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Full text of "L'occasion perdue recouverte"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/loccasionperduerOOcorn 


L'OCCASION  PERDUE 

RECOUVERTE 


TIRK    A   Z'IO  EXKMPLAII'.ES,  TOUS   NUMÉllOTÉS,   ET  SUR 

PAPIER    VERGÉ  : 

2K0  VORMAT  PETIT  IN-12,  ET  70  FORMAT  IN-S". 


iV'^     JE/ 


f'AlilS.    —    MIP.    SIMON    RAÇO>    ET    COMP.,    HUE    u'EnFURTIf,    1. 


L'OCCASION  PERDUE 

RECOUVERTE 

PAR    PIERRE    CORNEILLE 

NOUVELLE     ÉDITION 

ACCOMPAGNÉE   DE  NOTES  ET  DE  COMMENTAIRES 

AVEC    LES    ^OURCEà   ET   LES   IMITATIONS   Qll   ONT    ÉTÉ    FAITES 

DE  CE   POEME   CÉLÈBRE 

N0.\    RECUEILLI   DANS   LES   ŒUVRES   DE   L'aUTF.UR. 


PARIS 

CHEZ   JULES   GAY,    ÉDITEUR 

QUAI   DES  AUGUSTINS,    41 

1862 


fQ 


n  /  £. 


L'OCCASION    PERDUE 

RECOUVERTE 


STANCES  (1) 


1 

Un  jour,  le  malheureux  Lisandie, 

Poussé  d'un  amour  indiscret, 

Attaquoit  Cloris  en  secret, 

Qui  ne  pouvoit  plus  se  défendrej 

Tout  favorisoit  son  amour  : 

L'astre  qui  nous  donne  le  jour 

Alloit  porter  ses  feux  dans  l'onde, 

Et  cet  ennemy  de  Cypris 

Ne  laissoit  de  lumière  au  monde 

Que  dans  les  beaux  yeux  de  Cloris. 

(1)  Ce  texte,  que  nous  regardons  comme  l'original  de  Pierre 
Corneille,  est  tiré  du  Nouveau  Cabinet  des  Muses,  ou  l'Eslite 
des  plus  belles  poésies  de  ce  temps  (Paris,  veuve  Edme  Pe- 
pingué,  1658,  iu-12).  La  pièce  se  trouve  dans  un  cahier 
imprimé  à  part  vers  1660,  et  placé  à  la  suite  du  recueil;  ce 
cahier  de  50  page»  manque  dans  la  plu[>art  des  exemplaires 


L    OCCASIOIN     PERDUE 
II 

Avec  un  amoureux  silence, 
Dans  un  secret  appartement, 
Elle  supporte  doucement 
Son  amour  et  sa  violence; 
Ses  bras  qu'elle  veut  avancer 
Ne  servent  à  le  repousser, 
Que  pour  l'attirer  davantage; 
Elle  le  souffre  à  ses  genoux, 
Et  n'a  pas  presque  le  courage 
De  luy  dire  :  «  Que  faites-vous?  » 

III 

Avec  un  œil  doux  et  sévère 
Elle  envisage  son  amant. 
Et  luy  montre  confusément 
De  l'amour  et  de  la  colère. 
«  Lysandre,  dit-elle  tout  bas, 
Je  crieray,  car  ne  pensez  pas 
Que  je  contente  vostrc  envie; 
Cessez  d'attaquer  mon  honneur, 
Ou  commencez  d'avoir  ma  vie, 
Comme  vous  avez  eu  mon  cœur  !  » 

IV 

Mais  Lisandre,  aussi  peu  timide 

Qu'il  estoit  beaucoup  amoureux, 

Imprime  l'ardeur  de  ses  feux 

Sur  les  bords  de  sa  bouche  humide, 

Et  glisse  sa  brûlante  main 

Sur  la  neige  de  son  blanc  sein, 

Dont  il  prétend  fondre  la  glace, 

Et,  la  tenant  entre  ses  bras, 

Il  ose  élever  son  audace 

Sur  un  lieu  plus  saint  et  plus  bas. 


RECOUVERTE. 


Là,  sans  respect  et  sans  relâche, 
Il  cherche  l'objet  de  ses  vœux, 
Et  trouve  ce  lieu  bien-heureux 
Sous  le  cotillon  qui  le  cache; 
De  ses  doigts  trerablans  et  hardis 
Il  prend  le  sombre  paradis 
Qui  donne  l'enfer  à  nos  âmes, 
Ce  throsne  vivant  de  l'amour, 
Où,  parmy  les  feux  et  les  flammes, 
L'on  n'a  jamais  trouvé  le  jour. 

VI 

Attachez  bouche  contre  bouche, 
L'un  et  l'autre  eslroitement  pris. 
Il  esbranla  si  bien  Cloris, 
Qu'il  la  jetta  sur  une  couche, 
Lorsqu'avecque  des  yeux  roulans, 
Demy-vifs  et  demy-mourans. 
Elle  feignit  d'estre  pasmée, 
Et,  dans  un  si  prompt  changement, 
Ne  parut  plus  estre  animée 
Que  par  des  soupirs  seulement. 

VII 

A  voir  sa  gorge  toute  nuë^ 
Son  corps  tout  du  long  estendu, 
L'on  sçait  bien  qu'elle  avoit  perdu 
Sa  pudeur  et  sa  retenue; 
Que  sa  constance  estoil  à  bout, 
Que  son  Lisandre  pouvoit  tout, 
Qu'elle  se  fust  laissé  tout  faire; 
Mais,,  par  un  accident  fascheux, 
Que  je  dis  et  qui  se  doit  taire, 
Il  ne  se  passa  rien  entr'eux. 


L   OCCASION     PERDUE 


VIII 

Près  de  gousler  mille  délices, 
Ce  triste  et  mal-heureux  amant 
Vitl  changer  son  contentement 
En  de  très-rigomeux  supplices  : 
Il  estoit  couché  sur  Cloris, 
Lorsqu'il  deme;;ra  tout  surpris 
D'une  infortune  sans  seconde, 
Et,  pour  comble  de  son  ennuy, 
Ce  qui  donne  la  vie  au  monde 
Demeura  mort  et  froid  en  luy. 

IX 

Ce  directeur  de  la  nature. 
Ce  principe  du  mouvement, 
Immobile  et  sans  sentiment, 
Perd  sa  vigueur  et  sa  figure; 
Lisandre  a  beau  se  tourmenter, 
Il  a  beau  le  solliciter 
Et  luy  préparer  des  amorces, 
Ce  lasche  qu'il  excite  en  vain, 
Au  lieu  de  reprendre  ses  forces. 
Pleure  mollement  sur  sa  main. 


Dans  cette  cruelle  advenlure, 
Triste,  désespéré,  confus, 
Le  pauvre  amant  ne  songe  plus 
Qu'à  renoncer  à  sa  nature. 
Dans  sa  furie  et  ses  transports, 
Craignant  que,  malgré  ses  efforts, 
On  ne  l'accuse  d'impuissance, 
Appelle  d'un  air  languissant 
Des  témoins  de  son  innocence 
Sur  le  crime  auquel  il  consent. 


RECOUVERTE. 


XI 


Cependant  Cloris,  revenue 
De  ce  feint  assoupissement, 
Porte  les  deux  mains  promptement 
Dessus  sa  cuisse  toute  nue. 
Là,  par  dessein  ou  par  hazard, 
Elle  empoigna  ce  dieu  camard, 
Second  Priape  de  la  Fable; 
Mais,  le  sentant  froid  et  rampant, 
Elle  pense  que  c'est  un  diable 
Sous  la  figure  d'un  serpent. 

XII 

Jamais  une  jeune  bergère 

Ne  retira  si  promptement 

Sa  main  qui  trouve  innocemment 

Un  aspic  dessous  la  fougère. 

Que  fit  Cloris  sa  belle  main 

De  dessus  ce  membre  trop  vain 

Qu'elle  toucha  dessous  sa  robe, 

Lorsquavec  un  juste  dépit 

Elle  se  lève  et  se  dérobe 

Des  bras  de  Lisandre  et  du  lit. 

XIII 

Dans  la  colère  qui  l'emporte 
Elle  pousse  ce  pauvre  amant. 
Et  sans  l'écouter  seulement, 
Se  dispose  à  gagner  la  porte, 
Lorsque  Lisandre,  à  ses  genoux, 
Luy  dit  :  «  Cloris,  que  faites-vous? 
Tout  du  moms  escoutez  mes  plaintes. 
Et  regardez  dans  mon  malheur 
Toutes  les  plus  vives  atteintes 
De  l'amour  et  do  la  douleur. 


10  h    OCCASIOiN     PERDUE 

XIV 

a  Ma  chère  Cloris,  je  vous  aime 
Plus  que  les  délices  des  cieux, 
Plus  que  lesJiommes_et  les  dieux, 
Et  mille  fois  plus  que  moy-mesme; 
Je  brusle  d'une  vive  ardeur, 
Et  cette  nouvelle  froideur 
Ne  vous  doit  pas  sembler  estrange  ; 
Je  sçay  bien  comme  il  faut  aiiner; 
Mais,  pour  m'oster  des  bras  d'un  ange, 
Un  diable  est  venu  me  charmer.^ 

XV 

«  Quelque  ennemy  de  la  Nature 
Trouble  mes  sens  et  ma  raison, 
Et  de  son  funeste  poison 
Souille  une  flamme  toute  pure  ; 
Peut-estre  sont-ce  aussi  les  dieux 
Qui,  se  voyans  moins  glorieux, 
M'ont  voulu  rendre  misérable  : 
Mais,  que  dis-je?  ils  sont  innocens; 
Cloris,  elle  seule,  est  coupable. 
Elle  seule  a  charmé  mes  sens. 

XVI 

«  C'est  sa  beauté  qui,  dans  mon  âme, 

A  joint  le  respect  à  l'amour; 

C'est  son  œil  plus  beau  que  le  jour 

Qui  fait  croistre  et  mourir  ma  flamme; 

Heureux  dans  ma  captivité, 

Je  n'osois  avec  liberté 

Jouir  d'une  grâce  imprévue. 

Et  de  tous  mes  sens  transportez 

Je  n'ay  réservé  que  la  veuë 

Pour  admirer  tant  de  bcautcz. 


RECOUVERTE.  11 


XVII 


«  Quoy  qu'il  en  soit,  mon  adorable, 
Avant  que  vous  quittiez  ces  lieux. 
Souffrez  que  je  perce  à  vos  yeux 
Un  cœur  fidèle  et  misérable. 
Afin  que  j'expie  en  mourant 
Un  crime  si  noir  et  si  grand. 
Qu'il  choque  la  Nature  mesme, 
Et  que,  pour  venger  vos  appas, 
Ma  mort  vous  tesmoigne  que  j'aime, 
Puisque  ma  vie  ne  le  fait  pas.  » 

XVIII 

Il  alloit  parler  davantage 
Pour  exprimer  son  désespoir, 
Et  peut-estre  qu'il  eût  fait  voir 
Des  sanglana^ffets  de  sa  rage, 
Lorsque,  l'arrestant  par  le  bras, 
Cloris  luy  dit  :  «  ÎSe  parlez  pas! 
J'entends  quelqu'un  qui  se  promène, 
Et  je  vois^vecque  grand  bruit 
Resplendir  la  chambre  prochaine 
De  la  lumière  de  la  nuit!  » 

XIX 

Soudain  une  voix  entendue 
Redoubla  son  éstonnement, 
Et  luy  fit  dire  promptement  : 
«  Cher  Lisandre,  je  suis  perdue! 
Ha  !  cessez  de  me  retenir; 
C'est  mon  mary  qui  va  venir  ! 
Je  l'entends,  il  est  à  la  porte; 
Il  faut  toujours  craindre  un  jaloux, 
Et,  vous,  dont  la  vigueur  est  morte, 
Comment  luy  résisterez-vous?  » 


1-2  L   OCCASION     PERDUE 

XX 

Lors  cette  belle,  transportée 
D'amour,  de  crainte  et  de  soucy, 
Mena  nostre  amoureux  transi 
Près  d'une  fenest.re  escartée, 
Et,  sans  beaucoup  de  compliment, 
Il  se  glissa  légèrement 
Et  descendit  dedans  la  rue, 
Où,  pressé  d'un  mortel  ennuy, 
11  fit  longtemps  le  pied  de  grue, 
Et  puis  se  retira  chez  luy. 

XXI 

Frappé  de  la  funeste  envie 

Qui  fait  la  honte  et  le  remords. 

Il  souffrit  mille  fois  la  mort 

Du  dernier  malheur  de  sa  vie. 

Quoy  qu'alors  les  jours  fussent  grands. 

Cette  nuit  luy  dura  mille  ans; 

Il  ne  pust  fermer  la  paupière; 

Sur  le  poinct  du  jour  seulement, 

Honteux  de  revoir  la  lumière, 

Il  les  ferma  pour  un  moment.^ 

XXîl 

Le  Soleil,  qui  chasse  les  ombres 

Et  l'espouvantement  des  nuits, 

Loin  de  dissiper  ses  ennuis. 

Les  rendit  plus  noirs  et  plus  sombres; 

Quand  il  vit  ce  père  du  jour. 

Il  crut,  par  un  excez  d'amour, 

Voir  de  Cloris  la  vive  image; 

Mais  il  connut  dans  un  moment, 

Comme  Ixion  dans  un  nuage, 

Que  son  amour  n'estoil  que  vent. 


UECOUVEKTE. 


XXIII 


Après  mille  secrettes  gesnes, 

Cet  amant,  par  un  digne  effort, 

Résolut  de  chercher  la  mort 

Ou  bien  le  remède  à  ses  peines. 

«  Ha  !  je  ne  crains  plus  mon  malheur  ! 

Je  mourray,  dit-il,  de  douleur, 

Ou  je  répareray  ma  gloire; 

Et,  quoy  qu'il  en  soit,  dans  ce  jour, 

Je  remporteray  la  victoire 

De  la  mort  ou  bien  de  l'amour,  isl 

XXIV 

Le  bouillant  désir  qui  le  presse 
Fait  que  d'abord  après  disner 
1 1  sort  et  se  va  promener 
Près  le  logis  de  sa  maistressc; 
A  peine  y  fut -il  un  moment, 
Qu'il  en  vit  sortir  Dorimant, 
Le  vieil  mary  de  cette  belle, 
Et,  se  glissant  dans  la  maison, 
Il  alla  chercher  auprès  d'elle 
Ou  sa  mort  ou  sa  guérison . 

XXV 

Lar  une  secrette  avenue, 
11  fut  dans  son  appartement, 
Et  la  trouva  nonchalamment 
Dormant  sur  son  lit  estenduë  : 
Mais,  dieux!  que  devint-il  alors? 
En  approchant  de  ce  beau  corps, 
Il  eut  des  mouvemens  estranges. 
Lorsqu'une  cuisse  à  descouvert 
Lu  y  fit  voii'  le  bon-lieur  des  Anges 
Et  le  ciel  de  l'Amour  ouvert. 


14  L   OCCASION     PERDUE 

XXVI 

Dans  cette  agréable  surprise 

Où  Cloris  n'avoit  pas  songé, 

Elle  avoit  assez  mal  rangé 

Son  cotillon  et  sa  chemise; 

Lisandre  aussi,  trop  curieux, 

Yid  lors  les  délices  des  dieux, 

La  peine  et  le  plaisir  des  hommes, 

rs'ostre  tombe  et  nostre  berceau. 

Ce  qui  nous  fait  ce  que  nous  sommes 

Et  ce  qui  nous  brusle  dans  l'eau. 

XXVII 

Petit  thrésor  de  la  Nature, 
Estroite  et  charmante  prison, 
Doux  tyran  de  nostre  raison, 
Fixe  et  mouvante  sépulture, 
Autel  que  Ton  sert  à  genoux. 
Dont  l'offrande  est  le  sang  de  tous. 
Sangsue  avide  et  libérale, 
Roy  de  la  honte  et  de  l'honneur, 
Permettez  que  ma  plume  estale 
Ce  que  Lisandre  eut  de  bon-heur. 

XXVIII 

Beau  composé,  belle  partie, 

Je  sçay  bien  que,  lorsqu'il  vous  vit, 

Il  n'observa  dessus  ce  lit 

Ny  l'honneur  ny  la  modestie; 

Mais  d'amour  et  de  charité 

Il  couvrit  vostre  nudité, 

Pour  faire  évaporer  sa  flamme. 

Et  savoura  tous  les  plaisirs 

Que  le  corps  fait  sentir  à  l'âme 

Dans  le  transport  de  nos  désirs 


RECOUVERTE,  i3 


XXIX 


Ce  beau  dédale  (m'il  contemple 

Avec  des  yeu^^^lincelans 

Fait  naistre  et  couler  dans  ses  sens 

Une  ardeur  qui  n'a  point  d'exemple. 

Le  feu  dont  il  se  sent  brusler 

Le  consomme,  et,  pour  se  montrer, 

Gagne  son  cœur  et  son  visage, 

Et  ce  lasche  de  Tautre  jour. 

Se  roidissant  d'un  fier  courage, 

Escume  le  feu  de  l'amour. 

XXX 

Plein  d'ardeur,  d'audace  et  de  joye 
De  remportecjjn  si  beau  prix, 
Le  galand  sauta  sur  Cloris, 
Comme  un  faucon  dessus  sa  proye, 
Quand  cette  belle,  ouvrant  les  yeux, 
Vid  Lisandre,  victorieux. 
Forçant  ses  défences  secrettes, 
Et,  la  tenant  par  les  deux  bras, 
Entrer,  bouffi  de  ses  conquestes, 
Eryin  lieu  qu'on  ne  nomme  pas. 

XXXI 

Tandis  que  Cloris  se  tourmente 
Par  de  dou\_et  puissans  efforts, 
Et  qu'elle  agite  tout  son  corps. 
Pour  sauver  sa  vertu  mourante; 
Son  heureux  Lisandrç_aux  abois 
Roule  les  yeux  et  perd  la  voix; 
L'amour  fait  escouler  sonjlme, 
Elle  est  toute  preste  à  partir; 
Il  s'estend,  il  dort,  il  se  pasme, 
Et  ne  sent  rien,  pour  trop  sentir. 


IG  L    OCCASIOiN     PERDUE 

XXXII 

D'abord  que  son  âme  ravie 
De  l'excez  d'un  plaisir  si  grand 
Eut  par  un  soupir  tout  brûlant 
Donné  des  signes  de  sa  vie, 
Cloris  avec  sa  belle  main 
Osta  la  bouche  de  son  sein 
Où  son  amant  l'avoit  collée, 
Et  se  deschargeant  peu  à  peu, 
Honteuse  de  se  voir  mouillée. 
Essuya  l'eau  qui  vient  du  feu. 

XXXIII 

Après  une  colère  feinte. 

De  tout  ce  qui  s'estoit  passé, 

Un  reste  d'honneur  offensé 

Fit  ouvrir  la  bouche  à  la  plainte  : 

«  Ha  !  dit-elle,  c'est  fait  de  moy; 

.l'ay  faussé  l'honneur  et  la  foy; 

Vous  me  perdez,  cruel  Lisandre! 

Faut-il  que,  malgré  mon  devoir, 

J'aye  en  un  moment  laissé  prendre 

Ce  qu'on  ne  peut  jamais  r' avoir  ! 

XX  XIV 

a  Mais,  si  pour  une  faute  extrême 
On  peut  trouver  quelque  couleur, 
Je  puis  dire  dans  mon  malheur 
Que  j'ay  failly  parce  que  j'aime. 
Amour,  ce  maistre  impérieux. 
Force  les  hommes  et  les  dieux, 
Et  bruslc  les  poissons  dans  l'onde; 
Nul  ne  peut  éviter  ses  coups, 
Et,  puisque  tout  aime  en  ce  monde, 
Je  peux  brusler  d'amour  pour  vous. 


1» 

l 


UECOUVEr.TE.  17 


XXXV 


«  C'est  avec  raison  que  mon  ànic 
Reçoit  l'amour  dun  favory; 
Ces  noms  de  vieux  et  de  mary 
P'onl  l'horreur  d'une  jeune  femme; 
Les  maris,  ces  lasches  tyrans, 
Ne  se  sont  faits  nos  couquérans 
Que  contre  le  droit  de  Nature, 
Et  c'est  en  pratiquer  la  loy 
D'aller  chercher  la  nourriture 
Que  l'on  ne  trouve  pas  chezsoy. 

XXXVI 

«  Mais  ces  hommes  sont  inlidèlcs; 
Leur  plus  beau  feu  s'esteint  en  peu, 
Et  de  tout  l'amour  (ju'ils  ont  eu 
Ils  n'en  reservent  que  les  ailes; 
Esclaves  de  la  liberté, 
Ils  font  voir  leur  légèreté 
Dans  leur  geste  ou  dans  leur  langage, 
Et,  pour  un  plaisir  indiscret, 
Ces  oiseaux,  sortans  de  la  cage. 
Vont  conter  tout  ce  qu'ils  ont  fait. 

XXXVlî 

«  Trop  juste  et  trop  aimé  Lisandre, 

S'il  en  estoit  ainsi  de  vous, 

Je  percerois  de  mille  coups 

Ce  cœur  qui  s'est  laisse  siu'prendrc; 

J'ay  tout  perdu  pour  vous  gagner  : 

Voudi'iez-vous,  pour  me  ruiner, 

Éventer  mes  secrettes  llammes, 

Et  tirericz-VDUS  vanité 

De  la  foihlesse  d'une  femme 

Et  de  vostre  légèreté?  » 

9 


18  L    OCCASION     PERDUE 

XXXVIII 

«  Ha!  que  plustost  la  mort  m'advienne!  » 

Cria  Lisandre  à  ce  discours, 

Dont,  pour  interrompre  le  cours, 

Il  mil  sa  bouche  sur  la  sienne; 

L'eslevant  de  terre  il  la  prit 

Et  la  coucha  dessus  le  lit, 

Où  je  ne  sçay  pas  ce  qu'ils  firent; 

Je  crois  bien  qu'ils  firent  cela, 

Puisqus  les  Amours  qui  les  virent 

M'ont  dit  que  le  lit  en  bransla. 

XXXIX 

Ce  fut  alors  qu'ils  se  pasmèrenl 

De  l'excez  des  conlentemens; 

Que  cinq  ou  six  fois  ces  amans 

Moururent  et  ressuscitèrent; 

Que  bouche  à  bouche  et  corps  à  corps, 

iantost  vivans  et  tantost  morts, 

Leurs  belles  âmes  se  baisèrent, 

Et  que,  par  d'agréables  coups, 

Entr'eux  ils  se  communiquèrent 

Tout  ce  que  l'amour  a  de  doux. 

XL 

Muse,  n'cschauffez  plus  ma  veine; 
De  grâce,  arrestez-vous  un  peu, 
Ou  m'inspirez  un  autre  feu 
Que  celuy  de  vostre  fontaine. 
Je  ne  sçay  quoy  dedans  mon  cœur 
Se  glisse  avec  tant  de  douceur, 
Que  je  suis  forcé  de  me  rendre  : 
Ha  !  Cloris,  quand  je  m'en  souviens, 
Je  m'imagine  estrc  Lisandre, 
Et  me  semble  que  je  vous  tiens. 


( 


VARIANTES 

d'après  les 

POÉSIES  NOUVELLES  ET  AUTRES  ŒUVRES  GALANTES 
DU   SIEUR   DE   C... 

(paris,    THÉODORE    GIRARD,    166^2,    IN-12). 


Strophe  m. 

Je  va  crier!  INc  pensez  pas... 

Strophe  v. 

Dessous  la  jupe  qui  le  cache... 
Il  prend  ce  sombre  paradis... 
L'on  n'a  jamais  trouvé  de  jour. 

Strophe  vu. 

Et  qu'elle  l'eût  laissé  tout  faire. 

Strophe  viii. 

El  que  pour  le  combler  d'ennui. 

Strophe  ix. 

Pleure  mollement  dans  sa  main. 

La  strophe  X  manque. 


20  t/  0  C  C  A  S  1 0  IN     PERDUE 

Strophe  xi. 

Ce  chaud  Priape  de  la  Fable; 
Mais,  le  trouvant  froid  et  rampant, 
Elle  crut  que  c'étoit  un  diable... 

Strophe  xii. 

De  sur  ce  membre  lâche  et  vain 
Qu'elle  sentit  dessous  sa  robe.. 

Strophe  xiii. 

Elle  repousse  son  amant. 

Strophe  xiv. 

Parmi  tant  damonr  et  d'ardeur, 
Celte  apparence  de  troidetn\.. 

Strophe  xv. 

Cloris  toute  seule  est  coupable. 

Strophe  xvii. 

Si  ma  vie  ne  le  fait  pas. 

Strophe  xviii. 

Et  quelle  vit  avec  grand  bruit 
Porter  dans  la  chambre  prochaine 
Les  sombres  (lambeaux  de  la  nuit. 

Stroplie  XIX. 

Comment  lui  résister icz-vous? 


UECOU  VERTE.  21 


Strophe  xx. 


Il  se  guinda  légèrement 
Et  se  laissa  clioir  dans  la  rue, 
D'où,  pressé  d'un  mortel  ennui 
Et  de  la  honte  qui  le  tue, 
Entin  il  s'en  alla  chez  lui. 

Strophe  xxi. 

Poussé  de  la  funeste  envie 
Que  fait  la  honte  et  le  remords, 
11  soufirit  plus  de  mille  morts... 
Il  la  ferma  languissamment. 

Strophe  xxii. 

Comme  Ixion  sur  le  nuage. 

Strophe  xxiii. 

De  la  mort  ou  bien  de  l'amour. 

Strophe  xxiv. 

Le  brûlant  désir  qui  le  presse 
Fait  qu'après  un  léger  repas 
Il  sort,  il  adresse  ses  pas 
Vers  le  logis  de  sa  maîtresse... 
Et  se  glissant  dans  sa  maison... 

Strophe  xxv. 

Qu'en  approchant  de  ce  beau  corps 
il  eut  de  mouvemens  étranges  ! 

Strophe  xxvi. 

El  ses  jupes  et  sa  chemise. 


L   OCCASION     PERDUE 


Les  deux  slrophes  suivantes  ne  se  trouvent  pas 
dans  le  texte  que  nous  avons  choisi  comme  Tori- 
ginal.  ' 


o 


Aimant  de  la  Nature  humaine, 
Bijou  chatouilleux  et  cuisant, 
Précipice  affreux  et  plaisant, 
Cruel  repos,  aimable  peine. 
Remède  et  poison  de  l'amour, 
Bûcher  ardent,  humide  four 
Où  les  hommes  se  doivent  cuire, 
Jardin  d'épines  et  de  fleurs, 
Sombre  fanal  qui  fait  reluire 
Nos  fortunes  et  nos  malheurs; 

Nid  branlant  qui  nous  sers  de  mue, 
Asile  où  l'on  est  en  danger, 
Baccoursi  qui  fais  allonger 
La  chose  la  moins  étendue. 
Fort  qui  se  donne  et  qui  se  prend. 
Œil  couvert  qui  ris  en  pleurant, 
Bel  or,  beau  corail,  belle  ivoire. 
Doux  canal  de  vie  et  de  mort 
Où,  pour  acquérir  de  la  gloire. 
L'on  fait  naufrage  dans  le  port. 

Strophe  xxvn. 

Vivifiante  sépulture. 

Strophe  xxviii. 

Mû  d'amour  et  de  charité. 

Strophe  xxix. 

Ce  feu  qui  consume  son  cœur 
Porte  partout  sa  vive  ardeur, 
Éclate  cnlin  sur  son  visage. 


RECOUVERTE.  23 


Strophe  xxx. 


Forcer  les  défenses  secrètes... 
Entrer,  tout  fier  de  ses  conquêtes... 

La  stroplie  xxxii  manque  tout  entière. 

Stroplie  xxxiM. 

Porta  Cloris  à  cette  plainte. 

Stroplie  xxxiv. 

Brûle  jusqu'aux  poissons  dans  l'onde... 
Je  ne  veux  rien  aimer  que  vous. 

Strophe  xxxvi. 

Mais  les  hommes  sont  infidèles, 
Ils  n'aiment  jamais  plus  d'un  jour, 
Et  souvent  de  tout  leur  amour 
Ils  ne  retiennent  que  les  ailes... 

Strophe  xxxvm. 

Mais  secrètement  l'on  m'a  dit 
Que  tous  les  Amours  qui  les  virent 
Sourioienl  de  ce  qui  s'y  lit. 

Strophe  xxxix. 

Et  que  plusieurs  fois  ces  amants... 
Leurs  beaux  corps  se  communiquèrent. 


\ 


Jl 


DOCmiEÎSTS    ET    DISSERTATIONS 


LOCCASION   PERDUE    RECOUVERTE 


EXTRAIT 

Du  Carpenteriana,  ou  Recueil  des  pensées  historiques, 
critiques,  morales,  et  de  bons  mots  de  M.  Charpen- 
tier, de  r Académie  françoise  (publié  par  Boscheron). 
Paris,  J.  Fr.  Morisset,  \TU,  in-8,  p.  28i. 

M.  Corneille  Taîné  est  auteur  de  la  pièce  intitu- 
lée :  VOccasion  perdue  et  recouvrée.  Cette  pièce 
étant  parvenue  jusqu'à  M.  le  chancelier  Séguier, 
il  envoya  clierciier  M.  Corneille  et  lui  dit  que 
cette  pièce  ayant  porté  scandale  dans  le  public  et 
lui  ayant  acquis  la  réputation  d'un  homme  dé- 
bauché, il  ialloit  qu'il  lui  fît  connoîtie  que  cela 
n'étoit  pas,  en  venant  à  confesse  avec  lui;  il  Taver- 
tit  du  jour.  M.  Corneille  ne  pouvant  refuser  cette 
satisfaction  au  chancelier,  il  fut  à  confesse  avec 
lui,  au  P.  Paulin,  petit  père  de  Nazareth,  en  faveur 
duquel  M.  Séguier  s'est  rendu  fondateur  du  cou- 
veiit  do  Nazareth.  M.  Corneille  s'étant  confessé  au 


26  LOCCASIOIN     PERDUE 

révérend  père  d'avoir  fait  des  vers  lubriques,  il  lui 
ordonna,  par  forme  de  pénitence,  de  traduire  en 
vers  le  premier  livre  de  Vlmitation  deJ.  C;  ce 
qu'il  fit.  Ce  premier  livre  fut  trouvé  si  beau,  que 
M.  Corneille  m'a  dit  qu'il  avoit  été  réimprimé  jus- 
(|u'à  trente-deux  lois.  La  reine,  après  l'avoir  lu,  pria 
M.  Corneille  de  lui  traduire  le  second;  et  nous  de- 
vons à  une  grosse  maladie  dont  il  fut  attaqué,  la 
traduction  du  troisième  livre,  qu'il  fit  après  s'en 
être  heureusement  tiré. 


EXTRAIT 

Des  Mémoires  pour  l'histoire  des  sciences  et  des  beaux- 
arts.  Trévoux,  décemb.  1724,  p.  in-12,  p.  2272  76. 

Le  Carpenteriana,  en  attaquant  la  mémoire  du 
grand  Corneille,  a  réveillé  le  zèle  et  l'équité  de 
plusieurs  personnes  qui  ne  peuvent,  sans  horreur, 
voir  déchirer  la  réputation  des  morts,  par  des  faits 
dont  il  n'a  été  fait  nulle  mention  pendant  leur  vie. 
Voici  un  Mémoire  qui  vengera  M.  Corneille  et  sa- 
tisfera les  gens  équitables;  il  vient  d'un  homme 
de  lettres  fort  estimé  d'un  grand  prince. 

Dans  le  Carpenteriana,  il  s'est  gUssé  trois  faus- 
setés criantes,  à  l'article  où  il  est  parlé  du  grand 
Corneille  :  1°  on  lui  attribue  une  pièce  infâme, 
intitulée  :  C  Occasion  perdue  recouverte;  2°  on 
prétend  que  le  feu  chancelier  Séguier,  après  lui 
avoir  parlé  très-fortement  au  sujet  de  cette  pièce, 
sans  lui  donner  le  temps  de  se  reconnaître,  l'a- 


RECOUVERTE.  27 

mena  aux  Petits- Pères  et  l'obligea  de  se  confesser 
à  son  confesseur  (de  lui,  chancelier);  3°  on  veut 
que  ce  confesseur  lui  ait  imposé  pour  pénitence 
de  traduire  Vlmitation  de  Jésus-Christ  en  vers. 
Autant  de  mots,  autant  de  faussetés  :  1°  V Occa- 
sion perdue  recouverte  ne  fut  jamais  du  grand 
Corneille  :  elle  est  d'un  M.  de  Cantenac,  poëte 
de  cour,  dont  les  œuvres,  qui  font  un  petit  in-12, 
furent  imprimées  en  1661  et  encore  en  1665,  chez 
Théodore  Girard,  marchand  libraire  à  la  grand'- 
salle  du  Palais;  elles  sont  divisées  en  trois  parties  : 
la  première  contient  les  Poésies  nouvelles  et  ga- 
lantes; la  seconde,  les  Poésies  morales  et  chré- 
tiennes; la  troisième,  les  Lettres  choisies,  galantes 
du  sieur  de  Cantenac.  Cela  faisoit  un  recueil  assez 
bizarre.  C'est  au  bout  des  Poésies  nouvelles  et 
galantes  que  se  trouvoit  cette  scandaleuse  pièce. 
Dès  qu  elle  parut,  M.  le  premier  président  de  La- 
moignon,  bien  averti,  envoya  quérir  Théodore 
Girard,  et  lui  ordonna  doter  cette  pièce  de  tous 
les  exemplaires  qui  lui  restoient,  et  par  bonheur 
il  lui  en  restoit  la  plus  grande  partie.  11  fut  obéi. 
Théodore  Girard  aima  mieux  mécontenter  l'auteur 
et  les  acheteurs  que  de  s'exposer  au  juste  ressen- 
timent d'un  premier  président.  Il  échappa  pour- 
tant quelques  exemplaires  de  cette  pièce,  qui  ne 
parurent  qu'après  la  mort  de  ce  grand  magistrat. 
Et  c'est  un  de  ces  exemplaires,  relié  au  bout  de  la 
seconde  édition,  que  Théodore  Girard  me  vendit 
comme  une  chose  rare  et  précieuse.  Dans  cette 
seconde  édition,  la  pièce  fut  entièrement  suppri- 
mée, sans  qu'il  restât  même  aucun  vestige  de  la 
suppression  ou  du  retranchement.  Au  bas  de  la 


28  L    OCCASION     PERDUE 

dernière  page  de  VOccasion  -perdue  et  recouverte, 
011  voit  imprimé  :  Fin  des  Poésies  nouvelles  et  ga- 
lantes du  sieur  de  Cantenac.  11  est  vrai  que  le 
nom  n'est  pas  tout  au  long  et  qu'il  n'y  a  que  : 
Fin  des  Poè's.  nouv.  et  gai.  du  Sr.  de  C,  mais 
Théodore  Girard,  qui  étoit  de  mes  amis  et  nulle- 
ment menteur,  m'a  plusieurs  fois  assuré  que  ce 
C.  signifipit  le  sieur  de  Cantenac,  et  il  n'est  pas 
possible  d'en  douter.  11  connoissoit  bien  l'auteur. 
11  dit,  dans  un  Avertissement  au  lecteur,  que  l'au- 
teur est  son  ami.  L'auteur  lui  a  voit  cédé  son  pri- 
vilège, et  ainsi  il  est  clair  (ju'il  le  connoissoit,  et 
il  n'avoit  nul  sujet  de  nommer  le  sieur  de  Cantenac 
pour  un  autre.  Mais  si,  outre  ce  témoignage  donné 
de  vive  voix  par  Théodore  Girard,  on  veut  une 
preuve  par  écrit,  on  trouvera  dans  le  Livre  des 
libraires  le  privilège  pour  les  Œuvres  du  sieur  de 
Cantenac,  enregistré  le  50  septembre  1661  par 
Dubray,  syndic,  et  le  nom  du  sieur  de  Cantenac  s'y 
trouvera  tout  au  long,  J'ai  voulu  mettre  ce  fait 
hors  de  doute,  et  c'est  pour  cela  que  j'en  ai  rap- 
porté jusqu'aux  moindres  circonstances.  Puisqu'il 
est  donc  certain  que  ce  n'est  point  M.  de  Corneille, 
mais  M.  de  Cantenac  qui  est  l'auteur  de  F  Occa- 
sion perdue  recouverte,  on  voit  ce  qu'on  a  à  en 
penser  des  deux  autres  points,  qui  ne  peuvent  être 
vrais,  si  le  premier  raconté  dans  le  Carpente- 
riana  est  faux.  Outre  que  ces  deux  points  ont  leurs 
marques  de  fausseté  propres  et  indépendantes  de 
celle  du  premier  point,  c'est  avec  plaisir  que  je 
fournis  au  public  des  armes  contre  les  faux  accu- 
sateurs du  grand  Corneille. 


RECOUVERTE.  29 


EXTRAIT 

Des  Mélanges  historiques  et  philologiques  s  par  M.  Mi- 
chaud,  avocat  au  parlement  de  Dijon.  Paris,  N.  Til- 
liard,  1754,  2  vol.  in-12,  tome  V%  p.  47-72. 

LETTRE    SUR    LE    VÉRITABLE    AUTEUR    DU    POËME    INTITULÉ 
VOrXASWN  PERDUE  ET  RECOUVRÉE. 

Vous  sçavés,  Monsieur,  que,  dans  le  Carpente- 
riana  (1),  on  attribue  à  Pierre  Corneille  une  pièce 
qui  a  pour  titre  :  VOccasion  perdue  et  recouvrée. 

«  Cet  ouvrage,  dit-on,  étant  parvenu  jusqu'à  M.  le 
chancelier  Séguier,  il  envoya  chercher  M.  Cor- 
neille, et  l'avertit  que  ces  vers  ayant  porté  scan- 
dale dans  le  public,  et  lui  ayant  acquis  la  réputa- 
tion d'un  homme  débauché,  il  l'alloit  qu'il  lui  fit 
connoître  que  cela  n'étoit  pas,  en  venant  à  con- 
fesse avec  lui  :  le  jour  fut  indiqué.  M.  Corneille  ne 
pouvant  refuser  cette  satisfaction  au  chancelier, 
il  fut  à  confesse  avec  lui  au  P.  Paulin,  petit-père 
de  Nazareth,  en  faveur  duquel  M.  Séguier  s'est 
rendu  fondateur  du  couvent  de  Nazareth.  M.  Cor- 
neille s'étant  confessé  au  R.  P.  d'avoir  fait  des  vers 
lubriques,  il  lui  ordonna,  par  forme  de  pénitence, 
de  traduire  en  vers  le  premier  livre  de  VlmUation 
de  Jésus-Christ,  ce  qu'il  fit.  Ce  premier  livre  fut 
trouvé  si  beau,  que  M.  Corneille  m'a  dit  qu'il  avoit 
été  réimprimé  jusqu'à   trente-deux   fois  (2).  La 

(1)  Page  284. 

('2)  Un  liislorieri  trioilerno  prétend  qu'il  esl  aussi  diflicile 
de  le  croire,  que  de  lire  ce  livre  une  seule  l'ois.  \o\ez\'His- 
toire  ilu  Siècle  de  Loiiia  XIV,    t.   il.  diap.  dc^-  Écrivains. 


50  L    OCCASION     PERDUE 

reine,  après  l'avoir  lu,  pria  M.  Corneille  de 
lui  traduire  le  second,  et  nous  devons  à  une 
grosse  maladie  dont  il  fut  attaqué  la  traduction 
du  troisième  livre,  qu'il  fit  après  s'en  être  heu- 
reusement tiré.  » 

Cette  anecdote  étoit  trop  injurieuse  à  la  mémoire 
du  grand  Corneille;  aussi,  vit-on  bientôt  paroître 
un  petit  Mémoire  qui  tend  à  détruire  absolument 
ce  qu'on  fait  dire  à  Charpentier.  L'anonyme  qui 
venge  Corneille  (1)  de  cette  fausse  imputation 
nous  apprend  que  V Occasion  perduë-recouvrée 
est  d'un  certain  Cantenac,  poëte  de  cour,  dont 
les  poésies  furent  imprimées  en  1662  et  1665, 
chez  Théodore  Girard  (2),  marchand  libraire,  au 
Palais.  Dès  que  cette  pièce  scandaleuse  qui  faisoit 
partie  des  œuvres  de  Cantenac  vit  le  jour,  «  M.  le 
[)résident  de  Lamoignon  envoya  quérir  Théodore 
Girard,  et  lui  ordonna  de  l'ôter  de  tous  les  exem- 
plaires qui  lui  restoient;  et  par  bonheur,  il  lui  en 
restoit  la  plus  grande  partie.  » 

Il  s'en  échappa  cependant  quelques-uns,  qui  ne 
parurent  qu'après  la  mort  de  ce  magistrat.  Quant 
à  la  seconde  édition,  cette  pièce  y  fut  omise  en- 
tièrement. 


art.  Corneille  (Pierre).  On  juge  aujourd'hui  des  ouvrages, 
d'une  manière  épigrammatique.  Cette  sorte  de  critique  est 
singulièrement  remarquable  dans  la  Méthode  pour  l'his- 
toire, etc. 

(1)  Voy.  les  Mémoires  de  Trévoux,  décembre  1724,  p.  2272 
et  le  P.  Niceron,  t.  XV  de  ses  Mémoires,  p.  379. 

(2)  Le  privilège  est  du  19  septembre  1661;  il  fut  enre- 
gistré sur  le  Livre  des  libraires  le  50  du  même  mois;  l'ou- 
vrage fut  achevé  d'imprimer  le  16  novembre  1661.  Le  fron- 
tispice porte  cependant  1662. 


RECOUVERTE.  51 

Ce  qui  peut  avoir  trompé  quelques  personnes 
au  sujet  de  ce  poëme,  c'est  qu'on  lit  à  la  fm  ces 
mots  :  Fin  des  poésies  nouvelles  et  galantes  du 
sieur  deC,  et  qu'elles  ont  cru  que  cette  lettre  ini- 
tiale signifioit  Corneille;  mais  le  nom  de  Gantenac, 
mis  tout  au  long  dans  le  privilège,  suftiroit  pour 
montrer  qu'elles  se  trompent,  quand  on  n'auroit 
pas  le  témoignage  du  libraire,  qui  a  plusieurs  fois 
assuré  que  l'ouvrage  étoit  du  sieur  de  Cantenac. 

Les  œuvres  de  Cantenac  parurent  d'abord  en 
1662;  elles  sont  divisées  en  trois  parties  :  1°  les 
Poésies  nouvelles  et  galantes;  2°  les  Poésies  mo- 
rales et  chrétiennes;  3°  les  Lettres  choisies  et  ga- 
lantes (1).  Ce  fut  à  la  fm  de  la  première  partie, 
après  la  102®  page,  qu'on  plaça  V Occasion  perduè- 
recouvre'e,  poëme  composé  de  40  stances.  C'est 
un  cahier  postiche  de  quatorze  pages  et  dont 
les  chiffres  ne  se  rapportent  point  au  corps  du  re- 
cueil; ce  qui  me  fait  croire  que  le  libraire  n'avoit 
pas  inséré  cette  pièce  dans  tous  les  exemplaires, 
et  qu'il  ne  la  hvroit  qu'à  ceux  auxquels  il  croyoit 
pouvoir  se  fier.  Ma  conjecture  est  appuyée  par  un 
trait  que  rapporte  le  défenseur  anonyme  de  Cor- 
neille. II  dit  que  le  hbraire  Théodore  Girard  lui 
vendit  un  de  ces  exemplaires  détachés,  comme 
une  chose  rare  et  précieuse,  et  qu'il  le  fit  reUer 
à  la  fm  de  l'édition  de  1665,  où  ces  stances  ont 
été  entièrement  retranchées,  quoiqu  il  y  ait  des 
augmentations  considérables  dans  cette  seconde 
édition. 

Théodore  Girard  avoit  bien  senti  que  ce  poëme 

(1)  (le  recueil  forme  un  in-12  de  253  pages. 


32 


L   OCCASIOIN     PERDUE 


(levoit  révolter  un  grand  nombre  de  lecteurs  : 
aussi,  eut-il  soin  d'avertir  (1)  qu'on  Tavoit 
glissé  malgré  lui  dans  le  recueil  qu'il  publioit; 
mais  qu'un  galant  homme,  ami  de  l'auteur,  s'en 
étant  rendu  le  maître,  l'avoit  forcé  de  le  mettre 
au  jour,  et  que  Cantenac,  l'ayant  autrefois  composé 
pour  se  venger  d'une  dame  qui  l'avoit  désobligé, 
ne  trouveroit  pas  mauvais  lui-môme  qu'on  rendît 
sa  vengeance  publique  :  Théodore  Girard  dit  enfin 
qu'il  a  jugé  à  propos  de  se  justifier  à  cet  égard 
pour  se  mettre  à  couvert  du  blàine  et  prévenir 
les  reproches  qu'on  pourroit  lui  en  faire  un  jour. 
Voilà,  Monsieur,  une  histoire  détaillée  dans 
toutes  ses  circonstances,  et  qui  paroît,  je  vous 
l'avoue,  assés  vraisemblable  au  lecteur.  Mais,  après 
tout,  l'apologiste  anonyme  de  Corneille  pose  un 
fait  que  le  lecteur  peut  encore  révoquer  en  doute. 
Je  veux  bien  croire  que  c'est  une  personne  digne 
de  foi,  et  même  respectable  dans  la  république 
des  lettres.  Cependant  n'est-on  pas  toujours  en 
droit  de  suspecter  le  témoignage  d'un  historien 
caché,  qui  raconte  un  fait  destitué  de  preuves  et 
d'autorités?  D'ailleurs,  on  peut  objecter  que  Char- 
pentier n'est  pas  le  seul  qui  ait  pris  Corneille  pour 
l'auteur  de  V  Occasion  perdue -recouvrée  (2),  et 
que  plusieurs  autres  sçavans  ont  eu  la  même  opi- 
nion. Je  sçais  que  M.  de  la  Monnoye,  ce  fin  et  ju- 
dicieux critique,  qui  étoit  le  mieux  au  fait  des 
petites  aventures  du  pays  littéraire,  écrivoit  un 


(1)  Page  12  de  son  Avis  au,  lecteur. 

(2)  Le  compilateur  des  Anecdotes  liltéraires  a  copié  le 
passage  du  Carpcnteriana  (tome  H,  page  2),  et  donne  aussi 
a  Corneille  ce  petit  poiriK  . 


RECOUVERTE.  30 

jour  à  M.  l'abbé  Papillon  (1)  que  Tauteur  de  cette 
pièce  étoit  celui  du  Cid,  des  Horaces,  de  Cinna. 
u  Corneille  eut  beau  tenir,  dit-il,  la  chose  secrette; 
Ri.  le  chancelier  Séguier,  protecteur  alors  de  TAca- 
démie,  ayant  sçû  de  qui  estoient  ces  stances  peu 
édifiantes,  qui  couroient  partout,  en  fit  une  douce 
réprimande  au  poëte,  et  lui  dit  qu  il  le  vouloit 
mener  à  confesse.  »  Le  reste  du  conte  ressemble 
parfaitement  au  passage  tiré  du  Carpenteriana. 
Ainsi,  Monsieur,  vous  voyés  que  ce  bruit  avoit  pris 
un  air  de  vérité  parmi  les  beaux- esprits  et  les 
sçavans.  Mais  examinons  sur  quel  fondement  cette 
opinion  a  pu  s'établir. 

Quelque  peu  disposé  que  je  sois  à  donner  de 
grands  éloges  au  poëme  de  V Occasion  perdiië-re- 
couvrée,  j'avoue  cependant  que  cette  pièce  com- 
porte du  génie,  du  feu  et  de  l'expression,  et  qu'on 
y  trouve  quelques  endroits  assez  bien  tournés  :  il 
n'en  falloit  pas  moins  pour  que  Corneille  fût  soup- 
çonné d'en  être  fauteur.  En  effet,  tout  le  monde 
sçait  qu'après  avoir  été  multipliée  par  les  copies 
manuscrites  qu'on  en  tira,  elle  fut  réimprimée 
dans  plusieurs  recueils,  mais  toujours  dans  ces 
ramas  d'ouvrages  proscrits  qui  sortent  furtive- 
ment d'une  presse  inconnue,  et  qui  n'ont  souvent 
pour  tout  mérite  que  le  papier  et  le  caractère  de 
Pierre  Marteau  (2) .  Ces  stances  furent  si  généra- 

(1)  Le  6  octobre  1715,  neuf  ans  avant  l'impression  «lu 
Carpenteriana. 

(2)  L'Occasion  perduë-reco livrée  commence  le  recueil  in- 
titulé :  l'Ènie  (les  poésies  héroïques  et  gaillardes  de  ce  temps, 
aiigmenlées  de  nouveau,  in-1'2  de  9-4  pages,  sans  nom  de  ville 
et  d'imprimeur.  Celte  pièce  se  trouve  aussi  à  la  tcte  du  Re- 


54  L   OCCASION     PERDUE 

lement  recherchées,  je  dirais  presque  si  fort  esti- 
mées, qu'on  en  fit  plusieurs  traductions  en  diffé- 
rentes langues.  J'en  ai  vu  une  latine,  et  Ton  m'a 
assuré  que  le  savant  Paul  Dumay  s'était  amusé  à 
à  les  tourner  en  bourguignon.  Ajoutés  encore 
qu'elles  furent  mises  en  chanson,  et  acquirent  par 
ce  moyen  une  plus  grande  publicité. 

Ces  stances  ont  donc  été  assés  fameuses  pour 
être  attribuées  au  grand  Corneille  :  en  effet,  pou- 
voit-on  deviner  que  des  vers  dont  on  avoit  été  si 
curieux,  qu'on  avoit  lus  et  qu'on  lisoit  encore  par- 
tout avec  tant  de  plaisir,  fussent  d'un  certain 
Cantenac,  poëte  presque  absolument  inconnu?  On 
eut  bien  plus  tôt  fait  de  les  mettre  sur  le  compte 
du  meilleur  poëte  du  siècle  dans  lequel  elles 
avoient  été  composées,  tant  on  est  porté  à  faire 
valoir  la  poésie  libertine  !  Je  m'imagine,  mais  je 
ne  sçais  si  on  prendra  ceci  pour  un  paradoxe,  que 
le  sujet  de  l'ouvrage  en  a  fait  toute  la  réputation, 
et  que  les  seuls  traits  lascifs  de  ce  tableau  l'ont 
sauvé  de  l'oubli,  où  sont  déjà  tombés  des  ouvrages 
sans  doute  beaucoup  meilleurs.  Quelques  beautés, 
quelques  agrémeiis  poétiques  qu'on  suppose  dans 
cette  pièce,  il  seroit  ridicule  d'avancer  que  la 
fiction  et  les  vers  en  font  tout  le  mérite.  Je  suis 
persuadé  qu'il  a  paru  dans  le  même  temps  des 
petits  poëmes  aussi  bien  versifiés  et  d'une  inven- 
tion plus  riche,  dont  la  mémoire  s'est  néanmoins 
totalement  perdue.  Allons  donc  plus  loin,  et  cher- 
chons la  véritable  raison  pour  laquelle  VOccasion 


cneil  des  pièces  du  temps,  ou  Divertissement  curieux.  La 
Haye,  Jean  Strik,  1G85,  in-12. 


RECOUVERTE.  5") 

perduë-recouvrée  l'ut  si  fort  en  vogue.  Le  dirai- 
je,  Monsieur,  une  catastrophe,  singulière  en  son 
espèce,  embellie  par  les  charmes  d'une  poésie 
licentieuse,  c'en  fut  assez  pour  mettre  ces  vers  à 
la  mode,  pour  leur  attirer  des  louanges  et  leur 
mériter  une  curieuse  attention  de  la  part  du 
public. 

Combien  voyons-nous  encore  aujourd'hui  d'ou- 
vrages qui  ne  réussissent  que  par  les  sujets 
libres  qu'on  y  traite,  les  expressions  lascives  qu'on 
y  emploie  et  les  termes  libertins  dont  on  les 
remplit!  Toutefois,  le  mauvais  goût  et  la  corrup- 
tion du  siècle  ont  mis  en  faveur  ces  fades  et  misé- 
rables historiettes  où  triomphe  la  plus  grossière 
liberté,  et  quelquefois  l'irréhgion  la  plus  marquée. 
Ce  qui  a  fait  peut-être  aussi  présumer  que  Cor- 
neille avoit  composé  ces  stances,  c'est  l'art  ingé- 
nieux et  l'élévation  de  sentiment  qu'on  trouve 
dans  les  intrigues  de  ses  poëmes  dramatiques.  La 
grande  idée  qu'on  s'étoit  formée  de  P Occasion 
perduë-recouvrée  a  fait  illusion  et  a  fixé  trop  in- 
discrètement le  soupçon  sur  le  grand  Corneille  ; 
mais  avec  quelque  noblesse  et  quelque  art  que 
Corneille  ait  traité  l'amour,  je  ne  vois  pas  qu'il 
soit  jamais  échapé  à  sa  plume  aucun  ouvrage  où 
régnent  une  liberté  condamnable  et  un  esprit  de 
débauche.  «  Son  tempérament,  dit  M.  de  Fonte- 
nelle  (1),  le  portoitassés  à  l'amour,  mais  jamais 
au  Ubertinage ,  et  rarement  aux  grands  attache- 
mens.  »  D'ailleurs,  lorsque  ces  stances  parurent. 


(1)  Voyez  VHistoire  de  l'Académie  françoiae,  par  M.  l'ahbf 
d'Olivet,  t.  Il,  p.  235,  édit.  in-12. 


36  l.    OCCASION    PERDUE 

Corneille  avait  cinquante-quatre  ans  et  courait  une 
carrière  trop  belle  pour  s'être  oublié  jusqu'au 
point  de  risquer  sa  réputation  par  des  vers  in- 
fâmes, dignes  de  l'horreur  des  honnêtes  gens,  et 
qui,  selon  moi,  n'ont  jamais  mérité  d'être  si  ap- 
plaudis. Mais  si  Corneille  est  véritablement  auteur 
de  ces  stances,  pourquoi  ne  lui  en  a-t-on  jamais 
fait  de  reproches?  L'envie  et  la  satyre  l'eussent- 
elles  épargné  dans  cette  occasion?  11  est  bien 
étonnant  que  pendant  sa  vie  on  ait  tenu  un  pro- 
fond silence  sur  une  production  aussi  scandaleuse, 
et  qu'on  n'ait  fait  cette  fal)le  qu'après  sa  mort.  Un 
pareil  fait,  jose  le  dire,  ne  doit  être  cru  que  sur 
des  preuves  démonstratives;  il  devient  même  sus- 
pect et  douteux,  pour  avoir  seulement  eu  place 
dans  ces  mémoires  hasardés  qui  portent  le  titre 
(ÏAna, 

Je  ne  m'arrêterai  pas  ici  à  réfuter  sérieuse- 
ment le  sentiment  de  ceux  qui  prétendent  que 
Corneille  traduisit  Vlmilation  de  Jésus-Christ 
pour  effacer  le  scandale  qu'il  avoit  donné  par  les 
stances  de  Y  Occasion  perduë-recouvrée.  C'est  un 
mensonge  grossièrement  inventé  qui  ne  mérite 
pas  qu'on  emploie  à  le  détruire  une  longue  suite 
de  raisonnemens.  Personne  n'ignore  que  V Imi- 
tation traduite  en  vers  françois  parut  plus  de  dix 
ans  avant  l'Occasion  perduë-recouvrée,  puisque 
Corneille  publia  le  premier  Uvre  de  ce  bel  ouvrage 
en  1G51 ,  et  que  les  œuvres  de  Cantenac,  avec  les 
stances  libertines,  ne  furent  imprimées  pour  la 
première  ibis  qu'en  1662.  Il  s'ensuivroit  donc  que 
la  pénitence  auroit  précédé  le  péché,  et  que  Cor- 
neille auroit  donné  des  marques  autentiques  de 


RECOUVERTE.  5? 

son  repentir  pour  une  faute  qu'il  ne  devoit  com- 
mettre que  dix  ans  après. 

D'ailleurs,  un  grand  poëte  de  nos  jours,  le  (ils 
du  fameux  Racine,  m'apprend  (1)  le  véritable 
motif  qui  engagea  Corneille  à  traduire  limitation 
de  Jésus-Christ  : 

Couronné  par  les  mains  d'Auguste  et  d'Emilie, 
A  côté  d'Akempis  Corneille  s'humilie. 

Rapportons  ici  la  remarque  que  Tauteur  a  faite 
sur  ces  deux  vers.  «  Corneille,  dit-il,  paroît  lui- 
même  avoir  voulu  s'humilier,  puisqu'il  dit  au  pape 
dans  son  Épitre  dédicatoire  :  «  La  traduction  qu(^. 
«  j'ai  choisie,  par  la  simplicité  de  son  style,  ferme 
«  la  porte  aux  plus  beaux  ornemens  de  la  poésie, 
«  et  bien  loin  d'augmenter  ma  réputation,  semble 
«  sacrifier  à  la  gloire  du  souverain  auteur  tout  ce 
«  que  j'en  ai  pu  acquérir  en  ce  genre  d'écrire.  » 
Corneille,  comme  vous  voyez.  Monsieur,  dit  expres- 
sément qu'il  a  choisi  sa  matière,  et  non  pas  que 
ce  sujet  lui  a  été,  par  un  confesseur,  imposé  pour 
la  rémission  dun  péché  public  :  si  ce  travail  fut 
difticile  et  pénible,  c'est  le  poëte  lui-même  qui 
s'y  condamna  ;  personne  ne  l'y  avoit  forcé  :  ses 
propres  termes  marquent  suftisamment  la  liberté 
de  son  choix. 

Cependant,  si  l'on  prétend  que  Corneille  a  voulu, 
par  cette  traduction,  réparer  les  licences  d'une 
muse  profane,  sans  lui  supposer  un  ouvrage  aussi 
pernicieux  qu'est  r Occasion  perdue  -recouvrée , 

(1)  Voyez  sa  Réponse  à  répUrc  de  Hoiissedii  contre  les  rs- 
prils-forls. 


58  l   OCCASION     PERDUE 

n'étoit-ce  donc  pas  assés  pour  lui  de  réflécliii' 
chrétiennement  sur  l'état  brillant  où  il  avoit  mis 
le  théâtre  français,  pour  s'en  faire  un  sujet  de  pé- 
nitence et  s'imposer  à  lui-même  le  travail  d'un 
ouvrage  édifiant?  N'a-t-il  pu  s'occuper  des  louanges 
de  Dieu,  (ju'après  avoir  souillé  sa  lyre  par  des 
chansons  criminelles?  Allons  par  des  voies  plus 
simples,  et  n'attribuons  qu'à  la  piété  seule  du 
grand  Corneille  ce  qu'on  prend  pour  un  effet  de 
son  obéissance  aux  ordres  d'un  sage  directeur 
pour  l'expiation  d'un  scandale  public.  Des  Marets, 
Thomas  Ineslerus,  Alexandre  Sylvestre,  du  Ques- 
nay  de  Bois-Guibert,  et  tant  d'autres  poètes  qui 
ont  traduit  Vlmitation  de  Jésus-Christ  en  vers  et 
en  différentes  langues,  étoient-ils  des  pécheurs 
scandaleux,  et  les  a-t-on  soupçonnés  d'avoir  com- 
posé les  pièces  libertines  qui,  de  leur  temps, 
avoient  paru  sans  nom  d'auteur?  C'est  donc  un 
conte  assés  mal  inventé,  que  tout  ce  qu'on  a  dit 
de  Corneille  par  rapport  à  r Occasion  perduè- 
recouvrée,  et  il  paroît  certain  au  contraire  que 
Cantenac  est  auteur  de  cette  pièce.  J'espère  que 
quelques  nouvelles  réflexions  que  je  vais  faire  à 
ce  sujet  achèveront  de  vous  convaincre  de  cette 
vérité  : 

1°  Je  me  crois  en  état  de  prouver  que  Cante- 
nac étoit  un  poète  qui  ne  manquoit  pas  tout  à  fait 
d'imagination,  et  qui  quelquefois  même  tournoit 
assés  bien  un  vers.  Il  n'est  donc  pas  impossible 
qu'il  soit  l'auteur  des  stances  qui  se  trouvent  dans 
le  recueil  de  ses  poésies. 

2°  On  reconnoît  dans  les  œuvres  de  Cantenac 
un  poète  libertin,  toujours  échauffé  des  feux  de 


RECOUVEini:.  59 

Tamour  :  par  conséquent,  il  est  plus  juste  de  lui 
attribuer  le  poëme  de  ^Occasion  perduë-recou- 
vrée,  qu'il  a  avoué,  en  quelque  sorte,  en  permet- 
tant qu'on  le  joignît  à  ses  autres  ouvrages,  qu'au 
grand  Corneille,  à  qui,  comme  on  Ta  déjà  remar- 
qué, on  n'a  osé  prêter  cette  production  licentieuse 
qu'après  sa  mort,  et  encore  dans  un  Ana. 

Cantenac  florissoit  dans  un  temps  où  les  por- 
traits étoient  fort  à  la  mode  (1).  Il  eut  bientôt  le 
pinceau  à  la  main.  Ramassons  ici  quelques  traits 
du  tableau  qu'il  a  tracé  lui-même  de  ses  mœurs, 
de  son  esprit,  de  son  goût,  etc.  Je  pense  que  vous 
y  reconnoîtrés  sans  peine  l'auteur  de  V Occasion 
perduë-recouvrée ;  du  moins,  je  m'assure  bien 
que  sa  naïveté  ne  vous  déplaira  pas.  Comme  ce 
poëte  est  un  auteur  assez  obscur,  j'entrerai  aussi 
dans  un  détail  un  peu  étendu  touchant  sa  per- 
sonne. 

«  Je  suis,  dit-il  (2),  d'une  taille  fort  médiocre, 
et  il  est  assés  rare  de  voir  des  hommes  plus  petits 
que  moi.  J'ai  cela  de  commun  avec  les  nains,  que 
si  Ton  ne  voyoit  que  ma  tête,  l'on  me  jugeroit  un 
fort  grand  homme.  J'ai  le  visage  assez  plein,  mais 
un  peu  ovale;  les  yeux  bruns  et  assez  grands  :  ils 
ne  manquent  pas  de  feu  et  parlent  souvent  plus 
que  je  ne  voudrois.  Mon  nez  n'est  ni  grand,  ni 
petit  ;  ma  bouche  est  petite,  et  nies  lèvres  sont 
assés  vermeilles.  J'ai  la  voix  mauvaise  et  discor- 
dante. Je  ne  manque  point  de  disposition  pour  les 

(1)  Charles  de  Sercy  et  Claude  Barbin  en  imprimèrent  un 
gros  recueil  en  2  vol.  in-8,  Paris,  1669. 

(2)  Page  556  et  suiv.  Je  me  servirai  toujours  ici  de  la 
première  édition  de  ses  Œuvres. 


40  l'occasion  perdue 

exercices  du  corps.  Je  suis  d  une  constitution  si 
robuste,  que  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  été 
malade,  sinon  de  quelques  accidens.  Les  voyages 
que  j'ai  faits  depuis  quatorze  ou  quinze  ans,  et  les 
fatigues  que  j'ai  souffertes,  ont  peut-être  contribué 
à  me  faire  bien  porter.  Je  m'afflige  souvent  sans 
raison,  et  je  suis  ingénieux  à  me  tourmenter  moi- 
même.  Je  suis  impatient,  colère  et  vindicatif,  et  je 
me  choque  souvent  des  moindres  choses.  Je  suis 
un  peu  pointilleux;  je  ne  sçais  si  c'est  le  vice  de 
ma  nation  ou  le  mien  en  particulier.  Au  reste,  si 
j'étois  capable  d'une  lâcheté,  je  ne  paroîtrois  plus 
dans  le  monde.  L'intérêt  de  la  fortune,  qui  est 
fort  puissant  en  moi,  ne  le  seroit  pas  assés  pour 
me  faire  commettre  une  bassesse  ;  il  est  constant 
que  je  suis  ambitieux  autant  qu'on  le  peut  être, 
mais  je  ne  sacrifierai  jamais  mon  honneur  à  mon 
ambition,  parce  que  j'aime  encore  plus  la  gloire 
que  les  grandeurs,  et  que  je  ne  considère  les  gran- 
deurs que  comme  des  moyens  de  parvenir  à  la 
gloire.  Je  suis  si  sensible  au  mépris,  que  j'ai  une 
haine  mortelle  et  implacable  pour  tous  ceux  qui 
semblent  me  mépriser,  sans  qu'il  me  soit  possible 
de  me  réconcilier  avec  eux.  Je  n'épargne  ni  mes 
soins  ni  ma  peine  pour  les  personnes  que  j'aime; 
je  les  servirois  de  mon  bien  et  de  ma  vie,  et  il 
n'est  point  d'ami  plus  ardent  que  moi.  Je  mens 
quelquefois,  mais  c'est  en  des  choses  qui  n'inté- 
ressent personne  :  je  le  fais  surtout  en  matière 
de  galanterie,  où  je  confirme  volontiers  des  faus- 
setés par  des  sermons,  sans  songer  à  ce  que  je 
fais,  parce  que  je  jure  par  habitude.  Je  suis  fort 
soigneux  d'acquérir  l'estime  du  monde.  L'on  m'a 


RECOUVERTE.  41 

dit  que  d'abord  je  plaisois  assés,  que  je  paroissois 
avoir  l'esprit  brillant  et  une  certaine  façon  de 
tourner  les  choses  qui  ne  déplaît  pas.  Je  suis 
assés  agréable  dans  la  conversation,  et  j'y  fournis 
facilement;  mais  je  m'y  rends  quelquefois  incom- 
mode, et  je  soutiens  des  choses  contre  la  raison, 
pour  faire  paroître  un  peu  d'esprit;  je  me  sers 
pour  cela  d'équivoques  et  de  subterfuges  qui 
sentent  l'école;  je  parle  même  trop  longtemps;  et 
comme  j'ai  un  peu  de  lecture  et  beaucoup  de 
mémoire,  je  m'attache  trop  à  faire  voir  ce  que  je 
sçais  :  c'est  sans  doute  une  faute  de  mon  juge- 
ment, qui  n'est  pas  si  solide  que  mon  esprit  est 
vif.  Je  suis  d'un  tempérament  mélancolique  ;  mais 
cette  humeur  sombre  s'est  fort  augmentée  par 
quelques  malheurs  de  ma  vie.  J'aime  les  lettres  ; 
mais  j'aime  encore  plus  les  armes.  J'écris  fort  in- 
telligiblement, et  parle  assés  bien,  pour  être  d'un 
pays  où  l'on  parle  toujours  mal.  Je  fais  passable- 
ment des  vers,  et  l'on  trouve  qu'ils  ont  plus  d'es- 
prit que  ma  prose;  si  cela  est,  j'en  ai  l'obligation 
au  beau  sexe,  car  j'avoue  ingénument  que  si  je 
n'eusse  jamais  vu  de  femmes,  je  ne  fusse  jamais 
devenu  poète  ;  mais  l'envie  de  leur  plaire  m'a  fait 
servir  d'un  langage  que  je  juge  le  plus  propre  à 
persuader,  quoiqu'au  fond  il  m'ait  été  assés  inu- 
tile. Je  respecte  toutes  les  femmes  en  général,  et 
j'ai  pour  elles  une  amitié  beaucoup  plus  tendre 
que  pour  les  hommes  ;  plût  à  Dieu  que  je  n'eusse 
rien  davantage  !  Je  ne  me  reprocherois  pas  beau- 
coup de  désirs  illégitimes,  où  mon  tempérament 
me  porta.  Au  fond,  quoique  j'aye  l'esprit  fort 
tourné  à  la  galanterie,  je  n'aime  pas  à  in  dire  in- 


l'occasion    perdue 

différemment,  et  il  faut  qu'une  femme  ait  du 
mérite  ou  de  la  beauté,  lorsque  je  lui  en  conte.  Je 
ne  me  pique  point  d'avoir  fait  des  conquêtes,  mais 
je  puis  me  vanter  d'avoir  acquis  l'estime  de  quel- 
ques personnes  bien  faites.  Ce  bonheur  m'est  ar- 
rivé par  beaucoup  de  soins  et  de  patience,  car  je 
suis  de  ceux  qui  en  amour  souffriroient  un  an 
entier,  pour  goûter  le  bien  d'un  seuljour.  »  Ajou- 
tons encore  à  ce  portrait  Téloge  que  Théodore 
Girard  fait  de  Cantenac  Voici  ses  propres  termes  : 
«  Ce  que  l'auteur  dit  est  l'image  de  ce  qu'il  est. 
«  Comme  il  brille  dans  la  conversation,  et  qu'il  la 
«  soutient  admirablement,  on  voit  un  beau  feu  ré- 
«  pandu  dans  tous  ses  écrits,  une  façon  de  dire  les 
«  choses  aisée,  galante  et  tout  à  fait  heureuse,  et 
«  généralement  un  caractère  d'esprit  qui  lui  est 
«  particuHer  (1).  » 

Mais  cherchons  la  vérité  de  cet  éloge  dans  le 
détail  de  quelques  endroits  des  poésies  de  Cante- 
nac. Il  semble  d'abord  que  l'auteur  étoit  ennemi 
déclaré  des  nœuds  de  Ihymen,  et  qu'il  s'étudioit 
à  inspirer  ses  sentimens  aux  autres  (2)  : 

Le  chemin  de  l'Hymen,  où  l'on  voit  quelques  roses, 

A  bien  de  l'embarras; 
L'on  s'y  lasse  bientôt,  et  l'on  y  voit  des  choses 

Que  l'on  n'attendoit  pas. 
Vous  gémirés,  Iris,  et  vos  beaux  yeux  en  larmes 

Se  plaindront  du  passé; 
Vous  dires  à  vous-même  :  «  Étoient-ce  là  les  charmes 

A  quoi  j'avois  pensé?  » 
Vous  étiés  respectée,  on  vous  trailoit  de  reine, 

(1)  Voyez  la  page  7  ol  suiv.  <\o  YAvis  nu  lecteur. 

(2)  Pape  14. 


RECOUVERTE.  45 

Avant  ce  nœud  fatal, 
Et  vous  serés  soumise  à  la  pesante  chaîne 
De  quelque  époux  brutal. 

Au  reste,  les  ouvrages  de  Canlenac  n'ont  pas 
été  si  généralement  inconnus,  que  les  faiseurs  de 
recueils  poétiques  n'en  aient  sçu  profiter.  Vous 
trouvères  une  de  ses  idylles  parmi  les  élégies  at- 
tribuées à  madame  de  la  Suze  ;  elle  commence 
ainsi  : 

Cruel  persécuteur  de  la  terre  et  des  cieux, 

Qui  parois  aux  mortels  le  plus  méchant  des  dieux, 

Amour  ! 

Voulez-vous  un  échantillon  de  sa  poésie  morale 
et  chrétienne  ? 

C'est  un  ordre  commun  qu'a  prescrit  la  Nature, 

Et  qu'on  n'évite  pas; 
La  vie  a  ses  degrés,  et  pour  la  sépulture 

On  ne  fait  qu'un  seul  pas. 
Des  cèdres  orgueilleux  les  feuillages  superbes 

Se  forment  lentement; 
Mais,  pour  les  voir  tomber  aussi  bas  que  les  herbes, 

Il  ne  faut    u'un  moment. 
Des  plus  riches  palais  les  plus  rares  structures 

Coûtent  beaucoup  de  temps; 
Mais  tel  qui  les  admire  en  peut  voir  les  masures 

Après  quelques  instants. 

Il  a  aussi  composé  une  élégie  sacrée,  où  Ton 
voit  d'asiés  belles  tirades,  quoique  peut-être  trop 
pompeuses  pour  ce  genre  de  poëme  : 

Ce  Dieu,  dont  la  puissance  a  formé  dans  le  monde 
La  profondeur  des  cieux  et  les  gouffres  do  l'ondo, 


44  L   OCCASION     PERDUE 

Éclaire  mon  esprit  et  lui  fait  concevoir 

Que  tout  se  doit  soumettre  à  son  divin  pouvoir. 

Par  lui  l'astre  du  jour,  dans  sa  vaste  carrière, 

Donne  la  vie  au  monde  et  porte  la  lumière  ; 

C'est  son  bras  tout-puissart  qui  fait  mouvoir  les  cieux, 

Qui  relient  de  la  mer  les  torrens  furieux; 

Qui  forme,  quand  il  veut,  ses  foudres  dans  la  nuë, 

Et  qui  tient  sur  les  airs  la  foudre  suspendue. 

Je  finis  par  quelques  vers  qui  ne  vous  déplai- 
ront peut-être  pas. 

Qui  dit  homme,  Lysis,  ne  dit  qu'un  peu  de  poudre 
Qui  dure  peu  de  jours,  et  que  le  moindre  vent 
Dissipe  et  fait  tomber  dans  son  premier  néant. 
Un  enfant  au  berceau  peut  perdre  la  lumière; 
Peut-être  que  cette  heure  est  votre  heure  dernière; 
Et  vous  voulés  remettre  un  bien  si  précieux, 
Par  qui  vous  obtiendrés  la  conquête  des  cieux? 
Le  monde  passe  vite,  et  son  plaisir  funeste 
N'est  que  l' avant-coureur  d'un  chagrin  qui  nous  reste; 
Ce  n'est  qu'une  ombre  vaine,  et  nous  perdons  souvent 
Des  trésors  infinis  pour  de  l'air  et  du  vent. 
Allons,  mon  cher  Lysis,  allons  nous  rendre  dignes 
De  ces  biens  éternels,  de  ces  faveurs  insignes  : 
Au  pied  des  saints  autels  soupirant  nuit  et  jour. 
Méprisons  les  mondains,  la  fortune  et  l'amour. 

Ne  vous  semble-t-il  pas,  Monsieur,  que  le  poëte 
est  plutôt  ici  plngiaire  qu'imitateur  des  beaux 
endroits  du  Polyeucte  de  Corneille,  ti^agédie  qui 
avait  été  mise  au  théâtre  (1)  et  imprimée  plusieurs 
années  avant  la  première  édition  des  œuvres  de 
Cantenac? 

Vous  me  dispenserés  sans   doute,   Monsieur, 

(1)  En  1645. 


RECOUVERTE.  45 

d'extraire  des  poésies  de  Cantenac  les  passages 
obscènes  qui  décident  de  son  libertinage  :  on  en 
trouve  un  très-grand  nombie.  L'amour  Tavoit  oc- 
cupé presque  pendant  toute  sa  vie  :  il  assure  dans 
une  de  ses  lettres  (1)  qu'il  n'a  que  trop  éprouvé 
les  funestes  engagemens  de  cette  passion;  qu'il  a 
toujours  vécu  dans  les  chaînes  de  l'amour,  et  que 
s'il  a  joui  de  quelque  liberté,  c'a  été  seulement 
comme  ces  mal-heureux  qui  cliangent  quelquefois 
de  prison.  11  porte  la  sincérité  jusqu'à  s'accuser, 
en  quelque  manière,  de  manquer  à  ses  devoirs  de 
chrétien  :  «  Je  ne  parle  point,  dit-il,  de  ma  religion, 
parce  qu'il  est  à  présumer  que  tous  les  hommes 
en  doivent  avoir  :  je  dirai  pourtant  que  je  ne  suis 
ni  bigot,  ni  hypocrite,  et  que  si  je  n'ai  pas  toute 
la  dévotion  qu'un  bon  chrétien  doit  avoir,  j'en  ai 
du  moins  plus  que  je  n'en  fais  paroitre  (2).  » 

Les  vers  que  j'ai  tirés  au  hasard  des  œuvres  de 
Cantenac  peuvent  donner,  si  je  ne  me  trompe, 
une  assés  juste  idée  de  sa  versification,  et  l'on 
doit  reconnaître,  à  ces  seuls  traits,  que  VOccasion 
perduë-recoiivrée  n'a  jamais  été  au-dessus  de  ses 
forces  et  de  son  génie  :  d'ailleurs,  je  ne  nie  pas 
que  cet  ouvrage  ne  soit  son  chef-d'œuvre.  Mais  ce 
qui  prouve  encore  qu'il  est  véritablement  de  Can- 
tenac, c'est  que  ce  poète,  dans  presque  toutes  ses 
pièces,  prend  le  nom  de  Lisandre,  qui  est  préci- 
sément celui  du  héros  des  stances.  Enfin»  toutes 
ces  conjectures  réunies  forment,  à  ce  qu'il  me 
semble,  des  preuves  qui  suffisent  pour  justifier  le 

(1)  Voyez  page  248. 
("2)  Voyez  page  243. 


46  l'occasion   pehdue 

grand  Corneille  de  raccusation  intentée  contre  lui 
et  pour  détromper  tous  ceux  qui  étoient  dans  ce 
faux  préjugé.  J'ai  cru  que,  pour  découvrir  le  véri- 
table auteur  de  cette  pièce  lubrique,  il  ne  falloit 
que  bien  faire  connoître  Cantenac  :  il  me  reste  à 
apprendre  de  vous,  Monsieur,  si  j'y  ai  réussi. 


LETTRE  A   M.   J.   G. 

Dans  laquelle  on  essaije  de  prouver  que  l'Occasion 
perdue  recouverte  est  de  Pierre  Corneille. 

Puisque  vous  vous  proposez  de  réimprimer,  à 
la  demande  de  quelques  amis  des  lettres,  un  petit 
poëme  célèbre,  que  peu  de  personnes  connaissent 
et  qui  est  pourtant  cité  souvent  dans  l'histoire 
littéraire  du  grand  Corneille,  je  vais  vous  indiquer 
l'existence  du  texte  original,  qui  a  paru  antérieu- 
rement à  l'édition  des  Poésies  nouvelles  et  autres 
œuvres  galantes  du  sieur  de  Cantenac,  auquel  la 
pièce  est  attribuée  généralement,  depuis  que  les 
Mémoires  de  Trévoux  ont  donné  à  cette  attribu- 
tion une  apparence  de  probabilité. 

11  suflirait,  ce  me  semble,  pour  détruire  entiè- 
rement cette  fausse  attribution,  de  démontrer 
que  le  sieur  de  Cantenac  était  tout  à  fait  incapa- 
ble de  composer  un  ouvrage  qui  a  eu  l'honneur 
d'être  attribué,  avec  plus  de  raison,  à  Pierre  Cor- 
neille. Déclarons  d'abord,  malgré  les  éloges  accor- 
dés un  peu  trop  généreusement  par  Michault,  de 
Dijon,  à  ce  poêle  de  second  ordre,  que^  si  son  re- 


RECOUVERTE.  47 

cueil  renferme  des  pièces  aussi  libres  que  rOcca- 
sion  perdue  recouverte,  il  n'en  est  pas  une  qui 
puisse  être  comparée,  même  de  loin,  à  ce  poëme 
vraiment  remarquable,  sous  le  rapport  du  style 
et  delà  forme  poétique. Michault  avoue  que  «  cette 
pièce  comporte  du  génie,  du  feu  et  de  Texpres- 
sion,  »  c'est-à-dire  tout  ce  qu'on  chercherait  en 
vain  dans  les  poésies  du  sieur  de  Cantenac. 

Mais  nous  n'avons  pas  à  nous  étendre  ici  sur  le 
mérite  intrinsèque  d'une  pièce,  malheureusement 
licencieuse,  qui,  par  cela  seul,  ne  figurera  jamais 
dans  les  œuvres  de  Pierre  Corneille  et  qui  restera 
presque  cachée  entre  les  mains  d'un  petit  nombre 
de  curieux.  Je  vais  seulement  essayer  de  prouver 
que  rOccasion  perdue  recouverte  n'est  pas  de 
Cantenac,  et  que  Pierre  Corneille  en  est  très-pro- 
bablement l'auteur,  suivant  le  récit  du  Carpente- 
riana. 

Nous  regrettons  que  M.  J.  Taschereau,  dans  son 
Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  P.  Cor- 
neille (Paris,  P.  Jannet,  185.*),  in-'12),  n'ait  fait 
qu'analyser  la  dissertation  de  Michault  sur  l Occa- 
sion perdue  recouverte  :  en  étudiant  la  question 
lui-même,  et  en  y  apphquant  l'esprit  de  critique 
qui  distingue  ses  travaux  de  littérature,  il  serait 
arrivé,  nous  n'en  doutons  pas,  aux  conclusions  que 
nous  allons  soumettre  à  son  jugement  éclairé  et 
consciencieux. 

Le  Carpenteriana,  pubhé  en  1724  parBosche- 
ron,  d'après  les  manuscrits  de  François  Charpen- 
tier, de  l'Académie  française,  mort  en  1702,  a  été 
certainement  modifié  dune  manière  fâcheuse 
dans  le  passage  qui  concerne  VOccasion  perdue 


48  L   OCCASION     PERDUE 

recouverte;  car  ce  passage  était  beaucoup  plus 
explicite  et  renfermait  aussi  quelques  indications 
précieuses  que  Tédileur  a  retranchées  par  mé- 
garde  en  donnant  la  copie  à  Timpression.  Le  sa- 
vant La  Monnoye,  qui  avait  eu  sous  les  yeux  les 
manuscrits  originaux  neuf  ans  au  moins  avant  leur 
publication,  nous  en  a  conservé  un  extrait  plus 
exact  dans  ses  notes  sur  les  Jugements  des  Sa- 
vants, d'Adrien  Baillet,t.  IV  de  Fédition  de  \Tib, 
p.  306. 

«  Corneille,  dit-il,  ne  se  porta  pas  de  lui-même  à 
entreprendre  la  paraphrase  en  vers  françois  des 
trois  livres  de  Vlmitation.  Voici  l'occasion  qui 
l'y  engagea,  telle  que  je  Tai  lue  dans  un  manu- 
scrit qui  a  pour  titre  Carpenteriana,  dont  on  m'a 
dit  que  les  articles  avoient  été  dressés  par  feu 
M.  Charpentier,  mort  doyen  de  l'Académie  fran- 
çoise.  Il  y  est  rapporté  que  Corneille,  ayant,  dans 
sa  première  jeunesse,  fait  une  pièce  un  peu  licen- 
cieuse intitulée  F  Occasion  perdue  recouvrée,  l'a- 
voit  toujours  tenue  fort  secrète,  mais  qu'en  1650, 
plus  ou  moins,  diverses  copies  en  ayant  couru, 
M.  le  chancelier  Séguier,  protecteur  alors  de  l'A- 
cadémie, surpris  d'apprendre  que  ces  stances  peu 
édifiantes,  dont  la  première  commence  : 

Un  jour  le  malheureux  Lysandre, 

éloient  de  Corneille,  le  manda,  et,  après  lui  avoir 
fait  une  douce  réprimande,  lui  dit  qu'il  le  vouloit 
mener  à  confesse;  que,  l'ayant  mené  de  ce  pas  au 
P.  Paulin,  tierçaire  du  couvent  de  Nazareth,  le 
confesseur  ordonna,  par  forme  de  pénitence,  à 


RECOUVERTE.  49 

Corneille  de  mettre  en  vers  françois  le  premier 
livre  de  V Imitation.  Ce  premier  livre  étant  achevé, 
la  reine  Anne  d'Autriche,  à  qui  le  poëte  le  pré- 
senta, en  (ut  si  contente  Tayant  lu,  qu'elle  lui 
demanda  le  second;  ensuite  de  quoi,  dans  une 
dangereuse  maladie  qu'il  eut  quelque  temps 
après,  il  promit  le  reste  et  le  donna.  » 

Ces  détails  et  ces  dates  répondent  à  toutes  les 
objections  qu'on  a  faites  contre  l'authenticité  de  l'a- 
necdote; il  résulte  donc,  du  véritable  texte  des  ma- 
nuscrits de  Charpentier,  recueilli  et  conservé  par 
La  Monnoye,  que  Corneille  avait  fait,  dans  sa  pre- 
mière jeunesse,  la  pièce  intitulée  :  V Occasion  per- 
due recouvrée  ;  qu'il  l'avait  toujours  tenue  fort 
secrète,  mais  que  des  copies  en  avaient  couru  en 
1650,  p/ws  ou  moins.  Ce  fut,  en  effet,  vers  la  fin 
de  1650,  que  Corneille  commença  la  traduction 
(le  ïlmitation,  en  sorte  que  le  premier  livre  de 
cette  traduction  parut  en  1651. 

L'abbé  Goujet,  qui,  dans  sa  Bibliothèque  fran- 
çoise  (t.  XVIII,  p.  147),  s'est  inscrit  en  ïi\u\  contre 
le  récit  du  Carpenteriana,  avait  donc  bien  mal  lu 
la  note  de  La  Monnoie,  lorsqu'il  croit  y  faire  une 
objection  sérieuse  en  disant  :  «  Premièrement,  ce 
petit  poëme  {l'Occasion  perdue  recouverte)  ne  fut 
imprimé  pour  la  première  fois  qu'en  1662,  et, 
comme  je  viens  de  l'observer,  le  premier  livre  de 
ïlmitation,  traduit  par  Corneille,  étoit  pubhé 
dès  1651.  Il  s'ensuivroit  donc  que  la  pénitence 
auroit  précédé  le  péché  et  que  Corneille  se  seroit 
repenti  d'une  faute  qu'il  ne  devoit  commettre  que 
plus  de  dix  ans  après.  En  second  lieu,  je  prouverai 
ailleurs  que  VOccasion  perdue  et  recouvrée  n'est 


50  h    OCCASION     PERDUE 

point  de  Corneille,  mais  du  sieur  de  Cantenac.  » 
L'abbé  Goujet  n'ayant  pas  publié  le  XIX^  volume 
de  sa  Bibliothèque  françoise,  qui  eût  contenu 
l'article  de  Cantenac,  nous  sommes  encore  à  sa- 
voir comment  il  eût  prouvé  que  V Occasion  'perdue 
recouverte  n'était  pas  de  Corneille. 

On  découvrira  sans  doute  une  impression  de 
cette  pièce,  remontant  à  l'époque  où  les  copies 
manuscrites  commencèrent  à  courir,  car  VOcca- 
sion  perdue  recouverte  eut  trop  de  succès  pour 
que  les  presses  clandestines  ne  l'aient  pas  repro- 
duite en  feuille  volante  et  peut-être  avec  les  ini- 
tiales du  nom  de  l'auteur.  «  Tout  le  monde  sait, 
dit  Michault,  de  Dijon,  dans  ses  Mélanges  histori- 
ques et  philologiques  (p.  54  du  t.  I"),  qu'après 
avoir  été  multipliée  par  les  copies  manuscrites* 
qu'on  en  tira,  elle  fut  réimprimée  dans  plusieurs 
recuei's,  mais  toujours  dans  ce  ramas  d'ouvrages 
proscrits  qui  sortent  furtivement  d'une  presse  in- 
connue et  qui  n'ont  souvent  pour  tout  mérite  que 
le  papier  et  les  caractères  de  Pierre  Marteau.  » 
Puis,  Michault  cite  différents  recueils,  postérieurs 
à  l'année  1070,  dans  lesquels  la  pièce  se  trouve 
imprimée. 

«  Ces  stances,  ajoute  Michault,  furent  si  géné- 
ralement recherchées,  je  dirais  presque  si  fort 
estimées,  qu'on  en  lit  plusieurs  traductions  en 
différentes  langues;  j'en  ai  vu  une  latine,  et  l'on 
m'a  assuré  que  le  savant  Paul  Dumay  s'était 
anmsé  à  les  tourner  en  bourguignon.  Ajoutez 
encore  qu'elles  furent  mises  en  chanson  et  acqui- 
rent par  ce  moyen  une  plus  grande  célébrité.  )> 
Nous  n'avons  pns  été  assez  heureux  pour  découvrir 


IIECOIJVEUTE.  51 

ces  traductions  en  différentes  langues  que  nous 
signalait  Michault,  de  Dijon.  Mais  nous  avons  fait 
d'autres  découvertes  plus  intéressantes  qui  peu- 
vent servir  à  constater  que,  pendant  plus  de  dix- 
sept  ans,  de  1654  à  1670,  tous  les  poètes  s'inspi- 
rèrent de  r Occasion  perdue  recouverte,  pour 
s'essayer  sur  un  sujet  doublement  scabreux  (17m- 
puissance  et  la  Jouissance)  que  le  poëme  attribué 
à  V.  Corneille  avait  mis  à  la  mode. 

Commençons  par  citer  La  Fontaine  en  tête  des 
poètes  contemporains  qui  eurent  en  vue  de  faire 
allusion  à  ^Occasion  perdue  recouverte,  sinon  de 
l'imiter  servilement.  La  Fontaine,  qui  dans  sa  jeu- 
nesse était  à  Taffût  de  tous  les  ouvrages  de  galan- 
terie en  prose  ou  en  vers,  eut  certainement  con- 
naissance de  la  pièce  de  Corneille,  lorsqu'il  n'avait 
pas  encore  quitté  la  ville  de  Château-Thierry  et  que 
ses  premières  amours  donnaient  naissance  à  ses 
premières  rimes.  Dans  une  élégie  à  l'Amour,  il  se 
plaint  des  mécomptes  que  ce  dieu  ne  lui  avait  pas 
épargnés;  il  avoue  que  ses  maîtresses  n'eurent  pas 
trop  à  se  louer  de  ses  préludes  amoureux  : 

Cloris  vint  une  nuit;  je  crus  qu'elle  avoit  peur... 
Innocenti  Ah!  pourquoi  hâtoit-on  mon  bonheur? 
Cloris  se  pressa  trop... 

Ce  n'était  pas  la  Cloris  de  V  Occasion  perdue  ; 
mais,  s'il  prit  sa  revanche  avec  cette  autre  Cloris, 
il  ne  nous  le  dit  pas,  et  il  confesse  n'avoir  pas  été 
plus  heureux  avec  Phyllis  : 

On  la  nomme  Phyllis;  elle  est  un  peu  légère  ; 

Son  cœur  est  soupçonné  d'avoir  plus  d'un  vainquein-, 


52  L    OCCASION     PERDUE 

Mais  son  visage  fait  qu'on  pardonne  à  son  cœur. 
Nous  nous  ti'ouvâmes  seuls;  la  pudeur  et  la  crainle 
De  roses  et  de  lis  à  l'envi  l'avoient  peinte. 
Je  triomphai  des  lis  et  du  cœur  dès  l'abord  ; 
Le  reste  ne  tenoit  qu'à  quelque  rose  encor. 
Sur  le  point  que  j'allois  surmonter  cette  honte, 
On  me  vint  interrompre  au  plus  beau  de  mon  conte  : 
Iris  entre;  et  depuis  je  n'ai  pu  retrouver 
L'occasion  d'un  bien  tout  près  de  m'arriver. 

Ces  deux  derniers  vers  rappellent,  on  ne  saurait 
en  douter,  les  stances  attribuées  à  P.  Corneille, 
et  Télégie  d'où  ces  vers  sont  tirés  est  très-cer- 
tainement d'une  date  antérieure  à  lt)54. 

Dans  le  Nouveau  recueil  des  plus  belles  poésies 
(Paris,  vefve  G.  Loyson,  1654,  in- 12),  on  trouve,  à 
la  page  119,  V Occasion  perdue,  stances  à  Cloris. 
Ces  stances,  signées  D.  M.,  c'est-à-dire  de  Mor an- 
gle, suivant  la  table  des  noms  d'auteurs,  offrent  la 
même  scène  que  celle  qui  forme  la  première  par- 
tie de  V Occasion  perdue  recouverte;  dans  les  deux 
pièces,  riiéroine  se  nomme  Cloris,  mais  Lisandre 
n'est  nommé  que  dans  la  seconde,  et  le  héros  de 
f  Occasion  perdue  garde  Tanonyme.  11  est  certain 
que  cette  pièce,  dans  laquelle  il  y  a  de  la  verve, 
de  l'énergie  et  du  feu,  avec  beaucoup  de  mauvais 
goût  et  d  mcorrection,  a  été  composée  à  l'imita- 
tion des  stances  qui  couraient  alors  sous  ce  titre  : 
l'Occasion  perdue  recouverte. 

Le  poëte  D.  M.  ou  de  Morangle  s'était  borné  à 
chanter  YOccasion  perdue;  un  autre  poëte  ano- 
nyme, dont  la  pièce  n'est  pas  indiquée  dans  la 
table  du  volume,  quoiqu'elle  remplisse  les  pages 
599-404,  avait  également  traité  le  sujet  à  la  mode, 


RECOUVERTE.  53 

dans  une  longue  élégie,  qu'il  intitule  Impuissance; 
mais  les  acteurs,  qui  ne  pouvaient  pas  être 
Cloris  et  Lisandre,  n'y  sont  pas  nommés.  En  effet, 
la  pièce  est  de  Mathurin  Régnier  :elle  avait  paru, 
pour  la  première  fois,  dans  l'édition  de  ses  œu- 
vres, publiée  en  1613,  après  sa  mort;  elle  avait 
reparu,  revue  et  corrigée,  dans  l'édition  de  1642. 
On  doutait  pourtant  qu'elle  fût  réellement  de  lui. 
Voilà  pourquoi  G.  Loyson  l'avait  admise  dans  son 
Nouveau  recueil  des  plus  belles  poésies,  comme 
s'il  eût  voulu  la  rapprocher  de  VOccasion  perdue, 
qui  en  est  une  imitation.  Le  Recueil  où  sont  ren- 
fermées ces  deux  pièces  est  dédié  à  la  comtesse  de 
La  Suze,  par  l'éditeur  G.  Loyson,  qui  met  «  les  ou- 
vrages des  plus  beaux  esprits  de  ce  temps  sous  la 
protection  du  plus  rare  génie  de  notre  siècle.  » 
Le  privilège  du  roi  porte  la  date  du  1^'  décem- 
bre 1655. 

Dans  les  Poésies  choisies demessieurs Corneille, 
Bensserade,  de  Scudery,  Boisrobert,  etc.,  et  de 
plusieurs  autres  célèbres  autheurs  de  ce  temps 
(Paris,  Charles  de  Sercy,  1655,  in-8,  page  50  de  la 
i^^  partie),  Benserade  fit  insérer  des  stances,  in- 
titulées :  Jouissance,  dans  lesquelles  il  gourmande 
l'indiscrétion  des  poètes  qui  révèlent  leurs  bonnes 
fortunes.  Il  ne  se  fait  pas  faute  cependant  de 
célébrer  sa  victoire,  mais  il  ne  nomme  per- 
sonne. 

En  1659,  le  poëte  Duteil,  un  des  rivaux  de 
Pierre  Corneille  comme  auteur  de  la  Juste  ven- 
geance, tragédie  jouée  en  1641,  semble  vouloir 
rivaliser  encore  avec  le  chantre  de  VOccasion  per- 
due recouverte,  en  décrivant  à  sa  façon  la  même 


54  L   OCCASION    PERDUE 

scène  dans  des  stances  qui  portent  le  titre  de 
hidssance,  et  qui  ne  sont  pas  une  des  plus  mau- 
vaises pièces  de  son  Nouveau  recueil  de  diverses 
poésies  (Paris,  J.  B.  Loyson,  1659,  in-12). 

En  1661,  le  sieur  de  Lamathe,  qui  avait  fait 
imprimer  trois  ans  auparavant  le  Nouveau  cabinet 
des  Muses  ou  Veslite  des  plus  belles  pièces  poésies 
de  ce  temps  (Paris,  veuve  Edme  Pepingiié,  1658, 
in-12),  eut  l'idée  de  rajeunir  ce  Recueil  en  y  ajou- 
tant quelques  poésies  nouvelles,  qui  formèrent  une 
seconde  partie  en  un  cahier  séparé,  sign.  A.-uiiij 
(avec  des  lacunes  très-significatives  dans  les  si- 
gnatures). Cette  seconde  partie,  dont  le  titre 
courant  est  Cabinet  des  Muses,  mais  qui  n'a  pas 
de  titre  spécial,  se  trouve  placée  immédiatement 
après  le  privilège  du  roi.  Elle  commence  par  l'Oc- 
casion perdue  recouverte ,  dont  nous  voyons  pa- 
raître pour  la  première  fois  le  texte  original.  On 
est  étonné  de  trouver,  à  la  suite  de  ce  poëme  li- 
cencieux, des  vers  pour  le  roi,  en  Thonneur  de  la 
paix  et  de  son  mariage,  des  anagrammes  sur  le 
nom  de  Marie-Thérèse  d'Autriche,  et  d'autres  piè- 
ces aussi  officielles.  Il  est  clair  que  Téditeur  a 
voulu  ainsi  se  faire  pardonner  la  publication  de 
r Occasion  perdue  recouverte  qui  devait  donner 
du  succès  à  son  Recueil.  Les  fleurons  et  surtout 
celui  de  la  Sirène,  imité  des  éditions  elzévirien- 
nes,  nous  permettent  de  croire  que  le  livre  a  été 
imprimé  à  Rouen.  Nous  ne  devons  pas  oublier  de 
dire  que,  parmi  les  pièces  dont  la  réunion  com- 
pose le  cahier  supplémentaire  du  Recueil  de  1658, 
on  remarque  une  plate  élégie  sur  les.  amours  de 
Lisandre  et  de  Florice,  laquelle  a  été  réintégrée 


RECOUVERTE.  t5 

depuis  dans  les  Poésies  nouvelles  et  autres  œuvres 
galantes  du  sieur  de  Cantenac. 

Voilà  donc  enfin  le  texte  de  V Occasion  perdue 
recouverte,  et  aussitôt  divers  recueils  s'empres- 
sent de  s'en  emparer  en  y  faisant  des  suppressions 
et  des  changements  plus  ou  moins  considérables. 
Le  premier  qui  osa  reproduire  le  texte  original 
publié  par  de  Lamathe,  c'est  l'éditeur  inconnu  d'un 
volume  intitulé  :  les  Plaisirs  de  la  poésie  galante 
gaillarde  et  amoureuse.  Ce  recueil  nous  est  ar- 
rivé sans  date,  sans  nom  d'imprimeur  ou  de  li- 
braire, et  sans  privilège  du  roi,  avec  un  simple 
frontispice  gravé;  mais  on  peut  assurer  qu'il  a  été 
imprimé  à  Rouen  et  qu'il  ne  peut  être  postérieur 
au  mois  de  septembre  1661,  car,  à  cette  époque. 
le  surintendant  des  finances  venait  d'être  arrêté, 
et  le  volume  renferme  des  pièces  élogieuses,  en 
tête  desquelles  Fouquet  est  nommé  avec  ses  titres 
et  qualités.  L'ensemble  de  ce  volume  indique  assez 
qu'il  a  subi  des  remaniements  d'impression,  avant 
de  voir  le  jour  et  de  pouvoir  circuler  sous  le  man- 
teau. A  la  page  279,  nous  retrouvons  l'Occasion 
perdue  recouverte  sous  ce  nouveau  titre  :  Vlm- 
puissance  et  la  Jouissance,  stances. 

On  imprimait  alors  à  Paris  les  Poésies  nou- 
velles et  autres  œuvres  galantes  du  sieur  de  C... 
L'impression  fut  achevée  le  samedi  26  novem- 
bre 1661,  et  l'auteur  céda  et  transporta  son  privi- 
lège à  Théodore  Girard,  marchand  libraire,  qui  mit 
en  vente  le  volume  avec  la  date  de  1662.  Il  faut 
entrer  dans  quelques  détails  sur  ce  volume  de 
onze  feuillets  liminaires,  y  compris  le  frontispice 
gravé  parSi)hirinx,  255  pages,  et  un  feuillet  pour 


56  L   OCCASION    PERDUE 

la  fin   du  privilège.  L'Avis  au  lecteur  présente 
le  livre  comme  publié  à  Tinsu  de  Tauteur,  par 
le  fait  d'un  ami  qui  avait  eu  entre  les  mains  le 
manuscrit.  Cet  ami  nous  apprend  que  Tauteur, 
absent  pour  quelques  jours,  a  désavoué  ses  vers 
«  comme  des  enfants  qui  faisoient  rougir  leur 
père,  »  en  renonçant  à  Clorice,  à  Climène  et  aux 
idoles  de  sa  jeunesse  libertine,  pour  se  vouer  à 
Dieu  seul.  Le  recueil  se  termine  par  une  lettre 
que  l'auteur  avait  adressée  à  son  ami  pendant 
l'impression  du  volume,  et  cette  lettre,  qui  res- 
semble à  un  sermon  ou  à  une  homélie,  annonce 
que  le  sieur  de  C...  se  prépare  à  embrasser  Tétat 
ecclésiastique.  En  effet,  quarante  ans  plus  tard, 
on  vit  paraître  les  Satyres  nouvelles  de  M.  Be- 
nech  de  Cantenac,  chanoine  de  Tèghsc  métropoli- 
taine et  paroissiale  de  Bordeaux,  avec  d'autres 
pièces    du    même    auteur    (  Amsterdam,   veuve 
Chayer,  sans  date,  in-8°).  L'auteur  des  Satyres  est 
très-certainement  l'auteur  des  Poésies  yiouvelles 
et  autres  œuvres,  car  le  sieur  de  C...  était  déjà 
fixé  à  Bordeaux  en  1661,  puisqu'il  a  pubUé  à  la 
page  94  de  ce  recueil  une  Response  au  remercie- 
ment que  M.  D...,  conseiller  au  parlement  de 
Bordeaux,  fit   d\n  livre  intitulé  :   Pancirole 
commenté  par  Salmuth,  que  VAutheur  lui  avoit 
preste.  Le  sieur  de  Cantenac  habitait  donc  Bor- 
deaux, mais  il  avait  été  à  Rennes,   comme   on 
le  voit  par  ses  curieuses  stances  sur  le  Cours  de 
Rennes.  Dans  les  Poésies  nouvelles  et  autres  œuvres 
galantes  du  sieur  de  C...,  ou  du  moins  dans  un 
petit  nombre  d'exemplaires  de  l'édition  de  1662, 
l'Occasion  perdue  recouverte,  «  revue,  corrigée  et 


RECOUVERTE.  57 

augmentée  par  Tautheur  »  se  trouve  entre  les  pa- 
ges 102  et  105,  en  un  cahier  de  14  pages  et  un 
feuillet  blanc,  portant  pour  titre  courant  :  Poésies 
nouvelles  et  galantes,  et  au  bas  de  la  page  14  : 
Fin  des  Poésies  7ioiivelles  et  galantes  du  sieur 
de  C...  L'impression  de  ce  cahier  est  identique  à 
celle  du  volume,  et  les  fleurons  y  sont  les  mêmes. 
Ici  commencent  Tincertitude  et  la  controverse. 

«  J'ay  séparé  la  prose  d'avec  les  vers,  dit  Tami 
dans  TAvis  au  lecteur,  et  comme  toutes  les  pièces 
qui  entrent  dans  le  corps  de  Touvrage  se  peuvent 
réduire,  ou  aux  pièces  amoureuses  galantes  qu'il  a 
escrites,  ou  aux  pièces  morales  et  chrestiennes 
qu'il  a  faites,  ou  bien  aux  lettres  qu'il  a  adressées 
à  quelques  personnes  particulières,  c'est  la  raison 
par  laquelle  je  l'ai  divisé  en  trois  parties.  »  Il  y  a 
donc  trois  parties  seulement  dans  le  recueil,  mais 
l'imprimeur  a  fait  entrer  dans  la  table  des  pièces 
l'Occasion  perdue  recouverte,  comme  existant  à 
la  page  103,  quoique  ce  soient  les  poésies  morales 
et  chrétiennes  qui  commencent  à  cette  page-là. 
Les  signatures  Eiij  et  Eiiij  aux  pages  101  et  105 
prouvent  que  l'impression  du  volume  n'a  subi 
d'ailleurs  aucun  remaniement.  (Juant  au  cahier 
intercalaire,  il  est  signé  d'une  étoile. 

Un  passage  très-important  de  la  préface  semble 
avoir  été  mal  compris  par  Michault,  qui  en  tire 
des  inductions  bien  différentes  de  celles  que  nous 
croyons  y  découvrir.  «  Parmy  toutes  les  pièces 
qui  entrent  dans  ce  recueil,  dit  l'ami  de  l'auteur, 
dans  lequel  nous  avons  de  la  peine  à  voir  le  libraire 
Théodore  Girard,  on  y  en  a  fait  glisser  une  en  dé- 
pit de  moy,  qui  auroit  esté  supprimée  ou  pour  le 


58  L  OCCASION    PERDUE 

moins  qui  n'auroit  point  veu  le  grand  jour,  si  j'en 
avois  esté  creu;  mais  ma  résistance  a  esté  inutile, 
et  quelque  raison  que  j'aye  eu  pour  destourner  le 
coup,  il  a  fallu  se  rendre  et  céder  à  la  force.  Un 
galant  homme,  qui  a  un  empire  absolu  sur  Tesprit 
de  1  autheur  et  que  Tautheur  considère  à  Tégal  de 
luy-mesme,  Tobligea  autrefois  de  la  composer 
contre  une  dame,  de  qui  il  s'estoit  creu  desobligé, 
afin  de  satisfaire  son  ressentiment,  et  m'a  con- 
traint, pour  rendre  sa  vengeance  plus  authentique 
et  couronner  son  ressentiment,  de  souffrir  qu'elle 
fust  jointe  aux  autres  de  ce  livre.  11  a  creu  que 
l'ascendant  qu'il  s'estoit  acquis  sur  l'autheur  luy 
donnoit  le  droit  sur  son  ouvrage,  et  qu'estant  l'ar- 
bitre absolu  de  ses  pensées,  il  pouvoit  décider  sou- 
verainement de  ses  escrits.  Je  sçay  l'estime  parti- 
culière que  l'autheur  a  pour  le  mérite  de  ce  person- 
nage, qui  est,  à  cela  près,  le  plus  honnête  homme 
du  monde,  et  la  déférence  aveugle  qu'il  a  pour  tous 
ses  sentimens.  Pour  te  dire  franchement  le  mien, 
je  ne  sçaurois  louer  cette  pratique  ni  en  approu- 
ver l'usage.  J'ay  jugé  à  propos  de  m'en  justifier, 
pour  me  mettre  à  couvert  du  blasme  qu'on  m'en 
pourroit  donner  quelque  jour,  et,  pour  prévenir 
les  reproches  qu'on  m'en  pourroit  faire,  j'ay  creu 
me  devoir  cette  satisfaction.  » 

Ce  passage  semble  à  première  vue  se  rapporter 
à  VOccasion  perdue  recouverte,  mais  il  nous  paraît 
plus  logiquement  faire  allusion  à  une  autre  pièce 
du  recueil,  car  nous  ne  voyons  pas  trop  comment 
VOccasion  pourrait  avoir  été  composée  contre  une 
dame.  Il  s'agit,  en  effet,  dans  ce  poëme,  d'un  amant 
qui  se  trouve  impuissant  à  la  première  rencontre 


RECOUVERTE.  59 

et  qui  prend  ensuite  largement  sa  revanche.  Est-ce 
l'amant  Lisandre,  est-ce  le  mari,  Dorimant,  qui 
aurait  raconté  cette  histoire  pour  satisfaire  son 
ressentiment?  ie  ne  pense  pas  que  l'Occasion  per- 
due recouverte  soit  la  pièce  que  Tami  de  Fauteur 
avait  voulu  retrancher,  mais  bien  une  très-vive 
et  très-amère  satire  contre  Amaranthe  (nommée 
Caliste  dans  la  pièce,  page  21),  qui  s'était  mariée 
à  un  riche  vieillard  en  délaissant  son  jeune  amant. 
Cette  Amaranthe  devait  être  très-connue  à  Bor- 
deaux, sinon  à  Rennes,  et  Ton  conçoit  que  Tamant 
abandonné  ait  voulu  se  venger  avec  Tarme  de  la 
satire. 

Disons,  en  passant,  que  les  scrupules  de  Tami 
ou  de  réditeur  ne  sauraient  avoir  été  motivés  par 
la  licence  de  r Occasion  perdue  recouverte,  car,  si 
cet  éditeur  avait  eu  des  scrupules  de  cette  espèce, 
il  n'eût  pas  manqué  de  rejeter  une  autre  pièce 
dont  voici  le  singulier  titre  :  «  Un  cavalier  laisoit 
quelques  tours  d'adresse  devant  plusieurs  person- 
nes et  changeoit  des  cartes  en  telle  ligure  qu'on 
vouloit.  Une  dame  de  la  compagnie  le  crut  sorcier 
et  voulut  prendre  le  jeu  de  cartes  pour  voir  si  elle 
y  découvriroit  rien,  mais  elle  se  mit  en  colère  d'y 
trouver  d'abord  quelque  chose  en  peinture  que  la 
pudeur  et  la  bienséance  deffend  de  nommer.  » 

C'est  là  une  pièce  qui  peut  encore  avoir  été  faite 
contre  une  dame  par  un  sentiment  de  vengeance. 

La  présence  de  l'Occasion  perdue  recouverte 
dans  le  volume  du  sieur  de  Cantenac  s'explique  tout 
naturellement,  si  on  en  accuse  le  libraire  seul, 
soit  que  Théodore  Girard  eût  voulu  donner  plus 
de  vogue  à  sa  publication  en  y  intercalant  une  pièce 


60  L   OCCASION     PERDUE 

très-rechercliée  et  très-goûtée  alors,  soit  qu'il  ait 
attribué  de  bonne  foi  au  sieur  de  Cantenac  cette 
pièce  qui  circulait  avec  Tinitiale  de  Corneille.il  faut 
dire,  en  outre,  que  le  sieur  de  Cantenac  n'avait  pas 
été  le  dernier  à  s'expliquer  sur  un  sujet  que  les 
poètes  se  disputaient  alors,  et  qu  il  avait  composé 
aussi  une  idylle  intitulée  la  Jouissance,  où  Ton 
retrouve  les  principaux  traits  de  l^ Occasion  perdue 
recouverte. 

Quant  au  texte  de  V Occasion  perdue  recouverte, 
tel  qu'il  a  été  réimprimé  dans  les  Poésies  nouvelles 
et  autres  œuvres  galantes  du  sieur  de  Cantenac, 
il  faut  y  constater  la  suppression  de  deux  strophes 
et  l'addition  de  deux  strophes  nouvelles,  avec  un 
assez  grand  nombre  de  variantes  qui  ne  font  pas 
honneur  au  talent  et  au  govit  du  plagiaire  ou  du 
contrefacteur.  Il  faut  reconnaître  ici  que  le  texte 
original  a  été  altéré  et  interpolé  assez  maladroite- 
ment. 

Huit  ans  plus  tard,  la  vogue  de  V Occasion  per- 
due recouverte  n'était  pas  encore  épuisée,  car  un 
auteur  de  nouvelles  galantes  et  comiques  publiait 
sous  ce  titre  même,  à  la  fin  des  Soirées  des  Au- 
berges (Paris,  Etienne  Loyson,  1669,  petit  in-12), 
une  petite  nouvelle,  qui  pourrait  bien  avoir  été  le 
point  de  départ  du  poëme  attribué  à  Corneille,  et 
un  poëte  de  premier  ordre,  qui  a  gardé  l'anonyme, 
jetait  dans  le  public  un  caprice  charmant,  qu'il 
avait  intitulé  :  La  Jouissance  imparfaite.  Nous 
rencontrerons  ce  Caprice,  à  côté  de  l'Occasion  per- 
due recouverte,  dans  un  recueil  imprimé  à  Rouen  : 
Maximes  et  lois  d'amour,  lettres,  billets  doux  et 
galants,  poésies  (Paris,  Olivier  de  Varennes,  1669, 


RECOUVERTE.  61 

in-8).  Ce  recueil  avait  été  publié  d'abord  à  Rouen, 
par  le  libraire  Lucas,  en  1667.  Le  libraire  de  Paris 
n'avait  fait  que  changer  le  litre  et  ajouter  à  la  fin 
du  volume  un  cahier  de  24  pages,  imprimé  avec 
les  mêmes  caractères,  cahier  dans  lequel  l'Occa- 
sion perdue  recouverte  est  suivie  de  la  Jouissance 
i7npar faite,  qui  remet  en  scène  dans  un  admirable 
langage  la  première  partie  de  cette  éternelle  Occa- 
sion. Le  sieur  de  Valdavid,  ami  de  Pierre  Corneille, 
est  incontestablement  le  principal  auteur  de  cette 
compilation,  dédiée  au  duc  de  Montausier,  L'Occa- 
sion perdue  recouverte,  que  le  sieur  de  Cantenac 
avait  failli  transporter  à  Bordeaux,  retournait  ainsi 
en  Normandie,  à  Rouen,  qui  Pavait  vue  naître 
dans  la  première  jeimesse  de  Corneille. 

Concluons  :  VOccasion  perdue  recouverte  est 
loin  d'être  indigne  du  grand  Corneille,  sous  le 
rapport  littéraire  ;  quant  au  point  de  vue  moral, 
nous  nous  garderons  bien  de  l'excuser,  quoique  la 
licence  des  poètes  sous  le  règne  de  Louis  XUl  ait  été 
constamment  encouragée  par  la  faveur  des  gens  de 
cour  et  par  la  sympathie  de  la  société  la  plus  aris- 
tocratique. Michault,  de  Dijon,  en  voulant  dé- 
fendre Corneille,  ne  s'est  pas  aperçu  qu'il  faisait 
acte  d'ignorance.  «  Je  ne  crois  pas,  dit-il,  qu'il 
soit  jamais  échappé  à  sa  plume  aucun  ouvrage 
où  régnent  une  liberté  condamnable  et  un  esprit 
de  débauche.  »  Sil  avait  lu  les  Mélanges  poétiques, 
imprimés  en  1652  à  la  suite  de  la  tragi-comédie 
de  Clitaudre,  et  qui  contiennent  une  épigramme 
que  les  éditeurs  des  œuvres  de  Corneille  n'ont  pas 
encore  osé  reproduire,  il  aurait  pu  admettre  que 
le  poète  obéit  involontairement  au  goût  de  son 


62  L   OCCASION    PERDUE 

épocjue.  «  Je  n'ai  pas  fait  difficulté,  dit  Tabbé  Gra- 
riet  dans  la  préface  des  Œuvres  diverses  de  Pierre 
Corneille  (Paris,  Gissey,  1738,  in-12),  de  suppri- 
mer des  plaisanteries  d'un  goût  peu  délicat  et  di- 
vers traits  d'une  galanterie  trop  libre, . .  En  retran- 
chant les  morceaux  dune  galanterie  licencieuse, 
je  n'ai  fait  que  me  conformer  à  l'exemple  de 
M.  Corneille,  qui  a  purgé  ses  premières  comédies 
de  tout  ce  qui  en  pouvait  rappeler  l'idée.  »  L'abbé 
Granet  a  pourtant  laissé  subsister  le  fameux  ron- 
deau où  l'auteur  du  Cid,  dans  sa  juste  indignation 
contre  les  odieuses  manœuvres  de  Scudéry, 

L'envoyé  au  diable  et  sa  muse  au  bordel. 

11  est  tout  naturel  que  le  chancelier  Séguier, 
qui  était  d'une  piété  exemplaire,  ait  conduit  Cor- 
neille à  confesse  et  que  le  confesseur  ait  ordonné 
à  son  pénitent  de  traduire  Vlmitation  de  Jésus- 
Christ,  pour  expier  son  Oecasion  perdue  recou- 
verte. Quelques  années  plus  tard,  La  Fontaine,  en 
expiation  de  ses  Contes  et  nouvelles,  se  faisait  aussi, 
àrinstigationd'Arnauldd'Andillyetdesjansénistes, 
le  traducteur  docile  de  quelques  psaumes  et  de 
quelques  hymnes  du  bréviaire  romain;  mais,  pour 
se  distraire  de  l'ennui  que  lui  causaient  ces  tra- 
ductions, il  composait  encore  des  contes  en  ca- 
chette, avec  l'intention  formelle  de  ne  pas  les  faire 
imprimer.  S'il  eût  été  l'auteur  de  VOccasion  per- 
due recouverte,  il  n'aurait  pas  souffert  qu'un  sieur 
de  Cantenac  lui  disputât  la  paternité  de  cet  en- 
fant de  l'amour,  et  il  se  serait  empressé  de  le  re- 


RECOUVERTE.  65 

connaître,  au  risque  d'être  excommunié  dans  ce 
monde  et  dans  Tautre.  Corneille,  au  contraire,  ne 
crut  jamais  avoir  assez  expié  ses  péchés  de  jeunesse, 
et  pendant  plus  de  quarante  ans  il  lit  pénitence 
de  r Occasion  perdue  recouverte. 

P.  L. 


SOURCES    ET    IMITATIONS 


LOCCASION   PERDUE    RECOUVERTE 


IMPUISSANCE  (1) 

Quoy!  ne  l'avois-je  assez  en  mes  vœux  désirée? 
N'estoit-elle  assez  belle  ou  bien  assez  parée? 
Estoit-elle  à  mes  yeux  sans  grâce  et  sans  appas? 
Son  sang  n'estoit-il  pas  issu  d'un  lieu  trop  bas? 
Sa  race,  sa  maison  n'estoit-elle  estimée? 
Ne  valoit-elle  point  la  peine  d'estre  aimée? 
Inhabile  au  plaisir,  n'avoit-elle  de  quoy? 
Estoit-elle  trop  laide  ou  trop  belle,  pour  moy? 
Ha  !  cruel  souvenir  !  Cependant  je  l'ay  eue, 

(1)  Ces  vers,  imités  des  Amours  d'Ovide  (liv.  III,  élégie  7), 
sont  de  Mathurin  Régnier;  ils  ont  été  publiés,  après  sa  mort, 
dans  ses  œuvres,  en  1615  et  1642.  On  les  retrouve  avec  de 
bonnes  corrections,  mais  aussi  avec  de  nouvelles  fautes, 
dans  le  Nouveau  recueil  des  plus  belles  poésies,  contenant  le 
Triomphe  d'Aminte,  la  Belle  invincible,  la  Belle  mandiante, 
l'Occasion  perdue,  etc.,  et  autres  pièces  curieuses  (Pari», 
vcfve  G.  Loyson,  165-4,  in-l-i,  p.  Ô99-404). 


66  L   OCCASION     PERDUE 

Impuissant  que  je  suis,  en  mes  bras  toute  nue, 
El  n'ay  peu,  le  voulant  tous  deux  esgallement, 
Contenter  nos  désirs  en  ce  contentement! 
Au  surplus,  à  ma  honte,  Amour,  que  te  diray-je? 
Elle  mit  en  mon  col  ses  bras  plus  blancs  que  neige, 
Et  sa  langue  mon  cœur  par  ma  bouche  embrasa  : 
Bref,  tout  ce  qu'ose  Amour,  ma  Déesse  l'osa. 
Me  suggérant  la  manne  en  sa  lèvre  amassée, 
Sa  cuisse  se  tenoit  en  la  mienne  enlassée. 
Les  yeux  luy  petilloient  d'un  désir  langoureux, 
Et  son  ame  exhalloit  maint  soupir  amoureux. 
Sa  langue,  en  bégayant,  d'une  façon  mignarde, 
Me  disoit  :  «  Mais,  mon  cœur,  qu'est-ce  qui  vous  retarde? 
N'aurois-je  point  en  moy  quelque  chose  qui  peust 
Offenser  vos  désirs  ou  bien  qui  vous  depleust? 
Ma  grâce,  ma  façon,  ha  !  Dieu!  ne  vous  plaist-elle! 
Quoy  !  n'ay-je  assez  d'amour  ou  ne  suis-jeassez  belle?  » 
Cependant,  de  la  main  animant  ses  discours, 
Je  trompois,  impuissant,  sa  flamme  et  mes  amours, 
Et  comme  un  Ironc  de  bois,  charge  lourde  et  pesante, 
Je  n'avois  rien  en  moy  de  personne  vivante. 
Mes  membres  languissans,  perclus  et  refroidis. 
Par  ses  attouchemens  n'estoient  moins  engourdis. 
Mais  quoy  !  que  deviendray-je  en  l'extrême  vieillesse. 
Puisque  je  suis  rétif  au  fort  de  ma  jeunesse? 
Et  si,  las!  je  ne  puis,  et  jeune  et  vigoureux. 
Savourer  la  douceur  du  plaisir  amoureux? 
Ha!  j'en  rougis  de  honte,  et  dépite  mon  âge. 
Age  de  peu  de  force  et  de  peu  de  courage. 
Qui  ne  me  permet  pas,  en  cest  accouplement, 
Donner  ce  qu'en  amour  peut  donner  un  amant  ; 
Car,  Dieu  !  ceste  beauté,  par  mon  deffaut  trompée, 
Se  leva  le  matin,  de  ses  larmes  trempée, 
Que  l'amour,  de  dépit,  écouloit  de  ses  yeux. 
Ressemblant  à  l'Aurore,  alors  qu'ouvrant  les  cicux. 
Elle  sort  de  son  lict,  honteuse  et  dépitée 
D'avoir,  sans  un  baiser,  consommé  sa  nuictée. 
Quand  baignant  tendrement  la  terre  de  .ses  pleurs, 
De  chagrin  et  d'amour  elle  enjette  ses  fleurs. 


RECOUVERTE.  67 

Pour  flatter  mon  deffaut,  de  quoy  me  sert  la  gloire, 
De  mon  amour  passée  inutile  mémoire  ! 
Quand,  aimant  ardamment  et  ardamment  aimé, 
Tant  plus  je  combattois,  plus  j 'est ois  animé; 
Guerrier  infatigable  en  ce  doux  exercice, 
Par  dix  ou  douze  fois  je  rentrois  dans  la  lice, 
Où,  vaillant  et  adroit,  après  avoir  brisé, 
Des  chevaliers  d'amour  j'estois  le  plus  prisé... 
Mais  de  cet  accident  je  fais  un  mauvais  conte, 
Si  mon  honneur  passé  maintenant  est  ma  honte, 
Et  si  le  souvenir,  trop  prompt  de  m'outrager, 
Par  le  plaisir  recevi  ne  me  peut  soulager. 

Ociel!  il  falloit  bien  qu'ensorcelé  je  fusse. 
Ou,  trop  ardant  d'amour,  que  je  ne  m'aperceusse 
Que  l'œil  d'un  envieux  nos  desseins  empeschoit 
Et  sur  mon  corps  perclus  son  venin  espanchoit. 
Mais  qui  pourroit  atteindre  au  poinct  de  son  mérite? 
Veu  que  toute  grandeur  pour  elle  est  trop  petite. 
Si,  par  l't'gal,  ce  charme  a  force  contre  nous, 
Autre  que  Jupiter  n'en  peut  estre  jaloux  : 
Luy  seul,  comme  envieux  d'une  chose  si  belle, 
Par  l'émulation  seroit  seul  digne  d'elle. 
Hé  quoy!  là  haut  au  ciel  mets-tu  les  armes  bas, 
Amoureux  Jupiter?  Que  ne  viens-tu  çà-bas 
Jouir  d'une  beauté,  sur  les  autres  aimable? 
Assez  de  tes  amours  n'a  caqueté  la  Fable  : 
C'est  ores  que  tu  dois,  en  amour  vif  et  prompt. 
Te  mettre  encore  un  coup  les  armes  sur  le  front  ; 
Cacher  ta  déité  dessous  un  blanc  plumage; 
Prendre  le  feint  semblant  d'un  satyre  sauvage, 
D'un  serpent,  d'un  cocu,  et  te  répandre  encor, 
Alambiqué  d'amour,  en  grosses  gouttes  d'or, 
Et  puisque  sa  faveur,  à  moy  seul  octroyée, 
Indigne  que  je  suis,  fut  si  mal  employée. 
Faveur  qui  de  mortel  m'eût  fait  égal  aux  dieux, 
Si  le  Ciel  n'eût  esté  sur  mon  bien  envieux! 

Mais,  encor  tout  bouillant  de  mes  flammes  premières, 


68  L   OCCASION     PERDUE 

De  quels  vœux  redoublez  et  de  quelles  prières, 
Iray-je  derechef  les  Dieux  sollicitant, 
Si  d'un  bienfait  nouveau  j'en  attendois  autant; 
Si  mes  deffauls  passez  leurs  beautez  mécontentent 
Et  si  de  leurs  bienfaits  je  croy  qu'ils  se  repentent? 

Or,  quand  je  pense,  ô  Dieux  1  quel  bien  m'est  advenu  ! 

Avoir  veu  dans  un  lict  ses  beaux  membres  à  nu, 

La  tenir  languissante  entre  mes  bras  couchée, 

De  mesme  affection  la  voir  estre  touchée, 

Me  baiser  haletant  d'amour  et  de  désir, 

Par  ses  chalouillemens  resveiller  le  plaisir! 

Ha!  Dieux!  ce  sont  des  traits  si  sen-^ibles  aux  âmes, 

Qu'ils  pourroient  l'Amour  mesme  eschauf fer  de  leurs  flammes 

Si  plus  froid  que  la  mort  ils  ne  m'eussent  trouvé, 

Des  mystères  d'amour  amant  trop  reprouvé! 

Je  l'avois  cependant,  ivre  d'amour  extresme; 

Mais  si  je  l'eus  ainsi,  elle  ne  m'eust  de  mesme. 

0  malheur  !  et  de  moy  elle  n'eust  seulement 

Que  des  baisers  d'un  frère  et  non  pas  d'un  amant! 

En  vain,  cent  et  cent  fois,  je  m'efforce  à  luy  plaire. 

Non  plus  qu'à  mon  désir  je  n'y  puis  satisfaire. 

Et  la  honte  pour  lors,  qui  me  saisit  le  cœur. 

Pour  m'achever  de  peindre,  esteignit  ma  vigueur. 

Comme  elle  reconnut,  femme  mal  satisfaite, 
Qu'elle  y  perdoit  son  temps,  du  lict  elle  se  jette. 
Prend  sa  jnppe,  se  lace,  et  puis,  en  se  moquant, 
D'un  ris  et  de  ces  mots  elle  m'alla  picquant  : 
«  Non,  si  j'estois  lascive  ou  d'amour  occupée, 
Je  me  pourrois  fascher  d'avoir  esté  trompée. 
Mais  puisque  mon  désir  n'est  si  vif  ni  si  chaud, 
Mon  tiède  naturel  m'oblige  à  ton  defîaut  : 
Mon  amour  satisfaicte  aime  ton  impuissance, 
Et  tire  de  ta  faute  assez  de  recompence, 
Qui,  tousjours  dilayant,  m'a  fait,  par  le  désir. 
Esbattre  plus  longtemps  à  l'ombre  du  plaisir.  » 

Mais  estant  la  douceur  par  l'effort  divertie, 


RECOUVERTE.  69 

La  fureur  à  la  fin  rompit  sa  modestie, 

Et  dit  en  esclatant  :  «  Pourquoy  me  trompes-tu? 

Ton  impudence  à  tort  a  vanté  ta  vertu. 

Si  en  d'autres  amours  ta  vigueur  s'est  usée, 

Quel  honneur  reçois-tu  de  m' avoir  abusée?  » 

Assez  d'autres  propos  le  dépit  luy  dictoit; 
Le  feu  de  son  desdain  par  sa  bouche  sortoit. 
Enfin,  voulant  cacher  ma  honte  et  sa  colère, 
Elle  couvrit  son  front  d'une  meilleure  chère, 
Se  conseille  au  miroir,  ses  femmes  appela, 
Et,  se  lavant  les  mains,  le  fait  dissimula. 

Belle  dont  la  beauté  si  digne  d'estre  aymée 
Eust  rendu  des  plus  morts  la  froideur  enflammée, 
Je  confesse  ma  honte,  et,  de  regret  touché, 
Par  les  pleurs  que  j'espands  j'accuse  mon  péché  : 
Péchéd'autant  plus  grand  que  grandeesl  ma  jeunesse. 
Si  homme  j'ay  failly,  pardonnez-moy,  déesse. 
J'avoue  estre  fort  grand  le  crime  que  j'ay  fait; 
Pourtant ,  jusqu'à  la  mort,  si  n'avois-je  forfait, 
Si  ce  n'est  à  présent,  qu'à  vos  pieds  je  me  jette  : 
Que  ma  confession  vous  rende  salisfaicte! 
Je  suis  digne  des  maux  que  vous  me  prescrirez. 
J'ay  menty,  j'ay  volé...  j'ay  des  vœux  parjurez, 
TraJiy  les  dieux  bénins.  Inventez  à  ces  vices, 
Comme  estranges  forfaicts,  des  estranges  supplices, 
0  beauté,  faicies-en  tout  ainsi  qu'il  vous  plaist; 
Si  vous  me  commandez  à  mourir,  je  suis  prest  ! 
La  mort  me  sera  douce,  et  d'autant  plus  encore, 
Si  je  meurs  de  la  main  de  celle  que  j'adore. 
Avant  qu'en  venir  là,  au  moins  souvenez-vous 
Que  mes  armes,  non  moy,  causent  vostre  courroux; 
Que,  champion  d'amour  entré  dedans  la  lice, 
Je  n'eus  assez  d'haleine  à  si  grand  exercice; 
Que  je  ne  suis  chasseur  jadis  tant  approuvé, 
Ne  pouvant  redresser  un  deffaut  retrouvé. 
Mais  d'où  viendroit  ceci?  Seroit-ce  point,  maistresse, 
Que  mon  esprit,  du  corps  précédast  la  paresse? 


70  L    OCCASION     PERDUE 

Ou  que,  par  le  désir  trop  prompt  et  violent, 
J'allasse,  avec  le  temps,  le  plaisir  consommant? 
Pour  moy,  je  n'en  sçay  rien;  en  ce  fait,  tout  m'abuse. 
Mais  enfin,  ô  beauté,  recevez  mon  excuse  ; 
S'il  vous  plaist  derechef  que  je  rentre  à  l'assaut, 
J'espère  avec  usure  amender  mon  detïaut. 


L'OCCASION    PERDUE 


STANCES    (1) 

Après  avoir  bien  ry  des  maux  que  j'ay  souffers, 

Que  je  souffre  encore  à  toute  heure, 
Si  vous  n'adoucissez  la  rigueur  de  mes  fers, 

Cloris.  il  faudra  que  je  meure. 

Consultez,  avant  mon  trépas  , 

Ce  que  vont  perdre  vos  appas. 
Un  constant  comme  moy  n'est  pas  si  peu  de  chose; 
Et  vous  n'y  songez  pas  ou  n'y  songez  pas  bien  : 
Hylas  renàquit-il  par  sa  métempsicose? 
Quand  vous  m'aurez  perdu,  vous  ne  treuverez  rien, 
J'entends  qui  comme  moy  fasse  un  doux  entretien. 
Et  dont  l'ame  soit  moins  volage  et  mensongère, 

Car,  pour  des  amans  du  commun. 
Vous  en  aurez  tousjours,  mais  ce  n'est  pas  tout  un  ; 
Encor,  comme  je  crois,  n'en  retiendrez-vous  guère. 

Ce  n'est  pas  qu'en  effet  vous  n'ayez  cent  beautez, 
Que  vostre  humeur  ne  soit  aimable  ; 

(1)  Nouveau  recueil  des  plus  belles  poésies,  contenant  le 
Triomphe  d'Aminte,  la  Belle  invincible,  l  Occasion  perdue,  etc. , 
et  autres  poésies  curieuses.  (Paris,  chez  la  vefve  Lovson, 
1634,  in-t2,  p.  119-158.) 


RECOUVERTE.  71 

Je  l'advouë  entre  nous,  et  mes  sens  agitez 

Font  vostre  éloge  incomparable, 

Mesme  à  mesure  que  j'escris. 

Vous  sçavez  mesnager  vos  ris; 
Et  ne  prononcez  pas  un  seul  mot  qui  ne  porte. 
Mais  où  je  n'ay  rien  fait,  personne  ne  viendra. 
Vous  serez  dans  le  monde,  et  l'on  vous  croira  morte. 
Pour  parer  ce  malheur,  c'est  à  vous  qu'il  tiendra, 
Et  si  vous  l'attendez,  pas  un  ne  vous  plaindra. 
On  vous  dira  :  «  Cloris,  vous  n'estes  pas  trop  sage; 

La  mort  de  ce  pauvre  garçon 
Nous  fait,  en  conscience,  une  belle  leçon, 
Qu'on  n'apprend  pas  sous  vous  un  bon  apprentissage .  » 

Raisonnez  sans  effort  si  d'un  pareil  discours 

Vous  aurez  lieu  d'être  contente. 
Un  esprit  inconstant,  comme  on  disoit  ces  jours, 

Rarement  aime  une  inconstante. 

Nul  ne  veut  estre  rejeté. 

Chacun  veut  dire  ;  J'ai  quitté. 
On  devient  fort  jaloux  de  cette  fausse  gloire. 
Quand  on  est  aux  adieux,  on  s'en  va  le  premier  : 
La  retraite  est  superbe  autant  que  la  victoire. 
On  est  lâche,  on  est  sot,  quand  on  va  le  dernier. 
On  veut  voir  la  maistrcsse  et  se  plaindre  et  crier, 
S'il  faut  que  le  divorce  ait  des  cris  et  des  larmes; 

Et  pour  vous  parler  franchement, 
Les  hommes  de  Paris  sont  ordinairement. 
En  matière  d'amour,  comme  de  vrais  gendarmes. 

Pour  moy  je  ne  suis  pas  composé  de  ce  biais, 

Je  n'eus  jamais  l'ame  mauvaise, 
Et  comme  le  visage  a  l'air  docile  et  niais, 

J'ay  l'humeur  docile  et  niaise. 

Depuis  que  je  suis  engagé, 

Je  n'ay  pas  seulement  songé 
Comment  je  me  prendrois  à  d'autres  amourettes. 
J'enrage  loin  de  vous,  je  suis  presque  aux  abois; 
Et  n'estoit  que  je  pense  à  vous  conter  fleurettes, 


72  L   OCCASION     PERDUE 

Je  mouriois  tout  d'un  coup,  sans  en  faire  à  deux  fois. 
Hélas!  si  les  clameurs  de  ma  dolente  voix 
Vcnoient  sans  y  penser  vous  frapper  les  oreilles, 

Connoissant  combien  je  suis  fou, 
Vous  viendriez  me  voir,  et  me  sautant  au  cou, 
Sans  doute  esteindriez  mes  ardeurs  nompareilles. 

Aussi,  depuis  un  mois  je  fais  le  confondu, 

Je  parle  à  tous  de  ma  souffrance, 
Je  dis  à  tout  le  monde  :  u  Adieu  !  je  suis  perdu  !  » 

Et  puis,  par  un  triste  silence, 

Relevé  de  quelques  soupirs. 

Je  fais  connoistre  mes  désirs, 
Afin  qu'un  bon  amy  vous  les  aille  redire. 
Je  vay  tard  par  chez  vous,  quoyqu'il  soit  dangereux, 
J'y  rode  en  marmottant  quelques  mots  de  martire; 
Tous  les  pas  que  j'y  fais  traînent  en  malheureux, 
J'y  mouche  sur  un  ton  qui  ressent  le  pleureux. 
J'y  tousse  et  crache  aussi,  non  pas  sans  me  contraindre, 

Et  dans  une  telle  langueur. 
Si  j'y  conserve  encor  ma  première  vigueur, 
C'est  pour  vous  dépescher,  si  vous  venez  me  plaindre. 

En  vérité,  Cloris,  un  transport  de  pitié 

Seroit  un  transport  pardonnable  ; 
Je  vous  en  supplirois  par  toute  l'amitié 

Dont  vous  devez  estre  capable  : 

N'estoit  qu'en  suppliant  ainsi, 

Je  reconnois  bien,  Dieu  mercy. 
Que  l'amitié  vous  est  une  chose  inconnue, 
Et  qu'on  ne  vous  prend  pas  par  le  spirituel. 
Vous  n'y  fûtes  jamais  qu'aparâment  émeuë. 
Aussi,  vous  ay-je  escrit  cartel  dessus  cartel, 
Et  mille  fois  de  bouche  appellée  en  duel. 
Pour  tirer  ma  raison  du  tort  que  vous  me  laites  ; 

Vous  m'avez  refusé  tout  plat; 
Après  vous  vous  vangez  par  un  assassinat  : 
Mais  mon  mal  vous  prendra,  si  vous  n'y  satisfaites. 


RECOUVERTE.  75 

Oiiy,  mon  mal  vous  prendra,  mais  possible  trop  tard 

Pour  y  treuver  quelque  remède  ; 
Car,  s'il  m'arrive  un  jour  de  faire  bande  à  part, 

Vous  aurez  beau  crier  à  l'aide; 

Le  diable  me  puisse  emporter 

Si  je  daigne  vous  escouter, 
Et  si  je  fais  un  pas  pour  vous  tirer  de  peine  ! 
En  deussiez-vous  avoir,  et  les  pâles  couleurs, 
Et  mesme  la  jaunisse  ou  bien  la  courte  haleine. 
Je  noyeray  mes  maux  au  torrent  de  vos  pleurs  ; 
Et  vous  faisant  sentir  à  mon  tour  des  rigueurs, 
Vous  connoistrez  par  là  les  tourmens  qu'on  endure. 

Quand  on  est  seul  de  son  costé, 
Qu'on  veut  ce  que  refuse  une  autre  volonté, 
Et  quand  on  fait  la  nargue  à  madame  Nature. 

C'est  encor  vous  aimer  que  de  vous  avertir 

De  ce  malheur  qui  vous  menace. 
Vous  pouvez  l'éviter,  venant  me  secourir. 

Et  changeant  en  feu  vostre  glace. 

Donc,  Cloris,  vivons  bons  amis. 

Et  que  nos  esprits  bien  soumis 
Ne  se  fassent  jamais  qu'une  amoureuse  guerre. 
Je  fais  des  vœux  pour  vous  come  j'en  fais  pour  moy; 
J  aime  aussi  bien  que  vous  le  séjour  de  la  terre; 
Et  tant  que  j'y  seray,  j'y  seray  sous  la  loy 
Que  nous  fismes  tous  deux  en  nous  donnant  la  foy. 
Touchons-nous  dans  la  main  en  amour  et  simplesse, 

Et  bannissons  loin  de  nos  cœurs 
Riottes  et  mespris,  malices  et  froideurs, 
Et  faisons  banqueroute  à  toute  la  tristesse. 

Vous  estes  bonne  fille,  et  je  suis  bon  garçon, 

Nous  n'en  devons  rien  l'un  à  l'autre. 
Nous  nous  sommes  donnez  mainte  et  mainte  leçon, 

Vous  avez  du  mien,  j'ay  du  vostre. 

Vostre  amour  au  mien  s'est  montré, 

Mais,  las!  il  n'a  que  folastrc. 
Nous  avons  fait  de  tout,  hormis  la  bonne  atïaire... 


74  L    OCCASION     PERDUE 

Quand  je  songe  au  pourquoy,  je  deviens  interdit; 
Car  enfin,  si  ma  flâme  eût  esté  moins  sévère, 
Je  pouvois  aisément  vous  jetter  sur  le  lit, 
Et  si,  sur  mon  honneur,  je  ne  l'eusse  pas  dit, 
(Je  ne  m'en  souviens  mesme  icy  qu'en  parenthèse), 

Vos  yeux  roulant  nonchalamment 
Disoient  sans  cesse  aux  miens  :  a  Faisons-le  proptemenl  !  » 
Mais  l'amour  s'en  alla,  sans  vous  faire  bien  aise. 

Ce  fut  vostre  pudeur  et  ma  timidité, 

Qui  tirent  ce  mauvais  ménage. 
Ma  main  posoit  à  plomb  sur  vostre  nudité, 

Et,  visage  contre  visage, 

J'estois  comme  vous  sans  soustien; 

Nos  sens  ne  tenoient  plus  à  rien. 
Et  nos  cœurs  déréglez  déregloient  nos  pensées; 
Nous  ne  sçavions  tous  deux  comment  nous  enlasser. 
Nos  fiâmes  se  pressoient,  et  se  sentoient  pressées. 
Nos  corps  à  tous  momens  vouloient  se  renverser... 
11  ne  s'en  falloit  plus  qu'à  ne  plus  rien  penser  ; 
Mais  nous  pensâmes  trop.  Le  feu  prit  deux  amorces. 

L'amour  gasté  frustra  nos  vœux  . 
A  faux  en  mesme  temps  nous  tirâmes  tous  deux, 
Et  la  foiblesse  ainsi  nous  redonna  nos  forces. 


Après  cela,  je  vis  vos  yeux  moins  languissans. 

Leurs  brillans  brouillez  s'éclypserent. 
Comme  d'un  grand  sommeil  vous  i-epristes  vos  sens 

Et  vos  mourans  baisers  cessèrent. 

Honteuse  d'un  tel  accident. 

Le  rouge  vous  prit  plus  ardant , 
Et  l'amour  parut  triste  au  bord  de  vos  paupières. 
Vostre  corps  en  pleura  par  sa  chaude  sueur. 
Vos  feux  s'entrcgrondans  tournèrent  cent  carrières. 
Vous  pensastes  vingt  fois  m'appeller  affronteur  : 
Mais  un  trop  grand  dépit  calma  ceste  fureur. 
Puis,  vostre  rage  estoit  à  demy  r'allentie. 

Vous  estiez  pourlanl  en  courroux, 


RECOUVERTE.  75 

J'estois  un  peu  confus,  mais  non  pas  tant  que  vous, 
Voyant  si  mal  finir  cette  belle  partie. 

Depuis  ce  doux  moment,  l'ayant  manqué  si  beau, 

Vous  avez  pris  un  air  farouche  : 
Vos  fiâmes  ont  esté  pour  moy  dans  le  tombeau, 

J'ai  tout  perdu,  jusqu'à  la  bouche. 

Vos  esprits  tousjours  mutinez 

M'ont  fait  sans  cesse  un  pied  de  nez, 
Alors  que  j'ay  voulu  remonter  sur  ma  beste. 
Je  n'ay  pu  revenir  jamais  à  mes  moutons, 
Je  n'ay  plus  esté  saint  dont  on  cliomme  la  feste. 
Il  est  vray  j'ay  baisé  quelquefois  vos  tétons. 
Mais  tout  cela  n'est  rien,  n'allant  point  à  tastons  ; 
Ou  si  c'est  quelque  chose,  on  en  est  plus  à  plaindre  ; 

Par  des  eslans  impérieux 
On  ne  fait  qu'allumer  des  braziers  furieux 
Que  le  diable  nourrit,  et  qui  veulent  s'éteindre. 

Mais  revenons,  Cloris,  tous  deux  d'un  mesme  accord. 

Mon  mal  vous  donne  de  la  peine  ; 
Et  cest  à  vos  despens  que  vous  me  faites  tort  ; 

Car  quand  vous  m'estes  inhumaine, 

Semblable  à  cet  esprit  malin 

Qui  pour  aveugler  son  prochain 
S'éborgne  volontiers  d'une  des  deux  prunelles, 
Vous  enragez  d'abord  pour  me  faire  enrager, 
Et  faites  à  vos  sens  des  blessures  mortelles. 
C'est  assez  avoir  pris  de  soins  à  vous  venger. 
Après  tant  de  travaux,  il  se  faut  soulager 
Je  sçay  que  plus  que  moy  vous  en  avez  envie, 

Et  vous  avez  beau  marchander, 
Vous  devez  de  bon  gré  dans  peu  me  l'accordei'. 
Et  dans  peu  le  dépit  vous  ostera  la  vie 

Il  est  vray,  j'ay  failly,  par  mon  chien  de  respect... 

Je  devois  estre  un  peu  moins  sage  : 
Mais  je  suis  corrigé  (grâce  à  noslre  regret) 

Et  je  suis  fait  au  badinage. 


76  L   OCCASION     PERDUE 

Si  je  vous  rencontre  à  l'écart, 

Soit  en  plein  jour  ou  sur  le  tard, 
Par  ma  foy,  vous  pouvez  bien  brider  voslre  juppe, 
Je  verray  jusqu'au  haut  comme  elle  est  à  l'envers, 
Et  puis,  vous  renversant  pour  soustenir  la  duppe, 
Tout  d'un  coup  je  mettray  vos  beaux  yeux  de  travers, 
Comme  je  l'imagine  en  escrivant  ces  vers... 
Hélas!  ce  doux  penser  me  met  hors  de  moy-mesme. 

Mais  tout  beau,  ma  chair  et  mon  sang! 
Laissez  linir  ma  plume,  attendez  votre  rang  : 
Vous  en  aurez  assez  quand  vous  serez  à  mesme. 

D.  M. 


LA   JOUISSANCE    IMPARFAITE 

CAPRICE    (1) 

Après  mille  amoureux  discours 
Interrompus  d'un  long  silence, 
Elle  repousse  mes  amours 
D'une  agréable  violence. 

Je  sçay  qu'en  cette  occasion 
Ce  qui  cause  nostre  querelle. 
Ce  n'est  pas  son  aversion, 
Mais  c'est  sa  pudeur  naturelle. 

Pour  ses  bras  en  vain  resistans, 
Ses  yeux  semblent  me  faire  excuse, 

(1)  Imprimé  à  la  suite  de  l'Occasion  perdue  recouverte, 
page  18  de  ce  cahier  sépai'é,  qui  s^e  trouve  à  la  fin  des 
ilitximes  et  loix  d'umour,  lettres,  billets  doux  et  galants, 
poésies  (Pans,  Olivior  de.  Yaieniies.  1669,  pet.  in-8). 


RECOUVERTE. 

Et  je  trouve  qu'en  mesme  temps 
Elle  m'accepte  et  me  refuse. 

Pour  favoriser  mon  dessein, 
Et  soulager  mon  mal  extresme, 
Le  linge  qui  couvroit  son  sein 
Est  tombé  presque  de  luy-mesme. 

Ayant  porté  ses  belles  mains 
Dessus  ces  deux  globes  d'albâtre, 
Je  baise  les  doigts  inhumains 
Qui  cachent  ce  que  j'idolâtre. 

«  Hélas  !  à  quoy,  dis-je,  vous  sert 
D'estre  à  mon  amour  si  farouche? 
Vos  mains  ont  vostre  sein  couvert, 
Et  m'ont  découvert  vostre  bouche. 

«  Vous  faites  autant  de  péchez 
Que  vous  m'ostez  de  belles  choses; 
Mais  pour  les  lys  que  vous  cachez, 
Je  m'en  vay  bien  cueillir  des  roses. 

«  Dieux  I  que  cette  bouche  a  d'appas! 
Que  tout  ce  visage  a  de  grâces' 
Cent  mains  ne  vous  suftiroient  pas 
Pour  garder  tant  de  belles  places.  » 

Icy  la  constance  est  à  bout, 
Toute  sa  force  est  allenlie  : 
Elle  aime  mieux  me  donner  touf. 
Que  d'en  céder  une  partie. 

Au  lieu  donc  de  me  repousser, 
Ses  bras,  sans  aucune  contrainte, 
Ne  servent  plus  qu'à  m'embrasser 
D'une  amoureuse  et  molle  estrainte. 

Son  amour  dans  ses  yeux  se  lit. 
J'yconnois  son  inquiétude; 


78  L   OCCASION     PERDUE 

Elle  tombe  dessus  le  lit, 

Plus  d'amour  que  de  lassitude. 

Par  l'ardeur  de  sa  passion 
Toute  sa  personne  est  émeuë, 
Et  son  imagination 
Trouble  lascivement  sa  veuë. 

Déjà  sa  gorge  s'enfle  un  peu, 
Et  (j'ay  de  la  peine  à  le  croire), 
J'aperçoy  l'éclat  d'un  beau  feu 
Entre  deux  colonnes  d'yvoire. 

Mais,  ô  foible  contentement. 
Passion  qui  n'a  point  d'exemple, 
Mon  vain  devoir  en  un  moment 
Se  rend  à  la  porte  du  temple. 

Incomparable  affliction  ! 

Une  ville  après  cent  batailles 

Se  rend  à  ma  discrétion, 

Et  je  meurs  au  pied  des  murailles... 

Nous  faisons,  mais  séparément, 
Ce  qu'ensemble  nous  devions  laire, 
Et,  sans  le  vif  attouchement, 
S'achève  l'amoureux  mystère. 

Icy  nos  amours  sont  punis. 
Par  l'excez  de  leurs  propres  flames, 
Et  nos  deux  corps  seroient  unis. 
Si  nous  n'eussions  uni  nos  âmes. 

«  Hélas!  c'est  trop  tost  achever! 
Luy  dis-je,  la  voyant  fâchée, 
Et  honteuse  de  se  lever, 
Aussi-tost  qu'elle  fut  couchée. 

«  Si  je  n'ay  duré  qu'un  moment. 
Accusez-en  vostre  constance  : 


I 


RECOUVERTE.  79 

La  moilié  du  cliatoûillement 
S'est  passée  en  la  résistance. 

((  D'une  si  nuisible  vertu 
Ne  faites  jamais  tant  de  gloire; 
Si  vous  n'eussiez  point  combattu, 
Vous  eussiez  gagné  la  victoire. 

«  Mon  défaut  vous  est  glorieux, 
Ne  le  prenez  pas  pour  un  crime  ; 
Un  feu  lancé  de  vos  beaux  yeux 
A  brûlé  toute  la  victime. 

«  L'ame,  par  l'admiration 
Et  par  le  désir  suspendue, 
Est  cause  que  sans  action 
La  volupté  s'est  répandue. 

«  Excusez  donc  mon  chaud  désir, 
Et  vous  consolez,  Isabelle, 
Vous  eussiez  eu  plus  de  plaisir 
Si  vous  eussiez  esté  moins  belle.  » 


JOUISSANCE 

STANCES   (1) 

Après  tant  de  faveurs,  ne  craignez  pas,  Silvie, 

Que  je  ne  sois  secret  : 
J'ayme  mieux  près  de  vous  passer,  toute  ma  vie, 
Pour  un  méconnoissant,  que  pour  un  indiscret. 

(1)  Poésies  choisies  de  MM.  Corneille,  Benserade,  de  Scu- 
denj,  Bois-Hobert,  La  Mesnardière,  Sarrassin  (sir),  Desma- 
rets,etc.,etde  plusieurs  autres  célèbres  autheurs  de  ce  temps. 
l'édition,  revue,  corrigée  et  augmentée  (Paris, Charles Sercy, 
l65r),  in-8,  page  50  de  la  première  partie). 


80  L    OCCASION     PERDUE 

Vostre  compassion  a  ma  peine  accourcie, 

Me  rendant,  fortuné; 
Mais  il  n'est  pas  besoin  que  je  vous  remercie, 
De  peur  de  faire  voir  que  vous  m'avez  donné. 

Pour  m'en  bien  acquiter,  tous  mes  désirs  frivoles 

Resteront  sans  pouvoir; 
Outre  que  je  n'ay  pas  d'assez  dignes  paroles, 
C'est  que,  pour  en  parler,  je  n'en  veux  pas  avoir. 

C'est  assez  que  propice  à  mon  inquiétude 

Vous  flattiez  mon  ardeur  : 
Et  jamais  de  ma  part  aucune  ingratitude 
N'en  fasse  repentir  votre  jeune  pudeur. 

Trop  heureux  que  je  suis  d'avoir  en  ma  puissance 

De  si  charmants  appas; 
Je  sçauray  bien  me  taire,  et  ma  rcconnoissance 
Ne  sera  point  du  tout  ou  ne  paroistra  pas. 

Je  seray  devant  vous  comme  j'estois  naguère. 

Quand  je  soupirois  tant  : 
Et  vous  prendrez  plaisir  vous-mesme  à  me  voir  faire, 
Quand  vous  m'entendrez  plaindre  et  me  saurez  content. 

Je  veux  que  la  iristesse  encore  se  revoye 

Sur  ma  pâle  couleur, 
Et  cent  soupirs  iront  à  ma  secrette  joye. 
Qui  seront  adressez  à  ma  fausse  douleur. 

Je  vous  appelleray  mon  ingrate  maistresse, 

Publieray  mes  langueurs, 
Et  malgré  vos  bontez,  tout  le  monde  sans  cesse 
Verra  dans  mes  écrits  subsister  vos  rigueurs. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  dont  la  vaine  ignorance. 

Ne  pouvant  bien  choisir, 
Plustost  que  le  solide,  embrassent  l'apparence 
El  font  du  seul  éclat  l'e.'iscnce  du  plaisir. 


RECOUVERTE.  81 

Leur  maxime  n'est  pas  que  la  chose  se  cache, 

Cela  les  refroidit  : 
Toute  leur  volupté,  c'est  que  chacun  le  sçache, 
Et  que  rien  ne  soit  fait,  pourveu  que  tout  soit  dil. 

Moi  qui  n'ay  pas  chez  eux  fait  mon  apprentissage, 

Je  n'en  tiens  du  tout  rien; 
Ma  muse,  quoyque  jeune,  est  une  muse  sage. 
Qui  n'a  jamais  fait  honte  à  qui  m'a  fait  du  bien. 

Aussi,  rasseurez-vous,  adorable  Silvie, 

Et  ne  permettez  pas 
Que  de  nostre  amoureuse  et  bienheureuse  vie 
Une  goutte  d'absinthe  aigrisse  les  appas. 

Jeunes,  à  pleines  mains  cueillons  et  lis  et  roses, 

D'un  soin  toujours  égal; 
J'ay  bien  fait  de  languir  pour  de  si  belles  choses; 
Et  vous  avez  bien  fait  de  soulager  mon  mal. 

Ne  laissons  échapper  un  moment  inutile 

En  l'avril  de  nos  ans, 
Et  que  nostre  pensée  en  délices  fertile. 
S'épuise  et  se  remplisse  en  faveur  de  nos  sens. 

De  vos  chères  faveurs  les  aimables  largesses 

Comblent  tout  mon  souhait, 
Eteependaîit  mon  ame  au  milieu  des  caresses 
Ne  peut  venir  à  bout  d'un  désir  satisfait. 

Contente,  elle  désire,  et  va  criant  à  l'ayde. 

Au  milieu  du  secours; 
Le  doux  mal  qu'elle  plaint  dure  après  son  remède, 
Et  quoy  qu'il  en  arrive,  elle  brûle  toujours. 

C'est  trop  d'amour,  Silvie,  et  cet  excès  aimable. 

Ne  vous  déplaira  point; 
Je  n'ay  jamais  rien  fait  qui  n'ait  esté  blâmable. 
Si  vostre  jugement  me  condamne  en  ce  poinct. 

t. 


8«2  L    OCCASION     PERDUE 

Que  j'iiime  ce  visage  en  sa  naïve  grâce 

Jadis  plein  de  refus, 
Et  maintenant  si  doux,  qu'on  n  y  voit  plus  la  trace 
De  nul  de  ses  dédains  qui  ne  paroissent  plus! 

Ces  beaux  yeux,  ce  beau  sein,  toutes  ces  riches  marques 

N'appartiennent  qu'à  moy, 
Et  bas  comme  je  suis  au-dessous  des  monarques, 
J'ay  pourtant  des  trésors  que  n'auroit  pas  un  roy. 

Tout  beau  !  quelque  douceur  si  plaisante  à  décrire 

Qu'ait  eu  ma  passion, 
J'ay  beaucoup  à  penser,  mais  je  n'ay  rien  à  dire 
Et  ma  gloire  dépend  de  ma  discrétion. 

Benserade. 


JOUISSANCE  11) 

Enfin  cette  beauté  qui  me  faisoit  mourir, 

Dans  le  soin  de  me  secourir 
Change  l'ingratitude  à  la  reconnoissance, 
Et  m'a  dit  aujourd'hui  que  sa  difficulté 

Feroit  moins  voir  sa  cruauté 

Que  l'excès  de  ma  récompense. 

Mais  quoy?  sans  retomber  au  péril  du  trépas. 
Pourray-je  dire  les  combats 

Que  la  honte  et  l'amour  livrèrent  à  son  ame. 

Alors  que,  se  rendant  à  mon  assaut  vainqueur, 
L'innocente  mouroit  de  peur, 
Et  trembloit  au  bruit  de  ma  flame  ! 

(1)  î^ouveau  recueil  de  diverses  poésies  du  sieur  Du  Te>l, 
augmenté  de  plusieurs  poèmes,  stances,  sonnets,  etc.  (I*ari>, 
J.  B.  Loyson,  1659,  in-12,  p.  32-36). 


l 


HECOUVEhTi:.  83 

Amour,  qui  m'as  comblé  de  gloire  et  de  plaisir, 

Seconde  encore  mon  désir; 
Toy  qui  brulois  mon  cœur,  échanfe  un  peu  ma  veine, 
Afin  qu'on  puisse  lire  écrit  sur  tes  autels 

Des  caractères  immortels 

A  la  loiiange  de  ma  reine. 

En  la  triste  saison  que  Phebus  endormy 

r^e  luit  au  monde  qu'à  demy, 
Mon  astre  m'éclaira  de  toute  sa  lumière. 
Et  cette  bel.e  aurore,  im  peu  devant  le  jour, 

A  l'assignation  d'amour 

Se  rendit  presque  la  première. 

Au  moment  que  je  vis  ce  merveilleux  objet, 

Pour  qui  j'avois  tant  de  respect, 
Entrer  les  yeux  baissez,  et  d'un  accent  timide, 
Me  dire  :  «  Cher  Tircis,  à  quoy  m'exposes-tu? 

Faut-il  que  pour  toy  la  vertu 

Cède  à  la  fureur  qui  me  guide? 

«  Tircis,  vivons  tousjours  dans  nos  feux  innocens; 

Et  si  j'ay  des  charmes  puissans. 
Comme  pour  me  flater  tu  le  veux  faire  croire, 
Modère  aussi  les  tiens,  et  content  de  ma  foy, 

Cesse  de  prétendre  sur  moy 

L'honneur  d'une  lâche  victoire.  » 

Quand  je  vis  tant  de  grâce  avec  tant  de  pudeur, 

Peu  s'en  fallut  que  mon  ardeur 
N'écoutât  du  respect  les  simples  remonstrances, 
Et  que,  perdant  le  fruit  de  cette  occasion, 

Une  sotte  confusion 

Ne  ruinât  mes  espérances. 

Mais  reprenant  bien-tost  mon  généreux  dessein, 

.l'attache  ma  bouche  à  son  sein, 
Qui  d'un  poux  inégal  témoignoit  ses  alarmes  ; 
Là  nous  eusmes  un  long  et  périlleux  combat. 


84  L    OCCASION     PERDUE 

Avant  qu'elle  ne  succombât 

Sous  l'heureux  effort  de  mes  armes. 

]Nos  rideaux  recevoient  tout  autant  de  clarté 

Qu'il  en  faut  pour  une  beauté 
Qui  des  jeux  de  l'Amour  n'a  pas  l'expérience. 
La  pudeur  de  Philis  s'y  pouvoit  asseurcr. 

Et  j'y  pouvois  considérer 

Tous  les  traits  de  son  innocence. 

Je  vis  comme  l'Amour  quelquefois  luy  liaussoit 

Ses  yeux  que  la  honte  abaissoit 
Je  vis  rougir  ses  lys,  je  vis  pâlir  ses  roses; 
Tout  estoit  merveilleux,  et  je  puis  hardiment 

Protester  que  jamais  amant 

Ne  toucha  de  si  belles  choses. 

Alors,  n'en  pouvant  plus  :  «  Cher  voleur  d'un  (resor, 

Que  je  devois  garder  encor. 
Après  avoir  soulé  ton  amoureuse  envie, 
Après  t  estre  enrichy  de  ma  première  fleur, 

Après  m'avoir  osté  l'honneur, 

Oste-moy,  dit-elle,  la  vie  1  » 

«  Reyne  de  mes  désirs,  maistresse  de  mon  sort, 

Puisque  nos  destins  sont  d'accord, 
Gouslons  les  voluptcz  que  le  ciel  nous  envoyé; 
Appaise  donc,  luy  dis-je,  appaise  tes  douleurs, 

Et  ne  fais  pas  tomber  des  pleurs 

Dans  le  fleuve  de  nostre  joye. 

«  Tu  sçais,  belle  Philis,  que  ma  discrétion 

L'emporte  sur  ma  passion. 
Et  qu'à  dissimuler  j'ay  si  peu  de  contrainte, 
Que  tous  les  espions  qu'on  vient  de  nous  donner 

Jamais  ne  pourront  discerner 

La  vérité  d'avec  la  feinte. 

«  Sçaclie  aussi  <]ue  d'Amour  l'agréable  péché, 
Pourveu  qu'on  le  lienne  caché 


ilECOUVEIlTE.  { 

Loin  de  ce  que  lu  crains,  n'apporte  à  ses  complices 
Qu'un  mutuel  désir  de  le  faire  souvent, 

Et  l'honneur,  qui  n'est  que  du  vent, 

Se  garde  parmy  nos  délices.  » 

Ce  miracle  d'amour,  de  grâce  et  de  beauté, 

Après  m'avoir  bien  écouté: 
«  Que  les  propos,  dil-il,  d'une  personne  aimée 
Ont  un  rare  pouvoir  de  toucher  nos  esprits  ! 

Que  mes  sens  se  trouvent  surpris, 

Et  ma  colère  desarmée  ! 

«  Dispose  de  ma  vie,  aimable  suborneur! 

L'Amour,  plus  puissant  que  l'honneur, 
Me  fait  abandonner  ma  première  conduite, 
Et  dit  à  ma  raison,  qu'un  si  parfait  amant 
Ne  peut  cueillir  injustement 
Les  fruits  d'une  longue  poursuite.  » 


r 

JOUISSANCE 


I 


IDYLLE    (1) 

Du  bel  astre  du  jour  les  lumières  errantes 
Avoient  brillé  deux  fois  sur  les  fleurs  renaissantes, 
Et  sous  les  noirs  frimas  les  aquilons  naissans 
Avoient  blanchy  deux  fois  la  vieillesse  des  ans; 
Depuis  le  jour  fatal  que  l'amoureux  Lysandre 
Vit  la  belle  Climene  et  ne  peut  s'en  deffendre. 
Et  quheureux  à  ses  pieds  de  vou'  couler  ses  jours. 
Il  n'estoit  point  gesné  par  d'ingrates  amours. 
Après  beaucoup  de  temps,  de  constance  et  de  peine. 

(1)  Poésies  nouvelles  et  autres  œuvres  galantes  du  sieur 
de  C...  (Paris,  Théodoie  Giraid,  16G2,  in-12,  p.  75-78). 


80  L   OCCASION    PERDUE 

Il  sut  louclicr  le  cœur  de  l'aimable  Climène, 
Et  cette  belle  enlin,  favorable  à  ses  vœux, 
Ressentit  les  langueurs  d'un  tourment  amoureux. 
Tous  deux,  fuyant  le  monde,  abandonnoient leurs  âmes 
Aux  plaisirs  innocens  de  leurs  discrètes  fiâmes, 
Et  ces  parfaits  amans  ne  peignoient  dans  leurs  yeux 
Que  ces  chastes  amours  qui  triomphent  des  dieux. 
Maisqu'onvoitrarement,  dansle  siècle  où  noussommes, 
Les  amans  aimer  bien  et  n'aimer  pas  en  hommes, 
Et  qu'il  est  difficile  au  cœur  bien  enflamé 
D'estre  longtemps  discret,  lorsqu'il  est  fort  aimé! 
Lysandre,  en  qui  l'amour  estoit  jadis  si  pure, 
Fut  touché  du  désordre  où  porte  la  nature  : 
Son  cœur  et  sa  raison  ne  pouvant  s'accorder. 
Il  vouloit  des  faveurs  qu'il  n'osoit  demander. 
Climène  le  connut,  et  son  ame  affligée 
Désira  vainement  de  se  voir  dégagée. 
Mais  elle  aimoit  beaucoup,  et  vit  bien  qu'en  aimant 
L'on  s'accoutume  enfin  aux  transports  d'un  amant. 
Climène  chaque  jour  devenoit  moins  sévère, 
Répondoit  à  Lysandre  avec  moins  de  colère, 
Et  Lysandre,  hardy,  luy  contoit  chaque  jour 
Les  plaisirs  indiscrets  du  criminel  amour. 
D'un  honneur  scrupuleux  les  loix  trop  rigoureuses 
Combattirent  longtemps  leurs  fiâmes  amoureuses. 
Mais  dès  lors  que  l'honneur  est  pressé  par  l'amour, 
Si  l'amour  est  bien  fort,  l'honneur  cède  à  son  tour. 
Avec  tous  les  efforts  d'une  vertu  sévère. 
C'est  en  vain  que  souvent  la  Raison  délibère, 
Et  l'esprit,  combattu  par  des  attraits  puissans, 
Se  trouble  et  s'abandonne  à  l'empire  des  sens. 

Sur  le  bord  d'un  ruisseau,  loin  du  bruit  et  du  monde 
Climène  un  jour  dormoit  au  murmure  de  l'onde, 
A  l'ombrage  d'un  bois  et  sur  le  gazon  vert  : 
Un  doux  zephir  baisoit  son  beau  sein  découvert. 
Telle  parut  jadis,  dans  les  bois  de  Cythère, 
Dos  plus  tendres  Amours  la  ravissante  mère, 
Quand  lasse  de  chercher  son  aimable  Adonis, 


RECOUVERTE.  87 

Elle  se  reposoit  dans  les  bras  de  son  fils. 
Climène,  mille  fois  plus  charmante  et  plus  belle, 
Dort  parmi  les  Amours  qui  veillent  autour  d'elle, 
Qui  toujours  attachez  à  ses  divins  appas, 
L'aimt  nt  comme  leur  mère  et  ne  la  quittent  pas. 
Elle  dormoit  encor,  lorsque  son  cher  Lysandre, 
Guidé  par  l'Amour  mesme,  en  ce  bois  se  vint  rendre. 
Surpris  d'un  nouveau  jour  qui  brilloit  à  ses  yeux. 
Il  connut  que  Climène  estoit  près  de  ces  lieux. 
Il  soupire,  il  s'avance,  et  dans  cet  instant  mesme, 
l'iein  de  joie  et  d'ardeur,  il  trouve  ce  qu'il  aime, 
Il  reconnoît  Climène,  et  voit  que  son  beau  corps, 
Négligemment  couché,  découvroit  ses  trésors. 
Charmé  de  contempler  tant  de  beautez  nouvelles. 
De  mille  feux  nouveaux  il  sent  les  étincelles, 
Et  se  laisse  embraser  à  ces  esprits  ardens 
Qui  malgré  la  raison  s'écoulent  par  les  sens. 
Sans  éveiller  Climène,  à  genoux  auprès  d'elle. 
Il  veut  porter  sa  bouche  au  sein  de  cette  belle, 
Et  sa  main  criminelle  est  prête  de  toucher 
Des  trésors  que  l'honneur  ordonne  de  cacher. 
Mais  un  léger  respect  qui  combattoit  sa  flame, 
Calma  pour  un  moment  les  transports  de  son  ame, 
Et,  prest  d'exécuter  un  si  liardy  dessein. 
Il  sentit  arrester  et  sa  bouche  et  sa  main. 
Il  craignit  justement  que  Climène  offensée 
Ne  punît  par  sa  haine  une  ardeur  insensée, 
Et  que,  pleine  d'horreur  pour  sa  témérité, 
H  ne  peust  plus  fléchir  son  esprit  irrité. 
«  Que  feray-je,  dit-il,  dans  l'ardeur  qui  m'anime? 
Qui  pèche  par  amour  ne  fait  pas  un  grand  crime. 
Souvent  dans  les  combats  qu'ont  des  cœurs  amoureux, 
Si  l'on  n'est  téméraire  on  n'est  jamais  heureux. 
Nul  ne  peut  eslre  sage  auprès  de  ce  qu'il  aime  : 
Le  respect  dure  peu  quand  l'amour  est  extrême. 
Et  ces  foibles  combats  sont  au  cœur  d'un  amant 
Ce  que  fait  un  peu  d'eau  sur  un  brasier  fumant.  » 

A  CCS  mots,  il  s'emporte,  et  son  ame  aveuglée 


88  L   OCCASION     PERDUE 

S'abandonne  aux  fureurs  d'une  amour  déréglée. 
Il  arreste  Climène  avec  ses  bras  puissans, 
Et  l'inhumain  est  sourd  à  ses  cris  innocens. 
Cette  belle,  en  désordre,  eslonnée  et  tremblante, 
Tâche  en  vain  d'échapper,  se  plaint  et  se  tourmente. 
Menace  son  amant  de  courir  au  trépas  : 
Enfin  elle  le  prie  et  ne  le  fléchit  pas. 
Sa  résistance  est  foible  aux  efforts  de  Lysandre. 
Contre  quelque  autre  amant  elle  eust  peu  se  défendre, 
Mais  contre  ce  qu'on  aime  on  fait  un  vain  elfort  : 
Quand  le  cœur  nous  trahit,  le  bras  n'est  guères  fort. 
Ce  n'est  plus  qu'aux  soupirs  que  sa  bouche  est  ouverte. 
Elle 'ferme  les  yeux  pour  ne  pas  voir  sa  perte. 
Et  les  bras  étendus,  sans  aucun  mouvement, 
I^aisse  tout  prendre  enfin  à  cet  heureux  amant. 
Jamais  tant  de  beautez,  avecque  tant  de  joye, 
Des  ardeurs  d'un  amant  ne  devinrent  la  proye, 
Et  l'on  ne  vit  jamais  dans  l'empire  amoureux 
De  plus  belle  conqueste  et  d'amant  plus  heureux. 
Dans  le  fond  de  ce  bois  les  Nymphes  en  rougirent, 
Le  Faune  tressaillit,  et  les  Amours  en  rirent; 
Tous  en  furent  émus  et  dirent  tour  à  tour, 
Que  rien  n'est  comparable  aux  douceurs  de  l'amour 


JOUISSANCE 

SONNET  11) 


Aujourd'liuy  dans  tes  bras  j'ay  demeuré  pâmée  : 
Aujourd'huy,  cher  Tircis,  ton  amoureuse  ardeur 
Triomphe  impunément  de  toute  ma  pudeur, 
Et  je  cède  aux  transports  dont  mon  ame  est  charmée. 


(1)  Poésies  choisies  de  MM.  Corneille,  Bois-Robert,  de 
Marigny,  Desmarels,  GomhauU,  de  La  Lanne,  de  Cerisij,  de 


RECOUVERTE.  89 

Ta  {lame  et  ton  respect  m'ont  enfin  desarmée  : 
Dans  nos  embrassemens  je  mets  tout  mon  bonheur, 
Et  je  ne  connois  plus  de  vertu  ni  d'honneur, 
Puisque  j'aime  Tuxis  et  que  j'en  suis  aimée. 

0  vous,  foibles  esprits,  qui  ne  connoissez  pas 
Les  plaisirs  les  plus  doux  que  l'on  gouste  icy-bas, 
Apprenez  les  transports  dont  mon  ame  est  ravie. 

Une  douce  langueur  m'oste  le  sentiment. 

Je  meurs  entre  les  bras  de  mon  fidelle  amant. 

Et  c'est  dans  cette  mort  que  je  trouve  la  vie. 


JOUISSANCE 

(Imité  d'Ovide,  Amours,  liv.  III,  élég.  7.) 

STANCES  (4) 

Accablé  de  l'inquiétude 
Que  cause  l'ardeur  de  l'esté, 
Pour  dissiper  ma  lassitude 
Sur  mon  ht  je  m'estois  jeté. 
Le  soleil,  dans  ma  chambre  obscure, 
Trouvant  quelque  ioible  ouverture, 
Lançoit  un  rayon  de  ses  feux. 
Et  meslant  la  lumière  à  l'ombre, 
En  faisoit  un  lieu  clair  et  sombre 
Propice  aux  larcins  amoureux. 

Cerisay,  Maucroix,  etc.,  et  plusieurs  autres.  Ciaquiesme 
partie  (Paris,  Charles  de  Sercy,  1666,  iii-12.  p.  61).  Ce  son- 
net, publié  sans  nom  d'auteur  dans  différents  recueils,  est 
de  mademoiselle  Desjardins,  plus  tard  madame  de  Viliedieu, 
qui  ne  le  désavouait  pas. 

(1)  Cette  pièce,  sans  nom  d'auteur,  se  trouve  à  la  p.  1177 
du  t.  IX  du  recueil  manuscrit  de  (ionrart,  iu-folio.  Biblio- 
thèque de  l'Arsenal. 


SO  L    OCCASION     PERDUE 

Alors  à  mes  yeux  se  présente 
Corinne  et  n'ose  m'approcher  : 
Sa  robe  blanche  et  transparente 
La  couvroit  sans  me  la  cacher. 
Elle  chancelle,  je  m'avance; 
J'attaque,  elle  fait  résistance 
Et  tâche  de  me  repousser. 
Mais  d'une  manière  si  douce, 
Que  le  beau  bras  qui  me  repousse, 
Est  déjà  prest  à  m'embrasser. 

Enfin,  vainqueur  de  cette  belle, 
J'en  contemplay  tous  les  appas, 
J'admiray  ce  qu'on  voit  en  elle 
El  tout  ce  que  l'on  ne  voit  pas. 
Chacun  aisément  conjecture 
Ce  qu'on  fait  en  cette  aventure 
Avec  l'objet  de  ses  amours... 
Que  je  serois  digne  d'envie, 
Si  dans  la  suite  de  ma  vie 
J'avois  souvent  de  ces  beaux  jours! 


L'OCCASION   PERDUE   RECOUVERTE  <,v 

Une  certaine  Dame  de  la  campagne  avoit  un 
mary  fort  jaloux,  et  neantmoins  ne  laissoit  point 
de  se  réjouyr,  et  de  passer  son  temps  avec  un 
jeune  frisé,  valet  de  chambre  dun  gentilhomme 
de   ses   voisins,  dont  elle  estoit  passionnément 

(1)  Les  Soirées  des  Auberges,  l'Apothicaire  de  qunlilé, 
l'Avanhire  de  l'hostellerie,  le  Mariage  de  Belfegore,  l'Occa- 
sion  perdue  recouverte,  Nouvelles  galantes,  comiques  et  vé- 
rilables  (Paris,  Esticnno  Loyson,  1069,  in-r2,  p.  289-292). 


RECOUVERTE.  91 

amoureuse,  qui,  quelquefois,  la  voyoit  de  près  aux 
heures  qu'elle  Tavertissoil  que  son  mary  estoit 
absent.  Cette  Dame  estoit  parfaitement  belle,  et 
quoyqifelle  s'abandonnast  à  un  valet,  ne  laissoit 
point  d'estre  poursuivie  par  tous  les  braves  cava- 
liers du  pays,  et  entre  autres,  par  un  certain  Mar- 
quis, leur  voisin,  qui,  Tayant  longuement  persé- 
cutée à  force  de  présens,  obtint  d'elle  ce  qu'il  en 
desiroit,  mais  elle  Tobligeoit  bien  plus  tost  par  in- 
terest  que  par  amour;  car  toutes  ses  inclinations 
estoient  dédiées  à  ce  valet  de  chambre,  à  qui  elle 
avoit  absolument  donné  son  cœur. 

Un  jour,  comme  son  mary  estoit  allé  dehors, 
qui  ne  devoit  estre  de  retour  que  le  lendemain,  elle 
envoyé  tout  à  l'heure  quérir  son  galand,  comme 
elle  avoit  accoutumé  de  faire  en  pareille  occasion; 
mais  à  peine  luy  avoit-elle  donné  le  bonjour,  que 
monsieur  le  Marquis  arrive,  ayant  laissé  ses  che- 
vaux dans  la  cour;  (il)  montoit  desja  l'escalier, 
quand  une  des  lilles  de  chambre  de  la  Dame  la  vint 
avertir  que  monsieur  le  Marquis  montoit.  Elle,  qui 
pour  rien  n'eust  voulu  que  le  Marquis  eust  trouvé 
ce  jeune  homme  dans  sa  chambre,  le  pria  de  se 
cacher;  ce  qu'il  fit  tout  tremblant  de  peur,  et,  ne 
sçachant  où  se  mettre,  il  se  cache  sous  le  lict. 
Le  Marquis  entre  et  salue  la  Dame,  qui  luy  de- 
mande comme  il  avoit  sçeu  prévoir  que  son  mary 
n'estoit  point  au  logis  ;  il  luy  dit  que  son  cœur  l'en 
avoit  averty,  qui  n'avoit  pas  accoutumé  de  pro- 
nostiquer jamais  en  vain. 

Comme  ils  estoient  en  conversation  ensemble, 
le  mary  arrive  :  ce  qu'une  fille  de  chambre  vint 
aussitost   dire  à  sa  maistresse,  qu'il  estoit  desja 


92  L    OCCASION     PERDUE 

dans  la  cour  et  qu'il  avoit  veu  les  chevaux  de  mon- 
sieur le  Marquis.  Cette  femme  demeura  bien  in- 
terdite, ne  sçachant  ce  qu'elle  devoit  faire  de  voir 
son  mary  la  surprendre,  pendant  qu'elle  estoit 
avec  le  Marquis,  et  qu'elle  avoit  un  autre  galand 
caché  sous  le  lict.  Mais,  comme  les  femmes  sont 
extrêmement  subtiles  et  prompte  plus  que  les 
hommes  à  remédier  aux  malheurs  présens,  avec 
le  peu  de  temps  qu  elle  avoit,  elle  dit  au  Marquis  : 
«  Monsieur,  si  vous  avés  dessein  de  me  sauver  la 
vie,  au  nom  de  Dieu,  sans  vous  informer  de  la 
cause  qui  m'oblige  à  cela,  car  je  n'ai  pas  à  présent 
le  loisir  de  répondre  là-dessus,  mettez  l'espée  à 
la  main,  et  tesmoignez  d'estre  en  colère;  disant  : 
Morbleu!  je  le  raltraperai  une  autre  fois!  et  en 
disant  cela,  sortez  promptement  de  céans,  et  quoy- 
que  mon  mary,  que  vous  allez  rencontrer  sur  la 
montée,  vous  en  demande  la  cause  et  vous  veuille 
arrester,  allez-vous-en  en  colère,  sans  luy  res- 
pondre.  C'est  l'unique  moyen  de  me  sauver,  sans 
quoy,  tenez-moy  morte,  autant  vaut.  » 

Le  Marquis,  qui  n'avoit  pas  le  loisir  de  consulter 
là-dessus,  bien  aise  aussi  que  par  ce  moyen  il 
pouvoit  aussi  échapper,  met  l'espée  à  la  main, 
sort  de  la  chambre,  et  rencontrant  le  mary  sur 
la  montée,  dit,  en  colère  :  «  Morbleu  !  je  le  rat- 
traperay  une  autre  fois  !  »  Le  mary  estonné,  luy 
demande  ce  qu'il  a;  mais,  luy,  sans  vouloir  escou- 
ter,  enfonçant  son  chapeau  à  sa  teste,  sort  sans 
luy  dire  aucune  chose.  Le  mary  trouve  sa  femme 
à  la  porte  de  sa  chambre,  à  qui  il  demande  à  qui 
en  avoit  monsieur  le  Marquis.  «  Ah  !  mon  amy, 
luy  dit-elle,  jamais  je  ne  me  suis  trouvée  si  es- 


RECOUVERTE.  9." 

tonnée!  Tout  maintenant  il  est  venu  un  jeune 
liomme  se  réfugier  icy,  me  criant,  la  larme  àrœil, 
d'avoir  pitié  de  luy  et  de  le  sauver  des  mains  de 
ce  Marquis,  qui,  Tespée  à  la  main,  couroit  après 
luy  pour  le  tuer.  Je  Tai  fait  entrer  dans  ma  cham- 
bre et  me  suis  tenue  à  la  porte  pour  en  deffendre 
rentrée  au  Marquis,  qui,  tout  furieux,  venoit  pour 
le  tuer;  mais,  ayant  connu  que  je  ne  le  trouvois 
pas  bon,  s'estant  venu  réfugier  dans  ma  chambre, 
encore  a-t-il  esté  assez  courtois  pour  ne  l'attaquer 
pas  chez  moy.  —  Ah!  dit  le  mary,  sans  doute 
c'est  ce  qui  Tobligeoit  à  dire  qu'il  le  rattraperoit 
ailleurs.  Mais  où  est-il  ce  jeune  homme?  —  Je  ne 
sçay,  dit-elle,  où  il  se  sera  caché.  Je  m'en  vais 
l'appeler.  Sortez,  mon  amy,  dit-elle,  sortez!  Ne 
craignez  rien,  il  est  party.  »  Ce  jeune  homme, 
qui  avoit  tout  ouï,  sort  tremblant  de  dessous  le 
lict,  car  il  en  avoit  bien  sujet.  Le  mary  luy  de- 
mande pourquoy  le  marquis  luy  en  vouloit  :  «  Je 
vous  jure,  dit-il,  que  je  n'en  sçay  rien,  monsieur, 
car  je  ne  le  connois  point,  et  je  crois  qu'il  me 
prend  pour  un  autre  :  car,  si  tôt  lorsqu'il  m'a  veu, 
mettant  l'espée  à  la  main,  il  a  crié  :  Tue,  tue!  et 
sans  Madame,  qui  m'a  fait  la  faveur  de  me  retirer 
céans,  je  serois  mort,  sans  doute.  Je  luy  suis  obligé 
de  la  vie.  »  Le  mary  le  console  le  mieux  qu'il  pût 
et  le  conseille  de  ne  sortir  point  de  chez  luy,  qu'il 
ne  fust  nuict,  de  peur  que  l'autre  ne  le  guetast 
par  la  rue.  Ainsi  eut-il  beau  recouvrer  le  temps 
qu'il  avoit  perdu,  sans  appréhender  le  mary  qui 
luy  servit  d'escorte. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages- 

L'Occasion  rcriDUE  RECOcvEnTi;,  stances  de  P.  (lorneillf.  îi 
Variantes,  d'après  les  Poésies  nouvelles  du  S.  de  Can- 

tenac 19 

Ifocumenls  et  disseriations  sur   l'Occasion  perdue  re- 
couverte   ti 

Sources  et  imitations  de  V Occasion  perdue  recouverte.  G." 

Impuissance,  par  Math.  Régnier Id. 

L'Occasion  perdue  a  (i.okis,  stances,  par  D.  M 6S 

La  Jouissance  imparfaite,  caprice 74 

Jouissance,  stances,  par  l!enseradc, 77 

Jouissance,  stances,  par  Du  Teil 80 


9e  TABLE     DES    MATIERES. 

Jouissance,  idylle,  par  de  Cantcnac 85 

Jouissance,  sonnet,  par  madame  de  Villedieu 86 

Jouissance,  pièce  inédite  et  anonyme,  extraite  du  Re- 
cueil de  Conrart 87 

L'Occasion  perdue  recouvekte,  anecdote  en  prose,  ex- 

ivaile  des  Soirées  des  Auberges 88 


PAniS.  —  IMP.  SIMON    RAÇON    ET   COMP.,   HUE    u'ERFLIITII,   1, 


^  A  "^ 


jL. 


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l  4 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Echéonce 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Dote  due 


CE 


a39003  0023737^3  6 


CE    PQ        1764 

.04     1862 

COO       CORNEILLE.    P     L'OCCASION 

ACC#     1368271