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Full text of "Éloge de Montaigne"

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Prcscttteb  ta 
ai  iUe 


bu 


The  Estate  of  the  late 
G.  Percîval  Best,  Esq. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/logedemontaignOObour 


ÉLOGE 


D  E 


MONTAIGNE. 


'Cel  ouvrage  se  trouve  chez  les  lilraira 
suivons  : 

EASLE  ,  J.  Decker. 
BRESLAW  ,  G-  T.  Kotn. 
GENÈVE  ,  Paschoud  ;  -  Mangct. 
HAMBOURG  ,  P.  F.  Fauche  et  C.i« 
LUCERNE  ,  Balthazar  Meyer  et  C.»« 
LYON  ,  Tournachon  Molin. 
STOKOLM  ,   G.  Sylverstolpe. 
STRASBOURG  ,  Levrault. 


ELOGE 


D  E 


MONTAIGNE;^ 

Par  Henriette  BOURDIC-VIOT. 


lis  se  sont  servi  de  lui 
comme  d'un  maître  parfait 
en  la  connoissance  de  tou- 
tes choses  ,  et  de  ses  livres 
comme  d'une  pépinière  de 
toute  espèce  de  suffisance. 

JUIontaigne ,  sur  Homère. 
Chap.  41 4- 


A 


P  ARIS^^ 

Chez  Cff^itES  POUGENS  f imprimeur- 
libraire  ,  quai  Voltaire  ,  N."  10. 


AN  Y  III. 


604  850 


i:  L  O  G  E 


D  E 


MONTAIGNE. 


HiN  lisant  le  philosophe  au- 
quel plusieurs  académies  ont 
déjà  payé  un  tribut  d'éloges , 
j'ai  cru  reconnoître  que  la 
plupart  de  nos  moralistes  ont 
puisé  dans  ses  écrits  les  traits 
saillans  et  les  principes  lumi- 
neux qui  prêtent  tant  d'éclat 
H  leurs  ouvrages.  Sans  doute 


6  r  L  0  G  E 

on  ne  sera  point  étonné  que 
tant  d'idées  sublimes  prodi- 
guées dans  les  Essais  de  Mon- 
taigne ,  se  soient  gravées  dans 
leur  mémoire  ;  il  n'est  pas  du. 
nombre  de  ces  écrivains  dont 
les  pensées  glissent  sur  l'es- 
prit des  lecteurs  ;  il  les  im- 
prime dans  leur  amo  ,  et , 
pour  me  servir  d'une  de  ses 
expressions  ,  il  les  y  buj:ine 
en  traits  ineffaçables  :  mais 
peut-on  n'être  pas  surpris 
que  ceux  qui  lui  doivent  une 
partie  de  leur  célébrité,  aient 
cherché  à  ternir  sa  gloire  ? 
C'est  de  lui  que  plusieurs  de 


DE    MONTAIGNE.         7 

nos  philosophes  ont  emprun- 
té leurs  maximes  ;  et  par  une 
injustice  inconcevable  ,  ils 
Oiit  osé  dire  que  ses  Essais, 
surchargésde  répétitions  fas- 
tidieuses ,  coupés  par  des  di- 
gressions déplacées  ,  écrits 
d'un  style  trivial  et  incor- 
rect ,  n'étaient  pas  moins 
opposés  au  vrai  goût  qu'à  la 
saine  morale  :  tel  on  voit 
dans  nos  jardins  l'insecte  at- 
taquer la  tige  de  la  plante 
salutaire  qui  la  nourrit. 

Ces  traits  d'ingratitude 
m'ont  révoltée  ;  et  si  l'indi' 
qnation  créoit  des  orateurs 


s  ELOGE 

comme  elle  a  créé  des  poètes, 
je  pourrois ,  en  prononçant 
l'éloge  de  ce  grand  homme, 
faire  passer  dans  vos  âmes 
les  sentimens  dont  la  mienne 
est  pénétrée. 

C'est  dans  la  lecture  des 
îécrits  do  Montaigne  que  j'ai 
cherché  la  connoissance  de 
mes  devoirs ,  et  c'est  à  l'his- 
toire de  ses  actions  que  j'ai 
dû  cet  enthousiasme  qui  rend 
l'homme  capable  de  tout  en- 
trej)rendre  ,  parce  qu'il  lui 
cache  l'intervalle  immense 
qui  le  sépare  de  son  modèle. 
Je  parlerai  donc  de  ses  ou- 


DE     MONTAIGNE.         r» 

vrages  et  de  ses  vertus  :  puis- 
sé-je  ,  en  le  présentant  sous 
ce  double  point  de  vue ,  for- 
cer ses  détracteurs  de  sous- 
crire à  son  apologie  ,.  et  mes 
juges  d'applaudir  à  mes  ef- 
forts. 


PREMIERE  PARTIE. 

iViiCHEL  de  Montaigne  na- 
quit le  23  février  i533  ,  au 
château  dont  il  porta  le  nom. 
Je  ne  dirai  rien  de  ses  aïeux  ; 
il  fut  grand  par  lui-même, 
et  ses  écrits  l'honorent  plus 
que  n'auroient  pu  le  faire 
ses  titres,  dans  un  temps  oti 
on  les  comptoit  pour  qviel- 
que  chose.  Personne  n'a  plus 
de  droit  que  lui  au  nom  de 
Philosophe  ,    puisqu'aucun 


î2  ELOGE 

«crivain  n'a  montré  un  désir 

plus  vif  d'éclairer  ses  sem- 
blables ,  et  n'a  contribué  plus 
que  lui  ,  à  l'anéantissement: 
de  leurs  préjugés  ,  source 
trop  féconde  de  nos  vices  eC 
de  nos  erreurs. 

11  est  des  hommes  créés 
par  leur  siècle  ;  Montaigne 
étoit  destiné  à  former  le  sien. 
Les  savans  exilés  de  la  Grèce 
par  le  despotisme  ,  avoienC 
trouvé  un  asile  dans  les  Etats 
de  Médicis  ,  et  de  la  protec- 
tion à  la  cour  de  François  I.er: 
la  munificence  de  ce  prince 
avoit  tiré  le  génie  de  son  as- 
soupissement;" 


DE  MONTAIGNE.  i3 
soupissemenr,  :'l  avoit  révélé 
à  ses  peuples ,  le  secret  de 
leurs  talens  ;  mais  l'on  n'a- 
voit  encore  vu  que  des  sa- 
vans  :  l'art  de  subtiliser  sur 
des  équivoques  ,  de  paroître 
approfondir  d'abstraites  chi- 
mères ,  et  de  commenter  ce 
que  l'on  ne  pouvoit  com- 
prendre, usurpoit  et  profa- 
noit  le  nom  de  Philosophie  ; 
on  ne  rougissoic  pas  de  ren- 
dre hommage  aux  insipides 
scolastiques  ,  qui  ,  après 
avoir  étudié  péniblement  les 
questions  obscures  d'une  on- 
tologie puérile ,  et  ime  phy- 


«4  ELOGE 

sique  moins  appuyée  sur  des 
expériences  que  sur  des  sup- 
positions ,     travailloient    à 
communiquer  la  vénération 
superstitieuse     qu'on     leur 
avoit  inspirée  pour  le  dogme 
des  Péripatéticiens  ;  sectai- 
res enthousiastes  du  précep- 
teur d'Alexandre  ,  ils  ne  sa- 
voient  pas  admirer  son  Art 
poétique  ,  son  Histoire  na- 
turelle ,  et  les  autres  produc- 
tions de  ce  vaste  génie ,  tan- 
dis  qu'ils  cherchoient    l'in- 
faillibilité du  raisonnement 
dans  sa  Métaphysique. 
Montaigne  a  osé  appeler 


DE    MONTAIGNE.        i5 

(le  la  doctrine  d'Aiistote  au 
tribunal  de  la  raison  ,  subs- 
tituer la  clarté  et  la  préci- 
sion des  idées  au  langage 
inintelligible  introduit  dans 
les  écoles  ,  et  renverser  les 
autels  que  le  pédantisme 
avoit  élevés  au  chef  des  Pé- 
ripatéticiens. 

Il  mérita  le  titre  de  Philo- 
sophe, non  en  égarant  les  es- 
prits ,  mais  en  les  éclairant  ; 
non  en  amusant  la  curiosité 
des  hommes  ,  mais  en  les 
prémunissant  contre  l'er- 
reur. Né  avec  un  esprit  ob- 
servateur ,   il   aurcit  pu  sô 


16  L  L  O  G  E 

frayer  une  route  à  la  célé- 
brité ,  en  mesurant  la  mar- 
elle des  globes  semés  dans  le 
vague  des  cieux ,  en  soumet- 
tant à  son  calcul  les  lois  du. 
mouvement  et  de  la  gravi- 
tation, en  perfectionnant  la 
science  de  maîtriser  les  élé- 
mens  et  de  les  plier  à  notre 
industrie  ,  en  dirigeant  la 
m^arcbe  des  navigateurs  té- 
méraires qui  ont  jeté  un  pont 
de  communication  entre  les 
mondes  que  sépare  l'immen- 
sité des  mers  ;  sans  doute  il 
eût  alors  mérité  de  voir  son 
nom  inscrit  parmi  ceux  des 


DE  MONTAIGNE.  17 
savans  qui  ont  soulevé  une 
partie  du  voile  derrière  le- 
quel la  nature  se  plaît  à  se 
cacher  :  mais  la  science  d'é- 
tudier l'homme  pour  le  per- 
fectionner, paroit  à  Mon- 
taigne ,  comme  à  Platon  et 
;\  Socrate  ,  la  science  la  plus 
digne  de  l'homme.  «  Le  gain 
3)  de  notre  étude  ,  disoit-il , 
»  c'est  en  être  devenus  meil- 
î)  leurs  et  plus  sages  :  avez- 
î>  vous  su  composer  vos 
'3  mœurs  ;  vous  avez  plus 
y>  fait  que  celui  qui  a  corn- 
*  posé  des  livres  ». 

A  peine  sorti  de  renfance> 


:y  E  L  0  C  r: 

Monlaigne  gémissoît  déjà  en 
voyant  le  joug  des  préjugés 
s'appesantir  sur  nos  têtes,  et 
captiver  en  nous  cette  li- 
berté sans  laquelle  nous  per- 
dons et  l'enthousiasme  qui 
entreprend  les  grandes  cho- 
ses ,  et  la  force  qui  les  fait 
exécuter. 

Pour  nous  soustraire  à 
cette  servitude  ,  il  nous  dé- 
montre que  nous  ne  devons 
rien  admirer  sur  parole  ,  ne 
jamais  décider  qu'après  l'exa- 
men ,  ne  prononcer  qu'avec 
circonspection ,  douter  lors- 
que la  vérité  n'est  pas  suffi- 


DE    MONTAIGNE.        \J 

samment  connue  ;  nous  met- 
tre en  garde  contre  nos  sens, 
si  faciles  à  tromper ,  contre 
notre  imagination ,  vrai  mi- 
croscope de  l'esprit,  qui  gros- 
sit tous  les  objets;  contre  les 
passions,  qui  les  voient  moins 
comme  ils  sont  que  comme 
elles  désirent  qu'ils  soient; 
contre  l'ascendant  qu'exer- 
cent sur  nos  âmes  l'éloquence 
persuasive  du  génie  et  la  voix 
ii7ipérieuse  de  l'exemple  : 
tels  sont  les  principes  philo- 
sophiques de  Montaigne. 

Il  s'en  sert  pour  examiner 
l'ordre  immuable  qui  près- 


ao  ELOGE 

crit  à  chaque  être  la  placer 
qu'il  doit  occuper  dans  la 
chaîne  du  grand  tout:  pour 
approfondir  les  causes  qui 
font  de  l'homme  un  assem- 
blage étonnant  de  pusillani- 
mité et  de  courage  ,  de  foi- 
blesse  et  de  force  ,  de  bas- 
sesse et  d'élévation ,  de  vices 
et  de  vertus  ;  pour  calculer 
l'influence  de  nos  sens  sur 
nos  jugemcns,  et  de  nos  lois 
sur  nos  mœurs.  Voyez  avec 
quelle  sagacité  ,  à  travers  le 
nuage  que  forment  autour 
de  nous  les  usages  qui  nous 
asservissent,  les  opinions  qui 


DE    MONTAIGNE.       21 

nous  tyrannisent  et  les  pas- 
sions qui  nous  subjuguent , 
il  distingue  l'homme  dégra- 
dé ou  perfectionné  par  les 
institutions  sociales.  Après 
nous  avoir  appris  à  nous 
connoître ,  il  nous  fait  en- 
A  isager  nos  dévoilas  ;  et  nous 
]3rouvant  que  notre  fidélité  à 
les  remplir,  est  la  mesure  de 
notre  félicité  ,  il  nous  mène 
par  l'amour  de  nous-mêmes 
à  l'amour  de  la  vertu.  Qu'elle 
est  intéressante  sous  son  pin- 
ceau !  Une  pente  douce  et 
fleurie  nous  conduit  à  son 
sanctuaire  ;  là ,   placée  sur 


32  ÏL  L  O  G   E 

un  trône  simple  et  modeste  , 
elle  attire  ses  adorateurs  , 
leur  communique  la  paix  qui 
règne  dans  son  ame  ,  et  la 
gaieté  touchante  qui  rayonne 
dans  ses  yeux.  Des  nœuds  de 
fleurs  sont  la  chaîne  qu'elle 
leur  présente  ;  ils  préfèrent 
son  esclavage  à  la  liberté  : 
les  moralistes  qui  nous  ont 
montré  la  vertu  sous  de  pa- 
reilles images  ,  en  ont  pris 
le  modèle  dans  Montaigne. 
ce  La  vertu ,  dit-il  ,  n'est 
))  pas  ,  comme  veulent  le 
55  faire  croire  ceux  qui  ne 
>»  l'ont  pas  hantée,  plantée 


DE     MONTAIGNE.        aô 

»  à  la  tête  d'un  mont  raba- 
5)  teux  ;  mais  au  rebours  , 
»  logée  dans  une  plaine  dont 
»  les  routes  sont  gazonnées 
»  et  fleurantes  :  elle  a  pour 
«  guide  nature,  et  pour  com- 
5)  pagne  l'innocence.  Ceux 
«  qui  ne  peuvent  l'aborder 
5)  en  ont  fait  une  image  tris- 
5)  te ,  mineuse  et  quinteuse. 
»  Socrate  fut  la  chercher 
55  au  ciel  où  elle  perdoit  son 
3)  tems,  pour  la  ramener  chez 
5)  les  hommes  ,  qui  avoient 
»  grand  besoin  de  sa  pré- 
»  sence  «. 

C'est  donc   à  Montaigne 


q4  ELOGE 

que  nous  devons  en  partie 
i'amour  que  les  moralistes 
nous  ont  inspiré  pour  la 
vertu  :  nous  lui  devons  aussi 
presque  tout  ce  que  nous  ad- 
mirons dans  leurs  traités  sur 
l'éducation  ;  ce  qu'ils  ont 
écrit  de  raisonnable  sur  cette 
matière  n'est  qu'un  commen- 
taire oij.  ses  idées  sont  sou- 
vent affoiblies  par  leurs  dé- 
veloppemens  ;  et  ce  qu'ils 
ont  ajouté  à  ses  principes  an- 
nonce peut-être  plus  de  sin- 
gularité que  de  profondeur , 
et   moins   la  passion  d'ins- 


DE    MONTAIGNE.       aS 

traire  que  celle  de  se  distin- 
guer. 

O  vous  à  qui  la  patrie  a 
confié  le  soin  de  lui  préparer 
des  citoyens  ,  lisez  et  relise^ 
le  chapitre  dans  lequel  Mon- 
taigne vous  engage  à  aug- 
menter ,  dans  vos  élèves  ,  la 
force  du  corps  qui  influe 
tant  sur  celle  de  l'ame ,  à  les 
occuper  moins  des  mots  que 
du  sens  des  auteurs  ,  à  per- 
fectionner leur  jugement  eu 
les  accoutumant  à  penser  et 
à  juger  les  pensées  des  au- 
tres, àfortifier  par  des  exem- 
ples  les  heureuses  disposi- 


iS  ELOGE 

tiens  qu'ils  doivent  à  leur 
constitution  naturelle  ,  et  à 
les  préniun'r  contre  la  su- 
perstition ,  qui  n'est  que  la 
religion  des  âmes  foibles. 

Ecrivains  supérieurs  que 
la  nature  a  destinés  pour 
êire  les  guides  des  autres 
lioniraes  ,  n'oubliez  jamais 
qu'un  principe  faux  en  mo- 
rale peut  faire  le  malheur  de 
votre  siècle  et  préparer  celui 
des  générations  futures;  sou- 
■s  enez  -  vous  qu'on  ne  jjeut 
affoiblir  le  respect  du  à  la 
divinité ,  sans  diminuer  celui 
que  réclament  les  lois ,  sans 


DE  MONTATGN'E.  07 
relâcher  le  lien  social  :  la 
raison  ne  veut  ni  miracles 
ni  victimes,  mais  le  cœur  de 
i'iiomme  veut  un  Dieu. 

Si  Montaigne  eût  abusé  de 
son  génie  pour  prêchar  le 
matérialisme ,  je  rougirois  de 
célébrer  ses  talens  ;  mais  lors- 
que Je  le  vois  s'élever  contre 
l'audace  des  écrivains  sacri- 
lèges qui ,  voulant  deviner 
Dieu  par  leurs  analogies  et 
leurs  conjectures ,  l'abaissent 
jusqu'à  eux  dans  l'impuis- 
sance de  s'élever  jusqu'à  lui , 
puis-je  souscrire  aux  accu- 
sations intentées  contre  co 


aS  ÉLOGE 

philosophe  ?  La  probîlé  et  la 
franchise  sont  deux  qualités 
qu'on  ne  peut  refuser  à 
Montaigne  :  ses  doutes  sur 
d'autres  objets  percent  dans 
ses  écrits;  s'il  en  eût  eu  sur  la 
divinité ,  eùt-il  craint  de  les 
avovier  dans  un  temps  où  les 
opinions  de  Luther  ,  adop- 
tées par  l'Allemagne  ,  trou- 
voient  des  apologistes  en 
France  ;  dans  un  temps  où 
plusieurs  provinces  ,  rebel- 
les aux  ordonnances  de  Hen- 
ri II ,  accueilloient  les  sec- 
tateurs de  Calvin  ;  dans  un 
temps  où  la  fermentation  deg> 


DE  MONTAIGNE.  a« 
esprits  les  disposoit  à  rece- 
voir tous  les  systèmes  mar- 
ques au  coin  de  la  nouveauté 
ou  de  l'audace  ?  Montaigne 
a  dit,  il  est  vrai ,  que  pliilo- 
sopher  c'est  douter  ;  niais  en 
s'élevant  contre  la  précipi- 
tation qui  enfante  les  er- 
reurs, et  contre  la  crédulité 
qui  les  éternise,  il  a  prouvé 
seulement  qu'il  étoit  philo- 
sophe :  cette  suspension  de 
jugement,  ce  doute  métbo- 
dique,  est,  dans  la  recherche 
de  la  vérité ,  ce  qu'est  la  pru- 
dence dans  la  conduite  de  la 
vie  ;  c'est  la  boussole  sans  la* 


3o  i  L  O  G  E 

quelle  le  navigateur  ne  peut 
ni  prévoir  les  écueils  ,  ni  me- 
surer les  distances  ;  c'est  le 
guide  sans  lequel  le  voyageur 
s'égare  dans  des  régions  in- 
connues. Qu'on  cesse  donc 
d'écouter  les  calomnies  des 
écrivains  qui  ont  intérêt  de 
faire  soupçonner  ses  opi- 
nions ,  et  de  se  rendre  aux 
accusations  de  ces  échos  de 
la  littérature  ,  qui  aiment 
mieux  le  condamner  que 
d'apprendre  à  le  lire  ;  ses 
ouvrages  seront  toujours  son 
apologie.  On  lui  reproche  de 
n'avoir  pas  mis  assez  de  dif- 


DE    MONTAIGNE.       3» 

férence  entre  l'Iiomme  et  la 
brute  (i).  L'homme  ,  placé  au 
milieu  des  miracles  de  l'uni- 
vers pour  en  jouir  avec  les  au- 
tres animaux ,  mais  seul  capa- 
ble de  réfléchir  sur  ses  jouis- 
sances ,  de  rapporter  les  ef- 
fets aux  causes ,  les   consé- 


(i)  Le  privilège  que  l'homme 
s'attribue  d'être  seul,  en  ce  grautl 
bâtiment ,  qui  ait  la  suffisance  d'ea 
reconnoître  la  beauté  et  les  pièces, 
seul  qui  puisse  en  rendre  grâces  à 
l'arcbitecte  et  tenir  compte  de  la 
recette  et  mise  du  inonde,  qui  lui  a 
cédé  ce  privilège?  qu'il  me  montre 
lettres  de  cette  belle  charge  1  etc^ 


Sa  ÉLOGE 

qiiénces  aux  princi23es  ,  ne 
doit  pas ,  il  est  vrai ,  leur  être 
comparé  ;  ïnais  Montaigne 
ne  peut  s'accoutumer  à  re- 
garder comme  de  purs  auto- 
mates ,  ce  castor  qui  nous  a 
donné  les  premières  leçons 
d'architecture, ,  cette  répu- 
blique d'abeilles  qui  nous 
offre  l'exemple  de  la  police 
la  plus  sage  ,  ces  fourmis 
dont  nous  ne  pouvons  trop 
imiter  la  prévoyante  écono- 
mie ,  cet  animal  domestique, 
symbole  de  la  fidélité,  modèle 
de  la  reconnoissance  ,  qui 
étudie  les  regards  de  son  mai- 


DE  MONTAIGNE.  33 
tre  pour  prévenir  ses  volon- 
tés, et  qui  sollicite  des  cares- 
ses pour  prix  de  son  attache^ 
ment.Trop  sensible  pour  croi- 
re que  les  bêtes  ne  soient  que 
des  machines  ,  il  lui  en  au- 
roit  trop  coûté  d'attribuer  à 
je  ne  sais  quelle  faculté  que 
l'on  appelle  instinct,  des  ou- 
vrages qui  rivalisent  les  nô- 
tres :  de  là  naît  sa  préven- 
tion pour  ces  animaux  in- 
dustrieux qui  nous  offrent 
souvent  des  modèles  des  ver- 
tus sociales  et  des  leçons  dans 
les  arts. 

Parlons  de  ce  philosophe 


54  ELOGE 

d'une  manière  digne  de  lin> 
sans  prévention  et  sans  par- 
tialité: avouons  qu'il  n'a  pas 
assez  saisi  la  différence  (jui 
distingue  le  seul  être  raison- 
nable   des  autres  animaux  ; 
qu'il  n'a  po.'nt  vu  assez  clai- 
rement   que  l'homme,   qui 
peut  leur  être  comparé  par 
l'organisation    et   le    senti- 
ment ,   diffère   entièrement 
d'eux  par  l'intelligence.  Mais 
quelques  erreurs  dont  il  faut 
moins     accuser    INîontaigne 
que  son  siècle  ,   ne  peuvent 
nous  dispenser    de  tout  ce 
que  nous  lui  devons   pouç 


,  DE  MONTAIGNE.  55 
Rvoir  agrandi  la  sphère  de 
nos  connoissances  ;  c'est  un 
arbre  chargé  de  fruits  dont 
il  faut  respecter  le  tronc  en 
élaguant  quelques  branches 
qui  le  déparent  :  bien  diffé- 
rent de  nos  prétendus  phi- 
losophes modernes  ,  qui  dé- 
clament contre  une  érudi- 
tion qu'il  est  plus  facile  de 
décrier  que  d'acquérir  ,  il 
enrichit  sa  philosophie  d'une 
littérature  variée. 

ce  Le  savoir  ,  dit-il ,  est  le 
5)  plus  noble  acquêt  des  liom- 
5>  mes  ;  mais  ceux-là  seide- 
»  ment  qui  se  rapportent  de 


5S  ELOGE 

w  leur  entendement  à  leur 
n  mémoire  et  ne  voient  que 
■i^  par  livres  ,  je  les  hais  plus 
»  que  la  bêtise.  Il  vaut  mieux, 
»  disoit-il  encore ,  forger  son 
»  esprit  que  de  le  meubler  , 
»  et  s'accoutumer  à  penser  , 
5)  que  charger  sa  mémoire 
»  des  pensées  d' autrui  >>. 

Mais  il  sait  néanmoins  que 
l'imagination  s'étend  par  la 
vue  d'un  grand  nombre  d'ob- 
jets ,  que  notre  jugement  se 
fortifie  par  la  comparaison 
de  nos  idées  avec  celles  des 
autres  hommes ,  que  le  pays 
le  plus  favorisé  de  Ja  nature 

s'embellil 


DE  MONTAIGNE.  5; 
s'embellit  encore  lorsqu'on 
ajoute  aux  productions  indi- 
t^ènes  ,  celles  des  autres  con- 
trées :  il  pense  que  rien  ne 
contribue  plus  à  former  la 
raison ,  que  la  mémoire ,  ap- 
pelée par  Cicéron  le  trésor 
universel  de  toutes  les  scien- 
ces ,  nommée  par  Platon  la 
nourrice  de  l'esprit  ,  et  re- 
gardée par  les  mythologues 
comme  la  mère  des  neuf 
Muses.  «  C'est  ,  dit  Montai- 
»  gne  ,  un  outil  d'un  mer- 
•»  veilleux  service  que  la  mé- 
w  moire,   et   sans    lequel  le 


3s  ELOGE 

5>  jugement  a  de  la  peine  à 
»  faire  son  office  «. 

Ce  qui  est  un  travail  pour 
les  hommes  ordinaires  ,  est 
un  jeu  pour  notre  philoso- 
phe; il  semble  plutôt  devine» 
qu'apprendre  les  langues , 
gui  sont  les  clefs  des  scien- 
ces. Son  père  avoit  adopté 
pour  son  instruction  une 
méthode  qui  fait  la  censure 
de  la  nôtre  :  l'instituteur  et 
les  domestiques  du  jeune 
Montaigne  avoient  ordre  de 
ne  parler  que  latin  devant 
lui.  L'élève  apprit  la  langue 
des  Romains    comme   nous 


DE  MONTAIGNE.  3ç) 
apprenons  la  nôtre  ,  avec 
succès  et  sans  efforts  :  dans 
un  à"e  destiné  à  enrichir  la 
mémoire  ,  il  faut  ménager  le 
jugement  ;  un  exercice  pré- 
maturé détend  ses  ressorls. 

La  ville  (  i  )  qui  a  développé 
le  germe  du  génie  philoso- 
phique de  Montaigne  ,  ac- 
cueilloit  déjà  les  gens  de  let- 
tres ;  il  eut  l'avantage  d'y 
recevoir  les  leçons  des  Bucha- 
nan  et  des  Muret.  Dès  l'au- 
rore de  sa  vie ,  il  ravissoit  au 


(i)  Bordeaux. 


4o  ELOGE 

sommeil  un  temps  qui  lui  est 
clesliné,  pour  lire  L  s  auteurs 
anciens  qui  ont;  surpris  à  la 
nature  les  règles  de  l'art ,  et 
pour  dérober  à  l'histoire 
cette  sagesse  anticipée  qui 
supplée  à  la  lenteur  de  l'ex- 
périence. 

Eclairé  du  flambeau  de  la 
critique  ,  il  ne  voit  qu'un, 
roman  dans  Hérodote ,  lors.» 
que  celui-ci  raconte  ce  qu'il 
n'a  pas  vu  ;  il  aperçoit  la  pré- 
vention de  Dion  pour  César, 
de  Tite-Live  pour  Pompée, 
de  Patercule  pour  Tibère,  de 
Quinte-Curce  pour  Alexaii- 


DE    MONTAIGNE.        ^r 

dre.  Persuadé  que  les  histo- 
riens sont  susceptibles  d'^adu- 
lation  ou  de  haine  lorsqu'ils 
sont  contemporains  ,  et  de 
crédulité  lorsqu'ils  ne  le  sont 
plus ,  il  mesure  la  confiance 
qu'il  leur  accorde  ,  sur  les 
divers  intérêts  qui  ont  con- 
duit leur  plume.  A  travers 
le  récit  des  événemens  ,  il 
pénètre  les  causes  qui  les 
ont  produits  ,  les  change- 
mens  qu'ils  annoncent,  l'in- 
fluence qu'ils  ont  eue  ou 
qu'ils  auront  sur  les  mœurs; 
il  trouve  dans  cette  immense 


42  ELOGE 

lecture ,  la  connoissance  des 
Iiommes  qu'il  veut  éclairer , 
et  les   exemples  propres   à 
étayer  les  instructions  qu'il 
leur  destine.  Dans  les  voya- 
ges qu'il  fit  en  Allemagne  , 
en  Suisse  et  en  Italie ,  il  n'ob- 
serva pas  moins  les  procédés 
des  arts  que  les  mœurs  et  la 
législation;  mais  Rome,  celte 
ville  superbe  que  la  nature 
entoura  de  ses  miracles  ,  que 
l'art  enrichit  de  ses  prodiges, 
fut  le  principal  motif  de  ses 
voyages  :  avec  quel  enthou- 
siasme  il  visitoit  tantôt  les 
ateliers  où  le  génie  donne  du 


DE    M  O  N  T  A  1  G  N  E.        0 

relief  à  la  toile  et  de  la  flexi- 
bilité au  marbre  ;  tantôt  ces 
édifices  où  l'élégance,  unie 
à  la  majesté ,  étonne  l'esprit 
et  charme  les  yeux  ;  tantôt 
ces  monumens  que  la  recon- 
noissance  fit  élever  au  pa- 
triotisme :  il  fut  sur  -  tout 
frappé  de  la  grande  correc- 
tion de  dessin  ,  des  attitudes 
extraordinaires  ,  de  la  har- 
diesse des  traits  qui  caracté- 
risent les  ouvrages  de  Michel 
Ange.  L'écrivain  qui  ressem- 
ble le  plus  à  ce  grand  pein- 
tre devoit  l'admirer  ;  Mon- 
taigne en  a  souvent  l'éléva- 


44  ELOGE 

tion,  quelquefo's  la  rudessev 
et  toujours  l'énergie.  En  mê- 
me temps  qu'il  puisoit  dans 
les  chefs  -  d'œuvre  des  arts- 
iine  foule  d'idées  ,  de  méta- 
phores et  de  comparaisons , 
ilalloitdansles  bibliothèques 
des  savans ,  et  dans  les  cabi- 
nets des  antiquaires  ,  enri- 
chir son  esprit  d'une  littéra- 
ture choisie  ,  qui  lui  sert  à 
embellir  la  morale,  à  préve- 
nir le  dégoût  des  préceptes , 
et  à  donner,  par  des  citations 
et  des  autorités  ,  plus  de 
poids  à  ses  raisonneniens.  De 
là  cette  heureuse  fiicilité  qui 


DE  MONTA  IGNK.  45 
est  au  Style  ce  que  l'aisance 
est  aux  mani(';res  ;  les  expres- 
sions ,  les  allusions ,  les  ima- 
ges semblent  se  disputer  son 
choix. 

Ainsi  im  fleuve  auquel 
plusieurs  rivières  paient  le 
tribut  de  leurs  ondes  ,  n'en 
coule  qu'avec  plus  de  rapi- 
dité ;  sa  majesté  s'accroît  de 
l'abondance  de  ses  eaux  : 
ainsi  la  science  prête  de  la 
vigueur  aux  preuves  ,  et  de 
l'éclat  aux  pensées.  N'en- 
vions point  à  la  paresse  ,  la 
consolation  d'accuser  l'éru- 
dition de  pédantisjue  ,  et  de 


'4*  ELOGE 

répéter  qu'un  homme  qui 
pense  n'a  pas  besoin  d'étu- 
dier les  pensées  des  autres  ; 
mais  avouons  que  dans  les 
Essais  de  Montaigne ,  la  lit- 
térature dont  il  déploie  tou- 
tes les  richesses  est  au  profit 
des  vérités  qu'il  a  l'art  de 
persuader.  Il  mérite  donc 
nos  éloges  autant  comme  lit- 
térateur que  comme  philo- 
sophe ;  il  les  mérite  sur-tout 
à  titre  d'écrivain  de  génie. 
Un  des  traits  distinctifs  du 
génie  ,  est  de  présenter  les 
objets  sous  un  jour  nouveau, 
de  créer  des  images ,  et  de 


DE    MONTAIGNE.       ij; 

donner  aux  preuves  un  air 
tl'invention.  Eh  !  qui  niera 
qu'en  plaçant  des  idées  et 
des  faits  dans  sa  mémoire , 
Montaigne  ne  sut  se  les  ap- 
proprier par  un  tour  origi- 
nal ,  par  le  talent  de  saisir  les 
rapports  qui  avoient  échappé 
à  la  plupart  des  lecteurs  ,  et 
encore  plus  par  une  manière 
singulière  et  énergique  de 
les  exprimer  ?  Trouve -t-on 
dans  les  écrivains  qu'il  a  imi- 
tés ,  ou  dans  ceux  qui  se  sont 
efforcés  de  l'imiter  lui-même, 
cette  vigueur  d'expressions 


43  ELOGE 

toujours  neuves  ,  toujours 
pittoresques  ? 

11  n'est  point  du  nombre 
de  ces  auteurs  sans  physiono- 
mie qui  ressemblent  à  tous 
les  autres  ;  Montaigne  ne 
ressemble  qu'à  lui-même. 

Quel  écrivain  a  su  mieux 
maîtriser  sa  langue ,  hasar- 
der des  termes  dont  on  ne 
songe  pas  à  condamner  l'au- 
dace ,  enrichir  notre  gram- 
maire ,  même  en  violant  ses 
lois. 

L'élégance  que  nous  affec- 
tons depuis  plus  d'un  siècle 
est  le  tombeau  de  l'énergie;  la 

lime 


DE  MONTAIGNE.  4g 
limetLm'nuc  le  poids  du  mé- 
tal qu'elle  polit.  Que  les  puris- 
tes froids  et  pusillanimes,  si 
communs  dans  un  siècle  où 
les  esprits  sont  énervés ,  s'élè- 
vent contre  ces  heureuses 
témérités  ;  Montaigne  sera 
vengé  par  l'admiration  des 
hommes  de  génie;  ils  applau- 
diront sur-tout  à  cette  acti- 
vité de  style  qui  transporte 
sous  nos  yeux  les  objets  que 
l'auteur  veut  représenter  à 
notre  esprit ,  qui  transforme 
les  expressions  en  images , 
et  les  pensées  en  senti- 
rnens. 

5 


Sa  ii  L  O  G  E 

Loin  de  lui  les  circonlo- 
cutions pesantes  ;  elles  an- 
noncent moins  l'indigence  de 
la  langue  que  la  foiblesse  de 
l'écrivain  ;  il  va  au  rabais 
des  mots  ,  et  cherche  l'har- 
monie moins  dans  l'abon- 
dance que  dans  la  force  des 
expressions  :  loin  de  lui  les 
tours  ingénieusement  symé- 
triques ;  ils  décèlent  un  au- 
teur plus  occupé  des  mots 
que  des  choses.  Le  philoso- 
phe subordonne  toujours  à 
la  pensée  la  manière  de.  la 
rendre.  Montaigne  ressem- 
ble à  ces  grands  peintres  qui 


DE    MONTAIGNE.       5i 
dédaignent  de  finir  leurs  ou- 
vrage* ,  qui  jettent  par  grou- 
pes les  figures  et  les  drape- 
ries ,    dont    la   manière    est 
forte    et   les  contours    bien 
prononcés.   Son  élocution  , 
frappante  par  l'énergie  ,  in  : 
téresse  encore  par  sa  can- 
deur. Passez-moi  ce  terme, 
il  me  paroit  propre  à  rendre 
la  persuasion  qu'il  commu- 
nique à  son  lecteur  :  on  croit 
le  voir  en  le  lisant.  Tout  ce 
qu'il  dit ,  il  le  sent  ;  sa  plume 
semble  plus  obéir  à  son  cœur 
qu'à  son  esprit  ;  ses  réflexions 
partent  de  son  caractère;  ses 


52  ELOGE 

2>ensées  sont  un  secret  qui 
lui  échappe. 

Cette  naïveté  qui  est  un. 
(les  traits  caractéristiques  du 
génie,  cetre  analogie  de  l'es- 
prit  avec  le  caracière  ,  sont 
peut-être  la  première  source 
de  l'intérêt  qu'inspirent  ses 
ouvrages  ;  elles  font  naître 
un  sentiment  plus  flatteur 
que  celui  de  l'admiration  : 
on  aime  Montaigne ,  on  re- 
grette de  ne  l'avoir  pas 
connu. 

A  la  passion  pour  la  vérité, 
qui  annonce  le  vrai  philoso- 
phe ;,  aux  connoissances  va- 


DE    MONTAIGNE.       5> 

liées  qui  forment  le  profond 
littérateur  ,  il  sait  associer 
l'invention  ,  l'activité  ,  l'a- 
bandon, qui  décèlent  l'hom- 
me de  génie.  Il  doit  princi- 
palement la  célébrité  Je  son 
nom  à  l'usage  qu'il  a  fait  de 
son  jugement  ,  de  sa  mé- 
moire et  de  son  imagination. 
Ces  trois  facultés  de  l'esprit 
sont  rarement  réunies  ,  et 
leurréunion  forme  l'écrivain 
supérieur.  Mais  si  nous  de- 
vons de  l'admiration  à  ses 
talens ,  nous  devons  aussi  des 
éloges  à  ses  vertus.  L'esprit 
n'est  qu'un  cadre  ;  c'est  le 


54  ELOGE 

cœur  qui  est  le  fond  du  ta- 
bleau ;  et  ce  tableau  fut  si 
parfait  chez  Montaigne,  que 
je  ne  puis  me  dispenser  d'en 
offrir  une  esguisse. 


SECONDE  PARTIE. 

J_jA  postérité  assigne  à  Mon- 
taigne le  premier  rang  parmi 
les  philosophes.  Ce  jugement 
se  compose  du  souvenir  de 
ses  talens  et  de  celui  de  ses 
vertus  ;  car  la  philosophie 
n'est  que  la  sagesse  éclairée 
par  le  génie.  On  ne  peut  se 
rappeler  les  travaux  littérai- 
res de  Montaigne  sans  admi- 
ration ,  et  ses  vertus  sans  at- 
tendrissernent.  Si,  pour   es- 


56  ÉLOGE 

fjuisser  les  conceptions  har- 
dies de  son  imagination  ,  il 
eût  fallu  emprunter  le  pin^ 
ceau  de  Raphaël,  il  faudroit 
avoir  celui  de  l'Albane  pour 
peindre  le  philosophe  le  plus 
aimable  de  son  siècle  ,  dans 
l'abandon  de  la  société.  Quel 
charme  dans  ses  discours  ! 
quelle  tendresse  dans  ses  af- 
fections !  Il  est  si  plein  de  la 
jouissance  délicieuse  qu'il 
éprouve  à  méditer  et  à  faire 
le  bien ,  qu'il  semble  répan- 
dre autour  de  lui  ime  atmos- 
phère de  bonheur  dont  tout 
06  qui  l'environne  est  péné- 


D  E    M  O  N  T  A  I  G  N  E.        5/ 

tré.  L'homme  social  ne  peut 
être  heureux  sans  la  félicité 
de  ses  semblables  :  l'égoïste 
s'isole  en  vain  des  autres 
hommes  ;  il  ne  peut  rompre 
la  chaîne  des  besoins  qui  le 
lie  à  tout  ce  qui  l'entoure , 
et  cette  chaîne  s'étend  beau- 
coup au-delà  de  ce  qu'il  peut 
ayiercevoir.  Il  faut  donc  se 
faire  une  habitude  de  mériter 
la  reconnoissance  par  des 
services  ,  et  l'amitié  par  des 
soins. 

Tel  est  le  principal  pivot 
sur  lequel  roule  la  morale  de 
Montaigne  ;  et  sa  conduite' 


5S  ELOGE 

n'est  jamais  en  contradiction, 
avec  sa  morale. 

L'amour  des  arts  guide  ses 
pas  vers  Piome  ;  une  imagi- 
na rion  aussi  ardente  que  la 
sienne  ne  pouvoit  trouver 
d'aliment  que  dans  leur  sanc- 
tua're.  Il  monte  au  capitole  ; 
son  ame  s'embrase  à  l'aspect 
des  monuniens  de  la  gran- 
deur <le  ce  peuple  qui  sut 
conquérir  et  gouverner  l'u- 
ni veis  :  ma  s  de  tous  les  tro- 
phées ,  celui  qu'il  préfère  est 
la  couronne  civique  ;  le  ci- 
toyen qui  la  mérita  pour 
avoir  sauvé  la  vie  à  un  hom 


DE  MONTAIGNE.  5^ 
me,  estle  modèle  qu'il  brûle 
d'imiter.  Ses  vœux  seront 
bientôt  remplis  :  il  est  appelé 
au  parlement  de  Bordeaux. 
Combien  les  peuples  durent 
se  féliciter  en  voyant  le  dé- 
pôt des  lois  entre  les  mains 
d'un  philosophe  !  Conserva- 
teur des  droits  de  l'homme 
libre ,  le  magistrat  exerce  la 
partie  la  plus  précieuse  de 
l'autorité  :  l'étude  doit  être 
son  élément  ,  la  méditation 
son  habitude  ;  car  pour  dis- 
tinguer le  trouble  de  l'inno- 
cence intimidée ,  des  varia- 
tions du  crime  déconcerté  , 


fro  ELOGE 

il  faut  une  profonde   con- 
noissance  du  cœur  de  l'hom- 
me ;  et  qui  mieux  que  Mon- 
taigne a  su  lire  dans  ce  livre 
dont  l'erreur    remplit   tant 
de  pages ,  et  dont  quelques 
lignes   sont   à  peine  consa- 
crées à  la  vérité  ?  quelle  sa- 
gacité ne  faut-il   pas  pour 
saisir  le  sens  d'une  loi  sou- 
vent obscure  !  quelle  fermeté 
de    caractère    ne    doit   pas 
montrer  celui  qui  poursuit 
le  coupable  et  qui  craint  de 
le  rencontrer  ! 

O  Montaigne  !  combien, 
dans    ces   honorables    mais 

pénibles 


DE  MONTAIGNE.  6f 
pénibles  fonctions ,  ton  ame 
a  dû  souffrir  !  combien  de 
fois  n'as -tu  pas  gémi  sur 
l'abus  d'une  législation  qui 
accorde  aux  probabilités  une 
certitude  qui  n'est  due  qu'à 
la  seule  évidence  ,  et  sur  la 
coutume  barbare  de  soumet- 
tre les  accusés  aux  tortures 
de  la  question ,  dont  les  pré- 
paratifs effrayans  peuvent 
arracher  à  l'homme  un  men- 
songe qui  lui  coûtera  l'hon- 
neur et  la  vie  ! 

ce  li  advient ,  dit-il ,  que  le 
»  Juge  le  fait  souffrir  pour 
3j  le  faire  mourir  innocent 

6 


6i  ELOGE 

w  et  géhenne  :  il  est  horrible 
î>  de  tourmenter  et  rompre 
•>->  un  homme  de  la  faute  du- 
»  quel  vous  êtes  en  doute  ; 
5)  que  peut-il  mais  de  votre 
5>  ignorance  ?  » 

L'imagination  de  Montai- 
gne lui  représente  sans  cesse 
ce  Théodoric  qui,  poursuivi 
par  l'image  ensanglantée  de 
Simmaque ,  vécut  déchiré  de 
remords  et  mourut  leur  vic- 
time. S'il  désira  jamais  de 
partager  l'autorité  judiciai- 
re ,  ce  fut  pour  y  porter  ces 
vues  profondes  et  philanthro- 
piques qu'a  développées  avec 


DE    :\I  O  N  T  A  I  G  N  E.        6> 

tant  de  succès  l'éloquence 
des  Beccaria  et  des  Servan  ; 
mais  son  siècle  n'étoit  pas 
encore  mûr  pour  des  idées 
si  simples  et  si  grandes.  Fati- 
gué de  gémir  sur  tant  d'abus 
«ans  pouvoir  les  réformer , 
et  ne  pouvant  supporter  le 
contraste  continuel  de  ses 
jugemens  avec  son  opinion , 
il  quitte  la  toge  pour  repren- 
dre le  manteau  du  philoso- 
phe, et  vole,  pour  la  seconde 
fois,  dans  la  patrie  des  arts. 
Rome  sut  apprécier  Mon- 
taigne, et  s'honora  de  comp- 
ter le  premier  génie  de  la 


64  ELOGE 

France  au   nombre  de    ses 

citoyens. 

Le  pontife  gui  siégeoit 
alors  sur  les  débris  du  trône 
des  premiers  Césars  ,  veut 
le  fixer  près  de  lui  ;  mais 
la  ville  de  Bordeaux  le  ré- 
clame pour  lui  confier  les 
rênes  de  son  administration 
municipale.  C'est  ici  que  sa 
sagesse  et  sa  bienfaisance 
vont  tout  embrasser  et  tout 
prévoir  ;  il  conduira  cette 
immense  famille  avec  l'af- 
fection d'un  père;  occupé  à 
augînenter  l'opulence  des  ci- 
toyens en  vivifiant  leur  com^ 


DE     MONTAIGNE.       6Ï 

merce  ,  à  rendre  les  deux 
mondes  tributaires  de  leur 
industrie  ,  à  suppléer  ,  par 
des  provisions, à  ce  que  l'in- 
clémence du  ciel  peut  refu- 
ser à  la  fécondité  de  la  terre  ; 
il  obtient  cette  confiance  qui 
fait  quelquefois  plus  que  l'au- 
torité, et  qui  en  est  le  plus 
ferme  appui. 

La  réputation  d'un  homme 
en  place  dépend  peut-être 
autant  des  circonstances  que 
de  ses  talens.  Lorsque  le  cal- 
me règne  sur  les  mers  ,  le 
pilote  ne  peut  déployer  son 
adresse  et  sa  force  ;  Mon- 

G  * 


66  l;  L  O  G  E 

ta'gne  n'eut  aucune  occasion 
de  développer  la  profondeur 
de  son  génie  dans  le  cours 
de  son  administration.  Voici 
comme  il  s'en  explique  lui- 
même  :  «  Si  l'occasion  s'en 
?3  fût  ^irésentée,  il  n'est  rien 
5)  que  je  n'eusse  employé 
>j  pour  servir  le  peuple  ;  je 
«  me  serois  ému  pour  lui 
3)  co2nme  je  fais  pour  moi  ; 
»  c'est  un  peuple  guerrier  , 
»  généreux ,  capable  <]e  ser- 
■>>  vir  à  bon  usage  ,  s'il  étoit 
»  bien  guidé  :  ils  disent  aussi 
«  la  mienne  vacation  s'être 
5)  passée  sans  traces  ;  ce  n'est 
i)  pas  ma  faute  w. 


DE  MONTAIGNE.  67 
Je  ne  parlerai  point  de  la 
part  que  prit  Montaigne  dans 
les  guerres  civiles  qui  agitè- 
rent sa  patrie.  Ses  détrac- 
teurs lui  reprocheront  peut- 
être  de  ne  s'être  prononcé 
pour  aucun  parti  :  ce  repro- 
che seroit  fondé ,  si  la  liberté 
du  peuple  eût  été  la  cause 
ou  l'objet  de  ces  troubles  ; 
mais  il  nes'agissoit  alors  que 
de  changer  de  maître. 

Le  philosophe  contemple 
les  grands  phénomènes  poli- 
tiques qui  ébranlent  les  em- 
pires ,  les  régénèrent  ou  les 
renversent ,  comme  le  na- 


S3  li  L  0  G  R 

turallste  observe  l'éruption 
(.l'un  volcan  ;  l'un  et  l'autre 
calculent  les  variations  de 
l'atmosphère  ,  la  force  de 
projection ,  le  soulèvement 
des  nasses ,  les  effets  de  cha- 
que commotion  :  ils  suivent 
la  direction  de  la  lave;  mais 
ils  ne  se  précipitent  pas  dans 
le  cratère ,  parce  que  le  fruit 
de  leurs  méditations  seroit 
perdu  pour  leur  siècle  et 
jiour  les  siècles  à  venir. 

Archimède ,  qui  résout  un 
problème  pendant  le  sac  de 
Syracuse  ,  laisse  à  la  pos- 
térité   la    réputation    d'un 


DE  M  0  N  T  A  I  G  N  E.  Gg 
sage  ,  tandis  qu'iiinpédocle 
n'a  gravé  sur  le  sommet  de 
l'Etna,  que  le  souvenir  d'une 
témérité  inutile  au  bonheur 
des  hommes. 

Montaigneseborneàmet- 
îre  en  pratique  ces  vertus 
simples  auxquelles  l'orgueil 
de  l'iiomme  n'a  point  érigé 
de  trophées,  mais  qui  ont  des 
autels  dans  tous  les  cœurs. 
Sa  probité  lui  donne  des  par- 
tisans ,  sa  bienfaisance  des 
amis,  ses  talens  des  panégy- 
ristes; puisse  son  désintéres- 
sement avoir  beaucoup  d'i- 
mitateurs !  Député  à  la  couï» 


70  ELOGE 

par  les  Bordelais  ,  il  défend 
leurs  intérêts  avec  toute  l'é- 
nergie d'un  homme  libre  , 
sans  sortir  des  bornes  de  la 
prudence  ;  il  sollicite  des 
grâces  pour  le  peuple  dont  il 
est  le  représentant,  et  il  n'en 
demande  aucune  pour  lui- 
même.  Convaincu  que  l'on 
est  méprisable  à  la  cour 
lorsqu'on  en  approuve  les 
mœurs ,  coupable  lorsqu'on 
les  imite  ,  et  persécuté  lors- 
qu'on les  fronde  ;  incapable 
de  feindre  ou  de  ramper  ,  il 
demande  à  retourner  dans 
ses  foyers  :  sa  générosité  re- 


DE    MONTAIGNE.        7I 

coït  la  récompense  la  plus 
flatteuse  ;  il  est  continué 
maire  Je  Bordeaux  ,  et  les 
îiabi  tans  de  cette  ville  croient 
augmenter  leur  sûreté,  en  lui 
confiant ,  pour  la  seconde 
fois ,  le  soin  d'y  veiller.  Dira- 
t-on  encore  que  la  philoso- 
phie refroidit  l'ame ,  et  qu'en 
accoutumant  ses  sectateurs 
à  se  regarder  comme  le  cen- 
tre auquel  tout  doit  aboutir, 
elle  leur  fait  envisager  les 
autres  hommes  avec  l'œil  de 
l'inHifférence  et  sou  vent  avec 
celui  du  dédain  ?  Montaigne 
immole  aux  intérêts  du  peu- 


73  ELOGE 

pie  son  repos  ,  ses  jouissan- 
ces ,  et  Jusqu'au  penchant  qui 
l'entraîne  àl'étude.C'estdans 
cette  enceinte  (i)  que  l'on, 
peut  mieux  connoitre  le  prix 
de  ce  dernier  sacrifice.  Mais 
sans  de  grands  sacrifices  ,  il 
n'est  point  de  vertus  ;  et  le 
philosophe  que  nous  célé- 
brons les  réunit  toutes. 

Son  urbanité ,  sa  douceur, 
le  firent  chérir  des  sociétés 
dans  lesquelles  il  répandoit 
tour-à-tour  le  feu  des  saillies 

(i)  Cet  éloge  a  été  lu  dans  les 
Lycées  de  Paris. 


ï)  E     ]M  O  N  T  A  I  G  N  E.       73 

et  les  grâces  de  l'enjouement. 
Une  de  ses  plus  précieuses 
qualités  étoit  la  déférence 
qu'il  montroit  pour  les  avis 
des  autres  :  il  airaoit  à  faire 
briller  ceux  qui  débutoient 
dans  la  carrière  des  sciences , 
oii  l'on  a  tant  besoin  d'en- 
couragement ;  il  oublioit  sou- 
vent  ses  succès  pour  ne  s'oc- 
cuper que  des  leurs.  Les  dé' 
tracteurs  de  Montaigne  di- 
ront peut  -  être  ces  éloges 
ne  s'accordent  pas  avec  l'é- 
goïsme  qu'on  lui  suppose  et 
qui  devoit  percer  dans  sa 
conversation  ,   comme  il  se 


74  ELOGE 

montre  dans  ses  écrits.  Sans 
doute  il  n'eut  pas  cette  mo- 
destie feinte  qui  sert  d'en- 
veloppe à  la  vanité  présomp- 
tueuse ;  il  fut  un  moment 
sensible  à  l'accueil  distingué 
qu'il  reçut  à  la  cour  :  mais 
il  n'y  porta  jamais  cette  am- 
bition qui  ne  permet  pas  le 
repos  et  qui  décompose  le 
plaisir.  Il  parut  flatté  du  titre 
de  bourgeois  de  Rome  que 
les  conservateurs  de  celte 
ville  lai  accordèrent  ,  des 
marques  de  considération 
que  lui  donnèrent  le  pape  et 
les  souverains ,  et  sur-touS 


DE    AI  O  N  T  A  I  G  N  E.        7? 

tle  rentliousicisme  avec  le- 
quel les  Bordelais  parloient 
de  ses  tulens  :  une  ame  in- 
sensible à  la  gloire  est  rare- 
ment propre  à  lu  mériter.  Le 
ton  avec  lequel  Montaigne 
parle  des  honneurs  qui  ont 
récompensé  ses  services  , 
annonce  plus  de  sensibilité 
que  de  vanité. 

L'homme  de  génie  ignore 
quelquefois  combien  il  est 
redevable  à  la  nature  ,  et 
jouit  de  ses  bienfaits  à  son 
insçu  ;  mais  celui  qui  aug- 
mente tous  les  jours  ses  fa- 
cultés  morales  et  intellec-' 


^S  ELOGE 

tuclles  par  de  nouvelles  con- 
no:ssances  ,  est  averti  de  ce 
qu'il  vaut  par  le  souvenir 
des  peines  que  lui  ont  coûté 
ses  études  ,  et  quelquefois 
par  l'ignorance  de  ceux  qui 
l'environnent. 

Montaigne  avoit  ce  té- 
moignage intime  de  ses  pro- 
pres forces  ;  et  comme  son 
ame  lui  échappoit  sans  cesse, 
il  laissoit  quelquefois  entre- 
voir la  juste  idée  qu'il  avoit 
de  lui  -  même.  Mais  cette 
franchise  se  concilioit  en  lui 
avec  la  modestie  :  le  titre 
d^Essais  qu'il  donne  à  sou 


D  F,  M  O  N  T  A  I  G  N  E.  77 
traité  ,  le  soin  qu'il  prend 
de  citer  les  écrivains  dont  il 
emprunte  des  idées  et  des 
images  ,  le  doute  si  opposé 
au  ton  tranchant  ,  l'aveu 
qu'il  fait  de  son  ignorance  , 
de  ses  fautes  et  de  sa  foi- 
blesse  ,  ce  mot  si  sublime  et 
si  mal  interprété  ,  que  sais- 
je  ?  tout  doit  l'absoudre  de 
l'accusation  d'égoïsme  et 
d'orgueil  dont  le  soupçon 
n'auroit  pas  dû  l'atteindre. 
11  étoit  trop  aii-dessus  de  son 
siècle  pour  n'être  pas  égale- 
ment indifférent  à  l'adula- 
tion qui  prodigue  les  louan- 
7  * 


rS  i  L  O  G  E 

c^es, ,  et  à  l'envie  qui  les  re- 
fuse. 

Montaigne ,  il  est  vrai ,  n6 
plia  jamais  sous  le  joug  de 
ces  tyrans  delà  soc'été,  qui 
commandent  pour  airisi  dire 
leurs  opinions,  et  qui,  du 
haut  d'un  tribunal  élevé  par 
l'amour  -  propre  ,  disposent 
souverainement  des  réputa- 
tions ,  exigent  des  éioges 
comme  une  dette  ,  et  des 
hommages  comme  un  tri- 
but :  il  n'hypothéqua  jamais 
(  pour  me  servir  d'une  de 
ses  expressions  favorites),  il 
n'hypothéqua   jamais   sa  li- 


DE    MONTAIGNE.       75 

berté  que  dans  les  occasions 
justes.  Il  se  prêta  quelquefois 
à  autrui  ;  il  ne  se  donna  ja- 
mais qu'à  lui  -  même  :  mais 
cette  noble  indépendance 
annonce  de  l'élévation  et 
non  de  l'orgueil ,  sur  -  tout 
lorsqu'elle  est  accompagnée 
du  soin  d'épargner  ,  à  ceux 
qui  nous  écoutent,  des  véri- 
tés désobligeantes ,  et  de  pré- 
senter, sous  le  jour  le  plus 
favorable  ,  les  qualités  qui 
peuvent  leur  attirer  de  la 
considération.  11  croyoit  s'o- 
blger  en  obligeant  les  autres: 
il  jouissoiî  de  leur  prospérité; 


So  ELOGE 

il  essuyoit  les  pleurs  des  mal- 
heureux ;  il  sentoit  le  contre- 
coup de  leurs  maux.  Il  est 
beaucoup  d'hommes  assez 
sensibles  pour  être  touchés 
du  malheur  d'autrui.  H  en 
est  peu  qui  en  soient  péné- 
trés; avec  un  degré  de  sen- 
sibilité ordinaire,  on  plaint 
l'infortune  ,  avec  celle  de 
Montaigne,  on  la  soulage. 
Ce  genre  de  commisération 
tient  à  l'énergie  de  l'ame , 
et  non  à  la  foiblesse  des  or- 
ganes. ■ 

Ceux  qui    l'approch  oient 
de  plus  près ,  ses  domesti- 


DE     MONTAIGNE.        Si 

ques ,  en  éprouvoient  les  pre- 
miers effets. 

Bien  différent  de  Platon , 
qui  veut  qu'on  leur  parle 
1  ou  jours  dun  ton  impérieux, 
jNIontaigne  pensait  que  la 
familiarité  du  maître  doit 
réparer  à  leur  égard  les  torts 
de  la  fortune ,  et  les  consoler 
de  leur  dépendance.  «  Il  est, 
33  disoit-il,  injuste  et  inhu- 
5)  main  de  faire  tant  valoir 
«  cette  telle  quelle  qualité  de 
i)  fortune  ;  et  les  polices  où 
5^  il  se  trouve  moins  de  dis- 
«  parité  entre  les  valets  et 


82  ELOGE 

»  les  maîtres ,  me  semLlenl 

»  j^lus  équitables  ». 

De  toutes  les  vertus  de  la 
vie  privée  ,  la  première  est 
la  piété  filiale  ;  c'est  celle 
que  la  nature  grava  dans  le 
cœur  de  l'homme.  A  cet  âge 
où  il  n'a  encore  de  senti- 
ment que  celui  de  ses  be- 
soins ,  une  autorité  douce  , 
mais  prévoyante ,  lui  ap- 
prend à  chérir  l'obéissance  ; 
et  lorsque  la  réflexion  le 
conduit  à  en  décomposer  lo 
principe  ,  il  y  retrouve  le 
snême  charme  ,  parce  que 
SCS    affections    ont    grandi 


DE  MONTAIGNE.  fil 
avec  lui ,  et  se  sont  identi- 
fiées avec  son  être.  Nul 
homme  n'a  porté  plus  loin, 
que  Montaigne  ,  ces  vertus 
primitives  qui  sont  la  base  de 
l'ordre  social.  Avec  quelle 
énergie  il  parle  de  l'auteur 
de  ses  jours  !  quelle  vénéra- 
tion pour  sa  mémoire  !  En 
conservant  soigneusement 
les  meubles  qui  avoient  servi 
à  son  usage  ,  il  oroyoit  rap- 
peler autour  de  lui  une  par- 
tie de  l'existence  de  ce  père 
adoré. 

Il  portoit,  lorsqu'il  mon- 


?.i  ELOGE 

toit  à  cheval ,  un  manteau 
qui  lui  avoit  appartenu. 

«  Ce  n'est  point ,  disoit-il , 
»  ])ar  commodité,  mais  par 
>j  délices  ;  il  me  semble  m'en- 
»  velopper  de  lui  w. 

Quelle  touchante  et  su- 
blime expression  ! s'en- 
velopper de  son  père  ? 

Heureuse  l'école  qui  pour- 
roit  former  des  hommes  sur 
ce  modèle.  Ce  mot,  échappé 
du  cœur  de  Montaigne  ,  est 
un  traité  d'éducation 

Celui  qui  chérit  ainsi  son 
père,  étoit  né  ayec  le  besoin 

d'aimer. 


DE    MONTAIGNE.        SS 

d'aimer.  Si  l'histoire  nous 
transmet  les  amours  des  phi- 
losophes ,  elle  nous  les  re- 
trace presque  toujours  com- 
me des  monumens  de  leur 
foi  blesse  :  mais  elle  rappelle 
avec  un  saint  respect  ,  les 
souvenirs  de  l'amitié ,  de  ce 
sentiment  moins  vif  peut- 
être  que  l'amour  qui  n'est 
pas,  comme  lui,  sujet  à  l'in- 
constance ,  et  ne  redoute 
pas  l'infidélité. 

[Montaigne ,  à  qui  la  na- 
ture avoit  donné  une  ame 
forte  et  un  cœur  sensible  , 

dut  se  livrer  avec  abandon 

s 


8G  E  L  O  G  î 

à  toutes  les  affections  senti- 
mentales ,  et  leur  imprimer 
ce  double  caractère  qui  les 
rend  capables  des  plus  grands 
efforts  ;  il  nous  présente 
deux  modèles  différens  de 
cette  amitié  si  sublime  dans 
son  principe,  et  si  touchante 
dans  ses  effets.  La  Boétie  et 
M."«  de  Gournay  furent  les 
deux  amis  dont  il  immor- 
talisa les  noms  en  les  pla- 
çant à  côté  du  sien  (i). 

(i)  Marie  -  Catherine  le  Jars  ds 
Gournay  naquit  à  Paris  en  i566. 
Elle  s'applitjua  de  bonne  heure  à 


DE  MONTAIGNE.  S7 
On  s'élonnera,  peut-être, 
que  les  relations  intimes  de 
Montaigne  avec  ces  deux 
personnages  ,  aient  existé  à 
la  même  époque  (1),  et  qu'il 

l'étude  des  belles-lettres  ,  et  se  ren- 
dit familières  les  langues  savantes. 
Elle  dut  à  son  érudition  un  com- 
mencement de  célébrité,  et  des  re- 
lations avec  les  hommes  les  plus 
savans  de  son  siècle  ,  tels  que  les 
cardinaux  Duperron  ,  Eentivoglio, 
et  de  Richelieu,  François  de  vSales, 
Balzac  ,  Heinsius  ,  etc. 

(1)  La  réputation  de  Montaigne  , 
ce  qui  transpiroir  déjà  de  ses  Essais, 
inspirèrent  à  Mlle,  de  Gournay  un 
tel  degré   d'enthousiasme  ,     qu'en 


S8  ELOGE 

ait  pu  partager  ce  sentiment, 
si  peu  suscep'àblô  de  partage, 
lorsqu'il  e-A  porté  à  ce  degré 
d'énergie.  Nisus  ,  nous  dira- 
t-on,  n'eut  pour  ami  qu'Em- 
riale  ,  Oreste  que  Pilade  : 
mais  la  Boétie  n'a  jamais  pu 

l588  ,  lorsque  Montaigne  fit  un 
voyage  à  Paris  ,  elle  quitta  sa  terre 
de  Goiirnay  pour  venir,  avec  sa 
mère  ,  rendre  hommage  à  ce  philo- 
sophe. Les  plaisirs  dont  cette  ville 
immense  fut  toujours  le  centie  , 
n'obtinrent  pas  un  seul  de  ses  mo- 
mens  :  elle  ne  vit ,  ne  suivit ,  n'é- 
tudia ,  n'entendit  que  Montaigne, 
qu'elle  emmena  ensuite  à  Gournay , 
où  il  passa  trois  mois. 


DE    MONTAIGNE.       S5 

voir  un  rival  dans  MJ'e  Je 
Gournay  ;  il  n'a  pas  craint 
non  plus  qu'elle  devînt  l'ob- 
jet de  cette  passion  impé- 
lieuse  et  exclusive  qui  dé- 
fend à  l'iimitié  de  paroi tre 
tant  qu'elle  existe,  et  qui  lui 
permet  à  peine  de  lui  sur- 
vivre. 

Montaigne  (1)  donne  à  la 


(1)  Montaigne  avoit  plus  de  cin- 
quante-cinq ans  lorsqu'il  connut 
jNllIe.  de  Gournay  ;  et  sa  moralité 
l'auroit  mis  au-dessus  de  la  critique, 
même  dans  un  âge  plus  rapproclii 
du  sien. 


fîO  ÉLOGE 

Boétie  le  titre  de  son  frère  , 
et  à  M.lle  de  Gournay  celui 
de  sa  fille  d'alliance.  C'est 
ainsi  qu'en  n'élevant  qu'un 
temple  à  l'amitié,  il  lui  con- 
sacra deux  autels  :  l'un,  d'un 
style  antique  et  d'une  ordon- 
nance sévère  ,  fut  celui  sur 
lequel  il  plaça  la  Boétie  ; 
l'autre  ,  d'une  forme  légère 
et  gracieuse  ,  nous  présente 
M."''  de  Gournay  soutenue 
par  la  tendresse  paternelle , 
et  couverte  du  vo'le  de  l'a- 
doption ,  pour  la  soustraire 
aux  regards  de  la  satire  et 
de  l'enyie.  Montaigne  ,  dans 


DE    MONTAIGNE.       gi 

ses  Essais  ,  parle  rarement 
<]e  M.lle  de  Gournay  (i).  Les 
auteurs  contemporains  nous 
en  ont  plus  appris  que  lui- 

(i)  Montaigne  donna  à  Mile,  de 
Gournay  la  plus  grande  preuve  d'es- 
time et  d'attacliement ,  en  lui  lé- 
guant ses  manuscrits.  Voici  ce  que 
raj)porte  Pa^quier  à  ce  sujet  :  Cette 
vertueuse  demoiselle ,  avertie  de  la 
mort  du  seigneur  de  Montaigne  , 
traversa  prescj'ae  toute  la  France  , 
tant  par  son  propre  vœu  que  par 
celui  de  la  veuve  de  Montaigne  et 
de  madame  d'Ettissac  sa  fille  ,  qui 
la  convièrent  d'aller  mèfer  ses  pleurs 
et  ses  regrets  ,  qui  fureat  infinis  ^ 
avec  les  leurs. 


53  ÉLOGE 

même  sur  ses  liaisons  avec 

elle  (i). 

«  Il  faut ,  dit-il ,  craindre 
>j  d'éyeiller  la  malignité  , 
V)  toujours  en  quête  aviprès 
«  des  femmes  n. 

(i)  L'éditeur  des  ouvrages  de 
Montaigne  a  incontestablement  des 
droits  à  notre  reconnoissance.  Mlle, 
de  Gournay  a  fait  trois  éditions  des 
ouvrages  de  ce  grand  homme  :  la 
première,  publiée  en  i5g6,  parut 
après  la  mort  du  Philosophe  ;  la 
seconde  en  1602  ,  et  la  troisième 
en  i635.  Cette  dernière  ,  corrigée 
sur  les  manuscrits  de  l'auteur,  fut 
dédiée  au  cardinal  de  Richelieu  , 
«iui  en  fit  les  frais. 


DE  MONTAIGNE.  gj 
11  savoit  que  leur  réputa- 
tion littéraire  gagne  clifBci- 
lement  à  leurs  liaisons  avec 
les  gens  de  lettres  ,  dont 
elles  obtiennent  plus  soixvent 
des  applaudissemens  super- 
ficiels que  des  conseils  sages. 
II  savoit  encore  qu'il  faut  res- 
pecter cette  espèce  de  mys- 
tère dont  la  nature  semble 
envelopper  leurs  pensées  , 
leurs  penclians  ,  leurs  goûts 
et  leurs  affections  (i).  Mais , 

(i)  Montaigne  a  cependant  fait 
lin  très-grand  éloge  de  Mlle,  de 
Gournay  ,  à  la  fin  du  dix  septième 
chapitre  du  livre  deuxième. 


n-i  L  L  O  G  E 

S!  nous  avons  à  regretter 
quelques  réticences  de  Mon- 
taigne sniraniitié  qu'il  avoit 
pour  M."e  (Je  Gournay,  avec 
quelle  abondance  ne  nous 
en  dédommage-t-il  pas  en 
parlant  de  la  Boétie  !  quelle 
richesse  d'expressions,  même 
en  accusant  notre  langue  de 
manquer  de  vigueur  ,  lors- 
qu'il veut  décrire  à  son  ami 
les  mouvemens  d'une  ame 
qui  se  confon  1  dans  la  sien- 
ne !  Laissons-le  s'exprimer 
lui-même;  il  ne  peut  être  ni 
traduit  ni  suppléé. 

a  La  vraie  amitié  dont  je 


DE    MONTAIGNE.       f)5 

î)  suis  expert  ,  me  donne  à 
»  mon  ami  plus  que  je  ne  le 
5>  tire  à  moi  ;  je  n'aime  pas 
«  mieux  lui  faire  du  bien 
îj  qu'à  moi ,  mais  encore  qu'il 
»  s'en  fasse  qu'à  moi.  Mon- 
»  sjeur  de  la  Boétie  et  moi 
5)  ne  noi:s  réservions  rien 
î)  qui  nous  fût  propre ,  ;,ii  qui 
»  fût  ou  sien  ou  mien;  nous 
5)  nous  cherchions  avant  de 
»  nous  être  vus,  et  par  les 
>j  rapports  que  nous  oyons 
»  l'un  de  Tautre  ,  oui  fai- 
i)  soient  en  notre  affection. 
»  plus  d'efforts  que  ne  porte 
»  la  raison  des  rapports  ;  nous 


rG  ELOGE 

»  nous  embrassions  par  nos 
w  noms  :  à  notre  première 
»  rencontre  nous  nous  trou- 
»  vâmes  si  près,  si  connus, 
5>  si  obligés  entre  nous  ,  que 
«  rien  dès-lors  ne  nous  fuC 
«  si  proclîc  que  l'un  à  l'au- 
«  tre.  Quand  nous  étions  sé- 
«  parés ,  il  vivoit ,  il  jouis- 
w  soit ,  il  voyoit  pour  moi,  et 
»  moi  pour  lui ,  autant  plei- 
»  nement  que  s'il  y  eût  été  ; 
»  l'une  partie  demeuroit  oi- 
»  sive  quand  nous  étions  en- 
»  semble  ;  nous  nous  con- 
»  fondions  ;  la  séparation  du 
»  lien  rendoit  la  conjonctioa 


DE  MONTAIGNE.  97 
3)  de  nos  volontés  plus  riche  ; 
»  cette  faim  insatiable  de  la 
»  présence  corporelle  accuse 
5>  la  foiblesse  de  nos  âmes  ; 
»  les  nôtres  se  sont  considé- 
5>  rées  d'une  si  ardente  affec- 
3:>  tion,  découvertes  jusqu'au 
5)  fin  fond  des  entrailles  l'un 
»  de  l'autre  :  elles  ont  charié 
»  si  uniment  ensemble  «  ! 

Arrêtons-nous Ce  tor- 
rent d'expressions  plus  brû- 
lantes les  unes  que  les  au- 
tres ,  fatigueroit  peut-être  : 
s'il  est  des  têtes  trop  légères 
pour  porter  la  pensée  ,  n'y 
a-t-il  pas  des  âmes  trop  foi- 
9 


»)8  ELOGE 

bles  pour  soutenir  une  telle 
explosion  de  sentiment  ? 
O  divine  amitié  ,  que  ton 
langage  est  pénétrant  dans 
la  bouche  de  Montaigne  !  que 
les  soupirs  de  l'amour  sont 
loin  de  cette  passion  sublime 
que  si  peu  d'hommes  ont  été 
dignes  d'éprouver  !  mille  vo- 
lumes sont  remplis  des  fau- 
tes ,  des  délires  et  des  mal- 
heurs de  l'amour  ;  à  peine 
quelques  lignes  sont  consa- 
crées aux  jouissances  pures 
de  l'amitié  :  la  plume  de  l'his- 
toire ne  lui  reproche  ni  cri- 
mes ,  ni  erreurs  ,  ni  foibles- 


DE     !\I  O  N  T  A  I  G  N  E.        QO 

s^s  ;  mais  elle  est  aviire  du 
titre  d'anù ,  et  ne  compte 
qu'un  très-petit  nombre  de 
modèles  de  cette  amitié  que 
l'infortune  fortifie  ,  tandis 
qu'elle  a  souvent  affoibli 
l'amour. 

Celui  que  poursuit  le  cha- 
grin souffre  moins  s'il  a  un 
ami  ;  l'amitié  couvre  de  roses 
les  épines  qui  croissent  sous 
ses  pas  :  mais  pour  en  méri- 
ter les  bienfaits  ,  il  faut  en 
remplir  les  devoirs.  La  dou- 
ceur qui  console  sans  flat- 
ter, qui  corrige  sans  rudesse, 
la  franchise  qui  reproche  les 


loo  ELOGE 

fauLes  sans  humilier  ,  l'In- 
dulgence qui  pardonne  ce 
qu'elle  blâme .;  ce  ne  sont  là 
qu'une  partie  des  qualités 
qu'elle  suppose  :  Montaigne 
eut  toutes  celles  qu'elle  exi- 
ge. Tendre  amitié,  falloit-il 
qu'il  goûtât  si  peu  de  temps 
tes  char/aes  !  quatre  années 
ont  rempli  cet  intervalle  si  in- 
téressant de  sa  vie.  «■  Je  com- 
«  pare  ,  dit- il ,  tout  le  reste 
x>  de  mon  existence  aux  qua- 
5j  tre  années  qu'il  m'a  été 
3)  accordé  de  jouir  de  la 
5)  compagnie  de  ce  person- 
V  nage  ;  le  reste  n'est  qu'une 


DE    MONTAIGNE,      loi 

»)  fumée  ;   ce   n'est  qu'une 
>j  nuit  obscure  '^. 

Que  le  sort  lui  enlève  ses 
richesses  ,  que  la  gloire  le 
dépouille  des  lauriers  dont 
elle  a  ceint  sa  tête;  mais  que 
le  ciel ,  désarmé  par  ses  vœux, 
prolonge  des  jours  auxquels 
est  attachée  la  félicité  des 
siens!  vœux  superflus;  son 
ami  expire  :  il  ne  lui  reste 
plus  qu'à  porter  sur  son  tom- 
beau le  tribut  de  ses  larmes. 
Son  ame  est  flétrie ,  sa  raison 
s'égare  ,  son  imagination  ne 
lui  présente  que  des  objets 
lugubres  ;  la  mort ,  qui  fut 

9  * 


;o2  ELOGE 

si  souvent  l'objet  de  ses  mé- 
ditations ,  devient:  celui  de 
ses  désirs  ;  pouvoit  -  il  la 
craindre  ,  celui  qui  avoit  dit 
que  philosopher  c'est  ap- 
prendre à  iTiOurir? 

O  combien  les  derniers 
instans  de  l'homme  vertueux 
^ont  embellis  par  la  phdo- 
«ophie  !  le  cœur  de  Mon- 
taigne est  attendri  par  la 
douleur  d'une  famille  éplo- 
rée  ;  son  courage  n'est  point 
ébranlé.  L'homme  qui  n'est 
que  bienfaisant  peut  regret- 
ter la  vie  ;  sa  bienfaisance 
meurt  avec  lui ,  et  le  souve- 


DE  MONTAIGXE.  loS 
nir  du  b'eii  qu'il  a  fait  est  en 
quelque  sorte  eniposonne- 
par  le  chagrin  qu'il  a  de  n'en 
plus  faire.  L'homme  de  gé- 
nie ,  au  contraire  ,  se  survi- 
vant à  lui-même  et  ai^issant 
toujours  par  ses  écrits,  pres- 
sent son  immortalité,  et  jouit 
d'avance,  dans  ses  derniers 
momens  ,  de  tout  le  b-en 
qu'il  doitfa're  dans  l'av^enir. 
Montaigne  voit  arriver  d'un 
ceil  serein  l'i'nstant  oii  il  va 
rendre  à  la  nature  la  forme 
passagère  qu'il  en  a  reçu  ; 
à  l'Etre  suprême,  cet  esprit 
dont  il  n'a  jamais  abusé  ,  et 


io4  ELOGE 

cette  ame  que  les  passions 
n'ont  point  défigurée.  Que 
îi'ai-je  une  partie  de  l'élo- 
quence avec  laquelle  le  cé- 
]»^bre  panég3^risre  de  Descar- 
tes déchira  le  voile  des  pré- 
jugés qui  couvroit  la  répu- 
tation de  ce  grand  homme  î 
aussi  sublime  que  le  sujet 
qu'il  traite ,  le  feu  qui  l'agite 
se  communique  et  porte  la 
conviction  dans  tous  les  es- 
prits ;  la  plume  ,  dans  ses 
mains ,  devient  une  baguette 
magique  qui  transforme  les 
censeurs  de  Descartes  en 
(idmirateurs.  Je   résoudrois 


DE    MONTAIGNE.      io5 

alors  les  doutes  qu'on  a  osé 
élever  sur  le  septicisme  de 
Montaigne  :  je  présenterois 
ce  sage  aux  prises  avec  la 
mort .;  la  philosophie ,  la  vé- 
rité et  la  gloire ,  groupées 
autour  de  lui;  la  première 
le  conduisant  au  lieu  du  re- 
pos ;  la  seconde ,  qu'il  a  ren- 
due triomphante  de  l'erreur, 
posant  sur  son  front  une 
couronne  immortelle  ;  et  la 
gloire  marquantla  place  qu'il 
doit  occuper  dans  la  pos- 
térité. 

FIN, 


ERRATA. 

Page  7  ,  ligne  14 ,  qui  la 
nourrit;  Usez,  qui 
le  nourrit. 

fjZ ,  lig.  12  ,  diront 
peut-être  les  élo- 
ges ;  lisez ,  diront 
peut-être  que  ces 
éloges. 

96 ,  lig.  dernière,  lien; 
Usez ,  lieu. 


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