil  i,  cette  heure  meme  I'elo- 
quent  Lacordaire  attire  une  foule  d'elile,  nous  vons  dirons 
que  la  date  de  sa  fondalion,  qui  ne  renionte  pas  cepen- 
dant  au  dela  du  onzieme  siecle,  est  environnee  de  bien 
des  tenebres.  II  en  est  ainsi  de  la  plupart  des  grands  mo- 
numents; I'ombre  du  mystererecouvre  leurberceau. 

Ch.  Chaubet. 


^^^^a^ftP^^^-^^ 


10 


CHARLEMAGNE. 


m  FRANCMS  IllOSTBES. 


<ig.^ 


Chnrlemagne  arriva  au  Irone,  precede  par  line  loiiS"e  suite 
(laieux,  dontuii  seul  out  le  litre  de  roi,  mais  qui  tous  avaient 
exerce  una  auloi'ile  vraiment  royale. 

Dans  les  premieres  annees  du  septieme  siecle,  les  loudes 
d'Auslrasie  s'etaient  ligues  centre  la  reine  Bruneliaut,  sous  la 
conduite  de  saint  Arnold,  eveque  de  llelz,  et  de  IVpin  de  Lan- 
den,  les  premiers  qui  illuslrerent  la  race  carlovingienne.  —  L;i 
politique  de  cette  puissanle  famille  fut  bientot  tracee.  Elle  sc 
placa  du  premier  coup  assez  pres  du  Irene  pour  qu'un  jour 
un  de  ses  membres  essayat  de  ravir  la  couronne  qui  cliancelait 
sur  la  tete  d'un  monarque  faineant;  usurpation  prematuree  el 
promptement  punie,  mais  dont  I'audace  fit  la  fortune  de  cette 
famille. 

Un  pelit-fils  de  Pepin  le  Vieux  p3r  sa  mere,  Begga,  et  de 
saint  Arnold  [lar  Ansegise,  son  pere,  reunit  I'herilage  des  deux 
families,  et  les  pretentions  de  la  nouvelle  niaison  d'Heristal 
furent  doublccG  avec  sa  puissance.  I.e  second  Pepin  se  trouva 
le  chef  do  toute  I'Austrasie,  el,  qnelque  temps  apres  son  ^lu- 


''^^''•^">^^'^t^^r^ 


CHARLEMAGNE. 


17 


valion  au  pouvoir,  le  champ  de  bataille  de  Testry  deve- 
nait  le  tombeau  de  la  royaute  des  Merovingiens  et  de  la 
mairie  neuslrienne;  une  illustre  race  succeda  a  des  rois 
abcitardis,  que  Ton  ne  montrait  plus  qu'une  fois  par  an  k 
leurs  guerriers. 

Charles  Martel  alTermit  sa  puissance  en  repoussant  I'in- 
vasion  arabe.  Onze  ans  apres  la  mortdu  vainqueur  d'Ab- 
derame,  Pepin  le  Bref  se  fit  ^acrer  par  saiiU  Boniface,  el 
le  pape  Zacharie  approuva  cetle  usurpation  necessaire, 
qui  reg^nerait  la  royaute. 

Une  nouvelle  dynaslie  commence  done ;  avec  elle  de 
nouvelles  destinees  s'ouvreni,  une  nouvelle  tJche  parait. 
Deux  grands  homnies,  des  le  debut,  se  chargferentdel'ac-. 
complir.  II  s'agissait  d'arreter  I'invasion  germaine  et 
d'immobiliser  la  conquete ,  enfin  de  r^unir  sous  une 
m6me  loi  le  territoire  de  la  Gaule.  Les  vues  setournaient 
aussi  de  deux  autres  cotes  :  \ers  TEspagne,  centre  les 
Sarrasins;  vers  I'llalie,  centre  les  Lombards,  ennemis  de 
la  papaute,  qui  dut  aux  Carlovingiens  sa  grandeur  nais- 
sante. 

Pepin  le  Bref  laissait  done  un  immense  heritage  de 
gloire  ct  de  conqu^tes ;  la  main  puissante  de  Charlemagne 
pouvait  tout  contenir,et  le  genie  du  filsne  relevapasme- 
diocrement  la  reputation  du  pere.  Avant  de  mourir,  re 
roi  prudent  avait  eu  soin  de  faire  sacrer  ses  deux  fils, 
Charles  et  Carloman,  par  le  pape  Ktienne  II,  et  de  faire 
un  parla;:;e  solennel  du  royaume  :  I'Occident  fut  assigne 
a  Charles,  I'Orient  a  Carloman.  Le  premier  fut  couronne 
■d  Noyon,  le  second  recut  a  Soissons  les  insignes  de  la 
royaute  (9  octobre  768). 

Charles,  I'aine  des  deux  fils  de  Pepin,  avait  huit  ans  de 
plus  que  son  frere  :  il  elaitne  dans  I'annee  742,  qui  sui- 
vit  la  mort  de  son  illustre  a'leul  Charles  Martel.  L'union 
conslante  qui  avail  fait  la  force  de  Pepin  et  de  Carloman, 
le  pere  et  I'oncle  des  deux  jeunes  princes,  ne  regna  pas 
longteraps  entre  eux,  et  une  rupture  ne  tarda  pas  a  eclater. 
Apres  avoir  fait  un  voyage  autour  de  ses  fitats  pour 
ttudier  le  pays  et  la  nation,  Charles,  I'esprit  deja  plein 
de  sa  grandeur  future,  tourna  les  yeux  vers  I'Aquitaine, 
oil  remuait  un  redoutable  rival,  le  vieil  Hunold  ;  le  de- 
fenseur  de  I'Aquitaine  venait  de  quitter  tout  k  coup  sa 
relraite  de  \ingt-lrois  ans,  pour  venger  sur  des  princes 
inhabiles  la  mort  de  son  fils  Waifre,  assassine  par  Pepin. 
Tout  le  pcuplese  leva  i  la  voix  de  son  ancien  maitre,  et 
Hunold  put  se  (latter,  ii  cet  enthousiasme  de  la  nation, 
d'avoir  deja  reconquis  son  duche. 

Charles  et  Carloman  passent  la  Loire,  mais  la  discorde 
lessepare;  Carloman  renimcne  ses  soldats,  et  Charles 
reste  seul  charge  du  poidsde  la  guerre.  11  eut  une  victoire 
pour  son  coup  d'essai.  Hunold  fut  battuetpris;<nais,  par- 
venu a  s'6chapper,  il  s'en  alia  revelller  la  haine  des  Lom- 
bards. 

Malgre  ce  brillant  d^but,  Charles  avait  encore  de  grands 
embarras  :  Carloman  etait  mecontent,  les  Lombards  s'a- 
gilaient  et  menacaient;  une  femme,  cependant,  veillait 
dans  le  palais  du  jeune  roi  ;  c'^tait  Bertrade,  sa  mere, 
qui  cherchait  tons  les  moyens  d'assurerla  paixau  dedans 
et  au  dehors.  Elle  reconcilia  les  deux  frercs,  tant  bien 
que  mal,  et  presque  malgre  eux ;  elle  maria  Charles  k 
Hermengarde,  fille  de  Didier,  roi  des  Lombards.  Restait 
une  derniere  inquietude,  un  neveu  de  Pepin,  Tassillon, 
ducde  Bavicre  ;  Bertrade  le  forca  aussi  a  la  paix. 
Enfin,  Carloman  vint  a  mourir;  Charles  assemble  a  la 
III. 


hAte  les  barons  d'Austrasie,  usurpe  le  domaine  de  Carlo- 
man  et  se  fait  reconnaitre  comme  chef  unique  de  la  mo- 
narcliie  franque,  pendant  que  la  veuve  de  Carloman  et 
ses  deux  fils  depossedes  allaiont  augmenter  en  Italic  le 
nombre  des  conspirateurs.  C'eiait  Didier  qui  les  accueil- 
lait  tons,  pour  se  venger  de  ce  que  Charlemagne  avait 
repudie  sa  fille  apres  un  an  de  mariage,  pour  s'allier  a 
Hildegarde.  de  la  nation  des  Sueves. 

Aux  inimities  des  deux  princes  et  des  deux  peuples  se 
joignait  une  necessite  politique  •,  la  guerre  ne  tarda  pas  a 
eclater.  Le  pape,  Adrien  1"',  denonca  a  Charlemagne  les 
projels  hosliles  de  Didier,  qui  lui  conseillait  de  sacrer  les 
fils  de  Carloman,  et  de  donner  ainsi  un  desaveu  .<;olen- 
nel  a  son  usurpation  ;  il  etait  bien  aise  d'appeler  le 
grand  roi  des  Francs  en  Italie,  tontre  les  armes  niena- 
cantes  des  Lombards.  Charles  accueillil  favorablement 
les  ambassadeurs  du  pape ;  et,  assemblant  a  Geneve  ses 
barons  et  ses  guerriers,  il  passa  les  Alpes  par  le  mont 
Cenis,  tandis  qu'une  autre  armfe  franchissait  le  grand 
Saint-Bernard.  Pavie,  capitale  des  Lombards,  fut  as- 
siegee. 

Pendant  le  siege,  qu'il  confia  k  un  de  ses  barons,  Char- 
lemagne fit  un  voyage  a  Rome  pour  y  cclebrer  la  fete  da 
Paques.  II  y  fit  une  entree  triomphale,  au  milieu  d'une 
multitude  loujours  avide  des  pompes  les  plus  frivoles, 
toujours  curieuse  des  grands  hommcs.  C'est  alors  qu'il 
entreprit  de  fonder  la  pnissarlce  temporelle  des  papes.  11 
confirnia  la  donation  faile  par  son  pere,  et  qui  consistait 
dans  I'exarchat  de  Ravenne,  en  y  ajoutant  encore  de 
nouveaux  privileges. 

Le  retour  de  Charles  a  Pavie  termina  d'un  seul  coup  la 
conquete  du  royaume  lombard.  Didier  finit  ses  jours  dans 
un  mona.slere ;  son  fils  Adalgise  s'enfuit  a  Constantinople, 
pendant  que  le  roi  franc  recevait  la  couronne  de  fer  des 
rois  de  Lombardie.  Nous  ne  terminerons  pasl'histoire  de 
celte  guerre  si  importante  pour  les  commencements  dela 
puissance  du  saint  si^ge,  sans  faire  remarquer  ici  rhabilete 
des  deux  allies.  Au  nom  du  senat  et  du  people,  Adrien  1" 
nomme  Charlemagne  patrice  remain,  en  attendant  un 
litre  plus  glorieux,  qu'il  meritera  par  de  plus  belles  con- 
quetes  et  de  plus  grands  services  envers  le  saintsi^ge. 
Forts  de  leur  appui  mutucl,  Charles  et  Adrien,  la  royaute 
franque  et  la  papaute  vont  marcher  dans  une  longue 
vole  de  succes  et  de  conquetes.  Le  bonheur  du  saint- 
siege  fut  d'avoir  des  princes  dignes  de  leur  rang  et  de 
plus  en  plus  jaloux  de  leur  puissance,  tandis  que  Charle- 
magne n'eut  que  de  faibles  et  limides  heriliers. 

Ce  n'etait  pas  toulefois  I'ltalie  qui  inquietait  le  pluj 
Charlemagne  :  une  fois  libre  de  ce  cote,  il  revint  k  I'uni- 
que  pensee  de  sa  vie,  la  guerre  des  Saxons.  Les  expedi- 
tions nonibreuses  qu'il  entreprit  durant  celte  longue 
guerre  de  trente-trois  ans,  qui  occupa  tout  son  regne, 
furent  ses  moments  de  repos  et  ses  diversions  dans  cette 
perpetuelle  campagne  centre  les  Germalns  envahissants. 

C'est  ici  le  cote  vraiment  politique  et  vraiment  serieux 
du  regne  de  Charlemagne.  C'est  surtout  par  sa  lutte  ac- 
tive centre  une  continuelle  invasion  qu'il  merita  le  sur- 
nom  de  Grand.  Par  ses  victoires  centre  les  Saxons,  il  ar- 
rSta  ce  (lot  de  barbarie  qui  partait  du  Nord  pour  inonder 
les  campagnes  situees  au  dela  du  Hhin  ;  il  fallait  mettre 
un  terme  a  ces  fluctuations  des  peuples,  ^  ces  changements 
inouis,  qui  r&ultaient  de  I'invasion.  La  race  carlovin- 
gience  avait  ete  portee  au  pouvoir  par  I'usurpation  de  al 

2 


18 


CHARLEMAGNE. 


race  austrasienne  sur  les  Neustnens,  dt's  Francs  gcr- 
mainssur  les  Francs  lomains.  EUedevait  craindre  d'cHre 
h  son  tour  refoulee  et  deposscdee.  Aussi  vojons-nous 
Charlemagne  se  fixer  sur  les  bords  du  Ithin,  y  placer  scs 
campements,  y  Wtir  ses  palais,  y  lejiir  enlin  ses  asscm- 
blees ;  de  la,  il  avail  la  main  sur  la  Saxe,  d'oii  sortait 
une  pepiniere  de  gucrriers  barbares,  que  I'Ocoan  cliassait 
toujours  devant  eux.  De  la,  il  arrStait  le  torrent  a  sa 
source.  Ce  fut  I'oeuvre  importante  de  civilisation  qu'il  ac- 
complit,  et  c'est  a  ce  litre  qu'il  nous  apparait  comme  la 
plus  grande  figure  du  moyen  age. 

La  guerre  centre  les  Saxons  euldeux  grandes  periodes: 
depuis  leur  premiere  agression  jusqu'au  bapteme  de 
Wittikind  (770-785),  depuis  lour  seconde  rebellion  jus- 
qu'au pacle  solennel  de  Saltz,  qui  termina  la  guerre  (793- 
803).  Une  treve  de  huit  ans  separe  ces  deuxgucrres,  dont 
la  premiere  fut  la  plus  sanglante  el  la  plus  glorieuse  pour 
les  amies  de  Charlemagne. 

La  predication  de  saint  Librin,  qui  venait  annoncer  le 
Dieu  des  chrfetiens  aux  adorateurs  d'Odin,  fut  I'occasion 
de  cette  guerre.  Le  saint  faillit  etre  massacre,  et  les  guer- 
ri'irs  saxons  brulerent  I'eglise  de  Deventer,  nouvellement 
construite.  Tois  les  chri5tiens  qui  s'y  trouverenl  furent 


egorgfe.  VoWk  sous  quels  auspices  commen^ait  la  predi- 
cation du  christianisme. 

Charlemagne  assemble  un  champ  de  mai  &  Worms  et 
s'olance  sur  la  Saxe.  C'etait  presque  une  guerre  civile, 
car  les  Francs  aussi  etaient  d'origine  germaine.  Les  re- 
presailles  furenl  cruelles  :  les  Saxons  avaient  brule  une 
(■glise;  on  leur  inrendia  le  temple  d'Ehresbourg;  on 
abattit  leur  Irmensul,  statue  gigantesque,  le  palladium 
de  la  liberie  saxonne,  el  qui  rappelait  les  glorieux  com- 
bals  d'Arminius. 

Mais  ce  n'etaitpas  Varus,  c'etait  I'Augusle  en  persoime 
qui  presidail  k  la  f^le  et  qui  conduisait  le  bras  de  ses 
guerriers! 

Pendant  cinq  ans  la  guerre  Iratne  en  longueur.  Charles 
faisait  sans  cesse  de  nouveaux  progres.  Mais  tovijows 
une  diversion  I'aiTetaitau  milieu  de  sa  conqu^te;  tant6l 
c'elaient  les  Lombards  mal  chflties,  lant6t  les  Sarrasins. 
Le  grand  roi,  que  I'on  derangeait  dans  sa  course,  se  re- 
luurnait  irrite  el  brisail  d'un  coup  d'epee  tous  les  obsta- 
cles. En  Espagne,  toutefois,  I'afTaire  elait  s^rieuse.  La 
malheureuse  campagne  de  Roland  a  laiss6  de  profonds  et 
tristos  souvenirs.  II  faut  entendre  Turpin,  le  chroniqueur, 
raconter  ce  grand  desastre  ^de  ^Roncevaux,  qui  ne  fut 


La  moil  de  UulaiiJ. 


nialgre  tout  qu'une  affaire  d'arriere-garde,  les  craintes  et 
les  pressentiments  de  Charles,  la  trahison  du  Saxon  Ga- 
nelon  ;  les  exploits  de  la  terrible  Durandal,  qui  partagcait 
en  deux  les  rochers;  puis,  quand  il  I'eut  brisee,  Roland 
sonna  son  chant  de  mort.  Une  chanson  milit.iire,  que  les 
soldats  de  GuiUaume  repelaienl  4  la  bataille  d'Haslings, 
conserva  le  nom  et  la  memoire  du  neveu  de  Charlemagne : 


TaiUefur  ki  moU  bicil  cliantoit 
Stip  un  cl>c«.il  ki  lost  alloit 
Dovaiil  ax  s'eu  alloil  CHnUnt 
Dc  Carlcniainc  el  dc  Roland, 
Et  d'Olivier,  el  de  vaasaus 
Ki  raorurcnl  i  Baiiisolievau', 


C'est  Robert  Wace  qui  nous  a  Iaiss6  ces  vers  dans  son 
roman  de  Rollon. 

Cette  bataille  de  Roncevaux  esl  ce  que  Ton  a  le  mieux 
retcnu  du  regne  de  Charlemagne.  La  guerre  d'Espagne 
n'tjtait  pourtanl  qu'une  affaire  de  minime  importance, 
car  I'invasion  sarrasine  tarissait,  et  ce  Hot  longtemps 
\ictorieux  venait  mounr  au  pied  des  Pyrenees. 

Le  grand  roi  s'liloigna  tri,stement  de  I'Espagne;  il  re- 
tint  aupres  de  lui  son  armfe  epuisee  et  lanca  centre  la 
Saxe  de  nouvelles  troupes.  Co  furent  les  Saxons  qui  paye- 
renl  cette  d^faile  et  qui  e.^suyerent  la  colere  de  Charle- 
magne. Deux  balailles  mcurlriiiies  apaisercnt  la  fougue 
des  Germains,  Badenfeld  el  Buckholz;  les  baplfimes  et  les 


CHAllLE 

soumissions  se  multipliaient,  mais  un  heros  restaita  la 
Saxe  epuisee ;  Wiltikind,  dont  la  fortune  el  le  patriolisme 
balancaient  les  destiniies  de  Charles;  Tassillon,  I'eteiiiel 
ennemi  des  descendants  de  Pepin,  dont  il  etait  parent, 
s'etait  soumis.  Cependant  Wittikind  rassemble  ses  guer- 
riers  dans  la  vallee  du  Soleil,  en  un  lieu  nomme  Sonne- 
tlial,  et  les  entraine  contro  les  Francs.  II  est  battu  et 
s'cnfuit  pendant  que  Ton  decapite  quatre  mlUe  cinq 
cents  prisonniers. 

Celte  cruelle  exteulion  ne  brisa  pas  la  r&istanoe  du 
heros  saxon.  II  revint  duNord  avec  de  nouvelles  recrues 
et  se  fit  batlre  deux  fois  encore  par  le  roi  en  personne. 
Enfin,  lasse  de  ses  malheurs  et  des  massacres  de  ses  com- 
pagnons ,  il  preta  serment  et  se  fit  bapliser  a  Paderborn. 
Un  grand  nombre  de  guerriers,  suivis  de  leurs  femmes  et 
de  leurs  enfants,  imiterent  son  exemple ;  on  en  vit,  dans 
I'enlliousiasme  de  leur  recenle  conversion,   qui  se  pr'ci- 
pilaient  au  devant  du  cheval  de  Charlemagne,  en  recla- 
mant  le  bapleme  h  grands  cris.  Us  paraissaient  tellement 
las  de  la   guerre  et  de  ses  ravages  qu'ils   le  regardaient 
conime  leur  sauveur,  comme  un   nouveau  Messie.   Cette 
souniission  mil   fin   i  la  premiere  periode  de  la   guerre 
saxonneet  procura  huitansdepaixa  cescontreesravag^es. 
Pour  Charles,  la  paix  elait  aussi  occupee,  aussi  remplie 
que  la  guerre.  Ce  gi5nie  merveilleux  ne  connaissait  pas  le  re- 
posetsedtlassaitau  milieu  destravauxinterieursde  loutcs 
les  fatigues  des  combats.  II  roulailalors  dans  son  esprit  de 
vastes  projets.  Deja,  pendant  que  ses  lieutenants  combat- 
taient  en  Saxe,  il  avait  fait  en  Italie  plusieurs  voyages.  II 
s'etait  mis  en  relation  avec  I'empire  d'Orient.  II  passa 
a  Rome  les  fetes  de  Paques  de  I'annee  781 .  Aprfes  la  vic- 
toirc  de  Buckholz,  Cailoman,  son  fils,  y  recut  le  bapt^me 
et  changea  son  nom  en  celui  de  P6pin  ;  puis  il  fut  sacre, 
par  le  pape,  roi  de  Lombardie ;  Louis  fut  sacr^  roi  d'Aqui- 
taine.  C'elait  .sagesse  de  la  part  de  Charles  d'enlretenir 
ainsi  ralllance  que  son  pere  avait  commencee  et  fondle 
avec  la  papaule  ,  il  pr^parait  aussi  par  ce  nioycn  les  voies 
k  ses  deux  fils,  et  s'il  ne  lui  ^tait  pas  permis  de  leur  le- 
guer  son  genie  avec  son  royaume,  du  moins  il  leur  assu- 
rait  un  appui  et  legitimait  leur  avcnemcnt. 

Cette  mSme  annee,  I'imperalrice  Irene  lui  demandait  sa 
fiUe  ainee  pour  son  fils  Conslantin.  Charlemagne  accepta 
de  bonne  grlce.  L'alliance  fut  eonclue  et  juree.  Charles 
etait  bien  le  grand  monarque  de  I'Occident,  et  des  lors 
il  songpait  i  reconstituer  ce  glorieux  empire  dont  il  reu- 
iiissait  lous  les  debris,  dont  il  protegeaitsi  hcureusement 
les  frontieres.  Quand  Wittikind  eut  recu  le  bapleme  et 
que  la  Saxe  fut  accablee,  sinon  soumise,  le  roi  retourna 
a  Rome.  Lk  etait  son  espirance,  son  allies  fidele.  Le  pape 
Adrien  le  recut  a  bras  ouverts;  car  lui  aussi  trouvait  son 
coniple  a  cette  amilie  du  monarque  franc.  Ses  negocia- 
lions  et  son  habilele  politiq\ie  furent  d'un  grand  secours 
a  la  papaule,  qui  conimcnca  des  lors  a  compter  parmi  les 
puissances  royales,  apres  que  Charles  I'eut  d^barrassee 
des  Lombards  et  affranchie  de  la  domination  imperiale. 
De  Rome  le  roi  regagna  Worms,  y  recut  le  serment  des 
Bretons  de  I'Armoriqne  et  convoqua  son  ban  et  son  ar- 
riere  ban  pour  la  guerre  de  Baviere.  Tassillon,  toujours 
battu  et  toujours  rebelle,  fit  cette  fois  une  complete  sou- 
mission  ;  condamne  a  la  diete  d'lngelheim,  il  alia  niourir 
dans  un  couvent.  C'etait  la  prison  ordinaire  des  ennemis 
de  Charlemagne.  Son  duche  fut  reuni  Ji  I'empire  et  sou- 
mis  b  la  juridiction  que  Charles  avait  etablie  dans  tous  ses 


MAGNE.  W 

fetats.  Les  Bavarois  vaincus,  il  fallut  battre  les  Avares, 
leurs  voisins  et  allies.  Ce  fut  I'affaire  d'une  courte  cam- 
pagne;  une  guerre  de  huit  ans  les  avail  epuisfe. 

Charlemagne  n'en  avait  pas  fini  avec  les  Saxons. 
Wittikind  etait  a  la  verile  soumis,  mais  les  courages  n'e- 
taient  pas  encore  partout  abaltus,  et  le  fier  Saxon  regret- 
tait  peut-fetre,  en  voyant  ses  anciens  compagnons  courir 
aux  combats,  les  serments  qui  engageaient  sa  fidelite. 
Charles,  pour  dompter  plus  silrement  ses  ennemis,  se  fit 
des  allies  parmi  eux,  et  alluma  la  guerre  civile.  Mais  les 
allies  douteux  niassacrerent  un  beau  jour  ses  collecteurs 
d'inipots.  A  cette  nouvelle  inattendue,  Charles  fonda 
Neufheristall  sur  les  bords  du  Weser,  jurant  qu'il  ne 
quitterait  pas  ses  campemonts  avant  d'avoir  brise  la  li- 
berte  saxonne.  II  executa  a  la  letlre  cet  arret  de  mort. 
Un  nouveau  massacre  de  quatre  mille  guerriers  le  di- 
barraisa  des  plus  rebelles.  Enfin,  dansl'annee  803,  il  tint 
a  Saltz  une  diele  celebre  oii  furent  publies  les  capitulaires 
qui  complelerent  sa  conquJie.  Chaque  tribu  conserva  ses 
lois  et  la  liberty  civile;  mais  toutes  furent  soumises  aux 
^vSques  et  aux  juges  royaux.  Une  dime  fut  imposce  aux 
habitants. 

Les  moyens  de  colonisation  furent  aussi  employes  par 
Charlemagne  avec  quelque  succJs.  II  transporia  dix  mille 
Saxons  dans  I'Helvelio  et  dans  la  Belgique,  et  corobla 
tous  ces  vides  par  des  colonics  de  moines,  de  serfs  et  d'ar- 
tisans.  La  blessure  mortelle  une  fois  portee  a  la  Saxe,  il 
fallut  la  cicalriser,  et  celte  fois  encore  ce  fut  I'Eglise  qui 
vint  au  secours  du  grand  roi.  C'est  par  le  clerge  qu'il  ef- 
faca  jusqu'aux  traces  de  cette  sanglanle  guerre.  Des  villes 
furent  bities,  et  septev^ches  elablis  enSaxe.  Les  moines 
se  chargerentdedefricher  lesboisetde  cultiver  cette  terre 
fecondee  par  le  sang  des  heros. 

La  Saxe  se  trouva  done  non-seuleraent  conquise,  mais 
transformee.  C'est  le  prnpre  des  grands  hommes  de  pa- 
railre  crt^er  ce  qu'ils  ne  font  que  changer,  et  Charlemagne 
revela  dans  cette  conquete  tout  son  genie  createur.  Les 
Saxons  ne  firenl  plus  qu'un  seul  peuple  avec  les  Francs- 
Austrasiens,  et  la  limile  du  Rhin  ne  fut  plus  une  barriere 
entre  les  deux  nations,  reunies  par  la  main  d'un  grand 
roi. 

On  comprend  a  peine  comment  ce  prince  pouvait  suf- 
fire  h  tant  de  guerres.  Pendant  qu'il  pacifiait  la  Saxe,  il 
combattaitau  Midi  contre  les  Sarrasins.  II  avait  k  coeur 
de  venger  la  defaiteet  la  mort  de  Roland  sur  les  Basques, 
qui  I'avaient  accable,  etsur  les  Sarrasins,  qui  I'avaient 
chasse  devant  eux  et  enferm^  dans  les  gorges  de  la  Vas- 
conie.  Le  jeune  roi  d'Aquitaine  luttait  avec  succes  contre 
ces  deux  nations  et  parvint  a  relablir  les  marches  cspa- 
gnoles  jusqu'aux  bords  de  TEhre. 

Toutes  ces  guerres,  qui  appelaient  sans  cesse  Charle- 
magne du  nord  au  midi  de  son  empire,  avaient  un  grand 
sens.  Les  Francs  defendaient  alors  leur  empire,  leur  re- 
ligion, leur  nationalite,  triple  interest  que  Charlemagne 
comprit  et  soutint  par  son  cp^e.  Ces  guerres  systemati- 
ques,  qui  furent  au  nombre  de  cinquante-trois,  ^(aient 
commandees  par  des  necessites  politiques.  Elles  eurent 
un  immense  resultat  :  d'arr^er  la  decadence  du  nionde 
qui  continuait  depuis  Auguste.de  niettre  fin  au  desordre 
universel  oil  I'humanite  tout  entifere  6tait  plongee.  Char- 
lemagne apparatt  a  la  t6te  de  la  societe  moderne,  comme 
son  fondateur  et  son  pere.  «  C'est  sous  sa  main,  dit 
M.  Guizot,  que  s'est  op^ree  la  secousse  par  laquelle  la 


20 


CHARLEMAGNE. 


soci(5le  europeenne,  faisant  volte-face,  est  sortie  des  voies 
de  la  destruction,  pour  entrcr  dans  celles  de  la  crea- 
tion. > 

C'est  \k  le  veritable  mot  de  Charlemagne  :  il  fut  crea- 
teur,  qu'il  I'ait  voulu  ou  non,  qu'il  I'ait  su  ou  ignore. 
L'histoire  de  ses  guerres  nous  le  niontre  assez  clairement, 
le  dtHail  de  son  administration  va  nous  en  convaincre. 

Nous  avons  dej^  indique,  en  passant,  que  I'avenement 
de  la  race  carlovingienne  fut  comme  une  deuxieme  in- 
vasion de  la  France  germaine  sur  la  France  romaine-, 
le  fait  est  constant  ;  la  Neuslrie  et  la  Bourgogne ,  ou 
Brunehaut,  deux  siecles  auparavant ,  avail  chcrche  a 
relablir  I'ordre  romain,  furent  sacrifices  sous  Charlema- 


gne ^  I'Austrasie ;  1^  ctaient  la  jeunesse  el  la  vie ;  la 
ctaient  les  guerriers  conqu^rants.  Tout  avec  Charlemagne 
devient  tudesque,  jusqu'aux  habillements  du  grand  roi. 
C'etait  done  I'psprit  de  I'Austrasie  qui  dominait  dans  ce 
vastc  empire,  depuis  I'febre  jusqu'a  I'Elbe,  depuis  le  Uhin 
jiisqu'au  Vulturne.  Que  de  peuples  renfermes  dans  I'en- 
ceinte  deces  fleuves,  el,  pour  lesgouverner  tous,  un  seul 
h(mime,  une  seule  volonle! 

II  fallait  done  une  puissante  administration,  et  Charle- 
magne ne  crul  pas  pouvoir  mieux  faire  que  de  revenir 
aux  formes  romaines.  Esprit  d'ordre  avanl  tout,  homme 
de  la  civilisation,  il  nepouvait  supporter  ce  chaos  de  tou- 
tes  choses,  et  travailla  k  tout  regulariser.  Gouvernement 


Dci  guerriers  saxons,  leurs  feniinos  et  leurs  enfjnl',  vienneiil  se  jeler  aux  pieds  de  Cli.uK 


tclamanl  le  bapl^ine. 


local  et  gouvernement  central,  il  organisa  tout  avec  une 
rare  sagesse,  un  admirable  accord.  II  eut  ses  dues,  ses 
comles,  ses  viguiers,ses  cenlcnicrs,  qui  composaient  une 
hierarchic  complete;  c'est  par  eux  qu'il  levait  des  trou- 
pes, adiiiinistrait  la  justice,  percevait  les  impots.  La  fut 
tout  le  secret  de  sa  superiorits^,  surtout  dans  la  maniere 
dont  il  sut  former  son  armee;  a  la  bande  indisciplinee  de 
Clovis,  il  substitua  un  recrutement  territorial  d'hommes 
libres,  qui  atteignait  jusqu'aux  plus  pauvres ;  le  clerge 
lui-m^me  dut  fournir  son  contingent,  seulemenl  il  lui  fut 
defendu  de  paraitre  a  la  guerre ;  c'etait  du  reste  une  inno- 
vation priidente. 

La  justice  elait  rendue,  dans  los  assembleesprovincia- 
les,  selon  les  us  et  coutumes  de  chaque  nation  ;  leshom- 
mes  libres  y  etaient  admis,  mais  ils  abandounerent  pcu  <i 
peu  leur  privilege,  et  le  roi  rendit  enfin  la  justice  par  ses 
commissaires  ou  echevins.  Du  reste,  tous  les  pouvoirs 
ressorlissaient  du  sien ;  lui  seul  itait  le  centre  du  gou- 
vernement el  de  la  puissance,  I'Sme  de  ce  grand  corps. 

Ce  n'etait  pas  tout  encore  pour  le  gouvernement  local ; 
il  avail  iiistitue  les  missi  dominici,  envoy^s  royaux  char- 
ges d'inspecter  les  provinces,  d'en  recherchcr  les  besoins, 


de  lui  rendre  compte  du  bien  el  du  mal;  par  eux,  d 
connaissait  son  empire,  ses  comtes  et  ses  dues.  Comment 
d'ailleursdonner  au  systfeme  monarcbique  qu'il  avail  cre6 
un  peu  de  rcalite  et  de  consistance,  au  milieu  de  peuples 
etrangers  les  uns  aux  autres,  et  hostiles  pour  la  plupart? 

Le  gouvernement  central  recevail  .son  impulsion  du  roi 
lui-m^me ;  il  etait  k  pcu  pres  rempli  par  les  assem- 
blees  nalionales,  qui  furent  plus  uombreuses  sous  Charle- 
magne que  sous  aucun  des  rois  qui  I'ont  precede  ou 
suivi.  Le  prince  les  presidait  toutes ;  on  y  decidait  la  paix 
et  la  guerre;  du  reste,  los  plus  considerables  de  I'assem- 
blee  n'y  avaicnt  qu'une  voix  consultative  ;  la  decision  ap- 
parlenait  a  Charlemagne  seul ;  seul  il  elait  I'arbitre  tout- 
puissant.  C'est  lui  qui  proposait  lesloisel  qui  les  sanction- 
nail,  et  la  representation  nationale  n'^lait  guere  qu'une 
forme ;  le  peuple  y  etait  admis  dans  la  personne  de 
douze  delegues  nommes  par  le  comte. 

Le  nombre  des  lois  promulguees  par  Charlemagne  d^- 
passe  toute  croyance  ;  soixanle-cinq  capitulaires,  renfer- 
mant  onze  cent  cinquante  et  un  articles,  parurent  a  diffe- 
renles  epoques,  et  comprennent  la  legislation  morale, 
polilique,  p^nale,  civile,  religicuse,  canonique  et  domes- 


CHARLEMAGNE. 


21 


tique.  Un  seul  autre  grand  homme  que  ['humanity  atten- 
dit  pendant  mille  ans  eut,  comme  Charlemagne,  cctte 
puissante  organisation  de  legislaleur,  et  pour  tons  deux 
ce  fut  leur  plus  beau  litre  de  gloire. 

C'etait  merveille  de  voir  ce  genie  actif  se  portant  par- 
tout  oil  ^tait  sa  place;  s'elTorcant  de  se  rabaisser  au  ni- 
veau de  ses  sujels,  de  n'etre  sage  qu'autant  qu'il  le  fal- 
lait  pour  ^tre  utile ;  a  toute  heure  de  la  nuit  il  entendait 
les  plaintes  de  ses  sujets,  sacrifiant  au  bien  et  a  la  justice 
les  heures  necessaires  a  son  repos.  Aussi  la  vie  de  ce 
grand  homnie  resume-t-elle  toute  son  epoque. 

Que  manquait-il  a  ce  prince,  mailre  d'un  si  vaste  em- 
pire? Un  litre  qui  fut  a  la  hauteur  de  son  genie :  il  I'ob- 
tint  enfln  ;  une  revolle  de.la  populace  romaine,  qui  mutila 
le  successeur  d'Adrien,  appela  Charlemagne  a  Rome,  et 
li,  le  monarque  franc  recut  le  prix  de  son  amilie  fidele. 
Aux  fetes  de  Noel  de  I'annc'e  800,  Charlemagne  fut  cou- 
ronne  cmpereur  d'Occident.  Le  Saint-Siege  savait  bien 
ce  quil  prenait  en  echange  de  ce  beau  litre;  en  posant 
la  couronne  imperiale  sur  le  front  du  grand  roi,  le  pape 
s'arrogeaitun  droit  superieur  a  celui  de  Charles,  etcom- 
menrait  la  monarchie  universelle  de  r£glise,  des-lorsele- 
\ie  au-dessus  de  toule  puissance  temporelle,  puisqu'elle 
seule  sanctionnait  par  liniposition  d'une  couronne  I'ave- 
nement  au  plus  grand  trone  de  la  chretiente. 

L'annee  m^me  oii  il  recevait  la  couronne  imperiale, 
Charlemagne  ctait  monle  a  I'apogee  de  sa  puissance.  II 
faillit  regner  a  la  fois  sur  les  deux  empires,  et  des  nego- 
ciations  furent  entamees  a  la  cour  de  Constantinople, 
pour  lui  faire  epouser  Irfene ,  I'heritiere  des  Cesars. 
Tous  les  rois,  cependant,  faisaient  hommage  au  grand 
empereur  d'Occident,  et  lui-mSrae  prenait  son  litre  au  se- 
rieux;  Alphonse  II,  les  6cos.=ais,  le  calife  d'Orient,  Ha- 
roun-al-Raschid,  s'honoraient  de  son  amilie  ;  mais  il  sut 
resi^ler  a  lant  d'enivrenient  et  entrcvoir  sous  ces  bril- 
lantes  apparences  un  plus  sombre  avenir.  II  pressentit 
sur  ses  vicux  jours  la  temp^le  qui  commencait  a  mena- 
ceret  qui  devait  balayersa  race.  C'est  en  vain  qu'il  faisait 
un  parlage  solennel  de  son  empire  enlre  ses  fils,  qu'il  pu- 
bliaitses  capitulaires  de  Thionville.  La  falalite  qui  devait 
bienlut  s'attacher  a  son  oeuvre  commenca  par  I'atteindre 
dans  ses  affections.  Ses  deux  alnes  moururent  a  un  an  de 
distance;  el,  pour  herilier  dune  si  grande  domination,  il 
ne  lui  resta  qu'un  prince  faible  et  timide.  Tout  le  monde 
semblait  en  vouloir  a  son  empire;  mais  ce  n'etait  pas  lui 
qui  devait  expier  sa  puissance. 

Au  dela  de  I'embouchure  de  lEbre,  aux  confins  de  la 
Germanic,  vivait  un  people  guerrier,  destine  a  prendre 
bienlot  sa  part  de  depouilles  et  de  gloire  reservee  aux 
barbares;  il  avail  pousse  lous  les  autres  devant  lui,  en 
attendant  que  son  tour  arrival.  Ces  North-Men  ou  Nor- 
mands,  profitant  de  la  vieillesse  de  Charlemagne,  alta- 
quijrent,  sous  la  conduite  de  Godefrid,  les  Saxons,  allies 
de  I'empereur.  Charles  I'aine  de  ses  fils,  vivait  encore  et 
les  repoussa.  Us  revinrent  avec  une  flolle  de  deux  cents 
vaisseaux,  insultant  les  cotes  de  la  Frise,  el  glissant  sur 
la  surface  des  mers,  semblables  a  des  oiseaux  de  proie 
prels  a  fondre  sur  un  cadavre.  A  cette  nouvelle  preuve 
d'audace,  levied  empereur  sortit  desa  sombre  melanco- 
lie  et  chassa  ces  ecumeurs  de  mer.  II  essaya  de  re- 
medier  au  mal  dej^  fait,  comme  on  porte  la  main  a  une 
blessure  recue,  en  etablissant  deux  flottes,  a  Gand  et  a 
Boulogne. 


Louis,  de  son  cote,  elablissait  aussi  deux  stations  de 
navircs,  sur  la  Garonne  et  sur  le  Rh6ne,  pour  arnHerles 
pirateries  des  Musuhnans.pour  proteger  la  Corse,  la  Sar- 
daigne  el  les  Baleares:  efforts  qui  n'empSchaient  pas  le 
vieux  roi  de  pleurer  ^  I'aspecl  de  ces  barques  insoli'ntes; 
la  mine  de  son  oeuvre  ^tait  prochaine,  el  I'audace  meme 
de  ses  ennemis  la  lui  faisait  pressentir.  Ainsi,  il  avail 
combattu  quarante  ans  pour  la  paix,  el  c'etait  encore  la 
guerre  et  la  dissolution  qu'il  laissait  a  ses  descendants. 
Un  roi  pieux,  un  saint,  allait  mourir  immole  pour  un 
monde  social  qui  ne  pouvail  plus  exister. 

A  tant  de  gloire,  qui  aurait  suffi  pour  immorlaliser  plu- 
sieurs  heros,  Charlemagne  en  joignit  encore  une  autre  : 
partout  nous  le  trouvons  k  la  tSte  de  son  siecle  ;  impatient 
de  tout  retard  el  gourmandanl  les  plus  lenls.  Comme  II 
avail  regenere  le  monde  social  et  politique,  il  voulul  re  - 
generer  le  monde  artistique  et  litleraire.  Dans  cetle  noble 
entreprise,  il  eut  le  bonheur  d'etre  dignement  seconde. 
Au  fort  de  I'invasion,  alors  que  la  plus  cruelle  incertitude 
pesait  sur  tous  les  esprils,  que  la  dissolution  des  liens  so- 
ciaux  ^tail  complete,  toute  litteralure  avail  et6  impos- 
sible ;  au  milieu  des  preoccupations  d'inleret  personnel, 
il  n'y  avail  pas  de  place  pour  un  travail  qui  demandail 
un  paisible  loisir.  Le  clerge  seul  eutpu  cultiver  les  letlres 
el  les  arts;  mais  le  clerge  lui-mSme  s'etait  fait  guerrier. 
Charlemagne  voulut  angler  cette  decadence  intellectuelle, 
et  y  reussit.  On  ne  saurait  trop  admirer  son  active  soUi- 
citude  eties  soins  qu'il  prenait  a  appeier  aupresde  lui  les 
erudits  de  tous  pays.  Lui-mfme,  comme  en  toutes  choses, 
d'ailleurs,  elalt  a  la  lele  du  mouvement  ;  il  revoyait  les 
livres  de  la  Bible,  composail  une  grammaire  tudesque, 
un  traile  sur  les  eclipses  et  les  aurores  boreales  ;  il  ecri- 
vail  aux  papes  et  au  clerge  de  nomh  reuses  letlres. 

Sa  principale  institution  fut  I'ecole  palatine,  sous  les 
auspices  d'un  moine  anglican,  nomme  Alcuin.  Par  une 
circulaire  de  787,  il  etablit  des  ecoles  dans  chaque  dio- 
cese et  a  Salerne  une  ecole  de  medecine,  qui  acquit  une 
grande  et  longuecelebrite.  Lui-meme  surveillait  ces  to- 
les,  promettant  des  evtehes  aux  enlanis  laborieux.  EnfJn, 
la  langue  fit  un  tel  progres  que  deja  elle  commencait  a  se 
formej,  et  dans  trente  ans  au  serment  de  Strasbourg,  pa- 
railra  le  premier  monument  de  langue  romane.  Egin- 
hard,  son  secretaire,  Alcuin,  son  conseiller,  tous  deux  ses 
amis,  elaient  les  arbitres  de  la  litteralure  contemporaine. 
Mais  c'etait  la  quelque  chose  de  premature  et  I'enfan- 
lement  de  la  societe  commencait  a  peine  ,  quand  Charles 
croyait  tout  fini.  L'oeuvre  la  plus  durable  qu'il  ait  fondee 
fut  la  puissance  du  clerge.  La  race  carlovingienne  etait 
essenliellenient  clericale  :  les  premiers  de  la  famille 
avaient  occupe  des  eveches.  Comme  son  pere,  Charlema- 
gne favorisa  beaucoup  le  clerge  :  nous  avons  vu  comment 
il  avail  traile  la  papaute,  comment  il  lui  avail  presque 
subordoun^  I'empire  :  de  m6me  il  subordonna  les  leudes 
et  les  hommes  libres  au  clerge  de  ses  etats,  etendit  la 
juridiclion  ecclesiaslique,  ^leva  des  eveques  au-des.sus 
des  comtes  et  forca  ces  derniers  a  payer  a  I'figlise  la  dime 
de  leurs  biens.  Voyons  comment  il  donna  a  son  fils  ses 
dernieres  instiuctions,  lorsque  le  pere  et  le  fils  devant 
les  autels  se  virent  pour  la  derniere  fois.  C'est  Thegan, 
I'auteur  de  la  Vie  de  Louis  le  Debonnaire,  qui  raconte 
cette  touchante  solennite  et  les  paroles  de  Charlemagne  : 
■  Empereur,  vous  ites  le  protecteur  nalurel  des  egli- 
ses  et  \ous  devez  veiller  k  leur  bon  gouvernemenl,  les 


22  CAUSERIES  AVEC  HON  FILS  SUR  L'HYGIENE 

difendre  centre  I'audacedes  impiesetleur  mcchancelc... 
honorcz  les  eveques  comme  vos  pcros.  »   Voila  Ics  der- 


niereslecons  du  monarquei)  son  pieux  successeur. 

C'<5lait  peut-i^lre  un  bicn  que  cetle  soumission  h  I'figlisp, 
et  de  la  part  de  Charlemagne  un  acte  de  reconnaissance. 
Persoiine  ne  I'avait  mieux  seconde  dans  sa  lutte  contrc 
la  barbaiie,  personne  ne  I'avait  mieux  secouru  dans  ses 
projels  de  civilisation.  Cette  socicle  regulieremenl  con- 
stitute, avec  une  hierarchic  complete,  conquit  pour  Char- 
lemagne le  monde  e.xterieur;  c'est  ce  qui  explique  I'al- 
liance  de  I'empereur  et  du  pape,  alliance  qui  fit  leur 
force  a  tous  deux.  Des  deux  cotfo,  il  y  avait  un  pareil 
esprit  de  proselytisme ;  en  s'associant  ils  doublerent  leur 
puissance. 

L'homme  n'est  pas  moins  curieux  h  ctuJier  et  a  con- 
naitre  que  le  heros  et  le  roi.  Pour  etre  grands  et  eleves 
par  la  main  de  Dieu  au-dessus  des  aulres  niortels,  pour 
ne  nous  apparaitre  qu'au  milieu  dc  leur  majesty,  ces  ^tres 
sont  des  hommes  comme  nous,  aussi  faibles,  aussi  sujets 


a  I'erreur.  Charlemagne  fut  pcut-(Mre  un  des  roisles  plus 
heureusement  dones,  et  aussi  di:ino  de  nofre  admiration 
dans  le  sein  de  son  palais  qu'a  la  tele  de  ses  armees. 
Bonl(5,  clemcnce,  justice,  tempt^rance,  il  semblait  fait 
pour  toules  le^;  vertus.  Surveillant  avec  une  rigoureuse 
sollicilude  I'interieur  de  sa  maison,  I'education  de  ses  tils 
et  de  ses  fdles,  s'adonnant  assidiWent  aux  excrcices  du 
cheval  et  de  la  chasse;  le  rcste  de  son  temps,  il  I'cm- 
ployait  en  pratiques  religieuses. 

Les  remans  de  chevalerie  du  dixieme  et  du  onzieme 
sifecle  prirent  pour  texle  les  a-ventures  de  Charlemagne 
et  de  ses  parents  :  La  Mori  de  Roland,  le  Mariage 
d'Emma  el  d'Eipnhard.  Tous  onl  a  I'cnvi  celebre  les  ex- 
ploits de  Joyeuse  comme  ceux  de  Durandal;  ma  is  ces 
episodes  sont  du  domaine  de  I'histoire  anecdolique.  C'est 
une  nc^ccssite  des  grands  noms  de  subir  cette  celebrity 
fabuleuse. 

E.  DOTTAIN. 


CAUSERIES  AVEC  MON  FILS  SIR  L'HYGIEM  \ 


CES   ALIMENTS. 

Uans  notre  dernifere  cau- 
serie,  mon  fils,  nous  avons 
passe  en  revue  les  diverges 
espfeces  d'oliments  solides; 
et,  pour  completer  noire 
classification  gi5nerale ,  il 
nous  resle  S  examiner  au- 
jourd'liui  les  diverses  sortes 
d'alimenls  liquides  ou  bois- 
sons. 

Ces  aliments  compren- 
nent  Vcau  et  les  substances 
aux  quelles  ellc  sert  de  vehi- 
cule,  puis  les  liqueurs  fvr- 
menlees  et  alcooliques,  et 
enfin  les  bouillons. 
L'eau  est  uuiversellemcnt  employ(5e  comme  boisson; 
mais  elle  est  rarement  k  I'etat  pur,  a  cause  de  sa  pro- 
priete  dissolvante,  et  presque  toujours  elle  se  combine 
avec  des  matieres  qui  inlluent  sur  sa  qualite  primi- 
tive. 

Les  eaux  de  pluie,  de  neige,  de  riviere,  de  lac,  de  fon- 
taine  ou  de  puits  sont  dites  eaux  cconomiques,  et  peuvent 
etre  alterces  par  certains  sels  et  les  debris  de  substances 
animates. 

L'eau  de  pluie  est  plus  saineque  l'eau  de  neige,  parce 
qu'elle  est  plus  saturee  d'acide  carbonique  et  d'air;  ce- 
pendant  l'eau  de  pluie  est  d'un  usage  peu  salubre,  lors- 
qu'elle  a  etc  recueillie  au  moment  mJme  ou  elle 
commence  a  tomber,  car  elle  entraine  alors   avec  elle 

•  V.ir  1.  n,  p.  370. 


difTerenls  principes  heterogenes  dissemines  dans  I'atmo- 
sphere. 

L'eau  de  riviere  ou  de  fleuve  est  d'autant  plus  saine 
qu'elle  coulesur  un  lit  de  sable;  —  legirement  secoute, 
elle  absorbe  de  Fair,  ce  qui  la  rend  fort  digestible. 

L'eau  de  lae,  de  cilerne  ou  de  marais  est  mauvaise  et 
indigeste,  h  cause  des  matieres  salines  etvegelaUs  qu'elle 
contient  et  qui  s'allerent  par  suite  de  leur  quasi-immo- 
bilite  dans  une  masse  de  liquide  slagnante. 

Les  eaux  de  puils  sont  moins  insalubres  que  celles  de 
marais,  niais  ne  sont  pas  aussi  digestibles  que  les  eaux 
de  riviere.  Ellesse  purifient  en  passant  a  Iravers  plusieurs 
couches  de  sable  ou  apres  avoir  ete  fdtrc'es. 

L'eau  dislillee  est  la  plus  pure ;  mais  elant  privee 
d'air  ct  d'acide  carbonique,  elle  devient  insipide  et  indi- 
geste. 

L'eau  la  meilleure  doit  titre  claire,  sans  odeur  ni  sa- 
veur ;  elle  doitdissoudrele  savon  promptcment  et  cuireles 
legumes  en  les  ramoUissant. 

Les  eaux  medieinales  sont  ou  naturelles  ou  artifi- 
cielles. 

Ellessontde  plusieurs  sortes  et  ont  des  proprielfe  di- 
verses. —  Toutes  ne  servent  pas  de  bois.sons. 

Les  eaux  minerales  sulfurensrs  sont  tres-excitantes  ; 
elles  conviennent  aux  temperaments  mous  et  lympha- 
tiques ,  dans  les  maladies  de  la  peau  qui  ne  sont  pas 
inllammatoires,  ainsi  que  dans  les  alTections  chroniques 
de  la  poilrine  et  du  systemenerveux. 

Ces  eaux  sont  chaudes  ou  froidos. 

Les  eaux  sulfureuses  (ftprmnfcs  sont  celles  de  : 

Bareges  (Hautes-Pyrenees). 

Aigues-Bonnes  (Basses-Pyrenees). 

Cauterets  (Hautes-Pyrentes) . 

Luchon  ou  Bagn6res-de-Luchon  (Haute-Garonne). 

Bagnols  (Lozere). 


CAUSERIES  AVEC  MON 

Aix-la-Chapelle  (provinces  Rh^nanes). 

Ail  (Savoie). 
.    Baden  (Aulriche). 

Les  eaux  sulfureares  froidcs  sont  celles  de  : 

Enghien  (Seine-et  Oise). 

La  Roche-Pusay  (Vienna). 

Gamardes  (Landes). 

Les  eaux  niin6rales  alcalines  sont  proprcs  aiix  tempc- 
ramenls  que  nous  avons  appeles  mixies,  ct  dans  les  ma- 
ladies chroniques  des  •visceres  contenus  dans  lo  bas- 
venlre.  —  Ce  sont  celles  de  : 

Vichy  (AUier). 

Bourbon-ArchambauU  (Allien). 

Mont-Dore  (Puy-de-D6me). 

Ems  (duche  de  Nassau). 

Saint-Alban  (Loire). 

Carlsbad  (Buhcme). 

Saint-Laurent-les-Bains  (Ardeche). 

Neris  (Allien). 

Plombiires  (Vosges). 

Les  eaux  acidvles  gnzeuses  sont  d'un  grand  'jsage 
comme  boissons,  et  employees  soit  a  I'elat  naturel,  soil  ^ 
I'etat  artificiel. 

En  premiere  ligne  \iennent  comme  eaux  naturelles 
celles  de  : 

Seltzou  Sellers  (duche  de  Nassau). 

Sainte-Marie  (Cantal). 

L'eau  de  Seltz  arlificielle,  la  limonade  gazeuse,  etc., 
calment  la  soif,  excitent  I'appelit,  sans  nuire  h  la  diges- 
tion; mais,  dans  les  pays  chauds,  ilserait  imprudent  d'en 
faire  un  trop  frc5quent  usage,  carelles  sont  debilitanles ;  el 
si  Ton  n'y  ajoulait  quelque  liqueur  toniquc,  ellesamcne- 
Taient  du  tiouble  dans  les  fcmctions  digestives. 

Les  eaux  ferrugineuses  ou  marliates  conviennent  aux 
temperaments  lymphaliques  ot  dans  cerluines  conva- 
lescences : 

Les  principales  sont  celles  de  : 

Spa  (Belgique). 

Pyrmont  (Weslphalie). 

Contrexeville  (Vosges). 

Passy  (Seine). 

Les  eaux  salines  Ihermales  sont  affecl(5es  aux  mala- 
dies chroniques  de  la  peau,  aux  temperaments  mous, 
etc.  —  Elles  sont  a  : 

Bourbonne-les-Bains  (Haute-Marne). 

Luxeuil  (Haute-Saone). 

Wisbaden  (duchfe  de  Nassau). 

Baden-Baden  (grand  duche  de  Bade). 

Niderbrounn  (Bas-Rhin). 

Saint -Amand  (Nord). 

Chaudcs-Aigues  (Canlal). 

Aix  (Bouches-du-Rhone). 

Les  eaux  salines  purgatives  sont  celles  de  : 

Sedlitz(Boheme). 

Fully  (Boheme). 

Enfin,  l'eau  de  mer, —  qui  a  une  action  purgative  vio- 
lente,  —  est  une  boisson  indigeste  et  nuisible ;  elle  ne 
pent  etre  employee  que  sous  forme  de  bains,  dans  cerlai- 
nes  maladies  et  pour  les  temperaments  lymphatiques. 

Apres  avoir  jete  un  coupd'oeil  rapide  sur  les  eaux  m^- 
dicinales,  je  reviens,  mon  fds,  a  la  combinaison  de  l'eau 
simple  avec  diverses  substances  pour  former  certaines 
boissons. 


FILS  Sl!R  L'HYGlfeNE.  25 

1°  I.e  cafe,  —  qui  convient  aux  tempframents  faibles, 
mais  est  nuisible  aux  temperaments  nerveux;  en  gs^neral 
utile  dans  les  pays  Iiiimides  et  dans  les  pays  chauds,  re- 
parant,  parson  action  tonique,  la  deperdilion  causee  par 
les  secrelions  excessives,  et  retablissant  I'^quilibre  enlre 
le  calorique  int(''rieur  et  I'almosphere  ambiante;  bois- 
son dont  I'usage  mod6re  facilile  la  digestion,  sur- 
excile  le  cerveau,  donne  du  nerf  a  I'imagination,  et  dont 
I'exces  produit  les  effets  completcmenl  opposes. 

2°  Le  (he,  qui  convient  dans  les  pays  oil  I'atmosph^re 
est  brumeuse,  —  dont  I'usage  modere  produit  h  pcu  prfes 
les  mtoes  resullals  que  le  cafe,  mais  dont  I'excte  aussi  a 
de  graves  inConv(5nients,  surtout  pour  les  temp(5raments 
nerveux. 

3°  Le  chocolal,  qui  forme  un  aliment  liquide  de  facile 
digestion  et  agreable  au  gofit. 

Les  boissons  fermentees  se  composent  des  liqueurs 
contenant  du  sucre  dissous  dans  l'eau  et  des  substances 
susceptibles  de  fermentation.  Ainsi  le  fin,  la  biere,  le 
cidre  et  Vhydromel. 

Le  vin  est  le  resullat  de  la  fermentation  du  sue  de 
raisin  ;  —  ses  principes  immedials  sont  de  l'eau,  de  I'al- 
cool,  quelques  acides,  une  matiere  extractive,  colorante, 
aromalique,  etun  mucilage  sucre. 

Selon  la  predominance  de  I'un  ou  I'autre  de  ces  prin- 
cipes imm(5diats,  on  divise  les  vins  en  plusieurssortes  : 

Les  vins  alconliques,  tels  que  ceux  du  Roussillon,  sont 
stimulants  et  produisent  rapidement  I'ivresse. 

Les  vins  acides,  comme  les  vins  de  Champagne,  sont 
agreables  au  goOt,  dfealterent,  produisent  une  surexcita- 
tion  promple,  maisde  courle  duri^e. 

Les  vins  de  Bordeaux  acquiereni,  apr&s  avoir  vieilli, 
des  proprii'tes  ^minemment  favorables  pour  laguerison 
des  maladies  dont  la  convalescence  est  lento  et  difficile. 

Les  vins  colores  sont  generalement  indigestes. 

Les  1,'iiis  sucres,  comme  ceux  du  Midi  de  la  France  et 
de  I'Espagne,  sont  nourrissants  et  reparent  I'epuisement 
des  forces  lorsqu'on  en  use  moderement. 

Je  ne  fais  ici,  mon  fils,  que  t'ipdiquer  les  principaux 
caracteres  des  differentes  sortes  de  vins;  je  me  reserve, 
dans  une  prochaine  causerie,  de  trailer  ce  sujelavectoule 
I'allention  et  les  details  qu'il  m^rite  ;  —  je  me  borne  au- 
jourd'hui  ci  le  donner  un  apercu  g^n6ral  des  bois- 
sons. 

La  biere  est  le  resullat  de  la  combinaison  de  l'eau  avec 
de  la  farine  d'orge  et  du  houblun  ;  elle  contient  de  I'alcool 
et  de  I'acide  carbonique ;  c'est  une  boisson  fort  nourris- 
sanle,  mais  dont  I'usage  trop  absolu  et  trop  constant 
amene  le  relichemenl  et  la  moUesse. 

Le  cidre  s'oblient  par  la  fermentation  du  sue  de  poni- 
mes;  jl  contient  de  l'eau,  de  I'alcool,  de  I'aeide  carbo- 
nique, forme  une  boisson  rafraichissante,  pris  modere- 
ment, mais  susceptible  de  causer  I'ivresse,  ainsi  que  le 
poire,  resultat  de  la  fermentation  dusuc  depoireset  dans 
lequel  I'alcool  existe  en  grande  quantite. 

L'hydromel  est  un  melange  d'eau  etde  mieldans  lequel 
on  ajoute  quelqiiefois  du  vin.  Cette  liqueur  est  assez  en 
usage  dans  les  pays  du  Nord.  Elle  peut  enivrer  forte- 
ment. 

En  general,  toutes  les  boissons  fcrmenti5es,  mon  fils, 
sont  letombeau  materiel  et  moral  de  celui  qui  ne  salt 
se  contenir  dans  leur  usage.  L'abrutissemenl,  la  degra- 
dation du  corps  et  de  I'ame  en  sont  la  funeste  consequence. 


24  LA  PRO 

Leur  emploi  tres-modere,  s'il  n'e^t  pas  ulile,  au  moins 
nest  pas  nuisible. 

L'eau-de-vie  esl  une  lii:|uem'  alcoolique.  Celle  que  Ton 
exlrait  du  vin  est  la  meillcure  ;  celle  de  grain  et  de  sucre 
et  celle  de  fruits,  comme  le  kirsch-wasser,  sont  tres-irri- 
tantes.  Cependant,  apres  le  repas  et  prises  en  quantite 
tres-moderce,  elles  fortifient  les  estoniacs  paresseux  et 
excitent  le  travail  de  la  digestion  d'une  maniere  favorable. 

Lesboissonschaudesou  tiedessontdebilitiinles;  froides, 
elles  sont  toniques  et  plus  facilement  digestibles,  lors- 
(ju'ellessont  melees  surtout  aux  aliments  solides. 

— La  preparation  des  atimenis  consisle  a  lesrendredi- 
gestibles,  soit  par  le  ramollissenient,  soil  en  y  ajoutant 
des  assaisonnements  propres  a  exciter  I'estomac  et  a  re- 
veiUer  le  sens  dugout. 

Dans  le  rodssuge,  les  chairs  exposecs  h  Taction  du  feu 
se  raccourcissent  d'abord,  et  leurs  sues  se  trouvent  ainsi 
concentres  a  I'interieur,  ce  qui  les  rend  aussi  succulentes 
que  facilement  digeslibles. 

Les  bouillons,  surtout  cehii  de  viande  de  bcBuf,  sont 
d'un  usage  excellent,  Ires-nulritifs,  et  conviennent  par- 
faitementa  la  plupart  des  estomacs.  Le  bouillon  de  bceuf 
froid.depouilledesagraisse,  apres  avoir  ete  passe  aulamis, 
est  fortiliant,  nourrissant  etagreableaugoit. 

Melanges  avec  des  graineset  des  pates,  ils  forment  les 
potages,  dont  I'usage  est  parfait  pour  la  sante. 

Les  fiiliins  avec  I'buile,  les  graisscs  ou  le  beurre,  sont 
en  general  de  difficile  digestion  et  faliguent  les  esto- 
macs delicats,  par  les  gaz  acides  qu'ils  occasionnent. 

Les  assa  sonncments  sont  salins  (le  sel  de  cuisine),  aci- 
des (levinaigre), aroma(((/ucs  (la  cannelle,  legirofle),  acres 
(lepoivrc,  la  muscade),  amer  (le  laurier)  tlnux,  (le  sucre). 
Employes  adose moderee,  ils  aidenta  la  digestionjautre- 
ment  ils  sont  la  source  de  beaucoupde  maladies  inllamma- 
toires  :  leur  usage  devra  ^Ire  varie  selon  le  temperament. 
Plus  ils  seronl  utiles  aux  estoniacs  faibles  et  delicats,  plus 
ilsserontnuisiblesaux  estomacs  irrilables,  ei  vice  versa. 


VENCE. 

II  faut  autant  que  possible  apporter  de  la  regularite 
dans  I'ordre  des  repas  et  de  lasobriete  danschacun  d'eux, 
afin  de  ne  point  surcharger  I'estomac  par  les  difficult^s. 
d'un  travail  trop  constant. 

Les  personnes  adonnees  aux  travaux  intellectuels,  qui 
necessitent  le  repos  et  une  grande  liberte  des  fonctions 
cerebrales,  doivent  dejeuner  nioderement. 

Le  repas  du  soir  doit  ?tre  plus  copieux.  Deux  repas 
suffisent  dans  une  jouinee. 

Ceux  que  leur  profession  oblige  k  un  grand  d^ploiement 
d'activite  et  de  forces  peuvent  prendre  une  nourrilure 
plus  substantielle  et  plus  abondanle.  Trois  repas  sont  ne- 
cessaires  :  — un  le  matin,  un  au  milieu  du  joui:;  le  dernier 
dans  la  soiree  ;  celui  du  jour  doit  etre  le  plus  copieux. 

Dans  un  ni^me  repas,  la  diversite  des  mets  n'est  point 
nuisible,  lorsqu'une  sage  direction  y  preside. 

Le  melange  des  substances  animales  et  vegelalcs  im- 
prime  a  chacun  reciproqucment  une  modification  parti- 
culiere  favorable  i  la  formation  du  chyme. 

Mais  il  faut  bien  segarder  de  gorger  I'estomac  de  quan- 
tite de  mets  assaisonnes  de  plusieurs  facons  diverses,  car 
alors  il  se  forme  dans  I'estomac  un  developpenient  consi- 
derable de  gaz  vicieux  qui  entravent  les  forces  gastriques 
et  bouleversent  la  digestion. 

Le  travail  de  la  digestion  dispose  au  sommeil;  il  est 
plus  convenable  de  ne  se  livrer  au  repos  qu'apres  un 
exercice  modere  a  la  suite  du  repas. 

De  toules  ces  premieres  notions,  mon  fils,  i!  resulte 
que  la  Providence  n'a  rien  cree  d'inutile;  qu'il  est  per- 
misci  I'homme  d'user,  pour  ainsi  dire,  de  lout,  niais  qu'il 
ne  doit  jamais  abuser  de  rien  ;  que  la  temperance  et  la 
sobriete  sont  indispensables  a  I'entrelien  de  la  sante,  et 
que  les  exces  non-seulement  avilissent  le  ccEur,  mais  de 
plus  detruisentle  corps.  L'etude  del'hygiene  est  si  feconde 
en  grandes  et  utiles  lecons,  que,  dans  notre  prochaine 
causerie,  je  veux  encore  t'entretenir  a  ce  sujet. 

J.  PoTEK.  d.  m.  P. 


LA  PROVENCE. 


detail: 
faaut: 


VN  JEUNE  FARISIEBT  A  SON  AMI. 

Voila  bien  deux  grandes 
semaines  que  j'ai  quitte  la 
ville  d'Aix,  un  jour  qu'elle 
etait  carcssee  S  la  fois 
par  le  soleil  et  le  ifiistral ; 
je  suis  actuellement  a  Mar- 
seille ,  la  vieille  colonie 
pboceenne;  Marseille,  jadis 
lerreur  de  Carthage,  la 
rivale  d'.Xthenes,  la  sfeur 
de  Romp,  aujourd'hui  tout 
siniplement  le  Paris  du 
Midi.  Comme  je  te  I'ai  pro- 
mis,  mon  cher  Auguste,  je 
•vais  te  donner  quelques 
:  sur  mon  itineraire,  queje  reprends  d'un  pen  plus 
c'est  le  moyen  le  plus  siir  de  I'interesser. 


Je  le  dirai  d'abord  que  ma  bonne  6toile  m'a  fait  ren- 
conlrer  I'occasioa  la  plus  favorable  pour  visiter  I'opulente 
cite  provencale;  j'ai  fait  la  connaissance  du  fils  d'un  ri- 
che  proprietaiie  marseillais,  lequel,  ayant  termine  ses 
etudes  au  college  d'Aix,  s'en  rctournait  dans  sa  famille 
avec  son  pere,  arrive  tout  expres  pour  le  ramener.  Tu  pen- 
ses  bien  que  je  n'ai  pas  refuse  la  proposition  qui  m'avait 
etc  faile  de  parlir  ensemble. 

Done,  par  la  plus  belle  matinee  du  monde,  la  diligence 
Paban-Avon  nous  emportait  legerement  sur  cette  large 
voie  blanche  et  poussiereuse  qui  ceint  comme  d'un  bau- 
drier  les  pittoresques  collines  de  Bouc,  village  que,  depuis 
dessiecles,  un  immense  bloc  de  rocher  menace  d'ecraser. 
A  droite  et  a  gauche  de  la  route,  de  ravissantes  lichap- 
pies  par  les  montagnes  nous  laissaient  voir  des  formes, 
des  villas,  quelquefois  des  bosquets  et  des  fontaines,  plus 
souvent  des  vignobles  et  des  olivieres,  ou  des  champs 
converts  des  plus  riches  cultures;  le  tout  sous  la  voute 
d'un  ciel  bleu,  transparent, oil  floltaient  de  rares  flocons  de 
vapeurs. 


LA   PROVENCE. 


25 


Nous  nous  trouvions  dans  cette  partie  de  la  voiture,  ap- 
pelee  in(erieur  ou  bcrline,  et  nous  y  avions  loutes  nos 
aises,  attendu  que  pour  occuper  six  places  nous  n'etions 
quequatre  personnes :  M.  Mercier  (c'est  le  nom  du  pro- 
prietaire  marseillais),  son  fds,  a  peu  pres  de  mon  age, 
avec  unesceur  uii  peu  plusjeune,  et  moi. 

M.  Mercier  paraissait  un  honime  bien  eleve  et  de  bon 
sens,  quoique  d'un  caractere  un  peu  fac^lieux;  il  etait  a 
la  fois  complaisant  et  comraunicatif,  n'omettant  rien  de 
tout  ce  qui  pouvait  egayer  la  monotonie  d'un  voyage  en 
diligence ;  tous  les  sites  qui  passaient  sous  nos  yeux 
^laient  pour  lui  I'objet  d'observations  tantot  plaisantes, 
Iant6t  serieuses,  et  presque  toujours  instruclives.  C'est 
ainsi  qu'il  nous  expliqua  les  souvenirs  historiques  qui  so 
rattachcnt  aux  plaines  d'Aillanes  et  les  limites  proba- 
bles des  territoires  salien  et  massilien  ;  puis  la  ma- 
niere  dont  s'y  prennent  les  Provenjaux  pour  faire  avec  la 
Ifeque  et  la  chouette  une  chasse  lucrative  aux  molteux 
et_  la  meilleure  methode  pour   pendre  \i\anls  les  pr- 


pillons  de  jour  et  de  nuit ;  il  passa  do  la  aux  prece- 
des employes  pour  obtenir  la  soude,  et  ce  sujet  lui  fut 
sugg^re  par  la  presence  des  noires  et  fumeuses  fabriques 
de  Septemes. 

Comme  je  lui  disais  qu'il  devait  avoir  beaucoup  lu 
pour  acquerir  une  erudition  si  variee. 

■  — J'ai  assez  lu ,  me  repondit  il  ,  mais  j'ai  beaucoup 
voyage,  et  me  suis  fait  une  habitude  de  prendre  des 
notes  sur  ce  qui  attirait  le  plus  mon  attention;  ce  mode 
d'etude  m'a  plus  servi  que  tous  les  livres.  » 

Je  te  promets,  mon  cher  ami,  que  je  vais  plus  que 
jamais  suivre  une  methode  si  Kconde  en  resultats. 

Enhardi  par  I'extreme  urbanite  de  M.  Mercier,  je 
I'accablai  de  questions  plus  ou  moins  excentriques,  aux- 
quelles  il  repondit  avec  une  parfaite  justesse. 

—  Monsieur,  lui  dis-je  enlin  (et  celte  question  m'elait 
inspiree  par  le  site  que  j'avais  sous  les  jeux),  je  serais 
bien  aise  de  vous  demander  la  cause  principale  de  cetetat 
de  denudation  oil  se  trouvent  les  pentes  de  ces  collines 


qui  n'offrenti  noire  vue  que  des  cimes  rocheuses;  il  me 
semble  qu'ii  defaut  de  vignes  et  d'oliviers  qui  ne  sau- 
raient  venirpartout,  une  foret  de  pins  ou  de  chencs  verts 
ne  ferait  pas  mal  sur  ces  crateres  decharnes. 

—  Non-seulement  cela  ne  ferait  pas  mal  pour  le  re- 
gard, reprit  M.  Mercier,  mais  encore  ce  serait  un  remede 
centre  les  secheresses  qui  desolent  si  frcquemment  nos 
conlrees;  les  arbres  et  les  vegetaux  soulirenl  par  leurs 
feuilles  I'humidite  de  I'air,  et  par  leurs  racines  la  trans- 
mettent  au  sol;  I'ombre  des  bois  amortit  les  rayons  so- 
laireset  neutralise  I'aclion  des  vents,  qui  font  larir  nos 
sources.  La  Providence  avail  ainsi  dispose  les  choses,  I'a- 
vidite  mal  enlendue  des  particuliers  a  cru  faire  mieux :  les 
boisonti-learrarhes,  les  terrains remuesjusqu'ii  la  roche, 
ce  qui  a  donno  quelques  maigres  recoltes  de  froment  ou 
de  seigle.  Bicnlot  Taction  des  pluies  est  survenue;  les 


terres  ont  ete  peu  a  peu  entrainees  dans  les  vallons,  et  la 
roche,  depouillee  de  la  couche  vegetale,  n'a  plus  offert 
qu'une  croite  sterile.  C'est  ainsi  que  chaque  annee,  des 
millicrs  d'hectares  sont  enleves  au  budget  forestier  et  a 
la  depaissance  des  troupeaux,  sans  que  rien  ne  s'oppose 
a  ce  ravage,  que  les  voeux  impuissants  des  agronomes 
senses. 

—  Etles  conservateurs  des  eaux  et  forets...  vous  les 
passez  sous  silence  !  s'ecria  une  voix  qui  venait  d'une  des 

portieres  du  coupe II  me  semble,  monsieur,  que  vous 

ne  devriez  pas  ignorer  conibien  ils  s'occupent  du  reboise- 
mcntde  nos  monlagnes. 

—  Les  conservateurs  des  bois  et  forets,  reprit  froide- 
nient  le  Marseillais,  en  elevant  la  voix,  n'ont  jamais 
rien  conserve  que  les  sinecures  lucratives  qu'ils  occupent. 

L'interrupleur  du  coup6   allait  sans  doute  riposter  i 


26 


LA  PROVENCE. 


cetle  poiale,  lorsque  vingt  cris  parlirent  a  la  fois  des  di- 
vers compailiments  et  de  rimpSriale  de  la  voiture,  qui 
dans  le  mcme  instant  se  pencha  brusquement  sur  iin  coic, 
etpuiss'arriJla. 

Get  accident  provenait  du  choc  d'une  large  roue  de 
charrctte  centre  une  dos  pelitcs  roues  de  la  dili^'ence. 
Celle-ci  avait  eu  le  sortdu  pot  de  terre  piiregrinant  avec 
le  pot  de  fer. 

Je  te  laisse  a  juger  des  alTreux  jurons  des  postilions  et 
rouliers  provenfaux !...  lis  s'y  entendent  cnrore  mieux 
'  que  nos  Parisiens,  qui  cependant  sent  assez  forts  sur  cet 
article. 

Pour  les  voyageurs,  ils  n'eurent  rien  de  si  press6  que 
de  descendre.ettandisqu'on  etait  allechercherle  charron 
du  tillage  voisin  pour  raccommoderia  roueendommagee, 
chacun,  selon  sesgouts,  allase  promener  dans  la  rampagne 
ou  s'asaeorr  devant  un  pot  debiere  dans  les  cabarets  atte- 
nants. 

Je  suivis  le  Marseillais  et  sa  famille  dansle  pare,  d'une 
jolie  maison  de  campagne  qui  bordait  la  route;  il  y  avait 
la  de  somptueux  batiments,  de  beaux  marronniers,  de 
grands  bassins  ;  mais  ce  qui  m'interessa  le  plus  fut 
une  petite  foret  bordee  de  saulcs,  oii  M.  Mercier  nous  dit 
qu'avait  eu  lieu  le  fameux  duel  entre  le  g(^neral  L...et 
le  commandant  I'A...,  duel  atroce  oil  ce  dernier  perdit  la 
Tie. 

Nous  nous  eloignAmes  bienlot  do  ce  lieu  funeste  pour 
nous  promener  dans  un  parterre  charmanl  borde  de  mas- 
sifs de  buis ;  la,  j'eus  I'idee  beureuse  et  galante  de  faire 
un  petit  bouquet  des  fleurs  les  plus  jolies  et  de  I'ofrrir  h 
mademoiselle  Pauline  Mercier,  qui  laccueillit  non  sans 
quelquo  timidile. 

Au  m(Jme  moment,  la  trompette  enrouee  du  conducteur 
nous  annonca  qu'il  fallaitremonter  en  voiture.  Nous  re- 
gagn^mes  done  la  diligence,  qui,  artisloment  raccommo- 
dfe,se  mit  a  rouleravecla  meme  v61ocit6  qu'auparavant. 

Bientot  nousatleignimes  la  risic:  c'est  un  point  ciilmi-- 
nant  de  la  route  oil,  pour  la  premiere  fois,  on  jouit  de 
I'aspect  de  la  mer. 

Jelavisalors,  jelasaluai  avec  enthousiasme,  celte  belle 
Meditcrranee  aux  antiques  rivages.  Ce  n'est  pas,  comme 
I'ocean  brcton,  une  plaine  brumeuse  el  plombc^e;  mais 
un  clair  miroir  ondulant  gracieusement  au  soleil,  et  qui, 
la  nuit,  reflcchit  des  milliers  d'(5loiles. 

De  la  Vislc  k  Marseille  la  distance  est  encore  assez 
longue  ;  pendant  le  trajet,  on  perd  et  Ton  retrouve  plu- 
sieurs  fois  la  vue  de  la  mer;  enfin,  apres  avoir  traverse 
un  interminable  faubourg  sur  une  route  toute  dallee,  se 
trouve  ce  qu'on  appelle  la  Poite  dAix,  bien  que  de- 
puis  la  demolition  des  remparts  de  la  ville,  il  n'existe  la 
aucune  espfece  de'  porte,  mais  seulement  une  large  entree 
de  rue, 

Depuis  ce  lieu,  qui  est  un  rond-point  decor6  d'un  bel 
arc  de  tnoniphe,  le  regard  s'etend  a  perte  de  vue  jusqu'a 
I'obelisque  de  la  porte  de  Rome ;  c'est  une  des  rues  les 
plus  longues  et  lesmieux  align^es  qui  existent  au  mon- 
de;  elle  traverse  unbeau  cours,  orn^jadis  d'assez  beaux 
arbrcs.Prfcdelase  trouve  la Canebitre,  grand  forum  mar- 
chand,  et  la  Place  Royale  avec  sa  fontaine,  qui  serait 
aussi  belle  que  celle  de  la  place  Louvois  a  Paris,  si  elle 
etait  alimentee  par  une  plus  grande  masse  d'eau. 

Presde  las'ouvre  leport,  manche  longue  mais  utroite, 
tournant  a   roucst,  et  couverte  de   tant  de   vaisseaux, 


que  c'est  Ji  peine  si  Ton  peut  voir  I'eau  qui  les  porte. 
L'obligeant  M.  Mercier,  a  qui  j'avais  dit  le  but  de  mon 
voyage,  voulut  absolumont  m'beberger  dans  sa  maison ;  je 
me  trouvai  done  installe  dans  une  charmante  petite  cbam- 
bre,  au  premier  avec  balcon,  sur  le  Quai  aux  HnUes.ya- 
vais  devant  moi  un  des  plus  beaux  spectacles  du  monde 
civilise.  Une  fortH  de  mats  portant  les  flammes  de  toutes 
les  nations  du  globe,  un  people  d'etrangers,  revStant  tous 
les  costumes,  parlant  tons  les  idiomes,  resumant  tous  les 
typos,  toules  les  coulcurs,  toutes  les  attitudes.  Les  uns 
decbargeaient  des  grains,  du  sucre  colonial,  du  caf6, 
du  colon,  du  sesame,  des  epices,  toutes  les  productions 
du  Levant,  de  I'lnde  et  des  Ameriques ;  les  autres  em- 
barquaient  des  huilcs  d'olive,  du  savon,  des  vins,  de  la 
soude  faclice,  de  I'alun,  des  cnis.ses  pleines  d'ouvrages 
d'orfcvrerie,  de  parfumerie,  do  quincaillerie. 

Souvent  M.  Mercier  m'acconipagnaitpar  la  ville  et  sur 
les  quais,  avec  son  fds  Theodore,  devenu  mon  ami ;  il 
m'expliquail  en  detail  tout  ce  qui  excitail  ma  curiosile  et 
pouvaitservirh  mon  inslructlDn  ;  etjedois  favouer  que, 
plus  d'une  fois,  en  explorant  ces  prodiges  du  commerce, 
sous  la  noire  et  perpctuelle  fumee  des  bateaux  a  vapeur, 
je  me  serais  cru  dans  laTyr  merveilleuse  du  Telemaque, 
^coutant  les  cxplicalions  d'un  autre  N'arbal. 

Du  reste,  Theodore  et  moi  passions  nos  journte  en 
courses  et  en  promenades.  Rien  deremarquable  que  nous 
n'ayons  visile.  Nousavons  vu  les  belles allees  de  Median, 
ou  se  tient  la  grande  foire  dcSaint-I.azare;  lePrado,  vaste 
promenade  au  bord  dela  mer;  Aren,rendez-vonsdes  bai- 
gneurs  et  des  promeneurs  du  dimanche ;  Longrhamp, 
construction  nouvelle  et  grandiose;  le  jardin  des  Plantes; 
la  Lege,  le  plus  beau  monument  d'archileclure  de  Mar- 
seille; la  Bourse,  vaste  temple,  aujourd'hui  en  bois,  mais 
qui  sera  prochainement  remplace  par  un  bel  edifice  en 
pierre  ;  la  tour  Julienne,  qui  va  voir  un  nouveau  port  se 
former  a  ses  pieJs;  la  Major,  belie  catliedralegolliique,et 
vingt  autres  eglises  remarquables,  sans  I'^treaulant  que 
cellos  d'Aix. 

Un  jour,  avec  Theodore,  nous  nous  mimes  h  gravir 
I'ancien  filysfe  Napoli5on-,  c'est  une  montagne  mctamor- 
phosee  en  parterre;  des  senliers  torlueux,  parfaitement 
sables  et  bordes  de  pourpier  marin,  conduisent  a  des 
massifs  de  fleurs,  a  des  belveders,  a  des  ronds-points 
charmants,  a  des  sieges  aussi  commodes  que  charinants. 
A  mesure  que  Ton  nionte,  le  panorama  de  la  mer, 
de  la  ville  et  de  la  campagne  s'etend  comme  un 
tapis  sous  vos  pieds.  Mais  pour  jouir  d'une  vue  qui  a 
pcu  d'egales  au  monde,  il  faut,  par  un  beau  jour,  gravir 
le  somniet  de  la  montagne  appelee  Notre-Dame-de-la- 
Garde;  Ih  est  une  antique  cliapelle  consacree  Ji  la  Vierge, 
protectrice  des  marins;  des  milliers  d'ex-volo  appcndus 
au  niurs  de  I'oraloire  allcstent  la  foi  et  la  piete  des 
Marseillais,  pcuple  generalement  religieux.  C'est  du  haut 
de  cetle  montagne  qu'on  aperQoit  Marseille,  assise  sur  le 
penchant  d'une  colline  et  dans  la  plaine  qui  s'etend  le 
long  de  la  mer,  au  fond  d'un  golfe  couvert  ctd(5fendu  par 
plusieurs  lies ;  du  c6te  de  la  terre,  de  pittoresques  coteaux 
de  pinsou  d'oli\iers  etplusicurs  milliers  dcbastidesenvi- 
ronnent  d'une  cemture  champeire  I'orguedleuse  reinede 
la  .Meditcrranee.  La  partie  neuve  de  la  ville  a  des  quar- 
ters d'une  grande  beaule,  des  maisons  avec  domes  ou 
terrasses,  des  toils  reluisanls  d'airain  ou  deludes  rouges. 

€ —  La  voilk,  me  dit  alors  Theodore,  qui  venaitde  passer 


LA  PROVENCE. 


27 


son  examen  dubaccalaureat,  lavoilacelteJIarseille  autre- 
fois surnommee  magistra  sludioriim,  \a'mailressc  ties 
scietices,  fondce  500  ans  avant  I'ercchrctienne. Quelle  ville 
a  6l6  plus  ceiebre  aux  jours  anciens,  plus  llorissante  aux 
temps  modernes?  Carthage,  Athenes,  Numance,  Corinlhe, 
sesconteniporaines,  ont  disparuplus  ou  moins  dela  scene 
du  monde.  Rome  politique  n'est  plus  que  I'ombre  d'clle- 
mtoe,  Marseille  est  immortelle...  AmiedePompee.epar- 
gnee  par  Jules  Cesar,  ruiru^e  par  les  Sarrasins,  soumise  it 
Charlesd'Anjou,objetde  co'.fere  ct  de  mefiance  pour  Louis 
XIV,  ravagee  par  la  poste  de  1720  et  par  le  cholera  de 
1832,  lapatriedesPytheas,desMascaron,desBelzunce,  des 
Rigord,  des  Feuillee  et  de  tant  d'autres  savants,  n'est 
pas  encore  arrivi'e  au  comble  de  sa  prospiSrite;  la  coloni- 
sation de  r.4lgerie  lui  ouvre  une  telle  soiircederichesse, 
qu'elle  menace  dedepasser  debienloin  la  fortune  de  Lyon 
et  de  Bordeaux,  qu'elle  cgale  depuis  longtemps.  C'est 
peut-etre  un  vain  reve,  mais  son  avenir  ne  lui  promet 
de  rivalile  que  celle  de  Londres  et  de  Paris! 


Cependant,  le  tcrme  fixe  pour  mon  d(?part  de  Marseille 
ctait  arrive,  et,  nialgre  les  instances  de  M.  Mercieretdesa 
famille,  il  ne  m'elait  guere  possible  de  le  differer,  ayant 
promis  a  mon  pere  de  le  rejoindre  k  Toulon  vers  la  fin 
de  juin.  Tout  ce  que  j'ai  pu  faire  avant  mon  depart  a  He 
d'accepler  une  promenade  au  chciteau  d'lf,  situo  dans 
I'ile  du  m^me  nom,  la  plus  orientale  des  trois  qui  sont 
devant  le  port  de  Marseille. 

Cette  derniere  promenade  me  fournit  I'occasion  de 
rendre  a  M.  Mercier  le  service  le  plus  signale ;  voici 
comment. 

Notre  i\6§ante  embarcation,  favorisee  par  un  beau 
temps,  paradaitfierementsurlegolfe  sillonn6  devaisseaux 
niarchands ;  nous  laissions  le  fort  Saint-Nicolas  et  la  tour 
du  Phare  se  mirer  dans  I'azur  verdatre  de  la  mer,  ou  vol- 
tigeait  un  essaini  de  go<?lands ,  lorsque  tout  a  coup  le 
vent  fraichit  avec  tant  de  rapidite,  que  lebatelier,malgre 
toules  ses  manceuvrcs,  ne  put  pas  empecher  la  barque  de 
chavirer  a  demi  ;  nous  nous  jetames  tous  du  c6te  opposu 


il  lamer,  afin  de  rctablir  I'equilibre;  mais,  dans  cemouve- 
nient,  la  pauvre  demoiselle  Pauline  se  laissa  choir  dans 
I'eau;  le  patron  etait  trop  occupe  du  salut  commun  pour 
allcr  h  son  secours;  et  apres  lui,  dans  la  barque,  j'etaisle 
seul  qui  sOt  nager.  Tu  pensesbien  que  je  ne  balancai  pas 
a  me  jeter  a  I'eau.  Je  fus  assez  hcureux  poursaisir  made- 
moiselle Pauline  par  un  bras  au  moment  ou  elle  allait 
plonger  pour  toujours.  Remonte  avec  elle  dans  I'embarca- 
lion,  ilse  trouva  que  le  vent  se  calma  aussi  subitement 
qu'ils'etait  courrouce;  etcomme  mademoiselle  Merrier  en 
avail  ete  quitte  pour  la  peur  et  pour  se  mouillcr  un  peu, 
elle  voulut  continuer  la  promenade,  ct  nous  visitamcs  le 
chateau  d'lf  et  lenouveauport  qu'on  y  a  construit.  lequel 
pr&ente  un  excellent  mouillage  pour  les  vaisseaux  de  haut 
bord  qui  ne  vont  jamais  jusqu'a  Marseille.  A  noire  rctour 
nous  nous  arretames  chez  Polycarpe,  qui  tient  sur  les 


bords  de  la  mer  une  ^l(5gante  guinguette,  frequentee  de 
tous  les  amateurs  de  coquillages,  et  principalement  paries 
clovisses  de  la  Reserve.  C'est  le  Cancale  du  midi. 

En  un  mot,  cette  promenade  fut  riche  en  emotions  de 
tout  genre;  mais,  je  te  I'avouerai,  la  plus  agrcable  a  H& 
celle  que  j'pprouvai  lorsque  mademoiselle  Pauline,  s'ap- 
prochant  tmiidement  de  moi,  me  remercia  de  lui  avoir 
sauve  la  vie. 

Dans  I'effusion  de  leur  reconnaissance,  son  pere  et  son 
frere  m'avaient  embrasse  et  meconjuraient  d'ajourner  en- 
core mon  voyage  a  Toulon  ;  mais  le  devoir  etait  la  qui 
m'obligeait  de  partir  :  j'ai  done  pris  conge  de  mes  nou- 
veaux  amis,  maisnon  sans  promcssc  et  sansespoir  de  nous 
retrouver  un  jour. 

Charles  Chaubet. 


LE  PfeRE  MATTHEW. 


IE  PERE  MATTHEW. 


LEGENDE    DU    DIX-NEUVIEME    SIECLE. 


Le  poll  da  ma  cliairse  h^rissa;  jc  senlis 
iin  [iiilil  soiifllc,  el  un  esprilpassa  Jtvadt 
ma  face.  Job. 

Li'Irlande  est  la  terre  des 
vastes  vallees  et  des  le- 
pcndes  fantastiques. 

Dans  rile  d'Emeraudc, 
pasuneruine,  un  lac,  une 
source  qui  n'ait  sa  tradi- 
tion, sa  fee  proteclrice,  ou 
son  trcsor  cache  ;  or,  si, 
grace  a  Dicu,  I'lrlande  est 
riche  en  lacs  et  en  sources, 
grSice  a  ses  niiile  levolu- 
lions  qui  ont  jele  a  terre  ses 
vieux  chaleaux  et  ses  riches 
abbayes,  nullecontieen'est 
plus  riche  en  ruines  jiilto- 
resques,  en  merveilleux  recits.  II  ne  manque  a  I'lrlande 
qu'un  Walter  Scott;  niais  en  attendant  la  venue  de  ce 
messie  politique,  peut-ijtre  ne  me  saurat-on  pas  trop 
niauvais  gre  de  donner  ici  un  specimen  de  ces  fictions 
naives.  Je  choisis,  pour  la  redire,  conime  elle  m'a  etc  con- 
tee,  une  hisloire  dont  la  date  est  moderne,  et  dont  le  he- 
ros,  vivant  encore,  partage,  avec  M.  O'Connell,  I'enlhou- 
siasle  alVection  du  peuple  iriandais',  en  ayant  soin  do  ne 
lien  ajouler  u  ce  recit,  qui  m'a  ^le  fait  par  un  paysan  du 
comte  de  Clare,  tcnancier  de  sir  Lucius  O'Brien,  baron- 
net  et  seigneur  de  Dromoland,  un  soir  que,  menace  par 
un  orage,  j'etais  venu  me  refugier  sous  son  toil. 

11  y  a  cinq  ou  six  ans  environ,  me  dit  mon  hrlte,  une 
femme  p:Me,  les  yeux  egares,  se  presenia  de  grand  matin 
a  la  porte  du  couveut  des  capucins  de  Cork,  demandant 
avec  de  vives  instances  ;i  parler  au  revi^rend  pere  Mat- 
thew. Conduite  en  sa  presence,  elle  se  jela  a  ses  genoux, 
le  suppliant  de  I'entendre  sur-le-champ  en  confession.  Le 
pere  fut  frappe  de  son  agitation.  II  es^aya  d'abord  de  la 
calmer,  de  la  rassurer  par  de  douces  paroles;  mais  il 
rcconnut  bienl6t  que  ses  efforls  etaient  vains  ,  et  il  se 
decida  i  ecouler  patiemment  I'etrange  confession  que  sa 
penitente  lui  fit  a  peu  pies  en  ces  termes  : 

■  Hier,  dit-elle,  elait  un  vendredi ;  fatiguee  du  travail  de 
la  journce,  je  m'etais  endorniie  dans  un  coin  de  la  cha- 
pclle  du  monastere ,  cachee  dans  I'ombre  des  piliers,  de 
sorte  que  ,  rolficc  du  soir  termine  et  les  fideles  retires,  le 
sacristain  ne  m'apcrciit  pas  et ,  sans  m'6vciller ,  fernia  sur 
moi  les  porles  pour  la  nuit.  Je  dermis  longlemps  nialgre 
le  froid,  malgre  la  gSne  de  ma  position  ;  etj'aurais  ainsi 
dormi  jusqu'au  matin,  si  la  voix  de  I'orgue,  remplissant 
tout  il  coup  les  profondeurs  de  la  nef,  n'eiil  brusqiiemen' 
dissipe  le  lourd  sommcil  qui  pesait  sur  mcs  sens.  J'ou- 
vris  les  yeux  :  un  surprcnant  spectacle  s'ofi'rit  a  mes  re- 
gards. L'eglise  ctait  resplendissanle  de  lumiere;  I'autel 
pare  de  lleurs  comme  aux  jours  des  grandes  fetes;  les 
parfums  de  I'encenss'iSlevaient  vers  la  voute,  des  choeurs 


mysterieux  faisaient  entendre  les  chants  sacres;  puis  le 
portes  s'ouvrirent  avec  fracas  ,  'et  une  foule  somptueuse- 
ment  paree  vint  i-emplir  les  bancs  et  les  tribunes.  Je  ne 
pouvais  revenir  de  ma  surprise,  je  m'expliquais  difficile- 
mentune  pareille  ceremonie  celebree  a  une  telle  heure, 
contrairement  k  tons  les  usages  de  I'liglise  catholique. 
Cependant  mes  yeux  se  familiarisaient  avec  la  scene  dont 
je  me  trouvais  ainsi  le  temoin  involonlaire,  et  un  senti- 
ment d'cffroi,  d'horreur  profonde,  commenca  i  penetrer 
dans  mon  iime  a  mesure  que  je  considerais  avec  plus 
d'attenlion  les  membres  de  celte  nocturne  congregation. 
Les  vetements  splendides,  mais  d'une  forme  antique, 
exhalaient  une  odeur  de  sepulcre;  les  broderies,  les  plu- 
mes elaient  souillees  de  terre;  lesepees,  richement  cise- 
lees,  elaient  ternies  ainsi  que  les  eperons  dores.  Tons  ces 
homnies,  toules  cesfemmess'avanoaientsans  bruit;  leurs 
pas  ne  resonnaient  point  sur  lapierre;  leurs  levres  elaient 
sans  voix  et  sans  soullle,  leurs  yeux  sans  regards.  En  ce 
moment,  les  portes  s'etaient  refermees  d'elles-memes ; 
I'orgue  et  les  choeurs  se  taisaient ;  un  silence  d'altenle 
s'clait  etabli, —  quand  un  prelre,  revetu  d'habits  sacer- 
dolaux,  sortit  a  pas  lenls  de  la  sacristie,  les  trails  piles, 
amaigris,  le  front  courbe,  la  tete  chauve,  semblant  glis- 
ser  plutot  que  marcher,  et  porlant  dans  ses  mains  le 
saint  saerement.  II  monta  en  chancelant  les  degres  de 
I'autel,  se  prosterna  profondenient  et  parut  se  disposer  a 
celebrcr  le  saint  sacrifice  de  la  mcsse ;  mais  aucun  diacre 
ne  se  presenlait  pour  I'assister.  Alors,  se  rctournaut  vers 
son  auditoire,  il  demanda  d'une  voix  desespiiree  s'il  ne 
se  tioiivait  personne  dans  cette  assemblee  qui  voulut  I'ai- 
der  h  accomplir  son  pieux  ofiice.  Trois  fois  il  repeta  cet 
appel  sans  qu'aucune  voix  rcpondit  a  la  sienne.  Enfin, 
m'apcrcevant  et  fixant  sur  moi  son  regard  terrible  : 
«  Femme,  m'ordonna-t-il,  va  trouver  dans  son  couvent 
le  pere  Matthew,  et  dis  lui  que  vendredi  prochain,  a  pa- 
reille heure,  je  I'attendrai  ici!  • 

■  La  lumiijre  s'eteignit  aussilot,  un  nuage  descendit 
sur  mes  yeux,  et  je  tombai  sansconnaissance.  » 

Ce  recit  termine,  le  pere  Matthew  crut  d'abord  avoir 
aHaiie  a  une  folle.  Cependant  elle  repondit  avec,  une  rai- 
son  parfaite  a  ses  queslions  miillipliees,  et  repeta  son  re- 
cit sans  trouble  comme  sans  hesitation,  sans  rien  omeltre 
ou  ajouter  a  sa  relation  precedente.  Avail  elle  r6ve  ce 
qu'elle  pretcndait  avoir  vu '?  Mais  alors  comment  admettre 
qu'un  leve  eiil  pu  laisser  dans  son  esprit  des  traces  aussi 
profondes'/  D'un  autre  cole,  le  pere  Matthew  possedait 
assez  de  notions  scientifiques  pour  peiiscr  que  le  cas  ac- 
tuel  pouvait  etre  un  elTet  de  cette  all'ection  morale  a  la- 
quelle  les  liommes  de  I'art  ont  donn6  le  nom  de  fausse 
liercepliim  des  sens,  maladie  terrible,  feconde  en  visions 
alfreuses  ;  mal  cruel  dont  les  atteintes  reiterees  conduisent 
iilafolie.  ■  Et  pourlant,  pensa-til,  cette  femme  n'est  6vi- 
demment  ni  nialade  ni  folle.  • 

La  penitente,  qui  paraissait  plus  calme  apres  sa  con- 
fession, refut  I'absolution  et  s'eloigna.  Le  pere  resolut  a 


LE  PERE 

toul  liasard  de  (enter  I'aventure  ;  li  attendit  done  le  re- 
tour  du  vendredi,  decide  a  ne  pas  manquer  au  rendez- 
vous du  pri'tre,  et  medilant  ce  passage  du  saint  livre  : 
Mes  desseins  ne  sonl  pas  vos  dcsseins,  dit  I'tternel,  ct 
mes  voies  nc  sonl  pus  vos  iwics. 

La  semaine  s'ecoula  :  au  jour  fix^,  le  p6re  Matthew, 
fiddle  i  sa  resolution,  s'enferma  apres  les  vepres  dans  la 
chapelle  du  couvent,  convaincu  a  lavance  de  rinutilit(5 
de  sa  demarche,  et  cependant  pousse  par  un  de  ces  mou- 
vements  de  I'ame,  vagues,  mais  en  quelque  sorte  irr<> 
sistibles,  auxqucls  le  vulgaire  a  donne  le  nom  de  pres- 
sentiments; — force  mysterieuse,  rellet  lointain  dela  pres- 
cience divine! 

La  soiree  etait  triste,  pluvieuse,  car  on  etait  au  mois 
de  novenibre,  epoque  de  pluies  torrentielles  en  Irlande  ; 
le  vent  gemissait  sous  les  voiites,  frappait  contre  les  vi- 
traux  ;  de-i  ombres  gigantesques  s'agitaient  aux  yeux  du 
reverend  pere,  des  formes  ind^cises  semi  1  lient  surgir  de 


MATTHEW.  29 

lerre ;  des  sons  etranges,  sans  nom,  le  faisaient  tressail- 
lir;  la  chapelle,  plongee  dans  I'obscurite,  avail  rev^tu  ee 
caractere  iniposant,  presque  menacant,  propre  la  nuit 
aux  etifices  gothiques.  II  se  sentit  accable  d'uno 
trislesse  sans  cause,  un  leger  frisson  parcourut  ses  mem- 
bres,  il  eut  peur  enfin  pour  la  premiere  fois  de  sa  vie. 

Cependant,  les  heures  s'ecoulaient  sans  amcner  aucune 
vision ;  le  jour  ne  pouvait  tarder  a  parailre.  Le  pere 
Matthew  se  prit  done  a  sourire  de  ses  pueriles  lerreurs  ; 
puis,  comme  la  fatigue  commencait  a  le  dominer,  il  ra- 
battit  son  capurhon  sur  sa  tele,  ferma  les  yeux  et  s'en- 
dorniit  profondement. 

Son  sommcil  ne  fut  pas  de  longue  durce;  les  accords 
de  I'orgue  I'interronipirent  bientot,  et  la  vision  annoncee 
s'offritaux  regards  du  moine  confondu.  La  pauvre  femme 
arait  dit  vrai :  ellc  avail  va,  et  ce  qu'elle  avait  vu,  elle 
I'avait  raconte  sans  rieii  omettre,  sans  rien  exagi^-rer! 

La  porte  de  la  sacrislie  s'ouvrit  devant  le  pretre,  qui 


a  cliapellc  dti  couveiil  des  Capucins  de  Cork. 


gravit  lentement  les  degr6s  de  I'autel ;  le  pere  Matthew, 
pousse  alors  par  une  force  inconnue,  alia  s'agenouiller 
pres  de  lui,et  le  saint  sacrifice  commenca  :  le  pere  don- 
nant  les  repons,  son  coeur  battail,  sa  voix  tremblait, 
mais  la  foi  ne  I'abandonnait  pas.  Puis,  quand  la  niesse 
fut  dite,  I'orgue  se  tut,  les  chants  s'^teignirent,  et  le  pre- 
tre se  tourna  versle  pere  Matthew  : 

«  ficoute,  lui  dit-il ;  en  expiation  d'un  sacrilege  com- 
mis  il  y  a  deux  cents  ans,  la  justice  divine  m'avait  con- 
damne  a  errer  sur  la  terre  jusqu'au  moment  oil  un  saint 
consentirait  'i  m'aider  dans  la  celebration  du  sacrifice  de 
la  messe.  Ma  penitence  a  dure  longlemps,  et  je  com- 
mencais  Ji  la  croire  elernelle  quand  le  renom  de  ta  sain- 
tete  est  venu  jusqu'a  moi  :  je  t'ai  appele,  tu  es  venu. 
Grace  h  loi,  ma  penitence  est  accomplie;  mon  expiation 
terminee,  la  justice  de  Dieu  satisfaite;  gr;^ce  a  toi,  le  re- 
pos  m'est  enfin  accorde.  Mais  tu  ne  resleras  pas  sans  re- 
compense; forme  un  voeu,  et,  quel  qu'il  soil,  apprends 
que  le  pouvoir  m'a  ete  donne  d'cxaucer  mon  liberateur. 

— Si  ton  pouvoir  est  tel,  repondit  le  moine,  et  s'il  vient 
de  Dieu,  je  ne  rcjelterai  pas  ton  otTie,  mais  je  n'accepte- 


rai  rien  pour  moi  :  c'est  pour  I'lrlande  asservie,  pers^cu- 
tee,  que  j'eleve  mes  mains  au  ciel.  L'fiternel  a  donn^  h 
celte  terre  esclave  la  resignation  et  la  foi ;  mais  a  quoi 
lui  servent  .sa  foi  et  sa  resignation,  quand  ces  vertus 
chretiennes  ont  &  lutter  sans  cesse  centre  I'influence 
toute-puissante  du  plus  odieux,  du  plus  degradant  des 
vices?  N'est-il  pas  cruel  de  voir  les  enfants  de  la  verte 
firin,  divises  entre  eux  de  village  h  village,  de  paroissea 
paroisse,  preparer,  par  leurs  m&intelligences  interieures, 
le  triomphe  de  leurs  ennemis;  et  n'est-ce  pas  rintompe- 
perance  traditionnelle  du  peuple  iriandais  qui  a  enfante 
ces  factions  innombrables,  ces  rivalites  contre  nature, 
cetle  diversite  d'opinions,  ces  haines  parricides  entre  les 
enfants  de  la  meme  patrie,  que  la  mime  inforlune  et  une 
religion  commune  devraicnt  r6unir  sous  !e  meme  dra- 
peau?  Grace  a  la  passion  de  ses  fils  pour  les  boissons  en- 
ivrantes,  I'ile  des  Saints  a  forgi^  ses  propres  chaines,  noire 
riche  patrie  a  ele  livreo  par  ses  enfants  au  joug  inipi- 
toyable  de  Telranger! 

«  Donne-moi  le  pouvoir  d'arrachcr  mes  freres  k  la  ma- 
lediction qui  pese  sur  cux ;  qu'k  ma  voix  les  Iriandais, 


50 


LA  TORTUE. 


reunis  sous  le  drapeau  de  la  temperance,  ne  forment 
plus  qu'un  seul  tioupcau  soumis  h  un  seul  pasleur,  mar- 
chant  du  m^me  pas  au  memo  but! 

.  Alors  le  cliarme  sera  rompu,  et  cclte  noble  contriie 
reprendra  sa  place  parmi  les  nations. 

—  Que  ton  va^u  soil  exauce  au  nom  du  Dieu  vivant ! 
repondit  le  pretre  reconcilie.  Parcours  lesliameaux  et  Ics 
villes,  la  plaine  et  la  monlagnel  va,  pr6che  la  temperance 
et  I'union,  c'est-^-dire  la  force  ;  Dieu  sera  avec  loi,  et  la 
victoire  t'est  promise  I  » 

La  vision  disparut  aussitot.  Aux  premieres  lucurs  du 
jour  naissant,  le  pere  Matthew  regagna  son  convent,  et, 
des  lo  londemain,  I'lrlande  saluait  I'avenement  d'une  ere 
nouvelle ;  aux  accents  du  moine  inspire,  les  populations 
s'emurent  et  se  convertirent;  I'usage  des  liqueurs  fortes 
fut  abandonn^,  les  fds  rfegSncres  do  I'antique  Hibelniese 
presserenten  foule  sous  la  pacifique  banniere  de  ce  nou- 
veau  Pierre  I'Ermite.  Chacun  prenait  I'engagement  d'une 


vie  nouvelle,  personne  ne  viola  son  serment.  L'Irlande 
recueille  aujoiird'hui  les  fruits  de  ce  retour  salutaire  a  la 
sobriete  :  bien  dirigee,  bien  unie  surtout,  clle  a  vu  I'fi- 
ternel  benir  les  elTorls  du  p^re  Matthew,  et,  si  elle  n'a  pas 
encore  completement  secoue  le  joug  du  Saxon,  du  moins 
le  triomphe  est  prochain,  et  I'heure  de  la  liberie  ne  peut 
tarder  a  sooner. 

Ce  que  des  siecles  de  guerres  acharnees  n'avaient  pu 
faire,  laparoled'unmoinedesarmel'a  faitenquelquesmoisl 

Voila  ce  que  mon  bote  me  raconta.  II  etait  dfeore  lui- 
menie  de  la  medaille  que  le  pere  Matthew  impose  aux 
pecheurs  converlis,  symbole  de  force  et  d' union  qu'on 
rencontre  aujourd'hui  sur  toulcs  les  poUrines  irlandaises, 
labarum  nouveau  sur  lequel  le  doigt  de  la  Providence 
semble  avoir  inscrit,  comme  autrefois  sur  I'etcndard  de 
Con-tantin,  cette  legende  faraeuse  qui  estune  promesse  : 
In  hoc  signo  vinces ! 

Le  dug  de  Rovigo. 


IIISTOIRE  NATUREllE. 


Autant  la  gazelle  est  rapide  a  la  course,  autant  la  tor- 
tue  est  lento  ^  se  mouvoir  ;  et  comment  irait-elle  viler  la 
pauvre  bete  qui  emporte  avec  elle  et  sa  maison  et  son 
bouclier?  Mais  les  pieds  legers  de  la  gazelle  la  defendent 
moins  bien  centre  ses  ennemis  que  la  carapace  de  la  tor- 
lue  contra  les  siens.  II  est  positif  que,  sans  I'homme,  qui 
appelle  I'intelUgence  en  aide  au  g^nie  de  la  destruction, 
la  tortue  serait  un  des  animaux  les  niieux  preserves  cen- 
tre la  dent  et  la  griffe  des  carnivores. 

L'ecaille  qui  recouvre  son  dos  se  nomme  la  carapace  ; 
elle  est  fortement  bombee,  tandis  que  eelle  qui  defend 
les  parties  inferieuresl'est  beaucoup  moins,  et  se  nomme 
le  ptefroti;  c'estenlre  ces  deux  boucliers  que  I'animal 
retire  sa  t6te  et  ses  pattes,  seules  parlies  vulnerables 
quoique  couvertes  de  petites  teailles. 

Les  tortues  n'ont  point  de  dents,  mais  leurs  machoires 
sent  revCtues  d'une  corne  dure  comme  le  bee  des  oiseaux, 
exceple  la  toilue  a  gucule  ou  chelide,  dont  la  bouche  res- 
semble  a  cellc  des  batraciens. 


On  compte  vingt-qualre  especes  de  tortues,  et  proba- 
blemenl  toutes  ne  sonl  pas  encore  connues;  elles  diffe- 
rent par  les  moeurs,  puisqu'il  y  en  a  qui  ne  s'eloignent 
pas  du  rivage  de  la  nier,  d'autres  qui  preferent  le  voi- 
sinage  des  eaux  deuces,  courantes  ou  slagnantes;  d'au- 
tres enfin  qui  aimenl  les  terrains  sees  el  Aleves  ou  les 
plaines  couvertes  de  broussailles. 

Les  unes  ont  leur  carapace  d'ecaille  tres-bombee,  ce 
qui  leur  pcrmet  de  se  remettre  sur  pied  lorsqu'elles  sont 
renversees,  d'autres  I'ont  beaucoup  plus  plate,  de  ma- 
niere  que,  placees  sur  le  dos,  elles  ne  peuvent  plus 
quitter  cello  position.  Quelques-unes  mSme  sont  privees 
d'ecaiUes,  mais  revalues  d'un  fort  cuir  visqucux. 

On  en  voit  qui  ont  des  pieds  avec  des  doigts  palmes; 
d'autres,  des  especes  de  nageoires  ressemblant  assez  i 
des  extremites  de  rames  qui  seraient  recouvertes  de  pe- 
tites &ailles. 

Leur  taille  varie  aussi  extr^mement,  depuis  la  tor- 
tue marine  gigantesque,  qui  pfese  pres  de  mille  livres, 


LA  TOUTUE. 


31 


jusqu'ii  celles  de  la  plus  petite  espece,  qu'un  enfant 
eniporteiait  dans  sa  main.  La  tortue  marine  habile  par- 
ticulieremcnt  les  reijions  equaloriales  de  I'ancien  et  du 
nouveau  monde,  oil  on  la  trouve  en  troupes  innombrables 
sur  le  rivage  de  la  mer,  dans  les  lies  et  dans  les  conti- 
nents. Comnie  sa  chair  est  saine,  substanlielle  et  agrea- 
ble  au  gout,  les  marins  en  font  une  grande  consommation, 
ce  qui  fait  diversion  aux  salaisons  qui  sont  la  base  de  la 
nouri'iture  de  bord. 

Elles  se  voient  par  miUiers  sur  les  rochers  et  les 
bas-fonds  converts  d'algues  marines  qu'elles  paissent 
sans  cesse;  quelquefois  aussi  elles  brisent  et  mangent 
des  coquillages.  Elles  ne  sont  pas,  k  ce  qu'il  parait,  ex- 
clusives  dans  leurs  gouts;  car,  apres  avoir  broute  dans 
leurs  paturages  marins,  elles  aiment  a  se  rassembler  Si 
I'embouchure  des  grands  fleuves,  oil  elles  restent  plon- 
gees  dans  I'eau  douce,  n'ayant  que  la  tfite  dehors. 

Les  marins  nommcnt  cette  espece  lorlue  franche ;  c'est 
au  commencement  d'avril  qu'elle  va  deposcr  ses  ceufs 
sur  le  rivage ;  pour  cela  elle  se  rend  sur  une  partie  oil 
le  sable  est  fin,  mobile,  et  hors  de  I'atteinte  des  plus 
hantes  marees  ;  elle  y  creuse  plusieurs  trous  et  y  place 
ses  oeufs  au  nombre  de  plus  de  cent.  Ces  ojufs  spheri- 
ques,  ayant  plus  de  deux  pouces  de  diametre,  sont  re- 
converts d'une  membrane  qui  ressemble  a  du  parchemin 
humide. 

Dans  les  regions  torrides  ou  la  tortue  habile,  le  sable 
estassez  fortement  echauffe  par  les  rayons  du  soleil  pour 
faire  eclore  ses  ceufs  apres  vingt  ou  vingt-cinq  jours; 
alors  les  pelites  lortues,  ayant  au  pins  deux  ou  trois  pouces 
de  longueur,  sorlent  else  dirigent  vers  les  eaux  voisines; 
mais  loutes  n'y  parviennent  pas,  car  les  animaux  car- 
nassiers  en  delruisent  considerablement. 

II  y  a  dans  les  eaux  de  la  Mi'diterrande  une  grande 
tortue  a  peau,  connue  sous  le  nom  de  luth;  eWc  est  de 
forme  allongee,  et  sa  carapace  presente  trois  aretes  lon- 
gitudinales  formant  saillie. 

Quant  a  la  tortue  franche  ou  gigantesque,  elle  a  une 
carapace  composee  de  treize  larges  ecailles  verdjitres, 
disposees  sur  trois  rangs,  celle  du  milieu  formant  des 
hexagones  prcsque  reguliers. 

Ces  grandes  lortues  ne  viennent  jamais  dans  nos  cli- 
mats  que  par  suite  de  quelques  accidents  de  mer.  En 
<7S2,  il  y  en  eut  une  qui  vint  s'echouer  dans  le  port  de 
Dieppe;  elle  pesait  environ  neuf  quintaux;  en  17Si,  une 
autre,  de  taille  gigantesque,  fut  prise  dans  le  Perthuis 
d'Antioche  enlre  la  Rochelle  et  I'ile  de  Rhe. 

Le  Card,  autre  tortue  marine,  est  moins  grande  que  la 
precedente,  et  elle  a  le  museau  plus  allonge  ;  on  la  trouve 
aux  Antilles,  oil  on  la  recherche  pour  ses  oeufs  et  surtout 
pour  son  ^caille ;  quant  a  sa  chair,  elle  est  beaucoup  moins 
bonne  que  celle  de  la  tortue  Tranche. 

Les  devastations  causees  dans  les  algues  qui  couvrent 
les  recifs  servent  d'indices  pour  trouverles  grands  trou- 
peaux  do  lortues,  quand  on  en  veut  faire  une  pSche 
abondante.  On  les  prend  de  plusieurs  manieres  :  avec  la 
folle,  grand  filet  h  mailles  tres-forlcs;  en  les  retonrnant 
sur  le  dos  avec  des  leviers,  quand  on  les  trouve  sur  le 
rivage;  en  lesharponnant,  lorsqu'elles  paraissent  Ji  lasur- 
face  de  I'eau,  avecun  instrument  nomme  varre,  qui  enlre 
dans  recaille;  une  cordelette est  attachee  ace  harpon,et 


permet  de  Tattirer  a  bord;  le  seul  obstacle  qu'on  puisse 
rencontrer  est  le  poids  enorme  de  I'animal. 

La  p6che  de  la  tortue  se  fait  habituellement  de  null,  a 
la  lueur  des  torches,  et  offre  un  spectacle  des  plus  pilto- 
resqnes,  surlout  lorsquela  tortue  est  surprise  sur  la  plage. 
La  bourbcuse  est  une  espece  qui  affectionneparticulife- 
remenl  les  eaux  douces;  elle  est  beaucoup  plus  petite  que 
celle  de  mer  el  que  la  plupart  de  celles  de  terre.  Sa  ca- 
rapace est  noirJlre,  sa  queue  est  longue  comme  la  moiti^ 
du  corps;  ses  doigts,  ties-distincis,  sont  reunis  par  une 
membrane,  elle  en  a  cinq  aux  piedsde  devani,  et  quatre 
i  ceux  de  derriere;  elle  se  trouve  dans  lesclimats  tem- 
peres  et  cliauds  de  I'Europe ,  en  Asie,  particulierement 
dans  les  Indes. 

Dans  les  pays  situ^s  sous  une  latitude  un  peu  elevee 
elle  creuse  des  trous  en  terre  pourhiverner;  aux  premieres 
chaleurs  du  printemps  elle  sort  de  ce  trou  et  passe 
presque  tout  son  temps  dans  I'eau  douce.  Elle  depose  ses 
ceufs  dans  la  terre  ou  dans  le  sable,  comme  celle  de  mer. 
Cette  tortue  devient  facilement  domestique  ,  on  la  place 
dans  Its  bassins  des  gardiens,  qu'elle  delivre  des  vers,  in- 
secles  et  limacons;  on  en  trouve  beaucoup  en  Provence  et 
en  Languedoc. 

La  molle,  la  plus  grande  des  lortues  d'eau  douce,  se 
rencontre  surlout  dans  les  rivieres  du  sud  de  la  Caroline 
et  pcse  souvent  desoixante  a  qnalre-vingis  livres;  sa  cou- 
leur  est  brun-fonce,  et  elle  estcouverte  d'une  forte  peau 
qui  ressemble  a  un  cuir  de  boeuf  tannd. 

Cette  lorlue  est  farouche  et  mord  avec  violence  ses  as- 
saillanls ;  elle  a  les  paltes  garnies  d'ongles  crochus  ;  sa 
chair  est  delicate. 

La  grecqiie,  ou  lortue'commune,  est  celle  dont  les  mou- 
vements  sont  le  plus  lents ;  elle  a  beaucoup  de  ressem- 
lance  avec  la  tortue  d'eau  douce,  mais  son  dos  est  plus 
bombe  :  si  on  la  relourne,  elle  ne  tarde  pas,  par  un  le^er 
mouvemenl  d'oscillatlon,  areprendresa  position  premiere. 
Ellesenourritd'insecles,  de  limacons,  d'herbes,  de  fruits 
et  Ton  en  fait  facilement  un  animal  domeslique.  Dans 
les  latitudes  elevees  elle  se  creuse  un  soutenain  pour 
I'hiver.  C'est  au  soleil  d'ele  qu'elle  confie  le  soin  de  faire 
More  ses  oeufs,  qu'elle  depose  dans  le  sable  ou  dans  une 
terre  legere. 

Comme  tons  les  ovipares,  les  lortues  tiennent  un  rang 
assez  important  dans  Techclle  des  etres;  lemouvementde 
la  locomotion  nes'etfectue  pas  cliez  elles  comme  chez  les 
vivipares,  en  porlanl  lesjambes  en  avant ;  mais  elles  les 
plient  el  les  ecartent  de  maniere  a  former  un  mouvemenl 
de  levier  quiporlele  corpsp!us  loin  que  le  point  de  depart. 
La  tortue  est  longlemps  Ji  elTectuer  sa  croissance ;  ce  qui 
indique  une  vie  Irfe-longue.  Aucun  animal  d'ailleurs  n'a 
ce  que  Ton  nomme  vulgairement  la  vie  plus  dure  :  on 
s'est  livre  ^  eel  ^gard  a  des  experiences  qui  ont  produit 
des  rcsulats  presque  incroyables.  On  a  vu  dqs  torluespri- 
v^esdesorganesindispensables^  la  vie  chez  tousles  a  ulres 
animaux,  et  qui  vivaient  encore  pendant  des  mois  entiers. 
L'ecaiUe  du  caret  est  la  plus  rechercliee  de  loutes  dans 
le  commerce;  car  elle  est  plus  cpaisse,  d'un  tissu  finet 
d'une  couleur  tres-belle ;  celle  de  la  tortue  franche, 
moins  volumineuse,  doit  une  partie  de  ses  beaux  reflets 
aux  lames  m(5talliques  ou  aux  aulres  mati^res  sur  laquelle 
on  I'applique.  Olivier  Le  Gall. 


32 


TABLETTES  PARISIENNES. 


TABLETTES  PARISIENNES. 


Le  LivRE  DES  Familles  a  pris  Tengagement  de  tenir 
seslecteurs  au  courant  des  nouvdles  artisliques  du  monde 
parisien  et  aussi  des  meilleures  productions  de  la  liKera- 
turc  et  de  la  science  contemporaines.  Cest  una  mesure 
dont  on  nous  saura  d'autant  plus  de  gre,  que  I'impartia- 
lile  la  plus  severe  guidera  toujours  nos  jugements,  et  que 
notre  plume  ne  trempcra  jamais  qu'apres  mir  esamen 
dans  I'encre  de  la  louange  ou  du  blilme.  On  comprend 
que  nous  eloignerons  de  cette  revue  les  productions  trop 
frivoles,  et  que  notre  critique  ne  s'atlaquera  qu'aux  oeu- 
vres  de  resistance.  Mais  il  est  des  oeuvres  nouvelles  et 
des  noms  nouveaux  quo  nous  irons  souvent  chercher; 
heureux  plus  tard  si  nous  avons  pu  nous  faire  I'eloile 
d'une  gloire  naissante  ou  I'annonciateur  d'un  livre  11- 
lustre.  —  Cette  sorte  de  profession  de  foi  nous  a  paru 
utile  a  placer  en  quelques  lignes. 

—  L'ancien  hotel  du  cardinal  Fesch  vientde  s'ouvrirk 
I'exposition  annuelle  de  I'association  des  artistes.  Cest 
une  charmante  reunion  des  toiles  de  tous  les  mattressou- 
verains,  un  riche  assemblage  des  chefs-d'oeuvre  des 
temps  passes  et  des  temps  modernes,  un  fouillis  pittores- 
que  de  toutes  les  ecoles.  Le  ravissanl  Gillcs,  de  Walleau, 
y  coudoie  la  niagnifique  llalaille  des  Cimbres,  de  notre 
poele  Decamps.  Greuze,  Prudhon,  Vanloo,  Leopold 
Robert,  Eugene  Delacroix,  s'y  sent  fait  dignement  repre- 
senter;  des  statues  etdesdessins  completent  ce  nierveil- 
leux  ensemble.  II  n'y  a  pas  jusqu'a  niadame  la  duchesse 
d'Orleans  qui  n'ait  detacbe  un  tableau  de  sa  galerie,  en 
faveur  de  Tassociation  des  artistes.  Si  nous  disons  en 
outre  que  cette  exposition  est  6golement  une  osuvre  de 
bienfaisance,  nous  sommes  certains  que  tout  Paris  ne 
peut  manquer  de  se  diriger  imm^diatement  vers  I'hotel 
de  la  rue  Saint-Lazare. 

—  Les  predications  de  M.  Lacordaire  ont  recommence 

cette  annee  b  Notre-Dame, 
et  continuent  toujours  a  attl- 
rer  la  meme  affluence  de 
monde.Cbaque  dimanche.un 
auditoire  Elegant,  serieux, 
penseur,  s'empresse  autour  de 
la  chaire  du  r^v^rend  domini- 
;  cain  pour  recueillir  les  fruits 
dores  de  sa  parole.  Un  tel 
succfess'explique  facilement. 
M.  Lacordaire  a  vecu  de  la 
Me  du  dix-neuvieme  siecle; 
ivant  de  fouler  d'un  pas  si- 
lencieux  les  dalles  des  cloi- 
res,  il  a  pos(5  son  pied  dans 
es  miUe  sentiers  divers  de  la 
foule,  il  s'est  mele  aux  pas- 
■^ions  de  la  multitude.  Le  Ian- 
gage  qu'il  parle  aujourd'hui 
seressentun  peu  du  voyage  .(u'll  a  fait  a  traverslesplaines 
humainespour  arrivcr  aux  colUnos  divines;  s'il Shrank' les 
masses  aussi  forlement,  c'est  qu'il  leur  parle  en  hommo 


recemment  convaincu,  en  homme  convaincud'hier  et  non 
pasde  toujours;  s'il  arrive  a  persuader  le  monde,  c'est  que 
c'est  avec  le  langage  du  monde  qu'il  liabille  la  religion; 
enire  lui  et  ses  auditeurs  la  rhaire  ne  larde  pas  a  dis- 
paraitre,  el  bienlot  ce  n'est  plus  qu'un  des  leurs  qui  les 
iiistruit  et  les  exliorte;  sa  voix  a  cet  entraincment  pro- 
fond  qui  n'apparlient  a  nul  autre;  il  jelte  des  regards  a 
droite  et  a  gauche  dans  I'hisloire  moderne;  il  interroge 
les  cendres  des  grands  homnies  d'hier;  il  demande  leur 
secret  aux  inventions  et  aux  decouverles  les  plus  recen- 
tes  ;  il  analyse  les  livres  nouveaux  pour  les  llclrir  ou  lej 
exalter.  —  Voila  pourquoi  M.  Lacordaire,  homme  de 
coeur  et  de  haute  inspiration,  pr^tre  du  present  et  de  I'a- 
venir,  a  toutes  les  sympathies  de  la  foule.  —  Plusieurs 
feudles  politiques  ont  donne  des  extraits  remarquables  de 
ses  derniers  discours. 

—  Parler  du  bey  deTunis,c'estvenir  un  peu  lard  sans 
doute;  aussi  n'en  parlerons-nous  que  pour  rendre  bom- 
mage  i  sa  fastueuse  bienfaisance.  Dans  un  temps  oil  la 
misere  se  dcbat  douloureusement  sous  Thaleiiie  ghicee  de 
riiiver,  apres  avoir  survecu  h  I'inondalion,  il  est  beau  de 
voir  un  de  ces  princes  qu'il  y  a  peu  d'annces  encore  nous 
traitions  de  barbares,  donner  le  premier  I'exemple  de 
I'humanUe.  —  Le  nom  d'Abnied-Pacha  ne  sera  pas  perdu 
pour  le  people,  et  les  pauvres  de  Paris  comme  ceux  de 
Roannc  garderont  precieusement  le  souvenir  de  ses  bien- 
faits.  C'est  un  beau  voyage  qu'a  entrepris  la  Sa  Majeste 
tunisienne,  avec  la  charite  pourcompagne  de  route! 

—  Un  de  nos  plus  renommes  voyageurs,  qui  a  su  con- 
stammentallierlapoesieariiistoire.  et  le  charmed unarra- 
teur  au  sens  profond  du  pliilosophe,  a  publie  ces  jours-ci 
deux  volumesd'un  interSl  puissant,  auxquels  I'actuulite  va 
prater  beaucoup  de  vogue.  Nous  voulons  parler  de 
M.  Poujoulat  et  de  ses  Eludes  africaines. — Cetouvrage, 
Merita  un  haut  point  de  vue  et  dans  le  cadre  le  plus  ge- 
neral, est  a  la  fois  une  description  et  un  recil,  un  roman 
et  une  histoire ;  I'Algerie  vient  s'y  refleter  tout  entiere 
avec  ses  paysages  brCiles,  ses  mceurs  originales,  ses  gucr- 
res  sanglantes,  son  passe  plein  de  souvenirs  religieux,  sa 
physionomie  morale  et  I'avenir  de  ses  races.  Les  grandes 
figures  de  saint  Auguslin,  de  Cervantes,  de  Jugurtlia  et 
d'Abd-el-Kader  projettcnt  leur  ombre  sur  ce  tableau  ;  et 
I'cEuvre  francaise  y  est  plusieurs  fois  caracterisee  d'une 
manii.'re  serieuse  et  capable  de  faire  rellechir  les  hommes 
de  gouvernement.  —  Nous  signalerons  plusieurs  chapi- 
tres,  tcls  que  le  recit  de  I'assaut  de  Conslantine  ,  la 
celebration  de  la  messe  sur  une  colline  d'Hippone,  les 
considerations  finales  sur  I'lniluence  du  prCtre  en  Algerie, 
qui  seront  lus  par  lous  les  esprits  reellement  prtoccupes 
de  ce  c6te  grandiose  de  notre  histoire.  Les  Etudes  afri- 
caines resleront,  non  comme  une  tentative  imparfaite, 
ainsi  que  le  pense  la  modestie  de  leur  auleur,  mais 
comme  un  livre  national  et  aussi  complet  que  possible. — 
A  ce  litre,  nous  le  recommanderions  avec  empressement, 
si  le  nom  et  le  merite  de  M.  ''oujoulat  ne  le  recomman- 
daient  encore  mieux  que  nous  no  pourrions  le  faire. 

Pai'l  Serv.\is. 


Typoiraphic  LAciiiMPB  nis  el  C',  rue  Damielle,  2. 


BKlliSH 

7   aCG  >!) 

NATURkL 
hlSTOF.Y. 


LA  FOKTMM. 


UN  AN  A  PARIS'. 


11. 


Le  lendcmain  de  mon 
arrivee,  Paris  s'est  de- 
guis6  des  talons  a  ux  epau- 
les  et  est  parti  pour  le  bal. 
On  elait  en  hiver.  C'est 
tout  au  plus  s'il  me  fut 
possible  de  le  reconnaitre 
sous  I'elegant  habit  noir 
qu'il  avail  rcvStu.  S'il 
est  une  epoque  de  I'annee 
oil  Paris  est  le  moins 
semblable  a  lui-mSme  , 
c'est  surtouten  carnaval. 
Tout  le  reste  du  temps, 
il  etale  un  sans-facon  de 
costume  et  une  oisivete 
d'esprit,  qui  le  font  parfois  considerer,  de  I'une  et  de  I'aulre 
maniere,  comme  le  plus  pauvre  horame  du  monde.  liln 
carnaval  seulement,  il  tire  de  sa  commode  son  frac  le 
pluslustreet  ses  bons  mots  les  plus spirituels,  pour  montrer 
qu'il  n'est  mort  ni  pour  I'elegance,  ni  pour  les  traditions 
du  beau  langage.  Autant  il  etait  a  I'aise  dans  sa  robe  de 
cliambre  et  dans  son  pantalon  a  find  de  tout  a  I'heure, 
autant  le  voila  maintenant  serre  dans  sa  cravate  et  bus- 
que  dans  son  gilet.  Tout  a  I'heure,  il  n'aurait  su  que  re- 
pondre  aux  soUicilations  les  plus  vives  et  aux  instances 

1  Vcir  la  paje  1. 
HI. 


Ics  mieux  expiimei'S  ;  i  present  il  abonde  en  apercus  in- 
genieux,  en  paradoxes  elourdissants  ;  il  parle  k  la  fois  dcs 
choses  les  plus  serieuscs  et  lej  plus  futiles ;  il  discute  po- 
litique comme  pas  un  conseiller  d'etat,  et  va  vous  tour- 
ner  un  madrigal  qui  eiit  fait  pAlir  Saint-Aulaire  de  ja- 
lousie.—  Ca,  quel  est  le  vrai  Paris,  est-oe  celui  de  la 
veilleou  celui  d'aujourd'liui?  Est-ce  sa  placidite  ou  son 
esprit  qui  fait  son  deguisenient? 

Vraiment,  il  y  a  une  difference  enorme  entre  le  Paris 
de  I'ete  et  le  Paris  de  I'hiver.  L'hoinme  que  vous  saluez  , 
dans  le  salon  ne  ressemble  en  rien  au  meme  homme  que 
vous  avez  salue  dans  la  rue,  la  derniere  semaine.  Telle 
femme  qui  vous  paraissait  laide  et  maussade,  vous  inonde 
a  present  de  sa  nierveilleuse  beaute  et  de  ses  sourircs 
flamboyants.  —  A  la  bonne  heure,  au  moins.  Tous  ceu\ 
qui  verront  Paris  encadre  par  le  bal,  a  la  lueur  des  bou- 
gies, au  son  de  la  musiquc  harmonieuse  des  quadrilles, 
ne  pourronl  manquer  d'en  eire  eblouis  la  premiere  fois; 
et  ceux-la  Tauront  vu  verilablement  sous  son  beau  cote. 

—  Les  bals  de  la  liste  civile,  ceux  des  ambassades  d'Au  • 
triche  et  d'Anglelerre  sont  surlout  renommes  parmi  les 
plus  eclatantset  reunissent  les  illustrations  de  tout  genre. 

—  Un  choix  arislocralique  preside  dans  les  soirees  du 
faubourg  Saint-Germain,  qui  chercbe  par  tous  les  moyens 
en  son  pouvoira  rappeler  les  souvenirs  dun  passe  galant, 
maitre  aux  choses  du  gout  et  de  I'elegance.  La  encore, 
retentissent  quelques-uns  des  beaux  noms  de  I'ancieune 
noblesse  et  se  groupent  les  rares  heritiers  des  grandes 

3 


Zi 


UN  AN  A    PARIS. 


maisons,  pour  prolcsler  silencieusement  contre  k's  enva- 
libsemcnls  de  la  sociole  nouvelle.  —  Lcs  bals  de  la  finance 
et  de  I'induslrie  appellont  a  eux  la  richesse,  qui  souvent 
leur  tient  lieu  de  tout;  I'or  et  I'argent  empruntent  mille 
formes,  et  j'ai  vu  des  toilottes  de  femnies  qui  semblaient, 
dcs  vitrines  delacheesdes  magasins  d'orfevrerie.  —  Les 
fetes  de  M.  de  Rothschild  font  mal  aux  yeux,  disait  un 
invito  qui  savait  garder  sa  vue  tres-nelte  chez  lui. 

Restons  un  moment  dans  cette  region,  dont  le  triple 
Element  constitue  ce  qu'on  nomrae  le  raonde  parisien. — 
Lepointde  vuesuperficiel  en  est  tout  sMuisant,  sans  con- 
tredit;  et  si  ce  n'etait  le  deplorable  abandon,  par  les 
hommes,  des  modes  francaises  du  dix  huilieme  siecle, 
rien  n'cmp^cherail  de  se  croire  h  h  coar  de  Lo\iis  XVI, 
dans  le  salon  d'un  Montmorency  on  chez  un  fcrmier-ge- 
n^ral.  Le  costume  noiret  Wane,  qui  nous  rend  uniforme- 
menl  pareils  k  des  avocats,  est  le  senl  obstacle  S  cetle 
illusion.  —  Pour  ce  qui  est  do  la  conversation  et  des  grSces 
de  I'esprit,  ne  croyez  point  ces  ccrivains  quinteux  qui 
\ous  disent  que  nous  ne  savons  plus  causer  ni  medire, 
que  le  bel  art  du  madrigal  s'en  est  alli5  dans  hi  pocJre  des 
derniers  gentilshommes,  et  que  nous  ne  sommes  bons  tout 
au  plus  qu'b  discuter  du  merite  d'un  cheval.  Je  vous  dis 
que  nous  ne  sommes  pas  plus  beles  que  nos  peres;  el  que 
pour  ne  pas  avoir  conserve  leurs  culottes  de  velours,  et 
leurs  habits  de  toile  d'or,  et  leurs gilets  a  fleurs  etranges, 
nous  n'en  avons  pas  moins  adopts  leur  facon  de  faire  et 
de  dire  en  ce  qu'cUe  pouvait  avoir  de  bon.  Comme  eux, 
nous  savons  assez  d'art  et  de  poesie  pour  renvoyer  pen- 
dant une  lieure  le  volant  d'un  paradoxe  sur  la  raquotte 
de  la  discussion.  Le  plus  grave  de  nos  hommes  d'affaires 
peut  au  besoin  parler  romance  et  barcarole,  comme  un 
maitre  de  guitare  des  ruelles  disparues ;  et  il  est  bien  peu 
d'actionnaires,  parmi  les  plus  actionnaires,  qui  se  hasar- 
dent  a  causer  des  derniferes  fluctuations  de  la  Bourse  en 
presence  d'une  joliefemme,  qui  fait  sourire  ses  dents  der- 
ri^re  un  ^ventail  a  franges. 

Onjnue;  le  whist  etlo  lansquenet  sontparticulieremenl 
en  vogue.  —  Quelquefois  un  concert  est  intercalc  daus  le 
bal.  — 11  y  a  deux  ou  trois  ans,  singulier  caprice!  qtiel- 
quesmaitresses  demaison  avaient  imagine  de  faire  venir 
Neuville  ou  Levassor,  pour  entendre  cespelites  rhanson- 
nettes  normandes  que  les  doux  artistes  eiicellenl  h  execu- 
ter  —  D'autres  fois,  c'est  une  grande  partie  de  com(^die, 
que  I'on  organise  sur  un  pied  royal  :  une  partition  nou- 
velle  de  M.  de  Flottovv  ou  une  piece  in^dite  de  M.  AVa- 
lewski.  Cette  annfe,  le  prince  de  la  MosUowa  vient  de 
se  faire  construire  une  salle  d'opera  dans  la  Chaus- 
see-d'Antin  ;  on  ne  salt  quand  en  aura  lieu  I'inaugura- 
tion.  —  Au  nombre  des  plus  charmantes  comediennes 
de  salon,  on  cite  principalemcnt  madame  la  vicomtesse 
Duquesne  et  quelques-unes  de  nos  fcmmes  de  lettres  dis- 
tingu(?es. 

Paris  en  carnaval  est  tout  au  plai.sir  et  a  la  belle  hu- 
meur  ;  cette  atmosphere  joyeuse  qui  s'echappe  du  premier 
etage,  se  repand  egalemenl  dans  le  magasin  et  nionle 
dans  la  mansarde.  —  Les  bourgeois  ont  leur  bal  qui  ne  le 
cede  a  aucun  autre  pour  I'entrain  et  la  franclie  gaiele. 
Onze  heures  sonnies  et  la  bjrre  de  fer  mise  en  trovers  de 
la  devanture,  on  n'entend  plus  que  lebruit  du  violon  dans 
toute  la  longueur  de  la  rue  Saint-Martin  et  de  la  rue  Saint- 
Denis.  C'est  l'6poque  des  gros  brillanls  a  la  chemise  et  de 
la  guerre  du  dessous-de-pied  avec  le  panlalon.  —  Plus 


haul,  c'est  la  crepe  qui  chante  etqui  saute  dans  la  po^le; 
c'est  la  chaise 'qu'on  brise  en  eclats  pour  enlretenir  le 
feu;  c'est  I'accordeon  quiglapitun  nocturne  sentimental. 
Maintenant  le  quinquet  'i  I'huile  a  remplace  le  candcla- 
bre;  une  seule  veilleuse  est  placee  sur  un  tabouret  au 
somniet  do  I'escalier  en  sp'rale.  —  Pan,  pan.  —  Entrez, 
s'il  vous  plait.  —  Vous  ^tes  aunonc^. 

II  y  a  aussi  le  bal  des  artistes,  qui  possfcde  une  physio- 
nomie  a  part.  La,  un  habit  trop  beau  serail  conspu^;  ur> 
habit  trop  sale  ne  serait  point  de  mise.  II  faut  ce  milieu 
qui  caraclt'rise  justemenl  le  peintre  ou  le  musicien.  Ce 
n'est  guere  qae  la  d'aiUeurs  qu'on  peut  trouver  I'origina- 
lile  individuelle  avec  I'esprit  quand  nifme.  —  Je  ne  parle 
pas  du  talent;  M  est  convenu  qu'il  court  les  rues.  Mais  la 
conversation  y  est  compos(5e  des  Elements  les  plus  fantas- 
que?  et  des  pensees  les  plus  conlradictoires ;  le  plaisir 
y  revet  les  formes  les  plus  saugrenues.  —  Les  bals  d'ar- 
tistes  sonlrares  malhenreusement,  et  Ton  en  pcrcoit  faci- 
lemon-t  la  causp.  Celui  qui  a  ci  peme  de  quoi  se  loger,  lui 
et  son  merite,  dans  une  espare  de  quelques  pieds  carris, 
ne  peut  pas  se  permeltre  de  trancher  de  ramphitryon  et 
d'offrir  chaque  semaine  un  raoit  a  ses  confreres.  —  Bon 
a  Horace  Vernet  et  a  Alexandre  Dumas. 

Rpsle  pour  tout  le  monde  le  bal  masqu^,  cette  grande 
hotellerie  pitloresque  ou  Paris  s'emprcsse,  les  derniers 
jours  de  carnaval.  Reste  le  bal  masque,  c'cst-a-dire  le 
bruit,  la  foule  et  Teclat ;  et  la  plume  rouge  au-devant  du 
feutre,  et  les  dentelles  au  poignet,  et  le  ealon  sur  toutes 
les  coutures,  et  la  sole,  et  le  .■satin,  et  I'elegance  et  le  bel 
air  ;  ces  choses  qui  se  loue.nt  pour  un  soir  et  qui  vous  font 
pour  un  soir  homme  d'un  autre  siecle  ou  d'un  autre  pays. 
Le  bal  masque  est  a  peu  prte  la  seule  chose  curieuse  qui 
ne  se  voie  qu'a  Paris,  depuis  que  Vcnise  a  vu  mourir  son 
carnaval  lant  renomme.  C'est  le  veritable  niveau  social, 
le  joug  de  lleurs  rdve  des  phalansteriens;  I'^galite  en  est 
la  premiere  loi,  le  plaisir  en  est  la  seconde.  Imaginez  une 
cohue,  un  tuniulte,  une  masse  de  gens  desoeuvres  qui  se 
heurtent,  se  pressent,  se  coudoienl,  s'apostrophent,  s'in- 
jurient  et  s'embrassent.  —  Le  bal  masque  d'aujourd'hui 
appelle  a  lui  la  rue  el  le  salon,  ou  pour  mieux  dire  il  les 
reunit  tous  les  deux  ;  il  fait  passer  I'une  h  travers  I'aulre, 
la  rue  eclaboussant  le  salon  et  lui  meurtrissanl  le  pied 
sons  son  epais  Soulier  de  cuir;  le  salon  laissant  tomber 
sur  la  rue  quelque  peu  de  sa  poudre  et  de  son  tabac  d'Es- 
pagne,  et  lui  piquant  les  jambes  de  sa  fine  t'p^e  de  vi- 
comte  ou  de  pair ;  la  rue  et  le  salon,  bras  dessus  bras 
dessous,  riant  et  chantant,  I'un  s'abaissantjusqu'ou  I'au- 
lre peut  monter,  I'un  s'elevant  jusqu'ou  I'autre  peut  des- 
cendre;  tous  les  deux  arrivant  a  une  sorte  d'esprit  im- 
provise, demi-masque,  demi-braillard,  trivial  autant  que 
le  salon  peut  le  faire,  a'ambique  comme  la  rue  comprend 
I'alambic,  I'espril  de  I'un  dans  le  corps  de  I'autre,  le 
corps  de  I'autre  dans  I'esprit  de  I'un,  Mascarille  sous  I'ha- 
bit  de  Moncade,  Moncade  sous  I'habit  do  Mascarille.  — 
Ne  croyez  pas  d'ailleurs  elre  oblige  a  venir  y  faire  pa- 
rade de  I'esprit  que  vous  pouvez  avoir,  ou  de  celui  que 
vous  n'avez  pas;  non,  le  monde  ne  vous  liendra  comple 
que  de  ce  que  vousvoudrez  bien  lui  donner,  rien  de  plus, 
rien  de  moins.  Vous  Stes  libre  d'y  venir  avec  voire  es- 
prit du  dimanche  ou  votre  sottise  de  tous  les  jours;  si 
vous  etes  b^le,  rien  de  plus  naturel  aux  yeux  du  monde; 
si  vous  otes  spiriluel,  tant  mieux  pour  lui  comme  pour 
vous ;  vous  6tes  riche,  quoi  de  surprenant  ?  vous  f  tes 


UN  AN  A  PARIS. 


35 


pauvre,  quoi  de  plus  simple  ?  Soyez  jeuneou  vieux,  beau 
ou  laid,  ayez  de  la  grSce,  du  bon  ton,  de  la  polllesse,  ou, 
si  vous  I'aimez  mieux,  livrez-vous  h  votre  nonchalance, 
a  votre  franc-parler,  prenez  vos  coudees  larges;  qui 
que  vous  soyez  enfin,  soyez  sOr  que  le  bal  masque  vous 
accucillera  sans  contesle,  sage  ou  fou,  trisle  ou  gai,  He- 
raclite  ou  Democrite. 

Le  bal  masqu^  a  des  temples  nombreux  situ^s  k  chaque 
coin  de  Paris  et  des  barrieres.  Le  people  qui  veut  une 
petite  part  de  toutes  les  joies,  par  cela  nieme  qu'il  a  une 
grande  part  dans  toutes  les  niiseres,  route  ces  jours-lii  sa 
gaiete  malsainedanslesguinguettesdu  Chcmin-Vert  etdes 
boulevarts  exterieurs.  —  Ici  la  philosophie  du  carnaval 


commence  h  devenir  un  peu  plus  soucieuse;  on  se  prend 
malgr^  soi  ^  regarder  derriere  les  coulisses,  et  quels 
ignobles  mystferes  ne  decouvre-t-on  pas  alors!  —  Le 
Mont-de-Piel^  est  le  moindre  des  sacrifices  auxquels  le 
peuple  achete  ses  plaisirs  des  jours  gras,  plaisirs  qui  se 
resument  d'ordinaire  dans  rabrulissement  par  le  vin 
bleu.  —  Ces  peintures  ont  tenl6  I'imaginalion  ardente  de 
quelques  ^crivains;  a  notre  avis  elles  sont  plulot  faites 
pour  inspirer  la  tristesse  que  la  curiosite.  Notre  plume 
les  indique  seulement,  mais  elle  ne  s'y  arr^tera  pas. 

Le  bal  est  done  la  grande  occupation  de  Paris  pendant 
le  mois  de  Janvier.  —  Ajoutons-y  egalement,  lorsque  la 
saison  le  permet,  les  parlies  de  potin  aux  bassins  du 


La  rue  el  le  salon. 


Luxembourg  et  des  Tuileries ;  —  e(  puis  la  ttte  des  rois, 
cette  naive  tradition  de  la  famille.  —  C'est  aussi  I'^poque 
fructueuse  des  Italiens,  dont  les  repr&enlations  sont 
comme  les  entr'actes  des  bals  du  grand  monde,  et  ou  les 
loges  rem  plies  de  femmes  ricbement  values  presentent 
un  coup  d'oeil  etincelant  a  I'admiralion  du  nouveau  de- 
barqu^.  La  musique  ilalienne  n'est  dans  ce  cas  qu'une 
facon  de  prMe-^ite,  un  motif  de  rendez-vous  ;  on  y  vient 
surlout  pour  essayer  relTel  d'une  robe  nouvclle  ou  pour 
faire  de  la  chronique  scandaleuse. 

C'est  aussi,  —  nous  alliens  presque  I'oublier,  —  le  mo- 
ment des  pluies  supr^mes  etde  la  boue  continue.  Or,  s'il 
y  a  un  chapitre  h  ecrire,  c'est  principalement  sur  la 
fange  proverbiale  des  trottoirs  parisiens.  Apres  I'eau,  I'air 
et  le  feu,  la  boue  peut  Stre  classee,  du  moins  sur  cette 
partie  du  globe  essentiellement  crottee,  comme  un  nouvel 
Element  et  prendre  place  en  cette  qualite  dans  les  ma- 
nucls  de  physique.  Comment  la  boue  se  produit  d'un  in- 
stant ^  I'autre,  c'est  un  phenom^ne,  une  enigme.  Dix  mi- 
nutes d'une  pluie  volante  .suffisent  pour  changer  en 
cloaque  le  quartier  tout  a  I'heure  le  plus  net  et  le  mieux 
entrelenu.  —  Mais  peu  importe  au  bourgeois  de  Pans  ! 
au  contraire;  le  bourgeois  va  k  la  pluie  comme  le  fer  k 
I'aimant  et  le  papillon  k  la  chandelle.  C'est  sa  glu,  i  lui. 
C'est  juste  au  moment  ou  le  ciel  se  rembrunil,  qu'il  songe 
a  I'alTaire  imporlanle  qui  I'appdle  ^  I'autre  quartier  de 


la  ville;  et  point  ne  remettrail  si  belle  partie  au  lende- 
main.  Neanmoins  comme  le  bourgeois  de  Paris  est  un 
liomme  prudent  et  de  precautions,  il  se  munit  du  para- 
pluie  qui  fait  ses  delices,  du  parapluie,  ce  roi  des  meu- 
bles ;  et  le  voilk  qui  se  met  en  route,  apres  avoir  declare 
que  cette  pluie  ne  serait  rien.  —  Remarquez  bien  qu'il 
est  persuade  du  contraire;  sans  cela  il  ne  serait  point 
sorti.  —  Mais  quelle  jouissance  pour  lui  et  quelle  noble 
eonquSte  de  choisir  le  pave  le  plus  propre  au  milieu  do 
ces  paves  engloutis  par  I'averse ;  de  dispuler  aux  plus 
opiniitres  le  trottoir  du  cote  des  maisons;  de  hausser  et 
de  baisser  alternativement  son  parapluie  selon  la  taille 
des  passants,  tout  en  risquant  de  I'accrocher  dans  les  cn- 
seignes  ou  d'eborgner  ceux  qui  sortent  des  magasins !  II 
ferait  dix  lieues  de  la  sorte,  sans  s'apercevoir  qu'il  est 
trempe  jusqu'aux  os.  De  temps  en  temps,  el  pour  I'acquit 
de  la  conscience,  il  h^le  un  omnibus  qui  I'eclabousse, 
mais  il  a  bien  le  soin  de  ne  s'adresser  jamais  qu'au  plus 
complet.  S'il  a  I'occasion  de  passer  par  la  place  du  Car- 
rousel, il  la  saisit  avec  empressement,  dut-il  meme  Otre 
force  de  faire  un  detour  pour  cela.  II  peste  centre  le  vent, 
il  maudit  les  gouttieres  et  les  ruisseaux,  mais  cu  n'est 
pour  lui  qu'un  theme  purement  de  convention.  Examinez 
plutijt  I'aimable  expression  de  sa  figure,  lorsque  la  vio- 
lence de  la  pluie  le  force  a  se  refugier  sous  une  porte  co- 
cliere.  —  Ah !  messieurs,  quel  abominable  temps !  s'i- 


56 


LES  DOUZE  APOTRES.  — SAINT  ANDRE. 


crie-t-il  en  saluant  avec  urbanite.  —  Vient-il  a  monter 
chez  un  de  ses  amis,  la  scene  prend  alors  un  aspect  plus 
heroVque  ;  c'esl  avec  une  orgueilleuse  salisfaclion  et  un 
sourire  de  conquerant  qu'il  s'entend  adresser  des  repro- 
ches  sur  son  imprudence  :  —  Comment  avc/.-vous  pu 
vous  decider  a  sortir  par  une  pluie  semblable?  C'est  de 
I'entetement,  de  la  folie!  vous  en  ferez  une  maladie,  bien 
certainemenl;  voyez  un  peu  conime  I'eau  ruisselle  de 
voire  redingote!  —  C'est  vrai,  repond-il ;  et  demon  cha- 
peau  aussi.  —  Ainsi  fait  le  Parisien,  cet  homnie  souve- 


rainement  heureux,  qui  prend  le  temps  comme  Dieu  le 
lui  envoie,  et  qui  ne  se  plaint  autrement  que  pour  la 
forme;  etre  a  demi  aquatique  qui  passe  ci  travers  les 
plus  grandes  tempeles,  sans  en  presque  rien  sentir.  — 
Pour  un  Parisien  qui  allrapera  un  rliume  de  cerveau  a 
s'etre  mouille  les  pieds  une  demi-journee,  trente  provin- 
ciaux  gagneront  une  fluxion  de  poitnne.  Mais  le  Parisien 
est  une  plante  qui  a  souvent  besuin  d'6lre  arrosee  par 
I'eau  du  ciel. 

Charles  Monselet. 


m  DOUZE  APOTRES. 


SAINT  ANDRE. 


Andre  est  le  frere  de 
Simon-Pierre,  comme  lui 
fits  de  .lonns  ou  .lean,  ne 
a  Bethsa'ide.  —  La  mSme 
profession  les  attache  sur 
la  meme  barque  jusqu'au 
moment  ou,  ayant  recu 
leur  mission  bi'ro'i'que, 
ils  vonl  chacun  de  leur 
Cute  porter  la  loi  nouvelle 
et  monrir  en  temoignage 
deleur  fni. 

A  la  voix  de  .lean-Bap- 
tiste  qui  prechait  en  Ga- 
lilee, les  Juifs  avaient  pu 
comprendreleniysterieux 
^venemoiil  quu  Dicu  |.Lrparait  a  la  re,:;encration  du  monde; 
quelques  Ames  douses  de  fervour  et  d'une  sainte  penetra- 
tion se  tenaient  immobiles  dans  I'attenle  d'un  prochain 
accomplissementdes  propheties.  Convaincu  de  la  veritti  des 
discours  de  Jean,  Andre  s'elait  fait  son  disciple,  el  pour 
rpcueillir  ses  paroles  il  le  suivait  ainsi  que  quelques  pieux 
enfanls  d'lsrai^l.  —  Sa  foi  et  sa  bonne  vo!onl6  lui  valurent 
uneri^compense  :  il  fut  I'un  des  premiers  qui  reconnurent 
le  Messie  en  la  personne  du  Christ.  Une  expression  d'aniour 
et  de  veneration  prononcee  par  Jean-Baptiste  a  la  viie  de 
lesus  devint  pour  lui  le  rayon  de  lumiere  c6leste  qui  Ini 
fit  entrevoir  la  verit*.  Jean  avail  dit  en  montrant  le  divin 
Fiis  de  Marie  ;  'Voici  I'agneau  de  Dieu.  Andre  avec  un 
autre  disciple,  que  differents  peres  croient  6tre  Jean 
I'fivangelis'.e  ou  I'opolre  Philippe,  s'attacherent  presque 
furliveraent  aux  pas  de  Jesus-Christ.  —  Une  croyance 
confuse  agilait  leur  iime  en  ce  moment ;  ce  no  ponvait  etro 
deji  la  foi,  maisc'elait  I'csperance.  El  en  recompense  de 
cede  sainte  avidile  de  voir  le  Reilempteur,  lui  meme  va 
se  reveler  a  eux. 

Jean  en  disant  :  'Voici  I'agneau  de  Dieu,  avail  fait  allu- 
sion k  I'agneau  pascal  qui  arrachait  a  la  mott  les  pre- 
miers n&  des  enfanls  d'lsrael  :  soil  qu'il  prophetisH  ou 
qu'il  conniit  dejJi  ce  qu'6tait  Ji5sus,  il  rendait  hommajie 
a  I'augusle  victime  qui  bienlot  devait  racheler  le  monde 


entier.  Andre  et  son  compagnon,  frappes  d'une  subile  ap- 
prehension, n'ont  pu  s'empecher  de  suivrele  Christ,  mais 
ils  n'osent  encore  I'approcher.  Le  Fils  de  Dieu  les  aper- 
coit,  et  alors  sur  la  question  qu'il  leur  adresse  :  Rabbi ! 
r^pondent-ils,  nous  cherchons  voire  demeure.  —  Pre- 
texte  naif  oil  se  point  I'hesitalion  et  la  simplicite  de  ces 
deux  hommes. — Alors  celui  a  qui  ilss'adressaient  voyant 
la  puret6  de  leur  Sme,  s'ecrie  :  Venez  et  voyez!  —  lis 
passerent  plusieurs  heurcs  avec  le  Christ.  Quelle  joie  An- 
dre dut  ressenlir  en  se  voynnt  I'un  des  premiers  a  qui  il 
etaitdonnede  contempler  leSauveurdu  monde.  Combien 
il  y  eut  pour  lui  de  consolation  dans  les  maximes  celestes 
qu'il  entendit  pour  la  premiere  fois.  —  II  sentit  des  lors 
qu'un  irresistible  lien  rallachait  au  divin  reformaleur  : 
les  resolutions  qu'il  forma  durent  lui  faire  entrevoir  ses 
glorieuses  destinees  ;  mais  les  temps  n'etaient  pas  encore 
venus  oil  les  ap6tres  devaient  marcher  avec  le  Christ, 
recevoir  leur  mission  heroique  pour  ne  le  quitter  qu'a 
son  premier  pas  sur  la  montagne  du  Calvairo. 

Apres  avoir  acquis  une  conviction  presque  certaine 
que  rottente  d'Israi?!  Mail  comblee,  Andre  se  h.'ila  d'aller 
vers  Simon-Pierre  pour  partager  avec  lui  le  tresor  pre- 
cieux  qu'il  venait  de  decouvrir. 

Une  amilie  lendre  et  devouee  existait  enlre  ces  deux 
freres.  Pierre  aimait  Andre,  Andre  aimait  Pierre.  Leurs 
Iravaux  etaienlcommuns,  leurs  joies  devaient  I'filre  aussi. 
Simon  ayant  entendu  les  recits  de  son  frere,  voulut  k 
I'instant  contempler,  lui  aussi,  le  regeneraleur  du  monde. 
Ce  fut  sur  les  bords  du  Jourdain,  sur  ce  Heuve  celebre 
pour  avoir  mouilie  le  Christ  de  ses  eaux,  que  saint  An- 
dri  renconlra  celui  a  qui  Simon  voiilait  eire  presente. — 
Vous  savcz  comment  en  le  voyanl  Josus-Clirist  changea 
le  nom  dei'imonen  celui  de  Pierre.  A  celle  circonslance, 
Andre  doit  sans  doute  le  tilrc  qu'on  lui  donne,  d'hitro- 
chirfeur  mipfes  de  Jrsiis-Christ. 

Plusieurs  peres  de  I'l^'gli-se  disent  que  les  deux  fils  de 
Jonas  furent  lomoins,  aux  ncce?  de  Cana,  du  premier  mi- 
racle qu'ait  fait  I'Homme-Dieu.  Le  troisieme  jour  d'une 
noce, — el  en  cetemps-l^  ces  fetes  duraienl  huit  jours, — 
.Jesus  y  vint  avec  quelques  personnes  qui  le  suivaient 
deja  presque  liabiluellemenl  pour  entendre  ses  discours: 


LES  DOUZE  APOTRES.  — SAINT  ANDRfi. 


37 


Ic  vin  venanl  h  manquer,  Marie  de  Nazareth,  qui  se  Irou- 
vaitaussi  a  ce  festin,  dit  i  son  divin  fils  ;  lis  n'ont  plus 
de  vin.  —  Le  Christ  ne  se  rendit  pas  immcdialement  au 
riesir  manifesle  par  sa  m^re devoir  accomplir  un  miracle 
qui  pouvait  ouvrir  les  yeux  de  tous  ceux  qui  I'enlou- 
raiont.  II  differa,  pense  saint  Chrysostome,  parce  que  le 
besoin  de  vin  n'elait  pas  enrore  assez  connu  de  tous  Ics 
convics  et  que  dans  un  instant  la  soif  allait  Ics  rendre 
bicn  plus  attentifs  au  prodige  qu'i!  allait  arcomplir,  car 
son  intention  n'('tait  pas  autant  de  procurer  du  vin  que 
de  donner  la  foi  h  ces  enfarils  d'lsraijl.  Dans  la  salle  oil 
se  celebrail  la  fc^te,  il  y  avait  six  grandes  urnes  do  pierre 
pour  scrvir  aux  purifications  en  usage  parnii  les  Juifs. 
Jesus  les  fit  reniplir  d'eau;  puis  ayant  invoque  le  nom 
de  son  p^re  ;  Puiscz  mainlenant,  dit-il  aux  scrvilcurs,  et 
portez  en  au  maitre  d'hotel.  Ce  dernier,  apies  avoir 
goule  I'eau  qui  venait  d'etre  changee  en  vin,  ne  sachant 
d'oii  venait  cette  liqueur,  appela  I'epoux  ct  lui  dit  :  Tout 
homme  sert  d'abord  le  bon  vin,  et  lorsqu'on  a  beaucoup 


bu  il  sert  le  moins  bon ;  mais  vous,  pourquoi  avez-vous 
reserve  jusqu'a  cetle  heure  ce  que  vous  aviez  de  nieiUem? 

A  la  stupefaction  de  I'epoux  et  a  sa  grande  satisfaction, 
succeda  I'etonnenient  de  la  foule  qui  par  ce  miracle  au- 
rait  dQ  comprendre  la  puissance  divine  de  Jesus. 

Apres  ces  fetes  que  le  Christ  semble  partager  pour 
montrer  aux  hommes  que  les  rejouissances  paisibles  et 
legitimes  sont  agreables  k  Dieu,  Andre  et  Pierre  retour- 
nent  a  Capharnaiim. 

Quelques  jours  se  passferent;  puis,  la  m6me  voix  qui 
appela  Simon  ordonna  a  Andri  d'ahandonner  ses  filets. 
La  vocation  de  ce  dernier  est  absolument  la  mSme  quo 
cello  de  Pierre.  Jesus  etant  venu  sur  le  bord  du  lac  de 
Genesareth,  se  Irouva  accablc  par  la  foule  qui  se  pressait 
autour  de  lui  pour  entendre  sa  parole.  II  entra  dans 
une  barque  arretee  au  bord  de  I'eau.  Lorsqu'il  eut 
cesse  de  parler  au  peuple,  et  apres  la  peche  miraculeuse 
qu'il  avait  faire  aux  fils  de  Jonas,  il  leur  dit :  Vousn'etes 
plus  desormais  pfecheurs  de  poissons,  mais  bien  pficheurs 


Sjinl  Aiiiln!'  rencoiilrai:eliii  li  qui  SiiDiiii  voiiUil  olre  pri^sente. 


d'hommes,  suivez-moi. —  Ilsobeirent  et  marcherent  avec 
leur  nouveau  maitre,  sans  songerau  sort  qui  pouvait  les 
attendre. 

Dans  cct  acte  d'abandon  de  tout  ce  qu'ilspossedaienl, 
il  y  a  une  abnegation  d'autant  plus  sublime,  que  leur  foi 
n'etait  encore  ni  assez  vive  ni  assez  eclairee  pour  leur 
donner  la  sainte  persuasion  que  les  biens  a  la  conqucte 
desquels  ils  allaient,  elaient  infiniment  preferables  h  la 
pauvre  existence  qu'ils  laissaient  avec  leurs  barques  et 
leurs  fdets.  Car  quoiqu'il  soil  dit  qu'Andre  et  Pierre, 
ainsi  que  plusieurs  enfanis  d'Israel,  eussent  deja  reconnu 
le  Messie  en  la  personne  de  Jt'sus,  ils  durent  malgre  tout 
conserver  leur  caractfere  d'hommes  et  surtout  de  juifs. — 
Nul  peuple  de  ces  temps  ne  fut  plus  incredule,  et  si  par 


moments  les  oeuvres  du  Christ  venaient  ^tablir  sa  divinitij 
d'une  nianiere  evidenle,  I'efTet  produit  par  ses  miracles 
^tait  bientdt  detruit  par  I'espritde  scepticisme  qui  aveu- 
glait  tous  les  enfants  d'Abraham.  —  C'etait  la  derniere 
lulte  de  Satan  centre  Dieu ;  au  moment  d'etre  vaincu  et 
de  porter  sa  tSte  sous  les  talons  de  la  femme  qui  devail 
I'ecraser,  il  tiut  employer  loute  sa  science  tenebreuse  J 
obscurcir  lesoleil  de  regeneration  qui  venait  rendre  la  yic 
a  I'univers;  c'est  alors  qu'il  inspire  aux  scribes  et  aux 
pharisiens  les  blasphemes  qui  n'attribuent  a  J^sus  d'autre 
puissance  que  celle  du  prince  des  demons,  et  que  plus 
tard,  dans  sa  rage  impuissante,  il  donne  aSimonle  magi- 
cian le  droit  de  faire  des  miracles  pour  effacer  ceux  des 
apfitres.  —  Andre  et  Pierre  etaient  par  moments  6claires 


38  LES  DOUZE  APOTR 

d'un  rayon  de  foi;  puis  vcnait  rinstant  de  doute  et  de 
decouragcnienl,  I'a'uvre  de  Satan  a  cdt^  de  celle  de  Dieu. 
Cependant,  il  faul  le  dire  a  la  gloire  d'Andre,  sa  foi  n'ei'it- 
elle  pas  He  aussi  vive  que  celle  de  Pierre,  son  instant  d'in- 
credulite  ou  de  faiblesse  ne  I'a  pas  conduit  jusqu  a  renier 
son  niailre. 

La  fci  do  saint  Andre  se  manifeste  d'une  maniere  evi- 
dente,  lorsque  sur  la  monlagne  qui  borde  le  lac  de  Ti- 
bLM  iade  le  peuple ,  qui  avail  suivi  Jesus  pour  entendre 
scs  discours  et  etre  temoin  de  ses  miracles,  vint  a  man- 
quer  du  pain  necessaire  a  sa  nourriture. 

La  foule  s'etait  tenue  longlemps  dans  un  etat  de  niu- 
tisme  et  de  comteniplation ;  elle  venait  de  recueillir  ces 
paroles  que  la  bouche  d'un  Dieu  pouvait  seule  prononcer 
pour  la  premiere  fois  :  —  Aimez  vos  ennemis;  faites  du 
bien  il  ceux  qui  vous  haissent ;  benissez  eeux  qui  font 
des  imprecations  centre  vous,  et  priez  pour  ceux  qui 
vous  calonuiient.  Si  un  homme  vous  frappe  sur  une  joue, 
presentez-lui  encore  I'autre;  et  si  quelqu'un  vous  prend 
votre  mantean,  ne  I'empSchez  point  de  prendre  aussi 
voire  robe.  Donnez  a  tous  ceux  qui  vous  demanderont,  et 
ne  redcmandez  point  votre  bien  a  celui  qui  vous  I'emporle, 
trailez  les  hommes  de  la  meme  maniere  que  vous  voudricz 
quils  vous  traitassent.  Si  vous  n'aimez  que  ceux  qui 
vous  aimcnt,  quel  gre  vou?  en  aura-t-on,  puisquo  les 
gens  de  mauvaisevie  aiment  aussi  ceux  qui  les  aiment? 
Et  si  vous  ne  faites  du  bien  qu'a  ceux  qui  vous  en  font, 
quel  gr6  vous  en  aura-t-on ,  puisque  les  gens  de  mauvaise 
vie  font  la  m^me  chose  ?  Et  si  vous  ne  pr^'lcz  qu'^  ceux 
de  qui  vous  esperez  recevoir  la  mtoe  gr5ce,  quel  gre 
vous  en  saura  t-on,  puisque  les  gens  de  mauvaise  vie  se 
pretent  aussi  de  la  sorle  pour  recevoir  le  meme  avantage? 
Pour  vous,  aimez  vos  ennemis;  faites  du  bien  h  tous  et 
pretez  sans  en  rien  esp^rer,  et  alors  votre  recompensesera 
grande  et  vous  serez  les  enfants  du  Tres-llaut. 

Quelle  plume  pourrait  decrire  I'etonnement  et  I'admi- 
ration  des  peoples  qui  Scoutaient  ces  maximes?  Depuis 
truis  jours  ils  suivaient  Jesus,  ct  dans  le  desir  et  I'avidite 
oil  ils  etaient  de  I'entendre,  ils  oubliaient  meme  les  be- 
soins  de  leur  corps. 

J^sus  levant  les  yeux  et  voyant  cette  foule  immense, 
dit  :  Oil  aclielerons  nous  du  pain  pour  donner  ^  manger 
h  tout  ce  monde.  Si  je  les  renvoie  en  leur  maison  sans 
leur  avoir  donne  de  quoi  se  soutenir,  les  forces  leur  man- 
queront  en  cliemin  parce  que  plusieurs  d'cntre  eux  sont 
venus  de  loin?  Philippe  repondit  :  Quand  on  auraitpour 
deux  cents  deniers  de  pain,  cela  ne  pourrait  suflire  a  en 
donner  ^  chacun  la  plus  petite  part. 

JIais  .\ndre,  qui  avait  enlendu  celle  question  du  Christ, 
comprit  que  celui  qui  avait  commande  h  la  fievre  d'aban- 
donner  sa  mere,  qui  avail  ressuscile  le  fils  de  la  veuve 
de  Nairn ,  change  I'eau  en  vin  aux  noces  de  Cana  et 
gueri  le  paralylique  a  la  piscine  de  Bethsaide,  pouvait 
bien  rassasier  la  foule  seulement  par  la  puissance  de  sa 
volont^.  •  II  y  a  ioi,  dit-il ,  un  petit  garcon  qui  a  cinq 
pains  d'orge  et  deux  poissons.  »  Ces  paroles,  sans  prou  - 
ver  d'une  manifere  evidente  I'apprehension  qu'avait  An- 
dre du  miracle  qui  allail  etre  opere,  expriment  I'allenle 
oil  il  etail  d'une  reponse  qui  devait  apaiser  I'inquielude 
de  la  foule.  — Jesus  lui  dit;  Faites  asscoir  tout  le  monde. 
Et  commo  il  y  avait  beaucoup  d'herbe  en  ce  lieu,  cinq 
millfe  hommes  s'y  assirenl.  —  Puis  il  prit  les  pains,  et 
ayanl  rendu  graces,  il  en  dislribua  a  tous  ceux  qui  etaient 


ES.— SAINT  ANDRE. 

assiselleur  donna  aussi  des  deux  poissons  aulant  qu'ilscn 
purenl  desirer.  —  Lorsque  le  peuple  se  fut  rassasie,  les 
apolres  remplirent  douze  paniers  des  morceaux  qui  rcs- 
laient  des  cinq  pains  d'orge.  La  foule  se  retirait,  et  pour 
rendie  t^moignage  de  ce  miracle ,  elle  n'eut  qu'une 
pensee  :  •  C'csl  1^  vraimenl  le  prophete  qui  doit  venir 
dans  le  monde. « 

A  Bcthanie,  dans  la  maison  de  Lazare,  la  curiosite  des 
Grecs  sert  i  prouver  la  deference  que  le  Seigneur  avait 
pour  saint  Andre  :  attires  a  Jerusalem  par  la  f^le  de  Pii- 
ques,  ils  entendirent  parler  des  miracles  que  faisait  Jesus 
et  surtout  de  la  resurrection  toute  recente  de  I'homme 
chez  qui  il  halitait  alors  k  Betbanie.  Ils  s'adresserent  a 
Philippe  qui  etait  de  Bethsaide  en  Galilee,  et  lui  dirent 
quils  voudraient  bien  voir  Jesus.  —  II  semble  que  celui- 
ci  ne  croit  pas  pouvoir  oblenir  par  lui-m6me  ce  qu'il  doit 
demander  a  son  maitre  pour  satisfaire  le  desir  des  Gen- 
tils,  d  communique  a  Andre  sa  crainte,  et  ce  dernier  se 
joignant  a  Philippe,  obtient  de  son  divin  maitre  la  grace 
qu'il  vient  lui  demander  pour  des  etrangers.  —  L'heure 
est  venue,  leur  repond  J6.'<us,  que  le  Fils  de  I'homme  doit 
^Ire  glorifie;  et  s'etant  rendu  au  milieu  de  Gentils  ;  Oui, 
repril-il,  je  vous  le  dis  et  vous  en  assure,  si  le  grain  de 
fromcnt  ne  meurt  lorsqu'on  I'a  jete  en  tcrre,  il  demeure 
seul;  mais  s'il  meurt,  il  poite  beaucoup  de  fruits.  Celui 
qui  aime  sa  vie  la  perdra,  mais  celui  qui  n'en  prend  nul 
soin  en  ce  monde,  la  conserve  pour  la  vie  6ternelle.  Si 
quelqu'un  me  sort,  qu'il  me  suive,  et  partout  oil  je  serai 
soil  aussi  mon  serviteur,  car  mon  Pere  honorera celui  qui 
m'aura  servi. 

La  faiblesse  humaine  d'Andre  Vint  lui  dieter  une  ques- 
tion qui  prouve  combien  il  y  avait  chez  les  apotresd'at- 
tacheraent  i  la  terre,  jusqu'a  l'heure  oil  le  Saint-Esprit 
enflamma  leur  coeur  ;  lorsque  Jesus  predit  la  destruction 
du  temple  de  Ji5rusal'em,  il  demanda  au  divin  prophete 
vers  quel  temps  s'accomplirait  cette  prophetic,  afin  qu'il 
prevint  ses  freres  d'echapper  au  danger.  II  n'avait  pas 
encore  cette  supreme  confiance  en  Dieu  qui  devait  lui 
faire  tout  remettre  en  sa  volonle. 

Pendant  la  passion,  les  disciples  se  disper.serent  dans 
Jerusalem,  vojant  avec  douleur  les  soufTrances  de  leur 
maitre,  mais  n'ayant  point  assez  de  force  pour  reconnaitre 
dans  les  tortures  qui  prectderent  sa  mort,  I'accomplisse- 
ment  de  ce  qu'il  avait  dit  lui-mJme  ou  de  ce  qui  etait 
terit  dans  les  livres  sarr^s.  — Ce  fut  pour  eux  un  instant 
de  trouble  et  d'epreuve ,  ils  atlendirent  avec  une  impa- 
tience toute  humaine  la  resurrection  glorieuse  qu'il  leur 
avait  annoncce,  et  peut-^fre  plusieurs  d'entre  eux  com- 
mencerent  a  douter  de  la  divinite  du  Christ.  Andre  fut-il 
exempt  de  cet  instant  de  faiblesse"?  doil-il  6tre  range  dans 
le  petit  nombre  de  ceux  qui  avaient  la  certitude  qu'apres 
trois  jours  le  Christ  ressusciterait  ?  A  ces  questions  les 
peres  de  I'Eglise  n'ont  pas  repondu. 

C'est  apres  I'ascension  de  Jesus-Christ  et  lorsque  le 
Saint-Esprit  leur  a  conffer(5  une  partie  de  la  puissance  di- 
vine, que,  suivant  Origfene,  Andre  s'61ance  a  la  conquele 
du  monde  et  va  pour  sa  part  porter  I'fivangilejusque  dans 
le  fond  de  la  Scythie.  Sophione,  qui  a  ccrit  en  grec  le 
catalogue  des  hommes  illustres,  lui  donne  egalement  le 
tiire  d'apotre  de  la  Sogdiane  et  de  la  Colchide.  La  Grece 
mSme,  selon  Theodoret,  le  vit  pendant  quelque  temps 
baptiser  ses  enfants  et  fermer  les  temples  de  ses  faux 
dieux.  L'fipire,  selon  saint  Gregoire  deNaziance,  lui  doit 


SAINTE-CROIX  DORLEANS. 


ses  premiers  chreliens.  Selon  saint  Jerome,  il  a  porte  le 
flambeau  de  la  foi  en  Achaie ;  enQn  d  autres  peres  de 
rtglise,  historiens  iilustres  dcs  premiers  combats  du  chris- 
lianisme  centre  I'idolatrie,  aflirment  qu'il  reduisit  au  si- 
lence les  pliilosophes  d'Argos,  qu'il  parcourul  le  Pont  et 
la  Grece,  el  que  la  ville  de  Sinope  se  faisail  un  titre  de 
gloire  de  posseder  non-seulement  son  portrait  veritable, 
mais  encore  la  chaire  dans  laquelle  il  avait  annonte  la 
parole  de  Dieu  et  rendu  un  eclatant  temoignage  des  mi- 
racles et  des  oeuvres  qu'il  avait  vus. 

Aujourd'hui  les  Moscovites,  jusqu'a  I'emboucliure  du 
Borystene  ,  sont  persuades  que  saint  Andre  a  poi  le 
■chez  eux  les  bienfaits  de  la  loi  chretienne.  Si  les  Peres 
qui  le  font  I'apotre  de  Scytbie  out  voulu  parler  de  la 
Scythie  europeenne,  ils  s'accordent  parfaitement  avec  les 
traditions  encore  eonser\ees  chez  les  peuplcs  de  la  ville 
■de  Kiow  el  des  frontieres  de  Pologne.  Quoique  les  Grecs 
•disent  qu'il  s'agit  de  la  Scytbie  au  dela  de  Sebastopolis, 
il  pourrail  aussi  elre  question  de  la  Scythie  d'Europe, 
puisque  ces  memes  Grecs  reconnaissent  que  saint  Andre 
pr&ha  dans  la  Thrace  et  surtout  a  Byzance  ,  cetle  vieille 


59 

cile,  qui  a  aujourd.'hui  changd  son  nom  centre  celui  de 
I'enipereur  qui  I'a  rebStie.  De  ces  differentes  assertions 
sur  les  travaux  evangeliques  d'Andre,  il  est  impossible 
de  reconnaitre  celles  qui  merilent  plus  ou  moins  d'etre 
regardees  comme  certaines;  I'antiquite  ne  fournit  k  cet 
egard  aucuu  renseignement  positif. 

C'est  a  Palras  en  Acbaie  que  cet  apolre  donna  sa  vie 
pour  Jesus-Christ.  Saint  Suphi one, saint  Gaudenceet  saint 
Augustin  disent  qu'il  futcrucifie  sur  une  croix  qui  avait 
la  forme  d'un  X.  D'aussi  loin  qu'd  put  apereevoir  I'in- 
slrument  de  son  supplice  :  ■  Je  vous  salue,  s'ecria-l-il, 
croix  prccieuse  qui  avez  ete  consaciee  par  le  corps  de 
Dieu  et  ornee  de  ses  membrcs  comme  de  riches  pierre- 
ries.  Je  m'approche  de  \ous  avec  de  vifs  transports  de 
joie,  recevez-moi  dans  vos  bras.  Croix  salutaire,  je  vous 
ai  ardemment  aimee!  II  y  a  longtemps  que  je  vous  desire 
et  que  je  vous  cherche  ;  nies  vojux  sont  accomplis,  arra- 
chez-moi  du  milieu  des  liommes  et  presenlezmoi  i.  mon 
Maitre.  Que  celui  qui  s'estscrvi  de  vous  pour  me  racheter 
puisse  me  recevoir  par  vous  ',  • 

A.  T. 


HISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  C:\T11EDR.\LES  DE  FR.WCE. 


SAINTE-CROIX  P'OBI.EANS. 


L'eglise  d'Orleans  remontea  la  plus  haute  antiquile  et 
fut  gouvernee  par  une  foule  d'eveques  recommandables 
pour  leurs  talents  et  leursvertus.  De  nombreux  conciles, 
oil  se  deciderent  les  plus  importantes  questions  de  disci- 
pline religieuse  et  seculiere,  etousetrou\erent  reunis  les 
plusaugustes  pontifes,  ajoutferent  encore  un  nouvel  eclat 
ason  illustration.  Orleans  a  vu  plusieurs  fois  dans  saca- 
thedrale  I'imporla  iite  ceremonie  du  sacre  des  rois :  C  harles 
leChauve,  Eudes,  Robert,  Louis  le  Gros,  Louis  le  De- 
bonnaire  et  Louis  le  Jeune  y  recurent  solennellcment  la 
couronne,  en  sanctifiant  leur  puissance  par  les  prjeres 
de  la  religion.  Dans  des  temps  desastreux,  ou  la  France 
gemissait  sous  I'empire  d'odieux  elrangers,  une  heroine 
a  jamais  immortelle  par  son  courageux  patriotisme  et  par 
son  ardente  piete,  Jeanne  d'Are,  vint  ajouler  encore  au 
prestige  de  sa  gloire. 

La  basilique  calhedrale  de  Sainte-Croix  est  I'une  de 
celles  qui  imposent  le  plus  par  la  magnificence  de  son 
ensemble,  sinon  par  les  details  de  son  execution  trop 
souvent  interrompue,  et  trop  lentement  accomplie  pour 
ne  pas  ofTrir  de  grands  dcfauls.  Nous  allons  suivre  les 
phases  chronologiques  de  sa  construction,  en  prenaiit 
soin  d'emprunter  noire  recit  au  savant  M.  Touthard  La- 
fosse  auquelnous  renvoyons  tout  le  merilede  cet  article. 

Vers  Ian  330,  et  sous  leregne  de  Conslanlin  le  Grand, 
selon  les  traditions  legendaires,  un  sous-diacre  de  l'eglise 
de  Rome,  nommeEuverte,  fut  nomme  eveque  d'Orleans, 
et  s'assit  apres  saint  Denisian  sur  le  siege  de  cetle  ville. 
II  n'existait  alors  intra  el  exira  muros  que  deux  paroisscs: 
Saiut-Etienne  et  Saint-Marc.  CependanI,  sainto  Uelene, 


mere  de  Conslanlin,  avait  decouvert  la  vraie  croix  a  Je- 
rusalem :  cet  evenement  remplissait  le  monde  chretien 
d'admiration,  et  bienlot  I'figlise  inslilua  une  fetesolennello 
sous  le  nom  iiiiveHlion  de  la  Croix.  A  celte  aurore  du 
christianisme  dans  les  Gaules,  il  se  montra  fervent  sur 
plusieurs  points;  tandis  que  sur  d'aulres,  le  paganisms 
se  deballit  longtemps  sous  la  main  de  plus  en  plus  puis- 
sanlsdes  eveques.  A  Orleans,  le  nombre  dcs  fideles  s'ac- 
crutrapidement  au  milieu  du  IV°  siecle;  les  deux  egliscs 
cesserent  de  pouvoir  suffire  ;  alors  saint  Euverle  resolut 
de  consacrer  a  Dieu  un  temple  plus  vasle,  dont  I'empla- 
cement,  selon  Ics  ecrivains  sacres,  fut  indique  miraculeu- 
sement.  Les  memes  auleurs  rapportent  qu'encreusant  les 
fondationsde  I'edifice,  on  trouva  plusieursamphores  rera- 
plies  de  pieces  d'or  a  I'effigie  de  Ni'ron.  Euverle  envoya 
ce  tresor  k  Conslanlin;  mais  le  pieux  empereur  le  lui 
renvoya,  grossi  encore  de  ses  liberalites,  pour  I'aider  a 
butir  son  eglise.  Decet  episode  est  venue  la  tradition  qui 
fait  a  Conslanlin  I'honneur  de  la  fondalion  de  l'eglise 
episcopale  d'Orleans.  Quoi  qu'il  en  soil,  Euverle  mil  la 
bas'.lique  en  construction  sous  rinvocation  de  Sainte- 
Croix,  determine  sui  lout  par  un  miracle  qui  s' opera  le 
jour  de  I'inauguralion...  Au  moment  ou  il  celebrail  la 
messe,  une  nue  resplendissante  parut  au-dessus  de  sa 
tele,  et  de  cetle  nue  sorlit  une  main  qui  benit  par  trois 
fois  le  temple,  le  clerge  et  le  peuple.  Un  cri  d'admiration 
s'echappa  de  loutes  les  levros.  Depuiscelte  epoque,  la  ca- 
lhedrale d'Orleans,  pluiieurs  fois  reconstruile,  a  toujours 
conservela  m^me  consecration  el  le  nu^me  vocable. 
Saint  .4ignan,  successeur  de  saint  Euveite,  selon  la  tra- 


40 


SAINTECROIX   DORLEANS. 


dilion,  fitaugmenler  I'^glise  deSainte  Croix,  qui  demeum 
telle  qu'il  I'avait  laisse,  jusqu'en  865.Briilee  par  lesNor- 
raands  a  cede  epoque,  elle  le  fut  de  nouveau  en  999  ;  I'e- 
\'fique  Arnould  la  fit  rfiparer;  des  1277,  elle  tombait  ce- 
pendant  en  mine.  Ce  fut  I'annee  suivante  que  Robert  de 
Coiirtenay,  eveque  d'Orleans,  concut  le  projel  de  rebitir 
Sainle-Croix;  mais  les  moyens  d'entreprendre  cette  con- 
struction no  furent  realises  qu'en  1287.  Gilles  Pastay, 
successeur  de  Robert,  posa  la  premiere  pierre  de  I'eglise, 
le  il  aoiiL  de  cette  anni-e.  Elle  est  comprise  dans  h 
base  du  pilier  place  h  droite  de  I'arcade  qui  lerniine  la 
grande  cbapelle  de  la  Vierge.  Le  plan  donne  par  I'archi- 
lecte  du  douzieme  siecle,  et  qu'on  a  suivi  dans  les  tra- 
vauxdesepoques  postcrieures,  en  le  modifiant,claitconcu 
avec  autant  d'elegance  que  de  gout.  S'il  cut  ete  suivi  en- 
tieremenl,  I'eglise  serait  assurementplus  rfeguliere  qu'elle 


n'est  aujourd'hui.  Dans  la  composition  de  cette  epoque, 
le  vaisseau  presenlait  la  forme  cruciale;  le  porlail  et  les 
lours  se  Irouvaienti  peu  prfes  ^  la  moitie  de  la  nef.  L'c- 
difice  etait  loin  d'etre  terming,  lorsqu'en  1562,  les  calvi- 
nisles  vouUirentle  devaster ;  il  fut  sauv6  alors  parce  qu'il 
servait  decaserneauxreilres  auxiliairesde  ces dissidents; 
le  tresor  seulement  fut  pille.  Mais  cinq  ans  plus  tard,  cl 
malgre  la  defense  du  prince  deConde,  qui  avail  fait  mu- 
rer  les  portes  de  I'eglise,  les  prolestanlss'y  introduisirenl 
nuitammenl  par  les  fenfires,  minerenl  les  qualre  piliers 
qui  soulenaienl  le  clocher,  haul  de  324  pieds,  et  cctle 
enorme  masse,  en  s'&roulant,  entraina  dans  sa  chule  une 
partie  de  Tedifice.  Cependant  les  lours,  le  portail,  le 
choeur,  onze  chapelles  dispostes  h  I'entour  et  six  piliers 
de  la  nef,  reslerent  debout. 
Charles  IX  et  sa  mere,  lorsqu'ils  passerent  k  Orleans, 


en  I5S0,  ordonnerenl  de  faire  quelques  reparations  a 
Sainle-Croix  ;  elles  furent  cffecluees  a  leursfrais.  Dix-huil 
ans  apres,  Henri  IV  promit  de  faire  retablir  cette  eglise 
calhiidrale  et  accorda  des  fonds  a  cot  effet.  Ce  subside 
prcvinl  d'un  droit  de  Irois  sous  neuf  deniers,  preleve  sur 
chaque  minot  desel  vendu  dans  les  generaliles  de  Tours, 
Bourges,  Moulin  et  Orleans.  Les  Iravaux  furent  repris  en 
1601  :  le  roi  el  la  reine  Marie  de  Medicis,  s'elanl  rendus 
11  Orleans,  posfcrent  une  nouvelle  premiere  pierre.  Hen- 
ri IV,  i  cette   occasion,  ajouta  une  somme  de  trenle 


mille  livres  a  ce  qu'il  avail  accordt^,  et  quelques  mois 
apres  il  abandonna,  pourla  construction  de  la  charpenle, 
quaranle  arpenls  des  plus  belles  futaies  de  la  forit  d'Or- 
leans. Louis  XIII,  en  1612,  ajouta  cent  arpenls  aux  qua- 
ranle premiers. 

En  1642,  el  moyennanl  une  allocation  de  cent  cin- 
quante  mille  livres,  M.  Barbel  s'engagea  ^  faire  bitir  uno 
partie  de  la  nef;  mais  il  ne  construisit  qu'un  clocher  ele- 
ve  que  Mansard  fit  aballre  en  1691.  Le  transsept  du 
midi  date  de  I'annee  1662.  Les  Iravaux  continuerent 


SAINTE-CnOIX   DORLEANS. 


i\ 


sur  divers  points  en  1676.  168S,  1690;  i  cetle  derniere 
epoque,  on  construisit  sur  les  dessins  de  Mansard,  iin 
Ires  beau  jube  a  I'entree  du  cliCBur;  il  a  ele  detruit 
en  1791,  pourdemasquer  le  mailre-aulcl  de  I'eglise,  de- 
venue  paroissiale.  En  1703  el  1706,  les  cliapelles  furent 
fermees  de  belles  grilles,  et  lesslalles  du  choBursculplees; 
en  1707,  on  termina  le  clocher  en  forme  d'obelisque-, 
en  1708,  on  commenca  a  demolir  les  anrienncs  lours  et  le 
portail  pour  entreprendre  rexecution  d'un  nouveau  por- 
tail  et  de  nouvelles  tours,  sur  le  plan  de  M.  Cosle. 
En  1713,  le  celebre  Gabriel,  architecte  du  roi,  presenta 
un  autre  projet  qui  fut  suivi  jusqu'en  1764;  en  1766, 
M.  Trouard,  inlendant  des  bJtiments  du  roi,  modifia  le 
plan  de  iM.  Gabriel,  et  aux  vivos  sollicitaliuns  de  M.  de 
Jarente.  or.  conlinua  les  travaux  avec  activile.  En  1773, 
il  fallui  consolider  les  tours  encore  inachevees,  qui  avaient 
eprouve  du  tassemenl,  et  laissaient  remarquer  des  le- 
/ardes.  L'archilecte  Legrand,  sur  I'avis  de  trois  archi- 
lectes  du  roi,  fit  operer  ces  travaux  desirete.  M.  Paris, 
qui  avail  remplace  M.  Legrand  en  1787,  changea  le  der- 
nier ordre  des  lours,  qu'il  eut  I'heureuse  idee  de  rendre 
circulaire,  de  carre  qu'il  elait  :  cetle  partie  de  la  con- 
struction y  gagna  beaucoupen  grjce  otcn  legerete.  Entin 
on  regarda,  en  1790,  I'edifice  comme  acheve,  parce  qu'il 
presontail  alors  I'enliere  execution  du  plan. 

Mais  les  travaux  etaient  loin  d'etre  finis,  puisque,  soil 
pour  reparer  les  degradations  survenues  depuis  1790, 
soil  pour  achever  ce  qui,  interieurement  ou  exlerieure- 
mr-nl,  n'avait  ele  qu'ebauche,  il  a  fallu  travailler  h  ce 
monument  jusqu'en  1828,  et  qu'il  resle  encore  quelques 
ilfluils  ii  parfaire.  L'honneur  des  travaux  de  restauration, 
qui  otaient  devenus  d'une  extreme  urgence  en  1816,  est 
clu  a  M.  Paget,  architecte  de  la  villeetdu  deparlement,qui, 
par  des  moyens  aussi  puissants  qu'iugenieiix,  est  parvenu 
a  prevenir  la  ruine  imminenle  de  Sainte-Croix. 

Si  Ton  totalise  les  sommes  depensees  pour  la  construc- 
tion de  cettc  eglise  depuis  le  treizeme  siecle,  on  Irouve 
qu'elles  se  sont  elevees  a  vingt-un  millions  huit  cent  cin- 
quanle-huil  mille  cinq  cent  trente-huit  francs,  en  reduisant 
les  monnaies  de  tous  les  temps  au  taiix  de  noire  monnaie 
acluelle. 

Le  monument,  lei  qu'il  est  aujourd'hui,  Halle  le  regard 
ot  I'imagination,  surlout  a  I'exterieur.  La  facade,  parses 
cinqarcades  majeslueuses,  par  les  formes sveltes,eiancees, 
delicales,  de  ses  tours  -decoupees  a  jour  a  leur  parlie 
sup^rieure,  a  quelque  chose  de  feerique  qui  s^duil  gen(5- 
ralement  et  subjugue  au  premier  moment  la  critique  elle- 
meme.  Cetle  facade  a  le  merile  rare  de  ne  ressembler  a 
aucune  autre;  etcela  se  conceit :  elle  est  le  resullat  d'une 
suite  de  modifications  du  plan  primilif  dans  lequel  plu- 
sieurs  artistes  de  gout  ont  inlroduit  quelques-iines  de 
leurs  inspirations  parliculieres,  sans  trops'eloigner  pour- 
lant  de  la  donnee  admiseprimitivement.  Aussi  le  style  de 
cetle  partie  de  I'edifice  n'appartient-il  precisement  a  au- 
cune desepoques  de  I'art :  vous  n'y  verrez  ni  legolhique 
lleuri,  ni  le  goiit  de  la  renaissance  dans  leur  parlie  c!as- 
sique  ;  et  cependant  I'execution  olTre  un  peu  de  lout  cela, 
sans  qu'on  puisse  se  plaindre  de  I'intolerance  des  genres 
qu'on  y  a  combines.  Malheureusement,  si  de  I'cnsemble 
du  portail  on  passe  aux  details  d'ornemenlation,  il  cstaise 
de  reconnaiire  que  les  archilectes  auxquels  on  ne  peut  re- 


fuser le  talent  d'avoir  resiste  a  la  dcgenerescencedu  der- 
nier siecle,  n'ont  pas  Irouve  de  ciseaux  assez  habiles  pour 
rendre  avec  bonheur  leur  pensee  arlistique.  Le  porlail 
olTre  beau  coup  de  sculptures  d'une  grande  imperfection, 
particulierement  au-dessus  des  arcades.  Ce  travail  im- 
parfait  echappe  a  la  vue  dans  la  decoration  des  tours,  qui 
sont  si  legeres,  si  gracieuses,  que  Ion  se  preoccupe  peu, 
en  les  admirant,  de  ce  qu'elles  peuvent  presenter  de  de- 
fauts,  vuesa  la  loupe  de  I'examinateur  scrupuleux.  La 
hauteur  de  ces  tours,  y  compris  les  anges  qui  les  cou- 
ronnenl,  est  de  deux  cent  soixanle-deux  pieds. 

Examinee  sur  chacun  de  ses  c6les  et  derriere  I'abside, 
la  basilique  de  Sainte-Croix  offre  a  peu  pres  sans  altera- 
tion, le  caraclere  de  la  plus  riche  epoque  ogivale  :  gale- 
rie,  arcs-boutants,  contreforts,  clochelons,  lout  rappelle 
ici  I'architeclure  de  la  fin  du  quinzieme  siecle.  Cependant 
il  faut  le  dire,  on  relrouve  sur  les  murailles  du  sud  et 
du  nord  quelques  sculptures  de  mauvais  goiit  et  par 
mallieur  ambilieuses;  niais  les  porlails  lateraux  nous  ont 
paru  irreprochables. 

L'inlerieur  de  Sainte-Croix  so  compose  de  cinq  nefs, 
divisees  par  qualre  rangs  de  piliers  :  celle  du  milieu  seu- 
lement  est  vasle,  haute  et  majeslueuse;  les  antres  sont 
etroiles  et  peu  elevees.  Au-dessus  des  piliers  de  la  ncf 
principale,  regno  une  galerie  dont  les  colonneltes  ne 
manquent  pas  de  legerete;  aulour  du  chteiir,  auquel  on 
peut  reprocber  d'etre  un  peu  etrcit,  sont  disposees,  dans 
une  abside  d'une  longueur  mieux  enlendue,  Ireize  rha- 
pelles  qui  ne  se  recommandent  pas  par  leur  ornementa- 
lion.  Dans  la  derniere,  ensorlantdu  rond-point  au  nord, 
on  lit  I'epitaphe  de  Pothier.  dont  les  restes  mortels  trans- 
feres  h  Sainte-Croix  en  1823,  atlendent  encore  un  monu- 
ment dignedecelte  illustration  orleanaise.  Quant  aux  cha- 
pelles  disposees  le  long  des  derniers  bas-cotes,  elles  sont 
d'une  nndile  qui  repond  mal  a  la  majeste  de  I'edifice.  En 
general,  ce  n'est  pas  par  le  luxe  des  ornements  interieurs 
que  se  distingue  I'eglise  episcopale  d'Orleans:  on  doit 
citer  pourlant  le  mailre-autel,  donne  par  Louis  XV, 
en  1729  ;  le  tableau  place  au-dessus,  peint  par  Jouvenet, 
et  representant  Jesus  au  jardm  des  Oliviers;  la  statue  en 
marbre  blanc  qui  decore  I'autel  de  la  Vierge,  et  que  Ton 
attribue  a  Michel  Bourdin,  slaluaire  orleanais  ;  un  christ 
sculpte  en  bois,  que  Ion  croit  d'Hubert,  autre  artiste 
d'Orleans;  enfin  la  chaire,  dont  la  forme  vivenient  criti- 
quee,  dit  un  historien  moderne,  estracheteepar  les  sculp- 
tures de  M.  Homagnesi.  Les  vieux  amateurs  regretlent 
encore  le  jube  de  Mansard,  detruit  en  1691,  et  surlout  les 
sialics  du  choeur,  dont  les  dossiers  elaient  d'une  excellente 
sculpture,  .due  a  Jules  Dugoullon,  artiste  qui  fiorissait 
dans  les  premieres  annees  du  dix-huitieme  siecle.  Les 
vilraux  de  Sainte-Croix,  peinls  par  Levied  pere  el  fils, 
ont  egalement  disparu  durant  la  revolution  :  ils  elaient, 
dit-on,  du  plus  beau  travail. 

La  longueur  de  Sainte-Croix  est  de  cent  trente  metres, 
sur  une  largeur  de  vingt-huit  metres  soixanle-six  centi- 
metres, le  transsept  est  long  de  cinquante-quatre  metres 
.soixant«  centimetres;  les  mailresses  voiites  s'elevent  au- 
dessus  du  pave  de  trenle-deux  metres  cinquante  centi- 
metres. 

L'abbe  Mi'SY, 

aumJiDier  de  la  marine  royale. 


ii 


LA  FONTA-IINE. 


LES  FRANCAIS  ILLUSTRES. 


I.A  FONTAINE. 


Je  ne  veux  pas  ici 
donner  une  appr(5- 
cialion  des  iiuvres 
lilteraiies  de  La 
Fonlaine;  sur  ce 
point  je  ne  dirai 
qu'un  mot :  —  c'tst 
La  Fontaine ! 

Les  evencmenls 
ne  remplissent  [loitit 
cetle  vie  ,  qui  s'i- 
coula  nonchalante 
et  paisible  au  mi- 
lieu de  I'agilation 
de  tous.  C'est  une 
sorle  d'idylle  entre  un  ruisseau  et  un  hdtre,  avec 
des  moutons,  des  lapins  et  des  renards  pour  compa- 
gnons  de  la  solitude.  II  semble  qu'il  n'y  ait  eu  ni 
cour,  ni  grands' seigneurs  pour  ce  rSveur  sublime  dont  on 
s'est  tant  moque ,  parce  qu'il  preferait  la  societe  d^  sa 
muse  a  toute  autre.  Jamais  pcete  ne  s'est  mieux  peint 
que  lui  dans  cet  homme  qui  attend  indolemment  la 
fortune,  couche  dans  son  lit;  sculement  la  fortune  ne 
vint  jamais  frapper  au  seuil  de  La  Fontaine  :  c'est  la  seule 
variante  a  dire.  Ce  Tut  un  veritable  berger  a  la  cour  du 
grand  roi,  et  je  ne  jurerjis  pas  qu'il  ne  lui  soil  arri\c' 
d'y  pousser  quelque  baillement  pcuconvenable, — comme 
Jean  Bart  qui  se  surprenait  a  bourrer  sa  pipe  dans  les 
antichambres  du  paUiis. 

II  s'appelait  Jean,  —  Jean  tout  court,  —  et  il  elait  ne 
le  8  juillet  1621,  a  Chateau-Thierry,  ville  de  la  Brie, 
situee  sur  la  Marne.  Son  pere  y  exercait  la  charge  de 
maitre  particulier  des  eaux  et  forfits ;  et  sa  mere,  Fran- 
^oise  Pidoux ,  etait  EUe  du  bailli  de  Coulommiers,  aux 
environs  de  Paris.  — L'unique  ambition  de  son  pere  etait 
de  voir  se  manifester  en  lui  quelque  gout  pour  la  lilte- 
rature  et  les  vers,  qu'il  aimait  passionnement ,  quoiqu'il 
fut  d'ailleurs  incapable  d'en  composer  et  meme  d'en  ju- 
ger.  Mais  enfm  telle  elait  la  nianie  du  maitre  particulier 
des  eaux  et  forets;  et  celle-ci  vaut  tout  autant  qu'une 
autre.  Seulement  elle  ne  parut  pas  d'abord  trouver  un 
aliment  dans  les  inclinations  du  jeune  La  Fontaine  ;  ja- 
mais enfant  ne  manifesta  une  plus  parfaite  indifference 
•  pour  les  choses  du  monde  el  tout  ce  qui  lend  aux  travaux 
<Je  I'inlelligence ;  on  eOt  presque  di.t  un  disciple  stoicien. 
Son  education  fut  a  peine  ebauchee ;  on  lui  apprit  un  pcu 
de  lalin  et  ce  fut  lout.  Sur  ces  entrefaites,  la  vie  monas- 
tique  et  contemplative  venant  <i  le  seduire,  il  forma  le 
projet  d'entrer  h  I'Oratoire;  ses  parents  crurent  voir  une 
vocalion  religieuse  dans  ce  qui  n'etait  absolument  qu'une 
fantaisie  de  son  caractere  paresseux,  et  ils  ne  voulurent 
en  rien  contrarier  ses  d&irs.  — Mais  au  boutde  dix-huit 
mois,  Jean  La  Fonlaine  revint  4  la  maison  pafernelle. 
Comme  il  ne  se  diicidait  pour  aueune  carriere  et  qu'il 


eiil  volontiers  passe  ses  jours  k  rcgarder  couler  I'cau,  si 
on  I'eijl  abandonn(5  4  lui-mfime ,  son  pfere  resolut  de  se 
defaire  de  sa  charge  en  sa  faveur.  On  le  maria  en  mfme 
temps  avec  une  fort  belle  personne  du  pays  de  Racine, 
SLirie  Hericart,  fdle  d'un  lieutenant  au  baiUiage  rojal  de 
la  Ferte-Milon,  a  qui  Ton  a  prete  une  humeur  acariatre 
et  processive ;  mais  c'est  une  loi  pour  la  plupart  des 
grands  hommes  d'unir  leur  deslinee  a  des  femmes  inca- 
pables  de  les  comprendre.  —  La  Fontaine  la  subit  comme 
Moliere. — II  se  laissa  marier  avec  la  meilleure  grSce  du 
monde  ;  et  une  fois marie,  voici  leseul  trait  de  sa  vie  odd 
paraitsongerqu'ilaunefemme,  non-seiilemcnt  jeune,  mais 
jolie.  Parlage  entre  son  goiit  d'etudier  et  de  ne  rien  faire,  il 
passait  des  jours  enliers  hors  desa  maison.  Unvieuxcapi- 
tainede  dragons,  nommePoignan,  retire  a  Chateau-Thier- 
ry, avail  pris  en  affection  le  foyer  de  La  Fontaine  et  con- 
sommait  aupresde  sa  femmeleloisir  etl'ennui  qu'il  nesa- 
vait  oil  porter.  L'^ge  de  cet  officier  devail  le  mtttre  4  I'a- 
bri  de  lout  soupcon.  Cependant  la  malignite  publique  sut 
jeler  dans  le  coeur  simple  et  criidulcdu  pcele  une  jalousie 
ridicule.  II  crut  que  son  honneur  lui  faisaitun  devoir  dese 
battre  avec  Poignan.  II  va  ehez  ce  dernier  de  grand  ma- 
tin, reveille,  et  le  prie  de  s'habiller  et  de  le  suivre.  Sur- 
pris  d'une  visile  aussi  matinale  ot  sans  en  deviner  le  but, 
I'dlicier  fit  ce  qu'il  voulait.  Arrives  dansun  lieu  ecarle: 
Je  veux  me  battre  avec  toi,  dit  La  Fonlaine,  on  me  I'a 
conseille  ;  et  apres  lui  avoir  cxplique  ses  motifs,  il  mit 
I'cpee  h  la  main  sans  atlendre  la  ri'ponse  de  Poignan.  Le 
combat  fut  de  courle  duree.  Son  ami,  loin  d'abuser  de 
I'avantage  que  lui  otfrait  I'habilude  des  amies,  se  con- 
tenta  de  le  desarmer  en  lui  faisant  sentir  toute  la  faussele 
de  ses  soupcons.  —  Ce  duel  se  lerniina  par  un  dejeuner. 
Cherchanl  des  distractions  en  dehors  de  son  menage,  il 
renconlra  la  poesie.  II  avail  vingt-deux  ans.  —  Mieux 
vaut  tard  que  jamais. 

■Voila  done  les  voeux  du  maitre  particulier  des  eaux  et 
forets  enfin  exauces!  On  raconte  que  le  bonhomme  en  ; 
pleura  de  joie.  Ce  ful  a'.ors  une  grande  rumeurdans  la  fa- 
niiUe.  —Jean  faisait  des  vers!  —  Quel  evenement  et 
quelle  decouverte  en  effet!  Jean  se  mit  en  ehemin  sans 
retard  pour  soUiciter  le  suffrage  d'un  de  ses  parents;  ex- 
pert connaisseur  en  malieres  semblables,  et  de  plus  pro- 
cureur  du  roi  au  presidial  de  Chiiteau-Thierry,  I'honnele 
homme !  Le  procureur  du  roi  prit  ses  besides,  et  apres 
ra\oir  feiicile  de  ses  heureuses  di.^posilions,  il  lui  mit 
entre  les  mains  les  oeuvres  de  Virgile,  d'llorace  el  de  Te- 
rence. Quelques  autres  persoiines  y  joignirent  Rabelais, 
Boccace,  I'Arioste,  et  I'educalion  de  La  Fontaine  fut  re- 
cumniencee  de  cetle  maniere  '.vcc  de  nouveaux  fruits. 

La  Fontaine  sut  trouver  dans  les  ennuis  assez  frequents 
que  lui  causait  sa  femme,  un  prelexte  pour  venir  it  Paris 
aussi  souvenl  qu'il  le  diisirait.  —  Paris  etait  alors  le  grand 
salon  de  la  lilterature  francaise.  Tous  les  talents  s'y 
elaient  donne  rendez-vous  pour  se  renconlrcr  aux  pieds 


LA  FONTAINE. 


43 


de  ce  roi  qui  fut  peut-^lre  plus  grand  de  la  sublimite  de 
son  siecle  quede  son  propre  merile.  La  noblesse  combine 
d'opulence,  les  arts  encourages  par  les  honneurs  y  faisaient 
cette  solennelle  seance  qui  dola  noire  pays  d'une  epoque 
\r3imenl  litleraire  et  radieuse. 

Ce  fut  a  Paris  que  noire  c61ebre  fabuliste  rencontra 
son  parent  Jeannart,  dont  le  nom  est  resle  en  recom- 
pense des  services  qui!  rendit  ^  La  Fontaine.  C'etait 
le  favori  de  M.  Fouquet,  le  surintendant  des  finances  ce- 
iebre  par  sa  haute  fortune  et  sa  mysliirieuse  disgrace. 
Jeannart  prufila  de  son  credit  aupres  de  ce  ministre  pour 
lui  presenter  son  parent,  qui  sut  pluire  cette  fois,  si  bien 
■que  M.  Fouquet  lui  fit  une  pension.  —  C'etait  la  coutume 
de  ces  temps  de  faste  et  de  munificence  que  la  noblesse, 
assise  sur  des  nionceaux  d'or,  patronnJl  le  genie,  presque 
toujours  infortune  ;  egalile  proclamiie  de  I'aristocialie  de 


I'csprit  et  de  celle  de  la  naissance,  I'une  aidait  I'autre 
comme  si  elles  eussent  ete  soeurs.  —  La  Fontaine  n'avait 
presque rien  a  donneren  ecbange  des  ecus  de  Fouquet; 
mais  ce  qu'il  avail  il  le  donna  :  ce  fut  de  la  poesie. 
Cliaque  fois  qu'il  recevait  un  quarlier  de  sa  pension,  il 
remeltait  une  piece  de  vers  a  la  dedicacedu  surintendant, 
Poete  naif  dans  sa  fierte,  ilcomprenait  quel'honneur  qu'il 
pouvait  faire  devait  valoirle  bien  qu'il  recevait.  Sa  recon- 
naissance pour  son  premier  bienfaiteur  ne  s'eteignil  pas 
avec  le  soleil  d'or  qui  cessa  d'eclairer  Fouquet,  et  lorsque 
le  ministre  di-gracie  gemissait  dans  une  prison  oil  les 
nomsde  sesamisne  lui  arrivaient  plus.  La  Fontaine  eleva 
sa  voix  genereuse,  et,  dans  un  poiime  gracieux  de  hardiesse 
el  de  regrets ,  il  osa  rappeler  au  roi  que  Dieu  ne  met 
pas  un  sceptre  en  la  main  d'un  homme  pour  en  faire  la 
clef  d'une  prison. 


LaFonUine  ct  Puiijnaa. 


Les  ressources  que  la  favour  du  ministre  lui  avaient 
procurues  disparurentavecleur  dispensatcur.  Une  charge 
de  gentdhomme  chez  la  celebre  Henriette  d'.\ngleterre, 
premiere  femme  de  Monsieur,  devait  remplacer  la  pen- 
sion qu'il  venait  de  perdre;  mais  cette  princesse,  dont 
Bossuet  a  celebre  la  mort  par  des  paroles  immortelles, 
disparut  prematuremcnt  et  avec  elle  I'esperance  du 
poete. 

De  nouvelles  faveurs  durent  venir  k  son  secours.  Ses 
oeuvres  lui  avaient  gagne  I'estime  et  I'amilie  de  I'elite  de 
la  noblesse:  Monsieur,  M.  le  prince  de  Conli,  M.  de 
Vendome,  mesdamcs  de  Bouillon  el  de  Mazarin  et  surtoul 
madame  de  la  Sabliere,  femme  d'espritet  demerite. — Cette 
derniere  eulla  delicatesse  de  I'attirer  chez  elle,  sous  un 
pretexte  ingenieux  et  de  le  dispenser  ainsi  de  ces  menus 
details  de  son  entretien  personnel,  soins  qu'il  elait  d'ail- 
leurs  incapable  de  prendre. 

LaFonlaine  elait  insouciantcomme  lout  hommed'esprit: 


quand  les  bienfails  de  ses  protecteurs  ne  fournissaient 
plus  non-seulemeut  a  son  existence,  mais  a  ses  caprices  et 
aux  pcrtes  incalculables  que  lui  faisaient  faire  ses  distrac- 
tions, il  allait  a  Chiteau-Thierry,  d  saluait  un  nolaire, 
donnait  un  coup  de  plume  et  revenail  avec  de  I'argeut  ; 
c'etait  son  maigre  palrimoine  qu'il  \endait  pen  a  peu. 

Bonnier  lui  enseigna  la  physique  chez  madame  de  la 
Sabliere ;  Racine,  Boileau  et  Chapelle  parlageaient  ses 
lectures  favorites  avec  Homere  el  d'autres  poiites  grecs 
dont  il  s'etait  procure  d'excellenlesversionslatines. 

La  Fontaine  elail  sujet  a  de  singulieres  distractions, 
et  chez  lui  c'etait  une  sorle  de  maladie,  n^e  peut- 
etre  de  sa  preoccupation  poetique;  elle  se  poursuivait 
jusque  dans  ses  sentiments  inlimes:  il  eiail  distrait  en 
amitie  ouen  admiration  comme  on  pcut  I'^lre  en  maliere 
de  raisonnement,  et  si  un  nom  quelconque  ou  une  lecture 
frappait  son  imagination  surprise  dans  un  deses  moments 
de  rfiverie,  il  avail  peine  a  s'en  detacher  eulierement. 


u 


LA  FONTAINE. 


C'cst  ainsi  que  conduit  i  I'eslise  par  Racine,  pendant  la 
semaine  sainte  et  trouvant  I'office  un  pen  long,  il  se  mit 
a  lire  un  volume  de  la  Bible  qui  contenait  Ics  Prophetes ; 
iletait  tombii  par  liasard  sur  la  priere  des  juifsdans  Ba- 
ruch.  II  trouva  les  pensees  sublimes  et  le  style  majcs- 
tueux,  et  s'approchant  de  Racine  il  lui  demanda  ^Mi  elail 
ce  Baruch ?  savez-vous  que  c'clait  un  beau  genie !  Un  cn- 
tliousiasrne  etrange  s'empara  de  son  esprit  pendant  pUi- 
sicurs  jours,  et  il  n'accostait  aucune  desesconnaissances 
sans  leur  reiterer  sa  question  :  Avez-vous  hi  Baruch? 
c'eluit  unbcau  genie! 

Dans  les  salons  il  ignorait  ce  qui  se  disaitautour  de 
lui ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  singulierc'est  qu'il  ne  sa- 
vait  point  ce  qu'il  disait  lui-mfeme  a  moins  qu'il  ne  se 
rencontr^t  avee  despersonnesde  saconnaissance  et  qu'on 
y  Iraitat  quelque  sujet  agreable  et  de  son  gout.  Alors  les 
traits  de  sa  physionomie  qui,  dans  loule  auire  occasion, 
n'annoncait  rien  moins  qu'un  homme  d'esprit,  se  paraient 
des  graces  de  son  genie.  Scs  yeux  s'animaient,  parlaient 
le  langage  de  sesdesirs.  C'esta  ces  instants  precieux  dent 
jamais  il  ne  s'apercevait  lui-m6me  qu'il  dut  I'empresse- 
ment  que  I'elitede  la  cour  et  de  la  ville  exprima  toujours 
de  I'admellre  a  sa  table  et  de  jouir  de  sa  conversation. 
N^anmoins  il  n'etait  pas  aimable  et  gracieux  chcz  tout 
le  monde;  I'aventure  rappoitee  par  'Vigneul  Marville 
dans  scs  melanges  de  litteralure  en  est  une  preuve  co- 
mique  : 

«  Trois  decomplot,  dit-il,  par  le  moyend'un  qualrieme 
qui  avait  quelque  habitude  aupres  de  cet  homme  rare, 
nous  I'attirflmcs  dans  un  petit  coin  de  la  ville  a  une  mai- 
son  consacr^e  aux  muses,  oil  nous  lui  donnJimes  un  repas 
pour  avoir  le  plaisir  de  son  agreable  entrcticn.  II  nese  fit 
point  prior,  il  viut  a  point  nomme  sur  le  midi.  La  compa- 
gnie  etait  bonne,  la  table  propre  et  delicate,  et  le  bulTet 
bien  garni.  Point  de  compliments  d'entree,  point  de  fa- 
cons,  nulle  grimace,  nulle  contrainle.  La  Fontaine  garda 
un  profond  silence,  on  ne  s'en  etonna  point  parce  qu'il 
avait  autre  chose  k  fairs  qu'ci  parler.  II  mangea  comma 
quaire  et  but  de  mftme.  Le  repas  fini,  on  commenca  a 
fouhaiter  qu'il  parUM;  mais  il  s'endormit.  Apres  trois 
quarts  d'heurede  sommeil  il  revinta  lui.  II  voulait  s'ex- 
cuser  sur  ce  qu'il  avait  fatigue.  On  lui  dit  que  cela  ne  de- 
manda'it  point  d'excuse,  que  toutce  qu'il  faisaitetait  bien 
fait.  On  s'approcha  de  lui,  onvoulut  lemettre  en  humeur 
et  I'obliger  h  laisser  voir  son  esprit;  mais  son  esprit  ne 
parut  point,  il  etait  alle  je  ne  sais  oii  et  peut-etre  alors 
animait-il  ou  une  grenouille  dans  les  marais,  ou  une  ci- 
gale  dans  les  pr6s,  ou  un  renard  dans  sa  tanniere;  car 
duranl  tout  letemps'que La  Fontaine  demeura  avec  nous, 
il  ne  nous  sembia  ^tre  qu'une  machine  sans  ame.  On  le 
jeta  dans  un  carrosse  oil  nous  lui  dimes  adieux  pour  tou- 
jours. Jamais  gens  ne  furent  plus  surpriset  nous  nous  di- 
sions  les  uns  aux  autres  :  Comment  se  peut-il  faire  qu'un 
homme  qui  a  su  rendre  spiriluelles  les  plus  gros^ieres 
b^tes  du  monde  ct  les  faire  parler  le  plus  joli  langage 
qu'on  ait  jamais  oui,  ait  une  conversation  si  riche  et  ne 
puisse  pas  pour  un  quart  d'heure  faire  venir  son  esprit  sur 
leslfevres  et  nous  avertir  qu'il  est  U.  » 

Une  autre  fois,  invite  h  diner  par  un  de  ces  hommes 
qui  presentent  h  leurs  convives  un  homme  d'esprit  comme 
la  chose  la  meilleure  et  la  plus  estimable  de  son  diner, 
La  Fontaine  mangea  comme  quatre,  mais  nedii  pas  un  mot. 
11  se  retira  meme  de  fort  bonne  heure  sous  le  pretexte 


qu'il  devait  se  rendre  a  I'Academie.  —  Mais,  lui  objecla- 
t-on  ce  n'est  pas  encore  I'henre  des  seances,  etd'ici,  vous 
n'avez  qu'un  tres-court  chemin  i  parcourir.  —  Je  pren- 
drai  le  plus  long,  repartit-il,  en  s'echappant. 

II  se  trouvait  un  jourchezDesprdaux  au  milieu  de  plu- 
sieurs  personnes  d'une  savanle  erudition.  II  etait  assis 
entre  Racine  et  Boileau  le  docteur.  On  parlait  de  saint  Au- 
guslin  en commenlant longuement  ses ceuvres.  La  Fontaine 
n'avait  pas  encore  prononce  une  parole.  On  eut  dit  qu'il 
elaitseulau  mdieudecette society I'loquemmentbruyante. 
Tout  h  coup  entendant  prononcer  le  nom  de  I'iUustre 
^crivain  sacre  : — Croyez-vous,  s'ecria-t-il  en  s'adressant 
a  rabhc  Boileau,  que  saint  Augustin  ait  plus  d'esprit  que 
Rabelais?  Lc  docteur  slupefait  ci  une  somblable  qucslion 
et  le  parcourant  des  yeux  avec  une  sorle  d'inquittude  : 
Prenez  garde,  dit-il,  monsieur  de  La  Fonlaine,  vousavez 
un  de  vos  has  a  I'envers.  — Le  fabuliste  prit  une  position 
plus  rassurante  et  rentra  dans  sa  lethargie  morale. 

Dans  un  repas  auquel  assistaient  Moliere  ct  Despreaux 
on  discutait  sur  la  science  dramatique.  La  Fontaine  con- 
damnaitle  monologue."  Rien,  disait-il,  n'est  plus  conlraiie 
au  bon  .sens.  Quoi!  le  parterre  enlendra  ce  qu'un  actenr 
n'entend  pas,  quoiqu'il  soit  bf  aucoup  plus  pres  decelui  qui 
parle.  » II  exprimait  cette  criliqued'unejuslesse naive  en 
termes  abondantsetchaleureux. — 11  faut,disail  Despreaux 
a  haute  voix,  que  La  Fontaine  soit  un  grand  coquin,  un 
grand  maraud!  Et  il  repetait  ces  paroles  sans  que  celui 
a  qui  elles  s'adressaient  cessiitde  disserler.  Tout  le  monde 
eclata  de  rire.  —  De  quoi  riez-vous  done?  demanda-t-il. 

—  Comment,  reparlit  Despreaux,  je  m'epuise  a  vous  in- 
jurier  lout  haut  et  vous  ne  m'entendez  point,  quoiqueje 
sois  assez  pres  de  vous  pour  vous  toucher,  et  vous  etes 
surpris  qu'un  acteur  sur  le  llieiltre  n'entcnde  point  un  a 
par(e  qu'un  autre  acteur  dit  a  cote  de  lui.  — C'elait  ainsi 
que  ses  illuslres  amis  quiravaientsurnomme  lc  honhonimo 
s'amusaient  souvent  a  ses  depens.  —  S'il  n'en  riait  pas,  it 
ne  s'en  fachait  jamais. 

Puisque  nous  sommes  entres  dans  la  s^rie  curieuse  des 
anecdoctes  ou  il  joue  toujours  un  r61e  si  comique,  n'en 
privons  pas  le  lecleur. 

On  affirme  qu'il  nublia  d'avoir  assiste  h  renterrement 
d'une  personne,  et  qu'un  beau  jouril  arriva  chez  elle  avec 
quelqnes-uns'de  ses  amis  pour  etre  invite  ii  son   diner. 

—  Mais  lc  portier  lui  dit  que  son  maitre  etait  mort  dc- 
puishuit  jours. — Ah  I  fit  La  Fontaine  avec  surprise,  je  ne 
crovais  jias  qu'il  y  eiit  si  longlemps. 

Presse  par  des  creanciers,  le  bonhomme  se  reposait  sans 
scrupule  sur  la  caution  qu'un  de  ses  amis  avait  donnee 
pour  lui.  — II  a  r^pondu  pour  moi,  il  faudra  qu'il  paye, 
disait-il,  j'en  fcrais  aulant  i  sa  place. —II  faut  avoir 
le  cocur  bien  pur  ou  professer  les  maximes  interessces 
de  ,Iohn  Bull  pour  compter  ainsi  sur  !a  communautt'  des 
biens. 

Des  voleurs  m^me  dans  la  rue  ne  I'etonnaient  pas.  On 
lui  demande  la  bourse  ou  la  vie.  il  n'elait  que  six  heures 
du  soir.  —  Messieurs,  leur  dit-il,  vous  ouvrez  de  bien 
bonne  heure. 

La  Fontaine  ilaitdu  petit  nombre  d'ecrivains  plus  v^ri- 
tablement  heureux  par  leurs  talents  que  par  leurs  succfe. 
Pauvre  ,  mais  sans  humeur ,  n'aimant  que  le  repos 
et  ses  douces  reveries,  ses  jours  coulaient  negligemment 
comme  ses  vers.  II  jouissait  de  la  nature  et  du  plaisir  de 
la  peindre,  du  travail  et  du  loisir,  de  ses  sentiments,  de 


LA  FONTAINE. 

ses  idees  etdu  plaisir  de  les  ripandre ;  enfin  il  elait  si  bien 
avec  lui-meme  qu'il  n'avait  pas  besoin  des  autres. 

II  elait  estime  de  lout  lemondc,  noii-seulementcommo 
homme,  mais  comme  gfenie  poHique.  L'opinion  de  Moliere 
le  place  au  rang  qui  lui  est  du,  lorsque  ce  dernier  dit  A 
Descoleaux  en  montrant  Racine,  Boileau  et  d'aulres : 
—  Nos  beaux  esprils  ont  beau  se  treniousser,  ils  D'efTace- 
ront  pas  le  bonhomme. 

La  preoccupation  poetique  qui  rarrachait  i  la  vie  or- 
dinaire, sans  fermer  enliferemeut  sonccEur  auxsentiments 
genereux,  le  rendait  presque  insensible  aux  affections 
d'un  homme  ordinaire.  Pendant  qu'il  vivait  il  Paris,  sa 
I'emme  s'etait  retiree  a  Chateau-Thierry.  Ses  amis  lui 
firent  remarquer  I'inconvenance  de  celte  separation  et  lui 


43 

conseillerent  un  raccommodement.  Sans  he.siter,  il  partet 
se  rend  chez  sa  femme.  Le  domestique  de  la  maison  ne 
leconnaissant  pas,  lui  dit  que  madamede  La  Kontaine  elait 
au  salut.  Ennuye  d'atlendre,  il  va  chez  une  vieille  con- 
naissance  qui  le  retint  a  souper.  Bien  fete,  lege  et  regale, 
il  oublie  le  motif  qui  I'a  conduit  a  Chiteau-Thierry.  Le 
lendemain,  sans  songer  a  sa  femme,  il  prend  la  voituie 
publique  et  revient  a  Paris.  Ses  amis  s'empressferent  de 
lui  demander  s'il  avail  6le  heureux  dans  sa  tentative  con- 
jugale. — J'ai  6te  pour  voir  ma  femme,  repondit-il,  mais 
je  ne  I'ai  point  trouvee,  elle  elait  au  salut. 

II  avail  eu  un  fils  en  1660;  il  le  garda  fort  peu  de 
temps  aupres  de  lui.  M.  de  Ilarlay,  premier  president,  le 
d6barrassa  des  inquietudes  paternelles  en  adoplant  cct  en- 


La  FynljiiiL-  aniile  pai 


fant  et  se  chargeunt  de  son  education  et  de  sa  foilune.  II 
y  avail  longtemps  que  La  Fontaine  n'avait  vu  I'herilier  de 
son  noni,  lorsqu'il  le  rencontra  dans  une  maison  oil  on 
voulait  jouir  de  sa  surprise.  II  I'entendit  parler  et  lui 
trouva  de  I'esprit;  sans  se  douter  du  lien  qui  I'allachait 
a  ce  jeune  homme,  il  fit  part  a  la  societe  des  bonnes  dis- 
positions qu'il  lui  reconnaissait.  On  s'eniprcssa  de  lui  ap- 
prendre  que  c'elait  son  fils  ;  mais  sans  s'cSmouvoir  le  moins 
du  monde  :  — Ah  !  repondit-il,  j'en  suis  bien  aise. 

Cetle  indifference  en  nialiere  de  sentiments  ne  pcutsur- 
prendre  personne,  si  Ton  songe  que  pour  lui-meme  et 
pour  ses  propres  besoins  il  i-tait  d'une  insensibilite  vrai- 
mcnt  extraordinaire;  c'est  ainsi  que,  velu  dopuis  deux 
jours  d'un  habit  neuf  sanss'en  etreaperru  et  renconlrant 
dans  la  rue  une  personne  qui  lui  en  fit  compliment,  il  se 
rcgarda  tout  etonne  en  reconnaissanl  la  proprete'inaccou- 
tumee  de  son  v^lement. — La  Fontaine  etait  rcdevable  de 
ret  habit  kl'amicale  bienveillancede  niadame  d'llervard, 
qui  I'avait  fait  metlre  dans  sa  cliambre  k  la  place  de 
celui  qu'il  portait  ordinairement. 


Un  autre  trail  fera  mieux  comprendre  son  naturel  in- 
souciant. Madame  de  Bouillon,  allant  ii  Versailles,  le  ren- 
contra le  matin  r^vanl  sous  un  arbre  du  Cours.  Le  soir, 
en  revenant,  elle  le  vit  dans  le  memo  endroit  el  dans  la 
mfime  attitude.  Cependant,  non-seulement  il  fjisait  un 
froid  fensible,  mais  encore  la  pluie  n'avait  pas  cesse  de 
lomber  pendant  lout  le  jour.  —  II  avail  Iravaille  sous  eel 
arbre:  celaildevenupour  un  instant  son  cabinet  d'eludes. 
—  Qui  salt  s'il  n'y  avail  pas  compose  le  Gliind  el  la  Ci- 
Irouille,  le  Chcne  ct  le  Roseau  on  la  VunH  el  le  15u- 
ehcron  ? 

Son  c;;racl(;re  le  portant  a  une  abnegation  complete  de 
lui-meme,  il  ne  pouvait  ressenlir  les  affections  qui  I'eus- 
sent  rattache  a  sa  femme  ou  a  son  fils.  Chez  lui  ce  n'etait 
pas  durete  de  occur  et  egoisme,  c'elait  encore  une  distrac- 
tion ;  sculement  conimencee  k  vingt  ans,  elle  ne  devait 
finir  qu'aveclui. 

On  est  vraimenl  etonne,  lorsqu'on  parcourt  la  vie  de  cet 
homme  elrange,  de  n'y  rencontrer  qu'un  jour  de  colore  et 
de  fiel  :  Lulli,  le  compositeur  llorentin,  se  pril  subilement 


i6  LA    FO 

de  belle  passion  pour  la  po^sie  de  La  Fontaine;  il  se  rendit 
clicz  lui  et  demands  un  opera.  Le  bonhomme  promit, 
niais  ne  s'en  souvint  pas.  l.ulli  revint  deux  fuis,  trois  fois, 
ions  les  jours.  Impaliente,  obsede,  tourniente,  il  fit  ce 
qu'on  reclamail  de  lui  avec  tant  d'ardeur.  Mais  lorsqu'au 
bout  de  quatre  raois,  ayant  abandonn^  ses  grenouilles, 
.ses  agneaux  et  ses  chiens  pour  faire  chanter  Lucas  ou 
Zcphyrine,  il  eut  enfin  termine  son  libretto,  Lulli,  ces- 
sant  tout  a  coup  ses  faligantes  visites,  mil  en  musique 
VAIcesle  de  Quinault,  et  le  fit  jouer  devant  la  cour  ^ 
Siiint-Germain.  Aussi  sensible  a  la  perle  de  son  temps 
qu'Ji  I'alTronl  du  musicien,  La  Fontaine  composa  uue  sa- 
tire centre  Lulli.  —  Ce  fut  la  colere  d'un  enfant.  —  In- 
capable de  hair  et  de  senlir  \ivement  une  injure,  il  se 
repentit,  pen  de  jours  apres,  d'avoir  confie  a  sa  muse  le 
soin  de  sa  vengeance,  et  il  accusa  ses  amis  de  I'avoir  irrite 
pour  une  offense  qui  ne  meritait  quel'oubli,  —  il  aurait 
du  dire  Ic  dedain. 

II  y  avail  dans  ses  nianieres  el  dans  toutes  ses  actions 
une  telle  simplicite,  une  si  grande  naYvet^;  il  avail  des 
surprises  si  (5lranges  devanl  les  chos"s  les  plus  ordinaires, 
son  caractere  avail  tant  d'ingenuil(5  enfanline,  que  ceux 
qui  ne  le  connaissaient  pas  le  regardaient  comme  un 
imbecile,  ou,  s'ils  elaienl  indulgenls,  comme  une  ma- 
niere  d'automate  qui  parlait  a  heure  fixe  el  agissail. 
P  irmi  ses  plus  grands  ailmirateurs,  il  jouissail  d'une  sin- 
guhOre  reputation  de  genie  et  d'ineptie  en  mSme  temps. 
On  se  rappel'.e  ce  mot  de  madame  de  la  Sabliere  qui, 
apres  avoir  congedie  tous  ses  domesliques  en  un  seul  jour, 
disail  :  Je  n'ai  garde  avec  moi  que  mes  trois  animaux, 
men  chien,  mon  chat  et  mon  La  Fontaine. 

Une  scule  fois  La  Fontaine  temoigna  une  ambition,  un 
ilesir,  une  volonte.  II  voulut  entrer  'a  I'Acadcmie.  La  mort 
de  Colbert  y  laissait  une  place  vacanle.  Boileau,  le  c^- 
lebre  critique,  devint  le  concurrent  du  fabulisle.  A  cause 
de  son  rare  genie  el  de  son  immense  reputation,  plusieurs 
mcmbres  de  1' Academic  d^siraient  avoir  ce  dernier  pour 
confrere;  mais  quelques  pages  badines  qn'il  avail  ecri- 
les,  donnaient  des  craintes  sur  son  admission.  II  obtinl 
seize  voix  conlre  sept.  U  fallail  pour  sa  rfeption  le 
consentemenl  du  roi,  et  un  instant  on  crul  que  Desprfaux, 
connu  de  toule  la  cour  et  favoris^  de  la  bienveillance  de 
Louis  XIV,  supplanterait  La  Fontaine  dans  la  seule  af- 
faire oil  il  semblail  s'^tre  laisse  pousser  par  laiguillon  de 
la  gloire.  Mais  la  mort  d'un  autre  academicien  vinl  mellre 
un  lernie  a  I'anxiele  de  ses  amis.  Boileau  fut  nomme  en 
remplacement  de  M.  de  Bezons,  et  lorsque  le  depute  de 
I'Academie  rendit  compte  au  roi  de  cetle  Election  :  .  Le 
choix  qu'on  a  fait  de  M.  Despreaux  m'est  agreable,  dit- 
il,  el  sera  generalemenl  approuve.  Vous  pouvez,  ajoutail- 
il,  recevoir  incessamraent  La  Fontaine  ;  il  a  promis  d'etre 
sage.  » 

Cmle  approbation  fuT  recueavec  joieet  La  Fontaine  en- 
tradans  cette  illustreassemblee  le  2  mai  1684.  L'opinion 
qu'on  avail  de  son  genie  et  la  satisfaction  generate  fut 
exprimee  par  les  paroles  que  lui  adressa  publiquement 
M.  I'abbede  la  Chambre,  alors  directeur  :  .  L' Academic 
reconnait  en  vous,  monsieur,  un  de  ces  excellents  ou- 
vriers,  un  de  ces  fameux  artisans  de  la  belle  gloire  qui 
va  la  soulager  dans  les  Iravaux  qu'elle  a  entrepris  pour 
Tornemenl  de  la  France  et  pour  perpi5tuer  la  m(^moire 
d'un  regne  si  fecond  en  merveilles.  EUe  reconnait  en  vous 
un  genie  aise  el  facile,  plein  de  delicatesse  et  de  naivele, 


NTAINE. 

quelque  chose  d'original,  el  qui  dans  sa  simplicite  appa- 
rente,  el  sous  un  air  neglige  renferme  de  grands  tresors 
et  de  grandes  beautes.  » 

L'estime  et  I'amitie  de  ses  confreres  fut  une  juste  r(5- 
compense  de  .son  affable  simplicite.  Avec  aucun  d'eux  il 
n'eut  la  moindre  mesinlelligencc,  el  lorsque  Furoticre  dut 
encourir  I'arrSt  d'exclusion  qui  le  rayait  de  la  lisle  des 
academiciens,  La  Fontaine,  toujours  indulgent  et  bon,  vou- 
lut donner  sa  voix  pour  lui  el  mettre  sa  boule  blanche; 
mais  helas!  ilmit  la  noire. — C'etait  encore  une  distraction, 
Furetiere  ne  la  lui  pardonna  jamais. 

La  Fontaine  n'avait  jamais  brigu^  les  faveurs  de  la 
cour.  II  avail  un  eloignement  invincible  pour  lout  ce  qui 
sentait  I'assujeltissement  ou  la  contrainte  de  la  haute  so- 
ciel(5;  a  la  mort  de  madame  de  la  Sabliere,  il  resta  sans  res- 
sources.  En  perdanl  cette  illustreamie,ilperdil  les  douceurs 
dela  viequi  lui  6laien  ties  plus  chores  el  les  plus  prdcieuses: 
la  table,  le  lit,  et  le  bon  feu  en  hiver ;  son  repos  et  sa 
tranquillity  en  furent  troubles.  11  se  vit  pour  la  premiere 
fois  contraint  de  pourvoir  a  ses  besoins.  C'est  b  cetle 
epoque  de  sa  vie  que  Voltaire  reproche  h  Louis  XIV  d& 
n'avoirpas  fait  k  ce  grand  hoinme  une  part  proportionnee 
Sson  merite  dans  ses  liberalites.  La  Fontaine,  prcsse  par  la 
n&essite,  fit  un  voyage  h  la  cour  pour  y  presenter  ses 
fables  au  roi.  II  fut  recu  avec  bonte,  et  Bontems,  le  pre- 
mier valet  de  chambre,  eul  ordre  de  lui  monlrer  lui  -meme 
tout  ce  qu'il  y  avail  de  curieux  h  Versailles,  de  le  faire 
bien  dtner,  el  delui  donner  une  bourse  de  mille  pistoles. 
Les  ordres  du  roi  furent  executes.  Enivr^  de  si  grandes 
faveurs,  le  fabulisle  remonte  dans  sa  voilure  de  louage, 
arrive  Ji  Paris,  descend  aux  Tuileries,  paye  le  cocher  et 
gagne  k  pied  la  rue  d'Enfer.  Le  soir  mfeme  M.  d'Hervard, 
contr6leurgen6ral,  vilLa  Fontaine. — Eh  bien!  comment 
cela  s'esl-il  passe?  —  A  merveille  !  le  roi  m'a  dil  les 
choses  du  monde  les  plus  gracieuses.  —  Oui,  mais  ne 
rapportez-vous  que  des  compliments?  — Je  rapporte  une 
grosse  bourse  toule  remplie  d'or.  —  Oil  est-elle?  —  Elle 
est...  et  le  bonhomme  cherchant  dans  ses  porhes  ne 
Irouva  rien.  Ah!  reprit-il,  elle  est  sans  doute  restee  dans 
le  carrosso  qui  m'a  men^.  —  Fort  bien  ;  el  oil  I'avez-vous 
pris?  Comment  est-il  fait?  Ou  I'avez-vous  laisse?  —  Je 
I'ai  pris  sur  la  place  du  Palais- Royal  :  il  est  fait  comme 
un  carrosse  de  fiacre;  il  m'a  dcscendu  aux  Tuileries.  — 
Voila  de  bons  renseignements;  si  vous  n'en  avez  psinti 
d'aulres,  la'bourse  court  grand  risque  d'etre  perdue  pour 
vous.  —  Attendez. ..  il  me  semble  que  I'un  des  chevaux 
cHail  noir  el  I'autre  blanc.  M.  d'Hervard  monle  sur-le- 
champ  dans  sa  voitureavec  La  Fontaine  el  se  failconduire 
au  plus  vile  sur  la  place  du  Palais-Royal.  II  s'informe  \h 
si  un  cocher  donl  les  chevaux  Haienl  de  deux  couleurs 
n'avait  point  fail  le  voyage  de  Versailles.  On  lui  dit  que 
oui,  el  que  eel  homme  demoure  rue  Fromenteau.  On  y 
va;  ce  cocher,  qui  avail  encore  eu  du  monde  dans  sa 
voilure  aprfes  avoir  Iransporte  noire  poete,  venail  de  ren- 
trcr.  Par  un  bonheur  inesp6r6,  la  bourse  se  trouva  der- 
riere  le  coussin  oil  personne  licureusement  ne  s'etait  avi- 
so defouiller. 

C'est  pen  de  temps  apres  la  mort  de  madame  de  la  Sa- 
bliere, que  ce  fleau  des  poiites,  qu'on  nomme  la  n^cessit^, 
faiUil  exiler  de  sa  patrie  et  d^rober  honleusemenl  ci  la 
France  I'un  des  genies  qui  lui  fait  le  plus  d'honneur.  La 
Fontaine  ^tait  aussi  cilebrea  Londresqu'Ji  Paris. Madam* 
de  Bouillon,  madame  de  Mazarin,  M.  de  Sainl-Evrcmont, 


LA  FONTAINE. 


47 


qui  SB  trouvaient  alors  sur  les  bords  do  b  Tamise,  se  joi- 
gnirent  i  madame  Harvey,  au  due  de  Devonshire,  h  mi- 
lords Montaigu  et  Godelphin  pour  engager  le  bonhomme 
a  abandonner  une  patrie  coupableenvers  lui  eta  accepter 
lasubiislance  honorable  que  lui  assuraient  les  genereux 
sentiments  de  ses  protecteurs  d'oulre-Manche.  —  On  pre- 
tend que,  sans  les  grandes  diSicultfe  que  le  fabuliste  ren- 
conlra  dans  I'etude  dn  la  languc  anglaise,  il  serait  parti 
pour  Londres.  —  C'eilt  ete  nn  affront  bien  nitrite  h  celte 
belle  France  qui  vcut  avoir  des  grands  hommes  et  ne  pas 
les  nourrir;  coquette,  aimant  ^  se  parer  de  bijoux  pre- 
cieux  san«  vouloir  en  payer  le  prix! 

Une  autre  circonslance  plus  tristement  vraie  peut-etre 
que  toute  autre,  retint  La  Fontaine  dans  ce  Paris  qu'd 
aimait  avec  passion.  11  tomba  dangereusement  malade, 
et  cetle  fois  le  reveur  insouciant,  incapable  de  la  moindre 
inquietude  materielle,  jeta  lesyeux  un  pen  plus  loin  que 
le  cercueil ,  el  il  vit  Teternite.  —  Ca  lui  prit  au  coeur 
comnie  le  reveil  subit  d'une  pcnsee  ensevelie  depuis  long- 
temps.  —  Ce  fut  dans  cette  situation  d'esprit  qu'il  recut 
la  visite  du  venerable  M.  Poujet,  vicaire  de  Saint-Roch. 
Cethomme  d'esprit  etde  religion,  afin  dedonncr  a  sa  pre- 
miere demarche  I'air  le  moms  funebre  possible,  se  fit  pre- 
senter a  La  Fontaine  par  un  de  ses  meilleurs  amis,  et  sous 
le  pr^lexle  bien  simple  de  I'interft  que  lui  inspirait  son 
etat  maladif.  Insensiblement  le  bon  pri^tre  fit  tomber  la 
conversation  sur  la  religion,  sur  les  preuves  evidentes  de 
sa  divine  institution  et  sur  I'authenticite  des  livres  saints. 
■  Je  me  suis  mis,  dit  La  Fontaine  avec  sa  naivete  ordi- 
naire, &  lire  depuis  quelque  temps  le  nouveau  Testament, 
•le  vous  assure  que  c'est  un  fort  bon  livre  ;  oui,  par  ma 
foi,  c'est  un  bon  livre.  Mais  il  y  a  un  article  sur  lequel 
je  ne  me  suis  pas  rendu  :  c'est  I'eternite  des  peincs.  Je 
ne  comprends  pas  comment  cette  eternite  peut  s'accorder 
avec  les  bontes  de  Dieu.  >  L'abbe  Poujet  refuta  cetle  ob- 
jection par  des  raisonnemenls  pleins  de  douceur  et  de 
verite,  et  apres  une  discussion  tout  h  fail  innocenle.  La 
Fontaine  fut  si  satisfait  des  reponses  du  bon  pr6lre,  qu'il 
le  pria  de  revenir.  —  Oa  peut  bien  penser  que  ce  der- 
nier n'y  manqua  pas.  Bientol  remplissant  aupres  de  lui 
celte  consolante  mission  que  le  Christ  legua  misericor- 
dieusementa  ses  ap6tres,  M.  Poyjeln'eut  plus  qu'a  I'ame- 
ner  a  condamner  lui  meme  les  quelques  ecrils  tombes  de 
sa  plume  dans  un  instant  de  gaiete  licencieuse.  —  Ce 
fut  un  peu  dilTicile,  mais  il  y  parvint.  —  La  Fontaine 
n'avait  jamais  pense  faire  une  oeuvreimmorale  et  nuisible 
en  riniant  ses  conies.  Dans  son  etrange  simplicile,  il  s'etait 
figur^  que,  si  I'homme  portail  un  velement,  c'etait  par 
luxe  ou  par  raison  almosphcrique.  Jamais,  a  table  ou  dans 
toule  autre  situation,  on  ne  lui  avail  entendu  faire  des  re- 


cils  que  la  pudeur  condamne.  S'il  en  avail  ecrit,  seton 
lui,  c'etait  lout  simplement  pour  faire  rire  ses  amis. 

Apres  des  conferences  assidues  el  peut-^tre  un  peu 
laborieuses  de  la  part  de  M.  Poujet,  La  Fontaine,  con- 
vaincu  et  resign^,  recut  le  saint  viatique  avec  des  senti- 
ments dignes  de  la  candeur  de  son  Sme  et  des  vertus  du 
meilleur  chrelien.  —  Ce  fut  'a  cette  heure  solennelle  de  sa 
vie,  qu'en  presence  des  membres  de  I'Academie,  il  refuta 
les  vers  licencieux  qu'il  avail  Perils.  —  C'etait  un 
sacrifice,  car  ses  ouvrages  etaienl  peliUanls  d'esprit  el  de 
genie ;  mais  il  elail  Chretien  avanl  d'etre  po'ete. — A  sa  refu- 
tation il  ajoula  une  protestation  authentique  den'employer 
ses  talents  i>  I'avenir,  s'il  recouvrait  la  sanle,  qu'^  des 
sujets  moraux  ou  pieux.  C'est  pendant  celte  maladie  qu'il 
faul  raconter  le  mot  si  piquant  de  la  domeslique  qui  le 
gardait.  —  Ah !  dit-elle  un  jour  en  voyanl  les  soins  assi- 
dus  de  M.  Poujet,  ne  vous  occupez  pas  tant  de  lui,  il  est 
plus  bSle  que  mechant.  Et  une  autrefois,  elle  s'ecria 
avec  un  air  de  compassion  ;  Dieu  n'aura  jamais  le  cou- 
rage de  le  damner. 

Notre  bonhomme  vecut  encore.  —  II  put,  ainsi  qu'il  le 
dil  lui-mcme,  relourner  h  I'Academie,  parce  qu'il  s'y  amu- 
sait.  Mais  la  mort  qui  I'avail  menace  de  si  prte  semblait 
visiblemcnt  pour  lui  planer  encore  sur  sa  tele.  Une  lettre 
qu'il  ecrit  a  M.  de  Maucroy  et  que  nous  rapporlons  ici  a 
cause  des  sentiments  de  foi  qui  y  sonl  si  vivement  expri- 
m&,  prouve  d'une  maniere  evidente  I'apprehension  falale 
qui  avail  assombri  sa  vie,  autrefois  si  rose  el  bleue  ;  •  Tu 
le  Irompes  assurement,  ecril-il  en  1695,  s'il  est  bien  vrai 
comme  M.  de  Soissons  me  I'a  dil,  que  tu  me  croies  plus 
malade  d'esprit  que  de  corps.  II  me  I'a  dil  pour  tacher  de 
m'inspirerdu courage;  maiscen'esl  pas dequoije  manque 
Je  I'assure  que  le  meilleur  de  lesamis  n'a  plus  a  compter  sur 
quinze  jours  de  vie.  Voila  deux  mois  que  je  ne  sors  point, 
si  ce  n'est  pour  aller  a  I'Academie,  afin  que  cela  m'amuse. 
Hier,  comme  je  m'en  revenais,  il  me  prit  au  milieu  de  la 
rue  une  si  grande  faiblesse  que  je  crus  verilablement 
mourir.  0!  mon  cher,  mourir  n'est  rien,  mais  songes-lu 
que  je  vais  comparailre  devanl  Dieu?  Tu  sais  comment 
j'ai  \6cn.  Avanl  que  tu  recoives  ce  billet,  les  porles  de 
I'eternile  seronl  peut-etre  ouverles  pour  moi.  » 

Sa  crainle  elait  proph^tique.  Au  mois  de  mars  de  la  mi^me 
annce  il  mourut.  II  avail  passe  soixanle-treize  ans  sur  la 
lerre.  II  fut  enterri  dans  le  cimetiere  de  Saint  Joseph, 
dans  le  mfenie  sepulcre  oii,  vingt-deux  ans  avant,  on  avail 
place  son  iUuslre  ami  Moliere,  autre feuille  tombee  comme 
lui  de  I'ai'bre  du  genie  et  que  nulles  aulres  feuillesnesont 
venues  remplacer.  Lorsqu'on  deshabilla  le  poete  pour  le 
metlre  dans  son  lit,  qui  n'etail  plus  quo  I'anlichambre  de 
son  cercueil,  on  le  Irouva  convert  d'un  cilice. 

A?iDRE  Thomas. 


48 


PETITS  VOYAGES 


PETITS  VOYAGES  SLR  LES  RIVIERES  DE  FRAXCE. 


LA  SEINE,  SES  BORDS  ET  SES  SOUVENIRS. 

(suite.) 


Une  plaine  immense  el  marecageuse,  pour  le  dess6che- 
ment  de  laquelle  on  a  fait  plusieurs  fois  d'inutiles  sacri- 
fices, entoure  QuiUebeuf ;  c'est  a  son  exlremite  que  se 
trouve  le  village  du  Marais-Vernier,  baigne  par  la  Seine. 
Au-dessus  des  maisons  du  Marais-Vernier  s'elevele  cha- 
teau qui  appartient  au  marquis  de  Mortemart,  bati  i  mi- 
cole  sur  le  revers  de  la  montagne  longue  et  resserree 
qui  forme  k  son  exlremite  la  pointe  de  la  Roque.  Cette 
montagne,  coupee  perpendiculairement,  presente  h  Toeil 
une  serie  d'assises  composees  de  rochcs  horizontales  ; 
depouiUee  et  sterile,  elle  domine  cependant  uii  territoire 
fertile  et  couvert  de  gras  paturages.  Dans  les  Danes  de  la 
Roque  on  trouve  un  grand  nombre  de  fossiles  de  tout 
genre ;  pi  es  du  chiteau  de  Mortemart,  une  crypte  pro- 
fonde,  d'oii  Ton  a  extrait  jadis  Ics  pierres  qui  ont  servi  k 
construire  Saint-Ouen-de-Pont-Audemer,  est  formee  par 
une  carriere  depuis  longtemps  abandonnee. 

En  gravissant  le  point  le  plus  eleve  du  plateau  de  la 
Roque,  nomm6  dans  le  pays  le  Camp-des-Anglais,  vous 
jouissez  d'une  vue  magnifique.  Alors  se  presente  a 
vos  regards  la  scene  la  plus  variee  :  au  nord,  la  pointe 
oil  est  QuiUebeuf,  celle  de  Tancarville  et  les  cotes  du  pays 
de  Caux  ;  a  Test  le  grand  Marais-Vernier  et  des  collines 
couronnees  de  bois  ;  au  sud,  la  vallce  de  la  RiUe  avec 
Pont-Audemer,  qu'onentrevoit  dans  le  fond;  enfin  a  I'oucst 
I'embouchure  de  la  Seine,  large,  imposante,  vivifiee  par 
le  raouvement  des  ports  du  Havre  et  dellonfleur,  et  par 
les  vaisseaux  qui  enlrent  dans  le  Deuve  ou  qui  le  quit- 
tent. 

Si  vous  aimez  les  souvenirs  d'autrefois,  en  quittant  la 
pointe  de  la  Roque  vous  devez  aller  visiter  la  grolte  de 
Saint-Geremer,  devenue  populaire  sous  le  nom  de  Saint- 
Beranger.  Ce  pieux  cenobite  y  passait  sa  vie  dans  la  so- 
litude, lorsque  la  direction  de  I'abbaye  de  Penlalle,  situee 
sur  les  bords  de  la  Rillo,  lui  fut  confiee,  bien  malgre  lui, 
par  Sainl-Ouen,  i5veque  de  Rouen.  Les  moines  de  I'ab- 
'baye,  jaloux  et  haineux  par  excellence,  durent  cacher  le 
■ressentiment  que  cctte  decision  leur  avait  inspiree;  un 
soir  m^me,  ils  depeciierent  verslui  quelques  uns  des  leurs, 
sous  prelexte  de  le  presser  d'accepter  I'lionneur  qu'on  lui 
-decernait.  Le  lendcniain,  au  lever  de  I'aurore,  quand  on 
vint  a  la  grolte,  Geremer  elait  absent,  la  relraile  etait 
inbabitee;  loutes  les  recherches  furent  vaines.  Les  moines 
firent  courir  le  bruit  que  le  saint  liomme  etait  monle  mi- 
raculeusement  au  ciel;  cependant  des  peclieurs  des  en- 
virons retrouverent  le  froc  du  pauvre  solitaire  qui  llutlait 
sur  les  eaux  ;  le  corps  avait  disparu. 

Au-dessous  de  la  pointe  de  la  Roque,  la  Seine  recoil 
la  RiUe,  qui  arrive  du  deparlement  de  I'Orne,  apri;s  avoir 
baignii  I'Aigle ,  Beaumont ,  Brionne  et  Pont-Audemer. 
Dans  sa  vallee,  d'une  etendue  de  vingl-deux  lieues,  on 
voit  des  sites  admirables,  et  les  ruines  de  la  magnifique 
abbaye  du  Bee,  celles  du  chJleau  de  Montforl,  de  celui  de 
I'amiral  d'Annebaut  et  du  monaslere  de  Pentalle.  A  I'em- 


bouchure de  la  Rille,  la  Seine  a  forme,  par  des  alluvions 
successives,  un  herbage  immense,  appele  Bancdu-Nord. 
Ce  terrain,  qui  a  atteint  un  diametre  d'une  lieue,  n'a 
plus  aujourd'hui  que  le  dixieme  de  son  ancienne'^elendue. 
Le  fleuve,  fatigue  de  fuir  loin  de  ses  bords,  est  devenu 
moins  vagabond,  et  il  s'occupe  chaquejour  dereconquerir 
ce  qu'il  avait  perdu. 

Derriere  le  Banc-du-Nord  on  voit  s'etendre  les  marais 
et  les  prairies  de  Conteville.  Le  village  eul  jadis  ses 
comtes;  I'un  d'eux ,  du  nom  de  llellouin,  aiina  Arlette, 
qui  avait  longlenips  vecu  au  chciteau  de  Robert-le-Diable, 
I'epousa  et  devint  par  celle  union  le  beau-pere  de  Guil- 
laume  le  Conqueranl.  Conleville  se  trouve  appuyiS  au  re- 
vers du  mont  Courel ,  dont  le  plateau  est  couvert  de 
bruyeres  immenses.  Au  pied  de  ce  penchant,  si  Ton  re- 
vient  par  la  Seine,  on  apercoitBerville,  dont  le  fleuve  ar- 
rose  Icsextremiles.  Ce  village  tire  sa  seule  iniporlance  de 
la  posf'e  qu'y  font,  depuis  1812,  par  suite  du  deplace- 
menl  des  vases,  les  biliments  qui,  descendant  vers  le 
Havre  ou  montant  vers  Rouen,  s'y  reposent  pour  prulitei 
des  vents  lavorables  ou  des  marees  de  syzygie. 

Sur  laulre  versanl  du  mont  Courel ,  sur  les  rives  de 
la  Seine,  on  voyait  s'elever  autrefois  I'abbaye  de  Gres- 
lain,  construite  par  Arlette  el  son  epoux  sur  les  ruines 
d'une  antique  chapelle,  pour  remercier  Dieu  d'avoir  rap. 
peli5  la  jeune  femnie  ij  la  sante  et  b  la  vie.  Les  fondaleur.' 
de  ce  monaslere  y  recurentleur  sepulture;  par  malheur, 
on  n'a  conserve  aucune  trace  du  tombeau  d'Arlelle;  I'ab- 
baye elle-meme  ne  presente  plus  a  I'observaleur  qu'uni 
masse  de  debris  inl'ornies.  Acbeti5e  par  un  ancien  arma- 
teur  de  Honlleur,  M.  Lalleman,  elle  a  cto  changee  en 
une  habitation  fort  agreable.  Quelques  cabanes  de  doua- 
niers,  voila  tout  ce  qui  reste  du  village  de  Greslain,  qu 
s'etait  fundi  pen  a  peu  aupres  de  I'abbaye,  et  que  nous 
voyons  figurer  dans  le  diclionnaire  geographique  de  Vos- 
gien  comme  un  gros  hour;;  de  Normaiidie. 

Au  hanieau  de  Jobles,  le  fleuve  va  recevoir  le  ruisseaii 
de  la  Vilaine,  encaisse  dans  un  vallon  a  la  fois  sauvage  ei 
pilloresque,ii  travcrslequel  il  precipile  ses  eaux  rapides. 
Sur  les  bords  de  ce  ruisseau  s'eleve  le  village  de  Carbec, 
dont  on  voit  deja  les  maisons.  Carbec  possede  une  soured 
qui  attire  une  foule  de  pelerins;  ceux-ci  accourenl  se 
purifier  dans  ses  eaux  merveilleuses  pour  y  recouvrer  la 
sanle.  Puis  nous  allons  passer  devanl  le  plateau  de  Falou- 
ville-sur-mer,  couronnii  de  bruyeres  comme  le  mom 
Courel,  el  nous  alleignons  enfin  Fiquefleur,  sur  le  revers 
dela  colline,  arembouchure  de  la  petile  riviere  d  Orange 
c'est  en  eel  endroit  que  finit  le  deparlement  de  I'Eure  e' 
que  commence  celui  du  Calvados. 

Du  haul  de  la  cole  de  Fiquefleur  on  jouit  de  la  vue  la 
plus  agreable.  La  route  qui  arrive  de  Paris,  passant  pat 
Rouen  et  Pont-Audemer,  court  sur  les  flancs  de  la  mon-, 
tagne  ou  elle  serpenle,  cotoie  I'eglise  balie  en  forme  dflj 
croix  grecque,  non  loin  de  laquelle  habitail  autrefois  une 


SUR  LES  RIVIE 

conimunaut^  monaslique,  dontlesmembresseconsacraient 
au  soulagement  des  pauvres  el  des  pelerins. 

G'est  a  Fiqucfleur  que  commence  la  petite  plaine  tra- 
versee  par  la  petite  riviere  de  Morel.  Non  loin  de  son  em- 
bouchure, on  trouve  le  village  de  Saint-Sauveur,  qui 
n"esl,  a  vrai  dire,  qu'un  faubourg  de  Hontleur,  oil  Ics  ba- 
teaux viennent  prendre  du  bois  et  de  la  brique  en  echange 
des  moulei  et  des  poissons  qui  forment  leur  cargaison. 
Le  long  de  ce  rivage  paissent  les  beaux  et  gras  troupeaux 
designes  sous  le  noni  de  moutons  de  Beuzeville  ou  de 
Presale.  Enfin  nous  voila  tout  pres  des  jeleesde  HonOeur 
qui,  s'avancant  dans  la  mer,  semblent  inviter  les  navires 
a  se  refugier  enire  leurs  bras. 

Rien  de  moins  brillant  que  I'enlree  du  port  h  HonQeur ; 
le  commerce  est  aujourd'hui  sans  acliviledans  cette  ville 
di'chue.  Depuis  que  la  traile  des  noirs  est  abolie,  que 
tout  s'est  centralise  au  Havre,  et  que  les  harengs,  dont  les 
bancs  frequenlaient  autrefois  la  cole,  ont  disparu,  Ilon- 
lleur  a  ele  frappee  d'un  coup  mortel.  Son  port  s'avance 


RES  DE  FRANCE.  49 

de  plus  en  plus  chaque  jour  vers  sa  decadence;  la  vase, 
parlout  amoncelee,  encombre  ses  bassins,  et  le  gouverne- 
nient  rests  indifferent  a  tant  de  niaux.  Les  bois  du  nord 
et  la  houille  continuent  seuls  a  entretenir  les  derniers 
restes  de  la  vie  commerciale  dont  la  ville  de  Honlleur  a 
joui  pendant  longlemps '. 

On  ne  possede  aucun  document  sur  I'origine  et  la  fon- 
dation  de  Ilondeur;  tout  ce  qu'on  sail,  c'est  que  Guil- 
laume  le  Conqucrant  y  fit  un  sejour  avant  sa  mort.  Hon- 
lleur put  jouir  obscurement  de  sa  prosperite  jusqu'aux 
guerres  de  religion.  Alors  elle  eut  a  soutenir  deux  sieges 
centre  Henri  IV,  qui  assista  en  personne  i  I'une  de  ces 
attaques.  La  canon  d^truisit  a  celte  epoque  les  forlifica- 
tions,  qu'on  n'a  pas  relevees ;  quelques  debris  qui  en  res- 
lent  font  juger  de  I'importance  de  la  place.  Dans  des 
lemps  plus  rapproches  du  noire,  Honfleur  a  recu  les  vi- 
siles de  I'enipercur  Joseph,  de  Louis  XVL  de  Napoleon, 
du  duc'd'Angouleme  el  de  la  ducbesse  de  Berri. 

Honfleur  est  une  ville  assez  triste  et  mal  consliuile;  il 


Vuc  dc  Honfleur. 


laul  consacrer  quelques  heuresa  son  examen  pour  y  d^- 
1  ouvrir  quelques  maisons  passables  et  I'entree;  par  la 
route  de  Caen  dont  plus  d'une  grande  ville  serait  fiere. 
I'ne  cliose  cependant  est  bien  digne  d'arrfiler  le  cuneux 
ou  le  voyageur  :  c'est  le  pelerinage  de  Notre-Dame-de- 
lirace;  cette  chapelle  s'eleve  sur  la  montagne  siluee  a 
loucst,  qui  commandep'-esque  a  pic  la  ville  dc  Honfleur. 
On  y  monle  par  une  route  que  des  Iravaux  toutmodernes 
ont  rendue  carrossable.  Sur  le  haul  de  cetle  colline,  tout 
pres  de  la  chapelle ,  se  dresse  un  christ  colossal ,  a  I'un 
des  carrefours  formes  par  la  route.  Du  sommet  de  cetle 
elevation,  termineeen  plate-forme,  I'oeil  enibrasseun  ad- 

1  I  n  cvcnemcnt  fdclieui  esl  encore  tcdu  tout  reccmment  empirer  la  position 
ilrjA  dc?c5peree  de  cette  ville.  Le  quai  du  bafsin  neuT,  p.ir  suite  du  tassemcnt 
lies  terres  et  de  I'action  des  eau»,  a  subi  un  ecarlemenl  de  trois  metres  et  devra 
clre  reconslruit  enti^rement.  Or  c'est  une  depcnse  de  100,000  Tr.  eu,iroD. 
rommciit  fera  la  pauvre  ville  d'Honllour? 
III. 


mirable  panorama.  Le  plateau  de  la  montagne  se  teimine 
brusquement  au  pied  de  la  croix  mt^me,  du  ctjle  de  la 
mer;  des  eboulements  considerables  s'en  dc'tacbent  do 
lemps  en  lemps,  et  roulent  sur  le  rivage  oii,  du  haul  du 
rocher,  le  pti'cheur,  atlcnlif  a  ses  filets,  nous  apparait 
comme  un  point  sur  la  greve. 

Au  has  de  la  montagne  se  trouve  un  chemin  qui  con- 
duit a  Vasony  el  au  charmant  chAlel  de  Blosseville.  Der- 
riere  Honfleur,  sur  la  rive  gauche  du  fleuve,  on  voit  d'ini- 
menses  prairies  et  des  bois  epais  s'avancer  au  sein  des 
flols;  puis,  par  un  conlraste  bizarre,  apparait  le  pays  de 
Caux  avec  sa  serie  de  falaises  blanchalres  s'elevant  a  pic 
au-dessus  de  la  Seine,  et  n'offrant  au  regard  que  des  ro- 
chers  decharnes  jusqu'k  Tancarville,  dont  nous  aperce- 
vons  la  pointe  a  rextiemile  de  I'horizon. 

Cependant  rien  ne  peut  donner  une  idtje  dela  richesse 
de  ce  pays  de  Caux  queccs  falaises,  dont  nous  venons  de 


no 


PROMENADES  AU  MUSEE   DE   GEOLOGIE. 


parler,  caclicnt  anosyeux.  Parlout  des  campagnes  coii- 
vcrles  de  moissons  jaunissaiiles  ou  d'arbres  charges  de 
fruils;  dans  les  palurages,  des  bestiaux  de  la  plus  admi- 
rable race  ;  aulour  des  chateaux  et  des  fermes,  ties  arbres 
magnifiques  pour  les  ombrages,  voila  le  pays  de  Caux. 
Mais  une  chose  merite  suitout  d'atlirer-raltention :  c'est 
la  populalion  forte  et  belle  de  ces  campagnes,  ce  sonl  ces 
cliarmantes  Cauchoises  aux  yeux  bleus,  au  frais  visage,  h 
la  laille  ^lancte,  et  dont  I'eclatante  beaute  se  trouve  en- 
core rehaussee  par  une  coiffure  elevee  qui,  en  depit  de 
certains  detracteurs,  ne  manque  pas  d'elegance. 

Au-dessous  de  Tancarville  et  citoyant  les  falaiscs  du 
pays  de  dux,  la  Seine  va  douMer  le  cap  du  Ilode,  coule 
devant  Saint-Jacques,  Saint-Vigor,  Sandouvi  lie  etOudales, 
relraites  pittoresques  des  pechenrs  de  la  cote,  et  baigne 
le  pied  du  chateau  d'Orcher,  dont  nous  apercevons  les  ave- 
nues sur  le  haut  de  la  colline;  massif  et  sans  art  dans  sa 
construction  et  son  architecture,  ce  chateau  a  ete  bSti  h 
la  place  d'une  ancienne  forteresse  qui  defendait  ancien- 
nement  I'entrce  du  lleuve. 


Ce  manoir  est  fort  connu  de  tous  les  marins  qui  fre- 
qucntent  ces  parages,  il  leur  sert  en  quelquesorte  de  fa- 
nal  poursc  garer  des  ecueils  et  des  bancs  dont  le  bassin 
de  la  Seine  est  parseme  a  sa  hauteur.  Entre  tous  les  sei- 
gneurs auxquels  appartint  ce  domaine  dans  I'origine,  un 
seul  uniqueraent  a  survecu  k  I'oubli,  cost  Robert  d'Or- 
cher, qui  suivit  Robert  le  Diable  en  Palestine.  Dans  des 
temps  bien  post^rieurs,  eette  propriete  d'Orcher  fut  un 
des  qualorze  domaines  que  posseda  dans  notre  pays  \'ii- 
cossais  Law,  qui,  apres  avoir  acquis  des  milliards, 
alia  mourir  ii  Vonise  dans  la  misere.  Nagufere  encore, 
ce  caslel.qui  depend  du  village  de  Gonfreville,  situ6 
par  derriere,  avait  pour  proprietaire  la  bonne  et  cha- 
ritable marquise  de  Nagu,  qui,  a  Orcher  comme  i.  la 
Meilleraye  ,  marqua  tous  les  jours  de  sa  vie  par  des 
bienfails.  Elle  aura  aupres  do  Dieu  de  puissants  inter- 
cesseurs  dans  les  pauvres,  dont  elle  prit  toujours  b  tichc 
d'adoucir  les  soufTranees. 

A.  L.  Ravergie. 


PROMENADES  AU  Ml  SEE  DE  GEOLOGIE. 


INTRODUCTION. 


I. 


Alfred,  vous  connaissez  dejk 
I'histoire   naturelle  de  quel- 
ques   animaux,    mais    vous 
ignorez  encore  celle  du  globe 
que  vous  habitez.«  Au  com- 
mencement, Dieu  crea  le  ciel 
et  la  tcrre."  Ces  paroles   si 
sMiiples,qu"on  lit  dans  toutes 
les  histoires  saintes  et  dans 
le  catechisme  ,  contiennent 
la     matiere    d'une     grande 
science.  La   g(^ologie    (ainsi 
nomnide  de  deux  mots  grecs, 
dont  I'un   signifie  terre,    et 
I'aulre',   discours)   embrasse 
tous  les  Siges  de  la  planete  oil  le  Crealeur  nous  a  places. 
II    faut,   en  effet,   nous  representer   le  globe  terrestre 
comme  un  Mre  qui  a  eu  sa  formation,   sa  croissance, 
et  qui  est  parvenu  maintenant  h  son  6tat  viril.   Vous 
ne   vous  etonnerez  done  plus  si  vous  m'entendez  par- 
lor de  I'enfance  de  la  terre  :  vous  songerez  seulement 
a  la  votre,  a  ces  premieres  annees  qui  ont  suivi  votre 
naissance ,    et   dont   le   souvenir   est   pour    vous    en- 
vironne  de  ten^^bres  profondes.  Quand  vous  voulez  acque- 
ri,  des  renseignements  sur  cet  Sge  oublie,   vous  vous 
adressez  a  votre  mere.  Puisant  dans  sa  m^moire,  elle  en 
tire  une  response  a  toutes  vos  questions.  Souvent  elle  vous 
■raconte  m^mc  dos  rv^nements  qui   ont  precede  voire 
naissance,  et  dont  la  trace  serait  a  jamais  perdue  pour 
vous  si  elle  n'avait  pris  soin  de  la  conserver. 
—  Voilii  qui  est  bien  pour  obtenir  des  instructions  de 


ma  mfere ;  je  lui  demande  :  ■  Oii  les  choses  en  ^taient- 
elles  avant  que  je  fusse  au  monde?  »  et  elle  me  r6pond 
toujours  juste  ;  mai^,  comment  faire  pour  tirer  de  la  terre 
le  recit  des  evenements  qui  ont  devancS  la  naissance  du 
genre  humain? 

—  On  s'y  prend  absolument  de  la  mjme  maniere  :  il 
faut  I'intorroger. 

—  Comment?  la  terre  parle  done? 

.  — Oui,  mon  ami;  ce  n'est  pas  un  langage  articulfi, 
comme  celui  des  hommes,  ni  meme  comme  la  voix  des 
animaux;  mais  c'est  une  forme  de  langage  que  les  savants 
coniprennent  ,  et  que  vous  comprendrez  comme  eux 
quand  je  vous  en  aurai  donne  la  clef.  Lai.s.sez-moi  d'abord 
vous  faire  quelques  questions  bien  simples.  En  jouant 
dans  le  jardin  avec  vos  caniarades,  n'avez-vous  pas  re- 
marque  un  amas  de  rocailles,  qui  ont  servi  i  batir  une 
espece  de  grotte?  dans  ces  pierres  n'avez-vous  pas  re- 
marqu6  des  incrustations  de  coquiUages? 

—  Oui,  nous  en  avons  m^me  detache  des  fragments 
qui  avaient  la  forme  de  colimacons  allongiis. 

—  Comment  ces  coquiUes  d'animaux  appeles  moUus- 
ques  ont-elles  pu  s'envelopper  dans  la  substance  dure  de 
la  pierre?  n"est-il  pas  raisonnable  de  supposer  qu'a  I'epo- 
queou  cet  amalgame  eut  lieu,  la  densite  du  calcaire  qui 
empAte  aujourd'hui  ces  coqudles  n'cxistait  pas?  C'etait 
une  espece  de  vase,  tenue  en  dissolution  par  la  presence 
des  eaux,  et  qui  s'est  durcie  sous  I'influence  de  I'air  sec, 
quand  les  eaux  se  sont  retirees.  Ne  voit-on  pas  encore 
tous  les  jours  des  terres  glaises,  d'abord  huraides,  qu'on 
piitrit  dans  la  main  comme  de  la  cire,  prendre  bient6t, 
sous  I'aclion  du  feu,  ou  simplement  sous  celle  de  I'atmo- 


splierc,  une  consistanco  tresgrande"?  Supposons  mainle- 
cant  que  des  corps  ctrangers,  comme  des  debris  de  pois- 
sons,  des  coquilles  ou  des  os  de  niammiteres,  soient  en- 
gages dans  cette  boue  sedimenleuse  ;  qu'en  resuUera-t-il '? 

—  U  arrivera  ce  qui  arrive  lous  les  jours  quand  je 
marcUe  sur  une  (crre  liumide  et  molle  :  la  forme  de  mon 
pied  s'imprime  dans  la  malii;re  argileuse. 

—  Precisement.  Le  iiom  qu'on  donne  a  ces  empreintes 
vegftales  ou  animales,  couservees  depuis  I'origine  des 
choses  dansle  sein  de  la  terre,  est  celui  de  fossiles. 

—  Ainsi,  les  figures  cylindriques  que  nous  avonstrou- 
vces  dans  les  rocailles  dujardin  etaient  des- fossiles  de 
moUusques. 

—  Continuons.  Ces  picrres  ont  ele  lireesd'une  carriere 
dans  les  environs  de  noire  demeure.  11  faut  done  que  les 
lieux  oil  nous  habitons  aienl  ete  envahis  autrefois  par 
les  eaux. 

—  Ce  sonl  sans  doule  les  Deuves  ou  les  riv  ieres  du  pays 
qui  ont  di'borde. 

—  Non,  mon  ami;  carles  mollusques  dont  \ous  parlez 
sont  des  mollusques  marins,  qui  ne  pourraient  pas  vivre 
dans  des eaux  donees. 

—  Est-ce  que  par  hasard  la  mer  serait  venue  autrefois 
se  promener  dans  notre  jar  Jin? 

—  Comme  vous  dites;  les  eaux  de  la  mer  ont  occupc 
non-seulement  votre  jardin  et  les  environs,  mais  encore, 
«l  sans  doule  a  plusieurs  reprises,  toule  la  surface  du 
globe. 

—  Y  a-t-il  de  cela  bien  longlemps? 

—  Ce  sont  des  eveneraentsdont  ni  moi,  ni  voire  pere, 
ni  aucun  des  hommes  qui  ont  vecu  sur  le  monde,  n'ont 
ete  les  lemotns. 

—  Je  vols  maintenant  commenl  on  arrive  a  deviner  par 
le  raisonnement  ce  que  vous  appelez  I'histoire  de  la  terre. 

—  Ce  n'est  pas  tout.  Je  vous  ai  dit,  et  vous  comnien- 
cez  a  voir  par  vous-m^me,  que  les  choses  ont  plu^ieurs 
fois  change  de  face  sur  le  globe  terrestre.  La  creation  a 
eu  ses  epoques.  Youssavez  qu'en  liistoire  on  designe  par 
epoque  une  mesure  de  temps,  durant  laquelle  s'accomplit 
un  ordre  limite  de  fails.  On  a  encore  donne  a  ces  chan- 
gementssuccessifs,  qui  ont  amene  I'achevement  de  noire 
planete,  le  nom  d'Jges  de  la  terre,  par  allusion  aux  pe- 
riodes  humaines,  I'enfance,  la  puberte,  I'adolescence,  la 
jeunesse,  qui  ferment  les  diverses  epoques  de  la  vie. 

—  J'ai  pourtant  lu  dans  mon  hisloire  sainle  que  Dieu 
crea  le  ciel,  la  terre  et  ses  habitants  dans  I'espace  desix 
jours. 

—  Cela  est  vrai :  mais  il  faut  bien  segarder  desert'pre- 
senter  les  jours  de  la  creation  comme  nos  jours  actuels, 
qui  commencent  avec  le  lever  du  soleil,  et  finissent  avec 
soncoucher.  Moise,  I'auteur  inspire,  n'a  point  voulu  dire 
que  ces  grands  evenements,  dont  la  suite  constitue  I'his- 
toire de  la  formation  du  globe  et  cells  des  etres  crees, 
fussent  I'ouvrage  de  six  fois  vingt-quatre  heures.  Le  mot 
liebreu  yom,  que  Ion  a  traduit  par  jour,  signifie  epoque, 
reiohUion.  Chacun  de  ces  jours  a  done  pu  avoir  plusieurs 
siecles. 

—  Voili  des  jours  bien  longs!  Comment  se  fait-il  que 
Dieu,  qui  est  tout-puissant,  n'ait  pas  fait  inimediatemcnt 
toutes  ces  choses? 

—  Dieu  est  tout-puissant  sans  doule  ;  mais  il  a  voulu 
nous  enseigner  par  lui-m^me  la  loi  du  travail  et  de  la 
patience.  C'est  une  image  grossiere,  il  est  vrai,  que  de 


I'llO.MEiNAUES  AU   MISEE  DE  GEOLOGIE. 

I 


51 


comparer  I'ouvrage  du  Crealeur  a  celui  d'un  arlisan  ; 
mais  Bossuet  n'a  pas  dedaigne  cetle  comparaison,  etnous 
pouvons  bien  nous  en  servir  apres  unsi  grand  ecrivain. 
Or,  une  niaison  ne  se  construit  pas  subilemenl  de  toutes 
pieces  ;  olle  s'eleve,  pour  ainsi  dire,  pierre  a  pierre,  etage 
par  etage ;  quand  une  fois  la  bitisse  a  recu  son  couronne- 
mcnl,  on  y  inslalle  les  personnes  qui  doivent  I'habiter. 
Celte  image  nous  donne  une  idee  bien  relrecie  du  travail 
de  developpement  qui  a  perfectionne,  a  Iravers  les  Sges, 
la  demeure  actuelle  de  I'liomme. 

—  Je  ne  me  faisais  point  cetle  idee  des  six  jours  de  la 
creation,  et  je  ne  sais  trop  si  mon  professeur  y  souscrira. 

—  Oui,  mon  enfant  :  lorsque  Sa  Saintete  Pie  Vil  vint 
a  Paris,  il  eut  une  entrevue  avec  les  savants  de  I'lnsti- 
lut;  or,  dans  ce  concile  d'un  nouveau  genre,  il  n'hesita 
point  ^  reconnaitre,  comme  orthodo.xe,  rinterpretation 
que  je  vous  ai  donnee.  Lesjoursjf'nf'smqucs  sont  des  revo- 
lulions  seculaires,  qui  se  succedent  entre  elles  pendant 
de  longs  inlervalles,  et  qui  marquent  comme  des  temps 
de  repos  entre  les  grandes  operations  de  la  nature. 

—  Qu'entendez-vous  par  la  nature,  s'il  vous  plait? 

—  Jo  suis  content  de  celte  question,  et  je  vais  la  re- 
soudre.  Les  savants  ont  attache  differenls  sens  au  mot 
nature :  sans  nous  arrOler  a  leurs  interpretations,  qui  ne 
sont  pas  loujours  conformes  i  la  foi  calholique,  nous  en- 
lendrons  par  la  nature  I'ensemble  desloisquele  Crealeur 
a  elablies,  et  dont  il  se  sert,  soil  pour  former,  soil  pour 
conserver  lout  ce  qui  existe. 

—  Ainsi  done,  nous  allons  au  musee  de  geologie  :  y  a- 
t-d  beaucoup  de  tableaux  et  de  statues  dans  ce  musee- 
la? 

—  Je  vols  ce  qui  cause  votre  erreur,  mon  jeune  ami. 
Vous  avez  ete  aux  musces  du  Louvre,  vousy  avez  vu  des 
ouvrages  de  I'art,  et  vous  en  cnncluez  que  lous  les  mu- 
si'es  doivent  ^tre  destines  a  recevoir  les  creations  de  la 
peinlure  et  de  la  slatuaire.  Detrompez-vous  ;  la  nature  a 
aussi  ses  monuments,  qu'il  est  juste  de  recueillirdans  des 
elablissemenls  publics.  Nesontce  pas,  en  effet,  des  mou- 
lures,  des  sculptures  veritables,  que  ces  empreintes  au 
moyen  desi|uelles  la  nature  a  garde  les  formes  des  animaux 
anlediluvicns,  comme 'on  conserve  sur  le  plaire  les  trails 
cheris  et  venerfe  de  grands  hommes  que  la  mort  en- 
leve. 

—  Qu'entendez-vous,  je  vous  prie,  par  animaux  ante- 
diluviens? 

—  Je  vous  ai  parle  des  ages  de  la  terre ;  chacun  de  ces 
3ges  avu  une  population  d'animaux,  aujourdhui  eteints, 
dont  les  debris  servent  a  caracteriser,  je  dirai  meme  i)  re- 
conslruire  I'elat  general  du  globe  durant  leur  periode 
d'existence.  On  nonraie  ces  Hres  anU'dilui'iens,  pour  les 
distinguer  de  ceux  qui  vivent  maintenant  a  U  surface  du 
globe  :  ils  sont  elTectivement  anterieurs  a  la  derniere  ca- 
tastrophe qui  a  change  Petal  primitif  des  choses,  et  que 
les  sain  les  ftcritures  designent  sous  le  nom  de  deluge.  Ce 
sont  les  resles,  les  empreintes  de  ces  animaux  delruitsque 
nous  allons  visiter  tout  a  I'heure  dans  le  musiie  de  geo- 
logic. 

—  D'oii  a-t-on  recueilli  ces  debris  des  creations  antedi. 
luvienncs? 

— Ces  medaillesde  la  terre  sontrepanduespresque  par- 
tout  a  la  surface  du  globeetdanssoninterieur;  onleslrouve 
dans  les  carrieres.  dans  les  mines,  dans  les  feiiles  et  ca- 
vcrnes  des  rochers,  ou   mi>me  a  peu  de  distance  de  la 


PARALLfeLE  DE  JUGUUTIIA 


superficie  du  sol.  En  1799,  un  marchand  devindela  rue 
Daupliine,  a  Paris,  en  faisanl  dcs  fouillcs  dans  sa  cavo, 
di'couvritunepit^ce  osseuse,  d'une  grandeur  considerable, 
enfouie  dans  une  glaise  jaunJlre  et  sablonneuse.  Ce  frag- 
ment voluniineux  clait  une  tele  debaleine.  On  a  decouvcrt 
plusieurs  ossements  fossiles  dans  les  carriercs  de  Mont- 
uiartre. 

—  Pourquoi  nommez-vous  ces  debris,  des  niedailles? 

—  C'est  un  usage  Ires-ancien  que  celui  de  frapper  des 
niedailles  d'or,  d'argent  ou  decuivre,  pour  fixer  le  souve- 
nir d'un  cvenementnalional,  conimoune  victoire,  la  nais- 
sance  d'un  prince  ou  I'avenement  d'un  souverain  au 
Irone.  L'art  de  decliiffrer  les  inscriptions  marquees  sur 
ces  medaiUes,  de  les  rapporter  a  des  (5poques  certaines,  de 
reconstruire  par  ce  moyen  I'histoireella  chronologie  des 
faits,  constitue  une  science  qu'on  appelle  la  numismnlique. 
Cette  science  offre  des  traits  de  similitude  avec  la  geolo- 
gic. Les  geologues  sc  servant  aussi  des  cmpreintes  trou- 
vees  dans  le  sein  de  la  terre,  veritables  mMaillesfrappees 
par  la  nature,  pour  retablir  la  miSmoire  des  ivenements 
qui  sesout  passes  tr^s-anciennemcnt  a  la  surface  de  noire 
globe. 

—  ConiEnent  se  fait  il  que  je  n'aie  rien  lu  sur  cesmi- 
dailles-la  dans  les  anciensauteurs? 

—  La  geologic  est  une  science  moderne.  Les  anciens 
avaient  biendecouvert  des  debris  d'aniniauxantediluviens; 
mais,  dans  leur  ignorance  de  I'anatomie  compar^e,  ils 
avaient  rapporli  I'existence  de  ces  fragments  cnormes  k 
telle  d'une  an,tique  race  de  gcants  qui  auraient  vecu  au- 
trefois sur  la  terre.  C'est  amsi  qu'ils  placaient  des  tom- 
beaux  partout  oii  ils  rencontraient  des  os  d'elephant. 

—  Qui  done  a  creelffgeologie? 


—  Une  science  ne  se  cree  pas  tout  de  suite  et  par  I'ef- 
fo:t  d'un  seul  homme  ;  elle  croit  et  se  developpe  avec  le 
temps,  au  moyen  d'une  suite  de  d(5couvertes  ajoutees  les 
unes  aux  autres.  II  serait  trop  long  de  vous  raconter  toute 
I'bistoircdelageologiejje  vaisprcndre  seulementquelques 
noms  qui  marquent  les  grands  progres  decelte  histoire  du 
monde.  Bernard  de  Palissy,  simple  poller  de  terre,  qui  fut 
un  grand  artiste  dans  son  metier,  deduisit  de  I'ob.serva- 
lion  des  coquilles  fossiles  quelques  idees  pleines  de  jus- 
lesse  et  tout  a  fait  etonnantes  pour  son  siecle,  sur  la  for- 
mation des  couclies  du  globe.  Mais  I'homme  auquel  la 
geologic  est  vraiment  redevable  de  son  existence,  celui  qui 
,  porta  le  flambeau  de  la  philosophic  naturelle  sur  les  mines 
des  anciens  mondis,  c'est  BuBfon.  U  vit  que  I'histoire  de 
notre  planete  avait  eu  ses  epoques,  ses  mouvements,  ses 
revolutions,  etqu'iletait  possible  d'en  retrouver  les  traces. 
Apres  lui,  le  savant  qui  a  le  plus  fait  pour  determiner  le 
caractere  des  ages  du  globe,  fut  Cuvier.  Au  moyen  d'un 
principe  nouveau,  celui  de  la  correlation  dcs  organismes, 
il  reslilua,  pour  ainsi  dire,  a  la  lumiere  les  anciens  ani- 
maux  que  le  Createur  avait  formes  et  detruits  Un  artiste 
celebrc,  M.  David  (d'Angers),  s' est  charge  de  transporter 
sur  le  marbre  les  traits  de  Georges  Cuvier.  Vous  allez  voir 
cette  statue  dans  le  musee  de  geologic.  —  Le  statuaire  a 
mis  a  cole  du  savant  un  globe  troue,  et,  dans  ses  mains 
un  fragment  du  monde,  voulant  exprimer  par  cette  belle 
image  que  le  genie  de  Cuvier  avait  en  quelque  sorte  per- 
ce  k  jour  I'ecorce  de  notre  planete,  et  en  avait  fait  sortir 
par  cetle  ouverture  la  revelation  des  faits  qui  consti- 
tuent I'histoire  des  six  jours. 

Le  DOCTRun  N... 


PARAUELE  DE  JLGLIlTllA  ET  D'ABD-EL-KADER. 


Il  y  a  quelque  chose  d'im- 
mense  et  d'ete:nel  dans  I'hom- 
me qui  est  inslruil  el  qui  pense. 
.4u  lieu  de  n'occuper  qu'un 
point  elroit  du  globe,  il  habile 
lout  runivers;  au  lieu  de  ne 
vivrequedans  I'heurefugitive, 
il  vit  dans  les  siecles,  il  a  I'age 
du  monde,  I'ige  de  I'histoire; 
il  rcprcsento  tout  le  passe  du 
genre  humain  ;  il  n'est  pas  sim- 
plemcnt  un  homme,  ce  sont  les 
lionimes  qui  vivent  etrevivent 
en  lui.  Cette  possession  des 
lemps  et  de  I'espace  par  I'elude 
est  merveilleuse  comme  la  me- 
moire  qui  lege  dans  un  coin  du  cerveau  les  cieux,  les 
mers,  les  montagnes,  lous  les  grands  tableaux  de  la  crea- 
tion. 

Un  Numide,  il  y  a  dix-ncuf  sikles,  soutint  le  choc  de 
la  puissance  romaine;  on  s'en  est  plus  d'une  fois  souvcnu 
depuis  qu'un  marabout  resiste  avec  tantde  perseverance 
aux  amies  de  la  France  en  Afrique.  Essayons  done  d'cla- 


blir  un  parallele  delaille,  motive,  complet,  qui  nous  fasse 
bien  comprendre  Jugurtha  el  Abd-el-Kader. 

Jugurtha,  le  neveu,  le  fils  adoplif  de  Micipsa,  ne  passa 
point  son  jeune  ;^ge  dans  de  niolles  frivolites-,  beau,  ar- 
dent et  fort,  il  domplail  les  coursiers,  lancail  le  javelot, 
disputail  le  prix  de  la  course  avec  les  jeunes  gens  de  son 
Age,  goiitaLl  sans  fatigue  les  joies  de  la  chasse,  el  nul  ne 
frappail  plus  l6t  que  lui  le  lion,  le  ligre  ou  la  pantli^re 
dans  les  montagnes  ou  les  forels  de  la  Numidie. 

Abd-el  Kader  i  {I'esclave  du  Tout-Puissant),  homme 
aux  formes  charmantes,  a  la  figure  grave  .et  reveuse, 
aux  belles  mains  et  aux  jolis  pieds,  apprit  sans  mattre  a 
monler  a  cheval  des  ses  premiers  ans ;  toujours  il  se 
monlra  solide  sur  le  dos  des  chameaux ;  bien  jeune  encore, 
il  elait  adroit  a  lirer  le  fusil,  nionle  sur  un  coursicr;  en 
poursuivantau  galop  un  cavalier,  il  raballait  a  unegrande 
distance. 

Micipsa,  pour  deharra.sser  ses  fils  i'un  rival  inlrepide, 
biiilanl  el  populaire,  I'avail  envoye  commander  un  corps 
en  Espagne,  dans  la  guerre  do  Numance ;  mais  au  lieu 
d'y   tiouvcr  la  morl,  Jugurtha  y  Irouva  la  gloire,  une 

1  Abd-cI-kiiJer  e  =  [  ni;  en  18US,  (l.iris  le  vnisiiLige  tie  Madeira. 


ET   DABD-1 

belle  rcnommee,  et  Tamitie  de  Scipion.  II  dit  dans  son 
coeur  :  a  moi  le  royaume  de  Nuniidie!  Apres  la  mort  de 
Micipsa,  il  ne  recula  point  devant  un  crime  pour  ecaiter 
de  son  clieniin  lliemsa!  qui  importunait  le  plus  son  am- 
bition. Lorsque  Adherbal,  \cngeur  de  son  frere,  prit  Ics 
armes,  Jugurtha  commenra  par  lo  vaincre  et  finit  par  lui 
faire  arracher  la  vie  a  t^irtlia  (Constantine)  au  mepris  des 
lois  de  la  capitulation.  Maiire  de  la  Nuniidie,  il  se  niain- 
tenail  par  la  vigueur  de  sa  volonte,  I'liabilele  de  sa  di- 
plomatie,  le  courage  de  ses  troupes  diivouees  a  I'indepen- 
dance  africaine. 
Abd-el-Kader ,  en  entrant  sur  la  scene,  n'a  eveille  la 


EL-KADER.  S5 

jalousie  dans  I'Jime  d'aucun  chef  musulman  ;  son  iiaissan' 
genie  n'a  derange  autour  de  lui  le  plan  d'aucun  dmir, 
d'aucune  puissance  arabe.  Aussi  n'a  t-il  pas  eu  besoin  de 
precipiter  personne  dans  la  mort  pour  se  delivrer  d'une 
rivalile  remuante.  Le  cadi  Sidi-.\hmed  qu'il  fit  mourir  a 
Azzew  elait  plutot  un  traitre  qu'un  competiteur.  PrOlra 
et  guerrier,  fils  de  Mahi-Eddin  repute  saint,  lequel  conip- 
tait  lui-nieme  plusieurs  marabouts  parmi  ses  a'leux,  Abd- 
el-Kader,  environne  de  bonne  heure  de  respects  pieux  et 
de  brillants  pr&ages,  s'est  presente  commo  I'apotre  et  le 
defenseur  de  I'islamisme  menace  par  la  France ;  les 
croyants  d'.ifrique  I'ont  accepte  pour  guide  et  pourap- 


Aba-el-KaJcr  parUiil  Je  Id  reli; 


pui.  •  Quand  il  parte  de  la  religion,  dit  un  de  sespoetes, 
■  il  fait  pleurer  I'oBil  qui  n'a  jamais  \erse  une  larme.  • 
Ce  fut  en  1832  que  les  Francais  entendirent  pour  la  pre- 
miere fois  prononcer  le  nom  d'Abd-el-Kader.  Successeur 
de  son  pere  dans  le  bcylik  de  Mascara,  il  parut  a  la  tSte 
d'intrepides  bandes  arabes  qui  se  precipiterent  inutile- 
ment  sur  la  ville  d'Oran  devenue  francaise  depuis  le  mois 
de  juillet  1830  par  la  soumission  de  Hassan-bey.  Pro- 
clame  sultan  des  Arjbes  le  28  septembre  1832,  son  elec- 
tion fut  consideree  comme  une  ffiuvre  du  ciel.  Les  visions 
merveilleuscs  et  les  signes  prophetiques  ne  manquerent 
pas  au  berceau  de  sa  grandeur.  Lorsqu'il  s'en  alia  visiter 
le  tombeau  de  Mahomet,  les  saints  de  la  Mecque  lui  di- 
rent  :  ■  Tu  regneras  un  jour!  » 

Jugurllia,  dans  les  mauvais  jours  de  sa  fortune,  pou- 
vait  a  force  d'argent,  d'activite  et  de  genie,  retrouver  des 
troupes,  reconstituer  un  parti  contre  Metellusou  Marius. 
Mais  il  n'avait  pas  I'immense  ressource  du  fanatisme  re- 
ligieux  qui  ranime  ^ternellement  la  bravoure,  rassemble 
les  debris  et  lance  des  forces  nouvelles;  Abd-el-Kader, 
toujours  vaincu  par  nos  armes,  est  toujours  debout  parce 
qu'il  est  puissant  comme  une  croyance,  mvsterieux  comme 


le  destin,  et  qu'il  est  profondement  enracineausol  comme 
I'idee  musulmane  au  coeur  de  lArabe  indonipte.  Tout 
sentiment  qui  a  Dieu  pour  mesureet  pour  butprend  dans 
son  energie  quelque  chose  d'imperissable.  Abd-el-Kader, 
banniere  vivante,  personnification  belliqueuse  de  I'isla- 
misme  africain,  ful-il  reduit  a  n'avoir  que  sa  natte  de 
palmier  ou  de  jonc ,  que  son  cheval  ou  son  chameau, 
serait  encore  redoutable.  A  un  signal  du  marabout  guer- 
rier, le  desert  pourrait  s'ebranler;  chaque  vallon,  cliaque 
plateau,  chaque  detour  de  montagne  pourrait  vomir  des 
milliers  de  cavaliers. 

Jugurtha  avail appris^Numance  que  tout  etaitci  vendre 
a  Rome,  et  c'est  avec  I'or  autant  et  plus  qu'avec  le  fer 
qu'il  atlaquait  les  Remains  ;  il  acheta  la  moitie  du  senat, 
il  fit  main  basso  sur  les  consciences  des  bords  du  Tibre  ; 
les  belles  quahtesdeCalpurnius  et  d'Albinus,  la  verlu  de 
Scaurus  elaient  -venues  echouer  contre  I'or  de  .lugurtha  ; 
sauf  de  rares  exceptions,  le  peuple  seul  etait  alors  hon- 
nete  et  pur  a  Rome,  et  les  richesses  du  Numide  avaient 
pour  les  nobles  d'irresistibles  seductions  :  la  cupidite 
romaine  fut  pendant  longlemps  tout  le  secret  de  la  puis- 
sance de  Jugurtlia. 


I'AllALLtLE   DE   JUGURTllA   ET  D  AI5  D-EL-KADE  R. 


54 

Dans  riige  oil  nous  sommes,  I'or  n'a  rien  perdu  de  son 
ponvoir,  et  loules  les  consciences  ne  sont  pas  inlrailables. 
Pourtant  Abd-el-Kader  ,  qui  sail  re  qui  se  passe  dans 
noire  pays,  n'y  a  achete  personne  :  I'emir  n'a  pas  les 
tresors  de  Jugurlha  ,  et  puis,  disons-lo,  les  Francais  ne 
vendent  pas  la  France. 

Autant  qu'on  peut  en  juger  par  les  recits  de  Sallusle, 
les  batailles  de  Jugurtha,  avec  les  elephants  de  plus,  res- 
semblaient  assez  aux  batailles  d"Abd-el- Kader;  elles  se 
coniposaient  de  ruses,  de  pieges,  de  fuiles  simulees;  les 
chevaux  africains,  accoutumes  aux  asp^riles  des  lieux, 
s'echappaienl  a  travers  les  focbers  el  les  broussailles.  Les 
Numides  avec  leurs  javelots  blessaienl  ou  tuaient  de  loin 
conime  aujourd'liui  les  Arabes  avec  leiirs  longs  fusils, 
.lugurlha  Irompait,  faliguait,  harcelait  Icnnemi  ;  c'est 
encore  aujcurd'hui  la  tactique  du  chef  arabe.  On  corrom- 
pait  les  sources,  on  enlevait  ou  on  d^truis;iit  les  vivres  a 
Tapproche  des  domains ;  on  lombait  sur  les  Iratnards,  les 
imprudenis,  sur  tons  ceux  que  ne  protegeail  pas  le  corps 
principal  de  I'armee.  Les  premieres  victoires  de  Metellus 
raltrislaient  parce  que  les  inepuisables  ruses  du  Numide 
les  lui  faisaienl  payer  beaucoup  trop  cher;  il  n'alteicnit 
forlement  Jugurtha  qu'en  livrant  les  champs  h  la  devasta- 
Uon  el  en  livranl  au  glaive  tous  ceux  qui  s'offraient  h 
lui  en  age  de  porter  les  armes.  Ces  especes  de  razzias, 
que  nous  avons  imilees  en  ce  qu'e'lcs  ontde  moinsatroce 
pour  atleindre  dans  ses  interelsrArabe  qui  vousechapppe 
toujours ,  avaient.decourage  Jugurlha,  epouvanle  la  Nu- 
midie. 

Nous  ne  croyons  pas  que  Jugurtha  ait  rien  emprunti  h 
la  discipline  des  armies  romaines.  Apres  une  bataille  les 
soldals  Numides  se  dispersaient,  reprenant  chacun  le  che- 
min  de  sa  cabane,  et  cela  ne  s'appelait  pas  une  desertion. 
Uien  de  r^gulier  n'exislait  dans  les  forces  de  Jugurlha; 
peut-ctre  n'cut-il  pas  ose  soumeltre  a  une  organisation 
pcrmanente  la  farouche  energie  d'hommes  accoutumfe  a 
I'independance.  Abd-el-Kader  a  montre  plus  -d'aulorit^ 
ou  plus  de  giinie  ;  il  a  etabli  des  troupes  regulieres ;  nous 
avons  les  lois  eties  reglements  qui  forment  son  code  mi- 
litaire.  L'armee  d'Abd-el-Kadcr,  un  peu  fictive,  caril  n'a 
pas  toujours  les  premiers  elements  pour  appliquer  sa  le- 
gislation militaire,  rarmcede  I'l'niir,  disons-nous,  .separ- 
tage  en  yntini  (cavalerie)  ou  Inia/las  (cavaliers) ,  en  askars 
(marcheurs  ou  fanlassins),  en  Uibiljius  (canouniers).  II  a 
determine  I'uniforme  de  chaque  arme  el  de  chaque  grade, 
le  mode  d'avancement,  I'adminislration  des  vivres,  (Stabli 
des  decorations  el  des  recompenses.  La  bravourp,  la  piete, 
la  palience,voila  les  conditions  ducommandement. .  L'of- 

•  ficier,  dit  Abd-el-Kader,  est  a  sa  troupe  ce  qu'osl  le 

•  coeur  au  corps  de  I'homme.  >  Les  chefs  des  cavaliers  et 
des  fanlassins  portent  des  insignes  en  gui.se  d'epaulettes; 
on  lit  sur  ces  insignes  des  inscriptions  arabes  donll'une 
exprime  I'idee  que  la  patience  dans  le  commandement 
est  la  clef  de  I'assislance  divine. 

Jugurtha  devail  etre  eloquent;  Sallusle  nous  ditqu'au 
moment  d'une  grande  affaire  le  chef  numide  parcourait 
les  rangs  de  tous  sos  balaillons  et  les  echaiilTait  de  scs  dis- 
cours.  Lorsqu'il  allaa  Rome  plaider  sa  cause  dcvanl  le 
senat,  il  ne  lui  fut  point  permis  de  se  faire  entendre  de 
I'illustre  as.semblee,  mais  les  senateursqui  s'etaienl  repus 
de  son  or  avaicnt  senii  aussi  le  pouvoir  de  .sa  parole.  Un 
grand  charme  s'attachait  a  la  personne  de  Jugurtha;  la 
belliqueuse  jeunesse  de  Numidie  s'eljit  passionnee  pour 


lui,  ct  dans  Texpcdilicn  dE-pagne,il  claitdevenu,  d'aprcs 
Sallusle,  I'idole  de  l'armee  comme  la  Icrrcur  des  Numan- 
tins.  Jugurtha  exer(;ait  done  beaucoup  d'empire  par  son 
prestige  personnel ;  mais  nous  croyons  qu'Abd-el  Kader 
en  oxerce  bien  plus  encore.  Telle  est  .sa  seduction  que 
parfois  meme  les  officiers  francais  n'ont  pas  pu  s'y  dtVo- 
bcr  '.  L'emir  joint  a  I'attrail  des  formes  cxquises  et  au 
double  litre  de  marabout  etdeguerrier  les  qualitesde  sa- 
vant el  de  poi^te.  Ses  amis  nous  apprennenl  que,  quand  il 
monteson  coursiernoir,  il  paratt  modesle  comme  un  petit 
enfant,  el  se  couvre  a  moilie  la  figure ;  ce  qui  n'emp6che 
pas  qu'on  ne  compare  sa  vigucur  a  celle  du  lion.  La 
poesie  arabe  conlemporaine  nous  repdte  que  I'espril  de 
l'emir  est  plus  vaste  que  la  mer,  qu'il  est  le  savant  des 
savants,  le  savant  des  marabouts,  et  que  les  pins  grands 
lalcbs  (c'crivains)  s'inclinenl  dcvanl  son  genie;  qu'une 
lelire  qu'on  lui  adresse  ne  reste  jamais  une  heure  sans 
reponse,  et  qu'il  eniploie  toujours  les  plus  belles,  les  plus 
pures  expressions. 

•  Noire  mailre,  disent  les  po(?les  de  l'emir,  est  comme 
«  la  ros(!e  qui  lombe  du  ciel,  comme  la  biise  du  prin- 
>  temps  qui  parfume  les  jours  des  esclaves  de  Dieu , 
«  comme  le  soleil  des  beaux  mois  dont  lout  le  monde  veut 
«  avoir  un  rayon,  comme  le  jpune  jasmin  qui  embaume, 
«  comme  la  rose  qui  se  balance  an  lever  du  soleil,  comme 

■  la  violelle  appuyec  sur  une  frfi'e  tige  et  qui  ne  change 
«  jamais,  comme  la  cotomhe  qui  rouconle  des  le  matin  el 
«  que  les  oiseaux  viennenl  ecouter,  enfin  comme  une  pe- 

•  tile  vague  de  la  mer  qui  bat  sans  cesse  les  tiancs  des 

•  rochers ,  cat  sans  cesse  noire  mailre  frappe  I'oreille 
-  du   doux    bruit   de    I'explicalion    du   livre  divin   (le 

•  Coran).  ■> 

Les  vers  d'Abd-el  Kader  sonl  connus  sous  les  tentes  el 
les  gouibis  de  I'Afiique;  plus  d'un  cavalier  les  chante 
pour  charmer  I'ennui  de  ces  longues  courses  ou  parfois 
on  fait  des  lieues  sans  rencontrer  un  seul  arbre.  L'emir  a 
consacrS  par  des  vers  le  souvenir  de  ses  principaux  fails 
d'armes;  aprcs  a\oir  pris  Tlmecen  ,  il  comparait  la  c\li 
arabe  a  une  araic  dont  il  aurait  eonquis  I'alTection.  «  En 

■  me  voyant,  disait  I'emir-poete,  Tlmecen  m'a  donne  sa 

■  main  a  baiscr  ;  je  I'aime  comme  I'enfanl  aime  le  cceur 

■  de  sa  mere:  j'enlevai  le  voile  qui  enveloppail  son  long 
«  visage,  el  je  palpitai  de  bonheur  :  ses  Jones  6taient 
«  rouges  comme  un  charbon  ardent.  Tlmecen  a  eu  df» 
<i  mailres ,  mais  elle  ne  leur  a  montre  que  de  I'indifTe- 
«  rence;  elle  baissait  ses  beaux  et  long's  cils  en  delour- 
.  nant  la  t^le ;  ^  moi  seul  elle  a  souri  et  m'a  rendu  le 
«  plus  heureux  des  sultans.   • 

Dansun  chant  oi'ije  ne  sais  quelle  autre  muse  du  desert 
celebrail  la  prise  de  Tlmecen  par  l'emir,  Tlmecen,  s'a- 
drcssant  a  son  vainquour,  lui  disail  : 

«  0  Abd-el  Kader,  loi  qui  sauvps  les  esclaves  de  Dieu, 
"  qui  sauvcs  meme  les  naufrages  de  la  plus  forte  tem|iete 
«  au  milieu  de  la  mei',  je  t'ai  donne  mes  clefs  de  bonne 
"   volonte;  il  faul  que  lu  me  donnes  .\Iger,  ses  biens  et 

•  son  people  pour  me  servir;  il  me  faut  aussi  Oran,  sa 
«  fortcresse  el  ses  canons.  Quand  lu  liendras  ces  deux 
«  places,  ajoute-telle,  quand  m  n 'auras  pas  bcsoin  de 

•  le  deranger  pour  oblenir  la  souuiission  de  tout  1;; 
«   pays.  " 

1  Co  clt;ipilre  otiiit  L-fril  loi'.:i[iic  le  massacre  dcf  prisonnicrs  rr.in5aii  ie  l.i 
ncini.  c\6ciile  par  Torjr'!  d'Al»tl-c!-Kiidor,  esl  vciui  souiller  ].i  renoinTuei  in 


LE   SANPIfiTRINO. 


55 


C'est  souvent  par  Irahisons  que  s'achfevc  le  role  dcs 
grands  hommes  de  guerre.  Boniilcar,  deux  fois  I'instru- 
ment  de  mauvais  desseins,  avail  promls  a  Mt'tcllus  de 
lui  livrer  Jugurtha  mort  ou  \if.  Un  jour  qu'il  triiuva  le 
chef  numide  triste  et  se  plaignant  de  sa  dcstinee,  il  le 
pressa  de  terminer  la  guerre  et  de  se  confier  dans  Metel- 
lus  :  deja  les  conditions  de  la  soumission  etaient  remplies; 
mais  quand  Jugurtha,  depouille  d'hommes  et  d'argent,  fut 
somm^  d'aller  entendre  son  arret  de  la  bouche  du  general 
remain,  il  recula  devant  la  crainte  de  la  servitude  et  se 
replongea  dans  I'air  libre  de  la  Numidio,  rcnniant  tout 
par  son  genie  atin  de  se  refaire  ane  armee.  Mais  ret  elan 
d'une  ame  energique  fut  hientot  trouble  par  la  decouverle 
fortuite  du  complot  de  Boniilcar.  Delivre  du  tiaitre,  il  ne 
put  se  dolivrer  de  ses  sombres  inquietudes.  Plus  de  rcpos, 
de  confiance,  de  securite!  Toute  figure  d'homme  lui  sem- 
blait  cacher  un  ennemi ,  il  tressaiUait  au  moindre  bruit, 
ne  passait  jamais  la  nuit  au  ni^me  ondroit,  et  parfois,  au 
milieu  dcs  lenebres,  il  se  revcillait  en  sursaut  et  se  sai- 
sissait  de  ses  armes  en  poussantd'elTroyablescris.  Agite, 
melancolique,  il  changeait  cbaquejour  ses  plans  et  ses 
choix,  et  Qottait  nialheureux  entre  I'ennemi  et  le  desert. 
Un  roi  faible  et  IJche  se  rencontra  pour  accomplir  I'oeuvre 
de  Boniilcar.  On  sait  comment  Bocchus,  roi  de  Maurilanie, 
fit  tomberson  allie  entre  les  mains  deSylla  et  de  Marius. 
Nous  avons  vu  'a  Rome  le  cachot  (le  Tullianum)  oil  una 
vengeance,  indigne  d'un  grand  peuple,  laissa  mourir  de 
faini  Jugurtha. 

Abd-el-Kader  n'a  pasde  Bomilcar  a  rcdouler.  La  lasji- 
tude  de  la  guerre,  notre  justice,  nos  victoircs  repetees  qui 
seront  pour  les  niusulnians  une  manifestation  de  la  volonto 
de  Dieu,  diniinueront  le  nonibre  des  honimes  attaches  a 
sa  mission  de  defcnseur  et  de  r(5paraleur  a  I'islamisme, 
mais  la  liberie  et  la  vie  d'Abd-el-Kader  n'ont  rien  a 
craindre  de  I'Arabe.  Abd-el-Kader  est  marabout,  il  brille 
de  la  triple  auieole  du  la  religion,  du  genie  et  des  ba- 
lailles;  il  pent  dormir  en  p;iix  sous  la  garde  du  premier 
Arabe  venu.  II  pent  manger  sans  frayeur  le  kouskoussou 
sous  toutes  les  tentcs,  boire  a  tons  les  ruisseaux,  a  toutes 
les  coupes,  et  suivre  les  pas  du  musulman  sans  redouter 
une  embuscade.  Mais  le  sort  des  combals  pent  le  livrer  a 
la  France.  Quel  que  soit  le  coup  qui  nous  I'amene,  il  ne 


tfouvera  chez  nous  ni  le  cachot  ni  le  supplice  de  Jugur- 
tha. Notre  civilisation  est  plus  gcnereuse  que  celle  des 
Homains. 

Ainsi,  dans  le  nieme  pays,  deux  hommes  de  genie,  a 
de  longs  iiges  d'intervalle,  auront  conquis  une  immortelle 
renommee  en  combattant  deux  grandes  nations.  La  prolon- 
gation de  la  resistance  d'Abd-el-Kader  ne  doit  pas  exciter 
notre  surprise  :  sachons  bien  que  ce  sultan  des  solitudes 
est  rhoninie  d'une  croyance,  et  deplus,  qu'il  est  superieur 
a  Jugurtha. 

La  vapeur,  ce  prodigieux  instrument  donne  au  genre 
huniain  pour  hjiter  sa  marche  vers  I'unite,  nous  assure 
la  possession  de  I'Algerie  en  la  faisant  toucher  a  nos  rives. 
L'Afiique,  au  temps  des  Romains,  etait  plus  facile  a 
conquerir  qu'ellene  I'aele  de  nos  jours,  a  cause  du  grand 
nonibre  de  villes  qu'il  y  avail  alors  et  qui  permeltaient 
d'atteindre   de  grands   inlerets.    Mais  calculez  le  temps 
qu'il  fallait  pour  que  jadis  des  troupes  parties  d'Ostieou 
de  Brindes  arrivassent  sur  les  cotes  africaines.  Que  do 
seniaines,  de  mois  perdus  dans  une  navigation  soumise  Ji 
toutes  les  incertitudes  des  vents  et  des  flots!  Que  d'iuevi- 
lables  lenteurs  pour  porter  des  secours,  des  ordres,  des 
idees !  Grike  a  la  vapeur,  I'oeuvre  francaise  en  Afrique 
sera  infmiment  plus  prompte  que  I'oeuvre  romaine.  Aveo 
la  vapeur  la  France  pent,  en  dix  ans,  faire  en  Afrique  ce 
qui  coutait  un  siccle  i  Rome.  La  Providence  a  voulu  que 
la  civili^alion  chretienne  eiit  de  plus  puissants  moyens 
de  propagation  que  la  civilisation  paienne.  Elle  a  donne 
aux  peuples,  charges  de  porter  I'unite  morale,  des  oiles 
plus  rapides  qu'aux  nations  anciennes  chargees  de  porter 
I'unite  politique.  Toutefois,  prenons  garde  aux  illusions 
en  de  tels  sujets!  Les  illusions,  ces  poetiques  enchante- 
nients  de  la  vie,  nesont  que  des  travers  ou  des  faiblesses 
d'esprit  quand   elles  s'appliquent  aux  grandes  questions 
de  I'avenir.  11  y  a  loin,  bien  loin  de  la  conquete   matj- 
rielle  d'un  pays  k  sa  conquete  morale ;  h  I'une  peuvent 
suflire  les  jours  et  les  annees,  a  I'autre  il  faut  les  sieclcs. 
On  a  bicntut  fait  de  saisir  le  corps  du  I'lionime.  mais  I'amo 
humaine  est  bien  autrement  dilTicile  a  prendii. 

POIJOULAT. 

(Exlrail  des  fitudcs  africaines.) 


LE  SA\PIETRI\0. 


Au  moment  ou  le  dix-hui- 
tieaie  siecle  finissait,  une  de 
ces  commotions  tenililes  pour 
les  monarchies  partait  d'un 
point  de  I'univcrs  et  al!ait 
ebranler  toutes  les  nations.  L'l- 
talie,  qui  devait  etre  bientut 
frappee  au  cODur,  semblait  a 
peine  s'apercevoir  de  I'orage 
qui  grondait  aupres  d'cUe  ;  on 
cOt  dit  qu'elle  dormait.  Dans 
le  Piemont,  Victor- Amedee  III,  desespere  de  I'inferiorite 
deses  troupes,  venait  de  mourir  en  laissant  la  couronne  ii 


sonfils,  Emmanuel  IV,  que  lesPiemontais  bonoraient  d'une 
bienveillanteatfeclion.G^nes,  la  villeduccumerceeternel, 
se  mirait  paisiblenient  dans  sa  Mediterranee  et  dans  ses 
masses  d'or.  Parme,  cette  pauvrecite  si  longtemps  iour- 
mentee  parjes  Visconti,  les  Scaligeri  et  les  Rossi  deSan- 
Secondo,  n'echappant  a  la  tyrannie  de  ces  maitres  que 
pour  tomber  entre  les  mains  avides  des  Estensi,  des  To- 
relli,  des  Sanvitali,  desTerri  ou  desSforzeschi,  puis  prise 
par  Paul  HI,  qui  la  donna  a  Louis  Farnese,  et  enfin  pas- 
s(5e  sous  I'autorite  de  Ferdinand,  fils  de  I'infant  don  Phi- 
lippe, se  reposaitun  instant  deses  longuesetdouloureuses 
alternatives.  Venise,  sans  oser  tourner  sa  brune  tele  vers 
la  France,  en  agrandissant  la  puissance  dogale  avait  di- 


56 


LE  SANPIETRINO. 


minue  celle  dcs  in;]iiisilours  d'felat,  et  par  IJi,  faisant  un 
pcu  reluire  I'epee  de  saiiil  Marc,  die  coupait  les  cour- 
roies  ensanglantees  qui  retenaient  le  poignard  au  llanc  de 
scs  espions.  Ferdinand  IV,  a  Naples,  malgre  Textrenie  pu- 
niiriedeses  finances,  faisait,  selonl'expressionde  M.  Botta, 
couler  le  lleuve  de  sa  royale  bienfaisance  sur  la  niallieu- 
reuse  Calabre,  encore  fremissante  des  crises  volcaniques 
de  son  sol.  Ferdinand  III,  second  fils  de  Pierre  L(5opold, 
gagnail  I'estime  de  ses  sujets  par  de  bonnes  institutions. 
Lucques  se  drapail  fiferement  dans  son  aristocratique 
manteau.  Milan,  apres  avoir  appartenu  aux  Visconti  ct 
aux  Sforza,  vendue  par  les  rois  d'Espagne  a  la  niaison 
d'Autriclie,  el  successivement  gonvernee  par  Joseph  1", 
Charles  VI,  Marie-Therese,  Joseph  II,  Leopold  II,  rece- 
vait  les  deuces  lois  de  Pierre-Leopold.  Modene  admirait 
avec  bonheur  ses  fertiles  provinces,  laissant  a  Ilercule  III 
le  soin  de  la  gouverner.  La  petite  republique  de  Saint- 
Martin  jouissait  de  son  ind^pendance;  Monaco  de- 
meurait  une  naine  souverainele;  et  Rome,  la  vieille 
maison  dcs  C^sars,  etait  gouverneepar  Pie  VI,  qui  luttait 
avec  une  heroique  perseverance  conire  les  tendances  im- 
pies  de  I'esprit  prelendu  philosophjque  envoye  par  la 
France  a  loules  les  nations.  Dansce  dernier  royaunie  une 
revolution  venait  d'etre  faile:  un  roi  etait  mort  sur  I'e- 
chafaud  ;  le  sang  coulait;  si  bien  que  peu  S  peu  I'ltalie 


crut  entendre  la  hache  qui  frappait  sur  le  billot  fatal,  et 
le  canon  qui  disail ;  La  victoire  ou  la  mortl  — .^lors  il  y 
cut  un  fremissement  general  dans  lesccEurs,  oil  restaient 
malgre  tout  quelques  goultes  de  sang  remain  ;  ct  quand 
NapoK'on  eut  repousse  I'arm^e  auslro-sarde,  qu'il  eut  en 
triomphaleur  parcouru  les  rues  de  Milan,  de  Veroneet  de 
Mantoue,  les  Italians  se  demanderent  s'jIs  devaientapplau- 
dir  ou  frapper  d'anatheme  celui  qui  venait  ainsi  planter 
chez  eux  un  drapeau  qu'il  disait  Stre  celui  de  la  liberie. 
L'habitant  de  ces  contrees  meridionales  est  toujours  ex- 
treme dans  sfcs  opinions  comme  dans  ses  croyances;  que 
ce  soitia  haine  ou  I'admiration  qui  naisse  dans  sonJmc, 
elle  y  demeure  si  bien  que  la  mort  seule  peut  Ten  arra- 
clier.  Aussi,  h  cette  epoque  d'envahissement  par  lessol- 
dats  du  directoire,  les  sentiments  du  peuple  conquis  se 
dessinerent  ;  les  uns,  croyant  voir  la  gloire  et  I'indepen- 
dance  dans  leur  patrie,  vouercnt  une  faiiatique  admira- 
tion au  general  corse; les  autres,  s'apercevant  des  dilapi- 
dations commiscs,  et  comprenant  qu'aprds  tout  le  pays 
devenait  la  proie  de  I'etranger,  repeterent  avec  une  joie 
homicide  ces  terribles  paroles  :  •  L'ltalie  est  le  tombeau 
des  Francais.  •  —  C'esl  a  I'un  dcs  effels  de  ces  passions 
soudainement  allumees  que  nous  devons  I'histoire  du 
sanpietrino  Salviati. 

Dans  une  osteria  de  modesle  et  honnete  apparence  du 


quartier  Saint-Pierre,  unedouzaine  d'hommes,  qu'a  leur 
costume  peu  riche  il  etait  facile  de  reconnailre  pour  des 
plebeiens,  buvaient  de  manitre  ^  faire  grand  plaisir  k 
rh6te  et  parlaient  assez  fort  pour  lui  causer  parfois  de 
gros  gestes  d'impalience.—  C'etaient  pour  la  pluparl  des 
gens  d'Sge  raisonnablo,  el  on  efit  pu  s'etonner  de  ren- 
contrer  au  milieu  d'eux  troisou  quatre  visages  imberbes, 
«i  Ton  n'avait  reconnu,  au  silence  presque  continuel  que 
gardaientces  dernierset  ^1  aird'auloriteque  les  plusSges 


prenaient  avec  eux,  une  meme  societe  appartenant  a  la 
mcme  profession,  dont  les  jeunes  apprenlis  ne  savaient 
qu'obi'ir  aux  immuables  volontes  des  praticiens. 

Le  sujet  de  la  conversation,  pour  ne  pas  dire  de  la  dis- 
cussion, elaitentierement  politique.  — La  nialadiede  ces 
entretiens  exisle  chez  lous  les  peuples;  pourquov  n'exis- 
terait  elle  pas  en  llalie,  et  pourquoi  n'aurait-elle  pas 
toujours  exisli? — Bonaparte!...  le  Corse!...  I'incen- 
diaire!...  la  France!   le  saint-pere !...  tels  elaient  les 


LE  SANPlETtilNO. 


."7 


sculs  mots  qu'une  oreille  altentive  out  pu  saisir  au  tra- 
vels des  phrases  entrecoupees  que  Ics  assistants  laissaieiit 
cchapper  souvent. 

Un  homme  qui  faisait  partie  du  conciliabule  se  leva, 
et  d'un  geste  plein  d'une  muette  i51oquence  reclama 
la  parole  et  le  silence.  Oes  deux  choses  elaient  diffi- 
cjles  a  ohtenir;  mais  il  faut  cioire  que  pour  lui  I'asseni- 
blee  avail  une  estime  et  une  veneration  toute  particu- 
lieres,  car  ce  qu'il  demandait  lui  fut  instanlanement 
accorde.  —  Dieu,  commonca-t-il,  ait  en  sa  sainle  et  digne 
garde  et  protection  notre  saint-pere  le  pape  Pie  VI,  et 
opres,  qu'il  accorde  anos  souliails  selon  sa  tres-sage  vo- 
lonte  : 

Ce  langago,  cette  maniere  d'invocalion  prrparatoire  a 
I'exorJe  reveleraient  bien  des  choses  il  un  auditour  per- 
spicace;  nnais  n'interrompons  pas  I'orateur. 

—  Napoleon  vient  d'entrer  en  Italie,  il  marche  vers 
Rome ;  c'est  un  malheur  pour  noire  patrie  ;  mais  je  vols 
un  moyen  de  rangier.  Jadis  un  barbare  surnomme  le 
fleau  de  Dieu  s'avancait  vers  eetle  ville  pour  la  piller  el 
I'incendier;  le.  pape  futau-devant  delui  et  ne  luiadressa 
que  ces  paroles  :  Au  nom  dc  Dieu ,  arrctc-tui!  et  le  bar- 
bare  s'arr^la. 

A  cette  cilation  historique,  celui  qui  parlail  elcndil  le 
bras  el  leva  les  yeux  vers  le  ciel.  —  Dans  son  regard  il  y 
avail  autanl  de  foi  qu'il  en  avail  fallu  pour  accomplir 
I'acte  encrgique  qu'il  venail  de  raconlcr. 


Un  nouvel  crateur  se  leva  : 

—  Moi,  dit-il,  je  n'ai  pas,  comme  Jeronimo  Brimbello, 
profile  pendant  Irente  ans  des  sermons  du  pere  Granelli, 
duniinime  Gherardo  Degli-Angeli,  oudemonsignor  Dieu- 
donne  Tuschi,  I'eveque  deParme;  mais  j'en  sais  assez 
pour  allirmer  qu'on  n'arreterail  Bonaparte  qu'avec  de 
bons  canons  et  deux  cent  mille  baionnelles. 

—  El  moi,  dil  un  Iroisieme,  je  serais  Irfes-fiche  qu'on 
I'empikhSl  d'arriver  jusqu'a  nous ! 

—  Mauvais  ciloyen!  Iraitre!  carbonaro  !  s'ecritrent 
presque  lous  les  auditeurs. 

—  Vous  criez  centre  une  parole  avant  de  comprendre 
son  sens,  rcpela  celui  Ji  qui  s'etaient  adrcssees  ces  in- 
jures; mais  qu'une  seule  explication  vous  suffise  :  Ua 


fds  ne  peut  pas  faire  de  mal  a  sa  mere,  Bonaparte  est  Ita- 
lien  I 

—  II  est  Italien'.  c'est  faux,  il  est  Corse  ! 

—  II  est  originaire  de  Florence,  n'est-il  pas  vrai,  Jero- 
nimo Brimbello? 

Ce  dernier,  accepte  par  lous  comme  juge  dans  toutes 
sortes  de  questions,  parul  un  instant  r^flechir;  puis  ; 

—  II  estilalien,  repondit-il,  mais  qu'importe? 

—  Qu'importe!  Vous  ne  comprenez  pas  le  respect 
sinon  I'amour  qu'inspire  la  patrie!  Vous  n'admetlez  pas 
qu'on  puisse  traverser  en  conquiirant  le  pays  donl  on  ne 
veut  6tre  que  le  bienfaileur,  et  vous  vouicz  que  dans  un 
coeur  oil  il  y  a  lant  de  gloire  et  de  genie  il  y  ait  aussi  la 
trahison  ' 

A  ces  mots  prononces  d'une  voix  peu  forte,  mais  ferme 
el  veritablement  enthousiaste,  il  se  fit  un  mouvemenl  de 
surprise  parmi  I'assemblee,  et  lous  les  yeux  s'arrSlerent 
ebahis  sur  celui  qui  venail  de  parler. 

C'etail  un  loul  jeune  homme  a  figure  pale  el  allongee, 
aux  regards  vifs  et  hardis.  Ses  cheveux  elaient  noirs 
comme  ses  yeux,  et  ses  cils  arques  a  la  milanaise;  son 
menton  rond  et  blanccommencail  i  s'ombrer  d'un  duvet 
encore  douteux.  —  II  avail  vingl  ans,  —  une  taille  gra- 
cieuse,  el,  comme  vous  venez  de  le  voir,  une  sorle  A'k~ 
loquence  dans  la  declamation. 

Pendant  qu'il  avail  prononce  les  paroles  qui  excitaient 
une  sensation  au  sein  du  petit  conciliabule,  un  nouveau 
personnage  enveloppe  dans  un  manleau  6tail  entre  dans 
la  salle,  mais,  au  lieu  de  .-e  placer  du  cote  oil  se  traitaienl 
les  questions  de  haute  politique,  il  fut  s'asseoir  dans  le 
fund  a  une  table  assez  eloignee. — L'liote  seul  s'apercut  de 
I'entree  de  I'hommeau  manleau ets'enipressa  d'alleralui. 

—  Salviati,  reprit  le  vieux  Jeronimo  Brimbello,  de- 
puis  quand  lesjcunes  ramiers  osenl-  ilsvoler  duns  les  airs 
plus  haul  que  les  vautours? 

—  Depuis  qu'on  a  coupe  les  ailes  au.-^  vautours,  repon- 
dit  Salviati. 

—  Quoi !  pauvre  enfant,  loi  qui  vis  et  travailles  avec 
nous,  toi  qui  n'as  recu  d'aulre  instruction  que  la  noire, 
tu  veux  avoir  presque  une  autre  opinion? 

—  Non,  mais  un  autre  gout. 

—  Que  parles-tu  d'autres  goiits?  es-tu  propre  ;i  une 
autre  profession  que  celle  que  tu  as  embrassee'?  n'as-lu 
pas  ele  pendant  sept  ans,  pour  ainsi  dire,  notre  elevo'?  et 
mainlenanl  que  tu  sais  un  peu  aller  tout  seul,  tu  reiiierais 
tesmaitres!  Oil!  Salviati ,  heureusement  il  n'y  a  pas  de 
concurrence  possible,  et  un  autre  etablissemenl  ne  peul 
t'otTrir  le  pain  journalier  que  tu  gagnes  dans  celui  oil 
nous  travaillons  tons. 

—  Oui,  tout  ce  que  vous  diles  est  vrai...  mais  ce  pain, 
avant  d'arriver  a  mon  eslomat,  s'arrete  longtemps  sur 
mon  coeur  ! 

—  Que  ne  bois-lu  de  I'eau  fraiche? 

—  Oh  I  ne  me  raillez  pas!  Mon  Dieu!  si  vous  saviez 
tout  ce  que  je  soulTie  dans  ce  metier  que  Ion  m'imposj 
et  que  je  dois  garder  par  respect  el  par  reconnaissanco 
pour  I'homme  qui  m'a  servi  de  pijre!  oh!  si  vousvoyiez 
la  null,  quand  je  suis  bien  seul,  comment  mes  yeux  se 
mouillent  de  larmes  en  songeant  que  moi,  moi  inconnu 
de  tous  et  enchaine  dans  celle  ville,  je  suis  le  fils  d'un 
brave! — Mon  peresenommait  JeanCarbone!  — elc'esl  lui 
qui,  en  1745,  ayant  a  peine  alors  I'Sge  que  j'ai  aujour- 
d'hui,  chassa  les  Autrichiens  de  Gdncs,  el  aprcs  avoir 


ss 


LE   SANPIETRINO. 


commande  le  mouvement  populaire  qui  les  expulsa,  c'est 
hii  qui  ditau  prince Doria  ; .  Voilhlos clefs qu'avcc  tant  de 
facilite  Vos  Seigneuries  ont  remises  h  nos  ennemis,  tichoz 
a  I'avenir  de  les  mieiix  garden,  ces  clefs  que  nous  avons 
recouvrfes  au  prix  de  notre  sang!  ■  Oui,  mon  pere  ii 
vingi,  ans  fit  cette  memorable  action;  puis,  mourantpau- 
^re  et  ignore  dans  la  Calabre,  il  me  confia  a  I'homme 
miserable  qui  a  fait  de  moi  ce  que  je  suis. 

—  Un  sanpi^ti'ino. 

—  Oai,  je  suis  sanpietrino! 

Et  la  voix  du  jeune  homme  devint  aussi  triste  qu'elle 
avail  ete  animee  dans  le  commencement  de  son  recif.  — 
II  mit  sa  tele  dans  ses  mains,  et,  s'appuyant  sur  la  table, 
il  pleura  peut-etre! 

Ces  liommes  etaient  tous  sanpietrini,  et  ce  nom,  pour 
peu  qu'on  melle  un  pen  de  bonne  volonle  ii  le  compren- 
dre,  dit  ;i  lui  seul  tout  le  metier.  Ce  sont  les  gens  em- 
ployes a  la  conservalion  de  la  superbe  basilique  de  Saint- 
Pierre.  La  vie  d'un  sanpietrino,  pour  peu  qu'il  soil 
constant,  s'c'coule  entre  ciel  et  terre.  Toiijours  suspen- 
dus  aux  cordes  ou  aux  bois  des  divers  agres  qui  les 
maintiennent  au-dessus  des  abimes  du  dome,  ils  doivent 
avoir  I'adresse  et  I'agililede  nos  plus  intrepidesmalclols. 
Des  leur  enfance,  on  les  accoutume  b  ne  jamais  fremir 
devant  I'epouvantable  profondeur  qui  les  separe  de  la 
terre.  C'est  sur  la  galerie  extericure  d'un  pourtour,  a 
cent  soixante  pieds  du  pave,  qu'ils  font  les  premiers  exer- 
'  ciccs  de  leur  profession.  Dans  le  petit  escalier  qui  conduit 
a  la  boule,  entre  les  deux  coupoles,  ils  font  leurs  pre- 
miers jeux,  et  sur  la  frise  de  I'entablenient  interienr  ils 
cxecutent leurs  premiers  travaux.  Depuis  la  basejusqu'au 
sommet,  ils  parcourent  la  coupole  inlericurement  et  exte- 
riourement  ,  se  Irouvant  conlinuellement  au  moins  a 
deux  cent  dix  pieds  au-dessns  des  piliers.  Aux  grandes 
solennites,  ils  placenl  de  lourdes  tapisseries  sur  les  cor- 
niches  les  plus  elevees  tl  leur  vie  est  alors  suspendue 
pendant  des  jours  entiers  a  une  simple  chaine  de  corde, 
quelquefoisji  un  niinre  morceaude  bois.  Ce  sont  eux  qui, 
aux  jours  de  grande  solennile,  disposent  sur  la  coupole, 
sur  la  facade,  et  enfin  sur  les  colonnades  de  la  place, 
I'illumination  la  plus  eclatante  et  la  plus  grande  qu'on 
j^uisse  voir.  Trois  mille  hult  cents  lanternes  dessinent 
toutes  les  lignes  des  coupoles  au  premier  signal,  et  au 
nord,  ces  lignes  sont  coupees  horizontalement  par  six 
cent  quatre-vingt-dix  flambeaux.  C'est  un  de  cos  metiers 
oil  I'adresse  ne  suffit  pas,  il  faut  aussi  du  courage,  je 
dirai  plus,  dela  lemerite  passte  h  Vital  normal.  —  Mal- 
heur au  sanpietrino  qui  aurait  oublie  de  resserrer  un  cor- 
dage, ou  de  graisser  une  poulie !  La  mort  est  la  pour  le 
punir  horriblement  de  son  oubli. 

Les  confreres  de  Salviati  Carbone  avaient  asset  mal 
compris  ce  qu'il  avait  voulu  leur  dire,  lis  jelerent  sur 
lui  un  regard  de  compassion,  puis  ils  soitirent  tous,  cx- 
cepte  le  vieux  .leronimo  Brimbetto. 

—  Salviati,  dit  ce  dernier  des  qu'il  se  vit  seul  avcc  lui, 
tu  te  laisses  egarer  par  tes  illusions;  prends  garde  a  ce 
mal-la,  pauvre  enfant!  il  vous  frappe  souvent  h  mort! 

—  Oui,  vous  dites  vrai,  fit  lo  jeune  sanpietrino,  et  vous 
seul,  qui  Stes  bon ,  savez  apaiser  cette  maladie;  all! 
voyez-vous,  ca  gonlle  bien  le  coeur  parfois...  Mais  j'ai 
tort,  je  ne  veux  plus  y  songer...  Allons,  je  devrais  depuis 
deux  heures  avoir  embrasse  mon  pere  adoptif  et  me  voici 
encore  daoscet'e  auber:;e. 


—  'Votre  pere  adoptif,  le  bon  Matteo  Turbi,  et  sa  fille, 
votre  soeur!... 

—  All!  oui,  ma  soeur  I... 

Le  fils  de  .lean  Carbone  prononca  ces  derniers  mots  avec 
une  indiirOronce  glaciale.  Puis,  conime  il  relevait  ses  yeux 
qu'il  avait  tonus  baisses  depuis  quelqups  instants,  il  ren- 
contra  le  regard  de  I'homme  au  manleau.  Ce  dernier 
n'occupait  plus  la  place  qu'il  avait  choisie  dans  le  fonJ 
de  la  salle,  'et  sans  que  .leronimo  ni  I'hole  s'en  fussent 
apercus,  il  jeta  un  petit  papier  au  jeune  homme.  —  Puis 
il  sortiten  se  ployant  dans  les  plis  de  drap  qui  ruisselaieut 
sur  ses  epaules. 

Salviati  avait  trouve  quelque  chose  d'etrange  dans  le 
regard  de  cet  inconnu  ;  son  etonnement  ne  put  que  s'ac- 
croilre  a  la  vue  du  billet  qu'il  lui  avaitjcte,  el  je  renonco- 
a  peindre  sa  surprise  lorsque,  b  force  de  precautions,  H 
parvint,  sans  que  Jeronimo  put  rien  soupconncr,  a  liro 
ces  mots  traces  au  crayon  : 

•  Ce  snir,  a  onze heures,  au monle  Pincin,  snus  leporclie 
dc  la  Trinilc  des  Monls.  » 

II  venait  de  cacher  ce  mysterieux  ecrit,  lorsqu'un 
homme  aux  cheveux  gris  penetra  dans  Tosteria  et,  se  di- 
rigeant  vers  lui,  s'ecria  : 

—  He  bien,  Salviati? 

—  Je  me  suis  oublie,  mon  pere. 

—  .le  lui  faisais  un  pea  de  morale,  dit  .k'roninio  en 
frappant  dans  la  main  de  Matteo  Turbi. 

—  Pauvre  enfant!  s'il  savait  combien  nous  I'aimons,  il 
n'en  aurait  jamais  besoin...  Mais,  viens  done,  Salviati! 

Ils  sortirent  tous  trois.  Arrives  sur  le  seuil  de  la  porte, 
une  jeune  fille,  que  I'obseuritS  empcchait  de  voir,  ac- 
courut  au  devant  du  reveur  sanpietrino. 

—  Enfin,  vous  voici,  mon  frere  I  vous  meriteriez  que 
jo  ne  vous  dise  pas  un  mot  pour  avoir  ainsi  passe  votre 
soiree  dans  ce  vilain  endroit. 

.4i)ri>s  avoir  prononce  sa  petite  boutade  avec  une  moue 
charmante,  elle  attendit  un  mot,  une  excuse,  une  reponse 
au  moins.  —  Salviati,  en  proie  a  une  profonde  preoccu- 
pation, detourna  la  tete,  absolument  comme  s'il  n'eut  pas 
entendu. 

—  Mon  pere,  adressa-t-elle  ci  Matteo  Turbi,  voyez  done 
comme  il  est  triste,  toujours  triste! 

Le  vieillard  hocha  la  tete  en  regardant  Salviati. 

— Ahljene  serai  jamais  gail  murmura  le  jeune  homme 
en  essuyant  une  larnie. 

Jeronimo  dit  bonsoir  b  la  famiUe  Turbi.  — Et  Salviati 
Carbone,  sans  prononcer  une  parole,  suivit  son  pere  et 
sa  sceur  d'adoplion. 


C'elait  dans  le  faubourg  Traslevero  quo  demeurait 
Matteo  Turbi.  II  occupait  une  pelite  maisun,  presque  une 
chaiimierp,  et  avec  le  peu  qu'il  gagnait  comme  batelier 
sur  le  Tibre,  il  se  fit  trouve  heureux  si  Salviati,  par  son 
caractere  sombre  et  mysterieuse.-nent  taeiturne,  n'eOit 
trouble  ses  esperances  et  ses  ri^ves  de  boiilieur. 

Ils  cntierent  done  tous  trois  dans  cette  n  aisonnette,  et 
la  jeune  fi'le,  ayant  allume  une  modeste  lanipe,  vint  la 
placer  sur  uno  table  oil  trois  couverts,  proprement  eia- 
les  sur  une  nappe  blanche,  indiquaient  I'heure  du  repas. 


LE   SANPIETRINO. 


59 


Cliacun  pril  un-.siege.  —  A  la  faiblc  lueur  de  la  lampe 
nous  poiwons  mainlenant  regaider  les  deux  personnages 
i]ue  nous  ne  connaissons  que  de  nom. 

MatteoTuibi  elait  vieux,  nous  I'avonsdit ;  il  avail  des 
clieveux  gris.quelquesridescouraientsur  son  from,  sui van t 
les  differentes  impressions  qu'oxprimait  sa  pliysionomie; 
ses  joues  n'etaient  pas  revelues  de  ce  coloris  de  force  et 
de  sante  qui  semble  stereotype  sup  les  faces  prolelaircs  ; 
an  contraire,  une  teinte  assez  pile  indiquait  quolquo  fai- 
blesse  de  temperament,  ou  plulot  une  l'iitij;»e  prcsqnc 
maladivc,  caus(5e  par  un  travail  long  et  peniblc.  Nean- 
moifis,  II  y  avail  sur  ses  trails  un  air  de  douceur  et  do 
bonte  inalterable. 

Virginia,  sa  fille,  qu'il  avail  surnommce  A'irgo  el  que 
nous  continuerons  a  nomnier  ainsi ,  par  respect  pour  le 
caprice  paternel,  elait  au  moins  jolie.  Son  front  tanl  soil 
peu  bruni  par  une  indiscretion  du  soleil,  ses  joues  lege- 
rement  purpurines,  ses  dents  blanches  bien  encadrces 
dans  ses  levres  de  corail,  la  disaienl  Italienne  ;  mais  une 
bizarrerie  de  nature  s'etail  plu  in  lui  donner  deux  types, 
car  son  nez  decrivait  une  ligne  prcsque  droile  avec  son 
front,  et  son  menton,  aussi  parfaitement  arrondi  qu'un 
ovale  geometrique,  reclamait  pour  la  Grece  la  gloire 
d'une  aussi  charmante  creation.  Je  ne  vous  ai  pas  parii 
desesyeux;  ils  etaient  noirs  certainement  ;  —  mais 
ce  qui  fait  mal  a  dire,  c'est  qu'en  ce  moment  ils  avaient 
un  petit  cadre  rouge  qui  indiquait  que  des  larmes  les 
avaient  mouilles. 

Un  silence  parfait  regnail  au  sein  de  celle  innocente 
famillo.  Matleo  Turbi  regardail  Salviali,  puis  sa  fille. 
Parfois  il  arrivait  qu'apres  s'clre  arr^tes  en  m6m» 
temps  sur  le  sanpi^trino,  les  yeux  de  la  jeune  fille  et 
du  pere  se  renconlraient,  et  alors,  si  Ton  eiit  pu  lire 
dans  leur  occur,  on  aurait  vu  la  m6me  pensee.  —  Sal- 
viali ne  detachail  point  ses  regards  de  la  nap[  e  qui 
s'etalail  devant  lui;  seulement,  immobde  par  moments, 
il  scmblait  se  prefer  tout  enlierasa  conlinuelle  preoccu- 
pation, ou  bien,  la  main  dans  son  vetement,  il  froissait 
avec  inquietude  le  billet  que  lui  avail  remis  le  niysli'- 
lieux  inconnu. 

Malleo  cherchait  un  ingenieux  moyen  de  rompre  la 
monolonie  de  ce  silence.  II  n'en  trouva  aucun  ;  alors  sa 
parole  dul  franchenn  nt  exprimer  sa  pensee  : 

—  Salviali,  dit  il,  ne  vois-lu  pas  que  tu  nous  allrisles 
lie  la  trislesse  et  que  ton  silence  nous  fait  mal? 

Le  sanpietrino  releva  la  iSte.  Ce  reproche,  fail  avec 
line  anpelique  douceur  ,  venait  de  frappor  vivement  son 
extreme  sensibilile.  —  11  vit  une  larme  dans  les  yeux  de 
Virgo  et  une  douleur  reelle  sur  les  traits  du  vieux  Turbi. 
Sa  trislesse  el  sa  pr(5occupalion,  quoique  presque  ind^- 
pendanlesdesa  volonte,  lui  semblerent  une  faute  d'autant 
plus  grave  qu'elle  avail  trouble  le  repos  de  sa  famille 
adoptive.  » 

—  Ob!  s'ecria-t-d,  pret  a  fondre  en  larmes,  mon  pere, 
Virgo,  pardonnez-moi !  —  Je  vous  donnedespeines  et  des 
inquietudes,  a  vous  qui  m'avez  donne  du  pain  et  I'liospi- 
lalile!  .le  n'ai  que  de  I'ingratilude  pour  vous  qui  avez  eu 
pour  moi  lant  d'amilie!  Oh!  c'est  afl'reux  !  voyez-vous, 
il  faul  que  je  sois  fou  !  car  uii  homme  en  etat  de  bon  sens 
ne  se  comporterait  pas  comme  je  le  fais  depuis  deux  ans. 
—  iMiin  pere,  ma  sceur,  pardonncz  a  un  malheureux  ! 

Et  le  sanpietrino  sc  jela  aiix  genoux  de  Malleo  Turbi. 
-^Mun  fils!  fit  le  vieillard  en  le  relevant ,  dune  simple 


observation  lu  veux  faire  un  reproche,  et  quand  je  t'accuse 
dune  velleite,  lu  veux  I'accuser  d'un  crime!  mon  enfant, 
ne  pleure  pas  ainsi. 

Salviali  cclatail  en  sanglots. 

Virgo  s'etail  levee,  el  prenant  un  des  bras  du  jeune 
homme  : 

—  Man  fiere,  s'ecria-l-clle,  mon  bon  frere,  qu'as-tu 
done? 

Et  la  pauvre  enfant  fit  un  cITort,  pour,  elle  aussi,  em- 
peclier  son  emotion  d'eclater  en  sanglots. 

—  Oh!  lenez,  reprit  Salviali,  je  suis  un  miserable,  je 
ne  sais  quel  demon  est  enlre  dans  mon  ciEur ;  mais  lorsque 
je  devrais  ^Ire  heureux  de  la  modeste  profession  que  par 
vos  soiiis  on  m'a  donnce  k  Saint-Pierre,  lorsque  par  mon 
amitie  pour  vous  tous  je  devrais  vous  payer  du  bien  que 
vous  m'avez  fail,  eh  bien  !  il  me  vienl  dans  I'ame  des 
pensees  maudilcs.  Je  m(i  figure  que  mon  p6re,  Jean  Car- 
bone,  doit,  du  haul  des  cieux,  voir  avec  douleur  son  fils 
devenu  sanpietrino,  et  il  me  semble  qu'une  force  irresis- 
tible m'appelle  sur  uu  champ  de  bataille,  le  sabre  k  la 
main  ou  le  m  ousquel  sur  I'epaule,  vers  la  gloire,  la  gloire, 
cette  deite  sublime  qui  devient  alors  I'unique  soleil  de 
ma  \  ie ! 

—  Salviali,  lu  nous  quitterais  done  ? 

—  Tu  oublierais  ton  vieux  Matleo  Turbi? 

—  Tu  ne  voudrais  plus  penser  a  la  petite  Virgo? 

—  Et  quand  je  mourrais,  tu  ne  serais  pas  au  cbevet  de 
mon  lit! 

—  El  un  jour,  moi  je  courrai  seule  par  les  rues  de 
Home  I 

—  Ah  !  ne  me  parlez  pas  ainsi !  non,  non,  ce  n'est  pas 
possible  !  Je  n'ecouterai  jamais  ces  maudites  illusions,  je 
suis  sanpietrino  elje  resterai  sanpietrino. 

—  Ne  dois-tu  pas,  reprit  Matleo  Turbi  en  radoucissant 
sa  voix,  devenir  un  jour  le  mari  de  Virgo? 

Virgo  laissa  lorober  le  bras  de  Salviali  qu'elle  serrait 
dans  ses  mains,  et  un  mouvemenl  de  pudour  inclina  sa 
tele  vers  la  terre. 

—  Oui!  prononca  le  fils  de  .lean  Carbone ,  nous  nous 
marierons  et  nous  vivrons  heureux. 

—  Aliens!  il  revient  a  lui.  Pardonnons-lui  ses  distrac- 
tions, et  pour  le  lui  prouver  embrassons-le. 

Et  ils  ^changerent  tous  Irois  le  saint  baiser  de  la  recon- 
ciliation. 

—  Puisque  nous  voici  revenus  h  la  gaiele,  je  vais  vous 
center  quclque  hisloire,  n'est-ce  pas,  Virgo?  dil  le  vieux 
Turbi. 

La  jeune  fille  sautail  de  joie. 

—  Oh!  fit  Salviali,  si  vous  voulez  me  donner  un  mo- 
ment de  consolation,  raconlez-moi  cette  epouvantable  ca- 
tastrophe qui  vit  mourir  mon  pauvre  pere. 

—  Mais  c'est  trop  trislel  s'ecria  Virgo  dejh  alarmee. 

—  Cela  seul  a  le  privilege  de  me  charmer. 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  que  je  suis  malheureuse; 
pour  faire  plaisir  a  mon  futur  mari,  il  faudralui  faire  de 
la  peine ! 

—  Non  ,  une  derniere  fois,  racontez-nous  cela  ,  mon 
bon  Matleo,  et  puis  jamais  plus  nous  n'en  reparlerons. 

—  11  le  veut ,  murmura  celui-ci;  allons,  Virgo:  la 
femme  doit  obeissance  a  son  mari. 

Le  vieux  batolier,  apres  avoir  rappel^  ses  souvenirs  par 
un  instant  de  reflexion,  commenca  son  recil  ; 

—  Jai  ele  temoin  des  evenemenls  que  je  vais  ruconter; 


GO 


LE   SANPIETRINO. 


aussi,  qiielque  surpronants  qu'ils  soient,  croycz  que  ma 
parole  ne  pent  Ics  f;iire  qu'au-dessous  de  leur  effroyable 
realite.  —  Cetoit  en  1788,  j'habilaisla  pclile  ville  de  Mi- 
lelo  et  ma  maison  tnuclinit  celle  de  nioii  augusle  ami 
Jean  Carbone  ;  il  etailvenu  habileria  Cahbre  pour  vivre 
liiin  de  sa  patrie,  qui  n'avait  ete  qu'ingrate  envers  lui. 
Vous  etiez  bien  jeunes  lous  deux;  loi,  Virgo,  tu  parlais  ^ 
peine,  et  toi,  Salviati,  quand  tu  te  dressais  bien,  la  l6le 
depassait  celle  d'un  chevreau.  —  L'ete  de  1782  avail  eu 
des  chaleurs  lorrides;  I'hiver,  comme  I'automne,  vil 
tombertantde  pluiequ'une  inondalion  ccuvritles  plaines, 
et  alors  bien  des  amis  et  des  parents  separes  par  leseaux 
ne  devaicnl  plus  se  revoir  sur  la  terre.  J'ai  oui  dire  que 
le  moisde  fevrier  avail  loujoursete  fatal  ;'i  quelque  partie 
du  monde.  C'esl  pendant  ce  mois  qu'Herrulanum  el  Pom- 
pei  furenl  ensevelies  sous  les  laves  du  Vcsuve.  En  Sicile, 
la  ville  de  Catane,  qui  s'etait  tanl  de  fois  reconstruile 


apresavoircte  si  souvent  renversoe  par  de^  Iremblemenls 
de  Icrre,  fill  encore  delruile  au  mois  de  fevrier.  Nous 
vimes  se  lever  le  cinquieme  jour  de  ce  mois  funeste;  le 
ciel  (ilait  beau,  il  faisait  presque  froid ;  lout  a  coup,  vers 
le  milieu  du  jour,  les  animaux  se  prirenl  i  pousser  des 
cris  extraordinaires ;  leur  instinct  venail  de  deviner  la 
calamite  qui  allait  fondre  sur  le  pays.  Les  chiens  don- 
naienl  un  hurlcmenl  long  el  conlinuel ;  les  chevaux  hen- 
nissaienl  el  se  cachaienl  avec  frayeur;  les  chats,  le  poil 
herisse,  I'oBil  injecte  de  sang,  gontlaienl  leur  dos  en  joi- 
gnanl  leurs  qualre  pattes,  comme  si  un  ennemi  terrible 
les  avail  menaces.  Les  abeilles  s'agitaient  inquietes  et 
Iroublees;  on  vil  m6me  un  sanglier  saisi  de  terreur  se 
prfecipitcr  du  liaul  d'un  rocber.  —  Un  bruit  semblable  a 
celui  de  la  foudre  grondail  dans  les  entrailles  de  la  terre, 
et  bienldt  on  ciit  dit  que  d'immenses  calaractes  brisaient 
les  masses  de  granil  ou  tombaienl  du  haul  des  montagnes; 


Vuu  de  MileLO. 


la  mer  rendait  un  mugissemenl  plus  epouvanlable  encore, 
el  le  peuple  de  la  Calabre,  les  bras  tendus  vers  le  ciel, 
implorait  la  misericorde  de  Dieu.  En  ce  moment  il  n'y 
avail  plus  ni  fortunes  ni  rangs ;  les  meres  emportaient  leurs 
enfanls  dans  leurs  bras;  les  hommes,  leurs  vieux  peres,  el 
tout  le  monde  s'arrelailau  milieu  des  plaines,  prevoyanl 
que  les  viUes  allaienl  s'ecrouler. — En  effet,  en  moins  de 
vingt  secondes,  cent  villes  ou  bourgs  ne  purenl  resister 
au  dechirement  de  la  terre.  II  y  eul  sur  le  sol  des  mouve- 
ments  si  ternbles  que  Ton  ne  pouvail  rester  debout.  Tan- 
tot  on  eul  dit  que  le  globe  so  retournail  sur  lui-m6me, 
tantot  on  fremissait  d'horreur  en  le  voyant  s'entr'ouvrir 
en  abimes  hideux.  —  Monteleone  venail  de  disparaitre  ! 
Parghilia  avail  vu  lous  ses  Edifices  s'ecrouler  en  ecrasanl 
ses  mallieureux  habitants;  dans  la  petite  ville  de  Miloto,  a 
peine  si  deux  maisons  restaienl  encore  debout.  Le  bourg 


de  Poleplene  avail  broy6  deux  mille  personnes  en  se  ren- 
versant  de  fond  eu  comble,  el  d'un  couvent  de  religieuses 
une  oclogenaire  seule  s'etait  sauvce.  — Tout  cela,  je  I'ai 
dit,  etail  arrive  eu  moins  de  vingt  secondes.  —  Alors  on 
enlendit  parlout  une  clameur  de  delresse  el  de  supplica- 
tions, lei,  sous  des  murs  prets  &  lomber,  une  mere  tenait 
ses  deux  enfanls  contre  son  sein;  la,  un  vieillard  porlail 
sa  vieille  epou.se  dans  ses  bras  el  il  ne  pouvail  avancer  ni 
rcculer,  car  aulour  de  lui  la  terre  avail  ouvert  une  fis- 
sure qui  vomissait  de  la  boue  el  du  feu.  —  Les  citoycns 
qui  n'avaient  pas  ete  lues  ou  blcses  durenl  chercher  a 
sauver  quelques  viclimes.  Ton  pcre  Jean  Carbone,  tou- 
jours  brave  et  audacieux,  vinl  a  moi  te  conduisanl  par  la 
main:  «  Tiens ,  me  dit-il ,  garde  nos  enfanls,  tandis 
queje  vais  sauver  quelques  malheureUx!  —  Je  lui  ob- 
jeclai  que  moi  aussi  je  voulais  concourir  a  une  ceuvre  si 


LA  FREGATE   L'URANIE. 


61 


sainte.  —  Et  nos  enfanls,  s'ecria-l-ill  —  Je  vous  prcssais 
tous  deux  sur  mon  occur,  il  vousembrassa,  etau  moment 
de  vous  quitter  pour  ne  plus  vous  revoir  :  Matleo,  me 
ciit-il,  si  je  meurs,  ale  pitie  de  mon  fils!  ct  il  partit  en 
faisant  un  signe  de  croix.  —  Une  lieure  apres,  en  voulant 
arracher  un  vieillard  a  la  mort,  ilfut  i'crase  par  I'ebou- 
lement  d'une  muraille. 

Le  vieux  batelier  suspendit  un  instant  son  recit  pour 
accorder  quelques  larmes  a  la  memoiie  de  son  ami.  Sal- 
viati  et  Virgo  pleuraient  aussi. 

—  A  cole  de  Mileto  s'elevait  lecouventde  Saint-felienne 
del  Bosco;  les  cliarlreux  qui  j'liabilaient  s'i'taient  fait 
aimer  de  tout  le  pays  par  leur  inlarissable  bienfaisance. 
La  catastrophe  ducinq  fevrier  renversa  la  maison  ;  mais 
ils  s'etaient  refugies  au  milieu  de  leur  grande  cour,  et 
ainsisauves,  ils  mouraient  de  faim,  bloquespar  les  ruines. 
Deux  ou  trois  jours  apres,  le  bruit  se  repandit  qii'on  avail 
enlendu  leurs  oris,  qu'ils  n'etaient  pas  morls;  alors  quel- 
ques  citoyens  se  devouerent;  au  travers  des  dangers  les 
plus  grands  on  put  leur  apporter  des  vivres  et  les  sous- 
traire  a  leur  cruelle  destinee.  Parghilia  n'etait  peuplee  que 
de  femmes,  de  vieillards,  d'enfants,  car  tous  les  habitants 
valides  exercent  le  metier  de  terrassier,  et,  suivant  leur 
usage,  ils  ^laient  partis  pour  la  France,  I'Espagne  ou  I'Al- 
leraagne,  d'ou  ils  ne  devaient  revenir  qu'a  la  fin  de  I'au- 
lomne.  Les  malheureuses  Parghiliennes  ne  pouvaient  ni 
deblayer  les  rues  de  lour  ville,  ni  eiiterrer  les  cadavies 
qu'on  trouvait  sous  chaque  monceau  de  debris.  On  leur 
prodigua  les  premiers  secours.  Beaucoup  d'enire  elles 
etaient  devenues  folles  el  couraient  les  cheveux  epars  en 
demandant   leurs  peres  ou  leurs  nourrissons. 

Le  7  fevrier,  il  y  put  un  nouveau  tremblement  de  lerre, 
et  cette  fois  les  habitants  de  cet  horrible  pays  ne  pou^ 
vaient  plus  reconnaitre  le  sol,  tant  les  sentiers,  les 
routes  et  les  cheniins  avaient  ete  bouleverses.  Une  viUa- 
geoise,  agee  de  neuf  ans,  fut  surprise  au  milieu  des 
champs  par  la  seconde  catastrophe:  la  pauvre  enfant  ne 


savait  oil  porter  ses  pas,  elle  ne  voyait  que  precipices 
ou  dechiremenls  de  la  terre ;  ellepleurait  etlevait  vers  le 
ciel  ses  deux  petiles  mains,  lorsqu'elle  vil  venir  h  elle  une 
chevrequi  se  prit^b^ler.  L'animal  avail  reconnu  lenfanl, 
carc'elait  la  chevre  dela  maison.  Hegardant  la  petite  fille, 
elle  semblait  lui  dire  :  Suis-moi.  Celle-ci  compril  et  fut 
asscz  heureuse  pour  ^tre  conduite  chez  son  pere,  oil  deja 
Ton  pleurait  sa  mort.  A  Jerocarne,  un  carme  nonime 
Agazio  avail  cherche  le  salut  dans  la  fuite;  mais  un  do 
ses  pieds  resla  pris  dans  une  crevasse  qui  se  referma,  et 
ses  oris  ne  pouvaient  etre  enteiidus  de  personne  ;  un 
nouveau  tremblement  rouvrit  la  crevasse  et  lui  rendit 
ainsi  la  liberie  et  la  vie.  Je  ne  finirais  pas  aujonrd'hui  si 
je  devais  vous  repeter  tous  les  evenements  que  j'cntendis 
raconler  a   la  suite  de  ces  malheurs  inouYs. 

Salviali  ne  voulait  entendre  que  ce  qui  avail  rapport  a 
son  pauvre  pere. 

II  se  fit  un  instant  de  silence,  apres  quoi  le  vieux  Mat- 
leo chercha  par  une  conversation  moins  Irisle  h  egoyer 
un  peu  ses  enfants ;  puis,  conime  il  se  faisait  lard,  chactin 
moRta  dans  sa  petite  chambre. 

Quand  le  jeune  sanpietrino  se  vit  seul,  il  prit  le  billet 
qui  lui  avail  ete  remis  dans  I'osteria,  il  y  sttacha  long- 
temps  son  regard.  L'horloge  de  Santa-Maria-in-Traste- 
vere  sonna;  il  se  leva,  hesita  un  instant,  puis  : 

—  Oh  I  dit-il,  je  veux  seulement  savoir  ce  que  ce  per- 
sonnage  pent  vouloir  de  moi  et  je  reviendrai.  Je  vais  des- 
cendre  par  la  fenetre  dont  I'auvenl  ne  ferme  pas ;  a  mon 
relour  je  rentrerai  par  le  m^me  endroit,  sans  que  Matloo 
se  doute  quo  je  suis  sorli.  Aliens. 

Sahiati  III  tout  ce  qu'il  veiiait  de  dire;  mais  au  mo- 
ment oil  il  referniait  I'auveiit  de  la  fenetre,  il  lui  sembla 
entendre  du  bruit  dans  la  maison.  II  s'arrela  comme  s'il 
eiit  commis  un  crime.  Puis,  n'entendanl  plus  rien,  il  se 
dirigea  vero  le  monle  Pincio. 

Joel. 


SCEAES,  RECITS  ET  AVEXTLRES  DE  LA  VIE  llARITlilE. 


XA  FRXGATE  I.'DRANIE   ■. 


II. 


C'est  \k  aussi  qu'il  faut  entendre  les  interminables 
recils  de  voyages,  de  combats,  de  naufrages,  d'evene- 
ments  de  mer  si  varies  el  si  dramatiques;  rinterSt  y  est 
toujours soutenu  ;  maislorsque  les  imaginations  s'echauf- 
fent,  la  verile  y  recoit  de  cruelles  cntorses.  De  la  le  nom 
significatif  de  ce  forum  maritime. 

Acelteepoque,  VUrunie,  magnifiquefrcgatedesoixanle 
pieces,  etait  encore  sur  leehantierdeRecouvrance  presdes 
belles  cales  couvertes  ^  ou  d'autres  vaisseaux  se  trouvaienl 
a  des  degres  plus  ou  moins  avancfc. 

I  Voir  1.  II,  p.  286. 

5  line  c.ile  coiiverte  csl  une  vasle  ncf  au-de?siis  d'une  ca'e  inclinoe; 
'l-'iiDrmes  coloiine:,  L'lcii;;nccs  de  70  3  80  pivdi  rune  dc  I'aulre,  soulienncnt 
line  loiture  hemispliericiue  qui  s'elive  aisez  liaut  pour  laisser  I'air  ct  le  jour  y 
ponelrcr,  louleii  garantisiant  de:  cllels  de  i'intcnipcric  'c  navire  cu  coustruclion. 


J'avais  vu  poser  la  quille  et  la  fausse  quille,  I'elrave 
qui  se  courbait  gracieusement  a  I'avant,  retambut  qui 
s'elevait  a  I'arriere  oil  se  place  le  gouvernail;  puis  les 
membres  recourbes  qui  faisaient  ressembler  la  fregale  ;'i 
un  grand  squelette  avant  que  les  bordages  ne  fiissenl 
veiius  s'y  joindre,  ne  laissant  de  vide^  que  les  sabords 
prets  a   recevoir   ies  canons. 

Man  pere  me  fit  meme  etudier  les  dilferentes  qualites 
des  bois  de  construction,  suivant  qu'ils  avaient ele  con- 
serves sous  des  hangars,  en  plein  air,  ou  dans  la  vas& 
rccouverle  d'eau.  Cette  etude  etait  indispensiiMe  ;  insi 
que  la  connaissance  du  chanvre,et  meniedu  fer  qui  joue 
aujourd'hui  un  si  grand  role  dans  la  marine. 

Je  n'ai  jamais  cprouve  un  intcr^t  plus  vif  et  plus  ;Cu- 


62 


LA  FUEGATE   LURANIE. 


tenu  qu'a  suivre  tous  les  details  de  celte  fregate  que  je 
devais  luouter,  el  i  laquelle  moii  existence  semblait  s'i- 
dentitier. 

Eofin,  les  travaux  ayant  etc  pousses  avec  une  grande 
activite,  lu  fregate  se  trouva  termiiiee  ct  a  meme  d'etre 
lancie  pendant  une  gr.inde  mareed'autant  plus  favorable 
qu'il  etait  a  presumer  que  levent,  soufflant  du  largo,  con- 
linuerait  et  la  rendrait  extraordinaire. 

Tandis  que  I'on  travaillait  a  I'exterieur,  les  menui- 
siers  preparaient  les  emmenagements  interieurs  ;  on 
voyaitse  dessiner,  la  cliambre  du  commandant,  le  carre 
des  officiers ;  les  soutes'  ^  pain,  iicliarbuu,  ^voiles  ;  celles 
des  maitres^  la  fosse  aux  lions',  la  fosse  aux  Ccibles,  la 
cambuse  et  la  sainte-barbe  pj^te  a  recevoir  les  poudres. 


La  scie,  le  rabot  etla  verloppe  agissaient  au  dedans,  et  le 
long  nijrteau  des calfats'repondaiti  leurs  bruits,  par  mille 
coups  destines  a  presser  les  bordages  de  maniere  ^  faire 
du  navire  un  tout  homogene  comme  une  seule  piece  de 
bois. 

L'ing6nieur  etait  fier  de  sonceuvre  et  il  avait  raisonde 
I'etre,  carle  gabaritdcsa  fregate  etaitun  raodelede  bonne 
facon.  Deja  les  vieux  officiers  de  marine  et  les  matelots 
dissertaient  de  ses  qualites  futures  ou  de  ses  defauts 
presumes.  Sera-t-elle  bonne  marcheuse  ?  obeira-tellebien 
a  la  voile  et  au  gouvernail  dans  les  virements  de  bord? 
fendra-t  elle  bien  la  lame  ?  quel  sera  son  tirant  d'eau? 
etc.,  et  cent  autres  questions  qui  etaient  postes,  com- 
baltues  ou  resolues  souventavec  temerite;  car  la  mature. 


Biitimetit  cii  reparalioD. 


la  voilure  et  I'arrimagc  exercenl  aussi  une  grande  in- 
fluence sur  les  qualites  d'un  navire.  On  a  vuun  vaisseau, 
mediocre  marcheur  sous  un  capitaine,  prendre  plus  d'ac- 
tivite  sous  un  autre  qui  decouvrait  la  cause  de  cetto 
Ifinteur  et  la  faisait  disparaitre. 

Les  pr^paratifs  curieux  de  la  mise  b  I'eau  furent  faits 
avec  une  extreme  activite. 

1  Cases  en  menuiscrie  pour  niellre  le  pain,  le  Liseiiit,  tes  voiles,   etc. 

i  Muttrit.  —  On  connait  sous  le  iiom  de  maislcance  les  niuitrus  culfals, 
tanonnicr,  d' equipage,  voilier,  etiarpenliers,  etf.,  el  aiHsi  le  capitaine  d'artnes 
soiia-orricier  t\n\  a  soin  des  amies  et  qui  est  le  commissaire  de  police  du  bord. 

S  Foeie  aux  iiona,  cacliol  oil  on  met  ]«^  1  o  isine^  r  ca'<  I'ranls. 


On  Hablit  sur  le  plan  incline  de  la  calle  de  construction 
un  appareil  en  cliarpente  et  en  cordage,  nomme  her  ou 
berccau,  qui  devait  glisser  et  emporler  amsi  la  frtigate  a 
I'eau  sans  qu'elle  perdit  sa  position  perpendiculalre.  II 
consistait  a  placer  dans  la  longneur  de  la  quille  une 
piece  de  bois  nommee  coijtte  et  puis  des  pieces  verticales 
nommees  colombiers  et  ventrier.s.  —  La  clef  debout,  les 
saisines  et  une  s^rie  de  cordages  roidis,  Irop  longs  k  decrire, 
se  joignirent  k  cat  6chafaudage  pour  maintenir  la  frigate 


4  Calfitf,  ouvriers  qui  cli.iulTenl  le  navire, 
enloncent  retonpe  dans  les  coulurei. 


surveillent   Ici  Toics  d'eau  ct 


LA  FREGATE  LURAME. 


65 


alaquclle  on  enlevasuccossivement,  avec  des  precautions 
infinies,  les  supports  qui  la  soutenaient. 

Cetle  delicate  operation  etant  terniinee,  des  ouvriers 
armes  de  longs  pinceaux,  frotlerenl  de  suif  fondu  toutes 
les  rainuresetles  parties  de  I'appareil  dont  on  passa  I'in- 
speclion  la  plus  niinutieuse. 

Le  lendemnin,  jour  de  K-te  et  de  trioraphe,  le  soleil  se 
levant  radioux  dissipa  la  brume  qui  pesait  sur  la  ville  et 
la  rade,  comme  un  lourd  voile  gris.  On  avail  craint  la 
pluie,  mais  le  ciel  nous  favorisa. 

Des  le  matin  le  rappel  retentissait  dans  les  casernes 
de  la  marine,  les  officiers  en  grande  tenue  circulaient 
dans  les  rues;  les  dames  dans  leurs  plus  brillants  atours 
se  dirigeaient  vers  la  grille  du  port;  les  ouvriers  aussi 
avaient  leurs  habits  de  fete,  la  joie  brillait  sur  toutes 
les  figures.  C'est  qu'il  y  avail  dans  la  mise  ii  I'eau  d'une 
belle  fregate,  plus  qu'un  interet  de  curiosite  ;  tous  eprou- 
vaient  aussi  un  sentiment  de  fierte  nalionale  en  faveur  de 
notre  belle  marine. 

Les  abords  de  t'l'ranie  ayant  ele  d^barrass^s  de  lout 
f  e  qui  pouvail  faire  obstacle  el  gener  les  manoeuvres,  on 
avail  erige  un  amphitheatre  pour  les  autorites  maritimes 
€t  les  personnes  invitees;  d'un  autre  cole  les quais  etaient 
converts  d'une  foule  mobile,  agitee,  bruyanle,  landis  que, 
cent  embarcations  diverses,  ornees  de  drapeaux  flotlants 
fendaienl  les  eaux  calmes  du  port  etoffraienl  le  spectacle 
le  plus  anime  et  le  plus  pitloresque.  La  Iregate,  veritable 
geant,  dominait  toute  cette  scfene  etl'on  pouvail  juger  de 
ses  formes  elegantes  etgracieuses.  Deux  immenses  pavil- 
ions, developpes  par  la  brise  i  sa  proue  el  h  sa  poupe, 
monlraient  avec  orgueil  les  couleurs  de  la  France. 

Bienlot  la  mar^e  etant  arrivee  au  plein,  le  bruit  du 
tambour  et  de  la  musique  mdilaire  cessent  de  reteotir; 
cette  fouli-',  tout  a  I'heure  si  agitee,  se  calme  comme 
par  cnchantement ;  on  eilt  enlendu  le  fremissemenl  d'une 
feuille  agitee  par  un  vent  leger.  C'est  que  le  monienl 
soleimel  approche  el  tous  les  ca'urs  sont  emus  des 
mcmes  crainles  et  des  memes  esperances.  Le  porte-voix 
fait  entendre  un  commandemenl  que  repelenl  les  echos 
du  port,  et  le  bruit  sourd  des  masses annonce  que  I'ordre 
est  execute ;  quelques  pieces  de  bois  tombenl  avec  fracas, 
de  nouveaux  commandemenis  se  succedenl  precis,  impe- 
rieux  et  aussitot  executes.  Tous  les  yeux  sonl  fixes  sur 
I'enorme  masse  :  lout  a  coup  on  croit  la  voir  s'ebranler, 
un  cri  longlemps  comprime  s'echappe  de  la  foule;  la  fre- 
gate marcheen  effet.lenlement  d'abord,  puis  avec  rapidite, 
entrainant  et  renversanl  tousles  obstacles  dans  sa  course. 
En  moms  dune  seconde ,  elle  s'elance  dans  la  mer,  sa 
preceinte  fend  lesvagues,  laissant  a  sa  suite  un  long  sil- 
lage,  elle  se  balance  gracieusement  sur  les  llots  donl  elle 
semble  prendre  possession  et  dont  elle  augmenle  I'agita- 
tion  ;  sans  les  cables  de  relenue  elle  irait  se  briser  contre 
le  quai  oppose. 

Plusieurs  fois  deja,  lemoin  de  cet  imposant  spectacle 
jamais  il  ne  m'avait  aussi  vivemeatimpressionne  que  dans 
cette  circonslance. 

Ce  beau  navire  en  effet  allail  voir  mes  premiers  pas 
dans  la  cairiere  maritime;  je  devais  affronter  avec  lui 


les  tenipfeles  de  I'Ocean ,  les  calmes  souvent  plus  dange- 
reux  encore ,  peut-i^tre  aussi  les  chances  de  la  guerre  et 
visiter  des  contrees  lointaines  dont  j'avais  entendu  tant 
de  recits  eblouissants. 

/-'(>ani'c,ayantetelancce,  fulimmediatementconduite 
sous  la  niAture  pour  y  recevoir  ses  bas  mils ;  alors  on  put 
voir  cette  coque  svelte  et  gracieuse  qui  annoneail  la  reine 
des  mers  ;  un  de  ces  beaux  vaisseaux  enfin,  que  les  An- 
glais semblent  douer  de  sentiment  el  d'intelligence  en  les 
nommant  a  man  of  ll'ar. 

Quelle  difference  des  formes  coquettes  d'une  fregate 
aveccelles  des  galiotes  hoUandaises  pesanles  elcarrees; 
desbalaourds  prussiens,  des  chasse  marees  el  dogres,  y6- 
ritablesportefaixde  la  mer,  qui,  lourds  etsans  graces,  ont 
toujours  I'air  essouffles  sous  leur  charge  pesante,  el  plon- 
gent  peniblemenl  dans  la  mer  leurs  faces  barhouiUees  de 
galipot. 

Cependant,  le  commerce  possede  parfois  de  jolis  navi- 
res;  lels  que  les  trois-mals  de  Bordeaux  et  du  Havre,  les 
somptueux  paquebots  americains,  les  briks  elegants  el 
les  fines  got'letles.  Je  dois  le  dire  ,  car  il  faut  rendre  jus- 
lice  il  loul  le  monde. 

La  fregate  n'i:tait  pas  encore  lancee  que  le  comman- 
dant s'occupait  avec  un  soin  tout  particulier  de  la  com- 
position de  son  equipage,  el  il  etait  merveilleusement 
seconde  par  le  commissaire  des  classes  qu'il  complait  au 
nombre  de  ses  amis  intimes.  II  recherchail  autant  que 
possible  les  maitres  etniatelots  ^prouves,  vigoureux,  in- 
gambes.  II  voulail  enfin  un  equipage  d' elite. 

Au  nombre  des  maitres  engages  pouria  campagne,  nion 
pere  vil  avec  plaisir  Pierre  Raban,  surnommc  pere  Gar- 
celte;  ce  vieux  loup  de  mer  avail  longlemps  navigue 
sous  ses  ordres  et  lui  avail  voue  une  affection  toute  parti- 
culiere.  Maitre  Raban  venait  de  debarquer  depuis  pen  de 
mois,  apresavoir  faitun  voyage  de  circumnavigation;  il 
n'en  fut  pas  moins  empresse  de  s'embarquer  de  nouveau- 
car  il  s'ennuyait  morlellementa  terre.apres  Irois  moisde 
sejour  auConquet,  son  pays  natal;  sejour  pendant  lequel 
il  courait  la  grande  bordee ,  c'est-Ji-dire  qui  etail  em- 
ploye a  visiter  tous  les  cabarets  du  pays  et  des  envi- 
rons. 

Slaitre  Raban  etait  un  matelot  de  la  vieille  roche,  avec 
tous  les  defauts  el  toutes  les  qualiles  qui  distinguenl  ces 
braves  gens ;  c'elait  le  type  de  I'insouciance  et  de  la  pro- 
digalile,  mais  il  etait  brave  jusqa'a  la  temerite,  honnete 
el  ami  devoue.  Grossier  dans  ses  habitudes  et  dans  son 
langage,  loutcherlui  sentait  le  goudron.  £tanl  mousse,  il 
navigua  dans  I'lnde  avec  le  celebre  capitaine  Surcouff'  ; 
plus  tard  il  fut  prisonnier  sur  les  pontons  de  I'Angleterre, 
aussi  avait-il  pour  les  .4nglais  unehaine  vigoureuse  ^ga- 
leeseulement  par  celle  qu'il  portaitaux  bateaux  a  vapeur. 

Un  pareil  homnie  etait  un  guide  precieus  pour  moi,  el 
j'ai  tenu  i  vous  le  faire  connaitre  parce  que  je  lui  dois 
plusieurs  des  recits  que  je  vous  transmettrai. 

Olivier  le  Gall. 


I  Pameiix  capitaine  Ac  corsairc  dc  Sainl-Malo,  qui  fut   la  icrreur  du  cam- 
merce  aoglai,  pendant  Icj  gucrres  de  I'Empire. 


ot 


TABLETTES  PARISIENNES. 


TABIETTES  PARISIEl'ES. 


I  'ouverlure  ties  cham- 
bres  et  Ics  bals  du 
monde  constituent  le 
principal  element  de 
la  clironiqne  du  iiois 
dernier.  — Les  salons 
de  madame  DucliStel 
etde  madame  de  Ram- 
buteau  sont  parlicii- 
lierement  rccberches, 
a  cause  de  I'amenite 
;j;racieuse  et  del'esprit 
eharniant  qui  y  pre- 
sident. —  Au  dernier 
bal  Aonnk  par  la  du- 
chesse  de  Galiera,  un 
LOmmcncement  d  incendie  est  venu  jeter  le  trouble  au 
milieu  des  quadrilles;  un  instant  on  a  pu  croire  a  une 
calastrophe;  par  bonheur  il  n'en  a  ricn  cle  ;  et  quelques 
robe.s  froissecs,  quelques  bijoux  perdus,  lei  est  seulcmcnt 
le  rcsullat  de  cetle  panique. 

La  diplomatic  est  tout  entiere  acquise  aux  fetes  de 
M.  le  prince  de  Ligne,  —  absolument  comme  les  beaux 
noms  de  la  science  et  de  la  litlcrature  se  donnent  rendez- 
vous aux  soirees  de  M.  de  Salvandy.  Parnii  les  holes  ha- 
bituels  et  alTectionn^s  du  ministre  de  I'inslruclion  publi- 
(]ues,  nous  devons  citer  M.  Ponsard  en  premiere  ligne.  -r- 
MM.  Victor  Hugo,  de  Lacrelelle  et  Augustin  Tliierry  ri'u- 
nissenl  ^galenient  une  fois  par  seinaine  I'eiite  des  homnies 
d'art  et  de  poesie.  Lepere  des  Burgraves  a  lu  I'aulre  jour 
une  piece  de  vers  inedile  sur  les  harmonies  de  la  cam- 
pagne.  Inutile  de  dire  si  I'on  abattu  des  mains. 

A  I'Academie,  nous  avons  eu  la  reception  de  M.  Ch. 
deRemusat,  — ^  homme  de  politique,  de  philosophic  etde 
lilterature ;  esprit  grave  el  superieur,  appele  au  fauleuil 
de  Royer-Collard.  Le  discours  du  noble  recipiendaire  est 
digne  d'etre  remarqu^,  et  il  a  ete  vivement  applaudi.  — 
Mainlenant  les  trente-neuf  immortels  s'occupent  a  cher- 
eher  un  successeura  M.  de  Jouy.  L'opinion  publique  ap- 
pelle  de  tons  ses  vopux  M.  de  Balzac,  M.  Alfred  de  Musset 
ou  M.  .lanin. 

Pendant  ce  temps,  la  mortfaitsa  moisson  d'hiver;  deux 
ecrivains  s'en  sont  alles,  a  peu  de  jours  d'inlervalle  I'un 
de  I'aulre.  Ce  sont  M.  Theodose  Burette  et  M.  Jacques 
Chaudesaigues,  un  historien  et  un  critique.  —  Des  voix 
eloquenles  sc  sont  fait  entendre  sur  leur  fosse  et  ont  pro- 
nonce  quelques  paroles  pleines  d'un  regret  bien  senti. 
Un  monument  par  souscription  doit  i'lre  uleve  a  iM.  Th. 
Burelte. 
Le  monde  des  rrtisles  se  lieil  dans  une  sphere  plus 


discrete,  ou  il  faut  aller  chercher  les  nouvelles  pour  les 
savoir.  —  M.  Eugene  Delacroix  termine  en  ce  moment 
une  tele  de  Christ  pour  le  prochain  salon.  —  On  parle 
aussi  d'un  superbe  buste  de  Saint-Just,  par  David  d'.An- 
gers.  —  L'autre  semaine,  M.  Guizot  a  recu  de  la  reine 
d'Espagne  une  toile  de  Murillo,  reprcsenlant  saint  Jean 
Baplisle.  .4u-de.ssous  sont  ecrits  ces  mots  :  «  Offert  h 
M.  Guizot,  ministre  des  affaires  ^trangcres  de  France,  par 
S.  il.  C.  dona  L«abella  secunda..  • 

On  vient  de  frapper,a  I'liotcl  desMonnaics,  unemedaille 
grand  module,  destinee  a  Stre  dclivree  en  ri'compense  aux 
ciloyens  dont  le  zele  s'est  le  plus  manifeste  lors  des  re- 
centes  inondalions.  —  D'un  cote,  on  voit  la  Charite  ve- 
nant  au  secours  d'une  pauvre  femme  ensevelie  sous  des 
decombres,  avec  celle  inscription  :  o  SecouEs  apportfs 
aux  inondes  de  la  Loire,  1846.  »  —  Le  rovers  porte,  au 
milieu,  dans  un  cercle  d'eloiles  :  «  Honneur  et  reconnais- 
sance. »  Puis  alentour  :  «.4u  courageux  devouement,  aux 
sympathies  genereuses. » — Cetle  medaille  est  une  desplus 
belles  qui  soient  sorties  depuis  longtcmps  des  ateliers  de 
la  Monnaie. 

Le  premier  concert  du  Conservatoire  a  eu  lieu  vers  le 
milieu  du  mois.  Haydn,  Mendelssohn,  Beethoven,  Jomelli, 
Weber  et  tout  le  cortege  des  grands  niailres,  ont  fait  les 
frais  de  cette  soiree,  ou  le  violon  de  AL  Alard  et  la  voix 
de  M.  Alexis  Dupont  ont  ete  parliculierement  applaudis. 
—  Les  choeurs  sont  en  voiede  progres.  —  II  y  avail  la 
I'elile  des  amateurs  el  des  gens  du  monde;  on  eiil  dil 
une  representation  aux  Italiens,  et  des  plus  brillantes,  je 
vous  assure. 

Apres  Robert  Uruce,  ce  pastiche  de  la  Dame  du  Lac, 
el  dont  aujourd'hui  on  ne  parle  presque  plus,  un  nou- 
veau  compositeur  s'est  revel(5  d'une  heureuse  facon  a 
rOpi-'raComique.  —  Nc  louchez  pas  a  la  Heine  parlage 
aujourd'hui  avec  Gibby  In  Corneimisc  les  sympathies  du 
public.  Le  succes  de  I'un  vaut  le  succes  de  l'autre. 
M.  Boisselol  n'a  rien  a  envier  a  M.  Clapisson.  —  Quel- 
ques niorceaux  de  celte  partition nelarderont  pas  a  deve- 
nir  populaires,  entre  autres  un  bolero  d'une  couleur 
excessivement  coquette,  el  un  duo  ravissanl  qui  se  Irouve, 
je  crois,  au  deuxiijme  acte.  Le  debut  de  M.  Boisselol  est 
un  evenemenl,  par  ce  temps  de  pclites  romances  et  de 
barcarolles  (|ui  lapissenl  plus  que  jamais  les  vilres  des 
marchands  d'harmonie. 

La  science  a  applaudi  ces  jours  derniers  a  la  nomina- 
tion deM.  Leironne  comme  direclcur  de  I'i'role  des  Char- 
les. —  La  France  entiere  applaudira  a  la  petition  que  so 
propose  de  deposer  a  la  chambre  la  Socict(5  des  gens  de 
lellres,  pour  reclamer  I'achevemenl  du  Louvre. 

Pail  Sebv.ms. 


Typographic  Lacrampb  fils  el  Cf,  rue  DamleUc,  2. 


BP.n  !SH 
MOSFLV, 

7    ACG  J!) 


NATURAL 
HISTORY. 


UN  Ai\  A  PARIS 


ii   1 


Inltneui    d'lin  rt;>l,iuranl. 


111. 


Un  dcs  spectacles  les  plus 
attrayanls  pour  nioi ,  dans 
nion  enfancc,  —  lorsque  \e- 
nait  a  passer  une  menagerie 
furaine,  —  c'elait  d'assister 
au  repas  des  animaux.  Ce 
plaisir,  dont  j'etais  privfi  de- 
puis  qnelque  temps,  je  viens 
d'en  relrouver  la  sensation 
en  voyant  Paris  a  table.  Una 
[lage  ou  deux,  ce  n'est  pas 
trop  pour  retracerun  tableau 
si  digne  d'altenlion.  Avant 
de  dire  comment  noire  beros 
pense  et  parle,  lai?sez-moi 
done  vous  dire  de  quelle  ma- 
niere  il  mange,  —  quoique  rien  ne  soil  moins  romanes- 
que,  assurement.  Mais  c'est  de  I'hisloire  que  nous  avons 
la  pretention  d'ecrire. 

II  y  a  quatre  facons  de  manger  :  —  chez  soi,  —  chez 
les  autres,  —  dans  les  restaurants,  —  dans  la  rue.  Si  Ton 
m'en  trouve  une  cinquieme,  on  sera  bien  avis^.  —  Gene- 
ralement  parlant,  on  se  nourrit  moins  bien  a  Paris  que 
partout  aiileurs.  Cela  depend  de  plusieurs  causes.  Les 
uns  n'ont  pas  le  temps  ;  les  autres  n'ont  pas  les  moyens. 
Pour  ce  qui  est  des  aliments  indigenes,  il  n'en  existe  pas ; 

•    Voir  pages  1  et  35. 
Ill 


a  moins  que  vous  n'appeliez  de  la  sorle  cesracinesvenues 
au  milieu  des  platras  de  la  banlieue,  ou  ces  fievreux  ani- 
maux  qui  paissent  dans  les  fossesdes  fortifications.  Le  sol 
parisien  est  le  plus  pauvre  de  tous  ;  la  vigne  n'a  jamais  pu 
y  prendre  :  c'est  comme  un  crSne  de  soixante  ans  sur  le- 
quel  il  ne  pousse  que  des  cheveux  de  perruque.  En  fait 
de  vignes,  sur  le  sol  de  Paris  il  ne  pousse  que  des  echa- 
las  en  boisde  teinture. 

On  comprend  que  le  pauyre  diable  reduit  a  un  pared 
regime  se  prenne  d'un  amer  regret  pour  les  paturages  de 
sa  Normandie  ou  du  Languedoc.  Peu  a  peu,  il  arrive  par 
la  repugnance  a  un  exces  de  sobriete  qui  le  fait  sem- 
blable  aux  ^ruminants  de  la  plus  maigre  encolure;  les  re- 
pas  homeriques  de  la  province  s'elTacent  graduelleraent 
de  S3  memoire,  et  sa  plus  vive  esperance  est  de  realiser 
un  jour  le  probleme  du  vivre  sans  manger.  Tristeespoir! 
diront  quelques-uns.  —  Mais  je  ne  parle  ici  que  du  mal- 
heureux  que  ses  faibles  ressources  obligent  a  se  sub^tan- 
ter  exrlusivement  des  produits  fabuleux  du  departement 
de  la  Seine. 

II  en  coile  done  assez  cherpour  diner  passablement, — 
et  fort  cher  pour  bien  diner.  Nous  ne  nous  appesantirons 
pas  sur  les  repas  du  monde  et  de  la  famille,  qui  sont  les 
plus  connus,  quoiqu'ils  soient  les  moins  communs.  Le 
piltoresque  n'est  pas  \h.  ^  Ou  nous  le  trouverons,  c'est 
dans  les  restaurants  et  au  coin  des  bornes,  non  dans  les 
salons  de  la  Chauss^e-d'Antinnidans  les  inlerieurs  bour- 

5 


66 


geois  quolidiennemcnl  voiics  au  poiilol  el  Ji  la  salade ; 
inais  un  peu  dans  la  niansarde,  et  parlout  aussi  ou  se 
rencontre  un  grand  appetit,  mile  b  une  grande  missjre. 
II  y  a  des  restaurants  do  loutes  sortes  el  de  tout  prix ;  il 
y  en  a  de  fort  beaux  a  bon  marcW,  il  y  en  a  de  tres-chers 
qui  sont  tr^s-laids;  I'oeil  d'un  Parisien  ^pur-sang  est  in- 
dispensable pour  Ics  discerner.  A  la  jeunesse  dor^e  et  a  la 
fashion  appartiennent  la  Maison  d'Or  et  le  Cafe  de  Paris; 
aux  Turcarets  de  la  Bourse  el  aux  ^lecteufs  en  vacances, 
Y6ry  el  Vefour,  les  deux  jumeaux  des  cuisines  parisiennes, 
les  classiques  du  genre.  —  Apres  eux  un  abime. 

Ce  serail  une  erreur  grossiere  de  croire  que  ces  four- 
neaux  illustres  ne  brulent  absolumenl  que  pour  les  eslo- 
niacs  millionnaires  et  pour  les  fils  de  famiUe  cousus  d'ar- 
eent.  Les  pauvres  enont  aussi  leurparl, —  el  nousn'enten- 
dons  point  par  IJi  ces  bouliquiers  qui  se  font  une  fSte  d'aller 
chez Vefour  une  fois  dans  leur  n>.  — Non.  Ce  sont  mille 
de  ces  jeunes  fous,  sorlis  de  Clicliy  par  une  porte  pour  y 
rentrer  par  I'aulre,  trou^sdedottes,  doubles  deniemoires, 
cribles  d'assignalions,  .et  qui  seraient  fort  embarrass^ 
'  de  manger  autre  part  qu'au  boulevard  des  Italians,  ou  le 
credit  a  ou\erl  domicile.  lis  dinent  a  vingl  francs  lors- 
qu'ils  n'onl  pas  de  quoi  diner  a  vingt  sous.  C'eslcet  indus- 
triel  qui  vienl  d'acUeter  sa  ruine  dans  une  poignee  d'ac- 
lions,et,qui  faisantsauter  unbouchondeSiUery.lraile  au 
toin  d'une  table  la  vente  de  sa  fabrique  ou  de  son  usine; 
—  ce  sont  lous  ces  Titans  du  commerce  et  de  I'exploita- 
tion,  prets  b  tomber  ecras6s  sous  le  rocher  de  la  faillite, 
pauvres  gens  dont  la  chute  entrainera  demain  celle  de 
cinquanle  aulres,  el  dont  la  derniere  rasadeajoule  encore 
un  dernier  billetdebanque  au  passif  de  leur  bilan! 

Et  puis  aussi,  ces  piles  rejelons  des  grandes  families 
ruinees,  fiers  et  modestes  hidalgos  de  la  Bretagne  ou  de 
la  Touraine,  qui  \iennent  noblement  el  melancolique- 
menl  diner  d'une  colelette,  parce  qu'ils  croiraienl  dero- 
ger  en  portanl  ailleurs  leur  blason  mutiW.  —  Combien 
en  ai-je  yu  de  ces  tristes  jeunes  gens,  parmi  ceux-la  qui 
portent  les  plus  grands  noms  el  qui  cherchent  encore  in- 
Yolontairement  a  leur  cote  la  garde  d'une  epee  absenle, 
s'eleindre  lentement  comme  des  fleurs  d'un  autre  pays, 
en  eardant  jusqu'Ji  la  fin  le  rang  hfereditaire,  el  pour  n'a- 
Yoir  pas  voulu  mordre  au  pain  du  peuple,  —  ce  pain  qui 
les  aurait  si  bien  nourris ! 

Les  restaurants  de  haul  lieu  sont,  dans  les  nuits  de 
carnaval,  le  IhiiSlre  de  joyeuses  el  folles  comedies  aux- 
quelles  noire  moralile  nous  empeche  de  faire  assister  nos 
lecleurs.  Avec  un  peu  plus  d'eclat  chez  noire  jeunesse, 
ce  seraient  les  petits  soupers  de  la  Regence ;  mais  allez 
done  imaginer  les  petits  soupers  habilles  de  noir  et  en 
pantalon ! 

Parlez-nous  du  premier  ^lagc  du  Palais-Royal  et  des 
restaurants  k  prix  fixe.  La,  point  de  pretention,  de  folie, 
de  chapeaux  jeles  par-dessus  les  moulins.  C'est  sufEsam- 
menl  Elegant  et  sullisamment  nutritif.  Des  glaces,  une 
tapisserie  rouge,  des  tabourets  en  velours.  Trois  plats, 
pas  plus,  pas  moins.  Nous  entrons  sans  transition  dans  la 
region  des  diners  k  deux  francs  cinquanle,  k  deux  francs 
et  'd  un  franc  soixante.  —  C'est  qu'en  effet,  il  n'y  a 
aucune  transition  du  Minaret  k  Tavernier.  —  Le  pre- 
mier 6tage  du  Palais-Royal  est  parfailemenl  constitulion- 
nel ;  lout  le  monde  y  dine  el  tout  le  nionde  y  est  k  son 
aise.  L'employ6  y  salue  son  chef  de  bureau  que  la  faim  a 
sutptis  loin  de  son  menage;  on  y  a  vu  des  pairs  de 


I'N  AN  A   PARIS. 

Vrance  et  des  carabins.  — Lk,  verilablemcnt,  les  hommes 
sont  egaux,  non  plus  devanl  la  charte,  —  mais  devant  la 


carte. 

Le  diner  a  un  franc  vingl-cinq  estl'exlrfme  limite  du 
diner  (Equivoque.  —  En  dehors  de  cela,  il  n'y  a  plus  que 
les  restaurants  qu'on  n'avoue  pas  el  qui  pour  celle  raison 
so  derobcnl  dans  les  rues  les  plus  obscures  sous  les  en- 
seignes  les  moins  voyantes.  II  faut  un  peu  les  chercher 
pour  les  trouver;  et  cependanl  la  galerie  en  est  innom- 
brable.  Mieux  yaudrail  compter  les  grains  de  sable  du 
rivage  ou  les  romans  d'Alexandre  Dumas. —  II  en  est 
m6me  quise  passenl  d'enseignes  eld'annonces;  on  monte 
un  ^lage  ou  deux,  on  pousse  une  porte,  on  s'assoit  si- 
lencieusemenl  devant  unelable;  au  bout  decinq  minutes 
el  sans  que  vous  ayez  pris  la  peine  de  rien  demander, 
I'ombre  d'un  garcon  vous  apporte  I'ombre  d'un  potage,  el 
successivemenl  jusqu'a  I'extinction  de  I'ombre  de  voire 
appetit.  —  II  est  honteux  de  dire  le  peu  d'argent  que 
cela  coiUe,  et  voili  pourquoi  on  n'a  pas  ose  I'aflkher. 
Pourlant  il  n'est  pas  un  pauvrediable,  ouvrier  ou  artiste, 
qui  ne  connaisseune  soixantaine  d'etabUssemenlspareils 
dans  chacundes  arrondissemenls  de  Paris,  —  On  appelle 
cela  une  pension  bourgeoise. 

II  y  a  quelque  chose  de  curieusement  penible  dans 
I'aspecl  des  restaurants  de  bas  etage,  —  aussi  mal  ^clai- 
res  dans  le  jourparlesoleil,  qiiele  soir  par  les  quinquets. 
Ce  n'est  pasla  qu'il  faut  chercher  le  bruit,  lanimation,  la 
gaiele ;  les  convives  ont  de  bien  plus  graves  et  de  bien 
plus  serieuses  preoccupations.  lis  sont  \k  pour  manger,  el 
pas  pour  autre  chose.  C'est  brutal,  mais  c'esl comme  ce- 
la. —  Examinez-les  plutot;  le  front  avidemenl  penche 
vers  leur  assiette  et  la  main  sans  cesse  plongee  dans  la 
corbeilledu  paind  discretion.  Ce  sont  bien  eux.  ma  foi ! 
qui  s'inquiiSleraient  de  leur  voisin  el  de  la  lournure  de 
cliaque  nouveau-venu.  —  Le  dlneur  k  dix-huit  sous 
ressemble  au  sage  d'Horace ;  la  foudre  lombant  sur  sa  l^le 
ne  parviendrait  pas  k  I'^mouvoir.  —  II  s'agil  pour  luide 
prolonger  son  existence  d'un  jour  encore.  Un  tel  repas 
est  done  une  chose  austere  el  solennelle  ;  ce  n'est  pas  un 
plaisir,  c'est  une  affaire. 

Celui  qui  a  examine  les  physionomies  de  ces  h6tes 
agiles  et  muets,  y  a  lu  bien  des  drames  el  bien  des  mys- 
leres,  — sans  abuser  de  ce  dernier  mot.  Pour  moi,  je  n'ai 
jamais  pos6  le  pied  dans  ces  temples  (Sieves  a  la  Faim, 
sans  m'y  sentir  cloue  irr&istiblement.  —  Au  miheu  de 
ces  hommes  de  peine,  de  ces  artisans,  de  ces  lailleurs  sans 
ouvrage,  on  decouvre  ck  el  la  une  tSle  de  vieillard,  noble,, 
blanche  et  inclinfe  ;  ou  bien  encore  quelque  jeune  fille, 
maigre  et  mal  vStue ,  qui  devore  dans  un  coin  —  triste  ' 
poeme !  jeunesse  ^teinte  sous  des  haillons!  blonds  che- 
veux  arrachfe  par  la  maladie!  doux  regard  creuse  par  la 
misferel  — souvenl  aussi  une  redingole  uste  jusqu'ii  la 
Irame  ,  qui  monlre  une  decoration  fanee  enlre  les  fenles 
de  la  boutonniere.  Que  de  douloureu.ses  histoires,  que  de 
romans  ignores,  que  d'avenirs  brises  des  leur  aurore !  — 
Mais  k  c6le  de  cela,  lout  pres  de  la  porle,  alerte  et  ^pa- 
nouie,  il  y  a  la  jeunesse,  la  sante,  I'espdrance,  c'est-a-dire 
quelque  brave  enfant  de  dix-huit  ou  de  vingl  ans,  vile 
enlri,  vile  sorli,  qui  a  lestemcnl  expMif  son  repas  sans 
presque  y  songer,  musicien  ou  poi^tc,  peintre  ou  sculpteur, 
poui\qui  le  temps  a  des  ailes,  et  qui,  du  fond  de  sa  sou- 
riantc  el  active  pauvrele,  reve  les  splendeurs  sans  fin  de 
1  la  gloire  et  le  Iriomphe  du  genie !  —  C'est  I'endroit  cclaire 


UN  AN  A  PARIS. 


67 


du  tableau,  le  pan  de  ciel  azure  dans  les  brumes,  un 
rayon  qui  se  leve  sur  des  murs  qui  Yont  s'ecroulant. 

Le  quarlier  Latin,  entre  tons,  a  reduit  a  sa  derniere 
expression  la  question  de  Insistence  a  bon  march^.  —  II 
n'est  pprsonne  qui  ne  connaisse,  de  reputation  du  moins, 
les  officines  de  Viot  et  de  Fliroteaux.  Les  Viot  particu- 
lieremcnt  y  ont  fail  dynastie;  ilspullulent  aujourd'hui  de 
telle  sorle  que  les  etudiants  sont  obliges  pour  les  recon- 


naitrede  lesnumeroter  comme  des  omnibus,  ou  d'ajouter 
ci  leurnom  uu  sobriquet  assez  analogue  pour  I'ordinaire  a 
celui  dont  un  celfebre  satirique  a  immortalise  le  restaura- 
teur Mignot : 

Hi  dins  Ic  monde  cntier 

Jamais  empoisonneur  ne  GtmicQX  son  mdtier. 

Anssi,   k    cote  de  Viot  Vempoisonneur,  y  a-t-il  Viot 
l'ftom('ci'dc,et  puis  encore  Viot  \'aquatiqite,\e  plus  celebre 


Un  diner  dans  la  rae. 


des  trois.  — Ce  qui  n'emp^che  pas  ces  philanthropiques  ins- 
titutions de  regorger  de  monde  du  matin  jusqu'au  soir,  et 
de  se  \enger  de  leurs  blasph^mateurs  un  peu  a  la  manifere 
du  soleil,  —  c'est-k-dire,  non  pas  en  les  eclairant,  ce  qui 
serait  trop  dire,  mais  en  les  nourrissant. 

Maintenant,  s'il  vous  plait,  prenons  noire  vol  vers  les 
mansardes,  ces  nids  sans  mousse  et  souvent  sans  fenftre, 
oil  le  soleil  entre  comme  il  peut,  et  I'orage  comme  il  veut. 
Les  oiseaux  de  ces  cimes,  vous  les  avez  nommes ;  ce  sont 
pour  la  plupart  desouvriferes  a  I'aiguille,  ou  bien  les  en- 
fants  prodigues  delamMecine  eldu  droit.  On  y  vit  beau- 
coup  k  I'aventure  et  a  la  facon  des  cigales :  on  y  cbante 
iternellement ,  on  n'y  amasse  jamais.  —  La  Providence 
des  mansardes,  c'est  le  cr(5mier,  c'est  le  rStisseur,  c'est 
I'epicier :  deux  sons  de  lait  el  una  fliite,  voila  pour  le  de- 
jeuner ;  une  aile  de  volaille  et  une  fliite ,  voila  pour  le 
diner;  si  I'on  soiipe,  une  finite  et  un  neufchStel  font  I'af- 
faire.  Mais  qui  a  jamais  soupe  dans  une  mansarde?  —  La 
cuisine  y  est  maintenant  pass^e  Si  I'^tat  d^risoire ;  le  cabas 
a  m  depuis  longtemps  rejoindre  le  pot-au-feu;  on  a  une 
cheminee  comme  meuble  d'agr^ment,  pour  se  chauffer  la 
plante  des  pieds,  voilk  tout.  Avant  qu'il  soil  longtemps, 
esperons-le ,  les  femmes  ne  toucheront  plus  S  ces  abomi- 
nables  legumes ,  et  ne  prepareront  plus  de  leurs  doigts 
ces  sauces  naus^abondes,  au  parfum  desquelles  s'^vanouis- 
sent  lout  prestige  et  loute  poesie.  —  C'est  li  un  progrfes 
que  les  esprits  delicals  appellent  de  tous  leurs  voeux. 

Pour  moi,  —  si  incomplet  et  si  frugal  qu'il  puisse 
paraitre,  —  mieus  vaul  le  diner  de  la  mansarde  que 


celui  du  restaurant.  Je  n'ai  jamais  pu  manger  un  beef- 
teack  ou  un  civet  sans  ^tre  poursuivi  par  le  souvenir  des 
chroniques  de  Montfaucon  ou  le  fantSme  d"un  angora  sans 
sepulture.  Les  plaisanleries  des  petits  journaux  sur  le 
caoutchouc  applique  i  I'art  culiuaire  me  reviennent  en 
memoire  Ji  chaque  coup  de  fourchelte;  et  I'eau  m'est  un 
nectar  aupres  du  Micon  le  plus  authentique  ou  du  Chi- 
blis  le  mieux  certiEe.  —  C'est  encore  I'histoire  du^ratdes 
champs  qui  ne  mange  bien  que  chez  lui,  mais  du  rat  des 
champs  egar4  dans  les  fourneaux  de  la  rue  de  la  Harpe 
et  de  la  rue  Saint-Jacques.  — Fi  d'un  festin  que  la  crainte 
assaisonne! 

De  la  mansarde  a  la  rue,  il  n'y  a  que  la  distance  de 
cinq  etages.  Franchissons-les.  —  Ceux  qui  dinentdans  la 
rue,  c'est  le  commissionnaire,  c'est  le  voyou,  c'est  le  men- 
diant,  ce  sont  les  inBniment  petits  enQn.  Pour  ceux-1^ 
ont^te  invent&s  les  fritures  en  plein  vent  et  lespommes 
crues.  Mauvais  repas!  dites-vous;  el  pourtanl,  voyez-les 
y  mordre  a  belles  dents ,  le  long  des  boulevards  et  des 
quais  ;  misere  ambulante  et  cynique,  qui  s'essuie  la  bou- 
che  du  rovers  de  la  main  lorsqu'elle  a  Gni,  et  entre  cbez 
le  marchand  de  vin  pour  s'y  bruler  la  poitrine  avec  de 
I'alcool.  —  Ceux  qui  dinent  dans  la  rue,  ce  sont  encore  les 
rSveurs  et  les  Qaneurs,  classe  moins  nombreuse,  qui  s'en 
vonlemiettanlun  petit  pain  sous  leurs  pas,  le  front  perdu 
dans  la  contemplation  et  dans  I'aspiration.  — Cesoiit  aussi 
ces  infortunes  arrives  k  leur  dernier  sou,  el  qui  roulent  a 
I'heure  de  leur  derniere  bouchee  une  pehsee  mauviise 
de  vol  ou  de  suicide. 


68 


LES  DOUZE  APOTRES.  —  SAINT  JEAN- 


Apres  ceux  qui  dinent  dans  les  rues,  —  il  y  a  ceux 
qui  ne  dinent  jias  du  tout. 

Mais  nous  voila,  je  crois,  au  lerme  de  notre  relation, 
nous  avons  parcouru  tour  a  tour  les  diffcrenls  cercics  de 
ce  voyage  enlrcpris  Ji  Iravers  les  flammes  des  fourneaux 
et  les  grincenients  des  tournebroches.  L'idee  ni'en  est 
venue  a  I'approche  des  jours  gras,  etl'on  conviendra  que 
le  moment  pouvait  ^tre  plus  mal  clioisi.  —  J'ai  cru  devoir 
^  dessein  en  ecarter  quelques  peintures,  telles  que  celles 


des  tables  d'hote  qui  caclient  derriere  elles  un  tapis  vert 
ou  pis  encore.  —  Dieu  suit  loue!  nous  rcvoyons  enfin  la 
lumiere,  ct  nous  allons  rentier  dans  une  atmosphere  plus 
sereino  et  plus  .suave.  Le  temps  seulement  de  laisser  faire 
la  digestion  a  ce  Garganlua  qu'on  nomme  Paris,  et  nous 
lui  denianderons  a  son  reveil  les  secrets  de  son  organisa- 
tion intellectuelle,  comme  nous  venous  de  lui  demander 
a  present  les  secrets  de  son  organisation  materielle. 

CllABl.ES  IIONSELET. 


LES  DOUZE  APOTRES. 


SAINT  JEAN. 


Il  I'ut  le  disciple  bien-  • 
aime  Fri^re  de  Jacques  et 
fils  de  Zeb^dee,  il  elait  p^- 
cheur.  Le  miracle  qui  rem- 
plit  de  poissons  les  barques 
de  Pierre,  d'Andre  et  de 
leuri  compagnons  Jacques 
et  Jean,  fut  le  signal  de 
sa  vocation.  Jesus  lui  dit 
ces  paroles ,  qu'il  avait 
adress^es  deja  a  Pierre  et  a 
Andre  :  oSuivez-moi,  je 
vous  ferai  devenir  pecheur 
d'hommes.  »  II  abandonna 
tout  ce  qu'il  poss^dait  pour 

_ suivre  le  divin  mailre.  — 

Jesus-Christ,  dit  saint  Marc,  surnomma  Jean  et  Jacques 
son  frere  Boanerges,  c'est-a-dire  enfants  du  lonnerre. 
On  ne  connait  pas  la  signification  synibojique  de  cette 
appellation. 

Jean  etait  le  plus  jeune  des  aputres.  Sa  virginite  de 
coRur  et  de  corps  est  supposee  d'une  inaniere  presque 
irrecusable  par  les  Pt;res  de  I'figlise.  C'est  sans  doute 
cette  vertu  .sublime  qui  lui  valut  I'amicale  preference  de 
Jfeus-Christ.  Certainement  le  Suuveur  aimait  tous  ses 
apotres,  mais  il  eut  pour  celui-ci  vine  tendresse  particu- 
liere,  autorisant  de  la  sorle  cette  affection  si  noble  et  si 
jpure  qui  fait  la  veritable  amitie. 

Avoir  6te  ainsi  aime  du  Fils  de  Dieu  est  le  titre  de 
cloire  le  plus  grand  qu'un  honime  puisse  posseder.  Jean 
n'en  connut  peut-etre  pas  d'abord  lout  le  prix,  II  ne  com- 
prit  pas  que  sur  la  lerre  sa  purete  lui  mi^ritait  de  lemplir 
la  celeste  niis.sion  d'ange  consolatcur;  mais  quand  il  eut 
vu  lumber  le  voilequi,  jusqu'a  la  croix.  obslruait  ses  yeux, 
c'est  alors  que  le  souvenir  de  la  haute  distinction  a  la- 
nuelle  il  avait  ete  appele  dut  lui  donner  cette  energie  qui 
feconda  ses  03uvrcs.  Aussi  combien  de  fois,  dans  le  cours 
de  S3  carriere,  le  surprenons-nous  attendant  avec  impa- 
tience le  moment  ou  il  pourra  se  reunir  a  celui  qui  la 
aime,  a  celui  qui  I'a  honore  parmi  les  homnies  de  ce  tilre 
d'ami  de  Jesus  Christ! 

Comme  tous  il  aura  ses  instants  de  mesquine  huma- 
nite  il  ne  verra  \a  lumiere  que  lorsqu'elle  sera  remontco 


vers  le  ciel ;  maisdesqu'il  la  connaitra,  il  deviendra reelle- 
menl  digne  de  sa  vocation. 

Les  premiers  acles  de  la  vie  de  saint  Jean  sont  enla- 
ches,  comme  ceux  de  tous  les  apotres  avant  qu'ils  aient 
recu  le  Sainl-Esprit,  de  cette  faiblesse  terrestre  qui  6tait 
quelquefois  inspiree  par  leur  altachement  pour  leur  mai- 
tre.  C'est  ainsi  que  Jean,  ayant  vu  un  hommequi  chassait 
les  demons  au  nom  du  Dieu  sauveur,  vinl  dire  :  «  Maitre, 
nous  avons  empeche  les  exorcismes  de  ce  disciple,  parce 
qu'il  ne  nous  suit  point  et  qu'il  ne  vient  pas  avec  nous.  » 
J&us  lui  repondit:  •  Ne  Ten  emp6chez  point,  car  celui  qui 
n'est  pas  contre  vous  est  pour  vous.  . 

Une  autrefois,  voulant  aller  a  Jerusalem,  le  Christ  en- 
voya  devant  lui  quelques  uns  de  ses  disciples,  parmi  les- 
quels  se  trouvaient  les  enfants  de  Zebedee,  pour  lui  pre- 
parer un  logement  dans  un  bourg  samaritain.  Mais  les 
habitants  ne  voulurent  pas  le  reeevoir,  parce  que,  sachani 
qu'il  se  dirigeait  vers  Jerusalem,  ils  avaient  peur  de  se 
compromettre  en  lui  accordant  I'hospitalit^  qu'il  denian- 
dait.  Jacques  et  Jean,  irriles  de  cet  acte  de  durete, 
vinrent  dire  k  Jesus  :  ■  Seigneur,  voulez-vous  que  nous 
commandions  que  le  feu  du  ciel  descende  et  qu'il  les  de- 
vore?  •  Ces  pauvres  pfiiheurs,  dans  leur  jiigement  encore 
tout  materiel,  croyaient  que  I'outrage  devait  etre  chAlit' 
par  la  malediction.  Jesus  leur  adressa  quelques  paroles 
qui  durent  leur  apprendre  combien  ses  maximes  ^laient 
dilTerentes  de  I'ancienne  loi,  qui  eut  favorise  leur  pre- 
miere impulsion  :  «  Vous  ne  save?,  pas,  leur  dit-il,  h  quel 
e.sprit  vous  etes  appeles.  • — II  vaut  sans  doule  leur  parler 
de  I'esprit  de  giSce  et  de  misOricorde,  preueux  tresor 
pour  rhumanile,  donl  bientot  il  va  les  enricliir.  —  «  Le 
Kils  de  riiomme,  ajoute-t-il,  n'est  pas  venu  pour  perdre 
les  honinies,  mais  pour  les  sauver."  — Jeanet  Jacquesalle- 
rent  cherclier  dans  un  autre  Icu  j  I'hospilalile  qui  leur 
^tait  refusee. 

A  Jerusalem,  la  mere  des  enfants  de  ZebWees'approche 
du  Gil)  ist  avec  ses  deux  fils,  et  I'adore  en  lui  laissant  voir 
qu'elle  detire  lui  demander  quelquo  chose.  •  Femme,  que 
vonlez-vous?  •  lui  demanda  !e  Ki!s  de  Dieu.  ■  Ordonnez, 
dit-elle,  que  mes  infanls  que  voi'  i  soii;nt  assis  dans  votre 
royaume,  I'un  a  voire  droite,  I'autre^  voire  gauche.  »  — 
Jesus,  s'adressant  a  Jacques  et  il  Jean,  leur  repondit  :' 

«  Vous  ne  savez  ce  que  vous  dcuiandez ;  pouvez-vous 


LES  DOUZE  APOTRES.  — SAINT  JEAN. 

boire  !e  calice  quo  je  dois  boire?  —  Nous  le  pouvons,  » 
repondirent  ceux-ci.  —  II  leur  repartit  :  •  II  est  vrai  que 
vous  boirez  le  calice  que  je  bolrai ;  mais  pour  ce  qui  est 
d'^(re  assis  a  ma  droite  ou  b  ma  gauche,  il  ne  depend  pas 
de  moi  de  vous  I'accorder;  mais  cela  sera  donne  k  ceux 
pour  qui  mon  Pere  la  prepare.  •  Les  dix  aulres  ap6tres, 
ayant  enlendu  les  paroles  des  fils  de  Zebedee,  en  concu- 
rent  de  I'indignation.  Mais  leur  maitre  les  appela  et  leur 
liit  :  «  Vous  savez  que  les  princes  doniinent  les  peuples 
et  que  les  grands  les  traitent  avec  hauteur.  II  n'en  doit 
pas  etre  de  m^me  parmi  vous;  car  celui  de  mes  disciples 
qui  veut  devenir  le  plus  grand  dolt  etre  le  serviteur  des 
autres,  et  celui  qui  veut  etre  le  premier  doit  etre  votre 
esclave;  ainsi  que  le  Fils  de  I'Homme  n'est  pas  venu  pour 
(Jtreservi,  mais  pour  donner  sa  vie  pour  la  redemplion  de 
plusieurs.  » 

Jesus  aimait  Jean  :  c'est  celte  predilection  particuliire 
qui  fait  assister  cet  apotre  avec  Pierre  et  Jacques  a  la 
glorieuse  transfiguration  sur  le  mont  Thahor,  et  qui  lui 
donne  pendant  la  C6ne  I'inefrable  bonheur  de  reposer  sur 
le  sein  du  Christ,  au  moment  mSme  oil  il  prononcait  ces 


m 

paroles  ameres  :  —  'En  verile,  en  vcrite,  je  vousle  dis, 
un  d'enire  vous  me  trahira.  »  —  Les  disciples  so  regar- 
daient  entre  eux,  cherchant  quel  pouvait  filre  le  traiire 
Simon-Pierre  fit  signe  h  Jean  de  demander  a  Jesus  que 
etait  celui  qui  devait  commeltre  une  action  aussi  lache. 
Le  disciple  que  Jesus  aimait  lui  adressa  la  question  que 
lui  dictait  .Simon.  Jesus  r^pondit :  •  C'est  celui  h  qui  je 
presenlcrai  du  pain  quej'aurai  trempe.  ■  Et  ayant  Irempe 
du  pain,  il  le  donna  Ji  Judas  Iscariole,  fils  de  Simon.  — 
Mais  les  apotres  ne  comprirent  pas  que  c'elait  ce  mal- 
heurcux  qui,  pour  Irenle  pieces  d'argent,  devait  vendre 
son  mailre. 

C'est  encore  I'altachement  que  le  Redempteur  a  pour 
.lean  qui  le  fait  temoin  de  son  agonie  au  jardin  do  Gethse- 
mani :  Jesus,  etant  arriv^  dans  un  lieu  ainsi  nomme,  dit  a 
ses disciples:  ■  Asseyez-vous  ici  pendant  quejevais  prier.  • 
Iln'emmenaavec  lui  que  Pierre  et  les  deux  filsde  Zebedee, 
et  devant  eux  il  tomba  dans  cette  affliction  sublime  qui 
s'exprime  par  ce  cri  d'humanite  :  «  Mon  iinie  est  trisle 
jusqu'i  la  mort  ;  demeurez  ici  et  veiUez  a\ec  moi.  »  Et  il 
s'eloigna  un  pcu,  se  prosterna  le  visage  centre  terre» 


Sdii.l  Jean  c-l  |i;.,ii^.'  J,ii 


priant  et  disant :  «  Mon  Pere,  s'il  est  possible,  faites  que 
ce  calice  s'eloigne  do  moi  :  neanmoins  qu'il  en  soit,  non 
commeje  le  vcux,  maiscomme  vous  le  voulez.  ■  —  II  re- 
vint  vers  ces  trois  disciples,  il  les  trouva  endormis.  ■  Quoi  I 
leur  dit  il,  vous  n'avez  pu  veiller  une  heure  avec  moi? 
Veillez  et  priez,  afin  que  vous  ne  tombiez  point  dans  la 
tenlalion  :  I'esprit  est  prompt  et  la  chair  est  faible.  •  En- 
core une  fois  il  s'eloigna  pour  prier,  et,  revenant  bienlot 
aprcs  vers  Jacques,  Pierre  et  Jean,  il  les  trouva  encore 
endormis,  parce  que  leurs  yeux  elaient  appesantis  de 
sommeil.  Pour  la  troisieme  fois  Jesus  s'eloigna  et  adressa 
a  son  Pere  la  m^me  priere  et  les  memes  paroles.  Et  celte 
fois  revenant  vers  ses  disciples  :  ■  Dormez  mainlenant, 
leur  dit-il,  et  reposez.  Voici  I'heure  qui  est  proche  oil  le 
Fils  de  I'Homme  va  ^tre  livre  entre  les  mains  des  pe- 


cheurs.  Levez-vous,  allons,  celui  qui  me  Irahit  doit  eli  e 
pres  dici.  •  —  L'instant d'aprfes,  Judas  arrivait  avec  une 
troupe  de  gens,  arm^s  d'epees  et  de  batons,  qui  avaient 
ete  envoyes  par  les  princes  des  pr6tres  et  par  les  anciens 
du  peuple.  —  Le  traitre  baisa  le  Christ,  en  lui  disant  : 
«  Je  vous  salue.  »  J^sus  ne  lui  repondit  point  par  des  re- 
proches  ou  des  maledictions  :  •  Mon  ami,  lui  dit-il,  qu'e- 
tes-vous  venu  f.iire  ici?  ■ — Jesus  fiit  conduit  chez  Caiphe  ; 
tous  les  apotres  I'avaient  abandonne,  un  seul  le  suivit  : 
saint  Jerome  et  saint  Chrysostome  croient  que  c'est  Jean, 
fils  de  Zebedee.  —  En  effet,  lui  qui  aimait  son  maitre  et 
qui  en  etait  aime,  lui  qui  avait  lecu  des  preuves  d'alTec- 
tion,  comment  ciit-il  pu  s'arracher  6  rinqnietuJe  de  sa- 
voir  ce  qu'on  allait  faire  soufTrir  au  Messie!  Les  memos 
Pferes  de  I'feglise  pensent  que  c'est  encore  cet  apotre  qui. 


70  LES  DOUZE  APOTR 

usanl  du  credit  qu'il  pouvail  avoir  aiiprfes  du  grand  pr6tre 
eomme  en  ^tant  connu,  avail  introduit  Pierre  dans  le  lieu 
oil  trois  fois  il  renia  son  maitre. 

Jean  dut  Hre  le  temoin  des  outrages  et  des  supplices 
que  les  Juifs  firent  eprouver  au  Fils  de  rHomme.  Ses 
larmes  durerit  couler  en  voyant  I'accomplisscment  des 
propheties  dont  il  ne  comprenait  pas  encore  toute  la  con- 
solanle  verite.  11  vit  les  gouttes  de  sueur  ct  de  sang  qui 
mouillferent  le  cliemin  qui  conduisait  au  Calvaire;  et  IJi, 
i  cole  de  la  paiivre  nii>re  de  douleurs,  il  frcniit  en  entcn- 
dant  les  coups  de  niarleau  quienfoncaient  des  clous  dans 
les  membres  du  Sauveur. 

Quelle  joie  au  milieu  de  son  desespoir  vint  inonder  son 
anie  lorsque,  du  haul  de  I'instrument  de  sacrifice,  le 
Christ,  voyant  Marie  qui  restait  seule  sur  la  terre,  dit : 
«  Femme,_voilci  voire  fils!  »  puis  a  lui,  disciple  bien-aimi5 : 
«  Voila  voire  m6re!  •  Avec  bonheur  il  accepta  celle  mis- 
sion de  devouement,  et  jusqu'a  la  derni^re  heure  il  la 
reraplit. 

Tout  etait  consomm6  depuis  trois  jours.  .lean  fut  I'un 
des  premiers  k  qui  la  resurrection  fut  rdvelee.  —  Marie- 
Magdeleine  6tait  venue  depuis  le  malin  au  sepulcre,  ou 
le  corps  de  Jesus  avail  il&  depos6  :  la  pierre  tumulaire 
etait  olee.  Elle  courut  Irouver  Simon-Pierre  et  I'autre  dis- 
ciple donl  nous  ecrivons  la  vie ;  elle  leur  dit  :  .  lis  ont 
enleve  du  sepulcre  le  corps  du  Seigneur,  et  nous  ne  sa- 
vons  oil  ils  I'ont  mis.  »  Les  deux  apolrcs  se  halerent  d'ac- 
courir,  mais  Jean  courut  plus  vile  et  arriva  le  premier. 
En  se  baissant  il  vil  les  linceulsel  le  suaire,  mais  il  n'osa 
cnlrer  qu'apres  Simon-Pierre.  —  C'est  lui-mcme  qui,  dans 
son  Evangile,  raconte  ce  fait,  et  il  dit  ces  mots  : «  Get  autre 
disciple  qui  etait  arriv6  le  premier  au  sepulcre  y  antra 
aussi.  » — II  vil  el  il  crut,  car  ilsr.esavaient  pas  encore  ce 
que  I'Ecritureenseigne,  qu'il fallait  qu'il  ressuscilit  d'enti e 
les  morts,  » 

C'est  le  soir  de  ce  mSme  jour  que  Jean  eut  le  bonheur 
de  voir  le  Christ  ressuscite  :  il  se  trouvait  dans  le  lieu  ou 
les  disciples  elaient  assemblies.  Les  portes  etaient  fermecs, 
parce  qu'ils  craignaient  les  Juifs.  Jesus  vint  au  milieu 
d'eux,  leur  dit  :  «  La  pai.t  soil  aveo  vous  I  »  puis  leur 
monlra  ses  mains  et  .son  cote  encore  stigmatises  des  sainles 
prcuves  du  crucificmont. 

Une  autre  fois  sur  le  bord  de  la  nier  de  Tib^riade,  il 
put  contempler  le  Sauveur.  C'est  alors  que  Pierre,  desi- 
gnant  ce  disciple,  demanda  :  «  Et  celui-ci.  Seigneur,  que 
deviendra-l-il?  •  J^sus  lui  repondil  :  a  Si  je  veux  qu'il 
demeure  jusqu'^  cequeje  vienne,  que  vousimporle?  Pour 
vous,  suivcz-moi. « II  courut  sur  ces  paroles  un  bruit  parmi 
les  apotres  :  ils  crurent  que  Jean  ne  devait  point  mourir. 
Cependanl  le  Christ  n'avait  pas  dit  :  «  II  ne  mourra  pas  ;  » 
mais :  «  Si  je  veux  qu'il  demeure  jusqu'a  ce  que  je  vienne, 
que  vous  imporlel  • 

C'est  saint  Jean  lui-mSme  qui  a  4crit  la  plupart  des 
fails  qui  le  concernent,  et  j'ai  cru  ne  niieux  pouvoir  les 
raconler  qu'en  employant  autant  que  possible  ses  propres 
paroles.  II  termine  son  livre  de  verity  par  cetle  naive  af- 
firmation de  bonne  foi :  «  C'est  le^m^me  disciple  qui  rend 
temoignage  de  ces  choscs,  qui  a  feril  ceci,  et  nous  savons 
que  son  temoignage  est  veritable.  » 

Apres  I'ascension  du  divin  Mailre,  Jean  precha  I'livan- 
gile  dans  la  Judee  et  la  Samarie.  II  cut  pour  champ  de 
bataiile  le  vaste  pays  occupe  par  les  Parthes,  lorsque  le 
moment  fut  venu  de  combaltre  les  erreurs  des  Gentils. 


ES.— SAINT  JEAN. 

C'elait  alors  le  seul  peuple  qui  osat  dans  I'univers  disputer 
aux  Remains  I'empire  du  monde.  L'histoire  n'a  pu  con-  I 
server  les  traces  des  merveilles  que  Jean  fit  pour  ce  pays. 
Nous  savons  seulement  que,  repassant  dans  I'Asie  Mi- 
neure,  il  vint  babiter  la  ville  d'Ephfese  avec  la  Vierge 
Marie,  qui  mourut  dans  sa  maison.  Toutes  les  eglises  de 
r,\sie  etaient  gouverni5es  par  I'apotre  bien-aime.  Ses  ver- 
tus  et  ses  miracles  I'avaient  environiie  de  la  v^n^ralion 
des  Chretiens  el  du  respect  des  idolatres. 

II  passa  ainsi  de  nombreuses  annees  dans  les  travaux 
de  I'aposlolat,  allant  dans  les  provinces  voisines  pour  y 
ordonner  des  ev^ques,  ou  pour  y  former  des  chr^lienles 
nouvelles,  et  distribuant  a  lous  ce  qu'il  possedait.  Quoi- 
queXimothee  ait  6le  institue  par  saint  Paul  ^veque  d'E- 
phese,  et  qu'il  ail  &lh  reconnu  par  le  concile  de  Calc6- 
doine,  saint  J(5r6me  regarde  Jean  comme  I'apdlre  qui  a 
gouvern6  d'une  maniere  loute  speoiale  les  eglises  de  I'A- 
sie, elTerlullien  le  reconnail  comme  ayanl  etabli  I'ordre 
episcopal  dans  ce  pays. 

Mais  la  vie  d'un  enfant  de  la  croix  ne  devait  pas  s'e- 
couler  sans  quclques  jours  de  souffrances  sanclifianles  : 
Fan  93  de  Jcsus-Chrisl,  Doniitien  le  fit  arreter  el  conduire 
a  Rome.  Le  farouche  empereur  ordonna  qu'on  I'amenat 
en  sa  presence,  et,  loin  de  se  laisser  toucher  par  la  vue  de 
ce  venerable  apotre,  dont  les  cheveux  avaient  blanchi  au 
service  de  Dicu,  il  eut  la  barbaric  d'ordonner  qu'on  le 
jetM  dans  une  chaudifere  d'huile  bouillante.  En  enlen- 
danl  prononcer  cetle  sentence,  saint  Jean  eut  un  mouve- 
menl  de  joie.  II  allait  done  retrouver  son  Maitre,  qu'il 
avail  lant  aim(5,  et  lui  rendre  eternellement  amour  pour 
amour.  —  Dieu  ne  voulut  cepcndant  lui  accorder  que  le 
mi5rite  et  I'honneur  du  marlyre.  Jete  dans  la  chaudiere 
d'huile  bouillante,  il  ne  ressentit  auiJune  douleur,  ct,  ci  la 
grande  consternation  des  spectateurs,  il  en  sorlil  sain  el 
sauf. 

Domitien,  epouvante  de  ce  miracle,  n'osa  faire  mourir 
celui  en  faveur  de  qui  il  s'etait  accompli.  II  se  contenta 
de  I'envoyer  travaillcr  aux  mines  dans  I'ile  de  Pathmos, 
I'une  des  Sporades,  situees  dans  la  mer  Egee  ou  I'Ar- 
chipel. 

C'est  la  que,  martyr,  apalre  et  prophfete  de  la  foi  nou- 
velle,  saint  Jean  (5crivitson  .Apocalypse.  Ce  mot  signifie  re- 
velation ;  et  en  effet,  ce  livre  mysterieux  n'a  cle  fait  que 
pour  devancer  proph^tiquement  I'execulion  des  ceuvres 
des  temps  derniers.  Saint  Jean  esperait  que  le  rude  tra- 
vail auquel  il  etait  condamne  finirait  bient6t  sa  vie 
par  la  gloire  du  marlyre,  mais  son  esperance  fut  encore 
decue.  Domitien  ayanl  ete  assassine,  Nerva,  homme  d'un 
caraclere  doux  el  pacifique,  fut  elevii  k  I'empire;  ce  qui 
permit  ii  I'apotre  de  retourner  h  Ephese. 

C'est  vers  cetle  epoque  de  sa  vie  que,  dans  une  ville 
voisine  d'Eph^se,  ayanl  confie  k  un  ^vdque  le  soin  d'un 
jeune  homme  qui,  aux  graces  du  corps,  joignait  un  na- 
turel  vif  et  ardent,  il  vint  peu  de  temps  aprte  demander 
.son  jeune  proU'ge.  Mais  I'^vfique,  baissant  les  yeux,  lui 
dit  avec  larmes  ;  «  11  est  morU  —  Comment?  repril  le 
venerable  apotre,  et  de  quel  genre  de  mort? — Mort  k  Dieu  ; 
et  au  lieu  d'etre  k  le  servir  dans  I'Eglise,  il  s'est  cm- 
pare  d'une  monlagne  ou  il  exerce  le  brigandage  avec  une 
troupe  de  gens  semblablcs  a  lui.  »  A  ces  mots,  saint  Jean 
dechira  ses  velemcnts  el  exprima  son  dese.-poir  par  ses 
larmes.  «  Qu'on  m'am(>ne  un  cheval,  dil-il,  et  qu'on  me 
donne  un  guide.  »  Bienlot  arrele  par  les  sentinelles  des 


LES  DOllZE  APOTRE 

voleurs  :  «  Menez-moi  a  voire  chef,  »  leiir  dit-il.  —  On 
le  conduit  vers  le  jeune  homme,  qui  attendait  les  armes  a 
la  main..  Mais,  saisi  de  frayeur  en  reconnaissant  saint 
Jean,  il  prit  la  fuite.  Alors  le  vieillard  oublia  son  grand 
3ge  etses  infirniites,  et  il  se  prit  a  eouiir  pourrattcindre  : 
«  Mon  lilsl  mon  fils!  lui  cn'ait-il,  pourquoi  me  fuyez- 
vous?  pourquoi  fuycz-vous  votre  pe.  e?  qi  e  craignez-vous 
d'un  vieillard  faible  et  sans  armes".'  Mon  fils,  ayez  pitie  de 
moi  :  ne  craignez  point,  il  y  a  encore  esperance  pour 
votre  salut.  Je  repondrai  pour  vous  k  Jesus-Christ,  je 
souffrirai  tres-volontiers  la  moit  pour  vous.  Demeurez, 


S.  -SAINT  JEAN. 


71 


croycz-moi,  c'est  Jesus-Christ  qui  m'envoie  vers  vnus.  • 
Le  jeune  homme  ne  put  r(5sisler  a  ces  tendres  paroles; 
il  s'arreta,  jeta  ses amies  loin_delui,  et,  tombanl  aux  pieds 
de  I'apolre,  il  fomliten  larmes. 

Glorieux  d'avoir  arrar h6  cette  brebis  au  loup,  .lean  prit 
ce  jeune  homme  par  la  main  et  I'amena  dans  I'osseniblee 
des  fidelps,  et  le  leur  presenla.  II  ne  se  sopara  de  lui 
qu'aprcs  I'avoir  retabli  dans  I'eglise  par  I'absolulion  de 
ses  peclies  et  la  participation  aux  sacremenls. 

Ce  fut  aussi  dans  la  ville  d'liphesc,  en  revcnant  da 
Pathniis,  que  saint  Jean  ecrivit  son  Evangile   pour  i' 


S.iii>t  Jeji]  coiuuilit  iin  jeiioe  liLtmirie  i^iii  s'clait  Tail  ctief  de  brJijJnds. 


pondre  au  desir  manifeste  par  ses  disciples  et  par  loules 
les  eglises  d'Asie,  qui  voulaicnt  posseder  un  temoignage 
aulhentiquedela  verite.  Dans  son  oeuvre,  saint  Jean  nous 
deoouvre  la  divinil6  du  Sauveur,  les  aulres  evangeli&tes 
en  avaienl  fait  connailre  I'humanile.  II  Ecrivit  aiissi  trois 
lettres  que  nous  avons  encore;  ellos  sont  dignes  ilu  Cis- 
■ciple  favori  de  celui  qui  est  lout  amour. 

Saint  Jean  vecut  jusqu'i  une  exlii5me  vieillesso.  C'est 
i  cette  epoque  de  sa  vie  que  par  son  propre  e.xemple ,  et 
par  un  trait  admirable  de  simplieite,  qu'on  lui  allribue, 
il  autorise  les  na'i'ves  recreations  prises  dans  le  but  de  re- 
poser  lV.spi'/(  cl  Ic  preparer  ainsi  ii  de  nouvcaux  travaux. 
II  possedait  une  perdiix  qu'il  avait  apprivoisee,  et  sou- 
vent  il  se  promenait  hors  la  ville  en  llaltant  et  caressant 
cet  oiseau.  Un  jour,  il  fut  rcncontri  par  un  chasseur  qui 
parut  s'etonner  de  voir  un  homme  desi  grande  rcnommee 
se  Uvrer  it  un  divertissement  si  pueril:  «  Que  teni'Z-vous 


a  la  main?  lui  demanda  saint^Jean.  —  Un  arc,  repondit 
le  chasseur. — Pourquoi  ne  le  laissez-vous  dans  une  ten- 
sion conlinuelle? .— Parce  qu'il  perdrait  sa  force.  —  C'est 
precisement  pour  la  mfme  raison,  dil  I'innocent vieillard, 
que  je  permels  a  mon  esprit  de  se  detcndre  un  inslant.v — 
Cette  prufondesagesse  coiifondit  le  chasseur;  ilsecourba 
devant  I'apiilre  en  lui  rendant  hommage. 

Kiiiluit,  a  cause  de  ses  infirmites,  a  ne  pluspouvoir  se 
rcndre  li  I'eglise,  ses  disciples  I'y  portaient.  II  n'avait  plus 
assez  de  force  pour  faire  de  longs  et  savanis  discours 
comme  il  en  faisait  autiefois;  alors  il  se  resumailen  cette 
maxime  de  charite  qu  il  repelait  sans  cesse  :  «  Mes  chers 
enfants,  aimez-vous  les  uns  les  autres.  » 

Par\enu  enfin  a  sa  centieme  annce,  il  remit  son  ime 
entre  les  mains  de  celui  qui  I'avait  laisse  reposer  sur  son 
sein.  Il  ful  eiitejre  dans  la  ville  d'fiphese. 


72 


LE  MUNSTER. 


HISTOIRE  ET  DESCRIPTION  DES  CATOEDRAIES  DE  FRANCE. 


CATHEDnAI.E  SE  STRASBOURC. 


Cette  fameufe  cathedrale,  le  Munster,  dont  la  lour 
passe  pour  la  premiere  des  merveilles  de  I'Allemagne,  et 
qui  a  inspire  a  Goethe  des  pages  si  ^loquentes,  esl  un  des 
monuments  les  plus  etonnants  dont  I'art  chrelien  puisse 
s'enorgueillir.  Avant  lere  chrelienne,  s'elevait ,  sur  {'em- 
placement de  cette  construction  grandiose,  un  bois  sacr6 
i]ui  fut  coupe  par  les  Romains  pour  faire  place  ci  un  tem- 
ple d'Hercule.  Clovisy  fit  eriger  une  eglise  en  bois,  a  la- 
quelle  on  adjoignit  plus  tard  une  chapelle  souterraine  et 
un  choeur  construit  en  pierre.  Tout  cela  fut  incendi6  au 


onzieme  sifecle  par  Hermann,  due  d'Alsace;  ce  qui  en 
reslait  fut  detruit,  en  1007,  par  le  feu  du  ciel. 

Ce  fut  I'evfique  Werner  qui  jeta,  en  1015,  les  pre- 
mieres fondations  de  la  cathedrale,  achevee  en  1275.  L'e- 
vfeque  Conrad  de  Lichtemberg  fit  construirelatourqu'on 
Toit  aujourd'hui;  comraencee  par  I'architecte  Erwin  de 
Steinbach,  elle  fut  terminee  par  Jean  Hiilz,  de  Cologne, 
en  U3!l.  Charlemagne  avail  fait  .reb&tir,  avant  les  tra- 
vaux  accomplis  sous  I'episcopat  de  Werner,  redifice  eleve 
du  temps  de  Clovis. 


L'horloge  placee  au  has  de  la  lour  superieure  esl  con- 
sidcrce  par  les  hisloriens  comme  la  troisieme  merveille 
de  I'Allem^igne.  La  cathedrale  rf  unit  deux  styles  :  elle 
rappelle  dans  beaucoup   de  ses  parties  I'archileclure  by- 


zantine,  qui  a  cree  Saint-Sernin  de  Toulouse,  else  ralla- 
che,  sous  bien  d'autres  rapports,  a  I'archilecture  gothi- 
qne,  qui  a  produit  Notre-Dame  de  Paris,  les  calhedrales 
de  Reims,  d'Amiens  et  de  Chartres;  ccs  deux  styles  ont 


line  beaule  et  une  grandeur  qui  charmcnt  Ics  \eux  ct  elc- 
vent  rima;^ination. 

Le  clocher  du  Munsler  est  le  plus  eleve  des  edifices  con- 
nus,  si  on  en  excople  la  plus  gratide  des  pyromidcs  d'K- 
livpte,  qui  est  plus  haute  de  douze  pieds  qualre  ponces 
seulement.  Sa  hauteur  e^l  de  cent  quaranle  deux  metres 
onze  cenlimelres  (soit  quatre  cent  trente-sept  pieds  et 
demi),  ti  Ton  son  rapporte  au  resultat  des  operations 
triyonometriquesexeculcespiirdes  ingenieursgeographes. 
De  la  base  au  sommet,  on  comple  six  cent  trcnte-cinq  de- 
gres  :  la  Notre-Dame  de  Paris  n'atteindrait  pas  la  moitie 
de  ce  clocher;  les  deux  tours  de  cette  basilique,  hautes 
de  deux  cent  deux  pieds,  ne  depassent  que  d'un  pied  et 
demi  la  plate-forme  de  la  tour  restee  a  I'etat  de  projet,  et 
que  rccouvre  une  simple  toiture. 

En  examinant  avec  attention  la  facade  de  I'eglise,  on 
distingue  ses  cinq  etages.  Lepreniiei  s'eleveaudessusdes 
porlads  que  recouvrent  des  figures  et  des  scenes  reli- 
gieuses;  e'est  la  quese  voient  les  quatre  statues equestres 
de  Clovis,  de  Dngobert,  de  Rodolphe  de  Hapsbourg  et  de 
I.ouis  XIV.  Celle  ci  fut  erigee  au  commencement  de  la 
restauralion.  Le  deuxieme  etage  compreiid  la  rose  en  vi- 
trauxpeinls,  de  cent  cinquanle  pieds  de  diametre,  et  deux 
galeries,  I'une  a  droite,  I'aulrc  ii  gauche.  Au-dessus  de  la 
rose  sont  des  niches  oil  s'elevaient  jadis  Ics  statues  du 
Christ,  de  la  vierge,  et  des  douze  apotres.  Les  corniches 
de  la  galerie  de  droile  sont  orneraenlees  d"une  foule  de 
sfeaes  de  demons  et  do  sorciers  auxquelles  on  a  donne  le 
nom  de  Sabbat;  ii  gauche  se  dresse  un  hercule  a  demi 
nu,  ancienne  idole  trouvee  dans  les  decombres  du  vieux 
temple  qui  occupait  autrefois  I'emplacement  de  leghse. 
Le  troisieme  etage  comprcnd  le  clocher  et  la  plale-forme 
oil  commence  le  quatnenie  etage. 

C'est  la  que  s'eleve  crlte  tour  dentelee,  merveilleuse, 
dont  I'audace,  la  legereti*,  I'elegance,  sont  au-dessus  de 
loute  idee;  percee  ii  jour  dans  toule  sa  longueur,  elle 
nest  soulenue  que  par  la  maconnerie  de  ses  angles.  A  cet 
etage  la  tour  est  entouree  de  quatre  tourelles  hexagones, 
percees  dememe  a  jour,  avecdesescaliersenescargot.  Les 
communications  avec  celte  partie  de  I'edifice  out  lieu  par 
le  moyen  de  ponis  en  pierre  plate.  Le  cinquieme  etage 
est  forme  par  la  Heche,  pyramide  octogone,  evidee,  ac- 
compagnee  de  huit  escaliers  tournants  avec  des  rangees 
de  petiles  tourelles.  En  hant  s'eli.'ve'  la  lanterne  avec  sa 
I'ouronne  et  ses  roses ;  enfin  la  croix,  terminee  par  une 
pierre  octogone  qu'on  appelle  le  bouton. 

C'est  un  spectacle  effrayant  que  de  voir  des  curieux, 
avides  d'emotion,  gravir  la  tour  jusqu'a  cetendroit  pour 
arriver  a  re  boulon,  d'un  pied  de  liaut  et  de  quinze  pou- 
ces  de  diametre.  Aprfes  avoir  atteint  la  couronne,  il  faut 
grimper  en  dehors  en  s'accrochant  ^  des  barres  de  fer. 
(Juelques  individns,  d'une  temerite  sans  egale,  debout 
sur  ce  boulon,  out  vide,  dil-on,  des  bouteilles  d'un  vin 
genereux  a  la  gloire  de  la  ville  de  Strasbourg;  d'autres 
y  ont  lire  un  coup  de  pislolet  ou  bien  s'y  sont  tenus  en 
eijuilibre,  la  lete  en  bas.  11  ne  leur  arriva  aucun  malheur. 


I.E  MUNSTER.  "3 

Un  Anglais  fut  moins  heureux  au  siecle  dernier:  par  suite 


d'un  pari,  il  accomplissait  un  troisieme  tourde  la  plate- 
forme  sur  la  balustrade  qui  la  borde,  lorsque  son  pied 
glissa  :  le  malheureux  tomba  sur  le  pave  d'une  hauteur 
de  deux  cents  pieds.  Son  chien,  le  voyant  perdre  I'equi- 
libre,  poussa  des  cris  plainlifs  et  se  jeta  en  avant  pour  le 
relenir  :  de  son  premier  elan  il  tomba  ct  vint  expirer  a 
cote  du  cadavre  de  son  maitre. 

L'abbe  Grandidier  a  donne  une  His(oire  de  I'cgb'se  lie 
Strasbourg  (2  vol.  in-i",  1776}  ;  c'est  une  (Euvre  recom- 
mandable.  On  y  lit  que  le  moine  Ermoldus  Nigellus,  dis- 
gracie  par  Louis  le  Debonnaire  et  retire  il  Strasbourg,  fil 
un  poeme  pour  regagner  les  bonnes  graces  de  son  souve- 
rain  ;  il  rentra  bientot  en  faveur;et  c'est  dans  cctouvrage 
qu'on  trouve  une  description  detaillee  de  I'eglise  telle 
qu'elle  existail  a  I'epoque  des  premiers  Carlovingiens.  On 
peut  voir  aussi  de  precieux  renseignemenis  sur  la  ca- 
Ihedraleactnelle  dans  les  Ei/lises  Francaises,  de  MM.  Cha- 
puy  et  de  Jolimont  (2  vol.  in-folio,  1829),  qui  ont  am- 
plement  traile  tout  ce  qui  est  relatif  a  I'historique ,  a 
I'exlerieur  eta  I'interieur  de  cette  admirable  eglise.  Hile 
servif,  apartir  duseizieme  siecle,  a  deux  cultes  differcnls, 
et  entendit  par  consequent  resonner  sous  ses  voCiles  ks 
voix  des  plus  grands  predicaleurs  des  temps  modernes. 
Cetle  construction  etonnante  excila  dans  les  premiers 
temps  un  si  grand  enthousiasme  en  Allemagne,  qu'elle 
donna  naissance  a  une  confrerie  connue  dans  I'histoire 
sous  le  nom  d'ficole  destailleurs  de  pierre  de  Strasbourg, 
et  dont  les  chefs  etaient  les  architectes  de  la  calhedrale ; 
celte  association  s'occupait  de  la  reception  des  apprentis, 
des  ouvriers,  des  maitres,  et  avail  etabli  des  regies  et  des 
signes  qui  constituaient  entre  ses  membres  une  sorle  de 
franc-maconnerie. 

Le  Munster  ne  compte  pas  dans  son  histoire  toutes  ces 
fables  merveilleuses  qui  semblent  s'Stre  atlachees  comme 
ii  plaisir  a  la  catbedrale  de  Cologne,  dont  on  ignorcrait 
la  chronique  si  Ton  ne  cunnaissait  pas  la  legende  de 
Sainle  L'rsule  el  des  onze  miUe  vierges,  ainsi  i|ue  celle 
du  DiaOle  vole.  Tontefois  celte  histoire  eternelle  et  popu- 
laire  du  demon,  tentateur  ne  des  justes  et  des  saints,  se 
Irouve  sculptee  en  pierre  sur  les  murs  el  dans  les  bas-re- 
liefs du  Munster,  comme  nous  I'avons  vue  reproduile 
sur  tousles  monuments  du  moyen  Sge  religieux.  M.  Saint- 
Marc  Girardin  [Xotiers  poliliques  et  litteraires  sur  I' Al- 
lemagne), s'est  appesanli  avec  raison  sur  cette  apparition 
du  demon  dans  la  vie  des  saints ;  il  ne  faut  pas  y  cher- 
cher  aulre  chose,  evidemment,  que  la  lutte  de  la  passion 
conlre  la  vertu.  Ces  moines  et  ces  legendaires,  grossiers 
redacleurs  de  la  vie  des  saints,  personnifiaient  sous  la 
forme  du  malin  e-sprit  celte  resistance  necessaire  des 
mauvais  penchants,  et,  au  lieu  d'une  analyse  melaphy- 
sique  des  passions,  mettaient  ces  dernieies  en  action  ; 
c'est  ce  drame  aux  mille  peripeties,  souvent  grotesques, 
toujours  naives,  qui  se  trouve  represente  sur  les  pierrcs 
de  nos  vieilles  eglises. 

A.-L.  Ravergie. 


CONKAD   DE   SOUABE. 


COXBAD  DE  SOUABB. 


^mL  Je  ne  me  pardonnerais  pas, 

Dilri     lecleurs,  de  vous  introduiie 

dans  la  classique  Forfil-Noire 

Alii-" ' 

~j=   SI  J  ecnvais  un  ronian  mo- 

2  derne  destine  a  potter  le  nom 
de  nouvelle  nouvelle;  mais 
ayanH'intentiond'etaleravos 
yeux  une  de  ces  brumeuses 
pages  d'AUemagne,  contcm- 
[loraine  de  ce  royal  croise 
que  Leopold  d'Autriclie  fit 
(.■nfcrmcr  et  du  fidele  Blon- 
de), connu  de  vous  peut-elre, 
par  les  accents  que  lui  a  pre- 
li's  Gri'try,  je  ne  me  fais  nul 
scrupulede  vous  faire  fouler 
le  tapis  de  feuiiles  seches,  donneausol  des  forets  par  leurs 
diL-nes  secu'aircs,  et  gainelS  ca  et  la  des  taches  de  sang 
que  le  malheureux  voyageur  a  laissees  tomber  sous  le  fer 
de  I'assassin. 

Dans  la  Souabe,  sur  les  bords  du  Danube  et  au  milieu 
t'elaForet-Noire,  on  voyait,  en  1190,  ii  deux  cents pasdu 
neuve,  une  pauvre  chaumiere  dont  les  murs  n'etaient  que 
branches  et  terre  delayee,  sous  un  toit  de  paiUe,  comme 
durent  etre  les  premiers  toils  du  monde  et  comme  sont 
aujourd'hui  les  toils 'des  pauvres  seulement.  C'etait  la 
demeure  d' Albert  et  Hermann  Durkhartr,  deux  freres  de- 
venus  biicherons,  malgre  une  naissance  noble  qui  eut  pu 
les  appeler  aux  grandeurs.  lis  elaient  en  cela  victimes  de 
la  haine  de  Conrad,  due  de  Souabe,  qui,  apres  avoir  fait 
condamner  teur  pere  comme  coupable  d'attentat  contre 
la  vie  de  I'empereur  Frcideric  II ,  avail  profited  de  la  con- 
fiscation des  biens  de  cclte  famille.  Albert  plus  age  que 
son  frere,  qu'il  aimait  d'une  sainte  amitie,  jura  de  con- 
sacrer  sa  vie  a  la  vengeance ;  mais  la  premiere  fois  qu'il 
voulul  accomplir  son  fatal  serraent,  au  lieu  de  tuer  Con- 
rad, il  tua  un  de  ses  olliciers,  vieil  ami  de  son  pere.  On 
ne  put  decouvrir  d'oii  parlait  la  lUcbe  qu'il  deslinait  au 
due,  et  qui  avail  si  cruellemcnl  tromp6  son  adresse.  II 
regarda  le  crime  qu'il  venait  de  commettre  comme  une 
preuve  que  le  ciel  n'approuvait  passa  resolution,  et  y  re- 
noncant  par  desespoir,  il  se  fit  bucheron,  amenant  dans 
une  chaumiere  son  jeune  frere,  seul  objel  desormais  de 
ses  alTections. 

Peu  k  peu  il  s'accoutuma  a  la  vie  laborieuse  qu'il 
avail  embrassee,  et  il  s'efforca  d'y  habiluer  Hermann. 
Dans  les  palais  des  margraves,  il  avail,  quoique  jeune  en- 
core, compris  la  nullile  d'une  existence  passee  dans  les 
voluptes  seigneuriales.  Chaque  jour  consacr^  au  travail 
cuanuel  lui  apporlait  aucontraire  une  sorte  decalmeetdc 
delicesdansle  repos  qu'il  goulait  la  nuit.  Comme  le  philo- 
sophe  grec,  il  jela  dans  la  mer  ses  richesses  qui  I'eussent 
emp6che  d'etre  heureux,  etrenoncanti  jamais  ilia  fortune 
qui  aurait  pu  lui  etre  rendue  et  i>  ses  litres  de  noblesse , 
il  fil  voeu  de  rosier  dans  Thumble  condition  de  bicheron. 
—  11  alteignait  sa  trentieme  annee,  son  frere  avail  dix- 


huil  ans.  —  A  ce  dernier  qui  n'elait  qu'un  enfant  lorsque 
les  evencments  que  nous  avons  racontes  s'accomplis- 
saient,  il  fit  enlrevoir  les  douceurs  que  promettait  leur 
indepcndance.  Hermann  ecouta  bien  Albert,  mais  il  ne  se 
rendita  son  raisonnemenl  qu'en  voyautKimpossibilile  de 
recouvrer  le  rang  auquci  sa  naissance  lui  donnait  droit. 
Albert  se  maria;  il  epousa  la  fille  d'un  pauvre  batelier 
du  Danube,  qui  ne  lui  apporta  en  dol  que  sa  beaule,  sa 
verlu  et  son  amour.  Cel  evenement  ne  changea  rien  dans 
I'cxistencepresque  sauvage  des  deux  frferes;  la  chaumiere 
fut  un  peu  agrandie,  voilil  tout.  Alors,  et  pendant  quel- 
qucs  jours,  Albert  crut  avoir  trouve  ce  bonheur  parfail 
apres  Icquel  court  I'humanile  tout  entiere.  II  Iravaillait 
le  jour  durement  peut-Stre;  mais  le  soir,  k  son  rustique 
foyer,  il  lelrouvail  sa  jeune  femme,  sa  lendre  Marguerite, 
el  son  hire,  son  rSveur  Hermann  ,  k  qui  il  evitailaulant 
que  possible  les  abondantes  sueurs  du  metier.  Pour  ces 
deux  etresquiseparlageaienlsoncoeur.il  ei'it  donno  savie, 
pour  leur  c^iargner  une  douleur  il  (.Citdonne  de  son  sang. 
Marguerite  le  payait  de  retour  el  laimail  comme  il  mc- 
ritait  del'elre;  mais  Hermann, devenu  sombreeltacilurne, 
availprcsqucmalgrelui-memejetc  un  regard  honteuxsurle 
passe  oil,  a  la  place  de  I'epee  posee  en  pal  sur  le  blason  de 
son  pere,  il  ne  voyait  plus  qu'une  hachc  de  bucheron. 
La  conduite  de  son  frere  lui  semblail  alors  indigne  de  la 
haine  qu'il  concevail  contre  la  societe  lout  entiere. 

],a  Souabe  etait  en  ce  temps-lb  saccagee  par  des  hordes 
de  bandits  qui  choisissaient  pour  refuge,  aprte  leurs  san- 
glanlesexcursions.les  cavernes  immensesde  la  For6l-Noire. 
Hermann  avail  souvent  rencontre  ces  hommcs  etranges 
qui  scmblent  vivre  aussi  tranquiUcmeut  que  toutle  monde, 
quoiqu'ils  soient  continuellement  au  pied  de  la  potence 
qui  doit  les  pendre.  II  s'etait  familiarise  avec  leurs  figures 
smislres  et  leur  air  souverair.ementorgueillcux;  lesarmes 
qu'ils  porlaient  fascinerent  ses  yeux  ;  il  rrut  qu'entre  eux 
el  Us  soldals  de  Tempereur,  il  n'y  avail  d'aulre  dilTerence 
que  le  costume  el  le  chef.—  Bienlot,  si  on  lui  eiit  demandt5: 
Que  preferez-vous  entre  un  biicheron  et  un  bandif?  il  eul 
certainemcnt  repondu  :  Un  bandit. 

Le  soir  d'une  chaude  journee  d'et6,  Albert  remontait 
paisiblcment  le  Danube,  se  dirigeanl  vers  sa  chaumiere, 
oil  il  esperail  trouver  le  baiser  de  son  epouse  et  I'amilie 
d'llermann  pour  se  d^lasser.  Ce  jour-lb,  il  s'etail  eloigne 
plus  que  de  coutume  de  I'endroit  qu'il  habilail ;  unebeue 
dedistancerenseparailencore;  il  lui  prit  tout  b  coup  une 
telle  faiblesse  causee  par  la  fatigue  el  la  chaleur,  qu'il  ne 
put  resister  au  be^oin  de  se  reposer  un  instant;  quittanl 
le  sentier  qu'il  .^uivait,  il  enlra  dans  la  (otH  et  s'etendit 
sur  I'herbe  fratche  et  la  mousse  qui  tapissait  les  berceaux 
d'arbustes  que  la  nature  avail  fails  plutut  pour  les  lezards 
que  pour  les  hommes.  —  La,  bienlot  enivre  du  parfum 
sauvage  qu'exhalaient  les  planles  et  les  cht^nes  verts,  fas- 
cine par  la  lueur  rose  qui  courail  dans  le  feuillage  et  qui 
temblait  lutter  avec  les  ombres  de  la  nuit,  il  s'endormit. 
—  Son  sommeil  ne  dura  qu'une  heure,  il  fut  subilement 
interrumpu  par  des  eclats  de  voix  asscz  bruyanls.  11  allait 
1 


CONRAD  DE  SOL'ABE. 


75 


se  relever  el  chercher  a  decouvrir  quels  pouvaient  Stre  Ics 
personnages  qui  chuisissaient  ainsi  le  milieu  d'une  foret 
pour  salle  de  conciliabule,  lorsque  quelques  mots  qu'il 
saisit  distinclement  lui  firent  reconnaltre  le  genre  d'en- 
tretien  etlaclasse  d'individusquivenaient  de  le  reveiller. 
—  II  ecouta  :  c'etaient  des  bandits,  mais  de  Qers  et  vrais 
bandits,  comptant  le  nombre  des  morts  qu'ils  devaient  la 
nuit  mOme  envoyer  dans  I'autre  monde,  et  les  sommes 
que  probablement  ils  se  partageraient  en  honnetes  cama- 
radcs.  Ils  parlaient  assez  souveut  tous  a  la  fois,  et  ne  se 
taisaient  que  pour  entendre  les  reflexions  ou  les  ordres 
d'un  homme  qui  devait  etre  leur  chef.  —  La  discussion 
s'etait  animee  peu  a  pou  ;  il  s'agis-ait  de  savoir  si  I'on 
tuerait  ou  ne  tuerait  pas  les  trois  ou  quatre  habitants  du 
cliiteau  de  lianherst,  qu'on  devait  piller  la  nuit  meme. 
Parmi  les  redoutables  discutants,  les  uns  exprimaient  le 
d&ir  f^roce  de  s'assurer  par  leur  poignard  du  silence  de 
leurs  victimes ;  d'autres,  aussi  feroces  pent  etre,  mais 
plus  speculateurs,  ne  voulaient  tuer  que  ceux  qui  ne 
pourraient  fournir  une  rancon  convenable.  —  Ils  ne  pu- 


rent  s'entendre  amiablement  sur  cet  effroyable  sujct,  ils 
en  vinrent  aux  voix  ;  il  y  eut  parlage.  —  Alors  le  chef, 
usant  du  droit  que  lui  donnait  son  titre  et  invoquant  les 
coutumes  etablies,  nomma  I'un  des  bandits,  et,  I'avertissant 
que  sa  reponse  mettrait  fin  a  la  discusion,  lui  demanda 
ce  qu'il  croyait  utile  de  faire.  —  Albert  ecoutait  avec  un 
sentiment  d'horreur  dont  il  ne  pouvait  se  dtfendre ;  mais 
tout  i  coup  illuisemblaqu'unserpentlemordaitaii'cccur  ; 
des  paroles  vinrent  resonner  a  ses  orciUes  comme  des 
coups demarteau  frappessur  sa  t^te;  ilentenditla  reponse 
du  bandit  inlerroge:  —  c'etait  la  voix  de  son  frere! 

Cette  revelation  foudroyante  paralysa  completement  les 
forces  du  malheureux  Albert.  La  horde  sanguinaire  a\ait 
pousse  un  hurlement  feroce  en  recevant  I'arret  de  mort 
prononce  par  celui  a  qui  le  chef  s'etait  adresse.  Puis  ils 
s'etaient  precipites  vers  une  barque  amarrie  au  rivage, 
pour  traverser  le  lleuve  et  alter  porter  le  meurtre  et  la 
devastation  au  chateau  de  Manherst.  Albert  n'avait  pu 
s'elancer  i  leur  poursuite,  arracher  son  frere  au  crime 
qu'il  devait  commettre  ou  se  faire  massacrer  par  ses 


infames  complices.  II  essaya  de  se  redresser  en  appelant 
Hermami  de  sa  voix  brisee  par  la  stupeur ;  mais  comme 
en  ccs  moments  affreux  d'un  reve  oil  toutes  les  forces 
employees  ^  pousser  des  oris  n'aboulissent  qu'^  une  sorte 
de  rSilement  inarticule,  il  ne  put  sortir  de  sa  poitrine 
qu'un  gemissement  douloureux  et  sans  force;  il  retomba 
sur  la  mousse,  froisse,  brise,  aneanti.  —  II  eut  un  instant 
devertige  indicible.  Ce  qu'd  venait  d'entendre  lui  parais- 
sait  si  horrible,  qu'il  fit  ainsi  que  ces  pauvres  gens  qui  se 
trompent  eux -memos  sur  leur  position  d&esperee,  il  crut 
qu'il  venait  d'etre  la  victinie  d'un  songe,  mais  d'un  songe 
sanglant  et  infernal.  —  Enfiu  son  sang  refroidi  reprit  un 
instant  son  cours  dans  ses  veines,  il  put  se  lever  et  mar- 
cher. II  vinta  I'endroit  oil  devait  s'etre  tenu  le  concilia- 
bule des  bandits,  I'herbe  etait  coucheesur  la  terre ;  a  la 
lueur  de  la  lune,  il  put  se  convaincre  qu'elle  avail  ete 


foulee  rccemment  par  les  pietinemenis  de  plusieurs  per- 
sonnes.  II  s'approcha  du  Danube  qui  miroitait  paisible- 
ment  les  astres  du  ciel  dans  sa  limpide  transparence, 
et  il  vit  au  loin  la  barque  fiJant  sur  I'eau  ;  elle  n'apparais- 
sait  plus  que  comme  un  oiseau  noir  aux  ailes  deployees, 
choucas  volant  vers  un  cadavre. 

Albert  ne  pouvait  plus  arreter  cette  bande  maudite,  seu- 
lement  il  lui  etait  peut-etre  possible  d'empecher  le  crime 
qu'elle  allait  commeltre.  11  se  jeta  dans  le  fleuve  pour  le 
traverser  a  la  nage ;  mais  il  n'eut  pas  fait  vingt  brasses 
que  les  forces  lui  manquerent  de  nouveau,  el  il  n'aurait 
eu  d'autre  tombeau  que  les  eaux  du  Danube,  s'il  eiil  ete 
plus  eloigne  du  bord.  Ainsi,  vaincu  dans  ses  tentatives, 
il  se  precipita  k  genoux  sur  le  sable  ;  ■  Mon  Dieu  !  s'^cria- 
l-il,  je  ne  puis  done  empecher  un  crime!  oh  I  venez  a  moa 
secours:  »  Et  il  s'elanca  verssa  chaumiere,  oil  il  elail  sur 


-6 


CONRAD  DE   SOUAlJf;. 


de  trouver  line  harqiip  pour  traverser  le  ileuve  si,  ainsi 
iju'il  I'esperoit  encore  milgre  tout  ce  qii'il  avail  entemlii, 
Hermann  nc  se  troiivait  pas  a  la  place  qu'il  occupait  or- 
dinairemenl  a  la  table  du  bi'icheron. 

Sa  fenimc  otait  seule;  Hermann  avail  disparu  depuis  le 
matin.  Albert  jeta  fa  hache,  et,  sans  repondre  aux  ques- 
tions que  Marguerite  lui  adressait,  il  se  pr^eipila  vers  le 
lieu  ou  il  ?avait  pouvoir  passer  le  fleuve. 

Le  batelier,  voyant  sa  paleur  et  le  desordre  de  ses  vele- 
ments,  fit  un  mouvement  de  surprise. 

—  Qu'est-il  done  arrive  au  brave  bucheron  Albert? 
donianda-t-il. 

—  liien,  lien,  r^pondil  .-ilbert  en  saisissant  une  rame 
pour  hater  le  passage. 

—  Quand  il  n'arrive  rien,  reprit  le  batelier  avec  cette 
persistance  curieuse,  si  commune  h  tous  les  gens  de  basse 
condition,  on  n'a  pas  une  figure  comme  la  voire! 

—  Que  voit-on  sur  ma  figure?  demanda  Albert  in- 
quiet. 

—  La  frayeur  au  moins. 

—  Depecljons-nous,  maitre  Brandergolli!  s'^cria  le  bi'i- 
cheron, depi'chons-nous,  au  nom  de  Dieu  1 

—  Je  voisbien  que  vous  n'allez  pas  de  I'autre  cote  du 
Ileuve  pour  rouper  un  arbre  ou  en  planter  un. 

—  Vous  etes  paye  pour  passer  les  gens  dans  votre 
barque,  el  non  pour  lire  sur  leur  vivage! 

El  en  prononcant  ces  paroles  oil  s'exprimail  sa  colere 
douloureuse,  Albert  saula  sur  la  greve;  il  avail  enfin  tra- 
verse le  fleuve. 

II  courut,  il  bondil  de  senlier  en  senlier,  s'ecorchant 
les  pieds  et  decliirant  son  visage  aux  ronces  qu'il  ren- 
conlrail. 

II  arriva  trop  lard. 

Le  chSiteau  de  Manlierst  elait  pille  et  ses  habilants  gi- 
saicnt  dans  la  cour,  elendus  sans  mouvement  dans  une 
mare  de  sang.  .Albert  tordit  sesbras  de  desespoir,  il  essaya 
de  rendre  la  vie  a  ces  viclimes  des  bandits;  ses  efforts 
furent  inutiles,  les  cadavres  elaient  dc^ja  froids.  —  .4lors 
il  repril  le  chemin  de  sa  chaumiere,  niaisses  traits  avaient 
vicilli  de  dix  ans. 

—  Kli  bien  ?  lui  demanda  Brandergoth  en  le  voyant  re- 
prendie  place  dans  sa  barque,  ^tes-vous  plus  Iranquille? 

Albert  mil  sa  ti^le  entre  ses  mains  et  ne  repondit  pas. 

—  Par  la  sainle  Mere  de  Dieu!  reprit  le  batelier,  vous 
n'avex  pas  I'air  gai. 

—  De  grdce,  laissez-moi !  murmura  Albert. 

—  Voila  qui  me  semble  bien  etrange!  pensa  Brander- 
goth. 

Marguerite  vit  revenir  son  ^poux ;  elle  se  tordil  a  son 
ecu  pour  iScber  de  le  consoler,  car  elle  lisait  sur  ses  traits 
unepoignantedouleur.  Elle  tenia  lous  les  moyens possibles 
de  surprendre  en  mSnie  temps  la  cause  de  son  desespoir. 

—  Serail-il  arrive  malheur  h  ton  frere?  dilelle. 
Albert  devint  plus  pSle  encore  qu'il  ne  retail;  mais  il 

ne  repondit  que  par  un  hochemenl  de  t^te. 

—  Esl-il  mort?  un  animal  feroce  I'aurait-il  devore? 

—  II  n'esl  pas  morl. 

—  Mais  alors,  au  nom  de  Dieu  I  reponds,  Albert,  qu'as- 
lu?  ne  dois-je  pas  parlager  les  soulTrances  comme  les 
joies? 

—  II  est  de  ces  douleurs  trop  fortes  pour  un  homme, 
s'ecria  celui-ci,  qui  briseraient  le  coeur  d'une  femme  rien 
qu'en  le  louchant. 


—  Mais  c'cst  done  un  bien  grand  malheur  que  lu  me 
caches? 

Albert  pril  les  deux  mains  de  sa  femme,  el  les  serra 
centre  sa  poilrine  en  levant  les  yeux  vers  le  ciel  :  —  Mar- 
guerite, dil  il,  Dieu  nous  a  mis  sur  la  lerre  pour  souffrir! 

Marguerite  se  detacha  avec  frayeur  de  celte  elreinte 
tendre,  mais  si  horriblement  triste. 

—  Oil  est  done  Hermann  ?  dit-elle ;  il  n'esl  pas  dans  sa 
chambie,  son  lit  est  vide  I  Cependanl  11  m'a  dit  a  I'heuie 
oil  le  soleil  se  eouchail  qu'il  avail  grand  sommeil,  et  il 
s'ctail  retire  dans  sa  ehambre  pour  dormir.  —  Oh  !  il  est 
sorti  par  eetauvent  qui  est  encore  ouvert !  Sainle  Vierge! 
que  signifie  lout  cela? 

En  ce  moment,  I'auvenl  que  Marguerite  venait  de  de- 
signer se  rouvril,  Hermann  parul;  it  sedisposaila  rentror 
dans  la  chaumiere,  maisil  s'arrJta  en  voyant  son  fierect 
la  femme  de  ee  dernier  qui  allachaient  sur  lui  leurs  regards 
accusateurs. 

—  Mon  frere!  s'ecria  Albert  d'une  voix  qu'il  ne  put 
empi'cher  d'exprimer  ses  angoisses,  d'oii  viens-lu? 

Hermann,  a  ces  mots,  demeura  comme  frappe  de  la  fou- 
dre,  il  lui  sembla  que  le  crime  qu'il  venait  de  commetire 
etait  grave  sur  son  front  en  caraeleres  de  feu.  —  Tout  k 
coup  il  fit  quelques  pas  en  arriere  ;  puis,  sans  repondre  a 
ces  paroles  d'amilie  el  de  lerreur  a  la  fois,  il  disparut  ra- 
pide  comme  un  jeune  cerf  epouvante. 

—  Mon  frijre  I  mon  frere!  prononca  Albert  en  se  pre- 
cipitant sur  les  traces  d'Hermann. 

Puis  il  I'appela  par  son  nom,  et  r^peta  vingl  fois  ses 
exclamations  oil  percail  le  desespoir.  Mais  la  fortt  elait 
noire,  Hermann  avail  disparu. 

Albert  tomba  epuise,  halelant  et  presque  sans  connais- 
sance  dans  les  brasde  Marguerite. 

Ce  ful  une  null  terrible  pour  le  biicheron  et  pour  sa 
femme ;  ils  attend irent  Hermann  jusqu'ii  I'aurore,  Her- 
mann ne  revint  pas.  II  allail  faire  grand  jour,  el  Albert 
n'avail  pas  dormi  un  seul  instant;  lout  ii  coup  on  frappa 
a  la  porte  de  la  chaumiere  :  il  allaouvrir,croyantenfin  que 
c'etail  son  frere,  mais  il  ne  vit  que  des  hommes  d'ormes 
avee  un  officier  de  police. 

—  Le  bCicheron  Albert  Durkhard?  demanda  ee  dernier. 

—  C'esl  moi,  repondit  celui  a  qui  s'adrcssaient  ces  pa- 
roles. 

—  Au  nom  de  I'empereur,  vous  etes  mon  prisonnier! 
Et  les  soldals  se  jeterenl  sur  lui  pour  le  garrotter. 

Marguerite,  echevelee,  poussa  un  cri  de  lerreur  et 
tomba  evanouie. 

—  Laissez-moi  embrasser  ma  pauvre  femme  et  la  voir 
revenir  a  elle,  s'ecria  le  bucheron.  Vous  m'emmenerez 
apres  oil  vous  voiidrez. 

—  La  loi  n'atlend  pas,  repondiU'homme  de  justice. 

—  Pauvre  .Marguerite!  dit  Albert.  Les  sanglots  brisii- 
rent  sa  voix. 

Les  soldals  enliaiiierenl  leur  prisonnier. 

C'etail  Conrad,  due  de  Souabe  qui,  en  sa  quality  de 
seigneur  vassal  immediat  de  I'Empire,  jugeail  les  crimes 
commis  sur  le  territoire  de  son  duche.  Albert  fut  accuse 
devant  lui  d'avoir  assassine  les  habitants  du  chateau  de 
Manhersl.  Le  batelier  Brandergoth  s'etait  fait  son  denon- 
cialeur;  il  I'avait  vu  se  diriger  en  courant  vers  le  chS- 
leauet  revenir  un  instant  apres,  pale,  el  les  mains  souillces 
de  sang. 

En  effet,  en  youlant  arracher  les  viclimes  a  la  mort. 


CONRAD  D 

s'il  en  etait  encore   lemps,  Albert  n'avait  pas  songe  a 
prendre  des  precautions  indignes  de  son  devouement. 

—  Combien  de  temps  suis-je  reste  au  chateau  de  Man- 
lierst?  demanda  le  bucheron  a  son  accusaleur. 

—  Autant  de  lemps  qu'il  men  aurait  fallu  pour  tra- 
verser une  fois  le  Danube. 

II  elait  de  toute  evidence  quAlbert  n'aurait  pu  com- 
niettre  les  trois  nieurlres  et  le  pill.ige  qui  lui  elaient  impu" 
lessansavoir  a  luttercunlreies  victimes.  Or  quelques  mi- 
nutes ne  pouvaient  suffire  a  la  perpetration  de  ce  triple 
crime.  Conrad  de  Souabe,  malgre  sa  durele  b.ibituelleet 
I'envie  qu'il  avait  de  condamner  le  fils  de  I'un  de  ses  an- 
ciens  enneniis,  ne  trouvait  encore  dans  I'arcusation  au- 
cune  preuve  sudisantC'  a  I'anet  de  mort  qu'il  voulait 
rendre. 

—  Si  vous  n'alliez  pas  pour  commettre  un  crime  an 
cbateau  de  Manherst,  demanda-t-il  a  Albert,  qu'y  alliez- 
vous  faire? 

—  J'allais  prevcnir  le  conite  de  Manherst  de  Tallentat 


E   SOUABE.  77 

qui  devait  6lre  dirige  centre  sa  personne  et  ses  biens. 

—  Vous  connaissiez  done  le  crime  avant  qu'il  eClt  6le 
accompli  ? 

—  Qui,  repondit  .\lbert;  et  il  raconta  ce  qui  lui  etiit 
arrive  dans  la  foriH. 

—  Vous  avez  du,  reprit  Conrad,  reconnailre  quelques- 
uns  des  bandits  que  vous  pouvicz  apercevoir. 

—  Je  n'en  ai  reconnu  aucun. 

—  Pourquoi  done  alors  n'avez-vous  rien  repondu  a 
Brandergotli  lorsqu'd  vous  a  demande  oil  vous  alliez?  Si 
vous  aviez  reellement  I'inlention  d'enip6cher  un  crime 
sansaucune  crainle  de  compromettreses  auteurs,  vous  ne 
pouvicz  garder  le  silence  sur  votre  resolution,  et  la  pre- 
sence on  le  secours  de  Brandergotb  ne  devait  pas  vous 
sembler  inutile. 

Albert,  en  presence  de  cetle  logique  serree,  diflicile  a 
combaltre,  chercha  vainement  une  reponse  convenable. 

—  Vous  redoutiez  done  la  presence  de  Brandergotli? 
Ceci  ne  prouve  qu'une  chose :  c'est  que,  ou  vous  avez  ete 


complice  du  crime,  ou  vous  connaissez  ceux  qui  I'ont 
commis,  car  de  toute  maniere  vous  avez  temoigne  I'inleret 
que  vous  prenieza  garder  le  secret.  Dites-nous  le  molif 
qui  vous  a  fait  agir  ainsi. 

Le  malheureux  Albert  garda  le  silence;  il  Cr3i:.:nait  en 
disant  un  seul  mot  de  faire  deviner  la  terrible  verite  qu'd 
voulait  cacher,  mfme  au  prix  de  sa  vie. 

Conrad,  qui  ne  demandaitqu'un  pretexte  pour  exercer 
sahaineenvers  celte  faniille  Durkbard,  dont  il  relrouvait 
un  des  membres  sous  sa  main,  considera  le  silence  d'AI- 
bert  comme  une  preuve  incontestable  do  sa  culpabilite. 

II  rendit  un  jugement  qui  declaiait  Albert  consalncu 
de  crimes,  ou  de  coniplicite  dans  les  crimes  qui  cliaque 
jour  ensanglantaient  la  Souabe.  Et,  faute  par  lui  d'avoir 
fait  connaitre  en  trois  jours  les  noms  des  devastateurs  et 
meurtriers  qui  avaient  devasle  le  chateau  de  Manherst,  il 
la  condamnait  a  dtre  pendu. 


En  entendant  cetle  inique  sentence,  Albert  se  leva  :  — 
I'enju  !  dit-il;  je  suis  noble,  et  si  Conrad  de  Souahe  la 
oublie,  il  n'a  qu'a  demander  a  son  intendai.t  oil  elait  la 
baronnie  de  Durkbard. 

—  .\u  lieu  d'une  potence  le  bourreau  preparera  sa 
haclie,  repondit  le  juge. 

Le  jour  de  ['execution  arriva  bienl6l.  Un  echafaud  fut 
dresse  sur  la  granJe  place  d'Augsbourg. 

Albert  avait  refuse  de  repondre  aux  nouvelles  questions 
que  lui  adressaient  les  gensde  justice;  il  avait  fait  le  sa- 
crifice de  sa  vie,  et  en  I'oHrant  il  Dieu,  il  demandait  griice 
pour  son  frere,  voila  tout. 

Le  peuple  hurlait  aulour  de  I'instrument  de  supplice; 
les  fenfires  des  maisons  elaient  transformees  en  cadres  oil 
s'empilaient  des  tetes.  Enfin  le  condamne  sortit  de  la  pri- 
son pour  marcher  vers  I'echafaud.  II  s'avancait  d'un  pas 
ferme  et  courageux,  seulement  de  lemps  en  temps  il  le- 


78 


PETITS  VOYAGES 


vait  les  yeux  et  semblait  cliercher  quclqu'un  parmi  la 
foule. 

Conrad  de  Souabe,  monli'  siir  un  clieval  richemenl  ca- 
paraconnf,  avait  aussi  voulu  jouirdela  vue  du  supplice. 

En  ce  moment,  Albert  mettait  le  pied  sur  la  premiere 
marche  de  Techafaud.  Une  femme,  les  cheveux  ^pars,  les 
traits  horriblement  contractfe  par  la  douleur,  vint  se  jeter^ 
aiix  pieds  de  Conrad,  en  criant  :  —  GrSce!  grdce  pour 
jDon  dpoux !  il  est  innocent. 

C'dtait  Marguerite. 

Conrad  detourna  la  tcte  en  faisant  un  geste  d'impa- 
lience. 

Albert,  arrive  sur  le  hant  de  I'^chafaud,  baisait  en  ce 
moment  le  christ  que  lui  presenla'it  un  prfitre.  Le  bour- 
reau,  appuy^  sur  son  instrument  de  mort,  attendait  le 
signal  que  Conrad  devait  lui  faire  pour  finir  d'un  coup 
d'espadon  le  drama  dont  .Albert  elait  le  heros.  — Tout  h 
coup  un  bomme  s'ouvrit  pa.ssage  au  tra\ers  de  la  foule,  et, 
se  dirigeant  •vers  Conrad,  il  lui  remit  un  parchemin  sur 
leqiiel  on  voyait  le  sceau  du  grand  justicier.  Conrad  leva 
son  epce  h  la  bauteur  de  sa  tete  et  lui  fit  decrire  un  demi- 
cercle;  aussitot  le  bourreau  laissa  tomber  son  arme  de  sa 
main  etdelia  les  mains  d'Albert. 

Conrad  avait  disparu. 

—  Monseigneur  le  due  vient  de  faire  pour  vous  un  si- 
gn il  de  vie  et  de  liberie,  dit  le  bourreau  en  s'adressant  Ji 
Albert. 

—  Que  Toulez-YOus  dire? 

—  Vous  teniez  done  beaucoup  k  voir  comment  je  tra- 
vaille?  Aliens,  il  faut  y  renoncer. 

—  Mais  qui  done  m'a  fait  grace? 

—  Le  due  lui-mi5me. 

.41bert  descendit  de  rechafaud  et  \int  se  pr^cipiter  dans 


les  bras  de  Marguerite,  qui  faillit  niourir  de  joie  comme 
elle  avait  failli  mourir  de  douleur. 

Le  peuple  hurla  beaucoup  plus  fort  que  jamais.  Tigre, 
priv^  subitement  de  sa  proie,  il  prouva,  par  son  feroce 
mccontentemcnt,  que  quand  il  venait  pour  s'emouvoir  de 
la  mort  d'un  bomme,  il  n'aimait  pas  a  ^tre  trompe  dans 
son  attente. 

Un  geolier  s'approcha  d'Albert,  et  lui  frappa  sur  1'^- 
paule  pour  I'avertir  de  sa  presence,  en  disant  k  voix  basse : 
—  Suivcz-moi,  un  bandit  veut  vous  parler  dans  son  ca- 
cbot. 

Albert  devint  livide  comme  un  cadavre  et  suivit  le  geo- 
lier. On  le  condulsit  dans  une  cellule  oil  un  prisonnier 
gisait  etendu  sur  la  paille. 

—  Albert!  murmura  une  voix  mourante. 

—  Hermann!  prononca  le  b&cheron  en  se  precipitant 
vers  son  frere. 

—  Je  vais  mourir!  pardonne-moi ! 

—  Oh !  non,  tu  ne  mourras  pas  lorsque  pour  te  sauver 
je  m'etais  moi-mSme  condamn^  a  la  mort. 

—  Je  suis  blessi;!  dans  quelques  minutes  j'aurai  cess6 
de  vivre! 

—  Mais  qui  done  t'a  ainsi  meurtri? 

—  Les  bandits  avec  lesquels  j'avais  eu  le  malheur  de 
me  lier.  lis  m'ont  appris  ce  matin  le  sort  qui  t'ctait  re- 
serve, alors  le  desespoir  le  plus  affroux  s'est  enipare  de 
moi.  lis  voulaient  m'emp^cber  de  venir  me  jeter  aux  pieds 
de  Conrad  pour  lui  tout  avoucr;  je  me  suis  battu  avec 
eux,  ils  m'onl  blessc,  mais  pas  assez  pour  m'arrfiter  dans 
ma  course.  Maintenant  que  je  t'ai  sauvi,  je  puis  mourir! 
Adieu! 

—  Mon  frere !  mon  pauvre  frere ! 

Albert  ne  pressait  plus  dans  ses  bras  qu'un  cadavre ! 


PETITS  VOYAGES  SUR  LES  RIVIERES  DE  FRANCE. 

LA  SEINE,  SES  BOUDS  ET  SES  SOUVENIRS. 
(suite  et  fin.) 


Apres  avoir  quittele  chateau  d'Orcher,  le  fleuve  donne 
naissance  a  une  petite  bale,  et  recoit  dans  ses  eaux  celles 
de  la  Lizarde,  jietite  et  faible  rivifere  qui  coule  k  tra- 
vers  une  riante  vallee  et  va  baigner  la  ville  d'Harfleur, 
dont  nous  apercevons  de  plusieurs  lieues  le  clocher  aigu, 
fleche  curieuse,  qui  constitue,  ains'i  que  le  portail  de  I'e- 
glise  paroissiale,  un  morceau  prteieux  de  I'architeclure 
normande.  Cette  jolie  petite  ville  d'Harfleur,  appelee  par 
Monstrelet  le  souvcrain  port  de  Normandie,  ^tait  flo- 
rissante  autrefois  comme  centre  du  commerce  maritime 
de  la  province  dont  elle  ^tait  un  des  principaux  boule- 
vards, grSice  h  ses  fortifications.  Aujourd'bui  elle  est  bien 
decbue  de  son  ancienne  importance,  et  n'est  plus  que 
I'ombre  d'elle-m^me ;  elle  n'a  pas  conserv6  plus  de  trois 
h  quatre  cents  maisons.  La  fondation  du  Havre,  la  revo- 
cation de  I'iJit  de  Nantes,  les  guerres  itrangeres  et  les 
guerres  de  religion  ont  amene  sa  ruine.  Aujourd'bui  ses 


remparts  sont  demolis,  et  son  port,  autrefois  si  plein  de 
vie,  est  remplace  par  des  plaines  ou  paissent  des  bes- 
tiaux. 

Ainsi  il  semble  que  la  nature  elle-m6me  ait  pns  a  tJ- 
cbe  de  contribuer  Ji  cette  dteadence  complete  et  irreme- 
diable. Au  commencement  du  seizieme  sifecle,  HarfleuT 
voyait  ses  murs  baign&  par  la  Seine;  a  partir  de  cette 
epoque  le  fleuve  s'est  41oign4  cbaque  jour  davantage,  et 
la  ville  s'en  trouve  separ^e  maintenant  par  une  demi- 
lieue  de  marais  longtemps  infects  et  improductifs,  mais 
aujourd'bui  cultiv^s  et  changes  en  jardins  agr&bles  et  en 
fertiles  prairies. 

II  ne  reste  done  plus  Si  Harfleur  que  le  souvenir  de  ses      i 
malheurs  imm^rites,  un  passi5  glorieux,  les  restes  inipo- 
sants  de  ses  fortifications,  la  Deche  et  le  portail  Elegant 
de  son  ^glise;  les  flammes  de  quelques  barques  de  pS- 
cheurs  qui  viennent,  h  rembouchure  do  la  Lezarde, 


cherclier  un  abn,  rapiiellent  seiiles  aux  Harfleulais  que 
leurs  aieux  ont  vu  longtemps  llotler  sous  leurs  murs  les 
pavilions  d'Espagne.et  de  Portugal. 

L'endroit  qui  fit  naitre  le  projet  de  la  conquSle  de 
I'Angleterre  est  encore  un  probleme  pour  les  historiens, 
qui  lie  s'accordenl  pas  a  ce  sujet ;  les  uns  pr(?(pndenl  que 
Guillaumele  BJitard  \int  recevoir  &  Harfleur  tldouard  le 
Confesseur,  et  lui  confia  une  flolte  pour  reconqu^rir  son 
trone  que  lui  avail  enleve  Canut ;  les  autres  racontent 
que  I'entrevue  se  passa  a  Barfleur.  On  n'a  jamais  su  i 
quoi  s'en  tenir  sur  un  ev(?nemenl  non  moins  important, 
niais  plus  funeste,  sur  le  fameux  naufrage  a  la  suite  du- 
quel  perirent  tous  les  enfants  de  Henri  I",  roi  d'Angle- 
terre,  avec  cent  cini]uanle  jeunes  gens  de  la  cour;  ce  de- 
sastre,  corame  on  sait,  fut  occasionne  par  I'iniprudence 
des  niatelols  qui,  apres  s'elre  enivres,  engagerent  la 
lllanche-Ifefel  ses  mallieureux  passagers  au  sein  de  cer- 
tains rochers  a  fleurd'eau,  en  un  lieu  nomnie  alorsRaz- 
de-Catte,  maintenant  Raz-de-Catteville. 


SUR   LES  RIVIERES  DE  FRANCE.  7-1 

On  ignore  encore  si  ce  sinistre  arriva  a  la  sortie  de  Bar- 


fleur ou  a  celle  d'Harfleur  ;  M.  Augustin  Thierry  (Ilis- 
loire  (le  la  conque'lc  de  I'Angleterre  par  les  Aormands)  a 
adople  la  seconde  version. 

Quoi  qu'il  en  soil,  cette  petite  ville  d'Harfleur  joua,  ^ 
partir  de  cette  epoque,  un  grand  r61e  dans  I'liistoire  de 
nos  rivalites  et  de  nos  guerres  avec  les  rois  d'Angleterre; 
ses  habitants  opposerent  alors  aux  coups  du  malheur  qu 
les  accabia  trop  souvent  tout  ce  que  rintclligence  peut 
indiquer  de  ressources,  et  tout  ce  que  le  patriotisme  peut 
donner  de  courage  et  de  fermete.  Nous  aliens  en  citer  un 
exemple. 

Dans  I'annee  lilii,  h  I'epoque  de  la  demence  de  diar- 
ies VI,  I'ambitieux  Henri  V  vint  debarquer  devant  Har- 
fleur  et  s'en  empara;  puis  il  la  detruisit  de  fond  en 
comblc.  Enfin,  pour  s'en  assurer  la  ccnqu^te  a  jamais,  il 
eut  I'idee  d'en  bannir  les  habitants,  et  de  la  rcpeupler 
avec  une  colonie  d'Anglais.  Alors  on  declara  toutes  les 
maisons  de  la  ville  propri^tes  du  vainqueur  et,  le  mfme 


jour,  on  exila  aCalaisseize  cents  families,  qui  n'eurent  la 
permission  d'emporter  qu'une  parlie  de  leurs  vetements 
et  cinq  sols  p^r  t^te.  Avant  de  partir,  ces  infortunes 
avaient  eu  la"  douleur  de  voir  brtiler  sur  la  place  publi- 
que  leurs  charles  et  tous  leurs  tilres  de  proprictes,  ter- 
riers, etc Quelques-uns,  ne  pouvant  se  decider  a 

quitter  leur  patrie,  obtinrent  d"y  rester,  mais  aux  plus 
dures  conditions  :  ainsi  il  leur  fut  k  jamais  interdit  d'ac- 
querir  et  d'heriter.  —  Puis,  une  fois  sa  colere  assouvie, 
le  monarque  anglais  Bt  relever  les  fortifications  qu'il  avait 
en  partie  detruiles. 

N'oublions  pas  de  mentionner  qu'avant  de  publier  et 
d'accomplir  cet  acte  de  barbaric,  I'excellent  monarque 
alia  processionnellement,  pieds  nus  et  le  cierge  au  poing, 
dcpuis  la  porte  de  la  ville  jusqu'a  I'eglise  paroissiale, 
I'our  rcndre  grace  a  Dieu  de  sa  noble  entreprise.  Enfin, 


Henri  Vcrut  se  fairepardonner  pirleciel  tanldebarbarie, 
en  lui  consacrant  un  faslueux  monument  qui  a  surv^cu 
aux  ravages  de  la  guerre  et  a  ceux  du  temps.  Ce  monu- 
ment, comme  I'a  dit  CasimirDelavigne, 

C'est  le  clocber  d'H.irQcur,  debout  poor  nous  apprendre 
Que  I'ADglais  i'a  bill  mais  ue  i'a  su  defendre. 

En  effet,  vingt  ans  apres,  cent  quatre  Harfleutais  oserent 
concevoir  le  dessein  de  rendre,  nouveaux  Thrasybules,  la 
liberie  a  leur  patrie ;  on  sut  se  menager  des  intelligences 
avec  quelques  milices  des  environs;  les  conjures  du  de- 
hors s'approcbferent  de  la  place  pendant  la  null,  et  au 
point  du  jour  on  donna  le  signal  de  I'allaque.  La  garnison 
anglaise  fut  egorgee,  et  les  porles  furent  ouvertes  a  Char- 
les VIL  —  Par  malheur,  Ihistoire  ne  nous  a  pas  conserve 
les  noms  de  ces  citoyens  courageux.  Cepeadant,  pendant 


80 


PETITS  VOYAGES 


deux  siecles,  a  I'heuro  mime  de  I'assaut,  on  sonna  clia- 
que  malin  cent  qualre  coups  de  cloche  en  souvenir  de 
celte  action  memorable  et  de  scs  auteurs. 

Quoi  qu'il  en  soil,  Hartleiir  ne  fut  pas  heiireuse  et  joiia 
de  mallicur ;  car  die  lomba  une  seconde  fois  au  pouvoir 
des  Anglais,  el  Charles  Vll  fut  oblige  de  la  reprcndre  une 
seconde  fois,  en  1449,  sur  le  roi  Henri  VI.  Le  roi  Charles 
prit  part  en  personne  a  ce  siege,  oil  il  s'exposa  beaucoup, 
conime  le  raconle  Monslielel,  cs  fosse's  cl  is  mines,  sa  su- 
lade  sur  la  tele  el  son  piivois  en  main. 

A  Harfleur  on  colebre,  le  mardi-gras,  la  fete  de  la  Seie, 
ceremonie  ou  pluldt  mascarade  assez  semblable  a  la  fele 
des  Anes  de  Bcauvais,  des  Coinards  d'livreux,  de  la 
Merc-Folk  de  Dijon  et  des  Sous-Diaercs  de  Paris,  qu'on 
appelail  par  derision  les  DiacrcsSous.  11  est  a  regretler 
que  les  gens  qui  ont  mis  lant  d'cmpressement  a  relablir 
la  ridicule  mascarade  de  la.Scic,  imaginee  pour  la  plus 
grande  gloire  d'une  seule  faniille,  n'en  aient  pas  mis  au- 
tant  a  faire  revivre  une  coutume  bien  autrement  natio- 
nale,  celle  de  ces  cent  qualre  coups  de  cloche  qui  rap- 
pelaient  une  action  eclatanle  et  un  heroique  devoue- 
nient. 

Tons  ces  dereglements  de  I'imaginalion  s'etaient,  au 
douzii^me  siecle,  empares  de  toules  les  tetes  en  France,  et 
semblaient  par  leur  nature  tirer  leur  premifere  origine 
des  saturnales  du  paganisme,  pendant  lesquelles  les  mai- 
tres  elaient  forces  de  servir  leurs  csclaves.  Le  jour  des 
F<ilies  d'Uarlleur,  une  troupe  de  gens  masques,  compo- 
sant  une  cavalcade,  marchenljusqu'au  Havre,  oil  ils  por- 
tent une  scie  en  grande  pompe.  On  se  rend  d'abord  en 
procession  chez  les  autorites.auxquelles  on  accorde  I'hon- 
neur  insigne  de  baiser  les  dents  de  chacune  des  extre- 
mites  de  I'instrument ;  le  milieu  est  reserve  au  maire 
d'Harfleur.  La  lame  dentel^e  est  porti5e  par  deux  mas- 
ques; ils  sont  suivis  de  deux  autres,  armi5s  d'une  sorte 
de  sceptre  orne  de  rubans,  et  qu'on  nomme  le  baton  fri- 
seux;  ce  sont  les  montants  en  bois  sur  lesquels  la  scie 
doit  Streemmanchee.  Alors  on  revient  a  Harfleur,  oil  Ton 
va  charivariser  le  mari  reconnu  pour  le  plus  brulal 
parmi  les  maris  de  la  ville;  ensuile  on  le  contraint  a  re- 
cevoir  et  a  garder  dans  sa  maison  le  baton  friseux,  dans 
le  but  de  le  faire  rougir  h  chaque  instant  de  sa  brutalile 
envers  sa  femme.  On  terniine  la  journee  par  des  rejouis- 
sances  et  des  galas. 

Maintenant  montons  sur  cette  colline  charmante  qui 
avoisine  Harfleur  et  d'oii  la  ville  s'ofVre  aux  yeux  soiisun 
aspect  assez  pittoresque  pour  avoir  fixe  I'atlention  et  fait 
travailler  les  pinceaux  d'un  cclebre  paysagiste  ,  de  Bour- 
geois. Nous  revcrrons,  a  rembouchure  de  la  Lezarde,  dont 
nous  avons  deja  parle,  le  port  de  I'lleure ,  jadis  impor- 
tant, mais  qui  depuis  longtemps  n'est  plus  qu'iin  petit 
hameau  assez  malsain.  Le  (leuve  s'est  retire  de  la  rive, 
et  I'entree  de  la  Lezarde  a  ete  envahie  par  les  sables  et  les 
alluvions  qui  viennent  de  la  pointe  du  Hoc ,  vieux  mot 
qui  signifie  crochet  et  d'oii  ce  rivage  a  tire  son  nom,  en 
raison  de  sa  courbure  en  ce  lieu.  C'est  sous  ce  petit  pro- 
montoire  de  Hoc  que  les  navires  qui  manquent  leur  en- 
tree au  Havre  viennent  se  refugier ;  mais  cet  abri  est 
quelquefois  peu  sur,  a  cause  des  bancs  de  sable  formes  en 
cet  endroit  par  les  vents  du  sud-sud-ouest.  C'est  la  que, 
dans  le  siecle  dernier ,  s'&houa  et  s'abima  le  Rouen  , 
vaisseau  de  ligne  de  soixanle-dix  canons.  Pendant  une 
vinglaino  d'annees  on  vit  s'elever  encore  au-dessus  des 


eaux  I'extremite  du  grand  mJl  de  ce  bitiment,  signal  fu- 
neste  et  exprcssif  qui  avertissait  les  niarins  d'eviter  cet 
ecueil  rcdoiitalile. 

Mais  avant  darriver  a  celle  pointe  du  line,  nous 
voyons  une  ferme  s'elever  pres  du  rivage;  elle  a  ele  con- 
struite  sur  romplacemenl  nifme  oil,  en  1  294,  fut  bitie 
une  chapelle  dediee  ii  Notre-Dame-des  Vosges,  en  sou- 
venir d'une  neige  abondanle  qui  tomba  au  niois  d'aoftl, 
par  consequent  au  Cffiur  de  I'ute. 

.4vant  de  quitter  Harfleur,  n'oublions  pas  do  mention- 
ner  qu'ellc  a  di)nn(^  naissance  ii  deux  hommes  dont  I'illus- 
tration  n'a  pas  etc,  par  malheur,  imperissable  :  nous  par- 
Ion^  du  capitaine  Gonneville,  marin  celebre  du  quinzieme 
siecle,  qui  decouvrit  une  partie  des  terres  australes;  et 
de  Thomas  Diifour  ,  ecrivain  religieux,  dans. les  oeuvres 
duquel  on  distingue  une  paraphrase  du  Cantique  des 
cantiques,  que  les  vers  de  Vollaire  ont  fait  toniber  dans 
I'oubli. 

Nous  decouvrons  ensuile  sur  la  hauteur  Graville  ,  dont 
nos  plus  ancienncs  chroniques  nous  ont  parle  sous  le  nom 
de  Gerardi-  Villa.  Au  neuvieme  siecle,  sa  position  com- 
mandait  une  bale  oil  les  pirates  normands  vinrent  souvent 
se  refugier  avec  leurs  vaisseaux  au  moment  des  tempetes. 

Pendant  longtemps  Graville  eut  a  conserver  les  reli- 
ques  de  sainte  Honorine,  rendues  depuis  au  monastere 
de  Conflans,  ainsi  que  nous  I'avons  raconle;  malgre  cela, 
bien  que  les  reliques  eussentele  restituees  et  que  le  sar- 
cophage  fiit  reste  vide,  la  foule  n'en  continua  pas  moins 
d'affluer  a  Graville,  oil  Ton  voyait  encore,  dans  les  pre- 
mieres annte  de  la  revolution  francaise,  six  chanoines 
reguliers  qui  touchaient  bel  et  bien  leurs  40,000  livres 
de  revenu  par  an,  petrissanl  ainsi  le  tranquille  embon- 
point du  canonical. 

Au-dessus  du  sarcophage  on  pouvait  voir,  dans  la  mu- 
raille,  une  ouverlure  circulaire  dans  laquelle  les  pMerins, 
moyennant  un  droit  a  payer,  acqueraient  celui  de  plonger 
leur  tele;  excellent  moyen,  disait-on  ,  de  guerir  la  sur- 
dite.  11  y  a  quelques  annees,  un  cure  desinteresse  et  rai- 
sonnable  s'est  trouve  'a  Graville ;  S(?parant  la  veritable 
religion  du  Christ  des  superstitions  absurdcs  du  moyen 
Sge,  il  fit  murer  cette  excavation  si  propiceaux  miracles. 

On  voitencore  deboutdes  lestes  niagnifiqucsde  I'eglise 
et  du  monastere,  situe  a  mi-cole  sur  une  terrasse  elev^e 
qui  domine  les  bosquets  de  I'aulre  rive,  et  d'oii  Ton  jouil 
d'un  admirable  coup  d'ceil. 

Apres  avoir  longtemps  appartenu  a  d'illustres  seigneurs, 
la  lerre  de  Graville  eut  pour  proprielaire  le  cardinal  de 
Bourbon,  arclievequede  Rouen,  proclanieroi  de  France  par 
la  Ligue  sous  le  nom  de  CharlesX.  Ensuile  elle  fut  acquise 
par  le  cardinal  de  Richelieu  au  prix  de  215,000  livres. 

II  y  avail  jadis  a  Graville  une  baic  siluee  au  pied  de 
la  c6te;  elle  a  disparu.  Au  pied  de  Graville  mtoe  se 
trouve  mainlenaiit  un  largo  banc  forme  par  des  fiboule- 
menls  qui,  se  reunissant  aux  sables  amonceles ,  encom- 
brent  chaque  jour  de  plus  en  plus  les  abords  de  la  Seine, 
et  ont  force  les  eaux  du  lleuve  a  fuir  ces  parages. 

II  y  avail  aussi  en  cet  endroit  un  chateau  destine  a  de- 
fendre  la  bale,  il  a  disparu  de  nienie  il  y  a  plus  de  cin- 
quanle  ans.  Quelques  vieillards  du  pays  y  onl  encore  vu, 
il  celle  i'poque ,  des  anneaux  de  fer  d'une  grosseur 
i^norme,  scelles  dans  les  murs,  et  auxquels  on  amarrait 
les  barques  de  picheurs  el  les  navires. 

Li  c6;e  d'lngouville  commence  a  la  droite  de  Graville  ; 


SUR  LES  UlVlfcRES  DE  FRANCE. 


cVst  un  liclie  faubourg  du  Havre,  habile  principalement 
par  (!es  Anglais.  Les  Grangers  et  I'habitant  du  pays  lui- 
nx^me  admirent  ces  teiTasscsconstruitfs  en  amphitlieSlre 
et  d'un  elTet  si  pittoresque.  Un  poete  celebre,  Casimir 
Pelavigne,  contemplant  du  haul  de  ces  collines  celte  vallce 
.nix  Hants  paysages,  cette  cile  herissee  de  mats  et  d'an- 
lennes,  re  panorama  si  etendu  et  si  variii  a  la  fois,  s'ecria 
dans  son  enlhousiasme  : 

Apris  Constantinople  il  n'est  ricn  de  plus  Lean. 

Delavlgne,  comme  chacun  sail,  elait  n^  au  Havre. 

Nous  voyons  alors  successivement  apparaitre,  de  der- 
riere  la  cote  qui  nous  les  cachait,  la  jetee  du  port,  la  ci- 
tadelle  et  les  maisons  du  Havre.  Voila  bien  la  ville  la  plus 
remarquable  de  la  Normandie,  par  son  commerce  et  son 
activite,  I'une  des  cites  les  plus  splendides  du  royaunie; 
nous  voyons  se  d^rouler  devant  nous  ses  rues  larges  et 


81 

reguliftres,  ses  quais  magnifiques  et  ses  bassins  qui  se 
rroisent  et  se  replient  dans  toutcs  los  directions.  Son  port 
pent  contenir.sans  qu'ils  y  soient  g^nes,  sept  a  Iniit  cents 
vaisseaux.  La  ville  est  traversee  par  la  rue  de  I'aris,  qui 
en  est  comme  I'arlere  pi  incipale  ;  cetle  rue  est  tres-fre- 
quent(?e;  it  y  pas.«e  bien  par  jour  autant  de  pcrsonnes  que 
la  ville  a  d'habitnnts. 

L'origine  de  la  prosperite  du  Havre  remonte  a  Fran- 
cois I",  mais  c'est  k  tort  qu'on  a  attribue  a  ce  prince  la 
fondation  de  celte  ville;  c'est  LouisXlI  quien  est  le  veri- 
table fondateur;  ilen  posala  premiere  pierreen  1509  pour 
remplacer  le  port  d'Harfleur,  que  les  sables  comblaient  do 
plus  en  plus  chaque  jour.  Pour  donner  de  la  vie  et  de 
I'illustration  aux  chantiers  du  Havre,  Francois  I"  y  en- 
treprit  une  construction  maritime  d'une  proportion  co- 
lossale ,  et  qu'il  nomma  La  Grande-Framboise ;  on  y 
trouvait  h  la  fois  tout  ce  qui  pent  rendre  la  vie  commode 
et  agreable;  on  y  voyait  jusqu'ei  un  moulin  et  un  jeu  do 


,  ail  me  assez  etendu.  Mais  on  ne  put  jamais  lancer  et  faire 
irtir  du  port  ce  chiteau  naval  sur  lequel  on  voulait  aller 
jmbatire  les  Turcs. 

A  I'epoque  des  guerresdela  Ligue,  le  prince  de  Cond6, 

lef  des  protestants,   livra  le  Havre  aux  Anglais,   qui 

vaient  pour  chef  le  comte  de  Warwick;  cette  ville  fut 

iconquise  par  Charles   IX.   Visiltje  par   Henri   HI   et 

.'lenri  1\',  sa  citadtlloservitde  prison,  pendant  les  guerres 

;•!  la  Fronde,  au  grand  Conde,  au  prince  de  Conti  et  au 

ic  de  Longueville,  qu'un  ministre  passablement  adroit 

.  lulut  punir  de  lui  avoir  dispute  le  pouvoir.  Dans  des 

mps  plus  rapproches  du  notre,  Louis  XV,  Louis  XVI  et 

ipoltion  ont  visile  cette  ville  qui  s'est  immorlalisee  par 

■  n  heroique  dMense  conlre  les  Anglais   el  leur  amiral 

dney  Smith. 

Quand  la  mer  alimente  ce  port  si  important,  elle  a  d^ja 
sorbe  les  eaux  de  la  Seine.  Cependant  nous  ne  sommes 
j   s  arrives  au  terme  de  notre  voyage  pittoresque. 

U  nous  faut  d'abord  gravir  les  hauteurs  qui,  au  nord 
;:  -vent  de  limites  ^  la  ville.  C'est  le  cap  de  la  lli;ve,  dbnt 
III. 


nous  avons  racont^  l'origine  empruntee  h  la  mythologie. 
Son  sommel  est  surmonte  de  deux  phares  visibles  de  fort 
loin,  el  qui  annoncent  aux  piloles  qu'il  y  a  des  passages 
dangereux  a  ^viler.  Ces  deux  phares  ont  ete  conslruits 
sousLouis  XV.et,  chose  etrange,  ilsne  rappellenlen  rien 
ce  .style  maniere  et  lourmentij  de  I'arGhileclure  h  laquelle 
madame  de  Pompadour  donna  son  nom.  Ces  phares  sonl 
garnis  de  fanaux  qui ,  k  I'aide  de  douze  n^flecteurs  pla- 
quiis  en  argent  el  de  vingt-qualre  bees  a  I'huile,  tjclairent 
I'embouchure  de  la  Seine  el  la  pleine  mer  depuis  )e  jour 
de  I'avenement  au  tione  de  Louis  XVI. 

Du  haul  des  plates-formes  de  ces  phares,  eleves  a  trois 
cent  qualre-vingt-cinq  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer,  nous  decouvrons  a  la  fois  quaire  des  plus  riches 
departenients  de  France. 

Mais  interrogeons  nos  souvenirs,  ils  nous  repondront  : 
ce  point  noir,  a  I'horizon,  c'est  Barfleur,  oil  debarqua  le 
roi  d'Anglelerre  fidouard  III,  quand  il  vint  pour  ravir  k 
Philippe  de  Valois  le  trone  de  France  el  battre  ensuile 
notre  QoUe  k  I'ficluse.  Plus  loin,  c'est  la  Ilougue,  oh,  six 

6 


82 


LE  COLONEL  STAMER. 


ans  aprte,  le  m6me  fidouard  vint  encore  se  ruer  sur  noire 
nialheureux  pays  el  nous  ecraser  ^  Crecy.  Mais  ici  les 
choses  changcnt  d'aspect;  nous  apercevons  le  clocher  do 
Fourmigny,  oil  les  Anglais  furent  baltus  par  Charles  VII 
et  expulsfe  de  la  Normandie. 

Plus  loin,  ronimcncela  chaine  des  rocliers  du  Calvados, 
qui  tirent  lour  nom  d'un  vaisseau  espagnol  qui  s'y  perdil 
au  milieu  des  recifs.  En  face  de  nous,  le  paysage  est  em- 
belli  par  I'embouchure  de  la  Dive  ct  celle  de  la  Touque; 
la  Seine  vient  terminer  ^  nos  pieds  son  cours  imposant, 
en  se  perdant  au  sein  de  la  rade.  II  devient  impossible  de 
croire  que  ce  bras  de  mer  provienne  de  ce  faible  ruisseau 
que  nous  avons  vu  sortir  obscurement  de  lerre  dans  la 
commune  de  Saint-Germain-la-FeuiUe.  II  n'y  a  que  les 
noms  qui  se  ressemblent. 

Nous  avons  fini  noire  voyage,  puisque  la  Seine  a  cess6 
de  couler ;  nous  n'avons  pas  cberche  a  surcharger  d'orne- 


ments  inutiles  ce  simple  recit  d'historiques  souvenirs, 
celle  modeste  copie  de  delicieux  paysages ;  c'est  sur  les 
bords  de  ce  (leuve  majestueux  qu'il  faudra  relire  les  uns 
et  viriDcr  les  autres  :  nous  n'avons  voulu  fire  qu'exacts, 
et  nous  esp^rons  bien  que  nos  scrupules  en  fait  dexacti- 
lude  attenueront  la  si5verite  de  la  critique.  Le  fleuve  aux 
ondes  capricieuses,  aux  poetiques  legendes,  \a  se  perdre 
dans  rimmensite  ;  nous,  son  hislorien  ignor^,  nous  ren- 
trerons  dans  le  cours  bien  moins  solennel  de  nos  travaux 
silencieux.  Et  cependant,  la  encore,  il  y  a  bien  des  oragcs 
h  essuyer,  bien  des  ecueils  k  i5viter  !  Mais  a  I'homme  de 
courage  la  philosophie  n'a  jamais  fait  d^faut,  et  nous  nous 
empresserons  de  dire  avec  le  poete  remain  : 

I  quo  le  mpient  pedes  et  aurs. 

A.  L.  Ravebgie. 


LE  COLONEL  STAMER. 


NOUVELLE   IRLANDAISE. 


Celui  qui  frappe  de  I'epee  perira  par  repee, 
(Saist  Mattoieu.) 

,   ^  La  grande  route  qui  con- 

duit de  Limerick  i  Gal- 
way  traverse  a  peu  pres 
a  moitie  chemin  le  petit 
village  de  Clare,  tapi  sur 
la  rive  gauche  du  Fergus, 
le  plus  pittoresque  peut- 
Hre  de  tous  les  affluents 
du  royal  Shannon.  Le  vil- 
lage est  domine  au  nord 
par  un  antique  chciteau 
dont  les  murailles,  six  fois 
centenaires  et  couronn^es 
de  lierre,  renfermenl  une 
garnison  anglaise.  Ce  ma- 
noir  a  de  tout  temps  ap- 
parteuu  aux  descendants  de  la  race  jadis  royale  des 
O'Brien,  el  ce  n'est  que  par  suite  d'uu  arrangement  par- 
ticulier  avec  le  proprietaire  actuel,  sir  Lucius  O'Brien, 
que  le  gouveruenient  a  pu  s'en  assurer  la  disposition. 

Silue  dans  une  tie  du  Fergus,  sur  les  confins  des 
deux  comtes  les  plus  remuanls  de  I'lrlande,  sa  forte  po- 
sition lui  assure  une  grande  importance  stratigique,  et  sert 
h.  expliquer  le  role  qu'il  a  constammenl  jou(5  pendant  les 
guerres  civiles;  c'est  dans  ses  murs  que  commandait 
I'homme  dont  je  vais  entrotenir  le  lecteur. 

Aucun  r&it  ne  peul  donner  une  idee  exacle  des  atroci- 
tes  oxerceesh  une  cerlaine  epoque,  et  sous  le  mauleau  de 
la  religion,  par  les  catholiques  et  les  protestants,  les  uns 
envers  les  autres,  et  a  tour  de  role,  selon  les  alternatives 
de  defaite  ou  de  succ^s  que  pr&entaient  aux  deux  par- 
tis les  phases  diverges  de  la  guerre.  La  victoire  est  defini- 


tivement  restee  aux  protestants,  moins  nombreux,  mais 
plus  habiles,  mieux  conduits  et  surtout  plus  unis.  Sous 
la  direction  de  Cromwell  et  de  Guillaume  d'Orange,  des 
armees  anglaises  ont  detruit  des  multitudes  irlandaises 
avec  une  facilite  qui  a  accredile  dans  le  Royaume-Uni 
I'opinion  basee  sur  des  fails,  que  les  enfanis  de  la  Verte 
Erin  sont  des  heros  parlout  aillcurs  que  chez  eux.  Nous 
rcprouvons  de  toute  la  force  de  noire  indignation  les  ex- 
ces  dont  les  bandes  proteslantes  ont  mainles  fois  souillc 
leurs  Iriomphes ;  mais  la  j  uslice  nous  force  k  conslater  que 
leursadversaires  catholiques  ne  leur  cedaienl  en  rien  sous 
le  rapport  de  la  cruaut^.  L'esprit  du  temps,  empreinl  de 
barbarie  et  de  fanalisme,  le  voulait  ainsi;  et  pour  ne 
citer  qu'un  seul  exemple,  I'lrlande  n'a-t-elle  pas  vu  en 
1G45  le  massacre  de  cinquanle  mille  protestants  de  lout 
sexe  et  lout  5ge,  egorges  en  un  seul  jour  de  la  maniere 
la  pi  as  horrible  ? 

A  la  suite  de  la  conqu^te  de  I'lrlande  par  Olivier 
Cromwell,  une  garnison  protestanle  occupaitau  nom  du 
parlement  le  chateau  de  Clare.  Elle  avail  pour  chef  le 
colonel  Stamer,  dont  les  descendants  poss^dent  encore 
aujourd'hui  la  demeure  seigneuriale  situSe  dans  le  voisi- 
nage,  et  connue  sous  le  nom  de  Carnelly-Hall.  Ce  chef 
redoule  avail  loute  rinflexibilit6  de  caractfere  d'un  soldat 
puritain,  nourri  dans  les  pratiques  de  la  guerre  civile. 

Enloure  d'enuemis  implacables  et  de  perils  sans  cesse 
renaissanls,  expose  aux  tenlalives  les  plus  hardies,  le 
colonel  SlamerTdeployait  dans  I'exercice  de  son  comman- 
dement  une  rigueur  impitoyable,  ordonnait  des  repre- 
sailles  terribles  ,  et  donna  quelquefois  des  preuves  d'une 
veritable  ferocit(5.  Un  jour,  entr'autres,  il  altaquaun  parti 
de  catholiques  retranehe  dans  I'abbaye  de  Quin.  La  re- 
sistance fut  acharn^e  du  cote  des  assieges,  qui  n'esp^raient 
aucun  quartier ;  et  ce  ne  fut  qu'apres  avoir  avoir  perdu 
un  grand  nombre  de  ses  meilleurs  soldals,  que  William 


LE  COLONEL   STAMER. 


83 


Stamer  put  enfin  penetrer  dans  I'enceinte  sacree.  Une 
scene  epouvantable  suivit  immediatement  la  victoire. 
Unefoule  de  moines,  de  religieuses.defemmes,  d'enfants, 
de  \ieillardsetde  blesses  s'etait  refugiee  dans  la  ehapelie 
du  monastere  :  les  vainqueurs  effrenes  en  briserent  les 
portes  et  s'y  livrerent  jusque  sur  les  marches  de  I'autel, 
aux  exces  les  plus  revoltanls.  Cette  population  desarmee 
fut  egorgee  sans  merci ;  les  pierres  tumulaires  furent  bri- 
sees,  la  froide  depouille  des  morts  jetee  au  ven',  les 
chevaux  s'abreuverent  dans  les  fonts  baptismaux,  les 
ornements  des  prfelres,  les  images  des  saints  furent  trai- 
nfe  dans  la  fange.  L'incendie  vint  ensuite  reclamer  sa 
part,  el  la  terre  fut  jonchee  de  ces  ruines  imposantes  qui 
^tonnent  depuis  des  slides  I'ceil  du  ^oyayeur,  et  qui  sent 
tout  ce  qui  resle  desormais  d'un  des  plus  beaux  edifices 
monastiques  de  I'lrlande. 

William  Slamer  voulut,  maistroptard,  arrSterle  cours 
de  ces  atrociles.  La  fureur  dont  une  lutte  opiniStre  I'a- 
vait  transporte  ne  put  tenir  devant  des  actes  aussi  sau- 


vages.  Ses  sentiments  de  gentilhomme  et  de  chrfetien  sin- 
cere, quoique  fanatique,  reprirentle  dessus;  il  eut  honte 
de  lui-meme,  il  eut  horreur  de  sa  victoire,  11  s'elan^a 
pour  arracher  ^  des  furieux  une  religieuse  dfeja  frappee 
et  qu'ils  se  pr(5paraient  h  achever  ;  cette  femme  elait 
mourante.  «  William  Stamer,  lui  dit-elle,  regarde  au- 

•  tour  de  toi,  ecoute  ces  cris  de  femmes  et  d'enfanls,  de 

■  vieillardset  de  bless(5s  :  leurs  voix  vonts'eteindresurla 
«  terre  sous  les  coups  de  tes  soldats  ;  mais  au  jour  solen- 
«  nel  de  la  retribution,  elles  parleront  bien  haul  conlre 
«  toi.  Je  te  maudis,  toi,  la  femme  de  ton  amoiir  et  I'en- 
«  fant  nouveau-ne ;  je  te  maudis  dans  ta  race,  qui  s'e- 
«  teindra  a   la  dixieme  generation  sans  que  le  pere  ait 

•  jamais  vu   son  fds  arriver  a  lAge  d'homme! Tes 

«  mains  sont  sanglantes,  William  Slamer,  ta  fin  le  sera 

■  aussi! La  religieuse  se  tut,  elle  etait  morte. 

Mais  ses  paroles  ne  devaient  pas  tomber  ^  terie  ;  sa 

malediction  s'est  attachee  a  la  maison  de  Stamer  comme 
la  tunique  du  centaure  aux  epaules  d'Hercule  I 


Quelques  mois  apres  le  sac  du  monastere,  le  chiteau 
de  Clare  fut  surpris  la  nuit  par  les  catholiques  et  empor- 
tfe  d'assaut.  La  garnison  protestante  fut  passee  au  fil  de 
I'epee,  et  le  colonel  Stamer  massacri^  sur  le  seuil  de  la 
grande  salle ;  il  avail  vu,  avant  d'expirer,  son  enfant  nou- 
veau-ne arrache  aux  bras  de  sa  femme  et  jete  au  fleuve; 
il  avail  vu  la  pauvre  mere,  folle  de  d^sespoir,  s'^lancer  a 
sa  suite.  L'enfant  fut  sauvS  miraculeusement  et  recueilli 
par  des  mains  fideles;  car  sa  race  ne  devail  s'^teindre 
qu'Sila  dixieme  generation;  mais  la  prediction  s'accom- 
plit  dans  son  entier.  Tous  les  Stamer  sont  morts  jeunes, 
avant  d'avoir  vu  leur  fils  depasser  la  einquieme  annee, 
aucun  n'a  eu  deux  fils  :  aujourd'hui  celte  ancienne  fa- 
miUe  n'est  plus  representee  que  par  deux  fiUes,  dont  le 


pere,  le  colonel  Georges  Stamer,  dixieme  et  dernier  des- 
cendant male  de  William  Stamer,  est  mort  a  trente-trois 
ans. 

Le  chateau  de  Qare,  theatre  de  tant  de  scenes  falales, 
temoin  de  tant  de  sombres  Episodes,  en  a  conserve  un 
renom  sinistre.  Ses  murs  soul,  dit-on,  hantes  par  le 
speclre  d'une  femme  desol^e  qui,  a  certains  jours,  vient 
gemir  sur  le  rempart  et  jeler  la  lerreur  dans  I'Sme  des 
senlinelles,  Un  officier  de  la  garnison  m'a  m6me  assure 
qu'on  a  ^te  plusieurs  fois  oblige  de  doubler  les  faction- 
naires  sur  les  points  que  le  fantome  parait  affectionner. 

Ce  spectre  inconsolable,  c'est  celui  de  la  dame  Slamer 

Le  due  de  Rovico. 


84 


LE  SANPIETRINO. 

IE  SAXPIETRIXO'. 

(suite  et  fin.) 

III. 


Cost  sur  ce  mont  que 
s'cleve  la  Trinita-riei- 
Monli.  Salviali  se  pro- 
niena  sur  la  place  d"Es- 
pngne,  d'ou  il  pouvait 
voir  Ires-distinclement  le  porche  (lel'egUse. 
Onze  heures  sonnerent;  et  je  puis  direainsi, 
carl'horloge  de  la  Trinity  sonne  tout  a  fait  a 
,  la  francaise,  ce  qui  differe  beaucoup  de  la 
■  mode  ilalienne,  regli'e  sur  le  lever  du  soleil, 
et  par  consequent  changeant  tous  les  jours. 
Au  moment  ofije  metal  jetait  son  dernier  son,  I'homme 
au  manteau  arriva  sur  la  place  du  cote  de  la  villa  Me- 
dicis.  Le  fils  de  Carlione  marctia  droits  lui,  et,  pour 
resumer  toutes  les  questions  qu'il  avait  a  faire  en  une 
seule,  il  lui  presenla  le  billet  ecrit  au  crayon. 

—  Je  ne  vous  ai  entendu  parler  qu'un  instant,  et  je  ne 
vous  aivnqu'iine  fois,  dit  I'etranger;  niaisje  ne  doulais 
pas  que  vous  sericz  exact  au  rcndez-vous. 

—  De  quoi  s'agit-il  ? 

—  Voire  profession  ne  vous  plait  pas,  vous  etes  le  fils 
il'un  brave  et  ^ous  sentez  dans  votre  ccrur  toute  I'ambi- 


lion  qu'a  pu  avoir  voire  pere.  Un  moyen  vous  est  olTerl 
de  sortir  de  la  position  que  le  sort  vous  a  faite;  mals, 
avant  de  vous  inilier  aux  secrets  qui  vont  vous  etre  revi- 
les, failes  serment  de  ne  divulguer  ^  pcrsonne  ce  que 
vous  aurez  vu  ou  entendu. 

Ce  n'cst  pas  ordinairement  pour  faire  le  bien  qu'on 
s'environne  do  tant  de  precautions.  Cette  pensee  vint 
naturellement  ^  Salviati;  mais  la  curiosity,  sinon  son  am- 
bition, I'eut  bienlot  dissipee.  II  fit  ce  qu'on  exigeait  de 
lui,  et  se  laissa  conduire  vers  la  villa   Medicis. 

Ce  palais,  construit  dans  le  seizifeme  siecle  par  le  car- 
dinal Jean  Ricci  de  Montepulciano,  a  prfes  d'un  mille  et 
demi  de  circonference,  ycompris  ses  jardins,  qui  s'eten- 
dent  jusqu'Ji  la  niagnifique  promenade  entreprije  par  les 
Francais  et  continuee  par  le  cardinaPGonsalvi.  Aujour- 
d'hui  c'est  le  siege  de  I'Acadtimie  francaise  des  beaux- 
arts  a  Rome.  Dans  ce  palais  s'assemblaient,  en  1796,  tous 
les  ennemis  secrets  du  pape.  Salviati  y  fut  introduit,  et  il 
remarqua,  non  sans  une  sorte  de  frayeur,  que  son  nou- 
veau  prolecteur  avait  donnc  plusieurs  foisun  motd'ordre 
aux  gens  qui  se  trouvaient  places  en  manifere  de  senti- 
nelles  dans  les  vastes corridors  et  sur  I'escalier  qu'il  avait 


parcourus.  Jusque-Ui ,  toiijours  dans  I'obscurite,  il  n'a- 
voit  pu  voir  les  traits  du  myst^rieux  personnage,  qui, 
niiJme  dans  I'osleria  elait  continuellement  \o\\&  d'un 
pan  de  son  manteau  :aussi  se  promeltail-il  de  satisfaire 

1   Voir  page  55. 


son  desir  dans  un  vestibule  qu'annoncait  h  I'avnncc  une 
lumiere  au  moins  suffisante.  Mais,  au  moment  ou  ils  n'a- 
vaient  que  quelquos  pas  a  faire  pour  y  arriver,  deux 
hommes  masques  se  presentcrent.  Son  introducleur  leur 
repela  le  mot  d'ordre,  et  aussitot  ils  pr^sentfrent  deux 
masques.  Celui-ci  cn^prit  un,  et  Salviati  fut  invito  a  se 


LE   SANPIETIUNO. 


8S 


couvrir  la  figure  de  cet  uslensile  cabalislique  ou  car- 
navalesque. 

Uiie  porte  s'ouvrit  a  un  pelit  bruit  do  sonnette,  et, 
apres  avoir  traverse  le  vestibule,  le  fils  de  Jeun  Carbone 
et  son  compagnon  entriirent  dans  une  grande  salle.  Je 
laissea  penser  quelle  fut  la  surprise  du  sanpietrino  lors- 
i(u'il  se  vit  au  milieu  de  Irois  cents  personnes  qu'on  eiit 
crues  muettes,  absolunient  masquees  comme  lui,  symetri- 
quement  rangees  sur  des  sieges.  Un  peu  en  avant  du 
carre  forme  par,  ces  singuliers  clubistes,  quatre  person- 
nages,  revetus  d'insignes  incomprehcnsibles  pour  lui, 
etaient  tournes  de  maniere  a  pouvoir  Stre  entendus  de 
tous  les  assistants  lorsqu'ils  parlaient :  la  table  recouverle 
d'un  tapis  rouge,  qui  s'etalait  devant  eux,  indiquail  d'une 
maniere  positive  que  ces  derniers  occupaient  un  rang 
eleve  dans  I'asseniblee.  Salviati  se  vit  I'objet  de  la  curio- 
site  generate,  tous  les  regards  se  tournerent  vers  lui;  il 
fut  conduit  a  la  table  de  la  presidence,  et  on  le  laissa  de- 
bout  absolument  comme  un  temoin  devant  un  tribunal. 

—  ttes-vous  dispose  a  servir  itotre  cause/  lui  adressa 
I'un  des  hommes  masques. 

—  Oui,  repondit  Salviati,  pourvu  que  cette  cause  soil 
lionorable  et  juste. 

—  Qu'entendez-vous  par  juste? 

—  Tout  ce  qui  ne  serait  pas  centre  ma  conscience. 

—  Quelles  sont  vos  ambitions  comme  citoyen? 

—  J'ai  eu  longtemps  I'envie  d'etre  soldat,  non  pas  dans 
{es  troupes  du  pape,  mais  dans  I'armee  francaise. 

—  Pourquoi  preferiez-vous  les  troupes  francaises  a 
celles  du  pape? 

—  Parce  que  les  Francais  sont  toujours  en  guerre,  et 
que  cbez  eux  il  n'est  pas  rare  de  devenir  officieren  com- 
mencant  par  la  plus  basse  position. 

—  Que  n'avez-vous  obei  a  votre  gout"? 

—  J'ai  un  vieux  pere  et  une  jeune  sceur !  s'ecria  le  san- 
pietrino. llais  cependant  si  vous  vouliez...  si  je  no  crai- 

gnais oh!  non,  non,  je  ne  partirai  pas,  ce  serait  une 

lachele  ! 

—  Des  liens  que  nous  n'avons  pas  besoin  de  connaiire 
vous  enchainent  a  Home,  et  cependant  vous  avez  un  irre- 
sistible desir  de  vous  arracher  a  la  mediocrite  de  votre 
position;  voulez-vous,  sans  sortir  de  cette  ville,  occuper 
un  posteavanlageux  qui  peut  vous  conduire  ii  la  fortune 
et  aux  honneurs'/ 

—  Si  je  le  veux:  maisc'est  un  rfive!...  Et  ce  poste,  ce 
serait? 

—  Dans  ]■?.  service  intericur  du  palais  pontifical. 

—  Auprte  de  notre  saint-pere?  Mais  je  suis  pret  a 
vousobeir. 

—  Ce  poste  vous  est  donne ,  mais  a  une  condition. 

—  Laquelle? 

—  Tousles  soirs.au  coucher  du  soleil,  vous  ecrirez  sur 
une  feuille  de  papier  tout  ce  que  le  pape  a  fait  pendant 
lajournee,  et  vous  jetlerez  cet  ecrit  dans  la  boite  qui  vous 
sera  indiquee. 

Salviati  resta  muet  un  instant.  Puis  tout  a  coup  : 

—  Vous  me  proposez  la,  dil-il,le  r61e  d'un  espion!  Je 
ne  vous  connais  pas,  monsieur;  mais  c'est  sans  doute 
parce  que  vous  ne  me  connaissez  pas  non  plus  que  vous 
m'avez  si  mal  juge.  — Jamais  je  neme  metlrai  au  service 
d'un  homme  pour  le  trahir  1 

—  Vous  parlez  ainsi  a  cette  heure,  prononca  toujours 
le  mJme  homme  sans  s'emouvoir,  parce  que  vous  n'avez 


pas  reflechi ;  mais  d'ici  huit  jours,  je  vous  le  pradis,  vous 
accepterez  nos  propositiODS. 


—  Jamais ! 

—  Si  vous  vcneza  changer  de  resolution,  en  songeant 
aux  avantages  qui  s'attacheraieut  a  votre  nouveKe  for- 
tune, souvenez-vous  d'ecrire  simplement  :  •  J'acrepte  • 
dans  une  leltre  que  vous  viendrez  jeter  avant  huit  jours 
a  la  boilede  la  villa  Medicis. 

—  Je  n'acceptcrai  jamais! 

—  Souvenez-vous  que  vous  avez  hull  jours. 
Linterrogateur  fit  un  signe,  le  personnage  qui  avail 

inlroduil  Salviati  vint  lui  frapper  sur  I'epaule  en  lui  fai- 
santgesle  de  le  suivre.  Arrives  h  quelques  pas  de  la  salle, 
les  hommes  qui  avaient  offert  les  masques  se  presentiirent 
pour  les  reprendre.  Salviati  voulut  parler,  mais  celui  qui 
I'accompagnait  ne  lui  repondit  pas.  A  la  porte  exterieure 
de  la  villa  il  adressa  une  nouvelle  question  ;  mais  il  eut 
beau  chercher  autour  de  lui,  il  n'y  avail  plus  personne. 
Puis  la  grille  s'etant  refermee,  il  se  vit  seul  sur  la  place 
des  Espagnes. 

—  Oh  non!  s'ecria-t-il,en  dirigeanlses  pas  lentement 
comme  un  homme  accable  par  de  profondes  reflexions , 
non,  je  ne  cederai  jamais  a  une  semblable  tenlation.  — 
Moi,  cfficier  du  palais  !...  Non  ,  il  faudrait  Irahir  le  pape; 
je  prefere  (Stre  soldat  de  Napoleon  et  aller  avec  lui  en 
Autriche  ou  en  Allemagne!... 

—  Tu  ne  preferes  done  pas  rester  avec  ton  vieux  pere 
et  ta  jeune  sODur?  murmura  une  voix  qui  fit  fremir  Sal- 
viati. 

—  Vous  ici  1  s'ecria-t-il. 
C'etait  Matteo  Turbi. 

—  Je  t'ai  suivi,  je  t'ai  vu  entrer  dans  la  villa  Medicis, 
et  j'ai  attendu  que  tu  en  sorlisses ,  car  j'avais  peur  qu'il 
nel'arrivM  malheur.  yueviens-tu  done  de  faire,  pauvre 
enfant? 

—  Ce  que  je  viens  de  faire...  mais...  mais  rien,  mon 
pere!  Oh!  ne  m'interrogez  pas!  j'ai  faitserment  de  carder 
le  silence,  comme  je  puis  aussi  faire  serment  de  n'y  re- 
tourner  jamais. 

—  Tu  me  le  promets...  tu  le  jures? 

—  Oui ,  mon  pere! 

—  Que  Dieu  te  benisse ! 

Et  tous  deux  se  hiterent  de  gagner  la  maison  oij  dor- 
mail  Virgo. 

IV. 

II  connaissait  le  coeur  humain,  celui  qui  avail  dit  ii 


86  LE   SAN 

Salviati:  ■  Rellfechissez,  vous  avez  hiiit  jours  pour  r6- 
pondre.  »  II  savait  bieii  qu'en  pareille  circonslance  il  ne 
fallait  pas  s'en  tenir  au  premier  moiivement.  —  Que  de 
bonnes  resolutions  ont  ele  emportees  par  le  temps,  ce 
grand  deslructeur  do  toutes  clioses! 

L'ambitioii  avait  jet6  le  trouble  dans  Vlime  du  jeune 
sanpietrino;  il  lui  semblait  qu'en  acceptant  la  deslinee 
que  le  sort  lui  avait  faite,  il  derogeait  i  son  nom  et  a  la 
gloire  que  son  pere  avait  acquise.  Mais  depuis  la  nuit  ou 
il  avait  eu  devant  les  yeux  I'etrange  spectacle  du  conseil 
masque,  et  depuis  que  sa  volonte  seule  I'attachait  Ji  sa 
mediocre  profession,  ce  ne  fut  plus  le  trouble  qu'il  y  eut 
dans  son  coeur,  mais  bien  une  continuellc  tenipete,  lulte 
terrible  et  sublime  de  I'honneur  contre  la  deloyaute.  Plus 
que  jamais  Salviati  se  laissait  absorber  par  de  noires  pen- 
sees,  et  quand  ses  preoccupations I'agitaient,  il  devenait 
insensible  h  tout  ce  qui  se  passait  autour  de  lui,  il  etait 
muet,  sourd,  aveugle:  son  existence  tout  enliere,  son  in- 
telligence, semblaient  suflire  a  peine  pour  peser  une  a  une 
les  reveries  qui  passaient  devant  lui  comme  des  nuages 
noirs.  S'il  se  trouvait  alors  aupros  de  Matteo  Turbi  et  de 
Virgo  sa  soeur  et  sa  fiancee,  on  eiit  pu  penser  qu'il  ne  les 
voyait  pas.  Les  provenances,  les  douces  paroles,  les  ca- 
resses etaient  impuissantes ;  ou  s'il  s'arrachait  un  instant 
a  sa  mMancolie,  il  y  retombait  bienlot. 

II  y  avait  quatre  jours  que  la  fatale  proposilion  avait 
ele  faite  i  Salviati,  il  lui  semblait  qu'un  an  s'etait  ecoule  ; 
il  venait  de  sortir  de  la  maison  de  son  pere  adoplif,  lors- 
que  Virgo,  tout  en  larmos,  se  rendit  aupres  du  vieux 
Matteo. 

«  MonDieu!  dit-elle,  Salviati  ne  m'aime  plus. 

—  Tais-toi  done,  ma  fille,  dit  le  batelier,  n'ajoule  pas 
a  la  tristesse  naturelle  qui  le  d^vore,  la  douleur  que  lui 
causerait  un  semblable  reproche. 

—  Tout  a  I'heure,  il  sorlait,  et  je  lui  demandais  pour- 
quoi  il  ne  venait  pas,  avant,  vous  dire  bonjour;  il  ne  me 
repondait  pas;  ellorsque,  lui  voyant  ouvrir  laporte,je  me 
suis  elanc6e  vers  lui  en  disant  :  ■  Salviati,  vous  ne  m'ai- 
mez  plus!  •  11  a  disparu  comme  s'il  n'ciit  pas  enlendu 
ma  voix. 

Et  en  disant  ces  paroles,  Virgo  laissa  deborder  ses  san- 
"lols. 

—  Mafille,  reprit  Matteo,  il  vient  un  i\ge  dans  la  vie  oil 
de  sombres  penseesvoustourniententmalgrO  vous-mfime; 
attendons  encore  quelque  temps,  et  tu  verras  bientfit 
changer  le  naturel  de  Salviati.  Quoi  qu'il  arrive,  il  t'aime, 
il  a  toujours  dit  qu'il  ne  pourrait  vivre  sans  loi. 

La  fenStre  de  la  chambre  de  Matteo  etait  ouverle,  et, 
par  un  de  ces  caprices  de  ternpt^rature  frequents  en  Italic, 
lesoleil,  quoiqu'en  hiver,  so  promenait  majcstueusement 
sur  un  ciel  bleu. 

—  Vousserez  unis  et  heureux,  continuait  le  vieillard, 
qui  ne  parlait  ainsi  que  pour  consoler  sa  fillo,  comme 
ces  deux  blanches  colombes  qui  traversent  le  Tibre  en  ce 
moment. 

Virgoregardal'endroit  que  lui  designai t  son  pere,  et  elle 
vit  en  effet  deux  de  ces  oiseaux  ^  une  petite  dislance  du 
bord;  mais  au  moment  oil  ils  allaient  avoir  accompli  leur 
trajet,  un  coup  de  feu  se  fit  entendre,  et  au  lieu  de  deux 
colombes,  une  seule  resta  dans  les  airs. 

—  Mon  pferel  s'fecria  la  jeune  fille  haletante  et  glacce. 

—  Mon  enfant ! 


PIETRINO. 

Et  Malteo  soutint  Vir^o  dans  ses  bras,  car  elle  scrait 
tombee  sans  cela. 

—  Pas  de  superstition ,  disait-il ,  quoique  la  pilcur  de 
son  visage  temoignSt  que  lui-mSme  n'en  etait  pas  exempt. 
Necroyons  jamais  pouvoirlire  les  desseins  de  Dieu  dans 
un  evenement  que  fait  naitre  le  hasard. 

II  mit  tous  ses  efforts  a  effacer  le  douloureux  effet  de 
ce  sombre  presage.  —  Virgo  ne  pleurait  plus,  mais  a 
compter  de  cet  instant  la  tristesse  vint  pilir  les  roses  de 
sesjoues. 

Au  moment  oii  cet  evenement  se  passait,  Salviati  s'as- 
seyait  dans  le  dome  de  Saint-Pierre  sur  la  plinthe  ou  com- 
mence la  concavite  de  la  coupole,  a  six  cents  palmes  du 
pave;  il  venait  de  disposer  sur  la  lanterne  divers  instru- 
ments de  I'illumination  qui  se  preparait  pour  la  solennite 
du  carnaval  remain. 

—  Malheureux!  lui  cria  une  voix  qu'il  reconnut  bien- 
tot  pour  celle  de  Jeronimo  Brimbetto,  tu  avals  oubliO  de 
nouer  la  corde  a  laquelle  ta  vie  etait  tout  a  I'heure  at- 
tachee. 

—  J'avais  oublie,  dit  froidement  Salviati ;  il  faudra  que 
j'y  songe  une  autre  fois. 

—  Mais  tu  ne  sais  done  pas  que  si  tu  n'es  pas  maintc- 
nant  broye  sur  le  pav6,  tu  ne  le  dois  qu'Si  la  protection 
de  saint  Pierre,  notre  bienheureux  patron? 

—  J'allumerai  un  cierge  sur  son  tonibeau. 

—  Quelle  indifference!  Tiens,  Salviati;  mon  pauvre 
garron,  tu  n'etais  pas  fait  pour ^tre sanpietrino;  et  si  tune 
chassesles  reveries  qui  t'absorbenl,  tu  auras  avant  long- 
temps  une  distraction  qui  te  coiilera  la  vie. 

—  Oh!  bon  Jeronimo,  repondit  Salviati,  merci  de  re- 
connailre  que  je  n'etais  pas  fait  pour  vivre  ainsi ,  tu  es  le 
seul  qui  ait  quelque  compassion  pour  le  fils  de  Jean  Car- 
bone. 

—  Mais  je  ne  le  dis  pas  cela  pour  le  degoiitcr  de  ton 
metier;  au  conlraire,  je  voudrais  te  voir,  a  force  de  re- 
montrances,  changer  de  caractere  en  chassanl  tes  vaines 
illusions. 

—  Tu  as  grand  tort,  Jeronimo,  de  revenir  sur  tes  pro- 
pres  paroles;  je  ne  suis  pas  un  bon  sanpietrino  et  je  ne 
pourrai  jamais  I'etre. 

—  Mais  alors  que  veux-tu  faire? 

En  parlant  ainsi  ils  etaient  descendus  sur  le  balcon  en 
pierre  qui  borde  I'interieur  de  la  voOte.  A  leurs  pieds  se 
mouvait  Rome  entiere,  et  un  regiment  de  hallebardiers 
suisses  rentrait,  musique  en  lete,  dans  les  casernes  du  Va- 
tican. Le  son  des  instruments  militaires  causa  un  instant 
de  vertigo  a  Salviati ;  il  s'arreta  immobile,  on  eut  dit 
qu'il  voulait  Ji  lui  seul  aspirer  toute  cette  harraonie,  tant 
il  y  trouvait  de  rharmes. 

—  Salviati ,  lui  cria  Jeronimo,  s'apercevant  que  celui- 
ci  ne  le  suivait  plus,  Salviati,  viens  done. 

Le  jeune  sanpietrino,  palpitant  de  bonlieur,  suivait  des 
yeux  la  masse  rouge  et  blanche  qui  s'engouffrait  dans  une 
des  portes  du  palais. 

—  Tu  n'entends  done  pas?  demandait  Jeronimo  en  ap- 
prochant  de  lui  et  laissant  tomber  sa  main  sur  son  Opaule. 
Les  soldats  avaient  disparu. 

—  Ah!  fit  Salviati,  je  m'oubliais...  Puis,  s'animanl 
tout  a  coup  et  le  visage  illumine  d'un  irrfeistible  bon- 
heur  :  —  VoilJi  comment  doivent  i^lre  les  Francais,  s'ecria- 
til;  seulement  lours  habits  sont  bleus,  leurs  pliimets  rou- 
ges, et  leur  drapeau  tricolore!  Ah!  vois-tu,  pour  etre  soldat 


LE   SANPIETRINO. 


87 


de  Bonaparte  un  jour,  je  donnerais  dix  ans  de  ma  vie! 
Comprends-tu  avec  quelle  gloire  ils  ont  di  entrer  dans 
les  villes  d'AUemagne  et  d'Autriche?  Comprends-tu  com- 
bien  les  blesses  devaient  6lre  fiers  en  voyant  leur  sang 
arroser  la  (erre  vaincue? 

—  Pauvre  Salviati !  interrompit  Jeronimo,  qui  afait 
croise  ses  bras  en  ecoutant  cette  belle  heroide.  II  faut 
done  decidement  que  tu  sois  soldat  du  Directoire? 

—  II  le  faut ! 

Dans  ces  (rois  mots  Salviati  mit  un  ton  si  solennel  et 
si  r&olu  que  Jeronime  ne  put  s'empecher  de  faire  un 
gesle  de  douleur. 

—  Eh  bien,  reprit-il,  puisque  tes  destins  fappellent 
si  irrevocablement  vers  le  drapeau  francais,  je  te  facili- 
terai  les  moyens  de  t'enrbler  dans  un  regiment  de  ligne ; 
je  me  souviens  maintenant  qu'un  cousin  de  ma  femme  est 
capilaine  dans  le  vingt-deuxifeme.....  Mais  que  dis-je 
done!  s'ecria  Jeronimo,  en  changeant  de  ton  tout  a  coup, 
et  ton  pere,  malheureux,  et  ta  sceur!...  tu  les  abandon- 
nerais? 

Salviati,  qui  avait  accueilli  les  offres  du  vieux  sanpie- 
trino  avec  des  transports  de  joie,  changea  subitement  en 
entendant  ces  derniferes  paroles;  ses  bras  tomberent  sans 
force,  son  regard  plaintif  se  leva  vers  le  ciel. 

—  C'est  vrai ,  dit-il ,  vous  avez  raison,  ils  en  mour- 
raient. 

—  Enfant,  bannis  tes  illusions,  tu  dois  rester  sanpie- 
trino  ! 

Et  en  disant  ces  mots,  Jeronimo  disparut. 

—  Sanpietrino!  loujours  sanpietrinol  et  cependant  je 
n'aurais  qu'un  mot  a  ecrire  pour  entrer  dans  le  palais  du 
pape,  et  la,  avantageusement  place,  pouvant  de  mes  ga- 
ges nourrir  Matteo  et  sa  fille,  honore,  silr  de  parvenir,  et 
maitre  aprfa  tout  de  tenir  ou  non  un  engagement  crimi- 
neU...  Oh  non,  je  ne  puis  pas  accepter  une  faveur  queje 
devrais  payer  d'une  infamie ;  promettre  dans  ce  cas,  c'est 
tenir  i.  moitie.  Jamais!...  Et  cependant,  si  je  reste  san- 
pietrino. je  mourrai  avant  peu  victime  d'une  distraction, 
dit  Jeronimo...  Oh!  il  vaut  mieux  mourir  ainsi  que  vivre 
comme  un  traitre ! 


C'etait  le  jour  du  carnaval  a  Rome  ;  en  aucun  pays  du 
monde  on  ne  voit  de  plus  merveilleuses  rejouissances.  Le 
Teslaccio,  coUine  artificielle  formee  des  debris  de  la  po- 
terie  romaine,  avait  de  bonne  heure  ouvert  ses  immenses 
osteries,  ses  guinguettes  si  joyeuses,  si  pittoresqucs,  a 
lout  ce  que  la  ville  peut  compter  de  franche  et  gaie  po- 
pulace. Les  femmes  et  les  Biles,  pour  arriver  et  resider 
sans  scandale  au  Teslaccio,  portent  le  chapeau  dhomme 
enrichi  de  fleurs  et  de  rubans,  ce  qui  ne  donnait  qu'un 
nouvel  attrait  a  leur  physionoraie  deja  si  passionnee.  La, 
les  tambours  basques,  les  guitares  et  les  harpes  sonnaient 
le  saltarelln,  que  dansaient  les  MinenU,  sorte  de  fashio- 
nables des  faubourgs,  et  I'orcheslre  ne  suspendait  ses  ac- 
cords de  danse  voluplueuse  que  pour  accompagner  quel- 
que  vive  et  gaillarde  canzonette.  La  place  Navone,  an- 
cien  cirque  d'.41exandre  Severe,  etait  transformee  en  un 
limpide  lac  oil  les  courses  des  chars,  sur  le  sol  convert  de 
trois  pieds  d'eau,  allaient  donner  le  spectacle  d'une  bi- 
zarre naumachie.  Le  satirique  Pasquin  et  son  compere 


Marforiofaisaient  bien  eerlaineraent  leurpartie  ce  jour-la. 
Le  soir,  force  saltimbanques,  charlatans  et  polichinelles 
offrirent  au  joyeux  public  toutl'esprit  qu'ilsavaient  ^co- 
nomis^  pendant  un  an  pour  le  depenser  k  cette  fSte ;  puis 
la  girandole  du  fort  Saint-Ange  s'^lanca  comme  un  vol- 
can  en  remplissant  les  airs  de  feux  menacants  et  d'une 
effrayante  detonation  ,  au  moment  oil  la  basilique  de 
Saint-Pierre  dessina  en  traits  de  feu  ses  gigantesques  pro- 
portions. 

Lesoleil  tombait  a  I'horizon,  il  y  avait  dans  Rome  cetle 
clameur  que  forme  tout  un  peuple  se  remnant,  criant  et 
attendant. 

Salviati  sortait  de  sa  chambre  ;  il  ^tait  pile,  il  serrait 
un  papier  ploye  sous  son  v6tement,  et  en  descendant  vers 
la  petite  salle  oil  I'attendaient  Matteo  et  sa  fille  :  —  J'irai 
ce  soir,  apres  rilluminalion !  murmurait-il. 

Virgo  lui  prit  la  main,  Matteo  jela  sur  lui  un  regard 
dans  lequel  il  y  avait  des  larmes. 

—  Salviati,  dit-elle,  mon  pere  et  nioi  nous  ne  sommes 
pas  sortis  d'aujourd'hui.  Les  fetes  n'ont  pu  avoir  aucua 
charme  pour  nous,  et  savez-vous  pourquoi"? 

—  Parce  que  je  suis  un  fils  barbare  et  ingrat !  prononca 
le  sanpietrino,  parce  quo  mon  affreux  egoisme  n'a  pu 
preferer  votre  tranquillite  a  mes  reveries  insensees  !  Oh  ! 
tout  cela  est  fini,  pardon,  pardon  de  vous  avoir  causS- 
tant  de  chagrins!...  ficoutez,  a  compter  d'aujourd'hui  je- 
vais  reprendre  la  gaietii  de  mon  jeune  ilge  ;  toi,  ma  Virgo, 
bientot  ma  femme,  tu  n'auras  qu'k  me  rappeler  la  pro- 
messe  que  je  fais  a  cette  heure  pour  que  jamais  je  ne  re- 
tombe  dans  la  tristesse  qui  vous  a  donn^  tant  de  peines  ; 
et  vous,  mon  p^re,  car  je  vous  doisce  nom,  me  pardon- 
nez-vous? 

—  Si  je  te  pardonne,  cher  enfant  ! 

Et  Matteo  Turbi  pressa  le  sanpietrino  sur  son  coeur. 

—  Je  savais  bien,  s'teria-t-il  transporte  de  joie,  que 
ce  nuage  ne  devail  pas  loujours  peser  sur  ta  tele.  Je  con- 
naissais  ton  coeur  bon  et  innocent,  et  je  disais  b  ma  fille 
que,  n'ayant  aucun  remords  sur  la  conscience,  tu  ne  pou- 
vais  ressembler  k  ceux  qui  ontcommisun  crime.  Allons, 
Virgo,  le  bonheur  revient  pour  nous ;  revets-toi  de  tes 
plus  beaux  habits  ;  moi,  je  mellrai  mon  chapeau  neuf,  et 
nous  irons  voir  la  Giraiidola.  Puis,  tenez,  si  vous  voulez 
m'en  croire,  mes  enfanls,  il  faudra  vous  marier  bientit. 


—  Quand  vous  voudrez !  dit  Salviati  avec  precipi- 
tation. 


ss 


LE  LIEVRE. 


—  Dans  huit  jours  vous  vous  apparticndjez  I'un  ii 
I  autre. 

Apres  les  deinonslrations  de  joie  et  d'amour  que  de- 
vaient  causer  ces  paroles,  le  sanpiclrino  prlt  conge  de 
Malteo  ct  de  sa  fiancee,  et  en  sortant  de  la  niaison: 

—  Peinain,  niurniurait-il,  je  serai  au  ser\icc  de  Sa 
SaintettS ! 

II  lul  sombla  entendre  une  voix  qui  dit  a  son  oreille  : 
—  Deniain  tu  seras  trailre  et  deloyal. 

—  Oil  DOn!...  nonl... 

I'uis,  prenanl  une  resolution  irrevocable: 

—  Ce  soir  j'irai  k  la  villa  Medicis. 

nuit  lonibait ;  ello  semblait  descendre  des  collines 
•*  Tionie  pour  s'amasser  sur  le  sanctuaire  du  monde  chre- 
i.en,  oil  lout  etait  tumulte  et  niouvement.  Les  sanpie- 
Irini  le  parcouraieuten  tous  sens,  depuis  sa  basejusqu'au 
I'aite,  et  ils  ne  se  rencontraient  sur  les  etroits  escaliers 
des  coupoles  que  pour  se  recommander  I'un  a  I'autre  la 
vigilance  et  le  sang-froid.  —  L'beure  de  la  fabuleuse  illu- 
mination de  Saint-Pierre  allait  sonner.  Chacun  se  dispo- 
sait  a  gagncrson  posle. 

—  Qui  done,  demandait.Ieronimo  Brinibetto,  est  charge 
dallumer  les  feux  de  la  boule? 

II  faut  savoir  que  ce  qu'on  appclle  la  boule  est  le  der- 
nier morceau  del'edifice,  sur  lequel  s'eleve  la  croix,  et 
quo  re  point  du  dome  se  Irouve  a  quatre  cents  pieds 
du  sol. 

—  C'est  Salviati  Carbone,  repondirent  quelques  vieux 
s:irp:clrini,  qui,  de  nieme  que  Briinbetto,  n'avaient,  sans 
fioule  a  cause  de  leur  grand  ige,  que  des  functions  peu 
p.'rilleusesa  remplir. 

—  Salviali !  s'ccria  Jeroninio,  niais  c'est  impossible.  II 
c<l  a  inoitie  fou,  et  c'est  a  peine  s'il  sail  nouer  la  corde 
qui  le  suspend  !  Marroccliio,  ajouta-t-il,  en  s'adressant  k 


I'un  de  ses  caniarades,  faitcs  nion  service,  je  cours  pour 
surveiller  ce  malheureux  enfant. 

Un  coup  de  canon  resonna,  et  la  cloclie  de  Saint-Pierre 
jela  dans  les  airs  son  premier  son  d'allcgresse ;  c'etait  le 
premier  signal  de  rilluminalion. 

Jeroninio  essnuffle  arrivait  au  sonimel  du  dome,  et  it 
niontait  ie  premier  degre  qui  conduit  de  la  lanternoa  la 
boule,  lorsqu'avec  une  hideuse  expression  de  terreur  11 
enlendit  une  voix  qui  criait ;  —  Salviati,  ta  corde  n'est 
pas  nouee  I 

Get  borrible  cri  fut  aussitot  r^pete  a\ec  un  itidicible 
mouvenient  de  terreur.  —  Jeronimo  sentit  faillir  sesjam- 
bes,  une  sueur  froide  glaca  son  front,  il  regaidait  par  une 
des  fenetres  de  la  boule;  tout  a  coup  un  son  guttural, 
etouffeconinie  un  rJle  de  mort,  passa  sur  sa  ttite;  en  nienie 
temps  un  corps  traversant  I'espace  avec  la  rapidite  de  la 
foudre,  puis  apres  quelques  craquements  alTreux,  —  le 
bruit  sourd  d'une  masse  en  frappant  une  autre. 

Une  exclamation  d'horieur  reniplit  les  airs :  un  sanpie- 
trino  venait  d'etre  precipite  du  sommet  du  dome. 

Et  ce  sanpietrino,  c'etait  Salviati  Carbone  ! 

II  fut  tue  sur  le  coup.  —  On  trouva  sur  lui  une  letlre 
cacbetee;  onl'ouvrit;  ilyavaitce  mot  ecrit:  J'acccjrfc. — 
Ce  fut  un  niystiire  pour  tout  le  monde. 

Deux  jours  apres,  un  vieillard  et  une  jeune  (ille,  piles, 
et  les  yeux  baisses  vers  la  terre,  revenaient  du  cimetiere 
de  San-Spirilo.  Ces  deux  personnes  etaient  lellenienl 
cbangees  par  I'expression  de  douleur  qui  regnait  sur  leur 
physionomie,  que  I'on  eut  a  peine  reconnu  Malteo  Turbi 
et  sa  fille. 

—  Mon  enfant,  disail  le  vieux  balelier,  maintenani, 
quand  je  ne  vivrai  plus,  que  deviendras-tu? 

La  jeune  fille  leva  la  main  et  niontra  la  porle  d'un  cou- 
venl  qui  so  trouvail  devanteux. 


flISTOIBE  NATURELLE. 


IX  IIEVBE. 


Le  lievre  est  un  mamniifere  de  I'ordre  des  ronj;eurs,  et 
sa  fecondife  est  si  grande  que,  sans  I'inimense  destruction 
qu'cn  font  lesliommes,  les  animaux  carnassiers  etles  oi- 
seanx  de  proie,  il  ravagerait  les  cultures.  Ces  ravages 
s:?  coiiipreanent  quand  on  songe  que  la  femdle  met  bas 
lous  les  mois  trois  ou  quatre  petits,  qui  eux-niemes,  p?u 
(Ij  temps  apres,  concoivent  et  produisent. 

Le  lievre  est  d'un  naturel  douxettimide,  ilnesemontre 
rolero  que  pendantla  saison  des  amours;  alors  seulemeni, 
quelques  combals  ont  lieu  dans  leurs  elans  pacifiqucs; 
mais  hiertot  leur  naturel  debonnaire  reprend  le  dessus. 
C'est  batiiluellement  le  soir  ou  le  matin  (le  bonne  lieure 
que  le  lievre  sort  et  quitte  son  gite  {car  il  n'a  pas  de  ter- 
rier comme  le  lapin).  Alors  il  cherclic  des  racines,  des 
graiiics,  des  herbes,  des  fruits,  et  particulierement  les 
p'.anlesdon!  la  ^idveest  laiteuse  ;  et  miinie  pendant  I'hiver, 


lorsque  la'faim  le  presse,  il  ronge  volontiers  I't'corce  la 
plus  tendre  des  jeunes  arbres.  II  ainiea  s'ebatire  pendant 
unbeauclairde  lune,  ou  lorsque,  le  malin,  les  herbes  char- 
gees  de  gouttes  de  rosee  semblent  couvertesde  diamants 
et  de  perles;  mais  au  moindre  feuillage,  la  troupe  epou- 
vantei  prend  la  fuite  et  disparait  avec  rapidite  dans  les 
huissons. 

Le  pelage  ordinaire  deilievres  est  roux,  mais  on  en  voit 
qui  tirent  sur  le  noir  et  d'aulres  sur  le  blanc,  suivant  les 
latitudes  oil  ils  se  trouvent,  car  cet  animal  est  ropandu 
sur  presque  I oute  la  surface  du  globe;  il  a  lesjambes  de 
derrif-re  bcaucoup  plus  longues  que  celles  de  devant,  et  ses 
cuisscs  sont  tres-musculeuses  ;  il  en  resulte  (ju'il  saute  el 
s'tlance  par  bonds  prodigieux,  mais  ne  court  pas ;  mal- 
gre  sa  vivacite,  il  echappe  difficilement  aux  renards  et 
aux  chats  sauvages  qui  lui  font  une  guerre  active. 


LE  LI 

Le  lievrea  le  muscau  arrondi,  recouvert  de  polls  longs 
el  soyeux  ;  scsyeux  sont  grands,  lateraux  etsaillants,  re- 
couverts  d'une  membrane  clignolaiite;  sesoreilles  longues 
cl  molles.couvcrles  depoilsau  dehors  sont  presque  unies 
all  dedans  ;  sa  levre  superieure  est  fendue  jusqu'aux  na- 
rines;  sa  queue  ties-courte  est  rclevee;  il  a  i  cliaque 
pied  cinq  doigls  ga:nis  dans  leurs  inlervalles  de  polls 
Iros-rudes  ettoulTus. 

On  a  pretendu  que  Ics  lievres  dormaient  les  yeux  ou- 
verls.  C'est  un  conle  ridicule,  car  on  a  observe  des  lievres 
domesliquesqui  dormaient  les  yeux  fermes;  mais  comme 
les  lievres  ont  une  grande  finesse  dans  les  organes  de 
t'ouie,  il  en  i'(5sulte  qu'il  est  Ires-difficile  de  les  surprendre 
cndormis.  Des  chasseurs  ou  des  paysans  s'approchant  du 
gite  oil  un  lievre  so  reposait  immobile  et  I'oeil  au  guet, 
auront  conclu  de  cette  inimobilite  quel'animal  dormait; 
c'est  d'autant  plus  ticile  a  comprendre,  qu'un  lievre  ne  se 
derange  qu'a  la  derniere  exlrcmile ;  si  une  personne  passe 


tVRE.  80 

pres  de  lui  avec  rapidite  et  d'un  air  insouciant,  il  la  si..' 
dn  regard,  mais  ne  bouge  pas.  Si  au  conlraire  on  marche 
avec  precaution  ellentenienl,  sa  defiance  estde  suite  eveil- 
lee  et  il  part  comme  un  Irait. 

Les  lievres  sont  doues  d'une  grande  intelligence  pour 
derouter  leschiens;  mais  leurs ressources sont  peu varices. 

■  J'ai  vu,  dit  du  Fouillouxdans  sa  Vcncrie,  un  lievre  si 

•  malicieux,  que  depuis  qu'il  voyait  la  trompe,  il  se  le- 

•  ^ait  du  gite;  et  eCil-il  ete  a  un  quart  de  lieue  de  la.  il 

•  sen  allait  nager  en  un  elang,  se  relaissant  au  milieu 
«  d'icelui  sur  desjoncs,  sans  6tre  aucunement  chassfedos 

•  chiens  ;  qui,  apr^s  avoir  couru,  venait  pousser  un  au- 

■  tre,  et  se  mettait  en  son  gite.   J'en  ai  vu  d'autres  qui, 

•  apres  avoir  ete  bien  courus  I'espace  de  deux  heures,  en- 
«  traient  par-dessous  la  porte  d'un  toil  a  brebis  et  se 
«  relaissaient  parnii  lebetail.  J'en'ai  vu,  quand  les  chiens 

•  lescouraient,  qui  s'allaient  mettre  dans  un  troupeaude 
t  brebis  qui  passait  par  les  champs,  ne  les  voulant  aban- 


«  donnerni  laisser.  J'en  ai  vu  d'autres  qui  allaient  par  un 
II  cote  de  haie  et  retournaient  par  I'autre,  en  sorle  qu'il 
•  n'y  avait  que  I'epaisseur  de  la  haie  entre  les  chiens  et 
«  lelievre.  J'en  ai  vu  d'autres  qui,  quand  ilsavaient  cou- 
«  ru  une  demi-heure,  s'en  allaient  monter  sur  une  vieille 
«  muraille  desix  piedsde  haul  ets'allaient  relaisser  en  un 
«  pertuisdechaufTantcouvert  delierre.  J'enai  vu  d'autres 
"  qui  nageaient  une  riviere  qui  pouvait  avoir  huit  pas 
1  de  large,  et  la  passaient  et  repassaient  en  longueur  de 
«  deux  cents  pas,  plus  de  viiigt  foisdevant  moi.  » 

Du  Fouilloux,  a  vu  sans  doute  de  merveilleuses  choses; 
mais  il  ne  dit  pas  tout  ce  dont  il  a  ele  tenioin,  car  nous 
connaissons  des  chasseurs  qui  en  ont  vu  bien  d'autres. 

Le  lievre  parait  Stre  un  animal  ami  des  pays  froids; 
0:1  a  observe  qu'il  esl  plus  grand,  mieux  nourri  et  meil- 
leur  dans  le  Nord  que  dans  le  Midi. 

Le  lievre  commun,  qui  se  trouve  dans  les  climats  tem- 
pcres,  ne  mue  jamais;  son  pelage  est  melange  de  roir,  de 
roux  etde  blanc,  suivant  I'^ge.  LemSle  a  la  teteplus  ar- 
rondie  que  la  femelle,  les  oreilles  plus  courles,  la  queue 
plus  longue,  et  le  derriere  tiranl  sur  le  blanc. 

Les  lievres  font  de  longues Iraites  et  entreprennent  quel- 


quefois  de  veiilables  voyages;  mais  c'est  toujours pen- 
dant la  nuit  qu'ils  s'eloignent  du  gite  habituel.  Pendant 
I'cte  ils  habitent  volontiers  les  bruyeres  et  les  vignes ;  I'hi- 
ver,  ils  recherchent  et  savent  tres-bien  choisir  les  lieux 
abriles,  exposes  au-  midi,  oii  la  concentration  des  raycns 
developpe  un  pcu  de  chaleur. 

On  nomme  bouquin,  le  lievre  mile;  haseh  femelle,  et 
levreaux,  les  pelils. 

M.  Isidore  Geolfroy  a  observe  au  Bengale  le  lievre  ,i 
queue  rousse. 

A  Java  il  en  existe  une  espece  qui  a  un  collier  de  cou- 
leur  brune  dont  un  appendice  s'etend  un  peu  sur  le 
dos. 

M.  Ehremberga  decrit  une  race  de  lievre  qui  setrou\e 
en  Egypteet  en  Libye,  remarquable  par  des  oreilles  ex- 
tremcmenl  longues,  un  pelage  roux-grisatre  au-dessus  et 
blanc  au-dessous. 

Le  lievre  du  Cap,  ou  lievre  des  rochers,  qui  a  ete  etudie 
par  MM.  Isidore  Geoffroy  et  F.  Cuvier,  habite  la  par- 
tie  meridionalede  I'Afrique;  son  nom  indiqueenpartie  scs 
habitudes:  c'est  un  habitant  descontrees  chaudes;  tandis 
que  le  lievre  tolai  vit  et  prospere  dans   les  regions  les 


90 


FAITS  MEMORABLES  DE  L'HISTOIRE  DE  FRANCE 


plusglacees  du  Greenland  etprfesdii  d^lroit  du  Barrow. U 
estordinairementd'unbruD  grisJtre.etquelquefoisblanc. 

Les  lifevres  se  chassent  tres-souvent  ci  lafTut ;  car  les 
bons  chasseurs  connaissent  parfaitement  leurs  habitudes, 
leurs  petiles  ruses  ct  une  multitude  d'indices  qui  de- 
■viennent  des  certitudes  pour  un  oeil  exerce ;  qnelquefois 
aussi,  en  plainc,  on  les  force  a  la  course  avecdes  levriers 
agiles  qui  les  atteignent  et  les  etranglent. 

Iln'est  pas  besoin  de  dire  que  la  chair  du  lieTre,  quoi- 
que  lourde  et  indigeste,  est  generalement  recherchee; 
elleetait  cependant  defendueaux  Juifs,  comme  elle  le  fut 
plus  tard  aux  mahomelans;  il  y  avait  probabletnent 
quelque  cause hygieniquedans  cette  prescription,  qui  fut 
sanctionnee  par  la  loi  religieuse. 

Le  lapin,  plus  petit  que  le  life-vre,  hii  ressemble  jusqu'a 
un  certain  pciintetparattfaire  partie  de  la  mfeme  fannille; 
mais  les  essais  infructueux  tentes  par  Buffon  pour  obtc- 
nir  des  produits  niixles  semblent  mililer  en  favour  de  la 
distinction  des  deux  espbces.  La  fecondite  des  lapinsest 
encore  plus  grande  quecelle  des  lievres,  de  sortequ'ils  ne 
tarderaient  pas  a  tout  ravager  si  on  ne  leur  faisait  pas  une 
guerre  des  plus  actives.  lis  ne  se  contentent  pas,  comme 
les  lievres,  d'etablir  un  g!te,  asile  a  tous  les  vents  et  n'of- 
frant  aucune  espece  de  security-,  ils  se  creusent  des  ter- 
riers oil  ils  sont  a  I'abri  de  I'altaque  des  hommes,  des 
oiseaux  de  proie,  ou  'ils  elfevent  leurs  petits  avec  .soin  et 
sanscrainte,  ayant  m^me  soin  de  creuser  ces  terriers  en 
zig  zag  pour  y  deposer  leurs  petits  sur  des  polls  qu'ils  y 
cnlassent. 

Le  lapin  sauvage  ou  de  garenne  est  d'une  couleur 
fauve,  noire  et  cendreo  comme  le  lievre ;  mais  parmi  les 
lapins  de  clapier  ou  domestiques,  il  y  en  a  de  blancs,  et 
mfime  de  noirs,  ces  derniers  en  moins  grande  quantity. 
Generalement  les  lapins  domestiques  n'ont  pas  autant 
d'intelligence  que  les  lapins  sauvages,  sans  doule  parce 
que,  n'ayant  pas  les  m^mes  besoins,  ils  n'ont  pas  a  se  suf- 
fire  k  eux-mSraes  et  k  se  preserver  de  raille  dangers. 
La  multiplication  des  lapins  est  sans  doute  considerable ; 


mais  ce  que  Ton  a  dit  de  leurs  ravages  en  Espagne  etdans 
les  Baleares  du  temps  des  Ibferes,  de  la  destruction  de 
Taragonna  par  desmyriadesde  ces  animaux,  nous  semble 
entach^  de  beaucoup  d'exageration. 

La  femelle,  feconde  a  cinq  ou  six  mois,  pent  produire 
jusqu'4  cent  vingt  lapcreaiix  par  an.  Leurs  plus  dange- 
reux  ennemis  sont  les  belettes  qui  chassent  pour  leur 
compte,  el  les  furels  que  dressent  les  braconniers. 

Les  personnes  qui  elfcventdes  lapins  dans  des  garennes 
closes  ou  dans  des  tonneaux  pour  en  faire  le  commerce, 
doivent  les  tenir  dans  un  grand  Mat  de  proprete,  si  elles 
veulent  les  voir  prosperer.  Lorsqu'ils  sont  jeunes,  il  faut 
les  nourrir  d'orge  et  d'avoine,  on  ne  leur  donne  que  plus 
tard  de  la  laitue  et  des  herbes  fraiches. 

Le  lapin-lih're  est  une  espece  tr^s-grosse,  dontla  chair 
eslexcellente,et  quiestnouvellcmentacclimal^eenFrance. 
Le  lapin-argentens  donne  une  belle  et  bonne  fourrure 
d'un  gris  argent^.  Le  duvet  en  est  prteieux  et  cher. 

Le  lapin  des  sables  ressemble  beaucoup  au  lievre  du 
Cap;  it  habile  d'ailleursles  memes  regions,  et  M.  Dela- 
lande  I'a  observe  au  pays  des  Hollentots.  Celui  de  Magel'- 
lanie  fut  signale  par  Magellan,  en  1520;  depuis, 
MM.  Lesson  et  Garnot  ont  reconnu  la  verity  de  C3  qu'a 
dit  I'illustre  voyagour;  il  est  d'un  noir  violacfi  avec  quet- 
ques  laches  blanches ;  ses  oreillcs  sont  d'un  brun  roux. 

Le  tapUe  du  Bresil  est  noir  et  roux,  il  a  une  tache 

blanchatre  sur  le  cou,  et  au  lieu  de  se  creuser  un  terrier, 

il  seloge  dans  les  vieux  troncsd'arbres  ronges  par  le  temps. 

Le  /ajomi/s;  habile  la  Sib^rie;  ses  oreilles  sont  petiles 

et  arrondies,  ses  jambes  sont  egales ;  il  terre. 

On  connait  encore,  comme  faisant  partie  de  la  nom- 
breuse  famille  des  lapins,  le  pika,  qui  habite  les  Alpes 
Siberiennes  et  qui  fait  pour  I'hiver  de  grandes  provisions 
de  foin  dont  il  ne  profile  pas  loujours  ;  car  les  indigenes- 
recherchent  ces  tas  de  fourrages  et  les  enlf-vent. 

Vogolon,  observe  par  Pallas,  prfes  du  lacBaithal  el  en 
Mangolie,  est  d'un  gris  pale;  ses  pieds  sent  jaunes  et  soa 
venire  est  blanc.  Olivier  le  Gall. 


FAITS  ME1I0R.\BLES  DE  L'HISTOIRE  DE  FRAIE  ET  DES  .\RMEES  FRA\'CMS 

DEPUIS  1789  JUSQU'A  NOS  JOURS. 


bous  ce  litre,  nous  aliens 
offrir  a  nos  lecleurs  le  ta- 
bleau des  evenements  les 
plus  remarquables  qui  se 
sont  acconiplis  dans  noire 
pays  depuis  les  premieres 
annees  de  la  Revolution 
francaise,  c'esl-ci-dire  de- 
puis la  fin  du  t^gne  de 
Louis  XV,jusqu'^  I'^poque 
contemporaine.  Notre  in- 
tention n'est  pas  de  com- 
poser une  histoire,  encore 
moins  de  donner  un  pre- 
cis; nous  nevoudrions  pas 
qu'on  nous  accusal  d' avoir 
oullie  noire  programme,   qui  consiste  a  instruire  et  k 


amuser  en  mftme   temps,  fl   faut  avoir  a  soi   bien  dut 

temps  pour  pouvoir  lire  les  livres  sdrieux,  detaiUes 
et  complets  qui  nous  ont  fait  connaitre  notre  histoire 
depuis  soixanle  ans ;  d'un  autre  cole  les  prteis  ont  I'in- 
conv^nientde  trop  resserror,  delrop  abreger,  etun  aper- 
f  u  trop  rapide,  par  consequent  sec  et  aride,  des  fails  les 
plus  saillants  de  nos  glorieuses  annales,  n'eCit  pas  rempli 
notre  but. 

Nous  avons  done  prefer(5  nous  en  tenirkun  recit,  dra- 
malis6  autant  que  possible  et  rendu  vivant,  en  quelque 
sorte,  a  I'aide  des  illustrations  dont  le  concours  nous  a 
paru  indispensable.  Tel  qu'il  sera,  du  resle,  notre  travail 
n'en  comblera  pas  moins  une  lacune  importanle,  laissee 
par  I'universite  dans  renseignement  hislorique.  Les  pro- 
grammes universilaires,  comme  on  salt,  s'arretent,  dans 
I'hisloire  moderne  et  dans  lliisloire  de  France,  a  la  con- 
vocation des  Hals  generaux.  Or,  c'est  justement  1^  que 


ET  DES  ARMEE 

nous  prenons  notre  point  de  depart  pour  arriverprogres- 
sivement  jusqu'aux  temps  les  plus  rapproches  du  nfilre. 

Toutefois,  et  nialgr6  les  difficulles  que  nous  aurons  a 
surmonter,  nous  comptons  bien  rester  impartiaux ,  et 
nous  nous  proposons  de  laisser  la  passion,  ainsi  que  les 
enthousiasmes  fanatiques  et  les  haines  systematiques,  a 
ceux  qui  ne  craignent  pas  de  faire  de  I'hisloire,  cette 
science  si  sainto,  si  respectable,  Tinslrument  d'un  parti. 
Dans  nos  tableaux,  oil  seront  retraces  tous  les  fails  qui 
ont  rapport  particuliijrement  k  nos  armees,  nous  reste- 
rons  Bdeles,  autant  que  le  comporte  la  raison  humaiiic,  ci 
la  verity  et  a  la  justice.  Nous  aurons  h  raconter,  k  une 
epoque  k  la  fois  sanglante  et  heroTque,  bien  des  crimes, 
bien  des  infamies.  Souvenons-nous  que  I'indignation 
excitee  par  les  forfaitsde  quelques-uns  ne  doit  pas  faire 
nublier  lesvertus  des  autres. 

En  effet,  depuis  les  temps  oil  Tacile  lletrissait  les 
crimes  des  empereurs  et  du  peuplede  Home,  i  toutes  les 
epoques,  sous  tous  les  regnes,  sous  tous  les  regimes,  on 
a  vu  des  hommes,  anibitieux  et  vils,  sans  vcrtus,  sans 
talents,  so  faire  avec  les  choses  les  plus  saintes,  avec  les 
mots  les  plus  sacr^s,  avec  la  gloire,  la  liberie,  des  armes 
sanglantespourconsonimer  les  forfaits  les  plus  execrables, 
les  meurtres  les  plus  inutiles.  Oui,  invoquons  sans  cesse, 
invoquons  les  lumieres  et  I'instruction  pour  cesbarbares, 
opprobre  de  toules  les  civilisations,  pullulant  au  fond 
des  societ^s  et  toujours  prfits  k  les  souiller  de  tous  les 
crimes,  a  I'appel  de  tous  les  pouvoirs  et  a  la  honte  de 
tous  les  partis.  Mais  gardons-nous  bien,  dcgoiites  que 
nous  serions  par  tant  d'abus  et  par  tant  d'exces,  de 
prendre  toutes  les  choses  d'ici-bas  en  horreur  ou  en 
pitie;  car  il  exisle,  soyons-en  persuades,  une  eternelle 
Providence  qui,  par  une  compensation  juste  etconsolante, 
a  mis  le  bien  a  cote  du  mal,  et  I'expiation  a  cole  du  crime. 

SEBMENT  DU  JEU   DE   PALME. 

L'impulsion  6tait  donnee,  et  la  Revolution  devait  s'ac- 
complir.  Maurepas,  Turgot  et  Necker  avaient  lour  a  tour 
occupe  le  ministcre,  et  aprfes  eux  de  Calonne  ;  de  Brienne 
avail succi5de ace  dernier,  puis  Necker  avail ete  rappele, 
etk  tous  ces  changements  dans  le  cabinet  le  pays  n'a\ait 
riengagne,  car  son  malaise  n'avail  pas  disparu  et  sa  mi- 
sere  n'avait  fait  que  s'accroitre.  Une  convocation  des 
etats  gen^raux  parut  nticessaire  ;  mais  cetev^nement,  qui 
semblait  d'abord  ne  devoir  amener  que  d'heureux  resul- 
lats,  donna  bienlot  naissance  aux  plus  graves  compli- 
cations. Ce  furenl  en  premier  lieu  des  discussions  sur  la 
verification  des  pouvoirs  et  sur  le  vole  par  ordre  et  par 
iHe,  qui  manquerent  d'exciter  entre  ces  trois  castes,  la 
noblesse,  le  clerg6  et  le  tiers  clat,  les  plus  facheuses 
temp^tes.  Puis,  il  y  eut  dus  imprudents,  des  amis  Irop 
irreflecliis  de  la  royaut^,  qui  conseillerent  la  persecution 
centre  ce  Iroisieme  ordre,  deja  si  puissant  et  qui  venait 
de  se  declarer  assemblee  nationale. 

De  son  c6te  le  parlement  avail  fait  offrir  au  roi  de  se 
passer  des  etats,  et  avail  promis  de  consentir  k  tous  les  im- 
pels. Ce  fut  a  Marly  qu'on  decida  une  des  resolutions  qui 
furenl  les  plus  fatales  i  la  royaute. 

La  seance  royale  avail  ite  fixce  au  21  juin.  Le20,  on  fit 
fernier  la  salle  des  etats,  en  pretexlant  certains  preparatifs 
exiges  par  la  presence  du  roi.  Tout  cela  pouvait  s'accom- 
plir  en  moins  d'une  demi-journee  ;  mais  on  avail  appris 


S  FRANgAlSES.  9« 

que,  la  veille,  le  clerge  avail  manifeste  I'intention  de 
s'unir  aux  communes,  et  on  crut  devoir  empecher  a  tout 
prix  celtc  union.  Un  ordre,  signe  du  roi,  suspendit  les 
seances  jusqu'au  22. 

Bailly,  que  ses  vertus  etses  talents  avaient  placi  a  la 
l^te  du  tiers  elat  dont  il  ^tait  le  chef,  croit  de  sor> 
devoir  d'obeir  i  I'assemblee,  qui,  le  vcndredi  19,  s'^tait 
ajournee  au  lendemain  saraedi,  et  s'avance  jusqu'a  la 
porte  de  la  salle.  Les  gardes  francaises  avaient  recu  la 
consigne  de  ne  laisser  entrer  personne.  Bailly  est  surpris 
de  cet  entourage  inaccoutume  ;  mais  il  est  rei;u  avec  de 
grands  egards  par  I'officier  de  service,  qui  lui  permet 
d'entrer  dans  une  cour  pour  y  ccrire  une  protestation. 
Surviennent  quelques  jeunes  deputes  qui,  emporles  par 
la  fougue  de  leur  age  et  par  la  colere  qu'ils  ressentent  a 
la  vue  de  cet  outrage,  veulent  penelrer  de  vive  force. 
Ueureusement  Bailly  se  bite  d'aceourir;  il  les  calme,  il 
les  emmene  en  les  suppliant  de  ne  pas  compromettre,  par 
de  I'imprudence,  I'officier  plein  de  courloisie  qui  s'est 
monlre  si  modere,  lout  en  faisanl  respecter  les  ordres 
de  ses  superieurs.  Inutiles  remontrancesl 

La  foule  augmente,  le  tumulte  s'accroit;  on  resiste  aui 
summations  faites  par  la  troupe,  onveut  a  toule  force  se 
reunir  ;  les  plus  exaltes  vonl  jusqu'a  proposer  de  s'assem- 
bler  en  seance  sous  les  fenetres  monies  des  appartemenls 
duroi.  D'aulres,  plus  raisonnables,  se  contenlenl  depar- 
ler  de  la  salle  du  jeu  de  [paume ;  aussitot  la  foule  s'y  pre- 
cipile,  le  proprielaire  s'empresse  de  la  mettre  a  la  disposi- 
tion de  I'asseniblce. 

Bien  souvent  nous  avonsvisite  cette  salle,  a  Versailles,, 
ruede  Gravelle,  pres  celle  de  I'Orangerie,  monument  c6- 
lebre  et  bien  modeste  de  I'un  des  evenements  les  plus 
decisifs  de  la  Revolution  franfaise  el  qui,  il  y  a  quelques 
annees,  scrvaitd'atelier  a  un  peintrede  batailles  fameux. 
Cette  salle  etait  vasto,  aeree,  mais  les  murailles  elaient 
tristes  el  nues ;  il  n'y  avail  pas  de  sieges  :  on  veut  faire 
asseoir  sur  un  fauteuil  le  president  qui  refuse,  et  declare 
qu'il  reslera  debout  comme  loute  I'assemblee.  Le  bureau 
est  un  simple  banc ;  a  la  porte  veillent  deux  deputes, 
I'assemblee  se  gardail  elle-mSme.  Mais  bient6t  arrive  la 
prevoto  de  I'hotel  qui  offre  ses  services  et  releve  de  leur 
poste  les  deux  gardiens  improvises. 

Le  peupleetail  accouruen  grand  nombre;  il  Staitmonle- 
dans  les  tribunes,  il  garnissait  les  murs  et  les  toils  voi- 
sins.  La  deliberation  est  ouverle. 

On  est  unanime  pour  bikmer  I'ordre  de  la  cour,  on 
s'eleve  centre  cette  suspension  arbilraire,  et  plusieurs 
moyens  sont  proposes  pour  arri^ter  kl'avenir  les  empieie- 
ments  d'une  pareille  prerogative  que  rien  ne  legitime. 
Les  esprits  deviennentde  plus  en  plusexaltes,  on  s'agite, 
on  en  arrive  deja  aux  partis  extremes,  on  va  jusqu'Jt 
proposer  la  motion  de  se  rendre  i  Paris  en  corps  el  a 
pied.  On  accueille  avec  explosion  cet  avis  imprudent,  on 
le  discute,  lorsque  Bailly,  toujours  modere,  toujours  de 
sang-froid,  elTraye  d'ailleurs  des  malheurs  qui  peuvent 
fondre  pendant  le  chemin  sur  I'assemblee,  exposee  ainsi 
a  la  violence,  craignant  aussi  la  division,  combat  de 
toutes  ses  forces  la  motion  et  la  fail  abandonner. 

C'est  alors  que  Mounier  prend  la  parole  et  propose  i 
tous  les  deputes  de  jurer,  parun  sermentsolennel,  qu'on 
ne  se  separera  pas  avant  qu'une  constitution  n'ait  kii 
donnee  a  la  nation.  On  accueille  avec  acclamation  la 
proposition  de  Mounier,  et  la  formule  da  serment  est  ar- 


92 


FAITS   MEMORABLES  DE  L'lllSTOIRE  DE  FRANCE 


lee  seance  lenante.  Bailly  reclame  I'honneur  tie  jurer  le 
premier,  et  doniie  lecture  de  la  formulesuivaiile:  «  Vous 
«  prelez  le  serment  solennel  de  ne  jamais  vous  separer, 
«  dj  vous  rassembler  partout  oil  les  circonslaiices  I'e.xi- 
«  geront,  jusqu'a  ce  que  la  constitulion  du  royaume  soil 
•  etablie  etalTermie  sur  dps  fondemenls  solides.  »  Bailly 
avail  prononce  ce  serment  d'uiie  voix  liaule  et  retenlis- 
sante,  qu'on  avoit  enlendue  du  dehors.  Tout  le  mcmJe 
ii  la  f  jis,  repete.  ■  Nous  lejuronsl  ■  tous'les^bras  selevent 
tendus  vers  Bailly,  qui,  debout,  impassible,  recoit  le 
serment  profere  par  loules  ces  voix.  Aussilot  le  peuple 
qui  enloure  le  jeu  de  paunie  pous^e  les  cris  de  Vive  I'as- 
semblec!  Vice  Ic  roi!  et  montre  par  la  qu'il  ne  fait  que 
reprendre  un  droit  qui  lui  apparlient.  Ainsi  un  engnge- 
ment  solennel,  dont  une  foule  immense,  sans  colere  et 
sansliaine  conire  la  royaute,  elaitle  temoin,  allait  assu- 
rer, grace  h  des  lois,  I'exercice  des  droits  les  plus  sacres. 

Les  deputes  s'occupent  ensuite  de  signer  la  declaration 
qui  vient  d'etre  adoptee.  Parmi  eux,  un  seul,  Martin 
d'Aucb,  fait  suivreson  nom'de  la  qualification  d'opposant. 
A  linstant  mfeme,  il  estl'objetde  plusieurs  interpellations  ; 
on  s'atlroupe  aulour  de  lui  en  tumulte.  Poui  se  faire  en- 
tendre, Bailly  est  obligii  de  monler  sur  une  table;  il  in- 
terpelle  tranquillcment  le  depute  et  lui  fait  observer  que 
s'il  a  le  droit  de  ne  pas  si.gner,  il  n'a  pas  celui  de  former 
opposilion.  Le  depute  opposant  mainlient  le  mot  ajoute, 
et  I'assemblee,  donnant  un  exemple  admirable  de  respect 
^>our  la  liberte,  admet  la  qualification,  et  permet  quelle 
subsislesur  le  proces-verbal  de  la  seance. 

Ce  n'etait  la  que  le  premier  coup  porte  il  un  ordre  de 
clioses  qui  avait  fait  son  temps;  mais  il  etait  serieux,  il 
devail  avoir  un  retenlissement  plus  serieux  encore.  Par 
malheur  pour  la  royaute,  la  noblesse  lui  fit  parler  un 
langa^e  qui  n'elaitplusde  circonstance,et,  dans  la  seance 
du  23,  Mirabeau,  par  sa  foudroyante  apostrophe  au  mar- 
quis (le  Breze,  indiqua  claircment  la  marche  qu'allait 
suivre  le  niouvement  revolutionnaire,  que  rien  desormais 
ne  pouvait  arreter. 

PBISE    DE   L.\    BASTILLE. 

Apres  la  seance  royale  du  23  juin,  I'assemblee  avait 
continue  ses  deliberations  malgre  les  ordres  du  roi ;  cetto 
desobeissance  audacieuse  etait  deja  un  commencement 
dhostilites;  la  reunion  definitive  des  trois  ordres  futun  vrai 
triomphe  pour  le  tiers  etat.  Les  premiers  travaux  de  I'as- 
seniblee,  nommec  plus  tard  constituante,  etaien! graves;  il 
nc  s'agissaitde  rien  moins  quededonner  une  constitution 
a  I'Etat  qui  n'en  avait  pas.  Mais  il  y  avait  1^  des  horames 
fernies,  energiques,  en  ineme  temps  que  prudents,  et  qui 
ne  se  laisserent  alter  ni  a  la  colure  ni  au  decouragemenl. 
en  presence  de  toutes  les  humilialions  dont  ils  lurent 
jouri;ellement  abreuves. 

Cependant  des  agitations  populaires  eclataient  chaque 
jour  a  Paris.  Le  peuple  avait  delivre  des  gardes  fran- 
caises,  enfermes  pour  cause  d'indisciplino,  a  I'.Abbaye;  le 
jardin  du  Palais-Royal  devenait  le  rendez-vous  des  agi- 
tateurs,  qui  I'avaient  transform^  en  un  vaste  club  oil  ils 
peroraient,  montes  sur  des  chaises.  La  cour,  pour  parer 
il  tons  ces  dangers,  commettait  imprudence  sur  impru- 
dence. Comme  tous  les  gens  qui  ont  peur  et  qui  ont 
recours  aux  moyens  extremes  parce  qu'ils  savent  que 
leur  cause  est  niauvaise,  elle  se  rejetait  sur  de  dangereux 


complots,  armes  perfides  qui  se  tournent  toujours,  dans 
des  circonstances  semblables,  centre  ceux  qui  s'en  ser- 
vent,  et  faisait  approcher  des  troupes  de  Paris.  Bienlcit  le 
renvoi  de  Necker  est  decide;  cet  eviinement  et  le  depart 
du  niinistre  congedic  font  perdre  a  la  cour  les  dernieis 
restes  de  la  popularite  que  lui  avait  value  cet  liomme 
d'fitat. 

Les  journees  des  l'2,  13  et  14  juillet  ont  marque  dans 
riiistoire.  On  ne  peut  nior  que  la  provocation  ne  soit  ve- 
nue de  la  cour:  le  prince  de  Lambesc  chargeant  aux  Tui- 
leries,avecle Royal -Allemand,  une  population  inoffensive, 
avait  excite  dans  tous  les  cceurs  I'lndignation  et  le  desir 
de  la  vengeance.  Camille  Desmoulins,  haranguant  le  peu- 
ple au  Palais-Royal,  avait  ete  I'auteur  de  I'emeute.  Bien- 
tot  le  peuple  se  dechaine,  brule  les  barrieres,  pille  les 
boutiques  des  armuriers,  et  les  brigands,  armes  de  pi- 
ques, reparaissent.  Les  bons  citoyens,  les  electeurs  se 
reunissent  alors  a  I'hotel  de  ville;  ils  appellent  a  eux  le 
prevot  des  marchands  et  Ic  lieutenant  de  police,  et  on 
precede  sur  le  papier,  c'est-k-dire  en  projet,  a  I'arme- 
ment  de  la  milice  bourgeoise. 

La  milice  est  en  effet  instiluee  ;  du  moins  on  s'occujie 
dans  cliacun  des  districts  de  Paris  de  I'organisation  de 
cetle  garde  civique,  qui  fut  I'origine  des  gardes  natio- 
nales.  Dans  la  matinee  du  lundi  13,  le  peuple  avait  de- 
vaste  Saint-Lazare  et  pille  le  garde  nieuble  pour  y  prendre 
des  amies.  Les  gardes  francaises  et  les  milices  du  guel 
avaient  ete  enrolees  dans  la  garde  bourgeoise. 

Cependant  le  prevot  Floselles  avait  piomis  des  armes; 
il  attendait,  disait-il,  douze  cents  fusils,  et  plus  encore  les 
jours  suivants-  Le  soir,  on  conduit  a  I'hotel  de  ville  les 
caisses  d'artillerie  annoncees;  on  les  ouvre,  elles  sont 
pleines  de  vieux  linge.  Le  prevot  court  les  plus  grands 
dangers;  le  peuple  crie  a  la  traliison.  Pour  le  satisfaire 
on  ordonne  la  fabrication  de  cinquante  mille  piques.  Des 
bateaux  charges  de  poudie  descendaient  la  Seine,  on  les 
arrele,  et  leur  contenu  est  aussitot  distribue  a  la  muUi- 
tude. 

La  plus  grande  confusion  rcgnait  a  I'hotel  de  ville;  oa 
ne  savait  a  quel  parti  s'arreter  :  on  avait  a  craindre  hois 
Paris  les  troupes  etrangeres  du  niarechal  de  Broglie,  et 
dans  la  ville  des  hordes  de  brigands.  Puis  il  fallait  a 
chaque  instant  calmer  le  peuple  et  detruire  ses  soupcuns. 
Dans  les  rues  avoisinantesle  desordre  etait  a  son  conible. 
tout  le  quartier  prfcentait  I'aspect  d'une  ville  en  etat  de 
siege.  La  nuit  fut  pleine  de  perils.  Des  brigands  me:ia- 
cerent  I'hotel  de  ville,  qui  fut  sauve  par  Moreau  de 
Saint-Mery.  Ce  courageux  elecleur  avait  fait  d'avance 
apporter  quelques  barils  de  poudre,  auxquels  il  menaca 
de  mettre  le  feu  :  la  foule  s'enfuit  epouvantee. 

Cependant  on  avait  depave  les  rues,  creuse  des  fosses  ; 
on  prenait  enfin  tous  les  moyens  de  rfeister  a  la  force. 
Paris  avait  dejii  une  milice,  dirigee  par  le  regiment  des 
gardes  francaises  avec  I'arlillerie  de  ce  regiment.  Deji  le 
mot  de  Bastille  etait  prononce,  tout  indiquait  que  de  ce 
c6te-la  les  evenements  seraient  decisifs. 

La  situation  de  cette  forteresse,  au  milieu  d'un  quar- 
tier trfe-populeux,  devait  attiier  I'attention  de  la  cour; 
dun  autre  cote,  on  avait  pris  toule  sorte  de  precau- 
tions pour  mettre  la  place  a  I'abri  d'un  coup  de  main.  A 
peine  les  troubles  avaient  ils  commence,  qu'on  avait  fait 
sortir  une  partie  des  prisonniers;  six  k  huit  seulement 
reslaient,  il  n'y  avait  plus  de  revolte  k  craindre    L'un 


ET   DES   ARME 

J'eux,  du  nom'de  Tavernier,  avait  ele  enferme  dans  une 
.nulro  clianibre.  Dans  celle  qu'il  avait  quillee,  on  avail 
oijvcrt  une  meurlriere  qui  commandait  I'enlree  inli- 
rieure,  et  on  y  avait  mis  un  fusil  de  rempart;  on 
y  iivait  renforce  la  garnison,  qui  se  montait  k  cent 
qualorze  liommes.  De  plus,  le  chclleau  conlenait  quaire 
rents  biscaiens,  quatorze  coffrets  de  boulcts  saboles, 
quinze  niille  cartouches,  un  grand  nombre  de  boulets, 
ileu\  cent  cinquante  barils  de  poudre  du  poids  de  cent 
vingt-cinq  livres  chaque.  On  avait  transporte  ces  barils 
(le  I'Arsenal  a  la  Bastille,  dans  la  nuit  du  13  au  14,  et  on 
les  avait  deposes  dans  le  cachot  de  la  tour  de  la  Liberie  et 
ii  la  sainte-barbe  sur  Ta  plale-forme. 

De  phis,  on  avait  transporle  sur  les  tours,  le  9  et  le  10, 
une  ^norme  quantile  de  paves  et  de  vieux  ferrements. 
Pendant  la  nuit  on  avait  taille  de  nouvelles  embrasures 
de  canons.  En  face  de  I'hotel  du  gouverneur  on  avait 
braque  deux  pieces. 

Evidemment  ce  plan  de  defense  devait  se  relier  ^  I'at- 
laque  qui  devait  avoir  lieu  dans  la  nuit  du  14  au  13 
conlre  Paris,  et  pour  laquelle  trente  mille  hommes  avaient 
'He  rt'unis  aulour  de  la  capilale.  Cetle  arniee,  ou  Ton  ne 


es  franc;aises.  93 

voyait  que  des  regiments  etrangers  k  la  solde  de  la 
France,  etait  sous  les  ordres  du  marechal  de  Broglie. 
D'ailleurson  ne  pouvait  pas  supposer  que  la  Baslille  put 
^tre  allaqu(?e,  bien  loin  d'Hre  prise,  avant  I'altaque  pro- 
jetfe,  pour  laquelle  devaient  concourir  des  troupes  noni- 
breuses.  Le  baron  de  Besenval,  commandant  I'armee 
royale  sous  les  ordres  da  marechal  de  Broglie,  avait 
adress^  deux  billets  a  M.  Delaunay,  qui  lui  ordonnaient 
de  tenir  le  plus  longtemps  possible,  en  lui  annoncant  de 
prompts  et  puissants  secours.  Les  deux  billets  furent  sai- 
sis  et  lus  a  I'hotel  de  ville.  En  depit  de  ces  contre-lemps, 
le  projet  de  la  cour  eut  probablement  rfussi  sans  I'im- 
prudence  du  prince  de  Lambesc,  dont  la  brutale  echauf- 
fouree  amena  les  consequences  les  plus  desastreuses. 

Cependant  I'assemblee  etait  plongee  dans  la  consterna- 
tion. En  vain  fit-on  supplier  le  roi  d'ordonner  le  renvoi 
des  troupes  et  I'organisation  des  gardes  bourgeoises;  I'as- 
semblee, neanmoins,  ne  perdit  pas  courage,  fit  adopter 
les  arrStes  les  plus  encrgiques,  et  se  choisit  M.  de  La- 
fayette pour  vice-president.  Les  nouvelles  les  plus  alar- 
mantes  ne  cessaient  de  lui  arriver;  les  bruits  les  plus 
siniitres  couraient  sur  les  projets  de  la  cour,  l'as.=embke 


devait  rester  livree  a  des  regiments  etrangers.  On  avait 
vu  les  princes  et  les  princesses  se  promener  a  I'Orangerie, 
flatter  les  officiers  et  les  soldats,  et  leur  fairs  apporler  du 
vin  et  toules  sortes  de  rafraichissemenls.  On  preparait 
ainsi  h  I'avance  I'execulion  du  grand  projet.  Paris  allait 
■'•tre  altaque  pendant  la  null,  le  Palais-Royal  devait  ^Ire 
enveloppe,  I'assemblee  dissoute;  puis  on  allait  satisfaire 
aux  besoinsdu  tresor  en  faisant  banqueroute  et  en  emet- 
tant  des  billets  d'Elat. 

Ce  qu'il  y  a  de  bien  certain,  c'cst  que  les  chefs  avaient 
rccu  I'ordre  de  faire  marcher  leurs  troupes  du  14  au  15, 
les  billets  d'fetat  etaient  prets,  les  casernes  des  suisses 
etaient  remplies  de  munitions,  et  le  gouverneur  de  ',;.  bas- 


tille  avait  demenage,  ne  laissant  dans  le  chateau  que  Ic 
choses  dont  on  ne  pent  pas  se  passer. 

L'assemblce,  toujours  inqui<;le,  altendait  tonjours  im- 
patiemment  des  nouvelles  de  Paris.  Le  sang  coulait.  di- 
sait-on;  lout  etait  perdu.  Enfin  le  roi  avait  consenti  a  ce 
que  I'armee  s'eloignat;  mais  il  etait  trop  tard,  et  bienlot 
on  apprit  les  evenemcnts  de  la  journte  du  14. 

Deja,  dans  la  nuit  du  13,  une  foule  immense  de  peuple 
s'etait  acheminee  vers  la  Bastille.  On  avail  deja  tire 
quelques  coups  de  fusil,  on  avait  crie  plusieurs  fois  :  A 
la  Baslille!  On  sitail  habitue  deja  a  I'idce  de  delruire 
ce  monument  caractcrislique,  dans  lequel  se  personni- 
iiail  un  '.ong  despolisuie.  On  deniandait  sans  ceise  des 


u 


FAITS  MEMORABLES  DE  L' 


armes  et  de  la  poudre.  Le  bruit  courail  qu'il  y  en  avail 
un  d^pflt  immense  a  I'hotel  des  Invalides.  Le  comman- 
dant, M.  de  Sombreuil,  en  defend  I'entree;  il  repond 
qu'il  lui  faut  des  ordres  de  Versailles.  La  multitude  ne 
veut  rien  comprendre;  elle  se  precipite,  force  les  portes, 
se  saisit  des  canons  et  d'un  grand  nombre  de  fusils. 

Cependant  un  people  immense  assiegeait  la  Bastille.  On 
donnait  pour  pr^texte  que  le  canon  de  la  forteresse  etait 
tourn^  contre  la  ville  et  qu'on  devait  empteher  qu'on 
ne  tirat  sur  Paris.  Le  depute  d'un  district  demande  la 
permission  d'entrer  dans  la  place,  le  commandant  y  con- 
sent. En  la  visitant,  il  compte  trente-deux  Suisses  et 
quatre-vingt-deui  invalides;  on  lui  promet  sur  I'honneur 
de  ne  pas  faire  feu  avant  d'etre  attaqu6.  Pendant  que  ces 
pourparlers  ont  lieu,  le  penple,  qui  ne  voit  pas  paraitre 
son  depute,  s'irrite,  et  celui-ci,  pour  calmer  la  foule,  est 
forc^  de  se  montrer.  Enfin  il  se  retire  vers  onze  heures. 
Une  demi-heure  apres  survient  une  autre  bande  avec  des 
armes,  criant  :  a  Nous  voulons  la  Bastille!  •  Alors  la 
garnison  enjoint  aux  assaillants  de  se  retirer;  ils  persis- 
tent dans  leur  dessein.  Deux  hommes,  plus  intr^pides 
<jue  les  aulres,  escaladent  le  toit  du  corps  de  garde,  ar- 
mes chacun  d'une  hacbe,  et  brisent  les  chalnes  du  pont, 
qui  tombe,  et  livre  passage  k  la  foule. 

On  se  pr&ipite;  on  court  ii  un  second  pont,  pour  s'en 
rendre  maitre  comma  du  premier ;  tout  Ji  coup  la  mous- 
<jueteric  telate  et  arrfete  les  assaillants,  qui  so  retirent 
mais  en  faisant  feu  i  leur  tour.  Onsebat  pendant  quelque 
temps. 

Cependant  les  aecteurs,  rassembles  k  I'hotel  de  ville, 
ont  entendu  le  bruit  des  decbarges  de  la  mousqueterie ; 
leurs  alarmes  augmentent,  ils  envoient  deux  deputations 
coup  sur  coup,  qui  somment  le  gouverneur  d'admettre 
dans  le  chSteau  un  detachement  de  la  milice  bourgeoise, 
sous  le  pr^texte  que  touts  force  militaire  existant  dans 
Paris  doit  relever  de  la  ville.  Les  deux  deputations  se 
succedent.  Une  foule  de  citoyens  avaient  penetr6  dans  la 
premiere  cour.  Au  milieu  d'un  pared  siege,  execute  par 
le  peuple,  il  ^lait  presque  impossible  d'entrer  en  ac- 
commodement,  on  ne  pouvait  d'ailleurs  se  faire  en- 
tendre. N^anmoins,  le  tambour  bat,  un  drapeau  s'ileve, 
et  le  feu  cesse.  Les  deputations  s'avancent ;  la  garnison 
va  les  recevoir,  mais  on  ne  peut  s'eipliquer. 

Quelques  coups  de  fusil  sont  tires  on  ne  sait  par  qui. 
Le  peuple,  convaincu  qu'on  le  trahit,  se  precipite  pour 
jnccndier  la  forteresse.  Cette  fois  la  garnison  tire  a  mi- 
traiUe.  Le  regiment  des  gardes  francaises  arrive  avec 
de  I'artillerie  et  commence  une  attaque  en  r^gle;  les 
canons  sont  mis  en  batterie  sur  lo  boulevard  Saint-An- 
toine. 

C'est  sur  ces  entrefaites  que  les  billets  du  baron  de 
Besenval  h  Delaunay,  commandant  de  la  Bastille,  sont 
interceptes  et  lus.  On  se  battait  toujours  avec  acharne- 
ment,  le  terrain  ^tait  dispute  pied  a  pied.  Au  bout  de 
quelques  heures,  Delaunay,  ne  se  voyant  pas  secouru  et 
la  fureur  du  peuple  augmentant,  pour  ne  pas  tomber  vi- 
vant  entre  les  mains  de  I'ennemi,  saisit  une  meche  allu- 
mee  pour  faire  sauter  le  chateau  et  s'ensevelir  sous  ses 
ruines.  Un  canonnier  lui  arrache  la  meche,  et  la  earnison 


HISTOIRE  DE  FRANCE,  ETC. 

I'oblige  k  se  rendre.  II  est  difficile  de  prevoir  les  conse- 
quences terribles  de  I'acte  que  voulait  accomplir  le  gou- 
verneur. La  premiere  enceinte  etait  deja  au  pouvoir  des 
assiegeants.  On  donne  les  signaux,  on  baisse  un  pont,  les 
assaillants  s'avancent  en  promettant  de  ne  faire  a\icun 
mal ;  mais  au  raSme  instant  une  foule  enorme  se  precipite 
comme  un  torrent  et  envahit  toutes  les  cours.  C'en  est 
fait,  tout  est  perdu. 

Les  Suisses  peuvent  s'^chapper.  Les  invalides  sont  ac- 
cables  par  le  nombre,  et  ne  sont  sauves  d'une  mort  cer- 
taine  que  par  le  courage  des  gardes  francaises,  qui  se 
d^vouent  pour  eux.  En  cet  instant  s'offre  aux  regards  de 
la  mullitude  une  jeune  et  belle  fdle',  toute  tremblante;  on 
la  prend  pour  la  fiUe  de  Delaunay;  elle  est  saisie,  et  elle 
allail  4tre  brdlee  vive,  quand  un  brave  soldat  se  jette  au 
milieu  de  la  foule,  I'arrache  de  ses  mains,  s'empresse 
d'allcr  la  mettre  k  I'abri  et  revient  se  baltre. 

II  6tait  cinq  heures  et  demie.  L'assemblee  de  I'hdtel  de 
ville  etait  dans  une  affreuse  inquietude,  lorsqu'elle  en- 
tend  un  long  murmure,  puis  des  cris ;  au  mSme  instant 
une  foule  fait  irruption  en  criant  vittoire.  La  salle  est 
envahie,  un  garde  francaise,  cribM  de  blessures  et  cou- 
ronne  de  lauriers,  est  porti5  en  triomphe  par  la  multi- 
tude. Quelqu'un  porte  au  bout  d'une  baionnette  les  clefs 
et  le  reglement  de  la  Bastille.  Une  main  sanglante,  qui  se 
dresse  au-dessus  de  la  foule,  agite  une  bouclc  de  col; 
c'est  celle  du  gouverneur  Delaunay,  qu'on  vient  de  deca- 
piter.  Le  malheureux  ne  s'etait  point  trompe  dans  ses  ap- 
prehensions ;  au  milieu  de  I'escorte  qui  le  menait  k  I'hotel 
de  ville  il  avail  ete  frappe  du  coup  morlel,  malgri  I'he- 
roisme  de  deux  gardes  fran^'aises,  Elie  et  Hullin,  qui  I'a- 
vaient  defendu  jusqu'a  la  derni^re  extrtoit6.  On  avail 
eu  a  deplorer  bien  d'autres  malheurs,  bien  que  les  victi- 
mes  eussent  ete  defendues  avec  le  plus  grand  devouement 
contre  la  fureur  du  peuple. 

Le  combat  avail  dure  quelques  heures ;  mais  en  ad- 
mettant  que  la  resistance  eiit  M  plus  longue,  rien  n'eilt 
pu  arr^ter  la  marche  rapide  des  ^vinements.  On  aban- 
donna  le  projet  d'altaque  pour  la  nuit  du  14  au  ISjuillet. 
Toute  la  journee  et  unepartie  de  cette  nuit  furent  emploj  ees 
k  se  fortifier  dans  Paris,  k  dc5paver,  a  barricader;  on  il- 
lumina  les  fenfitres.  On  deposa  a  chaque  elage  des  amas 
de  biiches,  de  ferrements,  des  paniers  de  cendre^  des 
vases  d'eau  bouillanle ;  toute  la  population,  en  armes,  bi- 
vouaquait  aux  barriferes.  L'attaque  projetie  ne  pouvait 
d'ailleurs  r^ussir  que  par  surprise.  L'armee  de  Broglie  se 
dispersa  dans  la  nuit,  abandonnant  ses  tentes,  ses  bagages 
el  une  partie  de  ses  canons. 

On  proceda  immediatemenl  a  la  demoUtion  de  la  Bas- 
tille ;  des  artisans  imagin&renl  de  sculpler,  avec  des  pierres 
provenant  de  la  forteresse  ddmolie,  de  peliles  Bastilles 
qui  se  vendirent  parfaitement,  avec  lout  le  succfes  de  la 
vogue.  —  La  prise  de  la  Bastille  fut  suivie  du  meurlre  du 
pr^vflt  Flesselles.  —  L'6v6nemont,  auquel  d'abord  on  ne 
voulul  pas  croire  a  la  cour,  fit  ensuite  une  sensation  pro- 
fonde.  Le  roi  en  fut  trouble  :  «  Quelle  revolte !  dil-il  au 
due  de  Liancourt.  —  Sire,  r^pondil  le  due,  diles  revo- 
lution! > 

A.-L.  Ravergie. 


=<^<^^^^i^iM^>^?^ 


LA  FREGATE  L'URANIE. 


95 


SCENES,  RECITS  ET  AVENTURES  DE  LA  VIE  MARITIME. 


I.A  FREGATE  Ii'URANIE  >. 


m. 


Vous  savez  que  la  miture  de  Brest,  une  des  plus  belles 
que  Ton  connaissp,  est  situee  au  pied  du  chateau.  Un 
massif  de  maconnerie  en  granit  lui  sert  de  base  ;  elle  est 
composee  de  trois  hauts  mSts  ou  bigues  qui  sont  assem- 
bles i  leur  extri^mit^,  se  terminant  h  angle  aigu  par  une 
sorte  de  hune  qui  se  Irouve  elevee  ^140  pieds  au-des- 
sus  de  la  nier  vers  laquelle  elle  est  fortement  inclinde ; 
des  clefs  ou  traverses  maintiennent  I'appareil,  qui  en  outre 
est  retenu  en  arriere  par  de  solides  haubans,  Irte-forte- 
ment  roidis  par  des  caps-de-moutons  '  ferres. 

En tSte'des  bigues,  des  gros  palans et  des  calicornes ' avec 
des  rouets  en  fonte  sont  frappt^,  et  la  manoeuvre  d'en  bas 
se  fait  a  I'aide  de  treuils  ou  cabestans  *. 

Les  bas-m^ts  furent  promptement  i^levcs  perpendiculai- 
rement  au-dessus  de  I'^lambrai ,  trou  par  lequel  on  les 
Introduit  dans  le  pont,  de  maniere  que  I'extr^miti^  basse 
aille  s'assujettir  dans  des  pieces  de  charpente  nommees  car- 
lingues,  etablies  dans  la  cale. 

Les  mats  sont  perpendiculaires,  comme  vous  le  savez, 
excepts  le  mdt  de  beaupre ,  plac6  k  I'avant  horizontale- 
ment. 

Les  autres  sent  :  le  grand  m&t,  au  milieu  ;  le  mSt  de 
misaine  a  I'avant,  et  le  m4t  A'artimon  a  I'arriere.  Cha- 
cun  d'eux  est  couronn^  d'une  htme,  plateau  demi-circu- 
laire  au-dessus  duquel  s'elevent  les  niAts  de  hune;  puis  en- 
core plus  haut,  les  perroquels.  Ces  derniers  mSts  peuvent 
se  depasser,  c'est-h-dire  etre  amenes  le  long  des  bas-mits 
comme  des  tubes  qui  glisseraient  centre  unecolonne;  le 
beaupr^  a  un  boule-dehors  qui  fait  le  m^me  office. 

Horizontalement  aux  mJts  etappuyees  centre  eux,  sont 
les  vergues  destinies  k  porter  les  voiles. 

Des  balancmes  suspendent  et  dirigent  les  vergues. 

Des  drisses  hissent  ou  amfenent  les  voiles  qui  sont  eten- 
dues  et  presentees  au  vent  par  des  eeoutes  et  des  bouli- 
nes. 

Je  ne  toqs  parlerai  pas  de  la  voilure  de  la  fregafe  et  de 
son  elegant  Edifice  de  cordages,  qui  se  croisent  dans  tous 
les  sens  et  dont  pas  un  seul  n'est  inutile.  De  ces  corda- 
ges si  multiplies  que  le  vent  fait  fr^mir  ou  sifSer,  selon 
qu'il  sounie  avec  plus  ou  moins  de  violence,  comme  une 
immense  harpe  ^olienne ,  les  uns  sont  places  k  demeure  et 
servent  de  point  d'appui  pour  maintenir  la  mSture  :  ce 
sont  les  manoeuvres  dormanlcs '  du  gr^ement ;  les  autres 
sont  les  manoeuvres  courantes  ',  c'est  h.  dire  qu'ils  agissent 
h  I'aide  des  poulies  pour  donner  le  mouvement  et  la  vie 
aui  vergues  et  k  la]voilure '.  En  faire  le  detail  serait  trop 

1  Voir  t.  11,  p.  S86;  (!(  I.  lit,   p.  61. 

'  CapB-de-moutoni.  —  Poulies  en  forme  ie  spTiereaplalie,  avec  Irois  Irons 
el  une  rainure  lur  le  aens  circutaife  ;  leur  wage  principal  esi  de  rider  le 
bout  d'en  bas  des  Uaubans. 

8  Co^icorne.  —  Reunion  de  deui  grosses  poulies  ou  monflles  i  trois  rouets. 

*  TrntiU  et  cabeatans.  —  Tout  le  monde  connait  le  trenil,  car  it  sert  i 
manceuvrer  la  ch^Trc  qui  est  d'un  usage  general.  Le  cabestan  est  une  sorte  de 
treuil  pcrpendiculairc  oil  I'cHort  se  fait  Iioriiontalemeat  par  lea  kommcs  ranges 
SIU  los  leviers. 


long,  trop  tecbnique  surtout.  Mais  les  occasions  d'en 
parler,  ainsi  que  de  toutes  les  autres  parties  constitulives 
des  navires,  se  reprfeenteront ;  car  les  recils  detaches 
que  je  vous  ferai  seront  ceux  des  aventures  qui  me  sont 
arriv^es  h.  moi-meme  ou  qui  m'ont  ^te  racontijes  par  des 
marins  qui  en  ont  ele  les  acteurs.  Comme  presque  tous 
ces  6venements  se  sont  passtjs  en  mer,  le  navire  y  jouera 
naturcUement  le  premier  role. 

Enfin,  la  fregate  bien  griie,  armee,  montee  par  un 
brave  tiquipage ,  se  rendit  en  rade,  et  peu  de  jours  apres 
nous  mimes  k  la  voile. 


DEUXIEUE  PABTIE. 

Lorsque  nous  partimes  de  Brest,  longtemps  nos  regards 
s'attacbferent  au  rivage ;  la  brise  itatt  fraiche,  et  nous 
vfmes  disparaitre  successivement  nosamis  qui  nous  adres- 
saient  du  rivage  un  dernier  adieu,  les  tours  du  cli&teau, 
puis  enfin  les  cotes  escarp4es  qui  dominent  I'Ociian.  La 
null  arrive,  et  le  jour  du  lendemain  n'eclaira  aulour  de 
nous  que  I'immensit^  des  mers. 

La  fregate  devait  se  rendre  sur  les  cotes  du  S^ntjgal 
pour  y  reprimer  la  traite  des  negres  qui  s'opi5rait  clan- 
destinement  malgre  la  stivfere  surveillance  des  croisieres, 
et  en  meme  temps  pour  prolt'ger  nos  comptoirs  ou  lo 
commerce  des  gommes  s'y  fait  stir  une  grande  ^chelle. 

Notre  traversee  eut  lieu  sans  incidents  remarquables, 
et  avec  une  rapidite  qui  vint  confirmer  la  bonne  opinion 
cpie  Ton  avail  de  noire  fregate.  En  ma  qualite  de  pilotin, 
j'litais  attache  h  la  timonerie,  ce  qui  me  donnait  de  lon- 
gues  heures  pour  r^ver,  lorsque  j'etais  a  mon  poste  prfe 
de  I'habitacle  ,  et  quand  le  mal  de  mer  voulait  bien  me 
le  permeltre. 

Arrives  sur  les  cotes  da  Senegal,  quelqnes  ^vdnements 
de  mer  saisissants,  qui  vinrent  nous  frapper  coup  sur 
coup,  fprouverent  la  sohdittj  du  navire  et  I'energie  de  nos 
hommes.  Nous  avions  pass6  quelques  jours  a  Goree,  ilot 
volcanique,  qui,  par  sa  position  et  sa  rade,  est  un  point 
important  de  la  cote  occidentale  de  I'Afrique;  nous  n'y 
avions  trouve  qu'une  chaleur  ^louffante,  des  negres  peu 
propres  et  des  mulAtresses  surcbarg^es  de  bijoxix,  ayant 

K  ifanc&urres  dorfflantea  :  haubans  ;  galhanbans ;  £tais  des  mitts  majenr  et 
d'arlimuD,  des  mils  de  bone  et  perroquels  de  fuugue ,  des  perruquets  et  per- 
rucbes  ,  drailles  des  foes  et  \oiIea  d'etai. 

6  UantBUvrea  courantes:  drisses;  ytagues;  balaocines,  bras;  eeoutes;  boa- 
lines. 

A\itree  ccirdages  :  cables;  grelins ;  baussi^res;  cayomes;  palans. 
*1  Potture.  Grand  mdt  :  grande  voile;  grand  hunier;  grand  perroquel;  grand 
perroquet  volant. 
SIi4aine  :  petit  bunier;  petit  perroquet;  petit  perroquet  volanL 
ArtimnK  :  perroquet  de  fougue  ;  perrucbe. 
Beaupr^  :  civadiere ;  contre-civadi^re. 
Puis  les  bonnettes  et  voiles  d'etai  Iriaugulaires  et  les  foes;  ces   Toiles  ne 
sont  pas  etendues  sur  les  vergues  comme    les   voiles  carrees:    c'esl   avec  del 
eeoutes  et  des  boulines  qu'elles  sont  d^ploy^es  on  serrcet. 


96 


LA  FREGATE  LURANIE. 


nn  madras  autour  de  la  iHe,  et  qii'on  ne  pouvait  trouver 
jolies  qu'Ji  I'aide  d'une  graiidc  bonne  volonte. 

Vers  lo  soir.  nous  aperciimes  unegoeletio  loule  peinle 
on  noir,  qui  glissait  sur  la  mer  unie  comme  une  glace, 
prit  chasse  des  qu'elle  nous  appr^ut,  et  se  couvrit  cle 
toile,  en  s'orientant  au  plus  pres ,  ce  qui  lui  elait  favo- 
rable; aussi  la  vimes-nous  bienlot  disparaitrea  rhorizon. 
Le  temps  etait  calnie  et  lourd,  le  ciel  etincclant,  la  mer 
bleue  refletait  nos  mJts  et  notre  greement,  en  vain  cher- 
chait-on  quelque  trace  de  vent ;  nous  etions  enchaiiies, 
pourainsi  ilire,  a  notre  place.  L'olTicier  de  quart  referma 
sa  longue-vue  avec  humeur.ct  se  mil  h  marcher  a  grands 
pas,  ce  qui  etait  de  mauvais  augure.  Tout  4  coup,  ccpen- 
dant,  il  s'arr^ta,  se  passa  la  main  sur  le  front,  examina 
I'horizon,  puis  se  porta  rapidement  vers  I'habitacle,  ou 
I'aiguille  de  la  boussole,  au  lieu  de  rester  tremblotlanle 
et  fixee  vers  le  nord,  tournait  et  retournaitsur  clle-mJme 
comme  si,  devenue  animee,  elle  eiit  et^  en  proie  a  une 
Vive  inquicl'tude. 

Aussilut,  le  vigilant  officier  fait  monter  le  nionde,  ser- 
rer  les  voiles,  amener  les  perroquets,  prendre  toutes  les 
dispositions  comme  si  nous  etions  assaillis  par  une  vio- 


lente  tempSte.  J'avoue  que  ces  dispositions  m'intriguferent 
beauconp,  car  je  nevoyaisqu'un  ciel  pur,  et,  a  I'horizon, 
un  petit  nuage  blanc  qui,  semblable  a  une  legero  loison, 
s'avancait  dans  le  ciel.  Le  pere  Kaban,  en  passant  pres 
de  moi,  me  dit  Ji  I'oreille  :  .Nous  aliens  danscr,  men 
camarade.' 

Les  previsions  de  rolRcier  ne  tardi;rent  pas  h  elre  jus- 
lifiees,  et  bien  nous  arriva  que  ce  fut  un  homme  d'expe- 
rience.  Ce  petit  nuage  s'avanca  avec  une  rapidite  extra- 
ordinaire, grossit  a  vue  d'eeil,  et  un  coup  de  vent  affreux, 
un  grain  blanc  enfin,  lomba  sur  nous  comme  la  foudre. 
.4utant  nous  etions  calnies  quelques  minutes  auparavant, 
autant  les  elements  dechaines  nous  secouerent  alors  avec 
violence;  la  mer  devint  horrible,  la  mature  craquait, 
quelques  voiles  qui  n'etaient  pas  encore  serr^cs  furent 
dcralingu(5es  et  emportees  Dieu  salt  ou.  Ballottes  par  les 
flols,  pousses  avec  rapidite  par  le  vent,  inondes  par  une 
pluie  battante,  nous  courumes  un  grand  peril,  car  nous 
range;\mes  k  honneur  une  chaiue  de  recifs  ou  nous  nous 
fussions  perdus  corps  et  bims,  si  la  Providence  n'eut  pas 
veille  sur  nous.  Nous  apercevions  les  lames  onfirnies  qui 
se  brisaient  sur  ces  roches  aiguiis,  et  leur  ecume  pUos- 


phorescente  qui  etait  emporlee  au  loin  par  les  vents. 

Une  heure  apres,  le  ciel  avait  reprissa  srrenite,  la  mer 
son  calme  trompeur,  et  tout  I'equipage  travaillait  a  re- 
parer  lesavaries  caus(5cs  par  le  grain  blanc.  Ces  oragcs 
sont  aussi  courts  que  violents,  d  est  vrai ;  mais,  comme 
dans  les  mers  tropicales  ils  tombent  a  I'lmprovisle  sur  un 
navire,  ils  sont  excessivement  dangereux;  c'est  pour  eux 
surtoutquel'on  doitappliquerledicton  :  ■Veilleaugrain.> 

Nous  venions  de  subir  une  rude  epreuve;  mais,  dans 
la  vie  de  marin,  on  en  a  lel'ement,  et  de  loutes  nature;, 


que  Ton  finit  par  voir  le  danper  avec  une  sorte  d'insou- 
ciance;  on  ne  peut  jamais  compter  sur  le  leiidemain,  on 
dort  paisible,  n'^lant  sepnre  de  la  mort  que  par  quel- 
ques planches.  Le  lendemain,  i  peine  parlail-on  de  cet 
episode;  mais  bienlut  un  nouvel  ev(5nemcnt  vint  captivcr 
notre  attention  ,  et  fairo  oublier  ce  grain  blanc  si  brutal. 
Deux  ou  trois  tronibes  passerent  pres  de  nous  vjrs  la 
fin  de  lajournee  et  nous  olTrireiit  un  spectacle  tellement 
merveilleux  ,  que  nous  oublii'iniei  qn'il  y  avait  un  grand 
dcnteri  le  conlemplcr  de  Irop  jrjs. 


Tj(>.  ? .  c  lAVPE  I}l3  ct  Comp.,  me  Dairielle,  ?. 


BRITISH 
MUSEUM 

7    AUG  30 

NATURAL 
HISTORY. 


, 


m  AJf  A  PARIS  \ 


PromeDade  de  Longcbam^is. 


IV. 


Les  predications,  —  la 
piomenade  de  Longchamps, 
—  les  concerts,  —  I'ouver- 
tureduSulon  etiesgrappes 
de  lilas  signalent  les  der- 
iiiers  jours  de  I'hiver  et 
I'aurore  du  printemps. 
■'^    C'est   une  epoque  animee, 

-  j  bruyaute,   pleine   de  phy- 

-  -sionomie;  les   rues  se  net- 
i  -  toient,  le  ciel  s'ouvre  aux 

:J_  rayoDs  tiedes,  et  de  toutes 
parts  voici  que  les  oiseaux 
et  les  Parisiens  reviennent 
s'abattre  dans  les  prome- 
nades, la  oil  les  grjnds  arbres  poussent  de  petits  bour- 
geons, les  uns  dessus,  les  autres  dessous.  Les  carrosses 
ne  sont  plus  crottes  jusqu'au  ventre  ;  el  si  quelquefois 
encore  une  giboulee  creve  sans  ditB  gare,  au  moins  le 
soleil  a-t-ii  la  galanterie  de  fralerniser  avec  elle  et  d'a- 
doucir  par  la  I'inclemence  de  son  precede.  On  se  surprend 
a  laisser  6leindre  le  feu  de  sa  cheminee,  on  sort  sans 
manteau,  on  marche  d'un  pied  plus  siir;  — oij  va-t-on? 
vous  le  savez  bien ,  oil  va  lout  le  monde  :  a  I'eglise,  au 
sermon,  au  Siabat. 

Quelques  oraleurs  Chretiens,  —  parmi  lesquels  on  dis- 
tingue M.  Lacordaire,  M.  de  Ravignan  et  M.  Cffiur  — 
onl  le  noble  privilege  d'allirer  une  foule  elegante  autour 

I  Voir  [..jei  1,  33  el  65. 
UI. 


de  leur  cliaire.  C'est  parfois  injustemenl  que  I'on  crie  a' 
la  frivolite  de  noire  epoque  :  ceux  qui  jettenl  un  bliime  si 
prompt  sur  la  generation  actuelle  ne  Tout  pas  vue  grou- 
pee,  un  jour  de  la  semaine  sainle  ,  sous  les  voutes  dun 

temple  retentissant  d'une   parole  eloquente  et  grave.  

La  France  est  le  pays  oil  il  ne  faut  desesperer  de  rieu , 
c'est  I'arche  des  Iradi  lions ;  et,  croyez-moi,  la  piele  est  en- 
core aussi  vivace  a  Paris  qu'au  fond  de  la  province,  ou 
sembleraient  vouloir  la  releguer  quelques  esprils  sou- 
cieux. 

Parce  que  Ton  bStit  de  coquettes  eglises,  toutes  relui- 
santes  d'.icajou  et  d'or,  d'un  aspect  mondain,  ce  n'cslpas 
une  raison  pour  crier  a  la  desolation  el  a  la  decadence  du 
catholicisme. —  La  dedans,  jene  vols  tout  au  plus  qu'une 
question  d'architeclure,le  joli  d^trfinant  le  beau,  le  slylf 
grec  remplacant  le  style  gothique.  Les  clochers  coiitaient 
Irop  cher,  et  &  defaut  du  genre  solennel  on  a  adopl(5  le 
genre  gracieux,  — quand  on  pouvait  s'entenira  la  sim- 
plicile.  Sancta  simplicilas!  —  Ce  n'esl  pas  seulement 
aux  edifices  religieux  que  ce  faux  gout  s'applique.  L'af- 
feterie  est  parloul,  a  chaque  coin  de  rue,  au  fronton  de 
tons  les  hotels  finis  d'hier. 

HeureusBmenl  qu'il  reste  encore  a  Paris  assez  de  vieux 
etseveres  monuments,  —  Notre-Dame,  Saint-Euslache, 
Saint-Germain-l'Auxerrois,  —  pour  se  consoler  du  luxe 
moderne  inlroduit  dans  I'arl  chrelien.  Les  ceremonies  du 
culte  onl  conserve  la  lout  leur  prestige  et  leur  majesty ; 
el  sous  les  arceaiix  noirs  des  piliers,  il  semble  voir  quel- 
quefois Hotter  des  ombres  d'anges.  —  Une  veritable  fete 
de  car^me,  c'est  lejour  desRameaux.  Je  ne  sais  rien  de 


OS 


plus  charn  ant  que  ce  bruit  de  branches  et  de  feuilles 
qui  se  fait  autour  des  egliscs,  sous  Ics  ponhe?,  dans  les 
rues  avoisinantes.  C'esl  la  religion  qui  c^iebre  le  prin- 
lemps.  Si  vous  n'avez  cntendu  courir,  dans  les  dMaJes 
obscurs  ettortueux  dela  Cite,  ce  fr(5missemcntjoyeux  des 
ranieaux,  vous  iiinorcz  uue  dos  plus  donees  et  des  plus 
ravissantes  emolioiis  doiit  celle  pieuse  coulume  est  la 
source. 

La  nuisique  qui  se  fait  le  soir  du  jeudi  saint  est  sou- 
vent  execulee  par  des  fenimes  du  munde,  —  et  c'est  une 
inspiration  dont  on  duit  leslouer.LeS(n6(i<eniprunlea!ors 
au  cliarme  de  leurs  voix  une  inexprimable  et  suave  liar- 
nionie,  qui,  loin  de  ramener  la  pensce  aux  i  hoses  de  la 
terre,  lend  au  coiitraire  a  I'elever  vers  les  spheres  celestes 
par  des  sentiers  plcins  d'encliantemeiils.  —  Cetle  epo- 
que,  loute  ^  la  devotion,  suffiraH  a  prouver  que  la  gan- 
grene n'est  pas  tant  au  eosur  de  notre  sieole  qu'on  veut  le 
dire.  La  divine  table  voit  approcher,  a  I'iques,  un  nom- 
bre  toiijours  croissant  de  jeunes  homnies  et  d'liommes 
I'aits;  etce  matin-la  Jes  cloches  ontbien  raison  de  sonner 
i)  toules  volees  et  de  dire  aux  nuages  leurs  plus  belles 
chansons,  car  c'est  tele  au  ciel  et  sur  la  terre,  joiesplen- 
dide,  bonheur  universel. 

Aiivoisinagedes  offices  de  la  semaine  sainte,  j'altribue 
la  profonde  desolation  dans  laquelles'en  va  lonibanl  d'an- 
nee  en  annee  la  promenade  de  Longchamps.  II  n'en  reste 
plus  aujourd'hui  que  le  nom,  demain  il  n'en  restcra  plus 
que  le  souvenir.  —  A  peine  les  anibassades  de  Naples 
etdeRussie  y  envoienl-ellcs  prendre  lair  a  leurs  equi- 
pages. Par-ci  par-li,  on  essaye  un  cheval,  uncarrosse, — 
et  puis  c'est  tout.  Quelques  tailleurs,  ne  pouvant  chasser 
unresle  d'habitude,  errent  au  milieu  de  la  foule,  en  re- 
vant  aux  modes  nouvelles  qu'ils  ne  voient  que  dans  leur 
cervea.u.  Des  coupes,  des  citadines,  voire  des  omnibus  , 
defilentimperturbablement  devarit  les  chaises  a  peu  pres 
vides  de  I'avenue  des  Champs-Elysees.  C'est  moins  gai 
qu'un  dimanche.  Aussi  n'cst-ce  que  la  fashion  de  contre- 
bande  qui  hasarde  a  Longchamps  sa  botle  vernie  et  ses 
ganls  paille  ;  les  veritables  princes  du  royaume  de  rele- 
vance s'enferment  hermetiquenient  chez  eux,  ou  restent 
a  devisrr  de  choses  de  sport  et  d'Opera. 

Cetle  fraction  brillante  de  la  populalion  parisienne  estun 
vaste champ  —  ivraie  etepisd'or  —  ouvertaux  poscurieux 
de  I'ecrivain  et  de  I'analjste.  II  est  rare  que  le  poete  qui 
s'enfonce  courageusement  dans  ses  sillons,  n'en  rapporte 
pas  un  livre,  roman  ou  peeme,  plein  d'une  couleiir  spiri- 
tuelleet  d'un  interet  etincelant.  N'est-ee  pas,  en  elTet,  le 
paysde  la  fantaisie,  ,de  Ihuiiwur,  des  dentelles  depnx, 
des  soupers,  des  chevaux,  du  plaisir  extravagant  et  sans 
fin?  Oil  r^ncontrer  ailleurs  cette  vie  impetueuse,  folle  , 
musquee,  vivace,  sans  sommeil,  jouant  toujours,  couranl 
toujours,  buvanttoujours';  C'est  teste,  c'est  vif,c'estjeune. 

On  se  prend  a  r6ver  des  pelits  grands  seigneurs  d'au- 

trefois,  des  mar(|uis  evapores  en  talons  rouges  eten  man- 
chettes  de  malineij,  des  Lauzun,  des  Fronsac,  de  toute 
cette  geut  fringaiite.fretillante,  pimpante,  qui  babillaient 
si  bien  au  bas  des  grands  escaliers  de  Versailles  et  qui 
etaientil  la  royaute  d'alors  ce  que  les  rayons  sontau  so- 

1p,1.  Ce  sont  les  memes  allures  sous  des  habits  plus 

"raves,  le  meme  dedain  du  banal  et  de  la  vie  commune  , 
les  mSmes  madrigaux  un  peu  plus  rarcs,  la  memo  imper- 
tinence un  peu  plusexageree;  et  cela  frise  tellement  le 
dix-huitieme  siecle  qu'apies  les  avoH-  lour  a  tour  appeles 


UN  AN  A  PARIS. 

dandys,  fashionables,  //on. 


on  en  est  vonu  I'annee  der- 
niere  a  les  bapliser  du  nom  de  yenlitskommes.  —  Vapour 
gentilhomme. 

Legentilhomme  —  d'aujourdhui  —  eslun  cire  parfai- 
tement  desoBuvi^,  dit-on  de  loutes  parls.  Profonde  er- 
reur  !  Sa  vie  est  au  contraire  une  occupation  per|ieluelle 
et  de  tous  les  instants,''!!  ne  s'apparlient  pas,  il  apparlient 
a  tout  le  monde.  La  femme  a  la  mode  n'a  pour  pnscr  que 
les  quelques  pieds  carres  d'un  salon  ou  I'allee  des  Tuile- 
ries  ([uand  il  fait  soleil.  L'homme^la  mode  a  la  rue  tout 
entiere,  depuis  le  trotloir  jnsqu'au  ruisseau;  il  a  de  plus 
le  (afe,  —  leclub  —  eti'ecurie.  Sa  vie  est  une  exhibition 
permaneiile  des  produits  de  son  lailleur,  de  son  bottler  et 
de  son  chapelier.  [C'est  la  vie  dune  figure  de  cire  dans 
une  vitrine  ou  de  I'Jiommo  qui  purte  une  affiche  sur  son 
dos.  —  Le  gentilhomme  ne  se  proniene  jamais  ■.  il  promene 
son  pantalon,  ilfuit  prendre  I'air  a  son  gilet,  il  habitue  sa 
cravate  au  grand  jour. 

N'allez  pascroire  qu'il  s'ennuie  pour  eela.  Un  gentil- 
homme n'a  pas.le  temps  de  s'ennuyer.  —  II  (st  tropoc- 
cupe  b  se  conduire  lui-meme  par  la  bride.  Quand  il 
marche,  et  si  vite  qu';il  marche,  il  doit  veiller  scrnpuleu- 
sement  .at  ce  que  la  symWrie  de  sa  toilette  ne  soit  point 
froissee  par  leconlact  dt  la  foule.  II  nelui  est  pas  permis 
de  faire  un  faux  pas  ;  — oelui  qui  s'elalerail  sur  I'asphalle 
du  boulevard  serait  perdu  de  reputation  et  force  des'expa- 
trier  le  lendemain.  —  La  revolution  de  .luillet  barre  un 
jour  le  chemin  a  un  gentilhomme  emerite;  apres  quel- 
ques minutes  d'indecision,  11  va  se  decider  a  reveiiir  sur 
ses  pas,  lorsqu'un  de  ses  amislesuisit  violemmenl  et  I'en- 
traine : 

—  C'est  au  nom  de  la  liberie  que  nous  conibattons,  s'6- 
crie  t-il. 

—  Saprisli!  laisse-moi  le  temps  alors  de  bais-er  mes 
bretelles,  —  repond  notre  heros. 

L'etat  de  gentilhomme  exige  un  apprentissage  plusou 
moins  prolong^,  siiivant  I'intelligence  du  sujet.  D'or- 
dinaire,  on  le  prend  jeune.  Aprescela,  s'il  ^lait  vieux,  ce 
serait  absolument  la  m^me  chose.  On  lui  apprend  cinq  a 
six  mols  d'anglais,  comme  jadis  on  apprenait  cinq  a  six 
mots  de  latin  aux  fits  de  bonne  raaison  ;  on  lui  met  un 
regalia  entre  les  levrcs;  on  le  forme  ^  bien  se  lenir  en 
selle  et  h  parler  haras  comme  un  eleveur  du  Limousin. 
L'habitude  et  I'esprit  d  imitation  font  le  reste.  —  'Legen- 
tilhomme a  conserve  des  anciennes  iraditionsfrancaises, 
outre  Tamour  des  detles  qu'il  apporte  en  naissant,  I'a- 
mour  de  la  danse  et  celui  du  duel.  C'est  :la-son  bon  cole'. 
11  ne  jure  i|ue  par  Grisier  et  par  Cellai  ius.  II  a  inlrunise  la 
polka  en  France;  apies  la  polka,  la  mazurka;  aprte  la 
mazurka,  la  redowa,  —  mais  ne  -vous  avisez  pas  de  sou- 
rire  en  le  regardant;  car,  apres  avoir  reconduil  sa  dan- 
seuse,  il  est  homme  a  venir  vous  demander  voire  heure 
et  vos  armes  pour  le  lendemain.  Quo  voulez-vous!  le 
gentilhomme  a  les  oreilles  promptes  a  echaulTer;  il  est 
brelteur  et  spadassin  en  diable,  il  ne  demande  que  sang 
et  massacre. Un'bon  duel.morbleu!  11  neeonnailquecela. 

C'est  un  delicieux  pretexle  pour  dejeuner. 

Au  total,  sauf  un  peu  d'anglomanie  dans  ses  manieres, 
—  la  fashion  parisienne  reprcs.'nte  fort  bien  le  rotefri- 
vole,  elegant  et  moqueur   dela  sociele  actuelle  ,   avecj 
moins  de  vicesque  dons  le  siecle  poudre,  et  plus  depo-  | 
pularite  reelle  dans  le  speclacle  de  ses  folies,  —  je  me 
Irompe,  —  de  ses  csiiiili kilt's. 


UN  AN  A 

ai  la  chute  deLongcUamps  I'a  jjrive  d'une  Je  scsscencs 
autiefuis  favoriles,  I'accroisscment  prodigieux  des  salles 
de  concerts  doit  Ten  avoir  ampleiiieBt  dedommage.  II  est 
inoui  combien  le  dilettanlisme  a  fait  de  progies  dans  ces 
dcrftiiires  simees.  Lcs  oreiUes  me  tinteiit  encore  des  sj'm- 
phonics  ct  des  melodies,  des  nocturnes  et  des  barcarolles 
(jue  j'ai  enlenducs  ce  mois  d'avril.  —  Le  printemps  est 
la  saison  par  excellence  des  oiseaux  et  des  virtuoses  ;  ii 
ceus-ci,  Herz,£rard,Plejel,  le  Conservatoire  et  tanl  d'au- 
Ires  que  j'oublie,  ouvreut  des  cages  hospilalieres,  k  dix 
francs  la  slalle.  — Pendant  que  dure  ce  ramage  universel, 
on  n'enlcnd  parler  de  lous  cotes  que  de  Mozart  et  de  We- 
ber, de  Beethoven  et  de  Palcslrina  ;  des  reputations  s'e- 
cbafaudent,  des  noms  nouveaux  i^clatent;  executants  et 
compositeurs  sollicitent  lattenlion  a  force  de  reclames, 
d'affiches,  de  feuiUetons  ;  c'est  un  brouhaha  qui  rappelle 
le  finale  du  deuxieme  acte  du  Barbicr  de  SecUle  :  —  Ce 
vacarme  va  m'ilomdir. 


PARIS.  !)it 

Les  musiciens  de  concert  sont,  comme  de  raison,  en 
quaulite  bien  plus  nombreuse  que  lcs  musiciens  de  llieiS- 
Ire ;  —  pour  une  partition,  on  a  trois  cents  romances.  La 
monnaie  d'Auber  se  retrouve  dans  une  multitude  de  ce- 
lebrites  hautes  seulcment  de  quelques  pouces.  —  En  de- 
hors de  ces  pygniees  gazouillant  et  rossignolant,  il  faut 
distinguer  toutefois  [ilusicurs  individualites  neltement 
Iranchecs  et  incontestablement  originales,  —  Hector  Ber- 
lioz elFelicien  David, — deux  esprits  serieux,  pnoccupes 
I'un  et  I'aulre  du  sens  intimc  de  leur  art,  clierchanl  I'idee 
dans  le  son,  la  pensee  dans  la  note;  horames  de  lulteet 
d'activile  tousles  deux,  qui  n'ont  pasdit  encore  leur  der- 
nier mot,  elauxquels  I'avenir  reserve  sans  doute  de  noa- 
veaux  succes, — sinon  de  glorieuses  defaites.  II  ne  manque 
a  leurs  symphonies  et  a  leurs  legendes,  pour  en  faire  des 
oeuvrcs  tlieSitrales,  que  deux  ou  tiois  fonds  de  loile  fifc- 
rement  brossos  et  de  riches  costumes  sur  le  dos  de  quel- 
ques chanteurs.  Mais  I'jmagiiia  ion  n'est-elle  pas,   elle 


I^  jour  des  Rameaux. 


aussi,  une  habile  metteuse  en  scene,  et  lcs  decors  qu'elle 
nous  fait  voir  ne  Talent-ils  pas  souvent  les  plus  splendi- 
des  feeries  de  Ciceri  ou  de  Dielerle? 

Mais  ne  me  parlez  pas  des  instrument istes. — Laissons 
Je  cote  les  rois  du  cornet,  les  princes  du  hauibois:  c'est 
a  ne  pas  savoir  oil  donncr  de  la  It^te,  tant  le  talent  court 
les  rues  et  lant  les  grands  noms  abondent.  Tout  le  monilo 
est  maUre,  pas  un  el6ve.  En  p  ano  seulement, — Lislz  est 
un  maitre,  Thatberg  est  un  maitre,  Chopin  est  an  mai- 
tre,  et  DoiHiler,  et  Prudent,  el  Lacombe. — Qui  sail  mieux 
que  Vieuxtemps  faire  passer  son  3me  dans  un  violon,  si 
ce  n'cst  Allard,  a  moins  que  ce  ne  soil  Sivori  ou  peut-6tre 
Ole-Bull?  — Balta  est  le  rival  de  Servais,  qui  est  le  rival 
de  I'ranchomme,  qui  est  le  rival  de  Seligmann.  — II  fau- 
draitla  patience  de  M  le  baron  Charles  Dupin  pour  dres- 
ser une  statistique  des  fliitistes,  harpisles,  violoncellisles 


qui  couvrent  le  pave  de  Paris  a  I'epoqiie  des  prcmieies 
pousses  et  du  renouveau. 

Les  femmes,  —  qui  passent  pour  mieux  seutir  que 
nous  la  musique,  —  sont  en  majorite  ^  chaque  concert. 
On  ne  se  fait  aucnn  scrupule  d'y  amener  de  jeunes  per- 
sonnes,  aux  cheveux  ornfe  de  fleurs,  aux  bras  cou\erts 
de  pierreries,  en  robe  de  bal,  I'cSventail  ii  la  main.  On  ne 
lcs  conduirajt  pas  a  I'Academie  royale  de  musique, — on 
les  entraJne  chez  trard.  L'ennui  est  une  chose  si  souverai- 
nement  morale  1 

Pour  ce  qui  est  de  Texposition  annuelledes  peinlrcs  et 
des  sculpteurs  dans  les  salles  du  Louvre,  —  que  vous  en 
dirai-je  que  vous  ne  sachiez  deja?  Deux  mille  toilcs,  oeu- 
vres  de  talent  (selon  le  jury),  sollicitent  pendant  trois  mois 
lcs  regards  de  I'amaleur,  du  marchand  et  du  critiiiue.  Les 
noras  lcs  plus  flamboyants  coudoient  les  noms  les  plus 


im 


obscurs ;  les  systemes  les  plus  contraJictoiies,  les  ecoles 
les  plus  Iranchees  y  out  leur  place  ou  soleil, — lorsquelou- 
lefoisle  jury  n'a  pas  mis  son  bounetde  traversoumalfroi- 
It  les  verres  deson  binorle,  —  ce  qui  lui  arrive  de  temps 
en  temps,  etce  qui  souleve  alors  des  tempetes  de  recrimi- 
nations dans  I'ocean  dela  presse.  C'esl  surtouten  peinlure 
que  le  fanatisme  des  partis  s'est  conserve  dans  loute  son 
ardeur  et  dans  loute  sa  francliise  d'expression.  La,  plus 
qu'ailleurs,  on  bait  et  on  aime  cordialement. Certains  ra- 
pins  en  remonlreraient  aux  conscillers  des£tat-Unis  pour 
I'entliousiasme  eleve  a  sa  derniere  puissance,  et  porle- 
raient  I'auteur  de  la  Slralonice  en  triompbe, — si  les  par- 
tisans d'Uorace  Vernet  les  laissaient  foiie. 

En  tcte  de  toutes  les  expositions  bnlle  inevitablement 
'Ce  nom  tombe  sous  noire  plume,  I'auleurde  la  Smala  et 
de  la  Uataille  d'hly,  —  le  Donizetti  de  la  pcinture,  —  ce 
grand  seigneur  cosmopolite,  aujourd'hui  chamarre  de 
poignards  el  coilfe  de  turban, bier enveloppe  de  fourrures 
moscovites  et  sillonnanl  les  Champs-filysoes  dans  un  trai- 
neau,  magnifique  present  de  I'empereur  de  Russie.  11  est 
de  ces  fecondilcs  qui  commandent  I'adrairation,  alors 
qu'elles  sent  le  fruit  de  I'union  du  genie  et  du  travail. 
Ainsi  de  Vernet,  dontla  verve  hereditaire  ne  s'est  jamais 
ralentie  un  seul  instant,  et  dont  les  oeuvrescbaleureuses 
ont  loujours  force  la  critique  la  plus  acbarnee  a  baisser 
pavilion  devant  elles.  —  Temerite  fougueuse,  inspiration 
inquiete,  brosse  bardie,  lels  sent  les  qualiles  el  les  de- 
fauts  de  cot  autre  poele  fievreux  qu'on  appelle  Delacroix, 
el  pour  qui  ont  ete  eclianges  et  s'ecbangent  encore  les 
plus  terribles  coups  de  lance  de  la  critique.  —  .4  cote  de 
lui  ou  plus  loin,  k  des  places  diversenient  contestees,  se 
groupent  et  s'etagent  pele  mele  Robert  Fleury,  Coignet, 
Paul  Delaroche,  Isabey,  Jacquand,  Papety,  Ziegler,  Flan- 
drin,  Bellange;  et  ce  nouveau  venuqu'une  loilegigantes- 
que,  VOifiic  romaine,  a  fail  si  vile  et  si  bien  connaitre, 
— Thomas  Couture; — elGudm,^  qui  Ton  pourrajt  appli- 
quer  ces  paroles  celebres  de  Louis XV  a  propos  d'un  au- 
tre Vernet,  de  cette  grande  et  toujours  celebre  dynaslie: 

—  Sire,  vous  n'aver  pas  de  marine,  lui  disail  un  mi- 
nislre  severe. 

—  Et  Vernet?  repondil  le  monarque. 
Louis-Phdippe  peut  en  dire  autant  de  Gudin. 

Apres  cela,  il  y  a  le  pays  de  la  fantaisie,  du  r^ve,  du 
conle  bleu  et  rose,  du  genre  enfin.  Plus  d'histoire,  de 
conventions,  de  choses  et  de  visages  connus;  mais  le  pre- 
mier drame  qui  frappe  nos  regards  ou  qui  vient  a  passer 
dans  la  rue  de  noire  imagination,  ficole  splendide,  celle- 
1^  I  pleine  de  beaux  noms  et  de  grands  noms ;  voyez  plu- 
tot :  —  Decamps,  Ary  Schcll'er,  Diaz,  Muller,  Roqueplan, 
Winterhalter,  Vidal,  Baron,  tons  si  vifs,  si  ardents,  si 
gracieux,  si  toucbants,  si  melancoliques,  si  pares  des 
fleurs  du  prinlenips  et  des  roses  de  I'automne;  plus  ro- 
manciers  que  les  romanciers  eux-memes,  qui  excellent 
a  coucher  de  jounes  fenimes  et  de  brillants  cavaliers  sur 
un  gazon  louffu,  a  raconler  les  miseres  et  les  grandeurs 
de  rOrient,  a  faire  gemir  des  coussins  brodes  d'or  sous 
le  poids  des  odalisques,  h  faire  soufller  des  buUes  de  sa- 
"von  il  des  enfants  de  carrefour,  a  detacher  une  page  de 
Boccace  el  a  nous  rendre  alors  deux  chefs-d'oeuvre  pour 
un ;  a  cliiffonner  des  etoflesde satin, ei  egrener  lesperles  des 
colliers,  h  fouler  les  epais  tapis,  les  denlelles  de  Flandre, 


UN  AN  A  PARIS. 

ou  bien  encore  a  nous  faire  songcr  des  heures  entieres 


devant  une  jeune  fille  maigre,  simplement  v^tue  et  accou- 
dee  dun  air  Iriste  au  milieu  d'un  paysage  nu,  plat,  sans 
berbe  et  sans  rayon.  —  Saluons  ces  magiciens  du  pinceau, 
si  fantasques  souvent,  mais  si  sympathiques  toujours. 

Les  paysagistes  e.xclusil's  sont  h  leur  suite.  Ceux-la  ne 
vivent  absolument  que  de  lair  du  temps,  pour  ainsi  dire, 
de  la  pluie  et  du  soleil,  de  la  neige  et  de  I'aubepine,  du 
froid  et  du  cbaud,  de  I'ouragan  et  de  la  brise.  lis  ont  de 
beaux  arbres,  jeunes  ou  seculaires,  pour  se  reposer  a 
1  ombre;  des  rivieres  qui  babillcnt  etoii  viennenl  semirer, 
lesoir,  un  petit  million  d'etoiles;  des  cbiileaux  en  mi- 
nes, des  prairies,  des  (leurs,  des  oiseaux,  des  nuages,  — 
I'infini.  Trouvez-moi  de  plus  heureuses  gens.  Aussi  n'a- 
vons-nous  pas  besoin  de  cherclier  pour  nous  souvenir; 
Dupre,  Rousseau,  Corot,  les  freres  Leltux,  etc.,  bruissent 
dans  notre  mfemoire  comme  des  abeilles  dans  une  ruche. 
—  Ne  troublons  pas  le  repos  de  ces  faciles  artistes,  qui 
trouvent  le  bonheur  en  cheraliant  la  gloire,  rSveurs  in- 
souciants,  dont  la  vie  s'ecoule  au  milieu  de  la  campagne, 
et  qui  ne  meltent  le  pied  dans  Paris,  une  fois  par  an,  que 
pour  venir  accrocher  aux  mursdu  Salon  I'enivrant  spec- 
tacle de  leur  felicile. 

Et  arrStons-nous  devant  les  portrailisles.  —  C'esl  une 
classe  plus  nombreuse  peut-6tre  que  celle  des  instrumen- 
tistes  en  musique.  La  aussi  le  talent  est  noye,  perdu,  tu- 
mullueux.  II  faut  une  plume  de  sauvelage  pour  lui  venir 
en  aide. — Mais  a  quelque  point  de  vue  que  Ion  se  melte, 
on  distingue  loujours  maitre  Dubuffe;  Dubulfe  le  coquet, 
le  delicieux,  I'adorable;  Dubuffe,  le  peintre  essentielle- 
ment  parisien  de  toutes  les  parisiennes  du  faubourg  Saint- 
Germain  et  du  faubourg  Saint-Honord.  llors  DubulTe, 
point  de  beaute,  point  d'elegance,  point  de  sourires, 
point  de  cheveux  noirs  relombant  en  cascades  sur  de 
blanches  epaules.  Dubuffe  est  le  Napoleon  du  portrait. — 
Viennent  apii?s  lui  ses  generaux,  ses  aides  de  camp,  ses 
mameluks,  ses  grands  officiers,  la  plupart  hommes  de 
nierite  et  de  reputation,  —  mais  que  nous  ne  nommerons 
pas  plus  cependant  que  nous  ne  nommerons  les  minia(u- 
risles,  les  aquarellistes,  les  carkaiuristes  et  les  nalure- 
morlisles, — parce  qu'il  nous  faudrait  copier  la  moitie  du 
livretet  que  nous  regrelterions  de  porter  prejudice  a  la 
venle  qui  s'en  fail  au  pied  du  grand  escalier  du  Louvre. 

Quant  a  vous,  pales  et  rares  statues  de  cette  galerie 
loinlaine  oil  le  jury  vous  exile,  —  dormez  de  votre  som- 
meil  de  marbre,  blanches  Cieopatres,  folles  Venus,  deu- 
ces Callirhoes,  deesses  evanouies  d'un  passe  my  thologique 
eteclalant.  Le  siecle  n'est  plus  aux  grandes  choses,  aux 
grandes  ceuvres  de  pierre,  auxParlhenons  sublimes,  aux 
Jupiters  Olympiens.  On  n'elbve  plus  de  palais,  on  ne 
sculpte  plus  de  temples;  le  comfortable  a  remplace  le 
grandiose.  Que  feriez-vous  dans  le  vestibule  bourgeois  de 
I'bolel  d'un  banquier.o  Pbebus-Apollon,  6  Silene,  oNar- 
cisse?  La  slatuaire  s'en  va  dans  cette  epoque  d'econo- 
mie.  Sous  Leon  X  ou  sous  Francois  I«',  David,  Pradier, 
Clesinger,  eussenl  gagne  la  fortune  de  trois  princes  a  pe- 
trir  le  marbre  de  leurs  puissanles  mains.  C'esl  a  peine 
aujourd'hui  si  les  commandes  du  gouvernemeut  sulBsent 
a  payer  leurs  frais  d'alelier. 

ClIAHLES  Mo;«SELET. 


LES  DOUZE  APOTUES.  — SAINT  JACQUES  LE  MAJEUR. 


ICJ! 


lES  DOUZE  APOTRES. 


SAINT  JACQCES  LE  MAJEUR. 


Get  ap6tre  elait  ainsi 
nomme  pour  le  distinguer 
de  Jacques,  Ills  d'Alphce, 
dit  le  Mineur.  II  fulappeie 
a  I'aposlolat  avant  ce  der- 
nier; il  elait  pliisAije  et  de 
plus  haute  taille;  ces  dille- 
renles  raisons  furent  les 
causes  probohles  de  sa  de- 
nomination. Son  pere  se 
nommail  Zebedee;sa  mere, 
Salome,  nonis  que  I'onpeut 
reconnaltre  pour  les  avoir 
deja  vus  altribues  aux  au- 
teurs  des  jours  de  Jean 
r£vangelisle,  frere  de  Jac- 
ques le  Majeur.  Sa  voc.ition 
remonte,  comme  cclle  de  Jean,  a  I'cpoque  de  celle  de  Pierre 
t  Andre.  Denieme  que  ces  deniiers,  detail  pecheur.et  se 
Irouvait  dans  .«a  liarque  avec  son  fr^re  lorsque  le  Christ 
dit  a  ces  futurs  conqiierants  de  Tunivers  ;  t  (Juittez  vos 


filets.  ■  Ce  fut  dans  cctte  classe  infime  de  I'humanite  que 
leVerbe  fait  chair  voulut  choisir  les  heros  de  la  rege- 
neration morale;  il  etait  ne  dans  la  creche  de  Belhleem,, 
sur  la  paille  foulee  aux  pieds  des  bestiaux ;  il  avail  re- 
v^lu  ses  premieres  langcs  dans  une  etable,  et  prononce 
les  premieres  paroles  adressees  a  son  Pere  eternel  dans 
I'atelier  du  bon  Joseph  le  charpenlier;  oeuvre  de  gran- 
deur divine  et  non  terrestre,  sa  vie  devait  eire  pauvre 
comme  sa  naissance,  et  ses  premiers  propagateurs  hum- 
bles comme  lui. 

Saint  Jacques  le  Majeur  se  leva  done  b  I'appel  du  Sei- 
gneur, et,  imilantson  frere  et  ses  dignes  camarades  de 
travail,  il  abandonna  sa  barque. 

Pendant  le  temps  qui  s'ecoula  depuis  sa  vocation  jns- 
qu'i  I'ascension  de  son  divin  maiire,  son  nom  ne  se  ren- 
contre pas  souvent  d'une  maniere  apparenle  et  acti\e 
dans  les  acles  qui  precedent  la  Passion,  et  qui  durent 
presque  loujours  avoir  pour  temoins  ou  pour  heros  les 
douze  elus  places  aupres  du  Christ. 

Une  seule  fois  nous  le  voyons  envoye  avec  Jean,  son 
frere,  a  un  bourg  desSamaritains,  pour  preparer  un  lo- 


gement  a  Jesus-Christ,  qui  >edirigeait  alors  vers  Jerusa- 
lem. Les  Samarilains  refuserent  de  donner  un  asile  au 
fils  deDieu,  etl'evang^liste  saint  Luc,  auquel  nous  devons 
le  recit  de  ce  fait,  met  dans  la  bouche  de  Jacques, 
comme  dans  celle  de  Jean,  ces  paroles  d'indignation  conire 
les  habitants  du  bourg  impie  et  inhospitalier:  •  Seigneur, 


voulez-vous  que  nous  conimandions  que  le  feu  descende 
du  ciel  et  qu'il  les  devore?  >  —  Cerles,  cette  terrible  de- 
mande  prouve  la  force  des  passions  encore  humaines  de 
CCS  deux  hommes;  mais  combien  aussi  elle  attesle  chez 
eux  la  colere  nee  de  leur  amour  pour  leur  divin  maitre! 
Ainsi  que  tous  lesaulres  apotres,  saint  Jacques  le  Ma 


lOi 


LES   DOIZE   APOTRES.— S 


jour  assisia  h  ce  rcpas  soloniicl  pcmlaiil  leqiicl  ful  elublie 
I'institiilion  de  la  divine  eufharislie;  niais  il  fut  I'uii  des 
trois  seulonioni  que  Jesus  conduisit  apres  la  cene  au  jar- 
din  de  Gellisemani  at  auxquels  il  dit  :  •  Mon  Sine  est 
trisle  jusqu'a  la  niort;  demeurez  ici-el  vcillcz  avec  moi.  • 
Vous  savez  comment,  s'elant  un  pen  eloigne  et  s'etant 
alors  proslern61e  visage  centre  terre,  leChrist  poussa  vers 
son  Pere  un  long  cri  de  douleur,  et  comment,  revenant 
vers  ses  disciples,  il  les  trouva  endormis.  Trois  fois  il 
s'eloigna  d'eux,  Irois  fois  il  les  vit  succomher  sous  I'ap- 
pesantissemcnt  du  sommeil.Enfin,  illeur  dit  :  «  Dormez 
mainlenanl  et  vous  reposez;  voici  I'heure  qui  est  proche, 


AIM"  JACQLES  EE  MA. IE  UP.. 

le  Fils  de  I'liomme  va  etre  livre  entre  les  mams  des  pe- 
clicurs.  »  Judas  Iscariote  s'avangait  en  etfet  pour  accom- 
plirl'ceuvre  des  tenebres. 

Ce  qui  advinl  alors  pour  Jacques  le  Maj,  jr  fut,  lielas  I 
un  acle  de  faiblesse  el  d'abandon.  Pierre  et  Jean  seuls  . 
de  pres  ou  deloin,  suivirent  leur  maitre;  les  autresapo- 
tres  s'enfuirent.  Parmi  ceux-ci  se  trouvait  done  Jacques, 
fils  dv  Zeb^dee. 

Apres  sa  resurrection,  Jesus-Cbrist  se  montra  sur  le 
bord  de  la  merde  Tiberiadeh  plusieurs  de  ses  disciples  ; 
saint  Jacques  se  trouvait  avec  Simon  Pierre,  Tliomas,  ap- 
pele  Didyme,  Natbanael  qui  etait  de  CaD»  en  GaliK'C,  el 


Siipplivjilp  saiiil  J,if<]Lie3  le  Majeiit. 


Jean,  fils  de  Zebedee  ;  IJi  il  put  contenipler  leSaiiveur, 
marque  des  sligmates  de  la  croix,  et  il  entendit  confier  ^ 
Pierre  les  agneaux  et  brebis  du  divin  pasteur. 

Le  Fils  derhomme^lait  rcmonte  vers  son  Pere,  lais'ant 
a  chacun  de  ses  disciples  une  partdu  monde  a  defricber. 
La  mission  de  Jacques  s'etendit  aux  douze  tribus  d'Israel 
dispers(5es  en  divers  lieux  de  la  lerre.  II  porta  la  nouvelle 
loiauxpeuplesmaUieureuxquig^missaientdansl'esclavage 
du  paganisme.  Ses  ceuvres  secondaicnt  par  I'excmple  ses 
saintes  predications;  il  ne  portait  qu'une  seule  tunique  et 
un  simple  nianteau  de  lin.  II  ne  mangeait  ni  viande  ni 
poisson,  et  il  est  dit  a  sa  grande  gloirc  qu'il  conserva  une 
virginite  perpctuelle  (Eusebe,  livre  li,  6,  9).  LeglisedEs- 
pagne,  s'appuyant  f  ••  I'autorite  de  saint  Isidore  de  Se- 
ville, al'ribue  il  sail  'acq'ies  leMajeur  les  premieres  con- 
versions opcr6es  sur    an  lerri'oire  a  la  religion  du  Christ. 

Apres  avoir  longlemps  comballu  pour  la  gloire  de  son 
mattre,  et  avoir  enrichi  la  nouvelle  foi  de  nombreusesct 
pr(5creuses  conqu^les,  rap6tre  revint  a  Jerusalem,  d'on 
il  etait  parti  poi-  alleraccomplir  sa  mission,  et  la  il  n'at- 
tendit  pas  longtemps  lejour  deson  trromphe. 

Agrippa,  pe' H-fils  d'Hi'rode,  (Sieve  h  Rome  sous  I'empe- 


reur  Tibcre,  nourri  dans  les  vices  et  les  monstrucuses 
cruaulesdu  paganisme,  connudecelteanomaliebumaine 
qui  eut  nom  Caligula  ,  avait  su  ,  en  flaltant  Ulcliement 
les  passions  de  ce  dernier  prince,  meriter  sa  confiance  et 
son  amitie.  A  peine  parvenu  &  la  pourpre  imperiale,  Ca- 
ligula, voulant  t^moi^ner  son  attachement  pour  Agrippa, 
le  cr&  et  lui  donna  le  titre  de  roi  des  Juifs.  Le  farouche 
et  nouveau  souverain  s'empressa  de  venir  monter  sur  le 
Irene  qu'il  d'evait  souiller  de  ses  crimes.  II  etait  roi  des 
Juifs;  it  crut  done  devoir  atfecter  un  grand  zele  pour  la 
loi  de  Moise,  et  il  suscita  contre  les  disciples  de  Jfeus- 
Christ  une  persecution  qui  devait  lui  gagner  le  cccur  des 
Juifs.  Faisant  un  voyage  de  Jerusalem  h  Cesart'e,  dans  le 
but  d'y  celebrer  la  f^te  de  Paques  de  I'annfe  43,  il  leur  fit 
la  promesse  formelle  d'employer  toute  sa  puissance  a 
eleiudre  le  flambeau  de  la  chr^tiente,  dej^  leve  sur  I'uni- 
vcrs  comme  un  soleil  qui  bienl6t  devait  I'envahir. 

Saint  Jacques  le  M.ijeur  futunedes  premifcres  viclime-s 
de  cctlehideuse  politique.  II  le  fit  arrfeler  qnetques  jours 
avant  la  solennilc  de  Pilqucs,  et  il  ordonna  qu'on  lui 
tranchSt  la  (^lo. 

Dapres Clement  d'Ale^andrie,  Eu^Stle  rapporte  qne  \e 


ECr.lSK  I)E 

denonciaic'ur  de  I'aiiotre  ful  si  vivement  Louche  du  cou- 
rage et  de  la. consUince  inebraalablo  qu'ilopposa  aux  bai- 
baries  exeicees  contru  lui.  que  subilemeiU  il  se  declara 
chretieu  lui-meme,  demandant  comme  mie  gr&ce  d'etre 
decapile  avecia  viclimedc'sa  debition.  On  pensc  bienque 
le  farouche  Ayrlppa  ne  refusa  pas  S  ce  malheureux  la  fa- 
veur  qii'il  solllcitait.  Conduit  au  supplice  avec  saint  Juc- 
qjjes,  ii  lui  deuianda  pardon  do  I'avoir  jeleainsi  enlre  les 
mains  duses  bourreaux.  L'apulrelui  ouvrit  ses  bras,  etie 
serrant  coiitre  son  coeur :  >  La  paii  soiLaYec  vous,  »  lui 
dil-il. 


SAINT-DSNIS.  <0'' 

Au  mSme  lieu  et  a  la  nieme  heure,  la  mort  les  delia 
tons  deux  pour  les  laisser  montur  glorieusement  vers  le 
iJieu  qu'ils  venaient  de  confesser. 

Saint  Jacques  le  Majeur  est  le  premier  des  ap6tres  au- 
quel  ail  ele  doiinee  la  conronne  du  mnrtyre. 

Agrippa,  qui  I'avaiL  fait  uiourir,  estle  premier  roi  p?r- 
secuteur  de  I'fi.^ilife.  Dieu  le  frappa  conune  il  meritait  de 
I'etre  :  il  mourut  sons  le  poiils  de  la  colore  divine ,  pas- 
sant subitement  du  falle  des  grandi-urs  etdes  voluptes  du 
triomphe  pnieii  aux  douleurs  el  a  I'elTroi  de  voir,  meme 
avanl  de  mourir,  son  corps  devore  par  des  vers. 


iiisTOiRE  ET  mmnm  des  cataeorales  de  frwce. 


EGI.ISE  DE  SAINT  DENIS. 


Au  milieu  des  lies  dont 
■  I  Seine  est  parscmee,  a 
-£  lest  de  Paris,  on  voit  s  e- 
---  lever  un  hardi  clocher 
4  lui  domine  le  pays  d'a- 
|;j!^ 'eiilour  et  rcparait  long- 
;  I  emps  encore  apres  qu'on 
;  a  quitt^  la  ville  dont  il 
[est  Tantique  et  illustre 
Iparure;  ee  clocher  est 
celui  d'une  admirable 
:  eglise  oil  nos  rois  trou- 
j  verent  jadis  leur  scpul- 
I  lure,  dont  la  vue  inspi- 
Irait  i  Louis  XIV  de  si 
'  Iristes  apprehensions,  et 
danslaquelle  la  toiirmente 
r6volutionnaire  vint  bou- 
leverser  les  merveilles  de  I'art  chretien  et  profaner  la 
cendre  des  morls. 

L'eslise  abbatiale  de  Saint-Denis  reveille  en  nous  des 
souvenirs  puissants,  dei  emotions  profundes  ;  son  impor- 
tance, au  point  de  vue  de  I'art,  nous  attire  et  nous  re\t;!e 
de-  precieu.x  enseignements.  Lorsque,  sous  I'empiie  et 
sous  la  reslaiiration,  on  repara  les.  ravages  de  93,  dont 
I'auteur  du  Genie  du  Christianisme  oous  a  laisse  une  si 
curieuse  et  si  eloquente  nomenclature,  on  pensa  moins  a 
fake  de  ce  monument  un  temple  ou  un  asile  pour  les 
lombeaux  qu'un  museo ;  puis  il  fut  question  d'ouvrirles 
porte*  de  cette  enceinte  sacree  aux  grands  hummes  de 
tout  genre,  parnii  lesquels  on  devait  choisir  les  gloires 
dignes  du  Pantheon;  on  en  aurail  fait  un  lieu  d'uttente 
«u,  a  des  epoqiies  fixees,  les  representants  du  pays  de- 
vaient  nommer,  comme  dans  un  concours,  ceux  qui  au- 
iai«nt  le  mieux  merite,  par  des  services  rendus,  I'hon- 
neurd'eatrer  dansle  dernier  asile  de  Voltaire  et  de  Rous- 
seau. 

L'execution  d'un  paied  plan  elait-elle  possible?  c'esl 
ce  que  Ton  ne  saurait  dire  -,  toujours  est-il  qu'il  prenait 
sa  source  dans  un  sentiment  honorable.  Un  Pantheon 
manquant,  on  aurait  eu  du  moins  une  abbaye  de  West- 
minster. 


Un  passage  des   Anliquilis,  d'AnJre  Duchesne,  jette 
(luelquejour  sur  I'ori^iiie  do  I'eglise  de  Saint-Denis  : 
•  Saint-Denis  n'elait,  au  commencement,  qu'une  ferme 

•  appelee  CaluUiacus,  du  nom  de  la  bonne  dame  Calulle. 

■  qui   y   enlerra  et   lionora  d'une  chapelle  les  glorieux 

■  corps  de  saint  Denis  et  de  ses  compagnons  EleuUiere 
«  et  Rustic,  apres  que,  pour  ne  vouloir  reudre  de  faux 
«  honncurs  a;  I'idole  de  Mercure,  on  leur  eut  abattu  la 
>  teste  sur  la  pente  de  Mont-Mar  re.  Pepiiis,  e'.lc  creul 

■  en  Uameau,  et  de  liameaii  en  village,  que  sainte  Gene- 

■  viefue,  du  lemps  de  Cliildiiric,  quatriesme  de  nos  roys, 
«  enrichit  du  retablissemcnt  de  la  chapelle  susdile,  qui 
«  tombait  sous  ses  propres  ruines,  et  lejuel  demeura 
«  sans  graiide  celebrile  jusques  au  regne  de  Dagoberl, 

•  I'espace  de  cent  quarante  annees.  —  Saint  Denys  a  bien 
«  toujours  este  grandement  revere  en  France.  Nous  I'ap- 
«  Ions  nostre  aposlre,  et  nos  roys  I'ont  toujours  advoiie 

•  pour  patron  et  protecteur  de  leur  couronne.  • 

II  y  eut  dabu.d  en  oet  endroit  un  oratoire  oil  venaient 
prier  les  peleiins  attires  par  le  renom  et  le  souvenir  des 
truis  martyrs;  a  la  fin  du  cinquieme  siecle,  cet  oratoire 
fut  agrandi,  gr3i  e  aux  aumones  des  Parisien5,par  sainte 
Genevieve  et  le  pr^tre  Genes.  Le  tombeau  de  ces  trois 
martyrs,  qui,  plus  turd,  devint  celui  des  rois  de  France, 
s'enrichit  alors  et  excila  plus  vivement  encore  la  curio- 
site  des  fideles.  On  y  voyait  de  petites  pyramides  couver- 
tes  d'un  grand  voile  de  sole  rehausse  de  broderies  d'or 
et  de  pierres  pcecieuses.  Au-dessus  se  voyait  une  cclombe 
d'or  qui  servait  piobablement,  comme  cela  etait  I'usage, 
a  cimtenir  la  sainte  Eucbari.^tle.  Plus  taid,cette  construc- 
tion fut  encore  uiodifiee  et  reijut  de  nouveaux  orne- 
meiits. 

Parini  les  fondatcurs  ou  les  bienfaiteurs  de  I'abbaye  et 
de  I'eglise  de  Saint-Denis,  il  faut  compter,  apres  saiuli" 
Genevitive  et  Genes,  saint  Eloi  et  Dagoberl  (629),  Pepin 
le  Bi.ei',  Charlemagne  et  le  moine  Airard  (a  la  fin  du  hui- 
tieme  siecle),  Suger  et  Louis  le  Gros  vers  H31.  Vers 
I'an  4'281,  el  en  1327,  on  apporta  des  changemenis  im- 
poclants  dans  la  construction  de  I'eglise,  el  on  y  fit  des 
ie[iarations  considerables.  Aussi,  I'etat  actuel  de  redilke 
pre»eule-t-il  les  traces  diverses  de  plusieurs  epoques  de 
I'architecture  du  nioyeu  %e.  Le  huitieuie  siecle  nuos  a 


104 


fiGLISE  DE 


lais'e  Ics  cryples  on  chapelles  souferraines.  Le  porfail  et 
les  deux  lours  qui  existent  acluellement,  ainsi  que  les 
deux  premi&ros  arcades  avec  les  \oiltes  en  ogive  du  ves- 
tibule dc  IVijlise,  remontent  au  douzieme  ou  au  treizieme 
siicle.  A  celle  ^poque,  on  refit  le  chevet  et  le  cliceur,  et, 
apr^s  tous  ces  Iravaux,  on  s'aperQut  que  I'alignement, 
dans  la  nef,  ^lait  tr^s-defectueux. 

La  facade  du  monument  a  cent  qnatre  pieds  de  lar- 
geur,  y  compris  les  conlre-forls  des  faces  laterales;  elle 
est  percee  de  Irois  grandes  portes ;  au  cintre  de  celle  du 
milieu  se  trouve  un  bas-relief  repr^sentant  Jesus-Christ 
au  milieu  des  anges  et  des  sainis ;  au-dessous  on  voit 
Dieu  avec  I'agneau  pascal ;  au  chambranle  de  la  porte  se 


SAINT-DENIS. 

Irouvent,  sculptees,  les  vierges  sages  et  les  vierges  foUes. 
Lh  s'elevait  jadis  un  pilier  de  pierre  avec  la  statue  dc 
saint  Denis;  tout  cela  fut  detruit  en  1771.  C'est  cettean- 
nee  que  le  mauvais  goit  particulier  au  dix-buitieme  si&- 
cle  priva  I'eglise  de  Saint-Denis  d'objels  d'art  vraiment 
precieux,  et  ne  reussit  qu'a  abStardir  le  style  primitif, 
vraiment  caracteristique.  C'est  ainsi  qu'elle  se  trouva 
privee  de  celle  statue  de  Dagobert,  revetue  de  la  chla- 
myde,  sculptee  peu  apres  la  mort  de  ce  monarque,  et  qui 
s'elevait  sous  le  grand  clocher;  c'elait  un  monument 
trte-ancien  de  la  statuaire  du  moyen  age. 

C'est  encore  en  1771  qu'on  badigeonna  I'int^rieur  de 
I'eglise,  oiisevoyaicnt  avant  des  traces  d'or,  de  bleu. 


de  rouge  et  de  violet,  signes  curieux  qui  monlraient 
comment  ^taient  peintes  les  murailles  et  les  colonnes 
avant  I'cpoque  oil  elles  furent  ornees  de  lapi^series  reprc- 
senlant  des  sujels  religicux.  On  voit  (|ue  laTerreur  ne  fut 
pas  seule  a  devasterce  beau  monument. 

Au  treizieme  siecle,  les  facades  d'eglise  etaient  encore 
tres-severes ;  bion  que  modifiee  au  qualorzienie  siecle, 
celle  de  Saint-Denis  est  imposante  parsa  simplicite.Con- 
slruilo  par  I'abbc  Sugor,  rile  a  conserve  des  traces  d'ar- 
chilecture  romane,  comme  le  l^moigncnt  Ics  arcs  en 
plein-cintre;  c'est  de  I'epnque  de  la  transition.  Les  cre- 
neaux  que  Ton  remarqiie  au  milieu  de  celte  facade  indi- 
quent  suffisamment  quelle  devait  Hre  la  puissance  des 
moines.  Ces  creneaux  sont  pOslerieurs  au  reste  de  la 
construction. 

C'est  derri^re  le  mur  de  cetto  facade  qu'un  porclie  fut 
elabli  quand  lesorgues,  ce  perfectionnement  du  culte, 
eurent  ^l^  etablies  dans  I'eglise. 

La  facade  elle-mdme  est  siirmonlte  de  deux  clocliers  de 
hauteur  inegale;  le  plus  grand  a  deux  cent  soixante-dix- 


sept  pieds  de  haut ;  I'aulre  n'on  a  que  cent  qualrc-vingts. 
Celni-ci  olTre  a  I'ceil  des  arcs  en  plein-cinlre  qui  indiquent 
I'anriennele  de  son  origine ;  celui-li  porle,  autour  de  sa 
pyramidc,  sept  clochelons  perces  d'arcs  en  ogives,  sou- 
lenus  par  des  colonnes  Ues-legeres;  scs  conlre-forts  sp 
riivisent  en  deux  ('■loLes  de  fenJtressans  menenux;  ccmme 
dans  I'autre,  on  y  remarqne  des  croix  grecques  scnlplees 
dans  un  cercle.  Les  clochelons  en  pierre  de  celle  belle 
tour,  couroiinee  p;ir  la  flechp  principale,  ont  ete  conslniils 
d'apres  les  inspirations  de  I'lirchilecliire  romane;  les  (le- 
ches en  charpente  ne  prevalurent  que  dans  une  epoque 
postcneure.  Enire  les  deux  tours  se  voit  le  pignon  de 
I'eglise,  indi(|iiant  la  pente  du  grand  comble,  et  orne  d'unc 
rose  decoupt'C  comme  une  denlello.  Get  ornement  admi- 
rable date  du  regno  de  saint  louis,  dont  il  ra[pclle  Ic 
style. 

Ce  fut  I'abbe  Suger  qui  alia  choisir  lui-meme  dans  les 
forets  Ics  bois  destines  Ji  couvrir  I'eglise  de  Saint-Denis; 
on  apporia  un  soin  exlri^me  dans  celle  parlie  imporlanle 
des  conslructions.  Les  plomhs  qui  recouvraient  ces  char- 


KGLISE  DE  S 

pentes  etaient  rehau«scs,  en  phis  d'un  endroit,  de  figuros 
en  relief,  d'ornements  incrustes  tres-varies,  et  qiielquefois 
meme  de  dorures. 

Un  fait,  dipne  de  remarque,  merite  line  mention  lonle 
particuli^re.  Des  briques,  dont  la  forme  et  la  fabrication 
rappellent  celles  des  monies  maleriaux  employes  dans 
I'anliquile,  ont  ^le  trouvees  a  des  epoques  rapprochees  de 
la  notre  dans  les  substructions  des  e<;li>es  de  Paint-Denis 
et  de  Sainte-Genevievc  de  I'aris,  fondees  au  cinquieme 
siecle.  Or,  ce  miMange  de  la  briqne  et  de  la  pierre  ile- 
monlre  que  le  mode  de  construction  employe  par  les 
jtreniiers  Chretiens  a  line  ressemblnnce  etonnante  aver 
celui  que  les  Rnmains  avaient  adopte  dans  les  derniers 
siecles  de  i'Empire. 

L'edlfice  a  trois  cent  trente-cinq  pieds  dans  sa  lon- 
gueur, et  cent  vingt-cinq  dans  sa  plus  grande  largeur; 
sa  hauteur  est  de  quatre-vingt-huit  pieds ;  la  nef  en  a 
cent  quatrc-vin£:t-onze  dans  sa  longueur,  depuis  la  porle 
principale  jnsqu'au  dernier  pilier,  et  a  trente-cinq  pieds 
sept  pouces  dans  sa  largeur,  y  compels  I'epaisseur  des 
piliers.  A  droile  sont  deux  bas-cotes;  a  gauche  il  s'en 
trouve  un  autre  avec  un  rang  de  chapelles.  I. a  croisee 
de  I'eglise,  dans  I'intervalle  de  la  nef  et  du  chcpur,  est 
ornee  de  deux  grandes  roses  Ires-finement  sculptees  el 
dont  chacune  a  Irenle-sept  pie  de  diamelre.  A  la  place 
des  anciens  \itraux  il  y  en  a  di  t  'jrnes,  en  verre  blanc, 
avec  des  bordures  a  comparti  ^n  verre  de  couleur. 

—  De  la  nefjusqu'au  chopur  on  i>Sple  dix  marches  on 
ruarbre  blanc ;  le  chcnir  a  qualre-vingis  pieds  de  long 
<nr  cinquante-cinq  pieds  six  pouces  de  large. 

Parmi  les  sculptures  exterieures,  dont  nous  avons  di'ja 
parle,  on  remarque  celles  du  portail  de  la  facade  repre- 
<enlant  .Ifeus-Chiist  qui  apparait  a  saint  Denis  et  li  scs 
deux  compaenons  enfermes  dans  un  cachot ;  puis,  b  la 
porte  meme,  des  bas-reliefs  conlenus  dans  des  orncmenis 
circulaires.  et  oii  Ton  dislingue  des  letes  de  lions;  ces  bas- 
reliefs  represenlont  les  trovaux  de  la  campagne  pendant 
les  douze  mois  de  I'annee,  la  moisson,  la  vendange,  la  fe- 
naison,  I'arboricullure,  la  chasse,  etc...  Au-dessous  du 
grand  clocher,  dans  le  bas-relief  du  portail,  nous  remar- 
quons  les  trois  saints  sorlant  de  prison,  et  dans  des  coni- 
partiments,  neuf  des  figures  du  zodinque  :  la  Vierge,  le 
I. ion  et  le  Cancer  out  ele  oniis. 

La  tradition  des  cryptes  ou  chapelles  souterraines  et 
des  catacombes  remonte  aux  premiers  temps  du  christia- 
nisme.  C'elaient  des  galeries  bashes,  obscures,  d'un  style 
severe,  approprie  a  la  destination  de  ces  asiles  de  la  foi 
perserutee.  I.a  plus  celebre  de  ces  galeries  .souterraines 
est  celle  de  I'eglise  de  Saint-Denis,  placee  sous  le  clicpur; 
on  y  entre  a  gauche  par  cette  parlie  m^me  de  I'edifice. 
('ette  galerie,  ii  laquelle  se  rallachent  tanl  de  souvenirs, 
est  anterieure  a  tons  les  caveaux  qui  I'entourent ;  c'est 
une  voiile  en  berreau,  posee  sur  des  chapileaux  sculptes. 

I^a  se  trouvent  des  statues  et  des  pierres  tumulaircs 
dignes  presque  toutes  d'inspirer  I'interet;  les  restes  des 
rois  et  des  reines  qui  y  trouverent  leur  sepulture  ont  etc 
meles  ou  aneantis  a  I'epoque  de  la  Terreur;  uu  decreet  de 
la  convention  nationale,  du  mois  d'anut  1793,  avait  auto- 
vise  cet  abominable  sacrilege.  Les  monuments  les  plus 
interessanis  de  I'art  du  moven  age  et  des  temps  modernes 
I'urent  aussi  enlevcs  ii  cetle  epoque,  brises  ou  disperses  ; 
plusieurs  cependant  purent  i^tre  recueillis  pour  eire  con- 
serves au  musee  des  Petits-Auguslins.  En  1806,  Napoleon 


AINT-DENIS.  103 

fit  restaurer  I'eglise  et  batir  dans  les  souterrains  une  cha- 
pelle  expiatoire;  H  fit  en  m&me  temps  elever  six  statues  pour 
six  monarqHPsqui,  touten  regnant  sur  la  France,  ont  porte 
le  litre  d'emperPKr,  &  savoir  :  Charlemagne,  Louis  I"  (le 
Debonnaire),  Charles  II,  Louis  II,  Charles  III,  Charles  IV; 
elles  sont  re.stees  dans  les  cryptes;  une  seule  d'entre  elles 
a  (^te  laillee  en  marbre. 

En  1814,  Louis  XVIII  comp!6ta  ces  reslauralions;  on 
riMinit  dans  les  souterrains  les  cercueils  ou  pierres  tumu- 
lairesdes  rois  des  trois  races.  Plusieurs  de  ces  pierres  et 
la  plupart  des  statues,  en  marbre  blanc,  sont  dignes  d'e- 
tudc  et  ne  manquenl  pas  d'exriter  la  curiosite.  Mais  il  est 
bien  difficile  de  s'arrf'ler  pour  examiner  ces  sculptures  et 
ces  monuments;  un  alfreux  cicerone,  plus  importun  cent 
fois  que  celui  dont  la  voix  appelle  la  nymphe  Echo  dans 
les  caveaux  du  Pantheon,  voiis  fait  passer  au  pas  de  course 
devanttoutes  ces  chosesou  saintes  ou  curieuses,en  accom- 
pagnant  voire  passage  de  quelques  explications  dont  la 
niaiserie  peut  bien  passer  pour  un  sacrilege. 

C'est  1^  qii'ont  ete  transportes  un  bas-relief  du  caveau 
des  Bourbons,  trouve  en  1806,  et  un  fragment  de  mo- 
sai'que  gallo-romaine. 

Dans  I'eglise  superieure,  le  visiteur  ne  peut  manquer 
de  s'arreter  devant  bien  des  olijets  precieux,  aux  hislo- 
riques  souvenirs.  Ce  sont  d'abord  les  peintures  de  quel- 
ques vitraux;  c'est  sur  ces  pie:es  cuneuses  qu'on  voit 
ligurer  I'entrevue  fabuleuse  de  Constarlin  et  de  Charle- 
magne a  Constantinople,  racontce  fort  au  long  dans  la 
chronique  de  Tiirpin,  tiree  des  grandes  chroniques  de 
Saint-Penis.  Cclte  fable  est  probablement  fondee  sur  ce 
fait,  que  Haroun-al-Raschid,  un  autre  souvcrain  d'Orient, 
donna  a  Charlemagne,  par  I'entremise  de  ses  ambassa- 
deiirs,  les  clefs  du  Saint-Sepulcre. 

Puis  une  foule  de  sculptures  ou  de  bas-n  liefs  don- 
nent  naissarce  a  chaqiie  pas  aux  remarqurs  les  plus  in- 
tcressantes.  C'est  ainsi  qu'on  passant  devant  certain  or- 
nenient  de  la  porle  des  Valois,  il  est  impossible  de  ne  pas 
reconnaitre  I'importance  de  ce  detail  pour  I'histoire  de 
I'art.  Les  parlies  d'ornemenlation  semblables  a  celles  dont 
nous  parlous  prouvent,  jusqu'i  I'evidence,  b  Saint-Denis 
comme  ii  Saint-Remi  de  Reims,  que  la  tradition  des  for- 
mes antiques  n'etait  pas  encore  compl^lenient  abandon- 
nee  aux  treizicme  et  qualorzifeine  siecles. 

Dans  I'eglife  m^me,  ou-dessous  de  la  rose  de  droite, 
entre  le  chteur  et  la  nef,  sont  deux  colonnes  elevees,  I'une 
il  Henri  IV,  I'aulre  au  cardinal  de  Bourbon;  au-dessous 
de  I'autre  rose  s'elevent  deux  colonnes  fiineraires  :  I'une 
conslruite  par  Germain  Pilon,  pour  Francois  11,  elle  a  h 
sa  base  des  petils  genies  en  marbre  blanc  ;  I'autre  erigee 
a  Henri  HI,  par  Birthelemy  Prieur. 

Dans  la  nef  se  trouve  un  monument  d'un  style  tout 
particulier,  c'est  la  chapelle  s^pulcrale  de  Dagobert;  elle 
s'eli>ve,  a  gauche,  au-dessous  des  qualre  piliers  servant 
de  soutien  a  I'une  des  tours.  Cette  construction  remon- 
terait,  dit-on,  au  regno  de  saint  Louis,  qui  aurait  fait 
restaurer  le  mausolee.  Trois  bas-reliefs,  d'une  forme  sin- 
guliere,  y  representent  une  legende  dont  nous  emprun- 
tons  le  recit  ii  Montfaucon  :  ■  Un  nomne  Ausoalde,  reve- 
•  nant  de  son  ambassade  de  Sicile.  aboida  ii  une  petite 
"  lie  oil  il  y  avait  un  vieux  anachoiele,  nomme  Jean, 
.  dont  la  saintete  allirait  bien  des  gens  dans  cette  ile, 
.  qui  venaient  se  recommander  ii  ses  prieres.  Ausoalde 
■  entra  en  conversation  avec  ce  saint  homme;  et  clant 


lOtJ  EGLISE  Dr.  SAINT-DENIS 

•  lombe  sur  les  Gaiiles  el  s\ir  le  i-oi  Dagobert,  Joan  lul 

•  lilt  qu'ayant  ele  averti  de  prier  Uieu  pour  I'ume  de  ce 

■  prince,  il  avait  vu  sur  la  mcr  des  diables  qui  tenaient 

■  le  roi  Da^obert  lie  sur  un  esquif,  et  le  mcnaient,  en  se 

•  batlant,  aujc  manoirs  dc  Vulcain  ;  que  Dagoberl  criait, 

•  appelant  a  son  secours  saint  Denis,  saint  Maurice  et 
«  saini  Martin,  les  priant  de  le  delivrer  et  de  le  conduire 
«  dans  le  sein  d'Abraliam.  Les  saints  coururent  apiei  les 
"  diables,  et  leur  arracherent  cette  Sme,  el  I'emmenercnt 

•  nu  ciel  en  cbantant  des  versets  et  des  psaumes. » 
C'est  au-dessus  de  la  statue  coucbee  du  roi  que  se 

tcouve,  sous  une  voilte,  cette. remarquable  legende  sculp- 
tee  sur  la  pierre.  Prcs  du  choBur,  au  fond  des  bas-c6tes, 
on  Toil  trois  morceaux  de  sculpture  admjrables;  ce  sont, 
a  gauche,  les  mausolees  ii  deux  etages  de  Louis  XII  et  de 
Henri  II,  et  a  droite  celui  de  Francois  I",  tons  trois  en 
niarbre  et  d'un  art  vraimenl  mcrveilleux.  Ces  magni- 
fiqiies  tombeaux  avaient  ete  transpocles  pendant  la  revo- 
lution au  nuisee  des  Pelits-Augustius. 

Ce  fut  Francois  V",  siendre  de  Louis  XII,  qui  fit  clever 
le  premier.  II  n'est  pas  inutile  de  relever,  au  sujcl  de  ce 
monument,  I'erreur  dans  laquelle  dom  Germain  Millet  a 
fait  tomber  la  pUipart  des  savants;  rarcliitecture  a  elc 
faito  a  Tours,  en  tUll,  par  Jean  Juste  et  Francois  Gentil ; 
les  figures  onl  ete  executi'-es,  a  Paris,  en  1318,  par  Ponce 
Treliati.  Sur  le  soubassement  sont  sculples  en  relief  dif- 
ferents  evenemenis  d)i  regne  de  Louis  XII;  ses  victoires 
en  Italic,  dans  le  Milanais,  la  balaille  d'Agnadel,  et  le 
siege  de  Genes  avec  Tentri^e  du  roi  de  France  dans  cette 
ville.  Snr  le  milieu  du  niausolee,  les  figures  nues  de 
Louis  XII  el  d'Anne  de  Brelagne,  sa  femme,  sont  etendues 
sur  un  sarcopbage  de  niarbre  ;  les  ouvertures  qui  existent 
au  ventre  sont  celles  que  Tembaumement  a  necessilees. 

Entre  les  arcades  sont,  assises,  les  stalups  des  douze 
ap6tres,  d'un  mauvais  style  d'ailleurs  et  assez  peu  con- 
servees.  Les  arcades,  par  exemple,  sont  d'une  elegance 
charnianle  ;  leurs  arabesques,  delicates  et  fines,  sont  du 
go&t  le  plus  exqiiis  de  la  Renaissance.  Sur  un  socle,,  au- 
dessus  de  I'entablemenl,  on  veil  Irs  slatues  du  roi  et  de 
la  reine,  en  niarbre  coninie  lout  le  rcsle  et  a  genoux  de- 
vant  un  prie-Dleu.  Aux  angles  du  soubassemcnt  se  trou- 
vent  quuire  slatues  encore  assises,  et  plus  grandes  que 
nature,  represcnlanl  les  quatre  vertus  cardinalcs;  elles 
■ont  ele  eolevees  et  posees  sur  quatre  des,  en  une  mi^nie 
ligne,  a  I'entree  daclioeur,  lournees  vers  la  neL 

Le  tombeau  de  Francois  l'^'  a  ele  erige  a  ce  prince  par 
Henri  II,  son  fils  et  son  successeur,  en  I'annee  ISijO  ;  il 
est  en  niarbre  bbnc.  Francois  1"  et  sa  femme,  Claude  de 
France,  y  sont  figures  comme  ils  elaienl  apres  leur  mor.l, 
et  plus  grands  quo  nature;  ces  deux  slatues,  dues  a 
Pierre  Bonlemps,  sonl  ilendues  sur  une  estrade.  Sur  la 
Frise  est  sculptee  en  relief  la  bataille  de  Marignan,  dite 
aussi  balaille  des  Geanls;  plus  loin  la  balaille  de  Ceri- 
zoles;  on  remarque  dans  les  admirables  bas-reliefs  de  ces 
soubassemenls  une  scene  curieuse  de  vivandieres  qui, 
chargees  de  leurs  batteries  de  cuisine,  de  vivres  et  d'en- 
fants,  se  biitent  de  suivre  rarraee.  Sous  une  voute  d'ara- 
besquesetde  bas-reUcfs  due  i  Germain  Pilon,  desgenies 
eteignent  le  flambeau  de  la  vie;  d'auties  representent 
I'lmmortalile  do  I'inie,  celte  divine  luniierc  qui  I'em- 
porte  sur  le  royaume  des  tencbrcs;  puis  d'aulres  stalues 
figurent  les  quatre  propheles  de  IWpocalvpse. 

Tous  les-  bas-reliefs  sont  fins  comme  des  camees  anti- 


ques ;  on  dislingue,  dans  les  scenes  de  balaille,  les  ca- 
nons, les  costumes  du  seizieme  sifecle,  les  arbalijtes  dont 
on  sc  fcrvait  des  ro|)oque  de  Pliilippe-Augiiste;  puis  ce 
sont  les  portraits  des  heros  de  Marignan.  On  voit  le  due 
de  Guise,  a  cheval  pri's  de  Francois  I"  el  cbargeant  I'en- 
nenii,  sur  une  des  faces  du  monument;  on  y  trouve  en- 
core le  poilrait  de  Trivulze,  celebre  par  ses  exploits  et 
par  I'originalite  de  son  epitaphe.  Les  cwnemenls  de  oe 
mausolee  sonl  dus  k  Ambroise  Perret,  a  Jacques  Chan- 
Irel,  a  Bastion  Galles,  a  Pierre  Bigoigne  et  a  Jean  de 
Bourges.  Ponce  Jacquio,  Ambroise  Perret  et  Pierre  Rous- 
sel  travaillerent  avec  Germain  Pilon  et  Pierre  Bonlemps 
aux  admirables  bas-reliefs  du  soubassement. 

Le  tombeau  de  Henri  II  a  ete  construil  d'apres  les 
dessins  de  Pliilibert  Delorme,  sur  la  plate-forme.  On 
voit  le  monar(|uo  et  Catherine  de  Medicis,  sa  femme,  ii 
genoux ;  ces  deux  slatues  sont  en  bronkie.  Au-dessous,  au 
milieu  de  douze  colonnes  d.'urdre  composite,  Henri  II  e-l, 
la  reine  de  France  sont  couches  sur  un  sarcopbage;  ce 
sont  les  deux  plus  belles  slalues  de  Germain  Pilon.  Le 
soubassement  est  ornii  de  bas-reliefs;  aux  angles,  quaire 
figures  de  bronze,  de  grandeur  colossnle,  d'un  style  a  la 
fois  severe  el  gracieux,  representent  les  quatre  vertus 
car.Iin'ales  avec  leurs  allributs.  D'abord  le  mausolee  fut 
depose  au  sein  d'un  petit  edifice  circulaire  construil  e.x- 
pres  en  dehors  de  I'eglise,  et  divise  eii  six  pelites  cha- 
pelles  en  Irefle  oil  devaient  se  trouver  des  statues  de 
bronze  ou  de  marbre. 

Joachim  du  Bellay  a  fail  une  tr^s  longue  epitaphe  ii 
Henri  II;  nous  rappoilons  la  fin  de  celte  piece  curieuse, 
gravee  sur  un  grand  tableau  expose  k  la  cloture  du 
cheeur,  prfjs  du  mausolee  de  Francois  l". 

Viiils  qui  sur  Ions  avo7  [a  gloire  dii  pinccnii, 

L'.irlilire  du  cuivn;  el' I'buiiiiciir  du  ci^tau, 

Aniiituz  dc  Huiirj  Id  viv<!  poi  jraiUu-c, 

Et  eii  liroiu.c'  el  en  injriji'e  oleve/  sa  lip-iire  ; 

D'nr  luilcs-ll  pliilot,  piiis^ine  le  sii^elc  ll'ur 

Tin   Fr.iiieu  le  premier  il  a  r.iil  iiaiJre  diii'or. 

Viiu,  siii'liiul,  de  Pliebui  la  pliii  lini^'iietisc  ciire» 

Qtii  d<i  la  I  de  U  Prance  avcz  prrs  nourriture, 

llelebrex  a  I'ctlvi  ce  rwjei\  moimmeut, 

El  vuns  seil  re  >iijet  nil  ccmni  in  argument. 

Mais  vuns,  princes  du  saUi;.  el  lei  qui  dc  Id  FraticG 

£s  Ic  seni  arncniflnl  el  lascHle  c.perancc, 

Fils  d'iiivnicililc  pere,  invincilile  Kraiifuis, 

Qui  as  au  sceplrc  lieiijninl  le  sccplrc  ccussais, 

fiilissez  ,i  HenrT  des  loinUes  Ciiricnnes, 

£i'ii;ez  h  Ueiiry  dea  puinli»  plianennec. 

El,  eomine  au  liiin  Tuns  les  bnns  pi;res  roinaiiis 

Di>nncrciil  ce  surnuni  :  Deljces  des  liumains, 

lUeltex  sur  son  tombeau  eii  ijravure  profonde  ; 

Cj-ijil  le  ruy  Henry,  qui  ful  I'amuur  du  inouiie. 

Le  mausolee  de  Turenne  a  subi  des  vicissitudes  nom- 
breuses.  On  sail  que  le  corps  du  grand  honime  fut  tratis- 
portii  du  niusee  des  Monuments  fianciiis  et  place,  au  mi- 
lieu d'une  cerenionie  iinposanle,  dans  une  chapelle  du 
dome  des  Invalides,  en  1S00.  II  fut  retire  de  eel  asile  en 
1815  el  roporte  a  Saint-Denis. 

On  sail  au.^si  ([.tic  presqueloules  les  abbayes  possedaient 
une  fontaine,  ordinairement  placee  d.iiis  une  des  cours 
du  cloilrc  el  servant  a  une  foule  d'usages.  La  fontaine  de 
I'abbaye  de  Saint-Denis  en  a  ete  enlcMJe,  et  ce  monu- 
ment, ties-curieux  du  reste,  est  aujourd'bui  place  dans 
deuxii;ine  cour  du  palais  de  I'eculedes  Beaux-Arts. 

Kous  lie  termiuerous  jias  sans  mcnliunner  le  sjrcopliage 
Chretien  servant  d'aulcL,  dans  une  chapelle  du  cliceur, 
el  iuiiLe  des  sarcophages  romains  les  plus  simples;  celui- 
ci  est  eu  maibre  blanc,  avec  des  pilastresel  des  caniie- 


"/ 


Ff-.TE  NATIONALS  DE  SAr^T  JEAN  A   FLOUENCF,. 


lOT 


kirps  ondulees  conime  pour  utie  corbeilli".  An  milieu,  on 
y  voit  une  crnixaii-dessiis  d'un  vase. 

La  piprre  tombale  de  Freilesronde,  qui  rrmonto  h  I'an 
60fl,  a  ete  troiivet'  a  Saint-Gcrmain-des-Prps,  et'  est  main- 
lenant  dans  les  cavpaux  de  S.iint-Denis.  Les  pJOTrpstom- 
bales  constUuaient  une  mode  bien  differentede  celle  des 
siecles  precedenis  qui  ont  laissp  dans  les  egliscs  chre- 
tiennes  une  foule  di' sopnitures  couvprles  d'ornements, 
de  sculptures  et  dp  relii'fs;  lapirrre  lomba'e  n'offre  pas 
de  saillie;  celle  dp  la  reine  di"  Neustrie  est  une  espere  de 
mosaique  composee  de  marbres  de  couleur  et  d'emaux  ; 
tout  cela  est  scelle  par  un  mastic  dans'  les  cavites  d'une 
plojjne  de  cuivre;  la  rpine  estde  grandeur  nalnrelle;  son 


visa;j;e,  ses  picds  et  ses  mains  sont  liguri'S  seulement  par 
le  contour  sur  la  plerre  :  aussi  doit-on  supposer  qu'ils 
etaient  peinis,  el  la  peinture  aura  disparu  ,  ou  qu'ils 
etaient  recouverts  de  plaques  d'un  metal  precieux  et 
grave,  el;  le  melai  aura  etc  enleve.  On  lit  sur  la  pierre 
cette  inscription,   gravee   i>   une   epoque  posterieure  : 

Fredegnndia  regina,  usnr  Chilperici  regis. 

Ces  pierres  tombales  formaient  un  dallage  somptueux 
etavaient  Tavaotage  de  ne  point  gfener  la  circulation  dan* 
les  6glise9. 

A.  L.  Ravebgib. 


FETE  mmm  m  mi  jeax  a  florexce. 


CEREMONIE  DES  OFFnA>DES. 


Nul  peuple  ne  ressembia  peut-^fre  aulant  aux  Athii- 
■niens  que  les  Florcntins  pour  le  gofit  des  fetes,  des  jeux, 
•des  divertissements  publics,  comme  aussi  pour  le  senti- 
ment vif  des  arts,  qui  semblent  en  relour  avoir  fait  de  la 
patrie  des  Medicis  leur  sejonr  de  predilection.  Florence 
offre  encore  de  nos  jours  I'expression  la  plus  complete 
de  ritalie  letlree  et  artisti'.  La  se  pnrle  I'lhilien  le  plus 
pur ;  les  chefs-d'oeuvre  de  I'iirt  antique  et  moderne  y 
ahonilent,  soit  dnns'  les  musees  et  les  palais,  soil  dans 
les  eglises  et  sous  leurs  portiques,  soit  enfin  sur  les  places 
publiques ;  ajoutons  que  dans  la  riante  vallee  oil  coule 
I'Arno,  qui  la  baigne  de  ses  eaux  limpidcs,  la  nature  a 
multiplie  comme  a  plaisir  ses  aspects  les  plusgracienx. 
II  y  a  IS  une  sorte  d'anisson  du  genie  de  I'homme  et  de 
la  nature,  qui  s'est  reproduit  plus  d'une  fois  sous  I'in- 
Buence  d'heureux  climats  ou  de  localites  privilegiees. 

Les  fJles  populaires  de  Florence  etaient  nombreuses  et 
magnifiques  aux  jours  de  la  puissance  et  de  la  splendeur 
de  cette  celebre  r^publique  du  moyen  Age ;  mais  nulle  n'e- 
galait  en  ^clat  celle  de  saint  Jean,  patron  du  peuple  Oo- 
rentin,  celebree,  suivant  la  coutume  de  I'liglise ,  le 
24juin.  Originairement  cette  fete  ^tait,  comme  en  gene- 
ral les  f^tes  des  patrons  celestes  des  villes,  purement  re- 
ligieuse,  bien  qu'ii  Florence  elle  eilt  une  pompe  parlicu- 
lierement  notable;  mais  vers  la  findu  qualurziimesiecle, 
elle  se  compliqua  dfs  manifestations  solennelles  de  la 
nationality,  de  I'esprit  commercial  et  de  la  puissance  flo- 
rentine,  dans  la  brillante  ceremonie  de  la  presentation 
des  offrandes  que  les  villes,  les  seigncuries  et  les  bour- 
gades  soumises  par  les  Florentins  envoyaient  a  I'eglise 
<?rigee  sous  I'invocation  du  saint,  comme  un  gage  d'hom- 
niaje  a  la  republiquc.  Nous  laissons  un  chroniqueur 
qui  vivait  vers  1100,  Goro  Dati,  dccrire  lui-meme  ce 
merveilleux  spectacle  -,  nous  abregeons  seulement  quel- 
ques  longueurs  du  r4cit. 


•  Celui  qui  so  rend  a  la  place  des  seigneurs,  le  matin 
«  du  jour  de  eaint  Jean  ,  croit  voir  quelque  chose  dc 
«  triomphal,  de  magnifique  et  de  merveilleux.  Tout  au- 

■  tour  de  la  place  sont  cent  tours  qui  paraissent  d'or, 

•  les  unes  portees  sur  de  petits  chars,  les  autres  b  bra-. 

•  Ces  tours,  faitcs  de  bois  leger,  de  carton  et  de  cire,  el 

•  orn^es  de  figures  en   relief  dorees  et   coloriees,   sont 

■  creuses  ;  mais  au  dedans  soul  des  hommes  charges  de 
«  faire  mouvoir  les  6gures  represenlant ,  soit  des  cava- 

■  liers  brandissant  la  lance,  soit  des  pietons  qui  courent 

■  avec  leurs  boucliers,  soit  des  jeunes  filles  qui  dansent 

•  en  rond.  Sur  les  parois  exterieures  des  tours,  se  des- 
«  sinent  des  figures  d'animaux,  d'arbres  et  de  fruits  de 

•  loule  espece,  et  d'antres  objets  propres  a  recreer  la 
«  vue  et  a  charmer  I'esprit.  Pres  la  tribune  du  palais, 

■  cent  petits  drapeaux  ou  plus,  passes  dans  des  anncaux 
«  de  fer,  forment  des  faisceaux.  Ces  drapeaur  sont  les 
«  enseignes   des  villes  payant  tribut  a   la  republiquc, 

■  comme  Pise,  .4rezzo,  Pistoie,  Volterre,  Cortone,  Luci- 

•  gnano,  Castiglione,  etc.,  ou  de  certaines  seigneuries 
«  placees  sous  la  protection  de  Florence,  comme  Poppi, 
«  Piombino,  etc.  L'elofTe  des  drapeaux  est  de  velours,  de 

«  sole,  ou  d'autres  tissus  precieux,  diversement  bigarres;  ■ 

■  c'cst  merveilleux  ci  voir.  La  premiere  offrande  se  fait  le 
«  matin,  par  les  capitaines  du  parti  guelfe,  suivis  de 
«  leurs  chevaliers,   de  seigneurs,   d'ambassadeurs  et  de 

•  citoyens  honorablesde  Florence.  Tous  marchenl  sous  le 

•  goufalon  (enseigne)  du  parti  guelfe.  Viennent  ensuite  les 
«  drapeaux,   portes   chacun    par  un    homme   a  clieval ; 

•  I'homme  et  le  cheval  sont  couverts  de  sole.  Les  porte- 

■  drapeaux  marchent  dans  I'ordre  oil  ils  sont  appeles, 

■  pour  les  olTrir  a  I'eglise  de  Saint-Jean;  les  drapeaux 

■  representent  les  tributs  que  les  villes  soumises  poyent 

■  a  Florence.  Les  tours  qui  expriment  les  taxes  des  terres 

•  plus  anciennement  conquises  par  la   republique  sont 


108 


FfiTE  NATIONALE  DE  S 


«  aussi  offertcs,  suivant  leur  rang,-  h  I'eglise  de  Saint- 

•  Jean,  et  le  lendemain  on  les  suspend  aux  murs  du 

•  temple.  Chaque  annexe  on  enleve  les  anciens  drapeaux. 

■  r.eux  qui  sont  le  mieux  conserves  ou  les  plus  pr^cieux 

•  servent  ii  orncr  I'autcl,  le  resle  est  vendu  a  I'encan.  A 
«  leur  tour,  les  habitants  des  villes  citees  viennent  olTrir 

■  une  quantili'  innombrable  de  cierges,  qu'ils  portent  al- 

■  lumes;   quelques-uns  de  cos  cierges  sont  d'un  poids 

■  considt'rable. 

•  On  Toilensuite  paraiire  los  seigneurs  de  la  Monnaie, 

■  venant  presenter  un  cierge  magnilique  porte  sur  un 

■  char  que  Irainent  deux  bcpufs  pares  aux  amies  de  la 

•  Monnaie.  Les  chefs  de  cet  etablissement  sont  entoures 

•  de  pres  de  quatre  cents  porsonnes,   ayant  brevet  de 

■  charges,  syndics  de  I'art  de  Calimala  et  changeurs;  tous 

•  portent  a   la  main  un   cierge   du   poids  d'une   livre. 

■  Apr^s  eux  viennent  les  seigneurs  prieurs,  marchant 
i(  avec  leurs  collegues,  auxquels  president  les  recteurs, 
■•  asavoir.un  podestat,un  capitaineetunexecuteur.  Ccux- 
"  ci  ont  encore  leur  suite,  composee  de  domestiques  et  de 

■  musiciens,  jouant  de   la  cornemuse  ou  de  la  trom- 

•  pette. 

«  Les  seigneurs,  de  retour  a  leur  palais,  presententles 
"  chevaux  deslinfe  k  la  course,  dont  un  mantcau  est  le 
1  prix.  Apres  eux  vient  le  corps  des  tisscrands  en  laine, 
«  puis  dou7e  prisonniers,  delivres  de  lours  fers  en  I'hon- 

•  neur  de  saint  Jean. 

•  Tout  cela  fail,  et  toutes  les  offraniles  terminees,  cha- 

■  cun  des  assistants  s'en  relournc  chez  soi  pour  diner, et 

•  il  se  donne  des  feslins,  des  concerts,  des  bals,  des  f^tcs 
"  en  si  grand  nombre  et  ou  r^gne  une  telle  allcgresse, 

•  que  Florence  ce  jour-la  semble  le  paradis. » 

Un  autre  chroniqueur  italien  donne  les  details  suivanis 
sur  la  fele  de  saint  Jean,  celobreeen  1514.  C'est  I'^poque 
du  d^clin  de  la  republique.  On  pourrait  en  trouver  les 
symplonies  dans  ce  qu'on  va  lire. 

«  Pendant  que  se  faisaient  les  offrandesdes  niagislrats, 

■  acconipagnes  des  Six  et  des  chefs  d'arts,  une  galere 
"  pleine  do  boulTons,  entouree  de  diables  ^  pied  faisant 
"  mille  extravagances,  courut  par  la  ville.  lis  rencon- 
"  Irferent  un  certain  homme  qu'ils  conduisirent  au  pa- 
"  lais  des  Prieurs;  puis,  le  faisant  mooter  dans  la  galere, 

•  ils  le  couvrirent  de  velemeiits  qu'ils  se  niirent  a  dcchi- 
"  rer  avec  des  crochets  qu'ils  portaient  a  la  main,  apres 
"  qnoi  ils  le  revJlirent  d'anlres  habits,  lis  renconlierent 

■  ensuite  un  porteur  de  laiiie,  qui  n'avait  janiaissu  exer- 
«  cer  que  cello  humble  piofession,  el  I'ddexerent  avec  un 

•  haniecon  dans  la  galere;  puis,  liii  meltant  a  la  main 
"  un  aviron,  ils  le  forcercnt(!e  ranier,  en  lui  donnant  des 
"  coups  de  bJton  en  cuir  creux.  » 


AINT  JEAN  A  FLORENCE. 

Citons  mainlenanl,  en  dernier  lieu,  une  curleuse  des- 
cription de  noire  Montaigne,  qui  assistait  a  une  de  ces 
fcHes  en  liJSO,  sous  le  ri>gne  du  grand-due  Francois  \". 

'  La  fJle  de  saint  Jean  est  celebree  avec  la  plus  grande 
«  pompe,  en  sorle  qu'on  voit  jusqu'aux  jeunes  lilies  en 
«  public  ce  jourlii.  Le  nialin,  le  grand-due,  place  sous 

•  undais,  parut  sur  la  place  du  palais,  dont  les  murs 
«  ^taienl  ornes  des  plus  riches  tapis.  Le  nonce  du  pape 

■  etait  a  sa  gauche,  et  plus  loin  I'ambassadeur  de  Fer- 
"  rare.  Devant  le  prince  passerent  toutes  ses  villes  et  ses 

•  forteresses,  h  mesure  qu'elles  etaient  appelees  par  un 
«  heraut.  Quand  on  nomma  Sienne,  par  exemple,  on  vit 
«  se  presenler  un  jeune  homme,  vetu  de  velours  blanc  et 
«  noir,  portant  a  la  main  un  grand  vase  d'argent  et  la 
"  louve  siennoise.  II  fit  son  ofTrande  au  grand-due  et  lui 
"  dcbila  un  petit  discours.  Apres  celui-la  en  vinrenl 
"  d'autres,  scion  qu'on  les  appelait,  mais  c'elaienl  de 
«  petits  garcons  mal  v^tus,  encore  plus  mal  monies  sur 
<■  des  chevaux  cu  des  mules,  I'un  donnant  une  coupe, 
«  I'autre  une  bannifere  rompue  ou  dechiree.  Une  bonne 
«  parlie  passa  assez  loin,  sans  dire  un  mot,  sans  montrer 

•  de  re.'pecl,  et  parfois  meme  ayant  fair  de  se  moquer. 
"  Tous  ces  derniers  representaient  les  chMeaux  eloigncs 
«  et  qui  dependent  de  Sienne.  Tous  les  ans  celle  cere- 
«  monie  .se  renouvelle  pour  la  forme. 

"  II  passa  aussi  un  char  et  une  pyramide  de  bois,  au 
"  pied  de  laquelle  etaient  do  pelils  enfants,  fijurant  des 

•  saints  et  des  anges,  et  a  son  sonimct,  un  homme  de- 

•  guise  en  saint  Jean  et  attache  a  une  branche  de  fer. 
«  Tous  les  officiers,  et  particulierenient  ceux  de  la  Mon- 
«  naie,  suivaienf.  Derriere  ce  cortege,    vcnail  un   auire 

•  char,  portant  des  jeunes  gens,  depositaires  des  Irois 
«  echarpes,  prix   reserves  pour   la  course   des  chevaux 

•  barbcri,  que  les  cavaliers,  portant  les  armes  de  leurs 
.  patrons,  Icnaient  a  h  main.  Les  chevaux  sont  petits, 

■  mais  beaijx.  Le  palais  du  grand-due  etait  ouvert  et 
«  plein  de  paysans  a  qui  on  nionlrait  tout ;  dans  la  grande 
«  salle  on  dansait;  enfin,  il  seniblait  que  ces  gens,  pen- 
ce dant  cetic  grande  fjte,  se  rafraichissaient  la  memoire 

•  de  la  liberie  qu'ils  ont  perdue.  • 

Ces  solennites  subirent  les  alterations  nalurelles  du 
temps  et  des  circonslances ;  on  peul  dire  qu'elles  varic- 
rent  comme  les  niceurs  et  le  caraclere  de  la  nation  floren- 
tine.  On  a  repre.senle  dans  la  gravure  qui  accompagrie 
cet  article  la  lete  de  I'annee  1766,  qui  subit  la  derniere 
reforme.  On  y  reniarque  un  carrou.sel.  Elles  ont  enti^re- 
ment  ce.sse  en  1808,  avec  la  destruction  des  chars  et  de 
tousles  objets  qui  servaient  a  leur  celebration. 

A.    BoiTBUCIIE. 


C/CO 


•KJ^^O^^cX-- 


LA  PROVENCE. 


109 


LA  P110VE\XE. 


LETTRE  D  UN  JEUNE  PABISIEN  A  SON  AMI. 


Je  ne  sais  pas  pourquoi,  nion  cher  Auguste,  la  route 
parcourue  de  Marseille  it  Toulon  n'a  pu  me  distraire  de 
certaines  preoccupations  secretes.  —  Cela  tient-il  a  un 
vague  desir  de  revoir  Paris,  a  mon  humeur  un  peu  me- 
lancolique,  ou  bien  aux  souvenirs  de  mademoiselle  Pau- 
line Mercier?  Je  te  le  laisse  a  deviner. 

Je  parcouraii  pimrlant  un  charmant  pays  ;  les  bords 
de  rUuvcaune  etalaienl  a  mes  yeux  leur  luxe  de  vertes 
pelouses  et  de  frais  ombrages;  les  stores  releves  de  ma 
berline  m'ont  permis  de  voir  la  rianle  ville  d'Aubagne, 
avec  son  haul  clooher  et  ses  fabriques  de  poterie;  puis 
Cujes  an  bord  d'uiie  plaine  sans  issue ,  dont  I'hiver  fait 
uu  lac  et  I'ete  une  verte  prairie ;  puis  encore  le  Beausset, 
avec  ses  maisonsgrisesetsesdebrisde  fondalions  romaines. 
Mais  rien  ne  m'a  plus  vivement  impressionne  que  I'aspect 
romanesque  des  vastes  gorges  qui  se  trouvent  entre  ce 
village  et  Toulon. 


Figure-toi  des  masses  de  roches  a  perte  de  vue,  les  lines 
couronnees  d'une  epaisse  foret  de  pins,  les  autres  nues 
comme  des  cous  de  vautour.  Une  route  etroite,  obscure, 
caverneuse,  serpenle  par  la,  de  compagnie  avec  un  tor- 
rent qu'elle  passe  et  repasso  sur  plusieursponts.  On  croi- 
rait  descendre  la  route  desolee  de  I'enfer  du  Dante;  et  les 
sourds  giimissements  des  puis  de  ces  niontagnes,  meles  a 
I'ecbu  du  torrent,  font  penser  aux  cris  des  damnes  qui 
ont  lajsse  I'espeiance  a  la  porle  de  leur  noire  demeure. 

Tu  auras  pu  quelquefois,  mon  ami,  Jeter  les  yeux  sur 
une  Vue  de  Toulon  d'apres  Joseph  Vernet ;  et,  au-dessus 
de  la  ligne  que  dessinent,  parallelement  a  la  mer,  la  ville, 
I'arsenal,  le  fort,  la  rade,  toutes  ces  merveilles  dont  j'es- 
sayerai  tout  a  Iheure  de  te  donner  une  idee,  tu  auras 
remarque  des  montagnes  rondes,  chauves  et  noiritres, 
qui  furment  le  fund  du  tableau.  Je  cheminais  precisement 
au  fond  de  ces  montagnes,  que  des  feux  volcaniques  onl 


iivT^ii  d  Uliyii  e 


violemment  dechirees,  pour  y  former  cet  affreux  vallon 
qu'on  nomme  Ics  gortjes  d'Olliouks. 


La,  dans  les  anfracluosites  du  roc,  une  eau  noire  et 
profonde   semble  dormir.  .4pres  quelques   detours  dii 


110  LA   PROVENCE. 

chemin  sinueiix,  on  la  relrouve  ecumcuse  et  bondis- 
sante,  mais  il  lie  faut  pas  s'y  fier.  Vienne  la  pluie,  et  ]e 
torrent,  descendant  des  hauteurs  d'Evenos,  avec  la  tem- 
pete,  remplira  la  gorge,  nous  roulera  comnre  des  fetus  de 
paille  ou  comme  de  faibles  iosectes  jusqu'au  fond  <t"abt- 
mes  insondables.  II  a  Lien  apporte  ici  des  quarlicrs  de 
pierre  de  la  grands  ur  d'uue  maison  ! 


Quo  I'homme  se  sent  peu  de  cliose,  mon  ami,  en  pre- 
sence de  cette  nature  austere,  qui  poite  encore  la  trace 
noire  du  combat  des  elements!  Quelle  est  puissanle  la 
maid  qui  salt  a  son  gre  Ics  dichatner  et  les  contenir! 
Toici  ttn  monotilhe  qui  barre  le  couranl ;  en  \oici  d'au- 
tres  di^a  submerges.  L'oade  en  culere  bondit  dans  soa 
lit  illegal. 


frkt'ill'  »'  '.("^^flfcnK 


La  montiignc  est  formce  d'un  mineral  pyi  iteux  qui  tient 
du  cuivre  et  du  (cr.  II  semble  que  la  Providence  ait  70ulu 
que  riiomme  profitit  encore  du  cataclysme  qui  a  produit 
ce  dechirement ;  il  semble  qu'elle  ait  •voulu  ouvrir  ici  une 
carriere  de  pierre  dure,  parfaitemenl  propre  aux  con- 
structions. Des  debris  de  rochers  de  mfeme  nature  que 
ceux  de  la  vallee,  de  niiime  nature  que  ceux  du  torrent, 
ont  servi  a  batir  la  ville  d'OIIioules,  les  pouts  et  les  murs 
des  jardins. 

Ricn  no  venait  faire  diversion  aux  solennetles  pens&s, 
maitrcsses  de  nos  esprits,  pendant  que  nous  nous  voyions 
si  completement  entre  Ics  mains  de  celui  qui  a  sur  la  na- 
ture un  tel  pouvoir  de  creation  et  de  destruction.  C'etait 
autour  de  nous  une  niuraille  de  montagncs,  muiaille  h 
pic,  sur  laquelle  n'avait  pu  mordre  la  moindre  racine  de 
giroflee,  la  plus  petite  de  ces  plantes  cliLHives  qui  pr^tent 
un  pa',,  ourire  aux  plus  tristes  mines;  c'ftait  devaut 
nous  un  cnemin  sinueux  dunt  nous  n'apeicevions  point 
d'issue  ni  les  accidents.  Comme  la  vie,  comme  I'avenir, 
(lent  une  haute  sagesse  s'est  r6scrv6  les  secrets,  c'etait 
un  chemin  oil  nous  rencontrions  h  chaque  instant  I'im- 
pr^vu.  Le  mugissement  du  toirent  ne  faisail  tii^ve  que 
pour  nous  laisser  entendre  le  cri  discordant  des  oiseaux 
de  proie.  Les  vautours  avaient  faim.  lis  attendaient  peut- 
^tre  qu'un  accident  leur  fournit  en  nous  une  pSture  con- 
voitde.  Le  vautour,  comme  dit  la  ballade  allcmande,  aimo 
h  mangwles  yaux  du  voyageur  tombe  dans  Ic  prticipice, 


et  les  cheveux  arraches  a  la  l6te  des  cadavres  font  un  nid' 
moelleux  a  ses  petits. 

Kos  chevuux  allaiont  lentement,  pour  ne  pas  glisser 
sur  les  cailloux,  ce  qui  perraetlait  a  quelqucs  voyageurs 
de  raconter  a  demi-voix  de  tragiques  et  rfcentes  his- 
toiree  de  meurtres  et  de  vols  accomplis  dans  ces  memos 
lieux  ou  dans  les  environs  de  Toulon. 

Je  vais  tetranscrire  celle  qui  m'a  fait  le  plus  d'impres- 
sion,  et  dont  les  details,  tout  k  fait  tragiques,  sont  du  resle 
d'une  parfaite  authenticity. 

Celui  des  voyageurs  qui  tenait  le  d6  de  la  conversation 
etait  un  homme  de  nioyon  Age,  habitant  de  Toulon,  oil  il 
^tait  fournissour  de  la  marine.  Des  qu'i!  eut  annonce  qu'il 
avait  une  histoire  funedte  a  nous  raconter,  un  grand  si- 
lence se  fit  autour  de  lui,  et  le  narrateur  commenca  dans 
ces  termes  : 

0  II  y  a  quelqucs  mors,  une  honnele  famille  de  culti- 
valeurs  habitait  encore  le  vi'lage  de  Six-Fours  ,que  ces 
eollines  nous  empfecheiit  de  voir,  et  qui  s'^leve  lui-memo 
£ur  des  hauteurs  "voisines  de  la  mer.  Le  pere  et  la  nifere  , 
tous  deux  d'un  fige  miir,  Tu'icule  pre  que  cei.tonaire,  un 
filsde  vingt-deux  ans  ctunefillc  de  dix-huit,  en  forniaienl 
tout  le  personnel. 

t  L'aisance  plus  que  modesto  de  ces  paysans,  vivant 
d'un  travail  quotidien  et  des  produits  d'un  petit  champ, 
semblait  devoir  les  prcser',  er  i  tout  jamais  de  la  convoi- 
lise  des  voleurs. 


i 


LA  PROVE  J!  CE. 


Ill 


>  U  n'en  fut  molheureuseriieiit  lien. 

«  Par  exiraorilinaire,  une  K'lo  devail  avoir  lieu  chej  le 
lalioursur  :  il  allail  marier  sa  fiHe,  et,  en  k'llc  ocrurrpnce, 
la  plus  pauvTe  chaumhere  se  met  en  frais  et  attire  les 
regards, 

«  Or,  un  soir  denov^'mbr^,  soir  humideet  froid,  comrne 
I'hiver  i[ui  s'avanc.iil,  la  fille  du  payan,  acccmpagnee  de 
son  frere,  elait  allee  passer  la  veillee  dans  le  voisinage 
cliez  une  de  ses  amies  qui  I'aidnit  ii  cimfectioimer  ses  lia- 
ttllements  de  no™.  Pour  le  pere  de  faniille,  fatigue  des 
travaux  tie  la  jouniee  ,  il  s'elait  couclie  de  bonne  hcure  , 
ainsi  quesa  femrne  elsa  vieillemere.  Mais  a  peine  elait-il 
a  son  premier  somme,  que  deux  coups  assez  ruJement 
I'lappfe  ^  la  porle  le  r^veillerent  en  sursaul. 

•  — Cesont  lesenfants,  sedit-il,  elj'aioublie  de  tirer 
le  verrou. 

•>  II  se  leva  done,  et,  sans  defiance  aucune,  ouvrit  la 
porte  oil  Ton  venait  de  heurtcr.  Mais  au  lieu  de  la  fraithe 
figure  de  ses  enfants,  Irs  vis.ngos  sinisfres  de  quelqucs 
hommes  armes  se  monlrerenta  lui.  Le  maltieureux  allait 
demander  la  vie  sauvc  pour  lui  et  les  sicns,  mais  les  vo- 
loiirs  ne  lui  en  laissereiit  pas  le  temps  ;  un  coup  de  feu 
I'elendit  roide  mort  a  Icurs  pieds.  Cl'I  horrible  meurtre 
ne  suffil  pas  aux  brigands.  Us  nionlerept  dans  les  ihani- 
brcs,  massacrferent  sans  pitie  la  femrne  el  la  mere  du  pay- 
san,  et  s'emparerent  dune  somme  de  cent  francs,  qui 
iHait  tout  le  tresor  de  la  famille;  puis,  ayant  mis  Ic  feu 
dans  riuterieur,  ils  se  relirereut,  fermant  bicn  la  porte  de 
la  maison  a[)res  eux. 

«  Ils  avaient  Tespoir  que  liucenJie  ferait  disparailre 
les  traces  du  crime;  mais  le  feu  s'eti'ignit  bienlot,  faute 
d'un  courant  d'air  suflisanf,  et  lorsque  la  justice,  atlirre 
par  les  plaintesdesesperees  des  enfants  du  fjaysan,  accou- 
rut  anr  les  lieux,  elle  put  avoir  sous  les  yeux  le  spectacle 
le  plus  horrible. 

.  On  fit  des  arrestations,  et  I'pn  ^'e^lpara  du  fameiJx 
Ferrandin,  chef  suppo.st;  d'une  bande  de  malfaileurs  ex- 
ploilanl  les  communes  des  environs.  Bienlot  des  indices 
nombreux  ne  permirent  plus  de  douter  qu'on  avail  la 
main  sur  le  principal  auleur  du  Iriple  meurlie  de  Six- 
Kours,  et  II  semhlait  que  le  denoiimenl  de  ce  drame  el.iit 
dcsormais  du  ressorl  de  la  cour  d'as.sises. 

.  Un  incident  imprevu  est  venu  lui  donner  une  autre 
is.sue.  Une  confrontation  de  Ferrandin  avec  les  traces 
laissees  sur  los  lieux  etant  devenue  necessaire,  I'accuse 
I'ut  conduit  a  Six-Fours,  menollcs  aux  mains,  au  milieu 
d'une  troupe  nombreuse  de  gendarmes  et  de  soldats;  I'o- 
peralion  etait  terminee  elle  cortege  regagnaitpaisiblement 
Toulon,  lorsque  Ferrandin,  s'apercevanl  qu'il  etailpresque 
unit,  resolut  de  teirter  un  audacieux  moycn  d'evasion. 
|{(Iectivement,  au  passage  d'un  bois  assei  fourre,  il  pousse 
rudementdans  un  fosse  le  gendarmeqnise  trouvait  le  plus 
presde  lui;  puis,  avec  la  rapidite  du  chamois,  il  se  lance  a 
lorps  prrdu  dans  la  foret,  franchit  les  ravins  et  les  roches, 
ettrompe  si  bien  Icspoursuiles  des  gendarmes,  qu'il  finit 
l>ar  leur  echapper  completenient. 

■  Le  procureur  du  roi,  inslruit  de  oe  fait,  exp6die 
quatre  cents  hommes  de  la  garnison,  quibatteiU  les  forils 
el  les  montagnes  voisines,  jusqu'a  onze  heures  de  la  nuit, 
sans  oblcriir  aucun  resullat. 

«  Ce['endanl  I'al.irme  est  dans  loute  la  campagnede 
Toulon;  des  que  le  soir  avance,  chacun  se  barricade 
clicz  soi,  rcdoutjut  la  visile  du  brigand,  qui  est  parvenu. 


dil  on,  it  se  procurer  un  fusil  et  des  munitions  en  d^sar- 
mant  un  chasseur  qo'il  a  surprjs  dans  un  poste  aux 
grives. 

•  Mais  Ferrandin,  au  lieu  de  fuir  vers  la  fronliere,  ne 
songe  qu'a  rallior  .>^a  troupe  et  a  se  signaler  par  de  nou- 
vcanx  exploits.  11  est  fier  sans  doute  de  lenir  lui  scut 
loute  une  pop\ilalion  en  halcine,  et  de  montrer  ce  que 
pent  I'auilace  d'un  scelcrat  determine.  Ce  n'est  pas   la 

fuitp,  c'est  Tjne  bataille  qu'il  lui  faut La  bataille  s'est 

donnee,  horrible  et  sanglante. 

"  Un  homme  h  qui  Ferrandin  avail  rendu  quclque  .ser- 
vice ^  I'epoque  de  I'incendie  du  MouriHon,  et  que  main- 
tenant  il  allait  voir  chaque  noil  pour  se  procurer  du  pain, 
averlit  la  police  de  ce  qui  se  passait  el  donna  quelqucs 
indications  sur  les  lieux  oil  Ton  pouvait  espercr  de  ren- 
conti  er  I'assassin. 

«  Sur  CCS  indications,  quatre  vingis  voll'geurs,  loute  la 
gendaimerie  de  la  ville,  des  commissaires  de  police  et 
uu  certain  nonibre  de  bourgeois  armes  de  fusils  a  deux 
coups,  se  meltent  en  niarche  vers  une  hauteur  escarpee 
qu'on  Icurdesigne  commele  repairedu  brigand. 

"  Le  chef  du  d^tachcmerit  dispose  son  monde  avec  in- 
telligence; les  lieux  sont  fouilles  el  cerncs  de  toules  parts, 
et  bienlot  on  apercoit  Ferrandin  saulant  d'une  roche  a 
I'aulre,  lanlot  nieltant  de  profonds  ravins  enire  la  troupe 
et  lui,  lanlot  gravissant  des  hauteurs  a  pic,  comnie  un  ve- 
ritable sauvage;  et  tout  en  courant  de  la  sorto,  il  char- 
geait  et  dcchargeail  son  arme,  et  faisail  le  coup  de  fusil 
avec  les  plus  rapproches. 

«  C'est  en  ce  moment  que  I'infortane  Honoral,  chef  des 
commissaires  de  police,  s'etanl  avance  pour  sommcr  le 
brigand  de  se  rendre,  recut  un  coup  de  feu  en  pleine 
poitrine...  La  population  toulonnaise  tout  entiere  a  re- 
gretle  ce  brave  homme,  martyr  de  ses  devoirs,  et  qui  n'a 
laisse  h  sa  veuve  d'aulre  moyen  de  subsistance  que  la 
oharite  publique  et  la  commiseration  du  gouvernemcnt. 

"  Gependant  Ferrandin,  serre  de  plus  pres,  cnlend  les 
balles  sifller  autour  de  lui,  et  s'apercoit  qu'on  a  renonc6 
a  le  prendre  vivanl.  II  redouble  alorsd'energie,  s'applique  a 
bien  viser  el  blesse  plusou  nioinscinq  ou  sixdesesagres- 
seurs.  Eufin,  un  vieux  paysan,  ancien  chasseur,  arrive  b 
porlee  et  lui  liiche  son  coup  de  gros  plomb  ;  le  voleurest 
alleint  a  la  l^te,  s'alfafsse  un  instant,  mais  se  releve  bien- 
lot pour  ajuster  un  volligeur  qui  fondait  sur  lui ;  le  vol- 
tigeur,  plus  teste,  le  pievieni  etiui  diicoche  une  ballequi 
I'atteint  ii  I'epaule.  Lablessure  est  legcre;  mais  Ferrandin, 
etourdi,  tombe  de  nouvcau.  On  s'empare  de  lui.  II  ne  re- 
prend  coiinaissance  que  pour  se  voir  place  sur  un  tom- 
bereau  a  cute  de  sa  victime. 

•  C'est  ainsi  que  le  lugubre  cortege  rentre  dans  Toulon. 
«  On  fit  au  Gommissaire  de  police  des  funerailles  ma- 

gnifiques.Ouant  au  bri.gand,  il  est  mort  quelques  semaines 
apres  des  suites  de  la  bicssure  qu'il  avail  recue  ^  la  lile.n 

Tu  penses  bien,  mon  cher  Augu^te,  que  cetle  hisloire 
n'clait  pas  faite  pour  egayer  mes  idees.  J'elais  inquiel, 
pensif,  soulfrant  comme  dans  un  mauvais  rdve.  Cette 
route  commencait  recUeuient  a  m'etTrayer,  lorsque  lout 
a  coup,  au  lieu  de  I'enfer  que  je  me  cro\ais  pres  d'at- 
tuiiidre,  je  vis  un  verilable  paradis  terrestre. 

C'etaieul  les  jarJins  d'OUioules. 

Noiisovions,  autour  de  nous,  de  verts  bosquets  d'oran- 
gers  couverts  de  leurs  pommes  d'or,  de  jolis  pavilions 
enloures  de  fonlaines  el  se  cachant  avec  grace  sous  des 


112 


LA  PUO 


massifs  de  grenadiers,  de  jujubiers  et  de  palniiers.  La 
vue  de  ces  juidins,  dignes  de  Grenade  el  de  Seville,  dis- 
sipa  notre  humeur  sombre;  la  gaiete  reparut  sur  le  visage 
ties  voyageurs,  et  nous  arrivimes,  saluies  des  parfums 
et  des  souvenirs  d'Ollioules. 

La,  J3  nie  suis  trouve  dans  les  bras  de  mon  pere  :  c'est 
te  dire  qu'en  un  moment  j'ai  ressenti  plus  de  bonheur  que 
dans  les  six  mois  de  voyage. 

Quetedirai-jedeToulon.quemon  pere  m'a  fait  parcou- 
rir  dans  ses  moindres  details?  C'est  actuellemenl  une  vdle 
de  guerites,  encombree  de  marins  et  detrangers.  Depuis 
la  conquete  d'Alger,  la  population  de  Toulon  s'accroit  avec 
rapidile;  c'est  au  point  qu'elle  ne  pout  plus  tenir  dans 
les  murs  :  aussi,  pour  nia  part,  je  donne  ma  sanction  au 
projet  d'agrandissement  adopte  par  la  niunicipalito  de  la 


VEiNCE. 

ville,  et  qui  doit  faire  de  Toulon  une  cilede  premier  rang. 

En  ellet,  c'est  peut-felre  un  spectacle  unique  dans  le 
monde  que  celui  de  celle  rade  immense  qui  sallonge 
dans  les  terres  et  vient  expirer  sur  les  quais  de  Toulon. 
Une  belle  escadre  est  a  I'ancre  sur  les  eaux  bleues,  et 
voil  passer  de  nombreuses  embarcations  venant  des  coles 
d'Afrique  ou  d'Ualie. 

Autour  de  la  rade  s'^levent  des  villages  ou  des  cta- 
blissements  dignes  de  fixer  rattention  du  voyageur : 

Le  nouveau  port  de  la  rade  et  le  MouriUon,  vaste  fau- 
bourg renfermant  de  beaux  cliantiers  et  de  Ires-belles 
casernes,  dominees  par  le  fort  Lamalgue-, 

Saint-Mandrier,  grand  liopilal  de  la  marine,  situe  dans 
une  presqu  lie,  au  pied  d'une  vaste  colline  qui  est  ii  pro- 
prement  dire  un  bouquet  de  lleurs.  (le  dois  a  I'obligeance 


'^  ,.  -SSSV'.t 


■de  I'excellent  M.  Roux,  directeur  des  travaux,  d'avoir  vi- 
sit6  tousces  lieux  en  detail.  Je  me  suis  bien  amuse,  sur- 
tout  du  fameux  echo  de  la  grandecilerne)  ; 

La  Seyne,  job  village,  oil  sonldes  fabriquesde  bateaux 
a  vapour  ; 

Enfin  I'arsenal,  aussi  spacieux  que  la  ville,  et  dont  les 
chantiers  pourraient ,  chaque  annee,  livrer  a  la  mer  une 
flotte  de  ving-cinq  vaisseaux  de  ligne.  La  corderie,  les 
forges,  les  usines  ii  vapeur,  la  salle  des  modeles,  celles 
des  cuivres,  le  cabinet,  les  boussoles,  les  bassins  de  caie- 
nage,  les  bagnes  des  formats,  les  approvisionnements  en 
canons,  obus  et  boulets  ;  six  a  huit  mifle  ouvriers  qui 
travaiUent  1^,  sans  compter  trois  mille  condamnes,  sont 
toules  choses  qui  surprennenl  le  voyageur.  Mais  ce  qui 
le  ravit  d'admiration,  c'est  la  nouvelle  salie  d'armes,  veri- 
table temple  de  la  guerre,  oil  I'on  peut  se  promener  sous 


de  longues  nefs  de  sabres  et  de  mousquels,  voir  des 
vases,  des  harpes,  des  lyres,  des  tleurs,  des  lustres  el 
des  palniiers  aux  longs  rameaux,  construits  avec  des 
pistolels,  des  poignards,  des  grenades,  des  lames  de  sa- 
bre, des  baguettes  de  fusil  et  autres  engins  de  guerre. 
Ce  sonl  de  vrais  chefs-d'ceuvre  dus  i  des  artistes  de  re- 
nom,  et  qui  relevent  les  trophees  enges  au  souvenir  de 
nosgrandes  victoires. 

Aprt's  nos  instructives  promenades  de  I'arsenal,  nous 
alliens  souvent  avec  mon  pere  nous  rcposer  dans  lesval- 
lons  d'Ollioules  etdans  les  sites  pitloiesques  de  ces  moii- 
tagnes,  entourees  de  si  beaux  jardins.  Je  sentais  mon  ame 
plus  ii  I'aise,  mon  ca'ur  plus  beureux,  car  il  y  a  dans  les 
oeuvres  dela  nature  une  sMuisanle  mugic  qu'on  ne  trouve 
pas  dans  les  ccuvres  de  I'art. 


\.\-:   MO.NT   SAlMMIClllCL. 


11j 


IE  1I0\'T  SAI\T-MICIIEL. 


Dans  une  vaslc  baic  sablonneuse  cnire  la  Brclagne  el  la 
Norniandie,ayantGranvilleaunordetSainl-Malo;i  I'oucst, 
on  voit  s'elever  comme  ua  geant  lo  mont  Saint-Michel  et 
la  cclebre  abbaye  qui  le  couronne. 

Ce  rocher,  dont  la  masse  granitiqiie  a  deux  cents  pieds 
J'elevationj  surmontii  par  une  multitude  de  biUimenls, 
lours  crfnelees,  monaslere,  cglise  elanceo,  clooliclons 
de  la  plus  gracieuse  archilecture  golliique,  frappe  Ics 
regards  et  excite  autant  de  surprise  que  dadmirallon. 
Isole  au  milieu  d'une  plage  unie  que  la  mer  recouvre 
deux  fois  par  jour  de  ses  nols,on  d  Ira  it  la  sentinelleavan- 
I'ee,  le  genie  prulecleur  de  nos  rivages. 

La  situation  du  mont  Saint-Michel,  les  fortificalionsqui 
I'enlourent,  sa  plage  dangereuse,  leflux,  les  courants,  en 


font  une  place  forte  du  plus  difficile  acces.  Les  pelerin 
pacifiques  qui  venaient  y  prier,  le  voyageur  curieux  qui 
y  cherche  des  souvenirs,  etaient  etsont  encore  obliges  de 
prendre  des  guides  du  pays  pour  eviter  les  lisses  ,  gouf- 
fres  invisibles ,  d'un  sable  mobile  qui  se  derobe  sous  les 
pieds. 

Ces  dangereuses  fondrieres  se  rencontront  particulie- 
rement  dans  le  voisinage  des  ruisseaux  qui  tracent  deux 
cours  sinueux  dans  la  bale;  il  s'en  forme  d'autres  quel- 
quefuis  apres  les  temp^les,  et  ilfautl'oeil  exerce  des  gui- 
des pour  disliii^uer  le  sable  ferme  et  solide  do  celui  qui 
engloutirait  le  voyageur. 

La  plage  au  milieu  de  laquelle  se  trouve  le  mont  Saint- 
Michel  est  tellement  unie  que  la  maree  y  monte  avec  la 


rapidite  dela  foudre,  et  par  suite  de  la  disposition  des  co- 
tes, elle  s'y  cl^ve  a  une  hauteur  double  des  autrcs  points, 
c'est-a-dire  a  quarante-cinq  pieds,  et  meme  plus  lorsque 
les  vents  viennent  du  large.  C'est  surtout  dans  les  grandos 
marees  d'equinoxe  que  ces  effets  se  fontsenlir  avec  uno 
extri^me  violence,  el  telle  est  alors  la  rapidite  duflux,  que 
le  cheval  le  plus  agile  ne  pourrait  sauver  son  cavalier. 

La  constitution  geologique  des  rivages  voisins,  d'accord 
avec  la  tradition  et  des  vestiges  de  forets  sous-marines,  ne 
laisse  aucun  doute  sur  I'ancienne  position  du  mont  dans 
lesterres.  Quelque  terrible  calaclysme,  cause  parun  trem- 
blement  de  terro  ou  un  affaissement  du  sol.  Ten  aura 
separe  dansdes  siecles recules ;  n'a-l'on  pasvu,  le  17  avril 
III. 


1446,  la  mer,  rompant  ses  digues  &  Dordrecht  en  llol- 
lande,  engloulir  pres  do  cent  millc  personnes! 

Au  bas  du  mont  Saint-Michel,  on  trouve  un  village  as- 
sez  sombre,  d'une  physiononiie  qui  sent  son  moyen  Age, 
c'est-a-dire  avec  des  ruelles  etroiles,  irregulicres,  el  des 
maisons  plus  pitloresques  que  commodes.  Ce  village  est 
compris  dans  les  fortifications  qui  enlourent  le  mont ;  le 
principal  commerce  des  habitants  y  elait  autrefois  celui 
des  chapelets,  des  medailles,deslivrets,  etc.,  que  lespcle- 
rins  achetaient  pour  t^moigner  de  leur  devotion  au_bien- 
heureux  archange. 

Pour  arriver  sur  le  plateau  du  mont,  on  franchit  une 
porte  pres  de  laquelle  sent  deposees  deux  pieces  de  canon. 

8 


114 


LE  MONT  SAINT-MICHEL. 


prises  sur  les Anglais  lors  du  siege  de  1  423.  Pour  arriver 
auchileau  il  fautparcourirun  veritable  labyrinlhed'esca- 
liers  trfes-roides,  de  couloirs  voiites,  d?  soulerrains,  de 
magasins  Ji  boulets;  I'enlrfc  est  protegee  par  deux  tours 
engranit. 

On  y  voit,entreautrescliosestris-curieuses,  unemuraille 
de  soixantc-dix  pieds  de  hauteur,  le  long  do  laquelle  on 
peut  hisser  les  vivres  i»  I'aide  d'une  machine;  les  soutor- 
rains  de  Monlgommery  etdu  refectoire,  qui  ont  deux  cents 
pieds  de  longueur  sur  dix-huit  de  hauteur ;  les  in-pace 
ou  oublielles  avec  les  voiltessurmontees  de  trappi's  qui  y 
communiquent; 

La  salle  voiitce  ou  se  tcnaient  les  assemblees  generales 
de  I'ordre  de  Saint-Michel,  fonde  par  Louis  XI  en  1463. 

L'eglise,  remarquable  par  la  hardiesse  de  .son  arrhi- 
leoture,  est  en  partie  soutenue  par  des  piliers  souter- 
rains^  longue  de  cent-soixante-dix  pieds,  elle  est  large  de 
cent  cinquante  pieds  dans  sa  plus  grande  largeur ,  et  en 
compte  soixante-huit  de  hauteur  sous  voiitc.  Autrefois  ses 
richesses  etaienl  considerables,  car  les  rois  et  les  grands 
seigneurs  qui  y  venaient  en  pelerinage  se  faisaient  un  hon- 
neur  d'y  laisser  des  temoign.iges  de  leur  picte. 

On  y  montrait,  entre  autres  ehoses  curieuses :  une  statue 
de  saint  Michel  que  Ton  a  pretendu  I'^lre  d'or  massif,  niais 
"^ui  probablement  etait  seulement  recouverte  de  feuilles 
Our; 

Une  6pee  et  un  bouclier  dits  de  saint  Michel ;  le  hou- 
clier  en  cuivre,  presque  ovale,  avec  des  croix  aux  extre- 
mites,  et  I'^pee  ou  poignard  d'une  forme  bizarre.  La  tra- 
dition pretend  que  I'arcbange,  ayant  vaincu  un  monstre 
idesolait  r[rlaiJ<l6,  vint  deposer  ces  amies  dans  I'ab- 
baye,  oil  elles  Curent  conservi5es. 

On  montrait  aussl  dans  le  reliqiiaire  un  morecau  de 
la  vraie  croix;  des  chcveux  dela  Vierge  et  de  M:irie-M3g- 
deteine ;  an  fragment  de  la  tunique  que  saint  Michel  lais- 
sa  tombersurle  mont  Gargan,  etie  corps  de  saint  Aubert, 
^v6que  d'Avranches. 

C'est  ce  mime  saint  Aubert  qui,  a  la  suite  d'une  vision, 
fonda  I'abbaye  en  718.  Di'truite  en  partie  par  un  inccn- 
die  en  992,  elle  fut  pcu  Ji  peu  reedifiee  conime  on  la  voit 
de  nos  jouis;  mais  il  est  facile  de  reconnalti'e  que  le  ca- 
price et  les  neci'ssites  momentanees  ont  preside  k  ces  con- 
structions; regli.se  actuelle  fut  commencee  en  1004  par  le 
duo  d«  Normandie,  Richard  U. 

Lors  de  I'etahlissement  de  I'abbaye,  elle  elait  desservie 
par  des  chanoines  qui,  s'elant  relaches  de  la  regie,  furcnt 
remplaces  en  966  par  trente  benediclins  que  le  due  Ri- 
chard I''  y  installa. 


La  situation  du  mont  Saint-Michel  aux-  confins  de  la 
Normandie  et  dela  Bretagne,  sa  force  et  son  importance, 
firent  qu'il  cut  h  subir  plusieurs  sieges;  mais  les  assaillants 
y  rencontraienl  tant  de  dilTicultes  par  suite  de  I'invasion 
des  marees,  qu'ils  renoncaient  promptement  a  leur  en- 
treprise. 

Un  des  sieges  les  plus  remarquables  eut  lieu  en  1423, 
sous  Charles  Vll.  Centdix-neuf  gentilshommes  bretons  et 
normands  vinrentau  .secoursde  la  place,  et  forcerent  par 
leur  inlrepidite  les  Anglais  a  deguerpir.  Au  nombre  des 
guerriers  bretons  on  distingua  les  sires  de  Combotirg, 
Beaufort,  Coetquen,  Monlauban,  etc.  Les  armoiries  des 
cent  dix-neuf  furent  peinles  dans  une  des  chapeltes  de  l'e- 
glise en  commemoration  de  ce  fait  de  guerre. 

Le  mont  Saint-Michel,  ayant  et6  pris  par  surprise,  fut 
repris  sur  les  Anglais  en  1 575  par  le  sire  de  Vieques.  Un 
petit  poeme  de  Jehan  Vitel,  imprime  en  1388,  raconte  ce 
fait  avec  toute  la  naivete  du  temps.  Le  sire  de  Vieques, 
voyant  ses  soldats  hesiter,  s'ecrie  : 


Hj  !  si  le  grand  Giitllaiime  esrh.ippe  du  lomlicaii 
Vous  voioyl  tous  couards  au  pied  de  pe  cliasteaii, 
Saus  user  rafTionter  et  ^ai;^ner  la  muralllo 
Pour  liasi'licr  en  lupins  eesle  tasclie  canaille, 
II  vons  eaaserail  tons  de  ses  soldats  vaillan., 
Disant  que  vous  seriez   des  bastards  nonolialtans 
De  vns  nol)les  ayeux,  dont  la  force  guerriere 
A  f.rit  trembler  soubs  soy  la  campaigne  estrangere. 


Dans  les  derniers  temps  de  lamonarchie,  le  mont  Saiat- 
Michel  devint  une  prison  d'Etat  oil  Ton  enfcrmait  descou- 
pables  de  l(:se-majestti  etdesacriU'ge.  Outre  les  oubliettes, 
on  y  voyait  alors  une  cage  de  fer  qui  a  acquis  une  triste 
celi!'brile.  Dieu  seul  salt  toutes  les  larmcs  qui  out  ete  re- 
pandues  sur  ce  rocher,  toutes  les  existences  qui  s'y  sont 
douloureusement  eteintes. 

A  I'epoque  de  la  Terreur  on  y  renferma  plas  de  trois 
cents  pr(>tres  vicux  et  infirmes,  qui  ne  pouvaient  etre  dc- 
portes  it  cause  de  leur  grand  ^ge  et  de  leur  taiblesse.  Au- 
jourd'hui,  le  chateau,  I'abbaye  et  l'eglise  servent  demai- 
son  centrale  de  ri?clusion;  ify  existe  un  quartier  pour  les 
condamnes  politiques.  L'air  salin,  les  vents  violeats,  les 
brumes  et  rhumidit6  des  graves  en  font  une  prison  fatalo 
pour  beaucoup  de  condamnes;  il  fauk  csperer  que  dans  tin 
temps  peu  ^loigne  on  y  renonccra. 

Du  sommetduraonastere,  qui  est  a  environ  quatre  cents 
pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  on  a  une  vae  extrS- 
memcnt  etendue  sur  la  Manche  et  sur  une  longue  zone  des 
cotes  de  la  Normandie  et  de  la  Bretagne. 

Olivier  LE  Gall. 


[L'aLeiysTTE. 


1,'alrnietfe,  au  matin,  3Vvuille  avec  I'aurore, 
Et,  par  ses  chants  joyetut,  eile  aoi:once  aux  hameaux 
Lejeune  astre  du  jour  qui  de  pourpre  colore 
Le  riant  sommet  des  cot«aux. 

L' ombre  s'elface  alots  et  Tuit  sur  les  montagnes; 
Tous  les  clujeurs  des  oiseaux  co.Tmencent  leurs  concerts, 
El  le  parfum  des  flours  s'eleve  des  cacnpagQes 
Avec  la  muaique  des  airs. 

Mais  lorsque  la  nature,  alTaiss^e  et  muette. 

Sous  les  feux  du  nrridi  succombe  au  po^is  du  jour, 


Sue  Tor  flottant  des  bles,  seule  encor  I'alouette 
Voltige  avec  des  chants  d'amour. 

Scule  enfin;  quand  le  soil  demL-voile  s'avance, 
Et  qu'un  calme  profond  regne  aux  champs,  dans  les  hois, 
L'alouette  6veillee,  au  milieu  du  silence. 
Fait  encore  entendre  sa  voiK. 

Et  sa  voix  rt'jouitraine  innocente  et  pure 
Qui,  dans  un  donx  transport,  fnin  du  monde  et  du  tfuil, 
Va  dn  jour  expirant  recueilhr  le  murmure 
EC  les  beaux  accords  de  la  uuit. 


FAITS  MEMOUABLES  DE  LlIISTOmE  DE  FUANCE,  ETC. 


iHS 


FAITS  MMORABLES  DE  I'DISTOIRE  DE  FRANCE  ET  DES  ARMEES  FRWCAISES 

DEPUIS  1780  JISQU'A  NOS  JOL'US. 


REPAS    DKS    OABDES    DII    COUPS    ET    DKS   OFKK.IERS   DU 
REGIME.NT    DE   KLANDBES    A    VERSAILLES. 

Cedant  a  de  bons  conseils,  Louis  XVI  avail  consenii  a 
se  rendie  a  I'assemblee  nationale  aprfo  la  prise  de  la  Bas- 
tille; eel  acle  de  confiaiice  avail  provoque  une  explusion 
decrisd'enthousiasmc,  el  le  relourduroiautliiteau  avail 
ete  un  verilahle  tiiomplie.  A  Paris,  ou  avail  pris  des  nie- 
sures  imporlanles  apres  le  premier  moment  d  elonnement 
eldestupeur  causes  par  une  n  icloirc^laquelle  on  s'atten- 
dait  si  peu  el  donl  les  consiSijueni  es  avaienl  inspire  d'a- 
bord  une  vague  lerreur.  Bailly  venait  d'etre  nomme 
maire  de  Paris,  Lafayette  commandant  de  la  milice.  C'est 
alors  que  le  roi  so  decida  it  faire  lo  voyage  de  Paris,  oil 
Bailly  leregut  el  le  conduisit  a  I'holel  de  ville.  Cette 
demarche  et  le  rappel  de  Nicker  rameuereu!  pour  quel- 
qucs  momonls  I'esprit  pulilic,  et  la  confusion  des  ordres 
au  sein  de  Taiseniblee  acheva  d'aceuiiiplir  la  revolution. 

BientuI  des  Iravaux  serieux,  et  avant  tout  la  question 
desapprovisiouneraenls.  si  diflieiloa  resoudre  pour  Paris 
qu'une  inressante  disctte  tourmen'ait,  ocruperent  nuit  et 
jour  les  inembres  de  l.i  municipalile.  Lafayette,  eel 
bomme  au  caractere  honnOle  etpur,  el  donl  le  rule,  pen- 
dant deux  ans,  rdle  glorieux.  consista  a  faire  respecter 
les  lois,  organi'sa  en  pen  de  temps  la  garde  nationale. 
L'inlluence  tMle  donl  il  jouissait  n'empecha  pas,  nean- 
mom.s ,  les  massacres  de  Foulon  et  de  BerlUier.  Le 
relour  de  Ni  cker  a  Paris  fut  une  lungue  ovation.  La  si- 
tuation des  partis  deVenait  inquielanle  et  leur  division 
in6vitable;  si  d'un  cot^  les  parlements,  la  noblesse,  le 
clerge,  la  cour,  agissaicnl  de  concerl,  puisqu'ils  repre- 
senlaient  les  mSmes  inlerils,  defendus  tanlot  par  le  jeune 
Cazales,  tantot  par  1^  celebre  abbe  Maury  ;  dun  autre 
cdte.leparli  populairecommenraitase  diviser  parce  qu'il 
allait  vaincre,  paroe  qu'il  avail  vaincu  deja  ;  la,  Barnave 
etles  deux  Lamel^i  exercaieni  imc  influence  reelle  et  si- 
rieuse.  Mais  le  plus  audai  i'-u.\  comme  le  plus  influent 
les  chefs  pop'alaires  elail  Mir:ibeau,  donl  nous  raconle- 
•ons  la  vie  extraordinaire,  en  faisaut  connailre  son  carac- 
vere,  son.  gi^nie  etses  dessi  ins. 

Ce  Mil  en  cetle  annee  (1789)  que  la  terreur,  excilee 
Y  ■'  la  fausse  nouvelle  de  I'arrivee  des  brigands,  ceselres 
immondcs  qui  paraissaient  deja  dans  les  emcules  popu- 
laires,  fit  armer  tcule  l;i  nation  el  rendil  generale  la  re- 
volution du  lijuillet.  Les  brigands  venaieni,  disait-on, 
incendier  les  campagnes  et  couper  les  moissons  avanl 
leur  inalurite!  On  soupconna  avec  raison  le  parti  popu- 
laire  d'avoir  fait  semec  ees  bruits;  ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain, c'est  que  le  r&ulial  en  fut  pour  lui  decisif.  Bienlut 
les  provinces  et  les  caiupagnes  furent  en  proie  aux  trou- 
bles, a  rincendieeti  toulesles  alroeUes  donl  elaientca- 
pables  les  paysars  abrulis  par  le  long  servage  de  la  leo- 
dalite,  exasperespar  la  misere.  II  devenail  evident  qu'une 


mcsure  seule  pouvail  arracher  le  pays  a  eel  etat  deplo- 
rable; cetle  mesurepou\  ail  e.le  tilreaulre  chose  que  lare- 
nonciation  sponlanee,  par  lous  les  privilegies,  aux  droits 
pretendus  legaux  qu'ils  liraienl  d'une  longue  possession? 
Dans  la  nuit  du  4  aoul,  I'aboUlion  des  droits  feodaux  et 
de  tons  les  privileges  fut  decielee;  et  cetle  reforme,  dejii 
accomplie  de  fail,  recut  la  sanclion  de  ia  loi. 

La  declaration  celebre  des  Droits  de  IHomme,  placee 
en  tete  de  la  constitution  de  91 ,  occupa  plusieurs  sean- 
ces de  I'assemblee,  conjointemcnt  avec  les  discussions 
sur  la  conslitulion  et  sur  le  veto,  cetle  arme  fragile  donl 
la  royaule  pouvail  faire  usage  pour  suspendre  momenta- 
nemenl  les  volonles  de  la  representation  nationale.  Pen- 
dant ce  temps  I'agilation  augmenlaitii  Paris,  des  rassem- 
blenienls  tumullueux  avaienl  lieu  au  Palais-Royal,  et 
Camille  Desmoulins  conlinuait  a  s'y  dislinguer  par  son 
originalile,  son  audace  el  le  cynisme  de  ses  idees.  Necker, 
en  entrant  aux  alfaires,  avail  trouve  -400,000  francs seu- 
lement  dans  la  caisse  du  tresor  ;des  mesuresdesesperees, 
decretees  d'urgence,  n'avaienl  reussi  qu'ii  faire  entrer 
queli|ues  millions  a  grand'peine ;  le  roi  et  la  reine  avaient 
fail  poller  leur  vais.sellea  la  Moniiaie. 

Cependanl,  lagiavite  de  la  situation  ne  faisail  qu'em- 
pirer.  Place  eiitre  un  people  qui  voulait  lui  faire  babi- 
ter  Paris  pour  s'assurer  de  sa  personne,  et  une  arislo 
cratie  qui  eiit  voulu  I'amener  ii  .Metz,  au  sein  d'une  place 
forte,  pour  le  gou\erner,  le  roi  elail  en  proie  aux  plus 
vives  anxieles.  Les  intiigues  de  la  cour  ne  respeclaicnt 
plus  rien,  el  la  Itltre  du  tomte  d'Estaing  ^  la  reine  ne 
conjura  pas  le  danger  que  devaienl  faire  naitre  ces  ma- 
chinations. Un  poste  avail  ele  6tabli  a  Sevres  pour  defen- 
dre  la  route  de  Paris  a  Versailles  ;  bientol  le  regiment  de 
Flandre  fut  appele,  et  son  arrisee  causa  des  murmures 
dans  la  ville;  les  courtisans  gagnerent  les  otTiciers,  et,  le 
2  oclobre,  les  gardes  du  corps  donnerenl  un  repas  aux 
chefs  des  principaux  corps  delagarnison.  Des  fetes  en  pre- 
sence dela  misere  generale  ne  pouvaient  qu'irriter  lepeu- 
ple.  La  cour  se  laissail  aller  ii  des  esperances  dangereuses. 

La  salle  du  theatre  servil  au  feslin.  Les  courtisans,  des 
speclateurs  d  elite  remplissaient  les  galeries  et  les  loges 
Parmi  les  invites  on  remarquait  les  officiers  de  la  gardi 
nationale  de  Versailles.  Le  repas  fut  Ires-gai,  et  bientol 
la  gaiete,  excilee  par  I'ivresse,  exalla  les  esprits.  C'est  ce 
moment  que  Ton  chuisil  pour  faire  entrer  les  soldals  des 
regiments  de  la  garnison.  Les  officiers,  levant  leurs  ver- 
res  et  I'epee  a  la  main,  portent  un  toast  k  la  famille 
royale.  On  refuse  ou  tout  au  nioins  on  oublie  de  boire  a 
la  nation.  Alors,  les  trompettes  relenlissent,  on  sonne  la 
charge,  el  les  convives  prennent  les  loges  d'assaut  avec 
de  grands  cris.  L'entliousiasme  degiinere  en  delire ;  I'air  si 
connu  :  0  Hkhard!  6  mon  roi!  I'univers  I'abaiidunne! 
est  chanle  par  des  cenlaines  de  voix  qu'aniinenl  le  \in  et 
la  folic.  Tuus  jurent  de  d^fendre  le  souverain  jusqu'a  la 
derni(;re  goulle  de  leur  sang,  el  appellenl  a  eux,  [Our  le 
braver,  dis  daubers  encore  imaginairei. 


U6 


FAITS  MfiMORABLES  DE  L'll  ISTOIRE  DE  FRANCE 


C'est  alors  qu'on  disliibiia  des  cocardcs  d'une  seulc 
couleur,  blanches  on  noircs.  Tout  co  qu'il  y  a  de  jeune 
dans  la  reunion,  hommes  el  femmes,  rherrlie  a  s'exaUcr 
encore  en  se  rappelant  dos  souvenirs  glorieux,  des  recits 
chevaleresques.  Puis,  lout  a  coup,  la  cocarde  tricolore, 
couleur  qui  deja  etait  cclle  de  la  nation,  est,  comnie  on 
I'a  depuis  assur^,  fouK-e  aux  pieds.  En  depit  de  certaincs 
negations,  ne  peut-on  pas  croire  quo  I'ivresse  ait  conseille 
une  pareille  inconvenancc  ?  en  lout  ras,  ne  pouvait-elle 
pas  s'excuser?  Les  vrais  coupables,  d'ailleurs,  n'ctaicnt- 
ils  pas  ceux  qui  avaicnt  provoque  une  de  cos  reunions  oil 
eclatent,  au  milieu  de  renlrainement,  des  devouements 
I'phemferes,  el  dont  le  rcsnllat  est  d'aigrir,  par  une  com- 
paraison  funeste  cntre  la  joie  des  uns  et  la  douleur  des 
aulres,  des  esprits  deja  Irop  irriles? 

Sur  ces  enlrefaitcs,  quelqucs  courtisans  volent  cliez  la 


reine  et  la  supplieiit  de  so  rendre  dans  la  salle  du  festin ;  die 
resisle  d'abord,  puis  elle  se  deride.  Le  roi  revenait  de  la 
cliasse;  on  le  presse  a  son  tour,  on  I'entraine.  A  leur  en- 
tree, ils  soul  enlourcs ;  les  plus  animes  se  jetlcnta  leurs 
pieds,  des  cris  incroyables  eclatent  de  toutes  parts,  et  les 
princes  sont  ramenes  chei  eux  en  triompbe.  On  concoil 
aisement  I'espoir  el  la  satisfaction  profonde  dont  ces  ma- 
nifestations durent  penelrer  le  occur  d'un  roi  et  d'une 
reine  que  la  volonte  d'une  assemblee  puissanle  avail  deji 
depouilles,  el  que  les  menaces  d'un  peuple  souleve  ve- 
naient  incessammcnt  troubler;  mais  y  avail  il  de  la  pru- 
dence a  interpreter  ainsi  ses  droits,  a  compter  de  la  so'lo 
scs  forces? 

Bientol  cclle  fete  ful  conniie;  on  en  exagi'ra  les  details ; 
ce  devouenient  olTert  au  roi  fut  regarde  comme  une 
insulte  faile-au  peuple;  ce  repas  somptueux  contrastait 


Uep.i>  de 


d'ailleurs  mallicureusenient  a\ec  les  be;oins  d'une  popu- 
lation affamee.  Les  violences  contre  les  personnes  reconi- 
raeiicerenl ;  le  peuple  tralna  par  les  rues,  a  Paris,  un  jeune 
bomme  qui  avail  afl'LCte  de  porler  une  cocarde  noire. 

Le  lendemain  de  ce  fameux  frslin,  les  gardes  du  corps 
diinni:rent  un  dejeuner  dans  la  salle  du  Manage;  la  memo 
scene  se  renouvela.  On  alia  encore  cliez  la  reine,  qu'il 
etait  ais6  d'engager  plus  facil-mcnt  que  le  roi  dans  une 
demarcbe  provocaute.  Marie-Anloinclle  repondit  que  la 
journee  de  la  vcille  Uii  paraissait  decisive,  et  de-ira  en 
resler  lii;  n(:>anmoins  le  coup  etait  porle  '  Le  people  el 
la  cour,  egalemenl  irriles,  ne  songi'ient  plus,  Tun  ((u'a 
s'assure'r  die  la  pcrsonnc  du  roi,  rautre  qu'i  I'enlrainer 
h  Melz. 

III. 

JOUHNEES  SANGLANTES  DES  4,  5  et  G  OC.TOBRE.  LE  PEtPLE 
ATTAQUE  LE  CHATEAU  DE  VEHSAILLES. 

dependant  la  niiserc  elail  au  comble;  en  depit  des  me- 


surcs  prises  d'urgence  par  Bailly  et  pnv  Necker,  les  farines 
mamiuaient  et  la  faim  se  faisait  c'rue'.lement  sentir.  Le  i, 
uue  agilation  extraordinaire  se  manifcsta;  neanmoins  les 
palrouilles,  renforcecs,  purent  contencr  la  muUitude. 
Mais  le  lendemain  5,  au  matin,  les  groupies  devinrent 
plus  nombreux,  la  journt5e  allail  4tre  plus  se.rieuse ;  les 
femmes,  ne  trouvanl  pas  de  pain  chez  les  bou  langers, 
coururent  is  I'hdtel  de  ville,  et  repoussant  de  leurs-. -in^s 
les  bommes,  parce  que,  disaienl  elles,  les  hommes  na-- 
gi.ssent  point,  elles  firent  reculcr,  a  coups  de  pierre,  un 
batailhm  de  la  garde  nalionale  en  bataille  sur  la  place. 
On  enfonca  une  porte,  et  les  brigands,  armes  de  piques, 
envabirent  I'holel  pour  lincendier;  on  les  repoussa,  mais 
ils  avaient  eu  le  lemps  de  monter  a  la  grande  cloche  el 
de  sooner  le  tocsin.  L 

Aussilot  la  population  des  faubourgs  accourt ;  le  nomm* 
Maillard,  I'un  des  beros  de  la  BasliUe,  pour  delivrer  1^ 
commune  assiegee  et  la  dcbarrasser  de  ces  femmes  ma- 
nacanles,  prend  un  tambour  et  entiaiiie  rette  horde  fa- 
rieuse,  qu'il  a  reunie  comme  pour  la  conJuirei  Versailles, 


ET  DES  AUMEES  FRANOAISES. 


in 


II  avail  le  projet  de  les  abandonner  en  route.  A  la  t6te  de 
cesfuricuses,  armeesde  IjJIons,  demancliesa  balai,  quel- 
ques-unes  de  fusils  et  de  coutelas,  il  traverse  le  Louvre  et 
les  Tuileries,  bien  malgre  lui;  aux  Champs-£lys(!es  il 
reussit  h  leur  faire  abandonner  leurs  armes,  sous  pretexle 
qu'il  vaut  mieux  pour  elles  se  presenter  a  I'asseniblee 
comme  des  suppliantes  ;  mais  il  devenait  plus  que  jamais 
impossible  de  les  dissuader  d'aller  a  Versailles.  Dcja  des 
bandes  affreuscs  s'ebranlenl,  elles  traineiit  des  canons; 
la  foule  pressail  la  garde  nationale  qui,  a  son  tour,  pres- 
sait  Lafayette  de  I'emmener  ii  Versailles.  Ainsi  tout  le 
monde  formait  les  memes  vceux,  avail  les  memes  desirs. 

Tout  elait  calme  au  chileau,  mais  I'assemblce  elait 
orageuse;  le  roi  venail  de  lui  reuvoyer,  au  lieu  d'une 
simple  acceptation  du  projet  de  constitution  et  de  la  de- 
claration des  droits,  des  observations  et  des  promesses  a 
long  terme.  Celte  hesitation  pouvait,  a  la  rigueur,  se  jus- 
tifier;  mais  les  circonslances  itaient  trop  pressantes  et 


devaient  I'emporter  sur  loute  autre  consideration.  Robes- 
pierre et  Duporl  se  plaigoent  ameremenl;  Potion  rappelle 
les  repas  des  gardes  du  corps  el  les  vociferations  des  con- 
vives enivres.  Gregoire  apprend  k  ses  collegues  qu'un 
meunier  a  ete  invito,  par  lettre,  k  ne  pas  moudre,  et 
qu'on  lui  a  olTeit  pourcela  deux  cenls  livres  par  semaine. 
Le  lumulte  devient  affreux;  ii  onze  heures  on  recoil  la 
nouvelle  que  Paris  marclie  sur  Versailles.  Mirabeau  con- 
seille  il  Mounier,  elu  tout  recemment  president,  d'aller  au 
chateau  pour  engager  le  roi  a  accepter  sans  observations  ; 
I'asseniblee  se  range  it  I'avis  de  iMirabeau. 

Au  moment  oil  Mounier  allailsorlir,  on  annonce  I'arn- 
vee  de  Maillard  et  de  sa  horde;  .Maillard  est  introduit, 
les  fenimes  se  precipilent  dans  la  salle  ;  il  raconte  alorset 
la  di»elle  de  Paris  el  le  desespoir  de  sa  population;  il 
parle  de  la  lettre  ecrite  au  meunier.  Une  voix  accuse 
Juigne,  I'eveque  de  Paris;  on  repousse  avec  indignation 
celte  calomnie.  Maillard  est  rappele  a  I'ordre  avecsa  de- 


putation ;  on  finit  par  leur  persuader  quelcs  niesures  sent 
prises  pour  reniedier  a  lout.  Mounier  se  rend  au  chateau ; 
il  est  entoure  par  les  femmes  et  force  d'en  emmener  six 
avec  lui.  II  s'avance  a  travers  les  bandes  armees  de  ba- 
ches, de  piques,  de  biitoni  ferres.  Une  pinie  abondante 
tonibait  depuis  quelques  instanls.  L'allroupement  est  dis- 
sipe  par  un  detachemenl  des  uardes  du  corps ;  mais 
Mounier  est  rejoinl  par  les  femmes  et  trouve  au  cbaleau, 
en  ordre  de  balaille,  les  dragons,  les  Suisses,  le  regiment 
de  Flandre  et  la  garde  nationale  de  Versailles.  Six  au- 
tres  femmes  se  reunissenl  aux  aulres;  elles  sonl  accueil- 
lies  par  le  roi,  qui  leur  adresse  de  bienveillantes  paroles 
et  s'apiloie  sur  leur  misere.  L'emotion  les  gagne  ;  une 
d'entre  elles,  une  jeune  et  belle  crealuie,  est  tellement 
iQterdite  ii  la  vue  de  Louis  XVI,  quelle  trouve  a  peiue  la 


force  de  dire  en  picurant  :  Du  pain'  Le  roi,  aussi  (5mu 
quelle- meine,  Teri^brasse,  et  celte  depulation  le  quitte 
avec  des  larmes  dans  les  yeux. 

Ces  femmes  atlendries  vont  raconter  aux  aulres  I'ac- 
cueildu  roi:  celles-cin'en  veulentriencroire,  reprochenta 
leurs  compagnes  d'avoir  ete  seduites  par  I'or  de  la  cour, 
el  se  disposent  a  les  metlreen  pieces.  Le  comte  de  Guicbe 
el  quelques  gardes  du  corps  volent  ii  leur  secours;  au 
ni4me  instant  quelques  coups  de  fusil  parlenl  on  ne  sail 
d'oii ;  deux  gardes  sonl  atleints  ainsi  que  plusieurs  fem- 
mes. A  quelques  pas  plus  loin  un  des  agitateurs,  suivi  da 
plusieurs  fenimes,  se  fait  jour  a  travers  les  troupes  et 
s'avance  jusqu'a  la  grille  ;  il  est  poursuivi  par  M.  de  Sa- 
\onnieres,  qui  a  le  bras  casse  par  une  balle. 

L'irrilatiou  elait  extrtoe.  Le  roi  envoie  a  ses  gardes 


II  • 


lAITS  Ml'.MOIiABLKS   l)K  L'UISTOU'.E  [)K  KRANC.K,   ETC 


I'onlrc  dc  ne  pns  liror  et  de  renlror  h  I'hotel.  Dans  cu 
moment  des  roups  de  fusil  Icursont  envoyes  par  la  giirde 
n:i(ionale  de  Versailles,  et  ils  y  repondent. 

Le  roi  ne  donnnit  anrune  ri^ponse  a  Moiinipr,  qui  le 
faisail  supplier  de  sc  hiler;  sa  sanction  devait  calmer 
toils  les  esprils.  Le  president  de  I'asseniliU'e  avail  hJlte 
do  re^agncr  son  posle.  Pendant  re  temps  le  conseil  agi- 
lait  la  qneslion  dii  dep:irt  du  roi;  rela  dura  depuis  six 
Ijeures  jusqu'Ji  dix  lieures  du  soir.  Le  roi  resistait.  Les 
vnitures  qui  allaient  emniener  la  reinc  etses  enfanis  fn- 
rent  arretees ;  daide^irs  la  reine  elle-nifme  refusal  t  de 
quitter  son  epoux. 

Mounier  finil  pnr  ohtenir  I'arreplntion  si  lon;>temps  at- 
lendueet  Irouve  In  salle  des  seanres  abandonnee  par  les 
deputes,  mais  garnie  de  femmes  qui  demandent  du  pain 
apres  avoir  ap|ironv6  tout  ce  qui  venait  d'etre  fait.  Mou- 
nier leur  fit  donner  tout  le  pain  qu'on  put  trouver.  La 
plus  graude  faute  commise  dans  celte  nuit  fut  d'avoir 
laisse  sans  assislonre  res  handes  affam6es,  que  le  besoin 
avait  poussecs  hois  de  Paris. 

Sur  ces  entrefaitcs  arrive  Lafnyelle;  il  avait  pendant 
longtemps  lulle  conire  la  milire  parisienne  qui  voulait 
aller  a  Versailles.  Les  troupes  etaient  d'avis  de  s'assurer 
de  la  personne  du  roi,  de  le  plarer  au  milieu  d'ellcs,  et 
d'en  oblenirl'execution  de  ses  promesses.  Lafayette  avait 
reussi  a  relenir  son  arm^e  jusqu'au  soir;  mais  la  niulti- 
lude  augmentait  toujours  et  travaillait  la  milire;  elle 
avait  plus  d'une  fois  dejh  essaye  d'atlenler  aux  jours  du 
general.  Des  bandes  armees  se  rendaiont  encore  ci  Ver- 
sadles,  il  fallait  y  suivre  I'insurreclion  pour  tScher  de 
s'en  rendre  maitre.  La  commune  ordonna  a  Lnfayetle  de 
partir,  il  partit ;  en  chemin  il  fait  preter  a  son  armee  ser- 
ment  de  fidehle  au  roi,  et  entre  a  Versailles  vers  minuit. 
II  rourt  chez  le  roi,  lui  fait  part  des  precautions  prises, 
el  lui  olTre  son  devouement.  Le  roi  se  calme  et  se  retire 
dans  ses  ^ppartements. 

On  n'availronfie  h  Lafayolle  que  les  posies  extrrieurs; 
la  garde  du  cbaleau  et  d'autres  points  iniporlanis  avait 
ele  laissee  aux  Snisses,  aux  gardes  du  rorps  et  au  regi- 
ment de  Flandre  dent  la  fideliteelait  doiiteuse.  On  avait 
d'abord  ordonne  aux  gardes  de  se  i-etiier;  puis  on  les 
avait  rappeles;  mais  ils  n'avaient  pu  se  rendre  qu'en 
petit  nondjre  a  leur  poste.  D'ailleurs  le  trouble  t'tait  si 
grand  qu'on  avait  oublie  de  defendre  tousles  lieux  abor- 
dables;  on  avait  laisse  une  grille  ouverte.  Quofqu'il  en 
soit,  aucun  des  postes  donncs  a  Lafayette  ne  fut  ni  at- 
laqiie  ni  enleve. 

L'assenib'ee,  en  depit  du  desordre  cxlerieur,  avait  re- 
pris  sa  stance,  que  la  multitude  interroriipait  detemosen 
temps  .en  criani  :  Du  pain!  Impaliente,  .Mirabeau  s'^crie 
d'une  voix  formidable  que  I'assemblee  n'a  d'ordj-e  ii  re- 
cevoir  de  personne  et  menace  de  faire  ovaruer  les  tribu- 
nes :  il  est  couvert  d'applaiidisscments.  Mors  Lafayetle 
assure  Mounier  que  la  tranquillile  e.'-t  relablie,  et  I'as- 
.semblee,   apres  s'etie  ajournee  au  lendemain,  se  sopare 

au    ni 

Le  peuple,  disperse  de  lous  cotes,  semhlait  calme;  La- 
fayette comptail,  etavec  raison,  sur  Ic  devouement  ctl'o- 
bei.ssance  de  son  armee.  II  avait  mis  rhfilcl  des  gardes  du 
corps  a  I'abri  de  loule  tentative;  rl  avait  commande  de 
nombreases  palrouilles.  A  cinq  lieures  du  matin  il  s'e- 
.  lendit  tout  haliille  sur  un  lit. 

Le  peuple  sortait  de  son  repos  momenlan6  et  se  mon- 


trait  dej;"i  aux  abords  du  cliiVcau.  Un  garde  du  rorps,  ii 
la  suite  d'une  rixe  aver  quelques  bommes  de  la  popu- 
lare,  fait  feu  d'une  fenfire.  Les  brigands  poussent  des 
liurlemenis,  penelrcnt  par  la  grille  qui  elait  ouverte,  et 
gravissent  un  cscalier  que  personne  ne  dr^'fcnd.  Mais  tout 
^  coup  deux  gardes  du  corps  se  presentent,  arrolent  les 
assaillants,  et  ne  se  retirent  qu'apres  la  plus  courageuse 
resistance,  apres  avoir  defendu  chaque  porte,  chaque 
issue.  «Sauvezlareine!  ■  s'ecrie  lebrave  Miomandre,run 
de  res  bommes  hr^roVques.  La  reine  enlend  ce  cri  et  n'a 
que  le  temps  de  se  refugier  dans  la  cliambre  du  roi.  Pen- 
dant sa  fuite  les  brigands  sont  enln's  dans  les  apparte- 
menls  de  la  reine ;  sa  rouche  est  deterte ;  ils  veulent  aller 
plus  loin,  mais  les  gardes  du  corps,  plus  nombreux,  ont 
eu  le  temps  de  se  retranrher  :  les  assaillanis  h&itent. 
C'est  alors  qu'au  bruit  de  ce  lumulte,  les  gardes-fran- 
caises,  pas.s^s  dans  les  rangs  de  Lafayette,  quitlent  leur 
poste  et  courent  disperser  les  brigands.  lis  trouvent  les 
gardes  du  corps  relrancli(?s  dernere  une  porte :  ■  Ouvrez, 
«  s'ecrient-ils,  ce  sont  les  gardes-franraises,  qui  n'ontpas 
"  oublie  qu'a  Fontenoi  vous  avcz  sauve  leur  regiment!  • 
La  porte  s'ouvrc,  et  tons  fiaternisent  et  se  scrrent  les 
mains. 

Au  dehors  tout  ^tait  confusion.  Lafayette  n'avait  pu 
se  reposer  qu'une  demi-heure,  il  n'avait  pas  eu  le  temps 
de  s'endo'rmir,  quand  il  entend  des  cris;  il  s'elance  sur' 
un  cheval,  et  rencontre  une  foule  furieuse  qui  allait  mas- 
sacrer  plusieurs  gardes  du  corps;  11  les  arrache  a  la  mort, 
envoie  ses  soldats  au  secours  du  chSleau,  et  se  trouve 
soul  pour  ainsi  dire  au  milieu  des  brigands.  Un  de  res 
derniers  dirige  contre  lui  son  fusil;  sans  se  deconlenanrer, 
Lafayetle  ordonne  au  peuple  de  lui  amener  cet  bomme; 
on  le  saisit  et  on  lui  brise  la  t^te  sur  le  pav^.  Lafiiyette, 
suivi  des  gardes  qu'il  a  snuves,  vole  au  cbSleau  et  y  re- 
trouve  ses  grenadiers.  On  I'entoure,  on  lui  jure  de  mourir 
pour  le  roi.  Les  gardes  du  rorps  crinicnl ;  vice  Lafayette! 
Toule  la  rour,  qui  lui  devait  la  vie,  lui  expriniail  avec 
transport  sa  reconnaissance.  Madame  AdelaYde,  tante  du 
roi,  s'ecrie  en  serrant  Lafayetle  dans  ses  bras  :  «  General, 
•  vous  nous  avez  sauves!  » 

Le  peuple  voulait  que  le  roi  \int  a  Paris;  un  conseil 
.s'assembia,  et  le  depart  du  roi  fut  deride.  On  jetle  par 
li's  fen^tres  des  billels  qui  annoncent  rette  nouvelle. 
I.ouis  XVI  se  montre  au  balcon  avec  Lafayetle,  on  crie 
vioe  le  roi!  Mais  des  menaces  accuciUent  la  reine,  qui  s'est 
approchee."  Que  voulez-vous  faire.  marfame?.  lui  demande 
le  general.  —  Accompagncr  le  roi,  repond  courageuse- 
ment  la  princesse.  —  Sui\e7-moi,  n  reprend  Lafayette, 
et  il  I'aniene  toute  surprise  sur  le  balcon.  Des  hommes 
du  peuple  rerommencent  leurs  cris  menacants;  un  conp 
do  fei  pouvait  parlir.  D'ailleurs  on  ne  pouvait  se  faire  en- 
tendre, il  fallait  parier  aux  yenx.  Le  general  s'incline, 
prend  la  main  de  la  reine  et  la  baise  avec  respect.  Alors 
(les  transports  eclalcnl  avec  les  cris  de  piiv  la  reine!  vive 
Lafayette!  La  reconrilialion  est  faile.  Le  roi  prie  La- 
fayetle de  faire  quelque  chose  pour  ses  gardes.  Le  ge- 
neral en  prend  un ,  le  conduit  au  balcon  et  lui  met  sa 
liandouiibre  en  I'embrassant ;  les  applauilissemenis  du 
I'.enple  montrenl  aussil6t  que  la  paix  est  faite  avec  les  f 
gardes,  et  que  de  ce  c6le  aussi  il  n'y  a  plusrien  ii  craindre. 

L'assemblee,  apprenant  le  depart  du  roi,  rendit  un  dii- 
oret  qui  la  dedarait  inseparable  de  la  personne  du  sou- 
verain,  et  le  fit  acoompagner  par  cent  deputes.  Lafayette 


axaiil  fait  suivre,  par  un  diitaiUement  de  ses  troupes,  la 
plupart  des  bandes  lieja  parties  et  auxquelles  il  inlerdi- 
saitaiDsi  le  rotour.  Oil  avait  arrache  aux  tirig.inds  qui  les 
portaient  au  bout  de  leurs  piques  les  letcs  de  deux  gardes 
Ju  corps  egoges.  Louis  X\  I  tut  re^u  par  Bailly  a  I'Hotel- 
de-ville.  «  Je  reviens,  dit-il,  avec  conliance  au  milieu 
de  mon  peuple  de  Paris.  •  Bailly  repete  ces  mols  a  ceux 
qui  ne  pouvaient  entendre,  el  oublie  le  mot  confiance.  — 


IE  SANGHER.  JI'J 

.  Ajoulez  avec  confiance,  dit  la  reine.  —  Vous  ttes  plus 
heureux,  rcpoiid  Bailly,  que  si  je  I'avais  dit  moi-mSme.  • 
La  f.iniille  royale  alia  liabiler  les  Tuileries,  deserles  de- 
puis  un  sieclc,  et  on  en  confia  la  garde  a  la  milice  pari- 
sienne;  aussi  Lafayette  fut-il  regard^  par  les  courlisans 
comme  un  ge6lier :  il  n'eut  pourtant  jamais  qu"un  seul 
desir,  celul  de  proteger  son  roi. 

A.-L.  Ravebcie. 


lilSTOIIlE   NATI'REILE. 


X.E  SANGLIEH. 


Le  sanglier  est,  ainsi  que  le  cochon,  un  animal  brutal, 
n'ayant  que  des  appelils  grossiers,  et  dent  rinlolli.i;ence 
se  borne  a  peu  pres  a  raccomplissement  des  actes  les  plus 
materiels  de  la  vie. 

Le  sanglier,  n'etant  autre  chose  que  le  coclion  a  I  elat 
^sauvage,  a  la  mSme  grossierete  dans  les  habitudes,  les 
nieniesgoutsimmondes,  la  mi'ine  voracile  que  cet  animal, 
auquel  il  ressemble  presque  de  tous  points ,  ayant  comme 
lui  le  poil  rude  el  grossier,  la  pcau  epaisse  et  peu  sen- 
sible aux  influences  exterieures. 

Cependant  le  sanglier  possede  des  defi'nses  plus  gran- 
des  et  plus  tranchantes,  un  boutoir  plus  fort  el  une  hure 


plus  longue.  On  remarque  aussi  qu'il  a  les  pinces  des 
pieds  plus  separces  ct  le  poil  loujours  noir. 

La  disposition  ties  pieds,  la  maniere  dont  la  terra  a 
ete  fouillee.  des  pctites  branches  cassises,  sont  autant 
d'indices  qui  revelent  a  un  piqueur  experimenle  I'age^ 
la  force,  les  habitudes  dun  sanglier.  Le  cochon,  par 
excniple,  fnuille  la  terre  ca  et  la,  mais  superficiellement, 
landis  que  le  sanglier  trace  presque  loujours  un  sillon  en 
ligne  directe  el  tres-profondement  creuse. 

Lorsque  les  sangliers  sont  jeunes,  on  les  nomme  en 
lerme  de  chasse  belts  dc  conifiagnie,  car  alors  ils  sui- 
vent  souvcnt  leur  mere  et  marchent  en  troupe  ;  au  moin- 


i:o 


LF.  SANCLIER. 


dre  bruil,  ils  se  reunissenl  do  maiiiere  a  pouvoir  se  de- 
fondre  coiitie  renncmi  qui  les  menace;  on  pretend 
mjme  que  les  plus  gros  se  metlent  en  avaiil  cl  forment 
une  petite  plialange  au  milieu  de  laquclle  les  plus  faibles 
sont  a  I'abri.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'e^l  que  la  femelle 
devient  furicuse  quand  on  lui  enleve  ses  petils,  et  que, 


dans  ce  nioment-lJi,  elle  est  redoutable  pourle  chasseur. 
On  croirait  difncilemcnl  qu'un  animal  aussi  gros,  aussi 
peu  taille  pour  la  course,  puisse  s'elancer  avec  une  rapi- 
dile  si  grande,  qu'elle  egale  celle  des  mcllleurs  chlens  : 
aussi  ne  faut-il  pas  se  fier  a  cette  pesanteur  apparente. 
Lorsque  lesanglier  devient  vieux,  II  fait  comme  Tours, 


ui  redierche  les  cavornes  solitaires ;  lul,  so  refugie  alors 
dans  les  parlies  les  moins  frequenlees  lies  furels,  pros  de 
quelque  marecage  oil  II  trouve  une  nourriture  de  son 
gout.  Lii,  vivanlscul,  ce  sauvage  ermile  devient  encore 
plus  rude,  plus  intrailable  qu'aupniavanl  :  ce  recoiii  de 
I'or^t  devient  .-a  propriete  ;  ils  sont  a  lui,  les  vieux  clienes 
couverts  de  mousse,  les  enorni  schutaigniersau  feuillage 
touITu ,  le  lioux  piquant,  le  myrlille,  les  roseaux  qui 
s"clevent  dans  les  bas-fonds;  11  trouve  dans  cet  endroil 
ecarte  la  solitude  qu'll  aime,  des  glands,  des  chitaignes, 
des  raclnes  tendres  qui  font  ses  delices.  Malheur  done  a 
qui  viendra  le  Iroubler  dans  son  bnnheur  I  C'est  un  pro- 
prietaire  jaloux,  et  la  nature  lui  a  donne  des  defenses 
Iranchantes. 

Ccpendant  le  bruit  lointain  du  cor  se  (ait  entendre;  ce 
sont  des  fanfares  dont  les  sons,  apportes  par  les  brises, 
arriveiil  jusqu'ii  lui;  il  se  souleve  dans  la  bauge  oil  il 
elait  accronpi,  son  poll  se  herlsse,  ses  ycux  ardents 
semblent  Jeter  des  llammes;  c'est  qu'il  a  senti  I'approche 
des  chasseurs  et  des  cbiens. 

Bienlot  de  jeunes  sanglicrs,  menes  baltant  par  la 
meute,  traversent  la  forOt  dans  leur  course  rapide;  quel- 


ques-uns  sont  lues  par  les  chasseurs,  d'aulres  s'echap- 
pent;  le  vieux  solitaire  aussi  estenfin  relance.  Use  retire 
d'un  pas  alourdi  par  I'age;  sa  retraite  estlente,  mais  ha- 
bile; les  plus  bardis  ni;1tins  n'approchcnt  de  lui  qu'en  he- 
sitant, car  il  se  retourne  souvenl  et  a  propos  pour  leur 
faire  tete;  alors,  d'un  coup  de  defense,  il  ouvre  le  venire  a 
Tun,  tandis  qu'il  brise  les  cotes  de  I'autre;  le  cercle  des  i 
assadhiiits  s'elargit,  les  chasseurs  eux-memes  hesitcnt 
quelqucfois  en  tirant,  car  le  \ieil  habitant  des  forels  a  la 
peau  dure,  presque  impcni^lrable  &  la  balle,  et  une  bles- 
sure  douloureuse  ne  ferait  que  redoubler  sa  furie. 

C'est  done  un  veritable  triomphe  pour  le  chasseur 
adroit  qui   parvient  ii  abatlre  un  sanglier  de  premifere  j 
force,  car  cette  victoire  n'est  jamais  sans  dangers  serieux. 

Aussi,  lorsque  les  chasseurs  out  tue   quelquesuns  del 
ces  animaux,  font-ils  retenlir  la  furet  do  joyeuscs  fan- 
fare-;;  et,  lorsque  le  soir  ils  rentrcnt  en  ville  avec  leuij 
conquete,  cette  entree  Iriomphale  se  fait  souvent  a 
clarle  des  torches  et  au  bruil  des  vivals. 

Les  sangliers  iiesont  pas  aussi  dangereux  pour  les  cul-J 
livateurs  que  les  lonps  et  les  renards,  qui  ravacent  leurs 
troupeaux  el  leurs   poulaillers;  cependanl  lorsqu'ils  se 


muUiplient  outre  mesure,  ils  traversent,  en  se  vautrant, 
les  champs  de  ble  et  y  causent  du  notables  degSts. 

La  chair  du  marcassiii  ou  jeune  sangher  n'est  pas  mau- 
vaise,  quoiquelle  ait  un  gout  sauvage  dont  loutes  les 


LE    RENARDJ  121 

pri-paralions  culinaires  ne  peuvent  la  debarrasser.  QuanI 
au  vieux,  on  n'en  mange  guere  que  la  hure,  qui  est 
d'aillenrs  regardee  comme  la  piece  d'honneur. 

OuviEH  L£  Gall. 


1.1:  RENARD. 


Nous  aliens  nous  occuper  d'un  fin  matois,  mailre  re- 
nard,  si  connu  par  ses  ruses,  le  Cagliostro,  le  Figaro  des 
quadrupedcs. 

I.orsqu'un  renard  rode  aulonr  d'liii  poulailler,  ce  sera 
miracle  s'il  ne  trouve  pas  quelque  poulu  a  croquer;  car 
si  son  esprit  est  fertile  en  stralagemes,  sa  gourmandise 
en  stimule  I'activite,  et  sa  patience  est  a  toute  epreuve. 

Le  loup,  sanguinaire  et  brutal,  ne  connait  d'autre 
droit  que  celui  de  la  force;  niais  le  ren.ird  comprend  et 
pratique  la  diplomalie,  ni  plus  h'.  moins  qu'un  Talley- 
rand ;  s'il  tue,  s'il  cgorge,  c'est  du  moins  avec  des  formes 
moins  acerbes ;  et  certaincment,  s'il  pouvait  parler,  il 
invoquerait  la  legalite  et  le  fait  accompli 

Le  renard  ressenible  beaucoup  a  certains  chiens,  niais 
ii  a  proportionncllement  la  l6te  plus  grosse ;  le  poll  roux, 
plus  long,  plus  touflu  ;  les  oreilles  plus  courles,  la  queue 
plus  grosse  et  plus  garnie  de  longs  polls,  le  regard  sour- 
nois,  les  mouvemenis  brusques  et  in(|uiets. 

Comme  ces  animaux  aiment  beaucoup  les  oiseaux  de 
basse-cour,  ils  se  rapprochent  volontiirs  des  fernies  si- 
tuees  a  proximite  des  laiUis;  la  ils  se  creusent  de  pro- 
fonds  terriers,  qu'ils  disposent  avec  beaucoup  d'art,  de 
nianiere  a  en  cacher  I'entree  le  plus  possible;  c'est  I'en- 
droit  oil  ils  se  refugient  lorsqu'iU  se  sentcnt  trop  vive- 
nicnt  poursuivis,  et  oil  ils  elevent  leurs  petils  jusqu'6 
I'age  oil  ils  peuvent  sortir  sans  trop  de  danger. 

II  arrive  souvent  que  les  chasseurs,  ne  pouvant  forcer 
un  renard  avec  leurs  cluens,  bouchent  I'entree  du  terrier 
lorsqu'il  est  sorti,  et  se  tiennent  pres  de  li)  en  enibuscade. 
Le  renard,  presse  par  la  meute,  rabat  vers  son  domicile, 
el,  trouvant  I'entree  obstruoe,  recoit  le  feu  des  chasseurs. 
S'il  n'est  pas  atteint,  il  fuit  avec  precipitation,  niais  ne 
tarde  pa-;  a  y  revcnir  pour  essuycr  une  seconde  decliarge ; 
alors,  comprenant  I'impossibilile  absolue  de  rentrer  chez 
lui,  il  se  sauve  ii  travcrs  champs  jusqu'a  ee  que,  harasse 
de  fatigue,  il  soit  atteint  et  tue.  On  fait  aussi  entrer  dans 
le  terrier  des  bassets  a  jambes  torses,  qui  se  glissent  jus- 
qu'au  fond  du  repaire;  niais  on  envoitqui  sent  plus  pres- 
ses d'en  sortir  que  d'y  entrer,  car  le  renard  a  la  m^choire 


forte  et  les  dents  acerees  ;  sa  morsure,  des  plus  cruelles, 
emporle  la  piece. 

Quelquefois,  un  promeneur  solitaire,  jaloux  de  jouir 
des  beautes  de  la  nature  h  son  reveil,  parcourt  lenlemcnt 
les  alleesfraiches  et  tortueuses  d'un  laillis.  Le  calme,  les 
jeux  de  I'ombie  et  de  la  lumiere,  les  guutteletles  de  rosce 
tremblanles  sur  les  feuilles,  tout  lui  presente  des  images 
de  bonheur,  lorsque  tout  a  coup  11  enlend  de  longs  gla- 
pissemenls,  un  cri  semblable  il  celui  du  paon  ;  c'est  un  re- 
nard qui  chasse  des  lievres,  des  lapins,  et  seme  la  des- 
truction sur  son  passage;  ses  levies  sont  souillees  de 
sang  et  \l  cherche  encore  une  nouvelle  pioie. 

Le  renard  ne  se  contente  pas  de  chasser  a  la  course,  il 
emploie  mille  ruses  pour  garnir  son  gaide-nianger;  infa- 
tigable  mineur,  il  travaillera  longucment  a  se  creusei 
une  issue  pour  penetrer  dans  une  basse-cour  ;  puis,  proli- 
tant  d'une  nuit  sombre,  il  renversera  les  derniers  obsta- 
cles. .\lors,  arrivant  a  I'inproviste,  il  tuera  tout  ce  qui  se 
trouvera  sous  sa  dent,  enlevera  ses  victinies,  lescachera 
ou  les  transportera  dans  son  terrier,  niais  toujours  de  nia- 
niere k  les  eloigner  du  theitre  du  carnage  et  a  pouvoir  les 
retrouver  au  besoin. 

Lorsqu'il  a  remarque  des  plages,  des  pipees,  disposes 
pour  piendre  de  pctits  animaux  ou  des  oiseaux,  plus  dili- 
gent que  le  chasseur,  il  fail  sa  ronde  avant  le  jour,  en- 
leveles  animaux  qui  se  sontlaisse  prendre,  les  tue  et  les 
cache,  soit  parmi  de  hautes  fougeres,  soit  sous  la  mousse, 
en  attendant  le  moment  favorable  de  venir  les  reprendre 
sanacrainte. 

.  Je  fis  un  jour,  dit  Buffon,  suspendre  ii  neuf  pieds  de 
hauteur, sur  un  arbre,  les  debris  d'une  haltede  chasse,  de 
la  viande,  du  pain,  des  os;  des  la  premiere  nuit  les  re- 
nards  s'etaient  si  fort  exerces  a  sauter,  que  le  terrain  au- 
tour  de  I'arbre  etait  battu  comme  une  aire  de  grange.  • 

11  est  probable  que  ces  renards  de  BulTon  se  seront  re- 
tires avec  dedain,  en  disant  que  la  \iande  etait  trop 
cuite  et  le  pain  trop  rassis. 

Du  reste,  les  renards  mangent  de  tout,  non-seulement 
des  animaux,  mais  aussi  du  fromage,  des  oeufs,  des  insec- 


(28  LA  FR-EGATE  LUnANIE. 

tes,  du  miel,  des  fruits,  dn  raisin  surtoiit,  dont  ils  sont 


tres-frianda.  Leur  goiit  pour  le  miel  est  tres-prononce, 
mais  n'est  pas  toujours  facile  a  satifaire,  car  Icsabeilles 
sont  vigilantes  et  leurs.  aiguillons  causent  des  blessures 
cuisantes;  alors  ils  se  roulent  par  terre  avec  leurs  enne- 
mis,  qu'ils  (5crasent;  manoeuvre  qu'ils  repetent  plusieurs 
fois  avec  la  plus  grande  patience ;  puis,  s'elan^ant  sur  la 
ruche,  ils  emporlent  le  miel  et  la  cire  qu'ils  pcuvent  saisir. 

S'agit-il  de  s'emparer  d'un  herisson,  expedition  peril- 
leuse:  le  renard  leguette;  mais  celui-ci,  des  qu'il  I'aper- 
50il,  se  met  en  boule  et  se  h^risse  do  piquants  ;  y  mordre 
n'est  pas  chose  facile,  mais  le  renard  lepousse,  le  tracasse, 
le  fatigue  si  bien  avec  les  pieds  de  devant,  quit  le  force  k 
s'ctendre,  non  sans  en  avoir  recu  mainte  blessure  :  c'est 
alors  qu'ille  saisil. 

«  Un  jour,  dit  un  observateur,  je  me  promenais  dans 
un  taillis  tres-fourre,  voisin  d'une  ferme,  et  ou  plusieurs 
sentiers  se  croisaient.  £tanl  arri\e  prfesd'uncarrefour,  je 
vis  un  renard  qui  se  glissait  parmi  les  genSts  et  les  ajoncs ; 
comme  il  marchait  avec  d'infinies  precautions,  je  vou- 
lus  voir  quelle  grande  affaire  le  conduisait  en  ce  lieu,  et 
je  me  cachai  dans  un  buisson  pour  mieux  examiner. 
Apres  quelques  minutes  d'atlente,  je  le  vis  sauler  sur  la 
route,  du  lieu  ou  il  etait  blolti.  11  repcia  trois  ou  quatre 
fois  ce  niancgp,  dont  je  ne  comprenais  pas  le  but;  mais 


bientdt  le  mysleie  fut  teluirci  lorsque  je  le  vis  bondir  sur 
un  lapin  qui  passa  b  portee,  juste  a  la  place  ou  il  s'etait  si 
bien  exerce  a  tomber  dans  son  elan.  • 

On  pretend  que  si  des  dindons  ou  des  poules  poursui- 
vispar  un  renard  se  refngiaient  dans  un  arbre,  ils  ne  Uii 
echapperaienl  pas  pour  cela.  le  renard  tourne  autour  de 
I'arbre,  tanlot  lentemenl,  tanlot  avec  rapidity ;  il  fait  la 
roue,  saute,  cabriole,  se  met  sur  le  dos,  et  captive  telle- 
ment  Tattenlion  des  pauvres  volaliles,  que  plu-ieurs,  fati- 
gues, elourdis,  se  laissent  tomber  et  sont  saisis  par  le- 
maiire  sycophanle. 

II  parait  que  le  renard  est  un  objet  d'horreur  pour  les 
oiseaux,  car,  (lit  BufTon  ;  •  Les  gcais  et  les  merles,  des 
qu'ils  I'apercoivent,  font  entendre  des  ciis  et  expriment 
leur  antipathic  en  fuyant  au  plus  loin. 

A  I'elatde  domesticite  et  enchaine,  le  renard  perd  una- 
partie  de  sa  ferocite,  et  ne  detruit  pas  la  volaille  qu'on 
laisse  error  pres  de  lui. 

II  existe,  dans  le  Nord  surtout,  des  renards  de  toutes 
les  couleurs,  noirs,  bleus,  gris-argenli^,  blancs,  etc.,  dont 
plusieurs  fournissent  des  pelleteries  eslim(5es;  mais  I'es- 
pfece  commune  ou  rousse  est  la  plus  g^neralement  r^- 
pandue. 

Olivier  i.e  Gall. 


SCENES,  RECITS  ET  .\VE\TIRES  DE  LA  VIE  IIARITIIIE. 


I. A  FRrCATE  1,-UAAIVIE   >. 

IV. 


On  voit  en  mcr  deux  especos  de  tronibcs  :  les  unes  sont, 
dit-on,  le  produit  des  attractions  et  des  repulsions  clcc- 
triques  qui  impriment  une  forte  impulsion  gyratoire  a 
des  masses  d'air  entratnees  de  la  circonforence  au  centre; 
les  nuages  ebranles  suivent  ce  monvement,  et  descendent 
en  forme  de  c6nes  jusqu"a  la  surface  des  caux.  Les  aulres 
sont  evidemment  proJuites  par  des  feux  souterrains;  on 
en  voit  les  premiers  mouvemenlsdans  la  mer,  qui  surun 
point  donne  parait  comme  en  ebullition  ;  ce  bouillonne- 
ment,  qui  d'abord  se  produit  sur  un  point  tres-restreint, 
etend  sensiblement  son  cercle.  Alors,  de  temps  en  temps 
on  apercoit  comme  une  vofite  de  cristal  qui  s'eleve,  puis 
s'abaisse;  des  vapeurs  sulfureuses  remplissent  I'atmo- 
sphfire;  enfin  ,  une  colonne  d'eau  s'eleve  comme  un 
tube  immense  jusqu'aux  nuages,  et  marche  en  tour- 
billonnant  suivant  limpulsion  du  vent,  jusqu'a  ce  que, 
rompue  par  un  obstacle  ,  ou  s'affaissant  sous  son 
propre  poids,  elle  laisse  retomber  avec  violence  la  masse 

I  Voir  1.  II,  p.  136  ;  tl  I.  111.  p.  61  d  93. 


d'eau  qui  la  compose,  et  qui  ferait  sombrer  un  navire. 
La  trombe  qui  nous  occupa  le  plus,  par  son  eclat  et  les 
phenomenes  qui  I'acconipagnferent,  fut  une  de  ces  der- 
nieres.  Nous  etions  menaces  d'un  calme  plat  comme  celui 
que  nous  avions  eprouve  la  \eille,  la  chaleur  etait  etouf- 
fante  ;  mais  maitrc  Raban  nous  montra  au  loin  une  partie 
du  ciel  couvcrte  de  nuages  ponimeles  ;  et,  comme  il  ne 
manquait  jamais  de  placer  des  provcrbcs  de  marin  a 
lout  propos  et  hors  de  tout  propos,  il  nous  dit  avec 
gravite,  en  pr^parant  le  siBlet  suspendu  a  sa  cliaine  d'ar- 
gcnt  : 

■  Tumps  pomiiivli',  fille  Tirilee, 
e  Nu  soul  p.is  (le  loiigue  durtic.  » 

A  peine  eut^il  ladie  son  provfrbe,  que  la  briae  s'eleva 
avec  force,  comme  si  le  bonhomnie  Eole  avait  perce  une 
de  ses  oulres.  On  fut  oblige  de  prendre  deux  ris  '  dans 
les  hunierssous  lesquels  nous  naviguions. 

Le  ciel,  cependant,  conservait  sa  sereuiti ;  I'ocoident 
etait  en  feu,  et  les  nuagis  blancs, se  colorant  allernalive- 


LA  FRf.GATE 

inent  de  pourpre,  de  rose  el  de  jaune,  offraienl  un  admi- 
rable spectacle  en  se  redetanl  dons  les  (lots  mobiles  qui 
roulaient  en  larpes  lames.  Sur  un  point  cependani,  la  mor 
i'tait^cumeuse  ct  blanchatro  comme  si  une  immense  four- 
naise  I'eit  mise  en  ebullition;  de  cet  endroits'eleva  peu  a 
peu,  avec  un  ijrnndement  sourd,  iinecolonne  d'eau  de  la 
plusparfaite  linipiilite  qui  montait  en  toiirnani  avec  rapi- 
dity, et  que  les  rayons  du  soleil  coloraient  des  plus  vives 
conleurs  du  prisme  et  de  Parcen-ciel.  Tout  Tequipage 
admirait  celte  magnifique  trombe,  qui  s'eloigna  rapide- 
ment  du  point  oil  elle  s'ctait  formee.  Le  commandant  lui 
fit  envoyer  deux  ou  trois  boulcts  qui  ne  I'atteigniient  pas; 


LURANIE.  123 

il  voulait  experimenter  par  lui-meme  si  la  trombe  at- 
teinle  par  un  projectile  se  dissoudrait;  c'esl  un  fait,  da 
reste,  que  j'ai  eu  I'occasion  de  constater  depuis  plusicurs 
fois. 

A  peine  cetle  trombe  eut-elle  disparu  qu'il  s'cn  forma 
deux  aulres  pres  de  nous ;  mais  celles-ci  elaient  d'une  na- 
ture differente;  elles  parlaientdes  nurges,  qui,  s'elant 
avances  au-dessus  de  nous  en  moins  d'une  heure,  cou- 
vraient  deji  une  parlie  du  ciel ;  une  nuee  epais^e  seuibla 
se  condenser  et  former  un  lourbillon  noir  qui  prit  une  • 
forme  eylindriqiie,  diri'geant  vers  la  mcr  sa  pointe  ex- 
treme el  altirant  I'eau  avec  une  grande  violence  comme- 


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le  ferait  une  pompe  puissante ;  le  vent  devenait  impeluoux 
etsoufflait  par  rafales  avec  lant  de  furie,  qu'il  nous  fai- 
sait  donner  une  forte  bando  '  tl  compromellait  une  pai- 
lie  de  la  miilure;  lelonnerregrondaitet  de  sinislres  eclairs 
siUonnaient  la  nue  sombre.  Cetle  trombe  passa  pres  de 
nous  avec  une  elTrayanle  rapiilite,  et  son  mugissement 
t'tait  si  fort  que  Ton  entendait  h  peine  le  porte-voix  du 
commandant  et  le  sifllel  aigu  des  maitres  d'equipage. 
.\pres  avoir  couru  pendant  quelques  minutes,  le  meteore 
se  rompit  avec  bruit,  et  un  veritable  deluge  s'epancha 
du  nuage;  jecrus  que  nous  allions  (>tre  engloutis. 
Apres  ccs  epreuves  qui  se  suivirent  de  si  pres,  et  qui 

1  Prendre  un  Tie.  —  Le*  ris  soni  des  bandes  Je  la  loile  a  »oile,  zarmei 
d'otilleU  el  garceltes  pour  diminuer  la  voile  lor^qiic  le  veiil  c-l  Irop  fori.  On 
prend  un,  deux,  trois  ris,  rle.,  siiitaiil  le  cas.  —  La  garcette  est  une  trcsse 
failc  de  trois,  cinq,  sept  on  neuT  fils  de  caret  ou  bitord.  Celles  des  ris  sunt 
plus  grosses  an  milieu  qu'aui  eitremites. 

*  La  bande,  —  In  navire  doune  la  hande  a  triliord  ou  a  liaLord,  c'est— a— 
dire  qu'il  pencbe  plus  ou  moins  furlement  sur  le  cole  droit  ou  sur  le  colc 
^auehe. 


nous  avaicnt  fait  oublier  le  n^grier,  il  fallut  songer  a  re- 
lourner  J  Goree  pour  visilcr  loules  les  parties  do  la  frii- 
gate  et  faire  de  I'eau  fraiche,  cor  nos  coisses  en  l6le  com-' 
mencaientii  se  vider.  La  mer  etant  redcvenue  belle  quoi- 
que  un  peu  houleuse,  le  commandant  eu  profita  ^our 
faire  faire  lesercice;  malheureusement,  dansun  coup  lie 
roulis.  un  matelot  qui  se  trouvait  a  I'empoinlure  '  de  la 
grande  vergue  IJclia  prise  el  tomba  dans  la  mcr.  Aus- 
silijt  le  cri  sinislre  ;  L'n  homme  a  la  mer!  relenlit,  I'an- 
xicte  se  peignit  sur  toutes  les  figures,  et  les  mesures  de 
sauvelage  furent  rapidemeiitcommandecset  execulijes;  la 
bouce  ',  ayant  elelancee,  flolta  dansle  siUage  du  navire, 

I  Empnintum.  Ellremites  des  vergues. 

9  ffotii^c,  ordin-aircment  en  !ic;:e,  surmontee  d'un  pa\iilon.  II  en  eiiste  one 
auire  qui  ptfut  rendre  plus  de  serriccs  ;  elle  est  conipnsije  de  dena  ^-loltea  crenx 
en  ciiisre,  rapables  de  soulenir  un  grand  poids.  Lne  barre  de  fer  lionzonlale 
les  unit,  et  une  autre  placee  au  milieu  s'elese  vcrlirale  .\  I'aide  d'un  lest  de 
plomb  p'aee  a  sa  liase  La  partie  la  plus  clevce  hors  de  I'e.itl  est  raunie  d'un 
appareil  qui  fait  jaillir  une  hiniiire  lors.jii'on  jette  la  bouee,  c'ejt  uu  petit 
pbare  qui  pendant  la  nuit  pent  guider  rbomnie  qui  se  noie  elle  cannot  qui  se 
Jiri^c  vers  lui. 


124  SCfcNES,  RECITS 

montrant  son  petit  pavilion  rouge,  derniere  espcrance  du 
malheureiix  qui  s'elTorrait  de  I'atleindrc,  mais  il  est  dou- 
teiix  qu'il  y  fiit  parvenu.  Ah  !  combien  nous  sembli'rent 
longues  ces  quelcpies  minutes  pendant  lesquclles  nous 
apercevions  seulement  la  tele  ct  quolquefois  un  des  bras 
du  matelol,  qu'il  elevait  pour  implorer  du  secours.  Le 
canot  qui  avait  etc  promplement  mis  h  I'eau,  et  que  six 
homnics  comniandes  par  un  eleve  dirigeaient  avec  peine, 
arriva  au  moment  ou  cet  honinie,  dont  les  forces  ctaient 
epuisees,  allait  disparaiiro  pour  loujours. 

Un  cri  dc  joio  s'ecliappa  de  loutes  les  poilrines  lors- 


,  AVENTURES, 

qu'on  le  vit  saisi  par  ses  camarades  et  depose  dans  le  ca- 
not. .lamais  je  n'ai  eprouve  une  Amotion  plus  saisissante 
quo  pendant  cette  scene,  qui  ne  dura  que  quelques  mi- 
nutes. 

Le  matelot,  transporte  a  bord,  recut  lous  ies  soins  que 
necessitait  son  elat;  on  cut  quelque  peine  Ji  le  rappeler  ii 
la  vie,  et  les  premiers  niols  qu'il  prononra  en  pressant  hi 
main  d'un  de  scs  camarades  furent  pour  exprimer  le  de- 
sir  de  boire  une  ration  deau-de-vie,  ce  qui  lui  fut  oc- 
troye. 

Olivier  Le  Gall. 


SCE\ES,  RECITS,  AVEMIRES,  E\TR\1TS  DES  PLUS  RECEXTS  VOYAGES. 

VOYAGE  DU  VAI.FARAISO  A  CAI.I.AO,  A  I.IMA,  A  Ii'ARCHIFEI.  GAI.AFAGOS. 


Nous  trouvons  dans  une  correspondance  inlime,  dont 
une  hcureuse  indiscretion  nous  a  permis  de  percer  le 
mystere,  de  curieux  details  sur  des  contrees  aujourd'luii 
peu  explorees,  et  dont  limporlance  a  ete  grandealors  que 
rEspagneetaitparvenue,gr3irea  la  possession  etaux  tiesors 
duMexiqueet  du  Perou.a  se  faire  I'arbitrodes  dcstincesdu 
nionde.  Un  voyage  de  'Valparaiso  a  Callao,  a  Lima,  a  I'ar- 
chipel  Galapagos  ,  est  une  cbose  nssez  rare  pour  exciter 
Vinteret,  surlout  quand  on  saura  que  I'auteur,  jeune  aspi- 
rant de  marine,  n'a  pas  pense  le  moins  du  monde  a  ecrirc 
pourle  public.  N'oublions  pas  qu'ilabien  voulu  devenir 
lui-mfime  complice  de  I'indiscrction  qui  a  trahi  sa  con- 
fidence, en  nous  permettantde  rtWeler  lesdelailssuivanls: 
Quelques  jours  apres  I'airivee  de  I'anural  Hamelin  a 
Valparaiso,  le  navire  de  M.  R...  de  M...  se  trouvait  sous 
voiles  et  se  dirigeait  vers  Callao,  le  Piree  do  Lima,  cette 
ville  des  ruis  qui  commei;cait  a  s'clever  du  temps  de  Pi- 
zarre,  et  dans  laquelle  cet  aventurier  se  relira  apies  le 
meurtre  du  dernier  des  Incas  de  Quito. 

Au  Pcrou,  le  voyageur  peut  observer  une  race  toute 
nouvelle.  Les  liommes,  de  taille  moyenne,ont  le  tcint 
cuivr6,  le  nez  epate  conime  les  sauvages,  etlcs  yeux  fen- 
dus  en  amande  comme  les  Andalous;  a  ce  type  on  de- 
vine  leur  origine  mixle.  Maisccs  Peruviens  ont  aussi  de- 
geriere  de  leurs  ancetres,  remarque  qu'on  peut  appliqucr 
a  tous  les  peuples  de  lAmeiique  du  Sud. 

En  voici  un  exemplc  remarquable  em[irunto  a  la  vie 
politique  des  Peruviens  :  — Callao  a  un  port  magnifique, 
compose  de  deux  batteries  circulaires  pouvant  porter 
quatre  it  cinq  cents  pieces  de  canon.  Les  Espagnols,  qui 
comprenaient  I'importance  de  ce  point  forlifie,  y  entrete- 
naient  le  materiel  d'artillcrie  nccessaire.  Mais,  dans  la 
guerre  qu'ds  euienta  soutcnir  avec  les  Chiliens,  la  fregale 
\  Estramudure  leur  ayant  ^te  enlevee  pendant  une  nuit 
par  I'escadre  ennemie,  sous  les  ordres  de  lord  Cochrane, 
ils  se  virent  obliges  de  livrer  au  vainqueur  le  port  de 
Callao.  Alorsle  Perou  se  fit  republi(iue;  la  republiqueeut 
ses  presidents;  I'un  d'eux,  plus  avide  que  les  aulres,  Rl 
aux  Peruviens  un  discours  magnifique,  tendant  a  demon- 
ker  I'lnulilite  ce  ces  canons  et  I'inleret  considerable  que 
feur  vente  rapporterait  au  tresor,  speculation  qui  nepou- 
vait  qu'augmenter  la  confiance  de  leurs  voisins,  encore 


amis  de  la  paix.  Le  president,  dont  j'ignore  le  noni,  ful 
ecoulc  ;  lesuperbo  armementfutvendu.  Les  Peruviens  eu- 
reiit  dc  I'argent,  mais  ils  perdirent  leur  force  et  leur  di- 
gnite.  Aujourd'hui  le  fort  s'cleve  sur  des  fosses  conibles  . 
les  murailles  tonibcnt  en  mine,  et  une  cinquantaine  de 
mauvais  canons  armcnt  quelques  embrasures.  Aussi 
qu'arrive-t  il?  Les  Anglais  menacent  des  qu'on  leur  re- 
fuse quelque  djmande  ;  aux  menaces  succedent  les  de- 
monstrations :  ce  sont  des  navires  briiles,  des  villes  bom- 
bardees  II  ya  un  an  encore,  un  vaisseau  de  qualre-vingls 
canons,  le  Coliinijunod ,  ctait  embosse  devant  la  ville, 
canons  prets  a  tirer;  force  fut  d'acquiescer  aux  reclan.a- 
tions,  et  ainsi  sera  toujours  ce  pauvre  pays. 

Lima,  a  deux  lieues  de  Callao,  se  voitde  loin  ,  grace  a 
ses  soixantedix-sept  clcchers  qui  se  dressent  a  I'horizon 
comme  des  minarets.  Pour  arnvcr  a  cette  ancienne  resi- 
dence de  la  splendeur  espagnole,  on  suit  une  route  dif- 
ficile, sablonueuse;  on  entre  dans  la  ville  par  une  porle 
peinte  en  vert,  el,  nialgre  de  hautes  et  nombreuses  forti- 
fications ,  il  est  difficile  de  se  croire  dans  une  place  for- 
tifiee. 

Comme  la  pluie  est  cliose  rare  dans  le  pays,  les  maisons 
sont  couronnees  de  terrastes  avec  bon  nombre  de  lleurs 
et  d'arbuslcs.  A  vol  d'oiseau,  la  ville  ressemble  a  une 
vjste  plaine  jaune,  emaillee,  coupee  dechemins  noirs  ct 
droits.  Prcsque  lous  les  edifices  sontbas,  n'ont  en  general 
qu'un  etage;  mais  ils  ont  un  certain  air  de  grandeur.  Le- 
cours  d'entree  possedent  presque  toutes  des  fresques, 
scenes  du  moyen  Sge,  .scenes  de  religion  ou  de  la  gueric 
d'independancc;  ces  peintures  sont  generaleraent  d'uiir 
execution  grotesque. 

Les  couvents  y  sont  nombreux.  Dans  I'un  d'eux,  ap- 
pele  Santo- Domingo,  on  remarque  un  plafond  sculple 
sur  bois,  representant  des  rosaces  et  des  couronnes  sem- 
blables,  sauf  les  dorure-, aux  plafonds  ciselesdeVersaille^ 
et  du  Louvre.  Au  milieu  d'une  cour  s'elance  un  jet  d'eau 
qui  arrose  tout  I'enclos;  les  colonncs  ct  les  mors  sont  re- 
vctus  d'une  coucbe  tres-mince  de  faience  peinte.  Au  des 
sous  d'un  certain  nombre  de  tableaux,  representant  le: 
extases,  la  mission  ou  les  miracles  du  saint,  on  peut  lire: 
des  inscriptions  en  langiie  caslillane.  Sous  le  portrait 
d'un  ancien  moine  de  I'ordre,  une  de  ces  legendes  don 


I 


EXTRAITS  DES   PLUS  RfiCENTS  VOYAGES. 


lis 


nait  au  religieux  represenle  le  nom  de  saint  Napoleon. 

Parnii  les  groupes  qui  ajsislaienl  a  I'office  dans  la  cha- 
pelle  du  mona«tere,  on  distinsuait  des  nalurels,  descen- 
dants sans  melange  des  anciens  sujets  des  Incas.  I.eur 
lournure,  leurs  habdiements ,  leur  figure,  les  font  dif- 
lerer  beaucoup  des  aulres  Peruviens,  issus  de  ces  indi- 
;^enes  et  des  Espagnols.  Les  fenimes  sonl  pelites,  bonnes 
et  sericuses;  leurs  cheveux  sont  relevei  ou  pendent  sur 
leurs  epaules;  plusieurs  sont  coifTees  d'un  liirse  chapeau; 
iput  puncho  est  fait  en  lama.  Ce  qui  caraclerise  surlout 
leur  costume,  c'est  un  tablier  de  couleur  noire  qu'elles 
portent  sur  le  cote  gauche,  signe  national  de  deuil  adopte 
depuis  la  mort  du  dernier  des  Incas. 

Avant  d'arriver  a  V Alameda,  promenade  publique,  on 


pnssa  devant  un  monument  fort  connu ,  les  bains  de  la 
Perirltoli,  femmc  celebre  par  ses  vices  et  sa  beaute, 
et  qui,  dans  sa  folie  orgueilleuse,  obtint  d'un  vice-roi  de 
faire  paver  en  or  un  chemin  qu'elle  avait  coutume  de 
prendre.  Inutile  de  dire  qu'il  ne  reste  pas  un  vestige  de  ce 
pavage  splendide. 

Sur  I'Alameda,  on  pent  voir  les  femmes  porter  le  saya 
et  le  manto,  ce  capuclion  avec  lequel  clles  s'enveloppeni 
la  tele,  les  epaules  et  la  figure,  et  ne  laissent  voir  que  I'oeil; 
ce  qui  rappelle  I'u.sage  ancien  du  masque  dans  la  joyeuse 
et  brillante  Venise. 

Lima,  la  ville  des  enfants  du  soleil.  est,  du  reste,  dans 
une  decadence  complete;  on  la  quitte  avec  le  sentiment 
dune  Irislesse  profonde. 


ri<lllh,jj  II    Md'dig. 


Bientot  I'hydrograpliie  ties  Galapagos,  ordounee  par  le 
.^ouvernement,  appela  notre  voyageur  vers  ces  groupe- 
d'iles,  dont  plusieurs  elaieiit  inconnues,  et  qui  se  trouvcnt 
roupees  par  la  ligne ;  ces  iles  apparliennent  a  la  repu- 
blique  de  I'tquateur,  el  constituent  en  tout  cas  une  trisle 
possession;  il  n'y  a  de  centre  dhabilation  que  dans  trois 
d'entre  elles.  La  premiere,  file  de  Chatam,  po^sede,  au 
sud,  une  riche  verdure ;  mais  ^  I'ouest,  exposee  qu'elle 
est  au  soleil,  sans  brise  qui  tempere  les  brulanis  rayons 
de  cet  astre  etincelanl,  elle  n'olTre  plus  aux  regards  ces 
beaux  arbres  qui,  plonges  dans  un  leger  brouillard,  grou- 
pes, serres,  enlaces  ensemble  par  des  lianes  flexibles,  for- 
maient  dans  la  partie  nieridionale  un  si  verdoyant  ta- 
bleau. On  ne  rencontre  la  quequelques  massifs  depouilles, 
blanchis  par  la  chaleur,  une  nature  morte ;  le  haul  des 
collines  estcependant  moins  aride  que  le  bas,  grace  aux 
brumes  conlinuellcs  qui  s'y  condcnsent. 


Le  navire  mouilla  a  la  Uaie  du  yaufiage,  qu'on  vcuail 
explorer. 

Au  fond  de  cette  bale  etroite  s'elevent,  sur  une  plage 
de  sable,  quelques  mauvaises  habilalions  construites  en 
paille  de  mais  et  en  branches  d'arbres.  Ces  maisons  sont 
habitees  par  une  vingtaine  de  personnes  parmi  lesquelles 
se  trouve  le  general  Meyna,  gouverneur  de  rile,exil6  de 
Guyaqud  pour  avoir  trouble  I'fitat. 

Ce  general  etait  le  chef  du  parti  oppose  au  president 
Flores.  Ce  dernier,  I'ayant  emporle  sur  son  rival,  exila  les 
niencurs  de  I'opposilion  vaincue,  les  uns  au  Perou,  les 
autres  au  Chili,  et  plusieurs  aulres  aux  iles  Galapagos. 
Une  fois  exile  de  son  triste  gouvernemenl,  Meyna  se  prit 
a  changer  d'etat ;  de  general  qu'il  elait,  il  se  fit  marcliand 
de  torlues,  animaux  dont  cet  arcliipel  abonde. 

Au  boul  de  huit  jours,  I'hydrographie  de  file  etait 
terminee;  on  n'avait  pas  rencontre  de  grandes  difficulte.s. 


120 


SCKNES,  nECIT 


CepiMidant,  ea  sondaHl  pour  maiqiicr  k's  diverses  profoii- 
deurs  do  la  mor,  nous  I'limos  obliges  do  passer,  dit  noire 
voja^eur,  sur  un  resell';  Ic  fond  oUiit  dp  deu\  metres  et 
demi,  el  nous  nous  Irouvions  a  un  uiille  de  luule  terre. 
.La  lame  brisait  aveclant  deforce,  que  notre  embarcation 
se  levait  vcrlicalement  el  relombait  ensuiledans  le  cruux 
oil  la  mer,  eii  se  precipitant,  uu'na(;ait  de  la  remplir; 
c'esl  la  seule  fols  que  je  me  sois  trouve  dans  une  position 
un  peu  difficile...  Lo  soplitMne  jour,  au  matin,  llbre,  jc 
parlis  a  I'aventure,  marchant  sur  dos  pierres  spoiigieuscs, 
sur  des  debris  de  roclics  et  des  scories  de  volcans.  Tout  a 
coup,  un  cri  rauqne,  assez  semblable  i  celui  dun  chien 
enroue,  se  fit  entendre  derriere  mui.  La  mer  venait  de 
bSuillonner.  .\ltentif,  le  fusil  arm6,  j'examiuai  aux  envi- 
f  ons,  el  bienlfil  je  vis,  k  quelques  brasses,  un  phoque  a 


S,  AVENTDRES. 

barbe  grise,  dont  la  gueule,  couleui  de  sang,  s'ouvrait 
par  i[itervalles  et  laLssait  ecliapper  un  cri  de  lecreur  ou  de 
colere.  Je  le  mis  en  joue.  Mes  deux  balles  partireulpres- 
que  en  m^nio  temps  et  riiocliiireul  avant  darriver;  uue 
d'elles  ralti'iyiiit  au  cou,  I'autre  a  la  joue  gauche.  L'ani- 
mal  fit  un  bond  extraordinaiie,  puis  s'allongea  sur  la  sur- 
face de  I'eau  et  rcsta  sans  niouvemeut.  Jo  me  jclai  il  la 
mer,  esperanl  le  conduiie  jusqu'a  lerre;  mais,  a  peine 
I'eus  je  louclie,  qu'il  glissa  lenlemenl  et  disparut.  Je  le 
laissai  servir  de  prole  aux  requius  qui  diya  s'avancaient. 
Dansces  pays,  les  requins,  quoique  fort  nombreux,  ne  soni 
pas  dangereux,  a  cause  de  la  quantito  de  polssous  qu'il.-- 
y  trouvent. 

Le  Icndemain,  on  gagnait  une  autre  ile;  c'esl  une  lerre 
rouge,  refielant  sans  cesse  les  rayons  du  soleil.  On  n'y 


trouve  pas  une  seule  (race  de  verdure.  Ton  y  aperroU 
de  Uautcs  monlngnes  couvertes  de  cicatrices  lungues  et 
-noires;  tout  y  est  seche  par  les  feux  du  soleil;  on  n'y 
ti'ouve  plus  de  vt'gctation,  ni  de  terrain  pmpre  h  la  cul- 
ture; le  sol  est  compose  de  blocs  de  rocbers  brises  qui 
laissent  passer  par  leurs  crevasses  des  arbustes  rabougris 
etendant  au  hasard  quelques  branches  saus  feuilles,  sans 
mousse,  comme  dans  la  parlie  ouost  de  I'ile  Chalam. 
Mais  OB  apercoit  un  veritable  chaos,  une  grande  plaine 
rouge  semblable  ii  une  terre  nouvellement  labouree ,  et 
dont  les  moltcs  compactes  n'auraient  pas  encore  ete 
broyees  par  le  r;'iteau. 

De  grandes  dalles  de  pierre  ,  au 'son  metallique, 
riivolent  I'absence  de  tcrre  vegetale  et  la  profondeur  de 
I'abimc  qui  exisle  sous  les  pieds  du  voyageur  ;  ces  dalles 
«ont  jetees  pcle-niele  les  unes  sur  les  autros,  coupees  en 
biseau  ou  brisics  par  des  cho.s  alTreux.  Ea  luut  tas,  ce 


sont  la  presque  autant  d'obstiicles  iiisurmontables  quand 
on  marche  dans  cette  vallee  silencieusi",  dont  rien  ne 
vient  Iroubler  la  monotonie  et  le  deuil.  On  y  eprouve  un 
vague  sentiment  de  tristcsse  et  de  terreur,  comme  dans 
ce  grand  champ  de  lave  doniie  par  Mdlon  pour  palais  a 
ses  demons. 

Quelques  oasis  de  sable,  siluees  au  milieu  dece  desert 
d'un  nouveau  genre,  deviennont,  pour  quelques  instants, 
un  chemin  moins  fatiguant.  Alors,  il  faut  marcher  avec 
les  plus  grandes  precautions,  en  meltant  un  pied  devant 
I'autre  apres  avoir  sonde  et  s'ljlre  a.ssure  de  la  solidite 
du  terrain.  (Juelques  ruisseaux  de  la\e  eteinte,  sembla- 
bles  a  une  coucbe  de  hone  grise ,  coupee  par  de  larges 
fissures,  semblent  s'lilre  ele\es  en  vagues  sous  le  souffle  ' 
du  vent;  ilsont  forme  des  courants,  comme  cela  esl  ma-, 
nife>te  aux  endjoits  oil  la  lave  en  fusion  a  change  de 
roule.  La  on  voit.la  lave  boursoullcc,  compacle  el  tour- 


PROFIL  ANGLAIS. 


ii- 


montee;  le  cratfere  n'est  par  ronsfquenl  pas  eloigne.  Mais 
il  elait  trop  lard  pour  aller  jusquo-li) ;  on  rcpril  le  cho- 
min  du  mouillage. 

L'expciditjon  laissa  sans  regret  ccs  lerres  descries  oil 
Ton  ne  trouve  que  des  lorlues,  des  veaux  marrns,  el  ou 
I'on  n'a  pas  rn^me  la  chance  de  rencontrer  un  de  ces 


sauva.^cs  rendus  ctlebrcs-par  le  Vendirdi  de  Robinson. 

Dans  un  procliain  voyage,  le  jeune  niarin  auquel  nous 
devons  ccs  renseignements  curieux  \isiler3  la  Polynesie; 
nous  aurons  de  nouvelles  iudiscr^tions  a  offrir  '3  nos  lec- 
teurs. 

Ravebgie. 


PROFIL  iWGLAIS. 


U  s'euibarqua  sou.s  Londo[i-Bridge,  a  bord  du  paquo- 
bot  Vlismcrald,  et  prit  terrc  ii  Boulogne  par  un  soir  de 
printemps.  QuanJ  \'Esmcral(l  s'ungagea  enlre  les  jetees, 
les  faquins  du  port  aperrurcnl  de  loin  sur  le  pont  (|uel  - 
que  chose  d'infornie  et  de  rouge  qui  reluisait  aux  rayons 
de  la  lune.  En  mOnie  temps,  la  brise  de  mcr  leur  ap- 
porta  un  infernal  pu'fum  de  caoutchouc  sans  odeur,  im- 
permeable i)  I'eau  du  ciel,  mais  permeable  ii  la  transpi- 
ration. 

Les  faquins  se  froll(;rent  Ic.^  mains  avec  allegresse.  Us 
lavaient  reconnu. 

C'^tait  lui  ,  en  effet.  Plus  le  paquebot  approchait , 
micux  on  voyait  sa  large  face  ecarlatc,  encadree  de  fa- 
\  oris  chamois,  son  nez  busque,  sa  levre  plated  son  front 
ogival,  couronmi  d'un  cliapcau  conique  i  longs  polls  re- 
brouss6s. 

C'etait  bien  lui.  Comment  Ic  meconnaitre?  Vit-on  ja- 
mais a  un  autre  qu'i)  lui  ces  cols  de  clienaise  en  cime- 
terre,  aigus,  ligides,  ^chancres,  tcrribles?  Un  autre 
put-il  etaler  jamais  sur  I'hemisphere  d'un  abdomen  plus 
exorbitant  des  brelojues  aussi  temeraires?  Non,  non  ! 
Fiez-vous-en  d'ailleurs  aux  porteurs  de  Boulogne.  lis  le 
connaisscnt  dcpuis  leur  plus  lendrc  cnfance.  Us  vivent 
de  lui.  Boulogne  entier  \  it  de  lui.  Sans  ce  gros  homme, 
la  colonne  napoleonienne  no  dominerait  bientdt  plus  que 
les  ruincs  de  quatre  cents  holels  gariiis. 

II  est  15,  sur  le  pont,  les  jambes  ecartees  afin  d'elargir 
sa  base.  II  se  dandine  et  gSne  imperturbablemcnt  la  raa- 
ncEuvre  en  devorant  les  restes  d'une  gigantesque  boite 
<ie  pastilles  au  cition,  vendues,  by  appoinlment ,  dans 
Piccadilly,  comme  un  preservatif  certain  centre  le  mal  de 
mer. 

Et,  de  fait,  malgre  ces  pastilles,  il  n'a  point  eu  le  mal 
de  mer. 

Le  bateau  s'alTale  conire  le  mole ;  I'tehelle  descend ; 
les  passagers,  impatienls  da  prendre  terre,  convergent  de 
tons  les  points  du  paquebot  vers  le  pied  de  celte  bien- 
heureuse  echelle  Mais  nul  ne  pent  y  nionter  :  un  obsta- 
cle infranchissable  en  defend  les  abords. —  Get  obstacle, 
c'est  lui! 

Lui  n'e.-t  point  impatient :  il  nese  presse  pas;  il  ne  se 
presse  jamais.  John ,  son  groom  ,  lequel  lui  ressemble 
comme  un  roquet  ressemble  ii  un  molosse ,  porte  ses 
trois  Cannes  a  pommes  de  rubis,  de  cornaline  et  de  cris- 
tal ,  son  vaste  neces-saire  de  voyage ,  sa  boite  a  longue- 
vue,  son  pliant,  sa  machine  a  faire  le  th6,  un  atlas  des 
quatre-vingl-six  d^parlements  de  la  France  et  douze  dou- 
zaines  de  cure-dents. 


II  nes'ehranle  pas  encore.  John  et  lui  encombrcnt  par- 
fuitenient  le  passage. 

■  Monsieur  veut-il  bien  permcttre?...  dit  un  voya- 
geur  en  cherchant  5  se  glis.ser  jusqu'au  pierl  de  I'^chelle. 

—  Oh  1  no ,  »  repond  le  gros  homme  avec  naturel  et 
bonte. 

Puis  il  ajoute  solennellement: 

n  John!  poussez  le  dos  de  moi  sur  le  montement;  je 
pri6  voel 

—  Yes,  sir.  ■ 

Le  groom,  charge  comme  voussavez,  fjitde  sonmieux, 
et  le  monlpinenl  commence.  Rude  et  Icnle  ascension  s'il 
en  fut!  —  Derriere,  la  foule  niurmure.  Pour  la  calmer,  le 
gros  homme  fait  halte  a  moitie  route. 

«  Pour  Dicu,  monsieur,  avancez!  s'ccrie-t-on. 

—  Je  voleavancer,  diabel!  r^plique  doucement  legros 
homme ;  mais  j'ete  cssullle,  veritabment. 

—  .\lors,  laissez-nous  passer!... 

—  Oh!  no. 

—  Pourquoi  ? 

—  PdfpiS...  /  don' I  know  what  you  mean...  John, 
poussez,  je  prie  vos,  le  dos  de  moa  sur  le  montement...- 

Tout  prend  fin  en  ce  monde.  Le  montemrni  s'arheve, 
et  le  gros  homme,  au  lieu  de  repondre  aux  porteurs  qui 
I'assiegcnt  de  toutes  parts,  ordonne  a  John  d'installer  son 
pliant  sur  le  m6le,  s'assied,  met  le  lorgnon  i  I'oeil,  et  re- 
garde  paLsiblement  defder  ses  viclimes  en  repetanl  avec 
conviction  : 

■  Oh !  yes...  J'ete,  voye  vos,  essfiffle  veritabment !  » 
On  ne  se  (Sche  point  trop.  On  passe,  moiti^  riant,  moi- 
tie grondant.  II  n'y  a  pas  d'exemple  qu'on  ait  brise  la  tSte 
du  gros  homme  entre  deux  paves. 

(j'est  Strange'  —  Que  voulez-vous?  on  est  b  Boulopne. 
Chaque  pays  a  comme  ceta  ses  dcsagrements.  En  Es- 
pagne,  on  rencontre  des  brigands  i  foison  et  quelques 
romanciers  francais  en  quSle  de  la  couleur  locale  -,  en 
Portugal,  la  croix  du  Christ  menace  votre  boutonniifre 
a  chaque  rarrefour;  en  Allemagne,  chaque  buisson  ca- 
che un  Cobourg  h  raffiit  de  sa  rcine  ;  en  Turquie,  vous 
avez  la  peste;  aux  Antilles,  ia  fievre  jaune  et  les  mous- 
tiques. 

Boulogne  a  des  Anglais  :  Boulogne  est  une  cite  con- 
quise. 

On  y  tolere  n^anmoins  quelques  Francais,  afin  que  sa 
colonne  puisse  les  contempler  ct  ^tre  fiSre. 

Le  gros  homme  est  un  .\nglais ;  il  a  un  nom,  mais  ce 
nom  importe  peu.  C'est  quelque  ch'jse  comme  Smithson, 
Johnson  ou  Anderson ;  ce  pourrait  6tre  lord  Clanricairn  ; 


1-28 


PUOFIL  ANGLAIS 

ir  TOemachus 


il  ne  seroit  pas   impossible  que  co  fi'it 
BloomfieUI. 

Quant  a  sn  profession,  il  n'en  a  plus.  Autrefois  il  6lait 
alderman,  clergyman,  commoner,  sollicitor  ou  spnrtman. 
Maintenant  il  a  cinquante  ans. 

Cinquante  ans,  le  spleen,  la  goutlc  et  cinq  paletlcs  de 
sang  de  trop. 

C'est  un  Anglais  miir  pour  la  France  :  Boulogne  va  le 
cueillir.  —  Boulo.^ne !  ville  blnnchi'itre  et  hospilalifere! 
cit6  a  louer  I  sons-prefecture  qui  loge  a  la  nuit  et  tient 
lable  d'hutes!  Bouloijne  !  pnradis  it  des  prix  moderes, 
i^racieux  bouquet  de  guin^uettes  jcl4  sur  la  falaise  pour 
idlecher  les  appctils  deDouvrcs,  qui  pourrait  dire. la  fasci- 
nation que  vous  exercez  ,  Sirene  h  la  carlo,  sur  les  lon- 
gues-vues  brilanniques,  lorgnant  vosappis  de  I'autrc  cole 
(hi  dctroit!... 

II  y  avait  cinquante  ans  que  le  gros  bonime  rdvait  Bou- 
logne lorsqu'il  y  est  vcnu  pour  la  premiere  fois. 

Ce  fut  un  delicieux  voyage.  —  Sir  Tclcmnchus  venait 
desefaire  raser.  II  aperfut  a  sa  fenC-ire  miss  Speedwell, 
la  maitresse  de  lannues  de  Poultry.  Sir  Telemachus  fut 
pris  incontinent  d'un  soudain  et  fougucux  desir  d'^pou- 
ser  miss  Speedwell. 

Sir  Telemacbus  parle  anglais  anx  Frnnc.ais,  niais  il  ba- 
ragouine  aux  Au;;lais  un  francais  prodigieux. 

«  Medem  ,  dit-il  a  miss  Speedwell,  \6le-vos  eposer 
M.  Anderson  ?» 

Miss  Speedwell  niouilla  de  ses  birnios  un  Ires-grniid 
moucboir,  et  repomlit : 

«  Quel  est  ce  M.  Anderson,  mijn-ieur? 

—  Medem,  c'etc  moa. 

—  Mais,  mon.sieur... 

—  .le  v6le  eposer,  medem. 

—  .Te  dois  vous  dire  que  j'ai  pen  de  fortune. 

—  C'ete  ('gliel,  ri'pliqua  M.  Jobnsnii. 

—  Je  suis  veuve  de  deux  maris. 

—  C'ete  ioune  beghelelle  :  reparlil  M.  Snutbson. 

—  Et  j'ai  neuf  enfants,  monsieur! 

—  CM  tres  bienne!  s'ecria  le  nieme  sir  Telemacbus 
avec  chaleur  ;  je  vole  6p6ser. 

.le  vous  prie  de  vouloir  bien  remarqiier. .. 

—  Je  rfemaque,  medem!...  .le  v(Me  enlever... 

Mais  vous  m'aimez   done  bien,  mon  cher  monsieur 

Anderson?  dit  la  maitresse  de  langues,  emue  par  del^  les 
sanglots. 

—  No,  reponditM..lobnson;  — maisjevole  eposefvos, 
medem,  et  enlever,  diab  . !  » 

Comment  resister  davanlage?...   ba  mailresse  de  lan- 

-   ."ues,  veuve  de  deux  maris  et  comblee  de  neuf  enfants  en 

bas  age,  donna  immedi'  ament  son  coeur  a  M.  Smitlison, 

(lui  acheta  un  omnib  i-;  dela  banque  et  enleva  toute  la  fa- 

niille. 

Ainsi  se  maria  sir  Telemacbus  Bloomfield.  II  vint  en 
France  avec  sa  femme.  —  Ce  fut  lui  qui,  I'an  dernier, 
loua  un  bateau  h  vapeu  •  lout  enlier  pour  descendre  la 
Seine  avec  milady.  —  f:e  tut  lui  qui  retint  loutes les  pla- 
ces du  grand  Iheitre  l  a  Havre  pour  s'y  meltre  ii  I'aise 
avec  milady. 


C'elait  la  lune  de  raiel. 

Ce  printemps,  le  gros  homme  revient  soul ,  seul  avec 
Jobn,  qui  porte  ses  (rois  Cannes,  son  necessaire  de  vovage, 
sa  boile  a  longue-vue,  son  pliant,  sa  machine  a  faire  le 
tlu\  un  atlas  des  qualre-vingt-six  departements  de  France, 
et  douze  doiizaines  de  cu''c  dents  brevetes. 

A  lui  loutes  les  voluples  francaises,  I'obese  sybarite! 
A  lui  les  festins  d'auberge  a  Irois  francs  par  Ifite,  le  ca- 
hot  des  diligences,  le  bordeaux  frelate !  A  lui  Pari?, 
apres  Boulogne  ! 

Car  Boulogne  et  Paris  se  valent. 

Les  neuf  enfants  de  sa  lady  croissentsur  le  sol  de  la  pa- 
trie;  —  lui  inslalle  son  pliant  sur  le  boulevard  de  Gand, 
et  pose,  roide,  rouge,  boursoufle,  en  face  de  la  Maison- 
d'Or.  —  Johnson  e.st  debout  derri&re  le  pliant.  Les  pas- 
sanls  sourient,  les  gamins  applaudissent,  le  gros  bomme 
lunne  la  poussiere  et  le  soleil.  C'est  un  Anglais  heu- 
reux. 

De  sorts  que  sir  Telemacbus  connalt  son  Paris  comma 
vous  et  moi  ;  il  connait  les  femmes,  le  bordeaux,  la  pous- 
siere et  la  Maison-d'Or.  Qu'apprendre  d&ormais  h  ce 
gros  homme?  —  Helas!  Tautomne  jaunit  les  feuilles  du 
boulevard.  Reflexions  failes,  le  porter  de  Paris  ne  vaut 
paslediable;  les  cure-dents  n'y  ont  pas  le  sens  com- 
mun.  —  Ainsi  trouve-t-on  sondain  des  defauts,  inaper- 
cus  jusqu'alors,  a  ce  que  Ton  commence  i)  n'aimer  plus. 

Lc  gros  homme  a  comme  un  vague  regret  des  niaisons 
noir^lres  de  Londres,  des  brouillards  accoutumes  de  la 
Tamise,  de  la  savoureuse  fumte  du  coke,  et  des  neuf  en- 
fants de  sa  femme. 

Boulogne  I'attend encore  au  passage;  Boulogne  lui  sou- 
rit  au  depart  comme  a  I'arrivee.  Que  ne  peut-on  tran.5- 
planter  une  ville  a  I'instar  des  oignons  de  tulipes?  Bou- 
logne passerait  le  detroit. 

Co  qui  porterait  Calais  i)  danser  la  pollca  des  salons 
durant  trois  jours  consecutifs ,  en  signe  de  rejouis- 
sance. 

Qu'est-ce  a  dire"?  Le  gros  homme  a  revu  Londres,  et 
son  front  ecarlate  ne  se  ;dt'ride  point!  II  regretle  Paris 
peul-^lre,  maintenant  qu'il  voit  le  dome  de  Saint-Paul. — 
Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'd  a  cinquante  et  un  ans,  le 
spleen,  la  goutle  et  one  palelte  de  sang  de  plus. 

Sa  lady  et  les  neuf  enfants  le  recoivent  ranges  en  baie 
dans  le  parloir  de  sa  maison.  Ce  tableau  touchant  n'a 
pas  le  don  de  I'^mouvoir.  II  met  le  pied  sur  la  pre- 
miere marche  de  son  escalier,  et  dit  avec  decourage- 
ment : 

n  How  do  you  do,  milady  and  sons?...  Jobn  !  poussez 
le  dos  de  moi  sur  le  mo..tement,  je  prie  vos...  » 

Au  printemps  prochain,  il  s'embarquera  pour  London- 
Bridge,  et  reverra  Boulogne,  la  ville  aimiSe  etsi  digne  d'e 
Ictre. 

Au  printemps  suivant,  il  fera  de  mf-me. 
Jusqu'a  ce   qu'il  meure,  un   beau  jour,  d'un  cure- 
dent  avale,  entre  les  dix-buit  bras  des  neuf  enfants  desa 
femme. 

Fbancis  TnoLOPP. 


J   iJP-.n 


, _H 

rClUS^EU.M 

■     s       * 

i-ii=;top.Y. 


Typograpliic  LiCBiMi'S  nis  el  <_  ,  rue  Dam  die,  i. 


I