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Full text of "L'oiseau"

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Vj^.^-^ 3IC A. UoS 



L'OISEAU 



PARIS. — IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET C*« 

Uue de Fleurus, 9 



L'OISEAU 



PAR 



J.. MICHELET 



Des ailes! 

[ROekert] 



SEPTIÈME ÉDITION 



PARIS 

LIBRAIRIE DE L. HACH.ETTE ET G" 

BOULEVARD SAIRT-GEAKAIN , N° 77 

1863 

Droit de traduction réservé 



GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 



A L'ETUDE DE U NATURE 



1 



COMMENT L^AUTEUR FUT CONDUIT 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. 



A mon public ami, fidèle, qui m'écouta si long- 
temps, et qui pe. m'a point délaissé, je dois la 
confidence des circonstances intimes qui, sans 
m'écarter de l'histoire, m'ont conduit à l'histoire 
naturelle. 

Ce que je publie aujourd'hui est sorti entière- 
ment de la famille et du foyer. C'est de nos heures 
de repos, des conversations de l'après-midi, des 
lectures d'hiver, des causeries d'été, que ce livre 
peu à peu est éclos, si c'est un livre* 

Deux personnes laborieuses, naturellement ré- 
unies après la journée de travail, mettaient en- 



IT GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

semble leur récolte, et se refaisaient le cœur par ce 
dernier repas du soir. 

Est-ce à dire que nous n'ayons pas eu quelque 
autre collaborateur? Il serait injuste, ingrat de 
n'en pas parler. Les hirondelles familières qui 
logeaient sous notre toit se mêlaient à la causerie. 
Le rouge-gorge domestique qui voltige autour de 
moi y jetait des notes tendres, et parfois le rossignol 
la suspendit par son concert solennel. 



Le temps pèse, la vie, le travail, les violentes 
péripéties de notre âge, la dispersion d'un monde 
d'intelligence où nous vécûmes, et auquel rien n'a 
succédé. Les rudes labeurs de l'histoire avaient 
pour délassement l'enseignement, qui fut l'amitié. 
Leurs haltes ne sont plus que le silence. A qui de- 
mander le repos, le rafraîchissement moral, si ce 
n'est à la nature t 

Le puissant dix-huitième siècle qui contient mille 
ans de combats, à son coucher, s'est reposé sur le 
livre aimable et consolateur (quoique faible scien- 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. V 

lifiquemenl) de Bernardin de Saint-Pierre. Il a fini 
sur ce mot touchant de Ramond : « Tant de pertes 
irréparables pleurées au sein de la nature!... » 

Nous, quoi que nous ayons perdu, nous deman- 
dions autre chose que des larmes à la solitude, autre 
chose que le dictame qui adoucit les cœurs blessés. 
Nous y cherchions un cordial pour marcher toujours 
ep avant, une goutte des sources intarissables, une 
force nouvelle, et des ailes ! 



Cette œuvre quelconque a du moins le caractère 
d'être venue comme vient toute vraie création vi- 
vante. Elle s'est faite à la chaleur d'une douce incu- 
bation. Et elle s'est rencontrée une et harmonique, 
justement parce qu'elle venait de deux principes 
différents. 

Des deux âmes qui la couvèrent, Tune se trou* 
vait d'autant plus près des études de la nature 
qu'elle y était née en quelque sorte, et en avait 
toujours gardé le parfum et la saveur. L'autre s'y 
porta d'autant plus qu'elle en avait toujours été se- 



VI COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

vrée par les circonstances» retenue dans les âpres 
voies de l'histoire humaine. 



L'histoire ne lâche point son homme. Qui a bu 
une spuie fois à ce vin fort et amer y boira jusqu'à 
la mort. Jamais je ne m'en détournai, même en de 
pénibles jours; quand la tristesse du passé et la 
tristesse du présent se mêlèrent, et que, sur nos 
propres ruines, j'écrivais 93, ma santé put défaillir, 
non mon âme, ni ma volonté. Tout le jour, je m'at- 
tachais à ce dernier devoir, et je marchais dans les 
ronces. Le soir, j'écoutais (non d'abord sans effort) 
quelque récit pacifique des naturalistes ou des voya- 
geurs. J'écoutais et j'admirais, n'y pouvant m'adou- 
cir encore, ni sortir de mes pensées, mais les 
contenant du moins et me gardant bien de mêler à 
cette paix innocente mes soucis et mon orage. 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. VU 

Ce n'était pas que je fusse insensible aux grandes 
légendes de ces hommes héroïques dont les tra- 
vaux, les voyages ont tant servi le genre humain. 
Les grands citoyens de la patrie, dont je racontais 
l'histoire, étaient les proches parents de ces citoyens 
du monde. 

De moi-même, depuis longtemps, j'avais salué 
de cœur la grande révolution française dans les 
sciences naturelles ; l'ère de Lamark et de Geoffroy 
Sainl-Hilaire, si féconds par la méthode, puissants 
vivificateurs de toute science. Avec quel bonheur je 
les retrouvai dans leurs fils légitimes, leurs ingé- 
nieux enfants qui ont continué leur esprit ! 



Nommons en tête l'aimable et original auteur du 
MoKtde des oiseaux^ qu'on aurait dès longtemps pro- 
clamé l'un des plus solides naturalistes s'il n'était le 
plus amusant. JPy reviendrai plus d'une fois ; mais 
j'ai hâte, dès l'entrée de ce livre, de payer ce pre- 
mier hommage â un très-grand observateur qui, 
pour ce qu'il a vu lui même, est aussi grave, aussi 
spécial que Wilson ou Audubon. 



VllI COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

Il s*est calomnié lui-même en disant que, dans ce 
beau livre, « il n'a cherché qu'un prétexte pour 
parler de l'homme. » Nombre de pages, au con- 
traire, prouvent suffisamment qu'à part toute ana- 
logie, il a aimé, observé l'oiseau en lui-même. Et 
c'est pour cela qu'il en a fixé de si puissantes 
légendes, de fortes et profondes personnifications. 
Tel oiseau, par Toussenel, est maintenant et restera 
à jamais une personne. 



Toutefois, le livre qu'on va lire part d'un point de 
vue différent de celui de l'illustre maître. 

Point de vue nullement contraire, mais symélri- 
quement opposé. 

Celui-ci, autant que possible, ne cherchant que 
l'oiseau dans l'oiseau, évite . l'analogie humaine. 
Sauf deux chapitres, il est écrit comme si l'oiseau 
était seul, comme si l'homme n'eût existé, jamais. 

L'homme ! nous le rencontrions déjà suffisam- 
ment ailleurs. Ici, au contraire, nous voulions un 
alibi au monde humain, la profonde solitude et le 
désert des anciens jours. 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. IX 

Uhomme n*eût pas vécu sans Toiseaa^ qui seul a 
pu le sauver de Tinsecte et du reptile ; mais Toiseau 
eût vécu sans l'homine. 

L'homme de plus, l'homme de moins, l'aigle ré- 
gnerait également sur son trône des Alpes. L'hi- 
rondelle ne ferait pas moins sa^migration annuelle. 
La frégate, non observée, planerait du même vol 
sur l'Océan solitaire. Sans attendre d'auditeur hu- 
main, le rossignol dans la forêt, avec plus de sé- 
curité, chanterait son hymne sublime. Pour qui? 
Pour celle qu'il aime, pour sa couvée, pour la fo- 
rêt, pour lui-même enfin, qui est son plus délicat 
auditeur. 



Une autre différence entre ce livre et celui de 
Toussenel, c'est que tout harmonien qu'il est et 
disciple du pacifique Fourier, il n'en est pas moins 
un chasseur. La vocation militaire du Lorrain éclate 
partout. 

Ce livre-ci, au contraire, est un livre de paix, 
écrit précisément en haine de la chasse. 



X COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

La chasse à l'aigle et au lion, d'accord ; mais point 
de chasse aux faibles. 

La foi religieuse que nous avons au cœur et que 
nous enseignons ici, c'est que l'homme pacifique- 
ment ralliera toute la terre, qu'il s'apercevra peu 
à peu que tout animal adopté, amené à l'état 
domestique, ou du moins au degré d'amitié ou 
de voisinage dont sa nature est susceptible, lui 
sera cent fois plus utile qu'il ne pourrait l'être 
égorgé. • 

L'homme ne sera vraiment homme (nous y 
reviendrons à la fin du livre) que lorsqu'il tra- 
vaillera sérieusement à la chose que la terre attend 
de lui : 

La pacification et le ralliement harmonique de la 
nature vivante. 

« Rêves de femme, » dira-t-on. — Qu'importe? 

Qu'un cœur de fetnme soit mêlé à ce livre, je 
ne vois aucune raison pour repousser ce reproche. 
Nous l'acceptons comme un éloge. La patience et la 
douceur, la tendresse et la pitié, la chaleur de l'in- 
cubation, ce sont choses qui font, conservent, déve- 
loppent une création vivante. 

Que ceci ne soit pas un livre, mais soit un être ! 
à la bonne heure. Il sera fécond dès lors, et d'autres 
en pourront venir. 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XI 

On comprendra mieux, du reste, le caractère de 
l'ouvrage, si on prend la peine de lire les quelques 
pages qui suivent et que je copie mot à mot : 



« Je suis née à la campagne ; j'y ai passé les 
deux tiers des années que j'ai vécu. Je m'y sens 
rappelée toujours, et par le charme des premières 
habitudes, et par le goût de la nalure, sans doute 
aussi par le cher souvenir de mon père qui m'y 
éleva et fut le culte de ma vie. 

« Ma mère étant malade et fatiguée de plusieurs 
couches successives, on me laissa très-longtemps 
en nourrice chez d'excellents paysans qui m'aimè- 
rent comme leur enfant. Je restai vraiment leur 
fille ; frappés de mes façons rustiques, mes frères 
m'appelaient la bergère. 

« Mon père habitait, non loin de la ville, une 
maison fort agréable qu'il avait achetée, bâtie, en- 
tourée de plantations, voulant, par le charme du 
lieu, consoler sa jeune femme de la grandiose na- 
ture américaine qu'elle venait de quitter. L'habita- 
tion, bien exposée, au levant et au midi, voyait 
chaque matin le soleil se lever sur un coteau de 



XII COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

vignes, et tourner, avant la chaleur, vers les cimes 
lointaines des Pyrénées, qu*on aperçoit dans les 
beaux temps. Les ormeaux de notre France, mariés 
aux acacias d'Amérique, aux lauriers-roses et aux 
jeunes cyprès, brisaient les rayons de la lumière et 
nous l'envoyaient eu reflets adoucis. 

« A notre droite un bosquet de chênes, fermé 
d'une épaisse charmille, nous abritait du nord 
et de l'aigre vent du Cantal. A gauche, dans 
un vaste horizon, s'étendaient les prairies et les 
champs de blé. Un ruisseau courait sous] les ge- 
nêts à l'abri de quelques grands arbres ; léger filet 
d'eau, mais limpide, marqué le soir à l'horizon 
par un petit ruban de brume qui traînait sur ses 
bords. 

« Le cUmat est intermédiaire ; la vallée, qui est 
celle du Tarn, participant des douceurs de la Ga- 
ronne et des sévérités de l'Auvergne, n'a pas encore 
les productions méridionales qu'on trouve pourtant 
à Bordeaux. Mais le mûrier et la soie, la pêche 
fondante et parfumée, les raisins succulents, les 
figues sucrées et les melons en plein vent annon- 
cent qu'on est dans le Midi. Les fruits surabon- 
daient chez nous; une partie de l'habitation était un 
immense verger. 

« Je sens mieux au souvenir tout le charme de 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE, 



XIII 



cé lieu, son caractère varié. Il ne laissait pas que 
d*être sérieux et mélancolique en lui-même et par 
les personnes. Mon père, quoique agréable et vif, 
était un homme déjà âgé et d'une santé chance- 
lante. Ma mère, belle, jeune et austère, avait la 
digne tenue de l'Amérique du Kord, et de plus la 
prévoyance et l'économie active que n'ont pas tou- 
jours les créoles. Le bien que nous occupions, 
ancien bien de protestants qui avait passé par plu- 
sieurs mains avant de venir aux nôtres, gardait 
encore les tombes de ses anciens propriétaires, 
simples tertres de gazon, où les proscrits cachaient 
leurs morts, sous un épais bouquet de chênes. Je 
n'ai pas besoin de dire que ces arbres et ces sépul- 
tures, conservés par l'oubli même, furent dans les 
mains de mon père religieusement respectés. Des 
rosiers, plantés de sa main, marquaient chaque 
tombe. Ces parfums, ces fraîches fleurs, cachaient 
le sombre delà mort, en lui laissant. toutefois quel- 
que chose de sa mélancolie. Nous y étions comme 
attirés, malgré nous, quand venait le soir ; émus, 
nous priions souvent pour les âmes envolées, et 
s'il filait une étoile, nous disions : « C'est l'âme qui 
« passe. » 

« J'ai vécu dix ans, de quatre à quatorze, dans 
ce lieu animé, parmi les joies et les peines. Je n'a- 




XIV GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

vais guère de camarades. Ma sœur, plus âgée de 
cinq ans, était déjà la compagne de ma mère que 
je n'étais encore qu'une petite fille. Mes frères, as- 
sez nombreux pour jouer entre eux sans moi, me 
laissaient souvent isolée aux heures de récréation. 
S'ils couraient les champs, je ne les suivais que du 
regard. J'avais donc des heures solitaires où j'er- 
rais près de la maison dans les longues allées du 
jardin. J'y pris, malgré ma vivacité, des habitudes 
contemplatives. Je commençais à sentir rinfini au 
fond de mes rêves, j'entrevis Dieu, mais le Dieu 
maternel de la nature, qui regarde tendrement un 
brin d'herbe autant qu'une étoile. Là, je trouvai 
la première source des consolations, je dis plus, du 
bonheur. 

€ Notre maison aurait offert à un esprit observa- 
teur un très-aimable champ d'étude. Tous les êtres 
semblaient s'y donner rendez-vous sous une pro- 
tection bienveillante. Nous avions une belle pièce 
d'eau poissonneuse près de l'habitation, mais 
point de volière, mes parents ne supportant pas 
l'idée de mettre en esclavage des êtres qui vi- 
vent de mouvement et de liberté. Chiens, chats, 
lapins, cochons d'Inde vivaient paisiblement en- 
semble. Les poules apprivoisées, les colombes en- 
touraient sans cesse ma mère et venaient manger 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XV 

dans sa main. Les moineaux nichaient chez nous ; 
les hirondelles y bâtissaient jusque sous nos gran- 
ges, elles voletaient dans les chambres même, et 
chaque printemps revenaient fidèlement sous notre 
toit. 

< Que de fois aussi j'ai retrouvé, dans des nids de 
chardonnerets arrachés de nos cyprès par les vents 
d'automne, des petits morceaux de mes robes d'été 
perdus dans le sable ! Chers oiseaux que j'abritais 
alors sans le savoir dans un pli de mon vêtement, 
vous avez aujourd'hui un abri plus sûr dans mon 
cœur, et vous ne le sentez pas !... 

« Nos rossignols, plus sauvages> nichaient dans 
les charmilles solitaires ; mais, sûrs d'une hospi- 
talité généreuse, ils arrivaient cent fois le jour sur 
le seuil de la porte, demandant à ma mère, pour 
eux et leur famille, les vers à soie qui avaient 
péri. 

c Au fond du bois, aux troncs des vieux arbres, 
le pivert travaillait obstinément ; on l'entendait en- 
core fort tard quand tous les bruits avaient cessé. 
Nous écoutions dans un silence craintif les coups 
mystérieux du travailleur infatigable mêlés à la 
voix traînante et lamentable du hibou. 

« Ma plus haute ambition eût été d'avoir à moi 
un oiseau, une tourterelle. Celles de ma mère, si 



XVI COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

familières, si plaintives, si tendrement résignées au 
temps de la couvée, m'attiraient vivement vers elles. 
Si la petite fille se sent mère par la poupée qu'elle 
habille, combien plus par une créature vivante qui 
répond à ses caresses ! J'eusse tout donné pour ce 
trésor. Mais il en fut autrement ; la colombe ne fut 
pas mon premier amour. 

c Le premier fut une fleur dont je ne sais pas le 
nom. 

« J*avais un petit jardin, sous un très-grand 
figuier dont l'ombre humide rendait toutes mes 
cultures inutiles. Fort triste et fort découragée, j'a- 
perçois un matin, sur une tige d'un vert pâle, une 
belle petite fleur d'or!... Bien petite, frissonnante 
au moindre souffle, sa faible tige sortait d'un petit 
bassin creusé par les pluies d'orage. La voyant tou- 
jours frémir, je supposai qu'elle avait froid, et je 
lui fis une ombrelle de feuilles.... Gomment dire les 
transports que me donnait ma découverte? Seule 
j'avais la connaissance de son existence, et seule sa 
possession. Le jour, nous n'avions l'une pour l'autre 
que des regards. Le soir, je me glissais près d'elle, 
le cœur plein d'émotion. Nous parlions peu, de peur 
de nous trahir. Mais que de tendres baisers avant 
le dernier adieu!... Ces joies, hélas! ne durèrent 
que trois jours. Une après-midi ma fleur se replia 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XVII 

lentement pour ne plus se rouvrir.... Elle avait fini 
d*aimer. 

« Je gardai pour moi mes rqgrets amers, comme 
j'avais gardé ma joie. Nulle autre fleur ne m'aurait 
consolée : il fallait une vie plus vivante pour rendre 
l'essor à mon cœur. 

c Tous les ans, ma bonne nourrice venait me 
voir et m'apportait quelque chose. Une fois, d'un 
air mystérieux elle me dit : < Mets la main dans 
c mon panier. » Je croyais y trouver des fruits, 
mais je sens un poil soyeux et quelque chose qui 
frémit. C'est un lapin ? Je l'enlève, et me voilà cou- 
rant de tous côtés pour annoncer la bonne nouvelle. 
Je serrais ce pauvre animal avec une joieconvulsive 
qui faillit lui être fatale. Le vertige me troublait la 
tète. Je ne mangeais plus ; mon sommeil était plein 
de rêves pénibles ; je voyais mourir mon lapin sans 
pouvoir faire un pas pour le secourirr... C'est qu'il 
était si beau, mon lapin, avec son nez rose et sa 
fourrure lustrée comme un miroir! Ses grandes 
oreilles nacrées et mobiles qu'il époussetait sans 
cesse, ses cabrioles pleines de fantaisies avaient, je 
dois l'avouer, une part de mon admiration. Dès le 
point du jour, je m'échappais du lit de ma mère 
pour revoir mon favori et le porter dans quel- 
que plant de choux. Là, il mangeait' gravement ses 



XVIII GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

feuilles vertes Jetant sur moi de longs regards que 
je trouvais pleins de tendresse ; puis, se dressant 
sur ses pattes de derrière, il présentait au soleil 
son petit ventre blanc comme la neige, et lissait 
ses belles moustaches avec une dextérité merveil- 
leuse. 

c Cependant la médisance se fit jour sur son 
compte : on lui trouva peu de physionomie et beau- 
coup de gourmandise. Aujourd'hui je pourrais con- 
venir de la chose ; mais, à sept ans, je me serais 
battue pour l'honneur de mon lapin. Hélas 1 il n'é- 
tait guère besoin de disputer avec lui, il devait 
vivre si peu! Un dimanche, ma mère étant partie 
pour la ville avec ma sœur et mon frère aîné, nous 
errions, nous, les petits, dans l'enclos, quand une 
détonation se fit entendre. Un cri étrange, semblable 
au premier vagissement d'un enfant, la suivit de 
près. Mon lapin venait d'être blessé d'un coup de 
feu. La malheureuse bête avait franchi la haie du 
verger, et le voisin n'ayant rien à faire s'était amusé 
à la tirer. 

« J'arrivai pour le voir relever sanglant.... Ma 
douleur fut telle que, ne pouvant proférer une pa- 
role, j'étoufiais. . . . Sans mon père, qui me reçut 
dans ses bras et sut par de douces paroles faire 
éclater mon cœur, j'aurais perdu le sentiment. Mes 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XIX 

jambes ne me soutenaient plus.... Pardonnez les 
larmes que me fait encore verser ce souvenir. 

€ Pour la première fois, et bien jeune, j'eus la 
révélation de la mort, de l'abandon, du vide. La 
maison, le jardin me parurent plus grands, dépouil- 
lés. Ne riez pas : mon chagrin fut amer, tout ren- 
fermé en moi, et d'autant plus profond. 

« Dès lors, instruite et sachant qu'on mourait, 
je commençai à regarder mon père. Je vis, non 
sans effroi, son visage fort pâle et ses cheveux 
blanchis. Il pouvait nous quitter, il pouvait s'en 
aller < où l'appelait la cloche du village, » comme 
il le répétait souvent. Je n'avais pas la force de ca- 
cher mes pensées. Parfois je lui jetais les bras au 
cou, je m'écriais : « Papa, ne mourez pas.... Oh! 
« ne mourez jamais ! » Il me serrait sans rien ré- 
pondre, mais ses beaux grands yeux noirs se trou- 
blaient en me regardant. 

« Je lui tenais par mille liens, par mille rçipports 
intimes. J'étais la fille de son âge mûr et de 
sa santé ébranlée, de ses épreuves. Je n'avais 
pas l'heureux équilibre que les autres enfants te- 
naient de ma mère. Mon père était passé en moi. 
Il le disait lui-même : « Que je te sens ma 
« fille. » 

« L'âge, les agitations de la vie ne lui avaient 



XX . COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

rien ôlé, il gardait jusqu'au dernier jour le souffle 
elles aspirations delà jeunesse, l'attrail aussi. Tous 
le sentaient sans s*en rendre compte, et d'eux- 
mêmes venaient à lui, les femmes, les enfants, 
comme les hommes. Je le vois encore dans son 
cabinet, devant sa petite table noire, contant son 
odyssée, ses longs voyages d'Amérique, sa vie des 
colonies; oh ne se lassait jamais de ses récits. 
Une demoiselle de vingt ans, au dernier terme 
d'une maladie de poitrine, l'entendit peu avant sa 
mort : elle voulait toujours l'entendre, le faisait 
prier de venir ; tant qu'il parlait, elle oubliait tout; 
souffrance et défaillance^ et l'approche même de la 
mort. 

« Ce charme n'était pas seulement celui d'un cau- 
seur spirituel ; il tenait à la grande bonté qui était 
visible en lui. Les épreuves, la vie de malheurs, 
d'aventures qui endurcissent tant de cœurs, avaient 

ê 

au contraire attendri le sien. Pas d'homme, dans 
cette génération si agitée, battue de tant de flots, 
n'avait traversé des circonstances si pénibles. Son 
père, originaire d'Auvergne, principal d'un col- 
lège, puis juge consulaire dans notre ville plus 
méridionale, enfin appelé aux notables en 88, avait 
la dure austérité de son pays et de ses fonctions, 
de l'école et des tribunaux. L'éducation de ce temps 



A L'ÉTUDE DE LA NA.TURE. XXI 

était sauvage, un perpétuel châtiment; i)Ius un 
esprit, un caractère avait de ressort, plus elle 
tendait à le briser. Mon père, de nature fine et 
tendre, n'y eût pas résisté. Il n'échappa qu'en s'en- 
fuyant en Amérique, où se trouvait déjà un de ses 
frères. Une chemise de rechange était toute sa for- 
tune ; plus, la jeunesse, la confiance, les rêves d'or 
de la liberté. Il a gardé de ce moment une ten- 
dresse particulière pour ce libre pays ; il y est sou- 
vent retourné , et il a voulu y mourir. 

< Conduit par des affaires à Saint-Domingue , il 
se trouva dans la grande crise du règne de Tous- 
saint Louverture. Cet homme extraordinaire, qui 
avait été esclave jusqu'à cinquante ans, qui sentait 
et devinait tout, ne savait point écrire, formuler 
sa pensée. Il était bien plus propre aux grands 
actes qu'aux grandes paroles. Il lui fallait une 
main, une plume, et davantage : un cœur jeune 
et hardi qui donnât au héros le langage héroïque , 
les- mots de la situation. Toussaint, à l'âge qu'il 
avait, trouva-t-il seul ce noble appel : Le pre^ 
mier des noirs au premier des blancs ? Je voudrais 
en douter. S'il le trouva, du moins, ce fut mon père 
qui l'écrivit. 

« Il l'aimait fort , il sentait sa candeur, et s'y fiait, 
lui si profondément défiant, muet de son long es- 



XXII COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

clavage et secret comme le tombeau ! Mais qui pour- 
rait mourir sans a\oir un jour desserré son cœur? 
Mon père eut le malheur qu'en certains moments 
Toussaint s'épancha , lui confia de dangereux mys- 
tères. Dès lors, tout fut fini; il eut peur du jeune 
homme et, crut dépendre de lui; c'était un nouvel 
esclavage qui ne pouvait finir que par la mort de 
mon père. Toussaint l'emprisonna» puis, sa crainte 
augmentant, ÎL l'aurait sacrifié.... Le prisonnier, 
heureusement, était gardé par la reconnaissance; 
il avait été bon pour beaucoup de noirs; une né- 
gresse qu'il avait protégée l'avertit du péril, et 
Taida à y échapper. Toute sa vie il a cherché cette 
femme pour lui témoigner sa gratitude ; il ne l'a 
retrouvée que quarante ans après, à son der- 
nier voyage ; elle vivait aux Etats-Unis. 

« Pour revenir, échappé de prison, il n'était pas 
sauvé. Errant la nuit dans les forêts, sans guide» il 
avait à craindre les nègres marrons, ennemis im- 
placables des blancs^ qui l'eussent tué sans savoir 
qu'ils tuaient le meilleur ami de leur race. La for- 
tune est pour la jeunesse; il échappa'à tout. Ayant 
trouvé un bon cheval , chaque fois que les noirs 
sortaient des taillis, il lui suffisait de donner un 
coup d'éperon, de brandir son chapeau en crianl: 
c Avant-garde du général Toussaint !» A ce nom 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XXIII 

redouté, tout fuyait, disparaissait comme par en- 
ciiantement. 

« Mon père , telle fut sa douceur d'âme n'en resta 
pas moins attaché à ce grand homme qui l'avait 
méconnu. Lorsqu'il le sut en France, abandonné de 
tous y misérable prisonnier dans un fort du Jura où 
il mourut de froid et de misère, seul il lui fut fidèle, 
alla le voir, lui écrivit, le consola. Â travers les fau* 
tes^ les violences inséparables du grand et terrible 
rôle que cet homme avait joué, il révérait en lui le 
hardi initiateur d'une race, le créateur d'un monde. 
Il a correspondu avec lui jusqu'à sa mort, et, de* 
puis, avec sa famille. 

« Un hasard singulier voulut que mon père se 
trouvât employé à l'îled'Elbe, quand le premier des 
blancs, détrôjié à son tour, vint y prendre posses- 
sion de sa petite royauté. Mon père eut le cœur 
pris et l'imagination de ce prodigieux roman. liUi, 
Américain et imbu d'études républicaines, le voici 
cette fois encore le courtisan du malheur. Il se donna 
au plus intime des serviteurs de l'Empereur, à ses 
enfants, à cette dame accomplie et adorée qui de- 
vait être le charme de l'exil. Il se chargea de la 
ramener en France dans le périlleux retour de 
mars 1815. Cette attraction, s'il n'y eût eu obstacle, 
le menait jusqu'à Sainte-Hélène. Du moins, il ne 



XXIV GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

supporta pas le relour des Bourbons, et retourna à 
sa chère Amérique. 

c Elle ne fut pas ingrate et lui donna le bonheur 
de sa vie. Il avait quitté toute fonction pour la car- 
rière plus libre de l'enseignement. Il enseignait à 
la Louisiane. Cette France coloniale, isolée, déta- 
chée par les événements de sa mère, et mêlée de 
tant d'éléments, aspire toujours le souffle de la 
France. Mon père, entre autres élèves, avait une or- 
pheline, d'origine anglaise et allemande. Il la prit 
toute petite, aux premiers éléments; elle grandit 
entre ses mains, l'aima de plus en plus; elle se 
retrouvait une famille, un père ; elle sentit le cœur 
paternel, avec un charme de jeune vivacité que 
gardent dans l'âge mûr nos Français du Midi. Elle 
n'avait que trois défauts : riche et jolie, très- 
jeune, trente ans de moins que mon père; mais 
ni .l'un ni l'autre ne s'en aperçut. Et ils ne s'en 
sont souvenus jamais. Ma mère a été inconsolable 
de la mort de mon père, et elle en a toujours porté 
le deuiL 

« Ma mère désirait voir la France, et mon père, 
si fier d'elle, était ravi de montrer au vieux monde 
cette brillante fleur conquise sur le nouveau. Mais 
quelque désireux qu'il fût de maintenir à la jeune 
dame créole la position et l'état de fortune qu'elle 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XXV 

avait toujours eus, il ne s*cmbârqua pas sans ac- 
complir, de son consentement, un acte religieux et 
sacré. Ce fut d'affranchir ses esclaves, ceux du 
moins qui étaient majeurs ; pour les enfants, que 
la loi américaine interdit d'affranchir, ils reçurent 
de lui leur liberté future, et purent, à leur majo- 
rité, rejoindre leurs parents. Jamais il ne les perdit 
de vue. Ils les avait présents, savait leur nom , leur 
âge et l'heure de leur libération. Dans son sé- 
jour en France, il notait ces moments, disait aux 
siens avec bonheur : « Aujourd'hui, un tel devient 
« libre. » 

« Yoilà mon père dans sa patrie, heureux à la 
campagne tout près de sa ville natale, bâtissant et 
plantant, élevant sa famille, centre d'un jeune 
monde où tout venait de lui : la maison, le jardin 
étaient sa création ; sa femme aussi , par lui formée 
et élevée, et qu'on eût cru sa fille ; ma mère était 
si jeune que sa fille aînée semblait sa sœur. Cinq 
autres enfants survinrent, presque d'année en 
année, entourant promptement mon père d'une 
vivante couronne qui faisait son orgueil. Peu de fa* 
milles plus variées de tendances et de caractères; les 
deux mondes y étaient distinctement représentés, 
ceux-ci nés Français du Midi avec la vivacité bril- 
lante du Languedoc, ceux-là colons plus graves de 

B 



XXVI GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

la Louisiane ou marqués en naissant des apparen- 
ces flegmatiques du caractère américain. 

« Il fut réglé cependant qu'à l'exception de Taî- 
née, déjà compagne de ma mère et associée au 
gouvernement de la maison, les cinq plus jeunes 
recevraient une éducation commune. Un seul maî- 
tre, mon père. Il se fit, à son âge, précepteur et 
maître d'école. Sa journée tout entière nous appar- 
tenaity de six heures à six heures du soir. Il ne se 
réservait pour ses correspondances, ses lectures 
favorites, que les premières heures du matin, ou 
pour mieux dire les dernières de la nuit. Couché de 
très-bonne heure, il se levait à trois heures tous les 
jours, sans égard à sa délicate poitrine. Avant tout, 
il ouvrait sa porte, et devant les étoiles, ou l'aurore, 
selon la saison, il bénissait Dieu, et Dieu aussi de- 
vait bénir cette tète blanchie par les épreuves, non 
par les passions humaines. En été, il faisait après 
sa prière une. petite promenade au jardin et voyait 
s'éveiller les insectes et les plantes. Il les connaissait 
à merveille, et bien souvent après le déjeuner, me 
prenant par la main, il me disait le tempérament 
de chaque fleur, m'indiquait le refuge des petits 
animaux qu'il avait surpris au réveil. Un de ces 
animaux était une couleuvre que la vue de mon 
père n'effrayait pas du tout ; chaque fois qu'il allait 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XXVIl 

s'asseoir près de son domicile, elle ne manquait 
guère de sortir la tète curieusement et de le regar- 
der. Lui seul savait qu'elle fût là, et il me le dit à 
moi seule : ce secret resta entre nous. 

a À ces heures matinales, tout ce qu'il rencontrait 
devenait un texte fécond de ses effusions religieuses: 
Sans phrases, et d'un sentiment vrai , il me parlait 
de la bonté de Dieu pour qui il n'y a ni grands ni 
petits, mais tous frères et égaux. 

« Associée aux travaux de mes frères^ je ne l'étais 
pas moins à ceux de ma mère et de ma sœur. Si je 
quittais la grammaire, le calcul ^ c'était pour pren- 
dre l'aiguille. 

« Heureusement pour moi, notre vie, naturelle- 
ment mêlée à celle des champs, était, bon gré mal 
gré, fréquemment variée des incidents charmants 
qui rompent toute habitude. L'étude est commencée, 
on s'applique sans distraction; mais quoi? voici 
venir l'orage, les foins seront gâtés; vite, il faut les 
rentrer; tout le monde s'y met» les enfants même y 
courent, l'étude est ajournée ; vaillamment on tra- 
vaille, etla journée se passe. C'est dommage, la pluie 
n'est pas venue : l'orage est suspendu du côté de 
Bordeaux : ce sera pour demain. 

c Aux moissons, on nous passait bien aussi quel- 
que glanage. Dans ces grands moments de récolte. 



XXVIII COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

qui sont des. travaux et des fêtes, toute application 
sédentaire est impossible; la pensée est aux champs. 
Nous échappions sans cesse, avec la vélocité de l'a- 
louette ; nous disparaissions aux sillons, petits sous 
les grands blés, dans la forêt des épis mûrs. 

« Il est bien entendu qu'aux vendanges il n'y 
avait point à songer à l'étude : ouvriers nécessaires, 
nous vivions aux vignes ; c'était notre droit. Mais, 
avant le raisin, nous avions bien d'autres vendan* 
ges, celles des arbres à fruits, cerises, abricots, 
pêches. Même après, les pommes et les poires 
nous imposaient de grands travaux auxquels nous 
nous serions fait conscience de ne pas employer 
nos mains. Et, ainsi, jusque dans l'hiver, reve- 
naient ces nécessités d'agir, de rire et ne rien faire. 
Lés dernières, déjà en plein novembre, peut-être 
étaient les plus charmantes; une brume légère 
parait alors toute chose; je n'ai rien vu de tel 
ailleurs; c'était un rêve, un enchantement. Tout 
se transfigurait sous les plis ondoyants du grand 
voile gris de perle qui au souffle du tiède automne, 
se posait amoureusement ici et là, comme un baiser 
d'adieu. 

« La digne hospitalité de ma mère, le charme de 
mon père et sa piquante conversation, nous atti- 
raient aussi les distractions imprévues des visites 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XXIX 

de la ville, suspensions obligées de Tétude, dont 
nous ne pleurions pas. Mais la grande et conti* 
nuelle visite, c'étaient les pauvres qui connais- 
saient cette maison, cette main inépuisablement 
ouverte par la charité. Tous y participaient, les 
animaux eux-mêmes, et c'était une chose curieuse 
et divertissante de voir les chiens du voisinage, 
patiemment, silencieusement assis sur leur der- 
rière, attendre que mon père levât les yeux de 
son livre; ils savaient bien qu'il ne résistait pas 
à leur prière muette. Ma mère, plus raisonnable, 
aurait été d'avis d'éloigner ces convives indiscrets 
qui se priaient eux-mêmes. Mon père sentait qu'il 
avait tort, et pourtant il ne manquait guère de leur 
jeter à la dérobée quelque reste qui les renvoyait 
satisfaits. 

< Ils le connaissaient bien. Un jour, un nouvel 
hôte, maigre, hérissé, peu rassurant, nous arrive, 
tenant du chien, du loup; c'était en eil'et un métis 
des deux espèces, né aux forêts de la Grésigne. 11 
était très-féroce, fort irascible, et beaucoup trop 
semblable à la louve, sa mère. Du reste, intelligent, 
et d'un instinct très-sûr. Il se donna tout d'abord à 
mon père, et quoi qu'on fit, il ne le quitta plus. Il 
ne nous aimait guère; nous le lui rendions bien, 
saisissant toute occasion de lui jouer cent tours. Il 



XXX COMMENT L'AUTEUR PUT CONDUIT 

grondait et grinçait les dents, toutefois, par égard 
pour mon père, s'abstenant de nous dévorer. Pour 
les pauvres, il était furieux, implacable, très-dan- 
gereux ; ce qui décida à permettre qu'on le perdît. 
Mais il n'y avait pas moyen. Il revenait toujours. 
Ses nouveaux maîtres l'enchaînèrent au piquet; 
piquet, chaînes, il arracha tout, rapporta tout à la 
maison. C'était trop pour mon père ; il ne put ja- 
mais le quitter. 

« Plus que les chiens encore, les chats étaient 
dans sa faveur. Cela tenait à son éducation, aux 
cruelles années du collège; son frère et lui, battus 
et rebutés, entre les duretés de la famille et les 
cruautés de l'école, avaient eu deux chats pour con- 
solateurs. Cette prédilection passa dans la famille ; 
chacun de nous enfant, avait son chat. La réunion 
était belle au foyer; tous, en grande fourrure, sié- 
geant dignement sous les chaises de leurs jeunes 
maîtres. Un seul manquait au cercle : c'était un 
malheureux, trop laid pour figurer avec les autres ; 
il en avait conscience, et se tenait à part, dans 
une timidité sauvage que rien ne pouvait vaincre. 
Comme en toute réunion (triste malignité de notre 
naturel) il faut un plastron, un souffre douleur sur 
qui tombent les coups, il remplissait ce rôle. Si ce 
n'étaient des coups, du moins, c'étaient des mo- 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XXXI 

queries : on l'appelait Moquo. Infirme et mal fourni 
de poil, plus que les autres il eût eu besoin du 
foyer ; mais les enfants lui faisaient peur ; ses ca- 
marades même, mieux fourrés dans l^ur chaude 
hermine, semblaient n'en faire grand cas et le 
regarder de travers. Il fallait que mon père allât 
à lui» le prit; le reconnaissant animal se couchait 
sous cette main aimée et prenait confiance. Enve- 
loppé de son habit et réchauffé de sa chaleur, lui 
aussi il venait, invisible, au foyer. Nous le distin- 
guions bien; et, s'il passait un poil, un bout 
d'oreille, les rires et les regards le menaçaient, 
malgré mon père. Je vois encore cette ombre se 
ramasser, se fondre; pour ainsi dire, dans le sein 
de son protecteur, fermant les yeux , et s'anéantis* 
sant, préférant ne rien voir. 

« Tout ce que j'ai lu des Indiens, de leur ten- 
dresse pour la nature, me rappelle mon père. 
C'était un brame. Plus que les brames même, il 
aimait toute chose vivante. Il avait vécu dans un 
temps de sang et de guerre , il avait été témoin des 
plus grandes destructions d'hommes qui se soient 
faites jamais^ et il semblait que cette prodigalité 
terrible du bien irréparable qui est la vie, lui avait 
donné le respect de toute vie, une aversion insur- 
montable pour toute destruction. 



XXXII COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

« Cela, en lui, était au point qu'il eût voulu 
pouvoir se nourrir uniquement de végétaux. Ja- 
mais de viande sanglante ; elle lui faisait horreuri 
A peine uft morceau de poulet, ou bien un œuf 
ou deux pour son dîner. Et souvent il dînait de- 
bout. 

« Ce régime était loin de le forlifier. Il ne se mé- 
nageait pas davantage, dépensant largement en 
leçons, en conversations, et dans 1 épanchement 
habituel d*un cœur trop bienveillant qui vivait en 
tous, s'intéressait à tous. L'âge venait, et quelques 
chagrins : de la famille? non; mais des voisins 
jaloux, ou des débiteurs peu fidèles. La crise des 
banques américaines lui porta coup dans sa for- 
tune. Il prit la résolution extrême, malgré sa santé 
et son âge, d'aller encore une fois en Amérique, 
comptant que son activité personnelle et ses soins 
rétabliraient les choses et assureraient le sort de sa 
femme et de ses enfants. 

« Ce départ fut terrible. Un autre coup le précé- 
dait pour moi. J'avais quitté la maison, la cam- 
pagne; j'étais entrée dans une pension de la ville. 
Cruel servage qui m'ôtait à la fois tout ce qui avait 
fait ma vie, l'air même et la respiration. Partout 
des murs. J*en serais morte, sans les visites fré- 
quentes de ma mère et celles plus rares de mon 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XXXIII 

père que j*altendais dans une impatience délirante, 
que peut-être n'eut jamais l'amour. Mais voici que 
mon père s'en va lui-même. Terre et ciel, tout 
s'abîme. De quelque espoir de réunion qu'on me 
berçât, une voix intérieure, nette et terrible comme 
on l'a dans les grandes circonstances, me disait qn'il 
ne reviendrait plus. 

« La maison fut vendue, et nos plantations, faites 
par nous, nos arbres, qui étaient de la famille, 
abandonnés. Nos animaux, visiblement, restaient 
inconsolables du départ de mon père. Le chien, je 
ne sais combien de jours, s'en allait asseoir sur 
la route qu'il avait suivie en partant, hurlait et 
revenait. Le plus déshérité de tous, le chat Moquo, 
ne se fia plus h^ personne ; il vint encore furtive- 
ment regarder la place vide. Puis il prit son parti, 
s'enfuit aux bois sans que nous puissions jamais le 
rappeler; il reprit la vie de son enfance, misérable 
et sauvage. 

c Et moi aussi, je quittai le toit paternel, le 
foyer de mes jeunes ans, blessée pour toujours. 
Ma mère, ma sœur, mes frères, les douces ami- 
tiés de l'enfance disparurent derrière moi. J'en* 
tral dans une vie d'épreuve et d'isolement. A 
Bayonne pourtant, où je vécus d'abord, la mer de 
Biarritz me parlait de mon père ; la vague qui s'y 



XXXIV GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

brise, d'Amérique en Europe, me répétait sa mort; 
les blancs oiseaux de mer semblaient me dire : 
« Nous l'avons vu. » 

« Que me restait-il î Mon climat et ma terre na- 
taie, ma langue. Je perdis tout cela. Il me Tallut 
aller au Nord, dans une langue inconnue et sous 
un ciel hostile, 'où la terre est six mois en deuil. 
Pendant ces longues neiges, ma santé défaillante 
éteignant l'imagination, j'avais peine à me recréer 
mon Midi idéal. Un chien m'eût un peu consolée; 
au défaut, je me fis deux petites amies, ressem- 
blantes, à s'y tromper, aux tourterelles de ma mère. 
Elles méconnaissaient, m'aimaient, jouaient à mou 
foyer; je leur donnais l'été que n'avait pas mon 
cœur. 

« Profondément atteinte , je devins très-malade 
et crus toucher l'avitre rivage. Quelque attentive et 
bonne que pût être pour moi l'hospitalité étran- 
gère, il me fallut rentrer en France. Les soins 
affectueux, un mariage où je retrouvai le cœur 
et les bras paternels, furent longs à me remet- 
tre. J'avais vu la mort de si près, disons mieux, 
j'y étais entrée si loin, que la nature elle-même, 
la nature vivante, ce premier amour et ce ra- 
vissement de mes jeunes années, eut longtemps 
peu de prise, et elle seule en eût eu. Rien n'y 



A LȃTUDE DE LA NATURE. XXXV 

eût suppléé. L'histoire et les récits du mouvaut 
drame humain effleuraient mon esprit; rien n*y 
influait fortement que l'immuable, Dieu et la na- 
ture, t 

« Elle est immuit>le et mobile; c'est son charme 
éternel. Son activité infatigable, sa fantasmagorie 
de tout instant ne trouble point, n'agite point ; 
ce mouvement harmonique porte en soi un repos 
profond- 

« J'y revins par les fleurs, par les soins qu'elles 
demandent et l'espèce de maternité qu'elles solli- 
citent. Mon imperceptible jardin de douze arbres 
et trois plates-bandes n'étaient pas sans me rappe- 
ler le grand verger fécond où je suis née ; et je 
trouvais aussi quelque douceur, près d'un esprit 
ardent, h&lé aux longues routes, aux déserts de 
l'histoire humaine, à lui ménager ces eaux vives 
et le charme de quelques fleurs. » 



Je reprends. 

Me voilà arraché de la ville par cette chère in- 
quiétude, par mes craintes pour une malade qu'il 
s'agissait de replacer dans les conditions de son 



XXXVI GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

premier âge et dans Tair libre de la campagne. Je 
quittai Paris, ma ville, que je n'avais jamais quit- 
tée, cette ville qui contient les trois mondes, ce 
foyer d'art et de pensée. 

J'y retournais tous les jours pour les devoirs 
et les affaires; mais je me hâtais de rentrer. Ses 
bruits, son roulement lointain, le coup et le con- 
tre-coup des révolutions avortées m'engageaient 
à aller plus loin. Ce fut très- volontiers qu'au prin- 
temps de 1852, je me détachai, je rompis avec 
toutes mes habitudes ; j'enfermai ma bibliothèque 
avec une joie amère, je mis sous la clef mes li- 
vres, les compagnons de ma vie, qui avaient cru 
certainement me tenir pour toujours. J'allai tant 
que terre me porta, et ne m'arrêtai qu'à Nantes, 
non loin de la mer, sur une colline qui voit les 
eaux jaunes de Bretagne aller joindre, dans la 
Loire, les eaux grises de Vendée. 

Nous nous établîmes dans une assez grande mai- 
son de campagne, parfaitement isolée, au milieu 
des pluies constantes dont nos plages de l'Ouest 
sont noyées en cette saison. A cette distance de 
la mer, on n'en a pas l'influence saline ; les pluies 
sont des tempêtes d'eau douce. La maison, du 
style Louis XV, inhabitée et fermée depuis long- 
temps, semblait d'abord un peu triste. Assise dans 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XXXVn 

un lieu élevé, elle n'en était pas moins assom- 
brie, d'un côté par d'épaisses charmilles, de l'autre 
par de grands arbres, et par un nombre infini de 
cerisiers non taillés. Le tout, sur un vert gazon, que 
les eaux sans écoulement maintenaient, même en 
été, dans un bel état de fraîcheur. 

J'adore les jardins négligés, et celui-ci me rap- 
pelait les grandes vignes abandonnées des villas 
italiennes ; mais ce que n'ont pas ces villas, c'é- 
tait un charmant péle-mèle de légumes et de plan- 
tes de mille espèces ; toutes les herbes de la Saint- 
Jean^ et chaque herbe, haute et forte. Celte forêt 
de cerisiers, qui rompaient sous leurs fruits rou- 
ges, donnait aussi l'idée d'une abondance inépui- 
sable. 

Ce n'était pas le soave austero de Tltalie, c'était 
une efflorescence molle et débordante, sous un ciel 
humide, tiède et doux. 

De vue, aucune, quoiqu'une grande ville fût 
tout près, et qu'une petite rivière, l'Erdre, passât 
sous la colline, d'où elle se traîne à la Loire. 
Mais ce luxe végétal, cette forêt vierge '^d'arbres 
fruitiers ôtait toute perspective. Pour voir, il fal- 
lait monter dans une sorte de tourelle, d'où le 
paysage commence à se révéler dans une certaine 

grandeur, avec ses bois et ses prairies, ses mo- 

c 



XXXVin GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

numents lointains, ses tours. De cet observatoire 
môme, la vue était encore limitée, la cité n'appa- 
raissant que de profil, sans laisser apercevoir son 
fleuve immense, ses tles, son mouvement de naviga- 
tion et de commerce. A deux pas de ce grand port 
que rien ne fait soupçonner, on se croirait dans un 
désert, dans les landes de la Bretagne ou les clai- 
rières de la Vendée. 

Deux choses étaient grandioses et se détachaient 
de ce verger sombre. En perçant les vieilles char- 
milles et des allées de châtaigniers, on arrivait dans 
un coin de terrain argileux, stérile, d'où parmi 
des lauriers-thyms et autres arbres fort rudes, s'é- 
lançait un cèdre énorme, vraie cathédrale végétale, 
telle, qu'un cyprès déjà très-haut y était étouffé, 
perdu. Ce cèdre, au-dessous dépouillé et chauve, 
était vivant, vigoureux du côté de la lumière ; ses 
bras immenses, à trente pieds, commençaient à se 
vêtir de rares et piquantes feuilles ; puis s'épais- 
sissait la voûte ; la flèche devait atteindre environ 
à quatre-vingts pieds. On la voyait de trois lieues, 
des campagnes opposées des bords de la Sèvre nan- 
taise et des bois de la Vendée. Notre asile, bas et 
tapi à côté de ce géant, n'en était pas moins 
signalé par lui dans un rayonnement immense, 
et peut-être lui devait-il son nom : la Haute-Forêt. 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XXXIX 

A l'autre bout de l'enclos, sur une profonde 
pièce d'eau, s'élevait un monticule, couronné d'un 
bouquet de pins. Ces beaux arbres, incessamment 
balancés au vent de mer, battus des vents oppo- 
sés qui suivent les courants du grand fleuve et de 
ses deux rivières, gémissaient de ce combat, et 
jour et nuit animaient le profond silence du lien 
d'une mélancolique harmonie. Parfois, on se fût 
cru en mer ; ils imitaient le bruit des lames, celui 
du flux et du reflux. 

A mesure que la saison devint un peu moins hu- 
mide, ce séjour m'apparut dans son caractère réel, 
sérieux, mais plus varié qu'on n'eût cru au pre- 
mier coup d'œil, beau, d'une beauté touchante, 
qui peu à peu va à l'âme. Austère comme devait 
l'être la porte de la Bretagne, il avait la luxuriante 
verdure du côté vendéen. 

faurais pu croire, en voyant les grenadiers en 
pleine terre, vigoureux et chargés de fleurs, que 
j'étais dans le Midi. Le magnolia, non chétif comme 
on le voit ailleurs, mais splendide, noagnifique et à 
l'état de grand arbre, parfumait tout mon jardin 
de ses énormes flears blanches, qui dans leur épais 
calice contiennent en abondance je ne sais quelle 
huile suave, pénétrante, dont l'odeur vous suit par- 
tout ; vous en êtes enveloppé. 



XL COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

Nous nous trouvions cette fois avoir un vrai jar- 
din, un grand ménage, mille occupations domes- 
tiques dont jusque-là nous étions dispensés. Une 
sauvage fille* bretonne n'aidait qu'aux choses gros - 
sières. Sauf une course par semaine que je faisais 
à la ville, nous étions fort solitaires, mais dans 
une solitude extrêmement occupée. Levés de 
très-grand matin, au premier réveil des oiseaux, 
et même avant le jour. Il est vrai que nous- 
nous couchions de bonne heure et presque avec 
eux. 

Cette abondance de fruits, de légumes, de plan- 
tes de toute sorte, nous permettait d'avoir beau- 
coup d'animaux domestiques : seulement, la diffi- 
culté était que les nourrissant, les connaissant un 
à un, et parfaitement connus d'eux, nous ne pou- 
vions guère les manger. Nous plantions, et là nous 
trouvions un inconyénient tout contraire ; presque 
toujours nos plantations étaient dévorées d'avance. 

Cette terre, féconde en végétaux, l'était autant ou 
davantage en animaux destructeurs : limaces énor- 
mes et gloutonnes, dévorants insectes. Le matin, 
on recueillait un grand baquet de limaçons. Le 
lendemain, il n'y paraissait pas. Ils semblaient au 
grand complet. 

Nos poules travaillaient de leur mieux. Mais corn- 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XLT 

bien plus efficace eût été l'habile et prudente ci- 
gogne, l'expurgateur adnoirable de la Hollande 
et de toas les lieux humides, que nos contrées de 
rOuest devraient à tout prix adopter ! On sait l'af- 
fectueux respect des Hollandais pour cet excellent 
oiseau. Dans leurs marchés, on le voit paisible, 
debout sur une patte, rêvant au milieu de la foule, 
se sentant aussi en sûreté qu'au sein des plus pro- 
. fonds déserts. Chose bizarre, mais très-certaine, 
le paysan hollandais qui parfois a eu le malheur de 
blesser sa cigogne et de lui casser la patte, lui en. 
met une de bois. 

Pour revenir, ce séjour de Nantes eût été d'un 
charme infini pour un esprit moins absorbé. Ce 
beau lieu, cette grande liberté de travail, cette 
solitude si douce dans une telle société, c'était 
une harmonie rare, comme on ne la rencontre 
presque jamais dans la vie. Cette douceur con- 
trastait fortement avec les pensées du présent, 
avec le sombre passé qui alors occupait ma plume. 
J'écrivais 93. L'héroïque et funèbre histoire m'en- 
veloppait, me possédait, le dirai-je ? me consu- 
mait. Tous les éléments de bonheur que j'avais 
autour de moi, que je sacrifiais au travail, les 
ajournant pour un temps qui, selon toute appa- 
rence, devait m'être refusé, je les regrettais jour 



XLII GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

par jour, et j'y reportais sans cesse un triste re- 
gard. C'était un combat journalier de l'affection et 
de la nature contre les sonibr/es pensées du monde 
de l'homme. 

Ce combat même sera toujours pour moi un atta- 
chant souvenir. Le lieu m'est resté sacré en pensée. 
Il n'existe plus autrement. La maison est détruite, 
une autre bâtie à la place. Et c'est pour cela que je 
m'y suis arrêté un peu. Mon cèdre pourtant a sur- 
vécu; chose rare, car les architectes ont la 
haine des arbres, en ce temps. 

Quand j'approchai cependant de la fin de mon 
travail, quelques ombres s'éclaircirent de cette 
nuit sauvage. Mes tristesses étaient moins amères, 
sûr que j'étais désormais de laisser ce monument 
de cruelle, mais féconde expérience. Je recom- 
mençai à entendre les voix de la solitude, et mieux, 
je crois, qu'à tout autre âge, mais lentement, et 
d'une oreille inaccoutumée, comme celui qui se- 
rait mort quelque temps et reviendrait de là- 
bas. 

Jeune, avant d'être saisi par cette implacable 
histoire, j'avais senti la nature, mais d'une cha- 
leur aveugle, d'un cœur moins tendre qu'ardent. 
Plus récemment, établi dans la banlieue de Paris, 
ce sentiment m'avait repris. J'avais vu, non sans 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XLIU 

intérêt^ mes fleurs maladives dans ce sol aride, si 
sensibles tous les soirs au bonheur de Farrose* 
ment, lisiblement reconnaissantes. Combien da- 
vantage à Nantes, entouré d*une nature si puis- 
sante et si féconde, voyant Therbe pousser d'heure 
en heure et toute vie animale mulliplier autour de 
moi^ ne devais-je pas, moi aussi, germer et revivre 
de ce sentiment nouveau ! 

Si quelque chose eût pu y rappeler mon esprit 
et rompre le sombre enchantement, c'eût été une 
lecture que parfois nous faisions le soir, les Oi- 
seaux de France de Toussenel, heureuse et char- 
mante transition de la pensée nationale à celle de 
la nature. 

Tant qu'il y aura une France, son alouette et son 
rouge-gorge, son bouvreuil, son hirondelle, seront 
insatiablement lus, relus, redits. Et s'il n'y avait 
plus de France, dans ces pages attendrissantes 
autant qu'ingénieuses, nous retrouverions encore 
ce que nous eûmes de meilleur, la vraie senteur 
de cette terre, le sens gaulois, l'esprit français, 
l'àme même de notre patrie. 

Les formules d'un système qu'il porte, au reste, 
légèrement, des rapprochements cherchés (qui par- 
fois feraient penser aux trop spirituels animaux de 
Granviile), n'empêchent pas que l'ftme française. 



XLTV COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

gaie, bonne, sereine et courageuse, jeune comme 
un soleil d'avril, n'illumine partout ce livre. Il y a 
des traits enlevés avec le bonheur, l'élan, le 
coup de gosier de l'alouelte au premier jour de 
printemps. 

Ajoutez une chose très-belle qui n'est pas de la 
jeunesse. L'auteur, enfant de la Meuse, et d'un pays 
de chasseurs, lui-même dans son premier âge 
chasseur ardent, passionné, paraît modifié par 
son livre. Il oscille visiblement entre ses pre- 
mières habitudes de jeunesse meurtrière, et son 
sentiment nouveau, sa tendresse pour ces vies tou- 
chantes qu'il découvre, pour ces âmes, ces per- 
sonnes reconnues par lui. J'ose dire que désormais 
il ne chassera pas sans remords. Père et second 
créateur de ce monde d'amour et d'innocence, il 
trouvera entre eux et lui une barrière de compas- 
sion. Et quelle? Son œuvre elle-même, le livre où 
il les vivifie. 

Je commençais mon livre à peine, lorsqu'il me 
fallut quitter Nantes. Moi aussi, j'étais malade. 
L'humidité du climat, le travail âpre et soutenu, 
et bien plus encore, sans doute, le combat de mes' 
pensées, semblaient avoir atteint en moi ce nerf de 
vitalité sur lequel rien n'eut jamais prise. Le che- 
min que nos hirondelles nous traçaient, nous le 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XLV 

suivîmes, nous nous en allâmes au midi. Nous po- 
sâmes notre nid mobile dans un pli des Apennins, 
à deux lieues de Gênes. 

Admirable situation, abri défendu, réservé, qui, 
sur cette côte d'un climat variable, garde l'éton- 
nant privilège d'une température identique. Quoi- 
qu'on ne pût se passer entièrement de feu, le soleil 
d'hiver, chaud en janvier, encourageait le lézard et 
le malade, et les faisait croire au printemps. Le 
dirai-je, cependant? ces orangers, ces citronniers, 
harmoniques dans leur immuable feuillage à l'im- 
muable bleu de ciel, n'étaient pas sans monotonie. 
La vie animée y était infiniment rare. Peu ou point 
de petits oiseaux; nul oiseau de mer. Le poisson, 
fort rare, n'anime pas ses eaux transparentes. Je 
les perçais du regard à une grande profondeur, sans 
rien voir que la solitude, et les rochers blancs et 
noirs qui sont le fond de ce golfe de marbre. 

Cette côte, extrêmement étroite, n'est qu'une pe- 
tite corniche, un extrême petit bord, un simple 
sovTcU de la montagne, comme auraient dit les 
Latins. En gravir l'échelle pour dominer le golfe, 
c'est même pour les bien portants une violente 
gymnastique. J'avais pour toute promenade un petit 
quai, ou plutôt un scabreux chemin de ronde qui 
serpente toujours serré, et le plus souvent de trois 



XLVI GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

pieds de large, eotre les vieux murs de jardins, les 
écueils et les précipices. 

Profond était le silence, la mer brillante, mais 
seule, monotone, sauf le passage de quelques bar- 
ques lointaines. Le travail m'était interdit; pour 
la première fois depuis trente ans, j'étais séparé de 
ma plume, sorti de la vie d'encre et de papier 
dont j'avais toujours vécu. Cette halte, que je 
croyais stérile, me fut très-féconde en réalité. Je 
regardai, j'observai. Des voix inconnues s'éveillè- 
rent en moi. 

Assez éloignés de Gênes et des excellents amis que 
nous y avions, notre société unique était avec le 
petit peuple des lézards qui courent sur les rocs, 
se jouent ou dorment au soleil. Charmants, inno- 
cents animaux qui tous les jours à midi, lors- 
qu'on dtne et que le quai est absolument désert, 
m'amusaient de leurs vives et gracieuses évolutions. 
Ma présence, au commencement,, leur paraissait 
inquiétante ; mais huit jours n'étaient pas passés 
que tous, même les plus jeunes, me connaissaient 
et savaient qu'ils n'avaient rien à redouter de ce 
paisible rêveur. 

Tel l'animal et tel l'homme. La sobre vie de mes 
lézards, pour qui une mouche était un ample ban- 
quet, ne différait en rien de celle de la pavera 



A L'ETUDE DE LA NATURE. XLVII 

gente de la côte. Plusieurs faisaient cuire de Therbe. 
Hais l'herbe n'était pas commune, dans la mon- 
tagne aride et décharnée; Le dénûment de la con- 
trée était au delà de ce qu'on peut croire. Je ne me 
fâchai nullement d'y participer, de me trouver 
harmonisé aux misères de rilalie, ma glorieuse 
nourrice qui a élevé la France et moi-même plus 
qu'aucun Français. 

Nourrice? Elle l'était toujours, autant qu'elle 
pouvait l'être dans sa pauvreté de ressources, 
dans la pauvreté de nature où ma santé me rédui- 
sait. Incapable d'aliments, je recevais d'elle encore 
la seule nourriture que je supportasse, l'air vivi- 
fiant et la lumière, ce soleil qui permettait^ dans 
un des grands hivers du siècle, d'avoir souvent la 
fenêtre ouverte en janvier. 

Toute ma préoccupation, dans l'oisive vie de 
lézard que je menais sur ce rivage, fut celle de la 
contrée, de cette vieillesse apparente de l'Apennin 
et des montagnes qui entourent la Méditerranée. 
Serait-elle donc sans remède? ou bien, dans leurs 
flancs déboisés, retrouverait-on les sources qui 
peuvent recommencer la vie? Telle fut l'idée qui 
m'absorba. Je ne pensai plus à mon mal; je 
ne songeai plus à guérir. Grand progrès pour un 
malade. Je m'oubliai.' Mon affaire. était désormais 



XLVIII COMMENT L' AUTEUR FUT CONDUIT 

de ressusciter ce grand malade, TApennin. A me- 
sure qu'on me démontra qu'il n'était pas déses- 
péré, que ses eaux étaient cachées, non perdues, 
qu'en les retrouvant, on pourrait y renouveler 
les végétaux, et par suite la vie animale, je 
m'en sentis mieux moi-même, rafraîchi et renou- 
velé. A chaque source qu'on lui retrouvait, je fus 
aussi moins altéré; je crus les sentir sourdre en 
moi. 

Féconde est toujours l'Italie. Elle le fut pour moi 
par son dénûment et sa pauvreté. L'âpreté du 
chauve Apennin, cette famélique côte Ligurienne, 
éveillèrent, par le contraste, la pensée de la nature 
plus que n'avait fait la richesse luxuriante de notre 
France occidentale. Les animaux me manquèrent; 
j'en sentis l'absence. Au silencieux feuillage des 
sombres jardins d'orangers, je demandais l'oiseau 
des bois. Je sentis pour la première fois que la vie 
humaine devient sérieuse, dès que l'homme n'est 
plus entouré de la grande société des êtres innocents 
dont le mouvement, les voix et les jeux sont comme 
le sourire de la création. 

Une révolution se fit en moi, que je raconterai 
peut-être un jour. Je revins, de toutes les forces de 
mon existence malade, aux pensées que j'avais émi- 
ses, en 1846, dans mon livre du Peuple^ à cette Cité 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. XLIX 

de Dieu, où tous les humbles, les simples, paysans 
et ouvriers, ignorants et illettrés, barbares et sau- 
vages, enfants, même encore ces autres enfants 
que nous appelons animaux, sont tous citoyens à 
différents titres, ont tous leiir droit et leur loi, 
leur place au grand banquet civique. « Je proteste, 
pour ma part, que s'il reste quelqu'un derrière 
que la Cité repousse encore et n'abrite point de son 
droit, moi je n'y entrerai point et m'arrêterai au 
seuil, a» 

Ainsi, toute l'Histoire naturelle m'avait apparu 
alors comme une branche de la politique. Toutes 
les espèces vivantes arrivaient, dans leur humble 
droit, frappant à la porte pour se faire admettre 
au sein de la Démocratie. Pourquoi les frères 
supérieurs repousseraient-ils hors des lois ceux 
que le Père universel harmonise dans la loi du 
monde? 

Telle fut donc ma rénovation, cette tardive vita 
nuova qui m'amena peu à peu aux sciences natu- 
relles. L'Italie, qui a été toujours pour beaucoup 
dans ma destinée, en fut le lieu, l'occasion, de 
même que, trente ans plus tôt, elle m'avait donné 
(par Vico) la première étincelle historique. 

Chère et bienfaisante nourric&i Pour avoir un 
moment partagé ses misères, souffert, rêvé, avec 



L COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

elle, elle me* donna la chose sans prix, qui vaut 
plus que tous les diamants. Quelle? Un profond 
accord d'esprit, une communication féconde des 
plus intimes penséesi une parfaite harmonie du 
foyer dans la pensée de la Nature. 

Nous y entrions par deux routes : moi, par l'a- 
mour de la Cité, par TefTort de la compléter en 
m'y associant tous les élres; elle, par l'idée re- 
ligieuse et par l'amour filial pour la maternité de 
Dieu. 

Dès ce temps nous pûmes, chaque soir, mettre 
en commun notre banquet. 



J'ai déjà dit comment cette œuvre s'enrichis- 
sait à notre insu, fécondée chemin faisant par nos 
modestes auxiliaires. Ils l'ont presque toujours 
dictée. 

Ce que nos fleurs de Paris avaient préparé, nos 
oiseaux de Nantes le firent. Certain rossignol 
dont je parle à la fin du livre en fut le couronne- 
ment. ' 

Ces impressions diverses vinrent se réunir et se 
fondre, dans notre sérieux retour en France, et 
surtout ici, devant l'Océan. Au promontoire de la 
Hève, sous les vieux ormes qui le dominent, 



A L^ÉTUDE DE LA NATURE. U 

cette révélation s'acheva. Les goélands de la côle» 
les petits oiseaux du bois, ne dirent rien qui ne 
fût compris. Toutes ces choses résonnaient en nous^ 
comme autant de voix intérieures. 

Le phare, la grande falaise, de trois ou quatre 
cents pieds, qui regardent de si haut la vaste em-> 
bouchure de la Seine, le Calvados et l'Ck^éaUi c'était 
le but ordinaire de nos promenades et notre point 
de repos. Nous y montions le plus souvent par un 
chemin profond, couvert, plein de fraîcheur et 
d'obscurité, qui aboutit tout à coup à cette lumière 
immense. Parfois aussi nous gravissions le colossal 
escalier qui, sans surprise» en plein soleil, toujours 
devant la grande mer, mène au sommet en trois 
gradins^ dont chacun a plus de cent pieds. Cette 
ascension ne se faisait pas d'une haleine ; au second 
gradin, on respirait, on s'asseyait quelques minutes 
au monument que la veuve d'un des grands soldats 
de la France a élevé à sa mémoire dans l'idée que 
la pyramide pourrait avertir les marins et leur 
sauver quelque naufrage. 

Cette falaise, fort sablonneuse, perd un peu à 
chaque hiver; ce n'est pas la mer qui la ronge : 
mais les grandes pluies la délavent, en emportent 
des débris, qui, d'abord nus et informes, témoi- 
gnent de l'éboulement. Mais la Nature, compatis- 



LU COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

santé et gracieuse, ne le souffre pas. Elle les habille 
bientôt, leur accorde quelque verdure, gazon, her- 
bes, ronces, arbustes, qui peu à peu sont, à mi- 
côte, des oasis en miniature, paysages lilliputiens, 
pendus à la grande falaise, et qui de leur jeunesse 
consolent sa triste nudité. 

Ainsi le joli, le sublime, chose rare, s'embras- 
sent ici. La montagne, battue des orages, vous 
conte l'épopée de la terre, sa rude et dramati- 
que histoire, et, pour témoins, montre ses os. 
Mais ces jeunes enfants de hasard, qui germent 
de son flanc aride, prouvent qu'elle est toujours 
féconde, que les débris sont l'élément d'une orga- 
nisation nouvelle, et toute mort une vie com- 
mencée. 

Aussi jamais ces ruines ne nous ont donné de 
tristesse. Nous y parlions volontiers de destinée, de 
providence, de mort, de vie à venir. Moi qui ai 
droit de mourir et par l'âge et par les travaux, elle, 
le front déjà incliné par les épreuves d'enfance et 
par la sagesse avant l'heure, nous n'en vivions pas 
moins d'un grand souffle d'âme, de la rajeunissante 
haleine de cette mère aimée, la Nature. 

Issus d'elle si loin l'un de l'autre, si unis en elle 
aujourd'hui, nous aurions voulu fixer ce rare mo- 
ment de l'existence, « jeter l'ancre sur l'île du 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. LUI 

temps. » Et comment l'aurions-nous mieux fait que 
par celte œuvre de tendresse, de fraternité univer- 
selle, d'adoption de toute vie? 

Elle m'y rappelait sans cesse, agrandissant mes 
sentiments de tendresse individuelle par l'interpré- 
tation facile, gaie, émue, de l'âme de la contrée et 
des voix de la solitude. 

C'est alors, entre autres choses, que je commençai 
à entendre les oiseaux qui chantent peu, mais par- 
lent, comme les hirondelles, jasent du beau temps, 
de la chasse, de nourriture rare ou commune, ou 
de leur prochain départ, enfin de toutes leurs af- 
faires. Je les avais écoutées à Nantes en octobre, à 
Turin en juin. Leurs causeries de septembre étaient 
plus claires à la Hève. Nous les traduisions couram- 
ment, dans leur douce vivacité, dans cette joie de 
jeunesse et de bonne humeur, sans éclat et sans 
saillie, conforme à l'heureux équilibre d'un oiseau 
si libre et si sage, qui semble, non sans gratitude, 
reconnaître qu'il reçut de Dieu une part si notable 
au bonheur. 

Hélas! l'hirondelle elle-même n'est pourtant 
guère exceptée de cette guerre insensée que nous 
faisons à la Nature. Nous détruisons jusqu'aux oi- 
seaux qui défendaient les moissons, nos gardiens, 
nos bons ouvriers, qui, suivant de près la char- 



LIV COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

rue, saisissent le futur destructeur que l'insouciant 
paysan remue, mais remet dans la terre. 

Des races entières périssent, importantes, inté- 
ressantes. Les premiers de l'Océan, les êtres doux 
et sensibles à qui la Nature donna le sang et le lait 
(je parle des cétacés), à quel nombre sont-ils ré- 
duits. Beaucoup de grands quadrupèdes; ont disparu 
de ce globe. Beaucoup d*animaux de tout genre, 
sans ' disparaître entièrement, ont reculé devant 
l'homme; ils fuient ensauvagés, perdent leurs arts 
naturels et retombent à l'état barbare. Le héron, 
noté par Âristote pour son adresse et sa prudence, 
est maintenant (du moins en Europe) un animal 
misanthrope, borné, de peu de sens. Le castor, 
qui, en Amérique, dans sa paisible solitude, était 
devenu architecte, ingénieur, s'est découragé; il 
fait à peine aujourd'hui des trous dans la terre. Le 
lièvre, si bon, si beau, original par sa fourrure, sa 
célérité, la finesse extraordinaire de l'oule, aura 
bientôt disparu; le peu qui reste est abruti. Et 
pourtant le pauvre animal est encore docile, édu- 
cable ; avec de bons traitements, on peut lui ap- 
prendre les choses les plus contraires à sa nature, 
celles même qui demandent du courajge. 

Ces pensées que d'autres ont écrites et bien mieux, 
nous, nous les eûmes au cœiir. Elles ont été notre 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. LV 

aliment, notre rêve habituel, couvé pendant ces deux 
années, en Bretagne, en Italie ; c'est ici qu'elles sont 
devenues, dirai-je un livre? un fruit vivant? A la 
Hève, il nous apparut dans son idée chaleureuse, 
celle de la primitive alliance que Dieu a faite entre 
les êtres, du pacte d'amour qu'a mis la Mère univer 
, selle entre ses enfants. 

La classe ailée, la plus haute, la plus tendre, la 
plus sympathique à l'homme, est celle que l'homme 
aujourd'hui poursuit le plus cruellement. 

Que faut-il pour la protéger? révéler l'oiseau 
comme âme, montrer qu'il est une personne. 

L'oiseau donc, un seul oiseau, c'est tout le livre, 
mais à travers les variétés de la destinée, se fai- 
sant, s'accommodant aux mille conditions, de la 
terre ^ aux mille vocations de la vie ailée. Sans 
connaître les systèmes plus ou moins ingénieux 
de transformations, le cœur uniQe son objet; il ne 
se laisse arrêter ni par la diversité extérieure des 
espèces, ni par la crise de la mort qui semble 
rompre le ûl. La mort survient, rude et cruelle, 
dans ce livre, en plein cours de vie, mais comme 
accident passager : la vie n'en continue pas 
moins. 

Les agents de la mort, les espèces meurtrières, 
tellement glorifiées par l'homme, qui y recon- 



LVI COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT 

nait son image, se trouvent ici replacées fort bas 
dans la hiérarchie, remises au rang que leur 
doit la raison. Elles sont les plus grossières dans 
les deux arts de Toiseau, pour le nid et pour le 
chant. Tristes instruments du fatal passage , elles 
apparaissent au milieu de ce livre comme les mi- 
nistres aveugles de la Nature en sa plus dure né- 
cessité. 

Mais la haute lumière de vie, l'art dans sa pre- 
mière étincelle u'apparatt qu'en les plus petits. Aux 
petits oiseaux sans éclat, d'une robe modeste et 
sombre, l'art commence, et, sur certains points, 
monte plus haut que la sphère de l'homme. Loin 
d'égaler le rossignol, on n'a pu encore le noter, ni 
se rendre compte de sa chanson sublime. 

Donc, l'aigle est détrôné ici, le rossignol intro- 
nisé. Dans le crescendo moral où va l'oiseau se for- 
mant peu à peu, la cime et le point suprême se 
trouvent naturellement, non dans une force bru- 
tale, si aisément dépassée par l'homme, mais dans 
une puissance d'art, de cœur et d'aspiration, où 
l'homme n'a pas atteint, et qui, par delà ce 
monde, le transporte par moment dans les mondes 
ultérieurs. 

Haute justice, et vraiment juste, parce qu'elle est 
clairvoyante et tendre ! Faible sur bien des points 



A L'ÉTUDE DE LA NATURE. LVII 

sans doute, ce livre est fort de tendresse et de foi. 
Il est un, constant et fidèle. Rien ne le fait dévier. 
Par-dessus la mort et son faux divorce, à travers la 
vie et ses masques qui déguisent l'unité, il vole, il 
aime à tire-d'aile, du nid au nid, de l'œuf à l'œuf, 
de Tamour à l'amour de Dieu. 

A la Hève, près le Havre, 21 septembre 1855. 



PREMIÈRE PARTIE 



L'ΠU F 




L'ŒUF. 



La saYânte ignorance , le clairvoyant instinct de 
nos anciens , avait dit cet oracle : « Tout vient de 
l'œuf; c'est le berceau du monde. »• 

Même origine, mais la diversité de destinée tient 
surtout à la mère. Elle agit et prévolt, elle aime 
plus ou moins ; elle est plus ou moins mère. Plus 
elle l'est, plus l'être monte; chaque degré dans 
l'existence dépend du degré de l'amour. 

Que peut la mère dans l'existence mobile du 
poisson? Rien que confier son œuf à l'Océan. Que 
peut-elle dans le monde des insectes, où généra- 
lement elle meurt quand elle a donné l'œuf? Lui 
trouver, avant de mourir, un lieu sûr pour éclore 
et vivre. 



4 ^ L'ŒUF. 

Même chez Tanimal supérieur , le quadrupède » 
où la chaleur du sang semblé devoir troubler Ta- 
mour , où la mère elle-même est si longtemps pour 
le petit son nid et sa douce maison, les soins de la 
maternité sont d'autant moindres. Il naît formé , 
vêtu , tout semblable à sa mère ; un lait tout prêt 
l'attend. Et dans beaucoup d'espèces , l'éducation 
se fait sans que la mère s'en donne plus de sou- 
cis qu'elle n'en eut alors qu'il croissait dans son 
sein. 

Autre est le destin de l'oiseau. Il mourrait, s'il 
n'était aimé. 

Aimé? Toute mère aime, de l'Océan jusqu'aux 
étoiles. Mais je veux dire soigné, entouré d'amour 
infini, enveloppé de la chaleur du magnétisme ma- 
ternel. 

Même dans l'œuf où vous le voyez garanti par 
cette coquille calcaire, il sent si vivement les at- 
teintes de l'air, que tout point refroidi dans Tœuf 
coûte un membre au futur oiseau. De là, le long 
travail , si inquiet, de l'incubation , la captivité vo- 
lontaire, l'immobilisation du plus mobile des êtres. 
Et tout cela très-douloureux ! une pierre pressée si 
longtemps sur le cœur, sur la chair, souvent la 
chair vive! 

Il naît, mais il est nu. Tandis que le petit qua- 
drupède, habillé dès son premier jour, rampe. 



L'ŒUF. 5 

marche déjà, le jeune oiseau (surtout dans les 
espèces supérieures) git sans duvet , immobile sur 
le dos. C'est non-seulement en le couvant , mais en 
le frottant soigneusement, que la mère entretient, 
suscite la chaleur. Le poulain sait teter et se nour- 
rir très-^bien lui-même; le petit oiseau doit attendre 
que la mère cherche , choisisse , prépare la nourri- 
ture. Elle ne peut quitter. Le père y suppléera. 
Voilà la vraie famille, la fidélité dans l'amour, et la 
première lueur morale. 

Je ne dirai rien ici d'une éducation prolongée, 
très-spéciale et très*hasardeuse , celle du vol. En- 
core moins de celle du chant , si délicate chez les 
oiseaux artistes. Le quadrupède sait bientôt ce qu'il 
saura; tel galope en naissant; et, s'il fait quelque 
chute, est-ce même chose, dite&-moi, de tomber 
sans danger dans l'herbe, ou de se lancer dans les 
cieux? 



Prenons Tœuf en nos mains. Cette forme ellipti- 
que, la plus compréhensible, la plus belle, celle 



6 L'ŒUF. 

qui offre le moins de prise à l'attaque extérieure , 
donne Tidée d'un petit nonnbre complet, d'une har- 
monie totale à laquelle on n'ôtera rien, on n'ajou- 
tera rien. Les choses inorganiques n'affectent guère 
cette forme parfaite. Je pressens qu'il y a sousTap- 
parence inerte un haut mystère de vie et quelqire 
œuvre accomplie de Dieu. 

Quelle est-elle î et que doit-il sortir de là ? Je ne le 
sais. Hais elle le sait bien, celle qui, les ailes épan- 
dues, frémissante, l'embrasse et le mûrit de sa cha- 
leur; celle qui jusque-là, libre et reine de l'air, 
vivait à son caprice, et, tout à coup captive, s'est 
immobilisée sur cet objet muet qu'on dirait une 
pierre et que rien ne révèle encore. 

Ne parlez pas d'instinct aveugle. On verra par 
des faits combien cet instinct clairvoyant se modifie 
selon les circonstances, en d'autres termes combien 
cette>aison commencée diffère peu en nature de la 
haute raison humaine. 

Oui, cette mère, par la pénétration, la clair- 
voyance de l'amour, sait, voit distinctement. A tra- 
vers l'épaisse coquille calcaire où votre rude main 
ne sent rien, elle sent par un tact délicat l'être mys- 
térieux qui s'y nourrit, s'y forme. C'est cette vue 
qui la soutient dans le dur labeur de l'incubation, 
dans sa captivité si longue. Elle le voit délicat et 
charmant dans son duvet d'enfance, et elle le pré- 



L'ŒUF. 7 

voit, par l'espoir, tel qu'il sera, fort et hardi, quand, 
les ailes étendues, il regardera le soleil et volera 
contre les orages. 

Profitons de ces jours. Ne hâtons rien. Contem- 
plons à loisir cette image charmante de la rêverie 
maternelle, du second enfantement par lequel elle 
achève cet invisible objet d'amour, ce fils inconnu 
du désir. 

Charmant spectacle, mais plus sublime encore. 
Soyons modeste ici. Chez nous la mère aime ce qui 
remue dans son sein, ce qu'elle touche, tient, enve- 
loppe d'une possession certaine ; elle aime la réalité 
sûre, agitée et mouvante qui répond à ses mou- 
vements. Mais celle-ci aime l'avenir et l'inconnu ; 
son cœur bat solitaire, et rien ne lui répond encore. 
Elle n'en aime pas moins, et se dévoue et souffre ; 
elle souffrirait jusqu'à la mort par son rêve et 
sa foi. 



Foi puissante, efficace. Elle accomplit un monde, 
et le plus étonnant peut-être. Ne me parlez pas des 



8 L'ŒUF. 

• 

soleils, de la chimie élémentaire des globes. La 
merveille d'un œuf d'oiseau-mouche vaut autant que 
la voie lactée. 

Comprenez que ce petit point que vous trouvez 
imperceptible, c'est un océan tout entier, la mer de 
lait oîl flotte en germe' le bien-aimé du ciel. 11 
flotte, ne craignez le naufrage ; les plus délicats li- 
gaments le tiennent suspendu : les heurts, les chocs 
lui sont sauvés. Il nage tout doucement dans ce tiède 
élément, comme il fera dans l'air. Sécurité pro- 
fonde, état parfait au sein d'une habitation nourris- 
santé! et combien supérieure à tout allaitement ! 

Mais voilà que, dans ce sommeil divin , il a senti 
sa mère, sa chaleur magnétique. Et lui aussi , il se 
met à rêver. Son rêve est mouvement; il l'imite, se 
conforme à elle ; son premier acte, acte d'amour 
obscur, est de lui ressembler. 

« Ne sais*tu que l'amour change en lui ce qu'il 
aime ? » 

Et dès qu'il lui ressemble, il veut aller à elle. Il 
incline, il appuie plus près de la coquille, qui seule 
dès lors le sépare de sa mère. Alors, elle l'écoute ; 
parfois elle est assez heureuse pour entendre déjà 
son premier pipement. Il ne restera guère. Il s'en- 
hardit, prend son parti. Il a un bec et il s'en sert. 
Il frappe, il fêle, il fend le mur de sa prison. Il 
a des pieds et il s'en aide...« Yoilà le travail corn- 



L'ŒUF. 9 

mencé.... Son salaire est la délivrance : il entre dans 
la liberté. 

Dire le ravissement , Tagitation , la prodigieuse 
inquiétude, tous les soins maternels , c*esl ce que 
nous ne ferons pas ici ; déjà nous venons de dire 
les difficultés de Féducation. 

L*oiseau n'est initié que par le temps et . la ten- 
dresse. Supérieur par le vol , il l'est beaucoup plus 
en ceci, qu'il a eu un foyer et qu'il a vécu par sa 
mère ; alimenté par elle, et par son père émancipé , 
ce plus libre des êtres est le favori de l'amour. 



Si Ton veut admirer la fécondité de la nature , la 
vigueur d'invention, la charmante richesse (ef- 
frayante, en un sens) qui d'une création identique 
tire par millions des miracles opposés , qu'on re- 
garde cet œuf tout semblable à un autre, d'où 
pourtant jailliront les tribus infinies qui vont s'en- 
Yoler par le monde. 

De l'obscure unité, elle verse, elle épanche en 
rayons inQOtpbrables et prodigieusement diver- 



1 L'ŒUF. 

gents, ces flammes ailées que vous nommez ci- 
seaux , flamboyants d'ardeur et de vie , de couleur 
et de chant. De la main brûlante de Dieu échappe 
incessamment cet éventail immense de diversité 
foudroyante, où tout brille, où toiït chante, où tout 
m'inonde d'harmonie, de lumière.... Ébloui, je 
baisse les yeux.' 

Mélodieuses étincelles du feu d'en haut, où n'at- 
teignez-vous pas?.... pour vouis, ni hauteur, ni dis- 
tance; le ciel, l'abtme, c'est tout un. Quelle nuée, 
et quelle eau profonde ne vous est accessible ? La 
terre, dans sa vaste ceinture, tant qu'elle est grande, 
avec ses monts, ses mers et ses vallées, elle vous 
appartient. Je vous entends sous Téquateur, ardents 
comme les traits du soleil. Je vous entends au pôle 
dans l'éternel silence où la vie a cessé, où la der- 
nière mousse a uni ; l'ours lui-même regarde de 
loin et s'éloigne en grondant. Vous, vous restez 
encore, vous vivez, vous aimez, vous témoignez de 
Dieu, vous réchauffez la mort. Dans ces déserts ter- 
ribles, vos touchantes amours innocentent ce que 
l'homme appelle la barbarie de la nature. 



LE POLE 



OISEAUX-BOISSONS 



LE PÔLE. 



OISEADI-POISSONS. 



La grande fée qui fait pour l'homme la plupart 
des biens et des maux, l'imagination, s& joue à lui 
travestir de cent façons la nature. Dans tout ce 
qui passe ses forces ou blesse ses sensations, dans 
toutes les nécessités que commande l'harmonie 
du monde, il est tenté de voir et de maudire une 
volonté malveillante. Un écrivain a fait un livre 
contre les Alpes; un poëte a follement placé le 
trône du mal sur ces bienfaisants glaciers, qui 
sont la réserve des eaux de l'Europe, qui lui ver- 
, sent ses fleuves et qui font sa fécondité. D'autres, 
plus insensés encore, ont piaudit les glaces du 



14 LE PÔLE. 

pôle, méconnu la magnifique économie du globe, 
le balancement majestueux des courants alternatifs 
qui sont la vie de TOcéan. Ils ont vu la guerre et la 
haine, la méchanceté de la nature dans ces mouve- 
ments réguliers, profondément pacifiques, de la 
Mère universelle. 

Voilà les rêves de l'homme. Les animaux ne par- 
tagent nullement ces antipathies, ces terreurs; un 
double attrait, au contraire, chaque année les fait 
affluer vers les pôles en innombrables légions. 

Chaque année, oiseaux, poissons, gigantesques 
cétacés vont peupler les mers et les lies qui entou- 
rent le pôle austral. Mers admirables, fécondes, 
pleines et combles de vie commencée (à l'état de 
zoophytes) et de fermentation vivante, d'eaux géla- 
tineuses, de frai, de germes surabondants. 

Les deux pôles également sont pour ces foules 
innocentes, partout poursuivies, le grand, l'heu- 
reux rendez-vous de l'amour et de la paix. Le ce- 
tacé, pauvre poisson qui pourtant a, comme nous, 
le doux lait et le sang chaud, ce proscrit infortuné 
qui bientôt aura disparu, c'est là qu'il trouve en- 
core abri, une halte pour le moment sacré de la 
maternité et de l'allaitement. Nulles races meil- 
leures ni plus douces, nulles plus fraternelles pour 
les leurs, plus tendres pour leurs petits. Cruelle 
Ignorance de l'homme! Comment le lamentin, le 



OISEAUX-POISSONS. 15 

phoque» qui sont si rapprochés de lui, ont-ils été 
tués sans horreur? 

L'homme géant du vieil Océan, la baleine, cet 
être aussi doux que Fhomme nain est barbare^ a 
sur lui cet avantage, d*accomplir, sur des espèces 
d'effrayante fécondité,' le travail de destruction 
que commande la nature, sans leur infliger la 
douleur. Elle n'a ni dents ni scie; nul de ces 
moyens de supplice dont les destructeurs du monde 
sont si abondamment pourvus. Absorbées subi- 
tement au fond de ce creuset mobile, elles se 
perdent et s'évanouissent, subissent instantané*- 
ment les transformations de la grande chimie. 
La plupart des matières vivantes dont s'alimentent 
autour des pôles les habitants de ces mers, céta* 
cés, poissons, oiseaux, n'ont pas d'organisme en- 
core, ni de moyens de souffrir. Cela donne à ces 
tribus un caractère d'innocence qui nous touche 
infiniment, nous remplît de sympathie, d'envie 
aussi, s'il faut le dire. Trois fois heureux, trois 
fois béni, ce monde où la vie se répare sans qu'il 
en coûte la mort, ce monde qui généralement est 
affranchi de la douleur, qui dans ses eaux nourris- 
santes trouve toujours la mer de lait, n'a pas be- 
soin de cruauté, et reste encore suspendu aux ma- 
melles de la nature. 

Profonde était la paix de ces solitudes et de leurs 



16 LE PÔLE. 

peuples amphibies, avant l'arrivée de l'homme. 
Contre l'ours et le renard bleu, les deux tyrans de 
la contrée, ils trouvaient un facile abri dans le sein, 
toujours ouvert, de la mer, leur bonne nourrice. 

Quand les marins y abordèrent, leur seul embarras 
était de percer la foule des phoques bienveillants et 
curieux qui venaient les regarder. Les manchots des 
ten*es australes, les pinguoins des terres boréales, 
pacifiques et plus ingambes, ne faisaient aucun 
mouvement. Les oies, dont le fin duvet, d'une in- 
comparable douceur, fournit l'édredon, se laissaient 
sans difficulté approcher, prendre à la main. 

L'attitude de ces êtres nouveaux fut pour nos 
navigateurs une cause de plaisantes méprises. Ceux 
qui, de loin, virent d'abord des lies couvertes de 
manchots, à leur tenue verticale, à leur robe blan- 
che et noire, crurent voir des bandes nombreuses 
d'enfants en tabliers blancs. La roideur de leurs 
petits bras (à peine peut-on dire ailes pour ces oi- 
seaux commencés), leur mauvaise grâce sur terre, 
leur difficulté à marcher, les adjuge à l'Océan où 
ils nagent à merveille, et qui est leur élément na- 
turel et légitime ; on dirait volontiers qu'ils en sont 
les premiers fils émancipés, des poissons ambi- 
tieux, candidatsaux rôles d'oiseaux, qui déjà étaient 
parvenus à transformer leurs nageoires en ailerons 
écailleux. La métamorphose ne fut pas courppnéc 



OISEAUX-POISSONS. 1 7 

d'un plein succès : oiseaux impuissants, maladroits, 
ils restent poissons habiles. 

Ou encore, à leurs larges pieds attachés de si 
près au corps, à leur cou court ou posé sur un gros 
corps cylindrique, avec une tète aplatie, on les ju- 
gerait parents de leurs voisins les phoques, dont 
ils n'ont pas l'intelligence, mais du moins le bon 
naturel. 

Ces âls aînés de la nature, confidents de ces vieux 
âges de transformation, parurent, aux premiers qui 
les virent, d'étranges hiéroglyphes. De leur œil 
doux, mais terne et pâle comme la face de l'Océan, 
ils semblaient regarder l'homme, ce dernier-né de 
la planète, du fond de leur antiquité. 

Levaillant^ non loin du cap de Bonne-Espérance, 
les trouva nombreux sur une lie déserte où s'élevait 
le tombeau d'un pauvre marin danois, homme du 
pôle boréal, que le hasard avait amené là pour 
mourir aux terres australes, et qui se trouvait avoir 
l'épaisseur du globe entre lui et sa patrie.... Pho- 
ques et manchots lui faisaient une nombreuse so- 
ciété : les premiers couchés, accroupis ; les autres 
debout et montant avec dignité la garde autour du 
tombeau : tous plaintifs, et répondant aux plaintes 
de l'Océan, qu'on eût dit celles des morts. 

La station d'hiver est le Gap. Dans ce tiède 
exil d'Afrique, ils s'habillent d'un bon et solide 



18 LE PÔLE. 

fourreau de graisse qui leur sera bien utile contre 
la faim et le froid. Dès que le printemps revient, 
une voix secrète leur dit que le tempétueux dégel a 
brisé, fondu les cristaux aigus des glaces, que les 
bienheureuses mers des pôles, leur patrie et leur 
berceau, leur doux paradis d'amour, sont ouvertes 
et les appellent. Ils s'élancent, impatients, franchis- 
sent d'une rame rapide cinq ou six cents lieues de 
mer, sans repos que quelques glaces flottantes où, 
par instants, ils se posent. Ils arrivent, et tout est 
prêt. Un été de trente jours leur donne le moment 
du bonheur. 

Bonheur sévère. Le bonheur de trouver une pro- 
fonde paix les éloigne de la mer où est leur seule 
nourriture. Le temps d'amour, d'incubation, est un 
temps de jeûne et d'inquiétude. Le renard bleu, 
leur ennemi, les poursuit dans le désert. Mais l'u- 
nion fait la force. Les mères couvent toutes ensem* 
ble, et la légion des pères veille autour d'elles, 
prête à se dévouer. Éclose seulement le petit! et 
que le bataillon serré le mène jusqu'à la mer.... il 
s'y jette, il est sauvé I 

Sombres climats 1 Qui pourtant ne les aimerait, 
quand on y voit la nature si attendrissante, qui pare 
impartialement le foyer de l'homme, celui de l'oi- 
seau, d'amour et de dévouement? Le foyer du Nord 
tient d'elle une grâce morale qu'a rarement celui 



OISEAUX-POISSONS. 1 9 

du Midi : un soleil y luit, qui ii*est pas le soleil de 
réquateur, mais plus doux, celui de Tâme. Toute 
créature y est relevée par raustérité ïnème du 
climat ou du danger. 

Le dernier effort en ce monde du Nord, qui n'est 
nullement celui de la beauté, c'est d'avoir trouvé le 
beau. Ce miracle sort du cœiu* des mères. La Lapo- 
nie n'a qu'un art, qu'un objet d'art : le berceau. 
« C'est un objet charmant, dit une dame qui a 
visité ces contrées ; élégant el gracieux comme un 
joli petit soulier garni de la fourrure légère du 

4 

lièvre blanc, plus délicat que la plume du cygne. 
Autour de la capote où la tète de l'enfant est parfai- 
tement garantie, chaudement, doucement abritée, 
sont suspendus des colliers de perles de couleur, 
et de petites chaînettes en cuivre ou argent qui son- 
nent sans cesse et dont le cliquetis fait rire le petit 
Lapon. » 

Merveille de la maternité I Par elle, voilà la femme 
la plus rude qui devient attentive, artiste.... Mais 
la femelle est héroïque. C'est le plus touchant des 
spectacles de voir l'oiseau del'édredon, Teîder, s'ar- 
racher son duvet, pour coucher, couvrir son petit. 
Et quand l'homme a volé ce nid, la mère continue 
sur elle la cruelle opération. Et quand elle s'est 
plumée, n'a plus rien à arracher que la chair, le 
sang, le père lui succède et il s'arrache tout à son 



20 LE PÔLE. — OISEAUX-POISSONS. 

tour ; de sorte que le petit est vêtu d'eux, de leur 
substance, de leur dévouement et de leur douleur. 
Montaigne, en parlant d*un manteaii dont s'était 
servi son père et que lui-même aimait à porter en 
mémoire de lui, dit ce mot touchant auquel ce 
pauvre nid me reporte : « Je m'enveloppais de mon 
père. » 



L'AILE 



L'AILE. 



Des ailes I des ailes f pour voler 
Par montagne et par vallée l 
Des ailes pour bercer mon cœur 
Sur le rayon de Taurore l 

Des ailes pour planer sur la mer 

Dans la pourpre du matin ! 
Des ailes au-dessus de la vie! 
Des ailes par deU la mort f 



ROCKERT. 



C'est le cri de la terre entière, du monde et de 
toute vie ; c'est celui que toutes les espèces animales 
ou végétales poussent en cent langues diverses, la 
voix qui sort de la pierre même et du monde inor- 
ganique : « Des ailes! nous voulons des ailes, l'es- 
sor et le mouvement! » 

Oui, les corps les plus inertes se précipitent avi- 
dement dans les transformations chimiques qui les 



24 L'AILE. 

font entrer au courant de la vie universelle, leur 
donnent les ailes du mouvement et de la fermen- 
tation. 

Oui, les végétaux fixés sur leur racine immobile 
épanchent leurs amours intérieurs vers une existence 
ailée, et se recommandent aux vents, aux flots, aux 
insectes, pour les faire vivre au dehors, leur don- 
ner le vol que leur refusa la nature. 

Nous contemplons avec compassion ces ébauches 
animales, Tunau, l'aï, plaintives et souffrantes 
images de l'homme, qui ne peuvent faire un pas 
sans pousser un gémissement : paresseux ou tardi- 
grades. Ces noms, que nous leur donnons, nous 
pouvions les garder pour nous. Si la lenteur est 
relative au désir du mouvement, à l'effort toujours 
trompé d'aller, d'avancer, d'agir, le vrai tardigrade 
c'est l'homme. La faculté de se traîner d'un point à 
l'autre de la terre , les ingénieux instruments qu'il 
a récemment inventés pour aider cette faculté, 
tout cela ne diminue pas son adhérence à la terre; 
il n'y reste pas moins collé par la tyrannie de la 
gravitation. 

Je ne vois guère sur la terre qu'une classe d'êtres 
à qui il soit donné d'ignorer ou de tromper, par le 
mouvement libre et rapide , cette universelle tris- 
tesse de rimpuissanle aspiration : c'est celui qui ne 
lient à la terre que du bout de l'aile, pour ainsi 



L'AILE. * 25 

parler ; celui que l'air lui-même berce et porte, le 
plus souvent sans qu'il ait à s'en mêler autrement 
que pour diriger à son besoin, à son caprice. 

Yie facile et vie sublime? de quel œil le dernier 
oiseau doit regarder, mépriser le plus fort, le plus 
rapide des quadrupèdes, un tigre, un lion ! Qu'il 
doit sourire de le voir dans son impuissance, collé, 
fixé à la terre, la faisant trembler d'inutiles et vains 
rugissements, des gémissements nocturnes qui 
témoignent des servitudes de ce faux roi des ani- 
maux, lié, comme nous sommes tous, dans l'exis* 
tence inférieure que nous font également la faim et 
la gravitation ! 

Oh! la fatalité du ventre! la fatalité du mouve- 
ment qui nous fait traîner sur la terre ! L'implacable 
pesanteur qui rappelle chacun de nos deux pieds à 
l'élément rude et lourd où la mort nous fera ren- 
trer, et nous dit : « Fils de la terre, tu appartiens à 
la terre. Sorti un moment de son sein, tu y resteras 
bien longtemps. » 

N'en querellons pas la nature, c'est le signe cer- 
tainement que nous habitons un monde fort jeune 
encore, fort barbare ; monde d'essai et d'appren- 
tissage, dans la série des étoiles, une des haltes 
élémentaires de la grande initiation. Ce globe est un 
globe d'enfant. Et (oi, tu es un enfant. De cette école 
inférieure, tu sera^ émancipé aussi, tu auras de 

2 



26 L'AILE. 

belles et puissantes ailes. Tu gagnes et mérites ici, 
à la sueur de ton Iront, un degré dans la liberté. 

Faisons une expérience. Demandons à l'oiseau 
encore dans l'œuf ce qu'il veut ëtre> donnons-lui 
l'option. Veux-tu être homme, et partager cette 
royauté du globe que nous font l'art et le travail? 

Il répondra non, à coup sûr. Sans calculer l'ef- 
fort immense, la peine, la sueur et le souci, la vie 
d'esclave par laquelle nous achetons la royauté, 
il n'aura qu'un mot à dire : « Roi moi-même en 
naissant de l'espace et de la lumière, pourquoi 
abdiquerais-je, quand l'homme, en sa plus haute 
ambition, dans son suprême vœu de bonheur et de 
liberté, rêve de se faire oiseau et de prendre des 
ailes? » 

. C'est dans son meilleur âge, dans sa première et 
plus riche existence, dans ses songes de jeunesse, 
que parfois l'homme a la bonne fortune d'oublier 
qu'il est homme, serf de la pesanteur et lié à la 
terre. Le voilà qui s'envole, il plane, il domine le 
monde, il nage dans un trait du soleil, il jouit du 
bonheur immense d'embrasser d'un regard l'infi- 
nité des choses qu'hier il voyait une à une. Obscure 
énigme de détail, tout à coup lumineuse pour qui 
en perçoit l'unité ! Voir le monde sous soi, l'em- 
brasser et l'aimer ! quel divin et sublime songe I... 
Ne m'éveillez pas, je vous prie, ne m'éveillez ja- 



L'AILE. 27 

mais!... Mais quoil voici le jour, le bruit et le tra* 
vail ; le dur marteau de fer, la perçante cloche, de 
son timbre d'acier, me détrônent, me précipitent; 
mes ailes ont fondu. Terre lourde, je retombe à la 
terre ; froissé, courbé, je re^prends la charrue. 

Quand, à la fin de l'autre siècle , l'homme eut 
l'idée hardie de se livrer au vent, de monter dans 
les airs, sans gouvernail, ni rame , ni moyen de 
direction, il proclama qu'enfin il avait pris des 
ailes, éludé la nature et vaincu la gravitation. De 
cruels et tragiques événements démentirent cette 
ambition. On étudia l'aile ; on entreprit de l'imiter ; 
on contrefit grossièrement l'inimitable mécanique* 
Nous vîmes avec effroi, d'une colonne de cent pieds, 
un pauvre oiseau humain, armé d*ailes immenses, 
s'élancer, s'agiter et se briser en pièces. 

La triste et funeste machine, dans sa laborieuse 
complication, était bien loin de rappeler cet admi- 
rable bras (bien supérieur au bras humain), ce sys- 
tème de muscles qui coopèrent entre eux dans un si 
fort et si vif mouvement. Détendue et dégingandée, 
l'aile humaine manquait spécialement du muscle 
tout-puissant qui lie l'épaule à la poitrine (l'humérus 
au sternum), et donne le violent coup d'aile au vol 
foudroyant du faucon. L'instrument tient ici de si . 
près au moteur, Taviron au rameur, et fait si bien 
un avec lui, que le martinet, la frégate rament à ' 



28 L'AILE. 

quatre-vingts lieues par heure, cinq ou six fois plus 
vite que nos chemins de fer les plus rapides, dépas* 
sant Touragan, et sans nul rival que Téclair. 

Mais nos pauvres imitateurs eussent-ils vraiment 
imité l'aile» rien n*était^ fait. On copiait la forme, 
mais non la structure intérieure ; on croyait que 
l'oiseau avait dans le vol seul sa force d'ascension, 
ignorant le secret auxiliaire que la nature cache en 
sa plume et ses os. Le mystère, la merveille, c'est 
la faculté qu'elle lui donne de se faire, comme il 
veut, léger ou lourd, en admettant plus ou moins 
d'air dans ses réservoirs ménagés exprès. Pour de-- 
venir léger, il enfle son volume, donc diminue sa 
pesanteur relative ; dès lors il monte de lui-même 
dans un milieu plus lourd que lui. Pour descendre 
ou tomber, il se refait petit, étroit, en chassant l'air 
qui le gonflait, donc plus pesant, aussi pesant qu'il 
veut. Yoilà ce qui trompait, ce qui faisait la fatale 
ignorance. On savait que l'oiseau est un vaisseau, 
non qu'il fût un ballon. On n'imitait que l'aile ; l'aile 
bien imitée, si l'on n'y joint cette force intérieure, 
n'est qu'un sûr moyen de périr. 

Mais cette faculté, ce jeu rapide de prendre ou 
chasser l'air, de nager sous un lest variable à vo- 
.lonté, à quoi cela même tient-il? à une puissance 
unique, inouïe, de respiration. L'homme qui rece- 
vrait autant d'air à la fois serait tout d'abord étoufiTé. 



L'AILE. 29 

Le poumon de Foiseau, élastique et puissant, s*en 
empreint, s*en emplit, s'en enivre avec force et dé- 
lices, le verse à flots aux os, aux cellules aériennes* 
Aspiration, rénovation de rapidité foudroyante de 
seconde en seconde. Le sang, vivifié sans cesse d'un 
air nouveau, fournit à chaque muscle cette inépui- 
sable vigueur, qui n'est à nul autre être et n'ap- 
partient qu'aux éléments. * 

La lourde image d'Ântée touchant à la Terre, sa 
mère, et y puisant des forces, rend faiblement, 
grossièrement, quelque idée de cette réalité. L'oi- 
seau n'a pas à chercher l'air pour le toucher et s*y 
renouveler; l'air le cherche et afOue en lui; il 
lui rallume incessamment le brûlant foyer de la 
vie. 

Yoilà ce qui est prodigieux, et non pas l'aile. 
Ayez l'aile du condor et suivez-le, quand du sommet 
des Andes, et de leurs glaciers sibériques, il fond, 
il tombe au rivage brûlant du Pérou, traversant en 
une minute toutes les températures, tous les cli- 
mats du globe, aspirant d'une haleine l'effrayante 
masse d'air, brtlée, glacée, n'importe!... Vous ar- 
riveriez foudroyés ! 

Le plus petit oiseau fait honte ici au plus fort 
quadrupède. Prenez-moi un lion enchaîné dans un 
ballon (dit Toussenel), son sourd rugissement se 
perdra dans l'espace. Bien autrement puissante de 



•• 



30 L'AILE. 

voix et de respiration, la petite alouette monte en 
filant son chant, et on l'entend encore quand on ne 
la voit plus. Sa chanson gaie, légère, sans fatigue, 
qui n'a rien coûté, semble la joie d'un invisible 
esprit qui voudrait consoler la terre. 

La force fait la joie. Le plus joyeux des êtres, c'est 
l'oiseau^ parce qu'il se sent fort au delà de son ac** 
tion, parce que, bercé, soulevé de l'haleine du ciel, 
il nage, il monte sans efibrt, comme en rêve. La 
force illimitée, la faculté sublime, obscure chez les 
êtres inférieurs, chez l'oiseau claire et vive, de 
prendre à volonté sa force au foyer maternel, d'as- 
pirer la vie à torrent, c'est un enivrement divin. 

La tendance toute naturelle, non orgueilleuse, 
non impie, de chaque être, est de vouloir ressem- 
bler à la grande Mère, de se faire à son image, de 
participer aux ailes infatigables dont l'Amour éter- 
nel couve le monde. 

La tradition humaine est fixée là-dessos. L'homme 
ne veut pas être homme, mais ange, un dieu ailé. 
Les génies ailés de la Perse font les chérubins de 
Judée. La Grèce donne des ailes à sa Psyché, à 
l'âme, et elle trouve le vrai nom de l'âme, Yaspi" 
ration Icr6{xa. L'âme a gardé ses ailes; elle passe 
à tire-d'aile dans )e ténébreux moyen âge, et va 
croissant d'aspiration. Plus net et plus ardent se 
formule ce vœu, échappé du plus profond de sa 



L'AILE. 31 

nature et de ses ardeurs prophétiques : « Oh! si 
j'étais oiseau! » dit Thomme. La femme n'a nul 
doute que l'enfant ne devienne un auge. 

Elle l'a vu ainsi dans ses songes. 

Songes ou réalités?... Rêves ailés, ravissement 
des nuits, que nous pleurons tant au matin, si vous 
étiez pourtant 1 Si vraiment vous viviez I Si nous 
n'avions perdu rien de ce qui fait notre deuil ! si, 
d'étoiles en étoiles, réunis, élancés dans un vol 
étemel, nous suivions tous ensemble un doux pè- 
lerinage à travers la bonté immense!... 

On le croit par moments. Quelque chose nous dit 
que ces rêves ne sont pas des rêves, mais des 
échappées du vrai monde, des lumières entrevues 
derrière le brouillard d'ici-bas, des promesses cer- 
taines, et que le prétendu réel serait plutôt le mau- 
vais songe. 



PREMIERS ESSAIS DE L'AILE 



PREMIERS ESSAIS DE L'AILE. 



Il n'est poiat d'homme illettré, ignorant, point 
d'esprit blas^, insensible, qui puisse se défendre 
d'une émotion de respect, je dirai presque de ter- 
reur, en entrant dans les salles de notre Musée 
d'histoire naturelle. 

Nulle collection étrangère, à notre connaissance, 
ne produit cette impression. 

D'autres, sans doute, comme celle du spiendide 
musée de Leyde, sont plus riches en tel genre ; non 
plus complètes, non plus harmoniques. Cette gran- 
diose harmonie se sent instinctivement, elle impose 
et saisit. Le voyageur inattentif, visiteur fortuit, est 
pris sans s'y attendre ; il s'arrête et il songe. En face 
de cette énorme énigme, de cet immense hiérogly- 



36 PREMIERS ESSAIS DE L*AILE. 

phe qui pour la première fois se pose devant lui, il 
se tiendrait heureux s'il pouvait lire un caractère, 
épeler une lettre. Que de fois des gens du peuple, 
surpris et tourmentés de telle forme bizarre, nous 
en ont demandé le sens ! Un mot les mettait sur la 
voie, une simple indication les charmait; ils par- 
taient contents et se promettaient de revenir. Au 
contraire, ceux qui traversaient cet océan d'objets 
inconnus, incompris, s'en allaient fatigués et tristes. 

Formons le vœu qu'une administration si éclai- 
' rée, si haut placée dans la science, revienne à la 
constitution primitive du Muséum, qui créait des 
gardiens démonstrateursy et n'admettait comme sur- 
veillants de ce trésor que ceux qui pouvaient le 
comprendre, et par moments l'interpréter* 

Un autre vœu que nous osons former, c'est qu'à 
côté des grands naturalistes on place les images des 
courageux navigateurs, des voyageurs persévérants, 
qui, par leurs travaux, leurs périls, en hasardant 
cent fois leur vie, nous ont rapporté ces trésors. 
S'ils valent en eux-mêmes, ils valent peut-être plus 
encore par l'héroïsme et la grandeur de cœur de 
ceux qui nous les ont gagnés. Ce charmant colibri, 
madame, saphir ailé où vous verriez un futile objet 
de parure, savez-vous bien qu'un Azara, un Lesson, 
vous l'a rapporté des forêts meurtrières où l'on ne 
respire que la mort? Ce tigre magnifique dont vous 



PREMIERS ESSAIS DE L'AILE. 37 

admirez le pelage, sachez que, pour le mettre ici, 
il a fallu que, dans les jongles, il fût cherché, ren- 
contré face à face, tiré, frappé au front par l'intré- 
pide Levaillant? Ces voyageurs illustres, amants 
ardents de la nature, souvent sans moyens, sans 
secours, l'ont suivie aux déserts, observée et sur- 

m 

prise dans ses mystérieuses retraites, s'imposant la 
soif et la faim, d'incroyables fatigues, ne se plai- 
gnant jamais, se croyant trop récompensés, pleins 
d'amour, de reconnaissance à chaque découverte ; 
ne regrettant rien à ce prix, non pas même la mort 
de la Pérouse ou de Mungo-Park, la mort dans les 
naufrages, la mort chez les barbares. 

Qu'ils revivent ici au milieu de nousl Si leur vie 
solitaire s'écoula loin de l'Europe pour la servir, 
que leurs images soient placées au milieu de la 
foule reconnaissante, avec la brève indication de 
leurs heureuses découvertes, de leurs souffrances 
et de leur grand courage. Plus d'un jeune homme 
se sentira ému d'avoir vu ces héros et reviendra 
rêveur et tenté de les imiter. 

C'est la double grandeur de ce lieu. Des héros 
envoyèrent ces choses, et elles furent recueillies, 
classées, harmonisées par des grands hommes, à 
qui tout afQuait comme à un centre légitime, et 
que leur position, autant que leur génie, mit à 
même d'opérer ici la centralisation de la nature. 

3 



38 PREMIERS ESSAIS DE L'AILE. 

Au dernier siècle, le grand mouvement des scien- 
ces convergeait autour d'un homme de génie, im- 
portant par le rang, les entourages et la fortune, 
M. le comte de BufTon; tous les dons des savants, 
des voyageurs, des rois, venaient à lui, par lui se 
classaient au^ Musée. De nos jours, un plus grand 
spectacle a fixé sur ce lieu Tattention émue de 
toutes les nations du monde, quand deux hommes 
immenses (plus que deux hommes, deux méthodes), 
Cuvier, Geoffroy, y combattirent. Tous s'y intéres- 
sèrent ou pour l'un ou pour l'autre, tous prirent 
parti, envoyèrent pour ou contre des preuves au 

Muséum, tel .des livres, tel des animaux ou des 

« 

faits inconnus. De sorte que ces collections qu'on 
croirait mortes sont vivantes ; elles palpitent encore 
de celte lutte, animées par les . grands esprits qui 
ont appelé tous ces êtres en témoignage dans leur 
combat fécond. 

Ce n'est pas là un dépôt fortuit. Ce sont des séries 
très-suivies, formées et composées systématique- 
ment par de profonds penseurs. Les espèces qui 
forment les plus curieuses transitions entre les 
genres y sont richement représentées. C'est là qu'on 
voit bien mieux qu'ailleurs ce qu'ont dit Linné et 
Lamark : qu'à mesure que nos musées s'enrichi- 
raient, deviendraient plus complets, auraient moins 
de lacunes, on avouerait que la nature ne fait rien 



PREMIERS ESSAIS DE L'AILE. 39 

brusquement, mais par transitions douces et insen- 
sibles. Où nous croyons voir dans ses œuvres un 
saut, un vide, un passage brusque et inharmo- 
nique, accusons-nous nous-mêmes; cette lacune, 
c'est notre ignorance. 

Arrêtons-nous quelques moments aux solennels 
passages où la vie incertaine semble osciller encore, 
où la nature paraît s'interroger elle-même, tâter sa 
volonté. Serai'je poisson ou mammifère? se dit l'être; 
il hésite, et reste poisson à sang chaud, c'est la 
bonne et douce tribu des lamentins, des phoques. 
Serai'je oiseau ou quadrupède? Grande question, hé- 
sitation perplexe, long combat et varié. Toutes les 
péripéties en sont racontées, les solutions diverses 
des problèmes naïvement posées, réalisées, par des 
êtres bizarres, comme rornithorhynque, qui n'aura 
d'oiseau que le bec, comme la pauvre chauve-souris, 
être innocent et tendre dans son nid de famille, 
dont la forme indécise fait la laideur et l'infortune. 
En elle, on voit que la nature cherche l'aile, et ne 
trouve encore qu'une membrane velue, hideuse, 
qui toutefois en fait déjà la fonction : 

Je suis oiseau, voyez mes ailes.. 

Mais l'aile même ne fait pas l'oiseau. 

Placez-vous vers le centre du Musée, et tout près 
de l'horloge. Là, vous apercevez, à gauche, le pre- 



40 PREMIERS ESSAIS DE L'AILE. 

mier rudiment de l'aile dans le manchot du pôle 
austral, et dans son frère le pingouin boréal, plus 
développé d'un degré. Ailerons écailleux, dont les 
pennes luisantes rappellent le poisson bien mieux 
que l'oiseau. Sur terre, c'est un infirme ; la terre est 
difficile pour lui, l'air impossible. Ne le plaignez pas 
trop. Sa prévoyante mère le destine aux mers des 
pôles, où il n'aura guère à marcher. Elle l'habille 
soigneusement d'un beau fourreau de graisse et 
d'une imperméable robe. Elle veut qu'il ait chaud 
dans les glaces. Quel en est le meilleur moyen! il 
semble qu'elle ait hésité, tâtonné ; à côté du man- 
chot on voit avec surprise un essai d'un tout autre 
genre, mais non pas moins frappant comme pré- 
caution maternelle : c'est un gorfou très-rare, que 
je n'ai vu dans nul autre musée, habillé d'une rude 
fourrure de quadrupède, comme d'une sorte de poil 
de chèvre, mais plus luisant peut-être dans l'ani- 
mal vivant, et certainement impénétrable à l'eau. 

Pour mettre ensemble les oiseaux qui ne volent 
pas,. il nous faudrait rapprocher de ceux-ci le navi- 
gateur du désert, l'olseau-chameau, l'autruche ana- 
logue au chameau même par la structure inté- 
rieure. Du moins, si son aile ébauchée ne peut 
l'enlever de terre, elle l'aide puissamment à mar- 
. cher, lui donne une extrême vitesse; c'est sa voile 
pour traverser son aride océan d'Afrique. 



PREMIERS ESSAIS DE L'AILE. 41 

Revenons au manchot, véritable point de départ 
de la série, au manchot dont l'aile vraiment rudi- 
mentaire ne sert point comme voile, n'aide point à 
la marche, n'est qu'une indication comme un sou- 
venir de la nature. 

Elle s'en détache, se soulève péniblement dans 
un premier essai de vol par deux figures étranges, 
qui nous semblent grotesques et prétentieuses. Le 
manchot ne l'est pas : honnête et simple créature, 
on voit qu'il n'eut jamais l'ambition du vol. Mais en 
voici qui s'émancipent, qui semblent chercher la pa- 
rure, ou la grâce du mouvement. Le gorfou paraît 
être un manchot décidé à quitter sa condition; il 
prend une aigrette coquette qui met en relief sa lai- 
deur. L'informe macareux, qui semble la caricature 
d*une caricature, le perroquet, lui ressemble par un 
gros bec, mal dégrossi, mais, sans tranchant ni 
force, sans queue et mal équilibré, il peut toujours 
être emporté par le poids de sa grosse tête. Il se 
hasarde à voleter pourtant au risque des culbutes. 
U plane noblement tout près de terre et fait l'envie 
peut-être des manchots et des phoques. Parfois il 
se hasarde en mer; malencontreux vaisseau, le 
moindre vent fait son naufrage. 

On ne peut le nier pourtant, l'essor est pris. Des 
oiseaux de diverses sortes continuent plus heureu- 
sement. Le genre si riche des plongeons, dans ses 



42 PREMIERS ESSAIS DE L'AILE. 

espèces très-diverses, relie les voiliers aux nageurs : 
telles, d'une aile accomplie, d'un vol hardi et sûr, 
font les plus grands voyages; telles, encore revê- 
tues des pennes luisantes du manchot, frétillent et 
jouent au fond des mers; les nageoires seules leur 
manquent et la respiration pour être des poissons 
parfaits ; ils alternent, ils sont maîtres de Tun et de 
l'autre élément. 



LE TRIOMPHE DE L'AILE 



LA FREGATE 



LE TRIOMPHE DE L'AILE. 



LA FREGATE. 



N'essayons pas d'énumérer tous les intermé- 
diaires. Passons à l'oiseau blanc que je vois là- 
haut dans les nues, oiseau qu'on voit partout, sur 
l'eau, sur terre, sur les écueils couverts et décou- 
verts des flots, oiseau qu'on aime à voir, familier 
et glouton, et qu'on peut appeler petit vautour des 
mers. Je parle de ces myriades de goélands ou de 
mouettes dont toute côte répète les cris. Trouvez- 
moi des êtres plus libres. Jour et nuit, midi ou 
nord , mer ou plage , proie morte ou vivante , tout 
leur est un. Usant de tout, chez eux partout, ils 
promènent vaguement des flots au ciel leur blanche 



46 LE TRIOMPHE DE L'AILE. 

voile î le vent nouveau qui tourne et change, c'est 
toujours le bon vent qui va où ils voulaient aller. 

Sont-ils autre chose que l'air, la mer, les éléments 
qui ont pris aile et volent? Je n'en sais rien : à voir 
leur œil gris, terne et froid (qu'on n'imite nullement 
dans nos musées), on croit voir la mer grise, l'indif- 
férente mer du Nord, dans sa glaciale impersonna- 
lité. Que dis-je ? cette mer est plus émue. Parfois 
phosphorescente, électrique, il lui arrive de s'ani- 
mer bien plus. Le vieux père Océan, sournois, 
colère, souvent sous sa face pâle roule bien des 
pensées. Ses fils, les goëlands, semblent moins 
animaux que lui. Ils volent, de leurs yeux morts 
cherchant quelque proie morte, s'attroupant, hâtant 
en famille la destruction des grands cadavres qui 
pour eux flottent sur la mer. Point féroces d'aspect, 
égayant le navigateur par leurs jeux , par l'appari- 
tion fréquente de leurs blanches ailes, ils lui par- 
lent des terres lointaines , des rives qu'il quitte ou 
qu'il va voir, des amis absents, espérés. Et ils le 
servent aussi à l'approche des orages, qu'ils annon- 
cent et prédisent. Souvent leur voile éployée lui 
conseille de serrer les siennes. 

Car ne supposez pas que, l'orage venu, ils daigne- 
ront plier les ailes. Tout au contraire, ils partent. 
L'orage est leur récolle; plus la mer est terrible, 
moins le poisson peut se soustraire à ces hardis 



LA FRÉGATE. 47 

pêcheurs. Dans la baie de Biscaye, où la houle, pous- 
sée du nord -ouest, traversant l'Atlantique, arrive 
entassée , exhaussée à des hauteurs énormes , avec 
des chocs épouvantables , les goélands placides tra- 
vaillent imperturbablement. « Je les voyais , dit 
M. de Quatrefages, décrire eu l'air mille courbes, 
plonger entre deux vagues, reparaître avec un pois- 
son. Plus rapides quand ils suivaient le vent, plus 
lents quand ils restaient en face , ils planaient ce- 
pendant avec la même aisance, saDS paraître donner 
un coup d'aile de plus que dans les plus beaux 
jours. Et cependant les flots remontaient les* ta- 
lus, comme des cataractes à l'envers, aussi haut que 
la plate-forme de Notre-Dame, et l'écume plus 
haut que Montmartre. Ils n'en semblaient pas plus 
émus. » 

L'homme n'a pas leur philosophie. Les matelots 
sont fort émus lorsque, le jour baissant, une su- 
bite nuit se faisant sur les mers, ils voient autour 
du navire voler une sinistre petite figure , un fu- 
nèbre oiseau noir. Noir n'est pas le mot propre, le 
noir serait plus gai , la vraie nuance est celle d'un 
brun fumeux qu'on ne définit pas. Ombre d'enfer, 
ou mauvais songe, qui marche sur les eaux, se pro- 
mène à travers la vague, foule aux pieds la tempête. 
Ce pétrel (ou saint pierre) est l'horreur du marin, 
qui croit y voir une malédiction vivante. D'où 



48 LE TRIOMPHE DE L'AILE. 

• 

vient-il? d'où peut-il surgir, à des distances énor- 
mes de toute terre ? que veut-il î que vient-il cher- 
cher, si ce n'est le naufrage? Il voltige impatient, 
et déjà choisit les cadavres que lui va livrer sa com- 
plice, l'atroce et méchante mer. 

Voilà les fictions de la peur. Des esprits moins 
effrayés verraient dans le pauvre oiseau lin autre 
navire en détresse, un navigateui* imprudent qui, 
lui aussi, a été surpris loin de la côte et sans abri. 
Ce vaisseau est pour lui une île, où il voudrait bien 
reposer. Le sillage seul du navire qui coupe et le 
flot et le vent, c'est déjà un refuge, un secours con- 
tre la fatigue. Sans cesse , d'un vol agile , il met le 
rempart du vaisseau entre lui et la tempête. Timide 
et myope , on ne le voit guère que quand elle fait 
la nuit. Il nous ressemble , il craint l'orage , il a 
peur, ne veut pas périr, et dit comme vous, marins: 
« Que deviendraient mes petits ? » 

Mais le temps noir se dissipe, le jour reparaît, je 
vois un petit point bleu au ciel. Heureuse et sereine 
région qui gardait la paix par-dessus Torage. Dans 
ce point bleu, royalement, un petit oiseau d'aile 
immense nage à dix mille pieds de haut. Goë- 
land? non, l'aile est noire. Aigle? non, l'oiseau est 
petit. 

C'est le petit aigle de mer , le premier de la race 
ailée , l'audacieux navigateur qui ne ploie jamais la 



LA FRÉGATE. 49 

voile, le prince de la tempête, contempteur de tous 
les dangers : le guerrier ou la frégate. 

Nous avons atteint le terme de la série commen- 
cée par l'oiseau sans aile. Voici l'oiseau qui n'est 
plus qu'aile. Plus de corps : celui du coq à peine, 
avec des ailes prodigieuses qui vont jusqu'à quatorze 
pieds. Le grand problème du vol est résolu et dé- 
passé, car le vol semble inutile. Un tel oiseau , natu- 
rellement soutenu par de tels appuis , n'a qu'à se 
laisser porter. L'orage vient? il monte à de telles 
hauteurs qu'il y trouve la sérénité. La métaphore 
poétique, fausse de tout autre oiseau, n'est point 
figure pour celui-ci : à la lettre il dort sur l'orage. 

S'il veut ramer sérieusement, toute distance dis- 
paraît. Il déjeune au Sénégal, dîne en Amérique. 

Ou, s'il veut mettre plus de temps, s'amuser en 
route, il le peut ; il continuera dans la nuit indéfini- 
ment, sûr de se reposer..., sur quoi? sur sa grande 
aile immobile, qu'il lui suffit de déployer sur l'air, 
qui se charge seul de la fatigue du voyage, sur le 
vent, son serviteur, qui s'empresse à le bercer. 

Notez que cet être étrange a de plus cette royauté 
de ne rien craindre en ce monde. Petit, mais fort, 
intrépide , il brave tous les tyrans de l'air ; il mé- 
priserait au besoin le pygargue et le condor ; ces 
énormes et lourdes bêtes s'ébranleraient à grand'- 
peine qu'il serait déjà à dix lieues. 



50 LE TRIOMPHE DE L'AILE. 

Oh 1 c*est là que Tenvie nous prend, lorsque dans 
l'azur ardent des tropiques nous voyons passer en 
triomphe, à des hauteurs incroyables, p^resque im- 
perceptible par la distance, l'oiseau noir dans la 
solitude, unique dans le désert du ciel. Tout au 
plus, un peu plus bas, le croise dans sa grâce légère 
un blanc voilier, le paille-en-queue. 

Que ne me prends-tu sur ton aile , roi de l'air, 
sans peur, sans fatigue , maître de l'espace , dont le 
vol si rapide supprime le temps ! Qui plus que toi 
est détaché des basses fatalités die l'être ? 

Une chose pourtant m'étonnait : c'était qu'envi- 
sagé de près, ce premier du royaume ailé n'a rien 
de la sérénité que promet une vie libre. Son œil est 
cruellement dur, âpre, mobile, inquiet. Son attitude 
tourmentée est celle d'une vigie malheureuse qui 
doit, sous peine de mort, veiller sur l'infini des 
mers. Celui-ci visiblement fait effort pour voir au 
loin. Et si sa vue ne le sert, l'arrêt est sur son noir 
visage; la nature le condamne, il meurt. 

En le regardant de près , on le voit, il n'a pas de 
pieds. Fort courts du moins et palmés, ils ne peuvent 
marcher, percher. Avec un bec formidable, il n'a 
pas les griffes du véritable aigle de mer. Faux aigle, 
et supérieur au vrai par l'audace comme par le vol, 
il n'a pourtant pas sa force, il n'a pas ses prises 
invincibles. 11 frappe et tue ; peut-il saisir 1 



LA FRÉGATE. 51 

De là sa vie tout incertaine, de hasards, vie de 
corsaire , de pirate , plus que de marin , et la ques- 
tion permanente qu*on lit très-bien sur son visage : 
« Dtnerai-je?. . aurai-je ce soir de quoi donner à 
mes petits ? » 

L*immenseet superbe appareil de ses ailes devient 
à terre un danger , un embarras. Il lui faut, pour 
s'enlever, beaucoup de vent ou un lieu élevé, une 
pointe, un roc. Surprise sur un sable plat, sur les 
bancs, les bas écueils où elle s*arrête souvent, la 
frégate est sans défense; elle a beau menacer, frap- 
per, elle est assommée à coups de bâton. 

Sur mer , ces ailes immenses , admirables quand 
elles s'élèvent, sont peu propres à raser l'eau. 
Mouillées, elles peuvent s'alourdir, enfoncer. Et dès 
lors malheur à l'oiseau ! il appartient aux poissons, 
il nourrit les basses tribus dont il comptait se 
nourrir : le gibier mange le chasseur, le preneur 
est pris. 

Et cependant comment faire T Sa nourriture est 
dans les eaux. Il faut toujours qu'il s'en rapproche, 
qu'il 7 retourne , qu'il rase sans cesse l'odieuse et 
féconde mer qui menace de l'engloutir. 

Donc cet être si bien armé , ailé , supérieur à tous 
par la vue , le vol , l'audace , n'a qu'une vie trem- 
blante et précaire. Il mourrait de faim s'il n'avait 
l'industrie de se créer un pourvoyeur auquel il es- 



52 LE TRIOMPHE DE L'AILE. 

croque sa nourriture. Sa ressource, hélas ! ignoble, 
c'est d'attaquer un oiseau lourd et peureux, le 
fou, excellent pécheur. La frégate, qui n'est pas 
plus grosse, le poursuit, le frappe du bec sur le 
cou , lui fait rendre gorge. Tout cela se passe dans 
l'air ; avant que le poisson tombe , elle le happe au 
passage. 

Si cette ressource manque, elle ne craint pas d'at- 
taquer l'homme : « En débarquant à l'Ascension, dit 
un voyageur, nous fûmes assaillis des frégates. 
L'une voulait m^arracher un poisson de la main 
même. D'autres voltigeaient sur la chaudière où 
cuisait la viande pour l'enlever, sans tenir compte 
des matelots qui étaient autour. » 

Dampier en vit de malades, de vieilles ou estro- 
piées, se tenant sur les écueils qui semblaient leurs 
Invalides , levant des contributions sur les jeunes 
fous, leurs vassaux, et se nourrissant de leur pêche. 
Mais , dans leur état de force , elles ne posent guère 
à terre, vivant comme les nuages, flottant de leurs 
grandes ailes constamment d'un monde à l'autre, 
attendantleur aventure, et perçant l'infini du ciel, 
riniini des eaux, d'un implacable regard. 

Le premier de la gent ailée est celui qui ne pose 
pas. Le premier des navigateurs est celui qui n'ar- 
rive pas. La terre, la mer, lui sont presque égale- 
ment interdites. Et c'est l'éternel exilé. 



LA FRÉGATE. 53 

N'envions rien. Nulle existence n'est vraiment 
libre ici-bas, nulle carrière n'est assez vaste, nul 
vol assez grand, nulle aile ne sufSt. La plus puis- 
sante est un asservissement. Il en faut d'autres que 
l'&me attend, demande et espère : 

Des ailes par-dessus la vie ! 
Des ailes par delà la mort ! 



LES RIVAGES 



DECADENCE DE QUELQUES ESPÈCES 



LES RIVAGES. 



DÉCADENCE DE QUELQUES ESPÈCES. 



J'ai maintes fois, en des jours de tristesse, observé 
un être plus triste^ que la mélancolie aurait pris 
pour symbole : c'était le rêveur des marais, l'oiseau 
contemplateur qui, eu toutes saisons, seul devant 
les eaux grises, semble, avec son image, plonger 
dans leur miroir sa pensée monotone. 

Sa noble aigrette noire, son manteau gris de 
perle, ce deuil quasi royal contraste avec son corps 
chétif et sa transparente maigreur. Au vol, le pau- 
vre hère ne montre que deux ailes; pour peu qu'il 
s'éloigne en hauteur, du corps il n'est plus ques- 
tion : il devient invisible. Animal vraiment aérien, 



58 LES RIVAGES. 

pour porter ce corps si léger, le héron a assez, il a 
trop d'une patte ; il replie l'autre ; presque toujours 
sa silhouette boiteuse se dessine ainsi sur le ciel 
dans un bizarre hiéroglyphe. 

Quiconque a vécu dans l'histoire, dans Tétude 
des races et des empires déchus, est tenté de voir 
]à une image de décadence. C'est un grand seigneur 
ruiné, un roi dépossédé, ou je me trompe fort. Nul 
être ne sort à cet état misérable des mains de la 
nature. Donc, je me hasardai à interroger ce rêveur 
et je lui dis de loin ces paroles que sa très-fine ouïe 
perçut exactement : « Ami pêcheur, voudrajs-tu 
bien me dire (sans délaisser ta station) pourquoi, 
toujours si triste, tu semblés plus triste aujour- 
d'hui î As-tu manqué ta proie ? le poisson trop sub- 
til a-t-il trompé tes yeux ? la grenouille moqueuse 
te défie-t-elle au fond de l'onde ? 

-^ Non, poissons ni gi'enouilles n'ont pas ri du 
héron.... Mais le héron lui*-même rit de lui, se mé- 
prise quand il entre en sa pensée de ce que fut sa 
noble race et de Toiseau des anciens jours. 

« Tu veux savoir à quoi je rêve î Demande au 
chef indien des Chérokés, des Jovials, pourquoi, des 
jours entiers, il tient la tête sur le coude, regardant 
sur l'arbre d'en face un objet qui n'y fut jamais. 

« La terre fut notre empire, le royaume des 
oiseaux aquatiques dans l'âge intermédiaire où, 



DÉCADENCE DE QUELQUES ESPÈCES. 59 

jeune, elle émergeait des eaux. Temps de combats, 
de lutte, mais d'abondante subsistance. Pas un hé- 
ron alors qui ne gagnât sa vie. Besoin n'était d'at- 
tendre ni de poursuivre ; la proie poursuivait le 
chasseur; elle sifflait, coassait de tous côtés. Des 
millions d'êtres de nature indécise, oiseaux-cra- 
pauds, poissons ailés, infestaient les limites mal 
tracées des deux éléments. Qu'auriez-vous fait, 
vous autres, faibles et derniers-nés du monde? 
L'oiseau vous prépara la terre. Des combats gigan- 
tesques eurent lieu contre les monstres énormes, 
fils du limon ; le fils de l'air, l'oiseau, prit taille de 
géant. Si vos histoires ingrates n'ont pas trace de 
tout cela, la grande histoire de Dieu le raconte au 
fond de la terre où elle a déposé les vaincus, les 
vainqueurs, les monstres exterminés par nous et 
celui qui les détruisit. 

« Vos fictions mensongères nous bercent d'un 
Hercule humain. Que lui eût servi sa massue contre 
le plésiosaure? qui eût attendu face à face cet hor- 
rible léviathan? Il y fallait le vol, l'aile forte, intré- 
pide, qui du plus haut lançait, relevait, relançait 
l'Hercule oiseau, l'épiornis, un aigle de vingt pieds 
de haut et de cinquaute pieds d'envergure, impla- 
cable chasseur qui, maître de trois éléments, dans 
l'air, dans l'eau, dans la vase profonde, suivait le 
dragon sans repos. 



60 LES RIVAGES. 

c L'homme eût péri cent fois. Par nous Tliomme 
devint possible sur une terre pacifiée. Mais qui s*é-- 
tonnera que ces terribles guerres, qui durèrent des 
milliers d'années, aient usé les vainqueurs, lassé 
THercule ailé, fait de lui un faible Persée, souvenir 
effacé, pâli, de nos temps héroïques? 

« Baissés de taille, de force, çinon de cœur, affa- 
més par la victoire même, par la disparition des 
mauvaises races, par la division des éléments qui 
nous cacha la proie au fond des eaux, nous fûmes 
sur la terre, dans nos forêts et nos marais, pour- 
suivis à notre tour par les nouveaux venus qui, sans 
nous, ne seraient pas nés. La malice de l'homme 
des bois et sa dextérité furent fatales à nos nids. 
Lâchement, dans l'épaisseur des branches qui gê- 
nent le vol, entravent le combat, il mettait la main 
sur les nôtres. Nouvelle guerre, celle-ci moins 
heureuse, qu'Homère appelle la guerre des pyg- 
mées et des grues. La haute intelligence des grues, 
leur tactique vraiment militaire, n'ont pas empêché 
l'ennemi, l'homme, par mille arts maudits, de 
prendre l'avantage. Le temps était pour lui, la terre 
et la nature ; elle va desséchant le globe, tarissant 
les marais, supprimant la région indécise où nous 
régnâmes. Il en sera de nous, à la longue, comme 
du castor. Plusieurs espèces périront; peut-être un 
siècle encore, ^t le héron aura vécu. » 



DÉCADENCE DE QUELQUES ESPÈCES. 61 

Histoire trop vraie. Sauf les espèces qui ont pris 
leur parti, ont délaissé la terre, se sont franche* 
ment vouées et saris réserve à Télément liquide, 
sauf les plongeurs, le cormoran, le sage pélican et 
quelques autres, les tribus aquatiques semblent en 
décadence. L'inquiétude, la sobriété, les maintien- 
nent encore. C*est ce souci persévérant qui a doué 
le pélican d'un organe tout particulier, lui creusant 
sous son bec distendu un réservoir mobile, signe 
vivant d'économie et d'attentive prévoyance. 

Plusieurs, comme le cygne, habiles vpyageurs, 
vivent en variant leur séjour. Mais le cygne lui- 
même, immangeable, ménagé de l'homme pour sa 
beauté, sa grâce, le cygne, si commun jadis en 
Italie, et dont Virgile parle sans cesse, y est rare 
maintenant. On chercherait en vain ces blanches 
flottes qui couvraient de leurs voiles les eaux du 
Mincio, les marais de Mantoue, qui pleuraient 
Phaéton à l'ombre de ses sœurs, ou dans leur vol 
sublime, poursuivant les étoiles d'un chant harmo- 
nieux, leur portaient le nom de Varus. 

Ce chant, dont parle toute l'antiquité, est-il une 
fable? Les organes du chant, qu'on trouve si déve- 
loppés chez le cygne, lui furent-ils toujours inu- 
tiles? Ne jouaient-ils pas dans une heureuse liberté 
quand il avait une atmosphère plus chaude, quand 
il passait le meilleur de l'année aux doux climats 

4 



62 LES RIVAGES. 

■ 

de Grèce et d'Italie ? On serait tenté de le croire. 
Le cygne, refoulé au nord, où ses amours trouvent 
mystère et repos, a sacrifié son chant, a pris l'ac- 
cent barbare, ou il est devenu muet. La muse est 
morte , l'oiseau a survécu. 

Sociable, disciplinée, pleine de tactique et de res- 
sources, la grue, type supérieur d'intelligence dans 
ces espèces, devait, ce semble, prospérer, se main- 
tenir partout dans son ancien empire. Elle a perdu 
pourtant deux royaumes : la France, qui ne la voit 
plus qu'au passage; l'Angleterre, où maintenant 
elle hasarde rarement de déposer ses œufs. 

Le héron, au temps d'Aristote, était plein d'in- 
dustrie et de sagacité. L'antiquité le consultait sur 
le beau temps, l'orage, copame un des plus graves 
augures. Déchu au moyen âge, mais gardant sa 
beauté, son vol qui monte au ciel, c'était encore 
un prince, un oiseau féodal ; les rois voyaient en 
lui une chasse de roi et le but du noble faucon. Si 
bien le chassa-t-on que, sous François I", il devint 
rare : ce roi le loge autour de lui à Fontainebleau, 
y fait des héronnières. Deux ou trois siècles pas- 
sent, et Buffon croit encore « qu'il n'y a guère de 
provinces où des héronnières ne se trouvent. » 
De nos jours, Toussenel n'en connaît qu'une en 
France, au nord du moins, dans la Champagne ; 
entre Reims et Épcrnay, un bois recèle le dernier 



DÉCADENCE DE QUELQUES ESPÈCES. 63 

■ 

asile où le pauvre solitaire ose encore cacher ses 

amours. 

Solitaire ! c'est là sa condamnation. Moins socia- 
ble que la grue, moins familier que la cigogne» il 

semble devenu farouche même aux siens, à celle 
qu'il aime. Court et rare, le désir l'arrache à peine 
un jour à sa mélaocolie. Il tient peu à la vie. Captif, 
il refuse souvent la nourriture^ s'éteint sans plainte 
et sans regret. 

Les oiseaux aquatiques, êtres de grande expé- 
rience, la plupart réfléchis et docteurs en deux élé- 
ments, étaient, dans leur meilleure époque, plus 
avancés que bien d'autres. Ils méritaient les mé- 
nagements de l'homme. Tous avaient des mérites 
d'originalité diverse. L'instinct social des grues, 
leur singulier esprit mimique, les rendaient aima- 
blés, amusantes. La jovialité du pélican et son hu- 
meur joueuse, la tendresse de l'oie, sa faculté d'at- 
tachement, la bonté enfin des cigognes, leur piété 
pour leurs vieux parents, attestée par tant de té- 
moins, formaient entre ce monde et nous des liens 
sympathiques que la légèreté humaine n'aurait pas 
dû briser barbarement. 



LES HÉRONNIERES D'AMÉRIQUE 



WILSON 



LES HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE. 



WILSON. 



La décadence du héron est moins sensible en 
Amérique. Il est moins poursuivi. Les solitudes 
sont plus vastes. Il trouve encore^ sur ses marais 
chéris, des forêts sombres et presque impénétrables. 
Dans ces ténèbres il est plus sociable; dix ou quinze 
ménages s'y établissent ensemble, ou à peu de dis- 
tance. L'obscurité parfaite des grands cèdres sur 
les eaux livides les rassure et les réjouit. Vers le 
haut de ces arbres, ils construisent avec des bâtons 
une large plate -forme qu'ils couvrent de petites 
branches : voilà le domicile de la famille et l'abri 
des amours; là, la ponte tranquille, l'éclosion, Té- 



68 LP:S HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE. 

ducatioD du vol, les enseignements paternels qui 
formeront le petit pécheur. Ils n*ont pas fort à 
craindre que l'homme vienne içs inquiéter dans ces 
retraites; elles se trouvent non loin de la mer, spé- 
cialement dans les Garolines, dans des terrains bas 
et fangeux, lieux chéris de la fièvre jaune. Tel ma- 
rais, ancien bras de mer ou de rivière, vieille flaque 
oubliée derrière dans la retraite des eaux, s^étend 
parfois, sur la largeur d'un mille, à cinq ou six milles 
de longueur. L'entrée n'est pas fort invitante ; vous 
voyez un front de troncs d'arbres, tous parfaite- 
ment droits et dépouillés de branches, de cinquante 
ou soixante pieds, stériles jusqu'au sommet, où ils 
mêlent et rapprochent leurs flèches végétales d'un 
sombre vert, de manière à garder sur l'eau un cré- 
puscule sinistre. Quelle eau ! une fermentation de 
feuilles et de débris, où les vieilles souches mon- 
tent ^êle-mêle l'une sur l'autre, le tout d'un jaune 
sale, où nage à la surface une mousse verte et écu- 
meuse. Avancez: ce qui semble ferme est une mare 
où vous plongez. Un laurier à chaque pas intercepte 
le passage; pour passer outre, il faut une lutte 
pénible avec ses branches, avec des débris d'arbres, 
des lauriers toujours renaissants. De rares lueurs 
percent l'obscurité; ces régions affreuses ont le si- 
lence de la mort. Sauf la note mélancolique de deux 
ou trois petits oiseaux, que l'on entend parfois, ou 



WILSON. 69 

le héron et sou cri enroué, tout est muet, désert ; 
mais, que le vent s'élève, de la cime des arbres, 
le triste héron gémit, soupire. Si la tempête vient, 
ces grands cèdres nus, ces grands mâts, se balan* 
cent et se heurtent; toute la forêt hurle, crie, 
gronde, imite à s'y tromper les loups, les ours, 
toutes les bêtes de proie. 

Aussi ce ne fut pas sans étonnement que , vers 
1805, les hérons, si bien établis, virent rôder sous 
leurs cèdres, en pleine mare, un rare visage, un 
homme. Un seul était capable de les visiter là, pa- 
tient, voyageur infatigable, et brave autant que pa* 
ciûque ; l'ami, l'admirateur des oiseaux, Alexandre 
Wilson. 

Si ce peuple avait su le caractère du visiteur, 
loin de s'en effrayer, il fût venu sans doute à sa 
rencontre pour lui faire de ses cris, de ses bat- 
tements d'ailes, un salut amical, une fraternelle 
ovation. 

Dans ces années terribles où l'homme fit de 
l'homme la plus vaste destruction qui jamais se soit 
vue, il y avait en Ecosse un homme de paix. Pauvre 
tisserand de Glascow, dans son logis humide et som* 
bre, il rêvait la nature, l'infini des libres forêts, la 
vie ailée surtout. Son métier de cul-de-jatte, con- 
damné à rester assis, lui donna l'amour extatique 
du vol et de la lumière. S'il ne prit pas des ailes, 



70 LES HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE. 

c'est que le don sublime n*est encore dans ce monde 
que le rêve et T espoir de l'autre. Nul doute qu'au- 
jourd'hui, Wilson, tout à fait affranchi, ne vole, 
oiseau de Dieu, dans une étoile moins obscure, 
observant plus à l'aise sur l'aile du condor et de 
l'œil du faucon. 

Il avait essayé d'abord de satisfaire son goût pour 
les oiseaux en compulsant les livres de gravures qui 
prétendent les représenter. Lourdes et gauches ca- 
ricatures qui donnent une idée ridicule de la forme, 
et du mouvement rien ; or, qu'est-ce que l'oiseau 
hors la grâce et le mouvement? Il n'y tint pas. Il prit 
un parti décisif : ce fut de quitter tout, son métier, 
son pays. Nouveau Robinson Grusoé, par un nau- 
frage volontaire, il voulait s'exiler aux solitudes 
d'Amérique : là, voir lui-même, observer, décrire, 
peindre. Il se souvint alors d'une chose : c'est qu'il 
ne savait ni dessiner, ni peindre, ni écrire. Voilà 
cet homme fort, patient et que rien ne pouvait re- 
buter, qui apprend à écrire très-bien, très- vite. 
Bon écrivain, artiste infiniment exact, main fine 
et sûre, il parut, sous sa mère et maîtresse la Na- 
ture, moins apprendre que se souvenir. 

Armé ainsi, il se lance au désert, dans les forêts, 
aux savanes malsaines, ami des buffles et convive 
des ours, mangeant les fruits sauvages, splendi- 
dement couvert de la lente du ciel. Où il a chance 



WILSON. 71 

de voir un oiseau rare, il reste, il campe, il est chez 
lui. Qui le presse en effet î II n'a pas de maison qui 
le rappelle, ni femme, ni enfant qui l'attende. Il a 
une famille, c'est vrai : mais la grande famille qu'i\ 
observe et décrit. Des amis, il en a : ceux qui n'ont 
pas encore la défiance de l'homme et qui viennent 
percher à son arbre et causer avec lui. 

Et vous avez raison, oiseaux, vous avez là un 
très-solide ami, qui vous en fera bien d'autres, qui 
vous fera comprendre, ayant été oiseau lui-môme 
de pensée et de cœur. Un jour, le voyageur péné- 
trant dans vos solitudes, et voyant tel de vous voler 
et briller au soleil, sera peut-être tenté de sa dé- 
pouille, mais se souviendra de Wilson. Pourquoi 
tuer Tami de Wilson? et ce nom lui venant à la mé- 
moire, il baissera son fusil. 

Je ne vois pas, au reste, pourquoi on étendrait à 
l'infini ces massacres d'oiseaux, du moins pour les 
espèces qui sont dans nos musées, et dans les mu- 
sées peints de Wilson, d'Audubon, son disciple adr 
mirable, dont le livre royal, donnant et la famille, 
et l'œuf, le nid, la forêt, le paysage môme, est une 
lutte avec la nature. 

' Ces grands observateurs ont une chose qui les 
met à part. Leur sentiment est si fin, si précis, que 
nulle généralité n'y satisfait : ils observent par indi- 
vidu. Dieu ne s'informe pas, je pense, de nos clas- 



72 LES HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE. 

sifîcatîons : il crée tel être, s'inquiète peu des lignes 
imaginaires, dont nous isolons les espèces. De 
même, Wilson ne connaît pas d'oiseaux en général, 
mais tel individu, de tel âge, de telle plume, dans 
telles circonstances. Il le sait. Ta vu, revu, et il vous 
dira ce qu'il fait, ce qu'il mange, comme il se com- 
porte, telle aventure enfin, telle anecdote de sa vie. 
« J'ai connu un pivert. J'ai souvent vu un balti- 
more. » Quand il s'exprime ainsi, vous pouvez vous 
fier à lui; c'est qu'il a été avec eux en relation 
suivie, dans une sorte d'amitié et d'intimité de fa- 
mille. Plût au ciel que nous connussions l'homme à 
qui nous avons afiaire, comme il a connu l'oiseau 
qua^ ou le héron des Garolines ! 

Il est bien entendu et facile à deviner que, quand 
cet homme-oiseau revint parmi les hommes, il ne 
trouva personne pour l'entendre. Son originalité 
toute nouvelle, de précision inouïe; sa faculté uni- 
que àHndividualiser (seul moyen de refaire, de re- 
créer l'être vivant) fut justement l'obstacle à son 
succès. Ni les libraires, ni le public, ne vou- 
laient rien que de nobles, hautes et vagues géné- 
ralités, tous fidèles au précepte du comte deBufTon : 
Généraliser, c'est ennoblir; donc prenez le mot 
général. 

Il a fallu le temps, il a fallu surtout que ce 
génie fécond après sa mort fît un génie semblable, 



WILSON. 73 

l'exact, le patient Audubon, dont l'œuvre colossale 
a étonné et conquis le public, démontrant que la 
vraie et vivante représentation de l'individualité 
est plus noble et plus grandiose que les œuvres 
forcées de l'art généralisateur. 

La douceur d'âme du bon Wilson, si indignement 
méconnue, éclate dans sa belle préface. Tel peut la 
trouver enfantine, mais nul cœur innocent ne se 
défendra d'en être touché. 

« Dans une visite à un ami, je trouvai son jeune 

fils de huit ou neuf ans qu'on élève à la ville, mais 
qui, alors à la campagne, venait de recueillir, en 
courant dans les champs, un beau bouquet de fleurs 
sauvages de toutes couleurs. Il les présenta à sa 
mère, dans la plus grande animation, disant: 
« Chère maman, voyez quelles belles fleurs j'ai re- 
« cueillies!... Oh! j'en pourrai cueillir bien d'autres 
« qui viennent dans nos bois, et plus belles encore ! 
« N'est-ce pas, maman, je vous en apporterai en- 
« coreî » Elle prit le bouquet avec un sourire de 
tendresse, admira silencieusement cette beauté 
simple et touchante de la nature, et lui dit : « Oui, 
« mon fils. » L'enfant partit sur l'aile du bonheur. 
« Je me trouvai moi-même dans cet enfant, et je 
fus frappé de la ressemblance. Sitma terre natale 
reçoit avec une gracieuse indulgence les échan- 
tillons que je lui présente humblement, si elle ex- 



74 LES HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE. 

prime le désir qvs je lui en porte encore plm, ma 
plus haute ambition sera satisfaite. Car, comme 
dît mon petit ami, nos bois en sont pleins; j'en 
puis cueillir bien d'autres et plus belles encore. » 
(Philadelphie, 1808.) 



LE COMBAT 



LES TROPIQUES 




LE COMBAT. 



LES TROPIQUES. 



Une dame de nos parentes, qui vivait à la Loui- 
siane, allaitait son jeune enfant. Chaque nuit, son 
sommeil était troublé par la sensation étrange d*un 
objet froid et glissant qui aurait tiré lé lait de son 
sein. Une fois, même impression; mais elle était 
éveillée.; elle s'élance, elle appelle, on apporte de la 
lumière, on cherche, on retourne le lit; on trouve 
l'affreux nourrisson, un serpent de forte taille et 
de dangereuse espèce. L'horreur qu'elle en eut lui 
fit à l'instant perdre son lait. 

Levaillant raconte qu'au Cap, dans un cercle, au 
milieu d'une paisible conversation, la dame de la 



78 LE COMBAT. 

maison pâlit, jette un cri terrible. Un serpent lui 
montait aux jambes, un de ceux dont la piqûre 
fait mourir en deux minutes. A grand'peine on 
le tua. 

Aux Indes, un de nos soldats, reprenant son 
havre-sac qu'il avait posé, trouve derrière le dan- 
gereux serpent noir, le plus venimeux de tous. Il al- 
lait le couper en deux. Un bon Indien s'interpose, 
obtient grâce, prend le serpent. Piqué , il meurt 
sur le coup. 

Telles sont les terreurs de la nature dans ces cli- 
mats formidables. Mais les reptiles, rares aujour- 
d'hui, n'y sont pas le plus grand fléau. Celui de 
tous les instants, de tous les lieux, c'est l'insecte. 
Il est partout, il est dans tout ; il a toutes les allures 
pour venir à vous ; il marche, nage, se glisse, vole ; 
il est dans l'air, vous le respirez. Invisible, il se 
révèle par les plus cuisantes piqûres. Récemment, 
dans un de nos ports, un employé des archives 
ouvre un carton de papiers des* colonies apporté 
depuis longtemps. Une mouche en sort furieuse ; 
elle le suit, elle le pique; en deux jours, il était 
mort. 

Les plus endurcis des hommes, les boucaniers et 
flibustiers, disaient que, de tous les dangers et de 
toutes les douleurs, ce qu'ils redoutaient le plus, 
c'étaient les piqûres d'insectes. 



LES TROPIQUES. 79 

Intangibles le plus souvent, invisibles, irrésis- 
tibles, ils sont la destruction même, sous la forme 
inéluctable. Que leur opposer, quand ils viennent en 
guerre et par légions? Une fois, à la Barbade, on ob- 
serva une armée immense de grosses fourmis, qui, 
poussée de causes inconnues, avançait en colonne 
serrée dans le même sens contre les habitations. En 
tuer, c'était peine perdue. Nul moyen de les arrêter. 
On imagina heureusement de faire sur leur route 
des traînées de poudre auxquelles on mettait le feu. 
Ces volcans les épouvantèrent, et le torrent peu à 
peu se détourna de côté. 

Nul arsenal du moyen ftge, avec toutes les armes 
étranges dont on se servait alors ; nulle boutique 
de coutelier pour la chirurgie, avec les milliers d'in- 
struments effrayants de l'art moderne, ne peut se 
comparer aux monstrueuses armures des insectes 
des tropiques^ aux pinces, aux tenailles, aux dents, 
aux scies, aux trompes, aux tarières, à tous les ou- 
tils de combat, de mort et de dissection, dont ils 
vont armés en guerre, dont ils travaillent, per- 
cent, coupent, déchirent, divisent finement, avec 
autant d'adresse et de dextérité que d'âpreté fu- 
rieuse. 

Les plus grands ouvrages n'ont rien qui soit 
au-dessus des forces de ces terribles légions. Don- 
nez-leur un vaisseau de ligne, que dis-je? une 



80 LE COMBAT. 

ville à dévorer* Ils s'en chargent avec joie. A la 
longue, ils ont creusé sous Valence, près de Ca- 
raccas, des abîmes et des catacombes; elle est 
maintenant suspendue. Quelques individus de ces 
tribus dévorantes, malheureusement appointés à la 
Rochelle, se sont mis à manger la ville, et déjà 
plus d'un édifice chancelle sur des charpentes qui 
n'ont plus que l'apparence et dont l'intérieur est 
rongé. 

Que ferait un homme livré aux insectes? On n'ose 
y penser. Un malheureux, qui était ivre, tomba 
près d'une charogne. Les insectes qui dépeçaient le 
mort n'en distinguèrent point le vivant; ils en pri- 
rent possession, y entrèrent par toutes les portes, 
remplirent toutes les cavités naturelles. Nul moyen 
de le sauver. Il expira au milieu d'effroyables con- 
vulsions. 

Dans ces brûlantes contrées où la décomposition 
rapide rend tout cadavre dangereux, où toute mort 
menace la vie, à l'infini se multiplient ces terri- 
bles accélérateurs de la disparition des êtres. Un 
corps touche à peine la terre qu'il est saisi, atta- 
qué, désorganisé, disséqué. Il en reste à peine les 
os. La nature, mise en péril par sa propre fécon- 
dité, les appelle, les excite, les pique par la chaleur, 
par l'irritation d'un monde d'épices et de substances 
acres. Elle en fait de furieux chasseurs, d'insatiables 



LES TROPIQUES. 81 

gloutons. Le tigre et le lion sont des êtres doux, 
modérés, sobres, eu comparaison du vautour; 
mais qu'est-ce que le vautour devant tel insecte qui 
parvient, en vingt-quatre heures, à manger trois 
fois son poids ? 

La Grèce avait vu la nature sous la noble et froide 
image de Cybèle traînée par les lions. L'Inde a vu 
son dieu Syva, dieu de la vie et de la mort, qui 
sans cesse cligne de l'œil, ne regarde jamais fixe- 
ment, parce qu'un seul de ses regards mettrait tous 
les mondes en poudre. Faibles imaginations des 
hommes en présence de la réalité! Leurs fictions, 
que sont-elles devant le brûlant foyer où, par atome 
ou par seconde, la vie meurt, natt, flamboie, scin- 
tille?... Qui pourra en soutenir la foudroyante étin- 
celle sans vertige et sans efTroi ? 

Trop juste et trop légitimé l'hésitation du voya- 
geur à rentrée des redoutables forêts où la nature 
tropicale, sous des formes souvent charmantes, fait 
son plus âpre combat. Il y a lieu d'hésiter, quand 
on sait que l'on considère comme la meilleure dé- 
fense des forteresses espagnoles un simple bois de 
cactus qui, planté autour, est bientôt plein de ser- 
pents. Vous y sentez fréquemment une forte odeur 
de musc, odeur fade, odeur sinistre. Elle vous dit 
que vous marchez sur une terre qui n'est que 
poussière des morts; débris d'animaux qui ont 



82 LE COMBAT. 

cette odeur, de chats-tigres, de crocodiles, de vau- 
tours, de vipères et de serpents à sonnettes. 

Le danger est plus grand, peut-être dans ces fo- 
rêts vierges, où tout vous parle de vie, où fer- 
mente éternellement le bouillonnant creuset de la 
nature. 

Ici et là , leurs vivantes ténèbres s'épaississent 
d'une triple voûte, et par des arbres géants, et par 
des enlacements de lianes, et par des herbes de 
trente pieds à larges et superbes feuilles. Par place, 
ces herbes plongent dans le vieux limon primitif, 
tandis qu'à cent pieds plus haut, par-dessus la 
grande nuit, des fleurs altières et puissantes se 
mirent dans le brûlant soleil. 

Aux clairières, aux étroits passages où pénètrent 
ses rayons, c'est une scintillation, un bourdonne- 
ment éternel, des scarabées, papillons, oiseaux- 
mouches et colibris, pierreries animées et mobiles, 
qui s'agitent sans repos. La nuit, scène plus éton- 
nante! commence l'illumination féerique des mou- 
ches luisantes, qui par milliards de millions, font 
des arabesques fantasques, des fantaisies effrayantes 
de lumière, des grimoires de feu. 

Avec toute cette splendeur, aux parties basses 
clapote un peuple obscur, un monde sale de caï- 
mans, de serpents d'eau. Aux troncs des arbres 
énormes, les fantastiques orchidées, filles aimées 



LES TROPIQUES. 83 

de la fièvre, enfants de l'air corrompu, bizarres 
papillons végétaux, se suspendent et semblent vo- 
ler. Dans ces meurtrières solitudes, elles se dé- 
lectent et se baignent dans les miasmes putrides, 
boivent la mort qui fait leur vie, et traduisent, par 
le caprice de leurs couleurs inouïes, l'ivresse de la 
nature. 

N'y cédez pas, défendez-vous, ne laissez point 
gagner au charme votre tète appesantie. Debout! 
debout! sous cent formes, le danger vous envi- 
ronne. La fièvre jaune est sous ces fleurs, et le 
vonUto nero; à vos pieds traînent les reptiles. Si 
vous cédiez à la fatigue, une armée silencieuse 
d'anatomistes implacables prendrait possession de 
vous, et d'un million de lancettes ferait de tous vos 
tissus uue admirable dentelle, une gaze, un souffle, 
un néant. 

A cet abîme engloutissant de mort absorbante, 
de vie famélique, qu'oppose Dieu qui nous rassure? 
Un autre ablrne non moins aflamé, altéré de vie, 
mais moins implacable à l'homme. Je vois l'oiseau, 
et je respire. 

Quoi 1 c'est vous, fleurs animées, topazes et sa- 
phirs ailés, c'est vous qui serez mon salut? Votre 
âpreté libératrice, acharnée à l'épuration de cette 
surabondante et furieu.se fécondité, rend seule ac- 
cessible rentrée de la dangereuse féerie. Vous ab- 



84 LE COMBAT. 

sentes, la nature jalouse ferait, sans que le plus 
hardi eût osé jamais Tobserver, son travail mysté- 
rieux de fermentation solitsûre. Qui suis-je ici? et 
comment me défendre ? Quelle puissance y servi- 
rait? L'éléphant, l'ancien mammouth, y périrait 
sans ressource d'un million de dards mortels. Qui 
les brave? l'aigle ? le condor? non, un peuple plus 
puissant, l'intrépide, l'innombrable légion des 
gobe-mouches. 

Oiseaux-mouches et colibris, leurs frères de toutes 
couleurs, vivent impunément dans ces brillantes 
solitudes où tout est danger, parmi les plus veni- 
meux insectes, et sur les plantes lugubres dont 
l'ombre seule fait mourir. L'un d'eux (huppé, vert 
et bleu), aux Antilles, suspend son nid à l'arbre qui 
fait la terreui:^ la fuite de tous les êtres, au spectre 
dont le regard settAk glacer pour toujours, au 
funèbre mancenillier. 

Miracle ! il est tel perroquet qui moissonne intré- 
pidement les fruits de l'arbre terrible, s'en nourrit, 
en prend la livrée et semble, dans son vert sinistre, 
puiser l'éclat métallique de ses triomphantes ailes. 

La vie, chez ces flammes ailées, le colibri, l'oiseau - 
mouche, est si brûlante, si intense, qu'elle brave 
tous les poisons. Leur battement d'ailes est si vif 
que l'œil ne le perçoit pas; Toi seau-mouche semble 
immobile, tout à fait sans action. Un hour! hour! 



LES TROPIQUES. 85 

continuel en sort, jusqu'à ce que, tète basse, il 
plonge du poignard de son bec au fond d'une fleur, 
puis d'une autre, entiranlles sucs, et pêle-mêle les 
petits insectes ; tout cela d'un mouvement si rapide 
que rien n'y ressemble ; mouvement âpre, colérique 
d'une impatience extrême, parfois emporté de furie, 
contre qui? contre un gros oiseau qu'il poursuit et 
chasse à mort , contre une fleur déjà dévastée à qui 
il ne pardonne pas de ne point l'avoir attendu. Il 
s'y acharne, l'extermine, en fait voler les pétales. 

Les feuilles absorbent , comme on sait , les poi- 
sons de l'air, les fleurs les résorbent. Ces oiseaux 
vivent des fleurs, de ces pénétrantes fleurs, de leurs 
sucs brûlants et acres, en réalité, de poisons. Ces 
acides semblent leur donner et leur âpre cri et 
l'éternelle agitation de leurs mouvements colériques. 
Us contribuent peut-être bien plus directement que 
la lumière à les colorer de ces reflets étranges qui 
font penser à l'acier, à l'or, aux pierres précieuses , 
plus qu'à des plumes ou à des fleurs. 

Le contraste est violent entre eux et l'homme. 
Celui-ci , partout dans les mêmes lieux , périt ou 
défaille. Les Européens qui viennent à la lisière de 
ces forêts pour essayer la culture du cacao et autres 
denrées tropicales ne tardent pas à succomber. Les 
indigènes languissent, énervés et atrophiés. Le 
point de la terre où l'homme tombe le plus près de 



86 LE COMBAT. 

la bète est celui où l'oiseau triomphe, où sa parure 
extraordinaire 9 luxueuse et surabondante, lui a 
mérité son nom d'oiseau du paradis. 

N'importe ! de tout plumage , de toute couleur, 
de toute forme, ce grand peuple ailé, vainqueur, 
dévorateur des insectes, et, dans ces fortes espèces, 
chasseur acharné des reptiles, s'envole par toute la 
terre comme le précurseur de l'homme, épurant, 
préparant son habitation. Il nage intrépidement 
sur cette grande mer de. mort, sifflante, coassante 
et grouillante , sur les miasmes terribles, les aspire 
et les défie. 

C'est ainsi que la grande œuvre du salut, l'antique 
combat de l'oiseau contre les tribus inférieures qui 
durent rendre très-longtemps le monde inhabitable 
à l'homme, elle continue cette œuvre par toute la 
terre. Les quadrupèdes, l'homme même, n'y ont 
qu'une faible part. C'est toujours la guerre de 
l'Hercule ailé. 

En lui, les lieux habités ont toute leur sécurité. 
Dans l'extrême Afrique, au Cap, le bon serpentaire 
défend l'homme contre les reptiles. Pacifique et 
d'un doux aspect, il semble accomplir sans colère 
ses rudes et dangereux combats. Le gigantesque 
jabiru ne travaille pas moins aux déserts de la 
Guyane, où l'homme n'ose pas vivre encore. Leurs 
dangereuses savanes, noyées et séchées tour à tour, 



LES TROPIQUES. 87 

océan douteux où fourmille au soleil un peuple ter- 
rible de monstres encore inconnus , ont pour habi- 
tant supérieur, pour épurateur intrépide, un noble 
oiseau de combat, à qui la nature a laissé quelque 
trace des armures antiques dont les oiseaux primi- 
tifs furent très-probablement munis dans leur lutte 
contre le dragon. C'est un dard placé sur la tète, un 
dard sur chacune des ailes. Du premier, il fouille, 
éveille, remue dans la fange son ennemi. Les autres 
le gardent et le protègent ; le reptile qui Tétreint , 
le serre, s'enfonce en môme temps les dards, et de 
sa contraction , de son propre effort , il est poi- 
gnardé. 

Ce bel et vaillant oiseau, dernier né des mondes 
antiques et qui reste pour témoigner de ces luttes 
oubliées, qui naît, vit, meurt sur le limon, sur 
le cloaque primitif, n'a rien de ce berceau im- 
monde. Je ne sais quel instinct moral Télève et 
le tient au-dessus. Sa grande et redoutable voix 5 
qui domine le désert , annonce au loin la gravité , 
le sérieux héroïque du noble et fier épurateur. 
Le kamichi, c'est son nom, est rare; à lui seul, 
il est tout un genre , une classe qui n'est point 
divisée. 

Méprisant l'ignoble promiscuité du bas monde 
dont il vit, il est seul, et n'a qu'un amour. Sans 
doute, dans cette vie de guerre, l'amante est un 



88 



LE COMBAT. — LES TROPIQUES. 



compagnon d'armes : ils aiment et combattent en* 
semble, ils suivent même destinée. C'est le mariage 
guerrier dont parle Tacite : Sic vivendum^ sic pev" 
eundum (A la vie et à la mort). Quand cette tendre 
société, cette consolation , ce secours, manque au 
kamichi, il dédaigne de prolonger son existence, la 
rejoint, jamais ne survit. 



L'ÉPURATION 



L'ÉPURATION, 



Le matin y ' non à l'aurore , mais quand déjà le 
soleil est sur rhorizon, à Theure précise où s'en- 
tr'ouvrent les feuilles du cocotier, sur les branches 
de cet arbre, perchés par (juarante ou cinquante, 
les urubus ( petits vautours ) ouvrent leurs beaux 
yeux de rubis. Le labeur du jour les réclame. Dans 
la paresseuse Afrique , cent villages noirs les ap- 
pellent ; dans la somnolente Amérique , au sud de 
Panama ou Garaccas, ils doivent, épurateurs ra* 
pides, balayer, nettoyer la ville, avant que l'Espa- 
gnol se lève , avant que le puissant soleil ait mis 
en fermentation les cadavres et les pourritures. 
S'ils y manquaient un seul jour, le pe^ys deviendrait 
désert. 



92 L'ÉPURATION. 

Quand c'est le soir pour l'Ainérique , quand l'u- 
rubu, sa journée faite, se replace sur son cocotier, 
les minarets de TÀsie blanchissent aux rayons de 
l'aurore. De leurs balcons, non moins exacts que 
leurs frères américains , vautours , corneilles, cigo- 
gnes, ibis, parlent pour leurs travaux divers : les 
uns vont aux champs détruire les insectes et les 
serpents, les autres s'abattent dans les rues d'A- 
lexandrie ou du Caire, font à la hâte leurs travaux 
d'expurgation municipale. S*ils prenaient la moindre 
vacance, la peste serait bientôt le seul habitant du 
pays. 

Ainsi, sur les deux hémisphères, s'accomplit le 
grand travail de la salubrité publique avec une ré- 
gularité merveilleuse et solennelle. Si le soleil est 
exacte venir féconder la vie, ces épurateurs jurés 
et patentés de la nature ne sont pas moins exacts à 
soustraire à ses regards le spectacle choquant de la 
mort. 

Ils semblent ne pas ignorer l'importance de leurs 
fonctions. Approchez; ils ne fuient point. Quand 
leurs confrères les corbeaux, qui souvent marchent 
devant eux et leur désignent leur proie, les ont aver- 
tis, vous voyez (on ne sait d'où, comme du ciel) 
fondre la nuée des vautours. Solitaires de leur na- 
ture, et sans communication, silencieux pour la 
plupart, ils se mettent une centaine au banquet ; 



L'ÉPURATION. 93 

rien ne les dérange. Nul débat entre eux , nulle 
attention au passant. Imperturbables, ils accom- 
plissent leurs fonctions dans une âpre gravité : le 
tout décemment, ]f)roprement ; le cadavre disparaît, 
la peau reste. En un moment, une effrayante masse 

de fermentation putride dont on n'osait plus appro- 
cher a disparu, est rentrée au courant pur et salu- 

bre de la vie universelle. 

Chose étrange 1 plus ils nous servent, plus nous 
les trouvons odieux. Nous ne voulons pas les pren- 
dre pour ce qu'ils sont , dans leur vrai rôle , pour 
de bienfaisants creusets de flamme vivante où la 
nature fait passer tout ce qui corromprait la vie su- 
périeure. Elle leur a fait dans ce but un appareil 
admirable qui reçoit, détruit, transforme, sans se 
rebuter, se lasser, ni même se satisfaire. Ils man- 
gent un hippopotame, et ils restent affamés. Ils 
dévorent un éléphant , et ils restent affamés. Aux 
mouettes (les vautours de mer), une baleine semble 
un morceau raisonnable. Elles la dissèquent, la font 
diparaltre mieux que les meilleurs baleiniers. Tant 
qu'il en reste, elles restent; tirez-les, sous le fusil 
elles reviennent intrépides. Rien ne fait lâcher le 
vautour ; sur le corps d'un hippopotame, Levaillaut 
en tua un qui, blessé à mort, arrachait encore des 
morceaux. Était-il à jeun ? point du tout ; on lui en 
trouva six livres qu'il avait dans l'estomac. 



94 L'ÉPURATION. 

Gloutonnerie automatique, plus que de férocité. 
Si leur figure est triste et sombre , la nature les a 
la plupart favorisés d'une parure délicate et fémi- 
nine, le fin duvet blanc de leur cou. 

Devant eux, vous vous sentez en présence des 
ministres de la mort, mais de la mort pacifique , 
naturelle, et non du meurtre. Us sont, comme les 
éléments , sérieux , graves , inaccusables , au fond , 
innocents, plutôt méritants. Avec cette force de vie 
qui reprend, dompte, absorbe tout, ils restent, plus 
qu'aucun être, soumis aux influences générales, 
dominés par l'atmosphère et la température, es- 
sentiellement hygrométriques , de vrais baromètres 
vivants. L'humidité du matin alourdit leurs pesan- 
tes ailes; la plus faible proie, à cette heure, passe 
impunément devant eux. Tel est leur asservisse- 
ment à la nature extérieure, que ceux d'Amérique, 
perchés par rangées uniformes aux branches du co- 
cotier, suivent, nous l'avons dit, à la lettre l'heure 
où les feuilles se couchent, s'endorment bien avant 
le soir, et ne se lèvent que quand le soleil, déjà haut 
sur l'horizon, rouvre avec les feuilles de Tarbre 
leurs blanches et lourdes paupières. 

Ces admirables agents de la bienfaisante chimie 
qui conserve et équilibre la vie ici-bas travaillent 
pour nous dans mille lieux où jamais nous ne pé- 
nétrâmes. On remarque bien leur présence, leur 



L'ÉPURATION. 95 

service dans les villes ; mais personne ne peut me- 
surer leurs bienfaits dans des déserts d'où les vents 
sourOaient la mort. Dans l'insondable forêt, dans 
les profonds marécages, sous l'impur ombrage des 
mangles, des palétuviers, où fermentent, battus, 
iBbattus de la mer, les cadavres des deux mondes, 
la grande armée épuratrice seconde, abrège l'ac- 
tion et des flots et des insectes. Malheur au monde 
habité si son travail mystérieux, inconnu, cessait 
un instant 1 

En Amérique, la loi protège ces bienfaiteurs pu- 
blics. 

L'Egypte fait plus pour eux : elle les révère et les 
aime. S'ils n'y ont plus leur culte antique, ils y 
trouvent l'amicale hospitalité de l'homme, comme 
au temps de Pharaon. Demandez au fellah d'Egypte 
pourquoi il se laisse assiéger, assourdir par les oi- 
seaux, pourquoi il souffre patiemment l'insolence 
delà corneille perchée sur la corne du buffle, sur 
la bosse du chameau, ou par troupes s'abattant sur 
les dattiers dont elle fait tomber les fruits : il ne 
dira rien. Tout est permis à l'oiseau. Plus vieux 
que les Pyramides, il est l'ancien de la contrée. 
L'homme n'y est que par lui; il ne pourrait y sub- 
sister sans le persévérant travail de l'ibis, de la ci- 
gopie, de la corneille et du vautour. 

De là une sympathie universelle pour l'animal. 



96 L'ÉPURATION. 

une tendresse instinctive pour toute vie, qui, plus 
qu'aucune autre chose, fait le charme de l'Orient. 
L'Occident a d'autres splendeurs : rAmérique n'est 
pas moins brillante pour le sol et le climat ; mais 
l'attrait moral de l'Asie, c'est le sentiment d'unité 
qu'on sent dans un monde où l'homme n'a pas di-^ 
vorcé avec la nature, où la primitive alliance est 
entière encore , où les animaux ignorent ce qu'ils 
ont à craindre de l'espèce humaine. On en rira, si 
l'on veut; mais c'est une grande douceur d'observer 
cette confiance, de voir, à l'appel du brame, les 
oiseaux voler en foule et manger jusque dans sa 
main , de voir sur les toits des pagodes les singes 
dormir en* famille, jouant, allaitent leurs petits, en 
toute sécurité , comme ils feraient au sein des plus 
profondes forêts. 

« Au Caire, dit un voyageur, les tourterelles se 
sentent si bien sous la protection publique qu'elles 
vivent au milieu du bruit même. Tout le jour je les 
voyais roucouler sur mes contrevents, dans une rue 
fort étroite, à l'entrée d'un bazar bruyant, et au 
moment le plus agité de l'année, peu avant le Ra- 
mazan , lorsque les cérémonies de mariage remplis- 
sent la ville , jour et nuit, de tapage et de tumulte. 
Les toits aplatis des maisons, promenade ordinaire 
des captives du harem et de leurs. esclaves, n'^en 
sont pas moins hantés d'une foule d'oiseaux. Les 



L'ÉPURATION. 97 

aigles dorment en confiance sur les balcons des 
minarets. » 

Les conquérants n'ont, jamais manqué de tourner 
en dérision cette douceur, celte tendresse pour la 
nature animée. Les Perses, les Romains en Egypte, 
nos Européens dans l'Inde, les Français en Algérie, 
ont souvent outragé, frappé ces frères innocents de 
l'homme, objets de son respect antique. Un Gam- 
byse tuait la vache sacrée, un Romain l'ibis ou le 
chat qui détruit les reptiles immondes. Qu'est-ce 
pourtant que cette vache? c'est la fécondité de la 
contrée. Et l'ibis? sa salubrité. Détruisez ces ani- 
maux, le pays n'est plus habitable. Ce qui, à tra- 
vers tant de malheurs, a sauvé l'Inde et l'Egypte et 
les a maintenues fécondes, ce n'est ni le Nil ni le 
Gange; c'est le respect de l'animal, la douceur, le 
bon cœur de l'homme. 

Le mot du prêtre de Sais au Grec Hérodote est 
profond : « Vous serez toujours des enfants. » 

Nous le serons toujours, hommes de l'Occident, 
subtiles et légers raisonneurs, tant que nous n'au- 
rons pas, d'une vue plus simple et plus compréhen- 
sive, embrassé la raison des choses. Être enfant, 
c'est ne saisir la vie que par des vues partielles. 
Être homnie, c'est en sentir l'harmonique unité. 
L'enfant se joiie, brise et méprise ; son bonheur est 
de défaire. fi( la science enfant est de même ; elle 

6 



98 L'ÉPURATION. 

n'étudie pas sans tuer ; le seul usage qu'elle fasse 
d'un miracle vivant, c'est de le disséquer d'abord. 
Nul de nous ne porte dans }a science ce tendre res- 
pect de la vie que récompense la nature en nous 
révélant ses mystères. 

Entrez dans les catacombes où dorment ks monu- 
ments grossiers d'une superstition barbare, pour parler 
notre langue hautaine ; visitez les collections de 
l'Inde et de l'Egypte, vous trouvez à chaque pas 
des intuitions naïves, qui n'en sont pas moins pro- 
fondes, du mystère essentiel de la vie et de la mort. 
Que la forme ne vous trompe pas; n'envisagez pas 
ceci comme une œuvre artificielle, fabriquée de la 
main du prêtre. Sous la complexité bizarre et la 
tyrannie pesante de la forme sacerdotale^ je vois 
partout deux sentiments* se produire d'une manière 
humaine et touchante : 

L'effort pour sauver Vdme aimée du naufrage de la 
mort; 

La tendre fraternité de Vhomme et de la nature^ la 
religieuse sympathie pour l'animal muet, agent des 
dieux qui protégea la vie humaine. 

L'instinct antique avait vu ce que disent l'obser- 
vation et la science : que l'oiseau est l'agent du grand 
passage universel et de la purification, l'accéléra- 
teur salutaire de l'échange des substances. Surtout 
dans les contrées brûlantes où tout retard est un 



L'ÉPURATION. 99 

péril, il est, comme le dit l'Égrypte, il est la barque 
de salut qui reçoit la morte dépouille, et la fait pas- 
ser, rentrer au domaine de la vie et dans le monde 
des choses pures. 

L'âme égyptienne, tendre et reconnaissante, a 
senti ces bienfaits. Elle ne veut pas du bonheur si 
elle n'y introduit ses bienfaiteurs, les animaux. 
Elle ne veut pas se sauver seule. Elle s'efforce de 
les associer à son immortalité. Elle veut que l'oiseau 
sacré l'accompagne au royaume sombre, comme 
pour l'emporter de ses ailes. 



LA MORT 



LES RAPACES 



1 



LA MORT. 



LES RAPACES. 



Une de mes plus sombres heures fut celle oà, 
cherchant contre les pensées du temps Yalibi de la 
nature, je rencontrai pour la première fois la tête 
de la vipère. C'était dans un précieux musée d'imi- 
tations anatomiques. Cette tête, merveilleusement 
reproduite et grossie énormément, jusqu'à rappe- 
ler celle du tigre et du jaguar, offrait dans sa forme 
horrible une chose plus horrible encore. On y sai- 
sissait à nu les précautions délicates, infinies, ef- 
froyablement prévoyantes, par lesquelles se trouve 
armée cette puissante machine de mort. Non-seu- 
lement elle est pourvue de dents nombreuses, affi- 



104 LA MORT. 

lées ; non-seulement ces dents sont aidées de l'ingé- 
nieuse réserve d*un poison qui tue sur l'heure; 
mais leur extrême finesse, qui les rend sujettes à 
casser, est compensée par l'avantage que nul ani- 
mal n'a peut-être : c'est un magasin de dents de 
rechan*^e, qui viennent à point prendre la place de 
celle qui se brise en mordant. Oh! que de soins 
pour tuer ! quelle attention pour que la victime ne 
puisse échapper! quel amour pour cet être horri- 
ble!... J'en restai scandalisé» si j'ose dire, et l'âme 
malade. La grande mère, la Nature, près de laquelle 
je me réfugiais, m'épouvanta d'une maternité si 
cruellement impartiale. 

Je m'en allais sombre, emportant dans l'esprit 
plus de brouillard qu'il n'y en avait dans ce jour, 
l'un des plus noirs de l'hiver. J'étais venu comme 
un fils, et je sortais comme orphelin, sentant dé- 
faillir eA moi la notion de la Providence. 

Les impressions ne sont guère moins pénibles 
quand on voit dans nos galeries les séries intermi- 
nables des oiseaux de mort, brigands de jour et de 
nuit, masques effrayants d'oiseaux, fantômes qui 
terrifient le jour même. On est tristement affecté 
d'observer leurs armes cruelles; je ne dis pas ces 
becs terribles qui peuvent d'un coup donner la 
mort, mais ces griffes, ces serres aiguës, ces in- 
struments de torture qui fixent la proie frémis* 



LES RAPAGES. 105 

santé, prolongent les dernières angoisses et l'ago- 
nie de la douleur. 

Ah! notre globe est un monde barbare, je veux 
dire jeune encore, monde d'ébauche et d'essai, 
livré aux cruelles servitudes : la nuit ! la faim I la 
mort! la peur !... La mort, on la prendrait encore ; 
notre &me contient assez de foi et d'espérance pour 
l'accepter comme un passage, un degré d'initiation, 
une porte aux mondes meilleurs. Mais la douleur, 
hélas I était-il donc si utile de la prodiguer?... Je la 
sens, je la vois partout, je l'entends.... Pour ne pas 
l'entendre, pour conserver le fil de ma pensée, il 
me faut boucher mes oreilles. Toute l'activité de 

« 

mon âme en serait suspendue et tout mon nerf 
brisé ; je ne ferais plus rien et je n'irais plus en 
avant; ma vie et ma production en resteraient sté- 
riles, anéanties par la pitié ! 

Et pourtant la douleur n'est-elle pas l'avertis- 
sement qui nous apprend à prévoir et à pourvoir, à 
nous garder partons moyens de notre dissolution? 
Celte cruelle école est l'éveil, l'aiguillon de la pru- 
dence pour tout ce qui a vie, une contraction puis- 
sante de l'âme sur elle-même qui autrement se lais- 
serait flotter à la nature, énerver au bonheur, aux 
douces et débilitantes impressions. 

Ne peut-on dire que le bonheur a une attraction 
centrifuge qui nous répand tout au dehors, nous 



106 LA MORT. 

détend, nous dissipe, nous évaporerait et nous ren* 
drait aux éléments si l'on s'y livrait tout entier? La 
douleur^ au contraire, éprouvée sur un point, ra- 
mène tout au centre, resserre, continue, assure 
l'existence et la fortifie. 

La douleur est en quelque sorte l'artiste du 
monde qui nous fait, nous façonne, nous sculpte 
à la âne pointe d'un impitoyable ciseau. Elle re- 
tranche la vie débordante. Et ce qui reste, plus 
exquis et plus fort, enrichi de sa perte même, en 
tire le don d'une vie supérieure. 

Ces pensées de résignation m'étaient rappelées 
par une personne souffrisinte elle-même et péné- 
trante, qui voit souvent (même avant moi) mes 
troubles et mes doutes. 

Tel l'individu, tel le monde, disait-elle encore. 
La terre elle-même a été améliorée par la douleur, 
La Nature l'a travaillée par la violente action de ces 
ministres de la mort. Leurs espèces, de plus en 
plus rares, sont les souvenirs, les témoins d'un état 
antérieur du globe où pullulait la vie inférieure, 
où la nature travaillait à purger l'excès de sa fé- 
condité. 

On peut remonter en pensée dans l'échelle des 
nécessités successives de destruction que la terre 
dut subir alors. 

Contre l'air non respirable qui l'enveloppa d'à- 



LES RAPACES. 107 

ord, les végétaux furent des sauveurs. Contre 
rétouflement, la densilé effroyable de ces végétaux 
inférieurs, bourre grossière qui la couvrait, l'in- 
secte rongeur, qu'on maudit depuis, fut un agent de 
salut. Contre l'insecte, le crapaud et la masse des 
reptiles, le reptile venimeux fut un utile expurga- 
teur. Ënân quand la vie supérieure, la vie ailée prit 
son vol, elle trouva une barrière contre l'élan trop 
rapide de sa jeune fécondité dans les légions des- 
tructrices des puissants voraces, aigles, faucons ou 
vautours. 

Mais ces destructeurs utiles vont diminuant peu 
à peu en devenant moins nécessaires. La masse des 
petits animaux rampants, sur qui principalement 
frappait la dent de la vipère, s'éclaircissant infini- 
ment, la vipère aussi devient rare. Le monde du 
gibier ailé s'étant éclairci à son tour, soit par les 
destructions de l'homme, soit par la disparition de 
certains insectes dont vivaient les petits oiseaux, on 
voit d'autant diminuer les odieux tyrans de l'air; 
l'aigle devient rare, même aux Alpes, et les prix 
exagérés, énormes, dont on paye le faucon semblent 
indiquer que le premier, le plus noble des oiseaux 
de proie a presque aujourd'hui disparu. 

Ainsi la nature gravite vers un ordre moins vio- 
lent. Est-ce à dire que la mort puisse diminuer 
jamais? La mort, non, mais bien la douleur. 



108 LA MORT. 

Le inonde tombe peu à peu sous la puissance de 
rÉtre qui seul a la notion du balancement utile de 
la vie et de la mort, qui peut régler celle-ci de 
manière à maintenir l'équilibre entre les espèces 
vivantes, à les favoriser selon leur mérite ou leur 
innocence, à simplifier, à adoucir et (je hasarderai 
ce mot) à moraliser la mort en la rendant rapide 
et dégagée de la douleur. 

La mort ne fut jamais notre objection sérieuse. 
N'est-elle pas un simple masque des transformations 
de la vie? Mais la douleur est une grave, cruelle, 
terrible objection. Or, elle ira peu à peu disparais- 
sant de la terre. Les agents de la douleur, les cruels 
bourreaux de la vie qui l'arrachaient par les tor- 
tures sont déjà plus rare? ici-bas. 

En vérité, quand je regarde au Muséum la sinistre 
assemblée des oiseaux de proie nocturnes et diur- 
nes, je ne regrette pas beaucoup la destruction de 
ces espèces. Quelque plaisir que nos instincts per- 
sonnels de violence, notre admiration de la force, 
nous fassent prendre à-r^îgarder ces brigands ailés, 
il est impossible de méconnaître sur leurs masques 
funèbres la bassesse de leur nature. Leurs crânes 
tristement aplatis témoignent assez qu'énormément 
favorisés de l'aile, du bec crochu, des serres, ils 
n'ont pas le moindre besoin d'employer leur intel- 
ligence. Leur constitution, qui les a faits les plus 






LES RAPACES. 109 

rapides des rapides, les plus forts des forts, les a 
dispensés d'adresse, de ruse et de tactique. Quant 
au courage qu'on est tenté de leur attribuer, quelle 
occasion ont-ils de le déployer, ne rencontrant que 
des ennemis toujours inférieurs? Des ennemis? 
non, des victimes. Quand la saison rigoureuse, la 
faim pousse les petits à l'émigration, elle amène en 
nombre innombrable, au bec de ces tyrans stupides, 
ces innocents, bien supérieurs en tous sens à leurs 
meurtriers: elle prodigue les oiseaux artistes, chan- 
teurs, architectes habiles, en proie aux vulgaires 
assassins; à l'aigle, à la buse, elle sert des repas de 
rossignols. 

L'aplatissement du crâne est le signe dégradant 
de ces meurtriers. Je les trouve dans les plus vantés, 
ceux qu'on a le plus flattés, et même dans le noble 
faucon ; noble, il est vrai, je lui conteste moins ce 
titre, puisque, à la différence de l'aigle et autres 
bourreaux, il sait donner la mort d'un coup, dédai- 
gne de torturer la proie. 

Ces voraces, au petit cerveau, font un contraste 
frappant avec tant d'espèces aimables, visiblement 
spirituelles, qu'on trouve dans les moindres oiseaux. 
La tête des premiers n'est qu'un bec ; celle des petits 
a un visage. Quelle comparaison à faire de ces 
géants brutes avec l'oiseau intelligent, tout humain, 
le rouge-gorge qui, dans ce moment, vole autour 



110 LA MORT. 

de moi, sur mon épaule ou mon papier, regardant 
ce que j'écris, se chauffant au feu, ou curieux, à la 
fenêtre, observant si le printemps ne va pas bientôt 
revenir. 

S'il fallait choisir entre les rapaces, le dirai-je ? 
autant que Faigle, j'aimerais cerlainement le vau- 
tour. Je n'ai vu, entre les oiseaux, rien de si grand, 
si imposant, que nos cinq vautours d'Algérie (au 
Jardin des Plantes), perchés ensemble comme au- 
tant de pachas turcs, fourrés de superbes cravates 
du plus délicat duvet blanc, drapés d'un noble 
manteau gris. Grave divan d'exilés qui semblent 
rouler en eux les vicissitudes des choses et les 
événements politiques qui les mirent hors de leur 
pays. 

Quelle différence réelle entre l'aigle et le vau- 
tour? L'aigle aime fort le sang et préfère la chair 
vivante, mais mange fort bien fa morte. Le vautour 
tue rarement, et sert directement la vie, remettant 
à son service et dans le grand courant de la circu- 
lation vitale les choses désorganisées qui en asso- 
cieraient d'autres à leur désorganisation. L'aigle ne 
vit guère que de meurtre, et on peut l'appeler le 
ministre de la mort. Le vautour est au contraire le 
serviteur de la vie. 

La beauté, la force de l'aigle, l'ont fait choisir 
pour symbole par plus d'un peuple guerrier qui 



LES RAPAGES. 111 

vivait, comme lui, de meurtre. Les Perses, les 
Romains Fadoptërent. On l'associa aux hautes idées 
que donnaient ces grands empires. Des gens graves, 
un Aristote 1 accueillirent la fable ridicule qu'il 
regardait le soleil et, pour éprouver ses petits, le 
leur faisait regarder. Une fois en si beau chemin, 
les savants ne s'arrêtèrent plus. Buffon a été au plus 
loin. Il loue l'aigle sur sa tempérance! Il ne mange 
pas tout, dit-il. Ce qui est vrai, c'est qtie, pour peu 
que la proie soit grosse, il se rassasie sur place et 
rapporte peu à sa famille. Ce roi des airs, dit-il 
encore, dédaigne les petits animaux. Mais l'obser- 
vation, indique précisément le contraire. L'aigle 
ordinaire s'attaque surtout au plus timide des êtres, 
au lièvre ; l'aigle tacheté aux canards. Le jean-le- 
blanc mange de préférence les mulots et les souris, 
et si avidement qu'il les avale sans même leur 
donner un coup de bec. L'aigle cul-blanc, ou 
pygargue, est sujet à tuer ses petits ; souvent 
il les chasse avant qu'ils puissent se nourrir eux- 
mêmes. 

Près du Havre, j'observai ce qu'on peut croire en . 
vérité de la royale noblesse de l'aigle, surtout de sa 
sobriété. Un aigle qu'on a pris en mer, mais qui est 
tombé en trop bonnes mains, dans la maison d'un 
boucher, s'est fait si bien à l'abondance d'une viande 
obtenue sans combat, qu'il paraît ne rien regretter. 



112 LA MORT. 

Aigle Falstaffy il engraisse et ne se soucie plus guère 
de la chasse, des plaines du ciel. S'il ne fixe plus le 
soleil, il regarde la cuisine^ et se laisse, pour un 
bon morceau, tirer la queue par les enfants. 

Si c'est à la force à donner les rangs, le premier 
n'est pas à l'aigle, mais à celui qui figure dans les 
MUk et une Nuits sous le nom de l'oiseau Roc, le 
condor, géant des monts géants, des Cordillères. 
C'est le plus grand des vautours, le plus rare heu- 
reusement, le plus nuisible, n'aimant guère que la 
proie vivante. Quand il trouve un gros animal, il 
s'ingurgite tant de viande qu'il ne peut plus remuer ; 
on le tue à coups de bâton. 

Pour bien juger ces espèces, il faut regarder 
Taire de Taigle; le grossier plancher, mal con- 
struit, qui lui sert de nid; comparer l'œuvre gau- 
che et rude, je ne dis pas au délicieux chef-d'œuvre 
d'un nid de pinson, mais aux travaux des insec- 
tes, aux souterrains des fourmis, par exemple, 
où l'industrieux insecte varie son art à l'infini et 
montre un génie si étrange de prévoyance et de 
ressources. 

L'estime traditionnelle qu'on a pour le courage 
des grands rapaces est bien diminuée quand on 
voit (daijs Wilson) un petit oiseau, un gobe- mou- 
che, le tyran, ou le marlin-pourpre, chasser le 
grand aigle noir, le poursuivre, le harceler, le 



LES RAPAGES. 113 

proscrire de son canton, ne pas lui donner de 
repos. Spectacle vraiment extraordinaire de voir ce 
petit héros, ajoutant soiî poids à sa force pour faire 
plus d'impression, monter et se laisser tomber de 
la nue sur le dos du gros voleur, le chevaucher 
sans lâcher prise et le chasser du bec au lieu 
d'éperon. 

Sans aller jusqu'en Amérique, vous pourrez, au 
Jardin des Plantes, voir l'ascendant des petits sur 
les grands, de l'esprit sur la matière, dans le sin- 
gulier tête-à-tête du gypaëte et du corbeau. Celui- 
ci, animal très-fin et le plus fin des rapaces, qui, 
dans son costume noir, a l'air d'un maître d'école, 
travaille à civiliser son brutal compagnon de cap- 
tivité, le gypaète (aigle-vautour). Il est amusant 
d'observer comme il lui enseigne à jouer, l'huma- 
nise, si l'on peut dire, par cent tours de son mé- 
tier, dégrossit sa rude nature. Ce spectacle est 
donné surtout quand le corbeau a un nombre rai- 
sonnable de spectateurs. Il m'a paru qu'il dédaigne 
de montrer son savoir-faire pour un seul témoin. Il 
tient compte de l'assistance, s'en fait respecter au 
besoin. Je l'ai vu relancer du bec les petits cailloux 
qu'un enfant lui avait jetés. Le jeu le plus remar- 
quable qu'il impose à son gros ami, c'est de lui 
faire tenir par un bout un bâton qu'il tire de l'au- 
tre. Cette apparence de lutte entre la force et la fai- 



114 LA MORT. 

blesse, cette égalité simulée est très-propre à adou- 
cir le barbare qui s'en soucie peu, mais qui cède à 
l'insistance et finit par s'y prêter avec une bonho- 
mie sauvage. 

En présence de cette figure d'une férocité repous- 
sante, armée d'invincibles serres et d'un bec crochu 
de fer, qui tuerait du premier coup, le corbeau n'a 
point du tout peur. Avec la sécurité d'un esprit su- 
périeur, devant cette lourde masse, il va, vient et 
tourne autour, lui prend sa proie sous le bec ; 
l'autre gronde, mais trop tard ; son précepteur, 
plus agile, de son œil noir, métallique et brillant 
comme l'acier, a vu le mouvement d'avance, il 
sautille ; au besoin, il monte plus haut d'une bran- 
che ou deux, il gronde à son tour, admoneste 
l'autre. 

Ce facétieux personnage a, dans la plaisanterie, 
l'avantage que donne Iç sérieux, la gravité, la tris- 
tesse de l'habit. J'en voyais un tous les jours dans 
les rues de Nantes sur la porte d'une allée, qui, en 
demi-captivité, ne se consolait de son aile rognée 
qu'en faisant des niches aux chiens. Il laissait passer 
les roquets ; mais, quand son œil malicieux avisait 
un chien de belle taille, digne enfin de son courage, 
il sautillait par derrière, et par une manœuvre 
habile, inaperçue, tombait sur lui, donnait (sec et 
dru) deux piqûres de son fort bec noir; le chien 



LES RAPACES. 115 

fuyait en criant. Satisfait, paisible et grave, le cor- 
beau se replaçait à son poste, et jamais, on n'eût 
pensé que celle figure de croque-mort vint de 
prendre un tel passe-temps. 

On dit que, dans la liberté, forts de leur esprit 
d'asisociation et leur grand nombre, ils hasar- 
dent des jeux téméraires jusqu'à guetter l'ab- 
sence de l'aigle, entrer dans son nid redouté, 
lui voler ses œufs. Chose plus difficile à croire, 
on prétend en avoir vu de grosses bandes qui, 
l'aigle présent et défendant sa famille, venaient 
l'assourdir de cris, le défier, l'attirer dehors, 
et parvenaient, non sans combat, à enlever un 
aiglon. 

Tant d'efforts et de danger pour cette misérable 
proie ! Si la chose était réelle, il faudrait supposer 
que la prudente république, vexée souvent ou pour- 
suivie par le tyran de la contrée, décrète l'extinc- 
tion de sa race, et croit devoir, par un grand acte 
de dévouement, coûte que coûte, exécuter le dé- 
cret. 

Leur sagesse parait en mille choses, surtout dans 
le choix raisonné et réfléchi de la demeure. Ceux 
que j'observais à Nantes d'une des collines de TEr- 
dre passaient le matin sur ma tète, repassaient le 
soir. Ils avaient évidemment maisons de ville et de 
campagne. Le jour, ils perchaient en observation 



116 LA MORT. 

sur les tours delà cathédrale, éventant les bonnes 
proies que pouvait offrir la ville. Repus, ils rega- 
gnaient les bois, les rochers bien abrités où ils 
aiment à passer la nuit. Ce sont gens domiciliés, et 
non point oiseaux de voyage. Attachés à la famille, 
à leur épouse surtout, dont ils sont époux très- 
fidèles, l'unique maison serait le nid. Mais la crainte 
V des grands oiseaux de nuit les décide à dormir 
ensemble vingt ou trente, nombre suffisant pour 
combattre, s'il y avait lieu. Leur haine et leur objet 
d'horreur, c'est le hibou ; quand ils le trouvent le 
jour, ils prennent leur revanche pour ses méfaits 
de la nuit, ils le huent, lui donnent la chasse; 
profilant de son embarras, ils le persécutent à 
mort. 

Nulle forme d'association dont ils ne sachent pro- 
fiter. La plus douce d'abord, la famille, ne leur 
fait pas, on le voit, oublier celle de défense, ni 
la ligue, d'attaque. Bien plus, ils s'associent même 
à leurs rivaux supérieurs, aux vautours, et les ap- 
pellent, les précèdent ou les suivent, pour man- 
ger à leurs dépens. Ils s'unissent, ce qui est plus 
fort, avec leur ennemi, l'aigle, du moins l'envi- 
ronnent pour profiter de ses combats, de la lutte 
par laquelle il a triomphé d'un grand animal. 
Ces spéculateurs habiles attendent à peu de dis- 
tance que l'aigle ait pris ce qu'il peut prendre. 



LES RAPAGES. 117 

qu'il se soit gorgé de sang ; cela fait, il part, et tout 
est aux corbeaux. 

Leur supériorité sensible sur un si grand nombre 
d'oiseaux doit tenir à leur longue vie et à Texpé- 
rience que leur excellente mémoire leur permet de 
se former. Tout différents de la plupart des ani- 
maux où la durée de la vie est proportionnée à la 
durée de l'enfance, ils sont adultes au bout d'un an, 
et, dit-on, vivent un siècle. 

La grande variété de leur alimentation, qui com- 
prend toute nourriture animale ou végétale, toute 
proie morte ou vivante, leur donne une grande 
connaissance des choses et du temps, des récoltes, 
des chasses. Ils s'intéressent à tout et observent 
tout. Les anciens qui, bien plus que nous, vivaient 
dans la nature, trouvaient grandement leur compte 
à suivre, en cent choses obscures où l'expérience 
humaine ne donne encore point de lumière, les di- 
rections d'un oiseau si prudent, si avisé. 

N'en déplaise aux nobles rapaces, le corbeau qui 
souvent les guide, malgré sa couleur funèbre et 
son visage baroque, malgré l'indélicatesse d'alimen- 
tation dont il est (axé, n'en est pas moins le génie 
supérieur des grosses espèces, dont il est, pour le 
volume, déjà un amoindrissement. 

Mais le corbeau, ce n'est encore que la prudence 
utilitaire, la sagesse de Tintérêt. Pour arriver aux 



118 



LA MORT. — LES RAPAGES. 



êtres supérieurs, âu;x héros de la race ailée, grands 
artistes aux cœurs chaleureux, il nous faut dé- 
grossir l'oiseau, atténuer la matière pour Texal- 
tation de Tesprit et le développement moral. La 
nature, comme tant de mères, a du faible pour les 
plus petits. 



DEUXIEME PARTIE 



^ LA LUMIERE 



LA NDIT 



LA LUMIERE. 



LA NUIT. 



« Lumière I plus de lumière encore ! » Tel fut le 
dernier mot de Goethe. Ce mot du génie expirant» 
c'est le cri général de la nature , et il retentit de 
monde en monde. Ce que disait cet homme 
puissant, l'un des atnés de Dieu, ses plus humbles 
enfants, les moins avancés dans la vie animale , les 
mollusques le disent au fond des mers ; ils ne 
veulent point vivre partout où la lumière n'at- 
teint pas. La fleur veut la lumière, se tourne 
vers elle, et sans elle languit. Nos compagnons 
de travail, les animaux, se réjouissent comme 
nous, ou s'affligent, selon qu'elle vient ou s'en 



124 LA LUMIÈRE. 

va. Mon petit-^fils, qui a deux mois, pleure dès que 
lé jour baisse. 

« Cet été, me promenant dans mon jardin, j'en- 
tendis, je vis sur une branche un oiseau qui 
chantait au soleil couchant ; il se dressait vers la 
lumière, et il était visiblement ravi.... Je le fus 
de le voir; nos tristes oiseaux privés ne m'avaient 
jamais donné l'idée de cette intelligente et puis- 
sante créature j si petite, si passionnée.... Je vi- 
brais à son chant.... Il renversait en arrière sa 
tète, sa poitrine gonflée: jamais chanteur, jamais 
poëte n'eut si naïve extase. — Ce n'était pourtant 
pas l'amour (le temps était passé), c'était manifes- 
tement le charme du jour qui le ravissait, celui du 
doux soleil ! 

« Science barbare , dur orgueil , qui ravale si bas 
la nature animée , et sépare tellement l'homme de 
ses frères inférieurs ! 

« Je lui dis avec des larmes : « Pauvre flls de 
« la lumière, qui la réfléchis dans ton chant, 
« que tu as donc raison de la chanter! La nuit, 
« pleine d'embûches et de dangers pour toi, 
« ressemble de bien près à la mort. Verras-tu 
« seulement la lumière de demain ? » Puis , de 
sa destinée, passant en esprit à celle de tous 
les êtres qui, des profondeurs de la création, 
montent si lentement au jour, je dis comme 



LA NUIT. 125 



Gœtbe et le petit oiseau: « De la lumière! Sei- 
« gneurl plus de lumière encore! » (Michelet, 
Le Peuple, p. 62, 1846.) 



Le monde des poissons est celui du silence. On 
dit : « Muet comme un poisson. ^ 

Le monde des insectes est celui de la nuit. Ils 
sont tous lucifuges. Ceux njême , comme l'abeille , 
qui travaillent le jour, préfèrent pourtant l'ob- 
scurité . 

Le monde des oiseaux est celui de la lumière , 
du chant. 

Tous vivent du soleil, s'en imprègnent ou s'en 
inspirent. Ceux du Midi en mettent les reflets sur 
leurs ailes, ceux de nos climats dans leurs chants; 
beaucoup le suivent de contrées en contrées. 

« Voyez, dit Saint-John, comme au matin ils sa- 
luent le soleil levant, et le soir, fidèlement, s'as- 
semblent pour voir son coucher de nos rivages 



126 ' LA LUMIÈRE. 

d*.Ëcosse. Vers le soir, le coq de bruyères, pour le 
voir plus longtemps, se hausse et se balance sur la 
branche du plus haut sapin. » 

Lumière, amour et chant, sont pour eux même 
chose. Si Ton veut que le rossignol captif chante 
hors du temps d'amour, on lui couvre sa cage, 
puis tout à coup on lui rend la lumière, et il re- 
trouve la voix. L'infortuné pinson, que des bar- 
bares rendent aveugle , chante avec une animation 
désespérée et maladive, se créant par la voix sa 

lumière d'harmonie, se faisant son soleil à lui par 

» 

la flamme intérieure. 

Je croirais volontiers que c'est la cause princi- 
pale qui fait chanter l'oiseau des climats som- 
bres, où le soleil apparaît en vives éclaircies. Par 
rapport aux zones brillantes, où il ne quitte pas 
l'horizon , nos contrées , voilées de brouillards , de 
nuages, mais brillantes par moments, ont juste- 
ment l'effet de la cage couverte, puis rouverte, du 
rossignol. Ils provoquent le chant, font jaillir Thar- 
monîe, équivalent de la lumière. 

Et le vol même dans l'oiseau en dépend. Le vol 
dépend de l'œil tout autant que de l'aile. Chez les 
espèces douées d'une vue délicate et perçante, 
comme le faucon, qui du plus haut du ciel, voit le 
roitelet dans un buisson, comme l'hirondelle, qui 
voit un moucheron à mille pieds de distance, le vol 



LA NUIT. 127 

est sûr, hardi, charmant à voir, par son assurance 
infaillible. D'autres (ori le voit à leur allure) sont 
des myopes qui vont avec précaution, tâtonnent, 
ont peur de se heurter. 

L'œil et l'aile, le vol et la vue, à ce haut degré 
de puissance qui fait sans cesse embrasser d'un 
regard, franchir des paysages immenses, dévastes 
contrées, des royaumes, qui permet, non de ré- 
trécir comme une carte géographique, mais de 
voir en complet détail, cette grande variété d'objets, 
de posséder et percevoir presque à l'égal de Dieu ! 
oh ! quelle source de jouissance ! quel étrange et 
mystérieux bonheur , presque incompréhensible à 
l'homme I... 

Notez que ces perceptions sont si fortes et si 
vives qu'elles s'enfoncent dans la mémoire, au 
point qu'un pigeon même (animal inférieur) re- 
trouve, reconnaît tous les accidents d'une route 
qu'il n'a parcourue qu'une fois; Qu'est-ce donc de 
la sage cigogne, de l'avisé corbeau, de l'intelligente 
hirondelle î 

Avouons cette supériorité. Sans envie , regardons 
ces joies de vision auxquelles peut-être nous par- 
viendrons un jour dans une existence meilleure. 
Ce bonheur de tant voir , de voir si loin , si bien , 
de percer l'infini du regard et de l'aile, presque au 
même moment, à quoi tient-il? A cette vie qui est 



128 LA LUMIÈRE. 

notre idéal lointain : Vivre en pleine lumière et sans 
ombre. 

Déjà Texislence de Toiseau en est comme un 
essai. Elle serait pour lui une divine source de 
science, si, dans cette liberté sublime, il ne por- 
tait les deux fatalités qui retiennent ce globe à Tétat 
barbare et y neutralisent l'essor. 

Fatalité du ventre , qui nous ralentit tous , mais 
qui persécute surtout cette flamme vivante, ce foyer 
dévorant, l'oiseau, forcé sans cesse de se renouve- 
ler, de chercher, d'errer, d'oublier, condamné 
sans remède à la mobilité stérile d'impressions 
trop variées. 

L'autre fatalité, c'est la nuit, le sommeil, les 
heures de l'ombre et de l'embûchie, où son aile est 
brisée, où, livré sans défense, il perd le vol, la 
force et la lumière. 

Lumière veut dire sécurité pour tous les êtres. 

C'est la garantie de la vie pour l'homme et l'ani- 
mal ; c'est comme le sourire rassurant , pacifique et 
serein , la franchise de la nature. Elle met fin aux 
terreurs sombres qui nous suivent dans les ténè- 
bres, aux craintes trop fondées, et aussi au tour- 
ment des songes, non moins cruels, aux pensées 
troubles qui agitent et bouleversent l'âme. 

Dans la sécurité de l'association civile qu'il s'est 
faite à la longue , l'homme comprend à peine les 



LA NUIT. 129 

angoisses de la vie sauvage aux heures où la na- 
ture laisse si peu de défense, où sa terrible im- 
partialité ouvre la carrière à la mort, légitime 
autant que la vie. En vain vous réclamez. Elle dit 
à Toiseau que le hibou aussi a le droit de vivre. 
Elle répond à Thomme : « Je dois nourrir mes 
lions. » 

Lisez dans les voyages Teffroi des malheureux 
égarés dans les solitudes d'Afrique , du misérable 
esclave fugitif qui n'échappe à la barbarie humaine 
que pour rencontrer une nature barbare. Quelles 
angoisses, dès qu'au soleil couché commencent à 
rôder les sinistres éclaireurs du lion, les loups et 
les chacals, qui l'accompagnent à distance, le pré- 
cèdent en flairant, ou le suivent en croque-morts! 
Ils vous miaulent lamentablement : < Demain , on 
cherchera tes os. » Mais quelle profonde horreur ! 
le voici à deux pas.... il vous voit, vous regarde, 
rugit profondément, du gouffre de son gosier d'ai- 
rain, comme sa proie vivante, l'exige et la ré- 
clame !... Le cheval n'y tient pas; il frissonne, il 
sue froid, se cabre.... L'homme, accroupi entre les 
feux, s'il peut en allumer, garde à peine la force 
d'alimenter ce rempart de lumière qui seul protège 
sa vie. 

La nuit est tout aussi terrible pour l'oiseau même 
en nos climats qui sembleraient moins dangereux. 



130 LA LUMIÈRE. 

Que de monstres elle cache, que de chances ef- 
frayantes pour lui dans son obscurité ! Ses enne- 
mis nocturnes ont cela de commun, qu'ils arrivent 
sans faire aucun bruit. Le chat-huant vole d'une 
aile silencieuse, comme étoupéede ouate. La longue 
belette s'insinue au nid , sans frôler une feuille. La 
fouine ardente, altérée de sang chaud, est si ra- 
pide, qu'en un moment elle saigne et parents et 
petits, égorge la famille entière. 

II semble que l'oiseau , quand il a des enfants, ait 
une seconde vue de ces dangers. Il a à protéger une 
famille plus faible, plus dénuée encore que celle du 
quadrupède dont le petit marche en naissant. Mais 
quelle protection î il ne peut guère que rester et 
mourir , il ne s'envole pas , l'amour lui a cassé les 
ailes. Toute la nuit, l'étroite entrée du nid est gar- 
dée par le père, qui ne dort ni ne veille, qui tombe 
de fatigue et présente au danger son faible bec et 
sa tête branlante. Que sera-ce s'il voit apparaître la 
gueule énorme du serpent , l'œil horrible de l'oi- 
seau de mort, démesurément agrandi î 

Inquiet pour les siens , il l'est bien moins pour 
lui. Au temps où il est seul , la nature lui épargne 
les tourments de la prévoyance. Triste et morne 
plutôt qu'alarmé, il se tait, il s'affaisse, il cache 
sa petite tête sous son aile» et son cou même dis- 
parait dans les plumes. Cette position d'abandon 



LA NUIT. 131 

complet, de confiance, qu'il avait eue dans l'œuf, 
dans l'heureuse prison maternelle où sa sécurité 
fut si entière, il la reprend chaque soir au milieu 
des dangers et sans protection. 

Grande pour tous les êtres 'est la tristesse du 
soir, et môme pour les protégés. Les peintres 
hollandais l'ont bien naïvement saisie et exprimée 
pour les bestiaux laissés dans les prairies. Le cheval 
se rapproche volontiers de son compagnon, pose 
sur lui sa tête. La vache revient à la barrière suivie 
de son petit, et veut retourner à l'étable. Car ceux- 
ci ont une étable, un logis, un abri contre les em- 
bûches nocturnes. L'oiseau, pour toit, n'a qu'une 
feuille ! 

Quel bonheur aussi, le matin, quand les terreurs 
s'enfuient, que l'ombre disparaît, que le moindre 
buisson s'éclaire et s'illumine ! quel gazouillement 
au bord des nids , et quelles vives conversations ! 
C'est comme une félicilation mutuelle de se revoir, 
de vivre encore. Puis commencent les chants. Du 
sillon, l'alouette va montant et chantant, et elle 
porte jusqu'au ciel la joie de la terre. 

Tel l'oiseau, et tel l'homme. C'est l'impression 
universelle. Les antiques Védas de l'Inde sont à 
chaque ligne un hymne à la lumière, gardienne de 
la vie, au soleil qui chaque jour, en révélant le 
monde, le crée encore et le conserve. Nous revivons. 



1-32 LA LUMIÈRE. — LA NUIT. 

nous respirons 9 nous parcourons notre demeure» 
nous retrouvons la famille, nous comptons nos 
troupeaux. Rien n'a péri , et la vie est entière. Le 
tigre ne nous a pas surpris. La horde des animaux 
sauvages n'a pas fait invasion. Le noir serpent n'a 
pas profité de notre sommeil. Béni sois-tu, soleil, 
de nous donner encore un jour! 

Tout animal, dit llnde, et surtout le plus sage, 
le brame de la création, l'éléphant, saluent le soleil, et 
le remercient à l'aurore; ils lui chantent en eux- 
mêmes un hymne de reconnaissance. 

Mais un seul le prononce, le dit pour tous, le 
chante. Qui? l'un des faibles, celui qui craint le 
plus la nuit et qui sent le plus la joie du matin , 
celui qui vit de lumière, dont la vue tendre, infi- 
niment sensible, étendue, pénétrante, en perçoit 
tous les accidents, et qui est plus Intimement as- 
socié aux défaillances, aux éclipses du jour, à ses 
résurrections. 

L'oiseau, pour la nature entière, dit l'hymne du 
matin et la bénédiction du jour. Il est son prêtre et 
son augure, sa voix innocente et divine. 



L'ORAGE ET L'HIVER 



MIGRATIONS 



8 



L'ORAGE ET L'HIVER. 



MIGRATIONS. 



Un confident de la nature, âme sacrée, simple 
autant que profonde, Virgile a vu Toiseau, comme 
l'avait vu la vieille sagesse italienne, comme augure 
et prophète du changement du ciel : 

Nul, sans être averti, n'éprouva les orages.... 
La grue, avec effroi, s'élançant des vallées. 
Fuit ces noires vapeurs de la terre exhalées.... 
L'hirondelle en volant effleure le rivage ; 
Tremblante pour ses œufs, la fourmi déménage. 
Des lugubres corbeaux les noires régions 
Fendent l'air qui frémit sous leurs longs bataillons.... 
Vois les oiseaux de mer, et ceux que les prairies 



136 L'ORAGE ET L'HIVER. 

Nourrissent près des eaux sur des rives fleuries. 
De leur séjour humide on les voit s'approcher, 
Offrir leur tête aux flots qui battent le rocher, 
Promener sur les eaux leur troupe vagabonde, 
Se plonger dans leur sein, reparaître sur l'onde, 
S'y replonger encor, et, par cent jeux divers, 
Annoncer les torrents suspendus dans les airs. 
Seule, errante à pas lents sur l'aride rivage, 
La corneille enrouée appelle aussi l'orage. 
Le soir, la jeune fllle, en tournant son fuseau, 
Tire encor de sa lampe un présage nouveau. 
Lorsque la mèche en feu, dont la clarté s'émousse, 
Se couvre en pétillant de noirs flocons de mousse. 

Mais la sécurité reparaît à son tour.... 

L'alcyon ne vient plus sur l'humide rivage, 

Aux tiédeurs du soleil, étaler son plumage.... 

L'air s'éclaircit enfin ; du sommet des montagnes. 

Le brouillard affaissé descend dans les campagnes, 

Et le triste hibou, le soir, au haut des toits. 

En longs gémissements ne traîne plus sa voix. ' 

Les corbeaux même, instruits de la fin de l'orage, 

Folâtrent à l'envi parmi l'épais feuillage , 

Et, d'ungosiermoinsrauque, annonçantles beaux jours, 

Vont revoir dans leurs nids le fruit de leurs amours. 

{Géorg. tr. par Delille.) 



Être éminemment électrique, l'oiseau est plus 
qu'aucun autre en rapport avec nombre de phéno- 
mènes de météorologie, de chaleur et de magnétisme 



MIGRATIONS. 137 

que nos sens ni notre appréciation n'atteignent pas. 
Il les perçoit dans leur naissance, dans leurs pre- 
miers commencements, bien avant qu'ils ne se pro- 
noncent. Il en a comme une espèce de prescience 
physique. Quoi de plus naturel que Thomme, d'une 
perception plus lente, et qui ne les sent qu'après 
coup, interroge ce précurseur instinctif qui les an- 
nonce ? C'est le principe des augures. Rien de plus 
sage que cette prétendue folie de l'antiquité. 

La météorologie, spécialement, en tirait un grand 
avantage. Elle aura des moyens plus sûrs. Mais 
déjà elle trouvait un guide dans la prescience des 
oiseaux. Plût au ciel que Napoléon, en septem- 
bre 1811, eût tenu compte du passage prématuré 
des oiseaux du Nord I Les cigognes et les grues Tau- 
raient bien informé. Dans leur émigration précoce, 
il^eût deviné l'imminence du grand et terrible hi- 
ver. Elles se hâtèrent vers le Midi, et lui, il resta à 
Moscou. 

Au milieu de l'Océan, l'oiseau fatigué qui repose 
une nuit sur le màt d'un vaisseau, entraîné loin de 
sa route par ce mobile abri, la retrouve néanmoins 
sans peine. Il reste dans un rapport si parfait avec 
le globe et si bien orienté que, le lendemain matin, 
il prend le vent, sans hésiter : la plus courte con- 
sultation avec lui-même lui suffit. Il choisit, sur 
l'abtme immense, uniforme et sans autre voie que 



138 L'ORAGE ET L'fflVER. 

le sillage du vaisseau, la ligne précise qui le mène 
où il veut aller. Là, ce n'est point comme sur terre, 
nulle observation locale, nul point de repère, nul 
guide : les seuls courants de l'air, en rapport avec 
ceux de l'eau, peut-être aussi d'invisibles courants 
magnétiques, pilotent ce hardi voyageur. 

Science étrange ! non-seulement l'hirondelle sait 
en Europe que l'insecte qui lui manque ici l'attend 
ailleurs, et le cherche en voyageant en longitude ; 
mais, en latitude même et sous les mêmes climats, 
le loriot des États-Unis sait que la cerise est mûre en 
France, et part sans hésitation pour venir récolter 
nos fruits. 

On croit à tort que ces migrations se font en leur 
saison, sans choix précis du jour, à époques indéter- 
minées. Nous avons pu observer au contraire la 
nette et lucide décision qui y préside, pas une heure 
plus tôt ni plus tard. 

Quand nous étions à Nantes (octobre 1851), la sai-. 
son étant très^belle encore, les insectes nombreux 
et la pâture des hirondelles facile et plantureuse, 
nous eûmes cet heureux hasard de voir la sage ré- 
publique en une immense et bruyante assemblée 
siéger, délibérer sur le toit d'une église, Saint* 
Félix, qui domine l'Erdre et, décote, la Loire. Pour- 
quoi ce jour, cette heure plutôt qu'une autre î Nous 
l'ignorions; bientôt nous pûmes le comprendre. 



MIGRATIONS. 139 

Le ciel était beau le matin, mais avec un vent 
qui soufflait de la Vendée. Mes pins se lamentaient, 
et de mon cèdre ému sortait une basse et profonde 
voix. Les fruits jonchaient la terre. Nous nous ml* 
mes à les ramasser. Peu à peu le temps se voila, le 
ciel devint fort gris, le vent tomba, tout devint 
morne. C'est alors, vers quatre heures, qu'en même 
temps de tous les points, et du bois, et de FErdre, 
et de la ville, et de la Loire, de la Sèvre, je pense, 
d'infinies légions, à obscurcir le jour, vinrent se 
condenser sur l'église, avec mille voix, mille cris, 
des débats, des discussions. Sans savoir cette lan« 
gue, nous devinions très-bien qu'on n'était pas 
d'accord. Peut-être les jeunes, retenus par ce souffle 
tiède d'automne, auraient voulu rester encore. Mais 
les sages, les expérimentés, les voyageurs éprou- 
vés insistaient pour le départ. Us prévalurent ; la 
masse noire, s'ébranlant à la fois comme un im- 
mense nuage, s'envola vers le sud-est, probable- 
ment vers l'Italie. Us n'étaient pas à trois cents 
lieues (quatre ou cinq heures de vol) que toutes les 
cataractes du ciel s'ouvrirent pour abtmer la terre ; 
nous crûmes un moment au déluge. Retirés dans 
notre maison qui tremblait aux vents furieux, nous 
admirions la sagesse des devins ailés qui avaient si 
prudemment devancé l'époque annuelle. 

Évidemment ce n'était pas la faim qui les avait 



140 L'ORAGE ET L'HIVER. 

chassés. En présence d'une nature belle et riche 
encore, ils avaient senti; saisi l'heure précise sans 
la devancer. Le lendemain, c'eût été tard. Tous les 
insectes, abattus par cette immensité de pluie, étaient 
devenus introuvables ; tout ce qui en subsistait 
vivant s'était réfugié dans la terre. 

Du reste, ce n'est pas la faim seule, la prévoyance 
de la faim, qui décide aux migrations les espèces 
voyageuses. Si ceux qui vivent d'insectes sont for- 
cés de partir, les mangeurs de baies sauvages pour- 
i*aient rester à la rigueur. Qui les pousse ? Est-ce le 
froid? la plupart y résisteraient. A ces causes spé- 
ciales, il faut en ajouter une autre, plus générale et 
plus haute, c'est le besoin de la lumière. 

De même que la plante suit invinciblement le 
jour et le soleil, de même que le mollusque 
(nous l'avons dit) s'élève et vit de préférence vers 
les régions mieux éclairées, l'oiseau, dont l'œil 
est si sensible, s'attriste des jours abrégés, des 
brouillards de l'automne. Cette diminution de lu- 
mière, que nous aimons parfois pour telles cau- 
ses morales, elle est pour lui une tristesse, une 
mort.... » De la lumière.! plus de lumière!... Plutôt 
mourir que de ne plus voir le jour ! c'est le vrai 
sens du dernier chant d'automne, du dernier cri, 

* 

à leur départ d'octobre. Je l'entendais dans leurs 
adieux. 



MIGRATIONS. 141 

Résolution vraiment hardie et courageuse quand 
« on songe à la route immense qu'il leur faut faire 
deux fois par an, par delà les montagnes, les mers 
et les déserts, sous dès climats si différents, par des 
vents variables, à travers tant de périls et de tra- 
giques aventures. Pour les voiliers légers, hardis, 
pour le martinet des églises, pour la vive hirondelle 
qui défie le faucon, l'entreprise est légère peut-être. 
Mais les autres tribus n'ont nullement cette force et 
ces ailes. Elles sont la plupart appesanties alors par 
une nourriture abondante ; elles ont traversé la brû- 
lante saison, l'amour et la maternité; la femelle a 
achevé ce grand travail de la nature, enfanté, bâti, 
élevé ; lui, comme il s'est dépensé en chansons ! 
Ces deux époux ont consommé la vie : « une verlu 
est sorti {, d'eux; » un siècle déjà les sépare de leur 
énergie du printemps. 

Beaucoup pourraient rester; uu aiguillon les 
pousse. Les plus lourds sont les plus ardents. La 
caille française franchira la Méditerranée, dépas- 
sera l'Atlas ; par-dessus le Zaarah, elle plonge aux 
royaumes noirs, les passe encore; enfin, si elle 
stationne au Gap, c'est qu'au delà commence l'in- 
finie mer australe, qui ne lui promet plus d'abri 
que les glaçons du pôle et Thiver même qui l'exila 
d'Europe. 
Qui les rassure pour de telles entreprises ? Tels 



142 . L'ORAGE ET L'HIVER. 

se fient à leurs armes, les plus faibles à leur jiom- 
bre, et s'abandonnent au sort ; le ramier se dit: . 
« Sur dix mille ou cent mille, l'assassin n'en pren- 
dra pas dix.... et saps doute je n'en serai pas. » 
il prend son temps; la nue volante passe la nuit; 
si la lune se lève, sur sa blanche lumière les 
blanches ailes se détachent peu ; ils échappent con- 
fondus dans le pâle rayon. La vaillante alouette, 
l'oiseau national de notre Gaule antique et de l'in- 
vincible espérance, se fie au nombre aussi ; elle 
passe de jour (plutôt elle erre de province en pro- 
vince); décimée, poursuivie, elle n'en chante pas 
moins sa chanson. 

Mais celui qui n'a pas le nombre et qui n'a pas 
la force, le solitaire, que fera-t-il? Que feras-tu, 
pauvre rossignol isolé, qui dois, comme les autres, 
mais sans appui, sans camarades, affronter la 
grande aventure? Toi, qu'es-tu, ami? une voix. 
Nulle puissance en toi que celle qui te dénoncerait. 
Dans ton habit obscur tu dois passer muet, con- 
fondu avec les teintes des bois décolorés d'au- 
tomne. Mais quoi! la feuille, est pourpre encore; 
elle n'a pas le brun sourd et mort de l'arrière- 
saison. 

£h! que ne restes-tu? que n'imites-tu la timidité 
de tant d'oiseaux qui ne vont qu'en Provence? Là, 
derrière un rocher, tu trouverais, je t'assure, un 



MIGRATIONS. 143 

hivcr«d'Asie ou d'Afrique. La gorge d'Olioule vaut 
bien les vallées de Syrie. 

« Non, il me faut partir. D'autres peuvent rester; 
ils n'ont que faire de TOrient. Moi, mon berceau 
m'appelle : il faut que je revoie ce ciel éblouissant, 
ces ruines lumineuses et parées où mes aïeux chan- 
tèrent; il faut que je me pose sur mon premier 
amour, sur la rose d'Asie, que je me baigne de 
soleil. <•. Là est le mystère de la vie, là, la flamme 
féconde où renaîtra mon chant; ma voix, ma muse 
est la lumière. 

Donc, il part ; mais je crois que le cœur doit lui 
battre dès l'approche des Alpes, quand les cimes 
neigeuses annoncent la porte redoutable où posent 
sur leurs rocs les cruels fils du jour et de la nuit, 
le vautour, l'aigle, tous les brigands griffus, cro- 
chus, altérés de sang chaud, les espèces maudites 
qui sont la sotte poésie de l'homme, les uns nobles 
brigands qui saignent vite et sucent, d'autres bri* 
gands ignobles qui étouffent, détruisent, toutes les 
formes enfin du meurtre et de la mort. 

Je me figure qu'alors le pauvre petit musicien 
dont la voix est éteinte, non Vingegno ni la fine 
pensée, n'ayant personne à consulter, se pose pour 
bien songer encore avant d'entrer dans le long 
piège du défilé de la Savoie. Il s'arrête à rentrée, 
sur une maison amie que je sais bien, ou au bois 



144 L'OBAGE ET L'HIVER. 

sacré des Charniettes, délibère et se dit: « Si je* 
passe de jour, ils sont tous là; ils savent la saison ; 
Taigle fond sur moi, je suis mort. Si je passe de 
nuit, le grand duc, le hibou, l'armée des horribles 
fantômes, aux yeux grandis dans les ténèbres, me 
prend, me porte à ses petits.... LasI queferai-je? 
J'essayerai d'éviter et la nuit et le jour. Aux som- 
bres heures du matin, quand Teau froide détrempe 
et morfond sur son aire la grosse bête féroce qui 
ne sait pas bâtir un nid, je passe inaperçu.... Et 
quand il me verrait, j'aurais passé avant qu'il pût 
mettre en mouvement le pesant appareil de ses ailes 
mouillées. » 

Bien calculé. Pourtant, vingt accidents survien- 
nent. Parti en pleine nuit, il peut, dans cette longue 
Savoie, rencontrer de front le vent d'est qui s'en- 
gouffre et qui le retarde, qui brise son effort et ses 
ailes.... Dieu! il est déjà jour.... Ces mornes géants, 
en octobre, déjà vêtus de blancs manteaux, laissent 
voir sur leur.neige immense un point noir qui vole 
à tire-d'ailes. Qu'elles sont déjà lugubres, ces mon- 
tagnes, et de mauvais augure, sous ce grand lin- 
ceul à longs plis!... Tout immobiles que sont leurs 
pics, ils créent sous eux et autour d'eux une agita- 
tion éternelle, des courants violents, contradictoi- 
res, qui se battent entre eux, si furieux parfois qu'il 
faut attendre. « Que je passe plus bas, les torrents qui 



MIGRATIONS. 145 

hurlent dans l'ombre avec un fracas de noyades ont 
des trombes qui m'entraîneront. Et si je monte aux 
hautes et froides régions qui s'illuminent, je me livre 
moi-même : le givre saisira, ralentira mes ailes. » 

Un effort l'a sauvé. La tête en bas, il plonge, il 
tombe en Italie. A Suze ou vers Turin, il niche, il 
raffermit ses ailes. Il se retrouve au fond de la gi- 
gantesque corbeille lombarde, de ce grand nid de 
fruits et de fleurs où l'écouta Virgile. La terre n'a 
pas changé; aujourd'hui, comme alors, l'Italien, 
exilé chez lui, triste cultivateur du champ d'un 
autre, le duras arator^ poursuit le rossignol. Man- 
geur d'insectes, si utile, il est proscrit comme un 
mangeur de grains. Qu'il passe donc, s'il peut, 
l'Adriatique d'Ile en île, malgré les corsaires ailés 
qui veillent sur les mêmes écueils, il arrivera 
peut-être à la terre sacrée des oiseaux, à la bonne, 
hospitalière et plantureuse Egypte, où tous sont 
épargnés, nourris, bénis et bien reçus. 

Terre plus heureuse encore, si dans son aveugle 
hospitalité elle ne choyait les assassins. Rossignols 
et tourterelles sont accueillis, c'est vrai ; mais non 
moins bien les aigles. Sur ces terrasses des sulta- 
nes, sur ces balcons des minarets, ah! pauvre 

m 

voyageur ! je vois des yeux brillants, terribles, qui 
se tournent de ce côté.... Et je vois qu'ils t'ont vu 
déjà I 



146 L'ORAGE ET L'HIVER. —MIGRATIONS. 

N'y reste pas longtemps. Ta saison ne durera 
guère. Le vent destructif du désert s'en va souffler 
h mort , sécher, faire disparaître ta maigre nourri- 
ture. Pas une mouche tout à l'heure pour nourrir 
ton aile et ta voix. Souviens-toi du vieux nid que 
tu as laissé dans nos bois, de tes amours d'Europe. 
Le ciel était plus sombre, mais tu f y fis un ciel. 
L'amour était autour de toi; tous vibraient de t'en- 
tendre; la plus pure palpitait pour toi.... C'est là 
le vrai soleil, le plus bel orient. La vraie lumière 
est où l'on aime. 



SUITE DES MIGRATIONS 



L'HIRONDELLE 



SUITE DES MIGRATIONS. 



L^HIRONDELLE. 



L'hirondelle s'est, sans façon, emparée de nos 
demeures; elle loge sous nos fenèlres, sous nos 
toits, dans nos cheminées. Elle n'a point du tout 
peur de nous. On dira qu'elle, se fie à son aile in- 
comparable; mais non : elle met aussi son nid, ses 
enfants à notre portée. "Voilà pourquoi elle est de- 
venue la maîtresse de la maison. Elle n'a pas pris 
seulement la maison, mais notre cœur. 

Dans un logis de campagne où mon beau-père 
faisait l'éducation de ses enfants, l'été, il leur te- 
nait la classe dans une serre où les hirondelles ni- 
chaient, sans s'inquiéter du mouvement de la fa- 



150 SUITE DES MIGRATIONS. 

mille, libres dans leurs allures, tout occupées de leur 

« 

couvée, sortant par la fenêtre et rentrant par le toit, 
jasant avec les leurs très-haut, et plus haut que le 
maître, lui faisant dire, comme disait saint François : 
« Sœurs hirondelles, ne pourriez-vous vous taire? » 

Le foyer est à elles. Où la mère a niché, nichent 
la fille et la petite-fille. Elles y reviennent chaque an - 
née ; leurs générations s'y succèdent plus régulière- 
ment que les nôtres. La famille s'éteint, se disperse, 
la maison passe à d'autres mains, l'hirondelle y re- 
vient toujours; elle y maintient son droit d'occupa- 
tion. 

C'est ainsi que cette voyageuse s'est trouvée le 
symbole de la fixité du foyer. Elle y tient tellement 
que la maison réparée, démolie en partie, long- 
temps troublée par les maçons, n'en est pas moins 
souvent reprise et occupée par ces oiseaux fidèles, 
de persévérant souvenir. 

C'est Foiseau du retour. Si je l'appelle ainsi, ce 
n'est pas seulement pour la régularité du retour 
annuel, mais pour son allure même, et la direction 
de son vol, si varié, mais pourtant circulaire, et 
qui revient toujours sur lui. 

Elle tourne et vire sans cesse, elle plane infatiga- 
blement autour du même espace et sur le même 
lieu, décrivant une infinité de courbes gracieuses 
qui varient, mais sans s'éloigner. Est-ce pour sui- 



L'HIRONDELLE. 151 

vre sa proie, le moucheron qui danse et flotte en 
Fair? est-ce pour exercer sa puissance, son aile in- 
fatigable, sans s'éloigner du nid î N'importe, ce vol 
circulaire, ce mouvement éternel de retour, nous 
a toujours pris les yeux et le cœur, nous jetant 
dans le rêve, dans un monde de pensées. 

Nous voyons bien son vol, jamais, presque ja- 
mais sa petite face noire. Qui donc es-tu, toi qui te 
dérobes toujours, qui ne me laisses voir que tes 
tranchantes ailes, faux rapides comme celle du 
Temps? Lui, s'en va sans cesse; toi, tu reviens 
toujours. Tu m'approches, tu m'en veux, ce semble, 
tu me rases, voudrais me toucher?... Tu me cares- 
ses de si près, que j'ai au visage le vent, et pres- 
que le coup, de ton aile.... Est-ce un oiseau? est-ce 
un esprit?... Ah! si tu es une âme, dis-le-moi fran- 
chement, et dis-moi cet obstacle qui sépare le 
vivant des morts. Nous le serons demain; nous 
sera-t-il donné de venir à tire-d'aile revoir ce cher 
foyer de travail et d'amour? de dire un mot en- 
core, en langue d'hirondelle, à ceux qui, même 
alors, garderont notre cœur? 

Mais n'anticipons pas, n'ouvrons pas la source 
amère. Prenons-le plutôt, cet oiseau, dans les pen- 
sées du peuple, dans la bonne vieille sagesse po- 
pulaire, plus voisine sans doute de la pensée de la 
nature. 



15.2 SUITE DES MIGRATIONS. 

Le peuple n'y a vu que l'horloge naturelle, la 
division des saisons, des deux grandes heures de 
Vannée. A Pâques et à la Saint-Michel, aux époques 
des réunions, des foires et marchés, des baux et 
fermages, l'hirondelle apparaît, blanche et noire, 
et nous dit le temps. Elle vient couper et marquer 
la saison passée, la nouvelle. On se réunit ces 
jours-là, mais on ne se retrouve pas toujours ; les 
six mois ont fait disparaître celui-ci, celui-là. L'hi- 
rondelle revient, mais pas pour tous ; car plusieurs 
sont partis pour un très-long voyage, plus que 
le tour de France. Et d'Allemagne? Non, plus loin 
encore. 

Nos compagnons, ouvriers voyageurs, suivaient 
la vie de l'hirondelle, sauf qu'au retour souvent ils 
ne retrouvaient plus le nid. L'oîseau prudent les 
en avise dans un vieux dicton allemand, où la pe- 
tite sagesse populaire veut les retenir au foyer. Sur 
ce dicton, le grand poëte Rûckert, se faisant lui- 
même hirondelle, reproduisant son vol rhythmi- 
que, circulaire, son constant retour, en a tiré 
ce chant, dont tel peut rire; mais plus d'un en 
pleurera : 

De la jeunesse, de la jeunesse, 
Un chant me revient toujours.... 
Oh ! que c'est loin ! Oh I que c'est loin 
Tout ce qui fut autrefois ; 



L'HIRONDELLE. 153 

Ce que chantait, ce que chantait 
Celle qui ramène le printemps, 
Rasant le village de Taile, rasant le village de l'aile, 
Est-ce bien ce qu'elle chante encore ? 

« Quand je partis, quand je partis. 
Étaient pleins l'armoire et le coffre. 
Quand je revins, quand je revins. 
Je ne trouvai plus que le vide. » 

mon foyer de famille. 
Laisse-moi seulement une fois 
M'asseoir à la place sacrée 
Et m'envoler dans les songes! 

Elle revient bien l'hirondelle, 
Et l'armoire vidée se remplit. 
Mais le vide du cœur reste, mais reste le vide du cœur. 
Et rien ne le remplira. 

Elle rase pourtant le village, 
Elle chante comme autrefois.... 
« Quand je partis, quand je partis. 
Coffre, armoire, tout était plein. 
Quand je revins, quand je revins , 
Je ne trouvai plus que le vide. » 



L'hirondelle, prise dans la main et envisagée de 
près, est un oiseau laid et étrange, avouons-le; 



154 SUITE DES MIGRATIONS. 

mais cela tient précisément à ce qu'elle est Yoiseau 
par excellence, l'être entre tous né pour le vol. La 
nature a tout sacrifié à cette destination : elle s'est 
moquée de la forme, ne songeant qu'au mouve- 
ment; et elle a si bien réussi, que cet oiseau, laid au 
repos, au vol est le plus beau de tous. 

Des ailes en faux, des yeux saillants, point de 
cou (pour tripler la force); de pied, peu ou point : 
tout est aile. Voilà les grands traits généraux. Ajou- 
tez un très-large bec, toujours ouvert, qui happe 
sans arrêter, du vol, se ferme et se rouvre encore. 
Ainsi, elle mange en volant, elle boit, se baigne en 
volant, en volant nourrit ses petits. 

Si elle n'égale pas en ligne droite le vol fou- 
droyant du faucon, en revanche elle est bien plus 
libre; elle tourne, fait cent cercles, un dédale 
de figures incertaines, un labyrinthe de courbes 
variées, qu'elle croise, recroise à l'infini. L'en- 
nemi s'y éblouit, s'y perd, s'y brouille, et ne sait 
plus que faire. Elle le lasse, l'épuisé; il renonce, 
et la laisse non fatiguée. C'est la vraie reine de 
l'air; tout l'espace lui appartient par l'incompa- 
rable agilité du mouvement. Qui peut changer 
ainsi à tout moment ' d'élan et tourner court ? 
Personne. La chasse infiniment variée et capri- 
cieuse d'une proie toujours tremblotante, de la 
mouche, du cousin, du scarabée, de^ mille in- 



L'HIRONDELLE. 155 

sectes qui flottent et ne vont point eu ligne droite, 
c'est sans nul doute la meilleure école du vol, 
et ce qui rend l'hirondelle supérieure à tous les 
oiseaux. 

La nature, pour arriver là, pour produire cette 
aile unique, a pris un parti extrême, celui de 
supprimer le pied. Dans la grande hirondelle d'é- 
glise, qu'on appelle martinet, le pied est atrophié. 
L'aile y gagne : on croit que le martinet fait jus- 
qu'à quatre-vingts lieues par heure. Cette épou- 
vantable vitesse l'égale à la frégate même. Le 
pied fort court chez la frégate, n'est chez le 
martinet qu'un tronçon; s'il pose, c'est sur le 
ventre : aussi , il ne pose guère. Au rebours 
de tout autre être, le mouvement seul est son 
repos. Qu'il se lance des tours, se laisse aller 

en l'air, l'air le berce amoureusement, le porte 

• 

et le délasse. Qu'il veuille s'accrocher, il le peut 
de ses faibles petites griffes. Mais qu'il pose, il 
est infirme et comme paralytique, il sent toute 
aspérité; la dure fatalité de la gravitation l'a 
repris ; le premier des oiseaux semble tombé au 
reptile. 

Prendre l'essor d'un lieu, c'est pour lui le plus 
difficile : aussi s'il niche si haut, c'est qu'au dé- 
part il doit se laisser choir dans son élément na- 
turel. Tombé dans l'air, il est libre, il est maître, 



155 SUITE DES MIGRATIONS. 

mais jusque-là serf, dépendant de toute chose, à la 
discrétion de qui mettrait la main sur lui. 

Le vrai nom du genre, qui dit tout, c'est le nom 
grec Sans pied (A-pode). Le grand peuple des hi- 
rondelles, avec ses soixante espèces, qui remplit la 
terre , l'égayé et la charme de sa grâce, de son vol 
et de son gazouillement, doit toutes ses qualités 
aimables à cette difformité d'avoir peu, très-peu 
de pied ; elle se trouve à la fois la première de 
la gent ailée par le don, l'art complet du vol, 
d'autre part la plus sédentaire et la plus attachée 
au nid. 

Chez cette tribu à part, le pied ne suppléant point 
l'aile, l'éducation des jeunes étant celle de l'aile 
seule et le long apprentissage du vol, les petits 
ont longtemps gardé le nid, longtemps sollicité les 
soins, développé la prévoyance et la tendresse ma- 
ternelles. Le plus mobile des oiseaux s'est trouvé lié 
par le cœur. Le nid n'a pas été le nid nuptial d'un 
moment, mais un foyer, une maison, l'intéressant 
théâtre d'une éducation difficile et des sacrifices 
mutuels, n y a eu une mère tendre, une épouse 
fidèle; que dis-je? bien plus, de jeunes sœurs qui 
s'empressent d'aidek* la mère, petites mères elles- 
mêmes et nourrices d'enfants plus jeunes encore. 
Il y a eu tendresse maternelle, soins et enseigne- 
ment mutuel des petits aux plus petits. . 



L'HIRONDELLE. 157 

Le plus beau c'est que cette fraternité s'est éten- 
due : dans le péril, toute hirondelle est sœur ; qu'une 
crie, toutes accourent ; qu'une soit prise, toutes se 
lamentent, se tourmentent pour la délivrer. 

Que ces charmants oiseaux étendent leur intérêt 
aux oiseaux même étrangers à leur espèce, on le 
conçoit. Elles ont moins à craindre que nul autre 
les hètes de proie, avec une aile si légère , et ce sont 
elles qui les premières avertissent la basse-cour de 
leur apparition. La poule et le pigeon se blottis- 
sent et cherchent asile, dès qu'ils entendent le cri, 
l'avertissement de l'hirondelle. 

Non, le peuple ne se trompe pas en croyant que 
l'hirondelle est la meilleure du monde ailé. 

Pourquoi? elle est la plus heureuse, étant de 
beaucoup la plus libre. 

Libre par un vol admirable. 

Libre par la nourriture facile. 

Libre par le choix du climat. 

Aussi, quelque attention que j'aie prêtée à son 
langage (elle parle amicalement à ses sœurs, plus 
qu'elle ne chante), je ne l'ai jamais entendue que 
bénir la vie, louer Dieu. 

Libéria! molto e desiato hem! je roulais ce mot en 
mon cœur sur la grande place de Turin, où nous 
ne pouvions nous lasser de voir voler les hiron- 
4elles innombrables, avec ipiUe petits cris de joie. 



158 SUITE DES MIGRATIONS. — L'HIRONDELLE. 

Elles y trouvent, en descendant les Alpes, de com- 
modes habitations toutes faites, qui les attendent 
dans les trous que laissent les échafaudages^ aux 
murs mêmes des palais. Parfois, et souvent le soir, 
elles jasaient très-haut, criaient, à empêcher de 
s'entendre; souvent elles se précipitaient, tom- 
baient presque, rasant la terre, mais si vite rele- 
vées qu'on les aurait crues lancées d'un ressort ou 
dardées d'un arc. Au rebours de nous, qui sommes 
sans cesse rappelés à la terre, elles semblaient gra- 
viter en haut. Jamais je ne vis l'image d'une liberté 
plus souveraine. C'étaient des jeux, des divertisse- 
ments infinis. 

Voyageurs, nous regardions volontiers ces voya- 
geurs qui prenaient insoucieusement et gaiement 
leur pèlerinage. L'horizon cependant était grave, 
cerné par les Alpes, qui semblent plus près à cette 
heure. Les bois noirs de sapins étaient déjà obscur- 
cis et enténébrés du soir; les glaciers rayonnaient 
encore d'une blancheur pâlissante. Le double deuil 
de ces grands monts nous séparait de la France, 
vers laquelle nous allions bientôt nous acheminer 
lentement. 



HARMONIES DE U ZONE TEMPÉRÉE 



HARMONIES DE LA ZONE TEMPÉRÉE. 



Pourquoi l'hirondelle et lanl d'autres oiseaux pla- 
cent-ils leur habitation si près de celle de l'homme? 
pourquoi se font-ils nos amis, se mêlant à nos tra- 
vaux et les égayant par leur chant? Pourquoi, dans 
nos seuls climats de la zone tempérée, a-t-on cet 
heureux spectacle d'alliance et d'harmonie qui est 
le but de la nature? 

C'est qu'ici, les deux partis, l'oiseau et l'homme, 
sont libres des fatalités pesantes qui dans le Midi 
les séparent et les opposent l'un à l'autre. La cha- 
leur, qui alanguit l'homme, irrite au contraire l'oi- 
seau, lui donne l'activité brûlante, l'inquiétude, 
J'âcre violence qui se traduit en cris rauques. Sous 
[es tropiques, tous deux sont en divergence com- 



1 62 HARMONIES 

plète, esclaves d'une nature tyrannique cpii pèse sur 
eux diversement. 

Passer de ces climats aux nôtres, c'est entrer dans 
la liberté. Cette nature que nous subissions, ici 
nous la dominons. Je m'éloigne volontiers et sans 
retourner les yeux de l'accablant paradis où j'ai 
langui, faible enfant, aux bras de la grande nour- 
rice qui, d'un trop puissant breuvage, m'enivrait, 
croyant m'allaiter. 

Celle-ci fut faite pour moi, c'est ma femme légi- 
time, je la reconnais. Et d'avance, elle me res- 
semble; comme moi, elle est sérieuse, laborieuse; 
elle a Tinstinct du travail, de la patience. Ses sai- 
sons renouvelées partagent son grand jour annuel, 
comme la journée de l'ouvrier alterne du travail au 
repos. Elle ne donne aucun fruit gratis ; elle donne 
ce qui vaut tous les fruits : l'industrie, l'activité. 

Avec quel ravissement j'y trouve aujourd'hui 
mon image, la trace de ma volonté, les créations 
de mon effort et de mon intelligence ! Profondément 
travaillée par moi, par moi métamorphosée, elle 
me raconte mes travaux, me reproduit h moi- 
même. Je la vois comme elle fut avant d'avoir 
subi cette création humaine, avant de s'être faite 
homme. 

Monotone au premier coup d'œil, mélancolique, 
elle offrait des forêts et des prairies, mais celles-ci 



DE LA ZONE TEMPÉRÉE. 163 

et celles-là singulièrement différentes de ce qui se 
voit ailleurs. 

La prairie, le beau tapis vert de l'Angleterre et 
de l'Irlande, au délicat et fin gazon d'herbe tou- 
jours renouvelée, non la rude bourre des steppes 
d'Asie, non l'épineuse et hostile végétation de l'A- 
frique, non le hérissement sauvage des savanes 
américaines, où la moindre plante est ligneuse, 
durement arborescente; la prairie européenne par 
sa végétation éphémère et annuelle, ses humbles 
petites fleurs aux senteurs faibles et douces, a un 
caractère de jeunesse, et je dirai plus, d'innocence, 
qui s'harmonise à nos pensées et nous rafraîchit le 
cœur. 4 

Sur cette assise première d'une herbe humble et 
docile, qui n'a pas la prétention de monter plus 
haut, se détache par contraste la forte individualité 
des arbres les plus robustes, si différents de la vé- 
gétation confuse des forêts méridionales. Qui démê- 
lera sous la masse des lianes, des orchidées, de 
cent plantes parasites, les arbres, herbacées eux-- 
mêmes, qui y sont comme engloutis? Dans nos an- 
tiques forêts de la Gaule et de l'Allemagne se dresse 
fort et sérieux, lentement, solidement bâti, l'orme 
ou le chêne, ce héros végétal aux bras noueux, au 
cœur d'acier, qui a vaincu huit ou dix siècles, 
et qui, abattu par l'homme, associé à ses ou- 



164 HARMONIES 

vrages, leur communique Téternité des œuvres de 
la nature. 

Tel arbre, tel homme. Qu'il nous soit donné de 
lui ressembler, à ce chêne fort et pacifique dont 
l'absorption puissante a concentré tout élément et 
en a fait l'individu grave, utile et persistant, la 
personnalité solide à qui tous avec confiance de- 
mandent un appui, un abri, qui tend ses bras secou- 
râbles aux diverses tribus animales et les abrite de 
ses feuilles!... De mille bruits, en reconnaissance, 
elles égayent jour et nuit la majesté silencieuse de ce 
vieux témoin des temps. Les oiseaux le remercient 
et charment son ombre paternelle de chants, d'a- 
mour et dé jeunesse. 

Indestructible vigueur des climats de l'Occident ! 
Pourquoi vit-il mille ans ce chêne? parce que tous 
les ans il est jeune. C'est lui qui date le printemps. 
L'émotion de la vie nouvelle ne commence pas pour 
nous quand toute la nature se couvre de la verdure 
uniforme des végétations vulgaires. Elle commence 
quand nous voyons le chêne, du feuillage ligneux 
de l'autre an qu'il retient encore, arracher sa feuille 
nouvelle; quand l'orme, laissant passer devant lui 
l'impatience des arbres inférieurs, nuance d'un vert 
léger la délicatesse austère de ses rameaux aériens, 
finement dessinés sur le ciel. 

Alors, alors la nature parle à tous ; sa voix puis- 



DE LA ZONE TEMPÉRÉE. 465 

santé trouble Tâme même des sages. Pourquoi pas? 
n'est-elle pas sainte? et ce surprenant réveil qui a 
évoqué toute vie, du cœur dur et muet des chênes 
jusqu'à leur pointe sublime où l'oiseau chante sa 
joie, n'esl-ce pas comme un retour de Dieu? 

J'ai vécu dans les climats où l'olivier, l'oranger, 
conservent leur verdure éternelle. Sans mécon- 
naître la beauté de ces arbres d'élite et leur distinc- 
tion spéciale, je ne pouvais m'habituer à la fixité 
monotone de leur costume immuable, dont la ver- 
dure répondait h l'immuable bleu du ciel. J'atten- 
dais toujours quelque chose, un renouvellement 
qui ne venait pas. Les jours passaient, mais iden- 
tiques. Pas une feuille de moins sur la terre, pas 
un léger nuage au ciel. « Grâce, disais-je, nature 
éternelle ! Au cœur changeant que tu m'as fait ac- 
corde au moins un changement. Pluie, boue, orage, 
j'accepte tout; mais que du ciel ou de la terre l'idée 
du mouvement me revienne, l'idée de rénovation ; 
que chaque année le spectacle d'une création nou- 
velle me rafraîchisse le cœur, me rende Tespoir 
que mon âme pourra se refaire et revivre, et, par 
les alternatives de sommeil, de mort ou d'hiver, se 
créer de nouveaux printemps. » 

Homme, oiseau, toute la nature, nous disons la 
même chose. Nous sommes par le changement. 
A ces fortes alternatives de chaud, de froid, de 



166 HARMONIES DE LA ZONE TEMPÉRÉE. 

brume et de soleil, de tristesse et de gaieté, nous 
devons la trempe, la puissante personnalité de notre 
Occident. La pluie ennuie aujourd'hui : le beau 
temps viendra demain. Les splendeurs de l'Orient, 
les merveilles des tropiques, ne valent pas, mises 
ensemble, la première violette de Pâques, la pre- 
mière chanson d'avril, Taubépine en fleur, la joie 
de la jeune fille qui remet sa robe blanche. 

Au matin, une voix puissante, d'une fraîcheur, 
d'une netteté singulière, d'un mordant timbre d'a- 
cier, la voix du merle retentit, et il n'est pas de 
cœur malade, pas de vieillesse chagrine, qui puisse 
s'empêcher de sourire. 

Un printemps, allant, à Lyon, dans les vignes 
mftconnaises qu'on travaillait à relever, j'entendais 
une pauvre femme, misérable, vieille, aveugle, qui 
chantait avec un accent de gaieté extraordinaire 
cette vieille chanson villageoise : 

Nous quittons nos grands habits, 
Pour en prendre de plus petits.' 



L'OISEAU, OUVRIER DE L'HOMME 



L'OISEAU, OUVRIER DE L'HOMME. 



Vavare agriculteur, mot juste et senti de Virgile. 
Avare, aveugle, réellement, qui proscrit les oi- 
seaux destructeurs des insectes et défenseurs de 
ses moissons. 

Pas »in grain à celui qui', dans les hivers plu- 
vieux, poursuivant l'insecte à venir, cherchait les 
nids des larves, examinait, retournait chaque 
feuille , détruisait chaque jour des milliers de fu- 
tures chenilles. Mais des sacs de froment aux in- 
sectes adultes, des champs aux sauterelles que l'oi- 
seau aurait combattues 1 

Les yeux sur le sillon , sur le moment présent , 
sans voir et sans prévoir, aveugle sur la grande 
harmonie qu'on ne rompt pas en vain , il a partout 

10 



170 L'OISEAU, 

sollicité ou applaudi les lois qui supprimaient Taide 
nécessaire de son travail , l'oiseau destructeur des 
insectes. Et ceux-ci ont vengé l'oiseau. Il a fallu en 
hâte rappeler le proscrit. A l'île Bourbon, par exem- 
ple , la tête du martin était à prix ; il disparaît , et 
alors les sauterelles prennent possession de l'île, 
dévorant, desséchant, brûlant d'une acre aridité ce 
qu'elles ne dévorent pas. Il en a été de même dans 
l'Amérique du Nord pour l'étourneau, défenseur du 
maïs. Le moineau même, qui attaque le grain, mais 
qui le protège encore plus , le moineau , pillard et 
bandit , flétri de tant d'injures et frappé de malé- 
diction, on a vu en Hongrie qu'on périssait sans lui, 
que lui seul pouvait soutenir la guerre immense 
des hannetons et des mille ennemis ailés qui régnent 
sur les basses terres ; on a révoqué le bannissement 
rappelé en hâte cette vaillante landwehr qui , peu 
disciplinaire , n'en est pas moins le salut au pays. 
Naguère près de Rouen, et dans la vallée de 
Monville, les corneilles avaient été proscrites quel- 
que temps. Les hannetons, dès lors, tellement 
profitèrent, leurs larves multipUées à l'infini pous- 
sèrent si bien leurs travaux souterrains, qu'une 
prairie entière qu'on me montra avait séché à la 
surface; toute racine d'herbe était rongée, et la 
prairie entière, aisément détachée, roulée sur elle- 
même, pouvait s'enlever comme un tapis. 



OUVRIER DE L'HOMME. 171 

Tout travail , tout appel de l'homme à la natuj'e , 
suppose l'intelligence de l'ordre naturel. L'ordre 
est tel, et telle est sa loi. La vie a autour (Telle, en 
elle, son ennemi, le plus souvent son hôte, le parasite 
qui la mine et la ronge. 

La vie inerte et sans défense, la végétale surtout, 
privée de locomotion, y succomberait sans l'appui 
supérieur de l'infatigable ennemi du parasite, âpre 
chasseur, vainqueur ailé des monstres. 

Guerre extérieure sous les tropiques où partout 
ils surgissent. Guerre intérieure dans nos climats 
où tout est plus caché, plus mystérieux et plus 
profond. 

Dans la fécondité exubérante de la zone torride , 
les insectes, ces destructeurs terribles des végétaux, 
consommaient le trop-plein. Ils volent ici le néces- 
saire. Là, ils fourrageaient dans le luxe prodigue 
des plantes spontanées, des semences perdues, des 
fruits dont la nature jonche le désert. Ici, dans le 
champ resserré qu'arrose la sueur de l'homme, ils 
récoltent à sa place, dévorent son travail et son 
fruit; ils s'attaquent h sa vie même. 

Ne dis pas : « L'hiver est pour moi , il tuera l'en- 
nemi. » L'hiver tue l'ennemi qui mourrait de lui- 
même; il tue surtout les éphémères, dont la durée 
était déjà mesurée à celle de la fleur, de la feuille 
où fut liée leur existence. Mais, avant de mourir, 



172 L'OISEAU, 

le prévoyant atome garantit sa postérité ; il abrite, 
cache et dépose profondément son avenir, le germe ' 
de sa reproduction. Comme œufs ou larves, ou 
même en leur propre personne, vivants, adultes, 
armés, ces invisibles , dans le sein de la terre , dor- 
ment en attendant le temps. Est-elle immobile, 
cette terre? Dans les prairies, je la vois onduler, 
le noir mineur, la taupe, continue son travail. Plus 
haut, dans les lieux secs , s'étendent des greniers 
où le rat philosophe, sur un bon tas de blé , prend 
la saison en patience. 

Tout cela va surgir au printemps. D'en haut, d'en 
bas, à droite, à gauche, ces peuples rongeurs, 
échelonnés par légions qui se succèdent et se re- 
layent chacun à son mois, à son jour, immense, 
irrésistible conscription de la nature , marchera à 
la conquête des œuvres de l'homme. La division du 
travail est parfaite. Chacun a son poste d'avance et 
ne se trompera pas. Chacun tout droit ira à son 
arbre, à sa plante. Et tel sera leur nombre épou- 
vantable, qu'il n'y aura pas une feuille qui n'ait sa 
légion. 

Que feras-tu, pauvre homme? Comment te mul- 
tiplieras-tu? as-tu des ailes pour les suivre? as-tu 
même des yeux pour les voir? Tu peux en tuer à 
ton plaisir; leur sécurité est complète : tue, écrase 
à millions ; ils vivent par milliards. Où tu triomphes 



OUVRIER DE L'HOMME. 173 

par le fer et le feu en détruisant la plante même, 
tu entends à côté le bruissement léger de la grande 
armée des atomes, qui ne songe guère à ta victoire 
et qui ronge invisiblemént. 

Écoute, je vais te donner deux conseils. Examine, 
choisis le meilleur. 

Le premier remède à cela, que Ton commence à 
suivre, c'est d'empoisonner tout. Trempe-moi les 
semences dans le sulfate de cuivre; mets ton blé 
sous la protection du vert-de-gris. L'ennemi ne 
s'attend pas à cela; il est déconcerté. S'il y touche, 
il meurt ou languit^ Toi. aussi, il est vrai, tu n'es 
guère florissant ; ton hardi stratagème peut aider 
aux fléaux qui dévastent notre âge. Heureux temps ! 
le bon laboureur empoisonne d'abord; ce blé cui- 
vré, transmis au boulanger artiste, fermente par le 
sulfate de cuivre ; moyen simple, agréable, qui fait 
lever, gonfler la pâte légère qu'on va se disputer. 

Non, fais mieux. Prends-en ton parti. Contre 
tant d'ennemis, reculer n'est pas honte. Laisse 
faire, et croise tes bras. Couche-toi et regarde. 
Fais comme, au soir de Waterloo, fit ce brave 
qui, blessé et couché, se releva encore et re- 
garda à l'horizon ; mais il y vit Blûchcr , la grande 
nuée de l'armée noire. Il retomba alors, en disant: 
« Ils sont trop. » 

Et combien plus tu as droit de le dire ! tu es seul 



1 74 L'OISEAU , 

contre l'universelle conjuration de la vie. Tu peux 
dire aussi : « Ils sont trop ! » 

Tu insistes : c Voici pourtant des champs qui 
donnaient espérance ; voici un pâturage humide où 
je prendrais plaisir à voir mes bœufs perdus dans 
rherbe. Menons-y les troupeaux. » 

Ils y sont attendus. Que deviendraient sans eux 
ces vivants nuages d'insectes qui n'aiment que le 
sang? Le sang du bœuf est bon, et le sang de 
l'homme est meilleur. Entre, assieds-toi au milieu 
d'eux y tu seras bien reçu, car tu es le festin. Ces 
dards , ces trompes et ces tenailles trouveront en 
ta chair d'exquises délices ; une orgie sanguinaire 
s'ouvrira sur ton corps pour la danse effrénée de ce 
monde famélique , qui ne lâchera pas à moins de 
défaillir; tu en verras plus d'un tournoyer et mou- 
rir sur la source enivrante que s'est creusée son 
dard. Blessé, sanglant, gonflé de plaies bouffies, 
n'espère pas de repos. D'autres viennent, et puis 
d'autres, et toujours, et sans an. Car si le climat 
est moins âpre que dans les zones du Midi, en 
revanche, la pluie étemelle, cet océan d'eau douce 
et tiède qui noie infatigablement nos plages, en- 
fante dans une fécondité désespérante ces vies com- 
mencées et avides, qui sont impatientes de monter, 
naître^et s'achever par la destruction des vies supé- 
rieures. 



OUVRIER DE L'HOMME. 175 

J*ai VU , non pas dans les marais , mais sur les 
hauteurs de TOuest, aimables et verdoyantes col- 
lines, couvertes de bois ou de prairies, j'ai vu 
d'immenses eaux pluviales séjourner sans écou- 
lement, puis, bues d'un rayon de soleil, laisser la 
terï;e couverte d'une riche et plantureuse produc- 
tion animale, limaces, limaçons, insectes de mille 
sortes, tous gens de terrible appétit, nésdentus, 
armés d'appareils formidables , d'ingénieuses ma- 
chines à détruire. Impuissants contre l'irruption 
d'un monde inattendu qui grouillait, s'agitait, 
montait, entrait, nous eût mangés nous-mêmes; 
nous luttions au moyen de quelques poules intré- 
pides et voraces, qui ne comptaient pas les en- 
nemis, ne discutaient pas, avalaient. Ces poules 
bretonnes et vendéennes, braves du génie de la 
contrée, faisaient cette campagne d'autant mieux, 
qu'elles guerroyaient chacune à sa manière. La 
noire, la grise et la pondeiwe (c'étaient leurs noms 
de guerre) allaient ensemble en corps d'armée, et 
ne reculaient devant rien ; la rêveuse ou la philo^ 
sophe aimait mieux chouanner, et n'en faisait que 
plus d'ouvrage. Un superbe chat noir, leur com- 
pagnon de solitude, étudiait tout le jour la trace du 
mulot, du lézard, chassait la guêpe, mangeait la 
cantharide , du reste devant les poules respectueux 
et toujours à distance. 



176 L'OISEAU, 

Un mot encore sur elles, et un regret. Tout 
finit, il fallut partir. Et que deviendraient-elles? 
Données, elles allaient être mangées certainement . 
Longuement nous délibérâmes. Puis,- par un parti 
vigoureux, d'après la vieille foi des sauvages, qui 
croient qu'il vaut mieux mourir par ceux qu'on 
aime, et pensent, en mangeant des héros, devenir 
héroïques , nous en fîmes , non sans gémir, un fu- 
nèbre banquet. 

C'est un très-grand spectacle de voir contre cet 
effrayant frétillement du monstre universel qui s'é- 
veille au printemps, sifflant, bruissant, coassant, 
bourdonnant, dans son immense faim, de voir des- 
cendre (on peut le dire) du ciel l'universel Sauveur, 
en cent formes et cent légions diverses d'armes et 
de caractère, mais toutes ayant des ailes, participant 
au divin privilège du Saint-Esprit, d'être présent 
partout. 

A l'universelle présence de l'insecte, à l'ubiquité 
du nombre, répond celle de l'oiseau, de la célérité, 
deTaile. Le grand moment, c'est celui où l'insecte, 
se développant par la chaleur, trouve l'oiseau en 
face, l'oiseau multiplié, l'oiseau qui, n'ayant point 
de lait, doit nourrir à ce moment une nombreuse 
famille de sa chasse et de proie vivante. Chaque 
année, le monde serait en péril, si l'oiseau allai- 
tait, si ralimentat^on était le travail d'un individu , 



OUVRIER DE L'HOMME. 177 

d*un estomac. Mais voici la couvée bruyante, exi- ^ 
géante et criante, qui appelle la proie par dix, 
quinze ou vingt becs ; et Texigence est telle , telle 
est la fureur maternelle pour répondre à ces cris, 
que la mésange, qui a vingt enfants, désespérée, 
ne pouvant les faire taire avec trois cents chenilles 
par jour, ira même au nid des oiseaux ouvrir la 
cervelle aux petits. 

De nos fenêtres qui donnent sur le Luxembourg, 
nous observions dès l'hiver commencer cette utile 
guerre de l'oiseau contre l'insecte. Nous le voyions, 
en décembre, ouvrir le travail de l'année. L'hon- 
nête et respectable ménage du merle , qu'on peut 
appeler tourne-feuilles, faisait par couples sa be- 
sogne; au rayon qui suivait la pluie, ils arrivaient 
aux mares, levaient les feuilles une à une avec 
adresse et conscience, ne laissant rien passer sans 
un attentif examen. 

Ainsi, dans les plus tristes mois, où le sommeil 
de la nature ressemble de si près à la mort, l'oiseau 
nous continuait le spectacle de la vie. Sur la neige 
même, le merle nous saluait au réveil. Aux sérieu- 
ses promenades d*hiver, nous avions toujours près 
de nous le roitelet à huppe d'or, son petit chant 
rapide, son rappel doux et flûte. Les moineaux, 
plus familiers, paraissaient sur nos balcons : exacts 
aux heures, ils savaient qu'ils trouveraient deux 



178 L'OISEAU, OUVRIER DE L'HOMME. 

fois par jour le couvert rais, sans qu'il en coûtât à 
leur liberté. 

Du reste, honnêtes travailleurs, lorsque le prin- 
temps est venu, ils se font scrupule de rien deman- 
der. Dès que leurs enfants éclos ont commencé à 
voler, ils les ont joyeusement amenés à la fenêtre, 
comme pour remercier et bénir. 



LE TRAVAIL 



LE PIC 



LE TRAVAIL. 



LE PIC, 



Dans les calomnies ineptes dont les oiseaux sont 
l'objet, nulle ne l'est plus que de dire, comme on 
a fait, que le pic, qui creuse les arbres, choisit les 
arbres sains et durs, ceux qui présentent le plus 
de difficultés et peuvent augmenter son travail. Le 
bon sens indique assez que le pauvre animal, qui 
vit de vers et d'insectes, cherche les arbres malades, 
cariés, qui résistent moins et qui lui promettent, 
d'ailleurs, une proie plus abondante. La guerre obs- 
tinée qu'il fait à ces tribus destructives qui gagne- 
raient les arbres sains, c'est un signalé service 
qu'il nous rend. L'État lui devrait, sinon les ap- 

11 



182 LE TRAVAIL. 

pointemenls, du .moins le titre honorifique de 
Conservateur des forêts. Que fait-on? pour tout sa- 
laire, d'ignorants administrateurs ont souvent mis 
sa tête à prix. 

Mais le pic ne serait pas l'idéal du travailleur, 
s'il n'était calomnié et persécuté. Sa corporation 
modeste, répandue dans les deux mondes,' sert 
l'homme, l'enseigne et l'édifie. L'hahit varie; le 
signe commun de reconnaissance est le chaperon 
écarlate dont ce bon ouvrier couvre- généralement 
sa tête, son crâne épais et solide. L'instrument de 
son état, qui sert de pioche et d'alêne, de ciseau et 
de doloire, c'est son bec, carrément taillé. Ses jam- 
bes nerveuses, armées de forts ongles noirs d'une 
prise ferme et solide, l'assurent parfaitement sur sa 
branche, où il reste des jours entiers dans une atti- 
tude incommode, frappant toujours de bas en haut. 
Sauf le malin où il s'agite, remue ses membres en 
tous sens, comme font les meilleurs travailleurs 
qui s'apprêtent quelques moments pour ne plus se 
déranger, il pioche toute une longue journée avec 
une application singulière. On l'entend tard encore, 
qui prolonge le travail dans la nuit et gagne ainsi 
quelques heures. 

Sa constitution répond à une vie si appliquée. Ses 
muscleSjtoujours tendus, rendent sa chair dure etco- 
riace. La vésicule du fiel, très-grande chez lui, semble 



■4 
I 



LE PIC. 183 

accuser une grande disposition bilieuse, acharnée, 
violente au travail, du reste aucunement colérique. 

Les opinions qu'on a prises de cet être singulier 
devaient être Irès-di verses. On a jugé en bien ou 
en mal le grand travailleur, selon qu'on estimait 
ou mésestimait le travail, selon qu'on était soi- 
même plus ou moins laborieux, et qu'on regardait 
une vie sédentaire et appliquée comme maudite ou 
bénie du ciel. 

On s'est demandé aussi si le pic était triste ou 
gai, et l'on a fait diverses réponses, peut-être éga- 
lement bonnes, selon l'espèce et le climat. Je crois 
aisément queWilson,Âudubon, qui parlent surtout 
du beau pic aux ailes d'or qu'on trouve aux Garo- 
Unes sur la lisière des tropiques, l'ont vu plus gai, 
plus remuant; ce pic gagne aisément sa vie, dans 
un pays chaud et riche en insectes; son bec courbé, 
élégant, moins dur que le bec du nôtre, semble 
dire aussi^ qu'il travaille des bois moins rebelles. 
Pour le pic de France et d'Allemagne; qui a à 
percer l'enveloppe de nos vieux chênes européens, 
il a un tout autre instrument, un bec carré, 
lourd et fort. Il est probable qu'il donne bien plus 
d'heures de travail que l'autre. C'est un ouvrier 
placé dans des conditions plus dures, travaillant 
plus et gagnant moins. Dans les sécheresses sur- 
tout, son métier est, misérable; la proie le fuit, 



184 LE TRAVAIL. 

se retire au plus loin, cherchant la fraîcheur. 
Aussi, il appelle la pluie, criant toujours: Plieu! 
plieu! Le peuple comprend ainsi son cri ; il l'ap- 
pelle dans la Bourgogne le Procureur du meunier; 
pic et meunier, si l'eau ne tombe, chôment et ris- 
quent déjeuner. 

Notre grand ornithologiste, excellent et ingé- 
nieux observateur, Toussenel, ne se méprend-il 
pas pourtant sur le caractère du pic en le jugeant 
gai? Sur quoi? sur les courbettes amusantes qu'il 
fait pour gagner sa femelle. Mais qui de nous, et 
des plus sérieux, eu ce cas, n'en fait pas de même? 
Il l'appelle aussi farceur, bateleur, parce qu'à sa 
vue le pic tournait rapidement. Pour un oiseau 
dont le vol est fort médiocre, c'était peut-être le 
plus sage, en présence surtout d'un si excellent 
tireur. El ceci prouve son bon sens. Devant un 
chasseur vulgaire, le pic, qui sait sa chair mau- 
vaise, se seirait laissé approcher. Mais devant un 
tel connaisseur, un ardent ami des oiseaux, il avait 
grandement à craindre de s'en aller empaillé orner 
une collection. 

Je prie l'illustre écrivain de considérer encore 
les habitudes morales et l'humeur que doit donner 
un travail si persévérant. La papillonne n'est pour 
rien ici, et la longueur de telles journées dépasse 
infiniment la mesure commode de ce que Fourier 



LE PIC. 185 

appelle travail attrayant. Le pic est un ouvrier so- 
litaire et à son compte ; il ne se plaint pas sans 
doute ; il sent qu'il a intérêt de travailler beaucoup, 
longtemps. Ferme sur ses fortes jambes, dans une 
attitude pénible, il reste là tout le jour, et persiste 
encore au delà. Est-il heureux? je le crois. Gai? 
j'en doute. Triste? nullement. Le travail passionné, 
qui nous rend si sérieux, en revanche bannit les 
tristesses. 

L'inintelligent travailleur, ou le pauvre surmené, 
qui ne conçoit le ^bonheur que dans l'immobilité, 
ne pouvait manquer de voir dans une vie si assidue 
la malédiction du sort. L'artisan des villes alle- 
mandes assure que c'est un boulanger qui, oisif dans 
son comptoir, affamait le pauvre peuple, le trom- 
pait, vendait à faux poids. En punition, maintenant, 
il travaille et travaillera jusqu'au jour du jugement, 
ne vivant plus que d'insectes.. 

Triste et baroque explication. J'aime mieux la 
vieille fable italienne. Picus, fils du Temps (de Sa- 
turne), était un héros austère qui dédaigna Tamour 
trompeur et les illusions de Circé. Pour la fuir, il a 
pris des ailes et s'est enfui dans les forêts. S'il n'a 
plus la figure humaine, il a mieux, un génie divin, 
prévoyant et fatidique, il entend ce qui est à naître, 
il voit ce qui n'est pas encore. 

Un jugement fort sérieux sur le pic, c'est celui 



186 LE TRAVAIL. 

des Indiens du nord de rAraérique. Ces héros onl 
bien vu que le pic était un héros. Ils aiment à 
porter la tète de celui qu'on nomme Pic à bec 
d'ivoire^ et croient que son ardeur, son courage 
passera en eux. Croyance très-fondée, comme 
l'expérience le prouve. Le plus ferme cœur se sent 
affermi en voyant sans cesse sur lui ce parlant 
symbole; il se dit : c Je serai tel pour la force et 
pour la constance. » 

Seulement, il faut remarquer que, si le pic est un 
héros, c'est le héros pacifique du travail. Il ne ré- 
clame rien de plus. Son bec qui pourrait être re- 
doutable, ses ergots très-forts, sont préparés ce- 
pendant pour tout autre chose que pour le combat. 
Le travail l'a pris tellement qu'aucune rivalité ne le 
conduit à la guerre. Il l'absorbe, exige de lui tout 
l'effort de ses facultés. 

Travail varié et compliqué. D'abord l'excellent 
forestjier, plein de tact et d'expérience, éprouve son 
arbre au marteau, je veux dire au bec. Il ausculte 
comment résonne cet arbre, ce qu'il dit, ce qu'il a 
en lui. Le procédé d'auscultation, si récent en mé- 
decine, était Tart principal du pic, depuis des mil- 
liers d'années. Il interrogeait, sondait, voyait par 
l'ouïe les lacunes caverneuses qu'offrait le tissu de 
l'arbre. Tel, sain et fort en apparence, que, pour sa 
taille gigantesque, a désigné, marqué le marteau 



LE PIC. 187 

de la marine, le pic, bien autrement habile, le juge 
véreux, carié, suscieptible de manquer de la manière 
la plus funeste, de plier en construclion, ou de^faire 
une voie d'eau et de causer un naufrage. 

L'arbre éprouvé mûrement, le pic se l'adjuge, 
s'y établit ; là il exercera son art. Ce bois est creux, 
donc gâté, donc peuplé; une tribu d'insectes y 
habite. Il faut frapper à la porte de la cité. Les 
citoyens, en tumulte, voudront fuir ou par-dessus 
les murailles de la ville, ou en bas, par les égouts. 
Il y faudrait des sentinelles; au défaut, l'unique 
assiégeant veille, et de moment en moment regarde 
derrière pour happer les fugitifs au passage, à quoi 
sert parfaitement une langue d'extrême longueur 
qu'il darde comme un petit serpent. L'incertitude 
de cette chasse, ^le bon appétit qu'il y gagne, le 
passionnent ; il voit à travers l'écorce et le bois ; il 
assiste aux terreurs et aux conseils du peuple en- 
nemi. Parfois, il descend très-vite, pensant qu'une 
issue secrète pourrait sauver les assiégés. 

Un arbre sain au dehors, rongé, pourri au de- 
dans, c'est une terrible image pour le patriote qui 
rêve au destin des cités. Rome, aux temps où la ré- 
publique commençait à s'affaisser, se sentant sem- 
blable à cet arbre, frissonna un jour que le pic vint 
tomber en plein forum sur le tribunal, sous la main 
même du préteur. Le peuple s'émut grandement, 



188 LE TRAVAIL. 

4 

et roulait de tristes pensées. Mais les devins man- 
dés arrivent : si l'oiseau part impunément, la ré- 
publique mourra ; s'il reste, il ne menace plus que 
celui qui Ta dans sa main, le préteur. Ce magis- 
trat, qui était iËlius Tubero, tua l'oiseau à l'instant, 
mourut lui-même bientôt, .et la république dura 
deux siècles encore. 

Cela est grand, non ridicule. Elle dura par ce 
noble appel au dévouement du citoyen. Elle dura 
par cette réponse muette que lui fit un grand cœur. 
De tels actes sont féconds, ils font des hommes et 
des héros; ils font la durée des cités. 

Pour revenir à notre oiseau, ce travailleur, ce 
solitaire, ce grand prophète n'échappe pas à la 
loi universelle. Deux fois par an, il se dément, sort 
de son austérité, et, faut-il le dire? devient ridicule. 
Heureux, dans l'espèce humaine, qui ne l'est que 
deux fois par an ! 

Ridicule ? il ne l'est pas par cela qu'il est amou- 
reux, mais il aime comiquement. Noblement endi- 
manché et dans son meilleur plumage, relevant sa 
mine un peu sombre de sa belle grecque écarlate, 
il tourne autour de sa femelle; ses rivaux en font 
autant. Mais ces innocents travailleursi, faits aux 
œuvres plus sérieuses, étrangers aux arts du beau 
monde, aux grâces des colibris, ne savent rien 
autre chose que de présenter leurs devoirs et leurs 



LE PIC. 18îr 

très-humbles hommages par d'assez gauches cour- 
bettes. Du moins, gauches à notre sens, elles le 
sont moins pour l'objet dont elles captent Tatten* 
» tion. Elles plaisent, et c'est tout ce qu'il faut. Le 
choix prononcé par la reine, nulle bataille. Mœurs 
admirables des bons et dignes ouvriers! les autres, 
chagrins, se retirent, mais avec délicatesse conser- 
vent religieusement le respect de la liberté. 

Le préféré et sa belle, vous croyez qu'ils vont 
faire l'amour oisifs, errer dans les forêts? Point du 
tout. Immédiatement, ils se mettent à travailler. 
« Prouve-moi tes talents, dit-elle, et que je ne me 
suis pas trompée. » Quelle occasion pour un artiste ! 
Elle anime son génie. De charpentier il devient me- 
nuisier et ébéniste ; de menuisier, géomètre ! La 
régularité des formes^ ce rhythme divin lui apparaît 
dans l'amour. 

C'est justement la belle histoire du fameux forge- 
ron d'Anvers. Quintin Metzys, qui aima la fille d'un 
peintre et qui, polir se faire aimer, devint le plus 
grand peintre de la Flandre au xyi" siècle. 

D'un noir Vulcain, Tamour fit un Apelle. 

Donc un matin le pic devient sculpteur. Avec 
la précision sévère, le parfait arrondissement que 
donnerait le compas, il creuse une élégante voûte 
d'un beau demi-globe* Le tout reçoit le poli du 



» » 



190 LE TRAVAIL. 

marbre et de l'ivoire. Les précautions hygiéni- 
ques et stratégiques ne manquent pas. Une entrée 
sinueuse, étroite, dont la pente incline au dehors 
pour que l'eau n'y pénètre pas, favorise la défense; 
il suffit d'une tête et d'un bec courageux pour 
la fermer. 

Quel cœur résisterait à cela ? Qui n'accepterait cet 
artiste, ce pourvoyeur laborieux des besoins de 

la famille, ce défenseur intrépide? Qui ne croirait 
pouvoir sûrement, derrière le généreux rempart 
de ce champion dévoué, accomplir le délicat mys- 
tère de la maternité ? 

Aussi l'on ne résiste plus, et les voilà installés. Il 
ne manque ici qu'un hymne (Hymen ! ôHymenaeel). 
Cen'est pas la faute du pic silajiature, à son génie, 
a refusé la muse mélodieuse. Du moins dans son 
âpre voix on ne méconnaîtra pas le véhément ac- 
cent du cœur. 

Qu'ils soient heureux ! qu'une jeune et aim£(ble 
génération éclose et croisse sous leurs yeux ! Les 
oiseaux de proie ne pourraient aisément pénétrer 
ici. Puisse seulement le serpent, l'affreux serpent 
noir, ne pas visiter ce nid ! Puisse la main de l'en- 
fant n'en pas arracher cruellement la douce espé- 
rance! Puisse surtout Tornilhologiste, l'ami des 
oiseaux, se tenir loin de ces lieux. 

Si le travail persévérant, l'ardent amour de la 



LE PIC. 191 

famille, l'héroïque défense de la liberté, pouvaient 
imposer le respect, arrêter les mains cruelles de 
rhomme, nul chasseur ne toucherait à ce digne 
oiseau. Un jeune naturaliste qui en étouffa un pour 
l'empailler, m'a dit qu'il resta malade de cette lutte 
acharnée, et plein de remords ; il lui semblait qu'il 
eût fait un assassinat. 

Wilson paraît avoir eu une impression analogue, 
a La première fois, dit-,il, que j'observai cet oiseau, 
dans la Caroline du Nord, je le blessai légèrement à 
l'aile, et, lorsque je le pris, il poussa un cri tout à 
fait semblable à celui d'un enfant, mais si fort et si 
lamentable que mon cheval effrajé faillit me ren- 
verser. Je l'apportai ^ Wilmington : en passant dans 
les rues, les cris prolongés de l'oiseau attirèrent 
aux portes et aux fenêtres une foule de personnes, 
surtout de femmes remplies d'effroi. Je continuai 
ma route et, en rentrant dans la cour de l'hôtel, je 
vis venir le maître de la maison et beaucoup de 
gens alarmés de ce qu'ils entendaient. Jugez comme 
augmenta cette alarme quand je demandai ce qu'il 
fallait pour mon enfant et pour moi. Le maître resta 
pâle et slupide, et les autres furent muets d'éton- 
nement. Après m'être amusé à leurs dépens une 
minute ou deux, je découvris mon pic, et un éclat 
de rire universel se fit entendre. Je le montai, le 
plaçai dans ma chambre, le temps de voir mon 



192 LE TRAVAIL. — LE PIC. 

cheval et d'en prendre soin. J'y retournai au bout 
d'une heure, et, en ouvrant la porlej j'entendis de 
nouveau le même cri terrible, qui cette fois parais- 
sait venir de la douleur d'avoir été découvert dans 
ses tentatives d'évasion. Il était monté h long de la 
fenêtre, presque jusqu'au plafond, immédiatetrient 
au-dessous duquel il avait commencé de creuser. Le 
lit était couvert de larges morceaux de plâtre, la 
latte du plafond à découvert dans l'étendue d'à peu 
près quinze pouces carrés, et un trou capable de 
laisser passer le poing, déjà formé dans les abat- 
jour ; de sorte que dans l'espace d'une heure encore, 
il serait certainement parvenu à se frayer une issue. 
Je lui attachai au cou une corde que je fixai à la 
table et le laissai : je voulais lui conserver la vie, et 
j'allai lui chercher de la nourriture. En remontant, 
j'entendis qu'il s'était remis à l'ouvrage, et à mon 
entrée je vis qu'il avait presque détruit la table à 
laquelle il avait été attaché et contre laquelle il 
avait tourné toute sa colère. Lorsque je voulus en 
prendre le dessin, il me coupa plusieurs fois avec 
son bec, et il déploya un si noble et si indomptable 
courage que j'eus la tentation de le rendre à ses fo- 
rêts natales. 11 vécut avec moi à peu près trojs 
jours, refusant toute nourriture, et j'assistai à sa 
mort avec regret. » 



LE CHANT 



LE CHANT. 



Il n'est personne qui n'ait remarqué que des 
oiseaux tenus en cage dans un salon ne manquent 
guère, s'il vient des visiteurs, si la conversation 
s'anime, d'y prendre part à leur manière» de jaser 
ou de chanter. 

C'est leur instinct universel et même en liberté. 
Ils sont l'écho et de Dieu et de l'homme. Us s'as- 
socient aux bruits, aux voix, y ajoutent leur poé- 
sie, leurs rhythmes naïfs et sauvages. Par analogie, 
par contraste, ils augmentent et complètent les 
grands effets de la nature. Au sourd battement des 
flots, l'oiseau de mer oppose ses notes aiguës, stri- 
dentes ; au monotone bruissement des arbres agités, 
la tourterelle et cent oiseaux donnent une douce et 



196 LE CHANT. 

triste assonance; au réveil des campagnes, à la 
gaieté des champs, l*allouette répond par son chant, 
elle porte au ciel les joies de la terre. 

Ainsi, partout, sur l'immense concert instru- 
mental de la nature, sur ces soupirs profonds, sur 
les vagues sonores qui s'échappent de l'orgue di- 
vin, une musique vocale éclate et se détache, celle 
de l'oiseau, presque toujours par notçs vives qui 
tranchent sur ce fond grave, par d'ardents coups 
d'archet. 

Voix ailées, voix de feu, voix d'anges, émanations 
d'une vie intense, supérieure à la nôtre, d'une vie 
voyageuse et mobile, qui donne au travailleur fixé 
sur son sillon des pensées plus sereines et le rêve 
de la liberté. 

De même que la vie végétale se renouvelle au 
printemps par le retour des feuilles, la vie animale 
est renouvelée, rajeunie par le retour des oiseaux, 
par leurs amours et par leurs chants. Rien de pareil 
dans l'hémisphère austral, jeune monde à l'état 
inférieur, qui, encore au travail, aspire à trouver 
une voix. Cette suprême fleur de l'âme et de la vie, 
le chant, ne lui est pas donnée encore. 

Le beau, le grand phénomène de cette face supé- 
rieure du monde, c'est qu'au moment où la nature 
commence par les feuilles et les fleurs son silen- 
cieux concert, sa chanson de mars et d'avril, sa 



LE CHANT. 197 

symphonie de mai, tous nous vibrons à cet accord ; 
hommes, oiseaux, nous prenons le rhythme. Les 
pUis petits, à ce moment, sont poêles, souvent 
chanteurs sublimes. Ils chantent pour leurs com- 
pagnes dont ils veulent gagner l'amour. Ils chan- 
tent pour ceux qui les écoutent, et plus d'un fait 
des eflorts inouïs d'émulation. L'homme aussi ré- 
pond à l'oiseau. Le chant de l'un fait chanter l'autre. 
Accord inconnu aPUx climats brûlants. Les éclatantes 
couleurs qui y remplacent l'harmonie ne créent pas 
un lien comme elle. Dans une robe de pierreries, 
l'oiseau n'est pas moins solitaire. 

Bien différent de cet être d'élite, éblouissant, 
étincelant, l'oiseau de nos contrées, humble d'habit, 
riche de cœur, est près du pauvre. Peu, très-peu, 
cherchent les beaux jardins, les allées aristocrati- 
ques, l'ombrage des grands parcs. Tous vivent avec 
le paysan. Dieu les a mis partout. Bois et buissons, 
clairières, champs, vignobles, prairies humides, 
roseaux des étangs, forêts des montagnes, même 
les sommets couverts de neiges, il a doué chaque 
lieu de sa tribu ailée, n'a déshérité nul pays, nul 
site, de cette harmonie, de sorte que l'homme ne 
pût aller nulle part, si haut monter, si bas descendre, 
qu'il n'y trouv&t un chant de joie et de consolation. 

Le jour commence à peine, à peine de l'étable 
sonne la clochette des troupeaux, que la bergeron- 



198 LE CHANT. 

nette est prête à les conduire et sautille aulour 
d'eux. Elle se môle au bétail et familièrement s'as- 
socie au berger. Elle sait qu'elle est aimée et de 
l'homme et des bêtes qu'elle défend contre les in- 
sectes. Elle pose hardiment sur la tête des vaches 
et le dos des moutons. Le jour elle ne les quitte 
guère; elle les ramène fidèlement au soir. 

La lavandière, non moins exacte, est h, son poste» 
elle voltige autour des laveuses ; elle court sur ses 
longues jambes jusque dans l'eau et demande des 
mietteSy par un étrange instinct mimique, elle 
baisse et relève la queue, comme pour imiter le 
mouvement du battoir sur le linge, pour travailler 
aussi et gagner son salaire. 

L'oiseau des champs par excellence, l'oiseau du 
laboureur, c'est l'alouette, sa compagne assidue, 
qu'il retrouve partout dans son sillon pénible pour 
l'encourager, le soutenir, lui chanter l'espérance. 
Espoir, c'est la vieille devise de nos Gaulois, et c'est 
pour cela qu'ils avaient pris comme oiseau national 
cet humble oiseau si pauvrement vêtu, mais si 
riche de cœur et de chant. 

La nature semble avoir traité sévèrement l'a- 
louette. La disposition de ses ongles la* rend im- 
propre à percher sur les arbres. Elle niche à terre, 
tout près du pauvre lièvre et sans abri que le sil- 
lon. Quelle »vie précaire, aventurée, au moment où 



LE CHANT. 199 

elle couve! Que de soucis, que d'inquiétudes ! A 
peine une motte de gazon dérobe au chien, au mi* 
lan, au faucon, le doux trésor de cette mère. Elle 
couve à la h&te, elle élève à la h&te la tremblante 
couvée. Qui ne croirait que cette infortunée partici* 
pera à la mélancolie de son triste voisin, le lièvre? 

Cet animal est triste et la crainte le ronge (La Font.). 

Mais le contraire a lieu par un miracle inattendu 
de gaieté et d'oubli facile, de légèreté, si l'on veut, 
et d'insouciance française : l'oiseau national, à 
peine hoi:s de danger, retrouve toute sa sérénité, 
son chant, son indomptable joie. Autre merveille : 
ses périls, sa vie précaire, ses épreuves cruelles, 
n'endurcissent pas son cœur ; elle reste bonne au- 
tant que gaie, sociable et confiante, ofl'rant un mo- 
dèle, assez rare parmi les oiseaux, d'amour fra- 
ternel; l'alouette, comme l'hirondelle, au besoin, 
nourrira ses sœurs. 

Deux choses la soutiennent et l'animent : la lu- 
mière et l'amour. Elle aime la moitié de l'année. 
Deux fois, trois fois, elle s'impose le périlleux 
bonheur de la maternité, le travail incessant d'une 
éducation de hasards. Mais quand l'amour lui 
manque, la lumière lui reste et la ranime. Le 
moindre rayon de lumière suffit pour lui rendre 
son chant. 



200 LE CHANT 

C'est la fllle du jour. Dès qu'il commence, quand 
rhorizon s'empourpre et que le soleil va paraître, 
elle part du sillon comme une flèche, porte au, ciel 
l'hymne de joie. Sainte poésie, fraîche comme 
l'aube, pure et gaie comme un cœur enfant ! Cette 
voix sonore, puissante, donne le signal aux mois- 
sonneurs. « Il faut partir, dit le père; n'entendez- 
vous pas Talouelte? » Elle les suit, leur dit d'avoir 
courage; aux chaudes heures, les invite au som- 
meil, écarte les insectes. Sur la tête pench'ée de la 
jeune fille à den^i éveillée elle verse des torrents 
d'harmonie. 

« Aucun gosier, dit Toussenel, n'est capable de 
lutter avec celui de l'alouette pour la richesse et la 
variété du chant, l'ampleur et le veloutévdu timbre, 
la tenue et la portée du son, la souplesse et l'infati- 
gabilité des cordes de la voix. L'alouette chante une 
heure d'affilée sans s'interrompre d'une demi-se- 
conde, s'élevant verticalement dans les airs jusqu'à 
des hauteurs de mille mètres, et courant des bor- 
dées dans la région des nues pour gagner plus haut, 
et sans qu'une seule de ses notes se perde dans ce 
trajet immense. 

« Quel rossignol pourrait en faire autant? » 

C'est un bienfait donné au monde que ce chant de 
lumière, et vous le retrouvez presque en tout pays 
qu'éclaire le soleil. Autant de contrées différentes, 



LE CHANT. 201 

autant d'espèces d'alouettes : alouettes des bois, 
alouettes des prés, des buissons, des marais, alouet- 
tes de la Crau de Provence, alouettes des craies de 
la Champagne, alouettes des contrées boréales de 
Tun et l'autre mondes ; vous les trouvez encore dans 
les steppes salés, dans les plaines brûlées du vent 
du nord de l'affreuse Tartarie. Persévérante récla- 
mation de l'aimable nature; tendres consolations 
de la maternité de Dieu ! 

Mais l'automne est venue. Pendant que l'alouette 
fait derrière la charrue sa récolte d'insectes, nous 
arrivent les hôtes des contrées boréales : la grive 
exacte à nos vendanges, et, fier sous sa couronne, 
l'imperceptible roi du Nord. De Norwége, au temps 
des brouillards, nous vient le roitelet, et, sous un 
sapin gigantesque, le petit magicien chante sa chan- 
son mystérieuse jusqu'à ce que l'excès du froid le 
décide à descendre, à se mêler, à se populariser 
parmi les petits troglodytes qui habitent avec nous 
et charmentnos chaumières de leurs notes limpides. 

La saison devient rude :. tous se rapprochent de 
l'homme. Les honnêtes bouvreuils, couples doux 
et fidèles, viennent, avec un petit ramage mélan- 
colique, solliciter et demander secours. La fauvette 
d'hiver quitte aussi ses buissons ; craintive, vers le 
soir, elle s'enhardit à faire entendre aux portes une 
voix tremblotante, monotone et d'accent plaintif. 



202 LE CHANT. 

« Quand, par les premières brumes d'octobre^ 
un peu avant l'hiver, le pauvre prolétaire vient 
chercher dans la forêt sa chétive provision de bois 
mort, mi petit oiseau s'approche de lui, attiré par 
le bruit de la cognée ; il circule à ses côtés et s'in- 
génie à lui faire fête en lui chantant tout bas ses 
plus douces chansonnettes. C'est le rouge-gorge, 
qu'une fée charitable a député vers le travailleur 
solitaire pour lui dire qu'il y a encore quelqu'un 
dans la nature qui s'intéresse à lui. 

« Quand le bûcheron a rapproché l'un de l'autre 
les tisons de la veille engourdis dans la cendre; 
quand le copeau et la branche sèche pétillent dans 
la flamme, le rouge*gorge accourt en chantant 
pour prendre sa part du feu et des joies du bû- 
cheron. 

« Quand la nature s'endort et s'enveloppe de son 
manteau de neige ; quand on n'entend plus d'autre 
voix que celles des oiseaux du Nord, qui dessinent 
dans l'air leurs triangles rapides, ou celle de la bise 
qui mugit et s'engouffre-au chaume des cabanes, un 
petit chant flûte, modulé à voix basse, vient pro- 
tester encore au nom du travail créateur contre 
l'atonie universelle, le deuil et le chômage. » 

Ouvrez de grâce , donnez-lui quelques miettes, 
un peu de grain. S'il voit des visages amis, il en- 
trera dans la chambre ; il n'est pas insensible au 



LE CHANT. 



203 



feu ; de Thiver, par ce court été, le pauvre pelil va 
plus fort rentrer dans l'hiver. 

Toussenel s'indigne avec raison qu'aucun poëte 
n'ait chanté le rouge-gorge. Mais Toiseau même est 
son poëte ; si l'on pouvait écrire sa petite chanson 
elle exprimerait parfaitement l'humble poésie de sa 
vie. Celui que j'ai chez moi et qui vole dans mon 
cabinet, faute d'auditeurs de son espèce, se met 
devant la glace, et sans me déranger, à demi-voix, 
dit toutes ses pensées au rouge-gorge idéal qui lui 
apparaît de l'autre côté. En voici le sens à peu 
près, tel qu'une main de femme a essayé de le 

noter : 

Je suis le compagnon 
Du pauvre bûcheron. 

Je le suis en automne, 
Au vent des premiers froids, 
Et c'est moi qui lui donne 
Le dernier chant des bois. 

Il est triste, et je chante 
Sous mon deuil mêlé d'or. 
Dans la brume pesapte 
Je vois l'azur encor. 

Que ce chant te relève 
Et te garde l'espoir! 
Qu'il te berce d'un rêve. 
Et te ramène au soir ! 




204 LE CHANT. 

Mais quand vient la gelée , 
Je frappe à ton carreau. 
Il n'est plus de feuillée, 
Prends pitié de l'oiseau I 

C'est ton ami d'automne 
Qui revient, près de toi. 
Le ciel, tout m'abandonne.... 
Bûcheron, ouvre-moi ! 

Qu'en ce temps de disette, 
Le petit voyageur. 
Régalé d'une miette. 
S'endorme à ta chaleur ! 

Je suis le compagnon 
Du pauvre bûcheron. 



LE NID 



ARCHITECTURE DES OISEAUX 



12 



LE NID. 



ARCHITECTURE DES OISEAUX. 



J'écris en face d'une jolie collection de nids d'oi* 
seaux français, qu'un de mes amis a faite pour 
moi. Je suis à même d'apprécier, vérifier les des- 
criptions des auteurs, de les améliorer peut-être, 
si les ressources bien limitées de style pouvaient 
donner idée d'un art tout spécial, moins analogue 
aux nôtres qu'on ne serait tenté de le croire au 
premier coup d'œil. Rien ne supplée ici à la vue 
des objets. Il faut voir et toucher : on sent alors 
que toute comparaison est inexacte et fausse. Ce 
sont choses d'un monde à part. Faut-il dire ai&- 
dessusy au-dessous des œuvres humaines? Ni Tun 



208 LE NID. 

ni l'autre; mais différentes essentiellement, et dont 
les rapports ne sont guère qu'extérieurs. 

Rappelons-nous d'abord que cet objet charmant, 
plus délicat qu'on ne peut dire, doit tout à l'art, 
à l'adresse, au calcul. Les matériaux, le plus 
souvent, sont fort rustiques, pas toujours ceux 

qu'eût préférés l'artiste. Les instruments sont très- 

« 

défectueux. L'oiseau n'a pas la main de l'écu- 
reuil, ni la dent du castor. N* ayant que le bec 
et la patte (qui n'est point du tout une main), il 
semble que le nid doive. lui être un problème inso- 
luble. Ceux que j'ai sous les yeux sont la plupart 
formés d'un tissu ou enchevêtrement de mousses, 
petites branches flexibles ou longs filaments de 
végétaux; mais c'est moins encore un tissage 
qu'une condensation; un feutrage de matériaux 
mêlés, poussés et fourrés l'un dans l'autre avec 
effort, avec persévérance : art très-laborieux et 
d'opération énergique, où le bec et la griffe se- 
raient insuffisants. L'outil, réellement, c'est le 
corps de l'oiseau lui-même, sa poitrine, dont il 
presse et serre les matériaux jusqu'à les rendre 
absolument dociles, les mêler, les assujettir à l'œuvre 
générale. 

Et au dedans, l'instrument qui imprime au nid 
la forme circulaire n'est encore autre que le corps 
de l'oiseau. C'est en se tournant constamment et re- 



ARCHITECTORE DES OISEAUX. 209 

foulant le mur de tous côtés, qu'il arrive à former 
ce cercle. 

Donc, la maison, c'est la personne même, sa 
forme et son effort le plus immédiat; je dirai sa 
souffrance. Le résultat n'est obtenu que par une 
pression constamment répétée de la poitrine. Pas 
un de ces brins d'herbe qui, pour prendre et garder 
. la courbe, n'ait été mille et mille fois poussé du sein, 
du cœur, certainement avec trouble de la respira- 
tion, avec palpitation peut-être. 

Tout autre est la demeure du quadrupède. Il 
naît vêtu; qu'a-t-il besoin de nid? Aussi, ceux qui 
bâtissent ou creusent travaillent pour eux-mêmes 
plus que pour leurs .petits. La marmotte est un 
mineur habile dans son oblique souterrain, qui 
lui sauve le vent de l'hiver. L'écureuil, d'une main 
adroite, élève la jolie tourelle qui le défendra de la 
pluie. Le grand ingénieur des lacs, le castor, qui 
prévoit la crue des eaux, se fait plusieurs étages 
où il montera à volonté : tout cela pour l'individu. 
L'oiseau bâtit pour la famille. Insouciant, il vivait 
sous la claire feuîUée, en butte à ses ennemis; 
mais dès qu'il n'est plus seul, la maternité pré- 
vue, espérée, le fait artiste. Le nid est une création 
de l'amour. 

Aussi, l'œuvre est empreinte d'une force de vo- 
lonté extraordinaire, d'une passion singulièrement 



• f 



210 LE NID. 

persévérante. Vous le sentirez surtout à ceci, 
qu'elle n'est pas, comme, les nôtres, préparée par 
une charpente qui en fixe le plan, soutient et régu- 
larise le travail. Ici le plan est si bien dans l'artiste, 
ridée si arrêtée, que sans charpente ni carcasse, 
sans appui préalable, le navire aérien se bâtit pièce 
à pièce, et pas une ne trouble l'ensemble. Tout vient 
s'y ajouter à propos, symétriquement, en parfaite 
harmonie : chose infiniment difficile dans un tel 
défaut d'instrument et dans ce rude effort de con- 
centration et de feutrage par la pression de la poi- 
trine. 

La mère ne se lie point au mâle pour tout cela, 
mais elle l'emploie comme pourvoyeur. Il va cher- 
cher des matériaux, herbes, mousses, racines ou 
branchettes. Mais quand le bâtiment est fait, quand 
il s'agit de l'intérieur, du lit, du mobilier, l'affaire 
devient plus difficile. Il faut songer que cette couche 
doit recevoir un œuf infiniment prenable au froid, 
dont tout point refroidi serait pour le petit un 
membre mort. Ce petit naitra nu. Le ventre, au 
ventre de la mère bien appliqué, ne craindra pas 
le froid ; mais le dos, dépouillé encore , le Ut seul 
doit le réchauffer : la mère est là-dessus d'une pré- 
caution, d'une inquiétude bien difficiles à satisfaire. 
Le mari apporte du crin, mais c'est trop dur : il ne 
servirait que dessous, et comme un sommier élas- 



ARCHITECTURE DES OISEAUX. 211 

tique. Il apporte du chanvre, mais c'est trop froid : 
la soie ou le duvet soyeux de certaines plantes» le 
coton ou la laine, sont admis seuls ; ou mieux, ses 
propres plumes, son duvet, qu'elle arrache et qu'elle 
met sous le nourrisson. 

Il est intéressant de voir le mâle en quête des 
matériaux, quête habile et furtive : il craint qu'en 
le suivant des yeux, on n'apprenne trop bien le 
chemin de son nid. Souvent, si vous le regardez, 
pour vous tromper, il prend un chemin différent. 
Cent petits vols ingénieux répondront aux désirs de 
la mère. Il suivra les brebis pour recueillir un peu 
de laine. Il prendra à la basse-cour les plumes tom- 
bées de la pondeuse. Il épiera, dans son audace, si 
la fermière, sous l'auvent, laisse un moment sa 
pelote ou sa quenouille, et s'en ira riche d'un fil 
dérobé. 

Les collections de nids sont fort récentes, peu 
nombreuses, peu riches encore. Dans celle de 
Rouen, cependant, remarquable par l'arrangemçnt, 
dans celle de Paris, où se voient t)lusieurs très-cu- 
rieux spécimens, on distingue déjà les industries 
diverses qui créent ce chef-d'œuvre du nid. Quelle 
en est la chronologie, le crescendo? non d'un art 
à un autre (non du maçonnage au tressage, par 
exemple). Mais dans chaque art, les oiseaux qui s'y 
livrent vont plus ou moins haut, selon l'intelligence 



212 LE NID. 

des espèces, la facilité des matériaux ou Texigence 
des climats. 

Chez les oiseaux mineurs, le manchot, le pin- 
gouin, dont le petit, à peine né, sautera à la 
mer, se contentent de faire un trou. Mais le guê- 
pier, rhirondelle de mer, qui doivent élever leurs 
petits, se creusent sous la terre une véritable 
habitation, très-bien proportionnée, non sans 
quelque géométrie. Ils la meublent de plus et la 
jonchent de matières molles sur lesquelles le 
petit sentira moins la dureté ou la fraîcheur du sol 
humide. 

Dans les oiseaux maçons, le flamant, qui élève 
la boue en pyramide pour isoler ses œufs de la 
terre inondée, et les couve debout sous ses longues 
jambes, se contente d^une œuvre grossière. C'est 
encore Un manœuvre. Le vrai maçon, c'est Thiron- 
delle qui suspend sa maison aux nôtres. 

La merveille du genre est peut-être l'étonnant 
cartonnage que travaille la grive. Son nid, fort ex- 
posé. sous l'humide abri des vignes, est de mousse 
au dehors et échappe aux yeux, mêlé à la verdure; 
mais regardez dedans : c'est une coupe admirable 
de propreté, de poli, de luisant, qui ne cède point 
au verre. On pourrait s'y mirer. 

L'art rustique, et propre aux forêts, de la char- 
pente, du m^snuisage, de la sculpture en bois, a 



ARCHITECTURE DES OISEAUX. 213 

son infime essai dans le toucan, dont le bec est 
énorme, mais faible et mince; il ne s'attaque qu'aux 
arbres vermoulus. Le pic, mieux armé, on l'a vu, 
peut davantage; c'est le vrai charpentier; mais 
l'amour vient, c'est le sculpteur. 

Infinie en genres, en espèces, est la corporation 
des vanniers, des tisseurs. Marquer leur point de 
départ, leur progrès et le terme d'une industrie si 
variée, ce serait un très-long travail. 

Les oiseaux de rivage tressent déjà, mais avec peu 
d'adresse. Pourquoi feraient-ils plus? vêtus si bien 
par la nature d'une plume onctueuse et presque 
impénétrable, ils comptent moins avec les éléments. 
Leur grand art est la chasse; toujours au maigre et 
faiblement nourris, les piscivores sont dominés par 
un estomac exigeant. 

Le tressage fort élémentaire des hérons, des ci- 
gognes, est dépassé déjà, non* de beaucoup, par les 
vanniers des bois, par le geai, le moqueu^, l'étour- 
neau, le bouvreuil. Leur famille plus nombreuse 
leur impose un travail plus grand. Ils fondent des 
assises grossières, mais par^dessus adaptent un pa- 
nier plus ou moins élégant, un tressage de racines 
et bûchettes fortement liées. La cistole entrelace 
délicatement trois roseaux dont les feuilles, mêlées 
au tissu, en font la base mobile et sûre ; il ondule 
avec elle. La mésange suspend son berceau en 



214 LE NID. 

forme de bourse par un côté, et se confie au vent 
pour bercer sa famille. 

Le serin, le chardonneret, le pinson, sont des 
feutreurs habiles. Ce dernier, inquiet, défiant, 
colle à l'ouvrage fait, avec beaucoup d'art et d'a- 
dresse, des lichens blancs, dont la moucheture 
désoriente entièrement le chercheur, et lui fait 
prendre ce charmant nid, si bien dissimulé, pour 
un accident de verdure, une chose fortuite et na- 
turelle. 

Le collage et le feutrage jouent au reste un grand 
rôle dans l'œuvre même des tisseurs. On aurait tort 
d'isoler trop ces arts. L'oiseau-mouche consolide 
avec la gomme des arbres sa petite maison. La 
plupart des autres y emploient la salive. Quelques- 
uns, chose étrange! subtile invention de Pamour, 
y joignent l'art pour lequel leurs organes leur don- 
nent le moins de secours. Un sansonnet américain 
parvient ^ coudre des feuilles avec son bec, et très- 
adroitement. 

Quelques tresseurs habiles, non contents du bec, 
y joignent le pied. La chaîne préparée, ils la fixent 
du pied, pendant que le bec y insère la trame. Ils 
deviennent de vrais tisserands. 

L'adresse ne manque pas, en résumé. Elle est 
même étonnante; mais les instruments manquent. 
Ils sont étrangement impropres à ce qu'ils ont à 



ARCHITECTURE DES OISEAUX. 215 

faire. La plupart des insectes sont en comparaison 
merveilleusement armés, ustensiles. Ce sont de 
véritables ouvriers qui naissent tels. L'oiseau ne 
Test que pour un temps, par l'inspiration de 
l'amour. 



VILLES DES OISEAUX 



ESSAIS DE RÉPUBLIQUE 



13 



VILLES DES OISEAUX, 



ESSAIS DE RÉPUBLIQUE. 



Plus j'y songe, plus je vois que Toiseau n*est pas, 
comme Tinsecte, un animal industriel. C'est le pointe 
de la nature, le plus indépendant des êtres, d'une 
vie sublime, aventureuse, au total , très-peu pro- 
tégée. 

Entrons dans les forêts sauvages de rAmérique, 
examinons les moyens de sûreté qu'inventent ou 
possèdent les êtres isolés. Comparons les ressources 
de l'oiseau, l'effort de son génie, aux inventions de 
son voisin, l'homme, qui vit aux mêmes lieux. La 
différence fait honneur à l'oiseau; l'invention hu- 
maine est tout offensive. L'Indien a trouvé le casse- 



220 VILLES DES OISEAUX. 

tète, le couteau de pierre à scalper, l'oiseau n'a 
trouvé que le nid. 

Pour la propreté, la chaleur, pour la grâce élé- 
gante, le nid est supérieur de tout point au wigwam 
de l'Indien, à la case du nègre, qui souvent, en 
Afrique, n'est qu'un baobad creusé par le temps. 

Le nègre n'a pas encore trouvé la porte ; sa mai- 
son reste ouverte. Contre l'invasion nocturne des 
bètes, il en obstrue l'entrée d'épines. 

L*oiseau non plus ne sait fermer son nid. Quelle 
sera sa défense ? Grande et terrible question. 

Il fait l'entrée étroite et tortueuse. S'il choisit un 
nid naturel, comme fait la sistelle, au creux d'un 
arbre, il en rétrécit l'ouverture par un habile ma- 
çonnage. Plusieurs, comme le fournier, bâtissent 
un nid double eu deux appartements : dans l'alcôve 
couve la mère ; au vestibule veille le père, senti- 
nelle attentive, pour repousser l'invasion. 

Que d'ennemis à craindre ! serpents, hommes ou 
singes, écureuils I Et que dis-jeî Les oiseaux eux- 
mêmes. Ce peuple aussi a ses voleurs. Les voisins 
aident parfois le faible à recouvrer son bien, à 
chasser par la force l'injuste usurpateur. On assure 
que les freux (espèces de corneilles) poussent plus 
loin l'esprit de justice. Ils ne pardonnent pas au 
jeune couple qui, pour être plus tôt jsn. ménage, 
vole les matériaux, le mobilier d'un autre nid. Ils 



ESSAIS DE RÉPUBLIQUE. 221 

se réunissent huit ou dix ensemble pour mettre en 
pièces le nid coupable, détruisent de fond en comble 
cette maison de vol. Et les voleurs punis s'en vont 
bâtir au loin, forcés de tout recommencer. 

N'est-ce pas là une idée de la propriété et du droit 
sacré du travail? 

Où en trouver les garanties, et comment as- 
surer un commencement d'ordre public? Il est 
curieux de savoir comment les oiseaux ont résolu 
la question. 

Deux solutions se présentaient : la première était 
Vassociatiorif l'organisation d'un gouvernement qui 
concentrât la force, et de la réunion des faibles flt 
une puissance défensive. La seconde (mais mira- 
culeuse? impossible? Imaginative?) aurait été la 
réalisation de Ibl ville aérienne d'Aristophane, la con- 
struction d'une demeure gardée, par sa légèreté, 
des lourds brigands de l'air, inaccessible aux 
approches des brigands de la terre, au chasseur, 
au serpent. 

Ces deux choses, Tune difficile, l'autre qui semble 
impossible, l'oiseau les a réalisées. 

L'association d'abord et le gouvernement. La mo- 
narchie est l'essai inférieur. De même que les singes 
ont un roi qui conduit chaque bande, plusieurs 
espèces d'oiseaux, dans les dangers surtout, parais- 
sent suivre un chef. 



222 VILLES DES OISEAUX. 

Les fourmiliers ont un roi ; les oiseaux de para- 
dis ont un roi. Le tyran intrépide, petit oiseau 
d'audace extraordinaire, couvre de son abri des 
espèces plus grosses, qui le suivent et se fient à lui. 
On assure que le noble épervier, réprimant ses 
instincts de proie pour certaines espèces, laisse 
nicher sous lui, autour de lui, des familles crain- 
tives qui croient à sa générosité. 

Mais Tassociation la plus sûre est celle des égaux. 
L'autruche, le manchot, une foule d'espèces, s'u- 
nissent pour cela. Plusieurs espèces, unies pour 
voyager, forment, au moment de l'émigration, des 
républiques temporaires. On sait la bonne entente, 
la gravité républicaine, la parfaite tactique des ci- 
gognes et des grues. D'autres, plus petits et moins 
armés, dans des climats d'ailleurs où la nature, 
cruellement féconde, leur engendre sans cesse de 
redoutables ennemis, n'osent pas s'écarter les uns 
des autres, rapprochent leurs demeures sans les 
confondre, et sous un toit commun vivant en cel- 
lules à part, forment de véri.tables ruches. 

La description donnée par Paterson paraissait 
fabuleuse. Mais elle a été confirmée par Levaillant, 
qui trouva souvent en Afrique, étudia, anatomisa 
cette étrange cité. La gravure donnée dans Y Archi- 
tecture of birds fait mieux comprendre son récit. 
C'est l'image d'un immense parapluie posé sur un 



ESSAIS DE RÉPUBLIQUE. 223 

arbre et couvrant de son toit commun plus de trois 
cents habitations. « Je me le fis apporter, dit Le- 
vailiant, par plusieurs hommes qui le mirent sur 
un chariot. Je le coupai avec une hache, et je vis 
que c'était surtout une masse d'herbe de bosman, 
sans aucun mélange, mais si fortement tressée 
qu'il était impossible à la pluie de le traverser. 
Cette masse n'est que la charpente de l'édifice : 
chaque oiseau se construit un nid particulier sous 
le pavillon commun. Les nids occupent seulement 
le rebord du toit ; la partie supérieure reste yide , 
sans cependant être inutile : car s'élevant plus que 
le reste, elle donne au tout une inclinaison suf- 
fisante, et préserve ainsi chaque petite habita- 
tion. En deux mots, qu'on se figure un grand toit 
oblique et irrégulier, dont tous les bords à l'inté- 
rieur sont garnis de nids serrés l'un contre l'autre, 
et l'on aura une idée exacte de ces singuliers 
édifices. 

< Chaque nid a trois ou quatre pouces de dia- 
mètre, ce qui est suffisant pour l'oiseau; mais, 
comme ils sont en contact l'un avec l'autre autour 
du toit , ils paraissent à l'œil ne former qu'un seul 
bâtiment, et ne sont séparés que par une petite 
ouverture qui sert d'entrée au nid , et souvent une 
seule entrée est commune à trois nids, dont l'un 
est au fond, et les deux autres de chaque côté. Il 



224 VILLES DES OISEAUX. 

y avait 320 cellules, ce qui ferait 640 habitants^, si 
chacune renfermait un couple, ce dont on peut 
douter. Chaque fois, pourtant, que j'ai tiré sur un 
essaim, j'ai tué en même nombre les mâles et les 
femelles. » 

Louable exemple! digne d'imitation!... Je vou- 
drais seulement croire que la fraternité de ces 
pauvres petits est une garantie suffisante. Leur 
nombre et leur bruit peuvent parfois alarmer l'en- 
nemi, inquiéter le monstre, lui faire prendre un 
autre chemin. Mais pourtant s'il s'obstine ; si, fort 
de sa peau écaillée, le boa, sourd aux cris, monte 
à l'assaut, envahit la cité au temps où les petits 
n'ont pas encore de plumes pour voler, ce nombre 
ne peut guère que multiplier les victimes. 

Reste l'idée d'Aristophane, la cité aérienney s'isoler 
de la terre, de l'eau, et bâtir dans les airs. 

Ceci est un coup de génie. Et pour le faire il fal* 
lait le miracle des deux premières puissances qui 
soient au monde : de l'amour, de la peur. 

De la peur la plus vive, de celle qui vous glace le 
sang : si regardant dans un trou d'arbre, la tête 
noire et plate d'un froid reptile se lève et vous siffle 
au visage, homme et fort, vous tremblez. 

Combien plus doit frémir, s'abtmer d'épouvante 
la faible créature désarmée, prise en son nid, et 
sans pouvoir se servir de ses ailes ! 



ESSAIS DE RÉPUBLIQUE. 225 

La découverte de la ville aérienne s'est faite au 
pays des serpents. 

L'Afrique, terre des monstres, dans les horribles 
sécheresses, on les voit couvrir la terre. L'Asie, sur 
son brûlant rivage de Bombay, dans ses forêts où 
le limon fermente, les fait pulluler et grossir, se 
gonfler de venin. Aux Molusques ils sont innom- 
brables. 

De là l'inspiration de la Loxia pensilis (gros- 
bec des Philippines. Tel est le nom du grand 
artiste. 

Il choisit un bambou, tout près des eaux. Aux 
branches de cet arbre, il suspend délicatement des 
filaments de plantes. D'avance, il sait le poids du 
nid, et ne se trompe pas. Aux filaments, il at- 
tache una à une (ne s'appuyant sur rien et tra- 
vaillant en l'air) des herbes assez dures. L'ouvrage 
est infiniment long et fatigant; il suppose une pa- 
tience, un courage infinis. 

Le vestibule seul n'est pas moins qu'un cylin- 
dre de douze à quinze pieds qui pend sur l'eau, 
l'ouverture par en bas, de sorte qu'on entre en 
montant. L'extrémité d'en haut semble une gourde 
ou un sac gonflé, comme la cornue d'un chimiste. 
Parfois, cinq ou six cents nids semblables pendent 
à un seul arbre. 

Voilà ma ville aérienne, non rêvée et fantasti- 



226 VILLES DES OISEAUX. 

que, comme celle d'Aristophane ,' mais certaine, 
réalisée, répondant aux trois conditions, sûre du 
c6tè de l'eau et de la terre, même inaccessible 
aux brigands de l'air par ses étroites ouvertures, 
où l'on n'entre qu'en montant avec tant de diffi- 
culté. 

Maintenant ce qu'on dit à Colomb quand il 
défia de faire tenir un œuf debout, vous le direz 
peut-être à l'ingénieux oiseau pour sa cité sus- 
pendue. Vous lui direz : « C'était bien simple. » A 
quoi l'oiseau répondra, comme Colomb : Que ne 
le trouviez-vousî » 



ÉDUCATION 



ÉDUCATION. 



Voilà donc le nid fait, et garanti par tous les 
moyens de prudence qu'a pu trouver la mère. Elle 
s'arrête sur son œuvre finie, et rêve l'hôte nouveau 
qu'il contiendra demain. 

A ce moment sacré, ne devons-nous pas, nous 
aussi, réfléchir, et nous demander ce que contient 
ce cœur de mère? 

Une âmet oserons-nous dire que cette in- 
génieuse architecte, cette mère tendre ait une 
âme? 

Bien des personnes , du reste , fort sensibles et 
fort sympathiques, se récrieraient, repousseraient 
cette idée si naturelle comme une scandaleuse hy- 
pothèse. 



230 ÉDUCATION. 

Leur cœur les y mènerait; leur esprit les en 
éloigne, du moins leur éducation, telle idée qu'on 
a de bonne heure imposée à leur esprit. 

Les bêtes ne sont que des machines, des auto- 
mates mécaniques; ou, si Ton croit voir en elles des 
lueurs de sensibilité et de raison, c'est le pur effet 
de Vinstinct. Mais l'instinct, qu'est-ce que c'est? Je 
ne sais quel sixième sens qui ne se définit pas, qui 
a été mis en elles, non acquis par elles-mêmes, force 
aveugle qui agit, construit et fait mille choses ingé- 
nieuses, sans qu'elles en aient conscience, sans que 
leur activité personnelle y soit pour rien. 

S'il en est ainsi, cet instinct sera une chose in- 
variable, et ses œuvres seront choses immuable- 
ment régulières, que le temps ni les circonstances 
ne diversifieront jamais. 

Les esprits indifférents, distraits, occupés ailleurs, 
qui n'ont pas le temps d'observer, recevront ceci 
sur parole. Pourquoi pas ? Au premier coup d'œil, 
tels actes des animaux , telles œuvres aussi , pa- 
raissent à peu près régulières. Pour en juger autre- 
ment, peut-être il faudrait plus d'attention, de suite, 
de temps et d'étude, que la chose n'en vaut la 
peine. 

Ajournons cette dispute, et voyons l'objet lui- 
même. Prenons le plus humble exemple, un exem- 
ple individuel; faisons appel à nos yeux, à notre 



ÉDUCATION. 231 

observation propre, telle que chacun peut la faire 
avec le sens le plus vulgaire. 

Qu'on me permette de donner ici bonnement et 
simplement le journal de ma serine Jonquille , 
comme il fut écrit heure par heure à la naissance 
de son premier enfant; journal très-exact, et, bref, 
acte de naissance authentique. 

< U faut dire d'abord que Jonquille était née en 
cage et n'avait pas vu faire de nid. Dès que je la vis 
agitée de sa maternité prochaine, je lui ouvris sou- 
vent la porte, et laissai libre de recueillir dans 
l'appartement les éléments de la couche dont aurait 
besoin le petit. Elle les ramassait en effet, mais sans 
savoir les employer. Elle les réunissait, les poussait 
et les foulerait dans quelque coin de la cage. U était 
très-évident que l'art de la construction n'était point 
inné en elle, que (tout comme l'homme) l'oiseau ne 
sait pas sans avoir appris. 

c Je lui donnai le nid tout fait, du moins la petite 
corbeille qui fait la charpente et les murs de la con- 
struction. Elle fit alors le matelas, et feutra telle- 
ment quellement les parois. Elle couva ensuite son 
œuf pendant seize jours avec une persévérance, une 
ferveur, une dévotion maternelle étonnantes, sor- 
tant à peine quelques minutes par jour de cette 
position si fatigante, et seulement lorsque le m&le 
voulait bien la remplacer. 



232 ÉDUCATION. 

« Le seizième jour à midi, la coquille fut cassée 
en deux, et Ton vit ramper dans le nid de petites 
ailes sans plumes , de petits pieds , quelque chose 
qui travaillait à se dégager entièrement de l'enve- 
loppe. Le corps était un gros ventre, arrondi comme 
une boule. La mère, avec de grands yeux, le cou 
en avant, les ailes frémissantes, du bord du panier, 
regardait l'enfant et me regardait aussi, comme en 
disant : N'approchez pas! 

Sauf quelques longs duvets aux ailes et à la tète, 
il était tout à fait nu, 

« Ce premier jour, elle lui donna seulement à 
boire. Il ouvrait cependant déjà un bec fort raison- 
nable. 

« De temps en temps, pour le faire mieux res- 
pirer, elle s'écartait un peu , puis le remettait sous 
son aile et le frictionnait délicatement. 

« Le second jour, il mangea, mais une becquée 
fort légère, de mouron, bien préparée, apportée par 
le père d'abord, reçue par la mère et transmise par 
elle avec de petits cris. Vraisemblablement c'était 
moins nourriture que purgation. 

« Tant que l'enfant a ce qu'il faut , elle laisse le 
pèiie voler, aller et venir, vaquer à ses occupations. 
Mais dès que l'enfant demande, la mère, de sa plus 
douce voix, appelle le nourricier, qui remplit son 
bec, arrive en h&te et lui transmet l'aliment. 



ÉDUCATION. 233 

« Le cinquième jour, les yeux sont moins proémi- 
ucnts; le sixième au matin, des plumes percent le 
long des ailes, et le dos se rembrunit; le huitième, 
l'enfant ouvre les yeux quand on l'appelle, et com- 
mence à bégayer; le père hasarde de nourrir le 
petit lui-même. La mère prend des vacances et fait 
de fréquentes absences. Elle se pose souvent au 
bord, et contemple amoureusement son enfant. 
Mais celui-ci s'agite^ sent le besoin du mouvement. 
Pauvre mère! dans bien peu il voudra t'échapper. 

« Dans cette première éducation de la vie élé- 
mentaire et passive encore, comme dans la seconde 
(active, celle du vol), dont je parlerai, ce qui était 
évident, perceptible à chaque nioment, c'est que 
fout était proportionné avec une prudence infinie à 
la chose la moins prévue, chose essentiellement 
variable, la force individuelle de l'enfant; les quan- 
tités, les qualités, le mode de la préparation ali- 
mentaire, les soins de réchauffement, de friction et 
de propreté, administrés avec une adresse et une 
attention de détails, nuancés selon l'occurrence, 
tels que la femme la plus délicate, la plus pré- 
voyante, y aurait à peine atteint. 

« Quand je voyais son cœur battre avec violence, 
son œil s'illuminer en regardant son cher trésor, je 
disais : c Ferais-je autrement près du berceau de 
€ mon fils? » 



234 ÉDUCATION. 

Ah! si c'est là une machine, que suis-je moi- 
môme? et qui prouve alors que je suis une per- 
sonne? S'il n'y a pas là une âme, qui me répond de 
l'âme humaine? A quoi se fier donc alors? Et tout 
ce monde n'esl-il pas un rêve, une fantasmagorie, 
si, des actes les plus personnels, les plus manifes- 
tement raisonnes et calculés, je dois conclure qu'il 
n'y a rien qu'absence de la raison, mécanisme, au- 
tomatisme, une espèce de pendule qui joue la vie et 
la pensée! 

Notez que notre observation portait sur un être 
captif qui opérait dans des circonstances fatales et 
déterminées de logement, de nourriture, etc., etc. 
Mais combien son action eût-elle été encore plus 
évidemment choisie, voulue et réfléchie, si tout 
cela s'était passé dans la liberté des forêts, où elle 
eût dû s'inquiéter de tant d'autres circonstances 
auxquelles la captivité la dispensait de songer ! Je 
pense surtout aux soins de sécurité, qui pour l'oi- 
seau sont peut-être les premiers dans la vie sauvage, 
et qui plus qu'aucune chose exercent et constatent 
son libre génie. 

Cette première initiation à la vie , dont je viens 
de donner un exemple, est suivie de ce que j'ap- 
pellerais VédiLcation professionnelle; chaque oiseau a 
un métier. 
' Education plus ou moins laborieuse selon le 



ÉDUCATION. 235 

milieu et les circonstances où est placée chaque 
espèce. Celle de la pêche, par exemple, est simple 
pour le manchot , qui , peu ingambe , a assez de 
peine pour mener le petit à la mer; sa grande 
nourrice l'attend et lui tient la nourriture prête ; 
il n'a qu'à ouvrir le bec. Chez le canard, cette édu- 
cation est plus compliquée. J'observais, cet été, sur 
un étang de Normandie , une cane , suivie de sa 
couvée, qui donnait sa première leçon. Les nour- 
rissons, attroupés, avides, ne demandaient qu'à 
vivre. La mère, docile à leurs cris, plongeait au 
fond de l'eau, rapportant quelque vermisseau ou 
un petit poisson qu'elle distribuait avec impartia- 
lité, ne donnant jamais deux fois de suite au même 
caneton. 

Le plus touchant dans ce tableau, c'est que la 
mère , dont sans doute l'estomac réclamait aussi , 
ne gardait rien pour elle et semblait heureuse 
du sacrifice. Sa préoccupation visible était d'a- 
mener sa famille à faire comme elle, à dispa- 
raître intrépidement sous l'eau pour saisir la 
proie. D'une voix presque douce, elle sollici- 
tait cet acte de courage et de confiance. J'eus 
le bonheur de voir l'un après l'autre chacun 
des petits plonger, peut-être en frémissant, au 
fond du noir abtme. L'éducation venait d'être 
achevée. 



236 ÉDUCATION. 

Éducation fort simple, et d'un des métiers infé- 
rieurs. Resterait à parler de celle des arts, de 
l'art du vol , de l'art du chant , de Part architec- 
tural. Rien de plus compliqué que l'éducation de 
certains oiseaux chanteurs. La persévérance du 
père, la docilité des petits, sont dignes de toute 
admiration. 

Et cette éducation s'étend au delà de la famille. 
Les rossignols, les pinsons, jeunes encore ou 
moins habiles, savent écouter et profiter auprès 
de l'oiseau supérieur qu'on leur donne pour maî- 
tre. Dans les palais de Russie où on a ce noble 
goût oriental pour le chant de Bulbul, on voit 
parfois de ces écoles. Le maître rossignol, dans 
sa cage suspendue au centre d'une salle, a autour 
de lui ses disciples dans leurs cages respectives. 
On paye tant par heure pour qu'ils viennent 
écouter et prendre leçon. Avant que le maître 
chante, ils jasent entre eux, gazouillent, se saluent 
et se reconnaissent. Mais dès que le puissant doc- 
leur, d'un impérieux coup de gosier, comme 
d'une fine cloche d'acier, a imposé le silence, 
vous les voyez écouter avec une déférence sen- 
sible, puis timidement répéter. Le maître, avec 
complaisance, revient aux principaux passages, 
corrige, rectifie doucement. Quelques-uns alors 
s'enhardissent et, par quelques accords heureux. 



ÉDUCATION. 237 

essayent de s'harmoniser à cette mélodie supé- 
rieure. 

Une éducation si délicate, si variée, si com- 
pliquée, est-elle d'une machine, d'une brute ré- 
duite à l'instinct? Qui peut y méconnaître une 
âme! 

Ouvrons les yeux à l'évidence. Laissons là les 
préjugés, les choses apprises et convenues. De 
quelque idée préconçue, de quelque dogme qu'on 
parte, on ne peut pas offenser Dieu en rendant une 
âme à la bêle. Combien n'est-il pas plus grand s'il 
a créé des personnes, des âmes et des volontés, que 
s'il a construit des machines I 

Laissez l'orgueil , et convenez d'une parenté qui 
n'a rien dont rougisse une âme pieuse. Que sont 
ceux-ci? ce sont vos frères. 

Que sont- ils? des âmes ébauchées, des âmes 
spécialisées encore dans telles fonctions de l'exis- 
tence, des candidats à la vie plus générale et plus 
vastement harmonique où est arrivée l'âme hu- 
maine. 

Y viendront-ils î et comment? Dieu s'est réservé 
ces mystères. 

Ce qui est sûr, c'est qu'il les appelle, eux aussi, 
à monter plus haut. 

Ceux-ci sont, sans métaphore, les petits enfants 
de la nature, nourrissons de la Providence, qui 



238 ÉDUCATION. 

s'essayent à sa iomière pour agir, penser, qui tâ- 
tonnent, mai$ peu à pen iront plus loin. 

pauvre enfamtelet ! du fils de tes pensées 
L'écheyelet n*est encore débromllé.... 

Ames d*enfants, en réalité, mais bien plus que 
celles des enfants de l'homme, douces, résignées 
et patientes. Yoyez dans quelle débonnaireté muette 
la plupart supportent (comme nos chevaux) les 
mauvais traitements, les coups, les blessures! Tous 
savent porter la maladie, tous la mort. Us s'en vont 
à part, s'enveloppent de silence, se couchent et se 
cachent; cette douceur leur sert souvent des re- 
mèdes les plus efficaces. Sinon, ils acceptent leur 
sort, passent comme s'ils s'endormaient. 

Aiment-ils autant que nous? Gomment en dou- 
ter, quand on voit les plus timides devenir tout à 
coup héroïques pour défendre leurs petits et leur 
famille? Le dévouement de l'homme qui brave la 
mort pour ses enfants, vous le retrouverez tous les 
jours chez le tyran, chez le martîn, qui non-seule- 
ment résiste à l'aigle, mais le poursuit avec une 
fureur héroïque. 

Voulez-vous voir deux choses étonnamment ana- 
logues? Regardez d'une part la femme au premier 
pas de l'enfant, et d'autre part l'hirondelle au pre- 
mier vol du petit. 



ÉDUCATION. 239 

G*est la même inquiétude, les mêmes encourage- 
ments, les exemples et les avis, la sécurité affectée, 
au fond la peur, le tremblement... « Rassure-toi.... 
Rien n'est plus facile. » En réalité, les deux mères 
frémissent intérieurement. 

Les leçons sont curieuses. La mère se lève sur 
ses ailes ; il regarde attentivement et se soulève un 
peu aussi. Puis, vous la voyez voleter ; il regarde, 
agite ses ailes.... Tout cela va bien encore, cela se 
fait dans le nid.... La difficulté commence pour se 
hasarder d'en sortir. Elle l'appelle , elle lui montre 
quelque petit gibier tentant, elle lui promet ré- 
compense, elle essaye de l'attirer par l'appât d'un 
moucheron. 

Le petit hésite encore. Et mettez-vous à sa place. 
Il ne s'agit pas ici de faire un pas dans une cham- 
bre, entre la mère et la nourrice, pour tomber sur 
des coussins. Cette hirondelle d'église, qui professe 
au haut de sa tour sa première leçon de vol, a 
peine à enhardir son fils, à s'enhardir peut-être 
elle-même à ce moment décisif. Tous deux, j'en 
suis sûr, du regard plus d'une fois mesurent l'a- 
bîme et regardent le pavé.... Pour moi, je vous le 
déclare, le spectacle est grand , émouvant. Il faut 
qu*il croie sa mère, il faut qu'elle se fie à VaiU du 
petit si novice encore.... Des deux côtés. Dieu exige 
un acte de foi, de courage. Noble et sublime point 



240 ÉDUCATION. 

de départ !.•• Mais il a cru, il est lancé, et il ne re- 
tombera pas. Tremblant , il nage soutenu du pater- 
nel souffle du ciel, des cris rassurants de sa mère.... 
Tout est fini.... Désormais , U volera indifférent par 
les vents et par les orages, fort de cette première 
épreuve où il a volé dans la foi. 



LE ROSSIGNOL, L'ART ET L'INFINI 



14 



LE ROSSIGNOL, L'ART ET L'INFINL 



/ 



Le célèbre Pré-aux-Clercs, aujourd'hui marché 
Saint-Germain, est, comme on sait, le dimanche, 
le marché aux oiseaux de Paris. Lieu curieux à 
plus d'un titre. C'est une vaste ménagerie, fréquem- 
ment renouvelée, musée mobile et curieux de l'or- 
nithologie française. 

D'autre part, un tel encan d'êtres vivants, après 
tout, de captifs dont un grand nombre sentent vi- 
vement la captivité, d'esclaves que le marchand 
montre, vend et fait valoir plus ou moins adroite- 
ment, rappelle indirectement les marchés de l'O- 
rient, les encans d'esclaves humains. Les esclaves ' 
ailés, sans savoir nos langues, n'expriment pas 
moins clairement la pensée de l'esclavage , les uns 



244 LE ROSSIGNOL, 

nés ainsi, résignés, ceux-là sombres et muets, rê- 
vant toujours la liberté. Quelques-uns paraissent 
s'adresser à vous, vouloir arrêter le passant, ne de- 
mander qu*un bon maître. Que de fois nous ttmes 
un chardonneret intelligent, un aimaj)le rouge- 
gorge, nous regarder tristement, mais d'un regard 
non équivoque qui disait : « Achète-moi 1 » 

Un dimanche de cet été , nous y fîmes une visite 
que nous n'oublierons jamais. Le marché n'était 
pas riche, encore moins harmonieux: les temps 
de mue et de silence avaient commencé. Nous n'en 
fûmes pas moins saisis et vivement intéressés de la 
naïve attitude de quelques individus. Le chant, le 
plumage, ces deux hauts attributs de l'oiseau, pré- 
occupent ordinairement , et empêchent d'observer 
leur vive et originale pantomime. Un seul, le mo- 
queur d'Amérique, a le génie du comédien , mar- 
quant tous ses chants d'une mimique strictement 
appropriée à leur caractère et souvent très-ironique. 
Nos oiseaux n'ont pas cet art singulier; mais, sans 
art et à leur insu, ils expriment, par des mouve- 
ments significatifs, souvent pathétiques, ce qui tra- 
verse leur esprit. 

Ce jour , la reine du marché était une fauvette à 
tête noire, oiseau artiste de gnind prix, mis à part 
dans l'étalage, au-dessus des autres cages; et 
comme lin bijou sans pair. Elle voletait, svelte et 



L'ART ET L'INFINI. 245 

charmante ; en elle tout était grâce. Formée à la 
captivité dans une longue éducation , elle semblait 
ne regretter rien, et ne pouvait donner à l'âme 
que des impressions douces, heureuses. C'était visi- 
blement un être tout suave, et si harmonique de 
chant et de mouvement, qu'en la voyant se mou- 
voir, je croyais l'entendre chanter. 

Plus bas, bien plus bas, dans une étroite cage, 
un oiseau un peu plus gros, fort inhumainement 
resserré, donnait une impression bizarre et toute 
contraire. C'était un pinson, et le premier que j'aie 
vu aveugle. Nul spectacle plus pénible. Il faut avoir 
une nature étrangère à toute harmonie, une âme 
barbare, pour acheter par une telle vue le chant 
de cette victime. Son attitude tourmentée, labo- 
rieuse, me rendait son chant douloureux. Le pis, 
c'est qu'elle était humaine : elle rappelait les tours 
de tète et d'épaules disgracieux que se donnent 
souvent les myopes ou les hommes devenus aveu- 
gles. Tel n'est jamais l'aveugle-né. Dans un effort 
violent, mais constant, devenu un tic, la tète in- 
clinée à droite, de ses yeux vides, il cherchait la 
lumière. Le cou tendait à rentrer dans les épaules 
et se gonflait comme pour y prendre plus de force, 
cou tors, épaules un peu bossues. Ce malheureux 
virtuose, qui chantait quand même, contrefait et 
déformé , eût été une image basse des laideurs de 



246 LE ROSSIGNOL, 

l'esclave artiste , s'il n'eût été ennobli par cet in- 
domptable effort de poursuivre la lumière, la cher- 
chant toujours en haut, et puisant toujours son 
chant dans l'invisible soleil qu'il avait gardé dans 
l'esprit. 

Médiocrement éducable, cet oiseau répète, d'un 
merveilleux timbre d'acier, la chanson de son bois 
natal, et de l'accent particulier du canton où il est 
né : autant de dialectes de pinsons que de cantons 
différents. Il se reste fidèle àlui-mèmé ; il ne chante 
que son berceau, et cela d'une même note, mais 
d'une âpre passion, d'une émulation extraordi- 
naire. Mis en face d'un rival, il la redira huit 
cents fois de suite ; parfois il en meurt. Je ne 
m'étonne pas que les Belges célèbrent avec pas- 
sion les combats de ce héros du chant national , du 
chantre de leurs forêts d'Ârdennes , décernent des 
prix, des couronnes, même des arcs de triomphe 
à ces dévouements suprêmes, qui donnent la vie 
pour la victoire. 

Plus bas encore que le pinson, et dans une mi- 
sérable cage fort petite, peuplée pêle-mêle d'une 
demi-douzaine d'oiseaux de tailles fort différentes, 
on me montra un prisonnier que je n'aurais pas 
distingué, un jeune rossignol pris le matin môme. 
L'oiseleur, par un habile machiavélisme, avait mis 
le triste captif dans un monde de petits esclaves 



L'ART ET L'INFINI. 247 

fort gais et déjà tout faits à la réclusion. C'étaient 
de jeunes troglodytes, nés en cage et récemment ; 
il avait fort bien calculé que la vue des jeux de 
l'enfance innocente trompe parfois les grandes dou- 
leurs. 

Grande évidemment^ immense était celle-ci , plus 
frappante qu'aucune de celles que nous exprimons 
par les larmes. Douleur muette, enfermée en soi, 
qui ne voulait que ténèbres. Il était au plus loin 
reculé dans l'ombre, au fond de la cage, caché à 
demi au fond d'une petite mangeoire, se faisant 
gros et gonflé de ses plumes un peu hérissées, 
fermant les yeux , sans les ouvrir même quand il 
était heurté dans les jeux folâtres, indiscrets, de 
ces petits turbulents qui se poussaient souvent sur 
lui. Visiblement, il ne voulait ni voir, ni entendre, 
ni manger, ni se consoler. Ces ténèbres volontaires, 
je le sentais bien, étaient, dans sa cruelle douleur, 
tm effort pour ne pas être^ un suicide intentionnel. 
D'esprit, il embrassait la mort, et mourait, autant 
qu'il pouvait, par la suspension des sens et de toute 
activité extérieure. 

Notez que, dans cette attitude, il n'y avait rien 
de haineux, rien d'amer, rien de colérique, rien 
de ce qui eût rappelé son voisin, l'âpre pinson, 
dans sou attitude d'effort si violente et si tourmen- 
tée. Même l'indiscrétion des oiseaux enfants qui , 



248 LE ROSSIGNOL, 

sans souci ni respect, se jetaient par moments sur 
lui, ne tirait de lui aucune marque d'impatience. 
II disait visiblement : « Qu'importe à celui qui n'est 
plus? » Quoique ses yeux fussent fermés, je n'en 
lisais pas moins en lui. Je sentais une âme d'ar* 
tiste, toute douceur et toute lumière, sans fiel et 
sans dureté contre la barbarie du monde et la féro* 
cité du sort. Et c'est de cela qu'il vivait, c'est par 
là qu'il ne mourait pas , trouvant en lui , dans ce 
grand deuil, le tout-puissant cordial inhérent à sa 
nature: la lumière intérieure^ h chant. Ces deux mots 
disent même chose en langue de rossignol. 

Je compris qu'il ne mourait pas, parce qu'alors 
même, malgré lui, malgré ce goût de la mort, il 
ne laissait pas de chanter. Son cœur chantait le 
chant muet que j'entendais parfaitement : 

Loscta che io picmgal 
La Libéria.,., 

La Liberté I... Laissez-moi, que je pleure ! 

Je ne m'étais pas attendu à retrouver là ce chant 
qui jadis, par une autre bouche (une bouche qui 
ne s'ouvrira plus), m'avait déjà mordu le cœur, et 
mis là une blessure que le temps n'effacera pas. 

Je demandais à son geôlier si l'on pouvait l'ache- 
ter. Cet homme rusé me répondit qu'il était trop 
jeune pour être vendu, qu'il ne mangeait pas en- 



L'ART ET L'INFINI. 249 

core seul : chose fausse évidemment , car il n'était 
pas de Tannée, mais il le gardait pour le vendre à 
l'hiver, lorsque la voix, revenue, lui dctnnerait un 
haut prix. Un tel rossignol, né libre, qui seul est le 
vrai rossignol, a une bien autre valeur que celui 
quinatt en cage: il chante bien autrement, ayant 
connu la liberté, la nature, et les regrettant. La 
meilleure part du génie du grand artiste est la 
douleur 

Artiste ! J'ai dit ce mot, et je ne m'en dédis pas. 
Ce n'est pas une analogie, une comparaison de 
choses qui se ressemblent: non, c'est la chose elle- 
même. 

Le rossignol , à mon sens , n'est pcis le premier , 
mais le seul, dans le peuple ailé, à qui l'on doive ce 
nom. 

Pourquoi ? Seul il est le créateur ; seul il varie , 
enrichit, amplifie son chant, y ajoute des chants 
nouveaux. Seul, il est fécond et varié par lui-même 
les autres le sont par l'enseignement et l'imitation. 
Seul, il les résume, les contient presque tous: cha- 
cun d'eux, des plus brillants, donne un couplet du 
rossignol. 

Un seul oiseau avec lui, dans le naïf et le simple, 
atteint des effets sublimes : c'est l'alouette , fille du 
soleil. Et le rossignol aussi est inspiré de la lu- 
mière, tellement qu'en captivité, seul, privé d'à- 



250 LE ROSSIGNOL. 

mour, elle suffit pour le faire chanter. Tenu quelque 
temps dans l'ombre, puis tout à coup rendu au 
jour, il délire d'enthousiasme , il éclate en hymnes. 
Il y a, toutefois , cette différence : l'alouette ne 
chante pas la nuit; elle n'a pas la mélodie noc- 
turne , l'entente des grands effets du soir , la pro- 
fonde poésie des ténèbres, la solennité de minuit , 
les aspirations d'avant l'aube , enfin ce poëme si 
varié qui nous traduit , nous dévoile , en toutes ses 
péripéties, un grand cœur plein de tendresse. 
L'alouette a le génie lyrique ; le rossignol a l'épo- 
pée, le drame, le combat intérieur : de là une lu- 
mière à parti En pleines ténèbres , il voit dans son 
âme et dans l%imour ; par moments , au delà , ce 
semble, de l'amour individuel, dans l'océan de l'A- 
mour infini. 

Gomment ne pas l'appeler artiste? il en a le 
tempérament au degré suprême où l'homme l'a 
lui-même rarement. Tout ce qui y tient, quali- 
tés, défauts, en lui surabonde. Il est sauvage et 
craintif, défiant, mais point du tout rusé. Il ne 
consulte point sa sûreté et ne voyage que seul. Il 
est ardemment jaloux , en émulation égal au pin- 
son. « Il se crèverait à chanter , » dit un de ses 
historiens. Il s* écoute , il s'établit surtout où il y a 
écho, pour entendre et répondre. Nerveux à l'excès, 
on le voit, en captivité, tantôt dormir longtemps 



L'ART ET L'INFINI. 251 

le jour avec des rêves agités, parfois se débattre, 
veiller et se démener. Il est sujet aux attaques de 
nerfs, à Tépilepsie. 

Il est bon, il est féroce. Je m'explique. Son cœur 
est tendre pouf les 'faibles et les petits, donnez- 
lui des orphelins, il s'en charge, les prend à 
cœur; mâle et vieux, il les nourrit, les soigne 
attentivement comme ferait une femelle. D'autre 
part il est extrêmement âpre à la proie, englou- 
tissant et avide ; la flamme qui brûle en lui et le 
tient presque toujours maigre lui fait constam- 
ment sentir le besoin du renouvellement : et c'est 
aussi une des raisons qui font qu'on le prend si 
aisément. Il suffit de tendre au matin, en avril et 
mai surtout, quand il s'épuise à chanter dans 
toute la longueur des nuits. A l'aurore, exténué, 
faible, avide, il se jette à l'aveugle sur l'appât. 
Il est d'ailleurs fort curieux; et,- pour voir des 
objets nouveaux, il vient également se faire 
prendre. 

Une fois pris, si l'on n'avait soin de lier ses aile's, 
ou plutôt de couvrir à l'intérieur et de matelasser 
le haut de sa cage, il se tuerait par sa violence efTarée 
et ses mouvements. 

Cette violence est extérieure. Au fond, il est doux 
et docile : c'est là ce qui le met si haut et le fait 
vraiment artiste. Il est non-seulement le plus in- 



252 LE ROSSIGNOL, 

^ spire, mais le plus éducable, le plus civilisable, le 
plus laborieux. 

C'est un spectacle de voir les petits autour du 
père, écouter attentivement, profiter, se former la 
voix, corriger peu à peu leurs fautes» leur rudesse 
de novices, assouplir leurs jeunes organes. 

Mais combien plus curieux est- il de le voir se 
former lui-même, se juger, se perfectionner, 
s'écouter sur de nouveaux thèmes 1 Cette persévé- 
rance, ce sérieux, qui vient du respect de son art 
et d'une religion intérieure, c'est la moralité de 
l'artiste, son sacre divin, qui le met à part, ne per- 
mettant pas de le confondre avec le vain improvi- 
sateur, dont le babil sans conscience est un simple 
écho de la nature. 

Ainsi l'amour et la lumière sont sans doute son 
point de départ ; mais Fart même, l'amour du beau, 
confusément entrevus et très-vivement sentis, sont 
un second aliment qui soutient son cœur et lui 
donne un souffle nouveau. Et cela est sans limites, 
un jour ouvert sur l'infini. 

La vraie grandeur de l'artiste, c'est de dépas- 
ser son objet, et de faire plus qu'il ne veut, et 
tout autre chose, de passer par-dessus le but, 
de traverser le possible, et de voir encore au 

delà. 
De là de grandes tristesses, une source intaris- 



L'ART ET L'INFINI. 253 

sable de mélancolie; de là le ridicule sublime de 
pleurer les malheurs qu'il n'a jamais eus. Les au- 
tres oiseaux s'en étonnent et lui demandent parfois 
ce qu'il a, ce qu'il regrette. Heureux, libre en sa 
forêt, il ne leur répond pas moins par ce que, dans 
son silence, chantait mon captif : 

Lascia ch* io pianga I 



SUITE DU ROSSIGNOL 



SUITE DU ROSSIGNOL. 



Les temps de silence ne sont pas stériles pour le 
rossignol : il se recueille et réfléchit ; il couve les 
chants qu*il entendit ou qu'il essaya lui-même ; il 
les modifie et les améliore avec un goût, un tact 
parfait. Aux fausses notes d*un mattre ignorant, il 
substitue des variantes harmoniques, ingénieuses. 
L'air imparfait qu'on lui apprit, et qu'il n'avait pas 
répété, il le reproduit alors; mais vraiment sien, 
approprié à son génie et devenu une mélodie de 
rossignol. 

cNe vous découragez pas, dit un vieil et naïf 
auteur, si le jeune oiseau ne veut pas répéter votre 
leçon et continue à gazouiller; bientôt il vous fera 
voir qu'il n'a pas perdu la mémoire des leçons re- 



258 SUITE DU ROSSIGNOL. 

çues pendant Tautomne et l'hiver, temps propre à 
méditer^ par la longueur des nuits; il les redira au 
printemps. » 

Il est fort intéressant de suivre pendant l'hiver 
les pensées du rossignol dans la cage obscure, 
enveloppée de drap vert qui trompe un peu son 
regard et lui rappelle sa forêt. Dès décembre, il 
commence à rêver tout haut, à discourir, à dé- 
crire en notes émues ce qui se passe devant son 
esprit, les objets absents, aimés. Peut-être ou- 
blîe-t-il alors qu'il n'a pas pu émigrer, et se 
croit-il arrivé en Afrique ou en Syrie, aux con- 
trées d'un meilleur soleil. Peut-être il le voit, ce 
soleil ; il voit refleurir la rose, il recommence pour 
elle, au dire des poètes de la Perse, son hymne 
de l'impossible amour (0 soleil , 6 mer, 6 rose!... 
Rùckerl). 

Moi, je croirai simplement que ce chant noble et 
pathétique, d'un accent si élevé, n'est autre chose 
que lui-même, sa vie d*amour et de dombat, son 
drame de rossignol. Il voit les bois, l'objet aimé 
qui les transfigure; il voit sa vivacité tendre, et 
mille grâces de la vie ailée, que la nôtre ne peut 
percevoir. U lui parle, elle lui répond ; il se charge 
de deux rôles, à la grande voix m&le et sonore, 
réplique par de doux petits cris. Quoi encore? Je ne 
fais nul doute que déjà ne lui apparaisse le ravisse- 



SUITE DU ROSSIGNOL. 259 

ment de sa vie, la tendre intimité du nid, la pauvre 
petite maison, qui aurait été son ciel.... Il s'y croit, 
il ferme les yeux, complète cette illusion. L'œuf est 
éclos, le miracle de son Noël en est sorti, son fils, 
le futur rossignol, déjà grand et mélodieux; il 

écoute avec extase, dans la nuit de sa cage sombre, 
la future chanson de son fils. 

Tout cela, bien entendu, dans une confusion poé- 
tique, où les obstacles, les combats coupent et trou- 
blent la fête d'amour. Nul bonheur ici-bas n'est 
pur ; un tiers survient ; le captif tout seul s'anime 
et s'irrite; il lutte manifestement contre l'adver- 
saire invisible. Vautre^ l'indigne rival qui est présent 
à son esprit. 

La scène se passe en lui , comme elle aurait lieu 
au printemps, quand les mâles reviennent, vers 
mars ou avril, avant le retour des femelles, déci- 
dés à régler entre eux leur grand duel de jalousie. 
Dès qu'elles sont revenues, tout doit être calme 
et tranquille, rien qu'amour, douceur et paix. Ce 
combat dure quinze jours; et si elles retiennent 
plus tôt, mortel est l'effort : l'histoire de Roland se 
réalise à la lettre : il sonna de son cor d'ivoire 
jusqu'à extinction de force et de vie. Eux aussi, ils 
chantent jusqu'au dernier souffle, à mort; ils veu- 
lent l'emporter ou mourir. 

S'il est vrai, comme on assure, que les amants 



260 SUITE DU ROSSIGNOL. 

soient deux fois, trois fois phis nombreux que les 
amantes, on conçoit la violence de cette brûlante 
émulation, c'est là la première étincelle, peut-être, 
et le secret de leur génie. 

Le sort du vaincu est affreux, pire que la mort. 
Il faut qu*il fuie, qu'il quitte le canton, le pays, 
qu'il aille se faire commensal des tribus d'oiseaux 
inférieurs, que du chant il tombe au patois, qu'il 
s'oublie et se dégrade, vulgarisé chez ce peuple 

vulgaire, peu à peu ne sachant plus ni sa langue ni 
la leur, nulle langue* On trouve parfois de ces exi- 
lés qui n'ont plus que figure de rossignol. 

Le rival chassé, rien n'est fait. Il faut plaire, il 
faut la fléchir. Beau moment, douce inspiration du 
nouveau chant qui touchera ce petit cœur fier et 
sauvage, et lui fera pour l'amour abandonner la 
liberté 1 L'épreuve que, dans d'autres espèces, la 
femelle impose, c'est d'aider à creuser ou bâtir le 
nid, de montrer qu'on est habile, qu'on prendra la 
famille à cœur. L'effet est parfois admirable. Le 
pic, comme nous avons vu, d'ouvrier devient ar- 
tiste, et de charpentier sculpteur., Mais hélas! le 
rossignol n'a pas cette adresse, il ne sait rien faire. 
Le moindre des petits oiseaux est cent fois plus 
adroit que lui du bec, de l'aile et de la patte ; il n'a 
que la voix, qu'il s'en serve : là va éclater sa puis- 
sance, là il sera irrésistible; d'autres pourront 



SUITE DU ÏIOSSIGNOL. 261 

montrer leurs œuvres, mais son œuvre à lui, c'est 
lui-même : il se montre, il se révèle; il apparaît 
grand et sublime. 

Je ne l'ai jamais entendu dans ce moment solen- 
nel sans croire que non-seulement il devait la tou- 
cher au cœur, mais qu'il pouvait la transformer, 
Tennoblir et l'élever, lui transmettre un haut idéal, 
mettre en elle le rêve enchanté d'un sublime ros- 
signol qui naîtrait de leurs amours. 

C'est son incubation, à lui ; il couve le génie de 
l'amante, la féconde de poésie, l'aide à se créer en 
pensée celui qu'elle va concevoir. Tout germe est 
une idée d'abord. 

Résumons. Jusqu'ici, nous avons pu compter trois 
chants : 

Le drame du chant de combat, avec ses alterna- 
tives de dépit, d'orgueil, de bravade, d'âpres et 
jalouses fureurs. 

Le chant de sollicitation, de tendre et douce 
prière, mais mêlé de fiers mouvements d'im- 
patience presque impérieuse, où visiblement le 
génie s'étonne d'être encore méconnu , s'irrite et 
gémit du retard, en revenant vite pourtant à la 
plainte respectueuse. 

Enfin, vient le chant du triomphe : Je suis vain- 
quewr^ je suis aimé, le roi, le Dieu, et le seul,..* 
Créateur.... Dans ce dernier mot est l'intensité de la 



262 SUITE DU ROSSIGNOL. 

vie et de Tamour ; car c'est surtout elle qu'il crée, 
y mirant et réfléchissant son génie, et la tratisfor* 
mant , de sorte qu'il n'y ait plus en elle un mouve- 
ment, un trouble, un frémissement d'aile qui ne 
soit sa mélodie, à lui , devenue visible dans cette 
grâce enchantée. 

De là le nid, VçBuf et l'enfant. Tout cela, c'e^t 
la chanson réalisée et vivante. £t voilà pourquoi il 
ne s'éloigne pas d'un moment pendant le travail 
sacré de l'incubation. Il ne se tient pas dans le nid, 
mais sur une branche voisine, un peu plus élevée. 
Il sait à merveille que la Toix agit bien plus à dis- 
tance. De ce poste supérieur, le tout-puissant ma- 
gicien continue de fasciner et de féconder le nid, il 
coopère au grand mystère, et du chant, du cœur, 
du souffle, de tendresse et de volonté, il engendre 
encore. 

C'est alors qu'il faut l'entendre, l'entendre dans 
sa forêt, participer aux émotions de cette puissance 
fécondante, la plus propre à révéler peut-être, à 
faire saisir ici-bas le grand Dieu caché qui nous 
fuit.. Il recule à chaque pas devant nous, et la 
science ne fait que mettre un peu plus loin le voile 
où il se dérobe. « Le voici, disait Moïse, qui passe, 
je l'ai vu par derrière. » — «N'est-ce pas lui, disait 
Linné, qui passe? je l'ai vu de profil. * Et moi, je 
ferme les yeux ; je le sens d'un cœur ému, je le 



SUITE DU ROSSIGNOL. 263 

sens qui glisse en moi dans une nuit enchantée par 
la voix du rossignol. 

Rapprochez-vous, c'est un amant ; mais éloignez- 
vous, c'est un dieu. La mélodie ici vibrante et d'un 
brûlant appel aux sens, là-bas grandit et s'amplifie 
par les effets de la brise ; c'est un chant religieux 
qui emplit toute la forêt. De près, il s'agissait du 
nid, de l'amante, du fils qui doit naître ; mais, de 
loin, autre est cette amante, autre est le fils ; c'est 
la Nature, mère et fille, amante éternelle, qui se 
chante et se célèbre ; c'est l'infini de l'Amour qui 
aime en tous et chante en tous ; ce sont les atten- 
drissements, les cantiques, les remerctments, qui 
s'échangent de la terre au ciel. 

c Enfant, j'avais senti cela dans nos campagnes 
du Midi, dans les belles nuits étoilées, près de 
la maison de mon père. Plus tard, je le sentis 
mieux, spécialement près de Nantes, dans ce verger 
solitaire dont on £tp£irlé plus haut. Les nuits, moins 
étincelantes, étaient légèrement gazées d'une brume 
tiède, à travers laquelle les étoiles discrètement 
envoyaient de doux regards. Un rossignol ni- 
chait à terre, dans un lieu bien peu caché, sous 
mon cèdre, parmi des pervenches. Il commen- 
çait vers minuit et continuait jusqu'à l'aube, heu- 
reux, visiblement fier, de veiller seul, de rem- 



264 SUITE DU ROSSIGNOL. 

plir de sa voix ce grand silence. Personne ne Fin- 
terrompait, sauf, vers le matin, le coq, être d'un 
monde différent, étranger aux chants des esprits^ 
mais exacte sentinelle/qui se sentait obligée, pour 
avertir le travailleur, de chanter l'heure en con- 
science. 

c L'autre persistait quelque temps, semblant dire, 
comme Juliette à Roméo : « Non , ce n'est pas l'aube 
« encore. » 

« Son établissement près de nous montrait qu'il 
ne nous craignait guère, qu'il avait un sentiment 
de la sécurité profonde qu'il pouvait avoir h côté 
de deux ermites du travail, très-occupés, très- 
bienveillants, et, non moins que l'ermite ailé, 
pleins de leur chant et de leur rêve. Nous pouvions 
le voir à notre aise, ou voleter en famille, ou 
soutenir des duels de chant avec un orgueilleux 
voisin, qui parfois venait le braver. A la longue, 
nous lui devenions, plutôt, je crois agréables,* 
comme auditeurs assidus, amateurs^ connaisseurs 
peut-être. Le rossignol a besoin d'être apprécié, 
applaudi; il estime visiblement l'oreille attentive 
de l'homme, et comprend très-bien son admira- 
tion ^ 

« Je le vois encore près de moi , à dix ou quinze 
pas au plus, sautillant et avançant à mesure que 
je marchais, observant la même distance, de ma- 



N 



SUITE DU ROSSIGNOL. 265 

niëre à rester hors de portée, mais à même d'être 
entendu et admiré. 

« Le costume qu'il vous Voit n'est nullement 
indifférent. J'ai remarqué qu'en général les oiseaux 
n'aiment pas le noir, et qu'ils en ont peur. J'étais 
vêtue à sa guise, de blanc nuancé de lilas, avec un 
chapeau de paille orné de quelques bluets. Par 
minute, je le voyais fixer sur moi son œil noir, 
d'une vivacité singulière, farouche et doux, quelque 
peu fier, qui disait visiblement : « Je suis libre et 
« j'ai des ailes ; contre moi tu ne peux rien. Mais je 
« veux bien chanter pour toi. » 

« Nous eûmes de très-grands orages au temps 
des couvées, et, dans l'un, la foudre tomba près de 
nous. Nulle scène plus émouvante que l'approche 
de ces moments : l'air manque ; les poissons remon- 
tent pour respirer quelque p^u ; la fleur se courbe 
languissante : tout souffre, et les larmes viennent. 
Je voyais bien que lui aussi il était à l'unisson. De 
sa poitrine oppressée, autant que l'était la mienne, 
une sorte de rauque soupir s'arrachait comme un 
cri sauvage. 

« Mais le vent, tout à coup levé, vint s'engouf- 
frer dans nos bois; les plus grands arbres pliaient, 
et le cèdre même. Des torrents fondirent, tout 
nagea. Que devint le* pauvre nid, ouvert, à terre, 
sans abri que la feuille de pervenche? Il échappa ; 



266 



SUITE DU ROSSIGNOL. 



car je vis, avec le soleil reparu, dans l'air épuré, 
mon oiseau plus gai que jamais, qui volait le cœur 
plein de chant. Tout le peuple ailé chantait la 
lumière, mais lui bien plus que les autres. Sa 
voix de clairon était revenue. Je le voyais sous 
mes fenêtres, l'œil en feu et le sein gonflé, s'eni- 
vrant du même bonheur qui faisait palpiter le 
mien.^ 

« Douce alliance des âmes, comment n'est-elle 
pas partout, entre nous et nos frères aînés, entre 
l'homme et l'universalité de la nature vivante? » 



CONCLUSION 



GONGIrUSION, 



Au moment où j'allais écrire la conclusion de ce 
livre, notre illustre maître arrive de ses grandes 
chasses d'automne. Toussenel m'apporte un rossi- 
gnol. 

Je lui avais demandé de m'aider de ses conseils, 
de me guider dans le choix d'un rossignol chan- 
teur. Il n'écrit pas, mais il vient; il ne conseille 
pas, il cherche, trouve, donne, réalise mon rêve.... 
A coup sûr, voilà l'amitié. 

Bienvenu sois-tu, oiseau, et pour la chère main 
qui t'apporte, et pour toi-même, pour ta muse 
sacrée, le génie qui réside en toi ! 

Voudrais-tu bien chanter pour moi, et, par la 
puissance d'amour et de paix, harmoniser un cœur 
troublé de la cruelle histoire des hommes î 



270 CONCLUSION. 

Ce fut un événement de famille, et nous éta* 
blîmes le pauvre artiste prisonnier dans une em- 
brasure de fenêtre, mais enveloppé d*un rideau : 
de sorte que, tout à la fois seul et en société, il s'ha- 
bituât tout doucement à ses nouveaux hôtes, recon- 
nût les lieux, vtt bien qu'il était dans une maison 
sûre, bienveillante et pac^ique. 

Nul autre oiseau dans ce salon. Malheureuse- 
ment, mon rouge-gorge familier, qui vole libre 
dans mon cabinet, pénétra dans cette pièce. On 
s'en inquiéta d'autant moins qu'il voit toute la 
journée, sans s'en émouvoir, d'autres oiseaux, 
serins, bouvreuils, chardonnerets; mais la vue 
du rossignol le jeta dans un incroyable accès de 
fureur. Colérique et intrépide, sans regarder si 
l'objet de sa haine n'est pas deux fois plus gros que 
lui, il fond sur la cage du bec et des griffes, il eût 
voulu l'assassiner. Cependant le rossignol pous- 
sait des cris de terreur, d'une voix lamentable et 
rauque, il appelait au secours. L'autre, arrêté 
par les barreaux, mais fixé des griffes tout près 
sur le cadre d'un tableau, grinçait, sifflait, pé- 
tillait (ce mot populaire rend seuf l'acre petit cri), 
en le perçant de son regard. Il disait ceci mot à 
mot : 

c|Roi du chant, que viens-tu faire?... N'est-ce 
pas assez que dans les bois ta voix, impérieuse et 



CONCLUSION. 271 

absorbante, fasse taire toutes nos chansons^ sup- 
prime nos airs à demi-voix, et seule emplisse le 
désert?... Tu viens encore me prendre ici cette nou- 
velle existence que je me suis faite, ce bocage arti* 
ficiel où je perche tout Thiver, bocage dont les ra- 
meaux sont des planches de bibliothèque, dont les 
livres sont les feuilles!... Tu viens partager, usur- 
per l'attention dont j'étais l'objet, la rêverie de mon 
maître et le sourire de ma maîtresse I... Malheur à 
moi I j'étais aimé I » 

Le rouge-gorge, en réalité, arrive à un haut degré 
d'intimité avec l'homme. L'habitude d'un long hiver 
me prouve qu'il préfère de beaucoup la société hu- 
maine à celle de son espèce. Il participe en notre 
absence au petit bavardage des oiseaux de volière ; 
mais, dès que nous arrivons, il les quitte, et curieu- 
sement vient se placer devant nous, reste avec nous, 
semble dire : « Vous voilà donc ! Mais où avez-vous 
été?... Et pourquoi donc si longtemps délaissez- 
vous la maison ?» 

L'invasion du rouge-gorge, que nous oubliâ- 
mes bientôt, n'était pas oubliée, ce semble, de sa 
craintive victime. Le malheureux rossignol vole- 
tait toujours d'un air d'effroi, et rien ne le ras- 
surait. 

On avait soin cependant que personne n'en ap- 
prochât. Sa maltresse avait pris sur elle les soins 



272 CONCLUSION. 

nécessaires. La mixture particulière qui peut seule 
alimenter ce brûlant foyer de vie (le sang, le chan- 
vre et le pavot) fut faite consciencieusement. Sang 
et chair, c'est la substance ; le chanvre est Therbe 
de rivres^e ; mais le pavot la neutralise. Le rossignol 
est le seul être à qui il faille incessamment verser 
le sommeil et les songes. 

Mais tout cela était inutile. Deux ou trois jours se 
passèrent dans une violente agitation et une absti* 
nence de désespoir. Tétais triste et plein de re- 
mords. Moiy ami de la liberté^ j'avais pourtant un 
prisonnier, un prisonnier inconsolable !... Ce n'était 
pas sans scrupule que j'avais eu l'idée d'avoir à moi 
un rossignol ; jamais, pour le simple plaisir, je ne 
m'y serais décidé. Je savais bien que la vue seule 
d'un tel captif^ profondément sensible à la capti- 
vité, était un sujet permanent de mélancolie. Mais 
comment le délivrer? La question de l'esclavage est 
de toutes la plus difficile , le tyran en est puni par 
l'impossibilité d'y porter remède. Mon captif, qui, 
avant de venir chez moi, avait déjà deux ans de 
cage, n'a plus l'aile, ni l'industrie de chercher sa 
nourriture; l'eût-il, il ne pourrait plus revenir 
chez les oiseaux libres. Dans leur fière république, 
quiconque a été esclave, quiconque a été en cage et 
n'est pas mort de douleur, est impitoyablement 
condamné et exécuté. 



CONCLUSION. 273 

Nous ne serions pas sortis aisément de cet état, 
si le chant n'était venu à notre secours. Un chant 
doux, peu varié, chanté à distance, surtout un 
peu avant le soir, parut le prendre et le gagner. 
Quand seulement on le regardait, il écoutait 
moins^ s'agitait; mais quand on ne regardait 
pas, il venait au bord de la cage, tendait son 
long cou de biche (d'un charmant gris de souris), 
dressait par moments la tête, le corps restant im- 
mobile, avec un œil vif, curieux. Visiblement avide, 
il dégustait, savourait cette douceur inattendue 
avec recueillement, avec une attention délicate et 
sentie. 

Cette même avidité, il l'eut un moment après 
pour les aliments. Il voulut vivre, dévora le pavot, 
l'oubli.... 

Les chants de femme, Toussenel l'avait dit, sont 
ce qui les attache le plus, non pas l'ariette légère 
d'une fillette étourdie, mais une mélodie douce et 
triste. La sérénade de Schubart a particulièrement 
effet sur celui-ci. Il semble s'être senti et reconnu 
dans cette âme allemande aussi tendre que pro- 
fonde. 

La voix cependant ne lui revint pas. Il avait 
commencé son chant de décembre, quand il a été 
transporté ici. Les émotions du transport, le chan- 
gement de lieu, de personne, l'inquiétude où il a été 



274 CONCLUSION. 

de sa nouvelle condition, surtout le salut féroce, 
l'attentat du rouge-gorge, Tont trop profondément 
ému. Il se calme, ne nous en veut plus; mais la 
muse, si yiolemraent interrompue, se tait encore ; 
elle ne s'éveillera qu'au printemps. 

Maintenant il sait certainement que la personne 
qui chante est loin de lui vouloir du mal ; il l'ac- 
cepte, apparemment comme un rossignol d'autre 
forme. Elle peut sans difQculté approcher, et même 
mettre la main dans la cage. Il regarde attentive- 
ment ce qu'elle veut, mais ne remue pas. 

La question curieuse pour moi, qui n'ai pas 
fait avec lui d'alliance musicale, était de savoir 
s'il m'accepterait aussi. Je ne montrai nul em- 
pressement indiscret, sachant que le regard 
seul , dans certains moments, le trouble. Je 
restais donc de longs jours attentifs sur les vieux 
livres ou papiers du xiv* siècle, sans le regar- 
der. Mais lui, il me regardait très-curieusement 
lorsque j'étais seul. Bien entendu que, sa mat- 
tresse présente, il m'oubliait entièrement, j'étais 
annulé. 

Il s'habituait ainsi à me voir sans inquiétude, 
comme un -être inoffensif, pacifique, de peu de 
mouvement et de peu de bruit. Le feu dans l'&tre, 
et, près du feu, ce lecteur paisible, c'étaient, dans 
les absences de la personne préférée, dans les heures 



CONCLUSION. 275 

sil€Dcieuses> quasi solitaires, l'objet de sa contem- 
plation. 

Je me hasardai hier^ étant seul , d'approcher de 
lui, de lui parler comme je fais au rouge-gorge, et 
il ne s'agita pas, il ne parut pas troublé; il attendit 
paisiblement, avec un œil plein de douceur. Je vis 
que la paix était faite, et que j'étais accepté. 

Ce matin , j'ai de ma main mis le pavot dans la 
cage, et il ne s'est point effrayé. On dira : « Qui 

» 

donne est le bienvenu. » Mais je tiens à constater 
que notre traité est d'hier, avant que j'eusse donné 
rien encore, et parfaitement désintéressé. 

Voilà donc qu'en moins d'un mois, le plus 
nerveux des artistes, le plus craintif et le plus 
défiant des êtres, s'est réconcilié avec l'espèce hu- 
maine. 

Preuve curieuse de l'union naturelle, du traité 
préexistant qui est entre nous et ces êtres instinctifs, 
que nous appelons inférieurs. 



Ce traité, ce pacte étemel, que notre brutalité, 
nos intelligences violentes n'ont pas pu déchirer 
encore, auquel ces pauvres petits reviennent si fa-; 
cilement, auquel nous reviendrons nous-mêmes, 



276 CONCLUSION. 

lorsque dous serons vraiment hommes, c'est juste- 
ment la conclusion où tout ce livre tendait et celle 
que j'allais écrire, quand le rossignol est entré, et 
le père au rossignol. 

L'oiseau a été lui-même, dans cette amnistie fa- 
cile qu'il nous donne à nous, ses tyrans, ma conclu- 
sion vivante. 



Les voyageurs qui les premiers ont abordé dans 
de spays nouveaux où l'homme n'était jamais venu, 
rapportent unanimement que tous les animaux 
mammifères, amphibies, oiseaux, ne fuyaient point, 
au contraire, venaient plutôt les regarder avec un 
air de curiosité bienveillante, à quoi ils répondaient 
à coups de fusil. 

Même aujourd'hui que l'homme les a si cruelle- 
ment traités, les animaux, dans leurs périls, n'hé- 
sitent nullement à se rapprocher de lui. 

L'ennemi antique et naturel de l'oiseau^ c'est le 
serpent; pour les quadrupèdes, c'est le tigre. Et 
leur protecteur, c'est l'homme. 

Du plus loin que le chien sauvage odore le tigre 
ou le lion, il vient se serrer près de nous. 

De même l'oiseau, dans l'horreur que lui inspire 



CONCLUSION. 277 

le serpent, quand il menace surtout sa couvée en- 
core sans ailes, trouve le langage le plus expressif 
pour implorer Thomme et pour le remercier s'il 
tue son ennemi. 

Voilà pourquoi le colibri aime à nicher près de 
rhomme. Et c'est probablement pour le même 
motif que les hirondelles et les cigognes, dans les 
âges féconds en reptiles, ont pris l'habitude de loger 
chez nous. 



Observation essentielle. On prend souvent pour 
défiance la fuite de l'oiseau et la crainte qu'il a de 
la main de l'homme. Cette crainte ne serait que trop 
juste. Mais lors même qu'elle n'existe pas, l'oiseau 
est un être infiniment nerveux^ délicat, qui soufTre 
à être touché. 

Mon rouge-gorge, qui appartient à une espèce 
d'oiseau ' très-robuste et très-familière , qui ap- 
proche sans cesse de nous, le plus près qu'il peut, 
et qui certes n'a aucune crainte de sa mattresse, 
frémit de tomber sous la main. Le frôlement de ses 
plumes, le dérangement de son duvet, tout hérissé 
quand on l'a pris, lui est très-antipathique. La vue 
surtout de cette main qui avance et va le saisir, le 

16 



278 CONCLUSION. 

fait recaler instinctivement et sans qu'il en soit le 
maître. 

Quand il s'attarde le soir, qu'il ne rentre pas dans 
sa cage, il ne/efuse pas d'y être remis ; mais plutôt 
que de se voir prendre, il tourne le dos, se cache 
dans un rideau ou dans un pli de la robe où il sait 
bien qu'on va le prendre infailliblement. 

Tout cela n'est pas défiance. 



L'art de la domestication n'irait pas loin s'il 
n'était préoccupé que des utilités dont les animaux 
apprivoisés seront à l'homme. 

Il doit sortir principalement de la considéra- 
tion de l'utilité dont l'homme peut être aux ani- 
maux; 

De son devoir d'initier tous les hôtes de ce globe 
à une société plus douce, pacifique et supérieurcr 



Dans la barbarie où nous sommes encore, nous 
ne connaissons guère que deux états pour l'ani- 



CONCLUSION. 279 

mal Y la liberté absolue ou l'esclavage absolu; 
mais il est des formes très-variées de demi-ser- 
vage que les animaux d'eux-mêmes acceptent très- 
volonliers. 

Le petit faucon du Chili (cemicula)^ par exemple, 
aime à demeurer chez son maître. Il va tout seul à 
la chasse, et, fidèle, revient chaque soir rapporter 
ce qu'il a pris et le manger en famille. Il a besoin 
d'être loué du père, flatté de la dame» caressé suf* 
tout des enfants. 



L'homme, protégé jadis par les animaux, tant 
qu'il était si mai armé, s'est mis peu à peu en état 
de devenir leur protecteur, surtout depuis qu'il a la 
poudre et qu'il foudroie à distance les plus redoutés 
des êtres. Il a rendu aux oiseaux le service essentiel 
de diminuer infiniment le nombre des brigands de 
l'air. 

Il peut leur en rendre un autre, non moins 
grand, celui -d'abriter, la nuit, les espèces inno* 
centes. La nuit! le sommeil! l'abandon complet aux 
chances les plus affreuses! dureté de la Na* 
ture!... Mais elle est justifiée en mettant aussi 
ici-bas l'être prévoyant et industrieux qui, de plus 



.280 CONCLUSION. 

en plus, sera pour les autres une seconde provi- 
dence. 

Je sais une maison sur l'Indre, dit Toussenel, 
où les serres, ouvertes le soir, reçoivent tout hon- 
nête oiseau qui vient y chercher asile contre les 
dangers de la nuit, où celui qui s'est attardé 
frappe du bec en confiance. Contents d'être enfer- 
més la nuit, sûrs de la loyauté de l'homme, ils 
s'envolent heureux au matin , et payent son hos- 
pitalité du spectacle de leur joie et de leurs libres 
' chansons. 



Je me gafderai bien de parler de la domestica- 
tion, lorsque mon ami, M. Isidore Geoffroy Saint- 
Hilaire, rouvre d'une manière si louable cette voie 
si longtemps oubliée. 

Un rapprochement suffit. L'antiquité nous, a lé- 
gué en ce genre le patrimoine admirable dont a 
vécu le genre humain : la domestication du chien, 
du cheval et de l'&ne, du chameau, de l'éléphant, 
du bœuf, du mouton et de la chèvre , des galli- 
nacées. 

Quel progrès dans les deux mille ans qui Tien- 
nent de s'écouler? quelle acquisition nouvelle? 



CONCLUSION. 281 

Deux seulement, et légères à coup sûr : Timpor- 
lation du dindon et du faisan de la Chine I 



Nul effort direct de Thomme n*a agi pour le bien 
du globe autant que Thumble travail des modestes 
auxiliaires de la vie humaine. 

Pour descendre à ce qu'on méprise si sottement, 
à la basse-cour, quand on voit les milliards d*œufs 
que font éclore les fours d*Égypte, ou dont notre 
Normandie charge des vaisseaux, des flottes, qui 
chaque année passent la Manche, on apprend à 
apprécier comment les petits moyens de l'éco- 
nomie domestique produisent les plus grands ré- 
sultats. 

Si la France n'avait pas le cheval, et que quel- 
qu'un le lui donn&t, une telle conquête serait 
pour elle plus que la conquête du Rhin, de la 
Belgique, de la Savoie; le cheval seul vaut trois 
royaumes. 

Maintenant voici im animal qui représente à lui 
seul le cheval, l'âne, la vache, la chèvre, qui a 
toutes leurs utilités, et qui donne par-dessus une 
incomparable laine; animal dur et robuste, qui 
supporte le froid à merveille. On entend bien que 
je parle du lama, que M. Isidore Geoffroy Saint- 



• . 



282 CONCLUSION. 

Hilaire s'efforce d'introduire ici avec une si louable 
persévérance. Tout semble se liguer à rencontre : 
le beau troupeau de Versailles a péri par la malveil- 
lance; celui du Jardin des plantes périra par Tétroi- 
tesse du local et de l'humidité. 

La conquête du lama est dix fois plus importante 
que la conquête de Crimée. 



Mais, encore une fois, il faut à ce genre de 
transplantation une générosité de moyens, un 
ensemble de précautions , disons-le , une ten-* 
dresse d'éducation, qui se trouvent réunies rare- 
ment. 

Un mot ici, un petit fait, dont la portée n*e8t pas 
petite. 

Un ;grand écrivain, qui ne fut point un savant. 
Bernardin de Saint-Pierre, avait dit qu'on ne réus- 
sirait pas & transplanter l'animal, si on n'importait 
à côté de lui le végétal auquel il est particulière- 
ment sympathique. Ce mot passa comme tant d'au- 
tres vues qui font sourire les savants, et qu'ils appel- 
lent poésie. 

Hais il n'a pas passé en vain pour un amateur 



CONCLUSION. 263 

éclairé qui s'est fait ici, à Paris, une collection 
d'oiseaux vivaiits. Quelque soin qu'il prît, une 
perruche fort rare, qu'il avait acquise, restait 
obstinément stérile. Il s'informa du végétal dans 
lequel elle fait son nid, et donna commission au 
Havre pour qu'il lui fût apporté. Il ne put l'avoir 
vivant; il Teut sans feuille, sans branche; un 
simple tronc mort. N'importe, l'oiseau, dans ce 
tronc creux, retrouva sa place ordinaire, ne man- 
qua pas d'y faire son nid. Il aima et prit famille; 
il eut des œufs, il les couva, et maintenant il a des 
petits. 



Recréer les circonstances d'habitation, de nourri- 
ture, l'entourage végétal, les harmonies de toute 
espèce, qui pourront tromper l'exilé et faire oublier 
la patrie, c'est chose non-seulement de science, 
mais d'ingénieuse invention. 

Déterminer la mesure de liberté, de servage, d'al- 
liance et de collaboration avec nous, dont chaque 
être est susceptible, c'est un des plus graves sujets 
qui puissent occuper. 

Art nouveau, où l'on ne pénétrera pas sans un 
approfondissement moral, un affinement, une dé- 



284 CONCLUSION. 

licatesse d'appréciation, qui commence à peine, 
et qui n'existera peut-être que quand la femme 

entrera dans la science, dont elle est exclue jus- 

'• •• • 
qu ICI. 

Cet art suppose une tendresse infinie dans la jus- 
tice et la sagesse. 



ECLAIRCISSEMENTS 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 



Le principal éclaircissement pour un livre est 
incontestablement la formule qui le résume. La 
Yoici en peu de mots : 

Ce livre a considéré l'oiseau en lui-mêmey et peu 
par rapport à l'homme. 

L'oiseau, né plus bas que l'homme (ovipare 
comme le reptile), a sur l'homme trois avantages 
qui sont sa mission spéciale : 

L Vailôy le voly puissance unique, qui est le rêve 
de l'homme. Toute autre créature est lente. Près 
du faucon, de l'hirondelle, le cheval arabe est un 
limaçon. 

II. Le vol même ne tient pas seulement à l'aile, 
mais à une puissance incomparable de respiratùm 



288 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

et de vision. L*oiseau est proprement le fils de Fair 
et de la lumière. 

III. Etre essentiellement électrique, Toiseau voit, 
sait et prévoit la terre et le ciel, les temps, les 
saisons.. Soit par un rapport intime avec le globe, 
soit par une prodigieuse mémoire des localités, des 
routes, il est toujours orienté et toujours sait son 
chemin. 

Il plane, il pénètre, il atteint ce que n'attein- 
drait jamais Fbomme. Gela est sensible, surtout 
dans sa merveilleuse guerre contre le reptile et 
l'insecte. 

Ajoutez le travail immense d'épuration conti- 
nuelle que font certaines espèces de toute chose 
dangereuse, immonde. Si cette guerre et ce travail 
cessaient un seul jour, l'homme disparaîtrait de 
la terre. 

Cette victoire de chaque jour du fils aimé de la 
lumière sur la mort, sur la vie meurtrière et té- 
nébreuse^ c'est le juste sujet du chant, de cet 
hymne de joie immense dont l'oiseau salue chaque 
aurore. 

Mais avec le chant l'oiseau a beaucoup d'autres 
langages. Gomme l'homme, il jase, prononce, dia- 
logue. Il est avec nous le seul être qui ait vraiment 
une langue. L'homme et l'oiseau sont le verbe du 
monde. 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 289 

L'oiseaUy qui est un augure, se rapproche tou- 
jours de rhomme, qui toujours lui fait du mal. Il 
le devine et le pressent tel sans doute qu'il sera un 
jour, quand il sortira de la barbarie où nous le 
voyons encore. 

Il reconnaît en lui la créature unique, sanctifiée 
et bénie, qui doit être l'arbitre de toutes, qui doit 
accomplir le destin de ce globe par un suprême 
bienfait : Le rallienwiit de toute vie et la conciliation 
des êtres. 

Ce ralliement pacifique doit s'opérer à la longue 
par un grand art d'éducation et d'initiation, que 
rhomme commence à entrevoir. 



Page 5. Éducation du vol, et page 26. — Est-ce 
à tort que l'homme, en ses rêveries, pour se faire 
croire à lui-même qu'il sera plus qu*homme un 
jour, s'attribue des ailes? rêve ou pressentiment, 
n'importe. 

Il est sûr que le vol, tel que le possède l'oiseau, 
est vraiment un sixième sens. Il serait stupide de 
n'y voir qu'une dépendance du tact. (Voy., entre 
autres ouvrages, Huber, Vol des oiseaux de proie, 
1784.) 

L'aile n'est si rapide et si infaillible que parce 

17 



290 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

qu'elle est aidée d'une puissance visuelle qui ne se 
retrouve non plus dans toute la création. 

L'oiseau, il faut en convenir, est tout dans l'air, 
dans la lumière. S'il est une vie sublime, une vie 
de feu, c'est celle-là. 

Qui embrasse et perçoit toute la terre? Qui la 
mesure du regard et de l'aile ? Qui en sait toutes 
les routes? et non pas sur ligne tracée, mais à la 
fois dans tous les sens : car qui n'est route pour 
l'oiseau? 

Ses rapports avec la chaleur, l'électricité et le 
magnétisme, toutes les forces impondérables, nous 
sont à peine connus; on les entrevoit pourtant dans 
sa singulière prescience météorologique. 

Si nous l'avions sérieusement étudié, nous au- 
rions eu le ballon depuis des milliers d'années; 
mais avec le ballon même, et le ballon dirigé, nous 
serons encore énormément loin d^être oiseaux. En 
imiter les appareils et les reproduire un à un, ce 
n'est nullement en avoir l'accord, l'ensemble, l'u- 
nité d'action, qui meut le tout dans cette aisance et 
celte vélocité terrible. 

Renonçons, pour cette vie du moins, à ces dons 
supérieurs, et bornons-nous à regarder les deux 
machines, la nôtre et la sienne, en ce qu'elles ont 
de moins diCTérent. 

Celle de Thomme est supérieure, en ce qu'elle 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 29 1 

• 

est moins spéciale, susceptible de se plier h des 
emplois plus divers, et surtout en ce qu'elle a 
l'omnipuissânce de la main. 

En revanche, elle est bien moins unifiée et cen- 
tralisée. Nos membres inférieurs, cuisses et jambes, 
qui sont fort longs, traînent excentriques loin du 
foyer de l'action. La circulation y est plus lente ; 
chose sensible aux dernières heures, où l'homme 
est mort des pieds longtemps avant que le cœur ait 
cessé de battre. 

L'oiseau, presque tout sphérique, est certaine- 
ment le sommet, sublime et divin, de centralisa- 
tion vivante. Un ne peut ni voir, ni imaginer 
même un plus haut degré d'unité. Excès de concen- 
tration qui fait la grande force personnelle de l'oi* 
seau, mais qui implique son extrême individualité, 
son isolement, sa faiblesse sQciale. 

La solidarité profonde, merveilleuse, qui existe 
dans les insectes supérieurs (abeilles, fourmis, etc.), 
ne se trouve point chez les oiseaux. Les bandes y 
sont communes, mais les vraies républiques, rares. 

La famille y est très-forte, la maternité, l'a- 
mour. La fraternité, la sympathie d'espèces, les 
secours mutuels entre oiseaux même d'espèces di- 
verses, ne leur sont pas inconnus. Pourtant, ^ la 
fraternité y est fort en seconde ligne. Le cœur tout 
entier de l'oiseau est dans l'amour, est dans le nid. 



292 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

LÀ est son isolement, sa faiblesse et sa dépen- 
dance ; là aussi la tentation de se créer un protecteur. 

Le plus sublime des êtres n'en est pas moins un 
de ceux qui demandent le plus la protection. 



Page 8. Sur la vie de l'oiseau dans Poeuf. — Je tire 
ces détails du très-exact M. Duvemoy. L'ovologie, 
de nos jours, est devenue une science. Cependant, 
sur l'œuf de l'oiseau en particulier, je ne connais 
que peu d^ouvrages. Le plus ancien est d'un abbé 
Manesse, du dernier siècle, très-verbeux et peu 
instructif (manuscrit de la bibliothèque du Mu- 
séum). La même bibliothèque possède l'ouvrage 
allemand de Wirfing et Gunther^ sur les nids et le*^ 
œufs, et un autre, allemand aussi, dont les plan- 
ches me semblent meilleures, quoique défectueuses 
encore. J'ai vu une livraison d'une nouvelle collec- 
tion de gravures, beaucoup plus soignée. . 



Page 14. Mers gélatineuses^ nourrissantes. — M. de 
Humboldt, dans l'un de ses premiers ouvrages 
(Scènes des Tropiques), a le premier, je crois, con- 
staté ce fait. Il l'attribue à la prodigieuse quan- 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 293 

tité de méduses et autres êtres analogues qui sont 
en décomposition dans ces eaux. Si pourtant une 
telle dissolution cadavéreuse y dominait, ne ren- 
drait-elle' pas les eaux funestes au poisson, bien 
loin de le nourrir ? Peut-être ce phénomène doit-il 
être attribué moins aux vies éteintes qu'aux vies 
commencées, à une première fermentation vivante 
où se forment les premières organisations micro- 
scopiques. 

C'est particulièrement dans les mers des pôles, 
en apparence si sauvages et si désolées, qu'on ob- 
serve ce caractère. La vie y surabonde tellement 
que la couleur des eaux en est entièrement chan- 
gée. Elles sont vert-olive foncé, épaisses de matière 
vivante et de nourriture. 



Page 34. Notre Muséum. — En parlant de ses col- 
lections, je ne puis oublier sa précieuse biblio- 
thèque, qui a reçu celle de Guvier, et qui s'est enri- 
chie des dons de tous les savants de l'Europe. J'ai 
eu infiniment à me louer de l'obligeance du con- 
servateur, M. Desnoyers, et de M. le docteur Le- 
mercier, qui a bien voulu me communiquer aussi 
nombre de brochures et mémoires curieux de sa 
collection personnelle. 



294 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

# 

Page 38. Buffon. — Je trouve qu'aujourd'hui on 
oublie trop que ce grand généralisateur n'en a pas 
moins reçu, enregistré nombre d'observations très- 
exactes, que lui transmettaient des hommes spé- 
ciaux, officiers de vénerie, gardes-chasse, marins, 
et gens de tous métiers. 



Page 40. U pingouin» — Frère du manchot, mais 
plus dégrossi, il porte ses ailes comme un véri- 
table oiseau ; ce ne sont plus des membranes flot- 
tantes sur une poitrine évidée. L'air plus raréfié de 
notre pôle boréal, où il vit, a déjà dilaté ses pou- 
mons, et le sternum veut faire saillie. Les jambes, 
plus dégagées du corps, gardent mieux l'équilibre, 
et le port gagne en assurance. Il y a une différence 
notable entre les produits analogues des deux hé- 
misphères. 



Page 47. U pétrel^ effroi du marin. — La légende 
du pétrel marchant sur les eaux, autour du vais- 
seau qu'il semble mener à la perdition, est originai- 



* ÉCLAIRCISSEMENTS. 295 

rement hollandaise. Gela devait être ainsi. Les Hol* 
landais, qui naviguent en famille et emmènent 
leurs femmes, leurs enfants, jusqu'aux animaux do- 
mestiques, ont été plus impressionnés du sinistre 
présage que les autres navigateurs. Les plus hardis 
de tous peut-être, vrais amphibies, ils n*en ont pas 
moins été soucieux et Imaginatifs, ne risquant pas 
seulement leurs corps, mais leurs afifections, li- 
vrant aux hasards fantasques de la mer le cher 
foyer, un monde de tendresse. Ce gros petit bateau 
lourd, qui est plutôt une maison flottante, va pour- 
tant toujours roulant à travers les mers du Nord, 
le grand océan Boréal et la sauvage Baltique, fai- 
sant sans cesse les traversées les plus dangereuses, 
comme celle d'Amsterdam à Gronstadt. On rit de 
ces mauvaises embarcations d'une forme surannée; 
mais celui qui les sent si heureusement combinées 
pour le double aménagement de la cargaison et 
de la famille, ne peut les voir dans les ports de 
Hollande sans s'y intéresser et, sans les combler de 
vœux. 



Page 59. ÉpioAiis, — Voir au Muséum les restes 
de ce gigantesque oiseau et son œuf énorme. On 



296 ÉCLAIRCISSEMENTS . 

a calculé qu'il devait être cinq fois plus gros que 
l'autruche. 

Combien il est regrettable que notre riche col- 
lection de fossiles reste enterrée, en majeure 
partie, dans les tiroirs du Muséum, faute de 
place. Pour trente ou quarante mille francs on 
élèverait une galerie de bois où l'on pourrait tout 
étaler. 

En attendant, on raisonne comme si ces vastes 
études, qui commencent, étaient déjà épuisées. 
Qui ne sait que l'homme a à peine vu l'en- 
trée du prodigieux monde des morts ! Il a gratté 
à peine la surface du globe. L'exploration plus 
profonde où le conduisent mille nécessités nou- 
velles d'art et d'industrie (celle par exemple de 
percer les Alpes pour le nouveau chemin de fer) 
pourra ouvrir à la science des perspectives inatten- 
dues. La paléontologie est bâtie jusqu^ici sur la base 
étroite d'un nombre minime de faits. Si l'on songe 
que les morts (de tant de milliers d'années que ce 
globe a déjà vécu) sont énormément plus nom- 
breux que les vivants, on trouve bien audacieuse 
cette manière de raisonner sur quelques spécimens. 
Il y a cent, mille à parier contre un, que tant de 
millions de morts, une fois déterrés, nous con- 
vaincront d'avoir erré au moins par énumération 
incomplète. 



ÉCLAIRCISSEMENTS . 297 

Page 60, L'homme eût péri cent fois. — C'est là une 
des causes premières de l'étroite fédération où fu- 
rent originairement l'homme et l'animal, pacte ou- 
blié par notre orgueil ingrat, et sans lequel pour- 
tant l'homme n'était pas possible. 

Quand les oiseaux gigantesques dont nous voyons 
les débris lui eurent préparé le globe, subordonné 
la vie gfrouillante et rampante qui dominait ; quand 
l'homme arriva sur la terre, en face de ce qui restait 
des reptiles, en face des nouveaux hôtes du^ globe, 
non moins redoutables, les tigres et les lions, il 
trouva l'oiseau, le chien, l'éléphant à côté de lui. 

On montra à Alexandre les rares et derniers in- 
dividus de ces chiens géants, qui pouvaient étran- 
gler un lion. Ce ne fut pas par terreur que ces ani- 
maux formidables se mirent avec l'homme, mais 
par sympathie naturelle, et par l'horreur très-spé- 
ciale qu'ils ont pour l'espèce féline, pour le chat 
géant (tigre ou lion). 

Sans l'alliance du chien contre les bêtes féroces, 
et celle de l'oiseau contre les serpents et les croco- 
diles (que l'oiseau tue dans l'œuf même), l'homme 
à coup sûr était perdu. 

L'utile amitié du cheval lui vint de même. On la 
devine à l'horreur inexprimable et convulsive que 
tout jeune cheval éprouve à la seule odeur du lion ; 
il se serre et se livre à l'homme. 



298 ÉGLAIRGISSEMËNTS. 

S*il n'avait eu le cheval, le bœuf, le chameau, 
s'il eût tiré de son cou et de son échine les far- 
deaux énorinas dont ils lui sauvent la charge, il 
serait resté le serf misérable de sa faible organi- 
sation. Dominé par la disproportion habituelle des 
poids et des forces, ou il aurait renoncé au tra- 
vail, eût vécu de proie fortuite, sans art ni pro- 
grès, ou bien il aurait été l'éternel portefaix, 
courbé, traînant et tirant, tête basse, sans regarder 
le ciel, sans penser, sans s'élever jamais à l'inven- 
tion. 



Page 79. Sur la puissance des insectes. **- Ce n'est 
pas seulement sous les tropiques qu'ils sont re* 
dotttables. Au commencement du dernier siècle, 
la moitié de la Hollande faillit périr parce que 
les pilotis de ses digueà 8*étaient rompus à la 
fois, invisiblement minés par un ver qu*on nomme 
tareu . 

Ce redoutable rongeur, qui a souvent un pied 
de long, ne se trahit nullement; il ne travaille 
qu'au dedans. Un matin, la poutre se brise, le 
pilotis cède, le navire dévpré sombre dans les 
flots. 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 299 

Gomment l'atteindre et le trouver? Un oiseau le 
sait, le vanneau : c*est le gardien de la Hollande 1 
Et c'est aussi une insigne imprudence de détruire, 
comme on le fait, ses œufs. (Quatrefages, Souvenirs 
d'un naturaliste,) 

La France, depuis près d'un siècle, a subi l'im- 
portation d'un monstre non moins à craindre, le 
termite^ qui dévore le bois sec, comme le taret 
le bois mouillé. L'unique femelle de chaque es- 
saim a l'horrible fécondité de pondre, par jour, 
80 000 œufs. La Rochelle commence à craindre 
le sort de cette ville d'Amérique qui est suspen- 
due en l'air, les termites ayant dévoré toutes les 
substructions et creusé dessous d'immenses cata- 
combes. 

A la Guyane, les demeures des termites sont d'é- 
normes monticules de quinze pieds de haut, qu'on ' 
n'ose attaquer que de loin et avec la poudre. Qu'on 
juge de l'importance du fourmilier (ailé ou à quatre 
pattes) qui ose entrer dans ce gouffre et chercher 
l'horrible femelle d'où sort ce torrent maudit. 
(Smeathmann, Mémoire sur les termites.) 

Le climat nous sauve-t-il? Les termites prospè- 
rent en France. Le hanneton y prospère; jusque sur 
les pentes septentrionales des Alpes, sous le souffle 
des glaciers, il dévore la végétation. En présence 
d'un tel ennemi, tout oiseau insectivore devrait être 



300 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

respecté, tout au moins le canton de Yaud vient-il 
de mettre l'hirondelle sous la protection de la loi. 
(Voy. l'ouvrage de Tschudi.) 



Page 81. Vous y sentez fréquemment une forte 
odeur de musc. — La plaine de Cumana, dit M. de 
Humboldt, présente, après de fortes ondées, un 
phénomène extraordinaire. La terre, humectée et 
réchauffée par les rayons du soleil, répand cette 
odeur de musc qui, sous la zone torride, est com- 
mune à des animaux de classes très-difTérentes, au 
jaguar, aux petites espèces de chat-tigre, au cabiaî, 
au vautour galinazo, au crocodile, aux vipères, au 
serpent à sonnettes. Les émanations gazeuses qui 
sont les véhicules de cet arôme ne semblent se 
dégager qu'à mesure que le terreau renfermant 
les dépouilles d'une innombrable quantité de rep- 
tiles , de vers et d'insectes, commence à s'impré- 
gner d'eau. Partout où l'on remue le sol, on est 
frappé de la masse de substances organiques qui 
tour à tour se développent, se transforment ou se 
décomposent. La nature, dans ces climats, paraît 
plus active, plus féconde, on dirait plus prodigue 
de la vie. 



ÉCLAIRCISSEMENTS . 30 1 

Pages 83, 84. Oiseaux-mouches et colibris, etc. — 
Les éminents naturalistes (Lesson, Azara, Sted- 
mann, etc.) qui nous ont donné tant de descriptions 
excellentes, ne sont pas malheureusement aussi 
riches en détails sur leurs mœurs, leurs caractères, 
leur nourriture, etc. 

Quant à la terrible insalubrité des lieux où ils 
vivent (et d'une vie si intense), les récits des vieux 
voyageurs, des Labat et autres, sont pleinement 
confirmés par les modernes. MM. Durville et Les- 
son, dans leur voyage à la Nouvelle-Guinée, ont 
à peine osé passer le seuil- de ses profondes forêls 
vierges, d'une beauté étrange et terrible. 

Le côté le plus fantastique de ces forêts, leur 
prodigieuse féerie d'illumination nocturne par des 
milliards de mouches brillantes, est attesté et très- 
bien décrit pour les contrées voisines de Panama, 
par un voyageur français, M. Gaqueray, qui les a 
visitées récemment. (Voy. son journal dans la nou- 
velle i?et;t^ /ranpawe, 10 juin 1855.) 



Page 107. La suppression de la douleur. — Celle 
de la mort est sans doute impossible , mais on 



302 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

pourra allonger la vie. On pourra, à la longue, 
rendre rare, moins cruelle et presque supprimer la 
douleur. 

Que le vieux monde endurci rie de ce mot, à la 
bonne heure! Nous avons eu ce spectacle qu'aux 
jours où notre Europe, barbarisée par la guerre, 
mit toute la médecine dans la chirurgie, ne sut 
guérir que par le fer, par une horrible prodigalité 
de douleurs, la jeune Amérique trouva le miracle 
de ce profond rêve où la douleur est annulée. 



Page 104. Précieux musée d imitations anatomi- 
quesy celui de M, le docteur Auzoux. — Je ne puis 
trop remercier, à cette occasion, notre cher et 
habile professeur, qui daigne nous initier, nous 
autres ignorants, gens de lettres, gens du monde 
et femmes. Il a voulu que l'anatomie descendit à 
tous, devînt populaire, et cela s'est fait. Ses imi- 
tations admirables, ses lucides démonstrations, 
accomplissent peu à peu cette grande révolution 
dont on sent déjà la poçtée Oserai-je dire ma 
pensée aux savants? Eux-mêmes auraient avan- 
tage à avoir toujours sous la main ces objets 
d*étude sous une forme si commode et dans des 



ÉGLAiaCISSËMËNTS. 



303 



proportions grossies, qui diminuent tellement la 
fatigue d'attention. Mille objets qu'on croit diffé- 
rents, parce qu'ils diffèrent de grosseur, reparais- 
sent analogues et dans leurs vrais rapports de 
forme, par le simple grossissement, 

L'Amérique paraît du reste sentir ces avantages 
beaucoup mieux que nous. Un spéculateur amé-- 
ricain eût voulu que M. Auzoux lui fourntt par 
an deux mille exemplaires de sa figure de Thomme, 
étant sûr de la placer dans toutes les petites villes, 
et même dans les villages. Tel village d'Amérique, 
dit M. Ampère, travaille à avoir un petit Muséum, 
un Observatoire, etc. 



Page 109. Aplatissement du cerveau. — Le poids 

du cerveau est, relativement au poids du corps, 
pour 



Autruche . 

Oie 

Canard . . . 

Aigle 

Pluvier. . . 
Faucon. . . 
Perroquet 



1200 
360 
257 

160 

1^2 

102 

45 



304 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

Rouge-gorge 1 : 32 

Geai 1 : 28 

Pinson, coq, moineau, char- 
donneret 1 : 25 

Mésange nonette 1 : 16 

Mésange à tète bleue 1 : 12 

(calcul d'Haller et de Leuret). — Je dois cette, note 
à Tobligeance de notre illustre micrographe et ana- 
tomiste, M. Robin. 



Page 109. Le noble faucon. — Les oiseaux nobles 
(faucon, gerfaut, sacre, etc.) sont ceux qui lient 
la proie de la main et tuent du bec ; leur bec, à 
cet effet, est dentelé. Ils sont rameurs. Les oiseaux 
ignobles (l'aigle, le milan, etc.] sont la plupart 
voiliers; ils agissent des griffes, déchirent et étouf- 
fent la proie. Les rameurs ont peine à monter, ce 
qui fait que les voiliers leur échappent plus aisé- 
ment. La tactique des rameurs est de faire préa- 
lablement l'effort de monter très-haut; alors, 
n*ayant qu'à se laisser tomber, ils déjouent la 
manœuvre des voiliers. (Huber, Vol des oiseaux de 
proie, 1784, in-4. C'est le premier de cette savante 
dynastie : Huber des oiseaux, Huber des abeilles, 
Huber des fourmis.) 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 305 

Page 108. Le balancement utile de la vie et de la 
mort. — De nombreuses espèces d'oiseaux ne font 
plus de halle en France. On les voit à peine voler 
à d'inaccessibles hauteurs, déployant leurs ailes 
en hâte, accélérant le passage, disant : « Passons! 
passons vite! Évitons la (erre de mort, la terre de 
destruction ! » 

La Provence, et bien d'autres pays du Midi, sont 
ras, déserts, inhabités de toutes tribus vivantes; et 
d'autant la nature végétale en est appauvrie. On ne 
rompt pas impunément les harmonies naturelles. 
L'oiseau lève un droit sur la plante, mais il en est 
le protecteur. 

Il est de notoriété que l'outarde a presque dis- 
paru de la Champagne et de la Provence. Le héron 
a passé, la cigogne est rare. À mesure que nous 
empiétons sur le sol, ces espèces amies des dé- 
serts poudreux et des marécages s'en vont cher- 
cher leur vie ailleurs. Nos progrès font en un sens 
notre pauvreté. En Angleterre, le même fait est 
signalé. (Voy. les excellents articles de sport et 
d'histoire naturelle, traduits de MM. John, Knox, 
Gosse, et autres, dans la Revxie britannique.) Le 
coq de bruyère se retire devant les pas du culti- 
vateur, la caille passe en Irlande; les rangs des 
hérons s'éclaircissent chaque jour devant les per- 
fecttonnemerUs utilitaires du xix* siècle. Mais il faut 



306 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

joindre à ces causes de disparition la barbarie de 
l'homme, qui détruit si légèrement une foule 
d'espèces innocentes. Nulle part, dit un voyageur 
français, M. Pavie, le gibier n'est plus fuyard que 
dans nos campagnes. 

Malheur aux peuples ingrats!... Et ce mot veut 
dire ici les peuples chasseurs, qui, sans mémoire 
de tant de biens que nous devons aux animaux, ont 
exterminé la vie innocente. Une sentence terrible 
du Créateur pèse sur les tribus de chasseurs :. Elhs 
ne peuvent rien créer. Nulle industrie n'est sortie 
d'eux, nul art. Us n'ont rien ajouté au patrimoine 
héréditaire de l'espèce humaine. Qu'a-t-il servi 
aux Indiens de l'Amérique du Nord d'être des 
héros ! N'ayant rien organisé., rien fait de durable, 
ces races, d'une énergie unique, disparaissent delà 
terre devant des hommes inférieurs, les derniers 
émigrants d'Europe, 

Ne croyez pas cet axiome : que les chasseurs 
deviennent peu à peu des agriculteurs. Point du 
tout, ils tuent ou meurent ; c'est toute leur destinée. 
Nous le voyons bien par expérience, Celui qui a 
tué, tuera'; celui qui a créé, créera. 

Dans le besoin d'émotion que tout homme ap- 
porte en naissant, l'enfant qui y satisfait habituel- 
lement par le meurtre, par un petit drame féroce 
de surprise et de trahison, de torture du faible, 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 30 7 

ne trouvera pas grand goût aux douces et lentes 
émotions que donne le succès progressif du travail 
et de l'étude, de la petite industrie qui fait quelque 
chose d'elle-même. Créer, détruire, ce sont les deux 
ravissements de l'enfance : créer est long ; détruire 
est court, facile. La moindre création implique les 
dons du Créateur et de la bonne Nature : la douceur 
et la patience. 

Une chose choquante et hideuse, c'est de voir un 
enfant chasseur, de voir la femme goûter, admirer 
le meurtre, y encourager son enfant. Celte femme 
sensible et délicate ne lui donnerait pas un couteau, 
mais elle lui donne un fusil; tuer de loin, à la 
bonne heure ! on ne voit pas la souffrance. Et telle 
mère, la voyant très-bien, trouvera bon qu'un 
enfant, captif à la chambre, se désennuie en arra- 
chant l'aile aux mouches, en torturant un oiseau 
ou un petit chien. 

Mère prévoyante! Elle saura plus tard ce que 
c'est qu'avoir formé un cteur dur. Vieille et faible, 
rebut du monde, elle sentira h son tour la brutalité 
de son fils. 

Mais le tir? obj cetera- t*on. Ne faut-il pas que 
l'enfant l'apprenne en tuant, que, de meurtre en 
meurtre, il aille jusqu'à tuer l'hirondelle au vol? 
Le seul pays de l'Europe où tout le monde sache 



308 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

tirer, c'est celui où l'on tire le moins à l'oiseau. La 
patrie de Guillaume Tell a su montrer à ses enfants 
un but plus juste et plus sublime quand ils affran- 
chirent leur pays. 

La France n'est pas féroce. Pourquoi cet amour 
du meurtre, cette extermination des bêtes? 

Cest le peuple impatienty peuple jeunsy peuple enfant^ 
et d'une rude et mobile enfance. S'il n'agit pas en 
créant, il agira en brisant. 

Ce qu'il brise surtout, c'est lui-même. Une édu- 
cation violente, orageusement passionnée d'amour 
ou de sévérité, brise chez l'enfant, flétrit, étouffe 
la prime fleur morale de sensibilité native, ce qui 
restait de meilleur du lait maternel, germe d'amour 
universel qui refleurit bien rarement. 

Une sécheresse incroyable attriste chez beaucoup 
d'enfants. Quelques-uns en reviennent par le long 
circuit de la vie, quand ils sont devenus hommes, 
hommes expérimentés, éclairés. La lumière leur 
rend la tendresse. Mais la première fraîcheur de 
cœur ? elle ne reviendra jamais. 

Pourquoi ce peuple, du reste si heureusement 
né, est-il (sauf de rares et locales exceptions) frappé 
d'une impuissance singulière pour l'harmonie? Il a 
seê chansons à lui, de petites mélodies charmantes 
de vivacité, de gaieté. Mais il lui faut un long 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 309 

effort, une éducation spéciale, pour arriver à l'har- 
monie. 




Page 129. Quel bonheur le matin quand les terreurs 
s'enfuient! — « Avant (dit Tschudi) que les teintes 
vermeilles de la rosée matinale aient annoncé rap- 
proche du soleil, souvent même avant que la plus 
légère lueur ait signalé Taube à Torient, alors que 
les étoiles scintillent encore dans le sombre azur 
du ciel, Un bruit sourd retentit sur le fatte d'un 
vieux sapin, bientôt suivi d'un caquetage de plus 
en plus accentué ; puis les notes s'élèvent et une 
interminable série de sons aigus frappe l'air de 
toutes parts comme un cliquetis de lames contir 
nuellement heurtées l'une contre l'autre. C'est le 
temps de l'accouplement du coq des bois. L'œil en 
feu, il danse et sautille sur sa branche, tandis 
qu'au-dessous de lui, dans le taillis, ses poules re- 
posent tranquillement et contemplent avec respect 
les folles gambades de leur seigneur et maître. Il 
n'est pas longtemps seul à animer la forêt. Le merle 
s'élève à son tour, secouant la rosée de ses plumes 
brillantes. Le voilà qui aiguise son bec sur la bran- 
che, et, de rameau en rameau, sautille jusqu'au 



310 ÈCLAmCISSËMËNTS. 

sommet de Térable où il a dormJ, étonné de voir 
^ que presque tout sommeille encore dans la forêt 
quand Taube du jour a remplacé la nuit. Deux fois, 
trois foîjs, il lance sa fanfare aux échos de la mon- 
tagne et de la vallée, qu'un épais brouillard lui 
dérobe encore. 

« De minces colonnes de fumée blanchfttre s'é- 
chappent du toit des chaumières; les chiens jappent 
autour des fermes, et les clochettes sonnent au cou 
des vaches. Les oiseaux quittent alors leurs buis- 
sons, agitent leurs ailes et s'élancent dans les airs 
pour saluer le soleil, qui vient une fois de plus leur 
donner sa bienfaisante lumière. Plus d'Un pauvre 
petit moineau se réjouit d'avoir échappé aux dan- 
gers de la nuit. Perché sur une petite branche, il 
avait cru pouvoir dormir sans crainte, la tête en- 
sevelie sous ses plumes, quand, à la lueur d'une 
étoile, il a vu se glisser dans les arbres la chouette 
silencieuse, méditant quelque forfait. La fouine 
était venue du fond de la vallée , l'hermine était 
descendue du rocher, la martre des sapins avait 
quitté son nid, le renard rôdait dans les brous- 
sailles. Tous ces ennemis, le pauvre petit les avait 
vus pendant cette nuit terrible. Sur son arbre, à 
terre, dans l'air, partout la destruction le menaçait. 
Qu'elles avaient été longues, ces heures où, n'osant 
bouger, il n'avait pour protection que les jeunes 



ÉCI AIRCISSEMENTS . . 311 

feuilles qui le cachaient! Aussi maintenant, quel 
plaisir pour lui de s'élancer à tire-d'aile, de vivre 
en sécurité, protégé, défendu par la lumière ! 

< Le pinson lance à plein gosier sa note claire et 
sonore ; le rouge-gorge chante au faite du mélèze, 
le chardonneret dans les aunes, le bruant et le 
bouvreuil sous les ramées. La mésange, le roitelet 
et le troglodyte confondent leurs voix. Le pigeon 
ramier roucoule, et le pic frappe son arbre. Mais 
au-dessus de ces cris joyeux retentissent les notes 
mélodieuses de l'alouette des bois et Tiniraitable 
chant de la grive. » 



Page 135. Migrations. — Pour l'Arabe affamé, le 
maigre habitant du désert, l'arrivée des oiseaux 
voyageurs, fatigués, lourds à cette époque, et si 
faciles à prendre, est une bénédiction de Dieu, une 
manne céleste. La Bible nous dit les ravissements 
des Israélites, errants dans l'Arabie Pélrée, à jeun 
et défaillants, quand ils virent tout à coup descen- 
die la nourriture ailée : non pas les sauterelles du 
sobre Ëlie, non pas le pain dont le corbeau nourris-* 
sait ses entrailles, mais la caille lourde de graisse, 
délicieuse et substantielle, qui d'elle même tom-. 



312 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

bait dans la main. Ils mangèrent à crever, et les 
grasses marmites de Pharaon ne leur laissèrent plus 
de regret. 
J'excuse de bon cœur la gloutonnerie des affamé^. 

Mais que dire des noires^ dans les plus riches pays 

« 

de l'Europe, qui, après moisson et vendange, les 
greniers et les celliers pleins, n'en poursuivent pas 
moins avec furie ces pauvres voyageurs? Gras ou 
maigre, tout leur est bon; ils mangeraient jus- 
qu'aux hirondelles; ils dévorent les oiseaux chan- 
teurs, « ceux qui n'ont que le son. » Leur frénésie 
sauvage met le rossignol à la broche, plume et tue 
l'hôte de la maison, le pauvre rouge-gorge, qui 
mangeait hier dans la main. 

Le temps des migrations est un temps de car- 
nage. La loi qui pousse au sud les tribus des oi- 
seaux, pour des millions d'entre eux c'est une loi 
de mort. Beaucoup partent, quelques-uns revien- 
nent ; à chaque station de la route, il leur faut payer 
un tribut de sang. L'aigle attend sur son roc, et 
rhomme attend dans la vallée. Ce qui échappera 
au tyi'an de l'air, celui de la terre le prendra. « Beau 
moment!*» dit l'enfant ou le chasseur, enfant 
féroce dont le meurtre est le jeu. « Dieu l'a voulu 
ainsi ! dit le pieux glouton ; résignons-nous 1 » 
Voilà les jugements de l'homme sur cette fête de 
.massacre. Nous n'en savons pas plus, l'histoire 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 313 

n'a pas écrit encore ce qu'en pensent les massa- 
crés. 



— Les migrations sont des échanges pour tout 
pays (excepté les pôles à l'époque de l'hiver). Telle 
cause de climat ou de nourriture, qui décide le 
départ d'un oiseau, est précisément celle qui dé- 
termine Tarrivée d'une autre espèce. Quand l'hi- 
rondelle nous quitte aux pluies d'automne, nous 
voyons apparaître l'armée des pluviers et des van- 
neaux à la recherche des lombrics exilés de leur 
demeure par l'inondation. En octobre, et plus les 
froids avancent, les bruants, les cabarets, les roi- 
telets remplacent les oiseaux chanteurs qui nous 
ont fuis. Les perdrix, les bécasses descendent de 
leurs montagnes au moment où la caille et la grive 
émigrent vers le Midi. C'est alors aussi que les 
grandes armées des espèces aquatiques quittent 
l'extrême Nord pour les contrées tempérées où les 
mers, les étangs et les lacs ne gèlent pas. Les oies 
sauvages, les cygnes, les plongeons , les canards, 
les sarcelles, fendent l'air en ordre de bataille et 
s'abattent sur les lacs d'Ecosse, de Hongrie, sur 

nos étangs du Midi, etc. La cigogne au tempéra- 
is 



314 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

ment délicat fuit au Midi, quand la grue s^ cousine 
va partir du Nord, où manquent les vivres. Passant 
sur nos terres, elle y paye tribut en nous délivrant 
des derniers reptiles et batraciens qu'un souffle 
tiède d'automne avait fait revivre. 



Page 138. Cest le besoin de la lumière. — Et pour- 
tant, le rossignol lui échappe quand il nous revient 
d*Asie. Mais pour les véritables artistes^ il la faut 
doucement ménagée, mêlée de rayons et d'ombres. 
Râmbrandt a puisé dans la science du clair-obscur 
les effets à la fois doux et chauds de ses pein- 
tures. Le rossignol commence à chanter quand la 
brume du soir se mêle aux derniers rayons du 
soleil ; et c'est pour cela que nous vibrons à sa 
voix. Notre âme, à ces heures indécises du cré- 
puscule, reprend possession de sa lumière inté- 
rieure. 



Page 169. Et ne dis pas : U hiver tuera les in- 
sectes. — Quand M. de Gustine fit son voyage en 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 3 1 5 

Russie, il raconte qu*à la foire de Nijni, il fut 
épouvanté de la multitude de blattes qui couraient 
dans sa chambre avec une odeur infecte, et qu*on 
ne put faire disparaître. Le docteur Tschudi, pa* 
tient voyageur qui a vu la Suisse dans ses moin- 
dres détails, assure qu'au souffle de l'autan, qui 
en douze heures fait fondre les neiges, d'innom- 
brables armées de hannetons ravagent le pays. Ils 
sont un fléau non moins terrible que les sauterelles 
au Midi. 

A notre voyage en Italie, nous fîmes une obser- 
vation qui n'aura pas échappé aux naturalistes, c'est 
que les hannetons n'y meurent pas l'automne. Des 
pièces inhabitées de notre palaiiszo, presque entiè- 
rement fermé l'hiver , nous vîmes s'échapper au 
printemps des nuées de hannetons qui paisible- 
ment avaient dormi en attendant la chaleur. Du 
reste, en ce pays-, les insectes , même éphémères, 
ne meurent pas. De gigantesques cousins nous fai-^ 
salent la guerre toutes les nuits, demandant notre 
sang d'une voix aigué et stridente. 

Siy à côté de ces preuves de la multiplication des 
insectes , même dans les pays tempérés ou froids , 
nous disons qu'une hirondelle n'a pas assez de 
1000 mouches par jour; qu'un couple de moineaux 
porte à ses petits 4300 chenilles ou scarabées par 
semaine ; une mésange 3Q0 par jour , nous verrons 



316 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

à la fois le mal et le remède. Nous tirons ces chif- 
fres de M. "Quatrefages (Souvenirs)^ et d'une Lettre 
écrite par M, Walter Trevelyan à F éditeur des Oiseaux 
de la Grande-Bretagnêy et traduite dans la Revue bri^ 
tannique^ 7 juillet 1850. 

Voici un aperçu bien incomplet des services que 
nous rendent les oiseaux de notre climat. 

Plusieurs sont les gardiens assidus des trou- 
peaux. Le héron garde-bœuf, usant de son bec 
comme d'un ciseau, coupe le cuir du bœuf pour 
en extraire un ver parasite qui suce le sang et la 
vie de l'animal. Les bergeronnettes, les étour- 
neaux rendent à peu près les mêmes services à 
nos bestiaux. Les hirondelles détruisent des mil- 
liers d'insectes ailés qui ne posent guère, et que 
nous voyons danser dans les rayons du soleil : 
cousins, libellules, tipules, mouches, etc. Les en- 
goulevents, les martinets, chasseurs de crépus- 
. cule, font disparaître les hannetons, les blattes, 
les phalènes, et une foule de rongeurs qui ne tra- 
vaillent que de nuit. Le pic chasse les insectes qui, 
cachés sous l'écorce des arbres, vivent aux dépens 
de la sève. Les colibris, les oiseaux-mouches, les 
soui-mangas, dans les pays chauds, épurent le 
calice des fleurs. Le guêpier, en toute contrée, 
livre une rude guerre aux guêpes affamées de 
nos fruits. Le chardonneret, ami des terres in- 



ÉCLAIRCISSEMENTS , 317 

cultes et de la graine du chardon, rem pèche d'en- 
vahir le sol. Les oiseaux de nos jardins, fauvettes, 
pinsons, bruants, mésanges, dépouillent nos ar- 
brisseaux et nos grands arbres des pucerons, 
chenilles, scarabées, etc., dont les ravages se- 
raient incalculables. Beaucoup de ces insectes res- 
tent l'hiver à l'état d'œuf ou de larve , attendant 
la belle saison pour éclore; mais, en cet état, Us 
sont attentivement recherchés par les merles , les 
roitelets, les troglodytes. Les premiers retournent 
les feuilles qui jonchent le sol ; les seconds grim- 
pent aux plus hautes branches, ou émouchent le 
tronc. Dans les prairies humides, on voit les cor- 
beaux et les cigognes piocher la terre pour s'em- 
parer du ver blanc qui, trois années durant avant 
de devenir hanneton, ronge les racines de nos 
foins. 

Nous nous arrêtons, afin de ne pas lasser notre 
lecteur, et pourtant la liste des oiseaux utiles est à 
peine effleurée. 



Page 179. Le pic y comme augure, — Les méthodes 
d'observations adoptées par la météorologie sont- 
elles sérieuses, efficaces? Quelques savants en dou- 



3 1 8 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

tent. Il serait bon peut-être d'examiner si Ton ne 
peut tirer aucun parti de la météorologie des an* 
ciens, de leur divination par les oiseaux* Les textes 
principaux sont indiqués dans TEncyclopédie dQ 
Pauly (Stuttgard), article Divinath, 

« Le pic est un oiseau chéri dans les steppes de 
Pologne Qt de Russie. Dans ces plaines peu boiséeSi 
il se dirige toujours vers les arbres ; en le suivant, 
on retrouve un ravin pour se cacher , des sources 
plus tard, enfin on descend vers le fleuve. Sous la 
direction de cet oiseati on peut ainsi s'orienter et 
reconnaître le pays. « (Mickiewicï, les Slaves^ t. I, 

p. 200^ 



Page 193. Chant. — N'isolons pas ce que Dieu a 
réuni. Quand vous placea un oiseau dans une cage, 
tout près de vous , son chant vous lasse bientôt par 
son timbre sonore ou sa monotonie. Mais dans le 
grand concert de la nature , cet oiseau donnait sa 
note et complétait l'harmonie. Telle voix puissante 
s'adoucissait aux modulations de l'air ; telle, fine et 
douce, glissait emportée par la brise. 

Et puis, au fond de$i bois, le chanteur se dé«- 
place sans cesse» s'éloigne, ou se rapproche ; il y a 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 319 

les, effets lointains qui amènent la rêverie, et le 
coup d'archet qui fait vibrer le cœur. 

Chez vous, ce chant serait toujours même chose ; 
mais sur Taile des vents, cette musique est divine , 
elle pénètre Tâme et la ravit. 



Page SOI. L'oiseau qui vient se chauffer au foyev.^— 
Je trouve ce passage admirable dans la Conquête d^ 
r Angleterre par les Norrnands, Le chef des Saxons 
barbares réunit ses prêtres et ses sages pour savoir 
s*il8 doivent se faire chrétiens. L'un d'eux parlQ 
ainsi : 

« Tu te souviens peut-^tre , ô roi , d'une chose 
qui arrive parfois dans les jours d'hiver, lorsque 
tu es assis à table avec les capitaines et les hommes 
d'armes, qu'un bon feu est allumé, que la salle est 
bien chaude, mais qu'il pleut, neige et vente au 
dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle 
à tire-4'aile, entrapt par une porte, sortant par 
l'autre ; l'instant de ce trajet est pour lui plein de 
douceur, il ne sent plus ni pluie, ni orage; mais 
cet instant est rapide, l'oiseau fuit en un clin d'œil, 
e<, de l'hiver^ U repasse dans t hiver. Telle me semble 
la vie des hommes sur cette terre et sa durée d'un 



320 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

moment» comparée à la longueur du temps qui la 
précède et qui la suit. > (Traduction S Augustin 
Thierry.) 

De l'hiver, il va dans l'hiver. « Of wintra in win- 
tra cometh. » 



Page 205. Nids^ éclosUm. — Dans toute l'étendue 
des îles qui relient l'Inde à l'Australie, une espèce 
d'oiseaux de la famille des Gallinacées se dispense 
de coifvër ses œufs. Ëlevant un énorme monticule 
d'herbes dont la fermentation produira un degré 
de chaleur favorable à Téclosion des œufs , les pa- 
rents, ce travail d'entassement une fois fait, s'en 
remettent à la nature pour la reproduction de leur 
espèce. M. Gould, qui a donné ces détails curieux, 
parle aussi de nids singuliers construits par une 
autre espèce d'oiseaux. C'est une avenue formée de 
petites branches plantées dans le sol et réunies eu 
dôme à leur extrémité supérieure. Des herbes en- 
trelacées consolident la construction. Ce premier 
travail achevé, les artistes songent à l'embellir. 
Us vont, cherchant de tous côtés, et souvent au 
loin, les plumes les plus brillantes, les coquil- 

• 

lages les mieux polis, les pierres qui ont le plus 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 32 1 

d'éclat, pour en joncher l'entrée. Cette avenue sem- 
blerait ne pas être le nid, niais le lieu des pre- 
miers rendez-vous. (Voy., dans le magnifique ou- 
vrage de M. Gould» Australian birdSy les gravures 
coloriées.) 



Page 235. Instinct et raison. — L'ignorant, l'inat- 
tentif, croit tout à peu près^ semblable. Et la science 
voit que tout diffère , à mesure qu'on apprend à 
voii^. Les diversités apparaissent ; cette nuance 
imperceptible et à peu près sans valeur, qui d'a- 
bord n'empêchait pas de confondre les choses 
entre elles, se caractérise et devient une différence 
saillante, une distance considérable d'un objet à 
l'autre, une lacune, un hiatus, parfois un abîme 
énorme qui les sépare et les éloigne , si bien 
qu'entre ces choses, (T abord à peu près semblables^ 
parfois tout un monde tiendrait sans pouvoir les 
rapprocher. 

On avait dit et répété que les travaux des insectes 
étaient absolument semblables, d'une régularité 
mécanique. Et voilà que les Réaumur, les Huber, 
ont trouvé nombre de faits absolument en dehors 
de cette régularité prétendue, spécialement pour 



322 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

la fourmi, une vie compliquée de tant d'incidents , 
de tant d'exigences imprévues , que jamai3 elle n*y 
ferait face sans un disicernement rapide, une vive 
présence d'esprit qui est un des plus hauts attributs 
de la personnalité. 

On avait cru que les oiseaux construisaient des 
nids toujours identiques. Point du tout. En obser- 
vant mieux, on a trouvé qu'ils les varient selon les 
climats et les temps. A New-York, le baltimore 
fait un nid feutré à l'abri du froid, A la Nouvelle- 
Orléans, il fait un nid à claire- voie, où l'air passe 
librement et lui diminue la chaleur. Des perdrix 
du Canada, qui l'hiver se couvrent d'un petit .au- 
vent, ix Gompiègne, sous un ciel plus doux, ont 
supprimé cet abri qu'elles jugeaient inutile. Mënie 
discernement en ce qui touche les saisons. Le 
printemps américain étant devenu tardif dans 
les premières années du siècle, le vrillot (de 
Wilson] a sagement fait son nid plus tard aussi, 
l'ajournant de deux semaines. J'ose ajouter que 
j'ai vu, dans le midi de la France, ces appréciations 
varier d'année en année ; par une inexplicable pré- 
vision , quand Tété devait être froid , les nids se 
trouvaient mieux feutrés. 

Le guilleminot du Nord (mergiUa)^ qui craint sur- 
tout le renard, friand de ses œufs, niché sur un ro- 
cher à fleur d'eau, afin qu'à peine éclose, la couvée, 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 323 

quelque près qu'elle soit guettée, ait le temps de 
«autêi* à reaii. Au dontraife, sur nos côtes, où il n'a 
à craindre que l'homme/ il niche où Thomme a 
peine à atteindre, dans les falaises les plus hautes, 
les plus escarpées. 

Les ignorants, et encore les naturalistes de cabi- 
net accordent les diversités d'espèce à espèce, mais 
croient que, dans chaque espèce, actes et travaux, 
tout se ressemble. On a pu le soutenir tant qu'on 
a vu les choses de loin et de haut dans une généra- 
liii majestueuse. Mais lé jour où les naturalistes ont 
pris le bâton de voyage, le jour où, modestes, opi- 
niâtres, infatigables pèlerins de la nature, ils ont 
mis leurs souliers de fer, toutes choses ont changé 
d'aspect; ils ont vu, noté, comparé nombre d'œu- 
yres individuelles dans les travaux de chaque 
espèce, en ont saisi les différences, et sont ar- 
rivés à cotte conclusion qu'eût d'avance donnée 
la logique : que vraiment rien ne se ressemble. 
Dans ces œuvres identiques aux yeux inexpéri- 
mentés^ les Wilson et les Âudubon ont surpris les 
diversités d'un art très-^variable, selon les moyens 
et les lieux, selon les caractères, les talents des 
artistes, dans une spontanéité infinie. Ainsi s'est 
étendu le domaine de la liberté, de la fantaisie et 
de Vingegno. 

Formons le vœu que nos collections rapprochent 



324 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

plusieurs échantillons de chaque espèce, rangés, 
échelonnés selon le progrès et le talent individuel, 
notant l'âge approximatif des oiseaux qui ont fait 
les nids. 

Si ces diversités infinies ne résultent point d'une 
activité libre, d'une spontanéité personnelle ; si on 
veut les rapporter à un instinct identique, il fau- 
dra, pour soutenir cette thèse miraculeuse, faire 
croire un autre miracle : que cet instinct, quoi- 
que le même, a la tsingulière élasticité de s'accom- 
moder et de se proportionner à une variété de cir- 
constances qui changent sans cesse, à un infini de 
hasards. 

Que sera-ce, si l'on trouve dans l'histoire des 
animaux tel acte de prétendu instinct, qui suppose 
une résistance à tout ce que semble vouloir notre 
nature instinctive? Que dire de l'éléphant blessé 
dont parle Pouché d'Obsonvilleî 

Ce voyageur judicieux, trè^-froid et fort éloigné 
de tendances romanesques, vit dans l'Inde un élé- 
phant qui, ayant été blessé à la guerre, allait tous 
les jours faire panser sa blessure à l'hôpital. Or, de- 
vinez quel était ce pansement. Une brûlure.... Dans 
ce dangereux climat où tout se corrompt, on est 
souvent obligé de cautériser les plaies. Il endurait 
ce traitement, il Fallait chercher tous les jours; il 
ne prenait pas en haine le chirurgien qui lui infli- 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 325 

geait une si cuisante douleur. Il gémissait, rien de 
plus. Il comprenait éyidemment qu'on ne voulait 
que son bien, que son bourreau était son ami, que 
cette cruauté nécessaire avait pour but sa guérison. 
Cet éléphant agissait évidemment par réflexion, 
nullement par un instinct aveugle, il agissait avec 
une volonté éclairée et forte contre la nature. 



Page 237. Le rossignol professeur, — Je dois ce 
détail à une danie qui a bien droit de juger en ces 
choses, à Mme Garcia Viardot. Les paysans de 
Russie, qui ont l'oreille délibate, et une sensibilité 
très-grande pour la nature (en proportion de ses 
sévérités pour eux), disaient, quand ils entendaient 
parfois la cantatrice espagnole : « Le rossignol 
chante moins bien. •» 



Page 239. Le petit hésite encore^ etc. « Un jour, je 
me promenais avec mon flls à Montier. Nous aper- 
çûmes du côté du nord, sur le petit Salève, un 
aigle qui s'échappait de l'anfractuosité des rochers. 
Quand il fut assez près du grand Salève, il s'arrêta, 

19 



326 ËGLAIRGISSEMENTS. 

et deux aiglons qu'il avait portés sur son dos se 
hasardèrent à voler, d'abord très-près de lui en 
cercles resserrés; puis, quelques moments après, 
se sentant fatigués, ils vinrent se reposer sur le 
dos de leur instituteur. Peu à peu les essais furent 
plus longs, et à la fin de la leçon, les petits aigles 
firent des tours notablement plus considérables, 
toujours sous les yeux dé leur maître de gymnas- 
tique. Quand une heure environ se fut écoulée, les 
deux écoliers reprirent leur place sur le dos pa- 
ternel. L'aigle rentra dans le rocher d'où il était 
sorti. » (M. Chenvières de Genève.) 



Page 279. Le petit faucon du Chili (cemicula). — 
Je tire ce détail d'un livre nouveau, curieux et peu 
connu qu'un Chilien a écrit en français : Le Chiliy 
par B. Vicuna Mackenna, 1855, p. 100. — Contrée 
bien digne d'intérêt (voy. les beaux articles de 
M. Bilbao), qui, par l'énergie de ses citoyens, doit 
modifier beaucoup l'opinion peu favorable que les 
citoyens des Étals-Unis ont des Américains méridio- 
naux. L'Amérique n'existera p^s comme un monde, 
tant qu'elle ne se sera pas sentie en ses deux pôles 
opposés qui doivent faire sa grande harmonie. 



ÉCLAIRCISSEMENTS. 327 

Dernière note sur la vie ailée. — Pour apprécier 
des êtres si étrangers aux conditions de notre vie 
prosaïque, il faut un moment perdre terre et se 
faire un sens à part. On entrevoit que c'est quelque 
chose d'inférieur et de supérieur, d'en deçà et d'au 
delà, les limbes de la vie animale aux frontières de 
la vie des anges. À mesure qu'on prendra ce sens, 
on perdra la tentation de ramener la vie ailée, ce 
délicat, cet étrange, ce puissant rêve de Dieu, aux 
banalités de la terre. 

Aujourd'hui même, en un lieu infiniment peu 
poétique, négligé, sale et obscur, parmi les noires 
boues de Paris, et dans les ténèbres humides d'un 
rez-de-chaussée qui vaut une cave, je vis, j'entendis 
gazouiller à demi-voix un petit être qui ne semblait 
point d'ici-bas. C'était une fauvette, et d'espèce com- 
mune, non la fauvette à tête noire que l'on paye si 
cher pour son chant. Celle-ci ne chantait pas alors; 
elle jasait avec elle-même, en quelques notes aussi 
peu variées que sa situation. L'hiver, l'ombre, la 
captivité, tout était contre elle. Captive d'un homme 
fort rude, d'un spéculateur en ce genre, elle n'en- 
tendait autour d'elle que ce qui peut briser le chant ; 
sur sa tête, de puissants oiseaux, un moqueur entre 
autres, par moment faisaient éclater leur brillant 
clairon. Le plus souvent, elle devait être réduite au 
silence. Elle avait pris l'habitude, on l'entrevoyait. 



328 ÉCLAIRCISSEMENTS. 

de chanter à demi-voix. Mais dans cet essor con- 
tenu, dans cette habitude de résignation et de demi 
plainte, une délicatesse charmante, une morbidesse 
plus que féminine se faisait sentir. Ajoutez la grâce 
unique du corsage et du mouvement, d'une humble 

4 

parure gris de lin, lustrée pourtant et brillant d'un 
léger reflet de soie. 

[ Je me rappelai les tableaux où MM. Ingres et De- 
lacroix nous ont donné des captives d'Alger ou de 
l'Orient, exprimant parfaitement la morhe résigna- 
tion, l'indifférence, l'ennui de ces vies si uniformes 
et aussi l'attiédissement (faut-il dire l'extinction?) 
I^de toute flamme intérieure. 

Ah! ici, c'était autre chose. La flamme restait 
tout entière. C'était plus et moins qu'une femme. 
Nulle comparaison n'eût servi. Inférieure par l'ani- 
malité, par son joli masque d'oiseau, elle était très- 
haut placée et par l'aile, et par l'âme ailée qui chan- 
tait dans ce petit corps. Un tout-puissant alibi la 
tenait bien loin, dans son bocage natal, dans le nid 
d'où toute petite elle avait été enlevée, ou dans son 
futur nid d'amour. Elle gazouilla cinq ou six notes, 
et j'en fus tout réchauffé; moi-même, ailé en ce 
moment, je l'accompagnai dans son rêve. 



FIN. 



TABLE DES CHAPITRES- 



Introduction. — Comment l'auteur fut couduit à l'étude 

de la nature Pages m 

PREMIÈRE PARTIE. 

L'œuf 3 

Le pôle. Oiseaux-poissons 13 

L'aile 1 23 

Premiers essais de Taile 35 

Le triomphe de l'aile. La frégate 45 

Les rivages. Décadence de quelques espèces 57 

Les héronnières d'Amérique. Wilson '. 67 

Le combat. Les tropiques 77 

L'épuration 91 

La mort. Les rapaces 103 

DEUXIÈME PARTIE. 

La lumière. La nuit 123 

L'orage et l'hiver. Migrations 135 

Suite des migrations. L'hirondelle 149 

Harmonie de la zone tempérée 161 

L'oiseau, ouvrier de l'homme 169 

Le travail. Le pic 181 

Le chant 195 



330 TABLE DES CHAPITRES. 

Le nid. Architecture des oiseaux 207 

Villes des oiseaux. Essais de république 219 

Éducation •. 229 

Le rossignol, Pai't et l'infini 243 

Suite du rossignol 257 

Conclusion 269 

éclaircissements 287 



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• 1 vol. in-16. Prix, broché 1 » 

li^inseete. 1 vol. in-18 Jésus. Prix, broché 3 50 

. 1 vol. in-18 Jésus Prix , broché 3 50 



PARIS. - IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET O* 

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