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Full text of "Lohengrin, instrumentation et philosophie"

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Straeten,  Edmond  vander 
Lohengrin 


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INSTRIIMENTATION 


ET  PHILOSOPHIE 


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BAUR,    II'  RUE  DES   SAINTS    PÈRES 


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LOHENGRIN 


Gand ,  impr.  Eug.  Vanderhaeghen 


LOHENGRIN 


INSTRUMENTATION 


ET  PHILOSOPHIE 


PAR 


Edmond  Vander  Straeten 


PARIS 

J.  BAUR,    II,  RUE  DES   SAINTS   PÈRES 


MDCCCLXXIX 


JAN     9  1970 


OF  TORO 


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'31 5^ 


A 

Madame  Richard  Wagner 

Hommage  de  respectueuse  sympathie 


L'Auteur 


es  lignes  ont  paru  ^ily  a  longtemps^ 
dans  LA  Fédération  artistique. 
Je  les  redonne  ici  telles  quelles, 
à  la  prière  de  mes  amis. 

LoHENGRiN  a  le  don  de  soulever  de  vives 
colères  et  de  provoquer  d'ardents  enthousiames. 
Je  ne  viens  point  prêcher  V accord  parfait  : 
il  est  décidément  impossible. 

Je  tiens  simplement   à    affirmer    certains 
principes ,  avec  lesquels  il  serait  puéril  désor- 
mais de  ne  vouloir  point  compter. 
Le  reste  est  le  secret  de  l'avenir. 


ec  plus  ultra,  dit  l'École.  Spiritus  flat 
ubi  vult,  répond  le  Progrès. 
Et  le  Progrès  a  raison. 
Contester  aujourd'hui    l'incommensurabilité 
du  domaine  musical ,  quelle  folie  ! 

En  présence  des  prodiges  accomplis  depuis 

un  demi  siècle  par   un  art  qui  jamais   n'aura 

dit  son  dernier  mot,  on  ose  encore  invoquer  le 

vieux  cliché  du  goût,  de  la  raison,  de  l'autorité. 

Fi  donc  ! 

Comme  si  le  sort  de  la  musique  dépendait  du 
caprice  d'un  individu  ou  de  la  fantaisie  d'un 
aréopage  ! 


2  LOHENGRIN 

Le  génie  ne  connaît  point  ces  barrières-là. 
Il  s'affirme.  Lux  fada  est. 

Un  tyran  impitoyable,  c'est  l'oreille.  Rien 
ne  résiste  à  son  despotisme.  La  routine  lui  fait 
surtout  horreur.  A  peine  certaines  pages ,  illu- 
minées d'un  chaud  rayon  d'inspiration,  échap- 
pent-elles comme  par  miracle  à  sa  soif  des- 
tructrice. 

Heureusement,  sur  ces  ruines  accumulées 
s'élèvent  de  nouveaux  édifices,  capables  de 
braver  longtemps  encore  les  fureurs  de  cet 
agent  impitoyable,  que  Cicéron  nomme  jiidi- 
cium  auriitin  superbissiimcm. 

Dans  ce  temple,  fraîchement  construit,  on 
ne  se  contente  plus  de  sacrifier  à  certains  phé- 
nomènes moraux  et  physiques,  imposés  par 
la  convention;  on  dresse  des  autels  à  tout  ce 
qui  se  meut  au  fond  et  à  la  surface  de  ces 
deux  mondes  de  la  matière  et  de  l'esprit,  trop 
longtemps   réputés    inaccessibles. 

Ah!  nous  voilà  loin  d'un  certain  programme 
stéréotypé,  qui  se  limitait,  d'un  côté,  aux  sub- 
divisions banales  de  la  colère,  de  l'amour,  de 
la  tristesse,  et,  de  l'autre,  aux  dérivés  de  l'eau 
qui  coule,  du  tonnerre  qui  gronde,  du  feu  qui 
s'allume. 

Un  génie  puissant  est  presque  l'égal  de  Dieu. 

A   son   gré,    il   décompose    indéfiniment   un 


LOHENGRIN  3 

rayon  de  lumière ,  et  en  tire  les  couleurs  les 
plus  riches  et  les  plus  variées.  Il  combine  de 
même  le  son ,  pour  lui  emprunter  les  harmo- 
nies les  plus  caractéristiques  et  les  plus  éton- 
nantes. 

Laissez  donc  cette  palette  du  musicien ,  comme 
celle  du  peintre,  concourir  à  l'Harmonie  univer- 
selle par  les  moyens  nombreux  dont  elle  dis- 
pose. Craignez,  en  en  retranchant  un  seul,  de 
l'écarter  du  vrai  but  de  la  création. 

Et  votre  centre  commun  ?  Et  votre  point  de 
rappel  ?  Et  vos  intervalles  ?  Et  vos  gradations  ? 

Foin  de  tout  cela  ! 

«  L'univers  entier  est  aux  beaux-arts ,  »  s'é- 
crie un  esthéticien  du  siècle  dernier.  Mais ,  im- 
médiatement après  vient  ce  piteux  correctif  : 
«  On  ne  doit  en  faire  usage  que  selon  les  lois  de 
la  décence.  » 

Décence  se  dérive  de  decere.  Cette  racine  seule 
est  la  condamnation  de  la  clause  restrictive  du 
malavisé  législateur.  Toujours  l'artificiel,  tou- 
jours l'étroit,  le  convenu  :  quod  decet. 

Pardonnons  lui ,  car  c'est  à  sa  sagacité ,  cette 
fois  incontestable,  que  l'on  doit  la  thèse  bien 
avancée  pour  l'époque  où  il  la  produisit  : 

«  La  plus  mauvaise  de  toutes  les  musiques 
est  celle  qui  n'a  point  de  caractère.  Il  n'y  a  pas 
de  son  dans  l'art  qui  n'ait  son  modèle  dans  la 


4  LOHENGRIN 

matière,  et  qui  ne  doive  être  au  moins  un 
commencement  d'expression,  comme  une  lettre 
ou  une  syllabe  l'est  dans  la  parole.  » 

A  la  bonne  heure  ! 

Si  des  sons  existent  dans  la  nature  pour 
toutes  les  idées,  pour  tous  les  sentiments,  qu'en 
fera  l'instrumentiste,  sinon  s'en  servir  de  la 
manière  la  plus  large,  la  plus  illimitée,  pour 
en  arriver  à  sonder  à  fond  le  labyrinthe  immense 
de  la  vie  réelle  ou  idéale  ? 

Il  ne  saurait  donc  s'en  tenir  exclusivement 
à  peindre  : 

«  Les  oiseaux  qui  chantent,  comme  pour 
nous  piquer  d'émulation  ; 

»  Les  échos  qui  leur  répondent  avec  tant  de 
justesse  ; 

»   Les  ruisseaux  qui  murmurent  ; 

»   Les  rivières  qui  grondent  ; 

»  Les  flots  de  la  mer  qui  montent  et  qui  des- 
cendent en  cadence  comme  pour  mêler  leurs 
sons  divers  aux  résonnemens  des  rivages  ; 

»   Les  zéphirs  qui  soupirent  parmi  les  roseaux  ; 

»   Les  aquilons  qui  sifflent  dans  les  forêts; 

»  Les  vents  conjurés,  ou  plutôt  concertés 
ensemble  par  la  contrariété  même  de  leurs  mou- 
vemens,  qui,  après  s'être  choqués  dans  les  airs, 
se  réfléchissent  contre  les  corps  terrestres  : 
monts,  vagues,  rochers,  bois,  vallons,  collines, 


LOHENGRÏr^  5 

palais,  cabanes  ,  pour  en  tirer  toutes  les  parties 
d'un  concert  ; 

»  Enfin ,  cette  belle  base  dominante ,  vul- 
gairement nomniée  Tonnerre,  si  grave,  si  ma- 
jestueuse, et  qui  sans  doute  nous  plairoit  davan- 
tage, si  la  terreur  qu'elle  nous  imprime  ne 
nous  empêchoit  quelquefois  d'en  bien  goûter  la 
magnifique  expression  (^).  » 


(')  Essai  sur  le  Beau.  —  Amsterdam,  1760,  p.  116. 

2 


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II 


endant  que  la  «  belle  basse  »  du  père 
André  roule  dans  les  abîmes,  abor- 
dons une  autre  gamme  d'expression 
pittoresque,  celle-ci  purement  philosophique, 
et,  j'ajouterai ,  longtemps  inaperçue. 

L'être  moral  peut-il  être  dépeint  d'une  façon 
saisissante  par  les  seules  ressources  de  l'in- 
strumentation? Le  fait  a  été  résolu  victorieuse- 
ment par  plusieurs  œuvres  d'un  mérite  supé- 
rieur. 

Chaque  voix  d'un  orchestre  a  le  don  d'assi- 
gner au  caractère  d'un  individu  une  nuance 
particulière  qui  le  détermine  éloquemment. 


8  LOHENGRIN 

L'affinité  ph3'sique  est  évidente  ;  l'analogie 
morale  ne  saurait  faire  l'ombre  d'un  doute  de- 
puis que  Wagner  a  produit  Lohengrin. 

La  harpe,  par  exemple,  est  un  instrument 
de  lumière.  De  toute  antiquité  elle  a  chanté 
les  attributs  du  Tout-Puissant.  David  en  est  la 
personnification  légendaire. 

La  lyre  a  servi  au  même  usage.  La  lyre  d'Or- 
phée, celle  d'Amphion  ont  été  célébrées  par  les 
poètes  grecs  et  latins. 

Ce  symbolisme  religioso-mystique  domine 
tout  le  moyen-âge. 

Pour  ne  parler  que  de  la  glorieuse  Flandre, 
toutes  les  cérémonies  pieuses  y  étaient  rehaus- 
sées d'instruments  à  cordes. 

Le  choix  variait  suivant  les  localités,  les 
époques,  ou  d'après  les  éléments  d'exécution 
dont  on  disposait  Ç), 

La  lyre,  la  harpe,  le  psaltérion  prédomi- 
naient dans  le  haut  moyen-âge. 

A  partir  des  croisades ,  c'est  le  luth  qui  a  la 
préférence  ;  puis ,  c'est   le  tour  de  la  rote ,  du 


(')  C'est  chose  merveilleuse  que  de  voir  à  quel  point  le 
génie  musical  flamand  s'est  mis  à  l'unisson  de  cette  es- 
thétique philosophique  de  l'instrumentation.  La  Flandre 
touchait  au  Brabant ,  oii  se  déroule  le  drame. 


LOHENGRIN  9 

rebec,  de  la  viole  et  de  toute  la  famille  simi- 
laire d'instruments  à  cordes. 

Les  villes  situées  sur  les  bords  de  la  mer  ont 
le  plus  longtemps  conservé  ces  vénérables 
traditions. 

A  Furnes,  notamment,  l'appareil  à  cordes  : 
violon,  harpes,  luths,  s'y  déploie  encore  en 
plein  seizième  siècle.  Furnes  semble  donner  la 
main,  à  travers  l'Océan,  à  la  lyrique  Ecosse  ('). 

A  Ostende,  le  même  fait  se  remarque;  mais 
Ostende  a  surtout  gardé,  avec  une  fidélité  des 
plus  scrupuleuses,  le  legs  des  coutumes  intimes, 
des  fêtes  de  famille. 

Il  y  a  un  livre  à  faire  sur  les  pratiques  tradi- 
tionnelles qui  s'y  accomplissent,  jusque  bien 
avant  dans  le  dix-septième  siècle ,  restes  curieux 
du  paganisme,  dont  la  bénédiction  des  flots,  à 
la  fête  de  Saint-Pierre,  me  semble  être  le  cou- 
ronnement suprême. 

La  trompette  et  sa  famille  représentaient 
l'autorité,  la  puissance  ;  c'est  l'instrument  rouge. 


(')  Voy.  ma  notice:  Le  Noordsche  Balk  (instrument  de 
musique)  dit  Musée  archéologique  d'Ypres.  (Ypres,  1868 
p.  9.),  et  le  2"^^  volume  de  ma  Musique  aux  Pays-Bas. 
La  monographie  des  Ménestrels ,  au  4^6  volume  de  ce 
dernier  ouvrage ,  renchérit  considérablement  sur  ces 
indications  concises. 


10  LOHENGRIN 

s'il   m'est  permis  de    hasarder  cette   épithète. 

C'est  au  son  de  la  trompette  que  défilait  le 
magistrat  de  Flandre;  c'est  au  son  de  la  trom- 
pette qu'il  promulguait  ses  ordonnances. 

La  trompette  stimulait  aussi  l'ardeur  guer- 
rière et  menait  au  combat.  Toutefois,  l'élé- 
ment militaire  a  été  symbolisé  dans  les  ancien- 
nes coutumes  flamandes  par  le  tambour,  in- 
strument oriental,  et  par  le  fifre,  instrument 
germain. 

Et  quand  les  associations  guerrières  de  Flandre 
dégénérèrent  en  sociétés  d'amusement,  de  par 
les  ducs  de  Bourgogne,  le  tambour  et  le  fifre 
continuèrent  à  remplir  leur  singulier  rôle  d'au- 
trefois. 

Les  Huguenots  offrent  un  exemple  de  cette 
particularité,  dans  la  chanson  àupiff,  paff!  qui 
forme,  avec  le  choral  de  Luther  et  le  couvre-feu 
parisien,  ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable,  en 
fait  de  couleur  locale,  dans  cet  opéra. 

Aujourd'hui  encore ,  dans  maintes  villes  fla- 
mandes, les  tirs  à  l'arc,  à  l'arbalète  et  à  la  cara- 
bine s'organisent  aux  sons  de  ces  deux  instru- 
ments, si  dissemblables  pourtant  de  forme  et  de 
diapason  (').  C'est  comme  les  gnomes,  Kaboii- 


(')  Voir  mon  Théâtre  villageois  en  Flandre ,  t.  I ,  p.  48. 


LOHENGRIN  II 

ters,  opposés  aux  géants,  Reusen,  de  nos  vieux 
cortèges  emblématiques. 

Entre  la  harpe  symbolisant  l'élément  reli- 
gieux, et  la  trompette  caractérisant  l'élément 
civil,  se  placent,  comme  une  sorte  de  trait 
d'union  mystérieux,  la  douce  flûte  et  le  tendre 
hautbois,  instruments  de  la  vie  paisible,  inter- 
prêtes de  la  retraite  silencieuse,  comme  aussi 
de  la  candeur,  de  la  naïveté  et  de  l'innocence. 

La  flûte,  surtout,  grâce  à  ses  sons  veloutés 
et  ondoyants,  vous  porte  à  une  molle  langueur. 
Un  auteur  anglais ,  cité  par  Suard ,  dit  avoir  vu 
un  enfant  crier  et  pleurer  au  son  d'une  trom- 
pette, et  s'endormir,  un  instant  après,  au  son 
d'une  flûte  ('). 

L'agreste  hautbois  caractérise  les  temps  pri- 
mitifs, où,  selon  les  poètes,  l'humanité  était 
plongée  dans  les  délices  d'une  félicité  sans  bornes. 
«  Le  hautbois,  champêtre  et  gai,  dit  Grétry, 
sert  aussi  à  indiquer  un  rayon  d'espoir  au  milieu 
des  tourments  (^).  » 

(')  Il  ne  faut  pas  confondre  cette  flûte,  au  timbre  doux 
et  tendre, avec  la  flûte  des  anciens, qui  ressemblait  à  une 
trompette  et  en  avait  le  son  éclatant  :  acris ,  comme  dit 
Horace.  Elle  vibrait  dans  les  combats  et  dans  les  apo- 
théoses des  héros.  Delà  peut-être  l'usage  du  fifre  dont 
il  vient  d'être  parlé. 

(2)  Voir  ma  Mélodie  populaire  dans  GiUllamne-Tell ,  où 


1 2  LOHENGRIN 

Grétry,  de  même  qu'une  infinité  de  composi- 
teurs ,  n'a  eu  recours  à  ces  diverses  voix  de  l'or- 
chestre, que  par  échappées  insignifiantes.  Ici 
une  ritournelle ,  là  un  trait  d'accompagnement 
passager,  ailleurs  une  entrée  banale. 

L'analogie  philosophique  de  ces  voix  n'a  été, 
en  thèse  générale,  qu'entrevue  seulement. 

Wagner  en  a  fait  des  types,  où  les  caractè- 
res  s'incrustent  et  s'incarnent. 

Il  ne  s'agit  plus,  pour  ces  instruments,  de 
se  borner  à  traduire  simplement  l'impulsion  du 
cœur,  les  impressions  de  l'âme.  Il  faut  qu'ils 
deviennent  une  synthèse  vivante,  correspon- 
dant à  une  situation,  à  un  épisode,  qui  fera  du 
personnage  un  ange  ou  un  monstre,  dès  les 
premières  mesures  entendues. 

L'instrument-type  suivra  pas  à  pas  ce  per- 
sonnage à  travers   les  péripéties  du  drame ,  et 


le  rôle  pittoresque  et  même  philosophique  du  hautbois , 
remplaçant  la  cornemuse ,  est  étudié  de  façon  à  faire  du 
chef-d'œuvre  de  Rossini ,  les  ranz  helvétiques  aidant ,  un 
bouquet  de  thèmes  agrestes  d'un  parfum  exquis.  Le  mo- 
tif générateur  dessine  la  couleur  locale,  assiste  à  la  con- 
spiration ,  participe  au  combat  et  préside  au  triomphe. 
C'est,  avec  les  timbres  âpres  et  caractéristiques  du 
Frcyschiitz,\e  plus  grand  effort  du  génie  psycologico- 
instrumcntal  moderne ,  avant  Wagner. 


LOHENGRIN  I3 

ne  l'abandonnera  que  lorsque  son  intervention 
aura  cessé  complètement. 

On  aura  ainsi  un  instrument  spécial  pour  in- 
dividualiser Eisa,  la  jeune  fille  innocente;  Lo- 
Lohengrin,  le  messager  surnaturel;  Ortrude, 
l'esprit  du  mal;  l'Empereur  d'Allemagne,  la 
souveraine  autorité  ('). 

Ces  caractères  sont  si  nettement  dessinés , 
qu'on  les  distinguerait  sans  peine,  sans  le  se- 
cours des  paroles  ou  de  l'appareil  théâtral. 


/■ 


(^)  Sehobart  a  rattaché  à  chaque  tonalité  une  idée 
caractéristique.  Son  assimilation ,  quoiqu'un  peu  arbi- 
traire, ne  laisse  pas  que  d'être  très  frappante.  Au  fond, 
la  tonalité  psycologique  est  une  affaire  de  pure  inspira- 
tion ,  défiant  tout  système  préconçu. 

2,* 


III 


es  son  entrée  en  scène,  la  candide 
Eisa  est  marquée  par  un  colons  instru- 
mental qui  ne  la  quitte  plus.  Le  haut- 
bois dépeint  à  l'oreille  ce  que  dépeignent  aux 
yeux  la  robe  blanche  et  les  cheveux  flottants  de 
la  jeune  fille. 

Une  marche  élégiaque  est  confiée  au  tendre  et 
plaintif  instrument.  On  ne  saurait,  d'un  coup 
de  crayon ,  obtenir  des  effets  plus  réels  et  plus 
saisissants. 

C'est  le  hautbois  qui  supplée  au  silence  de  la 
victime,  en  face  de  la  Cour  Suprême.  C'est  le 
hautbois  qui  soutient  et  qui  commente  les  pre- 


l6  LOHENGRIN 

mières  paroles  de  l'accusée.  Non,  elle  n'est 
point  coupable  ;  pitié  pour  elle ,  semble-t-il  dire  ! 

La  flûte  s'y  joint,  dans  le  récit  du  rêve  pro- 
phétique :  le  cygne  et  la  colombe  sont  annon- 
cés. Le  cygne  arrive ,  au  son  des  mêmes  accords 
consonnants  qui  ont  bercé  le  songe  d'Eisa  et  qui 
présideront  à  la  victoire  de  son  sauveur. 

Tour  à  tour,  ou  simultanément,  les  deux 
instruments  blancs  participent  à  la  scène  du 
serment,  à  la  scène  du  balcon,  où  Eisa  confie 
aux  étoiles  les  émotions  qui  débordent  de  son 
cœur  ('),  à  la  marche  rehgieuse,  au  chœur  nup- 
tial, au  doux  entretien,  où  les  époux  savourent 
avec  ivresse  leur  bonheur  d'un  instant,  enfin, 
au  déchirant  moment  où  l'idéal  d'Eisa  s'envole 
pour  toujours. 

Les  dernières  notes  du  drame  sont  formulées 


(')  «  Lorsqu'Andromaque  récite,  —  dit  Grétry,  à  pro- 
pos de  la  tragédie  lyrique  de  ce  nom,  —  elle  est  presque 
toujours  accompagnée  de  trois  flûtes  traversières  qui  for- 
ment harmonie.  »  Grétry  se  trompe  en  disant  que  ce  fut 
la  première  fois  qu'on  eut  l'idée  d'adopter  les  mêmes 
instruments  pour  accompagner  le  récitatif  d'un  rôle  que 
l'on  veut  distinguer.  L'embryon  du  procédé  remonte  aux 
créateurs  du  drame  lyrique,  c'est-à-dire  au  commence- 
ment du  dix-septième  siècle.  Tout  y  était  arbitraire , 
bien  entendu.  La  voix  de  Caron,  dans  VOrfcoàe  Mon- 
tcvcrde,  est  accompagnée  par  deux  guitares!  Jugez. 


LOHENGRIN  I7 

par  la  flûte  (').  Elles  semblent  empreintes  d'un 
parfum  de  chasteté  qu'elles  répandent  dans  l'at- 
mosphère et  qui  paraissent  suivre  Lohengrin  à 
travers  les  sinuosités  des  flots... 

Quand  la  lumière  se  mêle  à  ce  coloris,  déjà  si 
chatoyant ,  dans  l'incomparable  scène  où  Psyché 
veut  connaître  l'époux  que  les  Dieux  lui  ont 
donné,  quels  séduisants  effets  d'optique,  quels 
mirages  enchanteurs  ! 

Figurez-vous  les  Alpes  neigeuses  éclairées 
au  soleil.  Des  paillettes  d'or  s'échappent  de  cette 
nappe  blanche  scintillante,  qu'enveloppe  une 
atmosphère  azurée  et  prismatisée. 

Les  deux  instruments ,  enlacés  les  uns  aux 
autres,  se  confondent  dans  une  mutuelle  ivresse 
et  s'imbibent  de  clartés  radieuses  et  magiques. 

Au  soir,  les  blanches  nuées,  les  tons  diaprés, 
se  voilent  d'une  teinte  grisâtre,  transparente 
aussi,  mais  discrète  et  calme  comme  la  douce 
lueur  de  la  lune. 

C'est  le  tête-à-tête  mystique ,  soupiré  par  le 
quatuor  à  cordes  en  sourdines.  Aux  doux  su- 
surrements de  la  flûte  et  du  hautbois,  succè- 
dent les  sons  clair-obscur  de  la  clarinette.  Une 


(')  Par  un  trait  de  génie  qui  remonte  à  deux  siècles, 
la  flûte,  blancheur  de  l'aube,  est  opposée  aux  ténèbres 
qui  disparaissent,  dans  le Faëton  de  Vondel. 


l8  LOHENGRIN 

dernière  fois ,  le  chant  d'amour  nuptial  s'épan- 
che ,  quand  Eisa  s'éloigne  sous  le  coup  d'une 
sorte  de  malédiction,  amenée  par  son  indis- 
crétion fatale. 

Cette  intervention  de  la  clarinette,  au  milieu 
de  la  joie  changée  en  deuil ,  est  sublime.  C'est 
pour  ainsi  dire  la  flûte  munie  d'un  crêpe 
funèbre. 

Encore  un  trait  de  pinceau  du  génie! 

Gounod  a  tenté  d'imiter  le  procédé  des  in- 
struments blancs  dans  son  Faust.  Mais  quelle 
énorme  distance  entre  le  modèle  et  la  copie  ? 
Wagner  a,  sur  son  imitateur,  l'inappréciable 
avantage  de  laisser  à  l'héroïne  du  drame  son 
caractère  de  naïve  candeur,  à  partir  de  l'intro- 
duction jusqu'au  dénoûment. 

Gounod,  au  contraire,  est  forcé,  par  les  péri- 
péties de  son  poème,  d'abandonner,  dès  le  troi- 
sième acte,  la  note  douce  dont  il  s'était  servi 
précédemment.  Dès  lors,  on  le  conçoit,  le  ca- 
ractère de  Marguerite  marche  à  l'aventure. 

Comment  exprimer  Gretchen  coupable  ?  Com- 
ment la  dépeindre  réhabilitée  devant  Dieu  ? 
Tout  cela  est  resté  à  l'état  embryonnaire.  Di- 
sons mieux:  à  l'état  imperceptible,  nul. 

La  différence  essentielle  entre  les  races  ger- 
manique et  gauloise  se  dessine  ici  d'une  façon 
frappante. 


LOHENGRIN  I9 

Gounod  entame  une  idée,  prise  à  autrui,  s'en- 
tend. Il  ignore  l'art  de  la  développer,  de  la 
transformer.  Il  se  voit  obligé,  faute  de  mieux, 
de  l'abandonner  au  beau  milieu  de  son  ouvrage. 

Wagner,  par  contre,  poursuit  la  sienne  vic- 
torieusement, à  travers  toutes  les  phases  que 
revêt  le  drame  ;  il  lui  faut  subir  mille  applica- 
tions,  mille  modifications  diverses;  puis,  il  la 
groupe,  en  guise  de  péroraison,  au  moment  où. 
la  barque  de  Lohengrin  quitte  les  rives  de  l'Es- 
caut. 

Il  ne  saurait  être  question  d'archaïsme  à 
propos  de  Faust,  Les  quelques  mesures  qu'on  y 
remarque  sont  gauchement  empruntées  à  l'im- 
mortelle Chanson  du  Roi  de  Thulé  de  Schubert. 


IV 


omment  Wagner  s'est-il  acquitté  de 
cette  tâche  délicate  et  ardue?  On  vient 
de  voir  avec  quelle  supériorité  il  a 
fait  marcher  de  front  la  psycologie  et  l'archéo- 
logie, pour  individualiser  Eisa. 

En  esprit  prime-sautier  qu'il  est,  le  maître  ne 
s'est  pas  borné  à  faire  au  rôle  du  messsager  cé- 
leste, des  adaptations  purement  mécaniques,  à 
la  façon  de  celles  de  Meyerbeer.  Il  a  fondu  tou- 
tes les  couleurs  de  sa  palette  pittoresque  dans 
une  combinaison  poético-idéale  qui  s'élève  aux 
proportions  d'une  merveilleuse  création. 

Lohengrin  personnifie  le  droit,  la  justice.  Le 


22  LOHENGRIN 

tribunal    humain   va    prononcer  une    sentence 
inique.  L'élément  divin  intervient. 

Au  lieu  de  faire  accompagner  gauchement  et 
banalement  les  chants  suaves  du  champion 
mystérieux,  par  une  lyre  ou  harpe,  vieux  cli- 
ché ,  Wagner  fait  miroiter  le  quatuor  à  cordes 
dans  ses  sonorités  suraiguës,  et,  dès  les  pre- 
mières mesures  de  ce  ravissant  susurrement 
aérien  ,  l'imagination  est  lancée  dans  les  sphères 
les  plus  élevées  de  l'illusion  imagée. 

Liszt  l'appelle  «  une  sorte  de  formule  magi- 
que, qui,  comme  une  initiation  mystérieuse, 
prépare  nos  âmes  à  la  vue  de  choses  inaccou- 
tumées et  d'un  sens  plus  haut  que  celles  de 
notre    vie   terrestre.  » 

Il  ajoute  :  «  Cette  introduction  renferme  et 
révèle  l'élément  mystique ,  toujours  présent  et 
toujours  caché  dans  la  pièce;  secret  divin,  res- 
sort surnaturel,  suprême  loi  de  la  destinée  des 
personnages  et  des  incidents  à  contempler. 

»  Pour  nous  apprendre  l'inénarrable  puis- 
sance de  se  secret ,  Wagner  nous  montre  d'abord 
la  beauté  ineffable  du  sanctuaire ,  habité  par  un 
dieu  qui  venge  les  opprimés,  et  ne  demande 
qu'amour  et  foi  à  ses  fidèles. 

»  Il  nous  initie  au  Saint-Graal;  il  fait  miroi- 
ter à  nos  yeux  ce  temple  de  bois  incorruptible , 
aux  murs  odorants,  aux  portes  d'or...  dont  les" 


LOHENGRIN  23 

splendides  portiques  ne  sont  approchés  que  de 
ceux  qui  ont  le  cœur  élevé ,  et  les  mains  pu- 
res—  Il  nous  le  montre  d'abord  reflété  dans 
quelque  onde  azurée,  ou  reproduit  par  quelque 
image   irisée. 

»  C'est,  au  commencement,  une  large  nappe 
dormante  de  mélodie,  un  éther  vaporeux  qui 
s'étend,  pour  que  le  tableau  sacré  s'y  dessine  à 
nos  yeux  profanes  :  effet  exclusivement  confié 
aux  violons,  divisés  en  huit  pupitres  différents, 
qui,  après  plusieurs  mesures  de  sons  harmo- 
niques, continuent  dans  les  plus  hautes  notes  de 
leurs  registres. 

»  Le  motif  est  ensuite  repris  par  les  instru- 
ments à  vent  les  plus  doux;  les  cors  et  les  bas- 
sons,  en  s'y  joignant,  préparent  l'entrée  des 
trompettes  et  des  trombones,  qui  répètent  la 
mélodie  pour  la  quatrième  fois ,  avec  un  éclat 
éblouissant  de  coloris,  comme  si,  dans  cet 
instant  unique,  l'édifice  saint  avait  brillé,  à  nos 
regards  aveuglés,  dans  toute  sa  magnificence 
lumineuse  et  radiante. 

»  Mais  le  vif  étincellement ,  amené  par  degrés 
à  cette  intensité  de  rayonnement  solaire ,  s'éteint 
avec  rapidité  comme  une  lueur  céleste.  La 
transparente  vapeur  des  nuées  se  referme,  la 
vision  disparaît  peu  à  peu  dans  le  même  encens 
diapré ,  un  milieu  duquel  elle  est  apparue ,  et  le 


24  LOHENGRIN 

morceau  se  termine  par  les  premières  six  me- 
sures devenues  plus  éthérées  encore. 

»  Son  caractère  d'idéale  mysticité  est  sur- 
tout rendu  sensible  par  le  pianissimo  toujours 
conservé  dans  l'orchestre,  et  qu'interrompt  à 
peine  le  court  moment  où  les  cuivres  font 
resplendir  les  merveilleuses  lignes  du  seul  motif 
de  cette  introduction.  » 

Après  cette  adorable  analyse ,  Liszt  a  recours 
à  une  allégorie  plus  exquise  encore ,  où  il  com- 
pare ce  chant,  qu'on  croirait  descendre  des 
mystérieuses  hauteurs  de  l'Empirée,  «  à  l'ascé- 
tique ivresse  que  produirait  en  nous  la  vue  de 
ces  fleurs  mystiques  des  célestes  séjours,  qui 
sont  toute  âme ,  toute  divinité ,  et  répandent  un 
frémissant  bonheur  autour  d'elles. 

»  La  mélodie  s'élève  d'abord  comme  le  frêle, 
long  et  mince  calice  d'une  fleur  monopétale, 
pour  s'épanouir  en  un  élégant  évasement,  une 
large  harmonie,  sur  laquelle  se  dessinent  de 
fermes  arrêtes,  dans  un  tissu  d'une  si  impal- 
pable délicatesse,  que  la  fine  gaze  paraît  ourdie 
et  renflée  par  les  souffles  d'en  haut. 

»  Graduellement  ces  arrêtes  se  fondent;  elles 
disparaissent  d'une  manière  insensible  dans  un 
vague  amoindrissement,  jusqu'à  ce  qu'elles  se 
métamorphosent  en  insaisissables  parfums,  qui 


LOHENGRIN  2^ 

nous  pénètrent  comme  des  senteurs  venues  de  la 
demeure  des  Justes  (^)  ». 

Avec  les  sons  cristallins  et  diamantés  de  la 
harpe,  ces  nuances  discrètes  et  fines,  ces  images 
magiques  de  la  coloration  pittoresque  devenaient 
absolument  impossibles. 

On  entend  et  l'on  voit.  Jean-Jacques  appelle 
cela  avec  infiniment  de  sens  :  «  Mettre  l'œil 
dans  l'oreille.  » 

Cette  page  monumentale  de  Wagner  domine 
tout  le  drame,  à  partir  du  fragment  aérien  qui 
s'en  détache,  quand  Eisa  dit  sa  vision,  et  de 
l'apparition  du  cygne  traînant  la  barque  mira- 
culeuse, jusqu'au  moment  où  le  messager  de 
Dieu  quitte  les  rives  de  l'Escaut  pour  regagner 
sa  céleste  demeure. 

,  Dans  le  récit  révélateur,  émouvante  synthèse 
d'une  action  éminemment  captivante,  le  scintil- 
lement lumineux  ne  s'épanche  plus  exclusive- 
ment en  vibrations  suraiguës  des  cordes. 

La  trompette  y  prend  part  :  Lohengrin  a 
combattu.  Le  hautbois  s'y  marie  :  le  chevalier 
a  aimé...  Nouveaux  effets  d'une  palette  sonore, 
d'une  richesse  indescriptible. 


(^)  Lohengrin  et  Tannhciitser.  —  Leipzig,  1851,  p.  48 
et  50. 


V 


n  face  du  magicien  d'en  haut,  se  place 
la  magicienne  d'en  bas ,  sorte  de  Circé 
dont  les  enchantements  tiennent  captif 
le  prince  Godefroid,  et  qui  s'enroule  comme  un 
serpent  venimeux  autour  de  sa  chaste  victime , 
Eisa. 

Ce  génie  du  mal,  qui  s'épanche  en  impréca- 
tions vengeresses ,  est  dépeint  par  les  sons  in- 
férieurs ,  ou  chalumeaux ,  des  instruments  à 
anches  :  clarinettes,  cors  anglais,  bassons, 
saxhornes. 

Ces  sons  caverneux,  à  clapotements  sinistres, 
comme  la  vox  humana,  ou  plutôt  la  vox  inhu- 


28  LOHENGRIN 

mana  de  l'orgue ,  sont  formulés  en  mode  mineur, 
pour  renforcer  d'une  nuance  plus  expressive 
encore,  le  coloris  ténébreux  du  monstre  dé- 
chaîné. 

Donc,  non  seulement  la  ligne  mélodique  qui 
n'est  qu'un  long  zig-za.g ,  semble  ramper  comme 
un  reptile  vénéneux ,  mais  le  timbre  même  des 
instruments  s'associe  à  ces  sinuosités  tortueuses 
par  de  sourds  grondements,  où  l'on  croit  enten- 
dre le  rugissement  de  quelque  fauve,  guettant 
sa  proie  Ç-). 

La  scène  où  Ortrude,  jointe  à  son  mari  dé- 
chu ,  conspire  pendant  la  nuit  la  perte  d'Eisa, 
au  pied  du  château  de  celle-ci,  est  une  de  ces 
conceptions  capitales  dont  on  ne  saurait  avoir 
le  pendant  que  dans  les  maîtres  du  pinceau  ou 
du  burin. 

Les  grincements  caverneux  de  la  Macbeth 
germanique,  renforcés  par  les  trémolos  hale- 
tants des  cordes,  vous  donnent  positivement  le 
frisson. 

C'est  ainsi  que  j'aurais  voulu  voir  caractérise 


(^)  Grétry  a  imaginé  d'aligner  des  notes  en  cercle ,  pour 
dépeindre  les  anneaux  de  la  chaîne  d'un  prisonnier.  C'est 
subtil,  enfantin  même.  L'esprit  y  a  toute  la  part,  le 
sentiment  aucun.  Et  pourtant  Grétiy,  à  chaque  page  de 
ses  mémoires  ,  place  le  sentiment  au-dessus  de  tout. 


i 


LOHENGRIN  ^Q 

Bertram.  Les  cuivres  plaqués  qui  soutiennent 
sa  mélopée,  dite  infernale,  me  paraissent  plutôt 
inventés  pour  servir  de  contraste  ou  de  repous- 
soir, que  créés  pour  accentuer  une  idée  philo- 
sophique et  dramatique. 

La  statue  du  Commandeur  descendant  de  son 
piédestal  pour  empoigner  son  lâche  insulteur, 
au  milieu  d'un  luxueux  festin ,  est  bien  plus 
heureusement  campée,  à  l'aide  des  trombones 
que  Mozart  a  réservés  intentionnellement  jus- 
qu'à cette  scène. 

L'effet  en  est  foudroyant. 

Rossini  a  encore  été  dans  le  vrai,  en  adap- 
tant ,  par  moments ,  à  la  voix  grandiose  de 
Moïse,  un  accompagnement  de  cuivres,  parce 
que  le  législateur  des  Hébreux  est  un  person- 
nage autoritaire,  qui  ne  saurait  revêtir  au 
théâtre  son  prestige  et  son  importance,  qu'à 
l'aide'  de  la  phalange  bruyante  des  trompettes , 
des  trombones  et  des  ophicléides. 

Ces  instruments  solennels  dominent  monar- 
chiquement  aussi  dans  Lohengrinj  pour  traduire 
la  volonté  suprême  du  souverain ,  qui  vient  sous 
le  vieux  chêne  tenir  cour  plénière. 

Quelle  majesté  ils  prêtent  au  récit  introduc- 
tif  !  Que  de  force  persuasive  ils  ajoutent  à  la 
prière  avant  le  combat,  prière  qui  semble  in- 
crustée dans  le  fer  et  dans  le  bronze  !  Et   quel 


30  LOHENGRIN 

dialogue  réaliste  résulte  des  huit  trompettes  ac- 
cordées en  quatre  tons  différents  (mi  bémol,  ré, 
mi  et  fa)  et  faisant  leur  entrée  isolément,  cha- 
cunes  dans  leurs  tons  respectifs,  sur  une  figure 
de  basse  continue  qui  simule  le  grand  tumulte 
des   chevaux...  (^)! 

La  basse  dure  sans  discontinuer  en  triolets 
croches,  pendant  plus  de  cent  mesures,  jusqu'à 
l'entrée  des  quatre  trompettes  de  l'empereur, 
qui ,  à  travers  tout  l'opéra ,  font  retentir  la  même 
fanfare  éclatante,  dès  que  le  monarque  paraît. 

La  phalange  des  trompettes  seigneuriales  les 
saluent  tour  à  tour,  s'y  joignent  et  éclatent 
toutes  simultanément.  Une  sorte  de  marche 
hiératique,  pleine  d'une  imposante  grandeur, 
est  chantée  successivement  en  deux  tons  diffé- 
rents, par  les  gros  cuivres,  et  laisse  présager 
l'accomplissement  d'un  grand  événement. 

A  ceux  qui  s'offusqueraient,  dès  le  début  du 
drame,  de  cette  profusion  de  sonorité  métaUi- 
que  ,  je  me  contenterai  de   dire  : 

Il  ne  s'agit  point,  dans  une  œuvre  d'inspira- 
tion ,  de  calculer  froidement  les  effets  matériels, 
en  vue  d'en  arriver  finalement,  et  en  passant 
du  simple  au  composé,  à  des  résultats  de  sur- 


(')  Consultez,   à  ce   sujet,   la  belle  étude    de    Liszt, 
p.  89. 


LOHENHRIN  3I 

prise  et  d'étonnement;  il  s'agit  d'être  vrai  et  de 
toucher  juste,  tout  en  restant  noble  et  beau. 

Si  le  drame  de  Lohengrin  se  termine  aux  sons 
voilés  de  deux  flûtes ,  où  est  le  mal  ? 

N'avons-nous  pas  dans  la  nature  le  lever 
et  le  coucher  du  soleil,  la  montagne  et  la  vallée, 
le  fleuve  et  le  ruisseau  ? 

Les  crescendos  d'un  acte  à  l'autre,  abou- 
tissant artificiellement  au  summum  de  l'eflet 
vocal  et  instrumental,  ne  sont  que  des  procédés 
d'où  tout  vrai  art  est  exclu ,  des  mirages  qui  ne 
sauraient  éblouir  que  la  foule  ignorante  et  trop 
facilement  impressionnable. 

Lohengrin,  écrit,  —  pour  emprunter  une  mé- 
taphore admirable,  —  avec  une  plume  arrachée 
à  l'aile  d'un  ange,  devait  finir  par  un  reflet 
de  l'idéalisme  céleste. 


VI 


ù  s'arrêtera  la  révolution  commencée  ? 
Nous  voilà  loin  de  l'incroyable  défi 
lancé  à  la  perfectibilité  humaine  :  «  Ceci 

est  le  dernier  terme  de  la  science  et  de  l'art  (').  » 

Nec  plus  tdtra. 


(^)  FÉTis ,  Histoire  de  Vharmonie,  et  Traité  d^harmonie; 
ad  finem.  Rapprochez  cette  thèse  étrange  de  celle  que  le 
même  écrivain  a  soutenue  dans  la  Revue  et  Gazette  Musi . 
cale,  où  il  dit  notamment  que  :  «  de  tout  temps ,  les  musi- 
ciens et  le  public  ont  été  sous  l'influence  d'un  illusion  sin- 
gulière, à  savoir,  que  certaine  forme  de  l'art,  découverte 
par  un  artiste  de  génie,  était  le  but  final  et  le  dernier 
terme  de  progrès.  »  Et  concluez  ! 

3* 


34  LOHENGRIN 

Château  de  cartes,  renversé  d'un  souffle  ! 

Non  seulement  les  combinaisons  multiples  de 
l'harmonie  ont  ouvert  des  mondes  nouveaux , 
mais  les  aggrégations  infinies  des  timbres  de 
l'orchestre  ont  frayé  des  routes  inaperçues  dans 
le  domaine  de  la  psycologie  et  de  la  physique. 

Le  drame  musical,  en  complète  voie  de  trans- 
formation, s'est  vivement  imprégné  de  l'élé- 
ment cosmique,  s'il  m'est  permis  d'employer 
cette  expression.  Il  a  repris  possession  de  son 
bien,  et  ce  n'est  que  justice. 

Redisons-le  :  tout  l'univers  visible  et  invi- 
sible est  dans  ses  attributions,  comme  ce  micro- 
cosme vivant,  moral  et  matériel,  l'homme. 

On  se  croyait  parvenu  aux  confins  extrêmes 
de  l'idéal  entrevu,  avec  l'orchestre  de  Beet- 
hoven, avec  le  drame,  faux  selon  moi,  de 
Meyerbeer,  avec  la  mélodie  de  Bellini ,  mélodie 
enchanteresse,  il  est  vrai,  mais  qui  n'est,  en 
définitive,  qu'une  sorte  d'aigrette  dorée  au  haut 
d'un  pignon  dressé  dans  le  vide,  tandis  qu'elle 
devrait  briller  aux  sommets  d'un  édifice  qui  a 
son  rez-de-chaussée,  son  premier,  son  deuxième 
et  son  troisième  étages,  comme  la  mélodie  de 
Walter,  d'une  architecture  immense,  équilibrée, 
dans  toutes  ses  parties,  du  faîte  à  la  base,  à  la 
péroraison  des  M eistcr singer. 

Que  de  progrès  accomplis  !  Et  se  douterait-on 


LOHENGRIN  35 

qu'un  seul  homme  ait  pu  réunir  à  la  fois,  et 
l'éloquence  du  drame,  et  l'éloquence  de  l'har- 
monie et  de  la  mélodie  ? 

Le  Lohengrin  cependant  n'est  qu'un  premier 
pas  dans  la  voie  de  la  réforme.  Il  fait  entrevoir 
d'immenses  tentatives  régénératrices  pour  l'ave- 
nir. Et  qui  sait  ?  Une  vraie  métempsycose. 
'  Les  replis  les  plus  secrets  de  l'âme  sont 
scrutés  et  exprimés.  Le  passé  et  l'avenir  trou- 
vent leurs  nuances  équivalentes.  Tout  ce  qui 
s'agite,  dans  le  monde  réel  et  imaginaire,  est 
dépeint  avec  des  couleurs  assorties.  L'espace 
même  a  sa  gamme  particulière.  Fluides  ou 
solides,  incandescences  ou  frigidités,  tout  a 
une  voix,  tout  a  une  résonnance  similaire  qui 
vous  le  fait  palper  du  bout  du  doigt  pour 
ainsi  dire. 

Spiritus  flat  uhi  vidt.  Saluez  Vévocatciir  artis- 
tique des  éléments  ! 

Et  dire,  après  cela,  que  chaque  semaine,  un 
musicien  aussi  admirable ,  un  peintre  aussi 
colossal,  un  philosophe,  un  esthéticien  et  un 
archaïste  aussi  consommé  se  voit  en  butte  aux 
plaisanteries  indécentes  et  aux  injures  sarcas- 
tiques  de  MM.  les  feuilletonistes  parisiens,  la 
plupart  plus  littérateurs,  en  somme,  que  musi- 
ciens ,  et  incapables  de  disséquer  scientifique- 
ment la  moindre  partition.  Cela,  à  propos  des 


36  LOHENGRIN 

représentations  de  l'une  des  plus  merveilleuses 
créations  de  l'esprit  humain  :  la  tétralogie  des 
Nibehcngen. 

Ah!  messieurs  les  Parisiens,  qui  avez  vécu 
presqu'exclusivement  jusqu'ici,  à  votre  Opéra 
démodé,  de  l'intervention  étrangère  —  témoin 
Lulli,  Gluck,  Spontini ,  Rossini,  Meyerbeer, 
Donizetti,  Verdi  et  d'autres  —  vous  tenez, 
paraît-il,  à  vivre  désormais  de  votre  propre 
vie  artistique. 

En  vérité,  en  vérité,  je  vous  le  dis  :  le  mo- 
ment viendra  où  vous  mourrez  littéralement  de 
faim. 

Incapables  de  vous  soutenir  jusqu'au  bout, 
même  dans  les  banalités  creuses  et  ridicules  où 
l'Opéra  actuel  se  traîne  si  péniblement,  que 
ferez-vous,  privés  que  vous  êtes  du  grand 
souffle  épique,  de  l'inspiration  dramatique 
sublime,  lorsque  la  transformation  de  votre 
principale  scène  lyrique  sera  devenue,  comme 
elle  l'est  déjà  —  nécessaire,  imminente,  inévi- 
table ? 

Ce  que  vous  ferez  de  mieux  ?  Je  vais  vous  le 
dire  :  Retournez  à  vos  moutons  : 

Le  Français,   né  malin,   cr6a  le  vaudeville. 


LOHENGRIN 


37 


Reprenez  la  houlette  et  la  musette.  Quittez 
la  lyre.  Composez  des  opéras-comiques.  Là  est 
votre  génie ,  là  est  votre  gloire. 


ŒUVRES  DU  xMÈME  AUTEUR 

parues  chez  J.  Baur,  i  i  ,  rue  des  SS.  Pères,  à  Ptms 

VOLTAIRE  MUSICIEN.  —  Concerts,  Intei- 
mèdes  (Mozart  à  Ferney);  Lullisme,  Ramisme  , 
Gluckisme;  Prophétie  pour  1885  ;  l'Opéra,  l'Opéra- 
Comique  ;  Organographie ,  Acoustique  ;  Biogra- 
phies; Locutions,  Anecdotes.  —  In-8°  de  300 
pages. 

LA    MÉLODIE    POPULAIRE   dans     l'opéra 
Guillaume  Tell  de  Rossini.  —  In-8°  de  44   page 
avec  de  nombreuses    planches  de  musique. 


r. 


ML 
410 


Straeten,  Edmond  vander, 
Lohengrin 


FACULTY  OF 
MUSIC  LIBRARY 

DATE  DUE 

NOV  0  1 1«7 

EOURS 


MOtJ-THUR    8:45-9:15 


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